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Full text of "Correspondance, littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister etc; revue sur les textes originaux, comprenant outre ce qui a été publié à diverses époques, les fragments supprimés en 1813 par la censure, les parties inédites conservées à la bibliothèque ducale de Gotha et à l'Arsenal à Paris. Notices, notes, table générale par Maurice Tourneux"

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http://www.archive.org/details/correspondanceli07grimuoft 


CORRESPONDANCE 

LITTtRAIRE.   PHILOSOPHIQDE  ET  CRITIQUE 

PAK 

GRIMM,   DIDEROT 

RAYNAL,  MEISTER,    Etc. 


PARIS.  -IMPRIMERIE  A.  QUANTIN  ET  C' 
ANCIENNE  MAISON  J.  CLAYE 

RUE    SAINT-BENOIT 


re 


CORRESPONDANCE 


LITT^RAIRE,  PHILOSOPHIQDE  ET  CRITIQUE 


PAR 


GRIMM,  DIDEROT 

RAYNAL,   MEISTER,   Etc. 

•    REVUE    SUR    LES    TEXTES    ORIGIN  A  UX 
COIIPRENANT 

oatre  ce  qui  a  6t6  public  it  diversos  6poques 
FRAGMENTS   SUPPRIMfiS   EN    1813    PAR    LA  CENSURE 

LES  PARTIES   IN£DITES 

OOMSBRVisS  A  LA  BIBLIOTH&QUB  DUCALB  DB  QOTHA  BT  A  l'aSSBNAL  A  PAK19 

NOTICES,  NOTES,  TABLE  GENERALE 

PAR 

MAURICE  TOURNEUX 


TOME    SEPTlfeME 


PARIS 
GARNIER  FRfeRES,  LIRRAIRES-fiDITEURS 

C.    RDE    DBS    SAINTS-PkRES,    6 
1879 


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GORRESPONDANGE    LITTERAIRE 

PHILOSOPHigUE  ET  CRITIQUE 


(1753-1793) 


VII. 


GORRESPONDANGE  LITTERAIRE 

PHILOSOPHIQUE  ET  CRITIQUE 


AVRIL. 


!•'  avril  1766- 


Le  triste  6v6nement  qui  a  priv6  la  France  de  I'heritier  pre- 
somptif  de  sa  couronne  nous  a  attir6  une  foule  d'ecrits  lu- 
gubres.  Paris  n'est  occupe  depuis  trois  mois  que  d'oraisons 
funfebres,  dont  aucune  n'occupera  la  post6rit6*.  U  serait  aussi 
impossible  que  superflu  de  passer  en  revue  tout  ce  qui  a  6t6 
6crit  et  iraprim6  a  ce  sujel ;  il  suffit  de  dire  un  mot  des  mor- 
ceaux  qui  ont  fixe  I'attention  du  public.  Le  premier  est  un 
Portrait  de  fni  monseigneur  le  Dauphin,  d6di6  au  Dauphin 
son  fiis,  et  orn6  en  effet  du  portrait  de  ces  deux  princes.  C'est 
un  ecrit  de  quarante  pages  attribue  k  M.  le  marquis  de  Saint- 
M^grin,  lils  du  due  de  La  Vauguyon,  gouverneur  des  enfants 
de  France.  Quelques-uns  ont  pretendu  que  c'est  un  ci-devant 
soi-disant  j6suite,  appele  Gerutti,  qui  a  tenu  la  plume  pour  en 
laisser  I'honneur  h  M.  de  Saint-M6grin.  Si  cet  eloge  est  I'ou- 
vrage  d'un  homme  de  lettres,  il  n'y  a  rien  a  en  dire,  parce 
qu'il  n'y  a  point  d'id^es ;  mais  si  c'est  un  jeune  homme  de  la 
cour  qui  I'ait  ecrit  k  I'age  de  vingt  ans,  il  m6rite  beaucoup  d'at- 
tention  par  la  sagesse  et  la  noblesse  de  I'^locution,  par  I'el^- 
gance  et  la  gr&ce  du  style,  par  je  ne  sais  quoi  de  distingu^  dans 

1.  La  France  Utiiraire  de  1769  donne  le  litre  de  vingt-deax  Oraisons  funibret 
du  Dauphin.  (T.) 


h  CORRESPONDANCE    LITT^RAIRE. 

le  ton,  qui  est  celui  d'un  homme  du  monde  plutot  que  d'un  au- 
teur.  Get  eloge  est,  k  tout  prendre,  ce  qui  a  paru  de  mieux  a 
I'occasion  de  la  mort  de  M.  le  Dauphin,  parce  qu'il  est  simple 
et  noble,  et  eloign6  de  toute  declamation. 

L'Oraison  fun^bre  prononcee  dans  I'eglise  de  Paris,  le 
l*""  mars  dernier,  par  messire  Charles  de  Lomenie  de  Brienne, 
archeveque  de  Toulouse,  et  imprimee  depuis  \  n'a  point  eu  de 
succ^s.  G'est  I'ouvrage  d'un  homme  d' esprit,  mais  faible,  sans 
eloquence  et  sans  talent.  Une  femme  qui  aurait  debits  au  coin 
du  feu  ce  que  dit  le  prelat  sur  la  difficulte  du  role  d'un  dau- 
phin passerait  avec  raison  pour  avoir  la  causerie  fort  agreable ; 
mais  un  orateur  doit  savoir  manier  d'autres  textes,  ou  agrandir 
les  petites  choses,  quand  il  se  permet  d'y  toucher.  M.  I'arche- 
veque  de  Toulouse  est  jeune :  il  passe  pour  avoir  beaucoup 
d' esprit.  II  est  regarde  comme  devant  etre  un  jour  k  la  tete  du 
clerge ;  mais  I'esprit  de  conversation  et  de  conduite,  et  le  ta- 
lent, sont  deux  choses  fort  diverses.  M.  I'archeveque  de  Tou- 
louse me  parait  faible  et  frele  de  genie  comme  de  constitu- 
tion. II  ne  se  publie  pas  de  mandement,  d'instruction  pastorale, 
d'oraison  funebre,  ou  d'ecrit  episcopal  quelconque,  sans  qu'il 
y  soit  fait  mention  honorable  de  la  philosophie  de  nos  jours, 
qui,  suivant  I'expression  favorite  de  ces  messieurs,  sape  les 
fondements  de  I'autel  et  du  trone  ;  et  ils  ont  leurs  bonnes  rai- 
sonspour  plaquer  leur  boutique  imraediatement  centre  le  palais 
du  gouvernement,  et  pour  persuader  aux  imbeciles  que  ses 
fondements  s'en  ressentiraient  si  Ton  venait  a  abattre  cet  ab- 
surde  et  impertinent  edifice  qui  menace  ruine  de  toutes  parts. 
On  a  appele  cette  sortie  centre  les  philosophes  le  point  d'orgue 
des  6v6ques.  Les  musiciens  frangais  appellent  point  d'orgue 
ce  que  les  chanteurs  itaUens  nomment  cadenza,  par  laquelie 
ils  terminent  les  airs,  et  ou  ils  montrent  leur  savoir-faire.  Ainsi 
quand  la  sortie  contre  les  philosophes  est  forte  et  vehemente, 
on  dit  que  I'eveque  a  fait  un  fort  beau  point  d'orgue.  Ces  points 
d'orgue  ne  reussissent  pas  toujours.  Celui  que  I'eveque  du  Puy 
en  Yelay,  frfere  de  I'illustre  Pompignan,  fit,  il  y  a  quelques  an- 
nees,  dans  sa  fameuse  Pastorale,  lui  attira  la  semonce  d'un 
quaker,  qui  se  conservera  parmi  les  ecrits  de  cet  abominable 

1.  17C6,  ia-4''. 


AVRIL  1766.  5 

Guillaume  Vadd,  r^sidant  k  Ferney.  J'avais  pari6  que  M.  I'ar- 
chev6que  de  Toulouse  se  dispenserait  de  faire  le  point  d'orgue. 
Ce  prelat  passe  pour  avoir  lui-m6me  un  grand  faible  pour  les 
philosophes,  et  pour  en  connaitre  tout  le  m6rite ;  il  me  pa- 
raissait  d'ailleurs  bien  indigne  d'un  homme  d'esprit  de  ternir 
par  ces  declamations  pu6riles  I'l^loge  de  I'h^ritier  d'un  vaste 
royaume;  mais  je  me  suis  tromp^,  et  j'ai  perdu  ma  gageure: 
il  est  vrai  que  le  point  d'orgue  de  M.  I'archevSque  de  Toulouse 
est  faible  et  exigu  comme  le  reste  de  son  ramage.  Ce  qu'il  y  a 
de  plus  beau  dans  cette  Oraison  fun^bre,  c'est  une  vignette, 
gravee  d'aprfes  le  dessin  de  Cochin,  qu'on  a  mise  k  la  t6te,  et 
qui  a  paru  d'un  grand  gout. 

On  ne  s'attendait  gu6re  a  rire  dans  une  occasion  si  lugubre ; 
le  R.  P.  Fiddle,  de  Pau,  capucin  de  la  province  d'Aquitaine,  a 
cependant  trouv6  le  secret  de  divertir  Paris  avec  son  oraison 
fun^bre  de  M.  le  Dauphin,  prononc^e  dans  I'eglise  des  Capu- 
cines  de  Paris,  et  publiee  en  m^me  temps  que  celle  de  M.  I'ar- 
chev6que  de  Toulouse.  Ce  capucin  a  de  I'esprit,  de  la  chaleur, 
et  peut-6tre  plus  de  talent  qu'aucun  de  ceux  qui  se  sont  escrl- 
mes  sur  le  m^me  sujet ;  mais  comme  il  a  partout  le  gout  d'un 
capucin,  il  a  6te  ridicule  partout.  Je  suis  persuade  que  ce  dis- 
cours  a  fait  le  plus  grand  eflet  a  I'entendre  prononcer,  et  que 
les  capucincs  s'en  entretiennent  encore  avec  admiration.  Le 
capucin  presente  son  h^ros  sous  tous  les  aspects  :  fils,  6poux, 
fr6re,  guerrier,  humain,  savant,  religieux,  etc.  Comme  fils,  il 
dit  que  Louis  n'avait  pas  sitot  une  insomnie  que  le  compatis- 
sant  Dauphin  perdait  le  repos.  Quant  ci  la  reine,  il  pretend  que 
les  cinq  si^cles  passes  ne  virent  point  de  telle  m^re,  et  il  de- 
mande  si  les  dix  slides  k  venir  verront  un  tel  fils.  Question 
sentant  I'heresie,  pour  le  remarquer  en  passant,  surtout  dans 
la  bouche  d'un  capucin,  qui  doit  croire  la  fin  du  monde  pro- 
chaine,  et  ne  pas  s'attendre  a  dix  autres  si6cles  apr^s  un  si6cle 
aussi  pervers  que  le  ndtre.  En  qualite  de  fr6re,  le  capucin  as- 
sure que  les  dames  ses  soeurs,  qui  sont  par  leur  merite  et  par 
leur  rang  au-dessus  des  asiatiques  potentats,  avaient  dans  son 
coeur  une  place  de  preference.  Pour  peindre  I'epoux,  il  apos- 
trophe la  Dauphine  elle-m6me :  u  Dites-nous,  6  princesse  de 
douleur,  si  le  Dauphin  fut  pour  vous  un  prince  du  bel  amour. » 
Comme  guerrier,  il  le  represente  au  milieu  de  la  bataille  de 


6         CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Fontenoy,  et  en  fait  un  tableau  capucini^rement  magnifique. 
Comme  huraain,  il  nous  dit  cavali^rement :  «  Messieurs,  cher- 
chez  ailleurs  qui  vous  aime;  il  mourut  I'autre  jour  k  Fontaine- 
bleau.  ))  Comme  savant,  il  nous  assure  que  monseigneur  6tait 
le  voyant  de  la  cour  de  Versailles,  et  que,  si  nous  consultons  la 
pitoyable  Envie,  elle  nous  repondra  qu'il  en  savait  trop  pour 
un  prince.  Quant  a  I'article  de  la  religion,  le  point  d'orgue  du 
capucin  est  superbe  :  il  pretend  que  ce   sont  les  mauvais  rai- 
sonnements  des  deistes  qui  ont  fait  mourir  M.  le  Dauphin  de 
chagrin,  et  que  si  sa  bouche  est  a  jamais  fermee,  c'est  moins 
par  le  silence  de  la  mort  que  par  le  regret  de  n'avoir  pu  dieter 
I'arret  du  supplice  des  philosophes.  Qui  croirait  qu'un  aussi 
sage  defenseur  de  la  bonne  cause,  un  capucin  si  chaud,  si  elo- 
quent et  si  charitable,  ait  ete  traite  comme  un  encyclopediste? 
A  peine  son  oraison  funebre  avait-elle  amuse  Paris  pendant 
trois  jours  qu'elle  fut  supprimee  par   ordre  superieur :  apr6s 
quoi  I'archeveque  de  Paris  ota  au  pauvre  P.  Fidfele  ses  pouvoirs 
de  precher  et  de  confesser.   Le  capucin,   qui  savait  que  tout 
Paris  s'entretenait  de  son  discours,  ne  put  s'empecher  de  dire 
k  M.  I'archeveque  :   «  Convenez,    monseigneur,  qu'il  y  a  la 
dedans  un  peu  de  jalousie  de  la  part  de  M.  I'archeveque  de 
Toulouse ;  »  et,  en  s'en  allant,  il  dit  tristement  :  «  On  m'avait 
bien  dit  que  le  merite  superieur  6tait  persecute  en  France; 
mais  je  n'ai  pasvoulule  croire..."  En  eflet,  c'est  un  etrangeabus 
de  I'autorite  que  d'interdire  un  pauvre  capucin  pour  avoir  fait 
de  son  mieux  une  oraison  funebre.  Ge  capucin   6tait  d' ailleurs 
un  ardent  defenseur  de  I'^glise  contre  la  philosophic  de  nos 
jours.  II  avait  fait,   il  y  a  quelque  temps,  un  gros  livre,  sous 
le  titre  du  Philosophe  dithyrambique  i.  Personne  n' avait  lu  ce 
gros  livre;  mais  I'auteur  etant  devenu  c6l6bre  par  son  oraison 
funebre,  on  I'a  cherche,  et  Ton  a  trouv6  de  quoi  s'y  amuser. 
Cela  est  plein  de  chaleur,  et  plaisant  a  force  d'injures.  H6las ! 
est-ce  la  le  salaire  que  devait  attendre  le  defenseur  de  la  cause 
de  notre  sainte  m6re  I'l^glise?  II  a  repris  le  chemin  de  Pau,  sa 
patrie,  oil  il  aura  le  loisir  de  m6diter  dans  sa  cellule  sur  I'in- 
justice  et  I'ingratitude  du  si^cle. 

L* oraison  funebre  que  M.  I'abb^  de  Boismont  a  prononcee  en 

1.  Voir  tome  VI,  page  383. 


AVRIL  1766.  7 

presence  de  I'Acad^mie  fran^aise,  dont  il  est  membre,  a  eu  un 
grand  succfes  le  jour  de  son  debit.  Ellen'a  pas  aussi  bien  sou- 
tenu  le  jour  de  I'impression  * ;  cependant  elle  a  encore  trouv6 
des  partisans :  je  leur  pardonne.  M.  I'abb^  de  Boismont  est  un 
habile  joaillier  qui  travaille  fort  bien  en  faux.  II  salt  brillanter 
ses  pierres  et  leur  donner  de  I'eclat ;  il  est  vrai  que  quand  on 
les  approche  du  feu,  elles  fondent  comme  du  beurre.  La  plupart 
du  temps,  ses  phrases  ne  sont  belles  qu'autant  qu'on  ne  les 
entend  pas ;  d^s  qu'on  veut  y  chercher  du  sens,  on  n'y  trouve 
que  du  commun  ou  du  faux,  et  plus  souvent  du  galimatias. 

M.  Thomas,  orateur  profane,  a  cru  devoir  confondre  sa  voix 
avec  celle  de  tant  d'orateurs  sacr^s,  et  prononcer  un  I^loge  du 
Dauphin  qui  put  satisfaire  les  philosophes,  les  citoyens,  les 
gens  de  gout,  auxquels  11  est  difficile  de  digerer  cette  foule  de 
passages  de  mauvais  latin,  et  ces  pauvret6s  declaraatoires  dont 
les  productions  de  nos  pr^lats  abondent.  M.  Thomas  a  voulu 
nous  crayonner,  sous  les  traits  du  feu  Dauphin,  I'image  d'un 
prince  accompli,  persuade  que  quelques  v6rit6s  utiles  k  ceux 
qui  comme  lui  sont  destines  a  gouverner  honorent  plus  sa  me- 
moire  que  tous  les  vains  eloges  qu'on  pourrait  lui  prodiguer. 
Voilk  done  le  projet  de  son  discours  ;  mais  en  entrant  le  ta- 
bleau, il  I'a  manque,  et  11  n'a  contente  aucune  classe  de  lec- 
teurs.  On  aurait  pardonn6  ^M.  Thomas  de  faire  du  Dauphin  un 
Trajan  ou  un  Marc-Aur61e,  pour  avoir  occasion  de  dire  des 
v6rites  utiles  aux  princes;  mais  le  prince  que  peint  M.  Thomas 
est  un  6tre  chim6rique  qui  n'exista  jamais  nuUe  part,  et  qui 
n'exislera  dans  aucun  si6cle.  Le  tableau  en  est  froid  et  sans 
int6r6t,  la  monotonie  d'un  style  toujours  ^galement  6leve  et 
emphatique  le  rend  fatigant.  Ceux  qui  n'aiment  pas  les  sermons 
ont  demande  de  quel  droit  iM.  Thomas  donnait  des  lemons  aux 
rois.  II  faut  convenir  que  si  M.  Thomas  a  cru  de  bonne  foi  au 
prince  dont  11  c6l6bre  la  memoire  le  quart  des  qualites  qu'll  lui 
accorde,  il  ne  descend  pas  k  coup  siir  de  cet  apdtre  qui  ne 
croyait  qu'aprfes  avoir  touche.  Quant  k  moi,  si  les  panegy- 
riques  sont  un  tribut  qu'on  doive  Indispensablement  k  la  glolre 
des  princes,  je  voudrais  du  moins  qu'ils  fussent  prononc6s  de 
leur  vivant  et  en  leur  presence,  parce  que  chacun,  se  comparant 

1.  1766,  in^'. 


8  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

alors  en  secret  au  tableau  que  I'orateur  en  aurait  fait,  mesure- 
rait  du  moins  d'un  coup  d'oeil  tout  ce  qui  manquerait  ci  la  res- 
semblance,  et  saurait  a  peu  pr^s  ce  que  la  nation  attend  de 
lui.  Ce  que  je  pardonne  moins  a  M.  Thomas,  ce  sont  quelques 
idees  peu  justes  quej'ai  rencontr^es  dans  son  I^loge.    II  exa- 
mine, par  exemple,  si  la  sensibilite  dans  un  prince  n'est   pas 
plus  dangereuse  qu'utile,  et  si  la  raison  et  1' amour  general  de 
I'ordre  ne  suffisent  pas  pour  faire  le  bien  ?  II  decide  la  question 
en  plaignant  ceux  dont  Tame  indifferente  et  froide  en  peut  faire 
de  pareilles.  Celaest  bientot  dit;  mais  un  philosophe  ne  se  paye 
pas  d'une  injure,  et  ne  va  pas  si  vite.  M.  Thomas  ditdeschoses 
merveilleuses  du  sentiment  et  de  ses  effets  sur  I'ame  d"un  prince. 
II  dit  que  c'est  lui  qui  humecte  ses  yeux  de  toutes  les  larmes 
qui  se  r6pandent,  qui  le  fait  frissonner  k  tons  les  gemissements, 
qui  le  fait  palpiter  a  la  vue  de  tous  les  malheurs,  qui  porte  sur 
son  coeur  le  contre-coup  de  tous  les  maux,  epars  sur  trois  cents 
lieues  de  pays.  Si  cela  6tait,   qu'un  prince  sensible  serait  k 
plaindre  !  II  ne  resisterait  pas  vingt-quatre  heures  au  spectacle 
affligeant  et  aux  cris  de  I'infortune.  Mais  comme  la  sensibilite 
ne  donne  point  d'oreilles  pour  entendre  de  trois  cents  lieues, 
ni  d'yeux  pour  percer,  a  travers  le  faste  des  demeures  royales, 
dans  la  chaumifere  du  pauvre  et  dans  le  reduit  de  I'opprime,  ni 
de  coeur  qui  se  sente  d^chirer  k  chaque  injustice  qu'on  commet 
k  son  insu  et  en  son  nom  ;  comme,  au  contraire,  la  sensibilite 
peut  exposer  le  souverain  a  favoriser  le  courtisan   qu'il  aime 
aux  depens  du  citoyen  qu'il  ne  connait  pas,  et  k  d'autres  actes 
de  predilection,  de  compassion,  trfes-touchants  dans  un  parti- 
culier,  tr6s-opposes   k   la  justice  dans  un  prince,  il  faut  que 
M.  Thomas  permette  a  la  froide  et  calculante  sagesse  de  balancer 
si  un  prince  juste  n'est  pas  un  plus  grand  present  du  ciel,  pour 
des  peuples  nombreux,  qu'un  prince  sensible.  Gette  sagesse, 
injuri^e  par  M.  Thomas,  confmera  peut-^tre  la  sensibilite  dans 
le  coeur  des  princes  qui  ont  le  bonheur  de  gouverner  de  petits 
^tats,  parce  que  leurs  yeux  peuvent  tout  voir,  et  leur  oreille 
peut  tout  entendre,  et  le  puissant  ne  peut  opprimer  le  faible 
sans  que  ses  cris  ne  retentissent  jusque  dans  le  palais  de  leur 
maltre  commun.  Le  tableau  que  M.  Thomas  fait  de  la  religion 
est  fort  beau  pour  I'orateur,  mais  perdra  aussi  de  son  prix  aux 
yeux  du  philosophe. 


AVRIL  1766.  9 

Le  service  qu'on  ca  c6l6br(?  dans  la  cathcidrale  de  Paris  pour 
le  lepos  de  Tame  de  I'infant  don  Philippe,  due  de  Parme,  nous 
a  procure  son  oraison  fun^bre,  prononc6e  par  M.  ral)b6  de 
Beauvais  *.  Ce  sujet  6tait  beau  pour  un  honime  eloquent.  L'in- 
fant  etait  i  la  verite  souverain  d'un  petit  6tat;  mais  il  s'^tait 
appliqu6  k  lerendrc  heureux;  mais  il  avail  choisi  pour  ministre 
un  homme  d'un  merite  Eminent,  M.  du  Tillot,  aujourd'hui 
marquis  de  Felino ;  mais  on  voyait  dans  Parme  des  convents 
convertis  en  manufactures,  les  arts  et  I'industrie  encourag6s 
de  toutes  parts;  mais  I'infant  don  Ferdinand  recevait  une  edu- 
cation digne  d'un  prince,  sous  la  conduite  de  M.  de  Keralio  et 
de  M.  I'abb^  de  Condillac,  tandis  que  son  cousin  germain,  le  roi 
de  Naples,  6tait  livre  aux  idiots  et  aux  superstitieux.  11  y  a  dans 
toutcela  certainementde  quoi  faire  I'eloge  funfebre  d'un  prince; 
mais  ce  n'est  pas  M.  I'abb^  de  Beauvais  qui  I'a  fait.  Ces  mes- 
sieurs, qui  font  de  si  belles  sorties  sur  le  peu  de  gens  a  talents 
qui  restent  a  la  France,  ne  feraient  pas  trop  mal  de  leur  de- 
mander  de  temps  eu  temps  quelques  idees  pour  en  etoffer  un 
peu  leurs  pitoyables  amplifications  de  rh6torique:  car  enfinon  a 
beau  avoir  de  la  morgue,  quand,  dans  le  peu  d'occasions  qu'on 
a  de  se  montrer,  on  est  constammentplat,  on  court  grand  risque 
de  tomber  k  la  fin  dans  le  m6pris. 

II  nous  revient  encore  I'oraison  funfebre  du  roi  de  Pologne, 
due  de  Lorraine,  dont  un  jeune  prelat,  M.  de  Guc6,  eveque  de 
Lavaur,  s'est  charge*.  Nous  verrons  ce  que  saura  faire  M.  l'^- 
v6que  de  Lavaur.  On  a  dit  que  la  vie  d'un  Dauphin  n'6tait  ni 
assez  publique,  ni  assez  active,  ni  assez  variee,  pour  fournir  le 
sujet  d' une  oraison  funebre;  la  vie  de  Stanislas  offrira  peut- 
6tre  assez  d'ev6nements  k  un  orateur;  mais  y  a-t-il  un  sujet 
sterile  pour  un  homme  Eloquent  ? 

—  M.  Villaret,  secretaire  de  la  pairie  de  France,  vient  de 
mourir  assez  subitement,  et  a  un  age  peu  avanc6 ' .  II  avait 
fait,  dans  sa  premiere  jeunesse,  le  metier  de  comedien  en  pro- 
vince. A  la  mort  de  I'abb^  Velly,  il  entreprit  de  continuer  son 
Jlistoire  de  France^  et  son  travail  eut  du  succ6s.  On  cr6a  en  sa 


1.  1766,  in4». 

2.  1760,  in-8". 

3.  II  mourut  k  la  fin  de  f^vricr  1766,  &g6  d'enviroa  cinquante  ans,  (T.) 


10  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

faveur  la  place  de  secretaire  et  garde  des  archives  de  la  pairie ; 
et  pour  faire  les  appointements  de  cette  place,  chaque  due  et 
pair  donna  cinquante  ecus  par  an.  On  areprochea  M.  Villaret 
la  prolixite  dans  ses  derniers  volumes ;  mais  comme  le  libraire 
payait  mille  ecus  par  volume,  il  etait  naturel  que  I'auteur  cher- 
chat  a  en  faire  le  plus  qu'il  lui  etait  possible.  G'est  M.  I'abbe 
Gamier,  de  I'Acad^mie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  qui 
s'est  charge  de  la  continuation  de  cette  histoire,  pour  prix  et 
somme  de  quinze  cents  livres  par  volume.  MM.  les  dues  et  pairs 
ont  nomme  aujourd'hui  pour  leur  secretaire  M.  Gibert,  de 
I'Academie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  et  fort  au  fait  de 
I'histoire  de  France  ^  11  avait  pour  concurrents  M.  Gaillard  et 
M.  Thomas.  Cette  place  donne  trois  ou  quatre  mille  livres  par 
an,  un  logement  au  Louvre,  et  point  d'occupation. 

—  M.  de  Julienne,  chevalier  de  I'ordre  de  Saint-Michel, 
honoraire  de  I'Academie  royale  de  peinture  et  sculpture,  entre- 
preneur de  la  manufacture  royale  des  Gobelins,  vient  de  mou- 
rir  dans  un  age  tres-avance.  II  etait  possesseur  du  secret  de 
cette  belle  couleur  d'ecarlate  qui  n'arien  de  pareil  en  Europe; 
il  a  laisse  ce  secret,  en  mourant,  a  M.  de  Montulle,  ancien 
secretaire  des  commandements  de  la  reine.  II  laisse  aussi  une 
superbe  collection  de  tableaux,  dont  la  vente  se  fera  dans  quel- 
que  temps  d'ici,  lorsqu'elle  aura  ete  suffisamment  annoncee  en 
Europe.  Son  cabinet  passait,  parmi  les  cabinets  particuliers , 
pour  un  des  plus  beaux  de  Paris. 

—  M"^  Glairon  vient  de  redemander  de  nouveau  sa  retraite, 
qui  lui  sera  accordee.  Elle  s'etait  engagee  a  remonter  sur  le 
theatre,  suppose  qu'on  accordat  aux  comediens  I'etat  de  citoyen, 
que  moins  la  loi  qu'un  reste  de  prejuge  et  d' opinion  gothique  leur 
refuse.  Lorsque  cette  affaire  a  6t6  proposee  au  conseil  du  roi, 
avec  le  projetd'eriger  la  Gomedie-Francaise  en  Academie  royale, 
quelques-uns  du  conseil  ont  observe  que  les  privileges  accor- 
des  aux  com6diens  par  Louis  XIII  n'ayant  pas  6t6  revoques,  il 
ne  tenait  qu'a  eux  de  les  faire  valoir  dans  I'occasion.  Sur  quoi 
le  roi  a  decide  qu'il  n'y  avait  rien  a  innover  a  cet  egard.  Si 
M"*  Glairon  pent  se  consoler  de  ne  plus  occuper  le  public  de 
son  talent,  elle  prend  le  meilleur  parti  pour  sa  reputation  et 

1.  Grimm  lui  consacre  uu  court  article  necrologique  aumois  de  Janvier  1772.  (T.) 


AVRIL  1706.  11 

pour  son  repos.  Les  dispositions  du  public  ne  lui  6taient  plus 
favorables;  on  ne  cherchait  que  les  occasions  de  Thumilier,  et 
sa  rentri^e  lui  aurait  prepar6  des  chagrins. 

—  M.  Rousseau  a  pris  tr6s  au  grave  la  lettre  du  roi  de 
Prusse,  fabriquC'e  i  Paris  par  M.  Walpole  *.  II  est  naturellement 
port6  k  croire  aux  complots,  aux  noirceurs;  ainsi,  selon  lui, 
cette  lettre  couvre  un  grand  myst^re  de  la  plus  profonde  ini- 
quity. Tout  ce  raystfere  se  r6duit  k  6gayer  un  peu  le  public 
aux  d^pens  d'un  auteur  qui  n'est  pas  gai.  Si  le  monarque  pre- 
nait  les  choses  aussi  vivement  que  I'auteur,  si  Frederic  etait  de 
I'humeur  de  Jean-Jacques,  cette  lettre  pourrait  devenir  le  sujet 
d'une  guerre  sanglante.  Elle  a  6te  imprimee  en  fran^ais  et  en 
anglais  dans  les  papiers  publics  de  Londres,  et  M.  Rousseau 
vient  d'ecrire,  k  ce  sujet,  k  I'auteur  du  London  Chronicic,  la 
lettre  suivante  * : 

«  A  Wootton,  le  3  mars  1766. 

«  Vous  avez  manque,  monsieur,  au  respect  que  tout  parti- 
culier  doit  aux  t6tes  couronnees,  en  attribuant  publiquement  au 
roi  de  Prusse  une  lettre  pleine  d'extravagance  et  de  mechan- 
cete,  dont,  par  cela  seul,  vous  deviez  savoir  qu'il  ne  pouvait 
6tre  I'auteur.  Vous  avez  m6me  ose  transcrire  sa  signature,  comme 
si  vous  I'aviez  vue  ecrite  de  sa  main.  Je  vous  apprends,  mon- 
sieur, que  cette  lettre  a  6t6  fabriquee  ci  Paris,  et,  ce  qui  navre 
et  d6chire  mon  coeur,  que  I'imposteur  a  des  complices  en  An- 
gleterre.  Vous  devez  au  roi  de  Prusse,  a  la  verit6  et  a  moi, 
d'imprimer  la  lettre  que  je  vous  ecris,  et  que  je  signe,  en  repa- 
ration d'une  faute  que  vous  vous  reprocheriez  sans  doute  si 
vous  saviez  de  quelles  noirceurs  vous  vous  rendez  I'instrument. 
Je  vous  fais,  monsieur,  mes  sinc6res  salutations.  » 

«  Sign^  :  J.- J.  Rousseau.  » 

M.  Walpole  vient  de  retourner  en  Angleterre,  et  il  ne  tient 
qu'^  la  chambre  des  communes,  dont  il  est  membre,  de  lui 

i.  Voir  tome  VI,  page  456. 

2.  Elle  se  trouve  dans  les  OEuvres  de  Rousseau,  notammcnt  dans  IVilition 
in-80  donn(5e  par  M.  de  Musset-Pathay,  tome  XXI,  p.  52;  mais  olio  y  est  adrcsste  k 
I'auteur  du  Saint- James  Chronicle,  et  datee  du  7  avril  17C6.  (T.) 


12  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

faire.  son  proces  pour  avoir  fabrique  cette  lettre.  La  Providence, 
qui  s'appelle  ainsi  parce  qu'elle  pr6voit  les  choses  de  loin, 
Ten  a  puni  d'avance  en  Faffligeant  de  la  goutte  la  mieux  condi- 
tionnee  qu'il  y  ait  en  Angleterre,  aprfes  celle  de  M.  Guillaume 
Pitt. 

—  Pour  completer  I'histoire  de  Jean-Jacques  sur  le  conti- 
nent, il  faut  savoir  que  la  venerable  classe  des  pasteurs  de 
Neufchatel,  tres-mecontente  de  ce  que  le  conseil  souverain  de 
cette  principaute  n'a  pas  voulu  seconder  ses  projets  de  lapida- 
tion  concernant  ledit  Jean-Jacques,  a  porte  plainte  au  roi  de 
Prusse  des  atteintes  donnees  par  ledit  conseil  souverain  aux 
droits  bien  reconnus  de  ladite  venerable  classe.  Sur  quoi  Sa  Ma- 
jest6  a  bien  voulu  repondre  ce  qui  suit : 

«  Le  roi,  sur  le  tres-humble  memoire  de  la  compagnie  des 
pasteurs  de  la  souverainete  de  Neufchatel  et  de  Valengin,  con- 
cernant les  pretendues  atteintes  que  le  conseil  aurait  donnees 
depuis  quelque  temps  aux  droits  dont  elle,  ainsi  que  ses  mem- 
bres,  devaient  jouir,  ordonne  d'y  repondre  que  Sa  Majeste,  bien 
loin  d'acquiescer  a  la  tr^s-humble  demande  de  ladite  compa- 
gnie a  ce  sujet,  ne  pouvait  s'empScher  d'etre  trfes-mal  satisfaite 
des  precedes  inquiets,  turbulents  et  tendant  a  sedition,  que 
lesdits  pasteurs  avaient  tenus  relativement  a  un  homme  que  Sa 
Majeste  daignait  honorer  de  sa  protection.  Fait  a  Potsdam,  ce 
26  fevrier  1766.  » 

Et  a,  Sa  dite  Majeste,  daign6  ajouter  de  sa  propre  main  : 

«  Vous  ne  meritez  pas  qu'on  vous  protege,  k  moins  que 
vous  ne  mettiez  autant  de  douceur  6vangelique  dans  votre  con- 
duite  qu'il  y  regne  a  present  d'esprit  de  vertige,  d'inquietude, 
et  de  sedition.  Signc  :  Frederic.  » 

La  louable  imprimerie  de  la  venerable  paroisse  de  Ferney  a 
cru  de  son  devoir  de  repandre,  autant  qu'il  dependait  d'elle, 
cette  double  reponse,  en  y  ajoutant  I'avertissement  suivant  : 

«  Ces  deux  pieces  essentielles  etant  tomb6es  entrenos  mains, 
nous  les  rendons  publiques,  afm  qu'elles  servent  a  jamais 
d'exemple  a  tous  les  princes,  d'instruction  a  tous  les  magistrats 
de  I'Europe,  et  de  sauvegarde  a  tous  les  citoyens.  Fait  dans 
notre  residence,  le  20  mars  1766.  » 

—  On  vient  de  nous  envoyer  d'AUemagne  un  exemplaire 
d'un  volume  in-12  intitule  AhHgd  de  VHistoire  eccUsiastique 


AVRIL  1766.  13 

par  rabb6  de  Fleury  * .  On  voit  k  la  t6te  le  portrait  de  ce  pau- 
vre  abbe  de  Fleury,  I'epaule  gauche  d6votenient  couverte  de 
son  manteau;  mais  on  a  oubli6  de  lui  faire  fairc  le  signe  de  la 
croix  de  la  main  droite  :  car,  k  coup  sur,  il  se  serait  sign6  plus 
d'une  fois  en  lisant  son  Abr6g6,  et  k  I'inspection  de  la  premiere 
page  de  ravertissement  il  aurait  cru  son  abr6geur  possed6  par 
Belzebuth  et  consorts.  Voila  done  la  destinee  de  feu  rabb6  de 
Fleury  a  peu  pr6s  pareille  a  celle  de  feu  I'abb^  Bazin  :  ils  ont 
trouv6,  celui-ci  un  neveu  editeur,  celui-lk  un  neveu  abregeur. 
Fleury  meritait  bien  cet  honneur :  c'6tait  un  lionn6te  homme  qui 
aimait  la  verite  historique  par-dessus  tout,  et  k  qui  elle  arra- 
chait  des  aveux  qu'on  n'aurait  pas  pardonn6s  aujourd'hui ;  mais, 
de  son  temps,  I'J^glise  n'etait  pas  encore  ombrageuse  comme 
aujourd'hui,  et  entendait  mieux  raillerie. 

Nous  avons  souvent  sollicit6  M.  Hume,  pendant  son  sejour 
en  France,  d'6crire  une  Histoire  eccUsiastique.  Ge  serait  en  ce 
moment  une  des  plus  belles  entreprises  de  litt6rature,  et  un  des 
plus  importanls  services  rendus  k  la  philosophie  et  a  I'huma- 
mt6.  L'abbe  Galiani  serait  peut-6tre,  de  tons  les  hommes  en 
Europe  aujourd'hui,  le  plus  capable  d'executer  ce  projet.  M.  de 
Voltaire  n'a  plus  une  vigueur  de  t6te  assez  soutenue  pour  se 
charger  d'un  pared  travail,  il  tournerait  son  sujet  trop  du  cdt6 
de  la  plaisanterie  et  du  ridicule.  En  attendant,  VAbrige  dont 
nous  parlous,  quoique  fait  sechement,  pent  servir.  On  attribue 
cet  Abr^gd  a  un  monarque  digne  de  loutes  les  couronnes, 
excepte  de  la  couronne  ^ternelle,  dont  le  ciel  veuille  le  pre- 
server, lui  et  ses  pareils  1 

—  II  court  depuis  quelques  jours  en  manuscrit  un  Mandc- 
ment  de  I'archev^que  d'Aix  contre  M.  le  marquis  d'Argens,  cham- 
bellan  du  roi  de  Prusse.  Ge  Mandement  fait  fortune  :  c'est  une 
des  meilleures  plaisanteries  qu'on  ait  faites  depuis  longtemps  ; 
elle  ne  pouvait  venir  plus  a  propos.  Je  ne  doute  pas  qu'elle  ne 
rende  les  points  d'orgue  de  nos  prelats  un  peu  moins  frequents. 
On  dit  que  le  roi  de  Prusse  a  pris  cette  tournure  pour  faire 

1.  1766,  in-12,  r^imprimfi  en  1767,  2  vol.  petit  in-8».  Le  litre  de  cet  ouvrago 
tiit  qu'jl  est  traduit  de  I'anglais;  c'est  une  petite  supercherie  des  auteurs,  qui  soDt, 
pourlc  corps  do  I'ouvrago,  Tabbe  de  Prades,  et,  pour  la  pr6face,  lo  roi  dc  Prusse; 
lo  tout  a  6t6  compris  dans  le  Supplement  aux  OEuvres  posthumes  de  Frederic, 
Cologne,  1789.  (T.) 


U  CORRESPONDANCE   LITTl^RAIRE. 

quitter  au  marquis  d'Argens  la  Provence,  ou  il  est  retenu  depuis 
deux  ans^ 

—  On  vient  de  recueillir,  en  trois  volumes  in-12,les  OEuvres 
de  thMtre  de  M.  Guyot  de  Merville  ^ .  Get  auteur  s'avisa,  a 
I'age  de  quarante  ans,  d'^crire  des  comedies,  que  les  acteurs 
des  deux  theatres  refus^rent,  la  plupart  du  temps,  de  repr6- 
senter.  M.  Guyot  de  Merville  etait  naturellement  chagrin  et  tra- 
cassier;  il  etait  de  ces  gens  a  qui,  si  on  les  en  croit,  tout  le 
monde  a  toujours  jou6  les  tours  les  plus  abominables.  II  paralt 
que  ce  pauvre  poete  n'a  jamais  eu  d'aussi  cruel  ennemi  que 
lui;  il  aurait  fallu  avoir  autant  de  talent  qu'il  avait  bonne  opi- 
nion de  lui-m6me,  et  il  eut  et6  heureux;  mais  malheureuse- 
ment  ses  pieces  sont  froides,  ennuyeuses  et  sans  naturel.  Le 
Consentement  ford  est  cependant  reste  au  theatre,  et  se  joue 
de  temps  en  temps,  sans  que  je  Ten  estime  davantage.  Ce  pau- 
vre diable  important  s'etait  fait  champion  du  poete  Rousseau, 
dans  sa  querelle  avec  M.  de  Voltaire.  Son  h^ros  s'etait  fait 
chasser  de  France;  et  lui,  il  s'expatria  de  chagrin,  et,  apres 
avoir  erre  quelque  temps  en  Suisse  et  autour  du  s^jour  de  M.  de 
Voltaire,  -il  finit  par  se  noyer,  d'ennui  et  de  desespoir,  dans 
le  lac  de  Geneve,  en  1755,  ag6  d'environ  soixante  ans^  11 
fallait  noyer  ses  pieces  de  theatre  avec  lui.  Ce  recueil  en  con- 
tient  plusieurs  qui  n'ont  jamais  et6  ni  jou6es  ni  imprimees. 
t'6diteur  se  flatte  qu'on  pourra  les  mettre  au  theatre.  Je  plains 
les  Gom6diens  s'ils  n'ont  que  cette  ressource  pour  faire  une 
bonne  annee. 

—  M.  de  Surgy  vient  de  publier  un  Eloge  historique  de 
M,  le  marquis  de  Montmirail,  fils  de  M.  le  marquis  de  Gour- 

4.  Voir  ce  Mandement  et  des  details  sur  la  mancBuvre  du  roi  de  Prusse,  au  mois 
de  Janvier  1772  de  cette  Correspondance.  (T.) 

2.  Paris,  Duchesne,  1766. 

3.  Oil  troave  une  lettre  fort  curieuse  de  Guyot  de  Merville  k  Voltaire,  tome  I, 
p.  511  des  OEuvres  de  Voltaire,  edit.  Lequien  ;  elle  est  dat6e  du  15  avril  1755. 
Merville,  qui  s'etait  retire  sur  les  bords  du  lac  de  Geneve,  informe  que  Voltaire 
venait  habiter  les  environs,  lui  ecrivait  pour  lui  demander  pardon  de  I'avoir  offense 
par  des  vers  satiriques,  et  lui  offrait  la  dedica'ce  de  ses  ouvrages.  Voltaire  r^pondit 
s^chement  et  poliment,  mais  rcfusa  de  le  voir.  Merville,  dt5sespere,  r(5gla  toutes  ses 
affaires,  et,  apres  avoir  6tabli  le  bilan  de  ses  dettes,  qu'il  chargea  un  de  ses  amis, 
son  bienfaiteur,  d'acquitter,  il  sortit  de  chez  celui-ci  pour  n'y  plus  rentrer.  Son 
corps  fut  trouve  le  4  mai  1755,  pres  le  village  d'Evian ;  il  6tait  n(5  le  1"  f^vrier 
1696.  (T.) 


AVRIL   1766.  15 

tanvaux  et  neveu  de  M.  le  mar^chal  d'Estr6es  • .  C'6tait  en  effet 
un  jeune  homme  de  la  plus  grande  esp^rance,  egalement  cher 
aux  militaires  et  aux  gens  de  lettres,  et  que  nous  avons  vu 
moissonne  k  la  fleur  de  son  age,  il  y  a  environ  quinze  ou  seize 
mois.  Sa  mort  est  pour  la  France  une  perte  r6elle,  que  peu  de 
jeunes  gens  de  son  age  et  de  son  rang  promettent  de  r^parer. 
M.  de  Surgy  nous  apprend  que  M.  de  Montmirail  I'honorait  d'une 
amitid  particuli6re.  II  s'int6ressait  singuliferement  aux  progrfes 
de  I'histoire  naturelle,  comme  le  prouvent  les  observations  qu'il 
a  fournies  k  M.  de  Buffon  et  ses  travaux  k  TAcademie  des  scien- 
ces. C'est  lui  aussi  qui  avait  engage  M.  de  Surgy  a  composer 
les  Melanges  int^ressants  et  curieux,  ou  Abrdg^  d'histoirc 
naturelle^  morale^  civile  et  politique  de  I'Asie,  VAfrique,  I'Ami- 
rique  et  des  terres  polaires.  Ce  recueil  est  estim6.  Nous  en  avions 
cinq  volumes  :  M.  de  Surgy  vient  d'y  en  ajouter  cinq  autres 
qui  le  rendent  complete.  II  a  mis  k  la  t6te  du  dernier  volume 
cet  j^loge  de  M.  de  Montmirail,  qu'on  vend  aussi  separement, 
avec  un  portrait  en  taille-douce  assez  ressemblant.  Je  crois  vous 
avoir  d6ji  dit  que  M.  de  Surgy  s'est  charge,  de  concert  avec 
M.  de  Querlon,  de  la  continuation  de  VHistoire  des  voyages 
enlreprise  par  feu  I'abb^  Prevost. 

15  avril  1766. 

M.  Loyseau  de  Mauleon,  cel^bre  avocat  au  Parlement,  vient 
de  donner  un  Memoire  pour  la  defense  de  trois  soldats  aux 
gardes ;  et  ce  Memoire  a  fait  du  bruit,  tant  par  la  singularity 
de  la  cause  que  par  la  maniere  dont  I'auteur  I'a  traitee.  Des 
trois  soldats,  deux  etaient  ivres ;  le  troisi^me,  qui  les  avait  joints, 
^tait  de  sang-froid.  Les  deux  premiers  prennent  querelle  dans 
un  passage  avec  des  bourgeois  ivres  aussi;  le  troisi^me,  en 
homme  prudent,  saisit  un  de  ses  camarades,  et  le  pousse  dans 
la  rue,  ou  il  le  retient  pour  Temp^clier  de  se  battre.  Pendant 
ce  temps-li  I'autre  soldat,  accable  par  les  six  bourgeois  ivres, 
tire  son  epee  pour  se  faire  jour,  et  au  m6me  instant  un  de  ces 
malheureux  se  jette  sur  lui,  s'enfile  lui-m6me,  et  est  tue  raide. 

1.  17GC,  in-12.  Grimm  a  d6ji  parl6  de  la  mort  deM.do  Montmirail,  t.  VI,  p.  ItO. 

2.  Do  Surgy  porta  jusqu'Jk  quatorze  Ic  noiubrc  des  volumes  de  cet  ouvruge.  (T.) 


16        CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

La  populace  s'assemble,  on  fait  venir  la  garde,  qui  n'arrete  que 
le  soldat  que  son  camarade  avait  empeche  de  prendre  part  a 
la  querelle.  Les  temoins  embrouillent  I'aflaire,  parce  qu'ils  con- 
fondent  les  actions  des  differents  soldats  dont  lis  ignorent  le 
nom.  M.  le  marechal  de  Biron,  colonel  des  gardes-francaises, 
obtient  des  lettres  de  grace  dans  lesquelles  les  trois  soldats  sont 
compris,  mais  ou,  par  erreur,  on  designe  comme  auteur  du 
meurtre  celui  qui  ne  1' avait  pas  commis.  Lorsqu'il  est  interroge, 
on  lui  conseille  de  se  dire  en  effet  auteur  du  meurtre,  parce 
que  sans  cela  les  lettres  de  grace  ne  peuvent  servir.  Get  aveu 
hasarde  rend  sa  cause  plus  facheuse  que  jamais  :  car,  comme 
on  avait  depos6  que  ce  soldat  avait  ete  retenu  dans  la  rue  par 
son  camarade,  les  juges  en  infer^rent  qu'etant  de  son  propre 
aveu  I'auteur  du  coup,  il  I'avait  porte  de  dessein  pr6medite,  et 
non  pour  sa  defense.  En  consequence,  ils  refus6rent  d'enteriner 
ses  lettres  de  grace ;  et  voil^  ce  malheureux  sur  le  point  d'etre 
condamn6  au  supplice  pour  un  meurtre  qu'il  n'a  pas  commis. 
Alors  ses  camarades  se  montrent  et  d^couvrent  la  verite.  Celui 
qui  a  fait  le  coup  produit  des  t6moins  qui  I'attestent.  II  y  a  dans 
cette  aventure  une  foule  de  circonstances  bizarres,  avec  un 
melange  singulier  de  bonne  foi  et  d'heroisme.  On  ignore  encore 
quel  sera  le  sort  de  ces  trois  soldats.  Leur  avocat  a  expliqu6 
cette  affaire  tr6s-embrouill6e  avec  beaucoup  de  precision  et  de 
vraisemblance..  La  partie  pathetique  se  ressent  un  peu  de  la 
declamation  recue  au  barreau,  et  c'est  dommage. 

—  Le  Siege  de  Calais  nous  a  valu  le  Siege  de  Beauvais,  ou 
Jeanne  Laisnc\  trag6die  en  cinq  actes,  par  M.  Araignon,  avocat 
au  Parlement^  Ah!  quelle  tragedie!  M.  Araignon  rend  justice  a 
son  heureux  rival,  M.  de  Belloy,  quoiquc,  pendant  qu'il  s'amu- 
sait  en  Allemagne,  celui-ci,  comme  il  dit,  I'ait  force  de  vitesse 
par  sa  sublime  tragedie  du  Si^ge  de  Calais.  En  effet,  elle  est 
sublime  en  comparaison  du  Siege  de  Beauvais. 

ARTICLE    DE    M.    DIDEROT. 

Vous  me  demandez,  mon  ami,  ce  que  je  pense  de  VEloge 
du  Dauphin,  par  M.  Thomas.  Je  ne  vous  repondrai  pas  autre 

1.  Paris,  Lambert,  1766,  in-8». 


AVRIL   1766.  17 

chose  que  ce  que  je  lui  en  dis  k  lui-m6me,  lorsqu'il  m'en  fit  la 
lecture...  «  Jamais  I'art  de  la  parole  n'a  6t6  si  indignement 
prostitud.  Vous  avez  pris  tous  les  grands  hommes  passes, 
presents  et  a  venir,  et  vous  les  avez  humilids  devant  un  enfant 
qui  n'a  rien  dit  ni  rien  fait.  Votre  prince  valait-il  mieux  que 
Trajan?  Ehbien!  monsieur,  sachez  quePline  s'est  d(}shonore  par 
son  £loge  de  Trajan.  Vous  avez  un  caractere  de  v6rite  et  d'hon- 
nfitete  k  soutenir,  et  vous  I'allez  perdre.  Si  c'est  un  Tacite  qui 
derive  un  jour  notre  histoire,  voi^s  y  serez  marqu6  d'une 
fletrissure.  Vous  me  faites  jeter  au  feu  tous  les  ifiioges  que 
vous  avez  faits,  et  vous  me  dispensez  de  lire  tous  ceux  que 
vous  ferez  d^sormais.  Je  ne  vous  demande  pas  de  prendre  le 
cadavre  du  Dauphin,  de  I'etendre  sur  la  rive  de  la  Seine,  et  de 
lui  faire,  k  I'exemple  des  l^gyptiens,  sev^rement  son  proofs ; 
mais  je  ne  vous  permettrai  jamais  d'etre  un  vil  et  maladroit 
courtisan.  Si  vous  et  moi  nous  fussions  n6s  k  la  place  du 
Dauphin,  il  y  aurait  paru  peut-6tre  ;  nous  ne  serious  pas  restes 
trente  ans  ignores,  et  la  France  aurait  su  qu'il  s'^levail,  dans 
rint^rieur  d'un  palais,  un  enfant  qui  serait  peut-6tre  un  jour 
un  grand  homme.  II  ne  valait  done  pas  mieux  que  nous?  Or, 
je  vous  demande  si  vous  auriez  le  front  d' accepter  votre  61oge. 
Personne  ne  m'a  jamais  fait  sentir  comme  vous  combien  la 
v6rit6,  ou  du  moins  I'art  de  se  montrer  vrai,  6tait  essentiel  a 
I'orateur,  puisque,  malgre  les  choses  hautes  et  grandes  dont 
votre  ouvrage  est  rempli,  je  n'ai  pu  vous  accorder  mon 
attention.  On  saura,  monsieur,  ce  qui  vous  a  determine  a 
parler,  et  Ton  ne  vous  pardonnera  pas  la  petitesse  de  votre 
motif.  Vous  vous  deshonorerez  vous-m6me  ;  oui,  monsieur, 
vous  vous  deshonorerez  sans  faire  aucun  honneur  k  la  memoire 
du  Dauphin.  Loin  de  me  persuader,  de  me  toucher,  de  m'e- 
mouvoir,  vous  m'avez  indign6  :  vous  n'avez  done  pas  ete 
eloquent.  Je  ne  suis  pas  venu  comme  C6sar  avec  la  condam- 
nation  de  Ligarius  signee ;  mais  il  eut  fallu  s'y  prendre 
autrement  pour  me  la  faire  tomber  des  mains.  Si  votre  prince 
m6ntait  la  centi^mc  partie  des  eloges  que  vous  lui  prodiguez, 
qui  est-ce  qui  lui  a  ressembl6?  qui  est-ce  qui  lui  ressemblera? 
Le  passe  ne  I'a  point  egale,  I'avenir  ne  montrera  rien  qui 
I'egale.  Vous  m'opposez  des  garants  6claires,  honn6tes  et  v6ri- 
diques  de  ce  que  vous  dites.  Je  ne  connais  point  ces  garants;  je 

Til.  2 


18  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

n'en  conteste  ni  la  veracite,  ni  les  lumi6res ;  mais  trouvez-m'en 
un  parmi  eux  qui  ose  monter  en  chaire  a  c6t6  de  vous,  et  dire : 
J'atteste  que  tout  ce  que  cet  orateur  a  dit  est  la  v6rite.  Le 
public  reclamera,  monsieur;  vous  I'entendrez,  et  je  ne  vous 
accorde  pas  un  mois  pour  rougir  de  votre  ouvrage.  Si  j'avais 
comme  vous  cette  voix  qui  sait  6voquer  les  manes,  j'evoquerais 
celles  de  d'Aguesseau,  de  Sully,  de  Descartes  ;  vous  entendriez 
leurs  reproches,  et  vous  ne  les  soutiendriez  pas.  Mais  croyez- 
vous  qu'un  p^re  qui  connaissait  apparemment  son  fils  puisse 
approuver  un  amas  d'hyperboles  dont  il  ne  pourra  se  dissimuler 
le  mensonge?  Que  voulez-vous  qu'il  pense  des  lettres  et  de 
ceux  qui  les  cultivent,  lorsqu'un  des  plus  honn^tes  d'entre  nous 
se  r6sout  h  mentir  k  toute  une  nation  avec  aussi  peu  de 
pudeur?  Et  ses  soeurs,  et  sa  femme?  Pour  ses  valets,  ils  en 
riront.  Si  j'etais  votre  frSre,  je  me  l^verais  pendant  la  nuit, 
j'enlfeverais  cet  £loge  de  votre  portefeuille,  je  le  brulerais,  et 
je  croirais  vous  avoir  montr6  combien  je  vous  aime.  Seul, 
chez  moi,  le  lisant,  je  I'aurais  jete  cent  fois  k  mes  pieds,  et  je 
doute  que  le  talent  me  I'eut  fait  ramasser.  Vos  exagerations 
feront  plus  de  tort  a  votre  heros  que  la  satire  la  plus  am6re ; 
parce  que  la  satire  aurait  r6volte,  et  qu'un  61oge  outre  fait 
supposer  que  I'orateur  n'a  pas  trouv6  dans  les  faits  de  quoi 
s'en  passer.  G'est  inutilement  que  vous  vous  defendez  par  le 
pretexte  de  dire  quelques  v6rites  grandes  et  fortes  que  les  rois 
n'ont  point  encore  entendues;  ces  verit6s  sont  fl^tries,  et 
restent  sans  effet  par  la  vile  application  que  vous  en  faites.  Et 
que  penseront  les  tyrans  ?  Comment  redouteront-ils  la  voix  de 
la  posterity?  Qu'est-ce  qui  les  arretera,  lorsqu'ils  pourront  se 
dire  a  eux-m6mes  :  Faisons  tout  ce  qu'il  nous  plaira;  il  se 
trouvera  toujours  quelqu'un  qui  saura  nous  louer?  Yous  6tes 
mille  fois  plus  blamable  que  Pline.  Trajan  etait  un  grand 
prince ;  Trajan  vivait,  Pline  lui  donnait  peut-6tre  une  lecon ; 
mais  le  Dauphin  est  mort,  il  n'a  plus  de  lemons  a  recevoir ;  le 
moment  d'etre  pese  dans  la  balance  de  la  justice  est  venu;  et 
c'est  ainsi  que  vous  tenez  cette  balance!  Monsieur,  monsieur, 
vous  le  dirai-je?  si  j'etais  roi,  je  defendrais  a  tout  rheteur,  et 
specialeraent  a  vous,  d'oser  ecrire  une  ligne  en  ma  favour;  et 
si  ci  la  justice  de  Marc  Antonin  je  joignais,  malheureusement 
pour  vous,  la  ferocite  de  Phalaris,  je  vous  ferais  arracher  la 


AVRIL   1766.  -  19 

langue,  et  on  la  verrait  clou6e  publiquement  sur  un  poteau 
pour  apprendre  h.  tou3  les  orateurs  i  venir  k  respecter  la 
v6rit6.  » 

J'ai  entendu  du  Dauphin  un  6loge  qui  m'a  plu,  parce  qu'il 
6tait  vrai ;  et  en  void  une  courte  analyse. 

L'orateur  n'avait  eu  garde  de  s*6riger  en  pan6gyriste.  On 
peut  6tre  le  panegyriste  d'un  roi;  mais  il  avait  con^u  que  le 
r61e  contraint,  obscur,  ignore  d'un  Dauphin,  r6duisait  l'orateur 
k  celui  d'apologiste ;  et  vous  allez  voir  le  parti  qu'il  avait  su 
tirer  de  cette  id6e. 

II  commenQait  par  plaindre  la  condition  des  princes.  II  fai- 
sait  voir  que  tous  ces  avantages,  qui  leur  etaient  si  fort  envies, 
etaient  bien  compenses  par  la  seule  difficult^  de  recevoir  une 
bonne  Education.  II  entrait  dans  les  details  de  cette  education 
difficile,  et  il  demandait  ensuite  a  son  auditeur  ce  qu'il  aurait 
ete,  lui  qui  I'^coutait,  ce  qu'il  serait  devenu  a  la  place  d'un 
Dauphin. 

Ensuite  il  rendait  cOmpte  de  I'emploi  des  journees  du  Dau- 
phin. II  en  parlait  sans  enthousiasme  et  sans  emphase ;  puis  il 
demandait  k  son  auditeur  ce  qu'il  elait  permis  de  se  promettre 
d'un  prince  qui  avait  recu  le  gout  des  bonnes  choses  et  celui 
des  bonnes  lectures. 

II  peignait  la  depravation  de  nos  moeurs,  il  montrait  la  foi 
conjugale  fou!6e  aux  pieds  dans  toutes  les  conditions  de  la 
societe;  et  il  interrogeait  son  auditeur  sur  la  sagesse  et  la 
fermet6  d'un  prince  qui  I'avait  respectee  k  la  cour. 

De  la  il  passait  k  son  respect  pour  le  roi,ei  sa  tendresse  pour 
ses  enfants  et  pour  ses  soeurs,  k  son  attachement  pour  ses  amis, 
k  son  caract^re,  a  son  esprit,  k  ses  actions,  k  ses  discours  et  k 
quelques  autres  qualites  domestiques  personnelles  et  bien  con- 
nues;  et  il  en  tirait  les  pronostics  les  plus  heureux  en  faveur 
des  peuples  qu'il  aurait  gouvernes. 

II  avait  reserve  toutes  les  forces  de  son  eloquence  pour  le 
beau  moment  de  la  vie  de  son  prince,  celui  ou  Ton  vit  sa  patience 
dans  les  douleurs,  sa  resignation,  son  ra6pris  pour  les  grandeurs 
et  pour  la  mort. 

Mort,  il  le  montrait  seul,  abandonne,  solitaire  dans  un  vaste 
palais ;  et  il  demandait  aux  hommes  :  Quelle  difference  alors  du 
fils  d'un  roi  et  d'un  particulier? 


20  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

Aprfes  avoir  ainsi  arrache  de  moi  un  assez  grand  eloge 
dii  Dauphin,  il  m'amenait  a  lui  demander  :  Mais  eut-il  ete  un 
grand  roi  ?  Et  il  avait  eu  le  courage  de  repondre  :  Je  n'en  sais 
rien;  Dieu  le  sait.  Ajoulant  tout  de  suite  :  Qu'est-ce  qu'un 
grand  roi?  il  disait :  Prince,  son  successeur,  6coutez-moi;  void 
ce  que  c'est  qu'un  grand  roi ;  et  il  faisait  le  plus  effrayant 
tableau  de  la  royaute.  Ce  tableau  effrayait  et  par  les  qualites 
que  Teminence  de  la  place  exigeait,  et  par  les  circonstances 
multipliees  qui  en  empechaient  I'effet.  Puis,  revenant  a  ses 
auditeurs,  il  disait  :  Messieurs,  loin  done  de  verser  des  pleurs 
sur  la  cendre  du  Dauphin,  joignons  nos  voix  a  la  sienne,  et 
remercions  avec  lui  la  sagesse  eternelle  qui,  en  I'enlevant  d'a 
cote  du  trone  qui  lui  etait  destine,  I'a  soustrait  a  la  terrible 
alternative  de  faire  des  millions  d'heureux  ou  de  malheureux  : 
alternative  dont  tout  le  genie,  toutes  les  lumi^res,  toutes  les 
ressources  au  pouvoir  de  I'humanit^  ne  peuvent  garantir. 

Et  c'est  ainsi  que  mon  orateur  avait  ete  eloquent,  adroit 
meme  et  vrai,  et  qu'il  s'6tait  fait  ouvrir  la  porte  de  I'Academie, 
sans  se  proposer  de  I'enfoncer. 

Le  philosophe  qui  m'a  communique  cet  article  a  ete  lui- 
raeme  eloquent  en  faisant  I'^loge  de  M.  le  Dauphin  dans  une 
autre  langue.  C'est  celle  de  I'airain  et  du  marbre,  que  les 
hommes  ont  bien  su  faire  mentir  au  m6pris  de  leur  solidite. 
Comment  n'abuseraient-ils  pas  d'une  mati^re  ourdie  de  chif- 
fons et  aussi  perissable  que  le  papier?  Le  roi  ayant  ordonne 
qu'on  6rigeat  a  M.  le  Dauphin  un  monument  dans  I'eglise  de 
Sens,  ou  il  a  6te  enterre,  M.  le  marquis  de  Marigny  a  demand^ 
des  projets  pour  ce  monument  k  M.  Cochin.  Celui-ci  s'est 
adresse  au  puits  d'idees  le  plus  achaland6  de  ce  pays-ci. 
M.  Diderot  lui  a  broche  quatre  ou  cinq  monuments  de  suite. 
M.  Cochin  les  presentera  a  M.  le  marquis  de  Marigny.  Celui-ci 
les  presentera  au  roi.  Sa  Majeste  choisira.  Le  directeur  des  arts 
et  le  secretaire  de  I'Academie  en  auront  la  gloire  et  la  recom- 
pense, et  le  philosophe  n'en  aura  pas  un  merci.  Tout  cela 
6tant  dans  la  rfegle  et  ayant  toujours  ete  ainsi,  il  ne  s'agit  plus, 
que  de  conserver  ici  ces  projets  de  monuments,  en  attendant 
que  I'un  d'entre  eux  soit  execute. 


AVRIL  1766.  21 

PR0JET8    DU    TOMBEAU   POUR    M.    LE    DAUPHIN. 

Nota.  Le  roi  voulant  entrer  dans  les  vues  de  madame  la 
Dauphine,  on  deinande  que  la  composition  et  I'idee  du  monu- 
ment annoncent  la  reunion  future  des  6poux. 

Premier  projet. 

J'616ve  une  couche  funfebre.  Au  chevet  de  cette  couche,  je 
place  deux  oreillers.  L'un  reste  vide,  sur  I'autre  repose  la  t6te 
du  prince.  II  dort,  mais  de  ce  sommeil  doux  et  tranquille  que 
la  religion  a  promis  k  I'homme  juste.  Le  reste  de  la  figure  est 
envelopp^  d'un  linceul.  Un  de  ses  bras  est  mollement  6tendu  : 
I'autre,  ramene  par-dessus  le  corps,  viendra  se  placer  sur  une 
des  cuisses,  et  la  presser  un  peu,  de  mani^re  que  toute  la 
figure  montre  un  epoux  qui  s'est  retire  le  premier,  et  qui 
menage  une  place  k  son  6pouse.  Les  anciens  se  seraieni 
content6s  de  cette  seule  figure,  sur  laquelle  ils  se  seraient  6pui- 
ses;  mais  nous  voulons^tre  riches,  parce  que  nous  avons  encore 
plus  d'or  que  de  gout,  et  que  nous  ignorons  que  la  richesse 
est  I'ennemie  mortelle  du  sublime.  A  la  t6te  de  ce  lit  fun6raire, 
j'assieds  done  la  Religion.  Elle  montre  le  ciel  du  doigt,  et  dit 
k  I'epouse  qui  est  a  c6te  d'elle,  debout,  un  genou  pose  sur  le 
bord  de  la  couche,  et  dans  Taction  d'une  femme  qui  veut  aller 
prendre  place  k  c6t6  de  son  epoux  :  «  Vous  irez  quand  il  plaira 
k  celui  qui  est  Ik-haut.  ».,.  Je  place  au  pied  du  lit  la  Tendresse 
conjugale.  Elle  a  le  visage  colle  sur  le  linceul;  ses  deux  bras, 
etendus  au  deli  de  sa  t6te,  sont  pos6s  sur  les  deux  jambes  du 
prince.  La  couronne  de  fleurs  qui  lui  ceint  le  front  est  bris^e 
par  derri^re,  et  Ton  voit  k  ses  pieds  les  deux  flambeaux  de 
I'Hymen,  dont  l'un  brule  encore  et  I'autre  est  eteint. 

Second  projet, 

Au  pied  de  la  couche  fun^bre,  je  place  un  ange  qui  annonce 
la  venue  du  grand  jour.  Les  deux  epoux  se  sont  r6veill6s. 
L'epoux,  un  de  ses  bras  jete  autour  des  epaules  de  I'epouse,  la 
regarde  avec  surprise  et  tendresse ;  il  la  retrouve,  et  c'est  pour 
ne  la  quitter  jamais.  Au  chevet  de  la  couche,  du  cote  de 
I'epouse,  on  voit  la  Tendresse  conjugale,  qui  rallume  ses  flam- 


22  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

beaux,  en  secouant  I'un  sur  I'autre.  Du  cote  de  I'^poux,  c'est  la 
Religion  qui  regoit  deux  palmes  et  deux  couronnes  des  mains  de 
la  Justice  ^ternelle.  La  Justice  eternelle  est  assise  sur  le  bordde 
la  couche.  £lle  a  le  front  ceint  d'une  bandelette;  le  serpent,  qui 
se  mord  la  queue,  est  autour  de  ses  reins.  La  balance  dans 
laquelle  elle  p6se  les  actions  des  hommes  est  sur  ses  genoux. 
Ses  pieds  sont  poses  sur  les  attributs  de  la  grandeur  humaine 
pass6e. 

TroisUme  projet. 

J'ouvre  un  caveau.  La  Maladie  sort  de  ce  caveau  dont  elle 
soul^ve  la  pierre  avec  son  epaule.  Elle  ordonne  au  prince  de 
descendre.  Le  prince,  debout  sur  le  bord  du  caveau,  ne  la  re- 
garde  ni  ne  I'ecoute.  II  console  sa  femme,  qui  veut  le  suivre.  II 
lui  montre  ses  enfants,  que  la  Sagesse,  accroupie,  lui  pr^sente. 
Cette  figure  tient  les  deux  plus  jeunes  entre  ses  bras.  L'aln6  est 
derrifere  elle,  le  visage  pench6  sur  son  epaule.  Derri^re  ce 
groupe,  la  France  16ve  les  bras  vers  les  autels.  Elle  implore,  elle 
esp6re  encore. 

QuatrUme  projet, 

J'61feve  un  mausoI6e ;  je  place  au  haut  de  ce  mausol6e  deux 
urnes,  Tune  ouverte,  et  I'autre  ferm6e.  La  Justice  eternelle, 
assise  entre  ces  deux  urnes,  pose  la  couronne  et  la  palme  sur 
I'urne  ferm6e.  Elle  tient  sur  un  de  ses  genoux  la  couronne,  la 
palme  qu'elle  d^posera  un  jour  sur  I'autre  urne.  Et  voila  ce  que 
les  anciens  auraient  appele  un  monument;  mais  il  nous  faut 
quelque  chose  de  plus.  Ainsi,  au  devant  de  ce  mausolee,  on 
voit  la  Religion  qui  montre  a  I'^pouse  les  honneurs  accordes  a 
I'epoux,  et  ceux  qui  I'attendent.  L'epouse  est  renversee  sur  le 
sein  de  la  Religion.  Un  de  ses  enfants  s'est  saisi  de  son  bras, 
sur  lequel  il  a  la  bouche  collee. 

CinquUme  projet. 

Voici  ce  que  j'appelle  mon  monument,  parce  que  c'est  un 
tableau  du  plus  grand  pathetique,  et  non  le  leur,  parce  qu'ils 
n'ont  pas  le  gout  qu'il  faut  pour  le  pr6ferer.  Au  haut  du  mau- 
solee, je  suppose  un  tombeau  creux  ou  cenotaphe,  d'ou  Ton 
n'aper^oit  gu6re  d'en  bas  que  le  sommet  de  la  tete  d'une  grande 


AVRIL   1766.  23 

figure  couverte  d'un  linceul,  avec  un  grand  bras  tout  nu  qui 
s*6chappe  de  dessous  le  linceul,  et  qui  pend  en  dehors  du 
c6notaphe...  L'6pouse  a  deja  franchi  les  premiers  degr6s  qui 
conduisent  au  haul  du  c6notaphe,  et  elle  est  pr6te  k  saisir  ce 
bras.  La  Religion  I'arrSte  en  lui  montrant  le  ciel  du  doigt.  Un 
des  enfants  s'est  saisi  d'un  des  pans  de  sa  robe,  et  pousse  des 
cris.  L' Spouse,  la  t6te  tourn^e  vers  le  ciel,  6plor6e,  ne  sait  si 
elle  ira  k  son  6poux,  qui  lui  tend  les  bras,  ou  si  elle  ob6ira  k  la 
Religion,  qui  lui  parle,  et  cedera  aux  cris  de  son  fils,  qui  la 
retient. 

—  Apr6s  ce  que  vous  venez  de  lire,  ne  vous  avisez  pas  de 
Jeter  les  yeux  sur  le  JiMt  des  principales  circonstances  de  la 
maladie  de  M.  le  Dauphin^  public  par  M.  I'abb^  Collet,  son 
confesseur  * ;  vous  croiriez  lire  I'histoire  de  quelque  capucin. 
0  les  maudits  panegyristes  qui  espferent  servir  la  cause  de  la 
religion  en  dtant  k  un  prince  toute  Elevation,  toute  grandeur 
de  sentiments  dans  ses  derniers  moments! 

—  L'Acad^mie  royale  des  sciences  vient  deperdre  M.  Hellot, 
chimiste  estime,  mort  a  I'age  de  plus  de  quatre-vingts  ans.  II  a 
6t6  charge  dans  sa  jeunesse  pendant  quelque  temps  de  la  com- 
position de  la  Gazette  de  France. 

—  On  vient  d'imprimer  la  com^die  du  Pkilosophe  sans  le 
savoir.  Cette  pi6ce  a  ete  retiree  par  I'auteur  apres  la  vingt- 
huiti^me  representation,  pour  6tre  reprise  I'hiver  prochain.Elle 
m'a  fait  gagner  un  pari.  J'ai  pari6  apres  la  premiere  represen- 
tation qu'elle  en  aurait  quinze,  contre  un  homme  qui  soutenait 
qu'elle  n'en  aurait  pas  trois.  Deux  representations  de  plus  et  je 
gagnais  mon  pari  double.  G'est  le  plus  grand  succ6s  que  j'aie 
vu  en  ce  pays-ci.  II  fait  honneur  au  public,  et  il  faut  dire  k  sa 
louange  que,  quoiqu'il  applaudisse  souvent  des  choses  d'un 
faux  gout,  on  ne  lui  montre  jamais  la  simplicity  et  la  verity 
sans  qu'il  en  reconnaisse  le  charme  et  le  prix.  Je  ne  dirai  pas 
autant  de  bien  de  M.  Sedaine  que  du  public.  Je  suis  furieux 
contre  lui.  II  a  fait  imprimer  la  pi^ce  avec  la  dernifere  negli- 
gence. Elle  est  defiguree  par  beaucoup  de  fautes  d'impression, 
qui  sont  encore  malrelevees  dans  un  erratum.  La  ponctuation  est 

i.  L'abbd  Collet,  n6  en  1693,  mort  en  1770. 


2h  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

fausse  en  plusieurs  endroits,  et  il  n'y  a  point  de  genre  au 
monde  qui  demande  plus  d'exactitude  et  meme  plus  de  finesse 
que  celui-ci,  dans  la  mani6re  de  ponctuer.  La  negligence  des 
imprimeurs  rendra  quelques  endroits  tout  a  fait  inintelligibles 
pour  ceux  qui  n'ont  pas  vu  jpuer  la  pi^ce.  II  est  aussi  reste  des 
incorrections  dans  le  style.  On  ne  dit  pas  les  obligations  que  je 
voiis  dois;  il  faut  dire  :  que  je  vous  ai.  On  ne  dit  pas :  Je  veux 
quelle  vous  reproche  de  ce  que  vous  vous  etes  fait  attendre ;  il 
faut  dire  :  de  vous  itre  fait  attendre.  Ge  sont  des  mis^res,  je 
le  sais,  mais  comment  peut-on  les  n^gliger  quand  on  a  fait  un 
bel  ouvrage?  Comment  peut-on  souffrir  la  tache  la  plus  legere 
sur  une  belle  statue? 

—  II  vient  de  paraitre  une  nouvelle  Encyclopddie  portative, 
ou  Tableau  general  des  connaissances  humaines.  Deux  volu- 
mes in-80.  Ouvrage  recueilli  des  meilleurs  auteurs,  dans  iequel 
on  entreprend  de  donner  une  idee  exacte  des  sciences  les  plus 
utiles,  et  de  les  mettre  a  port6e  du  plus  grand  nombre  de  lec- 
teurs.  Voila  ce  que  porte  le  litre,  et  I'on  peut  ajouter  que  ce 
plan  est  tr^s-bien  execute.  Gette  nouvelle  EncyclopMie  porta- 
^ir^'peut  done  etre  regard^e  comme  un  livre  elementaire,  excel- 
lent pour  I'instruction  de  la  jeunesse,  tel  en  un  mot  que  M.  de 
La  Chalotais  paraissait  en  desirer  dans  son  Essai  d'une  Muca- 
tion  nationale.  Elle  est  imprimee  avec  beaucoup  de  soin  et  de 
proprete,  c'est  un  vrai  chef-d'oeuvre  de  typographie.  L'auteur 
est  M.  Roux,  docteur  regent  de  la  Faculte  de  medecine  de  Paris 
et  qui  compose  aussi  le  Journal  de  mMecinej  qui  parait  tous  les 
mois.  On  peut  compter  M.  Roux  parmi  les  meilleures  tetes  que 
nous  ayons.  G'est  un  penseur,  un  raisonneur  exact  et  sage,  et  un 
tr^s-excellent  esprit.  Le  discours  qu'il  a  mis  a  la  tete  de  son 
Encyclopcdie  portative  vous  donnera  beaucoup  d'estime  pour  lui. 

—  Vous  n'en  concevrez  pas  autantpour  l'auteur  d'un  Projet 
d'icoles  publiques  qui  repondront  aux  vceux  de  la  nation^  et  dont 
Vexercice  n'exige  pas  quatre  professeurs,  pr^cMi  de  V exposi- 
tion des  abus  de  notre  Mucation  publique.  Volume  in-12  de  pr6s 
de  trois  cents  pages.  Gondamnons  l'auteur  avec  ses  quatre  pro- 
fesseurs  a  I'oubli  et  a  tous  frais  d'impression  de  sa  brochure. 

—  M.  I'abbe  Richard  de  Saint-Non  vient  de  publier  une 
Description  historique  et  critique  de  Vltalie,  ou  Nouveaux  M^- 
moires  sur  Vetat  actuel  de  son  gouvernementj  des  sciences^  des 


AVRIL  1766.  25 

arts,  du  commerce^  de  la  population  et  de  Vhhtoirc  naturcllc. 
Six  volumes  in-l*2  assez  considerables'.  11  serait  ais6  de  repren- 
dre  beaucoup  de  choses  dans  cet  ouviage,  mais  il  ne  laissera 
pas  d' avoir  son  utilite  et  d'6tre  fort  commode  pour  les  voya- 
geurs,  d'autant  que  les  voyages  d' Italic  dont  on  se  sert  com- 
mun6ment  commencent  h.  devenir  fort  vicux,  etque  les  mu3urs 
ont  ^prouve  une  grande  revolution  dans  cette  belle  partie  de 
I'Europe.  Vous  serez  content  del'exactitudedeM.  Tabb^  Richard 
sur  cet  article.  II  est  un  peu  difTus  dans  ses  d6tails,  et  il  aurait 
pu  s'en  6pargner  beaucoup.  Quant  a  la  partie  des  arts,  on  voit 
que  I'auteur  a  cherch6  a  recueillir  et  a  rapporter  les  sentiments 
des  artistes  et  des  connaisseurs,  et  c'est  tout  ce  qu'on  peut 
exiger  d'un  voyageur  qui  doit  servir  de  guide,  mais  qui  nedoit 
pas  r^gler  votre  sentiment.  M.  I'abbe  Richard  n'oublie  aucun 
morceau  tant  soit  peu  precieux.  On  pourra  substituer  son 
ouvrage  k  celui  de  Misson,  et  il  fera  oublier  ces  plats  et  d^tes- 
tables  memoires  que  M.  Grosley,  de  Troyes  en  Champagne,  a 
publics  sur  I'ltalie  I'annec  derni^re,  sous  le  nom  de  deux 
gentilshommes  suedois. 

—  M.  Aved,  peintre  de  1' Academic  royaie  de  peinture  et  de 
sculpture,  est  mort  ces  jours  derniers.  II  n'a  plus  rien  expose 
au  salon  depuis  plusieursannees;  mais  jc  me  souviens  toujours 
d'un  portrait  de  M.  le  marechal  de  Clermont-Tonnerre,  qui  etait 
d'une  grande  beaute.  Aved  aimait  plus  le  metier  de  brocanteur 
que  celui  de  peintre.  II  connaissait  bien  les  vicux  tableaux,  et  il 
savait  en  faire  trafic  d'une  manifere  fort  avantageuse  pour  lui. 

—  On  a  trouve  parmi  les  papiers  de  feu  I'abbe  Pr6vost  une 
traduction  de  I'anglais  des  Lcttres  de  Mentor  a  un  jeune  sei- 
gneur^ et  on  vient  de  I'imprimer  k  Paris,  en  un  volume  in-12. 
On  dit  que  I'original  a  eu  le  plus  grand  succfes  en  Angleterre ; 
on  n'en  saurait  dire  autant  de  la  traduction  en  France,  que  per- 
sonne  n'a  regardee,  Tous  ces  ouvrages  ne  prouvcnt  malheureu- 
sement  que  la  mesquincric  de  notre  morale  et  I'etat  pitoyable 
de  notre  education. 

—  M.  Denis,  gravcur,  a  donn6,  il  y  a  quelque  temps,  en 
faveur  des  Strangers,  un  Guide  de  Paris,  format  in-18,  qui  rend 

i.  C'est  la  premiere  edition  de  ce  livre,  nSimprimcJ  en  1768  et  traduit  en  anglais 
(1781,  iu-12),  par  lequcl  I'auteur  a  prelude  h  son  grand  Voyage  pittoresque,  1781- 
1780,  5  volumes  in-folio. 


26  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

ce  guide  aussi  portatif  qu'un  almanach.  Muni  de  ce  guide,  on 
pourra  aisement  se  conduire  dans  tout  Paris  et  trouver  d'un 
coup  d'oeil  ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  et  de  plus  curieux 
dans  cette  capitale.  Le  m6me  graveur  a  aussi  publie  une  Ana- 
lyse de  la  France,  contenant  des  connaissances  generales  et 
necessaires  de  tout  le  royaume. 

—  VOfficier partisan,  par  M.  Rey  de  Saint-Genius,  chevalier 
de  Saint-Louis;  c'est  le  second  volume  qui  parait  de  cetouvrage 
ou  I'auteur  pretend  conduire  un  jeune  militaire,  comme  par  la 
main,  dans  la  connaissance  de  toutes  les  parties  qu'embrasse 
le  grand  art  de  la  guerre.  Apprendre  le  metier  de  partisan  dans 
les  livres!  quelle  pauvrete!  Passe  pour  le  metier  du  partisan 
Jean  Freron;  mais  celui  du  partisan  Fischer,  d'immortelle  m6- 
moire,  s'apprend  dans  les  gorges  de  Hesse  et  de  Westphalie. 

—  La  Difference  du  palriotisme  national  chez  les  Francais 
et  chez  les  Anglais,  par  M.  Basset  deLa  Marelle,  premier  avocat 
general  au  parlement  de'Dombes.  Get  ecrit  de  quatre-vingt- 
quatre  pages  est  un  fruit  que  nous  devons  a  la  tragedie  du  Siege 
de  Calais.  Get  ouvrage  memorable,  auquel  personne  ne  pense 
plus  aujourd'hui,  a  excite  et  reveille  le  genie  de  tous  nos  petits 
patriotes.  Vous  croyez  Men  que,  suivant  le  patriote  Basset,  le 
patriotisme  francais  I'emporte  prodigieusement  sur  I'anglais;  nous 
aimons  tant  nos  rois!  Aussi  I'auteur  avertit-il  charitablement  les 
Anglais  de  bien  prendre  garde  a  eux,  malgr6  toutes  les  faveurs 
dont  la  fortune  les  a  combles  dans  le  cours  de  laderni^re  guerre. 
II  est  bien  vrai  qu'ils  ont  ruine  nos  affaires  aux  Indes  et  en 
Am^rique ;  mais  aussi  le  succ^s  du  Si^ge  de  Calais  et  I'ecrit  de 
M.  I'avocat  general  de  Dombes  doivent  les  faire  trembler.  D'ail- 
leurs,  il  n'est  pas  encore  bien  decide  si  ce  sont  les  Anglais  qui 
ont  occasionne  nos  pertes,  ou  bien  les  gens  qu'on  a  envoyes 
commander  et  gouverner  en  Asie  et  au  Ganada ;  et  si  Ton  en 
inferait  que  ces  Francais  se  sentaient  encore  plus  d' amour  pour 
I'argent  que  pour  leur  roi,  nous  repondrions  que  des  grands 
coeurs  savent  reunir  plusieurs  passions  a  la  fois.  Au  reste, 
pourvu  que  ceux  qui  passent  leur  vie  dans  les  cafes  de  Paris,  a 
aimer  leur  roi  et  a  ne  rien  faire,  soient  bien  imbus  et  tremp6s 
de  sentiments  patriotiques,  on  s'en  passe  fort  bien  dans  les 
places  et  dans  les  charges,  comme  MM.  les  Ganadiens  et  quel- 
ques  autres  Font  victorieusement  prouve  en  ces  derniers  temps. 


AVRIL  1766.  J7 

Aiiisi,  vu  la  trag^die  du  Siege  de  Calais^  oui  les  conclusions  de 
maitre  Basset,  avocat  g^ncl^ral  diidit  seigneur  roi  a  Dombes, 
tout  consider^,  la  cour  condainne  tous  les  Anglais  solidairement 
k  reconnaitre  aux  Fran^ais  un  patriotisme  national  sup^rieur 
aujleur,  met  les  Canadiens  et  autres  friponneaux  hors  de  cour  et 
de  proems,  dit  que  leur  gout  pour  le  vol  et  la  rapine  ne  prouve 
rien  contre  le  patriotisme  des  bavards  et  des  oisifs  de  Paris  ; 
ordonne  que  le  SUge  de  Calais  soit  regards  en  tout  lieu  comme 
le  plus  bel  ouvrage  du  sifecle,  et  maitre  Basset,  independamment 
de  son  patriotisme,  comme  un  homme  sup6rieur  et  un  ecrivain 
de  la  premiere  force. 

—  M.  Gauthier  de  Sibert,  dont  je  n'ai  jamais  entendu  parler, 
vient  de  publier  en  quatre  volumes  in-12  les  Variations  de  la 
monarchic  francaisc  dans  son  gouvernement  politique,  civil  et 
militairej  avec  Vexamen  des  causes  qui  les  ont  produites,  on 
Histoire  du  gouvernement  de  France  depiiis  Clovis  jusquil  la 
mort  de  Louis  XIV,  divisive  en  neuf  cpoques.  Voil^,  sans  con- 
tredit,  le  titre  d'un.des  plus  beaux  ouvrages  et  des  plus  neces- 
saires  qu'on  puisse  faire  en  ce  moment  sur  I'histoire  de  France, 
mais  M.  Gauthier  de  Sibert  s'est  contente  d'en  avoir  trouve  le 
titre.  On  pent  regarder  ses  quatre  volumes  comme  non  avenus, 
et  faire  un  ouvrage  nouveau  qui  en  remplisse  mieux  le  projet. 
II  faut  pour  cela  beaucoup  de  connaissances,  une  vaste  lec- 
ture, beaucoup  de  critique  et  de  philosophie.  (Je  serait  propre- 
ment  un  livre  elementaire  sur  le  droit  public  fran^ais,  et  celui 
qui  le  ferait  avec  I'impartialite  et  la  ve^racite  d'un  honnSte 
homme  ferait  tr6s-sagement  de  se  louer  un  appartement  k  la 
Haye  ou  k  Londres  avant  la  publicatien  de  son  traits.  Quant  a 
M.  Gauthier  de  Sibert,  c'est  un  homme  qui  ecrit  avec  approba- 
tion et  privilege. 

—  M.  Mentelle,  professeur  k  I'lScole  royale  militaire,  vient 
de  publier  en  un  gros  volume  in-12  des  l^ldments  de  I'histoire 
romaine  divish  en  deux  parties,  avec  des  cartes  et  un  tableau 
anahjtique.  Get  abrege  va  jusqu'^  I'epoque  de  la  perte  de  la 
liberty  de  Rome  sous  Octave  Auguste.  Le  nombre  des  livres 
616mentaires  augmente  si  prodigieusement  qu'il  faudra  neces- 
sairement  abr^ger  les  abreges,  et  quand  on  les  aura  fondus 
ensemble  par  douzaine,  on  aura  bien  de  la  peine  k  en  tirer 
quelque  chose  de  passable. 


28  GORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

—  M.  Marmontel  vient  de  publier  sa  traduction  de  la  Phar- 
sale  de  Lucain,  annoncee  depuis  si  longtemps,  et  dont  il  avait 
insere  plusieurs  6chantilIons  dans  le  Merciire  de  France.  La 
traduction  que  M.  Masson,  tresorier  de  France,  a  publiee  de  ce 
poeme  I'annee  dernifere  n'a  point  einp6che  M.  Marmontel  de 
faire  imprimer  la  sienne  en  deux  volumes  in-8",  d'une  impres- 
sion soignee  et  orn^e  de  tout  le  luxe  d'estampes  et  de  vignettes 
qui  s'est  introduit  depuis  tr6s-peu  de  temps,  au  grand  dommage 
des  acheteurs  * .  D'un  autre  cote,  cette  edition  magnifique  n'a 
point  erapech6  M.  le  tresorier  de  France  d'en  faire  une  nou- 
velle  de  sa  traduction;  et  ni  M.  Marmontel,  ni  M.  Masson,  n'em- 
pecheront  le  public  de  penser  de  la  Pharsale  ce  que  I'arr^t 
irrevocable  des  gens  de  gout  a  prononce  depuis  plus  de  quinze 
si^cles. 

On  a  souvent  reproche  k  M.  Marmontel  sa  passion  pour  ce 
poete.  Aussi  a-t-il  eu  soin  d'en  parler  dans  sa  preface  avec 
une  extreme  moderation.  G'est  comme  un  amant  qui,  n'osant 
avouer  un  attachement  malheureux  pour  une  femme  que  Ton  a 
jugee  sans  beaute  et  sans  ra^rite,  cherche  a  faire  son  apologie 
de  la  manifere  qu'il  croit  la  plus  propre  k  ramener  les  esprits. 
Tout  ce  que  M.  Marmontel  voudrait  nous  persuader  se  reduit  ci 
ce  que  les  defauts  de  Lucain  sont  ceux  de  la  jeunesse;  qu'un 
poete  mort  k  vingt-sept  ans  merile  de  I'indulgence,  et  que  s'il 
avait  eu  le  temps  de  corriger  son  poeme,  il  en  aurait  fait  une 
chose  admirable.  Mais  que  diable  cela  nous  fait-il,  si  ce  poeme, 
tel  qu'il  est,  est  ennuyeux  et  mauvais  ?  D'ailleurs,  qu'en  salt 
M.  Marmontel,  pour  nous  donner  de  telles  assurances  ?  Est-il 
cousin  germain  de  Lucain?  A-t-il  pass6  une  partie  de  sa  vie  avec 
lui,  et  juge-t-il  d'apr^s  ses  observations  particuli^res  ?  En  ce 
cas,  je  I'ecouterai  quand  j'aurai  examine  le  degre  de  lumi^re  et 
de  gout,  et  par  consequent  de  croyance,  que  je  pourrai  lui 
accorder.  Suppose  que  Racine  fut  mort  apres  sa  tragedie  des 
Frdres  ennemis,  un  acad6micien  n'aurait-il  pas  beau  jeu  de 
venir  nous  dire  aujourd'hui :  Messieurs,  si  Racine  eut  vecu,  il 
aurait  fait  des  tragedies  admirables;  sa  mort  a  prive  la  France 
de  son  plus  grand  poete.  Remarquez  que  cet  academicien  dirait 


1.  Un  frontispice  et  dix  figures  de  Gravelot,  graves  par  Duclos,  Le  Mire,  de 
Ghendt,  etc. 


AVRIL  1766.  29 

une  v6rite,  et  que  Ton  se  moquerait  de  lui  k  bon  droit,  parce 
qu'il  n'aurait  nulle  raison  de  I'aflirmer.  Que  M.  Marmontel  n'est- 
ii  plus  vrai  I  Sa  preface,  traduite  en  termes  clairs  et  precis, 
veut  dire  :  Messieurs,  j'aime  Lucain  a  la  passion ;  car  vous 
croyez  bien  que  je  n'aurais  pas  pass6  des  annexes  a  traduire  son 
poeme,  si  je  ne  le  trouvais  admirable.  Vousne  voulez  rien  accor- 
der  a  mon  poete,  vous  me  reprochez  mon  mauvais  goilt;  vous 
pensez  peut-6tre  que  je  suis  un  homme  d'esprit,  mais  de  bois, 
et  peu  fait  pour  sentir  les  beaut^s  de  Virgile,  auxquellcs,  en 
elTet,  je  pref^re  le  poeme  de  Lucain;  mais  je  suis  poltron,  et 
je  n'ai  pas  le  courage  de  rompre  avec  vous  en  visi^re  :  j'aime 
mieux  avoir  I'air  d'etre  en  tout  de  votre  avis,  afin  que  vous 
soyez  un  peu  du  mien.  Voyez  si  vous  aurez  le  courage  de  me 
tout  refuser,  lorsque  je  me  pr6te  a  tout,  et  que  je  ne  vous  dis- 
pute rien  ?  Eh  bien,  qn'k  cela  ne  tienne,  monsieur  Marmontel; 
dans  le  fond,  je  vous  alme.  Nous  n'avons  pas  le  m6me  gout  sur 
aucun  point;  mais  qu'est-ce  que  cela  fait  ?  Ne  sommes-nous  pas 
tous  les  deux  honnStes  gens  ?  Vos  plaisanteries  dans  la  societe 
ne  sont  pas  de  la  premiere  finesse ;  vous  riez  un  peu  gros,  mais 
enfin  vous  riez,  et  vous  6tes  bon  compagnon.  Faites  seule- 
ment  des  tragedies  comme  Pierre  Corneille,  et  soyez  aussi  nai'f 
et  aussi  profond  que  Montaigne,  et  je  vous  promets  que  je  vous 
passerai  comme  k  eux  votre  malheureux  faible  pour  cet  Espa- 
gnol  de  Lucain. 

M.  Marmontel  a  encore  une  autre  marotte,  c'est  de  vouloir 
faire  de  C6sar  un  homme  modere  et  sans  ambition,  et  qui 
n'aurait  jamais  cess6  d'etre  bon  citoyen  si  les  injustices  du 
senat  ne  I'y  avaient  comme  force.  Yoil^  une  id6e  dont  les 
ecoliers  m^mes  se  moqueront,  car  on  leur  apprend  assez 
d'histoire  romaine  pour  cela.  Notre  acad^micien  entre,  a  cet 
6gard,  dans  beaucoup  de  details  sur  I'injustice  du  S(^nat  envers 
le  peuple;  et  le  moindre  d^faut  de  cette  dissertation,  c'est  de 
n' avoir  pas  assez  distingue  les  ^poques.  Qu'ont  de  commun  les 
Romains  du  temps  des  Decemvirs  avec  les  Romains  du  temps 
des  Gracques,  et  ces  deux  periodes  avec  I'epoque  de  Cesar? 
Un  Qbservateur  tant  soit  peu  attentif  ne  voit-il  pas  que  I'esprit 
public  d'un  peuple  change  continuellement,  et  passe,  de  revo- 
lution en  revolution,  au  milieu  des  memes  principes  de  la 
constitution?  Qu'on  examine  I'esprit  public  anglais,  seulement 


30  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

depuis  soixante  ans  :  croira-t-on  que  les  Anglais,  sous  le  regne 
de  Guillaume  III,  sous  celui  de  la  reine  Anne,  sous  celui  de 
George  P'',  sous  le  minist^re  de  Walpole,  sous  celui  de  M.  Pitt, 
SB  ressemblent?  et  un  raisonneur  politique  aurait-il  beau  jeu 
de  confondre  toutes  ces  epoques,  et  d'argumenter  de  I'esprit 
public  de  I'une  a  I'esprit  public  de  I'autre?  Oui,  sans  doute, 
rien  ne  serait  plus  sur  pour  deraisonner  magnifiquement.  Eh 
bien,  c'est  ce  qui  arrive  tous  les  jours  k  nos  faiseurs  de  livres. 
lis  disent  les  Romains,  et  j'ai  toujours  envie  de  leur  demander 
de  quel  temps?  lis  font  bien  pis;  ils  disent  les  anciens,  et 
confondent  sous  ce  nom  vague  differents  peuples  et  differents 
pays  qui  n'ont  absolument  rien  de  commun.  Notre  faible  vue, 
k  mesure  que  les  objets  s'eloignent,  les  confond  et  les  rap- 
proche  les  uns  des  autres,  et  nous  en  raisonnons  en  conse- 
quence de  cette  erreur  de  notre  faible  vue,  et  nous  avons 
encore  la  puerile  pr^somption  de  croire  la  verite  faite  pour 
nous. 

Au  reste,  le  peu  de  personnes  qui  ont  jete  les  yeux  sur  la 
traduction  de  M.  Marmontel  ont  relev6  plusieurs  passages  oti 
le  traducteur  parait  n'avoir  pas  enlendu  le  latin. 

—  Un  compilateur  *■  qui  ne  s'est  pas  nomm6  a  fait  impri- 
mer  un  Bictionnaire  d'anecdotes,  de  traits  singuliers  et  carac- 
tdristiques,  historiettes,  hons  mots,  naivetds,  saillies,  riparties 
ing^meuses,  etc.,  etc.  Deux  volumes  in-8°.  Insigne  rapsodie 
qu'on  pent  cependant  parcourir,  quoiqu'assurement  le  redac- 
teur  n'ait  pas  le  pinceau  de  Plutarque.  Cette  compilation  va 
6tre  suivie  d'une  autre  sous  le  titre  de  Bictioniudre  des  por- 
traits et  anecdotes  des  hommes  illustres. 

—  Histoire  critique  de  Veclectisme  ou  des  nouveaux  pla- 
toniciens,  en  deux  volumes  in-12.  C'est  un  grave  docteur  de 
Sorbonne  %  dont  le  nom  me  revient  aussi  peu  que  son  ouvrage 
revient  au  public,  qui  est  I'auteur  de  cette  histoire  destin6e  a 
relever  toutes  les  erreurs  dont  1' article  Eclectique  de  VEncyclo- 
pedie  est  farci.  Le  docteur  a  raison,  ces  encyclopedistes  sont 
des  gens  sans  foi  ni  loi.  Ils  s'abandonnent  a  leur  imagination, 
et  font  dire  aux  anciens  philosophes  des  choses  auxquelles  ils 

1.  Selon  Barbier,  qui  ne  cite  pas  I'^dition  annonc^e  par  Grimm,  La  Combe  de 
Pr^zel,  auteur  de  cette  compilation,  aurait  6te  aid^  par  Malfilatre. 

2.  L'abbe  Guillaume  Maleville. 


MAI   1766.  31 

n'ont  jamais  pens6.  Si  I'auteur  de  cet  article,  M.  Diderot,  est 
oblig6  de  r6pondre  de  tout  ce  qu'il  a  mis  proditoirement  dans 
la  bouche  des  autres,  je  ne  me  soucie  pas  d'etre  k  c6t6  de  lui 
le  jour  de  la  grande  ti'ompette. 


MAI. 

1"  mai  1766. 

Le  conte  de  la  licinc  dc  Golconde  est  le  chef-d'oeuvre  de 
M.  le  chevalier  de  Boufllers.  11  le  composa,  il  y  a  cinq  ans, 
au  seminaire  de  Saint-Sulpice,  ou  il  s'etait  enferme  pour  se 
faire  apprenti  ev^que,  et  d'ou  il  sortit  au  bout  de  quelques 
mois,  n'ayant  d'autre  preuve  de  vocation  pour  I'^piscopat  que 
I'histoire  de  cette  aimable  Aline.  Aussi  I'auteur  prit-il  son  parti 
en  galant  homme,  et  au  lieu  d'ambitionner  le  rochet  et  I'^tole, 
il  alia  ceindre  son  ep6e  et  faire  la  guerre  aux  ennemis  du  roi 
en  Hesse.  Serieusement  parlant,  son  conte  de  la  Reine  de  Gol- 
conde est  un  peu  libre,  mais  k  cela  pr6s,  le  plus  joli  ouvrage 
qui  ait  paru  en  ce  genre  depuis  longtemps.  M.  de  Voltaire  pour- 
rait  I'avouer  sans  honte;  et  quoiqu'il  ne  soit  pas  infiniment 
moral,  je  donnerais  volontiers  pour  lui  tous  les  contes  moraux 
de  M.  Marmontel.  Ce  sujet  etait  charmant  k  placer  sur  le  theatre, 
et  on  nous  annon^ait  depuis  deux  ans  un  op6ra  fait  par  M.  Se- 
daine  et  M.  de  Monsigny,  quidevait  faire  epoque  sur  I'ennuyeux 
theatre  de  1' Academic  royale  de  musique.  Cet  opera  vient  d'etre 
joue  *  avec  un  succ6s  qu'il  faut  attribuer  a  la  d^pense  que  les 
directeurs  de  ce  spectacle  ont  faite  en  habits  et  en  decorations, 
car  d'ailleurs  le  public  n'a  point  reconnu  dans  le  poeme  le  genie 
et  la  touche  de  M.  Sedaine,  et  les  connaisseurs  ont  trop  bien 
retrouve  dans  la  musique  les  maigres  talents  de  M.  de  Mon- 
signy. Mais  comme  il  y  a  a  Paris  mille  personnes  en  6tat  d'ap- 
pr^cier  le  merite  d'un  poeme,  contre  une  qui  se  connaisse  en 

1.  Aline,  reine  de  Golconde,  fut  representee  pour  la  premiere  fois  le  15  avril 
1766.  (T.) 


32  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

musique,  toutes  les  critiques  se  sont  portees  sur  le  poete,  et 
les  defauts  du  musicien,  bien  autrement  nombreux  et  barbares, 
snt  a  peine  cheque.  II  faut  cependant  convenir  qu'on  n'a  pres- 
que  point  fait  de  reproche  au  poete  qui  ne  soit  fonde.  La  plati- 
tude et  la  barbarie  du  styJe  ne  sont  point  compensees  ici  par 
ces  traits  vrais,  naifs  et  heureux  qui  caracterisent  les  pieces  de 
M.  Sedaine.  II  a  assez  bien  et  assez  naturellement  dispose  le 
sujet ;  mais,  k  cela  pr^s,  il  n'en  a  pas  tire  le  moindre  parti. 

Monsieur  Sedaine,  consolez-vous  cependant  :  car  pour  avoir 
fait  un  mauvais  opera,  je  ne  vous  estime  pas  un  brin  moins 
qu'auparavant,  et  vous  auriez  peut-6tre  perdu  dans  mon  esprit, 
si  vous  y  aviez  reussi.  Souvenez-vous  que  M.  de  Voltaire,  qui  a 
excelle  dans  tons  les  genres,  n'a  jamais  pu  r^ussir  dans  celui-ci. 
Ses  chutes  sur  ce  theatre  lui  ont  toujours  donn6  un  titre  de 
plus  a  mon  admiration ;  son  esprit  juste  et  vrai  n'a  jamais  su 
se  plier  au  faux  gout  de  ce  genre,  qu'une  antique  superstition 
lui  a  fait  regarder  comme  admirable.  Ce  genre  sera  toujours 
fastidieux  et  insupportable  aux  gens  de  gout;  et  si  Dieu  fait 
jamais  la  grace  aux  Francais  de  leur  ouvrir  les  oreilles,  et  de 
leur  faire  comprendre  ce  que  c'est  que  la  musique,  on  ne  croira 
jamais  qu'une  nation  si  polie  et  si  cultivee  d'ailleurs  ait  pu 
supporter  cent  ans  de  suite  ce  qu'elle  appelle  un  opera.  Le 
vrai  reproche  que  M.  Sedaine  a  ^  se  faire,  c'est  de  n'avoir  pas 
tente  de  hater  cette  revolution. 

—  M.  de  Bury  a  fait,  I'ann^e  dernifere,  une  Histoire  de 
Henri  /F  en  plusieurs  volumes.  Person  ne,  Dieu  merci,  n'a  lu 
cette  histoire ;  et  il  ne  faut  pas  6tre  maladroit  pour  ecrire,  au 
milieu  de  la  capitale,  la  vie  du  roi  le  plus  cher  k  la  nation 
sans  que  la  nation  le  sache.  Ce  M.  de  Bury  est  un  polisson  qui 
peut  se  placer  hardiment  a  c6t6  de  M.  le  marquis  de  Luchet, 
si  justement  decrie  pour  ses  talents  historiques.  II  a  plu  a  M.  de 
Bury  d'attaquer,  dans  sa  pr6face,  I'histoire  de  I'lllustre  presi- 
dent de  Thou,  de  la  facon  du  monde  la  plus  temeraire;  et 
M.  de  Voltaire  a  cru  devoir  justifier  la  memoire  de  cet  homme 
celebre,  dans  une  feuille  de  trente-huit  pages  qui  vient  de 
paraitre'.  M.  de  Voltaire  a  tort.  II  d^montre  qu'un  homme  qui 

1.  Le  President  de  Thou  justifie  contre  les  accusations  de  M.  de  Bury,  auteur 
d'unevie  de  Henri  IV  (1766),  in-8°. 


MAI  1766.  33 

6crit  le  fran^ais  comme  M.  de  Bury,  c*est-i-diie  comme  un 
d6crotteur,  n'a  pas  le  droit  d'attaquer  un  homme  du  m6rite  de 
M.  de  Thou.  M.  de  Voltaire  a  tort.  Eh!  que  diable  cela  fait-il 
que  M.  de  Bury  attaque  ou  n'altaque  pas,  qu'il  loue  ou  qu'il 
blame?  Quoi  qu'il  fasse  et  qu'il  dise,  il  ne  m6rite  certainement 
pas  I'honneur  d'etre  relev6  par  M.  de  Voltaire;  mais  puisque 
celui-ci  se  determinait  a  le  chatier,  il  fallait  du  moins  en  faire 
justice  severe,  et  le  trailer  avec  le  m6pris  et  I'indignation 
convcnables,  et  non  comme  si  M.  de  Bury  etait  quelque  chose. 
Voili  ce  que  je  prends  la  liberty  de  remontrer  a  M.  de  Voltaire. 
Je  sais  bien  qu'il  n'est  pas  fach6  de  rapporter  k  cette  occasion 
quelques  lettres  originales,  dejk  ins6r6es  dans  le  Mercure,  et 
quelques  propos  connus  de  Henri  IV,  qui  ne  sont  pas  k  la  plus 
grande  gloire  de  la  religion  catholique,  apostolique  et  romaine; 
mais  il  ne  fallait  pas  m61er  le  sacre  avec  le  profane,  les  mots 
du  grand  Henri  avec  les  b6vues  et  le  jargon  de  ce  Bury.  M.  de 
Voltaire  lui  reproche  de  parler  de  lui-m6me,  et  de  nous  dire 
qu'il  a  deji  donn6  au  public  une  viede  Philippe  de  Mac6doine*. 
Hlustre  patriarche,  vous  avez  de  I'humeur.  Comment  I'auriez- 
vous  done  su  s'il  ne  vous  I'eut  pas  dit,  et  qui  voulez-vous 
done  qui  parle  de  M.  de  Bury,  si  ce  n'est  pas  lui-m6me? 

—  On  a  imprime  k  Londres,  en  fran^ais  et  en  anglais,  une 
lettre  de  M.  de  Voltaire,  adressee  k  Jean-Jacques  Pansophe, 
autrement  dit  Rousseau*.  Dans  cette  lettre,  qui  est  defiguree 
par  un  nombre  infini  de  fautes  d'impression,  M.  de  Voltaire  se 
defend  de  I'imputation  d' avoir  nui  k  M.  Rousseau  k  Geneve, 
imputation  certainement  aussi  fausse  et  aussi  injuste  qu'o- 
dieuse.  Chemin  faisant,  M.  de  Voltaire  dit  k  Jean-Jacques 
Pansophe  beaucoup  de  Veritas  dures  qu'il  aurait  tout  aussi 
bien  fait  de  lui  epargner.  Ce  pauvre  Jean-Jacques  est  assez 
malheureux  par  son  propre  fait  pour  qu'on  ait  de  I'indulgence 
pour  lui,  et  qu'on  ne  prenne  pas  garde  a  ses  hearts;  mais  M.  de 


i.  Histoire  de  Philippe  et  d'Alexandrele  Grand,  rois  de  Macedoine,  par  da 
Bury,  1760,  10-4". 

2.  Le  docteur  Pansophe,  ou  Lettres  deM.de  Voltaire  (et  de  Borde),  Londres, 
1766,  in-12.  La  lettre  du  docteur  Pansophe  est  de  Borde.  Voltaire  avait  d'abord 
attribu^  cette  pi6ce  satiriquo  k  I'abb^  Coyer,  qui  I'a  d&avou6e  par  une  lettro 
ins^rde  dans  les  OEuvres  diverses  deJ-.J.  Rousseau,  Edition  de  .Neufchitel  (Paris), 
tome  VIL  (T.) 

VII.  3 


34  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

Voltaire  n'entend  pas  cette  morale,  et  il  a  ete  trop  sensible  a 
cette  accusation  pour  I'oublier  si  vite. 

'  —  II  faut  passer  en  revue  une  foule  de  romans  qui  ont  paru 
depuis  peu. 

Lucy  Welters  est  un  rdman  anglais  en  deux  volumes,  traduit 
par  un  certain  M.  le  marquis  de  La  Sailed  Cela  est  au-dessous 
du  mediocre.  Nous  avons  traduit  tout  ce  que  les  Anglais  ont  de 
precieux  en  ce  genre;  mais  pourquoi  traduire  le  mauvais? 
Quant  a  nos  traducteurs,  quelque  precipitation  que  feu  I'abb^ 
Prevost  ait  mise  b.  faire  ses  traductions,  il  s'en  faut  bien  qu'il 
ait  ete  remplace.  On  dit  que  ce  roman  est  d'une  dame  de 
Londres ;  et  puisque  Paris  a  sa  M""*  Bontemps,  sa  M'"^  Benoist, 
sa  M'"'  Guibert,  etc.,  etc.,  pourquoi  Londres  n'aurait-il  pas  les 
siennes? 

On  attribue  a  I'auteur  de  Lucy  Welters  un  autre  roman 
intitule  les  Frdres^  ou  Histoire  de  miss  Osmond.  Celui-ci  vient 
aussi  d'etre  traduit  par  M.  de  Puisieux,  en  quatre  parties.  Je  ne 
sais  si  cette  M.  signifie  monsieur  ou  madame  de  Puisieux  ^ ;  car 
M""®  de  Puisieux  etait  autrefois  un  auteur  celfebre;  mais  de- 
puis que  M.  Diderot  ne  la  voit  plus,  elle  parait  avoir  quitte  la 
litterature.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  roman  de  Miss  Osmond  est 
encore  plus  pi  toy  able  que  le  precedent. 

Ne  lisez  pas  les  plats  et  tristes  M&moires  du  Chevalier  de 
Gonthieu,  publics  par  M.  de  La  Groix,  en  deux  volumes.  Ce 
M.  de  La  Groix  a  bien  les  meilleures  intentions  du  monde.  G'est 
dommage  que  les  gens  a  bonnes  intentions  soient  de  si  pauvres 
poetes  et  de  si  ennuyeux  auteurs. 

Les  M^moires  d'une  Retigieuse,  6crits  par  elle-meme,  et 
recueillis  par  M.  deL...,  en  deux  parties,  sont  d'une  platitude 
bien  plus  amusante'.  Du  moins  on  y  trouve  une  amante  qui, 
quand  on  la  chagrine,  a  un  d6bordement  de  bile  tout  pr6t 
qu'elle  vomit  sur  ses  persecuteurs.  Son  amant  s' etait  sauve 
sur  un  toit,  et  Ik,  s'appuyant  sur  une  chemin6e,  il  entend  les 
gemissements  de  sa  triste  maltresse.  Tout  aussitot  ses  forces 
I'abandonnent,  les  pieds  lui  manquent,  et  il  tombe  evanoui  par 

1.  La  Haye  et  Paris,  1766,  2  vol,  in-12. 
2. 1766,  4  part,  ia-12.  L'm  qui  est  sur  le  titre  signifie  monsieur. 
3.  Les  Memoires  d'une  Beligieuse  (1766,  2  part,  in-12)  sont  de  I'abbc  de  Long- 
champs,  mort  h  Paris,  en  1812,  dans  une  grande  misfere.  (B.) 


MAI  1766.  35 

le  trou  de  la  chemin6e  aux  pieds  de  sa  tendre  amie,  plein  de 
sang  et  de  suie.  Je  ne  voiis  parle  ici  que  des  moindres  mer- 
veilles  de  ce  roman,  dont  le  style  rdpond  parfaitement  k  la 
dignity  et  au  pathetique  du  fond. 

Apr6s  cela,  je  ne  vous  conseille  pas  de  lire  ni  Mahulem, 
histoire  orientale  S  ni  la  Reine  de  Benni,  nouvelle  historique*, 
ni  Almanzaide  ,  histoire  africaine.  Tout  cela,  c'est  de  I'eau 
ti6de  auprfes  de  notre  llcligiense. 

J'en  dis  autant  des  Lcttrcs  gidantes  et  historiques  d'un  che- 
valier de  Make.  L'auteur  de  cette  rapsodie  a  un  secret  sur  pour 
se  d6faire  des  gens  dont  il  n'a  plus  besoin.  II  les  envoie  h.  la 
guerre  en  detachement.  lis  sont  blesses  et  cr^vent.  Le  pauvre 
chevalier  de  Malte  p6rit  ainsi  lui-m6me  sur  les  gal6res  de  la 
religion,  le  tout  pour  desoler  iine  pauvre  niaitresse  qui  de 
d^sespoir  prend  le  voile. 

Cilianne,  ou  les  Amants  siduits  par  leurs  vertus,  est  un 
nouveau  roman  public  par  l'auteur  A'^lisabeth,  autrement  dit 
M""  Benoist,  volume  in-12  de  plus  de  deux  cents  pages.  J'ap- 
prouve  fort  qu'un  auteur  mette  sur  le  titre  de  ses  nouvelles 
productions  la  notice  de  ses  p6ches  precedents.  Quand  je  vols 
un  roman  fait  par  l'auteur  de  I'insipide  Elisabeth,  je  suis  dis- 
pense de  le  lire.  Ici  les  amants,  s6duits  par  leurs  vertus,  sont 
deux  personnes  mariees  que  I'attrait  de  leurs  vertus  reciproques 
porte  k  manquer  aux  engagements  du  mariage;  ou,  sous  une 
plume  moins  delicate  que  celle  de  M'"*  Benoist,  c'est  la  tendre 
et  vertueuse  Celianne  pr^te  i  faire  son  mari  cocu  en  faveur  du 
vertueux  Mozime.  M'"^  Benoist  se  flatte  que  son  roman  sera  un 
puissant  pr6servatif  contre  I'amour  pour  toutes  les  jeunes 
femmes  de  Paris ;  et  cet  effet  serait  immanquable,  si  Ton  pou- 
vait  leur  persuader  que  I'amour  est  r6ellement  aussi  insipide 
que  M°"»  Benoist  a  le  talent  de  le  peindre. 

En  faisant  passer  toute  cette  cargaison  de  romans  aux  lies, 
on  n'oubliera  pas  d'y  joindre  les  Passions  des  di/f^rents  dgcs 
ou  Tableau  des  folies  du  siicle,  contenant  quatre  historiettes 

4.  Par  Marescot,  1766,  in-12. 

2.  Par  lo  marquis  de  Luchet,  1766,  in-12. 

3.  Cette  Almanzaide  n'ctait-ellc  pas  une  rdimproesion  de  la  nouvelle  du  m6me 
litre,  Paris,  Barbin,  1674,  in-12,  dont  M»«  de  La  Roche-Guilhem  dtait  ranonyme 
auteur?  (T.) 


36  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

en  un  petit  volume,  savoir  :  le  Jeune  homme,  le  Vieillard,  la 
Jeune  fille,  et  la  Vieille.  Je  crois  ce  detestable  chiffon  d'une 
certaine  chenille  appelee  Nougaret*. 

Les  M^moires  du  marquis  de  Solanges,  en  deux  volumes^, 
sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  passable  dans  cet  enorme  fatras  d'insi- 
pidites  et  de  platitudes.  Je  ne  sais  qui  est  I'auteur  de  Rose, 
a  qui  nous  les  devons ;  mais  parmi  les  aveugles  il  est  ais6  a 
un  borgne  de  faire  le  voyant.  Je  conseille  k  I'auteur  de  Rose 
d'6pouser  I'auteur  ^'Elisabeth,  et  de  nous  laisser  en  repos. 

—  Nous  avons  vu  I'hiver  dernier,  sur  le  theatre  de  la  Gom6- 
die-Fran^aise,  le  debut  d'une  M"*^  de  La  Ghassaigne,  qui  avait 
choisi  le  nom  de  Sainval  pour  son  nom  de  theatre  ^  Cette  actrice, 
pompeusement  annoncee,  n'a  repondu  a  I'attente  du  public  sur 
aucun  point.  En  consequence,  elle  a  et6  renvoy6e  du  theatre 
au  bout  de  quelques  semaines.  Une  autre  M"^  Sainval  vient  de 
d^buter  avec  un  succes  bien  different*.  Son  debut  a  attire 
beaucoup  de  monde  k  la  Gomedie,  et  elle  a  reuni  presque  tous 
les  suffrages.  Elle  a  joue  successivement  les  roles  d'Ariane, 
d'Alzire,  et  celui  d'Amenaide  dans  la  trag^die  deiTancrdde.  On 
lui  a  trouve  de  Tinteliigence,  de  la  chaleur  et  du  path^tique, 
et  elle  a  regu  dans  tous  ces  roles  de  grands  applaudissements. 
Gette  actrice  vient  de  Lyon,  ou  elle  a  jou6  quelque  temps.  On 
ne  doute  point  qu'elle  ne  soit  recue,  et  comme  nous  sommes 
aussi  prompts  ei  nous  flatter  qu'k  nous  decourager,  nos  connais- 
seurs  nous  assurent  deja  que,  par  cette  acquisition,  M'^'  Glairon 
sera  remplac6e.  Jele  voudrais.  Jene  refuse  pas  a  M"^  Sainval  du 
talent  et  de  grandes  dispositions ;  mais  elle  a  un  grand  incon- 
venient, c'est  qu'elle  est  excessivement  laide.  On  assure  qu'elle 
n'a  pas  vingt-deux  ans,  et  elle  a  I'air  d'en  avoir  quarante  au 
theatre.  On  ne  saurait  dire  que  la  douleur  I'embellisse,  car  elle 
devient  plus  laide  k  mesure  que  la  passion  I'anime  et  se  peint 
sur  son  visage.  II  est  vrai  que  sa  chaleur,  et  quelquefois  la 
verite  de  1' expression,  entrainent  en  depit  de  la  laideur ;  mais  je 
doute  que  chez  une  nation  veritablement  enthousiaste  des  beaux- 
arts,  et  en  particulier  de  I'art  dramatique ,  aucun  talent,  aucun 

1.  Nougaret  etait  en  effet  auteur  de  cet  ouvrage  ;  1766,  in-12. 

2.  Par  Desboulmiers;  1766,  2  vol.  in-12. 

3.  Voir  la  note  de  la  page  492  du  tome  VI. 
4   Voir  la  note  precitee. 


MAI    1766.  37 

avantage  pftt  contre-balancer  I'inconvenient  de  la  laideur  :  la 
beauts,  lagr&ce  des  formes  et  des  figures,  paraissent  la  quality 
principale  et  la  plus  essentielle  du  com^dien,  quoiqu'on  puisse 
les  poss6der  sans  talent.  M"*  Sainval  n'a  pu  continuer  son 
debut,  parce  qu'elle  est  grosse  de  plus  de  cinq  mois.  On  dit 
qu'elle  a  le  malheur  d'etre  passionnee  pour  un  mauvais  sujet, 
de  moeurs  aussi  basses  que  d'extraction,  et  qui  la  maltraite 
indignement  sans  pouvoir  la  guerir  de  son  malheureux  pen- 
chant :  autre  raison  pour  esperer  peu  de  M"o  Sainval,  malgr6 
ses  dispositions.  Le  d6sordre  et  la  bassesse  sont  ce  qu'il  y  a  de 
plus  contraire  k  la  perfection  de  I'art  dramatique.  II  n'y  a 
point  de  profession  qui  ait  autant  besoin  d'enthousiasme  et 
d'el^vation  de  sentiments  que  celie  du  comedien ;  mais  vu  que 
nous  sommes  des  oisifs  qui  n'allons  au  spectacle  que  par 
d6soeuvrement,  et  tr6s-peu  curieux  de  la  perfection  de  I'art, 
tout  est  bon  pour  nous.  La  reception  de  M"®  Sainval  ne  sera 
d6cidee  qu'apr^s  ses  couches,  ce  qui  fera  une  esp6ce  de  second 
d6but;  mais  je  crains  que,  malgr6  ses  succ^s,  elle  ne  parvienne 
jamais  k  m^riter  une  place  dans  I'histoire  du  Th6atre-Francais 
k  c6t§  des  Le  Gouvreur  et  des  Glairon. 

—  Jean  Astruc,  docteur-regent  de  la  Faculty  de  medecine 
de  Paris,  vient  de  mourir,  §,ge  de  plus  de  quatre-vingts  ans*. 
C'6tait  un  praticien  mediocre,  et  m6me  trfes-mauvais,  a  ce  que 
je  crois;  mais  c'etait  un  savant  medecin.  Son  traite  des  Maladies 
v^n^riennes^ ^  ecrit  en  latin,  I'a  rendu  c616bre  parmi  les  mede- 
cins  de  toute  I'Europe,  et  par  les  connaissances  qu'il  renferme, 
et  par  la  mani^re  dont  il  est  ecrit.  II  s'en  faut  bien  que  son  der- 
nier ouvrage  Sur  les  Maladies  des  femmes^  merite  le  meme 
eloge.  II  estplein  de  faussetes;  non  que  I'auteurne  sut  dire  la 
verit6,  mais  parce  qu'il  la  sacrifiait  k  rint6r6t  le  plus  frivole. 
Ainsi,  dans  ce  dernier  trait6,  pour  soutenir  un  systfeme  qu'il  a 
cru  devoir  adopter,  il  a  mieux  aime  changer  la  forme  de  la 
matrice  dans  les  femraes,  et  la  repr^senter  autrement  qu'elle 
n'est,  que  de  convenir  que  son  syst^me  est  faux :  proc6d6  tr6s- 
capable  d'induire  en  erreur  de  jeunes  m6decins,  mais  dont  le 

1.  Astruc,  nd  en  168 1,  mourut  le  5  mai  1766. 

2.  De  Morbis  venereis,  libri  sex.  La  premiere  (5dition  est  de  Paris,  1736,  ia-i".  II 
y  en  a  une  traduction  de  Jault,  qui  a  m  plusieurs  fois  r6imprim(5e.  (T.) 

3.  1761-66,  6  vol.  in-12. 


38  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

fait  m'a  et6  certifie  par  un  grand  et  savant  medecin.  Astruc  6tait 
un  des  hommes  les  plus  decries  de  Paris.  II  passait  pour  fripon, 
fourbe,  mechant,  en  un  mot  pourun  tr6s-malhonn6te  homme. 
II  6tait  violent  et  emporte,  et  d'une  avarice  sordide.  II  faisait  le 
devot,  ets'etait  attache  aux  jesuites  dans  le  temps  qu'ils  avaient 
tout  credit  et  toute  puissance.  II  est  mort  sans  sacrements,  parce 
qu'il  ne  voyait  plus  rien  a  gagner  par  I'hypocrisie  au  dela  du 
tr^pas.  G'est  un  savant  et  mechant  homme  de  moins.  II  etait 
beau-p6redeM.  de  Silhouette,  qu'un  ministferedequelquesmois 
a  rendu  I'objet  de  la  haine  publique;  le  gendre  a  aussi  toujours 
affiche  la  devotion,  et  le  public  ne  croit  gufere  plus  a  sa  pro- 
bite  qu'a  celle  de  feu  son  detestable  beau-pfere. 

15  mai  1766. 

II  me  reste  un  mot  a  dire  sur  la  musique  de  la  Beine  de 
Golconde.  M.  de  Monsigny  n'est  pas  musicien  de  profession,  et 
11  n'y  a  rien  qui  n'y  paraisse.  Sa  composition  est  remplie  de 
solecismes ;  ses  partitions  sont  pleines  de  fautes  de  toute  espfece. 
II  ne  connalt  point  les  effets  ni  la  magie  de  I'harmonie ;  il  ne 
salt  pas  meme  arranger  les  differentes  parties  de  son  orchestre 
et  assigner  a  chacune  ce  qui  lui  appartient :  ses  basses  sont 
presque  toujours  detestables,  parce  qu'il  ne  connalt  pas  la  ve- 
ritable basse  du  chant  qu'il  a  trouv6,  et  qu'il  met  ordinaire- 
ment  dans  la  basse  ce  qui  devrait  6tre  dans  les  parties  inter- 
mediaires.  Aussi,  toute  oreille  un  peu  exercee  est  bientot 
exced6e  de  cette  foule  de  barbarismes,  el,  en  Italie,  M.  de  Mon- 
signy serait  renvoye  du  theatre  a  I'^cole,  pour  etudier  les  pre- 
miers elements  de  son  art,  et  expier  ses  fautes  sous  la  ferule  ; 
mais  en  France,  le  public  n'est  pas  si  difficile,  et  quelques 
chants  agreables  mis  en  partition  comme  il  plait  a  Dieu,  des  ro- 
mances surtout,  genre  de  musique  national,  pour  lequel  le  par- 
terre est  singuliferement  passionne,  ont  valu  a  ce  compositeur  les 
succ6s  les  plus  flatteurs  et  les  plus  eclatants.  On  le  regardait  m6me 
comme  I'hommele  plusproprea  op6rer  une  revolution  sur  le  thea- 
tre de  rOpera,  et  a  faire  la  transition  de  ce  vieux  et  miserable 
gout  qui  y  rfegne  h  un  nouveau  genre,  sans  trop  choquer  les 
partisans  de  la  vieille  boutique  et  sans  trop  deplaire  aux  ama- 
teurs de  la  musique. 


MAI   176C.  39 

M.  de  Monsigny  a  mal  justifl6  ces  esperanccs  :  il  n'a  pas  fait 
faire  uii  pas  k  I'art.  Son  op6ra  de  la  Jieinc  de  Golrondc  est  un 
opera  frangais  dans  toute  la  rigueur  du  terme,  et  je  delie  les 
plus  grands  rigoristes  de  lui  reprocher  la  moindre  innovation, 
la  plus  petite  her6sie.  II  en  est  arrive  une  chose  bien  simple, 
c'est  que  M.  de  Monsigny  n'a  contente  aucune  classe  de  ses 
juges.  Les  amateurs  de  la  musique  I'ont  abandonne  aux  vieilles 
perruques,  qui  ne  lui  ont  pas  rendu  justice.  Ce  compositeur  a 
oublie  de  faire  une  observation  de  la  plus  grande  importance 
pour  un  musicien  qui  veutr6ussir  ;  c'est  qu'on  vante  la  musique 
de  Lulli,  non  parce  qu'on  la  trouve  reelleraent  belle,  mais  parce 
qu'elle  est  vieille.  Ainsi,  tout  homme  qui  travaille  k  s'approcher 
du  vieux  gout  est  siir  de  d6plaire  m6me  a  ceux  qui  en  sont  les 
plus  chauds  d^fenseurs. 

Sans  6tre  charge  des  pleins  pouvoirs  d'aucun  parti,  je  vais 
tracer  ici  quelques  articles  pr61iminaires,  sans  I'observation  des- 
quels  je  promets  k  M.  de  Monsigny,  et  k  tout  compositeur  qui 
voudra  essayer  un  opera  fran^ais,  qu'ils  n'obtiendront  jamais 
de  succ^s  durable.  On  ira  toujours  k  I'Opera,  parce  que  I'oisi- 
vet6  et  le  desoeuvrement  y  conduiront  toujours ;  mais  les  gens 
de  goCit  ne  s'y  plairont  jamais. 

Je  dirai  done,  en  premier  lieu,  que  la  France  n'aura  jamais 
de  spectacle  en  musique  si  Ton  ne  s6pare  pas  distinctement 
I'air  et  le  recitatif.  Gelui-ci  ne  doit  point  6tre  chante,  il  doit 
6tre  une  declamation  not^e  et  parlee  :  cette  declamation  doit 
tenir  le  milieu  entre  la  declamation  ordinaire  et  commune  et  le 
chant.  Quoique  mesure  et  soutenu  d'une  basse,  le  recitatif  ne 
doit  point  se  debiter  en  mesure ;  il  suflit  qu'il  soit  ponctue  avec 
justesse,  et  que  les  v^ri tables  inflexions  du  discours  y  soient 
bien  marquees ;  tout  le  reste  doit  etre  abandonne  a  I'intelli- 
gence  de  I'acteur.  Je  dis  de  I'acteur,  et  non  du  chanteur  :  le 
recitatif  ne  peut  faire  de  I'effet  que  lorsque  le  poete  a  fait  une 
belle  sc6ne,  et  que  I'acteur  la  joue  bien, 

L'air  doit  etre  reserve  aux  moments  de  situation,  de  cha- 
leur,  de  passion,  d'enthousiasme.  Tout  air  doit  6tre  pour  airisi 
dire  une  situation,  et  c'est  ainsi  que  I'illustre  Metastasio  I'em- 
ploie  toujours,  si  vous  en  exceptez  les  airs  qui  renferment  un 
tableau  ou  une  comparaison ;  et  j'avoue  que  je  retrancherais 
volontiers  ce  dernier  genre  d'airs  de  la  musique  theatrale. 


/iO  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

Le  recitatif  oblige  a  une  nuance  de  chant  plus  forte  que 
le  r6citatif  ordinaire  ;  il  tient  le  milieu  entre  celui-ci  et  le  chant 
de  I'air. 

Mettez  les  airs  les  plus  beaux  et  les  plus  sublimes  I'un  k  la 
suite  de  I'autre,  et  vous  n'en  aurez  pas  fait  executer  quatre  de 
suite  sans  que  votre  oreille  ne  soit  enivr6e,  excedee,  et  que 
vous  n'ayez  r^ussi  a  detruire  tout  charme,  tout  effet,  par  cette 
succession  immediate  des  uns  aux  autres. 

Le  recitatif  etait  done  ce  qu'il  y  avait  de  plus  important  k 
trouver  pour  I'execution  d'un  opera.  Sans  lui,  point  d'action, 
point  de  dialogue,  point  de  scfene,  point  de  repos,  point  de 
charme,  point  d'effet  musical. 

Aussi  il  n'y  a  rien  de  tout  cela  dans  un  op6ra  francais,  parce 
que  son  recitatif  est  un  chant  lourd,  trainant  etlanguissant,  que 
I'acteur  debite  a  force  de  cris  et  de  poumons,  et  qui  dure  de- 
puis  le  commencement  jusqu'a  la  fm.  Ce  recitatif  detestable,  qui 
a  6te  imite  d'aprfes  le  plain-chant  de  I'eglise  et  qui  n'est  pro- 
prementni  chant  ni  declamation,  est  cause  qu'il  n'y  a  ni  air  ni 
recitatif  dans  un  opera  francais,  et  que  I'auditeur  le  plus  intre- 
pide  en  sort  harasse. 

La  faute  la  plus  grave  de  M.  de  Monsigny,  c'est  d' avoir  adopts 
ce  plain-chant  avec  tons  ses  d6fauts,  et  de  n' avoir  pas  songe  k 
distinguer  avec  precision  I'air  et  le  recitatif.  G'etait  se  mettre 
dansl'impossibilite  de  mieux  faire  que  ses  predecesseurs,  depuis 
le  plat  Lulli  jusqu'au  dur  et  lourd  Rameau. 

Secondement,  la  chanson  et  le  couplet  ne  sont  point  du  res- 
sort  de  la  musique  theatrale  :  ils  peuvent  y  6tre  places  histori- 
quement,  c'est-a-dire  qu'un  berger,  par  exemple,  pent  dire  a 
sa  berg^re  qu'on  lui  a  appris  une  telle  chanson,  et  la  chanter; 
mais  il  est  contre  le  bon  sens  de  placer  sur  le  theatre  la  chanson 
et  les  couplets  en  action,  parce  que  le  chant  du  couplet  est 
toujours  un  chant  appris  par  coeur,  et  ne  pent  jamais  avoir 
I'air  d'etre  cree  par  I'acteur  dans  la  chaleur  de  Taction  ou 
dans  les  accSs  et  dans  la  fougue  de  la  passion.  Rien  ne  res- 
semble  moins  au  couplet  que  I'air  ou  Varia  des  Italiens,  qui 
est  le  veritable  chant  du  theatre,  et  qui,  comme  nous  I'avons 
dit,  doit  toujours  etre  place  en  situation.  II  parait  que  c'est  la 
danse  qui  a  fourni  la  premiere  idee  de  I'air  a  celui  qui  I'a  cree 
en  Italie,  et  introduit  sur  le  theatre.  L' application  du  cadre  que 


MAI    1766.  hi 

la  danse  a  fourni  aux  paroles  du  poete,  cette  association  du 
modele  primitif  et  da  technique  d'un  air  de  danse  avec  I'ex- 
prcssion  d'un  sentiment,  les  actions  d'une  passion,  est  un  effort 
de  g^nie  desplus  rares.  L' air  est  done  devenu  I'expression  d'un 
seul  sentiment,  d'une  seule  idee  musicale,  d'une  seule  passion, 
d'une  seule  situation,  avec  toutes  les  varietes  des  nuances  que 
chaque  sentiment,  chaque  passion  renferme. 

L'op^ra  fran^ais  ne  connait  point  I'air.  On  n'y  sait  rompre  la 
monotonie  de  ce  plain-chant  qu'ils  appellent  r6cilalif  que  par 
des  chansons  et  des  romances,  genre  de  musique  faux  et  ab- 
surde  au  theatre.  Ge  quon  appelle  I'ariette,  introduite  en  ces 
derniers  temps  dans  la  musique  theatrale,  k  I'imitation  deVaria 
des  Italiens,  est  d'un  genre  non  moins  faux  que  les  couplets,  et 
d'un  gout  encore  plus  pitoyable.  Bien  loin  d'exprimer  un 
sentiment  ou  une  passion,  I'ariette  ne  renferme  que  des  paroles 
oiseuses  que  le  poete  place  a  propos  de  rien  dans  un  divertis- 
sement, et  que  le  musicien  ne  sait  exprimer  qu'en  jouant  sur 
les  mots  de  la  mani^re  la  plus  puerile. 

M.  de  Monsigny  n'a  rien  innove  a  ce  miserable  protocole. 
Comme  il  a  surtout  reussi  par  ses  romances  dans  ses  autres 
pieces,  il  a  cru  qu'il  n'y  avait  qu'i  les  multiplier  dans  celle-ci 
autant  qu'il  serait  possible,  et  il  n'apaspr^vu  qu'ellesse  feraient 
tort  les  unes  aux  autres,  et  qu'a  la  troisi^me  tout  le  monde  se- 
rait excede.  Quant  k  ses  ariettes,  qu'il  a  placees  dans  les  diver- 
tissements suivant  I'usage,  elles  nesonten  rien  superieures  aux 
mesquines  et  pitoyables  ariettes  de  Rameau  et  consorts.  Ainsi 
I'air,  I'tfrm,  reste  toujours  a  creer  dans  1' opera  fran^ais. 

Troisi^mement,  les  choeurs  ne  sont  pas  plus  que  les  couplets 
propres  k  la  musique  de  theatre.  Aussi  rien  n'est  plus  froid  et 
plus  ennuyeux  que  tons  ces  choeurs  dont  un  opera  francais  est 
farci,  et  que  ses  partisans  ont  I'imb^cillite  de  regarder  comme 
un  avantage.  Lorsque  le  poete  introduit  dans  sa  pi6ce  le  peuple 
ou  la  foule  comme  acteurs,  je  sens  que  cette  foule  pent  pousser 
uncridejoie,  d' admiration,  de  douleur,  de  surprise,  d'effroi,etc.; 
mais  de  lui  faire  chanter  un  long  couplet  en  parties,  et  par 
consequent  non-seulement  un  chant  appris  par  cosur,  mais 
concerte  d'avance  entre  les  executants,  et  qui  cependant  au 
theatre  doit  avoir  I'air  d'6tre  suggere  par  Taction  du  moment, 
c'est  offenser  gri^vement  le  bon  sens   et  porter  rabsurdit6  k 


42  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

son  comble,  a  moins  que  ce  choeur  ne  consiste  dans  I'execution 
de  quelque  hymne  ou  de  quelque  autre  chant  consacre  par  la 
religion  et  I'usage,  et  que  le  peuple  peut  etre  suppose  de  savoir 
par  cceur.  On  a  emprunte  les  choeurs  du  theatre  ancien ;  mais 
en  eel  a,  comme  en  beaucoup  d'autres  choses,  on  a  montre  peu 
de  jugement.  La  representation  theatrale  avait  tout  un  autre 
but  chez  les  peuples  anciens  que  chez  nous  :  c'etait  un  acte  de 
religion  et  d'instruction  publique.  Cette  derni^re  partie  6tait 
particulierement  confiee  au  chceur.  C'etait  pour  ainsi  dire  un 
personnage  moraliste  et  intermediaire  entre  I'acteur  et  le  spec- 
tateur,  charg6  d'inspirer  a  celui-ci  de  bons  sentiments  moraux 
resultant  du  fond  du  sujet.  Quand  il  quitte  le  role  de  mora- 
liste, et  qu'il  se  mele  k  Taction,  la  foule  se  tait,  et  il  n'y  a  plus 
qu'un  ou  deux  interlocuteurs  qui  parlent.  Le  caract^re  distinctif 
des  ouvrages  anciens  est  ce  jugement  sur  et  profond  qui 
accompagne  toujours  les  operations  du  vrai  genie.  Nous  autres 
peuples  modernes,  nous  ne  sommes  que  des  enfants  et  des 
singes  qui  avons  imite  a  tort  et  a  travers,  et  souvent  contre  le 
bon  sens,  ce  que  nous  avons  trouve  6tabli  chez  nos  maltres. 
Aussi  il  n'y  a  rien  qui  n'y  paraisse  ;  et  pour  s'en  convaincre  on 
n'a  qu'a  comparer  la  gravite  des  choeurs  de  Sophocle  avec  la 
frivoHte  et  lapauvrete  des  choeurs  de  Quinault. 

M,  de  Monsigny,  au  lieu  de  donner  un  bon  exemple  en 
retranchant  les  choeurs  de  son  opera,  les  a  multiplies  a  I'excfes, 
et  a  perpetu6,  autant  qu'il  a  d^pendu  de  lui,  un  defaut  qu'on  a 
la  sottise  de  regarder  comme  une  beaute,  tandis  que  les  Ita- 
liens  Tout  retranche  depuis  longtemps,  et  avec  beaucoup  de 
jugement,  de  leur  spectacle  musical. 

En  quatrifeme  lieu,  aussi  longtemps  que  Ton  melera  la 
danse  avec  le  chant,  les  scenes  et  les  ballets,  il  sera  impos- 
sible qu'il  y  ait  jamais  un  veritable  int6ret  dans  un  poeme 
d'op«5ra;  et  le  moyen  d'attacher  et  de  procurer  du  plaisir  par 
la  representation  theatrale,  lorsqu'elle  est  d^pourvue  d'interet, 
ou  que  cet  inter^t  se  r6duit  a  une  scfene  dans  tout  le  cours  de 
la  pifece,  au  lieu  qu'il  doit  commencer  avec  elle,  et  croitre  par 
gradation  de  scene  en  scene,  jusqu'au  denoument?  Les  Italiens 
ont  absolument  banni  et  separe  la  danse  de  leur  op6ra,  et  ont 
montre  en  cela  autant  de  discernement  que  de  gout.  En  France, 
au  contraire,  on  regarde  la  reunion  de  la  danse  et  du  chant 


MAI    17GG.  48 

dans  le  rafime  spectacle  comma  un  chef-d'oeuvre  de  I'art  et 
comme  une  preuve  de  la  superiority  de  I'opc^ra  francais  sur 
rop6ra  italien.   Belle  chim^re !  Pretention   bien  fondC'e!   Pre- 
mi6rement,  c'est  le  comble  de  la  barbaric  et  du  mauvais  goQt 
de  m^ler  ensemble  deux  arts  d'imitation,  et  si  vous  ^tudiez  les 
premiers  elements  du  gout,  vous  sentirez  que  celui  qui  imite  par 
le  chant  ne  doit  jamais  se  trouver  dans  la  m6me  pi6ce  avec 
celui  qui  imite  par  la  danse,  I'unit^  de  I'imitation  n'etant  pas 
moins  essentielle  que  I'unit^  de  Taction.  En  second  lieu,  je 
mets  en  fait  que  ce  melange  de  danse  et  de  chant   detruit 
n6cessairement  I'inter^t,  parce  qu'^  chaque  fois  le  ballet  arr^te 
Taction,  et  que  lorsque  la  danse  est  finie,  Tame  du  spectateur 
est  loin  de  Timpression  qu'une  sc6ne  touchante  aurait  pu  lui 
faire.  Aussi  les  ballets   ne  soht  si  agreables  et  si  desires  k 
TOpera  que  parce  que  le  poeme  est  insipide  et  froid,  et  qu'il 
ennuie ;  mais  dans  une  pi6ce  veritablement  int^ressante,  je 
d^fie  le  poete  le  plus  habile,  quelque  art  qu'il  puisse  avoir, 
d'amener  un  ballet  sans  arr^ter  Taction,   et  par  consequent 
sans  detruire  k  chaque  fois  Teffet  de  toute  la  representation. 
Remarquez  que  la  danse  peut  6tre  historique  dans  une  pi^ce, 
comme  la  chanson.  Donnez-moi  un  genie  sublime,  et  je  vous 
montrerai  Catherine  de  Medicis  faisant  ses  preparatifs  du  car- 
nage de  la  Saint-Barth61emy,  au  milieu  des  f^tes  et  des  danses 
de  la  nocedu  roi  de  Navarre.  Le  contraste  de  la  tranquilliteappa- 
rente  qui  va  faire  ^clore  de  si  affreux  forfaits,  ce  melange  de 
galanterie  et  de  cruaute,  si  je  sais  Tart  d'6mouvoir,  vous  fera 
frissonner  jusque  dans  la  moelle  des  os;  mais  je  ne  crains  pas 
que  vous  puissiez  avoir  jamais  vu  rien  de  semblable  sur  le 
theatre  de  T0p6ra,  ni  qu'aucun  de  ceux  qui  s'en  m^lent  soit  en 
6tat  d'en  concevoir  seulement  Tefiet.  On  ne  nous  donne  sur  nos 
theatres  que  des  jeux  d'enfants,  parce  qu'on  salt  bien  qu'on 
ne  joue  pas  devant  des  hommes,  et  que,  jusque  dans  les 
amusements,  on  redoute  une  certaine  dignity  et  une  certaine 
Anergic. 

MM.  Sedaine  et  de  Monsigny  ne  se  sont  pas  doutes  du 
mauvais  elTet  de  ce  melange  du  chant  et  de  la  danse.  lis  ont 
voulu  en  tout  se  conformer  au  protocole  de  la  boutique  de 
TOpera  francais,  et  le  public  leur  a  rendu  justice  en  rangeant 
leur  opera  dans  la  classe  de  ces  ouvrages  insipides  et  barbares 


hh  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

qui  seront  enterres  sous  les  ruines  de  cette  vieille  masure,  le 
jour  que  les  Francais  sauront  ce  que  c'est  qu'un  spectacle  en 
rausique. 

M.  le  chevalier  de  Ghastellux  a  ecrit  I'annee  dernifere  un 
Essai  sur  I'union  de  la  poSsie  et  de  la  musique,  qui  contient 
de  tr6s-bons  principes  que  nos  jeunes  poetes  surtout  auraient 
du  etudier  avec  le  plus  grand  soin.  Pas  un  n'en  a  profile  jusqu'a 
present,  et  rien  ne  prouve  mieux  I'inutilite  des  preceptes  et  des 
poetiques.  Un  seul  beau  tableau  apprend  plus  sur  la  peinture 
que  vingt  traites  qui  traitent  de  I'art.  L'ecritde  M.  le  chevalier 
de  Ghastellux  n'a  pas  meme  fait  de  sensation.  11  est  vrai  qu'il 
est  un  peu  froid,  et  qu'on  a  de  la  peine  k  se  faire  k  un  ton  si 
froid  sur  un  art  si  plein  de  chaleur  et  d'enthousiasme ;  mais 
enfin  cet  ecrit  contient  des  vues  tout  a  fait  neuves,  du  moins 
en  France,  et  dont  certainement  aucun  poete  lyrique  ne  se 
doute. 

J'ai  aussi  tache  d'exposer  mes  idees  dans  VEncyclopMie, 
a  I'article  Poeme  lyrique.  Si  vous  daignez  le  parcourir,  je  le 
recommande  a  votre  indulgence;  je  n'ai  point  eu  le  loisir  de 
lui  donner  la  perfection  dont  il  aurait  ete  susceptible.  Yous  y 
trouverez  peut-6tre  quelques  vues  trop  hasardees  et  qui  pour- 
ront  meme  paraitre  extravagantes ;  mais  je  vous  supplie  de  ne 
les  pas  rejeter  legferement;  et  si  j'en  avals  le  temps,  je  ne 
croirais  pas  impossible  de  les  porter  a  un  haut  degr6  de  proba- 
bilite.  Au  reste,  je  n'ai  pas  vu  cet  article  imprime,  et  ne  sais 
quel  air  il  a  dans  ce  fameux  dictionnaire  :  car  jusqu'a  present 
les  sages  precautions  du  gouvernement  nous  preservent  tou- 
jours  efficacement  du  venin  de  YEncyclopMie,  tandis  que  les 
provinces  et  les  pays  etfangers  sont  abandonnes  a  I'aclivite  de 
son  poison.  On  a  meme  mis  M.  Le  Breton,  premier  imprimeur 
ordinaire  du  roi,  k  la  Bastille,  pour  avoir  envoye  vingt  ou 
vingt-cinq  exemplaires  k  Versailles  k  differents  souscripteurs. 
Ceux-ci  ont  eu  un  ordre  du  roi  de  rapporter  leurs  exemplaires 
aM.  le  comte  de  Saint-Florentin,  ministre  et  secretaire  d'lfitat. 
Dans  le  fait,  le  gouvernement  n'a  pas  voulu  punir,  mais  pre- 
venir  les  criailleries  des  pretres,  surtout  pendant  I'assembl^e 
du^clerge,  k  laquelle  on  a  voulu  oter  le  pr^texte  de  faire  des 
representations  a  ce  sujet.  L'indiscret  imprimeur  qui  a  pour 
son  compte  Tint^r^t  de  la  moiti6  dans  les  frais  et  dans  les 


MAI   1700.  45 

profits  de  cette  immense  entreprise  est  sorti  de  la  Bastille  au 
bout  de  huit  jours  de  prison.  Cette  EncyclopMic,  malgr6  toutes 
les  ti'averses  qu'elle  a  essuyees,  ou  plut6t  par  la  c61ebrit(^  que 
ces  persecutions  lui  out  attiree,  aura  produit  un  profit  de  quel- 
que  cent  mille  6cus  k  chacun  des  entrepreneurs.  Aussi  les 
libraires  n'aiment  rien  tant  que  les  livres  dont  les  auteurs  sont 
harceles  :  la  fortune  est  au  bout.  Mais  si  YEncyclopMie  a 
enrichi  trois  ou  qualre  libraires,  ceux-ci  n'ont  pas  cru  devoir 
enrichir  les  auteurs  de  ce  fameux  dictionnaire.  On  sait  que 
M.  Diderot,  sans  les  bienfaits  de  rimperatrice  de  Russie, 
aurait  6te  oblige  de  se  d6faire  de  sa  biblioth^que.  M.  le  cheva- 
lier de  Jaucourt,  qui,  apr6s  M.  Diderot,  a  le  plus  contribu6  k 
mettre  fin  k  cet  ouvrage  immense,  non-seulement  n'en  a  jamais 
lire  aucune  recompense,  mais  s'est  trouve  dans  le  cas  de 
vendre  une  maison  qu'il  avait  dans  Paris  afin  de  pouvoir  payer 
le  salaire  de  trois  ou  quatre  secretaires,  employes  sans  relache 
depuis  plus  de  dix  ans.  Ge  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  que  c'est 
I'imprimeur  Le  Breton  qui  a  achete  cette  maison  avec  1' argent 
que  le  travail  du  chevalier  de  Jaucourt  I'a  mis  k  portee  de 
gagner.  Aussi  ce  Le  Breton  trouve  que  le  chevalier  de  Jaucourt 
est  un  bien  honn^te  homme.  Je  ne  connais  gu6re  de  race  plus 
franchement  malhonnSte  que  celle  des  libraires  de  Paris.  En 
Angleterre,  V EncyclopMie  aurait  fait  la  fortune  des  auteurs; 
ici,  elle  a  enrichi  des  libraires  sans  sentiment  et  sans  justice,  et 
qui  s'estiment  de  trfes-honn^tes  gens  parce  qu'ils  n'ont  pas  pris 
de  I'argent  dans  la  poche  des  auteurs. 

—  On  a  imprime  en  Hollande  avec  assez  d'^legance  la 
Lettre  de  Trasybule  iX  Leiicippe.  Cet  ouvrage  se  trouvait  depuis 
nombre  d'annees  dans  le  portefeuille  des  curieux  en  manuscrit. 
II  est  de  M.  Freret,  en  son  vivant  secretaire  perpetuel  de 
I'Acad^mie  des  inscriptions  et  belles-lettres *.  Cette  lettre  tend 
k  prouver  I'imposture  et  la  faussete  des  cultes  pretendus 
r6veles;  Frdret  I'avait  6crite  pour  rassurer  sa  soeur  contre  les 
terreurs  religieuses.  II  y  r^gne  une  grande  franchise  et  une 
grande  naivete.  Je  me  souviens  de  I'avoir  lue  anciennement 
dans  un  manuscrit  d'une  assez  mauvaise  ecriture,  et  de  I'avoir 

1.  Cette  Lettre  est  en  effet,  le  seul  des  ouvrages  de  pol^mique  religieuse  attrl- 
bu48  Ji  Fr(5ret  qui  soit  r^ellemcnt  de  lui ;  mais  elle  a  ^t«5  retoucli6e  par  Naigeoo, 
lorsqu'il  I'a  reimprim«ie  daas  VEncyclopMie  melhocliiue. 


Zi6  CORRESPONDANCE  LITTfiRAlRE. 

trouv^e  un  peu  ennuyeuse.  Quant  k  Tedition  qu'on  vient  d'en 
faire,  la  vigilance  de  la  police  ne  perraet  pas  qu'elle  se  repande 
en  France;  on  en  a  vendu  quelques  exemplaires  excessive- 
ment  cher  :  ainsi  c'est  en  HoUande  qu'il  faut  s'en  pourvoir. 
Freret  6tait  un  des  plus  savants  hommes  de  ce  pays-ci;  mal- 
heureusement  ce  sont  toujours  ceux-la  qui  ontune  peine  infmie 
a  croire.  II  a  laiss6  un  autre  raanuscrit  intitule  Examen  impar- 
tial des  apologistes  de  la  religion  chrdtienne^ .  Les  difficultes 
qu'il  leur  oppose  sont  terribles.  Le  vent  qui  souffle  depuis 
quelque  temps  n'est  pas  favorable  a  notre  sainte  religion.  Get 
examen  vient  aussi  d'etre  iijiprime  en  Suisse,  je  crois.  Papier 
et  tjaractfere,  tout  en  est  assez  vilain;  mais  surtout  le  texte  est 
si  prodigieusement  d^figure  par  des  fautes  d'impression  qu'on 
rencontre  des  choses  inintelligibles  a  chaque  page.  La  plupart 
des  noms  propres  y  sont  changes  ou  estropies. 

—  M.  I'abbe  de  La  Porte  vient  de  donner  les  troisifeme  et 
quatri^me  volumes  du  Voyageur  Francais,  dont  il  a  publie 
les  deux  premiers  volumes  I'annee  derni^re,  et  qu'il  nous  a 
fait  envisager  comme  une  continuation  de  YHistoire  g&ndrale 
des  voyages,  par  I'abbe  Prevost.  Get  abb6  de  La  Porte  est  un 
des  plus  insignes  compilateurs  qu'il  y  ait  dans  la  litterature  de 
France.  Une  lettre  imprimee  et  adress6e  a  M.  Surbled,  de 
Paris,  nous  prouve  que  son  Voyageur  francais  est  une  des 
plus  informes  compilations  qu'il  y  ait.  Les  libraires  qui  ont 
le  privilege  de  I'ouvrage  de  I'abbe  Prevost  le  font  continuer  par 
M.  de  Querlon  et  par  M.  de  Surgy,  a  qui  il  ne  sera  pas  difficile 
de  faire  mieux  que  ce  plat  rapsodiste  de  La  Porte.  Les  premiers 
volumes  de  cette  continuation  paraissent. 

—  Etat  de  V inoculation  de  la  petite  vh'ole  en  £cosse,  par 
M.  Monroe,  professeur  de  medecine  en  I'universite  d'^dimbourg. 
Traduit  de  I'anglais.  Brochure  in-8°  de  soixante-quinze  pages. 
G'est  une  r6ponse  de  M.  Monroe  a  une  lettre  des  commissaires 
de  la  Faculty  de  medecine  de  Paris,  qui  delib^rent  toujours  pour 
savoir  si  I'inoculation  n'est  pas  une  invention  du  diable,  comme 
I'a  vehementement  soupgonne  un  certain  maitre  Omer. 

1.  L' Examen  critique  des  apologistes  de  la  religion  chr4tienne  a,  p&r\i  la  m6me 
annee ;  voir  sur  ce  livre,  compost  par  Levesque  de  Burigny  et  revu  par  Naigeon, 
la  longue  note  de  Barbier  ins^roe  dans  les  Supercheries  litteraires  au  nom  de 
Freret. 


MAI   1706.  Ul 

—  M.  Desormeaux  m6rite  une  des  premieres  places  entre 
les  ^crivains  mediocres  et  du  second  ordre.  Son  style  est  naturel 
et  n'a  aucun  defaut  choquant.  U  a  ecrit  une  Ilisioire  de  la 
muison  de  Montmorency  qui  a  eu  du  succfes.  II  vient  d'entre- 
prendre  Vllistoire  de  Louis  de  Bourbon^  second  du  nom,  prince 
de  Cond^j  premier  prince  du  sang,  surnommd  le  Grand;  mais 
il  n'en  a  encore  public  que  deux  volumes,  qui  finissent  avec 
I'annee  1650:  ainsi  il  en  faudra  au  moins  encore  deux  autres 
pour  achever  la  vie  de  ce  heros  briilant  et  illustre.  Jusqu'i 
present  le  succ6s  de  ce  nouvel  essai  de  M.  D6sormeaux  parait 
moins  assure  que  celui  de  Vllistoire  de  la  maison  de  Montmo- 
rency; 11  faut  voir,  lorsque  le  reste  en  aura  6t6  public,  quel 
sera  le  jugement  d^finitif  du  public.  II  est  vrai  que  la  plus 
belle  plume  de  France  n'eut  pas  ete  trop  bonne  pour  6crire 
avec  un  certain  succfes  I'histoire  d'un  heros  du  caract6re  du 
grand  Gond6.  Les  plans  des  sieges  et  bataiiles,  dont  M.  Desor- 
meaux a  fait  orner  son  ouvrage,  paraissent  faits  avec  soin. 

—  Le  VAutorit^  du  clergd  et  du  Pouvoir  du  magistral 
politique  sur  Vexercice  des  fonctions  du  ministire  eccUsias- 
tiquc,  par  M***,  avocat  au  Parlement*.  Deux  volumes  in-12. 
Vn  avocat  au  Parlement  qui  entreprend  de  juger  le  proces  qui 
subsiste  depuis  tant  de  sifecles  entre  le  clerg6  et  le  magistral 
politique  ne  peut  decider  qu'en  faveur  du  magistral  :  c'est  ce 
qu'a  fait  le  notre.  Aussi  le  clerge  a-t-il  sollicit6  et  obtenu  h  la 
cour  un  arr6t  du  conseil  d'etat  du  roi,  qui  supprime  I'ouvrage 
de  I'avocat.  On  dit  cet  ouvrage  bien  fait;  mais  la  doctrine  des 
deux  puissances  dans  I'^tat  est  si  absurde,  si  contradictoire, 
si  remplie  de  subtilites  et  de  sophismes,  que  je  d6fie  le  meilleur 
esprit  de  s'en  d6p6trer,  sans  rejeter  enti^rement  1' usurpation 
des  pr^tres  et  cette  puissance  pretendue  spirituelle  qu'ils  s'ar- 
rogent.  Je  defie  aussi  tout  gouvernement  qui  tol6re  et  reconnait 
chez  lui  une  puissance  ou  juridiction  spirituelle  de  n'^tre  pas 
continuellement  harcel6  par  des  disputes,  et  d'oser  se  pro- 
mettre  un  instant  de  repos.  Pour  6tre  tranquille  alors,  il  faut  ou 
secouer  le  joug  des  pretres  et  les  subjuguer,  ou  se  soumettre 
en  silence  k  leur  despotisme. 

—  M.  de  Roussel,  ancien  ofTicier  dans  les  troupes  du  roi, 

1.  Francois  Richer. 


/i8  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

continue  la  publication  de  ses  Essais  Mstoriques  sur  les  regi- 
ments d  infanterie,  de  cavalerie  et  de  dragons  au  service  de  la 
France^.  L'auteur  remonte  k  I'epoque  de  creation  de  chaque 
regiment;  ensuite  il  donne  I'histoire  militaire  des  colonels, 
lieutenants-colonels  et  majors  de  chaque  corps,  puis  une  liste 
historique  du  plus  grand  nombre  de  capitaines,  et  enfin  un 
journal  des  campagnes  du  regiment,  objet  de  ses  recherches, 
avec  le  detail  des  sieges  et  batailles  ou  il  s'est  trouv6.  Gette 
compilation  peut  6tre  int6ressante  pour  beaucoup  de  monde. 

—  Je  pense  differemment  des  Commentaires  sur  la  retraite 
des  dix  mille  de  Xinophon^  ou  Nouveau  Traite  de  la  guerre  d, 
Vusage  des  jeunes  officiers,  par  M.  Le  Gointre,  capitaine  de 
cavalerie  au  regiment  de  Gonti,  de^  1' Academic  royale  de 
Nimes.  Deux  volumes  in-12.  J'ai  tr6s-mauvaise  opinion  des 
jeunes  officiers  qui  auraient  appris  leur  metier  dans  les  livres, 
et  je  crois  la  qualite  de  capitaine  et  celle  d'academicien  de 
Nimes  si  peu  compatibles  que  je  donne  d6s  a  present  sans  autre 
examen  ma  voix  pour  reformer  M.  le  capitaine  et  en  faire  le 
secretaire  perpetuel  ou  non  perp6tuel  de  son  illustre  Academie. 

—  Diclionnaire  portatif  des  eaux  et  forets,  par  M.  Masse, 
avocat  au  Parlement.  Gros  volume  in-8°  en  deux  parties, 
faisant  ensemble  pr^s  de  huit  cents  pages.  Tout  devient  dic- 
tionnaire  et  portatif,  et  ce  ne  sera  pas  faute  de  redacteurs  si 
nous  ne  portons  pas  toute  la  science  possible  en  poche. 

—  On  peut  ajouter  la  Lettre  curicuse  de  M.  Covelle^  qui 
vient  de  paraltre  au  recueil  des  lettres  edifiantes  qui  ont  paru 
sur  les  miracles ;  mais  cetle  Lettre  curieuse  ne  sera  pas  la 
meilleure  du  recueil.  Quoique  les  auteurs  de  cette  lettre  soient 
toujours  les  memes,  elle  regarde  en  particulier  M.  Vernet, 
professeur  en  theologie  a  Geneve,  qui  peut  etre  un  grand  saint, 
mais  qui  ne  passe  pas  pour  un  grand  homme  de  bien  :  sa 
probite  a  6t6  v6hementement  soupQonnee  en  plus  d'une  occa- 
sion. II  parait  que  M.  Verpet  a  ecrit  en  dernier  lieu  quelque 
chiffon  qui  a  excite  la  bile  de  M.  Govelle.  Mais  il  faudrait  6tre 
juste  avant  tout,  et  n'avoir  pas  deux  poids  et  deux  mesures,  pas 
m6me  avec  les  Vernets  et  les  Montmollins.  Si  M.  Rousseau,  en 
sa  qualite  de  malheureux,  est  un  homme  sacre,  il  faut  qu'il  le 

1.  Le  premier  des  neuf  volumes  de  cet  ouyrages  avail  paru  en  1765. 


JUIN   1766.  /,9 

soit  pour  tout  le  monde.  En  ce  cas  il  ne  faut  pas  faire  imprimer 
k  Londres  une  lettre  de  correction  k  Jean-Jacques  Pansophe, 
et  il  ne  faut  pas  que  MM.  Covelie  et  compagnie,  apr6s  avoir 
turlupin6  ledit  Jean-Jacques  dans  plusieurs  de  leurs  lettres, 
professent  tout  k  coup  des  principes  si  s6v6res  sur  le  respect 
qu'on  doit  aux  malheureux,  ou  quand  on  se  permet  d'ecrire 
contre  le  malheureux  Jean-Jacques,  il  faut  trouver  bon  que  des 
professeurs  de  la  science  absurde  d6fendent  leur  doctrine  contre 
les  attaques  de  son  Vicaire  Savoyard. 


JUIN 


l"juin  1766. 


Je  viens  de  parco.urir  rapidement  le  Philosophe  ignorant y  bro- 
yChure  in-8°  de  cent  quatre-vingts  pages,  qui  sort  de  la  fabrique  de 
■'^^  Ferney,  et  qu'on  ne  trouve  point  a  Paris.  Graces  a  Dieu,  aux  actes 
de  I'assembli^e  du  clerge  et  aux  arrets  de  la  cour  de  Parlement, 
I'ignorance  n'est  point  tol6ree  en  France,  et  tout  philosophe  est 
[Oblige  d'etre  positif,  affirraatif,  defenseur  d'un  reeueil  d'absur- 
dit^s  metaphysiques  et  morales,  r^putees  n6cessaires  a  la  tran- 
quillity publique,  sous  peine  d'etre  declare  homme  de  mau- 
vaise  vie,  empoisonneur  abominable  et  sacrilege  :  c'est  ainsi 
que  I'equite  de  certains  fripons,  corroboree  de  la  sagesse  et  de 
toute  la  masse  des  sots,  I'a  decide.  Ce  qu'il  y  a  de  vraiment 
deplorable,  c'est  que  les  gouvernements  modernes  ont  presquc 
tons  adopte  ce  funeste  systeme;  ils  ont  cru  qu'il  leur  etait  nc- 
cessaire,  ou  du  moins  utile,  de  faire  alliance  avec  les  fripons. 
Ceux-ci  se  sont  charges  de  tromper  et  d'abrutir  les  hommes, 
afm  de  les  mieux  asservir;  et  pour  recompense  de  ce  service 
important,  ils  se  sont  empar^s  d'une  grande  partie  des  richesses 
de  r^tat,  et  ont  commence  par  essayer  la  vertu  de  leur  secret 
sur  la  personne  m6me  du  souverain,  afm  de  le  mettrehors  d'6tat 
de  decider  par  lui-m6me  de  refficacite  de  la  drogue.  Operation 
aussi  prudente  qu'indispensable,  sans  laquelle  la  droite  raison, 
eclair6e  par  1' experience  de  tous  les  si^cles,  aurait  demon tre 
VII.  4 


50  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

aux  gouvernements  qu'il  ne  faut  point  d' artifice  pour  se  faire 
ob6ir,  que  I'etat  naturel  de  rhomme  est  de  se  laisser  gouver- 
ner,  parce  que  son  etat  naturel  est  de  vivre  en  soci6te,  et  que 
toute  societe  suppose  un  gouvernement ;  que  plus  les  hommes 
sont  ^claires,  plus  il  est  aise  de  leur  commander,  parce  que  les 
lumieres  adoucissent  les  moeurs,  et  que,  par  leur  secours  et  leur 
longue  influence,  un  troupeau  de  b6tes  feroces  s'apprivoise  et 
contracte  a  la  fm  les  moeurs  des  moutons ;  que  jamais  peuple 
n'a  cherche  a  secouer  un  joug  tant  soit  peu  supportable ;  qu'il 
n'a  cesse  d'obeir  que  lorsqu'il  s'est  vu  pouss6  a  bout  par  de 
longues  et  absurdes  violences,  ou  que,  s6duit  par  ces  m^mes 
mensonges  sur  lesquels  on  voudrait  cimenter  les  appuis  du 
trone,  il  a  cede  a  ceux  qui  ont  os6  echauffer  son  imagination 
et,  k  la  faveur  de  certaines  idees  creuses  et  metaphysiques, 
le  conduire  au  fanatisme  et  a  la  revolte;  que  fonder  le  droit  de 
regner  sur  je  ne  sais  quelle  emanation  divine  dont  on  n'a  jamais 
vu  ni  paten tes  ni  diplome,  c'est  le  faire  d6pendre  de  mille  ex- 
plications, de  mille  modifications,  de  mille  restrictions  dont 
['ambition  et  la  fourberie  sont  sures  de  faire  leur  profit  dans 
les  temps  orageux  et  difTiciles ;  qu'enfin  le  genre  humain  aurait 
ete  incomparablement  plus  heureux,  plus  soumis,  mieux  et  plus 
surement  gouverne,  si  son  bonheur  eut  voulu  que  jamais  idee 
metaphysique  ne  fut  choisie  pour  base  des  devoirs  de  I'homme 
et  du  citoyen. 

Toute  tete  saine  et  dont  la  raison  n'est  point  alt^r^e  par  la 
longue  habitude  des  sophismes  et  du  verbiage  sans  id^es  con- 
viendra  qu'il  n'y  a  point  de  verit6  morale  mieux  Stabile  que 
les  propositions  que  je  viens  d'enoncer.  II  est  meme  a  croire 
que  la  v6rit6  de  ces  propositions  frappera  a  la  longue  tous  les 
hommes,  que  les  fripons  perdront  peu  a  peu  leur  credit,  et  que 
les  princes  et  les  peuples  en  seront  plus  heureux ;  mais  mal- 
heureusement  nous  ne  sommes  encore  qu'au  crepuscule  d'un 
si  beau  jour,  et  le  philosophe,  d'autant  plus  agit6  qu'il  connait 
mieux  le  mal  et  ses  ravages,  est  reduit  a  s'ecrier  douloureuse- 
ment:  Ah!  que  I'aurore  tarde  aparaitre  ! 

II  semble  que  ce  soit  pour  hater  ce  moment  desir6  que  le 
Philosophe  ignorant  ait  voulu  se  rendre  compte  de  toutes  ses 
ignorances,  et  en  publier  la  liste,  afin  d'inviter  tout  philosophe 
a  faire  sa  confession  avec  la  meme  bonne  foi,  et  tout  etre  pen- 


JUIN    1766.  51 

sant  k  ne  point  admettre  des  iddes  incompi'6hensibles  et  vides 
de  sens.  L'auteur  a  partag6  sa  profession  de  foi  en  cinquante- 
neuf  doutes  qui  composent  tout  son  ouvrage.  En  partant  de  la 
question  :  Qui  es-tu?  il  passe  en  revue  toutes  Jcs  reponses  que 
les  philosophes  anciens  et  modernes  y  ont  faites;  il  parcourt 
tous  les  syst6mes.  II  expliquo  en  peu  de  mots  la  philosophie  de 
Zoroastre,  de  Confucius,  celle  des  philosophes  grecs ;  il  s'ar- 
r^te  davantage  k  celle  de  Spinosa,  de  Ilobbes,  de  Leibnitz,  de 
Locke :  il  partage  toutes  ces  differentes  doctrines  en  chosesqu'il 
comprend  et  choses  qu'il  ne  comprend  point.  II  fmit  sa  revue 
par  un  chapitre  contre  les  pers6cuteurs,  h  propos  des  paroles 
de  M.  le  Dauphin  rapportees  dans  I'^Ioge  de  M.  Thomas  :  «  Ne 
pers6cu tons  point;  »  paroles  que  je  trouverais  bien  plus  belles 
yl  lyy  piinces-^royaient  pers^cuter  en  immolant  le  sage  a  la  ca- 
lomnie  du  fourbe.  Enfin  un  supplement  ajoute  au  Philosopkc 
ignorant  contient  un  dialogue  entre  feu  le  soi-disant  musicien 
Destouches  et  un  Siamois.  Dans  ce  dialogue,  le  Siamois,  en  ren- 
dant  compte  au  musicien  des  moeurs  et  usages  de  son  pays, 
fait  un  tableau  fiddle  de  nos  malheurs,  de  nos  contradictions 
et  de  nos  sottises.  Cette  tournure  n'est  point  neuve,  et  M.  de 
Voltaire  lui-m6me  s'en  est  servi  plus  d'une  fois. 

Le  plan  du  Philosophe  ignorant  6tait  excellent ;  mais  I'ex^- 
cution  n'y  r^pond  que  faiblement.  Un  precis  de  la  philosophie 
ancienne  et  moderne,  partage  en  id6es  claires  et  inconteslables 
et  en  r6ves  obscurs  et  incompr^hensibles,  serait  le  livre  de- 
mentaire  le  plus  utile  et  le  plus^necessaire  ci  mettre  entre  les 
mains  de  la  jeunesse ;  mais  ce  precis  demanderait  une  t6te 
profonde,  et  k  peine  le  Philosophe  ignorant  a-t-il  faiblement 
efileur6  la  superficie  des  choses;  sans  compter  qu'il  tombe  dans 
le  m6me  d^faut  qu'il  reproche  avec  raison  a  Descartes.  Gelui-ci, 
en  partant  de  son  doute,  si  oppose  en  apparence  au  ton  affir- 
matif,  devint  le  philosophe  le  plus  positif,  le  plus  engou6  de 
chim^res  et  de  systfemes  imaginaires ;  le  Philosophe  ignorant 
tombe  par  timidite  dans  le  m^me  piege  oii  la  hardiesse  et  I'ima- 
gination  ont  conduit  Descartes.  II  dit  a  tout  moment,  par  fai- 
blesse :  Je  comprends,  lorsque  sa  conscience  lui  dit  certainement 
et  netlement :  Je  ne  comprends  pas. 

Ainsi,  apr6s  avoir  explique  superficiellement  le  systSme  de 
Spinosa,  il  entreprend  de  le  combattre  avec  des  armes  bien 


52  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

pueriles.  «  Si  les  ouvrages  des  hommes,  dit-il,  supposent 
une  intelligence,  j'en  dois  reconnaitre  unebien  superieurement 
agissante  en  regardant  I'univers.  J'admets  cette  intelligence 
supreme,  sans  craindre  que  jamais  on  puisse  me  faire  changer 
d'opinion.  Rien  n'ebranle  en  moi  cet  axiome:  Tout  ouvrage  de- 
montre  un  ouvrier.  »  Qui  croirait  que  ce  fut  la  la  maniere  de 
proceder  d'un  philosophe  qui  n'a  que  deux  paroles  :  Je  com- 
prends,  ou  bien  :  Je  necomprends  pas?«  J'admets  sans  craindre 
qu'on  puisse  me  faire  changer  d'opinion  »  n'est  certainement 
pas  du  dictionnaire  de  cette  philosophie.  Cela  est  bon  pour  pro- 
fesser  un  article  de  foi  :  M.  Pluche  est  un  raisonneur  de  cette 
force.  Tout  ouvrage  d^montre  un  ouvrier;  mais  qui  vous  a  dit 
que  I'univers  est  un  ouvrage  ?  Vous  convenez  ailleurs  que  le 
passage  du  neant  a  la  realite  est  une  chose  incomprehensible, 
que  tout  est  necessaire,  et  qu'il  n'y  a  point  de  raison  pour  que 
I'existence  ait  commence  ;  et  puis,  vous  venez  me  parler  d'ou- 
vrage  et  d'ouvrier:  vous  voulez  sans  doute  jouer  avec  les  mots. 
Une  production  naturelle  n'est  point  un  ouvrage  :  c'est  une 
emanation  necessaire.  Vous  n'etes  pas  I'ouvrage  de  votre  pere, 
parce  qu'en  vous  faisant  il  ne  savait  pas  ce  qu'il  faisait.  Vous 
dites  que,  puisque  tout  est  moyen  et  fm  dans  votre  corps,  il 
faut  qu'il  soit  arrange  par  une  intelligence.  Moi,  j'en  conclus 
simplement  que  le  mouvement  et  I'energie  de  la  matifere  sont 
des  qualites  certaines,  existantes,  agissantes,  quoiqu'elles  soient 
reellement  incompr6hensibles.  En  m'arrfitant  de  bonne  foi  a  ce 
que  je  ne  peux  ni  nier,  ni  comprendre,  j'evite  une  foule  d'in- 
convenients,  d'absurdites  et  de  contradictions  dont  vous  ne 
vous  tirerez  jamais  lorsque  vous  aurez  une  fois  introduit  I'intel- 
ligence  supreme  dans  votre  philosophie.  Mais  pourquoi  avancer 
de  ces  pauvretes,  lorsqu'on  se  permet  d'en  combattre  tant 
d'autres  qui  ne  sont  pas  plus  deraisonnables,  ou  qui  sontm^me 
une  suite  necessaire  des  premieres?  Pourquoi  dire  qu'il  fallait- 
que  Spinosa  fut  ou  un  physicien  bien  ignorant,  ou  un  sophiste 
gonfle  d'un  orgueil  bien  stupide,  pour  ne  pas  reconnaitre  une 
Providence  lorsqu'il  respirait  et  qu'il  sentait  son  coeur  battre? 
C'est  qu'on  a  eu  la  sottise  de  lier  le  systfeme  m^taphysique,  oii 
tout  est  t^nebres,  avec  les  idees  morales,  ou  tout  est  clair  et 
precis,  et  de  croire  que  s'il  n'y  avait  plus  de  deraisonnements 
a  perte  de  vue  sur  I'fitre  supreme,  il  n'y  aurait  plus  de  morale 


JUIN   1766.  53 

ni  cV obligation  parmi  les   hommes   d'6tre  juste   et  vertueux. 
Rassurez-vous,  mon  cher  Philosophe  ignorant  qui  faites  I'en- 
fant.  Comptez  qu'il  n'est  pas  libre  aux  hommes  d'aimer  ou  de 
hair  la  vertu,  d'estimer  ou  de  m^priser  le  vice,  et  puisque  1*6- 
difice  de  la  morale  n'est  v^ritablement  assis  que  sur  cette  base 
eternelle,  malgre  lous  les  6tais  chim^riques   que  les  hommes 
ont   places  tout  autour,  comptez  que   cet  Edifice  subsistera, 
quelles  que  soient  les  opinions  m^taphysiques  des   differents 
peuples,  et  en  depit  de  tous  les  sublimes  bavards  qui  prouvent 
si  6loquemment  que  tout  va  de  mal  en  pis. 
/        Le  Philosophe  ignorant  n'est  gu6re  plus  philosophe  en  com- 
pattant  les  principes  de  Uiiblifis.  Voici  ['apostrophe  qu'il  fait  k 
/celui-ci :  «  Tu  dis  que  dans  la  loi  de  nature,  tous  ayant  droit  a 
tout,  chacun  a  droit  sur  la  vie  de  son  semblable.  JNe  confonds- 
tu  pas  la  puissance  avec  le  droit?  Penses-tu  qu'en  effet  le  pou- 
voir  donne  le  droit,  et  qu'un  fils  robuste  n'ait  rien  a  se  repro- 
cher  pour  avoir  assassin^  son  p6re  languissant  et  decrepit  ?  » 
"Voilk  encore  un  jeu  de  mots  assez  pu6ril;  mais  les  hommes 
sont  accoutumes  k  s'en  payer.    Je   n'entends  parler  dans  les 
6coles  que  de  principes  et  de  droit;  j'ouvre  I'histoire,  et  n'y 
trouve  que  pouvoir  et  fait.  Ainsi  les  hommes  se  partagent  en 
deux  classes  :  celle  |des  raisonneurs,  qui  sont  toujours  justes  et 
moderns,  et  celle  des  acteurs,  qui  se  permettent  toujours  tout  ce 
qu'ils  peuvent.  Ce  qu'il  y  a  de  pis,   c'est  qu'on  passe  alterna- 
tivement  d'une  classe  k  I'autre,  suivant  I'inter^t  qu'on  a  d'agir, 
ou  d'en  imposer  par  des  raisonnements.    Ne  vaudrait-il  pas 
mieux  partir  du  principe  simple,  qu'k  la  verite  tout   est  force 
dans  la  morale  comme  en  physique,  que  le  plus  fort  a  toujours 
droit  sur  le  plus  faible;  mais  que,  tout  calcul  fait,  le  plus  fort 
estceluiqui  est  le  plus  juste,  le  plus  mod6r6,  leplus  vertueux? 
Je  d6fie  tous  les  sophistes  de  me  prouver  le  contraire.  Je  sais 
-que  ma  manifere  de  raisonner  ne  previent  pas  plus   les  injus- 
tices que  le  bavardage  de  I'ecole  ;  mais  du   moins  je    vais  au 
fait ;  et  si  je  pouvais  persuader  au  puissant,  comme  je  le  crois 
possible,  que  son  plus  grand  int6r6t  est  d'etre  juste  et  mod^rd, 
puisqu'enfm  il  s'agit  d'etre  puissant  plus  d'un  jour,  et  de  jouir 
de  son  pouvoir  sans  inquietude,  je  croirais  avoir  fait  faire  un 
pas   k  la  morale.  Le  Philosophe  ignorant   ne   calcule,  dans 
I'exemple  qu'il  rapporte,  que  le  bras  vigoureux  du  fils  et  I'^tat 


5k  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

decrepit  du  pere.  11  oublie  que  ce  sont  des  etres  moraux,  et 
qii'il  faut  par  consequent  calculer  la  force  de  tous  les  senti- 
ments moraux  qui  non-seulement  contre-balancent  la  peine 
qu'un  pfere  languissant  donne  a  un  fils  vigoureux,  et  I'inter^t 
qu'il  aurait  a  s'en  defaire,-  mais  qui  lui  font  de  sa  peine  la 
plus  douce  des  jouissances.  Ainsi  il  propose  dans  le  fait  une 
action  aussi  absurde  qu'elle  serait  abominable,  et  le  fils  serait 
dans  le  cas  de  regarder  celui  qui  pourrait  la  conseiller  autant 
comme  un  hommejaloux  de  son  bonheur  que  comme  un  monstre 
etranger  k  tout  sentiment  moral.  Otez  ce  sentiment  moral,  qui 
est  aussi  naturel  au  fils  que  la  vigueur  de  son  bras,  et  vous 
verrez  qu'il  tuera  son  p6re  decrepit  sans  remords  et  sans  crime, 
comme  le  tigre  qui  dechire  le  voyageur.  Tout  est  si  bien  force 
et  droit  du  plus  fort  que  les  hommes  ne  se  sont  r6unis  en  so- 
ciete  que  pour  tenir  en  respect  leurs  forces  r^ciproques ;  et 
dans  cet  accord  chaque  individu  n'a  sacrifie  son  droit  a  la  vie 
de  son  semblable  que  pour  mettre  en  surete  la  sienne.  0  m6- 
decin,  qui  que  tu  sois,  soit  que  tu  te  meles  de  guerir  les  maux 
du  corps  ou  ceux  de  lame,  souviens-toi  que  tout  est  force, 
poulie,  ressort,  levier  dans  la  nature  ;  que  ta  science  consiste 
dans  le  secret  de  donner  du  jeu  a  la  machine,  soit  physique, 
soit  morale,  et  que  si  tu  n'es  pas  profond  mecanicien,  tes  pre- 
cedes seront  toujours  aussi  inutiles  que  faux. 

—  M.  Huber,  connu  par  diff^rentes  traductions  allemandes, 
et  particulierement  par  celle  des  ouvrages  de  M.  Gessner  de 
Zurich,  vient  de  nous  donner  un  Choix  de  poesies  allemandes 
en  quatre  gros  volumes  in-S"  assez  joliment  imprimis.  Ce 
choix  contient  tous  les  genres  de  poesie,  et  les  ouvrages  de 
tous  les  diff6rents  poetes  d'Allemagne,  la  plupart  vivants.  On 
trouve  dans  le  premier  volume  les  idylles  et  poesies  pastorales, 
les  fables  et  contes,  et  ce  que  le  traducteur  a  appele  contes 
poetiques;  le  second  volume  contient  les  odes  et  la  po6sie 
lyrique ;  le  troisi^me,  la  poesie  epique  serieuse  et  comique ; 
le  quatrifeme,  les  epitres,  elegies,  satires,  et  la  po6sie  didac- 
tique.  M.  Huber  a  mis  a  I'article  de  chaque  poete  une  notice  de 
sa  vie  et  de  ses  ecrits,  aussi  instructive  qu'agreable.  On  ne  pent 
lui  reprocher  que  d' avoir  un  peu  trop  grossi  son  recueil,  en  y 
accordant  place  k  des  pieces  assez  m^diocres.  S'il  avait  ete  un 
peu  plus  severe,  el  qu'au  lieu  de  quatre  volumes  il  se  fut  con- 


JUIN  1760.  55 

tente  de  nous  en  donner  trois,  son  choix  edt  6t6  sans  reproche 
et  son  succfes  plus  grand.  Sa  traduction  aurait  eu  besoin  aussi 
d'6tre  chdti6e  h.  plus  d'un  endroit.  En  general,  cette  Edition 
s'est  faite  un  peu  vite;  mais,  nialgr6  ses  imperfections,  elle  a 
r6u8si.  Au  reste,  M.  Huber,  Bavarois  d'origine,  aprfes  avoir 
pass6  environ  douze  ans  h  Paris,  aprfes  s'y  6tre  mari6,  va  partir 
avec  sa  femme  et  sa  famille  pour  s'etablir  a  Leipsick  en  qua- 
lit6  de  professeur  de  litt^rature  fran^aise  ;  et  comme  la  religion 
catholique  qu'il  professe  no  lui  permet  pas  d' avoir  ce  titre  dans 
les  formes,  et  le  reduit  k  ne  donner  que  des  lecons  particu- 
liferes,  la  cour  de  Dresde  lui  a  assign^  une  pension  annuelle 
de  douze  cents  livres.  Nous  perdons  k  cet  arrangement  le  seul 
traducteur  de  langue  allemande  dont  les  traductions  aient  eu 
du  succfes  k  Paris. 

—  M.  Robinet,  auteur  du  livre  De  la  Nature,  vient  de 
donner  le  troisi6me  et  le  quatri^me  volume  de  cet  ouvrage, 
qui,  par  ce  raoyen,  se  trouve  acheve.  On  dit  que  M.  Robinet, 
qui  reside  k  Amstwdam,  est  un  j6suite  defroque,  et  qui  s'est 
converti  k  la  religion  protestante.  Ce  qu'il  y  a  de  sur,  c'est  que 
M.  Robinet  n'est  pas  un  homme  sans  merite,  qu'il  a  du  style 
et  I'esprit  philosophique  k  qui  Ton  ne  pent  reprocher  que 
d'etre  un  peu  trop  syst6matique.  Son  syst^me  principal  et  favori 
est  que  tout  est  anim6  dans  la  nature,  et  que  le  monde  n'est 
qu'un  animal  immense,  dans  lequel  existent  des  millions  d'ani- 
maux  de  dilTerentes  esp^ces.  Ainsi,  non-seulement  tout  ce  qui 
y^gfete  est  rang6  par  M.  Robinet  dans  la  classe  des  animaux, 
mais  les  corps  physiques,  comme  I'eau,  I'air,  etc.,  ne  sont  que 
des  amas  de  petits  animaux  d'une  certaine  nature  qui  se  meu- 
vent  et  vivent  dans  I'espace.  On  peut  dire  beaucoup  de  choses 
sp^cieuses  pour  accr^diter  ces  id6es;  mais  vous  croyez  bien 
aussi  qu'un  philosophe  qui  ne  voit  partout  que  des  animaux 
organises,  quand  on  lui  accorde  la  mati^re  qu'on  ne  saurait  lui 
refuser,  se  passe  tr^s-bien  d'un  £tre  supreme;  ou  s'il  pro- 
nonce  le  mot  de  Dieu,  ce  mot  ne  peut  gufere  signifier  dans  sa 
bouche  que  ce  qu'il  signifiait  dans  I'ecole  d'Epicure. 

—  C'est  une  chose  wairaent  eflrayante  que  de  voir  k  quel 
point  les  faiseurs  d'Esprits,  d'Abreges,  de  Pens6es,  de  Diclion- 
naires,  de  compilations  de  toute  espfece,  se  sont  multiplies 
depuis  quelques  annees.  Ce  sont  des  chenilles   qui  rongent 


56  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

I'arbre  de  la  litterature,  et  qui  le  mangeront  enfin  jusqu'k  la 
racine.  On  a  donn^,  I'annee  derni^re,  V Esprit  de  M.  Nicole^, 
moraliste  devot  et  celfebre  parmi  les  aigles  du  Port-Royal  du 
si^cle  precedent.  II  y  a  des  reputations  bien  6tranges !  Je  sou- 
tiens  que  si  les  Essais  de-  morale  de  M.  Nicole  paraissaient 
aujourd'hui,  ils  n'auraient  aucun  succ^s.  Leur  platitude,  leur 
triviality,  leur  tristesse,  les  feraient  m6priser  de  tout  homme 
^nstruit  et  sense.  Mais  on  I'etait  si  peu,  dans  ce  beau  si^cle  de 
Louis  XIV,  que  les  plus  pauvres  d'esprit,  portes  par  un  parti, 
avaieht  le  plus  beau  jeu  du  monde  avec  un  public  ignorant  et 
ne  connaissant  d'autre  philosophic  que  celle  de  son  cat6- 
chisme.  Lisez,  je  vous  supplie,  dans  les  Essais  de  Nicole,  le 
chapitre  des  personnes  s6ches  et  de  la  manifere  dont  il  faut  les 
supporter,  et  vous  verrez  un  persiflage  d'une  platitude  et  d'un 
ridicule  incroyables,  et  dans  lequel  un  jeune  libertin  trouverait 
cent  sottises  et  cent  Equivoques. 

—  On  a  public  depuis  peu  les  Pensees  de  Pope,  avec  un 
abr6ge  de  sa  vie,  extrait  de  I'^dition  anglaise  de  ses  OEuvres^ 
Volume  in-12  de  plus  de  trois  cents  pages. 

—  On  vient  de  donner  aussi  VEsprit  de  mademoiselle  de 
Scudiry,  en  un  volume  in-12  de  cinq  cents  pages'.  Vous  croyez 
bien  que  le  chapitre  de  I'amour  doit  occuper  une  place  consi- 
derable dans  VEsprit  de  mademoiselle  de  Scud^ry;  aussi  tient-il 
la  moitie  du  livre.  Si  les  Essais  de  M.  Nicole  d6posent  de  la 
pauvret6  de  la  morale  du  si6cle  precedent,  les  ouvrages  de 
M'^'=  de  Scudery,  et  la  vogue  qu'ils  ont  eue,  peuvent  en  cons- 
tater  le  mauvais  gout.  On  connait  le  faux  bel-esprit,  le  pre- 
cieux  et  Taffectation  de  I'hotel  de  Rambouillet,  et  le  respect 
imbecile  que  le  public  avait  pour  lui;  M"^  de  Scudery  yjouait 
un  grand  role.  On  y  d^cidait  avec  un  air  important  et  grave 
des  questions  bien  insipides  et  de  grandes  pauvretes.  Vous  trou- 
verez  plusieurs  de  ces  questions  dans  le  recueil  dont  nous  par- 
Ions.  Par  exemple  :  Lequel  marque  le  plus  d'amour,  ou  de 
s'en  taire,  ou  d'en  parler,  ou  des  soupirs  ou  des  larraes? 
Lequel  donne  plus  de  satisfaction  k  un  amant,  de  louer  sa 
maitresse  ou  d'en  etre  loue?  Auquel  parait  le  plus  le  pouvoir 

1.  Par  I'abb^  Cerveau,  1765,  in-12. 

2.  Par  Lacombe  de  Prezel,  1766,  in-12. 

3.  Par  de  La  Croix,  1766,  in-12. 


JUIN  17G"6.  57 

de  I'amour,  ou  k  faire  qu'une  bergfere  aime  un  roi,  ou  qu'un 
roi  aime  une  bergftre?  et  d'autres  niaiseries  semblables  qii'on 
agitait  avec  un  grand  serieux,  et  sur  lesquelles  on  disserLail  k 
perte  de  vue.  Moli6re,  ce  grand  homme  si  superieur  a  son  sifecle, 
osa  le  premier  se  moquer  de  ces  afleteries  pedantesques  dans  ses 
Pricieuses  ridicules.  Racine  et  Despr6aux,  nourris  de  la  lecture 
des  anciens,  vinrent  ensuite  reformer  le  gout  du  public,  que  le 
berger  Fontenelle  et  le  spirituel  La  Motte  auraient  de  nouveau 
g&t6si  le  plusbel  esprit  et  h.  la  fois  le  plussolide,  M.  de  Voltaire, 
n'avait  arr6t6  les  progr^s  de  la  corruption.  Sur  quelque  objet 
qu'on  porte  ses  regards,  cet  bomme  immortel  est  sans  doute 
celui  a  qui  la  France  et  peut-6tre  I'Europe  ont  les  plus  grandes 
obligations.  M"®  de  Scud^ry  eut  le  malheur  de  survivre  k  sa 
reputation,  car  elle  mourut  en  1701,  dans  sa  quatre-vingl- 
quatorzi^me  annee,  lorsque  tout  Paris  n'etait  rempli  que  des 
noms  de  Moli6re,  de  Racine,  de  Despreaux,  et  qu'il  n'y  avait 
plus  gu6re  que  les  vieilles  caillettes  et  leurs  amants  surannes 
qui  lisaient  Clilie  est  le  Grand  Cyrus,  en  deplorant  le  mauvais 
gout  du  si^cle. 

—  L'impunite  des  compilateurs  est  si  grande  qu'on  aimprim6 
sous  ce  titre  :  le  Gout  de  bien  des  gens,  ou  Recueil  de  contes 
moraux,  un  volume  in-12  de  trois  cents  pages,  dans  lequel  on 
n'a  fait  que  voler  au  Mercure  de  France  les  dilT^rentes  pieces 
fugitives,  en  vers  et  en  prose,  qu'il  a  publiees  en  ces  derniers 
temps. 

ISjuin  1766. 

On  donna,  vers  la  fin  du  mois  d'avril  dernier,  sur  le 
theatre  de  la  Gomedie-Italienne,  un  opera-comique  en  un  acte, 
intitule  les  Pecheurs,  La  musique  en  fut  fort  applaudie;  mais 
la  pifece  ne  r6ussit  pas  de  mSme,  et  le  d6noument  fut  siflie. 
Les  auteurs  jugerent  k  propos  de  retirer  leur  pi6ce  aprfes  la 
premiere  representation,  pour  y  faire  des  changements.  Elle 
vient  de  reparaltre  avec  un  mediocre  succ^s,  qui  se  bornera  a 
quelques  representations.  Le  poeme  des  PMieurs  est  d'un 
certain  marquis  de  La  Salle.  II  ne  faut  cerlainemeiit  pas  etre 
un  Moli6re  pour  faire  de  ces  pauvretes-la.  On  a  demande  pour- 
quoi  I'auteur  a  donn^  la  preference  au  metier  de  p6cheur  sur 


58  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

celui  de  laboureur,  ou  de  vigneron,  ou  de  jardinier;  et  on  a  eu 
raison,  car  les  gens  de  la  pi^ce  ne  sont  pecheurs  que  parce 
que  I'auteur  le  veut  ainsi,  et  cela  ne  fait  ni  froid  ni  chaud,  ni 
a  rintrigue,  ni  au  denoument,  ni  m^me  aux  details,  ce  qui 
est  inexcusable.  Gependant,  malgre  tout  ce  qu'on  pent  dire, 
cette  pi^ce  n'etait  pas  assez  mauvaise  pour  qu'on  ne  put  lui 
faire  grace  en  faveur  de  la  musique  charmante  de  M.  Gossec, 
II  y  a  Ik  une  foule  d'airs  qui  peuvent  soutenir  le  parallele  de 
tout  ce  qu'on  a  fait  de  mieux  en  ce  genre  en  France;  et  une 
nation  passionnee  pour  la  musique  ne  marchanderait  pas  tant 
sur  une  piece  qui  n'a  dans  le  fond  rien  de  choquant.  II  faut 
m6me  dire  que  si  M.  de  La  Salle  est  sans  invention,  sans 
verve,  sans  force  comique,  il  sent,  en  revanche,  assez  bien  le 
rhythme  des  vers  qu'il  faut  pour  les  airs,  et  dont,  excepts 
M.  Anseaume,  aucun  de  ceux  qui  se  sont  exerces  dans  ce  genre 
ne  se  doute.  La  petite  brochure  de  M.  le  chevalier  de  Ghas- 
tellux,  sur  I'union  de  la  musique  et  de  la  po6sieS  n'a  pas  fait 
une  seule  conversion.  Mais  c'est  encore  plus  aux  acteurs  qu'au 
public  qu'il  faut  attribuer  le  mauvais  succ^s  des  Pecheurs.  Je 
ne  sais  pourquoi  M.  Caillot  et  M.  Glairval  n'ont  pas  daign6 
jouer  dans  cette  pi6ce.  Un  musicien  qui  debute  d'une  manifere 
aussi  brillante  que  Gossec  meritait  assurement  d'etre  encou- 
rage; et  il  faut  ou  que  messieurs  de  la  Gom^die-Italienne 
n'aient  pas  senti  le  merite  de  cette  musique,  auquel  cas  ils 
seraient  des  juges  bien  ineptes_,  ou  qu'ils  ne  se  soucient  pas  de 
faire  reussir  un  jeune  musicien  qui  pourrait  leur  procurer 
d'autres  succSs,  auquel  cas  ils  n'entendent  gu6re  leurs  int6- 
r6ts.  Le  parterre,  qui  ne  s'entend  nulle  part  moins  en  musique 
qu'en  France,  juge  du  cas  qu'il  doit  faire  d'une  pi6ce  d'apres 
celui  que  les  comediens  en  font  eux-memes.  Quand  il  voit 
arriver  les  mauvais  acteurs,  et  qu'il  sait  que  les  bons  n'ont 
pas  jug6  a  propos  de  se  charger  des  roles  de  la  pi^ce,  il  la 
tient  pour  detestable,  et  au  premier  mot  equivoque,  plat  ou 
froid,  elle  est  sifflee.  II  y  a  la  un  certain  Trial  qui  double 
Glairval  dans  les  roles  d'amoureux,  et  qui,  a  lui  tout  seul, 
serait  capable  de  faire  tomber  la  meilleure  piece.  M.  Gossec, 
originaire  d'Anvers,  est  en  France  depuis  dix  ou  douze  ans, 

1.  Essais  sur  Vunion,  de  la  poesie  etde  la  musique,  1763,  in-12. 


JUIN  176G.  59 

C'est  un  jeune  rausicien  qui  ne  manquera  pas  de  talent*. 
Son  petit  opera  des  Pi^cheurs  est  plein  de  vari6te  et  de 
jolies  idees;  11  va  6tre  grav6.  II  a  aussi  publi6  beaucoup  de 
musique  instrumentale.  On  I'accuse  de  piller,  et  cela  pent  bien 
6tre;  mais  du  moins  sait-il  le  secret  de  Philidor,  c'est-i-dire 
piller  avec  gout  et  avec  esprit. 

—  Le  12  du  mois  dernier,  M.  Champion  de  Cice,  ev6que 
d'Auxerre,  a  prononc6  I'oraison  funfebre  de  feu  M.  le  Dauphin 
devant  I'assemblee  gen^rale  du  clerge  de  France,  dans  I'eglise 
des  Grands-Augustins.  J'ai  oui  dire  que  jamais  sermon  n'a  eu 
une  vertu  plus  soporifique  que  celui-ci,  et  que  nosseigneurs  les 
pr61ats  de  r%lise  gallicane,  qui  faisaient  les  honneurs  de  cette 
c6remonie,  etaient  tout  honteux  du  froid  mortel  qui  avait  saisi 
tons  les  auditeurs.  II  faut  que  M.  I'^veque  d'Auxerre  ait  le 
d6bit  plus  somniftre  qu'un  autre,  car,  depuis  que  son  Oraison 
fun^bre  est  imprimee-,  on  s'aper^oit  qu'elle  est  bien  aussi 
mauvaise  que  celles  qui  nous  sont  venues  d'ailleurs  sur  ce  triste 
sujet,  mais  qu'elle  ne  merite  aucune  distinction  particuli^re. 

—  Depuis  qu'on  sait  que  M.  de  Belloy  a  dans  son  porte- 
feuille  une  trag^die  de  Gabrielle  de  Vergy  et  de  Raoul  de 
Coucy,  tous  nos  petits  poetes  ont  voulu  faire  revivre  ces  noras 
dans  leurs  productions.  On  vient  de  r6imprimer  aussi  k  cette 
occasion  VHistoire  vh-itable^  galante  et  tragique  de  la  comtesse 
de  Vergy  ct  de  Raoul  de  Coucy,  dpoux  ct  amants  fidtHes,  en 
deux  parties.  Vous  y  trouverez  des  aventures  bien  tragiques 
rapporl6es  d'un  style  bien  faible.  Mais  il  ne  paralt  pas  que  ce 
soit  le  roman  qui  ait  fourni  a  M.  de  Belloy  le  sujet  de  sa  tra- 
gedie.  Gabrielle  de  Vergy  est  cette  Spouse,  aussi  vertueuse 
qu'infortun6e,  k  qui  un  epoux  barbare  et  jaloux  fait  servir  le 
coeur  de  son  amant  dans  un  repas.  Ce  monstre,  apr^s  I'avoir 
vu  manger  de  cet  horrible  mets,  met  le  comble  k  sa  rage  en 
lui  declarant  cet  affreux  mystfere.  Voila  assurement  un  sujet 
tragique.  M.  le  due  de  La  Valliere  en  a  fait  une  romance  qui 
est  assez  connue.  Je  desire  que  M.  de  Belloy  ait  eu  assez  de 
talent  pour  traitor  ce  sujet.  Depuis  la  retraite  de  M"'  Glairon, 
il  n'a  pas  voulu  risquer  sa  tragedie  au  theatre,  et  il  attend  sans 

1.  Gossec,  qui  a  rdpondu  k  I'attoate  de  Grimm,  est  mort  en  1828,  &g6  d'environ 
quatre-vingt-quinze  ans.  (T.) 

2.  1766,  in-4". 


60  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE, 

doute  que   cette  celebre  actrice  soil  remplacee  par  quelque 
sujet  au  moins  passable. 

—  M.  Monet,  ancien  directeur  de  rOpera-Comique,  a  fri- 
ponn6  le  public  avec  son  Anthologie  francaise.  II  avait  annonc6 
ce  recueil  comme  une  elite  des  meilleures  chansons,  choisies 
par  MM.  Saurin^  Marmontel,  Golle,  Grebillon  fils,  etc.;  et  il  se 
trouva  ensuite  que  le  seul  redacteur  du  recueil  etait  I'abb^  de 
La  Porte,  un  des  plus  insignes  polissons  de  la  litterature,  leque^ 
y  mit  encore  des  notes  d'une  platitude  inconcevable.  On  pre- 
tend que  M.  Monet  a  6te  la  dupe  de  sa  mauvaise  foi,  et  que  le 
plus  grand  nombre  de  ses  souscripteurs  n'a  pas  juge  a  propos 
de  retirer  ses  exemplaires.  Le  dernier  volume  de  ces  chansons 
renfermait  les  chansons  libres  et  joyeuses  :  maitre  Monet  vient 
de  leur  donner  une  suite,  qui  se  vend  separement;  cela  est 
plein  de  sottises  et  d'ordures,  dont  la  plupart  appartiennent  a 
M.  Golle,  I'Anacreon  des  mauvais  lieux ;  et  maitre  Monet  n'a 
cependant  pas  ose  imprimer  les  plus  friandes. 

—  L'impitoyable  Lacombe,  libraire  compilateur,  vient  de 
publier  un  Dictiomiaire  portatif  des  arts  et  metiers^  contenant 
en  abr6ge  I'histoire,  la  description  et  la  police  des  arts  et  me- 
tiers, des  fabriques  et  manufactures  de  France  et  des  pays  Stran- 
gers ;  deux  volumes  in-8%  faisant  ensemble  plus  de  treize  cents 
pages  K  L'auteur  anonyme  de  cette  compilation  est  une  guepe 
qui  vit  du  miel  qu'il  a  vole  dans  les  articles  d'arts  et  de  metiers 
insures  dans  VEncyclopMie  et  dans  les  cahiers  que  I'Academie 
des  sciences  publie  depuis  quelque  temps  sur  le  mSme  objet. 
M.  Lacombe  pr6tend  qu'il  faut  ajouter  a  ce  Dictiomiaire  porta- 
tif le  Dictiomiaire  de  chimie^^  qu'on  trouve  6galement  dans 
sa  boutique. 

—  M.  I'abbS  Poncelet  vient  de  publier  deux  parties  sur  la 
Nature.  La  premiere  traite  de  la  nature  dans  la  formation  du 
tonnerre,  et  doit  servir  a  la  guerison  de  ceux  qui  en  ont  peur. 
La  seconde  montre  la  nature  dans  la  reproduction  des  6tres 
vivants,  des  animaux,  des  vegetaux,  mais  plus  particuliSrement 
du  froment,  et  elle  doit  servir  d'introduction  aux  vrais  principes 

1 .  Le  Diclionnmre  portatif  des  arts  et  metiers  a  6te  r^dige  par  I'abb^  Jaubert ; 
c'cst  une  des  meilleures  compilations  de  ce  genre;  l'auteur  la  porta  k  cinq  vo- 
lumes en  1773.  (B.) 

2.  Par  Macquer,  1766,  2  vol.  in-S". 


JUIN    1766.  61 

de  ragriculture.  Toutce  qu'on  peut  dire  de  plus  certain,  c'esl 
que  M.  I'abb^  Poncelet  de  Paris*  et  M.  Robinet  d' Amsterdam  * 
ecriventsur  la  nature  d'une  mani^re  tr^s-diff6 rente  '. 

—  Le  musicien  Rameau  a  laisse,  outre  ses  propres  enfants, 
un  neveuqui  a  toujours  passe  pour  une  esp6ce  de  fou.  II  est  une 
sorte  d'imagination  b6te  el  d^pourvue  d' esprit,  mais  qui,  com- 
bin6e  avec  la  chaleur,  produit  quelquefois  des  id^es  neuves  et 
singuli6res.  Le  mal  est  que  le  possesseur  de  cette  esp^ce  d'ima- 
gination rencontre  plus  souvent  mal  que  bien,  et  qu'il  ne  sait 
pas  quand  il  a  bien  rencontre.  Rameau  le  neveu  est  un  homme 
de  genie  de  cette  classe,  c'est-i-dire  un  fou  quelquefois  amu- 
sant,  mais  la  plupart  du  temps  fatigant  et  insupportable.  Ce 
qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que  Rameau  le  fou  meurt  de  faim,  comme 
11  conste  par  une  production  de  sa  muse  qui  vient  de  paraitre. 
C'est  un  poeme  en  cinq  chants,  intitule  la  RamHde.  Heureu- 
sement  ces  cinq  chants  ne  tiennent  pas  trente  pages  in-12. 
C'est  le  plus  6trange  et  le  plus  ridicule  galimatias  qu'on  puisse 
lire  * . 


1.  Grimm  eat  dA  dire  de  Verdun;  car  I'abbS  Poncelet  6tait  n6  dans  cette 
ville.  (T.) 

2.  Auteur  de  Touvrage  intitule  De  la  Nature,  dont  Grimm  a  pr^^demment 
rendu  corapte. 

3.  On  peut  remarquer  quo  toutes  les  fois  que  Grimm  veut  juger  un  ouvrage 
sans  le  lire,  il  se  tire  d'affaire  par  une  assez  mauvaise  allusion  au  nom  de  I'au- 
teur,  k  sa  quality,  k  son  pays,  ix  la  raati^re  qu'il  traite,  ou  h  quelquo  autre  cause 
capable  d'exciter  le  sourire,  mais  peu  faite  pour  contenter  la  raison  :  c'est  ce  qui 
arrive  ici  relativement  h,  M.  rabb(5  Poncelet,  auteur  peu  connu  d'ouvrages  utiles. 
Polycarpe  Poncelet,  n&  k  Verdun,  apr^s  avoir  pubiie  la  Chitnie  du  goAt  et  de 
Voiorat,  donna  en  176G/a  Nature  dam  la  form  ation  du  tonnerre  et  la  reproduc- 
tion des  4tres  vivants,  pour  servir  d'introduction  aux  vrais  principes  do  I'agricul- 
turo,  1  vol.  in-8^  en  deux  parties,  ouvrage  rempli  d'observations  curieuses  et  d'in- 
g^nieuses  rcclierches.  II  s'appliqua  k  connaitre  tout  ce  qui  concerne  le  froment, 
le  plus  utile  des  v(ig6taux  dout  la  surface  du  globe  est  couvcrte.  Lorsqu'il  eut  pris 
cette  rtisolution,  il  renon^a  pour  un  temps  au  commerce  des  hommes,  et  se  retira 
dans  une  solitude  oCi,  inconnu,  ignore  de  I'univers  entier,  jouissant  d'une  sant^ 
parfaite,  avide  do  connaissances,  seul,  absolument  seul,  sans  compagnon,  sans 
domestiquc,  sans  t^moin,  il  a  labourtJ  la  terre,  sem^,  moissonn^,  moulu,  fait  du 
pain,  sans  engrais,  sans  charrue,  sans  moulin,  sans  four,  en  un  mot  sans  autros 
ustcnsiles  quo  ceux  qu'une  imagination  industrieuse,  excitde  par  la  n6cessit(5  des 
circonstances  et  guidco  par  la  raison,  lui  faisait  inventer.  (B.) 

4.  M.  G.  Isambert,  dans  la  preface  de  son  Edition  du  Neveu  de  Rameau 
(G.  Decaux,  s.  d.  [1877],  in-3'2),  a  donntS  quelques  details  bibliographiques  sur  ce 
«  poeme  »  introuvable,  di}k  signalo  par  M.  Ass^zat.  La  Nouvelle  Rameide  do 
Gazette  parut  la  mfime  anntSe.  Voir  la  lettre  du  15  septembre  suivant. 


62  CORRESPONDANCE   LITTfiRAIRE. 

—  M.  de  Rochefort  a  publie,  il  y  a  dix-huit  mois,  I'Essai 
d'une  traduction  de  Vlliade  en  vers,  dont  I'Academie  des  inscrip- 
tions et  belles  lettres  a  Men  voulu  agreer  rhommage,  mais  dont 
le  public  a  jug6  peu  avantageusement,  malgre  la  protection  de 
TAcad^mie.  Le  traducteur  est  content  du  public  :  c'est  appa- 
remment  un  homme  modeste,  qui  interprfete  favorablement  le 
silence  qu'on  a  gard6  sur  son  Essai.  En  consequence,  il  a  entre- 
pris  une  traduction  tout  enti6re  de  cette  pauvre  Iliade,  dont 
il  vient  de  publier  les  six  premiers  chants  * ,  et  dont  il  promet 
religieusement  la  suite.  Ce  bon  vieux  p6re  de  la  poesie  a  eu 
beaucoup  k  souffrir,  en  ces  derniers  temps,  des  Bitaube  et  des 
Rochefort,  sans  compter  les  impertinences  pass^es  de  La  Motte- 
Houdard. 

—  M.  Dumouriez  a  fait  comme  M.  de  Rochefort;  il  adonne, 
il  y  a  quelque  temps,  1' essai  d'une  traduction  en  vers  du  cel^bre 
poeme  italien  intitule  il  Ricciardetto.  II  pretend  que  le  public  a 
ete  fort  content,  et  il  vient  en  consequence  de  publier  sa  traduc- 
tion tout  entiSre.  Dieu  vous  garde  d'etre  assez  injuste  envers  ce 
charmant  poeme  pour  le  lire  dans  la  version  de  M.  Dumouriez  ® ! 

—  Depuis  que  M.  Dorat  a  mis  les  h^roides  orn6es  d'estampes 
et  de  vignettes  a  la  mode,  tons  les  petits  poetes  ont  voulu 
faire  imprimer  leurs  themes  avec  le  meme  luxe.  En  dernier  lieu, 
M.  Blin  de  Sainmore  a  fait  reparaitre  ainsi  sa  Lettre  de  Biblis 
d,  Caunus,  son  frire,  pour  lequel  elle  a  le  malheur  de  bruler 
d'un  amour  incestueux ;  et  sa  Lettre  de  Gabrielle  d'Estries  mou- 
rante  ci  Henri  IV,  son  amant.  Nous  connaissions  deja  ces  pau- 
vretes.  M.Mailhol  a  aussi  publie  une  Lettre  en  vers  de  Gabrielle 
de  Vergy  li  la  comtesse  de  Raoul,  sosur  de  son  amant  Raoul  de 
Coucy^.  II  a  ajoute  a  son  heroide  la  romance  connue  de  M.  le  due 
de  La  Yalli6re  sur  le  m6me  sujet.  M.  Mailhol  est  plus  cruel  poete 
que  M.  Blin  de  Sainmore.  On  pent  leur  associer  i'auteur  inconnu 
de  la  Lettre  de  Narval  h  Williams,  son  ami.  Ce  dernier  est  un 
g6nie  createur  qui  doit  tout  a  son  invention  :  aussi  n'a-t-il  pas 
cru  quesonramage  eut  besoin  d'une  estampe  pour  nous  s6duire. 

1.  L'lliade  d'Homere,  traduite  en  vers,  avec  des  remarques,  par  M.  de  R... 
Paris,  Saillant,  1766,  ia-8°. 

2.  Voir  tome  VI,  p.  42  et  note. 

3.  Paris,  veuve  Duchesne,  1766,  in-8°.  Une  figure   et  une  vignette  (noa  sign^e) 
d'Eisen,  gravies  par  Longueil. 


JUIN  1766.  63 

—  On  vient  de  publier  les  Pidccs  fugitives  de  M,  FratifoiSy 
de  iS'eufchdteau  en  Lorraine^  fig6  de  quatorze  ans,  associ6  des 
acad6rnies  de  Dijon,  de  Marseille,  de  Lyon  et  de  Nancy  *.  Voila 
un  associ6  de  plus  d'academies  qu'il  n'a  vecu  de  lustres.  Mal- 
gr6  ces  honneurs  et  ces  productions  pr^coces,  quand  vous  les 
aurez  lues,  vous  aurez  de  la  peine  icroire  que  M.  Francois  fasse, 
k  dix-huit  ans,  une  trag^die  comparable  a  celle  ^'QEdipe,  que 
M.  de  Voltaire  fit  k  cet  age  sans  6tre  encore  d'aucune  acad^mie. 

—  Dissertation  physique  sur  I'homme,  dHiie  au  roi  de 
Prusse^  traduite  du  latin,  composee  et  soutenue  aux  6coles  de 
medecine  de  Montpellier,  pour  le  grade  de  bachelier,  par 
M.  Lansel  de  Magny.  Cette  petite  dissertation  traite  d'abord  du 
mecanisme,  de  la  conception  et  de  la  generation.  Ensuite  I'au- 
teur  ebauche  un  traite  des  temperaments,  et  enfin,  dans  la 
derni^re  partie,  11  fait  Thistoire  des  impressions  de  Tame  sur 
le  corps  et  du  corps  sur  Tame.  M.  Lansel  de  Magny  n'a  qu'a 
rendre  grace  ci  la  platitude  de  son  style  pedantesque,  qui  I'a 
garanti  de  la  celebrite,  malgre  I'hommage  rendu  au  philosophe 
couronn6.  Sans  cette  heureuse  obscurity,  si  ledit  M.  Lansel  eut 
6te  evente  par  un  seul  chien  de  Sorbonne,  toute  la  meute  se 
serait  mise  k  ses  trousses  a  cause  du  furaet  de  mat6rialisme  dont 
il  est  infecte. 

—  II  paratt  deux  Rapjwrts  en  faveur  de  Vinoculaiion  lus 
dans  VasscmbUe  de  la  Faculty  demMecine  de  Paris,  et  imprimh 
par  son  ordre,  par  M.  A.  Petit,  I'un  des  commissaires  de  la 
Faculte,  pour  decider  des  avantages  ou  des  inconvenients  de 
I'inoculation.  M.  Petit,  qui  est  aujourd'hui  le  premier  anato- 
miste  du  royaume,  est  a  la  t6te  des  commissaires  qui  se  sont 
d6clar6spour  I'inoculation.  On  peut  comparer  son  rapport  avec 
celui  que  les  commissaires  anti-inoculateurs  ont  public  I'annee 
dernifere,  et  qui  est  un  tissu  de  mensonges  et  de  b^tises.  Un 
autre  commissaire,  M.  Gochu,  a  public  son  avis  a  part.  Get  avis 
est  aussi  en  faveur  de  I'inoculation.  II  a  paru  aussi  un  autre 
opuscule  sur  I'inoculation  en  cinquante-quatre  pages  in-S". 

—  Essai  historique  et  chronologique  sur  les  principaux 
ivinements  qui  se  sont  passh  depuis  le  commencement  du  monde 
j'usquW  nos  joursy  par  M.  I'abbe  Berlin.  Volume  in-S"  de  quatre 

1.  Neufchateau  et  Paris,  1766,  iii-8°. 


64  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

cent  quarante-six  pages.  L'auteur  a  cru  devoir  separer  I'his- 
toire  dite  sainte  et  I'histoire  profane;  on  lit  celle-ci  a  droite  de 
son  livre,  et  I'autre  a  gauche.  II  aurait  pu  mettre  tout  ci  gauche. 
Cette  rapsodie  est  trfes-informe,  et  faite  dans  un  trfes-mauvais 
esprit.  N'y  faites  point  etudier  I'histoire  k  vos  enfants.  Le  pieux 
pretre  Berlie,  en  faisant  I'eloge  du  roi  de  France  Francois  P"", 
remarque  qu'il  eut  grand  soin  d'exterminer  les  heretiques.  Sans 
doute  il  voudrait  que  ses  successeurs  h  perpetuity  meritassent  le 
meme  eloge.  II  faudrait  en  bonne  police  cinquante  coups  d'etri- 
vi^res  tous  les  matins  a  tout  coquin  de  pretre  ou  de  laique  qui 
se  permet  de  sang-froid  d'ecrire  de  pareilles  atrocit6s. 

—  M.  I'abbe  Berardier  a  aussi  publie  un  Precis  de  Vhis- 
toire  universelle  avec  des  Hflexions.  Volume  in-12  de  trois  cent 
soixante  pages.  G'est  encore  un  pauvre  homme  que  cet  abbe 
Berardier,  qui  se  qualifie  d'ancien  professeur  d' Eloquence  dans 
rUniversite  de  Paris.  Dieu  preserve  tous  les  jeunes  gens,  qui 
doivent  devenir  hommes,  de  pareils  precepteurs  ! 

—  La  Religion  enpleurs  gimit  sur  le  tombeau  de  M.  de  Fitz- 
James,  iveque  de  Soissons,  iUgie.  Voila  un  hommage  rendu  un 
peu  tard  au  prelat  qui  en  est  I'objet,  et  qui  est  mort  il  y  a  deja 
quelques  annees.  L'eveque  de  Soissons  etait  un  grand  homme 
de  bien,  mais  de  peu  d'esprit.  II  haissait  les  jesuites,  il  ne  mettait 
jamais  dans  ses  mandements  :  ^veque  par  la  grace  du  saint- 
siige ;  et  il  etait  en  veneration  aux  jans^nistes,  qui  se  glorifiaient 
de  la  purete  de  ses  moeurs  et  de  I'integrite  de  sa  conduite. 

—  Amusement  curieux  et  divertissant  propre  ci  igayer  V es- 
prit, ou  Fleurs  de  hons  mots,  contes  ci  rire^  etc,^  le  tout  sans 
obscMit^,  par  M.  D***  * ,  jadis  imprimeur  de  I'escadre  du  roi  a 
Minorque.  Deux  volumes  in-12.  Fondation  tr6s-uli!e  pour  les 
antichambres. 

—  Jetez  au  feu  Cassandre  aubergisle,  parade,  par  l'auteur 
de  Gilles,  garcon  peintre,  c'est-a-dire  par  I'illustre  Poinsinet, 
et  le  Retour  favorable,  comedie  bourgeoise  en  un  acte,  repre- 
sentee sur  le  theatre  de  M.  le  due  de  Grammont,  par  M.  G***, 
c'est-a-dire  par  un  polisson  de  la  force  de  M.  Poinsinet. 

1.  Ducry. 


JUILLET   1766.  65 


JUILLET 


<  l"juilletl766. 

LETTRE   DE  M.    DAMILATILLB   A   M.    DIDEROT*. 

Oh!  vous  n'en  6tes  pas  quitte,  monsieur  le  philosophe;  j'ai 
commence  par  defendre  mon  coeur  et  mes  amis,  parce  que  c'est 
ce  que  j'ai  de  plus  cher,  mais  n'imaginez  pas  que  j'abandon- 
nerai  lachement  mon  esprit  dans  ie  bourbier  ou  il  vous  plait  de 
le  voir  :  j'y  prends  aussi  quelque  int6r6t.  Je  veux  k  la  verite 
passer  pour  bon,  mais  non  pour  une  bonne  b6te.  Croyez-vous 
done  que  je  prendrais  un  bon  mot,  une  epigramme  pour  une 
raison  ?  ISoiis  feras-tu  accroire  que  citait  de  bonne  foi  que  tu 
faisais  un  jour  I'Hoge  des  capucins?  Dites-moi,  je  vous  prie, 
d'abord  s'il  y  a  bien  de  I'exactitude  a  juger  de  tous  les  moines 
par  les  capucins,  et  si  ce  n'est  pas  vouloir  se  debarrasser  d'un 
homme  en  lui  jetant  un  ridicule  sur  le  corps  que  de  I'accuser 
d' avoir  fait  I'^loge  des  capucins,  dont  11  n'a  pas  dit  un  mot, 
parce  qu'il  ne  voit  pas  en  g6n6ral,  comma  bien  des  gens,  sur 
Tarticle  des  moines. 

J'ai  commence  comme  tout  le  monde,  mon  ami,  par  vou- 
loir tout  reformer.  Je  m'en  suis  peut-6tre  trop  profondement 
occupe,  eu  6gard  aux  connaissances  relatives  k  mon  etat,  qui 
me  manquent  et  que  j'aurais  mieux  fait  d'acquerir.  Le  resul- 
tat  a  ete  de  trouver  que  les  choses  ne  sont  pas  aussi  mal 
qu'on  le  clabaude  continuellement.  L'article  des  moines  est  un 
de  ceux  que  j'ai  le  plus  ressasses.  J'ai  trouve  qu'il  y  avait  tr6s- 
peu  de  chose  k  faire  pour  rendre  cet  6tablisseinent  utile,  et 
qu'k  les  prendre  ra^me  teis  qu'ils  sont,  il  y  a  bien  des  choses 
en  leur  faveur.  C'esf  un  des  meilleurs  moyens  qu'il  y  ait  pour 
fixer  dans  un  canton  et  dans  les  provinces  en  general  la  con- 
sommation  d'une  partie  du  revenu  local :  qu'on  mette  les  biens 


4.  Nous  avons  public,  t.  XIX,  p.  470,  des  OEuores  completes  de  Diderot,  la 
r6ponse  Ji  cette  lettre,  qui  semble  plutdt  le  n^sultat  d'uue  gagoure  destiooe  h 
exciter  la  verve  du  philosophe  que  I'expression  r(Selle  dos  opinions  de  frire 
vingtieme. 

VII.  5 


66         CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

d'un  couvent  de  benedictins  entre  les  mains  d'un  seigneur ; 
voil^  tout  I'argent  qui  se  depensait  k  trois  ou  quatre  lieues  k 
la  ronde  qui  prendra  sa  direction  vers  le  torrent  qui  entraine 
tout  k  Paris  ou  a  quelque  grande  ville  de  second  ordre.  Yoili 
les  pauvres  valides  du  canton  sans  ouvrage,  les  pauvres  in- 
firmes  sans  secours  ;  voil^  done  les  fermiers,  consid6res  dans  le 
canton  depuis  plusieurs  generations  qu'ils  vivaient  honorable- 
ment  dans  la  meme  ferme,  chasses  par  un  aventurier  qui 
compte  regagner  I'augmentation  qu'il  donne,  en  6puisant  la 
terre  qu'il  sait  tres-bien  qu'il  ne  gardera  pas  longtemps.  II 
vient  une  raauvaise  annee  :  les  moines  auraient  attendu,  mais 
M.  le  due  part  pour  son  ambassade,  M.  le  marquis  va  rejoindre 
son  regiment  a  I'armee  d'Allemagne,  M.  le  president  doit  vingt 
miile  6cus  k  son  sellier,  k  son  marchand  de  chevaux.  II  faut 
absolument  de  I'argent.  Le  fermier  s'endette,  se  ruine,  la  ferme 
se  discredite,  une  partie  des  tenes  reste  en  friche,  le  reste  s'a- 
maigrit,  un  pan  de  la  grange  s'^croule  faute  d'entretien,  et  ce 
beau  bien  auquel  on  portait  envie  fait  piti6. 

Une  chose  que  j'ai  souvent  entendu  dire  eontre  les  moines 
fait  beaucoup  pour  eux  a  mes  yeux.  Ces  droles-lci  ont,  dit-on, 
le  quart  des  biens  du  royaume,  et  le  plus  beau  1  Mais  il  nest 
Je  plus  beau  que  parce  qu'ils  I'ont  rendu  tel,  et  s'il  est  vrai  que, 
tout  egal  d'ailleurs,  un  terrain  rapporte  un  quart  de  plus  en 
leurs  mains  qu'en  toute  autre,  ce  que  je  n'ai  point  de  peine  k 
croire,  s'il  est  vrai  aussi  qu'ils  aient  le  quart  des  biens  du 
royaume,  voilk  un  seizifeme  au  total  qu'on  n'aurait  pas  et  dont 
on  leur  a  I'obligation. 

Yous  m'ohjecterez  peut-6tre  que  je  suppose  tr6s-gratuite- 
ment  que  le  bien  des  moines  passera  entre  les  mains  des 
grands  seigneurs;  aquoi  je  reponds:  l°que  les  grands  seigneurs 
ou  les  gens  tres-riches,  ce  qui  revient  ici  au  meme,  possedant 
plus  de  la  moitie  des  biens  du  royaume,  il  est  a  presumer  qu'ils 
possederont  la  moitie  des  biens  qui  rentreront  en  circulation ; 
2**  que  les  biens  des  moines  ne  sont  pas  seulement  mieux  cul- 
tives  que  ceux  des  grands  seigneurs,  mais  aussi  qae  ceux  des 
particuliers,  parce  qu'ils  joignent  aux  soins  et  a  I'attention  de 
ceux-ci  les  moyens  que  les  grands  seigneurs  ont  sans  en  falre 
usage;  3°  enfm  que,  quand  ces  biens  tomberaient  entre  les 
mains  des  particuliers,   les  moines,  redevenus  particuliers,  y 


JUILLET  1766.  67 

ayant  leur  droit  comme  d'autres,  cela  deviendrait  egal  pour  ceux 
qui  ne  sont  ou  n'auraient  pas  6t6  moines,  car  il  se  pourrait  bien 
qu'ils  poss^dassent  alors  comme  particuliers,  chacun,  la  partde 
ce  qu'ils  poss6dent  aujourd'hui  en  commun  comme  moines.  II 
faut  done  vous  rabattre  sur  ce  qu'un  particulier  est  plus  utile 
personnellement  k  I'liltat  qu'un  moine.  C'est  ce  que  nous  allons 
examiner. 

