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CORRESPONDANCE
LITTtRAIRE. PHILOSOPHIQDE ET CRITIQUE
PAK
GRIMM, DIDEROT
RAYNAL, MEISTER, Etc.
PARIS. -IMPRIMERIE A. QUANTIN ET C'
ANCIENNE MAISON J. CLAYE
RUE SAINT-BENOIT
re
CORRESPONDANCE
LITT^RAIRE, PHILOSOPHIQDE ET CRITIQUE
PAR
GRIMM, DIDEROT
RAYNAL, MEISTER, Etc.
• REVUE SUR LES TEXTES ORIGIN A UX
COIIPRENANT
oatre ce qui a 6t6 public it diversos 6poques
FRAGMENTS SUPPRIMfiS EN 1813 PAR LA CENSURE
LES PARTIES IN£DITES
OOMSBRVisS A LA BIBLIOTH&QUB DUCALB DB QOTHA BT A l'aSSBNAL A PAK19
NOTICES, NOTES, TABLE GENERALE
PAR
MAURICE TOURNEUX
TOME SEPTlfeME
PARIS
GARNIER FRfeRES, LIRRAIRES-fiDITEURS
C. RDE DBS SAINTS-PkRES, 6
1879
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GORRESPONDANGE LITTERAIRE
PHILOSOPHigUE ET CRITIQUE
(1753-1793)
VII.
GORRESPONDANGE LITTERAIRE
PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE
AVRIL.
!•' avril 1766-
Le triste 6v6nement qui a priv6 la France de I'heritier pre-
somptif de sa couronne nous a attir6 une foule d'ecrits lu-
gubres. Paris n'est occupe depuis trois mois que d'oraisons
funfebres, dont aucune n'occupera la post6rit6*. U serait aussi
impossible que superflu de passer en revue tout ce qui a 6t6
6crit et iraprim6 a ce sujel ; il suffit de dire un mot des mor-
ceaux qui ont fixe I'attention du public. Le premier est un
Portrait de fni monseigneur le Dauphin, d6di6 au Dauphin
son fiis, et orn6 en effet du portrait de ces deux princes. C'est
un ecrit de quarante pages attribue k M. le marquis de Saint-
M^grin, lils du due de La Vauguyon, gouverneur des enfants
de France. Quelques-uns ont pretendu que c'est un ci-devant
soi-disant j6suite, appele Gerutti, qui a tenu la plume pour en
laisser I'honneur h M. de Saint-M6grin. Si cet eloge est I'ou-
vrage d'un homme de lettres, il n'y a rien a en dire, parce
qu'il n'y a point d'id^es ; mais si c'est un jeune homme de la
cour qui I'ait ecrit k I'age de vingt ans, il m6rite beaucoup d'at-
tention par la sagesse et la noblesse de I'^locution, par I'el^-
gance et la gr&ce du style, par je ne sais quoi de distingu^ dans
1. La France Utiiraire de 1769 donne le litre de vingt-deax Oraisons funibret
du Dauphin. (T.)
h CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
le ton, qui est celui d'un homme du monde plutot que d'un au-
teur. Get eloge est, k tout prendre, ce qui a paru de mieux a
I'occasion de la mort de M. le Dauphin, parce qu'il est simple
et noble, et eloign6 de toute declamation.
L'Oraison fun^bre prononcee dans I'eglise de Paris, le
l*"" mars dernier, par messire Charles de Lomenie de Brienne,
archeveque de Toulouse, et imprimee depuis \ n'a point eu de
succ^s. G'est I'ouvrage d'un homme d' esprit, mais faible, sans
eloquence et sans talent. Une femme qui aurait debits au coin
du feu ce que dit le prelat sur la difficulte du role d'un dau-
phin passerait avec raison pour avoir la causerie fort agreable ;
mais un orateur doit savoir manier d'autres textes, ou agrandir
les petites choses, quand il se permet d'y toucher. M. I'arche-
veque de Toulouse est jeune : il passe pour avoir beaucoup
d' esprit. II est regarde comme devant etre un jour k la tete du
clerge ; mais I'esprit de conversation et de conduite, et le ta-
lent, sont deux choses fort diverses. M. I'archeveque de Tou-
louse me parait faible et frele de genie comme de constitu-
tion. II ne se publie pas de mandement, d'instruction pastorale,
d'oraison funebre, ou d'ecrit episcopal quelconque, sans qu'il
y soit fait mention honorable de la philosophie de nos jours,
qui, suivant I'expression favorite de ces messieurs, sape les
fondements de I'autel et du trone ; et ils ont leurs bonnes rai-
sonspour plaquer leur boutique imraediatement centre le palais
du gouvernement, et pour persuader aux imbeciles que ses
fondements s'en ressentiraient si Ton venait a abattre cet ab-
surde et impertinent edifice qui menace ruine de toutes parts.
On a appele cette sortie centre les philosophes le point d'orgue
des 6v6ques. Les musiciens frangais appellent point d'orgue
ce que les chanteurs itaUens nomment cadenza, par laquelie
ils terminent les airs, et ou ils montrent leur savoir-faire. Ainsi
quand la sortie contre les philosophes est forte et vehemente,
on dit que I'eveque a fait un fort beau point d'orgue. Ces points
d'orgue ne reussissent pas toujours. Celui que I'eveque du Puy
en Yelay, frfere de I'illustre Pompignan, fit, il y a quelques an-
nees, dans sa fameuse Pastorale, lui attira la semonce d'un
quaker, qui se conservera parmi les ecrits de cet abominable
1. 17C6, ia-4''.
AVRIL 1766. 5
Guillaume Vadd, r^sidant k Ferney. J'avais pari6 que M. I'ar-
chev6que de Toulouse se dispenserait de faire le point d'orgue.
Ce prelat passe pour avoir lui-m6me un grand faible pour les
philosophes, et pour en connaitre tout le m6rite ; il me pa-
raissait d'ailleurs bien indigne d'un homme d'esprit de ternir
par ces declamations pu6riles I'l^loge de I'h^ritier d'un vaste
royaume; mais je me suis tromp^, et j'ai perdu ma gageure:
il est vrai que le point d'orgue de M. I'archevSque de Toulouse
est faible et exigu comme le reste de son ramage. Ce qu'il y a
de plus beau dans cette Oraison fun^bre, c'est une vignette,
gravee d'aprfes le dessin de Cochin, qu'on a mise k la t6te, et
qui a paru d'un grand gout.
On ne s'attendait gu6re a rire dans une occasion si lugubre ;
le R. P. Fiddle, de Pau, capucin de la province d'Aquitaine, a
cependant trouv6 le secret de divertir Paris avec son oraison
fun^bre de M. le Dauphin, prononc^e dans I'eglise des Capu-
cines de Paris, et publiee en m^me temps que celle de M. I'ar-
chev6que de Toulouse. Ce capucin a de I'esprit, de la chaleur,
et peut-6tre plus de talent qu'aucun de ceux qui se sont escrl-
mes sur le m^me sujet ; mais comme il a partout le gout d'un
capucin, il a 6te ridicule partout. Je suis persuade que ce dis-
cours a fait le plus grand eflet a I'entendre prononcer, et que
les capucincs s'en entretiennent encore avec admiration. Le
capucin presente son h^ros sous tous les aspects : fils, 6poux,
fr6re, guerrier, humain, savant, religieux, etc. Comme fils, il
dit que Louis n'avait pas sitot une insomnie que le compatis-
sant Dauphin perdait le repos. Quant ci la reine, il pretend que
les cinq si^cles passes ne virent point de telle m^re, et il de-
mande si les dix slides k venir verront un tel fils. Question
sentant I'heresie, pour le remarquer en passant, surtout dans
la bouche d'un capucin, qui doit croire la fin du monde pro-
chaine, et ne pas s'attendre a dix autres si6cles apr^s un si6cle
aussi pervers que le ndtre. En qualite de fr6re, le capucin as-
sure que les dames ses soeurs, qui sont par leur merite et par
leur rang au-dessus des asiatiques potentats, avaient dans son
coeur une place de preference. Pour peindre I'epoux, il apos-
trophe la Dauphine elle-m6me : u Dites-nous, 6 princesse de
douleur, si le Dauphin fut pour vous un prince du bel amour. »
Comme guerrier, il le represente au milieu de la bataille de
6 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Fontenoy, et en fait un tableau capucini^rement magnifique.
Comme huraain, il nous dit cavali^rement : « Messieurs, cher-
chez ailleurs qui vous aime; il mourut I'autre jour k Fontaine-
bleau. )) Comme savant, il nous assure que monseigneur 6tait
le voyant de la cour de Versailles, et que, si nous consultons la
pitoyable Envie, elle nous repondra qu'il en savait trop pour
un prince. Quant a I'article de la religion, le point d'orgue du
capucin est superbe : il pretend que ce sont les mauvais rai-
sonnements des deistes qui ont fait mourir M. le Dauphin de
chagrin, et que si sa bouche est a jamais fermee, c'est moins
par le silence de la mort que par le regret de n'avoir pu dieter
I'arret du supplice des philosophes. Qui croirait qu'un aussi
sage defenseur de la bonne cause, un capucin si chaud, si elo-
quent et si charitable, ait ete traite comme un encyclopediste?
A peine son oraison funebre avait-elle amuse Paris pendant
trois jours qu'elle fut supprimee par ordre superieur : apr6s
quoi I'archeveque de Paris ota au pauvre P. Fidfele ses pouvoirs
de precher et de confesser. Le capucin, qui savait que tout
Paris s'entretenait de son discours, ne put s'empecher de dire
k M. I'archeveque : « Convenez, monseigneur, qu'il y a la
dedans un peu de jalousie de la part de M. I'archeveque de
Toulouse ; » et, en s'en allant, il dit tristement : « On m'avait
bien dit que le merite superieur 6tait persecute en France;
mais je n'ai pasvoulule croire..." En eflet, c'est un etrangeabus
de I'autorite que d'interdire un pauvre capucin pour avoir fait
de son mieux une oraison funebre. Ge capucin 6tait d' ailleurs
un ardent defenseur de I'^glise contre la philosophic de nos
jours. II avait fait, il y a quelque temps, un gros livre, sous
le titre du Philosophe dithyrambique i. Personne n' avait lu ce
gros livre; mais I'auteur etant devenu c6l6bre par son oraison
funebre, on I'a cherche, et Ton a trouv6 de quoi s'y amuser.
Cela est plein de chaleur, et plaisant a force d'injures. H6las !
est-ce la le salaire que devait attendre le defenseur de la cause
de notre sainte m6re I'l^glise? II a repris le chemin de Pau, sa
patrie, oil il aura le loisir de m6diter dans sa cellule sur I'in-
justice et I'ingratitude du si^cle.
L* oraison funebre que M. I'abb^ de Boismont a prononcee en
1. Voir tome VI, page 383.
AVRIL 1766. 7
presence de I'Acad^mie fran^aise, dont il est membre, a eu un
grand succfes le jour de son debit. Ellen'a pas aussi bien sou-
tenu le jour de I'impression * ; cependant elle a encore trouv6
des partisans : je leur pardonne. M. I'abb^ de Boismont est un
habile joaillier qui travaille fort bien en faux. II salt brillanter
ses pierres et leur donner de I'eclat ; il est vrai que quand on
les approche du feu, elles fondent comme du beurre. La plupart
du temps, ses phrases ne sont belles qu'autant qu'on ne les
entend pas ; d^s qu'on veut y chercher du sens, on n'y trouve
que du commun ou du faux, et plus souvent du galimatias.
M. Thomas, orateur profane, a cru devoir confondre sa voix
avec celle de tant d'orateurs sacr^s, et prononcer un I^loge du
Dauphin qui put satisfaire les philosophes, les citoyens, les
gens de gout, auxquels 11 est difficile de digerer cette foule de
passages de mauvais latin, et ces pauvret6s declaraatoires dont
les productions de nos pr^lats abondent. M. Thomas a voulu
nous crayonner, sous les traits du feu Dauphin, I'image d'un
prince accompli, persuade que quelques v6rit6s utiles k ceux
qui comme lui sont destines a gouverner honorent plus sa me-
moire que tous les vains eloges qu'on pourrait lui prodiguer.
Voilk done le projet de son discours ; mais en entrant le ta-
bleau, il I'a manque, et 11 n'a contente aucune classe de lec-
teurs. On aurait pardonn6 ^M. Thomas de faire du Dauphin un
Trajan ou un Marc-Aur61e, pour avoir occasion de dire des
v6rites utiles aux princes; mais le prince que peint M. Thomas
est un 6tre chim6rique qui n'exista jamais nuUe part, et qui
n'exislera dans aucun si6cle. Le tableau en est froid et sans
int6r6t, la monotonie d'un style toujours ^galement 6leve et
emphatique le rend fatigant. Ceux qui n'aiment pas les sermons
ont demande de quel droit iM. Thomas donnait des lemons aux
rois. II faut convenir que si M. Thomas a cru de bonne foi au
prince dont 11 c6l6bre la memoire le quart des qualites qu'll lui
accorde, il ne descend pas k coup siir de cet apdtre qui ne
croyait qu'aprfes avoir touche. Quant k moi, si les panegy-
riques sont un tribut qu'on doive Indispensablement k la glolre
des princes, je voudrais du moins qu'ils fussent prononc6s de
leur vivant et en leur presence, parce que chacun, se comparant
1. 1766, in^'.
8 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
alors en secret au tableau que I'orateur en aurait fait, mesure-
rait du moins d'un coup d'oeil tout ce qui manquerait ci la res-
semblance, et saurait a peu pr^s ce que la nation attend de
lui. Ce que je pardonne moins a M. Thomas, ce sont quelques
idees peu justes quej'ai rencontr^es dans son I^loge. II exa-
mine, par exemple, si la sensibilite dans un prince n'est pas
plus dangereuse qu'utile, et si la raison et 1' amour general de
I'ordre ne suffisent pas pour faire le bien ? II decide la question
en plaignant ceux dont Tame indifferente et froide en peut faire
de pareilles. Celaest bientot dit; mais un philosophe ne se paye
pas d'une injure, et ne va pas si vite. M. Thomas ditdeschoses
merveilleuses du sentiment et de ses effets sur I'ame d"un prince.
II dit que c'est lui qui humecte ses yeux de toutes les larmes
qui se r6pandent, qui le fait frissonner k tons les gemissements,
qui le fait palpiter a la vue de tous les malheurs, qui porte sur
son coeur le contre-coup de tous les maux, epars sur trois cents
lieues de pays. Si cela 6tait, qu'un prince sensible serait k
plaindre ! II ne resisterait pas vingt-quatre heures au spectacle
affligeant et aux cris de I'infortune. Mais comme la sensibilite
ne donne point d'oreilles pour entendre de trois cents lieues,
ni d'yeux pour percer, a travers le faste des demeures royales,
dans la chaumifere du pauvre et dans le reduit de I'opprime, ni
de coeur qui se sente d^chirer k chaque injustice qu'on commet
k son insu et en son nom ; comme, au contraire, la sensibilite
peut exposer le souverain a favoriser le courtisan qu'il aime
aux depens du citoyen qu'il ne connait pas, et k d'autres actes
de predilection, de compassion, trfes-touchants dans un parti-
culier, tr6s-opposes k la justice dans un prince, il faut que
M. Thomas permette a la froide et calculante sagesse de balancer
si un prince juste n'est pas un plus grand present du ciel, pour
des peuples nombreux, qu'un prince sensible. Gette sagesse,
injuri^e par M. Thomas, confmera peut-^tre la sensibilite dans
le coeur des princes qui ont le bonheur de gouverner de petits
^tats, parce que leurs yeux peuvent tout voir, et leur oreille
peut tout entendre, et le puissant ne peut opprimer le faible
sans que ses cris ne retentissent jusque dans le palais de leur
maltre commun. Le tableau que M. Thomas fait de la religion
est fort beau pour I'orateur, mais perdra aussi de son prix aux
yeux du philosophe.
AVRIL 1766. 9
Le service qu'on ca c6l6br(? dans la cathcidrale de Paris pour
le lepos de Tame de I'infant don Philippe, due de Parme, nous
a procure son oraison fun^bre, prononc6e par M. ral)b6 de
Beauvais *. Ce sujet 6tait beau pour un honime eloquent. L'in-
fant etait i la verite souverain d'un petit 6tat; mais il s'^tait
appliqu6 k lerendrc heureux; mais il avail choisi pour ministre
un homme d'un merite Eminent, M. du Tillot, aujourd'hui
marquis de Felino ; mais on voyait dans Parme des convents
convertis en manufactures, les arts et I'industrie encourag6s
de toutes parts; mais I'infant don Ferdinand recevait une edu-
cation digne d'un prince, sous la conduite de M. de Keralio et
de M. I'abb^ de Condillac, tandis que son cousin germain, le roi
de Naples, 6tait livre aux idiots et aux superstitieux. 11 y a dans
toutcela certainementde quoi faire I'eloge funfebre d'un prince;
mais ce n'est pas M. I'abb^ de Beauvais qui I'a fait. Ces mes-
sieurs, qui font de si belles sorties sur le peu de gens a talents
qui restent a la France, ne feraient pas trop mal de leur de-
mander de temps eu temps quelques idees pour en etoffer un
peu leurs pitoyables amplifications de rh6torique: car enfinon a
beau avoir de la morgue, quand, dans le peu d'occasions qu'on
a de se montrer, on est constammentplat, on court grand risque
de tomber k la fin dans le m6pris.
II nous revient encore I'oraison funfebre du roi de Pologne,
due de Lorraine, dont un jeune prelat, M. de Guc6, eveque de
Lavaur, s'est charge*. Nous verrons ce que saura faire M. l'^-
v6que de Lavaur. On a dit que la vie d'un Dauphin n'6tait ni
assez publique, ni assez active, ni assez variee, pour fournir le
sujet d' une oraison funebre; la vie de Stanislas offrira peut-
6tre assez d'ev6nements k un orateur; mais y a-t-il un sujet
sterile pour un homme Eloquent ?
— M. Villaret, secretaire de la pairie de France, vient de
mourir assez subitement, et a un age peu avanc6 ' . II avait
fait, dans sa premiere jeunesse, le metier de comedien en pro-
vince. A la mort de I'abb^ Velly, il entreprit de continuer son
Jlistoire de France^ et son travail eut du succ6s. On cr6a en sa
1. 1766, in4».
2. 1760, in-8".
3. II mourut k la fin de f^vricr 1766, &g6 d'enviroa cinquante ans, (T.)
10 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
faveur la place de secretaire et garde des archives de la pairie ;
et pour faire les appointements de cette place, chaque due et
pair donna cinquante ecus par an. On areprochea M. Villaret
la prolixite dans ses derniers volumes ; mais comme le libraire
payait mille ecus par volume, il etait naturel que I'auteur cher-
chat a en faire le plus qu'il lui etait possible. G'est M. I'abbe
Gamier, de I'Acad^mie des inscriptions et belles-lettres, qui
s'est charge de la continuation de cette histoire, pour prix et
somme de quinze cents livres par volume. MM. les dues et pairs
ont nomme aujourd'hui pour leur secretaire M. Gibert, de
I'Academie des inscriptions et belles-lettres, et fort au fait de
I'histoire de France ^ 11 avait pour concurrents M. Gaillard et
M. Thomas. Cette place donne trois ou quatre mille livres par
an, un logement au Louvre, et point d'occupation.
— M. de Julienne, chevalier de I'ordre de Saint-Michel,
honoraire de I'Academie royale de peinture et sculpture, entre-
preneur de la manufacture royale des Gobelins, vient de mou-
rir dans un age tres-avance. II etait possesseur du secret de
cette belle couleur d'ecarlate qui n'arien de pareil en Europe;
il a laisse ce secret, en mourant, a M. de Montulle, ancien
secretaire des commandements de la reine. II laisse aussi une
superbe collection de tableaux, dont la vente se fera dans quel-
que temps d'ici, lorsqu'elle aura ete suffisamment annoncee en
Europe. Son cabinet passait, parmi les cabinets particuliers ,
pour un des plus beaux de Paris.
— M"^ Glairon vient de redemander de nouveau sa retraite,
qui lui sera accordee. Elle s'etait engagee a remonter sur le
theatre, suppose qu'on accordat aux comediens I'etat de citoyen,
que moins la loi qu'un reste de prejuge et d' opinion gothique leur
refuse. Lorsque cette affaire a 6t6 proposee au conseil du roi,
avec le projetd'eriger la Gomedie-Francaise en Academie royale,
quelques-uns du conseil ont observe que les privileges accor-
des aux com6diens par Louis XIII n'ayant pas 6t6 revoques, il
ne tenait qu'a eux de les faire valoir dans I'occasion. Sur quoi
le roi a decide qu'il n'y avait rien a innover a cet egard. Si
M"* Glairon pent se consoler de ne plus occuper le public de
son talent, elle prend le meilleur parti pour sa reputation et
1. Grimm lui consacre uu court article necrologique aumois de Janvier 1772. (T.)
AVRIL 1706. 11
pour son repos. Les dispositions du public ne lui 6taient plus
favorables; on ne cherchait que les occasions de Thumilier, et
sa rentri^e lui aurait prepar6 des chagrins.
— M. Rousseau a pris tr6s au grave la lettre du roi de
Prusse, fabriquC'e i Paris par M. Walpole *. II est naturellement
port6 k croire aux complots, aux noirceurs; ainsi, selon lui,
cette lettre couvre un grand myst^re de la plus profonde ini-
quity. Tout ce raystfere se r6duit k 6gayer un peu le public
aux d^pens d'un auteur qui n'est pas gai. Si le monarque pre-
nait les choses aussi vivement que I'auteur, si Frederic etait de
I'humeur de Jean-Jacques, cette lettre pourrait devenir le sujet
d'une guerre sanglante. Elle a 6te imprimee en fran^ais et en
anglais dans les papiers publics de Londres, et M. Rousseau
vient d'ecrire, k ce sujet, k I'auteur du London Chronicic, la
lettre suivante * :
« A Wootton, le 3 mars 1766.
« Vous avez manque, monsieur, au respect que tout parti-
culier doit aux t6tes couronnees, en attribuant publiquement au
roi de Prusse une lettre pleine d'extravagance et de mechan-
cete, dont, par cela seul, vous deviez savoir qu'il ne pouvait
6tre I'auteur. Vous avez m6me ose transcrire sa signature, comme
si vous I'aviez vue ecrite de sa main. Je vous apprends, mon-
sieur, que cette lettre a 6t6 fabriquee ci Paris, et, ce qui navre
et d6chire mon coeur, que I'imposteur a des complices en An-
gleterre. Vous devez au roi de Prusse, a la verit6 et a moi,
d'imprimer la lettre que je vous ecris, et que je signe, en repa-
ration d'une faute que vous vous reprocheriez sans doute si
vous saviez de quelles noirceurs vous vous rendez I'instrument.
Je vous fais, monsieur, mes sinc6res salutations. »
« Sign^ : J.- J. Rousseau. »
M. Walpole vient de retourner en Angleterre, et il ne tient
qu'^ la chambre des communes, dont il est membre, de lui
i. Voir tome VI, page 456.
2. Elle se trouve dans les OEuvres de Rousseau, notammcnt dans IVilition
in-80 donn(5e par M. de Musset-Pathay, tome XXI, p. 52; mais olio y est adrcsste k
I'auteur du Saint- James Chronicle, et datee du 7 avril 17C6. (T.)
12 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
faire. son proces pour avoir fabrique cette lettre. La Providence,
qui s'appelle ainsi parce qu'elle pr6voit les choses de loin,
Ten a puni d'avance en Faffligeant de la goutte la mieux condi-
tionnee qu'il y ait en Angleterre, aprfes celle de M. Guillaume
Pitt.
— Pour completer I'histoire de Jean-Jacques sur le conti-
nent, il faut savoir que la venerable classe des pasteurs de
Neufchatel, tres-mecontente de ce que le conseil souverain de
cette principaute n'a pas voulu seconder ses projets de lapida-
tion concernant ledit Jean-Jacques, a porte plainte au roi de
Prusse des atteintes donnees par ledit conseil souverain aux
droits bien reconnus de ladite venerable classe. Sur quoi Sa Ma-
jest6 a bien voulu repondre ce qui suit :
« Le roi, sur le tres-humble memoire de la compagnie des
pasteurs de la souverainete de Neufchatel et de Valengin, con-
cernant les pretendues atteintes que le conseil aurait donnees
depuis quelque temps aux droits dont elle, ainsi que ses mem-
bres, devaient jouir, ordonne d'y repondre que Sa Majeste, bien
loin d'acquiescer a la tr^s-humble demande de ladite compa-
gnie a ce sujet, ne pouvait s'empScher d'etre trfes-mal satisfaite
des precedes inquiets, turbulents et tendant a sedition, que
lesdits pasteurs avaient tenus relativement a un homme que Sa
Majeste daignait honorer de sa protection. Fait a Potsdam, ce
26 fevrier 1766. »
Et a, Sa dite Majeste, daign6 ajouter de sa propre main :
« Vous ne meritez pas qu'on vous protege, k moins que
vous ne mettiez autant de douceur 6vangelique dans votre con-
duite qu'il y regne a present d'esprit de vertige, d'inquietude,
et de sedition. Signc : Frederic. »
La louable imprimerie de la venerable paroisse de Ferney a
cru de son devoir de repandre, autant qu'il dependait d'elle,
cette double reponse, en y ajoutant I'avertissement suivant :
« Ces deux pieces essentielles etant tomb6es entrenos mains,
nous les rendons publiques, afm qu'elles servent a jamais
d'exemple a tous les princes, d'instruction a tous les magistrats
de I'Europe, et de sauvegarde a tous les citoyens. Fait dans
notre residence, le 20 mars 1766. »
— On vient de nous envoyer d'AUemagne un exemplaire
d'un volume in-12 intitule AhHgd de VHistoire eccUsiastique
AVRIL 1766. 13
par rabb6 de Fleury * . On voit k la t6te le portrait de ce pau-
vre abbe de Fleury, I'epaule gauche d6votenient couverte de
son manteau; mais on a oubli6 de lui faire fairc le signe de la
croix de la main droite : car, k coup sur, il se serait sign6 plus
d'une fois en lisant son Abr6g6, et k I'inspection de la premiere
page de ravertissement il aurait cru son abr6geur possed6 par
Belzebuth et consorts. Voila done la destinee de feu rabb6 de
Fleury a peu pr6s pareille a celle de feu I'abb^ Bazin : ils ont
trouv6, celui-ci un neveu editeur, celui-lk un neveu abregeur.
Fleury meritait bien cet honneur : c'6tait un lionn6te homme qui
aimait la verite historique par-dessus tout, et k qui elle arra-
chait des aveux qu'on n'aurait pas pardonn6s aujourd'hui ; mais,
de son temps, I'J^glise n'etait pas encore ombrageuse comme
aujourd'hui, et entendait mieux raillerie.
Nous avons souvent sollicit6 M. Hume, pendant son sejour
en France, d'6crire une Histoire eccUsiastique. Ge serait en ce
moment une des plus belles entreprises de litt6rature, et un des
plus importanls services rendus k la philosophie et a I'huma-
mt6. L'abbe Galiani serait peut-6tre, de tons les hommes en
Europe aujourd'hui, le plus capable d'executer ce projet. M. de
Voltaire n'a plus une vigueur de t6te assez soutenue pour se
charger d'un pared travail, il tournerait son sujet trop du cdt6
de la plaisanterie et du ridicule. En attendant, VAbrige dont
nous parlous, quoique fait sechement, pent servir. On attribue
cet Abr^gd a un monarque digne de loutes les couronnes,
excepte de la couronne ^ternelle, dont le ciel veuille le pre-
server, lui et ses pareils 1
— II court depuis quelques jours en manuscrit un Mandc-
ment de I'archev^que d'Aix contre M. le marquis d'Argens, cham-
bellan du roi de Prusse. Ge Mandement fait fortune : c'est une
des meilleures plaisanteries qu'on ait faites depuis longtemps ;
elle ne pouvait venir plus a propos. Je ne doute pas qu'elle ne
rende les points d'orgue de nos prelats un peu moins frequents.
On dit que le roi de Prusse a pris cette tournure pour faire
1. 1766, in-12, r^imprimfi en 1767, 2 vol. petit in-8». Le litre de cet ouvrago
tiit qu'jl est traduit de I'anglais; c'est une petite supercherie des auteurs, qui soDt,
pourlc corps do I'ouvrago, Tabbe de Prades, et, pour la pr6face, lo roi dc Prusse;
lo tout a 6t6 compris dans le Supplement aux OEuvres posthumes de Frederic,
Cologne, 1789. (T.)
U CORRESPONDANCE LITTl^RAIRE.
quitter au marquis d'Argens la Provence, ou il est retenu depuis
deux ans^
— On vient de recueillir, en trois volumes in-12,les OEuvres
de thMtre de M. Guyot de Merville ^ . Get auteur s'avisa, a
I'age de quarante ans, d'^crire des comedies, que les acteurs
des deux theatres refus^rent, la plupart du temps, de repr6-
senter. M. Guyot de Merville etait naturellement chagrin et tra-
cassier; il etait de ces gens a qui, si on les en croit, tout le
monde a toujours jou6 les tours les plus abominables. II paralt
que ce pauvre poete n'a jamais eu d'aussi cruel ennemi que
lui; il aurait fallu avoir autant de talent qu'il avait bonne opi-
nion de lui-m6me, et il eut et6 heureux; mais malheureuse-
ment ses pieces sont froides, ennuyeuses et sans naturel. Le
Consentement ford est cependant reste au theatre, et se joue
de temps en temps, sans que je Ten estime davantage. Ce pau-
vre diable important s'etait fait champion du poete Rousseau,
dans sa querelle avec M. de Voltaire. Son h^ros s'etait fait
chasser de France; et lui, il s'expatria de chagrin, et, apres
avoir erre quelque temps en Suisse et autour du s^jour de M. de
Voltaire, -il finit par se noyer, d'ennui et de desespoir, dans
le lac de Geneve, en 1755, ag6 d'environ soixante ans^ 11
fallait noyer ses pieces de theatre avec lui. Ce recueil en con-
tient plusieurs qui n'ont jamais et6 ni jou6es ni imprimees.
t'6diteur se flatte qu'on pourra les mettre au theatre. Je plains
les Gom6diens s'ils n'ont que cette ressource pour faire une
bonne annee.