Les  moines  sont  inutilesa  la  society,  dit-on.  Ilsnesemarient 
pas,  ils  ne  font  rien.  Je  sais,  par  rapport  a  la  premiere  accusa- 
tion, que  le  celibat  est  contraire  aux  bonnes  moeurs.  II  y  a  lieu 
de  croire  que  si  chacun  avail  sa  chacune  bien  sacramentee,  il 
aurait  dans  le  monde  des  plaisirs  moins  oisifs,  mais  en  recom- 
pense une  vie  plus  uniformement  douce.  Je  dis  plus,  c'est  qu'in- 
dependamment  de  ce  que  I'adult^re  physique  serait  moins  com- 
mun, I'adultfere  moral  pouirait  I'expier  en  quelque  fa^on  en 
offrant  des  revanches.  Mais,  pour  en  revenir  aux  moines,  sont-ils 
les  seulsc61ibataires?  Et  I'homrae  qui  se  marie  k  quarante  ans, 
comme  il  n'est  que  trop  commun,  n'a-t-il  pas  pass6  dans  le 
celibat  les  annees  pendant  lesquelles  il  est  certainement  le  plus 
k  craindre  pour  la  tranquillite  et  I'honnetete  publiques.  Ge  qui 
m'6tonne,  c'est  de  voir  ceux  qui  6crivent  en  faveur  du  suicide 
enlever  au  m6me  homme  auquel  ils  donnent  liberalement  le 
droit  de  se  tuer,  quand  la  vie  lui  est  k  charge,  celui  de  ne  pas 
donner  la  vie  k  des  6tres  auxquels  il  presume  qu'elle  sera  aussi 
k  charge  qu'k  lui ;  mais  revenons  au  danger  du  c6libat  des 
moines  relativement  aux  moeurs.  II  y  a  des  moines  libertins 
sans  doute.  Mais  oserez-vous  dire  que  les  moines  qui  sont  dans 
Paris,  par  exemple,  commettent  autant  d'adult^res,  subornent 
autant  de  filles,  fr6quentent  autant  celles  qui  sont  corrompues 
qu'un  pareil  nombre  de  c6libataires  du  mSme  age  pris  indiffe- 
remment  dans  tous  les  autres  6tats  ?  C'est,  m'allez-vous  dire, 
parceque  la  crainte  les  retient...  Et  que  m'importe?  en  resulte- 
t-il  moins  que  mille  moines  ne  contribuent  pas  autant  a  la  cor- 
ruption des  moeurs  que  mille  autres  celibataires  du  meme  age? 
S'ils  osaienty  diles-vous,  ils  feraient  pis ;  cela  veut  dire  que 
s'ils  osaient  quand  ils  sont  echappes,  ils  auraient  les  moyens 
de  faire  pis  ou  mieux  que  ceux  qui  sont  habituellement  moins 
sages  qu'eux.  Mais  enfm  que  leur  sagesse  viunne  de  la  g^ne 
dans  laquelle  on  les  retient,  ou,  si  vous  le  voulez  encore,  de 


68         CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

I'envie  qu'ils  ont  de  paraitre  plus  parfaits  qu'ils  ne  le  sont,  elle 
vient  done  de  ce  qu'ils  sont  moines.  Done,  de  ce  c6te-la,  les 
celibataires  moines  sont  moins  dangereux  que  les  autres  celi- 
bataires,  et  meme  que  ceux  qu'on  ne  range  pas  dans  la  classe 
des  celibataires,  parce  qu'ils  n'ont  pas  encore  atteint  I'age  nubile 
fixe  par  le  bel  usage,  c'est-a-dire  par  le  libertinage,  I'avarice 
et  I'ambition.  Les  moines  libertins  sont  des  gens  a  la  fleur  de 
leur  age  chez  lesquels  le  temperament  agit  avec  force ;  et 
quand  il  serait  vrai  que  tous  ceux  de  cette  classe  se  livreraient 
sans  retenue  a  la  satisfaction  de  leurs  desirs,  au  moins  ne  voit- 
on  pas  chez  les  vieux  moines  cette  crapule  si  commune  parmi 
les  vieillards  de  la  capitale  et  des  grandes  villes,  ce  qu'on  doit 
reellement  regarder  comme  une  depravation  de  moeurs  parce 
que  ce  n'est  plus  le  voeu  de  la  nature  que  Ton  satisfait.  La 
pauvre  enfant  qui  y  est  sacrifice,  n'y  prenant  et  n'y  devant 
prendre  aucun  plaisir,  perd  necessairement  en  une  heure,  avec 
ce  vieux  paillard,  jusqu'a  la  derni^re  etincelle  d'une  pudeur 
doni  les  femmes  conservent  toujours  des  restes  piquants  tant 
qu'elles  n'ont  cede  qu'au  sentiment,  au  gout,  a  la  volupt6,  au 
temperament  meme.  Ce  n'est  pas  I'emportement  avec  ceux 
qu'on  aime,  ce  n'est  pas  ce  qu'on  fait  quand  on  salt  ce  qu'on 
fait;  c'est,  au  contraire,  la  prostitution  froide  pour  un  vil  et 
sordide  interet,  qui  fait  la  honte  de  ce  sexe.  Mais  je  suppose  les 
moines  de  tout  age  aussi  libertins  que  les  autres  hommes:  de 
quel  droit,  je  vous  prie,  exigerez-vous  d'eux  plus  que  des 
autres  si  vous  ne  leur  accordez  pas  plus  qu'aux  autres?  Que  le 
devot  imbecile  qui  voit  un  capucin  entre  Dieu  et  lui  exige  de  ce 
capucin  des  perfections  proportionnees  k  la  veneration  qu'il  lui 
prodigue,  c'est  dans  I'ordre.  Mais  vous,  qui  ne  rendez  pas  aun 
moine  plus  qu'a  un  autre  homme,  a  quel  titre  exigez-vous  qu'il 
soit  plus  parf ait?  Gonsiderez  leur  etat  relativement  a  ce  que 
vous  exigez  de  ceux  qui  I'embrassent,  ou  n'en  exigez  que  rela- 
tivement a  la  consideration  que  vous  leur  accordez. 

Assez  sur  le  celibat  des  moines  relativement  aux  moeurs. 
Yoyez  done  un  peu  si  le  crime  est  si  enorme  de  ne  pas  pro- 
pager  I'espeee  humaine.  II  faudrait  une  lettre  ou  plutot  un 
volume  a  part  sur  cette  manie  de  population  dont  tous  nos 
ecrivains  sont  possed6s!  II  me  suffit  de  remarquer  que  c'est 
I'exees  de  population  qui  a  conduit  les  Chinois,  ces  sages  par 


JUILLET  1766.  69 

excellence,  tant  vant6s,  parce  qu'on  suppose,  assez  l^g^rement 
k  mon  gr6,  qu'ils  se  gouvernent  bien  sans  religion,  h.  tol6rer 
que  les  p^res  sacrifivnt  leu  in  funis  qu'ils  croient  ne  pas  pou- 
voir  nouriir.  Mon  principe,  sur  quelque  inati^re  que  ce  soit, 
est  de  ne  regarder  comme  bon  que  ce  qui  pent  contribuer  au 
bonlieur  des  hommes.  La  grande  population  du  Nord,  k  laquelle 
on  doit  ce  debordement  de  barbares  qui  ont  desole  I'Europe 
pendant  tant  de  si^cles,  a-t-elle  fait  le  bonheur  de  I'humanite? 
La  grande  population  de  la  Suisse  ne  contraint-elle  pas  la 
moiti6  de  ceux  qui  y  naissent  de  quitter  ce  beau  pays  de 
liberie  pour  alier,  a  six  sous  par  jour,  recevoir  des  coups  de 
baton  dans  les  h^tats  monarchiques,  m6me  dans  ceux  oil  il  n'est 
pas  d'usage  d'en  donner  aux  nationaux?  J'en  conclus  que, 
quand  il  y  a  assez  de  population  pour  se  defendre  sur  son 
terrain  et  le  conserver,  il  serait  plus  nuisible  qu'ulile  a  I'hu- 
raanite  qu'elle  augmentat.  II  y  a  done  des  temps  ou  il  peut 
devenir  avantageux  que  le  nombre  des  nnoines,  c'est-a-dire  des 
c61ibataires  les  inoins  dangereux  pour  I'honnfitete  et  la  tran- 
quillite  publiques,  fut  augmente.  G'est  au  gouvernement,  en  cela 
comme  en  bien  d'autres  choses,  k  lacher  ou  k  serrer  les  renes. 
Je  dis  plus  :  c'est  qu'ayant  prouve,  par  les  objections  m6mes 
qu'on  fait  centre  les  moines,  que  les  terres  qui  dependent 
d'eux  sent  mieux  cultivees  que  si  elles  appartenaient  a  des 
particuliers,  ils  contribuent  en  cela  k  la  population  plus  qu'ils 
ne  pourraient  faire  par  eux-m6mes  s'ils  etaient  repandus  dans 
la  societe. 

Quant  k  I'oisivete  des  moines,  second  point  sur  lequel  on 
6tablit  le  reproche  d'inulilite  qu'on  leur  fait,  commencons  par 
retrancher  d'une  communaute  de  vingt  religieux  trois  hommes 
au  moins,  necessaires  pour  regir  le  bien  et  qu'il  faudrait  que 
ceux  a  qui  il  appartiendrait  employassent  uniquement  a  cet 
usage.  Otons  encore  cinq  ou  six  vieillards  de  qui  on  ne  devrait 
plus  rien  exiger,  quelque  etat  qu'ils  eussent  embrasse.  Reste, 
sans  avoir  encore  egard  a  la  decence  du  culte,  mati^re  sur  la- 
quelle j'avoue  queje  ne  pense  point  du  tout  comme  bien  des 
gens,  dix  a  douze  hommes  inutiles,  c'est-k-dire,  k  parler  plus 
exactement,  qui  ne  travaillent  pas  plus  pour  la  societe  que  ne 
feraient  ceux  a  qui  appartiendrait  le  bien  de  la  communaute, 
si  on  le  r6partissait  dans  cette  soci6t6.  Car  que  fait  dans  le 


70  GORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

monde  un  rentier  de  plus  qu'un  moine?  Je  ne  parle  pas  seu- 
lement  de  ceux  qui  ne  font  rien  du  tout,  ni  de  ceux  qui 
feraient  mieux  de  ne  rien  faire,  mais  encore  d'une  foule  de 
gens  qui  pretendent  6tre  et  faire  quelque  chose,  parce  qu'ils 
ont  une  charge  ou  une  commission  qui  les  occupe  une  heure 
par  semaine.  Si,  au  lieu  de  douze  proprietaires  h  la  place  de 
douze  moines,  vous  n'en  supposiez  que  quatre,  que  deux,  ils 
en  seront  plus  riches  et  auront  a  leur  suite  une  troupe  de 
valets  uniquement  occupes  de  la  personne  de  monsieur  leur 
maitre,  et  certainement  tout  aussi  inutiles  au  public  que  les 
moines,  de  quelque  inutilite  que  vous  les  supposiez. 

IN'allez  pas  me  presenter  en  compensation  les  domestiques 
des  moines;  outre  que  la  vie  en  communaute  en  exige  beau- 
coup  moins,  tous  ces  domestiques  sont  des  gens  laborieux 
occupes  du  matin  au  soir  a  des  choses  utiles.  Ce  sont  de  plus 
des  gens  tres-attaches  a  leurs  maitres,  des  esptees  d'enfants 
adoptifs  qui  ont  et  auront  toute  leur  vie,  s'ils  sont  sages,  une 
honn^te  subsistance  assur^e. 

Quant  a  la  vie  que  m^nent  les  moines,  elle  est  vraiment 
philosophique.  Donnez-leur,  par  I'^ducation,  un  peu  plus  de 
connaissance  vraie  et  solide,  il  n'y  aura  gufere  d'honnete  homme 
delivre  de  la  fougue  des  passions  qui  ne  la  choisisse.  J'avoue 
que,  pour  moi,  je  me  prom6ne  avec  plaisir,  avec  delices,  dans 
un  couvent.  J'aime  naturellement  le  luxe  public  autant  que 
je  hais  le  luxe  particulier ;  desir  de  plaire  aux  femmes  a  part, 
bien  entendu,  ma  manie,  ce  commune  magnum  d'Horace,  trouve 
pleinement  a  se  satisfaire  dans  le  couvent.  Chez  les  moines  tout 
ce  qui  est  commun  est  grand,  noble  meme;  I'eglise,  les  vesti- 
bules, les  cloitres,  le  refectoire,  la  biblioth^que,  les  escaliers, 
les  galeries.  II  n'y  a  gu6re  que  chez  eux  que  les  monuments 
aient,  dans  leur  masse  et  dans  leurs  parties  principales,  cet 
air  imposant  que  je  pref^re  aux  beautes  de  detail  dont  les 
architectes  de  la  capitale  ont  et6  reduits  a  faire  tout  I'art 
parce  qu'ils  ne  travaillent  jamais  qu'en  petit.  G'est  presque 
chez  les  moines  seuls  que  je  trouve  de  grands  tableaux,  et, 
si  Ton  n'avait  pas  mis  les  abbayes  en  commende,  ils  en  au- 
raient  davantage,  ils  auraient  des  statues  :  nous  aurions  en  ce 
genre  des  chefs-d'oeuvre  que  nous  n'aurons  jamais.  lis  entre- 
tiennent  I'orfevre,  le  brodeur,  et  dans  le  grand  :  car,  pour  eux 


JUILLET  1766.  71 

personnellement,  leur  habit  est  simple,  leur  cellule  est  petite, 
leur  table  ordinaire  sans  fasie.  Les  honnStes  gens  y  trouvent  k 
la  virile,  quand  ils  veulent,  de  bons  repas.  Malgr6  cela,  on  n'y 
absorbe  pas  pour  faire  un  coulis  ce  qui  sulTuait  pour  nourrir 
quatre  hommes. 

Pendant  que  les  maltres  sont  bien  trait6s  k  la  salle,  les 
domestiques  se  nourrissent  bien  a  la  cuisine,  et  les  pauvres  ont 
de  la  soupe  a  la  porte.  Peut-6tre  y  a-t-il  de  rincouv6nient  k 
cette  soupe,  mais  cela  n'emp6che  pas  qu'il  n'y  ait  dans  cetle 
mani^re  de  vivre  une  reunion  de  grandeur  et  de  simplicity 
dont  le  sentiment  doit  6tre  affects,  en  attendant  que  la  reflexion 
I'aitperfectionn^.  II  semble  que  ce  qu'on  dit  le  plus  hautement 
centre  les  moines  soit  pr6cis6ment  fait  pour  me  parailre  en 
leur  faveur. 

«  Ce  drdle-lA,  disait  un  bon  et  honnele  gentilhomme  de 
ma  connaissance  en  parlant  d'un  prieur  qui  nous  avait  donn6 
k  diner,  nous  a,  par  DieUj  bien  refus  :  cela  a  dix  mille  livres 
de  rente,  un  coquin  de  moine  comme  ca.  Eh  bien!  son  pdre 
itait  fermier  de  mon  oncle  ici  d,  deux  lieues » 

J'en  conclus  que  rciablissement  des  moines,  s'il  n'6tait  pas 
fait,  serai t  un  vrai  moyen  digne  de  la  vraie  philosophic  pour 
corriger,  par  une  certaine  facility  de  faire  de  temps  en  temps 
fortune,  I'in^galite  des  conditions,  et  ramener  en  quelque 
fa^on  par  \k  k  cette  6galite  que  tout  honnete  homme  porte 
grav6e  dans  son  coeur.  J'ai  dit  quelque  part  et  je  le  repfete  que 
ce  n'est  point  la  naissance,  la  richesse,  I'esprit,  \d,sagesse  mtme 
qui  donnent  des  droits  au  bonheur,  c'est  la  quality  d'etre  sen- 
sible. Je  veux  qu'il  y  ait  du  bonheur  k  esp6rer  pour  ceux  m^me 
qui,  avec  une  probity  commune  et  un  esprit  ordinaire,  ne  peu- 
vent  pas  atteindre  a  celui  que  procure  la  haute  estime  r^servee 
et  due  k  un  esprit  superieur  et  a  une  vertu  sublime.  Si  les 
avantages  de  la  vie  n'etaient  que  pour  les  gens  vertueux,  il  n'y 
aurait  aucun  m6rite  a  I'^tre.  ( J'entends  ici  par  mMle  cette 
satisfaction  douce  qu'on  6prouve  k  meriter.)  S'ils  n'6taient  que 
pour  les  gens  d'esprit,  ils  croiraient  ce  qu'ils  ne  croient  deji  que 
trop,  qu'ils  leur  seraient  dus  exclusivement,  comme  les  nobles 
le  croient  et  le  croyaient  encore  bien  davantage  avant  que  les 
fortunes  et  par  contre-coup  les  alliances  de  finances  eussent 
ce  que  le  public  appelle  confondu,  et  ce  que  j'appelle,  moi, 


72         CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

rapprocM  les  etats.  II  ne  faut  point  ici  me  venir  dire  que  la 
subordination  est  necessaire.  II  n'y  a  peut-etre  personne  que 
je  croie  plus  fermement  que  moi  6gal  par  la  nature  a  ceux  qui 
sont  au-dessus  et  au-dessous  de  moi.  J'ai  vu,  malgre  cela,  pen 
de  gens  qui  ob6issent  plus  ponctuellement  que  je  n'obeis  a 
ceux  proposes  pour  me  commander  et  qui  se  font  plus  ponctuel- 
lement obeir  par  ceux  que  le  sort  m'a  soumis  a  tort  ou  li  droit. 
Je  pense  au  surplus  qu'il  y  aurait  plusieurs  reforraes  a  faire 
chez  les  moines.  J'avoue  que  plusieurs  objections  qu'on  fait 
contre  eux  ne  sont  pas  sans  force;  mais  ce  qui  me  fache,  c'est 
de  voir  qu'on  afiecte  de  ne  presenter  que  ce  qui  est  contre.  Je 
le  dirais  ici,  je  vous  assure,  si  d'autres  ne  I'avaient  pas  fait 
pour  moi.  J'appelle  un  ouvrage  philosophique  celui  ou  Ton 
expose  et  discute  fortement,  mais  tranquillement,  le  pour  et  le 
contre ;  et  je  rel^gue  au  rang  des  declamations  tout  ce  qui  ne 
presente  une  chose  que  sous  une  de  ces  faces,  avantageuses  ou 
desavantageuses,  quelque  sagacite  et  quelque  force  d'ailleurs 
qu'on  y  mette. 

C'est  d'aprfes  la  comparaison  du  pour  et  du  contre  faite  de 

mon  rnieux,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  le  mieux  possible,  que  je 

ne  vols  aucune  necessity  k  detruire  les  moines,  mais  de  grands 

avantages  a  les  reformer.  J'ajoute  que  ce  n'est  point  pour  con- 

trarier,  mais  du  plus  profond  de  mon  coeur  que  je  m'elfeve 

contre   cet  esprit  de  destruction  en  tout  genre,  qui  ote  tout 

sans  rien_  remettre   a  la  place,   et  dont  le  resultat  doit  6tre 

necessairement  la  destruction   des    empires  eux-memes.  Oui, 

c'est  cet  esprit  qui,  en  detruisant  toutes  les  religions  au  moment 

ou  elles  commencaient  a  se  perfectionner,  a  mis  le  peuple,  d. 

qui  il  en  faut  une,  dans  le  casd'en  adopter  une  nouvelle,  tou- 

jours   dangereuse  par    I'abus    que   ceux   qui    succedent    aux 

premiers  precheurs  doivent  necessairement  faire  de  la  confiance 

aveugle  que  ceux-ci  s'acqui^rent  ordinairement  par  1' austerity 

de  leurs  moeurs  et  par  le  zele  ardent  qu'ils  ont  et  montrent 

toujours  pour  les  precher.  Ce  n'est  qu'avec  le  temps  que  les 

-  religions  prennent,  par  la  vigilance  des  magistrats,  et  quelque- 

fois  par  leur  jalousie,  cette  forme,  cette  constitution  politique, 

qui  mettent  les  pretres  hors  d'etat  d' abuser  de  la  confiance 

que  doivent  avoir  en  eux  des  gens  qui  les  voient,  du  pied  de 

^  I'echelle.de  Jacob,  presque  en  haut  de  cette  echelle. 


JUILLKT  1766.  7S 

Dc  sorte,  m'allez-vous  dire ,  qu'd.  vous  entendre  tin  fltat  ne 
pent  pas  snbshter  sans  moines.  G'est,  ajouterez-vous  ironique- 
ment,  leiir  destruction  qui  a  fait  le  malheur  de  VAngleterre. 
Je  ne  (lis  point  cela;  un  ihat  pent  6ire  sans  doute  florissant,  et 
n'avoir  point  de  moines.  Le  si^cle  de  Louis  XIV  prouve  qu'il 
^eut  6tre  florissant  et  en  avoir  plus  qu'il  n'y  en  a  aujourd'liui 
en  France.  On  est  heureux  etmalheureux  dans  les  r6publiques  ; 
on  est  heureux  et  malheureux  dans  les  monarchies.  Je  vou- 
drais  qu'on  s'attuchat  i  tirer  le  meilleur  parti  possible  de  I'etat 
actuel  des  choses,  et  qu'on  ne  fit  point  comnie  les  enfants,  qui 
brouillent  les  dames  quand  ils  sont  embarrasses  sur  ce  qu'ils 
doivent  jouer.  Je  soutiens  plus  :  c'est  que  si  les  choses  m6ri- 
tent  reellement  d'etre  changees,  ce  n'est  que  petit  a  petit 
qu'on  pourra  y  parvenir  surefnent  et  dquitablcment.  Je  sens 
qu'il  est  utile  de  faire  trembler  les  puissants  pour  qu'ils  n'abu- 
sent  pas  de  leur  autorit6 ;  mais  il  n'est  pas  moins  dangereux  de 
r6voller  les  faibles,  et  de  les  exciter  k  abuser  de  leurs  forces 
reunies.  Croyez-vous  qu'il  en  resuUerait  un  grand  avantagepour 
le  bonheur  de  I'humanite,  seul  but  auquel  doit  tendre  tout 
homme  raisonnable  dans  ses  discours  comme  dans  ses  actions? 
Je  n'ai  pas  tout  dit,  mais  en  voila  assez  pour  aujourd'hui.  Je 
suis  impatient,  et  ceci  n'est  point  du  tout  une  tournure,  de 
suspendre  toutes  mes  contradictions  pour  vous  dire  qu'elles 
ne  m'emp^chent  pas  que  je  vous  reconnaisse  pour  mon  maitre, 
que  je  vous  airae  et  que  je  vous  embrasse  de  tout  mon  coeur.. 

—  II  faut  conserver  ici  le  souvenir  d'une  guerison  singu- 
li^re  que  M.  Tronchin  vient  de  faire.  Ce  celebre  medecin  a  pris, 
au  commencement  de  cette  annee,  possession  de  la  place  de 
premier  m6decin  de  M.  le  due  d'Orleans.  Un  prieur  des  premon- 
lr6s  de  Blois  est  venu  le  consulter.  Ce  moine  6tait  tourmente, 
depuis  un  grand  nombre  d'ann6es,  de  maux  de  tete  insuppor- 
tables.  Ces  douleurs  etaient  si  excessives  que,  dans  les  acces, 
qui  se  renouvelaient  presque  tous  les  jours,  le  malade  etait 
souvent  tente  de  se  briser  la  tSte  centre  le  mur.  Les  temps 
d'orage  et  d'intemperic  dans  I'atmosphere  lui  6taient  le  plus 
funestes.  M.  Tronchin,  apr^s  avoir  examine  I'^tat  et  les  symp- 
t6mes  de  celte  maladie,  a  ordonne  au  malade  de  se  faire  couper 
deux  nerfs  qu'il  lui  a  indiques  :  I'un  au  milieu  de  la  joue, 


74  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

I'autre  un  peu  plus  en  arrifere,  pr6s  de  I'oreille.  Le  malade  ayant 
declare  qu'il  aimait  mieux  souITrir  I'operation  la  plus  doulou- 
reuse  que  d'etre  expose  davantage  aux  douleurs  qu'il  supportait 
depuis  tant  d'ann^es,  le  chirurgien  Louis  n'a  pourtant  pas  voulu 
faire  I'operation  prescrite  sans  avoir  un  ordre  par  ecrit,  signe 
de  M.  Tronchin.  Gette  operation  s'est  done  faite,  il  y  a  environ 
deux  mois,  sous  les  yeux  et  la  conduite  de  M.  Tronchin.  Elle  a 
fait  beaucoup  de  bruit.  La  Faculte  de  medecine,  au  d^sespoir 
des  succfes  6clatants  d'un  rival  si  redoutable,  n'a  rien  oublie 
pour  rendre  cette  entreprise  d'abord  ridicule  et  ensuite  odieuse. 
On  repandit  dans  Paris  que  le  moine  etait  a  toute  extr6mite, 
qu'il  n'en  rechapperait  pas;  et  le  convent  des  pr6montres  de 
Paris,  oil  le  malade  se  faisait  trailer,  6tait  assiege  tons  les 
matins  par  une  infinite  de  gens  qui  venaient  savoir  de  ses  nou- 
velles,  et  qui  esperaient  en  apprendre  de  mauvaises.  Le  fait  est 
que  le  prieur  n'a  jamais  ete  en  danger  de  cette  operation,  qu'il 
en  est  entierement  retabli  aujourd'hui,  et  qu'il  est  parfaitement 
gu6ri  de  ses  maux  de  tete.  J'ai  oui  dire  a  M.  Tronchin  qu'il 
avait  eu  occasion  d'ordonner  quatre  fois  cette  operation  dans  le 
coiirs  de  sa pratique;  que  son  premier  essai  fut  fait  sur  la  femme 
de  Rapin  Thoyras,  auteur  de  VHistoire  dAngleterre,  mais  qu'il 
ne  reussit  qu'imparfaitement,  parce  qu'il  ne  fit  couper  que  le 
nerf  de  la  joue,  sans  toucher  a  celui  pres  de  I'oreille;  mais 
que  les  autres  essais,  en  faisant  les  deux  coupures,  avaient  tou- 
jours  ete  suivis  de  la  guerison  parfaite  du  mal.  Ge  qui  fait  un 
honneur  infini  au  savoir  de  notre  Faculte  de  medecine,  c'est 
quelle  n'avait  jamais  entendu  parler  de  cette  operation,  qu'au- 
cun  chirurgien  de  France  ne  I'avait  jamais  faite,  et  que,  parmi 
les  cent  soixante  docteurs  dont  la  Faculte  de  Paris  est  composee, 
il  n'y  en  a  pas  un  qui  sache  quels  sont  les  sympt6mes  du  mal 
de  t6te  qu'on  pent  guerir  par  cette  operation. 

15  juillet  1766. 

On  s'occupe  beaucoup  a  Paris  de  I'efTroyable  a  venture  qui 
vient  d'arriver  a  Abbeville,  dont  on  n'a  entendu  parler  que 
confusement,  et  qui  aurait  rempli  toute  I'Europe  d'indignation 
et  de  pitie  si  les  ames  cruelles  qui  ont  et6  les  auteurs  de  cette 
tragedie  n'avaient  force  les  avocats  de  I'innocence  et  de  I'hu- 


JUILLET  1766.  75 

manitd  au  silence  par  leurs  menaces.  L'extrait  d'une  lettre 
d'Abbeville,  joint  i  ces  feuilles,  vous  mettra  au  fait  des  princi- 
pales  circonstances.  On  pretend  que  ce  qu'on  dit  du  sieur  Belval 
n'est  pas  exactement  vrai ;  mais  il  est  constant  que  des  animo- 
sit6s  particuH6res  ont  dictd  la  sentence  d'Abbeville,  et  Ton 
assure  que  des  motifs  de  la  m6me  trempe  I'ont  fait  confirmer 
par  un  arr6t  du  Parlement,  qu'il  faut  conserver  comme  le  monu- 
ment d'une  cruaut6  horrible  au  milieu  d'un  si6cle  qui  se  vante 
de  sa  philosophie  et  de  ses  lumiferes. 

La  nuit  du  8  au  9  aoilt  1765,  un  crucifix  de  bois,  plac6 
sur  un  pont,  h  Abbeville,  est  mutile  k  coups  de  sabre  ou  de 
couteau  de  chasse.  Un  peuple  superstitieux  et  aveugle  s'en  fait 
un  sujet  de  scandale.  L'6v6que  d'Amiens,  un  des  plus  fanatiques 
d'entre  les  ev6ques  de  France',  se  transporte  avec  son  clerg^ 
en  procession  sur  les  lieux,  pour  expier  ce  pretendu  crime  par 
une  foule  de  ceremonies  superstilieuses.  On  public  des  moni- 
toires  pour  en  decouvrir  I'auteur.  Get  usage  de  troubler  par  des 
monitoires  les  consciences  timorees,  d'allumer  les  imaginations 
faibles  en  enjoignant,  sous  peine  de  damnation  ^ternelle,  de 
venir  a  revelation  de  fails  qui  n'interessent  pas  personnellement 
le  deposanl;  cet  usage,  dis-je,  est  un  des  plus  funestes  abus  de 
la  jurisprudence  criminelle  en  France.  Plus  de  cent  vingt  fana- 
tiques ou  t6tes  troubl^es  deposent.  Aucun  ne  peut  denoncer 
I'auteur  de  la  mutilation,  qui  sans  doute  n'avait  pas  appele  des 
t6moins  k  son  expedition ;  mais  tons  rapportent  des  oui-dire, 
des  bruits  vagues,  qui  chargent  la  principale  jeunesse  de  la  ville 
de  propos  impies,  de  pretendues  profanations,  de  quelques 
indecences  qui  pouvaient  meriter  tout  au  plus  I'animadversion 
paternelle.  La  justice  d'Abbeville  instruit  le  proems  de  ces  jeunes 
etourdis.  II  n'est  plus  question  de  ce  crucifix  mutile,  mais  on 
juge  les  pretendus  crimes  r6veles  au  moyen  des  monitoires.  II 
est  aise  de  se  figurer  la  consternation  d'une  petite  ville,  oil  cinq 
enfants  des  principales  families,  tons  mineurs,  se  trouvent 
impliques  dans  une  procedure  criminelle.  Leurs  parents  les 
avaient  fait  6vader;  mais  la  m6me  animosite  qui  leur  avait 
suscite  cette  mauvaise  affaire  d^non^a  leur  fuite.  On  courut 
apr6s  eux,  et  des  cinq  Ton  en  prit  deux,  savoir  le  jeune  cheva- 

1.  Louis-FranQois-Gabriel  de  LaMotte. 


76  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

lier  de  La  Barre,  et  un  enfant  de  dix-sept  ans  appele  Moisnel. 
La  sentence  rendue  a  Abbeville,  le  28  fevrier  dernier,  condamne 
Gaillard  d'Etallonde  a  faire  amende  iionorable,  a  avoir  la  langue 
et  le  poingt  coupes,  et  a  etre  brule  vif.  Get  infortune  s'etait 
heureusement  sauve  en  Angleterre  avec  deux  de  ses  complices. 
Jean-Francois  Le  Fevre,  chevalier  de  La  Barre,  est  condamne, 
par  la  m^me  sentence,  a  faire  amende  honorable,  a  avoir  la 
langue  coupee,  ensuite  la  tete  tranchee  et  son  corps  reduit  en 
cendres.  On  sursit,  par  cette  sentence,  au  jugement  des  trois 
autres  accuses,  dont  I'un,  Charles-Francois  Moisnel,  etait  en 
prison  avec  le  chevalier  de  La  Barre.  Les  sentences  criminelles 
ont  besoin  d'etre  confirmees  par  un  arret  du  Parlement  dans  le 
ressort  duquel  on  les  rend.  L' affaire  d' Abbeville  est  portee  au 
Parlement  de  Paris,  lei,  ces  jeunes  malheureux,  en  se  defen- 
dant par  des  m6moires  imprimis,  pouvaient  esperer  d'exciter 
la  commiseration  publique;  mais  M.  Le  Fevre  d'Ormesson,  pre- 
sident a  morlier,  bon  criminaliste,  dont  le  chevalier  de  La 
Barre  etait  proche  parent,  s'etant  fait  montrer  toute  la  procedure 
d' Abbeville,  jugea  qu'elle  ne  serait  point  confirmee  par  le  Par- 
lement, et  empecha  qu'on  defendit  publiquement  son  parent 
et  les  autres  accuses.  11  esperait  que  ces  enfants,  renvoy^s  de 
I'accusation  sans  eclat,  lui  sauraient  gre  un  jour  d' avoir  prevenu 
la  trop  grande  publicity  de  cette  affaire  malheureuse.  La  secu- 
rity de  ce  magistral  leur  a  ete  funeste ;  on  pent  poser  en  fait 
que  le  moindre  memoire,  distribue  a  temps  en  leur  faveur, 
aurait  excite  un  cri  si  general  que  jamais  le  Parlement  n'aurait 
ose  confirmer  la  sentence  d' Abbeville.  Un  arret  du  A  juin  passe 
I'a  confirmee;  et,  apres  beaucoup  de  sollicitations  inutiles  pour 
oblenir  grace  du  roi,  le  chevalier  de  La  Barre  a  ete  execute  a 
Abbeville  le  1""  juillet.  II  est  mort  avec  un  courage  et  avec  une 
tranquillite  sans  exemple.  L'arret  le  declare  atteint  et  convaincu 
d' avoir  passe  a  vingt-cinq  pas  devant  la  procession  du  saint 
Sacrement  sans  oter  son  chapeau  et  sans  se  mettre  a  genoux; 
d' avoir  profere  des  blasphemes  contre  Dieu,  la  sainte  Eucha- 
ristie,  la  sainte  Yierge,  les  saints  et  les  saintes  mention nes  au 
proces;  d' avoir  chante  deux  chansons  impies;  d' avoir  rendu  des 
marques  de  respect  et  d'adoration  a  des  livres  impurs  et  infames; 
d' avoir  profane  le  signe  de  la  croix  et  les  benedictions  en  usage 
dans  I'lilglise.  Yoila  ce  qui  a  fait  trancher  la  tete  a  un  enfant 


JUILLET  1766.  77 

imprudent  et  mal  6lev6,  au  milieu  de  la  France  et  du  xviir  si6cle ; 
dans  les  pays  d'inquisition,  ces  crimes  auraient  etc  punis  par 
un  mois  de  prison,  suivi  d'une  reprimande. 

II  est  certain  que  M.  Pellot,  conseiiler  de  grand'chambre, 
rapporteur  du  proems  au  Parlement,  a  fait  I'apologie  des  accu- 
ses, et  a  conclu,  vu  leur  age  et  d'autres  circonstances,  a  les 
renvoyer  decharges  de  I'accusation;  mais  le  Parlement  n'a  pas 
juge  ti  propos  de  suivre  ces  conclusions.  II  passe  pour  constant 
qu'un  autre  conseiiler  de  grand'chambre,  nomme  Pasquier,  qui 
n'est  pas  trop  connu  du  public,  a  le  premier  ouvert  I'avis  de 
la  rigueur,  qu'il  a  perore  avec  beaucoup  de  violence  contre  les 
philosophes  et  contre  M.  de  Voltaire,  qu'il  a  nomme;  qu'il  a 
pr^sente  les  profanations  d' Abbeville  comme  un  effet  funeste  de 
I'esprit  philosophique  qui  se  repand  en  France  et  qu'il  a  fait 
nommer  dans  I'arret  le  Dictionnaire  philosophique  parmi  les 
livrea  composant  la  biblioth^que  du  chevalier  de  La  Barre,  quoi- 
qu'on  n'y  ait  trouve  que  des  livres  de  debauche  et  aucun  livre 
de  philosophic.  On  a  aussi  remarque  que  M.  le  premier  presi- 
dent, qui  a  preside  a  ce  jugement  terrible,  etait  personnellement 
brouille  avec  M.  le  president  Le  Fevre  d'Ormesson ;  mais  il  y 
aurait  trop  a  fremir  si  des  inimities  particuli^res  pouvaient 
influer  sur  des  arrets  de  sang! 

Ce  qu'il  y  a  de  sur,  c'est  que  toutes  les  ames  sensibles  ont 
6te  consternees  de  cet  arr^t,  et  que  I'humanite  attend  un  ven- 
geur  public,  un  homme  eloquent  et  courageux  qui  transmette 
au  tribunal  du  public  et  k  la  fletrissure  de  la  posterite  cette 
cruaute  sans  objet  comme  sans  exemple.  Ce  serait  sans  doute 
une  tache  digne  de  M.  de  Voltaire,  s'il  n'avait  pas  personnelle- 
ment des  menagements  k  garder  dans  cette  occasion  ^  Ses  amis 
ont  du  le  conjurer  de  preferer  sa  surete  et  son  repos  a  I'int^ret 
de  I'humanite,  et  de  ne  point  risquer  d'imprimer  la  marque  de 
I'opprobre  k  des  hommes  sanguinaires,  resolus  de  le  poursuivre 
lui-m6me  au  moindre  mouvement  de  sa  part.  Huit  avocats, 
parmi  lesquels  on  lit  les  noms  de  Doutremont  et  de  Gerbier, 
ont  sign6  trop  tard  une  consultation  en  faveur  du  jeune  Moisnel 
et  des  autres  accuses,  au  jugement  desquels  I'arrSt  avaitsursis. 

1.  Voltaire,  malgr^  ces  considerations  personnelles,  ne  manqua  point  k  ce 
devoir.  II  suffit,  pour  voir  jusqu'oCi  le  fanatisuie  pent  allcr,  do  lire  sa  Helation  de 
la  mort  du  chevalier  de  La  Barre.  (T.) 


78  GORRESPONDANCE  LITTliRAIRE. 

Cette  consultation,  faite  avec  le  plus  grand  menagement  et  la 
plus  grande  simplicite,  attendrirait  le  coeur  le  plus  barbare.  Le 
Parlement,  qui  s'en  est  trouv6  choque,  a  voulu  la  supprimer 
juridiquement :  il  a  mande  les  avocats  qui  I'ont  signee,  et  M.  le 
premier  president  a  6te  charge  de  les  tancer  sev^rement ;  mais 
M.  Gerbier  a  pris  la  parole,  a  defendu  la  conduite  et  les  droits 
de  ses  confreres  et  les  siens,  et  a  declare  que  s'il  y  avait  la 
moindre  demarche  juridique  de  faite  contre  cette  consultation, 
tous  les  avocats  etaient  resolus  de  quitter  le  barreau.  Cette 
declaration  a  arr^te  les  procedures  du  Parlement;  mais  tonte 
Tedition  de  la  consultation  a  ete  enlev^e  sous  main,  et  il  n'a 
plus  ete  possible  d'en  trouver  des  exemplaires.  On  a  reussi,  par 
ces  mesures,  k  etouffer  cette  horrible  affaire  dans  le  public. 
Paris  s'en  est  pen  occupe ;  le  plus  grand  nombre  n'en  a  jamais 
su  au  vrai  les  details.  On  en  a  parl6  un  ou  deux  jours;  et  puis, 
comme  dit  M.  de  Voltaire,  on  a  ete  a  rOp6ra-Comique,  et  cette 
atrocite  a  6te  oubliee  avec  beaucoup  d'autres.  Les  ames  sen- 
sibles  ne  I'oublieront  jamais,  et  desireront  toujours  avec  ardeur 
quelle  soit  transmise  a  la  posterite  comme  un  monument  d«^plo- 
rable  de  la  perversity  des  hommes,  et  que  le  nom  des  auteurs 
de  cette  cruaute  demeure  connu  et  plus  justement  fletri  que 
celui  du  jeune  Moisnel  et  de  ses  complices,  qui  viennent  d'etre 
mis  hors  de  cour  apres  avoir  ete  blames  et  declares  infames. 

Yoila  les  premiers  fruits  que  nous  recueillons  du  livre  des 
Ddits  et  des  PeinSs.  On  dirait  qu'a  chaque  reclamation  un  peu 
remarquable  des  droits  de  I'humanite,  le  g^nie  de  la  cruaute  se 
dechaine,  et,  pour  en  faire  sentir  I'inutilit^,  suggere  a  ses  sup- 
pots  de  nouveaux  actes  de  barbarie.  L'historien  du  comte  de 
Ponthieu  ^  rapporte  qu'en  1706,  un  riclie  habitant  d' Abbeville 
laissa  par  testament  tout  son  bien  a  Louis  XIV,  a  condition  de 
I'employer  a  une  croisade.  Si  jamais  il  fait  une  seconde  edition 
de  son  Histoire,  je  lui  conseille  de  joindre  a  ce  trait  d'un  fana- 
tisme  particulier  celui  d'un  fanaiisme  public,  dans  I'assassinat 
juridique  du  chevalier  de  La  Barre.  II  n'oubliera  pas  de  remar- 
quer  que  les  deux  chansons  mentionnees  au  proces,  dont  I'une 
n'est  qu'orduri^re,  sont  connues  depuis  plus  de  cent  ans,  et  se 

1.  L'historien  du  comt6  de  Ponthieu  se  nommait  Devcrite;  il  6tait  libraire  k 
Abbeville;  son  ouvrage  a  pour  litre  :  Histoire  du  comte  de  Ponthieu  et  de  la  vtlle 
d' Abbeville,  2  vol.  in-12.  (B.) 


JUILLET  17G6.  79 

chantent  dans  toutes  les  villes  de  garnison,  ou  la  discipline  la 
plus  s6v6re  ne  peut  contenir  la  licence  soldatesque  sur  des 
objets  de  cette  esp6ce.  C'est  iin  garQon  perruquier,  excit6  par  le 
monitoire,  qui  a  depose  avoir  entendu  le  chevalier  de  La  Barre 
fredonner  ces  chansons  le  matin  i  sa  toilette  pendant  qu'il  le 
coiiTait. 

—  Feu  le  comte  de  Caylus  avail  entrepris,  tant  par  ses 
propres  recherches  que  par  des  prix  fond6s  h.  I'Acad^mie  des 
inscriptions  et  belles-lettres,  de  coaler  a  fond  tous  les  monu- 
ments historiques  de  I'Egyple.  Un  jeune  homme  de  Berne, 
appele  M.  Schmidt,  et  attache  actuellement  a  la  cour  de  Bade- 
Dourlach,  a  remporte  successivement  huit  ou  neuf  de  ces  prix, 
ayant  tous  pour  objet  I'explication  de  quelque  usage,  quelque 
cer6monie,  quelque  v^tement  6gyptiens.  Je  crols  que  I'Acade- 
mie  n'avait  pas  beaucoup  de  peine  a  se  decider  entre  les  difle- 
rents  concurrents  pour  le  prix  d'%ypte,  et  que  M.  Schmidt  etait, 
la  plupart  du  temps,  le  seul  combaitant  dans  un  terrain  si 
aride.  11  vient  cependant  de  s'elever  un  rival  determine  centre 
M.  Schmidt;  et  taridis  que  celui-ci  etait  couronne  pour  avoir 
explique  Thabillement  des  anciens  rois  d'^gypte  avec  plus  de 
details  que  n'en  aurait  pu  donner  le  premier  tailleur  de  la  cour 
de  Memphis,  M.  Ameilhon  remportait  un  autre  prix  pour  avoir 
fait  I'histoire  du  commerce  et  de  la  navigation  des  Egyptiens 
sous  le  rfegne  des  Ptol6m6es.  Get  ouvrage  vient  de  paraltre  en 
un  volume  in-S"  de  trois  cents  pages.  M.  Ameilhon  est  garde  de 
la  Biblioth^que  de  la  ville  de  Paris' .  11  ne  disputera  pas  long- 
temps  les  prix  6gyptiens  a  M.  Schmidt,  car,  si  je  ne  me  trompe, 


1.  N6  en  1730,  Ameilhon  est  morten  1812.  Regu  k  I'Acad^mie  des  inscriptions 
en  1766,  il  fut,  sous  TEmpirc,  membre  de  I'lnstitut.  «  Un  jour,  dit  M'"*  de  Genlis 
dans  ses  Memoires,  t.  V,  p.  233,  un  jour  qu'il  faisait  partie  d'une  deputation,  et 
qu'il  allait  pour  la  premiere  fois  cliez  I'Empereur  avec  un  d^sir  ardent  d'en  etre 
romarqu6  et  d'en  obtenir  quelques  mots,  en  passant,  il  se  mit  tr6s  en  vue  dans 
la  salle  d'audience ;  I'Empereur,  en  effet,  apercevant  une  figure  qu'il  ne  reconnais- 
sait  qu'imparfaitement,  s'approcha  de  lui  en  lui  disant :  a  N'etes-vous  pas  M.  An- 
cillon?  —  Oui,  sire...  Ameilhon.  —  Ah !  sans  doute  bibliothdcairc  de  Sainte- 
Geneviive?  —  Oui, sire...  de  1' Arsenal.  — Eh  1  je  lesavais,  vous  ttes  lecontinuateur 
de  VHistoire  de  V Empire  ottoman? —  Oui,  sire...  de  VHistoire  du  Bos- Empire.  » 
A  ces  mots,  I'Empereur,  s'impatientant  lui-m6me  de  ses  m^priscs,  lui  tourua 
brusqucment  le  dos;  ct  M.  Ameilhon,  ne  sentant  que  I'honneur  et  la  joie  d'avoir 
arr6t6  quelques  minutes  prfes  de  lui  I'Empereur,  se  pencha  vers  son  voisin,  en  lui 
disant  avec  empbase  :   L'Empereur  est  etonnantl  ilsait  tout.  (T.) 


80       -  CORRESPONDANCE  LITTERAIHE. 

il  vient  d'etre  nomme  de  rAcademie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres,  et  il  n'est  pas  permis  aux  membres  ordinaires  de  I'Aca- 
demie  de  concourir  pour  le  prix.  La  vue  da  comte  de  Gaylus 
n'etait  vraiment  pas  fausse.  Si  nous  connaissions  a  fond  I'Egypte, 
nous  possederionsla  clef  detous  les  arts  et  de  toutes  les  sciences 
des  Grecs.  Malheureusement  les  monuments  manquent  partout, 
et  ce  qui  est  parvenu  jusqu'a  nous  est  si  imparfait,  si  plein  de 
lacunes,  si  obscur  et  si  inexpliquable,  qu'il  ne  faut  pas  se  flatter 
de  pouvoir  jamais  en  tirer  les  elements  de  la  veritable  histoire 
du  genre  humain.  G'est  pourtant  a  quoi  nous  mfenerait  une  con- 
naissance  bien  approfondie  de  I'Egypte.  J'oublie,  il  est  vrai,  que 
I'Acad^mie  des  inscriptions  poss^de  deux  hommes  qui  ne  restent 
jamais  court  sur  I'l^gypte,  qui  la  connaissent  comme  je  connais 
ma  chambre,  et  qui  se  croiraient  personnellement  offenses  de 
mes  doutes.  J'en  demande  done  pardon  k  M.  de  Guignes  et  a 
M.  I'abbe  Barthelemy;  mais  quand  ils  m'auront  certilie  avoir 
fait  leur  noviciat,  il  y  a  trois  ou  quatre  mille  ans,  dans  quelque 
seminaire  de  Memphis,  et  surtout  avoir  eu  quelque  part  dans 
la  confiance  des  pretres  egyptiens,  les  plus  caches  de  tous  les 
hommes,  je  les  ecouterai  avec  docilite,  et  j'adopterai  sans  scru- 
pule  toutes  les  importantes  decouvertes  qu'ils  voudront  bien 
me  transmettre. 

—  Si  la  lecture  de  Y Histoire  de  VOrUanais,  par  M.  le  mar- 
quis de  Luchet*,  ne  vous  a  point  assomme,  vous  pouvez  d'abord 
vous  vanter  d'avoir  la  vie  dure;  et  puis  les  Essais  du  meme 
auteur  sur  les  principaux  evenements  de  I'histoire  de  I'Europe  ^ 
vous  donneront  le  coup  de  grace.GesjE'^^aj'sforment  deuxpetites 
parties.  La  premiere  est  consacree  a  I'illustre  l^lisabeth,  reine 
d'Angleterre.  Vous  avez  deja  lu  ce  barbouillage  sous  un  autre 
titre;  il  est  seulement  ici  plus  etendu.  L'auteur  soupconne 
qu'l^lisabeth,  tout  en  etablissant  le  protestantisme  en  Angle- 
terre,  pourrait  bien  au  fond  n' avoir  ete  ni  catholique  ni  protes- 
tanie.  Yous  voyez  que  M.  de  Luchet  est  fin  corame  I'ambre.  Sa 
seconde  partie  sert  a  6plucher  le  caractere  de  Philippe  II,  roi 

1.  Voir  tome  VI,  page  507. 

'2.  Essais  historiques  sur  les  principaux  evenements  de  VEurope,  1766,2  part. 
in-12.  Le  premier  volume  avait  d6j&,  paru  I'ann^e  pr6ct5dente,  sous  le  titre  de 
Considerations  politiques  et  historiques  sur  I'elablissement  de  la  religion pretendue 
reformee  en  Anyleterre.  (T.)  —  Voir  tome  VI,  page  267. 


JUILLET  1766.  81 

d'Espagne,  qui,  tout  grand  politique  qu'il  6tait,  n'6chappe  pas 
davantage  a  I'ceil  penetrant  de  M.  de  Luciiet.  Je  pardonne  de 
tout  nion  cceur  k  ce  terrible  historien.  II  a  epouse  ma  l)onne 
amie,  M"'  Delon,de  Geneve;  il  m*a  I'air  d'etre  mari  commode;  il 
faudrait  avoir  bien  de  I'humeur  pour  reinp6cher  d'ecrire,  surtout 
quaiid  on  n'est  pas  oblige  de  le  lire.  On  dit  cependant  qu'il  va 
quitter  le  metier  de  la  litt6rature  pour  se  charger  de  I'entre- 
prise  des  fiacres  gris*.  On  ne  manquerait  pas  de  lui  appliquer 
le  proverbe :  jV  ccrit  commc  un  fuuri',  s'il  s'avisait  de  faire  des 
livres  pendant  I'exercice  de  cette  nouvelle  dignite. 

—  M.  Dorat  donna  en  1763  la  tragedie  de  Thcagdne  el 
CharicU^e,  qui  eut  le  malheur  de  lomber.  II  vient  de  la  faire 
imprimer  *  avec  le  luxe  et  I'elegance  dont  il  pare  tous  ses  ou- 
vrages,  mais  qui  ne  rendront  pas  celui-ci  meilleur.  Ce  jeune 
poete  a  la  manie  de  ne  pouvoir  rien  garder  dans  son  porte- 
feuille;  c'est  une  facheuse  maladie.  Lorsque  Theagdne  tomba, 
M.  Dorat  fit  une  el6gie  sur  lui-m6me,  que  vous  pouvez  vous 
rappeler.  II  a  fait  depuis  sur  le  m^me  sujet  des  vers  plusphilo- 
sophiques,  qui  viennent  de  me  tomber  entre  les  mains,  lis  me 
rassurent  sur  les  chutes  que  M.  Dorat  pourrait  faire  par  la  suite, 
et  je  vois  avec  plaisir 

Qu'i  tout  6v6nement  le  sage  est  pr6par6. 

—  Nous  venons  de  revoir  ici  les  deux  aimables  enfants  de 
M.  Mozart,  maltre  de  chapelle  du  prince  archev6que  de  Salz- 
bourg,  qui  ont  eu  un  si  grand  succ6s  pendant  leur  sejour  a 
Paris  en  1764.  Leur  p6re,  apr6s  avoir  passe  pr6s  de  dix-huit 
mois  en  Angleterre  et  six  mois  en  Hoilande,  vient  de  les  re- 
conduire  ici  pour  s'en  retourner  par  la  Suisse  a  Salzbourg. 
Partout  oil  ces  enfants  ont  fait  quelque  sejour,  ils  ont  reuni 
tous  les  suffrages  et  cause  de  I'etonnement  aux  connaisseurs. 
Ils  ont  6te  dangereusement  malades  k  la  Haye;  mais  enfin  leur 
bonne  6toile  les  a  delivres  de  la  maladie  et  des  medecins. 
M"*  Mozart,  ag6e  maintenant  de  treize  ans,  d'ailleurs  fort  em- 
bellie,  a  la  plus  belle  et  la  plus  brillante  execution  sur  le  cla- 

1.  Voir  tomo  VI,  page  508,  note. 

2.  Paris,  S.  Jorry,  1766,  in-S".  Figure  d'Elsen,  grav^e  par  de  Gliendt. 

VII.  6 


82  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

vecin.  II  n'y  a  que  son  fr^re  qui  puisse  lui  enlever  les  suffrages. 
Get  enfant  merveilleux  a  actuellement  neuf  ans.  II  n'a  presque 
pas  grancli ;  mais  il  a  fait  des  progres  prodigieux  dans  la  mu- 
sique.  II  etait  deja  compositeur  et  auteur  de  senates  il  y  a  deux 
ans.  II  en  a  fait  graver  six  depuis  ce  temps-la  a  Londres  pour 
la  reine  de  la  Grande-Bretagne.  II  en  a  publie  six  autres  en 
Hollande  pour  M'"^  la  princesse  de  Nassau- Weilbourg.  II  a  com- 
pose des  symphonies  a  grand  orchestre,  qui  ont  ete  executees 
et  generalement  applaudies  ici.  II  a  meme  ecrit  plusieurs  airs 
italiens,  et  je  ne  desesp^re  pas  qu'avant  qu'il  ait  atteint  I'age 
de  douze  ans,  il  n'ait  deji  fait  jouer  un  opera  sur  quelque 
theatre  d'ltalie.  Ayant  entendu  Manzuoli  a  Londres  pendant  tout 
un  hiver,  il  en  a  si  bien  profile  que,  quoiqu'il  ait  la  voix  ex- 
cessivement  faible,  il  chante  avec  autant  de  gout  que  d'ame. 
Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  incomprehensible,  c'est  cette  profonde 
science  de  Tharmonie  et  de  ses  passages  les  plus  caches  qu'il 
possede  au  supreme  degre,  et  qui  a  fait  dire  au  prince  here- 
ditaire  de  Brunswick,  juge  tres-competent  en  cette  matifere 
comme  en  beaucoup  d'autres,  que  bien  des  maitres  de  chapelle 
consommes  dans  leur  art  mouraient  sans  savoir  ce  que  cet 
enfant  salt  a  neuf  ans.  Nous  I'avons  vu  soutenir  des  assauts 
pendant  une  heure  et  demie  de  suite  avec  des  musiciens  qui 
suaient  a  grosses  gouttes  et  avaient  toute  la  peine  du  monde 
a  se  tirer  d' affaire  avec  un  enfant  qui  quittait  le  combat  sans 
6tre  fatigu6.  Je  I'ai  vu  sur  I'orgue  derouter  et  faire  taire  des 
organistes  qui  se  croyaient  fort  habiles.  A  Londres,  Bach  le 
prenait  entre  ses  genoux,  et  ils  jouaient  ainsi  de  tete  alternati- 
vement  sur  le  meme  clavecin  deux  heures  de  suite  en  presence 
du  roi  et  de  la  reine.  Ici  il  a  subi  la  meme  epreuve  avec  M.  Rau- 
pach,  habile  musicien  qui  a  6te  longtemps  a  Petersbourg,  et 
qui  improvise  avec  une  grande  superiorite.  On  pourrait  s'entre- 
tenir  longtemps  de  ce  phenomene  singulier.  G'est  d'ailleurs  une 
des  plus  aimables  creatures  qu'on  puisse  voir,  mettant  a  tout  ce 
qu'il  dit  et  ce  qu'il  fait  de  1' esprit  et  de  Tame  avec  la  grace  et 
la  gentillesse  de  son  age.  II  rassure  meme  par  sa  gaiete  centre 
la  crainte  qu'on  a  qu'un  fruit  si  precoce  ne  tombe  avant  sa  ma- 
turite.  Si  ces  enfants  vivent,  ils  ne  resteront  pas  k  Salzbourg. 
Bientot  les  souverains  se  disputeront  entre  eux  a  qui  les  aura. 
Le  pere  est  non-seulement  habile  musicien,  mais  homme  de 


JUILLET  1766.  88 

sens  et  d'un  bon  esprit,  et  je  n'ai  jamais  vu  un  honime  de  sa 
profession  r^unir  k  son  talent  tant  de  m6rite. 

—  M.  TabbOi  du  Pignon  vient  de  publier  une  Histoire  critique 
du  gouvernement  romain,  oil  d'uprh  les  fails  historiqucs  on 
dh^eloppe  sa  nature  et  ses  revolutions,  depuis  son  origine  j'us- 
qu'aux  empereurs  et  aux  popes.  Volume  in-12  de  trois  cent 
soixante  pages.  M.  Duni,  professeur  en  droit  k  Rome,  et  fr^re  de 
notre  musicien  qui  a  compose  plusieurs  de  nos  jolis  operas-comi- 
ques,  reclame  la  plupart  des  id6es  de  M.  I'abbe  du  Pignon,  et  11 
me  semble  que  celui-ci  se  defend  mal  de  cette  accusation.  D'ail- 
leurs  I'ouvrage  de  M.  Duni  est  estime,  et  celui  de  M.  I'abbe  du 
Pignon  ne  Test  point  du  tout;  et  ce  double  sortconvient  encore 
tr6s-bien  i  I'auteur  original  et  au  copiste. 

—  M.  Linguet  vient  aussi  de  s'exercer  k  peu  pr6s  sur  un 
semblable  sujet.Il  a  6crit  une  Histoire  des  revolutions  de  V em- 
pire romainy  pour  servir  de  suite  a  celle  des  Revolutions  de  la 
republique,  que  nous  avons  de  I'abbe  de  Vertot.  Cette  continua- 
tion, qui  commence  par  le  r6gne  d'Octave-Auguste  et  finit  avec 
la  mort  d* Alexandre  Severe,  comprend  deux  volumes  in-12,  cha- 
cun  de  plus  de  quatre  cents  pages.  EUe  ne  sera  pas  poussee  plus 
loin;  M.  Linguet  prend  dans  sa  preface  cong6  de  la  litt6rature, 
od  il  avoue  de  bonne  foi  n'avoir  pas  6te  combl6  de  lauriers.  II 
a  quitte  une  carri^re  qu'il  a  courue  sans  succ6s,  et  il  s'est  fait 
avocat,  dans  I'esp^rance  d'un  meilleur  sort.  II  examine  dans  sa 
preface  avec  beaucoup  de  sincerite  pourquoi  ses  ouvrages  n'ont 
pas  r6ussi ;  mais  il  n'en  pent  decouvrir  les  raisons.  Comme  il 
me  parait  de  bonne  foi,  je  m'en  vais  les  lui  dire :  c'est  qu'il  6crit 
ennuyeusement;  c'est  qu'il  n'a  point  de  coloris,  et  qu'on  s'en- 
dort  sur  son  livre.  Or  il  n'y  a  point  de  remade  a  cela  en  litt6- 
rature;  maisun  avocat  fait  souvent  superieurement  bien  d'en- 
dormirses  juges.  M.  Linguet  donna,  il  y  a  trois  ans,  pour  son 
debut,  une  Histoire  du  siicle  d' Alexandre.  Get  ouvrage  fut 
oubli6  au  bout  d'un  mois,  ma]gr6  les  efforts  que  beaucoup  de 
bonnes  gens  avaient  fails  pour  lui  donner  de  la  vogue.  L'auteur 
pretend  qu'il  en  a  public  plusieurs  autres  depuis;  il  est  certain 
qu'ils  sont  resits  bien  inconnus.  V Histoire  des  revolutions  de 
Vcmpire  romain  partagera  leur  sort,  malgr6  les  paradoxes  que 
M.  Linguet  y  a  avances,  et  qui  servent  ordinairement  si  bien  la 
reputation  de  leurs  auteurs.  Quand  M.  I'abbe  de  Galiani  me 


Sk  CORRESFONDANCE   LITTERAIRE. 

soutenait  quelquefois  que  Tib^re  avait  ete  un  fort  hoimete 
homme,  que  Neron  n'avait  eu  d'autre  tort  que  d'etre  un  peu 
trop  petit-maitre  et  de  s'etre  rendu  odieux  aux  Remains  par 
son  airectation  et  sa  passion  pour  les  moeurs  grecques,  je  I'ecou- 
tais  avec  le  plus  grand  plaisir,  parce  qu'il  savait  soutenir  sa 
thfese  avec  tant  d'esprit  et  meme  de  g6nie  qu'elle  en  devenait 
trfes-interessante,  sans  compter  qu' abstraction  faite  du  fond, 
il  y  avait  infmiment  a  profiter  d'une  foule  de  connaissances  dont 
ce  fond  etait  releve.  M.  Linguet  veut  jouer  le  m^me  role;  mais 
il  faudrait  avoir  pour  cela  le  g6nie  de  I'abbe  de  Galiani.  II  veut 
decrire  Tacite  et  les  philosophes,  il  traite  Su^tone  comme  un 
polisson,  et  Ton  n'a  pas  seulement  envie  de  lui  rien  disputer. 
On  bailie,  et  on  le  laisse  dire.  II  nous  prouve  laborieusement 
que  c'est  tres-improprement  qu'on  attribue  a  Rome  dans  les 
plus  beaux  jours  de  sa  gloire  I'empire  du  monde,  et  qu'elle 
n'en  dominait  qu'une  tres-petite  partie  en  comparaison  du  tout. 
Belle  decouverte!  Et  il  ne  remarque  pas  seulement  combien  la 
grandeur  et  I'elevation  de  ces  idees  devaient  produire  d'effets 
surprenants.  Je  souhaite  le  bonsoir  a  M.  Linguet  auteur,  et 
beaucoup  de  bonheur  a  M.  Linguet  avocat  et  a  ses  clients. 

—  M.  de  Sartine,  lieutenant  general  de  police  de  cette  capi- 
tale,  s'est  particuli^rement  occupe  depuis  quelque  temps  des 
moyens  de  mieux  eclairer  Paris  pendant  la  nuit.  La  siirete  de 
cette  ville  immense  depend  en  grande  partie  de  ce  service,  et 
il  est  digne  d'un  magistrat  rempli  de  zele  et  de  bonnes  vues 
de  s'occuper  de  cet  objet.  On  a  fixe  un  prix  de  deux  mille 
livres  en  faveur  de  celui  qui  trouverait  la  maniere  la  plus  avan- 
tageuse  d'6clairer  Paris,  et  pendant  tout  I'hiver  dernier  le  con- 
cours  de  ceux  qui  ont  propose  leurs  essais  a  dur6  en  differents 
quartiers  de  la  ville.  Paris  a  ete  jusqu'a  present  on  ne  pent  pas 
plus  mal  eclaire;  les  arts  les  plus  utiles  comme  les  moins  neces- 
saires  ne  se  perfectionnent  qu'a  la  longue.  Je  pense  que  la 
m^thode  de  suspendre  les  lanternes  par  des  cordes  au  milieu 
de  la  rue  est  essentiellement  vicieuse,  parce  que  dans  les  temps 
d'orage  et  d'ouragan,  c'est-a-dire  dans  les  moments ou  I'obscu- 
rite  du  ciel  rend  les  lanternes  le  plus  necessaires,  il  arrive  que 
le  vent  les  ballotte  et  les  eteint  toutes.  Je  vols  avec  chagrin  que, 
malgr6  cet  inconvenient  insurmontable,  on  donnera  dans  les 
nouveaux  essais  la  preference  aux  lanternes  ainsi  suspendues, 


JLILLET   1766.  85 

et  je  persiste  k  crier  de  toutes  mes  forces  que,  pour  bien  (^claU 
rer  une  rue,  il  faut  que  les  lanternes  soient  placees  le  long  des 
maisons  des  deux  c6tes  de  la  rue.  Je  pense  aussi  qu'un  quai 
ne  doit  pas  6tre,  ticlaiie  comme  une  rue,  ni  une  place  comme 
un  pont,  ni  un  pont  comme  un  quai :  le  probleme  est  dilT6rent. 
Et  surtout  je  suis  persuade  que,  pour  bien  6clairer  une  grande 
ville,  il  faut  d'abord  y  mettre  I'argent  n^cessaire,  car,  si  I'^co- 
nomie  doit  aller  jusqu'a  la  16sine,  il  est  impossible  de  venir  i 
bout  de  cette  enlrcprise. 

M.  Patte,  architecte  du  due  des  Deux-Ponts,  vient  depublier 
une  brochure  sur  la  manifere  la  plus  avantageuse  d'eclairer  les 
rues  d'une  ville  pendant  la  nuit,  en  combinant  ensemble  la  clart^, 
r^conomie  et  la  facilite  du  service.  Je  suis  tout  a  fait  partisan 
des  lanternes  de  M.  Patte,  et  je  vols  avec  peine  que  sa  methode 
ne  sera  pas  adoptee  par  la  police.  Ges  r^verberes  qu'on  suspend 
au  milieu  des  rues  de  Paris  depuis  I'hiver  dernier,  et  qui  ont 
I'air  de  lampes  sepulcrales,  ne  rendront  jamais  le  service  des 
lanternes  proposees  par  M.  Patte. 

Get  architecte  a  public  I'annee  derni^re  un  assez  bel  ouvrage 
sous  ce  litre  :  Monuments  drigh  H  la  gloire  de  Louis  XV^  vo- 
lume in-folio  d'une  belle  execution,  tant  pour  la  gravure  que 
pour  I'impression.  II  vient  d'y  ajouter  un  petit  supplement  qui 
represente  la  cer^monie  de  inauguration  de  la  statue  du  roi  a 
Reims,  avec  la  description  des  f6tes  qui  I'ont  accompagnee.  Gette 
description  n'est  pas  veridique,  car  ces  f6tes,  par  un  concours 
d' accidents  et  de  b^tises  et  un  defaut  de  prevoyance  peu  com- 
mun,  ont  toutes  manqu6  de  la  mani^re  du  monde  la  plus  ridi- 
cule. M.  Patte  distribue  son  supplement  gratis  a  ceux  qui  ont 
achete  son  livre. 

—  M.  le  marquis  de  Montalembert  a  lu,  il  y  a  quelque 
temps,  a  la  rentree  publique  de  I'Academie  royale  des  sciences, 
un  memoire  'vaXiiwl^Chemin^e-poele,  ou Pocle  francais, qu'il  vient 
de  faire  imprimer  separement  dans  un  cahier  in-4°,  en  atten- 
dant qu'il  paraisse  dans  le  corps  des  memoires  de  rAcademie. 
Son  projet  est  de  nous  procurer  la  commodite  de  la  chaleur  du 
po^le  avec  les  agr6ments  de  la  cheminee,  en  faisant  attention 
aussi  a  la  consommation  dubois.  Cette  grande  consommation  est 
un  des  inconvenients  de  la  cheminee,  dont  le  feu  est  d'ailleurs 
si  agreable:  il  occupe  et  il  tient  compagnie,  au  lieu  que  le  po6le 


86  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

est  d'une  tristesse  mortelle,  et  qu'il  a  encore  le  desavantage 
de  porter  la  chaleur  a  la  tete  en  laissant  les  pieds  froids.  M.  de 
Montalembert,  en  combinant  les  avantages  de  Tun  et  de  I'autre, 
a  cherche  a  eviter  ou  k  vaincre  les  inconv6nients  de  tons  les 
deux.  II  vous  chauffe  m^me  une  maison  de  has  en  haut  et  dans 
toutes  ses  parties  avec  une  dexterite^merveilleuse.  Je  ne  sais  s'il 
vous  garantit  aussi  bien  de  la  crainte  du  feu,  et  s'il  ne  serait 
pas  a  apprehender  que  votre  maison  ne  se  trouvat  en  feu  de 
trois  ou  quatre  cotes,  avant  que  vous  eussiez  le  temps  de  le 
soupQonner. 

—  La  porcelaine  de  M.  le  comte  de  Lauraguais  est  devenue 
un  sujet  de  querelle  sans  avoir  et6  jusqu'k  present  un  effet  de 
commerce.  Feu  M.  de  Montamy,  premier  maitre  d'hotel  de  M.  le 
due d" Orleans,  donna  le  secret  de  cette  porcelaine  a  M.  de  Lau- 
raguais dans  I'esperance  que  celui-ci  y  mettrait  I'argent  neces- 
saire  pour  pousser  cette  d^couverte  a  sa  perfection,  sous  la 
conduite  des  docteurs  Roux  et  Darcet,  tous  deux  habiles  chi- 
mistes.  Le  bon  M.  de  Montamy  ne  connaissait  pas  M.  de  Lau- 
raguais, ou  bien  ignorait  que  la  fatuite  et  I'enfance  de  I'esprit 
s'opposent  a  tout  bien,  et  qu'on  pent  porter  cette  fatuite  auprfes 
d'un  fourneau  de  chimie  coinme  sur  une  toilette.  Plusieurs  sei- 
gneurs fort  agreables  se  sont  avises  en  ces  derniers  temps  de  se 
faire  petits-maitres  philosophes  par  air,  au  lieu  d'etre  petits- 
maitres  a  bonnes  fortunes,  et  Ton  peut  dire  qu'ilsn'ont  pas  peu 
contribue  par  leurs  ridicules  k  ces  calomnies  absurdes  dont  on 
honore  la  philosophie  parmi  nous.  Ge  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  la  pate  de  M.  de  Montamy  est  excellente,  que  M.  de  Lau- 
raguais en  poss6de  le  secret  depuis  huit  ans,  qu'il  a  fait  pen- 
dant cet  espace  de  temps  bien  des  folies,  bien  des  extravagances, 
qu'il  a  ete  enferme  deux  ou  trois  fois  par  ordre  du  roi,  et 
que  la  porcelaine  en  est  precisement  au  meme  point  ou  M.  de 
Montamy  I'a  laissee,  c'est-a-dire  qu'elle  est  toujours  d'un  blanc 
fort  sale,  et  que  la  couverture  n'en  est  pas  trouvee.  M.  Guet- 
tard,  de  I'Acad^mie  des  sciences,  medecin  de  son  metier,  esprit 
sournois  et  remnant,  avait  ete  employe  aux  essais  que  M.  de 
Montamy  faisait  autrefois  en  ce  genre,  pour  contenter  la  curio- 
site  de  M.  le  due  d'Orleans,  qui  en  payait  la  depense.  M.  de 
Montamy  n'eut  pas  sit6t  ferme  les  yeux  que  M.  Guettard  reven- 
diqua  le  secret  de  cette  porcelaine  comme  a  lui  appartenant.  II 


JUILLET  1766.  87 

fallait  le  disputer  a  M.  de  Montamy2[de  son  vivant;  mais  ce 
qii'il  y  a  de  facheux  pour  M.  Guettard,  c'est  que  personne  n'a 
et6  surpris  de  son  proc^de.  M.  le  comte  de  Lauraguais  a  lu  d 
TAcad^mie  des  sciences  des  Observations  siir  le  m^moire  de 
M.  Guettard;  qui  viennent  d'etre  imprimees.  Le  beau  procfesi 
Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  que  la  porcelaine  ne  s'en  trouve 
pas  avanc6e  d'un  pas,  et  que  ces  messieurs  sont  k  se  disputer 
I'honneur  d'une  d6couverte  qui  jusqu'k  present  n'est  connue 
que  d'eux  seuls.  II  y  a  apparence  que,  malgr6  tout  le  bruit  que 
Ton  fait  de  ce  secret  depuis  si  longtemps,  il  restera  toujours 
invisible  au  public,  k  moins  que  des  gens  plus  habiles  et  moins 
bruyants  ne  s'en  m^lent. 

—  i\I.  le  comte  de  Lauraguais  ne  combat  pas  seulement  le 
docteur  Guettard  sur  sa  porcelaine,  il  attaque  encore  par  des 
observations  physiques  le  docteur  Gatti  sur  ses  principes  d'ino- 
culation,  parce  que  celui-ci  a  oubli6  de  le  nommer  parmi  les 
partisans  de  cette  pratique.  M.  Gatti  pent  6tre  coupable  d'un 
peu  de  legferete  et  m^me  de  trop  de  scepticisme  dans  la  pra- 
tique de  son  art  ;  mais  c'est  certainement  un  homme  de 
beaucoup  d' esprit  et  d'un  excellent  esprit.  Je  voudrais  bien 
louer  aussi  M.  le  comte  de  Lauraguais,  mais  je  crois  que  je  r6ve 
rais  dix  ans  de  suite  sans  trouver  sur  quoi. 

—  Je  ne  sais  k  qui  nous  devons  les  Principes  naturels  du 
droit  et  de  la  politique,  en  deux  parties,  petit  in-12*.  Cela 
m'a  I'air  d'etre  de  quelque  avocat.  On  nous  donne  cela  pour 
un  livre  elementaire,  et  je  crois  qu'on  a  raison  si  Ton  a  voulu 
nous  enseigner  les  elements  du  bavardage  sur  les  sujets  les 
plus  importants  k  I'etat  de  I'homme  polic6. 

—  M.  I'abbe  Richard  de  Saint-Non  vient  de  publier  un 
ouvrage  intitule  la  TMorie  des  Songes,  volume  in-12  de  plus  de 
trois  cents  pages.  Cette  iheorie  est  toute  metaphysique.  Quelques 
pages  de  bonne  physique  sur  ce  sujet  me  feraient  plus  de 
plaisir  que  tons  les  profonds  raisonnements  par  lesquels  I'au- 
teur  prouve,  entre  autres  choses,  que  les  songes  ne  sont  pas  un 
moyen  de  d^couvrir  I'avenir.  11  faut  d^f^rer  M.  I'abbe  Richard 
k  nosseigneurs  de  I'Assembl^e  du  clerge,  car  enfin  si  les  songes 

i.  La  premiere  Edition  de  ce  livre  de  Louis  Desbans  est  de  Paris,  1715,  in-12; 
<clle-cl  avait  6t6  revuo  et  augmcntec  par  Dreux  du  Radier. 


88  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

ne  predisent  pas  I'avenir,  Joseph  n'a  pas  pu  predire  k  Pharaon 
la  chute  dont  I'Egypte  6tait  menacee,  le  peuple  de  Dieu  n'a  pas 
pu  s'y  etablir,  Moi'se  n'a  pu  y  faire  aucun  des  miracles  n^ces- 
saires  pour  Ten  tirer.  De  faits  en  faits,  il  est  evident  que  le 
Messie  n'aurait  pas  pu  naitre  d'une  vierge,  ni  par  consequent 
M.  I'abbe  Richard  porter  le  petit  collet.  Ainsi  la  foi  et  I'^tat  de 
I'auteur  reclament  6galement  contre  ses  principes.  Du  reste, 
M.  Richard,  abbeou  non,  devrait  renoncer  au  metier  d'auteur. 
Le  Voyage  d'ltalie  qu'il  a  donne  au  commencement  de  cette 
annee  ne  lui  a  pas  fait  honneur;  c'est,  ale  bien  examiner,  un 
mauvais  livre. 

—  Observations  sur  le  commerce  el  les  arts  d'une  partie 
de  rEurope,  de  I'Asie,  de  VAfrique  et  (meme)  des  Indes 
orientales^  par  M.  Flachat,  directeur  des  etablissements  levan- 
tins  et  de  la  manufacture  royale  de  Saint-Ghamond.Deux  volumes 
in-12  faisant  ensemble  pr6s  de  douze  cents  pages.  L'auteur 
est  un  negociant  qui  a  voyage  en  Italie,  en  Allemagne,  en 
Gr6ce,  a  Constantinople  et  dans  le  Levant.  II  rapporte  ce  qu'il 
a  vu  et  ses  idees  sur  ce  qu'il  a  vu.  Je  preffere  cette  espfece  de 
bonnes  gens,  doues  d'une  dose  convenable  de  jugement  et  de 
bon  sens,  a  tons  les  voyageurs  a  imagination  et  a  systemes. 

—  Nouvelle  France,  ou  France  commercanle.  P.  M.  F.  X. 
T.,  juge  de  la  V.  de  G.  *  Voila  un  homme  qui  en  sa  double 
qualite  de  citoyen  et  de  magistrat  veut  que  tout  le  monde  se 
fasse  commercant  en  France.  Si  le  commerce  des  lieux  com- 
muns  etait  prohibe  en  ce  royaume,  I'auteur  deviendrait 
contrebandier  ipso  facto.  Sa  rapsodie  fait  un  volume  in-J2  de 

rois  cents  pages. 

—  M.  Eidous  a  traduit  de  I'anglais  un  Essai  sur  le  gout, 
par  Alexandre  Gerard,  professeur  de  th(5oIogie  a  Aberdeen,  en 
^cosse;  augmente  de  trois  morceaux  sur  le  meme  sujet  par 
M.  de  Voltaire,  M.  de  Montesquieu  et  M.  d'Alembert.  Volume 
in-12.  L'essai  de  I'auteur  ecossais  est  tout  a  faitmetaphysique. 
Les  philosophes  anglais  et  ecossais,  depuis  milord  Shaftesbury, 
ont  introduit  dans  leur  metaphysique  un  sens  interieur  et 
moral,  et  ce   sixieme  sens  fait  en  philosophie  precisement  le 


1.  Fran^ois-Xavier  Tixedor,  juge  de  la  viguerie  de  Conflans.   La  premiere  Edi- 
tion est  de  1755. 


JUILLET  1766.  89 

m^ine  effet  que  la  cinqui^me  roue  k  un  canosse;  il  a  fait 
nallre  dans  la  m^taphysique  un  jargon  inintelligible  et  vide 
de  sens.  Ce  que  M.  de  Montesquieu  et  M.  d'Alemberi  ont  ecrit 
sur  le  goiit  a  6t6  ins6r6  dans  YEncyclopddie.  Je  ne  sais  si  le 
morceau  de  M.  de  Voltaire  qui  a  6te  fait  pour  le  m6me  ouvrage 
y  est.  Si  je  ne  me  trompe,  il  arriva  trop  tard  et  ne  put  y 
trouver  sa  place.  L'auteur  I'a  fait  insurer  depuis  dans  ses  Mi- 
langcs  avec  d'autres  articles  fails  pour  VEncyclopHie. 
M.  Eidous,  n'ayant  pu  trouver  ce  morceau  en  original,  a  pris  le 
parti  de  le  retraduire  de  I'anglais  en  fran^ais.  Cela  est  tr^s- 
curieux  a  lire  et  a  comparer  avec  I'^crit  de  M.  de  Voltaire. 
Vous  verrez  comme  cet  ecrivain  si  seduisant,  si  plein  de  grace, 
de  precision,  d'61egance,  est  devenu,  sous  la  plume  de  M.  Ei- 
dous, lache,  embarrass^,  incorrect  etbarbare.  II  est  tres-plaisant 
que  M.  Eidous  ait  trouve  plus  court  de  retraduire  M.  de 
Voltaire,  plutot  que  de  chercher  dans  ses  oeuvres  le  morceau 
dont  il  avait  besoin;  il  est  tr6s-plaisant  aussi  qu'k  la  tete  d'un 
6crit  rempli  de  fautes  et  de  constructions  vicieuses,  il  ait  os6 
mettre  le  nom  du  plus  illustre  ecrivain  de  France. 

—  M.  de  Bastide,  aussi  mauvais  sujet  que  mauvais  auteur, 
a  et6  oblige,  par  suite  de  mauvaise  conduite,  de  quitter  la 
France  et  de  chercher  un  asile  en  Hollande.  11  vient  d'y  faire 
imprimer  sa  comedie  du  Jeune  honime,  que  j'ai  vu  expirer  a  la 
fleur  de  son  age,  au  milieu  du  troisifeme  acte,  sur  le  theatre  de 
la  Comedie-Francaise.  Un  6ternument  terrible  pariit  d'une 
loge  et  mit  le  Jeune  homme  au  tombeau.  L'auteur  a  mis  a  la 
suite  de  cette  mauvaise  pi6ce  des  meraoires  apologetiques  de  sa 
conduite;  mais  on  n'a  pas  6te  plus  curieux  de  lire  son  apologie 
que  sa  com6die. 

—  On  nous  a  envoye  de  Hollande  aussi  une  piece  intitulee 
VHoinmage  du  cceur,  fcle  thedtrale  ii  V occasion  de  la  majoriti 
du  prince-stadlhouder.  Ces  pieces  sont  en  possession  d'etre 
froides  et  insipides,  et  l'auteur  de  celle-ci,  M.  Croisier,  a  voulu 
jouir  de  ses  droits  dans  toute  leur  etendue. 


90  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 


AOUT. 

1"  aout  1766. 

Les  lettres  et  les  arts  se  sont  empresses  a  seconder  la  poli- 
tesse  francaise  pour  rendre  au  piince  hereditaire  de  Brunswick 
son  sejour  en  France  agreable,  Ce  prince  a  honore  de  sa  pre- 
sence les  diflerentes  academies  6tablies  en  cette  capitale.  L'Aca- 
d6mie  royale  des  sciences  lui  a  rendu  compte  du  travail  de 
I'annee.  Dans  une  autre  seance,  I'Academie  royale  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres  en  a  fait  autant,  et  il  s'est  trouve  par 
hasard  et  fort  a  propos  dans  le  travail  de  I'ann^e  un  Memoire 
sur  I'origine  de  la  maison  de  Brunswick. 

La  seance  de  I'Academie  francaise,  a  laquelle  le  prince  a 
assiste,  a  ete  la  plus  brillante.  M.  le  due  de  Nivernois  y  a  lu 
quelques  fables  en  vers  de  sa  composition.  Ensuite  M.  Mar- 
montel  a  lu  quelques  morceaux  des  Soirees  de  Belisaire,  ou- 
vrage  qui  doit  paraitre  I'hiver  prochain.  G'est  une  espece  de 
conte  moral,  mais  fort  etendu,  dans  lequel  I'auteur  suppose  le 
general,  aprfes  sa  disgrace,  aveugle  et  dans  la  misere.  G'est 
dans  cet  etat  qu'il  recoit  la  visite  de  I'empereur,  sans  le  savoir, 
et  qu'il  lui  parle  sans  le  connaitre.  Sujet  admirable,  susceptible 
de  la  plus  sublime  philosophic.  J'ai  oui  dire  au  prince  heredi- 
taire de  Brunswick  que  ce  que  M.  Marmontel  en  a  lu  lui  avait 
paru  fort  interessant.  En  fin  M.  I'abbe  de  Yoisenon  a  lu  dans 
cette  seance  une  epitre  en  vers,  adress6e  au  prince  sur  le  mal- 
heur  qu'il  a  de  rencontrer  des  sots,  et  sur  les  importunit6s 
qu'il  a  essuyees  pendant  son  sejour  a  Paris.  On  dit  cette  epitre 
un  peu  neghgee;  aussi  I'auteur  n'a-t-il  pas  juge  a  propos  de 
la  donner,  pas  meme  au  prince,  a  qui  elle  etait  adressee.  La 
tournure  n'en  etait  pas  des  plus  obligeantes  pour  le  public.  Le 
poete  disait  au  prince  :  Yous  n'aimez  pas  a  souper,  et  vous 
6tes  pri6  a  souper  pour  un  mois  de  suite ;  vous  n'aimez  pas  a 
veiller,  et  on  vous  fait  veiller  tous  les  jours ;  vous  ne  pouvez 
souffrir  le  jeu,  et  on  vous  fait  toujours  jouer;  et  ce  texte  ser- 
vait  a  se  moquer  de  la  sottise  du  public  de  Paris.  Je  crois  que 
le  prince  a  ete  au  fond  du  coeur  plus  indulgent  que  M.  I'abb^ 


AOUT   1766.  01 

de  Voisenon  sur  les  f6tes  qu'on  s'est  empresso  k  lui  donner 
duranl  tout  le  temps  de  son  s(^jour,  quoiqu'il  ait  dit  qu'on  lui 
avail  procur6  tous  les  plaisirs,  hors  celui  qu'il  aimait  le  plus, 
le  plaisir  de  la  conversation. 

Parmi  ces  f6tes,  il  faut  compter  celle  que  MM.  les  pre- 
miers gentilshommes  de  lal^chambre  du  roi  lui  ont  donnee 
sur  le  thedtre  des  Menus-Plaisirs  de  Sa  Majeste.  On  y  a  jou6 
apr^s  souper  la  Partie  de  chasse  de  Henri  IV,  par  M.  Colle, 
suivie  d'un  petit  op6ra-comique.  Comme  il  n'a  pas  6t6  permis 
dejouercettepifece  k  la  Comedie-FrauQaise,  cette  representation 
a  ^t6  en  quelque  sorte  unique.  Le  prince  a  cependant  revu  la 
m6me  pi6ce  k  Villers-Gotterets,  jouee  par  M.  le  due  d'Orleans 
et  par  des  personnes  de  sa  cour.  Mais  la  f6le  qui  a  6te  plus 
agr6able  k  ce  prince  que  toutes  les  autres,  c'est  celle  que  M'"*  la 
duchesse  de  Villeroy  lui  a  donnee.  M"«  Clairon  y  a  joue  le  role 
d'Ariane,  et  j'ai  6te  temoin  de  I'impression  qu'elle  a  faite  au 
prince;  il  convenait  que  c'etait  un  des  plus  grands  plaisirs  qu'il 
ait  6prouves  dans  sa  vie.  11  parait  que  le  succ6s  de  cette  repre- 
sentation nous  en  procurera  d'autres,  et  qu'elles  deviendront 
m6me  p6riodiques  k  I'hotel  de  Villeroy.  M'"^  la  duchesse  de 
Villeroy  a  une  grande  tendresse  pour  M"*  Clairon,  et  cette  c6- 
l^bre  actrice  ayant  renonc6  au  theatre  depuis  I'aventure  du 
SUgede  Calais,  et  ayant  confirm^  irrevocablement  sa  resolution, 
ne  sera  pas  fachee  de  jouer  de  temps  en  temps  sur  un  theatre 
particulier.  II  est  vrai  qu'elle  y  sera  mal  secondee,  la  troupe 
n'6tant  composee  que  de  jeunes  gens  qui  se  destinent  au 
theatre,  et  dont  les  trois  quarts  sont  sans  talent  et  I'autre  quart 
sans  usage;  mais  enfin  il  faut  bien  soutenir  la  gageure  et,  en 
quittant  un  metier  qu'on  aime  avec  passion,  tdcher  de  ne  pas 
mourir  de  regret  de  I'avoir  quitte. 

—  Apres  les  honneurs  rendus  a  la  memoire  de  feu  M.  le 
Dauphin  sont  venus  les  honneurs  fun6bres  de  Stanislas,  roi  de 
Pologne,  due  de  Lorraine  et  de  Bar.  M.  de  Boisgelin  de  Cuce, 
ev6que  de  Lavaur,  a  6t6  charge  de  prononcer  I'oraison  fun^bre 
de  ce  i)rince  au  service  qu'on  lui  a  fait  dans  I'^glise  m^tropoli- 
taine  de  Paris.  Cette  oraison  fun^bre  vient  d'etre  imprimee. 
C'est  sans  contredit  la  meilleure  de  toute  la  r6colte  que  nous 
avons  eue  cette  annee,  et  qui  a  et6  fort  abondante.  Si  ce  mor- 
ceau  ne  va  pas  k  la  posterite,  k  c6t6  des  oraisons  fun^bres  de 


92         GORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Bossuet,  on  y  trouve  du  moins  quelques  germes  de  talent,  un 
style  noble  et  aise,  et  une  mani^re  qui,  sans  s'ecarter  de  la 
decence  rigide  et  souvent  mesquine  de  la  chaire,  n'est  pourtant 
pas  celle  d'un  capucin.  Dans  un  temps  ou  ie  lieu  saint  retentit 
de  tant  de  pauvreL6s,  il  faut  savoir  gre  a  un  predicateur  de 
toutes  les  pauvretes  qu'il  ne  dit  pas.  M.  I'eveque  de  Lavaur  est 
fort  jeune.  Ge  prelat  est  I'ami  et  I'emule  de  M.  I'archev^que  de 
Toulouse.  lis  ne  passent  pas  tons  les  deux  pour  les  plus 
croyants  de  I'Eglise  gallicane.  M.  I'eveque  de  Lavaur  a  aussi 
prononce  "Foraison  funfebre  de  M.  le  Dauphin  devant  les  etats 
du  Languedoc,  assembles  a  Montpellier,  mais  il  ne  I'a  pas  fait 
imprimer. 

—  Le  P.  j^lisee,  carme  dechausse,  est  aujourd'hui  de  tons  les 
predicateurs  de  Paris  celui  qui  a  le  plus  de  vogue  et  de  cele- 
brite.  Ses  sermons  sont  plutot  des  discours  moraux  que  Chre- 
tiens. J'en  ai  entendu  ou  il  n'y  avait  que  du  deisme  tout  pur, 
qu'on  ecoutait  avec  une  grande  componction,  et  qu'on  aurait 
certainement  trouves  remplis  d'heresies  si  un  philosophe  s'en 
fut  declare  I'auteur.  J'en  ai  aussi  entendu  ou  il  y  avait  des 
pages  entiferes  du  Petit  Careme  de  Massillon,  et,  puisque  le 
P.  l^lisee  met  a  contribution  des  sermons  aussi  connus  que 
ceux-Ia,  on  est  en  droit  de  penser  que  des  sermons  moins  con- 
nus en  France,  comme  ceux  de  Saurin  et  d'autres,  ne  lui 
ecbappent  pas.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'aime  I'air  pale  et  aposto- 
lique  du  P.  l^lisee.  Son  eloquence  n'est  pas  brulante  comme 
la  prose  de  Jean-Jacques  Rousseau ;  mais  il  a  de  la  nettete,  de 
la  sagesse,  un  style  pur  et  concis,  et  on  I'ecoute  avec  plaisir. 
G'est  d'ailleurs  un  homme  d'esprit  qui,  hors  de  la  chaire,  a 
Men  I'air  de  ne  pas  trop  croire  ce  qu'il  vous  preche.  11  avait  ete 
appele  en  Lorraine  pour  pr^cher  le  careme  devant  le  roi  Sta- 
nislas. Ce  prince  etant  mort  pendant  ce  temps-la  de  I'accident 
qui  lui  est  arrive,  le  P.  l^lisee  a  6te  charge  de  prononcer  son 
©raison  funebre  au  service  qu'on  lui  a  fait  dans  I'eglise  prima- 
tiale  de  Nancy,  et  cette  oraison  funebre  vient  d'etre  imprim^e. 
G'est  la  premiere  fois  que  le  P.  J^lis6e  se  risque  au  grand  jour 
de  I'impression,  et  ce  grand  jour  ne  lui  a  pas  ete  favorable.  On 
a  trouve  son  oraison  funebre  ennuyeuse,  et,  malgre  la  cel6brite 
du  nom  de  I'auteur,  son  ouvrage  n'en  a  eu  aucune.  G'est  que 
le  grand  jour  de  I'impression  est  un  jour  terrible  ou  un  ouvrage 


AOUT  1766.  98 

n'a,  pour  se  soutenir,  que  son  propre  poids  et  son  seul  m6rite. 
Ainsi  on  se  moque  du  P.  £lis6e,  et,  de  carme  qu'il  est,  on  en 
fait  un  capucin,  quand  on  lit  dans  cette  oraison  funebre  que 
Dieu  voulaitconduire  Stanislas  sur  le  tr6ne  par  ces  voies  qui 
confondent  notre  prudence,  et  qui  manifestent  toute  la  pro- 
fondeur  de  sa  sagesse.  Si  ce  n'6tait  pas  la  une  grande platitude, 
rien  ne  serait  plus  r^pr6hensible  que  cette  tournure  et  cet 
etrange  abus  de  la  parole.  Rien  n'est  assur6ment  moins  mer- 
veilleux  que  la  maniere  dont  Stanislas  fut  fait  roi  de  Pologne. 
Un  philosophe  qui  connalt  la  nature  humaine  ne  lui  en  fera 
pas  un  crime  comme  ferait  un  p6dant;  il  exigera  seulement 
d'un  homme  assez  ambitieux  pour  oser  se  frayer  le  chemin  du 
tr6ne,  ou  pour  oser  accepter  de  la  main  d'un  prince  victorieux 
le  don  d'une  couronne,  il  exigera,  dis-je,  de  lui  d' assez  grandes 
qualit6s  pour  la  maintenir  sur  sa  t6te  et  pour  n'etre  pas  etonne 
de  son  poids.  Mais  qu'un  moine  vienne  nous  mettre  sur  le 
compte  de  la  Providence  et  de  sa  sagesse  elernelle  que  Sta- 
nislas ait  ose  violer  le  serment  fait  k  Auguste,  c'est  se  jouer 
^trangement  et  b^tement  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacre  parmi  les 
hommes,  c'est  faire  de  la  pretendue  chaire  de  v^rite  la  chaire 
du  mensonge,  titre  que  beaucoup  d'honn^tes  gens  lui  accordent 
pour  d'autres  raisons. 

M.  I'ev^que  de  Lavaur  s'est  tire  de  cette  6poque  avec  plus 
d'adresse  et  plus  de  decence.  II  a  dit  tout  simplement :  «  Ne 
renouvelons  point  d'anciennes  querelles  »,et  puis,  apostrophant 
M.  le  Dauphin,  il  lui  a  dit  :  «  Monseigneur,  le  sang  de  Sta- 
nislas et  d* Auguste  coule  egalement  dans  vos  veines,  etc.  » 
Cela  s'appelle  s'en  tirer  en  homme  d'esprit,  et  donner  bonne 
opinion  de  soi  aux  gens  qui  vous  6coutent,  parce  qu'ils  voient 
que  vous  avez  senti  la  dilficulte  comme  eux,  et  que  vous  ne  les 
prenez  pas  pour  des  oies. 

Au  reste,  il  parait  tous  les  jours  des  eloges  historiques  ou 
fun^bres  de  Stanislas  le  Bienfaisant,  et  nous  en  avons  au  moins 
pour  six  mois  encore  avant  que  tous  les  faiseurs  d'6legies  aient 
fourni  leurs  amplifications.  II  faut  croire  que  ces  pauvretes 
trouvent  des  lecteurs  en  province,  car,  k  Paris,  personne  ne  les 
connait. 

—  Une  bonne  ame  devote,  remplie  de  fiel,  amere  comme 
I'absinthe,  pleine  de  benignity  pour  les  gens  qui  ne  sont  pas 


94  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

de  son  sentiment,  vient  de  faire  un  examen  pen  indulgent  de 
I'eloge  de  feu  M.  le  Dauphin  par  M.  Thomas.  Cette  bonne  ame 
n'est  point  du  tout  contente  de  M.  Thomas;  elle  trouve  qu'il 
sent  le  brule  comme  un  philosophe.  M.  Thomas  n'a  contente 
aucune  classe  de  lecteurs  par  son  Eloge  du  Dauphin.  Les 
gens  de  la  cour  et  les  philosophes  en  ont  et6  choques  par  deux 
motifs  differents.  Les  gens  de  gout  ont  ete  fatigues  de  voir 
I'orateur  toujours  dans  les  nues,  et  voila  les  devots  qui  s'en 
melent. 

—  M.  Jean  A16thophile,  c'est-a-dire,  en  francais,  M.  I'Ama- 
teur  de  la  verite,  vient  de  publier  un  Examen  du  sysUme  de 
Newton  sur  la  lumi^re  et  les  couleurs.  Volume  in-8°  de  pr^s  de 
deux  cents  pages*.  Je  ne  sais  d'ou  vient  ce  beau  livre,  mais  cela 
est  de  cru  etranger.  M.  Jean  Alethophile  est  done  d'une  certaine 
platitude  exotique  qui  ne  ressemble  point  du  tout  a  la  platitude 
parisienne.  Ge  pauvre  homme  entreprend  de  prouver  que  le 
fameux  Newton,  avec  toutes  ses  lumi^res,  a  donne  dans  I'erreur 
en  toutes  ses  assertions  sur  la  lumi^re  et  sur  les  couleurs,  et 
quele  vraine  se  trouve  qu'en  des  points  diametralement  oppo- 
ses a  ceux  qu'il  a  pretendu  etablir,  et  que  tant  de  gens  sur  son 
autorite  tiennent  pour  certains. 

Ainsi  voila  Isaac  Newton  declare  aveugle  malgre  ses  lumieres, 
et  son  prisme  mis  en  pi^ce  par  M.  Alethophile  le  clairvoyant.  II 
faut  convenir  qu'il  s'imprime  d*6tranges  betises  en  ce  beau  si6cle 
philosophique. 

—  M.  Th^ophile  de  Bordeu,  qui  est  un  autre  homme  que 
M.  Aleihophile  le  clairvoyant,  vient  de  publier  un  ouvrage  inti- 
tule Recherches  sur  le  tissu  muqueux  ou  I'organe  cellulaire  et 
sur  quelques  maladies  de  la  poiiJ'ine,  avec  tine  dissertation  sur 
I'usage  des  eaux  de  Barege  dans  les  icrouelles.  Volume  in-12. 
M.  de  Bordeu  est  un  homme  de  beaucoup  d'esprit  et  un  savant 
medecin,  je  ne  dis  pas  un  grand  medecin,  car  c'est  tout  autre 
chose.  Un  grand  medecin  est  un  homme  de  genie  a  qui  il  faut 
un  talent  et  un  coup  d'oeil  que  la  nature  donne,  et  qu'on  n'ac- 
quiert  pas  a  force  de  science.  On  trouvera  peut-etre  dans  les 
ecrits  de  ce  medecin  un  pen  de  propension  et  de  gout  pour  le 
paradoxe.  Le  desir  de  dire  des  choses  singulieres  est  un  ecueil 

1.  Euphroaople  et  Paris,  1766,  in-S".  Attribu^  i  Qu^riau,  avocat. 


AOUT   1766.  95 

bien  dangereux  pour  la  v6rit6.  Ce  M.  de  Bordeu  est  le  m^me  qui 
a  eu  ce  proems  calomnieux  b.  soutenir  centre  la  Faculle  de  Paris, 
dont  il  est  membre,  et  centre  rhonn6te  docteur  Bouvart,  son 
confrere,  par  qui  il  6tait  accuse  d'avoir  vol6  k  un  homme  mort 
entre  ses  mains  une  montre  et  des  manchettes  de  dentelle.  Le 
Parlenient  le  d^chargea  de  Taccusation,  et  obligea  la  Faculte 
de  le  relablir  dans  tous  ses  droits,  mais  ne  punit  point  les 
calomniateurs,  ce  qui,  comme  beaucoup  d'autres  choses,  prouve 
que  la  justice  est  une  fort  belle  chose. 

—  Un  avocat  au  Parlement  de  Paris,  appel6  M.  de  La  Villa, 
homme  assez  obscur,  vient  d'entreprendre  la  continuation  des 
Causes  calibres  de  Pitaval.  Ges  soites  de  compilations  ont  tou- 
jours  de  quoi  interesser,  quelque  mal  faites  qu'elles  puissent 
6tre.  Celle-ci  n'inspirera  pas  une  grande  estime  pour  les  talents 
du  redacteur;  mais  elle  se  vendra.  11  en  parait  un  premier  volume 
in-12  de  qualre  cent  trente  pages.  Si  ce  qu'on  dit  est  vrai,  M.  de 
La  Ville  pourrait  bientot  trouver  place  lui-m^me  dans  sa  compi- 
lation. On  pretend  que,  se  livraiit  trop  au  feu  de  sa  male  Elo- 
quence, il  a  imprim6  un  m^moire  plein  d'injures  centre  la  par- 
tie  adverse  d'un  de  ses  clients.  Or,  cette  partie  se  trouve  6tre 
un  premier  commis  de  Versailles,  race  d'hommes  puissante  et 
dangereuse,  et  Ton  assure  que  celui  qui  a  essuye  la  decharge 
de  M.  de  La  Ville  n'attend  que  la  fin  de  son  proc6s  pour  pren- 
dre ce  courageux  avocat  a  partie. 

—  J'ai  eu  I'honneur  de  vous  parler,  dans  une  note  du  Salon 
de  1765,  de  la  nouvelle  invention  de  graver  en  maniere  de 
crayon,  invention  due  k  MM.  Francois  et  Demarteau,  graveurs, 
et  infiniment  precieuse  pour  les  progr^s  de  I'art.  Celle  de 
M.  Charpentier,  autre  graveur,  ne  Test  pas  moins.  Get  artiste 
a  trouv6  le  secret  d'imiler  le  lavis  par  la  gravure,  et  cette  imi- 
tation est  si  parfaite  qu'en  coupant  les  bords  pour  empEcher 
d'apercevoir  I'empreinte  de  la  planche,  d'habiles  connaisseurs 
seraient  peut-6tre  embarrasses  de  dire  si  c'est  une  estampe  ou 
un  dessin  qu'on  leur  presente.  On  a  deja  grave  plusieurs  jolis 
morceaux  dans  ce  gout  du  lavis  et  au  bistre,  et  cette  nouvelle 
invention  ne  peut  manquer  de  contribuer  infiniment,  ainsi  que 
I'autre,  a  I'avancement  de  I'art. 

—  Journal  de  Home,  ou  Collection  des  anciens  monuments 
qui  existent  dans  cette  capitalc  et  dans  les  autres  parties  de 


96  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

ritalie,  reprcsentds  et  gravh  en  taille-douce  et  expUques  sui- 
vant  les  observations  faites  sur  les  lieux  par  des  professeurs  et 
amateurs  de  la  belle  antiquild  actuellement  h  Rome.  Dedie  d, 
MM.  Robert  et  Jacques  Adam,  architectes  ecossais.  Propose 
par  souscription.  Le  prospectus  nous  an  nonce  un  ouvrage  raa- 
gnifique,  et  le  projet  est  assurement  tres-beau  et  susceptible 
d'une  execution  superbe.  II  doit  paraitre  dans  le  courant  d'une 
annee  quatre  journaux  de  vingt  feuilles  d'impression  au  moins, 
sans  compter  les  planches,  et  !e  prix  de  ces  quatre  journaujf 
sera  pour  les  souscripteurs  de  deux  louis  dont  ils  payeront  la 
moitie  d'avance.  Les  Ruines  de  Palmyre  et  les  Monuments  de  la 
Grece  peuvent  servir  de  module  aux  auteurs  du  Journal  de 
Rome,  et  leur  montrer  ce  que  le  public  attend  d'eux. 

—  On  nous  a  envoye  de  Suisse  une  Histoire  des  revolutions 
de  la  haute  Allemagne,  c'ontenant  les  ligues  et  les  guerres  de 
la  Suisse.  Avec  une  notice  sur  les  lois,  les  m.(Eurs  et  les  di/f^- 
rentes  formes  du  gouvernement  de  chacun  des  Etats  compris 
dans  le  corps  helvctique.  Deux  volumes  in-12  qui  seront  sans 
doute  suivis  de  quelques  autres.  On  m'a  assure  que  cette  his- 
toire est  de  M.  Philibert;  mais  je  ne  corinais  pas  M.  Phihbert. 
II  pent  avoir  le  merite  de  I'exactitude;  mais  il  n'a  pas  les  autres 
talents  d'un  historien.  Son  style  surtout  est  embarrasse  et 
louche,  et  il  dit  toujours  avec  effort  ce  qu'il  dit.  Pour  etre  histo- 
rien de  la  Suisse,  il  faudrait  un  ecrivain  plein  de  sens  et  de 
nerf,  d'une  grande  simplicity,  et  de  cette  espece  de  naivete  qui, 
s'allie  si  bien  avec  la  veritable  elevation.  Si  Jean-Jacques  Rous- 
seau n'etait  pas  si  fou,  s'il  n'avait  pas  mis  tous  ses  talents  et 
sa  gloire  a  soutenir  des  paradoxes  et  k  pousser  tout  a  I'extreme, 
s'il  avait  pu  allier  la  sagesse  a  ses  autres  qualites  d' ecrivain,  il 
aurait  ete  I'homme  propice  a  cette  entreprise,  et  une  histoire 
de  la  Suisse  serait  devenue  sous  sa  plume  un  morceau  digne 
d'etre  place  entre  Tacite  et  Plutarque. 

—  M""  de  Saint-Yast,  que  je  n'aipas  I'honneur  de  connaitre, 
vientde  diOn^nQrV Esprit  de  Sully  en  un  tres-petit  volume  qui  n'a 
pas  deux  cents  pages.  On  y  trouve  encore  le  portrait  de  Henri  IV, 
les  lettres  de  ce  bon  roi  a  ce  grand  ministre  et  leurs  conversa- 
tions. Ces  conversations  me  paraissent  du  ton  et  de  la  force  de 
M"*  de  Saint-Vast,  qui  aurait  du.laisser  le  soin  d'abr^ger  les 
Mimoires  de  Sully  a  une  plume  plus  habile. 


AOUT  17GG.  07 

—  L'Ami  despauvreSj  ou  V Econome  politique  \  qui  propose 
des  moyens  pour  enrichir  et  perfectionner  Tespfece  humaine,  a 
d6jc\  paru  il  y  a  quelques  ann6es.  Void  done  sa  seconde  appa- 
rition. C'est  un  bon  et  insipide  rfiveur  de  bien  public.  On  pent 
Atre  rami  des  pauvres  et  un  pauvre  homme  tout  b.  la  fois.  Si 
vous  en  doutez,  I'auteur  vous  le  prouvera  sans  r^plique.  I!  a 
ajout6  k  cette  nouvelle  edition  un  Memoire  sur  la  suppression 
des  f6tes.  11  veut  aussi  introduire  une  nouvelle  orthographe  et 
mfime  de  nouveaux  caractfercs  d'impression  qui  donnent  a  la  lan- 
gue  fran^aise  un  air  esdavon.  M.  I'liconome  politique  est  un 
radoteur  qui  Economise  fort  mal  son  temps  s'il  pretend  I'em- 
ployer  au  bien  public. 

—  Les  Enncmis  reconcilids^  forment  une  pi^ce  dramatique 
en  trois  actes  et  en  prose  qui  n'a  jamais  6te  jou6e.  Le  sujet  est 
tir6  d'une  des  anecdotes  les  plus  int^ressantes  du  temps  de  la 
Ligue.  Ce  ne  sont  pas  les  sujets  qui  manquent,  mais  bien  les 
auteurs  qui  possfedent  I'art  et  le  talent  de  les  traiter. 

15  aoat  1766. 

M"*'  Verrifere  sont  deux  sa3urs  c61ebres  a  Paris  par  leur 
beaute,  et  exer^ant  le  joyeux  metier  de  courtisanes^  Comme 
leur  c6lebrit6  a  commence  il  y  a  plus  de  vingt  ans,  elle  a  aussi 
commence  depuis  longtemps  a  decliner;  mais,  comme  d'un 
autre  cote  elles  ont  su  bien  profiler  du  temps,  et  qu'elles  ont 
eu  I'adresse  de  miner  plusieurs  sots,  aprfes  avoir  d'abord 
exerc6  leur  metier  dans  les  rues,  elles  ont  eu  le  secret  d'a- 
masser  une  fortune  considerable  et  de  tenir  k  Paris  une  maison 
fort  brillante.  La  cadette  se  fait  appeler  AP^  de.La  Marre; 
I'ain^e  a  conserve  le  nom  et  les  armes  de  Verriere.  Gelle-ci, 
plus  belle  que  sa  soeur,  avait  fait  anciennement  la  conquete  du 
grand  Maurice,  de  I'lUustre  comte  de  Saxe,  grand  amateur  de 

\.  Pai-  Faignet. 

'2.  LaHaye  et  Paris,  1766,  in-S".  Attribu4  quelquefois  k  Guyot  de  Mcrvillo  parce 
que  I'auteur,  I'abbo  Brutti  de  Loirellc,  avait  pris  le  pseudonyme  de  Mervillc. 

3.  M.  Ad.  Jullien  apubli6  un  inlcressant  travail  sur  le  Thedtre  des  demoiselles 
Verriere  (Detaille,  1875,  gr.  ia-S"),  mais  il  n'a  pas  eu  connuissance  de  ce  sio- 
gulier  t^pithalame,  saus  nul  doutc  iacdit,  et  qui  ue  pcut  6tre  de  cello  k  qui  Gri.nm 
I'attribue.  .     .,  ..    v.j 

VII.  7 


98  CORRESPONDANCE  LlTTl^RAIRE. 

la  creature.  Ce  heros,  toujours  entoure  de  femmes  de  plaisir, 
passait  pour  les  servir  magnifiquement  la  nuit,  et  pour  les 
r^compenser  mediocrement  le  jour.  II  eut  de  M"®  Verriere  une 
fille  qui  fut  appelee  Aurore  et  qui  resta,  encore  enfant,  sans 
ressource  a  sa  mort.  Alors  M'"^  la  Dauphine  en  prit  soin,  et  la 
fit  elever  a  Saint-Cyr,  mais  d6fendit  a  sa  mere  de  la  voir. 
Aurore  de  Saxe,  devenue  nubile,  vient  d'epouser  un  officier 
retire  du  service  et  employe  comme  lieutenant  du  roi  dans  une 
petite  place  d' Alsace  ^  Sa  m^re  lui  a  presente  le  jour  de  ses 
noces  la  pifece  de  vers  que  vous  allez  lire. 

EPITHALAME    EN  DIALOGUE 

-   ENTRE    m""    VERRIERE    ET    M™"   DE    LA.    MARRE. 
MADAME   DE    LA  MARRE. 

Oui,  ma  soeur,  ce  sont  eux,  e'est  lui ! 

MADEMOISELLE    VERRIERE. 

C'est  lui,  e'est  elle. 

MADAME    DE    LA  MARRE. 

Qu'il  est  int^ressant ! 

MADEMOISELLE    VERRIERE. 

Qu'elle  est  touchante  et  belle ! 
Enfm,  ma  fille,  enfin  je  jouis  de  mes  droits; 
Des  marches  de  I'autel,  c'est  moi  qui  vous  regois ; 
Venez,  venez  sentir  dans  les  bras  d'une  m6re 
Combien  je  vous  aimai,  combien  vous  m'etes  chere. 
Ce  jour,  ce  jour  heureux  qui  nous  reunit  tous, 
Vous  rend  k  ma  tendresse  et  vous  donne  un  6poux  : 
C'est  le  jour  du  bonheur,  le  beau  jour  de  ma  vie. 

MADAME    DE    LA   MARRE. 

O  vous  k  qui  I'amour  et  I'hymen  I'ont  unie, 
Heros  qui  possedez  la  fille  d'un  h6ros, 
Dans  le  sein  de  la  paix  et  d'un  noble  repos, 
Vous  verrez  sa  candeur,  sa  tendresse  naive 
Distraire  en  I'amusant  votre  valeur  captive. 
Son  amour  r6pandra  sur  vos  heureux  loisirs 
L'int6ret  du  bonheur,  le  charme  des  plaisirs. 
Rien  encor  n'a  fletri  son  ume  simple  et  pure; 

1.  Le  comte  de  Horn,  bitard  de  Louis  XV  et  lieutenant  du  roi  a  Schlestadt. 


AOUT  1766.  99 

Vous  recevez  son  coeur  des  mains  dc  la  nature. 
SI  ce  ccpur  jusqu'ici  de  lui-m6me  ignor6 
Connaft  un  sentiment,  vous  I'avez  inspire. 

UADEHOISELLE    VERRIERE. 

II  en  est  un,  ma  soeur,  un  qu'elle  doit  connaltre; 

II  est  bien  pur...  Ma  fille,  un  jour,  un  jour  peut-6tre, 

Ce  sentiment  plus  fort  at  mieux  d6velopp6 

Saisira  votre  coeur  plus  vivement  frapp6. 

Vous  saurez  h  quel  titre  et  pourquoi  je  vous  aime; 

Vous  connaftrez  mes  droits;  vous  les  aurez  vous-mgme. 

Que  jamais  votre  oubli  ne  m'oblige  i  pleurer 

Le  douloureux  instant  qui  doit  nous  s6parer ! 

Monsieur,  i  votre  coeur  je  le  demande  en  m6re, 

Que  ma  fille  jamais  ne  me  soit  6trang6re! 

La  nature  et  le  sang  n'ont  point  de  pr6jug6s: 

La  nature  est  pour  moi  si  vous  Tinterrogez. 

J'en  atteste  aujourd'hui  les  m^nes  d'un  grand  homme, 

A  ma  fille  inconnu,  mais  que  mon  coeur  lui  nomme. 

Ce  h6ros,  dont  lagloire  environnait  le  front', 

Du  sang  de  Koenigsmark  ne  sentit  point  I'affront. 

Sa  grande  Arae  jamais  n'en  fut  humili^e, 

Et  sa  m6re  par  lui  ne  fut  point  oubli6e. 

MADAME    DE    LA    MARRE. 

Pourquoi  m61er,  ma  soeur,  i  ces  heureux  moments 
Des  doutes  si  cruels,  de  vains  pressentiments? 
He  versons  aujourd'hui  que  des  larmes  de  joie. 
Ta  sensibility  s'^tend  et  se  d6ploie, 
Elle  porte  sur  tout  son  inqui6te  ardeur; 
Fixe-la  sur  ta  fille,  et  sois  a  ton  bonheur. 
Connais-tu  des  devoirs,  des  lois  assez  barbares 
Qui  puissent  exiger...?  Non  ma  soeur,  tu  t'egares; 
Aurore,  quel  que  soit  son  heureux  avenir, 
Ne  peut  jamais,  crois-moi,  perdre  le  souvenir 
De  nos  soins  prodigu6s  k  sa  premiere  enfance  : 
Le  premier  des  devoirs  est  la  reconnaissance. 

MADEMOISELLE  VERRIERE.  ; 

Eh  bien!  je  m'abandonne  i  des  transports  plus  doux ; 
Ma  fille  et  vous,  monsieur,  vous,  son  heureux  6poux, 

1.  11  est  assez  plaisant  qu'ane  crdature  de  la  lie  du  pcuple,  et  qui  a  longtemps 
servi  i  la  dcbauche  des  valets,  ose  so  comparer  ;\  la  comtesse  do  Koenigsmark. 
II  y  a  i  peu  pr6»  aussi  loin  de  la  m6pe  de  Maurice  b.  la  m6re  d'Aurore,  que  daas 
un  autre  sens  du  p6re  d'Aurore  il'^poux  d'Aurore.  (Grimm.) 


100  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Goiitez  enfin,  goiltez  la  f61icit6  pure 
Que  I'amour  vous  prorait,  que  I'hymen  vous  assure. 
Que  de  voire  bonheur  mes  j^eux  soient  les  temoins; 
Les  regards  d'une  mere  en  sont  dignes,  du  moins. 
Ma  fille,  vos  destins  sont  unis  avec  d'autres ; 
Embellissez  des  jours  6u  s'attachent  les  v6tres. 
D61assez  un  h6ros  de  ses  travaux  guerrlers. 
Vous  reQutes  le  jour  k  I'ombre  des  lauriers. 
Le  tumulte  de  Mars,  la  pompe  militaire 
Ne  peut  vous  6tonner  ni  vous  6tre  etrangere ; 
La  fille  de  Maurice  en  doit  aimer  I'^clat; 
AUez  le  contempler  aux  murs  de  Schelestadt; 
A  quelqu'un  de  vos  traits  faites-y  reconnaitre 
Le  grand  ccEur  du  heros  k  qui  vous  devez  I'etre. 
Voili  tous  vos  devoirs  et  les  voeux  que  je  fais  ; 
Mais,  pour  les  remplir  tous,  ne  m'oubliez  jamais. 

Je  ne  connais  gu6re  rien  de  plus  moral  que  cet  epithalame, 
et  je  doute  que  le  plus  beau  chapitre  sur  les  courtisanes  puisse 
faire  plus  d'impression.  L'inqui6tude  d'une  m^re  d'etre  m^pri- 
see  et  reniee  par  sa  fille  pr^che  plus  fortement  les  moeurs  que 
le  traite  le  plus  eloquent. 

—  On  a  imprime  une  Histoire  des  malheurs  de  la  famille  de 
Calas,  jusquaprds  le  jugement  souverain  rendu  pour  leur  justi- 
fication le  9  mars  1765.  Pr&cMie  de  Vhiroide  de  Marc-Antoine 
Calas  ii  rUnivers.  Brochure  in-S"  de  plus  de  soixante  pages  ^. 
J'ai  oublie  le  nom  du  faiseur  d'heroides  qui  fait  ici  encore  I'of- 
fice  d'historien.  On  a  dit  avec  raison  que  la  tragedie  d' Abbeville 
etait  encore  plus  deplorable  que  celle  de  Toulouse,  en  ce  que 
le  crime  qu'on  imputait  faussement  au  vertueux  et  infortun6 
Jean  Calas  etait  du  moins  un  crime  r6el,  au  lieu  que  les  fautes 
qui  oht  coute  la  vie  au  chevalier  de  La  Barre  n'etaient  que  des 
crimes  imaginaires  dont  le  chatiment  devait  etre  abandonne  a 
la  severite  paternelle.  L'auteur  de  I'histoire  de  Galas  ne  parle 
seulement  pas  du  don  que  le  roi  a  fait,  apres  le  jugement  sou- 
verain, k  cette  respectable  famille.  Si  ce  rapsodiste  etait  digne 
de  I'emploi  qu'il  ose  usurper,  je  lui  apprendrais  qu'il  y  a  appa- 
rence  que  la  souscription  pour  I'estampe  de  la  famille  Calas, 
malgre  les  traverses  qu'elle  a  essuy^es  de  la  part  du  Parlement 
de  Paris,  produira  au  moins  cinquante  mille  livres.  Je  felicite 

i.  Par  Edouard-Thomas  Simon. 


AOUT   1766.  101 

tous  ceiix  qui  ont  pris  part  k  cette  bonne  oeuvre,  et  je  les  crois 
amplement  recompenses  de  leurs  bienfaits  par  la  satisfaction 
qu'ilsen  ont  dil  recueillir. 

—  Traitd  dcs  strataghncs  permis  ii  la  guerre^  ou  licmar- 
ques  sitr  Polycn  ct  Fronting  avcc  dcs  ohservatiotis  sur  Irs 
batailles  de  Pliarsale  et  d'Arbclles,  par  M.  J.  deM.,  lieutenant- 
colonel  d'infanterie*,  6crit  in-S"  de  cent  et  quelques  pages.  Ce 
qui  m'a  le  plus  frapp6  dans  cet  ecrit,  c'est  I'observation  de 
I'auteur  que  sur  le  d^clin  de  Tempire  romain,  lorsque  I'art  et 
la  discipline  etaient  d^g^n^res,  tout  le  monde  eut  la  manie 
d' derive  sur  la  guerre. 

—  Recherchcs  sur  I'art  mililaire^  ou  Essai  d'application  de 
la  fortification  ti  la  tactique.  Volume  grand  in-S"  de  deux  cent 
trente-deux  pages.  Le  but  de  cet  ouvrage,  dont  I'auteur  s'appelle 
M.de  Lo-Looz,  est  d'appliquer  lesprincipes  de  la  fortification  ii  la 
tactique,  et  de  montrer  que  c'est  le  m^me  esprit  qui  les  a  dictes. 
M.  de  Lo-Looz  m'a  fait  comprendre  en  efiet  que  les  principes 
de  ces  deux  sciences  se  ressemblent,  excepte  dans  les  cas  ou  ils 
ne  se  ressemblent  pas.  Mais  je  n'ai  garde  de  dire  ce  que  je  pense 
de  M.  de  Lo-Looz,  qui  a  pris  pour  epigraphe  le  mot  de  Quinti- 
lien,  que  les  artsseraient  bien  heureux  s'ils  n'avaientpour  juges 
que  les  gens  du  metier. 

—  Je  ne  sais  qui  est  ce  M.  de  L...*  qui  vient  de  pubiier  un 
ParallHe  entre  Descartes  et  Newton,  en  vingt-quatre  pages  in-S". 
11  pretend  elever  Tedifice  dont,  dit-il,  Fontenelle  a  jete  quel- 
ques fondements  dans  Vliloge  de  Newton  fait  k  I'Academie  des 
sciences.  M.  de  L...  me  parait  un  plaisant  architecte  de  vou- 
loir  achever  en  vingt-quatre  pages  un  edifice  dont  Fontenelle 
n'a  pu  Jeter  que  quelques  fondements.  J'assure  M.  de  L...  en  ma 
conscience  qu'il  n'est  pas  digne  de  batir  sur  ces  fondements. 

—  Une  Lettre  critique  adressie  ii  M.  de  Fontenelle  dans  les 
champs  £lys^es,  et  une  Lettre  d'un  particulier  d.  un  seigneur 
de  la  cour  ont  pour  objet  de  parler  un  peu  de  tout,  et  spe- 
cialement  d'examiner  les  inscriptions  de  la  statue  de  Louis  XV. 
C'est  un  radotage  aussi  complet  qu'incompr6hensibIe. 

—  Nouveaux  Essais  en  di/ferents  genres  de  littiraturCj  de 

1.  Joly  de  Maizeroy. 

2.  Delisle  de  Salles.  •- 


102  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

M.  de  ***,  membre  de  plusieurs  acadimies  des  sciences  et  belles- 
lettres  *. Brochure  in-12  de  cent  soixante et  quelques  pages.  Je  n'ai 
pas  I'honneur  de  connaltre  M.  de  ***,  dont  les  essais  sontenvers 
et  en  prose.  Je  crois  qu'on  en  a  deja  lu  quelque  chose  dans  le 
Mercure.  L'auteur  assure  qu'il  a  et6  tente  cent  fois  de  jeter  ses 
productions  au  feu.  Que  n'a-t-il  succombe  a  cette  tentation ! 

—  Le  Miroir  fidHe,  ou  Entretiens  d'Ariste  et  de  Philindor. 
Get  ouvrage  renferme  des  reflexions  politiques  et  morales,  avec 
un  plan  abreg6  d'^ducation  oppose  aux  principes  du  citoyen  de 
Geneve.  Par  M.  le  chevalier  de  G***  de  la  B***2.  Volume  in-12 
de  pr6s  de  deux  cents  pages.  G'est  une  des  plus  mauvaises  pro- 
ductions de  I'ann^e. 

—  Idie  d'une  souscription  patriotique  en  faveur  de  V agri- 
culture, du  commerce  et  des  arts.  Yoici  un  reveur  qui  veut  6ta- 
blir  une  souscription  gratuite,  a  laquelle  tout  bon  patriote  doit 
prendre  part,  et  qui  sera  employee  a  1' encouragement  de  toute 
chose  utile  suivant  la  decision  des  commissaires  nommes  pour 
cet  effet.  Je  plains  l'auteur  si  sa  pension  alimentaire  est  assi- 
gnee sur  les  inter^ts  du  fond  de  cette  souscription. 

—  Les  Amours  de  Paliris  et  de  Birphe.  Volume  in-12  de 
pr6s  de  deux  cents  pages.  Roman  po^tique  en  prose,  dans  le  gout 
de  Daphnis  et  Chloe  et  d'autres  sujets  grecs.  Ge  roman  n'a  fait 
aucune  sensation. 

—  UAnneau  de  Gyges,  vdriti  peut-etre  morale.  G'est  un  petit 
6crit  de  vingt-quatre  pages  in-8°.  Vous  savez  que  cetanneau  avait 
la  vertu  de  rendre  invisible;  un  honnete  homme  qui  possede- 
rait  cet  anneau  deviendrait  le  precepteur  du  monde,  et  mettrait 
ordre  a  bien  des  injustices.  Gelui  qui  s'en  est  servi  ici  est  un 
polisson  qui  n'a  vu  que  des  sottises  et  des  platitudes. 

—  Le  Papillotage,  ouvrage  comique  et  moral,  de  centtrente- 
six  pages  in-12,  tres-digne  d'etre  employe  k  faire  despapillotes, 
et  l'auteur  moraliste  a  les  placer  et  a  les  passer  au  fer. 

—  J'ai  oubli6  de  comprendre  parmi  les  proscriptions  de 
I'ann^e  derni^re,  justement  meritees,  un  poeme  heroi-comique, 
intitule  Jupiter  et  DanaP. 

\.  Thorel  de  CampigneuUes. 

2.  Chimiac  do  La  Bastide. 

3.  (Par  duRousset.)  17G4,  in-8». 


SEPTEMBRE  1766.  10$ 


SEPTEMBRE. 


i"  septembre  1766. 

Jamais  les  productions  th^dlrales  n'ont  et6  plus  rares  que 
cette  annee.  La  Comedie-Fran^aise,  depuis  I'ouverture  de  son 
theatre  aprfes  Paques,  n'a  pas  donn6  la  moindre  nouveaut6.  Elle 
s'etait  flattie  pendant  quelque  temps  d'obtenir  la  permission  de 
jouer  la  Partie  de  chasse  de  Ilcnri  IV^  par  M.  G0II6,   et  il  est 
certain  que  le  nom  seul  de  Henri  IV  aurait  fait  porter  cette 
pi6ce  aux  nues,  quelque  mediocre  et  quelque  mal  falte  qu'elle 
soit  d'ailleurs.  Mais  la  question  ayant  6t6  agit6e  dans  le  conseil 
d'jfitat  du  roi,  et  les  avis  s'^tant  trouves  partag6s,   Sa  Majeste 
s'en  est  reserve  la  connaissance,  et  il  a  ete  decide  depuis  que 
la  pi6ce  ne  serait  pas  jouee.  La  trag^die  de  Barnevelt  ayant 
6teegalement  defendue,  sonauteur,  M.  Lemierre,  en  a  pr6sent6 
une  autre,  intitiilee  Artaxerce,  et  imitee  du  poeme  lyrique  du 
c6lfebre  Metastasio.  Cette  tragedie,  qui  vient  d'etre  jou6e  sur  le 
theatre  de  la  Comedie-Francaise  ^  est  sans  contredit  une  des 
plus  belles  lanternes  magiques  que  jamais  Savoyard  ait  port6es 
sur  son  dos.  Un  roi  massacr6  dans  son  lit  lorsqu'il  y  pense  le 
moins;  son  fils,  soup^onn^  de  ce  meurtre,  et  immole  par  son 
fr^re,  qui  est  cependant  un  garcon  vertueux,  et  qui  ne  se  pr6te 
pas  sans  regret  a  ces  petits  expedients,  qui  en   est  m6me   un 
peu  fache  lorsqu'il  d^couvre  que  ce  fr^re,  trop  promptement 
exp6di6,  est  innocent,  mais  qui  n'en  aime  pas  moins  I'auteur  et 
I'executeur  de  ces  conseils ;  celui-ci,  tranchant  toujours  toutes 
les  dilTicultes  par  un  petit  crime,  et  n'^tant  contrari6  que  par 
un  ben6t  de  fils  qui  ne  se  sent  pas  la  vocation   de  son  p^re; 
deux  ou  trois  complots,  une  coupe  empoisonn^e,  une  bataille, 
deux  victoires  remportees  sans  coup  ferir ;  enfin,  un  bon  coup 
de  poignard  dans  le  ventre  d'un  coquin:  voil^  certainement  une 
suite  de  tableaux  des  plus  recreatifs,  et  M.  Lemierre  ne  man- 
querait  pas  de  iaire  fortune  en  les  portant,  pendant  les  soirees 
de  I'hiver,  de  maison  en  maison,  pour  faire  venir  la  chair  de 

1.  Elle  fut  reprdsent^  pour  la  premiere  fois  le  20  aoAt  1706. 


104  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

poule  a  tous  les  enfants  et  a  toutes  les  bonnes.  Les  enfants  du 
parterre  doivent  I'encourager  a  ce  parti.  lis  ont  bien  applaudi 
sa  piece,  et  je  parie  pour  huit  representations  au  moins,  et  peut- 
6tre  pour  onze.  II  est  vrai  que  tous  ces  effrayants  tableaux  ne 
causent  pas  la  plus  16gere  emotion,  et  que,  malgre  le  mouve- 
mentcontinuel  desacteurs,  le  spectacle  reste  froid  comme  glace; 
mais  les  nourrices  et  les  sevreuses,  et  leurs  nourrissons,  ne 
seront  pas  aussi  difficiles  a  emouvoir. 

Je  ne  pretends  pas  laver  I'illustre  Metastasio  de  toutes  les 
fautes  de  M.  Lemierre.  Je  sais  que  son  plan  est  presque  aussi 
"vicieux  que  celui  de  son  imitatenr.  C'est  un  grand  malheur  que 
dans  les  pieces  d'un  poete  divin,  doue  de  tout  le  charme  de 
I'harmonie,  de  la  plus  seduisante  magie  de  coloris,  la  contex- 
ture de  la  fable  soit  presque  toujours  puerile,  et  que  la  partie 
des  moeurs,  la  plus  essentielle  de  toutes,  celle  qui  donne  a  un 
drame  de  I'importanceet  le  veritable  pathetique,  y  soit  entiere- 
ment  negligee.  M.  Lemierre  ne  peut  se  vanter  au  fond  que 
d' avoir  releve  tous  ces  defauts  par  une  versification  dure  et 
faible,  par  un  style  prosaique  et  incorrect,  qui  lutte  toujours 
avec  la  difficulte  de  trouver  I'expression  propre,  et  qui  ne  peut 
la  surmonter.  Que  la  paix  soit  avec  M.  Lemierre  et  M.  de  Belloy ! 
Voila  deux  terribles  colonnes  sur  lesquelles  la  gloire  du  theatre 
francais  repose  ^  Artaxerce  peut  faire  le  pendant  de  Zelmire. 
Jg  souhaite  toute  sorle  de  prosperite  a  M.  Lemierre.  On  dit  que 
c'est  un  honnete  garcon,  et  qu'il  est  fort  pauvre.  Que  ne  de- 
pend-il  de  moi  de  lui  donner  le  talent  de  Racine ! 

J'ai  appris,  le  jour  de  la  premiere  representation  di  Ar- 
taxerce, a  mes  depens,  que  M"^  de  La  Ghassaigne,  qui  a  debute 
I'fiiVer  dernier,  et  que  je  croyais  renvoyee,  a6terecue  a  I'essai. 
C'est  une  maussade  creature  de  plus.  EUe  a  joue  dans  la  petite 
pifece.  Le  temps  de  ces  essais  est  un  temps  d'epreuves  bien 
dures  de  la  patience  des  spectateurs. 

\.  Cette  reflexion  nous  rappelle  I'anecdote  suivante.  Lorsque  Voltaire  vint,  en 
1778,  k  Paris,  un  concours  immense  se  porta  k  I'hotel  du  marquis  de  Villette,  oi 
ctait  loge  le  patriarche.  Lemierre  et  de  Belloy,  en  leur  quality  d'auteurs  tragiques, 
se  crurent  dans  I'obligation  de  rendre  visite  a  I'auteur  de  Zaire.  lis  furent  trSs- 
bien  regus.  «  Messieurs,  leur  dit  Voltaire,  ce  qui  me  console  de  quitter  la  vie, 
c'est  que  je  laisse  apres  moi  MM.  Lemierre  et  de  Belloy.  »  Lemierre  racontait 
souvent  cette  anecdote,  et  il  ne  manquait  jamais  d'ajouter  :  Ce  pauvre  de  Belloy 
ne  se  doutait  pas  que  Voltaire  se  moquait  de  lui.  (T.) 


SEPTEMBRE  1760.  i05 

—  Vous  avez  pu  voir,  dans  le  Salon  de  M.  Diderot,  que 
M.  de  Loulherbourg,  peinlre  de  TAcademie,  a  une  fort  belle  et 
fort  ainiable  femme.  Voyons  maintenant  si  M.  Lemierre  est  plus 
heureux  en  chantant  les  graces  de  la  beautd  qu'en  raaniant  le 
poignard  de  Melpomtine. 


VERS  DE  M.  LEMIERRE    A   MADAME  DE   LOUTIIERBOU  RH. 

Quel  est,  dis-moi,  charmante  figl6, 

Get  adorateur  de  province. 
Qui,  ne  se  doutant  pas  que  son  talent  solt  mince, 
S'en  vient  te  haranguer  de  ce  ton  emmiell6? 

Bon  Dieu,  quel  fatras  de  louanges! 
L'amour-propre  lui-m6me  en  serait  ennuy6; 

Et  tu  me  fals  presque  pitl6 

D'etre  belle  comme  les  anges. 
La  cour  fait  tant  d'6dits!  Eh  bien,  j'en  voudrais  un 

D'une  forme  toute  nouvelle : 
De  par  le  roi,  defense  h  tout  sot  importun 

De  faire  bailler  une  belle 

Avec  un  61oge  commun, 
Alnsi  qu'aux  mal  batis  de  se  mfiler  de  danse, 
Aux  voix  fausses  de  chant,  au  peintre  de  faubourg 

De  prendre  en  sa  main  pesante 

Le  pinceau  qui  nous  enchante 

Sous  les  doigts  de  Loutherbourg. 

—  On  donne  depuis  environ  un  mois,  sur  le  theatre  de  la 
Com6die-Italienne,  avec  beaucoup  de  succfes,  un  petit  op6ra- 
comique  intitule  la  Clochettc,  en  un  acte  et  en  vers* ;  les  pa- 
roles de  M.  Anseaume,  la  musique  de  M.  Duni.  Lepoete  achoisi 
pour  sujet  de  sa  piece  le  conte  de  La  Fontaine  qui  porte  le 
m6me  nom.  Ce  conte  n'est  pas  un  des  meilleurs  du  bonhomme. 
U  n'a  rien  de  piquant.  Remarquez  qu'il  est  tout  entier  de  I'in- 
vention  du  bonhomme,  et  que  I'invention  etait  sapartie  faible; 
il  n'est  original,  charmant,  divin,  que  dans  ses  details.  Aussi 
ne  manque-t-il  jamais  d'allonger  son  sujet  lant  qu'il  pent,  et 
dans  ses  fables  et  dans  ses  contes;  mais  c'est  alors  qu'il  montre 
tout  son  genie.  Je  ne  serais  pas  surpris  qu'aux  critiques  d'un 

1.  Cette  pifece  fut  representee  pour  la  premiere  fois  le  24  juillet  1766. 


106  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

gout  un  peu  s6v6re,  sa  mani^re  de  narrer  ne  parut  pas  exempte 
de  reproche,  surtout  dans  les  fables  :  car,  pour  les  contes, 
comme  le  genre  en  lui-meme  est  frivole,  le  nigaudage  et  cette 
facilite  avec  laquelle  le  poete  s'abandonne  a  son  imagination 
naive  et  piquante  leur  donnent  un  charme  et  une  grace  inex- 
primables ;  mais,  quelque  raison  qu'on  se  crut  de  blamer  en 
quelques  occasions  la  maniere  du  poete,  je  doute  qu'on  eut 
jamais  le  courage  de  retrancher  une  ligne  de  ses  ouvrages ; 
jusqu'aux  defauts,  tout  y  est  precieux. 

Quoique  le  conte  de  la  Clochette  soit  peu  de  chose  dans 
Toriginal,  il  etait  charmant  a  mettre  sur  la  scene;  maisM.  An- 
seaume  s'y  est  bien  mal  pris  et  y  a  bien  mal  reussi.  Sa  piece 
est  froide,  plate  et  mal  faite.  Sedaine  en  aurait  fait  une  piece 
charmante ;  mais  ce  Sedaine  ne  donne  son  secret  a  personne, 
et  aucun  de  nos  faiseurs  ne  cherche  a  le  lui  d6rober.  Malgr6 
cela,  la  piece  de  M.  Anseaume,  quoique  froide  et  sans  aucun 
interet,  a  r6ussi,  grace  au  jeu  de  theatre  que  la  Clochette  ne 
pouvait  manquer  de  produire.  La  musique  en  est  jolie,  quoique 
d'un  gout  un  peu  vieux  et  d'un  style  un  peu  faible.  Notre  bon 
papa  Duni  n'est  plus  jeune  ;  les  idees  commencent  a  lui  man- 
quer, et  il  ne  travaille  plus  que  de  pratique.  II  vient  de  se 
mettre  en  route  pour  I'ltalie ;  j 'ignore  si  c'est  pour  y  rester  ou 
pour  s'y  rafraichir  simplement  la  m^moire.  Ge  qu'il  y  a  de 
plus  joli,  a  mon  sens,  se  reduit  k  Fair  de  Golinette  :  Mon  cher 
agneau,  quel  triste  sort !  et  aux  couplets  en  reproches  entre 
Colin  et  Golinette :  A  la  fete  du  village.  Le  poete  a  fait  une 
b6vue  assez  plaisante,  dont  le  parterre  ne  s'est  point  apercu. 
La  scfene  se  passe  au  milieu  des  champs,  et  lorsque  Golinette  se 
brouille  avec  son  amant,  elle  lui  dit :  Sortez.  II  faut  croire  que 
lorsqu'elle  se  brouillera  dans  sa  cabane,  elle  lui  ordonnera  de 
rentrer.  Gette  observation  ne  porte,  je  le  sais,  que  sur  une  mi- 
sfere ;  mais  elle  prouve  combien  nos  representations  theatrales 
sont  denuees  de  verite,  puisque  cette  platitude  n'a  choque 
personne.  On  dirait  que  chaque  spectateur,  en  entrant  dans  nos 
salles  de  spectacle,  s'est  engage  a  laisser  la  verite  a  la  porte, 
h  ne  lui  rien  comparer,  et  a  n'exiger,  dans  ce  qu'il  verra  et  ce 
qu'il  entendra,  rien  qui  lui  ressemble. 

—  M.  Falconet,  sculpteur  du  roi  et  professeur  de  I'Aca- 
demie  royale  de  peinture  et  sculpture,  vient  d'etre  appel6  par 


SEPTEMBRE  1766.  107 

rimp6ratrice  de  Russie  pour  cx6cuter  la  statue  6qucstre  de 
Pierre  le  Grand.  Cette  statue  doit  6tre  erig^e  a  Petersbourg,  en 
bronze.  Quel  monument  et  quelle  entreprise !  c'est,  de  toutes 
celles  qu'un  souverain  pourrait  proposer  dans  ce  sifecle,  la  plus 
belle,  la  plus  grande,  la  plus  digne  d'un  homme  de  g6nie.  Ge 
que  Pierre  le  Grand  a  de  sauvage  et  d'6tonnant,  cet  instinct 
sublime  qui  guide  un  prince  encore  barbare  lui-m6me  dans  la 
reformation  dun  vaste  empire,  le  rend  plus  propre  au  bronze 
qu'auc^un  des  souverains  qui  aient  jamais  existe.  Je  desireque  le 
^enie  de  M.  Falconet  soit  au  niveau  de  son  entreprise.  Je  d6sire 
que  M.Thomas,  occupe  d'un  poeme,6pique  dont  Pierre  le  Grand 
doit  6tre  le  heros,  erige  k  ce  grand/iomme  un  monument  aussi 
durable  que  le  bronze  de  M.  Falconet.  Le  g6nie  de  Pierre  aura 
ainsi  servi  a  immortaliser  deux  Fran^ais ;  et  ceux-ci,  en  trans- 
mettant  k  la  posterite  les  honneurs  rendus  par  Catherine  a  la 
memoire  du  fondateur  de  I'empire  de  Russie,  apprendront  aux 
generations  suivantes  par  quels  monuments  il  convient  de  con- 
sacrer  la  memoire  de  I'auguste  princesse  qui  a  ose  porter  a  sa 
perfection  I'ouvrage  commence  par  Pierre  le  Grand.  ^ 

M.  Falconet  emm^ne  avec  lui  une  jeune  personne  de  dix- 
huit  ans,  appelee  M"*  Collot,  son  i§16ve  depuis  plus  de  trois  ans, 
€t  qui  fait  le  buste  avec  beaucoup  de  succ6s.  C'est  un  pheno- 
mfene  assez  rare  et  peut-6tre  unique.  EUe  a  fait  plusieurs 
bustes  d'hommes  et  de  femmes  trfes-ressemblants,  et  surtout 
pleins  de  vie  et  de  caract^re.  Celui  de  notre  c6lebre  acteur  Pr6- 
ville,  en  Sganarelle,  dans  le  Medecin  malgr^  lui,  est  ^tonnant. 
Je  conserverai  celui  de  M.  Diderot,  qu'elle  a  fait  pour  moi'.  Celui 
de  M.le  prince  de  Galitzin,  ministre  pl6nipotentiaire  de  Russie, 
estparlant  comme  les  autres.  Je  ne  doute  pas  que,  si  cesdifle- 
rents  bustes  avaient  et6  pr6sentes  a  I'Academie,  M""  Collot  n'eut 
6te  agr66e  d'une  voix  unanime ;  et  c'est  un  honneur  que  son 
maitre  aurait  du  lui  procurer  avant  son  depart  pour  Petersbourg. 
Cette  jeune  personne  joint  k  son  talent  une  verite  de  caractere 
et  une  honn^tete  de  moeurs  tout  a  fait  precieuses.  Elle  ne 
manque  point  d'esprit,  assurement,  et  cet  esprit  est  relev6  par 
une  purete,  une  v6rite,  une  naivete  de  sentiments,  qui  le  rendent 

\ .  Voir  8ur  ce  buste  la  note  qui  lui  est  consacr^o  dans  Vlconographie  de  Dide- 
rot, tome  XX,  p.  109  des  OEuvres  complies. 


108  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

tres-piquant,  et  qu'elle  m'apromisdeconserverreligieusement. 
Le  jour  de  son  depart,  je  me  ferai  devot,  et  je  prierai  jour  et 
nuit  Gelui  qui  tient  dans  ses  mains  le  coeur  des  souverains, 
afin  qu'il  louche  celui  de  I'auguste  souveraine  de  Russie,  et 
qu'il  le  porte  a  permettre  a  Marie-Yictoire  Collot  de  faire  son 
buste,  et  a  lui  ordonner,  quand  il  sera  fait,  de  I'envoyer  a  Paris 
embellir  la  retraite  d'un  homme  obscur,  mais  tout  rempli  de  la 
gloire  de  Catherine.  Et,  a  chaque  repetition  de  cette  pri6re, 
j'aurai  soin  de  faire  le  signe  de  la  croix  selon  le  rite  de  I'l^glise 
grecque,  et  de  m'ecrier,  avec  componction  et  fremissement 
d'entrailles  :  Seigneur,  ne  punis  point  I'audace  et  la  temerite 
des  voeux  de  ton  serviteur,,  et  regarde  en  pitie  I'exc^s  de  sa 
confiance. 

— ■  Nous  avons  fait  depuis  peu  une  perte  qui  merite  d'etre 
remarquee.  M'^*  Randon  de  Malboissiere  vient  de  mourir  k  la 
fleur  de  son  age  *.  EUe  avait  environ  dix-huit  ou  dix-neuf  ans. 
M.  de  Bucklay,  oflicier  dans  un  de  nos  regiments  irlandais,  ar- 
riva  quelques  jours  avant  sa  mort,  dans  le  dessein  de  I'epouser, 
mais,  dans  le  fait,  pour  lui  rendre  les  derniers  honneurs.  Le 
jour  marque  pour  la  celebration  du  mariage  fut  celui  de  I'en- 
terrement.  Cette  jeune  personne  avait  ete  destinee  en  mariage 
au  jeune  du  Tartre,  fils  d'un  c61ebre  notaire  de  Paris,  et  sujet 
de  distinction  pour  son  age.  Ge  jeune  homme,  qui  donnait  les 
plus  grandes  esperances,  fut  enleve  I'annee  derni^re  par  une 
maladie  courte  et  vive,  secondee  de  tout  le  savoir-faire  du  me- 
decin  Bouvart.  On  dit  que  la  tendresse  de  M""  de  Malboissiere 
pour  ce  jeune  homme,  et  la  dbuleur  qu'elle  ressentit  de  sa 
perte,  n'ont  pas  peu  contribue  a  abreger  ses  jours.  EUe  etait 
d6ja  celebre  a  Paris  par  ses  connaissances.  Elle  entendait  et 
poss6dait  parfaitement  sept  langues,  savoir  :  le  grec,  le  latin, 
I'italien,  I'espagnol,  le  francais,  I'allemand  et  I'anglais;  elle 
parlait  les  langues  vivantesdans  laperfection.  On  dit  ses  parents 
inconsolables  de  sa  perte,  et  c'est  aise  a  comprendre. 

—  Cette  perte  en  rappelle  une  autre  non  moins  sensible : 

d.  M™*  la  marquise  de  La  Grange  a  public  un  int^ressant  recueil  des  lettres 
de  Laurette  de  Malboissiere  (Didier,  1866,  in-12).  — Du  Tartre  etait  fils  d'untres- 
riche  traitant;  son  p6re  etait-il  ce  du  Tartre  dont  Raynal  (voir  t.  I,  p.  255)  cite 
une  cruelle  repartie  k  Ballot  de  Sauvot '!  Nous  avouons  que  nous  n'avons  aucune 
certitude  k  cet  egard,  ni  sur  la  veritable  ortbographe  du  nom. 


SEPTEMBRE  1760.  109 

c'est  celle  du  chevalier  James  Macdonald,  baronnet,  chef  de  la 

tribu  desmontagnardsd'licosse  de  son  nom,   decide  a  Frascati 

en  Italic,  le  26  juillet  dernier,  h  I'age  d'environ   vingt-quatre 

ans.  Ce  jeune  homme  vint  k  Paris  aprfes  la   conclusion    de  la 

dernifere  paix,  et  y  passa  pr6s  de  dix-huit  mois.  II  (^tonna  tout 

le  monde  par  la  variete  et  I'^tendue  de  ses  connaissances,  par 

la  solidity  de  son  jugement,  par  la  justesse  et  la  maturity  de 

SOD  esprit.    Pendant  tout  le  temps  que  je  I'ai  connu,  je  n'ai 

jamais  enlendu  traiter  une  matiere  h  laquelle  il  fut,  je  ne  dis 

pas  etranger,  mais  sur  laquelle  il  n'eut  des  connaissances  rares. 

Tant  de  savoir  et  de  merite  dans  un  jeune  homme  de  vingt  ans, 

de  la  plus  noble  simplicite  de  caract6re,  et  exempt  de  toute  es- 

p6ce  de  pedanterie,  ne  laissait  pas  de  choquer   un   peu,  non- 

seulement  nos  agreables  a  talons  rouges,  qui,  lorsque  le  cha- 

pitre  des  chevaux,  des  cochers  et  de  la  pi6ce  nouvelle  est  epuise, 

n'ont  plus  rien  a  dire,  mais  en  general  nos   gens   du  monde, 

qui,  pour  avoir  vecu  cinquante  ou  soixante  ans,  n'en  sont  pas 

moins  ignorants.  Mais  leur  humeur  n'empechait  pas  le  chevalier 

Macdonald  de  vivre  dans  la  meilleure  compagnie  de  Paris,  et 

d'y  jouir  d'une  consideration  qui  ne  semblait  pas  faite  pour  son 

age.  Le  chevalier  Macdonald   ^tait  roux  et  laid  de   figure;  il 

n'avait  point  de  grace  ni  d'agrement  dans  I'esprit ;  I'eflet  qu'il 

faisait  malgre  cela  prouve  le  pouvoir  des  qualites  solides.    Ce 

caract^re  d'esprit  serieux  ne  TempSchait  pas  d'aimer  la  poesie, 

la  peinture  et  la  musique,  et  d'en  avoir  les  meilleurs  principes 

avec  un  gout  naturel,  excellent  et  de  la  meilleure   trempe.    II 

est  mort  d'un  anevrisme  au  cceur.  L'etat  de  sa  sante   ne  lui   a 

jamais  permis  d'esperer  une  longue  carri6re.  Sa  passion  pour 

I'etude,  et  les  fatigues  d'esprit  qu'elle  entraine,  peuvent  avoir 

contribu6  a  abreger  ses  jours.  Apr^s  avoir  passe  dix-huit  mois 

k  Paris,  il  s'en  retourna  en  ^cosse,  respirer  son  air  natal.  II  en 

revint  il  y  a  precisement  un  an,  et  nous   trouvames  sa   sante 

meilleure.  II  partit  pour  I'ltalie,  ou  il  vient  de  succomber,  aux 

regrets  de  tous  ceux  qui  I'ont  connu.  C'est  un  homme  rare  de 

moins.  11  nous  disait  quelquefois  qu'il  avait  un  fr^re  cadet  qui 

valait  mieux  que  lui,  en  quelque  sens  qu'on  vouliit  prendre  ce 

mot.  Nous  ne  connaissons  pas  ce  fr6re;  ainsi  il  ne  pent  nous 

consoler  de  la  perte  de  sir  James. 

—  Les  pieces  qui  ont  concouru  pour  le  prix  de  la  poesie 


110  '  CORRESPONDA-NGE   LITT^RAIRE. 

que  I'Academie  francaise  distribue  tous  les  deux  ans  paraissent 
successivement.  Vous  savez  que  le  choix  du  sujet  est  abandonne 
a  chaque  poete;  et  ce  n'est  que  le  sujet  du  prix  d' eloquence 
que  rAcademie  se  reserve  de  donner.  Elle  a  choisi  pour  sujet  du 
discours  a  couronner  I'annee'prochaine,  I'^loge  du  roi  de  France 
Charles  V,  surnomme  le  Sage.  Quant  au  prix  de  poesie  de  cette 
annee,  c'est  M.  de  La  Harpe  qui  I'a  remporte  par  une  epitre  en 
vers,  intitulee  le  Poete.  Son  poeme,  la  Delivrance  de  Salerne 
et  la  fondation  du  royaume  des  D&ux-Siciles,  avait  ete  cou- 
ronn6  I'ann^e  dernifere  par  TAcademie  de  Rouen.  Ges  couronnes 
academiques  sont  malheureusement  de  faibles  dedommagements 
des  disgraces  essuyees  au  theatre;  c'est  k  la  Comedie-Fran- 
caise  qu'il  eut  ete  doux  d'etre  couronne.  On  trouvedans  I'epitre 
couronnee  par  I'Academie  frangaise  des  vers  bien  faits,  du  style, 
de  la  correction,  de  la  sagesse  et  un  ton  soutenu;  mais  on  n'y 
trouve  ni  chaleur,  ni  force,  ni  enthousiasme.  II  n'y  a  la  cer- 
tainement  ni  ingemum,  ni  mens  divinior,  ni  os  magna  sonalu- 
rumj  ailleurs  que  dans  le  passage  d'Horace  mis  en  epigraphe 
sur  le  titre  * .  Cependant,  quel  sujet  que  de  tracer  le  portrait 
du  poete !  et  comment  est-il  possible  de  rester  froid  quand  on 
parle  a  I'etre  le  plus  chaud  qui  existe  ?  Comment  ne  se  detache- 
t-il  pas  une  etincelle  de  ce  feu  qui  pen^tre  et  dilate  toutes  les 
veines  du  poete,  pour  se  glisser  dans  I'ame  de  celui  qui  ose  lui 
donner  des  preceptes  ?  C'est  la  le  principal  defaut  de  I'epitre 
couronnee.  M.  de  La  Harpe  n'est  certainement  pas  un  homme 
sans  talent;  mais  il  manque  de  sentiment  et  de  chaleur  :  deux 
points  essentiels  sans  lesquels  il  est  impossible  de  se  promettre 
du  succ6s  dans  la  carriere  de  la  poesie.  Mais  quand  on  lui  par- 
donnerait  de  ne  s'etre  pas  laisse  gagner  par  la  chaleur  de  son 
sujet,  quand  on  regarderait  son  epitre  comme  un  ouvrage  pure- 
mentdidactique,  on  n'en  serait  guere  plus  content.  Ce  n'est  pas 
que  tout  ce  qu'il  y  dit  ne  soit  sense ;  mais  tout  cela  est  si  super- 
ficiel  et  si  faible  que,  quand  un  poete  aurait,  dans  le  plus  emi- 
nent degre,  toutes  les  qualites  que  M.  de  La  Harpe  exige  de  lui, 
il  serait  encore  un  assez  pauvre  homme. 

L'Acad^mie  a  accorde  un  accessit  a  ane  Epitre  aux  mal- 


Ingeniutn  cui  sit,  cui  mens  divinior  atque  os 
Magna  sonaturum. 


SEPTEMBRE   1766.  Ill 

heureiix,  pr^sentde  par  M.  Gaillard,  si  injustement  couronn^ 
I'annee  dernifere  avec  M.  Thomas.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  de 
cette  ^pltre,  c'est  que  M.  Gaillard  est  un  gaillard  bien  trisle : 
il  ne  voit  partout  qu'horreur,  douleur  et  maux  sans  remade.  11 
saute  d'objets  en  objets,  et,  k  force  de  toucher  k  tout,  il  n'en 
rend  aucun  touchant.  Son  I^pitre  finit  par  d^plorer  la  perte 
d'une  maitresse  que  la  mort  lui  a  enlevee.  On  est  un  peu  ctonn6  • 
de  cette  chute,  apr6s  avoir  vu  le  poete  occupe  de  tous  les  grands 
maux  de  I'univers.  Ge  niorceau  est  bien  faible 

Un  autre  accessit  a  et6  accord^  a  une  pi^ce  en  vers  intitulee 
la  Rapidite  de  la  vie.  On  la  dit  de  M.  Fontaine,  nouvelle  recrue 
pour  renforcer  tout  cet  essaim  de  petits  poetes  qui  s'est  forni6  a 
Paris  depuis  quelques  ann^es.  Ge  morceau  est  encore  plus  faible 
que  r£pitre  de  M.  Gaillard.  Morale  triviale  et  commune  que  les 
bavards,  qui  se  decorent  du  titre  d'orateurs  sacres,  ont  coulee 
k  fond  depuis  qu'il  est  d' usage  de  monter  dans  une  chaire  en 
forme  de  tonneau  renverse,  etde  debiter  une  suite  de  lieux  com- 
muns  au  peuple  chr6tien.  Quelques  beaux  vers  cependant.  Ge 
M.  Fontaine  avait  envoye  k  I'Academie,  pour  concourir  au  prix, 
un  autre  Discours  en  vers  sur  la  philosophie,  et  il  vient  de  le 
faire  imprimer.  Tout  ce  qu'on  en  peut  dire,  c'est  que  M.  Fon- 
taine a  de  bons  principes  et  de  bonnes  intentions.  11  voudrait 
faire  rougir  le  genre  humain  de  I'ingratitude  dont  il  a  toujours 
pay6  ses  bienfaiteurs,  ceux  qui  ont  ose  I'eclairer  et  combattre 
les  pr6juges  funestes  de  leur  si6cle,  dont  le  peuple,  aveugle  et 
stupide,  est  a  la  fois  le  d6fenseur  et  la  victime.  Ge  sujet  est 
grand  etbeau.  Pourquoi  faut-il  que  le  poete  qui  a  os6  le  choisir 
ne  soit  pas  au  niveau  de  son  sujet !  Malheureusement  les  fautes 
d'un  sifecle  ne  tournent  pas  k  I'amendement  d'un  autre.  Ge 
n' est  jamais  que  la  posterity  qui  fait  justice  des  Melitus  et  Ani- 
tus;  et,  lorsque  les  cendres  du  bon  et  dumechant,  dusage  et  du 
fanatique,  sont  confondues,  qu'importe  au  bonheur  du  genre 
humain  cette  justice  inutile  et  tardive,  si  elle  ne  sert  du  moins 
k  effrayer  les  Omer  sur  le  jugement  de  la  posterity? 

Un  poete  qui  ne  se  nomme  pas  a  concouru  au  prix  par  une 
£pUre  il  une  dame  qui  allaite  son  enfant.  Bavardage  trivial, 
lieux  communs  qu'on  sait  par  coeur,  et  que  le  coloris  du  poete 
ne  rend  assurement  pas  interessants.  L'Academie  a  d'ailleurs 
public  un  extrait  de  plusieurs  pi^es  qui  ont  concouru  pour  le 


112  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

prix^;  et  cet  extrait  prouve  ou  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  sujet 
d'esperance  parmi  nos  jeunes  poetes,  ou,  s'il  y  en  a,  qu'il 
ne  daigne  pas  prendre  1' Academic  pour  juge.  Elle  a  mis  a 
la  tete  de  ces  extraits  deux  pages  d'une  poetique  bien  mince. 
Quand  le  plus  illustre  corps  de  la  litterature  se  permet  de  par- 
ler  poesie,  et  de  dire  ce  qu'il  desire  dans  les  pieces  qu'on  lui 
.  a  adressees,  il  me  semble  qu'on  devrait  remarquer  dans  ses 
jugeraents  un  sens,  une  profondeur,  une  sagesse  qui  inspirat 
du  respect  pour  son  gout  et  pour  ses  lumiferes.  Quand  Catherin 
Fr^ron  dira  d'une  pi6ce  qui  manque  de  liaison  et  de  succession 
dans  les  id^es,  que  c'est  comme  un  cercle  qui  lourne  sur  lui- 
meme,  que  c'est  du  mouvement  sans  progrfes,  je  le  trouverai 
tres-bon;  mais  quand  c'est  1' Academic  francaise  qui  parle  si 
mesquinement,  je  hausserai  les  epaules,  Elle  pourrait  ajouter 
que  le  poete  ressemble,  dans  ce  cas,  a  Arlequin  courant  la  poste 
a  s'essouffler  sans  bouger  de  sa  place. 

15  septeinbre  1766. 

L'empire  de  la  Chine  est  devenu,  de  notre  temps,  un  objet 
particulier  d'attention,  d'etude,  de  recherches  et  de  raisonne- 
ment.  Les  missionnaires  ont  d'abord  int6resse  la  curiosity  pu- 
blique  par  des  relations  merveilleuses  d'un  pays  tr^s-eloigne 
qui  ne  pouvait  ni  confirmer  leur  veracite  ni  reclamer  contre 
leurs  mensonges.  Les  philosophes  se  sont  ensuite  empares  de 
la  matiere,  et  en  ont  tire,  suivant  leur  usage,  un  parti  etonnant 
pour  s'6lever  avec  force  contre  les  abus  qu'ils  croyaient  bons  a 
detruire  dans  leur  pays.  Ensuite  les  bavards  ont  imite  le  ramage 
des  philosophes,  et  ont  fait  valoir  leurs  lieux  communs  par  des 
amplifications  prises  a  la  Chine.  Par  ce  moyen,  ce  pays  est 
devenu  en  peu  de  temps  I'asile  de  la  vertu,  de  la  sagesse  et  de 
la  felicite;  son  gouvernement,  le  meilleur  possible,  comme  le 
plus  ancien;  sa  morale,  la  plus  pure  et  la  plus  belle  qui  soit 
connue;  ses  lois,  sa  police,  ses  arts,  son  Industrie,  autant  de 
modules  a  proposer  a  tons  les  autres  peuples  de  la  terre...  Quelle 
vue  sublime  !  s'est-on  6cri6,  quel  ressort  puissant  que  celui  qui 
constitue  I'autorile  paternelle  comme  le  module  de  I'autorite  du 

1.  Extrait  de  quelques  pieces  presentees  a  I'Academie  FranQaise,  etc.  Paris, 
Regnard,  1766,  in-8°. 


SEPTEMBRE  1766.  113 

gouvernement  1  Tout  I'^tat,  grace  k  ce  principe,  n'est  plus 
qu'une  vaste  famille  ou  i*6quite  et  la  douceur  r^glent  tout,  ou 
les  gouverneurs,  les  administrateurs,  les  magistrals,  ne  sont  quo 
des  chefs  d'une  m6me  famille  d'enfants  et  de  fr^res.  Quel  pays 
que  celui  oCi  I'agriculture  est  regard6e  comme  la  premiere  et 
la  plus  noble  des  professions,  et  ou  I'empereur  lui-m6me,  k  un 
certain  jour  de  I'annee,  se  met  derri6re  la  charrue  et  laboure 
une  portion  d'un  champ,  afm  d'honorer  publiquement  la  condi- 
tion du  laboureur !  On  sait  en  quelle  recommandation  I'etude 
des  lois,  de  la  morale  et  des  lettres  est  k  la  Chine ;  elle  seule 
peut  frayer  le  chemin  aux  places  du  gouvernement,  depuis  la 
plus  petite  jusqu'a  la  plus  importante.  La  morale  de  Confutzee, 
que  nous  nommons  vulgairement  Confucius,  m6rite,  de  I'aveu 
de  tout  le  monde,  les  monies  eloges  que  les  Chretiens  ont  don- 
nes  k  la  morale  de  I'^vangile.  Si  le  peuple  a  ses  superstitions, 
si  ses  bonzes  le  repaissent  de  fables  et  d'absurdites,  tout  le  corps 
des  lettres,  tout  ce  qui  tient  au  gouvernement  est  tres-eclair6, 
n'admet  que  I'existence  d'un  £tre  supreme,  ou  est  m^me  abso- 
lument  ath^e.  La  population  prodigieuse  de  cet  empire,  en  com- 
paraison  duquel  notre  Europe  n'est  qu'un  desert,  sulfit  pour 
prouver  infailliblement  que  ce  peuple  est  le  plus  sage  et  le  plus 
heureux  de  la  terre.  II  n'est  pas  guerrier,  k  la  v6rite,  et  il  a  6t6 
subjugue ;  mais  voyez  la  force  et  le  pouvoir  de  ses  lois  et  de 
sa  morale !  les  vainqueurs  ont  6t6  obliges  de  les  adopter  et  de 
s'y  soumettre  :  en  sorte  que,  vu  ces  avantages,  si  le  peuple  chi- 
nois,  k  I'exemple  de  la  horde  juive,  voulait  se  regarder,  par 
fantaisie,  comme  le  peuple  choisi  de  Dieu,  a  I'exclusion  de 
toules  les  autres  nations,  il  ne  serait  pas  aise  de  lui  disputer 
cette  prerogative. 

11  faut  convenir  qu'un  esprit  solide,  accoutume  a  r6flechir, 
forme  par  I'experience,  et  qui  ne  s'en  laisse  pas  imposer  par 
des  phrases,  ne  sera  pas  s6duit  par  ce  tableau  brillant;  il  sait 
trop  combien  les  faits  different  ordinairement  de  la  speculation. 
11  ne  s'inscrira  pas  precisement  en  faux  contre  les  depositions 
des  pan6gyristes  de  la  Chine ;  mais  il  en  doutera  sagement.  11 
ne  se  pr6vaudra  ni  de  I'autorit^  de  I'amiral  Anson,  dans  son 
Voyage  autour  du  monde  ^y  parce  qu'enfm  il  peut  avoir  eu  ua 

1.  A  Voyage  round  the  World,  in  the  year j  1740  ij  I7i5,  by  Goor^es  iord 
VII.  8 


lU  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

peu  d'humeur  d' avoir  ete  mal  accueilli  et  trompe  par  les 
Ghinois;  ni  de  cet  autre  temoignage  du  bonhomme  John  Bell, 
dont  on  a  traduit  la  relation  I'hiver  dernier  S  et  dont  I'autorite 
parait  d'un  poids  d'autant  plus  grand  qu'il  se  defie  davantage 
de  ses  lumi^res,  et  qu'il  demande  a  chaque  instant  pardon  d'a- 
voir  Yu  les  choses  comme  elles  sont.  Un  esprit  sage  voudra 
simplement  suspendre  son  jugement ;  il  desirera  de  passer  une 
vingtaine  d'annees  k  la  Chine,  et  d'examiner  un  peu  les  choses 
par  lui-meme,  avant  de  prendre  un  parti  definitif.  II  dira :  Quel  est 
le  gouvernement  dont  les  principes  ne  soient  fondes  sur  I'equite, 
sur  la  douceur,  sur  les  plus  beaux  mots  de  chaque  langue  ? 
Lisez  les  6dits  de  tons  les  empereurs  et  de  tous  les  rois  de  la 
terre,  et  vous  verrez  qu'ils  sont  tous  les  peres  de  leurs  peuples, 
et  qu'ils  ne  sont  occup6s  que  du  bonheur  de  leurs  enfants. 
Cependant  les  injustices  et  les  malheurs  couvrent  la  terre  entiere. 
G'est  une  belle  institution  que  celle  qui  etablit  des  surveillants 
aux  surveillants,  qui  fait  garder  ainsi  la  vertu  des  uns  par  la 
vertu  des  autres ;  il  est  seulement  dommage  que  ceux  qui  sur- 
veillent  les  surveillants  soient  des  hommes,  par  consequent 
accessibles  k  toutes  les  corruptions,  a  toutes  les  faiblesses  de  la 
nature  humaine.  II  ne  serait  done  pas  physiquement  impos- 
sible que  tous  les  mandarins,  revetus  de  Tautorite  paternelle 
sur  les  peuples,  fussent  des  hommes  int^gres  et  vertueux;  mais 
il  est  moralement  a  craindre  que,  ne  pouvant  prendre  avec  I'au- 
torite des  pferes  leurs  entrailles,  il  n'y  en  ait  beaucoup  qui  ne 
consultent,  dans  leurs  places,  que  leur  int^ret  particulier,  et 
qu'ils  ne  soient  souvent  fripons,  m6chants,  rapaces,  tres-indif- 
ferents  au  moins  sur  le  bien  et  sur  le  mal,  comme  on  en  accuse 
certains  mandarins  en  Europe :  ce  qui  n'empeche  pas  que  sur 
cent  il  ne  se  trouve  quelquefois  un  honnete  homme,  qui  soit 
m6me  assez  benet  pour  se  faire  chasser  plutot  par  ses  confreres 
que  de  se  faire  le  compagnon  de  leurs  iniquites. 

G'est  une  belle  ceremonie,  il  faut  I'avouer,  que  celle  qui 
met  tous  les  ans  I'empereur  derri^re  une  charrue;  mais  il  se 
pourrait  qu'a  I'exemple  de  plusieurs  etiquettes  de  nos  cours 


Anson,  compiled  from  his  papers,  by  Richard  Walter,  London,  1746,  in-4''.  Traduit 
en  fran(;ais  par  Gua  de  Malves,  Amsterdam,  1749,  in-4". 
1.  Voyez  tome  VI,  pages  454  et  506 . 


SEPTEMBRE  1766.  lib 

en  Europe,  elle  ne  fiit  plus  qu'un  simple  usage,  sans  aucune 
influence  sur  Tesprit  public.  Je  vous  delie  de  trouver  une  plus 
belle  cer6inonie  que  celie  par  laquelle  le  doge  de  Venise  se 
declare  tous  les  ans  I'^poux  de  la  nier  Adriatique.  Quelle  eleva- 
tion, quelle  activite,  quel  orgueil  utile  cette  c6r6monie  devait 
inspirer  aux  Venitiens,  lorsque  ce  peuple  6tait  elTectivement  le 
souverain  des  mers  !  Aujourd'hui  elle  n'est  plus  qu'un  jeu 
presque  ridicule,  et  sans  autre  eflet  public  que  celui  d'attirer 
une  foule  d'etrangers  k  la  foire  de  1' Ascension. 

11  serait  ais6  d'examiner,  suivant  ces  principes  d'une  saine 
critique,  les  autres  avantages  de  la  Chine,  et  d'en  tirer  du  moins 
des  raisons  de  douter  tr^s-legitimes.  La  morale  de  Confucius 
n'est  pas  plus  parfaite  que  celle  de  Zoroastre,  celle  de  Socrate. 
Quel  est  le  peuple  polic6  qui  n'ait  eu  ses  sages  et  ses  legisla- 
teurs  ?  Si  le  peuple  de  la  Chine  estplein  d'id^es  et  de  pratiques 
superstitieuses,  quel  avantage  a-t-il  sur  le  n6tre  ?  II  en  resulte 
que  le  peuple  est  partout  peuple.  Cet  empire  a  et6  subjugue; 
mais  le  vainqueur  a  ete  oblige  d' adopter  ses  lois  et  ses  usages. 
Oui,  comme  les.  Romains  adoptaient  les  dieux  des  provinces 
conquises:  ils  n'en  etaient  pas  moins  les  maltres  absolus.  Le 
petit  nombre  est  bien  oblig6  de  se  conformer  aux  usages  du 
grand  nombre;  mais  que  lui  importe  de  respecter  des  usages 
indifl'erents,  pourvu  qu'on  respecte  sa  domination?  II  n'y  a 
jamais  eu  que  les  chreliens  d'assez  absurdes  pour  aimer  mieux 
depeupler  et  devaster  un  pays  de  fond  en  comble,  et  de  regner 
sur  des  deserts,  que  de  laisser  aux  peuples  conquis  leur  religion 
et  leurs  usages.  Je  parlerai  une  autre  fois  de  la  population,  et 
nous  verrons  si  elle  est  une  marque  aussi  infaillible  de  la  hont6 
du  gouvernement  et  de  la  prosp6rite  publique,  que  la  plupart 
de  nos  ecrivains  politiques  voudraient  nous  le  faire  croire.  II 
sufTit  d'observer  ici  qu'en  retranchant  de  la  population  chinoise 
les  exagerations  que  tout  homme  sens6  regardera  comme  sus- 
pectes,  elle  n'aura  rien  de  merveilleux,  si  Ton  veut  avoir  egard 
a  la  douceur  d'un  climat  chaud  et  au  peu  de  besoins  des  habi- 
tants d'un  tel  climat.  Je  croirai  sans  peine  qu'il  p6rit  moins 
d'enfants  k  la  Chine  que  dans  nos  contrees  europeennes,  quoique 
la  constitution  de  ceux  qui  out  resiste  parmi  nous  k  la  rigueur 
du  climat  soit  en  general  plus  forte  que  celle  des  peuples  qui 
vivent  sous  un  ciel  plus  doux.  Mais  je  me  moquerai  un  peu  de 


116  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

ceux  qui  voudront  me  persuader  qu'a  la  Chine  on  abandonne  les 
enfants  h  peu  pres  comme  nous  jetons  nos  petits  chats  ou  nos 
petits  chiens  quand  laport^e  de  leur  m^re  a  ete  trop  nombreuse. 
La  population  de  I'lnde  est  immense,  mais  je  ne  I'ai  jamais 
entendu  citer  comme  un  signe  de  bonheur  de  ces  peuples  et  de 
la  bonte  de  leur  gouvernement.  C'est  que  nous  connaissons 
mieux  I'lnde  que  la  Chine,  dont  le  peuple  mefiant,  ruseet  fourbe, 
ne  se  laisse  jamais  approcher  par  les  strangers,  et  se  refuse  a 
tout  commerce  qui  ne  regarde  pas  le  trafic,  tout  expres  pour 
donner  occasion  a  nos  faiseurs  de  syst^mes  de  deployer  les  res- 
sources  de  leur  belle  imagination.  Remarquez  que  depuis  Bac- 
chus jusqu'a  nos  jours,  tous  ceux  qui  ont  attaque  I'lnde  I'ont 
conquise,  sans  changer  ni  la  religion  ni  les  moeurs,  ni  les  lois, 
ni  les  usages  de  ces  peuples;  et  dites-nous  si  vous  regardez 
cela  comme  un  signe  de  leur  bonte. 

Pour  oser  s' assurer  de  quelques  verites  concernant  la  Chine, 
sans  I'avoir  vue  et  examinee  de  ses  propres  yeux,  il  faudrait  que 
nous  eussions  plus  de  monuments  de  leur  litterature.  Un  seul 
de  leurs  livres,  meme  mauvais,  nous  en  apprendrait  plus  que 
toutes  les  relations  des  missionnaires ;  mais  nous  n'avons  que 
quelques  extraits  informes,  fournis  par  le  P.  da  Halde,  dont  le 
plus  considerable  est  celui  de  la  trag^die  de  VOrphelin  de  la 
maison  de  Tchao,  que  M.  de  Voltaire  a  mise  depuis  sur  le  Thea- 
tre-Francais  • . 

II  vient  de  paraitre  un  roman  chinois  complet,  et  avec  tous 
les  caracteres  de  I'authenticite.  Ce  roman  a  ete  traduit  origi- 
nairement  en  anglais  par  un  homme  au  service  de  la  Compagnie 
anglaise  des  Indes,  qui,  ayant  reside  longtemps  a  Canton,  s'y 
etait  applique  a  I'etude  de  la  langue  chinoise,  et,  pour  s'y  exer- 
cer  avec  quelque  fruit,  avait  entrepris  cette  traduction.  EUe  est 
de  1719.  Le  traducteur  repassa  alors  en  Angleterre,  ou  il  mourut 
en  1736.  On  n'a  publie  ce  roman  a  Londres  que  depuis  peu 
de  temps,  et  M.  Eidous  vient  de  le  translater  en  tres-mauvais 
fran^ais,  suivant  son  usage  ^ 

Ce  roman  est  extremement  curieux  et  interessant.  Ce  n'est 
assurement  pas  par  le  coloris,  car  il  n'y  en  a  pas  I'ombre;  mal- 

1.  Voir  lome  III,  p.  82  et  note. 

'2.  Hau  Kiou  Choan,  tel  est  le  titre  du  roman  chinois,  traduit  en  anglais  par 
le  reverend  Percy.  (B.) 


SEPTEMBRE  1766.  117 

gr6  cela,  il  attache,  il  entraine,  et  Ton  ne  peut  s'en  arracher.  II 
y  rfegne  m6nie  une  sorte  de  platitude  tout  k  fait  precieuse  pour 
un  homme  de  gout :  cela  fait  mieux  connaitre  le  g6nie  et  les 
moeurs  des  Chinois  que  tout  le  P.  du  Halde  ensemble.  On  a 
mis  des  extraits  de  celui-ci,  et  d'autres  voyageurs,  en  notes, 
pour  expliquer  les  usages,  sans  la  connaissance  desquels  le  lec- 
teur  se  irouverait  arr6te  k  chaque  page ;  et  c'est  ce  qui  acheve 
de  rendre  cette  lecture  instructive  et  int^ressante.  Tiehchung-u 
est  une  esp6ce  de  Don  Quichotte  chinois,  un  redresseur  de 
torts,  un  r6parateur  d'injures;  mais  vous  verrez  quels  sont  le 
g6nie  et  la  tournure  de  rheroisme  chinois.  La  chastete  et  la 
continence  paraissent  y  entrer  n6cessairement.   L'heroine  du 
roman,  Taimable  Shuey-ping-sin,  est  une  personne  charmante. 
Outre  la  chastete  et  les  vertus  qui  sont  particuli^res  a  son  sexe 
dans  tous  les  pays  du  monde,  elle  poss6de  au  supreme  degre 
le  jugement,  la  penetration,  la  ruse,  toutes  qualites  dont  les 
Chinois  font  un  cas  infini ;  c'est  une  personne  a  tourner  la  tete. 
Je  ne  reproche  pas  k  son  pers6cuteur,  Kwo-khe-tzu,  de  I'aimer 
k  la  fureur;  je  lui  reproche  seulement  les  moyens  odieux  qu'il 
emploie  pour  I'obtenir.  Au  reste,  quand  vous  aurez  lu  ce  livre, 
vous  deciderez  de  la  bonte  du  gouvernement  chinois  et  de  la 
beaut6  de  ses  moeurs,  et  vous  verrez  si  nous  autres,  pauvres 
diables  de  I'Europe,  devons  souffrir  qu'on  nous  propose  sans 
cesse  de  telles  gens  pour  modules.  II  ne  s'agit  pas  ici  dedire  que 
ce  roman  est  peut-6tre  un  fort  plat  et  mauvais  ouvrage,  et  dont  les 
Chinois  ne  font  aucun  cas.  Sans  compter  qu'il  n'eist  gu6re  vrai- 
semblable  qu'un  etranger  choisisse  un  ouvrage  sans  m^rite  et 
sans  reputation  pour  le  traduire  de  preference,  il  est  egal  pour 
la  connaissance  des  moeurs  et  de  1' esprit  public  du  pays  que 
I'ouvrage  soit  bon  ou  mauvais.  Le  chevalier  de  Mouhy  remplira 
ses  romans  des  fictions  les  plus  impertinentes;  il  m'exc^dera 
d' ennui  par  ses  platitudes ;  ci  cinq  ou  six  mille  lieues,  ou  a  cinq 
ou  six  mille  ans  d'ici,  ses  ouvrages  seront  sans  prix,  parce  qu'ils 
apprendront  une  foule  de  choses  precieuses  sur  les  moeurs,  sur 
le  culte,  sur  le  gouvernement,  sur  la  vie  privee  des  Francais. 
Quelque  impertinent  qu'il  soit  dans  ses  fictions,  il  n'introduira 
jamais  un  gentilhomme  qui  se  laisse  donner  des  coups  de  baton, 
parce  qu'il  est  contraire  aux  moeurs  d'un  gentilhomme  de  le 
souffrir. 


118  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Je  ferai  quelque  jour  une  apologie  dans  les  formes  des  plats 
et  mauvais  livres;  ils  sont  sans  prix  pour  un  bon  esprit.  Pour 
la  connaissance  de  I'esprit  public  de  Rome,  immediatement 
apr^s  la  perte  de  la  liberte,  esprit  d'avilissement  si  incompre- 
hensible, meme  en  le  comparant  k  I'^poque  de  la  liberte  expi- 
rante  a  laquelle  il  touche  immediatement;  pour  cette  connais- 
sance, dis-je,  s'il  fallait  opter  entre  Tacite  d'un  cote,  et  Su^tone 
et  quelques  ecrivains  de  sa  trempe  de  1' autre,  je  ne  balancerais 
pas :  c'est  Tacite  que  je  sacrifierais.  Quoi,  le  plus  profond  genie  ! 
et  centre  qui !  Oui,  parce  que  I'homme  de  genie  se  rend 
maitre  de  son  tableau,  et  lui  donne  la  face  qu'il  veut,  au 
lieu  que  I'homme  plat  en  est  maltris6  et  en  represente  fide- 
lement  I'ordonnance  veritable.  Et  puis,  tout  ce  qu'un  plat  livre 
apprend  de  verites  importantes  sans  y  tacher  !  Tous  ceux  qui 
font  quelque  cas  des  progres  de  la  saine  critique  doivent  faire 
des  voeux  pour  la  conservation  des  mauvais  livres. 

Au  reste,  si  ce  que  j'ai  lu  dans  quelques  voyages  en  Russia 
est  vrai,  ce  peuple  observe  dans  le  mariage  plusieurs  ceremo- 
nies qui  ressemblent  k  celles  qui  se  pratiquent  en  Chine  en 
pareille  occasion  :  observation  qui  n'est  pas  peut-etre  a  negli- 
ger.  Mais  peut-6tre  tout  ce  roman  chinois  dont  on  vient  de  nous 
donner  la  traduction,  n'est-ce  qu'un  ouvrage  suppose.  Ma  foi, 
en  ce  cas,  que  I'imposteur  se  montre,  et  si  c'est  un  Europeen, 
je  le  regarderai  comme  un  des  plus  grands  genies  qui  ait  jamais 
exists.  II  aura  cree  un  systeme  de  moeurs  tout  a  fait  etranger  h 
I'Europe  :  systeme  vrai,  et  qui  se  tient  dans  toutes  ses  parties; 
et  ce  n'est  certainement  pas  une  petite  chose. 

On  a  ajoute  a  ce  roman  1' argument  d'une  comedie  jouee  k 
Canton  en  1719.  Cette  comedie  est  passablement  mauvaise,  au 
moins  k  en  juger  par  cette  esquisse ;  mais  c'est  toujours  du 
cote  des  moeurs  et  des  inductions  qu'on  en  peut  faire  sur  la 
vie  privee  et  sur  les  usages  des  Chinois  qu'il  faut  regarder  ces 
pieces  :  ce  sont  des  pieces  servant  utilement  a  I'instruction  du 
procfes.  Aprfes  cette  esquisse,  on  lit  quelques  fragments  depo6sie 
chinoise,  et  puis  un  recueil  assez  considerable  de  proverbes  et 
d'apophthegmes  chinois  ;  et  cette  lecture  vous  confirmera  dans 
I'idee  que  le  peuple  chinois  est  sans  elevation  et  sans  energie, 
et  sa  morale  pratique  trfes-convenable  a  un  troupeau  d'esclaves 
vexes  et  craintifs. 


SEPTEMBRE  17G6.  119 

—  L'Academie  royale  de  musique,  d'ennuyeuse  commemo- 
ration, vient  de  donner  trois  actes  d6tach6s  et  nouveaux,  sous 
le  titre  de  FHes  lyriqucs  *.  Lc  premier,  intitul6  IJndorct  Lsmdnc, 
est  du  plus  grand  tragique.  Vous  y  trouvez  une  victime,  un 
orage,  des  combats,  un  tapage  effroyable,  enfin  I'apparition  d'un 
dieu  pour  mettre  le  hola.  G'est  un  chef-d'oeuvre  de  platitude 
dont  les  paroles  sont  de  feu  M.  de  Bonneval  *,  intendant  des 
Menus-Plaisirs  du  roi,  et  la  musique  d'un  vioion  de  I'Opera  qui 
s'appelle  Francceur,  et  qui  est  neveu  du  directeur.  Get  acte  est 
tombe.  Le  second  est  un  ouvrage  posthume  de  Rameau.  G'est 
peu  de  chose.  Get  acte  s'appelle  Anacrcon.  On  y  voit  ce  poete, 
dans  sa  vieillesse,  s'amuser  des  amours  de  deux  jeunes  enfans 
dont  le  sort  depend  de  lui.  II  fait  croire  k  Ghloe  qu'il  est  epris 
d'elle,  et  Ghloe  n'a  rien  a  refuser  a  son  bienfaiteur ;  mais  cela 
la  rend  excessivement  malheureuse,  ainsi  que  son  amant,  le 
jeune  Bathylle.  Anacreon,  apr6s  avoir  joui  quelque  temps  de 
leur  inquietude,  les  unit.  Gela  est  froid,  plat,  sans  finesse  et 
sans  grace.  II  fallait  donner  ce  canevas  a  I'illustre  Metastasio, 
qui  en  aurait  fait  une  f6te  theatrale  charmante  ;  mais  feu  Gahu- 
sac,  qui  est  mort  fou  sans  avoir  v6cu  poete,  n'est  pas  un  Metas- 
tasio francais.  11  y  a  cependant  des  gens  qui  lui  contestent  la 
propriety  de  cet  acte,  parce  qu'ils  I'ont  trouve  un  peu  mieux 
ecrit  que  ses  autrcs  platitudes.  Le  troisi^me  acte,  c'est  £rosine, 
qu'on  a  donn6  I'annde  dernifere  k  la  cour,  pendant  le  voyage  de 
Fontainebleau.  Lepoeme  est  de  M.  deMoncrif,  lecteurde  la  reine, 
et  la  musique  de  M.  Berton,  frappe-baton  de  I'Academie  royale 
de  musique.  Cet  acte  est  le  meilleur  des  trois,  et,  grace  a  des 
danses  qui  ne  finissent  point,  il  a  reussi.  M,  Berton  n'entend 
pas  trop  mal  ce  mauvais  genre,  dont  le  moindre  tort  est  de 
ressembler  a  un  centon  rapporte  de  pieces  et  de  morceaux.  En 
m61ant  des  passages  italiens,  dont  I'eflet  et  I'harmonie  font  plai- 
sir,  au  genre  que  Rameau  aperfectionn^,  et  qu'on  nomme  ballet 
dans  le  dictionnaire  de  ce  theatre,  M.  Berton  reussit,  mais  ce  n'est 
pas  aupres  de  ceux  qui  savent  ce  que  c'est  que  la  musique. 
—  Lorsque  les  premieres  nouvelles  d'une  race  de  geants 


i.  Representees  pour  la  premiere  fois  le  29  aoiit  1766. 

2.  VAlmanach  des  Muses  de  17G7  attribue  au  comte  de  Bonneval  le  second  acte, 
et  Dou  le  premier  de  cc  divertissement.  (T.) 


120  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

d^couverte  a  1' autre  extr6mit6  du  globe  nous  sont  venues,  I'ete 
dernier,  a  Londres,  M.  de  Bougainville,  qui  a  fait  deux  voyages 
de  ce  c6t6-la,  en  a  ni6  I'existence.  En  efiet,  ces  Patagons 
n'ayant  pas  passe  en  revue  a  bord  de  son  navire,  il  n'est  pas 
oblige  de  les  reconnaitre  6n  leur  qualite  de  geants.  Quoique 
M.  Maty,  secretaire  de  la  Societe  royale  de  Londres,  nous  en  ait 
rapports  quelques  titres  assez  authentiques,  et  que  M.  Maty  ne 
soit  pas  precisement  un  idiot,  je  pense  qu'un  bon  Francais 
n'osera  croire  a  I'existence  de  ces  geants,  que  depuis  quelques 
jours  qu'elle  vient  d'etre  confirmee  par  un  Francais  qui  a  ete 
de  I'expedition  anglaise.  Ge  Francais  rapporte  qu'il  a  vu  et 
frequente  plusieurscentaines  de  Patagons,  dont la  taille  commune 
est  entre  huit  et  neuf  pieds  de  France.  II  a  presente  au  roi  une 
fronde  dont  cette  nation  se  sert,  et  avec  laquelle  elle  lance  des 
pierres  monstrueuses.  Cette  fronde  n'est  certainement  a  I'usage 
d'aucun  peuple  connu,  et  M.  de  Bougainville,  tout  vaillant  qu'il 
est,  aurait  de  la  peine  a  la  soulever.  Notre  voyageur  pretend 
que  ce  peuple  de  Patagons  est  fort  doux,  qu'ils  se  sont  laiss6 
mesurer  sans  humeur,  qu'ils  ont  donne  toutes  sortes  de  marques 
de  bonte  a  I'equipage,  et  que  les  Anglais  se  disposent  a  6tablir 
un  commerce  avec  eux.  Gomme  I'existence  des  geants  est  vraie 
,  depuis  cette  relation  faite  au  roi,  je  parie  que  M.  de  Bougain- 
ville ne  tardera  pas  a  les  avoir  apercus  dans  un  de  ses  prece- 
dents voyages. 

L'Avant-Coureur,  qui  n'est  pas  le  moins  bete  de  nos  jour- 
nalistes,  remarque  finement,  a  ce  qu'on  m'a  dit,  que  les  An- 
glais n'ont  fait  courir  ce  bruit  que  pour  couvrir  un  armement 
de  quatre  vaisseaux  qu'ils  veulent  envoyer  de  ce  c6te-la.  En 
effet,  ces  pauvres  Anglais  sont  si  bas,  surtout  sur  mer;  lis  ont 
si  grand'peur  des  forces  navales  de  la  France  et  de  I'Espagne, 
qu'ils  ne  peuvent  risquer  un  petit  armement  qu'a  force  de  ruses 
et  de  subtilites.  lis  seront  peut-6tre  obliges  de  decouvrir  I'annee 
prochaine  une  race  de  grants  parmi  les  morues  pour  faire  leur 
peche  de  Terre-Neuve  plus  a  leur  aise.  Ges  pauvres  Anglais, 
ils  font  pitie!  Au  reste,  puisqu'un  dogue  danois  et  un  petit 
epagneul  d'Espagne  sont  de  la  meme  race,  je  ne  comprendspas 
la  repugnance  de  M.  de  Bougainville  a  reconnaitre  pour  confrere 
un  Patagon  de  neuf  pieds,  tandis  qu'il  accorde  cet  avantage 
sans  difficulte  k  un  petit  Lapon  aveugle  et  rabougri. 


*-^ 


SEPTEMBRE    1766.  121        l^ 

—  M.  rabb6  Arnaud  et  M.  Suard,  directeurs  et  auteurs  de 
la  Gazette  dc  France^  viennent  de  donner  le  dernier  caliier  de 
la  Gazette  litt(^raire,  porapeusement  surnommee  de  VEurope, 
Ce  journal  se  faisait  sous  la  protection  immediate  du  gouverne- 
ment,  et  c'est  peut-6tre  ce  qui  a  le  plus  nui  i  son  succ6s.  Les 
lettres,  comme  le  commerce,  n'ont  besoin  pour  prosperer  que 
de  faveur  et  de  liberte,  et  se  passent  tres-bien  de  graces  parti- 
culi6res,  qui  souvent  ne  font  que  gfiner.  La  Gazette  lilterairez.  eu 
touies  les  peines  du  monde  i  se  soutenir  pendant  deux  ann^es, 
et,  la  derni^re,  elle  n'a  fait  que  languir,  J'en  suis  fache,  car  il  y 
regnait  un  tr6s-bon  esprit,  et  c'etait  le  seul  journal  de  ce  pays-ci 
qu'oD  pClt  lire.  Les  auteurs  se  proposent  de  faire  un  clioix  des 
meilieurs  morceaux,  tant  de  la  Gazette  litliraire  que  du  Journal 
itranger,  que  M.  I'abbe  Arnaud  faisait  pr^cedemment,  et  de  le 
publier  en  quatre  volumes  in-12  ^  Cela  fera  un  recueil  tout  a 
fait  interessant  et  agr^able. 

—  M.  de  Chamfort,  qui  remporta  il  y  a  deux  ans  le  prix  de 
po6sie  de  I'Academie  fran^aise,  n'a  pas  eu  le  m6me  bonheur 
cette  annee,  oii'M.  de  La  Harpe  lui  a  dispute  et  enlev^  la  cou- 
ronne.  M.  de  Chamfort  avail  concouru  par  un  discours  philoso- 
phique  en  vers,  intitule  VHomme  de  lettres^  qui  vient  d'etre 
imprime.  Tout  cela  est  assez  ennuyeux  k  lire.  Nos  jeunes  poetes 
moralistes  sont  tristes  imourir;  et,  si  cela  continue,  je  ne  sais 
ce  que  deviendra  la  gaiety  francaise.  Ne  peut-on  done  pr^cher 
la  vertu  sans  tomber  dans  cet  excfes  de  tristesse,  et  sans  faire 
bailler  tous  ses  lecteurs  d'ennui  ?  Je  suis  le  serviteur  de  ces 
predicateurs-la. 

J'aime  mieux  ce  cher  M.  Gaillard,  qui  a  concouru  par  cinq 
pieces  pour  accrocher  le  prix  d'autant  plus  surement.  Ce  sera 
pour  une  autre  fois.  L'Acad^mie  n'a  accorde  un  accessit  qu'i  la 
plus  triste  de  ces  pieces  :  c'est  une  £pttre  aux  malheureux,  et 
c'est  la  seule  imprimee.  Eh  !  pourquoi  M.  Gaillard  ne  nous  fait-il 
pas  present  de  son  poeme  sur  fArt  de  plaire,  qui  est  un  des 
cinq  qu'il  a  envoy^s  a  I'Academie  ?  C'est  a  celui-li  que  je  donne 

1.  Varietes  lUUraires,  ou  Recueil  de  pieces  tant  originales  que  traduites,  con- 
ccrnant  la  philosophie,  la  littt5rature  et  les  arts  (par  I'abbd  Arnaud  et  Suard), 
Paris,  1708-09,  4  vol.  in-12;  r^imprim^es  avec  quelques  diff<5rences,  Paris,  1804, 
4  vol.  in-8°. 


122  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

un  accessit,  parce  qu'il  nous  aurait  divertis  par  sa  platitude.  II 
debute  par  ces  deux  beaux  vers  : 

II  est  un  art  d'aimer,  il  est  un  art  de  plaire  : 

Je  vais  vous  Tenseigner  sans  art  et  sans  mystere. 

Assurement  Horace  n' aurait  pas  tracasse  M.  Gaillard  comme 
cet  autre  qui  commencait  son  poeme  pompeusement :  Fortunam 
Pricmii,  etc.  *  M.  Gaillard  ne  s'appellera  jamais  le  pompeux 
Gaillard.  H  y  a  encore  quelques  traineurs  qui  ont  aussi  fait 
imprimer  les  pieces  par  lesquelles  ils  ont  concouru  pour  le  prix 
de  I'Academie;  comme  un  M.  Mercier  par  le  Genie,  poeme  de 
seize  pages,  et  un  avocat  au  Parlement  par  une  £ptire  sur  la 
recherche  du  bonheur^.  Si  vous  voulez  faire  un  fagot  de  toutes 
ces  pieces  rimees,  vous  n'oublierez  pas  d'y  ajouter  le  Genie,  le 
Gout  [et  I'Esprit,  poeme  en  quatre  chants,  par  M.  du  Rozoy, 
auteur  du  poeme  sur  les  Sens,  et  les  Dangers  de  V amour , 
poeme  en  deux  chants,  par  un  poete  gardant  I'incognito.  Ce 
dernier  morceau,  c'est  le  roman  de  Manon  Lescaut,  de  I'abbe 
Prevost,  mis  en  vers  en  forme  d'heroide.  Quoique  M.  du  Rozoy 
et  le  poete  anonyme  n'aient  pas  concouru  pour  le  prix,  ils 
meritent  bien  I'honneur  de  grossir  le  fagot. 

—  Et  ce  vieux  radoteur  de  Piron,  de  quoi  s'avise-t-il  ?  II 
vient  de  faire  imprimer  un  poeme  qui  a  pour  titre  :  Feu  M.  le 
Dauphin  d.  la  nation  en  deuil  depuis  six  mois.  Ce  deuil  est 
rmi,|^seigneur  Piron. 

Laius  n'est  plus,  seigneur;  laissez  en  paix  sa  cendre  ^. 

Je  vous  assure  d'ailleurs  qu'il  ne  dit  plus  un  mot  de  ce  que 
vous  lui  faites  dire,  et  qu'il  sait  actuellement  a  quoi  s'en  tenir. 
Le  sermon  que  Piron  met  dans  la  bouche  du  prince  defunt 
commence  ainsi : 

France,  rosier  du  monde,  agreable  contree, 
*■'        Qui  ne  m'as,  dans  les  temps,  qu'^  peine  6t6  montree  ! 

1.  Fortunam  Priami  cantabo  et  nobile  bellum. 

2.  ipitre  d  un  ami  sur  la  recherche  du  bonheur,  par  M.  D***,  avocat  au  Par- 
lement, Paris,  Cuissart,  17G6,  in-S". 

3.  OEdipe  de  Voltaire,  acte  IV,  sc6ne  ii. 


SEPTEMBRE  1766.  123 

II  recommande  aux  Fran(jais  de  Toublier,  et  de  chanter 
Louis  vivant. 

Chantezen  Louis  Quinze  un  autre  Louis  Douze; 
Aimez  son  sang,  mes  soeurs,  la  relne  et  mon  6pouse, 
Veuve  en  qui  je  revis  par  les  trois  nourrissons 
Qu'Henri,  les  trois  Louis,  elle  et  moi,  vous  laissons. 

Si  Ton  fait  de  tels  vers  en  paradis,  M.  Piron  y  aura  surement 
le  pas  sur  M.  de  Voltaire.  Qu'on  fasse  des  vers  durs  et  plats  en 
paradis,  le  nial  n'est  pas  grand,  surtout  pour  des  oreilles  de 
bois;  niais  qu'on  y  soit  intolerant,  tout  comme  dans  ce  bas 
monde,  cela  est  tr6s-punissable.  Le  prince  defunt  conseille  aux 
Francais,  entre  autres  : 

Et  purgez  vos  contr^es 
Des  contempteurs  de  I'ordre  et  des  Glioses  sacr6es, 
Esprits  perturbateurs,  dontl'orgueil  impuni 
S^merait  dans  vos  champs  I'ivraie  iTinfini. 

Voyez-moi  un  peu  ce  vieux  coquin  qui,  pour  obtenir  de  Dieu 
le  pardon  de  ses  peches,  croit  n' avoir  rien  de  mieux  a  faire  que 
d'exterminer  tout  homme  qui  ne  pense  pas  comme  lui ! 

Fr^quentez  mes  autels,  et  respectez  mes  prfitres. 
Croyez,  pensez,  vlvez  comme  ont  fait  vos  anc^tres  1 

C'est  un  moyen  sur  de  rester  aussi  sots  qu'eux.  On  pourrait 
observer  k  M.  le  Dauphin  qu'il  a  oublie  une  chose  essentielle 
au  rosier  du  monde.  Unmn  porro  est  necessarium\  Que  Piron 
se  fasse  capucin  sans  perte  de  temps,  et  qu'il  se  taise. 

—  Ma  foi,  j'aime  mieux  ce  fou  de  Rameau  le  neveu  que  ce 
radoteur  de  Piron.  Celui-ci  m'ecorche  I'oreille  avec  ses  vers, 
m'humilie  et  m'indigne  avec  ses  capucinades ;  I'autre  n'a  pas 
fait  la  Mitromanie  k  la  verite,  mais  ses  platitudes  du  moins  me 
font  rire.  II  vient  de  publier  une  Nouvellc  Ramiide  *.  C'est  la 
seconde,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  la  premiere  que  le  but 
de  I'ouvrage  qui  est  de  procurer  du  pain  k  I'auteur.  Pour  cela 
il  avait  demande  un  b6n6fice  dans  la  premiere  Ramiide,  comme 


\.  Luc,  \.  42. 

2.  Voir  prec^demment,  p.  61. 


124  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

chose  qui  ne  couterait  rien  a  personne,  et  tout  dispose  k  prendre 
le  petit  collet.  Dans  la  seconde,  il  insiste  encore  un  peu  sur  le 
benefice,  ou  bien  il  propose  pour  alternative  de  retablir  en  sa 
faveur  la  charge  de  bouffon  de  la  cour.  II  montre  tr6s-philoso- 
phiquement  dans  son  poeme  combien  on  a  eu  tort  d'abolir  ces 
places,  de  les  faire  exercer  par  des  gens  qui  n'en  portent  pas  le 
titre  et  qui  n'en  portent  pas  la  livree.  Anssi  tout  va  de  mal  en 
pis  depuis  qu'il  n'y  a  plus  de  bouffon  en  titre  aupr^s  des  rois. 
Le  Rameau  fou  a,  comme  vous  voyez,  quelquefois  des  saillies 
plaisantes  et  singuli^res.  On  lui  trouva  un  jour  un  Moliere  dans 
sa  poche,  et  on  lui  demanda  ce  qu'il  en  faisait,  «  J'y  apprends, 
r6pondit-il,  ce  qu'il  ne  faut  pas  dire,  mais  ce  qu'il  faut  faire.  » 
Je  lui  observerai  ici  qu'il  fallait  appeler  son  poeme  Ramoide,  et 
non  Ramdide'y  la  posterite  croira  qu'il  s'appelait  La  Ramee. 

—  M.  Bouchaud,  docteur  agrege  de  la  Faculte  de  droit,  connu 
par  un  Essai  sur  la  pohie  rhyihmique,  et  par  un  autre  sur 
quelques  points  de  jurisprudence  criminelle,  traduit  de  I'anglais, 
entreprend  aujourd'hui  d'eclaircir  toute  I'affaire  de  I'impot  chez 
les  Romains,  et,  pour  faire  preuve  de  son  savoir-faire,  il  vient 
d'en  publier  un  echantillon  en  deux  Essais  historiques  :  I'un,  sur 
I'impot  du  vingti^me  sur  les  successions ;  I'autre,  sur  I'impot 
sur  les  marchandises,  chez  les  Romains;  ces  essais,  d(^dies  k 
i'Acad^mie  royale  des  inscriptions  et  belles-lettres,  forment  un 
gros  volume  grand  in-S"  de  pr6s  de  cinq  cents  pages,  dans  lequel 
il  y  a  plus  de  notes  et  de  citations  que  de  texte.  Je  crains  que 
I'ouvrage  du  cel^bre  Barmann,  De  Vectigalihus  populi  Romania 
n'ait  ete  la  principale  source  ou  M.  Bouchaud  ait  puise  ses 
connaissances,  et  qu'il  n'ait  grossi  son  ouvrage  en  rapportant 
tons  les  passages  que  I'autre  s'est  contente  d'indiquer ;  je  ne 
blame  pas  qu'on  mette  a  profit  les  recherches  immenses  des 
savants  des  xvi^  et  xvii^  si6cles,  mais,  bien  loin  d'imiter  leur 
prolixite,  il  faudrait  tacher  de  les  reduire  k  des  resultats  courts, 
precis  et  clairs,  afin  qu'on  sut  a.quoi  sen  tenir  sur  chaque 
matifere.  D'ailleurs  ces  sortes  d'ouvrages  devraient  etre  ecrits  en 
latin,  parce  qu'on  est  oblige  d'y  employer  a  tout  moment  des 
termes  impossibles  k  traduire,  et  qu'il  en  resulte  un  style 
chamarre  et  k  moitie  barbare.  M.  Bouchaud  s'est  jete  dans 
I'erudition  depuis  quelques  annees  qu'il  s'est  marie.  II  etait 
autrefois  libertin,  vaporeux  et  mordant.  Avec  sa  grosse  figure 


SEPTEMBRE   1766.  125 

mafll^e,  il  d^chirait  tome  la  journ6e  a  belles  dents  amis  et  enne- 
mis.  Ses  vapeurs  le  prenaient  surtout  en  hiver,  et  alors  il  mourait 
de  peur  que  les  feuilles  ne  reparussent  plus  au  priniemps 
prochain,  et  que  la  nature  n'oubliat  de  se  r^veiller.  Dans  le 
temps  de  la  querelle  sur  la  musique,  il  etait  partisan  outre  de 
la  musique  italienne  et  un  des  plus  redoutables  piliers  du  coin 
de  la  reine.  Lcs  partisans  de  la  musique  francaise  I'avaient 
appele  dans  quelques  brochures  le  lourd  agr^gi  du  coin,  et  le 
lourd  agrege  etait  trop  mordant  lui-m6me  pour  aimer  a  6tre 
mordu.  D'ailieurs,  banter  les  philosophes  n'etait  pas  un  moyen 
bien  sur  de  plaire  ci  une  Faculte  toute  composee  de  jansenistes. 
Aussi  M.  Bouchaud  a-t-il  prudemment  renonce  aux  spectacles, 
aux  philosophes,  a  la  creature,  et  §*est-il  mis  a  faire  des  disser- 
tations. Malgre  cette  reforme,  il  n'a  pu  encore  obtenir  de  sa 
Faculte  une  chaire  de  professeur. 

—  Un  certain  M.  de  Saint-Marc,  de  I'Academie  de  laRochelle, 
a  entrepris,  il  y  a  quelques  annees,  un  Abr^gd  chronologique  de 
Vhistoire  g^nerale  d'ltalie  ',  k  I'imitation  de  tous  ces  abreges 
historiques  dont  M.  le  president  Renault  a  fourni  le  premier 
module  en  France.  M.  de  Saint-Marc,  en  commen^ant  son  abrege 
k  I'epoque  de  la  chute  de  1' empire  romain  en  Occident,  qui  date 
de  Tan  476  de  notre  6re,  avait  laisse  I'histoire  d'ltalie  dans  ses 
deux  premiers  volumes  k  I'annee  1027.  II  vient  de  publier  le 
troisi6me  tome  de  son  ouvrage  partage  en  deux  parties  faisant 
ensemble  plus  de  treize  cents  pages.  Dans  ce  nouveau  tome,  I'his- 
toire d'ltalie  est  pouss6e  jusqu'i  I'an  1137.  Cette  periode  est  une 
des  plus  interessantes,puisqu'elle  comprend  cette  guerre  memo- 
rable du  sacerdoce  et  de  I'empire,  soutenue  avec  lant  de  fureur 
par  le  pape  Gregoire  VII  contre  les  Henri.  11  faut  un  esprit  non- 
seulementprofond  et  philosophique,  mais  verse  dans  I'etude  des 
usages  et  des  moeurs  de  ces  siecles  barbares,  pour  bien  deve- 
lopper  des  ev6nements  aussi  incroyables  et  qui  deposeront 
6ternellement  de  la  force  d'un  empire  uniquement  fonde  sur 
I'opinion.  Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  m'assurer  que  M.  de  Saint- 
Marc  ait  cet  esprit-la. 

—  Les  compilateurs  nous  poursuivent  encore  du  fond  de 
leur  tombeau.  Un  polisson  d'Irlande  qui  s'appelait  tantot  Tabbii, 

1.  Paris,  1761-1770,  6  vol.  in-8».  Voir  tome  IV,  page  493. 


126  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

tan  tot  le  chevalier  de  Mehegan,  suivant  qu'il  portait  I'epee  ou 
le  petit  collet,  quoique  enterre  depuis  plus  de  six  mois,  vient  de 
nous  gratifier  d'un  abrege  historique  sous  le  titre  de  Tableau  de 
Thistoire  rnoderne  depuis  la  chute  de  Vempire  d'Occident 
jusqu'a  la  paix  de  Westphalie.  Trois  volumes  in-12,  d'environ 
cinq  cents  pages  chacun. 

—  M.  I'abbe  de  G***S  dontje  ne  trahirai  pas  le  nom,  attendu 
que  je  ne  le  sais  pas,  vient  de  publier  et  de  d^dier  a  I'archiduc 
Ferdinand  un  Discours  sur  Vhistoire  ancienne,  pour  faciliter 
aux  jeuncs  personnes  de  I'un  et  I'autre  sexe  Vintelligence  des 
auteurs  anciens  et  modernes,  et  pour  les  mettre  en  itat  de  se 
former  un  syst^me  giniral  du  gouvernement  des  peuples  de 
I'Asie,  dd  VAfrique  et  de  V Europe.  Volume  in-12  de  deux  cents 
pages.  On  croirait  que  le  Discours  sur  Vhistoire  universelle  par 
le  celebre  Bossuet  aurait  pu  dispenser  M.  I'abbe  de  G***  de  faire 
une  nouvelle  paraphrase  sur  cette  mati^re.  Une  autre  sorte^de 
lecteurs  aimera  mieux  consulter  la-dessus  la  Philosojjhie  de 
Vhistoire  de  feu  M.  I'abbe  Bazin,  quelque  superficielle  qu'elle 
soit  au  fond.  II  est  vrai  que  les  r6sultats  de  M.  Bazin  et  de 
M.  de  G***  ne  sont  pas  les  memes.  Gelui-ci  trouve,  dans  tous 
les    bouleversements   d'empires,   pour  cause  immediate   une 

,  Providence  toujours  attentive  a  ce  qui  se  passe  sur  la  terre  pour 
r6compenser  les  bons  et  pour  punir  les  mechants.  II  est  bien 
consolant  de  voir  ce  qui  se  passe  avec  les  yeux  de  M.  I'abbe 
de  G***,  car  on  serait  souvent  tente  de  jurer  que  le  projet  de  la 
Providence  est  de  punir  les  bons  et  de  recompenser  les  mechants. 
M.  I'abbe  de  G***  nous  promet  un  Discours  sur  Vhistoire  mo- 
derne  qui  nous  prouvera  sans  doute  que  les  peuples  barbares 
ont  tout  bouleverse,  et  que  les  papes  avec  leur  milice  monacale 
ont  abruti  le  genre  humain  pendant  tant  de  siecles,  pour  le 
profit  des  bons  et  la  punition  des  mechants.  Je  doute  que]de 
tels  discours  dedies  aux  archiducs  soient  prop  res  a  former  le 
coeur  et  I'esprit  de  jeunes  princes. 

—  11  vient  de  paraitre  une  Histoire  et  Anecdotes  de  la  vie, 
du  r^gne,  du  dkrdnement  et  de  la  mort  de  Pierre  111,  dernier 
empereur  de  Russie,  en  forme  de  lettres,  publides  par  M.  de  La 
Marche.  Volume  in-12  de  deux  cent  vingt-six  pages,  L'oflicier 

1.  Pernia  de  Chavanettes. 


SEPTEMBRE  1766.  127 

allemand  qui  doit  avoir  6crit  ces  lettres  de  Pcitersbourg  dans  le 
temps  de  la  revolution  me  parait  quelque  polisson  alTam^, 
errant  en  Allemagne  ou  en  HoUande,  avec  des  talents  peu  pro- 
pres  k  gagner  son  pain.  On  n'apprend  dans  sa  rapsodie  que  ce 
que  tout  le  monde  sait,  et,  quant  aux  fails  particuliers,  son  carac- 
t^re  est  trop  apocryphe  pour  qu'un  homme  sense  puisse  lui 
accorder  quelque  croyance. 

—  Manuel  des  tapissiers,  contenant :  i"  un  itat  de  la  largeur 
et  du  prix  de  chaque  tnarchandise',  2°  ce  qu'il  entre  de  marchan- 
dise  dans  chaque  espdcc  de  meuble  ,*  3°  le  montant  des  pouces  en 
pieds  et  aunage;  4°  le  montant  des  pieds  en  aunage,  etc.,  par 
M.  Bimont,  maltre  tapissier  k  Paris.  Brochure  in-12  de  quatre- 
vingt-treize  pages.  Dieu  merci,  la  manie  d'ecrire  gagne  dans  tous 
les  etats.  M.  Bimont  me  parait  un  grand  homme.  En  nous  expo- 
sant  le  technique  de  son  art,  il  n'a  cependant  rempli  son  but 
qu'k  moitie;  ses  calculs  peuvent  tout  au  plus  servir  k  nous  pre- 
server de  quelques  friponneries  de  ses  confreres.  Mais  c'est  a  la 
partie  ideale  que  je  I'attends;  c'est  en  developpant  les  Elements 
de  gout  et  les  principes  de  la  poetique  tapissi^re  qui  conduisent 
le  tapissier  de  g6nie  dans  I'arrangement  de  ses  ameublements, 
m6me  k  son  insu,  que  M.  Bimont  erigera  k  sa  gloire  un  monu- 
ment plus  durable  que  I'airain.  C'est  lorsque  les  mites  et  les 
vers  auront  mange  tout  ce  qu'il  a  tendu  de  tapisseries  dans 
Paris  que  son  nom  sera  cher  k  la  posterite  par  la  lumi6re  qu'il 
lui  aura  transmise  sur  son  art  important. 

—  UHeureuse  Famille^  est  un  conte  moral  fort  insipide 
dans  le  gout  de  ceux  de  M.  Marmontel. 

—  On  vient  d'imprimer  en  Suisse  un  Recueil  ndcessaire,  en 
deux  volumes  a  ce  qu'on  assure,  car  je  ne  I'ai  point  vu,  et  jene 
crois  pas  qu'il  y  en  ait  encore  un  seul  exemplaire  a  Paris.  Ce 
Recueil  nicessaire  zon\!vQni ,  outre  la  tragedie  de  Saiil,  le  Catd- 
chisme  du  Caloyer  et  plusieurs  morceaux  de  ce  genre  connus 
et  imprimes  depuis  quelques  ann6es,  un  grand  nombre  d'autres 
morceaux  qui  n'ont  jamais  vu  le  jour.  Le  plus  considerable  de 
ces  morceaux  est  un  6crit  intitul6  Examen  important  par  milord 
Bolingbroke.  Get  6crit,  qui,  ainsi  que  tout  le  Recueil  nicessaire, 
sent  la  fabrique  de  Ferney  du  plus  loin  qu'on  le  flaire,  examine 

1.  (Par  Lezay-Marn«5zia.)  Nancy,  1766,  in-8». 


128  CORRESPONDANGE  LITXfiRAIRE. 

avec  line  grande  naivete  les  livres  de  I'Ancien  et  dii  Nouveau 
Testament,  et  les  resultats  de  cet  examen  ne  sont  rien  moins 
que  favorables  a  I'autorite  du  Saint-Esprit  et  de  ses  inspirations. 
Les  Peres  de  I'Eglise  sont  epluches  avec  la  meme  s6verite.  II  faut 
convenir  que  voila  une  furieuse  nuee  de  filches  qu'on  tire  sur 
cette  pauvre  infame  de  tous  cotes,  et  que  si  elle  ne  succombe 
pas  a  la  longue,  il  sera  bien  manifeste  que  les  portes  de  I'enfer 
neprevaudront  jamais ;  mais  je  crains  tpujours  que  le  fanatisme, 
avant  d'expirer,  ne  frappe  quelque  coup  d' eclat  et  n'immole  a 
sa  rage  quelque  illustre  victime.  ' 

—  On  a  imprim6  a  Nancy  un  ecrit  de  quarante  pages  intitule 
De  la  Desertion.  C'est  I'article  Trans fuge  tire  de  Y Encyclopedic 
et  qui  estde  M.  de  Saint-Lambert.  On  remarque  dans  ce  morceau, 
ecrit  un  peu  s^chement,  de  bonnes  vues  et  en  general  un  esprit 
philosophique.  L'auteur  insiste  fortement  sur  I'abolition  de  la 
peine  de  mort,  qu'on  inflige  en  France  aux  deserteurs.  II  pretend 
que  la  peine  capitale,  bien  loin  de  diminuer  le  nombre  des 
deserteurs,  n'a  fait  que  I'augmenter,  et  cela  pourrait  bien  etre. 
II  parait  du  moins  instant  de  s'occuper  des  remedes  propres  a 
arreter  les  progres  de  cette  maladie,  qui  a  gagn6  depuis  quelques 
ann6es  avec  une  espece  de  fureur.  M.  de  Saint-Lambert  en 
indique  les  principales  causes,  et  ce  n'est  qu'en  remediant  a  ces 
causes  qu'on  pent  esperer  d'arreter  la  contagion ;  mais  on  a 
plutot  pendu  ou  passe  par  les  armes  deux  cents  malheureux 
que  reforme  le  plus  petit  abus.  En  toute  occasion,  le  mal  est 
aise  h.  faire,  le  bien  presque  impossible.  On  pretend  que  ce 
sont  les  ofliciers  du  regiment  du  roi  qui  on t  fait  imprimer  cet 
ecrit  dans  un  format  a  portee  de  tout  le  monde. 

—  M.  Dutens,  dorit  je  n'ai  jamais  entendu  parler,  vient  de 
publier  des  Recherches  sur  Vorigine  des  decouvertes  attribuees 
auxmodernes,  oii  Von  dimontre  que  nospluscddbresphilosophes 
ont  puisi  la  plupart  de  leurs  coJinaissances  dans  les  ouvrages 
des  anciens,  et  que plusieurs  verites  importantes  sur  la  religion 
ont  Hi  connues  des  sages  du  paganisme.  Deux  volumes  grand 
in- 8°,  chacun  de  plus  de  deux  cents  pages.  Je  pense  que  toutes 
les  decouvertes  qui  ont  chang6  la  face  du  genre  humain  sont 
dues  au  hasard  ou  a  une  sorte  d'instinct  tout  k  fait  different  du 
raisonnement.  Les  decouvertes  de  speculation,  au  contraire,  qui 
peuvent  faire  honneur  au  genie  de  I'homme  et  deposer  de  sa 


SEPTEMBRE  1766.  120 

hardiesse  et  de  son  6iendue,  mais  qui  sont  certainement  indifl6- 
rentes  au  bonheur  du  genre  humain,  ces  d^couvertes  de  specu- 
lation me  paraissent  assez  bornees,  et  je  crois  qu'il  y  en  a  peu 
dont  on  ne  trouve  des  vestiges  dans  les  anciens.  Je  crois  aussi 
avec  M.  Dutens  que  la  plupart  des  idees  m6taphysiques,  les  plus 
saines  comme  les  plus  extravagantes,  ont  passe  par  la  t6te  de 
nos  anc6tres.  Cela  prouve  que  le  cercle  de  nos  sottises  n'est  pas 
moins  born6  que  le  peu  de  sagesse  qui  est  d^parti  aux  liommes. 
L'anguillard  Needham  joue  un  grand  r61e  dans  le  livre  de 
M.  Dutens;  mais  les  faceties  de  M.  le  Proposant  et  de  M.  Covelle 
ont  rendu  ce  pauvre  Needham  plus  cel6bre  que  le  rapport  que 
M.  de  Buffon  nous  a  fait  de  ses  observations  microscopiques,  et 
je  doute  que  M.  Dutens  puisse  ajouter  k  la  reputation  de  cet 
illustre  faiseur  d'anguilles. 

—  Recueil  des  oraisons  fun^hres  prononc^es  par  M.  I'abbe 
Le  Provost,  chanoine  de  I'eglise  de  Chartres  et  pr^dicateur 
ordinaire  du  roi.  Volume  in-12  d'environ  quatre  cent  cinquante 
pages.  On  assure  que  cet  abbe  Le  Prevost,  qu'il  ne  faut  pas  con- 
fondre  avec  I'auteur  de  Cleveland  et  de  tant  d'autres  ouvrages, 
etait  un  homme  fort  c6l6bre  k  Paris  sous  la  regence,  et  qu'il  a 
fait  plus  de  trois  cents  sermons,  dont  sa  petite- ni^ce,  6tablie  k 
Chartres,  a  fait  un  commerce  fort  lucratif.  J'en  fais  mon  com- 
pliment a  I'oncle  et  a  la  niece;  mais  telle  est  la  corruption  du 
siecle  qu'il  se  trouvera  cent,  mille  lecteurs  du  Cleveland  et  du 
Doyen  de  Killerine,  contre  un  lecteur  des  sermons  ou  oraisons 
funfebres  du  chanoine  de  Chartres. 

—  On  vient  de  traduire  du  latin  les  EUments  d' agriculture 
physique  et  chimique  de  M.  Wallerius,  c61ebre  professeur  de 
rUniversite  d'Upsal.  Volume  in-S"  de  plus  de  deux  cents  pages. 
Cette  traduction  nous  vient  de  Suisse.  La  Min^ralogie  de  ce 
savant  naturaliste,  traduite  par  M.  le  baron  d'Holbach,  il  y  a 
dix  ou  douze  ans,  eut  beaucoup  de  succ^s  en  France.  C'est  un 
prejuge  en  faveur  de  ce  nouvel  ouvrage. 

—  La  Cacomonade,  histoire  politique  et  morale,  traduite  de 
Vallemand  du  docteur  Pangloss*,  est  une  brochure  remplie  de 
sottises  et  de  platitudes,  car  le  goiit  des  obsc6nit6s  n'emp6che 

1.  Voir  sur  cetto  fac^tie  de  Linguet,  maintes  fois  rdimprimde,  la  note  de  la 
Bibliographie  des  ouvrages  relatifs  d  I'amour.  Les  pr^tendus  statuts  de  la  reine 
Jeanuey  sout  reproduits. 

VII.  • 


-130        CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

pas  d'etre  b^te ;  c'est  I'histoire  de  la  soeur  ain6e  de  la  petite 
verole.  On  y  trouve  cependant  une  chose  curieuse  :  ce  sont 
des  statuts  donnes  k  un  couvent  de  filles  de  joie  k  Avignon,  par 
la  reine  Jeanne  I"  de  iNaples. 


OGTOBRE. 


1"  octobre  1766. 

M.  de  La  Michaudiere,  intendant  de  la  g6neralite  de  Rouen, 
a  laquelle  il  a  passe  apr^s  avoir  exerc6  successivement  I'inten- 
dance  d'Auvergne  et  de  Lyon,  vient  de  faire  publier  par  un 
M.  Messance,  receveur  des  tailles,  des  Recherches  sur  la  popu- 
lation des  gin^raliUs  d'Auvergne,  de  Lyon,   de  Rouen,  et  de 
quelques  provinces  et  villes  du  royaume  ^ .  Get  6crit,  qui  fait  un 
volume  in-li"  de  trois  cent  trente  pages,  a  pour  objet  de  prouver 
que  depuis  environ  soixante  ou  quatre-vingts  ans  la  population 
du  royaume  est  considerablement  augmentee.  Assertion  con- 
traire  a  toutes  les  remontrances  que  tons  les  parlements  ont 
faites  au  roi  depuis  une  quinzaine  d'annees,  k  toutes  les  id6es 
repandues  dans  tous  les  ecrits  politiques  qui  ont  paru  dans  le 
meme  espace  de  temps,  et  a  I'opinion  g6neralement  recue  et 
parmi  les  hommes  eclair^s  et  parmi  le  peuple.  II  sera  cependant 
difficile  d'affaiblir  les  preuves  sur  lesquelles  M.  de  La  Michau- 
diere a  fonde  son  assertion.  Ge  magistrat  a  fait  prendre  un  releve 
des  baptemes  et  des  manages  dans  les  registres  des  diflerentes 
paroisses  des  trois  gen^ralit6s  ci-dessus  nommees,  pendant  les 
dix  ou  douze  premieres  annees  de  ce  sifecle,  ou  les  dix  ou 
douze  ann6es  qui  I'ont  precede;  et  puis  il  a  compart  ce  releve 
au  releve  des  baptemes  et  mariages  des  dix  ou  douze  derni^res 
annees  de  notre  temps  des  memes  paroisses.  Le  resultat  de  la 
comparaison  de  ces  deux  releves  est  que  la  population  de  la 
France,  dans  la  seconde  6poque,  est  plus  forte  que  dans  la  pre- 
miere de  vingt-un  mille  trois  cent  cinquante  naissances,  c'est- 

1.  Messance,  secretaire  d'intendance,  ne  fit  que  prfiter  son  nom  h.  cet  ouvrage 
dont  le  veritable  auteur  est  l'abb6  Audra,  qui  professait  alors  la  phllosophie  h 
Lyon,  sa  patrie.  (B.) 


OGTOBRE  1766.  1S4 

i-dire  que  la  population  de  la  France,  depuis  environ  quatre- 
vingts  ans,  a  re<ju  un  accroisseraent  de  plus  du  dixi^me. 

Quoique,  dans  ses  calculs,  M.  de  La  iMichaudi^re  ait  donne 
la  preference  aux  moindres  villes  sur  les  villes  les  plus  consi- 
derables, parce  que  ces  derni^res  peuvent  avoir  des  causes 
d'accroissement  fortuit  et  passager  qui  ne  prouvent  rien,  ou 
qui  prouvent  m6me  la  depopulation  de  I'Ltat,  j'aurais  voulu, 
pour  le  dire  en  passant,  qu'il  eut  plutdt  pris  le  releve  des  nais- 
sances  dans  les  villages  de  ces  generalites,  parce  qu'en  com- 
parant  les  deux  epoques  on  aurait  pu  juger  s'il  y  a  en  eflet 
quelque  realite  i  ['opinion  generalement  re^ue  que  les  campa- 
gnes  se  depeuplent,  tandis  que  les  habitants  augmentent  dans 
les  villes.  Dans  le  fait,  je  crois  que  la  question  de  la  population 
n'a  pas  encore  ete  envisag^e  sous  son  veritable  point  de  vue,  et 
qu'il  s'en  faut  bien  qu'elle  soit  6claircie.  Les  hommes  n'ont, 
dans  aucune  science,  aussi  puissaniment  d^raisonne  que  dans 
la  science  du  gouvernement  et  de  I'administration  des  Etats.  11 
est  incontestable  que  la  grande  population  est  un  signe  de  bon- 
heur  et  de  prosperite,  et  de  la  bonte  du  gouvernement.  Par- 
tout  ou  les  hommes  se  trouvent  bien,  il  ne  reste  point  de  place 
vide.  Jamais,  sous  la  tyrannic  de  I'Espagne,  les  marais  de  Hol- 
lande  ne  se  seraient  converts  de  villes  riches  et  florissaiites  qui 
regorgent  d'habitants.  La  liberte  batave  a  produit  ce  miracle;  et 
s'il  n'avait  pas  fallu  cent  ann^es  d'industrie  et  d'eflbrts  contre 
la  monarchic  la  plus  formidable  de  I'Europe,  et  contre  la  puis- 
sance encore  plus  formidable  des  elements,  jamais  la  puissance 
des  Provinces-Unies  u' aurait  exisle.  Mais  un  mauvais  gouver- 
nement ne  depeuple  pas  ses  fitats  dans  la  m^me  proportion 
qu'un  bon  gouvernement  remplit  les  siens.  II  faut  tourmenter 
les  hommes  longtemps;  il  faut  surtout  les  attaquer  dans  cette 
portion  de  liberie  naturelle  qu'aucun  homme,  quand  meme  il  le 
voudrait,  nepeut  engager  a  son  souverain,  et  que  son  souverain 
n'a  nul  veritable  int^rSt  de  lui  enlever ;  il  faut  les  vexer  cent 
ans  de  suite  pour  des  opinions  indifferentes,  pour  des  formules 
absurdes,  pour  des  pratiques  ridicules;  il  faut  les  livrer  sans 
retour  k  I'exaction  et  k  la  rapine  journaliere  du  financier  qui 
transige  avec  son  prince  de  la  sueur  de  ses  sujets,  avant  de  les 
determiner  a  changer  de  sol,  surtout  si  leur  sol  natal  a  les 
avantages  d'un  climat  doux  et  favorable.  L'acte  de  la  propaga- 


132  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

tion  est  d'ailleurs  si  conforme  au  voeu  de  la  nature,  elle  y  in- 
vite par  un  attrait  si  puissant,  si  rep6te,  si  constant,  qu'il  est 
impossible  que  le  grand  nombre  lui  echappe.  II  ne  faut  qu'ua 
instant  pour  former  un  homme ;  et  tous  les  instants,  depuis  le 
commencement  de  I'annee  jusqu'k  la  fin,  y  etant  egalement 
propres,  si  vous  combinez  ce  retour  perpetuel  de  I'occasion 
avec  le  penchant  qui  y  entraine,  vous  trouverez  que,  malgre 
toutes  les  resolutions  et  les  syst^mes  contraires,  il  est  impos- 
sible que  les  hommes  trompent  le  voeu  de  la  nature  d'une  ma- 
ni6re  capable  d'influer  sensiblement  sur  la  population.  S'il  est 
done  vrai  qu'un  accroissement  de  population  soit  un  effet  certain 
d'un  bon  gouvernement,  il  ne  parait  pas  aussi  constant  qu'un 
mauvais  gouvernement  produise  toujours  la  depopulation. 

Tous  les  ecrivains  politiques  mettent  le  luxe  a  la  t6te  des 
causes  principales  qui  d^peuplent  un  ^tat.  Sans  examiner  ce 
que  c'est  que  le  luxe,  et  s'il  est  possible  de  I'empecher,  je  con- 
viens  qu'il  existe,  parmi  les  nations  ou  il  s'est  glisse,  uneclasse 
de  citoyens  qui,  jouissant  d'une  fortune  bornee  et  n'ayant  pas 
I'esperance  de  I'augmenter,  craignent  effectivement  de  faire  des 
enfants  et  d'etre  charges  des  soins  d'une  famille;  mais  il  faut 
considerer  que  cette  classe  se  reduit  a  un  trfes-petit  nombre, 
qui  n'est  rien  relativement  a  la  totalite  de  la  nation.  II  faut 
considerer  encore  que  le  luxe  entraine  surtout  I'inegalite  des 
fortunes,  qu'il  partage  une  nation  en  trois  classes  :  la  premifere, 
et  la  plus  petite,  jouit  d'une  richesse  immense;  la  seconde,  peu 
considerable  aussi,  jouit  d'une  fortune  mediocre  et  born6e ;  la 
troisieme,  infiniment  superieure  aux  deux  autres  et  la  plus 
nombreuse,  est  dans  la  misere,  et  n'a  pour  s'en  tirer  que  son 
travail  et  son  Industrie.  Or,  si  cette  misere  devient  extreme, 
s'il  est  impossible  au  plus  grand  nombre  de  s'en  affranchir,  la 
population,  bien  loin  d'en  souffrir,  y  gagnera.  11  est  d'expe- 
rience  que  ce  ne  sont  pas  les  gueux  ni  les  esclaves  qui  redoutent 
d'avoir  des  enfants;  au  contraire,  rien  ne  peuple  comme  eux: 
ils  n'ont  rien  a  perdre,  ils  ne  sauraient  rendre  leur  condition 
pire  qu'elle  n'est.  Pourquoi  se  refuseraient-ils  au  seul  plaisir 
qu'il  leur  est  permis  de  gouter?  II  ne  faut  pas  non  plus  croire 
qu'il  p6rit  un  plus  grand  nombre  d'enfants  elev6s  dans  la  mis6re 
que  de  ceux  qui  sont  eleves  avec  des  soins  et  de  la  recherche ; 
r  experience  de  ceux  qui  sont  a  portee  d'examiner  ces  ph6no- 


OCTOBRE  1766.  188 

mfines  est  contraire  k  cette  opinion.  Ainsi,  non-seulement  le 
luxe  ne  dt^peuple  pas,  mais  lorsqu'il  est  extreme,  c'est-k-dire 
lorsque  I'in^galite  des  fortunes  est  sans  homes  et  sans  propor- 
tion, il  peut  devenir  une  cause  de  population ;  et  Ton  peut  dire, 
avec  la  m6me  verit6,  qu'un  gouvernement  mauvais,  k  un  certain 
point  et  d'une  certaine  mani6re,  non-seulement  ne  d6peuple  pas 
ses  fitats,  mais  que  ses  vices  m6me  les  plus  funestes  peuvent 
occasionner  un  accroissement  de  population. 

Si  un  pays  peut  manquer  d'hommes,  il  est  Evident  que  tel 
autre  peut  en  avoir  trop,  parce  qu'enfm  les  moyens  de  subsis- 
ter,  dans  un  certain  espace  limits,  ne  sont  pas  sans  homes.  II 
est  done  desirable,  pour  un  tel  pays,  d'etre  debarrasse  du  trop 
grand  nombre  d'hommes  dont  il  est  surcharge,  et  il  s'^tablii 
n^cessairement,  et  sans  qu'aucune  puissance  humaine  puisse 
I'emp^cher,  une  Emigration  avantageuse  m6me  au  pays  dont 
on  sort.  Pourquoi  done  ces  lois  p6nales  qu'on  publie  depuis 
quelque  temps  de  toutes  parts  contre  les  Emigrations?  Ces  lois 
ne  prouvent  autre  chose,  sinon  qu'il  existe  dans  les  Etats  ou  elles 
sont  promulguees,  quelque  vice,  quelque  absurdite,  quelque 
ineptie  ou  religieuse  ou  politique,  qui  en  chasse  les  hommes 
malgre  qu'ils  en  aient  :  sans  cela,  I'emigration  qui  se  ferait 
d'un  pays  n'y  causerait  jamais  de  vide,  ou  ce  vide  y  serait 
incessamment  rempli  de  nouveau.  Ainsi,  dans  un  pays  bien 
gouverne,  il  n'existe  k  coup  sur  aucune  loi  contre  I'Emigration. 

Qu'importe  k  un  gouvernement  que  le  pays  de  sa  domina- 
tion regorge  d'habitants,  pourvu  que  ceux  qui  I'occupent  soient 
heureux,  et  soient  assez  pour  pouvoir  se  defendre  contre  I'en- 
nemi?  Ne  vaut-il  pas  mEme  mieux  qu'il  n'y  ait  en  France  que 
seize  millions  d'hommes,  mais  bien  vEtus,  bien  loges,  bien 
nourris,  bien  k  leur  aise,  que  vingt  millions  qui  ne  seront  cer- 
tainement  pas  si  heureux,  puisque  enlin  il  faudra  retrouver  la 
subsistance  des  quatre  millions  d'hommes  en  sus  aux  dEpens 
des  seize  millions,  et  en  diminuer  d'autant  leur  aisance  ?  Voila 
un  des  plus  insignes  sophismes  politiques  qu'on  verra  cepen- 
dant  bientdt  dans  un  ouvrage  d'une  grande  etendue,  avec  tout 
le  cortege  de  sophismes  subalternes  qui  doivent  le  fortifier.  11 
n'est  pas  vrai  qu'un  moindre  nombre  d'hommes,  dans  un  espace 
limits,  soit  plus  k  son  aise  qu'un  plus  grand  nombre.  Le  bon- 
heur  politique  des  nations  consiste  dans  I'activite,  qui  multiplie 


134        CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

leurs  moyens  et  leurs  ressources  a  Tinfini.  II  ri'est  pas  rare  de 
voir,  dans  une  meme  6tendue  de  terrain,  ou  quelques  families 
eparses  trouvaient  a  peine  I'etroit  necessaire,  regner  I'abon- 
dance  avec  toutes  les  commodites  de  la  vie,  precis6ment  parce 
que  le  nombre  d'habitants  a  triple  et  quadruple.  Tout  souve- 
rain  doit  done  desirer  de  porter  la  population  de  ses  l^tats  au 
plushaut  degre  possible,  parce  que  c'est  donner  a  ses  sujets  la 
plus  grande  activite  possible,  et  que  c'est  cette  activity,  et  non 
le  nombre  d'hommes  plus  ou  moins  a  leur  aise,  qui  fait  non- 
seulement  le  nerf  de  I'Etat,  mais  aussi  la  source  du  bonheur 
public,  d'autant  plus  surement  que  si  la  population  devenait 
r^ellement  trop  abondante,  la  proportion  entre  le  nombre 
d'hommes  et  les  moyens  de  subsister  se  maintiendrait  d'elle- 
m6me  par  une  emigration  insensible.  Cette  emigration  neces- 
saire aurait  encore  I'avantage  de  ne  faire  perdre  a  un  Etat  que 
la  partie  la  moins  pr6cieuse  de  ses  sujets,  c'est-k-dire  les  moins 
actifs,  les  moins  industrieux,  les  moins  intelligents,  les  moins 
courageux;  au  lieu  que  I'emigration,  occasionnee  par  quel  que 
vue  injuste  et  absurde  du  gouvernement,  prive  ordinairement 
rfitat  d'une  portion  de  citoyens  infmiment  utile  et  precieuse, 
comme  la  France  a  juge  a  propos  de  s'en  jouer  le  tour  par  la 
revocation  de  I'l^dit  de  Nantes. 

De  tout  ceci,  il  resultequelesr^dacteurs  des  Remon trances, 
et  les  autres  faiseurs  d'6crits  politiques,  pourraient  bien  avoir 
avanc6  a  tort  que  le  royaume  se  depeuple;  mais  en  admettant 
I'exactitude  des  recherches  de  M.  de  La  Michaudifere,  je  pense 
qu'on  n'en  pent  ni  n'en  doit  inferer  ni  pour  ni  centre  la  bont6 
du  gouvernement  et  1' amelioration  de  son  administration. 

M.  Messance  a  ajoute  a  ses  recherches  sur  la  population 
d' autres  recherches  sur  la  valeur  du  bl6  en  France  et  en  Angle- 
terre.  11  prouve,  toujours  par  les  faits,  que  la  valeur  du  bl6  a 
diminue  dans  ce  dernier  royaume  depuis  que  I'exportation  a 
6te  encouragee  par  une  recompense,  et  que  dans  le  meme 
espace  de  temps  la  valeur  du  bl6  a  aussi  diminue  en  meme  pro- 
portion en  France,  ou  non-seulement  toute  exportation,  mais 
meme  le  commerce  interieur  de  province  k  province  etait  abso- 
lument  prohibe.  Voila  le  m^me  effet  produit  dans  le  m^me 
espace  de  temps  par  deux  polices  diametralement  oppos6es  : 
€t  puis  fiez-vous  aux    resultats  des   raisonneurs  politiques ! 


OCTOBRE  1766.  135 

M.  Messance  examine  aussi  s'il  est  rdellement  avantageux  que 
le  ble  soit,  comme  on  dit,  k  un  bon  prix,  c'est-i-dire  aii-des- 
8US  de  ce  vil  et  has  prix  auquel  on  I'achfete  dans  les  ann^es 
abondantes.  M.  Messance  est  persuade  que  ce  bon  prix  est 
un  cruel  imp6t  sur  le  menu  peuple,  c*est-k-dire  sur  le  plus 
grand  nombre.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  certain,  c'est  que  la 
science  du  gouvernement  est  de  toutes  les  sciences  la  moins 
avancee,  que  les  problfemes  politiques  sont  si  compliques,  les 
616ments  qui  les  composent  si  varies  et  ordinairement  si  peu 
connus,  les  r^sultats  ainsi  que  la  science  des  faits,  la  plus 
n6cessaire  de  toutes,  si  hasardes  et  si  arbitraires,  qu'un  bon 
esprit  ne  se  permettra  jamais  de  rien  prononcer  sur  ces  ma- 
tiferes;  et  quand  vous  aurez  lu  les  Principes  de  tout  gouverne- 
ment, on  Examen  des  causes  de  la  splendeur  ou  de  la  faiblesse 
de  tout  £tat  consider d  en  lui-mcme^  et  indipendamment  des 
moeursy  qu'un  auteur  anonyme  *  vient  de  publier  en  deux 
volumes  in-12,  vous  verrez  que  cette  science  difficile  n'a  pas 
fait  un  pas  sous  sa  plume. 

Quelle  est  done  la  lumifere  qui  guidera  un  grand  prince  au 
milieu  de  ces  t6n6bres,  s'il  est  vrai  qu'il  nous  faut  peut-6tre 
encore  mille  ans  d' observations  rigoureuses  sur  les  faits  pour 
connaltre  seulement  tous  les  6l6ments  et  leurs  diflerents  degr6s 
d' action  qui  entrent  essentiellement  dans  la  combinaison  d'un 
effet  politique  ?  Outre  un  esprit  eclair^  et  juste,  c'est  I'energie 
et  r6l6vation  de  I'ame.  Cette  grande  ame  du  prince  se  repan- 
dra  bientdt  sur  tous  les  ordres  de  I'l^tat ;  elle  penetrera  dans 
toutes  les  parties  de  1' administration,  et  imprimera  son  carac- 
tfere  k  tous  les  actes  de  son  r6gne,  de  mfime  qu'un  prince  d'une 
trempe  commune  plongera  par  sa  pusillanimite,  ses  incertitudes 
etson  inapplication,  ses  liltats  et  ses  peuples  bientdt  dans  I'en- 
gourdissement,  c'est-i-dire  dans  la  plus  triste  des  situations 
oil  une  nation  puisse  tomber. 

Je  ne  puis  quitter  le  livre  de  M.  de  La  Michaudifere  sans  me 
rappeler  I'aventure  du  chevalier  de  Lorenzi  avec  ce  magistrat. 
Le  chevalier  de  Lorenzi,  fr6re  de  ce  comte  de  Lorenzi  qui  a  ete 
si  longtemps  ministre  de  France  k  Florence,  et  qui  est  mort 
depuis  peu;   ce  chevalier,   dis-je,  est  Florentin,  et  a  servi  en 

1.  D'Auxiron.  (B.) 


136  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

France.  G'est  un  des  plus  singuliers  origin aux  qu'on  puisse 
rencontrer.  II  est  d'abord  plein  d'honneur,  d'une  douceur  et 
d'une  candour  rares.  II  a  beaucoup  de  science,  mais  tout  est  si 
bien  embrouille  dans  sa  t^te  que,  lorsqu'il  se  m6le  d'expli- 
quer  quelque  chose,  il  di't  des  galimatias  a  mourir  de  rire  et 
qu'il  n'y  a  que  lui  qui  puisse  entendre.  II  est  d'ailleurs,  en  fait 
de  distractions,  au  moins  egal  a  ce  M.  de  Brancas  du  dernier 
si^cle,  dont  M^e  de  Sevigne  raconte  des  mots  si  plaisants. 
M""*  Geoffrin,  en  nous  faisant  un  jour  un  sermon  sur  la  gauche- 
rie,  cita  pour  exemples  le  chevalier  de  Lorenzi  et  M.  de  Burigny, 
tous  deux  presents,  observant  seulement  que  celui-ci  etait  plus 
gauche  de  corps,  et  I'autre  plus  gauche  d'esprit  :  ce  qui  four- 
nit  les  deux  points  du  sermon.  Ajoutez  a  cela  que  le  chevalier 
parle  avec  beaucoup  de  reflexion,  et  que  son  accent  italien  rend 
tout  ce  qu'il  dit  plus  plaisant,  et  puis,  ecoutez  : 

II  y  a  quelques  annees  que  le  chevalier  de  Lorenzi  se  trouve 
oblige  d'aller  a  Lyon  pour  affaires.  M.  de  La  Michaudi^re  y6tait 
alors  intendant.  Le  chevalier  soupe  avec  lui  tout  en  arrivant 
chez  le  commandant  de  la  ville,  qui  le  presente  k  M.  I'inten- 
dant.  II  y  avait  k  ce  souper  un  ami  intime  de  M.  de  La  Michau- 
di^re,  qui,  le  traitant  familierement,  I'appelait  souvent  La  Mi- 
chaudifere  tout  court.  Le  chevalier  imagine  que  cet  homme 
dit  k  I'intendant  I'ami  Chaudidre,  et  en  consequence  il  I'ap- 
pelle  pendant  tout  le  souper  M.  Ghaudi^re,  et  malgre  tout  ce 
qu'on  pent  faire  et  dire,  il  ne  comprend  pas  de  toute  la  soiree 
qu'il  estropie  le  nom  de  I'intendant  d'une  manifere  ridicule. 
Le  lendemain,  il  est  prie  a  souper  chez  M.  de  La  Michaudi^re. 
II  y  avait  beaucoup  de  monde,  et  entre  autres,  M.  Le  NormantS 
fermier  general,  mari  de  M"*  de  Pompadour,  qui  se  trouvait  a 
Lyon  de  passage.  Gomme  le  chevalier  de  Lorenzi  ne  le  connais- 
sait  point,  il  demande  a  son  voisin  quel  est  cet  homme  qui  se 
trouvait  a  table  vis-^-vis  d'eux.  Son  voisin  lui  dit  a  I'oreille  que 
c'est  le  mari  de  M'"^  de  Pompadour.  Voila  mon  chevalier  qui 
appelle  M.  Le  Normant  M.  de  Pompadour  pendant  tout  le  sou- 
per. L'embarras  de  tout  le  monde  fut  extreme,  mais  il  n'y  eut 
jamais  moyen  d'expliquer  au  chevalier  de  quoi  il  etait  question. 
Voila  son  d^but  a  Lyon;  On  ferait  un  Lorenziana  trfes-precieux, 

1.  Le  Normant  d'Etioles. 


OCTOBRE  1766.  137 

car  tout  ce  que  cet  honnfite  chevalier  a  dit  et  fait  dans  sa  vie 
est  marqu6  au  ni^me  coin  d'originalit6.  Je  lui  dois  en  mon 
particulier  beaucoup,  car  c'est  un  des  hommes  qui  m'a  le  plus 
fait  rire  depuis  que  j'exisle. 

—  Dans  la  disette  qui  r^gne  cette  ann^e  sur  nos  deux  thea- 
tres, les  Comediens  italiensse  sontadresses  k  M.  Favart  comme 
k  un  autre  Joseph,  pour  avoir  du  pain.  M.  Favart  leur  a  donn6 
une  esp6ce  de  pi^ce  qui  a  ^t6  faite,  il  y  a  six  mois,  pour  c6le- 
brer  la  convalescence  de  M""  de  Mauconseil,  apr6s  son  inocula- 
tion. On  vient  de  donner  cetle  pifece  sous  le  titre  de  la  FHe  du 
chdteau,  divertissement  miU  de  vaudevilles  et  de  petits  airsy 
et,  grace  aux  danses  dont  on  I'a  orne,  ce  divertissement  a 
r^ussi  ^  II  ne  faut  pas  6tre  bien  difficile  sur  une  bagatelle  de 
cette  esp6ce,  ainsi  je  n'ai  garde  de  la  juger  a  la  rigueur;  mais 
ce  que  je  lui  reproche,  c'est  de  n'6tre  pas  gaie.  M.  Favart  use 
ici  du  secret  du  grand  Poinsinet;  il  croit  que  pour  rendre  une 
pi6ce  gaie,  on  n'a  qu'a  faire  dire  aux  acteurs  qu'ils  sont 
joyeux,  qu'ils  sont  gailiards.  Ces  gaillards  sont  ordinairement 
d'une  tristesse  k  vous  faire  pleurer  d'ennui.  C'est  Teflet  que 
m'a  fait  la  Fete  du  chdteau  en  general.  11  est  vrai  que  ce  d6- 
testable  genre  de  I'ancien  op^ra-comique,  qui  consiste  en  vau- 
devilles et  en  petits  airs,  ne  manque  jamais  son  effet  avec  moi; 
j'en  sors  moulu,  harass^,  comme  d'un  acc6s  de  fifevre,  et  il  se- 
rait  au-dessus  de  mes  forces  de  voir  une  pi^ce  de  cette  esp6ce 
deux  fois.  II  y  a  pourtant  un  joli  mot  dans  cette  Fite  du  chd- 
teau, Colette,  qui  a  tout  lieu  de  craindre  que  son  p6re  ne  la 
marie  contre  son  inclination,  veut  employer  le  docteur  Gentil, 
m^decin,  pour  mMiateur.  «  Du  moins,  je  vous  demande  une 
grace,  lui  dit-elle.  —  Quoi? ...  —  C'est  de  dire  k  mon  p6re 
que  je  suis  sa  fille.  »  Ce  mot  est  k  la  fois  vrai,  naif  et  plaisant. 
Au  reste,  vous  croyez  bien  qu'il  est  question  d'inoculation  dans 
cette  pifece,  et  que  M.  le  docteur  Gentil  est  un  m6decin  des 
plus  agr6ables  et  des  plus  k  la  mode,  ce  qui  ne  I'emp^che  pas 
d'6pouser  k  la  fin  la  concierge  du  chateau.  M"®  de  Mauconseil, 
premier  objet  de  cette  f6te,  et  dont  la  beaut6  merite  d'etre  c6le- 
br^e  par  tous  nos  poetes,  va  6pouser  M.  le  prince  d'Henin,  de 
la  maison  Le  Bossu  d'Alsace ;  et  cet  evenement  donnera  sans 

i.  II  fut  repr^sent^  le  2  octobre  1766. 


13,8  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

doute  occasion  a  M.  Favart  de  faire  une  nouvelle  Fke  du  chd- 
teau,  qui  nous  reviendra  si  la  disette  sur  nos  theatres  subsiste. 

—  Puisque  M.  Favart  a  eu  le  malheur  de  nous  rappeler 
M.  Poinsinet,  il  faut  dire  que  celui-ci  a  aussi  fait  imprimer  une 
espece  de  divertissement  theatral,  represents  a  Dijon  a  I'occa- 
sion  de  I'arrivee  de  M.  le  prince  de  Gonde,  pour  tenir  les  etats 
de  Bourgogne.  Ge  divertissement  est  intitule  le  Choix  desDieuXy 
ou  les  Fetes  de  Bourgogne.  Vous  y  trouverez  les  dieux  de  la 
Gr^ce,  les  Muses  et  les  Graces,  travestis  en  paysans  bourguignons. 
II  fallait  appeler  cette  piece  :  Poinsinet^  loujours  Poinsinet. 

—  On  a  imprime  un  Essai  tMorique  et  pratique  sur  les  ma- 
ladies des  nerfs,  6crit  de  soixante-dix  pages  in-J2*.  Je  crois, 
d'apres  de  grandes  autorites,  les  vomitifs  et  les  purgatifs  tr6s- 
nuisibles  dans  les  affections  nerveuses ;  ainsi  un  malade  ferait 
assez  mal  de  se  fier  a  I'auteur  de  cet  Essai.  Au  reste,  nous 
avons  ici  depuis  peu  M.  Pomme,  soi-disant  m6decin  d' Aries,  et 
qui  pretend  guerir  toutes  les  femmes  de  Paris  de  leurs  vapeurs; 
il  en  a  deja  des  plus  qualifi^es  sous  sa  direction,  et  il  ne  tar- 
dera  pas  surement  a  avoir  de  la  vogue.  Ge  metier  est  excellent : 
on  n'y  risque  rien,  et  Ton  ne  pent  manquer  de  s'y  enrichir ;  il 
ne  s'agit  que  du  plus  ou  du  moins  de  fortune,  suivant  qu'on 
est  bon  ou  mechant  menteur.  Le  celebre  Printemps,  soldat  aux 
gardes-francaises,  eut  la  plus  grande  vogue  il  y  a  quelques 
ann^es  :  il  donnait  a  tons  ses  malades  une  tisane  qui  n'etait 
autre  chose  qu'une  decoction  de  foin  dans  de  I'eau ;  il  prenait 
ses  malades  pour  des  betes,  et  il  n'avait  pas  tort.  Bientot  cette 
decoction  le  mit  en  etat  de  donner  de  bon  fourrage  sec  a  deux 
chevaux,  qu'il  mit  devant  un  bon  carrosse  dans  lequel  il  allait 
voir  ses  malades,  tandis  que  maint  docteur  regent  de  la  Faculte 
faisait  sa  tournee  a  pied  et  dans  la  boue.  Aussi  la  Faculty  pre- 
senta-t-elle  requete  a  M.  le  marechal  de  Biron  pour  obliger 
Printemps  de  mettre  equipage  bas  et  de  r6server  tout  le  foin 
h.  ses  malades. 

—  Nous  devons  a  la  plume  intarissable  de  I'illustre  pa- 
triarche  de  Ferney  un  Commentaire  sur  le  livre  des  Delits  et 
des  Peines,  par  un  avocat  de  province.  G'est  une  brochure 
in-8°  de  cent  vingt  pages,  qu'on  ne  trouve  pas  a  Paris.  On  voit 

1.  Par  Milhard,  cx-j6suite.  (B.) 


OCTOBRE   1766.  190 

que  la  tragC'die  d'Abbeville  et  le  proc6s  qui  pend  en  Bretagne  * 
ont  particuli6rement  donn6  lieu  k  cette  brochure,  quoique 
M.  I'avocat  de  province  n'ait  eu  garde  de  se  livrer  a  tout  ce  que 
le  patriarche  aurait  pu  lui  sugg^rer  sur  ces  deux  objets.  En 
general,  ce  Commentaire  est  trfes-superficiel ;  il  n'est  pas  permis 
de  trailer  avec  cette  16geret6  les  plaies  les  plus  funestes  du 
genre  humain.  li  n'en  est  pas  de  la  barbarie  des  lois  comme  de 
quelque  mauvaise  r6gle  de  poetique  qui  pent  pervertir  le  gout 
public.  La  premiere  attaque  les  droits  sacres  de  Thumanit^,  et 
lorsqu'on  se  permet  de  parler  de  ses  deplorables  eflets,  si  ce 
n'est  pas  I'indignation  la  plus  juste  qui  entralne,  il  faut  que  le 
sujet  soil  traits  avec  I'eloquence  la  plus  touchante.  11  faut  arra- 
cher  au  fanatisme  son  glaive,  et  a  la  calomnie  la  livree  et  la 
sauvegarde  des  lois.  Un  autre  tort  de  M.  I'avocat  de  province, 
c'est  de  suivre  mal  a  propos  le  projet  favori  du  patriarche  de 
d6molir  la  religion  chretienne.  Ghaque  chose  a  son  temps,  et  il 
ne  faut  pas  confondre  les  mati^res  quand  on  a  a  coeur  I'amen- 
dement  du  genre  humain.  Au  reste,  je  me  flatte  qu'il  n'y  a  pas 
un  mot  de  vrai  a  I'aventure  que  I'auleur  raconte  d'une  fille  de 
famille  mise  k  mort  pour  avoir  accouch6  clandestinement  et 
expos6  son  enfant  dans  la  rue,  ou  ensuite  11  a  6t6  trouv6  mort. 
II  serait  trop  deplorable  que  de  semblables  scenes  d'horreur  se 
renouvelassent  en  France  a  tout  moment,  et  la  post^rite  serait 
k  la  fin  en  droit  de  nous  prendre  pour  des  Hottentots,  avec 
notre  beau  siecle  philosophique.  II  faut  chercher  cette  brochure 
en  Suisse,  ou  elle  a  et6  imprim6e.  Paris  jouit  du  privilege  de 
ne  plus  rien  recevoir  de  tous  ces  poisons.  Cette  prerogative 
commence  a  devenir  fort  ennuyeuse. 

15  octobre  1766. 

II  y  a  environ  trois  mois  qu'on  re^ut  k  Paris  les  premiferes 
nouvelles  de  la  brouillerie  de  J. -J.  Rousseau  avec  M.  Hume. 
Excellente  pature  pour  les  oisifsl  Aussi  une  declaration  de 
guerre  entre  deux  grandes  puissances  de  I'Europe  n'aurait  pu 
faire  plus  de  bruit  que  cette  querelle.  Je  dis  k  Paris  :  car  k  Lon- 
dres,  ou  il  y  a  des  acteurs  plus  importants  a  sifller,  on  sut  k 

1.  Le  proems  de  La  Cbalotais. 


140  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

peine  la  rupture  survenue  entre  rex-citoyen  de  Geneve  et  le 
philosophe  d'^cosse;  et  les  Anglais  furent  assez  sots  pour  s'oc- 
cuper  moins  de  cette  grande  affaire  que  de  la  formation  du 
nouveau  minist^re  et  du  changement  du  grand  nom  de  Pitt  en 
celui  de  comte  de  Chatham.  A  Paris,  toute  autre  nouvelle  fut 
rayee  de  la  liste  des  sujets  d'entretien  pendant  plus  de  huit 
jours,  et  la  c61ebrite  des  deux  combattants,  qu'on  se  flattait  de 
voir  incessamment  aux  prises,  absorba  toute  I'attention  du  pu- 
blic. Les  partisans  de  M.  Rousseau  furent  d'abord  un  peu  etour- 
dis  de  ce  coup  imprevu,  el  il  survint  a  ses  devotes  des  mi- 
graines effroyables.  Jusqu'a  ce  moment,  toutes  les  personnes 
avec  lesquelles  M.  Rousseau  s'etait  brouille  apr^s  en  avoir 
recu  des  bienfaits,  et  il  n'y  en  a  pas  mal,  avaient  toujours  ete 
condamnees  dans  son  parti,  sans  autre  forme  de  proems.  Plus 
ces  personnes  mettaient  de  reserve  dans  leurs  procedes  envers 
I'illustre  Jean-Jacques  et  moins  elles  daignaient  s'en  plaindre, 
plus  elles  etaient  soupconn^es  et  souvent  accus^es  assez  haute- 
ment  par  ses  devots  d'avoir  eu  des  torts  essentiels  envers  lui. 
On  ne  pouvait  prendre  la  raeme  tournure  a  I'egard  de  David 
Hume.  La  joie  qu'on  avait  ressentie  de  sa  liaison  avec  Jean- 
Jacques  etait  trop  recente.  On  s'etait  tant  applaudi  des  eloges 
reciproques  dentils  s'accablaient  I'un  et  I'autre  !  On  s'etait  tant 
promis  de  tirer  de  la  duree  de  leur  amitie  un  argument  terrible 
centre  les  anciens  amis  de  M.  Rousseau!  D'ailleurs,  la  droiture 
et  la  bonhomie  de  M.  Hume  Etaient  trop  bien  etablies  en  France ; 
les  partisans  de'M.  Rousseau  avaient  eux-memes  tant  vant6  la 
chaleur  avec  laquelle  son  nouveau  bienfaiteur  avait  travaill6 
pour  lui  procurer  un  sort  heureux  et  tranquille  en  Angleterre  ! 
et  tout  a  coup  le  bon  David  se  plaint  d'etre  outrage  par  son  ami 
Jean-Jacques  de  la  manifere  la  plus  singuli^re  et  la  plus  indigne ! 
Cette  aventure  jela  le  parti  dans  une  etrange  perplexite. 

On  sut  bientot  confus6ment  les  details  de  ce  proces,  un  des 
plus  bizarres  et  des  plus  extravagants,  mais  aussi  des  moins 
int^ressants  dont  la  m^moire  se  soit  conserv6e  parmi  les 
hommes.  On  en  parlait  diversement  et  au  hasard.  M.  Hume  en 
avait  adress6  les  principales  pieces  a  M.  d'Alembert,  qui  s'y 
trouvait  impliqu6  centre  toute  attente  ;  M.  Rousseau  avait  6crit, 
de  son  cote,  k  un  libraire  de  Paris  une  lettre  que  je  n'ai  point 
vue,  mais  que  ce  libraire  avait  rendue  publique,  et  dans  la- 


OCTOBRE   1766.  Iftl 

quelle  M.  Hume  6tait  d6fi6  de  produire  les  lettres  que  M.  Rous- 
seau lui  avait  6crites.  On  assure  que  ce  dd^fi  a  et6  r6()6te  dans 
les  papiers  publics  de  Londres.  En  consequence,  M.  Hume  s'est 
d(^termin6  i  rendre  publique  toute  sa  correspondance  avec 
M.  Rousseau.  EUe  vient  de  paraitre  sous  le  litre  de  Exposi 
succinct  de  la  contestation  qui  scst  ilevie  entre  M.  Hume  et 
M.  Housseau,  avec  les  pieces  justificatives,  brochure  in-12  d'en- 
viron  cent  trente  pages.  C'est  M.  Suard  qui  a  ete  le  traducteur 
et  I'editeur  de  M.  Hume  *.  Je  ne  sais  pourquoi  il  dit  dans  son 
Avertissement  que  M.  Hume,  en  rendant  ce  proc6s  public,  n'a 
c6d6  qu'avec  beaucoup  de  repugnance  aux  instances  de  ses  amis. 
Sans  doute  qu'il  parle  des  amis  de  M.  Hume  en  Angleterre  :  car 
pour  ses  amis  en  France,  j'en  connais  plusieurs  qui  lui  ont  ecrit 
expr^s  pour  le  dissuader  de  rendre  cette  querelle  publique.  En 
eflet,  si  vous  etes  forc6  de  plaider  voire  cause  devant  le  pu- 
blic, je  vous  plaindrai  de  tout  mon  coeur ;  si  vous  vous  avisez 
de  vous  soumettre  sans  necessile  a  sa  decision,  je  vous  trouve- 
rai  bien  sot.  Comptez  que  sa  malignite  ne  cherche  qu'a  rire  a 
vos  d^pens,  et  qu'il  lui  est  fort  indifferent  de  rendre  justice  a 
qui  il  appartient.  Cette  indifference  n'est  pas  m^me  si  opposee 
k  requite  naturelle  qu'on  ne  puisse  la  justifier  :  car  de  quel 
droit  vous  croyez-vous  un  personnage  assez  important  pour  me 
fairc  perdre  mon  temps  k  vos  tracasseries?  Si  vous  avez  des 
proces  du  ressort  des  lois,  faites-les  decider  au  Chatelet;  si 
des  precedes  nobles  et  genereux  vous  ont  attire  une  mechante 
querelle  que  les  lois  ne  peuvent  ni  ne  doivent  punir,  ne  dirait- 
on  pas  que  vous  etes  bien  k  plaindre?  Sachez  vous  contenter 
d' avoir  joue  le  beau  role,  et  apprenez  a  mepriser  la  vaine  opi- 
nion des  aulres.  Mais  il  est  ecrit  que  chacun  se  baitra  avec 
les  armes  de  son  metier,  et  que  les  auteurs  videront  leurs  que- 
relles  k  coups  de  plume,  comme  les  militaires  a  coups  d'epee. 
Les  premiers  en  sont  plus  ridicules,  et  M.  Hume,  qui  jusqu'a 
ce  moment  avait  toujours  resiste  k  la  manie  de  ferrailler,  s'est 
enfm  enrdle  dans  la  confrerie,  de  peur  d'attraper  un  legs  dans 
le  testament  de  mort  de  Jean-Jacques.  II  y  a  apparence  que 
lant  d'honnetes  gens  seront  calomnies  dans  ce  testament  que 

i.  M""  du  Deffand  (voir  sa  lettre  k  Horace  Walpole  du  20  octobre  1766,  dans 
I'l^dition  dc  M.  dc  Lescure,  t.  I,  p.  382),  dit  que  tout  le  monde  rccooQaissait 
d'Alembert  dans  la  preface  de  ce  petit  volume. 


142  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

le  philosophe  d'Ecosse  aurait  tr^s-bien  pu  se  resoudre  a  en  cou- 
rir  les  risques  avec  eux.  Quoi  qu'il  en  arrive,  son  ExposS  sera 
a  coup  sur  bien  vendu.  M.  Suard,  seul  editeur  de  cet  Exposi^ 
a  mis  a  la  tete  un  avis  des  editeurs,  qu'il  aurait  tout  aussi  bien 
fait  de  supprimer. 

Je  ne me permettrai point  dejuger  lefond  de  cet  etrange pro- 
ems. Quant  k  M.  Hume,  quoique  je  I'aie  assez  vu  pour  savoir  ce 
qu'il  en  faut  penser,  je  n'ai  point  I'honneur  d'etre  lie  avec  lui 
d'amitie,  et  je  pourrais  me  perraettre  d'etre  son  juge.  Quant  h 
M.  Rousseau,  c'est  autre  chose.  J'ai  6te  intimement  lie  avec  lui 
pendant  plus  de  huit  ans,  et  je  le  connais  peut-etre  trop  bien 
pour  ne  me  point  recuser  quand  il  s'agit  d'un  jugement  de 
rigueur  sur  ses  faits  et  gestes.  II  y  a  tout  juste  neuf  ans  que  je 
me  crus  oblige  de  rompre  avec  lui  tout  commerce,  quoique  je 
n'eusse  aucun  reproche  k  lui  faire  qui  fut  relatif  a  moi,  et  qu'a 
son  tour  il  ne  m'eut  jamais  fait  aucun  reproche  durant  tout  le 
temps  de  notre  liaison.  Vraisemblablement  la  probite  et  la  jus- 
tice ne  me  laissaient  pas  le  choix  entre  une  rupture  ou  le  parti 
vil  de  trahir  la  v6rite,  et  de  deguiser  mes  sentiments  d'une  ma- 
ni6re  deshonnSte  dans  une  occasion  decisive  dont  M.  Rousseau 
m'avait  constitue  le  juge  fort  mal  a  propos,  mais  dont  je  pou- 
vais  juger  avec  d'autant  plus  de  securiie  que  le  proces  m'etait 
absolument  etranger  et  que  le  fond  en  etait  bien  plus  ridicule 
que  celui  qu'il  vient  d'intenter  a  M.  Hume.  J'ai  toujours  pense 
que  c'est  manquer  essentiellement  et  impardonnablement  a  un 
homme  que  d'oser  lui  conlier  des  sentiments  revoltants,  dans 
I'esperance  qu'il  pourra  les  approuver,  les  ecouter  du  moins, 
et  les  passer  sous  silence.  C'est  dire  a  son  ami :  Je  me  flatte  que 
vous  n'avez  au  fond  ni  honneur  ni  d61icatesse;  et  je  ne  con- 
nais point  d' offense  plus  grave.  Je  veux  bien,  d'ailleurs,  qu'on 
soit  fou;  mais  j'exige  que  Ton  soit  toujours  honn^te  homme, 
m^me  dans  ses  acces  de  folie.  Aureste,  M.  Rousseau  est  le  seul 
ami  que  j'aie  perdu  dans  ma  vie,  sans  avoir  eu  h.  regretter  sa 
mort.  II  se  brouilla  successivement  avec  tous  ses  anciens  amis, 
qui  nous  etaient  presque  tous  communs,  et  les  reforma  I'un 
apres  I'autre,  II  convient  dans  une  de  ses  lettres  qu'il  a  sou- 
vent  change  d'amis;  mais  il  pretend  cependant  en  avoir,  et  de 
tr^s-solides,  depuis  vingt-cinq  et  trente  ans.  Je  crois  qu'il  se- 
rait  embarrasse  d'en  nommer  un  seul  avec  qui  il  ait  conserve 


OCTOBRE  176G,  H3 

une  liaison  seulement  de  dix  ans  :  car  on  ne  peut  appeler  ami 
un  honime  qu'on  a  connu  anciennement,  sans  avoir  eu  avec 
lui,  dans  i'intervalle,  aucun  commerce  suivi  d'affaires  ou  d'ami- 
lie.  Je  crois  aussi  qu'il  a  des  reproches  bien  s6rieux  k  se  faire 
k  regard  de  plusieurs  de  ses  anciens  amis;  mais  je  ne  me 
comprends  point  dans  ce  nombre.  Je  n'ai  pas  eu,  comme  plu- 
sieurs d'entre  eux,  le  bonheur  de  lui  rendre  des  services  essen- 
liels  :  ainsi  il  peut  tout  au  plus  6tre  injuste  avec  moi ;  mais  il 
ne  peut  6tre  tax6  d'ingratitude  k  mon  6gard,  et  je  lui  pardonne 
volontiers  un  peu  de  fiel  contre  un  homme  qu'il  a  malheureu- 
sement  expos6  ^lui  montrer  la  verite  sans  aucun  menagement. 
'  II  n'en  est  pas  moins  certain  que,  depuis  I'instant  de  ma  rup- 
ture, je  ne  me  suis  jamais  permis  de  parler  mal  desa  personne; 
j'ai  cru  qu'on  devait  ce  respect  et  cette  pudeur  k  toute  liaison 
rompue.  J'ai  v6cu  avec  des  gens  qui  ne  I'aimaient  pas,  avec 
ses  enthousiastes,  avec  les  personnes  neutres,  et  ne  me  suis 
jamais  dearie  de  mon  principe.   On  m'a  souvent  assure  que 
M.  Rousseau  n'en  usait  pas  ainsi  a  mon  egard,  qu'il  me  nui- 
sait  dans  I'esprit  de  tons  ceux  qui  voulaient  bien  I'ecouter,  et 
Ton  ecoute  volontiers  le  mal ;  que  ses  accusations  pouvaient  me 
faire  d'autant  plus  de  tort  que,  n'articulant  jamais  aucun  fait 
contre  moi,  il  donnait  k  entendre  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
grave;  qu'aussi  j'etais  parfaitement  detruit  dans   I'esprit  de 
toutes  ses  devotes ;  et  parmi  ses  devotes  il  y  avait  des  per- 
sonnes du  premier  rang.  J'ose  me  vanter  qu'aucune  de  ces  con- 
siderations ne  m'a  jamais  fait  changer  de  principe,  et  j'ai  m6me 
eu  I'esprit  assez  bien  fait  pourregarder  la  conduite  de  M.  Rous- 
seau ci  mon  egard  comme  une  marque  d'estime  qu'il  me  don- 
nait. En  effet,  il  n'ignorait  pas  avec  quel  avantage  je  plaiderais 
ma  cause  contre  lui,  en  la  rendant  publique,  et  en  produisant 
des  pieces  bien  plus  singuli^res  que  celles  que  M.  Hume  vient 
de  pubiier ;  mais  il  a  juge  que  je  ne  me  donnerais  pas  en  spec- 
tacle au  public,  malgr6  I'honneur  immortel  de  jouer  la  farce  a 
cote  de  Jean-Jacques,  et  il  a  bien  juge ;  et,  s'il  s'est  doute  que 
je  me  moquerais  de  I'opinion  de  ses  devotes,  a  qui  je  n'avais 
donn6  aucun  droit  de  mal  penser  de  moi,  il  a  encore  rencontre 
tout  juste. 

En  consequence  de  mon  plan  de  conduite,  que  je  suis  oblig6 
de  regarder  comme  excellent,  sous  peine  de  cesser  d'6tre  moi, 


\hU  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

void  ce  que  j'aurais  fait  a  la  place  de  M.  Hume,  qui  etait  de 
tout  point  bien  autrement  avantageuse  que  la  mienne.  En  re- 
cevant  la  lettre  douce  et  honn^te  du  23  juinS  a  laquelle  je  pou- 
vais  et  devais  si  peu  m'attendre,  moi,  gros  David  Hume,  je  me 
serais  d'abord  frotte  les  yeux;  ensuite,  restant  un  peu  etourdi, 
mon  regard  serait  devenu  aussi  fixe  et  aussi  prolonge  que  ce 
jour  a  jamais  terrible  et  memorable  ou  David  regarda  Jean- 
Jacques;  mais,  ce  mouvement  de  surprise  passe,  j'aurais  mis 
cette  lettre  dans  ma  poche.  Le  lendemain,  j'aurais  ecrit  a  mon 
ami  Jean-Jacques  pour  le  remercier  de  la  bonne  opinion  dont  il 
m'honorait  et  de  la  couleur  qu'il  savait  donner  a  mes  services 
et  a  mes  plus  tendres  soins,  et  puis  je  lui  aurais  souhaite  le  bon- 
soir  pour  toute  sa  glorieuse  vie.  Le  surlendemain,  je  n'y  aurais 
plus  pense,  ou  si  j'en  avals  ressenti  quelque  peine  malgre  moi, 
j'en  aurais  ecrit  a  M'"*  la  comtesse  de  Boufllers  k  Paris,  pour  la 
remercier  de  m' avoir  empate  d'un  aussi  joli  sujet.  Mais,  ni  le  sur- 
lendemain ni  aucun  lendemain  de  I'ann^e,  je  n'aurais  consenti 
k  mettre  le  public  dans  la  confidence  d'un  proems  qui  ne  lui 
importe  en  aucune  maniere. 

Les  personnes  dont  les  noms  sont  supprimes  dans  ce  proems 
sont  M""^  la  comtesse  de  Boufflers  et  M""^  la  marquise  de  Verdelin. 
Cette  derni^re  est  celle  qui  alia. voir  M.  Rousseau,  I'annee  pas- 
see,  aMotiers-Travers.  Le  grand  prince  est  M.  le  prince  de  Gonti. 
La  personne  distinguee  qui  fit  visile  a  M.  Rousseau  a  Londres, 
sans  etre  connue,  c'est  le  prince  h^r^ditaire  de  Brunswick. 
M.  Tronchin  a  6le  autrefois,  au  dire  de  M.  Rousseau,  le  plus 
grand  m6decin  d'Europe ;  j'en  ai  vu  plus  d'une  fois  la  patente, 
ecrite  de  la  main  propre  de  Jean-Jacques,  et  je  ne  sais  si  elle 
n'est  pas  consignee  dans  ses  Merits;  mais  depuis  que  M.  Tron- 
chin a  ose  6tre  fach6  de  voir  la  paix  de  sa  patrie  troubl^e  par 
les  Lettres  de  la  montagne,  sentiment  qu'on  ne  pent  eprouver 
sans  etre  I'ennemi  le  plus  mortel  de  M.  Rousseau,  ilaetejuste- 
ment  depouille  de  sa  qualite  du  plus  grand  medecin  de  I'Eu- 
rope,  et  il  est  devenu  jongleur,  comme  tout  le  monde  salt:  car 
tout  talent,  toute  vertu,  toute  quality  depend  de  la  manifere 
dont  on  est  avec  J. -J.  Rousseau. 

A  ne  considerer  sa  grande  lettre  que  du  cote  litt^raire,  ses 

1.  Voir  la  Correspondance  de  J.-J.  Rousseau,  h.  cette  date. 


I 


OCTOBUE   1766.  l/,5 

amis  ont  prtitendu  qu'elle  6tait  du  moins  liii  chef-d'oeuvre 
d'^loquence,  et  que  la  pth-oraison  en  6tait  surtout  d'un  grand 
pathetique;  mais  ils  oublient  que  la  veritable  eloquence  con- 
siste  principalement  i  donner  i  chaque  sujet  le  ton  qui  luicon- 
vient.  Si  vous  traitez  des  pauvretes  et  des  balivernes  avec  une 
emphase  que  les  evenements  les  plus  tragiques  comporteraient  k 
peine,  vous  pouvez  paraltre  Eloquent  si  Ton  veut,  mais  vous 
passerez  pour  fou  bien  plus  surement  encore.  Don  Quichotte, 
qui  prend  les  moulins  k  vent  pour  des  geanis,  et  qui  se  bat 
contre  eux  ktoute  outrance,  est  certainement  plein  de  courage, 
d'h^roTsme  et  de  la  plus  noble  valeur;  mais  aussi  il  est  bien 
plus  ridicule  qu'il  n'est  vaillant.  Pour  moi,  les  beaux  coups 
d'ep^e  qu'on  porte  aux  moulins  k  vent  m'alTectent  si  peu,  que  je 
pr6f6re  la  lettre  de  M.  Horace  Walpole  k  M.  Hume,  qu'on  lit  dans 
ce  recueil,  k  toutes  les  autres  pieces  du  proc6s,  parce  que  cette 
lettre  a  du  caract^re  et  que  je  fais  grand  cas  du  caraci6re. 

Au  reste,  je  pense  que  personne  ne  pent  lire  cet  etrange 
proems  sans  se  sentir  une  pitie  profoiide  pour  ce  malheureux 
Jean-Jacques  :  car,  s'il  lui  arrive  d'offenser  ses  amis,  il  faut  con- 
venir  qu'il  s'en  punit  bien  cruellement ;  et  quelle  deplorable 
vie  que  celle  qui  se  consume  dans  d'aussi  folles  et  d'aussi  pe- 
nibles  agitations!  je  defierais  son  ennemi  le  plus  acharn6de  lui 
sugg6rer,  dans  la  position  ou  il  est,  un  plus  mauvais  conseil 
que  celui  qu'il  a  pris  lui-m6me  de  se  brouiller  avec  M.  Hume 
sans  I'ombre  de  sujet.  J'avais  toujours  el6  persuade  qu'il  pre- 
nait  un  fort  mauvais  parti  en  preferant  I'Angleterre  k  d'autres 
asiles;  mais  je  ne  m'attendais  pas  a  une  revolution  aussi  bi- 
zarre et  aussi  prompte.  II  est  ais6  de  prevoir  qu'il  ne  pourra 
pas  longtemps  sojourner  dans  ce  delicieux  s^^jour  de  Wootton, 
et  que  la  premiere  reforme  tonibera  sur  I'ami  Davenport,  la 
seconde  sur  la  nation  anglaise;  mais  il  n'est  pas  aussi  ais6  de 
predire  en  quel  coin  de  la  terre  I'ami  Jean-Jacques  pourra  finir 
ses  jours  tranquillement.  II  parait  demontre  qu'il  m^ne  avec  lui 
un  compagnon  qui  ne  le  pent  souffrir  en  repos  nulle  part.  II  aura 
du  moins  pendant  quelques  mois  la  douce  satisfaction  de  prepa- 
rer uner6ponse  non  succincte  a  XExposi  succinct  deM.  Hume. 
Cela  soutient  d'autant.  Si  mes  conjectures  se  verilient,  celui  de 
tons  ses  amis  et  ennemis  qui  n'attrape  pas  une  bonne  taloche 
dans  cette  reponse  pourra  se  vanter  de  I'avoir  echappe  belle. 
VII.  40 


U6        CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Jean- Jacques  est  venu  deux  cents  ans  trop  tard;  son  vrai  lot 
etait  celui  de  reformateur,  et  il  aurait  eu  Tame  aussi  douce  que 
Jehan  Chauvin,  Picard*.  Au  xvi®  siecle,  il  aurait  fonde  lesfreres 
Rousses  ou  Roussaviens,  ou  Jean-Jacquistes ;  mais,  dans  le  notre, 
on  ne  fait  point  de  proselytes,  et  toute  la  prose  brulante  n'en- 
gage  pas  I'oisif  qui  lit  a  quitter  le  livre  pour  se  mettre  ei  la  suite 
du  prosateur. 

—  On  vient  de  nous  envoyer  de  Suisse  les  Principes  du  droit 
de  la  nature  et  des  gens,  par  feu  M.  Burlamaqui,  avec  la  suite 
du  Dt^oit  de  la  nature,  qui  n'avait  point  encore  paru,  le  tout 
considerablement  augmente  par  M.leprofesseurde Felice;  deux 
volumes  grand  in-8%  faisant  ensemble  pres  de  mille  pages*. 
M.  le  professeur  Fortunato  Felice  est  un  recollet  italien  qui  a 
quitte  son  froc  et  I'Eglise  romaine,  et  s'est  etabli  dans  le  canton 
de  Berne,  ou  je  vols  qu'on  I'a  fait  professeur.  Yous  connaissez 
I'ouvrage  de  M.  Burlamaqui,  qui  est  estime.  G'est  I'ouvrage  d'un 
bon  raisonneur ;  mais  il  manque  de  philosophie  comme  ceux  du 
savant  Grotius  et  du  celebre  PufTendorf.  Si  jamais  les  hommes 
s'avisent  de  mettre  les  choses  k  la  place  des  mots,  tons  ces 
livres  et  bien  d'autres  plus  illustres  ou  plus  en  vogue  dans  ce 
siecle  philosophique  tomberont  en  discredit  et  seront  oublies. 
Je  crois  que,  malgr6  toute  la  science  de  nos  docteurs  et  tout  le 
fatras  de  nos  6coles,  on  est  bien  eloigne  d'avoir  debrouille  les 
premiers  elements  du  droit  de  la  nature  et  des  gens,  et  que  nous 
ne  sommes  pas  seulement  encore  sur  la  voie  pour  y  parvenir. 
Quand  je  verrai  un  docteur  en  droit  naturel  et  en  droit  public 
etudier  la  geographie  avec  une  profonde  application,  je  me 
persuaderai  qu'il  commence  ci  entendre  quelque  chose  a  son 
affaire.  On  pent  dire  d'un  bon  philosophe  ce  qu'on  dit  commu- 
nement  d'un  homme  prudent :  c'est  qu'avant  tout  il  voit  d'oii 
vient  le  vent,  et  qu'en  demelant  les  veritables  ressorts  de  la 
nature  humaine,  il  aura  souvent  occasion  de  s' eerier  :  Affaire  de 
geographie  ! 

Sous  ce  point  de  vue,  des  institutions  geographiques  pour- 

1.  Jean  Calvin,  que  Voltaire  nommait  quelquefois  Jehaa  Chauvin,  etait  n&  i 
Noyon  en  Picardie.  (T.) 

2.  Le  professeur  de  Felice  a  public,  en  1768,  une  nouvelle  suite  du  Droit  de 
la  nature  et  des  gens,  de  Burlamaqui.  Get  ouvrage,  compos(i  de  liuit  yolumea 
in-S",  est  rechercW.  (B.) 


OCTOBRE  1766.  U7 

raient  ^tre  un  des  plus  giaiids  livres  et  des  plus  int6ressants 
dont  un  homme  de  g6nie  piit  enrichlr  notre  si6cle.  Mais  rhoinme 
que  je  deniande  n'est  certainement  pas  M.  Robert  de  Vau- 
gondy,  quoiqu'il  viemie  de  publier  des  Imtitutions  g^ogra- 
phiques  en  un  gros  volume  grand  in-8**  de  pr6s  de  quatre  cents 
pages,  et  qu'il  soil  d'ailleurs  qualifi^  de  g(?ographe  ordinaire 
du  roi  et  du  feu  roi  Stanislas  de  Pologne.  11  a  beau  expliquer 
la  sphere,  trailer  des  pdles  et  des  zones,  je  vous  jure  qu'il  ne  se 
doute  pas  de  Tinfluence  de  tel  vent,  de  telle  montagne,  de  telle 
for^t,  de  tel  fleuve  sur  les  mcBurs,  le  g6nie,  la  morale,  les  pre- 
jug6s,  le  gouvernement  d'un  peuple;  et  lui,  M.  Robert  de  Vau- 
gondy,  et  le  r6collet  Fortunato  Felice,  et  bien  d'autres  plus 
merveilleux  qu'eux,  seraient  fort  ebahis  de  voir  des  institutions 
g^ographiques  devenir  un  cours  de  morale  et  de  politique. 

—  Le  Recueil  necessaire  ne  consiste  que  dans  un  seul 
volume  grand  in-8"  qui  porte  sur  le  titre  le  nom  de  Leipsick  et 
I'annee  1765.  Ce  volume  a  trois  cent  dix-huit  pages.  On  y  trouve 
d'abord  une  analyse  de  la  religion  chretienne,  attribute  par  les 
6diteurs  k  Dumarsais.  On  m'a  assure  que  ce  niorceau  se  trouve 
depuis  plusieurs  annees  dans  le  portefeuille  des  curieux  en  ma- 
nuscrit.  Je  ne  I'avais  jamais  vu.  Je  ne  sais  s'il  est  elTectivement 
de  Dumarsais,  mais  je  pense  que  le  palriarche  I'a  au  moins  for- 
tement  retouch^.  On  y  lit  ensuite  le  Vicaire  Savoyard,  tir6  de 
VEmile  de  Jean- Jacques  Rousseau.  Ensuite  le  Catdchismc  de 
Vhonnite  homme ^  ou  Dialogue  entre  un  caloyer  el  un  homme  de 
bien.  Ensuite  le  Sermon  des  cinquante,  prononce  a  Berlin  pen- 
dant le  s6jour  du  patriarche  k  la  cour  du  roi  de  Prusse.  Le 
patriarche  pretend  que  ce  monarque  lui  avait  promis  d'abolir  la 
religion  chretienne  dans  ses  l^tats,  et  qu'il  lui  a  manqu6  de  parole ; 
c'est  \k  son  grand  grief  centre  le  philosophe  couronne.  Aprfes  le 
sermon,  on  lit  XExamen  important^  par  milord  Bolingbroke.^ 
Get  examen  est  tout  entier  du  patriarche,  et  c'cst  un  traite 
complet  de  pr6s  de  cent  quarante  pages.  U  contient  I'histoire  du 
christianisme  depuis  son  origine  jusqu'aux  temps  de  Th^odose, 
avec  un  examen  tr6s-naif  et  trfes-impartial  des  preuves  sur  les- 
quelles  se  fondenl  ses  defenseurs,  et  de  la  conduite  que  ses 
sectateurs  ont  tenue  dans  tous  les  temps.  C'est  toujours  milord 
Bolingbroke  qui  parle  et  qui  6crit  pour  les  Anglais.  Apr6s  ce 
trait6  int6ressant,  on  lit  une  lettre  de  ce  m^me  milord  Boling- 


l/,8  CORRESPONDANGE   LITTl^RAIRE. 

broke  a  milord  Gornsbury,  son  ami,  dans  laquelle  il  ^pluche  un 
peu  les  apologistes  de  la  religion  chretienne  da  siecle  precedent, 
comme  Pascal,  Abadie  et  surtout  le  cel^bre  Grotius  avec  son 
traite  de  la  VdriU  de  la  religion  chretienne ',  cet  illustre  savant 
y  est  assez  malmen6.  Le  Recueil  nicessaire  est  termini  par  un 
Dialogue  du  douteur  et  de  Vudorateur;  un  autre  entre  Epic- 
tc'te  mouranl  et  son  fils,  et  enfin  des  Id^es  dHachees  tirees  de 
La  Mothe  Le  Vayer.  Je  n'ai  pas  les  ouvrages  de  celui-ci  assez 
presents  pour  savoir  si  ces  idees  lui  appartiennent  effective- 
ment.  Elles  ressemhlent  assez  a  ses  opinions  par  le  fond,  mais 
le  style  me  fait  croire  que  la  redaction  en  appartient  au  pa- 
triarche.  Quant  aux  derni^res  paroles  d'^pictete  a  son  fils  sur  la 
secte  naissante  des  chretiens,  c'est  un  beau  sujet  bien  manqu6. 
II  n'y  a  ni  gravite,  ni  dignite,  ni  meme  philosophie  dans  ce 
morceau.  Gela  est  ecrit  sans  suin,  comme  cela  s'est  presente 
au  bout  de  la  plume,  et  comme  il  arrive  presque  toujours  au 
patiiarche  de  faire  depuis  nombre  d'annees;  mais  il  n'etait  pas 
en  train,  comme  on  dit,  quand  il  a  6crit  ce  dialogue,  qui,  d'ail- 
leurs,  n'etait  pas  une  affaire  de  verve  et  de  folie,  comme  une 
lettre  de  Govelle,  mais  de  philosophie  serieuse  :  car  le  person- 
nage  d'lSpict^te,  conversant  dans  ses  derniers  instants  avec  son 
fils,  est  trop  grave  et  trop  important  pour  le  faire  jaser  d'une 
maniere  aussi  frivole  et  aussi  superficielle.  Le  grand  defaut  du 
Recueil  ndcessaire^  c'est  le  rabachage  :  chaque  morceau  dont  il 
est  compose  n'est  pour  ainsi  dire  que  la  repetition  du  meme 
fond  d'idees  qui  se  trouve  clans  les  autres.  Le  zele  apostolique 
dont  le  grand  patriarche  est  poss^de  lui  fait  regarder  toutes  ces 
repetitions  comme  trfes-utiles  au  progres  de  la  raison,  parce 
qu'il  est  des  esprits  lents  qui  ne  sen  tent  la  force  d'un  argument 
qu'a  force  de  le  remacher;  mais  en  ce  cas  il  ne  faut  pas  ramas- 
ser  tous  ces  morceaux  dans  le  meme  recueil,  sans  quoi  la  lec- 
ture en  devient  a  la  longue  fastidieuse.  Au  reste,  apres  le  Chris- 
tianisme  dcvoiU,  tout  ce  Recueil  necessaire  n'est  que  de  I'eau 
de  rose. 

—  On  pretend  qu'il  vient  de  sortir  de  la  meme  fabrique 
trois  dialogues  imprimes  dont  le  sujet  promet  de  I'interet* :  le 
premier,  entre  le  comte  de  Lally  et  Socrate ;  le  second,  entre 

\.  Ces  dialogues  sont  inconnus. 


OCTOBRE  1766.  U9 

Prostrate,  qui  brula  le  temple  de  Diane,  et  cet  infortun6  chevalier 
de  La  Barre,  d6capit6  il  y  a  trois  mois  k  Abbeville  par  arr6t  dii 
Parleinent,  pour  avoir  pass6  k  vingt-cinq  pas  de  la  procession 
du  saint  sacrement  sans  dler  son  chapeau ;  le  troisifeme,  entre 
M.  de  La  Chalotais  et  Caton.  Je  ne  dis  pas  que  ces  litres  ne 
resseniblent  aux  rubriques  de  la  fabrique,  mais  je  n'ai  encore 
rencontr(^  personne  de  ma  connaissance  qui  ait  vu  ces  trois 
dialogues. 

—  On  vient  d'imprimer  une  6pltre  en  vers  assez  considerable, 
de  feu  M.Guymond  de  La  louche,  auteurd'unetragedie  dUIphi- 
gMie  en  Tauride  qui  eut  du  succ^s,  il  y  a  huit  ou  neuf  ans, 
mais  sans  rester  au  theatre.  Cette  epitreapour  titre  les  Sonpirs 
du  CloUre^  ou  le  Triomphe  du  fanatismc^.  L'auteur  avait  ete 
j6suite,  et  cette  celebre  soci6t6  n'est  pas  flattee  dans  ses  vers, 
Cet  Guvrage  manque  de  facility  et  de  grace.  On  le  lit  sans  inlerfit 
et  sans  attrait.  J'en  dis  autant  de  V^pilre  d,  I'nmitiS,  qui  etait 
connue  et  qu'on  a  mise  a  la  suite.  M.  Guymond  de  La  louche 
est  mort  il  y  a  dejk  quelques  annees  a  la  fleur  de  son  age. 

—  M.  Contant  d'Orville  est  arrive  depuis  quelque  temps  de 
Russie  avec  le  projet  de  s'enrichir  en  faisant  le  metier  d'auteur. 
Je  crains  qu'il  n'ait  fait  une  mauvaise  speculation.  11  a  debute 
par  publicr  un  Voltaire  portntif^  c'est-i-dire  une  compilation 
de  diflerents  passages  desecrits  de  cet  illustre  philosophe  ranges 
sous  dilFerents  titres.  II  vient  de  donner  deux  romans  pieins  de 
catastrophes  et  d'^venements  tragiques.  L'un  s'appelle  la  Desti' 
nh^  ou  Mimoires  de  lord  Kilmarnof,  Iraduit  de  I'anglais  de 
miss  Woodwill.  Deux  parties.  L'autre  est  le  Mariage  du  sih-le, 
ou  Lettres  de  madame  la  comtesse  de  Castelli  d  madame  la 
haronne  de  FrMlle.  Deux  parties  aussi.  M.  Contant  d'Orville 
est  arrive  de  quarante  annees  trop  tard.  Les  lecteurs  les  plus 
oisifs  et  les  plus  frivoles  sont  devenus  dilficiles  a  proportion 
que  le  gout  public  s'est  perfectionne. 

—  M.  Ilardion,  ancien  maitre  d'histoire  de  Mesdames  de 
France,  garde  des  livres  du  cabinet  du  roi  et  l'un  des  Quarante 
de  I'Acad^mie  francaise,  est  mort  au  commencement  de  ce  mois 
dans  un  age  fort  avance.  Ce  M.  Hardion  6tait  un  de  ceux  dont 
Piron  disait  autrefois  :  «  Savez-vous  bien  que  ces  Quarante  ont 

1.  Londres,  1765,  in-8». 


150  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

cle  I'esprit  comme  quatre  ?  »  II  a  ecrit  une  Histoire  h.  Vusage 
des  enfmits  de  France.  Ah  I  quelle  histoire  et  quel  precepteur  1 
Ce  que  M.  Hardion  a  fait  de  plus  memorable  dans  sa  vie,  c'est 
de  laisser  une  place  vacante  a  I'Academie  pour  M.  Thomas ; 
encore  ne  s'en  est-il  avise  que  le  plus  tard  qu'il  a  pu. 

—  L'infatigable  et  redoutable  M.  Eidous  vient  de  publier  une 
Histoire  naturelle  et  civile  de  la  Calif ornie^  enrichie  de  la  carte 
du  pays  et  Iraduite  de  Vanglais.  Trois  volumes  in-12,  cha- 
cun  de  pres  de  quatre  cents  pages.  Cette  histoire  m^rite  d'etre 
recherchee  parce  qu'elle  est  la  seule  que  nous  ayons  d'un  pays 
digne  de  notre  curiosite  a  divers  egards,  et  entre  autres  par  les 
etablissements  que  les  j^suites  y  ont  fails  a  I'imitation  de  leurs 
etablissements  au  Paraguay.  C'est  bien  dommage  que  M.  Eidous 
soit  un  si  horrible  charpentier.  11  pouirait  6tre  utile  s'il  avait 
un  peu  de  correction  et  qu'il  voulut  prendre  soin  de  ses  tra- 
ductions. Je  crois  qu'il  ne  lui  faut  que  quinze  jours  pour  tra- 
duire  un  volume,  et  il  n'y  a  rien  qui  n'y  paraisse,  car  ce  qu'il 
fait  est  a  peine  lisible.  L'abbe  Prevost  traduisait  aussi  a  la  toise ; 
c'etait  un  Gic6ron  aupres  de  cet  Eidous,  qui  nous  assommera  cet 
hiver  sous  le  poids  de  ses  volumineuses  productions. 

—  Je  soupconne  aussi  M.  Eidous  de  nous  avoir  affubles 
d'une  nouvelle  traduction  du  roman  anglais  de  Lucie  Wellers, 
que  M.  le  marquis  de  La  Salle  avait  traduit  et  public,  il  y  a 
trois  ou,  quatre  mois.  Apparemment  que  M.  Eidous,  gagne  de 
Vitesse  par  son  rival,  n'a  pas  voulu  perdre  un  travail  trop 
avanc6.  Les  deux  traducteurs  ecrivent  aussi  bien  I'un  que 
I'autre,  et  I'original  qu'ils  ont  choisi  m^ritait  k  peine  les  hon- 
neurs  de  la  traduction. 

—  M.  Guyard  de  Berville  a  rajeuni,  il  y  a  quelques  annees, 
le  style  de  1' histoire  du  cel^bre  chevalier  Bayard.  II  vient  de 
donner  V Histoire  de  Bertrand  du  Guesclin,  comte  de  Longue- 
ville,  connHable  de  France,  en  deux  volumes  in-12,  faisant 
ensemble  plus  de  douze  cents  pages.  On  ne  pent  reprocher  a 
M.  Guyard  de  Berville  le  choix  de  ses  sujets.  Le  chevalier 
Bayard  et  Bertrand  du  Guesclin  etaient  des  sujets  dignes  de 
Plutarque.  Je  me  suis  fait  representer  I'extrait  baptistere  de 
M.  Guyard  de  Berville  dans  I'esperance  de  lui  trouver  Plu- 
tarque pour  parrain ;  mais  je  me  suis  tromp6. 

• —  II  vient  de  paraitre,  en  pays  etranger,  sous  le  titre  de  la 


OCTOBRE  17G6.  151 

ville  de  Liege,  une  rapsodie  intituU'ie  M^moirc.s  de  mndamc  la 
marquise  de  Pompadour^  Merits  par  ellr-mCme.  Cela  n'est  pas 
in6me  assez  bon  pour  pouvoir  6tre  attrihiie  au  grand  Maubcrt, 
ex-capucin  et  protonotairepnvilegi6  et  expert  pour  les  Testaments 
ot  Memoires  politiques  posthumes  des  princes,  ministres,  mal- 
tresses  et  autres  personnes  d'ttat.  Un  polisson  qui  aurait  pass6 
sa  vie  dans  les  cafes  de  Paris,  et  rania?s6  les  oui-dire  qui  s'y 
debitont,  aurait  fait  un  clief-d'oeuvre  en  comparaison  de  cette 
pitoyable  rapsodie,  qui  ne  pent  seiTir  qu'^  ramusement  des 
antichambres. 

—  M.  Tannevot,  qui  se  qualifie  d'ancien  premier  commis  des 
finances,  vient  de  publier  ses  Pohics  direrseft  en  trois  petits 
volumes.  Ces  enfants  de  son  loi>ir  ne  demandent  qu'4  vivre  k 
nos  depens,  et,  si  nous  y  consentons,  ils  auront  bientot  fr^res 
et  socurs.  M.  Tannevot  s'est  essaye  dans  tous  les  genres,  depuis 
la  tragedie  jusqu'a  I'impromptu.  II  faut  faire  relier  les  poesies 
de  M.  Tannevot  avec  les  poesies  de  M.  de  Cheneviferes,  premier 
commis  de  la  guerre,  et  presenter  requite  a  nos  ministres  pour 
qu'ils  emploient  mieux  leurs  commis  et  ne  leur  menagent  pas 
im  loisir  qui  ne  sert  qu'a  ennuyer  le  public. 

—  M.  Mercier,  qui,  pour  n'etre  pas  premier  commis,  n'en 
est  pas  moins  obscur,  vient  de  faire  imprimer  une  Ilistoire 
d'lzrrben,  poete  arabe.  Traduction  pretendue  de  I'arabe. 
Volume  in-12  de  plus  de  deux  cents  pages.  M.  Mercier  a  voulu 
repr6senter  un  poete  dans  differentes  situations,  et  en  saisir  le 
ridicule  sans  fiel  et  sans  aigreur.  Ainsi  le  poete  arabe  a  tous  les 
accidents  d'un  poete  fran^ais.  M.  Mercier  est  uq  plat  et  insipide 
satirique.  U  nous  menace  de  X Ilistoire  dun  philosophe  arabe. 
Ce  sera  bien  pis  encore. 

—  Si  nous  ne  devenons  pas  savants,  il  y  aura  du  malheur, 
ct  ce  ne  sera  pas  faute  de  secours.  M.  I'abbe  Lyonnais,  dont  je 
n'ai  jamais  entendu  parler,  teni  a  notre  ignorance  une  main 
secourable.  II  propose  par  souscripiion  des  Tablettes  historiques, 
g^nMlogiques  et  chronologiques  de  tous  les  pays  et  de  tous  les 
peuples.  11  compte  renfermer  toutes  ces  counaissances  en  cent 
cartes  gravees,  chacune  de  deuxpieds  de  hauteur,  sur  lesquelles 
on  trouvera,  dans  un  grand  cartouche  orn(^  de  figures  histo- 
riques,  une  description  geographique  et  un  precis  historique  du 
pays  dont  il  sera  question,  des  mocurs  et  des  coutumes  de  ses 


152  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

habitants,  avec  des  remarques  sur  les  gouvernements  et  I'admi- 
nistration  des  princes  et  autres  personnes  illustres,  dont  les 
principales  actions  seront  presentees  en  d' autres  cartouches, 
ranges  en  forme  d'arbre  g^nealogique.  Les  souscripteurs  paye- 
ront  vingt  sols  par  carte,  et  les  autres,  dix  de  plus.  G'est  bien 
dommage  que  toutes  ces  belles  entreprises,  qui  ont  si  bon  air 
dans  un  prospectus,  s'executent  avec  la  derniere  negligence. 

—  On  vient  de  proposer  au  public  une  autre  insigne  compi- 
lation. Elle  doit  paraitre  en  six  volumes  de  difT^rents  formats  et 
sur  papiers  de  dilTerentes  grandeurs,  et  porter  le  titre  :  VEurope 
illustre,  ouvrage  conienant  les  portraits  et  les  vies  abr^gies  des 
souverains^  des  princes^  des  minisires^  des  g^ndraux,  des  ma- 
gistrats,  des  2Jrelats,  des  savants,  des  artistes  et  des  dames  qui 
SB  sont  distingues  en  Europe  depuis  le  xv*  sihle  jusqu  d.  present. 
La  France,  I'Espagne,  I'ltalie,  la  Savoie,  I'Angleterre,  la  Hol- 
lande,  I'Allemagne,  le  Nord,  etc.,  preteront  leurs  grands 
hommes  au  burin  de  nos  graveurs  et  h  la  plume  de  M.  Dreux 
du  Radier.  Gela  fera  un  des  plus  beaux  fatras  qu'on  ait  vus 
depuis  longtemps.  Je  souhaite  beaucoup  de  souscripteurs  a 
M.  Dreux  du  Radier.  II  pent  compter  que  je  n'en  augmenterai 
pas  le  nombre.  G'est  a  lui  que  nous  devons  plusieurs  volumes 
d' anecdotes  sur  les  vies  des  reines,  regentes  ou  maitresses  de 
France,  et  des  Tablettes  historiques,  autre  insigne  bouquin  qui 
n'a  pas  tout  a  fait  rempli  son  but  :  M.  du  Radier  n'esperait  pas 
moins  que  d'ecraser  VAbr^gd  du  president  Renault.  Ge  sera 
pour  une  autre  fois. 

—  M.  I'abbe  Demanet,  ci-devant  cure  et  aumonier  pour  le  roi 
en  Afrique,  vient  de  publier  une  nouvelle  Histoire  de  VAfrique 
francaise,  enrichie  de  cartes  et  d' observations  astronomiques  et 
g^ographiques,  de  remarques  sur  les  usages^  les  mceurs,  la  reli- 
gion et  la  nature  du  commerce  ghieral  de  cette  partie  du  monde. 
Deux  volumes  in-!2  faisant  ensemble  plus  de  six  cents  pages. 
Dans  le  choix,  j'aimerais  mieux  un  philosophe  qu'un  pretre 
dans  I'emploi  d'historiographe  de  I'Afrique.  M.  le  cure  africain 
deplore  le  sort  de  ces  contr^es,  ou  I'erreur  et  le  mensonge  ont 
etabli  leur  siege,  et  dont  les  peuples  se  voient  engages  h.  la 
suite  d'un  faux  prophete ;  mais,  du  temps  de  leur  plus  grande 
splendeur,  ces  contr^es  etaient  infectees  d' autres  erreurs  et 
d'autres  mensonges,  et  si  M.  le  cure  a  trouve  dans  ses  voyages 


OCTOBRE  1766.  153 

le  pays  oil  la  v6rit6  si6ge  i  cdt6  du  bonheur  et  oh  les  marabouts 
Tie  soient  pas  des  marabouts,  c'est-ti-dire  ou  les  priitres  ne 
soient  ni  fripons  ni  menteurs,  le  philosophe  lul  sera  tr6s-oblig6 
d'en  publier  la  carte  au  plus  vite,  car  ce  sera  k  coup  sftr  une 
decouverte  dont  il  aura  enrichi  la  geographic. 

—  M.  Slgaud  de  La  Fond  est  de  ce  nombreux  detachement 
de  maitres  de  physique  qui  se  trouvent  dans  Paris,  et  qui  sont 
obliges  de  reconnaitre  Tabb^  Nollet  pour  leur  ancien.  Ces  mes- 
sieurs font  pendant  I'hiver  des  cours  publics  de  physique  exp6- 
rimentale  avec  plusou  moins  de  succ^s,  suivant  qu'ils  ont  plus 
ou  moins  de  protection  oude  charlatanisnie.  Autrefois  beaucoup 
de  femmes  assistaient  k  ces  cours ;  mais  la  mode  en  est  pass6e, 
et  d'autres  enfantiilages ont  pris  la  place  de  celui-li.  M.  Sigaud 
de  La  Fond  vient  de  publier  ses  lecons  de  physique  experimen- 
tale  en  deux  volumes  in-12,  avec  des  figures,  faisant  ensemble 
plus  de  neuf  cents  pages.  II  esp^re  sans  doute,  par  cetle  impres- 
sion, donner  plus  de  vogue  a  ses  cours. 

—  On  nous  a  envoy6  de  Suisse  des  Essais  sur  r esprit  de  la 
legislation  favorable  il  I' agriculture,  d.  la  population^  au  com- 
merce, aux  arts,  aux  miHierSj  etc.  Deux  volumes  grand  in-S" 
faisant  ensemble  pr6s  de  six  cents  pages.  Ces  Essais  sont  des 
pieces  couronnees  par  la  Societe  6conomiqiie  de  Berne.  On 
trouve  dans  toutes  ces  pieces  du  raisonnement,  des  connais- 
sances  et  m6me  des  lumi^res;  mais  c'est  une  eirange  folie  que 
de  croire  que  tous  ces  bavardages  des  societes  d'agriculture 
6rig6es  depuis  peu  dans  les  quatre  coins  de  I'Europe  puissent 
jamais  influer  sur  Tameiioralion  de  la  culture  d'un  pays.  Je  lis 
dans  ce  recueil  qu'il  faudrait  etablir  des  chaires  d'agriculture 
dans  les  universites,  et  obliger  les  jeunes  gens,  surtout  ceux 
d'entre  eux  qui  se  destinent  a  la  th6ologie,  d'assister  k  ces 
lecons.  Quel  plat  et  impertinent  bavardage !  Vous  verrez  que 
c'est  dans  le  cabinet  d'un  professeur  que  s'apprendra  le  labou- 
rage,  et  que,  si  la  cultuie  souflre  dans  un  pays,  c'est  parce 
que  le  cultivateur  n'entend  pas  son  metier  et  qu'il  a  besoin 
de  son  cur6  pour  savoir  conduire  sa  charrue. 


154    '  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 


NOVEMBRE. 


1"  novembre  17G6. 

La  question  de  la  legitimite  des  naissances  tardives  est 
devenue,  depuis  quelque  temps,  le  sujet  d'une  querelle  assez 
vive.  J'ai  vu  naitre  cette  dispute.  II  y  avait,  dans  la  maison  que 
j'habite,  un  conseiller  au  parlement  de  Bretagne,  appele  M.  de 
Villeblanche  :  c'est  le  meme  qui  a  pu  prendre  sur  lui  de  faire 
cet  6te  rofifice  de  procureur  general  dans  le  fameux  procfes  de 
M.  de  La  Chalotais.  M.  de  Villeblanche  avait  interet  de  faire 
declarer  batard  un  enfant  n6  dix  mois  et  vingt  jours  apres  la 
mort  de  son  pere.  Cet  enfant,  reconnu  pour  legitime,  enlevait 
une  succession  assez  considerable  a  des  collateraux.  En  conse- 
quence, M.  de  Villeblanche  s'adressa  d'abord  h  des  m^decins  et 
des  chirurgiens,  pour  avoir  des  consultations  conformes  a  ses 
interets.  M.  Louis,  aujourd'hui  secretaire  perpetuel  de  I'Academie 
royale  de  chirurgie,  fut  le  premier  qui  prit  la  plume  contre  la 
legitimite  des  naissances  tardives.  II  condamna  toutes  les  femmes 
du  monde  k  accoucher  au  bout  de  neuf  mois  revolus,  sous 
peine  de  voir  leurs  enfants  declares  batards,  sans  misericorde, 
par  lui,  un  des  plus  illustres  membres  de  I'Academie  de  chirur- 
gie. Je  ne  veux  pas  juger  a  mort  M.  Louis,  ni  imiter  a  son  egard 
la  rigueur  dont  il  use  envers  le  beau  sexe.  Les  femmes  pares- 
seuses  n'ont  pas  beau  jeu  avec  lui,  comme  vous  voyez;  mais  il 
aura  beau  jeu  avec  moi,  parce  que  j'ai  depuis  longtemps  une 
dent  contre  lui  dont  je  dois  me  mefier.  II  avait  opine,  dans  la 
blessure  du  marquis  de  Castries,  pour  I'amputation  du  bras 
cass6  par  un  coup  de  feu,  et  il  avait  condamne  le  malade  a  la 
mort  sous  vingt-quatre  heures,  suppose  que  I'operation  ne  se 
fit  pas  sur-le-champ.  M.  Dufouart,  chirurgien  tres-habile,  qui 
n'^crit  pas  autant  de  Memoires  que  M.  Louis,  mais  qui  opere  et 
conduit  une  blessure  avec  une  habilet^  pen  commune,  Jie  coupa 
pas  le  bras  au  marquis  de  Castries,  le  guerit  de  sa  blessure,  et 
mit  son  confrere  au  desespoir  de  s'^tre  trompe  dans  ses  pro- 
nostics.  C'est  d6ja  assez  mal  de  preferer  I'honneur  de  son 
raisonnement,  vrai  ou  faux,  aux  bras  et  aux  jambes  de  son 


NOVEMBRE   1766.  155 

prochain;  mais  ce  qui  m'a  surtout  brouilI6  avec  M.  Louis,  c'est 
de  le  voir,  durant  loute  la  maladie  de  cet  illustre  blesse,  occupy 
h  lui  Jeter  des  inquietudes  sur  son  6tat,  et  a  lui  faire  entendre 
qu'il  pourrait  avoir  les  suites  les  plus  sinistres.  Tout  cela,  traduit 
en  fran^ais  clair,  signifiait  que  M.  Louis  aurait  fort  d6sir6  que 
]e  marquis  de  Castries  fut  niort  de  sa  blessure  pour  faire  honneur 
k  ses  pronostics.  Cela  peut  prouver  un  grand  attachement  et 
un  grand  amour  pour  ses  idees ;  mais  cela  ne  prouve  pas  un 
grand  fonds  d'honn6tet6.  J'ai  aussi  une  grande  antipathie  pour 
les  gens  qui  passent  leur  vie  k  6crire  sur  des  arts  qui  ne 
s'acqui^rent  qu'a  force  d'exercice.  L'hommesuperficiel  bavarde; 
Thomme  profond  n'en  a  pas  le  temps  :  il  op^re,  il  agit;  il  ne 
parle  que  dans  ces  occasions  rares  oii  il  a  des  choses  neuves  et 
sures  a  annoncer.  II  est  vrai  que,  moyennant  cette  methode,on 
ne  Irouve  pas  son  nom  imprim6  tons  les  mois  dans  vingt-cinq 
journaux,  et  qu'apr6s  tout,  le  plus  sur  est  de  dire  beaucoup  de 
bien  de  soi,  et  de  le  r^peter  tant  qu'on  peut,  parce  qu'a  force 
de  le  dire,  on  le  persuade  toujours  k  quelqu'un,  et  que  cela  fait 
quelque  elTet  k  la  longue  ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'un 
homme  superieur  dedaigne  ces  artifices.  Ge  qui  a  acheve  de 
barbouiller  M.  Louis  dans  mon  esprit,  c'est  d'avoir  oui  dire  k 
des  chirurgiens  tr6s-celebres,  tr6s-experim3ntes,  et,  qui  plus 
est,  tr6s-honn6tes,  que  ce  qu'il  a  ecrit,  il  y  a  quelques  annees, 
sur  une  nouvelle  methode  k  tenir  dans  I'amputation  de  la  culsse, 
etait  absolument  faux.  lis  pretendent  que  les  nerfs  ne  se  retirent 
pas  de  la  mani6re  dont  il  le  dit,  et  que  par  consequent  tout 
I'edifice  sur  lequel  il  pose  sa  th^orie  n'est  qu'un  tas  de  suppo- 
sitions et  de  faussetes  dangereuses.  Quand  je  vois  que  I'envie 
de  faire  des  d^couvertes  fait  tenter  des  moyens  aussi  blamables 
dans  des  choses  de  cette  importance,  qui  interessent  la  surete 
publique,  et  qui  peuvent  induire  en  erreur  les  jeunes  el^ves  de 
chirurgie  disperses  dans  toute  I'Europeet  justement  s6duiLs  par 
I'autorit^  d'un  homme  c6lebre,  je  deviens  implacable. 

M.  Louis,  dans  1' opinion  qu'il  a  embrassee  sur  les  naissances 
tardives,  a  encore  le  malheur  de  se  trouver  d* accord  avec  les 
gens  de  sa  profession  les  plus  decries  du  c6te  de  la  probite. 
L'iiiustre  Bouvart,  k  qui  personne  ne  dispute  I'avantage  d'etre 
un  des  plus  malhonn^tes  hommes  de  Paris,  consult^  sur  le 
procfes  de  Bretagne,  a  ^crit  contre  la  logitimite  des  naissances 


156  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

tardives.  II  permet  pourtant  aux  femmes  d'accoucher  en  tout 
honneur  au  bout  de  dix  mois  et  dix  jours.  Ainsi  le  medecin 
Bouvart  est  pourtant  moins  severe  que  le  chirurgien  Louis. 
Enfin  Astruc,  dont  le  seul  nom,  malgr6  son  grand  savoir,  est 
devenu  injurieux  pour  un  homme  d'honneur ;  I'honnete  Astruc, 
peu  de  temps  avant  de  mourir,  a  aussi  traite  la  question  des 
naissances  tardives  dans  son  Essai  sur  les  maladies  des  femmes, 
et  s'est  range  du  cote  de  son  illustre  confi-^re  Bouvart.  Pendant 
que  ces  messieurs  condamnaient  ainsi  les  femmes  paresseuses  et 
tardives,  celle  qui  leur  avail  fourni  I'occasion  de  deployer  leur 
sev6rit6  mourut  en  Bretagne  avant  le  jugement  definitif  du 
proces  qu'on  lui  avait  suscit6. 

Je  pardonne  h  MM.  Astruc,  Bouvart  et  Louis  d'avoir  d^rai- 
sonne  sur  cette  question  avec  tant  d'assurance,  et  meme  d'avoir 
manque  a  la  probite  si  le  cas  y  est  echu,  puisqu'ils  nous  ont 
procure  un  excellent  ouvrage  intitule  Recueil  de  pieces  relatives 
d.  la  question  des  naissances  tardives,  en  deux  parties,  grand  in-8®, 
par  A.  Petit,  de  I'Academie  royale  des  sciences,  docteur  regent 
de  la  Faculte  de  m^decine  de  Paris. 

M.  Lebas,  chirurgien,  6crivit  le  premier  pour  la  legitimite 
des  naissances  tardives.  M.  Petit,  consultesur  la  meme  question, 
se  declara  pour  le  sentiment  de  M.  Lebas.  L'autorite  de  cet 
illustre  et  savant  medecin  devait  etre  d'un  tr6s-grand  poids. 
Non-seulementc'estun  des  plus  grands  anatomistes  du  royaume, 
mais  il  a  suivi  et  pratique  longtemps  lui-m6me  I'art  des  accou- 
chements,  et  avait  par  consequent  fait  une  etude  particuli^re  de 
cette  partie  de  la  science.  II  donna  cependant  sa  consultation 
sans  attaquer,  sans  nommer  meme  les  personnes  d'un  avis 
contraire.  L'aimable  M.  Bouvart,  entraine  par  la  douceur  ordi- 
naire de  son  caract^re^  fit  une  reponse  pleine  d'injures  a  un 
homme  qui  ne  lui  avait  pas  seulement  parle.  Ce  precede 
malhonn^te,  soutenu  par  feu  M.  Astruc,  piqua  M.  Petit;  etquand 
un  homme  de  grand  m6rite  s'avise  de  mettre  ses  ennemis  en 
poussiere,  cet  acte  de  justice  tourne  oidinairement  au  profit  de 
la  science.  On  pent  compter  le  Recueil  de  pieces  que  M.  Petit 
vient  de  publier  au  nombre  des  meilleurs  ouvrages  qui  aient 
paru  depuis  plusieurs  annees.  La  liste  en  est  bien  courte  en 
France,  oii,  dans  une  periode  de  trois  ou  quatre  annees,  il  paratt 
bien  une  foule  incroyable  de  brochures,   mais  a  peine  un  seul 


NOVEMBHE  176G.  157 

livre  qui  reste.  Gelui  de  M.  Petit  lestera.  11  n'est  pas  seulenient 
pr6cieux  aux  gens  de  I'art  et  du  metier,  il  est  encore  inslructif 
et  amusant  pour  tous  ceux  qui  aiment  k  reflechir  et  i  porter 
lours  vues  sur  des  oi)jeis  interessants ;  et,  quoiqu'il  soit  ecrit  un 
peu  longuement,  il  peul  6ire  regarde  comme  un  chef-d'oeuvre 
de  logique,  comme  le  module  d'une  excellente  critique,  pleine 
de  sel  et  de  plaisanteries  sans  emportement,  et  sans  sortir  des 
bornes  du  respect  qu'un  honnSte  homme  se  porte  k  lui-m6me, 
quelque  droit  que  son  adversaire  lui  ail  donnesur  lui.  La  maniere 
de  M.  Petit  est  tr6s-piquante  ;  il  met  son  homme  en  poudre  avec 
autant  de  fermet6  et  de  franchise  que  de  politesse,  en  lui  faisant 
des  compliments  tr6s-plaisants.  II  transpire  d'ailleurs,  de  tout 
ce  qu'il  ecrit,  une  odeur  d*honn6te  homme  precieuse  au  lecteur, 
et  qui  le  lie  d'amiiie  avec  son  auteur.  Je  n'ai  jamais  vu  M.  Petit, 
mais  son  ouvrage  m'inspire,  sans  y  tacher,  un  fort  penchant 
pour  lui.  On  sent  que  cet  homme  n'a  k  coeur  que  la  verite  et 
le  progrfes  de  la  science,  qu'il  ecrit  sans  prevention  et  sans 
autre  interet,  qu'il  n'estime  pas  une  id6e  parce  qu'elle  est  la 
sienne,  mais  parce  qu'il  la  croit  vraie  et  utile,  et  qu'il  revicn- 
drait  sur  ses"  erreuis  avec  la  m^me  franchise  avec  laquelle  il 
attaque  les  erreurs  des  autres.  De  tels  homines  sont  excessive- 
ment  rares  parmi  les.physiciens  et  m6me  parmi  les  phiiosophes. 
J'ai  dit  qu'on  pent  encore  regarder  I'ouvrage  de  M.  Petit  comme 
un  chef-d'oeuvre  de  logique  et  de  raisonnement,  et  comme  le 
module  d'un  ecrit  polemique.  Ces  modeles  sont  aussi  fort  rares. 
Beaucoup  de  gons  savent  faire  un  tissu  de  sophismes,  et  jeter 
de  la  poudre  aux  yeux  de  ces  lecteurs  superficiels  qui  se  laissent 
seduire  par  une  tournure  et  perdent  de  vue  le  fond;  mais  I'art 
de  raisonner  d'une  maniere  juste,  droite  et  lumineuse,  est 
excessivement  rare.  Ainsi,  quand  I'ouvrage  de  M.  Petit  n'inte- 
resserait  pas  par  un  sujet  en  lul-m^me  trfes-interessant,  il  atta- 
cherait  encore  par  la  maniere  dont  ce  sujet  est  traite. 

La  premiere  pi6ce  de  ce  Recueil  est  un  Memoire  sur  la  cause 
et  le  mecanisme  de  I'accouchement.  Pour  savoir  si  les  naissances 
tardives  sont  possibles,  il  faut  necessairement  connaitre  la  cause 
et  le  mecanisme  de  la  naissance  de  I'homme  en  g6n6ral.  Ainsi 
M.  Petit  commence  par  les  developper.  11  prouve,  ce  me  semble, 
sans  r^plique,  que  Taction  de  I'accouchement  s'op6re  par  une 
contraction  de  la  matrice,  sans  que  I'enfant  y  concoure  en 


158  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

aucune  mani^re.  II  expose  Texistence,  le  mecanisme  et  la 
necessite  de  cette  contraction,  et  il  explique  tous  les  pheno- 
menes  de  Taccouchement,  d'apres  sa  doctrine,  avec  une  extreme 
facilite.  Je  ne  suis  pas  assez  savant  pour  dire  si  la  theorie  de 
M.  Petit  est  absolument  neuve  ;  mais,  si  elle  lui  appartient,  on 
ne  pourra  s'empecher  de  le  mettre  sur  la  ligne  des  plus  illustres 
m6decins  de  notre  temps.  Tout  s'y  explique  d'une  mani^re  aussi 
ing6nieuse  que  simple  et  naturelle,  et  je  crois  ce  M^moire  du 
petit  nombre  de  ces  ecrits  faits  pour  reunir  le  suffrage  et  des 
medecins  savants  et  integres  et  de  tous  les  esprits  justes. 

Apres  ce  Memoire,  on  lit  des  observations  sur  ce  que 
M.  Astruc  a  ecrit  centre  les  naissances  tardives.  M.  Petit  le 
traite  avec  de  grands  egards,  comme  un  savant  m^decin,  tout 
le  monde  en  tombe  d' accord,  mais  de  plus  comme  un  trfes- 
honnete  homme,  ami  du  vrai,  dont  I'esprit  n'a  jamais  ete  offus- 
que  par  les  nuages  du  sot  orgueil,  de  la  basse  envie,  ni  par  les 
prestiges  de  la  stupide  preoccupation  ou  la  maussaderie  de 
rhumeur...  Ah!  monsieur  Petit,  vous  etes  malin !  Vous  voulez 
que  nous  reconnaissions  M.  Astruc  a  ce  portrait  ?  Eh  bien,  oui, 
tout  Paris  crie  qu'il  a  ete  bien  exactement  le  contraire  de  tout 
cela,  et  vous,  pauvre  innocent  que  vous  6tes,  vous  avez  ete  tout 
seul  la  dupe  d'un  hypocrite  qui  n'a  pu  tromper  personne?  Ah! 
monsieur  Petit,  vous  ne  valez  rien,  et,  aprfes  avoir  traits  cet  ami 
du  vrai  avec  les  plus  grands  egards,  vous  le  battez  a  plate 
couture.  Quant  a  ce  point,  il  n'y  a  rien  a  dire. 

Le  troisi^me  morceau  est  la  consultation  que  M.  Petit  a 
donnee  en  faveur  de  la  legitimite  des  naissances  tardives.  Gette 
consultation  n'est  qu'une  suite  de  consequences  simples  et 
claires  de  son  premier  Memoire.  L'auteur  prouve  qu'il  est 
absurde  de  dire  qu'un  fait  est  contre  nature  quand  la  reality 
de  ce  fait  est  prouvee,  parce  qu'il  existe  en  vertu  de  lois  aussi 
necessaires  que  le  fait  le  plus  commun.  Ainsi,  ce  qui  est  rare,  et 
ce  qui  est  ordinaire  et  commun,  est  egalement  dans  I'ordre 
naturel.  Toute  cette  consultation  est  d'un  tr6s-bon  physicien, 
d'un  tres-bon  philosophe,  d'un  excellent  esprit. 

La  seconde  partie  de  ce  Recueil  est  tout  entiere  consacree 
a  la  correction  de  M.  Bouvart.  Gelui-ci  s'etait  avis6  de  faire  une 
critique  pleine  de  fiel  et  d'injures  de  la  consultation  precedente.  • 
II  n'a  pas  seme  en  terre  ingrate  cette  fois-ci.  II  n'a  pas  const- 


NOVEMBRE   1706.  159 

derd  non  plus  qu'un  sanglier,  quelque  saiiglier  qu'il  soit,n'a  pas 
beau  jeu  avec  un  Hercule,  parce  que  I'llercule  met  le  sanglier 
en  pieces.  Ce  Bouvart,  si  hargneux,  si  mediant,  si  redoulable, 
fait  presque  pitit^  en  sorlant  des  mains  de  M.  Petit.  On  voit 
qu'il  n'a  fait  qu'amasser  un  tas  d'inepties,  et  qu'il  a  compte  que 
son  ton  rogue  et  decide  les  ferait  passer.  II  est  tombe  en  bonnes 
mains.  II  y  a,  je  crois,  peu  d'hommes  en  etat  de  vous  depecer 
ua  raisonnement  et  d'en  montrer  le  faible  ou  le  faux  d'une 
mani6re  plus  piquante  que  M.  Petit.  11  a  d'ailleurs  une  fermete 
et  une  caussticite  qui,  combln^es  avec  cette  odeur  de  probite  et 
d'honn^tete  dont  j'ai  parle,  donnent  a  son  ecrit  un  caractere 
tout  a  fait  precieux. 

M.  Bouvart  a  tr6s-mal  fait  de  s'attaquer  a  son  confrere 
M.  Petit.  Nous  croyions  jusqu'i  present  que,  s'il  etait  un  homme 
dur,  injuste,  envieux,  sournois  et  mediant,  il  etait  du  moins 
assez  bon  mededn,  assez  savant  physiden  et  passable  philo- 
sophe.  iNous  ne  pouvons  nous  cacher,  apr^s  la  lecture  de  ce 
Recueil,  que  M.  Bouvart  n'est  rien  moins  que  cela;  et  il  est 
actuellement  prouve  qu'on  peut  6tre  un  trfes-mechant  et  tr^s- 
pauvre  homme  tout  ensemble.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  lui  avons 
toujours  cette  veritable  obligation  d'avoir  assez  emu  la  bile  a 
M.  Petit  pour  I'engager  a  prendre  la  plume  et  a  developper  une 
matifere  interessante  d'une  mani^re  neuve,  profonde  et  philo- 
sophique. 

—  Puisque  nous  en  sommes  sur  le  chapitre  de  ceux  qui 
aiment  la  verite  pour  elle-mfime,  il  est  bien  juste  de  parler  de 
M.  de  La  Gondamine.  li  y  a  des  gens  dont  I'etoile  soulient  un 
caractere  de  singularite  jusqu'^  la  fin.  Ce  pauvre  La  Gondamine, 
qu'on  a  appele  le  syndic  des  insupportables,  parce  qu'il  est 
sourd  et  curieux  a  I'excfes,  deux  qualit^s  qui  ne  s'entr'aident 
guere,  et  qui  le  rendent  fatigant  k  tous  ceux  qui  sont  etrangers 
a  la  veritable  commiseration,  se  trouve  attaque  d'une  maladie 
extraordinaire.  Elle  consiste  dans  une  insensibilite  repandue 
sur  toutes  les  extremites  de  son  corps,  quoiqu'il  se  porte 
d'ailleurs  parfaitement  bien.  Ainsi,  il  marche  sans  sentir  ses 
pieds,  il  s'assied  sans  sentir  ses  fesses.  On  les  lui  frotte  avec  les 
brosses  les  plus  dures,  jusqu'ci  I'^corcher,  et  il  sent  a  peine  uii 
16ger  chatouillement.  Gomme  il  est  naturellement  distrait,  il  lui 
arrive  cent  aventures  avec  celte  nouvelle  infirmity,  11  se  couche. 


160  CORRESPONDANCE   LITT^RATRE. 

par  exeinple,  avec  ses  pantoudes,  croyant  les  avoir  quittees. 
M.  Tronchin,  consulte  par  le  malade,  lui  a  fait  sentir  que  son 
etat  etait  une  suite  necessaire,  et  par  consequent  irremediable, 
de  la  vieillesse  d'un  corps  use  par  les  travaux  et  les  fatigues  de 
toute  esp6ce,  meme  du  plaisir.  II  lui  a,  en  consequence,  ordonne 
beaucoup  de  menagements  et  point  derem^des,  et  lui  a  d'ailleurs 
interdit  toute  espfece  d'exercice  violent,  d'application,  et  surtout 
le  devoir  conjugal.  Peu  de  personnes,  en  elTet,  ont  essuye  et 
supporte  des  fatigues  plus  etonnantes  que  M.  de  La  Condamine. 
Apr6s  I'arret  de  defense  pronoiice  par  M.  Tronchin,  le  malade 
a  chants  son  iiifortune  dans  les  vers  suivants  : 

J'ai  lu  que  Daphn6devint  arbre, 
Et  que,  par  un  plus  triste  sort, 
Niob6  fut  changee  en  marbre. 
Sans  etre  Tun  ni  Tautre  encor, 
Deji  mes  fibres  se  roidissent; 
Je  sens  que  mes  pieds  et  mes  mains 
Insensiblement  s'engourdissent, 
En  d6pit  de  I'art  des  Tronchins. 
D'un  corps  jadis  sain  et  robuste, 
Qui  bravait  saisons  et  climats, 
I.es  vents  brulants  et  les  frimas, 
II  ne  me  reste  que  le  bu^te. 
Malgr6  mes  ncrfs  demi-perclus, 
Destin  auquel  je  me  r6signe, 
De  la  sante,  que  je  n'ai  plus, 
Je  conserve  encore  le  signe. 
Mais  las  !  je  le  conerve  en  vain  : 
On  me  defend  d'en  faire  usage; 
Ma  moiti6,  vertueuse  et  sage, 
Au  lieu  de  s'en  plaindre,  me  plaint. 
Sa  mere,  en  platonicienne, 
Dit :  «  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait  ? 
N'avez-vous  pas  la  tete  saine  ? 
De  quoi  done  avezvous  regret? 
—  Madame,  k  cette  triste  6preuve 
Sitdt  je  ne  m'attendais  pas, 
Ni  que  ma  femme,  entre  mes  bras, 
De  mon  vivant  deviendrait  veuve. 

—  On  a  distribue  secrfetement  un  ecrit  de  plus  de  deux  cents 
pagesin-12,  bien  serrees,  intitule  Des  Commission.y  extraordi- 
naires  en  matitre  criminelle,  avec  cette  belle  epigraphe  tiree 


NOVEMBRE   1766.  .  161 

de  Tacite,  qui  sera  toiijours  la  devise  du  souverain  jaloux 
d'6tre  un  objet  de  v6n6ration  lorsque  rintcirfit  et  la  flatterie 
seront  condamnes  au  silence  :  Nerva  Cccsar  res  olim  dissocia- 
biles  miscuit^  principntum  ac  libertatcmy  auxitque  facilUatnn 
imperii  Nerva  Trajanus,  Tout  consid6r6,  il  vaut  niieux  ressein- 
bler  k  Titus,  k  Trajan  ,  aux  Antonins,  qu'aux  Claude  et  aux 
Caligula.  La  circonstance   actuelle  du  fameux  proems  en  Bre- 
tagne  a  donn6  une  vogue  etonnante  ei  cet  ecrit,  qui  a  etc  attri- 
bue  par  quelques-uns  k  M.  Lambert,  conseiller  au  Parlement 
de  Paris,  fort  connu  *.  La  fin  en  vaut  infiniment  mieux  que  le 
commencement.  L'auteur  y  passe  en  revue  toutes  ces  c616bres 
victimes  qui  ont  ^X^  sacrifices  en  differents  temps  de  la  monarchic, 
par  des  commissions  extraordinaires,k  la  haine  et  a  la  puissance 
de  leurs  ennemis.  L'auteur  dit  a  cette  occasion  des  choses  fort 
touchantes ;  tout  bon  Francais  lira  avec  emotion  son  apostrophe 
a  Henri  IV,  et  deux  ou  trois  autres  morceaux  de  cette  trempe. 
Mais  le  commencement  de  I'^crit  est  d'un  pauvre  homme.  L'au- 
teur s'y  recrie  sur  la  constitution  francaise,  admirable   sans 
doute,  en  ce  que  tons  les  ordres  de  citoyens  y  ont  des  preten- 
tions, et  qu'aucun  d'entre  eux  n'a  un  seul  droit  incontestable 
et  independant  de  la  volonte  du  prince.  J'appelle  droit  incon- 
testable celui  qui  n'a  jamais  et6  dispute  ni  enleve  a  un  citoyen, 
et  je  n'en  trouv^e  pas  qui  merite  ce  nom  en  France,  si  ce  n'est 
celui  qu'ont  les   dues  de  faire  entrer  leurs  carrosses  dans  la 
cour  royale  et  les  duchesses  de  prendre  le  tabouret  chez  la 
reine.  L'auteur  de  I'^crit  dont  nous  parlous  ferait  un  code  de 
droit  public,  k  coup  sur  pitoyable,  s'il  en  ^tait  charge.  II  etend 
le  pouvoir  du  souverain    et   la  prerogative  royale  tant  qu'on 
veut ;  mais  aussi  il  renouvelle  toutes  les  pretentions  des  parle- 
ments,  qu'il  veut  nous  faire  regarder  comme  les  representants 
de  la  nation.  II  faut  compter  sur  des  lecteurs  peu  instruits  dans 
I'histoire,  quand  on  veut  leur  faire   adopter  ces  maximes.  Son 
d6but  est  surtout  bien  absurde  :  «  Ce  spectacle,  dit-il,  si  admi- 
rable d'un  gouvernement  heureux  qui  sait  accorder  la   puis- 
sance du   souverain  avec  la  liberty  legitime  des  sujets,  que 
Rome  ne  fit  qu'entrevoir  sous  le  r6gne  adore  des  Trajans,  nes 

1.  Attribud  aussi  it  Le  Paige,  bailli  du  Temple,  cet  6crit  est  de  Cbaillou,  avocat 
au  parlement  de  Brotagnc;  il  a  ct6  rtiimprimii  avec  additions  k  Rennes,  ea  1789, 
sous  le  titro  De  la  StabiUte  des  lois. 

Ml.  H 


162  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

pour  la  consoler  un  moment  de  I'odieux  despotisme  sous  lequel 
elle  avait  gemi  et  sous  lequel  elle  retomba,  la  constitution 
de  la  monarchie  francaise  I'ofFre  a  1' Europe,  sans  interrup- 
tion, depuis  quatorze  sifecles.  »  Voila  qui  est  bien  trouvel  Ge 
spectacle  n'a-t-il  pas  ete  bien  admirable  sous  le  debonnaire 
Louis  XI,  sous  le  tendre  cardinal  de  Richelieu?  La  France, 
avec  sa  constitution  tant  vantee,  a  eu  pr^cisement  I'avan- 
tage  de  Rome  sous  ses  empereurs,  et  de  tons  les  empires  de 
la  terre,  c'est-a-dire  d' avoir  ete  heureuse  sous  de  bons  rois,  et 
d'avoir  g6mi  sous  le  poids  de  I'oppression  et  de  la  calamite 
publique  sous  ses  mauvais  princes.  Mais  que  les  moments  de 
bonheur  ont  ete  rares  en  France  comme  partout  ailleurs!  A 
peine  I'auteur  en  trouverait-il  deux  ou  trois  dans  I'intervalle 
de  ses  quatorze  siecles.  Un  auteur  de  droit  public  qui  raisonne 
comme  le  notre  peut  se  vanter  d'etre  encore  de  trois  ou  quatre 
siecles  en  arriere  de  la  bonne  philosophie. 

—  M.  de  Voltaire  n'a  pas  garde  le  silence  dans  la  querelle 
de  M.  Hume  avec  M.  Rousseau.  II  a  fait  imprimer  une  petite 
lettre  adressee  a  M.  Hume,  ou  il  a,  pour  ainsi  dire,  donne  le 
coup  de  grace  a  ce  pauvre  Jean-Jacques.  Cette  lettre  a  eu  beau- 
coup  de  succ6s  a  Paris,  et  elle  a  peut-etre  fait  plus  de  tort  a 
M.  Rousseau  que  la  brochure  de  M.  Hume.  Elle  est  ecrite  avec 
une  grande  gaiete.  Je  suis  etonn6  que  M.  de  Voltaire  n'ait  pas 
donne  un  precis  plus  exact  de  la  premiere  lettre  de  Jean-Jac- 
ques, qu'il  rapporte.  Elle  commencait  :  «  Je  vous  hais ,  parce 
que  vous  corrompez  ma  patrie  en  faisant  jouer  la  comedie  » ; 
et  elle  fmissait :  «  Je  fremis  quand  je  pense  que,  lorsque  vous 
mourrez  sur  les  terres  de  ma  patrie,  vous  serez  en  terre  avec 
honneur;  tandis  que,  lorsque  je  mourrai  dans  votre  pays,  men 
corps  sera  jete  a  la  voirie.  »  Cette  petite  lettre  de  M.  de  Vol- 
taire a  6te  reimprimee  tout  de  suite  k  Paris  ^  On  y  a  seulement 
retranch6  le  passage  suivant  : 

«  Quelques  ex-jesuites  ont  fourni  a  des  eveques  des  libelles 
diffamatoires  sous  le  nom  de  mandements.  Les  parlements  les 
ont  fait  bruler.  Gela  s'est  oublie  au  bout  de  quinze  jours.  » 

11  faut  placer  ce  passage  aprfes  ces  mots  :   a  II  y  a  des 

1.  Cette  lettre  de  Voltaire  i  Hume,  renfermant  la  lettre  de  Rousseau  k  Voltaire, 
se  trouve  dans  la  correspondance  gen^rale  de  ce  dernier,  k  la  date  du  24  octobre 
1766.  Le  passage  cit6  ci-aprfes  y  a  (5t(5  rdtabli.  (T.) 


NOVEMBRE   1766.  163 

sottises  et  ties  querelles  dans  toutes  les  conditions  de  la  vie.  » 
Le  libraire  de  Paris  a  ajout6  k  son  Edition  la  Lettre  de  M.  de 
Voltaire  k  Jean-Jacques  Pansophe,    imprimde  depuis  plusieurs 
mois  k  Londres,  mais  qui  ne  s'6tait  pas  r^pandue  en  France  *. 
Cette   lettre  est  aussi  tronquee  en  quelques  endroits,  autant 
que  je  puis  m'en  souvenir.  Je  me  rappelle  tr6s-bien,  par  exem- 
ple,  que  la  profession  de  foi  que  M.  de  Voltaire  opposait  a  celle 
de  Jean-Jacques  Pansophe  commen^ait  ainsi :  «  Je  crois  en  Dieu 
de  tout  mon  coeur,  et  en  la  religion  chr6tienne  de  toutes  mes 
forces.  »  Au  reste,  M.  de  Voltaire  persiste  k  dire  que  cette  lettre 
n'est  point  de  lui.  II  pretend  qu'elle  est  de  M.  I'abbe  Coyer". 
Je  conseille  a  I'abbe  Coyer  de  prendre  M.  de  Voltaire  au  mot, 
et  nous  dirons  que  cette  lettre  est  ce  que  M.  I'abbe  Coyer  a 
6crit  de  mieux,  quoique  je  n'aie  pas  encore  pu  vaincre  la  con- 
viction int^rieure  qui  me  crie  qu'elle  appartient  a  M.  de  Vol- 
taire, malgre  toutes  ses  protestations.  M.  Rousseau,  deson  c6t6, 
a  ecrit  k  son  libraire  de  Paris,  aprfes  la  lecture  de  YExjjosd 
succinct^  qu'il  trouve   M.   Hume  bien  insultant  pour  un  bon 
homme  et  bien  bruyant  pour   un  philosophe,  et  qu'il  trouve 
surtout  les  editeurs  bien  hardis.  Du  reste,  il  ne  s'explique  pas 
davantage.  II  paratt  que  tout  ce  qu'il  avait  de  partisans  parmi 
les  personnes  de  premier  rang,  nomm6ment  M.  le  prince  de 
Conti  et  M"*  la  comtesse  de  Boufllers,  ont  pris  fait  et  cause 
pour  M.  Hume.  Si  M.  Rousseau  etait  sage,  il  laisserait  tomber 
toute  cette  absurde  et  vilaine  querelle ;  il  se  haterait  de  don- 
ner  quelque  nouvel  ouvrage  dont  le  succ6s  eflacerait  bientot, 
du  moins  pour  quelque  temps,  jusqu'au  souvenir  de  ses  torts. 
Ce  qui  vaut  un  peu  mieux  que  cette  tracasserie,  beaucoup 
trop  fameuse,  c'est  que  M.  de  Voltaire  vient  d'envoyer  a  son 
ami  M.  d'Argental,  charge  de  tout  temps  du  departement  tra- 
gique,  une  tragedie  toute  nouvelle  qui  a  6te  recue  k  la  Com6- 
die-Fran^aise  par  acclamation.  On  dit  que  nous  y  verrons  le 
contraste  des  moeurs  des  Scythes  avec  les  moeurs  asiatiques,  et 
que  le  sujet  est  d'ailleurs  enti^rement  d'invention.  On  dit  aussi 
que  le  patriarche  travaille  k  un  roman  ih6ologique ;  et  pour  peu 


1.  Voir  prdc^demment,  page  33. 

2.  Ed  attribuant  ^  I'abbe  Coyer  la  Letlre  au  docteur  Pansophe,  Voltaire  itait 
dans  Terreur.  L'auteur,  nous  Tavons  d<3J&  dit,  ^tait  Borde  de  Lyon.  (T.) 


16i  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRjE. 

qu'il  ressemble  au  roman  theologique  de  Candide,  il  ne  man- 
quera  pas  d'6tre  edifiant.  II  a  aussi,  dans  une  nouvelle  Edition 
que  nous  ne  connaissons  pas,  augmente  du  double  le  Comjnen- 
taire  sur  le  TraiU  des  Dalits  et  des  Peines ;  mais  il  ne  parait 
pas  que  les  trois  dialogues  dont  j'ai  eu  I'honneur  de  vous  par- 
ler  aient  jamais  existe. 

—  Gomme  nos  Academies  sont  en  usage  de  c616brer  la  fete 
du  roi,  il  nous  revient  tous  les  ans  un  panegyrique  de  saint 
Louis,  pr6che  devant  I'Academie  francaise,  et  un  autre  devant 
les  Academies  des  sciences  et  des  belles-lettres  reunies.  G'est 
un  present  dont  nous  nous  passerions  fort  bien.  L'annee  der- 
ni^re,  c'6tait  M.  I'abbe  Le  Cren  qui  pr^cha  devant  FAcaderaie 
francaise^;  cette  annee,  c'a  ete  M.  I'abbe  de  Vammale,  secre- 
taire de  I'archeveque  de  Toulouse  ^  M.  I'abbe  Planchot  a  pr6- 
che  devant  I'Academie  des  belles-lettres  et  des  sciences.  Tous 
les  ans  on  dit,  de  fondation,  que  le  panegyrique  de  saint  Louis 
a  ete  tr^s-beau,  et  tous  les  ans  c'est  un  verbiage  que  personne 
ne  regarde.  Saint  Louis  y  est  prone  comme  un  des  plus  grands 
rois  qui  aient  jamais  et6.  Je  pense  que  I'auteur  de  I'ecrit  Des 
Commissions  en  est  bien  convaincu,  et  qua  son  avis  le  si^cle 
de  saint  Louis  est  un  ires-beau  si^cle.  II  ne  faut  pas  disputer 
des  gouts.  Les  Francais  disent  que  si  ce  grand  roi  a  ete  en- 
traine  par  les  erreurs  de  son  si6cle,  il  en  a  prepare  un  meil- 
leur.  Quelle  preparation  et  quel  preparateur !  Qu'ils  fassent  done 
une  bonne  fois  le  parall^le  de  ce  ben^t  couronne  avec  Gustave 
Wasa  ou  Pierre  le  Grand,  qui  ont  aussi  prepare ,  quoique 
M.  I'abbe  Le  Gren  etM.  I'abbe  Planchot  n' aient  pas  encore  pro- 
nonce  leur  panegyrique. 

—  ]\Irae  Riccoboni  vient  de  nous  faire  present  d'un  nouveau 
roman  en  deux  parties,  intitule  Lettres  d' Adelaide  de  Dammar- 
tiiij  comtesse  de  Sancerre,  (t  M.  le  comte  de  Nanc^,  son  ami. 
C'est  toujours  le  style  et  la  mani^re  de  M'"'  Riccoboni.  Cette 
manifere  est  pleine  de  graces  et  d'agrements.  Un  style  rapide, 
leger,  concis;  des  reflexions  souvent  vraies,  toujours  fines. 
Mais  il  faut  convenir  aussi  que  le  fond  de  ce  roman  est  peu  de 
chose,  que  la  fable  n'en  est  pas  trfes-heureuse,  et  que  la  lecture 


4,  Sou  Panegyrique  a  (i\£.  imprime,  1765,  ia-12. 
2.  1760,  Ju-8°, 


NOVEMBRE  1766.  165 

laisse  tr6s-froid  sur  I'int^rfitcle  tous  les  acteurs.  Cependant  une 
femme  cliarmante,  maride  en  premieres  noces  k  un  homme 
d'un  caract^re  detestable,  qui  on  devient  veuve,  et  se  prend  de 
passion  pour  un  homme  distingue  en  tous  points,  mais  qui  est 
mari6,  une  telle  femme  pouvait,  ce  me  semble,  inspirer  de 
I'interfit.  G'est  que  I'auteur  du  roman  manque  de  force,  et 
qu'on  ne  fait  rien  qui  vaille  sans  cela.  Comment  1  M'"*  de  San- 
cerre  aime  un  homme  marie,  elle  aime  sans  esperance,  et  elle  est 
d'une  tranquillite  6,  vous  endormir  ?  Ce  n'esl  pas  tout  k  fait  li 
le  caract^re  de  la  passion.  II  est  vrai  que  la  femme  de  I'homme 
qu'elle  aime  sans  esperance  est  contrefaite,  et  qu'on  lui  pro- 
met  que  cette  femme  mourra  en  couches  :  ce  qui  ne  manque  pas 
d'arriver;  mais  tout  cela  est  bien  peu  heureux,  quoiqu'il  en  re- 
sulte  le  mariage  de  M'"®  de  Sancerre  en  secondes  noces  avec  un 
homme  accompli.  Les  incidents  qui  tiennent  au  fond  et  qui  sont 
imagines  pour  retarder  le  d6noument  ne  sont  pas  plus  heu- 
reux. Le  commencement  du  roman  est  un  peu  embrouille  et 
embarrass^  de  details  obscurs  dont  on  ne  sent  pas  encore  la  ne- 
cessile.  C'est  un  grand  art  de  ne  developper  du  fond  de  sa  fable 
que  ce  qu'il  en  faut,  et  qu'a  mesure  que  la  fable  chemine.  Avec 
ce  secret,  on  est  clair,  precis,  interessant.  Les  critiques  d'un 
gout  severe  dlront  encore  que  M'"®  de  Sancerre  n'a  pas  le  style 
de  son  caract^re.  II  est  certain  qu'une  femme  d'un  caractere 
doux,  sans  aucune  petulance,  d'une  ame  sensible  et  brisee  par 
de  grands  malheurs,  et  qui  a  toujours  pouss6  la  patience  jus- 
qu'a  rheroisme,  n'a  pas  le  style  vif  et  p6tillant  de  M""  Ricco- 
boni;  mais  c'est  que  c'est  une  grande  affaire  que  de  donner  k 
chaque  personnage  son  style,  et  il  faut  du  genie  pour  cela.  Le 
style  de  M"*  Riccoboni  convient  a  merveille  a  M""^  de  Martigues, 
autre  personnage  du  roman,  d'un  caractfere  vif,  enjoue,  etourdi. 
Le  marin  que  I'auteur  introduit  a  la  fin  est  une  mauvaise  co- 
pie  de  Freeport  dans  la  comedie  de  VEcossaise.  Ce  roman,  tel 
qu'il  est,  a  pourtant  eu  une  sorte  de  succ6s.  On  a  dit  froide- 
ment :  Cest  assez  joli  ,•  mais  lorsque  Juliette  Casteby  et  Ernes- 
tine parurent,  on  s'ecriait:  Ah!  que  c'est  charmant!  M'"*^  Ric- 
coboni a  dedie  sa  Comtcsse  de  Sancerre  a  David  Garrick.  Je 
n'aime  pas  son  6pltre  dedicatoire. 

—  Les  M6moires  de  madame  la  marquise  de  Crdmy^  ecrits 
par  elle-m^me,  font  un  autre  roman  nouveau,  en  deux  volumes 


166  CORRESPONDANGE   LITT^RAIRE. 

in-S**  assez  considerables*.  On  ditque  ce  roman  a  eu  beaucoup 
de  succ^s  a  la  cour.  Je  ne  serais  pas  6tonne  qu'il  eut  aussi  un 
peu  de  vogue  a  Paris ;  car  il  est  de  cette  heureuse  mediocrity 
qui  fait  reussir  pendant  plus  de  huit  jours  revolus,  et  sur  la- 
quelle  tout  le  monde  s' eerie  aussi,  mais  en  baillant,  et  avec  un 
flegme  qui  petrifie  :  Ah!  que  c'est charmant !  Dieu me  preserve, 
moi,  de  trouver  cela  jamais  supportable!  Cela  n'a  ni  couleur, 
ni  force,  ni  I'ombre  du  talent.  C'est  un  camaieu  de  trente  pieds 
de  haut  sur  cinquante  pieds  de  large,  d'un  blafard,  d'une  fai- 
blesse,  d'une  fadasserie,  d'une  insipidite  a  vous  faire  mourir. 
M'"<=  de  Cremy  est  une  jeune  personne  qui  vit  dans  le  monde 
sous  I'autorit^  d'une  m6re  frivole  et  volage,  et  qui  n'a  que  son 
plaisir  en   tete.  £lle  a  contracts  au   couvent  une  amitie  fort 
etroite  avec  une  religieuse  qui  s'appelle  M'"''  de  Renelle.  Cette 
religieuse  dirige  de  son  couvent  les  actions  de  la  jeune  per- 
sonne. C'est  une  moraliste  a  vous  faire  perir  d'ennui.  Je  trouve 
d'ailleurs  sa  morale  d'un  r^treci   et,  la  plupart  du  temps,  d'un 
faux  magnifique.  Si  j'avais  une  fille,  je  serais  au  desespoir  de 
lui  remplir  la  t6te  de  ces  pauvret^s  et  de  ces  faussetes-la. 
M'"'  de  Cr^my  s'en  trouve  si  bien  cependant  qu'elle  resiste 
deux  ou  trois  fois  a  des  gouts  tres-decides  qu'elle  avaitprispour 
des  gens  fort  aimables  en  apparence,  mais  qui  6taient  ou  dan- 
gereux  ou  incapables  de  la  rendre  heureuse.  Elle  fmit  par  epou- 
ser  un  homme  qu'elle  n'aime  point  du  tout,  et  avec  qui  elle  est 
parfaitement  heureuse.  Le  resultat  moral  saute  aux  yeux  :  c'est 
qu'il  faut  toujours  ^pouser  les  gens  qu'on  n'aime  pas.  En  ce 
cas,  je  devrais  epouser  M'"^  de  Cremy  quand  elle  sera  veuve ; 
mais  je  ferai  exception  a  la  regie  de  la  religieuse,  et,  en  ma 
qualite  d'heretique,  je  persisterai  a  croire  que  la  morale  de 
couvent,  si  prudente  et  si  m^fiante,  est  une  fort  mauvaise  mo- 
rale pour  une  jeune  personne  bien  nee.  Je  ne  serais  pas  etonne 
que  la  marquise  de  Cremy  fut  propre  soeur  du  marquis  de  Ro- 
selle,  trepass6  depuis  deux  ans,  aprfes  avoir  ete  fort  a  la  mode 
pendant  quelques  semaines.  Si  je   devine  juste,  la  mere  de 


i.  Les  Memoires  de  madame  la  marquise  de  Cremy  sont  (malgre  la  conjecture  k 
laquelle  Grimm  se  livre  h  la  fin  de  son  article)  de  la  marquise  de  Miremont.  lis 
ont  et(5  rSimprim^s  en  1808  chez  le  libraire  Leopold  Collin,  en  3  vol.  in-12.  On 
doit  a  la  m6me  dame  le  Traite  de  Veducation  des  femmes,  ou  Cours  complet  d'in- 
struction,  Paris,  Pierres,  1779-89,  7  vol.  in-8".  (B.) 


NOVEMBRE  1766.  167 

M""  de  Cr6my  serait  M'""  l^ilie  de  Beaumont,  femme  de  I'avocat 
de  ce  noni.  On  dit  M'"*  de  Beaumont  fort  aimable,  et  Ton  assure 
que  c'estune  femme  de  merite,  ce  que  je  n'aijnulle  peine  h 
croire.  Je  suis  fach6  seulement  qu'elle  s'obstine  a  faire  des 
romans,  car  je  sens  qu'ils  ne  me  tourneront  jamais  la  t^te. 
Mais,  au  fond,  je  n'ai  aucune  raison  de  lui  attribuer  celui-lk; 
c'est  de  ma  part  pure  affaire  de  nez,  et  il  faut  se  defier  de 
son  nez. 

—  II  n'y  a  point  de  polisson  aujourd'hui  qui,  en  sortant  du 
college,  ne  se  croie  oblige  en  conscience  de  faire  une  trag6die. 
C'est  Taffaire  de  six  muis  au  plus,  et  I'auteur  voit  la  fortune  et 
la  gloire  au  bout.  II  porte  sa  pifece  aux  Comediens,  qui  la  refu- 
sent;  il  la  fait  imprimer :  personnene  la  lit;  il  n'y  a  pas  grand 
mal  a  tout  cela,  excepte  le  renversement  de  fortune  du  poete, 
qui  en  devient  irraccommodable.  Un  enfant  d'Apollon  de  cette 
esp^ce,  voulant  se  conformer  a  I'usage,  vient  de  mettre  au  jour 
une  tragedie  de  Pierre  le  Grand  ^  C'est,  comme  vous  voyez, 
un  sujet  tout  a  fait  propre  k  6tre  traite  par  un  ecolier.  Aussi 
I'execution  repond  parfaitement  au  m6rite  de  I'auteur,  qui  ne 
s'est  pas  fait  connaitre,  et  que  le  nom  de  Pierre  le  Grand  ne 
rendra  pas  celebre.  On  ne  pent  lire  jusqu'au  bout  cette  informe 
production.  Si  vous  y  daignez  jeter  les  yeux,  vous  y  verrez 
comment  I'auteur  a  su  tirer  parti  du  caractfere  de  I'imperatrice 
Catherine  I",  personnage  non  moins  interessant  quele  czar  lui- 
in6me.  Ah !  le  raassacrel  Pour  ce,  et  autres  m6faits  resultant  de 
sa  pi6ce,  renvoyons  le  poete  a  son  college,  d'ou  il  parait  s'^tre 
trop  tot  6chappe,  et  munissons-le  d'une  recommandation  pour 
avoir  le  fouet  bien  appliqu6  en  arrivant,  et  ce,  pendant  six  se- 
maines,  par  forme  de  correction.  II  a  pris  pour  sujet  la  fin  tra- 
gique  du  fils  de  Pierre;  ainsi  tout  est  plein  de  conspirations. 
Un  des  conjures,  poursuivi  par  ses  remords,  se  jette  aux  pieds 
du  czar,  lui  revile  le  complot  sans  nommer  les  complices,  et 
puis  se  tue  aux  yeux  de  son  maltre.  Notre  petit  poete  ne  sait 
pas,  et  ne  saura  peut-6tre  jamais,  que  les  esclaves  se  laissent 
bien  supplicier,  mais  qu'ils  ne  se  tuent  pas.  Si  un  esclave  sa- 
vait  se  donner  la  mort,  il  cesserait  bient6t  de  porter  ce  nom. 
Lorsque  Pierre  voulut  punir  la  r6volte  des  str61itz,  il  les  fit  con- 

i.  Pierre  Ic  Grand, tragedie  (par  Duboi3-Fontanelle),Londre3  et  Paris,  1766,  in-8". 


168  CORRESPONDANCE    LITT^RAIRE. 

duire  sur  la  place,  devant  son  palais  a  Moscou.  La,  ces  malheu- 
reux  se  mirent  a  genoux,  la  tete  sur  le  billot,  au  nombre  de 
cent  soixante,  si  je  ne  me  trompe,  pour  recevoir  le  coup  de 
hache,  et  resterent  dans  cette  attitude  pendant  deux  ou  trois 
heures,  en  attendant  ce  qu'il  plairait  enfin  a  leur  maitre  irrite 
d'ordonner  de  leur  sort.  Voila  les  moeurs  des  esclaves. 

—  On  vient  de  publier  un  AbHge  de  Vhisioire  de  Port" 
Royal,  par  M.  Racine,  de  I'Academie  francaise,  pour  servir  de 
supplement  aux  trois  volumes  des  oeuvres  de  cet  auteur,  volume 
in-12  de  trois  cent  soixante  pages.  Jusqu'a  present  11  n' avail 
paru  qu'une  partie  de  cette  Histoire,  que  Despreaux  regardait 
comme  le  plus  parfait  morceau  d'histoire  que  nous  eussions  dans 
notre  langue.  Elle  sera  plus  recherchee  aujourd'hui  par  la  ce- 
lebrite  du  nom  de  Racine  que  par  le  fond  du  sujet,  qui  n'int6- 
resse  plus  que  quelques  jansenistes.  L'eloge  de  Despreaux  vous 
paraitra  bien  outre. 

—  Le  voyage  de  M'"^  Geoffrin  a  Varsovie  a  ete  un  sujet 
d'entretien  et  de  curiosite  pour  le  public  pendant  tout  le  cours 
de  r^te.  Le  succ^s,  qui  jiistifie  tout,  a  fait  taire  les  censeurs.  On 
a  su  I'accueil  qu'elle  a  regu  a  Vienne;  on  I'a  vue  revenir  avec 
la  meilleure  sante,  tout  aussi  peu  fatiguee  que  si  elle  rentrait 
d'une  promenade ;  et  ce  qui  avait  paru  ridicule  et  m^me  teme- 
raire  est  devenu  tout  a  coup  beau  et  interessant,  suivant 
I'usage.  Au  mois  de  mai  dernier,  c'etait  une  chose  inconceva- 
ble  qu'une  femme  de  soixante-huit  ans,  qui  n'etait  presque 
jamais  sortie  de  labanlieue  de  Paris,  risquat  un  voyage  de  plus 
de  onze  cents  lieues,  en  comptant  le  retour,  sans  un  motif  de 
la  derniere  necessite.  En  ce  mois  de  novembre,  c'est  devenu 
une  entreprise  de  toute  beaute,  d'un  courage  etonnant,  une 
marque  d'interet  et  d'attachement  unique  pour  le  roi  de  Po- 
logne.  II  faut  que  les  oisifs  aient  une  grande  manie  de  juger 
de  tout  a  tort  et  a  travers.  Je  n'ai  du  moins  jamais  pu  com- 
prendre  comment  on  mettait  tant  de  chaleur  a  approuver  ou 
a  condamner  des  actions  qui  n'importent  en  aucune  mani^re 
a  qui  que  ce  soit,  et  qui  doivent  de  toute  justice  ^tre  au 
choix  et  aux  risques  de  chaque  particulier.  Depuis  le  retour 
de  M'""  Geoffrin,  on  a  vu  a  Paris  des  copies  de  la  lettre  suivante, 
et  on  n'aurait  pas  bon  air  de  se  presenter  dans  le  monde  sans 
I'avoir  vue. 


NOVEMBRE  17GG.  169 


R]fePONSE   DE   M""   GEOFFRIN 

A    UNE     LETTRK    QDE     U.    l.'AnBI?    DE    BnETECII-, 
CRAKCBLIBR  DB  M.   LB   DUG  d'oRL^ANS  ,   LUI  AVAIT  BCRITB  A  VAR80VIB. 


(Nota  que  M.  I'abb6  de  Breteuil  a  uno  Venture  trts-difficile.  11  faitdes  ronds, 
et  pretend  former  des  lettres;  il  ^crit  cotnme  les  autres  eiTacent.) 

«  En  voyant  le  grifTonnage,  plus  griffonnage  qu'on  ne  peut 
dire,  de  mon  delicieux  voisin,  j'ai  dit  :  On  voit  bien  la  peine 
qu'il  s'est  donnee  pour  que  cela  fut  parfait  en  son  genre.  On 
m'avait  annonc6  ce  chef-d'oeuvre  en  m'apprenant  que  vous 
avlez  fait  tailler  une  plume  pour  vous  surpasser.  Helas!  il  ne 
fallait  pas  vous  donner  tant  de  peine;  la  patte  du  premier  chat 
qui  serait  tombee  sous  la  vdtre  6tait  tout  juste  ce  qu'il  fallait. 

«  Pour  donner  a  cette  belle  pi6ce  toute  la  celebrite  qu'elle 
m^rite,  je  I'ai  6tendue  sur  une  table,  et  j'ai  crie  :  Accourez 
tons,  princes  et  princesses,  palatins  et  palatines,  castellans  *  et 
castellanes,  starostes  et  starostines,  enfin,  peuples,  accourez; 
voilk  un  hieroglyphe  k  expliquer,  et  dix  ducats  a  gagner.  Tons 
les  etats  sont  arrives,  et  mes  ducats  me  sont  restes.  Je  n'avais 
pour  toute  ressource  que  les  sorciers ;  mais  ceux  de  ce  si6cle  le 
sont  si  peu  que  j'aurais  encore  perdu  mon  temps.  Tout  simple- 
ment  je  me  suis  adressee  k  mon  coeur;  ce  coeur  si  clairvoyant, 
qui  sent  si  finement  tout  ce  qui  est  fait  pour  le  toucher,  a  devine 
tout  de  suite  que  ce  qui  6tait  illisible  pour  les  yeux  etait  tr^s- 
lisible  pour  lui.  II  m'a  assure  que  ces  pieds  de  mouche  expri- 
maient  des  t6moignages  trfes-tendres  de  I'amitie  de  mon  deli- 
cieux voisin.  J'ai  charg6  ce  bon  dechiffreur  de  vous  r6pondre 
d'un  parfait  retour  de  ma  part.  » 

15  novembre  1766. 

M.  Dorat  a  public,  il  y  a  quelques  annees,  un  Essai  d'un 
poeme  didactique  sur  la  Declamation  thMtrale.  Get  essai  ne 
fit  point  de  sensation.  II  vient  de  faire  reimprimer  ce  poeme  en 
trois  chants,  et  par  consequent  fort  augment^,  et  precede  d'un 

1.  Nom  donn^  autrefois  ea  Pologne  aux  dignitairos  qui  veuaient  aprds  les  pala- 
tine. (LlTTK^.) 


170  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

discours  en  prose  de  trente-six  pages  i .  Gette  Edition  est  ornee 
d'estampes,  et  soignee  comme  tout  ce  que  M.  Dorat  fait  impri- 
mer.  Ce  jeune  homme  a  certainement  le  talent  des  vers ;  il  a 
meme  une  mani^re  a  lui  qui  est  agreable  et  brillante ;  mais  il 
a  deux  grands  defauts  :  premierement,  il  fait  trop  de  vers,  et 
la  sobriety  n'est  nulle  part  plus  n6cessaire  qu'en  poesie ;  en 
second  lieu,  il  manque  d'id^es.  On  lit  toutun  poeme  comme 
celui-ci;  on  entend  un  ramage  assez  agreable,  mais  qui  ne 
signifie  rien,  et  dontil  ne  reste  rien.  G'est  que  ces  jeunes  gens 
veulent  se  faire  une  reputation  dans  les  lettres  sans  6ludier, 
sans  rien  apprendre.  lis  se  font  piliers  des  spectacles.  De  la 
Com6die  ils  vont  souper  en  ville,  se  couchent  tard,  se  levent 
plus  tard  encore,  courent  le  matin  les  rues  et  les  promenades 
publiques  en  chenille  *,  et  pensent  qu'avec  une  vie  aussi  dissi- 
peeon  pent  parvenir  au  temple  de  Memoire.  Ce  n'^tait  surement 
pas  la  la  vie  de  Yirgile,  d'Horace,  de  Catulle.  Je  crains  que 
M.  Dorat,  avec  son  petit  talent,  ne  fasse  jamais  rien  qui  vaille, 
et  j'en  suis  fache.  II  devrait  bien  renoncer  k  ecrire  en  prose ; 
ses  discours  preliminaires  sont  de  dure  et  de  fade  digestion. 
Au  reste,  il  faut  6tre  juste,  et  convenir  qu'un  poeme  comme 
celui  de  la  Ddclamation  thMtrale  aurait  fait  de  la  reputation  k 
un  poete,  il  y  aquarante  ans,  et  I'aurait  peut-6tre  mis  de  I'Aca- 
demie  francaise ;  aujourd'hui,  une  telle  production  est  a  peine 
apercue.  Le  public  est  done  devenu  bien  severe  ?  Pas  a  I'exc^s; 
mais  c'est  qu'il  6tait  trop  facile,  et  meme  plat,  il  y  a  quarante 
ou  cinquante  ans.  Le  premier  chant  de  ce  poeme  traite  de  la 
tragedie;  le  second,  de  la  comedie;  le  troisi^me,  de  I'op^ra. 
L'auteur  a  dans  son  portefeuille  un  quatri^me  chant,  de  la 
danse,  et  il  aurait  du  retarder  cette  nouvelle  Edition  pour  ajou- 
ter  ce  quatri^me  chant,  et  rendre  ainsi  son  poeme  complet.  Ge 
supplement  nous  procurera  encore  une  nouvelle  edition  de  ce 
poeme  dans  quelque  temps  d'ici. 

M.  Dorat  a  une  singuliere  manie  ou  une  singuli^re  gau- 
cherie  dans  I'esprit.  II  s'est  avise  d'adresser  des  epitres  a  tous 
les  gens  c^lebres  ou  a  la  mode,  sans  les  connaitre,  sans  etre 
lie  avec  eux;  et  il  a  toujours  trouve  le  secret  de  les  offenser 

1.  Declamation  t/ie'dfroJe,  1766,  in-8°.  Frontispice  et  trois  figures  d'Eisen,  gra- 
vies par  De  Ghendt. 

2.  fetre  en  chenille  signifiait  alors  4lre  en  costume  non  habille.  (T.) 


NOVEMBRE  1766.  171 

dans  des  vers  qu'il  se  proposait  de  faire  h,  leur  louange.  Dans 

IV'pitre  adress6e  i  la   belle  Hollandaise,  M"""  Pater,  il  fait  la 

satire  de  la  IloUande*.  Dans  une  autre,  k  M.  David  Hume,  il 

dit  le  diable  des  Anglais.  II  oflense  M"'  Clairon  d'une  manifere 

tr6s-sensible  dans  une  6pltre  qu'il  s'avise  de  lui  adresser.  Aujour- 

d'hui  il  met  le  comble  k  cette  folie,  en  adressant  une  6pltre  k 

M.  de  Voltaire  sur  la  complaisance  qu'il  a  d'6crire  k  tout  le 

monde.  Cette  6pltre,  remplie  de  trails  satiriques,  a  6te  lue  et 

r^pandue  par  I'auteur  et  par  ses  amis  dans  plusieurs  cercles. 

Quelques  gens  senses  ont  repr6sente  k  M.  Dorat  qu'il  6tait  fort 

imprudent  k  lui  de  faire  une  satire  contre  M.  de  Voltaire,  de 

s'en  faire  un  ennemi  sans  n6cessite,  et  de  briguer  ainsi  une 

place  dans  quelque  fac^tie  entre  I'ivrogne  Freron  et  I'archidia- 

cre  Trublet.  M.  Dorat  a  paru  sentir  la  justesse  de  ces  reflexions, 

mais  vous  ne  devineriez  jamais   le  parti  qu'elles  lui  ont  fait- 

prendre.  G'est  de  faire  imprimer  cette  6pttre,  de  peur,  dit-il, 

qu'une  copie  infid^le  et  d^figuree  par  la  malignite  ne  tombe 

entre  les  mains  de  M.  de  Voltaire.  II  est  vrai  qu'en  la  faisant 

imprimer,  il  en  a  supprim6  les  traits  les  plus  mordants ;  il  en  a 

affaibli  plusieurs  autres,  et  il  croit  qu'elle  pourra  passer  ainsi 

sans  trop  facher  M.  de  Voltaire ;  mais,  moi,  je  crois  qu'il  se 

trompe.  II  finit  son  epltre  par  ces  deux  vers  : 

Je  viens  de  rire  k  tes  depens, 
Et  je  vais  pleurer  a  Merope. 

M.  de  Voltaire  n'aime  pas  qu'on  rie  k  ses  d6pens ;  il  a  fait 
ses  preuves  k  cet  6gard,  et  je  pense  qu'il  le  prouvera  aussi  a 
M.  Dorat;  et  que,  si  M.  Dorat  aimea  rire  aux  depens  de  M.  de 
Voltaire,  il  n'aura  pas  longtemps  les  rieurs  de  son  c6t6.  Cette 
Epltre  du  rieur  Dorat  est  suivie  de  deux  autres.  La  premiere, 
adressee  aM.  de  Pezay  sur  son  voyage  en  Suisse,  est  en  revan- 
che un  pan6gyrique  du  patriarche  de  Ferney;  c'est  le  contre- 

1.  M™"  Pater  dtait  la  femme  d'un  riche  banquier  hoUandais.  Quand  elle  arriva 
ik  Paris,  son  renom  dc  beauto  mit  bient6t  en  6moi  tous  les  hommcs  k  la  mode. 
Quelques-uns  ayant,  un  jour,  trouvd  le  moyen  de  se  faire  presenter  chez  elle, 
M.  Pater,  auquel  leur  man^e  n'dchappait  point,  leur  dit  en  les  rcconduisant : 
«  Messieurs,  nous  aurons  toujours  beaucoup  de  plaisir  it  vous  voir ;  mais  je  vous 
pnSviens  qu'il  n'y  a  rien  &  faire  ici ;  car  je  ne  sors  pas  de  la  journOe,  et  la  nuit  je 
couche  avec  ma  femme.  »  (T.)  — Yoyez  t.  VI,  p.  175. 


17S  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

poison  de  la  premiere.  Vous  I'avez  lue  dans  son  temps  a  la 
suite  de  ces  feuilles.  La  seconde,  adress6e  a  M.  de  Saint-Foix, 
auteur  de  la  petite  comedie  des  Graces,  est  peu  de  chose.  Ces 
trois  morceaux  ont  paru  sous  le  titre  de  Bagatelles  anonymes  ^ 
Ce  n'est  pas  tout  :  M.  Dorat  a  aussi  voulu  dire  son  mot  sur 
la  querelle  de  M.  Rousseau  avec  M.  Hume,  en  tant  que  M.  de 
Voltaire  s'en  est  mele  par  la  lettre  adressee  a  ce  sujet  au  phi- 
losophe  ecossais.  M.  Dorat  vient  de  faire  imprimer  un  Avis 
aux  sages  du  sidde^,  c'est-a-dire  a  M.  de  Voltaire  et  aM.  Rous- 
seau. Get  avis  est  en  vers,  et  1' auteur  fait  observer  a  ces  mes- 
sieurs : 

Que  grace  a  leurs  dissensions, 
Souvent  les  precepleurs  du  monde 
En  sont  devenus  les  bouffons. 

Moi,  j'observe  k  M.  Dorat  que  les  precepteurs  du  monde 
donneront  alui,  ecolier,  cent  coups  de  verge  bien  appliques. 

—  On  a  imprime  en  Hollande  une  traduction  du  Premier 
Alcibiade  de  Platon,  par  M.  Leffevre,  petit  in-S"  de  prfes  de  cent 
pages.  Je  ne  connais  pas  ce  M.  Lefevre;  mais  je  sais  qu'il  tra- 
duit  fort  mal  les  dialogues  de  Platon.  II  convient  meme  qu'il 
n'aime  pas  a  se  donner  beaucoup  de  peine,  qu'il  ecrit  a  peu 
pr^s  comme  il  parle,  et  que  le  soir  il  donne  k  Fimprimeur  ce 
qu'il  a  compose  le  matin.  Or,  en  lisant  sa  preface,  vous  trouve- 
rez  que  cet  homme,  qui  ecrit  comme  il  parle,  parle  comme  un 
franc  polisson.  II  dit  qu'il  est  bienaise  de  faire  plaisir  au  public 
par  ses  traductions,-  mais  qu'il  est  bien  aise  aussi  de  ne  pas  se 
chagriner,  en  se  distillant  la  cervelle  sur  la  preference  que  tel 
mot  pourrait  disputer  k  I'exclusion  de  tel  autre  mot ;  que  d'ail- 
leurs  ce  qui  n'est  pas  bon  aujourd'hui  le  sera  peut-etre  demain. 
Et  c'est  un  homme  qui  parle,  qui  ecrit,  qui  s'exprime  ainsi,  qui 
ose  entreprendre  de  traduire  les  entretiens  divins  de  Socrate! 
11  faudrait,  en  punition  de  cette  entreprise  sacrilege,  condam- 
ner  cet  impie  a  servir,  pendant  I'espace  de  trois  ans,  de  fac- 

1.  Bagatelles  anonymes,  recueillies  par  un  amateur,  Geneve  (Paris),  1766, 
in-S",  vignette  et  cul-de-lampe  d'Eisen,  graves  par  N6e. 

2.  Jn-S",  8  pages,  avec  un  joli  frontispice  anonyms  repr^sentant  Voltaire  et 
Rousseau,  tous  deux  tres-rajeunis,  se  montrant  le  poing  dans  un  jardin  dessin6  k 
la  francjaise.  Un  exemplaire  de  cette  piece,  tres-rare  et  inconnue  aux  bibliographes, 
figurait  dans  la  vente  de  M    L6on  Sapin  (1878),  u°  1140. 


NOVEMBRE  176G.  173 

teur  h  V Annie  litUrairc  et  autres  ordures  de  cette  espfece. 
Malgr6  cet  aveu,  il  a  rimpertinence  de  dire  que,  pour  trancher 
court,  il  aura  obligation  h,  qui  le  convaincra  de  faux  dans  sa 
traduction.  Ce  Lef6vre  est  k  coup  sClr  quelque  provincial; 
car,  i  Paris,  les  plus  detestables  barbouilleurs  n'6crivent  pas 
de  ces  sottises  ^ 

Malgr(5  rimpertinence  du  traducteur,  vous  lirez  ce  dialogue 
entre  Socrateet  Alcibiade  avec  un  grand  plaisir;  vous  sentirez, 
en  llsant,  ce  charnie  inexprimable,  cette  dignity  de  votre  6tre, 
cette  elevation  que  la  philosophic  socratique  sait  si  bien  inspirer, 
et  que  M.  Leffevre  n'a  pu  defigurer  entiferement.  Yous  y  trou- 
verez  cette  subtilit6  de  raisonnement  particuli^re  au  divin  So- 
crate,  qui  touche  immediatement  h.  la  subtilit6  des  sophistes, 
et  qui  en  est  cependant  si  61oignee.  Vous  verrez  dans  Alcibiade 
le  module  d'un  petit-maitre  d'Athfenes  aussi  different  d'un  fre- 
luquet  de  Paris  que  le  gouvernement  d'Ath^nes  I'etait  de  celui 
de  France,  et  dans  Socrate  ce  caract^re  de  gr-avite,  de  s6r6nite 
et  de  superiorite  auquel  aucun  philosophe  moderne  n'atteindra 
jamais,  parce  que,  dans  nos  gouvernements,  le  philosophe  et 
I'homme  d'l^tat  ne  sont  jamais  r6unis  dans  la  m6me  personne, 
et  qu'ils  n'etaient  jamais  s6par6s  dans  les  gouvernements  an- 
ciens.  Le  but  de  Socrate,  dans  ce  dialogue,  c'est  de  prouver  a 
Alcibiade  qu'aucune  chose  ne  saurait  6tre  utile,  si  elle  n'est 
en  m^me  temps  belle,  honn^te  et  juste;  et  il  faut  voir  avec 
quel  artil  montrek  son  jeune  homme  I'absurdite  de  ses  discours, 
quoique  ces  discours  soient  d'Alcibiade,  c'est-a-dire  d'un  jeune 
homme  plein  d' esprit.  Socrate  traite  k  fond  le  chapitre  de  la 
nature  humaine,  de  ses  faiblesses,  de  ses  defauts,  des  moyens 
de  la  fortifier  et  de  la  rendre  meilleure  par  les  soins  que  nous 
devons  prendre  de  nous-m6mes.  Le  charme  de  cette  lecture  nous 
dedommage  un  peu  de  cette  foule  d'insipides  brochures  dont 
nous  sommes  accables. 

1,  Grimm  traite  fort  cavaliferementTanneguy  Leftvre  (n^  en  1615,  mort  en  1672), 
commo  traductcur  du  Premier  Alcibiade  de  Platon.  11  avouo,  au  restcj  qu'il  ne 
connall  pas  ce  M.  Lef^vre.  Comment  le  style  de  ce  traductcur,  qu'on  n'a  jamais 
accuse  de  ne  pas  savoir  le  grec,  n'a-t-il  pas  fait  sentir  k  Grimm  qu'il  avait  sous 
les  yeux  un  ouvrage  du  xvn*  sifecle?  En  effet,  Tanneguy  Lef^vrc,  p6re  de  I'illus- 
tre  M™  Dacier,  ^tait  mort  en  1672,  et  ce  fat  le  professeur  hoUandais  Rhunkenius 
qui  reproduisit  h  Amsterdam,  en  1766,  avec  des  corrections,  sa  tradactioa  du 
Premier  Alcibiade  de  Platon,  imprim(5o  dts  1666.  (B.) 


Ilk  CORRESPONDANGE   LITT^RAIRE. 

—  On  a  traduit  de  ritalien  des  Pensies  sur  le  bonheur,  petite 
brochure  in-12  de  soixante-quatre  pages.  Vous  lirez  ces  Pens^es 
avec  quelque  plaisir.  Elles  sont  d'un  esprit  juste,  qui  ne  manque 
pas  de  finesse;  etpuisqu'il  est  dit  qu'on  nepourra  jamais  ecrire 
sur  le  bonheur  que  froidement,  contentons-nous  de  ces  Pensdes. 
L'auteur  est  M.  le  comte  de  Verri,  Milanais,  qui  vient  de  quitter 
la  carrifere  des  lettres  pour  celle  des  affaires,  M.  le  comte  de  Fir- 
mian  lui  ayant  procure  une  place  a  Milan.  La  traduction  des 
Pens^es  sur  le  bonheur  nous  vient  de  Suisse  ^.  M.  le  comte  de 
Verri  etait  un  des  principaux  raembres  de  cette  coterie  de  Milan 
qui  s'est  reunie  pour  cultiver  les  lettres  et  la  philosophie.  EUe 
a  public  pendant  quelque  temps  une  feuille  periodique  intitu- 
I6e  le  Cafd,  ou  Ton  trouve  des  choses  precieuses  de  plus  d'un 
genre.  Nous  avons  eu  la  satisfaction  de  voir  ici  deux  membres 
de  cette  societe  :  I'un,  le  marquis  Beccaria,  auteur  du  livre  Des 
DHits  et  des  Peines;  I'autre,  le  fr^re  cadet  du  comte  de  Verri. 
Ce  dernier,  qui  n'a  pas  vingt-quatre  ans,  d'une  figure  tr6s- 
agr^able,  a  de  la  grace  et  de  la  finesse  dans  I'esprit.  II  est 
auteur  de  plusieurs  feuilles  du  Cafd.  Le  marquis  Beccaria  porte 
sur  son  visage  ce  caract^re  de  bont^  et  de  simplicity  lombardes 
qu'on  retrouve  avec  tant  de  plaisir  dans  son  livre.  Nous  n' avons 
pu  le  garder  qu'un  mois,  au  bout  duquel  il  a  repris  la  route 
de  Milan.  On  dit  qu'il  a  6pouse  une  jeune  femme  centre  le 
gre  de  ses  parents,  et  qu'il  en  est  excessivement  amoureux 
et  jaloux.  On  ajoute  que,  malgre  sa  douceur,  il  est  naturelle- 
ment  port6  a  I'inquietude  et  k  la  jalousie;  et  je  le  croirais 
volontiers.  On  pretendait  qu'une  brouillerie  avec  sa  femme 
nous  I'avait  inopinement  amene,  et  que  le  raccommodement 
survenu  nous  I'avait  de  meme  arrache  au  bout  de  quelques 
semaines.  On  dit  aussi  que  sa  douce  moitie  est  fort  jolie,  et 
qu'elle  n'est  pas  inexorable  pour  ceux  qui  soupirent  autour 
d'elle.  Pauvres  philosophes,  voili  ce  que  c'est  que  de  nous! 
Un  regard  de  la  beaute  nous  attire  ou  nous  renvoie  k  cent  lieues, 
nous  fait  passer  et  repasser  les  Alpes  a  sa  fantaisie.  Pour  le 
jeune  comte  de  Verri,  il  a  laisse  son  ami  reprendre  la  route 
de  Milan,  et  est  alle  faire  un  tour  k  Londres  avec  le  P.  Frisi, 
Milanais,  barnabite,  geometre  habile,  professeur  de  math^ma- 

1.  Mingard  6tait  l'auteur  de  cette  traduction. 


NOVEMBRE  1766.  175 

tiques  k  Pise,  homme  d'esprit  et  de  m6rite  ;  et  aprfes  s'y  6tre 
arr6t6s  quelques  semaines,  ces  deux  voyageurs  reviendront 
passer  encore  quelque  temps  avec  nous.  M.  de  Carmontelle  les 
a  dessines  tous  les  trois. 

—  M.  Clement  de  Genfeve,  que  M.  de  Voltaire  appelait 
Clement  Maraud,  pour  le  distinguer  de  C16ment  Marot,  a  fait, 
il  y  a  une  vingtaine  d'annees,  une  tragedie  de  M^rope  qui  n'a 
jamais  t't6  jouee.  11  passa  ensuite  k  Londres,  ou  il  publia,  pen- 
dant cinq  ans  de  suite,  une  Annie  littdraire  * .  Comme  ces 
feuilles  etaient  trfes-satiriques  et  tr6s-mordantes,  et  qu'il  y  avait 
plus  d'esprit  qu'on  n'en  connaissait  k  Clement  Maraud,  on 
disait  que  M.  de  Buffon  les  fournissait  k  ce  coquin  subalterne, 
et  decochait  ainsi  derri^re  lui  des  traits  sanglants  contre  amis 
et  ennemis.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  cet  illustre  philo- 
sophe  a  eu  des  liaisons  avec  ce  mauvais  sujet.  Clement,  ayant 
vid6  ce  vilain  sac  d'ordures,  repassa  en  France,  ou  il  devint 
fou.  On  fut  oblige  de  I'enfermer  aux  petites-maisons  de  Cha- 
renton.  Comme  sa  folie  n'etait  ni  dangereuse  ni  incommode, 
il  a  et6  relache  au  bout  de  quelques  ann^es,  et  il  vient  de  publier 
des  Pieces  posthumes  de  Vauteur  des  cinq  Anndes  litteraires  *. 
C'est  un  cahier  de  vers  et  de  pieces  fugitives,  ou  Ton  remar- 
que  le  penchant  du  maraud  pour  la  satire.  Ce  petit  recueil  ins- 
pire je  ne  sais  quelle  piti6  humiliante  et  importune.  L'auteur 
y  plaisante  sur  son  s6jour  aux  petites-maisons.  II  nous  met  en 
compagnie  avec  les  fous  qu'il  y  a  vus.  II  se  donne  pour  tre- 
passe,  et  assur^ment  il  Test  depuis  longtemps  pour  tous  les 
honn^tes  gens  etpour  tousles  gens  de  gout.  Si  vous  avez  jamais 
vu  les  petites-maisons,  vous  en  etes  sorli  avec  ce  sentiment 
d'humiliation  penible  que  cette  vue  inspire.  La  lecture  des 
pieces  posthumes  de  M.  C16ment  vous  fera  eprouver  ce  senti- 
ment de  nouveau. 

—  Dans  le  service  qu'on  a  celebr6  k  Notre -Dame  pour 
le  repos  de  Tame  de  la  reine  d'Espagne,  l^lisabeth  Farn6se, 
M.  Mathias  Poncet  de  La  Riviere,  ancien  ev6que  de  Troyes,  devait 
prononcer  I'oraison  fun^bre  de  cette  princesse;  mais  ce  prelat 
se  trouva  indipose  au  moment  oil  il  devait  monter  en  chaire. 

1.  R(5uni  sous  le  litre  des  Cinq  Annees  litteraires,  1754,  2  vol.  in-12. 

2.  Le  v»5riteble  titre  du  volume  est  Poisies  posthumes  de  M.  Clement,  auteur 
des  Cinq  Annees  litteraires,  Paris,  176S,  ia-12. 


176  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Cette  oraison  f  unebre  vient  d'etre  imprimee  ^  Vous  savez  que, 
dans  ces  occasions  comme  en  beaucoup  d'autres,  la  chaire, 
qu'on  dit  consacr^e  a  la  v6rite,  est  la  chaire  du  mensonge  et  des 
mauvais  lieux  communs.  II  faut  esperer  que  ce  morceau  d'elo- 
quence  de  M.  Mathias  Poncet  fera  la  cloture  du  theatre  lugubre 
de  Notre-Dame  de  Paris,  qui  a  donne  tant  de  representations 
cette  ann6e,  et  que  cette  cloture  duiera  longteraps,  malgr6  les 
mauvaises  nouvelles  qui  se  repandent  dans  le  public  sur  la 
sante  de  M'^«  la  Dauphine. 

—  Le  Lord  impromptu^  nouvelle  romanesque,  ou  la  Magie 
blanche^  ou  la  Surprenante  aventure  de  Richard  Oberihon,  en 
deux  petites  parties.  G'est  un  autre  roman  nouveau  qu'on  lit 
avec  I'interet  et  le  plaisir  qu'excite  un  conte  de  revenant.  Le 
probl^me  de  ce  roman  etait  de  faire  arriver  a  un  jeune  homme 
honnete,  simple ,  interessant,  les  aventures  en  apparence  les 
plus  merveilleuses  et  les  plus  varices,  et  de  les  expliquer  tout 
a  la  fois  d'une  mani^re  simple  et  naturelle.  L'auteur  ne  se  tire 
pas  mal  de  ce  probleme.  II  a  de  I'imagination  et  de  I'invention. 
Je  voudraisqu'il  eutplus  decoloris  et  une  tournureun  peu  plus 
philosophique  :  car  quand  on  a  lu  tout  son  roman,  il  n'en  resulte 
rien,  sinon  qu'on  s'est  amus6,  ce  qui  est  bien  quelque  chose. 
L'auteur  pretend  I'avoir  traduit  de  I'anglais ;  mais  je  le  crois 
francais  et  original.  On  dit  que  cet  auteur  est  un  certain 
M.  Gazotte,  qui  a  ete  interesse  dans  le  fameux  proems  des  Lioncy 
centre  les  jesuites.  Ce  M.  Gazotte  publia,  il  y  a  quelques  annees, 
un  poeme  epi-comique  en  prose  intitule  Olivier,  qui  eut  quel- 
que succ6s.  Au  reste,  si  vous  vous  rappelez  I'histoire  de  Sara 
Th...,  que  M.  de  Saint-Lambert  fit  inserer  I'annee  dernifere 
dans  la  Gazette  littdraire,  vous  lui  conseillerez  de  lire  le  Lord 
impromptu,  et  d'y  voir  comment  il  faut  s'y  prendre  quand  on 
veut  rendre  un  laquais  aimable,  interessant,  charmant  aux  yeux 
de  sa  maitresse  et  par  consequent  du  lecteur :  car,  en  fait  d'ou- 
vrages  d'imagination,  il  n'y  a  rien  de  fait  quand  celui-ci  n'est 
pas  force  de  prendre  le  sentiment  que  l'auteur  veut  faire  naitre. 

— Euminie  et  Gondamir,  histoire  francaise  du  temps  oil  com- 
menca  la  monarchie.  Volume  in-12  de  cent  soixante-dix  pages*. 


1.  1776,  in-i". 

2.  Par  G.  Mailhol. 


NOVEMBRE  1766.  177 

L'auteur  inconnu  pretend  qu'on  trouvera  dans  ce  petit  ouvrage 
une  esquisse  des  nioeurs,  des  sentiments,  de  la  religion  de  nos 
premiers anc6tres,  I'origine  de  plusieurs  usages  de  la  nation,  et 
mfimequelquesfaitshistoriques  qui  ont  echappea  nos  ^crivains. 
U  pent  se  vanter  plus  surement  encored' avoir  fait  une  peinture 
assez  insipide  des  mojurs  francjaises  modernes  sous  des  noms 
surann6s  et  gothiques. 

—  Les  Letlres  d'Assi  i\  Zurac,  volume  in-12  de  plus  de 
deux  cents  pages',  sont  une  des  cent  cinquante  mauvaises 
copies  qui  ont  paru  successivement  des  Leltres  persanes. 

—  On  nous  a  encore  traduit  de  I'anglais  des  Mcmoires  du 
Nord,  ou  Ilistoire  dune  famille  d'fJcosse.  Deux  parties  in-12. 
C'est  une  insigne  rapsodie  d'historiettes  romanesques  et  insi- 
pides,  cousues  Tune  apr^s  I'autre  k  I'usage  des  oisifs. 

—  Histoire  des  colonies  europ^cnnes  dans  TAmirique,  en 
six  parties  et  deux  volumes  in-12,  chacun  de  pr6s  de  quatre  cents 
pages.  Traduite  de  I'anglais  de  William  Burk  par  le  terrible 
Eidous.  Vous  voyez  que  ni  la  Chine,  ni  I'Afrique,  ni  I'Amerique, 
ni  aucune  partie  du  monde  n'est  h.  I'abri  des  ravages  de  ce  re- 
doutable  traducteur,-  et  s'il  reste  encore  quelque  pays  a  d6- 
couvrir  sur  notre  globe,  il  sera  bientdt  sous  la  puissance 
d'Eidous  le  cruel.  L'auteur  anglais  fait  un  grand  61oge  de  I'ad- 
ministration  des  colonies  fran^aises. 

—  M.  Desgronais,  professeur  au  college  royal  de  Toulouse, 
a  fait  imprimer  un  livre  intitule  les  Gasconismes  corrig^s. 
Volume  in-12.  Le  projet  de  l'auteur  est  de  relever  toutes  les 
mani6res  de  parler  vicieuses  qui  sont  en  vogue  dans  les  pro- 
vinces meridionales  de  la  France.  Ges  expressions  et  tournures 
vicieuses  ne  sont  pas  en  petit  nombre,  et  l'auteur,  residant  k 
Toulouse,  pent  se  vanter  d'etre  k  leur  source. 

—  Les  Plus  Secrets  My  stores  des  hauts-grades  de  la  macon- 
nerie  d&coih^s,  ou  le  Vrai  Rose-Croix,  traduit  de  I'anglais,  suivi 
du  Noachite,  traduit  de  I'allemand ;  volume  in-S",  imprime  k 
Jerusalem,  chez  Desventes,  libraire  a  Paris*.  Suivant  l'auteur  de 
ce  beau  livre,  c'est  Godefroy  de  Bouillon  qui  institua  I'ordre  des 
Masons  dans  la  Palestine,  en  1330.  L'ordre  des  Noachites  est 


1.  Par  J.  V.  de  La  Croix. 

2.  Par  Berage.  Nouvelle  Mition  augment^e,  Jt5rusalcm  (llollando),  1771,  in-S". 

vii.  <2 


178  CORRESPONDANCE  LITT£rAIRE. 

bien  plus  merveilleux  et  plus  ancien.  II  faut  avoir  donne  de 
grandes  marques  de  z^le  dans  I'ordre  des  Macons,  pour  aspirer 
a  une  place  dans  celui  des  Noachites.  Ges  inepties  viennent  de 
vingt  annees  trop  tard.  Dans  le  temps  ou  les  francs-masons 
etaient  a  la  mode,  et  assez  nombreux  pour  qu'en  certaines  capi- 
tales  la  police  fit  attention  a  eux,  ce  livre  aurait  pu  faire  fortune ; 
mais  ce  temps  est  passe. 

—  On  a  imprime  une  Lettre  de  feu  M.  I'abb^  Ladvocat, 
docteur  et  biblioth^caire  de  Sorbonne,  dans  laquelle  on  examine 
si  les  textes  originaux  de  VEcriture  sont  corrompus,  et  si  la 
Vulgate  leur  est  pr^firable,  brochure  in-8°  de  cent  trente-cinq 
pages.  L'auteur  se  declare  pour  la  negative,  malgre  le  respect 
que  r^lise  romaine  ordonne  de  rendre  a  la  Vulgate.  La  raison 
qui  decide  M.  I'abbe  Ladvocat  pour  les  textes  originaux,  c'est 
que  dans  ces  textes  il  n'y  a  que  des  fautes  de  copistes,  au  lieu 
que  dans  la  Vulgate  il  y  a  encore  des  fautes  de  traducteur.  II 
est  curieux  de  voir  des  hommes  senses  discuter  gravement  de 
pareilles  questions.  M.  le  Proposant  a  certainement  raison.  Si  ce 
livre  est  divinement  inspire,  il  faut,  pourm6riternotrecroyance, 
qu'il  ait  ete  aussi  divinement  copi6  ;  car  s'il  y  a  une  seule  faute 
de  copiste,  il  peuty  en  avoir  mille;  et  que  devient  le  fondement 
de  notre  foi?  Cependant  saint  Jerome,  saint  Augustin  et  plusieurs 
Peres  de  I'l^glise,  conviennent  que  ces  textes  sont  corrompus. 
Moi,  en  ma  qualite  de  fidMe,  je  soutiens  que  le  Saint-Esprit  n'a 
pas  seulement  inspire  les  auteurs  des  livres  sacres,  mais  qu'il 
a  inspire  et  inspire  encore  tons  les  jours  tons  les  copistes  ettous 
les  imprimeurs  qui  en  multiplient  les  exemplaires,  et  que  c'est 
bien  le  moindre  miracle  qu'il  puisse  faire  en  favour  d'un  livre 
n^cessaire  au  salut  eternel  du  genre  humain.  M.  I'abbe  Ladvo- 
cat, qui,  en  sa  qualite  de  docteur  de  Sorbonne,  etait  atb^e,  dis- 
cute  cette  question  en  savant  th6ologien.  Je  me  souviens  de  I'avoir 
fait  mourir  de  la  poussifere  avalee  dans  la  bibliotheque  de  la 
Sorbonne';  mais  cela  n'estpas  vrai,  et  il  n'6tait  pas  assez  mal- 
avise  pour  cela.  II  est  mort  pour  avoir  neglige  des  hemorrhoides 
auxquelles  se  sont  jointes  une  inflammation  et  la  gangrene. 

—  M.  Changeux  vient  de  publier  un  Traits  des  extremes, 

1.  C'est  t.  VI,  p.  461,  que  Grimm  a  attribue  la  mort  de  I'abbe  Ladvocat  aux 
fatigues  de  sa  place  de  bibliothecaire.  C'est  une  mort  trop  rare  pour  n'fitre  pas 
quelque  peu  gloricuse.  (T.) 


DfiCEMBRE  1766.  170 

ou  £Uhnents  de  In  science  de  la  rMliU,  en  deux  gros  volumes 
in-12.  M.  Changeux,  dont  j'ignorais  jusqu'i  la  r6alite  de  I'exis- 
teuce,  nous  apprend  qu'il  a  entrepris  ce  Trait6  k  I'occasion  de 
Tarticle  JiMitc,  qu'il  destinait  pour  YEncyclopMie.  11  nous 
apprend  encore  qu'il  a  dislingu6  la  r6alit6  de  la  v6rit6,  et  qu'en 
sa  quality  de  Descartes  du  xvm*  si^cle,  il  a  voulu  faire  avec  la 
premiere  comme  I'autre  Descartes  a  fait  avec  la  seconde,  et  par 
consequent  cr6er  une  science  toute  nouvelle,  qui  est  celle  de 
la  realile  :  science,  suivant  Tassertion  de  I'inventeur,  plus  utile 
que  celle  de  la  verite,  avec  laquelle  on  ne  pourra  plus  la  con- 
fondre.  Or,  h,  force  de  se  creuser  la  t6te,  M.  Changeux  a  trouve 
que  sa  science  de  la  r6alit6  porte  sur  un  principe  unique,  et  ce 
principe,  c'est  que  les  extremes  se  touchent  sans  se  confondre, 
et  que  la  r^alite  ne  se  trouve  que  dans  le  milieu  entre   ces 
extremes.  C'est  sur  ce  beau  principe,  si  neuf  qu'il  est  deja 
devenu  proverbe,  que  M.  Changeux  etablit  son  superbe  corps 
de  logis  de  la  reality.  II  s'imprime  d'etranges  sottises  et  d'insi- 
gnes  platitudes  en  ce  xviii*  si6cle.  Si  vous  avez  le  courage  de 
lire  un  peu  du  Traitd  des  extri^mes,  vous  y  verrez  que  la  vie 
et  la  mort  ne  sont  pas  des  extremes;  et,  dans  le  fait,  elles  ne 
peuvent  6tre  que  des  milieux,  en  vertu  du  principe  unique 
decouvertparM.  Changeux,  sansquoi  on  ne  naitrait  ni  ne  mour- 
rait  plus  r^ellement.  Ce  que  je  sais,  c'est  que  si  les  extremes  se 
touchent  sans  se  confondre,  M.  Changeux  doit  se  trouver  nez 
k  nez  contre  Leibnitz,  Newton  et  Locke. 


DECEMBRE. 


!»■•  d^cembre  1766. 


On  vient  d'6riger  dans  I'^glise  de  Saint-Roch  une  esp^ce  de 
mausol^e  a  feu  M.  Moreau,  p6re  de  feu  M.  de  Maupertuis,  et 
Ton  a  saisi  cette  occasion  pour  faire  I'eloge  historique  de  ce 
philosophe  cel^bre  dans  une  longue  et  mauvaise  inscription, 
car,  depuis  cent  ans  que  nous  avons  une  Academie  royale  des 
inscriptions,  la  France  est  k  peu  pr6s  le  pays  de  I'Europe  oil 


180  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Ton  se  connait  le  moins  en  inscriptions,  et  ou  Ton  en  fait  du 
plus  mauvais  gout.  On  voit  aussi  sur  ce  mausolee  le  medallion 
de  M.  de  Maupertuis  ;  mais  il  n'est  pas  ressemblant.  Ce  monu- 
ment est  done  plutot  6rige   a  I'honneur  du  fils  qu'a  celui  du 
p^re ,  quoique  les  cendres  du  fils  reposent  loin  d'ici  chez  les 
capucins  de  Bale,  ou  Maupertuis  est  mort  en  odeur  de  saintet6, 
victime  d'un  caractere  inquiet,    envieux  et  ambitieux  outre 
mesure^  Tout   ce  que  je  me  souviens  d' avoir  oui  dire  de  son 
pfere,  c'est  qu'il  6tait  excessivement  avare.  Maupertuis  lui  ame- 
nait  tons  les  jours  a  diner  quelques  beaux  esprits  ramasses  au 
cafe  ou  k  la  promenade.  Toute  cette  jeunesse  mangeait,  buvait, 
et  n'avait  jamais  assez ,  et  le   p6re  Moreau  n'aimait  pas  cela. 
M.  d'Alembert  seul  avait  fait  sa  conquete.  « C'est  un  joli  gar^on 
que  ce  d'Alembert,  disait-il  k  son  fils;  cela  ne  boit  point  de  vin, 
cela  ne   prend  point  de   cafe,  cela  fait   plaisir  a  voir  k  une 
table...  »  M.  de  Maupertuis  n'a  ete  ni  avare  ni  heureux  comme 
son  p6re.  Un  amour  demesure  de  la  celebrite  a  empoisonne  et 
abrege  ses  jours.  11  affectait  en  tout  une   grande  singularite, 
afin  d'etre  remarque.  II  voulait  surtout  I'etre  du  peuple,   dans 
les  promenades  et  autres  lieux  publics,  et  il  y  reussissait  par 
des  accoutrements  bizarres  et  discordants.   II  n'aimait  pas  la 
societe  de  ses  6gaux.  Jaloux  a  I'exc^s  de  toute  gloire  litteraire, 
il  etait  toujours  malheureux  de  se  trouver  avec  ceux  qui  pou- 
vaient  la  disputer  ou  la  partager.  II  avait  affecte  une  grande 
amiti6  pour  la  femme  de  chambre  de  M'"^  la  duchesse  d'Aiguil- 
lon,  qu'il  voyait  beaucoup;  mais  si  Ton  n'avait  jamais  dit  dans 
le  salon  de  M'"^  d'Aiguillon  que  Maupertuis  etait  monte  a  I'en- 
tresol  de  M"*  Julie,  je  wois  que  sa  liaison  avec  M'^*  Julie  aurait 
peu  dure.  II  pr6tendait  aussi  avoir  congu  une  passion  violente 
pour  une  jeune  Laponne  qu'il  avait  amenee  en  France,  et  qui  y 
est  morte.  II  aimait  a  chanter  des  couplets  qu'il  avait  faits  pour 
elle  sous  le  pole,  et  qu'il  faut  conserver  ici  : 

Pour  fuir  I'aniour, 
En  vain  Ton  court 
Jusqu'au  cercle  polaire  : 
Dieux!  qui  croiroit 


1.  Maupertuis  (Pierre-Louis  Moreau  de),  ii6  k  Saint-Malo,  le  17  juiliet  1698, 
uiourut  a  Bale,  le  27  juillet  1759. 


DfiCEMBRE  17  66.  ^        181 

Qu'en  cet  endroit 
On  eQt  trouv6  Cyth6re ! 

Dans  les  frlmas 

De  ces  cllmats, 
Christine  nous  enchante  ; 

Et  tous  les  lieux 

OCi  sont  ses  yeux 
Font  la  zone  brillante. 

L'astre  du  jour 

A  ce  s6jour 
Refuse  sa  lumiere; 

£t  ses  attraits 

Sont  d6sormais 
L'astre  qui  nous  6claire. 

Le  soleil  luit; 

Des  jours  sans  nuit 
Bient6t  il  nous  destine ; 

Mais  ces  longs  jours 

Seront  trop  courts 
Pass6s  pr6s  de  Christine. 

Le  mausolee  qui  a  donn6  lieu  a  cette  petite  digression  est  de 
M.  Huez,  de  rAcademie  royale  de  sculpture.  Ce  monument  ne 
rendra  pas  a  M.  Huez  Timmortalite  qu'il  donne  au  p6re  de 
Maupertuis.  II  y  a  la  un  ange  gardien  des  cendres  de  M.  Moreau 
qui  a  I'air  plus  lourd  et  plus  paysan  qu'un  chantre  d'une  paroisse 
de  village.  Sa  draperie  est  aussi  lourde  que  toute  sa  figure,  qui 
est  de  proportion  colossale. 

—  M.  Leonard  vient  de  publier  des  Idylles  morales^,  en 
vers,  au  nombre  de  six.  Le  but  de  I'auteur  etait  de  peindre  les 
premiers  sentiments  doux  et  honnStes  de  la  nature,  comme 
I'amour  avec  toute  son  innocence,  I'amour  filial,  etc.  On  dit 
que  M.  Leonard  est  jeune,  et  qu'il  m6rite  d'etre  encourag6 ;  moi, 
au  contraire,  je  trouve  qu'il  m^rite  d'6tre  decourag6.  Puisqu'il 
est  jeune  et  honnfite,  il  m6rite  qu'on  I'empSche  de  se  livrer  a 
la  poesie.  Pour  6tre  poete,  il  ne  suffit  pas  d' avoir  des  sentiments 
honn6tes,  il  faut  encore  un  talent  decide.  Dans  le  genre  de 
po6sie  ou  M.  Leonard  s'est  essaye,  11  faut  une  facilite  et  une 

i.  Paris,  Merlin,  176C,  ia-8o.  .     .      f  .      •• 


182        ^  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

grace  de  style,  un  choix  d'images  tendresetdelicieuses,  un  charme 
et  une  douceur  de  colons  qui  vous  ravissent  et  vous  enchantent. 
On  voit  bien  que  ce  sont  les  Idylles  de  M.  Gessner,  de  Zurich, 
qui  ont  donne  a  M.  Leonard  I'envie  de  faire  les  siennes;  mais  le 
singe  qui  prendrait  I'Antiaous  pour  module  n'en  resterait  pas 
moins  singe.  Gessner  est  un  poete  divin,  et  M.  Leonard  un  hon- 
n^te  enfant,  si  vous  voulez,  et  plus  surement  un  pauvre  diable. 

—  M.  Dancourt,  ancien  arlequin  de  Berlin,  qui  a  refute  le 
traite  de  M.  Rousseau  contre  les  spectacles,  et  qui  est  a  la  fois 
auteur  et  acteur,  a  arrange,  pourle  theatre  de  "Vienne,  un  ancien 
op6ra-comique  francais  pour  pouvoir  etre  mis  en  musique.  Gette 
piece,  intitulee  les  Pterins  de  la  Mecqiie,  est  une  farce  de  Le 
Sage.  M.  Dancourt  I'a  appelee  la  Bencontre  imprhme.  II  fallait 
faire  un  meilleur  choix.  On  dit  que  la  musique  du  chevalier 
Gluck  est  charmante. 

—  M.  Eidous  vient  encore  de  nous  enrichir  d'une  Hisloire 
de  la  Nouvelle-York,  depuis  la  d^couverte  de  cette  province 
jusqu'd.  notre  sUcle,  traduite  de  I'anglais  de  M.  William  Smith. 
Volume  in-12  de  quatre  cents  pages.  Gette  histoire  finit  k 
I'ann^e  1732;  ainsi  elle  aurait  besoin  d'un  supplement.  Quant  a 
M.  Eidous,  je  ne  voudrais  pas  a  mon  plus  cruel  ennemi  assez  de 
mal  pour  le  lui  donner  pour  traducteur. 

—  Marianne,  ou  la  Paysanne  de  la  for  el  d'  Ardennes,  histoire 
mise  en  dialogues^  forme  un  volume  in-12  de  trois  cents  pages, 
en  treize  entretiens.  L' auteur  de  ce  roman  nous  assure,  suivant 
I'usage,  que  c'est  une  histoire  veritable.  II  prend  lui-meme  le 
nom  d'Ergaste,  et  sous  ce  nom  il  questionne  la  paysanne  de  la 
foret  d' Ardennes  et  se  fait  center  sa  vie  :  c'est  ce  qui  forme  les 
differents  entretiens.  Vous  croyez peut-etre  que  lebut  del'auteur 
a  et6  de  nous  faire  un  tableau  interessant  de  la  vie  rustique  ? 
Point  du  tout.  Marianne  est  une  servante  de  cabaret,  qu'un 
colonel  veut  violer,  et,  comme  il  n'en  pent  venir  about,  il  la  bat, 
et  ensuite,  pour  reparation,  il  la  m^ne  a  Paris  et  la  fait  aller  a 
rOp^ra  avec  sa  soeur.  Gependant  tous  les  attraits  de  Paris  n'em- 
pechent  pas  notre  heroine  de  retourner  a  la  fm  du  roman  dans 
son  village,  de  reprendre  ses  habits  de  paysanne  et  d'6pouser 
un  valet  de  cabaret  nomme  Antoine,  qui  n'a  jamais  cesse  de 
I'aimer.  Et  ce  fond,  si  detestable  par  lui-m6me,  est  ecrit  et 
execute  d'un  style  et  d'un  ton  qui  rendent  Ergaste  tout  k  fait 


DfiCEMBRE  1766.  188 

digne  d'obtenir  la  survivance  de  M.  Antoine  dans  son  auberge. 
Oh!  nion  Dieu,  que  je  suis  las  de  passer  en  revue  tant  de  d6tes- 
tables  ouvrages !  Tantde  mauvais  livres  d6c61entune  plalepro- 
fonde  du  gouvernement :  d'un  c6tiS  un  si  grand  descEuvrement, 
puisqu'enfin  on  n'imprimeraitpasces  platitudes  si  I'onn'entrou- 
vait  le  d^bit;  de  I'autre,  tant  d'auteurs  oisifs  k  Paris,  tandis 
qu'on  pave  les  grands  chemins  par  corv6e  ! 

—  II  faut  ajouter  k  cette  foule  de  romans  qui  ont  paru 
depuis  un  niois  ou  six  semaines  la  Campagne^  roman  traduit  de 
I'anglais  par  M.  de  Puisieux.  Deux  volumes  in-12,  faisant  en- 
semble six  cent  clnquante  pages.  Ge  M.  de  Puisieux  m'a  I'air  de 
vouloir  entrer  en  lice  avec  M.  Eidous  pour  savoir  lequel  traduira 
I'anglais  le  plus  mal.  Moi,  qui  tiens  k  mes  anciens  amis,  je  parie 
pour  M.  Eidous.  S'il  est  possible  de  I'egaler,  il  ne  sera  certaine- 
ment  surpasse  parpersonne.  En  voici  lapreuve:  M.  Eidous  tra- 
duit un  livre  de  medecine  dans  lequel  I'auteur  anglais  conseille 
centre  de  certaines  douleurs  de  rhumatisme  de  se  faire  frotter 
avec  des  brasses  de  chair.  Comme  nous  ne  connaissons  pas  cette 
expression  en  fran^ais,  et  qu'on  ne  distingue  pas  les  brossesqui 
servent  k  cet  usage  par  une  epith^te  particuli6re,  M .  Eidous, 
n'entendant  pas  le  mot  qui  signifie  hrosse,  et  n'entendant  que 
le  mot  qui  signifie  chair  ou  viande,  fait  dire  a  I'auteur 
anglais  que  dans  ces  cas  il  conseille  de  manger  des  viandes 
rdties.  Je  donne  dix  ans  k  M.  de  Puisieux  pour  faire  une 
balourdise  qui  vaille  celle-15,.  Quant  au  roman  de  la  Campagiie, 
je  conviens  qu'il  faut  avoir  bien  du  temps  de  reste  pour  le 
perdre  avec  ces  livres-1^;  mais  enfin  j'aime  encore  mieux  le 
plat  naturel  de  ce  roman  que  la  morale  ralTm^e  et  faconnee  de 
la  marquise  de  Gr6my  et  de  sa  religieuse. 

—  M.  de  La  Grange,  que  je  n'ai  pas  I'honneur  de  connaitre, 
a  traduit  de  I'anglais  un  autre  roman  intitule  Ilistoire  de  7Jiiss 
Indiana  Dauby.  Deux  volumes  in-12,  formant  ensemble  plus  de 
cinq  cents  pages.  Ge  roman,  qui  est  en  forme  de  lettres,  n'a 
pas  fait  plus  de  fortune  que  le  precedent. 

—  Les  traductions  multipliees  de  romans  anglais  ne  font 
pas  tarir  pour  cela  nos  auteurs  originaux.  M.  S.  de  G.  *  vientde 
publier  VEcole  des  p^res  et  des  m^res,  ou  les  Trots  Inforlun^es, 

1 .  L'abb^  Sabatier  de  Castres. 


184  CORRESPONDANCE  LITTjfiRAIRE. 

en  deux  parties.  Ces  trois  infortunees  sont  l^milie,  la  comtesse 
d'Orbeval  et  Julie.  Jecrains  que M^Ma marquise  de  Luchet,  k  qui 
ce  roman  est  d^die,  n'en  fasse  bientot  la  quatrieme.  G'est  cette 
M"^  Delon,  de  Geneve,  aimable,  gaie,  folle,  qui  a  epouse,  il  y  a 
quelque  temps,  un  homme  de  condition,  appele  M.  de  Luchet, 
k  qui  le  besoin  a  fait  faire  le  metier  d'auteur  et  en  fait  faire 
tous  les  jours  de  plus  mauvais.  Je  crains  que  cette  pauvre 
M'"^  de  Luchet,  tout  en  chantant  et  en  dansant,  n' arrive  inces- 
samment  a  I'hopital,  ou  I'auteur  de  VEcole  des  ptres  et  des  mires 
pourra  lui  servir  de  mar6chal  des  logis,  s'il  n'a  pas  d' autre 
ressource  pour  vivre  que  la  table  de  ses  trois  infortunees. 

—  Les  Avenlures  philosophiques  * ,  qui  paraissent  deja  depuis 
quelque  temps,  font  un  petit  volume  in-12  de  deux  cents  pages, 
qui  conte  ennuyeusement  I'histoire  de  trois  philosophes  modernes, 
dont  il  y  en  a  un  qui  a  a  peu  pr^s  les  opinions  de  M.  Rousseau. 
L'auteur  se  croit  un  malin  peste.  II  pretend  avoir  fait  son  roman 
avant  Candide;  mais  celui-ci  I'a  gagne  de  vitesse,  et  il  meurt 
de  peur  que  ses  Aventures  philosophiques  ne  passent  pour 
un  rechauffe  de  Candide.  II  pent  etre  tranquille.  Personne  ne 
lui  fera  une  injustice  aussi  criante.  Un  r6chauffe  exige  un  peu 
dechaleur,  et  heureusement  ces  Aventures  philosophiques  sont 
d'un  froid  et  d'une  platitude  qui  garantissent  l'auteur  a  jamais 
de  toute  comparaison  avec  Candide. 

—  Si  vous  envoy ez  tout  cet  enorme  fatras  d'inutilit^s  au 
corps  des  epiciers,  vous  accorderez  a  M™^  Robert  le  pas  sur 
toute  la  confr^rie.  Nicole  de  Beauvais,  ou  l' Amour  vaincu 
par  la  reconnaissance^  qu'elle  vient  de  publier  en  deux  parties, 
est  bien  digne  de  figurer  k  cdte  de  ses  autres  ouvrages,  dont 
elle  a  soin  d'indiquer  les  titres  et  le  prix.  II  faut  que  M""'  Robert 
travaille  pour  la  province  ou  pour  les  pays  Strangers,  car  a 
Paris  il  n'y  a  ame  qui  vive  qui  ait  jamais  entendu  parler  de 
M'"^  Robert  et  de  ses  romans. 

—  M.  I'abbe  Coyer  a  fait  au  commencement  de  cette  annee 
une  brochure  intitul6e  Be  la  Predication.  C'etait  un  excellent 
sujet  m^diocrement  traite.  Aussi  ces  petits  ouvrages  manques 
amusent  Paris  a  peine  deux  fois  vingt-quatreheures,  et  tombent 
ensuite  dans  un  oubli  eternel.  Le  but  de  M.  I'abbe  Coyer  etait 

.   1.  Par  Dubois-Fontanelle. 


DfiCEMBRE  1766.  185 

de  prouver  que  de  tout  temps  les  hommes  avaient  (^t6  pr^ch^s 
inutiiement  par  toute  esp^ce  de  bavards,  et  qu'il  n'y  a  de  pr6- 
dicateur  edicace  que  le  gouvernement  :  beau  sujet  digne  d'une 
meilleure  plume!  Comme  M.  I'abbe  Coyer  s'est  permis  quelques 
plaisanteries,  il  a  eu  le  malheur  de  scandaliser  le  nomm6 
Joseph-Romain  Joly,  qui  a  publie  une  Histoire  de  la  predication, 
ou  la  Manidre  dont  la  parole  de  Dieu  a  Hi  prhhie  dam  torn 
les  siicles.  Outrage  utile  aux  pridicateurs,  el  curieux  pour  les 
gens  de  lettrcs.  Gros  volume  in-12.  M.  Joseph-Romain  Joly 
prouve  dans  cette  fastidieuse  compilation  que  la  predication  a 
toujours  fait  tous  les  biens  imaginabies,  et  qu'elle  n'a  cess6 
d'operer  des  conversions  jusqu'i  M.  Joseph-Romain  Joly  inclu- 
sivement  :  ce  qui  n'emp6che  pas  M.  Joly  d'etre  un  ecrivain 
ennuyeux  et  plat  qu'il  est  impossible  de  lire. 

—  Controverse  siir  la  religion  chritienne  et  celle  des  maho- 
mitans,  entre  trois  doc  tears  musulmans  et  un  religieux  de  la 
nation  maronite.  Ouvrage  traduit  de  I'arabe  par  M.  Le  Grand, 
secretaire  general,  interprete  du  roi  pour  les  langues  orien tales. 
Volume  in-12.  Ce  titre  annonce  un  ouvrage  trfes-curieux.  On 
croirait  y  trouver  d'abord  les  grandes  dilficultes  que  les  maho- 
metans  opposent  au  christianisme ;  mais  on  n'y  trouve  qu'un 
Maronite  aussi  plat  que  M.  Joseph-Romain  Joly. 

—  M.  Requier  est  traducteur  d'italien  d'ofiice  commeM.  Eidous 
est  traducteur  d'anglais ;  mais  M.  Requier  s'acquitte  un  peu 
mieux  de  son  devoir  que  M.  Eidous.  C'est  lui  qui  publia  succes- 
sivement  la  traduction  des  Memorie  recondite  di  Vittorio  Siri, 
qui  s'est  si  bien  vendue  a  Paris.  M.  Requier  vient  de  traduire 
du  latin  l' Esprit  des  lois  romaines,  ouvrage  de  Jean-Vincent 
Gravina.  Trois  volumes  in.l2  assez  considerables.  Gravina  etait 
un  gi'and  et  savant  homme.  II  etait  le  mattre  du  c616bre  Metas- 
tasio  et  de  presque  tous  les  gens  de  m6rite  du  m^me  age.  II 
disait  quelquefois  k  ceux  de  ses  el6ves  qu'il  honorait  de  sa 
confiance  :  «  Mes  enfants,  ne  parlez  jamais  de  religion  ;  vous 
savez  ce  qui  est  arriv6  a  Notre-Seigneur  pour  avoir  voulu  en 
parler.  »  Son  ouvrage  sur  les  lois  romaines  est  regarde  par  les 
savants  comme  un  grand  livre ;  mais  ce  n'est  point  du  tout  un 
livre  de  toilette  et  d'amusement.  Aussi  etait-il  tr6s-inutile 
de  le  traduire,  et  ceux  qui  ne  peuvent  le  lire  en  latin  n'en 
ont  certainement  pas  besoin.  11  ne  m'est  pas  m6me  bien  de- 


186  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

montre  que  M.  Requier  ait  ete  en  6tat  de  faire  cette  traduction. 

—  Un  certain  M.  Richer,  trepass6,  connu  par  quelques  fables, 
a  compile  d'aprfes  I'ouvrage  latin  de  Meibomius  une  Vie  de 
Mecenas.  favori  d'Auguste,  et  cet  ouvrage  vient  de  paraitre  en 
un  volume  in-12. 

—  M.  C0II6,  lecteur  de  M.  le  due  d'Orleans,  a  voulu  donner 
ses  pieces  de  theatre  successivement  au  public,  sous  le  titre  de 
ThMtre  de  sociite.  Ge  projet  n'a  pas  eu  lieu,  parce  que  les  deux 
premieres  pieces  que  M.  Golle  a  publiees  sous  ce  titre  n'ont  pas 
eu  de  succes  ;  et  voila  maintenant  un  polisson,  echappe  du  col- 
lege S  qui  s'empare  du  titre  de  M.  Colle  et  le  discr^dite  a  jamais 
par  deux  pieces  informes  et  pitoyables  :  I'une  intitulee  VOrphe- 
line,  en  vers  et  en  un  acte ;  I'autre,  Arm^mde,  ou  le  Triomphe 
de  la  Constance,  pifece  tragi-comique  en  vers  et  en  cinq  actes. 

—  Un  camarade  du  precedent^  vient  de  faire  imprimer  le 
Philosophe  soi-disant,  co medio  en  vers  et  en  trois  actes,  tiree 
d'un  conte  de  M.  Marmontel  qui  porte  ce  titre.  L'auteur  a  fait 
sa  pifece  pour  une  societe,  et  n'a  mis  que  trois  jours  a  sa  com- 
position. II  a  fort  bien  fait  de  mettre  le  moins  de  temps  possible 
^  une  mauvaise  piece;  maisil  fallait  se  con  tenter  du  succes  qu'elle 
a  obtenu  en  societe,  et  ne  la  jamais  imprimer. 

—  Je  ne  sais  de  qui  sont  les  OEuvres  varices  qu'on  pent 
avoir  pour  douze  sols,  et  dans  lesquelles  on  trouveles  liessources 
de  la  toilette  J  des  Aliments  de  coquetlerie  et  d'autres  traites  de 
morale  de  cette  esp^ce.  L'auleur  nous  avertit  qu'il  a  aussi  fait 
deux  comedies  :  I'une,  le  Fils  reconnaissant,  en  cinq  actes ;  I'autre, 
le  Perruquier,  en  trois  actes ;  et  que  I'ete  dernier  on  en  a  cru 
I'edltion  epuis6e,  mais  qu'heureusement  elle  ne  Test  pas  encore, 
et  qu'on  en  trouve  toujours  des  exemplaires  chez  son  libraire, 
lequel  pent,  je  crois,  se  flatter  d'en  avoir  pour  longtemps. 

—  Le  Duo  interrompu,  conte  suivi  d'ariettes  nouvelles,  est  un 
dialogue  entre  une  jeune  personne  et  un  petit  garcon  que  leurs 
surveillants  ont  perdu s  de  vue.  Gela  n'a  aucun  but,  pas  meme 
celui  du  libertinage.  On  dit  que  cette  platitude  est  d'un  polisson 
appeleMoline^ 

i.  D'Olgiband  de  La  Grange. 

2.  M"«  Amelie-Caroline  de  Kinschoff. 

3.  Moline  a  iM  de  son  roman  et  sous  le  m6me  titre  une  com^die  en  un  acte 
et  en  prose. 


DfiCEMBRE   1766.  187 

—  Connaissance  des  temps  pour  Vannde  bissextile  ilOSy 
publi^e  par  Cordre  de  VAcad^mie  royale  des  sciences,  et  calcul^e 
par  M.  de  La  Lande,  membre  de  cette  Academie.  Volume  in-12. 
On  trouve  k  la  suite  de  ces  tables  une  liste  de  tous  les  membres 
de  rAcad6mie  royale  des  sciences,  avecles noms  des  correspon- 
dants  de  cette  compagnie  c6l6bre ,  et  les  noms  des  academiciens 
avec  lesquels  ils  sont  en  commerce. 

—  Le  Puceltige  nageur  *  est  un  conte  en  vers,  libertin,  ordu- 
rier,  b6te,  plat,  insipide,  d'un  ton  detestable.  L'auteur  anonyme 
le  vend  quinze  sols.  U  lui  faudrait  autant  de  coups  de  baton 
que  de  sols,  et  ce  serait  encore  r6compenser  bien  faiblement 
son  talent  et  sa  peine. 

15  d^ccmbre  1766. 

M.  I'abbe  de  Mably  a  fait  reimprimer  cette  annee  ses  Obser- 
vations surVhistoirede  la  Grdcc,  ou  Des  Causes  delaprospMtd  et 
des  malheurs des  Grecs.  Volume  in-12  deplusde  trois  cents  pages. 
C'est  le  premier  ouvrage  de  cet  6crivain,  qui  estun  pen  ennuyeux 
de  son  nalurel,  mais  qui  ne  manque  pas  d'ailleurs  de  m6rite. 
Les  changements  considerables  qu'il  a  faits  dans  cette  edition 
en  font  presque  un  ouvrage  nouveau.  Je  ris  d'un  auteur  se 
promenant  en  petit  collet  dans  les  rues  de  Paris,  qui,  du  fond 
de  son  cabinet,  vous  deduit  gravement  et  froidement  les  causes 
de  prosperit6  ou  de  malheurs  d'un  peuple  qu'il  ne  connait  que 
par  ses  livres.  Mon  ami,  si  tu  avals  un  peu  vecu  en  Gr6ce,  tu 
rirais  comme  moi  de  tes  billevesees.  Sais-tu  ce  qu'il  a  fallu  pour 
operer  la  prosperite  ou  Ic  malheur  des  Grecs?  Tout  ce  qui  a 
existe  en  Gr6ce.  Sais-tu  ce  qui  fait  en  ce  moment  la  prosperity 
ou  le  malheur  de  la  France?  Tout  ce  qui  y  existe,  depuis  Louis XV 
jusqu'au  frotteur  du  chateau  de  Versailles,  avec  tout  ce  qui 
existe  dans  le  reste  de  I'Europe,  et  qui  reagit  sur  la  France. 
Ote-moi  un  seul  valet  de  chambre  de  I'appartement  d'un 
ministre,  et  il  existera  un  ordre  de  choses  different.  Qu'un 
auteur  entreprlt  d'indiquer  les  principales  causes  des  ev6ne- 
ments  de  son  temps,  on  pourrait  supposer  qu'il  a  ete  k  portee 
de  voir  ce  que  d'autres  n'ont  pas  vu,  qu'il  a  surtoul  6tudie 

J,  Par  (Cailhava  d'Estandoux),  Paris,  1766,  in-8«,  titro  grave.      .  * 


588  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

I'esprit  public  etle  tour  des  tetes  de  son  temps,  qui  ne  se  trans- 
mettent  pas  dans  des  livres,  et  on  pourrait  le  croire.  Get  esprit 
public,  cette  partie  desmoeurs,  qui  ontune  influence  si  puissante 
dans  les  ev^nements,  se  connaissent  si  difficilement  que,  quel  que 
soit  le  point  historique  que  vous  vouliez  eclairer,  je  vous  propose 
de  prendre  un  particulier  du  temps  qui  vous  occupe,  de  I'etablir 
dans  sa  maison,  et  vous  verrez  que  vous  ne  savez  presque  rien 
de  ce  qu'il  y  faisait  du  matin  au  soir.  Yous  ne  connaissez  ni  ses 
opinions,  ni  ses  prejuges,  ni  ses  pratiques,  ni  ses  habitudes,  ni 
ce  qu'il  croyait  important  de  dire  ou  de  taire  a  ses  enfants ; 
vous  ne  savez  rien  de  rien,  et  vous  voulez  decider  de  ce  qui 
produit  le  bonheur  ou  le  malheur  publics.  Vous  ne  vous  doutez 
pas  des  veritables  causes  de  ce  qui  se  passe  a  votre  porte,  et  vous 
savez  au  bout  du  doigt  tout  ce  qui  a  opere  les  evenements,  il  y 
a  deux  ou  trois  mille  ans,  ou  tout  ce  qui  les  opere  k  deux  ou 
trois  mille  lieues  de  chez  vous !  Yous  etes  un  petit  bipfede  bien 
vain  et  bien  pr^somptueux.  Encore,  si  vous  cherchiez  quelquefois 
la  cause  des  evenements  a  cinq  ou  six  cents  lieues  de  I'endroit 
oil  ils  arrivent,  si  vous  saviez  voir  que  les  grands  r6sultats 
politiques  sont  a  la  longue  presque  toujours  une  aflaire  de 
geographie,  si  vous  saviez  decouvrir  la  source  d'un  6venement 
quelques  si^cles  avant  qu'il  arrive,  je  dirais  du  moins  que  vos 
r^ves  sont  d'un  homme  de  genie;  mais,  pauvre  homme,  rien  de 
tout  cela  ne  vous  est  jamais  entre  dans  I'esprit.  Je  me  souviens 
d' avoir  lu  a  I'age  de  dix-huit  ans  le  livre  du  president  de  Mon- 
tesquieu sur  les  causes  de  la  grandeur  et  de  la  decadence  de 
Rome,  et  de  I'avoir  trouve  faux  d'un  bout  a  I'autre.  Je  commen- 
cais  alors  a  devenir  profond  dans  I'^tude  des  anciens  auteurs  et 
des  antiquit^s  romaines,  sous  la  direction  du  professeur  Ernesti 
de  Leipsick,  un  des  plus  savants  hommes  de  I'Europe.  Gependant 
le  nom  illustre  du  president  m'en  imposait,  et,  ne  sentant  pas 
le  merite  d'un  ouvrage  generalement  estime,  je  mecroyais  d'une 
ineptie  sans  ressource ;  je  me  suis  su  depuis  un  gre  infini  du 
jugement  que  j'en  portai  alors.  Mais  les  reves  de  Montesquieu 
sont  du  moins  ing^nieux,  sont  ceux  d'un  grand  homme,  et  ceux 
de  M.  I'abbe  de  Mably  sont  d'un  homnie  mediocre  qui  ne  voit 
pas  plus  loin  que  le  bout  de  son  nez. 

—  M.  de  Sauvigny  a  publie  il  y  a  quelque  temps  un  roman 
ecrit  en  style  gaulois  et  gothique,  intitule  Histoire  de  Pierre  le 


DfiCEMBRE   1766.  180 

Long.  Ce  romanfit  peu  de  sensation.  C'estqu'il  est  ais6  d'imiter 
nos  anciens  romans,  en  employant  des  mots  et  des  tours  de 
phrases  surannees,  mais  difficile  d'imiter  la  naivete  des  idees  et 
des  sentiments  qui  en  font  le  prix.  Malgr6  le  peu  de  succ6s  de 
Pierre  le  Long,  on  a  public  cette  annee  un  autre  roman  dans  ce 
goiit,  intitule  Histoire  de  Jacques  F6ru  et  de  valcureuse  datnoi- 
selle  Agathe  Mignard,  iirite  par  un  ami  d'iceux*.  L'auteur  de 
ce  petit  roman  gaulois  est  une  lemme  qui  ne  s'est  pas  fait 
connaitre.  Comme  il  est  fort  court,  on  le  lit  sans  ennui,  et  m^me 
avec  une  sorte  de  plaisir. 

—  M.  Sabatier  a  publie  un  volume  d'Odes  nouvelles  et  autres 
pohieSy  prikid^esd'un  discours  sur  Fode,  et  suivies  de  quelques 
morceaux  de  prose.  Si  vous  m'en  croyez,  vous  ne  lirez  ni  la 
prose  ni  les  versde  M.  Sabatier,  quoique  tout  cela  soil  fort  vant6 
dans  nos  journaux  et  nos  feuilles  hebdomadaires. 

—  Trait i  des  armes  defensives j  par  M.  Joly  de  Maizeroy, 
lieutenant-colonel  d'infanterie.  Brochure  in-8°  de  quatre-vingts 
pages.  Ce  traite  fait  partie  des  Essais  militaij-es  que  l'auteur 
compte  publier  sur  diff6rents  objets  de  son  metier.  Pour  moi, 
j'aime  les  lieutenants-colonels  qui  font  leurs  essais  militaires 
plutdt  en  rase  campagne  que  dans  leur  cabinet,  et  plutot  I'^pee 
que  la  plume  k  la  main. 

EPITAPHE   DE  M.    LE   CHEVALIER   DE   BOUFFLERS, 

FAITE      PAR      LUI-H^HE. 

Ci-git  UD  chevalier  qui  sans  cesse  courut; 

Qui  sur  los  gruuds  chemins  naquit*,  v6cut,  mourut, 

Pour  prouver  ce  qu'a  dit  le  sage 

Que  notre  vie  est  un  voyage. 

—  On  vient  de  faire  une  nouvelle  traduction  en  prose  et  en 
vers  de  I'ancienne  hymne  sur  les  fStes  de  Venus  connue  sous  le 
titre  de  Pervigilium  Veneris^.  On  ne  connait  ni  l'auteur  ni 
I'age  de  ce  monument  de  poesie  latine,  qui  nous  est  parvenu  en 
fort  mauvais  6tat.  Le  P.  Sanadon  et  le  president  Bouhier  se  sont 

1.  (Par  M"»  de  Boismortier),  La  Hayeet  Paris,  1766,  iii-12. 

2.  On  assure  que  cette  circonstance  est  historique.  (GniMM.) 

3.  Cette  traduction  d'une  bynine  attribuce  sans  preuve  h  Catuile  est,  selon 
Qu6rard,  de  I'abb^  Ansquer  de  Pon?oI.  Londres  et  Pari.s  1766,  in-S". 


190  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

particuliferement  occupes  de  son  r^tablissement.  Le  nouveau 
traducleur,  qui  ne  s'est  pas  fait  connaitre,  approuve  beaucoup  le 
travail  du  premier,  et  fort  peu  celui  du  second  de  ces  savants. 
Quant  a  lui,  il  a  fait  imprimer  le  texte  latin  avec  sa  traduction 
en  prose  k  c6t6.  Cette  tradiiction  est  suivie  de  celle  en  vers,  et 
celle-ci  de  remarques  sur  plusieurs  endroits  du  poeme. 

—  Le  Clironologiste  manuel,  dans  lequel  on  trouve  lesprin- 
cipales  ^poques  de  Vhisloire  de  chaque  peuple,  la  succession  des 
patriarches,  juges  el  vols  h^breux,  de  tous  les  souverain  des 
grandes  et  petites  monarchies  de  Vantiqidtd^  des  empereurs 
romains,  des  empereurs  d'Orient  et  d'Occident,  des  papes,  des 
monarques  de  Vhistoire  moderne^  des  possesseurs  des  grands 
fiefsj  des  grands-maiires  de  3Ialte,  etc.,  etc.  Ouvrage  dune 
utiliti  ghi^rale  et  d'un  usage  journalier.  Volume  petit  in-12,  de 
trois  cent  quatre-vingt-dix  pages.  Le  Giographe  manuel^  de 
I'abbe  Expilly,  a  donne  au  Chronologiste  manuel  I'idee  de  son 
travail.  Si  ces  maudits  compilateurs,  qui  ecrasent  la  litt6rature 
de  leurs  rapsodies,  voulaient  y  donner  le  moindre  soin,  on  en 
trouverait  de  commodes  parmi  ces  rapsodies ;  et  celle-ci  serait 
du  nombre.  EUe  est  dediee  a  I'archidiacre  Trublet,  et  I'auteur 
presume  que  son  hommage  est  aussi  pur  que  la  main  qui  le 
recoit.  II  ne  salt  pas  que  jamais  I'abbe  Trublet  n'a  ete  c^lebre  a 
cause  de  la  purete  ni  de  ses  mains  ni  de  son  corps,  mais  bien 
par  la  salete  et  la  ladrerie  de  toute  sa  personne.  Ce  pauvre  abbe 
Trublet  a  donne  aux  mortels  une  haute  lecon  sur  la  vanite  de 
I'ambition.  II  passe  vingt  ann^es  de  sa  belle  vie  a  solliciter  une 
place  a  I'Academie  francaise ;  c'etait  le  but  de  toutes  ses  actions. 
Ill'obtient  enfin,  on  ne  sait  ni  comment  ni  pourquoi.  On  imagine 

qui  est  au  comble  de  ses  voeux,  et  point  du  tout;  I'ennui  le 
gagne.  II  abandonne  Paris  et  se  retire  dans  Saint-Malo,  sa 
patrie,  loin  des  couronnes  et  des  jetons  academiques. 

—  L'auteur  des  Nouvelles  Lettres,  imprimees  a  Lyon  en 
1763,  a  attaque  plusieurs  idees  communement  recues  sur  I'ori- 
gine  de  la  noblesse  francaise.  II  a  soutenu  que  sous  la  premiere 
race  et  jusque  vers  la  fin  de  la  seconde,  il  n'y  a  eu  nulle  idee 
de  noblesse  en  France];  que  toute  la  distinction  se  r^duisait  a 
deux  classes  :  celle  des  hommes  libres,  et  celle  des  serfs ;  que, 
sur  la  fin  de  la  seconde  race,  I'heredite  des  fiefs  donna  une  pre- 
miere id6e  de  noblesse ;  mais  que  la  noblesse  francaise,  dans  son 


DiSCEMBRE  1766.  191 

vrai  sens,  n'a  pris  de  consistance  que  longtemps  apr6s,  sous  le 
rfegne  de  Philippe  le  Bel.  Toutes  les  heresies  contenues  dans 
ces  leilres  ont  excit6  la  bile  de  M.  le  vicomte  de  ***',  qui  vient 
de  publier  un  ouvrage  :  De  VOrigine  de  la  noblesse  francaise, 
depuis  I ftahlisscmvnt  de  la  monarrhie.  Volume  in-12  de  plus 
de  cinq  cents  pages  .Dans  cet  ouvrage,  qui  est  d6die  k  la  noblesse 
de  France,  les  h6r6sies  de  I'auteur  des  Lettres  de  Lyon  sont 
combattues  avec  beaucoup  de  zfele. 

—  On  a  imprim^  k  Orleans  un  Discours  sur  la  revolution 
opirde  dans  la  tnonarchie  francaise  par  la  Pucclle  d'Orleam, 
prononce  dans  I'^glise  cath6drale  de  cette  ville,  le  8  mai  1764. 
Ce  discours  est  un  sermon,  et  ce  sermon  est  un  plat  et  insipide 
bavardage. 

—  Les  Cris  de  la  nature  et  de  Vhumanitdj  dddids  au  beau 
sexe,  sont  les  cris  d'un  accoucheur  qui  conjure  toutes  les 
femmes  grosses  de  ne  plus  se  laisser  accoucher  par  des  sages- 
femmes,  et  qui  les  menace  de  mal hours  et  de  d^sastres  affreux 
si  elles  persistent  a  donner  la  preference  aux  matrones  sur  des 
hommes  babiles.  II  pourrait  y  avoir  quelque  chose  de  vrai  dans 
ces  cris  de  M.  Valli,  chirurgien  de  Florence ;  mais  ces  verites 
sont  bien  ridiculement  presentees.  Les  femmes  obslin^es  diront 
a  M.  Valli  :  «  Monsieur  Josse,  vous  6tes  orfevre.  »  A  Paris,  les 
cris  de  M.  Valli  sont  inutiles,  parce  que  1' usage  de  se  faire 
accoucher  par  des  hommes  est  gen6ralement  re^u. 

—  M.  Cochin,  dessinateur,  graveur  et  secretaire  perpetuel 
de  I'Academie  royale  de  peinture  et  de  sculpture,  a  publi6  au 
commencement  de  cette  annee  un  Profil  d'une  salle  de  spec- 
tacle pour  un  thMtre  de  comidicj  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  ce 
projet  n'est  pas  nouveau,  et  ce  qu'il  y  a  de  nouveau  me  paralt 
au  moins  fort  hasard6.  Un  certain  chevalier  de  Chaumont  a 
public  depuis  peu  une  brochure  sous  ce  titre  :  Veritable  Con- 
struction d'un  thMtre  d'op^ra,  d.  V usage  de  France^  suivant  les 
prinripes  des  constructcurs  italiens^  avec  toutes  les  mesures  et 
proportions  relatives  d.  la  voix,  expliqu^es  par  des  ri^gles  de 
giomdtrie  et  des  raisonnenienis  physiques ;  secret  tr^s-important 
et  qu'on  ddcouvre  au  public.  Ce  chevalier  de  Chaumont,  que 
personne  ne  connatt,  pretend  avoir  6tudi^  sa  theorie  en  Italic. 

1.  Le  vicomte  d'AIis  de  Corbet. 


192  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE. 

11  construit,  en  fait  de  style,  comme  un  manoeuvre  de  la  plus 
basse  extraction,  et  il  n'y  a  point  de  compagnon  charpentier  qui 
n'ecrive  mieux  que  lui  en  francais.  Je  ne  sais  si  ce  qu'il  propose 
ale  sens  commun;  mais  ce  que  je  sais,  car  il  faut  etre  juste, 
meme  envers  les  gens  qui  ne  savent  pas  ecrire  en  francais,  c'est 
qu'il  attaque  avec  avantage  plusieurs  ideas  que  M.  Cochin  a 
hasardees  dans  son  projet.  Je  meurs  de  peur  que  la  nouvelle 
salle  d'0p6ra  qu'on  construit  en  ce  moment  au  Palais-Royal  ne 
soit  encore  manquee.  II  y  a  une  malediction  prononcee  sur  Pa- 
ris, qui  dit :  «  Tu  auras  des  spectacles  tout  le  long  de  I'annee, 
tu  en  seras  avide  a  I'exces,  mais  tu  n'auras  que  des  jeux  de 
paume  et  point  de  salle.  » 

—  M.  Mallet,  citoyen  de  Geneve,  ci-devant  precepteur  du 
roi  de  Danemark  actuellement  regnant,  vient  de  publier  son 
premier  volume  de  YHistoire  de  Hesse^.  11  s'etait  deja  fait 
connaitre  par  une  Introduction  d,  Vhisloire  du  Danemark^,  et 
c'est  sans  doute  le  succ^s  de  cet  ouvrage  qui  a  fait  venir  au 
landgrave  de  Hesse- Gassel  I'idee  de  faire  6crire  I'Histoire  de 
Hesse  par  M.  Mallet,  car  c'est  par  ordre  de  ce  prince  que 
M.  Mallet  s'est  charge  de  cette  entreprise.  Pour  en  former  un 
jugement  plus  sur,  il  faut  attnedre  que  I'auteur  I'ait  portee  k 
sa  fin.  Le  premier  volume  fmit  avec  le  xv«  siecle;  ainsi  les 
6poques  les  plus  interessantes  des  divers  landgraviats  de  Hesse 
restent  a  parcourir.  M.  Mallet  est  un  esprit  sage  et  solide,  tr^s- 
propre  k  se  bien  tirer  d'une  entreprise  de  ce  genre.  II  est  clair 
et  precis,  et  Ton  s'en  apergoit  dans  ce  premier  volume,  ou  il  a 
debrouille  le  chaos  de  I'ancienne  histoire  germanique  d'une 
maniere  assez  satisfaisante.  Son  style  est  simple,  quelquefois 
un  peu  einbarrasse  et  pesant.  Le  sejour  de  Paris  pourra  cor- 
riger  ces  defauts.  Au  reste,  M.  Mallet  a  une  excellente  tete,  un 
esprit  plein  de  justesse  et  de  finesse ;  il  ne  manquerait  pas 
m^me  de  la  petite  pointe  epigrammatique,  s'il  voulait  s'en 
servir.  C'est  dommage  qu'il  soit  accable  de  vapeurs  qui  le 
portent  souventa  la  melancolie;  mais  la  justesse  de  son  esprit 
ne  lui  permet  pas  d'attribuer  aux  objets  exterieurs  ce  qu'il  sent 
bien  n'etre  que  le  defaut  passager  de  son  organisation.  Aussi  il 

\.  1766-85,  in-8°. 

2.  1755,   2  vol.   in-4''.  Mallet  avait  dgalemeat  publie,  en  1738,  Histoire  du 
Danemark,  3  vol.  in-i"  et  6  vol.  in-12. 


JANVIER    1767.  193 

(Scrit  et  parle  avec  s6r6nile,  lors  mfime  qu'il  soulTre  de  ces 
acc6s  tie  nielancolie.  II  partage  depuis  quelque  temps  son  ann6e 
entre  le  sc^jour  de  Paris  et  de  Gen6ve. 

—  M.  Gazon-Dourxign6  vient  de  nous  faire  present  de 
I* Ami  de  la  vMt^,  ou  Lettres  impartiales,  sem^es  (V anecdotes 
curicuses  mr  toutes  les  pieces  de  tfiMtre  de  M,  de  Voltaire ; 
brochure  in-12  de  cent  quarante  pages,  dediee  k  MM.  les  muni- 
tionnaires  gencraux  des  vivres  des  armees  du  roi.  M.  Gazon- 
Dourxigne  a  eu,  pendant  la  guerre,  un  emploi  dans  les  vivres ; 
mais  MM.  les  munitionnaires  I'ont  reforme  a  la  paix;  et  ce 
pauvre  diable,  pour  avoir  ete  dans  les  vivres,  n'en  meurt  pas 
inoins  de  faini.  Vous  n'avez  pas  peut-6tre  besoin  de  ses  Leltres 
impartiales  ;  mais  lui,  il  a  besoin  de  votre  argent  pour  porter 
du  pain  k  une  femme  et  a  des  enfants  qui  attendent  apr^s. 
II  passe  en  revue  dans  sa  brochure  toutes  les  pieces  de  M.  de 
Voltaire,  il  en  fait  I'eloge  qu'elles  meritent;  il  en  fait  quel- 
que fois  la  critique.  Gela  est  d'une  extreme  platitude  ;  mais 
M.  Gazon-Dourxign6  meurt  de  faim. 


1767 
JANVIER 


l*'  Janvier  1767. 

L'epoque  de  la  liberte  helv6tique,  qui  date  du  commence- 
ment du  xiv*  si6cle,  est  un  monument  precieux  du  milieu 
d'un  age  barbare  ou  Ton  ne  sait  ce  qu'il  faut  le  plus  deplorer 
de  I'aveuglement  ou  du  malheur  des  peuples.  Trois  citoyens 
obscurs,  Werner  Stoullacher,  du  canton  de  Schwitz,  Waltlier 
Furst,  du  canton  d'Uri,  et  Arnould  de  Melchthal,  du  canton  d'Un- 
terwalden,  os^rent  former  le  genereux  projet  d'alTrancliir  ifur 
pays  du  joug  autrichien,  qu'Albert  I*"",  etles  bailiifs  etablis  par 
son  autorite,  avaient  rendu  insupportable.  La  modOratioii  avtc 
laquelle  ce  projet  fut  execute  tient  d'un  h6rt>isme  rare  et  peut- 
VII.  <3 


194  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

6tre  unique.  Les  oppresseurs  furent  conduits  sur  la  frontiSre  du 
pays  et  chassis,  avec  defense  de  revenir  sous  peine  de  mort. 
Tout  se  passa  sans  effusion  de  sang.  Deux  baillifs  seulement, 
dont  Tun  s'appelait  Griesler,  payferent  leurs  forfaits  de  leur  vie. 
L'obscurite  dans  laquelle  cette  genereuse  entreprise  est  restee 
envelopp6e  depose  encore  de  la  simplicite  et  de  la  vertu  de 
ces  courageux  citoyens,  etrangers  a  tout  autre  motif  que  celui 
du  bien  de  leur  pays,  et  ignorant  jusqu'au  nom  etau  sentiment 
de  la  gloire.  Ge  sont  les  calamites  et  les  malheurs  publics  qui 
ont  rempli  nos  fastes;  a  peine  la  memoire  d'une  grande  vertu, 
d'un  veritable  bienfait  envers  le  genre  humain  peut-elle  se  con- 
server  une  place  au  milieu  de  tant  de  monuments  de  ruine. 
Ainsi,  quand  on  a  lu  le  precis  que  je  viens  de  donner,  on  sait 
presque  tout  ce  qu'il  y  ad'incontestable  dans  cette  revolution, 
et  ce  qu'on  en  raconte  d'ailleurs  ne  pent  etre  regard^  comme 
suffisamment  6clairci  par  des  preuves  historiques. 

Tout  le  monde  connait  le  conte  de  la  pomme  abattue  par 
Guillaume  Tell  sur  la  tete  de  son  fils.  Suivant  ce  conte,  Griesler 
ou  un  rustre  baillif  avait  fait  exposer  son  chapeau  dans  la  place 
publique,  et  avait  ordonne  qu'on  lui  rendit  les  memes  honneurs 
qu'a  lui-meme.  Guillaume  Tell  avait  os6  braver  cet  ordre  insul- 
tant  et  absurde.  Arrete  et  condamne  a  mort,  son  tyran  lui  fait 
grace  de  la  vie ;  mais,  comme  il  passait  pour  un  des  meilleurs 
tireurs  du  pays,  il  exige  de  lui  d'abattre  une  pomme  placee  sur 
la  tete  de  son  fils.  Tell  subit  ce  jugement  cruel,  et  a  le  bonheur 
de  toucher  la  pomme  sans  blesser  son  fils.  Alors  le  baillif  re- 
marque  qu'il  s'etait  muni  d'une  seconde  fleche,  et  lui  demande 
a  quel  dessein.  Tell,  pouss6  au  desespoir,  lui  repond  qu'elle 
etait  prepar6e  pour  lui  percer  le  sein  s'il  avait  eu  le  malheur  de 
blesser  son  fils.  Sans  s'arreter  au  peu  de  vraisemblance  de  tons 
ces  faits,  sans  examiner  si  un  p6re,  reduit  a  une  si  affreuse  ex- 
tremity, ne  tire  pas  la  premiere  fleche  dans  le  coeur  d'un  monstre 
qui  veut  le  forcer  de  tirer  sur  la  tete  de  son  fils,  il  est  bon 
d'observer  que  ce  conte  s'est  conserve  dans  la  tradition  popu- 
laire  de  plusieurs  pays,  et,  si  je  ne  me  trompe,  Saxon  le  gram- 
malrien  le  rapporte  comme  un  fait  arrive  en  Danemark  plus  de 
cent  ans  avant  I'epoque  de  la  liberte  helvetique. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.Lemierre  a  juge  a  propos  de  mettre  ce 
fait  sur  notre  sc^no,etla  trag^die  de  Guillaume  Tell  vient  d'etre 


JANVIER  1767.  195 

jou6e  sur  le  th6&tre  de  la  Com<5die-Fran<jaise ' .  Son  succ^srepond 
inoins  au  courage  du  heros  qu'au  m6rite  du  poete;  el  comme 
celui-ci  est  infiniment  mediocre,  le  nom  du  h^ros  disparallra, 
apr^s  quelques  representations  passagferes,  des  fastes  de  la 
sc6ne  fran^aise.  Si  Ton  ne  peut  admirer  la  force  du  genie  dans 
M.  Lemierre,  il  faut  du  moins  rendre  justice  h  sa  f^condite; 
car  voili,  en  moins  de  deux  ann^es,  la  troisifeme  tragedie  de 
sa  manufacture :  la  trag^die  de  Barneveldt,  qui  attend  toujours 
la  permission  de  la  police  pour  obtenirleshonneurs  du  theatre;  la 
trag^die  d'Artaxercc^  imitee  du  drame  lyrique  de  Metastasio, 
qui eut quelques  faibles  representations I'ete  dernier;  enfin  celle 
de  Guillaume  Tell,  qui  en  aura  vraisemblablement  sept.  Dans 
cette  derni^re,  I'auteur  a  scrupuleusement  suivi  la  gazette;  il 
s'est  attache  aux  faits  tels  qu'on  les  conte,  avec  une  exactitude 
tout  a  fait  ^difiante  dans  un  poete. 

Guillaume  Tell  est,  dans  la  pi6ce,  le  liberateur  de  la  Suisse; 
Cleofe  est  sa  fenime.  Je  ne  sais  pourquoi  M.  Lemierre  lui  a 
donne  un  nom  grec.  Cela  pourrait  r6pandre  des  doutes  sur  son 
bapt^me.  EUe  s'appelait  vraisemblablement  Ursule  ou  Gertrude, 
et  c'esl  fort  mal  k  M.  Lemierre  de  lui  avoir  change  un  nom 
chr6tien  centre  un  autre  qui  n'est  pas  dans  lecalendrier.  Lefils 
de  Tell  n'a  point  de  nom  du  tout  dans  la  pi6ce,  attenda  qu'il 
ne  parle  pas.  Melchthal,  Werner  et  Furst,  sent  trois  amis  de  Tell 
qui  conspirent  avec  lui  pour  la  liberte  de  leur  patrie.  Le  baillif, 
que  M.  Lemierre  a  d^core  du  titre  de  gouverneur,  s'appelle 
Gesslerdans  la  pi6ce.  G'est  apparemment  ce  Grieslerdontl'his- 
toire  a  conserve  le  nom.  II  a  pour  confident  un  certain  M.  Ulric, 
commandant  de  sa  garde. 

Je  confesse  queje  n'ai  point  assiste  avec  une  prevention  trop 
favorable  h.  la  premiere  representation  de  cette  pi6ce.  On  m'a- 
vait  assur6  qu'il  n'y  avait  pas  un  mot  desobligeant  pour  la 
maison  d'Autriche,  et  j'ai  trouv6  cela  bien  poll  de  la  part  de 
Melchthal,  de  Werner  et  de  Furst,  persuade  d'ailleurs  que  si  le 
poete  avait  conserve  i  ses  heros  le  langage  simple  et  rustique 
qu'un  homme',de  grand  gout  en  aurait  attendu,  les  Com^diens 
n'auraient  pas  voulu  jouer  sa  pi6ce,  et  que  s'il  avait  mis  dans 
leur  bouche  le  sentiment  energique  et  genereux   de  la  Hberte, 

\.  Elle  fut  rcprdsentco  pour  la  preraiirc  fois  le  17  di'ocQibie  17G0.  (T.) 


1G6  CORRESPONDANGE  LITTl^RAinE. 

la  police  I'aurait  prie  de  garder  son  ouvrage  dans  son  porte- 
feuille  ;  j'avoue  qu'une  tragedie  de  Guillaume  Tell,  executee 
avec  cette  circonspection,  me  paraissait  d'avance  un  chef- 
d'oeuvre  de  prudence ;  et  la  prudence  des  poetes  est,  de  toutes 
les  vert  us,  celle  qui  m'inspire  le  moins  de  veneration. 

Je  ne  suivrai  pas  les  ciriq  actes  de  celte  piece,  qui  sera  sans 
doute  imprimee;  j'en  viendrai  sur-le-champ  au  d6noument. 

Tell,  qui  a  d6ja  souleve  tout  le  canton  contre  ses  oppres- 
seurs,  Tell,  dis-je,  parait  au  haut  des  rochers,  et,  apercevant 
Gessler  grimpant,  il  prend  son  arc  et  lui  tire  une  fl^che  dansle 
cceur :  ce  qui  fait  degringoler  ce  pauvre  mechant  diable,  et  le 
fait  tomber  raide  mort  sur  un  lit  de  parade  taille  expres  dans  le 
roc  pour  le  recevoir. 

A  ce  coup  decisif,  tous  les  Suisses  accourent ;  Tell  est  en- 
toure  de  ses  amis  au  haut  du  rocher ;  sa  femme,  son  fils,  Melch- 
thal,  Furst  et  d'autres  amis,  sont  en  bas  dans  la  plaine.  On  voit 
que  le poeteabeaucoup  compte  sur  ce  tableau;  et  en  effet,  si 
Tart  de  la  tragedie  consistait,  comme  celui  de  la  lanterne  ma- 
gique,  dans  le  talent  de  disposer  un  certain  nombre  de  figures 
avec  des  attitudes  varices  et  strapassees,  M.  Lemierre  serait  au 
moins  le  Sophocle  de  la  France.  L'oraison  funebre  de  Gessler 
glsant  la  sur  un  canape  de  pierre  est  prononcee  par  Guillaume 
Tell,  et  le  defunt  n'y  est  pas  autrement  fiatte.  Sa  mort  est  le 
signal  de  la  liberte.  On  apprend  que  Werner  en  a  lave  I'eten- 
dard  dans  le  canton  voisin.  Melchthal  propose  a  Tassembl^e  de 
se  reunir  et  de  jurer  de  vaincre  ou  de  mourir.  Tell  lui  observe, 
du  haut  de  son  rocher,  que 

C'est  un  vcBu  trop  commun ; 

et  finit  la  piece  en  proposant  une  autre  alliance: 

Jurons  d'etre  vainqueurs  :  nous  tiendrons  nos  serments. 

Le  parterre  n'a  pas  eu  le  temps  d'examiner  si  le  parti  que 
Tell  propose  n'est  pas  precis^ment  le  meme  que  celui  de  Melch- 
ibal ;  car  lorsque  Tell  dit  a  ce\m-ci:  C est  unvceu  trop  commun^ 
\e  pai'terre  entendit :  C'est  un  peu  trop  commun ;  et  cet  hemi- 
stiche  I'amusa  si  fort  qu'il  n'ecouta  plus  le  reste  des  genereuses 
dispositions  du  h6ro3  Suisse.  II  demanda  meme,  a  la  fm  de  la 


JANVIER  1767.  197 

pi6ce,  Tauteur  avec  beaucoup  de  vivacity.  On  assure  que  Guil- 
laumeLe  Kain  emp^cha  M.  Lemierre  de  se  montrer;  en  quoi  il 
lui  rendil  service,  car  on  n'aurait  pasmanqu6  de  lui  rire  au  nez 
s'il  se  fut  prescnte  sur  le  tlieatre.  M.  Lemierre  a  obligation  de 
ce  succfes,  tel  quel,  uniquement  5,  M.  Le  Kain.  II  est  vrai  que 
toutes  les  beautes  de  la  piece  sont  renfermees  dans  son  role; 
mais  si  les  autres  r61es  sont  mauvais,  il  faut  convenir  aussi 
qu'ils  ont  et^bien  mal  jou6s.  M"*  Dumesnil  surlout  a  rendu  le 
role  de  Cl«5ofe  de  la  mani6re  du  monde  la  plus  ridicule. 