— M. de Surgy vient de publier un Eloge historique de
M, le marquis de Montmirail, fils de M. le marquis de Gour-
4. Voir ce Mandement et des details sur la mancBuvre du roi de Prusse, au mois
de Janvier 1772 de cette Correspondance. (T.)
2. Paris, Duchesne, 1766.
3. Oil troave une lettre fort curieuse de Guyot de Merville k Voltaire, tome I,
p. 511 des OEuvres de Voltaire, edit. Lequien ; elle est dat6e du 15 avril 1755.
Merville, qui s'etait retire sur les bords du lac de Geneve, informe que Voltaire
venait habiter les environs, lui ecrivait pour lui demander pardon de I'avoir offense
par des vers satiriques, et lui offrait la dedica'ce de ses ouvrages. Voltaire r^pondit
s^chement et poliment, mais rcfusa de le voir. Merville, dt5sespere, r(5gla toutes ses
affaires, et, apres avoir 6tabli le bilan de ses dettes, qu'il chargea un de ses amis,
son bienfaiteur, d'acquitter, il sortit de chez celui-ci pour n'y plus rentrer. Son
corps fut trouve le 4 mai 1755, pres le village d'Evian ; il 6tait n(5 le 1" f^vrier
1696. (T.)
AVRIL 1766. 15
tanvaux et neveu de M. le mar^chal d'Estr6es • . C'6tait en effet
un jeune homme de la plus grande esp^rance, egalement cher
aux militaires et aux gens de lettres, et que nous avons vu
moissonne k la fleur de son age, il y a environ quinze ou seize
mois. Sa mort est pour la France une perte r6elle, que peu de
jeunes gens de son age et de son rang promettent de r^parer.
M. de Surgy nous apprend que M. de Montmirail I'honorait d'une
amitid particuli6re. II s'int6ressait singuliferement aux progrfes
de I'histoire naturelle, comme le prouvent les observations qu'il
a fournies k M. de Buffon et ses travaux k TAcademie des scien-
ces. C'est lui aussi qui avait engage M. de Surgy a composer
les Melanges int^ressants et curieux, ou Abrdg^ d'histoirc
naturelle^ morale^ civile et politique de I'Asie, VAfrique, I'Ami-
rique et des terres polaires. Ce recueil est estim6. Nous en avions
cinq volumes : M. de Surgy vient d'y en ajouter cinq autres
qui le rendent complete. II a mis k la t6te du dernier volume
cet j^loge de M. de Montmirail, qu'on vend aussi separement,
avec un portrait en taille-douce assez ressemblant. Je crois vous
avoir d6ji dit que M. de Surgy s'est charge, de concert avec
M. de Querlon, de la continuation de VHistoire des voyages
enlreprise par feu I'abb^ Prevost.
15 avril 1766.
M. Loyseau de Mauleon, cel^bre avocat au Parlement, vient
de donner un Memoire pour la defense de trois soldats aux
gardes ; et ce Memoire a fait du bruit, tant par la singularity
de la cause que par la maniere dont I'auteur I'a traitee. Des
trois soldats, deux etaient ivres ; le troisi^me, qui les avait joints,
^tait de sang-froid. Les deux premiers prennent querelle dans
un passage avec des bourgeois ivres aussi; le troisi^me, en
homme prudent, saisit un de ses camarades, et le pousse dans
la rue, ou il le retient pour Temp^clier de se battre. Pendant
ce temps-li I'autre soldat, accable par les six bourgeois ivres,
tire son epee pour se faire jour, et au m6me instant un de ces
malheureux se jette sur lui, s'enfile lui-m6me, et est tue raide.
1. 17GC, in-12. Grimm a d6ji parl6 de la mort deM.do Montmirail, t. VI, p. ItO.
2. Do Surgy porta jusqu'Jk quatorze Ic noiubrc des volumes de cet ouvruge. (T.)
16 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
La populace s'assemble, on fait venir la garde, qui n'arrete que
le soldat que son camarade avait empeche de prendre part a
la querelle. Les temoins embrouillent I'aflaire, parce qu'ils con-
fondent les actions des differents soldats dont lis ignorent le
nom. M. le marechal de Biron, colonel des gardes-francaises,
obtient des lettres de grace dans lesquelles les trois soldats sont
compris, mais ou, par erreur, on designe comme auteur du
meurtre celui qui ne 1' avait pas commis. Lorsqu'il est interroge,
on lui conseille de se dire en effet auteur du meurtre, parce
que sans cela les lettres de grace ne peuvent servir. Get aveu
hasarde rend sa cause plus facheuse que jamais : car, comme
on avait depos6 que ce soldat avait ete retenu dans la rue par
son camarade, les juges en infer^rent qu'etant de son propre
aveu I'auteur du coup, il I'avait porte de dessein pr6medite, et
non pour sa defense. En consequence, ils refus6rent d'enteriner
ses lettres de grace ; et voil^ ce malheureux sur le point d'etre
condamn6 au supplice pour un meurtre qu'il n'a pas commis.
Alors ses camarades se montrent et d^couvrent la verite. Celui
qui a fait le coup produit des t6moins qui I'attestent. II y a dans
cette aventure une foule de circonstances bizarres, avec un
melange singulier de bonne foi et d'heroisme. On ignore encore
quel sera le sort de ces trois soldats. Leur avocat a expliqu6
cette affaire tr6s-embrouill6e avec beaucoup de precision et de
vraisemblance.. La partie pathetique se ressent un peu de la
declamation recue au barreau, et c'est dommage.
— Le Siege de Calais nous a valu le Siege de Beauvais, ou
Jeanne Laisnc\ trag6die en cinq actes, par M. Araignon, avocat
au Parlement^ Ah! quelle tragedie! M. Araignon rend justice a
son heureux rival, M. de Belloy, quoiquc, pendant qu'il s'amu-
sait en Allemagne, celui-ci, comme il dit, I'ait force de vitesse
par sa sublime tragedie du Si^ge de Calais. En effet, elle est
sublime en comparaison du Siege de Beauvais.
ARTICLE DE M. DIDEROT.
Vous me demandez, mon ami, ce que je pense de VEloge
du Dauphin, par M. Thomas. Je ne vous repondrai pas autre
1. Paris, Lambert, 1766, in-8».
AVRIL 1766. 17
chose que ce que je lui en dis k lui-m6me, lorsqu'il m'en fit la
lecture... « Jamais I'art de la parole n'a 6t6 si indignement
prostitud. Vous avez pris tous les grands hommes passes,
presents et a venir, et vous les avez humilids devant un enfant
qui n'a rien dit ni rien fait. Votre prince valait-il mieux que
Trajan? Ehbien! monsieur, sachez quePline s'est d(}shonore par
son £loge de Trajan. Vous avez un caractere de v6rite et d'hon-
nfitete k soutenir, et vous I'allez perdre. Si c'est un Tacite qui
derive un jour notre histoire, voi^s y serez marqu6 d'une
fletrissure. Vous me faites jeter au feu tous les ifiioges que
vous avez faits, et vous me dispensez de lire tous ceux que
vous ferez d^sormais. Je ne vous demande pas de prendre le
cadavre du Dauphin, de I'etendre sur la rive de la Seine, et de
lui faire, k I'exemple des l^gyptiens, sev^rement son proofs ;
mais je ne vous permettrai jamais d'etre un vil et maladroit
courtisan. Si vous et moi nous fussions n6s k la place du
Dauphin, il y aurait paru peut-6tre ; nous ne serious pas restes
trente ans ignores, et la France aurait su qu'il s'^levail, dans
rint^rieur d'un palais, un enfant qui serait peut-6tre un jour
un grand homme. II ne valait done pas mieux que nous? Or,
je vous demande si vous auriez le front d' accepter votre 61oge.
Personne ne m'a jamais fait sentir comme vous combien la
v6rit6, ou du moins I'art de se montrer vrai, 6tait essentiel a
I'orateur, puisque, malgre les choses hautes et grandes dont
votre ouvrage est rempli, je n'ai pu vous accorder mon
attention. On saura, monsieur, ce qui vous a determine a
parler, et Ton ne vous pardonnera pas la petitesse de votre
motif. Vous vous deshonorerez vous-m6me ; oui, monsieur,
vous vous deshonorerez sans faire aucun honneur k la memoire
du Dauphin. Loin de me persuader, de me toucher, de m'e-
mouvoir, vous m'avez indign6 : vous n'avez done pas ete
eloquent. Je ne suis pas venu comme C6sar avec la condam-
nation de Ligarius signee ; mais il eut fallu s'y prendre
autrement pour me la faire tomber des mains. Si votre prince
m6ntait la centi^mc partie des eloges que vous lui prodiguez,
qui est-ce qui lui a ressembl6? qui est-ce qui lui ressemblera?
Le passe ne I'a point egale, I'avenir ne montrera rien qui
I'egale. Vous m'opposez des garants 6claires, honn6tes et v6ri-
diques de ce que vous dites. Je ne connais point ces garants; je
Til. 2
18 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
n'en conteste ni la veracite, ni les lumi6res ; mais trouvez-m'en
un parmi eux qui ose monter en chaire a c6t6 de vous, et dire :
J'atteste que tout ce que cet orateur a dit est la v6rite. Le
public reclamera, monsieur; vous I'entendrez, et je ne vous
accorde pas un mois pour rougir de votre ouvrage. Si j'avais
comme vous cette voix qui sait 6voquer les manes, j'evoquerais
celles de d'Aguesseau, de Sully, de Descartes ; vous entendriez
leurs reproches, et vous ne les soutiendriez pas. Mais croyez-
vous qu'un p^re qui connaissait apparemment son fils puisse
approuver un amas d'hyperboles dont il ne pourra se dissimuler
le mensonge? Que voulez-vous qu'il pense des lettres et de
ceux qui les cultivent, lorsqu'un des plus honn^tes d'entre nous
se r6sout h mentir k toute une nation avec aussi peu de
pudeur? Et ses soeurs, et sa femme? Pour ses valets, ils en
riront. Si j'etais votre frSre, je me l^verais pendant la nuit,
j'enlfeverais cet £loge de votre portefeuille, je le brulerais, et
je croirais vous avoir montr6 combien je vous aime. Seul,
chez moi, le lisant, je I'aurais jete cent fois k mes pieds, et je
doute que le talent me I'eut fait ramasser. Vos exagerations
feront plus de tort a votre heros que la satire la plus am6re ;
parce que la satire aurait r6volte, et qu'un 61oge outre fait
supposer que I'orateur n'a pas trouv6 dans les faits de quoi
s'en passer. G'est inutilement que vous vous defendez par le
pretexte de dire quelques v6rites grandes et fortes que les rois
n'ont point encore entendues; ces verit6s sont fl^tries, et
restent sans effet par la vile application que vous en faites. Et
que penseront les tyrans ? Comment redouteront-ils la voix de
la posterity? Qu'est-ce qui les arretera, lorsqu'ils pourront se
dire a eux-m6mes : Faisons tout ce qu'il nous plaira; il se
trouvera toujours quelqu'un qui saura nous louer? Yous 6tes
mille fois plus blamable que Pline. Trajan etait un grand
prince ; Trajan vivait, Pline lui donnait peut-6tre une lecon ;
mais le Dauphin est mort, il n'a plus de lemons a recevoir ; le
moment d'etre pese dans la balance de la justice est venu; et
c'est ainsi que vous tenez cette balance! Monsieur, monsieur,
vous le dirai-je? si j'etais roi, je defendrais a tout rheteur, et
specialeraent a vous, d'oser ecrire une ligne en ma favour; et
si ci la justice de Marc Antonin je joignais, malheureusement
pour vous, la ferocite de Phalaris, je vous ferais arracher la
AVRIL 1766. - 19
langue, et on la verrait clou6e publiquement sur un poteau
pour apprendre h. tou3 les orateurs i venir k respecter la
v6rit6. »
J'ai entendu du Dauphin un 6loge qui m'a plu, parce qu'il
6tait vrai ; et en void une courte analyse.
L'orateur n'avait eu garde de s*6riger en pan6gyriste. On
peut 6tre le panegyriste d'un roi; mais il avait con^u que le
r61e contraint, obscur, ignore d'un Dauphin, r6duisait l'orateur
k celui d'apologiste ; et vous allez voir le parti qu'il avait su
tirer de cette id6e.
II commenQait par plaindre la condition des princes. II fai-
sait voir que tous ces avantages, qui leur etaient si fort envies,
etaient bien compenses par la seule difficult^ de recevoir une
bonne Education. II entrait dans les details de cette education
difficile, et il demandait ensuite a son auditeur ce qu'il aurait
ete, lui qui I'^coutait, ce qu'il serait devenu a la place d'un
Dauphin.
Ensuite il rendait cOmpte de I'emploi des journees du Dau-
phin. II en parlait sans enthousiasme et sans emphase ; puis il
demandait k son auditeur ce qu'il elait permis de se promettre
d'un prince qui avait recu le gout des bonnes choses et celui
des bonnes lectures.
II peignait la depravation de nos moeurs, il montrait la foi
conjugale fou!6e aux pieds dans toutes les conditions de la
societe; et il interrogeait son auditeur sur la sagesse et la
fermet6 d'un prince qui I'avait respectee k la cour.
De la il passait k son respect pour le roi,ei sa tendresse pour
ses enfants et pour ses soeurs, k son attachement pour ses amis,
k son caract^re, a son esprit, k ses actions, k ses discours et k
quelques autres qualites domestiques personnelles et bien con-
nues; et il en tirait les pronostics les plus heureux en faveur
des peuples qu'il aurait gouvernes.
II avait reserve toutes les forces de son eloquence pour le
beau moment de la vie de son prince, celui ou Ton vit sa patience
dans les douleurs, sa resignation, son ra6pris pour les grandeurs
et pour la mort.
Mort, il le montrait seul, abandonne, solitaire dans un vaste
palais ; et il demandait aux hommes : Quelle difference alors du
fils d'un roi et d'un particulier?
20 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
Aprfes avoir ainsi arrache de moi un assez grand eloge
dii Dauphin, il m'amenait a lui demander : Mais eut-il ete un
grand roi ? Et il avait eu le courage de repondre : Je n'en sais
rien; Dieu le sait. Ajoulant tout de suite : Qu'est-ce qu'un
grand roi? il disait : Prince, son successeur, 6coutez-moi; void
ce que c'est qu'un grand roi ; et il faisait le plus effrayant
tableau de la royaute. Ce tableau effrayait et par les qualites
que Teminence de la place exigeait, et par les circonstances
multipliees qui en empechaient I'effet. Puis, revenant a ses
auditeurs, il disait : Messieurs, loin done de verser des pleurs
sur la cendre du Dauphin, joignons nos voix a la sienne, et
remercions avec lui la sagesse eternelle qui, en I'enlevant d'a
cote du trone qui lui etait destine, I'a soustrait a la terrible
alternative de faire des millions d'heureux ou de malheureux :
alternative dont tout le genie, toutes les lumi^res, toutes les
ressources au pouvoir de I'humanit^ ne peuvent garantir.
Et c'est ainsi que mon orateur avait ete eloquent, adroit
meme et vrai, et qu'il s'6tait fait ouvrir la porte de I'Academie,
sans se proposer de I'enfoncer.
Le philosophe qui m'a communique cet article a ete lui-
raeme eloquent en faisant I'^loge de M. le Dauphin dans une
autre langue. C'est celle de I'airain et du marbre, que les
hommes ont bien su faire mentir au m6pris de leur solidite.
Comment n'abuseraient-ils pas d'une mati^re ourdie de chif-
fons et aussi perissable que le papier? Le roi ayant ordonne
qu'on 6rigeat a M. le Dauphin un monument dans I'eglise de
Sens, ou il a 6te enterre, M. le marquis de Marigny a demand^
des projets pour ce monument k M. Cochin. Celui-ci s'est
adresse au puits d'idees le plus achaland6 de ce pays-ci.
M. Diderot lui a broche quatre ou cinq monuments de suite.
M. Cochin les presentera a M. le marquis de Marigny. Celui-ci
les presentera au roi. Sa Majeste choisira. Le directeur des arts
et le secretaire de I'Academie en auront la gloire et la recom-
pense, et le philosophe n'en aura pas un merci. Tout cela
6tant dans la rfegle et ayant toujours ete ainsi, il ne s'agit plus,
que de conserver ici ces projets de monuments, en attendant
que I'un d'entre eux soit execute.
AVRIL 1766. 21
PR0JET8 DU TOMBEAU POUR M. LE DAUPHIN.
Nota. Le roi voulant entrer dans les vues de madame la
Dauphine, on deinande que la composition et I'idee du monu-
ment annoncent la reunion future des 6poux.
Premier projet.
J'616ve une couche funfebre. Au chevet de cette couche, je
place deux oreillers. L'un reste vide, sur I'autre repose la t6te
du prince. II dort, mais de ce sommeil doux et tranquille que
la religion a promis k I'homme juste. Le reste de la figure est
envelopp^ d'un linceul. Un de ses bras est mollement 6tendu :
I'autre, ramene par-dessus le corps, viendra se placer sur une
des cuisses, et la presser un peu, de mani^re que toute la
figure montre un epoux qui s'est retire le premier, et qui
menage une place k son 6pouse. Les anciens se seraieni
content6s de cette seule figure, sur laquelle ils se seraient 6pui-
ses; mais nous voulons^tre riches, parce que nous avons encore
plus d'or que de gout, et que nous ignorons que la richesse
est I'ennemie mortelle du sublime. A la t6te de ce lit fun6raire,
j'assieds done la Religion. Elle montre le ciel du doigt, et dit
k I'epouse qui est a c6te d'elle, debout, un genou pose sur le
bord de la couche, et dans Taction d'une femme qui veut aller
prendre place k c6t6 de son epoux : « Vous irez quand il plaira
k celui qui est Ik-haut. ».,. Je place au pied du lit la Tendresse
conjugale. Elle a le visage colle sur le linceul; ses deux bras,
etendus au deli de sa t6te, sont pos6s sur les deux jambes du
prince. La couronne de fleurs qui lui ceint le front est bris^e
par derri^re, et Ton voit k ses pieds les deux flambeaux de
I'Hymen, dont l'un brule encore et I'autre est eteint.
Second projet,
Au pied de la couche fun^bre, je place un ange qui annonce
la venue du grand jour. Les deux epoux se sont r6veill6s.
L'epoux, un de ses bras jete autour des epaules de I'epouse, la
regarde avec surprise et tendresse ; il la retrouve, et c'est pour
ne la quitter jamais. Au chevet de la couche, du cote de
I'epouse, on voit la Tendresse conjugale, qui rallume ses flam-
22 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
beaux, en secouant I'un sur I'autre. Du cote de I'^poux, c'est la
Religion qui regoit deux palmes et deux couronnes des mains de
la Justice ^ternelle. La Justice eternelle est assise sur le bordde
la couche. £lle a le front ceint d'une bandelette; le serpent, qui
se mord la queue, est autour de ses reins. La balance dans
laquelle elle p6se les actions des hommes est sur ses genoux.
Ses pieds sont poses sur les attributs de la grandeur humaine
pass6e.
TroisUme projet.
J'ouvre un caveau. La Maladie sort de ce caveau dont elle
soul^ve la pierre avec son epaule. Elle ordonne au prince de
descendre. Le prince, debout sur le bord du caveau, ne la re-
garde ni ne I'ecoute. II console sa femme, qui veut le suivre. II
lui montre ses enfants, que la Sagesse, accroupie, lui pr^sente.
Cette figure tient les deux plus jeunes entre ses bras. L'aln6 est
derrifere elle, le visage pench6 sur son epaule. Derri^re ce
groupe, la France 16ve les bras vers les autels. Elle implore, elle
esp6re encore.
QuatrUme projet,
J'61feve un mausoI6e ; je place au haut de ce mausol6e deux
urnes, Tune ouverte, et I'autre ferm6e. La Justice eternelle,
assise entre ces deux urnes, pose la couronne et la palme sur
I'urne ferm6e. Elle tient sur un de ses genoux la couronne, la
palme qu'elle d^posera un jour sur I'autre urne. Et voila ce que
les anciens auraient appele un monument; mais il nous faut
quelque chose de plus. Ainsi, au devant de ce mausolee, on
voit la Religion qui montre a I'^pouse les honneurs accordes a
I'epoux, et ceux qui I'attendent. L'epouse est renversee sur le
sein de la Religion. Un de ses enfants s'est saisi de son bras,
sur lequel il a la bouche collee.
CinquUme projet.
Voici ce que j'appelle mon monument, parce que c'est un
tableau du plus grand pathetique, et non le leur, parce qu'ils
n'ont pas le gout qu'il faut pour le pr6ferer. Au haut du mau-
solee, je suppose un tombeau creux ou cenotaphe, d'ou Ton
n'aper^oit gu6re d'en bas que le sommet de la tete d'une grande
AVRIL 1766. 23
figure couverte d'un linceul, avec un grand bras tout nu qui
s*6chappe de dessous le linceul, et qui pend en dehors du
c6notaphe... L'6pouse a deja franchi les premiers degr6s qui
conduisent au haul du c6notaphe, et elle est pr6te k saisir ce
bras. La Religion I'arrSte en lui montrant le ciel du doigt. Un
des enfants s'est saisi d'un des pans de sa robe, et pousse des
cris. L' Spouse, la t6te tourn^e vers le ciel, 6plor6e, ne sait si
elle ira k son 6poux, qui lui tend les bras, ou si elle ob6ira k la
Religion, qui lui parle, et cedera aux cris de son fils, qui la
retient.
— Apr6s ce que vous venez de lire, ne vous avisez pas de
Jeter les yeux sur le JiMt des principales circonstances de la
maladie de M. le Dauphin^ public par M. I'abb^ Collet, son
confesseur * ; vous croiriez lire I'histoire de quelque capucin.
0 les maudits panegyristes qui espferent servir la cause de la
religion en dtant k un prince toute Elevation, toute grandeur
de sentiments dans ses derniers moments!
— L'Acad^mie royale des sciences vient deperdre M. Hellot,
chimiste estime, mort a I'age de plus de quatre-vingts ans. II a
6t6 charge dans sa jeunesse pendant quelque temps de la com-
position de la Gazette de France.
— On vient d'imprimer la com^die du Pkilosophe sans le
savoir. Cette pi6ce a ete retiree par I'auteur apres la vingt-
huiti^me representation, pour 6tre reprise I'hiver prochain.Elle
m'a fait gagner un pari. J'ai pari6 apres la premiere represen-
tation qu'elle en aurait quinze, contre un homme qui soutenait
qu'elle n'en aurait pas trois. Deux representations de plus et je
gagnais mon pari double. G'est le plus grand succ6s que j'aie
vu en ce pays-ci. II fait honneur au public, et il faut dire k sa
louange que, quoiqu'il applaudisse souvent des choses d'un
faux gout, on ne lui montre jamais la simplicity et la verity
sans qu'il en reconnaisse le charme et le prix. Je ne dirai pas
autant de bien de M. Sedaine que du public. Je suis furieux
contre lui. II a fait imprimer la pi^ce avec la dernifere negli-
gence. Elle est defiguree par beaucoup de fautes d'impression,
qui sont encore malrelevees dans un erratum. La ponctuation est
i. L'abbd Collet, n6 en 1693, mort en 1770.
2h CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
fausse en plusieurs endroits, et il n'y a point de genre au
monde qui demande plus d'exactitude et meme plus de finesse
que celui-ci, dans la mani6re de ponctuer. La negligence des
imprimeurs rendra quelques endroits tout a fait inintelligibles
pour ceux qui n'ont pas vu jpuer la pi^ce. II est aussi reste des
incorrections dans le style. On ne dit pas les obligations que je
voiis dois; il faut dire : que je vous ai. On ne dit pas : Je veux
quelle vous reproche de ce que vous vous etes fait attendre ; il
faut dire : de vous itre fait attendre. Ge sont des mis^res, je
le sais, mais comment peut-on les n^gliger quand on a fait un
bel ouvrage? Comment peut-on souffrir la tache la plus legere
sur une belle statue?
— II vient de paraitre une nouvelle Encyclopddie portative,
ou Tableau general des connaissances humaines. Deux volu-
mes in-80. Ouvrage recueilli des meilleurs auteurs, dans iequel
on entreprend de donner une idee exacte des sciences les plus
utiles, et de les mettre a port6e du plus grand nombre de lec-
teurs. Voila ce que porte le litre, et I'on peut ajouter que ce
plan est tr^s-bien execute. Gette nouvelle EncyclopMie porta-
^ir^'peut done etre regard^e comme un livre elementaire, excel-
lent pour I'instruction de la jeunesse, tel en un mot que M. de
La Chalotais paraissait en desirer dans son Essai d'une Muca-
tion nationale. Elle est imprimee avec beaucoup de soin et de
proprete, c'est un vrai chef-d'oeuvre de typographie. L'auteur
est M. Roux, docteur regent de la Faculte de medecine de Paris
et qui compose aussi le Journal de mMecinej qui parait tous les
mois. On peut compter M. Roux parmi les meilleures tetes que
nous ayons. G'est un penseur, un raisonneur exact et sage, et un
tr^s-excellent esprit. Le discours qu'il a mis a la tete de son
Encyclopcdie portative vous donnera beaucoup d'estime pour lui.
— Vous n'en concevrez pas autantpour l'auteur d'un Projet
d'icoles publiques qui repondront aux vceux de la nation^ et dont
Vexercice n'exige pas quatre professeurs, pr^cMi de V exposi-
tion des abus de notre Mucation publique. Volume in-12 de pr6s
de trois cents pages. Gondamnons l'auteur avec ses quatre pro-
fesseurs a I'oubli et a tous frais d'impression de sa brochure.
— M. I'abbe Richard de Saint-Non vient de publier une
Description historique et critique de Vltalie, ou Nouveaux M^-
moires sur Vetat actuel de son gouvernementj des sciences^ des
AVRIL 1766. 25
arts, du commerce^ de la population et de Vhhtoirc naturcllc.
Six volumes in-l*2 assez considerables'. 11 serait ais6 de repren-
dre beaucoup de choses dans cet ouviage, mais il ne laissera
pas d' avoir son utilite et d'6tre fort commode pour les voya-
geurs, d'autant que les voyages d' Italic dont on se sert com-
mun6ment commencent h. devenir fort vicux, etque les mu3urs
ont ^prouve une grande revolution dans cette belle partie de
I'Europe. Vous serez content del'exactitudedeM. Tabb^ Richard
sur cet article. II est un peu difTus dans ses d6tails, et il aurait
pu s'en 6pargner beaucoup. Quant a la partie des arts, on voit
que I'auteur a cherch6 a recueillir et a rapporter les sentiments
des artistes et des connaisseurs, et c'est tout ce qu'on peut
exiger d'un voyageur qui doit servir de guide, mais qui nedoit
pas r^gler votre sentiment. M. I'abbe Richard n'oublie aucun
morceau tant soit peu precieux. On pourra substituer son
ouvrage k celui de Misson, et il fera oublier ces plats et d^tes-
tables memoires que M. Grosley, de Troyes en Champagne, a
publics sur I'ltalie I'annec derni^re, sous le nom de deux
gentilshommes suedois.
— M. Aved, peintre de 1' Academic royaie de peinture et de
sculpture, est mort ces jours derniers. II n'a plus rien expose
au salon depuis plusieursannees; mais jc me souviens toujours
d'un portrait de M. le marechal de Clermont-Tonnerre, qui etait
d'une grande beaute. Aved aimait plus le metier de brocanteur
que celui de peintre. II connaissait bien les vicux tableaux, et il
savait en faire trafic d'une manifere fort avantageuse pour lui.
— On a trouve parmi les papiers de feu I'abbe Pr6vost une
traduction de I'anglais des Lcttres de Mentor a un jeune sei-
gneur^ et on vient de I'imprimer k Paris, en un volume in-12.
On dit que I'original a eu le plus grand succfes en Angleterre ;
on n'en saurait dire autant de la traduction en France, que per-
sonne n'a regardee, Tous ces ouvrages ne prouvcnt malheureu-
sement que la mesquincric de notre morale et I'etat pitoyable
de notre education.
— M. Denis, gravcur, a donn6, il y a quelque temps, en
faveur des Strangers, un Guide de Paris, format in-18, qui rend
i. C'est la premiere edition de ce livre, nSimprimcJ en 1768 et traduit en anglais
(1781, iu-12), par lequcl I'auteur a prelude h son grand Voyage pittoresque, 1781-
1780, 5 volumes in-folio.
26 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
ce guide aussi portatif qu'un almanach. Muni de ce guide, on
pourra aisement se conduire dans tout Paris et trouver d'un
coup d'oeil ce qu'il y a de plus remarquable et de plus curieux
dans cette capitale. Le m6me graveur a aussi publie une Ana-
lyse de la France, contenant des connaissances generales et
necessaires de tout le royaume.
— VOfficier partisan, par M. Rey de Saint-Genius, chevalier
de Saint-Louis; c'est le second volume qui parait de cetouvrage
ou I'auteur pretend conduire un jeune militaire, comme par la
main, dans la connaissance de toutes les parties qu'embrasse
le grand art de la guerre. Apprendre le metier de partisan dans
les livres! quelle pauvrete! Passe pour le metier du partisan
Jean Freron; mais celui du partisan Fischer, d'immortelle m6-
moire, s'apprend dans les gorges de Hesse et de Westphalie.
— La Difference du palriotisme national chez les Francais
et chez les Anglais, par M. Basset deLa Marelle, premier avocat
general au parlement de'Dombes. Get ecrit de quatre-vingt-
quatre pages est un fruit que nous devons a la tragedie du Siege
de Calais. Get ouvrage memorable, auquel personne ne pense
plus aujourd'hui, a excite et reveille le genie de tous nos petits
patriotes. Vous croyez Men que, suivant le patriote Basset, le
patriotisme francais I'emporte prodigieusement sur I'anglais; nous
aimons tant nos rois! Aussi I'auteur avertit-il charitablement les
Anglais de bien prendre garde a eux, malgr6 toutes les faveurs
dont la fortune les a combles dans le cours de laderni^re guerre.
II est bien vrai qu'ils ont ruine nos affaires aux Indes et en
Am^rique ; mais aussi le succ^s du Si^ge de Calais et I'ecrit de
M. I'avocat general de Dombes doivent les faire trembler. D'ail-
leurs, il n'est pas encore bien decide si ce sont les Anglais qui
ont occasionne nos pertes, ou bien les gens qu'on a envoyes
commander et gouverner en Asie et au Ganada ; et si Ton en
inferait que ces Francais se sentaient encore plus d' amour pour
I'argent que pour leur roi, nous repondrions que des grands
coeurs savent reunir plusieurs passions a la fois. Au reste,
pourvu que ceux qui passent leur vie dans les cafes de Paris, a
aimer leur roi et a ne rien faire, soient bien imbus et tremp6s
de sentiments patriotiques, on s'en passe fort bien dans les
places et dans les charges, comme MM. les Ganadiens et quel-
ques autres Font victorieusement prouve en ces derniers temps.
AVRIL 1766. J7
Aiiisi, vu la trag^die du Siege de Calais^ oui les conclusions de
maitre Basset, avocat g^ncl^ral diidit seigneur roi a Dombes,
tout consider^, la cour condainne tous les Anglais solidairement
k reconnaitre aux Fran^ais un patriotisme national sup^rieur
aujleur, met les Canadiens et autres friponneaux hors de cour et
de proems, dit que leur gout pour le vol et la rapine ne prouve
rien contre le patriotisme des bavards et des oisifs de Paris ;
ordonne que le SUge de Calais soit regards en tout lieu comme
le plus bel ouvrage du sifecle, et maitre Basset, independamment
de son patriotisme, comme un homme sup6rieur et un ecrivain
de la premiere force.
— M. Gauthier de Sibert, dont je n'ai jamais entendu parler,
vient de publier en quatre volumes in-12 les Variations de la
monarchic francaisc dans son gouvernement politique, civil et
militairej avec Vexamen des causes qui les ont produites, on
Histoire du gouvernement de France depiiis Clovis jusquil la
mort de Louis XIV, divisive en neuf cpoques. Voil^, sans con-
tredit, le titre d'un.des plus beaux ouvrages et des plus neces-
saires qu'on puisse faire en ce moment sur I'histoire de France,
mais M. Gauthier de Sibert s'est contente d'en avoir trouve le
titre. On pent regarder ses quatre volumes comme non avenus,
et faire un ouvrage nouveau qui en remplisse mieux le projet.
II faut pour cela beaucoup de connaissances, une vaste lec-
ture, beaucoup de critique et de philosophie. (Je serait propre-
ment un livre elementaire sur le droit public fran^ais, et celui
qui le ferait avec I'impartialite et la ve^racite d'un honnSte
homme ferait tr6s-sagement de se louer un appartement k la
Haye ou k Londres avant la publicatien de son traits. Quant a
M. Gauthier de Sibert, c'est un homme qui ecrit avec approba-
tion et privilege.
— M. Mentelle, professeur k I'lScole royale militaire, vient
de publier en un gros volume in-12 des l^ldments de I'histoire
romaine divish en deux parties, avec des cartes et un tableau
anahjtique. Get abrege va jusqu'^ I'epoque de la perte de la
liberty de Rome sous Octave Auguste. Le nombre des livres
616mentaires augmente si prodigieusement qu'il faudra neces-
sairement abr^ger les abreges, et quand on les aura fondus
ensemble par douzaine, on aura bien de la peine k en tirer
quelque chose de passable.
28 GORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
— M. Marmontel vient de publier sa traduction de la Phar-
sale de Lucain, annoncee depuis si longtemps, et dont il avait
insere plusieurs 6chantilIons dans le Merciire de France. La
traduction que M. Masson, tresorier de France, a publiee de ce
poeme I'annee dernifere n'a point einp6che M. Marmontel de
faire imprimer la sienne en deux volumes in-8", d'une impres-
sion soignee et orn^e de tout le luxe d'estampes et de vignettes
qui s'est introduit depuis tr6s-peu de temps, au grand dommage
des acheteurs * . D'un autre cote, cette edition magnifique n'a
point erapech6 M. le tresorier de France d'en faire une nou-
velle de sa traduction; et ni M. Marmontel, ni M. Masson, n'em-
pecheront le public de penser de la Pharsale ce que I'arr^t
irrevocable des gens de gout a prononce depuis plus de quinze
si^cles.
On a souvent reproche k M. Marmontel sa passion pour ce
poete. Aussi a-t-il eu soin d'en parler dans sa preface avec
une extreme moderation. G'est comme un amant qui, n'osant
avouer un attachement malheureux pour une femme que Ton a
jugee sans beaute et sans ra^rite, cherche a faire son apologie
de la manifere qu'il croit la plus propre k ramener les esprits.
Tout ce que M. Marmontel voudrait nous persuader se reduit ci
ce que les defauts de Lucain sont ceux de la jeunesse; qu'un
poete mort k vingt-sept ans merile de I'indulgence, et que s'il
avait eu le temps de corriger son poeme, il en aurait fait une
chose admirable. Mais que diable cela nous fait-il, si ce poeme,
tel qu'il est, est ennuyeux et mauvais ? D'ailleurs, qu'en salt
M. Marmontel, pour nous donner de telles assurances ? Est-il
cousin germain de Lucain? A-t-il pass6 une partie de sa vie avec
lui, et juge-t-il d'apr^s ses observations particuli^res ? En ce
cas, je I'ecouterai quand j'aurai examine le degre de lumi^re et
de gout, et par consequent de croyance, que je pourrai lui
accorder. Suppose que Racine fut mort apres sa tragedie des
Frdres ennemis, un acad6micien n'aurait-il pas beau jeu de
venir nous dire aujourd'hui : Messieurs, si Racine eut vecu, il
aurait fait des tragedies admirables; sa mort a prive la France
de son plus grand poete. Remarquez que cet academicien dirait
1. Un frontispice et dix figures de Gravelot, graves par Duclos, Le Mire, de
Ghendt, etc.
AVRIL 1766. 29
une v6rite, et que Ton se moquerait de lui k bon droit, parce
qu'il n'aurait nulle raison de I'aflirmer. Que M. Marmontel n'est-
ii plus vrai I Sa preface, traduite en termes clairs et precis,
veut dire : Messieurs, j'aime Lucain a la passion ; car vous
croyez bien que je n'aurais pas pass6 des annexes a traduire son
poeme, si je ne le trouvais admirable. Vousne voulez rien accor-
der a mon poete, vous me reprochez mon mauvais goilt; vous
pensez peut-6tre que je suis un homme d'esprit, mais de bois,
et peu fait pour sentir les beaut^s de Virgile, auxquellcs, en
elTet, je pref^re le poeme de Lucain; mais je suis poltron, et
je n'ai pas le courage de rompre avec vous en visi^re : j'aime
mieux avoir I'air d'etre en tout de votre avis, afin que vous
soyez un peu du mien. Voyez si vous aurez le courage de me
tout refuser, lorsque je me pr6te a tout, et que je ne vous dis-
pute rien ? Eh bien, qn'k cela ne tienne, monsieur Marmontel;
dans le fond, je vous alme. Nous n'avons pas le m6me gout sur
aucun point; mais qu'est-ce que cela fait ? Ne sommes-nous pas
tous les deux honnStes gens ? Vos plaisanteries dans la societe
ne sont pas de la premiere finesse ; vous riez un peu gros, mais
enfin vous riez, et vous 6tes bon compagnon. Faites seule-
ment des tragedies comme Pierre Corneille, et soyez aussi nai'f
et aussi profond que Montaigne, et je vous promets que je vous
passerai comme k eux votre malheureux faible pour cet Espa-
gnol de Lucain.
M. Marmontel a encore une autre marotte, c'est de vouloir
faire de C6sar un homme modere et sans ambition, et qui
n'aurait jamais cess6 d'etre bon citoyen si les injustices du
senat ne I'y avaient comme force. Yoil^ une id6e dont les
ecoliers m^mes se moqueront, car on leur apprend assez
d'histoire romaine pour cela. Notre acad^micien entre, a cet
6gard, dans beaucoup de details sur I'injustice du S(^nat envers
le peuple; et le moindre d^faut de cette dissertation, c'est de
n' avoir pas assez distingue les ^poques. Qu'ont de commun les
Romains du temps des Decemvirs avec les Romains du temps
des Gracques, et ces deux periodes avec I'epoque de Cesar?
Un Qbservateur tant soit peu attentif ne voit-il pas que I'esprit
public d'un peuple change continuellement, et passe, de revo-
lution en revolution, au milieu des memes principes de la
constitution? Qu'on examine I'esprit public anglais, seulement
30 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
depuis soixante ans : croira-t-on que les Anglais, sous le regne
de Guillaume III, sous celui de la reine Anne, sous celui de
George P'', sous le minist^re de Walpole, sous celui de M. Pitt,
SB ressemblent? et un raisonneur politique aurait-il beau jeu
de confondre toutes ces epoques, et d'argumenter de I'esprit
public de I'une a I'esprit public de I'autre? Oui, sans doute,
rien ne serait plus sur pour deraisonner magnifiquement. Eh
bien, c'est ce qui arrive tous les jours k nos faiseurs de livres.
lis disent les Romains, et j'ai toujours envie de leur demander
de quel temps? lis font bien pis; ils disent les anciens, et
confondent sous ce nom vague differents peuples et differents
pays qui n'ont absolument rien de commun. Notre faible vue,
k mesure que les objets s'eloignent, les confond et les rap-
proche les uns des autres, et nous en raisonnons en conse-
quence de cette erreur de notre faible vue, et nous avons
encore la puerile pr^somption de croire la verite faite pour
nous.
Au reste, le peu de personnes qui ont jete les yeux sur la
traduction de M. Marmontel ont relev6 plusieurs passages oti
le traducteur parait n'avoir pas enlendu le latin.
— Un compilateur *■ qui ne s'est pas nomm6 a fait impri-
mer un Bictionnaire d'anecdotes, de traits singuliers et carac-
tdristiques, historiettes, hons mots, naivetds, saillies, riparties
ing^meuses, etc., etc. Deux volumes in-8°. Insigne rapsodie
qu'on pent cependant parcourir, quoiqu'assurement le redac-
teur n'ait pas le pinceau de Plutarque. Cette compilation va
6tre suivie d'une autre sous le titre de Bictioniudre des por-
traits et anecdotes des hommes illustres.
— Histoire critique de Veclectisme ou des nouveaux pla-
toniciens, en deux volumes in-12. C'est un grave docteur de
Sorbonne % dont le nom me revient aussi peu que son ouvrage
revient au public, qui est I'auteur de cette histoire destin6e a
relever toutes les erreurs dont 1' article Eclectique de VEncyclo-
pedie est farci. Le docteur a raison, ces encyclopedistes sont
des gens sans foi ni loi. Ils s'abandonnent a leur imagination,
et font dire aux anciens philosophes des choses auxquelles ils
1. Selon Barbier, qui ne cite pas I'^dition annonc^e par Grimm, La Combe de
Pr^zel, auteur de cette compilation, aurait 6te aid^ par Malfilatre.
2. L'abbe Guillaume Maleville.
MAI 1766. 31
n'ont jamais pens6. Si I'auteur de cet article, M. Diderot, est
oblig6 de r6pondre de tout ce qu'il a mis proditoirement dans
la bouche des autres, je ne me soucie pas d'etre k c6t6 de lui
le jour de la grande ti'ompette.
MAI.
1" mai 1766.
Le conte de la licinc dc Golconde est le chef-d'oeuvre de
M. le chevalier de Boufllers. 11 le composa, il y a cinq ans,
au seminaire de Saint-Sulpice, ou il s'etait enferme pour se
faire apprenti ev^que, et d'ou il sortit au bout de quelques
mois, n'ayant d'autre preuve de vocation pour I'^piscopat que
I'histoire de cette aimable Aline. Aussi I'auteur prit-il son parti
en galant homme, et au lieu d'ambitionner le rochet et I'^tole,
il alia ceindre son ep6e et faire la guerre aux ennemis du roi
en Hesse. Serieusement parlant, son conte de la Reine de Gol-
conde est un peu libre, mais k cela pr6s, le plus joli ouvrage
qui ait paru en ce genre depuis longtemps. M. de Voltaire pour-
rait I'avouer sans honte; et quoiqu'il ne soit pas infiniment
moral, je donnerais volontiers pour lui tous les contes moraux
de M. Marmontel. Ce sujet etait charmant k placer sur le theatre,
et on nous annon^ait depuis deux ans un op6ra fait par M. Se-
daine et M. de Monsigny, quidevait faire epoque sur I'ennuyeux
theatre de 1' Academic royale de musique. Cet opera vient d'etre
joue * avec un succ6s qu'il faut attribuer a la d^pense que les
directeurs de ce spectacle ont faite en habits et en decorations,
car d'ailleurs le public n'a point reconnu dans le poeme le genie
et la touche de M. Sedaine, et les connaisseurs ont trop bien
retrouve dans la musique les maigres talents de M. de Mon-
signy. Mais comme il y a a Paris mille personnes en 6tat d'ap-
pr^cier le merite d'un poeme, contre une qui se connaisse en
1. Aline, reine de Golconde, fut representee pour la premiere fois le 15 avril
1766. (T.)
32 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
musique, toutes les critiques se sont portees sur le poete, et
les defauts du musicien, bien autrement nombreux et barbares,
snt a peine cheque. II faut cependant convenir qu'on n'a pres-
que point fait de reproche au poete qui ne soit fonde. La plati-
tude et la barbarie du styJe ne sont point compensees ici par
ces traits vrais, naifs et heureux qui caracterisent les pieces de
M. Sedaine. II a assez bien et assez naturellement dispose le
sujet ; mais, k cela pr^s, il n'en a pas tire le moindre parti.
Monsieur Sedaine, consolez-vous cependant : car pour avoir
fait un mauvais opera, je ne vous estime pas un brin moins
qu'auparavant, et vous auriez peut-6tre perdu dans mon esprit,
si vous y aviez reussi. Souvenez-vous que M. de Voltaire, qui a
excelle dans tons les genres, n'a jamais pu r^ussir dans celui-ci.
Ses chutes sur ce theatre lui ont toujours donn6 un titre de
plus a mon admiration ; son esprit juste et vrai n'a jamais su
se plier au faux gout de ce genre, qu'une antique superstition
lui a fait regarder comme admirable. Ce genre sera toujours
fastidieux et insupportable aux gens de gout; et si Dieu fait
jamais la grace aux Francais de leur ouvrir les oreilles, et de
leur faire comprendre ce que c'est que la musique, on ne croira
jamais qu'une nation si polie et si cultivee d'ailleurs ait pu
supporter cent ans de suite ce qu'elle appelle un opera. Le
vrai reproche que M. Sedaine a ^ se faire, c'est de n'avoir pas
tente de hater cette revolution.
— M. de Bury a fait, I'ann^e dernifere, une Histoire de
Henri /F en plusieurs volumes. Person ne, Dieu merci, n'a lu
cette histoire ; et il ne faut pas 6tre maladroit pour ecrire, au
milieu de la capitale, la vie du roi le plus cher k la nation
sans que la nation le sache. Ce M. de Bury est un polisson qui
peut se placer hardiment a c6t6 de M. le marquis de Luchet,
si justement decrie pour ses talents historiques. II a plu a M. de
Bury d'attaquer, dans sa pr6face, I'histoire de I'lllustre presi-
dent de Thou, de la facon du monde la plus temeraire; et
M. de Voltaire a cru devoir justifier la memoire de cet homme
celebre, dans une feuille de trente-huit pages qui vient de
paraitre'. M. de Voltaire a tort. II d^montre qu'un homme qui
1. Le President de Thou justifie contre les accusations de M. de Bury, auteur
d'unevie de Henri IV (1766), in-8°.
MAI 1766. 33
6crit le fran^ais comme M. de Bury, c*est-i-diie comme un
d6crotteur, n'a pas le droit d'attaquer un homme du m6rite de
M. de Thou. M. de Voltaire a tort. Eh! que diable cela fait-il
que M. de Bury attaque ou n'altaque pas, qu'il loue ou qu'il
blame? Quoi qu'il fasse et qu'il dise, il ne m6rite certainement
pas I'honneur d'etre relev6 par M. de Voltaire; mais puisque
celui-ci se determinait a le chatier, il fallait du moins en faire
justice severe, et le trailer avec le m6pris et I'indignation
convcnables, et non comme si M. de Bury etait quelque chose.
Voili ce que je prends la liberty de remontrer a M. de Voltaire.
Je sais bien qu'il n'est pas fach6 de rapporter k cette occasion
quelques lettres originales, dejk ins6r6es dans le Mercure, et
quelques propos connus de Henri IV, qui ne sont pas k la plus
grande gloire de la religion catholique, apostolique et romaine;
mais il ne fallait pas m61er le sacre avec le profane, les mots
du grand Henri avec les b6vues et le jargon de ce Bury. M. de
Voltaire lui reproche de parler de lui-m6me, et de nous dire
qu'il a deji donn6 au public une viede Philippe de Mac6doine*.
Hlustre patriarche, vous avez de I'humeur. Comment I'auriez-
vous done su s'il ne vous I'eut pas dit, et qui voulez-vous
done qui parle de M. de Bury, si ce n'est pas lui-m6me?
— On a imprime k Londres, en fran^ais et en anglais, une
lettre de M. de Voltaire, adressee k Jean-Jacques Pansophe,
autrement dit Rousseau*. Dans cette lettre, qui est defiguree
par un nombre infini de fautes d'impression, M. de Voltaire se
defend de I'imputation d' avoir nui k M. Rousseau k Geneve,
imputation certainement aussi fausse et aussi injuste qu'o-
dieuse. Chemin faisant, M. de Voltaire dit k Jean-Jacques
Pansophe beaucoup de Veritas dures qu'il aurait tout aussi
bien fait de lui epargner. Ce pauvre Jean-Jacques est assez
malheureux par son propre fait pour qu'on ait de I'indulgence
pour lui, et qu'on ne prenne pas garde a ses hearts; mais M. de
i. Histoire de Philippe et d'Alexandrele Grand, rois de Macedoine, par da
Bury, 1760, 10-4".
2. Le docteur Pansophe, ou Lettres deM.de Voltaire (et de Borde), Londres,
1766, in-12. La lettre du docteur Pansophe est de Borde. Voltaire avait d'abord
attribu^ cette pi6ce satiriquo k I'abb^ Coyer, qui I'a d&avou6e par une lettro
ins^rde dans les OEuvres diverses deJ-.J. Rousseau, Edition de .Neufchitel (Paris),
tome VIL (T.)
VII. 3
34 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
Voltaire n'entend pas cette morale, et il a ete trop sensible a
cette accusation pour I'oublier si vite.
' — II faut passer en revue une foule de romans qui ont paru
depuis peu.
Lucy Welters est un rdman anglais en deux volumes, traduit
par un certain M. le marquis de La Sailed Cela est au-dessous
du mediocre. Nous avons traduit tout ce que les Anglais ont de
precieux en ce genre; mais pourquoi traduire le mauvais?
Quant a nos traducteurs, quelque precipitation que feu I'abb^
Prevost ait mise b. faire ses traductions, il s'en faut bien qu'il
ait ete remplace. On dit que ce roman est d'une dame de
Londres ; et puisque Paris a sa M""* Bontemps, sa M'"^ Benoist,
sa M'"' Guibert, etc., etc., pourquoi Londres n'aurait-il pas les
siennes?
On attribue a I'auteur de Lucy Welters un autre roman
intitule les Frdres^ ou Histoire de miss Osmond. Celui-ci vient
aussi d'etre traduit par M. de Puisieux, en quatre parties. Je ne
sais si cette M. signifie monsieur ou madame de Puisieux ^ ; car
M""® de Puisieux etait autrefois un auteur celfebre; mais de-
puis que M. Diderot ne la voit plus, elle parait avoir quitte la
litterature. Quoi qu'il en soit, ce roman de Miss Osmond est
encore plus pi toy able que le precedent.
Ne lisez pas les plats et tristes M&moires du Chevalier de
Gonthieu, publics par M. de La Groix, en deux volumes. Ce
M. de La Groix a bien les meilleures intentions du monde. G'est
dommage que les gens a bonnes intentions soient de si pauvres
poetes et de si ennuyeux auteurs.
Les M^moires d'une Retigieuse, 6crits par elle-meme, et
recueillis par M. deL..., en deux parties, sont d'une platitude
bien plus amusante'. Du moins on y trouve une amante qui,
quand on la chagrine, a un d6bordement de bile tout pr6t
qu'elle vomit sur ses persecuteurs. Son amant s' etait sauve
sur un toit, et Ik, s'appuyant sur une chemin6e, il entend les
gemissements de sa triste maltresse. Tout aussitot ses forces
I'abandonnent, les pieds lui manquent, et il tombe evanoui par
1. La Haye et Paris, 1766, 2 vol, in-12.
2. 1766, 4 part, ia-12. L'm qui est sur le titre signifie monsieur.
3. Les Memoires d'une Beligieuse (1766, 2 part, in-12) sont de I'abbc de Long-
champs, mort h Paris, en 1812, dans une grande misfere. (B.)
MAI 1766. 35
le trou de la chemin6e aux pieds de sa tendre amie, plein de
sang et de suie. Je ne voiis parle ici que des moindres mer-
veilles de ce roman, dont le style rdpond parfaitement k la
dignity et au pathetique du fond.
Apr6s cela, je ne vous conseille pas de lire ni Mahulem,
histoire orientale S ni la Reine de Benni, nouvelle historique*,
ni Almanzaide , histoire africaine. Tout cela, c'est de I'eau
ti6de auprfes de notre llcligiense.
J'en dis autant des Lcttrcs gidantes et historiques d'un che-
valier de Make. L'auteur de cette rapsodie a un secret sur pour
se d6faire des gens dont il n'a plus besoin. II les envoie h. la
guerre en detachement. lis sont blesses et cr^vent. Le pauvre
chevalier de Malte p6rit ainsi lui-m6me sur les gal6res de la
religion, le tout pour desoler iine pauvre niaitresse qui de
d^sespoir prend le voile.
Cilianne, ou les Amants siduits par leurs vertus, est un
nouveau roman public par l'auteur A'^lisabeth, autrement dit
M"" Benoist, volume in-12 de plus de deux cents pages. J'ap-
prouve fort qu'un auteur mette sur le titre de ses nouvelles
productions la notice de ses p6ches precedents. Quand je vols
un roman fait par l'auteur de I'insipide Elisabeth, je suis dis-
pense de le lire. Ici les amants, s6duits par leurs vertus, sont
deux personnes mariees que I'attrait de leurs vertus reciproques
porte k manquer aux engagements du mariage; ou, sous une
plume moins delicate que celle de M'"* Benoist, c'est la tendre
et vertueuse Celianne pr^te i faire son mari cocu en faveur du
vertueux Mozime. M'"^ Benoist se flatte que son roman sera un
puissant pr6servatif contre I'amour pour toutes les jeunes
femmes de Paris ; et cet effet serait immanquable, si Ton pou-
vait leur persuader que I'amour est r6ellement aussi insipide
que M°"» Benoist a le talent de le peindre.
En faisant passer toute cette cargaison de romans aux lies,
on n'oubliera pas d'y joindre les Passions des di/f^rents dgcs
ou Tableau des folies du siicle, contenant quatre historiettes
4. Par Marescot, 1766, in-12.
2. Par lo marquis de Luchet, 1766, in-12.
3. Cette Almanzaide n'ctait-ellc pas une rdimproesion de la nouvelle du m6me
litre, Paris, Barbin, 1674, in-12, dont M»« de La Roche-Guilhem dtait ranonyme
auteur? (T.)
36 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
en un petit volume, savoir : le Jeune homme, le Vieillard, la
Jeune fille, et la Vieille. Je crois ce detestable chiffon d'une
certaine chenille appelee Nougaret*.
Les M^moires du marquis de Solanges, en deux volumes^,
sont ce qu'il y a de plus passable dans cet enorme fatras d'insi-
pidites et de platitudes. Je ne sais qui est I'auteur de Rose,
a qui nous les devons ; mais parmi les aveugles il est ais6 a
un borgne de faire le voyant. Je conseille k I'auteur de Rose
d'6pouser I'auteur ^'Elisabeth, et de nous laisser en repos.
— Nous avons vu I'hiver dernier, sur le theatre de la Gom6-
die-Fran^aise, le debut d'une M"*^ de La Ghassaigne, qui avait
choisi le nom de Sainval pour son nom de theatre ^ Cette actrice,
pompeusement annoncee, n'a repondu a I'attente du public sur
aucun point. En consequence, elle a et6 renvoy6e du theatre
au bout de quelques semaines. Une autre M"^ Sainval vient de
d^buter avec un succes bien different*. Son debut a attire
beaucoup de monde k la Gomedie, et elle a reuni presque tous
les suffrages. Elle a joue successivement les roles d'Ariane,
d'Alzire, et celui d'Amenaide dans la trag^die deiTancrdde. On
lui a trouve de Tinteliigence, de la chaleur et du path^tique,
et elle a regu dans tous ces roles de grands applaudissements.
Gette actrice vient de Lyon, ou elle a jou6 quelque temps. On
ne doute point qu'elle ne soit recue, et comme nous sommes
aussi prompts ei nous flatter qu'k nous decourager, nos connais-
seurs nous assurent deja que, par cette acquisition, M'^' Glairon
sera remplac6e. Jele voudrais. Jene refuse pas a M"^ Sainval du
talent et de grandes dispositions ; mais elle a un grand incon-
venient, c'est qu'elle est excessivement laide. On assure qu'elle
n'a pas vingt-deux ans, et elle a I'air d'en avoir quarante au
theatre. On ne saurait dire que la douleur I'embellisse, car elle
devient plus laide k mesure que la passion I'anime et se peint
sur son visage. II est vrai que sa chaleur, et quelquefois la
verite de 1' expression, entrainent en depit de la laideur ; mais je
doute que chez une nation veritablement enthousiaste des beaux-
arts, et en particulier de I'art dramatique , aucun talent, aucun
1. Nougaret etait en effet auteur de cet ouvrage ; 1766, in-12.
2. Par Desboulmiers; 1766, 2 vol. in-12.
3. Voir la note de la page 492 du tome VI.
4 Voir la note precitee.
MAI 1766. 37
avantage pftt contre-balancer I'inconvenient de la laideur : la
beauts, lagr&ce des formes et des figures, paraissent la quality
principale et la plus essentielle du com^dien, quoiqu'on puisse
les poss6der sans talent. M"* Sainval n'a pu continuer son
debut, parce qu'elle est grosse de plus de cinq mois. On dit
qu'elle a le malheur d'etre passionnee pour un mauvais sujet,
de moeurs aussi basses que d'extraction, et qui la maltraite
indignement sans pouvoir la guerir de son malheureux pen-
chant : autre raison pour esperer peu de M"o Sainval, malgr6
ses dispositions. Le d6sordre et la bassesse sont ce qu'il y a de
plus contraire k la perfection de I'art dramatique. II n'y a
point de profession qui ait autant besoin d'enthousiasme et
d'el^vation de sentiments que celie du comedien ; mais vu que
nous sommes des oisifs qui n'allons au spectacle que par
d6soeuvrement, et tr6s-peu curieux de la perfection de I'art,
tout est bon pour nous. La reception de M"® Sainval ne sera
d6cidee qu'apr^s ses couches, ce qui fera une esp6ce de second
d6but; mais je crains que, malgr6 ses succ^s, elle ne parvienne
jamais k m^riter une place dans I'histoire du Th6atre-Francais
k c6t§ des Le Gouvreur et des Glairon.
— Jean Astruc, docteur-regent de la Faculty de medecine
de Paris, vient de mourir, §,ge de plus de quatre-vingts ans*.
C'6tait un praticien mediocre, et m6me trfes-mauvais, a ce que
je crois; mais c'etait un savant medecin. Son traite des Maladies
v^n^riennes^ ^ ecrit en latin, I'a rendu c616bre parmi les mede-
cins de toute I'Europe, et par les connaissances qu'il renferme,
et par la mani^re dont il est ecrit. II s'en faut bien que son der-
nier ouvrage Sur les Maladies des femmes^ merite le meme
eloge. II estplein de faussetes; non que I'auteurne sut dire la
verit6, mais parce qu'il la sacrifiait k rint6r6t le plus frivole.
Ainsi, dans ce dernier trait6, pour soutenir un systfeme qu'il a
cru devoir adopter, il a mieux aime changer la forme de la
matrice dans les femraes, et la repr^senter autrement qu'elle
n'est, que de convenir que son syst^me est faux : proc6d6 tr6s-
capable d'induire en erreur de jeunes m6decins, mais dont le
1. Astruc, nd en 168 1, mourut le 5 mai 1766.
2. De Morbis venereis, libri sex. La premiere (5dition est de Paris, 1736, ia-i". II
y en a une traduction de Jault, qui a m plusieurs fois r6imprim(5e. (T.)
3. 1761-66, 6 vol. in-12.
38 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
fait m'a et6 certifie par un grand et savant medecin. Astruc 6tait
un des hommes les plus decries de Paris. II passait pour fripon,
fourbe, mechant, en un mot pourun tr6s-malhonn6te homme.
II 6tait violent et emporte, et d'une avarice sordide. II faisait le
devot, ets'etait attache aux jesuites dans le temps qu'ils avaient
tout credit et toute puissance. II est mort sans sacrements, parce
qu'il ne voyait plus rien a gagner par I'hypocrisie au dela du
tr^pas. G'est un savant et mechant homme de moins. II etait
beau-p6redeM. de Silhouette, qu'un ministferedequelquesmois
a rendu I'objet de la haine publique; le gendre a aussi toujours
affiche la devotion, et le public ne croit gufere plus a sa pro-
bite qu'a celle de feu son detestable beau-pfere.
15 mai 1766.