II  serait  aussi  superflu  qu'ennuyeux  de  relever  tous  les  de- 
fauts  de  ce  dranie  informe.  Heureusement  il  est  si  court  qu'il 
n'a  pas  eu  le  tempS  d'impatienter  le  public,  et  c'est  ce  qui  I'a 
sauve  de  sa  ruine  le  jour  de  sa  premiere  apparition.  Ce  qui  a  le 
plus  clioque,  c'est  le  role  de  Gessler.  II  est  absurde  a  force 
d'etre  mechant.  Nous  avons  d6ja  remarque  qu'il  6tait  aise  de 
trouver  dans  la  detestable  politique  d'Albert  un  motif  suffisant 
de  toutes  les  cruaut6s  qu'il  faisait  exercer  en  Suisse.  D'ailleurs, 
si  M.  Lemierre  avait  eu  une  etincelle  de  genie,  il  aurait  senti 
que,  pour  rendre  Gessler  redoutable  et  terrible,  il  ne  fallait 
presque  pas  le  montrer  dans  la  pi^ce.  C'est  la  bont6  qui  rend 
le  souverain,  ou  le  ministre  de  la  souverainet6,  populaire  et 
accessible;  la  m^chancete  ne  se  commet  pas  ainsi.  EUe  dicte 
ses  arrets  cruels  du  fond  d'un  palais,  de  I'interieur  d'un  cha- 
teau dont  la  crainte  et  la  m^fiance  gardent  les  portes.  Ici, 
Gessler,  sans  cesse  confondu  avec  les  gens  qu'il  vexe  et  op- 
prime,  s'entend  dire  des  sotlises  depuis  le  commencement  de 
la  pi6ce  jusqu'a  la  fin,  et  y  riposte  par  des  fureurs  qui  le  ren- 
dent  ridicule.  On  voit  bien  que  M.  Lemierre  n'a  rien  de  la  m6- 
chancet6  d'Albert  :  car  celui-ci  n'auraitjamais  envoys  en  Suisse 
un  aussi  plat  coquin  que  son  Gessler.  M.  Lemierre  est  un  bon 
enfant ;  il  nesait  pas  que  ceux  qui  font  beaucoup  de  m6chancet6s 
n'en  disent  gufere.  C'est  dommage  que  son  style  soit  si  dur,  si 
in^gal,  si  barbare,  et  r^ponde  si  peu  a  la  douceur  de  ses  moeurs 
et  k  la  bonte  de  son  coBur. 

Obscrvons,  en  finissant,  que  pour  rendre  le  fils  de  Tell  inte- 
ressant  il  fallait  lui  donner  un  role  dans  la  pifece.  Le  danger 
qu'il  court  ne  nous  fera  jamais  frissonner,  si  vous  ne  nous 
montrez  qu'un  magot  muet  pendant  quelques  minutes.  Si  j'a- 
vais  entrepris  de  trailer  ce  beau  sujet,  j'aurais  etabli  la  scfene 


198  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

dans  Tinterieur  de  la  chaumiere  de  Guillaume  Tell.  L^,  je  I'au- 
rais  montre  donnant  a  son  fils  des  lecons  de  servitude,  afin  de 
plier  son  genie  aux  circonstances  et  a  la  durete  des  temps ;  et 
si  j'avais  eu  quelque  talent,  ce  contraste  d'un  citoyen  simple, 
pauvre,  fier,  genereux  sans  le  savoir,  prechant  a  son  fils  la 
docilite  et  I'esclavage,  aurait  pu  etre  sublime.  J'aurais  tache  de 
dessiner  le  caract^re  du  fils  et  de  la  mbre  d'une  mani^re  ferme 
et  interessante.  J'aurais  surtout  voulu  que  la  revolution  se  fit 
sans  aucune  conspiration  pr6a.lable,  qu'elle  fut  enti^rement  I'ou- 
vrage  des  cruautes  de  Gessler,  et  que  Tell  procurat  a  la  fin  la 
liberte  de  la  Suisse  sans  en  avoir  forme  le  projet.  £t  si  j'avais 
reussi  a  rendre  ma  pifece  en  tout  dissemblable  a  celle  deM.Le- 
mierre,  je  I'aurais  jugee  digne  du  nom  glorieux  des  liberateurs 
de  la  Suisse. 

—  Deux  jours  avant  I'apparition  de  Guillaume  Tell,  on 
avait  donne  sur  le  theatre  de  la  Gom6die-Italienne  un  opera- 
comique  nouveau,  intitule  £sope  h  CytMre^ .  II  etait  temps  de 
voir  finir  la  disette  qui  s'etait  emparee  de  nos  theatres  ;  jamais 
annexe  n'avait  et6  moins  feconde  en  nouvelles  productions  dra- 
matiques  que  celle  qui  vient  de  finir.  On  accuse  plusieurs  au- 
teurs  des  paroles  cV£sope  ^  CytMre,  pifece  a  scenes  detach ees, 
autrement  dite  a  tiroirs.  On  pretend  que  Dancourt,  jadis  arle- 
quin  a  Berlin,  aujourd'hui  comedien  de  province,  en  a  fourni<le 
fond,  et  que  Favart,  Anseaume,  I'abbe  de  Voisenon  et  M.  de 
Pont-de-Vesle  ont  brode  dessus.  Je  ne  conseille  a  aucun  de  ces 
brodeurs  de  s'en  vanter,  si  sa  reputation  lui  est  chfere  ;  ils  ont 
fait  la,  sur  un  bien  mauvais  fond,  une  bien  plate  broderie.  La 
musique,  sans  I'ombre  d'idee,  repond  tres-parfaitement,  par  sa 
platitude,  au  merite  du  poeme.  Elle  est  de  M.  Trial,  directeur 
de  la  musique  de  M.  le  prince  de  Gonti,  et  de  M.  Vachon,  pre- 
mier violon  de  la  meme  musique.  J'avais  parie  d'avance  que 
toutes  les  fables  de  cette  piece  seraient  autant  d'ariettes,  et  je 
suis  bien  fache  que  nos  gens  aient  6te  assez  b^tes  pour  me  faire 
gagner  mon  pari.  Le  moyen  de  faire  un  air  sur  une  fable !  Gela 
est  aussi  aise  que  de  mettre  en  musique  les  madrigaux  de  Qui- 
nault.  Je  commence  a  desesperer  de  voir  jamais  la  musique  s'e- 
tablir  en  France. 

1.  Represents  pour  la  premiere  fois  le  15  dScembre  1766. 


JANVIER   1707.  199 

Ici,  lisope  arrive  iCythfere  au  .'commencement  dc  la  pitce. 
II  sent  bien  qu*il  y  fera  un  personnage  assez  ridicule  ;  cependant 
il  entrevoit  que,  moyennant  ses  fables,  il   pourra  6tre  de  bon 
conseil.  M'"'  Laruette,  en  Amour,  re(joit  M.  Esope-Caillot  avec 
beaucoup  de  bonttS  et,  aprfes  iui  avoir  chant6  quelques  airs  qui 
ne  signilient  ricn,  elie  le  quitie  en  Iui  permettant  d'exercer  sa 
profession  k  Cyth6re.  Alors  on  voit  arriver  successivement  une 
berg^re  coquette,  un  berger  amoureux  et  langoureux,  un  paysan 
jaloux  et  brutal,  pour  demander  conseil.   lisope  renferme  son 
conseil  dans  une  fable  qu'il  chante,  h  quoi  celui  qui  consulte 
r^pond  par  un  remerciement,  et  termine  la  sc6ne  par  un  duo 
dans  lequel  il  se  promet  de  faire  comme  £sope  Iui  a  conseille, 
tandis  que  celui-ci  Iui  r6p6te  qu'il  faut  faire  comme  il  Iui  a  dit. 
Voild  la  marche  uniforme  de  toutes  les   scenes,   et  elle  aurait 
suffi  pour  faire  sifller  la  pi^ce,  sans  la  derniere  sc6ne,  qui  tient 
elle  seule  plus  de  lamoiti6  de  la  pi^ce.  Dans  cette  scfene,  on  voit 
arriver  rOp6ra  fran<jais  en  vieux  seigneur  remain,  chevelure 
grise,  I'air  blfimeet  mourant,  mais  toujours  avantageux,  appuye 
sur  une  petite  canne,  accompagne  de  Thalie  en  habit  de  deuil. 
La  figure  de  Laruette  en  Opera  fran^ais  a  fait  la  fortune  de  la 
piece.  Get  acteur  n'aproprement  qu'une  maniferepourjouer  lous 
les  differents  roles  dont  on  le  charge ;   mais   sa  maniere  est  si 
plaisante  qu'il  est  toujours  sur  de  rcussir.Ici,le  seigneur  Opera 
et  la  dame  Thalie  viennent  consulter  Esope  sur  I'etat  facheux  ou 
ils  se  trouvent,  6tat  de  langueur  qui  semble  annoncer  leur  fm 
prochaine.  lisope  parle  longtemps  h.  Thalie  sans  la  reconnaitre. 
11  est  ensuite  tr6s-surpris  de  la  voir  dans  cet  6tat  de  deperisse- 
ment.  11  demande  de  qui  elle  est  en  deuil.  Elle  repond:  De 
Moli6re,  et  ce  trait  est  applaudi  un  quart  d'heure  de  suite.  Le 
seigneur  Opera  se  refuse  a  tons  les  expedients  de  guerison  qu'on 
Iui  propose,  et  dont  le  principal  est  de  changer  son  r6citatif.  II 
veut  se  tenir  invariablement  a  son  vieux  systfeme,  et  on  luipre- 
dit  la  mort.  Apr6s  beaucoup  de  traits  satiriques,  I'Amour  re- 
vient,  et  annonce  les  plus  belles  choses  pour  I'avenir ;  et  tous 
les  acteurs  se  r^unissent  pour  chanter  des  couplets  et  en  choeur. 
Je  doute  que  cette  mauvaise  pi6ce  survive  de  beaucoup  a  la 
trag^die  de  Guillaume  Tell. 

On  prtHend  que  MM.  Rebel  et  Francoeur,  directeurs  actuels 
de  I'Acad^mie  royale  de  musique,  se  sont  donne  beaucoup  de 


200  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

mouvement  pour  faire  supprimer  cette  sc6ne  de  V£sope  h  Cy- 
th^re,  et  pour  epargner  ces  plaisanteries  outrageantes  a  la  ma- 
jest6  de  Topera  francais.  L'op6ra  francais  est  une  si  grande 
chose  en  France,  qu'il  est  ^tonnant  que  ces  messieurs  n'aient 
pas  reussi  dans  leurs  demarches.  Ces  deux  directeurs,  qui  ont 
soutenu  le  gout  de  I'ennuyeux  Lulli,  dans  toute  sa  purete  et 
dans  toute  sa  platitude,  contre  les  dangereux  novateurs  de  ces 
derniers  temps,  desesp6rant  de  r6sister  plus  longtemps  au  tor- 
rent avec  avantage,  vont  enfm  deposer  les  renes  du  gouverne- 
ment  a  Paques,  et  abandonner  le  sort  de  I'Opera  aux  soins  de 
MM.  Trial  et  Berton,  soutenus  par  M.  Corby,  ancien  directeur  de 
rOpera-Gomique,  reuni  depuis  quatre  ou  cinq  ans  k  la  Comedie- 
Italienne.  Cette  grande  revolution  tient  tous  les  esprits  en  sus- 
pens  depuis  pres  de  quinze  jours ;  elle  a  fait  oublier  Taffaire  de 
Bretagne  ^  Heureuse  nation  qui  ne  prend  pas  le  change  sur  ses 
veritables  inter6ts,  et  qui  sait  que  le  plaisir  est  tout,  et  que  le 
reste  n'est  que  de  la  fumee !  Chacun  forme  des  esperances  ou 
des  craintes,  selon  qu'il  croit  la  nouvelle  direction  favorable  ou 
contraire  a  son  syst^me.  Les  vieux  amateurs  du  vieux  genre 
meurent  de  peur  que  le  vieux  Lulli  ne  soit  enterr6  k  tout  ja- 
mais le  jour  de  la  retraite  de  Rebel  et  Francosur.  Pour  moi,  je 
ne  suis  pas  assez  sur  du  gout  des  nouveaux  directeurs  pour  me 
decider  sur  le  degre  de  joie  que  ce  changement  doit  me  causer. 
Les  principaux  chanteurs  et  danseurs  de  I'Acad^mie  royale  de 
musique  ont  presente  des  remontrances  au  ministre  pour  avoir 
la  direction  de  I'Opera  a  eux,  et  il  a  6t6  repondu  a  ces  remon- 
trances dans  le  style  usite. 

En  attendant,  I'Academie  de  musique  donne,  a  la  non-satis- 
faction du  public,  I'op^ra  de  Sylvie,  paroles  de  M.  Laujon,  mu- 
sique de  MM.  Trial  et  Berton,  pastorale  froide  et  ennuyeuse, 
qui  a  6t6  jou6e  a  la  cour  en  1765,  pendant  le  voyage  de  Fon- 
tainebleau.  M"^  Arnould  ayant  quitte  le  role  de  Sylvie  apres  la 
troisifeme  representation,  on  y  a  vu  d6buter  une  jeune  actrice 
de  dix-sept  ans,  appelee  M"®Beaumesnil,  jolie  comme  une  fleur, 
quoiqu'elle  n'ait  pas  I'elegance,  la  grace  et  le  caractfere  th^atral' 
de  la  figure  deM"' Arnould.  M"*  Beaumesnil  relive  de  couches; 
elle  avalt  deja  fait  une  fausse  couche  auparavant;  ainsi  c'esl 

\.  L'affaire  LaChalotais. 


JANVIER  1767.  201 

une  perspnne  des  plus  formoes  pour  son  Age.  Je  crois  que  ja- 
mais actrice  n*a  debute  avec  autant  d'aisance.  Si  elle  avail  jou6 
la  com6die  depuis  plusieurs  ann^es,  il  ne  luiserait  pas  possible 
d'avoir  plus  d'habitude  du  theatre,  ni  de  montrer  plus  d'intel- 
ligence.  Elle  a  eu  le  plus  grand  succ6s.  Si  elle  avaitdt'but^  dans 
un  r61e  moins  mauvais,  elle  aurait  tourne  la  t6te  a  tout  Paris. 
Preville  m'a  assur6  qu'k  I'age  de  sept  ans  cette  fiUe  jouait 
la  coni6die  avec  tout  I'esprit  et  loute  la  finesse  imaginables, 
et  qu'elle  aurait  ete  la  seule  personne  capable  de  rem- 
placer  iM"''  Dangeville.  En  ce  cas,  je  suis  fache  que  la  Gomedie- 
Fran<jaise  n'ait  pas  fait  cette  acquisition ,  car  le  caract6re  de 
la  voix  de  M"*  Beaumesnil  n'est  pas  agr6able ;  et  vu  la  necessite 
et  I'usage  de  crier  k  I'Opera  comme  les  poss6des  devant  un 
crucifix,  et  le  gout  et  la  vocation  que  cette  jeune  actrice 
parait  avoir  pour  le  plaisir,  je  ne  lui  donne  pas  dix-huit  mois 
pour  avoir  perdu  sa  voix  sans  ressources.  En  general,  comme 
sa  figure  est  moins  noble  que  jolie,  elle  aurait  fait  une  actrice 
charmante  a  la  Gomedie-Francaise  ou  k  I'Opera-Gomique,  et 
perdra  peut-6tre  ses  talents  a  I'Opera  francais  sans  lui  6lre  de 
ressource. 

15  Janvier  1767. 

En  1765,  rimp^ratrice  de  Russie  acheta  la  biblioth6que  de 
M.  Diderot  pour  la  somme  de  quinze  mille  livres,  sans  en 
avoir  vu  le  catalogue,  et  fit  mettre  dans  le  marche  la  clause  que 
le  possesseur  garderait  cette  biblioth^que  jusqu'a  ce  qu'il  plut 
a  Sa  Majestd  Imp6riale  de  la  faire  demander.  Sa  Majeste  y  at- 
tacha  en  m6me  temps  une  pension  annuelle,  pour  recompenser 
le  possesseur  du  soin  et  de  la  peine  qu'il  aurait  de  la  garder; 
et  la  premiere  ann^edela  pension  fut  pay^e  d'avance,  et  ajoutee 
au  capital  de  la  bibliothfeque.  En  17(56,  cette  pension  n'ayant  pas 
ete  payee,  M.  le  general  Betzky  eut  ordre  de  joindre  a  une  de 
ses  lettres  \Qpost-scriptum  suivanl : 

«  Sa  Majesty  Imperiale,  ayant  6te  inform6e,  par  une  lettre 
que  j'ai  re(jue  du  prince  Galitzin,  que  M.  Diderot  n'etait  pas 
pay6  de  sa  pension  depuis  le  mois  de  mars  dernier,  m'a  or- 
donn6  de  lui  dire  qu'elle  ne  voulait  point  que  les  negligences 
d'un  commis  pussent  causer  quelque  derangement  a  sa  biblio- 


202  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

theque ;  que  pour  cette  raison  elle  voulait  qu'il  fut  remis  a 
M.  Diderot,  pour  cinquante  ann^es  d'avance,  ce  qu'elle  des- 
tinait  a  I'entretien  et  a  raugmentation  de  ses  ]ivres,  et  qu'a- 
pr6s  ce  terme  6chu  elle  prendrait  des  mesures  ulterieures. 
A  cet  efTet,  je  vous  envoie'la  letlre  de  change  ci-jointe.i) 

Ce  post-scriptum  etait  date  du  30  octobre  1766,  et  accom- 
pagne  d'unelettre  de  change  de  vingt-cinqmillelivres,  payable 
a  lordre  de  M.  Diderot.  Je  recommande  cet  article  al'attention 
de  I'auteur  de  la  Gazette  du  commerce',  il  n'aura  peut-etre 
de  sa  vie  occasion  de  parler  d'un  marche  pareil  a  celui-ci.  En 
vertu  de  ce  marche,  M.  Diderot  vend  sa  bibliotheque,  en  con- 
serve la  jouissance  et  la  possession ,  et  acquiert  une  aisance 
qu'il  ne  pouvait  jamais  se  flatter  d'obtenir.  Trente  annees  de 
travaux  n'ont  pu  lui  attirer  la  moindre  recompense  de  sa  patrie; 
il  a  plua  rimperatrice  de  Russie  d'acquitter,  en  cette  occasion, 
la  dette  de  la  France  :  Sa  Majeste  a  donne  a  ce  philosophe,  en 
dix-huit  mois  de  temps,  plus  de  quarante  mille  livres.  Je  re- 
commande aux  faiseurs  d'abreges  chronologiques  et  histori- 
ques  de  chercher  dans  leurs  fastes  le  nom  des  souverains  qui 
ont  su  recompenser  le  merite  avec  cette  magnificence,  et  allier, 
dans  leurs  dons,  la  delicatesse  et  la  grace  a  la  plus  noble  gene- 
rosity. 

—  Une  femme  observait  1' autre  jour  a  M.  Diderot  qu'il  etait 
heureux  en  choses  delicates  qui  s'adressaient  a  lui,  comme  on 
dit  que  la  balle  va  au  joueur.  Ce  philosophe  etant,ily  a  quelque 
temps,  chez  Greuze,  celui-ci  le  fit  asseoir  et  tira  son  profd.  Le 
philosophe  s'attendait  toujours  a  recevoir  du  peintre  ce  profil 
en  present ;  cependant  ce  profd  avait  disparu  de  I'atelier  de 
I'artiste  sans  arriver  dans  le  cabinet  du  philosophe.  Enfin,  un 
beau  matin,  celui-ci  recoit  le  dessin,  et  la  planche  grav^e  d'a- 
pres  ce  dessin,  et  les  cent  premieres  epreuves  tiroes.  Greuze  a 
mis  au  bas  de  I'estampe  tout  simplement :  Diderot.  Elle  a  6t6 
gravee  par  Saint- Aubin,  et  c'est  un  chef-d'oeuvre  de  gravure. 
C'est  dommage  que  la  ressemblance  et  la  physionomie  n'y  soient 
point  du  tout.  Un  certain  barbouilleur  de  la  place  Dauphine, 
nomme  Garand,  a  fait  pour  moi  un  profd  cent  fois  plus  ressem- 
blant*.  On  demanda  I'autre  jour  pourquoi  les  peintres  d'his- 

1.  Voir  ry conogrrap/tie  de  Diderot,  tome  XX,  p.  113  des  OEuvres  compUles. 


JANVIER   1707.  203 

toire  rdussissaient  si  peu  dans  le  portrait.  Pierre  r<^pondit :  C'est 
parce  que  c'est  trop  diHicile. 

—  M.  Cochin  a  fait  graver  en  mani^re  de  crayon  rouge,  par 
Demarteau,  ledessin  allegorique  sur  la  mort  de  M.  le  Dauphin, 
dont  j'ai  deja  eu  I'honneur  de  vous  dire  nn  mot^Cette  estampe 
vieni  de  paraltre.  En  voici  la  composition.  On  voit  en  haul  I'e- 
cusson  du  Dauphin.  11  est  rayonnant.  Les  rayons  lumineux  qui 
partentde  Tecusson  tombent  sur  un  cortege  nombreux  de  Yertus 
personnifiees,  placees  au-dessous,  immobiles.  On  les  reconnalt 
k  leurs  divers  attributs,  et  on  discerne  entre  elles  la  Justice,  la 
Valeur,  la  Vigilance,  I'^tude,  la  Prudence,  la  Pudeur,  la  Ten- 
dresse  conjugate,  et  I'Histolre,  qui  a  ecrit  dans  un  livre  plac6 
sur  la  poitrine  du  Temps,  qui  a  les  mains  enchain^es  derri^re 
son  dos.  Ce  cortege  6tait  derobe  a  nos  regards  par  un  grand 
voile  que  la  Modestie  avait  tendu,  et  qui  cachait  tout  le  tableau. 
La  Mort  a  dechir6  ce  voile.  On  la  voit  parmi  ses  lambeaux  k 
terre,  tournant  le  dos  aux  spectateurs,  et  couverted'un  linceul, 
qui  n'en  laisse  apercevoir  que  les  extremites.  A  cote  d'elle,  la 
Modestie,  assise,  la  t6te  voil6e,  cherche  encore  a  s'envelopper . 
des  lambeaux  du  grand  voile  dechir6.  Elle  tourne  le  dos  au  cor- 
tege de  ses  compagnes ;  ainsi  nous  la  voyons  de  face.  C'est  une 
belle  figure.  Elle  fera  bien  de  ne  pas  tourner  la  t^te  du  c6t6 
gauche,  parce  que  son  nez  donnerait  droit  dans  le  derri^re  du 
Temps  enchain^.  Ce  defaut  de  composition  est  choquant.  On 
lit  au  bas  de  I'estampe  ces  deux  vers  tires  d'Ausone  : 

Nempe  quod  injecit  secrela  modeslia  velum 
Scindilur,  et  vike  glcria  morle  paid. 

et  au-dessous  de  ces  deux  vers  latins,  ce  vers  frangais,  qui  est 
deM.  Diderot: 

La  mort  a  r6v616  le  secret  de  sa  vie. 

En  general,  ce  morceau  est  froid  et  obscur.  C'est  un  amas 
de  figures  press6es  les  unescontre  les  autres,  sans  action,  sans 
mouvement.  Comme  on  ne  les  voit  que  jusqu'aux  genoux,  elles 
ont  I'air  d'etre  fichees  en  terre  comme  des  ileurs  dans  une  cor- 

\.  Grimm  n*a  parl6,  plus  haut,  page  5,  que  tr^s-sommairemcnt  de  la  vignette  de 
Cochin  plac^e  en  tOte  de  I'oraison  funfibrcdu  Dauphin  par  rarchevfiquo  de  Toulouse. 


20^  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

beille,  et  Ton  pourrait  appeler  cette  estampe  la  corbeille  de 
Vertus;  ou  bien  elles  ressemblent  a  une  troupe  de  femmes  en- 
tassees  dans  un  bateau,  et  Ton  crainttoujours  que  ce  bateau  ne 
coule  bas  k  cause  du  poids  de  sa  charge.  Du  reste,  point  d'air 
entre  les  figures,  point  de  plans  qui  fassent  avancer  et  reculer 
les  groupes.  G'est  qu'un  graveur,  quelque  habile  qu'il  soit, 
n'entend  pas  assez  la  magie  des  ombres  et  de  la  lumiere  :  c'est 
la  science  du  peintre,  et  du  grand  peintre. 

L'obscurite  de  la  composition  vient  de  ce  qu'elle  n*a  point  de 
sujet  determine,  defautauquel  il  eut  ete  facile  de  remedier  avec 
un  peu  de  chaleur  de  tete.  On  a  mis  I'Histoire  au  milieu  du  cor- 
tege des  Vertus,  que  le  voile  derobait  a  nos  yeux.  G'est  une  ab- 
surdite.  II  fallait  que,  plac6e  hors  de  ce  sanctuaire,  elle  attendit 
que  la  Mort  en  d^chirat  le  voile,  pour  ecrire  ce  qui  s'offrirait 
a  ses  yeux.  Voici  done  le  tableau  comme  je  I'ai  entendu  ar- 
ranger a  M.  Diderot,  et  comme  je  faurais  trouve  interessant. 

La  Mort,  debout  a  gauche,  et  vue  par  le  dos,  aurait  dechire 
le  voile,  et  montre  I'assemblee  des  Vertus.  A  droite,  la  Modes- 
tie,  debout  aussi,  mais  vue  de  face  ou  de  profil,  aurait  cherche 
a  s'envelopper  des  lambeaux  du  voile,  dechires  et  tombants. 

Toutes  les  Vertus  se  seraient  portees  d' action  vers  I'Histoire, 
pour  ^tre  insciites  de  preference.  La  Justice  aurait  dit :  C'est 
moi  qui  suis  la  base  des  autres  ;  la  Tendresse  conjugale:  G'est 
moi  qui  suis  la  plus  rare;  la  Prudence:  Que  seraient  mes  soeurs 
sans  moi  ?  Mais  I'Histoire,  placee  debout  et  au  premier  plan,  sur 
le  devant,  entre  la  Mort  et  la  Modestie,  tenant  sa  grande  plume 
posee  sur  son  livre  6ternel,  a  qui  le  dos  du  Temps  enchaine 
aurait  servi  de  pupitre,  leur  aurait  r^pondu  en  leur  montrant 
du  doigt  la  Modestie,  qui  cherchait  encore  a  se  derober  :  G'est 
par  celle-ci  que  je  vais  commencer  ;  c'est  d'elle  que,  dans  ce 
moment,  vous  recevrez  le  prix  inestimable  que  vous  avez.  Et  si 
I'artiste  eut  eu  d'ailleurs  le  feu  et  la  poesie  de  Rubens,  I'art  de 
donner  des  caracteres,  de  mettre  du  mouvement  dans  sa  com- 
position, de  faire  avancer  et  fuir  ses  figures,  nous  aurions  eu 
un  tableau  digne  de  I'id^e,    qui  est  certainement  ingenieuse. 

—  Les  ecrivains  celebres  ont  ordinairement  h.  leur  suite  un 
certain  nombre  de  roquets  qui,  au  premier  signe  de  dispute, 
etourdissent  le  monde  par  leurs  jappements.  La  querelle  de 
M.  Hume  avec  M.  Rousseau  sera  cause  que  ces   roquets  nous 


JANVIKH   17G7.  205 

importuneront  pendant  quelques  mois.  II  paralt  dt'*ji  quatre 
feuilles  en  faveur  de  M.  Rousseau,  toutes  ecrites  detestablement 
par  des  polissons  qu'on  ne  connait  point,  eti  quilafaineantise, 
et  vraiseniblablement  la  niis^re,  mettent  la  plume  a  la  main. 
L'un  a  publie  une  J  uslifiail  ion  dc  J  can- Jacques  llouascau  * ;  un 
autre,  un  Pricis  pour  M.  Rousseau^;  un  troisi6me,  des  lle- 
flexiom  poslhumcs  sur  le  grand  proch  dc  Jcan-Jarqnes  avec 
David^;  un  qualrifeme  s'appelle  le  Rapporteur  de  bonne  foi''. 
Aucun  n'a  un  seul  fait  nouveau  k  alleguer;  tons  s'occupent  a 
nous  apprendre  comment  il  faut  voir  les  fails  rapportes  dans 
VExposi^  succinct  de  la  contestation.  II  y  a,  dans  une  de  ces 
rapsodies,  la  Letlre  d'une  femme,  anonyme  aussi,  en  faveur  de 
M.  Rousseau,  qui  est  encore  plus  b6te  que  le  reste  de  ce  plat 
barbouillage. 

Mais  si  les  apologistes  de  M.  Rousseau  m'ennuient  avec  leurs 
platitudes,  je  ne  suis  pas  plus  edifie  des  Notes  qui  viennent  de 
paraltre  sur  la  Lettre  de  M.  de  Voltaire  a  M.  Hume.  II  fallait 
laisser  cette  Lettre  comme  elle  est,  et  n'y  pas  revenir ;  elle  est 
fort  gaie,  et  elle  avait  beaucoup  r6ussi.  Les  Notes  qu'on  vient 
d'y  ajouter  forment  un  vilain  et  degoutant  libelle,  dicte  par  la 
passion,  qui  est  toujours  b6te,  et  ou  Ton  reproche  a  M.  Rous- 
seau de  vilaines  choses  qui,  vraies  oufausses,  ne  doivent  jamais 
souiller  I'imagination  et  la  plume  d'un  honn^tehomme.L'auteur 
de  ces  Notes  se  fait  d'ailleurs  tr6s-indiscr^tement  le  defenseur 
de  M.  Tronchin,  de  M.Helvetius,  de  beaucoup  d'autres  honnfites 
gens  qui  ne  Ten  avaient  pas  charg6 :  suivant  la  morale  des  pro- 
cedes,  il  ne  faut  prendre  en  main  que  la  cause  de  ceux  qui  vous 
ont  choisi  pour  avocat.  M.  le  marquis  de  Ximen^s,  qui  a  fait  les 
honneurs  de  ces  Notes^  dit  tout  haut  qu'elles  sont  de  M.  de 
Voltaire.  Je  suis  au  desespoir  d'etre  oblige  d'y  reconnaitre  son 
style  etsamani6re^  M.Hume  nous  aurait  epargne  ces  chagrins 
en  gardant  le  silence  sur  sa  tracasserie  avec  Jean-Jacques,  qui, 

1.  Justification  de  J -J.  Rousseau  dans  la  contestation  qui  lui  est  survenue  avec 
M.  Hume.  Londrcs,  1100,  in-12. 

2.  Precis  pour  M.  Rousseau,  en  reponse  d  V Expose  succinct  de  M.  Hume,  suivi 
d'une  lettro  de  M"'"  '"  (La  Tour-Franquevillc)  i  I'auteur  de  la  Jusli/kation  de 
M.  Rousseau.  Paris,  l^GT,  in-12. 

3.  Paris,  sans  date,  in-12. 

4.  1700,  in-12.  Par  T.  Verax. 

5.  Beucliot,  daus  rarticio  Ximenes,  qu'il  a  riJigtJ  pour  la  France  litleraire, 


206  CORRESPONDANGE  LITTI^RAIRE. 

quoi  qu'on  en  puisse  dire,  n'interessait  certainement  pas  le 
genre  huraain.  Quant  a  M.  de  Voltaire,  on  pent  dire  qu'il  sait 
tr6s-bien  assigner  les  differents  d^partements  de  ses  affaires 
diverses.  M.  d'Argental  et  compagnie  ont  le  departement  dra- 
matique;  d'autres,  le  departement  philosophique,  et  I'illustre 
Ximen^s,  editeur  de  ces  Notes,  le  departement  des  vilenies  :  car 
voila  deja  deux  ou  trois  fois  qu'il  nous  fait  des  presents  de  la 
part  de  M.  de  Voltaire,  que  ses  vrais  amis  sont  bien  aflliges  de 
voir  paraitre.  Ces  Notes  fmissent  par  un  desavceu.  formel  de 
M.  de  Voltaire,  de  la  Lettre  a  Jean-Jacques  Pansophe ;  desavoeu 
tout  aussi  inutile  que  la  plupart  des  autres  pieces  de  ce  triste 
et  absurde  proems. 

—  Legraveur  Lemire  et  Basan,  marchand  d'estampes,  pro- 
posent  au  public,  par  souscription,  les  Metamo?yhoses  d'Ovide, 
representees  en  une  suite  decent  quarante  estampes  in-Zi°,  d6- 
diees  a  M.  le  due  de  Chartres.  La  souscription  sera  ouverte 
jusqu'au  mois  de  juillet  prochain.  Les  souscripteurs  payeront, 
en  quatre  termes  differents,  quatre  louis  ;  il  seront  fournis  pour 
le  choix  des  epreuves  suivant  I'ordre  du  tableau,  en  sorte  que 
les  premiers  en  date  auront  les  premieres  Epreuves.  Geux  qui 
n'auront  passouscrit  payeront  cinq  louis,  et  n' auront  d'^preuves 
que  celles  qui  resteront  apres  la  fourniture  des  souscripteurs. 
Quant  au  texte,on  lira  I'original  d'un  cote  et  la  traduction  fran- 
caise  de  I'abbe  Bannier  de  I'autre.  Voila  qui  s'annonce  fort  bien: 
or  je  dis  que  cela  ne  sera  pas  bien  ^  Toutes  ces  entreprises 
n'ont  jamais  r^pondu  a  I'attente  des  amateurs.  En  dernier  lieu, 
M.  Fessard  les  a  encore  attrapes  avec  les  Fables  de  La  Fon- 
taine, indignement  executees  par  ce  graveur.  Ce  que  je  sais, 
c'est  que  dans  toute  cette  foule  immense  de  dessins  et  de  gra- 
vures  qu'on  a  faits  pour  orner  differents  ouvrages  de  poesie  et 
d'imagination,  il  ne  s'en  Irouve  pas  un  seul  qu'un  amateur 
voulut  avoir  dans  son  cabinet  ou  dans  son  portefeuille.  Ces  en- 
treprises, bien  loin  meme  de  tourner  au  profit  de  I'art,  en 
liatentla  decadence,  et  ne  doivent  pas  etre  encouragees.  II  reste 
h.  ceux  de  nos  graveurs  dont  le  burin  merite  quelque  estime 

6tablit  d'une  fagon  positive  la  part  prise  par  Voltaire  aux  Lettres  sur  la  Nouvelle- 
Heloise,  mais  ne  parle  point  de  la  Lettre  a  M.  Hume. 

\.  Co  livre  vaut  aujourd'hui  de  400  h.  500  francs  reli(5  en  veau,  et  de  800  h. 
1,000  francs  relii5  en  maroquin. 


JANVIKR    1767.  207 

un  assez  grand  nombre  de  beaux  tableaux  a  nous  transmettre 
par  la  gravure  :  c'est  h  quoi  ils  doivent  employer  leur  talent. 
S'ils  ne  peuvent  ou  ne  veulent  se  charger  d'un  lei  travail, 
qu'ils  meurent  de  faim  ou  qu'ils  fassent  des  souliers  :  car,  pour 
leurs  images,  je  ne  conseillerai  jamais  h  personne  d'en  donner 
uneobole. 

Pendant  que  M.  Lemire  et  compagnie  nous  pr^parent  leurs 
images  avec  la  traduction  des  Mi  tumor  phases  faite  par  I'abbe 
Bannier,  un  M.  Fontanelle,  dont  je  n'ai  jamais  entendu  parler, 
nous  a  donne  une  nouvelle  traduction  des  MHamorphoses 
d'Ovide,  en  deux  gros  volumes  in-S"  assez  bien  imprimes*.  Ges 
volumes  sont  encore  orn6s  d'images.  C'est  une  fureur  qui  se 
r^pand  de  plus  en  plus  parmi  nous,  et  qui  rend  les  livres  chers 
et  de  mauvais  gout.  Les  Anglais,  qui  executent  les  plus  beaux 
ouvrages  en  fait  de  typographie,  n'ont  pas  la  manie  d'y  ajouter 
de  mauvaises  images.  Quant  a  M.  Fontanelle,  qui  me  parait 
differer  de  feu  M.  de  Fontenelle  par  plus  d'une  voyelle,  on  m'a 
assure  qu'il  est  I'auteur  de  cette  mauvaise  tragedie  de  Pierre 
le  Grand,  qui  a  paru  sur  la  fm  de  Fannee  derniere.  S'il  faut 
juger  de  son-  style  par  sa  tragedie,  on  peut  Jeter  sa  traduction 
et  ses  images  au  feu.  Mais  avant  de  juger  lequel  merite  la  pre- 
ference de  I'abbe  Bannier  ou  de  M.  Fontanelle,  il  faudrait  que  la 
possibilite  de  traduire  en  fran^ais  un  poeme  tel  que  les  Mita- 
morphoscs  d'Ovide  me  fiit  demontree  :  or,  c'est  prccis^ment  le 
contraire  qui  m'est  d^montre.  Je  soutiens  qu'il  est  impossible 
de  traduire  les  Milamorphoses,  a  moins  d'etre  aussi  grand 
poete  qu'Ovide  lui-m^me  ;  comment,  sans  cela,  transmettre 
dans  une  autre  langue  ce  coloris  precieux  qui  fait  le  merite  par- 
tlculier  de  ce  poeme?  Un  homme  qui  serait  digne  de  le  traduire 
s'en  d6sespererait  k  chaque  page ;  il  n'y  a  qu'un  pedant  froid 
comme  la  glace,  qui  puisse  achever  patiemment  un  ouvrage  qui 
ne  peut  lui  plaire  qu'autant  qu'il  n'en  connait  pas  la  difficulte. 

—  Je  suis  un  peu  humili^  de  n'avoir  pu,  malgre  tous  les 
soins  que  je  me  suis  donnes,  reussir  jusqu'a  present  a  voir  la 
tragedie  nouvelle  de  M.  de  Voltaire  intitulee  les  Scythes.  Elle 
est  cependant  imprimee,  cette  tragedie,  et  je  crois  que  I'edi- 

1.  On  a  publju  uno  nouvelle  Edition  do  la  traduction  des  Metamorphoses  d'Ovide, 
de  M.  Dubois-FontancUe,  en  1802,  4  vol.  in-S".  L'auteur,  natif  do  Gronoblc,  est 
mort  dans  cclto  villc  Ic  15  fcvricr  1812,  tgi  do  soixante-quinze  aus.  (B.) 


208  CORRESPONDANCE  LITTfiUAIHE. 

tion  entifere  est  arrivee  k  Paris  ;  mais  M.  d'Argental  et 
M.  Le  Kain,  charges  du  departement  dramatique  de  notre  sep- 
tuag^naire,  en  ont  arrete  impitoyablement  la  publication,  lis 
delibferent  si  cette  oeuvre  ne  doit  pas  6tre  jou6e  avant  d'etre 
livree  au  public  par  I'impression.  M.  de  Voltaire,  plus  modeste 
et  moins  ambitieux  que  ses  amis,  s'est  contente  d'oITrir  sa  tra- 
gedie  k  la  lecture  sans  la  presenter  aux  Comediens.  II  fait  bien, 
mais  ses  amis  font  mieux  :  car  si  cette  pi6ce  peut  etremise  sur 
le  theatre,  pourquoi  ne  la  point  montrer  au  public  de  sa  veri- 
table place?  La  difliculte  sera  de  trouver  les  acteurs  necessaires 
aux  differents  roles.  II  y  a  deux  vieillards,  et  nous  n'avons  que 
Brizard  tout  seul ;  et  M"^  Glairon  est  si  peu  remplacee  par  nos 
debutantes  que  je  serais  fort  embarrasse  de  dire  a  laquellj 
•    d'entre  elles  il  faut  donner  le  role  de  la  princesse. 

Au  reste,  si  je  souffre  pour  ma  part  de  la  rigidite  avec 
laquelle  M.  d'Argental  et  soa  bras  droit,  M.  Le  Kain,  derobent 
cette  piece  a  la  connaissance  du  public,  je  ne  la  blame  pas 
pour  cela.  Je  desire  seulement  qu'il  n'arrive  point  d'infidelite 
ou  d'indiscretion  qui  nous  mette  en  possession  de  la  pi^ce 
avant  que  le  conseil  souverain  ait  decide  d^fmitivement  de  son 
sort.  En  attendant,  pour  satisfaire  a  mon  devoir,  je  profiterai  d'un 
hasard  heureux.  M.  Le  Kain  a  confie  la  tragedie  des  Scythes  a 
M.  le  comte  de  Schomberg,  mar^chal  des  camps  et  armies  du 
roi,  avec  qui  j'ai  I'honneur  d'etre  lie  d'amitie  depuis  ma  pre- 
miere enfance,  et  qui  a  bien  voulu  employer  le  peu  d'heures 
qu'il  a  6te  en  possession  de  la  piece  k  faire  pour  moi,  k  mon  insu, 
I'extrait  que  vous  allez  lire.  La  parole  qu'il  avait  donnee  de  ne 
point  laisser  cette  pifece  sortir  de  ses  mains  ne  lui  a  pas  permis 
de  me  mettre  ci  portee  de  faire  cet  extrait  moi-m^me^ 

On  pourrait  craindre  que  cette  tragedie  ne  languit  un  peu 
en  quelques  endroits.  Quoiqu'on  y  reconnaisse  toujours  le 
coloris  de  I'auteur  de  la  Henriade,  le  style  parait  un  peu  faible. 
Quant  a  la  machine,  elle  est  bien  compliquee,  et  le  moindre 
inconvenient,  comme  le  plus  ordinaire,  de  ces  sortes  de 
machines  est  que  le  discours  des  personnages  est  employe  a 
faire  savolr  au  spectateur  toutes  les  choses  dont  le  poete  a 


1.  Nous  supprimons  I'analyse  da  cette  tragedie,  qu'on  trouvera  tome  VI 'des 
OEuvres  completes  de  Voltaire,  Edition  Gamier  fr^res. 


JANVIER   1767.  209 

int6r6t  de I'instiuire,  ce  qui  6te  au  discours  sa  v6rite  et  sa  force. 
Remarquez  que  les  deux  derni6res  tragedies  de  M.  de  Voltaire, 
savoir,  les  Scythes  et  Olympie,  ne  sont  proprement  que  des 
op6ras  dans  le  godt  de  Metastasio,  et  qu'avec  tr6s-peu  de  chan- 
gements  on  en  ferait  des  drames  lyriques. 

Quant  au  ton,  il  a  cette  faussete  qui  regne  en  general  dans 
la  trag6die  francaise,  et  qu'un  grand  hommc  comnie  M.  de 
Voltaire  pouvait  seul  bannir  de  notre  th64tre.  La  peinture  des 
mcDurs  ^trang^res  est  sans  doute  precieuse;  mais  pourquoi  y 
employer  des  couleurs  I'rancaises?  Cette  faussete  me  rend  la 
trag^die  insupportable,  et  j'aime  mieux  ne  m'y  jamais  ren- 
contrer  avec  des  Romains,  des  Grecs,  des  Perses  et  des  Scythes, 
que  d'entendre  cette  suite  d'idees  francaises  qui  sort  de  la 
bouche  de  tous  ces  gens-li.  lis  ne  disent  pas  ce  qu'ils  doivent 
dire;  ils  disent  ce  que  j'en  dois  penser.  Ces  Scythes,  par 
exemple,  qui  se  vantent  sans  fin  etsans  cessede  leur  simplicite, 
comme  si  un  peuple  simple  savait  qu'ii  Test !  lis  rejeitent  les 
presents  des  Persans  comme  des 

Instnrments  de  mollesse,  ou,  sous  Tor  et  la  sole, 
Des  inutiies  arts  tout  Tessor  se  d6ploie. 

11  n'y  a  qu'un  peuple  lres-raflin6  par  le  luxe  qui  puisse  ainsi 
parler  de  quelques  meubles  de  luxe.  II  est  d'ailleurs  d'expe- 
rierice  generate  qu'un  peuple  sauvage  a  toujours  re^u  avec 
avidite  les  meubles  des  peuples  polices,  quoiqu'il  n'en  connut 
pas  I'usage,  par  la  seule  raison  que  la  nouveaute  a  toujours 
droit  d'interesser  et  I'homme  sauvage  et  I'homme  police. 
Voulez-vous,  a  present,  savoir  k  quel  point  cette  faussete  est 
enracin6e  sur  notre  theatre?  lisez  le  portrait  qu'Indatire  fait 
d'Obeide  dans  la  premiere  sc6ne  de  cette  tragedie  : 

De  son  sexe  et  du  n6tre  elle  unit  les  vertus : 

Le  crolriez-vous,  mon  p^re?  elle  est  belle  et  rignore; 

Sans  doute  elle  est  d'un  rang  que  chez  elle  on  honore; 

Son  arae  est  noble  au  moins,  car  elle  est  sans  orgueil; 

Jamais  aucun  degoQt  ne  gla^a  son  accuell; 

Sans  avilissement  d  tout  elle  s'abaisse; 

D'un  p6re  infortun6  soulage  la  vieillesse, 

Le  console,  le  sert,  et  craint  d'apercevoir 

Qu'elle  va  quelquefois  par-delA  son  devoir. 

vu.  44 


210  CORRESPONDANGE   LITT^RAIRE. 

On  la  voit  supporter  la  fatigue  obstinee, 

Pour  laquelle  on  sent  trop  qu'elle  n'6tait  point  n^e. 


Je  dis  qu'il  n'y  a  pas  la  un  vers  qui  ne  soit  faux.  Le  fils 
d'un  fermier  general  qui  aurait  fait  ce  portrait  d'une  fille  de 
qualite  pauvre,  retiree  en  province  avec  un  p6re  indigent, 
serait  un  assez  joli  sujet,  et  meriterait  d'epouser  cette  fille ; 
mais  le  fils  du  Scythe  Hermodan  doit-il  parler  comme  le  fils 
d'un  fermier  general?  Est-ce  qu'en  Scythie  on  savait  ce  que 
c'est  que  noblesse  ou  avilissement?  Un  peuple  sauvage  ne  con- 
nait  que  la  vertu  et  le  vice,  que  le  bon  et  le  mauvais.  En  tout 
cas,  r avilissement  chez  les  Scythes  aurait  consiste  a  ne  point 
servir  son  pere,  et  dans  mille  ans  il  ne  serait  venu  dans  la 
t^te  du  plus  fieffe  petit-maitre  scythe  de  faire  a  Ob6ide  un 
m^rite  d'un  devoir  si  naturel  et  si  indispensable.  Je  dis  qu'aussi 
longtemps  que  la  tragedie  conservera  ce  ton  faux,  elle  pourra 
amuser  la  jeunesse  ignorante ;  mais  elle  ne  plaira  point  a 
I'homme  instruit,  et  ne  sera  pas  digne  d'un  peuple  eclaire. 
Malgre  tout  cela,  je  ne  doute  pas  que  la  tragedie  des  Scythes 
ne  r^ussit  beaucoup  k  Paris  si  elle  etait  jouee,  et  il  en  faut  tou- 
jours  venir  h.  dire  que  la  vieillesse  de  M.  de  Voltaire  est  bien 
differente  de  celle  de  Pierre  Corneille. 

—  II  y  a  quelques  annees  que  M.  de  Voltaire  envoya  tr6s- 
incognito  une  tragedie  du  dernier  Triumvirat  de  Rome,  a 
M.  Le  Kain,  pour  la  faire  jouer.  Le  secret  fut  parfaitement 
garde.  On  pr6senta  la  piece  aux  Comediens  de  la  part  d'un 
auteur  anonyme.  On  disait  en  confidence  a  quelques  amateurs 
du  theatre  que  cette  tragedie  etait  d'un  jeune  jesuite  qui, 
depuis  la  dissolution  de  la  Societe,  etait  tout  pres  de  courir  la 
carri6re  dramatique  s'il  pouvait  y  esperer  quelque  succes.  La 
pi6ce  fut  jouee ;  elle  tomba,  et,  qui  pis  est,  elle  fut  oubli6e  au 
bout  de  huit  jours.  M.  de  Voltaire  eut  tort  de  garder  ainsi  I'in- 
cognito.  Si  les  h^ros  n'ont  pas  besoin  d'aieux,  si  tout  I'eclat 
qui  les  environne  vient  de  leur  propre  merite,  il  n'en  est  pas 
ainsi  de  certains  enfants  faibles  qui  ont  besoin  de  la  gloire  de 
leurs  peres  pour  eire  toleres.  Mais  je  sais  bien  pourquoi  M.  de 
Voltaire  se  cacha  alors^  On  lui  avait  fait  un  crime,  quelques 

1.  Grimm  I'avait  appris  depuis  la  representation  de  I'ouvrase,  car  il  le  traita, 


JANVIER  1767.  211 

ann^es  auparavant,  d' avoir  trait6  le  sujet  d'Electre  et  celui  de 
Catilina,  mis  sar  le  theatre  par  le  vieux  Crebillon.  Celui-ci 
avail  aussi  fait  une  tragedie  du  Triumvirat,  qui  etait  tomb6e  : 
M.  de  Voltaire  craignit  d'exciter  de  nouveau  des  clameurs, 
d'avoir  os<^  encore  tenter  un  sujet  trait6  par  son  rival,  qu'on 
avait  eu  I'audacc  de  nommer,  pendant  trente  ans  de  suite,  son 
maitre  dans  Tart  du  th^tre.  !l£trange  sottise  du  public!  Cette 
emulation  entre  deux  poetes,  qui  ne  pouvait  6tre  trop  encou- 
ragee,  qui  tournait  tout  enti^re  au  profit  de  I'art,  fut  traitee 
alors  de  crime,  et  M.  de  Voltaire  fut  presque  trait6  de  voleur 
de  grand  chemin,  qui  envahit  I'h^ritage  de  son  voisin,  et 
comme  un  monstre  achame  a  arracher  tons  les  brins  de  laurier 
de  la  t6te  d'un  vieillard.  Ce  n'est  pas  qu'on  s'interessat  a  Cre- 
billon, qui  n'avait  rien  de  recommandable  quant  au  personnel, 
et  qui  est  deja  presque  oublie  ;  mais  I'envie  d'abaisser  son 
illustre  rival,  qui  avait  recueilli  tous  les  lauriers  de  la  litt^ra- 
ture  sur  sa  tete,  se  travestit  en  vengeresse  de  mauvais  proced6s, 
et  cherchait  k  calomnier  et  a  persecutor,  en  se  couvrant  du 
masque  de  la  generosite.  Ce  n'est  que  depuis  pen  qu'on  sail 
que  M.  de  Voltaire  est  I'auteur  de  cette  tragedie  du  Triumvirat, 
tomb^e  ainsi  que  celle  de  Crebillon.  II  vient  de  la  faire  impri- 
mer  sous  le  titre  d'Ortace  et  lejeune Pompie,  ou le  Triumvirate 
Le  sujet  est  historique,  le  caractfere  des  personnages  aussi; 
mais  la  fable  est  presque  toule  d'invention.  Tout  le  tissu  et  le 
style  en  sont  faibles,  et  quand  on  a  lu  cette  pi^ce,  on  n'est  pas 
^tonne  qu'elle  n'ait  point  fait  d'efiet  au  theatre.  Malgre  cela,  je 
suis  persuade  que  le  nom  de  M.  de  Voltaire  lui  aurait  procure 
un  succ^s  passager.  Les  temps  sont  chang6s.  Cet  acharnement, 
si  ridicule  et  si  honteux  pour  notre  siecle,  n'existe  plus.  Depuis 
environ  dix  ou  douze  ans,  M.  de  Voltaire  jouit  du  privilege 
d'un  grand  homme  mort;  I'envie  et  la  calomnie  n'osent  plus 
sifller,  ou  du  moins  elles  nexcitent  plus  que  de  I'horreur,  et  il 
ne  faut  pas  nous  faire  honneur  de  cette  justice  tardive.  Si  M.  de 
Voltaire  jouit  de  quelque  faveur  au  milieu  de  la  haine  qu'on 
porte  k  tous  les  autres  philosophes  de   France,  c'est  a  son 

lorsqu'il  parut,  avec  unc  8(Jv6rit^  qu'il  n'oilt  certos  pas  montr^o  s'il  eAtsu  que 
Voluire  en  etait  I'auteur.  Voir  tome  VI,  p.  32.  (T.) 

\.  Octave  et  le  jeune  Pompee,  ou  le  Triumvirat,  tragedie  avec  des  remarqucs 
sur  les  proscriptions.  Amsterdam  et  Paris,  17G7,  ia-S°. 


212  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

absence  qu'il  en  est  redevable.  Au  reste,  si  sa  trag^die  du 
Triumvirat  est  faible,  les  remarques  sur  les  proscriptions  dont 
il  I'a  accompaga^e  sont  excellentes.  G'est  un  morceau  que  vous 
lirez  avec  grand  plaisir,  et  qui  peut,  je  crois,  se  soutenir  a  c6t6 
des  meilleurs  Merits  de  cet  illustre  auteur.  II  n'appartenait  qu'k 
lui  d'associer  les  persecutions  religieuses  de  nos  sifecles  mo- 
dernes  aux  proscriptions  des  Sylla,  des  Octave,  des  Marc-An- 
toine,  et  de  les  intituler  Des  Conspirations  contre  les  peuples, 
Cette  seule  inscription  du  dernier  cliapitre  de  ces  remarques 
est  d'un  homme  de  genie. 

—  On  vient  d'imprimer  a  Paris  une  feuille  intitulee  RSponse 
de  M.  de  Voltaire  k  M.  Vabbi  d'Olivet.  Ce  vieil  academicien  a 
fait  faire  une  nouvelle  Edition  de  sa  Prosodie  francaise,  ouvrage 
estime.  II  en  a  envoy6  un  exemplaire  a  M.  de  Voltaire,  et  c'est 
ce  qui  a  donne  occasion  a  cette  reponse,   dans   laquelle   on 
trouve  plusieurs  remarques  utiles  sur  la  langue,  des  observa- 
tions sur  Quinault  et  Lulli,  sur  le  style  du  philosophe  de  Sans- 
Souci,  sur  les  langues  anciennes  et  modernes.  Gela  est  ecrit 
avec  I'agrement  et  la  grace  qui  n'ont  jamais  quitte  la  plume 
intarissable  du  patriarche  de  Ferney.  Ce  qu'il  dit  sur  Quinault 
et  Lulli  est  de  I'^vangile  de  I'autre  si^cle,  et  a  passe  de  mode 
depuis  que  M.  de  Voltaire  n'est  plus  en  France.  J'ose  I'assurer 
qu'il  est  impossible  de  mettre  en  musique  les  vers  harmonieux 
et  sublimes  de  la  premiere  scfene  de  Proserpine.  J'ose  soutenir 
encore  que  la  poesie  dramatique  doit  6tre  essentiellement  difie- 
rente  de  la  poesie  6pique.  Tout  poete  qui  veut  tirer  ses  sujets, 
pour  le  theatre  lyrique,  des  Metamorphoses  d'Ovide,  a  d6ji  un 
projet  absurde ;  et  s'il  veut  imiter  jusqu'au  style  d'Ovide  dans 
les  pieces  faites  pour  6tre  representees,  il  peut  se  vanter  de 
n' avoir  pas  les  premieres  notions  du  gout  veritable.  Si  les  vers 
harmonieux  et  sublimes  de  Quinault  sont  bons  pour  la  musique, 
il  faut  prendre  Metastasio  et  le  jeter  au  feu.  G'est  une  execution 
que  je  ne  ferai  pas  encore  ce  mois-ci.  Notre  patriarche  n'en- 
tend  rien  en  musique,  et  pas  grand' chose  en  peinture;  mais 
son  lot  est  assez  beau  pour  qu'il  puisse    s'en  contenter.   On 
pretend  qu'il  fait   actuellement   uu  poeme  burlesque   sur  les 
troubles  de  Geneve ;  c'est  un  peu  trop  tot.  II  faudrait  que  ces 
troubles  eussent  cesse,  ou  fussentprfes  de  leur  fin;  peut-6tre  les 
ridicule  pourrait-il  alors  etre  employ^  avec  succes  contre  les 


FfiVRIER   1767.  213 

gens  assez  fous  pour  s'attirer  des  maux  r^cls  ot  funestes  dans 
la  crainte  de  quelques  maux  incertains  et  imaginaires. 

VERS    A    METTRE    AU    BAS    DU    PORTRAIT 
DE    M.    DE    LA    CIIALOTAIS. 

On  assure  que  ces  vers  ont  etc  trouv^s  ecrits  au  bas  du 
portrait  de  M.  de  La  Chalotais,  qui  est  dans  la  chambre  de  la 
noblesse  k  Rennes  : 

Sa  sagesse  et  sa  ferinet6 
Ont  fait  pillir  la  calomnie  : 
Qui  lui  voulut  6ter  la  vie, 
Lui  donna  rimmortalitd. 

—  La  gravure  da  tableau  de  Greuze,  connu  sous  le  nom  du 
Paralytique  ou  de  la  lUcompeme  de  la  bonne  Hucation  donnh^ 
vient  d'etre  achev6e,  et  cette  estampe  paralt  depuis  quelques 
jours.  Elle  «st  d^diee  a  I'lmp^ratrice  de  Russie,  qui  a  achete  le 
tableau  I'ann^e  dernifere,  pour  la  galerie  imp6riale  de  P6ters- 
bourg.  Qette  estampe  a  de  Teffet;  etpuisqu'il  ne  nous  reste  en 
France  de  ce  beau  poeme  que  cette  faible  traduction,  il  faut 
bien  s'en  contenter.  Elle  a  6t6  grav6e  par  Flipart,  et  se  vend 
seize  livres.  Ceux  qui  voudront  1' avoir  feront  bien  de  se  d6p6- 
cher  avant  que  les  meilleures  epreuves  ne  soient  enlevees. 


FJ^VRIER. 


I"  fdvricr  1767, 


Le  22  Janvier,  M.  Thomas  prit  stance  k  I'Academie  fran^aise, 
et  pronon^a,  suivant  I'usage,  son  discours  de  reception  dans 
une  assemblee  publique.  Cette  assemblee  fut  aussi  nombreuse 
que  brillante.  II  y  a  trois  tribunes  dans  la  salle  de  I'Academie, 
dont  I'une  est  k  la  disposition  du  recipiendaire ;  I'autre,  k  celle 
du  directeur  de  I'Academie,  qui  recoit  le  nouvel  acad6micien;  la 
troisi^me  appartient  au  secretaire  perp^tuel  de  TAcad^mie,  ou 


% 


2U  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

k  celui  qui,  en  son  absence,  en  fait  les  fonctions  :  c'etait  cette 
fois-ci  M.  d'Alembert.  Ces  trois  tribunes  sont  ordinairement 
reservees  aux  dames;  mais  quoiqu'elles  fussent  bien  remplies, 
il  y  en  avait  un  grand  nombre  de  repandues  dans  le  parquet, 
parmi  les  hommes  les  plus  distingues  de  tous  les  ordres  et  de 
tous  les  etats.  M.  Thomas  est  fort  aim6,  et  ce  concours  le 
prouve  bien.  On  battit  des  mains  d6s  qu'il  parut,  et  son  discours 
fut  interrompu  a  chaque  endroit  remarquable  par  des  applau- 
dissements  tr^s-vifs. 

Si  des  critiques  severes  y  ont  trouv6  quelques  longueurs  et 
de  I'uniformit^  dans  le  ton,  ils  ne  nient  point  que  ce  discours  ne 
soit  rempli  de  pensees  fortes,  de  sentiments  elev6s,  d'images 
brillantes ;  et  s'ils  osent  accuser  I'auteur  d'orgueil ,  ils  ne 
peuvent  disconvenir  qu'il  ne  place  cet  orgueil  de  la  manifere  la 
plus  noble  et  la  plus  digne  d'un  honn^te  homme. 

M.  Thomas  a  voulu  peindre  dans  son  discours  rhomme  de 
lettres  citoyen.  Peut-6tre  r6l6ve-t-il  un  peu  trop,  car  il  partage 
le  soin  de  I'univers  pr^cisement  entre  I'homme  d'Etat  qui  gou- 
verne,  et  I'homme  de  lettres  qui  I'eclaire.  Mais  malheur  a  celui 
qui  ne  sait  ennoblir  sa  profession,  qui  n'en  salt  agrandir  la 
sphere!  il  y  sera  toujours  mediocre.  D'ailleurs,  il  n'y  a  qu'k 
s' entendre.  Si  le  tableau  que  M.  Thomas  trace  de  I'homme  de 
lettres  ne  pent  convenir  a  tous  les  Quarante  que  Timmortalit^ 
rassemble  au  Louvre;  si  I'abbe  Batteux  et  I'abbe  Trublet,  et 
tant  d'autres,  n'ont  pas  le  droit  de  s'y  reconnaitre,  qui  oserait 
contester  k  I'homme  de  g^nie  son  influence  sur  1' esprit  public, 
et  les  revolutions  qui  en  resultent  :  influence  moins  prompte, 
mais  plus  sure  et  plus  glorieuse  que  celle  de  la  puissance,  et 
dont  les  souverains  memos  ne  peuvent  se  vanter  qu'autant  qu'ils 
savent  allier  le  pouvoir  au  talent  et  a  la  capacity !  Ainsi  I'un 
de  ces  Quarante,  I'homme  immortel  qui  a  choisi  sa  retraite  au 
pied  des  Alpes,  lorsque,  par  I'efTet  aussi  infaillible  qu'imper- 
ceptible  de  ses  ecrits,  le  fanatisme  sera  tombe  desarme,  la 
superstition  devenue  meprisable  et  ridicule;  lorsque  la  lumiere 
et  la  raison,  repandues  dans  toute  I'Europe,  auront  rendu  les 
generations  suivantes  et  plus  6clairees,  et  plus  douces,  et 
meilleures;  cethomrae  immortel,  dis-je,  sera  eleve  par  la  pos- 
terite  sur  un  piedestal,  comme  le  plus  grand  bienfaiteur  du 
genre  humain;  son  nora  sera  grand  et  glorieux,  tandis  que 


FfiVRIER   17G7.  215 

celui  de  vingt  rois,  ses  contemporains,  sera  e(Tac6  des  fastes  de 
rhumanite,  et  rel6gu6  dans  ce  catalogue  obscur  de  souverains 
oisifs  qui  n'ont  rien  fait  pour  le  bonheur  de  leurs  peuples. 

On  ne  saurait  done  dire  que  M.  Thomas  ait  precisement 
outre  le  tableau  de  I'influence  de  Thomme  de  lettres  sur  I'es- 
prit  public ;  car  rhomrae  de  g6nie  est  devenu  r6ellement  I'ar- 
bitre  des  pensees,  des  opinions  et  des  pr^juges  publics;  Tim- 
pulsion  qu'il  donne  aux  esprits  se  transmet  de  nation  en  nation, 
se  perp^tue  de  sifecle  en  sifecle,  depuis  que  Timprimerie  et  la 
facility  d'^crire  ont  6tabli  cette  communication  de  lumiferes  et 
ce  commerce  de  pensees  qui  s'etendent  d'un  bout  de  I'Europe 
a  I'autre,  et  qui  changeront  i  la  longue  infailliblement  la  face 
du  genre  humain,  si  quelque  bouleversement  universel  du 
globe,  quelque  grande  calamite  physique,  ne  mettent  point  de 
homes  a  leurs  progr^s.  Geux  qui  ont  de  la  peine  a  accorder  k 
I'homme  de  lettres  un  role  si  glorieux  ne  font  en  cela  que 
rendre  publique  leur  secrfete  nullity.  lis  s'accusent  ainsi,  sans 
le  vouloir,  de  ne  trouver  en  eux-m6mes  aucun  talent  pour 
aspirer  et  concourir  k  de  si  nobles  fonctions;  ils  voudraient 
concentrer  tbute  la  consideration  publique  dans  le  rang  et  les 
avantages  exterieurs  de  la  fortune,  parce  qu'ils  desespferent  de 
la  partager  a  d'autres  titres ;  mais  je  vais  les  consoler,  et  leur 
prouver,  pour  leur  plus  gi-ande  satisfaction,  que  s'ils  peuvent 
consentir  d'6tre  oublies  apr^s  leur  mort,  ils  n'ont  rien  k  craindre 
pour  la  jouissancepaisible  de  leurs  prerogatives  pendant  leur  vie. 

C'est  que  tout  homme  qui  rend  des  services  au  genre 
humain  ne  doit  en  esperer  aucune  recompense  de  son  vivant. 
Pour  jouir  de  sa  gloire,  11  faut  que  ses  travaux,  apr^s  avoir  ete 
en  bulte  a  la  haine  et  a  la  calomnie  de  ses  contemporains, 
aient  et6  consacres  par  le  temps ;  et  cette  consecration  ne  se 
fait  que  lenleraent.  L'eloge  du  bienfaiteur  du  genre  humain 
n'est  dans  la  bouche  des  hommes  que  lorsqu'il  ne  peut  plus 
I'entendre.  Ainsi,  tout  homme  de  genie  qui  embrasse  la  pro- 
fession des  lettres  fait  un  acte  d'heroisme  volontaire  ou  invo- 
lontaire.  Que  cet  acte  soit  r6flechi  ou  non,  son  devouement  au 
bonheur  de  sa  race  n'est  ni  moins  entier  ni  moins  courageux 
que  celui  du  citoyen  g6n6reux  qui  s'immole  au  salut  de  la 
patrie.  Si  la  gloire  qu'il  apercoit  au  bout  de  la  carrifere  le  sou- 
tient,    s'il  ose  jouir   d'ayauce   de    la  reconnaissance    de   la 


216  CORKESPONDANCE    LITTERAIRE. 

posterite,  il  peut  compter  avec  plus  d'assurance  encore  sur 
I'ingratitude  de  son  siecle.  II  court  deux  dangers  inevitables  : 
I'un,  de  combattre  les  opinions,  les  abus,  les  prejuges,  sans  le 
ressort  de  la  crainte,  puisqu'il  n'a  aucun  pouvoir  exterieur; 
I'autre,  de  ne  pouvoir  rieri  entreprendre  sans  faire  sentir  a  ses 
egaux  sa  superiorite  d'esprit;  sorte  d' empire  que  la  vanite  et 
la  sottise  ne  savent  pardonner.  Ce  n'est  done  que  lorsque  la 
generation,  et  avec  elle  les  id6es,  se  sont  renouvel6es;  lorsque 
les  barri6res  que  I'interet  a  opposees  aux  progrfes  de  la  raison 
sont  forcees,  que  Thomme  de  genie  commence  a  prendre  du 
genie  et  k  exercer  du  pouvoir  sur  les  esprits.  Son  empire  et  sa 
gloire  ne  peuvent  commencer  que  lorsqu'il  a  cesse  de  vivre. 

Voila  I'histoire,  chez  tous  les  peuples  et  de  tous  les  temps, 
de  ces  sages  qui  ne  ses  ont  pas  bornes  a  plaindre  les  erreurs  des 
hommes,  et  qui  ont  voulu  y  apporter  des  rem^des ;  et  j'ose 
croire  que  si  M.  Thomas  nous  avait  montre  I'homme  de  lettres 
sous  ce  point  de  vue,  son  tableau  en  serait  devenu  moins 
emphatique,  plus  int^ressant  et  plus  pathetique.  Jamais 
tableau  n'eut  6te  presente  au  public  plus  ,k  propos.  Quel  est 
aujourd'hui  parmi  nous  I'homme  de  lettres  de  quelque  m6rite 
qui  n'ait  eprouve  plus  ou  moins  les  fureurs  de  la  calomnie  et 
de  la  persecution,  qui  n'ait  et6  denonce  au  gouvernement 
comme  ecrivain  dangereux,  comme  mauvais  citoyen,  et  pres- 
que  comme  perturbateur  du  repos  public  ;  qui  ne  soit  regard^, 
par  le  plus  grand  nombre  de  ses  compatriotes,  comme  un 
homme  que  la  societe  netolfere  que  par  un  excfes  d'indulgence? 
Si  des  moeurs  plus  adoucies  garantissent  nos  philosophes  de 
ces  violences  qui  ont  signale  I'atrocite  des  siecles  barbares,  c'est 
avec  regret  que  leurs  ennemis  les  voient  a  I'abri  de  leur  rage ; 
et  le  poison  de  la  haine  agissant  toujours  avec  la  meme  activity, 
faut-il  s'etonner  qu'a  la  longue  ni  I'homme  d'l^tat,  ni  le  magls- 
trat,  ni  la  partie  du  public  la  plus  saine  et  la  plus  equitable,  ne 
puissent  se  defendre  de  son  atteinte,  et  que,  fatigue  par  des 
cris  continuels,  on  se  persuade  enfm  que  celui  qui  est  toujours 
attaqu(5  ne  saurait  etre  enti^rement  sans  reproche  ? 

M.  Thomas  n'a  pas  os6  tenter  d'arracher  a  la  calomnie  son 
poignard,  ni  de  faire  rougir  son  si6cle  de  ses  injustices ;  mais, 
en  accordant  a  I'homme  de  lettres  une  influence  subite  qu'il 
n'eut  jamais,  en  le  pla^ant  de  son  vivant  a  cote  de  rhomme 


FfiVRIER  1767.  217 

d'etat,  il  a  6t6  censur^  d'exageration  avec  quelque  raison.  On 
s'est  moque  de  ce  cabinet  solitaire  ou  riiomme  de  lettres,  me- 
ditant,  a  la  patrie  k  ses  c6tes,  la  justice  et  riiumanite  devant 
lui,  avec  quelques  autres  satellites  qui  n'ont  pas  6chappe  aux 
plaiganteries  de  nos  agr^ables. 

Le  grand  defaut  de  M.  Thomas,  c'est  d'etre  toujours  uni- 
form6ment  61ev6.  11  faut  savoir  manager  des  repos  dans  un 
tableau;  il  faut  que  des  ombres  fortes  fassent  soriir  les  clairs. 
C'est  un  art  que  J.- J.  Rousseau  possfede  superieurement.  II  se 
repose,  et  puis  il  s'61ance  dans  les  nues  avec  une  force  qui 
entraine  tons  ses  lecteurs  avec  lui.  Quand  on  ne  sait  pas  ce 
secret,  a  force  d'etre  sublime  on  devient  emphatique  et  fatigant. 

Je  souhaite  a  M.  Thomas  un  peu  de  cette  simplicite  qu'il 
vante  tant  dans  les:ouvrages  de  son  pr6decesseur,  et  il  ne  lui 
manquera  plus  rien  pour  6tre  grand  ccrivain.  Alors  il  ne  nous 
parlera  plus  de  ces  crises  violenles  ou  les  Etats  se  heurtent  et 
se  choquent;  il  ne  nous  fera  plus  marcher  au  bruit  de  la  chute 
des  empires,  il  ne  cherchera  plus  les  moyens  de  donner  aux 
lois  du  poids  contre  la  mobility  du  temps;  la  correction  du 
style  meme  y  gagnera,  et  ce  soin  fut  toujours  cher  aux  grands 
orateurs.  i\insi  je  ne  voudrais  pas  lire  :  assocUiivos  assemblies ; 
je  crois  qu'il  serait  plus  correct  de  dire :  assocU  i\  vos  travaux, 
Je  ne  crois  pas  qu'en  parlant  du  cardinal  de  Richelieu,  on 
puisse  dire  :  //  vons  fonduj  messieurs.  II  me  semble  qu'il  fallait 
dire  :  //  fonda  tAcaddmie. 

L'61oge  de  M.  d'AIembert  a  ete  prodigieusement  applaudi. 
«  Un  roi,  dit  M.  Thomas,  appelle  Socrate  a  sa  cour,  et  Socrate 
reste  pauvre  dans  Ath6nes.  »  Si  ce  trait  est  historique,  il  faut 
convenir  qu'il  est  heureusement  employ^.  J'avoue  de  bonne  foi 
que  j'ignorais  que  Socrate  eut  ete  appele  par  un  roi  de  Mace- 
doine;  je  ne  me  rappelle  pas  m6me  le  nom  de  ce  roi  Archelaiis, 
cite  par  M.  Thomas  comme  contemporain  de  Socrate ;  il  faut 
que  je  rapprenne  un  peu  mon  histoire  de  la  Gr^ce. 

Quant  a  I'eloge  de  M.  Hardion,  auquel  M.  Thomas  succ^de, 
je  le  regarde  comme  une  gageure  par  laquelle  I'auteur  a  voulu 
prouver  qu'il  n'y  a  point  de  sujet  sterile  pour  un  homme  elo- 
quent ;  mais  en  conscience  cet  6loge  est  trop  long.  La  simplicite 
du  style  de  M.  Hardion,  que  M.  Thomas  compare  i  la  modestie 
de  sa  personne,  etait,  en  termes  non  acad^miques,  la  pure  plati- 


218  CORRESPONDANCE    LITT^RAIRE. 

tude.  II  est  plaisant  de  voir  M.  Thomas  lui  faire  im  merite  de 
n'avoir  eu  ni  force,  ni  finesse,  ni  profondeur,  ni  parure; 
M.  Thomas  serait  bien  fach^  de  meriter  un  seul  mot  de  cet 
eloge.  En  general,  il  serait  a  desirer  qu'on  put  elaguer  des  dis- 
cours  de  reception  cet  enorrne  fatras  de  louanges. 

M.  le  comte  de  Clermont,  prince  du  sang,  devait,  en  sa 
qualite  de  directeur,  repondre  au  discours  de  M.  Thomas;  mais 
ce  prince  ne  va  point  a  I'Academie.  II  a  consent!  d'etre  un  des 
Quarante,  il  y  a  dix  ou  douze  ans,  on  ne  sait  pourquoi.  II  se 
rendit  alors  a  I'Academie,  et  y  resta  cinq  minutes,  mais  sans 
prononcer  de  discours  de  reception ;  il  n'y  est  pas  retourne 
depuis  *.  Le  sort  I'ayant  fait  directeur  de  quartier,  M.  le 
prince  Louis  de  Rohan  Gu^menee,  coadjuteur  de  Strasbourg, 
se  trouvant  chancelier  de  I'Academie,  repondit  au  discours  de 
M.  Thomas.  Gette  r^ponse  est  courte,  noble  et  simple.  La  der- 
ni^re  partie  surtout  m'a  paru  fort  bien.  II  y  a,  au  commence- 
ment, un  eloge  des  lettres  un  pen  commun,  et  que  j'aurais 
voulu  retrancher. 

Apres  cette  cer6monie,M.  Thomas  a  lu  la  plus  grande  partie 
du  quatri6me  chant  de  son  poeme  epique,  Pierre  le  Grand, 
cmpereur  de  Russie.  Le  sujet  de  ce  chant  est  le  voyage  du  czar 
en  France.  Le  poete,  pour  pouvoir  raettre  Pierre  en  conver- 
sation avec  Louis  XIV,  a  avance  son  voyage  en  France  de 
douze  a  quinze  annees.  On  s'est  beaucoup  r^crie  sur  cet  ana- 
chronisme,  et  j'avoue  que  je  me  moquerais  bien  des  crieurs 
s'il  en  resultait  de  grandes  beautes.  II  est  bien  question 
d'exactitude  chronologique  dans  un  ouvrage  qui  est  fait  pour 
I'eternite!  et  vous  verrez  que  le  quatrieme  chant  de  V£nSide 
m'enchante,  m'attendrit,  me  touche  moins,  parce  que  je  sais 
qu'lfinee  et  Didon  n'ont  pas  m6me  vecu  dans  le  m6me  sifecle! 
Mais  j'avoue  aussi  que  je  ne  sais  pourquoi  M.  Thomas  apref^re 
de  mettre  Louis  XIV  aux  prises  avec  Pierre  le  Grand ;  le  per- 
sonnage  de  Philippe  d'Orl^ans,  regent  du  royaume,  m'aurait 
paru  plus  piquant  et  plus  propre  k  ce  role.  Ce  Louis  XIV, 
malheureux  et  vieux,  est  triste  a  mourir.  II  endoctrine  le  czar 
un  peu  pedantesquement.  Si  leur  entrevue  s'etait  reellement 
ainsi  passee,  je  pense  que  Pierre,  en  se  retrouvant  le  soir  seul 

1.  Voir  tome  II,  p.  312. 


FfiVKIER  1767.  21^ 

avec  Le  Fort,  lui  aurait  dit  en  confidence  :  «  Le  bonhomme 
radote,  il  n'y  a  plus  personno ;  n  ou,  avec  plus  de  philosophie, 
cette  entrevue,  lui  montrant  la  vanite  de  toutes  choses,  aurait 
6t<5  tr6s-capable  de  diminuer  et  m6me  d'6teindre  le  desir  d'exe- 
ruter  les  sublimes  entreprises  que  ce  grand  homme  m6ditait. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  Louis  XIV,  aflaibli  par  I'Uge 
et  les  malheurs,  degrade  par  son  manage  avec  la  veuve  de 
Scarron,  par  le  caillotage  d6vot,  et  par  les  tracasseries  eccle- 
siastiques  qui  s'ensuivirent  et  qui  I'occup^rent  enti^rement,. 
6tait  beaucoup  raoins  propre  h.  se  trouver  vis-i-vis  de  Pien*e, 
que  cet  aimable  regent,  qui  ne  croyait  pas  en  Dieu.  En  general, 
s'il  n'^tait  pas  temoraire  de  juger,  par  un  seul  chant,  de  tout 
un  poeme,  je  craindrais  que  celui  de  M.  Thomas  ne  manquat 
de  g^nie.  Or,  pour  peindre  k  la  posterity  le  createur  d'un 
nouvel  empire,  et  un  prince  en  tout  point  aussi  singulier  que 
le  czar,  il  faut  du  g6nie  k  chaque  vers.  Dans  le  chant  que 
M.  Thomas  a  lu,  Pierre  ne  joue  que  le  second  role.  II  ecoute, 
ou,  quand  il  parle,  il  ne  dit  que  des  lieux  communs  qui  n'ont 
rien  de  ce  caract6re  energique  et  sauvage  que  le  poete  ne  pouvait 
conserver  trop  pr^cieusement  au  reforraateur  de  la  Russie.  Ce 
chant  ne  renferme  qu'une  esquisse  assez  languissante  du  siecle 
de  Louis  XIV,  esquisse  ornee  d'une  immensity  de  beaux  details, 
mais  dans  laquelle  il  me  semble  qu'on  ne  remarque  pas  assez 
ce  premier  jet  de  genie  qui  s'61ance  comme  une  belle  fusee  k 
travers  I'obscurite.  Ce  chant,  que  des  censeurs  rigides  ont 
appele  une  gazette  rimee,  etait  done  le  plus  facile  et  le  moins 
interessant  pour  nous,  qui  savons  le  siecle  de  Louis  XIV  par 
coeur.  C'est  le  si6cle  de  la  Russie  qu'il  fallait  nous  montrer; 
c'est  \k  que  le  poete  peut  cueillir  des  lauriers  :  tout  y  est  neuf ; 
rien  n'a  encore  occupe  le  pinceau  de  ses  rivaux. 

—  M.  de  Silhouette,  ministre  d'fitat,  ancien  controleur 
g^n6ral  des  finances,  vient  de  mourir  d'une  fluxion  de  poitrlne 
a  un  age  peu  avanc6.  Je  crois  qu'il  n'avait  que  cinquante-sept 
ans*.  On  a  pr6tendu  qu'il  6tait  mort  d'une  ambition  rentree, 
comme  on  dit  d'une  petite  v6role  rentree.  En  effet,  apr6s  avoir 
su  s*61ever  d'une  condition  obscure  aux  premieres  places  de 
riitat,  il  n'a  pas  su  s'y  conserver,  et  Ton  assure  qu'il  n'a  jamais 

1 .  II  6tait  ti6  Ic  5  juillet  1709,  et  il  mourut  Ic  20  janylor  1767. 


220  COHRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

pu  se  consoler  d'avoir  ete  renvoye.  II  avait  6te  longtemps  atta- 
ch6  a  M.  le  marechal  de  Noailles.  De  la  il  avait  pass6  a  M.  le 
due  d'Orl^ans  en  qualite  de  secretaire  des  commandements.  II 
parvint  ensuite  a   etre  chancelier,   garde    des  sceaux  de   ce 
prince,  et,  en  1759,  le  roi  le  prit  pour  controleur  general  de 
ses  finances ;  mais  il  ne  put  se  maintenir  dans  cette  place  plus 
de  huit  mois,  et  son  court  ministere  a  6te  regards  comme  une 
epoque  sinistre  et  malheureuse.  M.  de  Silhouette  avait  des 
connaissances  fort  etendues;  mais  il  avait,  je  crois,  peu  de 
talent.  Le  talent  d'un  ministre  consiste  dans  la  justesse  des 
vues  et  des  mesures.  M.  de  Silhouette  d6buta  par  attaquer  la 
finance,  et  ne  vit  point  que  le  moment  d'une  guerre  tr6s-cou- 
teuse  n'etait  point  du  tout  favorable  pour   cela.  Toutes  ses 
operations  manqu6rent,  et  il  perdit  la  tete.  On  lui  reproche  de 
ne  I'avoir  pas  perdue  assez  pour  n^gliger  son  int6ret  particulier. 
II  trouva  le  secret  de  se  faire  une  rente  viag^re  de  soixante 
mille  livres  avec  une  somme  de  vingt  mille  livres  qu'il  employa 
a  acheter  sur   la  place  de  mauvais  effets   qui  n'avaient   nul 
credit,  et  qu'il  fit  ensuite  prendre  au  roi  pour  comptant  a  leur 
premiere  valeur.  II  6tait  plus  noble  de  recevoir  de  son  roi  en 
pur  don  un  bienfait,  que  d'avoir  I'air  de  1' acheter  par  un  vilain 
et  indigne  tripotage.  La  reputation  de  M.  de  Silhouette  etait 
trfes-mauvaise.  Quant  a  son  caractfere  moral,   il  passait  pour 
fripon  et  pour  hypocrite.  II  avait  affiche  toute  sa  vie  une  grande 
devotion,  et  rien  n'est  moins  indifferent  quand  on  veut  aspirer 
aux  places.  11  avait  traduit  dans  sa  jeunesse  VEssai  de  Pope 
sur    rhomme\  et   I'ouvrage  de    Warburton,    sur  I'accord  de 
la  Foi  et  de  la  Raison  ^  Ges  traductions,  la  premiere  surtout, 
ne  sont  pas  estimees,  et  I'auteur  sentit  bientot  que  la  carrifere 
des  lettres  ne  le  m^nerait  pas  au  bout  auquel  il  tendait.  Depuis 
la  mort  de  sa  femme,  il  s'etait  retire  a  la  campagne,  et  eniie- 
rementlivre  aux  pratiques  de  devotion.  M.  de  Silhouette  parlait 
bien,  avecnettete  et  precision,  mais  sans  chaleur.  Si  parhasard 
il  a  ete  honnete  homme,  il  est  a  plaindre,  car  il  avait  I'air  faux 
et  coupable. 

i.  Londres,  1736,  in-12. 

2.  Dissertation  sur  Vunion  de  la  religion  et  de  la  politique,  Londres,  1742, 
2  vol.  ia-12.  Silhouette  est  auteur  de  plusieurs  autres  ouvrages,  originaux  ou 
ti-aduits. 


FP'iVRIER   1767.  221 

—  M.Tercier,  ancien  premier  comniisdes  affaires  (^trang^res, 
vient  de  mourir  subiteraent  k  I'age  de  soixante  et  quelques  an- 
uses. 11  6tail  de  I'Acadtimie  royalc  des  inscriptions  et  belles- 
lettres.  11  avait  6t6  aussi  censeur  royal ;  mais  il  perdit  ceite 
place  et  celle  qu'il  avait  aux  affaires  etrangeres,  pour  avoir 
donn6  son  approbation  au  livre  Le  VEsprit.  C'6tait  un  bon 
homme  qui  ne  voyait  point  de  mal  en  tout  cela.  On  fit,  dans  ce 
temps,  une  chanson  qui  disait  que  pour  lui  I'esprit  etait  affaire 
6trang6re*.  Sa  disgrace  n'influa  point  sur  sa  fortune.  On  lui 
conserva  ses  pensions,  et  Ton  pretend  que  le  d^partement  des 
affaires  6trang^res  lui  donnait  souvent  de  quoi  s'occuper  dans  sa 
retraite. 

—  Nous  avons  aussi  perdu  un  m6decin  appele  M.  Renard ; 
c'^tait  I'Esculape  du  Marais.  Une  de  ses  devotes  disait  un  jour 
que  c'etait  le  premier  medecin  de  Paris.  Un  mauvais  plaisant 
ajouta :  «  En  entrant  par  la  porte  Saint-Antoine,  »  parce  que 
M.  Renard  logeait  tout  aupr^s.  Ce  M.  Renard,  trouvant  un  jour 
aupr^s  d'une  de  ses  malades  un  vieil  abbe  qui  jouait  tranquil- 
lement  au  piquet,  il  I'envisage,  et  lui  dit :  «  Que  faites-vous  la, 
monsieur  I'abbe?  Allez-vous-en  chez  vous,  faites-vous  saigner  ; 
vous  n'avez  pas  un  instant  a  perdre.  »  L'abbe,  effraye  au  der- 
nier point,  reste  immobile.  On  le  transporte  chez  lui ;  M.  Renard 
le  saigne  trois  ou  qualre  fois  de  suite,  lui  fait  prendre  del'eme- 
tique,  et  le  trouve  toujours  aussi  mal  qu'auparavant.  Le  iroi- 
si^me  jour,  on  appelle  le  fr6re  du  malade,  qui  etait  a  la  cam- 
pagne.  II  arrive  en  hate:  on  lui  dit  que  son  fr^re  se  meurt;  il 
veut  savoir  de  quelle  maladie;  M.  Renard  lui  dit  que  son  fr^re, 
sans  s'en  apercevoir,  avait  eu  une  forte  attaque  d'apoplexie, 
mais  qu'il  I'avait  heureusement  decouvert  en  lui  voyant  la 
bouche  tout  de  travers,  et  qu'il  I'avait  secouru  en  consequence. 
((  Eh,  monsieur,  lui  dit  cet  homme,  il  y  a  plus  de  soixante  ans 
que  mon  fr^re  a  la  bouche  de  travers.  —  Eh  !  que  ne  le  disiez- 
vous!  »  r6pondit  le  docteur  en  s'en  allant,  sans  attendie  I'effet 
de  r^metique  qu'il  venait  d'administrer. 

—  M.  de  Mondonville  s'est  avise  de  remettre  en  musique 
*rop6ra  de  Thhi^Cj  psalmodie,  il  y  a  cent  ans,  par  I'ennuyeux  Lulli. 
11  a  voulu  faire  avec  le  poeme  de  Quinault  ce  que  les  maltres  de 

1 .  Voir  cette  cbaasoo,  et  dos details  rclatifs  ^  la  dcstitutiou  de  lercier,  t.  IV,  p.  30. 


222  CORRESPONDANCE  LITTERAIHE. 

chapelle  d'ltalie  font  avec  les  poemes  de  Metastasio.  Son  essai  a 
ete  trfes-infortune.  Ge  nouveau  Thisde  avait  deji  et6  jou6  sans 
«ucc^s  a  la  cour,  pendant  le  voyage  de  Fontainebleau  de  1765. 
L'auteur  ne  se  Test  pas  tenu  pour  dit :  il  a  voulu  etre  joue  a 
Paris,  et  il  est  tombe,  corame  on  dit,  tout  a  plat.  II  a  ete  oblige 
<ie  retirer  sa  piece  avant  la  quatrieme  representation,  ce  qui 
est  sans  exemple  a  1' Opera;  et  pour  comble  de  mortification, 
on  y  a  donne  aujourd'hui  I'ancien  Tkc'see  a  la  place.  Ge  peuple 
est  singulier  dans  ses  jugeraents  en  musique,  et  cette  ancienne 
religion  de  Lulli,  si  decriee  aujourd'hui,  subsiste  cependant  en- 
core dans  les  coeurs.  L'opera  de  Mondonville  est  precis^ment 
aussi  plat  et  aussi  pauvre  que  celui  de  Lulli.  G'est  une  psal- 
modie  tout  aussi  assoupissante.  Qu'on  donne  le  proces  entre  ces 
deux  ouvrages  a  juger  a  tous  les  connaisseurs  en  musique,  et 
je  parie  qu'ils  ne  trouveront  pas  le  plus  faible  motif  de  prefe- 
rence de  I'un  sur  I'autre.  Gependant,  I'un  est  siffle  avec  fureur, 
et  I'autre  applaudi  avec  enthousiasme.  Ge  pauvre  Mondonville 
€St  bien  a  plaindre.  Ses  airs  ne  feraient  pas  fortune  dans  une 
guinguette  d'Allemagne,  et,  dans  sa  patrie,  il  est  la  victime  de 
I'ancienne  religion.  II  devait  se  souvenir  que  c'est  un  mauvais 
metier  que  de  vouloir  abattre  les  anciens  autels ;  il  faut  les 
laisser  tomber.  II  a  raisonne  comme  men  ami  le  chevalier  de 
Lorenzi,  dans  une  autre  occasion.  Une  femme  avait  a  lui  parler, 
et  lui  avait  donne  rendez-vous  un  dimanche  a  onze  heures  du 
matin.  La  conversation  finie,  elle  lui  propose  de  le  mener  a  la 
messe.  Le  chevalier,  etonne,  lui  demande:  «  Est-ce  qu'on  la  dit 
toujours?  »  Gomme  il  y  avait  quinze  ans  qu'il  n'y  avait  6te,  il 
croyait  que  ce  n'etait  plus  I'usage,  et  que  meme  on  n'en  disait 
plus;  d'autant  que,  ne  sortant  jamais  avant  deux  heures,  il  ne 
se  souvenait  pas  d' avoir  vu  une  eglise  ouverte. 

—  On  avait  prepare  pour  le  jour  de  I'an,  a  la  Gomedie- 
Italienne,  une  petite  piece  intitulee  VEsprit  du  jour  ^.  Gette 
pi^ce,  remplie  de  betises,  a  ete  fort  applaudie,  et  cependant  n'a 
pas  ose  reparaitre,  parce  que  Ton  n'avait  applaudi  que  pour  se 
moquer  des  auteurs,  qui  sont  aussi  mauvais  I'un  que  I'tfUlre. 
Le  poete  s'appelle  Harny,  et  le  musicien  Alexandre;  mais  ce 
n'est  pas  le  grand. 

1.  Cettc  piece  fut  jouce,  pour  la  prcmidrc  et  dernidre  fois,  le  22  Janvier  1767. 


f£VRICR  1767.  2SS 

—  J'ai  eu  occasion,  ces  jours  passes,  d'assister  k  une  lec- 
ture de  la  trag^die  des  Scythes.  Cette  pifece  m'a  paru  faiblement 
et  souvent  mal  ecrite  ;  mais  surtout  elie  ne  m'a  pas  pai*u  inte- 
ressauie,  el  je  doute  que,  dans  I'etat  ou  elle  est,  elie  puisse 
obtenii*  au  theatre  meme  un  succfes  passager.  C'est  d^ja  un 
assez  grand  malijeur  po6tique  qu'il  y  art  une  loi  en  Scythie  qui 
oblige  les  femines  de  massacrer  le  meurtrier  de  leur  epoux  de 
leurs  propres  mains ;  cette  loi  ne  parait  pas  naturelie,  et  je  ne 
crois  pas  qu'il  y  ait  jamais  eu  une  nation  sous  le  soleil  qui  ait 
commis  au  sexe  le  plus  faible  le  soin  de  la  vengeance  sur  le 
sexe  le  plus  fort.  Qu'Iphigenie,  devenue  pr6tresse  de  Diane  en 
Tauride,  se  trouve  dans  le  cas  de  sacrifier  son  propre  frfere  dans 
un  pays  ou  tous  les  etrangers  qui  abordaient  cette  plage  fatale 
6taient  devoues  a  la  deesse,  rien  n'est  plus  naturel  et  plus  in- 
teressant  :  I'histoire  nous  prouve  que  tel  a  etc  de  tout  temps 
I'esprit  de  toute  religion.  Le  code  scythe,  promulgu6  par  Her- 
raodan,  ne  me  parait  pas  aussi  bien  fonde  dans  la  nature.  Mais 
enfm,  puisque  M.  de  Yoltaire  avait  besoin  d'une  loi  qui  ordon- 
n&t  que  la  niort  de  I'epoux  serait  vengee  sur  le  meurtrier  par 
la  main  de  I'epouse,  afm  de  pouvoir  mettre  Obeide  dans  la  ne- 
cessite  de  lever  le  glaive  sur  le  seul  homme  qu'elle  eut  jamais 
aim6,  il  fallait  du  moins  arranger  cette  machine,  en  elle-m6me 
puerile,  de  mani^re  qu'elle  produisit  quelque  effet;  et  elle  n'en 
fait  aucun.  II  fallait  qu'il  fut  d'usage  en  Scythie  que,  pendant  la 
ceremonie  du  mai'iage,  la  femme  s'engageat  par  serment  ^ 
I'observation  de  cette  loi  et  de  quelques  autres.  Au  moyen  de 
cette  formalile,  nous  aurions  eu  connaissance  de  cette  loi  dfes  le 
second  acte ;  et  lorsque  la  querelle  se  serait  engag6e  entre  Atha- 
mare  et  Indatire,  nous  aurions  pu  concevoir  quelque  inquietude. 
Au  lieu  que  ni  Obeide,  ni  le  spectateur,  ne  connaissant  cette  loi 
qu'au  moment  ou  le  poete  en  a  besoin  pour  sa  catastrophe, 
c'est-i-dire  au  cinqui^me  acte,  elle  ne  produit  pas  le  plus  I6ger 
fremissement  pour  le  sort  d'Obeide.  En  general,  ni  la  fable,  ni 
I'execution,  ni  les  details,  rien  ne  me  parait  heureux  dans  cette 
nouvelle  tragedie,  et  jefais  des  voeuxpour  que  son  illustre  au- 
teur  consacre  le  reste  de  ses  annees  a  des  occupations  plus 
satisfaisantes  pour  le  public,  et  plus  glorieuses  pour  lui- 
m6me. 

M.  Servan,  avocat  g6n6ral  au  parlement  de  Grenoble,  a 


22^  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

prononc6,alarentr6edeson  corps,  aumois  de  novembre  dernier, 
un  Discours  sur  V administration  de  la  justice  criminelle.  GeDis- 
cours  vient  d'etre  imprime,  et  forme  une  brochure  in-12  de  cent 
cinquante  pages.  M.  Servan  est  un  proselyte  de  la  philosophie. 
G'est  un  magistrat  fort  jeune,  et  dont  la  sante  est  tr^s-faible. 
Son  discours  se  ressent  de  la  bonte  de  son  coeur,  de  sa  jeunesse, 
et  de  la  faiblesse  de  sa  constitution.  U  est  fond6  tout  entier  sur 
les  principes  du  livre  des  Dalits  et  des  Peines.  Nos  philosophes 
se  rejouissent  que  ce  Discours  ait  et6  prononce  par  un  avocat 
general  au  milieu  d'un  parlement.  S'il  I'avait  6te  par  maitre 
Omer  Joly  de  Fleury,  devant  le  parlement  de  Paris,  je  pourrais 
m'en  rejouir  avec  eux;  mais  un  jeune  magistrat  qui  se  meurt 
de  la  poitrine,  elevant  sa  voix  du  fond  d'une  province,  n'a  pas 
assez  d'autorit6  sur  les  esprits  pour  faire  la  moindre  impression; 
et,  s'il  n'y  prend  garde,  et  que  sa  passion  pour  la  philosophie 
transpire,  il  se  fera  des  affaires  avec  son  corps :  car,  Dieu  merci, 
la  magistrature  n'est  pas  moins  opposee  au  progr^s  de  la  raison 
en  France  que  le  clerg6  ;  ce  qui  nous  donne  une  perspective 
trfes-consolante.  Une  autre  consideration  qui  m'empeche  de 
partager  la  joie  de  nos  philosophes,  c'est  que  j'ai  peine  k  me 
persuader  que  les  enfants,  meme  les  mieux  intentionnes,  fas- 
sent  jamais  grand  bien.  II  nous  faudrait  k  la  place  des  vieux 
magistrals  jansenistes  et  des  jeunes  magistrals  philosophes,  des 
hommes  d'htat  eclaires  et  int6gres;  mais  lorsque  la  sagesse  et 
la  fermete  de  ces  derniers  se  consument  a  repousser  les  traits 
de  la  caloranie,  les  bons  citoyens  se  d^solent  et  pleurent  sur  la 
patrie. 

—  On  a  publie  cette  annee  V Almanack  des  muses,  ou  le 
Recueil  des  pieces  fugitives  de  nos  diffirenls  poetes  qui  ant  con- 
couru  en  1766.  C'est  pour  la  troisieme  fois  que  cet  Almanach 
parait,  et  I'idee  en  serait  fort  bonne  si  on  pouvait  I'executer 
avec  un  peu  plus  de  liberty,  et  si  celui  qui  s'en  mele  voulait  y 
mettre  plus  de  gout  et  de  soin.  Ce  n'est  pas  la  peine  de  mettre 
k  contribution  le  Mercure  de  France,  pour  nous  donner  un  fa- 
tras  de  pieces  qu'on  ne  saurait  lire.  M.  Mathon  de  LaCour,  edi- 
teur  de  cet  Almanach,  a  soin  de  I'enrichir  de  notes  critiques  qui 
sont  communement  d'une  betise  rare.  II  insure,  par- exemple, 
dans  son  recueil,  une  pi^ce  de  vers  que  M.  de  Saint-Lambert 
fit,  il  y  a  plus  de  douze  ans,  pour  M'"^  de  Clermont  d'Amboise, 


FfiVRlER   1767.  225 

aujourd'hui  princesse  de  Beauvau.  Dans  cette  pi6ce,  on  trouve 
ces  deux  vers : 

Et  hors  votre  amour  pour  Tilon, 
On  n'a  nul  reproche  k  vous  faire. 

Le  po6te  parlait  de  I'op^ra  de  Titoti  etl'Aurore,  de  Mondon- 
ville,  qu'on  jouait  alors,  et  dont  le  succ^s  etait  devenu  une 
affaire  de  parti  contie  les  partisans  de  la  musique  italienne. 
M.  Mathon,  pour  eclaircir  ce  passage  difficile,  met  en  note  au 
mot  Tilon  :  Petit  chien.  Ses  observations  de  gout  sont  ordinai- 
rement  aussi  heureuses  que  ses  remarques  d'^rudition.  11  a 
ajout6  k  la  fin  de  son  Almanach  une  petite  notice  raisonnee 
de  tous  les  ouvrages  de  poesie  qui  ont  paru  en  1766.  Cette 
notice  ne  se  trouvait  pas  dans  les  deux  volumes  precedents*. 
Je  lui  demande,  pour  I'annee  prochaine,  un  meilleur  choix,  et 
point  de  notes. 

—  On  a  aussi  public  un  Almanach  philosophique,  a  I'usage 
de  la  nation  des  philosophes,  du  peuple  des  sots,  du  petit 
nombre  des  savants,  et  du  vulgaire  des  curieux,  par  un  auteur 
trfes-philosophe  *.  Si  I'auteur  fait  usage  de  son  Almanach,  11 
pent  se  ranger,  en  surete  de  conscience,  dans  la  seconde  de 
ces  quatre  classes.  Son  Almanach  est  une  plate  et  raauvaise 
rapsodie  dont  il  est  impossible  de  lire  une  ligne. 

—  Tout  est  aujourd'hui  philosophe,  philosophique  et  philo- 
sophic en  France.  Ainsi  c'est  le  moment  de  faire  un  Discours 
sur  la  philosophic  de  la  Nation.  Celui  qui  sort  de  la  boutique 
de  M.  Merlin  est  fait  par  le  philosophe  le  plus  sot  et  le  plus 
borne  qu'il  y  ait  en  ce  royaume,  ou  Ton  remarque  que  la  sot- 
tise  prospere  infiniment  depuis  quelques  ann^es. 

—  Vous  lirez  avec  plaisir  le  Dialogue  d'un  curi  de  cam- 
pagne  avec  son  marguillier,  au  sujet  de  Vi'dit  du  roi  qui  per- 
met  l exportation  des  grains,  par  M.  Gerardin,  cur6  de  Rouvre 
en  Lorraine.  Ce  bonhomtne  de  cure,  ag6  de  plus  de  soixante- 
dix  ans,  voyant  la  frayeur  que  le  commerce  des  grains  causait 
dans  son  canton,  s'est  avise  d'ecrire  ce  Dialogue  pour  guerir 

1.  C'est  uno  crreiir  de  Grimm.  VAlmanach  des  muses  de  1704  et  celui  de  1765 
sont  termines  par  une  notice  semblable.  [T.) 

2.  L'Almanach  philosophique  (Goa,  1767,  in-12)  est  de  Jean-Louis  Castillion,  uq 
des  autcurs  du  Jour  al  encyvlopedique.  (B.) 

VII.  15 


226  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

ses  paroissiens  de  leurs  inquietudes  d^placees.  G'est  un  6crit 
plein  de  bon  sens  et  veritablement  populaire,  tel  qu'il  en  fau- 
drait,  sous  un  gouvernement  eclaire,  pour  I'instruction  du  peuple 
sur  tous  les  objets.  Cela  vaudrait  bien  un  calechisme  rempli 
d'idees  creuses.  Si  j'etais  ministre,  le  cure  de  Rouvre  aurait 
demain  un  benefice  simple  de  six  cents  livres,  en  recompense  de 
son  Dialogue. 

15  fevrier  1767. 

Milord  comte  de  Clarendon  est  un  seigneur  anglais  des  plus 
qualifies  et  des  mieux  accredites  a  la  cour.  Pendant  son  sejour 
i  la  campagne,  ce  lord  voit  la  fille  d'un  gentilhomme  de  ses 
voisins,  appel6  Hartley  ;  il  en  devient  amoureux.  Cette  jeune 
personne,   qui  se  nomme  Eugenie,  est  en  effet  charmante  de 
figure  et  de  caractfere,  et  bien  capable  d'inspirer  une  grande 
passion.  Elle  se  trouve,  dans  I'absence  de  son  pere,  sous  la 
tutelle  de  sa  tante,  soeur  du  vieux  Hartley,  qui  se  propose  d'en 
faire  son  heritiere.  Hartley  a  perdu  sa  femme,  et  il  ne  lui  reste 
de  son  mariage  qu' Eugenie  et  un  fils,   sir  Charles,  qui  sert  et 
qui  est  employe  en  Irlande.  Si  la  beaute  d'Eugenie   a  fait  une 
impression  sur  milord  Clarendon,  les  agr6ments    de  ce  jeune 
seigneur  n'ont  pas  echappe  a  la  sensible  Eug6nie.  Sa  tante,  de 
son  cote,  ambitieuse  et  vaine  a  I'exc^s,  voit  avec  joie  les  com- 
mencements de  cette  passion.  Bientot  milord  Clarendon  s'em- 
pare  de  son  esprit,  et  la  dispose  a  donner  son  consentement  a 
un  mariage  secret  qu'il  projette.  On  profite  de  I'absence  du  pere 
d'Eugenie;  et  sa  tante,  qui  connait   I'aversion   de   son  frfere 
Hartley  pour  les  grands  et  pour  la  cour,  exerce  tout  son  credit 
sur  r esprit  de  sa  ni^ce  pour  la  determiner   a   disposer  de  sa 
main  a  I'insu  de  son  p6re,  et  a  epouser  un  homme  pour  lequel 
elle  ne  se  sent  que  trop  de  penchant.  Ce  mariage  a  done  lieu ; 
mais  milord  Clarendon,  quoique  plein  d'honneur  et  d' elevation 
d'ailleurs,  est  deces  gens  qui  croient  qu'on  pent  s'en  dispenser 
avec  les  femmes.   Son   ambition,  peu  d' accord  avec  sa  passion 
pour  la  fille  d'un  gentilhomme  obscur,  ne  lui  permet  pas  de 
contracter  un  lien  aussi  redoutable  et  aussi  indissoluble.  II  fait 
travestir  son  intendant  en  ministre,  et  abuse  Eugenie  et  sa  tante 
par  un  faux  mariage.  Eugenie  porte  deja  dans  son  sein  le  fruit 


FfiVRIER  1767.  M7 

de  cetle  union  clandestine,  lorsque  son  p6re  revient,  et  que  son 
6poux  est  obIig6  de  reprendre  la  route  de  Londres. 

Voiiji  le  sujet  que  M.  Caron  de  Beaumarchais  a  entrepris  de 
trailer  sur  lasc6ne  fran^aise.  Euginie^  drame  en  cinq  actes  et 
en  prose,  a  6t6  jou6  pour  la  premiere  fois  le  29  Janvier,  sur  le 
thdtUre  de  la  Coni^die-Francjaise.  Cette  pi6ce  avail  6te  fort  an- 
nonc6e;  son  succ6s  a  bien  peu  repondu  k  I'attente  de  ses  par- 
tisans, et  sa  chute  est  d'autant  plus  facheuse  pour  I'auteurqu'il 
n'en  peut  rejeter  la  faute  sur  son  sujet.  Ce  sujet  est  infiniment 
theatral  et  susceptible  du  plus  grand  inter^t.  Vous  allez  voir 
comment  M.  de  Beaumarchais  a  r^ussi  k  le  galer  enti^rement, 
et  k  Teteindre  sans  ressource. 

Au  reste,  cet  ouvrage  est  le  coup  d'essai  de  M.  de  Beaumar- 
chais au  theatre  et  dans  la  litterature.  Ce  M.  de  Beaumarchais 
est,  ice  qu'on  dit,  un  homme  de  pr^s  de  quarante  ans,  riche, 
proprietaire  d'une  petite  charge  a  la  cour,  qui  a  fait  jusqu'i 
present  le  petit-maitre,  et  a  qui  il  a  pris  fantaisie  mal  k  propos 
de  faire  I'auteur.  Je  n'ai  pas  I'honneur  de  le  connaltre;  maison 
m'a  assure. qu'il  6tait  d'une  suffisance  et  d'une  fatuity  insignes, 
J'ai  quelquefois  vu  la  confiance  et  une  certaine  vanite  naive  et 
enfantine  s'allier  avec  le  talent,  mais  jamais  je  n'ai  vu  un  fat  en 
avoir;  et  si  M.  de  Beaumarchais  est  fat,  il  ne  sera  pas  le  pre- 
mier qui  fasse  exception  '. 

Le  sujet  de  sa  pi6ce  est  le  roman  des  Amours  du  comte  de 
Belflor  et  de  Lionor  de  Cefipedis,  que  vous  avez  lu  dans  le 
Diable  boiteux  de  Le  Sage. 

Quoique  ce  sujet  soit  a  mon  gre  tr6s-beau  et  trfes-th^atral, 
il  n'est  point  sans  inconvenients.  Son  plus  grand  defaut,  celui 
qui  est  sans  ressources,  est  d' avoir  6t6  traite  par  M.  de  Beau- 
marchais; mais  un  homme  de  beaucoup  de  talent  aurait  encore 
bien  des  ecueils  a  6viter.  II  sentirait  d'abord  que  le  role  d'Eu- 
genie  est  fini  du  moment  ou  elle  a  la  certitude  du  faux  mariage 
et  de  son  d^shonneur.  D^s  ce  moment,  sa  situation  est  si  vio- 
lente  qu'elle  ne  peut  plus  6tre  montree  au  spectateur  que  dans 
la  convulsion  et  dans  le  d61ire  du  desespoir;  elle  doit  avoir  I'es- 
prit  et  la  raison  ali^nes.  Si  vous  me  dites  que  son  rdle,  bien  loin 
de  finir  la,  y  commence  au  contraire  k  devenir  sublime,  je  serai 

1.  L'autcur  du  Petit  Prophite  n'a  pas  devind  juste.  (T.) 


228  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

bientot  de  votre  avis;  mais  je  vous  supplierai  de  m'indiquer  le 
poete  capable  de  trailer  et  d'6crire  ce  role. 

Une  autre  difficult^  du  sujet  est  de  preserver  milord  Claren- 
don de  tout  vernis  d'avilissement :  car  un  homme  qui  a  la  bas- 
sesse  d'abuser  d'une  jeune  personne  charmante,  vertueuse, 
d'une  naissance  moins  il lustre,  mais,  apr^s  tout,  egale  a  la 
sienne,  est  un  vil  seducteur,  mieux  place  sur  les  galores  que 
sur  le  theatre.  L'amour  peut  faire  faire  un  grand  crime,  mais 
un  crime  n'est  pas  loujours  une  bassesse;  et  lorsque  le  crime 
est  assez  vil  pour  degrader  celui  qui  le  commet,  I'int^ret  iheatral 
est  fini.  Or,  comme  il  faut  que  le  comte  de  Clarendon  reste 
assez  int^ressant  pour  qu'Eugenie  puisse  a  la  fin  lui  rendre  son 
estime  avec  le  don  de  sa  main,  il  est  de  toute  n6cessit6  qu'il 
n'ait  pas  paru  vil  un  instant  aux  yeux  du  spectateur.  M.  de 
Beaumarchais  ne  s'est  pas  seulement  dout6  de  cette  petite  diffi- 
cult6;  il  a  cru  que  quelques  remords  vagues,  inspires  a  milord 
Clarendon  par  son  valet,  le  prepareraient  suffisamment  au  re- 
pentir  n^cessaire  a  la  catastrophe,  et  rendraient  a  nos  yeux  une 
action  infame  pardonnable.  Je  ne  sais  pourquoi  M.  de  Beaumar- 
chais nous  croit  si  pen  delicats.  11  y  a  au  quatrieme  acte  une 
sc^ne  que  j'ai  sautee  dans  I'analyse,  mais  qui  me  revient  ici,  et 
qui  est  pour  moi  une  demonstration  que  cet  homme  ne  fera 
jamais  rien,  meme  de  mediocre.  C'est  au  moment  ou  milord  Cla- 
rendon arrive,  mande  par  la  tante  d'Eugenie.  Cette  jeune  infor- 
tunee  et  sa  tante  le  recoivent  dans  le  salon,  et  avant  de  lui 
permettre  d'entrer  dansl'appartement  d'Eugenie,  elles  I'interro- 
gent  sur  toutes  ses  noirceurs,  dont  la  tante  a  la  preuve  en 
poche.  Clarendon  nie  tout  comme  le  dernier  des  hommes,  avec 
une  eiTronterie  revoltante;  et  lorsqu'on  lui  montre  la  lettre  de 
son  intendant,  qui  porte  la  conviction  de  son  crime,  il  reste 
confondu  comme  un  vil  scelerat ;  et  c'est  ici  que  finit  la  scene, 
et  I'auteur  envoie  prudemment  milord  Clarendon  se  justifier 
dans  I'appartement  voisin.  Si  M.  de  Beaumarchais  avait  eu  le 
moindre  talent,  une  6tincelle  de  bon  sens,  il  aurait  evite  cette 
sc6ne  comme  I'^cueil  le  plus  dangereux  de  son  sujet,  etil  aurait 
mis  tout  son  savoir-faire  a  nous  montrer  Clarendon  justifie  au- 
tant  a  nos  propres  yeux  que  dans  le  ccjeur  de  son  amante. 

Mais  comment  reussir  a  rendre  ce  faux  mariage  excusable  ? 
Ce  problerae  peut  avoir  ses  difficultes,  mais  je  ne  le  crois  pas 


FfiVRIER   1767.  229 

impossible  k  rc^soudre.  Ce  que  je  sais,  c'est  que  je  n'aurais  pas 
6crit  le  premier  mot  de  mapi^ce  avant  d'avoir  lrouv6  le  moyen 
de  conserver  de  I*int6r6t  au  seducteur  d' Eugenie.  Pour  ceteiret, 
j'en  aurais  fait  un  jeune  homme  charmant,  plein  d'honneur, 
plein  d'el^vation,  plein  de  d^iicatesse,  plein  d'agr^ments.  S'il  a 
pu  se  porter,  dans  I'^tourderie  de  la  premiere  jeunesse,  jusqu'i 
abuser  d'une  jeune  innocente  en  supposant  un  faux  mariage, 
c'est  que  la  folie  et  I'extravagance  de  cette  tante,  en  alTaihlis- 
sant  son  estiine  pour  elle  et  pour  sa  pupille,  lui  ont,  pour  ainsi 
dire,  sugger6  cette  id6e,et  Tent  fait  tomber  nialgre  lui  dans  ce 
pi^ge.  Si  cela  ne  sulTisait  pas  pour  rendre  son  action  excusable, 
bien  loin  de  lui  donner  des  valets  capables  de  remords,  je  I' au- 
rais entour6  de  mauvais  et  d6tesiables  conseillers;  et  Ton  aurait 
vu  clairement  que  ce  malheureux  moment  ou  il  a  pu  s'oublier 
n'est  pas  I'ouvrage  de  son  coeur,  mais  celui  des  circonstances. 
Mais  cette  perlidie,  en  le  mettant  en  possession  d'une  personne 
ang6lique,  I'ayant  aussi  mis  k  pottee  de  connaitre  tout  ce 
qu'elievaut;  cette  perfidie,  dis-je,  n'est  pas  sitot  consommee, 
que  les  remords  les  plus  cruels,  la  passion  la  plus  violente, 
I'envie  la  plus  d^cidee  de  reparer  I'injure  aux  depens  de  sa  for- 
tune, de  son  honneur,  de  sa  vie,  s'il  le  faut,  maitrisent-  tour  a 
tour  ie  ccBurde  Clarendon.  C'est  dans  cette  disposition  qu'il 
doit  6tre  depuis  longtemps,  lorsque  la  pi6ce  commence.  C'est 
en  se  regardant  comme  le  plus  vil  des  hommes  qu'il  peut  es- 
perer  d'eflacer  enfin  son  crime  et  de  ne  me  pas  trouver  inexo- 
rable. Mais  pour  avoir  une  ame  de  cette  trempe,  il  faut  qu'il 
s'adresse  k  un  autre  faiseur  que  M.  de  Beaumarchais. 

Eugenie  a  ete  silllee  k  la  premiere  representation.  On  a  re- 
tranche  beaucoup  de  platitudes ;  on  a  remedie  aux  defauts  les 
plus  choquants,  comme  on  a  pu,  et  on  I'a  risquee  une  seconde 
fois.  A  cette  representation,  elle  a  et6  vivement  applaudie,  et 
depuis  ce  moment  elle  a  6te  prodigieusement  suivie  ;  mais 
malgre  cette  revolution  favorable,  elle  n'a  pas  cess^  d'etre  re- 
gardee  comme  une  mauvaise  pi6ce.  Elle  aurait  eu  peut-6tre 
quinze  representations,  sans  une  maladie  survenue  k  Preville, 
et  qui  I'a  fait  iiiterrompre  k  la  septieme.  Le  jeu  de  cet  habile 
acteur,  et  celui  de  M"*  Doligny,  ont  beaucoup  contribue  k  ce 
succ6s  si  peu  merite,  el  que  la  reprise  et  I'impression  de  la  pi6ce 
ne  confirmeront  point. 


230  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

On  a  fait  cinquante  mauvaises  plaisanteries  sur  I'auteur 
dUEuginie,  parce  qu'il  est  fils  d'un  horloger.  C'est  bien  de  quoi 
il  s'agit !  On  a  fait  mille  contes  de  sa  fatuite  et  de  ses  imperti- 
nents  propos.  Je  voudrais  qu'il  eut  montr6  le  moindre  talent,  et 
je  lui  pardonnerais  volontiers  son  ton  suffisant,  d'autant  que  je 
n'aurai  jamais  k  en  souffrir.  Ce  n'est  pas  M.  de  Beaumarchais, 
c'est  son  bas  coquin  de  Clarendon,  c'est  son  vieux  radoteur  de 
Hartley  et  sa  folle  de  soeur,  et  cette  petite  Eugenie,  obstinee  k 
ne  me  pas  dechirer   le  ccEur,  qui  me  font  souffrir  le  martyre. 

II  n'y  a,  dans  toute  la  pi^ce,  qu'un  seul  mot  qui  m'ait  plu; 
c'est  au  cinqui^me  acte,  lorsqu'Eugenie,  revenue  d'un  longeva- 
nouissement,  rouvre  les  yeux  et  trouve  Clarendon  a  ses  pieds; 
elle  se  rejette  en  arri^re,  et  s'ecrie:  J'ai  cru  le  voir!  Ce  mot 
est  si  bien  fait,  il  d^tonne  si  fort  du  reste,  que  je  parie  qu'il 
n'est  pas  de  I'auteur.  J'ai  dit  que  cette  pi^ce  est  tiree  du  Diahle 
hoiteux.  Elle  ressemble  aussi  au  roman  de  Miss  Jenny,  par 
M'"*  Riccoboni.  C'est  que  I'un  et  I'autre  ont  mis  a  profit  le  ro- 
man de  Le  Sage. 

—  Quinault-Dufresne,  ancien  acteur  de  la  Comedie-Fran- 
Qaise,  vient  de  mourir  a  I'age  de  soixante-quinzeans.  Get  acteur 
a  eu  beaucoup  de  reputation  dans  son  temps,  et  c'est  le  come- 
dien  le  plus  c6lebre  que  nous  ayons  eu  en  France  depuis  Baron. 
Si  Ton  pent  former  un  jugement  d'aprfes  tout  ce  qu'on  a  en- 
tendu  dire  de  diverses  parts,  il  me  semble  que  Dufresne  avait 
encore  plus  d'avantages  exterieurs  que  de  talent.  La  plus  belle 
figure,  la  voix  la  plus  agreable,  un  air  plein  de  grace  et  de  no- 
blesse, enfin  tout  ce  que  la  nature  doit  fournirpour  former  un 
comedien  parfait,  Dufresne  le  poss6dait  dans  un  degre  eminent. 
Peut-etre  Le  Kain  a-t-il  plus  d'entiailles,  plus  de  pathetique, 
plus  de  mouvements  et  d'accents  tragiques,  mais  malheureuse- 
ment  la  nature  lui  a  tout  refuse,  et  chez  un  peuple  v6ritable- 
ment  enthousiaste  des  beaux-arts,  il  ne  serait  pas  possible 
d'exercer  ce  metier  sans  ces  qualites  exterieures.  Je  n'ai  point 
vu  Dufresne,  et  c'est  un  regret  que  j'ai.  II  etait  depuis  plu- 
sieurs  annees  dans  un  etat  de  sante  miserable.  II  avait  quitte 
le  theatre  de  bonne  heure,  et  il  y  a  plus  de  vingt-cinq  ans  qu'il 
s'en  6tait  retire.  Les  Quinault  tenaient  alors  le  haut  bout  du 
Theatre-Francais.  Dufresne  jouait  les  premiers  roles  tragiques 
et  comiques.  Son  frere  ain6,  Quinault,  jouait  le  haut  comique; 


FfiVRIER  1767.  231 

sa  soDur  cadette,  les  rdles  de  soubrette.  Une  soeur  aln^e  avail  6t& 
aussi  au  theatre,  maispeu  de  temps. Ges  deuxsoeurs  ont  dopuis 
joue  une  esp^ce  de  rdle  k  Paris  :  Tune  et  I'autre  ont  ciierch6 
a  se  donner  une  existence  en  attirant  chez  elles  la  bonne  com- 
pagnie.  L'aln^e,  entretenue  jadis  par  feu  M.  le  due  d*0rl6ans 
avant  sa  devotion,  et  depuis  par  le  vieux  due  de  Nevers,  pfere 
de  M.  le  due  de  Nivernois,  passe  aujourd'hui  pour  6ire  marine 
en  secret  avec  ce  vieux  seigneur.  Gelle-lk  a  toujours  v6cu  dans 
le  grand  monde.  La  soubrette  a  voulu  avoir  pour  eile  et  les  gens 
du  monde  et  les  gens  de  lettres,  et  Ton  a  fait  ce  qu'on  a  pu 
pour  lui  faire  une  reputation  d'esprit.  Elle  m'a  toujours  paru 
avoir  plus  de  pretention  que  de  fonds,  et  surtout  point  de  na- 
turel.  Elle  a  eu  pendant  quelque  temps  un  diner  qu'on  appelait 
le  diner  du  bout  du  banr^  et  ou  il  se  faisait  des  assauts  d'esprit. 
Rien  n'etait  plus  fatigant  et  plus  maussade  que  ces  bureaux 
d'esprit  ;  mais  heureusement  cela  a  pass6  de  mode,  et  le 
rfegne  de  la  soubrette  a  moins  dure  que  celui  de  sa  soeur  alnee. 
Ces  sortes  de  ph6nomfenes  ne  peuvent  gu^re  se  voir  qu'i  Paris ; 
c'est  un  genre  d'ambition  particulier.  Mais  si  Ton  pouvait  savoir 
avec  exactitude  toutes  les  peines  que  les  deux  soeurs  de  Qui- 
nault-Dufresne  se  sont  donnees  pour  acqu6rir  et  conserver  cette 
sqrte  d'existence  qu' elles  se  sont  procuree,  on  verrait  peut-etre 
avec  etonnement  qu'il  a  fallu  moins  de  soins  et  d'efforts  a  Crom- 
well pour  etre  maitre  de  I'Angleterre  qu'il  n'en  a  coute  i 
^Yjiics  Quinault  pour  attirer  et  fixer  chez  elles  quelques  hommes 
cei6bres  et  quelques  gens  de  bon  air. 

Dufresne  avail  essuye  quelque  degoul  de  la  part  du  public, 
et  c'est  ce  qui  occasionna  sa  retraite.  II  commenca  un  jour  son 
rdle  tr^s-bas,  parce  que  la  situation  et  le  bon  sens  I'exigeaient. 
Le  parterre  lui  cria  k  diverses  reprises  :  Plus  haut,  plus  haul ! 
et  Dufresne,  impatiente,repondilenfin  :  EtvouSj  messieurs,  plus 
bus!  II  fut  mis  en  prison,  el  lorsqu'il  reparut  sur  le  theatre,  le 
parterre  I'obligea  de  demander  pardon  a  genoux.  Dufresne  se 
sourait,  et  quitta  le  theatre  six  mois  apr^s.  En  quoi  il  fit  trfes- 
bien ;  car  ceux  qui  trailent  leurs  gens  k  talents  en  esclaves  ne 
sont  pas  dignes  d'en  avoir,  et  Tavilissement  ne  sera  jamais  un 
moyen  de  faire  fleurir  les  beaux-arts.  Nous  avons  perdu,  de  nos 
jours,  M"*  Clairon  par  une  aventure  de  cette  esp^ce.  Mais  Du- 
fresne vecut  heureux  dans  la  retraite,  au  lieu  que  M"«  Clairon 


232  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

mourra  de  regret  d'avoir  quitte  un  metier  qu'elle  aime  avec 
passion.  Cette  celebre  actrice  partira  au  mois  de  mai  prochain 
pour  se  rendre  k  Varsovie  et  y  jouer  la  comedie,  pendant  I'ete, 
devant  le  roi  de  Pologne.  Elle  compte  6tre  de  retour  h  Paris 
vers  le  mois  d'octobre. 


EPITAPHE     DE    M.     l'eVEQUE     DU   MANS*, 

QUI    VIENT    DE    MOURIB. 

Ci-git,  grace  h  la  Providence, 
Le  tr6s-digne  6veque  du  Mans, 
Qui  sut  donner  la  pr6f6rence 
Aux  sept  p6ch6s  mortels  sur  les  sept  sacrements. 

—  On  vient  de  publier  le  Testament  politique  du  celebre 
ministre  d'Angleterre  Robert  Walpole,  comte  d'Oxford,  en  deux 
volumes  in-42.  Le  notaire  qui  a  redige  ce  pretendu  Testament 
n'est  ni  Anglais  ni  politique.. C'est  le  meme  qui  nous  a  donne,  il 
y  a  queique  temps,  Y Ilistoire  du  ministdre  de  M.  Walpole;  et, 
ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  qu'il  n'a  pas  encore  appris  k 
6crire  le  nom  de  son  heros,  car  il  ecrit  toujours  Valpole.  On 
assure  que  ce  Testament  politique  a  ete  fabrique  k  Paris  par  un 
certain  M.  Dupont ;  d'autres  disent  qu'il  est  d'un  Francais  errant, 
nomme  le  chevalier  Goudar,  auteur  des  Intirets  de  la  France 
mal  entendus^  et  d'un  Discours politique  sur  le  Portugal.  Ce  qu'il 
y  a  de  certain,  c'est  qu'il  est  d'un  homme  qui  ne  connait  ni 
rAngleterre,ni  I'Europe,  ni  les  premiers  elements  de  politique-. 
Le  pretendu  Testament  est  precede  d'un  Recueil  de  lettres  de 
M.  Walpole  a  differentes  personnes.  Je  ne  serais  pas  61oigne 
de  croire  ces  lettres  originales,  si  elles  etaient  moins  courtes  ; 
mais  les  lettres  d'affaires  ne  s'ecrivent  pas  comme  des  billets 
de   society,   et   elles  ont  besoin  d'une   certaine  etendue  qui 

1.  Froullay  deTess6. 

2.  Le  Testament  politique  de  Robert  Walpole  a  cte  attribue,  par  I'auteur  de  la 
France  litteraire  de  1769,  au  fameux  Maubert  de  Gouvest;  c'est  sans  doute  une 
erreur,  car  ce  Testament  a  m  imprim^  a  Paris  au  moment  mSme  oil  Maubert 
terminait  en  Hollande  une  vie  errante  et  malheureuse.  Je  pcnse  avec  Grimm  que 
I'auteur  du  Testament  de  Walpole  est  le  m6me  qui  donna,  en  1764,  VHistoire  du 
ministere  de  Walpole,  en  3  vol.  in-12 ;  et  alors  ce  ne  serait  ni  M.  Dupont,  dj 
M.  Goudar,  mais  M.  Dupuy-Demportes,  connu  par  le  Gentilhomme  cultivateur, 
traduit  de  I'anglais  de  Hales,  ouvrage  en  8  vol.  in-i"  et  16  vol.  in-12.  (B.) 


FfiVRIER   1767.  233 

iianque  k  celles-ci.  Ainsi,  si  elles  sont  originales,  je  les  crois 
du  moins  tronquoes.  On  y  trouve  quelques  particularitf^s  curienses 
8ur  les  inquietudes  qui  agitaient  TEurope  en  1728  et  en  1730. 
L'objet  du  Testament  est  de  tracer  la  situation  int^rieure  de  la 
Grande-Bretagne,  et  ses  rapports  avec  ses  voisins.  On  voit,  dans 
la  premiere  partie,  un  ^crivain  qui  n'a  point  d'id^es  fixes.  II  dit 
alternativennent  que  I'Angleterre  a  trop  et  trop  peu  de  liberty, 
trop  et  trop  peu  de  commerce,  trop  et  trop  peu  de  credit  public. 
Peu  s'en  faut  qu'il  ne  fasse  de  M.  Walpole  un  missionnaird  de 
la  religion  romaine.  On  voit  k  chaque  page  un  homme  qui  n'a 
pas  m6dite  son  sujet,  et  qui  ne  connalt  pas  le  pays  dont  il  parle, 
ce  qui  fait  que  la  seconde  partie  de  I'ouvrage  est  vague,  decousue, 
sans  ordre,  et  souvent  obscure ;  du  reste,  remplie  d'aper<jus,  de 
deml-vues  et  de  quelques  connaissances.  Le  style  est,  en  general, 
incorrect,  in^gal,  quelquefois  trop  figure,  et  souvent  entortill6. 
Bonsoir  a  M.  le  notaire,  qui  ne  sera  jamais  le  mien. 

—  M.  Horace  Walpole,  fils  du  ministre,  est  venu  passer 
I'biver  precedent  en  France.  C'est  lui  qui  a  ecrit  cette  lettre  du 
roi  de  Prusse  a  Jean-Jacques  Rousseau,  qui  est  devenue  I'origine 
de  la  querelle  de  celui-ci  avec  M.  David  Hume.  M.  Horace 
Walpole  est  un  bomme  de  beaucoup  d'esprit,  mange  de  goutte 
et  d'une  fort  mauvaise  sant6.  H  a  6crit  dilTerentes  choses. 
II  ne  faut  pas  juger  les  ouvrai^es  de  M.  Walpole  comme  ceux 
d'un  homme  de  lettres  de  profession,  mais  comme  des  objets 
d' amusement  et  de  d61assement  d'un  homme  de  quality.  On 
vient  de  traduire  son  roman  gothique  intitule  le  Chdteau 
d'Otrante^,  en  deux  petites  parties.  C'est  une  histoire  de 
revenants  des  plus  interessantes.  On  a  beau  6tre  philosophe, 
ce  casque  6norme,  cette  epee  monstrueuse,  ce  portrait  qui  se 
d6tache  de  son  cadre  et  qui  marche,  ce  squelette  d'ermite  qui 
prie  dans  un  oratoire,  ces  souterrains,  ces  voutes,  ce  clair  de 
June,  tout  cela  fait  fremir  et  dresser  les  cheveux  du  sage  comme 
d'un  enfant  et  de  sa  mie,  tant  les  sources  du  merveilleux  sont 
les  m^mes  pour  tous  les  hommes !  II  est  vrai  que,  quand  on  a 
lu  ceia,  il  n'en  resulte  pas  grand'chose  ;  mais  le  but  de  I'auteur 
6tait  de  s'amuser,  et  si  le  lecteur  s'est  amus^  avec  lui,  il  n'a 
rien  k  lui  reprocher.  Le  denoument  pouvait  6tre  plus  soign6 ; 

1,  1767,  in-19;  voir  tome  IV,  page  459,  note  2. 


23Zi  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

il  fallait  expliquer  ]k  toutes  les  pieces  mysterieuses  qui  avaient 
servi  aux  incidents  dans  le  cours  de  I'histoire  ;  mais  I'auteur  n'a 
pas  jug6  a  propos  de  se  donner  cette  peine.  G'est  I'infatigable 
M.  Eidous  qui  a  traduit  ce  roman  avec  sa  correction  et  son 
elegance  ordinaires.  Dans  la  preface,  M.  de  Voltaire  est  assez 
maltraite  au  sujet  de  ce  qu'il  a  6crit,  il  y  a  quelques  ann6es, 
assez  mal  a  propos,  pour  deprimer  Shakespeare.  Je  hais  ces 
disputes  nationales,  dont  la  sottise  se  m61e  presque  toujours, 
meme  entre  les  plus  grands  esprits,  et  ou  aucun  parti  n'est  ni 
Equitable,  ni  de  bonne  foi.  Quant  a  la  question,  si  le  melange 
de  tragique  et  de  comique  dans  la  m6me  pi6ce  est  contraire 
au  bon  gout,  un  bon  critique  ne  se  hasardera  pas  a  la  decider 
16g6rement.  II  est  certain  que  si  les  princes  et  les  personnes 
d'une  condition  elev6e  traitent  les  affaires  serieuses,  les  6v6ne- 
ments  int^ressants  et  malheureux,  d'un  ton  noble  et  path^tique, 
le  ton  des  subalternes  est  bien  different,  et  Ton  ne  parle  pas 
dans  les  antichambres  des  souverains  comme  dans  leurs  cabinets. 
II  est  k  remarquer  aussi  que  la  tragedie  francaise  est  le  seul 
drame  existant  qui  ait  adopte  cette  uniformite  de  ton  qui  lui  a 
donn6  une  uniformity  de  couleur  tres-insipide  et  souvent  fati- 
gante.  Mais  ceci  serait  I'affaire  d'une  discussion  beaucoup  plus 
loiigue,  et  le  sujet  d'un  chapitre  tr6s-int6ressant. 

—  M.  de  Forbonnais,  auteur  de  plusieurs  grands  et  petits 
ouvrages  sur  les  finances  et  sur  le  commerce,  vient  de  faire 
imprimer  en  Hollande  des  Principes  et  Observations  econo^ 
miqiies,  deux  volumes  in-S".  Les  Principes  forment  le  premier 
volume ;  dans  le  second,  I'auteur  fait  ses  Observations  sur  divers 
points  du  systfeme  de  I'auteur  du  Tableau  ^conomique,  qui  a 
paru,  il  y  a  quelque  temps,  dans  la  Philosophie  rurale^.  Depuis 
que  I'economie  politique  est  devenue  en  France  la  science  a  la 
mode,  il  s'est  forme  une  secte  qui  a  voulu  dominer  dans  cette 
partie.  M.  Quesnay,  originairement  chirurgien,  puis  medecin  de 
M'"^  de  Pompadour,  et  medecin  consultant  du  roi,  s'est  fait 
chef  de  cette  secte.  11  s'est  associe  I'ami  deshommes,  M.  le  mar- 
quis de  Mirabeau.  M.  Dupont,  qui  a  fait  pendant  quelque  temps 
la  Gazette  du  commerce,  et  un  certain  chanoine  regulier  ou 
premontre  appele  Baudeau,  pretre  fort  indecent,  auteur  d'un 

1.  Parle  marquis  de  Mirabeau  et  Quesnay,  1763,  in-'t";  1764,  3  volumes in-12. 


FfiVRIER   1767.  235 

journal  intitule  les  l-Lph&mMdes  du  n'toycn,  petit  homme  dC'ci- 
dant  et  trancliant,  sont  aussi  de  cette  clique.  La  Philosophic 
rurale  est  le  Pentateuque  de  ces  messieurs.  Outre  cet  ouvrage, 
M.  Quesnay  a  fourni  k  YEncyclopMie  les  articles  Grains  et  Fer- 
mier.  Voili  les  autels  que  M.  de  Forbonnais  entreprend  de 
saper  et  d'abattre  dans  son  ouvrage.  Cetle  hostilile  va  engager 
une  guerre  opiniatre  et  terrible,  et  d6ja  les  tiphtmdrides  du 
citoycn  se  pr^parent  k  servir  de  champ  de  balaille. 

M.  de  Forbonnais  a  d'abord  etabli  des  principes  g^neraux  de 
la  science  6conomique.  Dans  ces  principes,  il  est  concis,  obscur 
et  louche,  suivant  son  usage.  Ce  sera  le  seul  c6t6  par  lequel  11 
se  fera  estimer  de  son  adversaire.  M.  Quesnay  est  non-seulement 
naturellement  obscur,  il  Test  encore  par  systfeme,  et  il  pretend 
que  la  v6rite  ne  doit  jamais  6tre  dite  clairement.  Apres  ces 
principes,  M.  de  Forbonnais  procfede  k  I'examen  du  Tableau 
fronomique  de  ces  messieurs,  et  des  articles  Grains  et  Fermier, 
et  Ton  ne  peut  nier  que  ses  observations  ne  soient  souvent 
excellentes,  et  qu'il  n'ait  taill6  de  la  besogne  k  ses  adversaires 
s'ils  veulent  y  r^pondre.  Ainsi,  il  y  a  Ik  de  quoi  guerroyer  pen- 
dant plus  d'une  campagne.  Je  suis  de  I'avis  de  M.  de  Forbonnais 
dans  son  avant-propos.  II  remarque  que  dans  les  sifeclesd' igno- 
rance on  ne  remonte  jamais  aux  causes,  et  les  faits  ne  condui- 
sent  point  a  Tinstruction ;  dans  les  siecles  ^claires,  laphilosophie 
generalise  tout ;  I'observation  des  faits  est  dedaignee,  et  le  genie 
se  livre  aux  paradoxes.  Done,  je  dis  :  la  verit6  n'est  pas  faite 
pour  r homme.  J'ajoute  qu'elle  Test  moins  dans  la  science  econo- 
mique  que  dans  aucune  autre,  parce  qu'il  y  a  pour  chaque  effet 
un  si  grand  concours  de  causes  diflferentes,  agissantes  en  sens 
divers  et  par  differents  degres,  qu'il  est  impossible  d'en  connattre 
I'influence  et  I'infmite  de  combinaisons  avec  une  certaine  exac- 
titude. Au  reste,  le  vieux  Quesnay  est  un  cynique  decide.  M.  de 
Forbonnais  n'est  pas  tendre  :  ainsi  cette  guerre  ne*  se  passera 
pas  sans  quelques  faits  d'armes  6clatants. 

On  ne  peut  se  dissimuler  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de  reveries 
dans  les  Merits  du  vieux  cynique.  II  dit,  par  exemple,  quelque 
part  dans  son  Tableau  iconomique^  ou  dans  son  article  Grains^ 
qu'en  suivant  ses  principes  il  se  faisait  fort  d'augmenter  tous 
les  ans  le  produit  de  la  culture  en  France  de  vingt-quatre 
millions  de  setiers  de  bl6.  Or,  chaque  pays  nourri,  on  estime 


236  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

qu'il  se  fait  en  Europe,  annee  commune,  une  exportation  de  dix 
millions  de  setiers  de  ble,  dont  sept  sont  fournis  par  Dantzick, 
et  les  trois  autres  millions  par  la  Grande-Bretagne,  la  France, 
la  Sicile,  les  cotes  d'Afrique,  etc.  Je  demande  a  M.  Quesnay,  qui 
pousse  d'un  trait  de  plume  sa  culture  en  France  a  un  petit 
surplus  de  vingt-quatre  millions  de  setiers,  ce  qu'il  compte  en 
faire?  Puisque  I'Europe  enti^re  n'a  besoin  pour  vivre  qiied'une 
circulation  de  dix  millions  de  setiers,  il  nous  apprendra  sans 
doute  le  secret  de  manger  le  double  et  le  triple,  le  jour  que, 
pour  le  bonheur  de  la  France,  il  aura  pris  soin  de  sa  cul- 
ture. Je  suis  etonne  que  M.  de  Forbonnais  m'ait  laiss6  faire  cette 
petite  observation  h  son  antagoniste. 

—  On  vient  de  faire  une  nouvelle  edition  de  YAbr^gS  chro- 
nologique  de  Vhistoire  et  du  droit  public  d'Allemagne,  par 
M.  Pfeffel,  jurisconsulte  du  roi ;  deux  volumes  in-8°.  Get  Abrege 
est  un  des  meilleurs  qu'on  ait  faits  d'apres  celui  de  VHistoire 
de  France,  par  M.  le  president  Renault.  M.  Pfeffel,  assez  mau- 
vais  sujet,  je  crois,  est  Alsacien.  II  a  6t6  employ^  quelque  temps 
par  la  cour  de  France  a  Ratisbonne,  sous  le  baron  de  Mackau. 
II  se  brouilla  avec  lui,  et  n'osa  revenir  en  France.  II  s'en  alia 
a  Munich,  se  fit  catholique,  et  abandonna  la  fille  d'un  ministre 
protestant  d' Alsace,  qu'il  avait  ^pousee  quelque  temps  aupara- 
vant,  et  qui  avait  eu  des  enfants  de  lui.  Je  le  crois  toujours  a 
Munich.  On  dit  qu'il  a  beaucoup  contribue  a  I'etablissement  de 
I'Academie  electorala  qui  y  a  ete  instituee  depuis  quelques 
annees. 

—  M.  Anquetil,  chanoine  regulier  de  Sainte-Genevi6ve,  vient 
de  publier  V Esprit  de  la  Ligue,  ou  Histoire  politique  des  trou- 
bles de  France  pendant  les  seizidme  et  dix-septieme  sihies',  trois 
volumes  in-12.  Tout  est  Esprit  en  France,  depuis  que  I'illustre 
prt§sident  de  Montesquieu  a  consacr6  ce  mot.  Ainsi  M.  Anquetil 
appelle  son  Histoire  VEsprit  de  la  Ligue,  parce  qu'il  pretend 
y  developper  les  causes  et  les  ressorts  secrets  qui  ont  agi  dans 
ces  temps  de  malheur  et  de  troubles ;  mais,  dans  le  fait,  c'est 
pour  faire  remarquer  son  ouvrage  par  un  titre  a  la  mode.  II 
faudrait  le  genie  de  Tacite  pour  ecrire  ce  morceau  de  1' histoire 
de  France  avec  une  certaine  superiorite,  et  M.  Anquetil  n'a  pas 
ce  genie- la.  Ce  n'est  pas  que  pour  un  moine  il  n'ait  ecrit  avec 
assez  de  sagesse  et  d'impartialite ;  mais  que  me  fait  ce  merite 


FfiVRIER  1707.  237 

personnel  ct  relatif  ^  I'^tat  de  rauteur,  k  nioi  qui  no  veux  lire 
que  ce  qui  sera  beau  dans  tous  les  temps,  et  independauiment 
de  toute  consideration  personneile?  Dans  le  choix,  j'aime  cent 
fois  mieux  un  ouvrage  du  temps  et  de  parti,  qu'un  froid  appr6- 
ciateur  posihuine,  qui,  balanc^ant  sur  chaque  fait  les  difTerents 
recits  des  auteurs  contemporains,  pretend  m'indiquer  la  v6rite 
comme  par  privilege  exclusif.  Prenii6renient  un  6crit  de  parti 
est  ordinairement  cliaud,  et  la  clialeur  est  une  bonne  chose  ; 
en  second  lieu,  il  me  laisse  I'avantage  de  percer  moi-m6me  k 
travers  le  langage  de  la  passion  jusqu'a  la  v^rite  :  operation 
satisfaisante  pour  une  bonne  t6te,  et  sur  laquelle  on  n'aime  pas 
k  sen  rapporterau  premier  venu.  11  faut  6tre  un  critique  sublime 
pour  me  dedommager  de  ces  deux  avantages;  cette  esp6ce 
d'hommes  est  tres-rare,  et  M.  Anquetil  n'est  pas  de  cette  esp6ce- 
la.  11  lui  restait  la  ressource  de  m'attacher  par  le  style  et  par  la 
manifere;  maisson  style  est  sans  seve,  sans  vie,  sans  force,  etaussi 
mauvais  que  ses  principes.  Je  souhaite  le  bonsoir  a  M.  Anquetil,  et 
je  persiste  dans  I'opinion  qu'un  historien  moine  est  un  animal 
amphibie  qui  n'est  bon  ni  a  rotir,  ni  k  bouillir,  k  moins  qu'il 
n'ecrive  I'histoire  de  son  ordre  ou  la  legende  de  quelque  saint, 
auquel  cas  il  a  un  droit  bien  acquis  de  placer  son  ouvrage  dans 
le  vaste  recueil  des  absurdites  humaines. 

Conjecture  sur  I'esprit  du  clerge,  puisque  esprit  y  a  :  je 
suppose  que  Henri  IV  fut  mort  sans  enfants,  et  que  Louis  Xill 
n'eut  succede  qu'en  qualite  de  plus  proche  h6ritier  du  trdne, 
et  que  par  consequent  la  famille  royale,  qui  occupe  aujourd'hui 
le  trone,  ne  descendit  pas  de  Henri  IV  en  ligne  directe ;  je  dis 
et  je  soutiens  qu'en  ce  cas  les  vertus  de  cet  excellent  prince 
seraient  aujourd'hui  presque  oubliees,  qu'il  serait  regards  comme 
semi-h^retique,  que  le  clerge  ne  souflTrirait  son  eloge  qn'k  regret, 
et  que  la  passion  des  philosophes  pour  Henri  IV  serait  un  tort 
de  plus  qu'ils  auraient,  et  dont  on  se  servirait  pour  les  denoncer 
comme  mauvais  sujets  du  roi. 

M.  Anquetil  a  mis  k  la  tete  de  son  livre  une  notice  raisonn^e 
de  tous  les  ouvrages  qu'il  a  employes  dans  son  Esprit  de  la  Ligne. 
Cette  notice  est  assez  bien  faite*.  Vous  trouverez  parini  ces 
ecrits  une  Ilisloire  de  I'origine  et  des  progrh  de  la  moiuirchie 

1.  £lle  a  dtd  rtidig6e  par  I'abb^  Mercier  de  Saint-L^ger. 


238  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

francaise^  par  Marcel;  et  M.  Anquetil  observe  que  cet  ouvrage 
est,  pour  le  fond  et  a  la  forme  typographique  pr6s,  le  m^me  que 
YAbregi  de  I'Histoire  de  France  par  M.  le  president  Renault. 
«  Si  celui-ci,  dit  M.  Anquetil,  I'emporte  pour  le  style  et  la  multi- 
plicite  des  anecdotes.  Marcel  a  I'avantage  de  joindre  aux  princi- 
paux  evenernents  des  preuves  tirees  des  auteurs  originaux  et 
des  actes  authentiques.  Dureste,  c'estpresque  le  meme  ouvrage, 
sinon  pour  I'execution,  du  moins  pour  I'idee.  »  Yoilk  une  obser- 
vation qui  ne  fera  nul  plaisir  a  ce  pauvre  president,  qui  a  fonde 
toute  sa  gloire  presente  et  a  venir  sur  la  gloire  de  son  Abregi 
chronologique. 

—  Si  j'ai  une  grande  aversion  pour  les  officiers  subalternes 
qui  ecrivent  des  livres  de  theories  sur  la  guerre,  je  ne  confonds 
pas  avec  ces  barbouilleurs  de  papier  M.  Carlet  de  La  Rozifere, 
lieutenant-colonel  de  dragons,  qui  fait  depuis  la  paix  un  travail 
interessant  et  utile.  C'est  de  faire  successivement  I'histoire  des 
campagnes  les  plus  cel^bres,  d'apr^s  les  correspondances  des 
g6n6raux  commandant  les  armees  avec  le  ministre  de  la  guerre. 
En  pr^sentant  les  6venements  d'une  campagne  et  sa  tournure 
avec  autant  de  clarle  que  de  precision,  il  peut  contribuer  a 
former  I'esprit  et  m6me  le  coup  d'oeil  des  jeunes  officiers  qui 
veulent  etudier  leur  metier  avec  avantage.  J'ai  d'ailleurs  entendu 
louer  le  travail  de  M.  de  La  Rozi^re  par  des  officiers  g^neraux 
capables  de  I'apprecier.  II  vient  de  publier  la  campagne  du 
marechal  de  Villars  et  de  Maximilien  Emmanuel,  electeur  de 
Bavi^re,  en  Allemagne,  en  1703,  volume  in-S"  de  cent  quatre- 
vingt-quatoize  pages  avec  les  cartes  et  plans  necessaires. 

—  M.  Le  Beau,  secretaire  perpetuel  de  I'Academie  des 
inscriptions  et  belles-lettres,  vient  de  publier  dans  un  cahier 
in-4°  separe  V£loge  historique  de  feu  M.  le  comie  de  Caylus,  lu 
k  la  rentree  publique  de  la  meme  Acad^mie,  dont  le  celebre 
antiquaire  etait  membre.  Get  eloge,  qui  contient  I'histoire  de  ses 
voyages  et  de  ses  travaux  litteraires,  est  plus  interessant  par  le 
fond  que  par  la  forme  que  M.  le  secretaire  perpetuel  lui  a 
donn^e. 

—  On  a  mis  en  vente  le  Catalogue  raisonn^  des  tableaux, 
dessins,  estampes  et  autres  effets  curieux  composant  le  cabinet 
de  feu  M.  de  Julienne^  qui  doit  6tre  vendu  en  detail  et  au  plus 
oflrant  pendant  la  quinzaine  de  Paques  de  cette  annee.  II  y  a 


FiSVRIER  1767.  239 

daiis  ce  cabinet  plusieurs  tableaux  pr^cieux,  tant  italiens  que 
flainands.  Le  catalogue  en  a  6t6  r6dig6  par  Pierre  R6my,  cel^bre 
brocanteur  de  Paris.  Les  grands  hommes  n'ont  jamais  pu  jouir 
de  cette  paix  qui  parait  le  partage  de  I'o^scure  m6diocrit6. 
M.  R6niy  a  un  rival  dans  le  sieur  Glomy ,  autre  brocanteur. 
Autrefois,  ils  faisaient  les  catalogues  et  les  ventes  en  soci6t6 ; 
mais  deux  soleils  ne  peuvent  durer  ensemble.  Le  soleil  Remy 
et  le  soleil  Glomy  se  sont  brouill6s.  Celui-ci,  en  redigeaiit  le 
catalogue  des  tableaux  de  feu  M.  Bailly,  a  dit  malicieusement 
de  M.  R^my  qu'il  n'a  eu  d'autre  part  a  ce  catalogue  que  d'avoir 
donne  la  mesure  des  tableaux.  M.  R6my  en  appelle  de  cette 
calomnie  a  la  justice  du  public  eclair6 ;  et,  pour  ecraser  son 
rival  a  force  de  gen6rosite,  il  se  fait  un  plaisir  d'annoncer  que 
M.  Glomy  est  un  des  premiers  pour  coller  les  dessins  et  pour 
les  ajuster  avec  des  filets  de  papier  d'or. 

—  On  vientd'envoyer  de  Turin  ci  I'ambassadeur  de  Sardaigne 
un  sonnet  fait  a  I'honneur  du  prince  h6r6ditaire  de  Brunswick. 
Ce  sonnet  est  fort  mediocre,  et  se  r6duit  avec  tout  son  verbiage 
k  ce  que  Rome,  pendant  que  le  prince  examinait  avec  6tonne- 
ment  ses  monuments,  le  regardait  de  son  c6te  avec  admiration. 
M.  I'abbe  de  Galiani,  ayant  vu  ce  mauvais  sonnet,  s'est  fache, 
a  pris  la  plume  en  presence  de  I'dmbassadeur  de  Sardaigne,  et 
a  ecrit  le  sonnet  que  vous  allez  lire.  Ce  sonnet  m'a  paru  tr6s- 
beau,  tres-harraonieux,  tr^s-poetique.  Je  pense  que  Metastasio 
ne  le  d6savouerait  pas  s'il  I'avait  fait. 

Nous  avons  vu  avec  la  plus  grande  satisfaction  M.  I'abbe 
de  Galiani  revenir  ici  de  Naples  au  mois  de  novembre  der- 
nier, aprfes  une  absence  de  dix-huit  mois,  et  reprendre  ses 
fonctions  de  secretaire  d'ambassade  du  roi  des  Deux-Siciles. 
C'estiin  des  trois  ou  quatre  hommes  que  je  me  felicite  d'avoir 
connus,  et  qui  sait  reunir  I'etendue  et  la  profondeur  du  genie 
et  la  vari6te  des  connaissances  k  tous  les  agrements  de  I'esprit 
et  de  I* imagination. 

SONETTO. 

AUorche  Carlo  le  curiose  ciglia 
Stendea  di  Roma  sulT  antlquo  onore, 
Dai  freddi  marmi  (oh,  nuova  maraviglia!) 
Voci  pareano  uscir  d'alto  stupore : 


240  CORRESPONDAiNCE    LITTERAIRE. 

«  Chi  b  mai  costui?  Uk  d'un  Romano  il  cuore. 
Or  qual  morto  Roman  vita  ripiglia? 
t  Augusto?  t  Tito?  —  Ah,  no;  maggior  valore 
L'alma  gli  accende.  —  A  Cesare  somiglia. 

—  M^  la  patria  ama  piu.  —  Forse  b  Catone? 

—  Ha  men  severe  il  volto.  —  AlFatto  umano 
Mario  o  Silla  non  e;  dunque  e  Scipione  ?  » 

La  Fama  rispondea  :  «  Questo  b  Germano  : 
Or  di  piangere,  Italia,  hai  ben  ragione, 
I  nuovi  eroi  nascon  da  te  lontano^  » 

—  M.  le  due  de  Choiseul,  ayant  et6  nomme  marguillier 
d'honneur  de  la  paroisse  de  Saint-Eustache  pour  Tannee  cou- 
rante,  on  lui  a  adress6  les  vers  suivants,  au  nom  du  cur6.  On 
dit  que  ces  vers  sont  de  M.  I'abbe  de  Voisenon;  mais  je  les  crois 
de  M.  de  La  Gondamine. 

Toi  que  je  n'ose  encore  inviter  k  confesse 

Et  que  pourtant  dans  quatre  mois  2 

Je  dois  attendre  k  ma  grand'messe, 
Choiseul,  de  ton  cure  daigne  ecouter  la  voix, 

Et  re^ois  les  voeux  qu'il  t'adresse. 

Quoique  tu  sois  grand  ouvrier, 
Puiss6-je  ne  te  voir  que  rarement  k  Toeuvre! 
De  L'Averdy,  le  sage  devancier 

Dont  Tecu  porte  une  couleuvre, 
Et  qui  fut  comme  toi  grand  homme  et  marguillier, 
Ce  Colbert  qu'aujourd'hui  le  peuple  canonise, 
Et  qu'autrefois  il  osa  dechirer, 

Fit  pen  d'ordure  en  nion  6glise 

Avant  de  s'y  faire  enterrer. 

Je  sais  fort  bien  que  tes  compares 

De  Saint-Euslache  et  de  la  cour 

1.  Lorsque  Charles  ^tendait  ses  regards  curieux  sur  I'antique  gloire  de  Rome, 
des  voix  frapp^es  d'^tonnement  (oli,  merveille!)  parurent  sortir  des  marbres  glaces  : 
«Qui  done  est  celui-ci?Il  ale  coeur  d'un  Romain  :  quel  est  le  mort  romain  qui 
revient  ii  la  vie?  Est-ce  Auguste  ou  Titus?  —  Non,  une  plus  grande  valour  en- 
flam  me  son  kme.  —  II  ressemble  k  Cesar.  —  Mais  plus  que  lui  11  aime  sa  patrie. 
—  Peiit-6tre  est-ce  Caton?  —  II  a  le  visage  moins  s^v6re.  —  A  cet  aspect  plus 
humain,  ce  u'esi  ni  Marius  ni  Sylla ;  c'est  done  Scipion  ?  »  La  Renommde  repon- 
dit:  «  Celui-ci  est  Germain,  tuas  grande  raison  de  pleurer  ;  Italic:  maintenant  les 
nouveaux  hdros  naissent  loin  de  toi.  » 
,      2.  A  Paques. 


FfiVRIER  1767.  2^1 

Airaeraient  mieux  qu'ici  tu  fisses  ton  s6jour. 
Je  sals  quo  maint  d6vot  offre  au  del  ses  priferes 

Pour  ton  salut,  qui  ne  t'occupe  guferes  : 
Ton  vieux  cur6  consent  i  ne  te  voir  jamais; 

Et  s'il  forme  quelques  souiiaits, 

C'est  que  tu  restes  ^  Versailles, 

Oii,  pour  toi,  le  dieu  des  batailles 

Est  devenu  le  dieu  de  paix. 
Amen!  Ainsi  soit-il!  Si  pourtant  chaque  ann^e, 

Choiseul,  tu  pouvais  une  fois 

Quitter  le  plus  ch6rl  des  rois 

Qui  t'a  fait  son  ^me  damn^e, 

Viens  te  montrer  en  ces  saints  lieux, 

Viens  un  peu  changer  d'eau  b6nite; 

Mais  surtout  retourne  bien  vite 

Exorciser  tes  envieux. 

—  La  tragedie  de  Guillaume  Tell  a  donne  lieu  k  M.  le  baron 
de  Zurlauben,  officier  dans  les  gardes-suisses,  d'adresser  une 
lettre  k  M.  le  president  H^nault  sur  la  vie  de  ce  pr^tendu  fon- 
dateurde  la  liberty  helve tique.  C'est  un  precis  tir6  des  anciennes 
chroniques  du  pays,  qui  n'apprend  rien  de  nouveau,  sinon  que, 
si  M.  de  Zurlauben  6crit  le  frangais  corame  un  Suisse,  c'est 
comme  un  Suisse  de  porta.  11  dit  qu'on  a  voulu  r6pandre 
quelque  nnage  de  pyrrhonisme  sur  la  vie  de  Guillaume  Tell. 
11  dit  que  la  maison  dAutrichc  pronostiqiuiit  dis  son  commen- 
cement par  ses  progrh  t accomplissetnent  de  son  horoscope, 
Cette  phrase  est  presque  digne  du  c6l6bre  M.  de  La  Garde,  qui 
fait  avec  une  si  grande  sup6riorite  I'article  des  spectacles  dans 
le  Mercure  de  France.  Pour  parler  comme  M.  de  Zurlauben, 
j'aurai  I'honneur  de  vous  dire  qa'il  n'est  pas  que  vous  ne  sachiez 
que  cet  officier  Suisse  est  un  plat  historien,  et  qne parei'l  detail 
me  inMerait  trop  loin.  M.  Lemierre  a  retire  sa  tragedie  aprfes 
la  septi6me  representation.  Comme  il  n'y  avait  personne  aux 
trois  derni6res,  M"'  Arnoult  disait  plaisamment  que  I'auteur 
avait  fait  mentir  le  proverbe  :  Point  d' argent,  point  de  Suisse. 

—  M.  Targe,  traducteur  d'anglais  de  son  metier,  unpeumoins 
mauvais  que  AL  Eidous,  nous  a  gratifies,  il  y  a  quelques  ann6es, 
d'une  traduction  de  VHisloire  d'Angleterre  par  M.  Smolett, 
Guvrage  tr6s-peu  estim6  et  encore  moins  estimable.  Aujourd'hui 
M.  Tai-ge  nous  fait  present  de  la  traduction  d'une  immense 
compilation  publiee  en  Angleterre  par  M.  Barrow.  Elle  est  inti- 

VII.  16 


262  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

tu\^e  AbregS  chronologique ^  ou  Histoire  des  dScouvertes  faites 
par  les  Europeens  dans  les  diff ^rentes  parties  du  monde.  Douze 
volumes  in-12  assez   gros.  G'est  proprement  I'histoire  de  la 
navigation,   tiree  de  differents   voyageurs,   depuis   Ghristophe 
Colomb  jusqu'a  nos  jours.  Bon  livre  pour  une  bibliotheque  de 
campagne.  II  vaut  toujours  infiniment  mieux  s'amuser  de  ces 
sortes  de  lectures  que  de  plats  et  mauvais  romans. 
'     —  Parlez-moi  de  M.  Muyart  de  Vouglans,  avocat  au  Parlement, 
qui  vient  depublier  une  Refutationdesprincipes  hasardis  dans 
le  TraiU  des  Dilits  et  des  Peines.  Brochure  in-12  de  cent  vingt 
pages.    Get   honnete  avocat   fait  I'apologie  de  la  cruaut6  de 
notre  jurisprudence  contre  la  douceur  des  principes  du  marquis 
Beccaria,  a  pen  pr6s  comme  I'abbe  de  Gaveirac  fit,  il  y  a  deux 
ans,  I'apologie    de  la  Saint-Barth^lemy.   Et  vous   voulez  que 
j'esp^re  quelque  chose  de  I'esprit  public,  quand  je  vols  d'un 
c6t6  des  magistrats  enfants  clever  une  voix  faible  que  personne 
n'ecoute,   et,  de  I'autre,  des  homines  atroces  plaider  ouverte- 
ment,  avec  approbation  et  privilege,  contre  les  premiers  prin- 
cipes de  I'humanit^  !  Ge  Muyart  de  Vouglans  passe  dans  son  corps 
pour  un  bon  criminaliste.  Je  lui  donne  ma  voix  pour  6tre  nomme 
k  la  premiere  occasion  adjoint  de  maitre  Gharlot,  bourreau  de 
la  ville,  vicomte  et  banlieue  de  Paris,  et  je  lui  donne  pour  valet 
son  infame  censeur,  qui  a  ose  dire,  dans  son  approbation,  que 
I'impression  de  cet  ouvrage  sera  tres-utile  au  public.  On  trouve 
au  commencement  de  cet  horrible  6crit  douze  pages  de  propo- 
sitions pr6tendues  condamnables,  tir6es  du  livre  Des  Ddits  et 
des  Peines,  et  contraires,  suivant  I'auteur,  aux  maximes  sacrees 
du  gouvernement,  des  moeurs  et  de  la  religion.  Une  de  ces  pro- 
positions abominables  de  M.  Beccaria,  c'est  qu'on  doit  abolir 
I'usage  de  la  torture.  Yoilk  les  horreurs  que   I'auteur   de  la 
Refutation  ose  def^rer  a  I'animadversion  du  minist^re  public. 
Vous  me  demanderez  si  M.  Muyart  de  Vouglans,  pour  recom- 
pense de  sa  belle  refutation,  a  ete  fouette,  marqu6,  et  envoye 
aux  galferes  ?  Gar  c'est  le  premier  prix  qui  s'ofTre  a  I'imagination 
pour  recompense  de  tant  de  douceur  et  d'humanit6.  Point.  On 
pourrait  croire  du  moins  que  les  avocats  I'auront  ray6  de  leur 
tableau?  Point  du  tout;  et  Ton  pent  penser,  pour  sa  consolation, 
que  ce  digne  jurisconsulte,  apr^s  avoir  fait  preuve  publique  de 
sa  science  dans  les  matieres  criminelles,  restera  avocat  consul- 


FfiVRlER   1767.  2/|3 

taut  sur  ce  chapitre,  et  qu'il  aura  des  occasions  fr6quentes  dc 
salisfaire,  par  ses  decisions,  les  tendres  mouvements  de  sa 
belle  4me  en  faveur  de  Thumanit^.  Et  vous  voulez  qu'en  cet  etat 
de  choses  je  croie  k  un  ainendeinent  prochain  op6re  par  les 
progr^s  de  la  philosophie? 

—  Nous  avons  toujours  une  adluence  de  romans  d6solante. 
Les  AUmoircs  de  M"'  de  Valcourt,  en  deux  parties,  sont  attri- 
bu6s  k  M"""  la  presidente  d'Arconville.  Quoique  la  vertu  et 
I'amiti^  y  soient  victorieuses,  suivant  I'avertissementde  I'auteur, 
je  dirai  :  Tant  pis  pour  toute  ferame  qui  ne  salt  faire  un  autre 
emploi  de  son  temps  que   d'6crire  de  semblables  insipidiles. 

—  Un  certain  M.  de  La  Grange  S  que  je  ne  connais  pas,  vlent 
de  traduire  un  roman  anglais,  intitul6  le  Coche.  Deux  volumes 
in-12.  II  a  soin  de  nous  prevenir  qu'il  a  cru  devoir  y  ajouter 
bien  des  choses,  et  en  retrancher  d'autres  qui  ne  sont  pas  dans 
nos  moeurs.  C'est-ci-dire  qu'il  a  eu  le  bon  esprit  de  supprimer 
ce  qui  seul  pouvait  6tre  de  quelque  prix  aux  yeux  d'un  lecteur 
etranger.  II  faut  entonner  sur  ce  M.  de  La  Grange  le  refrain  du 
cantique de C0II6 :  Ahl  tMbkd'.Vdne  hdtil  etc.  II  ecritd'ailleurs 
comme  un  fiacre.  Je  lui  souhaite  d'apprendre  a  menerde  m6me : 
il  ne  traduira  plus,  et  11  deviendra  un  citoyen  utile.  Tous  ces 
romans  anglais  qu'on  nous  traduit  depuis  quelque  temps  ne 
sont  assurement  pas  bons ;  mais  on  y  trouve  du  moins  une  grande 
variety  d'evenements,  avec  un  naturel  qui  fait  moins  regretter 
le  temps  qu'on  leur  donne  que  celui  qu'on  perd  k  lire  nos  insi- 
pidiles frauQaises  en  ce  genre. 

—  Les  Lcltres  de  M""  du  Montier  ct  de  la  marquise  sa  fdle^ 
recueillies  en  deux  volumes  par  M""^  Le  Prince  de  Beaumont,  com- 
posent  un  roman  moral  au  profit  de  I'^ducation  des  fiUes.  C'est, 
je  crois,  une  nouvelle  edition,  et  ce  beau  livre  a  deja  paru  il  y  a 
quelques  ann6es*.  Je  mettrai  les  Lettres  de  J/"**  du  Montier  a  cdt^ 
de  celles  de  la  marquise  de  Gr^my,  et  je  plaindrai  les  jeunes 
personnes  qui  se  formeront,  suivant  I'expression  favorite  de 
ces  dames,  I'esprit  et  le  cocur  dans  de  pareiis  livres,  parce  que 
je  demeure  convaincu  que  rien  n'est  plus  a  craindre  pour  la 
jeunesse  que  la  platitude  des  lieux  communs  d'une  morale  re- 


1.  Papillon  de  Fontpertuis.  Voir  la  lettre  du  15  d^cembre  suivant. 

2.  Voir  tome  III,  p.  351". 


2U  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

irecie.  Si  vous  voulez  faice  de  votre  fille  une  petite  caillette 
pinc^e  et  medisante  par  d^soeuvrement,  ne  manquez  pas  de  lui 
donner  M'"^  de  Montier  pour  gouvernante. 

—  Alphabet  pour  les  infants  sur  quarante  cartes  d,  jouer^, 
Gette  nouvelle  methode  d'apprendre  a  lire  et  a  composer  des 
mots  me  parait  empruntee  au  bureau  typographique.  On  vend 
ces  cartes  trois  livres. 


BILLET     D  ANNONCE 

POOR  LEQOEL  ON  A  RETENU  PLACE  DANS  CES  FEUILLES. 

Madame  Galas  avec  ses  enfants  prend  la  liberte  de  vous  faire 
part  du  manage  de  sa  fille  cadette  avec  M.  du  Voisin,  chapelain 
perpetuel  de  I'ambassade  de  Hollande  en  France,  qui  doit  se 
faire  le  25  ouvrier,  jour  qui  sera  employe  par  cette  famille,  encore 
plus  interessante  par  ses  vertus  que  par  ses  malheurs,  a  se 
rappeler  avec  la  plus  vive  reconnaissance  le  nom  des  personnes 
qui,  par  leurs  bienfaits,  ont  daigne  concourir  au  succ^s  de  la 
souscription  pour  I'estampe  :  bienfaits  dont  une  mhve,  de 
i'amille  tire  le  plus  doux  avantage,  en  I'employant  a  I'etablisse- 
ment  de  ses  enfants.  Le  roi,  a  qui  Ton  a  demande  son  agrement,  a 
bien  voulu  accorder  en  faveur  de  ce  mariage  le  brevet  suivant, 
qui  devient  un  monument  et  un  titre  honorables  que  la  famille 
Galas  doit  h.  la  g6nereuse  protection  de  M.  le  due  de  Choiseul. 

BREVET     DU     ROI     PORTANT     PERMISSION    DE    SE    MA.RIER 

BN     FAVEUR     DU     SIBUR     JEAN-JACQUES     DU     VOISIN 
AVEC   LA    DEMOISELLE    ANNE    CALAS. 

Aujourd'hui  trente-un  Janvier  mil  sept  cent  soixante-sept,  le 
Roi  etant  a  Versailles,  et  ayant  6gard  a  la  tr6s-humble  supplique 
que  lui  a  fait  faire  le  sieur  Jean-Jacques  du  Yoisin,  Suisse  de 
nation,  chapelain  perpetuel  de  I'ambassadeur  de  Hollande  en 
France,  de  lui  permettre  d'epouser  la  demoiselle  Anne  Galas, 
fille  cadette  de  Jean  Galas,  marchand  a  Toulouse,  et  de  demoi- 
selle Anne-Rose  Gabibel,  et  Sa  Majeste,  voulant  traiter  favora- 
blement  ledit  Jean- Jacques  du  Voisin,   et  particuli^rement  la 

1.  Grimm  a  dejJi  annonc^  cette  methode,  t.  V,  p.  494. 


FfiVRlER  1767.  2/i5 

demoiselle  Anne  Galas,  en  consideration  des  t^moignages  avan- 
tageux  qui  lui  ont  6t6  rendus  de  la  probity  de  sa  famille,  de  son 
affection  pour  son  service  et  pour  sa  personne,elle  leur  apermis 
de  se  inarier  ensemble,  sans  que,  par  raison  de  ce,  il  puisse  leur 
6tre  imput6  d'avoir  contrevenu  aux  ordonnances  de  Sa  Majeste, 
et  audit  sieur  Jean-Jacques  du  Voisin  d'etre  contrevenu  5,celles 
qui  d^fendent  aux  etrangers  qui  ne  font  profession  de  la  religion 
catholique,  apostolique  et  romaine,  de  se  marier  dans  son 
royaume,  ou  d'epouser  aucune  de  ses  sujettes,  sans  y  6tre  auto- 
ris6s  :  de  la  rigueur  desquelles  elle  les  a  relev6s  et  dispenses 
par  le  present  brevet.  Permettant  en  outre  par  icelui  k  la 
demoiselle  Anne  Galas  de  jouir,  faire  et  disposer  de  tous  ses 
biens  presents  et  a  venir  et  exercer  tous  ses  droits  et  actions 
en  France,  soit  qu'elle  y  fixe  son  domicile  ou  qu'elle  etablisse 
sa  residence  en  pays  etranger.  M'ayant  Sa  Majesty,  pour  cette 
fois  seulement  et  sans  tirer  a  consequence,  command^  d'exp6- 
dier  ledit  present  brevet,  qu'elle  a  pour  assurance  de  sa  volonte 
signe  de  sa  main  etfait  contresigner  par  moi,  conseiller,  secre- 
taire d'Etat  <3e  ses  commandements  et  finances.  Signi  :  Louis, 
et  plus  baSj  dug  de  Ghoiseul. 

—  Glaude-Pierre  Goujet,  chanoine  de  quelque  eglise  colle- 
giale  de  Paris,  vient  de  mourir  k  I'age  de  soixante-dix  ans.  II 
etait  auteur  de  la  Bihlioth^que  francaise  et  de  diverses  autres 
compilations. 

—  Rdcrdations  historiques  et  critiques^  morales  et  d'drudi- 
iiony  sur  I'histoire  des  fous  en  litre  d'office,  par  M.  Dreux  du 
Radier,  auteur  des  Anecdotes  des  rois,  reines  et  rigentes  de 
France.  Deux  volumes  in-12,  chacun  de  pr^s  de  quatre  cents 
pages.  Cette  compilation  merite  sans  doute  une  place  parmi  tant 
de  mauvais  livres  de  ce  genre ;  mais  je  conseillerai  toujours  aux 
oisifs  la  lecture  de  ces  livres  preferablement  aux  romans  et  aux 
platitudes  morales  :  cela  est  du  moins  instructif.  Pour  les  gens 
qui  ont  beaucoup  de  savoir,  de  sagacite  et  de  critique,  ces 
lectures  sont  encore  fort  amusantes,  parce  qu'ils  trouvent  dans 
ces  livres  mille  choses  que  le  compilateur  lui-meme  ne  sait  pas 
y  6tre,  et  il  aurait  beau  les  relire  de  ses  propres  yeux,  il  ne  les  y 
apercevrait  pas  davantage. 

—  On  vient  de  faire  une  nouvelle  edition  du  livre  Avis  au 
peiiplc  sur  la  santd^  par  M.  Tissot»  medecin  de  Lausanne.  Gette 


246  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE, 

edition  est,  je  crois,  la  vingt-sixieme  ou  la  vingt-septifeme ;  et 
cet  ouvrage,  qui  fit  d'abord  peu  de  bruit,  a  eu  depuis  une  vogue 
etonnante  et  a  ete  traduit  dans  toutes  les  langues.  Peu  de 
livres  m^ritent  mieux  leur  succ^s  que  I'ouvrage  de  M.  Tissot. 
On  n'y  trouve  k  la  v6rite  rien  de  nouveau,  rien  qu'un  medecin 
instruit  ne  sache;  mais  le  but  de  I'auteur  etait  d'instruire  le 
peuple,  et  surtout  de  le  preserver  d'un  grand  nombre  d'idees 
fausses,  de  le  guerir  d'une  foule  d'erreurs  et  de  prejuges  qui 
ont  des  influences  immediates  et  facheuses  sur  la  sante.  Son 
livre,  en  detruisant  I'erreur,  a  le  grand  merite  d'etre  fait  sur 
d'excellents  principes  et  de  n'enseigner  que  du  bon.  G'est 
d'ailleurs  I'ouvrage  d'un  si  grand  homme  de  bien,  un  livre  si 
vraiment  utile  aux  hommes  et  qu'on  doit  etre  si  content  d'avoir 
fait  que,  si  Ton  me  donnait  a  choisir  entre  la  gloire  d'etre 
I'auteur  de  la  Henriade,  ou  la  satisfaction  d'avoir  6crit  cet  Avis 
ail  peuple,  vous  mepardonneriez,je  pense,de  ne  me  pas  decider 
sur-le-champ  et  d'y  reflechir  murement  avant  de  prendre  un  parti. 
—  On  vient  de  traduire  de  I'anglais  les  Mdmoires  de  James 
Graham,  marquis  de  Montrose^  contenant  I'histoire  de  la  rebel- 
lion de  son  temps.  Deux  volumes  in-12.  L'auteur  de  ces 
Memoires  est  le  docteur  Wizard,  qui  les  a  d'abord  composes  en 
latin;  mais  les  derniers  chapitres  et  le  recit  de  la  mort  de 
Montrose  sont  d'une  autre  main.  Si  I'editeur  n'avait  pas  eu  soin 
de  le  remarquer,  on  ne  s'en  seraitpas  apercu.  Ge  docteur  Wizard 
est  plat  et  ennuyeux,  et  c'est  dommage;  le  marquis  de  Montrose 
meritait  un  meilleur  historien  :  on  lit  sans  aucun  interet  une 
histoire  qui  encomportait  un  tres-grand.  Tout  le  premier  volume 
est  rempli  de  details  militaires  rapportes  d'une  maniere  insipide, 
et  le  second,  ou  Ton  trouve  les  revers  et  la  fin  tragique  du 
heros,  n'est  pas  plus  interessant  que  le  premier.  Montrose 
servit  toute  sa  vie  avec  beaucoup  de  zele  la  cause  du  malheu- 
reux  Gharles  I",  roi  d'Angleterre.  Son  sort  fut  pareil  a  celui  de 
son  maitre.  11  perdit  la  tete  sur  un  echafaud  peu  de  temps 
aprfes  le  supplice  du  roi,  et  apres  avoir  couru  inutilement  dans 
le  Nord,  en  Allemagne,  en  France  et  en  Hollande,  pour  chercher 
des  vengeurs  a  Gharles  I"'  et  des  defenseurs  a  son  fils  Gharles  II. 
Montrose  avait  montrede  grands  talents  pour  la  guerre  en  defen- 
dant la  cause  du  roi  en  l^cosse  contre  les  covenantaires ;  mais 
si  la  cause  qu'il  defendait  etait  bonne,  il  faut  convenir  qu'il 


FfiVRIER   1767.  247 

avail  Spouse  les  interfits  d'un  trop  inauvais  joueur.  L'historien 
de  Montrose  s'6tend  souvent  sur  les  vertus  et  sur  la  bontci  de 
Charles  I";  mais  c'est  qu'il  ne  salt  pas  qu'un  bon  homme  et  un 
bon  roi  sont  deux  bonnes  gens  qui  ne  se  ressemblent  gu6re. 
Enfin,  il  est  des  causes  justes  que  la  faveur  publique  ne  seconde 
jamais;  c'est  qu'il  ne  suflit  pas  d' avoir  raison,  il  faut  encore 
autre  chose.  Tout  le  monde  admire  Cromwell;  on  plaint 
Charles  I",  mais  d'une  piti6  bien  froide.  On  n'a  qu'a  voir  com- 
bien  le  sentiment  qu'on  6prouve  au  rc^cit  du  supplice  du  roi 
d'Angleterre  est  dillerent  de  celui  que  fait  naltre  I'assassinat 
de  Henri  IV  par  Ravaillac.  C'est  que  Henri  6tait  un  grand  et  un 
excellent  homme,  et  Charles  etait  un  pauvre  homme.  Montrose 
a  soufTert  jusque  dans  sa  reputation,  qui  aurait  6t6  bien  autre- 
ment  brillante  s'il  avait  servi  une  cause  soutenue  par  la  faveur 
publique. 

—  On  vient  de  rendre  a  M.  David  Hume  le  service  que  nos 
impitoyables  compilateurs  rendent  depuis  quelque  temps  k  tons 
les  6crivainscel6bres  sans  les  consul ter :  c'est-a-dire  qu'on  vient 
de  le  d6pecer,  diss6quer,  decomposer,  et  r^duire  k  un  volume 
intitule  Pensdes  philosophiqueSy  morales^  critiques,  littiraires 
et  poliliquesj  de  M.  I/ume,  Ce  volume  fait  plus  de  quatre  cents 
pages  in-12.  Le  compilateur  a  eu  soin  de  retrancher  de  cet 
extrait  tout  ce  qui  sent  le  fagot  d'h^resie,  et  il  se  flatte  d'avoir 
reussi  a  faire  du  philosophe  David  Hume  un  ecrivain  edifiant 
et  orthodoxe. 

—  Une  femme  de  Berlin,  appelee  M'""  Therbusch  »,  vient 
d'etre  agregee  k  I'Academie  royale  de  peinture  et  de  sculpture 
en  qualite  d'academicienne.  Le  tableau  qu'elle  a  presente  pour 
sa  reception,  et  que  I'Academie  a  accepts,  est  un  morceau  de 
nuit.  C'est  la  figure  d'un  artiste  ou  d'un  artisan,  grande  conime 
nature  et  vue  jusqu'aux  genoux,  eclair6e  par  une  chandelle,  ce 
qui  lui  donne  un  aspect  rougeatre  et  piquant.  Cet  effet  de 
luraiere  m'a  paru  beau.  On  remarque  d'aiileurs  dans  les  tableaux 
de  M'"*  Therbusch  de  la  facilite  et  une  grande  liberte  de  pin- 

1.  Anne-Doroth^e  Lisiewska,  femme  Therbusch  ou  Therbouche,  scion  I'ortho- 
graphe  adopUie  par  le  livret  do  1767  et  par  Diderot,  n^c  en  1728,  morte  en  1782, 
fut  ail  nombre  des  artistes  quo  le  philosophe  aida  de  ses  conseils,  de  sa  plume  et 
de  sa  bourse.  EUe  lui  causa  de  rtScls  ennuis  dont  on  retrouve  I'^cho  dans  les 
Lettres  d  Falconet  et  d  Mii«  Volland.  Voir  t.  XVIII,  p.  254,  284,  et  t.  XIX,  p.  .296 
do  r^dition  Gamier  fr^res. 


248  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

ceau;  je  ne  sais  si  la  correction  du  dessin  repond  a  ces  qua- 
lites.  Ge  que  je  sais,  c'est  qu'en  recevant  M™^  Tlierbusch,  I'Aca- 
d^mie  nepeut  etre  soupconneed' avoir  d6fere  a  I'empire  de  la 
beaute,  si  puissant  en  France,  car  la  nouvelle  academicienne 
n'est  ni  fort  jeune,  ni  jolie.  Plusieurs  de  ses  tableaux  seront 
exposes  au  Salon  pro  chain  avec  son  tableau  de  reception. 
M'"^  Therbusch  s'arretera  a  Paris  jusqu'apr^s  la  cloture  du  Salon, 
et  retournera  ensuite  a  Berlin.  Elle  a  apport6  ici  un  portrait  du 
roi  de  Prusse,  qu'elle  a  peint  k  Berlin,  et  qu'on  dit  etre  parfai- 
tement  ressemblant.  Elle  en  a  d^ja  tire  des  copies,  et  ce  tableau 
ne  sera  pas  le  moins  remarque  du  Salon.  C'est  dommage  que 
cet  6norme  chapeau,  qui  coiffe  la  t^te  royale,  lui  donne  un 
aspect  si  soldatesque  et  si  rude. 


MABS. 


1'=''  mars  1167. 


Je  ne  sens  jamais  plus  vivement  la  mis^re  de  mon  metier 
que  lorsque  je  suis  reduit  k  m'expliquer  librement  sur  les  pro- 
ductions de  ceux  qui  ont  un  rang  et  de  la  celebrity  dans  les 
lettres.  II  me  serait  bien  agr^able  d'accorder  k  leurs  produc- 
tions une  admiration  sans  bornes ;  tout  le  profit  en  serait  pour 
moi.  Premi^rement,  il  y  aurait  a  chaque  occasion  un  excellent 
ouvrage  de  plus,  et  ce  serait  un  bien  tr^s-d^sirable.  En  second 
lieu,  j'aurais  le  plaisir  de  louer,  et  de  louer  des  gens  qui  ne 
sont  pas  precis6ment  mes  amis,  mais  avec  qui  j'ai  des  amis 
communs,  avec  qui  je  me  trouve  souvent  dans  la  mSme  sOciet^, 
k  quije  connais  d'ailleurs  une  infinite  de  qualites  estimables, 
quoique  leur  talent  litteraire  ne  m'ait  jamais  tourne  la  tete  a 
un  certain  point.  Mais  enfin  il  faut  bien  que  je  dise  comme  je 
sens,  etqueje  le  dise  franchement  etsans  detour.  Heureux,  dans 
I'exercice  de  ce  p6nible  devoir,  de  pouvoir  me  rendre  la  justice 
que  I'envie  de  nuire  n'est  jamais  entree  dans  mon  coeur ;  heu- 
reux aussi  de  penser  qu'une  decision  erron6e  et  trop  hasard6e  de 
ma  part  ne  sauvait  influer  sur  le  sort  d'un  livre,  puisqu'elle 


MAUS   17  67.  249 

est  elle-m6me  soumise  au  jugeinent  6claire  et  sClr  de  ceux  qui 
honorent  ces  feuilles  de  leur  regard.  Faisons  done  notre  triste 
devoir,  et  parlons  librementde  cette  esp6ce  de  roman  ou  coute 
politique  et  moral  que  M.  Marmontel  vient  de  publier  sous  le 
titi'e  de  BHisaire, 

Ce  nom  illustre  sous  le  rfegne  de  Justinieu  est  consacr6  dans 
nos  6coles  k  retracer  a  la  jeunesse  les  visslcitudes  de  la  bonne 
et  de  la  mauvaise  fortune.  On  ne  peut  se  representer  sans  atten- 
drissement  un  guerrier  celebre  par  ses  victoires,  soutenant 
longtemps  I'empire  remain  centre  Teflbrt  des  barbares  et  centre 
I'influence  plusmaligne  d'un  gouvernement  pleind'intrigues  et 
de  vices,  succombant  enfin  lui-m6me  sous  les  traits  de  I'envie  et 
de  la  jalousie,  ne  se  tirantde  la  prison  qu'avec  les  yeux  crev^s, 
et  reduit  dans  la  vieillesse  h.  mendier  son  pain  pour  recom- 
pense de  ses  travaux  et  de  ses  services.  Quoique  cette  derni^re 
partie  de  I'histoire  de  ce  heros  ne  soit  pas  aussi  averee  que  sa 
disgrace  et  I'ingratitude  de  Justinien  envers  lui,  comme  elle  est 
devenue  I'opinion  generate  et  populaire,  et  qu'elie  a  d'ailleurs 
fourni  le  sujet  d'un  sublime  tableau  k  plusieurs  de  nos  grands 
peintres  modernes,  je  I'adopte  sans  peine,  et  la  tiens  d'autant 
plus  veritable  qu'elie  est  plus  poetique,  plus  pittoresque  et  plus 
frappante. 

Si  les  hommes  de  genie  par  leurs  inspirations  et  par  leurs 
conseils  faisaient  executer  aux  autres  avec  succ^s  ce  qu'ils 
congoivent  et  ce  qu'ils  imaginent,  et  de  la  maniere  dont  ils 
con^oivent  et  imaginent,  Hs  pourraient  se  dispenser  d'^crire 
eux-m6mes,  et  Ton  pourrait  se  consoler  du  temps  precieux 
qu'ils  perdent  a  conseiller  et  ci  diriger  les  autres.  Mais  malheu- 
reusement  les  choses  ne  vont  pas  ainsi.  Ceux  qui  ne  savent  pas 
imaginer  executent  toujours  m6diocrement,  et  I'homme  du  plus 
grand  genie,  de  la  plus  belle  imagination,  ne  rendra  que  faible- 
ment  et  froidement  ce  qu'il  n'aura  pas  concu  lui-m6me  et  les 
idees  dont  le  premier  germe  s'est  form6  dans  un  autre  cerveau 
que  le  sien.  Un  jour,  M.  Diderot,  en  causant  avec  M.  Marmon- 
tel, lui  dit  que  s'il  voulait  faire  un  livre  tout  a  fait  agreable  et 
int6ressant,  il  fallait  6crire  les  Soiries  de  BHisaire  vieux, 
aveugle  et  mendiant.  II  6tait  aise  k  un  homme  eloquent  de 
s'etendre  sur  la  beaute  de  ce  sujet.  En  effet,  donnez-moi  le 
genie  de  Xenophon,  et  je  ferai  des  soirees  de  Belisaire  le  br6- 


250  CORRESPONDANGE   LITT^RAIRE. 

viaire  des  souverains  et  un  cles  plus  beaux  livres  qui  aient 
jamais  enrichi  I'iiumanite.  M.  Marmontel  en  fut  frappe.  U  crut 
apparemment  que  le  g^nie  de  Xenophon  n'y  faisait  rien,et  il  se 
mit  k  ecrire  les  Entretiem  de  Bilisaire. 

La  premifere  chose  qu'on  est  en  droit  d'exiger  de  I'auteur  de 
ces  Entretiens,  ind6pendamment  de  la  science  de  I'j^tat,  de  la 
grandeur  des  vues,  de  la  gravite  du  style,  de  la  force  et  de  la 
s6verite  de  la  couleur,  c'est  une  connaissance  parfaite  de  I'es- 
prit  du  siecle  de  Belisaire,  de  I'etat  de  I'empire  remain  sous  le 
r6gne  de  Justinien,  de  I'etat  des  forces  et  des  finances,  du 
caractfere  de  ce  r^gne,  de  la  tournure  des  esprits,  de  la  philo- 
sophie,  des  arts  etdes  sciences  de  ce  siecle.  Belisaire,  s'etendant 
sur  tons  ces  objets,  doit  en  donner  une  id6e  juste  et  precise : 
car  emprunter  les  noms  de  Belisaire,  de  Tib^re  et  de  Justinien, 
et  les  faire  discourir  ensemble  comme  nos  faiseurs  d'ecrits 
politiques  et  economiques  dissertent  entre  eux  dans  un  cercle, 
selon  les  idees  regues  en  ce  xviii®  siecle  en  France,  exposer  en 
un  mot  les  idees  de  M.  Marmontel  sous  le  nom  de  Belisaire,  en 
v6rite  I'Europe  est  aujourd'hui  trop  6clairee  pour  qu'on  souflre 
ces  esp^ces  de  parodies.  Cela  pent  ne  pas  choquer  les  enfants, 
parce  qu'ils  sont  ignorants;  mais  il  est  impossible  qu'un  homme 
instruit  s'en  accommode,  et  c'est  pour  cet  homme  instruit  qu'il 
faut  ecrire,  parce  que,  tout  en  le  satisfaisant,  on  instruit  ceux 
qui  ont  besoin  d'instruction.  D'ailleurs 

Descriptas  servare  vices,  operumque  colores 

est  le  premier  devoir  qu'Horace  impose  au  poete.  Si  vous  ne 
savez  pas  peindre  le  tableau  des  moeurs  d'un  siecle,  laissez  les 
personnages  de  ce  si6cle  en  repos,  et  donnez  aux  auteurs  de 
vos  romans  des  noms  inconnus  et  arbitraires  qui  ne  me  prepa- 
rent  point  a  un  tableau  que  votre  impuissance  ne  salt  executer. 
Au  defaut  de  ce  tableau,  dont  M.  Marmontel  n'a  pas  su  nous 
tracer  la  plus  leg^re  esquisse,  je  m'attendais  du  moins  a 
entendre  parler  un  homme  d'l^tat,  un  heros  que  les  epreuves 
de  la  bonne  et  de  la  mauvaise  fortune  avaient  rendu  philo- 
sophe;  ci  qui  I'age,  I'exp^rience  et  le  malheur  avaient  donn6  ce 
coup  d'oeil  profond,  ce  sens,  cette  gravite,  cette  Eloquence  tou- 
chante  et  sublime  qui  imprime  le  respect,  el6ve  I'ame,  et  la 


MARS   1767.  251 

rond  digne  de  s'approprier  les  lemons  d'un  grand  homme.  Ma 
surprise  a  6t6  6gale  i  mon  chagrin,  de  ne  trouver  dans  B61isaire 
qu'un  vieux  radoteur,  d6bitant  des  lieux  communs  mdthodi- 
quement  et  sans  niesure,  bavard  k  I'excfes,  reprenant  chaque 
jour  bien  exactement  et  bien  ennuyeusement  la  conversation 
ou  il  I'avait  laiss6e  la  veille,  pr6chant  toujours,  ne  sachant  ni 
causer  ni  attacher  par  ses  froides  dissertations.  Son  ton  bour- 
geois, sa  petite  morale  lourde  et  triviale,  sa  monotonie  capable 
d'endormir  Thomme  le  plus  6veille,  m'ont  mis  vingt  fois  dans  le 
cas  de  m'ccrier  avec  le  bon  La  Fontaine  : 

Je  hais  les  pieces  d'61oquence 
Hors  de  leur  place  et  qui  n'ont  point  de  fin. 

G'est  que  M.  Marmontel  n'a  rien  de  ce  qu'il  faut  k  un  poete. 
Point  de  g^nie.  Point  de  naturel.  Point  de  grace.  Point  de 
sentiment.  Rien  qui  \ous  touche,  qui  vous  6meuve;  rien  qui 
efileure  Tame.  II  ne  connait  ni  le  g6nie  des  horames  ni  celui 
des  affaires.  II  veut  nous  instruire  par  la  bouche  de  B6lisaire, 
et  nous  endoctriner  sur  tous  les  grands  objets  du  gouvernement, 
et  il  n'est  pas  seulement  sur  aucun  de  ces  objets  au  niveau  des 
id^es  de  son  si^cle.  En  puisant  les  siennes  uniquement  dans 
les  meilleurs  ecrits  de  son  temps,  il  aurait  du  moins  eu  plus  de 
nerf  et  d'6levation.  Son  syst^me  militaire  est  extravagant.  Je 
veux  mourir  s'il  entend  lui-m6me  ce  que  Belisaire  debite  sur  le 
luxe ;  et  s'il  salt  jamais  ce  qu'il  faut  pour  operer  le  bonheur 
public  et  combien  c'est  une  chose  difficile,  il  cessera  de  croire 
que  le  premier  bon  diable  ou  le  premier  honnfite  bourgeois 
plac6  sur  le  trdne  (car  c'est  toujours  sous  ces  traits  qu'il  repr6- 
sente  les  bons  princes)  y  ferait  des  merveilles. 

11  est  une  classe  de  lecteurs  qui,  convaincue  apparemment 
de  la  n6cessit6  des  livres  m6diocres,  aime  k  les  juger  avec 
indulgence.  Si  le  Belisaire  de  M.  Marmontel  n'est  pas  un  ouvrage 
de  g6nie,  on  ne  peut  disconvenir  qu'il  ne  contienne  d'excel- 
lents  principes,  qu'il  ne  pr6che  partout  I'amour  de  la  vertu  et 
la  bonne  morale;  et  que  peut-onfaire  de  mieux,  dans  la  jeunesse 
surtout,  que  de  se  nourrir  I'esprit  de  pareilles  lectures?  J'avoue 
que  je  suis  bien  6loign6  de  penser  ainsi,  car  sans  compter  que 
ce  B(^lisaire  me  parait  absolument  manquer  de  sentiment  et 


252  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

d'6l6vation,  deux  qualites  sans  lesquelles  je  ne  puis  imaginer 
une  bonne  morale,  j'avoue  que  je  crois  les  lieux  communs,  et  ce 
que  j'appelle  le  bavardage  vertueux,  non-seulement  inutiles, 
mais  contraires  auprogr^s  de  la  morale  soit  publique,  soit  par- 
ticulifere  :  inutiles,  parce  que  les  lieux  communs  ne  parlent 
jamais  a  I'ame,  et  que  c'est  elle  qu'il  s'agit  de  remuer  et  de 
toucher;  contraires,  parce  qu'ils  accoutument  la  jeunesse  a  se 
payer  de  mots,  k  se  contenter  de  phrases  et  de  tournures,  et  a 
les  substituer  aux  choses.  Lisez  le  chapitre  de  BHisaire  contre 
les  favoris,  et  demandez  a  ce  bon  aveugle  quel  bien  il  croit 
avoir  fait  en  expliquant  ce  que  c'est  que  la  faveur.  II  dit  que  la 
faveur  accorde  au  vice  aimable  ce  qui  appartient  a  la  vertu ;  il 
ajoute  qu'un  prince  eclaire,  juste  et  sage,  n'a  point  de  favoris, 
qu'il  a  des  amis.  Mais  le  prince  le  plus  livre  aux  favoris  sera 
d' accord  sur  ces  principes.  II  trouvera  les  flatteurs  et  les  favoris 
une  espfece  d'hommes  ex6crables;  mais  heureusement,  dira-t-il, 
je  n'ai  que  des  amis.  De  quoi  s'agit-il  done,  puisqu'il  n'y  a 
point  de  prince  a  qui  Ton  n'ait  preche  le  danger  des  flatteurs, 
et  qui  n'eii  soit  convaincu?  II  s'agit  de  lui  apprendre  k  distin- 
guer  les  flatteurs  des  amis,  et  cette  science  ne  s'acquiert  pas 
des  lieux  communs,  et  on  lirait  vingt  fois  le  chapitre  de  Bdi- 
saire  sans  en  6tre  plus  avanc(5.  C'est  que  les  veritables  elements 
de  morale  pour  les  princes,  c'est  I'histoire  qui  les  renferme ; 
et  pour  nous  en  tenir  a  I'exemple  pris  au  hasard  dans  les  con- 
versations de  B6lisaire,  c'est  en  lisant  la  vie  et  les  malheurs 
d'un  prince  livr6  aux  favoris,  en  comparant  les  moeurs  et  la 
conduite  de  ces  favoris  avec  la  conduite  de  ceux  qu'il  appelle 
ses  amis,  qu'un  prince  sans  experience  et  enclin  a  cette  fai- 
blesse  pourra  peut-6tre  r6ussir  a  se  garantir  des  atteintes  d'un 
poison  qui  ne  se  presente  que  sous  I'aspect  le  plus  seduisant. 
On  a  appel6  I'ouvrage  de  M.  Marmontel  le  Petit  Careme  du 
P.  Bdisaire,  a  I'imitation  du  Petit  Careme  du  P.  Massillon,  parce 
que  les  entretiens  de  Belisaire  ressemblent  en  efl'et  beaucoup  a 
des  sermons,  et  que  le  bonhomme  vous  endort  son  lecteur 
comme  un  moine  qui  preche.  Si  vous  me  demandez  quel  est 
le  but  moral  de  cet  ouvrage,  je  vous  dirai  qu'il  est  fait  expr^s 
pour  prouver  qu'un  empereur  qui  doit  a  i'un  de  ses  sujets  une 
longue  suite  de  victoires  et  tout  le  lustre  de  son  r^gne,  n'a 
rien  de  mieux  a  faire,  pour  lui  t^moigner  sa  reconnaissance, 


MARS  1767.  253 

que  de  le  ivduire  h.  la  mendicity,  apr6s  lui  avoir  fait  crever  les 
yeux.  Je  sais  bien  qiie  ce  n'c^tait  pas  Ik  pr(''cisement  ce  que 
M.  Marraontel  se  proposait  de  prouver  jusqu'a  Tevidence ;  mais 
il  a'y  a  pas  moins  reussi,  en  donnant  k  son  Belisaire  la  resi- 
gnation non  d'un  heros,  mais  d'un  capiicin.  Un  h6ros,  apr6s 
avoir  ^prouve  les  plus  cruelles  injustices  de  la  part  de  son 
prince  ou  de  son  si6cle,  pent  avoir  Tame  trop  fi^re  pour  daigner 
se  plaindre,  il  peut  renfermer  dans  son  sein  tout  murmure;  un 
capucin  va  plus  loin.  11  vous  prouve  comme  Belisaire,  en  vingt 
endroits  de  ses  sermons,  que  Justinien  ne  pouvait  gu^re  se 
dispenser  de  lui  faire  crever  les  yeux,  et  que  cet  auguste  et 
respectable  vieillard,  pour  avoir  fait  a  peu  pr6s  toute  sa  vie  le 
mal,  avec  une  bonhomie  et  une  imb^cillite  parfaites,  doit  6tre 
un  objet  d'amour  et  de  tendresse  pour  ses  sujets.  Yoilk  ce  que 
j'appelle  une  morale  empoisonn^e,  etqui  m6rite  une  place  parmi 
les  assertions  des  jesuites  sur  le  regicide  :  car  c'est  vouloir 
porter  le  poison  et  la  mort  immediatement  dans  Tame  des 
princes  que  de  prficher  une  telle  morale.  Si  un  imbecile 
endormi  sur  le  trone  peut  6tre  impun^ment,  durant  son  long 
sommeil,  le  jouet  et  I'instrumentde  lacalomnie  etde  lamechan- 
cet6;  si,  croyant  poursuivre  les  ennemis  de  son  autorit^, 
il  peut  opprimer  le  merite,  depouiller  la  vertu,  encourager  le 
crime,  6teindre  dans  I'ame  de  ses  peuples  toute  elevation  et 
tout  desir  de  veritable  gloire,  et  pr6tendre  malgre  cela,  k  titre 
de  bonhomie,  aux  respects  et  k  la  v6n6ration  de  la  posterite,  je 
ne  sais  plus  quel  sera  I'hommage  reserve  k  lamemoiredes  grands 
et  bons  princes ;  et  peu  s'en  faut  que,  d'accord  avec  la  Sorbonne, 
quoique  sous  un  point  de  vue  different,  je  ne  traduise  Belisaire 
comme  un  corrupteur  de  morale,  comme  un  empoisonneur 
public,  au  tribunal  de  la  posterite,  qui  juge  sans  menagement  les 
bons  et  les  mauvais  princes,  les  bons  et  les  mauvais  ecrivains. 
Je  me  suis  dispense  de  relever  dans  cet  ouvrage  des  d6fauts 
beaucoup  plus  frappants.  Les  enfants  ont  et6  blesses  de  voir 
Juslinien  plusieurs  jours  de  suite  en  conversation  avec  Belisaire, 
sans  que  celui--ci  en  ait  le  moindre  doute ;  apparemment  que 
I'empereur  contrefaisait  sa  voix,  suivant  I'usage  du  bal  de  I'Opera 
de  Paris,  ou  Ton  parle  le  fausset  quand  on  ne  veut  pas  6tre 
connu.  Cet  auguste  et  respectable  vieillard  qui,  par  surprise,  a 
fait  crever  les  yeux  au  plus  grand  homme  de  son  si6cle,  en  est 


I 

254  CORRESPONDENCE  LITT^RAIRE. 

quitte  pour  s'en  retourner  tous  les  soirs  un  peu  reveur  de  ces 
conversations,  et  pour  dire  k  la  fin  aux  intrigants  de  sa  cour : 
Tremblez,  laches;  son  innocence  et  sa  vertu  me  sont  connues. 
Voilk  assurement  un  beau  repentir  et  un  beau  triomphe  pour 
Belisaire ! 

11  y  a  au  quinzifeme  chapitre  un  sermon  de  B6Iisaire  en 
faveur  de  la  tolerance.  Comme  il  n'est  pas  moins  bonhomme 
que  son  empereur,  il  sauve  tout  le  monde,  et  il  soutient  que 
les  souverains  n'ont  ni  droit  ni  int^r^t  a  g6ner  la  liberte  de 
penser  de  leurs  sujets.  La  Sorbonne  a  et6  vivement  offensee  de 
la  t6merit6  de  ces  assertions.  EUe  a  deja  fait  des  demarches 
pour  arr^ter  le  debit  de  I'ouvrage,  et  elle  lancera  sans  doute 
une  censure  en  forme  contre  un  aveugle  qui  ose  placer  Marc- 
Aur^le,  et  Trajan,  et  Titus,  et  d'autres  scelerats  de  cette  esp6ce, 
dans  le  sejour  des  bienheureux,  en  se  conformant  a  cet  6gard  a 
I'opinion  de  plusieurs  peres  de  I'l^glise. 

CANTIQUE    SPIRITUEL    d'uN   PARALYTIQUE. 
Sur  I'air  :  Ne  v'ld-t-il  pas  que  j'aime. 

Pour  moi  vous  croyez  qu'il  n'est  plus 

De  plaisir  dans  la  vie  ? 
Je  trouve,  moi,  bien  que  perclus, 

Mon  sort  dlgne  d'envie. 

De  mes  pieds  et  mains  engourdis 

Lorsque  je  perds  I'usage, 
D'un  avant-gout  du  paradis 

Je  fais  I'apprentissage. 

N'avoir  aucun  sens  en  d6faut 

Vous  parait  bien  commode; 

Mais  vous  savez  bien  que  1^-haut 

Tout  change  de  methode. 

Nous  laisserons  en  ces  bas  lieux 

La  d6pouille  mortelle ; 
Et  nous  n'en  jouirons  que  mieux 

De  la  vie  6ternelle. 

Dans  le  sejour  d61icieux 
Des  celestes  merveilles 


MARS  1767.  255 

Nous  aurons  des  plaisirs  sans  yeux, 
Sans  mains  et  sans  oreilles. 

Aux  plaisirs  des  sens  renoncer 

Pour  vous  sera  bien  rude; 
Et  moi  de  savoir  m'en  passer 

Taurai  pris  I'iiabitude. 

Un  jour  pourtant  Dieu  nous  rendra 

(Consolez-vous,  mesdames), 
Nos  yeux,  nos  mains,  et  coetera, 

Nos  corps  avec  nos  ames. 

Gette  chanson  est,  ainsi  que  la  suivante,  de  M.  de  La 
Condamine,  devenu  demi-ladre,  mais  toujours  gai,  malgre  ses 
infirmit6s. 

REQUETE   A   LA   SOCIETE   ROYALE   d' AGRICULTURE, 

Sur  le  mSme  air  que  la  chanson  pr^ced$nte. 

Savants  promoteurs  des  moissons, 

Ouvrez-moi  voire  temple, 
Non  pour  y  dieter  des  lemons, 

Mais  pour  servir  d'exemple. 

Je  fus  un  grand  agriculteur 

De  vingt  ans  h.  clnquante ; 
Aujourd'hui,  de  cultivateur 

Je  suis  devenu  plante. 

Mais  plante  des  lointains  pays. 

Delicate  6trang6re, 
A  qui  Ton  accorde  k  Paris 

Les  honneurs  de  la  serre. 

L^,  plus  choy6  que  le  jasmin 

Que  le  lis  et  la  rose, 
De  bouillon,  de  sucre  et  de  vin, 

Tour  &  tour  on  m'arrose. 

Si  j'en  crois  mes  deux  jardiniers  i 

Dont  I'un  I'autre  relive, 
Des  z6phyrs  les  airs  printaniers 

Ranimeront  ma  s^ve. 

\ .  Sa  fcmme  ct  sa  belle-m^re. 


256  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

Je  n'oserais  ajouter  foi 

A  ce  flatteur  oracle, 
Et  je  n'attends  pas  que  pour  moi 

Le  Ciel  fasse  un  miracle. 

Pour  les  fleurs  il  n'est  qu'un  printemps, 
J'ai  pass6  mon  automne; 

L'arbre  v6gete  plus  longtemps, 
Mais  enfin  se  couronne. 

De  mes  rameaux  faites  done 
Des  fagots  ou  des  planches ; 

Car  si  je  puis  sauver  le  tronc, 
J'abandonne  les  branches. 


—  Lejeune Mozart, qui,  ^I'age  de  sept  ans,  s'est  trouvegrand 
joueur  de  clavecin,  grand  compositeur,  musicien  consomme, 
et  qui  doit  etre  compte,  aujourd'hui  qu'il  se  trouve  dans  sa 
dixieme  ann6e,  parmi  les  plus  grands  musiciens  de  I'Europe,  n'est 
pas  le  seul  enfant  merveilleux  que  nous  ayons  vu  a  Paris  en  cf  s 
derniers  temps.  Le  fils  d'un  bucheron  de  Lorraine,  appele  Fery, 
enfant  de  huit  ans,  est  n6  avec  le  talent  de  faire  dans  sa  tete 
les  calculs  les  plus  compliques  avec  une  facilite  et  une  surete 
qui  tiennent  du  prodige.Le  vicaire  de  son  village,  s'6tant  apercu 
de  cette  aptitude,  en  a  ecrit  k  M.  d'Alembert;  celui-ci  en  aparl6 
k  difii&rentes  personnes,  et  on  a  fait  les  fonds  necessaires  pour 
falre  venir  ici  cet  enfant  afm  de  pourvoir  k  son  Education.  Je 
lui  ai  vu  faire  plusieurs  operations  arithmetiques.  On  lui  dit,  par 
exemple,  I'age  qu'on  veut,  d'un  horame  de  quarante,  de 
cinquante  ans ;  on  y  ajoute  des  mois  et  des  jours  pour  rendre 
le  calcul  plus  complique,  et  on  lui  demande  combien  de  quarts 
d'heure  cet  homme  a  vecu?  Alors  le  regard  de  I'enfant  devient 
fixe,  on  pent  continuer  la  conversation  sans  I'interrompre ;  et 
lorsque  son  operation  est  finie,  il  vous  en  prononcera  tr6s-exac- 
tement  le  resultat.  Dans  les  calculs  de  cette  espece  il  aura  de 
lui-meme  I'attention  d'y  faire  entrer  les  annees  bissextiles,  qui 
les  compliquent  infiniment  davantage.  II  se  trompe  rarement, 
et  quand  cela  lui  arrive,  il  s'en  apercoit  ordinairement  avant 
qu'on  ait  eu  le  temps  de  verifier  son  calcul.  II  explique  tr6s- 
clairement  sa  methode  d'operer,  et  quand  il  se  trompe,  il  fait 
voir  de  quelle  manifere  cela  lui  est  arrive.  Ge  talent  de  calculer 


MARS   1767.  257 

se  d6veloppa  dans  cet  enfant  k  I'occasion  d'une  somme  de  vingt- 
quatre  livies  que  son  p6re,  excessivement  pauvre,  avait  eu  le 
bonlieur  d'amasser.  Ce  louis  d'or  fit  un  si  grand  6v6nement 
dans  lafamille  que  I'enfant  voulut  savoir  combien  il  y  avait  de 
liards  dans  un  louis  d'or,  et  depuis  ce  temps  il  n'a  cess6  de 
calculer.  1!  paralt  sensible  et  bien  n6.  II  est  d'une  physionomie 
int6ressanle,  mais  je  ne  serais  pas  etonn6  qu'il  ne  v6cut  point. 
On  vient  de  le  mettre  dans  une  pension  militaire,  ou  la  geom6- 
trie  et  les  math^matiques  s'enseignent  particuliferement.  S'il 
fait  des  progr6s  k  proportion  des  dispositions  qu'il  montre,  il 
pourra  6tre  re^u  de  I'Academie  des  sciences  ci  I'age  que  nous 
avons  fix6  au  jeune  iMozart  pour  faire  ex6cuter  son  premier 
op^ra  sur  le  theatre  de  Saint-Charles  k  Naples,  c'est-i-dire  k 
I'age  de  treize  k  quatorze  ans.  11  faut  consacrer  le  souvenir  des 
vilaines  actions  comme  des  bonnes.  Si  le  jeune  Fery  a  trouv6 
de  gen^reux  bienfaiteurs,  il  a  aussi  dejk  rencontre  des  gens  qui 
savent  calculer  comme  lui.  Un  conseiller  au  parlement  de  Metz 
s'est  charge  de  prendre  cet  enfant  k  Nancy,  dans  sa  chaise,  et 
de  I'amener.ci  Paris.  En  le  remettant  k  M.  d'Alembert,  ce  con- 
seiller lui  a  demands  quatre  louis  d'or  pour  les  frais  de  voyage. 
C'est  bien  des  liards.  M.  d'Alembert  les  a  pay^s  en  sen  faisant 
donner  quittance.  Si  le  jeune  Fery  devient  un  geomfetre  cel6- 
bre,  je  me  flatte  que  nous  lirons  dans  le  precis  de  sa  vie,  imm6- 
diatement  apr6s  son  extrait  baptist^re,  la  quittance  de  son 
conducteur.  Ce  conducteur  me  paralt  plutdt  membre  de  la 
synagogue  des  juifs  de  Metz  que  membre  du  parlement  de 
cetteville;  il  vend  un  peu  cher  I'honneur  de  voyager  k  cdte 
de  lui.  Je  suis  tr6s-fach6  de  n'avoir  pu  savoir  son  nom  pour  le 
conserver  ici  avec  I'eloge  que  son  noble  et  gen6reux  d6sint6- 
ressement  lui  a  si  bien  merite.  Je  recommande  ce  panegyrique 
k  I'tSquiie  de  M.  d'Alembert. 

—  On  a  imprime  en  Suisse  des  £treimes  aux  dhoeuvrh,  ou 
Lettres  d'un  Quaker  il  ses  fr^res  et  d.  un  grand  docteur.  Quand 
M.  de  Voltaire  a  voulu  chatier  I'ev^que  du  Puy-en-Velay,  un 
certain  quaker  a  adress6  deux  lettres  charltables  k  Jean-George. 
Ici  un  partisan  de  Jean-Jacques  Rousseau  copie  celte  tournure 
pour  dire  son  sentiment  sur  le  proems  de  son  chef  avec  M.  Hume. 
La  premiere  lettre  est  contre  ce  philosophe;  la  seconde,  contre 
M.  de  Voltaire,  k  cause  de  la  lettre  qu'il  a  adressee  k  M.  Hume 
VII.  17 


358  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

a  roccasion  de  ce  proc6s.  L'auteur  inconnu  de  cette  brochure^ 
malgre  son  excessive  animosite  contre  M.  de  Voltaire,  aura 
pourtant  de  la  peine  a  se  faire  lire,  parce  qu'il  est  triste  et  plat 
comme  il  convient  a  un  copiste.  G'est  encore  un  de  ces  avocats 
d' office,  qui  se  sont  empar^s  de  cette  cause  aussi  ennuyeuse 
que  cel^bre,  qui  ne  disent  aucun  fait  nouveau,  n'en  nient  aucun, 
mais  nous  apprennent  simplement  comme  il  faut  les  voir, 

—  On  nous  a  aussi  envoye  de  Hollande  les  InUrets  des 
nations  de  VEurope,  ddvelopph  relativement  au  commerce. 
Ouvrage  dedi6  a  I'lmperatrice  de  Russie.  Quatre  volumes  in-12. 
Get  ouvrage  est  instructif  et  fonde  sur  de  bons  principes,  mais 
qui  sont  aujourd'hui  connus  de  tons  ceux  qui  ont  reflechi  sur 
ces  mati^res.  L'auteur  s'appelle  M.  Accarias  de  Serionne,  si  je 
ne  me  trompe.  11  a  6te  anciennement  avocat,  ensuite  commer- 
^ant,  ensuite  banqueroutier,  ce  qui  lui  a  fait  quitter  le  royaume. 
Depuis,  il  a  fait  la  Gazette  du  commerce  h.  Bruxelles,  et  aujour- 
d'hui il  est  retire  en  Hollande.  On  vient  de  faire  un  petit  extrait 
de  son  ouvrage  dans  une  brochure  intitulee  VIntiret  public. 
Get  extrait,  qu'on  dit  de  M.  le  marquis  de  Puys6gur,  ne  roule 
que  sur  deux  objets.  La  premiere  partie  est  destinee  a  montrer 
les  veritables  effets  du  taux  de  I'argent  dans  un  pays,  et  k 
examiner  s'il  serait  avantageux  pour  la  France  que  I'interet  de 
I'argent  y  fut  a  trois  pour  cent.  L'auteur  prouve  assez  bien  que 
ce  serait  le  moment  de  la  decadenee  to  tale  des  manufactures. 
Dans  la  derni^re  partie  on  examine  et  Ton  prouve  la  legitimite 
de  I'interet  de  I'argent  contre  I'absurdit^  de  nos  lois,  prises 
dans  le  code  des  lois  romaineset,  qui  pis  est,  dans  le  code  juif, 
deux  codes  diam^tralement  oppos6s  k  la  legislation  d'un  peuple 
commergant. 

—  II  nous  vient  encore  de  Hollande  un  essai  sur  cette 
question  :  Quand  et  comment  VAmirique  a-t-elle  H&  peupUe 
d'hommes  etdanimaux?  Par  M.  E.  B.  d'E..,*;  cinq  volumes 
in-12  fort  ennuyeux.  L'auteur,  qui  est  Suisse,  mais  dont  je  ne 
sais  pas  le  nom,  se  perd  dans  des  discussions  sans  nombre. 
Moi,  sans  avoir  besoin  de  tous  ces  raisonnements  ennuyeux  et 
de  tout  son  mauvais  style,  je  lui  dirai  bien  comment  I'Am^rique 
a  6te  peuplee.  En'  deux  mots  :  comme  le  resle.  Ce  mauvais 

1.  Samuel  Engel,  bailli  d'Echalens. 


MARS   1767.  259 

ouvrage  a  d'abord  6t6  tol6r6,  et  ensuite  defendu  ici,  parce  que 
I'auteur  ne  veut  pas  admettre  le  deluge  en  Am^rique  comme 
dans  I'ancien  continent.  La  Sorbonne  ne  veut  pas  seulement 
que  tout  le  monde  soit  damn6  6ternellement ;  elle  veut  aussi 
que  tout  le  monde  ait  6t6  jadis  noy(§.  Rien  n'est  plus  digne  de 
la  douceur  ordinaire  de  ce  corps  charitable.  L'auteur,  qui  est 
tout  noy6  pour  moi,  a  dedie  son  ouvrage  au  prince  Louis  de 
Wurtemberg,  qui  vit  en  particulier  et  en  philosopher  Lausanne. 

—  Le  Voyage  de  Robertson  aux  terres  australes,  traduit  sur 
le  manuscrit  anglais.  Volume  in-12  de  prfes  de  cinq  cents  pages. 
C'est  encore  un  present  qui  nous  vient  de  pays  Stranger.  C'est 
un  rotnan  politique  qui  nous  repr6sente  une  espfece  d'utopie 
ou  de  gouvernement  id6al.  Tout  cela  est  a  pleurer  d'ennui.  On 
a  fait  un  assez  plaisant  carton  k  ce  roman.  II  y  avait,  dans  la 
feuille  qui  commence  page  1A5,  une  satire  assez  forte  des  par- 
lemcnts  qui  embarrassent  les  vues  du  gouvernement  par  leurs 
conlinuelles  remontrances.  On  n'a  pas  imprim6  cette  feuille,  et 
on  lui  en  a  substitue  une  autre  qui  contient  une  sortie  contre 
les  philosophes  et  contre  ce  qu'on  appelle  encyclopMistes  en 
France.  II  est  vrai  que  cette  philippique  ne  va  pas  avec  le  reste  de 
I'ouvrage,  ou  tout  le  bien  qui  arrive  au  peuple  chimerique  que 
l'auteur  depeint  est  oper6  par  les  philosophes;  mais,  k  la  faveur 
de  cette  incartade,  I'ouvrage  a  eu  la  permission  de  se  debiter, 
et  Ton  s'est  peu  souci6  de  savoir  si  le  reste  tenait  ou  non. 
Je  plains  ceux  qui  profitent  de  la  permission  de  lire  ce  voyage 
imaginaire  avec  ou  sans  carton. 

—  Les  VariHh  dun  philosophe  provincial,  parM.  Gh...  le 
jeune*,  en  deux  parties  in-12,  consistent  en  reflexions  morales, 
en  observations  critiques,  portraits,  caract^res,  allegories,, 
fables,  etc.  Ce  philosophe  a  tout  varie  dans  ces  deux  petites 
parties,  excepts  la  platitude  et  I'ennui,  qui  sont  partout  les 
m^mes.  Ses  reflexions  religieuses  meritent  le  bonnet  carre  de 
Sorbonne,  et  k  son  ton  on  juge  qu'il  a  tr6s-bien  fait  de  se 
decorer  du  titre  de  provincial. 

—  Examen  des  fails  qui  sercent  de  fondement  A  la  religion 
chrdtienne,  pricH^  dun  court  traiti  contre  les  athieSj  les  ma- 
tirialistes,  les  fatalistes,  par  M.  I'abb^  Francois.  Trois  volumes- 

1.  L'abb^  Chambon  de  Pontalier,  ox-J6suite. 


260  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

in-12.  II  en  est  de  la  theologie  comme  de  la  mddecine.  Depuis 
qu'on  saigne  et  qu'on  purge,  il  n'y  a  pas  moins  de  malades.  On 
6crit  tons  les  jours  contre  les  incredules,  et  le  nombre  des 
incr6dules  augmente  toujours.  En  se  faisant  apotre  de  Sorbonne 
on  est  un  peubafoue,  mais  on  attrape  du  moins  unbon  benefice ; 
c'est  ce  que  je  souhaite  k  I'apotre  Francois.  Dans  I'apostolat 
philosophique,  il  n'y  a  jusqu'^  present  que  de  la  gloire  et  des 
coups  a  gagner. 

—  Onvientde  Tpuhlier  un Magasin  emgmatique^contenajiiun 
grand  nombre  d'enigmes  choisies  entre  celles  qui  ont  paru 
depuis  un  sifecle.  Volume  de  quatre  cents  pages,  avec  la  table 
des  mots  k  la  fm.  Voila  le  Mercure  de  France  impitoyablement 
mis  el  contribution  pour  une  denr6e  dont  il  avait  conserve  le 
debit  exclusif. 

—  Mon  parti  serait  tout  pris  sur  le  Traiti  des  affections 
vaporeuses,  par  M.  Pomme,  dont  il  parait  la  troisi^me  Edition. 
Ce  n'est  pas  qu'on  n'y  trouve  de  bons  principes,  de  bonnes  vues 
et  de  la  science ;  mais  M.  Pomme,  a  qui  Ton  veut  absolument 
faire  une  reputation  k  Paris  depuis  six  mois,  est  trop  syst6ma- 
tique  pour  ne  pas  donner  souvent  a  gauche.  11  n'en  est  pas  des 
syst^mes  en  m^decine  comme  des  systfemes  en  physique.  La 
nature  ne  va  ni  plus  ni  moins,  malgre  le  radotage  des  philoso- 
phes  sur  les  lois ;  mais  le  medecin  opfere  en  consequence  de 
son  radotage,  et  le  malade  en  est  la  victime.  Ce  n'est  pas  I'in- 
struction  qui  manque  a  nos  medecins,  c'est  la  fureur  des 
systfemes  qu'ils  ont  de  trop,  et  Ton  trouve  aujourd'hui  en 
general  cent  hommes  instruits  contre  une  bonne  tete.  Ce  que 
M.  Pomme  dit  de  I'usage  pernicieux  des  boissons  chaudes  et 
des  relachants  dans  les  affections  nerveuses  est  approuve  par 
les  plus  grands  medecins  de  I'Europe.  Dans  ces  maladies,  il 
s'agit  presque  toujours  de  donner  du  ton  et  du  ressort  k  des 
cordes  trop  relachees,  et  la  glace  et  les  bains  froids  sont  deux 
grands  remfedes  en  medecine. 

—  Le  Par  fait  Bouvier,  ou  Instruction  conceniant  la  connais- 
sance  des  bceufs  et  des  vaches,  leur  age,  maladies  et  symptdmes, 
avec  les  remMes  les  plus  expirimenth  propres  cl  les  gulrir. 
On  y  a  joint  deux  petits  traitis  sur  les  moutons  et  les  pores, 
ainsi  que  plusieurs  nouveaux  remMes  experiment's  sur  les  che- 
mwar,  par  M.  Boutrolle.  Brochure  in-12  de  soixante-treize  pages. 


MARS  1767.  261 

Dans  ce  sitele  philosophique,  on  ^crit  sur  tout,  et  bientdt  un  bon 
fermier  de  campagne  ne  pourra  se  dispenser  d'avoir  k  cdt6  de 
ses  6tables  et  de  ses  toits  k  pores  une  bibliothfeque  k  I'usage  de 
ses  valets,  gar^ons  vachers  et  filles  de  basse-cour.  M.  Boutrolle 
pretend  aux  honneurs  d'auteur  classique  des  ^tables. 

—  Le  a  toy  en  dhint^ress^,  ou  Vues  pratiques  concernant  les 
embellissements  et  Hablissements  utiles  ii  la  ville  de  Paris,  ana- 
logues aux  travaux  publics  qui  se  font  dans  cette  capitale,  et  qui 
peuvent  Hre  adaptis  aux  principales  villes  du  royaume,  avec 
les  moyens  ddconomie  et  de  finances.  Par  Dussaussoy.  Premifere 
partie  in-S"  om6e  de  plans  et  de  figures.  Je  souhaite  a  ce  citoyen 
autant  de  genie,  de  gout  et  de  lumi^res,  qu'il  a  de  zfele  et  de 
d^sinteressement. 

15  mars  1767. 

S'il  est  si  difficile  de  definir  au  juste  le  caractere  d'un  seul 
homme,  quelle  difficult^,  dira-t-on,  ne  doit-il  pas  y  avoir  a 
d^finir  celui  de  tout  un  peuple?  Au  risque  de  soutenir  un  para- 
doxe,  j'avouerai  que  de  ces  deux  probl^mes  je  ne  sais  pas 
encore  quel  est  le  plus  difficile  k  resoudre.  Dans  un  seul 
homme  il  y  a  des  nuances  si  fines,  si  d61icates,  si  personnelles, 
qu'il  faut  peut-fitre  avoir  encore  plus  de  sagacite  pour  les 
saisir,  et  pour  remarquer  ce  que  tous  les  habitants  du  m6me 
climat  peuvent  avoir  de  commun  et  ce  qui  les  distingue  fon- 
ci6rement  de  leurs  voisins.  Les  m6mes  traits  souvent  r6p6t6s 
sont  plus  faciles  a  noter  que  ceux  qui  sont  uniques  dans  leur 
genre,  et  qui  ne  peuvent  souvent  6tre  aper^us  qu'une  seule 
fois.  Le  caractere  de  I'individu  ne  se  point  que  par  des 
actions,  qui  varient  k  chaque  instant  et  qui  se  cachent  m^me  le 
plus  souvent  sous  I'ombre  du  myst^re.  Le  caractere  general 
d'une  nation  est  necessairement  a  decouvert,  il  s'imprime  dans 
des  monuments  exposes  continuellement  sous  nos  yeux;  nous 
pouvons  r^tudier  dans  la  nature  de  sa  langue,  de  son  gouver- 
nement,  de  ses  coutumes,  de  ses  usages,  de  ses  mani^res,  de 
ses  arts,  de  son  climat.  Je  sens  que  cette  6tude  est  plus  longue, 
plus  6tendue,  mais  je  la  crois  aussi  plus  sure,  je  dirais  presque 
moins  impossible  que  la  connaissance  particuli^re  des  hommes. 
II  n'en  a  pas  plus  coiit6  k  Tacite  de  peindre  les  Germains,  les 


262  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Anglais,  les  Juifs,  qu'il  ne  lui  en  a  coClt6  de  peindre  S6jan, 
Tib6re,  Agricola. 

Pourquoi  trouvons-nous  done  si  peu  de  justesse  et  de  verity 
dans  la  plupart  des  relations  de  nos  voyageurs?  C'est  que  la 
plupart  de  nos  voyageurs  n'ont  eu  ni  assez  de  philosophic, 
ni  assez  de  connaissances  pour  embrasser  les  objets  qu'ils 
voulaient  nous  faire  connaltre;  c'est  que  la  plupart  ont  port6 
dans  leurs  recherches  un  esprit  de  syst^me  et  de  parti  qui 
ne  leur  a  permis  de  voir  que  ce  qui  convenait  a  leur  but 
particulier ;  c'est  qu'ils  ont  cherche  k  6tre  amusants,  au  lieu 
d'etre  vrais,  et  que  rarement  ils  ont  donn6  a  leur  travail  le 
temps  necessaire  pour  I'ex^cuter  avec  succes.  Parmi  les 
modernes  qui  ont  travaille  dans  ce  genre,  on  ne  pent  gufere 
citer  que  Chardin  et  Muralt;  encore  ce  dernier  a-t-il  vu  avec 
plus  d'esprit  que  d' impartiality.  On  sent,  comme  dit  Rousseau, 
combien  il  bait  les  Frangais,  jusque  dans  les  6loges  qu'il  leur 
donne. 

Pour  bien  juger  le  caract^,re  d'un  pays,  vaut-il  mieux  lui 
6tre  Stranger,  ou  en  etre  citoyen?  II  semble  d'abord  qu'un 
homme  eleve  au  milieu  de  ses  compatriotes,  en  supposant 
toutes  les  autres  conditions  egales,  peut  parvenir  plus  facile- 
ment  k  les  connaitre  que  ne  le  pourrait  un  Stranger;  cependant 
n'y  a-t-il  pas  aussi  quelques  rapports  qui  rendent  le  point  de 
vue  oil  se  trouve  I'etranger  plus  favorable?  Pour  bien  observer, 
il  faut  eviter  6galement  les  faux  jours  de  la  surprise  et  ceux  de 
I'habitude.  Nous  passons  trop  legerement  sur  les  objets  qui 
nous  sont  familiers,  nous  sommes  trop  etonnes  de  ceux  qui 
nous  sont  absolument  nouveaux.  Dans  le  premier  cas,  nos 
observations  risquent  d'etre  plates  et  communes;  dans  le 
second,  il  est  k  craindre  que  nous  ne  nous  laissions  s6duire  par 
une  fausse  apparence  de  merveilleux. 