II me reste un mot a dire sur la musique de la Beine de
Golconde. M. de Monsigny n'est pas musicien de profession, et
11 n'y a rien qui n'y paraisse. Sa composition est remplie de
solecismes ; ses partitions sont pleines de fautes de toute espfece.
II ne connalt point les effets ni la magie de I'harmonie ; il ne
salt pas meme arranger les differentes parties de son orchestre
et assigner a chacune ce qui lui appartient : ses basses sont
presque toujours detestables, parce qu'il ne connalt pas la ve-
ritable basse du chant qu'il a trouv6, et qu'il met ordinaire-
ment dans la basse ce qui devrait 6tre dans les parties inter-
mediaires. Aussi, toute oreille un peu exercee est bientot
exced6e de cette foule de barbarismes, el, en Italie, M. de Mon-
signy serait renvoye du theatre a I'^cole, pour etudier les pre-
miers elements de son art, et expier ses fautes sous la ferule ;
mais en France, le public n'est pas si difficile, et quelques
chants agreables mis en partition comme il plait a Dieu, des ro-
mances surtout, genre de musique national, pour lequel le par-
terre est singuliferement passionne, ont valu a ce compositeur les
succ6s les plus flatteurs et les plus eclatants. On le regardait m6me
comme I'hommele plusproprea op6rer une revolution sur le thea-
tre de rOpera, et a faire la transition de ce vieux et miserable
gout qui y rfegne h un nouveau genre, sans trop choquer les
partisans de la vieille boutique et sans trop deplaire aux ama-
teurs de la musique.
MAI 176C. 39
M. de Monsigny a mal justifl6 ces esperanccs : il n'a pas fait
faire uii pas k I'art. Son op6ra de la Jieinc de Golrondc est un
opera frangais dans toute la rigueur du terme, et je delie les
plus grands rigoristes de lui reprocher la moindre innovation,
la plus petite her6sie. II en est arrive une chose bien simple,
c'est que M. de Monsigny n'a contente aucune classe de ses
juges. Les amateurs de la musique I'ont abandonne aux vieilles
perruques, qui ne lui ont pas rendu justice. Ce compositeur a
oublie de faire une observation de la plus grande importance
pour un musicien qui veutr6ussir ; c'est qu'on vante la musique
de Lulli, non parce qu'on la trouve reelleraent belle, mais parce
qu'elle est vieille. Ainsi, tout homme qui travaille k s'approcher
du vieux gout est siir de d6plaire m6me a ceux qui en sont les
plus chauds d^fenseurs.
Sans 6tre charge des pleins pouvoirs d'aucun parti, je vais
tracer ici quelques articles pr61iminaires, sans I'observation des-
quels je promets k M. de Monsigny, et k tout compositeur qui
voudra essayer un opera fran^ais, qu'ils n'obtiendront jamais
de succ^s durable. On ira toujours k I'Opera, parce que I'oisi-
vet6 et le desoeuvrement y conduiront toujours ; mais les gens
de goCit ne s'y plairont jamais.
Je dirai done, en premier lieu, que la France n'aura jamais
de spectacle en musique si Ton ne s6pare pas distinctement
I'air et le recitatif. Gelui-ci ne doit point 6tre chante, il doit
6tre une declamation not^e et parlee : cette declamation doit
tenir le milieu entre la declamation ordinaire et commune et le
chant. Quoique mesure et soutenu d'une basse, le recitatif ne
doit point se debiter en mesure ; il suflit qu'il soit ponctue avec
justesse, et que les v^ri tables inflexions du discours y soient
bien marquees ; tout le reste doit etre abandonne a I'intelli-
gence de I'acteur. Je dis de I'acteur, et non du chanteur : le
recitatif ne peut faire de I'effet que lorsque le poete a fait une
belle sc6ne, et que I'acteur la joue bien,
L'air doit etre reserve aux moments de situation, de cha-
leur, de passion, d'enthousiasme. Tout air doit 6tre pour airisi
dire une situation, et c'est ainsi que I'illustre Metastasio I'em-
ploie toujours, si vous en exceptez les airs qui renferment un
tableau ou une comparaison ; et j'avoue que je retrancherais
volontiers ce dernier genre d'airs de la musique theatrale.
/iO CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
Le recitatif oblige a une nuance de chant plus forte que
le r6citatif ordinaire ; il tient le milieu entre celui-ci et le chant
de I'air.
Mettez les airs les plus beaux et les plus sublimes I'un k la
suite de I'autre, et vous n'en aurez pas fait executer quatre de
suite sans que votre oreille ne soit enivr6e, excedee, et que
vous n'ayez r^ussi a detruire tout charme, tout effet, par cette
succession immediate des uns aux autres.
Le recitatif etait done ce qu'il y avait de plus important k
trouver pour I'execution d'un opera. Sans lui, point d'action,
point de dialogue, point de scfene, point de repos, point de
charme, point d'effet musical.
Aussi il n'y a rien de tout cela dans un op6ra francais, parce
que son recitatif est un chant lourd, trainant etlanguissant, que
I'acteur debite a force de cris et de poumons, et qui dure de-
puis le commencement jusqu'a la fm. Ce recitatif detestable, qui
a 6te imite d'aprfes le plain-chant de I'eglise et qui n'est pro-
prementni chant ni declamation, est cause qu'il n'y a ni air ni
recitatif dans un opera francais, et que I'auditeur le plus intre-
pide en sort harasse.
La faute la plus grave de M. de Monsigny, c'est d' avoir adopts
ce plain-chant avec tons ses d6fauts, et de n' avoir pas songe k
distinguer avec precision I'air et le recitatif. G'etait se mettre
dansl'impossibilite de mieux faire que ses predecesseurs, depuis
le plat Lulli jusqu'au dur et lourd Rameau.
Secondement, la chanson et le couplet ne sont point du res-
sort de la musique theatrale : ils peuvent y 6tre places histori-
quement, c'est-a-dire qu'un berger, par exemple, pent dire a
sa berg^re qu'on lui a appris une telle chanson, et la chanter;
mais il est contre le bon sens de placer sur le theatre la chanson
et les couplets en action, parce que le chant du couplet est
toujours un chant appris par coeur, et ne pent jamais avoir
I'air d'etre cree par I'acteur dans la chaleur de Taction ou
dans les accSs et dans la fougue de la passion. Rien ne res-
semble moins au couplet que I'air ou Varia des Italiens, qui
est le veritable chant du theatre, et qui, comme nous I'avons
dit, doit toujours etre place en situation. II parait que c'est la
danse qui a fourni la premiere idee de I'air a celui qui I'a cree
en Italie, et introduit sur le theatre. L' application du cadre que
MAI 1766. hi
la danse a fourni aux paroles du poete, cette association du
modele primitif et da technique d'un air de danse avec I'ex-
prcssion d'un sentiment, les actions d'une passion, est un effort
de g^nie desplus rares. L' air est done devenu I'expression d'un
seul sentiment, d'une seule idee musicale, d'une seule passion,
d'une seule situation, avec toutes les varietes des nuances que
chaque sentiment, chaque passion renferme.
L'op^ra fran^ais ne connait point I'air. On n'y sait rompre la
monotonie de ce plain-chant qu'ils appellent r6cilalif que par
des chansons et des romances, genre de musique faux et ab-
surde au theatre. Ge quon appelle I'ariette, introduite en ces
derniers temps dans la musique theatrale, k I'imitation deVaria
des Italiens, est d'un genre non moins faux que les couplets, et
d'un gout encore plus pitoyable. Bien loin d'exprimer un
sentiment ou une passion, I'ariette ne renferme que des paroles
oiseuses que le poete place a propos de rien dans un divertis-
sement, et que le musicien ne sait exprimer qu'en jouant sur
les mots de la mani^re la plus puerile.
M. de Monsigny n'a rien innove a ce miserable protocole.
Comme il a surtout reussi par ses romances dans ses autres
pieces, il a cru qu'il n'y avait qu'i les multiplier dans celle-ci
autant qu'il serait possible, et il n'apaspr^vu qu'ellesse feraient
tort les unes aux autres, et qu'a la troisi^me tout le monde se-
rait excede. Quant k ses ariettes, qu'il a placees dans les diver-
tissements suivant I'usage, elles nesonten rien superieures aux
mesquines et pitoyables ariettes de Rameau et consorts. Ainsi
I'air, I'tfrm, reste toujours a creer dans 1' opera fran^ais.
Troisi^mement, les choeurs ne sont pas plus que les couplets
propres k la musique de theatre. Aussi rien n'est plus froid et
plus ennuyeux que tons ces choeurs dont un opera francais est
farci, et que ses partisans ont I'imb^cillite de regarder comme
un avantage. Lorsque le poete introduit dans sa pi6ce le peuple
ou la foule comme acteurs, je sens que cette foule pent pousser
uncridejoie, d' admiration, de douleur, de surprise, d'effroi,etc.;
mais de lui faire chanter un long couplet en parties, et par
consequent non-seulement un chant appris par cosur, mais
concerte d'avance entre les executants, et qui cependant au
theatre doit avoir I'air d'6tre suggere par Taction du moment,
c'est offenser gri^vement le bon sens et porter rabsurdit6 k
42 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
son comble, a moins que ce choeur ne consiste dans I'execution
de quelque hymne ou de quelque autre chant consacre par la
religion et I'usage, et que le peuple peut etre suppose de savoir
par cceur. On a emprunte les choeurs du theatre ancien ; mais
en eel a, comme en beaucoup d'autres choses, on a montre peu
de jugement. La representation theatrale avait tout un autre
but chez les peuples anciens que chez nous : c'etait un acte de
religion et d'instruction publique. Cette derni^re partie 6tait
particulierement confiee au chceur. C'etait pour ainsi dire un
personnage moraliste et intermediaire entre I'acteur et le spec-
tateur, charg6 d'inspirer a celui-ci de bons sentiments moraux
resultant du fond du sujet. Quand il quitte le role de mora-
liste, et qu'il se mele k Taction, la foule se tait, et il n'y a plus
qu'un ou deux interlocuteurs qui parlent. Le caract^re distinctif
des ouvrages anciens est ce jugement sur et profond qui
accompagne toujours les operations du vrai genie. Nous autres
peuples modernes, nous ne sommes que des enfants et des
singes qui avons imite a tort et a travers, et souvent contre le
bon sens, ce que nous avons trouve 6tabli chez nos maltres.
Aussi il n'y a rien qui n'y paraisse ; et pour s'en convaincre on
n'a qu'a comparer la gravite des choeurs de Sophocle avec la
frivoHte et lapauvrete des choeurs de Quinault.
M, de Monsigny, au lieu de donner un bon exemple en
retranchant les choeurs de son opera, les a multiplies a I'excfes,
et a perpetu6, autant qu'il a d^pendu de lui, un defaut qu'on a
la sottise de regarder comme une beaute, tandis que les Ita-
liens Tout retranche depuis longtemps, et avec beaucoup de
jugement, de leur spectacle musical.
En quatrifeme lieu, aussi longtemps que Ton melera la
danse avec le chant, les scenes et les ballets, il sera impos-
sible qu'il y ait jamais un veritable int6ret dans un poeme
d'op«5ra; et le moyen d'attacher et de procurer du plaisir par
la representation theatrale, lorsqu'elle est d^pourvue d'interet,
ou que cet inter^t se r6duit a une scfene dans tout le cours de
la pifece, au lieu qu'il doit commencer avec elle, et croitre par
gradation de scene en scene, jusqu'au denoument? Les Italiens
ont absolument banni et separe la danse de leur op6ra, et ont
montre en cela autant de discernement que de gout. En France,
au contraire, on regarde la reunion de la danse et du chant
MAI 17GG. 48
dans le rafime spectacle comma un chef-d'oeuvre de I'art et
comme une preuve de la superiority de I'opc^ra francais sur
rop6ra italien. Belle chim^re ! Pretention bien fondC'e! Pre-
mi6rement, c'est le comble de la barbaric et du mauvais goQt
de m^ler ensemble deux arts d'imitation, et si vous ^tudiez les
premiers elements du gout, vous sentirez que celui qui imite par
le chant ne doit jamais se trouver dans la m6me pi6ce avec
celui qui imite par la danse, I'unit^ de I'imitation n'etant pas
moins essentielle que I'unit^ de Taction. En second lieu, je
mets en fait que ce melange de danse et de chant detruit
n6cessairement I'inter^t, parce qu'^ chaque fois le ballet arr^te
Taction, et que lorsque la danse est finie, Tame du spectateur
est loin de Timpression qu'une sc6ne touchante aurait pu lui
faire. Aussi les ballets ne soht si agreables et si desires k
TOpera que parce que le poeme est insipide et froid, et qu'il
ennuie ; mais dans une pi6ce veritablement int^ressante, je
d^fie le poete le plus habile, quelque art qu'il puisse avoir,
d'amener un ballet sans arr^ter Taction, et par consequent
sans detruire k chaque fois Teffet de toute la representation.
Remarquez que la danse peut 6tre historique dans une pi^ce,
comme la chanson. Donnez-moi un genie sublime, et je vous
montrerai Catherine de Medicis faisant ses preparatifs du car-
nage de la Saint-Barth61emy, au milieu des f^tes et des danses
de la nocedu roi de Navarre. Le contraste de la tranquilliteappa-
rente qui va faire ^clore de si affreux forfaits, ce melange de
galanterie et de cruaute, si je sais Tart d'6mouvoir, vous fera
frissonner jusque dans la moelle des os; mais je ne crains pas
que vous puissiez avoir jamais vu rien de semblable sur le
theatre de T0p6ra, ni qu'aucun de ceux qui s'en m^lent soit en
6tat d'en concevoir seulement Tefiet. On ne nous donne sur nos
theatres que des jeux d'enfants, parce qu'on salt bien qu'on
ne joue pas devant des hommes, et que, jusque dans les
amusements, on redoute une certaine dignity et une certaine
Anergic.
MM. Sedaine et de Monsigny ne se sont pas doutes du
mauvais elTet de ce melange du chant et de la danse. lis ont
voulu en tout se conformer au protocole de la boutique de
TOpera francais, et le public leur a rendu justice en rangeant
leur opera dans la classe de ces ouvrages insipides et barbares
hh CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
qui seront enterres sous les ruines de cette vieille masure, le
jour que les Francais sauront ce que c'est qu'un spectacle en
rausique.
M. le chevalier de Ghastellux a ecrit I'annee dernifere un
Essai sur I'union de la poSsie et de la musique, qui contient
de tr6s-bons principes que nos jeunes poetes surtout auraient
du etudier avec le plus grand soin. Pas un n'en a profile jusqu'a
present, et rien ne prouve mieux I'inutilite des preceptes et des
poetiques. Un seul beau tableau apprend plus sur la peinture
que vingt traites qui traitent de I'art. L'ecritde M. le chevalier
de Ghastellux n'a pas meme fait de sensation. 11 est vrai qu'il
est un peu froid, et qu'on a de la peine k se faire k un ton si
froid sur un art si plein de chaleur et d'enthousiasme ; mais
enfin cet ecrit contient des vues tout a fait neuves, du moins
en France, et dont certainement aucun poete lyrique ne se
doute.
J'ai aussi tache d'exposer mes idees dans VEncyclopMie,
a I'article Poeme lyrique. Si vous daignez le parcourir, je le
recommande a votre indulgence; je n'ai point eu le loisir de
lui donner la perfection dont il aurait ete susceptible. Yous y
trouverez peut-6tre quelques vues trop hasardees et qui pour-
ront meme paraitre extravagantes ; mais je vous supplie de ne
les pas rejeter legferement; et si j'en avals le temps, je ne
croirais pas impossible de les porter a un haut degr6 de proba-
bilite. Au reste, je n'ai pas vu cet article imprime, et ne sais
quel air il a dans ce fameux dictionnaire : car jusqu'a present
les sages precautions du gouvernement nous preservent tou-
jours efficacement du venin de YEncyclopMie, tandis que les
provinces et les pays etfangers sont abandonnes a I'aclivite de
son poison. On a meme mis M. Le Breton, premier imprimeur
ordinaire du roi, k la Bastille, pour avoir envoye vingt ou
vingt-cinq exemplaires k Versailles k differents souscripteurs.
Ceux-ci ont eu un ordre du roi de rapporter leurs exemplaires
aM. le comte de Saint-Florentin, ministre et secretaire d'lfitat.
Dans le fait, le gouvernement n'a pas voulu punir, mais pre-
venir les criailleries des pretres, surtout pendant I'assembl^e
du^clerge, k laquelle on a voulu oter le pr^texte de faire des
representations a ce sujet. L'indiscret imprimeur qui a pour
son compte Tint^r^t de la moiti6 dans les frais et dans les
MAI 1700. 45
profits de cette immense entreprise est sorti de la Bastille au
bout de huit jours de prison. Cette EncyclopMic, malgr6 toutes
les ti'averses qu'elle a essuyees, ou plut6t par la c61ebrit(^ que
ces persecutions lui out attiree, aura produit un profit de quel-
que cent mille 6cus k chacun des entrepreneurs. Aussi les
libraires n'aiment rien tant que les livres dont les auteurs sont
harceles : la fortune est au bout. Mais si YEncyclopMie a
enrichi trois ou qualre libraires, ceux-ci n'ont pas cru devoir
enrichir les auteurs de ce fameux dictionnaire. On sait que
M. Diderot, sans les bienfaits de rimperatrice de Russie,
aurait 6te oblige de se d6faire de sa biblioth^que. M. le cheva-
lier de Jaucourt, qui, apr6s M. Diderot, a le plus contribu6 k
mettre fin k cet ouvrage immense, non-seulement n'en a jamais
lire aucune recompense, mais s'est trouve dans le cas de
vendre une maison qu'il avait dans Paris afin de pouvoir payer
le salaire de trois ou quatre secretaires, employes sans relache
depuis plus de dix ans. Ge qu'il y a de plaisant, c'est que c'est
I'imprimeur Le Breton qui a achete cette maison avec 1' argent
que le travail du chevalier de Jaucourt I'a mis k portee de
gagner. Aussi ce Le Breton trouve que le chevalier de Jaucourt
est un bien honn^te homme. Je ne connais gu6re de race plus
franchement malhonnSte que celle des libraires de Paris. En
Angleterre, V EncyclopMie aurait fait la fortune des auteurs;
ici, elle a enrichi des libraires sans sentiment et sans justice, et
qui s'estiment de trfes-honn^tes gens parce qu'ils n'ont pas pris
de I'argent dans la poche des auteurs.
— On a imprime en Hollande avec assez d'^legance la
Lettre de Trasybule iX Leiicippe. Cet ouvrage se trouvait depuis
nombre d'annees dans le portefeuille des curieux en manuscrit.
II est de M. Freret, en son vivant secretaire perpetuel de
I'Acad^mie des inscriptions et belles-lettres *. Cette lettre tend
k prouver I'imposture et la faussete des cultes pretendus
r6veles; Frdret I'avait 6crite pour rassurer sa soeur contre les
terreurs religieuses. II y r^gne une grande franchise et une
grande naivete. Je me souviens de I'avoir lue anciennement
dans un manuscrit d'une assez mauvaise ecriture, et de I'avoir
1. Cette Lettre est en effet, le seul des ouvrages de pol^mique religieuse attrl-
bu48 Ji Fr(5ret qui soit r^ellemcnt de lui ; mais elle a ^t«5 retoucli6e par Naigeoo,
lorsqu'il I'a reimprim«ie daas VEncyclopMie melhocliiue.
Zi6 CORRESPONDANCE LITTfiRAlRE.
trouv^e un peu ennuyeuse. Quant k Tedition qu'on vient d'en
faire, la vigilance de la police ne perraet pas qu'elle se repande
en France; on en a vendu quelques exemplaires excessive-
ment cher : ainsi c'est en HoUande qu'il faut s'en pourvoir.
Freret 6tait un des plus savants hommes de ce pays-ci; mal-
heureusement ce sont toujours ceux-la qui ontune peine infmie
a croire. II a laiss6 un autre raanuscrit intitule Examen impar-
tial des apologistes de la religion chrdtienne^ . Les difficultes
qu'il leur oppose sont terribles. Le vent qui souffle depuis
quelque temps n'est pas favorable a notre sainte religion. Get
examen vient aussi d'etre iijiprime en Suisse, je crois. Papier
et tjaractfere, tout en est assez vilain; mais surtout le texte est
si prodigieusement d^figure par des fautes d'impression qu'on
rencontre des choses inintelligibles a chaque page. La plupart
des noms propres y sont changes ou estropies.
— M. I'abbe de La Porte vient de donner les troisifeme et
quatri^me volumes du Voyageur Francais, dont il a publie
les deux premiers volumes I'annee derni^re, et qu'il nous a
fait envisager comme une continuation de YHistoire g&ndrale
des voyages, par I'abbe Prevost. Get abb6 de La Porte est un
des plus insignes compilateurs qu'il y ait dans la litterature de
France. Une lettre imprimee et adress6e a M. Surbled, de
Paris, nous prouve que son Voyageur francais est une des
plus informes compilations qu'il y ait. Les libraires qui ont
le privilege de I'ouvrage de I'abbe Prevost le font continuer par
M. de Querlon et par M. de Surgy, a qui il ne sera pas difficile
de faire mieux que ce plat rapsodiste de La Porte. Les premiers
volumes de cette continuation paraissent.
— Etat de V inoculation de la petite vh'ole en £cosse, par
M. Monroe, professeur de medecine en I'universite d'^dimbourg.
Traduit de I'anglais. Brochure in-8° de soixante-quinze pages.
G'est une r6ponse de M. Monroe a une lettre des commissaires
de la Faculty de medecine de Paris, qui delib^rent toujours pour
savoir si I'inoculation n'est pas une invention du diable, comme
I'a vehementement soupgonne un certain maitre Omer.
1. L' Examen critique des apologistes de la religion chr4tienne a, p&r\i la m6me
annee ; voir sur ce livre, compost par Levesque de Burigny et revu par Naigeon,
la longue note de Barbier ins^roe dans les Supercheries litteraires au nom de
Freret.
MAI 1706. Ul
— M. Desormeaux m6rite une des premieres places entre
les ^crivains mediocres et du second ordre. Son style est naturel
et n'a aucun defaut choquant. U a ecrit une Ilisioire de la
muison de Montmorency qui a eu du succfes. II vient d'entre-
prendre Vllistoire de Louis de Bourbon^ second du nom, prince
de Cond^j premier prince du sang, surnommd le Grand; mais
il n'en a encore public que deux volumes, qui finissent avec
I'annee 1650: ainsi il en faudra au moins encore deux autres
pour achever la vie de ce heros briilant et illustre. Jusqu'i
present le succ6s de ce nouvel essai de M. D6sormeaux parait
moins assure que celui de Vllistoire de la maison de Montmo-
rency; 11 faut voir, lorsque le reste en aura 6t6 public, quel
sera le jugement d^finitif du public. II est vrai que la plus
belle plume de France n'eut pas ete trop bonne pour 6crire
avec un certain succfes I'histoire d'un heros du caract6re du
grand Gond6. Les plans des sieges et bataiiles, dont M. Desor-
meaux a fait orner son ouvrage, paraissent faits avec soin.
— Le VAutorit^ du clergd et du Pouvoir du magistral
politique sur Vexercice des fonctions du ministire eccUsias-
tiquc, par M***, avocat au Parlement*. Deux volumes in-12.
Vn avocat au Parlement qui entreprend de juger le proces qui
subsiste depuis tant de sifecles entre le clerg6 et le magistral
politique ne peut decider qu'en faveur du magistral : c'est ce
qu'a fait le notre. Aussi le clerge a-t-il sollicit6 et obtenu h la
cour un arr6t du conseil d'etat du roi, qui supprime I'ouvrage
de I'avocat. On dit cet ouvrage bien fait; mais la doctrine des
deux puissances dans I'^tat est si absurde, si contradictoire,
si remplie de subtilites et de sophismes, que je d6fie le meilleur
esprit de s'en d6p6trer, sans rejeter enti^rement 1' usurpation
des pr^tres et cette puissance pretendue spirituelle qu'ils s'ar-
rogent. Je defie aussi tout gouvernement qui tol6re et reconnait
chez lui une puissance ou juridiction spirituelle de n'^tre pas
continuellement harcel6 par des disputes, et d'oser se pro-
mettre un instant de repos. Pour 6tre tranquille alors, il faut ou
secouer le joug des pretres et les subjuguer, ou se soumettre
en silence k leur despotisme.
— M. de Roussel, ancien ofTicier dans les troupes du roi,
1. Francois Richer.
/i8 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
continue la publication de ses Essais Mstoriques sur les regi-
ments d infanterie, de cavalerie et de dragons au service de la
France^. L'auteur remonte k I'epoque de creation de chaque
regiment; ensuite il donne I'histoire militaire des colonels,
lieutenants-colonels et majors de chaque corps, puis une liste
historique du plus grand nombre de capitaines, et enfin un
journal des campagnes du regiment, objet de ses recherches,
avec le detail des sieges et batailles ou il s'est trouv6. Gette
compilation peut 6tre int6ressante pour beaucoup de monde.
— Je pense differemment des Commentaires sur la retraite
des dix mille de Xinophon^ ou Nouveau Traite de la guerre d,
Vusage des jeunes officiers, par M. Le Gointre, capitaine de
cavalerie au regiment de Gonti, de^ 1' Academic royale de
Nimes. Deux volumes in-12. J'ai tr6s-mauvaise opinion des
jeunes officiers qui auraient appris leur metier dans les livres,
et je crois la qualite de capitaine et celle d'academicien de
Nimes si peu compatibles que je donne d6s a present sans autre
examen ma voix pour reformer M. le capitaine et en faire le
secretaire perpetuel ou non perp6tuel de son illustre Academie.
— Diclionnaire portatif des eaux et forets, par M. Masse,
avocat au Parlement. Gros volume in-8° en deux parties,
faisant ensemble pr^s de huit cents pages. Tout devient dic-
tionnaire et portatif, et ce ne sera pas faute de redacteurs si
nous ne portons pas toute la science possible en poche.
— On peut ajouter la Lettre curicuse de M. Covelle^ qui
vient de paraltre au recueil des lettres edifiantes qui ont paru
sur les miracles ; mais cetle Lettre curieuse ne sera pas la
meilleure du recueil. Quoique les auteurs de cette lettre soient
toujours les memes, elle regarde en particulier M. Vernet,
professeur en theologie a Geneve, qui peut etre un grand saint,
mais qui ne passe pas pour un grand homme de bien : sa
probite a 6t6 v6hementement soupQonnee en plus d'une occa-
sion. II parait que M. Verpet a ecrit en dernier lieu quelque
chiffon qui a excite la bile de M. Govelle. Mais il faudrait 6tre
juste avant tout, et n'avoir pas deux poids et deux mesures, pas
m6me avec les Vernets et les Montmollins. Si M. Rousseau, en
sa qualite de malheureux, est un homme sacre, il faut qu'il le
1. Le premier des neuf volumes de cet ouyrages avail paru en 1765.
JUIN 1766. /,9
soit pour tout le monde. En ce cas il ne faut pas faire imprimer
k Londres une lettre de correction k Jean-Jacques Pansophe,
et il ne faut pas que MM. Covelie et compagnie, apr6s avoir
turlupin6 ledit Jean-Jacques dans plusieurs de leurs lettres,
professent tout k coup des principes si s6v6res sur le respect
qu'on doit aux malheureux, ou quand on se permet d'ecrire
contre le malheureux Jean-Jacques, il faut trouver bon que des
professeurs de la science absurde d6fendent leur doctrine contre
les attaques de son Vicaire Savoyard.
JUIN
l"juin 1766.
Je viens de parco.urir rapidement le Philosophe ignorant y bro-
yChure in-8° de cent quatre-vingts pages, qui sort de la fabrique de
■'^^ Ferney, et qu'on ne trouve point a Paris. Graces a Dieu, aux actes
de I'assembli^e du clerge et aux arrets de la cour de Parlement,
I'ignorance n'est point tol6ree en France, et tout philosophe est
[Oblige d'etre positif, affirraatif, defenseur d'un reeueil d'absur-
dit^s metaphysiques et morales, r^putees n6cessaires a la tran-
quillity publique, sous peine d'etre declare homme de mau-
vaise vie, empoisonneur abominable et sacrilege : c'est ainsi
que I'equite de certains fripons, corroboree de la sagesse et de
toute la masse des sots, I'a decide. Ce qu'il y a de vraiment
deplorable, c'est que les gouvernements modernes ont presquc
tons adopte ce funeste systeme; ils ont cru qu'il leur etait nc-
cessaire, ou du moins utile, de faire alliance avec les fripons.
Ceux-ci se sont charges de tromper et d'abrutir les hommes,
afm de les mieux asservir; et pour recompense de ce service
important, ils se sont empar^s d'une grande partie des richesses
de r^tat, et ont commence par essayer la vertu de leur secret
sur la personne m6me du souverain, afm de le mettrehors d'6tat
de decider par lui-m6me de refficacite de la drogue. Operation
aussi prudente qu'indispensable, sans laquelle la droite raison,
eclair6e par 1' experience de tous les si^cles, aurait demon tre
VII. 4
50 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
aux gouvernements qu'il ne faut point d' artifice pour se faire
ob6ir, que I'etat naturel de rhomme est de se laisser gouver-
ner, parce que son etat naturel est de vivre en soci6te, et que
toute societe suppose un gouvernement ; que plus les hommes
sont ^claires, plus il est aise de leur commander, parce que les
lumieres adoucissent les moeurs, et que, par leur secours et leur
longue influence, un troupeau de b6tes feroces s'apprivoise et
contracte a la fm les moeurs des moutons ; que jamais peuple
n'a cherche a secouer un joug tant soit peu supportable ; qu'il
n'a cesse d'obeir que lorsqu'il s'est vu pouss6 a bout par de
longues et absurdes violences, ou que, s6duit par ces m^mes
mensonges sur lesquels on voudrait cimenter les appuis du
trone, il a cede a ceux qui ont os6 echauffer son imagination
et, k la faveur de certaines idees creuses et metaphysiques,
le conduire au fanatisme et a la revolte; que fonder le droit de
regner sur je ne sais quelle emanation divine dont on n'a jamais
vu ni paten tes ni diplome, c'est le faire d6pendre de mille ex-
plications, de mille modifications, de mille restrictions dont
['ambition et la fourberie sont sures de faire leur profit dans
les temps orageux et difTiciles ; qu'enfin le genre humain aurait
ete incomparablement plus heureux, plus soumis, mieux et plus
surement gouverne, si son bonheur eut voulu que jamais idee
metaphysique ne fut choisie pour base des devoirs de I'homme
et du citoyen.