Pour  faire  done  une  relation  aussi  interessante  qu'instructive, 
un  voyageur  devrait,  ce  me  semble,  commencer  par  noter  soi- 
gneusement  toutes  les  singularit^s  qui  I'ont  frappe  au  premier 
coup  d'ceil,  mais  ne  se  permettre  d'en  rendre  compte  qu'apres 
avoir  approfondi  la  langue,  la  religion,  la  constitution  politique, 
les  moeurs,  les  usages  et  le  ton  du  pays  qu'il  veut  observer. 

Ce  qui  rend  sans  doute  aujourd'hui  la  connaissance  des 
differents  peuples  de  I'Europesi  difTicile,  c'est  que  Ton  peut  dire 


MARS   1767.  263 

k  peu  pr^s  des  nations  emigres  ce  qu'on  a  dit  si  souvent  des 
homaies  qui  composent  une  mdme  soci6te.  Tout  s'est  confondu, 
tout  seressemble;  les  moeurs,  la  politique,  la  phiiosophie,  ont 
fait  k  peu  pr6s  les  m6mes  progr^s  dans  tous  les  ^tats  de  I'Eu- 
rope.  II  y  a  un  syst6me  commun  k  tous.  L'esprit  dominant  des 
grandes  capitales,  le  goiit  des  voyages,  celui  des  lettres,  et  sur- 
tout  le  commerce,  ont  forme  pour  ainsi  dire  de  tous  les  peuples 
de  I'Europe  un  seul  peuple.  H^rodote  trouverait  aujourd'hui, 
dans  toute  cetle  partie  du  monde,  moins  de  caract^res,  moins 
de  vari6t6s,  que  dans  I'^tendue  bornee  des  pays  qu'embrasse  son 
Histoire. 

Rien  de  plus  vrai  en  general;  cependant  Ton  se  tromperait 
beaucoup  de  croire  que  toutes  les  circonstances  qui  ont  pu  rap- 
procher  tant  de  nations  aient  absolument  efface  leur  caractfere 
original :  elles  en  ont  seulement  altere  quelques  traits,  et  si, 
sous  I'apparence  qui  le  cache,  il  est  plus  difficile  k  saisir,  11  n'en 
existe  pas  moins.  Plus  la  society  s'etend,  plus  I'homme,  sans 
doute,  se  denature,  mais  il  ne  saurait  changer  enti^rement  son 
6tre.  Semblable  k  Protee,  il  devient  susceptible  de  mille  formes 
diff^rentes.  C'est  au  coup  d'oeil  du  genie  k  le  fixer  sous  celle  qui 
lui  est  propre.  L'ltalie  m6me,  malgre  toutes  les  revolutions 
qu'elle  eprouva  sous  I'empire  des  barbares,  sous  le  joug  humi- 
liant  du  despotisme  religieux,  et  durant  les  longues  guerres  de 
la  France  et  de  I'Empire,  n*a-t-elle  pas  conserve  longtemps  cet 
esprit  d'independance  et  d'ambition  qui  fit  sa  gloire  dans  les 
jours  heureux  de  la  republique? 

Le  d^faut  de  nos  vues  en  morale,  en  politique,  en  philoso- 
phic, est  d'etre  toujours  ou  trop  g^nerales,  ou  trop  minutieuses; 
mais  s'il  m'est  permis  de  dire  ce  que  je  pense  sur  un  sujet  sans 
doute  fort  au-dessus  de  ma  portee,  je  crois  remarquer  une  dif- 
ference sensible  entre  la  mani^re  dont  on  pouvait  etudier  les 
nations  anciennes,  et  celle  dont  il  faut  etudier  les  nations 
modernes.  Pour  connaltre  les  Grecs,  les  Romains  et  les  anciens 
habitants  des  Gaules  et  de  la  Germanie,  c'^tait  beaucoup  d'avoir 
acquis  la  connaissancc  de  leurs  lois,  de  leurs  coutumes  et  de 
leur  religion.  On  nous  connaitrait  fort  mal  aujourd'hui  si  Ton 
ne  nous  connaissait  que  par  ces  relations-1^.  Nos  lois,  nos  cou- 
tumes, notre  religion,  nous  sont  devenues  presque  absolument 
^trang^res.  Nos  moeurs  et  notre  phiiosophie  ont  du  moins  affaibli 


264  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

beaucoup  I'influence  qu'elles  devraient  avoir  naturellement  sur 
notre  maniere  de  penser  et  de  sentir,  et  Ton  en  jugerait  bien 
mieux  par  I'esprit  de  notre  theatre,  par  le  gout  de  nos  romans, 
par  le  ton  de  nos  societes,  par  nos  petits  contes  et  par  nos  bons 
mots,  que  par  nos  lois,  notre  culte  et  les  principes  de  notre 
gouvernement. 

J 'imagine  qu'on  ferait  un  ouvrage  fort  curieux  en  rassemblant 
sous  certains  titres  les  expressions  proverbiales,  les  bons  mots 
les  plus  caracteristiques  de  chaque  nation.  Est-il  possible  de  ne 
pas  reconnaitre  I'orgueil  espagnol  dans  VAlmenos  du  Page,  dont 
son  maitre  avait  la  bont6  de  dire  qu'il  etait  aussi  noble  que  le 
roi?  Qui  ne  voit  I'indifference  et  la  morgue  philosophique  d'un 
Anglais,  dans  la  repartie  du  fameux  Wilkes  a  un  poete  fran^ais 
qui,  voulant  reciter  un  poeme  contre  la  fierte  de  ces  insulaires, 
ne  put  jamais  se  rappeler  que  ce  premier  vers  : 

0  barbares  Anglais,  dont  les  sanglants  couteaux... 

«  Eh    monsieur,  rien  n'est  plus  aise  a  finir  : 

Coupent  la  t6te  aux  rois  et  la  queue  aux  chevaux! » 

Le  mot  de  M'"^  de  Tallard ,  qui  ne  voulait  pas  qu'on  portat  des 
jupons  bordes  de  tresses  d'or  ou  d' argent,  parce  que  cela  ne 
servait,  disait-elle,  qu'a  Scorcher  le  menton;  ce  mot  si  fou  ne 
peint-il  pas  toute  la  petulance  fran^aise?  Je  ne  cite  que  les  pre- 
miers traits  qui  s'offrent  a  ma  m6moire ;  il  en  est  mille  autres 
qui  ont  plus  de  saillie,  plus  d'originalite,  et  surtout  plus  de 
v6rit6  locale. 

Nous  avons  cherch6  dans  notre  litt6rature  a  imiter  tantot  les 
Espagnols,  tantot  les  Italiens,  tantot  les  Anglais;  lis  nous  ont 
imitesaleur  tour  :  cependant  ne  les  reconnait-on  pas  tons,  j usque 
dans  leurs  imitations,  a  des  nuances  tr^s-marquees  ?  L'Espagnol 
n'a-t-il  pas  essentiellement  I'esprit  ingenieux  que  doivent  produire 
lachaleur  du  climat  et  I'aust^recontrainte  desmoeurspubliques? 
ritalien,  celui  qui  tient  a  des  sens  delicats  et  a  une  ima- 
gination brillante  et  voluptueuse?  I'Anglais,  celui  de  la  melan- 
colie  et  d'une  meditation  profonde  ?  Et  ce  qui  distingue  parti- 
culiferement  nos  ecrivains  francais,  n'est-ce  pas  cet  esprit  facile 
et  I6ger  que  donnent  I'usage  et  le  gout  de  la  society? 


MARS   1767.  265 

— 11  paralt  deux  nouveaux  volumes  pour  servir  de  suite  k 
Vllistoire  dc  la  vie  du  grand  Condd,  par  M.  D^sormeaux'.  Get 
ouvrage  n'a  eu  aucun  succ^s.  L'histoire  de  la  maison  de  Mont- 
morency, que  I'auteur  avait  6crite  auparavant,  avait  fait  du 
moins  quelque  16g6re  sensation;  mais  celle  du  grand  Cond6  a 
^16  aussit6t  oubli6e  que  bl&m6e. 

—  M,  I'abbe  Laugier,  ex-jesuite,  vient  d'achever  son  Histoire 
de  la  R^publiqxie  de  Venise,  dont  on  distribue  actuellement  les 
trois  derniers  volumes.  G'est  encore  un  ouvrage  qui  n'a  pas  fait 
lamoindre  sensation,  quoique  i'auteur  s'en  occupe  depuisnombre 
d*ann6es.  M.  I'abbe  Laugier  a  6crit  sur  Tarchitecture  differents 
essais  qui  ont  eu  beaucoup  de  succfes. 

—  L*IIomme  d'£tat,  par  Nicolo  Donato,  ouvrage  traduit  de 
I'italien,  avecun  grand  nombre  d* additions  considerables  extraites 
des  auteurs  les  plus  cel^bres  qui  ont  6crit  sur  les  mati^res  poli- 
tiques.  Trois  gros  volumes  in-12.  Les  additions,  compil6es  des 
differents  auteurs,  regardent  le  luxe,  le  commerce  et  d'autres 
objets  k  la  mode.  UHomme  d'etat  de  Nicolo  Donato  est  un 
recueil  de  lieux  communs  qu'on  ne  saurait  lire.  Cela  aurait  eu 
quelque  reputation,  il  y  a  cinquante  ou  soixante  ans  ;  mais  au- 
jourd'hui  nous  sommes  k  mille  lieues  par  dela. 

—  On  a  aussi  traduit  de  I'italien,  de  M.  Charles  Denina,  pro- 
fesseur  d'^loquence  et  de  belles-lettres,  au  college  royal  de 
Turin,  un  Tableau  des  revolutions  de  la  litt^rature  ancienne  et 
moderne.  Volume  in-12,  qui  n'a  pas  fait  la  moindre  sensation. 

—  M.  I'abbe  de  Longchamps  a  aussi  public  une  compilation 
intitul^e  Tableau  historique  des  gens  de  lettres^  ou  Abregd 
chronologique  et  critique  de  V histoire  de  la  litt^rature  francaise 
dans  ses  diverses  rivolutions^  depuis  son  origine  jusquau  dix- 
huitihne  sihle.  Deux  volumes  qui  seront  suivis  de  plusieurs 
autres,  mais  dont  ni  les  presents  ni  les  futurs  ne  seront  lus  de 
personne. 

—  Giographie  universelle  ti  V usage  des  colleges,  par  M.  Ro- 
bert, professeur  au  college  de  Chalon-sur-Saone.  Deux  gros 
volumes.  Dieu  benisse  M.  Robert  Covelle,  citoyen  de  Geneve, 
et  nous  preserve  des  compilations  de  M.  Robert,  professeur  de 
Chalon! 

i.  Voir  plus  baut,  p.  47. 


266  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

VERS    DE    M.     LE    MARQUIS    DE    VILLETTE 

A   CN  ANONYME   QUI   LUI  AVAIT  ADRESSE  DES  VERS 

SUR  SA  QUBKELLE  AVEC  M.  DE  LAURAGUAIS'. 


Monsieur  I'anonyme  badin, 
On  ne  peut  avec  plus  d'adresse, 
De  gaits,  de  d61icatesse, 
Dire  du  mal  de  son  prochain. 
Votre  muse  aimable  et  leg6re 
M'6gratigne  si  doucement 
Qu'il  faudrait  fitre  fou  vraiment 
Pour  aller  se  mettre  en  colere. 
Recevez-en  mon  compliment. 
Mais  pourquoi  votre  esprit  caustique, 
Sur  moi  s'egayant  sans  faQon, 
M'accuse-t-il  d'etre  h6retique 
Au  vrai  culte  de  Cupidon  ? 
Avez-vous  consulte  Sophie, 
Vous  qui  m'imputez  ce  p6ch6? 
Vous  sauriez  que  de  I'h6r6sie 
Je  suis  un  peu  moins  entichd. 
Charm6  de  cet  air  de  tendresse, 
Qui  des  amants  flatte  I'espoir, 
J'ai  souhaite  voir  la  princesse 
Passer  du  theatre  au  boudoir. 
Sur  les  tr6teaux  reine  imposante, 
EUe  est  ce  qu'elle  repr6sente  : 
Mais  on  revient  au  natural  : 
Chez  elle  libre,  impertinente, 
La  princesse  est  femme  galante, 
Gentil  ornement  de  bordel. 
Oui,  oui,  la  reine  Marguerite 
L'eut  aimSe  autant  que  ses  yeux ; 
Elle  en  eut  fait  sa  favorite; 
On  doit  ses  contes  amoureux 
A  son  penchant  pour  la  saillie  ; 
Elle  aimait  les  propos  joyeux  ; 
Les  plus  gros  lui  plaisaient  le  mieux  : 


1.  Cette  querelle,  dont  Grimm  n'a  point  parl6,  est  cont^e  tout  au  long  par 
Bachaumont  (17,  21  et  22  aout  1766) ;  elle  se  termina  par  une  reconciliation,  mais 
aussi  par  la  condamnation  des  deux  adversaires  h  une  dt5tention  de  six  semaines 
que  leur  infligea  le  tribunal  des  mar^chaux  de  France. 


AVRIL  1707.  267 

Elle  pensait  commc  Sophie. 

Mais  avec  I'ardeur  de  V6nu8 

Elle  a  rembonpoint  de  TEnvie. 

Je  cherche  un  sein,  des  globes  nus, 

Une  cuisse  blen  arrondie, 

Quelques  attralts...  soins  superflusi 

Avec  une  telle  momie, 

Si  j'ai  pourtant  sacrifi6 

Au  dieu  qui  de  Paphos  est  mattre, 

Me  voili  bien  justified, 

Ou  je  ne  pourrai  jamais  I'fitre. 


AVRIL 


1"  avril  1767. 


On  a  donn6  le  26  du  raois  passe,  sur  le  theatre  de  la  Gome- 
die-Fran^aise,  la  premifere  represention  de  la  trsigedie  des Scy then 
dont  j'ai  eu  I'honneur  de  vous  rendre  compte.  Cette  pi^ce  n'a 
point  fait  d'effet  au  theatre,  et  il  ne  tiendraitqu'a  nous  d'appeler 
cela  une  chute;  mais  il  ne  faut  pas  que  M.  de  Voltaire  tombe, 
et  quand  on  est  parvenu  k  I'age  de  soixante-douze  ans,  sur- 
charge de  couronnes,  et  ayant  fait  k  I'Europe  entifere  Ife  plus 
grand  bien  que  jamais  hommeait  fait  parses  Merits,  on  doit  avoir 
acquis  quelques  droits  k  I'indulgence  respectueuse  de  ses  com- 
patriotes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  voici  comment  les  choses  se  passferent. 
Le  premier  acte  fit  beaucoup  de  plaisir,  Le  second,  un  peu 
moins.  Le  troisi^.me  parut  froid  comme  glace.  Dansle  quatri^me, 
la  scfene  entre  Indatire  et  Athamare  fut  fortapplaudie;  mais  la 
mort  d'Indatire,  ainsi  que  la  douleur  des  deux  vieillards,  fit 
tr6s-peu  d'eflet,  et  plusieurs  vers  un  peu  familiers  firent  rire. 
Le  cinquifeme  acte  aurait  r(§ussi  sans  les  deux  precedents;  mais 
en  general  I'efTet  fut  peu  considerable  :  il  n'y  eut  point  d'ap- 
plaudissements  k  la  fin,  et  les  propos  qu'on  entendait  dans  les 
foyers  et  dans  les  corridors  n'etaient  point  favorables  k  la  pi6ce. 
Elle  fut  un  peu  mieux  jou6e  et  mieux  re^ue  k  la  seconde  repr^- 


268  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

sentation.  Elle  est  aujourd'hui  k  sa  quatri^me  et  dernifere,  k 
cause  de  la  cloture  des  spectacles,  qui  se  fera  samedi  prochain, 
et  Ton  dit  qu'elle  ne  sera  reprise  qu'a  I'entr^e  de  I'hiver. 

Le  grand  reproche  qu'on  a  fait  a  la  tragedie  des  Scythes, 
c'est  d'etre  froide  et  sans  int6r6t.  Gependant  ce  ne  sont  ni  les 
ev^nements  ni  les  situations  tragiques  qui  y  manquent,  c'est  la 
force  tragique  qu'on  desire  partout.  La  faiblesse  du  plan,   des 
incidents,  de  I'execution,  se  manifeste  a  cbaque  pas.  On  a  dit 
que  M.  de  Voltaire  ne   pouvait  etre  accuse  de  plagiat,  parce 
qu'il  n'avait  pill6  que  son  propre  fonds.  II  est  vrai  que  cette 
tragedie  ressemble  beaucoup  a  celle  d'Alzire  et  k  celle  d'Olym- 
pie;  elle  a  aussi  un  peu  d'afTmite  avec  le  sujet  de  CallirhoL 
Mais   quelle    difference   entre   ce  dernier  sujet  et    celui  des 
Scythes  1  Dans  la  tragedie  de  Callirho^y  le  sort  de  cette  infor- 
tun^e  et  de  son  malheureux  amant  depend  de  I'arret  irrevo- 
cable d'un  oracle,  et  Ton  sait  si  les  dieux  sont  implacables.  Dans 
la  tragedie  des  Scythes,  au  contraire,  tout  n'arrive  que   par 
la  volont6  precaire  du  poete,  et  s'il  voulait  se  prater  un  peu, 
il  n'y  aurait  aucun  mal.  II  faut  pour  qu'il  arrive  un  meurtre 
qu'un  jeune  monarque  persan  defie  un  jeune  Scythe  en  duel, 
comme  ferait  un  petit-maitre  ou  un  marquis  francais.  Assure- 
ment,  le  veritable  Indatire,  qui  d'abord  n'aurait  pas  porte  ce 
nom,  se  serait  bien  moqu6  du  roi  Athamare  s'il  avait  ete  assez 
insense  pour  lui  faire  au  milieu  de  la  Scythie  une  proposition 
aussi  extravagante.  Get  Athamare,  fourvoye  avec  une  poign^e 
des  siens  au  milieu  d'un  peuple  fier  el  guerrier,  et  traitant  ses 
botes  avec  tant  de  hauteur  et  d'arrogance,  me  rappelle  ce  ca- 
poral  des  troupes  du  pape  qui  s'etait  rendu  k  bord  d'un  vais- 
seau  de  guerre  anglais,  accompagn6  de  deux  invalides,  pour  y 
faire  la  recherche  d'un  deserteur.  II  avait  si  bien  pris  le  ton  de 
maitre,  si  parfaitement  oublie  qu'il  n'^tait  plus  chez  lui,  que 
pour  Ten  faire  souvenir  quelques  matelots  de  I'^quipage  furent 
obliges  de  le  jeter  k  la  mer  avec  ses  deux  invalides,  apr^s  quoi 
on  le  repecha  dans  une  barque,  pour  le  mettre  k  terre  dans  un 
coin  de  son  commandement.  II  resulte  detout  ceci  que  les  mal- 
heurs  qui  arrivent  a  Athamare  ne  touchenten  aucune  mani6re, 
parce  qu'ils  n' arrivent  pas  necessairement,  et  que  la  tragedie 
finit  avant  qu'on  ait  pu  prendre  interet  a  quoi  que  ce  soit. 
La  mani^re  dont  elle  a  ete  jou^e  a  beaucoup  contribue  au 


AVRIL    1767.  260 

mauvais  succ6s  du  premier  jour.  II  semblait  que  tous  les  ac- 
teui'S  se  fussent  donn6  le  mot  pour  jouer  d^testablement.  Le 
rdle  d'Athamare,  jou6  par  Le  Kain,  ne  fit  aucun  eflet.  II  y  a  un 
certain  M.  Pin,  re<ju  k  I'essai,  qui  joue  la  comddie  pour  son 
plaisir,  k  ce  qu'on  dit,  car  il  est  riche,  mais  qui  ne  joue  pas 
pour  notre  plaisir,  s'il  joue  pour  le  sien.  Ce  M.  Pin  joue  le:* 
rdles  k  manteau  dans  la  comedie,  et  les  rdies  de  confident  dans 
la  tragedie.  Les  com^diens  pr^tendent  que  c'est  le  meilleur 
confident  qui  ait  paru  au  theatre  depuis  longtemps,  et  je  ne 
serais  pas  eloign^  d'etre  de  leur  avis  s'il  n'avait  pas  une  figure 
si  ridicule  dans  I'accoutrement  tragique,  et  une  voix  si  claire  et 
si  glapissante  qu'on  est  tente  de  rire  d6s  qu'il  ouvre  la  bouche. 
Ce  malheureux  Pin  s'^tait  fait  confident  d'Athamare,  et  fut  la 
premiere  cause  des  risees  du  parterre.  EUescommenc^rentavec 
le  troisi^me  acte,  ou  le  fiddle  Pin  donne  de  si  bons  conseils  a 
son  maitre  peu  docile.  Pin  le  confident  en  perdit  la  contenance, 
et  ne  sut  plus  un  mot  de  son  role,  et  le  mauvais  succ6s  de  cette 
scfene  influa  sensiblement  sur  le  sort  de  la  pifece. 

Mol6  6ta,it  charg6  du  role  d'Indatire,  et  le  joua  en  petit- 
maitre.  Son  p6re  Hermodan  Brizard,  malgre  sa  belle  chevelure 
grise,  malgr6  sa  belle  figure,  sa  belle  voix,  fut  trouv6  bien  froid. 
Pour  le  p6re  d'0b6ide,  le  vieux  Sozame,  c'etait  M.  Dauberval. 
Ce  pauvre  M.  Dauberval  joue  tous  ses  roles  avec  tant  de  poli- 
tesse  que,  sans  avoir  I'honneur  de  le  connaitre,  je  suis  persuade 
que  c'est  un  des  hommes  les  plus  doux  et  les  plus  respectueux 
qu'on  puisse  rencontrer  dans  le  monde.    C'est   dommage  que 
cette  vertu  ne  tienne  pas  lieu  de  talent  au  theatre.  Ce  qu'il  y  a 
de  sur,    c'est  que  Sozame  Dauberval  a  I'air  bien  d^place  en 
Scythie,  et  que,  s'il  y  allait  de  ma  vie,  il  me  serait  impossible 
de  croire  qu'il  ait  jamais  servi  sous  le  grand  Cyrus,  ni  gagn6 
de  batailles  dans  son  jeune  temps,  malgre  tous  les  r^cits  et 
toutes  les  confidences  qu'il  fait  k  son  ami  Hermodan  de  ses  ex- 
ploits et  de  sa  gloire  passes.  Ce  Dauberval  a  un  fils  qui  danse 
k  I'Opera,  et  qui  est  un  charmant  danseur  dans  le  genre  brillant 
et  I6ger  de  Lany  et  de  M"*  Allard.  Si,  suivant  la  morale  de  la 
Chine,  I'^clat  des  vertus  d'un  fils  rejaillit  sur  le  p6re,    nous 
somnies  en  conscience  obliges  d'aller  applaudir  le  p6re  Dau- 
berval a  la  Comedie-Fran^aise  des  cabrioles  enchanteresses  de 
son  illustre  fils  sur  le  th6dtre  de  I'Opera. 


270  CORRESPONDANGE  LITTfiRAIRE 

M"*  Durancy  a  jou6  le  role  d'Obeide.  Je  n'ai  point  eu  occa- 
sion encore  de  vous  parler  de  cette  actrice,  qui  est  au  theatre 
depuis  quatre  ou  cinq  mois.  M"^  Durancy  est  n6e  sur  les  plan- 
ches. Son  p6re,  apr^s  avoir  joue  quelque  temps  sur  le  theatre 
de  Paris  les  rdles  de  valet,  fut  renvoye  en  province  ;  sa  mfere, 
qui  voulait  jouer  les  roles  de  caractfere,  n'a  jamais  pu  se  faire 
supporter  a  Paris  plus  de  huit  jours.  M"*  Durancy  elle-m6me 
debuta  sur  le  theatre  de  la  Gomedie-FranQaise,  il  y  a  sept  ou 
huit  ans,  dans  les  roles  de  soubrette.  On  ne  lui  trouva  pas  alors 
assez  de  talent,  et  elle  fut  congediee.  INe  sachant  que  faire  et  se 
trouvant  un  pen  de  voix,  elle  entra  a  I'Opera,  oii  elle  joua  pen- 
dant trois  ou  quatre  ans  de  suite  les  roles  les  plus  subalternes 
dans  la  plus  honnfite  mediocrite.  Gependant  on  lui  remarqua 
pen  a  peu  de  I'intelligence;  et  comme,  suivantle  proverbe,  dans 
le  royaume  des  aveugles  les  borgnes  sont  rois,  elle  passa  bien- 
tot  pour  une  excellente  actrice.  On  deplorait  seulement  qu'elle 
eut  si  peu  de  voix,  car,  sur  ce  theatre  de  braillards  et  de  criards, 
il  faut  des  poumons  comme  des  soufllets  de  forge  pour  acquerir 
la  reputation  de  chanter  avec  gout  et  avec  ame,  comme  disent 
les  fins  connaisseurs.  Gelle  de  M"®  Durancy  commenga  par  une 
scfene  de  jalousie  jou6e  dans  je  ne  sais  plus  quel  op^ra.  Le 
role  de  Golette,  dans  le  Devindu  village  de  M.  Rousseau,  acheva 
cette  reputation  d' actrice.  Je  ne  fus  cependant  pas  s6duit  par 
la  mani^re  dont  elle  joua  ce  role.  Je  pense  que  I'innocence  et 
la  naivete  d'une  jeune  villageoise  ne  peuvent  s'exprimer  par 
des  minauderies,  m^me  spirituelles  et  agreables,  et  qu'une 
fille  de  theatre  qui  passe  tons  les  soirs  et  pour  del'argent  dans 
les  bras  du  premier  venu  devine  mal  les  mouvements  d'amour, 
de  d6pit  et  de  jalousie  d'une  Golette.  Mais  le  public  ne  fut  pas 
de  mon  avis.  II  trouva  M"°  Durancy  a  merveille  dans  ce  role, 
et  quelques  principaux  soutiens  du  Th^atre-Fran^ais,  M.  d'Ar- 
gental  et  M.  le  marquis  de  Thibouville  entre  autres,  assurerent 
bientot  que  cette  actrice  serait  tr^s-propre  k  remplacer  M"^Glai- 
ron.  En  consequence,  on  lui  fit  apprendre  quelques  roles  tra- 
giques,  et  Ton  repandit  dans  le  public  qu'elle  les  jouait  supe- 
rieurement.  M"^  Glairon  meme  favorisa  ces  bruits  en  accordant 
beaucoup  de  talent  a  celle  qui  devait  lui  succeder,  et  en  lui 
donnant  des  conseils  et  des  legons.  II  ne  s'agissait  plus  que  de 
trouver   un  moyen  de  la  faire  sortir  de  I'Opera.  L'Academie 


AVRIL  1767.  271 

royale  de  musique  est  jalouse  de  ses  moindres  droits,  et  dans 
les  temps  difficiles,  les  moindres  pertes  se  font  regretter.  11 
s'entama  done  une  n6gociation  aussi  importante  que  delicate 
entre  Messieurs  les  premiers  gentilshommes  de  la  Chambre  du 
roi,  qui  dirigent  la  Com^die-Fran^aise,  et  M.  le  comte  deSaint- 
Florentin,  qui,  en  sa  quality  de  ministrede  Paris,  a  rOp6ra  dans 
son  d^partement.  Apr^s  le  nom  du  Tr6s-Haut  dument  invoque, 
et  avoir  g6n6ralement  reconnu  Timportance  de  I'ennuyeux  spec- 
tacle national  appel^  Opera  francais  et  d(^cid6  essenliellement 
n6cessaire  au  soutien  de  la  gloire  nationale,  on  convint  que 
M""  Durancy  passerait  du  theatre  de  I'Op^ra  sur  celui  de  la 
Com^die-Fran^aise  sans  tirer  k  consequence.  En  conformity  de 
ce  trait6,  M"*  Durancy  debuta  au  mois  de  novembre  dernier 
dans  les  r61esde  Pulch6ne,d'Am6naide  et  d'l^lectre,  et  fut  re^ue 
k  demi-part  immedialement  aprfes  son  d6but.  Ge  debut  ne  r6- 
pondit  cependant  pas  k  I'attente  de  ses  protecteurs,  ni  a  I'idee 
qu'on  s'en  etait  faite  d'avance  sur  leur  parole.  Le  public  ne  fut 
point  dans  I'enthousiasme  des  talents  de  M"«  Durancy ;  et  les 
amateurs  de  1' Opera  francais,  choqu^s  au  dernier  point  de  sa 
desertion,  et  profitant  de  la  disposition  du  public,  la  debutante 
transfuge  pensa  6tre  sifllee  dans  les  formes.  Ce  n'est  qn'k  la 
quatrifeme  ou  cinquifeme  fois,  et  au  moment  de  son  plus  grand 
decouragement,  qu'elle  triompha  enfin  de  la  cabale. 

Le  fait  est  que  la  figure  de  M""  Durancy  est  tr6s-ignoble, 
qu'elle  a  I'air  d'une  grosse  servante  de  cabaret;  qu'elle  ne 
manque  ni  d'intelligence  ni  m6me  de  chaleur,  mais  qu'elle  a 
un  jeu  dur  comme  sa  physionomie,  sans  grace,  sans  sentiment, 
sans  4me.  Cela  nefera  done  jamais  qu'une  actrice  mediocre  qui 
jouera  passablement  bien  les  roles  qui  lui  auront  ete  not^s  par 
M""  Clairon  ou  par  M.  de  Thibouville,  mais  qui  n'entrainera 
jamais  le  spectateur  par  la  force  et  le  pathetique  de  ses  pro- 
pres  accents.  Le  credit  de  ses  protecteurs  a  tout  mis  en  ceuvre 
pour  la  faire  valoir  aux  depens  d'une  rivale  qui  s'^tait  pr^sent^e 
sur  son  chemin.  M""  Sainval,  actrice  du  theatre  de  Lyon,  aussi 
laide  que  M""  Durancy,  mais  d'une  figure  moins  ignoble  et 
moins  disgracieuse,  avait  d6bute  avant  elle  avec  beaucoup  de 
succ6s.  On  lui  avait  lrouv6  des  entrailles  et  du  pathetique,  elle 
pouvait  devenir  une  rivale  redoutable.  La  n^cessite  d'accoucher 
1 'avait  force  d'interrompre   son  debut.    Aprfes  le    d6but    de 


272  CORRESPOiNDANCE  LITTERAIRE. 

M"*  Durancy,  on  contraignit  M""  Sainval,  a  peine  relev^e  de 
couches  et  encore  faible  et  languissante,  de  reprendre  le  sien. 
Elle  reparut,  mais  sans  voix  et  sans  force,  et  ce  second  debut 
lui  fit  beaucoup  de  tort.  Elle  a  ete  recue  cependant  ci  la  pension 
et  k  I'essai ;  mais  le  temps  de  son  essai  se  passera  k  ne  jamais 
jouer,  parce  que  M"*  Dubois  et  M"'  Durancy,  jouissant  de  leur 
droit  d'anciennete,  ne  lui  laisseront  vraisemblablement  jamais 
de  role  k  remplir. 

Les  protecteurs  de  M"'  Durancy,  devant  lesquels  il  n'est  pas 
permis  de  prononcer  le  nom  de  M"*  Sainval,  on t  procure  k  leur 
favorite  I'avantage  de  jouer  le  role  d'0b6ide  preferablement  a 
M"^  Dubois.  Dans  les  pieces  nouvelles,  I'auteur  est  libre  de 
donner  les  roles  a  qui  bon  lui  semble,  mais  I'acteur  reste  en 
possession  du  role  qu'il  a  une  fois  joue.  C'est  sans  doute 
M.  d'Argental  qui  a  engage  M.  de  Voltaire  a  faire  ce  petit  passe- 
droit  a  M"^  Dubois,  et  a  donner  son  role  a  M"*  Durancy.  Elle  a 
bien  rendu  ce  role  tel  qu'il  lui  a  ete  note  par  Le  Kain ;  un 
serin  siffle  ne  retient  pas  mieux  son  air ;  mais  je  crois  que 
M^'*  Dubois,  avec  ses  attraits  et  sa  belle  voix,  aurait,  malgre  la 
mediocrite  de  ses  talents,  fait  plus  d'effet  et  mieux  contribue 
au  succfes  des  Scythes.  Obeide-Durancy  eut  un  air  et  un  accou- 
trement si  ridicules  que  je  craignis  que  sa  seule  apparition  ne 
fit  faire  des  eclats  de  rire.  Huchee  sur  des  talons  d'une  demi- 
aune  de  hauteur,  elle  avait  retrouss6  sa  robe  blanche  garnie 
de  peau  de  tigre  jusqu'aux  genoux.  On  voyait  done  toute  sa 
jam  be,  habillee  de  bas  de  couleur  de  chair  entrelaces  de 
rubans  d'or  et  d' argent  en  forme  de  brodequins.  Get  accoutre- 
ment, joint  a  sa  figure  et  k  une  demarche  rapide  et  gen6e  par 
I'enormit^  des  talons,  lui  donnait  I'air  de  quelquebipfede  sauvage 
errant  dans  les  forets  de  la  Scythie,  et  cherchant  a  se  derober 
a  la  poursuite  du  chasseur. 

Ainsi,  quoique  la  faiblesse  de  la  tragedie  des  Scythes  eut 
suRipourrendre  son  succes  peu  brillant,je  crois  pourtant  quece 
succ6s  eut  6t6  fort  different  si  cette  pi6ce  avait  et^  mieux  jouee, 
et  avec  la  perfection  qu'on  croirait  devoir  attendre  du  premier 
theatre  de  la  nation,  si  tout  ne  tombait  un  peu  en  decadence. 

—  Puisque  nous  sommes  sur  le  chapitre  de  la  Comedie- 
Francaise,  il  faut  ici  dire  un  mot  de  ce  qui  s'est  passe  au  sujet 
de  Mole,  premier  de  son  nom  dans  I'histoire  du  theatre,  et  qui 


AVRIL   1767.  £73 

ne  reconnalt  pas  le  c6l6bre  Mathieu  M0I6  pour  aieul.  Get  acteur 
joue  avec  beaucoup  de  succ6s  dans  le  haut  comique.  Son  jeu 
n'est  pas  tr^s-varie,  mais  il  est  plein  de  chaleur  et  d'agrcment. 
On  ne  pent  pas  dire  que  M0I6  soit  un  comedien  sublime;  mais, 
dans  r^tat  de  disette  ou  nous  sommes,  c'est  un  acteur  essentiel 
k  la  Gom^die-Fran^aise.  II  tomba  dangereusement  malade  au 
mois  de  Janvier  dernier  d'une  fluxion  de  poitrine;  la  crainte  et 
les  regrets  de  le  perdre  furent  extremes.  Le  parterre,  toujours 
enchants  de  jouer  un  r61e  et  de  parler,  surtout  depuis  que  les 
sentinelles  plac^es  k  chaque  pilier  I'ont  priv6  de  sa  prerogative 
de  dire  tout  haut  sa  pens6e,  le  parterre,  dis-je,  s'avisa  un 
jour,  apr^s  la  pi6ce,  de  demander  des  nouvelles  du  malade.  On 
lui  en  dit  de  fort  mauvaises,  et  depuis  ce  moment  il  en  demanda 
tous  les  jours  pendant  six  semaines  de  suite,  jusqu'i  la  parfaite 
gu^rison.  Cette  attention  rendit  la  maladie  de  M0I6  cei^bre  et 
int6ressante ;  les  femmes  s'en  m^l^rent,  et  bientotce  fut  un  air 
de  savoir  au  juste  I'etat  du  malade.  On  avait  appris  que  son 
medecin  lui  avait  ordonne  pour  sa  convalescence  de  boire  un 
peu  de  bon  vin  vleux.  Tout  le  monde  s'empressa  de  lui  en 
envoyer,  et  en  peu  de  jours  M.  M0I6,  accabl6  de  presents,  eut 
la  cave  la  mieux  garnie  de  Paris.  Tant  de  marques  d'interet  et 
de  faveur  devaient  bientdt  faire  place  k  un  dechainement  qu'il 
n'^tait  pas  ais6  de  pr^voir. 

On  avait  su,  pendant  la  maladie,  que  M.  M0I6  n'^tait  pas 
rhomme  le  plus  rang6,  et  qu'il  avait  pour  environ  vingt  mille 
livres  de  dettes;  M"'  Glairon  offrit,  pour  les  payer,  de  jouer 
par  souscription,  au  profit  de  Mol^,  sur  un  theatre  particulier, 
une  fois  sans  tirer  k  consequence.  On  fixa  les  billets  de  sous- 
cription k  un  louis,  en  permettant  k  chaque  souscripteur  de 
donner  au  delk,  suivant  le  degre  de  sa  gen6rosit6.  M""  la 
duchesse  de  Yilleroy,  M'"*  la  coratesse  d'Egmont,  et  plusieurs 
autres  dames  du  premier  rang,  se  charg^rent  de  la  distribution 
des  billets.  Ge  projet  prit  mal  dans  le  public.  M"*  Glairon  a  eu 
le  malheur  de  choquer  infiniment  ce  public  par  un  peu  trop  de 
pretention  k  la  consideration.  On  ne  lui  a  pas  pardonn6  sa 
retraite,  et  I'animosite  qu'on  remarque  contre  elle  est  telle 
qu'elle  ne  pourrait  reparaltre  sur  le  theatre  de  sa  gloire  sans 
essuyer  peul-6tre  quelque  desagr6ment  marque.  On  dit  que  Mole, 
de  son  c6te,  a  beaucoup  de  suflisance  et  de  fatuite.  Bientdt  il 
VII.  IS 


274  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

y  eut  un  dechainement  universel  contre  cette  souscription,  et 
pendant  plus  de  quinze  jours  on  ne  park  pas  d' autre  chose. 
Tous  les  grands  principes  furent  mis  en  avant.  On  calcula  qu'a- 
vec  I'argent  qu'on  employait  k  payer  les  dettes  d'un  histrion, 
on  aurait  pu  preserver  du  froid  et  de  la  faim  tous  les  pauvres 
de  Paris  pendant  les  rigueurs  de  I'hiver  dernier.  Ge  qui  me 
fachait,  c'est  que  ceux  qui  calculaient  avec  autant  d'aust6rit6 
n'avaient  pas  fait  allumer  un  fagot  pendant  tout  I'hiver  en 
faveur  des  pauvres.  On  fit  cent  histoires  impertinentes  et  ridi- 
cules. Le  seul  conte  plaisant,  au  milieu  d'un  nombre  infini  de 
pauvret6s,  etait  que  Mol6,  encore  tr6s-faible,  avait  demande  k 
son  medecin  en  quel  temps  il  pourrait  reparaitre  sur  le  theatre; 
que  son  medecin  avait  fix6  ce  terme  a  deux  mois;  qu'a  cela  le 
comedien  avait  repondu  :  «  Ce  terme  est  peut-6tre  trop  court 
pour  ma  sante,  mais  il  est  trop  long  pour  I'int^rSt  dema  gloire;  » 
qua  ce  propos  le  medecin  lui  avait  r6pliqu6  :  «  Tachez  de  vous 
tranquilliser,  et  tout  ira  bien.  Au  reste  vous  savez  qu'on  a 
reproch6  k  Louis  XIV  de  parler  trop  souvent  de  sa  gloire.  » 

Au  milieu  de  toutes  ces  clameurs,  la  souscription  s'etait 
cependant  formee,  et  le  19  fevrier  dernier,  on  repr6senta  la 
tragedie  de  Zelmire  dans  une  maison  de  la  ruedeVaugirard,ou 
autrefois  la  veuve  de  Scarron  eleva  les  enfants  du  roi  et  de 
M"'*'  de  Montespan,  avant  d'etre  devenue  la  marquise  de  Main- 
tenon.  On  dit  que  cette  souscription  a  valu  environ  six  cents 
louis  a  Mol6.  Get  acteur  parut  quelques  jours  auparavant  sur  le 
theatre  de  la  Comedie-Frangaise  et  joua  le  role  de  I'amant 
dans  la  Gouvernante.  Apr6s  avoir  dit  les  premiers  mots  de  son 
role  et  regu  les  plus  grands  applaudissements,  il  s'interrompit, 
s'avanca,  et  adressa  au  parterre  un  court  remerciement  de  ses 
bont6s,  comme  si  la  reconnaissance  venait  de  lui  arracher  ce 
peu  de  paroles  malgr6  lui.  Cela  fut  encore  mal  pris,  et  Ton  dit 
que  c'6tait  manquer  de  respect  au  public.  Telles  sont  les  vicis- 
situdes de  la  faveur  publique.  Le  singe  de  Nicolet,  qui  Jait 
depuis  un  an  1' admiration  de  Paris  en  dansant  sur  la  corde  k 
I'envi  de  son  maitre  le  seigneur  Spinaculta,  ce  singe  ne  man- 
qua  pas  de  faire  la  parodie.  On  annonga  qu'il  etait  malade.Xe 
parterre  demanda  de  ses  nouvelles,  et  Ton  fit  une  souscription 
et  mille  autres  pauvretes  de  cette  esp6ce.  II  a  couru  de  mauvais 
vers  et  de  vilains  couplets  que  je  transcris  ici  avec  beaucoup 


AVRIL  1767.  275 

de  repugnance,  mais  qu'il  faut  conserver  k  cause  de  la  vogue 
qu'ils  out  eue  pendant  quelques  jours,  et  pour  faire  remarquer 
I'esprit  public  de  cette  capitale  en  certaines  occasions.  Yoili 
bien  du  bruit  pour  une  somme  d'argent  donn^e  a  un  comedien  ! 
II  me  semble  que  dans  lous  les  pays  du  monde,  il  est  re^u  que 
les  gens  ^  talents  doivent  6tre  magnifiquement  payes  par  les 
princes  ou  par  le  public.  lis  le  sont  moins  en  France  que  par- 
tout  ailleurs,  et  parce  qu'on  aura  forme  en  faveur  d'un  acteur 
une  souscription  i  laquelle  il  est  libre  k  chacun  de  ne  pas 
prendre  part,  on  fait  un  train  interminable.  U  y  a  deux  ans 
qu'on  donna  h  Manzuoli  en  Angleterre  quinze  cents  livres,  sans 
compter  les  presents  de  toute  espfece,  pour  y  chanter  pendant 
un  hiver  k  I'Op^ra;  et  personne  n'a  imagin6  de  faire  des  epi- 
grammes  et  des  chansons  k  ce  sujet.  C'est  qu'il  faut  convenir 
qu'k  travers  cette  Ieg6ret6  et  cette  frivolite  qu'on  est  en  usage 
de  nous  reprocher,  on  aper^oit,  mSme  dans  nos  amusements, 
un  fond  de  jansenisme  et  de  pedanterie  qui  domine  peut-6tre 
sur  toutes  les  autres  nuances. 

Cette  passion  qu'on  montre  ici  pour  les  spectacles  publics, 
jointe  k  I'envie  d'aviiir  les  gens  k  talents,  est  une  des  contra- 
dictions les  plus  choquantes,  et  peut-6tre  une  des  preuves  les 
plus  fortes  que  nous  ne  poss6dons  les  arts  que  par  forme 
d'adoption,  et  qu'ils  ne  sont  pas  chez  nous  dans  leur  pays  natal. 
Rien  du  moins  ne  prouve  mieux  qu'au  milieu  de  notre  politesse 
et  de  la  douceur  de  nos  moeurs  nous  conservons  un  fond  de 
barbarie  et  d'asp6rit6  gothique.  Un  observateur  habile  aura  de 
fr^quentes  occasions  de  le  remarquer. 

L' autre  jour,  Le  Kain,  causant  dans  le  foyer  de  la  Comedie, 
dit  que  la  part  de  I'annee  enti^re  n'avait  pas  monte  k  huit  mille 
livres,  et  paraissait  se  plaindre  de  la  modicit6  de  cette  recette.  II 
est  Evident  qu'un  acteur,  qui  est  oblige  de  d^penser  les  deux  tiers 
de  cette  somme  en  habits,  n'a  pas  un  sort  sufiisamment  honnSte 
pour  vivre.  Cependant  un  vieux  bourru  d'officier  qui  6tait  \k  prit 
la  parole  et  dit :  «  Parbleu,  \oi\k  un  plaisant  faquin  qui  n'a  pas 
assez  de  huit  mille  livres!  Moijesuis  convert  de  blessures,et  j'ai 
huit  cents  livres  de  pension. »  Le  Kain  se  retourna  vers  ce  bourru, 
et  lui  dit  avec  beaucoup  de  politesse :  «  Eh ,  monsieur ,  ne 
comptez-vous  pour  rien  le  propos  que  vous  osez  me  tenir?  » 
S'il  m'^tait  permis  d'ajouter  quelque  chose  apr6s  ce  beau  mot, 


276  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

je  demanderais  quel  est  rhomme  le  plus  vil,  ou  du  comedien 
qui  repousse  une  insulte  grossifere  avec  tant  de  noblesse,  ou  du 
militaire  qui  regarde  1' argent  comme  le  prix  et  la  mesure  de  tout? 

VERS. 

L'argent  est  rare,  nous  dit-on ; 

Oui,  pour  en  fairs  un  bon  usage ; 

Mais  pour  un  fat,  un  histrion, 
Pour  seconder  I'orgueil  de  la  Clairon, 

Toutes  nos  dames  font  ravage, 
Et  Paris  est  a  contribution. 

Sur  un  theatre  qu'on  61feve, 
On  veut  encor  nous  forcer  au  bonheur 
D'admirer  le  talent  fatigant  et  trompeur 

De  Clairon  avant  qu'elle  cr6ve. 

L^,  des  soins  que  Ton  aura  pris, 
Chacun  s'applaudissant  chantera  sa  victoire  : 
Les  qufiteuses  alors  compteront  leurs  amis, 
Clairon  tons  les  suppots  ou  valets  de  sa  gloire; 
M0I6  plus  silrement  comptera  ses  profits, 
Et  tous  iront  ensemble  au  temple  de  M6moire. 

CHANSON. 

Sur  I'air  du  Vaudeville  du  Marechal. 

Tout  le  bruit  de  Paris,  dit-on, 
Est  que  mainte  femme  de  nom 
Quete  pour  une  tragedie 
Ou  doit  jouer  la  Fretillon^ 
Pour  enrichir  un  histrion. 
Tous  les  jours  nouvelle  folic  : 

Le  faquin. 

La  catin 

Int6resse 
Baronne,  marquise  et  duchesse. 

Pour  un  fat,  pour  un  polisson 
Toutes  nos  dames  du  bon  ton 
Vont  qufitant  dans  leur  voisinage : 
Vainement  les  refuse-t-on. 
Pour  revoir  encor  la  Clairon, 
Dans  Paris  elles  font  tapage. 

i.  Premier  nom  de  M^'*  Clairon,  c61ebre  par  les  erreurs  desajeunesse.  (Grimm.) 


AVRIL  1767.  .  277 

La  8ant6 
De  Mole 
Les  engage, 
Elles  OQt  grand  coeur  k  I'ouvrage. 

Par  un  exc^s  de  vanity, 

La  Clairon  nous  avait  quitt^; 

Mais  depuis  ce  temps  elle  enrage, 

Et  sent  son  inutility. 

Comptant  sur  la  frivolity, 

Elle  recherche  le  suffrage 

Du  plumet, 

Du  valet : 

Quel  courage 
Pour  un  aussl  grand  personnage! 

• 
Le  goOt  dominant  aujourd'hui 
Est  de  se  declarer  I'appui 
De  toute  la  plus  vile  espece 
Dont  notre  theatre  est  rempli; 
Par  de  faux  talents  6bloui, 
A  les  servir  chacun  s'empresse. 

Le  faquin, 

La  catin 

Interesse 
Baronne,  marquise  et  duchesse. 

Mol^,  plus  brillant  que  jamais, 
Donne  des  soupers  i  grands  frais, 
Prend  des  carrosses  de  remise, 
Entretient  fiUes  et  valets. 
Les  femmes  vident  les  goussets 
M6me  des  princes  de  Tfiglise'. 

Pour  servir 

Son  plaisir, 

Ses  sottises , 
Elles  se  mettraient  en  chemise. 

Assignons  par  cette  chanson 
De  chacun  la  punition 
Qu'on  doit  donner  k  l'ind6cence  : 
D'abord,  i  M0I6  le  baton; 
Ensuile  pour  bonne  raison, 
Comme  une  digne  recompense 

i.  Lo  prince  Louis  de  Rohan,  coadjuteur  de  Strasbourg,  I'archey^ue  de  Lyon, 
rarchev6que  de  Bourges,  I'^vCque  de  Saint-Brieuc,  ont  souscrit  pour  la  repr^cn- 
tation  de  Mol<5.  (Gmmii.) 


278       CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

A  Clairon 
La  maison 
Ou  la  cage 
Que  Ton  doit  au, liber tinage*. 


COMPLAINTE 

sur  I'air  des  Pendus. 

Quel  est  ce  gentil  animal 
Qui  dans  ces  jours  de  carnaval 
Tourne  a  Paris  toutes  les  tetes, 
Et  pour  qui  Ton  donne  des  fetes? 
Ce  ne  pent  6tre  que  Molet  * 
Ou  le  singe  de  Nicolet. 

« 

Vous  edtes,  6ternels  badauds, 
Vos  pantins  et  vos  Ramponneaux ; 
Frangais,  vous  serez  toujours  dupe. 
Quel  autre  joujou  vous  occupe? 
Ce  ne  pent  etre  que  Molet 
Ou  le  singe  de  Nicolet, 

De  sa  nature  cependant 
Cet  animal  est  impudent; 
Mais  dans  ce  sifecle  de  licence 
La  fortune  suit  Tinsolence, 
Et  court  du  logis  de  Molet 
Chez  le  singe  de  Nicolet. 

II  faut  le  voir  sur  les  genoux 

De  quelques  belles  aux  yeux  doux, 

Les  charmer  par  sa  gentillesse, 

Leur  faire  cent  tours  de  souplesse  : 

Ce  ne  pent  etre  que  Molet 

Ou  le  singe  de  Nicolet. 

L'animal  un  peu  libertin 
Tombe  malade  un  beau  matin  : 
Voila  tout  Paris  dans  la  peine, 
On  croit  voir  la  mort  de  Turenne; 
Ce  n'6tait  pourtant  que  Molet 
Et  le  singe  de  Nicolet. 

1.  Et  Ji  I'auteur  de  la  chanson,  troismoisde  Bic6tre  pour  la  premiere  fois.  (Grimm.) 

2.  Les  Memoires  secrets  (2  mars  17G7)  attribuent  ces  couplets  k  Boufflers. 
M.  de  Manne  {Galerie  de  la  troupe  de  Voltaire)  a  otabli  par  les  actes  civils  que, 
contrairement  k  ce  qui  a  6t6  souvent  imprime,  le  nom  de  cet  acteur  6tait  bien 
Mole  et  non  Molet. 


AVRIL   1767.  279 

La  digDe  et  sublime  Glairon 
De  la  fille  d' Agamemnon 
A  chang^  Turne  en  tirellre ; 
Et  dans  la  piti6  qu'elle  Inspire, 
Va  partout  qufitant  pour  Molet 
A  la  cour  et  chez  Nicolet. 

G6n6raux,  catlns,  magistrats, 
Grands  6crivains,  pleux  pr61ats, 
Femmes  de  cour  blen  afllig6es 
Vont  tons  lui  porter  des  drag6es  : 
Tant  on  craint  de  perdre  Molet 
Et  le  singe  de  Nicolet. 

Si  la  mort  ^tendait  son  deuil 
Ou  sur  Voltaire  ou  sur  Choiseul, 
Paris  serait  moins  en  alarmes, 
Et  r6pandrait  bien  moins  de  larmes 
Que  n'en  ferait  verser  Molet 
Ou  le  singe  de  Nicolet. 

Peuple  ami  des  colifichets, 
,  Qui  portes  toujours  des  hochets. 
Rends  graces  k  la  Providence, 
Qui,  pour  amuser  ton  enfance, 
Te  conserve  aujourd'hui  Molet 
Et  le  singe  de  Nicolet. 

—  Le  voyage  de  M"*  Clairon  k  Varsovie  n'aura  pas  lieu  cette 
annee.  Voici  la  lettre  *  que  le  roi  de  Pologne  a  ecrite  k  ce  sujet 
k  M""  Geoffrin.  Elle  est  dat6e  du  20  mars  1767  : 

«  Ma  ch6re  maman,  je  vous  envoie  ceci  par  estafette  pour 
que  vous  avertissiez  de  ma  part  au  plus  t6t  M""  Glairon  de  ne 
plus  songer  au  voyage  de  Varsovie  pour  cette  ann6e.  Je  ne  puis 
assez  vous  dire  combien  je  regrette  le  plaisir  que  je  m*6tais 
promis  de  la  voir  et  de  I'entendre  ici;  mais  voici  ce  qui  m'en 
prive.  D6s  que  j'ai  vu  que  les  choses  tournaient  de  fa^on  k  pro- 
duire  du  trouble  ici,  j'ai  d'abord  songe  k  renvoyer  tout  mon 
the&tre.  «  Mais,  m*a-t-on  dit,  cela  annoncerait  trop  tdt  votre 
«  opinion  sur  les  affaires,  et  la  connaissance  de  cette  opinion 
u  raettra  les  esprits  trop  en  mouvement  avant  le  temps.  »  J'ai 

i.  Elle  a  6ti  imprimde  dans  les  £loges  de  Mme  Geoffrin  (Paris,  1812,  p.  140)  et 
dans  la  Corretpondance,  publico  par  M.  Ch.  de  MoQy,  p.  279. 


280  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

cede  a  cette  representation,  surtout  lorsque  j'ai  su  que  M"®  Clai- 
ron  avail  envie  de  venir  ici,  et  vous  m'avouerez  que  la  tentation 
ne  pouvait  6tre  plus  forte.  Mais  ces  jours-ci,  il  m'est  arrive  de 
differents  cotes  que  ce  m6me  public,  qui  s' amuse  de  mon  spec- 
tacle, me  blame  cependant  du  soin  et  de  I'argent  que  j'y  mets 
dans  ce  moment  de  crise.  II  est  certain  que  I'epargne  de  mon 
theatre  ne  me  donnera  pas  une  armee.  II  est  certain  que  le 
renvoi  subit  de  ce  theatre  va  me  couter  m6me  assez  considera- 
blement.  II  est  certain  que  je  me  prive  d'un  delassement  que 
j'aime,  mais  surtout  que  je  me  prive  de  M'^^  Clairon.  Mais 
n'importe!  11  faut  obeir  k  la  voix  du  peuple  quand  il  s'agit  de 
lui  prouver  qu'on  sent  et  qu'on  partage  sa  peine.  II  faut  que 
chacun  s'execute  dans  des  temps  de  malheur,  et  j'en  donne 
volontiers  I'exemple. 

«  Maman,  je  vous  embrasse  mille  fois.  Faites  mes  excuses 
a  M''"  Clairon  pour  cette  fois.  Mais  si  le  calme  revient  ici  aprfes 
I'orage,  son  arriv6e  a  Varsovie  en  sera,  j'esp^re,  une  des  plus 
belles  preuves  :  la  colombe  alors  apportera  le  rameau  d'olivier.  » 

—  On  lit  dans  le  Recueil  des  pieces  ditachies  par  M'"*  Ricco- 
boni,  imprim6  en  1765,  un  petit  conte  de  fee  intitule  VAvcugle. 
G'est  peu  de  chose.  Nirsa,  fee  bienfaisante,  en  revenant  de  quel- 
que  expedition  digne  de  sa  belle  ame,  passe  aupr^s  d'un  bos- 
quet solitaire  et  y  entend  gemir  et  pleurer.  Elle  s'arrete  et  y  voit 
deux  jeunes  amants  qui  se  desolent.  L'un  est  Zulmis,  aveugle 
de  naissance,  mais  d'ailleurs  done  de  toutes  les  graces  du  corps 
etdel'esprit;  I'autre  est  Nadine,  jeune  beaute  accomplie.  Ces 
deux  amants  s'adoraient  depuis  leur  premiere  enfance.  Alibeck, 
grand-pretre  du  Soleil,  ^tait  parti  pour  un  long  voyage.  II  avait 
promis  a  Zulmis  d'6tre  bientot  de  retour,  et  de  lui  procurer  la  vue 
au  moyen  d'une  eau  merveilleuse  qu'il  rapporterait.  Ce  retour 
et  cette  guerison  devaient  arriver  avant  que  Zulmis  eut  vingt 
ans  accomplis,  et  lorsque  la  fee  Nirsa  s'arr^ta  auprfes  du  bos- 
quet, il  ne  manquait  plus  qu'une  heure  aux  vingt  annees  de 
Zulmis.  Ce  qui  mettait  le  comble  au  desespoir  de  nos  amants, 
c'est  que  les  parents  de  Nadine  n'avaient  consenti  a  cette  union 
qu'autant  qu' Alibeck  tiendrait  sa  parole,  et  dans  une  heure  au 
plus  tard  Zulmis  et  Nadine  allaient  etre  separes  pour  jamais.  La 
f6e  eut  piti6  de  ces  pauvres  enfants,  et,  revetant  la  figure  d' Ali- 
beck, qui  ne  pouvait  plus  revenir  attendu  qu'il  etait  mort  en 


AVRIL  1767.  281 

route,  elle  leur  causa  la  plus  grande  et  la  plus  agreable  sur- 
prise. Cependant  Nirsa  fit  remarquer  h  Nadine  que  son  amant, 
priv6  de  la  lumifere,  lui  resterait  bien  plus  surement  fiddle  que 
lorsque  I'usage  des  yeux  lui  aurait  fait  connaltre  tant  de  beaut^s 
diverses.  La  tendre  Nadine,  plus  occupee  du  bonheur  de  Zulmis 
que  de  ses  propres  interSts,  aima  mieux  risquer  de  perdre  le 
cceur  de  son  amant  que  de  le  voir  plus  longtemps  prive  de  la 
lumifere  du  jour.  G'est  Zulmis  qui  ne  se  soucie  presque  plus  de 
voir,  quand  il  apprend  que  sa  tendresse  en  pourrait  souffrir 
quelque  atteinte.  On  est  accoutume  k  ces  combats  de  generosite 
au  theatre  et  dans  les  contes.  Ici,  il  n'y  avait  point  de  temps  k 
perdre.  Ainsi  on  se  rendau  temple,  et  en  presence  des  parents,  la 
pretendue  Alibeck  ouvre  les  yeux  de  Zulmis  et  couronne  I'amour 
des  deux  amants  en  les  unissant.  Apr6s  quoi  il  se  fait  recon- 
naltre  pour  la  f6e  Nirsa,  et  remonte  dans  les  regions  aeriennes, 
apr^s  avoir  comble  les  jeunes  epoux  de  presents  et  de  bienfaits, 
et  annonce  que  Zulmis  serait  toujours  constant  a  Nadine. 

M.  Deslontaines  a  imagine  de  faire  de  ce  conte  une  esp6ce 
de  pastorale  en  deux  actes,  m6l6e  d'ariettes  suivant  le  gout  des 
op6ras-comiques  d'aujourd'hui.  M.  Desfontaines  est  un  insigne 
barbouilleur.  II  a  donn6  une  Bergdre  des  Alpes  sur  le  theatre 
de  la  Comddie-Francaise,  il  y  a  quinze  mois.  G'etait  une  mau- 
vaise  drogue;  son  Aveugle  de  Palmyre,  qui  vient  d'6tre  jou6 
sur  le  theatre  de  la  Comedie-Italienne,  est  encore  plus  detes- 
table. Au  lieu  de  la  f6e  Nirsa,  qui  prend  la  figure  d' Alibeck, 
M.  Desfontaines  fait  revenir  ce  grand-pr6lre  en  personne,  etlui 
fait  jouer  le  role  que  la  fee  joue  dans  le  conte.  Gomme  toute  la 
piece  n'aurait  jamais  fourni  que  deux  scenes  avant  le  denou- 
ment,  et  que  M.  Desfontaines  en  a  voulu  faire  deux  actes,  il  a 
imaging  de  donner  k  Nadine  une  rivale  sous  le  nom  de  Thela- 
mis.  Gette  Thelamis  est  une  mechante  coquine,  pleine  de  co- 
quetterie  et  d' artifice.  Elle  brouille  les  deux  amants.  Elle  vient 
voir  Zulmis  sous  le  nom  de  Nadine,  et  ni  la  voix  de  Thelamis, 
ni  sa  main,  qu'ilsaisit  k  plusieurs  reprises,  ne  I'avertissent  de  la 
tricherie,  quoique  les  discours  de  Thelamis  soient  absolument 
opposes  aux  sentiments  de  Nadine.  Tout  cela  est  d'une  b^tise 
et  d'une  insipidite  rares.  Getie  pi6ce  a  ete  sifllee  a  la  premiere 
representation ;  mais  ce  n'est  plus  la  mode  de  se  le  tenir  pour 
dit.  On  I'a  donn^e  une  seconde  fois,  et  elle  a  eu  cinq  ou  six 


282  CORRESPONDANGE   LITTfiRAIRE. 

faibles  representations  k  la  faveur  de  la  musique,  qui  a  cepen- 
dant  mediocrement  reussi.  Cette  musique  est  de  M.  Rodolphe, 
virtuose  de  la  musique  de  M.  le  prince  de  Conti.  Je  ne  veuxpas 
la  juger  definitivement,  parce  qu'il  faudrait  I'avoir  entendue 
plus  d'une  fois,  et  que  le  poete  spirituel  de  M.  Rodolphe  me 
met  hors  d'etat  de  faire  cet  essai ;  mais  h  la  premiere  represen- 
tation le  musicien  m'a  presque  paru  aussi  monotone  et  aussi 
insipide  que  son  poete,  et  je  n'ai  rien  trouv6  dans  la  musique 
qui  m'ait  plu  a  un  certain  point.  II  est  vrai  que  M.  Desfontaines 
n'a  jamais  menage  a  son  musicien  I'occasion  de  faire  un  air. 
Tout  ce  petit  opera  consiste  en  une  suite  de  romances,  de  ron- 
deaux  et  de  couplets  sans  fin.  M.  Rodolphe  a  cru  devoir  se 
conformer  au  gout  national.  C'est  un  moyen  sur  de  tomber,  car 
ceux  qui  se  disent  partisans  de  la  musique  francaise  sont  les 
premiers  a  bailler  si  vous  leur  en  donnez  a  rOp6ra-Comique,  et 
le  petit  nombre  de  ceux  qui  se  connaissent  en  musique  vous  m6- 
prisent.  Si  M.  Rodolphe  donne  un  second  ouvrage  dans  le  gout 
de  celui-ci,  jele  regarderai  comme  un  homme  sans  ressource. 
Ce  M.  Rodolphe  est  un  homme,  je  crois,  unique  en  Europe, 
quand  il  joue  du  cor  de  chasse.  On  dit  que  les  nouveaux  direc- 
teurs  de  1' Opera  vont  I'enroler  dans  leur  orchestre. 

—  Les  Honnetetis  liti^raires,  qu'on  n'a  point  a  Paris,  mais 
qui  existent,  sont  une  brochure  de  pr6s  de  deux  cents  pages  oil 
M.  de  Voltaire  passe  en  revue  presque  tons  ses  adversaires. 
Gela  est  fait  particuli^rement  a  I'honneur  d'un  ci-devant  soi- 
disant  jesuite,  Nonotte,  auteur  des  Erreurs  de  Voltaire^  et  de 
frfere  Patouillet,  aussi  compagnon  em6rite  de  J6sus,  que  M.  de 
Voltaire  accuse  d' avoir  fait  lemandementdel'archeveque  d'Auch 
contre  lui.  La  Reaumelle  attrape  aussi  quelques  douzaines  de 
coups  d'etrivieres  en  passant.  En  v6rite,  M.  de  Voltaire  est  bien 
bon  de  se  chamailler  avec  un  tas  de  polissons  et  de  maroufles 
que  personne  ne  connatt.  Ce  La  Reaumelle  et  ses  impertinences 
sont  oublies  depuis  plus  de  dix  ans.  J'ignorais  jusqu'i  I'exis- 
tence  du  P.  Nonotte,  et  je  n'ai  jamais  pu  parvenir  a  lire  le  man- 
dement  de  rarchev6que  d'Auch,  quelque  peine  que  je  me  sois 
donnee  pour  le  voir.  Mais  notre  patriarche  n'a  jamais  oublie 
aucun  deceux  a  qui  il  avait  des  remerciements  a  faire.  Au  reste, 
sa  brochure  n'est  pas  gaie.  C'est  qu'il  se  fache  et  qu'il  ecrit 
avec  passion;  et  assur6ment  il  n'y  avait  pas  de  quoi  se  facher 


AVRIL  1767.  283 

contre  des  gensde  cette  esp^ce.  M.  de  Voltaire,  en parlanldelui, 
s'appelle  un  officier  de  la  maison  du  roi,  seigneur  de  plusieurs 
paroisses.  J'ai  lu  deux  pages  avant  de  deviner  qu'il  parlait  dc 
lui.  Je  croyais  qu'il  6tait  question  de  quelque  officier  des  gardes 
du  corps,  et  je  ni'epuisais  en  conjectures  qui  ce  pouvait  6tre. 
Notre  patriarche  est  un  vieil  enfant.  11  trouve  si  beau  d'etre 
d^core  du  litre  de  gentilhomme  ordinaire  du  roi!  On  sail  que 
ce  corps  est  compose  de  (ils  de  bourgeois  de  Paris  k  qui  il  ne 
faut  d'autre  m6rite  que  celui  de  quarante  mille  livres  pour 
acheter  la  charge.  Moi,  j'aimerais  mieux  m'appeler  Voltaire  que 
d'etre  seigneur  de  plusieurs  paroisses  et  officier  de  la  maison 
du  roi :  voili  comme  les  gouts  sont  divers.  Le  titre  de  cette 
brochure  etait  bien  trouv6,  et  promettait  quelque  chose  de  plus 
gai  et  de  plus  agr6able. 

— 11  est  sorti  de  la  manufacture  de  Ferney  encore  un  autre 
ouvrage,  car  la  plume  et  le  zfele  du  patriarche  sont  intarissables. 
La  nouvelle  brochure,  qu'il  n'est  pas  possible  d' avoir  k  Paris, 
est  intitulee  les  Questions  de  Domenico  Zapata^  traduites  par 
le  sieur  Tamponet,  docteur  de  Sorbonne,  a  Leipsig,  1766.  L'au- 
teur  pretend  que  le  licenci6  Zapata,  nomm6  professeur  en  th6o- 
logie  dans  I'universite  de  Salamanque,  presenta  ces  questions 
a  la  junte  des  docteurs  en  1629 ;  qu'elles  furenl  supprimees 
alors,  et  que  I'exemplaire  espagnol  est  dans  la  biblioth^ue  de 
Brunswick.  Ces  questions  consistent  dans  soixante-sept  diffi- 
cult6s  contre  I'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  et  contre  I'in- 
faillibilit6  de  I'l^glise;  et  ces  difficult^s  sontpresque  les  m6mes 
que  celles  que  M.  le  proposant  Thero  soumit  I'ann^e  derni^re 
aux  lumiferes  de  M.  le  professeur  Glaparfede,  et  qui  occasion- 
n^rent  cette  belle  et  memorable  dispute  sur  les  miracles,  entre 
M.  le  proposant,  M.  le  capitaine  allemand,  madame  son  epouse, 
M.  le  jesuite  iriandais  Needham,  M.  le  citoyen  Covelle  et  plu- 
sieurs autres  grands  hommes  de  cette  trempe.  Les  difficulties 
de  M.  le  licenci^  Zapata  n'engendr6rent  point  de  dispute.  Ses 
dignes  mattres,  les  docteurs  de  la  junte,  n'y  firent  point  de  re- 
ponse,  et  I'auteur  nous  apprend  que  le  licencie  Domenico  Zapata 
y  Verdadero,  y  Honrado,  y  Caricativo,  n'ayant  point  eu  de  r6- 
ponse,  se  mit  k  pr6cher  Dieu  tout  simplement.  11  annon^a  aux 
hommes  le  p6re  des  hommes,  remunerateur,  punisseur  et  par- 
donneur.  11  degagea  la  v6rit6  des  mensonges,  et  separa  la  reli- 


284  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

gion  du  fanatisme.  II  enseigna  et  il  pratiqua  la  vertu.  II  fut 
doux,  bienfaisant,  modeste,  et  fut  brule  a  Yalladolid,  Tan  de 
grace  1631.  Priez  Dieu  pour  Tame  du  fr6re  Zapata  !  Gela  est 
plein  de  gaiete  et  de  folie,  et  quoique  ce  ne  soit  que  du  raba- 
chage  que  le  venerable  et  bienheureux  fr^re  Zapata  a  repet^ 
sous  vingt  noms  differents  et  de  cent  maniferes  diverses,  on  ne 
pent  nier  que  cela  ne  soit  d^sesperant  pour  certains  gardiens, 
tresoriers,  administrateurs  et  autres  ayants  cause  de  certaine 
boutique  qui  tombe  en  ruine  de  tous  c6t6s,  bien  plus  par  sa 
vetust6  que  par  les  coups  qu'on  lui  porte. 

—  Un  ouvrier  de  Saint-Claude,  en  Franche-Comt6S  qui 
n'est  d'aucune  academie  de  sculpture,  mais  qui  sculpte  des 
figures  en  ivoire  et  leur  donne  beaucoup  de  verite,  de  naivet6 
et  d'expression,  a  fait  I'annee  dernifere,  en  ivoire  aussi,lebuste 
de  M.  de  Voltaire,  la  tete  nue,  la  chemise  ouverte  sur  le  sein, 
avec  un  manteaujete  autour  des  6paules.  Ce  buste  est  de  tous 
les  portraits  que  j'ai  vus  de  notre  patriarche  le  plus  ressem- 
blant ;  il  rappelle  parfaitement  le  jeu  de  sa  physionomie,  sans 
charge  et  sans  caricature.  Le  sieur  Simon,  habile  mouleur,  qui 
est  sur  le  point  d'aller  joindre  M.  Falconet  a  Petersbourg,  a 
voulu,  avant  son  depart,  mouler  ce  buste  enplatre,  et  a  parfai- 
tement bien  r6ussi.  II  en  a  deja  vendu  un  bon  nombre  a  un 
louis  pi^ce.  Un  d6vot  k  ce  saint  a  mis  au  bas  de  son  buste : 
O  lux  immensi  publica  mundi  ! 

—  M.  I'abbe  Coyer,  auteur  de  plusieurs  bagatelles  morales 
et  satiriques  et  d'une  Histoire  du  roi  Jean  Sobieski,  que  je 
trouve,  pour  de  bonnes  raisons,  fort  mauvaise,  vient  de  faire 
imprimer  une  Lettre  adressde  au  docleur  Maty,  secrdtaire  de  la 
Sociiti  royale  de  Londres,  sur  les  giants  patagons.  Ecritin-12  de 
cent  trente-huit  pages.  Car,malgre  les  exceptions  de  M.  de  Bou- 
gainville, roitelet  des  lies  Malouines,  il  faudra  peut-6tre  finir  par 
croire  a  1' existence  de  ces  geants  patagons,  surtout  si  ce  qu'en 
disent  les  gazettes  est  vrai,  qu'on  vient  d'en  transporter  deux 
en  Angleterre  a  bord  du  vaisseau  le  Jason.  L'ecrit  de  M.  I'abbe 
Coyer  rapporte  en  extrait  ce  que  les  voyageurs  ont  dit  depuis 
deux  cents  ans  de  I'existence  de  ces  geants.  Ensuite  il  examine 
cela  en  critique ;  puis  il  finit  par  une  histoire  des  Patagons  faite 

1.  Rosset-Dupont. 


AVRIL  1767.  285 

d' inspiration,  etpourainsi  dire  a  priori^  et  cette  histoire  n'est 
autre  chose  qu'une  satire  des  moeurs  de  Paris  :  tournure  fasti- 
dieuse  k  force  d' avoir  6te  employee  par  de  pauvres  gens.  L'6crii 
de  M.  I'abbe  Coyer  est  miserable.  Get  homme  est  mince  philo- 
sopbe,  critique  mesquin,  mauvais  plaisant,  plat  morah'ste.  Le 
style  est  plein  de  negligence,  avec  une  affectation  de  16g6rete 
d'un  tr6s-mauvais  ton.  C'est  dommage  que  M.  I'abbe  Coyer 
d6fende  presque  toujours  de  bonnes  causes,  que  ses  intentions 
soient  toujours  bonnes,  et  que  I'exc^cution  y  reponde  si  mal.  II  a 
la  frivolity  et  la  maniere  d'une  vieille  coquette  de  soixante  ans 
qui  veut  encore  plaire  par  des  minauderies.  Monsieur  I'abbe,  la 
philosophic  ne  s'accommode  pas  de  ces  colifichets.  II  faut  laisser 
les  hochets  aux  enfants,  et  ne  pastraiter  des  questions  serieuses 
en  disant  des  quolibets.  M.  Maty  doit  6tre  peu  flatte  de  la  publi- 
city de  cet  hommage.  On  voit  qu'il  s'est  mis  \k  en  correspon- 
dance  avec  un  pauvre  homme.  M.  Maty  doit  6tre  tr6s-choqu6  de 
la  comparaison  du  Journal  encyclopMique  avec  le  Journal  bri- 
tannique.  Ce  dernier,  dont  M.  Maty  s'etait  charge  pendant  quel- 
ques  annees,  a  ete  sous  ses  auspices  le  meilleur  journal  qui  ait 
paru  de  notre  temps ;  le  Journal  encyclopddique  est  fort  mau- 
vais. Je  conviens  que  les  articles  que  M.  de  Voltaire  y  fait  inse- 
rer  de  temps  en  temps  sont  fort  bons ;  mais  ils  sont  rares,  et 
le  reste  est  detestable  et  ne  vaut  gu6re  mieux  que  le  Mercure  de 
France.  Les  auteurs  sont  si  ignorants  qu'ils  ont  fait,  il  n*y  a 
pas  longtemps,  trois  extraits  successivement  dans  trois  jour- 
naux  consecutifs  d'un  livre  intitule  a  peu  pr6s  de  Rebus  sucicis 
et  qu'ils  ont  constamment  traduit  Suecia,  la  Su6de,  par  la 
Souabe.  lis  ont  termin6  les  trois  extraits  sans  s'apercevoir  de 
leur  bevue,  et  ont  ainsi  parcouru  une  histoire  tout  enti^re  du 
royaume  de  Su6de  et  en  ont  rendu  compte,  en  la  prenant  pour 
une  histoire  du  cercle  de  Souabe.  \o\\k  le  journal  qui,  suivant 
M.  I'abbe  Coyer,  dispute  de  bonte  avec  le  journal  du  docteur 
Maty.  C'est  k  peu  pr6s  comme  lui,  abb6  Coyer,  dispute  de  talent 
avec  M.  de  Buflbn. 

—  M.  Gamier,  de  I'Academie  royale  des  inscriptions  et 
belles-lettres,  vient  de  publier  les  dix-septi^me  et  dix-huiti6me 
volumes  de  V Histoire  de  France  depuis  Vilablissement  de  la 
monarchie.  Cette  histoire,  commenc6e  par  Tabb^  Velly,  conti- 
nuee  par  Villaret,  a  passe  k  la  mort  de  celui-ci  k  M.  Gamier,  qui 


286      ■  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

s'est  charge  de  I'achever.  Ces  deux  volumes  contiennent  le  r^gne 
de  Louis  XI.  lis  commencent  a  I'ann^e  1462,  et  finissent  avec 
Tann^e  1480.  Les  trois  cent  quarante-huit  premieres  pages  du 
dix-septieme  volume  sont  encore  de  Villaret ;  le  reste  appartient 
k  M.  Gamier,  qui  prend  d'avance  des  precautions  sur  les 
reproches  qu'on  pourrait  lui  faire,  en  repandant  dans  le  public 
que  les  libraires  ne  lui  ont  pas  accords  le  temps  necessaire  pour 
donner  a  son  ouvrage  le  degre  deperfection  dont  il  6tait  susceptible. 

—  Anecdotes  francaises  depuis  V itablissement  de  la  monar- 
chie  jiisquau  rdgne  de  Louis  XV ^.  Yolume  in-8°  de  plus  de  six 
cents  pages.  Yoila  encore  un  enorme  volume  de  compilations. 
L'auteur  precede  par  ordre  chronologique  depuis  Clovis  jusqu'a 
la  moit  de  Louis  XIV.  Si  vous  cherchez  un  esprit  philosophique 
dans  ce  fatras,  vous  en  serez  pour  voire  recherche.  Je  ne  vou- 
drais  pas  meme  garantir  T exactitude  des  faits  ;  car  ces  faiseurs 
de  rapsodies  ne  cherchent  qua  finir  leur  volume  pour  toucher 
leur  salaire,  et  comme  il  n'y  a  point  d'honneur  a  gagner  par  ce 
travail,  ils  trouventplus  court  de  le  faire  sans  probity. 

—  M.  de  Surgy,  auteur  des  Melanges  intiressants  et  curieux 
d'histoire  naturelle  qui  composent  une  suite  de  plusieurs  vo- 
lumes, et  qui  ont  eu  assez  de  succ6s,  vient  de  commencer  une 
autre  compilation.  G'est  une  analyse  des  lettres  edifiantes  et  des 
voyages  des  missionnaires  jesuites,  debarrassee  detout  le  fatras 
edifiant,  et  concentree  dans  les  details  r^ellement  interessants. 
II  a  appel6  sa  compilation  MSmoires  g^ographiqucs,  physiques 
et  historiques  sur  I'Asie,  VAfrique  et  VAmMque.  11  en  parait 
quatre  volumes  in-12,  qui  seront  suivis  de  deux  autres  sile  pu- 
blic recoit  favorablement  leurs  precurseurs.  Gette  entreprise  ne 
pent  manquer  d'etre  accueillie.  Les  Memoires  de  M.  de  Surgy 
sont  un  bon  livre  de  bibliothSque  qui  fera  tomber  celui  d'ou 
il  est  tire. 

—  M"*  Benoit  vient  de  nous  gratifier  d'un  nouveau  roman 
intitule  Lettres  du  colonel  Falhert,  en  quatre  parties.  Dieu  vous 
preserve  de  M™®  Benoit  et  de  son  colonel !  G'est  le  cinquifeme 
ouvrage  de  cette  femme  de  lettres.  Vous  trouverez  a  la  t6te  le 
titre  des  quatre  premiers  que  son  libraire  vous  ofTre.  Gardez- 
vous  bien  d' accepter  ses  presents.  II  faut  que  M"^  Benoit  tra- 

1.  Par  I'abbe  Guillaume  Bertoux. 


AVRIL   1707.  287 

vaille  pour  les  colonies:  car,  k  Paris,  il  n'y  a  qu'elle  et  moi  qui 
connaissions  son  colonel  Falbert.  Ce  colonel  me  paralt  le  plus 
mediant  de  ses  garnements  d'enfants. 

—  OEuvres  poslhumes  de  M.  d'Ard^ne,  associ6  k  I'Acad^mie 
des  belles-lettres  de  Marseille.  Quatre  volumes  petit  in-12.  De 
ma  vie  je  n' avals  entendu  parler  de  feu  M.  d'Ard^ne,  po6te  de 
Marseille,  n6  en  1684  etmort  en  1748.  L'^diteur  de  ses  oeuvres 
nous  assure  que  c'^tait  un  excellent  poete,  et  surtout  un  grand 
fabuliste.  Cela  peut  6tre  vraidansla  salle  d'assembl^e  de  I'Aca- 
d6mie  de  Marseille;  mais  k  Paris  c'est  tout  autrement,etvivent 
d'Ard6ne  et  Simon  Le  Franc !  Le  premier  volume  contient  les 
fables  avec  un  discours  sur  ce  genre  de  poesie;  le  second,  ses 
discours  acad^miques;  le  troisi^me  et  le  quatrifeme  renferment 
des  essais  dans  tous  les  genres,  en  vers  et  en  prose  :  on  y  trouve 
jusqu'i  une  comedie. 

—  La  Passion  de  noire  Seigneur  Jhus-Christ,  mise  en 
vers  et  en  dialogues.  Brochure  in-8''  dequarante  pages.  Mets  de 
car6me,  dedi6  par  un  pauvre  poete  anonyme  a  sa  ch6re  mfere. 
Quand  vous  voudrez  vous  6difier,  je  vous  conseille  de  commen- 
cer  par  les  Oratorio  de  Metastasio ;  je  les  crois  tr6s-propres  a 
op6rer  des  conversions,  surtout  sous  les  notes  de  quelque  grand 
maltre  de  chapelle.  Je  n'entends  jamais  le  Stabat  Mater  dePer- 
gol6se  sans  6tre  d^vot. 

—  Enfin,  M.  ^lie  de  Beaumont  a  public  le  m6moire  k  con- 
suiter  pour  la  malheureuse  famille  Sirven,  qui,  a  la  realite  du 
supplice  pr6s,  a  eprouv6  un  sort  k  peu  pr^s  pareil  a  celui  de  la 
famille  Galas.  M.  de  Beaumont  ne]peut  se  reprocher  de  s*6tre  trop 
presse;  car,  Dieu  merci,  il  y  a  deux  ans  qu'il  est  persecute  de 
faire  et  de  publier  ce  memoire,  qui,  pour  avoir  6t6  trop  annonce 
et  trop  attendu,  a  fait  peu  d'efiet  dans  le  public.  II  est  vrai  que, 
quelque  compassion  que  raerite  le  sort  des  Sirven,  la  cause  de 
la  famille  Galas,  outre  qu'elle  fut  la  premiere,  etait  bien  autre- 
ment  touchante,  puisqu'il  y  avait  eu  une  victime  immol^e  dans 
les  transports  du  fanatisme.  On  ne  pouvait  penser  au  sort  de 
I'infortune  Jean  Galas  sans  se  sentir  les  entrailles  dechirees; 
mais  quoiqu'il  n'y  ait  point  dans  I'histoire  des  Sirven  une  cata- 
strophe de  cette  atrocit6,  elle  est  encore  assez  deplorable  pour 
rhumanite,  et  assez  humiliante  pour  notre  siecle  philosophique. 
Le  memoire  de  M.  de  Beaumont  n'est  pas  un  modele  de  cette 


288        CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

eloquence  simple  et  sublime ,  si  oppos6e  k  la  declamation, 
eloquence  tr^s-rare  en  general,  mais  surtout  ignoree  des  avo- 
cats.  Mais  tel  qu'il  est,  on  ne  peut  le  lire  sans  interet,  et,  j'ose 
ajouter,  M.  de  Beaumont  n'etait  pas  en  etat  de  I'ecrire.  II  y  a 
des  reputations  si  etranges',  quand  on  est  a  portee  de  voir  les 
choses  de  pr6s !  Si  celle  de  M.  de  Beaumont  ne  parvient  a  la 
posterite  que  par  I'organe  de  ;^M.  de  Voltaire,  cet  avocat  sera 
admire  par  nos  neveux  comme  un  des  plus  grands  hommes  de 
ce  sifecle.  Le  fait  est  que  M.  de  Beaumont  ne  salt  pas  6crire  dix 
lignes  en  francais,  que  son  style  est  plat,  diffus,  trivial,  rempli 
d'incorrections  et  de  solecismes;  que  ce  qu'il  y  a  de  bien  dans 
ses  memoires  pour  les  Galas  et  les  Sirven  appartient  a  de  fort 
honnetes  gens  qui,  pour  le  bien  de  la  chose,  se  sont  tourmentes 
de  donner  a  ces  ecrits  un  degre  de  perfection  que  I'auteur 
n'etait  pas  en  etat  de  leur  donner,  et  qui  ont  eu  a  chaque  pas 
sa  vaniteet  sa  sottiseacombattre.  II  ne  m'est  pas  meme  possible 
d'avoir  bonne  opinion  du  caractere  moral  de  cet  homme.  II  a 
montre  dans  toute  la  procedure  des  Galas  que ,  s'il  a  pris  leur 
defense,  c'est  I'inter^t  de  sa  reputation  et  non  celui  de  la  cause 
de  ces  infortun^s  qui  le  faisait  agir.  Aussi,  n'y  voyant  pas  le 
meme  motif,  il  a  laiss6  trainer  I'affaire  des  Sirven  deux  ans  de 
suite,  et  pendant  qu'il  se  fait  le  defenseur  des  protestants,  il 
epouse  une  nouvelle  catholique,  et,  en  vertu  de  sa  conversion, 
11  veut  profiter  de  la  rigueur  des  lois  portees  contre  les  protes- 
tants, et  rentrer,  en  vertu  de  ces  lois,  dans  la  possession  des 
biens  que  le  grand-oncle  de  sa  femme  a  alienes,  il  y  a  quarante 
ans,  pour  se  refugier  en  Angleterre.  G'est  un  proces  qu'il  sou- 
tient  actuellement  contre  I'acquereur  et  le  possesseur  de  ces 
terres.  On  peut  gagner  ce  proces,  mais  on  reste  ,k  peu  pr6s 
deshonore. 

15  avril  1767. 

L'l^glise  de  Dieu  a6te  singulis  rement  en  desarroi,  depuis  un 
mois  ou  six  semaines,  par  I'etourderie  du  R.  P.  Marmontel, 
capucin  de  la  province  d'Auvergne,  associe  a  la  confrerie  des 
puritains,  qui  tient  ses  assises  au  Louvre  pour  le  maintien  de 
la  langue  francaise  en  ses  droits  et  prerogatives.  Lequel  capucin 
Marmontel,  ayant  reussi  par  ses  menees  k  se  faire  nommer. 


AVUIL   1767.  289 

pour  un  court  espace  de  temps,  portier  du  paradis  par  interim, 
au  lieu  de  faire  son  devoir  avec  fidelite  et  exactitude  en  bon  et 
digne  capucin,  a  provisoirement  ou  du  moins  etourdiment 
confix  sa  porte  i  un  aveugle  nomme  B^lisaire.  Lequel  Belisaire, 
ci-devant  capitaine  general,  s'6tant  fait  capucin  par  la  grace  de 
Dieu  et  I'intervenlion  du  R.  P.  Marmontel,  et  ayant  pris  depuis 
peu  riiabit  de  Tordre  seraphique,  apr6s  avoir  fait  les  preuves 
requises  d'imb6cillit6et  de  pauvrete  d' esprit,  n'etait  neanmoins, 
vu  sa  c^cit6,  aucunement  propre  a  6tre  prepos6  ci  la  garde  de 
la  susdite  porte.  Aussi  les  m^chants,  abusant  de  I'impunite  et 
plus  encore  de  la  bonhomie  dudit  R.  P.  Belisaire,  il  est  arrive 
par  megarde  ou  trahison  que  le  susdit  capucin  B61isaire  a  laiss6 
entrer  en  paradis  les  ci-devant  empereurs  Titus,  Trajan  et  Marc- 
Aur61e,  ensemble  quelques  autres  coquins  de  cette  trempe, 
lesquels,  pour  avoir  gouverne  I'empire  comme  on  sait,  avaient 
6t6  justement  condamn^s  par  la  Sorbonne,  pour  premiere  cor- 
rection et  sauf  quinzaine,  a  6tre  eternellement  detenus  et  bouillis 
en  enfer,  en  la  cinqui^me  chaudi^re  de  la  premiere  salle,  en 
entrant  a  gauche. 

Or  I'arriv^e  des  susdits  damn6s  en  paradis  et  leur  hardiesse 
d'6carter  et  de  percer  toutes  ces  belles  rangees  de  bienheureux 
jacobins  et  cordeliers  dont  ce  s6jour  c6leste  est  orne,  pour  se 
placer  insolemment  entre  saint  Thomas  et  saint  Francois,  a 
cause  un  tel  scandale  et  un  tel  vacarme  en  ce  lieu  de  paix  eter- 
nelle  (ou,  comme  on  sait,  les  logements  sont  trfes-rares,  et  les 
loyers,  quoique  baiss^s  depuis  quelque  temps,  sont  cependant 
encore  d'une  cherte  excessive),  que  la  Sorbonne  n'a  pu  se  dis- 
penser de  prendre  connaissance  de  cette  affaire  et  d'informer 
contre  les  auteurs,  fauteurs  et  moteurs  de  ce  desordre. 

En  consequence,  le  docteur  Riballier,  syndic  de  ce  respec- 
table corps,  a  porte  plainte  au  lieutenant  general  de  police,  de 
ce  que  le  Petit  CarCme  du  R.  P.  B61isaire  s'6tait  imprime  avec 
approbation  et  privilege,  et  qu'en  quinze  jours  de  temps  11  s'en 
elait  r6pandu  dans  Paris  plus  de  deux  mille  exemplaires,  dont 
chacun  contenait  au  quinzifeme  chapitre  le  passeport  et  droit  de 
prendre  seance  en  paradis,  expedi6  obrepticement  et  subrepti- 
cement  en  favour  des  nommes  Titus,  Trajan,  Marc-Aur61e  et 
autre  canaille,  a  I'insligation  du  R.  P.  Marmontel,  capucin  sen- 
tant  rher6sie. 

vil.  49 


290  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

r  '  Et  la  police,  justement  alarm ee  des  suites  dangereuses  qui 
pourraient  resulter  de  cette  surprise,  et  jalouse  de  maintenir 
les  elus  en  leur  legitime  possession  et  droit  exclusif  aux  places 
du  paradis,  s'est  d'abord  fait  rendre  compte  par  quel  accident 
des  gens  sans  aveu  ont  pu  usurper  des  logements  dont  I'figlise 
les  a  declares  inhabiles  a  tout  jamais.  Et  par  les  recherches 
faites  a  ce  sujet,  il  a  apparu  que  le  censeur  royal  Bret,  nomm6 
par  la  police  pour  veiller  sur  la  conduite  et  les  propos  dudit 
Belisaire,  a  cru  que  le  radotage  d'un  vieux  soldat  devenu  ca- 
pucin  6tait  sans  consequence,  et  que  son  faible  pour  lesdits 
mechants  empereurs  mentionnes  au  proces,  ensemble  leur 
promotion  de  la  cinqui^mechaudifere  k  la  premiere  place  vacante 
en  paradis,  promotion  non  ratifi^e  par  la  Sorbonne,  n'aurait 
aucune  influence  r^elle  sur  leur  sort,  ne  diminiierait  pas  d'une 
goutte  I'huile  bouillante  de  leur  chaudi^re,  et  ne  pourrait  par 
consequent  causer  aucun  scan  dale  aux  ames  pieuses  ni  aucun 
regret  aux  ames  charitables.  Gonformement  a  ces  idees,  ledit 
censeur  Bret  a  cru  tem^rairement  pouvoir  donner  approbation 
et  privilege  audit  Petit  Carcme  du  R.  P  Belisaire,  capucin 
aveugle.  Pour  ce  mefait  et  autre  resultant  du  proc6s,  ledit  Bret, 
atteint  et  convaincu  d'avoir  sciemment  laisse  Marc-Aur61e  et 
Trajan  en  paradis,  sans  leur  porter  aucun  emp6chement,  a  ete 
prive  de  sa  place  de  censeur  royal  et  raye  de  dessus  la  liste 
d'iceux,  pour  I'exemple  de  tous  et  un  chacun  qui  voudraient 
affecter  ou  risquer  d'avoir  le  sens  commun  en  ce  qui  concerne 
I'exercice  de  leurs  fonctions.  Et  I'abbe  Genest,  docteur  de  Sor- 
bonne et  censeur  royal  pour  la  science  absurde,  ayant  ete 
pareillement  mais  sommairement  consulte  sur  I'orthodoxie  de 
ce  quinzi^me  chapitre,  et  ayant  dit  verbalement  qu'il  croyait 
qu'on  pouvait  le  laisser  publier,  mais  n'ayant  donne  son  avis 
par  6crit,  la  police  a  declare  n'avoir  point  d'action  contre  ledit 
Genest,  laissant  a  la  sagesse  de  la  Sorbonne  de  statuer  sur  ledit 
confrere  Genest  ce  que  de  droit. 

Et  quant  au  R.  P.  Belisaire,  lequel,  apr6s  I'information 
dument  faite  de  ses  vie  et  moeurs,  ensemble  ses  principes  et 
doctrine  contenus  dans  les  quatorze  premiers  sermons  de  son 
Petit  Careme,  avait  obtenu  la  survivance  de  la  premiere  place 
vacante  en  I'hdpital  royal  des  Quinze-Yingts,  a  ete  dit  que  ledit 
Pfere  Belisaire,  pour  scandale  donn6  par  son  quinzi^me  sermon. 


AVRIL  1767.  291 

serait  frustr6  de  sa  survivance,  et  declare  inhabile  d'enlrer 
jamais  dans  le  susdit  hfipital  royal  des  aveugles  des  Quinze- 
\ingts. 

Ces  resolutions  prises  et  ex6cut6es,  restait  k  statuer  sur  le 
sort  da  R.  P.  Marmontel,  premier  moteur  des  troubles,  Et  a  6te 
ledit  Marmontel,  d'abord  et  d6s  le  commencement,  d6clar6  par 
ses  confreres  les  philosophes,  brasseur  et  d6bitant  de  petite 
bifere,  lequel,  pour  faire  favoriser  son  debit  preferablement  k 
celui  de  la  confr6rie,  a  alTadi  sa  marchandise  de  tous  lieux  com- 
muns  qu'il  a  cru  le  plus  propres  k  diminuer  la  vertu  des  drogues 
jug6es  essentiellement  necessaires,  par  la  manufacture  de  Fer- 
ney,  k  la  veritable  composition  de  la  bonne  et  salubre  bifere 
moderne.  Pour  raison  de  ce,  et  apr6s  prealable  d6gustation  de  sa 
dite  petite  hibre  faite  en  manifere  accoutumee  par  les  jur6s  de  la 
communaut^,  et  rapport  fait  par  iceux  a  icelle,  tout  consid6re,  a 
6te  ledit  Marmontel  declare  d^chu  de  sa  raaitrise  de  brasseur,  et 
ce  nonobstant  la  savante  apologie  en  faveur  d'icelui  envoyee  de 
Ferney  par  le  sieur  abbe  Mauduit,  qui  prie  qu'on  ne  le  nomme 
pas  '.  D6fenses  k  lui  faites  de  brasser  dor6navant  pour  1' usage 
de  la  communaut6.  Et  la  rigueur  dudit  arr6t  ayant  contraint 
ledit  Marmontel  de  se  faire  brasseur  d'hopitaux,  d'Hotels-Dieu, 
de  convents  de  moines  et  autres  lieux  privilegi6s,  il  a  eu  le 
chagrin  de  voir  en  lesdits  lieux  sa  bifere  condamn6e  comme  trop 
forte  et  nuisible  a  la  sant6  des  bonnes  §,mes.  En  sorte  que  se 
trouvant,  suivant  le  proverbe,  entre  deux  chaises  le  cul  k  terre, 
11  s'est  fait  dans  Vamertume  de  son  coeur  capucin  indigne,  et 
cette  qualite  I'ayant  rendu  habile  k  entrer  en  conference  avec 
le  docteur  abbe  Riballier,  syndic  de  la  Sorbonne,  il  a  propose 
d'ajouter  k  sa  bifere  tous  les  adoucissements  que  ladite  Sorbonne 
pourrait  juger  necessaires  pour  tol6rer  le  debit  de  ladite  bi6re, 
dite  piquettc  par  forme  de  sobriquet. 

Et  moi,  greflier  a  la  peau  *  de  la  Chambre  des  Pacifiques, 
riant  sous  cape  aux  d6pens  dequi  il  appartlent,  ayant  et6  appel6 
pour  dire  mon  avis,  j'ai  conseill6  chretiennement  et  en  ma 
conscience,  au  R.  P.  Marmontel,  capucin,  d'offrir  a  la  congre- 

1.  Allusion  aux  Anecdotes  sur  Belisaire,  que  Voltaire  avait  sign^cs  de  ce  nom, 
suivi  de  cette  phrase. 

2.  Selon  LittnS,  Ic  greffier  k  peau  ou  k  la  peau  dtait  le  commis  qui  ^ivait  sur 
parchemiu  les  expeditions  des  sentences. 


292  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

gation  des  docteurs  en  science  absurde,  dite  Sorbonne,  de  livrer 
et  substituer  en  enfer,  au  lieu  et  place  de  Marc-Aur^le  et  cora- 
pagnie,  ledit  P.  B^lisaire,  aveugle,  pour  y  etre  detenu  jusqu'^ 
rarrivee  de  I'Antechrist,  laguelle  un  chacun  sait  6tre  prochaine, 
si  meme  il  n'est  deja  ne,  et  ce  en  punition  d' avoir  par  sa  faute 
laisse  entrer  en  paradis  par  fraude  le  susdit  empereur  et  ses 
compagnons :  estimant  pour  bonnes  raisons  n'y  avoir  aucun  mal 
de  damner  un  peu  un  vieux  radoteur,  rendu  aveugle,  suivant 
son  propre  dire,  du  fait  d'un  auguste  et  respectable  vieillard 
dit  Justinien,  et  y  avoir  au  contraire  un  grand  Men  de  procurer 
par  cet  expedient  le  repos  et  la  paix  au  R.  P.  Marmontel  h 
d'autant  meilleur  march6  que  la  damnation  du  P.  Belisaire, 
accordee  a  la  Sorbonne  en  reparation  par  le  susdit  Marmontel, 
ne  faisait  au  bout  du  compte  ni  froid  ni  chaud  a  ce  bon  aveugle. 

Mais  n'a  pas  ledit  P.  Marmontel  juge  a  propos  de  suivre  un 
avis  charitable,  et  a  mieux  aime  se  jeter  aux  pieds  du  reveren- 
dissime  p6re  en  Dieu,  I'archeveque  de  Paris,  due  de  Saint- 
Cloud,  pour  lui  confesser  dans  la  sinc6rit6  de  son  coeur  que, 
depuis  I'age  de  raison,  il  s'est  toujours  senti  un  penchant  invin- 
cible pour  la  religion  catholique,  apostolique  et  romaine,  et 
d'etre  le  croyant  le  plus  intr6pide  des  diocfeses  de  Paris  et  de 
Limoges.  Laquelle  confession  ay  ant  touche  le  coeur  du  prelat, 
Sa  Grandeur  a  exige  dudit  penitent  Marmontel  de  la  consigner 
par  ecrit,  ensemble  les  raisons  sur  lesquelles  son  vieux  radoteur 
de  Belisaire  pretend  appuyer  les  propositions  qui  ont  fait  monter 
le  fumet  d'h6resie  au  nez  du  docteur  Riballier  et  de  ses  con- 
freres, pour  le  tout  etre  remis  a  la  Sorbonne  en  toute  sou  mission 
par  ledit  penitent,  sous  les  auspices  dudit  pr61at,  en  sa  qualite 
de  proviseur  de  la  maison  dite  Sorbonne  et  composee  de  tons 
les  aigles  du  monde  Chretien. 

Et  ledit  penitent  Marmontel  ayant  travaille  nuit  et  jour  a  la 
confection  de  la  soumise  et  respectueuse  defense  des  sentiments 
de  son  aveugle,  faisant  en  outre  de  frequents  actesde  contrition, 
afin  de  detourner  I'orage  de  la  censure  publique  sorbonnique 
annoncee  par  le  syndic  Riballier,  a  neanmoins  cru  devoir  exhiber 
avant  tout  sa  dite  defense  a  la  confrerie  des  philosophes  a 
laquelle  il  se  disait  reintegre  et  r^agrege  par  le  bapt^me  de  la 
persecution  dont  il  venait  d'essuyer  I'ondee.  Etladite  cour  des 
pairs,  TafTaire  mise  en  deliberation  et  lecture  faite  de  ladite 


AVRIL  1767.  2«3 

defense,  a  d^clar^  I'habit  vulgairement  dit  de  saint  Francois 
dftment  pris  et  endoss6  par  ledit  capucin  Marmontel ;  et  a 
n^anmoins  propose  pour  le  prix  de  philosophie  morale  de  Tannic 
procliaine  la  question  :  A  quel  point  doit-il  ilre  permis  ii  un 
philosophe  de  di^guiscr  ses  vrais  sentiments^  et  lequel  doit  Hre 
prdfM  de  mentir  au  Saint-Esprit  contre  sa  conscience^  ou 
d'attendre  paisiblement,  et  sans  boiiger  de  son  cabinet,  la  censure 
lancde  par  le  corps  des  docteurs  de  la  science  absurde  ? 

Et  pour  traiter  cette  question  avectoute  la  clart6  dont  elle  est 
susceptible,  observe  ladite  cour,  a  ceux  qui  voudront  concourir, 
qu'elle  a  toujours  estime  que  ledit  P.  Marmontel,  ayant  rempii 
tous  les  rfeglements  presents  k  la  communaut^  des  brasseurs 
pour  le  d^bit  de  leur  bi6re,  aurait  du  se  tenir  paisiblement 
renferme  dans  sa  cellule,  sans  s'inquieter  des  clabauderies  de 
la  raeute  dite  de  Sorbonne,  lesquelles  elle  juge  6tre  nulles  et  de 
nulle  consequence,  adoptant  en  tant  que  besoin  I'observation 
du  feu  sieur  Deslandes,  imprim^e  en  son  Histoire  de  la  philo- 
sophic^ tome  troisifeme,  page  299,  ou  il  est  dit  que  la  Faculty 
de  th^ologie  de  Paris  est  le  corps  le  plus  m6prisable  du  royaume. 
Ce  que  ladite  cour  estime  6tre  la  seule  verit6  utile  contenue 
dans  ce  mauvais  livre  du  feu  sieur  Deslandes,  dont  le  titre  est 
ci-dessus  menlionne. 

Au  lieu  de  ce  qui  vient  d'etre  dit,  le  R.  P.  Marmontel  ayant 
jug6  k  propos  d'entrer  en  pourparlers,  explications,  interpreta- 
tions, modifications  avec  ladite  Sorbonne,  le  tout  accompagn6 
de  force  capucinades,  actes  de  sourpission  et  de  contrition  faits 
en  presence  de  I'archevSque  de  Paris,  n'ont  pourtant  toutes  ces 
d-marches  et  conferences  produit  d'autre  eifet  que  de  faire  enfin 
arr6ter  en  Sorbonne  irrevocablement  au  prima  mensis  du  courant 
que  ledit  Petit  Careme  du  P.  Belisaire,  et  nommement  son  ser- 
mon du  quinzifeme  chapitre,  serait  6pluche,  6poussete,  events 
par  une  censure  publique. 

Et  a  6t6  le  R.  P.  Bonhomme,  cordelier  haut  de  couleur  et 
connu  par  son  attachement  pour  le  bon  vin  et  la  saine  doctrine, 
charge  par  ladite  Sorbonne,  dont  il  est  docteur,  de  composer 
ladite  censure,  laquelle  6tant  dejk  parvenue  depuis  quinze 
jours  a  six  cents  pages  d' impression,  occupera  n6anmoins  ladite 
Sorbonne  encore  cinq  ou  six  mois,  a  I'eflet  de  retablir  la  paix 
dans  le  monde  Chretien,  de  remettre  toutes  choses  dans  leur 


294  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

lieu  et  place,  de  faire  d^guerpir  du  paradis  tous  intrus  qui  ne 
reconnaitront  pas  I'infaillibilite  du  pape  et  de  la  Sorbonne,  et 
specialement  tous  ceux  qui,  par  la  faute  du  feu  P.  B61isaire,  se 
sont  glisses  en  dernier  lieu  dans  ce  manoir  de  delices.  Le  tout 
pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu,  I'edification  des  fiddles, 
Tamendement  des  coupables  et  I'avanceraent  en  arrifere  de  la 
raison  en  ce  royaume  de  France.  Amen. 

—  Un  capucin  gratte  I'autre,  suivant  le  proverbe,  et  pour 
s'y  conformer,  un  certain  abb6  Goge,  approuve  par  le  docteur 
Riballier,  syndic  de  la  Sorbonne,  a  fait  imprimer  un  Examen 
du  Bdisaire  de  M.  Marmontel.  Brochure  de  cent  pages  in-12. 
G'est  un  avant-coureur  de  la  censure  sorbonnique,  laquelle,  h 
ce  qu'on  esp6re,  aura  deux  volumes  in-Zi"  d'impression,  lorsque 
le  R.  P.  Bonhomme  y  aura  mis  la  derni^re  main.  L'auteur  de 
VExamen  nous  donne  la  clef  de  la  langue  des  philosophes 
modernes.  Des  hommes  superbes,  jaloux,  melancoliques,  signi- 
fient  dans  leur  bouche  des  chretiens.  Un  Dieu  terrible,  dur, 
impitoyable,  veut  dire  le  Dieu  des  chritiens.  Quand  ils  parlent 
de  pr^juge  national,  ils  entendent  les  v^ritcs  du  christianisme. 
L'auteur  a  oubli«5  un  de  leurs  synonymes  :  c'est  que  quand  ils 
voudront  parler  d'un  petit  polisson  plat  et  infatu6  de  sa  petite 
theologie,  c'est  de  lui  qu'il  sera  question.  11  assure  que  le  mieux 
serait  de  rendre  les  philosophes  ridicules.  II  a  raison,  et  je  lui 
conseille  de  I'essayer.  Le  succ6s  de  I'avocat  Moreau  et  du  vertueux 
Palissot  est  encourageant  :  I'un  a  fait  la  fameuse  histoire  des 
Cacouacs',  I'autre,  la  fameuse  com^die  des  Philosophes.  Cesdeux 
fameux  ouvrages  ont  eu  une  vogue  etonnante;  les  jans^nistes  et 
les  mohnistes,  les  sots  et  les  fripons,  se  sont  reunis  pour  leur 
faire  une  reputation.  Cependant  ces  beaux  chefs-d'oeuvre  sont 
tomb^s  dans  le  mepris  et  dans  I'oubli,  et  leurs  auteurs  sont 
aujourd'hui  si  honoris  qu'il  n'y  a  point  d'honn^te  homme  qui 
vouliit  se  trouver  a  souper  avec  eux.  Quand  on  pense  a  cette 
troupe  redoutable  et  joyeuse  qui  a  pris  la  cause  de  Dieu  en 
main  depuis  quelque  temps,  leurs  arguments  et  leurs  plaisan- 
teries  font  en  effet  trembler,  mais  ce  n'est  pas  pour  les  philo- 
sophes. 

—  Le  brave  Bergier,  docteur  en  theologie  et  principal  du  college 
de  Besancon,  a  aussi  reparu  dans  I'arfene  des  combattants.  Son 
Diisme  rifuU  par  lui-meme  a  terrasse  en  trois  editions  cons^" 


AVRIL   1767.  ^5 

cutives  le  c616bre  vicaire  Savoyard,  ex-confesseur  de  Jean-Jacques 
Rousseau.  Aujourd'hui  cet  infaligable  athlete  entre  en  lice  avec 
feu  M.  Frc^ret.  On  a  public  I'ann^e  derni^re  sous  le  nom  de  ce 
savant  un  Examen  critique  dcs  apologistes  de  la  religion  chri- 
tienne.  Ce  livre  est  toujours  rest6  fort  rare  k  Paris,  oil  le  peu 
d'exemplaires  qui  ont  perc6  ont  et6  vendus  un,  deux  et  trois 
louis.  On  m'avait  assure  qu'il  avait  ete  imprime  fort  incorrecte- 
ment ;  mais  cela  n'est  pas  vrai,  il  est  au  contraire  imprim6  avec 
beaucoup  de  soin  et  de  correction.  Cet  ouvrage  a  fort  effarouche 
les  ames  chreiiennes.  M.  I'abbe  Bergier  vient  de  lui  opposer  la 
Certitude  des  preuves  du  christianisme,  en  deux  parties  in-12. 
Je  suis  de  I'avis  de  cette  femme  devote  qui  m'assurait  I'autre 
jour  qu'il  6iait  au-dessous  de  la  rnajeste  de  I'liglise  de  r6pondre 
aux  raisonnements  des  incredules.  Outre  qu'il  est  triste  d'etre 
reduit  k  toujours  r^pondre,  ces  disputes  ne  servent  qua  faire 
eplucher  de  plus  pr6s  les  mani^res  de  proceder  de  I'l^glise  de 
Dieu  depuis  dix-huit  si6cles,  et  en  eclaircissant  I'histoire  de  son 
premier  periode,  on  fait  surtout  d'etranges  decouvertes.  II  faut 
convenir  au  reste  que  M.  I'abbe  Bergier  est  un  homme  tr6s- 
sup^rieur  aux  gens  de  son  metier,  c'est-a-dire  a  ceux  qui  se 
battent  pour  la  cause  de  I'l^glise  contre  tout  venant.  II  a  de 
I'erudition  et  m^me  de  la  critique.  C'est  dommage  que  sa  bonne 
foi  lui  fasse  exposer  les  objections  de  ses  adversaires  dans  toute 
leur  force,  et  que  les  r^ponses  qu'il  leur  oppose  ne  soient  pas 
aussi  victorieuses  qu'il  se  I'imagine. 

—  Un  autre  d6fenseur  de  la  cause  de  Dieu  *  vient  de  publier 
un  SuppUment  i\  la  Philosophie  de  I'histoire^  de  feu  M.  I'abbe 
Bazin,  dans  lequel  il  combat  les  erreurs  et  les  impietes  de  ce 
cdfebre  ecrivain.  II  nous  assure  sur  le  titre  m6me  que  son  sup- 
plement est  necessaire  a  tous  ceux  qui  veulent  lire  cet  ouvrage 
avec  fruit.  Je  lui  souhaite  de  vendre  autant  de  supplements  que 
I'abbe  Bazin  a  vendu  de  Philosophie  de  I'histoire.  Ce  suppM- 
mentaire  est  b^te  k  faire  plaisir.  Dans  la  prochaine  edition  der. 
Honneteth  littiraires,  il  sera  attele  avec  Nonotte  et  La  Beau- 
melle. 

—  Le  prince  h6reditaire  de  Brunswick,  k  son  retour  d'ltalic, 
ne  s'est  arr6t6  que  pendant  environ  trois  semaines  en  cette 

1.  Larcher. 


296  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

capitale  avant  de  repasser  en  Angleterre.  Ce  court  s6jour  a  6t6 
employe,  autant  que  Tempressement  du  public,  et  les  f6tes  qui 
en  sont  la  suite,  ont  voulu  le  permettre,  k  voir  les  hommes  les 
plus  c61^bres  en  differents  ,genres.  La  partie  du  g6nie  a  paru 
m6riter  en  particulier  son  attention.  II  a  aussi  voulu  diner  avec 
les  ponts  et  chauss^es,  chez  M.  de  Trudaine,  conseiller  d'l^tat, 
intendant  des  finances  et  chef  du  departement.  II  a  ete  dans 
I'atelier  de  notre  Greuze,  dont  les  ouvrages  ont  paru  lui  faire 
beaucoup  de  plaisir.  II  a  dine  avec  une  grande  partie  du  corps 
diplomatique,  chez  M.  Baur,  fameux  banquier,  qui  se  vante 
d'avoir  eu  I'honneur  de  donner  a  diner  aux  rois  de  Su6de  et  de 
Pologne.  II  a  fait  I'honneur  a  M.  Helv6tius  d'accepter  un  diner 
chez  lui,  oil  il  a  vu  plusieurs  hommes  cel^bres  dans  les  lettres. 
II  a  surtout  voulu  voir  M.  Diderot,  et  le  voir  a  son  aise,  sans  en 
6tre  connu.  En  consequence,  le  prince  m'ayant  choisi  pour 
conducteur,  j'ai  eu  I'honneur  de  le  mener  en  habit  gris  dans 
un  troisieme  bien  haut,  ou  nous  avons  surpris  le  philosophe  en 
robe  de  chambre,  son  bonnet  de  nuit  k  la  main,  et  nous  ofTrant 
un  air  serein  et  radieux  avec  sa  belle  t6te  nue.  Je  lui  presentai 
le  prince  sous  le  nom  d'un  simple  gentilhomme  d'AUemagne 
qui  voyage.  Aprfes  les  premieres  politesses  faites,  le  philosophe 
n'eut  rien  de  plus  presse  que  de  m'apprendre  la  maladie  d'une 
personne  considerable  a *Iaquelle  il  savait  que  je  m'interessais. 
Gela  lui  donna  occasion  de  parler  de  la  negligence  avec  laquelle 
les  grands  6taient  servis  par  leurs  gens.  «  Sans  moi,  dit-il,  le 
pauvre  raalade  serait  mort  de  soif  :  car  quand  on  demandait  a 
boire  pour  lui,  le  son  passait  d'antichambre  en  antichambre,  et' 
se  perdait  enfin  parmi  la  livree  sans  rien  produire.  Au  reste, 
ajouta-t-il,  cela  est  fort  bien  comme  cela.  Yous  voulez  vous 
appeler  altesse,  eminence,  excellence,  avoir  un  nombreux  cortege 
et  6tre  encore  bien  servis,  cela  ne  serait  pas  juste.  Moi,  quand 
je  suis  malade,  je  crie  k  ma  servante :  «  Jeanneton,  k  boire  »,  et 
elle  m'apporte  a  boire.  »  Ge  debut,  que  le  hasard  seul  avait 
occasionne,  me  fit  beaucoup  rire,  et  le  philosophe  ne  put  conce- 
voir  pourquoi  je  trouvais  cela  si  plaisant.  On  causa  ensuite  de 
I'art  dramatique,  du  principe  fondamental  de  la  morale,  et 
d'autres  mati^res  assez  serieuses  qui  furent  trait6es  d'une 
maniere  fort  gaie.  L'entrevue  dura  environ  une  heure  et  demie. 
Apr^s  quoi,  un  stranger  etant  survenu,  le  prince  se  leva.  Le 


AVRIL  1767.  W7 

philosophe  avail  6l6  si  charme  de  sa  conversation  qu'il  alia 
Tenibrasser  et  le  serrer  dans  ses  bras  avec  la  plus  grande 
cordialitd,  disant  qu'il  etait  enchants  d'avoir  fail  connaissance 
avcc  un  liomme  aussi  instruit  et  aussi  aimable.  II  nous  conduisit 
jusqu'a  I'escalier,  et  \k  nous  eumes,  mot  pour  mot,  le  dialogue 
suivant  qui  me  rejouit  beaucoup. 

Moi.  —  Ah  r^a,  mon  ami,  vous  direz  ce  que  vous  voudrez, 
mais  vous  viendrez  avec  moi  un  de  ces  jours  chez  le  prince 
h^r^ditaire  de  Brunswick. 

Le  Philosophe.  —  Vous  me  connaissez ;  comment  pouvez- 
vous  me  faire  de  ces  propositions?  Je  n'ai  pas  le  sens  commun 
avec  les  princes,  vous  le  savez  bien, 

Moi.  —  Mais  enfin,  celui-ci  desire  vous  voir. 

Le  Philosophe.  —  Mais  moi,  je  ne  le  desire  pas. 

Moi.  —  Mais  que  voulez-vous  done  que  je  lui  dise  ? 

Le  Philosophe.  —  Que  je  suis  noye. 

Le  Prince.  —  II  en  serait  surement  au  desespoir. 

Moi.  —  Mais  enfm  s'il  venait  ici... 

Le  Philosophe.  —  Je  n'y  serais  pas. 

Moi.  —  Et  s'il  y  etait  venu  ? 

Alors  mon  philosophe  ouvrit  de  grands  yeux,  croisa  ses  bras 
sur  sa  poitrine,  demanda  pardon,  et  re^ut  du  prince  les  marques 
les  plus  flatteuses  d'esiime  et  de  satisfaction.  Je  voulus  qu'il  lui 
pr^sentat  sa  fille ;  mais  c'6tait  le  saint  temps  du  car^me,  et  sa 
m6re  venait  de  I'envoyer  i  confesse.  Ainsi  le  prince  prit  conge 
du  philosophe  apr^s  I'avoir  comble  de  bontes  et  de  politesses. 

—  Les  fautes  et  les  malheurs  de  I'amour  interesseront 
toujours  en  leur  faveur.  Un  jeune  mousquetaire,  nomme  M.  de 
Valdahon,  et  M"*  de  Monnier,  fille  du  premier  president  de  la 
chambre  des  comptes  de  Dole,  con^oivent  Tun  pour  -I'autre  la 
passion  la  plus  vive.  L'opposition  queM"*  de  Monnier  eprouvede 
la  part  de  ses  parents,  qui  veulent  la  forcer  k  un  autre  mariage, 
la  determine  k  tout  tenter  en  faveur  de  son  amant.  Elle  I'intro- 
duit  plusieurs  fois  de  nuit  dans  I'appartement  oil  elle  couchait 
k  cdle  du  lit  de  sa  mfere.  Cequi  devait  arriver  arriva.  Une  nuit, 
la  mfere  entend  du  bruit.  Elle  sonne  et  appelle  ses  gens.  L'amant 
se  jette  hors  du  lit  de  sa  maitresse  et  se  sauve  comme  il  pent, 
Ses  v6tements  laiss6s  dans  ce  desordre,  et  les  aveux  de  sa 
maitresse,  d^couvrent  toutel'intrigue.  Cependant  M.  de  Valdahon 


298  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

offre  de  tout  reparer  par  le  mariage.  La  fortune,  la  condition, 
tout  est  k  peu  prfes  6gal  entre  les  deux  amants,  et  surtout  leurs 
coeurs  sont  d' accord  ;  mais  M.  de  Monnier  est  implacable.  Qu'un 
pere  irrite  poignarde  dans  le  premier  moment  d'un  juste  cour- 
roux  le  jeune  temeraire  qu'il  surprend  dans  le  lit  de  sa  fille,  je 
le  concois  ;  mais  qu'aprfes  ce  premier  mouvement  passe  il 
persiste  a  preferer  un  eclat  facheux  a  I'honneur  de  sa  fiUe,  qu'il 
aime  mieux  couvrir  son  propre  sang  d'opprobre  que  de  renoncer 
k  une  vengeance  inutile,  il  faut  etre  un  de  Monnier  pour  sentir 
et  pour  agir  ainsi.  Ge  proces  dure  depuis  plusieurs  annees. 
M.  de  Monnier  a  poursuivi  I'amant  de  sa  malheureuse  fille  de 
tribunal  en  tribunal.  II  vient  enfin  de  perdre  son  proems  au 
Conseil  en  dernifere  instance,  et  ceux  qui  s'interessent  aux 
coeurs  sensibles  et  trop  tendres  peuvent  penser  avec  satisfac- 
tion que  M"^  de  Monnier,  des  qu'elle  aura  atteint  I'age  de 
majority,  unira  son  sort  k  celui  de  son  amant.  En  attendant, 
son  pere,  trahi  dans  sa  haine  et  dans  I'esperance  de  se  venger, 
est  alle  la  desheriter  immediatement  apres  la  perte  de  son 
proems.  J'ai  eu  I'honneur  de  vous  parler  dans  le  temps  d'un 
premier  memoire  fait  en  faveur  de  M.  de  Yaldahon  par 
M.  Loyseau  de  Mauleon.  Get  avocat  vient  d'en  faire  un  second 
pour  cette  derni^re  instance.  lis  sont  I'un  et  I'autre  tr6s-int6- 
ressants,  et  meritent]  d'etre  conserves.  M.  Loyseau  de  Mauleon 
est  un  homme  de  beaucoup  de  merite.  G'est  aujourd'hui  la 
meilleure  plume  du  barreau. 

—  M.  Coqueley,  avocat,  passe  pour  I'auteur  d'un  precis  eu 
six  pages  in-Zi°,  pour  le  sieur  Boucher  de  Villers,  peintre  de 
portraits,  centre  le  sieur  Costel,  apothicaire^  Ge  precis  n'est 
cependant  signe  que  par  un  procureur.  G'est  un  tissu  de  mau- 
vaises  plaisanteries  qui  font  rire  malgre  leur  peu  de  finesse. 
L'apothicaire  commande  au  peintre  son  portrait,  pour  lequel  il 
s' engage  de  lui  payer  quatre  louis.  Quand  le  portrait  est  fait, 
il  ne  le  trouve  pas  ressemblant,  il  chicane,  il  pretend  avoir 
acquitt6  la  plus  grande  partie  du  prix  en  drogues,  etc.  Enfin, 
le  peintre  est  oblig6  de  lui  faire  un  proc6s  pour  I'obliger  de 
retirer  son  portrait  et  d'en  payer  le  prix  convenu ;  et  I'avocat 
en  prend  son  texte  pour  se  divertir  aux  depens  de  l'apothicaire. 

1.  R^imprim(5  au  tome  I"  des  Causes  amusantes  et  connties. 


AVRIL  1767.  S90 

Je  ne  suis  pas  bien  rigide,  et  j'aime  k  rire  comme  un  autre ; 
mais  si  je  suis  jamais  nomm6  conservateur  des  moeurs  publi- 
ques,  j'avertis  que  je  punirai  sevferement  tout  avocat  qui  osera 
s'^gayer  indiscr6tement  et  tourner  en  ridicule  la  profession 
du  dernier  des  citoyens.  Dans  un  ^tat  bien  police,  toute  pro- 
fession, je  ne  dis  pas  utile,  mais  tol<^r6e,  doit  6tre  k  I'abri  de  la 
satire.  Cela  n'emp6che  pas  que  les  ridicules  de  chaque  profession 
ne  puissent  6tre  exposes  sur  la  sc6ne,  k  laquelle  je  conserverai 
certainement  une  liberte  illimitee ;  mais  les  tribunaux  ne  sont 
pas  des  salles  de  spectacle,  et  quand  on  plaide  contre  un 
homme  en  I'appelant  par  son  nom  et  son  etat,  il  ne  doit  avoir 
d'autres  ridicules  que  ceux  qui  r^sultent  de  sa  conduite  dans 
le  proc6s  dont  il  s'agit.  La  difference  est  sensible.  Je  parie  que 
M.  Costel  rit  comme  moi  des  plaisanteries  sur  les  apothicaires, 
en  voyant  le  Malade  imaginaire^  le  L^gataire  universel  et 
Potircemigiiacj  et  je  parie  qu'il  n'a  pas  ri  comme  moi  du  me- 
moire  de  M.  Coqueley.  Je  sais  bien  que  I'honneur  d'un  apo- 
thicaire  et  celui  d'un  marechal  de  France  ne  doivent  pas  se 
ressembler;  mais  si  jamais  je  suis  nomme  conservateur  des 
moeurs  publiques,  je  conserverai  I'honneur  de  I'apothicaire  avec 
autant  de  soin  que  celui  du  marechal  de  France,  en  vertu  de  la 
certitude  que  j'ai  que  chaque  profession  doit  avoir  son  honneur 
dans  un  l^tat  bien  ordonne,  que  les  hommes  ne  sont  si  mauvais 
que  parce  qu'on  les  abaisse,  et  qu'on  ne  sait  se  servir  avec  eux 
du  ressort  de  I'honneur,  le  plus  general,  le  plus  sur  et  le  plus 
puissant  de  tous. 

—  L'Homme  sauvage,  histoire  traduite  par  M.  Mercier, 
volume  in-12  de  trois  cents  et  quelques  pages.  Cette  pretendue 
histoire  est  celle  d'un  jeune  homme  dont  le  p6re,  chef  d'un 
peuple  d'Am6rique,  apr6s  avoir  6t6  longtemps  en  proie  k  la 
perfidie  et  k  la  cruaute  des  Espagnols,  se  sauva  avec  son  fils 
et  sa  fille  encore  enfants,  et  un  fiddle  esclave,  dans  un  desert 
oil  il  eleva  ses  deux  enfants  dans  la  simple  loi  naturelle.  Ainsi 
lefrere,  parvenu  kl'age  de  puberte,  devient  I'epoux  de  sa  soeur. 
Un  Europ^en  survient  et  trouble  le  repos  de  cette  heureuse 
famille,  et  lui  fait  quitter  son  asile  apr6s  la  mort  du  p6re.  Ce 
roman  a  fait  un  peu  de  sensation,  parce  que  le  d6isme  y  est 
fortement  pr6ch^.  Ila6t6imprime  avec  approbation,  et  quelques 
jours  aprfes  sa  publication  il  a  ete  d6fendu.  Je  ne  sais  si  Ton  s'en 


300  CORRESPONDANGE  LITTfiRAIRB. 

prendra  au  censeur  royal  comme  on  a  fait  dans  le  procfes  de 
Bdisaire.  Le  censeur  de  V Homme  sauvage  est  M.  Le  Bret,  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  avec  M.  Bret  qui  a  approuve  Belisaire-y 
M.  Le  Bret  pourrait  bien  avoir  le  sort  de  M.  Bret.  Je  ne  sais  si 
I'auteur  de  VHomme  sauvage  est  ce  M.  Mercier  qui  concourt 
depuis  quelque  temps  pour  les  prix  de  I'Academie  francaise.  Je 
ne  sais  si  ce  M.  Mercier  est  le  meme  qui  a  ecrit  en  dernier 
lieu  I'histoire  d'un  pretendu  poete  arabe,  et  quelques  autres 
insipidit^s'.  Je  ne  sais  si  ce  M.  Mercier  est  jeune  ou  vieux.  On 
apercoit  dans  son  Homme  sauvage  du  style  et  m6me  de  la  cha- 
leur;  mais  celle-ci  est  factice,  et  I'autre  est  lourd.  D'ailleurs 
nulle  trace  de  genie,  nulle  verite.  La  lecture  en  est  penible  et 
sans  attrait,  et  Ton  sent  k  chaque  page  le  d6faut  de  naturel, 
I'impuissance  de  I'auteur,  et  la  difficult^  du  sujet.  G'^tait  vrai- 
ment  un  beau  sujet  que  I'liistoire  de  I'homme  sauvage;  mais 
I'homme  du  plus  grand  g6nie  n'aurait  pas  ete  trop  fort  pour 
cela,  et  M.  Mercier  n'est  pas  cet  homme-la.  Dans  huit  jours  il 
ne  sera  pas  plus  question  de  son  homme  sauvage  que  s'il 
n'avait  jamais  existe,  k  moins  que  la  Sorbonne  n'ait  la  charite 
de  I'honorer  d'un  anath^me  pour  le  profit  du  libraire. 

—  Disse?'tation  physico-mMicale  siir  les  trujfes  et  sur  les 
champignons^  par  M.  Pennier  de  Longchamp,  docteur  de  la 
faculte  de  medecine  d'Avignon.  Brochure  in-12  de  soixante- 
six  pages.  L'auteur  de  cet  ecrit  est  d'assez  bonne  composition. 
II  fait  a  la  v6rit6  la  guerre  aux  champignons,  qu'il  declare  un 
mets  dangereux,  quoique  flatteur ;  mais  k  I'egard  des  truffes,  il 
n'est  pas  eloigne  de  croire  qu'elles  facilitent  la  digestion. 

—  Le  brevet  honorable  accorde  par  le  roi  k  la  fille  cadette 
de  M"^  Galas,  a  I'occasion  de  son  mariage,  a  reveille  la  rage 
des  ennemis  de  cette  famille  vertueuse.  Les  bruits  calomnieux 
qui  sont  detaill6s  dans  la  declaration  imprimee  de  Jeanne 
Vigni^re,  ancienne  servante  de  M""'  Galas,  ont  ete  non-seule- 
ment  repandus  a  Toulouse,  mais  il  s'est  trouve  ici  un  homme 
assez  pervers  ou  assez  16ger  pour  annoncer  cette  nouvelle 
comme  certaine  et  confirmee  par  M.  Mariette,  avocat  de 
M"""  Galas,  et  pour  la  soutenir  k  la  table  de  M.  le  controleur 

1.  L.  S.  Mercier  n'aurait  et6,  selon  Qaerard,  que  le  traducteur  de  ce  roman.dii 
h  un  ^crivain  allemand,  J.  G.  B.  Pfeil.  II  a  6te  plus  haut  question  de  VHistoire 
d'herben. 


MAI   1767.  801 

general,  en  presence  de  ce  ministre  et  de  vingt  autres  t^moins. 
II  a  done  fallu  detruire  cette  calomnie  d'une  mani^re  authen- 
tique.  On  en  a  rendu  conipte  a  M.  le  conlrdleur  general,  qui  en 
a  instruit  le  roi.  Ce  qui  n'emp6clie  pas  que  celui  qui  a  ose  la 
d6biter  en  pleine  table  ne  jouisse  de  Timpunil^  et  m^me  de 
I'avantage  de  ne  pas  6treconnu. 


MAI 


1"  mai  1767. 


J'ignore  le  nom  de  ce  bon  Israelite  qui,  touche  des  maux  de 
I'humanite,  s'est  g^nereusement  saign6,  comme  on  dit,  et  a 
propose  un  prix  k  gagner  par  trois  differents  orateurs  qui,  au 
jugement  de  trois  difierentes  academies,  auraient  fait  le  plus 
beau  recueil  de  phrases  sur  les  malheurs  de  la  guerre  et  sur  les 
avantages  de  la  paix.  Les  trois  tribunaux  design^s  par  le  bon 
Israelite  etaient  I'Academie  frangaise,  la  Societe  typogi*aphique 
de  Berne,  et  une  autre  society  litt6rairede  Hollande.  Lamedaille 
d'or  k  remporter  etait  de  la  valeur  de  six  cents  livres,  si  je  ne 
me  trompe ;  et  I'Academie  fran^aise,  ayant  affaire  k  une  nation 
plus  vive,  s'est  trouvee  en  6tat,  au  mois  de  Janvier  dernier,  de 
se  decider  entre  les  differents  concurrents,  et  d'adjuger  le  prix 
qui  etait  k  sa disposition  a  un  discours  deM.de  La  Harpe.  La  deci- 
sion des  deux  autres  academies  6trang6res  n'est  pasparvenue  a  ma 
connaissance ;  ainsi  je  ne  puis  vous  dire  quelles  sont  les  deux 
autres  colonnes  qui,  de  concert  avec  M.  de  La  Harpe,  soutien- 
dront  I'edifice  de  la  paix  perp6tuelle  en  Europe,  dont  I'idee  a 
6t6  naguere  con^ue  par  un  bonhomme  appel6  I'abb^  de  Saint- 
Pierre,  et  6bauchee  depuis  par  Jean-Jacques  Rousseau,  un  des 
plus  fameux  maitres  macons  et  metteurs  en  osuvre  de  notre 
temps. 

M.  Gaillard,  de  I'Academie  des  inscriptions  et  belles-lettres, 
et  qui  aime  k  concourir  pour  les  prix  qui  sont  a  la  disposition 
de  I'Academie  fran^aise,  n'a  pas  voulu  manquer  une  si  belle 
occasion  de  signaler  son  amour  pour  la  paix.  II  a  un  droit  incon- 


S02  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

testable  au  premier  accessit  de  chaque  promotion,  et,  en  verlu 
de  ce  droit,  son  discours  sur  les  avantages  de  la  paix  a  fait 
regretter  a  I'Academie  de  n' avoir  pas  un  second  prix  adistribuer; 
c'est  la  formule.  Mais  comme  les  regrets  de  I'Academie  et  les 
honneurs  de  I'accessit  sont  st6riles,  et  que  M.  Gaillard,  en  parta- 
geant,  ily  a  deux  ans,  le  prix  de  I'eloge  de  Descartes  avec 
M.  Thomas,  a  eprouve  tout  le  poids  du  vers  de  la  Henriade  : 

Tel  brille  au  second  rang  qui  s'^clipse  au  premiel', 

11  a  fallu  songer  a  un  temperament  qui,  sans  placer  M.  Gaillard 
sur  la  meme  ligne  que  M.  de  La  Harpe,  lui  procurat  cependant 
quelque  avantage  reel  pour  tons  les  avantages  de  la  paix  que 
son  discours  versait  sur  I'Europe  en  abondance.  Et  tout  de  suite 
11  s'est  trouve  un  nouvel  anonyme  qui,  inform^  des  regrets  de 
I'Academie,  lui  a  fait  remettre  vingt-cinq  louis  pour  une  autre 
medaille  a  accorder  avec  I'accessit  au  discours  de  M.  Gaillard. 
Qu'on  dise  apr6s  cela  que  les  patriotes  sont  rares  parmi  nous! 
II  est  vrai  que  de  mechantes  langues  ont  pretendu  que  cet 
inconnu  gen6reux  etait  M.  Gaillard  lui-m^me,  en  observant  que 
de  pareilles  generosites  lui  procureront  des  couronnes  acade- 
niiques  sans  le  ruiner.  II  donnera  d'une  main  ce  qu'il  reprendra 
de  I'autre,  et  il  en  sera  quitte  pour  la  fagon  de  la  medaille  en 
laquelle  il  faudra  convertir  ses  espfeces;  et  m6me,  comme  11 
depend  de  celui  qui  remporte  le  prix  ou  de  se  faire  delivrer  la 
medaille,  ou  d'en  prendre  I'equivalent  en  or,  il  est  evident  que 
M.  Gaillard,  en  se  couronnant  ainsi  lui-m^me,  ne  fera  aucune 
depense,  et  n'a  d'autres  frais  a  supporter  que  ceux  de  I'in- 
cognito.  11  est  vrai  que  si  les  prix  qu'il  distribue  de  cette 
maniere  ne  le  ruinent  pas,  ceux  qu'il  gagne  par  la  meme  opera- 
tion ne  I'enrichiront  pas ;  mais,  apr^s  tout,  il  ne  faut  pas  croire 
ce  que  disent  de  mauvaises  langues,  et  je  suis  persuade  que 
M.  Gaillard  n'est  pas  capable  d'envoyer  en  cachette  k  I'Academie 
le  prix  d'un  accessit  qu'il  a  remporte. 

Remarquez,  je  vous  supplie,  combien  il  est  aise  et  peu 
couteux  en  ce  sifecle  de  faire  de  grandes  choses  et  d'etre  utile 
au  genre  humain.  Les  trois  prix  gagnes  en  France,  en  Hollande 
et  en  Suisse  ne  monteront  qua  une  somme  de  dix-huit  cents 
livres.  C'est  tout  ce  qu'il  en  coutera  au  bon  Israelite  anonyme 


MAI   1767.  $08 

pour  procurer  k  TEurope  une,  paix  perp^tuelle  au  moins  de 
cinquante  ans;  car  il  n'est  pas  k  presumer  qu'il  y  ait  aucun 
souverain  au  monde  assez  hard!  pour  faire  la  guerre,  tandis 
que  les  discours  de  MM.  de  La  Harpe  et  Gaillard  seront  dans 
leur  primeur,  que  j'6value  a  un  demi-sifecle.  Qui  ne  voudrait 
avoir  payd:  cette  somme  du  plus  clair  de  son  bien,  et  se  coucher 
le  soir  avec  la  certitude  d'avoir  sauve  la  vie  a  des  milliers 
d'hommes  que  la  guerre  aurait  moissonn^s  sans  cette  d^pense? 
M.  Gaillard,  a  la  v6rit6,  ne  pretend  pas  nier  que  ce  projcl  de 
paix  pcrp^tuelle  n'ail  ses  difficulth,  donl  la  plus  grande,  dit-il, 
sera  toujours  de  vouloir  fennement  Fex^cuterj  mais,  ajoute- 
t-il,  que  roil  reuille  seulement^  et  les  difficult^  s  aplaniront, 
M.  Gaillard  est  un  de  ces  esprits  lumineux  qui  portent  la  con- 
viction partout;  son  raisonnement  est  sans  replique. 

A  parler  plus  serieusement,  on  ne  peut  assez  s'^tonner  qu'on 
ait  cherche  a  renouveler  de  nos  jours  cette  reverie  de  I'abbe  de 
Saint-Pierre,  et  qu'il  se  soit  trouve  un  assez  bon  citoyen  pour 
y  depenser  son  argent.  Bon  citoyen,  je  retracte  cette  epith^te, 
et  je  ne  trouve  gu6re  d' argent  plus  mal  employ^  que  celui  qui 
a  servi  a  payer  ces  prix.  Vous  conviendrez  aisement,  je  pense, 
que  tous  ces  discours  ensemble  ne  feront  pas  tirer  un  coup  de 
fusil  de  moins  en  Europe ;  c'est  \k  cependant  le  moindre  tort  da 
bon  israelite  inconnu.  Un  plus  reel,  c'est  de  donner  k  nos  jeunes 
gens  une  occasion  de  plus  d' employer  leur  rhetorique  k  des 
futilit6s  de  cette  esp^ce.  Les  occasions  de  se  montrer  vraiment 
eloquent  sont  deji  assez  rares  parmi  nous  sans  qu'on  se  donne 
la  peine  de  tourner  les  efforts  de  la  jeunesse  sur  les  objets  pro- 
pres  a  r6pandre  le  gout  du  bavardage  et  de  la  declamation. 
Que  M.  Gaillard  s'exerce  sur  des  pauvretes  de  cette  esp^ce,  il 
n'y  a  pas  grand  mal ;  la  platitude  de  son  style  le  tient  tout  juste 
au  niveau  de  la  mati^re ;  mais  quoique  M.  de  La  Harpe  ait  plus 
besoin  qu'un  autre  de  vingt-cinq  louis,  je  suis  presque  fach6 
qu'il  ait  gagn6  ceprix.  Ce  jeune  homme  a  du  style  et  du  talent, 
et  le  discours  que  I'Acad^mie  fran^aise  vient  de  couronner  vous 
en  donnera  une  nouvelle  preuve.  II  s'agit  seulement  de  lui  faire 
trouver  le  genre  auquel  il  est  propre,  et  ce  n'est  pas  en  faisant 
des  phrases  sur  les  malheurs  de  la  guerre  et  sur  les  avantages 
de  la  paix  qu'il  en  fera  la  decouverte. 

Qu'il  me  soit  permis  de  faire  au  bon  israelite  qui  a  jug6  i 


30/»  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

propos  de  depenser  son  argent  pour  le  bien  de  la  paix  deux  ou 

trois  observations  qui  ne  lui  couteront  rien,  II  n'y  a  personne 

qui  ne  soit  pen6tre  des  biens  inestimables  de  la   paix  et  des 

maux  de  toute  espece  que  la  guerre  entraine  apr^s  elle.  Rassem- 

blez  tout  ce  que  I'Europe  contient  d'hommes  eloquents,  et  ils 

ne  vous  diront  rien  sur  ce  sujet  que  vous  n'ayez  pens6  vous- 

mfime,  que  vous  n'ayez  mieux  senti.  Mais  a  quoi  serviront  tous 

leurs  discours  si  la  guerre  est  un  mal  inevitable?  Or,  reilechissez 

sur  la  nature  de  Thomme,  et  voyez  si,  pour  prevenir  eflficace- 

ment  les  guerres,  vous  n'etes  pas  reduit  a  I'alterer  dans  son 

essence,  c'est-a-dire  a  desirer  une  chose  impossible;  voyez  si, 

en  otant  a  I'homme  ce  qui  lui  fait  entreprendre  une  guerre 

offensive  et  defensive,  vous  ne  le  privez  pas  aussi  de  ses  plus 

belles  vertus,  de  ses  plus  grandes  qualites.  Quand  vous  I'aurez 

reduit  a  I'etat  d'automate,  le  r^gne  de  la  paix  perpetuelle  com- 

mencera  infaillible. 

Vous  etes  bien  hardi  si  vous  osez  decider,  en  votre  quality 
de  bon  diable,  que  cette  paix  perpetuelle  n'est  pas  contraire  a 
Tordre  physique  de  la  nature,  et  si  vous  ne  mettez  pasaumoins 
endoute  que  dans  cet  ordre  le  genre  humain  puisse  subsister 
sans  se  faire  la  guerre  de  temps  en  temps. 

Vous  6tes  tout  aussi  hardi  d'affirmer  que  votre  paix  perpe- 
tuelle n'est  pas  contraire  a  I'ordre  des  societ6s  politiques,  et  de 
croire  que  leur  police  puisse  subsister  avec  vos  vues  pacifiques. 
IN'y  a-t-il  pas  dans  toute  societe  policee  une  classe  d'hommes 
dontle  temperament  actif  et  ardent  ne  s'accommode  pas  du  cours 
ordinaire,  c'est-a-dire  lent  et  uniforme  deschoses,  et  qu'aucune 
loi,  aucun  frein  n'est  assez  fort  pour  assujettir  a  I'ordre  civil? 
Otez  a  cette  classe  d'hommes  laressource  de  la  guerre,  le  metier 
des  hasards,  et  vous  en  ferez  autant  de  perturbateurs  du  repos 
interieur  de  la  societe.  11  faut  done  k  toute  societe  politique  un 
^couloir  pour  la  separation  des  humeurs,  et  pour  que  le  plus 
grand  nombre  de  citoyens  puisse  vivre  paisible ;  il  faut  que  le 
petit  nombre  de  caracteres  indomptables  qui  se  trouvent  parmi 
eux,  puisse  avoir  la  ressource  de  courir  les  dangers  et  d'y  perir, 
ou  bien  de  reussir,  a  force  de  travaux,  de  fatigues  et  de  mal- 
heurs,  a  dompter  cette  effervescence  de  tete  et  d'ame  incompa- 
tible avec  la  police  de  la  soci6te.  Voulez-vous  vous  rendre  cette 
verite  sensible  par  une  noble  comparaison?  Demandez  k  votre 


MAI   1767.  305 

cuisinier  si,  pour  avoir  du  bon  bouillon,  il  ne  faut  pas  que 
votre  pot  soit  6cum6  a  diverses  reprises.  Emp6chez  I'ecume  de 
sorlir  du  pot,  de  se  s6parer  de  la  substance  de  votre  bouillon, 
et  vous  verrez  ce  qui  en  arrivera.  Toute  societe  politique  a  son 
^curne,  k  iaquelle  un  habile  legislateur  menage  la  possibility  de 
se  separer  du  reste,  sans  quoi  le  pot  public  va  mai.  Si  I'on 
s'aper^oit  enfin  d'un  adoucissement  sensible  dans  les  moeurs  de 
I'Europe,  ce  n'est  peut-6tre  qu'a  force  d'avoir  ecume  notre  pot 
que  nous  I'^prouvons.  Les  croisades  et  I'Am^rique  ont  ouvert 
depuis  huit  cents  ans  deux  grands  ^couloirs  au  profit  dessoci6- 
tes  politiques  de  I'Europe,  dont  I'un  est  encore  subsistant. 
Gardons-nous  de  fermer  cet  ^couloir  sans  en  ouvrir  un  autre, 
si  la  police  et  la  tranquillite  int6rieures  nous  sont  chores. 

Les  deux  professions  k  peu  pr6s  les  plus  oppos6es  sontcelle 
du  moine  et  celle  du  guerrier.  A  ne  s'en  rapporter  qu'au  raison- 
nenient  le  plus  simple  et  le  plus  Evident,  la  premiere  de  ces 
professions  doit  6tre  I'ecole  de  toutes  les  vertus;  la  seconde, 
i'^cole  du  vice  et  du  crime.  Car  quoi  de  plus  beau  et  de  plus 
vertueux  que  d'avoir  fait  un  etat  de  I'humilite,  de  la  charite, 
de  la  pauvrete,  c'est-a-dire  de  la  temperance  et  de  la  mode- 
ration ;  d'avoir  appris  a  m6priser  par  principe  les  richesses  et 
la  vie?  D'un  autre  c6te,  quel  horrible  metier  que  celui  qui  con- 
siste  a  tuer  ses  semblables,  k  porter  le  ravage  et  la  desolation 
dans  tous  les  pays,  dans  toutes  les  families,  ci  combiner  la  force 
et  la  ruse,  pour  combattre,  ruiner,  massacrer,  exterminer  ?  II 
est  clair  que  le  moine  ne  peut  manquer  d'etre  le  module  de 
toutes  les  vertus,  et  que  le  guerrier  est  par  etat  un  monstre 
altere  de  sang,  qui  ne  peut  se  plaire  que  dans  I'horreur  du 
crime.  Gependant  (et  ceci  soit  dit  pour  montrer  en  passant  com- 
bien  le  raisonnement  est  un  guide  sur  pour  conduire  k  la  v6- 
rit6)  I'experience  nous  prouve  pr6cisement  le  contraire.  Gen^- 
ralement  parlant,  le  moine  est  dur,  impitoyable,  c'est  un  coeur 
Stranger  a  la  compassion,  c'est  du  moins  un  animal  passif,  sans 
nulle  energie,  sans  nuUe  vertu;  le  guerrier  en  revanche  est 
communement  noble,  desinteresse,  compatissant,  genereux, 
magnanime.  Tant  de  vertus,  resultat  d'un  si  horrible  metier: 
tant  de  vices  engendres  dans  la  profession  paisible  des  vertus 
ducloitre!  Cette  difference  m^rite  quelque  reflexion.  La  neces- 
sity de  courir  des  hasards,  I'habitude  d'exposer  sa  vie  seraient- 

VII.  ^ 


306  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

elles  une  source  f6conde  de  vertus,  et  serait-il  vrai  qu'elles 
transforment  le  metier  le  plus  horrible  en  apparence  en  une 
6cole  de  justice,  de  compassion  et  d'h6roisme?  L'ame  ne  vaut 
qu'aulant  qu'elle  estexercee,  et  quel  peut  etre  son  exercice  dans 
un  cloitre  ?  Le  moine  parle  du  m6pris  de  la  vie  :  quelle  imper- 
tinence !  Comment  meprise-t-on  la  vie  dans  un  convent?  La 
paix,  I'inaction  de  l'ame  detruit  jusqu'au  germe  des  vertus,  et 
c'est  dans  la  profession  qui  a  pour  but  la  destruction  de  ses 
semblables  qu'on  apprend  le  prix  qu'il  faut  faire  de  la  vie,  et 
avec  ce  prix  celui  des  vertus  les  plus  utiles  a  I'humanite.  Nous 
sentons  si  fort  le  besoin  des  secours  mutuels,  de  I'interet  reci- 
proque,  de  la  compassion  et  de  la  g6n6rosite,  que  I'etre  le  plus 
haissable  n'est  pas  celui  qui  fait  le  plus  de  mal,  mais  cet  etre 
apathique  qui,  sans  faire  aucun  mal  aux  autres,  n'est  occup6 
que  de  ses  aises,  de  ses  convenances,  de  ses  inter^ts ;  une  con- 
spiration generale,  quoique  non  concertee,  fait  detester  les 
hommes  de  cette  esp^ce  par-dessus  tons  les  autres.  Or  il  ne 
s'agit  plus  que  de  savoir  si  la  paix  perpetuelle,  bien  6tablie  par 
les  soins  de  M.  de  La  Harpe  ou  de  M.  Gaillard,  ne  tend  pas  k 
transformer  les  hommes  en  6tres  aussi  aimables? 

II  serait  aise  de  pousser  plus  loin  ces  reflexions,  et  de  les 
developper  davantage ;  mais  je  m'arrete  ici.  Peut-etre,  en  appro- 
fondissant  mieux  cette  matiere,  le  bon  isra^lite  trouvera-t-il 
que  le  plus  sur  effet  de  sa  paix  perpetuelle  serait  de  relacher 
les  liens  des  soci6t6s,  et  d'aneantir  toutes  les  vertus  h6roiques 
et  patriotiques,  sans  lesquelles  il  est  assez  indifferent  que  la 
teire  soit  couverte  de  troupeaux  d'hommes  vegetant  paisible- 
ment.  Je  ne  me  suis  jamais  soucie  de  savoir  si  les  monarchies 
ou  les  r6publiques  des  fourmis  etaient  bien  florissantes.  Si  le 
bon  Israelite  veut  entrer  dans  mes  vues,  apr^s  avoir  depense 
son  argent  pour  apprendre  de  M.  de  La  Harpe  les  avantages  de 
la  paix  et  les  malheurs  de  la  guerre  que  personne  n'ignore,  il 
en  depensera  autant  I'ann^e  prochaine  pour  couronner  un  ora- 
teur  qui  lui  apprendra  les  inconvenients  de  la  paix,  et  les  avan- 
tages de  la  guerre,  qu'il  parait  ne  pas  si  bien  savoir.  Le  moindre 
profit  qu'il  tirera  de  son  argent  sera  d' apprendre  k  supporter 
les  malheurs  de  la  guerre  comme  les  autres  inconvenients  de 
la  vie,  dont  il  y  a  un  grand  nombre  qui  ne  sont  ni  moins  cruels 
ni  moins  inevitables. 


MAI   1767.  307 

—  M.  de  La  Ilarpe  reside  b,  Fcrney  depuis  la  fin  de  I'd'td  der- 
nier avec  femme  et  enfants.  Son  discours  sur  les  avantages 
de  la  paix  vous  prouvera  qu'il  sail  ecrire  en  prose,  et  lY'pltre 
qu'il  vient  d'adresser  k  M.  Barthe  en  r6ponse  a  sa  Lettre  de 
Vahbf  de  Rancd  vous  convaincra  qu'il  a  le  talent  des  vers. 
C'est  de  tous  les  jeunes  gens  le  seul,  avec  M.  Golardeau  peut- 
6tre,  qui  ait  donn6  quelques  preuves  de  sa  vocation  pour  les 
lettres,  quoiqu'ils  aient  6te  assez  malheureux  I'un  et  I'autre 
dans  la  carri6re  dramatique.  M.  de  La  Harpe,  n6  sans  fortune, 
comme  la  plupart  des  enfants  d'Apollon,  a  fait  la  sottise  de  se 
marier,  il  y  a  deux  ou  trois  ans,  k  une  petite  limonadi^re  jeune 
et  jolie,  et  aussi  pauvre  que  lui.  C'est  un  grand  malheur.  M,  de 
Voltaire  a  recueilli  depuis  peu  cette  petite  famille.  Rien  n'est 
plus  touchant  que  de  voir  le  chef  de  la  litterature  prendre  ainsi 
soin  de  ses  enfants  delaiss6s. 

On  dit  que  M""*  de  La  Harpe  joue  la  comedie  avec  beaucoup 
de  succ^s,  et  que  son  mari  n'est  pas  mauvais  acteur  non  plus. 
On  ajoute  que  M.  de  Voltaire  leur  a  conseill6  a  tous  les  deux 
d'embrasser  I'^tat  de  com^dien,  et  qu'ils  ne  sont  pas  6loign6s 
de  suivre  ce  conseil.  J'aime  k  croire  la  derni^re  moitie  de  cette 
nouvelle  absolument  fausse.  Quoique  je  ne  connaisse  M.  de  La 
Harpe,  pas  m6me  de  figure,  je  m'interesse  k  lui.  II  ne  faut  se 
mettre  au-dessus  des  prejug6s  que  quand  il  y  a  de  rheroisme 
k  les  braver.  Je  sens  que  lorsque  M.  de  La  Harpe  aura  mont6 
sur  le  theatre,  je  ne  Ten  estimerai  pas  moins;  mais  je  sens 
aussi  que  cette  demarche  le  fera  tomber  dans  le  mepris, 
et  que  c'est  un  homme  perdu,  k  moins  qu'il  n'ait,  avec  tous 
les  avantages  exterieurs,  le  talent  de  Baron  ou  de  Garrick. 
Quant  aux  talents  de  sa  femme,  M.  de  Voltaire  en  a  ecrit 
avec  assez  d'enthousiasme  pour  donner  de  la  jalousie  k 
M"*  Glairon. 

—  iM.  d'Aubigny,  ancien  intendant  des  6tudes  de  I'^cole 
royale  militaire,  vient  de  mourir,  age  d'environ  soixante  ans. 
C'6tait  le  neveu  de  Dufresne  Ducange,  c6l6bre  par  son  Glossaire 
etparsavaste  erudition.  Le  neveu  a  vendu  les  manuscritp  de 
I'oncle  k  la  Bibliothfeque  du  roi.  II  n'a  occupe,  dans  les  derni6res 
ann6es  de  sa  vie,  que  trfes-peu  de  temps  sa  place  k  I'^cole  royale 
militaire,  et  il  n'y  a  pas  r^ussi.  II  s'en  etait  retire  il  y  a  environ 
deux  ans,  avec  une  pension  de  quatre  mille  francs.  C'etait  un 


308  CORRESPONDANCE    LITTfiRAIRE. 

homme  melancolique  et  chagrin.  II  passait  pour  avaricieux  et 
avide,  quoiqu'il  jouit  d'une  fortune  aisee.  De  tels  temperaments 
ne  promettent  pas  une  longue  vie.  Le  chagrin  de  n'avoir  pas 
r^ussi  a  I'l^cole  militaire  I'a  conduit  au  tombeau. 

—  On  a  traduit  du  latin  de  Justus  Febronius  un  TraiU  du 
gouvernement  de  I'lEglise^  et  de  la  puissance  du  Pape  relative- 
ment  a  ce  gouvernement.  Trois  volumes  in-12.  Ge  livre  a  fait 
beaucoup  de  bruit  dans  I'AUemagne  catholique  et  m^me  en 
Italie;  il  a  obtenu  h.  Rome  les  honneurs  de  I'lndex.  Le  nom  de 
Justus  Febronius  est  suppose,  et,  si  je  m'en  souviens  bien,  on 
attribue  I'ouvrage  a  un  chanoine  de  Wurtzbourg.  II  ne  fera  pas 
tant  de  sensation  en  France.  Ses  principes  sur  la  necessite  de 
restreindre  I'autorite  du  pape  sont  ceux  de  tons  les  bons  janse- 
nistes,  et  n'auront  pas  en  ce  pays-ci  le  piquant  de  la  nou- 
veaute. 

—  Le  Voyage  de  M.  Gmelin  en  Sibirie,  fait  et  publii  par 
ordre  du  gouvernement  de  Bussie,  est  un  ouvrage  fort  estime. 
M.  de  Keralio,  premier  aide-major  de  I'lilcole  royale  militaire, 
vient  d'en  publier  une  traduction  libre  d'apr^s  I'original  alle- 
mand,  en  deux  volumes  in-12  assez  considerables.  Le  prin- 
cipal soin  de  M.  de  Keralio  a  6te  de  supprimer  un  grand  nombre 
de  details  qui  n'auraient  et6  d'aucun  int^ret  pour  les  lecteurs 
francais,  et  de  reduire  par  consequent  I'ouvrage  de  M.  Gmelin 
presque  k  la  moitie.  II  lui  a  aussi  6t6  la  forme  de  journal  qu'il 
a  dans  I'original,  et  I'a  partage  en  chapitres.  Gette  traduction  ne 
pent  manquer  d'etre  bien  accueillie. 

—  II  faut  joindre  k  I'ouvrage  pr6c6dent  V Histoire  du  Kamts- 
chatka,  des  lies  Kurilski  et  des  contries  voisines,  publi6e  a 
Petersbourg  en  langue  russe,  par  ordre  de  Sa  Majeste  impe- 
riale,  et  traduite  d'apr^s  I'anglais  en  langue  eidous  :  car  voila 
comment  il  faudra  nommer  I'idiome  dans  lequel  translate 
M.  Eidous,  et  qui  n'est  certainement  pas  francais.  Get  ouvrage 
curieux  fait  aussi  deux  volumes  in-12  assez  forts. 

—  Nos  faiseurs  d'heroides  orn6es  d'estampes  ressemblent 
aux  chenilles  :  quand  il  y  en  a  un  trop  grand  nombre,  c'est 
preuve  de  secheresse.  Tuons-en  deux  ou  trois,  ce  sera  toujours 
cela  de  moins.  M.  Masson  de  Pezay,  capitaine  de  dragons,  a 
fait  imprimer  une  Lettre  d'Ovide  d  Julie,  icrite  de  son  exil, 
pricMie  (tune  lettre  de  I'auteur,  en  prose,  adressie  H  M.  Dide- 


MAI    1767.  309 

rotK  On  a  beau  lire  la  prose  et  les  vers  de  M.  de  Pezay,  il  n'en 
reste  rien,  absolument  rien;  c'est  un  gazouillement  sans  id6es  .. 
autantvaudrait  perdre  son  temps  a  6tudier  le  sifllement  d'un 
serin.  M.  d'Alerabert  a  tr^s-plaisamment  appel6  iM.  de  Pezay  le 
b^mol  de  M.  Dorat. 

M.  Mercier,  k  I'enseigne  de  V fJomme  sauvage,  acherch^  un 
sujet  d'h^roide  dans  le  recueil  des  causes  cel6bres.  11  y  a 
trouv6  un  moine,  qui,  en  gardant  le  corps  mort  d'une  jeune 
personne,  se  sent  possede  par  le  diable  de  la  luxure.  II  s'aban- 
donne  k  son  incontinence,  et  fait  un  miracle  lorsqu'il  y  pense 
le  moins  :  la  jeune  fille  expiree  ressuscite.  Elle  s'etait  couch6e 
fiUe,  et  se  rel6ve  m6re;  et  lorsque  le  funeste  secret  est  decou- 
vert,  le  moine,  auteur  du  miracle,  est  enferm6  dans  un  cachot*. 
Voilk  le  h6ros  de  M.  Mercier,  qui,  du  fond  de  son  cachot,  ecrit 
sa  degoutante  aventure  a  son  ami,  en  vers  alexandrins.  Pour 
egayer  le  sujet,  M.  Mercier  a  fait  tirer  son  estampe  en  rouge. 
Tout  prouve  que  M.  Mercier  est  un  garden  plein  de  gout. 

Le  grand  Poinsinet,  dont  Philidor  a  fait  r6ussir  les  pieces 
par  sa  musique,  a  notre  grand  ennui,  detriment  et  dommage, 
vient  aussi  de  s'essayer  dans  le  genre  de  Theroide.  II  a  fait 
ecrire  Gabrielle  (VEstries  a  Henri  /F'.  M.  Blin  de  Sainmore 
s*6tait  dejk  fait  le  secretaire  de  cette  c616bre  et  int6ressante 
beaute;  mais  celui-ci  ne  I'a  fait  6crire  qu'k  I'article  de  la  mort. 
M.  Poinsinet  nous  la  montre  bien  portante,  quoique  plaintive. 
Henri,  determine  par  le  severe  Mornay,  part  sans  la  voir:  voila 
le  sujet  de  sa  douleur.  Mais  elle  n'a  pas  fmi  sa  lettre  que  son 
h^ros  revient  victorieux  et  vole  dans  ses  bras.  Vraisemblable- 
ment  le  tendre  Henri  s'abandonne  a  ses  transports  sans  lire  la 
lettre  de  M.  Poinsinet,  et  moi,  je  ferai  comme  lui,  quoique  je 
n'aie  pas  de  Gabrielle  a  consoler. 

—  On  vient  de  traduire  de  I'anglais  un  petit  roman  intitule 
le  Minislrc  de  Wakefield,  histoire  supposie   ^crile  par  lui- 


\.  Figure,  vignette  et  cul-de-lampe  d'Eisen,  graves  par  Noe.  Le  Guide  de 
MM.  Colien  et  Mehl  attribue  cettc  hcroidc  h  Dorat. 

2.  Lettre  de  Dulisdson  ami.  Londres  et  Paris,  1767,  in-8°.  Figure,  vignette  et 
cul-de-lampe  do  Gabriel  de  Saint>Aubin,  graves  par  Mer.  La  sccondo  Edition  de 
cette  hcroidc  (1708)  est  ornde  d'une  figure  et  d'une  vignette  par  Moreau,  gravces 
par  Longueil,  et  d'un  cul-de-lampe  par  Thdrise  Martinet. 

3.  Amsterdam,  1767,  in-8».  Figure  de  Gravelot,  gravee  par  Levasseur. 


310  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

meme.  Deux  volumes  in-12^  On  n'a  pas  besoin  de  recourir 
a  I'original  pour  sentir  que  ce  roman  est  traduit  avec  beaucoup 
de  negligence ;  malgre  cela,  on  le  lit  avec  plaisir.  Ce  n'est  pas 
un  ouvrage  de  g6nie ,  mais  cela  est  plein  de  naturel  et  de 
verite,  et  ecrit  gaiement,  quoique  cela  n'ait  pas  la  verve  des 
romans  de  Fielding.  Le  but  moral  en  est  bon  aussi,  parce  qu'il 
tend  a  prouver  que  I'homme  juste  au  milieu  de  ses  adversites  et 
de  sa  detresse  est  moins  a  plaindre  que  le  mechant  au  milieu 
de  sa  prosp6rite,  et  cela  est  prouve  fort  gaiement,  sans  effort, 
sans  emphase,  sans  pedanterie.  J'aime  ce  roman,  j'aimeM.  Prim- 
rose, ministre  de  Wakefield;  j'aime  sa  bonhomie,  sa  simplicite 
d' esprit,  sa  resignation  dans  les  malheurs.  II  me  semble  que 
j'ai  vu  des  gens  faits  comme  lui.  Ses  sermons  et  ses  conversa- 
tions morales  sont  la  plupart  du  temps  pauvrement  raisonnes; 
mais  j'aime  cette  platitude,  parce  qu'elle  est  de  caract^re,  et 
qu'elle  a  un  coin  d'originalite.  Son  aversion  pour  les  seconds 
manages,  et  la  controverse  dans  laquelle  il  s'embarque  a  ce 
sujet,  sont  sup6rieurement  trouves.  J'aime  aussi  le  caractfere  de 
M™*  Primrose,  et  toute  la  famille  Primrose.  Le  personnage  de 
M.  Burchell  est  aussi  superieurement  trouve.  Je  ne  connais  pas 
I'auteur  de  ce  roman.  G'est  certainement  un  homme  de  beau- 
coup  de  talent,  qui  fait  facilement  et  naturellement,  qualite 
pr^cieuse  et  rare.  II  a  un  peu  depech6  son  denoument.  En  se 
pressant  moins,  il  eut  ete  ais6  de  le  rendre  parfait :  car  11  est 
bien  combine,  et  comme  il  est  tire  du  fond  du  sujet,  il  n'6tait 
pas  difficile  de  lui  donner  le  degre  de  vraisemblance  necessaire 
dans  toutes  ses  parties ;  mais  I'auteur,  presse  de  finir,  n'a  pas 
voulu  en  prendre  la  peine. 

—  Les  autres  romans  se  reduisent  pour  cet  ordinaire  a  trois  : 
VAmitU  scythe,  ou  Histoire  secrHe  de  la  conjuration  de 
Thibes^.  Sujet  grec,  renferme  dans  un  petit  volume  in-12  de 
prfes  de  deux  cents  pages  soporifiques.  Les  Deux  Amis  ne  font 
qu'un  petit  conte  de  cent  pages.  Le  Peintre  italien,  ouvrage 


1.  Qu^rard  attribue  cette  traduction  souvent  reimprim^e  a  M""  de  Montesson 
ou  i  un  sieur  Rose,  alors  refugid  en  Angleterre;  il  ajoute  qu'elle  a  ete  ^gaiement 
attribute  h.  un  avocat  au  Parlement,  nomm6  Charles,  qui  aurait  traduit  de  I'an- 
glais  en  1766  le  Lord  impromptu,  mais  il  oublie  que  cette  nouvelle  de  Cazotte  est 
une  oeuvre  originals  et  non  une  traduction. 

2.  A  Issedon,  et  se  trouve  a  Paris  chez  Vente,  1767,  in-12. 


MAI   1767.  311 

posthume  d  son  hiros^  ou  le  Tableau  de  sa  vie  accompagni  de 
plusit'urs  aittres,  consiste  en  une  brochure  de  cent  cinquante 
pages  d'une  platitude  qui  moriterait  une  punition  exemplaire 
dans  un  pays  bien  policci.  On  peut  ajouter  h  ces  trois  mauvaises 
drogues  une  quatrifeme  du  m6me  merite,  savoir  :  les  Nouveaux 
Contes  moraux,  on  Historietlcs  galantes  et  morales^  par  M.  Gliar- 
pentier,  en  trois  petites  parties  in-12.  G'est  le  succ6s  des  Conies 
moraux  de  M.  Marraontel  qui  nous  attire  ces  mauvaises  et  im- 
perlinentes  productions. 

—  La  Petite  Poste  ddvalisic^  forme  un  recueil  de  lettres 
que  I'auteur  pretend  avoir  d^robees  k  un  facteur  de  la  petite 
poste,  etablie  dans  Paris  par  les  soins  de  M.  de  Ghamousset. 
Cette  id6e  n'est  pas  neuve,  il  y  a  eu  tant  de  portefeuilles 
perdus,  6gar^s,  derobes;  malgrd  cela  la  Petite  Poste  diva- 
lisdc  pouvait  6tre  un  chef-d'ceuvre  de  plaisanterie  et  de  satire. 
C'etait  un  ouvrage  charmant  k  faire  par  une  societe  de  gens 
d'esprit  et  de  bonne  humeur,  Je  condamne  le  polisson  qui  a 
d6valis6  la  petite  poste  si  d6testablement  k  briguer  une  place 
de  facteur  cL  la  premiere  promotion. 

—  De  r^loquence  du  barreau,  par  M.  Gin,  secretaire  du 
roi,  avocat  au  Parlement.  Volume  in-12  de  plus  de  trois  cents 
pages.  On  peut  parcourir  cette  brochure,  dans  laquelle  on 
trouve  beaucoup  d'observations  communes  et  de  preceptes  de 
bon  sens.  Si  I'auteur  pouvait  oter  a  ses  comperes  un  peu  de  ce 
ton  declamatoire  qu'ils  ont,  il  rendrait  service  au  barreau,  et 
avec  tout  cela  il  n'aurait  pas  encore  transform^  ses  Cochin  et 
ses  Aubry  en  Gic6rons  et  en  D6mosth6nes. 

—  L{i  Rhkorique  des  savants,  contenant  des  pieces  choisies 
des  plus  celfebres  poetes  et  orateurs,  par  M.  I'abbe  Gharuel 
d'Autrain.  Volume  in-12,  de  plus  de  cinq  cents  pages.  L'auteur 
meriterait  d'etre  amende  pour  n'avoir  fait  autre  chose,  sous  ce 
titre  imposant,  que  de  spolier  indignement  et  impudemment  le 
Mercure  de  France.  Toute  sa  WiHorique  des  saoants  n'est  autre 
chose  que  des  pieces  de  vers  tirees  de  ce  journal,  et  ses  plus 
c616bres  orateurs sont  d'abord  lui  Gharuel,  ensuite  M.  Desforges- 
Maillard,  M.  Feutry,  M.  de  La  Loupti^re,  M.  de  La  Sorini^re,  et 
d'autres  rimailleurs  de  cette  espfece.  M.  I'abbe  Gharuel  d'Autrain, 

1.  (Pw  J.-B.  Artaud.)  Amsterdam  et  Paris,  1767,  in-12;  r&mpr.,an  XI,  in-12. 


312  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

pretre,  bachelier,  professeur  en  theologie,  ecoutez  :  vous  pou- 
vez  dedier  vos  compilations  a  monseigneur  le  comte  de  Saint- 
Florentin,  puisque  Sa  Grandeur  le  permet;  mais  souvenez-vous 
que  ce  n'est  pas  tout  d'etre  bachelier  et  mauvais  poete,  qu'il 
faut  encore  n'etre  pas  escroc. 

—  On  vient  de  nous  faire  present  de  la  Nouvelle  tMorie  des 
plaisirs,  par  M.  Salzer,  de  VAcademie  royale  des  sciences  et 
belles-lettres  de  Berlin ,  avec  des  H' flexions  sur  Vorigine  du 
plaisir^  par  M.  Kaestner,  de  la  mcme  Acadimie  el  professeur 
de  r  University  de  Gcettingue.  Volume  in-12  d'environ  trois  cent 
soixante  pages.  Cela  est  dans  le  gout  de  la  philosophie  anglaise, 
tr6s-m6taphysique,  et  quelquefois  meme  un  peu  creux.  Ce  n'est 
pas  de  la  philosophie,  cela;  c'est  une  espece  de  theologie  que 
les  philosophes  d'un  esprit  subtil  ont  toujours  aimee  dans  tous 
les  slides  et  chez  toutes  les  nations  :  tant  I'homme  est  un  etre 
theologique  par  son  essence.  La  France  est  aujourd'hui  peut- 
etre  le  seul  pays  de  1' Europe  ou  cette  metaphysique  abstraite 
et  creuse  ait  fait  place  a  une  philosophie  plus  naturelle,  plus 
populaire,  et,  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  plus  favorable  au  pro- 
gr6s  de  la  r^ison  et  de  la  science. 

—  Dictionnaire  de  chiffres  et  de  lettres  orn^es,  cl  Vusage  de 
tous  les  artistes^  contenant  les  vingt-quatre  lettres  de  Valphabet 
combijiies  de  mani^re  d,  y  rencontrer  tous  les  norns  et  surnoms 
entrelaceSy  pour  servir  de  suite  au  Traite  des  pierres  pr^cieuses 
et  parures  de  joailleries,  par  M.  Pouget,  joaillier.  Volume 
in-A",  contenant  plus  de  deux  cent  cinquante  planches  qui  se 
vendent  par  cahiers,  afin  d'en  faciliter  I'acquisition  aux  artistes. 
Get  ouvrage  est  curieux,  et  peut-6tre  unique  en  son  genre.  II 
doit  ^tre  consulte  par  tous  ceux  qui  se  meleni  de  composer  et 
d'entrelacer  des  chiffres  pour  des  bagues,  des  bracelets  pour  la 
vaisselle,  les  cachets,  armoiries,  equipages,  tapisseries,  etc.  11 
pent  6tre  aussi  utile  aux  graveurs  en  bois,  brodeurs,  reiieurs,  etc. 
Paris  I'emporte  sur  le  reste  de  I'Europe  pour  le  gout  et  la  grace 
que  ses  artistes  savent  donner  a  ces  sortes  d'ouvrages;  mais  un 
philosophe  serait  bien  embarrass^  de  trouver  la  theorie  et  les 
principes  des  procedes  de  nos  artistes  en  ce  genre,  et  de  faire 
une  exposition  raisonnee  des  regies  du  bon  et  du  mauvais  gout, 
qu'ils  observent  par  une  espece  d'instinct. 

—  Une  societe  de  gens  de  lettres  vient  d'entreprendre  un 


MAI   1767.  313 

Gratid  Vocahulaire  francais^  qui  doit  former  vingt  volumes  in-4». 
Les  souscripteurs  payeront  dix  livres  par  volume,  et  auront 
I'avantage  de  recevoir  le  cinqui^me,  le  dixifeme,  le  quinzieme 
et  le  vingti6me  gratis.  Ce  ne  sera  pas  seulement  un  ouvrage  de 
grammaire  contenant  tous  les  mots  de  la  langue  franchise,  mais 
un  livre  de  science  renfermant  des  definitions  et  des  notions 
exactes  et  concises;  c'est-i-dire  que  les  compilateurs  pr^sen- 
teront  un  abr6g6  de  \' Eiwydopddie  et  de  tous  les  autres  grands 
dictionnaires.  Gette  entreprise  pourrait  avoir  son  utilite,  mais 
ce  serait  un  ouvrage  digne  d'une  excellente  t6te  philosophique, 
et  Ton  ne  salt  quelle  est  la  soci6t6  des  gens  de  lettres  qui  s'en 
est  charg^e.  II  est  vrai  que  M.  Capperonnier,  garde  de  la 
Bibliotheque  du  roi,  en  sa  quality  de  censeur,  fait  un  eloge 
magnifique  de  cette  entreprise,  et  que  ce  savant  est  bien  en 
6tatde  I'appr^cier;  mais  il  reste  toujours  k  craindre  quel'amitie 
et  I'envie  de  rendre  service  n'aient  dicte  la  plus  grande  partie 
de  son  61oge.  II  me  semble  du  moins  que  ceux  qui  ont  vu 
I'echantillon  de  ce  grand  vocabulaire  n'en  ont  pas  ete  contents. 
On  dit  que  M.  I'abb^  Georgel  est  un  des  principaux  travailleurs. 
C'est  un  ex-j6suite  qui  a  de  I'esprit,  et  que  M.  le  prince  Louis 
de  Rohan,  coadjuteur  de  Strasbourg,  avait  chez  luien  qualite  de 
th^ologien,  mais  que  lesderniers  arrets  du  Parlement  contre  la 
Soci6t6  ont  oblig6  de  s' eloigner  de  Paris.  Si  j'ai  bien  compris, 
on  ne  doit  tirer  que  six  cents  exemplaires  de  ce  Grand  Voca- 
bulaire francais. 

ISmai  1767. 

On  a  souvent  vante,  comme  un  avantage  particulier  k  notre 
sifecle,  cette  liaison  qui  s'est  6tablie  entre  les  gens  de  lettres  et 
les  gens  du  monde,  et  les  agrements  qui  en  ont  resulte  pour 
la  soci6t6.  On  a  pr6tendu  que  les  gens  du  monde  en  ont  pris 
du  godt  pour  I'instruction,  et  que  le  savoir  et  le  genie  y  ont 
appris  le  secret  de  se  montrer  sous  des  dehors  plus  seduisants 
et  plus  aimables.  11  ne  m'est  pas  encore  bien  demontr6  que 

1.  Cette  publication,  qui  eut  lieu  de  1767  k  1774, forme  30  volumes.  Barbier  ne 
nommo  pas  I'abb^  Georgel  parmi  les  collaborateurs,  mais  il  cite  Cliamfort  et 
La  ChesDayo  des  Bois.  11  signalc  ^galement  deux  Etudes  critiques  sur  cette  entre- 
prise par  Midy,  de  I'Acad^mie  dc  Rouen,  et  par  un  medecin  nommd  Savary. 


3U       CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

dans  cette  union  les  avantages  aient  ete  reciproques ;  et  si  quel- 
ques  gens  de  lettres  d'un  merite  mediocre  y  ont  gagn6  quelque 
chose,  je  suis  en  revanche-  bien  convaincu  qu'il  y  a  tout  k 
perdre  pour  I'homme  de  g^nie  a  dissiper  son  temps  dans  I'oi- 
sivete  de  nos  cercles.  Le  genie  est,  par  sa  nature,  solitaire  et 
sauvage.  On  lui  nuit  en  le  tirant  trop  souvent  de  sa  retraite.  On 
r^mousse,  on  lui  ote  son  caract^re  par  ce  frottement  perp6tuel 
contre  les  esprits  ordinaires  et  communs  qu'on  est  to uj ours  sur 
de  rencontrer  dans  les  cercles  les  moins  nombreux.  Je  ne  dis 
pas  qu'il  faille  pour  cela  sequestrer  de  la  soci^te  tous  ceux  qui 
portent  veritablement  tous  les  caracteres  de  leur  vocation ;  le 
mieux  serait  sans  doute  de  leur  faire  partager  leur  temps  bien 
k  propos  entre  la  retraite  et  le  commerce  du  monde;  mais  je 
crois  en  general  que  si  les  gens  de  lettres  n'ont  pas  ete  autrefois 
assez  dans  le  monde,  ils  y  sont  aujourd'hui  beaucoup  trop 
r^pandus.  lis  en  peuvent  etre  devenus  plus  aimables;  mais  aussi 
la  veritable  et  solide  science  a  du  necessairement  soufirir  de 
cette  dissipation  continuelle,  et  de  toutes  les  pertes,  celle  du 
temps  est  la  plus  irreparable.  En  ce  bienheureux  pays-ci,  per- 
sonne  n'a  le  temps  de  faire  son  metier;  les  annees  s'6clipsent, 
la  vie  se  dissipe,  et  la  plupart  de  nous  se  trouvent  au  bout  de 
leur  carrifere  avant  de  savoir  qu'ils  I'ont  commencee.  Aussi,  au 
milieu  de  cette  epidemie  gen^rale  qui  fait  que  tout  le  monde  veut 
avoir  de  I'esprit  et  veut  ecrire,  il  ne  se  fait  cependant  presque 
point  de  livres.  Nous  sommes  accables  de  brochures,  de  petits 
Merits;  d6s  qu'un  objet  interesse  le  public,  on  en  voit  paraltre 
par  centaines,  on  les  voit  disparaitre  avec  la  m6me  rapidity ; 
mais  les  livres  restent  rares,  et  a  peine  en  voit- on  sortir  de 
presse  un  ou  deux  tous  les  dix  ans. 

II  faut  convenir  que,  parmi  ces  petites  brochures,  il  se  trouve 
quelquefois  des  morceaux  bien  precieux,  m^me  ind^pendam- 
ment  de  ce  qui  sort  de  la  manufacture  de  Ferney ;  et  celui  qui 
sait  trier  avec  gout  et  recueillir  avec  discernerrsent  ne  peut 
manquer  d' avoir  avec  le  temps  une  bibliotheque  bien  exquise 
qui  lui  tiendra  peu  de  place. 

Je  ne  crains  pas  d'etre  contredit  en  vous  indiquant  comme 
un  des  plus  precieux  Merits  qui  aient  paru  cette  annee  un  Dis- 
cours  de  M.  Servan,  avocat  gindral  au  parlement  de  Grenoble^ 
dans  la  cause  d'une  femme  protestante .  Ce  discours  contient 


MAI  1767.  315 

en  cent  douze  pages  la  plus  noble  et  la  plus  touchante  apologie 
des  droits  de  I'humanit^  contre  la  barbaric  de  quelques-unes  de 
nos  lois  civiles. 

M.  Servan  est  un  jeune  magistral  qui,  je  crois,  n'est  pas 
encore  parvenu  i  sa  lrenli6me  annee*,  et  qui  joint  au  gout  de 
la  philosophie  et  des  lettres  I'amour  le  plus  vif  de  rhumanit6 
et  ce  z61e  qu'inspirent  pour  elle  la  chaleur  et  la  confiance  du 
premier  &ge,  lorsque  la  m^chancete  et  1' injustice  des  hommes 
ne  vous  ont  pas  encore  appris  i  regarder  la  cause  de  I'humanite 
comme  impossible  k  soutenir  et  i  d^fendre.  Malheureusement 
M.  Servan  est  d'une  complexion  sifaible,d*une  sant6  simauvaise, 
qu'il  ne  peutgu^re  se  flatter  d'atteindre  au  terme  ordinaire  de  la 
viehumaine.  Ce  qu'il  annonce  doit  faire  regarder  saperteprema- 
turee,  si  elle  arrive,  comme  une  perte  sensible  pour  I'fitat,  pour 
tons  les  citoyens,  pour  tons  ceux  qui  ont  k  coeur  le  progr^s  de 
la  raison  et  le  bien  public.  On  peut  malheureusement  compter 
en  ce  royaume  les  magistrals  qui  lui  ressemblent.  II  n'y  a  point 
de  corps  en  Europe  qui  se  vanle  avec  plus  de  confiance  de  sa 
droiture  el  de  ses  lumi^res  que  nos  corps  de  magistrature ;  et 
si  les  requisitoires  et  les  autres  6crits  publics  de  la  magistra- 
ture fran^aise  ressemblaient  aux  Merits  de  M.  de  La  Ghalotais  et 
de  iM.  Servan,  toute  la  nation  aurait  raison  de  s'empresser  k 
confirmer  ces  eloges. 

Notre  jeune  avocat  general  a  d6ja  signale  son  z61e  ci  la  ren- 
tr6e  du  parlement  de  Grenoble  de  Tannic  dernifere  par  un 
discours  sur  la  justice  criminelle;  mais  dans  ce  discours  il  a 
moins  parle  d'apr^s  lui  que  d'apr^s  les  idees  du  marquis  de 
Beccaria,  et  M.  Servan  ne  peut  que  perdre,  en  copiant  m6me 
de  beaux  modules.  Ici  il  n*a  parle  que  d'aprfes  son  ca3ur  et  ses 
lumi6res;  et  son  discours  vous  paraitra  aussi  instructif  que 
noble  et  touchanl.  Voici  en  deux  mots  la  cause  sur  laquelle  il 
avail  k  donner  ses  conclusions  : 

Jacques  Roux,  protestanl,  ag6  de  trente  ans,  Spouse  une 
jeune  fille  de  vingt  ans,  de  sa  religion,  du  consentemenl  de  ses 
parents.  Leur  central  de  mariage  est  dress6  par  un  notaire,  el 
sign6  en  la  forme  ordinaire  par  les  parties  contractantes  et  par 
les  parents  et  t^moins ;  le  mariage  est  ensuile  beni  par  un  mi- 

1.  II  ^tait  n^  i  Romans  le  3  novembre  1737. 


316  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

nistre  protestant.  Deux  enfants  naissent  successivement  de  ce 
mariage;  mais  pendant  que  leur  malheureuse  mere  les  porte 
dans  son  sein,  son  mad  s'abandonne  a  tous  les  d6sordres.  line 
servante  fait  contre  lui  uae  declaration  de  grossesse.  La  mau- 
vaise  conduite  et  les  mauvais  traitements  de  Jacques  Roux 
obligent  sa  femme  de  plaider  contre  lui  en  separation.  A.  ce 
moment  ce  mari  coupable  leve  le  masque.  II  se  sent  tout  a  coup 
touche  par  le  doigt  de  Dieu.  II  abjure  sa  religion  et  se  fait 
catholique.  II  pretend  qu'il  n' est  pas  marie,  que  sa  femme  n'est 
qu'une  concubine,  puisque  leur  contrat  de  mariage  n'a  pas  6t6 
suivi  de  la  benediction  nuptiale  d'un  prfitre  de  I'Eglise  romaine. 
£n  consequence  il  demande  a  epouser  en  face  de  I'l^glise  la  ser- 
vante devenue  grosse  par  son  fait;  et  les  cures  de  Grenoble, 
ou  peut-6tre  I'^veque  de  cette  ville  (car  on  ne  dit  pas  qui)  trou- 
vent  cette  logique  bonne,  et  apr^s  avoir  regu  ce  digne  proselyte 
dans  le  giron  de  I'Eglise,  ils  I'unissent  par  le  sacrement  du 
mariage  a  la  compagne  de  ses  debauches. 

Tout  cela  est  dans  la  r^gle,  et  exactement  conforme  a  cette 
jurisprudence  humaine,  equitable  et  sensee,  qui  a  recu  force  de 
loi  a  la  revocation  de  I'edit  de  Nantes.  Grace  a  cette  belle  juris- 
prudence, nous  avons  actuellement  deux  ou  trois  millions  de 
batards  dans  le  royaume,  dont  la  loi  ne  reconnait  la  legitimite  et 
I'etat  civil  qu'autant  qu'il  ne  leur  est  pas  contests  juridique- 
ment;  mais  des  qu'il  se  trouve  dans  une  famille  un  parent  col- 
lateral assez  infame  et  assez  lache  pour  oser  preferer  la  richesse 
a  I'honneur  et  k  la  probite,  il  est  le  maitre  d'arracher  a  I'enfant 
d'un  protestant  I'heritage  de  son  p^re  et  de  se  le  faire  adjuger; 
et  le  juge  est  oblige  de  consommer  cette  ceuvre  d'iniquite  en 
declarant  I'heritier  legitime  batard.  Dans  le  cas  dont  il  s'agit, 
tout  ce  que  la  femme  de  Jacques  Roux  a  pu  faire,  c'est  de  plaider 
contre  son  infame  mari  en  demande  de  dommages  et  interets ; 
et  sans  la  noble  et  genereuse  defense  de  I'avocat  general  du 
parlement,  elle  n'en  aurait  peut-etre  point  obtenu. 

Pour  sentir  toute  la  beaute  de  cette  courageuse  apologie,  il 
faut  considerer  quelle  est  la  charge  d'un  avocat  general.  II  est 
par  sa  place  le  gardien  et  le  vengeur  des  lois  recues.  C'est  k  lui 
de  veiller  a  leur  maintien  et  a  leur  execution;  mais  il  ne  lui 
appartient  pas  de  decider  de  leur  equite  ou  de  leur  injustice. 
II  faut  voir  dans  le  discours  m^me  avec  quelle  adresse  et  avec 


MAI   1767.  317 

quelle  noble  assurance  M.  Servan  marche  entre  ces  deux  dcueils 
dont  il  est  press6.  D'un  cdt6,  il  ne  s'ecarte  pas  un  instant  du 
respect  pour  I'autorit^  et  pour  la  loi  re^ue,  dont  le  magistrat 
doit  donner  I'exemple  aux  autres  citoyens;  de  I'autre,  il  ne 
trahit  pas  un  moment  ni  les  droits  de  I'humanit^,  ni  les  cris  de 
sa  conscience,  qui  reclament  6galement  contre  une  loi  barbare. 
La  force  et  la  sagesse  marchent  d'un  pas  egal  dans  ce  beau 
discours.  La  cause  particuli6re  ne  sert  qu'^  eclaircir  d'impor- 
tants  points  du  droit  public,  et  les  int6r6ts  d'une  infortun^e 
priv6e  de  la  protection  des  lois  apprennent  a  son  d6fenseur  a 
plaider  la  cause  du  genre  humain.  Si  vous  voulez  faire  abstrac- 
tion du  caractfere  public  de  M.  Servan,  et  ne  le  regarder  que 
comme  ecrivain,  vous  jugerez  son  esprit  eclaire  et  solide,  son 
style  facile,  noble  et  touchant:  c'est  la  marque  certaine  d'une 
&me  tendre  et  6levee  ;  et  quant  au  talent,  vous  mettrez  son 
morceau  sur  la  sanction  du  mariage  dans  I'etat  de  nature  k 
c6t6  de  tout  ce  qui  a  6te  ecrit  de  plus  beau  sur  cette  mati^re. 
On  ferait  un  beau  livre  sur  les  causes, de  la  depravation  de 
la  morale.  Ghaque  parti  en  accuse  son  parti  ennemi,  afm  de 
le  rendre  odieux.  Le  Parlement  a  trait6  les  j6suites  d'empoi- 
sonneurs  publics,  les  jesuites  ont  reproch6  aux  jansenistes  de 
detruire  la  moralite  des  actions  en  dtant  ci  I'homme  sa  liberte. 
Les  sots  et  les  fripons  se  sont  reunis  contre  les  philosophes,  le 
reproche  de  saper  les  fondements  de  la  morale  a  ete  de  tout 
temps  le  cri  de  guerre  contre  tout  honime  qui  a  ose  penser 
d'apr^s  lui ;  et  les  gouverneraents  ont  ete  assez  imbeciles  pour 
croire  a  cliaque  cri  la  morale  publique  en  danger.  Quelle  pau- 
vret6 !  Comme  si  cette  morale  publique,  sa  conservation  ou  sa 
depravation  pouvaient  dependre  de  la  subtilite  d'un  sophiste,  de 
la  metaphysique  d'un  philosophe,  des  belles  tirades  d'un  ora- 
leur,  des  decisions  d'un  casuiste  severe  ou  relache !  C'est  le 
16gislateur  seul  qui  maintient  ou  qui  corrompt  la  morale  publi- 
que, c'est  lui  seul  qui  est  I'ecrivain  utile  ou  dangereux  d'un 
pays.  C'est  lorsque  Jacques  Roux  peut  i  la  face  d'une  cour 
souveraine  repudier  sa  femme  legitime  et  6pouser  la  compagne 
de  ses  debauches ;  c'est  lorsque  Louis  Calas,  converti  k  I'^Iise 
romaine,  peut,  aprfes  I'assassinat juridique  de  son  vertueux  p6re, 
p6hetrer  dans  I'asile  de  sa  m6re  infortunee,  y  conduire  des 
archers  pour  arracher  ses  deux  soeurs  des  bras  de  leur  m6re, 


318  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

et  les  enfermer  dans  des  couvents  afin  de  les  forcer  de  se  faire 
catholiques ;  c'est  lorsque  le  clergy  de  France  recompense  cette 
action  detestable  par  une  pension;  c'est  alors  que  la  morale 
publique  est  en  danger.  C'est  quand  le  merite  n'est  plus  recher- 
che, quand  la  mediocrite  ravit  les  honneurs  qui  lui  sont  dus, 
quand  tout  homme  qui  a  du  caract^re  et  de  Fame  est  regarde 
comme  suspect  et  dangereux,  c'est  alors  que  I'elevation,  les 
vertus,  le  nerf  et  le  merite,  disparaissent. 

Je  n'ai  garde  d'affliger  votre  vue  en  vous  decouvrant  ici 
toutes  les  sources  d'ou  d^coule  la  depravation  des  mceurs  publi- 
ques,  et  auxquelles  Jean-Jacques  Rousseau  n'a  pas  eu  le  genie 
de  remonter  dans  ses  eloquentes  declamations.  Dormons  plutot 
avec  cette  idee  consolante  que  toute  I'Europe  s'achemine  vers 
une  epoque  ou  les  droits  de  I'humanite  seront  mieux  connus  et 
reposeront  sur  leur  propre  force ;  ou  une  foule  d'abus  et  de 
mauvaises  lois  tomberont,  ainsi  que  leurs  defenseurs,  dans  un 
discredit  total.  Quant  k  ce  qui  concerne  les  protestants  de 
France,  on  dit  que  le  gouvernement  s'occupe  actuellement  de 
la  redaction  d'un  edit  qui  doit  mettre  fm  aux  desordres  dont 
Jacques  Roux  a  donne  un  nouvel  exemple,  et  qui  doit  rendre 
les  mariages  entre  protestants  valides  et  assurer  I'etat  civil  et 
la  legitimite  de  leurs  enfants.  Si  le  bon  genie  de  la  France  per- 
met  que  les  conseils  de  M.  le  due  de  Ghoiseul  soient  suivis,  tout 
bon  Francais  est  bien  sur  que  ce  ministre,  plein  de  generosite 
dans  ses  procedes,  plein  d' Elevation  dans  ses  vues,  reparera  le 
tort  et  guerira  les  blessures  profondes  que  le  fanatisme  a  faites 
a  ce  royaume  par  la  revocation  de  I'edit  de  Nantes. 

—  Vous  avez  vu  le  premier  chant  de  la  Guerre  de  Gendve; 
vous  allez  lire  le  troisi^me  chant  de  ce  poeme.  Ce  sont  les  seuls 
que  M.  de  Voltaire  ait  communiques  a  ses  amis ;  et  comme  ils 
I'ont  peu  encourage  a  poursuivre  cette  entreprise,  elle  parait 
aujourd'hui  abandonnee.  Les  Genevois  ont  pretendu  qu'il  n'etait 
pas  trop  bien  a  M.  de  Voltaire  de  s'egayer  aux  depens  d'une 
ville  en  proie  a  la  discorde,  et  dont  les  principaux  citoyens  lui 
ont  donne  tant  de  marques  d'amiti6  et  d'interet ;  et  il  y  aurait  bien 
quelque  chose  k  dire  a  ce  proced6,  si  les  poetes  pouvaient  etre 
rendus  responsables  de  leurs  saillies. 

—  M.  Petit,  docteur  regent  de  la  faculty  de  medecine  de 
Paris,  homme  savant  et  tr6s-bon  esprit,  le  m^me  qui,  I'annee 


MAI   1767.  319 

demi^re,  en  quality  de  commissaire  de  la  FacultC',  publia  un 
rapport  favorable  h  Tinoculation  et  rempli  d'excellentes  obser- 
vations, vient  do  faire  imprimer  une  Lettre  tl  M.  le  doyen  de  la 
FaailU  de  mMeeine,  siir  qnelques  fails  relatifs  ii  la  pratique 
de  V inoculation,  ficrit  de  quarante  pages  in-8".  Cette  lettre,  qui 
discute  les  cas  arrives  k  quelques  inocul^s  de  M.  Galti,  ne  me 
paialt  digne,  ni  dans  ses  principes  ni  dans  les  consequences 
qu'on  en  tire,  d'un  auteur  du  m6rite  de  M.  Petit.  M.  Gatti  peut 
avoir  6t6  16ger,  ra6me  6tourdi  dans  quelques  occasions ;  mais  ses 
vues  et  ses  principes  en  fait  d'inoculation  ne  sont  k  mon  avis 
point  du  tout  d'un  homme  loger,  et  me  paraissent  meriter  I'atten- 
tion  de  tout  medecin  qui  ne  pr6f6re  pas  la  routine  au  bon  sens. 
M.  Gatti  vient  d'exposer  de  nouvelles  vues  sur  cette  ma- 
tifere  importante,  dans  une  brochure  de  deux  cents  pages  in-12, 
intitulee  Nouvelles  Ri flexions  sur  la  pratique  de  l' inoculation. 
Les  reproches  de  leg^rete  qu'on  fait  k  M.  Gatti  dans  quelques 
occurrences  de  ses  propres  inoculations,  ont   empeche  cette 
brochure  d' avoir  beaucoup  de  vogue;  et  il  ne  m'appartient  pas 
de  decider  de  son  merite,  mais  je  suis  persuade  que  plus  la 
m6thode  de  I'inoculation  se  perfectionnera  en  Europe,  plus  ce 
petit  livret  de  M.  Gatti  sera  estim6.  L'auteur  observe  avec  rai- 
son  que  jusqu'i  present  tout  le  monde  s'est  occupe  k  entasser 
des  arguments  pour  ou  contre  I'inoculation,  personne  n'a  song6 
seulement  k  examiner  si  la  methode  que  Ton  a  suivie  jusqu'a  ce 
jour  dans  I'inoculation  n'etait  pas  susceptible  d'amelioration; 
M.  Gatti  en  est  tr6s-persuade.  II  attaque,  et  la  mani6re  de  pre- 
parer k  cette  operation,  et  la  mani^re  d' insurer  le  virus  de  la 
petite  verole,  et  enfm  le  traitement  de  cette  maladie.  II  soutient 
que  I'inoculation  ne  sera  veritablement  salutaire  aux  hommes 
que  lorsque  les  medecins  ne  s'en  meleront  plus,  et  qu'elle  sera 
entre  les  mains  du  peuple,  parce  que  les  premiers,  par  interfit 
ou  par  sottise,  voudront  toujours  en  faire  une  maladie  ou  du 
moins  une  operation  importante.  II  soutient  que  tous  les  incon- 
venients  r6els  qui  ont  r6sult6  de  I'inoculation  n'ont  ete  qu'une 
suite  de  fautes  commises  par  les  medecins;  et  je  meurs  de  peur 
qu'il  n'aitraison.  II  pretend  qu'il  ne  faut  pas  preparer,  parce  que 
le  sujet  qu'on  veut  inoculer  doit  6tre  en  6tat  de  sant6,  et  que 
s'il  est  malade,  il  faut  le  gu^rir.  Get  6tat  de  sant6  6tant  le  meil- 
leur  etat  possible  pour  donner  la  petite  v6role,  il  est  d'autant 


320  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

plus  absurde  de  vouloir  Tameliorer  qu'aucun  medecin  sage  ne 
se  vantera  de  savoir  ce  qu'il  faut  faire  pour  cela.  M.  Gatti  prouve 
ensuite  que  la  m^thode  ordinaire  de  I'insertion  est  trfes-mauvaise. 
Quant  au  traitement  de  la  petite  verole,  tant  artificielle  que  na- 
turelle,  il  ne  connait  que  deux  points  essentiels,  savoir,  de  tenir 
le  malade  gai,  et  de  I'exposer  le  plus  qu'il  est  possible  au  froid ; 
et  il  pretend  qu'en  observant  ces  deux  points  on  se  convaincra 
que  la  petite  verole  est  par  sa  nature  une  maladie  benigne,  et 
qu'elle   n'est   devenue   meurtri^re   que  par  le  traitement  des 
medecins.   M.  Gatti  ne  se  soucie  pas,  comme  vous  voyez,  de 
flatter  ses  confreres;  mais  moi,  qui  me  soucie  d'etre  toujours 
vrai,  je  suis  oblige  en  ma  conscience  d'attester  que  je  I'ai  vu,  cet 
hiver,  traiter  M'""  Helvetius  de  la  petite  verole  naturelle,  confor- 
mement   a  ses  principes   et  avec    le  plus    heureux   succ6s. 
M'"®  Helvetius,  ayant  plus  de  quarante  ans,  se  trouve  dans  un 
age  ou  la  petite  verole  est  regardee  comme  mortelle  a  Paris. 
La  premiere  ordonnance  de  M.  Gatti,  lorsqu'il  se  fut  assure  de 
la  maladie,  ce  fut  de  faire  eleindre  le  feu  et  ouvrir  les  fen^tres 
d'heure  en  heure  ;  c'etait  au  mois  de  Janvier.  II  obligea  ensuite 
la  malade  de  se  tenir  hors  de  son  lit  et  de  se  promener  dans 
sa  chambre  fraiche  pendant  I'^ruption.  Cette  eruption  finie  et 
pendant  tout  le  reste  de  la  maladie,  M.  Gatti  employa  le  temps 
de  ses  visites  a  faire  des  cabrioles  dans  la  chambre  de  la  malade, 
a  danser  avec  ses  filles,  a  faire  enfm  mille  polissonneries  qui 
nous  faisaient  mourir  de  rire.  Je  ne  me  doutais  gu6re  alors  que 
ce  fut  en  vertu  d'un  principe  de  medecine  qu'il  se  livrait  a  toutes 
ces  folies ;  mais  I'^v^nement  a  bien  justifie  sa  methode.  M""^  Hel- 
vetius s'est  tir^e  de  sa  petite  verole  le  plus  heureusement  du 
monde,  et  sans  que  son  apothicaire  ait  eu  occasion  de  lui  fournir 
un  denier  de  drogues.  Je  sens  cependant  que  la  methode  de 
M.  Gatti  est  trop  simple,  trop  raisonnable  pour  avoir  jamais  une 
grande  vogue.  Les  hommes  veulent  6tre  trompes.  Plus  un  pre- 
cede est  insignifiant,  plus  il  leur  en  impose;  le  mensonge  sou- 
tenu  par  la  pedanterie  est  sur  deson  effet  sur  le  vulgaire,  et  ce 
vulgaire  compose  les  dix-neuf  vingti^mes  du  genre  humain.  Je 
ne  sais  si  nous  guerirons  jamais  de  la  maladie  des  theologiens  ; 
pour  celle  des  medecins  elle  me  parait  absolument  incurable. 
Au  reste,  un  certain  M.  Sutton  pratique  depuis  quelque  temps 
en  Angleterre  I'inoculation  conformement  aux  idees  de  M.  Gatti, 


MAI   1767.  321 

avec  un  prodigieux  succ6s.  Je  suis  convaincu  que  cette  m6thode 
finira  par  6tre  g6n6ralement  adoptde  dans  toute  I'Europe;  mais 
il  faut  bien  du  temps  aux  hommes  pour  se  rendre  k  la  raison. 
En  France,  nous  aurons  la  glolre  de  lui  r6sister  sur  ce  point  plus 
loDgtemps  que  les  autres  nations  :  graces  k  la  sagesse  de  nos 
corps,  Q'a  (ite  de  tout  temps  notre  r61e. 

—  Essai  sur  Vhistoirc  du  coeur  humain.  On  y  a  joint  les 
caprices  poHiques  d'un  philosophe.  Volume  petit  in-12,  de 
plus  de  deux  cents  pages.  N'essayez  point  de  ces  essais,  et 
garantissez-vous  des  caprices  poctiques  de  ce  philosophe  ano- 
nyme.  II  prie  le  lecteur  en  le  lisant  de 

Se  souvenir  que  chaque  auteur. 
Sans  y  pense;*,  dans  son  ouvrage 
Paint  d'ordinaire  k  chaque  page 
Son  caract6re  et  son  humeur. 

Cela  peut  6tre  vrai ;  mais  qui  est-ce  qui  a  pu  dire  k  cet  auteur 
que  son  caract^re  et  son  humeur  vaillent  la  peine  d'etre  points? 
Quand  on  a  le  visage  plat,  la  figure  insipide  et  maussade,  il  ne 
faut  pas  exposer  son  portrait  k  la  censure  publique. 

—  M.  Deserres  de  La  Tour  vient  de  faire  imprimer  un  Traiti 
du  bonheur  de  pr6s  de  deux  cents  pages  in-12,  auquel  on  a 
joint  un  trait6  de  V Education  des  anciens,  qui  est  k  peu  pr6s 
de  la  m6me  6tendue.  G'est  le  plus  impertinent  et  le  plus  insi- 
pide bavardage  qu'on  puisse  lire.  Qu'on  deraisonne  tristement 
sur  le  bonheur,  c'est  le  sort  de  presque  tous  ceux  qui  en  ont 
6crit ;  mais  qu'on  ose  imprimer  un  traits  sur  I'education  des 
anciens,  sans  id^es,  sans  connaissances,  sans  vues,  sans  style, 
sans  presque  rien  dire  de  relatif  k  cet  objet  si  interessant  et  si 
neuf,  cela  m6riterait  punition  dans  un  pays  bien  polic6. 

—  Un  autre  bavard  a  fait  imprimer  un  traite  de  I'educa- 
tion philosophique  de  la  jeunesse,  on  VArt  de  I'Mever  dam  les 
sciences  humaines ,  avec  des  ri flexions  sur  les  Etudes  et  la  disci- 
pline des  colUges,  en  deux  petits  volumes  in-12.  Je  ne  sais  si 
tout  ce  bavardage  est  d'un  certain  d6funt  maitre  Joseph  de  La 
Motte,  en  son  vivant  maitre  de  pension,  qui  se  trouve  cite  k  la 
suite  de  I'avis  pr61iminaire*.  II  y  a  cette  difference  entre  ce 

1.  Ce  traits  est,  ea  effet,  de  I'abb^  de  La  Motte- 

VII.  %h 


322  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

bavard-ci  et  celui  de  I'article  precedent,  que  celui-ci  a  une  t6te 
absolument  vide  de  toute  esp6ce  d'idees  et  que  celui-1^  a  une 
t6te  triviale,  remplie  de  toutes  sortes  de  lieux  communs  du  plus 
plat  calibre. 

—  Si  vous  voulez  vous  remplir  la  t^te  d'idees  tristes, 
bilieuses  et  sombres,  vous  lirez  les  Pensies  et  Reflexions  de 
M.  de  Ranc^,  abbi  de  la  Trappe,  qu'on  vient  d'extraire  des 
Lettres  spirituelles  de  ce  c^lfebre  atrabilaire.  Tout  le  monde 
connait  I'histoire  de  sa  conversion  et  de  la  fondation  de  cette 
fameuse  abbaye  oil  le  fanatisme  melancolique  et  la  degradation 
de  la  raison  humaine  sont  port6s  au  plus  haut  degre  de  perfec- 
tion. On  a  ajoute  a  ce  recueil  une  paraphrase  des  sept  psaumes 
de  la  penitence ;  et  le  tout  forme  un  volume  petit  in-12  de  plus 
de  cent  cinquante  pages. 

—  II  parait  tous  les  ans  un  certain  nombre  de  pieces  dra- 
matiques  qui  n'ont  pu  etre  jouees,  soit  que  les  Comediens  les 
aient  rejetees  a  la  lecture,  soit  que  les  auteurs  aient  pressenti 
leur  sort  et  n'aient  pas  voulu  s'y  exposer.  lis  ont  raison  de  pr6- 
f6rer  la  mani^re  de  tomber  la  plus  douce;  c'est  celle  dont 
personne  ne  s'apercoit.  Personne  par  exemple  ne  sait  qu'on  a 
imprime  cette  annee  une  trag6die  de  cinq  actes  sous  le  titre 
de  Virginiey  et  la  pifece  n'est  pas  mieux  connue  que  I'auteur. 
Ce  sujet  si  beau  et  si  theatral  n'est  pas  encore  sur  le  Th6atre- 
Fran^ais,  et  nous  disons  que  les  sujets  manquent ;  ce  sont  les 
poetes,  les  hommes  de  genie  qui  manquent,  et  non  les  sujets. 

—  Une  beaute  du  pays  de  Vaud  a  fait  imprimer  aussi  un 
essai  de  tragedie  domestique  intitulee  Repsima^.  Sujet  tire 
des  Mille  et  un  jours.  Cette  pi6ce  est  d6di6e  a  M.  Beccaria.  II 
faut  connaitre  I'esp^ce  de  bel  esprit  qui  r^gne  en  Suisse,  sur- 
tout  parmi  le  beau  sexe,  et  I'effet  que  produit  dans  ces  t^tes 
femelles  la  lecture  de  nos  bons  et  mauvais  ecrivains,  et  le  sal- 
migondis  qui  en  resulte,  pour  entendre  quelque  chose  k  une 
pi^ce  dans  le  gout  de  celle-ci. 

—  M.  d'Arnaud  vient  de  faire  une  troisi^me  edition,  orn6e 
d'estampes  et  de  vignettes  suivant  la  mode,  de  Fanny,  ou  la 
Nouvelle  Pamda,  histoire  anglaise.  Le  sujet  de  ce  roman  res- 
semble  un  peu  a  celui  d'Eug^niej  que  M.  de  Beaumarchais  a 

1,  (Par  M^i'  Bouille,  fiUe  d'un  r^fugi^  d'Amsterdam.)  Lausanne,  1767,  in-8'. 


r 


MAI   1767.  323 

mis  I'hiver  dernier  sur  la  sc6ne.  Fanny  est  aussi  une  fille  abu- 
s6e  dont  le  s(^ducteur  r6pare  k  la  fin  ses  torts  par  un  mariage 
r(^el.  II  faut  bien  que  ces  productions  insipides  trouvent  des 
lecteurs  pour  qu'on  les  r6imprime.  La  jeunesse,  naturelleraent 
inQammable,  est  peu  difficile  sur  les  sujets  et  les  tableaux  de 
tendresse  et  d' amour.  En  lisant  M.  d'Arnaud,  elle  lui  pr6te  son 
feu;  et  ce  pauvre  homme  en  a  besoin,  car  c'est  I'auteur  le  plus 
glacial  que  nous  ayons;  c'est  aussi  un  auteur  perfide,  car  11 
cache  sa  glace  sous  une  fausse  apparence  de  chaleur,  et  sa  pla- 
titude sous  un  style  plein  d'emphase  et  de  grands  mots.  Je 
dirai  cependant  aux  jeunes  gens  :  Lisez  cela  s'il  faut  absolu- 
ment  que  vous  perdiez  votre  temps ;  mais  le  mal  est  que  ces 
productions  sont  infiniment  propres  k  corrompre  le  gout  et  le 
style.  Une  infortunie  criature  en  proie  d.  un  or  age  de  senti- 
ments opposh,  des  yeux  cJiargh  d'un  nuage  de  pleurs,  des  pieds 
qu'on  arrose  de  deux  ruisseaux  de  larmes  :  tout  est  6crit  dans 
ce  bon  genre-Ik.  Bonsoir,  monsieur  d'Arnaud,  vous  m'ennuyez. 
Je  ne  peux  faire  grace  qu'k  une  seule  ligne  de  votre  roman  ; 
c'est  celle  oil  vous  dites  que  le  gout  de  la  dissipation,  ordinaire 
k  la  premiere  jeunesse,  est  une  ivresse  aussi  dangereuse  peut- 
6tre  pour  la  veritable  volupte  que  pour  la  raison. 

—  Si  vous  n'avez  pas  assez  de  cette  darnauderie  anglaise, 
en  voici  une  autre  fraugaise  qui  vous  donnera  votre  reste.  Elle 
est  intitul6e  Julie,  on  VHeureux  Bepentir.  Ma  foi,  j'en  avals 
assez  de  Fanny,  qui  m'a  entre  autres  prouv6  la  parfaite  ressem- 
blance  de  M.  d'Arnaud  avec  M.  de  Beaumarcbais,  en  ce  qu'ils 
ont  tous  les  deux  la  manie  de  placer  leur  sc6ne  en  Angleterre 
sans  avoir  la  connaissance  la  plus  16g6re  des  moeurs  anglaises. 
Quant  k  Julie  la  Fran^aise,  c'est  une  petite  6grillarde  que  je 
soupQonne  de  s'^tre  permis  bien  des  fredaines ;  mais  enfin  elle 
s'en  repent,  en  demande  pardon  k  Dieu,  k  son  p6re,  k  la  justice, 
se  fait  rehgieuse  et  meurt  sur  la  cendre.  C'est  k  peu  pr6s  I'his- 
toire  de  la  fameuse  courtisane  Deschamps,  morte  en  odeur  de 
saintete  il  y  a  trois  ou  quatre  ans,  apr^s  voir  v6cu  en  odeur 
d'impuret^.  Gomme  M.  d'Arnaud  salt  ennoblir  ses  sujets!  Je  lui 
ferai  exp6dier  un  brevet  d'historiographe  des  filles  de  I'Op^ra. 
Ces  demoiselles  ont  ordinairement  besoin  d'une  plume  embel- 
lissante.  Le  beau  triomphe  pour  la  vertu  que  I'heureux  repentir 
de  Julie  Deschamps  ! 


I 


324  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

—  M.  Mercier,  qui  le  dispute  k  M.  d'Arnaud  en  fecondit6,  vient 
de  nous  fairs  present  des  Amours  de  CMrale^  po'eme  en  six 
chants.  Lisez|:  prose  en  six  chapitres.  Suivi  du  Bon  G^nie,  qui 
heureusement  n'a  pas  plus  de  vingt  pages.  M.  Mercier  tient 
boutique  d'insipidites  des  mieux  assorties. 

—  M.  Dorat,  en  sa  qualite  de  faiseur  d'h^roides,  avait  ebau- 
che  un  petit  roman  qu'il  vient  d'achever.  Valcour,  Fran^ais, 
devient  amoureux  en  Amerique  de  la  belle  Zeila,  fille  sauvage. 
II  la  determine  a  le  suivre  en  Europe,  et  il  s'embarque  avec  elle 
et  ses  tr6sors.  Naturellement  leger  et  volage,  il  I'abandonne 
pendant  le  trajet,  dans  une  He  d6serte,  au  moment  ou  elle  porte 
un  gage  de  sa  tendresse  dans  son  sein.  Z6ila  est  enlevee  de 
cette  ile  par  un  corsaire  qui  la  vend  au  Grand  Seigneur.  Voil^ 
le  sujet  de  la  premiere  heroide;  c'est  Zeila  qui  ecrit  a  son 
amant.  Valcour,  k  la  reception  de  cette  lettre,  se  repent  et 
repond;  c'est  la  seconde  heroide,  mais  a  quoi  sert  un  repentir 
sterile?  Valcour  s'embarque,  court  au  s^rail,  y  arrive  au  mo- 
ment ou  le  Grand  Seigneur  jette  le  mouchoir  k  Z^ila.  Zeila 
se  prosterne  aux  pieds  de  Sa  Hautesse  et  lui  avoue  son  amour. 
Sa  Hautesse  le  musulman  prend  le  parti  de  la  gen6rosit6,  et 
unit  Valcour  a  Z6ila,  qui  lui  fait  present  d'un  enfant  deja  gran- 
delet  qu'il  lui  avait  laiss6  dans  I'ile  d6serte.  C'est  la  troisiSme 
heroide  qui  vient  de  paraitre,  et  dans  laquelle  Valcour  rend 
compte  a  son  vieux  papa  de  tous  ces  ev6nements  agreables  * . 
Vous  jugerez  par  cette  esquisse  que  ce  petit  roman  est  un 
chef-d'cEuvre  de  vraisemblance,  et  si  vous  avez  le  courage  de 
lire  les  trois  heroides,  vous  verrez  que  I'execution  repond  par- 
faitement  a  I'invention  heureuse  de  cette  petite  fable.  Monsieur 
Dorat,  je  suis  bien  aise  de  vous  dire  que  moi,  k  la  place 
de  Sa  Hautesse,  j'aurais  fait  empaler  votre  Valcour  pour  ses 
petites  fredaines,  et  je  vous  aurais  oblige  d'assister  a  I'execu- 
tion, pendant  laquelle  j'aurais  fait  lire  votre  apologie  des 
h6roides,  qui  est  k  la  t^te  de  cette  derni^re,  pour  d6sennuyer 
et  distraire  la  tendre  Zeila,  veuve  de  I'empal^. 

1.  Lettre  de  Valcour  d  son  pbre.  Figure,  vignette  et  cul-de-lampe  d'Eisen, 
graves  par  Simonet. 


JUIN   1767.  325 


JUIN. 


l^Juinne?. 


Lorsqu'on  joua  au  mois  de  mars  dernier  la  trag6die  des 
Scythes,  il  se  repandit  un  bruit  que  les  Comediens  avaient  une 
autre  pi^ce  toute  pr6te,  dont  la  fable  etait  presque  enti^rement 
conforme  a  celle  de  M.  de  Voltaire.  Gette  trag^dle  etait  intitul6e 
Hirza,  OH  les  Illinois.  M.  de  Sauvigny,  auteur  de  plusieurs  pro- 
ductions fort  mediocres,  et  entre  autres  d'une  Mort  de  Socrate, 
faiblement  accueillie  il  y  a  quelques  ann^es  sur  le  theatre  de  la 
Gomedie-FranQaise,  avait  presente  cette  nouvelle  tragedie  au 
tribunal  souverain  de  ce  th6&tre,  il  y  avait  plus  de  quinze  mois, 
par  consequent  longtemps  avant  I'apparition  des  Scythes.  Le 
souffleur  de  la  Gom6die  6tant  mort  dans  I'intervalle,  on  ne 
trouva  plus  parmi  ses  effets  le  manuscrit  de  M.  de  Sauvigny, 
dont  sa  place  I'avait  constitue  gardien.  L'auteur  des  Illinois, 
croyant  apercevoir  quelque  ressemblance  entre  la  trag6die  des 
Scythes  et  la  sienne,  se  plaignit  assez  hautement;  il  accusa 
aussi  indiscr^tement  que  maladroitement  les  Com6diens  d'une 
infidelity,  et  M.  de  Voltaire  d'en  avoir  profits.  II  pretendait 
que  sa  tragedie  ay  ant  6te  communiqu6e  k  ce  poete  illustre  en 
secret,  il  n'avait  pas  balance  d'en  prendre  le  canevas  pour  la 
composition  de  sa  pi6ce  des  Scythes.  II  en  coute  peu,  comma 
vous  voyez,  au  peuple  du  Parnasse  de  se  supposer  reciproque- 
ment  les  plus  mauvais  procedes,  et  il  n'y  a  point  de  propriety 
sur  la  terre  dont  on  soil  plus  jaloux  et  dont  on  jouisse  avec 
plus  d'inquietude  que  celle  des  ouvrages  d'esprit.  Si  M.  de 
Voltaire  avait  k  piller  les  autres,  il  saurait  du  moins  mieux  s'a- 
dresser,  et  ce  n'est  pas  dans  la  cabane  du'pauvre  qu'il  chercherait 
sa  subsistance.  Les  Comediens  ont  cru  devoir  prendre  le  public 
pour  juge  entre  M.  de  Sauvigny  et  eux;  ils  ont  donne,  le  27  du 
mois  dernier,  la  premiere  representation  de  la  tragedie  ^' Hirza, 
ou  les  Illinois,  et  personne  n'a  6te  frappe  de  cette  pretendue 
ressemblance  avec  la  tragedie  des  Scythes.  On  voit  dans  les 
Scythes  quelques  lueurs,  quelques  faibles  restes  de  g6nie  d'un 
grand  homme;  on  n'apergoit,  dans  les  Illinois,  que  les  efforts 


326  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

incroyables  d'un  homme  froid  et  sans  ressource;  on  regrette 
de  ne  pas  voir  tant  d'opiniatrete  et  de  courage  de  travail  reuni 
avec  quelque  talent,  afin  d'en  recueillir  quelque  fruit. 

—  Depuis  I'ouverture  -des  theatres,  apres  la  quinzaine  de 
Paques,  il  s'est  presents  deux  nouveaux  acteurs  pour  debuter 
sur  le  theatre  de  la  Comedie-Fran^aise.  L'un,  qui  ne  s'est  pas 
/fait  annoncer,  a  joue  les  roles  k  manteau,  et  m^me  ceux  de 
tyran  dans  la  tragedie ;  on  I'a  trouve  passable.  L' autre  a  debute 
dans  les  roles  d'amoureux  et  dans  les  grands  rdles  tragiques. 
Celui-ci  n'a  pu  se  faire  illusion  sur  son  succ6s,  car  s'etant 
charg6  du  role  de  Rhadamiste,  ces  jours  passes,  le  parterre  I'a  si 
mal  recu  qu'il  a  ete  oblig6  de  quitter  la  partie  au  commence- 
ment du  second  acte.  Le  parterre  se  mit  a  demander  Le  Kain  avec 
beaucoup  de  bruit  pour  achever  le  role.  On  courut  apr6s  cet 
acteur,  qui  n'etait  ni  a  la  Gom6die,  ni  pr6par6,  ni  habille  ;  il  y 
avait  plus  de  six  mois  qu'il  n'avaitjoue  ce  role;  I'entr'acte  dura 
environ  cinq  quarts  d'heure;  Le  Kain  parut  et  recut  les  plus 
grands  applaudissements,  et  la  pi6ce  fut  achevee;  on  sortit 
seulement  un  peu  tard  du  spectacle. 

—  On  a  vu  aussi  deux  nouveaux  acteurs  italiens  sur  le 
theatre  de  la  Comedie-Italienne,  dont  la  troupe  se  partage  entre 
les  acteurb  de  ce  spectacle  et  les  acteurs  de  I'Op^ra-Gomique. 
Des  deux  debutants,  l'un  joue  les  roles  d'amoureux,  I'autre 
celui  d'Arlequin.  Ce  dernier  est  un  §l6ve  de  Sacchi,  le  plus 
cel^bre  arlequin  d'ltalie,  dont  il  a  pris  le  nom.  L'amoureux  est 
d'une  jolie  figure,  mais  un  peu  commune;  du  reste  bien  fait,  et 
accoutume  au  theatre.Quant  a  1' Arlequin,  c' est  beaucoup  d'avoir 
et6  souffert.  Ce  role  est  en  France  une  chose  arbitraire  et  de 
fantaisie;  le  public  aime  beaucoup  Carlin,  et  le  nouvel  Arlequin 
avait  encore  le  tort  de  ne  savoir  parler  francais.  II  mourait  de 
peur  la  premiere  fois.  La  n6cessite  de  remplacer  Carlin,  qui 
etait  malade  et  qui  se  fait  vieux,  I'a  fait  supporter ;  sa  peur  et 
sa  bonne  volenti  Ton  fait  applaudir.  II  joue  deja  en  francais,  et 
la  maniSre  dont  il  I'estropie  contribue  k  le  rendre  plaisant.  Je 
ne  sais  s'il  est  original  et  s'il  a  de  I'esprit;  mais  je  pense  que 
le  public  s'y  fera,  et  qu'il  reussira  beaucoup  dans  quelque 
temps. 

—  Le  15  du  mois  dernier,  on  a  represents  chez  M™*  la  duchesse 
de  Villeroy  la  tragedie  de  Bajazet,  dans  laquelle  M"®  Clairon  a 


JUIN  1767.  327 

jou6  le  r6le  de  Roxane.  Ce  spectacle  a  6t6  donn6  pour  M"«  la 
princesse  h<^T6ditaire  de  Hesse-Darmstadt,  qui  nous  a  honoris  de 
sa  prc^sence  pendant  trois  semaines,  et  k  qui  Ton  a  voulu  pro- 
curer I'occasion  de  voir  jouer  cette  c6l6bre  actrice. 

— M.  Barthejeunehommede  Marseille,  auteur  de  plusieurs 
pifeces  de  poesie  et  d'une  petite  com6die  intitul6e  V Amateur, 
a  fait  les  Staluts  de  VOpira  que  vous  allez  lire,  ainsi  que  les 
notes  dont  Us  sont  accompagn6s,  k  I'occasion  du  changement 
qui  est  arriv6  dans  ce  spectacle,  MM.  Berton  et  Trial  en  ayant 
pris  la  direction  k  la  place  de  Rebel  et  Francoeur^ 


STATUTS 
POUR     L^ACADEMIE     ROYALE     DE      MUSIQUB. 

Nous  qui  r6gnons  sur  les  coulisses 

Et  dans  de  magiques  palai.s, 
Nous  Juges  de  I'Orchestre,  Intendants  des  Ballets, 

Premiers*  Inspecteurs  des  actrices  : 

A  tous  nos  fideles  sujets, 
Vents,  Fant6mes,  Demons,  D6esses  infernales, 

Dieux  de  I'Olympe  et  de  la  mer, 

Habitants  des  bois  et  de  Tair, 
Monarques  et  Bergers,  Satyres  et  Vestales, 

Salut.  a  notre  av6nement, 

Charges  d'un  grand  peuple  i  conduire, 
De  lois  i  reformer  et  d'abus  k  d6truire, 
Et  voulant  signaler  notre  gouvernement; 
Oui  notre  conseil  sur  chaque  changement 

Que  nous  d6sirons  d'introduire, 
Nous  avons  r6dig6  ce  nouveau  r^glement 
Conforme  au  bien  de  notre  empire. 

I. 

A  tous  musiciens  connus  ou  non  connus, 
Soit  de  France,  soit  d'ltalie, 
Morts  ou  vivants,  h  venir  ou  venus, 
Permettons  d'avoir  du  g6nie'. 

i.  Cette  pitee  a  i\A  imprim6e  dans  les  OEuvres  choisies  de  Barthe,  publidet 
par  Fayolle,  Didot,  1811,  in-18. 

2.  Pas  toujours :  Inspccteur  vicnt  du  mot  latin  inspicere. 

3.  Permission  dont  on  n'abusera  pas. 


528  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

II. 

Vu  que  pourtant  la  mediocrity 
A  besoin  d'etre  encourag^e, 
Toute  passable  nouveaut6 
Par  nous  sera  tr6s-prot6g6e. 
Confreres  g6nereux,  nous  ferons  de  grands  frais 
Pour  doubler  un  petit  succes. 
Usant  d'ailleurs  d'6conomie 
Pour  les  ciiefs-d'oeuvre  de  nos  jours, 
Et  laissant  la  gloire  au  g^nie 
De  r6ussir  sans  nos  seco  urs. 

III. 

L'orchestre  plus  nombreux.  Sous  une  forte  peine 

D6fendons  que  jamais  on  change  cette  loi. 
Dix  flfltes  au  coin  dela  Reine, 
Et  dix  fliltes  au  coin  du  Roi. 

Basse  ici,  basse  ]k ;  cors  de  chasse,  trompettes, 
Violons,  tambours,  clarinettes ; 
Beaucoup  de  bruit,  beaucoup  de  mouvements. 

Surtout  pour  la  mesure  un  batteur  fr6netique : 
Si  nous  n'avons  pas  de  musique, 
Ce  n'est  pas  faute  d'instruraents. 

IV. 

I  Sur  le  musician,  meme  sur  Tariette, 

Doit  peu  compter  I'auteur  des  vers, 

!  Comme  k  son  tour  I'auteur  des  airs 

Doit  peu  compter  sur  le  poete^. 


Si  cependant,  quoique  averti,  * 
Le  poete,  glac6,  glace  toujours  de  mSme  ; 

Comme  sur  I'ennui  du  poeme 

Le  public  a  pris  son  parti ; 

Que  les  intrigues  mal  tissues 

N'ont  plus  le  droit  de  Teffrayer ; 
Que  mfime  des  fragments  ne  peuvent  I'ennuyer 
Et  que  les  nouveaut^s  sont  toujours  bien  regue  s, 

Pourrons  quelque  jour  essayer 
Un  spectacle  complet  en  scenes  d6cousues. 

1 .  II  faut  toujours,  en  cas  de  chute,  que  le  musicicn  et  le  poSte  puissent  se 
C3;i«;(ilerea  s'accusant  reciproquement  • 


JUIN  17  67.  329 

VI. 

SI  le  pogte  sans  couleur, 

Le  muslcien  sans  chaleur, 
Si  tous  deux  i  la  fols  sans  feu,  sans  caractfere, 
Ne  donnent  qu'un  vain  bruit  de  rimes  et  de  sons, 
En  faveur  des  abb6s  qui  lorgnent  au  parterre. 

On  raccourcira  les  jupons. 

VII. 

Effray6s  de  I'abus  enorme 
Qui  coupe  I'int^rfit  par  de  trop  longs  repos, 
Voulions  sur  les  ballets  6tendre  la  r6forme, 
Leur  ordonner  surtout  de  paraitre  k  propos, 

En  r6gler  le  nombre  et  la  forme; 
Mais  en  m6dltant  mieux  nous  avons  d6couvert 
Qu'i  rOp^ra  ce  sont  les  jolis  pieds  qu'on  aime ;     . 

II  serait,  par  notre  systfeme, 

Tr6s-r6gulier  et  tr6s-d6sert. 
Que  les  ballets  soient  done  brillants  et  ridicules ; 

Qu'on  vienne  encor  comme  jadls, 

En  pas  de  deux,  en  pas  de  six, 

Danser  autour  de  nos  Hercules; 
Que  la  jeune  Guimard  en  ddployant  ses  bras, 

Sautille  au  milieu  des  batailles; 

Qu'AUard  batte  des  entrechats 

Pour  6gayer  des  fun6railles. 

VIII. 

Pour  faire  un  tout  dont  les  parties 
Pussent  6tre  bien  assorties, 
Voulions  que  les  compositeurs, 
Machinistes,  d^corateurs, 
Musiciens,  chefs  de  la  dunse, 
Peintres,  poetes,  directeurs. 
Nous  fussions  tous  d'intelligence; 
Mais  nous  laissons  ce  bel  accord 
Aux  operas  de  I'ltalie; 
Peut-on  esperer  sans  folie, 
Pour  le  theatre  de  Castor, 
Ce  que  Ton  n'a  pu  faire  encor 
Au  jeu  de  paume  d'Athalie? 

IX. 

Si  du  moins  nos  acteurs  pouvaient  seconcerter; 
Que  chaque  dieu  pdt  s'acquitter 


330  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Du  r6le  imposant  qu'on  lui  donne  : 
Qu'ApoUon  sut  toujours  chanter, 

Que  I'Amour  eut  au  moins  une  mine  friponne; 

Que  le  grand  Jupiter,  convert  d'or  et  d'argent, 
Parut  moins  gauche  sur  son  trOne, 
Le  public  serait  indulgent : 
Ce  qui  n'est  pas  indifferent, 
Car  la  recette  serait  bonne. 


X. 


Ordre  k  Muguet  de  prendre  un  air  plus  leste, 
A  Pillot  de  moins  d6toner, 
A  Durand  d'ennoblir  son  geste, 
A  G61in  de  ne  pas  tonnen  ; 
Que  Le  Gros  chante  avec  une  ame  *, 
Beaumesnil  avec  une  voix', 
Que  la  f6conde  Arnould  se  montre  quelquefois*, 
Que  la  Guimard  toujours  se  pame*. 

XL 

Ordre  h  nos  bons  acteurs,  pour  eux,  pour  rOp6ra, 
D'user  m6diocrement  des  reines  des  coulisses; 
Permettons  k  Muguet,  Pillot,  et  coetera, 
L'usage  illimit6  de  toutes  nos  actrices. 

xn. 

Pour  soutenir  I'auguste  nom 

De  la  royale  Acad6mie, 
On  paiera  mieux  I'amant  d'Armide  et  d'Aricie, 

Pollux,  Neptune  et  Phaeton ; 
Mais  qu'ils  n'espferent  pas  que  leur  fortune  accroisse^ 
Jusqu'au  titre  pompeux  de  seigneur  de  paroisse, 
Aux  honneurs  d'eau  benite  et  de  droit  f6odal : 

Roland,  dans  son  humeur  altiere, 

Doit-il  se  pr6tendre  T^gal 

Ou  du  chasseur  de  la  Laitiere 

Ou  du  cocher  du  Mar6chal? 


i.  L'ordre  estbon,  mais  inutile. 

2.  Plus  inutile  encore. 

3.  Car  11  ne  sufEt  pas  d'etre  jolie 

4.  Epithete  qui  n'est  point  oiseuse. 

5.  Espfece  de  talent  tr^s-decent  sur  le  theatre. 

6.  Laruette  vient  d'achcter  une  terre  seigneuriale. 


JUIN    1767.  331 

XIII. 

RIen  pour  Tauteur  de  la  muslque, 
Pour  Tauteur  du  poeme,  rien. 
Le  poete  et  le  musicien 
Doivent  mourir  de  faim  selon  I'usage  antique. 
Jamais  le  grand  talent  n'eut  droit  d'etre  pay6  ; 
Le  frivole  obtient  tout,  Tor,  les  cordons,  la  crosse : 
Rameau  dut  aller  &  pied, 
Les  directeurs  en  carrosse. 

XIV. 

En  attendant  que  pour  le  choeur 

On  puisse  faire  une  recrue 
De  quinze  ou  vingt  beaut^s  qui  parleront  au  coeur 

Et  ne  blesseront  point  la  vue, 

Ordre  i  ces  mannequins  de  bois 

Taill6s  en  femme,  enduits  de  piatre, 
De  se  tenir  toujours  iramobiles  et  froids 
Adoss6s  en  statues  aux  piliers  du  theatre  *. 

XV. 

Tout  rempll  du  vaste  dessein 
De  perfectionner  en  France  Tharmonie, 

Voulions  au  Pontife  romain 
*  Demander  une  colonic 

De  ces  chantres  fliit6s  qu'admire  I'Ausonie; 
Mais  tout  notre  conseil  a  jug6  qu'un  castrat, 

Car  c'est  ainsi  qu'on  les  appelle, 

£tait  honn^te  k  la  chapelle 

Mais  indecent  i  rOp6ra. 

XVI. 

Pour  toute  jeune  debutante 

Qui  veut  entrer  dans  les  ballets, 
Quatre  examens  au  moins,  c'est  la  forme  constante : 

Primo  le  due  qui  la  pr6sente, 
Y  compris  I'intendant  et  les  premiers  valets: 
Ceux-ci  pr6sde  la  nymphe  ont  droit  de  pr6s6ance  ; 

Secundo,  nous,  les  directeurs; 

Tertio,  son  maltre  de  danse ; 

Quarto,  pas  plus  de  trois  acteurs. 

1.  Ne  pourrait-on  pas  obtenir  dc  M.  de  Vaucanson  qu'il  fit  une  vingtaine  de 
cbanteuses  en  choeur?  Ce  scrait  une  d<5pense  une  fois  faitc. 


332  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE. 

XVII. 

A  defaut  d'examens,  certificats  de  moeurs 

GoriQus  en  termes  tr6s-flatteurs, 
Termes  de  billets  doux  et  de  lettres  de  change. 

Mais  comme  ces  certificats 

Pourraient  par  un  hasard  Strange 

Offrir  un  bizarre  melange 

Et  de  fortunes  et  d'etats, 

Sur  ces  mystferes  dSlicats 
Promettons  de  garder  le  plus  profond  silence, 

A  moins  que  les  frequents  d6bats 
Des  milords  d'Angleterre  et  des  marquis  de  France, 

Et  des  danseurs  et  des  pr61ats, 
Ne  nous  forcent  d'ouvrir,  quoique  avec  repugnance, 

Ces  archives  de  nos  fitats; 

Afin  de  mettre  en  evidence 
Qu'a  dater  du  premier  de  tous  les  op6ras 

Nos  heroines  de  la  danse 
Ont  toujours  eu  le  droit  d'user  de  leurs  appas, 
Et  d'oublier  des  rangs  la  frivole  distance. 

XVIII. 

Fibres  de  vider  une  caisse, 
Que  celles  qu'  entretient  un  fermier  g6n6ral 

N'insultent  pas  dans  leur  ivresse 
Celles  qui  n'ont  qu'un  due :  I'orgueil  sied  toujours  mal 

Et  la  modestie  int6resse  ; 
Que  celles  qu'un  6veque  ou  qu'un  saint  cardinal 
Visite  sur  la  brune  au  sortir  de  Tofflce 

N'aillent  point  imprudemment 

Prononcer  dans  la  coulisse 

Le  beau  nom  de  leur  amant. 

Voulons  qu'au  moins  on  s'instruise 

A  parler  tr6s-decemment, 
Et  surtout  enjoignons  qu'on  respecte  I'figlise. 

XIX. 

Le  nombre  des  amants  limits  dSsormais: 

Defense  d'en  avoir  jamais 
Plus  de  quatre  k  la  fois;  qu'ils  suffisent  pour  une; 
Que  la  reconnaissance  6gale  les  bienfaits, 
Que  I'amour  dure  autant  que  la  fortune^. 

1 .  D'aprfesla  convention  reQue  que  les  fiUes  ont  le  droit  de  ruiner  leurs  amants, 
la  nation  les  invite  a  preKrer  les  financiers. 


JUIN   1767.  333 

XX. 

Que  celles  qui  pour  prix  de  leurs  heureux  travaux 
Joulssent  k  vingt  ans  d'une  honn6te  opulence, 

Ont  un  hdtel  et  des  chevaux, 
Se  rappellent  parfois  leur  premiere  indigence, 
Et  leur  petit  grenier,  et  leur  lit  sans  rideaux. 

Leur  d^fendons  en  consequence 

De  rcgarder  avec  piti6 

Celle  qui  s'en  retourne  k  pied, 

Pauvre  enfant  dont  Tinnocence 

N'a  pas  encore  n';ussi, 

Mais  qui,  graces  k  la  danse, 

Fera  son  cbcmin  aussi. 

XXI. 

Item,  ordre  k  ces  demoiselles 

De  n'accoucher  que  rarement; 
En  deux  ans  une  fois,  une  fois  seulement: 
Paris  ne  goQte  point  leurs  couches  6ternelles. 

Dans  un  erabarras  maudit 

Ces  accidents-li  nous  plongent ; 

Plus  leur  taille  s'arrondit, 

Plus  nos  visages  s'allongent. 

XXII. 

Item,  trfes-solennellement 

Pronon(;ons  une  juste  peine 
Contre  I'usurpateur  qui  vient  insolerament, 

L'or  en  mains,  d6peupler  la  sc6ne, 
Et  ravir  k  nos  yeux  leur  plus  bel  ornement. 

Taxe  pour  chaque  enlevement, 

Et  le  tarif  incessamment 
Rendu  public  dans  tout  notre  domaine; 
Cette  taxe  impos6e  k  raison  du  talent, 
De  la  beaut6  surtout:  tant  pour  une  danseuse, 

Tant  pour  une  chanteuse, 
Rien  pour  celles  des  chceurs  :  nous  en  ferons  present. 

XXIII. 

Enfin,  vu  les  guerres  cruelles 
Dont  nos  £tats  sont  agit^s, 
Vu  les  noirceurs,  vu  les  querelles 
Qu'excitent  les  rivalit6s 
De  rOIes,  de  talents,  de  plaisirs,  de  beaut^s ; 
Et  que  peut-6tre  un  vaste  empire 


334  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Est  plus  facile  k  gouverner 

Qu'un  peuple  lyrique  k  conduire, 
Avons  approfondi  le  grand  art  de  r6gner, 
Partout  exercerons  un  despotique  empire 

A  regard  des  femmes  surtout, 

Attendu  qu'elles  sont  partout 

Tr6s-difflciles  k  r6duire. 

XXIV. 

Et  comrae  un  point  capital 
En  toute  bonne  police 
Est  une  prompte  justice, 
Tous  leurs  proc6s  jug6s  k  notre  tribunal, 
Jug6s  sans  nul  appel.  Et  I'ordre  et  la  d6cence 
Veulent  que  chacune  k  son  tour 
Comparaisse  k  notre  audience ; 
Viendront  I'une  apres  I'autre  et  nous  feront  leur^cour. 

Les  plus  jeunes  d'abord  admises  : 
Ayant  plus  de  proces,  elles  pourront  nous  voir 
Dfes  le  matin  k  sept  heures  precises, 
Ou  vers  les  onze  heures  du  soir. 

Et  pour  qu'on  ne  pr6tende  k  faute  d'ignorance, 

Sera  la  pr6sente  ordonnance 
lmprim6e,  affich6e  k  tous  nos  corridors, 

Aux  murs  des  loges,  aux  coulisses, 
Aux  palais  des  Rolands,  aux  chambres  des  M6dors 

Et  dans  les  boudoirs  des  actrices. 
De  plus,  dans  le  foyer  sera  ledit  arret 

Enregistr6  sous  la  forme  ordinaire, 
Pour  le  bien  g6n6ral  et  pour  notre  int^ret. 
D6truisant,  annulant  autant  que  besoin  est 

Tout  r^glement  contraire. 

L'an  de  grace  soixante  et  sept, 
Fait  en  notre  chateau,  dit  en  langue  vulgaire 
Le  Magasin,  pr6s  du  Palais-Royal. 

Signe  Le  Berton  et  Trial 

Plus  bas,  Joliveau,  secretaire.'' 

P.  S.  Nous  avions  r6solu  de  retrancher  I'usage  impertinent  des  mas- 
ques; mais  nous  avons  requ  une  deputation  de  nos  danseurs  qui  nous 
remontrent  que  cet  usage  un  peu'  singulier  ne  laisse  pas  d'etre  utile  : 
1°  pour  ne  pas  compromettre  leurs  figures,  2°  parce  qu'il  est  plus  ais6 
d'avoir  un  masque  qu'une  physionomie.  Nous  avons  d6f6r6  k  d'aussi 
justes  remontrances. 


JUIN   1767.  335 

—  La  catastrophe  que  les  jdisuites  viennent  d'^prouver  en 
Espagne  a  r«5veille  rattention  du  public  sur  cette  c6lfebreSoci6t6. 
Lorsque  les  premieres  nouvelles  arriv^rent,  je  me  trouvais  avec 
des  gens  peu  touches  de  ces  calamit^s,  car  M.  le  baron  de 
Gleichen,  envoye  extraordinaire  de  Danemark,  dit  avec  son 
air  doux  et  sournois  :  //  faut  convenir  que  I'art  de  chasser  les 
jisuites  se  perfectionne  de  plus  en  plus.  M.  le  comte  de 
Creutz,  ministre  plenipotentiaire  de  Su6de,  pretendit  que  du 
train  dont  les  choses  allaient,  le  pape  serait  tr6s-heureux  dans 
quelque  temps  d'ici  d*6tre  le  grand  aumdnier  du  roi  de  Sar- 
daigne;  et  I'abbe  de  Galiani,  secretaire  d'ambassade  de  Naples, 
s'^cria : 

Gens  inimica  mihi  Tyrrhenum  navigat  aequor! 

Mais  cela  ne  prouve  rien  contre  la  Societe.  On  sait  que 
I'abbe  de  Galiani  n'aime  pas  les  j^suites,  parce  qu'ils  ontempS- 
ch6  son  oncle  d'etre  cardinal;  et  les  royaumes  de  Su6de  et  de 
Danemark  ont  le  malheur  depuis  deux  sifecles  de  n'^tre  plus 
unis  au  rocher  de  Saint-Pierre  ^tabli  au  Vatican  pour  lederrifere 
de  notre  trfes-saint  p6re  Clement  Rezzonico.  Nous  autres  gal- 
licans,  nous  avons  luavec  d'autant  plus  d'6dification  la  savante 
hom61ie  de  M.  I'abbe  de  Chauvelin,  conseiller  de  grand'chambre 
au  Parlement  de  Paris,  imprimee  sous  le  titre  de  Discours  d'un 
de  Messieurs,  qu'elle  nous  a  paru  un  des  meilleurs  amphi- 
gouris  et  des  plus  inintelligibles  qu'on  ait  vus  depuis  long- 
temps.  Get  amphigouri  a  fait  une  telle  impression  sur  I'esprit 
de  maltre  Omer  Joly  de  Fleury,  avocat  general  audit  Parlement, 
qu'il  n'a  pu  se  dispenser  de  faire  un  r6quisitoire  contre  les  ci- 
devant  soi-disant  jesuites,  dont  I'eflet  a  6t6  de  les  juger  une 
seconde  fois  et  de  les  faire  chasser  du  royaume.  Ce  requisitoire 
n'est  pas  ecrit  d'un  style  aussi  prophetique  que  le  Discours 
d'un  de  Messieurs,  mais  il  est  remarquable  par  son  extreme 
platitude,  qu'on  croyait  m6me  perdue  depuis  que  Tiliustre 
Chaumeix  s'6tait  retire  en  Russie.  Graces  au  ciel,  nous  avons 
plus  d'un  Chaumeix  en  France,  et  celui  que  M.  I'avocat 
general  a  choisi  pour  lui  rediger  ses  r^quisitoires  vaut  bien 
I'autre.  Vous  ne  devineriez  par  exemple  jamais  ce  qui  a  le  plus 
frappe  ce  magistrat  dans  I'aventure  des  jesuites  en  Espagne  : 


336  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

ce  sont,  dit-il,  les  motifs  qu'une  reticence  religieuse  et  respec- 
table a  fait  renfermer  dans  lecoeur  royal  dumonarque.G'est-a- 
dire  que  ce  qui  le  frappe  le  plus  est  ce  qu'il  salt  le  moins.  11 
faut  convenir  que  ni  le  Giceron  de  Rome,  ni  celui  de  Rennes,  ne 
savaient  faire  des  morceaux  de  cette  eloquence. 

M.  d'Alembert  a  profite  de  la  circonstance  pour  faire  imprimer 
h  Gentive  une  Lettre  de  M  ***,  conseiller  au  parlement  de  ***, 
pour  servir  de  supplement  a  son  ouvrage  siir  la  Destruction  des 
jcsuites.  Brochure  in- 12  de  cent  trente-quatre  pages  qu'on  ne 
trouvera  pas  a  Paris  et  qui  ne  plaira  pas  a  Versailles.  Ge  supple- 
ment ne  regardepasl'expulsion  des  jesuites  d'Espagne,  car  11  est 
date  du  l^""  decembre  1765,  avec  un  post-scriptum  du  30  mars 
1766.  M.  d'Alembert  r6pond  a  differentes  critiques  que  les 
jansenistes  surtout  ont  faites  de  son  livre,  et  dans  lesquelles  il 
estappele/^a&5aa'5,  Philistin,  Amorrhien,  enfant  de  Satan,  etc. 
J'aime  mieux  ce  supplement  que  I'ouvrage  meme,  qui  m'a  paru 
dans  le  temps  mesquin  et  faible,  avec  beaucoup  de  pretention 
a  I'epigramme.  Dans  le  supplement  je  trouve  quelques  endroits 
mieux  trait^s  et  mieux  ecrits.  Avec  tout  cela  il  ne  faut  pas  se 
souvenir  du  chapitre  du  jansenisme  dans  le  SUcle  de  Louis XIV ^ 
quand  on  veut  trouver  I'ouvrage  et  le  supplement  de  M.  d'A- 
lembert supportables.  Les  formules  parasites  qui  reviennent  a 
tout  moment,  telles  ({mq  pour  en  revenir  aux  jhuites,  quoi  qu'il 
en  soit,  ne  croyez  pas  au  reste,  avouons  cependatit,,  etc.,  prou- 
vent  un  style  d6cousu,  faible  et  sans  consistance. 

M.  de  La  Gondamine  a  cherche  comment  on  pourrait  un 
peu  consoler  les  j6suites,  parce  qu'enfin  ils  ont  besoin  de  con- 
solation dans  les  circonstances  presentes.  II  a  trouve  un  moyen, 
mais  malheureusement  ce  moyen  ne  sera  bon  que  dans  quatre 
cents  ans:  c'est  que  personne  ne  croit  aujourd'hui  les  horreurs 
et  les  abominations  qu'on  imputait  aux  templiers  ;  ainsi,  dans 
quatre  cents  ans,  dit-il,  personne  ne  croira  les  crimes  que  Ton 
impute  aujourd'hui  aux  jesuites,  et  ils  auront  la  satisfaction  de 
passer  simplement  pour  une  soci6te  ambitieuse  et  puissante  qui, 
s'etant  fait  des  ennemis  de  tous  cot^s,  a  enfin  sucpombe  parce 
qu'en  fait  d'ambition  il  faut  ou  conqu6rir  le  monde  ou  en  6tre 
ecrase.  Je  ne  doute  pas  que  la  perspective  d'etre  blancs  comme 
neige  dans  quatre  cents  ans  ne  console  infmiment  les  jesuites, 
et  ne  fasse  supporter  au  R.  P.  Ricci,  general,  toutes  les  epreuves 


JUIN   1767.  '     337 

auxquelles  il  a  plu  k  la  Providence  divine  d'appeler  la  compagnie 
de  Jt'sus  sous  son  r^gne. 


15  Jain  1767. 

Que  le  dispensateur  de  toute  sagesse  et  de  toute  gloire  soit 
avec  la  sacree  Faculty  de  th6ologie  de  I'Universite  de  Paris, 
dite  de  Sorbonne.  Amen!  Ce  n'est  point  sans  raison  que  cette 
celfebre  et  lumineuse  congregation  a  ete  appelee  la  fille  ainee  de 
nos  rois,  comme  nos  rois  sont  a  leur  tour  les  fils  aines  de 
r%lise.  Car,  dans  cette  suite  de  beaux  si6cles  si  glorieux  pour 
la  raison,  si  consolants  pour  Thumanite,  si6cles  vulgairement 
dits  du  moyen  age,  ou  un  tondu  coifle  d'un  triple  bonnet  et 
assis  dans  la  chaire  de  Simon  Bar-Jona,  dit  Saint-Pierre,  lancait 
des  foudres  qui  atteignaient  les  caboches  des  souverains  d'une 
extremity  de  I'Europe  k  I'autre,  ofi  ledit  tondu  liait  et  d^liait 
les  peuples  de  leur  serment,  installait  et  deposait  les  princes  k 
son  gr6 ;  dans  ces  si^cles  k  jamais  regrettables,  chacun  sait  que 
tout  roi  tr^s-chretien,  k  son  av6nement  au  trone,  etait  oblige, 
en  vertu  d'un  decret  papal,  de  coucher  etcohabiter  au  nom  de 
la  nation  avec  la  sottise.  De  cette  accointance  est  n^e  la  Sor- 
bonne, qui  s'est  toujours  conserve  le  titre  et  les  prerogatives 
de  fille  ainee,  en  depit  de  la  loi  salique  si  defavorable  aux 
filles.  Or  est-il  bienvrai  que,  par  laps  de  temps  et  ecoulement 
d'ann^es,  cette  fille  ainee  et  plus  que  majeure  esttomb6e  dans 
un  etat  de  langueur  et  de  delabrement  tr6s-facheux,  au  point 
que  ses  ennemis  n'ont  pas  manque  de  divulguer  qu'elle  etait 
devenue  absolument  imbecile,  et  que  son  6tat  de  caducite  et  de 
radotage  etait  pire  que  la  mort.  Mais  k  dire  les  choses  comme 
elles  sont,  la  vieillesse  de  cette  fille  respectable  ressemble 
proprement  k  un  doux  sommeil,  et  c'est  sans  doute  par  une 
grace  speciale  du  Ciel  qu'elle  a  toujours  retrouve  toute  sa 
vigueur  et  toutes  ses  forces  dans  les  occasions  importantes  et 
d^cisives.  Ainsi  nous  I'avons  vue,  il  y  a  quinze  ans,  dans  la 
crise  violente  et  fameuse  de  la  th6se  de  I'abbe  de  Prades,  lors- 
que  le  loup  s'etait  glisse  dans  le  bercail,  lorsquele  fori  de  Dieu 
etait  attaqu6  dans  son  int^rieur,  que  ses  murs  reteniissaient  du 
cri  de  I'ennemi,  et  que  les  titans  encyclop^distes  n'attendaient 
que  le  signal  du  syllogisme  du  bachelier  pour  livrer  assaut  et 
VII.  22 


338  GORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

renverser  la  cite  sainte;  nous  Tavons  vue,  dis-je,  se  reveiller 
en  sursaut,  frapper  a  droite  et  a  gauche,  armer  le  bras  spiri- 
tuel  et  le  bras  temporel,  lancer  censures  et  d6crets  de  prise  de 
corps,  et  reussir  par  ce  saint  zele  k  purger  sa  maison  de  tous 
gens  suspects,  a  en  chasser  les  pervers  et  a  faire  lever  le  si6ge 
a  Tarmee  ennemie.  En  vain,  pendant  cette  fameuse  campagne, 
des  gens  malintentionnes  ont-ils  public  le  Tombeau  de  la 
Sorbonne^^  comrae  si  elle  etait  d6c6dee  par  mort  violente  ou 
naturelle  dans  le  cours  de  ses  travaux;  nul  extrait  mortuaire  en 
bonne  forme  n'a  constate  ce  dec^s,  et  ce  qui  vient  de  se  passer 
a  regard  de  BMisai're  prouve  bien  que  si  la  Sorbonne  a  sommeille 
quinze  ans  de  suite,  ce  n'est  que  parce  que  le  danger  etait  loin 
d'elle.  A  I'approche  d'un  corps  d'h^resie  sous  les  ordres  des 
g6n6raux  Belisaire  et  Marmontel,  elles'est  reveilleede  nouveau, 
cette  fille  redoutable,  et  deja  ce  corps  est  disperse,  et  a  ete 
oblige  de  se  replier  dans  les  retranchements  de  la  simple  rai- 
son,  sous  le  funeste  canon  de  la  tolerance.  Trent'e-sept  des 
plus  hardies  de  ces  heresies  ont  ete  faites  prisonnieres  de 
guerre  en  differentes  escarmouches ;  et  la  Sorbonne  a  nomme 
une  commission  composee  de  ses  plus  graves  et  plus  doux  doc- 
teurs  pour  etre  a  ces  heresies  leur  proems  fait  et  parfait,  nonob- 
stant  clameur  de  haro,  charte  normande  et  lettres  a  ce  contraires 
de  la  part  de  tous  les  gens  a  sens  commun  et  a  equite,  vulgai- 
rement  dits  gens  de  bien, 

VIndiculus  que  la  Sorbonne  fait  imprimer  pour  servir  de 
guide  aux  commissaires  et  ou  les  trente-sept  h^r^sies  sont 
exposees  au  grand  jour  s'est  k  la  verite  repandu  dans  le  public 
contre  ses  intentions  et  malgreelle;  mais  le  deplaisir  que  la 
publication  de  cet  Indiculus  a  cause  a  la  sacr6e  Faculte  prouve 
avec  quel  soin  elle  cherche  a  nous  preserver  de  tout  venin 
quand  elle  n'en  pent  presenter  le  contre-poison  en  m^me  temps. 
Qu'elle  se  rassure,  cette  m^re  trop  ais6ment  inqui^te  sur  le 
compte  de  ses  enfants.  II  n'est  personne  qui  n'ait  fremi  en 
lisant  VlndiculuSj  et  en  y  voyant  les  trente-sept  heresies  avec 
leurs  boucliers  couverts  d'horribles  devises.  L'une  de  ces  devises 
dit  :  La  vMU  lull  de  sa  propre  lumi^re  j  et  on  Viiclaire  pas 


1.  Voir  sur  ce  pamphlet,  ccrit  ou  tout  au  moins  revu  par  Voltaire,  le  n°  206  de 
la  Bibliographie  voUairienne  de  Querard. 


JUIN  1767.  839 

lesesprits  ai-ec  la  flamme  des  biUhcrs.  Une  autre  :  Les  expn'ts 
lie  sont  jamais  plus  itnis  que  lorsque  c/iacun  est  lil?re  de  penscr 
comme  bon  lui  semble,  Une  troisi6me  :  Jepense  que  Dieu  ne 
punit  qu'autant  quil  ne  peut  pardonncr;  que  le  mat  ne  vient 
point  de  lui,  et  quil  a  fait  au  monde  tout  le  bien  quil  a  pu. 
Une  quatri6me :  Si  Ion  m'objecte  que  je  sauve  bien  du  monde, 
je  demanderai  :  Est-il  besoin  qu'il  y  ait  tant  de  Hproueh? 
Toutes  les  trente-sept  portent  des  devises  conQues  dans  cet 
esprit  abominable,  et  tout  le  monde  a  senti  avec  autant  d'in- 
dignation  que  de  frayeur  que  si  jamais  ces  maximes  affreuses 
venaient  a  se  glisser  et  s' accreditor  parmi  les  peuples,  il  en 
pourrait  resulter  une  douceur  de  moeurs  generale,  tr^s-prejudi- 
ciable  aux  droits  et  prerogatives  de  r%lise  et  de  ses  ministres. 
Aussi  tons  ceux  qui  pensent  bien,  c'est-4-dire  comme  la  sacree 
Faculte,  attendent  avec  la  derniere  impatience  sa  censure  qui 
doit  reduire  ces  trente-sept  h6r6sies  en  poudre,  et  les  proscrire 
comme  tendantes  i  rendre  les  princes  plus  eclaires  et  moins 
sots,  et  les  peuples  plus  sages  et  soumis  h.  I'autorite  legitime 
sans  I'intervention  du  prfitre ;  k  diminuer  le  poids  du  sacerdoce, 
et  par  consequent  le  respect  du  au  bonnet  carr6  de  laSorbonne; 
i  en  rendre  la  recherche  moins  app^tissante ;  ^  arreter  dans 
sa  source  et  aneantir  une  circulation  de  trente  a  quarante  mille 
lettres  de  cachet  distributes  gratuitement,  et  ce  chaque  annee, 
par  la  munificence  du  gouvernement,  pour  cause  de  protestan- 
tisme,  jansenisme,  molinisme,  suivant  que  le  vent  souffle :  stag- 
nation pernicieuse  dans  un  Etat  enti^rement  fonde  sur  les 
principes  de  circulation ;  et  k  favoriser  enfin  Timportation  de  ces 
maximes  impies  de  tolerance  qui  se  repandent  aujourd'hui  en 
Europe  si  generaiement,  au  grand  scandale  et  au  plus  grand 
prejudice  de  I'^glise  notre  m6re,  et  dont  les  auteurs  osent 
pousser  I'audace  jusqu'i  persuader  qu'on  peut  etre  honnete 
homme,  bon  citoyen,  fiddle  sujet,  sans  aller  \  la  messe. 

La  gloire  immortelle  que  la  Sorbonne  acquerra  par  cette 
censure  moder^e  et  par  la  proscription  n6cessaire  d' aussi  aflreux 
principes  rejaillira  principalement  sur  son  syndic  actuel,  le 
docteur  Riballier,  dont  le  nom  derive  de  ribaud,  suivant  I'opi- 
nion  des  meilleurs  grammairiens  du  si^cle.  Ce  vigilant  docteur 
a  suivi  I'heretique  et  erron6  Marmonlel  k  la  piste,  a  dechalne 
toute  la  meute  th^ologique  apr6s  lui,  et  ne  lachera  prise  que 


340  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

lorsque  I'ennemi  sera  aux  abois.  Ind^pendamment  de  Vlndi- 
culus  qui  a  >perc6  et  6difi6  le  public  malgre  la  Sorbonne, 
ledit  grand  docteur  Riballier  ou  Ribaud  a  detache  aux  troupes 
de  Belisaire  un  de  ses  petits  roquets  appel6  I'abbe  Goge,  et 
I'errone  Marmontel  s'etant  plaint  d'avoir  ete  injurie,  calomnie, 
outrage  par  ledit  Goge,  ce  petit  roquet,  qui  s'etait  contente  d'at- 
taquer  I'auteur  de  Bdisaire  comme  irapie,  a  incontinent  publie 
des  additions  a  son  exanien,  dans  lesquelles  il  denonce  I'auteur 
de  Bilisaire  comme  seditieux:  letout  pour  preparer  par  forme 
d'avant-gout  h.  la  salubrite  un  peu  am6re  de  la  censure  theolo- 
gique  qui  doit  operer  sa  gu6rison,  afm  que  le  nom  du  grand 
Riballier  soit  inscrit  dans  les  fastes  de  I'iramortalite  a  cote  de 
celui  de  I'illustre  docteur  Tamponet,  qui,  en  son  vivant,  a  joue 
un  si  grand  role  dans  I'affaire  de  la  thfese  de  I'abbe  de  Prades. 
Mais  comme  la  gloire  de  la  sacree  Faculte  et  la  reputation 
de  ses  lumi^res,  de  sa  douceur  et  de  son  equite,  ne  sont  pas  le 
seul  but  qu'elle  doive  se  proposer  par  les  censures ;  comme  il 
serait  expedient  d'aller  a  la  source  du  mal  afm  d'en  arr^ter 
d'autant  plus  surement  le  progr^s,  et  comme,  au  grand  scandale 
de  toutes  les  ames  charitables  et  par  une  suite  inevitable  de  la 
corruption  generale  des  moeurs,  I'ancien  et  respectable  usage 
de  bruler  les  auteurs  de  tout  ouvrage  censurable  a  malheureu- 
sement  passe  de  mode,  et  ne  pourrait  etre  remis  en  vigueur  en 
ce  si^cle  effemine  sans  faire  crier  k  I'atrocite  et  a  la  cruaute, 
pour  quelques  fagots  de  plus  qu'il  y  aurait  de  consumes;  si, 
en  ma  qualite  de  lutherien,  ilm'etait  permis  d'elever  ma  faible 
voix  parmi  les  enfants  d' Israel,  je  conseillerais  aux  venerables 
docteurs  de  toutes  les  absurdites,  composant  entre  eux  la  sacree 
Faculle,  de  reunir  tons  leurs  efforts  pour  obtenir  a  la  prochaine 
assemblee  du  clerge,  de  m6me  qu'^  la  premiere  assemblee  de 
chambres  de  nos  seigneurs  du  Parlement,  de  tr^s-humbles 
representations  a  faire  au  roi  pour  qu'il  plaise  a  Sa  Majeste 
d'interdire  dans  toute  I'etendue  de  sa  domination,  par  un  edit 
a  jamais  irrevocable  et  sous  peine  de  la  vie,  la  culture  du  bois 
et  du  chanvre,  ensemble  I'usage  du  linge,  tant  de  corps  que  de 
lit,  de  table  et  de  manage,  ou  sous  quelque  denomination  que  ce 
puisse  etre.  Get  edit,  observe  dans  toute  sa  rigueur,  fera  bientot 
tomber  toutes  les  papeteries,  parce  que  ou  il  n'y  a  point  de 
linge  il  n'y  a  point  de  chiffons,  et  ou  il  n'y  a  point  de  chiffons, 


JUIN   1767.  SM 

il  n'y  a  point  de  papier;  oii  il  n'y  a  point  de  papier,  il  n'y  a 
point  d'iniprimerie;  oii  il  n'y  a  point  d'imprimerie,  la  sottise 
crolt  conime  chiendent,  et  les  fripons  sont  les  maltres  des 
princes  et  des  peuples.  Ainsi  c'est  I'usage  funeste  de  porter  des 
chemises  qui  a  caus6  le  malheur  du  genre  humain,  en  lui  fai- 
sant  secouer  le  joug  des  pr6tres,  et  en  lui  persuadant  que  la 
raison  et  la  justice  tout  court  sont  des  guides. plus  surs  pour 
arriver  au  bonheur  que  les  jeunes,  les  pri6res,  les  macerations, 
les  legs  pieux  et  tout  I'attirail  des  vertus  favorables  k  I'Eglise, 
ci  I'autorite  et  aux  revenants-bons  de  ses  ministres. 

II  faut  quelquefois  rire,  malgre  qu'on  en  ait,  de  peur  de 
pleurer  de  douleur  ou  de  fremir  dindignation.  Les  chicanes 
que  la  Sorbonne  fait  k  I'auteur  de  Bdlisaire  depuis  trois  mois 
peuvent  faire  rire  les  hommes  senses  du  bout  des  16vres,  a 
cause  de  leur  extreme  platitude;  mais  elles  ont  un  cote  qui  sou- 
16ve  et  indigne  toute  ame  sensible,  car  il  ne  faut  pas  s'y  tromper : 
que  Titus  et  les  Antonins  soient  en  enfer  ou  en  paradis,  rien 
n'estplus  egal  k  cette  troupe  de  vieux  radoteurs,  qui  ont  le  droit 
de  d^raisonner  au  prima  mensis  de  la  Sorbonne ;  mais  avoir 
soutenu  que  les  princes  ne  doivent  persecuter  personne  pour  la 
cause  de  la  religion,  voila  le  tort  veritable  et  impardonnable  de 
M.  Marmontel.  La  Sorbonne  ne  s'en  est  pas  cach6e  dans  cet 
Indiculus  des  propositions  extraites  du  livre  de  BHisaire.  Yous 
avez  vu  quelles  sont  les  maximes  qui  lui  deplaisent.  11  est  vrai 
que  lorsqu'elle  a  remarque  le  mauvais  effet  que  son  Indiculus 
produisait  dans  le  public,  elle  s'est  repentie  d'en  avoir  laisse 
6chapper  quelques  exemplaires;  mais  elle  ne  s'est  pas  repentie 
de  I'atrocite  de  ses  maximes.  Dans  les  conferences  multipliees 
que  I'auteur  de  BHisaire  a  eues  avec  des  docteurs  de  Sorbonne 
en  presence  de  I'archevSque  de  Paris,  pour  tS,cher  de  convenir 
d'une  retractation  qui  put  lui  eviter  une  censure  publique,  les 
voix  se  sont  surtout  reunies  centre  la  tolerance.  Le  docteur 
Le  F6vre  s'est  6crie  :  Qui,  sans  doute^  la  religion  est  douce 
et  ne  commit  que  les  armes  de  la  persuasion;  mais  le  prince 
doit-il  laisser  tout  faire  cl  la  persuasion,  et  Dieu  lui  a-t-il 
confii  le  glaive  pour  rien?  Le  sang  humain  n'a  done  pas 
encore  assez  coul6  au  gr6  de  ces  monstres  impitoyables,  et 
I'histoire,  qui  rapporte  tant  d'affreux  massacres,  n'a  pas  encore 
assez  de  monuments  sanglants  qui  attestent  notre  barbarie  et 


342  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

notre  cruaute!  G'est  un  spectacle  bien  deplorable  que  de  voir  h, 
quel  point  I'esprit  de  parti  aveugle  et  pervertit.  L'archev6que 
de  Paris  n'a  pas  certainement  une  ame  dure  et  farouche.  On  a 
souvent  vante  sa  charity,  sa'  douceur,  mille  vertus  qui  caract6- 
risent  un  coeur  plein  d'humanit6,  et  je  n'ai  nulle  peine  a  y 
croire.  Gependant  ce  prelat  a  voulu  obliger  I'auteur  de  Bilisaire 
de  reconnaitre.deux  points  :  1°  le  droit  qu'ont  les  souverains 
de  forcer  les  consciences  en  faveur  de  la  vraie  religion;  2°  le 
devoir  d'user  de  ce  droit  avec  moderation.  Mais  qu'on  lui 
demande  ce  qu'il  appelle  moderation,  et  il  ne  voudra  pas  peut- 
etre  allumer  des  buchers  ni  dresser  des  potences ;  mais  il 
remplira  sans  regret  les  prisons  et  les  galores  d'honn^tes  et 
d'utiles  citoyens  qui  n'ont  d'autre  tort  avec  leur  prince  que  de 
se  servir  d'une  formule  de  pri^re  differente  de  la  sienne,  et 
d' entendre  autrement  que  lui  des  choses  ou  personne  n'a 
encore  rien  compris.  On  sait  que  rien  n'est  si  aise  que  de  s'ac- 
corder  sur  les  caract^res  de  la  vraie  religion. 

Le  resultat  detoutes  les  conferences  de  I'auteur  de  Bilisaire 
avec  M.  rarchev^que  de  Paris  et  les  docteurs  de  Sorbonne,  c'est 
que  la  Sorbonne  publiera  une  censure  de  son  livre,  et  le  prelat 
peut-etre  aussi  une  instruction  pastorale.  Pis  n'aurait  pu  arriver 
si  M.  Marmontel  avait  suivi  I'avis  de  ses  amis,  et  qu'il  se  fut 
tenu  tranquille  et  paisible  chez  lui. 

M.  I'abbe  Mauduit,  qui  prie  qu'on  ne  le  nomme  pas,  a  envoye 
de  Ferney  une  seconde  anecdote  que  je  ne  trouve  pas  aussi  bonne 
que  la  premiere.  Un  bachelier  ubiquiste  vient  en  ce  moment  de 
publierune  feuille  intitulee  les  Trente-sept  VMtis  opposdes  aux 
trenle-sepl  ImpUlh  de  BMisaire.  Ce  bachelier  est  malin,  il  pre- 
sente  les  contradictoires  des  propositions  deBelisaire  que  la  Sor- 
bonne a  d6clar6es  censurables  dans  son  Jndi  cuius,  et  il  soutient 
que  tout  bon  catholique  est  oblige  de  souscrire  a  ses  proposi- 
tions. Ulndiculus  lui  a  souvent  donne  beau  jeu.  Ainsi,  suivant 
la  Sorbonne  et  le  bachelier  ubiquiste,  la  vtriti  ne  luit  point 
de  sa  propre  lumicre,  et  on  pent  cclairer  les  esprits  avec  les 
flammes  des  buchers.  Item,  11  faut  bien  se  garder  de  sauver 
tant  de  monde,  il  est  fort  bon  qu'il  y  ait  beaucoup  de  riprouvis. 
Et  ainsi  du  reste.  L'avis  au  lecteur  qu'on  lit  a  la  tete  est  trop 
long,  froid  et  sans  sel ;  M.  I'abbe  Mauduit  I'aurait  fait  beaucoup 
plus  gai.  Les  propositions  extraites  de  Bilisaire,  et  les  contra- 


JIIIN  1767.  3U 

dictoires  pi*6sent6es  par  le  bachelier,  sont  imprimdes  sur  deux 
colonnes  et  placees  les  unes  vis-^-vis  les  autres ;  mais  cela  est 
imprira6  en  si  menu  caract6re  et  si  coufusement  que  le  lecteur 
est  rebuts  et  que  le  principal  effet  en  sera  manque.  Je  crois 
que  ce  bachelier  ubiquiste  pourrait  bien  6tre  proche  parent  de 
M.  I'abb6  Morellet. 

Enfin,  pour  completer  I'liistoire  des  infortunes  de  BeUsairej 
qu'un  grand  et  aimable  ministre  a  compar6es  aux  vingt-six 
infortunes  d'Arlequin,  il  faut  ajouter  k  tout  ceci  que  I'avocat 
Marchand  en  a  fait  la  parodie  sous  le  titre  d'Hilaire,  par  un 
milaphysicien.  Brochure  in-12  de  deux  cent  quarante  pages. 
C'est  le  coup  de  pied  de  I'ane.  Get  avocat  Marchand,  qui  passe 
pour  un  aigle  et  pour  un  fort  bel  esprit  dans  certaines  maisons 
du  Marais,  est  le  plus  mauvais  plaisant  de  tous  les  mauvais 
plaisants  de  Paris.  II  est  lourd  et  b6te  k  faire  plaisir.  Hilaire 
est  un  vieux  sergent  reforme,  et  accuse  d'avoir  fait  la  contre- 
bande.  Voila  le  travestissement  de  B^lisaire;  tous  les  autres 
personnages  du  roman  sont  ci  peu  prfes  aussi  heureusement  et 
aussi  spirituellement  deguises.  II  n'y  a  pas  d'ailleurs  le  mot 
pour  rire,  et  toute  la  parodie  est  d'une  insipidity  et  d'une  pla- 
titude magnifiques.  On  dit  que  cet  avocat  Marchand,  qui  fait  de 
si  jolies  plaisanteries,  est  fort  baisse  depuis  quelque  temps,  qu'il 
est  devenu  hypocondre,  cacochyme  et  atrabilaire.  Quel  malheur 
pour  les  soupers  du  Marais,  dont  il  etait  lame! 

—  Jeanne  Catherine  Gaussem  de  Labzenay,  pensionnaire  du 
roi,  vient  de  mourir  k  la  Yillette,  pr6s  de  Paris,  dans  un  &ge 
peu  avanc6.  Suivant  quelques  memoires,  elle  n'aurait  que  cin- 
quante-un  ans ;  d'autres  lui  en  donnent  pr6s  de  soixante  *  :  c'est 
cette  actrice  connue  sous  le  nom  de  W^  Gaussin,  et  cel6bre  en 
Europe  d6s  sa  premiere  jeunesse  par  les  vers  que  M.  de  Vol- 
taire lui  adressa  aprfes  la  premiere  representation  de  Zaire, 
elle  a  fait  pendant  trente  ans  les  delices  du  public  sur  la  sc6ne, 
et  m6me  hors  la  sc6ne  de  la  Gomedie-Francaise.  M"«  Gaussin 
avait  la  plus  belle  t6te,  les  plus  beaux  yeux,  le  son  de  voix  le 
plus  doux  et  le  plus  enchanteur;  dans  les  derni6res  annees  de 
son  service  au  theatre,  elle  avait  perdu  les  graces  de  la  taille; 
mais  elle  avait  conserve  d'ailleurs  un  air  de  fraicheur  et  de 

1.  Elle  ^tait  n6e  le  25  ddcembre  1711,  h  Paris. 


344  CORRESPONDANCE  LITTl^RAIRE. 

jeunesse  avec  tous  les  autres  avantages,  et,  a  I'age  de  prfes  de 
cinquante  ans,  elle  jouait  encore  les  roles  d'une  fille  de  quinze 
ans  sans  etre  deplac6e  ni  ridicule.  Son  jea  6tait  en  g6n6ral 
plein  de  grace  et  d'ing^nuite,  et  Ton  peut  dire  quelle  a  cre6 
ces  roles  de  naivete  et  d'enfance  que  plusieurs  de  nos  poetes 
ont  falts  plutot  d'apr^s  son  talent  que  d'aprfes  la  nature.  Dans 
la  tragedie,  sans  avoir  beaucoup  de  force,  ses  larmes  etaient  si 
belles  et  si  interessantes!  On  lui  a  reproche  de  la  monotonie 
dans  ses  inflexions  ;  mais  c'6tait  la  monotonie  la  plus  sedui- 
sante.  La  tendresse  paraissait  avoir  petri  le  caract^re  de  cette 
actrice  c^l^bre;  c'etait  son  triomphe,  et  dans  les  roles  de 
theatre,  et  dans  ceux  de  la  vie.  Avec  tant  de  charmes,  il  n'etait 
pas  etonnant  qu'elle  tournat  la  tete  a  toute  1' elite  des  jeunes 
gens  qui  entraient  dans  le  monde ;  et  si  Ton  en  croit  la  renoni- 
mee,  sa  s6verit6  et  sa  resistance  n'6taient  jamais  poussees 
a  Texcfes.  L'idee  de  faire  des  malheureux  lui  etait  penible. 
Us  disent  que  cela  leur  fait  tant  de  plaisir^  disait-elle  avec 
sa  voix  douce.  Comme  cette  disposition  a  la  mis6ricorde  la 
mettait  dans  le  cas  de  manquer  souvent  a  des  engagements 
pris,  on  lui  a  souvent  impute  une  fausset6  et  une  duplicity 
qu'elle  n'avait  pas;  ses  ruses  et  ses  subterfuges  dans  le  com- 
merce et  dans  les  affaires  d'amour  6taient  une  suite  inevitable 
de  sa  faiblesse  et  de  la  facility  de  son  caractere.  Dans  les  der- 
ni6res  annees  de  sa  vie  theatrale,  elle  a  eu  la  sottise  d'epouser 
un  danseur  qui  a  eu  de  mauvaises  facons  pour  elle.  Ce  vilain 
honime  mourut  il  y  a  quelques  annees,  et  comme  il  avait  fait 
longtemps  le  metier  de  courtier  et  d'agloteur,  il  lui  laissa  de  la 
fortune.  Depuis  cette  epoque  elle  est  tombee  dans  la  grande 
devotion,  et,  toujours  entouree  de  pr6tres,  elle  a  fait  dans  les 
dernieres  ann6es  de  sa  vie  I'edification  de  sa  paroisse.  II  est 
naturel  qu'un  esprit  sans  principes  et  une  ame  sans  consis- 
tance,  lorsque  les  douces  erreurs  de  I'amour  se  sont  dissip6es, 
se  livre  k  d'autres  illusions  et  a  des  regrets  qui  obligent  un 
coeur  sensible  a  se  rappeler  les  tendres  egarements  de  sa  vie 
par  forme  de  penitence. 

—  II  est  sorti  de  la  manufacture  de  Ferney  une  petite  bro- 
chure intitulee  Homilies  jyrononcees  ci  Londres  en  i765,  dans 
une  assemhlee  particuliere.  Ces  Homelies  sont  au  nombre  de 
quatre  :  la  premiere  centre  I'atheisme,  la  seconde  centre  la 


JUIN  1767.  W 

superstition,  la  troisifeme  et  la  quatri^me  sur  les  choses  incom- 
pr^hensibles  et  inadmissibles  de  I'Ancien  et  du  Nouveau 
Testament.  Tout  cela  est  trait6  fort  superficiellement,  et  ne 
consiste  qu'en  repetitions  et  redites.  L'%lise  m^tropolitaine  et 
primatiale  des  ath^es  de  Paris  a  crie  au  scandale  k  propos  de 
la  premiere  hom6lie.  Elle  a  pr6tendu  que  le  patriarche,  avec 
son  remunerateur  et  punisseur,  n'^tait  qu'un  capucin,  et  que 
c'etait  poser  les  fondements  de  la  morale  sur  une  base  bien 
fragile  et  bien  precaire  que  de  I'^tablir  sur  de  tels  principes, 
et  que  I'experience  journali^re  prouvait  combien  ces  principes 
avaient  peu  d'influence  r^elle  sur  la  conduite  des  hommes.  II 
n'appartient  pas  k  un  fiddle  simple  et  humble  de  coeur  comme 
moi  de  se  m^ler  de  ces  questions  abstraites,  et  qui  font  schisme 
parmi  les  plus  grands  docteurs  en  Israel. 

—  II  vient  de  sortir  de  la  m6me  manufacture  une  autre 
feuille  intitul^e  Lettres  sur  les  Pan^gyriques,  par  Irlnh  AU- 
ihh^  professcur  en  droit  dans  le  canton  d'  Uri,  en  Suisse .  Nous 
vivons  dans  la  plus  grande  disette  de  toutes  ces  precieuses 
denrees,  et  la  liberie  du  commerce  est  si  g6nee  k  cet  egard, 
depuis  quelques  annees,  que  cette  branche  interessante  pour 
tons  les  philosophes  negociants  sera  bientot  absolument 
aneantie.  A  peine  arrive-t-il  un  ou  deux  de  ces  ecrits  a  bon 
port;  le  reste  est  confisque  a  la  poste  ou  aux  barriferes,  et  il 
serait  impossible  de  persuader  au  possesseur  d'un  exemplaire 
6chappe  de  s'en  dessaisir.  La  lettre  dont  il  s'agit  parle  d'abord 
du  panegyrique  de  Trajan,  prononce  par  Pline,  ensuite  de  nos 
oraisons  funfebres,  et  particulierement  de  celles  de  Bossuet,  et 
elle  finit  par  une  esquisse  du  panegyrique  de  Catherine  II, 
imp6ratrice  de  Russie.  M.  Ir6n6e  A16th6s  parcourt  rapidement 
les  travaux  de  cette  princesse,  entrepris  depuis  son  avenement 
k  I'empire;  il  parle  de  ses  principes  de  legislation,  de  ses  idees 
de  tolerance,  de  sa  protection  accordee  aux  dissidents  de 
Pologne,  de  ses  bienfaits  repandus  au  dehors.  M.  Ir^nee  pourra 
citer  k  cette  occasion  un  don  de  cinquante  mille  livres  fait  en 
cette  ann6e  1767  k  M.  Diderot,  sans  compter  celui  de  I'ann^e 
1765.  Les  gazettes  qui  ont  dit  vingt-cinq  mille  livres  n'ont 
rapport^  que  la  moitie  de  la  somme. 

—  M.  de  Saint-Foix,  auteur  des  Essais  historiques  sur  Paris, 
de  la  petite  com6die  des  Grdces,  de  celle  de  VOracle,  et  d'au- 


346  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

tres  ouvrages  moins  connus,  vient  de  publier  une  Histoire  de 
Vordre  du  Saint-Esprit,  en  deux  petites  parties  in-12,  qui 
seront  sans  doute  suivies  de  quelques  autres.  L'auteur  prend 
le  titre  d'historiographe  des  ordres  du  roi ;  c'est  apparemment 
une  place  qu'on  a  cr66e  pour  lui.  L'histoire  de  I'ordre  du  Saint- 
Esprit,  ainsi  que  celle  de  tous  les  ordres  d'honneur  et  de 
decoration,  est  fort  courte;  quand  on  aparle  de  son  institution, 
de  ses  statuts  et  de  ses  ceremonies,  tout  est  dit.  Aussi  M.  de . 
Saint-Foix  expedie  tout  cela  dans  la  premiere  partie.  La  seconde 
contient  les  principaux  traits  de  la  vie  des  chevaliers  de  la 
premiere  promotion  faite  par  Henri  III.  Les  parties  qui  suivront 
serviront  sans  doute  a  parcourir  la  vie  de  tous  les  chevaliers 
qui  ont  6te  successivement  decores  de  cet  ordre.  L'auteur  ne  se 
propose  point  de  donner  un  precis  de  leur  vie,  il  se  borne  a  en 
rapporter  les  traits  les  plus  remarquables ;  et  il  faut  convenir 
que  son  choix  est  presque  toujours  bien  fait.  On  lit  cet  ouvrage 
avec  beaucoup  de  plaisir ;  il  est  ecrit  d'une  maniere  naturelle, 
concise  et  interessante.  Son  plan  plus  etendu  aurait  pu  former 
cette  £cole  militaire  dont  M.  I'abbe  Raynal  n'a  rempli  I'idee 
que  trfes-imparfaitement.  J'avoue  que  je  pr6f6re  de  telles  lec- 
tures a  tous  les  BMisaires  du  monde,  et  voila  le  cours  de 
morale  que  je  voudrais  mettre  entre  les  mains  de  la  jeunesse. 

L'auteur,  en  parlant  de  la  loi  salique,  tombe  dans  une 
erreur  qu'il  faut  relever  ici.  II  pretend  que  ce  qui  distingue 
superieurement  nos  princes  du  sang  de  France,  c'est  que  la 
couronne  leur  appartient  solidairement,  leur  droit  k  cet  6gard 
etant  transmis,  repandu,  certain  dans  toute  la  famille ;  au  lieu 
qu'il  n'en  est  pas  ainsi  dans  les  pays  qui  ne  connaissent  pas  la 
loi  salique,  et  que  le  droit  a  la  couronne  est  incertain  dans  les 
families  royales  ou  les  filles  peuvent  heriter  du  trone.  M.  de 
Saint-Foix  ne  sait  ce  qu'il  dit.  II  aurait  du  savoir  que  dans  les 
pays  ou  les  femmes  ne  sont  point  exclues  du  trone,  elles  ne 
succ^dent  cependant  qu'au  d6faut  de  male,  et  que  si,  k  la  mort 
de  I'empereur  Charles  YI,  il  avait  existe  une  branche  cadette  et 
apanagee  de  la  maison  d'Autriche,  le  rejeton  male  de  cette 
branche  aurait  indubitablement  recueilli  la  succession,  a  I'ex- 
clusion  de  la  fille  de  Charles  VI.  Cette  loi  de  la  succession  des 
femmes  n'a  qu'un  inconvenient,  c'est  qu'il  faudrait  que  de 
droit,  au  defaut  de  males,  la  succession  appartint  toujours  k  la 


JUIN  1767.  347 

famille  la  plus  proche  du  d6funt  qui  succ^de.  Ce  droit,  reconnu 
et  6tabli  en  Europe,  an6antirait  une  foule  de  pretentions, 
semences  6ternelles  de  discordes  etde  guerres.  Ilparait  injuste 
dans  le  droit  et  presque  toujours  difficile  dans  le  fait  de 
d^pouiller  une  princesse  de  T heritage  de  son  p6re  en  faveur  de 
descendants  otrangers  d'un  mariage  fait  il  y  a  deux  ou  trois 
cents  ans;  mais  avec  ce  droit  reconnu,  je  trouverais  cet  ordre 
de  succession  bien  preferable  k  la  loi  salique. 

—  Dictionnaire  des  synonymes  francaisK  Volume  grand  in-8° 
de  pr6s  de  six  cents  pages.  Je  ne  connais  point  I'auteur  de  cette 
compilation.  II  fait  un  vocabulaire  par  forme  alphabetique,  et 
k  chaque  mot  il  cherche  k  en  indiquer  les  difierentes  signifi- 
cations par  des  mots  Equivalents  ou  synonymes.  On  ne  pent 
connaitre  le  merite  de  ces  sortes  d'ouvrages  qu'^  force  de  les 
consulter.  Si  celui-ci  est  bon,  il  ne  fera  pas  oublier  pour  cela 
I'excellent  livre  de  I'abbe  Girard,  les  Synonymes  francaisj  il  est 
m6me  k  croire  que  I'auleur  I'aura  mis  k  contribution  de  toutes 
fa^ons. 

—  Dictionnaire  portalif  de  cuisine,  d' office  et  de  distilla- 
tion, onvrage  ^galcment  utile  aux  chefs  d' office  et  de  cuisine  les 
plus  habilesj  et  aux  cuisiniires  des  maisons  bourgeoises.  On  y 
trouve,  outre  la  manifere  de  tout  fricasser,  de  tout  rotir,  de 
tout  cuire,  de  tout  frire,  etc.,  des  observations  medicinales  sur 
la  propri6t6  de  chaque  aliment,  et  sur  les  mets  les  plus  conve- 
nables  a  chaque  temperament.  Deux  volumes  in-S",  chacun  de 
prfes  de  quatre  cents  pages.  Pour  le  coup,  voil^  du  solide,  et 
si  nos  compilateurs  ne  nous  donnaient  que  de  ces  plats,  nous 
n'en  serious  pas  plus  maigres,  eux  non  plus.  Personne  ne  dispute 
k  la  France  sa  superiorite  en  fait  de  cuisine,  et  Ton  pent  dire 
que  les  cuisiniers  et  les  perruquiers  fran^ais  ont  reellement 
conquis  I'Europe.  J'esp^re  que  cette  superiority  sera  moins  que 
jamais  contestee  iorsque  M.  Le  Gros,  qui  a  dejk  enrichi  I'Eu- 
rope savante  de  son  Art  de  coiffer  les  dames,  aura  eu  le  temps 
de  mettre  la  derni^re  main  a  I'ouvrage  immortel  qu'il  medite 
depuis  longues  ann6es  sur  I'art  de  la  cuisine. 

—  M.  Lacombe,  qui,  d'avocat  qu'il  etait,  s'est  fait  libraire, 


1.  Par  le  P.  TimotWo  do  Livoy.  R6imprim6  avec  des  additions  par  Beauz^e 
(1788,  in-8»)  et  par  Lcpan,  1828(ia-12). 


348  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

sans  renoncer  au  metier  d'auteur-compilateur,  a  publie  Tannee 
demi^re  un  Bictionnaire  du  vieux  langage  francais,  enrichi  de 
passages  tirds  de  manuscrits  en  vers  el  en  prose,  des  actes 
publics,  des  ordonnances' de  nos  rois,  etc.  Volume  grand  in-S" 
de  cinq  cents  pages.  II  vient  de  donner  a  cet  ouvrage  un  sup- 
plement en  un  volume  de  m6me  format,  de  cinq  cent  soixante 
pages.  L'auteur  a  dedie  ce  supplement  a  la  ville  d' Avignon, 
sa  patrie.  Get  ouvrage,  tel  qu'il  est  et  avec  les  d^fauts  qu'il 
pent  avoir,  est  utile  et  n^cessaire.  On  ne  voit  pas  que  M.  de 
Sainte-Palaye  se  presse  de  publier  son  Glossaire  pour  lequel  il 
a  cependant  demande  et  obtenu  d'etre  de  I'Academie  francaise. 
Cela  s'appelle  se  faire  payer  d'avance;  mais  encore  faut-il 
laisser  sa  marchandise  quand  on  en  a  recu  le  prix. 

—  M.  Chauveau  vient  de  faire  imprimer  VHomme  de  cour, 
comedie  en  cinq  actes  et  en  vers.  L'auteur  dit  dans  sa  preface 
que  les  Com6diens  lui  ont  garde  sa  pi6ce  quinze  mois,  et  il  n'a 
pas  voulu  comprendre  cette  reponse.  Las  d'esperer,  de  se 
plaindre,  d'attendre  une  lecture,  il  a  pris  le  parti  de  retirer  sa 
pi6ce  et  de  la  faire  imprimer;  il  n'a  pas  prevu  que  c'etait  justi- 
fier  pleinement  les  Comediens  de  leur  peu  d'empressement. 
Plut  a  Dieu,  pour  la  reputation  de  M.  Chauveau,  que  son  Homme 
de  cour  se  fut  eclipse  avec  les  Illinois,  a  la  mort  du  dernier 
souffleur  de  la  Comedie!  Cet  homme  de  cour  est  un  de  ces 
agr6ables  qui  meriterait  la  corde,  ainsi  que  sa  creature, 
M.  I'abbe  d'Orcy,  qui  joue  un  grand  role  dans  I'intrigue  de  cette 
detestable  pi^ce.  Ce  pauvre  M.  Chauveau  ne  sait  pas  que  les 
sc61eratesses  se  commettent  tout  autrement  a  la  cour  que  dans 
les  carrefours  ou  sur  les  grands  chemins. 

—  M.  Araignon,  qui  nous  a  deja  donne  une  tragedie  du 
Siige  de  Beauvais,  vient  de  faire  imprimer  aussi  une  comMie 
en  cinq  actes  et  en  prose,  intitulee  le  Vrai  Philosophe.  M.  Arai- 
gnon ne  fait  pas  comme  M.  Chauveau;  ilne  portepas  ses pieces 
aux  Comediens;  il  lesporte  h.  I'imprimeur,  qui  les  envoie  direc- 
tement  a  I'epicier.  Je  ne  sais  si  son  philosophe  est  le  vrai 
philosophe ;  mais  je  sais  bien  que  lui  n'est  pas  le  vrai  poete.  II 
faut  aussi  qu'il  ne  soit  pas  le  vrai  avocat,  quoiqu'il  se  qualifie 
d'avocat  au  Parlement;  car  s'il  avait  le  moindre  procillon  a 
plaider,  il  ne  perdrait  pas  son  temps  a  faire  de  mauvaises  pieces 
qu'on  ne  peut  ni  lire  ni  jouer. 


JUILLET  1767.  3ft9 

—  La  tragi^die  des  Illinois  a  6t6  interrompue,  apr^s  la 
premiere  representation,  par  une  maladie  assez  serieuse  qui  est 
survenue  k  M""  Dubois.  Elle  ne  pourra  6tre  reprise  qu'aprfes  le 
r6tablissement  de  cette  actrice. 


JUILLET. 


1"  juil  let  1767. 

La  manufacture  intarissable  en  productions  pour  le  bien  du 
genre  humain,  qui  fleurit  k  Ferney,  sous  un  chef  dont  le  z61e  est 
infatigable,  vient  de  fournir  sous  le  titre  de  Berlin  et  I'ann^e 
1766  un  fragment  des  Instructions  pour  le  prince  royal  de  ***, 
6crit  de  quarante  petites  pages  in-12.  Je  n'en  connais  qu'un 
seul  exemplaii-e  a  Paris,  que  j'ai  eu  bien  de  la  peine  k  me  faire 
prater  pour  un  quart  'd'heure.  On  ne  saurait  assez  deplorer  la 
severiti^  avec  laquelle  on  continue  d'emp6cher  I'importation  et 
le  d6bit  des  productions  de  cette  fabrique  pr6cieuse.  J'ai  tou- 
jours  eu  un  grand  mepris  pour  les  lois  somptuaires ;  celles  qui 
ont  pour  objet  de  conserver  a  une  nation  sa  pauvrete  d* esprit 
ne  sont  pas  moins  m^prisables  k  mes  yeux. 

La  brochure  dontil  s'agitici,  et  qui  fait  en  tout  soixante-dix- 
sept  pages,  contient,  outre  le  fragment  des  Instructions,  un  cha- 
pitre  sur  le  divorce,  un  autre  sur  la  liberte  de  conscience ;  et  on 
lit  k  la  fin  la  premiere  anecdote  sur  BHisaire,  ou  la  conversation 
de  I'academicien  avec  fr6re  Triboulet,  que  vous  connaissez. 

Dans  le  chapitre  sur  le  divorce,  I'auteur  fait  voir  combien 
les  principes  de  r%lise  romaine  en  mati^re  matrimoniale  sont 
contraires  au  sens  commun  et  a  la  bonne  police.  Le  chapitre  sur 
la  liberty  de  conscience  consiste  dans  un  petit  dialogue  entre 
un  jesuite,  aum6nier  d'un  prince  de  I'empire  catholique,  et  un 
anabaptiste  manufacturier  faisant  entrer  deux  cent  mille  6cus 
tons  les  ans  dans  les  Etats  de  Son  Altesse  par  son  Industrie.  On 
developpe  dans  cette  petite  conversation  I'absurdite  et  I'atro- 
cit6  de  I'esprit  intolerant  de  I'liglise  romaine.  Je  suis  persuad6 
que  la  cour  de  Rome  decernerait  volontiers  au  venerable  pa- 


350  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

triarche  de  Ferney  la  couronne  du  martyr  pour  I'ardeur  avec 
laquelle  il  travaille  au  salut  des  ames,  et  qui  iie  saurait  man- 
quer  d'avoir  k  la  longue  les  suites  les  plus  efficaces. 

Revenons  au  fragment  des  Instructions  d'un  prince.  L'auteur 
y  parle  a  son  cousin,  et  I'bn  a  pretendu  que  ce  fragment  etai 
adress6  au  prince  royal  de  Su6de,  au  nom  d'un  prince  de  la 
maison  de  Prusse.  Mais  il  ne  s'y  agit  de  rien  de  relatif  a  la 
Su^de.  L'ecrit  peut  s'adresser  a  tout  prince  protestant  indis- 
tinctement;  il  n'y  est  question  que  d'attaquer  les  usurpations  de 
r^glise  romaine  sur  I'autorite  legitime  des  souverains,  et  de 
combattre  les  principes  absurdes  sur  lesquels  cette  usurpation 
s'est  etablie.  Les  abus  les  plus  frappants  de  la  constitution  fran- 
^aise  dans  1' administration  de  la  justice  et  des  finances  sont 
releves  avec  une  grande  sincerite.  Ainsi  le  but  de  l'auteur  n'est 
point  ici  de  donner  des  principes  d'education  pour  I'heritier 
presomptif  d'une  couronne,  mais  de  deferer,  sous  le  litre  de 
Fragments  d' instruction,  au  tribunal  de  la  raison  universelle  des 
usages  aussi  absurdes  qu'anciens  sur  lesquels  le  gouvernement 
de  la  France  a  pris  sa  forme.  Vous  croyez  bien  que  la  venalite  des 
charges  est  comptee  parmi  ces  beaux  usages.  Plusieurs  des 
idees  de  l'auteur  ne  seront  point  enregistr^es  par  les  parle- 
ments.  11  a  fait  voir  par  exemple  I'incoherence  qu'il  y  a  entre 
un  office  de  judicature  et  le  droit  qu'on  y  a  associ6  d'influer  par 
I'enregistrement  sur  la  legislation  et  sur  les  affaires  publiques. 
II  serait  a  desirer,  suivant  notre  auteur,  que  les  provinces 
eussent  des  etats,  que  le  droit  de  reraonter  au  souverain  appar- 
tint  a  ces  6tats,  et  que  de  simples  juges  fissent  leur  metier 
et  ne  fussent  pas  distraits  de  la  fonction  de  juger  des  proems. 

Ge  Fragment  d' instruction  ne  traite  done  point  de  I'educa- 
tion  d'un  prince,  et  ne  peut  dispenser  aucun  philosophe  de  pro- 
poser ses  idees  sur  cet  objet  important.  Nous  n'avons  encore 
rien  de  satisfaisant  li-dessus,  et  les  premiers  616ments  de  cette 
grande  science,  bien  loin  d'etre  incontestables,  ne  sont  encore 
ni  etablis  ni  m6me  connus.  II  en  est  des  livres  6l6mentaires  sur 
r  education  d'un  prince  comme  de  ceux  qui  traitent  des  prin- 
cipes des  beaux-arts.  II  faudrait  que  I'exemple  precMat  le  pre- 
cepte.  G'est  Vlliade  et  I'Odyss^e,  ce  sont  les  pieces  de  Sophocle 
et  d'Euripide,  qui  ont  fait  trouver  la  raison  po6tique  des  poemes 
6piques  et  des  tragedies ;  les  plus  sublimes  tableaux  etaient 


JUILLET  1767.  351 

faits  avant  qu'il  y  eiit  aucun  ouvrage  didactique  sur  la  peinture. 
Dix  ou  douze  exemples  de  princes  eleves  en  differents  litats 
de  I'Europe  avec  un  succ6s  6clatant  fourniraient  la  veritable 
po^tique  de  Teducation  des  princes,  bien  plus  vite  et  bien  plus 
sftrement  que  les  meditations  les  plus  profondes  de  nos  philo- 
sophes. 

En  consultant  I'histoire,  le  veritable  livre  6l6mentaire  de 
cette  science,  on  remarque  qu'en  general  les  plus  grands  prin- 
ces d'une  nation  ont  et6  ceux  qui  n'elaient  pas  nes  sur  le  tr6ne. 
On  remarque  encore  que  le  m6rite  des  souverains  est  en  raison 
inverse  de  la  stabilite  de  leur  couronne :  plus  un  trone  est 
affermi,  moins  un  souverain  est  oblige  k  de  grandes  clioses ; 
aucun  danger  ne  le  tient  6veille,  et  le  sommeil  s'en  empare. 
La  couronne  de  Prusse  ne  sera  pas  toujours  port6e  par  un  grand 
capitaine,  par  un  grand  philosophe,  par  un  prince  qu'aura 
6prouve  le  malheur  dans  sa  jeunesse ;  mais  tout  roi  de  Prusse 
aura  du  merite,  au  risque  de  perdre  sa  couronne.  On  en  pent 
dire  autant  des  princes  de  la  maison  de  Savoie ;  et  pour  peu 
qu'on  veuille  refl6chir,  on  se  convaincra  en  fremissant  que  le 
plus  grand  prince  qu'ait  eu  la  France,  cet  Henri  IV  dont  on  ne 
peut  se  rappeler  les  vertus  sans  la  plus  tendre  Amotion,  s'il  etait 
n6  dauphin  de  France  en  ce  xviii"  si6cle,  non-seulement  n'aurait 
pas  ete  un  heros,  mais  aurait^te  un  mauvais  prince  (s'il  est  vrai 
que  faible  et  mauvais  sontpresque  synonymes  sur  le  tr6ne),  etk 
coup  sur,  un  roi  sans  vertu  et  sans  gloire.  Quel  peut  done  etre  le 
grand  avantage  'des  princes  qui  parviennent  au  trone  sans  y  6tre 
n6s  ?  G'est  d'avoir  appris  a  obeir  avant  de  commander ;  h  con- 
naitre  le  genie  des  hommes  et  des  affaires;  k  dependre  non- 
seulement  de  la  volont6  souveraine,  mais  d'une  infinite  d'autres 
volont^s  qui  ne  peuvent  etre  conquises  qu'a  force  de  talent,  de 
vertu  ou  d'adresse;  k  donner  a  son  ame  la  plus  grande  elas- 
ticity possible,  en  resistant  au  poids  des  evenements  et  en  sup- 
portant  les  inconv6nients  de  sa  situation. 

II  semblerait  done  que  la  condition  la  plus  essentielle  de 
I'education  d'un  prince  serait  de  lui  laisser  ignorer  son  etat  et 
ses  droits,  et  d'elever  celui  qui  est  pour  commander  comme 
s'il  etait  n6  pour  ob6ir.  Mais  comment  lui  conserver  cette  pr6- 
cieuse  ignorance  au  milieu  de  tant  d' obstacles  qui  s'y  opposent, 
et  qui  rendent  ce  projet  presque  chim^rique  ?  II  faut  y  renoncer. 


352  CORRESPONDA.NCE  LITTEUAIRE. 

Si  Ton  ne  peut  derober  k  I'enfant  royal  la  connaissance  de  sa 
destinee,  il  faut  du  moins  savoir  Teffrayer  sur  I'importance  de 
ses  devoirs,  sur  le  fardeau  qu'il  doit  porter  un  jour;  il  faut  que, 
soumis  a  la  discipline  militaire,  lemoin  de  la  manifere  dont  les 
affaires  se  traitent,  il  plie  d6  bonne  heure  son  g6nie  k  la  sou- 
mission  et  a  la  docilite;  que  I'exemple  et  1' experience  ne  soient 
pas  remplaces  par  des  preceptes  steriles  et  des  lieux  communs 
qui,  quoique  de  bonne  morale,  n'ont  jamais  produit  une  impres- 
sion durable. 

Ainsi,  en  renoncant  k  corriger  un  jeune  prince  a  force  de 
preceptes  et  de  sermons,  il  me  semble  que  tout  I'art  du  gou- 
verneur  devrait  s'^puiser  a  creer  des  occasions  ou  il  puisse 
sentir  I'inconvenient  de  ses  d6fauts  par  sa  propre  experience. 
Elle  Ten  corrigerait  peut-etre  sans  que  le  gouverneur  eut 
jamais  besoin  de  s'en  meler  autrement.  II  subsisterait  ainsi 
entre  I'elfeve  et  le  gouverneur  une  espfece  de  contrat  en  vertu 
duquel  chacun  resterait  maitre  de  ses  volontes  et  de  ses  actions, 
mais  aussi  en  eprouverait  et  supporterait  les  consequences 
naturelles.  Ces  consequences  rendues  inevitables  apprendraient 
au  jeune  prince  peut-etre  plus  que  le  plus  beau  cours  de  mo- 
rale, et  le  pr^serveraient  du  vice  le  plus  ordinaire  de  I'enfance, 
de  la  dissimulation. 

Ene  des  plus  belles  institutions  d'une  nation  serait  la  loi  qui 
affranchirait  k  jamais  de  toute  esperance  et  de  toute  crainte 
celui  qui  eleve  I'enfant  royal,  en  sorte  qu'il  ne  fut  jamais  en  cas 
de  rien  attendre  de  son  ei^ve,  et  qu'il  quittat  la  cour  en  quit- 
tant  sa  charge.  G'est  avoir  assez  bien  merite  de  la  patrie  que 
d'avoir  conduit  I'heritier  de  I'empire  au  pied  du  trone  ou  il  doit 
6tre  assis  un  jour  :  le  repos  d'un  tel  homme  n'a  rien  que  de 
glorieux,  et  il  doit  jouir  dans  la  retraite  des  vertus  de  son 
el^ve.  L'illustre  Metastasio  parait  avoir  eu  cette  vue  dans  la 
premiere  scene  de  son  Alcide  al  bivio,  pi^ce  composee  pour  le 
premier  mariage  de  I'empereur  des  Romains  d'aujourd'hui.  Le 
gouverneur  d' Alcide  quitte  son  el6ve,  et  prend  conge  de  lui  a 
I'entree  des  deux  chemins.  Malgre  les  instances  du  jeune  Alcide, 
malgre  le  besoin  pressant  que  celui-ci  pr6tend  avoir  de  son 
gouverneur  au  moment  le  plus  critique  et  le  plus  important  de 
sa  vie,  il  en  est  abandonne.  Cette  scene  est  un  module  a  la  fois 
du  vrai  pathetique  et  d'une  prof onde  morale.  A  Venise,  lorsqu'un 


JUILLET  1767.  353 

noble  est  c^lu  doge  et  chef  de  la  r^publique,  tous  ses  parents 
perdent  leurs  charges. 

Malheur  k  la  nation  dont  les  princes  sont  abandonn^s  d^s 
leur  enfance  aux  pr^tres  ambitieux  et  fanatiques!  Car,  ne  pou- 
vant  arr^ter  le  progr^s  des  lumi6res  publiques,  ils  entreprendont 
d'aveugler  celui  qui  devrait  6tre  le  plus  6claire,  et  afin  d' as- 
surer leur  domination  ils  ne  negligeront  rien  pour  le  rendre 
ennemi  de  lui-m6me  et  de  ses  peuples. 

Je  finirai  cet  article  comme  I'auteur  du  Fragment  des  in- 
structions, en  disant  que  le  reste  du  manuscrit  manque ;  et 
j'ajouterai  qu'il  pourra  6tre  retrouv^  dans  deux  ou  trois  sifecles, 
lorsqu'un  souverain  qui  connait  la  veritable  gloire  ne  sera  plus 
un  ph^nom^ne  en  Europe ;  lorsqu'on  aura  connu  qu'il  est  de 
I'essence  de  I'homme  d'etre  gouverne,  et  qu'il  n'est  pas  besoin 
du  passage  amphibologique  d'un  tapissier  fanatique  devenu 
ap6tre  pour  faire  respecter  I'autorite  souveraine;  lorsqu'on 
aura  appris  la  science  de  I'emploi  des  hommes  et  leur  prix,  et 
que  Ton  se  sera  convaincu  que  la  nation  la  plus  courageuse, 
la  plus  vertueuse,  la  plus  g^n^reuse,  est  aussi  la  plus  facile  k 
gouverner;  lorsque  enfm  le  progrfes  lent  et  insensible  de  la 
raison  aura  d^truit  quelques  milliers  de  pr^jugds  destructeurs 
de  la  gloire  et  du  bonheur  de  I'humanit^. 

—  Le  petit  succ6s  des  Statuts  dc  VOpdra  a  fait  faire  les 
statuts  que  vous  allez  lire,  et  dont  j'ignore  I'auteur.  Si  ces 
statuts  ont  besoin  de  quelque  commentaire,  je  ne  manquerai 
pas  de  I'ajouter  en  marge. 

STATUTS 
DE     LA     COMEDIE-FRANgAISE. 

Nous,  Le  Kain,  Bellecour,  M0I6, 
Brizard,  Dauberval  et  Pr6villeS 
Troupeau  dans  ce  lieu  rassembl6 
Pour  amuser  et  la  cour  et  la  ville  : 
A  tous  les  histrions;  i  Bienfait,  Nicolet, 
Restier,  Gaudon  et  Taconet, 

\.  Cos  six  acteurs  forment,  en  vcrtu  d'un  rfeglcraent  nouveau  de  MM.  les  pre- 
miers gentilshommes,  un  comity  qui  examine  et  re^oit  IcsnouvoUes  pieces,  et  r&gle 
los  principales  afTaires  dc  la  troupe  sans  la  consulter.  (Grinu.) 

VII.  23 


35Zi  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Com6diens,  marionnettes 
Qui  vont  de  tr6teaux  en  tr6teaux 
Chercher  du  pain  en  contant  des  sornettes  ; 
Enfin,  k  tous  nos  commensaux, 
Aux  diseurs  ,de  bonne  aventure, 
Salut.  Aprfes  avoir  entendu  la  lecture, 
Faite  aujourd'hui  dans  notre  comit6, 
D'un  rfeglement  nouvellement  port6 
Par  les  deux  directeurs  aussi  z616s  que  sages 
D'un  spectacle  fameux  ou  Ton  parle  en  chantant^ 
Et  voulant  r6tablir  les  antiques  usages, 

Nous  avons  cru  devoir  en  faire  autant 
Pour  le  bien  du  public  et  surtout  pour  le  n6tre. 
Car  c'est  un  point  arrets  pavmi  nous 
Que  toujours  Tun  marchera  devant  I'autre : 
En  nous  d6shonorant  nous  devons  gagner  tous. 
Comma  sous-directeurs,  tyrans  de  nos  confreres, 
Nous  avons  su  nous  arroger  des  droits ; 
En  d6pit  d'eux  nous  faisons  leurs  affaires, 
En  d6pit  d'eux  nous  leur  donnons  des  lois. 

I. 

En  consequence,  ordonnons  que  Ton  chasse 
Tous  ces  acteurs  siffl6s  dont  le  public  se  lasse, 
L'inutile  Paulin,  I'automate  Belmont, 

La  Chassaigne  *,  Bouret  le  ridicule, 
Feuilly*,  mais  Pin  surtout:  il  est  riche,  dit-on, 
Et  ce  motif  lui  seul  vaudrait  I'exclusion. 
D6sirant  cependant  nous  6ter  tout  scrupule, 
Et  voulant  que  chacun  vive  de  son  metier, 
Par  le  present  arrSt  ordonnons  au  caissier 
D'entretenir  un  mois  la  troupe  constern6e. 
Chaque  acteur  recevra  trente  sols  par  journ6e, 

Les  femmes  rien ;  elles  ont  des  secours 

Qui  dans  Paris  r6ussissent  toujours. 

11- 

Si  nous  osions  avoir  de  la  prudence. 
Nous  renverrions  aussi  le  pesant  Bonneval  : 
II  ricane  toujours  et  tombe  dans  I'enfance, 

Ainsi  que  notre  ami  Grandval. 


i,  Mauvaise  actrice.  (GRnni.) 

2.  M.  le  poete  a  grand  tort;  Feuilly,  qui  double  Preville,  n'est  point  du  tout 
un  mauvais  acteur.  (Id.) 


JUILLET  1767.  S55 

Leur  dSfendoDs  seulement  de  parattre 
Plus  de  deux  fois  par  chacun  an : 
Au  theatre  une  fois,  pour  6tre  hu6s  peut-6tre, 
L'autre  au  bureau,  pour  toucher  leur  argent. 

III. 

Aprfes  cette  r6forme  et  par  cette  ordonnance 

Le  Kain  se  chargera  de  parcourlr  la  France, 

Pour  gagner  de  Targent  et  choisir  des  sujets, 

Nous  rapportant  k  sa  prudence, 

SQrs  quMl  prendra  les  plus  mauvais. 

IV. 

Entre  nous  convenons  que  Brizard  d^sormais 

Aura  de  I'ame  et  de  rintelligence, 
Dauberval  cessera  de  parler  en  cadence, 

Le  Kain  ne  beuglera  jamais ; 
Bellecour  en  lui-m6me  aura  moins  confiance, 
M0I6  plus  de  poitrine  et  moins  d'impertinence ; 
Aug6  par  son  travail  hatera  ses  progr^s, 
Et  PrdvUle  lui  seul  charmera  les  Fran(jais. 

V. 

Comme  Vellenne  a  I'air  docile. 
Qu'on  s'y  fait,  qu'il  pent  6tre  utile, 
Et  que  malgr6  ses  soins,  la  triste  d'fipinay* 
N'a  point  su  r6tablir  la  sant6  de  M0I6, 

Nous  le  gardens,  sous  la  loi  tr6s-expresse 
Qu'il  laissera  la  Hus*  et  sa  molle  tendresse: 
EUe  est  trop  exigeante,  elle  ablme  ses  gens, 
Et  son  amour  g&te  jusqu'aux  talents. 

VI. 

Pour  la  Dubois,  qui  croit  que  dans  la  vie 

Tromper  tour  h  tour  ses  amants 

C'est  bien  jouer  la  com6die, 

Et  qui  compte  tous  ses  moments 

Par  son  caprice  et  sa  folie, 
Lui  d6fendons  de  fatiguer  I'amour. 

L'amour  la  fatigue  k  son  tour. 
Quoique  au  theatre  elle  soit  fort  jolie, 

1.  JoIic,  mais  maavaise  actrice  qui  vient  d'^pouser  Mold.  (Grimv.) 

2.  II  a  ca  des  aventures  galantes  avec  cette  actrice.  (Id.) 


356       CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Le  plus  beau  buste  k  la  fin  nous  ennuie ; 
II  faut  de  V'&me  avec  de  la  beauts. 

Un  visage  baign6  de  larmes 
Qui  peint  un  ccEur  fortement  agit6, 

Aura  toujours  assez  de  charmes 

Aux  yeux  du  public  transport^. 
Quand  Dumesnil,  en  proie  a  ses  alarmes, 
Dans  notre  sein  vient  r6pandre  ses  pleurs, 

Qu'elle  porte  dans  tous  les  cceurs 

Le  cri  per^ant  de  la  nature, 
Cast  sa  douleur  qui  plait  et  non  pas  sa  figure. 

Sur  ce  principe  ordonnons  k  Dubois 
De  ne  changer  d'amant  qu'une  ou  deux  fois  par  mois, 

D'6tudier  une  fois  la  semaine  : 
Clairon  nous  a  fait  voir,  et  la  chose  est  certaine, 

Que  I'art  bien  conduit  quelquefois 

Pent  ressembler  k  la  nature  ; 

On  aime  une  heureuse  imposture ; 
Mais  que  Dubois  prenne  un  autre  chemin, 
Et  que  chacun  de  nous  en  ami  I'avertisse 

Que  pour  devenir  bonne  actrice, 

Ce  n'est  pas  tout  d'etre  catin. 


VII. 


Ordre  k  Sainval  d'avoir  plus  de  noblesse, 
De  changer  k  propos  de  ton, 
De  ne  pas  nous  chanter  son  rdle  avec  tristesse 
Ainsi  qu'un  6colier  qui  redit  sa  le^on ; 

De  crier  moins  pour  toucher  davantage, 
D'acqu6rir  de  ses  bras  un  plus  facile  usage, 
De  donner  k  sa  voix...  Nous  parlons  pour  son  blen; 
Mais  elle  a  de  Torgueil,  elle  n'en  fera  rien. 

VIII. 

Durancy  fit  fort  mal  quand  son  mauvais  g6nie 
De  rentrer  parmi  nous  lui  donna  la  manie; 
Nous  I'avions  renvoy6e,  et  nous  savions  d6ji 

Qu'elle  serait  bien  mieux  a  I'Op^ra ; 
Nous  I'avouons  pourtant,  quoi  que  le  public  pense, 
Elle  est  pleine  d'intelligence ; 
Mais  son  organe  est  trop  ingrat. 
Nous  ordonnons  en  consequence 
Que  sous  trois  jours  on  lui  d61ivrera 
Un  passeport  nouveau  pour  i'0p6ra ; 


JUILLET  1767.  857 

Lui  promettant  que  si,  par  fantaisie 
(Ce  qui  peut-6tre  arrivera), 
Nous  osions  tout  h  fait  clianter  la  trag^die, 
Comme  premiere  actrlce  on  la  rappeliera. 

IX. 

Oonnons  avis  k  la  PrSville  > 
Dont  les  nerfs  sont  trop  d61icats, 
D'6teindre  un  amour  inutile, 
Pour  qu'enfin  son  amant  passe  dans  d'autres  bras. 
On  Tapplaudit,  mais  on  ne  congoit  pas 

Si  c'est  par  exc6s  de  d6cence 
Qu'ayant  chez  elle  autant  de  sentiment, 
Elle  a  I'art  de  glacer  par  sa  seule  presence, 
Et  nous  endort  fort  noblement. 

X. 

D6sirant  faire  droit  sur  Tinstante  requSte 
Du  sieur  M0I6  qui  s'est  mis  dans  la  tfite 
Que  d'fipinay,  qui  bredouille  en  siflQant, 
Avait  le  germe  du  talent  *, 
Consentons  qu'elle  joue,  et  laissons  au  parterre, 
Suivant  son  privilege  et  son  droit  ordinaire, 
Le  plalsir  de  la  renvoyer 
En  lui  donnant  cet  avis  salutaire 
Que  pr6tendre  forcer  les  gens  &  s'ennuyer, 
C'est  6tre  folle  et  t6m6raire. 

XI. 

Comme  la  Doligny  nous  rend  tous  m6contents 
Par  sa  rare  vertu,  par  ses  rares  talents, 
Lui  d6fendons  d'etre  plus  longtemps  sage. 
Quoiqu'on  n'ait  point  h  redouter 
De  voir  s'6tablir  cet  usage, 
Elle  force  a  la  respecter. 
A  la  vertu  qu'on  ne  pent  imiter 

L'on  n'aime  point  h  rend  re  hommage. 

1.  M"'«  Prdvillc  ayait  fait  infld^lit6  i  son  mari,  qui  en  6tait  au  ddsespoir,  pour 
M0I6,  qui  vientde  la  quitter  pour  M"«  d'Epinay.  M"*  Prdvillc  a  pens6  en  mourir  de 
douleur.  Elle  vient  de  sc  raccommoder  avcc  son  marl.  Toutes  ces  importantes  r<5vo- 
lutions  sont  connues  do  tout  le  public,  qu'elles  occupeni  et  int^ressent.  (Grimm.) 

2.  II  I'a  fait  d^butcr  I'hiver  dernier  dans  la  trag<5die,  lui  promettant  d'avance 
les  plus  grands  succfes;  mais,  en  cothurne  commo  en  brodequin,  elle  a  paru  ^a- 
lement  mauvaise.  (Id.) 


358  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

XII. 

Fanier  la  suit  de  loin,  mais  son  ami  Dorat 

Fr6quente  trop  souvent  chez  elle. 
Que  sait-on  ?  II  peat  plaire ;  il  est  jeune,  elle  est  belle ; 
On  ne  croit  plus  k  I'amour  d61icat. 

Ah !  quel  plaisir  si  sa  sagesse 

Pouvait  faire  le  moindre  6cart! 

Parmi  nous,  c'est  une  bassesse 

De  vouloir  ennoblir  son  art. 
Vous  avez  sous  les  yeux  un  si  noble  module  : 
La  Beaumenard^;  elle  a  joui  de  ses  beaux  ans. 

Sachez  vous  avilir  comme  elle, 

Et  semez  dans  votre  printemps ; 
Ruinez  par  raison  vingt  ou  trente  personnes: 
Qu'importe?  Vous  pourrez  peut-6tre  quelque  jour, 

Quand  vos  affaires  seront  bonnes, 

Vous  abandonner  k  I'amour. 

XIII. 

La  Bellecour,  cette  lourde  Finette, 

Se  d6fera  des  rdles  de  soubrette 
En  faveur  de  Luzy,  qui,  jouant  plus  souvent, 
Pourra  joindre  aux  attraits  le  charme  du  talent, 
Pourvu  qu'elle  renonce  k  ses  fades  grimaces, 
A  sa  minauderie,  k  sa  pretention  : 

L'air  emprunt6  gate  toujours  les  graces, 
Et  la  nature  plait  sans  affectation. 

XIV. 

Fanier  travaillera,  c'est  chose  essentielle  : 
Notre  but  est  d'instruire,  et  non  pas  de  louer; 
Nous  sommes,  malgre  nous,  forces  de  Tavouer, 
Son  talent  est  plus  jeune  qu'elle. 

XV. 

Du  reste,  d^sirant  soulager  la  Gautier  * 
Qui  se  plait  dfes  longtemps,  et  plait  dans  son  metier, 
Ordre  k  la  Bellecour  qu'il  faut  que  Ton  r6forme, 
Vu,  sans  d'autres  raisons,  et  son  air  et  sa  forme, 

1.  Aujourd'hui  la  femme  de  Bellecour.  Fameuse  courtisane  en  son  temps.  Son 
air  efifronte  a  toujours  fait  tort  k  sa  beaute.  Elle  n'a  jamais  et(5  bonne  actrice ;  mais 
elle  devient  tous  les  jours  plus  grosse  et  plus  detestable.  (Grimm.) 

2.  Ou  M"'  Drouin.  Elle  joue  depuis  quelques  annees  les  r61es  de  caractSre  avec 
succ^s.  (Id.) 


JUILLET   1767.  869 

D'apprendre  incessamment  les  r61es  des  Grognac, 

Des  Argante,  des  GouplUac. 
Elle  doit  s'y  rdsoudre  avec  plelne  assurance. 
Que  n'a-t-elle  pas  vu  depuis  plus  de  trente  ans? 
D'un  monde  que  Ton  a  fr6quent6  si  longteraps, 

On  doit  avoir  la  connaissance. 

XVI. 

Enjoignons  au  surplus,  pour  Texemple  des  moeurs 
Et  la  tranquillity  publique, 
Qu'aucune  actrice  en  son  humeur  lubrique, 
A  rOp6ra  ni  m^me  ailleurs, 
N'aille  par  avarice  oli  bien  par  politique 
Brouiller  d'heureux  amants  et  mendler  des  cceurs. 
II  faut  en  tout  de  la  justice. 
Lorsque  avec  adresse  une  actrice 
Dans  ses  filets  a  su  prendre  un  moineau, 
On  doit  respecter  son  ouvrage ; 
Quand  elle  Tapprivoise,  il  ne  serait  pas  beau 
Qu'une  autre  en  vInt  arracher  le  plumage. 

XVII. 

Item  pour  I'avenir,  mais  tr6s-express6ment, 

Faisons  defense  i  nos  actrices 
De  faire  leurs  marches  ou  quelque  arrangement, 

Au  foyer  ni  dans  les  coulisses; 
D'y  laisser  6chapper  quelques  mots  ind6cents. 
Que  la  Hus  n'aille  plus  par  un  compliment  fade 
Crier  k  la  Dubois  :  «  Ma  ch6re  camarade, 

Comment  se  portent  vos  enfants?  » 

XVIII. 

Galculant  avec  soln  nos  besoins,  nos  ressources, 

Ayanl  mQrement  r6fl6chi 

Et  sur  Lemierre  et  sur  Sivry  i, 
Dont  les  talents  n'emplissent  pas  nos  bourses ; 

Et  ne  gagnant  plus  tous  les  ans 

Qu'entre  huit  et  dix  mille  francs 
Qui  ne  sauraient  sufflre  k  la  d6pense 
Qu'exigent  notre  luxe  et  notre  vanit6  ; 

Comptant  d'ailleurs  sur  indulgence 

Et  Tamour  de  la  nouveaut6 

I.  Poinsinet  de  Sivry,  cousin  de  Poinsiaet,  sorcier,  auteur  do  quelques  tnau- 
vaiscs  tragedies.  (Grimm.) 


360  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Qui  caract^risent  la  France : 
Permis  h  chaque  acteur,  lorsque  maint  cr6ancier 
Sera  venu  trois  fois  k  sa  porte  aboyer, 

D'etre  malade.  Mors  quelque  duchesse 
(Car  il  faut  qu'une  au  moins  pour  chacun  s'int6resse) 
Voudra  bien  du  public  s'attirer  le  m6pris, 
Et  queter  noblement  chez  princes  et  marquis, 

Qui  nous  feront  par  politesse 

Une  aumOne  de  dix  louis. 
Observons  toutefois  qu'avec  exactitude 
Chacun  aura  le  droit  d'user  de  ce  d6tour. 
Entendons  seulement  qu'a  compter  de  ce  jour, 
D6sirant  6pargner  jusques  aux  honoraires, 
Le  Suisse  et  le  moucheur  auront  aussi  leur  tour. 

Risque  k  passer  pour  nos  confreres. 

XIX. 

Apr^s  avoir  consulte  Coqueley  i, 
Homme  prudent  et  raisonnable, 
Qui  nous  a  fait  sentir  qu'il  etait  indiscret 
Dejoindre  kla  bassesse  un  orgueil  intraitable; 
Que  malgr6  nos  airs  de  hauteur, 
Le  public  toujours  equitable 
Rabaissait  notre  6tat  k  sa  juste  valeur ; 

Que,  quoiqu'on  fit  un  m6tier  m6prisable, 
On  n'avait  pas  le  droit  de  manquer  k  I'honneur, 

Ni  meme  k  la  reconnaissance : 
Nous  saurons  d6sormais  respecter  les  auteurs, 

Et'd'eux  k  nous^faire  la  difference. 
Nous  les  regarderons  comme  nos  bienfaiteurs : 
La  gloire  est  leur  seul  but,  le  ndtre  est  I'infamie; 
Nous  sommes  les  6chos  de  leur  brillant  g6nie ; 
Automates  glac6s,  organes  impuissants, 
Nous  oublierions  sans  eux  que  nous  avons  des  sens. 
Quand  les  cheveux  6pars  et  la  bouche  6cumante, 

Le  front  terrible  et  les  yeux  egar6s, 
Sous  le  nom  d'ApoUon,  la  sibylle  6Ioquente 
Rendait  en  fr6missant  ses  oracles  sacr6s. 
On  voyait  de  son  cceur  I'involontaire  ivresse. 
On  rendait  grace  aux  dieux  et  non  k  la  pr^tresse. 
Bien  convaincus  de  cette  v6rit6, 
Et  connaissant  son  importance, 
Un  de  nous  sera  d6put6 
Pour  faire  excuse  avec  humility 

1 .  Avocat  et  conseil  de  la  Com6die-Fran?aise.  (Grimm.) 


JUILLET   1767.  S61 

A  tous  auteurs  que,  par  leur  insolence, 
Bellecour  et  M0I6  pourralent  avoir  bless6s, 
Et  qui,  dans  I'antichambre,  ont  eu  la  complaisance 
D'attendre  leur  orgueil  et  leurs  airs  insens6s. 
Et  pour  r6parer  notre  offense, 
Consentons  d'fitre  m6pris6s 
Plus  que  jamais,  Une  telle  vengeance 
Rendra  chacun  de  nous  content : 
lis  n'auront  que  Thonneur,  et  nous  aurons  I'argent. 

De  notre  comlt6,  tel  est  Tordre  suprfime 
Qu'i  I'avenir  chacun  suivra. 
Donn^  sur  le  th6atre  mSme 
L'an  rail  sept  cent  et  ccEtera. 

—  On  a  donne  ces  jours  derniers  sur  le  theatre  de  la 
Com6die-Italienne  un  opera-comique  nouveau,  intitul6  Toinon 
et  Toinette,  en  deux  actes.  La  pi6ce  est  de  M.  Desboulmiers, 
qui  a  deja  obtenu  les  honneurs  du  sifllet  plusieurs  fois  sur  le 
theatre;  la  musique  est  de  M.  Gossec,  qui  a  du  talent,  et  qui 
m^riterait  un  meilleur  poete.  Toinette  est  une  petite  personne 
qui  ressemble  k  I'aimable  Rose  de  M.  Sedaine,  mais  comme  un 
peintre  d'enseignes  sait  faire  ressembler.  M.  Sedaine  est  le 
peintre  de  la  nature,  et  M.  Desboulmiers  est  le  peintre  d'en- 
seignes, mais  d'enseignes  pour  le  faubourg  Saint-Marceau  tout 
au  plus,  car  la  rue  Saint-Honor6  en  veut  de  beaucoup  mieux 
peintes.  Toinette,  caricature  de  Rose,  a  un  p6re,  caricature  de 
Mathurin,  p6re  de  Rose.  Le  p6re  de  Toinette  n'est  qependant 
pas  aussi  range  que  le  p6re  de  Rose.  II  doit  une  somme  d' ar- 
gent k  un  usurier  intraitable ;  il  est  vrai  qu'il  a  des  fonds  sur 
un  navire  qui  pent  arriver  d'un  moment  k  I'autre,  car  la  sc6ne 
est  dans  un  port  de  mer.  L'usurier  est  amoureux  de  Toinette, 
et  si  elle  voulait  consentir  de  I'epouser,  la  dette  du  p6re  se 
trouverait  acquitt6e  par  la  main  de  la  fille.  Mais  Toinette  n'a 
pas  de  coeur  k  donner  k  un  vieux  singe ;  elle  aime  tendrement 
Toinon,  neveu  de  l'usurier,  qui  est  le  Colas  de  cette  Rose.  Le 
vieux  coquin  d'oncle  cherche  d'abord  k  brouiller  Toinette  avec 
son  neveu  Toinon,  et  k  la  persuader  que  Toinon  aime  sa  cou- 
sine  Margol ;  mais  ce  mensonge  n'a  d'efiet  que  pour  fournir  au 
poete  le  sujet  d'une  sc^ne  de  jalousie  terminee  par  un  raccom- 
modement.  Alors  l'usurier  ne  voit  plus  le  succ6s  de  son  amour 
que  dans  sa  creance.  Si  Toinette  ne  I'epouse  pas  sur-le-champ, 


362  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

il  fera  mettre  son  p^re  en  prison.  Heureusement  le  navire  sur 
lequel  ce  p6re  a  fait  fond  entre  dans  le  port  en  ce  moment,  et 
un  capitaine  de  navire  vient  annoncer  aux  personnes  interes- 
sees  cette  heureuse  nouvelle.  Yous  croyez,  je  parie,  que  vous 
n'avez  plus  qn'k  assister  au  mariage  de  Toinon  et  de  Toinette, 
et  que,  moyennant  votre  present  de  noces  fait  a  la  porte  de  la 
Gomedie,  tout  est  dit.  Vous  vous  trompez.  Ge  M.  Desboulraiers 
est  un  diable  d'homme  qui  ne  lache  pas  son  monde  k  si  bon 
raarch6.  Quoiqu'il  ne  soit  pas  sorcier,  il  dispose  des  elements, 
et,  dans  I'intervalle  du  premier  au  second  acte,  il  el6ve  une 
tempete  epouvantable,  k  I'honneur  sans  doute  et  en  m6moire 
du  bon  effet  de  I'orage  dans  le  Roi  et  le  Fermier,  de  M.  Sedaine. 
En  consequence,  M.  Gossec,  seconde  par  la  charrette  du  cintre 
qu'un  moucheur  de  comedie  tient  toujours  prete  aux  ordres 
de  tout  Jupiter  tonnant,  M.  Gossec,  dis-je,  fait  pleuvoir, 
greler,  tonner,  eclairer  dans  cet  entr'acte,  a  faire  peur.  Si  je 
pouvais  faire  quelque  cas  de  ces  platitudes  musicales,  je  dirais 
que  Forage  de  M.  Gossec  est  beaucoup  plus  beau  que  celui  de 
M.  Monsigny  dans  le  Roi  et  le  Fermier;  mais,  dans  le  fait,  je 
donnerais  mille  de  ces  pu6rilit6s  avec  tout  leur  fracas  contre  le 
plus  simple  sentiment  heureusement  exprime.  Enfm  le  calme 
succ^de  a  I'orage,  et  le  musicien,  apr^s  nous  avoir  dechire  les 
oreilles  par  ses  eclairs,  met  toutes  les  flutes  de  I'orchestre  en 
campagne  pour  apaiser  les  vents  et  la  temp6te.  Malheureuse- 
mentpour  Toinette,  il  s'yprend  trop  tard.  Le  navire  quiportait 
les  fonds  de  son  p6re  a  peri  par  la  tempSte;  cela  s'appelle 
faire  naufrage  au  port  dans  toute  la  rigueur  du  terme.  Aussi 
I'usurier,  usant  de  son  droit,  a  deja  fait  emprisonner  le  p6re  de 
Toinette,  et  vient  de  nouveau  offrir  a  celle-ci  sa  main  et  la 
liberte  de  son  p6re,  si  elle  veut  se  determiner  k  I'epouser.  Toi- 
nette, perplexe  et  constern^e,  est  sur  le  point  de  sacrifier  k  la 
pi6te  filiale  les  plus  chers  interets  de  son  coeur,  en  acceptant 
les  offres  du  vieux  hibou,  lorsque  son  p6re  parait  en  liberte. 
Une  main  inconnue  lui  a  fait  tenir  I'argent  n^cessaire  pour  le 
delivrer  des  poursuites  de  son  creancier.  Gelui-ci  est  fort  sot, 
et  Toinette  se  flatte  de  toucher  enfm  au  comble  de  ses  vceux, 
lorsque  son  amant  Toinon  parait  pour  prendre  tristeraent  conge 
d'elle.  Le  gen^reux  Toinon,  ayant  su  que  le  p^rede  sa  maitresse 
etait  en  prison,  s'est  engage  sur  mer  et  a  envoy e  secrfetemeat 


JUILLET  1767.  86S 

le  prix  (le  son  engagement  pour  le  faire  sortir  de  prison ;  mais 
aussi  il  faut  qu'il  s'embarque  sur-le-champ.  Ce  n'est  pas  lui 
qui  apprend  k  Toinette  le  service  qu'il  vient  de  rendre  h,  son 
p6re;  au  contraire,  il  le  lui  cache  soigneusement ;  mais  le  capi- 
taine  de  navire  qui  est  dejk  venu  allumer  une  pipe  sur  le 
theatre  au  premier  acte,  et  qui  est  pr6cisement  celui  k  bord 
duquel  Toinon  s'est  engag6,  d6couvre  enfin  toute  I'histoire,  et, 
touch6  de  la  g6n6rosit6  du  jeune  homme  autant  qu'il  est 
indigne  de  la  durete  du  vieux  coquin  d'oncle,  il  rend  au  pre- 
mier sa  liberty  sans  rancon  et  couronne  la  tendresse  des  deux 
amants  en  faisant  encore  k  Toinette  par-dessus  le  march6  un 
joli  present  de  noces.  Je  dis  que  si  Ton  avait  donn6  ce  canevas 
k  M.  Sedaine,  il  en  aurait  fait  une  fort  jolie  pi6ce.  II  aurait 
d'abord  donne  du  caractfere  et  de  la  physionomie  a  tout  ce 
monde;  et  puis  les  scenes  auraient  ete  interessantes ,  tou- 
chantes,  plaisantes,  comme  il  aurait  juge  ci  propos.  Mais  le 
peintre  d'enseignes  Desboulmiers  est  un  homme  sans  res- 
source;  il  n'a  ni  chaleur,  ni  sel,  ni  force  comique.  Je  n'ai  pas 
ete  fort  6merveille  de  la  musique  de  M.  Gossec ;  il  est  vrai  que 
son  pauvre  diable  de  poete  ne  lui  a  pas  fourni  une  seule 
occasion  de  placer  un  air.  C'est  6touffer  dans  un  homme  toute 
idee  que  de  I'obliger  de  faire  toujours  chanter  ses  acteurs  k 
contre-sens,  et  sans  que  leur  situation  les  sollicite  k  quitter  le 
langage  ordinaire  pour  celui  de  la  passion.  Ordre  k  M.  Desboul- 
miers de  renoncer  k  un  metier  qu'il  sait  si  mal,  et  de  s'em- 
barquer  en  lieu  et  place  de  Toinon.  A  cette  condition,  le  public 
a  bien  voulu  accorder  quelques  representations  k  Toinon  et 
Toinette. 

Le  rdle  du  capitaine  de  navire  a  ete  jou6  par  un  acteur 
appel6  Mainville,  dont  je  n'ai  pas  encore  eu  occasion  de  vous 
parler.  Ce  jeune  homme  a  debute  avec  beaucoup  de  succ^s,  il 
y  a  quelques  mois.  II  a  une  belle  voix  de  basse-taille;  il  est  bien 
de  figure,  et  il  promet  d'etre  lin  sujet  de  distinction  avec  le 
temps.  On  pretend  que  Mainville  est  fils  de  Gaillot;  si  cela  est, 
on  pent  dire  que  c'est  le  digne  fils  d'un  illustre  p6re.  II  est 
certain  que  Gaillot  le  protege,  et  que  le  fils  pourra  remplacer 
le  p6re  dans  la  saison  de  la  chasse  que  celui-ci  aime  avec 
fureur,  et  ou  il  a  plus  besoin  de  tuer  les  perdreaux  et  de  courir 
les  li6vres  que  d'amener  le  public  au  theatre.  On  craint  que 


364  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Mainville  ne  devienne  pas  aussi  bon  acteur  que  bon  chanteur 
et  qu'il  ne  manque  d'intelligence ;  mais  j'ai  vu  des  sujets  plus 
desesperes  devenir  tr^s-passables  et  meme  bons,  et  c'est  tou- 
jours  un  tr^s-grand  point  que  de  n'avoir  aucune  disgrace 
exterieure  a  vaincre.  Nous  avons  vu  M'""  Laruette,  ci-devant 
M"*  Villette,  jouer  ses  roles  sans  aucune  sorte  d'intelligence 
pendant  plusieurs  annees;  elle  s'est  formee  cependant,  et  il 
existe  actuellement  des  pieces  qui  doivent  leur  succ^s  en  partie 
a  son  talent  d'actrice.  L'etude  et  I'exercice  sent  deux  grands 
maltres,  et  j'ai  dans  la  tete  que  M.  Mainville  s'en  trouvera  bien 
dans  quelque  temps  d'ici. 

—  Le  theatre  anglais  compte  parmi  ses  pieces  une  tragedie 
intitulee  le  Joueur,  tragedie  bourgeoise  qui  n'a  pas  beaucoup 
reussi  k  Londres,  et  dont  nous  ignorons  I'auteur  en  France.  Son 
but  6tait  de  nous  montrer  la  passion  du  jeu  avec  tons  ses  dan- 
gers. En  consequence,  un  homme,  dont  le  sort  etait  en  tout 
point  digne  d'envie,  devient  par  la  fureur  de  cette  passion  le 
plus  malheureux  de  tons  les  hommes.  II  ne  se  contente  pas  de 
la  perte  de  toute  sa  fortune;  il  perd  encore  la  fortune  d'une 
femme  charmante  dont  il  est  adore,  et  le  bien  d'une  soeur 
airaable  sur  lequel  il  n'a  pas  le  moindre  droit.  Manquant  ainsi 
a  tous  les  sentiments  de  justice  et  de  probite,  il  ouvre  trop 
tard  les  yeux  sur  I'abime  ou  il  s'est  precipit6;  le  d^sespoir 
s'empare  de  son  ame;  il  s'empoisonne  et  meurt  au  moment  oil 
sa  tendre  epouse  lui  apprend  qu'une  partie  de  ses  pertes  est 
r6par6e  par  des  fonds  qui  lui  arrivent  des  Indes.  On  a  publie  il 
y  a  quelques  annees  une  traduction  assez  informe  de  cette 
pi6ce.  M.  Diderot  I'avait  traduite  quelque  temps  auparavant 
pour  la  faire  connaitre  a  des  femmes  qui  n'entendaient  point 
I'anglais.  Sa  traduction  n'apas  eteimprimee.  Elle  est  demeuree 
a  M.  Saurin  de  I'Academie  francaise,  qui  a  entrepris  de  mettre 
ce  sujet  sur  le  Theatre-FrauQais  avec  plusieurs  changements.  II 
a  surtout  affaibli  le  role  des  filous  dont  le  joueur  est  la  dupe 
dans  la  piece  anglaise,  et  qui  y  occupent  un  trop  grand  espace. 
Pour  remplacer  ce  vide,  il  a  imagine  de  donner  au  joueur  un 
enfant.  Le  sort  de  cet  enfant  ajoute  encore  a  la  detresse  du  p6re ; 
et  lorsqu'au  cinquifeme  acte  il  s'est  empoisonne,  tandis  que  son 
fils  dormait  tranquillement  a  c6t6  de  lui,  il  lui  prend  une  autre 
tentation  aussi  violente  que  funeste  :  c'est  celle  de  tuer  son 


JUILLET  1767.  365 

fils  d'un  coup  de  poignard,  et  de  lui  assurer  par  une  mort  pr6- 
matur6e  un  sort  sinon  heureux,  au  moins  exempt  de  revers. 
Le  reveil  de  I'enfant  et  sa  naive  inquietude  i'emp6cheni  d'ex6- 
cuter  ce  dessein.  \oi\k  I'^pisode  dont  M.  Saurin  a  enrichi  la 
pifece  anglaise,  mais  qui  ne  lui  appartient  pas,  car  je  ne  sais 
plus  en  quelle  pi6ce  ou  en  quel  roman  je  I'ai  vu.  M.  Saurin  a 
6crit  sa  pi6ce  en  vers  libres,  II  ne  I'a  pas  encore  portee  k  la 
Com^die-Fran^aise.  11  balance  entre  le  parti  de  la  faire  jouer 
ou  de  la  faire  iiiiprimer  sans  la  presenter  au  theatre.  En  atten- 
dant, elle  vient  d'etre  jouee  a  Villers-Gotterets,  sur  le  theatre 
de  M.  le  due  d'Orleans,  par  une  troupe  composee  de  seigneurs 
et  de  dames,  parmi  lesquels  il  y  a  de  tr^s-bons  acteurs.  M™®  la 
marquise  de  Montesson  et  M'""  la  comtesse  de  Blot  ont  joue 
avec  beaucoup  de  succ^s  les  rdles  de  femme  et  de  soeur  du 
joueur.  On  se  prepare  a  jouer  cette  pifece  sur  quelques  autres 
theatres  de  societe ;  mais  a  ne  recueillir  les  voix  que  dans  la 
salle  de  Villers-Gotterets  sur  le  succ6s  et  Teffet  de  cette  tra- 
g^die,  il  me  semble  qu'on  doute  fort  qu'elle  r^ussisse  sur  le 
theatre  de  la  Com^die-Fran^aise,  si  M.  Saurin  se  determine  a 
la  faire  jouer. 

—  On  apprit,  11  y  a  quelques  mois,  que  M.  Rousseau  avait 
6crit  k  M.  le  gen6ral  Conway  pour  lui  demander  la  pension  du 
roi  d'Angleterre  sur  laquelle  il  n'avait  pas  pu  prendre  un  parti 
definitif  I'ann^e  derni6re  durant  ses  tracasseries  avec  M.  Hume. 
Le  secretaire  d'l^tat  a  prevenu  le  philosophe  d'l^cosse  de  cette 
d-marche  de  I'orateur  allobroge,  et  lui  a  demande  s'il  n'avait 
point  d'objections  a  y  faire.  Le  philosophe  d'^cosse,  bien  loin 
de  s'y  opposer,  a  supplie  le  secretaire  d'etat  de  vouloir  bien 
procurer  au  suppliant  genevois  cette  grace  de  Sa  Majesty.  En 
consequence,  le  roi  d'Angleterre  accorda  a  M.  Rousseau  une 
pension  annuelle  de  cent  livres  sterling.  Peu  de  temps  apr6s, 
M.  Rousseau  quitta  brusquement  et  impunement  son  hdte 
M.  Davenport,  en  laissant  pour  lui  une  lettre  pleine  d'injures 
et  d'invectives.  II  ^crivit  aussi  au  chancelier  d'Angleterre,  pour 
lui  demander  une  sauvegarde,  afin  de  pouvoir  sortir  en  suret6 
du  royaume.  Le  chef  de  la  justice  lui  repondit  que  les  lois 
6taient  en  Angleterre  une  sauvegarde  sure  et  suflisante  pour 
tout  citoyen.  Voila  du  moins  ce  que  les  papiers  anglais  ont  rap- 
ports. Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  M.  Rousseau  a  debarqu6 


366  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

h  Calais  et  qu'il  a  traverse  la  Picardie,  qu'il  est  venu  aux  portes 
de  Paris,  et  qu'on  dit  aujourd'hui  qu'il  a  change  de  nora,  repris 
I'habit  francais  centre  la  jaquette  armenienne,  et  qu'il  a  6te 
mis  en  lieu  de  surety  et  ignore  de  tout  le  monde,  suivant  ses 
d6sirs  et  sous  la  condition  expresse  qu'il  se  tiendrait  tranquille 
k  tout  jamais,  et  qu'il  ne  ferait  plus  jamais  et  d'aucune  manifere 
parler  de  lui. 

15  juillet  1767. 

J'ai  eu  I'honneur  de  vous  parler  d'un  SuppUmenL  b,  la  Phi- 
losophie  de  Vhistoire,  qui  a  paru  il  y  a  quelques  mois,  en  un 
assez  gros  volume.  L'auteur  lui  avait  donne  ce  titre  insidieux 
dans  I'esp^rance  de  se  faire  lire  par  tons  ceux  qui  avaient  lu  la 
Philosophic  de  Vhistoire,  et  d'administrer  ainsi  I'antidote  d'office 
h.  tons  les  empoisonnes.  Dans  ce  supplement,  toutes  les  erreurs, 
impietes,  opinions  dangereuses  de  ce  livre  se  trouvaient  con- 
fondues  avec  le  plus  grand  soin ;  la  betise  la  plus  scientifique 
brillait  a  chaque  page.  Charite  inutile!  zele  perdu !  Personnen'a 
voulu  profiler  des  instructions  du  savant  suppl6mentaire,  et  il 
n'y  a  peut-6tre  que  moi  en  France  qui  aie  eu  le  courage  de 
lire  son  docte  ouvrage,  et  qui  en  aie  rapporte  la  recompense  de 
me  confirmer  dans  I'idee  que  j'avais  du  pieux  auteur  et  de  ses 
principes.  II  ne  manquait  a  ma  satisfaction  que  de  connaitre  le 
nom  du  bienfaisant  supplementaire,  et  j'apprends  avec  joie 
qu'il  s'appelle  M.  I'abbe  Larcher,  ancien  repetiteur  de  belles- 
lettres  au  college  Mazarin,  dit  des  Quatre-Nations. 

Je  me  doutais  bien  que  la  charite  de  M.  Larcher  envers 
l'auteur  de  la  Philosophic  de  Vhistoire  ne  serait  pas  semee  en 
terre  ingrate,  et  que  le  repetiteur  du  college  Mazarin  serait 
remercie  avec  toute  la  reconnaissance  imaginable  pour  le  z^le 
avec  lequel  il  avait  bien  voulu  repasser  la  Philosophic  de 
Vhistoire.  Cela  n'a  pas  manque  d'arriver.  Tout  le  monde, 
comme  vous  savez,  est  convaincu  aujourd'hui  que  ce  livre  n'est 
point  de  M.  de  Voltaire,  comme  quelques  foUiculaires  ont  voulu 
I'insinuer,  surtout  depuis  quecelui-ci,  par  megarde  sans  doute, 
I'a  fait  insurer  dans  ses  oeuvres;  mais  qu'il  appartient  a  feu 
M.  I'abbe  Bazin,  dont  le  propre  neveu  I'a  dedie  a  I'lmperatrice 
de  Russie  h  la  face  de  I'Europe.  Feu  M.  I'abbe  Bazin,  en  tant 


JUILLET   1767.  367 

qu'il  est  d6funt,  sans  avoir  v6cu  peul-6tre,  ne  pouvant  rcipondre 
k  M.  rabb6  Larcher  qui-  est  un  gaillard  bien  vivant,  son  brave 
et  courageux  neveu,  editeur  dudit  ouvrage,  s'est  raontre  tout 
de  suite  pour  le  defendre,  et  la  manufacture  de  Ferney  vient  de 
mettre  en  lumifere  un  volume  de  cent  trente-six  pages  in-8", 
intitule  la  Defense  de  mon  oncle. 

Je  fais  une  grande  difference  entre  les  Honncteth  littdraircs, 
oil  il  n'y  a  pas  le  mot  pour  rire  et  ou  I'auteur  rendait  injures 
pour  injures,  et  la  Difense  de  mon  oncle ^  ou  Ton  etouffe  de  rire 
ci  chaque  page.  11  est  impossible  de  rien  lire  de  plus  gai,  de 
plus  fou,  de  plus  sage,  de  plus  6rudit,  de  plus  philosophique, 
de  plus  profond,  de  plus  puissant  que  cette  Bifense,  et  il  faut 
convenir  qu'un  jeune  homme  de  soixante-treize  ans  comme 
notre  neveu,  sujet  a  ces  saillies  de  jeunesse,  est  un  rare  ph6no- 
mfene.  On  trouve  de  tout  dans  la  Defense  de  son  oncle  :  depuis 
Sanchoniathon,  Moise  et  Confutzee,  jusqu'au  R.  P.  de  Maisy  et 
au  R.  P.  Fr6ron,  chasses  des  j6suites  pour  leurs  fredaines,  per- 
sonne  n'est  oubli6;  depuis  le  Pentateuquejusqu'al'impertinent 
Examen  de  BHisaire,  par  le  petit  abbe  Goge,  tout  est  passe 
en  revue.  Le  neveu  Bazin,  qui  a  voyag6  avec  son  oncle  par 
toute  I'Europe,  I'Asie  etl'Afrique,  et  k  qui  il  ne  reste  plus  qu'un 
voyage  en  Am6rique  k  faire,  prie  son  lecteur  de  jeter  des  yeux 
attentifs  sur  la  table  des  chapitres  de  la  Defense  de  son  oncle, 
et  d'y  choisir  le  sujet  qui  sera  le  plus  de  son  gout.  G'est  ce 
que  je  vais  faire,  et  comme  les  saillies  du  neveu  sont  entremfi- 
lees  de  choses  assez  serieuses  de  I'oncle,  je  me  permettrai  par-ci 
par-lci  de  courtes  representations. 

Dans  I'exorde,  le  neveu  convient  que  feu  M.  I'abb^  Bazin 
6tait  un  peu  railleur,  et  qu'il  se  moquait  de  M.  de  Guignes,  de 
I'Academie  des  inscriptions,  qui  voulait  k  toute  force  faire 
descendre  les  Chinois  des  %yptiens.  J'ai  toujours  ete  de  I'avis 
de  feu  M.  I'abb^  Bazin  sur  ce  point.  Je  pense  comme  lui  que 
les  lieux  hauts  ont  dii  6tre  habites  avant  les  lieux  bas,  et  Ton 
sait  que  I'^gypte,  presque  toujours  inondee,  est  une  des  contrees 
les  plus  basses  de  I'ancien  monde.  Je  suis  encore  de  I'avis  de 
M.  I'abbe  Bazin  sur  le  g^nie  des  jfigyptiens  :  je  n'en  fais  pas 
grand  cas;  mais  cela  n'emp^che  pas,  et  c'est  ou  je  m'6Ioigne 
de  M.  Bazin,  que  les  Grecs  n'aient  eu  grande  raison  d'aller 
etudier  en  ^gypte,  et  d'y  d^terrer  des  connaissances  tr^s-pr^ 


368  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

cieuses  sur  I'origine  de  toutes  choses.Ce  n'est  pas  le  genie,  c'est 
la  tradition  qui  conserve  la  m^moire  des  faits,  et  plus  on  peut 
etre  a  la  source  de  la  tradition,  plus  on  a  de  facility  a  separer 
le  mensonge  de  la  v6rite.  Si  feu  M.  I'abbe  Bazin  avait  pu  faire 
son  tour  d'%ypte  avec  feu  M.  Herodote,  cela  leur  serait  egal 
aujourd'hui,  vu  qu'ils  sont  tous  les  deux  defunts ;  mais  ils  se 
seraient  estimes  r^ciproquement,  et  M.  Bazin  n'aurait  pas  cite 
le  Palais-Royal  de  Paris  et  les  musicos  d'Amsterdam  pour  r^futer 
son  compagnon  de  voyage  Herodote  sur  un  point  de  moeurs  de 
Babylone. 

Je  me  souviens  d'avoir  d^ja  d^fendu  le  faiseur  de  contes 
Herodote  contre  le  faiseur  d'epigrammes  Bazin,  a  I'occasion  de 
Tusage  qui  obligeait  les  femmes  et  les  filles  de  Babylone  de  se 
prostituer  dans  le  temple  un  certain  jour  de  I'annee.  Les  argu- 
ments de  M.  Bazin  contre  le  r^cit  d'Herodote  sont  d'un  homme 
fort  poll,  fort  elegant  et  du  meilleur  ton;  Ton  voit  bien 
que  M.  Bazin  a  toujours  vecu  dans  la  meilleure  compagnie  du 
xviir  si^cle;  mais  ses  arguments  ne  prouvent  rien  sur  les 
moeurs  de  Babylone.  S'ils  6taient  concluants,  il  n'existerait  plus 
aucune  certitude  historique,  et  il  n'y  aurait  rien  qu'on  ne  put 
r6voquer  en  doute.  Un  esprit  sage,  quand  il  voit  un  usage 
singulier,  des  moeurs  inexplicables,  suspend  son  jugement;  il 
sent  que  la  clef  de  ces  moeurs  est  perdue,  et  qu'il  n'y  peut 
rien  comprendre.  II  salt  que  les  id6es  d'un  si6cle  ne  sont  pas 
celles  d'un  autre,  et  que  si  Ton  6tait  en  droit  de  nier  dans 
I'histoire  du  genre  humain  tout  ce  qui  est  extravagant  et 
absurde,  on  n'aurait  qu'a  la  jeter  au  feu  tout  enti^re.  Je  ne 
meprise  pas  les  prodiges  rapportes  par  Tite-Live,  dont  M.  Bazin 
se  moque;  je  serais  bien  fache  que  Tite-Live,  en  les  rapportant, 
s'en  moquat  k  la  maniere  de  M.  Bazin ;  il  perdrait  d6s  ce 
moment  toute  ma  confiance.  Ce  n'est  pas  que  je  croie  plus  a 
ces  prodiges  que  M.  Bazin ;  mais  je  fais  attention  a  I'effet  qu'ils 
ont  produit  sur  tout  un  peuple,  sur  tout  un  si^cle,  a  la  croyance 
qu'on  leur  a  accordee,  et  je  commence  a  entendre  quelque 
chose  aux  moeurs  et  k  la  tournure  des  esprits  de  ce  si^cle. 

En  general  il  faut  toujours  se  garer  de  Tab  us  de  I'esprit 
philosophique  comme  de  tout  autre  abus,  et  il  ne  faut  pas  croire 
que  notre  manifere  de  voir  soit  la  seule  bonne,  ni  que  la  raison 
universelle  n'ait  et6  aper^ue  pour  la  premiere  fois  qu'en  cette 


JUILLET   1767.  3G9 

ann^e  1767.  Nous  sommes  sans  doute  de  trfes-grands  hommes; 
d'abord  parce  que  c'est  nous  qui  le  disons,  et  que  personne  ne 
peut  nous  le  contester,  les  vivants  ayant  toujours  et  essentiel- 
iement  raisoncontre  les  morts;  mais  quoique  des  Montesquieu, 
des  Voltaire,  soient  des  hommes  infiniment  rares,  on  nesaurait 
en  inf^rer  que  depuis  que  le  genre  humain  existe  il  n'y  ail 
jamais  eu  un  philosophe  qui  ait  eu  le  sens  commun,  et  que  ce 
soit  precis6ment  et  exclusivement  k  nous  qu'il  ait  6te  reserve  de 
trouver  la  pie  au  nid.  Ainsi.  il  est  i  croire  que,  quoique  nous 
ne  concevions  plus  gu6re  rien  au  regime  de  Pylhagore,  et  que 
les  livres  de  Platon  nous  paraissent  souvent  inintelllgibles,  il  y 
aurait  de  la  tem6rit6  k  regarder  ces  gens  comme  des  r^veurs. 
II  est  k  craindre  aussi,  quoique  nous  ayons  seuls  raison  en  ce 
xviir  si^cle,  comme  tout  le  monde  sait,  que  notre  mani^re  de 
philosopher  ne  passe  comme  celle  d'Ath6neset  de  Rome  a  pass6, 
etque  nos  moeurs,  tout  aussi  peu  stables  que  celles  de  Memphis 
et  de  Babylone,  ne  soient  la  proie  du  temps,  qui  ne  manage 
rien.  Alors,  suppose  que  I'Am^riqueaitenglouti  I'Europe, comme 
il  pourrait  arriver;  que  dans  I'espace  de  deux  ou  trois  mille 
ans  la  tradition  de  nos  moeurs  et  de  nos  idees  soit  aneantie, 
que  les  Diderot  et  les  Buflbn  habitent  Quebec  ou  Philadelphie, 
qu'il  y  ait  un  Ferney  sur  la  frontifere  de  Pensylvanie,  et  que  ce 
Ferney  soit  occupe  comme  le  notre  par  I'aigle  des  philosophes 
de  son  temps,  ne  pensez-vous  pas  qu'un  feu  M.  Bazin  de  ce 
temps  pourrait  traiter  notre  Voltaire  comme  un  Herodote,  faire 
de  notre  Montesquieu  un  r6ve-creux,  et  avoir  en  apparence  tout 
I'avantage  de  son  cote,  parce  qu'il  serait  un  tr6s-bel  esprit,  et 
qu'il  raisonnerait  suivant  les  idees  de  son  siecle? 

Nous  ne  remarquons  pas  assez  combien  nos  idees,  nos  opi- 
nions, nos  prejuges  et  nos  verites,  puisqu'il  faut  le  dire, 
tiennent  k  notre  temps,  et  combien  il  nous  est  impossible  de 
nous  affranchir  de  I'esprit  de  notre  siecle.  Quand  on  dit  qu'un 
grand  homme  devance  son  siecle,  on  dit  une  verite,  mais  ce 
n'est  pas  de  mille  ans,  c'est  quelquefois  de  cinquante  ans,  et 
c'est  un  grand  prodige;  ce  n'est  pas  sur  tons  les  points,  c'est 
sur  quelques  points,  c'est  quelquefois  sur  un  seul  point;  sur 
tout  le  reste,  il  est  entiferement  subjugue  par  son  si6cle.  Pierre 
le  Grand  6tait  un  trfes-grand  homme,  tres  au-dessus  de  son 
siecle  et  de  sa  nation ;  mais  il  eut  et6  aussi  impossible  a  Pierre 
VII.  24 


370  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

d'avoir  la  facilite  et  I'el^gance  des  moeurs  de  son  contemporain, 
Philippe  d 'Orleans,  regent  de  France,  qu'il  me  le  serait  a  moi 
de  danser  la  chaconne  comme  Dupre  ou  Vestris.  Ceux  qui 
s'etonnent  qu'un  esprit  aussi  geometrique  que  Pascal  ait  pu 
croire  a  la  transsubstantiation  ne  se  doutent  pas  que  du  temps 
de  Pascal  ils  auraient  ete  capucins.  M.  Bazin  nous  dit  qu'il 
faut  bien  nous  mettre  dans  la  tete  que  tons  les  legislateurs 
ont  6t6  des  hommes  d'un  grand  esprit  et  d'un  grand  sens.  Cela 
est  certain  ;  mais  il  faut  que  M.  Bazin  se  mette  bien  dans  la  t^te 
que  de  tous  ces  grands  hommes  il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui  ait 
eu  une  idee  commune  avec  lui,  qui  n'est  pourtant  pas  un 
polisson,  ni  approchante  des  idees  des  Voltaire  et  des  Mon- 
tesquieu, qu'un  sentiment  de  vanite  tr6s-juste  nous  fait  citer 
avec  complaisance. 

Une  observation  importante,  c'est  que  les  hommes  ne  sont 
pas  absurdes  pour  le  plaisir  de  I'etre,  et  que  les  usages  les 
plus  bizarres,  les  plus  extravagants  en  apparence,  ont  eu  dans 
leur  institution  un  motif  raisonnable.  Si  vous  voulez  developper 
la  theorie  des  religions  et  de  leurs  ceremonies,  ne  perdez 
jamais  cette  observation  de  vue.  Yoila  pourquoi  I'histoire  de 
I'Egypte  serait  pour  nous  si  interessante,  malgr6  le  peu  de  cas 
peut-etre  qu'on  doit  faire  du  g^nie  de  ses  habitants.  Ge  n'est 
pas  dans  les  contrees  heureuses  qu'il  faut  chercher  les  monu- 
ments les  plus  curieux  de  I'esprit  humain;  c'est. dans  les  pays 
sujets  aux  catastrophes,  et  dont  les  autres  peuples  ont  tire  par 
suite  de  commerce  les  maladies  contagieuses  et  les  autres  cala- 
mites  physiques.  L'l^gypte  nous  a  procur6  ces  agrements,  soit 
par  I'avantage  de  sa  propre  situation,  soit  par  son  commerce 
immediat  avec  I'^thiopie,  qui  parait  6tre  le  foyer  de  la  peste 
et  des  autres  douceurs  dont  la  Providence  a  voulu  combler  le 
genre  humain.  Ainsi,  c'est  dans  I'^^gypte  qu'il  faudrait  chercher 
la  clef  de  toutes  les  ceremonies  religieuses  qui  se  sont  r^pan- 
dues  parmi  les  nations,  et  dont  la  plupart  nous  paraissent  si 
incomprehensibles.  Une  nation  heureuse  ne  s'occupe  gu6re  de 
ses  dieux,  comme  ses  dieux  ne  pensent  guere  a  elle  :  car  vous 
savez  que  quand  les  dieux  visitent  un  peuple,  ils  aniveut  ordi- 
nairement  avec  un  cortege  de  calamites  et  en  fort  mauvaise 
compagnie. 

Ces  observations  m'ont  mene  plus  loin  que  je  n'avais 


JUILLET  1767.  371 

compte.  II  faut  nous  arrSter  ici,  et  reprendre  la  Defense  dc  mon 
onclc  i  la  premiere  fois.  En  attendant,  abandonnons  les  sept 
premiers  chapitres  de  cette  Defense  au  profit  de  M.  I'abbd 
Larcher.  Le  neveu  de  feu  M.  I'abbe  Bazin  y  traite  de  la  Provi- 
dence, de  la  fornication,  de  la  sodomie,  de  I'inceste,  de  la 
bestiality,  toutes  matiferes  excessivement  delicates,  sur  lesquelles 
les  principes  de  M.  le  neveu  et  de  M.  Larcher  ne  s'accordent 
pas  toujours. 

—  On  a  donne  aujourd'hui,  sur  le  theatre  de  la  Gom6die- 
Italienne,  un  ancien  opera-comique  de  feu  M.  Vade,  intitule 
NicaisCy  et  mis  en  musique  pour  la  premiere  fois :  car  dans  le 
temps  de  sa  nouveaule  on  le  chantait  en  vaudevilles  sans 
musique ;  mais  lieureusement  le  vaudeville,  plus  contraire 
encore  au  bon  gout  qu'aux  bonnes  moeurs,  a  ete  banni  du 
theatre  par  I'opera-comique,  que  M.  Sedaine  a  cr66  en  France 
depuis  environ  dix  ans.  Ce  Nicaise  est  le  conte  de  La  Fontaine 
mis  au  th6atre.  M.  C0II6  a  trait6  le  m6me  sujet  d'une  mani^re 
plus  libre;  sa  pifece,  que  j'ai  vu  jouer  sur  le  theatre  de  M.  le 
due  d'Orleans  k  Bagnolet,  n'est  point  imprimee.  Vade  n'avait 
point  de  talent.  11  reussissait  dans  le  genre  grivois  et  poissard, 
que  la  verve  seule  peut  rendre  supportable  a  un  homme  de 
gout.  Mais  Vade  n'avait  nulle  verve ;  tout  ce  qu'il  savait,  c'^tait 
de  se  m61er  dans  les  marches  et  autres  lieux  publics  parrai  la 
plus  basse  populace,  d'en  6tudier  le  jargon,  et  d'en  placer  les 
dictons  tant  bien  que  mal  dans  ses  pieces.  Son  Nicaise  est  fort 
mauvais,  sans  sel,  sans  esprit,  sans  force  comique.  Un  jeune 
musicien  appel6  Bambini  a  fait  arranger  les  paroles  et  les  a 
mises  en  musique.  Get  essai  n'a  point  reussi,  parce  que  la  pi^ce 
est  detestable,  et  que  le  musicien  n'a  ni  coloris  ni  id6es.  II  n'a 
sur  les  musiciens  fran^ais  que  I'avantage  de  I'ecole,  c'est-a-dire 
de  savoir  arranger  sa  partition  avec  plus  de  gout  et  de  purete, 
et  de  ne  point  produire  ses  efTets  k  force  de  solecismes.  Mais 
cela  ne  suffit  point  pour  r^ussir,  surtout  dans  un  pays  oii  le 
merite  de  la  puret6  du  style  musical  est  encore  absolument 
ignore.  Ce  Bambini  est  fils  du  directeur  de  cette  mauvaise  troupe 
de  boufTons  italiens  qui,  en  1752,  penserent  culbuter  toute  la 
boutique  de  I'Acad^mie  royale  de  musique.  Lorsque  I'esprit 
conservateur  de  la  France,  pour  perpetuer  1' ennui  de  sa 
musique,  fit  chasser  les  boufTons  en  depitdu  coin  de  la  reine. 


372  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

le  petit  Bambini,  alors  age  de  dix  ou  douze  ans,  fut  Iaiss6  a 
Paris  par  son  p6re,  dans  I'esperance  sans  doute  qu'il  achfeverait 
un  jour  I'oeuvre  de  Dieu  ou  la  revolution.  Mais  I'esprit  divin 
s'est  retire  de  cet  enfant,  et  le  don  prophetique  et  apostolique 
s'est  repandu  sur  Philidor  et  d'autres  ouvriers  que  Dieu  a  choisis, 
en  ces  derniers  temps,  pour  ouvrir  I'oreille  de  son  peuple. 

La  troupe  italienne  du  meme  theatre  a  donne  une  farce  inti- 
tul^e  le  Turban  enchantd,  qui  a  beaucoup  reussi.  Arlequin,  mis 
en  possession  de  ce  turban  par  un  magicien,  Tempi oie  pour 
reussir  dans  ses  amours.  La  premiere  moitie  de  cette  pi6ce  est 
tres-vive,  et  la  derniere  a  plu  par  un  escamotage  tr6s-prompt 
de  cinq  ou  six  habits  que  M.  Arlequin-Garlin  a  sur  le  corps  et 
qui  n'amincissent  pas  sa  taille. 

—  M.  Golle,  lecteur  de  M.  le  due  d'Orl^ans,  paraissait  avoir 
renonc6  au  dessein  de  faire  imprimer  ses  pieces  de  theatre  suc- 
cessivement  sous  le  titre  de  ThMtre  de  socUt^.  Le  peu  de 
succ^s  de  la  Veuve  et  du  Rossignol  pouvait  Ten  avoir  degoute  ; 
mais  il  vient  de  le  reprendre,  en  publiant  son  Galanl  Escroc  qu 
doit  former  avec  ses  autres  pieces  imprimees  le  premier  volume, 
et  ce  premier  sera  suivi  d'un  second  volume  de  pieces  qui 
paraitront  I'ann^e  prochaine  toutes  a  la  fois.  Aucune  de  ces 
pieces  n'a  pu  etre  jouee  sur  nos  theatres  publics,  parce  qu'elles 
sent  trop  libres.  On  peut  faire  entre  M.  G0II6  et  M.  Sedaine  le 
parallele  que  M.  Diderot  a  fait,  pour  son  Salon  del765,  entre 
Baudouin  et  Greuze.  Le  premier  est  peintre  de  gravelures  et  de 
libertins,  le  second,  peintre  de  bonnes  moeurs  et  d'honn^tes 
gens.  Les  moeurs  de  G0II6  sont  vraies,  mais  ce  sont  les  moeurs 
corrompues  de  Paris ;  les  moeurs  de  Sedaine  sont  vraies  et 
bonnes,  et  sont  celles  que  vous  d6sirez  a  votre  femme,  a  votre 
fille,  a  votre maitresse.  Sedaine  a  aussi  plus  de  genie,  plus  d'in- 
vention,  plus  de  force  comique  ;  G0II6  n'est  ordinairement  plai- 
sant  que  par  la  tournure  du  dialogue  et  meme  des  mots.  Golle 
estinfmimentau-dessus  de  Vade,  mais  Sedaine  est  infiniment  au- 
dessus  de  Golle.  La  comedie  du  Galant  Escroc  est  tir^e  du  conte  de 
La  Fontaine  qui  a  pour  titre  A  Femme  avare,  galant  Escroc,  Elle 
est  en  un  acte  et  en  prose.  G'est  la  meilleure  pi6ce  de  celles  que 
Golle  a  imprimees.  Le  role  de  la  femme,  celui  du  mari,  celui  du 
galant,  sont  trfes-plaisants.  Les  moeurs  de  cette  pi6ce  sont  tr6s- 
depravees.  On  en  peut  voir,  je  pense,  une  dans  ce  gout-li  en  pas- 


JUILLET   1767.  373 

sant  et  trfes-rarement ;  maison  n'en  verrait  pas  trois  de  suite  sans 
en  6tre  fatigu6,  exc6d6.  Vous  remarquerez  que  si  M.  Sedaine 
avail  eu  h.  trailer  ce  sujet,  il  aurait  fait  a  coup  sur  de  Sophie  et 
du  chevalier  un  couple  honnfite  et  inl6ressant  qui  aurait  natu- 
reilemenl  contrast^  avec  les  moeurs  des  autres  personnages  de 
la  pi6ce,  el,  si  I'on  peut  dire  ainsi,  vous  eii  aurait  repose. 
M.  C0II6  a  voulu  faire  de  Sophie  une  jeune  personne  au-dessus 
des  pr^juges  de  son  sexe;  mais,  dans  le  fait,  c'est  une  creature 
qui  se  livre  a  un  jeune  homme  sans  reserve  et  sans  pudeur.  11 
n'y  a  point  de  situation  qu'on  ne  puisse  trailer,  mais  la  mani^re 
de  la  trailer  decide  de  tout,  et  donne  la  mesure  exacle  du  genie 
et  du  talent  du  poete.  M.  CoUe  n'a  point  de  nez  pour  les  choses 
honnfites.  II  ne  sail  faire  parler  que  des  femmes  perdues  ;  quand 
il  veut  faire  parler  une  femme  honnete,  il  n'y  est  plus,  il  devient 
ennuyeux  et  plat.  Quant  au  style,  qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de 
vue  dans  ces  productions,  sa  purete  r^pond  quelquefois  k  la 
purett^  des  mosurs  de  la  piece.  Le  ton  m6me  n'en  est  pas  tou- 
jours  bon.  Le  chevalier  dil  k  Sophie  par  exemple  :  J'espire 
que  M.  le  comte  aura  fait  de  bonne  besogne.  Cela  est  lourd 
el  has,  et  si  c'est  une  equivoque,  c'est  encore  de  mauvais  gout : 
un  homme  du  monde  s'exprime  avec  plus  de  finesse  et  de  leg6- 
ret6.  II  y  a  encore  cetle  difference  enlre  M.  Colle  et  M.  Sedaine 
que  celui-ci  jette  ses  choses  fines  el  ses  adressesforl  l^gerement; 
il  prend  son  spectateur  pour  un  homme  d'esprit  qui  enlend  k 
demi-mot.  M.  Colle,  au  contraire,  nous  prend  pour  des  b6tes. 
Quand  il  a  quelque  finesse  a  placer,  il  meurt  de  peur  qu'elle  ne 
nous  echappe,  el  nous  cogne  le  nez  dessus.  Mais  je  n'aime  pas 
ces  fa(jons-la:  elles  font  monter  la  moularde  au  nez.  Le  Galant 
Escroc  est  precede  d'un  prologue  en  vers  oii  M.  C0II6  pren(? 
conge  de  la  Parade  ;  mais  en  lisant  ses  comedies,  on  s'apercoit 
qu'il  s'en  est  separe  trop  lard. 

—  M.  Baculard  d'Arnaud  vient  de  nous  gratifier  de  deux 
petits  romans,  I'un  fran^ais,  I'autre  anglais,  chacun  orn6  d'une 
estampe  et  de  quelques  vignettes  de  M.  Eisen.  La  fureur  des 
images  devient  ainsi  tous  les  jours  plus  gen^rale,  el  s'il  ne 
s'6l6ve  pas  bienldt  une  secte  d'iconoclasles  dans  la  librairie, 
nous  sommes  mines.  Le  roman  francais  de  M.  d'Arnaud  est  inti- 
tule Lucie  et  MHanie,  ou  les  Deux  Saeursg^m^reuses,  et  le  roman 
anglais,  Clary,  ou  le  lietour  d  la  vertu  ricompensL  Dans  le  pre- 


374  CORRESPONDANCE   LITTfiRAIRE. 

mier,  deux  soeurs  deviennent  amoureuses  d'un  comte  d'Estival 
qui  est,  apres  M.  d'Ainaud,  rhomme  le  plus  accompli  de  la 
France.  II  en  r6sulte  un  combat  de  g6nerosit6  qui  fait  que  le 
comte  epouse  I'ainee,  c'est-a-dire  celle  des  deux  soeurs  qu'il 
n'aime  pas,  a  la  place  de  la  cadette,  qu'il  aime,  et  qui  se  retire 
dans  un  couvent  ignore  de  tout  le  monde  afm  de  ne  pas  faire 
tort  a  sa  soBur.  Apres  le  mariage,  cette  soeur  decouvre  que  sa 
soeur  seule  etait  aimee,  et  cette  decouverte  la  fait  mourir  de 
douleur.  Le  comte,  libre  de  ce  lien,  compte  se  consoler,  du  cha- 
grin que  la  mort  de  sa  femme  lui  a  cause,  dans  les  bras  de  la 
soBur,  qu'il  a  toujours  ador6e;  mais  celle-ci,  considerant  que 
c'est  ellequi  est  cause  de  la  mort  de  sa  soeur,  ne  veut  pas 
epouser  le  comte,  malgre  la  passion  qu'elle  se  sent  toujours 
pour  lui,  et  prend  impitoyablement  le  voile  dans  le  couvent  oii 
elle  s'est  retiree.  Le  comte,  perdant  aussi  toutes  ses  esperances, 
meurt,  et  en  mourant,  il  envoie  son  coeur  dans  une  boite  a  sa 
maitresse  religieuse.  A  la  reception  de  ce  funeste  present,  cette 
tendre  recluse,  qui  employait  toujours  ses  heures  perdues  a 
travailler  au  portrait  de  son  amant,  se  trouve  mal,  et  meurt  peu 
de  jours  apres.  Tout  le  monde  ainsi  mort,  il  ne  reste  que 
M.  d'Arnaud,  dontle  g6nie  est  mort-ne.  Dans  le  roman  anglais, 
la  vertueuse  Clary,  fille  d'un  fermier  de  campagne,  se  laisse  en- 
lever  par  un  lord  qui  lui  promet  de  I'epouser.  En  attendant 
Taccomplissement  de  cette  promesse,  elle  remplit  de  bon  coeur 
tons  les  devoirs  d'une  6pouse,  et  vit  k  Londres  avec  son  amant 
dans  I'etalage  de  la  fille  la  mieux  entretenue.  Un  jour,  etant 
avec  son  lord  k  la  com6die,  elle  voit  dans  la  pifece  qu'on  repr6- 
sente  un  p6re  qui,  trouvant  sa  fille  dans  une  situation  a  peu 
pres  pareille,  lui  dit :  Ma  fille,  je  vous  vols  des  richesses;  oil 
sont  vos  vertus?  Apparemment  que  ce  role  de  pere  etait  joue 
par  David  Garrick  avec  une  force  et  une  v6rite  etonnantes, 
car  Clary  ne  put  jamais  s'empecher  de  s' eerier  du  fond  de  la 
loge  :  Ah,  mon  pdre  I  et  puis  de  s'evanouir.  Je  vous  laisse 
a  penser  quel  esclandre  ce  cri  devait  faire  dans  la  salle  de 
Londres ;  mais  du  moins  il  prouve  que,  meme  au  milieu  d'un 
spectacle  profane,  on  n'est  pas  a  I'abri  du  doigt  de  Dieu.  Clary 
s'en  sent  touchee.  Elle  se  d6robe  clandestinement  de  la  maison 
de  son  seducteur,  et  aprfes  avoir  6cliapp6  au  danger  d'etre 
violee  par  un  gros  chapelain,  et  a  divers  autres  accidents,  elle 


JUILLET   1767.  375 

reprend  le  chemin  de  la  vertu  et  de  la  maison  pateinelle.  Ses 
parents  lui  pardonnent.  Un  chevalier  baronnet  tr^s-vertueux  en 
devient  amoureux.  Clary  ne  consent  k  I'epouser  qu'apr^s  les 
simagrdes  les  plus  touchantes  du  monde,  et  apr6s  lui  avoir 
coDte  toutes  ses  petites  fredaines;  et  M.  d'Arnaud,  qui  est  un 
garcon  d^licat  sur  le  point  d'honneur  d'une  fille,  ne  fait  le 
mariage  qu'apr6s  avoir  tue  le  premier  seducteur  de  Clary  d'un 
coup  de  fusil  k  I'armde  d'Allemagne  :  ainsi  dans  le  fait,  le  che- 
valier baronnet  (Spouse  une  jeune  veuve,  un  peu  ill^gitime  a 
la  Y6rit6,  mais  d'ailleurs  charmante  et  d'une  vertu  a  toute 
epreuve. 

Si  vous  voulez  avoir  un  module  de  faux  path6tique  et  de 
fausse  chaleur,  vous  lirez  ces  deux  romans.  Je  suis  sur  qu'en 
certains  quartiers  de  Paris  et  en  certains  endroits  de  province, 
tout  cela  parait  fort  beau.  Ce  pauvre  d'Arnaud  n'a  pas  I'ombre 
du  sentiment,  il  est  froid  comme  la  mort ;  mais  il  s'^chauffe 
tant  k  force  de  grands  mots  que  je  suis  persuade  que,  de  la 
meilleure  foi  du  monde,  il  se  trouve  brulant.  C'est  I'auteur  de 
France  qui  entend  le  mieux  I'eloquence  des  points  et  des  tirets ; 
en  cinquante  pages,  I'imprimerie  la  mieux  fournie  doit  se 
trouver  epuisee.  Mon  cccur  est  d^chirc...  La  mort  y  cntre  de 
toutes  parts..,  Mon  amour  s'allume  dans  mes  larmes...  Tout  est 
plein  de  ces  expressions  naturelies,  et  chacune  est  suivie  d'un 
tiret  ou  de  trois  points.  Remarquez  en  passant  que  les  autres 
6teignent  leur  amour  dans  les  larmes ;  mais  M.  d'Arnaud  I'y 
allume,  parce  que  tout  est  brulant  chez  lui.  II  n'y  a  rien  de 
mieux  pour  corrompre  le  gout  et  le  style  que  ces  sortes  de  pro- 
ductions. Heureusement  tout  cela  meurt  en  venant  au  monde. 

Pour  vous  faire  oublier  les  soeurs  g6nereuses,  je  vais  vous 
faire  un  conte  de  la  duchesse  g^nereuse,  et  ce  conte  n'en 
sera  pas  un.  M'"«  la  duchesse  de  Choiseul  vient  de  passer  deux 
mois  dans  sa  terre  de  Chanteloup  en  Touraine.  C'est,  sous  les 
plus  aimables  traits,  la  Bienfaisance  qui  quitte  les  rives  de  la 
Seine  pour  un  temps,  et  va  habiter  les  rives  de  la  Loire. 
Elle  y  passe  peu  de  jours  sans  les  signaler  par  quelques  bien- 
faits.  Un  soir,  elle  se  prom6ne  k  cheval  dans  la  for6t  d'Amboise, 
suivie  du  docteur  Gatti,  son  medecin,  et  de  I'abbe  Barth61emy, 
antiquaire  c616bre.  Elle  rencontre  une  femme  qui  lui  parait 
plongee  dans  la  douleur.  Elle  s'arr^te  et  interroge.  La  femme  est 


-$76  CORRESPONDANCE    LITTfiRAIRE. 

longtemps  sans  vouloir  dire  le  sujet  de  son  chagrin.  Enfm  elle 
prend  confiance  dans  I'honnetet^  des  trois  personnages,  et  leur 
fait  part  de  sa  situation.  Elle  avait  Spouse  un  fort  honn^te 
homme,  excellent  mari,  bon  p6re  de  famille,  et  elle  vivait  heu- 
reuse  avec  lui.  A  mesure  que  cet  homme  prenait  de  I'attache- 
ment  pour  sa  femme  et  de  la  tendresse  pour  ses  enfants,  il 
devint  inquiet  et  reveur.  Un  jour,  sollicite  par  sa  femme,  il  lui 
confie  qu'il  est  deserteur  des  troupes  du  roi.  Des  ce  moment  le 
bonheur  et  la  serenite  disparaissent  de  cette  heureuse  chau- 
miere,  la  frayeur  et  I'inqui^tude  s'emparent  de  toute  la  famille. 
Au  moindre  bruit  elle  croit  voir  arriver  la  marechaussee,  qui  lui 
enleve  son  chef  pour  lui  faire  subir  un  arrSt  de  mort.  Voild,^ 
dit  cette  femme,  la  vie  que  nous  menons  depuis  six  mois  que 
ce  funeste  secretin' est  comm.  Ah!  s'ecrie-t-elle,  si  je  pouvais 
trouver  quelque  protection  auprcs  de  la  duchesse  de  Choiseul 
pendant  quelle  est  en  ce  pays!  On  parle  tant  de  sa  bonte;  elle 
me  rendrait  service  sans  doute.  Un  mot  echappe  a  la  duchesse 
la  fait  reconnattre.  Alors  cette  femme  se  recueille  et  se  met 
a  lui  parler  avec  tant  de  force  et  de  chaleur,  avec  une  elo- 
quence si  touchante  et  si  sublime  qu'un  tremblement  univer- 
sel  saisit  la  duchesse  de  Choiseul,  et  que  ses  deux  conducteurs 
fondent  en  larmes  a  c6t6  d'elle.  La  fin  de  cette  histoire  c'est  que 
M'"*  la  duchesse  est  trois  jours  malade  de  cette  scene.  Le  qua- 
trieme,  M.  le  due  de  Choiseul  arrive  dans  sa  terre ;  le  cinqui^me, 
la  grace  est  accordee  au  deserteur ;  le  sixieme,  il  est  etabli  avec 
sa  famille  au  chateau  de  Chanteloup,  ou  M'"'  la  duchesse  de 
Choiseul  donne  au  mari  et  a  la  femme  de  I'emploi  et  assure  leur 
sort. 

Monsieur  d'Arnaud,  si  cette  anecdote  historique  parvient  a 
votre  connaissance,  vous  serez  tente  d'en  faire  un  roman,  et 
d'en  commander  I'estampe  a  M.  Eisen.  Vous  ferez  le  discours 
de  cette  femme,  et  vous  y  mettrez  tout  ce  que  votre  imprimeur 
possfede  en  points  et  en  tirets ;  et  je  parie  d'avance  tout  ce  que 
vousvoudrez  que  vous  ne  rencontrerez  pas  un  seulmotde  tout  le 
discours  de  cette  femme.  Je  le  donnerais  a  de  plus  habiles  que 
vous;  et  si  vous  aviez  pu  etre  temoin  de  cette  sc^ne,  au  prix  de 
tout  ce  que  vous  avez  fait  et  de  tout  ce  que  vous  ferez  jamais, 
je  vous  aurais  conseille  de  ne  pas  h^siter  un  seul  instant  : 
vous  auriez  vu  du  moins  comment  on  est  pathetique. 


JUILLET  1707.  377 

—  M.  Mercier,  k  I'enseigne  de  Vllommc  sauvage,  vient  de 
nous  faire  present  d'une  petite  histoire  morale  en  cent  pages 
in-12,  intltule^e  la  Sympatkie .  Si  M.  Mercier  continue  son  com- 
merce de  merceries  en  vers  et  en  prose  avec  I'activit^  qu'il  y  a 
mise  depuis  six  mois,  je  plains  ceux  qui  sont  obliges  de  s'as- 
sortir  dans  sa  boutique. 

—  Apr^s  M.  d'Arnaud,  ce  que  nous  avons  de  plus  triste 
en  France  c'est  un  certain  M.  Feu  try,  poete  et  etudiant  en 
artillerie.  Celui-U  ne  r^ve  que  lamentations,  rpines,  tombeaux; 
une  demi-douzaine  de  gaillards  de  cette  espece  donnerait  le 
spleen  k  tout  un  royaume  si  on  les  ecoutait.  M.  Feutry  vient  de 
publier  les  Ruines^  poeme  d'un  triste  achev6.  11  nous  dit  dans 
sa  preface  qu'il  va  en  Russie,  pour  dire,  en  passant  a  Petersbourg, 
que  M.  le  comte  de  Schouvaloff  est  un  Russe  aimable  et  pour 
faire  des  recherches  sur  I'histoire  g6n6rale  des  machines  de 
guerre  anciennes  et  modernes,  qu'il  se  propose  de  donner  dans 
quelque  temps  avec  des  planches.  II  pretend  aussi  avoir  trouve 
une  espfece  de  canon  qui  tire  cinq  coups  contre  deux,  sans  trop 
s'echaufl'er  et  sans  risquer  de  crever.  Au  moyen  de  sa  decou- 
verte,  un  vaiseau  mont6  de  vingt-cinq  pieces,  mettra  en  pieces 
un  vaiseau  de  soixante  et  au  dela.  M.  Feutry  est  trop  bon  Fran- 
gais  pour  ne  nous  pas  garder  son  secret  jusqu'i  la  premiere 
guerre  maritime.  Je  vois  les  Anglais  perdus  de  cette  aventure ; 
et  si  M.  Feutry  peut  les  engager  a  lire  ses  productions  po6- 
tiques,  tout  ce  qui  ecbappera  a  son  artillerie  p6rira  de  m61an- 
colie ;  et  voila  I'empire  dece  peuple  orgueilleux  d6truit  par  le 
genie  puissant  d'un  seul  homme. 

—  On  assure  que  M.  Rousseau  se  trouve  dans  un  chateau 
appartenant  a  M.  le  prince  de  Gonti,  en  Vexin,  sur  la  fronti^re 
de  Normandie  Ml  a  change  de  nom  et  a  promis  de  se  tenir  tran- 
quille  le  reste  de  ses  jours.  A  cette  condition  le  Parlement  a, 
dit-on,  consenti  de  lalsser  dormir  le  decret  de  prise  de  corps. 
S'il  ne  doit  plus  rien  imprimer,  ce  march6  est  6galement  mau- 
vais  et  pour  lui  et  pour  le  public. 

1.  A  Trye-Ch&teau.  Voir  dans  la  Corrcspon dance  g^n^rale  de  Rousseau  la  lettre 
du  3  mars  17G8  k  du  Pcyron  sur  les  prdtendues  persecutions  qu'il  y  subissait. 
C'est  ^  Trye  qu'il  ccrivit  la  premiijre  partie  des  Confessions. 


378  CORRESPONDANCE  LlTTfiRAIRE. 


AOUT. 

1"  aoiit  1767. 

Aprfes  les  plaies  d'l^gypte,  je  ne  connais  guere  de  plus 
grande  calamite  que  celle  qui  s'est  r^pandue  sur  la  France  et 
qui  a  opere  une  disette  universelle  de  nourriture  spirituelle.  II 
n'y  a  jusqu'a  present  qu'un  seul  exemplaire  de  la  Difense  de 
mon  oncle  a  Paris,  entre  les  mains  de  M.  d'Argental.  On  parle 
d'un  roman  th^ologique  intitule  Vlngdnu,  et  egalement  ouvrage 
a  Ferney ;  mais  personne  ne  le  connait  encore  a  Paris.  Autrefois 
cette  grande  ville,  semblable  a  un  magasin  general,  tenait 
assortiment  de  tout,  et  chaque  fidele  pouvait  se  pourvoir  sui- 
vant  ses  besoins  et  ses  moyens ;  aujourd'hui,  il  faut  avoir  des 
facteurs  et  des  commissionnaires  aux  environs  du  chef-lieu  de 
la  manufacture;  il  faut  tromper  toute  la  cohorte  de  com  mis, 
d'inspecteurs,  d'exempts  et  de  sbires ,  quand  on  veut  avoir  ces 
denrees  pr6cieuses:  c'est  ce  que  je  souhaite  k  tout  fiddle  qui 
ne  craint  pas  de  depenser  de  I'argent  pour  son  salut. 

Je  ne  passerai  pas  la  Defense  de  mon  oncle  en  revue  chapi- 
trepar  chapitre;  je  ne  m'arreterai  qu'k  ceuxoii  j'aurai  quelques 
petites  observations  a  lui  faire.  II  est  parle  de  tout  dans  cette 
Difense^  et  feu  M.  I'abbe  Bazin  est  un  personnage  trop  impor- 
tant pour  qu'on  ne  cherche  pas  k  le  rappeler  a  I'exacte  verite 
quand  il  lui  arrive  de  s'en  ecarter.  Je  suis  de  I'avis  de  M.  le 
neveu  quand  il  refute  I'opinion  absurde  que  la  religion  musul- 
mane  est  une  religion  sensuelle  et  voluptueuse.  Du  temps  que 
nous  etions  dindons,  et  c'etait,  s'il  m'en  souvient,  la  semaine 
pass6e,  les  pretres  ^taient  bien  aises  de  nous  faire  accroire 
qu'il  n'y  avait  que  notre  religion  de  sainte  et  que  toutes  les 
autres  etaient  des  ecoles  de  vices  et  de  derSglements ;  mais  on 
est  un  peu  revenu  de  cette  sottise.  On  salt  aujourd'hui  que 
toute  institution  religieuse,  quelque  singuliere  qu'elle  ait  ete 
dans  ses  moyens,  a  toujours  eu  pour  objet  d'apaiser  la  colore 
des  dieux,  et  a  toujours  mel6  des  preceptes  de  justice  et  de 
vertu  aun  recueilde  dogmes  merveilleux  et  absurdes.  On  ne  pent 
nier  que  le  caract^re  de  la  religion  musulmane  ne  soit  en  g6ne- 


AOUT  1767.  379 

ral  tr6s-sev6re  ;  mais  je  voudraisque  M.  le  neveu  s'arr6tat  li, 
et  qu'il  n'outrat  pas  I'^loge  des  Turcs.  Malgre  tous  les  eloges 
qu'il  leur  prodigue,  on  ne  peut  se  dissimuler  que  ce  ne  soil  un 
peuple  barbare,  et  je  doute  que  feu  M.  Tabbe  Bazin,  qui  6tait  un 
homme  de  tr6s-bonne  compagnie  et  quiaimait  les  Turcs  tendre- 
ment,  eut  prdfer6  le  si^jour  de  Constantinople  acelui  de  Paris.  II 
faut  6tre  juste  et  convenir  que,  dans  son  origine,  la  religion 
chr6tienne  a  puissamment  influe  sur  la  police  des  ttats,  et  par 
consequent  sur  le  bonlieur  public  des  nations.  Non-seulement 
Tabolissement  de  I'esclavage,  declare  incompatible  avec  ses 
principes,  a  ^t6  un  grand  acheminement  a  unemeilleure  police ; 
mais  les  extraits  baptistaires  et  les  extraits  mortuaires,  suites 
des  ceremonies  chr6tiennes,  et  plusieurs  autres  de  ses  usages 
inventus  pour  constater  I'histoire  de  chaque  individu  dans  pres- 
que  tous  les  instants  interessants  de  son  existence,  ont  ete  les  ve- 
ritables  causes  par  lesquelles  des  troupeaux  d'hommes  assem- 
bles en  nations  ont  enfm  et6  changes  en  societes  de  citoyens. 
Le  tort  de  la  religion,  c'est  d'etre  devenu  entre  les  mains  des 
pr6tres  un  instrument  d* ambition  et  de  cruaute,  et  d'avoir  pese 
sur  les  peuples  d'une  manifere  si  insupportable  qu'ils  ont  du  se 
resoudre  ou  de  succomber  sous  son  joug,  ou  de  le  secouer. 

Je  laisse  au  neveu  de  M.  Bazin  le  soin  d'eclaircir  avec 
M.  I'abbe  Larch er  la  grande  question  de  philosophic  speculative, 
comment  Sara  k  I'age  de  soixante-quinze  ans  a  pu  6tre  d'une 
beaut6  aussi  ravissante  et  si  dangereuse  pour  le  repos  du  roi 
d'^ypte  et  d'un  autre  roitelet  de  Gerar;  je  crois  que  M.  I'abbe 
Larcher  a  donne  ici  un  beau  jeu  au  neveu  de  M.  Bazin.  II 
lui  a  cite,k  propos  de  Sara,  I'exemple  de  Ninon  Lenclos,  et  vous 
imaginez  aisement  quel  parti  le  neveu  salt  tirer  de  cette  rare 
betise.M.  Larcher  le  rep6titeur  est  une  de  ces  b^tes  scientifiques 
cr6ees  expr^s  pour  le  dejeuner  des  Bazins  et  autres  plaisants  de 
sa  trempe. 

Quand  le  neveu  de  M.  Bazin  se  moque  de  ce  que  les  anciens 
historiens  ont  rapporte  de  la  ville  de  Thebes  en  ^gypte,  il  me 
parait  avoir  grande  raison.  Bossuet  a  trfes-mal  fait  de  repeter 
ces  exagerations  dans  son  Discours  sur  I'histoire  universelky  et 
Rollin  a  fort  mal  fait  de  copier  Bossuet.  lis  n'etaient  philoso- 
_^phes  ni  I'un  ni  I'autre  ;  aussi  leur  reputation  ne  pourra  6tre 
durable.  lis  content,  d'apr^s  les  anciens,  que  la  ville  de  Thfebes 


380  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

avait  cent  portes;  que  de  chacune  de  ces  portes  il  sortait  dix 
mille  combaltants,  sans  compter  deux  cents  chariots  arm^s  en 
guerre  par  porte  :  ce  qui  fait  un  million  de  soldats,  et  encore 
quarante  mille  goujats  en  n'en  comptant  que  deux  par  chariot. 
M.  Bazin  a  raison  de  presenter  ce  petit  total  a  la  consideration 
des  bonnes  ames  qui  savent  calculer.  En  general  il  y  aconteset 
comptes  dans  les  anciens  historiens.  II  ne  faut  pas  rejeter  les 
premiers  pour  cause  de  singularite,  parce  que  meme'ce  qu'ils 
ont  de  faux  a  eu  un  fondement  r6el;  il  ne  faut  pas  passer  les 
derniers,  parce  queleshommes  sent  natiirellementexagerateurs, 
et  que  dep.uis  que  le  monde  est  monde,  les  calculs  politiques 
ont  toujours  6te  outres  et  hasardes.  Je  supplie  seulement  feu 
M.  Bazin  des'en  souvenir  quand  il  est  question  de  Ghinois,  qui 
sont,  aprfes  les  Turcs,  ce  qu'il  aime  le  plus  tendremenl. 

II  aime  aussi  bien  les  disciples  de  Zoroastre,  et  vous  trou- 
verez  a  cette  occasion  dans  la  Defense  de  mon  oncle  trois 
vigoureuses  sorties  contre  I'evSque  de  Glocester,  Warburton,  qui 
a  deja  etc,  ainsi  que  madame  son  epouse,  en  butte  aux  traits 
du  c616bre  John  Gatilina  Wilkes.  II  faut  que  I'eveque Warburton 
ait  molests  feu  I'abb^  Bazin  dans  quelque  pamphlet,  car,  inde- 
pendamment  des  trois  sorties  dontje  viensde  parler  on  m'as- 
sure  que  le  neveu  de  M.  Bazin  a  encore  fait  une  autre  brochure 
tout  exprfes  contre  M.  Warburton,  ou  ce  dernier  est  tres-maltraite. 
Ne  connaissant  point  les  pieces  du  procfes,  je  ne  puis  juger  du 
fond  de  la  querelle  ;  mais  je  condamne  celui  des  deux  qui  le 
premier  a  mis  de  la  durete  dans  cette  dispute,  et  je  donne  dou- 
ble tort  a  celui  qui  a  rendu  injure  pour  injure,  parce  que,  pou- 
vant  precher  d'exemple  et  donner  a  son  frfere  une  legon  de 
politesse,  qui  doit  toujours  ^tre  en  raison  inverse  de  la  diversite 
des  sentiments,  il  en  a  volontairement  perdu  I'occasion. 

Dans  le  dix-huiti6me  chapitre,  le  sentiment  de  M.  de  Buffon, 
qui  pretend,  d'apres  Telliamed^  que  notre  continent  a  6te  suc- 
cessivement  couvert  par  les  eaux  de  la  mer,  est  combattu  avec 
autant  de  liberty  que  de  politesse;  c'est  pr6cisement  comme  je 
veux  qu'on  dispute.  Je  voudrais  seulement  que  ce  chapitre  fut 
aussi  profond  qu'il  est  plein  d'egards  pour  I'auteur  de  VHis- 
toire  nalurelle;  mais  malheureusement  il  est  tres-superficiel. 
M.  Bazin  n'est  pas  aussi  grand  naturaliste  que  bon  philosophe. 
II  faut  que,  dans  ses  grands  voyages  d'Europe,  d'Asie  et  d'Afri- 


AOUT    1767.  381 

que,  il  soit  toujours  rest6  en  plaine ;  certainement  il  n'a  pas 
assez  griiiip6  les  montagnes  dans  ses  voyages.  S'il  avail  lant 
soit  peu  examine  les  couches  immenses  de  coquillages,  de  pois- 
sons  et  de  productions  marines  petrifiees,  dont  la  plus  grande 
partie  de  notre  continent  et  particuli^rement  les  plus  hautes 
montagnes  sont  couvertes,  il  ne  serait  pas  tombe  dans  I'dnorme 
puerilite  de  dire  que  parce  qu'un  voyageur  aura  laiss6  tomber 
par  m6garde  une  liultre  en  Berry  ou  enTouraine,  et  que  ceite 
hultre  s'est  petrifiee.dansle  sein  de  la  terre,  il  ne  s'ensuit  pas 
qii'elle  ait  €i€  apportee  la  par  les  flots  de  la  mer.  Je  me  serais 
range  du  c6te  de  M.  Bazin  s'iln'avaitvouluqu'attaquer  I'opinion 
que  rOcean  change  de  lit  insensiblement,  et  qu'a  mesure  qu'il 
decouvre  un  nouveau  continent  en  seretirant,  il  inonde  I'ancien. 
Je  ne  crois  pas  que  cette  revolution  se  fasse  par  progr^s  insen- 
sibles,  et  M.  Bazin  dit  d'assez  bonnes  raisons  pour  en  d6mon- 
trer  I'impossibilite  ;  mais  on  ne  saurait  examiner  notre  continent 
avec  tant  soit  peu  d'attention,  on  ne  saurait  fouiller  dans  son 
sein  sansrester  enti^rement  convaincu  qu'il  a  longtemps  servi 
de  litaux  eaux  de  la  mer.  Sans  qu'il  existe  aucun  instrument 
historique  qui  I'atteste,  je  crois  qu'il  n'y  a  point  de  verite  qui 
puisse  6tre  poussee  a  un  plus  haut  degr6  de  certitude.  Voulez- 
vous  savoir  maintenant  comment  notre  globe  a  pu  prendre  sa 
forme  actuelle?  Reflechissez  sur  Taction  du  feu,  de  I'air  et  de 
I'eau,  sur  les  formes  diverses  de  ces  trois  elements  et  sur  leurs 
combinaisons,  sur  les  explosions  et  les  revolutions  qu'ils  peu- 
vent  occasionner.  Si  un  tremblement  de  terre  pent  faire  sortir 
une  He  du  sein  de  la  mer,  une  force  plus  grande  peut  elever 
un  vaste  continent  au-dessus  des  eaux  de  I'Ocean.  Toutes  les 
hautes  montagnes  sont  remplies  de  bouches  de  volcans  qui  ont 
indubitablement  vomi  du  feu,  comme  les  6paisses  couches  de 
lave  r^pandues  autour  le  certifient,  quoique  aucun  monument 
historique  n'en  fasse  mention.  Ces  volcans  ont  done  cesse  de 
Jeter  du  feu  avant  les  temps  historiques.  On  n'a  jamais  entendu 
parler  de  volcan  en  France ;  cependant  I'Auvergne  en  estremplie,- 
tout  voyageur  peut  s'en  convaincre  ;  ces  volcans  ont  done  fini  de 
Jeter  dufeu  avant  notre  6re  de  la  creation  du  mondeou  du  moins 
du  deluge.  11  est  evident  d'ailleurs  pour  tout  bon  esprit  que  les 
hautes  montagnes  n'ont  pu  se  former  que  par  un  effort  des  plus 
violents  de  la  nature,  dont  Toeil  du  naturaliste  decouvre  partout 


382  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

les  traces,  et  dont  le  resultat  a  ete  la  forme  actuelle  de  notre 
globe.  J'ajoute  que  si  la  theorie  des  com^tes  nous  etait  raieux 
connue,  si  nous  pouvions  calculer  avec  precision  le  moment  de 
leur  entree  dans  notre  syst^me  planetaire,  et  fixer  d'avance  les 
points  principaux  de  leur  revolution,  nous  saurions  indiquer  le 
choc  et  la  rencontre  de  ces  corps  avec  notre  glofie,  et  rendre 
compte  d'autres  evenements  de  cette  esp6ce  avec  autant  de 
facilite  que  nous  prevoyons  aujourd'hui  une  eclipse  terrestre  ou 
lunaire.  Sur  tout  cela  il  y  aurait  de  grandes  choses  a  dire  et  de 
profondes  reflexions  a  faire,  dont  la  plus  simple  est  que  lemonde 
est  bien  vieux  et  que  nous  sommes  une  espece  d'insectes  bien 
presomptueux  de  nous  flatter,  avec  nos  miserables  yeux  et  notre 
existence  d'un  instant,  d'en  penetrer  I'essence. 

Une  autre  marotte  de  M.  Bazintout  aussi  peu  philosophique 
que  son  huitre  de  Touraine,  c'est  qu'il  ne  veut  pas  que  rien 
s'engendre  par  la  putrefaction.  Une  6paule  de  mouton  se  pour- 
rit  par  les  grandes  chaleurs;  «  s'il  en  sort  des  vers,  dit-il,  c'est 
qu'une  mouche  y  a  depose  ses  oeufs.  Mais  enveloppez  bien  cette 
epaule,  emp^chez  les  mouches  d'en  approcher,  et  il  n'en  sortira 
plus  de  vers  ».  Ah!  grand  Bazin,  vous  dormiez  done  aussi quel- 
quefois  de  votre  vivant  ?  Quel  raisonnement !  Quel  defaut  cho- 
quant  d' experience !  Je  vous  assure  qu'il  en  sortira  egalement 
des  vers,  un  peu  plus  tard  seulement,  parce  que  vous  aurez 
gen6  Taction  de  I'air,  et  par  consequent  retarde  le  moment  de 
la  decomposition.  Yoas  me  repondez  a  cela  qu'une  mouche  y  a 
p6netre  k  notre  insu,  et  pour  vous  gu^rir  de  votre  mouche  par 
une  autre  experience  je  n'oserai  alleguer  les  observations 
microscopiques  et  les  a.nguilles  de  votre  ami  Needham,  jesuite 
irlandais,  car,  Dieu  merci,  votre  intime  ami  M.  Covelle  a  rendu 
ces  anguilles  si  ridicules  que  de  cinquante  ans  on  ne  pourra  en 
parler  sans  exciter  la  risee  de  tons  ceux  qui,  pour  aimer  a 
philosopher,  n'en  aiment  pas  moins  a  se  divertir.  Laissons  done 
le  jesuite  aux  anguilles,  et  ouvrons  un  excellent  journal  latin  qui 
'  se  publie  a  Leipsick  sous  le  titre  de  Commentarii  de  rebus  in 
medicina  gestis.  Vous  y  trouverez  une  experience  aisee  a  repe- 
ter.  Prenez  un  morceau  de  viande,et  faites-en  de  bon  bouillon; 
versez  ce  bouillon  tout  bouillant  dans  une  bouteille  bien  rincee. 
Fermez  cette  bouteille  herm6tiquement.  Oubliez-la  pendant  cinq 
a  sixsemaines.  Quand,  au  bout  de  ce  temps-la,  vous  la  reprendrez 


AOUT   17G7.  383 

pour  examiner  voire  bouillon,  vous  irouverez  dans  voire  bouteille 
une  rcpubiique  d'6tres  vivants.  Vous  ne  direzpasiciqu'uninsecte 
qui  s'esl  gliss6  dans  la  bouteille  malgre  lesprecaulions  prises  a 
cause  loute  cellepeuplade,  car  cet  insecte  aurait  6i6bruleet  noye 
dans  le  bouillon  bouillanl.  Mais  faul-il  tant  de  raisonnements? 
L'elude  de  la  nature,  second(ie  par  la  reflexion,  apprendra  k  tout 
honime  qui  a  des  yeux  et  du  sens  qu'il  n'y  a  point  de  matifere 
niorte,  et  qu'avec  de  la  mati^re  et  du  mouvement  lout  se  cr6e 
et  se  detruit,  depuis  le  grand  philosophe  jusqu'au  petit  insecte 
dont  il  doit  6tre  la  pature.  II  nous  sied  bien  d'affirmer  que  la 
nature 'ne  peut  produire  que  par  les  lois  de  generation  que  npus 
connaissons! 

Je  sais  bien  que  cetle  opinion  que  la  putrefaction  ne  peut 
rien  produire  tient  imm6diatement  ausyst^me  religieux  del'au- 
teur.  M.  Bazin  est  zele  deiste,  et  il  craint  qu'en  admettant  la 
proposition  contraire,  on  n'en  tire  des  arguments  contre  une 
cause  premiere,  intelligenle,  creatrice  et  conservatrice  de  I'uni- 
vers;  mais  le  premier  devoir  d'un  philosophe,  c'est  de  ne 
jamais  deguiser  ni  alTaiblir  la  v6rite  en  faveur  d'un  systferae. 
Vous  lirez  dans  la  Defense  de  mon  oncle  un  dialogue  sur  cette 
cause  premiere  entre  Platon  et  un  jeune  6picurien  d'Alhfenes. 
Ce  dernier  a  exactemenl  le  ton,  la  facilite  de  moeurs,  I'igno- 
rance  et  la  suflisance  d'un  petit-maltre  de  Paris  des  plus  elegants 
et  des  plus  k  la  mode.  Si  les  arguments  de  Platon-Bazin  ne  sont 
pas  aussi  concluants  pour  un  philosophe  que  pour  un  petit-mal- 
tre ignorant  et  superficiel,  tous  conviendront  du  moins  que  la 
description  anatomique  que  Platon  donne  de  la  structure  du 
corps  humain  est  un  chef-d'oeuvre  de  style. 

Dans  la  diatribe  suivante,  M.  Bazin  s'etend  de  nouveau  sur 
r^gyple  ;  mais  je  le  conjure  de  nouveau,  pour  I'inlerSt  de  son 
salut,  qui  m'est  cher,  de  ne  jamais  parler  qu'avec  un  saint  res- 
pect de  toutes  les  absurdites  6gyptiennes.  S'il  est  vrai,  comme 
le  pretend  notre  abbe  de  Galiani,  appuye  sur  I'opinion  des  plus 
graves  docteurs,  que  I'homme  est  n6  en  ^thiopie,  du  mariage 
d'un  singe  avec  une  chatte  sauvage;  s'il  est  vrai  que  ses  ver- 
tueux  parents,  voyant  son  mauvais  naturel,  n'ont  pas  voulu  le 
reconnaitre,  I'ont  chasse  du  pays  el  conlraint  de  s'enfuir  en 
%ypte,  oil,  se  trouvant  dans  une  terre  ingrate,  11  a  6t6  oblige  de 
travailler  malgre  lui   et  de  se  r6unir  par  consequent  en  soci6t6, 


38^  CORRESPOiNDANGE  LITTEUAIRE. 

M.  Bazin  ne  peut  se  cacher  que  I'Jigypte  est  necessairement  le 
herceau  de  toute  religion,  de  toiite  loi,  detoute police,  et  qu'un 
bon  critique  ne  doit  jamais  en  approcher  sans  le  plus  profond 
respect. 

Les  travaux  immenses  dont  les  monuments  s'y  conservent  et 
etonnent,  lors  meme  que  I'utilite  publique  moins  qu'une  vanity 
excessive  parait  en  avoir  ete  le  principe,  ces  travaux,  dont  les 
mines  sont  encore  si  merveilleuses,  font  naitre  une  idee  bien 
grande  et  bien  naturelle.  G'est  que  si  ie  travail  de  Tespfece 
humaine  enti6re  etait  sans  cesse  et  sans  distraction  dirige  vers 
un  but  commun  et  utile  au  genre  humain,  de  sorte  que  le  tra- 
vail d'aucunhomme  nefut  jamais  ni  contraire  ace  but  ni  perdu 
pour  ce  but,  on  ne  pourrait  plus  calculer  ce  que  I'homme  ne 
serait  pas  capable  d'entreprendre  avec  succes,  ni  fixer  les  bornes 
de  I'impossibilite  k  ses  efforts.  11  reussirait  a  la  longue  a  se 
rendre  maltre  des  elements,  k  changer  les  climats,  ademolir  les 
montagnes,  k  creuser  des  canaux,  a  etablir  des  communications 
entre  tons  les  fleuves ;  que  sais-je?  a  rendre  le  chemin  d'ici  a 
la  Chine  par  terre  aussi  facile  que  la  route  de  Paris  a  Lyon.  Si 
vous  doutez  de  la  possibilite  de  ces  prodiges,  etendez  votre  vue 
sur  toute  la  terre,  voyez  ces  bras,  ces  mains  innombrables,  tous 
occupes  au  travail;  considerez  combien,  en  un  seul  jour  de  tra- 
vail perdu  pour  I'utilite  commune,  ou  m6me  contraire  k  son 
but,  depuis  les  arts  les  plus  frivoles  comme  celui  de  faire  du 
galon  et  de  ladentelle,  dont  les  monuments  s'aneantissent  d'une 
annee  a  I'autre  sans  aucun  avantage  pour  les  hommes,  jusqu'a 
I'art  le  plus  funeste,  celui  qui  detruit  en  peu  d'instants  les  efforts 
de  plusieurs  siecles;  et  ce  coup  d'oeil  pourra  vous  faire  sentir  ce 
que  pourrait  la  masse  des  forces  du  genre  humain  dirigees  par 
une  intelligence  toujours  subsistante.  Le  genre  humain  ainsi 
ordonn6,  et  dirige  par  sa  nature  de  generation  en  generation, 
fournirait  aussi  une  preuve  sans  r6plique  de  I'existence  de  Dieu. 

La  Defense  de  mon  oncle  est  terminee  par  VApologie  d'un 
general  d'armee  aitaquS  par  des  cuistres.  G'est  I'apologie  de 
Bdisaire  centre  les  cuistres  de  Sorbonne.  Le  cuistre  Goge  n'y 
est  pas  oublie,  mais  ce  cuistre  meriterait  des  etrivi^res  mieux 
appliquees.  11  vient  de  faire  une  nouvelle  edition  de  son  Examen 
de  Belisaire,  etcette  edition,  fort  augmentee,  est  d'une  violence 
extreme.  Si  ce  cuistre  etait  le  maitre^  il  brulerait  les  philoso- 


AOUT  1767.  385 

phes  comme  des  pastilles,  et  leur  parfum  serait  bien  delicieux 
pour  son  nez.  M.  Bazin,  en  prenant  la  defense  de  DHisairc  con- 
tre  les  cuislres,  en  fait  en  m6me  temps  la  critique  avec  beau- 
coup  de  finesse  et  de  menagement.  II  fait  sentir  qu'il  n'est  pas 
bien  sur  que  Belisaire  ait  et6  un  si  grand  homme,  encore 
nioins  un  homme  si  verlueux,  et  qu'il  n'est  pas  bien  fait  peut- 
^tre  de  travestir  ainsi  des  caract6res  historiques,  et  d'accorder 
les  honneurs  de  la  vertu,  de  la  justice,  du  desinteressement,  etc., 
k  qui  ne  les  connut  jamais.  II  remarque  aussi  que  levieuxmalin 
singe  de  Justinien  devait  6tre  tr6s-content  de  la  doctrine  de 
Taveugle  sur  la  remission  des  pech6s,  parce  que  personne  n'en 
avail  plus  besoin  que  lui.  Tout  cela  est  ecrit  avec  une  gaiete 
infinie.  Une  femme  d'esprit  disait  ces  jours  passes,  apr6s  avoir 
lu  la  Defense  de  mon  oncle,  que  M.  de  Voltaire  tombait  en 
jeunesse. 

M.  Bazin  devrait  soriir  de  son  tombeau  comme  I'ombre  de 
Ninus,  pour  ordonner  a  son  petit-neveu  de  soixante-treize  ans 
de  ne  jamais  se  dtipartir  de  ce  ton  de  gaiete  dans  ses  querelles. 
Comment  M.de  Voltaire  peut-il  etre  si  dissemblable  a  lui- 
m6me?  II  vient  d'imprimer  un  raemoire  contre  La  Beaumelle, 
bu'il  dit  avoir  presente  au  ministre.  De  ce  m^moire  a  celui  de 
Pompignan  presente  au  roi,  il  n'y  a  qu'un  pas.  G'est  toujours 
des  notes  que  La  Beaumelle  a  faitessur  le  Si^cle  de  Louis  XIV 
qu'il  s'agit.  M.  de  Voltaire  pretend  que  ce  vil  sc6l6rat  (c'est 
r^pith^te  dont  il  rhonore)en  prepare  une  nouvelle  edition.  II 
le  d6f6re  en  consequence  aux  minis tres  de  Sa  Majesty  comme 
traitre  et  calomniateur  de  Louis  XIV,  du  due  de  Bourgogne, 
p6re  du  roi,  et  de  plusieurs  autres  grands  personnages ;  il  le 
d6f6re  aux  maisons  d'Orl^ans  et  de  Gond6  comme  ayant  outrage 
leurs  maltres.  II  soutient  que  La  Beaumelle  lui  a  ecrit  quatre- 
vingt-quatorze  lettres  anonymes  reniplies  d'injures  atroces. 
Est-il  possible  qu'un  homme  qui  a  6crit  la  Mfensede  mononcle 
ecrive  presque  au  m6me  instant  ces  pauvret6s?  Ce  memoire  est 
aussi  triste  que  violent.  II  est  singulier  que  M.  de  Voltaire  n'ait 
jamais  pu  6tre  plaisant  avec  La  Beaumelle.  Ce  La  Beaumelle 
est  un  mauvais  sujet  qui  ne  meritait  pas  I'honneur  d'etre 
seulement  remarque  par  lui.  II  est  retire  depuis  plus  de 
douze  ans  dans  le  Languedoc,  sa  patrie,  ou  il  a  epous6  une 
jeune  veuve,  soeur  de  ce  M.  de  Lavaysse,  cel6bre  par  le  proc6s 
Tii.  25 


386  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

du  malheureux  Galas ;  cette  veuve  n'a  pas  consulte  ses  parents 
sur  le  choix  d'un  second  epoux.  La  Beaumelle  depuis  ce  temps 
vegete  oublie,  et,  sans  M.  de  Voltaire,  il  y  a  plus  de  douze  ans 
qu'on  ignorerait  qu'il  y  a  une  esp6ce  de  ce  nom  au  monde. 

—  La  tragedie  des  Illinois,  suspendue  assez  longtemps  par 
la  maladie  de  M"®  Dubois,  a  ete  reprise  depuis  son  r^tablis- 
sement,  et  a  eu  plus  de  douze  representations,  si  je  ne  me 
trompe.  M.  de  Sauvigny  vient  de  la  faire  imprimer.  Une 
intrigue  embrouillee  et  inintelligible,  des  evenements  entasses 
sans  jugement  et  sans  mesure,  un  style  incorrect  et  pitoyable, 
tout  decele  la  faiblesse  extreme  du  poete.  11  a  change  son 
denoument,  car  aujourd'hui  un  auteur  en  a  deux  ou  trois  prets, 
et  les  change  jusqu'a  ce  qu'il  ait  attrape  le  gout  du  public. 
Ainsi  ce  n'est  plus  le  jeune  Monreal  qui  est  tu6;  c'est  Hirza  qui 
se  tue  elle-meme  pour  epargner  a  la  fois  le  pfere  et  le  fils.  Je 
conviens  que  ce  d6noument-ci  ressemble  beaucoup  a  celui  des 
Scythes.  Yoila  pourquoi  I'auteur  a  cru  devoir  lui  en  substituer 
un  autre;  mais  le  public  ne  I'ayant  pas  goute,  il  a  repris  le 
premier,  et  pour  prouver  qu'il  ne  I'a  pas  emprunte  k  M.  de 
Voltaire,  il  a  fait  imprimer  la  permission  du  censeur  de  police, 
qui  est  datee  du  mois  de  novembre  1761. 

—  Je  confesse  aussi  avoir  mal  rendu  compte  de  Toinon  et 
Toinette.  A  la  lecture  de  la  pi6ce,  qui  a  ete  imprimee  depuis  sa 
premiere  representation,  je  n'ai  trouve  aucune  trace  de  la  gene- 
rosite  de  Toinon  ni  de  celle  du  capitaine  de  navire.  II  est  vrai 
aussi  que  le  vaisseau  que  j'avais  cru  perdu  sans  ressource  par 
la  tempete  se  retrouve  k  la  fin  par  un  de  ces  heureux  qui- 
proquos  si  naturels  et  si  communs  dans  le  cours  des  evene- 
ments. Mais,  tout  consider^,  j'aime  autant  mon  arrangement 
que  celui  deM.Desboulmiers,  et,  sans  me  vanter,  je  crois  qu'il 
aurait  mieux  fait  de  combiner  son  plan  comme  j'ai  fait  que  d'y 
coudre  un  denoument  qui  n'a  ni  rime  ni  raison. 

—  Deux  nouveaux  acteurs  ont  debute  sur  le  theatre  de  la 
Gom6die-Francaise  :  Dalainval,  dans  les  roles  de  raisonneur; 
Montfoulon,  dans  les  roles  a  manteau.  Leur  debut  promet  cette 
honnete  mediocrite  qui  fait  le  supplice  des  amateurs  des  beaux- 
arts  quelquefois  vingt  ans  de  suite. 

—  J'ai  eu  I'honneur  de  vous  parler  d'un  supplement  que 
M.  d'Alembert  a  fait  k  sa  brochure   de  la   Destruction  des 


AOUT   1767.  387 

jHuitn.  II  vient  d'en  faire  un  autre  encore  sous  le  titre  de 
Seconde  Icttrc  h  M***j  conseiller  au  parlement  de  ****  siir 
Vidit  du  roi  d'Espagne  pour  Vexpulsion  des  j'huites  de  ses 
royaumes,  Etats  et  domaines.  C'est  un  petit  ecrit  de  deux  feuilles 
au  plus.  Ma  foi,  il  ne  r^sulte  rien  de  toutes  ces  brochures  de 
M.  d'Alembert  sur  les  malheurs  de  la  Soci6te,  sinon  qu'il  a  aussi 
voulu  dire  son  petit  mot  sur  un  6v6nement  si  cel6bre,  et  qu'ii 
a  tdche  de  faire  enrager  les  jans6nistes  autant  que  les  j^suites. 
Mais,  au  fond,  tout  cela  fait  du  verbiage  sans  sel,  sans  nerf,  sans 
gaiete,  avec  beaucoup  de  pretention  a  la  plaisanterie  et  sans 
r6sultat.  On  pouvait  dire  cela  en  causant  avec  ses  amis  aux 
Tuileries,  ou  bien  au  coin  de  son  feu;  mais  en  conscience  cela 
ne  valait  pas  la  peine  d'6lre  imprime. 

—  On  a  traduit  de  I'anglais  de  Gordon  le  livre  The  indepen- 
dent ivhigt,  et  on  lui  a  donne  en  francais  le  titre  VEspril  de 
Viiglise,  ou  bien  U Esprit  du  clergd\  car  je  n'ai  point  vu  cette 
traduction,  qui  se  vend  tr6s-cher  et  fort  secrfetement.  Voussavez 
que  ce  livre  est  une  des  plus  vigoureuses  sorties  sur  I'esprit  de 
domination  et  d'envahissement  des  pr^tres;  et  si  vous  vous 
rappelez  les  remarques  de  Gordon  sur  Tacite,  vous  croirez 
aisement  qu'il  ne  p6che  pas  dans  cet  ouvrage-ci  par  un  ton  trtfp 
doucereux  ou  trop  peu  violent. 

—  J'ai  eu  I'honneur  de  vous  parler  d'une  traduction  fran- 
^aise  qu'on  a  faite  de  I'ouvrage  de  Justus  Febronius  sur  la 
puissance  des  papes,  qui  a  fait  tant  de  bruit  en  Allemagne  et 
qui  a  tant  deplu  k  Rome*.  Presque  en  m6me  temps,  un  honn6te 
janseniste,  plus  sage  qu'a  janseniste  n'appartient,  a  public  une 
esp6ce  de  traduction  libre  du  m6me  ouvrage  de  Febronius.  II 
en  a  retranche  des  choses  qui  ne  pouvaient  interesser  un 
lecteur  francais  ;  il  a  quelquefois  ajoute  pour  6claircir  ce  qui  lui 
a  paru  obscur.  II  a  adouci  des  expressions  trop  dures  pour  la 
cour  ^e  Rome,  et  il  a  supprime  toutes  les  sorties  trop  vives 

1.  Le  titre  exact  est  V Esprit  du  clerge,  ou  le]Christianisme  primitif  vengi  des 
entreprises  el  des  excis  de  nos  prilres  modernes.  Londres  (Amsterdam,  Rey,  1767 
2  vol.  in-12),  traduit  de  J.  Trenchard  et  de  Thomas  Gordon,  par  d'Holbacli  et  Nai- 
geon.  Ce  dernier,  au  dire  de  son  fr6re,  l'avait'«  ath(5is6  »  le  plus  qu'il  avait  pu. 

2.  Voir  page  308.  Ce  livre  est  de  J.-N.  de  Hontheim,  6v6que  in  partibus 
de  Myriophite,  suffragant  dc  l'6lecteur  de  Treves,  qui  a  signiS  divers  trait^s  sous 
le  pscudonyme  de  Justus  Febronius.  Le  traducteur  ^tait  J.  Remade  Lissoir,  pre- 
montrd. 


388  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

contre  le  saint-pere.  En  un  mot,  il  a  conserve  le  fond  de  I'ori- 
ginal  et  en  a  enti^rement  change  la  forme.  L'auteur  pretend 
cfue  dans  un  temps  aussi  critique  pour  le  christianisme  que 
celui-ci,  il  est  de  toute  necessite  que  la  cour  de  Rome  ne  sou- 
tienne  pas  des  maximes  revoltantes.  «  Si  j'6tais  theologien 
ultramontain,  dit-il,  je  n'oserais  seulement  sourciller  en  pre- 
sence de  l'auteur  de  YJimile.  ))  Je  ne  sais  si  en  sa  qualite  de  jan- 
seniste  gallican  il  aura  plus  beau  jeu  avec  le  Vicaire  Savoyard. 
Son  ouvrage  est  intitule  de  VEtat  de  I'Eglise,  ct  de  la  Puissance 
legitime  du  pontife  rotnain.  Deux  volumes  in-8°. 

—  On  a  imprime  aussi  pour  Tinstriiction  des  fiddles  une 
traduction  de  la  TMorie  des  binifices,  ouvrage  du  celfebre 
fra  Paolo,  un  des  plus  grands  hommes  du  xvi"  sifecle.  La  tra- 
duction francaise  de  ce  fameux  traite  parut  pour  la  premiere 
fois  en  1677.  Richard  Simon  y  joignit  un  appendice  sous  le 
litre  d'Hisioire  de  Vorigine  et  des  progrh  des  revenus  eccU- 
siasliques.  Ce  sont  ces  deux  ouvrages  qu'on  vient  de  reimprimer 
ensemble  sous  le  titre  de  Thiorie  des  hhiifices.  Deux  volumes 
in-12,  dont  le  premier  renferme  I'ouvrage  de  fra  Paolo  ;  le 
second,  celui  de  Richard  Simon. 

—  Un  bon  pretre  ecossais  appele  George  Campbell  a  fait 
ime  Dissertation  sur  les  miracles,  dans  laquelle  il  refute  I'essai 
du  philosophe  David  Hume  sur  le  meme  objet.  M.  Eidous  vient 
de  traduire  cette  dissertation  ^  Cela  est  miserable.  De  telles 
apologies  font  plus  de  tort  a  la  cause  de  la  religion  que  les 
attaques  les  plus  hardies,  qui  ne  laissent  cependant  pas  de  lui 
en  faire. 

—  11  faudrait  envoyer  ramer  a  Brest  ou  a  Toulon  l'auteur 
d'un  roman  en  deux  volumes,  intitule  les  Gascons  en  Hollande, 
ou  Aventures  singuli^res  de  plusieurs  Gascons.  Ces  aventures 
sont  des  escroqueries  et  des  friponneries  aussi  betes  que  viles. 
J'envoie  l'auteur  aux  galeres,  parce  que,  sans  compter  qu'il  y 
sera  tout  a  fait  a  sa  place,  les  honnStes  gens  qu'il  y  trouvera, 
et  qui  me  paraissent  dignes  de  composer  sa  society,  en  luiappre- 
nant  le  sujet  de  leur  promotion,  lui  fourniront  la  mati6re  d'un 
meilleur  roman  que  le  sien. 

1.  Amsterdam,  1767,  iQ-12. 


AOUT  1767.  389 


15  aoat  1707. 

On  vient  de  publier  ici  un  volume  in-12  de  pr6s  de  quatre 
cents  pages,  intitule  Letlres  familidres  de  M.  le  president  de 
Montesquieu.  La  plupart  de  ces  lettres  sont  adressees  a  rabbe 
comte  de  Guasco,  Pieniontais,  chanoine  de  Tournai,  frfere  de 
deux  gentilshommes  de  ce  nom  qui  ont  servi  en  Russie  et  en 
Autriche,  et  doiit  I'un  est  mort  general  d'infanterie  au  service 
autrichien  k  la  fin  de  la  derni^re  guerre.  Les  autres  lettres  sont 
6crites  a  I'abbe  Venuti,  k  monsignor  Gerati,  et  k  quelques  autres 
Italiens.  EUes  sont  au  noinbre  d'environ  soixante.  La  premiere 
est  datee  de  I'ann^e  1729,  etles  derni^res  sont  de  I'annee  1754 ; 
le  president  est  mort  au  commencement  de  I'annee  1755.  Geux 
qui  I'ont  connu  retrouvent  dans  ces  lettres  sa  simplicity  et 
quelques  traits  qui  lui  ressemblent;  mais,  en  general,  elles  sont 
peu  interessantes  et  Ton  doit  peu  de  remerciements  k  rabb6  de 
Guasco  de  les  avoir  publiees  le  premier.  L'edition  de  Paris  est 
faite  d'aprfes  celle  qu'il  a  fait  faire  en  pays  Stranger,  je  ne  sais 
oCi.  Les  deux  editions  fourmillent  de  fautes  d'impression.  Celle 
de  Paris  se  pretend  augmentee,  et  en  ellet  on  y  aajoute  quelques 
bagatelles  qu'on  ne  trouve  point  dans  l'edition  de  I'abbe  de 
Guasco,  dont  le  recueil  ne  consiste  qu'en  deux  cent  soixante- 
quatre  pages.  Le  tiers  du  volume  de  l'edition  de  Paris  est 
rempli  par  une  reponse  aux  observations  sur  V Esprit  des  lois, 
faite  il  y  a  plus  de  quinze  ans.  Cette  reponse  etait  d'un  jeune 
n6gociant  protestant  de  Bordeaux,  appele  Risteau,  qui  se  trouve 
aujourd'hui  un  des  directeurs  de  la  Gompagnie  des  Indes,  et 
les  observations  6taient  d'un  polisson  appele  I'abbe  de  La  Porte, 
folliculaire  et  compilateur  de  son  metier.  Ge  folliculaire 
n'etait  pas  en  etat  d'entendre  VEsprit  des  his.  II  ne  m^ritait 
pas  Thonneur  d*6tre  refute;  et,  de  toutes  les  defenses  qu'on  a 
faites  de  ce  grand  livre,  il  n'y  a  que  celle  que  I'auteur  lui- 
mfime  n'a  pas  d6daign6  opposer  aux  attaques  du  gazetier 
eccl6siastique  qui  restera.  Mais  si  Ton  a  enrichi  de  ces  addi- 
tions l'edition  des  Lettres  familidres  faite  a  Paris,  on  n'y 
trouve  pas  non  plus  tout  ce  que  renferme  l'edition  de  I'abbe 
de  Guasco.  Non-seulement  on  a  supprime  quelques  notes  de 
cet  editeur  comme  injurieuses  k  des  personnes  respectables, 


390  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

mais  on  a  retranche  aussi  pour  la  meme  raison  quelques-unes 
des  lettres  du  president  \  Tout  cela  est  relatif  a  M""^  Geoffrin, 
et  il  faut  donner  ici  quelques  eclaircissements  necessaires  k 
I'intelligence  de  ces  lettres.. 

On  remarque  en  general  que  les  hommes  de  g6nie  ou  d'un 
grand  esprit  sont  on  ne  saurait  moins  d^licats  et  moins  difficiles 
dans  le  choix  de  leurs  amis  :  tout  leur  est  bon.  Apparemment 
que,  se  suffisant  a  eux-ra ernes  et  ne  donnant  k  la  society  que 
les  moments  ou  ils  en  ont  un  besoin  urgent  pour  leur  delas- 
sement,  il  leur  est  a  peu  pr6s  egal  de  les  passer  en  bonne  ou 
en  mauvaise  compagnie.  II  me  semble  aussi  que,  dans  le  choix 
des  amis,  ils  preftrent  volontiers  ceux  qui  savent  le  mieux 
encenser  :  superieurs  par  tanf  de  cotes  au  reste  des  hommes, 
il  faut  bien  qu'ils  s'en  rapprochent  par  leurs  faiblesses.  Ainsi 
il  n'est  pas  rare  de  voir  k  leur  suite  une  foule  d'espfeces  qui 
n'ont  rien  de  mieux  a  faire  que  de  s'attacher  et  de  se  colleter 
a  eux.  Ceux  dont  le  suffrage  est  de  quelque  prix  se  respectent 
trop  pour  donner  de  I'encensoir  a  travers  le  nez  d'un  grand 
homme;  ils  craindraient  de  blesser  sa  d^licatesse,  et  ils  ont 
tort.  Fontenelle,  dont  I'esprit  etait  si  fin  et  si  delicat,  convenait 
de  bonne  foi  que  jamais  il  ne  s'etait  entendu  trop  louer  a  son 
gre.  II  supportait  avec  un  courage  h^roique  les  plus  fortes 
louanges,  et  Ton  pouvait  en  toute  surete  lui  en  donner  a  tour 
de  bras.  Je  me  souviens  que,  me  trouvant  dans  ce  temps-U 
souvent  dans  les  m6mes  soci6tes  avec  levieux  berger  Fontenelle, 
il  remarqua  ma  reserve  k  son  egard.  II  avait  quatre-vingt- seize 
ans,  il  etait  sourd,  et  je  ne  pouvais  me  persuader  d'avoir  d'assez 
jolies  choses  ci  lui  dire  pour  les  crier,  en  presence  de  vingt 
personnes,  assez  haut  pour  etre  entendu  de  lui.  Ma  juste 
modestie,qui  n'6tait  que  relative  a  moi,  le  blessa;  il  se  plaignit 
de  n'avoir  jamais  re^u  d'eloge  de  ma  part.  II  en  chercha  des 
motifs  a  perte  de  vue,  et  il  confia  un  jour  a  M""^  Geoffrin  qu'il 
craignaitde  m' avoir  indispos6,  parce  qu'il  ne  m' avait  pas  rendu 
une  visite  que  je  lui  avals  faite.  A  I'age  de  quatre-vingt-seize 
ans!  Et  tout  mon  tort  6tait  de  ne  I'avoir  jamais  loue  en  face, 


1.  Seloa  la  Bibliographie  de  Montesquieu  de  M.  Louis  Vian,  il  s'agit  ici  non  de 
la  deuxifeme  Edition  r^ello  (s.  1.  1767)  conforme  a  la  premiere,  mais  de  la  troi- 
sifeme  parue  sous  la  rubrique  de  Florence  et  Paris,  1766,  iii-12. 


AOUT  1767.  391 

et  de  n'avoir  jamais  cri6  d  perte  d'haleine  quelque  sot  compli- 
ment que  j'aurais  pu  lui  tourner. 

C'est  done  peut-6tre  moins  des  amis  que  des  flatteurs  et  des 
complaisants  qu'il  faut  aux  grands  hommes  et  aux  beaux 
esprits.  Marivaux  avait  une  gouvernante  qui  allait  dans  le 
monde,  et  qui  lui  disait  toute  lajournee  qu'il  6tait  le  premier 
liomme  de  la  nation.  Le  berger  Fontenelle  avait  toujours  son 
abbe  Trublet  pendu  k  son  oreille,  qui  lui  criait  les  louanges  les 
plus  puantes  et  les  plus  fastidieuses.  Voltaire  a  eu  pendant 
trente  ans  le  pauvre  diable  de  Thieriot  k  sa  suite;  et  le  presi- 
dent de  Montesquieu  parait  avoir  eu  le  m6me  besoin  de  pauvres 
diables.  II  eut  beaucoup  de  faible  pour  La  Beaumelle,  qui,  s'il 
n'est  pas  un  vil  scelerat,  n'est  du  moins  qu  un  polisson  et  un 
mauvais  sujet.  II  eul  toujours  a  ses  trousses  cet  abbe  de  Guasco, 
qui,  pour  6tre  un  homme  de  condition,  n'en  dtait  pas  moins  un 
plat  et  ennuyeux  personnage.  A  Tennui  qu'il  promenait  partout, 
il  joignait  I'indiscretion  qui  forcait  les  portes ;  c'6tait  un  crime 
de  16se-societe  que  toute  maitresse  de  maison  6tait  en  droit  et 
dans  I'obligation  de  reprimer.  Le  president  I'avait  introduit 
chez  M™"  Geoffrin,  et  I'abb^  de  Guasco  s'y  etait  6tabli  de  fa^on 
qu'il  fallait  ou  le  chasser,  ou  risquer  de  voir  la  maison  d6sert6e 
par  la  bonne  compagnie.  M"'"  Geoffrin,  pleine  d'egards  pour  le 
protecteur  de  I'abb^  de  Guasco,  y  proceda  avec  beaucoup  de 
menagement.  Elle  enjoignit  a  son  portier,  sur  cinq  fois  que 
I'abbe  se  pr6senlerait,  de  le  laisser  entrer  une  seule  fois.  G'etait 
le  recevoir  encore  assez  souvent,  puisqu'il  se  pr6sentait 
presque  tons  les  jours ;  mais  le  Piemontais  n'etait  pas  homme 
a  se  laisser  conduire  ou  brider  de  cette  maniere.  Quand  le 
portier  I'assurait  que  sa  maitresse  n*y  etait  point,  I'abbe  de 
Guasco  I'assurait  du  contraire  et  passait  outre.  M"""  Geoffrin, 
impatientee,  signifia  enGn  a  son  portier  que  s'il  ne  savait  pas 
emp6cher  I'abbe  de  Guasco  d'entrer,  il  serait  lui-m6me  mis  k 
laporte,  qu'il  savait  si  mal  garder.  Le  domestique,  peu  curieux 
de  perdre  son  poste  pour  les  vilains  yeux  hordes  de  rouge  de 
M.  I'abbe  de  ;Guasco,  se  mit  k  travers  le  passage  la  premiere 
fois  que  celui-ci  voulut  le  forcer,  et  poussa  I'indiscret  dans  la 
rue.  Voilk  comment  les  choses  se  pass6rent  sur  la  fin  de  I'annee 
1754,  au  su  de  tout  le  monde,  et  entre  autres  au  mien,  peu  de 
mois  avant  la  mort  de  M.  de  Montesquieu. 


392  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Aujourd'hui,  le  principal  butde  I'abbe  de  Guascoen  publiant 
les  Lettres  familitres  du  president,  sans  se  nommer  comme 
6diteur,  c'est  de  se  donner  a  lui-meme  beaucoup  d'eloges,  de 
se  rengorger  de  I'amitie  d'un  homme  illustre  qui  lui  parlait  de 
ses  pres  et  de  ses  vignes,  ~et  surtout  de  se  venger  de  ce  pre- 
tendu  afiront  qu'il  a  recu  de  M'"«  Geoffrin  il  y  a  plus  de  douze 
ans.  En  consequence,  il  a  farci  ce  recueil  de  notes  tr6s-inju- 
rieuses  pour  cette  femme  cel^bre.  II  rapporte  m6me  deux  lettres 
du  president  a  lui  adress6es  et  relatives  a  cette  tracasserie,  ou 
le  president  parle  en  termes  peu  mesures  de  M""^  Geoffrin,  et  se 
proraet  de  rompre  toute  liaison  avec  elle.  Ce  sont  ces  lettres  et 
ces  notes  qui  ont  ete  supprimees  dans  I'edition  de  Paris,  et  le 
public  y  perd  bien  peu.  L'abb6  de  Guasco,  en  sa  qualite  d'edi- 
teur  anonyme,  expose  les  pretendues  raisons  qui  I'ont  fait 
chasser  de  la  raaison  de  M"*  Geoffrin ;  mais  il  oublie  laprincipale 
et  la  seule  veritable,  c'est  I'ennui  dont  il  s'exhalait  de  lui  una 
atmosphere  a  une  lieue  a  la  ronde  :  c'etait  un  des  plus  grands 
seccatori  de  I'Europe  savante  et  galante. 

II  faut  au  reste  6tre  bien  bas,  bien  infame,  pour  imprimer 
ces  vilenies  apres  plus  de  douze  ans;  c'est  s'etre  donne  le 
temps  de  la  reflexion,  Je  dis  que  I'auteur  de  ces  notes  a  fait 
une  infamie,  parce  qu'il  voudrait  donner  a  M""®  Geoffrin  I'air 
d'une  complaisante  qui  se  prete  quelquefois  aux  intrigues 
galantes  des  grands  seigneurs  et  des  grandes  dames,  afm  de 
les  attirer  chez  elles.  11  n'y  a  point  d'ennemi  de  M"""  Geoffrin 
qui  ne  convienne  de  la  faussete  de  cette  imputation.  Je  m'etais 
toujours  bien  doute  que  cet  abbe  comte  de  Guasco,  avec  ses 
yeux  bordes  de  rouge  a  la  facon  des  dindons,  6tait  dans  plus 
d'un  sens  un  vilain  homme.  Rien  n'empeche  de  le  soupQonner 
d'avoir  falsifie  les  lettres  du  president  au  sujet  de  cette  aven- 
ture.  Un  homme  qui  peut  s'avilir  jusqu'a  mettre  d'indignes 
faussetes  sur  le  compte  d'une  personne  dont  il  croit  avoir  a  se 
plaindre  peut  bien  avoir  altere  quelques  passages  dans  les 
lettres  du  president.  Ce  que  je  sais,  c'est  que  j'ai  vu  le  presi- 
dent chez  M"^  Geoffrin  peu  de  jours  avant  la  maladie  qui  le  mit 
au  tombeau.  11  y  a  apparence  que  s'il  a  voulu  se  brouiller 
avec  elle  parce  qu'elle  avait  ferme  sa  porte  au  chanoine  de 
Tournai,  elle  lui  en  a  donne  de  si  bonnes  raisons  que  le  presi- 
dent n'a  pu  se  dispenser  d'etre  de  son  avis. 


AOUT  1767.  393 

Voila  done  tout  ce  qui  nous  est  revenu  de  la  succession  de 
ce  grand  homme !  Quelques  lettres  de  compliments  k  des  Ita- 
liens,  el  puis  ce  recueil  de  lettres  indilFerentes  a  un  chanoine 
de  Tournai,  qui  s*6tait  fait  Don  Quicholte  de  la  vertu  des  dames 
de  Paris,  et  qui  travaillait  pour  les  prix  de  I'Academie  des 
inscriptions  et  belles-lettres.  II  est  rapporte  dans  les  notes 
qu'un  jour  I'abbe  de  Guasco  faisant,  suivant  sa  coutume,  I'apo- 
logie  des  dames  k  I'occasion  d'une  aventuregalante  qui  occupait 
le  public,  le  president,  s'adressant  a  un  de  ses  amis  qui  entrait 
dans  ce  moment,  lui  dit  :  «  Marquis,  que  dites-vous  de  cet 
abb^,  qui  croit  qu'a  Paris  on  ne  f...  point? »  Cela  me  rappelle  le 
mot  de  M.  le  comte  de  Paar,  seigneur  autrichien,  grand  rnaitre 
des  postes  des  pays  bereditaires,  fort  connu  ici  pour  le  pen 
d'agrements  de  sa  figure  et  de  son  esprit.  II  aime  la  France  et 
son  sejour  k  la  passion,  et  il  a  bien  I'air  de  n'aimer  qu'une 
ingrate  qui  ne  le  paye  d'aucun  retour.  II  avait  passe  a  Paris  tout 
le  temps  de  I'ambassade  de  M.  le  prince  de  Kaunitz,  et  il  nous 
dit  la  veille  de  son  depart :  «  On  doit  bien  peu  se  fier  aux  idees 
m6me  les  plus  generalement  6tablies.  Dans  toute  I'Europe,  on 
croit  les  femmes  de  Paris  en  fait  de  galanterie  d'une  facilite 
singuli^re.  Quand  je  suis  venu  ici,  on  a  voulu  me  persuader 
qu'il  n'y  avait  qua  se  baisser  et  en  prendre.  Eh  bien,  mes- 
sieurs, rien  de  plus  faux.  Je  vous  jure  sur  mon  Dieu  et  sur  mon 
honneur  que  je  sors  de  Paris  comme  j'y  suis  entre,  et  que  je 
n'ai  jamais  tente  fortune  sans  m'attirer  quelque  m^chante 
querelle.  Et  puis  fiez-vous  aux  ideas  revues  I  »  11  parait  que 
I'abbe  de  Guasco  peut  faire  le  second  temoin  de  la  vertu  des 
dames  de  Paris.  Or,  deux  temoins  irreprochables  fournissent  une 
preuve  juridique. 

Pour  revenir  au  president,  qui  peut-etre  n'aurait  pas  pu 
t6moigner  comme  eux,  il  est  bien  dilHcile  d'imaginer  qu'il  ne 
se  soit  rien  trouve  du  tout  de  pr^cieux  dans  ses  papiers.  Com- 
ment supposer  qu'il  ne  soit  rest6  aucune  trace  de  cette  Histoire 
de  Louis  XI,  si  malheureusement  bruise  par  un  malentendu 
entre  I'auteur  et  son  secretaire?  Le  plus  petit  fragment  en  eut 
ete  precieux  pour  le  public.  J'ai  oui  dire  plus  d'une  fois  a  des 
gens  qui  pouvaient  le  savoir  que  le  president  avait  dans  son 
portefeuille  dix-sept  nouvelles  Lettres  persanes  dont  il  comp- 
tait  enrichir  une  nouvelle  edition  de  cet  ouvrage  unique  en  son 


394  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

genre.  Que  sont-elles  devenues?Il  est  question  dans  ses  Lettres 
familitres  d'un  petit  roman  intitule  Arsace,  qui  n'a  jamais  vu 
le  jour.  II  avait  ecrit  des  memoires  concernant  ses  voyages ;  et 
de  quel  prix  ne  seraient  pas  ces  memoires!  II  est  vrai  qu'apr^s 
sa  mort  on  repandit  dans  le  public  que  le  P.  Routh,  jesuite 
irlandais,  appele  dans  ses  derniers  instants,  avait  exige  et 
obtenu  le  sacrifice  de  tous  ses  papiers,  mais  ce  fait  se  trouve 
dementi  par  une  lettre  de  M"""  la  duchesse  d'Aiguillon,  inser6e 
dans  le  recueil.  Ge  n'est  pas  que  le  maroufle  de  jesuite  ne 
tentat  la  chose;  mais  M""^  d'Aiguillon  survint  heureusement  k 
temps.  Le  mourant  se  plaignit  a  elle  de  la  proposition  du 
jesuite,  qui  repondit  aux  reproches  de  M"""  d'Aiguillon  : 
«  Madame,  il  faut  que  j'obeisse  a  mes  superieurs.  »  Mais  enfin, 
le  vilain  compagnon  de  Jesus  fut  renvoye  sans  rien  obtenir. 

II  est  done  plus  que  vraisemblable  que  ces  precieux  frag- 
ments existent  entre  les  mains  de  M.  de  Secondat,  fils  de  notre 
illustre  president,  retire  k  Bordeaux,  sa  patrie.  Ge  fils,  que  j'ai 
toujoursvu  d'un  decontenance  et  d'une  timidite  extraordinaires, 
passe  pour  etre  devot;  mais  si  j'en  crois  des  personnes  qui 
se  pr^tendent  au  fait  de  I'etat  de  choses,  ce  n'est  pas  par  scru- 
pule  de  conscience  qu'il  nous  prive  de  ces  restes  precieux  d'un 
grand  homme.  On  assure  que  ce  fils  a  le  malheur  d'etre  jaloux 
de  la  reputation  de  son  p6re,  et  qu'il  ne  contribuera  jamais  k 
I'augmenter  par  la  publication  de  ses  ouvrages  posthumes.  La 
devotion,  comme  il  arrive  souvent,  ne  servirait  done  ici  que  de 
voile  pour  couvrir  un  sentiment  bien  meprisable;  mais,  quel 
qu'en  soit  le  motif,  nous  n'en  sommes  pas  moins  prives  d'un 
bien  inestimable. 

—  On  assure  que  le  recteur  du  college  des  jesuites  a 
Breslau  ayant  ecrit  au  roi  de  Prusse,  son  souverain,  pour  6tre 
rassur6  sur  le  sort  de  la  Societe  dans  les  circonstances  presentes, 
Sa  Majeste  lui  a  fait  la  reponse  suivante  : 

«  Je  n'ai  pas  I'honneur  d'etre  Roi  Tres-Ghretien,  je  ne  suis 
pas  Roi  Gatholique,  encore  moins  Roi  Tr6s-Fidele.  Tranquil- 
lisez-vous;  si  je  vous  chasse  jamais,  je  vous  dirai  pourquoi.  » 

—  On  vient  d'imprimer  pour  la  premiere  fois  les  Sermons 
sur  diffirents  suj'ets,  prechh  devant  le  roi  en  4686  et  i688  par 
le  P.  Soanen,  de  VOratoire.  Deux  volumes  in-12  assez  forts.  Ge 
P.  Soanen  balangait  alors  la  reputation  du  jesuite  Bourdaloue, 


AOUT  1767.  395 

et  cYtait  une  affaire  capitale  pour  les  vieilles  femmes  de  la 
cour  de  decider  du  m6rite  d'un  predicateur.  Le  j«^suitc  Tera- 
porta  pour  la  cel6brit6  sur  I'oratorien.  11  viendra  un  temps  oil 
pour  les  metire  d'accord,  on  les  oubliera  tous  les  deux,  et  ce 
temps  n'est  pas  loin. 

—  M.  Carrelet,  docteur  en  th^ologie  et  cur6  a  Dijon,  vient 
de  nous  gratifier  de  quatre  volumes  d'QEuvres  spirituclles  et 
pastorales.  Pour  moi,  je  m'en  tiens  aux  Pastorales  de  Theocrite, 
de  Virgile  et  de  Gessner. 

—  On  a  grav6  le  portrait  de  plusieurs  de  nos  acteurs  et 
actrices  dela  Comedie-Fran^aise,  qui  sontdespredicateurs  d'un 
autre  genre  ;  mais  ces  portraits  sont  horriblement  executes  et 
n'ont  pas  m6me  le  nierite  de  la  ressemblance. 

—  M.  Beauvais,  de  I'Academie  de  Gortone,  vient  de  publier 
une  Histoire  abr^gde  des  empereurs  romains  et  grecs^  des  impi- 
ratrires,  des  cisars,  des  tyrans  et  des  personnes  des  families 
impcriales^  pour  lesquelles  on  a  frappd  des  mMailles  depuis 
Pompee  jusqtid  la  prise  de  Constantinople  par  les  Turcs  sous 
ConstantinXlV,  dernier  empereur  grec;  avec  les  legendes  qu'on 
trouve  autour  des  tetes  des  princes  ou  princesses,  la  liste  des 
medailles  connues  de  chaque  rfegne,  en  or,  en  argent  et  en 
bronze,  le  degre  de  leur  raret6  et  la  valeur  des  t^tes  rares.  Trois 
volumes  in- 12,  chacun  de  pr6s  de  cinq  cents  pages.  Ge  titre 
vous  donne  une  idee  de  I'ouvrage.  L'auteur  s'est  principalement 
attache  k  la  partie  des  medailles.  II  donne  un  precis  de  la  vie  et 
du  caract^re  de  chaque  personnage.  Son  livre  pent  servir  dans 
le  d6broulllement  de  I'histoire  romaine,  sans  lui  donner  une 
trop  grande  autorite.  Le  credit  et  la  reputation  de  pareils 
ouvrages  ne  peuvent  s'^tablir  qu'avec  le  temps. 

—  M.  I'abbe  Pluquet  nous  a  donn6,  il  y  a  quelques  mois, 
un  livre  de  la  Sociabilite^  qui  n'a  pas  fait  fortune  dans  la 
societe.  Ce  n'est  pas  qu'on  n'ait  cherche  a  lui  faire  une  reputa- 
tion; les  ouvrages  mediocres  trouvent  toujours  des  proneurs. 
Le  plus  grand  nombre  est  naturellement  dispose  a  faire  cause 
commune  dans  ces  occasions,  parce  que,  sans  s'en  apercevoir, 
on  defend  sa  propre  cause.  Mais  ces  mouvements  imprimes  au 
public  par  les  partisans  de  la  mediocrite  n'ont  ordinairement 

i.  Paris,  1767,  2  vol.  in-12. 


396  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

nulle  suite,  et  le  livre  meurt  au  milieu  des  6loges  qu'il  recoit; 
c'est  ce  qui  est  arrive  a  la  Sociability  de  M.  I'abbe  Pluquet. 
L'auteur  croyait  cependant  que  cet  ouvrage  manquait  au  monde. 
S'il  avait  etudi6  son  droit  naturel  dans  quelque  universite  pro- 
testante  en  Allemagne,  il  aurait  vu  qu'il  n'y  a  point  d'ecolier  a 
qui  on  n'explique  les  idees  de  son  livre  dans  un  meilleur  ordre, 
avecplus  de  justesse  et  de  clarte:  car  il  n'a  pas  m6me  le  m6rite 
de  la  methode,  qui  au  moins  devrait  etreexclusif  aux  6crivains 
mediocres.  11  n'a  pas  non  plusle  m6rited'un  style  exact,  concis, 
correct.  Ne  perdez  pas,  je  vous  en  conjure,  votre  temps  avec  la 
Sociability  de  M.  I'abbe  Pluquet.  J'oubliais  de  vous  dire  qu'il 
n'a  pas  non  plus  le  merite  d'un  brin  de  philosophic;  mais  cela 
est  tout  simple  :  M.  I'abbe  Pluquet  fait  des  livres  pour  avoir 
des  benefices.  C'est  son  premier  but ;  les  autres  sont  toussubor- 
donnes  a  celui-la.  II  est  un  de  ces  barbouilleurs  qui  publient 
tous  les  deux  ou  trois  ans  un  livre  dans  lequel  ils  rabachent  ce 
que  les  autres  out  pens6.  Nous  lui  devons  deja  un  Examen  du 
fatalisme  et  un  Dictionnaire  des  h^risies,  II  voudrait  qu'on 
etablit  en  France  des  6coles  de  morale  et  de  politique.  Je 
Ten  fais  premier  pedagogue,  a  condition  qu'il  n'imprime  plus 
rien.  II  pent  pourtant  compter  qu'aussi  longtemps  que  les  pre- 
tres  auront  en  ce  bon  royaume  voix  auchapitre,  I'^tude  du  droit 
naturel  sera  tacitement  regardee  comme  contraire  a  la  tranquil- 
lit6de  riilglise  etdel'I^tat.  Sans  la  reformation  du  xvi*  si6cle,  je 
soutiens  qu'il  n'existerait  pas  une  seule  chaire  de  droit  naturel 
en  aucune  universite  de  I'Europe,  et  que  le  droit  canon  n' au- 
rait jamais  laisse  expliquer  le  droit  des  gens. 

—  M.  Descamps,  peintre  du  roi,  de  I'Academie  royale  de 
peinture,  a  fait  un  Discours  sur  Vutilite  des  etablissements  des 
ecoles  gratuites  de  dessin,  en  faveur  des  metiers,  et  ce  discours 
a  remporte  le  prix  dont  on  a  laisse  la  disposition  au  jugement 
de  I'Academie  francaise.  Ces  ecoles  gratuites  de  dessin  en  faveur 
des  metiers  ontete  etablies  depuis  peu  sous  I'autorite  de  M.  de 
Sartine,  lieutenant  general  de  police,  et  sous  la  direction  de 
M.  Bachelier,  peintre  du  roi.  II  me  semble  qu'il  etait  assez 
superflu  de  demontrer  leur  utilite  par  du  verbiage  ;  personne  ne 
pent  en  douter.  Elles  seront  meme  utiles  a  M.  Bachelier,  parce 
que  la  plupart  des  eleves  voudront  perfectionner  par  des  lecons 
particuliferes  et  bien  payees  ce  qu'ils  auront  appris   dans  le 


AOUT  1767.  397 

cours  des  le(jons  gratuites.  Si  vous  vous  rappelez  les  tableaux 
deM.  Descamps  exposes  au  dernier  Salon,  vous  d^sirerez  pour 
sa  gloire  qu'il  manie  mieux  la  plume  que  le  pinceau ;  c'est  ce 
que  je  lui  souhaite  aussi. 

—  Depuis  que  YEnryrlopMie,  non-seulement  sans  encoura- 
gement, mais  malgre  la  plus  opiniatre  et  la  plus  absurde  per- 
secution, a  entrepris  et  acheve  la  description  de  tons  les  arts  et 
metiers,  I'Acad^mie  royale  des  sciences,  honteuse  apparemment 
d' avoir  recu  du  roi  pour  cet  objet  tons  les  ans  A0,000  livres 
depuis  quarante  ans  sans  avoir  rien  public,  a  commence 
enfin  de  faire  de  son  cdte  une  description  des  arts  et  metiers,  et 
k  la  publier  par  cahiers.  A  ce  recueil  appartient  sans  doute 
I' Art  du  Factcur  (Vorgues,  par  dom  Bedos  de  Celles,  benedictin, 
in-folio  de  jcent  quarante-deux  pages  et  52  planches.  Ce  cahier 
vient  deparaitre.  Les  grands  facteurs  d'orguesonten  Allemagne. 

—  Loisirs  dun  soldat  au  rdgiment  des  gardes- francaises. 
Petite  brochure  in-12  de  cent  trente-deux  pages*.  C'est  un  re- 
cueil de  lieux  communs  sur  la  religion,  sur  le  service,  sur  les 
ordonnances  militaires.  L'auteur  est  reellement  soldat  aux 
gardes.  On  dit  qu'il  a  porte  autrefois  le  petit  collet;  mais  se 
trouvant  plus  de  gout  pour  le  metier  des  armes,  il  I'a  troqu6 
contre  la  cravate  rouge.  Vu  son  premier  etat,  il  n'est  done  pas 
si  singulier  qu'il  sache  ramasser  et  debiter  des  lieux  communs. 
On  a.voulu  faire  une  reputation  ci  cette  rapsodie,  et  comme 
l'auteur  se  montre  tres-religieux,  les  cures  de  Paris  s'en  sont 
m6les.  Ce  sont  des  pauvretes  qui  ne  m6ritent  pas  le  quart 
d'heure  qu'on  leur  donne.  Le  soldat  a  dedie  ses  Loisirs  k  ses 
camarades  du  regiment  des  gardes-frangaises ;  et  tout  de  suite 
il  s'est  trouv6  un  autre  barbouilleur  qui  a  fait  une  lieponse'^aux 
loisirs,  au  nom  du  regiment.  Cette  reponse  est  un  autre  recueil 
de  pauvretes. 