Toute tete saine et dont la raison n'est point alt^r^e par la
longue habitude des sophismes et du verbiage sans id^es con-
viendra qu'il n'y a point de verit6 morale mieux Stabile que
les propositions que je viens d'enoncer. II est meme a croire
que la v6rit6 de ces propositions frappera a la longue tous les
hommes, que les fripons perdront peu a peu leur credit, et que
les princes et les peuples en seront plus heureux ; mais mal-
heureusement nous ne sommes encore qu'au crepuscule d'un
si beau jour, et le philosophe, d'autant plus agit6 qu'il connait
mieux le mal et ses ravages, est reduit a s'ecrier douloureuse-
ment: Ah! que I'aurore tarde aparaitre !
II semble que ce soit pour hater ce moment desir6 que le
Philosophe ignorant ait voulu se rendre compte de toutes ses
ignorances, et en publier la liste, afin d'inviter tout philosophe
a faire sa confession avec la meme bonne foi, et tout etre pen-
JUIN 1766. 51
sant k ne point admettre des iddes incompi'6hensibles et vides
de sens. L'auteur a partag6 sa profession de foi en cinquante-
neuf doutes qui composent tout son ouvrage. En partant de la
question : Qui es-tu? il passe en revue toutes Jcs reponses que
les philosophes anciens et modernes y ont faites; il parcourt
tous les syst6mes. II expliquo en peu de mots la philosophie de
Zoroastre, de Confucius, celle des philosophes grecs ; il s'ar-
r^te davantage k celle de Spinosa, de Ilobbes, de Leibnitz, de
Locke : il partage toutes ces differentes doctrines en chosesqu'il
comprend et choses qu'il ne comprend point. II fmit sa revue
par un chapitre contre les pers6cuteurs, h propos des paroles
de M. le Dauphin rapportees dans I'^Ioge de M. Thomas : « Ne
pers6cu tons point; » paroles que je trouverais bien plus belles
yl lyy piinces-^royaient pers^cuter en immolant le sage a la ca-
lomnie du fourbe. Enfin un supplement ajoute au Philosopkc
ignorant contient un dialogue entre feu le soi-disant musicien
Destouches et un Siamois. Dans ce dialogue, le Siamois, en ren-
dant compte au musicien des moeurs et usages de son pays,
fait un tableau fiddle de nos malheurs, de nos contradictions
et de nos sottises. Cette tournure n'est point neuve, et M. de
Voltaire lui-m6me s'en est servi plus d'une fois.
Le plan du Philosophe ignorant 6tait excellent ; mais I'ex^-
cution n'y r^pond que faiblement. Un precis de la philosophie
ancienne et moderne, partage en id6es claires et inconteslables
et en r6ves obscurs et incompr^hensibles, serait le livre de-
mentaire le plus utile et le plus^necessaire ci mettre entre les
mains de la jeunesse ; mais ce precis demanderait une t6te
profonde, et k peine le Philosophe ignorant a-t-il faiblement
efileur6 la superficie des choses; sans compter qu'il tombe dans
le m6me d^faut qu'il reproche avec raison a Descartes. Gelui-ci,
en partant de son doute, si oppose en apparence au ton affir-
matif, devint le philosophe le plus positif, le plus engou6 de
chim^res et de systfemes imaginaires ; le Philosophe ignorant
tombe par timidite dans le m^me piege oii la hardiesse et I'ima-
gination ont conduit Descartes. II dit a tout moment, par fai-
blesse : Je comprends, lorsque sa conscience lui dit certainement
et netlement : Je ne comprends pas.
Ainsi, apr6s avoir explique superficiellement le systSme de
Spinosa, il entreprend de le combattre avec des armes bien
52 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
pueriles. « Si les ouvrages des hommes, dit-il, supposent
une intelligence, j'en dois reconnaitre unebien superieurement
agissante en regardant I'univers. J'admets cette intelligence
supreme, sans craindre que jamais on puisse me faire changer
d'opinion. Rien n'ebranle en moi cet axiome: Tout ouvrage de-
montre un ouvrier. » Qui croirait que ce fut la la maniere de
proceder d'un philosophe qui n'a que deux paroles : Je com-
prends, ou bien : Je necomprends pas?« J'admets sans craindre
qu'on puisse me faire changer d'opinion » n'est certainement
pas du dictionnaire de cette philosophie. Cela est bon pour pro-
fesser un article de foi : M. Pluche est un raisonneur de cette
force. Tout ouvrage d^montre un ouvrier; mais qui vous a dit
que I'univers est un ouvrage ? Vous convenez ailleurs que le
passage du neant a la realite est une chose incomprehensible,
que tout est necessaire, et qu'il n'y a point de raison pour que
I'existence ait commence ; et puis, vous venez me parler d'ou-
vrage et d'ouvrier: vous voulez sans doute jouer avec les mots.
Une production naturelle n'est point un ouvrage : c'est une
emanation necessaire. Vous n'etes pas I'ouvrage de votre pere,
parce qu'en vous faisant il ne savait pas ce qu'il faisait. Vous
dites que, puisque tout est moyen et fm dans votre corps, il
faut qu'il soit arrange par une intelligence. Moi, j'en conclus
simplement que le mouvement et I'energie de la matifere sont
des qualites certaines, existantes, agissantes, quoiqu'elles soient
reellement incompr6hensibles. En m'arrfitant de bonne foi a ce
que je ne peux ni nier, ni comprendre, j'evite une foule d'in-
convenients, d'absurdites et de contradictions dont vous ne
vous tirerez jamais lorsque vous aurez une fois introduit I'intel-
ligence supreme dans votre philosophie. Mais pourquoi avancer
de ces pauvretes, lorsqu'on se permet d'en combattre tant
d'autres qui ne sont pas plus deraisonnables, ou qui sontm^me
une suite necessaire des premieres? Pourquoi dire qu'il fallait-
que Spinosa fut ou un physicien bien ignorant, ou un sophiste
gonfle d'un orgueil bien stupide, pour ne pas reconnaitre une
Providence lorsqu'il respirait et qu'il sentait son coeur battre?
C'est qu'on a eu la sottise de lier le systfeme m^taphysique, oii
tout est t^nebres, avec les idees morales, ou tout est clair et
precis, et de croire que s'il n'y avait plus de deraisonnements
a perte de vue sur I'fitre supreme, il n'y aurait plus de morale
JUIN 1766. 53
ni cV obligation parmi les hommes d'6tre juste et vertueux.
Rassurez-vous, mon cher Philosophe ignorant qui faites I'en-
fant. Comptez qu'il n'est pas libre aux hommes d'aimer ou de
hair la vertu, d'estimer ou de m^priser le vice, et puisque 1*6-
difice de la morale n'est v^ritablement assis que sur cette base
eternelle, malgre lous les 6tais chim^riques que les hommes
ont places tout autour, comptez que cet Edifice subsistera,
quelles que soient les opinions m^taphysiques des differents
peuples, et en depit de tous les sublimes bavards qui prouvent
si 6loquemment que tout va de mal en pis.
/ Le Philosophe ignorant n'est gu6re plus philosophe en com-
pattant les principes de Uiiblifis. Voici ['apostrophe qu'il fait k
/celui-ci : « Tu dis que dans la loi de nature, tous ayant droit a
tout, chacun a droit sur la vie de son semblable. JNe confonds-
tu pas la puissance avec le droit? Penses-tu qu'en effet le pou-
voir donne le droit, et qu'un fils robuste n'ait rien a se repro-
cher pour avoir assassin^ son p6re languissant et decrepit ? »
"Voilk encore un jeu de mots assez pu6ril; mais les hommes
sont accoutumes k s'en payer. Je n'entends parler dans les
6coles que de principes et de droit; j'ouvre I'histoire, et n'y
trouve que pouvoir et fait. Ainsi les hommes se partagent en
deux classes : celle |des raisonneurs, qui sont toujours justes et
moderns, et celle des acteurs, qui se permettent toujours tout ce
qu'ils peuvent. Ce qu'il y a de pis, c'est qu'on passe alterna-
tivement d'une classe k I'autre, suivant I'inter^t qu'on a d'agir,
ou d'en imposer par des raisonnements. Ne vaudrait-il pas
mieux partir du principe simple, qu'k la verite tout est force
dans la morale comme en physique, que le plus fort a toujours
droit sur le plus faible; mais que, tout calcul fait, le plus fort
estceluiqui est le plus juste, le plus mod6r6, leplus vertueux?
Je d6fie tous les sophistes de me prouver le contraire. Je sais
-que ma manifere de raisonner ne previent pas plus les injus-
tices que le bavardage de I'ecole ; mais du moins je vais au
fait ; et si je pouvais persuader au puissant, comme je le crois
possible, que son plus grand int6r6t est d'etre juste et mod^rd,
puisqu'enfm il s'agit d'etre puissant plus d'un jour, et de jouir
de son pouvoir sans inquietude, je croirais avoir fait faire un
pas k la morale. Le Philosophe ignorant ne calcule, dans
I'exemple qu'il rapporte, que le bras vigoureux du fils et I'^tat
5k CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
decrepit du pere. 11 oublie que ce sont des etres moraux, et
qii'il faut par consequent calculer la force de tous les senti-
ments moraux qui non-seulement contre-balancent la peine
qu'un pfere languissant donne a un fils vigoureux, et I'inter^t
qu'il aurait a s'en defaire,- mais qui lui font de sa peine la
plus douce des jouissances. Ainsi il propose dans le fait une
action aussi absurde qu'elle serait abominable, et le fils serait
dans le cas de regarder celui qui pourrait la conseiller autant
comme un hommejaloux de son bonheur que comme un monstre
etranger k tout sentiment moral. Otez ce sentiment moral, qui
est aussi naturel au fils que la vigueur de son bras, et vous
verrez qu'il tuera son p6re decrepit sans remords et sans crime,
comme le tigre qui dechire le voyageur. Tout est si bien force
et droit du plus fort que les hommes ne se sont r6unis en so-
ciete que pour tenir en respect leurs forces r^ciproques ; et
dans cet accord chaque individu n'a sacrifie son droit a la vie
de son semblable que pour mettre en surete la sienne. 0 m6-
decin, qui que tu sois, soit que tu te meles de guerir les maux
du corps ou ceux de lame, souviens-toi que tout est force,
poulie, ressort, levier dans la nature ; que ta science consiste
dans le secret de donner du jeu a la machine, soit physique,
soit morale, et que si tu n'es pas profond mecanicien, tes pre-
cedes seront toujours aussi inutiles que faux.
— M. Huber, connu par diff^rentes traductions allemandes,
et particulierement par celle des ouvrages de M. Gessner de
Zurich, vient de nous donner un Choix de poesies allemandes
en quatre gros volumes in-S" assez joliment imprimis. Ce
choix contient tous les genres de poesie, et les ouvrages de
tous les diff6rents poetes d'Allemagne, la plupart vivants. On
trouve dans le premier volume les idylles et poesies pastorales,
les fables et contes, et ce que le traducteur a appele contes
poetiques; le second volume contient les odes et la po6sie
lyrique ; le troisi^me, la poesie epique serieuse et comique ;
le quatrifeme, les epitres, elegies, satires, et la po6sie didac-
tique. M. Huber a mis a I'article de chaque poete une notice de
sa vie et de ses ecrits, aussi instructive qu'agreable. On ne pent
lui reprocher que d' avoir un peu trop grossi son recueil, en y
accordant place k des pieces assez m^diocres. S'il avait ete un
peu plus severe, el qu'au lieu de quatre volumes il se fut con-
JUIN 1760. 55
tente de nous en donner trois, son choix edt 6t6 sans reproche
et son succfes plus grand. Sa traduction aurait eu besoin aussi
d'6tre chdti6e h. plus d'un endroit. En general, cette Edition
s'est faite un peu vite; mais, nialgr6 ses imperfections, elle a
r6u8si. Au reste, M. Huber, Bavarois d'origine, aprfes avoir
pass6 environ douze ans h Paris, aprfes s'y 6tre mari6, va partir
avec sa femme et sa famille pour s'etablir a Leipsick en qua-
lit6 de professeur de litt^rature fran^aise ; et comme la religion
catholique qu'il professe no lui permet pas d' avoir ce titre dans
les formes, et le reduit k ne donner que des lecons particu-
liferes, la cour de Dresde lui a assign^ une pension annuelle
de douze cents livres. Nous perdons k cet arrangement le seul
traducteur de langue allemande dont les traductions aient eu
du succfes k Paris.
— M. Robinet, auteur du livre De la Nature, vient de
donner le troisi6me et le quatri^me volume de cet ouvrage,
qui, par ce raoyen, se trouve acheve. On dit que M. Robinet,
qui reside k Amstwdam, est un j6suite defroque, et qui s'est
converti k la religion protestante. Ce qu'il y a de sur, c'est que
M. Robinet n'est pas un homme sans merite, qu'il a du style
et I'esprit philosophique k qui Ton ne pent reprocher que
d'etre un peu trop syst6matique. Son syst^me principal et favori
est que tout est anim6 dans la nature, et que le monde n'est
qu'un animal immense, dans lequel existent des millions d'ani-
maux de dilTerentes esp^ces. Ainsi, non-seulement tout ce qui
y^gfete est rang6 par M. Robinet dans la classe des animaux,
mais les corps physiques, comme I'eau, I'air, etc., ne sont que
des amas de petits animaux d'une certaine nature qui se meu-
vent et vivent dans I'espace. On peut dire beaucoup de choses
sp^cieuses pour accr^diter ces id6es; mais vous croyez bien
aussi qu'un philosophe qui ne voit partout que des animaux
organises, quand on lui accorde la mati^re qu'on ne saurait lui
refuser, se passe tr^s-bien d'un £tre supreme; ou s'il pro-
nonce le mot de Dieu, ce mot ne peut gufere signifier dans sa
bouche que ce qu'il signifiait dans I'ecole d'Epicure.
— C'est une chose wairaent eflrayante que de voir k quel
point les faiseurs d'Esprits, d'Abreges, de Pens6es, de Diclion-
naires, de compilations de toute espfece, se sont multiplies
depuis quelques annees. Ce sont des chenilles qui rongent
56 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
I'arbre de la litterature, et qui le mangeront enfin jusqu'k la
racine. On a donn^, I'annee derni^re, V Esprit de M. Nicole^,
moraliste devot et celfebre parmi les aigles du Port-Royal du
si^cle precedent. II y a des reputations bien 6tranges ! Je sou-
tiens que si les Essais de- morale de M. Nicole paraissaient
aujourd'hui, ils n'auraient aucun succ^s. Leur platitude, leur
triviality, leur tristesse, les feraient m6priser de tout homme
^nstruit et sense. Mais on I'etait si peu, dans ce beau si^cle de
Louis XIV, que les plus pauvres d'esprit, portes par un parti,
avaieht le plus beau jeu du monde avec un public ignorant et
ne connaissant d'autre philosophic que celle de son cat6-
chisme. Lisez, je vous supplie, dans les Essais de Nicole, le
chapitre des personnes s6ches et de la manifere dont il faut les
supporter, et vous verrez un persiflage d'une platitude et d'un
ridicule incroyables, et dans lequel un jeune libertin trouverait
cent sottises et cent Equivoques.
— On a public depuis peu les Pensees de Pope, avec un
abr6ge de sa vie, extrait de I'^dition anglaise de ses OEuvres^
Volume in-12 de plus de trois cents pages.
— On vient de donner aussi VEsprit de mademoiselle de
Scudiry, en un volume in-12 de cinq cents pages'. Vous croyez
bien que le chapitre de I'amour doit occuper une place consi-
derable dans VEsprit de mademoiselle de Scud^ry; aussi tient-il
la moitie du livre. Si les Essais de M. Nicole d6posent de la
pauvret6 de la morale du si6cle precedent, les ouvrages de
M'^'= de Scudery, et la vogue qu'ils ont eue, peuvent en cons-
tater le mauvais gout. On connait le faux bel-esprit, le pre-
cieux et Taffectation de I'hotel de Rambouillet, et le respect
imbecile que le public avait pour lui; M"^ de Scudery yjouait
un grand role. On y d^cidait avec un air important et grave
des questions bien insipides et de grandes pauvretes. Vous trou-
verez plusieurs de ces questions dans le recueil dont nous par-
Ions. Par exemple : Lequel marque le plus d'amour, ou de
s'en taire, ou d'en parler, ou des soupirs ou des larraes?
Lequel donne plus de satisfaction k un amant, de louer sa
maitresse ou d'en etre loue? Auquel parait le plus le pouvoir
1. Par I'abb^ Cerveau, 1765, in-12.
2. Par Lacombe de Prezel, 1766, in-12.
3. Par de La Croix, 1766, in-12.
JUIN 17G"6. 57
de I'amour, ou k faire qu'une bergfere aime un roi, ou qu'un
roi aime une bergftre? et d'autres niaiseries semblables qii'on
agitait avec un grand serieux, et sur lesquelles on disserLail k
perte de vue. Moli6re, ce grand homme si superieur a son sifecle,
osa le premier se moquer de ces afleteries pedantesques dans ses
Pricieuses ridicules. Racine et Despr6aux, nourris de la lecture
des anciens, vinrent ensuite reformer le gout du public, que le
berger Fontenelle et le spirituel La Motte auraient de nouveau
g&t6si le plusbel esprit et h. la fois le plussolide, M. de Voltaire,
n'avait arr6t6 les progr^s de la corruption. Sur quelque objet
qu'on porte ses regards, cet bomme immortel est sans doute
celui a qui la France et peut-6tre I'Europe ont les plus grandes
obligations. M"® de Scud^ry eut le malheur de survivre k sa
reputation, car elle mourut en 1701, dans sa quatre-vingl-
quatorzi^me annee, lorsque tout Paris n'etait rempli que des
noms de Moli6re, de Racine, de Despreaux, et qu'il n'y avait
plus gu6re que les vieilles caillettes et leurs amants surannes
qui lisaient Clilie est le Grand Cyrus, en deplorant le mauvais
gout du si^cle.
— L'impunite des compilateurs est si grande qu'on aimprim6
sous ce titre : le Gout de bien des gens, ou Recueil de contes
moraux, un volume in-12 de trois cents pages, dans lequel on
n'a fait que voler au Mercure de France les dilT^rentes pieces
fugitives, en vers et en prose, qu'il a publiees en ces derniers
temps.
ISjuin 1766.
On donna, vers la fin du mois d'avril dernier, sur le
theatre de la Gomedie-Italienne, un opera-comique en un acte,
intitule les Pecheurs, La musique en fut fort applaudie; mais
la pifece ne r6ussit pas de mSme, et le d6noument fut siflie.
Les auteurs jugerent k propos de retirer leur pi6ce aprfes la
premiere representation, pour y faire des changements. Elle
vient de reparaltre avec un mediocre succ^s, qui se bornera a
quelques representations. Le poeme des PMieurs est d'un
certain marquis de La Salle. II ne faut cerlainemeiit pas etre
un Moli6re pour faire de ces pauvretes-la. On a demande pour-
quoi I'auteur a donn^ la preference au metier de p6cheur sur
58 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
celui de laboureur, ou de vigneron, ou de jardinier; et on a eu
raison, car les gens de la pi^ce ne sont pecheurs que parce
que I'auteur le veut ainsi, et cela ne fait ni froid ni chaud, ni
a rintrigue, ni au denoument, ni m^me aux details, ce qui
est inexcusable. Gependant, malgre tout ce qu'on pent dire,
cette pi^ce n'etait pas assez mauvaise pour qu'on ne put lui
faire grace en faveur de la musique charmante de M. Gossec,
II y a Ik une foule d'airs qui peuvent soutenir le parallele de
tout ce qu'on a fait de mieux en ce genre en France; et une
nation passionnee pour la musique ne marchanderait pas tant
sur une piece qui n'a dans le fond rien de choquant. II faut
m6me dire que si M. de La Salle est sans invention, sans
verve, sans force comique, il sent, en revanche, assez bien le
rhythme des vers qu'il faut pour les airs, et dont, excepts
M. Anseaume, aucun de ceux qui se sont exerces dans ce genre
ne se doute. La petite brochure de M. le chevalier de Ghas-
tellux, sur I'union de la musique et de la po6sieS n'a pas fait
une seule conversion. Mais c'est encore plus aux acteurs qu'au
public qu'il faut attribuer le mauvais succ^s des Pecheurs. Je
ne sais pourquoi M. Caillot et M. Glairval n'ont pas daign6
jouer dans cette pi6ce. Un musicien qui debute d'une manifere
aussi brillante que Gossec meritait assurement d'etre encou-
rage; et il faut ou que messieurs de la Gom^die-Italienne
n'aient pas senti le merite de cette musique, auquel cas ils
seraient des juges bien ineptes_, ou qu'ils ne se soucient pas de
faire reussir un jeune musicien qui pourrait leur procurer
d'autres succSs, auquel cas ils n'entendent gu6re leurs int6-
r6ts. Le parterre, qui ne s'entend nulle part moins en musique
qu'en France, juge du cas qu'il doit faire d'une pi6ce d'apres
celui que les comediens en font eux-memes. Quand il voit
arriver les mauvais acteurs, et qu'il sait que les bons n'ont
pas jug6 a propos de se charger des roles de la pi^ce, il la
tient pour detestable, et au premier mot equivoque, plat ou
froid, elle est sifflee. II y a la un certain Trial qui double
Glairval dans les roles d'amoureux, et qui, a lui tout seul,
serait capable de faire tomber la meilleure piece. M. Gossec,
originaire d'Anvers, est en France depuis dix ou douze ans,
1. Essais sur Vunion, de la poesie etde la musique, 1763, in-12.
JUIN 176G. 59
C'est un jeune rausicien qui ne manquera pas de talent*.
Son petit opera des Pi^cheurs est plein de vari6te et de
jolies idees; 11 va 6tre grav6. II a aussi publi6 beaucoup de
musique instrumentale. On I'accuse de piller, et cela pent bien
6tre; mais du moins sait-il le secret de Philidor, c'est-i-dire
piller avec gout et avec esprit.
— Le 12 du mois dernier, M. Champion de Cice, ev6que
d'Auxerre, a prononc6 I'oraison funfebre de feu M. le Dauphin
devant I'assemblee gen^rale du clerge de France, dans I'eglise
des Grands-Augustins. J'ai oui dire que jamais sermon n'a eu
une vertu plus soporifique que celui-ci, et que nosseigneurs les
pr61ats de r%lise gallicane, qui faisaient les honneurs de cette
c6remonie, etaient tout honteux du froid mortel qui avait saisi
tons les auditeurs. II faut que M. I'^veque d'Auxerre ait le
d6bit plus somniftre qu'un autre, car, depuis que son Oraison
fun^bre est imprimee-, on s'aper^oit qu'elle est bien aussi
mauvaise que celles qui nous sont venues d'ailleurs sur ce triste
sujet, mais qu'elle ne merite aucune distinction particuli^re.
— Depuis qu'on sait que M. de Belloy a dans son porte-
feuille une trag^die de Gabrielle de Vergy et de Raoul de
Coucy, tous nos petits poetes ont voulu faire revivre ces noras
dans leurs productions. On vient de r6imprimer aussi k cette
occasion VHistoire vh-itable^ galante et tragique de la comtesse
de Vergy ct de Raoul de Coucy, dpoux ct amants fidtHes, en
deux parties. Vous y trouverez des aventures bien tragiques
rapporl6es d'un style bien faible. Mais il ne paralt pas que ce
soit le roman qui ait fourni a M. de Belloy le sujet de sa tra-
gedie. Gabrielle de Vergy est cette Spouse, aussi vertueuse
qu'infortun6e, k qui un epoux barbare et jaloux fait servir le
coeur de son amant dans un repas. Ce monstre, apr^s I'avoir
vu manger de cet horrible mets, met le comble k sa rage en
lui declarant cet affreux mystfere. Voila assurement un sujet
tragique. M. le due de La Valliere en a fait une romance qui
est assez connue. Je desire que M. de Belloy ait eu assez de
talent pour traitor ce sujet. Depuis la retraite de M"' Glairon,
il n'a pas voulu risquer sa tragedie au theatre, et il attend sans
1. Gossec, qui a rdpondu k I'attoate de Grimm, est mort en 1828, &g6 d'environ
quatre-vingt-quinze ans. (T.)
2. 1766, in-4".
60 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
doute que cette celebre actrice soil remplacee par quelque
sujet au moins passable.
— M. Monet, ancien directeur de rOpera-Comique, a fri-
ponn6 le public avec son Anthologie francaise. II avait annonc6
ce recueil comme une elite des meilleures chansons, choisies
par MM. Saurin^ Marmontel, Golle, Grebillon fils, etc.; et il se
trouva ensuite que le seul redacteur du recueil etait I'abb^ de
La Porte, un des plus insignes polissons de la litterature, leque^
y mit encore des notes d'une platitude inconcevable. On pre-
tend que M. Monet a 6te la dupe de sa mauvaise foi, et que le
plus grand nombre de ses souscripteurs n'a pas juge a propos
de retirer ses exemplaires. Le dernier volume de ces chansons
renfermait les chansons libres et joyeuses : maitre Monet vient
de leur donner une suite, qui se vend separement; cela est
plein de sottises et d'ordures, dont la plupart appartiennent a
M. Golle, I'Anacreon des mauvais lieux ; et maitre Monet n'a
cependant pas ose imprimer les plus friandes.
— L'impitoyable Lacombe, libraire compilateur, vient de
publier un Dictiomiaire portatif des arts et metiers^ contenant
en abr6ge I'histoire, la description et la police des arts et me-
tiers, des fabriques et manufactures de France et des pays Stran-
gers ; deux volumes in-8% faisant ensemble plus de treize cents
pages K L'auteur anonyme de cette compilation est une guepe
qui vit du miel qu'il a vole dans les articles d'arts et de metiers
insures dans VEncyclopMie et dans les cahiers que I'Academie
des sciences publie depuis quelque temps sur le mSme objet.
M. Lacombe pr6tend qu'il faut ajouter a ce Dictiomiaire porta-
tif le Dictiomiaire de chimie^^ qu'on trouve 6galement dans
sa boutique.
— M. I'abbS Poncelet vient de publier deux parties sur la
Nature. La premiere traite de la nature dans la formation du
tonnerre, et doit servir a la guerison de ceux qui en ont peur.
La seconde montre la nature dans la reproduction des 6tres
vivants, des animaux, des vegetaux, mais plus particuliSrement
du froment, et elle doit servir d'introduction aux vrais principes
1 . Le Diclionnmre portatif des arts et metiers a 6te r^dige par I'abb^ Jaubert ;
c'cst une des meilleures compilations de ce genre; l'auteur la porta k cinq vo-
lumes en 1773. (B.)
2. Par Macquer, 1766, 2 vol. in-S".
JUIN 1766. 61
de ragriculture. Toutce qu'on peut dire de plus certain, c'esl
que M. I'abb^ Poncelet de Paris* et M. Robinet d' Amsterdam *
ecriventsur la nature d'une mani^re tr^s-diff6 rente '.
— Le musicien Rameau a laisse, outre ses propres enfants,
un neveuqui a toujours passe pour une esp6ce de fou. II est une
sorte d'imagination b6te el d^pourvue d' esprit, mais qui, com-
bin6e avec la chaleur, produit quelquefois des id^es neuves et
singuli6res. Le mal est que le possesseur de cette esp^ce d'ima-
gination rencontre plus souvent mal que bien, et qu'il ne sait
pas quand il a bien rencontre. Rameau le neveu est un homme
de genie de cette classe, c'est-i-dire un fou quelquefois amu-
sant, mais la plupart du temps fatigant et insupportable. Ce
qu'il y a de pis, c'est que Rameau le fou meurt de faim, comme
11 conste par une production de sa muse qui vient de paraitre.
C'est un poeme en cinq chants, intitule la RamHde. Heureu-
sement ces cinq chants ne tiennent pas trente pages in-12.
C'est le plus 6trange et le plus ridicule galimatias qu'on puisse
lire * .
1. Grimm eat dA dire de Verdun; car I'abbS Poncelet 6tait n6 dans cette
ville. (T.)
2. Auteur de Touvrage intitule De la Nature, dont Grimm a pr^^demment
rendu corapte.
3. On peut remarquer quo toutes les fois que Grimm veut juger un ouvrage
sans le lire, il se tire d'affaire par une assez mauvaise allusion au nom de I'au-
teur, k sa quality, k son pays, ix la raati^re qu'il traite, ou h quelquo autre cause
capable d'exciter le sourire, mais peu faite pour contenter la raison : c'est ce qui
arrive ici relativement h, M. rabb(5 Poncelet, auteur peu connu d'ouvrages utiles.
Polycarpe Poncelet, n& k Verdun, apr^s avoir pubiie la Chitnie du goAt et de
Voiorat, donna en 176G/a Nature dam la form ation du tonnerre et la reproduc-
tion des 4tres vivants, pour servir d'introduction aux vrais principes do I'agricul-
turo, 1 vol. in-8^ en deux parties, ouvrage rempli d'observations curieuses et d'in-
g^nieuses rcclierches. II s'appliqua k connaitre tout ce qui concerne le froment,
le plus utile des v(ig6taux dout la surface du globe est couvcrte. Lorsqu'il eut pris
cette rtisolution, il renon^a pour un temps au commerce des hommes, et se retira
dans une solitude oCi, inconnu, ignore de I'univers entier, jouissant d'une sant^
parfaite, avide do connaissances, seul, absolument seul, sans compagnon, sans
domestiquc, sans t^moin, il a labourtJ la terre, sem^, moissonn^, moulu, fait du
pain, sans engrais, sans charrue, sans moulin, sans four, en un mot sans autros
ustcnsiles quo ceux qu'une imagination industrieuse, excitde par la n6cessit(5 des
circonstances et guidco par la raison, lui faisait inventer. (B.)
4. M. G. Isambert, dans la preface de son Edition du Neveu de Rameau
(G. Decaux, s. d. [1877], in-3'2), a donntS quelques details bibliographiques sur ce
« poeme » introuvable, di}k signalo par M. Ass^zat. La Nouvelle Rameide do
Gazette parut la mfime anntSe. Voir la lettre du 15 septembre suivant.
62 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
— M. de Rochefort a publie, il y a dix-huit mois, I'Essai
d'une traduction de Vlliade en vers, dont I'Academie des inscrip-
tions et belles lettres a Men voulu agreer rhommage, mais dont
le public a jug6 peu avantageusement, malgre la protection de
TAcad^mie. Le traducteur est content du public : c'est appa-
remment un homme modeste, qui interprfete favorablement le
silence qu'on a gard6 sur son Essai. En consequence, il a entre-
pris une traduction tout enti6re de cette pauvre Iliade, dont
il vient de publier les six premiers chants * , et dont il promet
religieusement la suite. Ce bon vieux p6re de la poesie a eu
beaucoup k souffrir, en ces derniers temps, des Bitaube et des
Rochefort, sans compter les impertinences pass^es de La Motte-
Houdard.
— M. Dumouriez a fait comme M. de Rochefort; il adonne,
il y a quelque temps, 1' essai d'une traduction en vers du cel^bre
poeme italien intitule il Ricciardetto. II pretend que le public a
ete fort content, et il vient en consequence de publier sa traduc-
tion tout entiSre. Dieu vous garde d'etre assez injuste envers ce
charmant poeme pour le lire dans la version de M. Dumouriez ® !
— Depuis que M. Dorat a mis les h^roides orn6es d'estampes
et de vignettes a la mode, tons les petits poetes ont voulu
faire imprimer leurs themes avec le meme luxe. En dernier lieu,
M. Blin de Sainmore a fait reparaitre ainsi sa Lettre de Biblis
d, Caunus, son frire, pour lequel elle a le malheur de bruler
d'un amour incestueux ; et sa Lettre de Gabrielle d'Estries mou-
rante ci Henri IV, son amant. Nous connaissions deja ces pau-
vretes. M.Mailhol a aussi publie une Lettre en vers de Gabrielle
de Vergy li la comtesse de Raoul, sosur de son amant Raoul de
Coucy^. II a ajoute a son heroide la romance connue de M. le due
de La Yalli6re sur le m6me sujet. M. Mailhol est plus cruel poete
que M. Blin de Sainmore. On pent leur associer i'auteur inconnu
de la Lettre de Narval h Williams, son ami. Ce dernier est un
g6nie createur qui doit tout a son invention : aussi n'a-t-il pas
cru quesonramage eut besoin d'une estampe pour nous s6duire.
1. L'lliade d'Homere, traduite en vers, avec des remarques, par M. de R...
Paris, Saillant, 1766, ia-8°.
2. Voir tome VI, p. 42 et note.
3. Paris, veuve Duchesne, 1766, in-8°. Une figure et une vignette (noa sign^e)
d'Eisen, gravies par Longueil.
JUIN 1766. 63
— On vient de publier les Pidccs fugitives de M, FratifoiSy
de iS'eufchdteau en Lorraine^ fig6 de quatorze ans, associ6 des
acad6rnies de Dijon, de Marseille, de Lyon et de Nancy *. Voila
un associ6 de plus d'academies qu'il n'a vecu de lustres. Mal-
gr6 ces honneurs et ces productions pr^coces, quand vous les
aurez lues, vous aurez de la peine icroire que M. Francois fasse,
k dix-huit ans, une trag^die comparable a celle ^'QEdipe, que
M. de Voltaire fit k cet age sans 6tre encore d'aucune acad^mie.
— Dissertation physique sur I'homme, dHiie au roi de
Prusse^ traduite du latin, composee et soutenue aux 6coles de
medecine de Montpellier, pour le grade de bachelier, par
M. Lansel de Magny. Cette petite dissertation traite d'abord du
mecanisme, de la conception et de la generation. Ensuite I'au-
teur ebauche un traite des temperaments, et enfin, dans la
derni^re partie, 11 fait Thistoire des impressions de Tame sur
le corps et du corps sur Tame. M. Lansel de Magny n'a qu'a
rendre grace ci la platitude de son style pedantesque, qui I'a
garanti de la celebrite, malgre I'hommage rendu au philosophe
couronn6. Sans cette heureuse obscurity, si ledit M. Lansel eut
6te evente par un seul chien de Sorbonne, toute la meute se
serait mise k ses trousses a cause du furaet de mat6rialisme dont
il est infecte.
— II paratt deux Rapjwrts en faveur de Vinoculaiion lus
dans VasscmbUe de la Faculty demMecine de Paris, et imprimh
par son ordre, par M. A. Petit, I'un des commissaires de la
Faculte, pour decider des avantages ou des inconvenients de
I'inoculation. M. Petit, qui est aujourd'hui le premier anato-
miste du royaume, est a la t6te des commissaires qui se sont
d6clar6spour I'inoculation. On peut comparer son rapport avec
celui que les commissaires anti-inoculateurs ont public I'annee
dernifere, et qui est un tissu de mensonges et de b^tises. Un
autre commissaire, M. Gochu, a public son avis a part. Get avis
est aussi en faveur de I'inoculation. II a paru aussi un autre
opuscule sur I'inoculation en cinquante-quatre pages in-S".
— Essai historique et chronologique sur les principaux
ivinements qui se sont passh depuis le commencement du monde
j'usquW nos joursy par M. I'abbe Berlin. Volume in-S" de quatre
1. Neufchateau et Paris, 1766, iii-8°.
64 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
cent quarante-six pages. L'auteur a cru devoir separer I'his-
toire dite sainte et I'histoire profane; on lit celle-ci a droite de
son livre, et I'autre a gauche. II aurait pu mettre tout ci gauche.
Cette rapsodie est trfes-informe, et faite dans un trfes-mauvais
esprit. N'y faites point etudier I'histoire k vos enfants. Le pieux
pretre Berlie, en faisant I'eloge du roi de France Francois P"",
remarque qu'il eut grand soin d'exterminer les heretiques. Sans
doute il voudrait que ses successeurs h perpetuity meritassent le
meme eloge. II faudrait en bonne police cinquante coups d'etri-
vi^res tous les matins a tout coquin de pretre ou de laique qui
se permet de sang-froid d'ecrire de pareilles atrocit6s.
— M. I'abbe Berardier a aussi publie un Precis de Vhis-
toire universelle avec des Hflexions. Volume in-12 de trois cent
soixante pages. G'est encore un pauvre homme que cet abbe
Berardier, qui se qualifie d'ancien professeur d' Eloquence dans
rUniversite de Paris. Dieu preserve tous les jeunes gens, qui
doivent devenir hommes, de pareils precepteurs !
— La Religion enpleurs gimit sur le tombeau de M. de Fitz-
James, iveque de Soissons, iUgie. Voila un hommage rendu un
peu tard au prelat qui en est I'objet, et qui est mort il y a deja
quelques annees. L'eveque de Soissons etait un grand homme
de bien, mais de peu d'esprit. II haissait les jesuites, il ne mettait
jamais dans ses mandements : ^veque par la grace du saint-
siige ; et il etait en veneration aux jans^nistes, qui se glorifiaient
de la purete de ses moeurs et de I'integrite de sa conduite.
— Amusement curieux et divertissant propre ci igayer V es-
prit, ou Fleurs de hons mots, contes ci rire^ etc,^ le tout sans
obscMit^, par M. D*** * , jadis imprimeur de I'escadre du roi a
Minorque. Deux volumes in-12. Fondation tr6s-uli!e pour les
antichambres.
— Jetez au feu Cassandre aubergisle, parade, par l'auteur
de Gilles, garcon peintre, c'est-a-dire par I'illustre Poinsinet,
et le Retour favorable, comedie bourgeoise en un acte, repre-
sentee sur le theatre de M. le due de Grammont, par M. G***,
c'est-a-dire par un polisson de la force de M. Poinsinet.
1. Ducry.
JUILLET 1766. 65
JUILLET
< l"juilletl766.
LETTRE DE M. DAMILATILLB A M. DIDEROT*.
Oh! vous n'en 6tes pas quitte, monsieur le philosophe; j'ai
commence par defendre mon coeur et mes amis, parce que c'est
ce que j'ai de plus cher, mais n'imaginez pas que j'abandon-
nerai lachement mon esprit dans ie bourbier ou il vous plait de
le voir : j'y prends aussi quelque int6r6t. Je veux k la verite
passer pour bon, mais non pour une bonne b6te. Croyez-vous
done que je prendrais un bon mot, une epigramme pour une
raison ? ISoiis feras-tu accroire que citait de bonne foi que tu
faisais un jour I'Hoge des capucins? Dites-moi, je vous prie,
d'abord s'il y a bien de I'exactitude a juger de tous les moines
par les capucins, et si ce n'est pas vouloir se debarrasser d'un
homme en lui jetant un ridicule sur le corps que de I'accuser
d' avoir fait I'^loge des capucins, dont 11 n'a pas dit un mot,
parce qu'il ne voit pas en g6n6ral, comma bien des gens, sur
Tarticle des moines.
J'ai commence comme tout le monde, mon ami, par vou-
loir tout reformer. Je m'en suis peut-6tre trop profondement
occupe, eu 6gard aux connaissances relatives k mon etat, qui
me manquent et que j'aurais mieux fait d'acquerir. Le resul-
tat a ete de trouver que les choses ne sont pas aussi mal
qu'on le clabaude continuellement. L'article des moines est un
de ceux que j'ai le plus ressasses. J'ai trouve qu'il y avait tr6s-
peu de chose k faire pour rendre cet 6tablisseinent utile, et
qu'k les prendre ra^me teis qu'ils sont, il y a bien des choses
en leur faveur. C'esf un des meilleurs moyens qu'il y ait pour
fixer dans un canton et dans les provinces en general la con-
sommation d'une partie du revenu local : qu'on mette les biens
4. Nous avons public, t. XIX, p. 470, des OEuores completes de Diderot, la
r6ponse Ji cette lettre, qui semble plutdt le n^sultat d'uue gagoure destiooe h
exciter la verve du philosophe que I'expression r(Selle dos opinions de frire
vingtieme.
VII. 5
66 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
d'un couvent de benedictins entre les mains d'un seigneur ;
voil^ tout I'argent qui se depensait k trois ou quatre lieues k
la ronde qui prendra sa direction vers le torrent qui entraine
tout k Paris ou a quelque grande ville de second ordre. Yoili
les pauvres valides du canton sans ouvrage, les pauvres in-
firmes sans secours ; voil^ done les fermiers, consid6res dans le
canton depuis plusieurs generations qu'ils vivaient honorable-
ment dans la meme ferme, chasses par un aventurier qui
compte regagner I'augmentation qu'il donne, en 6puisant la
terre qu'il sait tres-bien qu'il ne gardera pas longtemps. II
vient une raauvaise annee : les moines auraient attendu, mais
M. le due part pour son ambassade, M. le marquis va rejoindre
son regiment a I'armee d'Allemagne, M. le president doit vingt
miile 6cus k son sellier, k son marchand de chevaux. II faut
absolument de I'argent. Le fermier s'endette, se ruine, la ferme
se discredite, une partie des tenes reste en friche, le reste s'a-
maigrit, un pan de la grange s'^croule faute d'entretien, et ce
beau bien auquel on portait envie fait piti6.
Une chose que j'ai souvent entendu dire eontre les moines
fait beaucoup pour eux a mes yeux. Ces droles-lci ont, dit-on,
le quart des biens du royaume, et le plus beau 1 Mais il nest
Je plus beau que parce qu'ils I'ont rendu tel, et s'il est vrai que,
tout egal d'ailleurs, un terrain rapporte un quart de plus en
leurs mains qu'en toute autre, ce que je n'ai point de peine k
croire, s'il est vrai aussi qu'ils aient le quart des biens du
royaume, voilk un seizifeme au total qu'on n'aurait pas et dont
on leur a I'obligation.
Yous m'ohjecterez peut-6tre que je suppose tr6s-gratuite-
ment que le bien des moines passera entre les mains des
grands seigneurs; aquoi je reponds: l°que les grands seigneurs
ou les gens tres-riches, ce qui revient ici au meme, possedant
plus de la moitie des biens du royaume, il est a presumer qu'ils
possederont la moitie des biens qui rentreront en circulation ;
2** que les biens des moines ne sont pas seulement mieux cul-
tives que ceux des grands seigneurs, mais aussi qae ceux des
particuliers, parce qu'ils joignent aux soins et a I'attention de
ceux-ci les moyens que les grands seigneurs ont sans en falre
usage; 3° enfm que, quand ces biens tomberaient entre les
mains des particuliers, les moines, redevenus particuliers, y
JUILLET 1766. 67
ayant leur droit comme d'autres, cela deviendrait egal pour ceux
qui ne sont ou n'auraient pas 6t6 moines, car il se pourrait bien
qu'ils poss^dassent alors comme particuliers, chacun, la partde
ce qu'ils poss6dent aujourd'hui en commun comme moines. II
faut done vous rabattre sur ce qu'un particulier est plus utile
personnellement k I'liltat qu'un moine. C'est ce que nous allons
examiner.
Les moines sont inutilesa la society, dit-on. Ilsnesemarient
pas, ils ne font rien. Je sais, par rapport a la premiere accusa-
tion, que le celibat est contraire aux bonnes moeurs. II y a lieu
de croire que si chacun avail sa chacune bien sacramentee, il
aurait dans le monde des plaisirs moins oisifs, mais en recom-
pense une vie plus uniformement douce. Je dis plus, c'est qu'in-
dependamment de ce que I'adult^re physique serait moins com-
mun, I'adultfere moral pouirait I'expier en quelque fa^on en
offrant des revanches. Mais, pour en revenir aux moines, sont-ils
les seulsc61ibataires? Et I'homrae qui se marie k quarante ans,
comme il n'est que trop commun, n'a-t-il pas pass6 dans le
celibat les annees pendant lesquelles il est certainement le plus
k craindre pour la tranquillite et I'honnetete publiques. Ge qui
m'6tonne, c'est de voir ceux qui 6crivent en faveur du suicide
enlever au m6me homme auquel ils donnent liberalement le
droit de se tuer, quand la vie lui est k charge, celui de ne pas
donner la vie k des 6tres auxquels il presume qu'elle sera aussi
k charge qu'k lui ; mais revenons au danger du c6libat des
moines relativement aux moeurs. II y a des moines libertins
sans doute. Mais oserez-vous dire que les moines qui sont dans
Paris, par exemple, commettent autant d'adult^res, subornent
autant de filles, fr6quentent autant celles qui sont corrompues
qu'un pareil nombre de c6libataires du mSme age pris indiffe-
remment dans tous les autres 6tats ? C'est, m'allez-vous dire,
parceque la crainte les retient... Et que m'importe? en resulte-
t-il moins que mille moines ne contribuent pas autant a la cor-
ruption des moeurs que mille autres celibataires du meme age?
S'ils osaienty diles-vous, ils feraient pis ; cela veut dire que
s'ils osaient quand ils sont echappes, ils auraient les moyens
de faire pis ou mieux que ceux qui sont habituellement moins
sages qu'eux. Mais enfm que leur sagesse viunne de la g^ne
dans laquelle on les retient, ou, si vous le voulez encore, de
68 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
I'envie qu'ils ont de paraitre plus parfaits qu'ils ne le sont, elle
vient done de ce qu'ils sont moines. Done, de ce c6te-la, les
celibataires moines sont moins dangereux que les autres celi-
bataires, et meme que ceux qu'on ne range pas dans la classe
des celibataires, parce qu'ils n'ont pas encore atteint I'age nubile
fixe par le bel usage, c'est-a-dire par le libertinage, I'avarice
et I'ambition. Les moines libertins sont des gens a la fleur de
leur age chez lesquels le temperament agit avec force ; et
quand il serait vrai que tous ceux de cette classe se livreraient
sans retenue a la satisfaction de leurs desirs, au moins ne voit-
on pas chez les vieux moines cette crapule si commune parmi
les vieillards de la capitale et des grandes villes, ce qu'on doit
reellement regarder comme une depravation de moeurs parce
que ce n'est plus le voeu de la nature que Ton satisfait. La
pauvre enfant qui y est sacrifice, n'y prenant et n'y devant
prendre aucun plaisir, perd necessairement en une heure, avec
ce vieux paillard, jusqu'a la derni^re etincelle d'une pudeur
doni les femmes conservent toujours des restes piquants tant
qu'elles n'ont cede qu'au sentiment, au gout, a la volupt6, au
temperament meme. Ce n'est pas I'emportement avec ceux
qu'on aime, ce n'est pas ce qu'on fait quand on salt ce qu'on
fait; c'est, au contraire, la prostitution froide pour un vil et
sordide interet, qui fait la honte de ce sexe. Mais je suppose les
moines de tout age aussi libertins que les autres hommes: de
quel droit, je vous prie, exigerez-vous d'eux plus que des
autres si vous ne leur accordez pas plus qu'aux autres? Que le
devot imbecile qui voit un capucin entre Dieu et lui exige de ce
capucin des perfections proportionnees k la veneration qu'il lui
prodigue, c'est dans I'ordre. Mais vous, qui ne rendez pas aun
moine plus qu'a un autre homme, a quel titre exigez-vous qu'il
soit plus parf ait? Gonsiderez leur etat relativement a ce que
vous exigez de ceux qui I'embrassent, ou n'en exigez que rela-
tivement a la consideration que vous leur accordez.
Assez sur le celibat des moines relativement aux moeurs.
Yoyez done un peu si le crime est si enorme de ne pas pro-
pager I'espeee humaine. II faudrait une lettre ou plutot un
volume a part sur cette manie de population dont tous nos
ecrivains sont possed6s! II me suffit de remarquer que c'est
I'exees de population qui a conduit les Chinois, ces sages par
JUILLET 1766. 69
excellence, tant vant6s, parce qu'on suppose, assez l^g^rement
k mon gr6, qu'ils se gouvernent bien sans religion, h. tol6rer
que les p^res sacrifivnt leu in funis qu'ils croient ne pas pou-
voir nouriir. Mon principe, sur quelque inati^re que ce soit,
est de ne regarder comme bon que ce qui pent contribuer au
bonlieur des hommes. La grande population du Nord, k laquelle
on doit ce debordement de barbares qui ont desole I'Europe
pendant tant de si^cles, a-t-elle fait le bonheur de I'humanite?
La grande population de la Suisse ne contraint-elle pas la
moiti6 de ceux qui y naissent de quitter ce beau pays de
liberie pour alier, a six sous par jour, recevoir des coups de
baton dans les h^tats monarchiques, m6me dans ceux oil il n'est
pas d'usage d'en donner aux nationaux? J'en conclus que,
quand il y a assez de population pour se defendre sur son
terrain et le conserver, il serait plus nuisible qu'ulile a I'hu-
raanite qu'elle augmentat. II y a done des temps ou il peut
devenir avantageux que le nombre des nnoines, c'est-a-dire des
c61ibataires les inoins dangereux pour I'honnfitete et la tran-
quillite publiques, fut augmente. G'est au gouvernement, en cela
comme en bien d'autres choses, k lacher ou k serrer les renes.
Je dis plus : c'est qu'ayant prouve, par les objections m6mes
qu'on fait centre les moines, que les terres qui dependent
d'eux sent mieux cultivees que si elles appartenaient a des
particuliers, ils contribuent en cela k la population plus qu'ils
ne pourraient faire par eux-m6mes s'ils etaient repandus dans
la societe.
Quant k I'oisivete des moines, second point sur lequel on
6tablit le reproche d'inulilite qu'on leur fait, commencons par
retrancher d'une communaute de vingt religieux trois hommes
au moins, necessaires pour regir le bien et qu'il faudrait que
ceux a qui il appartiendrait employassent uniquement a cet
usage. Otons encore cinq ou six vieillards de qui on ne devrait
plus rien exiger, quelque etat qu'ils eussent embrasse. Reste,
sans avoir encore egard a la decence du culte, mati^re sur la-
quelle j'avoue queje ne pense point du tout comme bien des
gens, dix a douze hommes inutiles, c'est-k-dire, k parler plus
exactement, qui ne travaillent pas plus pour la societe que ne
feraient ceux a qui appartiendrait le bien de la communaute,
si on le r6partissait dans cette soci6t6. Car que fait dans le
70 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.
monde un rentier de plus qu'un moine? Je ne parle pas seu-
lement de ceux qui ne font rien du tout, ni de ceux qui
feraient mieux de ne rien faire, mais encore d'une foule de
gens qui pretendent 6tre et faire quelque chose, parce qu'ils
ont une charge ou une commission qui les occupe une heure
par semaine. Si, au lieu de douze proprietaires h la place de
douze moines, vous n'en supposiez que quatre, que deux, ils
en seront plus riches et auront a leur suite une troupe de
valets uniquement occupes de la personne de monsieur leur
maitre, et certainement tout aussi inutiles au public que les
moines, de quelque inutilite que vous les supposiez.
IN'allez pas me presenter en compensation les domestiques
des moines; outre que la vie en communaute en exige beau-
coup moins, tous ces domestiques sont des gens laborieux
occupes du matin au soir a des choses utiles. Ce sont de plus
des gens tres-attaches a leurs maitres, des esptees d'enfants
adoptifs qui ont et auront toute leur vie, s'ils sont sages, une
honn^te subsistance assur^e.
Quant a la vie que m^nent les moines, elle est vraiment
philosophique. Donnez-leur, par I'^ducation, un peu plus de
connaissance vraie et solide, il n'y aura gufere d'honnete homme
delivre de la fougue des passions qui ne la choisisse. J'avoue
que, pour moi, je me prom6ne avec plaisir, avec delices, dans
un couvent. J'aime naturellement le luxe public autant que
je hais le luxe particulier ; desir de plaire aux femmes a part,
bien entendu, ma manie, ce commune magnum d'Horace, trouve
pleinement a se satisfaire dans le couvent. Chez les moines tout
ce qui est commun est grand, noble meme; I'eglise, les vesti-
bules, les cloitres, le refectoire, la biblioth^que, les escaliers,
les galeries. II n'y a gu6re que chez eux que les monuments
aient, dans leur masse et dans leurs parties principales, cet
air imposant que je pref^re aux beautes de detail dont les
architectes de la capitale ont et6 reduits a faire tout I'art
parce qu'ils ne travaillent jamais qu'en petit. G'est presque
chez les moines seuls que je trouve de grands tableaux, et,
si Ton n'avait pas mis les abbayes en commende, ils en au-
raient davantage, ils auraient des statues : nous aurions en ce
genre des chefs-d'oeuvre que nous n'aurons jamais. lis entre-
tiennent I'orfevre, le brodeur, et dans le grand : car, pour eux
JUILLET 1766. 71
personnellement, leur habit est simple, leur cellule est petite,
leur table ordinaire sans fasie. Les honnStes gens y trouvent k
la virile, quand ils veulent, de bons repas. Malgr6 cela, on n'y
absorbe pas pour faire un coulis ce qui sulTuait pour nourrir
quatre hommes.
Pendant que les maltres sont bien trait6s k la salle, les
domestiques se nourrissent bien a la cuisine, et les pauvres ont
de la soupe a la porte. Peut-6tre y a-t-il de rincouv6nient k
cette soupe, mais cela n'emp6che pas qu'il n'y ait dans cetle
mani^re de vivre une reunion de grandeur et de simplicity
dont le sentiment doit 6tre affects, en attendant que la reflexion
I'aitperfectionn^. II semble que ce qu'on dit le plus hautement
centre les moines soit pr6cis6ment fait pour me parailre en
leur faveur.
« Ce drdle-lA, disait un bon et honnele gentilhomme de
ma connaissance en parlant d'un prieur qui nous avait donn6
k diner, nous a, par DieUj bien refus : cela a dix mille livres
de rente, un coquin de moine comme ca. Eh bien! son pdre
itait fermier de mon oncle ici d, deux lieues »
J'en conclus que rciablissement des moines, s'il n'6tait pas
fait, serai t un vrai moyen digne de la vraie philosophic pour
corriger, par une certaine facility de faire de temps en temps
fortune, I'in^galite des conditions, et ramener en quelque
fa^on par \k k cette 6galite que tout honnete homme porte
grav6e dans son coeur. J'ai dit quelque part et je le repfete que
ce n'est point la naissance, la richesse, I'esprit, \d,sagesse mtme
qui donnent des droits au bonheur, c'est la quality d'etre sen-
sible. Je veux qu'il y ait du bonheur k esp6rer pour ceux m^me
qui, avec une probity commune et un esprit ordinaire, ne peu-
vent pas atteindre a celui que procure la haute estime r^servee
et due k un esprit superieur et a une vertu sublime. Si les
avantages de la vie n'etaient que pour les gens vertueux, il n'y
aurait aucun m6rite a I'^tre. ( J'entends ici par mMle cette
satisfaction douce qu'on 6prouve k meriter.) S'ils n'6taient que
pour les gens d'esprit, ils croiraient ce qu'ils ne croient deji que
trop, qu'ils leur seraient dus exclusivement, comme les nobles
le croient et le croyaient encore bien davantage avant que les
fortunes et par contre-coup les alliances de finances eussent
ce que le public appelle confondu, et ce que j'appelle, moi,
72 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
rapprocM les etats. II ne faut point ici me venir dire que la
subordination est necessaire. II n'y a peut-etre personne que
je croie plus fermement que moi 6gal par la nature a ceux qui
sont au-dessus et au-dessous de moi. J'ai vu, malgre cela, pen
de gens qui ob6issent plus ponctuellement que je n'obeis a
ceux proposes pour me commander et qui se font plus ponctuel-
lement obeir par ceux que le sort m'a soumis a tort ou li droit.
Je pense au surplus qu'il y aurait plusieurs reforraes a faire
chez les moines. J'avoue que plusieurs objections qu'on fait
contre eux ne sont pas sans force; mais ce qui me fache, c'est
de voir qu'on afiecte de ne presenter que ce qui est contre. Je
le dirais ici, je vous assure, si d'autres ne I'avaient pas fait
pour moi. J'appelle un ouvrage philosophique celui ou Ton
expose et discute fortement, mais tranquillement, le pour et le
contre ; et je rel^gue au rang des declamations tout ce qui ne
presente une chose que sous une de ces faces, avantageuses ou
desavantageuses, quelque sagacite et quelque force d'ailleurs
qu'on y mette.
C'est d'aprfes la comparaison du pour et du contre faite de
mon rnieux, ce qui ne veut pas dire le mieux possible, que je
ne vols aucune necessity k detruire les moines, mais de grands
avantages a les reformer. J'ajoute que ce n'est point pour con-
trarier, mais du plus profond de mon coeur que je m'elfeve
contre cet esprit de destruction en tout genre, qui ote tout
sans rien_ remettre a la place, et dont le resultat doit 6tre
necessairement la destruction des empires eux-memes. Oui,
c'est cet esprit qui, en detruisant toutes les religions au moment
ou elles commencaient a se perfectionner, a mis le peuple, d.
qui il en faut une, dans le casd'en adopter une nouvelle, tou-
jours dangereuse par I'abus que ceux qui succedent aux
premiers precheurs doivent necessairement faire de la confiance
aveugle que ceux-ci s'acqui^rent ordinairement par 1' austerity
de leurs moeurs et par le zele ardent qu'ils ont et montrent
toujours pour les precher. Ce n'est qu'avec le temps que les
- religions prennent, par la vigilance des magistrats, et quelque-
fois par leur jalousie, cette forme, cette constitution politique,
qui mettent les pretres hors d'etat d' abuser de la confiance
que doivent avoir en eux des gens qui les voient, du pied de
^ I'echelle.de Jacob, presque en haut de cette echelle.
JUILLKT 1766. 7S
Dc sorte, m'allez-vous dire , qu'd. vous entendre tin fltat ne
pent pas snbshter sans moines. G'est, ajouterez-vous ironique-
ment, leiir destruction qui a fait le malheur de VAngleterre.
Je ne (lis point cela; un ihat pent 6ire sans doute florissant, et
n'avoir point de moines. Le si^cle de Louis XIV prouve qu'il
^eut 6tre florissant et en avoir plus qu'il n'y en a aujourd'liui
en France. On est heureux etmalheureux dans les r6publiques ;
on est heureux et malheureux dans les monarchies. Je vou-
drais qu'on s'attuchat i tirer le meilleur parti possible de I'etat
actuel des choses, et qu'on ne fit point comnie les enfants, qui
brouillent les dames quand ils sont embarrasses sur ce qu'ils
doivent jouer. Je soutiens plus : c'est que si les choses m6ri-
tent reellement d'etre changees, ce n'est que petit a petit
qu'on pourra y parvenir surefnent et dquitablcment. Je sens
qu'il est utile de faire trembler les puissants pour qu'ils n'abu-
sent pas de leur autorit6 ; mais il n'est pas moins dangereux de
r6voller les faibles, et de les exciter k abuser de leurs forces
reunies. Croyez-vous qu'il en resuUerait un grand avantagepour
le bonheur de I'humanite, seul but auquel doit tendre tout
homme raisonnable dans ses discours comme dans ses actions?
Je n'ai pas tout dit, mais en voila assez pour aujourd'hui. Je
suis impatient, et ceci n'est point du tout une tournure, de
suspendre toutes mes contradictions pour vous dire qu'elles
ne m'emp^chent pas que je vous reconnaisse pour mon maitre,
que je vous airae et que je vous embrasse de tout mon coeur..