—  Mdlanges  de  maximes,  de  reflexions  et  de  sentences 
chrHiennes,  politiques  et  morales,  par  M.  I'abbe  de  La  Roche 
ancien  6diteur  des  Pensi^es  de  M.  le  due  de  La  Rochefoucauld. 
Petit  in-12  de  trois  cent  cinquante  pages,  contenant  une  four- 
niture  de  quinze  cents  sentences.  Radotage  d'un  vieux  bon 
pr6tre. 

i.  (Par  Ferdinand  Dcsriviire»,  dit  Bourguignon.)  Plusiears  fois  r^imprim^s. 


398  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

—  Giographiemoderne,  utile  li  tousceux  qui  veulent  se  per- 
fectionner  dans  cette  science,  et  oii  Von  trouve  jusqu'aux  notions 
lesplus  simples  dont  on  a  facilite  V intelligence  par  des  figures 
pour  la  mettre  li  la  portie  de  tout  le  monde,  par  M.  Vahh& 
Clouet.  In-folio,  contenant  soixante-huit  cartes.  Jugez,  par  le 
galimatias  de  ce  titre,  si  I'auteur  peut  mettre  quelque  chose 
k  port6e  de  qui  que  ce  soit,  et  donner  a  la  jeunesse  des  notions 
simples. 

—  Analyses  comparies  des  eaux  de  V  Yvette,  de  Seine,  d'Ar- 
cueil,  de  Ville-d' Array,  de  Sainte-Reine  et  de  Bristol.  Petit  ecrit 
de  quarante-six  pages.  L'eaude  Seine,  fort  d^criee  hors  de  France 
parce  qu'elle  incommode  "presque  tous  les  Strangers  dans  les 
commencements  de  leur  sejoura  Paris,  passe  pour  trfes-salubre 
dans  cette  capitale,  et  un  Parisien  se  croit  tvhs  a  plaindre 
quand  I'eau  de  Seine  lui  manque.  L'eau  de  Ville-d'Avray  pr6s 
de  "Versailles  est  celle  dont  boit  le  roi :  M.  Deparcieux,  m6ca- 
nicien  de  I'Acad^mie  des  sciences,  a  depuis  longtemps  un 
projet  de  donner  de  l'eau  a  toutes  les  maisons  de  Paris,  en  y 
amenant  la  petite  riviere  de  I'Yvette,  qui  coule  au-dessus  de 
Paris.  Pour  faciliter  ce  projet,  il  a  fait  analyser  cette  eau  ainsi 
que  les  autres  que  vous  trouvez  nomm^es  ci-dessus,  par  une 

.  commission  d'habiles  m6decins  chimistes  que  la  Faculty  de 
medecine  a  nommee  pour  cet  eflet.  Cette  commission  a  trouv6 
l'eau  de  I'Yvette  excellente,  et  elle  declare  l'eau  de  Bristol  la 
moinslegfere  de  celles  qu'elle  a  examinees.  Je  nesais  si  cetarr^t 
lui  fera  perdre  sa  reputation.  Quant  k  moi,  je  me  moque  a  peu 
prfes  des  analyses  et  des  syst6mes  6tablis  sur  les  theories  a  perte 
de  vue,  et  m'en  rapporte  sur  tout  cela  tout  simplement  a  TefTet 
et  a  I'experience.  M.  Deparcieux  a  depuis  longtemps  son  pro- 
jet dans  la  t6te ;  mais  il  ne  I'executera  jamais.  Si  Ton  veut  don- 
ner de  l'eau  a  Paris,  pourquoi  ne  pas  tout  uniment  elever  un 
aqueduc  au-dessus  de  Paris  sur  les  bords  de  la  Seine  ?  Par  ce 
moyen  on  en  distribuera  aisement  par  toute  la  ville,  et  I'aqueduc 
pourra  faire  une  decoration  digne  d'une  grande  capitale ;  mais 
nous  ne  sommes  pas  dans  le  sifecle  des  grandes  entreprises. 


SEPTEMBRE  1767»  399 


SEPTEMBRE. 

i"  scptembre  1767. 

On  a  donne  sur  le  theatre  de  la  Comedie-Fran^aise,  le  26  du 
mois  dernier,  la  premiere  representation  de  Cosroes,  tragedie 
nouvelle  par  M.  LeF6vre.  Tout  ce  qu'on  connait  de  ce  M.  Le 
F6vre,  c'est  une  ode  sur  la  mort  de  M.  le  Dauphin;  or  comme 
je  me  flatte  que  vous  ne  lisez  pas  les  odes,  il  faut  vous  faire 
connaitre  M.  Le  F6vre  I'odalque  par  son  coup  d'essai  drama- 
tique. 

Avant  la  premiere  representation  de  sa  pifece,  I'auteur  a  eu 
I'attention  de  pr6venir  le  public  dans  les  feuilles  hebdomadaires 
que  son  Cosrois  n'a  rien  de  commun  avec  celui  de  Rotrou, 
excepte  lenom.  Son  sujet  est  tout  entier  d'imagination  :  liberte 
queM.  de  Voltaire  a  introduite  sur  la  sc6ne  francaise  au  grand 
detriment  de  I'art,  et  dont  tout  6colier  qui  sait  accoupler  des 
vers  se  croit  en  droit  d' user  pour  nousennuyer  de  ses  inepties. 
Remarquez  que  les  sujets  d'invention  manquent  presque  tou- 
jours  de  couleur  et  de  force  dans  les  details.  Dans  un  sujet  his- 
torique,  I'histoire  ni6me  fournit  presque  tous  les  traits  des 
principaux  personnages,  et  un  poete  habile  n'est  embarrass^  que 
du  choix;  dans  un  sujet  d'imagination,  I'auteur  est  oblige  de 
tout  cr6er,  et  nos  poetes  n'ont  que  trop  prouv6,  ce  me  semble, 
qu'ils  ne  poss6dent  pas  le  secret  de  Dien,  qui  consiste  a  faire 
quelque  chose  de  rien.  M.  Le  Ffevre  pouvait  se  dispenser  d'en 
administrer  une  nouvelle  preuve  pour  son  Cosro6s,  monarque 
asiatique,  contemporain  de  I'empereur  Justinien.  Gommengons 
par  faire  connaissance  avec  les  principaux  personnages  de 
cette  tragedie ;  les  subalternes  passeront  en  revue  a  mesure 
qu'ils  se  pr6senteront. 

Gosro6s,  qui  donne  le  nom  k  la  pi6ce,  est  un  roi  persan  ou 
arabe,  car  le  nom  de  son  empire  et  de  sa  residence  m'a  echappe 
au  milieu  de  toutes  les  conspirations  auxquelles  ce  pauvre  roi 
est  expose.  II  est  I'adorateur  du  soleil,  fiddle  au  culte  de  ses 
pferes;  mais  son  empire  est  inond^  de  chr^tiens,  et  ces  Chretiens 


m  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

sont  remuants,  seditieux,  toujours  prets  a  se  soulever  contre 
leur  souverain.  II  parait  que  Gosro^sne  les  persecute  que  parce 
qu'ils  ne  peuvent  se  tenir  tranquilles.  Cosro6s  a  toutes  les  qua- 
lites  d'un  grand  monarque.  II  est  belliqueux,  ferme,  sage,  juste, 
mais  d'un  caract^re  un  peu  severe.  Je  vous  dis idles  intentions 
du  poete,  vous  jugerez  vous-meme  dans  le  cours  des  ev6ne- 
ments  s'il  sait  conserver  a  ses  personnages  leur  caract^re. 

Amestris,  femme  de  Gosroes,  est  une  bonne  creature,  pleine 
d'entrailles  et  naturellement  portee  a  la  douceur.  EUe  a  eu  de 
Gosroes  un  fils  qu'elle  a  perdu  dans  sa  premiere  enfance,  et 
dont  la  perte  lui  est  toujours  douloureuse. 

Phalessar  est  un  vieux  general  de  Gosroes,  dont  tous  les 
exploits  ont  et6  couronnes  par  la  victoire.  I!  est  chretien ;  mais 
Gosroes  a  en  lui,  malgre  cela,  une  confiance  sans  bornes,  et  il 
n'a  pas  tort,  car  la  fidelite  de  Phalessar  Test  aussi. 

Mirzanes  est  proprement  le  principal  personnage  de  la  Ira- 
g^die.  11  passe  pour  le  fils  de  Phalessar;  mais  dans  le  fait  son 
origine  est  inconnue.  11  a  ete  eleve  par  Phalessar  dans  le  culte 
des  Chretiens.  G'est  un  jeune  homme  plein  de  z61e  pour  cette 
nouvelle  religion,  du  reste,  d'un  caract6re  ardent  et  impetueux. 

Memnon  est  un  autre  general  de  Gosroes.  II  est  du  sang 
royal;  et  vous  allez  voir  de  quel  bois  il  se  chauffe. 

AcTE  PREMIER.  —  Memuon  parait,  suivi  de  soldats  et  de  pri- 
sonniers.  II  vient  de  battre  les  Abyssiniens.  II  renvoie  des  sol- 
.  dats  en  leur  ordonnant  d'avoir  soin  des  prisonniers. 

Mirzanes  survient.  II  est  deja  d'intelligence  avec  Memnon, 
ainsi  nous  ne  tarderons  pas  a  savoir  leurs  secrets.  Gosroes  est 
alle  combattre  les  ennemis  de  I'Etat  d'un  autre  c6t6.  Ses  succ^s 
ont  surpasse  ses  esperances,  et  il  va  revenir  victorieux.  Mirza- 
nes n'a  pas  eu  la  permission  de  le  suivre  dans  cette  expedition. 
Pour  le  punir  de  quelque  grosse  etourderie  que  son  caract^re 
impetueux  ne  multiplie  que  trop,  Gosroes  I'a  oblige  de  rester 
dans  la  capitale  dans  un  honteux  repos,  pendant  qu'on  faisait 
la  guerre  aux  ennemis  de  I'Etat.  Mirzanes  en  est  outre,  furieux. 
II  compte  se  porter  aux  dernieres  extremit^s  envers  Gosroes. 
Les  Chretiens  meditent  un  soul6vement,  il  sera  le  chef  de  cette 
conspiration.  Memnon  promet  de  le  seconder.  II  pent  non-seu- 
lement  se  fier  a  ses  soldats,  mais  il  pent  encore,  dans  un  cas  de 
besoin,  armer  cette  troupe  d' Abyssiniens  qui  sont  ses  prisonniers, 


SEPTEMBRE  1767.  hOi 

et  il  les  fait  garder  pour  ce  dessein.  Toutes  les  mesures  sont 
d'ailleurs  prises  pour  le  succ6s  de  la  conjuration,  et  Mirzanfes 
est  bien  resolu  de  pousser  son  ressentiment  aussi  loin  qui! peut 
aller,  sans  ecouter  ce  respect  secret  qu'il  se  sent  quelquefois 
pour  Cosrofes,  ni  cette  tendresse  singuli^re  qu'il  se  sent  pour 
Amestris ;  et  si  Phalessar,  son  pfere  putatif,  6couiant  plut6t  son 
attachement  pour  un  roi  idolatre  que  les  inter6ts  de  sa  reli- 
gion, refuse  de  seconder  les  efforts  des  conjures,  Mirzanes  pro- 
met  a  Memnon  que  la  conspiration  n'en  fera  pas  moins  son  effet. 
Au  milieu  de  ces  agitations  Mirzanfes  voudraitbien  savoir  de  qui 
11  tient  le  jour.  A  son  incertitude,  on  juge  qu'il  ne  frequente 
pas  beaucoup  nos  tragedies.  S'il  6tait  familier  de  premieres 
representations  commemoi,  il  aurait  devine  tout  de  suite  qu'il 
est  ce  Ills  de  Cosro6s  et  d'Amestris  dont  il  nous  apprend  que 
celle-ci  pleure  toujours  la  perte.  Mais  il  est  loin  de  s'en  douter, 
et  lorsqu'il  entend  le  son  des  trompettes  et  les  cris  de  victoire 
qui  annoncent  le  retour  de  Cosro^s,  son  ressentiment  et  sa 
fureur  redoublent. 

Cosro6s  parait  au  milieu  de  ses  gardes  et  de  ses  g^neraux, 
entoure  de  tout  I'eclat  de  la  victoire,  suivi  d'Amestris  et  de 
Phalessar.  II  attribue  k  ce  dernier  tous  les  succ6s  qu'il  vient 
de  remporter.  II  en  ordonne  des  actions  de  grace  dans  le  temple 
du  Soleil.  II  apostrophe  Mirzanes,  k  qui  Amestris  dit  pareille- 
ment  en  passant  quelques  tendresses.  Gosrofes  met  je  ne  sais 
quoi  de  paternel  dans  les  corrections  de  ce  jeune  homme ;  il  a, 
je  crois,  un  pressentiment  que  M.  Le  F6vre  lui  rendra  son  fils 
avant  la  fin  de  la  pi6ce.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  a  empeche  Mirzanfes 
d'aller  k  I'armee;  il  lui  ordonne  maintenant,  toujours  par  forme 
de  penitence,  d'assisler  au  conseil  d'etat  qui  doit  se  tenir  sur 
des  affaires  de  la  plus  grande  importance.  Get  ordre  irrite  de 
plus  en  plus  le  jeune  homme. 

Gependant  le  roi  et  sa  suite  se  retirent.  Amestris,  en  suivant 
son  epoux,  recommande  a  Mirzan6s  de  regagner  les  bonnes 
graces  de  Gosro6s  par  sa  douceur  et  sa  soumission.  Phalessar, 
apres  avoir  aussi  fait  un  petit  sermon  k  Mirzanes,  le  congedie  et 
reste  seul  avec  Memnon. 

11  ne  veut  point  entendre  parler  de  conspiration,  et  il   va 
demontrer  k  Memnon  en  peu  de  mots  que  Mirzanes  est  k  la 
t6te  des  conjures.  G'est  que  ce  Mirzanfes  est  fils  de  Cosro6s  et 
VII  30 


402  CORRESPONDANGE   LITT^RAIRE. 

d'Amestris.  Phalessar,  a  qui  sa  premiere  enfance  avait  ete  con- 
fiee  par  Cosroes  dans  des  temps  orageux  et  difficiles,  s'avisa  de 
persuader  a  son  roi  et  a  Amestris  que  leur  fils  etait  mort  afin 
de  pouvoir  I'elever  sans  aucun  obstacle  dans  la  religion  chre- 
tienne.  Un  jour  de  tragedie  est  un  jour  de  confession  g^n^rale. 
Ainsi  le  vieux  Phalessar  decouvre  tous  ces  importants  secrets  k 
Memnon.  11  se  repent  d'ailleurs  de  sa  pieuse  tricherie  en  bon 
Chretien,  etil  fremit  de  I'imprudencede  ce  jeiine  ^cervele,  qui, 
pour  quelques  mecontentements  passagers,  s' expose,  sans  s'en 
douter,  a  commettre  un  parricide. 

Memnon,  reste  seul,  se  promet  de  tirer  bon  parti  des  con- 
fidences que  Phalessar  vient  de  lui  faire.  II  perdra  leperepar  le 
fils  oil  le  fils  par  le  p6re.  De  facon  ou  d'autre,  il  se  frayera  le 
chemin  au  trone  ;  et  cette  resolution  prouve  entre  autres  choses 
combien  le  sage  Phalessar  sait  bien  choisir  ses  confidents  quand 
il  a  un  secret  a  confier. 

AcTE  SECOND.  —  Tenue  du  conseil  d'l^tat.  Gosro^s,  sur  son 
trone,  estentoure  de  ses  ministres  et  des  grands  deson  empire. 
Memnon  s'y  trouve  par  son  rang  et  pour  voir  un  peu  ce  qui 
se  passe,  et  Mirzanfes  y  assiste  par  forme  de  penitence,  comme 
11  lui  a  ete  ordonne;  aussi  n'a-t-il  point  de  bonnet  sur  la  t^te, 
tandis  que  tout  le  monde  est  convert.  Gosrofes  harangue  le  con- 
seil. 11  observe  que,  malgre  le  succfes  dont  ses  armes  viennent 
d'etre  couronnees,  la  tranquillity  de  I'empire  n'est  encore  que 
mal  assur6e ;  qu'il  est  un  feu  secret  qui  couve  dans  ses  lltats, 
pr^t  a  eclater  au  premier  signal.  II  connait  les  auteurs  perni- 
cieux  de  ces  troubles ;  ce  sont  des  Chretiens  seditieux.  II  exige 
que  chaque  membre  du  conseil  s'engage,  par  un  serment  solen- 
nel  envers  la  divinite  du  pays,  d'exterminer  sans  aucune  res- 
triction tout  traitre,  tout  coupable.  11  jure  le  premier  ce  serment 
redoutable.  Phalessar  lui  observe  qu'en  sa  qualite  de  chretien, 
il  ne  lui  est  pas  possible  de  jurer  par  le  Soleil,  mais  il  jure  sur 
son6p6e,  et  son  serment  est  regu  pour  valable.  Arbate,  un  autre 
grand  du  royaume,  reprend  ensuite  le  serment  du  pays,  et  jure 
qu'il  ne  fera  pas  grace,  quand  le  traitre  serait  son  propre  fils. 
Mirzanfes  a  bien  de  la  peine  a  se  contenir  pendant  cette  cere- 
monie.  Enfin,  Amestris  arrive  avec  une  lettre  qui  decouvre  un 
complot  form6  par  les  Chretiens.  Cette  lettre  a  ete  apportee  par 
un  esclave    qui  n'a  eu  que  le  temps  de  la  remettre,  parce  que 


SEPTEMBRE  1767.  W 

les  conjures,  qui  se  doutaient  de  sou  inlidelit6,  avaient  eu  la 
precaution  de  Tempoisonner.  Tout  le  monde  a  les  yeux  sur 
Mirzan^s,  tout  le  monde  craint  de  le  trouver  impliqu6  dans 
cette  conspiration.  Gosro6s  se  retire  avec  sa  suite  pour  eclairer 
une  affaire  si  importante.  Mirzanfes  reste  seul  avec  Phalessar. 

Ladecouverte  du  complot  inqui6te  le  jeune  chr6tien,  mais 
ne  le  decourage  pas.  II  compte  sur  les  Abyssiniens  que  Memnon 
lui  a  promis  d'armer,  et  qui  doivent  porter  k  Gosrofes  un  coup 
aussi  sur  qu' inattendu.  Miizan^s,  sans  s'expliquer  enti^rement, 
ne  cache  pas  troptous  ces  projets  a  Phalessar.  Ge  vieillard,  de 
plus  en  plus  dechire  par  ses  remords,  oppose  d'abord  au  jeune 
furieux  tout  ce  que  la  religion  chretienne  a  de  lieux  cominuns 
sur  la  douceur,  sur  la  mansuetude,  sur  la  patience  dans  les 
souffrances.  A  ces  lieux  communs,  Mirzanes  repond  par  les 
maximesd'un  chretien  fanatique  qui  secroit  tout  per  mis  quand 
il  trouve  son  culte  en  danger,  et  qui  16ve,  sans  balancer,  le 
glaive  jusque  sur  son  prince,  si  la  volonte  du prince  ne  se  trouve 
pas  d'accord  avec  la  volonte  de  son  Dieu.  Le  combat  entre  le 
Chretien  doux  et  ie  chr6tien  violent  est  long  et  vif,  et  Phalessar 
n'a  pas  lieu  de  s'applaudir  de  son  education  chretienne.  II  n'a 
pas  encore  fait  de  progres  sur  le  coeur  de  son  proselyte  freneti- 
que,  lorsque  les  conjures  qui  doivent  assassiner  Gosroes  parais- 
sent  avec  Memnon  a  leur  t6te.  Gelui-ci  ne  s'arr6te  qu'un 
moment.  II  remet  le  commandement  de  la  troupe  a  Mirzanes, 
pour  suivre  son  petit  plan  particulier;  il  va  denoncer  ce  conjur6 
a  Cosrofes,  afin  qu'il  puisse  6tre  pris  en  flagrant  delit  et  que  le 
roi,  presse  par  le  danger,  le  fasse  executer  avant  de  savoir  que 
c'est  son  fils. 

Lorsque  Phalessar  voit  Mirzanes  ^  la  t^te  des  conjures  et  sur 
le  point  de  consommer  ses  funestes  projets,  il  sent  bien  qu'il  ne 
lui  reste  plus  d'autre  parti  que  de  reveler  k  ce  furieux  le  secret 
de  sa  naissance  afin  de  le  faire  renoncerases  desseinscriminels. 
11  exige  done  de  lui  de  faire  retirer  cette  troupe  de  meurtriers 
parce  qu'il  a  des  choses  de  la  derni6re  importance  k  lui  confier. 
Mirzanfes  resiste  longtemps.  II  n'estpas  sans  defiance  et  il  craint 
quelque  trahison  de  la  part  d'un  chr6tien  aussi  ti6de  que  Pha- 
lessar. Enfmil  consent  d'eloigner  les  compagnons  de  ses  desseins, 
mais  a  peine  sont-ils  retires,  a  peine  Phalessar  ouvre-t-il  la 
bouche  pour  apprendre  a  Mirzanes  ce  qui  lui  importe  tant  de 


hOk  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

savoir,  que  les  gardes  de  CosroSs  arrivent  pour  s' assurer  de  la 
personne  de  Mirzanes.  II  est  arr^te,  et  Phalessar  sent  qu'il  faut 
prendre  d'autres  mesures. 

AcTE  TROisiEME.  —  Cosrocs,  entoure  de  ses  gardes,  parait, 
suivi  de  Phalessar,  qui  lui  demande  pour  toute  grace  de  I'en- 
tendre.  Cosro^s  n'y  est  gu6re  dispose.  La  conspiration  est  decou- 
verte.  On  a  des  preuves  que  Mirzanfes  est  un  des  principaux 
chefs.  lis  sont  tons  pris.  On  sait  encore  que  ce  Meninon  qui  a 
denonce  Mirzanfes  est  lui-m6me  un  traitre.  G'est  le  seul  qui  se 
soit  derob^  par  la  fuite.  Enfin,  a  force  d'insister,  Phalessar 
obtient  de  Cosro6s  un  instant  d'audience.  Les  gardes  sont  6loi- 
gnes,  et  le  vieillard  reste  seul  avec  le  roi. 

Alors  le  vieux  chretien  decouvre  a  son  prince  avec  beau- 
coup  de  componction  la  fourberie  dont  ils'est  rendu  coupable 
par  I'escamotage  de  I'heriiier  de  I'empire  qu'il  a  fait  passer 
pour  mort,  afin  de  pouvoir  en  faire  un  bon  chretien  ;  et  ce  bon 
Chretien  se  trouve  actuellement  dans  les  fers  pour  avoir  voulu 
assassiner  son  pfere  sans  le  connaiire,  et  son  roi  en  le  connais- 
sant  tr6s-bien.  Et  admirez  la  bonhomie  de  ce  Gosrofes  qui  passe 
pour  si  s6v6re,  et  qui  ne  fait  pas  le  moindre  reproche  sur  ce 
petit  crime  d'etat  ci  son  sujet  coupable!  Je  suppose  que  le 
conite  de  Saxe  eut  trouve  moyen  d'enlever  M.  le  Dauphin  en 
1730 ;  de  le  faire  passer  pour  mort,  de  I'envoyer  h  I'Universite 
de  Leipsick,  et  de  le  mettre  en  pension  chez  M.  le  docteur 
Klausing,  ou  chez  M.'^le  surintendant  Deyling,  deux  flambeaux 
theologiques  6clairant  alors  la  Saxe  orthodoxe.  Je  suppose 
qu'apr^s  la  paix  de  17Zi8  le  comte  de  Saxe,  plein  de  gloire, 
ayant  gagn6  plus  de  batailles  au  roi  que  ce  pauvre  diable  de 
Phalessar  n'en  a  vues  en  sa  vie,  eut  fait  venir  son  petit  pen- 
sionnaire  en  France  sous  le  nom  d'un  de  ses  neveux  ou  d'un 
enfant  trouve.  Je  suppose  que  cet  enfant,  devenu,  moyennant 
la  grace  de  Dieu  et  les  soins  du  celebre  docteur  Klausing,  bon 
et  zele  protestant,  eut  trouve  fort  mauvals  la  revocation  de 
I'edit  de  jNantes  et  quelques  autres  arrangements  pris  en  ce 
royaume  contre  la  religion  protestante.  Je  suppose  que  I'enfant 
trouve,  pour  inspirer  au  roi  de  meilleurs  sentiments  h  cet  egard, 
eut  form6  avec  quelques  bandits  le  dessein  de  I'assassiner.  Je 
suppose  que  ce  complot  eut  et6  decouvert,  et  qu'on  eut  mis 
I'enfant  trouve  ci  la  Conciergerie  pour  6tre  execute  en  place  de 


SEPTEMBRE  1767.  [|05 

Grfeve,  et  que  le  conite  de  Saxe  eut  et6  trouver  le  roi  pour  lui 
confier  que  ce  petit  personnage  entreprenant  est  M.  le  Dauphin, 
qu'on  a  cru  mort  mal  h.  propos  depuis  vingt  ans.  Je  suppose... 
Mais  jc  vous  entends  crier  que  je  suis  fou  d  lier  avec  mes  sup- 
positions. Eh !  comment  appellerez-vous  le  public  qui  6coute 
de  pareilles  impertinences  sur  le  th(^atre  de  la  nation,  et  qui  les 
applaudit?  Croyez-vous  de  bonne  foi  qu'on  puisse  les  entendre 
et  les  soulTrir  impunement,  et  que  le  gout  public  soit  en  bon 
chemin  quand  il  en  est  Ik? 

Cosrofes  se  rappelle  apparemment  les  victoires  de  Phalessar 
pour  lui  passer  en  ce  moment  la  petite  tricherie  ;  il  n'exige  de 
lui  qu'une  chose,  c'est  de  ne  r6v61er  ce  secret  ni  k  Mirzanfes  ni 
k  Amestris,  k  qui  que  ce  soit  au  monde.  Apr6s  quoi  il  ordonne 
qu'on  lui  amfene  Mirzan^s. 

Dans  I'intervalle,  il  se  parle  k  lui  seul,  et  Ton  croit  un  mo- 
ment qu'il  a  quelque  grand  et  merveilleux  projet  dans  la  tfite, 
en  voulant  ainsi  que  ce  secret  demeure  inconnu;  mais  on  est 
bientdt  desabuse.  Mirzanfes  paralt  en  effet  au  milieu  des  gardes  et 
accompagne  du  vieux  chretien  Phalessar.  L'entretien  de  Gosrofes 
avec  le  coupable  est  d'une  longueur  demesuree.  Mirzanfes  est 
etonn6  de  trouver  le  roi  si  doux  et  si  mielleux  envers  lui.  II  se 
sent  aussi  je  ne  sais  quoi  de  tendre  pour  ce  Gosrofes,  qu'il  avait 
cependant  si  bien  jure  de  tuer.  Phalessar,  en  proie  k  la  crainte 
et  a  I'esp^rance,  attend  k  tout  instant  une  reconnaissance  tou- 
chante,  un  denoument  favorable;  et  moi,  plus  cruellement 
que  lui  en  proie  a  un  ennui  d6vorant  au  milieu  des  applaudis- 
sements  d'un  parterre  imbecile,  j'attends  que  tout  cela  finisse 
d'une  manifere  quelconque  :  lorsque  Gosrofes,  pour  tout  resultat, 
s'en  lient  k  conseiller  k  Mirzanfes  avec  beaucoup  d'amitie  et  de 
douceur  d'aller  au  supplice  de  bonne  gr&ce  et  sans  faire 
I'enfant.  G'est  que  le  roi  se  souvient  du  serment  qu'il  a  fait,  de 
n'epargner  aucun  des  coupables.  A  cet  arret  si  sevfere,  la 
patience  6chappe  k  Phalessar.  11  va  d6couvrir  k  Mirzanfes  sa  nais- 
sance ;  mais  les  gardes  ont  dfeji  entralne  ce  jeune  criminel  et 
pr^venu  ainsi  la  confidence.  Phalessar  n'a  que  le  temps  de  crier 
a  Amestris  qui  survient :  «  Reine,  c'est  votre  fils  qu'on  mfene  au 
supplice ;  »  et  celle-ci  n'a  pas  besoin  d'autre  explication  pour 
en  etre  entiferement  convaincue. 

AcTE  QUATRiEviE.  —  Malgre  les  indiscrfetions  de  Phalessar 


/i06  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

et  les  cris  d'Amestris,  MirzanSs  etait  vraisemblablement  execute 
sans  se  douter  de  sa  qualite  de  dauphin,  si  une  poignee  de 
conjures  n'y  avait  mis  la  main.  lis  Font  delivre,  et  ils  le  rame- 
nent  victorieux  au  palais,  ou  il  parait  a  la  tete  de  ses  partisans, 
le  sabre  a  la  main.  L'execution  devait  se  faire  de  nuit;  ainsi  il 
est  d(^ja  un  pen  tard  lorsqu'il  en  est  de  retour.  Ghemin  faisant, 
il  a  ete  oblige  de  se  battre  contre  des  gens  qui  defendaient  les 
approches  du  palais.  II  a  tue  dans  I'obscurite  un  homme,  entre 
autres,  dont  les  cris  plaintifs  I'ont  ensuite  attendri.  11  se  ilatte 
que  c'est  Gosroes  lui-meme  qui  a  peri  de  sa  main,  et  11  se  de- 
mande  d'ou  lui  peut  venir  cette  piti6  importune  dont  il 
se  sent  obsede.  Mais  au  milieu  de  ces  discours,  Gosroes  parait, 
d'ou  Mirzanes  conclut  que  ce  n'est  pas  lui  qu'il  a  massacre. 

Gosroes  vient  seul,  sans  armes,  sans  defense.  II  se  met  k  la 
merci  de  ses  assassins.  II  veut  absolument  que  Mirzanes  le  tue. 
Celui-ci  des  qu'il  en  est  le  maitre  ne  s'en  soucie  plus,  et  puis 
ses  mouvements  secrets  et  int6rieurs  recommencent  de  nouveau. 
Mais  Gosroes  s'en  tient  a  son  idee  ;  il  faut  que  Mirzanes  le  tue 
ou  qu'il  p6risse  lui-meme.  On  ne  peut  le  detacher  de  cette  alter- 
native. Gependant  Mirzanes,  plus  occupe  de  I'homme  qu'il  a 
perce  dans  I'obscurite  que  de  tout  le  reste,  voit  enfm  approcher 
sa  victime.  G'est  Phalessar,  qui  vient  mourir  en  presence  de  son 
roi  et  de  son  meurtrier.  Amestris  survient  aussi.  Elle  n'est  pas 
femme  a  garder  longtemps  son  secret.  Elle  declare  a  Mirzanes 
sa  naissance.  Gelui-ci,  interdit,  petrifie,  se  reconnait  pourtant 
pour  fils  de  Gosroes.  II  embrasse  sa  ch^re  m^re ;  il  rend  hom- 
mage  a  son  roi  en  tombant  k  ses  pieds  avec  tons  ses  partisans. 
Tout  se  calme,  et  Phalessar,  qui  croit  la  piece  fmie,  prend  le 
parti  de  mourir  de  sa  blessure,  assez  content  de  la  tournure 
qu'ont  prise  les  etonnantes  aventures  qui  se  sont  passees  dans 
cette  journee. 

Mais  Phalessar  ne  savait  pas  son  compte  et  etait  bien  heu- 
reux  d'en  elre  quitte  pour  quatre  actes.  Je  crus  un  moment 
que  I'auteur  nous  en  tiendrait  quittes  aussi,  et  que  nous  irions 
souper  sans  cinquieme  acte,  parce  qu'enfm  tout  se  trouvait  ter- 
mine  le  plus  convenablement  du  monde.  Mais  M.  Le  F^vre,  qui 
pense  a  tout,  avait  mis  le  peuple  dans  ses  interets  et  avait 
trouve  dans  son  assistance  de  quoi  allonger  sa  piece  d'un 
cinquieme,  qui  paraissait  manquer  a  la  premiere  coupe.  Ge 


SEPTEMBRE   1767.  ^07 

peuple  s'c^tait  assemble  pour  voir  une  execution,  et  il  n'elait 
pas  d'huineur  de  s'en  reiourner  sans  avoir  rien  vu.  Ainsi  il  se 
routine,  il  force  les  portes  du  palais,  et  il  demande  a  cor  et  k 
cri  que,  fiis  de  roi  ou  non,  le  coupable  Mirzanfes  soil  execute. 
Amestris  a  beau  crier  de  son  cdt6  :  le  peuple  n'entend  pas  rai- 
son,  et  Gosro^s,  pour  finir  I'acte,  est  oblige  d'envoyer  Mirzan^s 
de  nouveau  au  supplice. 

AcTE  ciNQUiEME.  —  SI  06  jcune  chr6tien  sait  y  aller  de 
bonne  grace,  il  sait  aussi  en  revenir,  comme  vous  savez.  Cette 
fois-ci,  il  apprend  au  moment  de  son  execution  qu'une  nouvelle 
conspiration  vient  d'eclater  contre  son  p6re.  Memnon,  qui  s'6tait 
derob6  a  la  poursuite  de  Cosroes,  s'est  mis  k  la  t6te  des  Abys- 
siniens,  ses  prisonniers,  et  marche  vers  le  palais.  A  cette  nou- 
velle, Mirzan^s  n'en  fait  pas  deux,  II  se  saisit  du  sabre  du 
bourreau,  et  court  combattre  ce  perfide  Memnon,  quitte  k  venir 
aprfes  cette  expedition  pour  se  faire  enfin  executer.  Mais  cette 
fois-ci  le  peuple  le  dispense  de  recommencer  cette  fatigante 
c6r6monie.  Mirzanfes  n'a  pas  sitdt  rejoint  Memnon  qu'il  a  ter- 
raine  ses  crimes  et  sa  vie,  moyennant  le  sabre  du  bourreau 
enfonce  dans  le  ventre  du  traitre,  et  lo  peuple,  touche  de  cette 
action  qui  rend  enfin  le  repos  k  I'empireet  assure  la  tranquillity 
publique,  ne  se  soucieplus  de  voir  Mirzan6s  representer  davan- 
tage  en  place  de  Gr^ve. 

Au  reste,  tout  cela  se  passe  derrifere  la  sc6ne,  et  Cosroes  en 
est  successivement  instruit  par  divers  r6cits,  dont  le  dernier 
et  le  plus  long  est  fait  par  la  reine  en  personne.  Des  que  son 
recit  est  fini,  Mirzan^s  parait  au  milieu  du  peuple  pour  con- 
firmer  toutes  ces  heureuses  nouvelles. 

Cependant,  avant  de  permettre  k  Cosro6s  de  se  livrer  enfin 
el  quelque  joie,  un  grand  du  royaume  vient  pour  lui  donner 
sur  la  saintete  du  serment  une  lecon  un  peu  vigoureuse.  G'est 
Arbate.  II  avail  jure  au  second  acte  de  n'epargner  pas  m6me 
son  fils.  II  a  trouv6  ce  fils  parini  les  conjures.  II  Tamfene  devant 
le  roi.  II  se  rappelle  son  serment  en  presence  de  toute  la  cour. 
II  tire  son  poignard,  et  Ton  croit  qu'il  va  I'enfoncer  dans  le  sein 
de  son  fils  coupable.  Point  du  tout ;  c'est  lui-m6me  qu'il  perce. 
Mais  ce  petit  sermon  ne  fait  pas  la  moindre  impression  sur 
Cosroes,  qui  n'a  plus  envie  ni  dese  tuer,  nl  de  faire  tuer  son 
fils  Chretien.  Ainsi  vous  croirez  que  le  fruit  de  la  mort  d'Arbate 


/»08  CORRESPONDANGE   LITTJ^RAIRE. 

est  entierement  perdu ;  mais  il  s'en  faut  bien.  Ge  satrape  au 
contraire  fait  d'un  poignard  deux  coups ;  il  se  tue,  et  il  tue  en 
m^me  temps  M.  Le  F^vre  dans  mon  esprit  k  n'en  jamais  revenir. 
C'est  un  homme  sans  ressource.  S'il  avait  du  moins  su  nous 
montrer  Arbate  assez  juste,  assez  severe,  assez  attache  a  son 
pays  pour  immoler  un  fils  criminel  en  presence  de  toute  la 
cour,  j'aurais  pu  concevoir  quelque  esperance  de  son  genie, 
quoique  cet  episode  ne  tienne  en  aucune  mani^re  a  son  sujet, 
et  qu'il  y  soit  cousu  le  plus  ridiculement  du  monde.  Arbate 
me  prouve  que  M.  Le  F6vre  ne  saura  jamais  jouer  du  poi- 
gnard. 

Ce  qui  m'interesse  le  plus  dans  cette  etonnante  pifece,  ce 
sont  les  amateurs  d'executions  qui  ont  pass6  toute  une  journ^e 
a  attendre  en  vain  une  representation.  S'il  a  fait  ce  jour-la  un 
peu  chaud,  ou  un  peu  froid,  ou  un  peu  humide,  les  amateurs 
ont  du  rentrer  chez  eux  le  soir  de  bien  mauvaise  humeur,  et 
fort  mecontents  de  I'administration  de  la  justice  du  royaume  de 
Cosro^s.  Nous  sommes  mieux  polices  en  France,  et  nous  ne  fai- 
sons  pas  languir  les  spectateurs.  Gela  me  rappelle  le  discours 
d'un  homme  que  rapporte  M.  d'Alembert  quand  il  est  en  train 
de  faire  des  contes.  Cet  homme  se  trouve  a  une  table  d'hote 
ou  Ton  se  plaignait  de  la  lenteur  de  la  justice.  11  prit  la  parole 
et  il  dit :  «  Je  ne  concoispas  comment  on  pent  accuser  en  France 
la  justice  de  lenteur.  Je  me  trouvais  mardi  dernier  au  Palais, 
j'avais  oublie  mon  mouchoir  chez  moi ;  j'en  pris  un  dans  la 
poche  de  mon  voisin ;  il  etait  environ  onze  heures.  A  onze 
heures  et  demie,  je  fus  decr^te  de  prise  de  corps  et  pris.  A 
midi  interrog^,  confronte,  recole.  A  midi  et  demi,  juge.  A  une 
heure,  fouette  et  marqu6.  Avant  deux  heures,  j'etais  rentre  chez 
moi  pour  diner.  » 

Voila  comment  le  public  aurait  du  en  user  avec  I'auteur  de 
Cosroh.  II  aurait  pu  etre  entendu,  jug6,  rel^gue  du  theatre,  et 
rendu  chez  lui  pour  souper;  mais  on  disait  que  M.  Le  F^vre 
etait  tr6s-jeune,  qu'il  fallait  encourager  la  jeunesse.  En  conse- 
quence, son  second  et  son  troisieme  acte,  ainsi  que  la  moitie  du 
quatri^me,  furent  applaudis  avec  transport,  et  quoique  I'autre 
moitie  de  cet  acte,  ainsi  que  le  cinquifeme,  ne  reussissent  point, 
la  pi^ce  aura  au  moins  cinq  et  peut-6tre  huit  representations,  k 
moins  que  la  suspension  que  vient  de  lui  occasionner  I'indis- 


SEPTEMBRE   1767.  m 

position  d'un  acteur  ne  lui  devienne  falalc.  Ce  pocite  a  entre 
autres  agr6nienis  celui  d'etre  louche,  d*6tre  toujours  a  cdt(^  de 
sa  pens^e,  de  ne  jamais  dire  ce  qu'il  voudrait  dire  :  ii  faut 
t'iujours  en  deviner  et  supplier  la  mollis.  Malgr6  cela  j'enten- 
dais  dire  k  tout  le  monde  autour  de  moi,  pendant  les  second  et 
iroisifeme  acles,  me  sentant  saisi  d'un  violent  frisson  caus6  par 
I'enDui,  que  ce  jeune  homme  avait  non-seulement  beaucoup  de 
talent,  mais  m6me  du  genie.  0  Atheniens,  si  vous  prodiguez 
ces  noms  k  de  tels  ouvrages,  vous  6tes  bien  dignes  de  n'en  plus 
voir  d'autres  sur  vos  theatres. 

—  Nous  avons  enfin  requ  quelques  exemplaires  de  VIngdnu, 
roraan  theologique,  philosophique  et  moral,  de  M.  de  Voltaire. 
M.  ring(^nu  est  un  jeune  Huron  qui  a  la  curiosite  de  voir 
I'Europe.  Apr6s  avoir  vu  I'Angleterre,  il  debarque  sur  les  c6tes 
de  la  Basse-Bretagne.  II  y  trouve  inopinement  un  oncle  dans 
la  personne  de  M.  le  prieur  de  Notre-Dame  de  la  Montagne,  et 
une  tante  dans  la  soeur  du  prieur,  M"'  de  Kerkabon,  vierge  ag6e 
de  quarante-cinq  ans.  II  y  devient  amoureux  de  M""  de  Saint- 
Yves.  Vous  verrez  ensuite  par  quel  enchainement  d'aventures 
M.  ringenu,  apr^s  avoir  repousse  les  Anglais  en  Bretagne, 
arrive  k  Versailles  pour  y  demander  la  recompense  de  ses  ser- 
vices, est  mis  a  la  Bastille,  y  reste  oublie,  en  est  tir(5  enfin 
par  le  credit  de  sa  belle  maitresse,  perd  par  une  mort  tragique 
cette  incomparable  personne,  et  ne  se  console  de  sa  vie  de 
cette  perte.  Tout  cela  se  passe  en  1680  sous  le  minist^re  de 
monseigneur  de  Louvois  et  du  R.  P.  de  La  Chaise.  M.  I'lngenu  fait 
k  cette  occasion  le  portrait  d'un  ministre  de  la  guerre  qui  ne 
ressemble  pas  au  marquis  de  Louvois,  puisque  tout  le  monde 
y  a  reconnu  M.  le  due  de  Choiseul.  Ce  roman  n'est  pas  le  chef- 
d'ceuvre  de  M.  de  Voltaire;  mais  il  est  plein  de  traits  qui  rap- 
pellent  la  mani^re  de  cet  ecrivain  illustre.  II  est  amusant  et 
agr6able  comme  tout  ce  qui  sort  de  sa  plume :  car  remarquez 
que  M.  de  Voltaire,  m^me  quand  il  est  mauvais,  n'est  jamais 
ennuyeux.  Au  reste  M.  le  Huron,  dont  son  oncle  le  prieur  n'a 
rien  de  plus  presse  que  de  falre  un  bon  chr^tien  moyennant  le 
sacrement  de  bapt6me,  a  un  bon  sens  bien  alarmant  pour  sa 
tante  devote. 

—  Le  roi  de  France  Charles  V  fut  surnomm^  le  Sage  parce 
qu'il  r6para  par  sa  prudence  les  malheurs  du  roi  Jean,  son  p6re. 


MO  CORRESPONDANCE  LlTTfiRAIRE. 

et  de  Philippe  de  Valois,  son  grand-pfere,  et  qu'il  sauva  le 
royaume,  qui  paraissait  devoir  etre  in6vitablement  et  enti^re- 
ment  subjugue  par  les  Anglais.  Tout  ce  que  la  sagesse  de 
Charles  V  avait  procure  d'avantages  a  la  maison  regnante  fut 
perdu  de  nouveau  sous  son  fils  Charles  VI,  qui  vecut  et  mourut 
en  d^mence.  Charles  V  n'6tait  point  guerrier.  II  eut  le  bon 
esprit  de  ne  vouloir  pas  faire  un  metier  pour  lequel  il  n' avait 
point  de  vocation  ;  il  laissa  le  commandement  des  armees  a  ce 
Bertrand  du  Guesclin  qu'il  fit  son  connetable,  qui  lui  rendit  de 
si  grands  services,  et  dont  le  nom  est  devenu  si  illustre. 
Remarquez  que  la  qualite  la  plus  essentielle  a  un  grand  prince, 
c'est  de  savoir  pressentir  le  merite  et  choisir  les  hommes.  On 
ne  salt  pas  assez  combien  I'eloge  de  Sully  est  celui  de  Henri  IV. 
Sousun  pauvre  roi,  Sully  etait  d6plac6,  exile,  perdu,  avant  d'avoir 
fait  aucun  bien  ;  au  premier  abus  qu'il  aurait  ose  attaquer,  il 
cut  et6  sacrifie  a  ses  ennemis.  Combien  d'hommes  de  genie 
vivent  et  meurent  sous  le  regne  d'un  pauvre  prince,  sans  etre 
employes,  sans  parvenir  a  etre  connus  ni  a  se  connaitre  eux- 
memes  !  De  tels  regnes  repandent  le  sommeil  et  la  lethargiesur 
toute  une  nation,  et  le  merite,  place  quelquefois  par  un  hasard 
aveugle  dans  le  gouvernement,  en  est  bientot  chasse.  Le  propre 
de  ces  regnes  est  de  regarder  les  hommes  qui  ont  du  genie  et 
du  caractere  comme  dangereux,  et  de  les  dilTamer  comme 
visionnaires.  Remarquez  aussi  a  quoi  tiennent  les  plus  grandes 
comme  les  plus  petites  deslinees.  Si  I'imbecile  et  furieux 
Charles  VI  avait  succede  immediatement  au  malheureux  roi 
Jean,  la  France  serait  devenue  infailliblement  la  conquete  des 
Anglais,  et  le  prince  Noir  serait  celebre  aujourd'hui  par  nos 
panegyristes  comme  le  sauveur  du  royaume.  Si  Henri  IV,  a  une 
6poque  plus  moderne,  avait  eu  le  caractere  faible  et  mepri- 
sable  de  son  predecesseur,  la  maison  de  Lorraine  aurait  infail- 
liblement rempli  ses  projets  ambitieux ;  elle  se  serait  emparee 
du  trone  de  France,  et  le  chef  de  I'auguste  maison  de  Bourbon 
serait  traite  aujourd'hui  d'usurpateur  par  les  m6mes  Francais 
qui  veulent  qu'on  les  regarde  comme  plus  attaches  a  leurs  rois 
legitimes  que  ne  le  sont  d'autres  nations.  II  ne  se  prononcerait 
aucun  discours  academique  sans  I'eloge  de  la  maison  de  Lor- 
raine aux  depens  de  celle  de  Bourbon,  et  les  pretres  auraient  si 
bien  fait  depuis  deux  cents  ans  que  Henri  IV,  qu'ils  ont  bien 


SEPTEMBRE   1767.  411 

de  la  peine  k  aimer  malgr6  ses  vertus,  serait  reste  aux  yeux  de 
Dieu  et  de  la  nation  un  huguenot  abominable. 

Charles  V,  ayant  soutenu  la  rnaison  de  Valois  par  sa  sagesse 
sur  le  penchant  de  sa  ruine,  TAcademie  fran<jaise  a  propos6 
Teloge  de  ce  monarque  pour  le  prix  d'eloquence  k  remporter 
cette  ann6e;  et  elle  vient  de  couronner  le  discours  de  M.  de  La 
Harpe.  Ge  discours  est  iniprini6,  et  vous  le  lirez  avec  plaisir.  Ce 
n'est  pas  qu'on  n'en  edt  pu  faire  un  beaucoup  plus  beau ;  que 
la  peinlure  des  moeurs  et  des  d6sordres  de  ce  malheureux 
si6cle  n'eutpu  6tre  plus  forte  et  plus  6nergique;  mais  M.  de  La 
Harpe  n'a  point  ce  nerf-U.  II  a  une  mani^re  plus  faible,  mais 
sage,  un  coup  d'ccil  qui  n'est  pas  profond,  mais  juste;  et  je 
m'en  contente.  Ge  jeune  homme  a  du  style  ;  et  cette  quality 
n'est  pas  commune.  J'aurais  voulu  cependant  un  peu  moins 
d'antilh^ses  dans  la  premiere  partie ;  je  ne  puis  souflrir  ces 
p6riodes  arrang^es  k  quatre  epingles,  oii  chaque  phrase  est 
contre-balancee  par  une  autre  du  m6me  poids,  oil  il  y  a  tout 
juste  autant  de  crainte  d'un  cote  que  A'espirance  de  1' autre,  et 
oil  les  mots  jouent  sans  cesse  centre  des  mots.  Comme  M.  de 
La  Harpe  s'est  fait  beaucoup  d'ennemis  par  sa  fatuite,  on  a  dit 
que  les  plus  beaux  morceaux  de  son  discours  etaient  de  M.  de  Vol- 
taire, parce  quel'auteur  se  tient  toujours  k  Ferney.  Je  crois  bien 
que  M.  de  Voltaire  a  jet6  les  yeux  sur  le  discours  de  M.  de  La 
Harpe;  je  me  ferais  fort,  ce  me  sembie,  de  souligner  tout  ce 
qui  en  appartient  au  chef  de  la  litt^rature  francaise.  Ce  ne  sent 
pas,  il  est  vrai,  les  morceaux  les  plus  mauvais;  mais  dans  le 
fait,  ils  ne  font  que  relever  un  tr6s-bon  fond. 

Outre  le  discours  de  M.  de  La  Harpe,  on  en  a  imprime  un 
grand  nombre  d'autres  qui  ont  concouru  pour  le  m6me  prix, 
et  que  vous  ferez  bien  de  ne  pas  lire,  pas  meme  celui  de 
M.  Gaillard. 

IS  septembre  1767  >. 

M.  de  Beaumarchais  vient  enfin  de  faire  imprimer  EugMie, 

i,  Ce  cahier  manque  dans  le  manuscrit  de  Gotha;  mais,  giAce  h  robligeance 
de  M.  E.-G.  KIcmming,  conservateur  de  la  biblioth^que  royaledc  Stockholm,  nou» 
avons  pu  rempruntor  an  manuscrit  appartcnant  k  ceite  biblioth^quc;  cette  Rra- 
cieuse  communicatiou  nous  a  fourni  aussi  d'utilcs  compltSmeats  pour  les  ann^es 
1766  et  1708. 


m  CORRESPONDANCE  LITIERAIRE.  ■ 

drame  en  prose  el  en  cinq  actes,  enrichi  de  figures  en  taille- 
douce  avec  un  essai  sur  le  drame  serieux*.  Gette  piece,  sifflee 
et  huee,  etait  enti^rement  tomb6e  a  la  premiere  representation  ; 
elle  s'est  relevee  ensuite  k  la  seconde,  et  elle  a  eu  beaucoup 
de  succes  au  theatre.  Ge  succ^s  m'a  toujours  paru  reflet  da 
jeu  de  Preville  et  de  M"^  d'Oligny,  dont  le  prestige  n'a  jamais 
r^ussi  a  me  derober  la  sterilite  du  genie  de  I'auteur,  la  plati- 
tude et  I'aridit^  de  son  style.  La  lecture  de  la  pifece  m'a  confirme 
dans  le  jugement  que  j'en  ai  porte  a  la  representation.  Plus 
lesujet  etait  interessant,  pathetique  et  beau, plus  la  maniere  dont 
M.  de  Beaumarchais  I'a  trait6  me  paralt  d^poser  contre  son 
talent  et  le  deferer  au  tribunal  de  la  critique  comme  un  homme 
sans  aucune  ressource.  II  dit  dans  son  discours  preliminaire 
que  son  premier  projet  etait  d'ecrire  en  faveur  du  drame 
serieux  attaque  souvent  par  des  critiques  peu  judicieuses;  mais 
que,  considerant  qu'un  bel  exemple  prouve  plus  que  les  pre- 
ceptes  les  mieux  d(^velopp6s,  il  avait  desire  avec  passion  de 
pouvoir  substituer  I'exemple  au  precepte.  Gette  entreprise  ne 
I'a  pas  emp6ch6  de  nous  communiquer  encore  ses  id6es  sur  ce 
genre  dans  le  discours  preliminaire  qu'il  a  intitule  Essai  sur  le 
drame  serieux.  Get  essai  confirme  des  idees  assez  justes,  mais 
cpmmunes,  aussi  peu  heureusement  developpees  que  les  senti- 
ments des  acteurs  dans  sa  pifece,  Ainsi  et  les  pr^ceptes  et 
I'exemple  seraient  egalement  defavorables  a  la  cause  que  M.  de 
Beaumarchais  a  voulu  d6fendre,  si  malheureusement  la  bonte 
de  cette  cause  dependait  de  la  bont6  de  I'avocat.  Get  avocat  est  de 
ces  gens  dont  le  sufl"rage  embarrasse;  on  aimerait  autant  s'en 
passer.  11  ne  devrait  pas  ^tre  permis  k  tout  le  monde  indis- 
tinctement  d'aimer  les  bonnes  choses.  M.  de  Beaumarchais  n'a 
rien  en  lui  qui  doive  lui  donner  du  gout  pour  les  beaux-arts; 
de  quoi  s'avise-t-il  de  les  aimer  et  de  s'en  occuper? 

J'avouerai  cependant  que  le  public  ne  m'a  pas  paru  exempt 
de  justice  a  I'egard  de  M.  de  Beaumarchais.  Je  crois  que  sa 
pi^ce  a  6te  jugee  rigoureusement,  mais  equitablement  a  la 
premiere  representation,  etqu'elle  ne  se  rel^vera  jamais  de  cet 
arr^t  malgr6  le  succ6s  passager  qui  I'a  suivi;  mais  on  n'a  pas 
eu  assez  d' equity  pour  le  discours  preliminaire.  Gomme  M.  de 

1.  Cinq  figures  de  Gravelot,  gravies  par  Duclos,  Masquelier,  etc. 


SEPTEMBRE  1767.  M3 

Beaumarchais  a  une  reputation  de  fatuite  g6n^ralement  6tablie, 
on  a  trouv6  dans  son  discours  un  ton  sufTisant  et  avantageux 
qui  n'y  est  point.  Moi,  qui  n'ai  jamais  vu  M.  de  Beaumarchais 
et  qui  crois  devoir  6tendre  I'indulgence  ou  du  moins  Tindiff^- 
rence  jusque  sur  les  airs  d'un  fat  d  qui  je  ne  dois  rien  et  qui 
par  consequent  ne  pent  m'6tre  k  charge,  j'ai  trouv6  au  con- 
traire  le  ton  de  M.  de  Beaumarchais,  dans  son  Essai  sur  le 
drame  serieux^  tr6s-simple,  tr6s-naturel  et  tr6s-6loigne  de 
toute  fatuit(^.  Je  voudrais  que  son  talent  r^pondlt  k  la  modestie 
et  i  la  simpHcit6  de  son  ton,  et  je  serais  content.  On  lui  a 
reproch6  comme  une  fatuity  sans  exemple  d'avoir  mis  sur  le 
titre  une  6pigraphe  tiree  de  sa  propre  pi6ce ;  cet  homme, 
a-t-on  dit,  n'a  trouve  d'auteur  digne  d'etre  cite  par  lui  que 
lui-m6me.  Mais  enfin  son  6pigraphe  est  mieux  plac6e  dans  sa 
bouche  que  dans  celle  d'Eugenie  :  une  seule  d-marche  hasard^e 
tn*a  mis  a  lamerci  de  tout  le  monde.  La  s6v6rite  de  ses  censeurs 
prouve  la  bonte  du  choix  de  son  6pigraphe;  et  puisque  I'au- 
teur  s'est  mis  aussi  k  ma  merci,  je  dirai  un  mot  en  passant  sur 
deux  articles,  de  son  discours  preliminaire. 

Je  lui  observe  d'abord  qu'il  etait  inutile  de  s'etendre  sur  la 
bonte  du  genre  s6rieux;  que  noussommes  trop  avances  aujour- 
d'hui  pour  qu'il  soit  n6cessaire  de  relever  et  de  refuter  toutes 
les  pauvretes  qui  se  disent  dans  la  discussion  d'une  matiere,  et 
qu'il  ne  s'agit  desormais  que  de  combattre  les  erreurs  de  ceux 
qui  ont  d'ailleurs  des  lumiferes,  de  I'esprit  et  du  gout,  et  dont 
I'autorit^  aurait  par  consequent  une  influence  facheuse  sur  le 
jugement  de  ceux  qui  n'ont  rien  de  tout  cela.  Gette  reflexion 
aurait  reduit  le  discours  de  M.  de  Beaumarchais  k  la  moitie  s'il 
avait  voulu  faire  attention,  et  nous  aurions  6t6  preserves  d'un 
bon  nombre  de  remarques  triviales.  Le  genre  serieux  n'est 
autre  chose  que  la  com6die  que  M^nandre  et  Terence  ont  cr^^e 
en  Grfece  et  k  Rome,  et  qui,  traitee  par  des  hommes  de  leur 
talent,  r6ussira  toujours  chez  toutes  les  nations  cultivees.  Mais 
pour  prouver  le  genre  s6rieux,  il  ne  faut  pas  d^crier  la  comedie 
gaie,  encore  moins  la  trag^die  des  Grecs,  dont  le  but  et  refiel 
etaient  6galement  sublimes. 

M.  de  Beaumarchais  pretend  que  les  coups  inevitables  du 
destin  n'olTrent  aucun  sens  moral  ^I'esprit,  que  la  moralite  qu'on 
pourrait  tirer  d'un  genre  de  spectacle  fond6  sur  de  tels  prin- 


li\k  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

cipes  serait  affreuse  et  porterait  au  crime;  que  toute  croyance 
de  fatalite  degrade  rhomme,  en  lui  otant  la  liberty,  hors 
laquelle  il  n'y  a  nulle  moralite  dans  ses  actions.  Je  conviens 
que  ces  petites  idees  mesquines  sont  assez  generalement  recues 
parmi  nous,  et  meme  parmi  une  partie  de  nos  philosophes, 
mais  elles  n'en  sont  pas  moins  fausses.  Et  d'abord  je  deman- 
derai  a  M.  de  Beaumarchais  si  les  peuples  de  I'ancienne  Gr6ce 
etaient  bien  degrades.  Le  dogme  de  la  fatalite  etait  cependant 
le  dogme  fondamenlal  de  leur  cat6chisme ;  c'etait  le  dogine  le 
plus  universellement  repandu,  celui  qu'on  inculquait  aux 
enfants  avec  le  plus  de  soin,  et  auquel  on  ramenait  sans  cesse 
les  hommes  par  les  representations  theatrales  qui  6taient 
enti^rement  consacrees  a  la  religion.  Si  les  hommes  de  ces 
temps  ont  6te  degrades  par  ce  dogme,  j'avoue  que  les  id6es 
judaiques  et  gothiques  dont  nous  farcissons  la  t^te  de  nos 
enfants,  et  dont  nous  entretenons  nos  citoyens  dans  nos  tem- 
ples, nous  rendent  peu  semblables  k  ces  hommes  degrades  dont 
les  vertus,  I'energie,  I'el^vation  et  le  patriotisme,  ont  fait  I'admi- 
ration  de  tons  les  siecles.  Les  slo'iciens,  les  plus  vertueux  de 
tous  les  hommes,  dont  la  morale  etait  si  pure  et  si  61evee, 
croyaient  tous  a  la  n^cessite  et  k  la  fatalite. 

Je  suis  SI  eloigne  de  croire  ce  dogme  oppose  a  la  morale 
que  je  suis  persuade  au  contraire  que  la  science  des  moeurs  ne 
sera  jamais  portee  a  sa  perfection  chez  une  nation  qui  n'ad- 
mettra  pas  le  dogme  de  la  fatalite.  Je  dis  plus  :  meme  chez  les 
nations  ou  la  metaphysique  du  pays  est  en  usage  de  le  com- 
battre,  il  existe  et  se  conserve  au  fond  des  coeurs-,  il  est  la 
source  de  toutes  les  vertus  civiles  et  le  fondement  de  toutes  les 
qualites  pr6cieuses  au  genre  humain.  Affranchissez  un  seul 
homme  sur  la  terre  des  liens  de  la  fatalite,  enlevez-le  a  la  main 
invisible  du  sort,  dissipez  autour  de  lui  les  tenebres  de  I'incer- 
titude,  et,  par  ce  seul  acte,  vous  I'aurez  rendu  le  plus  injuste, 
le  plus  immoder6,  le  plus  execrable  de  tous  les  hommes. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'approfondir  ces  grandes  id6es; 
cette  entreprise  serait  digne  d'un  philosophe  tel  que  Ciceron. 
Plus  vous  y  reflechirez,  plus  vous  vous  convaincrez  que  ces 
id^es  sont  justes  et  vraies.  J'aurais  volontiers  dispense  M.  de 
Beaumarchais  de.  toucher  a  une  corde  si  grave.  Je  me  souviens 
que  M.  Marmontel  a  deja  honnetement  d^raisonne  sur  cette 


SEHTEMBRE  1767.  M5 

mati^re  en  faisanl  un  paraI16le  dans  sa  PoHique  entre  la  tra- 
g6die  grecquc  ct  la  trag6die  fran^aise.  Je  suis  las  d'entendre 
du  bavardage  sur  un  objet  si  important ;  il  prouve  que  ses 
auteurs  ne  sont  pas  dignes  de  parler  de  morale,  et  peut-6tre 
que  nous  ne  sommes  pas  dignes  d'en  avoir  une  meilleure. 

Le  second  point  sur  lequel  j'ai  voulu  arr6ter  M.  de  Beau- 
marchais  tombe  sur  une  mati6re  moins  grave.  11  s'agit  de  savoir 
s'il  convient  d'ecrirc  le  drame  s6rieux  en  vers  ou  en  prose? 
M.  de  Beaumarchais  se  declare,  h.  I'exemple  de  M.  Diderot,  pour 
la  prose.  Je  pr6vois  que  t6t  ou  tard  cette  question  produira 
encore  une  querelle  litt^raire,  car  M.  de  Saint-Lambert  ne 
peut  pardonner  k  M.  Diderot  d'avoir  donne  la  preference  a  la 
prose  sur  les  vers  pour  les  ouvrages  dramatiques  et,  s'il  en 
trouve  I'occasion,  je  suis  persuade  qu'il  combattra  cette  opinion 
publiquement.  Yoyons  k  arranger  ce  proems  d'avance,  et  sur- 
tout  aliens  au  fait. 

II  ne  peut  pas  6tre  question  s'il  faut  ecrire  les  pieces  de 
theatre  en  prose,  lorsque  dans  une  langue  la  poesie  peut  avoir  tous 
les  avantages  de  la  prose  combines  avec  les  avantages  qui  lui 
sont  propres.  II  est  visible  qu'il  faut  donner  alors  la  preference 
a  la  po6sie.  Le  m6rite  d'^crire  en  vers  est  alors  un  merite  de 
plus,  si  les  vers  peuvent  conserver  au  dialogue  dramatique 
bien  exactement  la  simplicite,  la  facilite,  la  flexibiliie,  la 
concision,  le  naturel,  la  rapidite  du  discours.  Je  serais  bien 
fach6  que  Metastasio  eut  ecrit  en  prose,  je  serais  bien  fach6 
que  Terence  n'eut  pas  ecrit  ses  pieces  en  vers,-  mais  quels  vers! 
Montrez-moi  un  seul  morceau  parmi  tous  nos  ouvrages  dra- 
matiques digne  d'etre  mis  b.  cote  de  la  premiere  sc^ne  de 
VAndrienne. 

La  question  se  reduit  done  purement  et  simplemeut  a  savoir 
si  la  langue  fran(jaise  a  un  vers  dramatique,  et  si  le  vers 
alexandrin  qu'elle  emploie,  ou  toute  autre  espece  de  vers 
qu'elle  pourrait  employer,  n'est  pas  incompatible  avec  la  verite 
et  le  naturel  qu'exige  le  vrai  dialogue.  Je  crois  que  ce  dernier 
point  peut  6lre  prouve  sans  r6plique,  et  qu'il  est  impossible 
qu'une  langue  qui  n'observe  point  de  prosodie  dans  ses  vers, 
dont  la  prosodie  est  m^me  toujours  sourde,  et  qui  se  contente 
de  compter  les  syllabes  de  ses  vers  sans  s'embarrasser  de  leur 
mesure,  qu'il  est  impossible,  dis-je,  qu'une  telle  langue   ait 


U6  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

jamais  le  vers  dramatique.  Si  vous  voulez  vous  en  convaincre 
par  I'exemple,  prenez  les  comedies  de  Regnard;  c'est  de  tous 
nos  poetes  dramatiques  celui  qui  a  versifie  avec  le  plus  de 
naturel  et  d'aisance  et  qui  a,  par  consequent,  le  plus  approche 
de  la  prose ;  et  vous  y  verrez  combien  de  circonlocutions  pour 
dire  les  choses  du  monde  les  plus  simples,  combien  d'epith^tes 
oiseuses  et  deplacees,  combien  de  propos  allonges  et  sym6tris6s 
dans  une  seule  sc6ne  :  tous  defauts  incompatibles  avec  la  verite 
du  dialogue. 

Jamais  il  ne  serait  venu  dans  la  tete  d'un  ancien  poete 
d'ecrire  son  drame  en  vers  heroiques.  G'eut  et6  ignorer  les 
premiers  dements  de  son  metier  :  I'iambe  seul  etait  employ^ 
au  theatre,  parce  qu'il  avait  seul  tous  les  avantages  de  la  prose 
sans  perdre  ceux  de  la  versification.  Je  crois  le  vers  heroique 
si  diametralement  oppose  au  genre  dramatique  que  peu  s'en 
faut  que  je  n'aie  I'audace  d'ecrire,  en  cette  ann(^e  1767,  que  la 
veritable  trag^die  et  la  veritable  comedie  ne  sont  pas  encore 
trouvees  en  France;  mais  il  ne  s'agit  pas  de  sq  faire  lapider  ici, 
apres  avoir  6te  force  de  faire  amende  honorable  dans  le  carre- 
four  de  la  Gomedie-Francaise.  Ainsi,  renfermons  nos  heresies  au 
fond  de  notre  coeur.  EUes  ne  m'empdchent  pas  de  regarder 
Moliere  coriime  le  plus  grand  genie  des  slides  modernes; 
mais  le  plus  grand  homme  n'est  maitre  ni  de  sa  langue  ni  de 
sa  nation.  Et  Racine,  me  dirait-on,  n'est-ce  pas  un  poete  divin  ? 
Et  Virgile,  r6pondrais-je,  n'est-ce  pas  un  poete  divin,  et  con- 
naissez-vous  quelque  chose  a  mettre  k  c6t6  de  ce  quatrieme  chant 
de  V^n^ide,  si  pathetique,  si  touchant  et  si  beau?  Eh  bien, 
si  un  poete  dramatique  s' etait  avise  a  Ath^nes  de  faire  parler 
la  reine  de  Garthage  sur  le  theatre,  comme  elle  parle  dans  ce 
chant  divin  de  Yirgile,  il  aurait  ete  sillle.  G'est  que  rien  n'est 
plus  oppose  dans  son  essence  que  la  poesie  epique  et  la  po^sie 
dramatique;  et  si  M.  de  Saint-Lambert  n'est  pas  pen6tre  de 
cette  dilference  essentielle,  je  le  dispense  d'avance  de  tout  ce 
qu'il  pourrait  ecrire  sur  cette  question.  Le  sentiment  des  con- 
venances et  le  jugement  sont,  en  toutes  choses,  le  premier 
attribut  du  g6nie;  ils  sont,  en  toute  matifere,  la  premiere  regie 
du  gout. 

—  MM.  les  comtes  de  Coigny  et  de  Melfort,  dont  les  corps 
sont  en  quartier  a  peu  de  distance  du  pays  de  Gex,  viennent 


SEPTEMBRE  1767.  ftl7 

de  faire  une  pointe  jusqu'k  Ferney  pour  rendre  visile  ^i  M.  de 
Voltaire.  lis  sont  arrives  chez  le  grand  palriarche,  suivis  d'un 
nombreux  cortege  d'olTiciers  de  leurs  corps,  au  moment  oh  Ton 
allait  jouer  la  trag^die  d' Adelaide  du  Guesclin  sur  le  th^dtre 
de  Ferney.  Toute  cette  compagnie  militaiie  ayant  pris  place 
dans  la  salle,  la  toile  s'est  levee,  et  M.  de  La  Ilarpe,  un  des 
principaux  acteurs,  a  adresse  aux  heros  inopines  de  la  f^te  le 
compliment  impromptu  que  vous  allez  lire  : 

Sous  les  belles  couleurs  du  pinceau  d'un  grand  bomme, 
Guerriers,  vos  portraits  vont  s'offrir  k  vos  yeux. 
Vous  voyez  votre  ouvrage;  et  Nemours  et  Venddme 
ParleroDt  de  bien  pr^s  i  vos  coeurs  genereux. 
L'ivresse  de  Tamour,  IMvresse  de  la  gloire, 
Le  cri  des  passions,  le  cri  de  la  victoire  : 

Voil^  vos  guides,  6  Frangais; 

Et  les  titres  de  vos  succ6s 
Sont  au  temple  de  Guide,  au  temple  de  M6moire. 
Les  plaisirs  ont  pour  vous  embelli  les  grandeurs; 
lis  charment  vos  instants,  lis  charment  leur  empire. 
L'honneur  seal  vous  arrache  i  ces  douces  erreurs; 
L'honneur  est  votre  dieu  :  cet  ouvrage  I'inspire, 

Et  ce  que  I'auteur  sut  6crire 

Est  6crit  d6ji  dans  vos  coeurs. 

La  gazette  de  Ferney  ajoute  que  M'"*  de  La  Harpe  a  jou6 
le  rdie  d' Adelaide  avec  le  plus  grand  succfes,  ainsi  que  son 
mari  celui  de  Venddme,  et  que  M.  Chabanon,  autre  poete  qui 
est  alle  depuis  trois  mois  s'abreuver  k  la  fontaine  sacree  de 
Ferney,  a  sup6rieurement  jou6  le  r61e  du  comte  d'OIban  dans 
Nanine.  Ge  qui  me  fache,  c'est  que  ce  comte  d'OIban  a  la  figure 
petite  et  assez  ignoble.  On  dit  que  celle  de  M.  de  La  Harpe  est 
encore  plus  mince.  Cela  fait  des  heros  de  la  petite  esp^ce. 

La  m6me  gazette  dit  encore  que  M.  de  Voltaire  vient  de 
donner  une  soeur  k  Nanincj  c'est-i-dire  qu'il  vient  de  fairs 
une  comedie  en  trois  actes  intitulee  la  Comtesse  de  Givry.  II 
faut  esperer  que  rien  ne  s'opposera,  du  moins,  k  I'impression 
de  cette  pi6ce  de  theatre. 

Gependant,  par  une  contradiction  assez  singuli^re  et  enti6- 
rement  oppos6e  au  syst^me  actuel,  on  a  permis  k  Paris  une 
r^impression  du  roman  de  I'JngMu,  et  cette  permission  nous  a 
vu.  il 


Zil8  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

valu  I'agrement  de  payer  un  ecu  une  petite  brochure  qui  valait 
vingt  sols.  L' esprit  de  prohibition  est  bon  a  quelque  chose, 
puisqu'il  met  un  libraire  a  portee  de  ranconner  le  public  et  de 
s'enrichir  promptement.  II  est  vrai  que  la  publicite  de  VIngdnu 
n'a  pas  ete  de  longue  duree ;  les  pr^tres  et  leurs  suppots  ont 
cri6,  et  Ton  vient  d'en  defendre  le  debit  tr6s-sev6rement.  Le 
libraire  en  avait  vendu  plus  de  quatre  mille  en  tr6s-peu  de 
jours;  ainsi,  il  pent  prendre  patience.  On  m'a  assure  que  I'edition 
de  Paris  est  enti^rement  conforme  a  I'edition  de  Geneve,  que  je 
n'ai  point  vue,  excepte  que  dans  la  seconde  partie  le  nom  de 
Saint-Pouange  est  en  lettres  initiales  seulement  et  qu'on  a  ote 
du  frontispice  les  mots  :  Manuscrit  trouvd  dans  les  papiers  du 
R.  P.  Quesnel.  Ce  roman  a  eu  un  succes  prodigieux  a  Paris. 
La  premiere  partie  est  charmante ;  la  seconde  a  paru  un  peu 
s6rieuse  a  beaucoup  de  monde,  et  a  moi  un  peu  languissante 
en  certains  endroits.  Je  crois,  par  exemple,  que  les  conversa- 
tions du  Huron  et  du  janseniste,  durant  leur  sejour  a  la  Bastille, 
pouvaient  etre  beaucoup  plus  piquantes,  et  qu'en  cet  endroit 
I'auteur  languit  un  peu.  C'est  pourtant  une  plaisante  idee  de 
faire  convertir  un  janseniste  de  la  grace  efficace  a  la  raison 
par  un  petit  sauvage  d'Amerique.  La  conversation  du  P.  Tout- 
a-tous,  jesuite,  avec  M"^  de  Saint-Yves,  est  un  chef-d'oeuvre. 
En  g^n^ral,  c'est  un  phenomfene  unique  qu'un  homme  qui,  a 
I'age  de  soixante-quatorze  ans,  6crit  avec  cette  gaiety,  avec  cette 
grace,  ce  feu,  ce  charme  et  cette  prodigieuse  facilite  :  car  il 
faut  savoir  que  depuis  longtemps  M.  de  Voltaire  ne  relit  plus 
ce  qu'il  imprime,  et  que  c'est  son  premier  brouillon  que  nous 
lisons.  Si  ces  productions  hatees  n'ont  pas  la  correction  de  ses 
anciens  ouvrages,  il  faut  convenir  que  la  plus  mediocre  d'entre 
elles  suffirait  pour  faire  de  la  reputation  a  un  homme. 

Le  soin  que  M.  de  Voltaire  prend  de  nous  amuser  par 
des  ouvrages  agreables  ne  lui  fait  pas  perdre  un  instant  de 
vue  les  int6r6ts  et  la  cause  de  la  philosophic.  II  vient  de  venger 
I'auteur  de  Bilisaire  des  coups  que  le  cuistre  Cog6  lui  a  port^s 
dans  une  nouvelle  edition  de  son  Examen  de  Bdisaire.  Ce 
cuistre  Coge  serait  un  dangereux  coquin  s'il  avait  autant  de 
pouvoir  que  d'envie  de  nuire;  heureusement,  I'etat  nature!  d'un 
cuistre  est  d'etre  dans  la  boue,  et  I'esprit  du  si^cle  de  I'y 
laisser.  Le  pamphlet  nouveau  de  Ferney,  dont  je  ne  connais 


SEPTEMBRE  1707.  iil9 

jusqu'a  present  que  deux  exemplaires  a  Parrs,  est  intitule 
llonnHcU  tlUologique^ ,  C'est  pour  faire  le  pendant  des  HomiC- 
leth  littf^rnircs,  quisont  sorties  cet  6t6  de  la  nuime  manufacture. 
Dans  VllonnftcU  tlUologique,  le  syndic  Riballier  et  le  regent 
Coge  sont  chaties  aussi  plaisamment  que  cruellement  pour  leur 
peau.  Ce  qu'on  dit  de  leur  maiii^re  de  falsifier  les  passages 
paralt  outre,  etest  cependantl'exactev^rite.  Ala  suite  de  Vllon- 
nHel^  theologique,  on  lit  la  correspondance  de  M.  Marmontel 
avec  le  syndic  Riballier  au  sujet  des  h6r6sies  de  B61isaire.  Je 
suis  persuade  que  le  ribaud  Riballier  sera  bien  fach6  de  la 
publication  de  ces  pieces  du  proces.  Dans  le  dernier  cahier, 
enfin,  on  volt  une  r^impression  de  VIndiculus  de  la  Sorbonne  et 
(les  Trcnte-scpt  Propositions  contradictoircs  du  bachelier  ubi- 
quiste  que  vous  connaissez.  Si  cette  brochure  devient  un  peu 
commune  a  Paris,  elle  augmentera  infiniment  le  mepris  dont 
tout  honnete  homme  est  pen6tr6  pour  la  Sorbonne.  Get  illustre 
corps,  rai-partie  de  sots  et  de  fripons,  n'a  pourtant  pas  encore 
publid  sa  censure  de  BHisaire.  On  pretend  meme  que  la  cour, 
d'un  c6t6,  et  le  Parlement,  de  I'autre,  lui  ont  fait  dire  de  prendre 
garde  h.  ce  qu'il  dirait  de  la  tolerance  civile ;  mais  les  agaceries 
rep^teesdeM.  de  Voltaire  feront  encore  leur  elTet.  Le  R.  P.  Bon- 
homme,  cordelier,  et  le  syndic  Riballier,  redoubleront  de  z61e 
et  I'emporteront  sur  quelques  docteurs  plus  timides.  La  Sor- 
bonne publiera  sa  censure  et  s'assurera  solidement  du  mepris 
bien  raerite  de  toute  I'Europe.  C'est  bien  tout  ce  qu'elle  aurait 
pu  faire  que  de  se  taire  si  M.  Marmontel  avait  voulu  paraitre 
indifferent  sur  ses  demarches  et  si  M.  de  Voltaire  n'avait  pas 
fait  fl6lrir  d'un  fer  chaud  les  epaules  de  Riballier  et  de  son 
drogman  Coge  par  la  haute  justice  du  comte  de  Ferney. 
M.  Marmontel  a  pris  le  sage  parti  de  passer  trois  mois  de  cet 
^t6  aux  eaux  d'Aix-la-Chapelle  avec  des  femmes  fort  aimables. 
II  a  eu  une  autre  precaution  fort  bonne.  11  a  envoye  son  BHi- 
saire k  toutes  les  t6tes  couronn^es  de  I'Europe  avec  des  lettres 

\.  Grimm  dit,  dans  Vordinaire  du  \h  d6cembre  1768,  que  Damilaville,  qui  se 
fkisait  luMvneur  de  cette  brocliure,  n'6tait  que  le  pr^te-nom  de  Voltaire;  mais  jus- 
qu'i  ce  jour.  YUonniiele  theologique,  qui  forme  le  second  cahier  dos  Pieces  rela^ 
tives  d  Belisaire,  n'a  6i6  reproduitc  dans  aucune  6dltion  modernc.  Elle  a  dikcepea- 
dant,  selonl'exprcssion  m^me  de  Grimm,  Ctre,  sinon  6crite,  du  moins  nrebouis^o  » 
h  Ferney,  et  elle  devrait  flgurer  dans  les  OEuvres  de  Voltaire,  au  m£me  titre  que 
le  Tombeau  de  la  Sorbonne  ct  les  Lettres  sur  la  }\ouvelle  Heloise. 


Z|20  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

analogues  aux  circonstances.  Les  reponses  honorables  qu'il 
recoit  successivement  font  un  singulier  contraste  avec  les 
turpitudes  cles  cuistres  Riballier  et  Coge,  et  peuvent  meme  le 
consoler  de  ce  qui  a  manqu6  au  succ^s  de  son  livre  a  Paris. 

On  a  vu  dans  le  public  des  copies  d'une  lettre  de  M.  de 
Voltaire  a  M.  le  prince  Galitzin,  ministre  plenipotentiaire  de 
Russie  k  la  cour  de  France.  Cette  lettre  est  encore  une  pi^ce  du 
proces  de  Belisaire  qu'il  faut  conserver  ici : 

(•  Je  vois,  par  les  lettres  dont  Sa  Majesty  imperiale  et  Yotre 
Excellence  m'honorent,  combien  votre  nation  s'elfeve,  et  je 
Grains  que  la  notre  ^ne  commence  h  degenerer  a  quelques 
egards.  L'Imperatrice  daigne  traduire  elle-m^me  le  chapitre  de 
BHisaire,  que  quelques  hommes  de  college  calomnient  k  Paris. 
Wous  serious  converts  d'opprobre  si  tous  les  honnetes  gens, 
dont  le  nombre  est  trfes-grand  en  France,  ne  s'elevaient  pas 
hautement  coatre  ces  turpitudes  p6dantesques.  II  y  aura  tou- 
jours  de  I'ignorance,  de  la  sottise  et  de  I'envie  dans  ma  patrie; 
mais  ii  y  aura  toujours  aussi  de  la  science  et  du  bon  gout. 
J'ose  vous  dire  m^me  qu'en  general  nos  principaux  militaires, 
et  ce  qui  compose  le  conseil,  les  conseillers  d'etat  et  les 
maitres  des  requites,  sont  plus  6claires  qu'ils  ne  I'etaient  dans 
le  beau  si^cle  de  Louis  XIV.  Les  grands  talents  sont  rares,  mais 
la  science  et  la  raison  sont  communes.  Je  vois  avec  plaisir  qu'il 
se  forme  en  Europe  une  republique  immense  d'esprits  cultiv^s; 
la  lumifere  se  communique  de  tous  cotes.  II  me  vienl  souvent 
du  Nord  des  choses  qui  m'etonnent.  II  s'est  fait,  depuis  environ 
quinze  ans,  une  revolution  dans  les  esprits  qui  sera  une  grande 
6poque.  Les  cris  des  pedants  annoncent  ce  grand  changement, 
comme  les  croassements  des  corbeaux  annoncent  le  beau  temps. 

«  Je  ne  connais  point  le  livre  ^  dont  vous  me  faites  I'hon- 
neur  de  me  parler.  J'ai  bien  de  la  peine  a  croire  que  I'auteur, 
en  6vitant  les  fautes  oil  pent  6tre  tomb6  M.  de  Montesquieu, 
soit  au-dessus  de  lui  dans  les  endroits  ou  ce  brillant  g^nie  a 
raison.  Je  ferai  venir  son  livre,  et,  en  attendant,  je  felicite 
I'auteur  d'etre  aupres  d'une  souveraine  qui  favorise  tous  les 
talents    etrangers   et  qui  en  fait  naitre  dans  ses  l^tats.  Mais 


1 .  L'Ordre  naturel  et  essentiel  des  socUlis  poUtiques,  par  Le  Mercier  de  La 
Riviere.  Loadres,  J.  Nourse  (Paris,  Desaiot),  1767,  in-4''  ou  2  vol.  ia-12. 


SEPTEMBRE  1767.  421 

c'est  voiis  surtout,  monsieur,  que  je  f61icite  de  la  repr6senter 
si  bien  k  Paris. 

«  J'ai  riionneur  d*6tre,  etc.  » 

—  Vous  croirez  que  c'est  lii  tout  ce  que  nous  tenons  de  la 
manufacture  de  Ferney  pour  cet  ordinaire,  et  vous  trouverez 
que  c'est  bien  assez;  mais  la  plume  du  divin  patriarche  est 
intarissabie.  Nous  lui  devons  encore  un  ecrit  de  cinquante- 
quatre  pages  in-8%  intitule  Exsai  historique  et  critique  sur  les 
dissensions  des  £glises  de  Pologne^  par  Jospeh  Bourdillon, 
professeur  en  droit  public  li  Basle.  Ce  morceau,  sans  rien 
perdre  de  son  piquant,  est  ecrit  d'une  maniere  aussi  solide 
que  sage.  On  remonte  a  I'origine  des  choses,  et  Ton  suit  I'his- 
toire  des  Dissidents  en  Pologne  jusqu'a  nos  jours.  L'auteur  a 
eu  raison  d'appeler  son  essai  critique^  car  il  est  plein  d'une 
excellente  philosophie ;  I'esprit  intolerant  et  pers6cuteur  de 
I'iiglise  romaine  y  est  depeint  sous  ses  veritables  couleurs.  II 
est  impossible  que  la  saine  raison  ne  soit  6coutee  a  la  fin,  et 
que  tant  d'excellents  Merits  en  favour  de  la  cause  du  genre 
humain  ne  prevalent  enfin  sur  les  efforts  d'un  petit  nombre 
d'ambitienx  en  soutane  et  en  surplis  qui  ont  fonde  leur  empire 
sur  notre  b^tise.  Si  nous  sommes  venus  un  peu  trop  toi  pour 
jouir  des  effets  de  cette  revolution,  nous  mourrons  du  moins 
avec  la  consolation  que  la  generation  future  sera  plus  heureuse, 
et  que  c'est  nous  qui  aurons  pr6pare  son  bonheur  et  sa  tran- 
quillite,  en  minant  les  fondements  de  la  tyrannie  spirituelle. 
Je  vols,  d6s  ce  moment,  les  statues  qu'on  eI6vera  dans  toutes  les 
parties  de  I'Europe  k  I'honneur  immortel  de  Voltaire,  comme 
au  plusgen6reux  d6fenseur  des  droits  de  I'humanite,  comme  au 
plus  grand  bienfaiteur  du  genre  humain.  Je  les  vois,  et  mon 
coeur  s'endamme  de  1' amour  le  plus  pur  des  hommes,  et  je  leur 
pardonne  leurs  erreurs  insens^es  en  favour  du  bonheur  qui  les 
attend. 

Nous  n'avons  qu'un  seul  exemplaire  de  cet  Essai  histo- 
rique et  critique  k  Paris,  et  c'est  un  grand  mallieur  :  de  tels 
Merits  devraient  6tre  la  nourriture  du  peuple;  il  en  serait  plus 
sage  et  meilleur.  On  y  voit  k  la  fin  un  beau  portrait  du  roi  de 
Pologne ;  mais  je  doute  que  M.  I'evSque  de  Cracovie  manifesto 
ilaprochainedl6te  extraordinaire  les  sentiments  qu'on  luiprfite 
ici  en  favour  des  Dissidents.  On  finit  par  I'eloge  des  puissances 


h^2  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

qui  se  sont  interessees  k  leur  cause.  Je  ne  sais  pourquoi  I'auteur 
a  oublie  la  part  que  I'Angleterre  y  a  prise. 

—  M.  Le  Fevre  vient  de  faire  imprimer  sa  tragedie  de 
CosroeS;  qui  a  eu  jusqu'a  dix  representations.  Le  cinqui6me 
acte  6tant  absolument  tombe  k  la  premiere,  I'auteur  a  fait 
interrompre  le  cours  des  representations  pendant  huit  jours, 
et  a  employe  cet  intervalle  a  refaire  enti^rement  son  cinqui^me 
acte.  II  a  mis  en  action  tout  ce  qui  etait  en  recit,  et  ce  change- 
ment  ayant  reussi,  la  pifece  a  eu  le  succ6s  passager  dont  je 
viens  de  parler.  On  a  dit  qu'il  y  avait  de  la  facilite  a  refaire  un 
acte  entier  en  si  peu  de  temps.  Je  le  veux  bien ;  mais  cette 
facility,  quand  elle  se  trouve  r6unie  a  la  m^diocrite,  est  bien 
facheuse  pour  le  public.  L'auteur  regrette,  dans  sa  preface,  ce 
satrape  qui  venait  de  donner  une  lecon  de  justice  a  Gosro^s,  et 
qu'il  a  6t6  oblig6  de  sacrifier.  Je  vois,  par  ce  qu'il  en  dit,  que 
son  projet  etait  que  ce  satrape  frappat  son  fils,  et  peut-etre 
qu'il  se  frappat  lui-mgme  aprfes  avoir  poignarde  son  fils.  En  ce 
cas,  la  tele  a  tourne  a  I'acteur  charge  de  ce  role  a  la  premiere 
represent  a  lion,  car  il  s'est  frapp6  sans  frapper  son  fils.  II  est 
vrai  que  le  parterre  avait  bien  mal  accueilli  et  le  pere  et  le  fils. 
J'apprends  que  M.  Le  F6vre  est  un  eleve  echappe  de  1' Acade- 
mic de  peinture^  Ses  essais  n'ayant  pu  lui  meriter  une  place 
parmi  les  pensionnaires  qu'on  envoie  a  Rome  aux  d6pens  du 
roi,  il  a  brise  ses  crayons  et  ses  pinceaux,  et  s'est  jet6  dans 
la  poesie;  il  aurait  du  embrasser  un  etat  moins  glorieux  et 
plus  solide. 

—  Le  jour  de  Saint-Louis  a  et6  marqu6  cette  annee  par  un 
evenement  bien  sinistre.  M.  Schobert,  connu  des  amateurs  de 
la  musique  comme  un  des  meilleurs  clavecinistes  de  Paris, 
avait  arrange  une  partie  de  plaisir  avec  sa  femme,  un  de  ses 
enfants  de  quatre  k  cinq  ans,  et  quelques  amis,  parmi  lesquels 
il  y  avait  un  m^decin.  lis  6taient  au  nombre  de  sept,  et  all^rent 
se  promener  dans  la  for6t  de  Saint-Germain-en-Laye.  Schobert 


1.  II  etait  t'l§ve  de  Doyen.  Colic  {Journal,  M.  Bonhomme,  t.  Ill,  p.  166)  cite 
un  joli  mot  de  ce  peiiitre  b.  qui  Le  F6vre  avait  montr6  une  lettre  tr^s-flatteusc  de 
Voltaire  :  «  Cet  homme  vous  flatte  et  vous  trompe,  lui  dit-il,  ainsi  que  tous  les 
jeunes  auteurs  qui  le  consultent  sur  leurs  ouvrages.  M.  de  Voltaire  est  un  racoleur 
qui,  par  ses  eloges,  vous  piomet  trente  sous  par  jour  jusqu'au  regiment,  et  qui  ne 
vous  dit  pas  qu'apr^s  vous  n'aurez  que  cinq  sous.  » 


SEPTEMBRE  1767.  &2S 

aimait  les  champignons  k  la  fureur ;  il  en  cueillit  dans  la  fordt 
pendant  une  partie  de  la  journ6e.  Vers  le  soir,  la  compagnie 
se  rend  k  Marly,  entre  dans  un  cabaret,  et  demande  qu'on  lui 
apprfite  les  champignons '  qu'elle  apporle.  Le  cuisinier  du 
cabaret,  ayant  examine  ces  champignons,  assure  qu'ils  sont  de 
la  mauvaise  esp6ce,  et  refuse  de  les  cuire.  Piques  de  ce  refus, 
ils  sortent  de  ce  cabaret,  et  en  gagnent  un  autre  dans  le  bois 
de  Boulogne  ou  le  maltre  d'hdtel  leur  dit  la  m6me  chose,  et 
refuse  egalement  de  leurappr6ter  les  champignons.  Une  cruelle 
obstination,  fondee  sur  ce  que  le  m^decin  qui  etait  de  la  com- 
pagnie les  assurait  toujours  que  ces  champignons  etaient  bons, 
les  fait  encore  sortir  de  ce  cabaret,  pour  les  conduire  a  leur 
perte.  Ils  se  rendent  tons  a  Paris  chez  Schobert,  qui  leur  donne 
a  souper  avec  ces  champignons,  et  tous,  au  nombre  de  sept,  y 
compris  la  servante  de  Schobert,  qui  les  avait  appr6tes,  et  le 
medecin,  qui  prelendait  si  bien  s'y  connaitre,  tous  meurent 
empoisonn6s.  Gomme  ils  se  sont  trouv6s  mal  tous  ensemble,  ils 
ont  ele  depuis  onze  heures  du  soir  jusqu'^  I'heure  du  midi  du 
lendemain  sans  aucun  secours.  On  les  a  trouves  etendus  sur  le 
parquet,  dans  les  convulsions  de  la  douleur  et  luttant  contre  la 
mort.  Tous  les  secoure  onl  6te  inutiles.  L'enfant  est  mort  le 
premier.  Schobert  a  vecu  du  mardi  au  vendredi.  Sa  femme 
n'est  morte  que  le  lundi  aprfes.  Quelques-uns  de  ces  malheu- 
reux  ont  vecu  jusqu'a  dix  jours  apres  I'accident;  mais  aucun 
n'a  ^chappe.  Schobert  laisse  un  enfant  en  nourrice  qui  reste 
sans  ressource.  Ce  musicien  avait  un  grand  talent,  une  exe- 
cution brillante  et  enchanteresse,  un  jeu  d'une  facilite  et  d'un 
agr^ment  sans  egal.  11  n'avait  pas  autant  de  genie  que  notre 
Eckard,  qui  reste  toujours  le  premier  maitre  de  Paris;  mais 
Schobert  avait  plus  d'admirateurs  qu'Eckard,  parce  qu'il  etait 
toujours  agreable,  et  qu'il  n'est  pas  donne  a  tout  le  monde  dc 
sentir  I'allure  du  g6nie.  Les  compositions  de  Schobert  etaient 
charmantes.  II  n'avait  pas  les  id6es  precieuses  de  son  emule, 
mais  il  connaissait  sup6rieurement  les  effets  et  la  magie  de 
I'harmonie,  et  il  ecrivait  avec  une  grande  facilite,  tandis  que 
M.  Eckard  ne  fait  que  dilTicilement  les  choses  de  genie.  C'^ 
que  ce  dernier  ne  se  pardonne  rien,  et  que  Schobert  etait  en 
tout  d'un  caractere  plus  facile.  II  a  peri  k  la  fleur  de  I'&ge. 
Schobert  etait  Silcsien.  II  etait  de  la  rausique  de  M.  le  prince 


hU  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

de  Conti,  qui  fait  une  perte  qui  ne  sera  pas  aisee  k  reparer. 
—  On  a  celebre,  le  3  de  ce  mois,  un  service  dans  I'^glise 
cathedrale  de  Paris,  pour  le  repos  de  I'ame  de  M'"^  la  Dau- 
phine^  M.  de  Boisgelin  de  Guc6,  ev^que  de  Lavaur,  a  prononce 
I'oraison  fuii^bre  de  cette  princesse.  Cette  oraison  fun^bre" 
vient  d'etre  imprim6e.  On  y  voit  comment  la  religion  dans  les 
plus  cruelles  adversit6s  a  pu  seule  soutenir  M'"*  la  Dauphine, 
qui  cependant  est  morte  de  chagrin.  Le  courage  et  la  Constance 
surnaturels  de  cette  princesse  sont  I'ouvrage  et  le  triomphe 
de  la  religion,  et  ce  triomphe  qu'elle  remporte  sur  sa  douleur 
lui  coute  cependant  la  vie.  Ma  foi,  je  suis  las  de  lire  de  sem- 
blables  galimatias,  et  c'est  nous  prendre  pour  des  grues  que 
de  vouloir  nous  persuader  qu'il  fautdu  merite  pour  composer  de 
pareils  morceaux  d'eloquence.  Ges  morceaux  sont  au  contraire 
le  tombeau  de  la  veritable  eloquence.  Le  mal  est  que  tons  ces 
saints  prelats  ne  croient  pas  un  mot  de  ce  qu'ils  debitent 
dans  la  chaire  de  la  verite,  et  cela  donne  a  leur  verbiage  un 
air  sterile  et  un  defaut  de  sentiment  qui  sont  choquants. 
On  dit  que  notre  jeune  prelat  a  de  I'esprit  et  du  merite, 
et  cela  est  vrai,  mais  je  le  plains  d'etre  oblige  de  parler  tout  le 
long  de  I'annee  centre  le  cri  de  la  conscience  et  centre  sa 
conviction  interieure.  II  doit  etre  afTreux  pour  une  ame  droite 
et  honn^te  de  se  mentir  a  soi  et  aux  autres  toute  sa  vie,  et  il 
est  impossible  que  cette  fatale  necessite  n'influe  a  la  longue 
sur  le  caractere  moral.  La  premiere  partie  de  cette  oraison 
funfebre  m'a  paru  pitoyable;  c'est  M'"^  la  Dauphine  preparee 
par  la  prosperite  a  I'adversite.  Nous  y  lisons,  6  Providence  I 
qu'il  fut  un  temps  de  vertige  et  d'erreur  ou  I'Allemagne, 
frappee  par  Luther,  enfanta  de  tous  cotes  la  discorde  et  le 
schisme,  ou  les  princes  de  Saxe  abjur^rent  les  premiers  le 
culte  antique  embrasse  par  Witikind.  a  Quelle  lumiere,  s'ecrie 
I'orateur,  ou  quel  miracle  a  tout  a  coup  eclaire  les  princes, 
malgre  I'aveuglement  dont  les  peuples  restent  frappes  ?  »  Je 
supplie  M.  r^veque  de  Lavaur  de  se  rappeler  les  circonstances 
de  la  conversion  de  Witikind  et  de  fremir,  et  de  se  souvenir 
ensuite  du  miracle  qui  a  rendu  Auguste  II  catholique,  et  de  se 

1.  Marie-Jos^phe  de  Saxe,  fllle  de  Fr(5d6ric-Auguste  II,  61ecteur  de  Saxe,  et  de 
Marie-Josfeplie  d'Autriche,  veuve  du  Dauphin  mort  en  1765,  et  m^re  de  Louis  XVI, 
Louis  XVill  et  Charles  X. 


SEPTEMBRE  1767.  625 

faire  piti6  avec  ses  phrases.  II  est  bien  maladroit  de  nous 
ramener  a  ces  6poques  quand  on  n'y  est  pas  oblige,  et  quand 
on  sait  aussi  bien  qu'un  autre  que  cette  partie  de  TAllemagne 
dontil  s'agit  ne  se  trouvepas  trop  mal,  depuis  deux  cents  ans, 
d'avoir  6te  frappee  par  Luther,  et  que  mfime  les  pays  qui  n'en 
ont  pas  etc  frappes  jouissent  des  avantages  du  contre-coup. 
On  atrouv6  la  seconde  partie  de  cette  oralson  fun^bre  touchante'. 
J'en  suis  bien  aise  pour  ceux  qui  s'attendrissent  k  si  bon 
marche.  Je  suis  du  moins  persuade  qu'il  ^tait  ais6  de  faire  le 
tableau  des  infortunes  de  M'^-'  la  Dauphine  assez  pathetique 
pour  arracher  des  larmes  k  tous  les  yeux.  Tout  ce  qu'on  peut 
dire  en  cette  occasion  a  la  louange  de  M.  I'eveque  de  Lavaur, 
c'est  que  sa  diction  est  facile  et  noble;  mais  ce  mc^rite  in6me 
est  mediocre  aujourd'hui,  et  devient  tous  les  jours  plus  mince, 
parce  que  la  langue,  a  force  d'etre  maniee,  acqulert  ces  carac- 
tferes  sans  peine  sous  les  plumes  les  moins  exercees. 

—  11  existe  un  petit  livre  intitule  Tliiologie  portative,  ou 
Dictionnaire  abrdg^  de  la  religion  chrdtienne^  par  M.  I'abbe 
Bernier,  licenci^  en  theologie.  Londres,  1768.  "Volume  petit 
in-12  de  deux  cent  trente  pages*.  Voilk  de  quoi  encore  exercer 
la  vigilance  de  la  police.  On  pretend  que  les  seules  mesures 
necessaires  pour  emp6cher  le  d6bit  des  mauvais  livres,  pour 
tacher  d'en  decouvrir  les  auteurs,  les  fauteurs,  les  imprimeurs, 
les  colporteurs,  y  compris  les  frais  de  logement  et  la  pension 
alimentaire  de  ceux  qu'on  attrape,  font  tous  les  ans  un  objet 
de  deux  ou  trois  millions  de  d^pense  pour  I'liltat.  Mais  peut-on 
acheter  tropcherlemaintien  de  la  religion  catholique,  apostolique 
et  romaine?  11  paraitd'abord  que,  comme  il  est  dit  dans  ses  let- 
tres  patentes  que  les  portes  de  I'enfer  ne  prevaudront  jamais,  la 
police  pourrait  s'en  tenir  a  cette  promesse  infaillible,  et  depenser 
I'argent  des  peuples  d'une  maniere  plus  avantageuse  pour  le  bien 
public;  mais  quoique  dans  I'ordre  dela  providence,  Dieu  soit  le 
grand  medecin  du  genre  humain,  et  que  ce  soit  lui  qui  tue  ou  qui 
guerisse  de  la  fievre,  il  n'emp^che  pas  que  le  malade  ne  prenne 
du  quinquina  ou  de  I'emetique.  L'idee  d'un  Dictionnaire  tlUo- 
logique  porlatif  6tait  heureuse  et  susceptible  d'une  execution 


1.  C'est  la  premiere  Edition  du  livre  de  d'Holbach,  frtSquemment  rdimprimd 
jasqu'en  1825. 


426  ~      CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

superieure;  mais  elle  est  bien  mal  executee  dans  le  livre  dont 
il  s'agit.  L'auteur  est  un  homme  bilieux  qui  veut  faire  le  plai- 
sant;  mais  il  est  presque  toujours  maiivais  plaisant,  il  joue  sans 
cesse  sur  le  mot;  il  n'a  point  de  gout,  il  a  un  mauvais  ton,  et 
il  est  souvent  plat.  11  gate  aussi  presque  toujours  ce  qu'il  a  dit 
de  bien  parce  qu'il  y  ajoute.  Cast  un  singe  du  patriarche  de 
Ferney,  qui  veut  imiter  sa  gaiety,  ses  plaisanteries,  qui  les  pille 
meme  quelquefois,  mais  qui  ne  fait  jamais  que  des  singeries. 
D'ailleurs  il  a  la  plus  belle  aversion  pour  les  pretres,  et  cette 
haine  perce  a  travers  toutes  ses  plaisanteries  et  en  attriste  la 
lecture.  Ge  livre  est  excessivement  rare,  et  le  sera  longtemps. 
11  n'aura  point  de  succes;  sans  faire  aucun  bien,  il  nuira  parce 
qu'il  fera  redoubler  I'inquisition  et  la  persecution.  Si  l'auteur 
est  en  France,  je  le  trouve  fou  a  lier  de  jouer  son  repos  et  son 
bonheur  pour  le  plaisir  de  jeter  des  pierres  contre  une  vieille 
masure  gard6e  par  des  dogues  qui  dechirent  tons  ceux  qui  ne 
passent  pas  sans  lever  les  yeux.  Je  vais  transcrire  quelques-uns 
des  articles  de  ce  dictionnaire,  choisis  dans  la  lettre  A  pendant 
le  peu  d'instants  que  je  I'ai  tenu.  Ge  ne  sont  pas  les  plus 
mauvais,  et  Ton  aurait  tort  de  se  former  une  idee  de  ce  livre 
d'apres  les  echantillons  que  vous  allez  voir. 

Abbayes.  Asiles  sacres  contre  la  corruption  du  siecle,  qui 
dans  des  temps  de  foi  vive  furent  fondes  et  dotes  par  de  saints 
brigands,  et  destines  a  recevoir  un  certain  nombre  de  citoyens 
ou  de  citoyennes  tr^s-utiles,  qui  se  consacrent  h.  chanter,  a 
manger,  k  dormir,  le  tout  pour  que  leurs  concitoyens  travaillent 
avec  succes. 

Abnegation.  Vertu  chr6tienne  qui  est  I'effet  d'une  grace 
surnaturelle.  Elle  consiste  k  se  hair  soi-meme,  a  detester  le 
plaisir,  k  craindre  comme  la  peste  tout  ce  qui  nous  est  agreable  : 
ce  qui  devient  tr^s-facile  au  moyen  d'une  dose  suffisante  de 
grace  efficace  pour  entrer  en  demence. 

Abraham.  G'est  le  p6re  des  croyants.  II  mentit,  il  fut  cocu, 
il  se  rogna  le  prepuce,  il  montra  tant  de  foi  que  si  un  ange  n'y 
eut  mis  la  main  il  coupait  la  jugulaire  a  son  fils,  que  le  bon 
Dieu,  pour  badiner,  lui  avait  dit  d'immoler.  En  consequence, 
Dieu  fit  une  alliance  eternelle  avec  lui  et  sa  posterite;  mais  le 
fils  de  Dieu  a  depuis  an^anti  Ce  traite  pour  de  bonnes  raisons 
que  son  papa  n'avait  point  pressenties. 


SEPTEMBRE  1767.  127 

Abstinences.  Pratiques  tr6s-saintes  ordonnees  par  I'b^glise. 
Elles  consistent  k  se  priver  des  bienfaits  de  la  Providence,  qui 
n'a  cre6  les  bonnes  choses  que  pour  que  ses  chores  creatures 
n'en  fissent  aucun  usage.  L'on  voit  qu'en  ordonnant  des  absti- 
nences, la  religion  remedie  sagement  k  la  trop  grande  bonte 
de  Dieu. 

Antipodes.  C'est  une  h6resie  que  d'y  croire.  Dieu,  qui  a  fait 
le  monde,  a  dft  savoir  ce  qui  en  ^tait :  or  il  n'y  a  point  cru 
lui-m^me,  comme  on  le  voit  par  ses  livres. 

Avent.  Temps  de  jeunes,  de  mortifications  et  de  tristesse 
pendant  lequel  les  bons  Chretiens  se  d^solent  de  la  venue  pro- 
chaine  de  leur  lib6rateur. 

Logique.  La  meilleure  logique  theologique  et  la  mieux 
^prouvee  en  Sorbonne  se  vend  a  I'enseigne  du  grand  Holopherne, 
chez  Coignard,  coutelier  ordinaire  du  clerg6  et  du  Parlement. 

N.  B.  Je  suis  en  conscience  oblig6  de  dire  que  ce  dernier 
article  no  se  trouve  pas  dans  la  Thcologie  portative^  et  qu'il  est 
simplement  fait  ad  modum  d'icelle. 

—  M.  I'abbe  Chappe  d'Auteroche,  de  1' Academic  royale  des 
sciences,  envoye  en  1761  en  Siberie  par  ordre  du  roi  pour 
I'observation  du  passage  de  Venus  sur  le  soleil,  annonce  au 
public  par  souscription  une  relation  de  ce  voyage,  magnifique- 
ment  ex^cutee  et  enrichie  d'estampes  d'apr^s  les  dessins  de 
M.  Le  Prince.  Get  artiste  a  accompagn6  I'academicien  dans  son 
voyage.  On  joindra  k  cette  relation  ThistoiredeKamtschatkafaite 
en  russe  par  M.  Kracheninnikovv,  et  que  M.  Eidous  a  traduite 
en  fran^ais  il  y  a  quelques  mois,  d'apresune  traduction  anglaise 
trfes-informe  et  tronquee.  La  traduction  que  M.  I'abbe  Chappe 
se  propose  de  joindre  k  son  ouvrage  a  6te  faite  en  Russie  d'apr^s 
I'original,  avecbeaucoup  de  soin.  Le  tout  formera  trois  volumes 
grand  in-4°,  avec  Qh  planches  qui  parailront  dans  le  courant  de 
r6te  prochain.  On  souscrit  cent  livres. 

—  Le  docteur  Barbeu-Dubourg  vient  de  publier  un  Botaniste 
francaiSy  comprenant  toiites  les  plantes  communes  et  usiiellcs, 
suivant  la  nouvelle  mdthode  et  d^crites  en  langue  vulgairc.  Deux 
volumes  in-12  assez  forts,  dont  le  premier  contient  la  nouvelle 
m6thode  propos^e  par  I'auteur,  et  le  second,  un  manuel  d'her- 
borisation,  c'est-i-dire  un  catalogue  raisonn6  de  toutes  les 
plantes  qui  se  trouvent  aux  environs  de  Paris.  La  botanique  est 


Zj28  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

de  toutes  les  sciences  peut-etre  la  plus  difficile,  et  surement  la 
moins  avancee.  Le  plus  grand  botaniste  que  nous  ayons  en 
France  est  M.  Bernard  de  Jussieu.  Tout  le  monde  souscrira 
avec  empressement  I'eloge  que  M.  Dubourg  a  fait  de  ce  digne 
et  respectable  savant  a  la  fin  de  la  preface.  M., Dubourg  a  dedie 
ce  livre  a  sa  femme.  Helas  1  il  n'en  est  peut-etre  pas  moins  cocu. 
Ce  n'est  pas  que  je  connaisse  M.  et  M'"'  Dubourg  ni  de  pres  ni 
de  loin,  et  que  je  ne  croie  volontiers  a  la  vertu  et  au  bonheur 
des  epoux;  mais  je  ne  puis  souffrir  les  benSts  de  maris  qui 
dedient  leurs  livres  a  leur  femme.  M.  Saurin  a  dedie  une  de 
ses  pieces,  qui  n'a  pas  et6  heureuse  en  theatre,  a  M'"''  Saurin, 
par  une  epitre  qui  commencait  par  : 

Ma  femme  qui  n'es  pas  ma  femme, 
Ou  plut6t  ma  femme  qui  I'es. 

Je  n'ai  jamais  pu  digerer  ces  deux  vers  ;  j'en  suis  encore 
suffoque ! 

—  M.  \'allet,  lieutenant  general  de  police  de  quelque  pro- 
vince, nous  gratifie  d'une  Methodt  pour  [aire  promptemenl  des 
progrh  dans  les  sciences  et  dans  les  arts.  Brochure,   d'environ 
.cent  cinquahte  pages.  Le  secret  de  M.  Vallet  consiste  en  deux 

parties,  I'analyse  et  la  combinaison.  Analysez  sa  methode  rigou- 
reusement,  on  ne  pent  la  combiner  qu'avec  la  sottise.  Vous  y 
trouverez  un  parallele  entre  Alexandre  et  Bucephale.  Je  suis  le 
valet  de  M.  Yallet  et  de  sa  methode.  De  la  part  d'un  lieutenant 
de  police,  on  ne  s'attendait  qu'a  une  methode  pour  decouvrir 
promptement  la  verite.  M.  Vallet  dedie  ses  livres  a  sa  femme 
et  k  ses  enfants.  Je  ne  sais  si  M.  Vallet  est  I'auteur  des  ouvrages 
que  M"'«  Vallet  lui  d6die.  II  le  pr6tend;  mais  ce  ne  serait  pas 
la  premiere  fois  qu'un  lieutenant  de  police,  en  sachant  les 
secrets  de  tout  le  monde,  ignorerait  ceux  de  sa  femme. 

—  Les  Bagatelles  anonymes  contenaient  quelques  pieces 
fugitives  de  M.  Dorat.  On  vient  de  leur  donner  une  suite  qui 
contient  des  pieces  fugitives  de  son  bemol,  M.  de  Pezay.  G'est 
peu  de  chose,  pour  ne  pas  dire  rien. 

—  Discours  lus  k  V Academic  royale  des  sciences  par 
M.  Coulon,  ecrivain  jure  de  I'Acad^mie  royale  d'ecriture  (car, 
Dieu  merci,  e'en  est  aussi  une)  sur  un  moyen  micanique  de 


OCTOBRE  1767.  429 

perfectionncr  Vart  cCdcrire^  d'en  faciliter  f acquisition  plus 
promplement  que  par  I'imitalion  dcs  lettres,  ct  de  rendre  les 
^critures  plus  iisiblcs.  Gahier  in-4°.  J'observe  h,  M.  Goulon  que 
s'il  puut  rendre  toutes  les  ecritures  lisibles,  il  aura  trouve  uii 
secret  fort  utile,  et  que  si  Moli6re  avail  eu  a  placer  un  6crivain 
jur6  dans  une  de  ses  pieces,  il  lui  aurait  emprunte  son  nom. 


OCTOBRE. 


1"  octobre  1767. 

Ceux  qui  observeront  avec  attention  I'esprit  public  de  cette 
nation  le  trouveront  toujours  porte  a  I'excfes  sur  quelque  objet 
de  predilection  dont  le  cliarme  absorbera  pour  le  moment  toutes 
ses  facultes.  La  dur^ede  la  passion  dominante  est  ordinairement 
en  raison  inverse  de  sa  vivacite,  et  comme  le  Fran^ais  est  sus- 
ceptible d'une  sorte  de  petulance  inconnue  aux  autres  nations,  11 
ne  faut  point  s'6tonner  de  le  voir  se  passionner  et  eprouver 
successivement  le  m6me  degr6  de  chaleur  pour  les  objets  les 
plus  opposes.  Je  regarde,  pour  le  dire  ici  en  passant,  cette  extreme 
vivacite,  jointe  a  un  caractfere  naturellement  gai,  comme  la 
source  de  la  superiority, que  cette  nation  a  toujours  eue  en  Europe. 
Je  sais  qu'elle  n'a  jamais  pu  se  laver  du  reproche  d'inconstance 
et  de  I6g6rete,  je  sais  que  sa  vivacity,  dont  j'entreprends  ici  de 
faire  I'^loge,  I'a  souvent  expos6e  k  de  terribles  revers,  et  mise 
quelquefois  k  deux  doigts  de  sa  perte ;  mais  elle  I'a  aussi  tou- 
jours lire  de  I'ablme  oiielle  I'avait  pr6cipitee;  et  pour  jouer  un 
r61e  constamment  brillant,  il  n'y  a  sans  doute  rien  de  mieux  que 
de  se  remuer  sans  cesse  et  en  tout  sens,  de  revenir  toujours 
et  de  tous  c6tes  ila  charge;  rebule  ici,  de  se  remontrer  incon- 
tinent ailleurs  avec  la  m6me  confiance,  et  de  savoir  se  tirer  du 
plus  grand  abattement  par  un  effort  du  plus  grand  enthousiasme. 
Tel  a  6te  toujours  le  caract^re  du  Fran^ais,  et  k  force  de  se  pre- 
senter au  jeu,  il  a  da  avoir  la  chance  sur  les  mesures  et  les  opera- 
tions plus  sages,  plus  reflechies,  mieux  raisonnees,  et  mieux 
combin6es  des  autres  nations. 


430  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

Gette  Ieg6ret6  a  aussi  toujours  donne  un  air  d'enfantillage 
aux  occupations  les  plus  serieuses  et  les  plus  graves.  Elle  n'a 
point  preserve  ses  enfants  de  jouer  des  couteaux,  d'ensanglanter 
leur  theatre  aussi  souvent  que  d'autres  peuples  d'un  caractfere 
plus  severe,  elle  ne  leur  a  point  epargne  les  horreurs  du  fana- 
tisme;  mais  il  est  singulier  que  dans  les  moments  les  plus  hor- 
ribles, le  rire  et  laplaisanterie  aient6te  voisins  des  plus  grandes 
atrocites,  que  les  fureurs  de  la  Ligue  et  les  commotions  de  la 
Fronde  aient  pu  produire  tant  de  chansons  et  de  satires  gaies. 

Aujourd'hui  que  des  moeurs  plus  douces  et  des  temps  plus 
tranquilles  ont  succede  a  cette  fi6vre  violente  et  longue  que 
toute  nation  est  peut-etre  condamnee  k  6prouver  une  fois  dans 
le  cours  de  son  existence,  nous  portons  cet  enfantillage  dans 
nos  occupations,  dans  nos  affaires,  dans  nos  gouts,  dans  nos 
amusements,  Tout  est  affaire  de  parti  et  de  passion  dans  une 
nation  dont  I'esprit  est  doue  de  tant  d'activit^,  et  dont  I'^lite  est 
cependant  retenue  dans  Toisivet^  par  la  forme  de  son  gouverne- 
ment.  Mais,  malgre  cet  air  de  frivolite,qui  sera  sans  doute  aussi 
durable  en  France  que  1' empire  des  graces  et  des  agrements,  on 
ne  peut  se  cacher  que  I'esprit  public  de  cette  nation  a  6prouve 
depuis  environ  dix-huit  ans  une  revolution  tr6s-avantageuse, 
et  qu'au  milieu  du  sommeil  dans  lequel  on  cherche  a  le  retenir, 
il  s'achemine  vers  un  caractfere  de  solidite  dont  la  generation 
suivante  se  ressentira.  Le  gout  de  I'instruction  et  de  la  philoso- 
phie  s'est  repandu  ,  et  si  nous  conservons  notre  frivolite  natu- 
relle,  nous  I'avons  du  moins  portee  sur  des  sujets  serieux  et 
utiles,  et  le  gout  des  choses  insipides  et  frivoles  a  passe.  L'6co- 
nomie  politique  et  rurale,  le  commerce,  Tagriculture,  les  prin- 
cipes  du  gouvernement,  le  droit  public  des  nations,  voila  dans 
le  moment  les  objets  de  la  passion  dominante. 

J'avoue  que  ce  serai t  se  faire  illusion  que  de  sc  flatter  que 
les  nombreux  ouvrages  que  cette  passion  enfante  puissent  avoir 
la  moindre  influence  reelle  sur  la  prosp^rite  publique.  Le  gou- 
vernement seul  est  I'instrument  efficace  de  la  felicite  commune 
ou  du  malheur  public;  ses  operations  peuvent  seules  hater  ou 
retarder  les  effets  d'une  administration  heureuse.  Je  donne  mille 
ans  h  toutes  ces  soci6tes  royales  d' agriculture,  6tablies  depuis 
quelques  annees  par  lettres  patentes  dans  tons  les  coins  du 
royaume,  pour  faire  le  moindre  bien,  pour  operer  la  moindre 


OCTOBRE  1767.  &Si 

amelioration  dans  la  culture  des  terres.  Que  le  gouvernement 
abroge  la  taille  arbitraire,  qu'elle  devienne  r6elle  et  invariable, 
qu'il  ne  d(^penile  plus  d'un  subddegue,  d'un  commis,  d'augmenter 
ou  de  dinjinuer  la  part  de  chaque  coniribuable,  suivant  ses 
lumiferes  ou  son  caprice,  ou  m6ine  sa  passion;  que  cette  taxe 
reste  assise  sur  le  champ,  sans  C'gard  aux  personnes ;  qu'elle  soit 
forte,  si  vous  voulez,  m6me  exorbitante,  mais  qu'elle  ne  puisse 
liausser  ni  baisser  pour  un  champ  .sans  que  les  autres  du  m6me 
district  subissent  la  ni6me  loi;  ct  par  cette  seule  operation,  le 
gouvernement  aura  assure  au  cultivateur  I'etat  le  plus  heureux 
et  le  plus  florissant,  et  celui-ci  se  passera  volontiers  de  toutes 
les  savantes  productions  de  nos  labourenrs  en  chambre;  et  s'il 
avait  du  temps  de  reste  pour  lire  nos  livres  d'agricullure,  ce  ne 
seralt  assurenient  pas  pour  s'instruire,  mais  pour  liausser  les 
6paules  sur  les  bevues,  les  inepties  et  les  pauvretes  dont  ils 
sont  remplis. 

Independamment  des  soci6tes  royales  que  le  gouvernement 
autorise  et  protege,  il  s'est  form6  dans  Paris  une  societe  de  cul- 
tivateurs,  d'economistes  politiques,  qui  n'ont  ecoute  que  la  voca- 
tion de  leur  patriotisme,  et  qui  n'ont  d' autre  titre  de  s'occuper 
de  la  chose  publique  que  le  zele  pour  son  bien.  Les  colonnes  de 
cette  societe  sont  le  vieux  docteur  Quesnay,  m6decin,  et  M.  le 
marquis  de  Mirabeau,  connu  sous  le  nom  de  VAmi  des  hommes, 
parce  qu'il  a  intitule  ainsi  un  de  ses  ouvrages.  Un  jeune  homme, 
M.Dupont,  etun  premontre,  appel6 1'abbe  Baudeau,  sont  lesprin- 
cipaux  apoires  de  cette  ecole.  On  a  fait  tout  ce  qu'on  a  pu  pour 
lui  donner  un  air  de  secte  ;  elle  a  son  culte,  ses  c6r6monies, 
son  jargon  et  ses  mystferes.  Quesnay  s'appelle  le  Maitre.  d'autres 
s'appellent  les  Anciens;  I'^conomie  rurale,  s'appelle  la  science 
par  excellence.  Tous  les  mardis  on  s' assemble  chez  M.  de  Mira- 
beau. On  commence  d'abord  par  bien  diner ;  ensuite  on  laboure, 
on  bfiche,  on  pioche,  on  d^friche,  et  on  ne  laisse  pas  dans  toute 
la  France  un  pouce  de  terrain  sans  valeur;  et  quand  on  a  bien 
laboure  ainsi  pendant  toute  une  journee  dans  un  bon  salon  bien 
fraisen  6te  ou  au  coin  d'un  bon  feu  en  hiver,  on  se  s^pare  le 
soir  bien  content  et  avec  la  bonne  conscience  d'avoir  rendu  le 
royaume  plus  florissant. 

Je  ne  blame  pas  cet  enthousiasrae  et  cette  confiance  un  peu 
comiques.  Je  conviendrai  volontiers  que  ce  sentiment  ne  peut 


Zi32  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

prendre  sa  source  que  dans  le  coeur  d'honn^tes  gens,  de  bons 
citoyens;  mais  je  voudrais  que  ces  messieurs  fussent  aussi  eclai- 
r6s  qu'ils  sont  bien  intentionnes.  Je  voudrais  que  leurs  idees 
ne  fussent  pas  si  brouillees,  qu'au  lieu  d'idees  ils  ne  nous  payas- 
sent  pas  si  souvent  de  mols  qui  ne  signifient  rien,  et  qu'ils  vou- 
lussent  ou  pussent  penser,  avant  d'ecrire  et  de  nous  endoctriner. 
A  cette  condition  je  leur  pardonnerais  volontiers  I'air  et  le  ton 
capables  qu'ils  aflectent;  je  leur  pardonnerais  mSme,  quoi  qu'il 
put  m'en  couter,  un  style  presque  toujours  barbare  et  apocalyp- 
tique,  et  je  me  resoudrais  peut-6tre  k  lire  exactement  les  EpM- 
m^rides  du  citoyen,  ouvrage  periodique  ou  ils  deposent  leur 
pensee  pour  le  bonheur  de  la  race  actuelle  et  de  la  posterite. 
Mais  j'avoue  que  je  suis  fache,  quand  j'ai  vaincu  mon  dugout 
pour  un  style  plein  de  durete,  d'aprete  et  de  sol6cismes,  quand 
je  me  suis  creus6  la  tete  pour  trouver  un  sens  a  des  expressions 
obscures,  loucheset  heteroclites  qui n' en  ont  point,  je  suis  fache, 
dis-je,  de  ne  trouver  au  bout  d'une  longue  et  penible  lecture 
autre  chose  qu'un  lieu  commun,  que  je  savais  depuis  longtemps, 
emphatiquement  etale  et  souvent  exagere  au  dela  de  ses  veri- 
tables  bornes,  ou  bien  un  mot  sans  idee  et  un  principe  vide  de 
sens.  Alors  I'humeur  me  saisit,  et  dans  ma  colore,  si  j'en  avais 
le  pouvoir,  je  ne  sais  si  je  ne  ferais  pas  un  beau  jour  enlever 
tout  le  mardi  de  M.  de  Mirabeau  avec  ses  baches,  pioches  et 
charrues,  et  le  transporter  dans  les  landes  de  Bordeaux  ou  dans 
quelque  autre  terrain  ingrat  pour  lui  apprendre  a  defricher 
autrement  qua  coups  de  langue  ou  de  plume. 

Je  me  souviens  d'avoir  lu  un  ouvrage  tout  entier  de  ces 
messieurs,  qui  n'etait  assur6ment  pas  agreable  a  lire,  et  oii 
je  n'ai  jamais  pu  comprendre  autre  chose  sinon  que  la  grande 
culture  demandait  de  grosses  avances  et  rendait  de  gros  profits, 
tandis  que  la  petite  culture  n'exigeait  que  de  petites  avances, 
et  ne  donnait  aussi  que  de  petits  profits.  Je  crois  que,  Dieu  me 
pardonne,  sans  avoir  I'honneur  d'etre  economiste  affilic,  j'aurais 
decouvert  cette  importante  verity  a  moi  tout  seul,  si  Ton  m'avait 
interrog^.  Yoila  le  lieu  commun ;  en  voici  I'exageration.  G'est 
que  ces  messieurs  ne  veulent  point  de  petite  culture  qui  se  fait 
par  les  boeufs,  et  qu'ils  etablissent  partout  les  grandes  charrues 
et  les  chevaux.  En  vain  leur  objecte-t-on  qu'une  terre  leg^re 
ne  doit  pas  etre  cultiv6e  comme  une  terre  forte,  qu'un  mauvais 


OCTOBRE  1767.  4SS 

terrain  demande  d'autres  soins  que  le  bon.  Ces  messieurs  vous 
repondront  froidement  qu'il  n'y  a  point  de  mauvaise  terre.  lis 
veulent  dire  qu'il  n'y  a  point  de  terre  si  mauvaise  qu'elle  ne 
puisse  6tre  rendue  feconde  a  force  de  travail  et  de  d6pense.  Voili 
de  lours  oracles,  ct  on  ne  pent  leur  nier  qu'en  couvrant  le  roc 
le  plus  aride  seulement  de  deux  ou  trois  pieds  de  bonne  terre 
sur  la  surface,  et  en  labourant,  fumant,  cultivant  cette  surface, 
je  ne  reussisse  k  tirer  quelque  chose  d'un  sol  ingrat  qui   ne 
produisait  rien.  11  ne  s'agit  plus  que  de  trouver  le  moyen  de 
faire  toute  cetle   depense  que  les   economistes  m'imposent, 
avant  que  j'aie  rendu    mon  roc  fertile;  c'est  un  secret  que 
j'attends  du  patriotisme  de  ces  messieurs.  Je  me  souviens  qu'un 
jour  M.  le  marquis  de  Mirabeau  nous  confiait  avec  une  bon- 
homie charmante  qu'il  n'y  avait  point  de  mauvais  terrain,  et 
que  c'etait  des  conies  tout  purs.  G'etait  chez  M'"^  la  duchesse 
d'Enville.  11  voulait  prouver  k  cette  dame,   aussi  respectable 
qu'illustre  par  sa  naissance,  qu'il  ne  tenait  qu'i  elle  de  rendre 
sa  terre  de  la  Rocheguyon,  dont  le  terrain  est  sablonneux  et 
mauvais,  aussi  fertile  que  les  plus  beaux  cantons  du  royaume. 
U  est  vrai  qu'il  lui  fit  depenser  toute  sa  fortune  et  celle  de 
toute  sa  maison  i  cette  amelioration ;  mais  aussi  la  terre  de  la 
Rocheguyon  produisait  le  double.  La  maison  de  La  Rochefou- 
cauld n'aurait  plus  eu  d'autre  revenu ;  mais  le  terrain  de  la 
Rocheguyon  eut  ete  excellent  et  susceptible  de  la  grande  cul- 
ture comme  les  plaines  de  Brie.  Je  fis  cependant  a  Tamellora- 
teur  une  petite  observation.  «  Si  tous  les  propri^taires  de  mau- 
vaises  terres,  lui  dis-je,  se  mettaient  en  t6te  de  les  am61iorer, 
ne  pourraient-ils  pas  faire  un  tort  considerable  aux  propri6taires 
des  bonnes  terres :  car,  a  force  de  les  enlever  pour  rendre  les 
leurs  meilleures,  ils  les  d^graderalent  sans  doute?  On  aurait 
rendu  les  mauvais  terrains  bons,  en  rendant  les  bons  mauvais. 
En  ce  cas,  les  proprietaires  des  bonnes  terres  s'opposeraient  sans 
doute  ci  cet  enlevement,  et  il  en  resulterait  des  guerres  qui 
pour  le  coup  seraient  de  veritables  guerres  de  propriety.  A  quoi 
ces  messieurs  du  mardi  pourvoiront,  je  me  flatte,  en  6tablissant 
dans  toute  I'Europe  des  bureaux  pour  la  distribution    de  la 
bonne  terre  a  un  prix  raisonnable.  »  Je  dis  encore  k  M.  de  Mira- 
beau que  j'etais  C'tonn6  que  le  roi  de  Prusse,  ayant  et6  si  long- 
temps  le  maltre  de  la  Saxe,  n'eClt  pas  employ 6  ce  temps  k  faire 
VII.  28 


h^k  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

enlever  toute  la  bonne  terre  de  ce  pays  pour  en  couvrir  les 
plaines sablonneuses  du  Brandebourg.  « C'est,  me  dit  M.  de  Mira- 
beau  serieusement,  que  ce  prince  n'entend  rien  aux  principes 
de  I'economie  rurale.  » 

Ces  idees  creuses  que  ces  messieurs  nous  donnent  pour 
profondeurne  sont  pas  les  seuls  griefs  que  j'aie  contre  le  respec- 
table mardi  des  6conomistes  ruraux  assembles  chez  I'Ami  des 
hommcs.  J'ai  des  reproches  plus  graves  aleur  faire. 

Premiferement,  ils  ont  un  langage  apocalyptique  etd6vot.Ils 
voudraient  faire  de  I'agriculture  une  science  mystique  et  d'ins- 
titution  divine,  et  ils  joueraient  volontiers  le  role  de  theologiens 
dans  cette  partie.  Le  mardi  de  M.  de  Mirabeau  deviendrait  ainsi 
la  Sorbonne  du  labourage,  et  les  membres  de  cette  Sorbonne 
s'opposeraient,  autant  qu'il  dependrait  d'eux,  aux  progres  de 
la  philosophic.  M.  de  Mirabeau  a  pouss6  cette  pauvrete  jusqu'a 
se  faire  avocat  des  moines.  11  tire  son  apologie  de  ce  que  les 
champs  des  moines  et  des  ecclesiastiques  sont  pour  la  plu- 
part  mieux  cuUives  que  les  champs  des  laiques,  et  ne  considere 
pas  que  ces  derniers  sont  hors  d'etat  de  bien  cultiver  leurs 
champs  precisement  parce  que  les  premiers  sont  en  etat  de  si 
bien  cultiver  les  leurs.  Tons  lesimpots,  toutes  les  charges,  sont 
pour  le  peuple,  tandis  que  toutes  les  immunites,  tous  les  profits, 
sont  pour  les  biens  de  I'lilglise.  Je  sais  que  les  ^conomistes  n'ont 
plus  os6  insister  depuis  sur  la  necessite  et  I'utilit^  des  moines; 
mais  ils  ont  en  general  une  pente  a  la  devotion  et  a  la  plati- 
tude bien  contraire  a  I'esprit  philosophique  qui  se  repand  de 
toutes  parts  en  Europe,  et  mon  avis  est  que  prealablement 
et  sans  nouvelle  preuve  de  z61e  ils  resolvent  tous  la  premiere 
tonsure  des  mains  du  barbier  de  I'Archeveche. 

En  second  lieu,  ils  se  sont  tous  faits  proneurs  et  fauteurs 
de  I'autorite  despotique,  et  plusieurs  d'entre  eux  ont  pousse 
I'absurdite  au  point  d'avancer  que  toute  constitution  de  gouver- 
nement,  hors  la  monarchique,  est  essentielleraent  vicieuse.  II 
est  vrai  qu'ils  etablissent  un  despotisme  Ugal,  et  qu'ils  lui  don- 
nent pour  guide  V Evidence,  de  sorte  que  I'autorite  qui  a  un 
pouvoir  illimite  ne  pent  cependant  rien  faire  qui  ne  soit  con- 
forme  au  voeu  dela  loi,  et  que  1' evidence  du  bien  r6gle  toutes 
ses  operations ;  mais  s'il  y  a  quelque  chose  d'evident  dans  ce 
bavardage,  c'est  que  ces  messieurs  nous  prennent  pour  des 


OCTOBRE   1767.  435 

enfants  qui  se  payent  de  mots,  ou,  ce  qui  est  de  la  plus  grande 
Evidence  pour  moi,  qu'ils  sont  eux-m6mes  en  enfance,  et,  pour 
parler  leur  langage,  que,  dans  un  sifecle   cclair6,  le   despote 
legal  est  n6cessit(!',  'par  I'^vidence,  de  leur  accorder  des  loges 
dans  les  petites-maisons  comme  aux  plus  fiers  des  d^raison- 
neurs  de  son  empire.  Ce  triste   syst6me  de  despotisme  l(^gal 
dirigd  par  I'evidence  est  n6  de  Texag^ralion   de  deux  lieux 
communs.  On  a  dit  que  le  gouvernement  d'un  despote  eclair6, 
actif,  vigilant,  sage  et  ferme,  etait  de  tous  les  gouvernements 
le  plus  desirable  et  le  plus  parfait,  etl'on'a  dit  une  verity ;  mais 
11  ne  fallait'pas  I'outrer.  Moi  aussi,  j'aime  de  tels  despotes  a  la 
passion.  II  ne  s'agitplus  de  calculer,  suivant  le  syst^me  de  pro- 
babilit^s  poliliques,  combien  il  se  trouvera  de  despotes  de  cette 
esp^ce  dans  une  suite  de   cinquante,  par   exemple ;  si  chaque 
empire  en  trouve  un  ou  deux  dans  cette  s6rie,  je  lui  conseille  de 
s'en  f^liciter.  Ce  sont  les  despotes  endormis  sur  le  trdne  qui  font 
le  malheur  des  nations.  Or  si  la  morale  vous  dit   que  le  trone 
est  I'endroit  le  moinspropre  ausommeil,rhistoire  vousappren- 
dra  quec'est  cependant  le  lieu  ou  Ton  sommeille  leplus.  Si  cela 
n'etait  point,  les  noms  des  Titus  et  des  Antonins  neseraientpas 
des  noms  si  chers  et  si  sacres  k  I'humanite.  L'autre  lieu  com- 
mun  sur  lequel  ces  messieurs  ont  fonde  leur  systeme  du  despo- 
tisme legal  est  que  plus   le  depot  des  lumi^res  generales   et 
publiques  est  considerable  chez  une  nation,  plus  son  gouver- 
nement sera  garanti  du  danger  de  tomber  dans  des  erreurs  et 
de  faire  des  fautes;  mais  exagerer  ce  lieu  commun  jusqu'aattri- 
buer  a  un  terme  abstrait,  au  mot  Evidence,  la  vertu  infaillible 
de  preserver  le  gouvernement   de  toute   erreur  et    de  toute 
faute,  c'est  tomber  dans  une  etrange  extravagance.    Sur   cent 
operations  que  le  gouvernement  est  dans  le  cas  de  faire  jour- 
nellement,  il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne  soit  trop  compliqu6e  pour 
nepas  rester  probldmatique  aux  yeuxde  I'homme  d'l^tat  le  plus 
p6n6trant  et  le  plus  consomme  dans  les  affaires.  Cependant  il 
f aut  operer,  il  ne  s'agit  pas  de  rester  dans  I'inaction ;  et  mes- 
sieurs du  mardi  rural  auraient  beau  dep^cher  des  provisions 
d' Evidence  dans  tous  les  cabinets  de  I'Europe,  je  doute  qu'au- 
cun  despote  I6gal  ni  aucun  ministre  put  en  tirer  le  moindre 
soulagement  dans  ses  perplexit6s.  Le   fanal   de   Quesnay  et 
Mirabeau  luit  d'unelumi^re  si  faible,  si  vacillante,  siincertaine, 


/j36  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

que  je  ne  conseille  k  aucun  pilote  politique  de  s'y  fier.  Et  puis, 
quand  on  auraremedie  aux  erreurs  et  aux  bevues  parrevidence 
tout  court,  les  passions  ne  feront  done  plus  aucun  mal,  ne 
causeront  plus  aucun  desordre  public?  Ces  messieurs  ne  font 
pas  assez  de  cas  des  passions  pour  les  faire  entrer  dans  leurs 
calculspolitiques,  ou  bien  quand  ils  daignent  en  faire  mention, 
ils  les  garrottent  et  les  enchainent  egalement  par  revidence;il 
est  d'exp^rience  journali^re  que  rien  n'arrete  la  passion  comme 
un  argument  en  bonne  forme.  J'ai  ete  tente  quelquefois  d'envoyer 
au  mardi  de  M.  de  Mirabeau  le  syllogisme  suivant,  bien  sur 
que  les  membres  ruraux  le  signeraient  comme  infaillible.  «  Si 
quelque  chose  est  evident,  de  toute  evidence;,  de  cette  Evi- 
dence declaree  par  ces  messieurs  irresistible,  c'est  que  le  sys- 
t^me  qui  a  prevalu  en  Europe  de  faire  des  emprunts  publics 
pour  les  besoins  de  I'Etat,  et  d'en  employer  ensuite  les  reve- 
nus  a  acquitter  les  int^rets  dus  a  ces  emprunts,  que  ce  sys- 
t^me,  dis-je,  est  non-seulement  ruineux,  mais  absolument 
meurtrier,  et  qu'il  expose  tdt  ou  tard  le  gouvernement  qui 
I'adopte  a  I'alternative  inevitable,  ou  de  miner  la  plus  riche 
portion  de  ses  sujets  par  une  banqueroute  generate,  ou 
d'ecraser  et  d'abimer  la  plus  petite  portion  de  ses  sujets  par 
des  impots  exorbitants  et  destructeurs.  Done  il  est  evident 
que  non-seulement  les  gouvernements  de  France  et  d'Angle- 
terre  n'emprunteront  plus  une  obole,  mais  qu'il  est  m6me 
impossible  qu'ils  aient  contracte,  depuis  un  sifecle  environ, 
toutes  ces  dettes  immenses  dont  le  detail  effraye  quelque- 
fois dans  les  papiers  publics.  Done  il  est  constant  et  certain 
que  I'evidence  du  nial  resultant  inevitablement  de  ces  em- 
prunts n'a  jamais  pu  perniettre  a  aucun  despote  legal  de 
charger  la  chose  publique  du  fardeau  d'une  dette  nationale...  » 
La  plupart  des  raisonnements  politiques  de  ces  messieurs  sent 
exactement  de  cette  force. 

Mon  dernier  grief  centre  le  mardi  des  laboureurs-econo- 
mistes,  c'est  qu'ils  sont  ennemis  des  beaux-arts.  Tout  homme 
qui  n'est  pas  a  la  queue  d'une  charrue  est  a  leurs  yeux  un 
citoyen  inutile  et  presque  pernicieux,  a  moins  qu'il  ne  soit  du 
mardi  de  M.  de  Mirabeau.  lis  oublient  a  tout  moment  que  le 
cultivateur  serait  reduit  a  un  etat  de  pauvrete  bien  grand  s'il 
n'y  avail  de  consommateurs  que  des  cultivateurs.  Gependant  si 


OCTOBRE  1767.  &37 

ces  messieurs  avaient  jamais  calcul6  combien  le  travail  d'un 
seul  homme  peut  en  nourrir  d'autres,  lis  auralent  vu  que,  pour 
le  hien  du  laboureur,  il  ne  faut  pas  que  tout  le  monde  laboure. 
S'ils  avaient  le  jugement  aussi  sain  etaussi  droit  que  les  inten- 
tions, ils  auraient  con^u  que  de  ce  que  Tagriculture  est  6cras6e 
en  ce  royaume,  par  une  foule  de  mauvaises  lois  et  de  mauvaises 
pratiques,  il  ne  s'ensuit  pas  que  les  arts,  ni  m^me  un  luxe 
necessaire  dont  ils  sont  les  enfants,  soient  la  perte  de  I'art  le 
plus  utile  de  tous,  celui  qui  nourrit  et  r^pand  I'abondance 
parmi  tous  les  enfants  de  la  familie.  S'ils  avaient  enlin  un  peu 
de  gout,  ils  auraient  senti  qu'on  peut  bien  passer  a  Jean-Jacques 
Rousseau  ses  incartades  contre  les  lettres  et  les  arts,  parce  que 
sessophismes  sont  ing^nieux  et  pleins  de  nerf  et  d'eloquence; 
mais  que  des  gens  qui  ecrivent  platement  et  d'une  fa^on  bar- 
bare  n'ont  nulle  esp6ce  de  droit  k  notre  indulgence  par  leurs 
reveries. 

En  general,  le  mardi  rural  dans  sa  constitution  actuelle  me 
parait  6tre  dans  cet  etat  mitoyen  de  pauvrete  d'esprit,  d'idees 
brouill6es,  de  lueurs,  d' abandon,  de  pr6somption,  de  confiance, 
ou  6taient  les  apotres  en  attendant  le  Paraclet  apr6s  I'ascension 
de  leur  patron.  Penetr6  de  cet  6tat  de  viduite,  je  m'humilie 
devant  le  souverain  distributeur  de  toute  lumiere,  et  le  prie, 
avec  ferveur,  de  repandre  son  esprit  d'entendement  sur  ces 
bons  laboureurs,  et  de  leur  oter  I'espritd'exageration  et  I'abon- 
dance des  mots  vides  de  sens,  afin  qu'ils  apprennent  a  parler  et 
il  6crire  intelligiblement,  a  savoirce  qu'ils  disont,  k  fuir  I'em- 
phase  tenebreuse  servant  de  passeport  aux  lieux  communs,  k 
labourer,  bScher,  piocher,  defricher,  fumer,  engraisser,  d^grais- 
ser,  dess6cher,  arroser,  am6liorer,  feconder,  fertiliser  tous  les 
champs  de  la  terre  dans  toute  sa  circonference,  de  rextr6mit6 
d'un  p61e  a  I'autre,  avec  un  peu  plus  de  profit  pour  1' utility 
commune  et  un  peu  plus  d'avantage  pour  leur  propre  recolte. 
Amen. 

—  Les  f6tes  magnifiques  et  brillantes  que  M.  le  prince  de 
Cond6  a  donn6es  cet  6te  k  Chantilly  ont  fait  pendant  quelque 
temps  I'entretien  de  tout  Paris.  Ces  fetes  se  sont  succ6de  pen- 
dant trois  semaines  avec  une  variety  charmante.  Les  attentions 
du  prince  pour  tous  ceux  qui  etaient  venus  y  prendre  part  les 
ont  encore  rendues  plus  agreables.  Tous  les  villages  k  deux 


Zi38  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

lieues  k  la  ronde  ont  assiste  a  un  bal  champ^tre  qui  fut  donne  de 
nuit  sur  la  grande  esplanade  qui  se  trouve  devant  les  superbes 
ecuries  de  Ghantilly.  Cette  esplanade  ^tait  magnifiquement 
illuminee;  on  y  avait  dresse  un  grand  nombre  de  tentes.  Les 
paysans  et  paysannes  avaient  tons  recu  des  habits  de  bazin 
blanc  ornes  de  rubans.  Le  prince  dansait  indistinctement  avec 
les  dames  et  les  paysannes.  Voici  des  couplets  adresses  a  M.  de 
Pont-de-Vesle,  qu'un  nain  de  douze  ans,  habille  en  Amour  et 
renferme  dans  un  ananas,  a  chante  pendant  le  dessert  ^du  sou- 
per  qui  a  termine  ces  fetes. 

Sur  I'air :  Lisette  est  faite  pour  Colin. 

Sous  diff^rents  traits  tour  ^  tour 

J'ai  paru  pour  vous  plaire; 
Mais  k  vos  regards  en  ce  jour 

Je  m'offre  sans  mystere  : 
Reconnaissez  en  moi  I'Amour 

Qui  cherche  ici  sa  mere. 

Mais  dans  mon  coeur  en  ce  moment 

Je  sens  un  trouble  naltre ; 
Ici  cliaque  objet  est  charmant ; 

Ah!  que  le  tour  est  traitre! 
Maman!  Maman!  Maman!  Maman! 

Comment  vous  reconnaitre? 

Vous  refusez  de  m'eclaircir, 

De  me  tracer  mes  routes ; 
Chacun  aime  k  me  voir  souffrir, 

Vous  riez  de  mes  doutes ! 
Ell  bien !  je  vais  vous  en  punir, 

En  vous  adoptant  toutes. 


VERS 

A    METTRE     AU    BAS    DU    PORTRAIT    DE    M^'*  d'oLIGNY 
PAR     M.    DORAT. 

Par  les  talents  unis  h  la  d6cence 
Tu  te  fais  respecter  et  cherir  tour  k  tour; 
Si  tu  souris  comme  I'Amour, 
Tu  paries  comme  I'innocence. 


OCTOBRE  1767.  ^39 

—  Malgre  les  bombes  qu'on  a  fait  pleuvoir  sur  la  vieille 
masure  de  la  Sorbonne,  et  qui  auraient  du  aiguillonner  le  zfele 
et  le  courage  de  ses  defenseurs,  il  deviant  aujourd'hui  tr6s-pro- 
bl6matiquo  que  cette  illuslre  carcasse  veuille  publier  la  censure 
de  BHisairCy  et  il  se  pourrait  tr6s-bien  que  le  travail  du  R.  P. 
Bonhomme,  cordelier  de  la  grande  manche,  et  le  feu  foutenu 
du  syndic  Riballier,  fussent  perdus  pour  redification  publique. 
La  plupart  des  graves  docteurs  rient  sous  cape  des  6trivi6res 
que  la  discipline  de  Ferney  a  si  nerveusement  appliquces  sur 
les  epaules  du  brave  Riballier:  tant  le  z6Ie  d6vorant  de  la  mai- 
son  du  Seigneur  diminue  parmi  nous,  dans  ces  jours  de  tiedeur 
et  d'indiflerence  I  Des  personnes  instruites  pretendent  que  la 
Sorbonne  sollicite  actuellement  un  ordre  de  la  cour,  ou  a  son 
defaut  un  ordre  de  son  proviseur,  M.  TarchevSque  de  Paris,  qui 
lui  defende  de  publier  sa  censure ;  mais  ni  le  proviseur  ni  le 
gouvernement  ne  se  soucient  de  g^ner  la  sacree  Faculty  par  un 
ordre  expr6s  dans  I'exercice  du  droit  incontestable  qui  lui  est 
acquis  de  temps  immemorial  de  se  rendre  ridicule  et  m6pri- 
sable.  On  dit  seulement  que  M.  I'archev^que  de  Paris  a  jet6 
au  feu  le  mandement  qu'il  avait  prepar6  contre  Bdisaire. 

Dans  le  fait,  le  bonhomme  Belisaire  a  de  grandes  obligations 
k  la  Sorbonne  d' avoir  bien  voulu  se  couvrir  de  ridicule  ci  son 
egard.  Sans  cette  circonstance,  son  succ6s  a  Paris  n'aurait  pas 
ete  fort  solide,  et  il  serai t  actuellement  oubiie.  Mais  les  pam- 
phlets et  les  coups  d'etrivi^res  partis  de  Ferney  ont  tenu  les 
yeux  du  public  ouverts  sur  cette  production,  qu'il  avait  d'abord 
assez  froidement  accueillie ;  et  le  suflrage  dont  divers  princes 
et  t6tes  couronnees  I'ont  honore  a  rendu  ce  livre  agr6able  a  la 
nation.  Onaluavec  admiration  les  lettres  de  I'lmperatrice  de 
Russie  et  du  roi  de  Pologne,  ainsi  que  la  lettre  charmante  du 
prince  royal  de  Su6de.  La  reine  de  Su6de  a  accompagne  la 
sienne  du  don  d'une  bolte  superbe  dans  les  cartouches  de 
laquelle  on  voit  les  principaux  tableaux  de  B6lisaire  executes 
en  email.  G'est  joindre  la  plusingenieuse  galanterie  ilamagni- 
ficence  royale. 

Mais  si  M.  Marmontel  est  quitte  du  mandement  de  I'arche- 
v6que  et  de  la  censure  de  la  Sorbonne,  il  n'a  pas  ^t6  assez 
heureux  pour  esquiver  le  coup  de  dent  du  vieux  Piron.  Ce  poiite 
octog^naire,  tout  aveugle  et  devot  qu'il  est,  n'a  pas  oubli6 1'art 


/»/iO  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

de  faire  des  epigrammes.  Dans  celle  que  vous  allez  lire,  il  a 
accouple  I'auteur  de  B61isaire  avec  son  detestable  parodiste, 
Tavocat  Marchand,  qui  a  public  une  parodie  de  Belisaire  sous  le 
titre  d'HUaire. 


L'un  croit  que  par  son  Belisaire 

Telemaque  est  aneanti ; 

L' autre  pretend  que  son  Hilaire 

Vaut  le  Virgile  travesli  ; 

VoilS,  TH^licon  bien  loti! 

Ma<jon  de  VEncyclopddie, 

Et  vous  Thomme  k  la  parodie, 

Abas  trompette  et  flageolet! 

Que  l'un  reste  k  TAcad^mie ; 

Que  Tautre  aille  chez  Nicolet! 

• 

—  On  a  donne  ces  jours  derniers,  sur   le   theatre   de  la 

Com6die-Italienne,  un  opera-comique  nouveau  en  deux  actes, 
intitule  le  Double  Diguisement.  La  pi^ce  est  de  M.  Houbron,  et 
la  musique  de  M.  Gossec'.  Unejeune  fillese  deguise  enhomme, 
un  jeune  honime  se  deguise  en  fille.  Tons  les  deux  se  sauvent 
sous  ce  travestissement  de  chez  leurs  parents,  qui  voulaient  les 
marier  centre  leur  gre.  Tous  les  deux  se  rencontrent  dans  une 
hotellerie  sans  se  connaitre,  et  deviennent  epris  l'un  de  I'autre. 
Tous  les  deux  sont  surpris  dans  celte  hotellerie  par  leurs  p6res, 
qui  ont  couru,  apres  eux,  chacun  de  son  cote.  Yoila  I'idee  d'une 
piece  denuee  de  toute  vraisemblance  et  ex6cutee  de  la  mani^re 
du  monde  la  plus  detestable.  J'ai  admire  la  patience  du 
parterre  de  n' avoir  pas  6tourdi  le  sieur  Houbron  a  tout  jamais 
a  force  de  sifflets.  II  en  faudra  aussi  a  M.  Gossec,  s'il  continue 
a  travailler  avec  les  Houbrons  et  les  Desboulmiers .  Cette 
pifece  n'a  eu  qu'une  representation. 

II  a  debute  sur  ce  theatre  un  acteur  nouveau,  nomm6  Ven- 
deuil,  dans  les  roles  de  Glairval.  Get  acteur,  qui  est  de  la  troupe 
particuliere  de  M.  le  due  de  Noailles,  n'est  pas  mal  de  figure, 
il  a  la  voix  passable ;  mais  il  est  froid  et  maussade.  Glairval  est 
deja  un  amoureux  honn^tement  froid ;  si  son  double  est  encore 


1.  Le  nom  de  cet  auteur,  mentionn^  par  Grimm,  est  restd  inconnuk  Qu^rard; 
V AUnanach  des  Spectacles  indique  M.  A...  comme  auteur  du  Double  Deguisement, 


OCTOBRE   1767.  ZjM 

plus  transi  que  lui»  ces  deux  amoureux  nous  gfeleront  cet  hiver 
infaiUil)lement.  Deux  peiites  filles  prussiennes,  £Lg6es  |de  sept  et 
huit  ans,  dansent,  depuis  quclque  t^mps,  sur  ce  theatre  avec 
beaucoup  de  succ6s.  Leur  p6re  s'appelle  M.  Le  F6vre. 

—  Oil  a  fait  k  Paris  une  Edition  de  Chariot,  ou  la  Comtesse 
de  Civry,  nouvelle  pi^ce  dramatique  en  vers  et  en  trois  actes, 
representee  sur  le  theatre  de  Ferney.  Le  nom  de  M.  de  Voltaire 
fera  eniever  cette  edition  bien  vite,  mais  c'est  peu  de  chose.  Ce 
n'est  pas  tant  le  mauvais  qui  choque  dans  cette  pi6ce  que  I'ab- 
sence  du  bon.  Le  rdle  de  Guillot  est  cependant  bien  bas  et  de 
bien  mauvais  gout,  et  celui  de  Babet  ne  vaut  pas  grand'chose. 
Ma  foi,  rien  ne  vaut,  dans  cette  pi^ce,  que  I'auteur  aurait  pu 
intituler  la  Force  du  nalurel.  Destouches  a  fait  sur  la  fin  de  sa 
vie  une  mauvaise  com^die  sous  ce  titre;  mais,  cliez  lui,  c'est 
deux  filles  qu'on  a  6changees  en  nourrice ;  ici,  c'est  deux  gar- 
^ons.  Quoique  ce  fond  soit  mauvais  et  aussi  peu  philosophique 
que  peu  naturel,  je  sens  pourtant  que  M.  Sedaine,  s'il  I'avait 
entrepris,  en  aurait  fait  une  pi6ce  charmante ;  mais  c'est  qu'il  y 
aurait  mis  sa  force  comique,  son  naturel,  sa  verite,  ses  mots 
precieux ;  il  n'y  a  rien  de  tout  cela  dans  la  pi^ce  de  I'illustre 
patriarche.  On  voit  bien  cependant  quelle  vient  d'une  main 
accoutum^e  a  tailler  des  pieces  pour  le  theatre.  On  voit  aussi 
que  la  Partie  de  chasse  de  Henri  IV,  par  G0II6,  a  fait  faire  la 
comtesse  de  Givry.  II  est  tr6s-bien  que,  d6s  le  commencement 
de  la  pi^ce,  il  soit  toujours  question  du  roi,  qu'on  I'attende  tou- 
jours,  qu'il  soit,  pour  ainsi  dire,  le  principal  personnage,  et 
qu'il  ne  paraisse  pas.  Cela  est  fait  avec  esprit.  Nos  moeurs  sont 
si  mesquines,  ou  bien  nos  representations  theatrales  sont  si 
61oignees  de  la  v6rite,  qu'on  n'a  encore  su  mettre  un  roi  en 
com6die  sans  le  rendreplat  et  maussade. 

—  M.  I'abbe  Gougenot,  conseiller  au  grand  conseil,  hono- 
raire  de  I'Academie  royale  de  peinture  et  de  sculpture,  vient  de 
mourir  dans  un  age  peu  avance.  II  etait  I'ami  intime  de  Pigalle 
et  le  fournisseur  des  idees  de  ses  monuments. 

—  Jean-Baptiste  Mass6,  peintre  du  roi,  conseiller  de  I'Aca- 
demie royale  de  peinture  et  de  sculpture,  est  mort  aussi,  ag6  de 
plus  de  quatre-vingts  ans.  Cet  artiste  excellait  en  son  temps 
dans  la  miniature,  et  les  portraits  qu'il  a  faits  sont  fort  estimes 
des  connaisseurs.  C'est  lui  aussi  qui  a  fait  graver  sur  sesdessins 


442  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

les  peintures  de  la  galerie  du  salon  d'Hercule  de  Versailles,  et 
qui  a  preside  a  toute  cette  grande  entreprise. 

—  M.  I'abbe  Millot,  ancien  grand  vicaire  de  Lyon,  predica- 
teur  ordinaire  du  roi,  vient  de  publierdes  £leme}its  de  Vhistoire 
de  France  depuis  Clovis  jusquti  la  fin  du  rtgne  de  Louis  XIV. 
Deux  volumes  in-12,  chacun  de  cinq  cents  pages.  Voila  done 
encore  un  abreg6 !  Peu  s'en  faut,  cependant,  que  je  ne  fasse 
grace  a  celui-la.  Le  style  de  I'auteur  est  un  peu  plat  et  parfois 
decousu;  mais  il'  regne  un  assez  bon  esprit  dans  son  ouvrage, 
et  il  faut  savoir  gre  a  un  grand  vicaire  d'avoir,  en  general,  des 
principes  de  droit  public  sains,  et  de  pr6f6rer  la  cause  du  genre 
humain  a  I'interet  et  a  I'ambition  de  I'l^glise.  Je  me  sens  du 
faible  pour  ce  pretre.  On  peut,  du  moins,  mettre  ce  livre  entre 
les  mains  de  la  jeunesse  sans  craindre  de  lui  empoisonner  I'es- 
prit  par  une  foule  de  maximes  detestables  que  le  fanatisme  et 
la  fourberie  ont  I'insolence  de  professer  comme  des  maximes 
d'l^tat.  M.  I'abbe  Millot  est  philosophe  et  vrai  autant  que  son 
habit  peut  le  permettre.  Je  voudrais  qui!  eCit  plus  d'imagina- 
tion,  plus  de  nerf  et  d'onction  dans  son  style,  et  je  lui  conseil- 
lerais  d'ecrire  I'histoire :  car  je  le  crois  honnete  horame.  Son 
abr^ge  est, moins  concis  que  celui  de  M.  le  president  H^nault. 
II  ne  comprend  pas  tant  de  choses  que  celui-ci ;  mais  il  deve- 
loppe  davantage  les  principaux  faits.  II  pretend  que  cela  est 
n6cessaire  pour  qu'ils  fassent  de  TelTet  sur  1' esprit  de  la  jeu- 
nesse, et  je  crois  qu'il  a  raison. 

—  M.  Glerc,  ci-devant  medecin  de  I'hetman  des  cosaques,  et 
actuellement  medecin  de  Villers-Cotterets,  petite  ville  a  dix-sept 
lieues  de  Paris,  de  I'apanage  de  M.  le  due  d'Orleans,  vient  de 
publier  une  Histoire  naturelle  de  I'homme  comidire  dans  Vetat 
de  maladie,  ou  la  Medecine  rappeUe  d.  sa  premiere  simpliciU. 
Deux  gros  volumes  in-S",  de  cinq  cents  pages  chacun.  Ce  livre  est 
ecrit  tres-agreablement,  et  c'est  ce  qui  lui  a  procure  une  sorte 
de  succes  parmi  les  gens  du  monde  qui  ne  sont  pas  en  6tat  de 
juger  du  fond.  A  Paris,  tout  le  monde;  et  surtout  les  femmes,  a  la 
manie  de  parler  medecine,  et  auprSs  de  I'ignoranceun  charlatan 
agreable  a  beau  jeu.  Le  succes  du  livre  de  M.  Clerc  ne  signifie 
done  rien  pour  moi  :  car,  a  m'en  rapporter  au  jugement  d'un 
savant  et  habile  medecin,  cet  ouvrage  n'est  qu'une  rapsodie  faite 
sans  jugement  de  ce  que  Boerhaave  et  d'autres  grands  medecins 


OCTOBRE  1767.  U3 

modcrnes  ont  Ocrit ;  il  est  rempli  de  contradictions  et  d'absurdit6s 
frappantes,  parmi  lesquelies  ceile  qui  assigne  k  la  medecine  a 
peupriis  la  ni6me  6vidence  qu'i  la  geonietrie  ne  vous  ^chappera 
pas.  L'auteur  parle  sans  cesse  d'llippocrate,  et  Ton  s'apercoit 
aisement  qu'il  ne  I'a  jamais  lu. 

—  M.  Le  Gat,  docteur  en  medecine,  chirurgien  k  Rouen,  a 
public  cet  et6  un  Traii('dcs  sensations  et  des  passions  en  general,  et 
des  sens  en  parlictdier.  Deux  gros  volumes  in-S".  Je  ne  sais  siM.  Le 
Gal  est bon  chirurgien  etbon  m6decin,  maisjesais,  cin'en  pouvoir 
douler,  que  ce  n'est  pas  un  bon  esprit  et  un  bon  pliilosophe. 

—  On  vient  de  traduire  de  I'anglais  le  Voyage  autour  du 
mondc  fait,  en  i764  et  i705,  snr  le  vaisseau  de  guerre  anglais 
le  Dauphin,  command^  par  le  chef  d'escadre  Byron,  Volume 
in-12  de  pr6s  de  quatre  cents  pages.  G'est  ce  vaisseau  qui,  dans 
le  cours  de  son  voyage  entrepris  conjointement  avec  le  Tamer, 
a  retrouve  .cette  nation  de  grants  appeles  Patagons.  Voilapour- 
quoi  le  public  a  achete  cette  traduction  avec  une  extreme  avidite. 
Mais  on  ne  trouve,  dans  tout  le  volume,  que  trois  ou  quatre  pages 
concernant  les  Patagons,  outre  la  preface  ou  le  traducteur  a 
recueilli  tout  ce  que  les  voyageurs  en  avaient  precedemment 
rapporte.  Le  reste  n'est  qu'un  journal  de  marin,  bien  succinct, 
qui  pent  ^tre  utile  aux  navigateurs,  mais  qu'on  parcourt  cepen- 
dant  avec  une  sorte  de  plaisir,  parce  qu'il  vous  prom^ne  par 
tout  le  globe  et  dans  les  contrees  les  plus  eloignees. 


15  octobro  1767. 

Du  mardi  des  laboureurs  et  economistes  ruraux  est  sorti 
cet  6t6  un  ouvrage  qui  a  fait  quelque  sensation  dans  le  public 
parce  qu'il  avait  ete  magnifiqucment  annonce,  mais  qui  est 
bientdt  si  parfaitement  tombe  que  le  libraire  n'en  est  pas  a  se 
repentir,  je  crois,  d'en  avoir  fait  deux  editions  k  la  fois,  I'une 
in-/i",  I'autre  in-12.  Get  ouvrage  est  intitule  I'Ordre  naturel  et 
essentiel  des  sociiHh  politiques.  L'auteur  est  ^I.  Le  Mercier  de 
La  Rivifere,  ancien  conseiller  au  parlement  de  Paris,  et  depuis, 
deux  fois  de  suite,  intendant  de  la  Martinique. 

Lorsque  les  Anglais  firent  la  conquete  de  cette  lie,  M.  de  La 
Riviere  fut  pris  et  renvoye  en  France.  A  la  paix,  la  cour  le 
nomma  de  nouveau  et  il  retouma  dans  son  intendance;  mais 


hhk        .         CORRESPONDANCE   LITTfRAIRE. 

bientot  les  cris  du  commerce  de  France  s'elevferent  contre  lui 
et  devinrent  si  forts  qu'on  fut  oblige  de  le  rappeler.  Ge  rappel 
eut  les  desagrements  et  les  suites  d'une  disgrace.  Le  commerce 
.  de  France  lui  reprochait  d'avoir  favorise,  sans  doute  par  des 
motifs  d'interet  personnel,  le  commerce  des  Anglais  au  prejudice 
du  commerce  national.  M.  de  La  Riviere  r6pondait  que  le  com- 
merce francais,  au  sortir  d'une  guerre  aussi  malheureuse  et 
aussi  funeste  pour  lui,  etait  hors  d'etat  de  porter  la  moitie  des 
choses  essentielles  a  la  conservation  de  la  colonie  dans  I'^tat 
d'epuisement  et  de  detresse  ou  elle  se  trouvait  alors ;  que  cet 
6tatpressant  ne  lui  avait  laisse  d'autre  choix  que  celui  d'admettre 
les  Anglais  pour  approvisionner  la  colonie,  ou  bien  de  la  laisser 
mourir  de  faim.  II  me  semble  que  les  personnes  au  fait  de  ce 
proces  sont  persuadees  que'M.  de  La  Riviere  avait  en  ceci  les 
vues  tr^s-justes,  et  que  les  mesures  qu'elles  lui  avaient  fait 
prendre  etaient  indispensables  ;  mais  en  m^me  temps  on  ne  le 
croit  pas  exempt  du  reproche  d'avoir  fait  le  commerce  pour 
son  propre  compte,  et  ce  reproche,  lorsqu'il  tombe  sur  un  homme 
public,  est  toujours  lie  au  soupcon  de  concussion.  Gependant,  la 
vie  que  M.  de  La  Riviere  a  menee  depuis  son  retour  en  France 
n'est  pas  Cjslle  d'un  homme  opulent.  II  presenta  a  son  arrivee 
un  memoire  apologetique  de  son  administration  a  M.  le  due  de 
Choiseul,  dont  il  se  repandit  des  copies  manuscrites  dans  le 
public.  J'avoue  que  ce  memoire  me  parutl'ouvraged'un  homme 
d'Etat,  et  qu'il  m'est  encore  incomprehensible  que  VOrdrc  essen- 
tiel  des  societcs  politiques  ait  pu  partir  de  la  meme  plume. 

Messieurs  du  mardi  avaient  annonce  ce  livre  comme  une 
production  merveilleuse.  A  la  verite,  ils  s'en  attribuaient  d'avance 
toute  la  gloire ;  ils  assuraient  qu'il  contenait  leurs  idees,  leurs 
principes  et  leurs  vues,  que  c' etait  le  Newtonianisme  rural  pour 
les  dames  ^  et  que  la  profondeur  de  la  science  y  ^taitmise  a  portee 
de  nous  autres  pauvres  diables,  qui  n'avions  pas  le  bonheur 
d'etre  inities  dans  ses  mysteres.  De  cette  maniere,  MM.  Quesnay 
et  de  Mirabeau  s'associaient  modestement  au  sublime  Newton, 
en  laissant  a  M.  de  La  Riviere  le  role  du  peu  sublime  Algarotti. 

Mais  ce  qui  avait  sur  tout  prevenu  le  public  en  faveur  de  ce 


i.  Allusion  au  tltre  du  livre  d'Algarotti,  le  Newtonianisme  des  dames,  traduit 
par  Duperron  de  Cast^ra,  1752,  2  vol.  ia-12. 


OCTOBRE  1767.  U5 

livre,  ce  fut  Ic  suffrage  qu'on  savalt  que  M.  Diderot  lui  avait 
accorde.  Ce  suffrage  en  imposa  a  beaucoup  de  nos  juges  qui  ont 
coutume  de  s'informer  de  I'air  du  bureau  avant  de  se  perineltre 
un  avis;  d'autres,  plus  decides,  furent  confondus  qu'un  livre  tel 
que  I'Ordre  vsscntid  dvs  sociith  eCit  pu  s'atlirer  I'approbation 
d'un  bonime  tel  que  M.  Diderot.  Mais  tout  s'explique  dans  ce 
monde  quand  on  veut  un  peu  faire  attention  aux  circonstances. 
Premi^rement,  mon  ami  Denis  Diderot  est  excellent  juge  en  fait 
de  choses  excellentes,  en  faitde  productions  qui  ni6ritent  quelque 
attention  et  qui  donnent  quelque  prise  k  son  sens  profond  et 
exquis.  Quant  aux  mauvaises  qui  n'ont  ni  idees,  ni  talent,  ni 
style,  et  qui  ne  peuvent  fixer  son  attention  par  aucun  c6te,  elles 
ne  lui  disent  rien  du  tout;  et  s'il  faut  qu'il  s'en  occupe  nialgr6 
lui,  il  trouve  plus  court  de  les  refaire  dans  sa  t6te.  Alors  il  lit 
dans  le  livre  ce  qui  n'est  que  dans  son  imagination,  et,  pr^tant 
ainsi  k  un  pauvre  homme  son  genie  et  sa  vue,  il  en  fait  avec 
tr6s-peu  de  frais  un  homme  merveilleux.  Sa  bienveillance  natu- 
relle,  qui  le  porte  a  d6sirer  que  tous  ceux  qui  ecrivent  fassent  de 
belles  choses,,  lui  fait  peu  k  peu  semer  ses  dons  dans  une  terre 
ingrate.  Plus  un  auteur  est  pauvre,  plus  il  lui  prodigue  du  sien  ; 
et  lorsque  dans  cette  disposition  on  salt  exciter  en  lui  k  propos 
son  penchant  a  I'enthousiasme,  il  fera  aisement  d'un  ouvrage 
commun  une  production  sublime,  et  croira  que  plus  il  se  sera 
echauffe  en  sa  faveur,  plus  il  I'aura  rendu  meilleur.  Je  me  sou- 
viendrai  tonjours  de  I'enthousiasme  avec  lequel  il  me  vanta  un 
jour  un  manuscrit  que  je  trouvai  fort  mediocre.  «  Enfin,  dit-il, 
voyant  qu'il  ne  pouvait  me  convertir,  ce  que  j'y  ai  trouve  sur- 
tout  de  beau  et  d'admirable  est  une  chose  qui  n'y  est  point, 
mais  qu'k  la  premiere  entreviie  je  dirai  a  I'auteur  d'y  mettre.  » 
Un  eclat  de  rire,  qui  partit  malgre  moi,  le  fit  revenir  de  cette 
charmante  ivresse.  C'est  bien  dommage  que  les  pauvres  d'esprit 
profitent  si  mal  de  ses  dons,  et  que  malgre  sa  munificence  sans 
bornes  ils  restent  toujours  si  deguenilles.  Ce  g6nereux  philo- 
sophe  avait  d'abord  lu  I'Ordre  essentiel  des  socUth  par  ordre 
de  M.  de  Sartine,  pour  voir  si  ce  livre  pouvait  6tre  permis  dans 
le  syst^me  actuel  de  contrainte  que  le  gouvernement  a  adopte. 
Leprincipe  de  I'auteur,  qui  regarde  laliberte  de  lapresse  comma 
une  chose  precieuse  au  bien  public,  plut  au  philosophe.  A  qui 
ne  plairait-il  pas  ?  Le  philosophe  sut  ensuite  que  M.  de  La  Uivifere 


kk^  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

voulait  aller  en  Russie,  et  s'attacher  peut-elre  a  I'lmperatrice, 
et  qu'il  recherchait  meme  son  amilie  dans  cette  vue.  D^.s  lors, 
son  desir  naturel  de  rendre  service  I'emporta,  et  I'ouvrage  de 
M.  de  La  Riviere  devint  de.jour  en  jour  meilleur.  Je  puis  certifier, 
que  M.  Diderot  y  a  lu  de  trfes-belles  choses  que  je  n'ai  jamais  pu  y 
trouver,  lorsque  le  livre  est  devenu  public.  II  m'en  avait  cite 
pendant  six  semaines  tant  de  traits,  tant  d'idees  excellentes,  que 
je  ne  doutais  plus  que  ce  livre  ne  put  etre  mis  a  cote  de  l' Esprit 
des  Ms.  Charmant  philosophe,  attrapez-moi  toujours  de  meme  I 
Que  m'importe  de  jeter  un  mauvais  ouvrage  oil  je  ne  vous  retrouve 
plus,  pourvu  qu'en  attendant  vous  m'en  ayez  fait  un  bon !  II 
estvrai  qu'un  des  grands  chagrins  de  ma  vie,  c'est  de  vous  voir 
perdre  voire  temps  avec  tant  de  rapsodies  que  les  mauvais  auteurs 
vous  apportent,  tandis  que  vous  pourriez  vous  occuper  si  utile- 
ment  pour  la  satisfaction  du  public  et  pour  votre  propre  gloire. 
Pour  revenir  a  M.  de  La  Riviere,  j'avoue  que  son  livre  me 
paraitun  des  mauvais  ouvrages  qui  aient  paru  depuis  longtemps, 
et  que  je  ne  me  souviens  gufere  d' avoir  essuy6  une  lecture  plus 
penible  et  plus  assommante.  Je  mets  en  fait  qu'il  n'y  a  pas  une 
seule  idee  juste  dans  cet  ouvrage  quine  soit  un  lieu  commun  et 
une  chose  trivale.  La  plupart  de  ces  lieux  communs  sont  si  ridi- 
■  culement  outr6s  et  exageres  qu'ils  en  sont  devenus  absurdes. 
L'auteura  Fair  d'un  homme  ivre  d'eau.  On  avait  vante  salogique 
et  I'enchainement  de  ses  id6es ;  c'est  la  logique  du  plus  terrible 
d6raisonneur  qu'il  y  ait  dans  toute  I'Europe  lettree.  Si  son  style 
6tait  un  peu  plus  emphatique  et  moins  plat,  il  aurait  I'air 
ou  d'un  homme  en  d61ire  qui  a  besoin  d'etre  saigne,  ou  d'un 
homme  qui  se  moque  de  ses  lecteurs.  Mais  la  platitude  de  son 
style  lui  donne  I'air  d'un  expert  arithmeticien  qui  combine  des 
nombres  en  dormant  et  au  hasard,  et  qui  ne  fait  pas  un  calcul 
qui  ne  soit  faux.  II  me  rappelle  mon  precieux  chevalier  de  Lo- 
renzi,  qui,  ayant  perdu  un  jour  deux  parties  d'echecs  a  un  petit 
ecu,  I'une  centre  M.  Helvetius,  1' autre  centre  moi,  me  donna  un 
petit  6cu  et  me  dit :  «  Vous  paierez  M.  Helvetius,  au  moyen  de 
quoi  nous  sommes  quittes.  »  Le  meme  precieux  chevalier,  ayant 
fait  la  partie,  avec  trois  de  ses  amis,  de  revenir  de  Saint-Cloud 
a  pied  par  le  bois  deRoulogne,  tint  ce  discours  memorable  a  I'un 
des  trois  qui  pressait  la  compagnie  de  se  mettre  en  route  pour 
arriver  k  temps :  «  II  n'y  a  rien,  dit-il,  qui  vous  presse.  D'ici  k 


OCTOBRE  1767.  .  htp 

Paris,  il  y  a  deux  lieues.  Nous  sommes  quatre  ;  c'est  une  demi- 
lieue  par  t6te.  »  Voila  une  image  fiddle  de  la  puissance  de  ral- 
sonnement  de  M.  de  La  Riviere,  excepte  que  celui-ci  n'a  pas  le 
piquant  du  clievalier  de  Lorenzi.  Je  suis  bien  fache  que  ce  cher 
chevalier  soil  alle  r«5ver  quelque  temps  k  Florence ;  le  depart  de 
M.  de  La  Rivi6re  ne  ni'a  pas  fait  le  m6me  chagrin. 

J'ai  parle  de  la  platitude  de  son  style;  ce  n'est  pas  le  moindre 
grief  que  j'aie  contre  lui.  On  a  beau  dire  ;  I'el^vation  du  style  est 
TelTet  iminediat  et  la  preuve  certaine  de  I'elevation  des  idees 
et  des  sentiments,  et  il  ne  faut  pas  croire  qu'avec  une  ame 
terre  a  terre  on  soit  appele  a  instruire  les  hommes.  Quand  on 
ne  sait  pas  61ever  son  ame  au  niveau  et  a  la  dignite  de  son  sujet, 
on  pent  6tre  un  fort  honn^te  homme  sans  doute,  mais  il  ne 
faut  pas  vouloir  faire  le  pr^cepteur  des  rois  et  des  nations. 

Je  n'entreprendrai  point  ici  de  combattre  dans  les  formes  les 
id6es  de  M.  de  La  Riviere.  11  n'est  point  de  bon  esprit  qui  ne 
sente  k  chaque  page  Tabus  des  mots  et  le  vide  des  raisonne- 
ments.  Son  livre  est  d'ailleurs  deja  si  profond^ment  oublie  que 
ce  serait  s'attaquer  k  une  chim6re.  L'auteur  a  cru  qu'en  entas- 
sant  a  chaque  fois  une  douzaine  &' impossible  I'un  apr6s  I'autre 
il  s'6tait  r6ellement  rendu  maltre  des  possibilit6s,  et  qu'en  met- 
tant  k  tout  la  sauce  de  physiqucmcnt  niccssaire  et  de  physiquc- 
ment  impossible,  (V ineommutablement  appurtenant^  d'cssentiel- 
lement  diHerminant,  il  avail  donne  k  ses  raisonnements  une 
force  irresistible  inconnue  jusqu'a  ce  jour.  Mais  toutes  ces 
plates  et  fastidieuses  formules  qu'on  retrouve  a  chaque  page  de 
son  livre,  et  qui  en  rendent  la  lecture  si  degoutante,  ne  servent 
qu'^  lui  donner  I'air  d'un  d^raisonneur  d'auiant  plus  intrepide 
qu'il  ne  se  doute  jamais  de  la  veritable  difficulte  de  la  question. 

Sa  premiere  partie,  qui  traite  de  la  meilleure  constitution  de 
gouvernement,  est  un  chef-d'oeuvre  de  galimatias  :  son  despote 
Ugal  k  qui  il  faut  nn  pouvoir  illiiJiilc,  et  que  V Evidence  met  dans 
Vimpossibilite physique  d'en  abuser  et  de  faire  jamais  le  moindre 
mal  k  son  peuple;  qui  a  neanmoinS  besoin  d'un  corps  de  magis- 
trals pour  6tre  les  gardiens  de  la  certitude  et  pour  attester  aux 
peuples  que  le  souverain  suit  Wvidence,  le  tout,  pour  montrer 
la  necessite  physiquement  essentielle  des  parlements  de  France 
et  de  leur  droit  de  faire  des  remontrances,  et  cela,  parce  que 
l'auteur  a  6t6  autrefois  conseiller  au  Parlement,  et  qu'aucun 


m  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

ecrivain  de  droit  public  en  France  nepeut  s'ecarter  des  preven- 
tions parlementaires  sans  risquer  d'etre  cite  a  la  barre,  et 
meme,  suivant  I'exigence  du  cas,  decrete  de  prise  de  corps ;  ce 
despote  legal  et  ses  satellites  sont  dignes  de  figiirer  dans  les 
petites-maisons  a  cote  du  p6re  eternel,  ayant  M.  de  La  Riviere 
comme  h6raut  d'armes  a  leiir  tete.  11  ne  faut  jamais  avoir  connu 
les  hommes,  il  faut  n'avoir  ni  lu  ni  ouvert  aucun  monument 
historique  pour  ecrire  des  reves  pareils. 

Toute  la  theorie  des  impots,  qui  fait  la  seconde  partie,  et 
qui  est  exactement  calquee  sur  les  principes  de  MM.  les  eco- 
nomistes  ruraux,  n'est  qu'un  fatigant  et  insipide  commen- 
taire  du  lieu  commun  qu  il  ne  faut  pas  imposer  unpays  au  delH 
de  ses  forces.  Je  vous  d^fie  de  tirer  de  tout  ce  bavardage  au- 
cune  autre  v^rite  utile.  Le  droit  qn'on  attribue  au  souverain  de 
partager  en  sa  qualite  de  co-proprietaire  dans  le  produit  net 
n'est  qu'une  pure  tournure,  sous  laquelle  M.  de  La  Riviere  pre- 
sente  cette  verity  incontestable  qu'il  n'est  pas  juste  de  prendre 
II  ses  sujets  plus  quils  ne  jjeuvent  donner.  Cette  tournure  serait 
meme  dangereuse,  si  quelque  chose  de  ces  messieurs  pouvait 
r§tre,  en  ce  qu'accordant  au  plus  fort  la  co  propriete  de  tout, 
ils  I'invitent  au  partage  du  lion,du  moins  jusqu'a  ce  que  I'evi- 
dence  ait  change  I'essence  des  choses.  L'idee  de  lever  I'impot 
imm6diatement  sur  le  produit  net,  au  prorata  du  produit  net, 
est  une  chimere  des  plus  completes,  car  ce  produit  net  est  par 
son  essence  incertain,  variable,  inconnu  et  cache;  et  comment 
asseoir  une  imposition  publique  et  permanente  sur  une  base 
si  mouvante?  Dans  cette  contestation  eternelle  du  gouvernement 
qui  a  besoin,  et  du  sujet  qui  se  dit  hors  d'etat  de  payer,  com- 
ment determiner  avec  justice  ce  qui  pent  etre  paye  au  fisc  de 
I'l^tat  par  une  province,  sans  que  les  habitants  soient  foules  ? 
G'est  ce  tarif  que  messieurs  les  economistes  sont  pries  de  faire 
passer  au  sceau  de  I'evidence  a  leur  premiere  assembl6e.  Avant 
I'evidence  de  ce  tarif,  I'evidence  de  leur  theorie  sur  I'impot 
sera  aussi  inutile  que  vox  damantis  in  deserto. 

Latroisifeme  partie  du  livrede  M.  de  La  Riviere,  qui  traite  de 
I'industrie  et  de  ses  effets,  est  la  moins  deraisonnable ;  elle  ren- 
ferme  cependant  assez  de  propositions  outrees  et  hasardees. 
Poser  d'un  cote  pour  principe  que  la  consommation  est  la 
mesure   de  la  reproduction,   comme   la   reproduction  est  la 


I 


OCTOBRE  1767.  hk9 

mesure  de  la  richesse  publlque,  et  soutenir  de  I'autre  que 
IMndustrie  n'est  jamais  productive,  tandis  qu'elle  augmente 
6videmment  la  consommation,  dire  que  I'argent  n'est  rien  du 
tout,  que  la  balance  du  commerce  est  une  pure  chimere,  au  lieu 
de  prouver,  comme  je  le  crois  ais6,  que  tous  les  peuples  ont 
pris  jusqu'^  present  de  faux  moyens  pour  fixer  cette  balance 
chacun  k  son  avantage,  c'est,  ce  me  semble,  avancer  avec  con- 
fiance  d'assez  grandes  extravagances. 

Lesbornesdecesfeuilles  ne  me  permettent  pas  de  m'etendre 
davantage.  Tout  ce  tas  de  sophismes  se  r6duit  pour  le  produit 
brut  au  mot  ^vidence^  aux  formules  physiqucment  impossible^ 
physiquement  niccssairc,  et  pour  le  produit  net  a  zero.  Malgr6 
notre  manie  de  nous  occuper  de  tous  ces  grands  objets,  il  faut 
convenir  qu'on  a  6crit  jusqu'a  present  bien  peu  de  choses  satis- 
laisantes  sur  la  science  du  gouvernement.  C'est  que  les  bons 
esprits  sent  rares,  et  que  les  bavards  gatent  tout.  Je  ne  mets 
point  en  doute  qu'un  bon  esprit,!  en  partant  du  principe  de 
M.  de  La  Riviere,  et  6tablissant  le  droit  de  propri6t6  comme  un 
droit  sacr6  et  iUimit6  dans  son  exercice,  et  comme  le  fondement 
et  I'origine  de  toute  soci6te  politique,  n'eut  pu  faire  un  bon 
ouvrage  ;  mais  il  aurait  cherch6  a  assurer  le  fondement  centre 
la  force  des  passions  et  des  opinions  qui  de  toute  eternity  ont 
tout  fait  et  continueront  a  tout  faire  parmi  les  liommes.  Je  ne 
crois  pas  que  les  mots  passion  et  opinion  se  trouvent  une  seule 
fois  dans  le  livre  de  I'Ordre  essentiel  des  sociitis  politiques; 
je  ne  crois  pas  qu'il  soit  arriv6  a  I'auteur  de  citer  un  seul  trait 
d'histoire  dans  tout  le  cours  de  ses  reveries.  Ceia  seul  prouve 
ce  qu'il  faut  penser  de  son  ouvrage. 

M.  de  La  Riviere  ayant  desire  de  faire  sa  coura  I'lmp^ratrice 
de  Russie,  Sa  Majesty  Imp^riale  lui  en  a  accords  la  permission, 
sur  le  compte  avantageux  qui  lui  a  6l6  rendu  de  sa  personne  et 
de  ses  lumi^res ;  elle  lui  a  m^me  fait  payer  douze  mille  Jivres 
pour  les  frais  du  voyage.  L'economiste  s'est  mis  en  route  huit 
jours  apr6s  la  publication  de  son  ouvrage,  et  a  ainsi  sagement 
evit6  le  spectacle  de  sa  chute.  II  a  emmen6  avec  lui  sa  femme 
et  sa  maltresse  dans  la  mSme  voiture.  Cette  dernifere  est  une 
petite  chanteuse  du  concert  de  la  reine,  qui  ne  fera  pas  fortune 
en  Russie  par  sa  maniere  de  chanter.  M.  de  La  Rivi6re  ressemble 
au  bonhomme  Abraham,  voyageant  entre  Sara  et  Agar;  mais  le 
VII.  S9 


/i50  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

bon  patriarche  fit  une  tr6s-mechante  action  en  abandonnant  la 
servante  Agar  au  milieu  du  desert  de  Bersabee.  G'est  de  quoi 
je  crois  le  patriarche  de  I'^vidence  et  de  I'ordre  essentiel  inca- 
pable. 

—  Si  vous  envoyez  I'auteur  de  VOrdre  essentiel  des  sociitis 
politiques  passer  le  fleuve  de  I'oubli,  vous  ne  manquerez  pas  de 
mettre  a  sa  suite  VAmi  de  cenx  qui  rCen  out  point,  qui  vient 
de  publier  un  Systdme  ^conomique,  politique  et  moral,  pour  le 
regime  des  pauvres  et  des  mendiants  dans  tout  le  royaume. 
Volume  in-12  de  deux  cent  soixante-dix  pages.  Get  ami  est 
M.  I'abb^  M6ry,  qui  a  deja  ecrit  d'autres  pauvretes. 

—  M.  de  Massac,  membre  de  la  Society  d' agriculture  de 
Limoges,  est  aussi  tr^s-digne  de  passer  le  fleuve.  II  a  ^crit  un 
Mimoire  sur  la  manidre  de  gouvcrner  les  aheilles  dans  les  nou- 
velles  ruches  de  bois.  Passe  pour  cela.  Ce  memoire  peut  amuser 
ou  ennuyer  quelque  honnete  campagnard;  il  n'y  a  pas  grand 
mal.  Mais  je  ne  passe  pas  k  M.  de  Massac  son  autre  Memoire 
sur  la  quality  et  sur  Vemploi  des  engrais.  Jamais  les  fermiers  et 
les  laboureurs  ne  prendront  leur  fumier  dans  le  Memoire  de 
Massac.  Au  dela  du  fleuve,  sans  misericorde  ! 

—  L'auteur  de  la  RMuction  dconomique,  ou  de  V Ameliora- 
tion des  terres  par  tconomie^  qui  ne  se  nomme  pasS  le  passera 
immediatement  avec  les  abeilles  et  les  engrais  de  M.  de  Massac, 
malgre  les  gros  benefices  economises  dont  il  est  I'inventeur. 

—  M.  I'abbe  Baudeau,  premontre  pour  la  forme  et  econo- 
miste  rural  dans  I'ame,  a  voulu  annoncer  ou  prevenir  VOrdre 
essentiel  de  M.  de  La  Riviere  par  une  Exposition  de  la  loi  natu- 
relle,  qui  n'a  que  soixante-dix  pages  et  qui  ne  coute  que  douze 
sols.  Get  6crit  peut  avoir  en  eff'et  le  double  objet,  et  de  servir 
d'introduction  a  la  lecture  du  livre  de  M.  de  La  Riviere,  et  de 
vous  convaincre  que  ce  dernier  n'a  aucune  idee  qui  n'appar- 
tienne  au  mardi  rural  en  toute  propriete  ;  en  sorte  qu'une  por- 
tion du  produit  net  de  ce  livre  doit  rester  a  l'auteur  pour  la 
depense  de  son  temps,  papier,  encreet  autresfrais  de  barbouil- 
lage  et  d'impression,  mais  la  plus  grande  partie  de  ce  produit 
net  doit  revenir  aMM.  Quesnay,  Mirabeau  et  G'",  comme  proprie- 
taires  fonciers  des  id6es,  ayant  physiquement  et  incommutable- 

1.  Mauphi; 


OCTOBRE  1767.  ftSl 

tnent  droit  au  partage.  J'ai  ^6]k  remarqu6  que  le  profit  du  pro- 
duit  net  pour  le  lecteur  est  6gal  k  z6ro,  celui  de  la  gloire  pour 
les  auteurs  est  pareillement  6gal  a  z6ro  :  ainsi  ce  partage  ne 
leur  prendra  pas  beaucoup  de  temps,  et  ne  sera  pas  sujet  i' 
discussion. 

Je  hais  les  bavards,  et  malheureusement  M.  I'abbe  Baudeau  a 
prouv6»  en  ses  soixante-dix  pages,  sa  vocation  incontestable  au 
metier  de  bavard  et  de  diseur  de  mots.  II  veut  reduire  tout  le 
droit  nature!  et  tout  le  droit  des  gens  k  cette  loi  unique  que 
chacuii  se  fasse  le  meilleur  sort  possible,  sans  attenter  aux  pro- 
pri6t6s  d'autrui.  U  appelle  cela  une  r^gle  primitive  du  droit  natu- 
rel.  11  pretend  qu'avant  toute  agregation  et  toute  convention... 
—  cela  veut  dire  avant  toute  reunion  en  societe ;  mais  il  faut 
parler  le  style  de  ces  messieurs,  —  avant  toute  agregation  done, 
la  loi  naturelle  6tait  attributive  du  droit  de  jouir  de  ses  pro- 
pri6t6s,  prohibitive  de  I'usurpation  des  proprietes  d'autrui.  Et 
pour  prouver  cette  assertion,  il  appelle  monstres  tons  ceux  qui 
refuseront  de  I'admettre.  J'avoue  que  je  suis  un  de  ces  monsires- 
\k,  quoique  dans  le  fond  je  me  tienne  pour  aussi  honnSte 
homme  au  moins  que  le  premontr^  exposant  la  loi  naturelle. 
Celle  qu'ii  donne  pour  telle,  qu'il  regarde  comme  fondamentale, 
qu'il  pretend  avoir  existe  avant  la  societe,  Test  si  peu,  que  les 
hommes  ne  se  sont  reunis  en  society  que  par  la  necessite  de  la 
faire  observer,  cette  loi.  Voulez-vous  savoir  ce  que  c'est  qu'une 
loi  naturelle?  En  voici  une  :  Ta  ne  meltras  pas  ton  doigt  dans  la 
mh'he  d'une  chandelle  allumh\  Et  savez-vous  pourquoi  c'est  \k 
une  loi  naturelle?  C'est  que  s'il  vous  prend  fantaisie  d'y  man- 
quer,  vous  vous  brulerez  le  doigt,  et  que  cela  vous  fera  mal, 
et  que  vous  n'aimez  pas  le  mal.  Aussi  je  ne  crois  pas  qu'aucun 
enfant  ait  fait  plus  d'une  experience  pour  chercher  k  enfreindre 
cette  loi.  Toute  loi  qui  n'a  pas  sa  sanction  avec  elle  ne  merite 
pas  ce  nom,  surtout  -dans  le  code  de  droit  naturel. 

II  n'y  a  rien  de  juste  ni  d'injuste  sous  le  ciel,  quoique  M.  de 
La  Riviere  dise  sans  cesse :  Ceci  est  d'une  justice  absoluc,  et  cela 
dune  injustice  absolue.  Le  terme  juste  est  par  son  essence  rela- 
tif,  et  suppose  n6cessairement  un  rapport.  La  justice  ne  peut 
exister  qu'entre  6tres  de  la  m6me  esp^ce.  Et  quel  est  son  fonde- 
ment?  L'6galit6  du  sort,  I'incertitude  de  sa  chance :  voili  le 
veritable  fondement  de  toute  morale  et  de  toute  justice.  Le  mal- 


Ii52  CORRESPONDANCE   LITTfiRAIRE. 

heur  que  j'eprouve  peut  t'accabler  demain.  Si  tu  te  permets  ton 
envers  les  autres,  ils  se  permettront  tout  envers  toi.  Monarque 
absolu  d'un  grand  empire,   tu  peux  sans  doute  te  livrer  aux 
fjreurs  les  plus  insensees ;  mais  tu  ne  peux  pas  non  plus  te 
garantir  du  risque  d'etre  precipite  de  toji  trone,  et  ton  supplice 
peut  devenir  le  signal  de  I'all^gresse  publique.  Nous  naissons 
tous  avec  les  m^mes  besoins,  nous  mourons  tous  au  bout  d'un 
certain  temps,  nul  ne  peut  lutter  seul  contre  tous  :  voila   la 
source  de  toutes  nos  vertus;  voila  la  veritable  sanction,  non  de 
la  loi  naturelle  qui  n'a  rien  statue  a  cet  egard,  si  ce  n'est  que 
cent  livres  p^seront  6ternellement  le  double  de  cinquante,  mais 
des  lois  sociales  et  politiques  conformes  au  genie  de  I'homme. 
Je  crois  I'avoir  d6ja  dit :  Affranchissez  un  seul  de  nous  de  la 
loi  generale;  creez  un  homme  immortel,  ou  bien  accordez-lui 
une  vie  de  deux  mille  ans  seulement,  ou  bien  garantissez-lui 
ses  quatre-vingts  annees  de  vie  exemptes  de  tout  revers,  de 
tout  malheur,  qu'il  en    ait  la  certitude;  et  vous  en  aurez  fait 
le  plus  execrable,  le  plus  mediant  de  tous  les  hommes.  G'est 
que  vous  aurez  detruit  la  mesure  commune  qu'il  y  a  entre  nous 
et  lui.  11  sera  m6chant  et  ne  sera  point  injuste.  II  comptera 
votre  vie  pour  rien,  il  vous  en  privera  pour  le  plus  petit  de  ses 
int6rets.  Et  pourquoi  la  compterait-il  pour  quelque  chose,  lui 
qui  est  sur  de  son  sort  et  qui  ne  peut  courir  aucun  risque? 
Cette  egalite  du  sort  est  si  essentielle  a  la  morale  que  celle-ci 
n'existe  plus  d6s  que  I'autre  a  cesse.    Nous  n'observons  aucune 
loi  avec  les  animaux,  si  ce  n'est  notre  convenance.  Notre  cruaute 
s'accroit  meme  k  proportion  que  leur  petitesse  nous  derobe  le 
spectacle  de  leurs    souffrances,    c'est-a-dire   une    impression 
p^nible  que  nous  craignons.  Vous  ecrasez  un  insecte  sans  pitie, 
sans  remords,  sans  la  plus  legere  attention.  G'est  que  vous  ne 
trouvez  aucun  rapport  entre  vous  et  lui;  la  mort  lui  est  cepen- 
dant  a  coup  sur  aussi  amfere,  la  douleur-  aussi  horrible  qu'a 
vous.  "Vous  avez  fait  de  la  chasse  le  plus  noble  de  vos  exercices. 
Ceux  qui  en  font  leur  amusement  journalier  sont-ils  cruels,  bar- 
bares,  atroces?  Sont-ce  des  monstres?  Non,  vous  en  avez  connu 
qui  sont  sensibles,  genereux,  compatissants,  bienfaisants ;  qui 
ont  mille  vertus,  qui  sont  cheris,  estimes,  respectes.  Pourquoi 
est-il  done  plus  barbare  de  forcer  un  homme  que  de  forcer  un 
€erf  ?  Pourquoi  le  spectacle  d'une  mere  avec  son  enfant  dans 


OCTOBRE  1767.  ft53 

ses  bras,  courant  et  se  derobant  h.  une  raeute  de  chiens  que 
vous  auriez  laches  apr^s  ellc,  ddchir^e  enfin  par  vos  dogues, 
elle  et  son  enfant,  apr6s  mille  efforts  inutiles  pour  6chapper 
au  danger,  pourquoi  ce  spectacle  ne  vous  paraitrait-il  pas  aussi 
int6ressant  que  les  angoisses  d'un  animal  doux,  noble,  fier, 
pacifique,  qui  ne  vous  a  jamais  offens6,  qui  ne  vous  a  jamais 
fait  aticun  tort,  et  dont  vous  vous  plaisez  k  prolonger  le  sup- 
plice  par  les  rallinements  les  plus  barbares?  Quand  M.  I'abbe 
Baudeau  aura  trouve  la  solution  de  ces  questions,  je  I'ecouterai 
sur  la  loi  naturelle.  Alors  il  retranchera  aussi  de  son  Exposition 
sa  triste  incartade  centre  la  traite  des  negres.  Le  president  de 
Montesquieu  a  tout  dit  sur  ce  sujet  dans  son  charmant  et  deli- 
cieux  chapitre  de  VEsprit  des  his.  Si  vous  voulez  le  comparer 
au  paragraphe  de  I'abbe  Baudeau,  vous  verrez  piecisement  la 
distance  d'un  homme  de  genie  k  un  polisson  emphatique. 

Le  droit  des  gens  n'est  pas  plus  heureusement  traite  dans 
cette  Exposition  que  la  loi  naturelle.  L'auteur,  qui  en  sa  quality 
d'6conomiste  va  k  I'economie,  ne  lui  donne  pas  un  autre  fonde- 
ment  que  sa  r^gle  primitive  etablie  pour  base  au  droit  naturel. 
Les  peuples,  dit-il,  ne  sont  pas  autre  chose  que  des  hommes, 
done  leurs  droits  et  leurs  devoirs  doivent  6tre  juges  suivant  la 
jurisprudence  ordinaire. 

Le  premontre  ne  sait  ce  qu'il  dit.  Le  rapport  des  nations 
entre  el  les  ne  pent  et  ne  doit  6tre  juge  suivant  les  lois  de  parti- 
culier  a  particulier.  L'etat  des  nations  est  un  etat  de  forces  qui  se 
contrebalancent :  c'est  le  rapport  d'un  homme  k  un  autre  homme 
si  vous  voulez;  mais  dans  l'etat  denature,  la  soci6t6  a  donne  nais- 
sance  k  mille  vertus  touchantes  qui  en  font  le  charme,  et  qui  ne 
peuvent  avoir  lieu  entre  nations.  Le  chapitre  des  sacrifices  seul 
est  immense.  Une  des  plus  grandes  doucuers  de  la  societe,  c'est 
de  faire  un  sacrifice  k  son  ami ;  nous  passons  notre  vie  dans  ces 
sacrifices  mutuels,  m6me  k  regard  des  indifferents.  A  tout 
moment  nous  nous  departons  de  notre  interSt,  et  nous  nous 
en  trouvons  fort  bien.  Bien  de  tout  cela  ne  pent  exister  entre 
nations.  Un  roi  qui  se  sacrifierait  r^ellement  pour  I'inter^t  d'une 
puissance  voisine  ne  serait  pas  un  prince  genereux  et  magna- 
nime,  mais  un  sot  et  m6me  un  homme  injuste.  C'est  qu'il  n'est 
pas  juste  de  prodiguer  le  sang  et  les  tresors  d'une'nation  autre- 
ment  que  pour  son  propre  interfit.   La  probity  mfime  entre 


454  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

nations  n'est  pas  la  m6me  qu'entre  particuliers.  Celle-ci  n'est 
pas  variable.  Votre  parole  est  inviolable,  vous  en  6tes  esclave 
lors  m§me  qu'elle  devient  par  le  changement  des  circonstances 
directement  contraire  a  votre  interet.  G'est  que  votre  interet  a 
vous  particulier,  proprement  dit,  n'est  pas  ce  qu'il  y  a  de  plus 
int^ressant  pour  vous.  II  n'en  est  pas  de  meme  d'une  nation.  Sa 
parole  donnee  finit  avec  son  interet,  et  est  enfreinte  infaillible- 
ment  le  moment  apr6s  et  sans  injustice,  quoi  qu'en  disent  les 
docteurs.  Dans  Tespace  de  vingt  annees  la  cour  de  Vienne  a 
signe  trois  traites  eternels  par  lesquels  elle  c6de  au  roi  de  Prusse 
la  Silesie  a  perp^tuite.  Si  le  prince  de  Prusse,  apr^s  la  mort  de 
son  oncle  —  que  Dieu  conserve !  —  veut  s'en  rapporter  a  ces 
trois  traites  eternels,  et  en  consequence  licencier  ses  troupes, 
changer  de  syst^me,  negliger  ses  allies,  se  mettre  en  un  mot 
hors  de  defense,  il  verra  ce  que  c'est  que  I'eternite  de  ces 
traites,  et  le  premontre  prouvera  sans  doute,  le  mardi  apr^s  la 
prise  de  Breslau,  d'une  maniere  victorieuse  que  si  la  maison 
d'Autriche  s'etait  gouvernee  suivant  les  principes  de  I'evidence, 
elle  aurait  religieusement  garde  sa  parole. 

Je  suis  las  de  ces  inepties.  II  serait  bien  ad^sirer  que  quel- 
que  homme  de  g6nie  ou  quelque  excellent  esprit  voulut  en 
depouiller  une  bonne  fois  la  science  du  droit  public  et  la  mettre 
au  niveau  du  ton  et  de  la  philosophie  de  son  siecle.  A  defaut 
d'un  createur  ou  d'un  restaurateur  de  cette  science,  je  tenterais 
infailliblement  cette  entreprise  au-dessus  de  mes  forces  s'il 
m'etait  permis  de  m'affranchir  de  mes  occupations  pendant 
quelques  annees. 

— Le  A  de  ce  mois,  jour  de  saint  Francois,  la  fete  du  grand 
patriarche  a  6te  cel6bree  k  Ferney  par  sa  ni^ce,  M™*  Denis,  et 
les  poetes  commensaux,  en  presence  du  regiment  de  Gonti  et  de 
tous  les  notables  du  pays  de  Gex.  La  relation  que  j'ai  vue  de 
cette  fete  ne  parle  a  la  v6rit6  ni  de  grand'messe  ni  de  Te  Deum 
chantes  le  matin  dans  la  chapelle  du  chateau ;  mais  en  revanche 
on  a  joue  et  chante  le  soir  sur  le  theatre  du  chateau.  La  fete  a  et6 
terminee  par  un  feu  d' artifice,  un  grand  souper,  et  un  bal  qui  a 
dure  fort  avant  dans  la  nuit,  comme  disent  les  gazetiers,  et  ou 
le  patriarche  a  danse,  suivant  sa  coutume,  jusqu'^  deux  heures 
du  matin.  Les  deux  pieces  qu'on  a  representees  sont  la  Femme 
qui  a  raison  et  Chariot,  ou  la  Comtesse  de  Givry.  G'est  la  nou- 


OCTOBRE  1767.  655 

velle  com6die  que  M.  de  Voltaire  vient  de  faire,  et  dont  j'ai  eu 
rhonneur  de  vous  parler. 

Void  quelques  fragments  qu'on  nous  a  envoy 6s  de  cette  f6te. 

VERS 

R^CtTES     SUR    LB    THEATRE     DB     FERNET 

A  LA    SUITK    DBS   DEUX  COUiSdIBS,  LB    JOCK    DB    SAINT   FRANQOIS, 

PAR    M.     DB    CBABAMOll. 

L*£glise  dans  ce  jour  fait  t  tous  ses  dSvots 
C616brer  les  vertus  d'un  p6nitent  austere  : 
Si  P£glise  a  ses  saints,  le  Pinde  a  ses  ti^ros; 
Et  nous  ffitons  ici  le  grand  nom  de  Voltaire. 

Je  suis  loin  d'outrager  les  saints, 

Je  les  respecte  autant  qu'un  autre ; 

Mais  le  patron  des  capucins 

Ne  devait  gu6re  6tre  le  votre. 

Au  fond  de  ses  cloitres  b6nis, 

On  lit  pen  vos  charmants  Merits : 

C'est  le  temple  de  I'ignorance; 

Mais  pr6s  de  vous,  sous  vos  regards, 

Le  dieu  du  goiit  et  des  beaux-arts 

Tient  une  6cole  de  science. 

De  ressembler  aux  saints,  je  crois, 

Voltaire  assez  peu  se  soucie ; 

Mais  le  cordon  de  saint  Franijols 

Pourrait  fort  bien  lui  faire  envie : 

Ce  don,  m'a-t-on  dit  quelquefois, 

Ne  tient  pas  au  don  du  g6nie. 

Allez,  laissez  aux  bienheureux 

Leurs  privileges  glorieux, 

Leurs  attributs,  leur  recompense  : 

S'ils  sont  immortels  dans  les  cieux, 
Votre  immortalite  sur  la  terre  commence. 

Apr6s  ce  compliment,  on  chanta  les  couplets  suivants  sur  le 
theatre  de  Ferney,  a  I'honneur  et  en  presence  de  son  patron. 

M'"*     DENIS, 
FAISA?IT    PRI^SENTBR    DECX    CORBEILLES    DB    FLBURS   PAR    DBOX    INFANTS. 

Ces  enfants  vous  offrent  nos  voeux, 
En  vous  rendant  hommage; 


456  CO.RRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

Nos  coeurs  sont  ing6nus  comme  eux 
Et  sentent  davantage. 


EN  QUALiTE  DE  M'"«  DCRu   DANS  la  Fcmme  Qui  tt  ruison. 

J'ai  d'une  charmante  maison 

Fait  le  portrait  fidele ; 
L'auteur  gui  donne  la  leQon 

Donne  aussi  le  module. 

j^me    DUPUITS, 

NliCE    DC    GRAND    COUNEILLE. 

Saint  Francois  nous  prete  son  nom 

Pour  les  jeux  qu'on  apprete; 
Mais  il  n'est  pas  dans  la  maison 

Le  vrai  saint  que  Ton  fete. 

m"**'  de  la  harpe. 

t-  Ferney  du  plus  beau  de  ses  jours 

F6te  I'anniversaire, 
Mais  chez  les  Muses  c'est  toujours 
La  t6te  de  Voltaire. 

m"®  constant  d'hermenche. 

Ces  vers  d'un  sentiment  tlatteur 

Sont  la  plus  simple  image; 
Vous  qui  parlez  si  bien  au  coeur, 

Agr6ez  son  langage. 

On  lisait  en  caracteres  d'or  sur  le  frontispice  de  la  decora- 
tion du  feu  d'artifice,  au  nom  de  1' artiste  qui  I'avait  peiiite  : 

Aux  plus  nobles  talents  mes  efforts  reunis 

A  vos  regards  osent  paraitre. 
Tous  les  beaux-arts  vous  sont  soumis, 

Le  genie  est  leur  premier  maltre. 

—  On  a  donn6,  le  13  de  ce  mois,  de  nouveaux  fragments  a 
rOpera,  car,  dans  cette  boutique,  on  ne  vit  que  de  fragments 


OCTOBRE  1767.  (i57 

et  de  rogatons.  Ce  qu'il  y  a  de  nouveau  dans  ce  spectacle  se 
r^duit  a  un  acte  de  Thionis,  par  M.  Poinsinet,  et  un  actc  d!Am- 
phion,  dont  les  paroles  sont  de  M.  Thomas. 

Le  terrible  Poinsinet,  qui  ne  se  montre  jamais  sur  nos  th64- 
tres  que  sous  le  masque  du  dieu  de  rEnnui,fait,  par  I'acte  de 
Thi^nis,  son  entree  dans  la  salle  de  l'0p6ra.  Puisse-t-il  s'y 
tenir  toute  sa  vie,  6tre  second6  dans  ses  productions  lyriques 
par  des  musiciens  de  sa  force  et  de  son  merite,  et  neplusjamais 
travail ler  pour  les  autres  theatres!  L'ennui  a  et6  de  tout  temps 
de  I'essence  de  I'Op^ra  fran^ais.  L'acte  de  TMonis^  psalmodie 
par  feu  M.  Mouret,  ou  feu  M.  Boismortier,  aurait'  fait  la  plus 
belle  chute  du  monde;  mais,  rapi6c6  en  musique  par  MM.  Trial 
et  Berton,  il  a  eu  un  peu  de  succ6s.  11  y  a  surtout  ci  la  fin  un 
tambourin  qui  a  enlev6  la  paille*,  et  qui  est  charmant.  Ce  tam- 
bouiin  fera  la  fortune  de  M.  Poinsinet.  Son  berger  Dorilas, 
s'adressant  suivant  I'usage  de  I'Op^ra,  aux  oiseaux,  commence 
Tacte  ainsi : 

Chers  habitants  de  ces  riants  bocages, 

Heureux  oiseaux,  cliantez  plus  bas; 
N'agitez  plus  les  airs  de  vos  raraages  : 

Th6onis  ne  vous  entend  pas. 

On  croirait  qu'k  cause  de  cela,  il  faudrait  les  prier  de  chan- 
ter plus  haut,  puisqu'ils  ont  affaire  k  une  sourde.  Tout  l'acte  est 
6crit  ridiculement,  platement  etdurement. 

Quant  i  l'acte  A'Amphion^  c'est  autre  chose.  11  est  de 
M.  Thomas,  qui  6crit  un  peu  autrement  que  M.  Poinsinet.  Vous 
lirez  la  declaration  d'amour  du  sauvage  avec  plaisir  :  c'est  un 
beau  morceau  de  po^sie  erse.  II  est  vrai  qu'il  n'y  a  d'ailleurs 
ni  imagination,  ni  invention  dans  cet  acte,  et  que  ce  sauvage 
cMe  a  la  fin  bien  ridiculement  sa  maitresse  k  Amphion  ,  mais 
cela  vient  de  ce  que  M.  Thomas  a  eu  trop  de  confiance  en  son 
musicien,  et  qu'il  aesper6  qu'il  rendrait  ce  miracle  vraisembla- 
ble  par  la  force  et  la  magie  de  son  harmonie.  Ce  musicien  est 
M.  de  La  Borde,  premier  valet  de  chambre  du  roi.  Son  Amphion 
n'adoucitetne  dompte  personne.  C'est  une  musique  d'amateur, 

1.  Be  dit  d'une  chose  excellente,  singuliire,  ddcisivc,  par  allusion  k  Pambre. 
qui  a  la  vertu  d'attirer  la  paillc.  (Littr^.) 


/,58  CORRESPONDANGE   LITT^RAIRE. 

plus  froide  que  la  neige  des  montagnes  a  laquelle  le  sauvage 
compare  le  teint  de  sa  maltresse.  Get  acte  n'est  pas  r6ussi.  La 
decoration  de  la  ville,  qui  s'eleve  aux  sons  et  a  la  voix  d'Am- 
phion,  a  paru  pitoyable.  N.os  mauvais  plaisants  ont  conseill6  au 
sauvage,  apres  la  cession  de  sa  maltresse  et  sa  conversion  k  la 
vie  civile,  d'acheter  une  charge  de  grand  maitre  des  eaux  et 
for6ts,  parce  que,  dans  le  commencement  de  I'acte,  il  parle  sans 
cesse  de  forets,  d'eaux  et  de  montagnes. 

—  On  a  grave,  d'aprfes  le  dessin  de  M.  de  Garmontelle,  le 
portrait  de  M""  AUard  et  celui  de  M.  Dauberval,  dansant,  dans 
I'opera  de  Sylvie  qu'on  a  joue  I'hiver  dernier,  un  pas  de  deux 
qui  eut  un  grand  succ6s.  M"*"  Allard  y  repr6sentait  une  nymphe 
de  la  suite  de  la  chaste  deesse,  et  par  consequent  insensible  k 
I'hommage  du  berger  Dauberval.  Ge  berger  triomphe  enfm  des 
rigueurs  de  la  nymphe  de  Diane,  maisM.  de  Garmontelle  a  pris 
le  moment  oii  son  hommage  est  rejet6  avec  d6dain.  Gette 
nymphe  et  ce  berger  sont  deux  sujets  charmants  et  de  la  pre- 
miere force  du  theatre  de  rOp6ra.  L'esperance  de  les  voir 
danser  fait  supporter  jusqu'a  deux  scenes  de  psalmodie  braillee, 
qu'on  appelle  chant  a  ce  theatre.  On  vend  cette  estampe  au 
profit  de  M"*  Allard.  Dans  deux  mille  ans,  ce  sera  un  monument 

'  bien  curieux,  et  qui  donnera  k  la  posterite  une  Strange  idee  de 
ce  que  nous  appellions  grace  au  theatre  et  en  danse. 

—  M.  Duni,  auteur  de  plusieurs  op6ras-comiques  du  nou- 
veau  genre,  ayant  fait  un  voyage  en  Italie,  sapatrie,  quelques- 
uns  de  ses  amis  ont  choisi  son  absence  pour  faire  graver  une  de 
ses  pieces  intitulee  le  Rendez-vous.  Ge  compositeur,  de  retour 
depuis  environ  un  mois,  a  trouv6  chez  lui  les  planches  de  cet 
ouvrage ;  ainsi  il  pourra  le  vendre  tout  entier  a  son  profit.  Ses 
amis  le  lui  ont  dedi6  a  lui-meme  par  une  epitre  qu'on  trouve 
apr^s  le  frontispice.  Le  Rendez-vous  n'a  eu  que  quatre  repre- 
sentations. La  pifece,  qui  est  de  M.  Legier,  est  froide  et  maus- 
sade.  La  musique  en  est  agr^able;  mais  elle  n'a  pu  faire 
supporter  I'insipidite  du  poete.  L'air  en  rondeau :  Qucind  on  est 
bonne  minagire  eut  un  succ6s  prodigieux,  et  a  conserve  sa 
vogue  malgre  la  chute  de  la  pi6ce.  Les  editeurs  de  cette  piece 
auraient  du  donner  la  preference  a  la  Plaideuse  de  M.  Duni 
sur  ce  Rendez-vous.  Gette  Plaideuse,  dont  M.  Favart  avait  fait  le 
poeme,  n'eut  point  de  succesnon  plus,  M'"«  Favart  s'y  fit  huer; 


OCTOBRE  1767.  ^59 

mais  la  musique  elait  charmante.  C'est  sans  contredit  I'ouvrage 
le  plus  fort  de  M.  Duni. 

—  M.  Midy,  secretaire  du  roi  et  acadt^micien  de  Rouen, 
vient  d'adresser  une  lettre  k  M.  Panckoucke,  libraire  k  Paris  et 
imprimeur  du  Grand  Vocahulaire  francais.  Cette  lettre  contient 
une  critique  fort  amfere  du  premier  volume  de  ce  Vocnbulaire, 
le  seul  qui  ait  paru  jusqu'd  present.  M.  Midy  abeaucoup  d'hu- 
meur;  il  reprend  aigrement  les  auteurs  sur  un  grand  nombre 
de  b6vues  commises  dans  ce  premier  volume,  surtout  dans  les 
articles  de  mythologie,  d'histoire  et  de  geographie  ancienne. 
J'observerai  k  M.  Midy  qu'on  pourrait  relever  toutes  ces  fautes 
sans  tant  d'acret6  bilieuse,  et  que  s'il  n'y  prend  garde,  les  voca- 
bulistes  francais,  comme  il  les  appelle,  lui  donneront  la  jau- 
nisse ;  car  ils  m'ont  bien  I'air  de  lui  laisser  bien  des  fautes  k 
relever  dans  leur  compilation.  A  en  juger  par  I'^chantillon  de 
leur  premier  volume,  on  ne  peut  se  cacher  que  cette  compila- 
tion est  faite  avec  une  precipitation  tres-repr6hensible,  et  que 
les  auteurs  manquent  6galement,  et  de  capacity,  et  de  bonne 
volonte.  Dans  le  fait,  ils  n'ont  fait  que  de  copier  sans  soin  et 
sans  discernement  Moreri,  et  les  autres  dictionnaires,  quoiqu'ils 
aient  le  front  de  faire  I'eloge  de  leiir  dictionnaire  aux  depens 
de  tons  les  autres.  Cette  esp6ce  de  brigandage  litteraire,  si  fort 
k  la  mode  aujourd'hui,  est  contraire  aux  premiers  principes  de 
probite ;  et  M.  Capperonnier  aura  k  se  reprocher  d' avoir  honore 
le  Vocahulaire  francais  d'eloges  si  magnifiques  et  si  peu  meri- 
tes.  Je  suis  bien  plus  choqu^  que  M.  Midy  de  certaines  negli- 
gences. Celle  avec  laquelle  la  plupart  des  definitions  sont  faites 
est  inexcusable;  mais  M,  Midy  n'en  veut  qu'aux  fautes  d'6ru- 
dition.  Iltracasse  aussi  les  auteurs  sur  leurs  observations  pro- 
sodiques;  mais  il  n'estpas  toujours  de  bonne  foi,  oudu  moins 
il  n'a  pas  toujours  raison.  lis  disent  par  exemple  dans  le  mot 
accabler  :  les  deux  premieres  syllabes  sont  braves.  A  cela 
M.  Midy  leur  oppose  I'autorite  de  M.  I'abbe  d'Olivet,  qui  dit : 
able  est  long  dans  quelques  verbes,  comme  il  tn'accablc;  mais 
de  ce  que  la  seconde  syllabe  d'accable  est  longue,  il  ne  s'ensuit 
nuUement  que  cette  seconde  syllabe  le  soit  aussi  dans  accabler. 
Au  reste,  si  je  ne  craignais  d'echauffer  la  bile  de  M.  Midy  je  lui 
confierais  que  je  me  moque  beaucoup  de  ces  vetilles  de  prosodie 
dans  une  langue  qui  n'en  observe  aucune  dans  sa  versification. 


460  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Ces  discussions  sont  ordinairement  difficiles  niigce.  M.  Midy 
hait-  aussi  bien  cordialement  VEncyclopidie.  11  a  pris  son  parti 
de  ne  la  pas  lire.  Ge  serait  pourtant  le  moment  d'en  relever  les 
fautes  h  present  qu'elle  est  achevee.  Mais  on  ne  peut  plus  ni  en 
emp^cher  la  publication,  ni  en  tourmenter  les  auteurs.  Ainsi  il 
n'y  a  plus  de  plaisir.  N'est-il  pas  vrai,  monsieur  Midy? 

—  La  Lorraine  compte  parmi  les  hommes  illustres  le  cel6- 
bre  Callot,  graveur,  ne  en  1593,  d'une  famille  noble.  Yous 
connaissez  I'esprit,  la  finesse  et  le  caract^re  de  ses  figures.  Le 
P.  Husson,  cordelier  de  Lorraine,  vient  d'ecrire  V^loge  histori- 
que  de  cet  artiste.  En  conscience,  il  n'appartenait  pas  k  un  plat 
cordelier  de  se  m61er  de  I'eloge  d'un  artiste  aussi  spirituel  que 
Jacques  Callot. 

—  Un  de  nos  graveurs  et  marchand  d'estampes,  appele 
Basan,  vient  de  publier  un  Dictionnaire  des  graveurs  anciens  et 
modernes  depuis  torigine  de  la  gravure,  avec  une  notice  des 
principales  estampes  qu'ils  ont  gravees,  suivi  du  catalogue  des 
oeuvres  de  Jacques  Jordaens  et  de  Gorneille  Yischer.  Deux  par- 
ties in-12.  II  y  en  a  unetroisi^me  qui  est  la  suite  de  ce  diction- 
naire, et  qui  renferme  le  catalogue  des  estampes  gravees 
d'apres  Rubens,  avec  une  methode  pour  blanchir  les  estampes 
les  plus  rousses,  et  en  oter  les  taches  d'huile.  Les  amateurs 
trouveront  cette  compilation  commode. 

—  Nous  devons  deja  a  M"^  de  Saint-Vaast,  compileuse, 
VEsprit  de  Sully,  qu'elle  n'etait  pas  en  etat  de  comprendre. 
Elle  vient  de  donner  VEsprit  des  poetes  et  orateurs  ciUbres  du 
rtgne  de  Louis  XIV,  qu'elle  a  eu  la  permission  de  dedier  a 
M.  le  Dauphin.  Les  faiseurs  d'esprit  sont  des  pirates  qui  viennent 
exposeraux  marches  leur  butin.  lis  font  ce  metier  d'autant  plus 
impunement  qu'on  ne  peut  pas  prendre  la  revanche  sur  eux. 
M"^  de  Saint-Yaast  ne  fournira  pas  une  ligne  au  faiseur  de  VEs- 
prit des  auteurs  cilibres  du  r^gne  de  Louis  XV. 

—  On  a  aussi  publi(5  VEsprit  des  poesies  de  La  Motte-Hou- 
dard.  Petit  volume  in-12  de  plus  de  trois  cents  pages.  G'est- 
^-dire  qu'on  a  choisi  dans  ses  odes,  ses  chansons,  ses  fables 
et  ses  poesies  diverses.  La  Motte  6tait  un  auteur  ing^nieux, 
spirituel  et  faible,  sans  g^nie  ni  gout  veritable.  11  a  ecrit  dans 
la  querelle  de  la  superiorite  des  anciens  sur  les  modernes,  en 
faveur  desderniers;  il  etait  assez  ignorant  et  assez  abandonn6 


OCTOBRE  1767.  i!i61 

de  Dieu  pour  cela.  Le  goat  de  la  bonne  philosophie  et  de  la 
bonne  littorature  a  repris  le  dessus  en  France  depuis  une 
vingtaine  d'annees,  et  a  fait  oublier  les  pauvretes  spirituelles 
de  La  Motte  et  consorts.  Le  recueil  de  ses  oeuvres,  public  il  y  a 
dix  ans,  n'a  fait  aucune  sensation.  Le  faiseur  d'esprit  a  mis  la 
vie  de  I'auteur  k  la  ttHe  de  sa  compilation. 

—  On  vient  de  publier  une  rapsodie  intitulee  les  DHasse- 
ments  cluimpvtres,  ou  Melanges  d'tinphilosophe  s^rieux  ii  Paris 
et  hadin  ii  la  campagne.  Deux  volumes  in-12  assez  forts  '.  Si 
votre  loisir  vous  est  cher,  ne  vous  d6Iassez  pas  avec  [ce  philo- 
sophe  badin,  qui  vous  a  deja  vendu  ses  platitudes  sous  diffe- 
rents  titres. 

—  Ne  vous  delassez  pas  non  plus  avec  M""*  Le  Prince  de 
Beaumont,  loueuse  de  magasins  pour  les  jeunes  personnes  du 
sexe,  et  sans  contredit  une  des  plus  insipides  creatures  qui 
existent.  Elle  vient  de  publier  une  Nouvelle  Clarisse  en  deux 
volumes. 

—  Je  marie  M'"*  Le  Prince  de  Beaumont  a  M.  le  marquis 
Garaccioli,  auteur  de  la  Conversation  avec  soi-meme^  et  sans 
diflicult^  un  des  plus  plats  barbouilleurs  de  notre  temps.  II  a 
publie  depuis  peu  deux  volumes  de  Lettres  rccrtalives  et  mo- 
rales sur  les  mcEurs  du  temps.  II  nous  menace  d'en  donner  encore 
deux  autres.  M'"*  Le  Prince  et  M.  Garaccioli  sa  feront  par  con- 
trat  de  mariage  un  don  mutuel  de  leurs  oeuvres  k  la  decharge 
entifere  du  public. 

—  Je  crois  que  c'est  a  ce  Garaccioli  que  le  p6re  P.  Louis 
Viret,  cordelier  conventuel,  a  adress6  sa  licponse  ii  la  Philoso- 
phie de  Vhistoire  en  forme  de  lettres.  Volume  in-12  de  pr^s  de 
cinq  cents  pages.  Reponds,  r^ponds,  mon  ami.  Ta  masure 
devient  si  vieille  que  les  etais  que  vous  assemblez  tout  autour 
d'elle,  toi,  p6re  Viret,  et  les  gens  de  ton  froc,  ne  serviront  qu'a 
la  faire  6crouler  plus  vite.  Vous  ne  savez  pas,  vous  autres,  que 
le  raccommodage  est  ordinairement  mortel  k  la  vetuste. 

1.  ParJ.-H.  Marchand,  avocat. 


462  GORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 


NOYEMBRE. 

1"  novembre  1767. 

Si  je  ne  puis  soufTrir  les  livres  ^lementaires  dans  les  arts  et 
les  metiers  qui  ne  peuvent  etre  appris  que  par  la  pratique,  si  je 
meprise  les  theories  a  perte  de  vue  dans  les  choses  que  1* ex- 
perience seule  peut  enseigner,  il  n'en  est  pas  de  m6me  des 
ecrits  qui  traitent  des  objets  de  I'administration  publique.  Je 
crois,  au  contraire,  ces  ecrits  fort  utiles,  et  jeles  regarde  comme 
le  moyen  le  plus  sur  et  le  moins  dispendieux  que  le  gouver- 
nement  ait  entre  ses  mains  pour  savoir  la  v6rite.  Ge  n'est  pas 
qu'on  ne  bavarde  et  qu'on  ne  deraisonne  dans  la  plupart  de 
ces  ecrits  autant  que  dans  les  livres  61ementaires  ;  mais  dans  les 
mali^res  de  discussion,  il  faut  avoir  passe  par  tons  les  derai- 
sonnements  possibles  avant  de  pouvoir  se  vanter  de  les  avoir 
eclaircies,  et  toutes  les  questions  d' ad  ministration,  toutes  les 
operations  du  gouvernement,  ont  besoin  d'etre  discutees  long- 
temps  avant  leur  execution.  La  verite  ressemble  ici  aux  fruits 
■dont  la  maturite  ne  commence  que  lorsque  la  saison  est  deja 
bien  avancee.  Un  ministre  qui,  en  entrant  en  place,  ferait 
defendre  par  une  loi  expresse,  sous  peine  de  vie,  d'ecrire  sur  les 
affaires  du  gouvernement  et  de  I'administration  publique  com- 
mencerait  son  minist^re  par  une  loi  aussi  ridicule  que  dure.  II 
aurait,  par  ce  seul  trait,  donne  la  mesure  de  son  esprit  et  de 
Ses  talents;  il  aurait  annonc6  le  caract6re  de  ses  operations, 
et  pris,  pour  ainsi  dire,  d'avance  des  lettres  patentes  de  son 
maitre  k  I'effet  de  faire  toutes  les  sottises  impunement,  et  sans 
pouvoir  6tre  trouble  par  qui  que  ce  soit  dans  la  pleine  jouis- 
sance,  dans  le  plein  exercice  de  sa  mediocrite.  II  y  a  cette  diffe- 
rence essentielle  entre  I'homme  public  et  I'homme  prive  que 
celui-ci,  dans  la  conduite  de  sa  vie,  ne  peut  consulter  que  ses  amis 
et  que  I'homme  public,  dans  ses  projets,  peut  et  doit  consulter 
tout  le  monde.  G'est  du  choc  des  opinions  que  la  verite  sort 
enfm  6tincelante  de  toute  sa  clarte,  et  le  ministre  qui  ne  veut 
pas  qu'on  ecrive  des  sottises  sur  les  operations  qui  I'occupent 
est  bien  menace  d'en  faire.  Le  cardinal  de  Richelieu  dit  quelque 


NOVEMBRE   1767.  i63 

part  qu'il  n'a  jamais  manque,  dans  les  occasions  importantes, 
de  consulter  les  hommes  les  plus  born6s,  ceux  qui  avaient  une 
reputation  bien  m6rit6e  de  n'avoir  ni  esprit,  ni  discernement, 
ni  tfite.  lis  m'ont,  ajoute-t-il,  presque  toujours  sugger6  des 
iddes  auxquelles  un  homme  d'esprit  n'aurait  de  sa  vie  pens6. 
Ce  seul  mot  prouve  mieux  le  genie  de  Richelieu  que  tous  les 
6loges  qu'on  en  a  faits,  et  qu'on  en  fera  aux  receptions  de 
I'Academie  francaise;  maisil  ne  faut  pas  6tre  sot  quand  on  veut 
tirer  parti  de  I'esprit  des  sots,  sans  quoi  il  y  aurait  toujours 
un  sot  de  trop  dans  le  conseil. 