— II faut conserver ici le souvenir d'une guerison singu-
li^re que M. Tronchin vient de faire. Ce celebre medecin a pris,
au commencement de cette annee, possession de la place de
premier m6decin de M. le due d'Orleans. Un prieur des premon-
lr6s de Blois est venu le consulter. Ce moine 6tait tourmente,
depuis un grand nombre d'ann6es, de maux de tete insuppor-
tables. Ces douleurs etaient si excessives que, dans les acces,
qui se renouvelaient presque tous les jours, le malade etait
souvent tente de se briser la tSte centre le mur. Les temps
d'orage et d'intemperic dans I'atmosphere lui 6taient le plus
funestes. M. Tronchin, apr^s avoir examine I'^tat et les symp-
t6mes de celte maladie, a ordonne au malade de se faire couper
deux nerfs qu'il lui a indiques : I'un au milieu de la joue,
74 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
I'autre un peu plus en arrifere, pr6s de I'oreille. Le malade ayant
declare qu'il aimait mieux souITrir I'operation la plus doulou-
reuse que d'etre expose davantage aux douleurs qu'il supportait
depuis tant d'ann^es, le chirurgien Louis n'a pourtant pas voulu
faire I'operation prescrite sans avoir un ordre par ecrit, signe
de M. Tronchin. Gette operation s'est done faite, il y a environ
deux mois, sous les yeux et la conduite de M. Tronchin. Elle a
fait beaucoup de bruit. La Faculte de medecine, au d^sespoir
des succfes 6clatants d'un rival si redoutable, n'a rien oublie
pour rendre cette entreprise d'abord ridicule et ensuite odieuse.
On repandit dans Paris que le moine etait a toute extr6mite,
qu'il n'en rechapperait pas; et le convent des pr6montres de
Paris, oil le malade se faisait trailer, 6tait assiege tons les
matins par une infinite de gens qui venaient savoir de ses nou-
velles, et qui esperaient en apprendre de mauvaises. Le fait est
que le prieur n'a jamais ete en danger de cette operation, qu'il
en est entierement retabli aujourd'hui, et qu'il est parfaitement
gu6ri de ses maux de tete. J'ai oui dire a M. Tronchin qu'il
avait eu occasion d'ordonner quatre fois cette operation dans le
coiirs de sa pratique; que son premier essai fut fait sur la femme
de Rapin Thoyras, auteur de VHistoire dAngleterre, mais qu'il
ne reussit qu'imparfaitement, parce qu'il ne fit couper que le
nerf de la joue, sans toucher a celui pres de I'oreille; mais
que les autres essais, en faisant les deux coupures, avaient tou-
jours ete suivis de la guerison parfaite du mal. Ge qui fait un
honneur infini au savoir de notre Faculte de medecine, c'est
quelle n'avait jamais entendu parler de cette operation, qu'au-
cun chirurgien de France ne I'avait jamais faite, et que, parmi
les cent soixante docteurs dont la Faculte de Paris est composee,
il n'y en a pas un qui sache quels sont les sympt6mes du mal
de t6te qu'on pent guerir par cette operation.
15 juillet 1766.
On s'occupe beaucoup a Paris de I'efTroyable a venture qui
vient d'arriver a Abbeville, dont on n'a entendu parler que
confusement, et qui aurait rempli toute I'Europe d'indignation
et de pitie si les ames cruelles qui ont et6 les auteurs de cette
tragedie n'avaient force les avocats de I'innocence et de I'hu-
JUILLET 1766. 75
manitd au silence par leurs menaces. L'extrait d'une lettre
d'Abbeville, joint i ces feuilles, vous mettra au fait des princi-
pales circonstances. On pretend que ce qu'on dit du sieur Belval
n'est pas exactement vrai ; mais il est constant que des animo-
sit6s particuH6res ont dictd la sentence d'Abbeville, et Ton
assure que des motifs de la m6me trempe I'ont fait confirmer
par un arr6t du Parlement, qu'il faut conserver comme le monu-
ment d'une cruaut6 horrible au milieu d'un si6cle qui se vante
de sa philosophie et de ses lumiferes.
La nuit du 8 au 9 aoilt 1765, un crucifix de bois, plac6
sur un pont, h Abbeville, est mutile k coups de sabre ou de
couteau de chasse. Un peuple superstitieux et aveugle s'en fait
un sujet de scandale. L'6v6que d'Amiens, un des plus fanatiques
d'entre les ev6ques de France', se transporte avec son clerg^
en procession sur les lieux, pour expier ce pretendu crime par
une foule de ceremonies superstilieuses. On public des moni-
toires pour en decouvrir I'auteur. Get usage de troubler par des
monitoires les consciences timorees, d'allumer les imaginations
faibles en enjoignant, sous peine de damnation ^ternelle, de
venir a revelation de fails qui n'interessent pas personnellement
le deposanl; cet usage, dis-je, est un des plus funestes abus de
la jurisprudence criminelle en France. Plus de cent vingt fana-
tiques ou t6tes troubl^es deposent. Aucun ne peut denoncer
I'auteur de la mutilation, qui sans doute n'avait pas appele des
t6moins k son expedition ; mais tons rapportent des oui-dire,
des bruits vagues, qui chargent la principale jeunesse de la ville
de propos impies, de pretendues profanations, de quelques
indecences qui pouvaient meriter tout au plus I'animadversion
paternelle. La justice d'Abbeville instruit le proems de ces jeunes
etourdis. II n'est plus question de ce crucifix mutile, mais on
juge les pretendus crimes r6veles au moyen des monitoires. II
est aise de se figurer la consternation d'une petite ville, oil cinq
enfants des principales families, tons mineurs, se trouvent
impliques dans une procedure criminelle. Leurs parents les
avaient fait 6vader; mais la m6me animosite qui leur avait
suscite cette mauvaise affaire d^non^a leur fuite. On courut
apr6s eux, et des cinq Ton en prit deux, savoir le jeune cheva-
1. Louis-FranQois-Gabriel de LaMotte.
76 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
lier de La Barre, et un enfant de dix-sept ans appele Moisnel.
La sentence rendue a Abbeville, le 28 fevrier dernier, condamne
Gaillard d'Etallonde a faire amende iionorable, a avoir la langue
et le poingt coupes, et a etre brule vif. Get infortune s'etait
heureusement sauve en Angleterre avec deux de ses complices.
Jean-Francois Le Fevre, chevalier de La Barre, est condamne,
par la m^me sentence, a faire amende honorable, a avoir la
langue coupee, ensuite la tete tranchee et son corps reduit en
cendres. On sursit, par cette sentence, au jugement des trois
autres accuses, dont I'un, Charles-Francois Moisnel, etait en
prison avec le chevalier de La Barre. Les sentences criminelles
ont besoin d'etre confirmees par un arret du Parlement dans le
ressort duquel on les rend. L' affaire d' Abbeville est portee au
Parlement de Paris, lei, ces jeunes malheureux, en se defen-
dant par des m6moires imprimis, pouvaient esperer d'exciter
la commiseration publique; mais M. Le Fevre d'Ormesson, pre-
sident a morlier, bon criminaliste, dont le chevalier de La
Barre etait proche parent, s'etant fait montrer toute la procedure
d' Abbeville, jugea qu'elle ne serait point confirmee par le Par-
lement, et empecha qu'on defendit publiquement son parent
et les autres accuses. 11 esperait que ces enfants, renvoy^s de
I'accusation sans eclat, lui sauraient gre un jour d' avoir prevenu
la trop grande publicity de cette affaire malheureuse. La secu-
rity de ce magistral leur a ete funeste ; on pent poser en fait
que le moindre memoire, distribue a temps en leur faveur,
aurait excite un cri si general que jamais le Parlement n'aurait
ose confirmer la sentence d' Abbeville. Un arret du A juin passe
I'a confirmee; et, apres beaucoup de sollicitations inutiles pour
oblenir grace du roi, le chevalier de La Barre a ete execute a
Abbeville le 1"" juillet. II est mort avec un courage et avec une
tranquillite sans exemple. L'arret le declare atteint et convaincu
d' avoir passe a vingt-cinq pas devant la procession du saint
Sacrement sans oter son chapeau et sans se mettre a genoux;
d' avoir profere des blasphemes contre Dieu, la sainte Eucha-
ristie, la sainte Yierge, les saints et les saintes mention nes au
proces; d' avoir chante deux chansons impies; d' avoir rendu des
marques de respect et d'adoration a des livres impurs et infames;
d' avoir profane le signe de la croix et les benedictions en usage
dans I'lilglise. Yoila ce qui a fait trancher la tete a un enfant
JUILLET 1766. 77
imprudent et mal 6lev6, au milieu de la France et du xviir si6cle ;
dans les pays d'inquisition, ces crimes auraient etc punis par
un mois de prison, suivi d'une reprimande.
II est certain que M. Pellot, conseiiler de grand'chambre,
rapporteur du proems au Parlement, a fait I'apologie des accu-
ses, et a conclu, vu leur age et d'autres circonstances, a les
renvoyer decharges de I'accusation; mais le Parlement n'a pas
juge ti propos de suivre ces conclusions. II passe pour constant
qu'un autre conseiiler de grand'chambre, nomme Pasquier, qui
n'est pas trop connu du public, a le premier ouvert I'avis de
la rigueur, qu'il a perore avec beaucoup de violence contre les
philosophes et contre M. de Voltaire, qu'il a nomme; qu'il a
pr^sente les profanations d' Abbeville comme un effet funeste de
I'esprit philosophique qui se repand en France et qu'il a fait
nommer dans I'arret le Dictionnaire philosophique parmi les
livrea composant la biblioth^que du chevalier de La Barre, quoi-
qu'on n'y ait trouve que des livres de debauche et aucun livre
de philosophic. On a aussi remarque que M. le premier presi-
dent, qui a preside a ce jugement terrible, etait personnellement
brouille avec M. le president Le Fevre d'Ormesson ; mais il y
aurait trop a fremir si des inimities particuli^res pouvaient
influer sur des arrets de sang!
Ce qu'il y a de sur, c'est que toutes les ames sensibles ont
6te consternees de cet arr^t, et que I'humanite attend un ven-
geur public, un homme eloquent et courageux qui transmette
au tribunal du public et k la fletrissure de la posterite cette
cruaute sans objet comme sans exemple. Ce serait sans doute
une tache digne de M. de Voltaire, s'il n'avait pas personnelle-
ment des menagements k garder dans cette occasion ^ Ses amis
ont du le conjurer de preferer sa surete et son repos a I'int^ret
de I'humanite, et de ne point risquer d'imprimer la marque de
I'opprobre k des hommes sanguinaires, resolus de le poursuivre
lui-m6me au moindre mouvement de sa part. Huit avocats,
parmi lesquels on lit les noms de Doutremont et de Gerbier,
ont sign6 trop tard une consultation en faveur du jeune Moisnel
et des autres accuses, au jugement desquels I'arrSt avaitsursis.
1. Voltaire, malgr^ ces considerations personnelles, ne manqua point k ce
devoir. II suffit, pour voir jusqu'oCi le fanatisuie pent allcr, do lire sa Helation de
la mort du chevalier de La Barre. (T.)
78 GORRESPONDANCE LITTliRAIRE.
Cette consultation, faite avec le plus grand menagement et la
plus grande simplicite, attendrirait le coeur le plus barbare. Le
Parlement, qui s'en est trouv6 choque, a voulu la supprimer
juridiquement : il a mande les avocats qui I'ont signee, et M. le
premier president a 6te charge de les tancer sev^rement ; mais
M. Gerbier a pris la parole, a defendu la conduite et les droits
de ses confreres et les siens, et a declare que s'il y avait la
moindre demarche juridique de faite contre cette consultation,
tous les avocats etaient resolus de quitter le barreau. Cette
declaration a arr^te les procedures du Parlement; mais tonte
Tedition de la consultation a ete enlev^e sous main, et il n'a
plus ete possible d'en trouver des exemplaires. On a reussi, par
ces mesures, k etouffer cette horrible affaire dans le public.
Paris s'en est pen occupe ; le plus grand nombre n'en a jamais
su au vrai les details. On en a parl6 un ou deux jours; et puis,
comme dit M. de Voltaire, on a ete a rOp6ra-Comique, et cette
atrocite a 6te oubliee avec beaucoup d'autres. Les ames sen-
sibles ne I'oublieront jamais, et desireront toujours avec ardeur
quelle soit transmise a la posterite comme un monument d«^plo-
rable de la perversity des hommes, et que le nom des auteurs
de cette cruaute demeure connu et plus justement fletri que
celui du jeune Moisnel et de ses complices, qui viennent d'etre
mis hors de cour apres avoir ete blames et declares infames.
Yoila les premiers fruits que nous recueillons du livre des
Ddits et des PeinSs. On dirait qu'a chaque reclamation un peu
remarquable des droits de I'humanite, le g^nie de la cruaute se
dechaine, et, pour en faire sentir I'inutilit^, suggere a ses sup-
pots de nouveaux actes de barbarie. L'historien du comte de
Ponthieu ^ rapporte qu'en 1706, un riclie habitant d' Abbeville
laissa par testament tout son bien a Louis XIV, a condition de
I'employer a une croisade. Si jamais il fait une seconde edition
de son Histoire, je lui conseille de joindre a ce trait d'un fana-
tisme particulier celui d'un fanaiisme public, dans I'assassinat
juridique du chevalier de La Barre. II n'oubliera pas de remar-
quer que les deux chansons mentionnees au proces, dont I'une
n'est qu'orduri^re, sont connues depuis plus de cent ans, et se
1. L'historien du comt6 de Ponthieu se nommait Devcrite; il 6tait libraire k
Abbeville; son ouvrage a pour litre : Histoire du comte de Ponthieu et de la vtlle
d' Abbeville, 2 vol. in-12. (B.)
JUILLET 17G6. 79
chantent dans toutes les villes de garnison, ou la discipline la
plus s6v6re ne peut contenir la licence soldatesque sur des
objets de cette esp6ce. C'est iin garQon perruquier, excit6 par le
monitoire, qui a depose avoir entendu le chevalier de La Barre
fredonner ces chansons le matin i sa toilette pendant qu'il le
coiiTait.
— Feu le comte de Caylus avail entrepris, tant par ses
propres recherches que par des prix fond6s h. I'Acad^mie des
inscriptions et belles-lettres, de coaler a fond tous les monu-
ments historiques de I'Egyple. Un jeune homme de Berne,
appele M. Schmidt, et attache actuellement a la cour de Bade-
Dourlach, a remporte successivement huit ou neuf de ces prix,
ayant tous pour objet I'explication de quelque usage, quelque
cer6monie, quelque v^tement 6gyptiens. Je crols que I'Acade-
mie n'avait pas beaucoup de peine a se decider entre les difle-
rents concurrents pour le prix d'%ypte, et que M. Schmidt etait,
la plupart du temps, le seul combaitant dans un terrain si
aride. 11 vient cependant de s'elever un rival determine centre
M. Schmidt; et taridis que celui-ci etait couronne pour avoir
explique Thabillement des anciens rois d'^gypte avec plus de
details que n'en aurait pu donner le premier tailleur de la cour
de Memphis, M. Ameilhon remportait un autre prix pour avoir
fait I'histoire du commerce et de la navigation des Egyptiens
sous le rfegne des Ptol6m6es. Get ouvrage vient de paraltre en
un volume in-S" de trois cents pages. M. Ameilhon est garde de
la Biblioth^que de la ville de Paris' . 11 ne disputera pas long-
temps les prix 6gyptiens a M. Schmidt, car, si je ne me trompe,
1. N6 en 1730, Ameilhon est morten 1812. Regu k I'Acad^mie des inscriptions
en 1766, il fut, sous TEmpirc, membre de I'lnstitut. « Un jour, dit M'"* de Genlis
dans ses Memoires, t. V, p. 233, un jour qu'il faisait partie d'une deputation, et
qu'il allait pour la premiere fois cliez I'Empereur avec un d^sir ardent d'en etre
romarqu6 et d'en obtenir quelques mots, en passant, il se mit tr6s en vue dans
la salle d'audience ; I'Empereur, en effet, apercevant une figure qu'il ne reconnais-
sait qu'imparfaitement, s'approcha de lui en lui disant : a N'etes-vous pas M. An-
cillon? — Oui, sire... Ameilhon. — Ah ! sans doute bibliothdcairc de Sainte-
Geneviive? — Oui, sire... de 1' Arsenal. — Eh 1 je lesavais, vous ttes lecontinuateur
de VHistoire de V Empire ottoman? — Oui, sire... de VHistoire du Bos- Empire. »
A ces mots, I'Empereur, s'impatientant lui-m6me de ses m^priscs, lui tourua
brusqucment le dos; ct M. Ameilhon, ne sentant que I'honneur et la joie d'avoir
arr6t6 quelques minutes prfes de lui I'Empereur, se pencha vers son voisin, en lui
disant avec empbase : L'Empereur est etonnantl ilsait tout. (T.)
80 - CORRESPONDANCE LITTERAIHE.
il vient d'etre nomme de rAcademie des inscriptions et belles-
lettres, et il n'est pas permis aux membres ordinaires de I'Aca-
demie de concourir pour le prix. La vue da comte de Gaylus
n'etait vraiment pas fausse. Si nous connaissions a fond I'Egypte,
nous possederionsla clef detous les arts et de toutes les sciences
des Grecs. Malheureusement les monuments manquent partout,
et ce qui est parvenu jusqu'a nous est si imparfait, si plein de
lacunes, si obscur et si inexpliquable, qu'il ne faut pas se flatter
de pouvoir jamais en tirer les elements de la veritable histoire
du genre humain. G'est pourtant a quoi nous mfenerait une con-
naissance bien approfondie de I'Egypte. J'oublie, il est vrai, que
I'Acad^mie des inscriptions poss^de deux hommes qui ne restent
jamais court sur I'l^gypte, qui la connaissent comme je connais
ma chambre, et qui se croiraient personnellement offenses de
mes doutes. J'en demande done pardon k M. de Guignes et a
M. I'abbe Barthelemy; mais quand ils m'auront certilie avoir
fait leur noviciat, il y a trois ou quatre mille ans, dans quelque
seminaire de Memphis, et surtout avoir eu quelque part dans
la confiance des pretres egyptiens, les plus caches de tous les
hommes, je les ecouterai avec docilite, et j'adopterai sans scru-
pule toutes les importantes decouvertes qu'ils voudront bien
me transmettre.
— Si la lecture de Y Histoire de VOrUanais, par M. le mar-
quis de Luchet*, ne vous a point assomme, vous pouvez d'abord
vous vanter d'avoir la vie dure; et puis les Essais du meme
auteur sur les principaux evenements de I'histoire de I'Europe ^
vous donneront le coup de grace.GesjE'^^aj'sforment deuxpetites
parties. La premiere est consacree a I'illustre l^lisabeth, reine
d'Angleterre. Vous avez deja lu ce barbouillage sous un autre
titre; il est seulement ici plus etendu. L'auteur soupconne
qu'l^lisabeth, tout en etablissant le protestantisme en Angle-
terre, pourrait bien au fond n' avoir ete ni catholique ni protes-
tanie. Yous voyez que M. de Luchet est fin corame I'ambre. Sa
seconde partie sert a 6plucher le caractere de Philippe II, roi
1. Voir tome VI, page 507.
'2. Essais historiques sur les principaux evenements de VEurope, 1766,2 part.
in-12. Le premier volume avait d6j&, paru I'ann^e pr6ct5dente, sous le titre de
Considerations politiques et historiques sur I'elablissement de la religion pretendue
reformee en Anyleterre. (T.) — Voir tome VI, page 267.
JUILLET 1766. 81
d'Espagne, qui, tout grand politique qu'il 6tait, n'6chappe pas
davantage a I'ceil penetrant de M. de Luciiet. Je pardonne de
tout nion cceur k ce terrible historien. II a epouse ma l)onne
amie, M"' Delon,de Geneve; il m*a I'air d'etre mari commode; il
faudrait avoir bien de I'humeur pour reinp6cher d'ecrire, surtout
quaiid on n'est pas oblige de le lire. On dit cependant qu'il va
quitter le metier de la litt6rature pour se charger de I'entre-
prise des fiacres gris*. On ne manquerait pas de lui appliquer
le proverbe : jV ccrit commc un fuuri', s'il s'avisait de faire des
livres pendant I'exercice de cette nouvelle dignite.
— M. Dorat donna en 1763 la tragedie de Thcagdne el
CharicU^e, qui eut le malheur de lomber. II vient de la faire
imprimer * avec le luxe et I'elegance dont il pare tous ses ou-
vrages, mais qui ne rendront pas celui-ci meilleur. Ce jeune
poete a la manie de ne pouvoir rien garder dans son porte-
feuille; c'est une facheuse maladie. Lorsque Theagdne tomba,
M. Dorat fit une el6gie sur lui-m6me, que vous pouvez vous
rappeler. II a fait depuis sur le m^me sujet des vers plusphilo-
sophiques, qui viennent de me tomber entre les mains, lis me
rassurent sur les chutes que M. Dorat pourrait faire par la suite,
et je vois avec plaisir
Qu'i tout 6v6nement le sage est pr6par6.
— Nous venons de revoir ici les deux aimables enfants de
M. Mozart, maltre de chapelle du prince archev6que de Salz-
bourg, qui ont eu un si grand succ6s pendant leur sejour a
Paris en 1764. Leur p6re, apr6s avoir passe pr6s de dix-huit
mois en Angleterre et six mois en Hoilande, vient de les re-
conduire ici pour s'en retourner par la Suisse a Salzbourg.
Partout oil ces enfants ont fait quelque sejour, ils ont reuni
tous les suffrages et cause de I'etonnement aux connaisseurs.
Ils ont 6te dangereusement malades k la Haye; mais enfin leur
bonne 6toile les a delivres de la maladie et des medecins.
M"* Mozart, ag6e maintenant de treize ans, d'ailleurs fort em-
bellie, a la plus belle et la plus brillante execution sur le cla-
1. Voir tomo VI, page 508, note.
2. Paris, S. Jorry, 1766, in-S". Figure d'Elsen, grav^e par de Gliendt.
VII. 6
82 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
vecin. II n'y a que son fr^re qui puisse lui enlever les suffrages.
Get enfant merveilleux a actuellement neuf ans. II n'a presque
pas grancli ; mais il a fait des progres prodigieux dans la mu-
sique. II etait deja compositeur et auteur de senates il y a deux
ans. II en a fait graver six depuis ce temps-la a Londres pour
la reine de la Grande-Bretagne. II en a publie six autres en
Hollande pour M'"^ la princesse de Nassau- Weilbourg. II a com-
pose des symphonies a grand orchestre, qui ont ete executees
et generalement applaudies ici. II a meme ecrit plusieurs airs
italiens, et je ne desesp^re pas qu'avant qu'il ait atteint I'age
de douze ans, il n'ait deji fait jouer un opera sur quelque
theatre d'ltalie. Ayant entendu Manzuoli a Londres pendant tout
un hiver, il en a si bien profile que, quoiqu'il ait la voix ex-
cessivement faible, il chante avec autant de gout que d'ame.
Mais ce qu'il y a de plus incomprehensible, c'est cette profonde
science de Tharmonie et de ses passages les plus caches qu'il
possede au supreme degre, et qui a fait dire au prince here-
ditaire de Brunswick, juge tres-competent en cette matifere
comme en beaucoup d'autres, que bien des maitres de chapelle
consommes dans leur art mouraient sans savoir ce que cet
enfant salt a neuf ans. Nous I'avons vu soutenir des assauts
pendant une heure et demie de suite avec des musiciens qui
suaient a grosses gouttes et avaient toute la peine du monde
a se tirer d' affaire avec un enfant qui quittait le combat sans
6tre fatigu6. Je I'ai vu sur I'orgue derouter et faire taire des
organistes qui se croyaient fort habiles. A Londres, Bach le
prenait entre ses genoux, et ils jouaient ainsi de tete alternati-
vement sur le meme clavecin deux heures de suite en presence
du roi et de la reine. Ici il a subi la meme epreuve avec M. Rau-
pach, habile musicien qui a 6te longtemps a Petersbourg, et
qui improvise avec une grande superiorite. On pourrait s'entre-
tenir longtemps de ce phenomene singulier. G'est d'ailleurs une
des plus aimables creatures qu'on puisse voir, mettant a tout ce
qu'il dit et ce qu'il fait de 1' esprit et de Tame avec la grace et
la gentillesse de son age. II rassure meme par sa gaiete centre
la crainte qu'on a qu'un fruit si precoce ne tombe avant sa ma-
turite. Si ces enfants vivent, ils ne resteront pas k Salzbourg.
Bientot les souverains se disputeront entre eux a qui les aura.
Le pere est non-seulement habile musicien, mais homme de
JUILLET 1766. 88
sens et d'un bon esprit, et je n'ai jamais vu un honime de sa
profession r^unir k son talent tant de m6rite.
— M. TabbOi du Pignon vient de publier une Histoire critique
du gouvernement romain, oil d'uprh les fails historiqucs on
dh^eloppe sa nature et ses revolutions, depuis son origine j'us-
qu'aux empereurs et aux popes. Volume in-12 de trois cent
soixante pages. M. Duni, professeur en droit k Rome, et fr^re de
notre musicien qui a compose plusieurs de nos jolis operas-comi-
ques, reclame la plupart des id6es de M. I'abbe du Pignon, et 11
me semble que celui-ci se defend mal de cette accusation. D'ail-
leurs I'ouvrage de M. Duni est estime, et celui de M. I'abbe du
Pignon ne Test point du tout; et ce double sortconvient encore
tr6s-bien i I'auteur original et au copiste.
— M. Linguet vient aussi de s'exercer k peu pr6s sur un
semblable sujet.Il a 6crit une Histoire des revolutions de V em-
pire romainy pour servir de suite a celle des Revolutions de la
republique, que nous avons de I'abbe de Vertot. Cette continua-
tion, qui commence par le r6gne d'Octave-Auguste et finit avec
la mort d* Alexandre Severe, comprend deux volumes in-12, cha-
cun de plus de quatre cents pages. EUe ne sera pas poussee plus
loin; M. Linguet prend dans sa preface cong6 de la litt6rature,
od il avoue de bonne foi n'avoir pas 6te combl6 de lauriers. II
a quitte une carri^re qu'il a courue sans succ6s, et il s'est fait
avocat, dans I'esp^rance d'un meilleur sort. II examine dans sa
preface avec beaucoup de sincerite pourquoi ses ouvrages n'ont
pas r6ussi ; mais il n'en pent decouvrir les raisons. Comme il
me parait de bonne foi, je m'en vais les lui dire : c'est qu'il 6crit
ennuyeusement; c'est qu'il n'a point de coloris, et qu'on s'en-
dort sur son livre. Or il n'y a point de remade a cela en litt6-
rature; maisun avocat fait souvent superieurement bien d'en-
dormirses juges. M. Linguet donna, il y a trois ans, pour son
debut, une Histoire du siicle d' Alexandre. Get ouvrage fut
oubli6 au bout d'un mois, ma]gr6 les efforts que beaucoup de
bonnes gens avaient fails pour lui donner de la vogue. L'auteur
pretend qu'il en a public plusieurs autres depuis; il est certain
qu'ils sont resits bien inconnus. V Histoire des revolutions de
Vcmpire romain partagera leur sort, malgr6 les paradoxes que
M. Linguet y a avances, et qui servent ordinairement si bien la
reputation de leurs auteurs. Quand M. I'abbe de Galiani me
Sk CORRESFONDANCE LITTERAIRE.
soutenait quelquefois que Tib^re avait ete un fort hoimete
homme, que Neron n'avait eu d'autre tort que d'etre un peu
trop petit-maitre et de s'etre rendu odieux aux Remains par
son airectation et sa passion pour les moeurs grecques, je I'ecou-
tais avec le plus grand plaisir, parce qu'il savait soutenir sa
thfese avec tant d'esprit et meme de g6nie qu'elle en devenait
trfes-interessante, sans compter qu' abstraction faite du fond,
il y avait infmiment a profiter d'une foule de connaissances dont
ce fond etait releve. M. Linguet veut jouer le m^me role; mais
il faudrait avoir pour cela le g6nie de I'abbe de Galiani. II veut
decrire Tacite et les philosophes, il traite Su^tone comme un
polisson, et Ton n'a pas seulement envie de lui rien disputer.
On bailie, et on le laisse dire. II nous prouve laborieusement
que c'est tres-improprement qu'on attribue a Rome dans les
plus beaux jours de sa gloire I'empire du monde, et qu'elle
n'en dominait qu'une tres-petite partie en comparaison du tout.
Belle decouverte! Et il ne remarque pas seulement combien la
grandeur et I'elevation de ces idees devaient produire d'effets
surprenants. Je souhaite le bonsoir a M. Linguet auteur, et
beaucoup de bonheur a M. Linguet avocat et a ses clients.
— M. de Sartine, lieutenant general de police de cette capi-
tale, s'est particuli^rement occupe depuis quelque temps des
moyens de mieux eclairer Paris pendant la nuit. La siirete de
cette ville immense depend en grande partie de ce service, et
il est digne d'un magistrat rempli de zele et de bonnes vues
de s'occuper de cet objet. On a fixe un prix de deux mille
livres en faveur de celui qui trouverait la maniere la plus avan-
tageuse d'6clairer Paris, et pendant tout I'hiver dernier le con-
cours de ceux qui ont propose leurs essais a dur6 en differents
quartiers de la ville. Paris a ete jusqu'a present on ne pent pas
plus mal eclaire; les arts les plus utiles comme les moins neces-
saires ne se perfectionnent qu'a la longue. Je pense que la
m^thode de suspendre les lanternes par des cordes au milieu
de la rue est essentiellement vicieuse, parce que dans les temps
d'orage et d'ouragan, c'est-a-dire dans les moments ou I'obscu-
rite du ciel rend les lanternes le plus necessaires, il arrive que
le vent les ballotte et les eteint toutes. Je vols avec chagrin que,
malgr6 cet inconvenient insurmontable, on donnera dans les
nouveaux essais la preference aux lanternes ainsi suspendues,
JLILLET 1766. 85
et je persiste k crier de toutes mes forces que, pour bien (^claU
rer une rue, il faut que les lanternes soient placees le long des
maisons des deux c6tes de la rue. Je pense aussi qu'un quai
ne doit pas 6tre, ticlaiie comme une rue, ni une place comme
un pont, ni un pont comme un quai : le probleme est dilT6rent.