Deux  petits  ecrits  qui  viennent  de  paraltre  ont  donne  lieu  a 
ces  reflexions,  lis  ont  tous  les  deux  pour  objet  des  questions  qui 
int6ressent  la  police  publique.  On  a  tol6re  Tun,  et  je  crois  que 
I'autre  a  6t6  m6me  protege. 

Le  premier,  qui  traite  de  V Administration  des  chemins,  est 
de  M.  Dupont,  membre  de  plusieurs  soci6tes  royales  d'agricul- 
ture,  et  Tun  des  piliers  du  mardi  de  M.  le  marquis  de  Mirabeau. 
On  dit,  monsieur  Dupont,  que  vous  6tes  un  jeune  homme  plein 
de  merite,  plein  de  z61e  pour  le  bien  public,  que  vous  avez  de 
I'esprit  et  des  connaissances;  ainsi  je  vais  vous  parler  avec  une 
enti^re  franchise  sur  votre  brochure. 

Vous  avez  des  vues  fort  justes.  II  est  barbare  et  contraire  k 
tout  principe  de  gouvernement  de  faire  les  grands  chemins  par 
corvee,  en  contraignant  le  laboureur  de  s'y  transporter  avec 
ses  chevaux  et  ses  outils  k  ses  frais,  et  d'y  travailler  k  la  sueur 
de  son  corps  et  sans  salaire.  II  est  clair  que  le  mal  qui  resulte 
de  cette  tyrannie  odieuse,  etablie  dans  la  plupart  de  nos  pro- 
vinces, tombe  directement  sur  la  classe  de  citoyens  la  plus 
utile,  et  an6antil  dans  leur  source  les  richesses  de  la  nation. 
Vous  avez  tr^s-bien  fait  sentir  la  diflerence  essentielle  qu'il  y  a 
entre  les  corvees  feodales  et  ces  corvees  meurtri^res,  institutes 
depuis  a  1' imitation  des  premieres.  Mais  pourquoi  chercher  midi 
k  quatorze  heures?  Pourquoi  insister  sur  I'utilite  des  grands 
chemins,  dont  personne  ne  doute  ?  Pourquoi  nous  prouver  labo- 
rieusement  que  les  proprietaires  sont  le  plus  interess6s  k 
retablissement  des  grands  chemins  et  de  leur  entretien?  Gela 
saute  aux  yeux.  Les  consommateurs  le  sont  aussi  certainement ; 
car  si  un  seul  cheval  suflit  dans  une  belle  route,  lorsqu'il  en 
faudrait.trois  dans  une  mauvaise  pour  le  transport  de  la  m6me 


464  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

quantity  de  denrees,  il  est  evident  que  le  consommateur  sera 
oblige  de  payer  le  surcroit  de  depeiise  qu'exige  le  mauvais 
chemin,  et  qu'il  profitera  de  la  diminution  que  lui  procurera  le 
bon.  Dans  ces  mati^res,  monsieur  Dupont,  il  faut  aller  au  fait 
et  6tre  de  la  plus  grande  clarte  et  de  la  plus  grande  concision 
possibles.  Si  vous  n'etiez  pas  entiche  du  langage  apocalyptique 
des  6conomistes  ruraux,  vous  vaudriez  beaucoup  mieux.  Mais 
vous  voulez  manifester  aux  propriitaires  Vcvidence  de  leur 
propre  inUretj  vous  me  mettez  a  lout  moment  les  epith^tes 
sacramentelles  de  votre  secte  en  italique,  de  peur  que  je  n'y 
prenne  pas  assez  garde,  et  vous  m'ennuyez.  Laissez  ces  mani- 
pulations de  termes  et  de  formules  k  vos  hommes  creux  du 
mardi.  Que  M.  de  La  Riviere  nous  parle  de  Mens  disponibles  et 
non  disponiblesj  que  le  premontre  Baudeau  partage  aussi  les 
hommes  en  disponibles  et  non  disponibles  :  ils  peuvent  compter 
que  s'il  n'y  a  que  moi  qui  en  dispose,  ils  ne  deviendront  de 
leur  vie  disponibles.  Mais  vous,  revenez  au  naturel,  puisque 
vous  paraissez  y  avoir  de  la  pente.  Dites  tout  simplement  qu'on 
doit  payer  ceux  qu'on  emploie  a  la  construction  des  chemins, 
et  qu'il  faut  y  employer  les  troupes  en  temps  de  paix,  parce 
que  c'est  vrai,  et  que  c'etait  I'usage  des  Remains,  dont  la  disci- 
pline militaire  valait  bien  la  notre;  et  quand  vous  avez  propose 
vos  ideessur  quelque  objet,  n'y  ajoutez  plus  les  lieux  communs 
de  vos  r^ve-creux  du  mardi  rural. 

Le  second  6crit  qui  a  paru,  et  qu'on  dit  favoris6  par  le  gou- 
vernement,  est  intitule  Considerations  sur  les  compngnies, 
sociitis  et  maitrises,  et  forme  une  brochure  in-12  de  cent 
quatre-vingts  pages,  dont  I'auteur  ne  s'est  point  fait  connaitre. 
Get  auteur  n'est  pas  un  homme  lumineux,  c'est  un  homme  de 
bon  sens  tout  court.  11  s'eleve  contre  les  privileges,  les  com- 
munautes,  les  maitrises,  comme  contre  autant  d'entraves  qui 
genent  I'industrie.  11  pretend  que  les  r^glements  sans  fin  qu'on 
a  fait  sur  tous  les  objets  du  commerce,  et  les  inspecteurs  sans 
nombre  qu'on  a  cre6s  pour  pr^sider  a  leur  execution,  n'ont 
servi  qua  ruiner  notre  commerce,  et  j'en  suis  convaincu.  Pas 
trop  gouverner  est  une  des  plus  precieuses  maximes  de  tout 
gouvernement  sense.  Vous  voulez  que  le  commerce  fleurisse 
dans  vosEtats?  Faites  des  routes,  rendez  vos  rivieres  navigables, 
ouvrez  des  canaux,  facilitez  les  communications  par  tous  les 


\ 


NOVEMBRE  1767.  Ii65 

moyens  imaginables;  pourvoyez  k  la  surety  publique  et  dans 
vos  villes  et  sur  vos  grands  cliemins;  que  le  citoyen  puisse 
voyager  sans  craindre  les  brigands,  et  vous  verrez  que  le  confi- 
merce  s'etablira  parmi  vos  siijets,  sans  que  vous  ayez  besoin 
de  leur  apprendre  ce  quil  faut  qu  ils  fassent  pour  le  fairs 
prosperer  et  fleurir.  L'homme  le  plus  borne  sait  toujours 
mieux  ce  qu'il  faut  faire  pour  son  int6r6t  que  le  conseiller  le 
plus  avis6;  et  je  siiis  persuade  que  si  Ton  voulait  voii-  un  recueil 
complet  et  parfaitement  assort!  de  sotlises  de  toute  esp^ce,  on 
n'aurait  qu'a  publier  le  code  de  lous  les  r^glements  qui  existent 
en  France,  relatifs  au  commerce,  aux  arts  et  aux  metiers. 

Au  reste,  lorsqu*apr6s  de  longs  si^cles  de  barbarie  et  au 
milieu  du  desordre  feodal,  une  police  plus  sensee  a  cherche  k 
s'etablir  en  Europe,  lorsque  les  villes  et  les  communautes  se 
sont  form^es,  a-t-on  eu  tort  d'6riger  les  diflerents  metiers  en 
maitrises,  et  de  les  munir  de  statuts  particuliers?  Je  ne  le  crois 
pas.  A-t-on  raison  aujourd'hui  de  casser  tous  ces  statuts  et  de 
laisser  gagner  a  chaque  citoyen  son  pain  comme  il  le  jugera  k 
propos,  sans  s'inquieler  s'il  est  agr6ge  a  quelque  comniunaut6, 
sans  s' informer  s'il  a  bien  appris  le  metier  qu'il  compte  exer- 
cer,  etc.  ?  Peut-6tre.  Ce  que  jesais,  c'est  qu'autre  chose  est  de 
civiliser,  de  former  un  peuple;  autre  chose  de  gouverner  un 
peuple  tout  forme,  tout  civilis6;  et  pour  me  servir  d'une 
expression  de  M.  I'abbe  de  Galiani,  quand  vous  voulez  mettre 
un  peuple  en  culottes,  il  pent  6tre  expedient,  indispensable 
m6me,  de  commencer  par  lui  Her  bras  et  jambes  pour  assujetiir 
tous  ses  mouvements;  c'est  le  moment  de  n'en  regarder  aucun 
comme  indifferent.  C'est  le  moment  des  r^glements,  des  lois, 
des  ceremonies,  des  formalit^s  d'aulant  plus  inviolables  qu'elles 
sont  au  fond  tres-indifferentes ;  mais  lorsqu'un  peuple  porte 
culottes  depuis  cinq  ou  six  cents  ans,  lorsqu'il  y  est  si  bien 
habitue  qu'il  les  regarde  comme  essentielles  k  son  bien-6tre, 
et  qu'il  s'est  identifie  avec  elles,  il  est  bien  absurde  de  ne  pas  lui 
delier  les  bras,  de  ne  pas  lui  rendre  la  liberty  de  ses  mouve- 
ments, qu'il  ne  peut  plus  employer  desormais  qn'k  la  conserva- 
tion et  a  I'embellissement  de  ses  culottes,  puisqu'il  ne  lui  reste 
aucune  trace,  'aucun  souvenir  de  ses  anc6tres  sans  culottes,  au- 
cune  envie  de  leur  ressembler. 

Quand  on  veut  61ever  un  6difice,  il  faut  commencer  par 


Zi66  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

former  un  echafaud;  mais  quand  cet  edifice  est  tout  61eve,  quand 
il  est  acheve  depuis  des  siecl6s,  il  est  ridicule  de  laisser  sub- 
sister  I'echafaud,  et  d'en  prendre  plus  de  soin  que  de  I'edi- 
fice  meme.  Rois,  ministres,  si  vous  n'avez  ni  assez  de  genie,  ni 
assez  de  courage  pour  abattre  votre  echafaud,  ne  soyez  du 
moins  pas  as«ez  absurdes  pour  en  vouloir  aux  philosophes  dont 
9'a  et6  de  tout  temps  le  metier  de  demasquer  et  de  debarrasser 
votre  edifice,  en  portant  en  bons  et  intelligents  charpentiers  la 
cognee  dans  le  vieil  echafaud  qui  I'entoure.  Ne  craignez  pas 
que  ces  charpentiers  operent  trop  vite  ni  qu'ils  commencent 
trop  tot;  leur  communaute  ne  pent  se  former  que  quand  I'echa- 
faud commence  a  pourrir.  Maitre  Arouet  de  Voltaire,  il  y  a 
deux  cents ans,  aurait  ete  reformateur  comme  Luther  et  Calvin; 
il  y  a  cent  ans  qu'il  aurait  peut-etre  ete  janseniste  faisant  la 
guerre  aux  jesuites,  et  c'eut  ete  toujours  un  homme  unique, 
puisqu'il  aurait  ete  janseniste  gai.  Aujourd'hui,  c'est  le  pane- 
gyriste  du  remun^rateur  et  vengeur  tout  court;  dans  cent  ans 
d'ici,  s'il  revenait  au  monde,  il  s'en  passerait  peut-etre  et  ne 
s'en  estimerait  pas  moins.  Nous  tenons  aux  opinions  et  k  la 
pente  generale  des  esprits  de  notre  si^cle  bien  plus  invincible- 
ment  que  nous  ne  pensons ;  mais  ces  opinions  sont  comme  les 
modes.  Quand  la  maladresse  s'en  m61e,  elles  peuvent  ebranler 
un  empire  jusque  dans  ses  fondements,  quoiqu'elles  soient  dans 
lefait  absolument  indifferentes  a  la  prosperity  publique.  Qu'est- 
ce  qu'un  homme  d'un  grand  g6nie?  C'est  un  homme  qui  est 
venu  au  monde  deux  ou  trois  cents  ans  avant  son  temps.  II  est 
seul.  Son  siecle  ne  I'entend  pas,  et  s'il  ne  sait  se  tenir  tran- 
quille,  il  est  livre  aux  betes.  A  la  fin,  la  justice  des  siecles 
arrive,  et  place  sur  le  pi6destal  I'homme  qui  a  ete  un  objet 
d'opprobre  et  de  haine  pour  ses  contemporains.  Yoila  I'histoire 
du  genre  humain  depuis  I'orient  jusqu'a  I'occident,  depuis  le 
midi  jusqu'au  septentrion. 

Heureux  I'homme  de  genie  que  le  sort  aura  place  sur  le 
trone  dans  un  sifecle  comme  le  notre!  Les  sots  et  les  fripons, 
qui  ne  vivent  que  d'echafaudages,  ne  manqueront  pas  de  lui 
dire  que  tout  est  perdu  si  Ton  ne  respecte  pas  leur  echafaud 
pourri;  mais  il  ne  sera  pas  assez  sot  pour  le  croire.  II  sentira 
que,  malgre  les  declamations  de  nos  orateurs  bilieux,  nous 
valons  mieux  que  nos  p6res  n'ont  jamais  valu,  et  que  nos  neveux 


NOVEMBRE  1767.  ^67 

vaudront  mieux  que  nous.  II  vena  que  I'Europe  s'acliemine 
sensiblement  vers  un  6tat  d' amelioration  dont  il  serai t  impos- 
sible do  pressentir  ni  les  elTets  ni  le  terme,  a  moins  que  quelque 
catastrophe  physique  et  subite  ne  nous  remetto  dans  notre  6tat 
primitif  et  sauvage;  et  en  voyant  ce  que  son  sifecle  attend  de 
lui,  il  mettra  sa  gloire  i  hater  les  progres  do  cette  heureuse 
revolution  par  son  exemple  et  par  son  influence. 

—  Pour  nous  d^barrasser  pendant  quelque  temps  de  cette 
foule  importune  de  laboureurs  en  chambre,  ajoutons  a  la 
pacotille  de  leurs  productions  un  JSouvcau  M^moire  qui  paralt 
sur  les  distinctions  quon  pcut  accorder  aux  riches  laboureurs, 
avec  des  moyens  d augmenter  Vaisance  et  la  population  dans  les 
campagnes.  Item  des  Elements  de  la  philosopJiie  rurale.  Volume 
in-12,  de  plus  de  quatre  cents  pages,  avec  un  beau  tableau 
economique  grave  dont  les  calculs  promettent  de  la  part  des 
economistes  beaucoup  de  profit  aux  proprietaires.  Item  le  Bon 
Fermier,  on  VAyni  des  laboureurs,  par  Vauteur  de  la  Bonne 
Fermiire.  Volume  in-12  qui  renferme  des  dialogues  entre 
I'amateuretle  ferraier.  Que  le  diable  emporte  tons  ces  bavards ! 
Je  fais  plus  de  cas  d'un  vigoureux  valet  de  fermier  qui  sait 
enfoncer  le  soc  dans  la  charrue,  et  la  conduire  jusqu'au  bout 
du  champ,  que  de  tous  ces  ennuyeux  et  ridicules  laboureurs 
sur  un  tapis  vert.  Du  moins,  le  valet  du  fermier  sait  tirer  droit 
ses  sillons,  et  il  n'y  a  pas  un  seul  sillon  droit  dans  la  t^te 
d'aucun  de  ces  tristes  predicateurs  d'abondance,  depuis  le 
sublime  Quesnay  dit  le  Maitre,  ou  Vllomyne  qui  a  paru,  jusqu'au 
petit  Baudeau  dit  le  Prhnontr^.  J'honore  infiniment  cet  entre- 
preneur de  vivres,  ou  meunier,  ou  boulanger  de  Corbeil,  qui 
vient  de  trouver  le  secret  de  tirer  d'une  charge  de  ble  quel- 
conque  un  sixifeme  de  fine  fleur  de  farine  de  plus  qu'on  n'avait 
coutume  d'en  tirer.  Voila  I'homme  utile,  voila  le  citoyen  k 
recompenser.  II  n'a  cependant  jamais  assists  k  aucun  mardi  de 
M.  de  Mirabeau,  et  il  n' en  tend  pas  un  seul  mot  au  Tableau 
iconomique  de  Francois  Quesnay.  Cet  homme  s'appelle,  je 
crois,  Malicet.  Je  ne  suis  pas  peu  honteux  de  ne  pas  mieux 
savoir  son  nom  et  sa  profession. 

—  Un  des  principaux  soins  des  6conomistes  ruiaux,  c'est 
d'asseoir  I'impOt  immediatement  sur  le  produit  net,  et  de  faire 
partager  le  souverain  dans  ce  produit  net  en  sa  quality  de 


Zi68  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

coproprietaire.  On  leur  demande  si  I'impot  ne  pourrait  pas 
6tre  assis  sur  les  consommations,  et  meme  siir  les  personnes 
par  capitation?  Non,  disent-ils,  iwus  avons  appcU  cet  impot 
indirect^  et  nous  avoii^  dicidd  que  tout  impot  indirect  est 
meurtrier  et  deslructeur  de  la  richesse  et  de  la  reproduction, 
Et  pourquoi  cela?  Cest  qu'il  tombe  en  dernidf^e  analyse  et  d'une 
manidre  tou jours  on^reuse  sur  les  proprictaires  des  terres,  ct 
qu'il  vaut  mieux  quils  le  paient  directemcnt  tout  de  suite,  que 
d'une  manidre  indirecte  et  plus  chdre.  J'entends  bien  que  ces 
messieurs  afiirment  comme  un  principe  incontestable  que  tout 
impot  n'est  supporte  que  par  les  proprietaires,  et  que  toutes 
les  autres  classes  de  citoyens  ne  payent  jamais  rien,  quelque 
charg^es  qu'elles  soient  en  apparence ;  mais  jamais  I'evidence 
de  ce  principe  n'a  pu  entrer  dans  ma  t§te  de  facon  k  ne  me 
laisser  aucun  doute ;  et  je  vois  que  je  ne  suis  pas  le  seul  esprit 
r^tif  qu'il  y  ait  en  France.  La  Society  d' agriculture  de  Limoges, 
adoptant  les  principes  des  economistes  ruraux,  a  propose  un 
prix  a  celui  qui  les  developperait  le  mieux;  et  il  s'est  trouve 
un  homme  qui,  en  les  developpant,  les  a  combattus.  La  Soci6te 
n'a  pas  couronne  son  ouvrage;  mais  elle  I'a  juge  utile,  quoique 
I'auteur  ait  travaille  contre  son  voeu  et  ses  principes.  Get 
ouvrage  est  intitule  Essai  analytique  sur  la  richesse  et  sur 
rimpot,  oil  Von  refute  la  nouvelle  doctrine  iconomique  qui  a 
fourni  cl  la  Societe  royale  d' agriculture  de  Limoges  les  prin- 
cipes dun  programme  quelle  a  puhlid  sur  I'effet  des  imputs 
indirects.  Volume  grand  in-8°  de  plus  de  quatre  cents  pages. 
On  relive  dans  cet  ouvrage  plusieurs  paralogismes  de  la  Theorie 
de  Vimpoty  par  M.  le  marquis  de  Mirabeau. 

—  Nous  avions  trois  ^crivains  remarquables  a  force  d'etre 
ridicules;  mais  ce  norabre  myst^rieux  n'existe  plus.  L'archi- 
diacre  Trublet  se  repose  a  I'ombre  de  ses  lauriers  dans  le  sein 
de  sa  patrie,  k  Saint-Malo.  II  merite  d'etre  nomme  comme  la 
premiere  personne  de  cette  trinity,  parce  qu'il  est  trfes-superieur 
aux  deux  autres  dont  je  vais  parler ;  mais  son  affectation  d'etre 
fin  et  important  dans  les  minuties  I'a  rendu  tres-ridicule.  Get 
ecrivain  subtil  et  betement  spirituel  n'a  jamais  place  une  vir- 
gule  sans  y  attacher  quelque  finesse.  Le  portrait  que  le  Pauvre 
Liable  a  fait  de  lui  est  une  chose  immortelle  qui  ne  perira 
qu'avec  toute  la  litterature  francaise  ensemble.  Tout  ce  que 


I 


I 


NOVEMBRE  1767.  ^60 

I'abbe  Trublet  trouvait  a  redire  k  ce  portrait,  c'est  qu'il  y  6tait 
qualifi6  de  diacre,  tandis  qu'il  6tait  archidiacre,  et  qu'en  le 
qiialili.mt  ainsi,  le  vers  y  etait  6galement.  A  quoi  M.  de  Voltaire 
r6pondit  :  J'ai  tort.  Je  lui  demunde  pardon-,  je  I'avais  cru 
dans  U's  moindrcs.  On  appelle  les  ordres  moindres  ceux  qui 
sont  au-dessous  de  la  pr6trise.  La  seconde  personne  de  la 
trinite,  c'est  M.  d'A^arq,  grammairien  plein  d'emphase.  Ses 
6crits  k  force  d'etre  ridicules  sont  trfes-amusants.  II  pretend 
avoir  fait  une  grainmaire  sousle  titre  de  Balance  philosophique. 
11  dit  en  commenqant  :  Jc  vais  vans  montrer  Minerve  toute  niie  ', 
pcu  dc  gens  lent  rue  en  cet  Hat.  Je  crois,  en  eflet,  que  depuis 
I'uventure  du  mont  Ida,  elle  ne  s'est  d^shabillee  que  pour 
M.  d'A^arq,  Tons  ses  ouvrages  sont  Merits  dans  ce  gout-la.  La 
troisi^nie  personne,  enfin,  6tait  feu  M.  de  La  Garde  qui  vient 
de  mourir  age  de  pres  de  soixante  ans.  On  I'appelait  La  Garde 
BicHre^  pour  le  distinguer  du  petit  La  Garde  musicien.  C'est  un 
sobriquet  que  ses  amis  lui  avaient  donne,  vraisemblablement 
parce  qu'ils  le  jugeaient  digne  d'avoir  un  logement  dans  ce 
chateau  royal.  Je  ne  sais  s'il  ^tait  mauvais  sujet,  mais  11  etait 
b6te  a  manger  du  foin.  Son  premier  metier  avait  et6  celui  de 
suivant  de  M"*  Le  Maure,  qui  a  si  longtemps  enchante  lesoreilles 
francaises  par  son  beau  et  lourd  organe,  et  qui  etait  aussi 
cel^bre  par  sa  b6tise  que  par  sa  voix.  La  Garde  pretendait  lui 
montrer  ses  r61es;  et  comme  elle  6tait  fort  capricieuse,  quand 
on  voulait  I'avoir  k  souper  pour  la  faire  chanter  il  fallait  avoir 
La  Garde,  qui  savait  les  moyens  de  I'y  determiner.  La  Garde 
s'atlacha  ensuite  a  M'"*  de  Pompadour,  et  fut  consulte  dans  le 
temps  qu'elle  jouait  I'opera  dans  les  petits  appartements  pour 
I'amusement  du  roi.  Cette  femme  cel6bre  le  fit  peu  apr6s  son 
bibliothecaire,  et  lui  procura  une  pension  de  mille  ecus  sur  le 
Mercure  de  France.  11  fut  charge  en  m^me  temps  de  la  parlie 
des  spectacles  pour  ce  journal.  C'est  \k  ou  il  a  exerce  sa  plume 
de  la  manifere  la  plus  ridicule  et  la  plus  fastidieuse  pendant 
plusieurs  annees  de  suite  jusqu'a  sa  mort.  II  a  et6  cr^ateur 
d'un  style  emphatique  et  d'un  galimatias  merveilleux  pour 
I'association  des  mots  qu'il  savajt  r6unir  ensemble.  Cela  6tait 
detestable  k  lire  seul,  mais  excellent  k  lire  en  society  pour  se 
divertir.  Les  gens  senses  riaient  aussi  parfois,  mais  n'en  trou- 
vaient  pas  moins  indecent  qu'un  journal  qui  se  compose  sous 


m  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

la  protection  immediate  du  gouvernement  fut  fait  d'une  mani^re 
aussi  ridicule  et  aussi  impertinente.  On  a,  depuis  la  mort  de 
cet  imbecile,  reuni  toute  ia  composition  du  Mercure  sous  M.  de 
La  Place,  qui  ne  sera  ridicule  qua  force  d'etre  plat. 

—  II  nous  revient  encore  quelques  fragments  de  la  fete  de 
Saint-Francois,  celebree  a  Ferney  a  I'honneur  du  seigneur 
chatelain  et  patriarche;  et  d'abord  il  faut  lire  les  vers  de 
M.  de  La  Harpe,  qui  ne  sont  pas  ce  qu'il  a  fait  de  mieux  dans 
sa  vie. 

VERS    A   M.    DE    VOLTAIRE, 

PAR    M.    DB     LA     HARPB. 

Francois  d' Assise  fut  un  gueux 
Et  fondateur  de  gueuserie  : 
Aussi  ses  enfanis  n'ont  pour  eux 
Que  la  crasse  et  rhypocrisie. 
Francois,  qui  de  Sales  eut  le  nom, 
Trichait  au  piquet,  nous  dit-on; 
D'un  saint  zele  sentit  les  flammes, 
Et  vainquit  celles  de  la  chair; 
Convertit  quatre-vingt  mille  ames 
Dans  un  pays  presque  desert. 
Ces  pieux  fous  que  Uome  admire, 
Je  les  donne  au  diable  tous  deux, 
Et  je  ne  place  dans  les  cieux 
Que  le  Fran^ais  qui  fit  Zaire. 

REPONSE    DE    M.    DE   VOLTAIRE 

A  CES  VERS  ET  A  CECX  DE  M.  CHABANON. 

lis  ont  bern6  mon'capuchon, 
Rien  n'est  si  gai  ni  si  coupable  : 
Qui  sont  done  ces  enfants  du  diable? 
Disait  saint  Francois,  mon  patron. 

—  C'est  La  Harpe,  c'est  Chabanon. 
Ce  couple  agr6able  et  fripon 

A  V6nus  vola  sa  ceinture. 
La  lyre  au  divin  ApoUon, 
Et  ses  pinceaux  a  la  nature. 

—  Je  le  crois,  dit  le  penaillon : 
Car  plus  d'une  fille  m'assure 
Qu'ils  ont  aussi  pris  mon  cordon. 


N0VF-:MBRE   1767.  471 

—  M.  Dorat  vient  de  publier  la  Dansej  chant  quatri^me  dn 
poemc  de  la  DMamntion,  prMdfc  de  notions  historiqucs  siir 
la  danscy  et  suivic  (rune  r^pomc  <t  nne  letfre  i'rrite  de  province. 
Ce  chant  nouveau,  qui  doit  terminer  le  poeme  de  la  Dlrlaynation^ 
est  ornd  d'une  estampe  et  de  vignettes  dans  le  format  ordinaire 
et  suivant  I'usage  de  I'elegant  M.  Dorat.  Les  trois  premiers 
chants  de  ce  po6me  ont  paru  il  y  a  un  an.  Le  chant  nouveau, 
qui  ne  fait  que  sortir  de  dessous  la  presse,  est  sans  contredit 
le  plus  mauvais  des  quatre,  et  une  des  plus  mauvaises  pro- 
ductions de  cet  auteur.  II  n'y  a  pas  une  seule  idee  ni  dans  la 
preface,  qui  est  d'urie  grande  etendue,  nidans  le  chant  dont  elle 
est  suivie,  ni  dans  la  lettre  k  un  ami  de  province,  qu'on  lit 
apr^s  ce  chant.  II  faut  avoir  le  diable  au  corps  pour  rimer  et 
ecrire,  et  faire  aller  les  presses  d'imprimerie,  quand  on  n'a  rien 
du  tout  dans  la  t6te.  Mais  tout  ce  que  je  pourrais  remarquer 
sur  les  productions  de  M.  Dorat  est  bien  plus  heureusement 
exprime  dans  I'epigramme  suivante,  qui  vient  d'arriver  de  Ferney 
k  son  honneur  et  gloire'. 

Bon  Dieu,  que  cet  auteur  est  triste  en  sa  gaiet6l  >/ 

Bon  Dieu,  qu'il  est  pesant  dans  sa  16g6rel6! 
Que  ses  petits  6crits  ont  de  Ionfl;ues  pri^faces ! 
Ses  fleurs  sont  des  pavots,  ses  ris  sont  des  grimaces. 
Que  I'encens  qu'il  prodigue  est  plat  et  sans  odeur! 
11  est,  si  je  Ten  crois,  un  heureux  petit-maitre; 
Mais  si  j'en  crois  ses  vers,  ah!  qu'il  est  triste  d'etre 
Ou  sa  maitresse  ou  son  lecteur! 

Ce  boulet  rouge,  tire  directement  du  chateau  de  Ferney  sur 
le  petit  parterre  fleuri  de  ce  pauvre  M.  Dorat,  doit  nous 
apprendre  que  la  vengeance  des  dieux  est  quelquefois  tardive, 
mais  qu'elle  est  inevitable.  II  y  a  tout  juste  un  an  que  M.  Dorat 
s'avisa  d'adresser  a  M.  de  Voltaire  une  6pitre  en  vers  orn6e  de 
vignettes,  etc.,  dont  le  but  etait  de  rire  de  ce  grand  homme, 
pour  aller  ensuite  pleurer  k  .Wrope.  II  lui  reprochait  particu- 
li6rement  la  manie  qu'il  avail  de  repondre  a  tous  les  polissons 
de  la  litterature.  Dans  le  m6me  temps,  il  dit,  en  assez  mauvais 

1.  Cctte  ^pigrammc  c^l^bre  est  dc  La  Harpe  qui  I'avait  rimcc  k  Ferney.  Grimm 
reconnalt  implicitcment  sa  m6prise  ea  parlant  de  la  querclle  de  La  Harpe  et  do 
Dorat  dans  sa  lettre  du  15  avril  1768. 


Zi72  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

vers,  son  avis  sur  la  querelle  de  M.  de  Voltaire  avec  M.  Rous- 
seau, et  ces  deux  sotlises  ne  se  trouverent  pas  sitot  faites  qu'il 
se  mit  la  corde  au  col,  et  qu'il  implora  par  dix  lettres  particu- 
li^res  la  clemence  de  celui  qu'il  avait  offense  publiquement. 
M.  de  Voltaire  parut  pardonner.  II  se  plaignit  seulement  des 
mauvais  precedes  de  M.  Dorat  a  son  camarade  M.  de  Pezay, 
dans  une  lettre  beaucoup  trop  longue  et  beaucoup  trop  solen- 
nelle,  qui  a  6te  inseree  dans  les  papiers  publics.  Aujourd'hui  il 
prouve  a  M.  Dorat  que  pour  atiendre  on  ne  perd  rien  avec  lui. 
Gette  epigramme  a  ete  sue  par  coeur,  recitee  et  repetee  en  un 
clin  d'ceil  dans  toutes  les  maisons  de  la  ville  et  faubourgs  de 
Paris.  M.  Dorat,  pour  toute  reponse,  vient  de  faire  amende 
honorable  par  les  vers  suivants  : 

Grace,  grace,  mon  clier  censeur! 
Je  m'execute,  et  livre  i  ta  main  vengeresse 
Et  ma  prose,  et  mes  vers,  et  mon  brevet  d'auteur; 

Je  puis  fort  bien  vivre  heureux  sans  lecteur; 
Par  piti6,  seulement,  laisse-moi  ma  maltresse, 
Laisse  en  paix  les  amours,  6pargne  au  moins  les  miens. 
Je  n'ai  point,  il  est  vrai,  le  feu  de  ton  genie, 
Tes  agr6ments;  mais  chacun  a  lessiens, 
On  pent  s'arranger  dans  la  vie  : 
Si  de  mes  vers  Chloe  s'ennuie. 
Pour  I'amuser,  je  lui  lirai  les  tiens. 

—  Dieu  pardonne  a  M.  Dorat,  qui  sait  pardonner  si  chre- 
tiennement  les  injures  epigrammatiques!  Dieu  lui  pardonne  a 
son  tour  d'avoir  mis  tons  nos  rimailleurs,  et  memo  une  partie 
de  nos  prosaiques,  dans  ie  gout  d'orner  leurs  insipides  produc- 
tions d'estampes  et  de  vignettes  :  pratique  egalement  funeste 
au  bon  gout  de  dessin,  et  a  la  bourse  des  acheteurs!  TJn  poete 
campagnard*  adresse  a  son  ami  citadin  uneepitre  surl'innocence 
de  la  vie  champetre  sous  le  titre  :  I  Heureux  Jour,  ipitre  k 
mon  ami-,  et  parce  que  M.  Eisen  y  a  mis  une  mauvaise  estampe 
et  quelques  maussades  vignettes  en  cartouches,  il  faut  que 
nous  payions  trente-six  sols  ce  qui  n'en  vaut  pas  six.  Je  sou- 
tiens  que  ce  triste  poete  campagnard  n'a  jamais  pass6  un  jour 


1.  Le  marquis  de  Pezay.  Les  illustrations  d'Eisen,  gravees  par  Massard  et  de 
Ghendt,  sont,  dit  le  Guide  de  MM.  Cohen  et  Mehl,  d'uno  beautt5  remarquable. 


NOVEMBRE    1767.  A73 

heureux,  puisqii'il  le  chante  si  insipidement  et  si  ennuyeu- 
senient. 

M.  Blin  de  Sainmore  a  aussi  fait  reimprirner  ses  lUroides 
avec  un  luxe  d'estampes  et  de  vignettes.  Ge  qu'il  y  a  de  singu- 
lier,  c* est  que  CCS  images,  qui  devraient  d6gouter  encore  davan- 
tage  d'une  fouie  de  productions  mediocres,  en  favorisent  prodi- 
gieusement  le  debit. 

—  Histoire  de  loriginc  et  des  progrh  de  la  pohie  dans  les 
difJVreiifs  gcurcs,  par  M.  le  docteur  Brown.  Traduite  de 
V anglais  par  M.  Eidous,  et  augmentee  de  notes  historiques  et 
critiques.  Volume  grand  in-S"  de  plus  de  trois  cents  pages.  Get 
ouvrage  est  estime.  Je  ne  siiis  pasfauteur  deslois  prohibitives; 
mais  s'il  y  en  avait  une  qui  defendit  a  M.  Eidous  de  traduire 
sous  quelque  pretexte  que  ce  fut,  j'en  serais  comble.  Ce 
detestable  barbouilleur  ne  pourrait  pas  bien  traduire  quand 
m6me  il  voudrait  sen  donner  la  peine;  mais  il  a  encore  a  se 
reprocher  de  faire  toutes  ses  traductions  avec  la  derniere 
negligence.  II  est  impossible  qu'on  les  lise,  et  elles  emp^chent 
cependant  qu'on  ne  Iraduise  niieux  un  ouvrage  sorti  des  mains 
de  cet  indigne  massacre,  parce  qu'il  sulTit  qu'un  livre  soit  traduit 
d'une  maniere  quelconque  pour  qu'aucun  libraire  ne  risque  de 
se  charger  d'une  nouvelle  traduction. 

—  Institutions  Leihnitziennes,  on  Precis  de  la  monado- 
logie^.  Volume  in-S"  de  deux  cent  trente  pages.  Ges  Institutions 
peuvent  servir  d'introduction  k  la  collection  complete  des 
oeuvres  de  I'illustre  Leibnitz,  qu'un  Anglais  prepare  a  Turin. 
Elles  sont  en  forme  de  lettres,  et  ces  lettres  sont  d'un  jeune 
oificier  qui  dans  ses  voyages  en  Aliemagne  a  fait  connaissance 
avec  des  professeurs  de  quelques  universit^s,  et  s'est  fait 
expliquer  le  fameux  systfeme  des  monades.  11  parait  que  I'auteur 
a  surtout  puise  ses  connaissances  chez  M.  Ganz,  professeur  k 
Tubingen,  et  il  ne  pouvait  mieux  s'adresser,  car  ce  M.  Ganz  est 
un  des  plus  determines  partisans  du  syst6me  et  des  reveries 
du  grand  Leibnitz. 

—  M.  Beauzee,  professeur  de  I'J^cole  royale  militaire,  est 
sans  contredit  le  plus  habile  homme  qu'il  y  ait  k  celte  ecole,  le 
plus  estime  et  le  plus  honn^te.  II  est  aussi  un  de  ceux  qui  ont 

1.  Par  I'ubb^  Sigorgne. 


klk  CORRESPONDANCE   LITTERAPRE. 

eii  le  plus  de  peine  a  y  garder  leur  poste,  parce  qu'il  est 
impossible  de  resister  longtemps  a  I'anarchie  qui  y  rfegne.  Ce 
n'est  pas  k  son  merite  qu'il  a  ete  redevable  de  la  conservation 
de  sa  place,  mais  k  la  commiseration ;  on  a  eu  honte  de  chasser 
un  homme  a  qui  on  n'avait  aucun  reproche  a  faire,  dont  le 
savoir  etait  bien  decide,  et  qu'on  aurait  envoye  a  la  misere 
avec  une  femme  et  quatre  enfants.  Get  honnete  homme,  qu'on 
avait  d'abord  fait  professeur,  qu'on  tire  ensuite  de  la  classe  des 
professeurs  pour  I'elever  au  grade  d'inspecteur,  et  qu'on  a 
depuis  depouille  de  son  grade  pour  le  reduire  a  la  condition  de 
maitre  k  lire  et  a  ecrire,  vient  de  publier  I'ouvrage  de  Gram- 
maire  ghicrale  et  raisonnee  le  plus  profond  que  nous  ayons. 
Ce  livre  est  a  I'usage  de  tr^s-peu,  mais  de  lr6s-peu  de  lecteurs. 
Gelui  qui  I'entend  pent  se  vanter  d'entendre,  quand  il  voudra, 
les  principes  math^matiques  de  Newton,  et  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  abstrait  dans  la  metaphysique.  Le  chapitre  des  temps  des 
verbes  est  un  chef-d'oeuvre  dans  ce  genre.  II  n'y  a  pas  un  mot 
de  vrai  dans  celui  des  inversions,  oli  I'auteur  pretend  que  la 
syntaxe  francaise  range  les  mots  dans  I'ordre  le  plus  naturel  et 
le  plus  conforme  a  la  naissance  et  k  la  succession  des  id6es.  A 
cela  pres  il  serait  peut-etre  difficile  de  trouver  un  autre  defaut 
de  raison  et  de  bon  sens  dans  cet  ouvrage.  II  est  tres-purement 
ecrit.  On  lui  reproche  d'etre  diffus.  S'il  est  obscur,  cela  vient 
certainement  plus  de  la  difficulte  de  la  matifere  que  de  la  faute 
de  I'auteur;  qui  est  homme  de  sens,  simple  et  clair  en  conver- 
sation. On  pourrait  encore  lui  reprocher  d'avoir  applique  ses 
principes  k  des  exemples  plats  et  communs.  II  n'en  aurait  pas 
coute  davantage  de  les  choisir  delicats,  piquants,  profonds, 
interessants ;  d'autant  plus  que  I'auteur  avait  un  exemple  sous 
les  yeux  dans  les  Synonymes  de  I'abb^  Girard,  qui  a  trouve  le 
moyen  de  faire  un  ouvrage  de  moeurs  d'un  ouvrage  de  gram- 
maire.  Celui-ci  est  dedie  a  I'Academie  francaise,  ou  il  n'y  a  pas 
dix  personnes  en  etat  de  le  bien  entendre.  L'abbe  d' Olivet,  qui, 
k  la  verit6,  y  est  assez  peu  menage,  s'en  est  declarf^  I'ennemi ; 
mais  on  salt  que  cet  abb6  est  en  general  ennemi  de  tout  bien, 
et  qu'il  est  ne  pour  dementir  le  principe  des  moralistes,  qui  dit 
qu'on  ne  fait  pas  le  mal  pour  le  mal.  Au  reste,  nous  conseillons 
k  ceux  qui  sont  curieux  de  connaitre  non-seulement  le  meca- 
nisme  de  notre  langue,  mais  celui  de  toutes  les  langues  en 


NOVEMBRE   1767.  hl5 

general,  de  lire  et  dV'tudier  cette  grammaire  de  M.  Beauzee. 
C'est  lui  f|ui  a  continu(i  la  partie  grammaticaie  dans  VEncy- 
clopMie,  et  son  travail  n'a  pas  paru  inferieur  k  celui  de  M.  Du- 
marsais;  ce  qui  est  un  assez  bon  6loge.  M.  Beauzde  a  repris 
tous  ses  articles,  y  a  corrige  quelques  erreurs,  les  a  augment^s 
et  lies  par  des  morceaux  n^cessaires  pour  en  faire  un  corps 
complet^ 

—  M.  Genet,  employe  a  Versailles  dans  les  bureaux  des 
alTaires  6trang^res,  vient  de  tradiiire  de  I'anglais  un  Mimoire 
sur  Vadminislration  des  finances  de  V Angleterre  depuis  la 
paix,  outrage  altribud  i\  M.  Grcnville^  ministre  d'Etat  chargd 
de  ce  d^partctnent  en  i763,  1764  et  1765.  Traduction  augment^e 
de  notes,  de  sommaires,  et  d'une  introduction  qui  contient  une 
idee  du  revenu  et  des  dettes  de  I'Angleterre  et  une  analyse  du 
memoire  suivie  de  I'etatde  ladettenationale  au  5  Janvier  1767. 
Volume  in-A".  M.  Grenville  passe  pour  le  premier  financier  de 
la  Grande-Bretagne.  Ainsi  son  memoire  merite  la  plus  grande 
attention  de  ceux  qui  s'occupent  de  ces  mati^res  dilTiciles  et 
compliquees.-  Tout  ce  que  j'ai  pu  concevoir  k  travers  les  calculs 
de  ce  ministre,  c'est  que  le  fardeau  de  la  dette  nationale  est 
effrayant,  et  qu'on  en  a  amorti  une  bien  petite  portion  depuis 
la  conclusion  de  la  paix.  L'introduclion  que  vous  trouvez  k  la 
tSte  du  memoire  est  du  traducteur,  et  vous  la  lirez  avec  plaisir. 

—  Si  vous  avez  lu  VHistoire  de  Henri  IV  par  M.  de  Bury, 
vous  ne  serez  pas  tente  de  lire  VHistoire  de  la  vie  de  Louis  XII I , 
roi  de  France^  que  cet  auteur  vient  de  publier  en  quatre  gros 
volumes  in-12.  M.  de  Bury  est  un  petit  polisson  a  qui  Clio  ne 
confiera  certainement  jamais  sa  trompette.  Le  talent  de  I'his- 
toire,  dont  I'antiquite  nous  a  laiss6  de  si  grands  modules,  est, 
de  tous  les  talents,  le  plus  rare  parmi  les  modernes;  et  il  y  a 
une  bonne  raison  pour  cela.  C'est  que  pour  6tre  liistorien,  il  faut 
avoir  vieilli  dans  les  affaires  et  dans  I'exercice  de  I'^loquence  ; 
et  nous  n'avons  pas  su  r6unir  ces  deux  m6rites  depuis  la  renais- 
sance des  lettres. 

—  On  nous  a  envoye,  cet  6t6,  de  Liege,  deux  volumes  de 
Melanges  qui  n'en  portent  pas  le  titre,  mais  qui  sont  interes- 
sants.  Le  premier  est  intitule  Mimoiresde  Henri-Charles  de  La 

1.  Cet  article  est  de  H.  Diderot  (Gbimm).  —  II  est  incdit. 


475  CORRESPONDANCE  LITT^.RAIRE. 

Trimouille,  prince  dc  Tarente.  lis  sont  ecrits  par  lui-mfime,  et 
I'editeur  a  mis  a  leur  suite  des  notes  historiques  et  critiques 
qui  sont  d'un  assez  bon  esprit,  et  qui  servent  a  6claircir  ou 
a  rectifier  quelques  endroits  de  ces  memoires,  Le  prince  de 
Tarente  suivit  la  fortune  du  grand  Conde  dans  ses  dem^les 
avec  le  cardinal  de  Mazarin  et  dans  la  guerre  civile  qui  s'en- 
suivit.  II  fit  sa  paix  un  peu  avant  celle  de  M.  le  Prince,  revint 
en  France,  remua  et  cabala  tonte  sa  vie  ,•  mais  ce  n'etait  pas 
un  homme  de  grand  caractere,  ni  capable  de  jouer  un  grand 
role  dans  un  parti.  II  avait  plus  de  besoin  que  de  talent  de 
se  faire  remarquer.  Lorsqu'il  fut  au  bout  de  son  role,  il  abjura 
la  religion  reformee,  dans  laquelle  il  etait  ne.  Les  raisons  qu'il 
donne  de  ce  changement,  dans  ses  Mimoires,  sont  bien  plates, 
il  mourut  deux  ans  apres,  en  J672,  dans  la  cinquante-deuxifeme 
annee  de  son  age.  Ses  memoires  sont  ecrits  naturellement  et 
facilement. 

Le  second  volume  est  ui\ii\i\Q  Memoires  de  TancrMe  de  Rohartj 
avec  quelques  autres  pidces  concernant  VHisloire  de  France  et 
I'Histoire  romaine.  Les  Ml'moires  de  Tancrede  de  Rohan  sont 
curieux  et  interessants.  On  y  voit  les  raisons  qui  engagerent 
son  pere  et.sa  mfere  k  cacher  sa  naissance,  et  a  I'envoyer  elever 
en  Hollande.  Sa  soeur,  en  attendant,  avait  6pouse  M.  de  Chabot, 
et  trouva,  aprfes  la  mort  de  son  pere,  moyen  de  faire  enlever  son 
fr^re  et  de  le  traiter  en  enfant  suppose  et  en  imposteur.  Son 
credit  a  la  cour  et  la  faveur  dont  elle  jouissait  a  titre  de  sa  con- 
version I'emporterent  sur  la  justice  et  sur  la  nature.  Tancrede, 
n'ayant  pour  lui  que  sa  m6re  et  son  droit,  perdit  son  proc6s  au 
parlement  de  Paris.  11  fut  tue  peu  apres  dans  les  troubles  de  la 
Fronde  a  la  fleur  de  I'age;  ce  qui  mit  fin  a  un  proces  qui  devait 
recommencer,  et  tous  les  biens  de  la  maison  de  Rohan  pass^rent 
dans  la  maison  de  Chabot.  C'est  d'ou  nous  vient  la  branche  des 
dues  de  Rohan-Ghabot,  qu'on  distingue  de  celle  de  Rohan- 
Rohan  et  des  autres  branches  de  Rohan.  Tancrede  mourut  le 
1"  fevrier  16/i9,  a  I'age  de  dix-neuf  ans. 

On  lit  aprfes  ces  Memoires  de  courtes  Remarques  sur  la  nais- 
sance de  Henri  //,  prince  de  Conde.  C'est  lui  qui  naquit  pos- 
thume  en  1588.  Le  but  de  I'auteur  est  de  prouver  la  legitimit6 
de  sa  naissance,  fortement  contestee  par  ses  contemporains  et 
surtout  par  les  6crivains  protestants.  L'auteur  de  ces  remarques 


NOVEMBRE  17G7.  ^77 

fait  si  bien  qu'en  voulant  ne  vous  laissei-  aucun  doule  sur  la 
I6gitimite  de  ce  prince,  il  vous  donne  dc  forts  soupcons  coiitre 
elle.  All  reste,  nos  lois  sont  iri;s-sages  a  cet  ('gard.  L'etat  d'un 
enfant  doit  6tre  inattaquable,  qiielques  presomptionset  quelques 
vraisembiances  qu'on  puisse  avoir  contre  lui.  II  n'est  pas  ogal 
pour  les  mojurs  qu'uiic  feninie  fasse  present  i  son  mari  d'en- 
fanis  qui  ne  sont  pas  k  lui,  mais  c'est  un  tr^s-petit  mal  en  poli- 
tique; et,  en  fait  de  legislation,  11  est  surtout  essentiel  que  les 
contestations  d'etat  soient  rares  et  reussissent  dilTicilement. 

Le  niorceau  qui  suit  est  une  IJistoircdes  n^gociations  secretes 
de  la  France  avec  la  llollande  qui  pnhrddrcnt  le  traitd  d  Utrecht, 
tirce  des  pihes  originales,  pour  servir  d' introduction  et  de  sup- 
plement aux  Mcmoires  de  M.  de  Tony.  Ge  morceau  est  peu  de 
chose,  et  n'apprend  rien  de  nouveau  qui  soit  bien  important  ou 
bien  curieux. 

Les  Observations  sur  les  troubles  de  la  licgence  pendant 
la  minority  de  Louis  XIV ^  qu'on  lit  ensuite,  sont  aussi  tres- 
peu  de  chose.  L'auteur  y  regrette  a  tout  instant  que  Mazarin 
n'ait  pas  su  exercer  les  actes  de  severite  de  son  predecesseur, 
le  cardinal  de  Richelieu.  11  est  certain  que  celui-ci  n'aurait  pas 
manque  de  faire  abattre  la  t6te  du  grand  Conde  sur  un  6cha- 
faud ;  et  voila,  sans  doute,  ce  que  notre  auteur  regrette.  Je  ne 
concois  pas  comment  un  homme,  qui  n'a  pas  une  ame  de  fer, 
se  permette  d'ecrire  de  sang-froid  de  semblables  atrocites. 
Celui-ci  ne  sait  pas  que  le  supplice  d'un  seul  homme  pent  6tre 
une  plus  grande  calamity  pour  I'humanite  que  la  mort  de 
quelques  milliers  qui  perissent  un  jour  de  bataille.  D'ailleurs, 
entre  la  souplesse  timide  de  Mazarin  et  la  ferocity  inflexible  de 
Richelieu  n'y  avait-il  pas  un  tr^s-beau  milieu  a  desirer,  savoir 
la  fermete  sans  faiblesse  et  sans  cruaute  ? 

Les  deux  derniers  morceaux  de  ce  volume  sont  des  liecherches 
sur  les  finances  des  Romains  et  un  autre  sur  les  Guerres  civiles 
romaines.  Ces  deux  derniers  morceaux  sont  interessants  et 
agreables  a  lire. 

On  dit  que  ces  deux  volumes  nous  viennent  du  P.  Griffet, 
j6suite,  qui,  aprfes  les  malheurs  de  la  Society,  s'est  retire  dans 
les  Pays-Bas.  11  passait  en  France  pour  un  des  gros  bonnets  de 
Tordre  et  pour  un  des  plus  dangereux  et  des  plus  passionn6s. 
En  ce  cas,  le  malheur  lui  a  fait  du  bien,  car,  dans  ces  deu 


478  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

volumes,  si  vous  exceptez  le  morceau  sur  les  troubles  de  la 
Fronde,  on  remarque  un  esprit  assez  sage  et  impartial.  G'est  ce 
P.  Griffet  qui  a, soigne  la  derniere  edition  de  YHistoire  de 
France^  par  le  P.  Daniel,  et  qui  y  a  ajout6  VHisloire  du  Hgne 
de  Louis  XIII.  Les  deux  volumes  de  Memoires  dont  il  est  ques- 
tion dans  cet  article  forment  un  livre  de  bibliotheque  qui  m6rite 
d'etre  conserve. 

—  La  veuve  Duchesne  vient  de  faire  mettre  en  vente  le  Dic- 
tionnaire  de  Musique  de  Jean-Jacques  Rousseau,  qu'on  attendant 
depuis  plusieurs  annees.  G'est  un  volume  m-h°  de  cinq  cent  cin- 
quante  pages.  M.  Rousseau,  ayant  et6  charge  de  faire  la  partie 
musicale  pour  \Encyclopddie,  la  fit  vite  et  mal,  a  ce  qu'il  pre- 
tend, parce  qu'on  ne  lui  avait  accorde  que  trois  mois  pour  ce 
travail.  A  mesure  que  les  volumes  de  r£'??cz/c/oj»^<^ieparaissaient, 
11  relut  ses  articles,  les  reprit  en  sous-oeuvre,  et  c'est  ce  nouveau 
travail  qui  a  forme  le  dictionnaire  qui  vient  de  paraitre. 
M.  Rousseau  en  juge  tr6s-bien  dans  sa  preface.  II  pretend  que 
cet  ouvrage  n'est  pas  trop  bon,  mais  qu'il  pent  servir  a  en  faire 
un  meilleur.  En  general,  vous  trouverez  ce  dictionnaire  pauvre; 
mais,  tel  qu'il  est,  c'est  le  seul  que  nous  ayons,  et  Ton  y  ren- 
contre de  bonnes  choses.  M.  Rousseau  a  adopte  le  systeme  de 
■  Rameau  sur  la  base  fondamentale.  II  dit  qu'il  ne  le  trouve  pas 
bon,  mais  que  c'est  un  hommage  qu'il  a  voulu  rendre  a  la  nation 
frangaise.  Voila  une  plaisante  maniere  de  rendre  hommage  a 
une  nation  que  de  consacrer  le  radotage  d'un  de  ses  artistes  ! 
Le  fait  est  que  M.  Rousseau,  n'ayant  etudie  la  musique  qu'en 
France  et  d'apr^s  les  principes  de  Rameau,  n'aurait  pu  leur 
substituer  un  autre  systeme;  mais  s'il  avait  appris  la  musique 
dans  quelque  Conservatoire  d'ltalie,  il  aurait  connu  d'autres 
precedes,  et  il  aurait  su  pourquoi  il  a  raison  de  se  moquer  du 
systeme  de  Rameau.  Au  reste,  ce  dictionnaire  ne  manque  pas 
de  sarcasmes  centre  la  musique  francaise.  Les  articles  qui 
traitent  de  la  poetique  de  I'art  musical  ne  sent  pas  mieux  etoffes 
que  les  articles  de  theorie.  On  a  cite  celui  de  Genie  comme  un 
beau  morceau  d' eloquence.  Je  dis  qu'il  y  a  la  une  belle  suite  de 
mots  sonores  et  ronflants,  mais  sans  idees,  et  que  tout  ce  fas- 
tueux  verbiage  couvre  un  lieu  commun.  L' article  Copiste  est 
fort  long.  L'auteur,  ayant  quelque  temps  exerce  cette  profession 
a  Paris,  a  voulu  en  developper  ici  toutes  les  difficultes.  «  Je 


NOVEMBRE   17G7.  (i79 

sens,  dit-il,  combien  je  vais  ine  nuire  h  nioi-m6me  si  Ton 
compare  mon  travail  ci  mes  regies ;  niais  je  n'iguore  pas  que 
celui  qui  cheixhe  I'utilite  publique  doit  avoir  oublie  la  sienne. 
Horame  de  lettres,  j*ai  dit  de  mon  etat  tout  le  mal  que  j'en 
pense.  Je  n'ai  fait  que  de  la  musique  fran^aise  et  n'aime  que 
Titalicnne.  J'ai  montr6  toutes  les  misferes  de  la  societe  quand 
j'6tais  heureux  par  elle.  Mauvais  copiste,  j'expose  ici  ce  que 
font  les  bons.  0  verity  I  mon  int6r6t  ne  fut  jamais  rien  devant 
toi ;  qu'il  ne  souille  en  rien  le  culte  que  je  t'ai  vou6 !  »  Apr6s 
I'aveu  naif  de  ses  contradictions,  on  ne  s'attendrait  gu6re  a  une 
apostrophe  si  pathetique  k  la  verite,  k  propos  du  metier  de 
copiste  d^  musique.  M.  de  Voltaire  a  raison  de  dire  que  les 
gens  de  lettres  ont  aujourd'hui  le  gout  bien  faux  et  bien  egare, 
s'ils  prennent  cela  pour  de  I'eloquence,  et  que  c'est  le  comble 
de  I'impertinence  d'affecter  de  grands  mots  quand  il  s'agit  de 
petiies  choses.  Mais  les  jeunes  gens  admirent  ces  sortes  d' ex- 
clamations et  croient  que  c'est  la  ce  qui  s'appelle  la  chaleur  du 
style,  et  cherchent  a  I'imiter  par  de  semblables  exclamations,  et 
ne  savent  pas  quje  si  M.  Rousseau  n'avait  pas  d'autre  chaleur 
dans  son  style,  il  ne  serait  qu'un  ecrivain  ridicule.  Et  voila 
comment  un  grand  ecrivain  pent  servir  a  corrompre  le  gout  de 
la  jeunesse. 

—  M.  d'Arnaud  devient  d'une  f(6condite  tr6s-redoutable.  Je 
vois  que  son  projel  est  de  vivre  k  nos  depens,  moyennant  de 
petits  romans  de  cinquante  a  soixante  pages,  ornes  d'une 
estampe  et  de  vignettes.  Dans  ces  petites  historiettes,  il  trouve 
le  temps  de  violer,  d'empoisonner,  de  poignarder,  de  commettre 
tous  les  crimes,  pour  nous  faire  aimer  la  vertu ;  mais,  surtout, 
il  a  le  secret  de  glacer  son  lecteur.  C'est  I'auteur  le  plus  triste, 
le  plus  tragique,  le  plus  noir,  le  plus  glacial  que  nous  ayons. 
Son  roman  du  jour  est  intitule  Nancy,  ou  les  Malheurs  de  I'un- 
pudence  et  de  la  jalousie,  hisloire  imitee  de  I'anglais.  Je  suis 
persuade  que  toutes  les  jeunes  filles  de  boutique  de  la  rue  des 
Lombards  et  de  la  rue  des  Bourdonnais,  qui  ont  du  sentiment, 
trouvent  les  romans  de  M.  d'Arnaud  fort  beaux,  et  que  sa  plume 
pathetique  leur  fait  verser  bien  des  larmes.  En  province,  cela 
doit  paraitre  fort  touchant  aussi ;  mais,  dans  le  quartier  du 
Palais-Royal  et  dans  le  faubourg  Saint-Germain,  11  n'y  a  que|moi 
qui  sache  que  M.  d'Arnaud  fait  des  romans. 


480  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Ce  redoutable  ecrivain  vient  de  faire  la  cloture  de  ses  tra- 
vaux  litt^iaires,  pour  cette  annee,  par  un  sixieme  roman,  intitule 
Balhilde,  ou  I'lUroisme  de  Vamour.  Cela  n'a  pas  I'ombre  de 
naturel  ni  de  sens  commun.  Nous  sommes  menaces  pour  I'annee 
prochaine  de  six  autres  romans  semblables.  Dieu  fasse  miseri- 
corde  a  M.  d'Arnaud,  et  accorde  patience  et  courage  a  ses 
lecteurs  ! 

—  M.  I'abbe  Roger  Schabol  vient  de  publier  la  Thiorie  et  la- 
pratique  du  jardiiiage  et  de  V agriculture^  par  principes  et  di- 
montries  d' apr^s  la  physique  des  v^g^taux.  Le  tout  precede  d'un 
dictionnaire  servant  d' introduction  ii  tout  Vouvrage.  Avec 
figures  dessinees  et  gravees  d'apr^s  nature,  in-S".  U  ne  parait 
encore  de  cet  ouvrage  que  le  dictionnaire,  qui  forme  le  premier 
volume.  Je  ne  sais  si  I'auteur  est  cet  abbe  Roger,  fameux  a  Paris 
pour  la  taille  des  arbres  frui tiers;  je  le  dispenserais  volontiers 
d'avance  de  toute  la  theorie  qu'il  promet,  ei  lui  conseillerais  de 
nous  parler  simplement  de  pratique.  Cette  pratique  ne  sera 
d'aucune  utiliie  aux  jardiniers  et  connaisseurs  en  jardinage ; 
mais  elle  pourra  amuser  quelques  ignorants  .comme  moi  qui 
voudront  se  faire  jardiniers  dans  leur  cabinet  et  cultiver  un 
potager  au  coin  de  leur  feu. 

—  Nouveaux  Eclair cissemenls  sur  Vhistoire  de  Marie,  reine 
d' Angleterre ,  fille  ainie  de  Henri  VIH,  adressds  ii  M.  David 
Hmne,  auteur  de  Vkistoire  des  Plantagenets,  des  Tudors  et  des 
Stuarts  K  Brochure  in-12  de  deux  cents  pages.  Ges  eclaircisse- 
ments,  qui  ont  paru  I'annee  derni6re,  sont  tires  des  depeches  de 
M.de  iNoailles,  ambassadeur  de  France  aupr6s  de  Marie,  qu'on  a 
imprimees  11  y  a  quelques  annees  avec  une  introduction  de  I'abbe 
de  Vertot.  lis  ont  pour  objet  I'histoire  du  mariage  de  cette 
princesse,  aussi  meprisable  que  malheureuse,  avec  Philippe, 
prince  d'Espagne,  fils  de  I'empereur  Charles-Quint.  Ces  eclaircis- 
sements  nous  apprennent,  en  effet,  quelques  details  sur  cet 
evenement  qu'on  ne  connaissait  pas,  mais  qui  sont  aussi  par- 
faitement  indifferents  aujourd'hui.  lis  ne  changent  en  rien  I'idee 
que  I'histoire  donne  du  caractere  de  Marie,  et  I'auteur  a  beau 
les  tourner  et  retourner  en  tout  sens,  il  n'en  resulte  pas  moins 
que  celte  reine  etait  une  femme  superstitieuse,  cruelle  et  faible, 

1.  Par  le  P.  Griffet. 


NOVEMBRE  1767.  ^81 

qui  a  €i^  I'instrument  de  ses  malheurs  et  la  victime  de  ses 
prop  res  fautes. 

—  M.  Coster,  de  Nancy,  a  fait  imprimcr  l'ann6e  pass6e  un 
Eloge  de  Charles  III,  dit  le  Grand,  due  de  Lorraine.  II  n'y  a 
rien  de  recommandable  dans  M.  Coster  que  ses  intentions.  11  se 
propose  de  faire  successivement  I'^loge  historique  des  meilleurs 
princes  de  sa  patrie ;  mais  il  n'a  rien  de  ce  qu'il  faudrait  pour 
ex^cuter  ce  projet.  Charles,  dit  le  Grand,  dont  il  s'agit  ici,  etait 
le  contemporain  de  Henri  le  Grand,  roi  de  France,  que  nous 
aimons  mieux  nommer  Henri  IV,  et  qui  n'a  pas  besoin  d'un 
surnom  pour  6tre  cher  k  toute  &me  sensible.  La  Lorraine  a  eu 
plusieurs  excellents  princes.  C'est  un  bonheur  assez  commun 
aux  petits  litats ;  mais,  en  revanche,  ils  sont  souvent  exposes  i 
6tre  la  victime  de  la  querelle  de  deux  voisins  puissants  qui  d6- 
truisent  en  une  campagne  ce  que  la  sagesse  a  et6  un  sifecle  k 
etablir  et  a  cimenter.  Tel  a  et6  longtemps  le  sort  de  la  Lorraine. 
Un  eloge  bien  fait  de  ses  meilleurs  souverains  ne  pourrait  man- 
quer  de  lecteurs, 

—  M.  Dagues  de  Clairfontaine  a  public  un  £loge  historique 
du  cdUhre  Duquesne,  lieutenant  gdniral  des  armdes  iiavales  de 
France.  Duquesne  6tait  digne  d'un  meilleur  historien  que 
M.  Dagues  de  Clairfontaine,  qui  a  dedie  sa  brochure  k  la  ville 
de  Dieppe,  qui  Ten  a  remercie  par  un  arrSte  de  ses  echevins. 


15  noTembre  1767. 

M.  Marmontel  rapporte  quelque  part,  dans  sa  PoHique 
franpaise,  un  trait  historique  arriv6  de  nos  jours.  Un  vieillard, 
habitant  du  Languedoc  et  protestant,  est  condamn6  aux  gal6res 
pour  avoir  fait  quelques  actes  de  sa  religion  ;  peut-6tre  mdme 
avait-il  facilite  I'evasion  d'un  rainistre  qui  allait  6tre  pendu 
pour  avoir  pri6  Dieu  avec  les  gens  de  sa  croyance.  Le  fils  de  ce 
vieillard  trouve  le  moyen  de  corrompre  le  conducteur  de  la 
chalne,  et  obtient  de  lui  la  grace  d'etre  substitue  au  lieu  et  a  la 
place  de  son  p6re,  &g6  et  inlirme,  qu'il  dclivre  ainsi,  en  se 
livrant  k  I'infamie  et  k  I'infortune.  «  Combien,  s'^crie  M.  Mar- 
montel, en  parlant  de  ce  fait,  de  traits  plus  courageux,  plus 
honorables,  plus  touchants,  que  ceux  que  consacre  I'histoire 
VII.  31 


582  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

demeurent  plonges  dans  I'oubli ;  et  quel  tresor  pour  la  poesie, 
si  elle  avait  soin  de  les  recueillir !  » 

Un  jeune  homme,  appele  Fenouillot  de  Falbaire,  a  cm  devoir 
suivre  le  conseil  de  M.  Marmontel,  et  consacrer  le  fait  qu'il  rap- 
porte  par  une  pifece  en  cinq  actes  et  en  vers,  intitul6e  VHon- 
nete  criminel.  Le  sujet  n'ayant  pas  permis  a  I'auteur  de  pre- 
senter sa  pi6ce  aux  Comediens  pour  6tre  jouee,  il  vient  de  la 
faire  imprimer,  ornee  d'une  estampe  k  la  tete  de  chaque  acte  *. 

Le  fait  historique  n'est  malheureusement  que  trop  certain. 
II  est  arrive  plus  d'une  fois  en  France  que  desenfants  ontvoulu 
prendre  les  chaines  dont  on  a  charge  leurs  p6res  pour  cause  de 
religion,  et  qu'ils  ont  et6  refuses.  II  est  constant  que  cela  a 
reussi  une  fois,  et  que  le  fils  s'est  laiss6  conduire  aux  gal6res  a 
la  place  du  p6re.  On  assure  qu'apr^s  avoir  langui  sept  ansdans 
ce  sejour  du  crime  et  de  la  mis6re,  il  en  a  6te  enfin  retire  par 
la  protection  de  M.  le  due  de  Fitz-James.  II  passe  pour  constant 
aussi  que  ce  gal6rien  respectable  est  encore  existant  a  Nimes. 
On  dit  qu'il  s'appelle  Fabre  ou  Favre,  et  que  depuis  sa  sortie 
des  galores  il  a'  eu  des  graces  du  gouvernement :  car  un  inno- 
cent n'a  pas  sitot  ete  victime  de  quelque  loi  barbare  et  sangui- 
naire  qu'on  cherche  a  expier  la  cruaute  de  la  loi  par  des 
bienfaits  toujours  trop  tardifs  et  souvent  inutiles.  Cependant 
ces  horribles  lois  subsistent  ci  la  honte  de  la  nation,  et  servent 
tous  les  jours  de  pretexte  k  un  clerge  ambitieux  et  fanatique, 
pour  immoler  une  multitude  de  victimes  clandestines;  et  telle 
est  la  rage  de  ces  furieux  en  soutanes  que  plus  ils  voient  appro- 
cher  le  moment  oii  les  droits  sacres  de  la  tolerance  seront 
reconnus  et  respect^s  de  toute  I'Europe,  plus  ils  redoublent 
d'efforts  pour  en  arracher,  s'il  etait  possible,  les  principes  salu- 
taires  du  coeur  de  leurs  concitoyens.  Mais  ils  ne  reussissent  point 
dans  ce  dessein  pernicieux,  auquel  la  pente  generale  des  esprits 
est  diametralement  oppos6e ;  et  plus  leur  imprudence  compri- 
mera  les  digues,  plus  ils  hateront  le  soul^vement  des  flots  du 
fleuve  qui  doit  les  engloutlr,  et  qui  aurait  coule  encore  long- 
temps  paisiblement  dans  son  lit,  s'ils  avaient  moins  cherche  k 
le  resserrer. 

L'h^roisme  d'un  fils  qui  brave  I'ignominie  et  la  mis6re  pour 

1.  Par  Gravel ot. 


NOVEMBRE  1767.  483 

en  garanlir  un  p6re  innocent  et  vertueux,  est-ce  un  tr<^sor  pour 
la  pof^sie,  comme  le  dit  et  pense  M.  Marmontel?  Est-ce  li  un 
sujet  k  traitor  sur  nos  th6^tres?  Je  ne  le  crois  point.  Malheur  k 
la  nation  ou  un  fils  peut  faire  de  tels  actes  d'heroisme  et  de 
pi6te,  et  qui  ne  sait  pas  mettre  les  vertus  h^roiques  de  ses 
citoyens  k  d'autres  (^preuves  plus  nobles  et  plus  glorieuses  pour 
la  patrie!  Ah!  que  m'apprendra  Texenople  de  ce  fils  g6nereux, 
qui  se  voit  dans  Talternative,  ou  de  se  d^vouer  k  ropprobre,ou  | 
d'y  voir  succomber  son  p6re,  et  qui  ne  balance  pas?  II  m'ap-  1 
prend  qu'un  jesuite  k  jamais  execrable  a  pu  persuader  k  un  ) 
roi  presomptueux  et  nourri  dans  la  superstition  qu'il  avait  le  \ 
droit  d'asservir  la  pens6e,  de  devenir  le  tyran  le  plus  cruel  / 
d'une  partie  de  ses  sujets,  de  les  trailer  comme  il  n'aurait  os«/ 
traiter  ses  ennemis,  et  d'infliger  k  son  royaume  une  plaie  que] 
toute  la  sagesse  de  ses  successeurs  tenterait  en  vain  de  guerir.' 
A  moins  done  que  de  tels  sujets  traites  par  les  poetes,  repre- 
sent^s  sur  les  theatres,  ne  servent  k  faire  detester  a  une  nation 
des  lois  horribles  qui  subsistent  encore  et  sont  en  vigueur  au 
milieu  d'elle,  et  qui  lui  serviront  de  monument  de  honte  aupr^s 
de  la  post^rit^,  k  moins  qu'ils  ne  hatent  le  renversement  de 
ces  lois  abominables,  je  ne  vols  pas  a  quoi  pourraient  servir  de 
tels  spectacles.  lis  fl6triraient  les  &mes  au  lieu  de  les  clever. 
Aucun  coeur  honn^te  ne  pourrait  se  d6fendre  ni  d'un  senti- 
ment penible  de  decouragement,  en  voyant  I'innocence  exposee 
k  6tre  confondue  avec  le  crime,  ni  d'un  sentiment  affreux  de 
haine  pour  le  gouvernement  de  son  pays,  a  qui  il  verrait  cr6er 
des  crimes  imaginaires  afin  d'avoir  k  punir  des  coupables. 
Encore  si  le  rare  exemple  de  la  piet6  de  ce  fils  eut  fait  une  telle 
impression  sur  les  peuples  qu'il  en  fut  result6  une  revolution 
soudaine,  et  qu'une  province  enti^re  eut  massacre  ou  chass6 
tons  ses  prStres,  afin  d'etre  defaite  une  bonne  fois  des  auteurs 
et  des  fauteurs  de  pareilles  lois,  je  sens  que  le  sujet  commen- 
cerait  k  devenir  digne  de  la  poesie.  Mais  quand  tout  TelTet  de 
rh^roi'sme  de  ce  fils  se  r6duit  k  lui  rendre  les  droits  d'un  citoyen 
obscur  avec  quelque  recompense  pecuniaire,  il  faut  pleurer  sur 
le  sort  de  ce  heros,  et,  par  pitie  pour  les  hommes,  11  faut  tra- 
vailler  k  leur  d6rober  la  connaissance  de  ce  fait  deplorable. 
Je  crois  done  que  M.  Fenouillot  a  tr6s-mal  fait  de  choisir  ce 
heros  pour  celui  de   sa  pifece.  II    avait  envoye  son  drame  k 


i84  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

M.  Garrick,  esperant  qu'il  pourrait  6tre  traduit  et  represente  a 
Londres* ;  mais  cet  illustre  acteur  a  trfes-sagement  repondu 
qu'il  n'y  avait  point  de  forcats  en  Augleterre,  qu'on  n'y  con- 
damnait  point  aux  galores  des  citoyens  honnetespour  ^tre  atta- 
ches a  une  religion  qu'ils  regardent  comme  vraie  et  bonne, 
qu'aucun  enfant  d'Angleterre  ne  pourra  jamais  se  vanter  de  se 
devouer  k  I'ignominie  pour  un  pere  innocent  et  vertueux,  et 
que,  par  consequent,  le  sujet  de  cette  piece  paraltrait  enAngle- 
terre  aussi  peu  interessant  qu'incroyable. 

Si  la  politesse  avait  permis  a  M.  Garrick  de  parler  a 
M.  Fenouillot  avec  une  enti^re  franchise,  il  aurait  pu  ajouter 
qu'au  tort  d' avoir  mal  choisi  son  sujet,  il  a  associ6  le  tort 
d'ignorer  parfaitement  ses  forces  et  quid  ferre  recusent,  quid 
valeant  humeri. 

M.  Fenouillot  non-seulement  n'a  point  de  chaleur,  ni  de 
sentiment,  ni  de  path6tique,  mais  il  n'a  pas  I'ombre  de  talent, 
ni  pour  la  poesie  en  general,  ni  pour  le  theatre  en  particulier. 
Jamais  auteur  n'a  fait  preuve  plus  complete  d'incapacite.  Un 
style  faible,  incorrect,  trivial  et  plat,  ne  lui  a  pas  permis  de 
rencontrer  un  seul  vers  passable  dans  tout  le  cours  de  sa  com- 
position, et  il  y  en  a  un  grand  nombre  d'incroyables.  Nulle  vie, 
nulle  s6ve,  nulle  apparence  de  couleur.  L'inanition  et  la  plati- 
tude regnent  dans  toute  I'^tendue  de  cette  pi6ce  miserable. 
EUe  ressemble,  pourl'ordonnance,  a  une  de  ces  froides  et  maus- 
sades  comedies  de  Pierre  Gorneille,  dont  la  sc6ne  est  sur  la  place 
Royale,  excepts  que  M.  Fenouillot  ne  fera  jamais  le  Cid  ni 
Polyeucte  aprfes  sa  mauvaise  piece. 

II  est  vrai  que,  meme  dramatiquement  parlant,  Taction  de 
ce  fils  vertueux  ne  peut  fournir  un  sujet  pour  le  theatre  :  car 
oil  en  seraient  les  situations  et  les  incidents?  Mais  un  homme  de 
g6nie  en  aurait  du  moins  montre  dans  I'arrangement  de  sa 
fable,  et  ne  serait  jamais  ^tombe  dans  la  pauvrete  imbecile  de 
M.  Fenouillot.  Chez  lui,  le  tiers  de  la  piece  se  passe  k  arranger 
le  mariage  de  M.  le  commandant  des  galeres,  qui  ne  tient  pas 
plus  a  ce  sujet  qu'a  aucun  autre,  et  qui  donne  lieual'auteurde 
debiter  mille  platitudes  sur  le  prejuge  de  lanaissance.  Pendant 


1 .  La  lettre  de  Fenouillot,  et  la  chaleureuse  aposiille  dont  Diderot  I'avait  fait 
suivre,  figurent  t.  XIX,  p.  488  de  I'^dition    Gamier  Mres. 


NOVEMBRE  1767.  &85 

I'autre  tiers  il  s'agit  d'une  certaine  Cecile,  veuve  d'un  riche  nego- 
ciant  quelle  avait  6pouse  malgr6  elle,  et  qui  veut  convoler  en 
secondes  noces  avec  un  certain  M.  d'Olban,  homme  brusque, 
misanthrope  et  cynique,  qu'elle  n'aime  pas  plus  que  le  d^funt.  Ce 
d'Olban,  pour  le  dire  en  passant,  serait  le  seul  caracl6re  tolerable, 
s'il  n'etait  calqu6  sur  celui  du  Misanthrope  de  Moli6re  et  de  Free- 
port  dans  I'Jicossaisc.  Reste  un  tiers  de  1'  espace  pour  le  gale- 
rien,  et  k  quoi  croyez-vous  que  ce  h^ros  de  la  pi^ce  emploie  le 
peu  de  temps  que  M.  Fenouillot  lui   accorde?  A  faire  I'amour. 
Car  il  faut  savoir  que  cette  G6cile  n'a  jamais  pu  aimer  ses  maris, 
parce  que  dans  sa  jeunesse  elle  a  aim6  ce  vertueux  Andre,  qui 
s'est  mis  aux  gal6res  k  la  place  de  son  p6re,  et  dont  elle  ignore 
le  sort.  Cela  produit  une  touchante  reconnaissance,  comme  vous 
pouvez  penser,  entre  I'amant  et  la  maitresse.  II  doit  etre  permis 
k  une  amante   d'etre   un  peu  6tonnee  de  retrouver  son  cher 
amant  aux  galores.  Or,  je  vous  donne  k  deviner  ce  qu'il  se  re- 
proche.  G'est  d* avoir  bais6  dans  un  exc6s  de  passion  la  main 
de  sa  maitresse.  II  ne  veut  jamais  lui  dire  par  quel  hasard  il  se 
trouve  aux  galores.  II  met  tout  son  heroisme  k  lui  cacher  qu'il 
tient  la  place  de  son  p6re,  quoique  ce  vieillard  ait  servi  aussi  de 
p6re  k  Cecile,  et  qu'il  soit  impossible  que  son  secret,  confie  a  la 
tendresse  de  cette  rare  personne,  I'expose  au  moindre  risque. 
Cette  C6cile,  au  reste,  quoique  elevee  dans  la  maison  d'un  pro- 
testant,  est  bonne  catholique ;  mais  elle  pousse  r6quit6  jusqu'a 
assurer  sa  comm6re  que  tous  les  protestants  ne  sont  pas  des 
gens  de  sac  et  de  corde,  et  qu'elle  a  m6me  remarque  des  vertus 
parmi  eux...  0  malheureux  Fenouillot!  tes  poumons  se  fletris- 
sent  i  la  fleur  de  ton  age,  etje  t'en  plains;  mais  ne  crains-tu 
pas  que  moissonn6  avant  le  temps,  victime  de  quelque  divinile 
courrouc6e,  tu  n'expies  le  sacrilege  d'avoir  touchd  k  un  sujet 
pathetique,  en  ignorant  enti^rement  les  sources  de  la  terreur  et 
delapitie?  Puisque  tu  voulais  que  ton  galerien  conn ut  I'amour, 
ne  fallait-il  pas  du  moins  substituer  a  ta  veuve  insipideet  maus- 
sade  une  jeune  fiUe  simple,  ingenue,  vertueuse  comme  son 
amant?  Avec  une  lueur  de  g6nie,  n'aurais-tu  pas  fait  de  cette 
petite  fille  une  protestante  z616e  jusqu'au  fanatisme?  Ivre  d'a- 
mour  et  de  ce  fanatisme,  d'une  ame  douce  et  tendre,  a  qui  sa 
faiblesse  m6me  sert  de  sauvegarde,  elle  serait  venue  se  jeter 
aux  pieds  du  commandant  des  gal6res,  elle  lui  aurait  conte  touts 


W  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

I'histoire  de  son  amant,  elle  aurait  rempli  toute  la  ville  de  ses 
cris.  Pr6s  de  son  amant,  saisie  du  plus  sublime  enthousiasme, 
elle  aurait  vu  en  lui  un  h6ros  au-dessus  de  I'humanit^,  un  saint 
soutenu  par  I'assistance  immediate  de  son  Dieu.  C'est  par  cette 
exaltation  de  ses  idees  qu'elle  aurait  r6ussi  a  ennoblir  k  mes 
yeux  les  chaines  de  I'ignominie,  et  ci  les  transformer  en  mar- 
ques d'honneur  et  de  gloire.  Quoi !  tout  ce  que  tu  fais  dire  k  la 
louange  de  ton  galerien,  c'est  que  le  commandant 'convient  que 
depuis  dix-huit  mois  qu'il  est  aux  galores  il  n'a  recu  aucune 
plainte  contre  lui,  qu'il  s'est  meme  distingu6  de  ses  camarades 
par  sa  bonne  conduite?  Quoi!  cet  homme  est  le  martyr  de  sa 
religion,  il  supporte  pour  elle  un  supplice  plus  cruel  que  la 
mort,  et  il  n'est  pas  plus  attache  a  sa  religion  que  toi ;  il  n'en 
parle  jamais ,  il  ne  s'applaudit  pas  de  souffrir  pour  sa  cause, 
il  n'en  tire  pas  ses  consolations  lorsque  son  courage  est  pres  de 
I'abandonner?  Son  pere,  qui  survient  au  cinquieme  acte  pour  se 
mettre  aux  galores  a  sa  place,  n'est  pas  plus  attache  a  son  culte 
que  son  fils  ?  II  dit  qu'on  n'est  pas  criminel  pour  se  tromper, 
que  si  les  protestants  sont  dans  I'erreur,  on  ne  pent  les  blamer 
de  rester  attaches  a  la  foi  de  leurs  p6res  et  d'esp6rer  en  la  bonte 
de  Dieu?  Est-ce  la  le  langage  d'un  homme  qui  se  r6sout  a  tout 
souffrir  pour  sa  religion?  Et  ton  imbecile  commandant  appelle 
cela  parler  avec  feu  pour  son  parti,  et  en  conclut  que  cet 
homme  est  un  martyr,  un  apotre  de  sa  secte ;  et  de  la  plus  juste 
reparation,  si  elle  est  possible  envers  ceux  qu'on  a  reduits  a  la 
n6cessite  de  braver  la  honte,  tu  en  fais  une  affaire  de  clemence 
que  ton  ridicule  commandant  espfere  a  peu  pres  obtenir  de  la 
bonte  du  roi !  Crois-tu  avoir  6leve  par  ton  ouvrage  un  trophee 
a  la  tolerance?  Va,  je  suis  juste,  je  n'accuse  pas  ton  coeur,  mais 
ton  imbecillite  t'a  expose  au  malheur  de  blesser  les  droits  les 
plus  sacres  des  ci  toy  ens,  en  voulant  les  assurer  contre  la 
mechancete  des  hommes.  0  malheureux  Fenouillot,  s'il  est 
vrai  qu'Appollon  fut  le  dieu  de  la  poesie  et  de  la  medecine,  ton 
drame  et  tes  poumons  ne  prouvent  que  trop  que  ce  dieu  t'a 
pour  toujours  rejet6. 

Malgre  les  marques  6videntes  de  reprobation  eternelle  que 
ce  drame  porte  k  mes  yeux,  il  n'a  pas  laiss6  de  faire  quelque 
sensation  dans  le  public.  C'est  que  I'auteur  a  eu  le  bonheur  ou 
I'habilete  de  choisir  un  sujet  qui  est  du  moment,  et  qui  jouit 


NOVEMBRE  1767.  687 

de  la  faveur  secrete  ou  publique,  plus  ou  moins  forte,  de  tout 
ce  qui  s'appelle  honn^tes  gens.  Les  plus  z6l6s  d'entre  lescatho- 
liques,  i  moins  qu'ils^ne  soient  pr6tres,  —  car  comment  la  piti6 
et  la  justice  entreraient-elles  dans  Tame  d'un  pr^tre?  — les  meil- 
leurs  catholiques,  dis-je,  desapprouvent  et  detestent  dans  leur 
coeur  les  injustices  et  les  cruautes  qu'on  exerce  envers  les  pro- 
testants.  Le  voeu  general,  du  moins  dans  la  capitale  du  royaume, 
est  pour  la  tolerance  ;  la  fermentation  sourde  qu'on  remarque 
dans  toutes  les  tetes  annonce  que  ce  voeu  est  pr6s  de  s'echap- 
per  etdebriser  les  barri^res  que  d'antiquesprejuges  lui  opposent 
encore. 

Depuis  que  j'ai  6critceci,  j'aiappris  quelques  particularites 
touchantM.  Fabre,  qui  a  servi  de  herosi  M.  Fenouillot.  II  a6t6 
condamne  en  1756,  sous  le  commandement  de  M.  le  due  de 
Mirepoix.  Les  asseniblees  du  desert  etant  devenues  tr6s-fre- 
quentes,  on  jugea  a  propos  de  faire  un  exemple.  On  detachades 
dragons  pour  enlever  quelques  protestants  sur  les  grands  che- 
mins  au  retour  de  leurs  exercices  de  piete.  On  prit  le  p6re  de 
ce  M.  Fabre  et  un  autre  protestant.  Son  fils  avait  eule  bonheur 
de  se  sauver  k  temps  et  de  se  derober  a  la  poursuite  des  dra- 
gons; mais  voyant  son  p6re  atteint  et  pris,il  sortit  de  son  asile, 
se  jeta  aux  pieds  du  sergent  qui  commandait  le  d^tachement 
et  obtint  de  lui,  i  force  de  pri^res  et  d' argent,  de  laisser  aller 
son  pfere  et  de  I'accepter  k  sa  place.  Ces  faits  furent  exposes  six 
ans  apres,  en  1761,  a  M.  le  due  de  Fitz-James,  successeur  de 
M.  de  Mirepoix.  On  interessa  la  compassion  de  M'""  la  duchesse 
de  Fitz-James,  qui  se  mitci  solliciter  de  toutes  ses  forces.  Je 
tiens  de  la  bouche  de  M.  le  due  de  Fitz-James  qu'au  bout  de 
six  mois  de  sollicitations  on  vint  dire  a  M™"  de  Fitz-James  que 
M.  Fabre  etait  sorti  des  galores,  et  qu'il  setrouvait  a  Nimes; 
qu'elle  crut  alors  devoir  remercier  M.  le  comte  de  Saint-Flo- 
rentin  d'avoir  accorde  cette  grace ;  mais  que  ce  ministre  lui 
repondit  qu'il  ne  savait  ce  qu'elle  voulait  dire,  qu'il  n'avait 
accord^  ni  compte  accorder  cette  grace,  et  qu'il  ferait  enlever  et 
remettre  cet  homme  aux  galores;  que  cette lettre  obligea  M'"*de 
Fitz-James  de  faire  avertir  leh6ros  de  la  piete  filiate  de  se  tenir 
cache  afin  d'eviter  un  nouveau  malheur,  et  qu'aprfes  de  longues 
et  vives  sollicitations  elle  eut  enfm  la  satisfaction  d'obtenir  la 
grace  de  cet  infortun(^,  et  mgme  celle  de  son  compagnon  qui 


Z,88  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

avait  et6  arrete  en  m6me  temps  que  son  p6re.  Le  premier  ordre 
d'elargissement  etait  parti  des  bureaux  de  M.  leduc  deChoiseul, 
dont  la  bienfaisance  soit  a  jamais  benie!  Ge  M.  Fabre  est  actuel- 
lement  commerQant  a  Nimes,  et  suit  la  profession  de  son  p6re. 
On  ignore  si  ce  dernier  vit  encore  ;  mais  le  fils  est  reste  civile- 
ment  mort,  comme  ayant  ete  condamn6  par  la  loi ;  et  c'est  la 
tout  ce  que  lui  a  valu  un  acte  de  piet6  et  d'heroi'sme  sigenereux 
et  si  rare. 

—  On  croyait  le  poeme  de  la  Guerre  de  Geneve  abandonne, 
mais  MM.  de  Ghabanon  et  de  La  Harpe,  qui  sent  de  retour  de 
Ferney  depuis  quelques  jours,  viennent  de  nous  en  apporter  le 
second  chant.  Les  Genevois,  qui  pretendent  qu'ilsontaccueilli  et 
servi  de  leur  mieux  I'auteur  de  la  Henriade^  dans  un  temps  qui 
n'6tait  pas  le  plus  heureux  de  sa  vie,  trouvent  que  I'auteur  de 
la  Guerre  de  Geneve  ne  s'acquitte  pas  des  mieux  des  obligations 
que  peut  avoir  contractees  avec  eux  I'auteur  de  la  Henriade.  lis 
ont  raison  sans  doute  ;  mais  est-il  dans  la  puissance  d'un  poete 
de  reprimer  sa  verve,  de  ne  pas  ecrire  un  bon  vers  quand  il  est 
trouve,  de  le  jeter  au  feu  quand  il  est  ecrit?  Genus  irritahile 
vatum  est  vrai  dans  toute  I'etendue  du  terme. 

—  L'ouvrier  de  Saint-Glaude  en  Franche-Gomt6,  qui  a  fait 
avec  beaucoup  de  succes  diff^rents  busies  et  figures  de  M.  de 
Voltaire  en  ivoire  et  en  albatre,  a  fait  cet  6te  un  buste  en  ivoire 
de  cet  homme  illustre  pour  M.  le  prince  de  Galitzin,  ministre 
pl6nipotentiaire  de  Russie  a  la  cour  de  France.  Ge  ministre  a 
confie  son  buste  aux  artistes  qui  dirigent  la  manufacture  royale 
de  porcelaines  de  Sevres,  et  ceux-ci  i'ont  fait  ex^cuter  k  la  ma- 
nufacture en  biscuit.  On  vend  ce  morceau  soixante  livres.  Gela 
vient  a  propos  pour  les  etrennes.  La  ressemblance  est  parfaite. 
Je  preffere  cependant  le  buste  qui  a  servi  de  module  au  platre 
de  M.  Simon,  il  y  a  environ  un  an.  Le  buste  qui  appartient  k 
M.  le  prince  de  Galitzin  a,  ce  me  semble,  le  col  court.  11  a 
aussi  I'air  un  peu  paysan  et  grotesque,  au  lieu  que  le  premier 
buste  imite  tr6s-bien  le  sourire  malin  du  venerable  patriarche, 
mais  sans  nuire  k  la  noblesse.  On  a  voulu  tirer  un  platre  d'apr^s 
une  figure  en  ivoire  tout  entifere  et  en  pied  du  meme  sculpteur. 
Celle-ci  est  frappante,  parce  que  toute  I'attitude  et  I'habitude 
du  corps  y  sont  parfaitement  imitees;  mais  1' ensemble  ne  me 
parait  pas  de  bon  gout.  Ge  dernier  platre  se  vend  trois  louis. 


NOVEMBRE   1767.  489 

—  Nous  venons  de  recevoir  de  la  manufacture  de  Ferney 
une  brochure  intitulee  Lettres  <l  Son  Allvsse  monseigncur  le 
prince  de  ***  sur  llabelais  et  sur  d'autres  auleurs  accuses  d' avoir 
mal  parU  de  la  religion  chrdlienne.  l^crit  de  cent  quarante 
pages  in-S".  Je  crois  que  M^'  le  prince  de  ***  est  un  prince  en 
I'air.  Quant  au  patriarche,  il  fait  dans  cette  brochure  le  bon 
Chretien.  Il  deplore  am6rement  les  progr6s  du  th^isme,  qui 
gagne  insensiblement,  ou  plut6t  tr6s-sensiblement  toute  I'Eu- 
rope;  mais  comme  il  se  pique  de  justice,  il  convient  en  m6me 
temps  que  le  theisme,  qui  perd  aujourd'hui  tant  d'ames,  ne  pent 
jamais  nuire  a  la  paix  des  6tats,  ni  k  la  douceur  de  la  soci6t6; 
qu'il  damne  surement  son  homnie,  mais  qu'en  attendant  il  le 
rend  paisible;  que  s'il  est  detestable  pour  I'autre  vie,  il  est 
excellent  pour  celle-ci.  11  convient  aussi  que  si  Jacques  Clement, 
Ravaillac  et  Damiens  avaient  6te  des  theistes,  il  y  aurait  eu 
moins  de  princes  assassin6s;  mais  il  est  tr^s-eloigne  de  preferer 
le  theisme  k  la  sainte  religion  des  Damiens  et  des  Malagrida. 
II  croit  seulement  qu'il  est  plus  agreable  de  vivre  avec  des 
theistes  qu'a.vec  des  Ravaillacs  et  des  Brinvilliers,  qui  vont  i 
confesse...  Signor  patriarca  mio,  voi  siete  un  gran  pantalone.., 
Au  reste,  le  seigneur  patriarche  tient  toujours  i  son  r6mu- 
n^rateur;  mais  quand  le  remunerateur  ne  donnera  plus  ni 
grosses  abbayes,  ni  riches  ev6ch6s,  je  crains  que  ses  actions  ne 
baissent  considerablement,  et  qu'il  ne  soit  a  la  longue  lui- 
m6me  reforme  a  la  suite  de  ses  remuner^s.  La  lettre  sur  les 
juifs  m'a  paru  assez  curieuse;  mais  dans  les  autres  on  ne  trouve 
gu6re  que  des  redites,  et,  en  general,  ces  lettres  sont  6crites 
avec  une  hate  extreme  et  beaucoup  de  negligence.  Elles  for- 
ment  une  brochure  qui  vaut  bien  k  la  rigueur  vingt-quatre  sols, 
mais  que  nous  avons  eu  I'avantage  de  payer  neuf,  douze,  et 
mSme  quinze  francs. 

—  Une  societe  de  gens  de  lettres  a  public  cet  et6  les  Vies 
des  hommes  et  des  femmes  illustres  d' Italic  depuis  le  ritablis- 
sement  des  sciences  et  des  beaux-arts.  Deux  volumes  in-12,  qui 
seront  sans  doute  suivis  de  plusieurs  autres.  On  trouve  dans  le 
premier  les  vies  de  P^trarque,  de  Laure,  de  Gravina,  de  Mura- 
tori,  de  Borgia,  de  Giannotti  Monelti,  de  Philippe  Strozzi,  d*Ar6- 
linet  d'Elie  de  Cortone;  dans  le  second,  les  vies  de  Galilee,  de 
Tassoni,  de  Gaulhier,  de  Francois  Huppazzoli,  d'H616ne-Lucr6ce 


490  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Cornaro,  de  Torquato  Tasso,  du  cavalier  Bernin,  de  Castruccio, 
de  Bianca,  d'Americ  Vespucci.  Vous  voyez  que  les  biographes  ne 
se  sont  pas  astreints  k  un  ordre  chronologique,  et  ce  n'est  qu'en 
cela  qu'ils  se  sont  piques  de  ressembler  k  Plutarque.  Depuis 
que  VEncyclopMie  a  ete  efitreprise  par  une  societe  de  gens  de 
lettres,  toutes  les  entreprises  litteraires  s'executent  par  des 
soci6tes  de  gens  de  lettres;  mais  il  y  a  gens  et  gens.  Ici  les  gens 
du  premier  volume  sont  un  certain  Sanseverino  dont  jamais 
personne  n'a  entendu  parler,  et  M.  d'Agarcq,  un  des  6crivains 
les  plus  ridicules  que  nous  ayons.  Le  second  volume  a  ete 
fourni  par  une  autre  societe  de  gens  de  lettres  non  moins  re- 
commandable  que  la  premiere,  k  la  tete  de  laquelle  on  pretend 
que  se  trouve  le  vertueux  Palissot,  un  des  plus  plats  coquins 
qu'il  y  ait  quand  il  n'est  pas  question  de  faire  des  mechancetes. 

—  M.  de  Beaufort,  qui  se  qualifie  membre  de  la  Soci6t6 
royale  de  Londres,  et  que  je  n'ai  pas  I'honneur  de  connaitre 
d'ailleurs,  vient  de  publier  un  ouvrage  intitule  la  Rcpublique 
r077iai)ie,  ou  Plan  general  de  Vancien  gouvernement  de  Rome, 
Six  volumes  in-12  assez  forts.  L'auteur  se  propose  d'y  d6velop- 
per  les  differents  ressorts  de  ce  gouvernement,  I'influence  dela 
religion,  la  souverainete  du  peuple  et  son  exercice,  I'autorite 
du  s6nat  et  des  differentes  magislratures,  les  prerogatives  du 
citoyen  romain  et  des  differentes  conditions  des  sujets  de  I'em- 
pire  romain.  Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  m' assurer  siM.  de  Beau- 
fort est  capable  de  developper  tout  cela ;  mais  la  lecture  de 
son  ouvrage  ne  pent  manquer  d'etre  utile.  L'auteur  fait  moins 
I'historien  que  le  critique  qui  discute  les  points  principaux,  et 
appuie  ses  opinions  sur  desautorites  qu'il  rapporte. 

—  Servilie  ti  Brutus,  aprts  la  mort  de  Cesar,  Heroide  qui  a 
remporte  le  prix  de  I'Acad^mie  de  Marseille.  G'est  une  mere 
qui  reproche  a  son  fils  d' avoir  assassin^  son  pfere.  Gette  mere 
n'a  rien  d'une  Romaine. 

—  On  vient  de  faire  une  nouvelle  edition  des  Contes  de  La 
Fontaine.  Deux  volumes  petit  in-12,  avec  grand  nombre  de 
figures,  la  plupart  indeceutes,  et  toutes  mauvaises*. 

1.  Contrefa?on  des  planches  de  I'fidition  des  Fermiers  gineraux. 


DfiCEMBRE    1767.  ftOl 


DliCEMBRE. 

1*"^  d^cemhro  1707. 

On  adonn6  le  20  du  mois  dernier,  surle  thc^atre  dela  Comedie- 
Frangaise,  les  Deux  Sccurs,  petite  pi6ce  en  deuxacteset  en  prose. 
"Voici  une  petite  esquisse  de  ces  Deux  Sccurs,  dontil  est  d'autant 
plus  charitable  de  conserver  ici  la  meraoire  que  personne  ne 
sera  tent6  de  leur  6riger  un  mausol6e. 

M.  le  baron  de  ...  non,  M.  le  baron  tout  court,  vit  dans  son 
clijiteau  situe  sur  la  route  de  quelque  province  k  Paris.  Bien  des 
routes  conduisent  de  la  province  k  Paris.  Ainsi  placez  le  pays  de 
M.  le  baron  dans  quelque  pays  agr^able  et  riche,  cela  vous  sera 
6gal,  et  vous  verrez  que  ce  M.  le  baron  est  un  bon  homme.  II 
est  veuf.  II  a  deux  filles  de  la  d^funte  baronne,  ce  sont  les  deux 
soeurs ...  Si  je  continue  sur  ce  ton-la,  vous  me  direz  que  je  suis 
presque  de  la  force  de  feu  M.  de  La  Garde,  en  son  vivant  histo- 
riographe  des  spectacles  pourle  Mercure  de  France j  qui,  quelque 
part  dans  VElogc  du  vieux  Gr6billon,  dit  :  M.  de  Crc^billon  le 
pdre  ne  laissa  quun  fils,  savoir  M.  dc  Cr^billon  le  fils.  Quoique 
je  ne  me  donne  pas  les  airs  de  me  comparer  a  un  aussi  grand 
homme  que  I'historiographe  La  Garde,  j'observe  que  I'exactitude 
et  laclarte  sont  les  deux  qualites  les  plus  essentielles  d'un  histo- 
rien,  et  que  d'ailleurs  le  ton  de  I'historien  doit  atteindre  autant 
qu'il  est  possible  au  ton  de  ses  heros...  et  puis  je  continue. 

Or,  mes  deux  heroines  s'appellent,  I'ainee  Zelie,  et  la  cadette 
Lucile.  Zelie  est  plus  belle  que  Lucile,  mais  elle  est  iraperieuse, 
hautaine,capricieuse,charmante  quand  elle  veut,  mais  in6gale. 
Lucile,  en  revanche,  est  d'une  6galit6  de  caract^re  k  toute  6preuve, 
d'une  douceur  angelique,  et,  sans  etre  ravissante  de  beaute, 
d'une  figure  trfes-agreable.  M.  le  baron  est  ce  qui  s'appelle  un 
bon  homme ;  par  consequent  il  est  bon  p6re ;  mais  il  aime  de 
preference  Taln^e  de  ses  filles,  qui  le  gouverne  entiferement.  Elle 
est  aussi,  par  une  suite  de  son  caract6re,  presque  maitresse 
absolue  de  sa  soeur  cadette,  k  laquelle  elle  commande  quelque- 
fois  avec  beaucoup  de  durete. 

Vous  pensez  bien  que  Zeiie,  malgre  sa  beaute,  rebule  presque 


492  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

tous  ses  adorateurs  par  ses  caprices,  et  que  Lucile  fait  tout 
juste  autant  de  conquetes  que  sa  soeur  en  perd.  Mais  Lucile  n'en 
est  que  plus  k  plaindre,  car  son  p6re  s'est  fait  un  loi  inviolable 
de  ne  la  point  etablir  a,vant  sa  soeur  ainee ;  et  si  celle-ci  ne 
trouve  pas  enfin  un  homme  a  son  gr6,  et  qui  puisse  a  son  tour 
s'accommoder  de  son  humeur  altifere,  Lucile  court  risque  de 
vivre  et  mourir  vierge,  et  de  ne  couronner  la  Constance  d'aucun 
de  ses  amants. 

Deux  amis  de  province,  c'est  la  seule  qualite  que  I'auteur 
leur  donne,  viennent  de  temps  en  temps  passer  huitaine  en 
ce  chateau...  J'approche  autant  que  je  peux  des  expressions 
de  I'auteur...  L'un  s'appelle  Fernand;  c'est  un  gar^on  doux, 
tendre,  aimable,  que  M.  le  baron  aime  d'autant  plus  particu- 
liSrement  qu'il  est  le  fils  d'un  ancien  ami.  L'autre,  qui  porte 
le  nom  de  Melcour,  est  k  I'exterieur  plus  I6ger  et  plus  petit- 
maitre,  mais  au  fond,  un  garcon  solide.  II  est  temps  de  com- 
mencer  la  piece,  ainsi,  levons  la  toile. 

Lisette,  la  femme  de  chambre  des  deux  soeurs,  vient  pour 
ranger  le  salon  oii  Ton  voit  des  papiers  de  musique,  des  tables, 
des  chaises,  etsurtoutun  metier.  Pendant  quelle  range  et  qu'elle 
fait  le  portrait  de  ses  deux  maitresses,  elle  entend  une  voiture 
entrer  dans  la  cour.  Ge  sont  les  deux  amis  de  province  qui 
arrivent.  Fernand  ne  tarde  pas  a  paraitre.  A  son  dernier  voyage, 
il  a  engage  Lisette  k  mettre  a  une  loterie.  Son  num6ro,  c'est 
117,  a  porte;  elle  a  gagne  une  belle  bague  de  diamants  :  Fer- 
nand la  lui  apporle,  et  reprend  le  billet  de  loterie.  Tournure 
neuve,  de  laquelle  I'auteur  s'est  surement  beaucoup  f61icit6,  et 
que  les  galants  pourront  mettre  en  usage  quand  ils  voudront  faire 
des  presents  aux  chambrieres.  Lisette,  ayant  gagne  a  la  loterie, 
n'en  est  que  plus  dispos6eci  servir  Fernand.  Celui-cilui  decouvre 
sa  passion  pour  Lucile,  la  cadette  des  deux  soeurs.  Lisette  trou- 
verait  cette  passion  tres  a  sa  place ;  mais  la  resolution  du  baron 
de  ne  marier  Lucile  que  lorsque  sa  soeur  sera  etablie  lui  parait 
un  obstacle  d'autant  plus  insurmontable  que  les  adorateurs  de 
Z61ie  ont  tous  quitte  la  partie. 

Lucile  survient,  et  Lisette,  pour  sonder  ses  dispositions  a 
regard  de  Fernand,  lui  fait  accroire que  celui-ci  vient  pour  epouser 
sa  soeur.  Cela  donne  de  I'humeur  alajeune  personne.  Elle  en  a  pour 
la  premiere  fois,  preuve  certaine  que  son  coeur  est  touche  par 


DfiCEMBRE  1767.  498 

Fernand.  Z61ie,  qui  a  loujours  de  Thumeur,  paralt,  renvoie  sa  petite 
sccur  etudier  son  clavecin.  La  petite  se  revolte.  Cela  occasionne 
une  petite  querelle  entre  les  deux  soeurs  d'une  inslpidiie  deli- 
cieuse.  Le  papa  parait  pour  raettre  le  ho\k.  U  ne  veut  pas  qu'on 
afllige  sa  cadette.  II  la  renvoie  en  bon  homme  qu'il  est.  II  prie 
ensuite  son  aln6e  d'assurer  le  bonheur  de  ses  vienx  jours  en 
choisissant  un  epoux,  Zelie  pr6tend  que  rien  ne  presse.  Cela 
engage  une  conversation  d'une  longueur  et  d'un  piquant  qui 
font  b^iller  toute  la  saiie  ci  la  fois. 

Zelie  se  retire  sans  rien  promettre,  Fernand  s'avance  pour 
s'ouvrir  k  M.  le  baron,  et  pour  lui  demander  Lucile  en  manage. 
M.  le  baron  aime  tendrement  ce  Fernand,  il  aime  aussi  bien 
Lucile ;  mais  il  exhorte  Fernand,  en  se  retirant,  d'^pouser  Zelie, 
afin  que  Lucile  puisse  6tre  mariee  k  son  tour. 

Les  deux  amants  se  decouvrent  leurs  sentiments,  qui  ne  sont 
que  trop  d' accord ;  mais  si  Fernand  se  croit  le  plus  heureux  des 
bommes  d* avoir  touche  le  cosur  de  Lucile,  il  n'en  est  pas  plus 
avanc6;  et  Lisette,  presente  a  cet  entretien  et  consult6e,  ne 
trouve  aucun  moyen  de  faire  consentir  M.  le  baron  k  ce  mariage. 

Fernand  reste  seul  dans  cette  perplexite,  que  son  ami  Melcour 
vient  augmenter  encore.  Melcour  veut  repartir  sur-le-champ ;  il 
a  dejci  envoye  cbercher  des  chevaux.  11  avoue  a  Fernand  que 
cette  prompte  resolution  est  reflet  du  depit ;  qu'il  a  pour  Zelie 
la  passion  la  plus  d6cid6e  dont  il  ne  lui  a  cependant  jamais 
parle,  mais  qu'elle  vient  encore  de  le  traitor  avec  tant  de  hau- 
teur et  de  duret6  qu'il  est  determine  k  ne  jamais  revenir  en  ce 
chateau.  Fernand  lui  fait  sentic  qu'il  ne  faut  pas  se  desesperer 
si  vite;  que  les  inegalites  de  Zelie  ne  viennent  que  d'une  mau- 
vaise  education,  qu'il  s'en  rendra  le  maitre,  et  que  sa  victoire 
servira  k  faire  deux  heureux,  puisque  le  mariage  de  Fernand 
avec  Lucile  en  depend  enti^rement.  Sur  cela,  il  vient  une 
idee  k  Melcour  dont  I'ex^cution  se  verra  au  second  acte,  et  dont 
le  succfes  pourrait  dompter  I'humeur  altiere  de  Zelie.  II  va  la 
concerter  avec  M.  le  baron,  et  il  nous  laisse,  ainsi  que  Fernand, 
le  bee  dans  I'eau. 

Pendant  I'entr'acte,  on  dine.  Apr6s  le  diner,  Melcour  revient 
au  salon.  Son  projet  consiste,  en  deux  mots,  a  jouer  avec  Zelie 
le  role  du  plus  etourdi  et  du  plus  fieffe  petit-maltre  qu'il  y  ait 
en  France,  et  k  lui  dire  le  plus  criiment  possible  les  plus  dures 


i%  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

v6rites.  jfitrange  manifere  de  se  faire  aimer  d'une  femme  hau- 
taine  et  orgueilleuse !  II  est  un  pen  embarrasse  du  debut;  mais 
ayant  port6  sans  dessein  sa  main  sur  le  metier,  Lisette  fait  un 
cri  d'effroi,  et  I'avertit  que  Zelie  ne  pent  pas  souffrir  qu'on 
touche  a  son  metier.  Melcour  est  enchants  de  cette  d6couverte, 
et  le  voila  qui  se  place  au  metier,  et  qui  se  met  a  y  travailler 
lorsque  Zelie  entre. 

Zelie  lui  reproche  I'audace  de  toucher  a  son  metier ;  Melcour 
s'en  moque.  Zelie  se  met  en  colore ;  Melcour  la  raille.  EUe  veut 
prendre  sa  place  pour  travailler;  Melcour  dit  qu'elle  n'a  qu'a  se 
mettre  vis-a-vis  de  lui.  Elle  reussit  enfm  a  escamoter  a  Melcour 
la  place  qu'il  occupe;  alors  Melcour  prend  I'autre  vis-k-vis 
d'elle.  Zelie  repousse  le  metier.  Melcour  consent  de  n'y  plus 
travailler,  et  se  met  k  genoux  pour  lui  dire  des  galanteries.  Zelie 
reprend  le  metier,  se  fache.  Plus  elle  devient  furieuse,  plus 
I'autre  devient  insolent.  II  lui  fait  I'^numeration  de  tous  ses 
defauts,  il  I'assure  que  malgr6  sa  beaute  elle  restera  fiUe  toute 
sa  vie ;  et  aprfes  lui  avoir  dit  son  fait,  il  se  retire  et  la  laisse 
stup6faite. 

Cette  sc6ne,  qui  est  la  plus  impertinente  platitude  que  j'aie 
jamais  vue,  M0I6  I'a  cependant  fait,  non  reussir,  mais  applaudir 
par  la  vivacity  et  la  gentillesse  avec  laquelle  il  I'a  jouee.  Ce  pauvre 
Mole  est  condamn6  au  metier  par  les  poetes  modernes.  L'au.teur 
des  Deux  Sasurs  a  visiblement  pille  ici  la  petite  comedie  du 
Cercle;  on  est  bien  pauvre  quand  on  est  reduit  a  voler  ses  hail- 
Ions  dans  la  boutique  du  fripier  Poinsinet. 

Zelie  etant  ainsi  tombee  subitement  araoureuse  de  Melcour, 
et  k  peine  encore  remise  de  toutes  ses  politesses,  entend  le  bruit 
des  chevaux  dans  la  cour.  On  ne  lui  cache  pas  que  c'est  Melcour 
qui  s'apprete  a  quitter  le  chateau  sur-le-champ.  Alors  la  crainte 
de  perdre  Melcour  pour  toujours  donne  a  sa  passion  naissante 
une  nuance  d'humeur  et  de  maussaderie  que  le  parterre  n'a 
pas  trouvee  aussi  piquante  que  I'auteur  I'aurait  desire.  Elle  pre- 
tend que  ce  depart  precipit6  est  choquant,  que  Melcour  manque  a 
son  p6re.  Elle  court  dans  le  cabinet  de  son  p6re  pour  lui  faire 
sentir  qu'il  ne  doit  pas  souffrir  ce  depart,  et  qu'il  faut  qu'il 
s'y  oppose  de  toutes  ses  forces;  mais  M.  le  baron,  qui  est  dans 
le  secret  de  Melcour,  s'est  enferme  malicieusement  dans  son 
cabinet.  II  a  defendu  que  personne  n'entre  chez  lui ;  il  fait  sans 


DfiCEMBRE  1767.  LOS 

doute  sa  mi^ridienne.  Zelie  revient  nous  fa  ire  part  de  ce  facheux 
contre-temps.  Elle  est  r(^dulte  -^  s'opposer  de  son  chef  au  depart 
de  Melcour,  ou  b.  le  voir  partir  avant  qu'elle  ait  pu  prevenir 
son  p6re.  Au  milieu  du  combat  que  sa  passion  livre  k  sa  fiert^, 
Melcour  s'olTre  k  sa  vue;  mais  ce  n'est  plus  ce  petit-maltre 
elourdi  et  impertinent,  c'est  I'amant  le  plus  passionn6  et  le  plus 
respectueux,  qui  va  s'^loigner  dans  le  moment  et  pour  jamais, 
puisqu'il  n'a  pu  toucher  son  ctcur.  Z61ie  n'a  pas  le  temps  de 
balancer,  car  le  valet  de  chambre  de  Melcour  parait  en  courrier, 
fait  claquer  son  fouet,  et  dit  que  le  postilion  s'impatiente.  Oh! 
ma  foi,  Z6lie  ne  soutient  pas  ce  coup  de  fouet ;  c'est  pour  elle 
un  coup  de  foudre.  Sa  fierte  s'cteint;  elle  avoue  k  Melcour  sa 
passion.  On  fait  6ter  les  chevaux.  M.  le  baron  se  montre  au 
comble  de  la  joie  du  succ6s  de  ce  beau  stratag^me.  Lucile  et 
Fernand  surviennent.  Rien  ne  s'oppose  plus  a  leur  bonheur, 
puisque  Zelie  va  6tre  marine.  M.  le  baron,  en  bon  p6re,  arrange 
le  double  mariage  des  deux  soiurs  avec  les  deux  amis  de  pro- 
vince, au  milieu  des  hu^es  du  parterre  qui  reconduisent  M.  le 
baron  et  sa  triste  famille  jusque  dans  I'arri^re-cabinet  du  cha- 
teau situ6  sur  la  route  de  la  province  k  Paris,  pour,  s'il  le  juge  a 
propos,  aller  faire  noce  et  festin  sur  le  boulevard,  chez  M.  Nicolet. 

Le  vice  radical  des  Deux  Saoiirs,  c'est  une  platitude  des  plus 
exquises.  Or,  il  n'y  a  point  d'assemblee  en  Europe,  je  crois,  qui 
ait  sur  ce  point  le  tact  le  plus  juste,  plus  fin,  plus  prompt  que 
notre  parterre;  et  comme  les  platitudes  se  succ^daient,  se  pous- 
saient,  se  heurtaient  avec  une  extreme  rapidite,  les  huees  et 
les  Eclats  de  rire  se  succedaient  et  redoublaient  de  m6me.  A  un 
peu  d'ennui  pr^s,  cette  chute  a  6te  des  plus  amusantes. 

L'auteur  ne  s'est  point  fait  connaitre,  et  apr^s  I'accueil  qu'il 
a  re^u,  il  ne  tentera  pas  de  d^chirer  le  voile  de  I'incognito.  On 
a  soupqonne  un  moment  M.  de  Carmontelle.  On  a  dit  que  la 
comedie  des  Deux  Sceurs  etait  le  proverbe  :  //  ne  fautpas  bonder 
contre  son  ventre^  ou  bien  le  proverbe  :  Faites-vous  agnemi,  le 
loup  vous  mange^  mis  au  theatre.  Or,  I'ami  Carmontelle  est 
grand  faiseur  et  joueur  de  proverbes ;  et  une  femme  qui  a 
beaucoup  de  finesse  dans  I'esprit  m'avait  prouv6  clair  comme 
le  jour,  sur  quelques  details  que  je  lui  rapportais  de  la  pifece  les 
Deux  Sceurs,  qu'elle  ressemblait  parfaitement  aux  pieces  de 
M.  de  Carmontelle.  Elle  n'est  pourtant  pas  de  lui,  et  cela 


496  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

prouve  que  les  raisonnements  Jes  plus  lumineux  ne  conduisent 
pas  toujours  k  la  verite.  II  est  vrai  que  Tami  Garmontelle 
fournit  des  pieces  comme  un  patissier  les  petits  pates.  II  faut 
qu'il  en  ait  plus  de  cinquante  dans  son  portefeuille.  II  les  fait 
jouer  a  droite  et  k  gauche  dans  les  societes,  il  est  lui-m6ine 
acteur,  mais  il  est  trop  sage  pour  les  risquer  au  theatre,  et  il  a 
raison.  La  mode  de  jouer  des  proverbes  s'est  fort  repandue 
dans  certaines  societes.  On  choisit  un  proverbe.  On  arrange,  sur 
le  sens  moral  de  ce  proverbe,  une  petite  action  theatrale  qu'on 
represente  sur-le-champ  et  impromptu.  G'est  au  spectateur  k 
deviner  le  proverbe  apres  la  pi^ce.  II  faut  se  servir  de  cet 
amusement  avec  sobriete.  Le  defaut  commun  des  acteurs  de 
proverbes,  c'est  de  laisser  languir  la  sc^ne,  de  ne  pas  battre 
assez  chaud,  comme  on  dit,  et  de  ne  savoir  pas  finir.  Je  ne  me 
rappelle  qu'un  de  ces  proverbes  qui  m'ait  amus6.  On  voit  une 
devote  qui  revient  de  I'office  avec  son  livre  d'heures  a  la  main. 
Elle  n'a  pas  fini  ses  pri^res,  ainsi  elle  se  met  dans  un  fauteuil 
a  continuer  avec  beaucoup  de  ferveur.  Son  mari,  qui  n'est  pas 
devot,  rentre  un  moment  apres.  II  a  quelque  envie  de  remplir 
le  devoir  conjugal.  Sa  femme  fait  la  sourde  et  continue  ses 
pri^res.  II  devient  entreprenant;  elle  le  conjure  de  lui  laisser  le 
temps  d'achever  son  ofiice.  Le  mari  y  consent  avec  beaucoup 
d'humeur,  et  finit  par  s'endormir  a  cote  de  sa  femme.  Quand  il 
ronfle  bien,  elle  se  trouve  a  la  fin  de  ses  priferes  qu'elle  disait  tout 
bas,  et  elle  se  met  a  dire  un  peu  plus  haut  :  pe?^  omnia  secula 
seculorum,  amen.  Comme  elle  ne  reveille  pas  le  dormeur,  elle 
le  r^pete  plusieurs  fois,  et  toujours  plus  haut,  mais  sans  succes. 
Enfin,  elle  prend  le  parti  de  lui  crier  de  toutes  ses  forces  ces  mots 
a  I'oreille.  Alors  le  mari  revient  de  sa  lethargie,  se  frotte  les 
yeux,  regarde  sa  femme  et  lui  dit  en  baillant  :  Ahl  c'est  vouSy 
madame?  Bonsoir,  et  passe  dans  son  cabinet  pour  se  coucher. 
La  moralite  de  cette  so^ne  est  le  proverbe  :  Qui  refuse,  muse. 
J'ai  vu  jouer  ce  proverbe  tres-plaisamment,  et  quand  il  est  bien 
joue,  j'en  fais  plusde  cas  que  des  Deux  Sceurs. 

Ces  Deux  sceurs  sont  restees  en  derni^re  instance  a  M.  Bret, 
qui  a  ete  oblige  de  s'entendre  dire  par  les  journalistes  qu'il  en 
est  p^re;  ce  qui  a  decharge  M.  de  Garmontelle  de  I'ofTice  de 
pere  putatif.  Je  plains  ce  pauvre  M.  Bret.  G'est  bien  assez 
d'avoir  et6  raye  cette  annee  de   la  liste  des  censeurs  royaux 


DfiCEMBRE  1767.  497 

pour  avoir  approuv6  BtHisaire;  il  est  bien  dur  de  toraber  aussi 
lourdemeiit  au  milieu  d'une  assembl6c  nationalc. 

Je  ne  conijois  pas  les  Goni6diens.  lis  se  plaignent  tout  le 
long  de  I'annee  de  ia  solitude  de  leur  th^&tre,  et  font  tout  cc 
qu'ils  peuvent  pour  en  Eloigner  et  d6goCkter  le  public.  lis  jouent 
les  Deux  Sasursj  et  s'y  font  siffler  outrageiisement,  et  ils  ont 
depuis  pr6s  de  deux  ans  une  petite  pi6ce  charmante  de 
M.  Sedaine,  intitulee  la  GageurCj  qu'ils  n'ont  pu  encore  trouver 
le  moment  de  mettre  sur  la  sc6ne.  lis  retardent  ainsi  le  seul 
homme  qui  ait  montr6  du  g6nie  et  du  talent  pour  la  carri6re 
dramatique  en  ces  derniers  temps,  lorsque  dans  leur  propre 
int^rt^t  ils  ne  devraient  rien  negliger  pour  I'encourager  et  I'ex- 
citer  au  travail.  Que  le  diable  les  emporte,  eux  et  leurs  sup6- 
rieurs!  Puisqu'ils  ont  fait  de  leur  tripot  un  autre  d'intrigues  et 
de  Iracasseries,  ils  reussiront  k  miner  le  veritable  theatre  de  la 
nation  de  fond  en  comble. 

M"®  Dugazon  a  debute  sur  ce  theatre  dans  les  roles  de 
soubrette.  Cette  actrice  pent  dire  :  iSigra  sum,  sed  non 
fonnosa,  je  suis  noire  sans  6tre  jolie.  Elle  a  cependant  de  la 
grace  dans  sa  taille  et  dans  toute  sa  figure,  les  yeux  noirs  et 
vifs,  mais  le  nez  un  peu  long  et  plat,  et  la  bouche  honn^tement 
grande.  Celte  d(^butante  a  r6ussi.  Elle  a  de  la  vivacit6,  de 
I'esprit  et  beaucoup  d'aisance  dans  son  jeu ;  et  elle  est  plus 
formee  que  ne  le  sont  ordinairement  les  actrices  qui  debutent. 
Je  I'aimerais  cent  fois  mieux  que  cette  lourde,  grosse  et  impu- 
dique  Bellecour,  qui  a  trame  avec  son  faquin  de  mari  de  me 
bannir  de  la  Comedie-Francaise  a  perpetuite.  Cependant  je 
voudrais  qu'au  talent  d'acteur  et  d' actrice  on  joigntt  les  agre- 
ments  de  la  figure,  et  qu'il  fut  d^fendu  aux  personnes  laides  de 
monter  sur  le  theatre.  Quant  a  I'emploi  de  soubrette,  il  y  faut 
plus  d* esprit  que  de  naturel.  Nos  soubrettes  de  theatre  sont 
des  personnages  factices  qui  n'ont  point  de  module  dans  nos 
mceurs.  Elles  font  trfes-bien  de  se  montrer  en  habit  de  cour, 
sur  des  paniers  immenses,  avec  un  petit  tablier  de  gaze  artis- 
lement  decoup^;  elles  en  sont  plus  fausses  et  plus  ridicules. 
On  dit  que  M""  Dugazon  vient  de  Stuttgard,  qu'elle  n'a  debute 
ici  que  pour  augmenter  sa  reputation  par  ses  succ6s  sur  le 
theatre  de  Paris,  et  qu'aprfes  avoir  recueilli  nos  applaudisse- 
ments  elle  compte  s'en  retourner  en  AUemagne. 

vir.  31 


i98  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

Nous  avons  eu  sur  ce  theatre  encore  deux  autres  debutantes. 
L'une  aussi  dans  les  roles  de  soubrette.  Celle-Ia  est  une  el6ve 
de  la  troupe  particulifere  de  M"^  la  duchesse  de  Villeroy,  talent 
de  la  plus  belle  mediocrite,  bon  pour  la  province.  Une  autre 
actrice  a  debute  dans  ce  qu'on  appelle  roles  de  caract^re.  Gette 
derni^re  est  detestable,  et  aurait  du  faire  ses  essais  sur  le 
theatre  de  Nicolet. 

En  revanche,  le  Theatre-Fran^ais  a  fait  une  perte  par  la 
retraite  de  M"®  Durancy,  qui  est  retournee  a  I'Opera.  Ma  foi, 
c'est  bien  fait.  11  est  perrais  de  s'essayer  dans  un  genre ;  il  est 
courageux  de  dire  :  Je  me  suis  trompe,  et  de  retourner  a  son 
premier  metier.  Gette  pauvre  M"'  Durancy  chantait  a  I'Opera 
tant  bien  que  mal ;  elle  y  passait  pour  assez  bonne  actrice, 
parce  que  dans  le  royaume  des  aveugles  les  borgnes  sont  rois. 
Tout  d'un  coup  M.  d'Argental  et  M.  le  marquis  de  Thibouville 
lui  mettent  dans  la  t6te  qu'elle  est  la  plus  grande  actrice 
tragique,  et  qu'il  ne  tient  qu'i  elle  de  nous  faire  oublier 
M"''  Glairon.  Sans  compter  un  organe  dur,  ingrat,  inflexible, 
elle  n'avait  pas  figure  humaine  sur  ce  theatre,  quoique  sur 
I'autre  on  se  fut  fait  k  son  air  de  marmotte  savoyarde.  Enfin  elle 
a  ete  plus  sage  que  ses  protecteurs;  elle  s'est  rendu  justice,  et 
a  demande  de  rentrer  k  I'Opera.  Mais  le  public  ne  se  pique  pas 
de  justice  comme  moi.  N'ayant  pas  reussi  a  la  Gom^die-Fran- 
caise,  elle  a  ete  tr6s-mal  re^ue  k  son  retour  k  I'Opera,  ou  on 
I'avait  applaudie  auparavant.  Gependant  elle  ne  chante  pas  plus 
mal  qu' autrefois  :  au  contraire.  G'est  qu'il  suffit  dans  ce  beau 
monde  de  souffrir  un  6chec,  de  decouvrir  un  c6t6  faible,  pour 
qu'on  soit  tente  de  vous  tout  refuser  et  de  vous  faire  essuyer 
mille  degouts.  L'opinion  fait  tout  et  sera  tout,  jusqu'a  ce  que 
r evidence  des  laboureurs  6conomistes  ruraux  aura  pris  le 
dessus  dans  ce  monde. 

—  Quelques  jours  avant  les  Deux  Sceurs  de  la  Gomedie- 
Francaise,  on  a  donne  sur  le  theatre  de  la  Gomedie-Italienne 
les  Femmes  et  le  Secret,  opera-comique  nouveau  dont  les 
paroles  sont  de  M.  Quetant,  et  la  musique  de  M.  Vachon,  premier 
violon  de  M.  le  prince  de  Gonti.  Prenez  M.  Quetant  et 
M.  Vachon,  pilez-les  ensemble  dans  un  mortier,  et  vous  n*en 
tirerez  pas  un  grain  de  genie.  Le  premier  a  pourtant  fait 
r  opera-comique  du  Marichal,  qui  n'est  pas  sans  merites,  et  le 


DfiCEMBRE  1767.  499 

second...  ne  sait  pas  faire  un  air.  II  ne  lui  vient  rien  el  il 
tourne  court.  Un  compositeur  de  cette  force  qui  aurait  Tinso- 
lence  de  se  montrer  sur  un  theatre  d'ltalie   ou  d'Allemagne 
serait  chass6  h  coups  de  sifllets  avant  la  reprise  de  son  premier 
air.  M.  Qu(^tant  a  tire  le  sujet  de  sa  pi6ce  de  la  fable  de  La 
Fontaine  qui  porte  le  mcime  titre.  Son  mari,  dont  il  a  fait  un 
braconnier,  ne  confie  pas  b.  sa  femme,  comme  dans  la  fable, 
qu'il  a  pondu  un  oeuf,  mais  une  chose  bien  plus  grave  :  dans 
un  acc6s  de  colore,  il  a  eu  le  malheur  de  tuer  Colin,  braconnier 
comme  lui,  et  son  meilleur  ami.  Au  reste,  comme  la  querelle 
s'est  pass6e  sans  t6moins,  sa  femme  sent  parfaitement  que  la 
vie  de  son  mari  depend  d'un  secret  inviolable.  Aussi   ne   le 
confie-t-elle  sous  le  secret  qu'a  sa  voisine,  commfere  par  excel- 
lence. Celle-ci  ne  le  confie  qu'a  la  maitresse  de  Colin,  qui  devait 
I'epouser  le  lendemain.  Celle-ci  ne  le  confie  dans  sa  douleur 
qu'^  M.  le  bailli,  qui  ne  le  confie  qu'ti  tout  le  village.  II  en  veut 
depuis  longtemps  aux  deux  braconniers,  et  il  arrive  a  la  fin  de 
la  pi6ce  avec  ses  satellites  pour  faire  pendre  le  meurtrier  de 
Colin.  Cependant  Colin  s'est  tenu  cache  dans  la  maison  de  son 
meurtrier,  pour  jouir  de  I'indiscretion  de  toutes  ces  femeiles, 
et  voir  quelle  impression  la  nouvelle  de  sa  mort  ferait  sur  le 
cceur  de  sa  pr6tendue.  Lorsqu'il  entend  celle-ci  se  lamenter  de 
bonne  foi,  il  s'avise  de  la  consoler  en  faisant  I'echo  par  le  trou 
d'une  lucarne.  II  se  montre  enfin  tout  de  bon,  pour  la  desabuser, 
de  sorte  qu'i  I'arrivee  du  bailli  et  de  ses  sbires,  le  pr^tendu 
mort   est   parfaitement  ressuscite,   et  qu'au  lieu  du   proc6s- 
verbal  d'un  meurtre,  il  ne  s'agit  plus  que  de  la  noce  d'un  tue. 
On  ne  peut  rien  voir  de  plus  plat  et  de  plus  bfite  que  M.  Qu^tant 
et  ses  femmes  avec  leur  secret.  Nous  sommes  bien  lotis !  Cette 
pi^ce  a  6t6  sifll6e  k  la  premiere  representation.  Elle  s'est  cepen- 
dant relev6e,  et  elle  a  et6  jou6e  depuis  sa  chute  exactement. 
Si  I'auteur  en  a  dte  tout  ce  qu'il  y  avait  de  mauvais,  il  n'y  est 
surement  rien  rest^ ;  mais  j'aime  mieux  la  croire  excellente  que 
de  Taller  voir  jouer  une  seconde  fois. 

—  II  paralt  aujourd'hui  probl6matique  que  I'^pigramme 
centre  M.  Dorat  soit  une  Emanation  immediate  de  la  plume  du 
grand  patriarche ;  on  I'impute  au  contraire  k  M.  de  La  Harpe, 
qui  I'a  apport^e  de  Ferney.  Si  je  m'en  rapporte  i  ma  conviction 
interieure,  je  continuerai  k  la  croire  de  M.  de  Voltaire  comme 


500  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

si  je  la  lui  avals  vu  faire.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  raaitresse  de 
M.  Dorat  a  pris  fait  et  cause  pour  son  cher  amant,  et,  supposant 
que  r^pigramme  n'est  pas  de  M.  de  Voltaire,  elle  y  a  fait  la 
reponse  que  void : 

Dans  ce  censeur  alrabilaire 
Je  ne  reconnais  point  le  chantre  de  Henri; 
Non,  ce  n'est  point  ce  poete  ch6ri 
Au  Parnasse  comme  k  Cyth^re. 
De  ses  enfants  un  p6re  est-il  jaloux? 
II  t'eut  plutot  encourag6  lui-meme  : 
Mais  de  tes  envieux  quel  que  soit  le  courroux, 
Ta  gloire  est  pure,  on  te  lit,  et  je  t'aime. 

—  Vous  avez  vu,  dans  une  des  feuilles  prec6dentes,  I'^pi- 
gramme  du  vieux  Piron  contre  Bdisaire.  Elle  lui  a  attire  pour 
remerciement  I'^pigramme  que  vous  allez  lire.  Celle-ci  a  aussi 
6te  attribuee  a  M.  de  Voltaire;  mais  si  j'6coute  encore  ma 
conviction  interieure,  je  la  tiens  pour  fabriqu6e  a  Paris  par 
M.  Marmontel  ou  consorts : 

Le  vieil  auteur  du  cantique  k  Priape, 
Humble  et  contrit  s'en  allait  a  la  Trappe, 
Pleurer  le  mal  qu'il  avait  fait  jadis  : 
Mais  son  cure  lui  dit :  «  Bon  Metromane, 
C'est  bien  assez  d'un  plat  de  profundis , 
Rassure-toi :  le  bon  Dieu  ne  condamne 
Que  les  vers  doux,  faciles,  arrondis, 
Qui  savent  plaire  a  ce  monde  profane  : 
Ce  qui  s6duit,  voili  ce  qui  nous  damne; 
Les  rimeurs  durs  vont  tons  en  paradis.  » 

Le  vieux  pecheur  et  penitent  Piron,  qui  n'a  pas  perdu  son 
humeur  caustique  depuis  sa  conversion,  a  pens6  sur  I'auteur 
de  I'epigramme  comme  moi,  et  lui  a  fait  la  r6ponse  suivante  : 

Vieil  apprentif,  soyez  mieux  avis6 

Une  autre  fois,  et  nous  crierons  merveille. 

Tirez  plus  juste  ou  vous  aurez  vise, 

Aurez  sinon  du  sifflet  par  I'oreille. 

0  le  plus  grand  de  tons  les  6tourdis ! 

En  separant  les  61us  des  maudits, 

Vous  envoyez,  par  des  raisons  palpables. 


DfiCEMBRE   1767.  501 

Votre  ennemi  Piron  en  paradis 

Et  voire  ami  Voltaire  4  tous  les  diables ! 

—  J'6tais  toujours  persuade  que  la  Sorbonne  se  r^soudrait 
diflicilement  h  supprimer  la  censure  de  BHisaire  annonc6e 
avec  tant  de  bruit  depuis  environ  six  mois.  Quand  il  s'agit  de 
faire  une  sottise,  un  corps  ne  s'y  refuse  pas,  et  un  corps  de 
th6ologiens  moins  qu'un  autre.  Ainsi  la  Censure  de  la  sacrde 
Faculty  de  thi^ologie  de  Paris  contre  le  livre  qui  a  pour  litre 
BHisaire  se  vend  en  latin  et  en  fran^ais  ad  libitum,  et  k  bon 
marche;  il  ne  lui  manque  plus  que  des  lecteurs  et  des  ache- 
teurs.  Mais  telle  est  la  perversite  du  si6cle  que  le  contre-poison 
moisira  dans  la  boutique  du  marchand  droguiste  de  la  sacr6e 
Faculte,  tandis  que  tout  le  monde  a  avale  du  poison  de  I'aveugle 
Belisaire,  marchand  droguiste  et  confiseur  de  VEncyclopddie. 
La  preface  de  cette  triste  censure  est  assez  violente;  le  reste 
n'est  qu  ennuyeux  et  insipide,  et  prouve  que  le  syndic  Riballier 
n'a  pas  fourni  du  vin  d'un  assez  bon  montant  au  R.  P.  Bon- 
homme,  cordelier,  redacteur,  pour  traiter  les  discussions 
th^ologiques  avec  un  peu  plus  de  feu ;  c'etait  du  vin  de  Brie 
tout  au  plus.  Mais  si  la  censure  n'a  pas  fait  fortune  dans  le 
public,  elle  a  en  revanche  excite  de  grandes  clamours  au  milieu 
de  la  sacr6e  Faculty.  Gomme  elle  avait  traite  I'article  de  la 
tolerance  civile  avec  toute  la  duret6  th6ologique,  et  d'une 
maniere  peu  conforme  aux  circonstances  presentes,  le  gouver- 
nement  a  jug6  h.  propos  de  faire  supprimer  cet  article  en  entier 
et  de  le  faire  remplacer  par  ce  que  vous  lisez  dans  les  derni^res 
neuf  pages  de  I'^dition  francaise  in-8°,  apr^s  tiret.  G'est  une 
capucinade  un  peu  plus  douce  que  celle  dont  elle  a  pris  la 
place.  Le  syndic  Riballier,  ribaud  de  nom  et  de  naturel,  con- 
naissant  d'ailleurs  les  sentiments  benins  et  la  mansuetude  de 
son  corps,  a  ob6i  aux  ordres  du  gouvernement  sans  les  commu- 
niquer  d  la  Sorbonne.  II  a  pr6vu  quelle  aimerait  peut-6tre 
mieux  supprimer  la  censure  tout  enti^re  que  d'avoir  I'air  d'en- 
tendre  ci  aucun  accommodement  sur  la  tolerance  civile,  et  de  ne 
vouloir  plus  poursuivre  les  her6tiques  a  feu  et  h  sang.  Or,  la 
suppression  tout  enti^re  de  la  censure  n'aurait  pas  cadre  avec 
les  sentiments  de  charite  dont  le  syndic  Riballier  se  pique 
envers  M.  Marmontel,  dont  la  conversion  lui  tient  excessivemenl 


502  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

a  coeur.  Ainsi  il  a  mieux  aim6  manquer  a  son  corps  qu'^  Tame 
egaree  de  M.  Marmontel ;  et,  rendant  la  censure  publique,  il  a 
public  comme  doctrine  de  la  Sorbonne  sur  la  tolerance  civile 
ce  quaucun  docteur  n'avait  ni  vu,  ni  dit,  ni  approuve.  Ge  tour 
de  passe-passe  a  fait  un  terrible  bruit  au  prima  mensis.  La 
raaison  du  Seigneur  a  pense  etre  sens  dessus  dessous  de  cette 
aventure;  mais  Riballier,  aussi  prudent  que  courageux  quand  il 
n'y  a  rien  a  craindre,  avait  pr6vu  I'orage,  et  pour  s'en  garantir, 
il  s'etait  muni  d'une  lettre  de  cachet  qui  defendait  a  la  Sorbonne 
de  deliberer  sur  cet  objet.  EUe  fut  obligee  de  se  contenter  d'in- 
scrire  dans  ses  registres  que  depuis  tel  endroit  jusqu'a  la 
fin,  la  censure  n'elait  pas  I'ouvrage  de  la  Faculty;  mais  cette 
reclamation  clandestine  ne  remedie  pas  au  scandale  d'une 
doctrine  mitigee.  On  assure  que  cette  affaire  n'est  pas  termin^e, 
et  qu'une  partie  du  sacr6  corps,  trfes-irritee  centre  la  tem6rit6 
de  son  syndic,  se  propose  de  faire  encore  plus  d'une  fois  beau 
bruit  aux  assemblees.  Nous  sommes  bien  convaincu  que  s'il 
reste  quelque  chose  de  ridicule  ou  d'absurde  a  faire,  la  Sor- 
bonne ne  resistera  pas  a  sa  vocation.  En  attendant,  le  bruit  se 
repand  que  la  cour  de  Rome  a  fait  mettre  la  censure  de  Beli- 
saire  dans  I'lndex,  a  cause  du  paragraphe  sur  la  tolerance 
civile.  Cette  rude  epreuve  manquait  h  la  foi  robuste  des  Sor- 
bonniqueurs. 

L'auteur  de  BMisaire,  pour  repondre  k  la  censure  de  la 
Sorbonne,  a  jug6  a  propos  de  faire  imprimer  les  lettres  dont  il 
a  et6  honor6  par  des  tetes  couronnees,  des  princes  et  autres 
personnes  constituees  en  dignite,  et  dont  quelques-uns  font 
mention  honorable  de  la  Sorbonne.  On  trouve  dans  ce  recueil 
une  lettre  de  I'lmperatrice  de  Russie,  une  du  roi  de  Pologne, 
une  apostille  de  la  reine  de  Su^de  au  bas  de  la  lettre  de  son 
grand  chambellan,  une  lettre  du  prince  royal  de  Suede,  une 
de  M.  le  comte  de  Scheffer,  senateur  de  Sufede,  et  le  fragment 
d'une  lettre  de  M.  le  baron  Van  Swieten,  fils  du  premier  medecin 
de  Leurs  Majestes  imperiales.  La  publication  de  ces  lettres  n'a 
pas  repondu  k  I'attente  de  M.  Marmontel.  On  I'a  en  general 
regardee  comme  I'effet  d'une  vanity  bien  deplacee.  On  a  dit 
que,  dans  le  chapitre  des  precedes,  la  lettre  d'un  particulier 
6tant  un  depot  confix  qui  ne  pouvait  etre  rendu  public  sans  sa 
permission,  a  plus  forte  raison  les  lettres  des  personnes  du 


DfiCEMBRE   1767.  505 

rang  souverain  devaient  jouir  de  ce  privilege,  et  Ton  a  jug6 
I'auteur  de  DiHisaire  plus  indiscret  et  plus  t6m6raire  que  le 
syndic  de  la  Sorbonne.  II  me  semble  en  elTet  qu'il  y  avail  bien 
plus  de  veritable  satisfaction  k  garder  ces  lettres  dans  sa  poche 
que  d'en  faire  des  effets  de  colporteur.  Mais  si  Ton  a  trouv6  la 
d-marche  de  M.  Marmontel  indiscrete,  on  n'en  a  pas  moins  joui 
des  lettres  qu'elle  nous  a  procurees,  et  Ton  a  regarde  comme 
un  heureux  pr6sage  pour  la  felicil6  du  genre  humain  la  manifere 
dont  ceux  k  qui  sa  destinee  est  confiee  s'expriment  sur  des 
objets  si  interessants  pour  les  hommes.  La  lettre  du  prince 
royal  de  Su6de  a  attendri  et  enchante  tout  le  monde.  On  s'est 
en  revanche  un  peu  moqu6  de  la  lettre  de  M.  Van  Swieten  fils, 
qui  veut  nous  faire  accroire  que  la  cour  de  Vienne  a  un  goiit 
decide  pour  la  philosophie,  tandis  que  personne  n'ignore  que, 
dans  ce  pays-li,  I'inquisition  contre  le  pech6  de  la  lecture  et 
centre  celui  de  la  chair  est  exercee  avec  la  derni^re  rigueur, 
et  qu'un  Esprit  des  lois  ou  un  tome  de  Voltaire  n'a  jamais  pu 
franchir  la  barrifere  de  Vienne.  Mais  M.  Van  Swieten  fils  a  voulu 
disculper  M.  Van  Swieten  p6re  ;  c'est  le  projet  de  toute  la 
pai'tie  de  sa  lettre  qui  n'a  pas  et6  imprim6e.  On  sait  que  M.  Van 
Swieten  p6re  est  non-seulement  premier  medecin,  raais  aussi 
grand  inquisiteur  de  I'imperatrice-reine  apostolique,  et  qu'en 
cette  qualite  il  preside  k  la  police  de  la  librairie.  M.  de  Voltaire, 
qui  sait  comment  il  s'acquitte  de  cette  commission,  en  a  fait 
sous  des  noms  orientaux  un  r6cit  tres-fidfele  et  trfes-piquant 
dans  un  de  ses  derniers  volumes  de  MHanges.  Le  medecin 
hypocrite  en  a  6te  fort  touch6,  et  il  a  charg6  son  fils  de  se 
plaindre  de  cette  pretendue  calomnie,  et  quand  celui-ci  dit  h. 
M.  Marmontel  :  II  vous  est  libre  de  faire  du  contenu  de  cette 
lettre  I'usage  qu'il  vous  plaira,  cela  veut  dire  :  J'esp6re  que 
vous  la  communiquerez  k  M.  de  Voltaire  en  r6ponse  k  son  conte 
oriental.  Mais  nous  savons  a  quoi  nous  en  tenir  sur  la  probite 
de  M.  Van  Swieten  et  sur  son  amour  pour  le  progres  des 
lumieres,  et  nous  conseillons  k  son  fils  de  faire  de  la  musique 
au  lieu  d'6crire  des  lettres  philosophiques.  On  lisait  cette 
lettre  ces  jours  passes  dans  un  cercle,  et  Ton  s'arr6ta  k  I'endroit 
oil  M.  Van  Swieten  esp6re  que  les  ^paisses  for6ts  de  I'ignorance 
seront  6claircies  par  le  travail  constant  de  la  philosophie  : 
«  Voili  done,  dit  M""  de  Buffon,  nos  philosophes  devenus 


504  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

bucherons!  Est-ce  pour  cela  que  ces  messieurs  nous  debitent 
tant  de  fagots?  »  Tout  le  monde,  excepts  Marmontel ,  se  mit  a 
rire.  «  Et  voilci,  dit  un  de  ces  bucherons,  pourquoi  le  Parlement 
les  fait  allumer  de  temps, en  temps  au  bas  de  I'escalier  du 
Mai.  —  Mais  souvenez-vous,  madame,  dit  un  autre,  qu'il  y  a 
fagots  et  fagots.  » 

—  M.  le  marquis  de  Villette  a  aussi  travaille  pour  le  prix 
d' eloquence  que  I'Academie  francaise  a  donn6  cette  ann6e.  II 
vient  de  publier  son  Eloge  du  roi  Charles  V,  surnommd  le 
Sage.  II  I'a  fait  imprimer  magnifiquement  in-Zjo,  orner  de 
vignettes  et  d'estampes,  et  principalement  du  portrait  de  son 
h6ros.  L'auteur  a  dedie  son  ouvrage  a  M.  de  Voltaire,  qui  a  du 
faible  pour  lui.  II  pretend  que  son  eloge  n'a  pas  ete  soumis  au 
jugement  de  I'Academie  parce  qu'il  n'a  pas  voulu  croiser  M.  de 
La  Harpe ;  c'est  supposer  qu'il  aurait  pu  lui  disputer  le  prix 
avec  succfes.  Dans  son  epitre  k  M.  de  Voltaire,  M.  de  Villette  se 
moque  un  peu  de  M.  Thomas.  II  nous  avoue  aussi  que  c'est 
principalement  I'ennui  qui  lui  a  mis  la  plume  a  la  main,  suivant 
1' expression  favorite  de  M.  le  neveu  Bazin ;  mais  I'ennui  ne  fait 
pas  faire  de  belles  choses,  comme  M.  de  Villette  le  prouve  par 
ramplification  de  rhetorique  qu'il  a  publiee  sous  le  titre  d'£loge 
de  Charles  V. 

Tout  considere,  et  puisque  le  sujet  trait6  par  ordre  de 
I'Academie  m'a  un  peu  ramene  vers  ce  Charles  le  Sage  et  son 
triste  si^cle,  je  pense  que  I'Academie  a  fait  une  chose  assez 
ridicule  et  assez  deplac6e  en  ordonnant  I'^loge  deceroi.  Quelle 
sinistre  et  triste  sagesse  que  la  sienne !  Quel  horrible  siecle  de 
meurtres,  de  crimes  et  de  trahisons!  Un  roi  cacochyme,  chef 
d'une  nation  barbare  et  plus  detestable  qu'une  horde  de  sau- 
vages,  doit-il  etre  propose  comme  un  module  de  sagesse  a  une 
nation  polie  et  eclairee  au  milieu  du  xviii«  siecle,  tandis  que 
les  Trajans  et  les  Antonins  sont  trait^s  comme  des  gueux  par  les 
cuistres  de  la  Sorbonne?  Ma  foi,  c'est  se  moquer  de  nous;  et 
peu  s'en  faut  que  je  ne  trouve  I'Academie  francaise  digne  de 
partager  le  gateau  de  reputation  qui  revient  a  la  Sorbonne  de 
tons  les  coins  de  I'Europe.  J'ai  surtout  remarqu6  avec  beaucoup 
d'edification  la  mani^re  dont  les  orateurs  concourant  pour  le 
prix  ont  traits  I'assassinat  du  prevot  des  marchands  Marcel. 
La  plupart  en  ont  fait  une  action  patriotique;  les  autres  n'ont 


DI-CEMBRE  1767.  505 

fait  envisager  comme  une  action  sage  ct  heurease.  Pas  un  qui 
ait  os6  Clever  sa  voix  pour  d6pIorer  avec  force  la  barbarie  d'une 
nation  ou  un  roi  ne  peut  se  (I6faire  d'un  mauvais  citoyen  et  d'un 
sujet  rebelle  qu'en  ie  faisant  l&chement  assassiner  au  milieu 
de  la  rue,  et  ou  I'auteur  de  ce  meurtre  est  regarde  comme  un 
Ii^ros  et  non  comme  un  bourreau.  Si  MM.  les  Quarante  ne 
savent  pas  proposer  d'autres  sujets  k  notre  veneration,  j'opine 
pour  qu'iis  partagent  Ie  gateau  de  la  Sorbonne  par  moiti6. 

—  On  a  traduit  de  I'anglais  de  M.  Walsh  un  Discours  sur 
les  femmes^  adressd  ii  Eugihiie^  suivi  d'wi  dialogue  philoso- 
phique  et  moral  sur  Ie  bonheur.  J'aime  mieux  ce  dernier  mor- 
ceau,  qui  tend  iprouver  que  I'etatet  la  profession  sont  indifie- 
rents  au  bonheur,  que  Ie  premier.  Dans  celui-ci,  I'auteur,  ei  qui 
Eugenie  avait  impose  la  loi  de  lui  dire  son  sentiment  sur  les 
femmes  en  general,  prend  Ie  parti  de  lui  rendre  compte  d'une 
conversation  entre  Misogyne  et  Philogyne,  dont  il  a  ete  temoin. 
Ces  noms,  qui  sont  de  mauvais  gout,  mais  conformes  k  la  ma- 
nifere  anglaise,  signifient,  I'un,  I'ennemi  des  femmes,  I'autre, 
I'ami  des  femmes.  En  consequence,  Ie  premier  fait  la  satire,  et 
Ie  second  I'^loge  du  beau  sexe.  Gela  n'est  pas  fait  sans  quelque 
agr6ment ;  mais,  au  fond,  c'est  un  amas  de  lieux  communs  qui 
ne  font  rien  penser.  II  y  a  loin  des  agrements  et  de  la  I6g6rete 
de  M.  Walsh  i  la  grace,  k  la  finesse,  aux  agrements  de  M.  de 
Voltaire.  Le  nom  de  Walsh  n'est  pas  inconnu  dans  la  litterature 
anglaise.  Son  traducteur,  qui  ne  s'est  pas  nomme,  a  donne  un 
petit  precis  de  sa  vie  dans  la  preface.  II  y  a  deji  quelques 
annees  qu'on  a  traduit  de  cet  auteur  une  autre  production,  inti- 
tulee  VHopital  des  fous. 


15  ddcembre  1767. 

Depuis  que  le  gouvernement  a  nomme  une  commission  com- 
posee  de  cinq  archev6ques,  si  je  ne  me  trompe,  et  de  quelques 
conseillers  d'etat,  ayant  pour  procureur  general  M*'  I'arche- 
v6que  de  Toulouse,  et  pour  but  la  reformation  des  abus  qui  se 
sont  gliss^s  dans  les  ordres  monastiques,  nous  n'avons  pas 
manque  de  brochures  k  ce  sujet.  Jusqu'k  present  il  n'a  6t6 
question  que  de  I'extinction  des  maisons  et  couvents  ou  il  n'y  a 


506  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

que  trois  ou  quatre  moines.  En  les  reunissant  a  des  couvenls 
plus  nombreux,  on  esp^re  pr6venir  une  foule  d'abus.  On  dit 
aussi  que  I'age  ou  il  sera  permis  de  prononcer  ses  vceux  sera  de- 
sormais  fix6,  pour  les  femmes  k  dix-huit  ans,  et  pour  les  hommes 
k  vingt  et  un.  N'admirez-vous  pas  cet  effort  de  sagesse,  suppose 
encore  qu'il  ait  lieu,  tandis  que  dans  la  moilie  de  I'Europe  on  a 
resolu,  depuis  deux  cents  ans,  le  problfeme  de  la  n6cessite  des 
moines  de  maniere  qu'il  n'en  reste  plus  aucune  trace?  Cepen- 
dant  nos  hommes  profonds  disent  que,  si  ce  rfeglement  a  lieu, 
ce  sera  un  grand  pas  de  fait.  Un  grand  pas  de  tortue,  sans 
doute?  Je  prevois  que  les  pas  de  Pologne,  grace  aux  tambours 
de  Russie,  auront  le  pas  sur  les  pas  de  France.  En  attendant, 
I'objet  de  la  reforme  monastique  autorisera  une  demi-douzaine 
de  pr61ats  a  rouler  sur  le  pave  de  Paris,  et  k  ne  pas  resider 
dans  leur  diocese  ;  et  cela  fait  to uj ours  plaisir.  Ceux  qui  ont  le 
courage  de  lire  les  discussions  ennuyeuses  que  cette  commis- 
sion a  occasionnees,  doivent  commencer  par  le  Cas  de  con- 
science su?^  la  commission  Hablie  pour  reformer  les  corps  r^gu- 
liers.  l^crit  de  soixante-douze  pages  in-12,  qui  est  reste  fort 
rare,  et  dans  lequel  on  conteste  a  nos  seigneurs  les  archeveques 
commis  leur  competence,  et  Ton  prouve  que  les  religieux  ne  sont 
pas  obliges  de  leur  obeir  en  ce  qu'ils  pourront  ordonner  k  leur 
egard,  le  pape  seul  en  ayant  une  autorite  suffisante.  M.  I'arche- 
v6que  de  Toulouse  a  fait  combattre  ces  principes  dans  une 
lettre  de  cent  quarante-huit  pages,  A  VAuteiir  du  Cas  de  con- 
science. II  a  paru  aussi  des  Lettres  d'lin  religieux  ii  son  supirieur 
gtntral  sur  la  r^foiyne  des  communauth  religieuses.  UExamen 
philosophique  de  la  rdgle  de  saint  Benoit  est  reste  rare,  et  je 
ne  I'ai  pas  vu.  Nous  mettons  aujourd'hui  du  philosophique  k 
tout,  et  cela  suffit  pour  donner  de  la  vogue  et  pour  exercer 
la  vigilance  de  la  police.  Je  ne  dis  pas  qu'en  examinant  saint 
Benoit  et  son  si^cle  philosophiquement  on  ne  puisse  faire  un 
ouvrage  trSs-philosophique. 

—  Je  ne  sais  quel  est  le  cuistre  k  qui  nous  devons  le  Diction- 
naire  anliphilosophique  pour  servir  de  commentaire  et  de 
correctif  au  Diclionnaire  jjhilosophique  et  autres  livres  qui  ont 
paru  de  nos  Jours  contre  le  christianisme  *.  G'est  un  gros  vo- 

1.  Par  Chaudon.  Plusieurs  fois  r^imprime. 


D^CEMBRE  1767.  507 

lume  grand  in-S"  de  quatre  cent  cinquante  pages.  Cela  vient 
d' Avignon,  et'paralt  avec  approbation  et  privilege.  11  faut  6tre 
bien  b6te  pour  faire  parade  de  son  gout  antiphilosophique, 
c*est-k-dire  de  son  aversion  pour  tout  ce  qui  est  raisonnable 
et  sage.  MM.  de  Voltaire,  Diderot,  Ilelyetius,  ont  chacun  un 
article  a  part.  Cela  serait  fort  egal  si  les  cuistres  antiphiloso- 
phiques  ne  faisaient  pas  le  metier  de  delateurs,  ou  si  ce  metier 
etait  toujours  recompense  a  proportion  de  I'estime  dont  il  jouit. 
Au  reste,  le  m6me  jour  qu'on  a  vendu  ici  le  lourd  Diclionnaire 
antiphilosophique,  on  a  eu  avis  d'une  nouvelle  edition  du  Dic- 
tionnaire  philosophiquc  augmente  d'un  grand  nombre  d'articles 
nouveaux. 

—  Independamment  de  la  Thiologie  portative,  dont  j'ai  eu 
I'honneur  de  vous  rendre  compte,  il  est  sorti  depuis  quelque 
temps  une  foule  incroyable  de  livres  hardis  de  la  boutique  de 
Marc-Michel  Rey,  libraire  a  Amsterdam.  On  trouve  dans  ces 
livres  beaucoup  de  choses  rebattues,  beaucoup  de  declamation, 
m^me  de  la  bile,  rien  de  nouveau,  point  de  raisonnements  lu- 
mineux,  peu.de  bonnes  plaisanteries,  peu  d'eloquence.  Si  les 
auteurs  de  ces  productions  etaient  connus,  ils  seraient  sans 
doute  exposes  k  une  grande  persecution,  et  n'en  seraient  pas 
d6dommages  par  la  consideration  qu'on  accorde  ci  un  grand  ta- 
lent, et  par  I'interfit  qu'on  prend  au  grand  talent  persecute. 
II  faut  rapporter  ici  le  titre  de  la  plupart  de  ces  livres. 

Le  principal  est  le  Tableau  philosophiquc  du  genre  humain 
depuis  I'origine  de  la  morale  j'usqu'ii  Constantin.  Traduit  de 
Vanglais,  ou  cela  n'a  jamais  existe  ^  Trois  petites  parties.  On  a 
voulu  attribuer  cet  ouvrage  h,  M.  de  Voltaire.  Celui  qui  en  a  lu 
dix  lignes,  et  a  qUi  il  n'est  pas  prouve  qu'il  est  impossible  que 
cela  soit  de  M.  de  Voltaire,  ne  doit  jamais  se  permettre  de  juger 
lamani^re,  le  style,  la  degaine  d'aucun  auteur  quelconque.  Celui 
du  Tableau  philosophique  est  plein  d'humeur  et  de  chagrin.  II 
a  voulu  faire  le  revers  du  Discours  sur  Vhistoire  universelle  par 
Bossuet.  II  a  voulu  montrer  le  genre  humain  du  vilain  c6t6.  Un 
bon  esprit  ne  le  montre  ni  du  bon  ni  du  vilain  cdt6;  il  le  montre 
comme  il  est.  Si  je  croyais  aux  mauvais  livres,  c*est-i-dire  k 


1.  Par  Borde,  selon  I'affinnation  formelle  de  Naigeon.  (Barbieb,  Dictionrmrt 
des  anonymes.) 


508  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

ceux  qui  font  du  mal,  je  dirais  qu'en  voila  un.  L'efTet  d'une 
belle  lecture  serait  de  d6gouter  de  toute  belle  et  bonne  action 
et  de  persuader  que  Tamour  de  la  vertu  est  une  duperie  et  un 
mauvais  lot.  Mais  on  ne  persuadera  jamais  cette  morale  aux 
honnetes  gens,  tout  comme  on  aura  toujours  de  la  peine  a 
donner  la  passion  des  choses  honnetes,  vertueuses,  grandes, 
aux  malhonnetes  gens  ;  leur  coeur  est  un  terrain  ou  cette  graine 
a  bien  de  la  peine  a  venir.  Je  dirais  a  I'auteur  du  Tableau  phi- 
losophiquc,  si  je  le  connaissais  :  Vous  pouvez  etre  un  honnete 
et  galant  homme ;  mais,  quand  on  a  I'humeur  chagrine  et 
bilieuse,  il  ne  faut  pas  plus  ecrire  qu'un  peintre  ne  doit  faire 
des  tableaux  quand  il  a  la  jaunisse.  Un  organe  int^rieur  ou  ex- 
terieur  vicie  expose  a  I'inconvenient  de  donner  h  faux  et  de 
calomnier  le  genre  humain. 

Une  autre  brochure  est  intitulee  de  V Imposture  sacerdo- 
tale,  ou  Recueil  de  pieces  sur  le  clerg^  iraduites  de  langlaisy 
Londres,  i767.  C'est  une  brochure  de  cent  quarante-quatre 
pages  attribuee  a  un  certain  M.  Davidson,  qui  est  un  nom  en 
I'air*.  On  y  lit  aussi  un  Tableau  fidcle  de  la  conduite  des  papes 
et  de  V insolence  pontificale J  exlrait  de  la  profession  du  cddbre 
Yiannone.  Le  ton  de  declamation  qui  y  r^gne  en  rend  la  lecture 
peu  agreable. 

II  est  sorti  de  la  m6me  boutique  des  Doutes  sur  la  religion, 
suivis  de  Vanalyse  du  traite  thiologico-p>olitique  de  Spi?iosa, 
par  le  comte  de  Boulainvilliers,  Londres,  4767.  Brochure  de 
cent  trois  pages  ^  Ges  doutes  sont  d'un  esprit  sage,  lis  ne  sont 
pas  nouveaux,  on  les  connaissait  manuscrits  depuis  longtemps. 

LExamen  important  de  milord  Bolingbroke,  qui  faisait  la 
principale  partie  du  Recueil  nicessaire,  vient  d'etre  reimprim6 
en  Hollande  k  part  en  beau  papier  et  en  beaux  caract6res.  Oh ! 
pour  celui-la,  passe,  il  vient  de  la  veritable  manufacture  de 
Ferney. 

—  Je  n'ai  pas  encore  trouve  le  moment  de  vous  dire  un  mot 


\.  Selon  Barbier,  d'Holbach  aurait  bien  r^ellement  tradult  cette  brochure  de 
True  picture  of  Popery,  de  Davidson.  Son  titre  de  depart  est  Tableau  fidele,  etc., 
et  Grimm,  qui  semble  pourtant  avoir  lu  I'Imposture  sacerdotale,  n'a  pas  remarqud 
qu'il  annon^ait  deux  ouvrages  au  lieu  d'un  seul. 

2.  Les  Doutes  sur  la  religion  sont  attribu^s  h  Gueroult  de  Pival,  ancien  pr^- 
cepteur  du  comto  de  Gisors,  mort  vers  1772. 


DfiCEMBRE  1767.  509 

de  la  Th^orie  dcs  lois  cirilcs,  on  Principes  fondamentaux  de  la 
sociH^,  par  M.   Linguet,.  avocat  au  Parlement.  Deux  volumes 
in-12  assez  considt^rables.   Les  ouvrages  de  M.   Linguet  sont 
comme  les  feux  de  paille ;  ils  ont  un  grand  6clat  pendant  un 
instant,  et  puis  c'est  fini.  C'est  qu'ils  sont  remplis  de  paradoxes 
et  d'opinions  hardies,  et  cela  pique  d'abord  la  curiosity ;  mais 
ces  paradoxes  sont  pr6sentes  d'une  mani^re  si  peu  seduisante 
qu'on  s'en  d^goiite  incontinent.  Ici  vous  trouverez  M.  Linguet 
partisan  de  la  polygamie  et  surtout  de  resclavage,  et  il  y  aurait 
Ik-dessus  beaucoup   de  choses   trfes-specieuses  k  dire ;   mais 
M.  Linguet  ne  les  sait  pas.  II  attaque  fortement  Grotius  et  Puf- 
fendorf,  et  plus  fr^quemment  encore  le  president  de  Montes- 
quieu. Quant  k  ce  dernier,  j'observe  k  M.  Linguet  qu'il  se  pent 
qu'il  soit  souvent  plus  brillant  et  ing6nieux  quevrai;  mais  que 
j'aime  inieux  une  tournure  de  Montesquieu  qu'une  v6rit6  de 
Linguet.  En  jugeant  les  grands  hommes  qui  ont  fait  epoque,  il 
ne  s'agit  pas  ici  de  compter  le  nombre  des  verites  et  des  erreurs 
qu'ils  nous  ont  transmises,  mais  de  consid^rer  Teffet  qu'ils  ont 
fait  sur  leur  si^cle.  Qu'importe  que  Montesquieu  sesoit  trompe 
quelquefois,  s'il  est  vrai  que  le  livre  de  V Esprit  dcs  lois  ait  pro- 
duit  une  espfece  de  revolution  en  Europe?  Je  fais  k  M.  Linguet 
la  m6me  observation  a  I'egard  de  Grotius  et  de  Puflendorf.  II  se 
pent  que  leurs  livres  soient  un  fatras  de  citations  et  de  pieces 
rapportees,  fatras  d' erudition  tr6s-estirae  de  leur  temps,  tr6s- 
meprise  aujourd'hui ;  on  pent  se  moquer  encore  de  leur  m6thode 
p6ripateticienne,   tr^s-estimee   de   leur  temps,   tr6s-mepris6e 
aujourd'liui;  mais  en  est-il  moins  vrai  que  Grotius  et  Puilendorf 
ont  cree  la  science  du  droit  naturel  et  des  gens  en  Europe,  et 
que,  sans  eux,  M.  Linguet  n'aurait  pas  ecrit  une  ligne  de  sa 
TlU'orie  dcs  lois  civilcs  ?  M.  de  Voltaii  e  se  moque  du  gout  de 
Grotius  a  I'occasion  de  sa  harangue  ti  la  reine  de  France  sur  la 
naissance  d'un  dauphin,  harangue  qui,  a  coup  sur,  fit  I'admira- 
tion  de  toute  la  cour  pendant  trfes-longtemps,  mais  enfin  ce  gout, 
n'etant  pas  le  n6tre,  est  sans  doute  detestable.  Qu'en  sait-il? 
Grotius  est-il  moins  un  grand  genie  parce  qu'il  a  fait  un  com- 
pliment a  la  reine  dans  le  gout  de  son  si^cle  ?  M.  Linguet  me 
demandera  peut-6tre  si  je  pretends  rendre  les  grands  hommes 
absolument  inattaquables,  en  sorle  qu'il  soit  defendu  de  les 
toucher?  Point  du  tout.  Je  veux  liberte  enti^re  dans  la  repu- 


510  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

blique  des  lettres ;  il  faut  qu'on  reprenne  Montesquieu  avec  la 
meme  liberie  que  M.  Linguet,  pourvu  qu'on  n'attache  pas  a  ses 
observations  une  trop  grancle  importance,  et  qu'on  soit  con- 
vaincu  que  quand  on  en  aurait  fait  dix  mille  de  tr6s-justes  et 
de  tres-bien  fondees,  on  n'aurait  pas  encore  brise  un  fleuron 
de  la  couronne  qui  ceint  ces  t6tes  immortelles.  Un  esprit  juste 
et  sage  ne  se  permettra  jamais  de  m^priser  un  auteur  original 
de  quelque  sifecle  que  ce  soit ;  ce  sont  les  copistes,  les  courtiers, 
les  metteurs  en  oeuvre  des  idees  des  autres,  qu'il  faut  mepriser, 
a  moins  qu'ils  ne  rach6tent  la  pauvrete  de  leur  fonds  par  une 
parure  et  par  des  agr6ments  ext^rieurs  qui  puissent  la  faire 
oublier. 

—  Lorsque  M.  de  Voltaire  eut  fait  paraitre  ses  commentaires 
sur  les  pieces  de  Pierre  Corneille,  une  society  de  gens  de  lettres 
proposa  au  public,  par  souscription,  un  travail  a  peu  pr6s 
pareil  sur  les  tragedies  de  Racine.  Le  repondant  de  cette  soci6t6, 
dont  on  ne  connaissait  pas  un  seul  membre,  6tait  JVI.  Luneau 
de  Boisjermain,  lequeln'ayant  aucun  bien  de  litterature  au  soleil 
n'etait  pas  partie  bastante  pour  repondre  de  son  propre  merite, 
encore  moins  de  celui  d'une  society  que  la  double  audace  de 
commenter  Racine  et  de  se  donner  un  air  de  successeurs  ou 
de  continuateurs  d'un  travail  de  M.  de  Voltaire  devait  rendre 
tr6s-suspecte.  Cette  societe  vient  de  publier  son  Racine  en  six  vo- 
lumes grand  in-8°,  ornes  d'estampes  et  de  vignettes  S  etaccom- 
pagne  de  remarques  d'une  bassesse  de  sentiments,  d'une  igno- 
rance, d'une  platitude  revoltantes.  Tout  le  monde  se  recrie  sur 
I'insolence  des  6diteurs  d' avoir  os6  presenter  un  tel  travail  aux 
yeux  du  public;  moi,  je  me  recrie  sur  I'imbecillit^  du  public  qui 
contribue  par  ses  souscriptions  a  I'execution  de  telles  entre- 
prises.  G'est  si  les  commentaires  deM.  Luneau  de  Boisjermain 
et  compagnie  avaient  et6  passables  qu'il  aurait  fallu  se  recrier 
de  surprise ;  mais  puisque  le  public  aime  a  seconder  de  si  beaux 
projets,  il  n'a  que  ce  qu'il  m6rite,  et  je  suis  enchante  qu'il  soit 
si  bien  paye  de  ses  avances. 

—  Lecons  sur  Viconomie  animale,  par  M.  Sigaud  de  La 
Fond,  maitre  de  mathematiques.  Deux  volumes  in-12.  Maitre 
Sigaud  de  La  Fond  a  deja  donne  un  Cours  de  physique  destine 

1.  Portrait  par  Santerre  et  douze  figures  par  Gravelot. 


DfiCEMBRE   1767.  511 

k  servir  de  fondement  aux  lemons  qu'il  donnechez  lui  eten  ville. 
Nous  n'avons  pas  le  temps,  dans  le  tourbillon  de  Paris,  d'exiger 
de  tous  ces  maltres  aucune  sorte  de  m6rite.  Aussi  ils  s'en  dis- 
pensent  entiferement, 

—  M.  Duruflo,  avocat  au  Parlenient,  a  imprime  une  h^roide 
de  Servilie  <i  Brutus,  son  fds^  aprh  le  meurtre  dc  Char; 
M.  Le  Suire  vient  de  faire  ecrire  la  Vestale  Claudia  d  Titus^  en 
vers  heroiques.  Mais  avant  de  faire  6crire  les  autres,  il  faudrait 
commencer  par  savoir  ecrire  soi-m6me.  M.  Durufl6,  M.  Le  Suire, 
11  me  semble  que  les  poetes  ne  s'appellent  pas  comme  cela. 

lis  ne  s'appellent  pas  non  plus  Araignon,  autre  avocat  au 
Parlement,  qui  a  fait,  il  y  a  quelques  annexes,  une  tragedie  k 
r imitation  du  Siige  de  Calais :  c'etait  le  Sit^ge  de  Beauvais;  et 
qui  a  fait  cette  annee  le  Vrai  Philosopher  com6die  en  cinq  actes 
et  en  prose.  G'est  un  terrible  faiseur  que  ce  M.  Araignon. 


FIN    DU     TOME    SEPTIEME. 


TABLE 


DU    TOME     SEPTIEME 


.---'^  Pafw. 

Avail.  —  Oraisons  fun^bres  public  en  Thonneur  du  Dauphin.  —  Mort  do 
Villaret,  et  de  M.  de  Julienne.  —  Retraite  de  M"*  Clairon.  —  Lettre  de 
Rousseau  au  sujet  de  la  lettre  do  Walpole. — R^ponse  de  Frdddricaux  pas- 
teurs  de  Neufch&tel.  —  Abrege  de  Vhistoire  ecclesiastique,  par  Fr^ddric 
et  I'abbfi  de  Prades.  —  Mandement  do  I'dvftque  d'Aix  centre  le  marquis 
d' Argons,  par  Frdddric.  —  OEtwres  de  thedtre  de  Guyot  de  Merville.  — 
£loge  historique  du  marquis  de  Montmirail,  par  de  Surgy.  —  M^moire  de 
Loyseau  de  Maul^on  pour  trois  soldats  aux  gardes.  —  Article  de  Diderot 
sur  l'£loge  du  Dat^hin,  do  Thomas.  —  Projets  de  monuments  funfebres 
pour  CO  prince,  par  le  mfime.  —  Ricit  des  principales  circonstances  de  la 
maladie  de  M.  le  Dauphin,  par  I'abb^  Collet.  —  Mort  du  chimiste  Hellot. 

—  Publication  du  Philosophe  sans  le  savoir.  —  Encyclopedie  portative^ 
par  Ic  doc  tour  Roux.  —  Projet  d'ecoles  publiques  qui  ripondront  aux 
vceux  de  la  nation.  —  Description  historique  et  critique  de  Vltalie,  par 
I'abbd  Richard.  —  Mort  du  peintre  Aved.  —  Lettres  de  Mentor  d  un  jeune 
seigneur,  roman  posthumo  de  I'abbd  Pr(5vost.  —  Guide  de  Paris,  par 
Denis.  —  Second  volume  de  I'Offlcier  partisan,  par  Rey  do  Saint-Geniez. 

—  La  Difference  du  patriotisme  national  chex  les  Frangais  et  chex  les 
Anglais,  par  Basset  de  La  Marelle.  —  Variations  de  la  monarchie  fran- 
Qaise  dans  son  gouvernement  politique,  par  Gauthier  de  Sibert.  —  £/e- 
ments  de  I'histoire  romaine ,  par  Mentelle. —  Examcn  de  la  traduction  de 
la  Pharsale,  par  Marmontel.  —  Dictionnaire  d' anecdotes,  par  La  Combe 
do  Pr^zel  et  Malfiiatrc.  —  Histoire  critique  de  I'eclectisme,  par  I'abb^ 
Guillaumo  Malevillo 3 

Mai.  —  Aline,  reine  de  Golconde,  op(5ra,  paroles  de  Sedainc,  musiquc  de 
Monsigny.  —  Le  President  de  Thou,  justifle  contre  les  a  ccusations  de  M.  de 
Bury,  par  Voltaire.  —  Lattre  de  M.  de  Voltaire  d  Jean-Jacques  Pansophe 
(par  Borde).  —  Romans  nouveaux :  Lucy  Welters,  traduit  de  1'  anglais  par  le 
marquis  de  la  Salle;  les  Frires,  ou  Histoire  de  miss  0  smoncf,  traduits  par  de 
Puisieux;  Mimoires  du  chevalier  de  Gonthieu,  par  do  La  Croix;  Memoires 
d'unereligieuse,  par  I'abb^  do  Longchamps;  Lettres  galantes  et  historiqtus 
d'un  chevalier  de  Malte;  Celianne,  par  M'^Benoist;  les  Passions  des  diffi- 
rents  Ages,  par  Nougaret;  Memoires  du  marquis  de  Solanges,  par  Des- 
boulmicrs.  — ^  Debuts  h,  la  Com^die-Fran^aise  de  M"*  Saioval  Talnce.  ~ 

VII.  33 


5U  TABLE. 

Pages. 
Mort  de  Jean-Astruc.  —  Reflexions  sur  la  musique  fraiKjaise,  h,  propos  da 
I'opera  de  Monslgny.  —  Lettre  de  Thrasybule  d  Leucippe,  par  Frdret.  — 
Troisi^me  et  quatriSme  volumes  desVoyageurs  frangais,  par  I'abb^  de  La 
Porte.  —  Etat  de  I'inoculation  de  la  petite  virole  en  Ecosse,  par  Monrog. 

Histoire  de  Louis  de  Bour'bon,  prince  de  Conde,  par  Desormeaux.  — 

De  I'autorite  du  clerge  et  des  pouvoirs  du  magistral  politique  sur  I'exer- 
cice  des  fonctions  du  minister e  ecclesiastique ,  par  Richer.  — Essais  histo- 
riques  sur  les  regiments  dHnfanterie,  de  cavalerie  et  de  dragons  de  la 
France,  par  de  Rbussel.  —  Co wmenfoire  sur  la  retraite  des  Dix-Mille,  de 
Xenophon,  par  Le  Cointre.  —  Dictionnaire  portatif  des  eaux  et  forits,  par 
Mass^.  —  Lettre  curieuse  de  M.  Covelle,  par  Voltaire 31 

joii«.  —  Le  Philosophe  ignorant,  par  Voltaire.  —  Choix  de  poesies  alle- 
mandes,  par  Huber.  —  Troisi^me  et  quatri^me  volumes  de  la  Nature,  par 
Robinet.  —  L'Esprit  de  Nicole,  par  I'abb^  Cerveau.  —  PensSes  de  Pope,  re- 
cueillies  par  La  Combe  de  Pr^zel. — U Esprit  de  Mile  deScuddry,  par  de  La- 
croix.  —  Le  GoAt  de  bien  des  gens,  ou  Recueil  de  contes  moraux.  — Les  P4- 
cheurs,  op^ra-comique ,  paroles  de  La  Salle  $  musique  de  Gossec.  -^  Orai- 
son  funfebre  du  Dauphin,  par  Champion  de  Cice,  ev6que  d'Auxerre.  — 
Annonce  de  Gabrielle  de  Vergy,  trag(5die  par  de  Belloy.  —  Quatrieme  vo- 
lume de  VAnthologie  de  Monet.  —  Dictionnaire  des  arts  et^ metiers,  par 
Lacombe.  —  De  la  Nature,  par  I'abb^  Poncelet.  —  La  Rameide,  par  Ra- 
meau  le  neveu.  —  L'lliade,  traduite  par  de  Rochefort.  —  Richardet,  tra- 
duitdu  Tasse,  par  Dumouriez.  —  Heroides  diverses.  —  Pieces  fugitives, 
par  FranQois  de  Neufch^teau.  —  Dissertation  physique  sur  I'homme,  par 
Lansel  do  Magny.  —  Rapports  en  faveur  de  I'inoculation ,  par  Petit.  — 
Essai  histofique  et  chronologique  sur  les  principaux  evinements  qui  se 
sont  passes  depuis  le  commencement  du  monde,  par  I'abb^  Berlin,  —  Precis 
de  Vhistoire  universelle,  par  I'abbS  Bcrardier.  —  La  Religion  en  pleurs  ge- 
mit  sur  le  tombeau  deM.de  Fitz-James,  evSque  de  Soissons,  ^l(5gie .  — :  Amu- 
sements curieux  et  divertissants,  par  Ducry.  —  Cassandre  aubergiste,  pa- 
rade, par  Poinsinet.  —  Le  Retour  favorable,  coraddie,  par  un  anonyme.  .      49 

JuiLLET.  —  Lettre  de  Damilaville  h  Diderot  sur  les  moines.  —  Remade  sin- 
gulier  de  Tronchin  centre  les  maux  de  t6te.  —  Proems  du  chevalier  de  La 
Barre.  — Prix  fond^s  par  le  comte  de  Caylus  et  ddcern(5s  par  I'Acad^mie 
des  inscriptions  h  Schmidt  et  k  Ameilhon.  —  Essais  historiques  sur  les 
principaux  evinements  de  V Europe,  par  le  marquis  de  Luchet.  —  Dorat 
publie  sa  trag^die  de  TMagine  et  Chariclee.  —  Retour  h.  Paris  du  jeune 
Mozart  et  de  sa  so3ur.  —  Histoire  critique  du  gouvernement  romain,  par 
I'abbe  du  Pignon.  —  Histoire  des  revolutions  de  I'Empire  romain,  par 
Linguet.—  Memoirs  de  Patte  sur  l'(5clairage  des  rues  de  Paris.—  Cheminde- 
pofele  ou  po61e  fran^ais,  invents  par  le  marquis  de  Montalembert.  —  Que- 
relle  de  Lauraguais  avec  le  docteur  Guettard,  au  sujet  du  secret  de  la 
porcelaine  trouve  par  Montamy,  et  avec  le  docteur  Gatti,au  sujet  de  I'ino- 
culation.—  Nouvelle  edition  des  Principes  naturels  de  droit  et  de  politique, 
par  Louis  Desbans.  —  Theorie  des  songes,  par  I'abbfi  Richard.  —  Observa- 
tions sur  le  commerce  et  les  arts  d'une  partie  de  I' Europe,  de  VAsie,  de 
I'Afrique  et  des  Indes  orientales,  par  Flachat.  —Nouvelle  France,  ou 
France  commergante,  par  Tixedor.  —  Essai  sur  le  goUt,  traduit  de  I'an- 
glais  d'  Alex.  Gerard,  par  Eidous.  —  Bastide  publie  sa  com^die  du  Jeune 


TABLE.  515 

Pife*. 

tumme.  —  L'Hommag$  du  cceur,  ttte  tli^&tralc  k  I'occasion  de  la  majority 

du  princc-stliatlioudcr,  par  Croisier 05 

AODT.  —  S^Jour  du  princo  h^rtidiuire  de  Brunswick  k  Paris;  a^ancet  det 
trois  Acad6mios  auxquellos  il  assiste,  et  reprdsontations  en  son  lionneur 
aux  Menus-Plaisirs  du  ro!  et  k  I'lidtel  de  Villeroy.  —  Oraisons  fun^brcs  de 
Stanislas,  par  Boisgclin'de  Cucti,  6v<^que  de  Lavaur,  et  par  lo  P.  t.\i»6e, 
carme  dcichauss^.  —  Brochure  d'un  dovot  centre  \'£loge  du  Dauphin,  de 
Thomas.  —  Examen  du  sysUme  de  ?^'ewton  tur  la  tumidre  et  les  couleurs, 
par  Jean  A  Icthophilo  (Qu6riau).  —  Recherches  tur  le  tissu  muqueux,  par 
Bordeu.  —  Causes  ciUbres  de  Pitaval,  continu^os  par  de  La  Ville,  —  Gra- 
vure  en  mani6re  de  lavis,  par  Charpentier. —  Prospectus  du  Journal  de 
Rome,  ou  Collection  des  anciens  monuments  qui  existent  dans  cette  capi' 
taU.  —  Histoire  des  rivolulions  de  la  haute  Allemagne,  par  Philibert.  — 
L' Esprit  de\Sully,  par  M"*  de  Saint- Vaast, —  L'Ami  despauvres,  ou  l'£co- 
nome  politique,  par  Faignet.  —  Les  Ennemis  reconcilies,  com^die  par 
I'abW  Brut6  de  Loirelle.  —  j^pithalame  attribu^  &  M"*  de  La  Marre 
(M"«  Verriire),  le  jour  du  mariage  de  sa  fllle.  —  Histoire  des  vialheurs 
de  la  famille  de  Calas,  parE.-T.  Simon.  — Traite  des  stratagimes  permit 
dla  guerre,  par  Joly  de  Maizeroy. —  Recherches  surl'art  militaire,  pardc 
Lo-Looz.  —  Paralldle  entre  Descartes  et  \ewlon,  parDclisIc  de  Sales.  — 
Lettre  critique  adressie  d  M.  de  Fontenelle  dans  les  champs  £lysees.  — 
Lettred'un  particulier  d  un  seigneur  de  la  cour.  — Nouveaux  Essais  en 
differents  genres,  par  Thorel  de  CampigneuUes.  —  Le  Miroir  fiddle,  ou 
Entretiens  d'Ariste  et  de  Philindor,  par  Chimiac  de  La  Bastide.  —  Idde 
d'une  souscription  patriotique  enfaveur  de  I'agricuUure  et  des  beaux-artt. 

—  Les  Amours  de  Palire  et  de  Dirphe.  —  L'Anneau  de  Gyges.,  verite 
peut-itre  morale.  —  Le  Papillottage,  outrage  comique  et  moral.  —  Jupi- 
ter et  Danae,  poCme  hiiroi-comique,  par  du  Rousset 90 

Septeubre.  —  Artaxerce,  tragt^die  par  Lemicrre.  —  Vers  du  mdme  k 
M"'*  Loutherbourg.  —  La  Clochette,  op^ra-comique  en  un  acte,  paroles 
d'Anseaumc,  musique  de  Duni.  —  Dispart  pour  Saint-P6tersbourg  de  Fal- 
conet et  de  M"*  Collet,  son  416ve.  —  Mort  de  M'"  Randon  de  Malbois- 
si6re  et  du  chevalier  James  Macdonald.  —  Prix  et  accessits  d^cern6s  par 
I'Acadcmie  franQaise,  dans  le  concours  de  po^sie,  k  La  Harpe,  k  Gaillard,^ 
Fontaine;  EpUre  d  une  jeune  dame  qui  allaite  son  enfant,  par  un  ano» 
nyme.  —  De  la  Chine  et  des  Chinois  k  propos  des  voyages  d'Anson  et  de 
John  Bell  et  d'un  roman  {Han  Kiou  Choan),  traduit  du  chinois  en  an- 
glais et  de  I'anglais  par  Eidous.  —  Les  Files  lyriques  {Lindor  et  Ismine, 
paroles  de  Bonneval,  musique  dc  Francceur ;  Anacrion,  paroles  de  Ca- 
husac,  musique  de  Rameau;  tyrosine,  paroles  |de  Moncrif,  musique  de 
Berton).  —  Sur  I'existcnce  des  Patagons.  —  La  Gazette  littirairede  V Eu- 
rope cesse  de  paraltre.  —  L' Homme  de  lettres,  discoursen  vers  par  Cham- 
fort,  £pitre  aux  malheureux  ct  VArt  de  plaire,  par  Gaillard;  le  Genie, 
par  Mercier;  £pUre  sur  la  recherche  du  bonheur,  par  D"',  avocat  au 
Parlement ;  le  Ginie,  le  GoUt  et  I' Esprit,  par  du  Rozoy ;  les  Dangers 
de  Vamour,  par  un  anonyme ;  pi^es  pr^sent6es  au  concours  de  po^sie. 

—  Feu  M.  le  Dauphin  d  la  nation  en  deuil  depuit  six  moit,  par  Plron.  — 
La  Nouvelle  Rameide,  par  Cazotte.  —  Etsais  historiques  (sur  les  imp6ts), 
par  Bouchaud.  —Abrige  chronologique  de  I' histoire  d7 ta(i«,  par  Lefebrre 


516  TABLE. 

Page*. 
de  Saint-Marc.  —  Tableau  de  Vhistoire  moderne  depuis  la  chute  de  Vem- 
pire  d'Occident  jusqu'd  lapaix  de  Westphalie  ,^iv  Meh^gan.  —  Discours 
sur  Vhistoire  ancienne,  par  I'abb^  Pernia  de  Chavanettes.  —  Histoire  et 
Anecdotes  de  la  vie,  etc.,  de  Pierre  III,  dernier  empereur  de  Russie,  par 
de  La  Marche.  —  Manuel  des  tapissiers,  par  Bimont.  —  L'Heureuse 
famille,  par  Lezay-Marnezia.  —  Annonce  du  Recueil  necessaire,  publid 
en  Suisse  par  Voltaire.  —  De  la  Desertion,  par  Saint-Lambert.  —  Recher- 
ches  sur  I'origine  des  dicouvertes  attributes  aux  modernes,  par  Dutens.  — 
Recueil  desoraisons  funebres  de  l'abb6  Provost,  de  Chartres.  —  Elements 
d'agriculture  physique  et  chimiqup,  par  Wallerlus.  —  La  Cacomonade, 
par  Linguet 103 

OcTOBRE.  —  Recherches  sur  la  population  des  generalites   d'Auvergne,  de 
Lyon,  de  Rouen  et  de  quelques  provinces  et  villes  du  royaume,  rddig^es 
par  I'abbd  Audra  et  publides  par  Messance,  sous  les    auspices  de  La 
Michaudi^re,    intendant  de  la   g6n(5ralitd  de  Rouen;    Principes  de  tout 
gouvernement,  par  d'Auxiron;  anecdotes  sur  le  chevalier  de  Lorenzi.  — 
La  File  du  chdteau,  divertissement  de  Favart  en  I'honneur  de  M^'*  de 
Mauconseil,  repris  par  la  Comedie-Italienne.  — Le  Choix  des  dieux,  ou  les 
Fites  de  Bourgogne,  divertissement  de  Poinsinet  le  jeune,  represente  Ji 
Dijon  en  I'honneur  du  prince  de  Condd.  —  Essai  thSorique  et  pratique 
sur  les  maladies  de  nerfs,  par  Milhard,  ex-jesuite.  —  Commentaire  sur 
le  livre  des  Delits  et  des  Peines,  par  Voltaire.  —  Expose  succinct  de  la 
contestation  qui  s'est  elevee  entre  M.  Hume  et  M.  Rousseau,  avec  les  pieces 
justiflcatives,  traduit  et  public  par  Suard ;  reflexions  de  Grimm  au  sujet 
de  cette  querelle.  —  Principes  des   droits   de   la  nature  et  des  gens, 
par  Burlamaqui,  traduit  par  F(51ice.  —  Institutions   geographiques,  par 
Robert  de  Vaugondy.  —  Description  exacte  du  Recueil  necessaire;  annonce 
de  trois  dialogues  de  Voltaire  qui  n'ont  jamais  paru.  —  Les  Soupirs  du 
cloitre,  ou  le  Triomphe  du  fanatisme,  6p5tre  posthume  par  Guymond  de 
La  Touche.  — La  Destinee,  ouMemoires  de  lord  Kilmarnof  et  le  Mariage 
du  siicle,  romaus,  par  Contant  d'Orville.  —  Mort  de  Hardion,  de  I'Acad^- 
mie  fran^aise.  —  Histoire  naturelle  et  civile  de  la  Californie,  traduite  par 
Eidous.  —  Lucy   Welters,  traduit  par  le  mfime.  —  Histoire  de  Dertrand 
du  Guesclin,  par  Guyard  de  Berville.  —  Memoires  de  la  marquise  de  Pom- 
padour, ecrits  par  elle-mSme.  —  Poesies  diverses,  par  Tannevot.  —  His- 
toire d'Izerben,  poSle  arabe,  par  Mercier.  —  Tablettes  historiques,  genea- 
logiques  et  chronologiques  de  tous  les  temps  et  de  tons  les  pays,  par  I'abbd 
Lyonnais.  —  L'Europe  illustre,   par  Dreux  du  Radier.  —  Histoire  de 
I'Afrique  fran^aise,  par  I'abbtJ  Demanet.  —  Lepons  de  physique  experi- 
mentale,  par  Sigaud  de  La  Fond.  —  Essais  sur  I'esprit  de  la  legislation 
favorable  d  I' agriculture,  etc 130 

NovEMBRE.  —  Examen  de  la  question  do  la  16gitimit6  des  naissances  tardives; 
polemique  h,  ce  sujet  de  Petit  contra  Bouvart,  Louis  et  Astruc.  —  Vers  de 
La  Condamine  sur  sa  paralysie.  —  Des  Commissions  extraordinaires  en 
matiere  criminelle,  par  Ghaillou.  —  Lettre  de  Voltaire  k  Hume  au  sujet 
de  son  differend  avec  Rousseau,  suivie  de  la  Lettre  (de  Borde)  d  Jean- 
Jacques  Pansophe;  annonce  de  la  trag^die  des  Scythes,  nouvelle  Edition 
du  Commentaire  sur  le  Traite  des  Delits  et  des  Peines.  —  Pan^gyrique  de 
saint  Louis  par  les  abbes  de  Yamraale  et  Planchot.  —  Lettres  d'Adela'ide 


TABLE.  517 

Paget, 
d«  Dammartin  d  M.  le  eomtt  de  Nanc^,  par  IH"""  Riccoboni.  — 
Mtmoirts  de  la  marquitt  de  Crimy,  par  M"**  do  Miremont.  —  Pierr» 
le  Grand,  tragiSdic  par  Dubois-Funtanelle.  —  Abreyi  de  fhistoire  de  Vort- 
Royal,  par  Racine.  —  Retour  de  M*"*  GcofTrin  apr^s  son  voyage  en  Pologne 
et  en  Autriche;  sa  lottre  it  I'abbd  de  Broteuil.  —  Nouvelle  (Edition  da 
pofimedo  Dorat  sur  la  Declamation  the&trale;  bagatelles  anonymes.  Avis 
aux  sages  du  siicU,  par  le  mfimo.  —  Nouvelle  dditioa  do  l'Alcibia<le  de 
Platen,  traduit  par  Tannoguy  Lcf^vre.  —  Pensees  sur  le  bonheur,  par  le 
conite  de  Vcrri;  s^jour  h  Paris  de  son  frfere  et  de  Bcccaria.  —  Poisies 
poslhumes  de  M.  Clement,  auteur  des  Cinq  annies  littiraires.  —  Oraison 
fundbre  de  la  reinc  d'Espagne  par  Poncet  de  La  Riviere,  ancien  ivtqae 
de  Troyes.  —  Le  Lord  impromptu,  par  Cazotte.  —  Euminie  et  Gondamir, 
par  Mailhol.  —  Lettres  d'Assi  d  Zurac,  par  de  Lacroix.  — Memoires  du 
Aord,  ou  Histoire  d'une  famille  d'&cosse.  —  Histoire  des  colonies  euro- 
p^ennes  dans  VAm^hque,  traduite  de  William  Burkti  par  Eidous.  —  Les 
Gasconismes  corrigis,  par  Desgronais.  —  •  Les  Plus  secrets  Mystiret 
des  hauts-grades  de  la  moQonnerie  d^oiles,  ou  le  vrai  Rose-Croix,  par 
Borage.  —  Lettre  dans  laquelle  on  examine  si  les  textes  originaux  de 
l'£criture  sont  corrompus  et  si  la  Vulgate  leur  est  preferable,  par  Vahhi 
Ladvocat.  —  Traite  des  extremes,  par  Changeux 154 

D^CEMDRE.  —  Mausol^  6\ev&  dans  Saint-Roch  au  p^re  de  Maupertuis  ;  carac- 
t6re  de  celui-ci,  ses  vers  i  une  Laponnc.  —  Idylles  morales,  par  Leonard. 

—  La  Rencontre  imprevue,  op(5ra-comique,  paroles  de  Dancourt,  musique 
de  Giuck  (imit^  des  Pelerins  de  la  Mecque,  de  Le  Sage),  jou6  k  Viennc.  — 
Histoire  de  la  Nouvelle-York,  traduite  do  I'anglais  de  W.  Smith  par 
Eidous.  —  Marianne,  ou  la  Paysanne  de  la  forit  (tArdennes.  —  La 
Campagne,  roman  traduit  de  I'anglais  par  de  Puisieux.  —  Histoire  de  miss 
Indiana  Danby,  traduite  de  I'anglais  par  de  La  Grange.  —  L'Ecole  des 
pires  et  mires,  ou  les  Trois  Infortunees,  par  I'abb^  Sabatier  de  Castres.  — 
Aventures  philosophiqites,  par  Dubois-Fontanelle.  —  Nicolas  de  Beauvais, 
par  M""*  Robert.  —  Histoire  de  la  predication,  par  Joseph-Romain  Joly. 

—  Controverse  sur  la  religion  chretienne  et  celle  des  mahometans,  par  -"^ 
Le  Grand.  —  Esprit  des  lois  romaines,  traduit  dc  I'italien  de  Graviua  par 
Reqaier.  —  Vie  de  Mecenas,  par  Richer.  —  Thedtre  de  societe,  par  d'Olgi- 
band  de  La  Grange.  —  Le  Philosophe  soi-disant,  com^die,  par  M"'  dc 
Kinschoff.  —  OEuvres  variees  d'un   anonyme.  —  Le  Duo  interrompu, 

par  Moline.  —  Connaissance  des  temps  pour  I'annie  bissextile  \  708,  par 
La  Lande.  —  Le  Pucelage  nageur,  conte  en  vers,  par  Cailhava  d'Estan- 
doux.  —  Nouvelle  Edition  des  Observations  sur  I'histoire  de  la  Grice,  par 
I'abbd  dc  Mably.  —  Histoire  de  Jacques  Peru  et  de  valeureuse  demoiselle 
Agathe  Hignard,  par  M"'  de  Boismortier.  —  Odes  nouvelleSy  par  Sabatier. 

—  Traite  des  armes  offensives  et  defensives,  par  Joly  de  Maizeroy.  —  6pi- 
taphe  du  chevalier  de  Boufflers  par  lui-m^me.  —  Traduction  du  Pervigi- 
lium Veneris,  par  I'abb^  Ansquer  de  PonQol.  —  Le  Chronologiste  manuel. 

—  De  rOrigine  de  la  noblesse  franfaise,  par  le  vicomte  d'AlAs  de  Corbet. 

—  Discours  sur  la  revolution  opiree  dans  la  monarchie  franfaise  par  la 
Pucelle  d'Orleans.  —  Cris  de  la  nature  el  de  Ihumanili, dedies  au  beau 
sexe,  par  Valid,  chirurgien  accoucheur.  —  Veritable  Construction  dun 
thedtre  d'opira  d  I'usage  de  France,  par  le  chevalier  de  Chaumont.  — 
Histoire  de  Hesse,  par  Mallet.— L'.4mi  de  la  virile,  par Gaxon-Dourzignd.    179 


518  TABLE. 


19«3f 


Pages* 
Janvier.  —  Guillaume  Tell,  trag^ie  par  Lemierre.  —  fisope  d  Cy there,  opi5ra- 
comique,  paroles  de  Dancourt,  musique  do  Trial  et  Vachon.  —  Reprise 
de  Silvie,  opera,  paroles  de  Laujon,  musique  de  Trial  et  Berton ;  debuts 
de  M'^*  Beaumesnil.  —  Nouveau  bienfait  de  I'impdratrice  Catherine  envers 
Diderot ;  profil  de  celui-ci  dessin6  par  Greuze.  —  Dessin  allegorique  sur  la 
mort  du  Dauphin,  grav^  par  Demarteau  d'apr^s  Cochin.  —  Brochures 
pour  et  centre  Rousseau  dans  sa  querelle  avec  Hume.  —  Prospectus  des 
Jl/etomorp/iosesd'Ovide,traduitespar  I'abb^Bannieret  illustrees  par  les  pre« 
miers  artistes  du  temps ;  nouvelle  traduction  de  ce  pogme  par  Dubois-Fonta- 
nelle.  —  Analyse  sommaire  des  Scythes,  trag(5die  de  Voltaire;  le  Trium- 
virat,  tragedie  du  m6mc,  imprimde  sous  !e  titre  d'Octave  et  le  jeune  Pom- 
pee.  —  Reponse  de  M.  de  Voltaire  d  M.  I'abbe  d'Olivet.  —  Vers  places  au 
bas  du  portrait  de  La  Chalotais.  —  Le  Paralytique  de  Greuze,  grave  par 
Flipart 197 

Fevrier.  —  Reception  de  Thomas  k  I'Acad^mie  frangaise.  —  Mort  de  Sil- 
houette, de  Tercier  et  du  mMecin  Renard.  —  Reprise  h.  rOp(5ra  de  Thesee, 
paroles  de  Quinault,  musique  nouvelle  de  Mondonville.  —  L' Esprit  du 
jour,  opdra-comique,  paroles  de  Harny,  musique  d'Alexandre. — Nouveaux 
details  sur  les  Scythes.  —  Discours  sur  I'administration  de  la  patrie  cri- 
minelle,  par  Servan.  — Almanack  des  muses  pour  I'annee  1766.  —  Al- 
manack philosophique,  par  Castilhon.  —  Discours  sur  la  philosophie  de 
la  ruition.  —  Dialogue  d'un  cure  de  campagne  avec  son  marguillier  au 
sujet  de  I'edit  du  rot  qui  permet  Vexportation  des  grains,  par  I'abbfi 
Gerardiu,  cur6  de  Rouvre  en  Lorraine.  —  Eugenie,  drame  par  Beaumar- 
chais.  —  Mort  de  Quinault-Dufresne ;  renseignements  sur  sa  famille.  — 
fipitaphe  de  Froullay  de  Tcss6,  cv6que  du  Mans.  —  Testament  politique  de 
Robert  Walpole,  attribue  k  Dupuy-Demportes.  —  Le  Chdteau  d'Otrante, 
reman  d'Horace  Walpole,  traduit  par  Eidous.  —  Principes  et  Observations 
iconomiques,  par  Forbonnais.  —  Nouvelle  edition  de  VAbrege  chronolo- 
gique  de  I'histoire  et  du  droit  public  d'Allemagne,  par  Pfeffel.  —  VEsprit 
de  la  Ligue,  par  Anquetil.  —  Histoire  des  campagnes  du  marechal  de 
Villars  et  de  Maximilien-Emmanuel,  electeur  de  Baviere,  par  Carlet  de  La 
RozikTe.  —  Blogehistorique  ducomte  de  Caylus,  par  Le  Beau.  —  Catalogue 
raisonne  des  tableaux,  etc.,  de  M.  de  Julienne,  par  Pierre  R6my.  — 
Sonnet  (en  italien)  de  Galiani  en  I'honneur  du  prince  h6r6ditaire  de 
Brunswick.  —  Vers  de  La  Condamine  au  due  de  Choiseul.  —  Lettre  du 
baron  de  Zurlauben  au  president  H^nault.sur  la  legende  de  Guillaume 
Tell.  —  Abrege  ckronologique,  ou  Histoire  des  decouvertes  faites  par  les 
Europeens  dans  les  difjferentes  parties  du  monde,  traduit  de  I'anglais  de 
Barrow  par  Targe.  —  Refutation  des  principes  kasardes  dans  le  Traite 
des  Delits  etdes  Peines,  par  Muyart  de  Vouglans.  —  Memoires  de  M""=  de 
Valcourt,  par  M™*  Thiroux  d'Arconville.  —  Le  Cocke,  roman  traduit  de 
I'anglais  par  La  Grange.  —  Nouvelle  Edition  des  Lettres  de  Mme  du  Mon- 
tieret  de  la  marquise,  sa  fille,  par  Mme  Le  Prince  de  Beaumont.  —  Al- 
phabet pour  les  enfants  sur  quarante  cartes  d  jouer.  —  Billet  de  part  du 


TABLE.  519 

Paget, 
mariage  de  M"*  Anne  Galas  avcc  M.  Joan*Jacques  du  Voisin.  —  Mort  de 
I'abM  Goujet.  —  Recreations  historiqttts  et  critiques,  moraUs  et  d'^udi- 
tion,  sur  l'histoir$  tUs  fous  en  litre  do^ce,  par  Drcux  du  Radicr.  —  Nou- 
vcUe  edition  de  VAvis  au  peuple  lur  sa  santS,  par  Tissot.  —  Mimoires  de 
James  Graham,  marquis  de  Montrose,  par  lo  docteur  Wizard.  —  Pensees 
philosophiques,   morales,   critiques,  litteraires  et  politiques  de  M.  Hume. 

—  R(5ception  do  M"  Tberbuscb  k  i'Acad(5inic  royalc  do  peinture  ....     213 

Mars.  —  Belisaire,  par  Marmontel.  —  Deux  cbansons  par  La  Condaminc. — 
Singuli^res  facult^s  mathtimatiques  du  Jeunc  F6ry,  fils  d'un  bilclicron 
lorrain.— £</-(»nn«  aux  deswuvres,  ou  Lettres  d'un  quaker  d  ses  freres  et  d 
un  grand  docteur.  —  Les  Inlerits  des  nations  de  I'Europe  relativement 
au  commerce,  par  Accarias  do  S^rionnc.  —  Quand  et  comment  I'Am^rique 
a-t-elle  ete  peupU-e  d'hommes  et  d'animaux?  par  Samuel  Engel,  bailli 
d'£cbalens.  —  Voyage  de  Robertson  aux  terres  australes,  roman.  —  Va- 
ri(^tes  (Fun  philosophe  provincial,  par  rabb<5  Gbambon  de  Pontalier.  — 
Examen  des  fails  qui  servent  de  fondement  d  la  religion  chretienne. —  ^*' 
Magasin  ^nigmatique.  —  Traite  des  affections  vaporeuses,  par  Pomme.  — 
Le  Parfail  Bouvier,  par  BoutroUe.  —  Le  Citoyen  desinleresse,  par  Dus- 
saussoy. —  RtSflexious  sur  le  caractdre  des  diff^rents  peoples  de  TEuropc. 

—  Fin  de  Vllistoire  du  grand  Conde,,  par  D<5sormeaux,  et  de  VHistoirede 
Fcn/sc,  par  l'abb6  Laugier.  — L'/^omme  d'f/at,  tradtiit  de  Pitalien  deXicolo 
Donate.  —  Tableau  des  revolutions  de  la  lilterature  ancienne^  traduit  de 
Titalien  de  Ch.  Denina.  —  Tableau  hislorique  des  gens  de  lettres,  par 
I'abbc  de  Longchamps.   —  Geographic  universelle  d  I'usage  des  colleges, 

par  Robert '248 

AvRiL.  —  Premiere  reprdsentation  des  Scylhesj^  dcbuta  de  M'il_Duriiacy._=- 
Maladie  de  Mole ;  secours  de  tous  genres  qui  lui  soht  adress^s;  represen- 
tation k  son  benefice  organis^e  par  M''*"  Glairon ;  vers  et  cbansons  h  ce 
8^}et .  —  Lettre  de  Stanislas  Poniatowski  k  M"*  Geoffrin.  —  L'Aveugle  de 
Palmyre,  op^ra-comique,  paroles  de  Desfontaines,  musique  de  Rodolpbe. 

—  Les  Honnitetes  litteraires,  par  Voltaire.  —  Questions  de  Domenico 
Zapata,  par  le  m6me.  —  Buste  de  Voltaire  par  Rosset-Dupont,  ivoiricr  do 
Saint-Claude.  —  Lettre  au  docteur  Maty  sur  les  geants  palagons,  par 
I'abb^  Coyer.  —  Dix-septiime  et  dix-buiti^me  volume  de  VHistoire  de 
France  de  Velly  et  Villaret,  continu^e  par  Gamier.  —  Anecdotes  franQaises, 
par  I'abbi  Guillaume  Bertoux.  —  Memoires  geographiques,  physiques  et 
hisloriques  sur  I'Asie,  I'Afrique  et  I'Amerique,  par  Rousselet  de  Surgy. 

—  Lettres  du  colonel  Falbert,  par  M"*  Benolt.  —  OEuvres  posthnmes  de 
M.  d'Ardfene.  —  La  Passion  de  N.-S.  Jesus-Christ,  mise  en  vers  et  en 
dialogue. —  M6moire  d'^^liede  Beaumont  pourlafamillc  Sirven.  —  Compte 
rendu,  en  forme  d'arr^t,  des  d^m^l^s  de  Marmontel  avec  la  Sorbonne  an 
sujet  de  Belisaire.  —  Examen  de  ce  roman  par  rabb(S  Cog6.  —  Certitude 
des  preuves  du  chrislianisme,  par  I'abbc  Bergier.  —  Supplement  d  la 
Philosophie  de  I'histoire,  par  Larcber.  —  Visite  du  prince  de  Brunswick 
k  Diderot;  dialogue  de  celui-ci  avcc  Grimm.  —  Second  m^moire  de  Loyseaa 
de  MaultSon  pour  M.  de  Valdahon  centre  M.  de  Monnier.  —  Mdmoire  de 
Coqueley  de  Chaussepierre  pour  le  sieur  Boucber  de  Villers,  peintre^ 
centre  Ic  sieur  Costel,  apotbicaire.  —  L'Homme  sauvage,  par  Mercicr. 

—  Dissertation  sur  les  truffes,  par  le  docteur  Pennior  de  Longcbamps. 

—  Derniferes  calomnles  centre  M"*  Galas.  .  • 267 


520  TABLE. 

Pages 
Mai.  —  Prix  fondc  par  ua  aaonyme  pour  le  meilleur  discours  sur  les  mal- 
heurs  de  la  guerre  et  los  avantages  de  la  paix,  d(5cern6  h.  La  Harpe,  par 
TAcad^mie  fran^aise;  accessit  accord^  k  Gaillard.  —  S^jour  k  Ferney  de 
La  Harpe  et  de  sa  famille.  —  Mort  de  d'Aubigny,  ancien  intendant  des 
Etudes  de  I'ficole  militaire.  —  Traits  du  gouvernement  de  I'Eglise,  tra- 
duit  du  latin  de  Justus  Febronius.  —  Voyage  de  M.  Gmelin  en  Siberie, 
traduit  par  Keralio.  —  Histoire  du  Kamtschatka,  traduit  du  russe  en 
anglais,  et  de  I'anglais  par  Eidous.  —  Lettre  d'Ovide  d  Julie,  ecrite  de 
son  exil,  par  Pezay;  Lettre  de  Dulis  d  son  ami,  par  Mercier;  Gabrielle 
d'Estrees  a  Henri  IV,  par- Poinsinet  le  jeune,  h^roides  nouvelles.  —  Le 
Ministre  de  Wakefield,  par  Olivier  Goldsmith.  —  Romans  nouveaux  : 
I'Amitie  scythe,  les  Deux  amis,  le  Peintre  italien;  Nouveaux  Contes  mo- 
raux,  ou  Historieltes  galantes  et  morales,  par  Charpentier.  —  La  Petite 
Poste  devalisee,  par  Artaud.  —  De  I'Eloquence  du  barreau,  par  Gin.  —  La 
Bhetorique  des  savants,  parl'abb^  Charuul  d'Autrain. —  Nouvelle  Theorie 
des  plaisirs,  par  Salzer.  —  Dictionnaire  des  chiffres  et  lettres  ornees,  par 
Pouget.  —  Grand  Vocabulaire  fran^ais,  par  Chamfort,  La  Chesnaye  de's 
Bois,  Georgel,  etc.  —  Discours  de  M.  Servan,  avocat  general  au  parle- 
ment  de  Grenoble  dans  la  cause  d'une  femme  protestanle.  —  Troisi^me, 
chant  de  la  Guerre  de  Geneve,  par  Voltaire.  —  Lettre  a  M.  le  doyen  de  la 
Faculte  derhedecine  sur  quelques  faits  relatifs  a  la  pratique  de  I'inocula- 
tion,  par  le  docteur  Petit.  —  Nouvelles  Beflexions  sur  la  pratique  de  I'ino- 
culation,  par  Gatti;  moyens  singuliers  qu'ilemploie  pourguSrir  la  petite 
verole  de  M""  Helvetius.  —  Essai  sur  I'histoire  du  coeur  humain.  — 
Traite  sur  le  bonheur,  par  Desorres  de  La  Tour.  —  De  VEducation  philoso- 
phique  de  la  jeunesse,  par  I'abb^  Joseph  de  La  Motte.  —  Pensees  et  Re- 
flexions de  I'abbe  de  Ranee.  —  Virginie,  tragedie  anonyme  et  non  repre- 
sentee; Repsima,  tragedie,  par  M"e  Bouill6.  —  Nouvelle  edition  de 
Fanny,  ou  la  Nouvelle  Pamela,  par  Baculard  d'Arnaud ;  Julie,  ou  I'Heu- 
reux  Repentir,  par  le  mfeme.  —  Les  Amours  de  Chorale,  pofime  en  six 
chants,  suivi  du  Bon  Genie,  par  Mercier.  —  Lettre  de  Zeila  d  son  pere, 
par  Dorat 301 

Join.  —  Hirza,  ou  les  Illinois,  tragedie  par  Sauvigny.  —  Debuts  d'acteurs 
nouveaux  k  la  Coin^die-Fran^aise  et  h  la  Comodie-Italienne.  — M""  Clai-» 
ron  joue  le  rdle  de  Roxane  dans  uno  representation  de  Bajazet,  donn^e  chez 
la  duchesse  de  Villeroy,  en  I'honneur  de  la  princesse  de  Hesse-Darmstadt. 
—  Statuts  de  VOpera,  par  Barthe.  —  Discours  de  I'abbe  de  Chauvelin  et 
d'Omer  Joly  de  Fleury  contre  les  jesuites;  brochures  de  d'Alembert  et  de 
La  Condamine  sur  le  m6me  sujet. —  Propositions  impies  extraites  de  Be- 
lisaire  par  la  Sorbonne ;  brochures  pour  et  contre  ce  roman.  —  Mort  de 
M"*  Gaussin.  — moakelj^  prononcies  A  Londres  en  176b  et  Lettres  sur 
lespanegyriques,  par  Voltaire.  —  Histoire  de  Vordre  du  Saint-Esprit,  par 
Saint-Foix.  —  Dictionnaire  des  synonymes  franQais,  par  le  P.  Timothee 
de  Livoy.  —  Dictionnaire  portatif  de  cuisine.  —  Dictionnaire  du  vieux 
langage  franQais,  par  Lacombe.  —  L'Homme  de  cour,  par  Ghauveau,  et  le 
Vrai  Philosophe,  par  Araignon,  comedies  non  representees.  —  Interrup- 
tion des  representations  dHHirza^  par  suite  d'une  maladie  deM"'  Dubois.    323 

JciLLET.  — Jnstructions  pour  le  prince  royal  de  ***,  par  Voltaire.  —  Statuts 
de  la  Comedie-Franfaise,  par  un  anonyme.  —  Toinon  et  Toinette,  opera- 


TABLE.  521 

Ptfet. 
comiquo,  paroles  do  Dcsboulmiurs,  musique  de  Gosscc.  —  Le  Joueur,  tra- 
g^ie,  imiuio  dc  I'anglais  par  Saurin,  reprdsent^o  k  Villors-Cottcreu,  sur 
le  thd&tro  particuUer  du  due  d'Orltiaiis.  —  Rctour  de  Rousseau  k 
Paris.  — JMeMt-iUmoa  oncUr  par  Voltaire.  —  yicaise,  op(Sra-comiquo, 
paroles  du  VadtS,  musique  do  Bambini ;  U  Turban  enchanU  ^  farce,  rcprd- 
sentds  k  la  Com^die-Italiunnc.  —  L$  Galant  Etcroc,  com<5die  par 
Colld.  —  Lucie  et  Melanie,  ou  Us  Dtux  SoBurs  ginirtuiet ;  Clary ^  ou  U 
Retour  d  la  vertu  recompensie,  romans,  par  Baculard  d'Arnaud ;  bienfai- 
sance  de  la  duchcsse  de  Choiseul.  —  La  Sympathie,  par  Mcrcier.  —  Let 
Auinei,  poCme,  par  Feutry,  —  S6jour  de  Rousseau  k  Trye-Chateau, 
ches  le  prince  de  ContI 349 

Aoirr.  —  Suite  de  I'cxamcn  de  la  Defense  de  mon  oncle.  —  Reprise  d'Uirxa. 

—  Erreur  dans  le  compto  rendu  de  Toinon  et  Toinette.  —  Debuts  k  la 
Comcdie-Fran^aise  de  Dalainval  et  de  Montfotilon.  — Seconde  lettre  d  M  **', 
conseiller  au  Parlement  de  '",  sur  fedit  du  roi  d'Espagne  pour  I'expul- 
sion  desjesuites,  par  d'AIembert. —  L'Esprit  du  clerg^,  imitd  de  I'anglain, 
de  J.  Trenchard  ct  Thomas  Gordon,  par  d'Holbach  et  Naigeon.  —  De 
l'£tat,  de  I'^glise  et  de  la  Puissance  ligitime  du  pontife  rotnain,  abr6gd 
de  Justus  Fobronius,  par  J.  Remaclo  Lissoire,  pr6montr6.  —  Theorie  des 
benefices,  par  fra  Paolo,  et  Histoire  de  I'origine  et  des  progrh  des  revenus 
ecclesiastiques,  par  Richard  Simon.  —  Dissertations  sur  les  miracles,  tra- 
duito  de  G.  Campbell  par  Eidous.  —  Les  Gascons  en  Hollande,  roman.  — 
Lettres  faniliires  du  president  de  Montesquieu,  publi^es  par  Tabbd  de 
Guasco.  —  Lettre  du  roi  dc  Prusse  au  rccteur  du  college  des  jcsuites  de 
Breslau.  —  Sertnons  sur  difjerents  stijets,  par  le  P.  Soanen.  —  OEuvres  spi- 
rituelles  et  pastorales  do  Carrclet.  —  Portraits  graves  d'acteurs  do  la  Com6- 
die-Francaisc.  —  Histoires  abregies  des  empereurs  romains  etgrecs,  etc., 
pour  lesquelles  on  a  frappe  des  medailles,  par  Beauvais.  —  De  la  So- 
citibilile,  par  I'abbtS  Pluquct  —  Discours  sur  I' ^tablissement  des  ecoles 
gratuites  de  dessin,  par  Dcscamps.  —  L'Art  du  facteur  d'orgues,  par  D.  Bc- 
dos  de  Cellcs,  b6n«5dictin.  —  Loisirs  d'un  soldat  au  regiment  des  gardes- 
franfaises,  par  Dcsrivi6res,  dit  Bourguignon.  —  Melanges  de  maximes,de 
reflexions  et  de  sentences  chretiennes,  poliliques  et  morales,  par  I'abbii  de 
La  Roche.  —  Geographie  moderne,  par  I'abbd  Clouet.  —  Analyses  compa- 
rees  des  eaux  del'Yvette,de  Seine,  d'Arcueil,de  Ville-d'Avray^  de  Sainte- 
Reine  et  de  Bristol 378 

Septembbe.  —  Cosrois^  tragedie,  par  Le  F^vre.  —  Ulngenu,  ^ar  Voltaire.  — 
Eloge  de  Charles  V,  roi  de  France,  par  La  Harpe.  —  Beaumur- 
chais  publie    Eugenie,    pr6c6d(5e    d'un    Essai    sur   le  drame    serieux. 

—  Representations  dramatiques  k  Ferncy ;  vers  de  La  Harpe  aux  offi- 
ciers  invites  par  Voltaire;  Edition  parisienno  de  Vlngenu;  VHonnitete 
theologique ;  lettre  de  Voltaire  au  prince  Galitzin ;  Essai  historiquelgt 
critique  sur  les  dissenssions  de  t'Eglise  de  Pologne,  par  le  m6me.  —  Publi- 
cation de  Cosroh.  —  Mort  du  musicien  Schobert.  —  Oraison  funebre  de 

la  Daupbinc,  par  Boisgclin  de  Cuc(5,  (3v^ue  de  i  nvnnr  —  Tf^ftlngiti  pnri/i.      - 
tive,  par  d'Holbach.   —  Souscription  au  \oyage  en    Siberie,    par  I'al.b'tS 
Chappe  d'Autcroche.  —   I.e  Botaniste  fran^ais,    par     Barbeu-Dubourg. 

—  Methode  pour  faire  promptement  dea  progris  dans  les  sciences  et  dans 
les  arts,  par  Vallet.  —  Bagatelles  anonymes,  par  Dorat  ot  Petay.  — 


522  TABLE. 

Pages. 
Discours  sur  un  moym  mecanique  de  perfecHonner  Vart  d'ecrire,  par 
Coulon 399 

OcTOBRE.  —  Sur  la  secte  des  ^conomistes.  —  Fetes  donndes  par  le  prince 
de  Cond6  h  Chantilly ;  vers  de  Pont-de-Vesle.  —  Vers  de  Dorat  au  has  du 
portrait  de  M"*  d'Oligny.  —  Embarras  de  la  Sorbonne  k  regard  de  sa  cen- 
sure de  Belisaire;  dpigramme  de  Piron  sur  Marmontel  et  I'avocat  Mar- 
chand.  —  Le  Double  Deguisement,  op6ra-comique,  paroles  de  Houbron, 
musique  de  Gossec.  —  Chariot,  ou  la  Comtesse  de  Givry,  com^die  par 
Voltaire.  —  Mort  de  I'abb^  Gougenot  et  de  Masse,  peintre  miniaturiste.  — 
Elements  de  I'histoire  de  France,  par  I'abbe  Millot.  —  Histoire  naturelle 
de  I'homme  considere  dans  I'etat  de  maladie,  par  le  docteur  Clerc.  — 
Traiti  des  sensations  et  des  passions  en  general  et  des  sens  en  particulier, 
par  Le  Cat.  —  Voyage  autour  du  monde  fait  en  176k  et  i76'6  sur  le  vais- 
seau  de  guerre  anglais  le  Dauphin.  —  L'Ordre  naturel  et  essentiel 
des  societes  politiques,  par  Le  Mercier  de  La  Riviere.  —  L'Ami  de  ceux 
qui  n'en  ont  point,  ou  Systeme  economique  politique  et  moral  pour  le 
regime  des  pauvres,  par  I'abb^  Mery  de  La  Canorgue.  —  Memoires  sur 
la  maniere  de  gouverner  les  abeilles  et  sur  la  qualite  et  I'emploi  des  en- 
grais,  par  de  Massac.  —  La  Reduction  economique,  ou  l' Amelioration  des 
terres  par  economic,  par  Maupin.  —  Exposition  de  la  hi  naturelle,  par 
I'abbS  Baudeau.  —  F6tes  de  Ferney  en  I'honneur  de  la  Saint-Fran?ois ; 
vers  de  Chabanon  ct  de  La  Harpe.  —  Theonis,  op^ra,  paroles  de  Poisinet 
lejeune,  musique  de  Trial  et  Berton;  Amphion,  opt5ra,  paroles  de  Thomas, 
musique  do  de  La  Borde.  —  Portraits  de  M"°  AUard  et  de  Dauberval,  dessi- 
n6s  par  Carmontelle,  graves  par  Tilliard.  —  Le  Rendez-vous,  op^ra- 
comique  de  Duni,  grave  aux    frais  de  ses  amis.  —  Lettre  d  M.  Panc- 

■  koucke,  imprimeur  du  Grand  Vocabulaire  frangais,  par  Midy.  —  Eloge  de 
Callot,  par  le  P.  Husson,  cordelier.  —  Dictionnaire  des  graveurs  anciens 
et  m,odernes,  par  Basan.  —  L'Esprit  des  pontes  et  orateurs  du  regne  de 
Louis  XIV,  par  MU"  de  Saint-Vaast.  —  L'Esprit  des  poesies  de  La  Motte- 
Houdard.  —  Les  Delassements  champitres,  par  J.-H.  Marchand.  —  La 
Nouvelle  Clarisse,  par  M"""  Le  Prince  de  Beaumont.  —  Lettres  recreatives 
et  ynorales  sur  les  maeurs  du  temps,  par  Caraccioli.  —  Reponse  d  la  Philo- 
sophic de  I'histoire  en  forms  de  lettres,  par  le  P.  Louis  Viret,  cordelier  .  .     429 

NovEMBRE.  —  De  I' Administration  des  chemins,  par  Dupont  de  Nemours.  — 
Considerations  sur  les  compagnies,  societes  et  maitrises.  —  Livres  et  bro- 
chures sur  r^conomie  rurale.  —  Mort  de  La  Garde,  redacteur  du  Mercure. 
—  Vers  de  La  Harpe  a  Voltaire  et  reponse  de  celui-ci.  —  La  Danse,  chant 
quatrieme  de  la  Declamation,  par  Dorat;  ^pigramme  de  La  Harpe  centre 
ce  poSte  (attribuS  a  Voltaire)  et  r^plique  de  Dorat.  —  L'Heureux  Jour, 
epitre  a  un  ami,  par  le  marquis  de  Pezay.  —  Histoire  de  I'origine  et  des 
progres  de  la  poesie  dans  les  differents  genres,  traduite  de  I'anglais  de 
Brown  par  Eidous.  —  Institutions  leibnitziennes,  par  I'abbe  Sigorgne.  — 
Grammaire  generale  et  raisonnee,  par  Beauz^e,  article  (in^dit)  de  Diderot. 
— Memoire  sur  V administration  des  finances  de  [I'Angleterre,  attribue  k 
Grenville  et  public  par  Genet.  —  Histoire  de  la  vie  de  Louis  XIII,  par 
Bury.  —  Memoires  historiques  divers  publics  par  le  P.  Grififet.  —  Dic- 
tionnaire de  musique,  par  J.-J.  Rousseau.  —  Nancy,  ou  les  Malheurs  de 
Vimpudence  et  de  la  jalousie;  Mathilde,  ou  I'Heroisme  de  Vamour,  romans, 


TABLE.  523 

PagM. 
par  Baculard  d'Arnaud.  —  La  Theorie  et  la  Pratique  du  jardinage,  par 
I'abbA  Roger  Scbabol.  —  Nouveaux  ^claircUsements  sur  I'hittoire  de 
Marie,  reine  d'Angleterre,  adreisis  d  M.  David  Hume,  par  le  P.  Griffet. 

—  Sloge  de  Charles  III,  dit  le  Grand^  due  de  Lorraine,  par  Coster.  — 
£loge  historique  du  cililre  Duquesne,  par  Daguos  do  Clairfontaiao.  — 
^U^oww^ff  Cn'Miin>l|  drame  en  cinq  actes  ct  en  vers  non  roprdsentd,  par 
Fenouillot  de  Falbairc.  —  Annonce  du  second  chant  do  la  Guerre  de  G«- 
n^.  —  Buste  de  Voltaire  par  Rosset-Dupont  reproduit  en  biscuit  par  la 
manufacture  de  S^vros.  —  Lettre  A  Son  AUesse  Monseigneur  le  prince 
de'" sur  Rabelais,  par  Voltaire.  —  Vies  des  hommes  et  des  femmes  illus- 
tres  de  I'ltalie  depuis  le  ritabUssement  des  sciences  et  des  beaux^rls,  par 
Sanseverino  et  d'A^arq.  —  La  Republique  romaine,  par  de  Beaufort.  — 
Servilie  d  Brutus  apris  la  mortde  Cesar,  b^rolde,  par  Durufl^.  —Contes 
de  La  Fontaine,  avec  la  contrefa(;on  des  figures  de  I'^dition  des  fermiers 
g^n^raax 462 

DteBHBRB.  —  Les  Deux  Sceurs,  com^e  par  Bret ;  d^but  de  W*  Dugazon ; 
retour  de  M"«  Durancy  k  I'Op^ra.  —  Let  Femmes  et  le  Secret,  op^ra- 
comique,  paroles  de  Qudtant,  musique  de  Vacbon.  —  Rdponse  de  Dorat  h 
r^pigramme  de  La  Harpe,  attribute  de  nouveau  par  Grimm  k  Voltaire.  — 
^pigrammes  de  Marmontel  centre  Piron  et  riposte  de  celui-ci.  —  Publica- 
tion de  la  censure  de  la  Sorbonne  centre  Belisaire,  et  des  Icttres  adres- 
s^es  k  Marmontel  par  Ics  princes  Strangers.  —  Floge  du  roi  Charles  V, 
-surnomme  le  Sage,  par  le  marquis  de  Villette.  —  Discours  sur  les  femmes, 
traduit  de  I'anglais  do  Walsh.  —  Brochures  sur  la  reformation  des  abus 
dans  r^tat  monastiquc.  —  Dictionnaire  antiphilosophique,  par  Ghaudon. 

—  Tableau  philosophique  du  genre  humain,  par  Borde;  de  I' Imposture 
sacerdotale,  traduits  ou  imit(^s  de  Tauglais,  par  d'Uolbach.  —  Doutes  sur 
/a  rWJgion,  attribu(5s  i  Gu^roult  de  Pival.  —  Nouvellc  Edition  deVExamen 
impQrtant  de  milord  Bolingbroke,  par  Voltaire.  —  TMorie  des  lois  ctviltt, 
par  Lduguet. —  QEuvres  deRaoinc,  publi^es  par  Luneau  de  Boisjermain.  — 
LeQons  sur  I'iconomie  animale,  par  Sigaud  de  La  Fond.  —La  Vestale 
Claudia  d  Titus,  h^roidc,  par  Le  Suire;  {e  Vrai  Philosophe,  com^die  par 
Araiguon 491 


FIN     DE     I.A     TABLE     DU     TOME     SEPTIBUK. 


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