Et surtout je suis persuade que, pour bien 6clairer une grande
ville, il faut d'abord y mettre I'argent n^cessaire, car, si I'^co-
nomie doit aller jusqu'a la 16sine, il est impossible de venir i
bout de cette enlrcprise.
M. Patte, architecte du due des Deux-Ponts, vient depublier
une brochure sur la manifere la plus avantageuse d'eclairer les
rues d'une ville pendant la nuit, en combinant ensemble la clart^,
r^conomie et la facilite du service. Je suis tout a fait partisan
des lanternes de M. Patte, et je vols avec peine que sa methode
ne sera pas adoptee par la police. Ges r^verberes qu'on suspend
au milieu des rues de Paris depuis I'hiver dernier, et qui ont
I'air de lampes sepulcrales, ne rendront jamais le service des
lanternes proposees par M. Patte.
Get architecte a public I'annee derni^re un assez bel ouvrage
sous ce litre : Monuments drigh H la gloire de Louis XV^ vo-
lume in-folio d'une belle execution, tant pour la gravure que
pour I'impression. II vient d'y ajouter un petit supplement qui
represente la cer^monie de inauguration de la statue du roi a
Reims, avec la description des f6tes qui I'ont accompagnee. Gette
description n'est pas veridique, car ces f6tes, par un concours
d' accidents et de b^tises et un defaut de prevoyance peu com-
mun, ont toutes manqu6 de la mani^re du monde la plus ridi-
cule. M. Patte distribue son supplement gratis a ceux qui ont
achete son livre.
— M. le marquis de Montalembert a lu, il y a quelque
temps, a la rentree publique de I'Academie royale des sciences,
un memoire 'vaXiiwl^Chemin^e-poele, ou Pocle francais, qu'il vient
de faire imprimer separement dans un cahier in-4°, en atten-
dant qu'il paraisse dans le corps des memoires de rAcademie.
Son projet est de nous procurer la commodite de la chaleur du
po^le avec les agr6ments de la cheminee, en faisant attention
aussi a la consommation dubois. Cette grande consommation est
un des inconvenients de la cheminee, dont le feu est d'ailleurs
si agreable: il occupe et il tient compagnie, au lieu que le po6le
86 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
est d'une tristesse mortelle, et qu'il a encore le desavantage
de porter la chaleur a la tete en laissant les pieds froids. M. de
Montalembert, en combinant les avantages de Tun et de I'autre,
a cherche a eviter ou k vaincre les inconv6nients de tons les
deux. II vous chauffe m^me une maison de has en haut et dans
toutes ses parties avec une dexterite^merveilleuse. Je ne sais s'il
vous garantit aussi bien de la crainte du feu, et s'il ne serait
pas a apprehender que votre maison ne se trouvat en feu de
trois ou quatre cotes, avant que vous eussiez le temps de le
soupQonner.
— La porcelaine de M. le comte de Lauraguais est devenue
un sujet de querelle sans avoir et6 jusqu'k present un effet de
commerce. Feu M. de Montamy, premier maitre d'hotel de M. le
due d" Orleans, donna le secret de cette porcelaine a M. de Lau-
raguais dans I'esperance que celui-ci y mettrait I'argent neces-
saire pour pousser cette d^couverte a sa perfection, sous la
conduite des docteurs Roux et Darcet, tous deux habiles chi-
mistes. Le bon M. de Montamy ne connaissait pas M. de Lau-
raguais, ou bien ignorait que la fatuite et I'enfance de I'esprit
s'opposent a tout bien, et qu'on pent porter cette fatuite auprfes
d'un fourneau de chimie coinme sur une toilette. Plusieurs sei-
gneurs fort agreables se sont avises en ces derniers temps de se
faire petits-maitres philosophes par air, au lieu d'etre petits-
maitres a bonnes fortunes, et Ton peut dire qu'ilsn'ont pas peu
contribue par leurs ridicules k ces calomnies absurdes dont on
honore la philosophie parmi nous. Ge qu'il y a de certain, c'est
que la pate de M. de Montamy est excellente, que M. de Lau-
raguais en poss6de le secret depuis huit ans, qu'il a fait pen-
dant cet espace de temps bien des folies, bien des extravagances,
qu'il a ete enferme deux ou trois fois par ordre du roi, et
que la porcelaine en est precisement au meme point ou M. de
Montamy I'a laissee, c'est-a-dire qu'elle est toujours d'un blanc
fort sale, et que la couverture n'en est pas trouvee. M. Guet-
tard, de I'Acad^mie des sciences, medecin de son metier, esprit
sournois et remnant, avait ete employe aux essais que M. de
Montamy faisait autrefois en ce genre, pour contenter la curio-
site de M. le due d'Orleans, qui en payait la depense. M. de
Montamy n'eut pas sit6t ferme les yeux que M. Guettard reven-
diqua le secret de cette porcelaine comme a lui appartenant. II
JUILLET 1766. 87
fallait le disputer a M. de Montamy2[de son vivant; mais ce
qii'il y a de facheux pour M. Guettard, c'est que personne n'a
et6 surpris de son proc^de. M. le comte de Lauraguais a lu d
TAcad^mie des sciences des Observations siir le m^moire de
M. Guettard; qui viennent d'etre imprimees. Le beau procfesi
Ce qu'il y a de plaisant, c'est que la porcelaine ne s'en trouve
pas avanc6e d'un pas, et que ces messieurs sont k se disputer
I'honneur d'une d6couverte qui jusqu'k present n'est connue
que d'eux seuls. II y a apparence que, malgr6 tout le bruit que
Ton fait de ce secret depuis si longtemps, il restera toujours
invisible au public, k moins que des gens plus habiles et moins
bruyants ne s'en m^lent.
— i\I. le comte de Lauraguais ne combat pas seulement le
docteur Guettard sur sa porcelaine, il attaque encore par des
observations physiques le docteur Gatti sur ses principes d'ino-
culation, parce que celui-ci a oubli6 de le nommer parmi les
partisans de cette pratique. M. Gatti pent 6tre coupable d'un
peu de legferete et m^me de trop de scepticisme dans la pra-
tique de son art ; mais c'est certainement un homme de
beaucoup d' esprit et d'un excellent esprit. Je voudrais bien
louer aussi M. le comte de Lauraguais, mais je crois que je r6ve
rais dix ans de suite sans trouver sur quoi.
— Je ne sais k qui nous devons les Principes naturels du
droit et de la politique, en deux parties, petit in-12*. Cela
m'a I'air d'etre de quelque avocat. On nous donne cela pour
un livre elementaire, et je crois qu'on a raison si Ton a voulu
nous enseigner les elements du bavardage sur les sujets les
plus importants k I'etat de I'homme polic6.
— M. I'abbe Richard de Saint-Non vient de publier un
ouvrage intitule la TMorie des Songes, volume in-12 de plus de
trois cents pages. Cette iheorie est toute metaphysique. Quelques
pages de bonne physique sur ce sujet me feraient plus de
plaisir que tons les profonds raisonnements par lesquels I'au-
teur prouve, entre autres choses, que les songes ne sont pas un
moyen de d^couvrir I'avenir. 11 faut d^f^rer M. I'abbe Richard
k nosseigneurs de I'Assembl^e du clerge, car enfin si les songes
i. La premiere Edition de ce livre de Louis Desbans est de Paris, 1715, in-12;
<clle-cl avait 6t6 revuo et augmcntec par Dreux du Radier.
88 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
ne predisent pas I'avenir, Joseph n'a pas pu predire k Pharaon
la chute dont I'Egypte 6tait menacee, le peuple de Dieu n'a pas
pu s'y etablir, Moi'se n'a pu y faire aucun des miracles n^ces-
saires pour Ten tirer. De faits en faits, il est evident que le
Messie n'aurait pas pu naitre d'une vierge, ni par consequent
M. I'abbe Richard porter le petit collet. Ainsi la foi et I'^tat de
I'auteur reclament 6galement contre ses principes. Du reste,
M. Richard, abbeou non, devrait renoncer au metier d'auteur.
Le Voyage d'ltalie qu'il a donne au commencement de cette
annee ne lui a pas fait honneur; c'est, ale bien examiner, un
mauvais livre.
— Observations sur le commerce el les arts d'une partie
de rEurope, de I'Asie, de VAfrique et (meme) des Indes
orientales^ par M. Flachat, directeur des etablissements levan-
tins et de la manufacture royale de Saint-Ghamond.Deux volumes
in-12 faisant ensemble pr6s de douze cents pages. L'auteur
est un negociant qui a voyage en Italie, en Allemagne, en
Gr6ce, a Constantinople et dans le Levant. II rapporte ce qu'il
a vu et ses idees sur ce qu'il a vu. Je preffere cette espfece de
bonnes gens, doues d'une dose convenable de jugement et de
bon sens, a tons les voyageurs a imagination et a systemes.
— Nouvelle France, ou France commercanle. P. M. F. X.
T., juge de la V. de G. * Voila un homme qui en sa double
qualite de citoyen et de magistrat veut que tout le monde se
fasse commercant en France. Si le commerce des lieux com-
muns etait prohibe en ce royaume, I'auteur deviendrait
contrebandier ipso facto. Sa rapsodie fait un volume in-J2 de
rois cents pages.
— M. Eidous a traduit de I'anglais un Essai sur le gout,
par Alexandre Gerard, professeur de th(5oIogie a Aberdeen, en
^cosse; augmente de trois morceaux sur le meme sujet par
M. de Voltaire, M. de Montesquieu et M. d'Alembert. Volume
in-12. L'essai de I'auteur ecossais est tout a faitmetaphysique.
Les philosophes anglais et ecossais, depuis milord Shaftesbury,
ont introduit dans leur metaphysique un sens interieur et
moral, et ce sixieme sens fait en philosophie precisement le
1. Fran^ois-Xavier Tixedor, juge de la viguerie de Conflans. La premiere Edi-
tion est de 1755.
JUILLET 1766. 89
m^ine effet que la cinqui^me roue k un canosse; il a fait
nallre dans la m^taphysique un jargon inintelligible et vide
de sens. Ce que M. de Montesquieu et M. d'Alemberi ont ecrit
sur le goiit a 6t6 ins6r6 dans YEncyclopddie. Je ne sais si le
morceau de M. de Voltaire qui a 6te fait pour le m6me ouvrage
y est. Si je ne me trompe, il arriva trop tard et ne put y
trouver sa place. L'auteur I'a fait insurer depuis dans ses Mi-
langcs avec d'autres articles fails pour VEncyclopHie.
M. Eidous, n'ayant pu trouver ce morceau en original, a pris le
parti de le retraduire de I'anglais en fran^ais. Cela est tr^s-
curieux a lire et a comparer avec I'^crit de M. de Voltaire.
Vous verrez comme cet ecrivain si seduisant, si plein de grace,
de precision, d'61egance, est devenu, sous la plume de M. Ei-
dous, lache, embarrass^, incorrect etbarbare. II est tres-plaisant
que M. Eidous ait trouve plus court de retraduire M. de
Voltaire, plutot que de chercher dans ses oeuvres le morceau
dont il avait besoin; il est tr6s-plaisant aussi qu'k la tete d'un
6crit rempli de fautes et de constructions vicieuses, il ait os6
mettre le nom du plus illustre ecrivain de France.
— M. de Bastide, aussi mauvais sujet que mauvais auteur,
a et6 oblige, par suite de mauvaise conduite, de quitter la
France et de chercher un asile en Hollande. 11 vient d'y faire
imprimer sa comedie du Jeune honime, que j'ai vu expirer a la
fleur de son age, au milieu du troisifeme acte, sur le theatre de
la Comedie-Francaise. Un 6ternument terrible pariit d'une
loge et mit le Jeune homme au tombeau. L'auteur a mis a la
suite de cette mauvaise pi6ce des meraoires apologetiques de sa
conduite; mais on n'a pas 6te plus curieux de lire son apologie
que sa com6die.
— On nous a envoye de Hollande aussi une piece intitulee
VHoinmage du cceur, fcle thedtrale ii V occasion de la majoriti
du prince-stadlhouder. Ces pieces sont en possession d'etre
froides et insipides, et l'auteur de celle-ci, M. Croisier, a voulu
jouir de ses droits dans toute leur etendue.
90 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
AOUT.
1" aout 1766.
Les lettres et les arts se sont empresses a seconder la poli-
tesse francaise pour rendre au piince hereditaire de Brunswick
son sejour en France agreable, Ce prince a honore de sa pre-
sence les diflerentes academies 6tablies en cette capitale. L'Aca-
d6mie royale des sciences lui a rendu compte du travail de
I'annee. Dans une autre seance, I'Academie royale des inscrip-
tions et belles-lettres en a fait autant, et il s'est trouve par
hasard et fort a propos dans le travail de I'ann^e un Memoire
sur I'origine de la maison de Brunswick.
La seance de I'Academie francaise, a laquelle le prince a
assiste, a ete la plus brillante. M. le due de Nivernois y a lu
quelques fables en vers de sa composition. Ensuite M. Mar-
montel a lu quelques morceaux des Soirees de Belisaire, ou-
vrage qui doit paraitre I'hiver prochain. G'est une espece de
conte moral, mais fort etendu, dans lequel I'auteur suppose le
general, aprfes sa disgrace, aveugle et dans la misere. G'est
dans cet etat qu'il recoit la visite de I'empereur, sans le savoir,
et qu'il lui parle sans le connaitre. Sujet admirable, susceptible
de la plus sublime philosophic. J'ai oui dire au prince heredi-
taire de Brunswick que ce que M. Marmontel en a lu lui avait
paru fort interessant. En fin M. I'abbe de Yoisenon a lu dans
cette seance une epitre en vers, adress6e au prince sur le mal-
heur qu'il a de rencontrer des sots, et sur les importunit6s
qu'il a essuyees pendant son sejour a Paris. On dit cette epitre
un peu neghgee; aussi I'auteur n'a-t-il pas juge a propos de
la donner, pas meme au prince, a qui elle etait adressee. La
tournure n'en etait pas des plus obligeantes pour le public. Le
poete disait au prince : Yous n'aimez pas a souper, et vous
6tes pri6 a souper pour un mois de suite ; vous n'aimez pas a
veiller, et on vous fait veiller tous les jours ; vous ne pouvez
souffrir le jeu, et on vous fait toujours jouer; et ce texte ser-
vait a se moquer de la sottise du public de Paris. Je crois que
le prince a ete au fond du coeur plus indulgent que M. I'abb^
AOUT 1766. 01
de Voisenon sur les f6tes qu'on s'est empresso k lui donner
duranl tout le temps de son s(^jour, quoiqu'il ait dit qu'on lui
avail procur6 tous les plaisirs, hors celui qu'il aimait le plus,
le plaisir de la conversation.
Parmi ces f6tes, il faut compter celle que MM. les pre-
miers gentilshommes de lal^chambre du roi lui ont donnee
sur le thedtre des Menus-Plaisirs de Sa Majeste. On y a jou6
apr^s souper la Partie de chasse de Henri IV, par M. Colle,
suivie d'un petit op6ra-comique. Comme il n'a pas 6t6 permis
dejouercettepifece k la Comedie-FrauQaise, cette representation
a ^t6 en quelque sorte unique. Le prince a cependant revu la
m6me pi6ce k Villers-Gotterets, jouee par M. le due d'Orleans
et par des personnes de sa cour. Mais la f6le qui a 6te plus
agr6able k ce prince que toutes les autres, c'est celle que M'"* la
duchesse de Villeroy lui a donnee. M"« Clairon y a joue le role
d'Ariane, et j'ai 6te temoin de I'impression qu'elle a faite au
prince; il convenait que c'etait un des plus grands plaisirs qu'il
ait 6prouves dans sa vie. 11 parait que le succ6s de cette repre-
sentation nous en procurera d'autres, et qu'elles deviendront
m6me p6riodiques k I'hotel de Villeroy. M'"^ la duchesse de
Villeroy a une grande tendresse pour M"* Clairon, et cette c6-
l^bre actrice ayant renonc6 au theatre depuis I'aventure du
SUgede Calais, et ayant confirm^ irrevocablement sa resolution,
ne sera pas fachee de jouer de temps en temps sur un theatre
particulier. II est vrai qu'elle y sera mal secondee, la troupe
n'6tant composee que de jeunes gens qui se destinent au
theatre, et dont les trois quarts sont sans talent et I'autre quart
sans usage; mais enfin il faut bien soutenir la gageure et, en
quittant un metier qu'on aime avec passion, tdcher de ne pas
mourir de regret de I'avoir quitte.
— Apres les honneurs rendus a la memoire de feu M. le
Dauphin sont venus les honneurs fun6bres de Stanislas, roi de
Pologne, due de Lorraine et de Bar. M. de Boisgelin de Cuce,
ev6que de Lavaur, a 6t6 charge de prononcer I'oraison fun^bre
de ce i)rince au service qu'on lui a fait dans I'^glise m^tropoli-
taine de Paris. Cette oraison fun^bre vient d'etre imprimee.
C'est sans contredit la meilleure de toute la r6colte que nous
avons eue cette annee, et qui a et6 fort abondante. Si ce mor-
ceau ne va pas k la posterite, k c6t6 des oraisons fun^bres de
92 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Bossuet, on y trouve du moins quelques germes de talent, un
style noble et aise, et une mani^re qui, sans s'ecarter de la
decence rigide et souvent mesquine de la chaire, n'est pourtant
pas celle d'un capucin. Dans un temps ou ie lieu saint retentit
de tant de pauvreL6s, il faut savoir gre a un predicateur de
toutes les pauvretes qu'il ne dit pas. M. I'eveque de Lavaur est
fort jeune. Ge prelat est I'ami et I'emule de M. I'archev^que de
Toulouse. lis ne passent pas tons les deux pour les plus
croyants de I'Eglise gallicane. M. I'eveque de Lavaur a aussi
prononce "Foraison funfebre de M. le Dauphin devant les etats
du Languedoc, assembles a Montpellier, mais il ne I'a pas fait
imprimer.
— Le P. j^lisee, carme dechausse, est aujourd'hui de tons les
predicateurs de Paris celui qui a le plus de vogue et de cele-
brite. Ses sermons sont plutot des discours moraux que Chre-
tiens. J'en ai entendu ou il n'y avait que du deisme tout pur,
qu'on ecoutait avec une grande componction, et qu'on aurait
certainement trouves remplis d'heresies si un philosophe s'en
fut declare I'auteur. J'en ai aussi entendu ou il y avait des
pages entiferes du Petit Careme de Massillon, et, puisque le
P. l^lisee met a contribution des sermons aussi connus que
ceux-Ia, on est en droit de penser que des sermons moins con-
nus en France, comme ceux de Saurin et d'autres, ne lui
ecbappent pas. Quoi qu'il en soit, j'aime I'air pale et aposto-
lique du P. l^lisee. Son eloquence n'est pas brulante comme
la prose de Jean-Jacques Rousseau ; mais il a de la nettete, de
la sagesse, un style pur et concis, et on I'ecoute avec plaisir.
G'est d'ailleurs un homme d'esprit qui, hors de la chaire, a
Men I'air de ne pas trop croire ce qu'il vous preche. 11 avait ete
appele en Lorraine pour pr^cher le careme devant le roi Sta-
nislas. Ce prince etant mort pendant ce temps-la de I'accident
qui lui est arrive, le P. l^lisee a 6te charge de prononcer son
©raison funebre au service qu'on lui a fait dans I'eglise prima-
tiale de Nancy, et cette oraison funebre vient d'etre imprim^e.
G'est la premiere fois que le P. J^lis6e se risque au grand jour
de I'impression, et ce grand jour ne lui a pas ete favorable. On
a trouve son oraison funebre ennuyeuse, et, malgre la cel6brite
du nom de I'auteur, son ouvrage n'en a eu aucune. G'est que
le grand jour de I'impression est un jour terrible ou un ouvrage
AOUT 1766. 98
n'a, pour se soutenir, que son propre poids et son seul m6rite.
Ainsi on se moque du P. £lis6e, et, de carme qu'il est, on en
fait un capucin, quand on lit dans cette oraison funebre que
Dieu voulaitconduire Stanislas sur le tr6ne par ces voies qui
confondent notre prudence, et qui manifestent toute la pro-
fondeur de sa sagesse. Si ce n'6tait pas la une grande platitude,
rien ne serait plus r^pr6hensible que cette tournure et cet
etrange abus de la parole. Rien n'est assur6ment moins mer-
veilleux que la maniere dont Stanislas fut fait roi de Pologne.
Un philosophe qui connalt la nature humaine ne lui en fera
pas un crime comme ferait un p6dant; il exigera seulement
d'un homme assez ambitieux pour oser se frayer le chemin du
tr6ne, ou pour oser accepter de la main d'un prince victorieux
le don d'une couronne, il exigera, dis-je, de lui d' assez grandes
qualit6s pour la maintenir sur sa t6te et pour n'etre pas etonne
de son poids. Mais qu'un moine vienne nous mettre sur le
compte de la Providence et de sa sagesse elernelle que Sta-
nislas ait ose violer le serment fait k Auguste, c'est se jouer
^trangement et b^tement de ce qu'il y a de plus sacre parmi les
hommes, c'est faire de la pretendue chaire de v^rite la chaire
du mensonge, titre que beaucoup d'honn^tes gens lui accordent
pour d'autres raisons.
M. I'ev^que de Lavaur s'est tire de cette 6poque avec plus
d'adresse et plus de decence. II a dit tout simplement : « Ne
renouvelons point d'anciennes querelles »,et puis, apostrophant
M. le Dauphin, il lui a dit : « Monseigneur, le sang de Sta-
nislas et d* Auguste coule egalement dans vos veines, etc. »
Cela s'appelle s'en tirer en homme d'esprit, et donner bonne
opinion de soi aux gens qui vous 6coutent, parce qu'ils voient
que vous avez senti la dilficulte comme eux, et que vous ne les
prenez pas pour des oies.
Au reste, il parait tous les jours des eloges historiques ou
fun^bres de Stanislas le Bienfaisant, et nous en avons au moins
pour six mois encore avant que tous les faiseurs d'6legies aient
fourni leurs amplifications. II faut croire que ces pauvretes
trouvent des lecteurs en province, car, k Paris, personne ne les
connait.
— Une bonne ame devote, remplie de fiel, amere comme
I'absinthe, pleine de benignity pour les gens qui ne sont pas
94 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
de son sentiment, vient de faire un examen pen indulgent de
I'eloge de feu M. le Dauphin par M. Thomas. Cette bonne ame
n'est point du tout contente de M. Thomas; elle trouve qu'il
sent le brule comme un philosophe. M. Thomas n'a contente
aucune classe de lecteurs par son Eloge du Dauphin. Les
gens de la cour et les philosophes en ont et6 choques par deux
motifs differents. Les gens de gout ont ete fatigues de voir
I'orateur toujours dans les nues, et voila les devots qui s'en
melent.
— M. Jean A16thophile, c'est-a-dire, en francais, M. I'Ama-
teur de la verite, vient de publier un Examen du sysUme de
Newton sur la lumi^re et les couleurs. Volume in-8° de pr^s de
deux cents pages*. Je ne sais d'ou vient ce beau livre, mais cela
est de cru etranger. M. Jean Alethophile est done d'une certaine
platitude exotique qui ne ressemble point du tout a la platitude
parisienne. Ge pauvre homme entreprend de prouver que le
fameux Newton, avec toutes ses lumi^res, a donne dans I'erreur
en toutes ses assertions sur la lumi^re et sur les couleurs, et
quele vraine se trouve qu'en des points diametralement oppo-
ses a ceux qu'il a pretendu etablir, et que tant de gens sur son
autorite tiennent pour certains.
Ainsi voila Isaac Newton declare aveugle malgre ses lumieres,
et son prisme mis en pi^ce par M. Alethophile le clairvoyant. II
faut convenir qu'il s'imprime d*6tranges betises en ce beau si6cle
philosophique.
— M. Th^ophile de Bordeu, qui est un autre homme que
M. Aleihophile le clairvoyant, vient de publier un ouvrage inti-
tule Recherches sur le tissu muqueux ou I'organe cellulaire et
sur quelques maladies de la poiiJ'ine, avec tine dissertation sur
I'usage des eaux de Barege dans les icrouelles. Volume in-12.
M. de Bordeu est un homme de beaucoup d'esprit et un savant
medecin, je ne dis pas un grand medecin, car c'est tout autre
chose. Un grand medecin est un homme de genie a qui il faut
un talent et un coup d'oeil que la nature donne, et qu'on n'ac-
quiert pas a force de science. On trouvera peut-etre dans les
ecrits de ce medecin un pen de propension et de gout pour le
paradoxe. Le desir de dire des choses singulieres est un ecueil
1. Euphroaople et Paris, 1766, in-S". Attribu^ i Qu^riau, avocat.
AOUT 1766. 95
bien dangereux pour la v6rit6. Ce M. de Bordeu est le m^me qui
a eu ce proems calomnieux b. soutenir centre la Faculle de Paris,
dont il est membre, et centre rhonn6te docteur Bouvart, son
confrere, par qui il 6tait accuse d'avoir vol6 k un homme mort
entre ses mains une montre et des manchettes de dentelle. Le
Parlenient le d^chargea de Taccusation, et obligea la Faculte
de le relablir dans tous ses droits, mais ne punit point les
calomniateurs, ce qui, comme beaucoup d'autres choses, prouve
que la justice est une fort belle chose.
— Un avocat au Parlement de Paris, appel6 M. de La Villa,
homme assez obscur, vient d'entreprendre la continuation des
Causes calibres de Pitaval. Ges soites de compilations ont tou-
jours de quoi interesser, quelque mal faites qu'elles puissent
6tre. Celle-ci n'inspirera pas une grande estime pour les talents
du redacteur; mais elle se vendra. 11 en parait un premier volume
in-12 de qualre cent trente pages. Si ce qu'on dit est vrai, M. de
La Ville pourrait bientot trouver place lui-m^me dans sa compi-
lation. On pretend que, se livraiit trop au feu de sa male Elo-
quence, il a imprim6 un m^moire plein d'injures centre la par-
tie adverse d'un de ses clients. Or, cette partie se trouve 6tre
un premier commis de Versailles, race d'hommes puissante et
dangereuse, et Ton assure que celui qui a essuye la decharge
de M. de La Ville n'attend que la fin de son proc6s pour pren-
dre ce courageux avocat a partie.
— J'ai eu I'honneur de vous parler, dans une note du Salon
de 1765, de la nouvelle invention de graver en maniere de
crayon, invention due k MM. Francois et Demarteau, graveurs,
et infiniment precieuse pour les progr^s de I'art. Celle de
M. Charpentier, autre graveur, ne Test pas moins. Get artiste
a trouv6 le secret d'imiler le lavis par la gravure, et cette imi-
tation est si parfaite qu'en coupant les bords pour empEcher
d'apercevoir I'empreinte de la planche, d'habiles connaisseurs
seraient peut-6tre embarrasses de dire si c'est une estampe ou
un dessin qu'on leur presente. On a deja grave plusieurs jolis
morceaux dans ce gout du lavis et au bistre, et cette nouvelle
invention ne peut manquer de contribuer infiniment, ainsi que
I'autre, a I'avancement de I'art.
— Journal de Home, ou Collection des anciens monuments
qui existent dans cette capitalc et dans les autres parties de
96 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
ritalie, reprcsentds et gravh en taille-douce et expUques sui-
vant les observations faites sur les lieux par des professeurs et
amateurs de la belle antiquild actuellement h Rome. Dedie d,
MM. Robert et Jacques Adam, architectes ecossais. Propose
par souscription. Le prospectus nous an nonce un ouvrage raa-
gnifique, et le projet est assurement tres-beau et susceptible
d'une execution superbe. II doit paraitre dans le courant d'une
annee quatre journaux de vingt feuilles d'impression au moins,
sans compter les planches, et !e prix de ces quatre journaujf
sera pour les souscripteurs de deux louis dont ils payeront la
moitie d'avance. Les Ruines de Palmyre et les Monuments de la
Grece peuvent servir de module aux auteurs du Journal de
Rome, et leur montrer ce que le public attend d'eux.
— On nous a envoye de Suisse une Histoire des revolutions
de la haute Allemagne, c'ontenant les ligues et les guerres de
la Suisse. Avec une notice sur les lois, les m.(Eurs et les di/f^-
rentes formes du gouvernement de chacun des Etats compris
dans le corps helvctique. Deux volumes in-12 qui seront sans
doute suivis de quelques autres. On m'a assure que cette his-
toire est de M. Philibert; mais je ne corinais pas M. Phihbert.
II pent avoir le merite de I'exactitude; mais il n'a pas les autres
talents d'un historien. Son style surtout est embarrasse et
louche, et il dit toujours avec effort ce qu'il dit. Pour etre histo-
rien de la Suisse, il faudrait un ecrivain plein de sens et de
nerf, d'une grande simplicity, et de cette espece de naivete qui,
s'allie si bien avec la veritable elevation. Si Jean-Jacques Rous-
seau n'etait pas si fou, s'il n'avait pas mis tous ses talents et
sa gloire a soutenir des paradoxes et k pousser tout a I'extreme,
s'il avait pu allier la sagesse a ses autres qualites d' ecrivain, il
aurait ete I'homme propice a cette entreprise, et une histoire
de la Suisse serait devenue sous sa plume un morceau digne
d'etre place entre Tacite et Plutarque.
— M"" de Saint-Yast, que je n'aipas I'honneur de connaitre,
vientde diOn^nQrV Esprit de Sully en un tres-petit volume qui n'a
pas deux cents pages. On y trouve encore le portrait de Henri IV,
les lettres de ce bon roi a ce grand ministre et leurs conversa-
tions. Ces conversations me paraissent du ton et de la force de
M"* de Saint-Vast, qui aurait du.laisser le soin d'abr^ger les
Mimoires de Sully a une plume plus habile.
AOUT 17GG. 07
— L'Ami despauvreSj ou V Econome politique \ qui propose
des moyens pour enrichir et perfectionner Tespfece humaine, a
d6jc\ paru il y a quelques ann6es. Void done sa seconde appa-
rition. C'est un bon et insipide rfiveur de bien public. On pent
Atre rami des pauvres et un pauvre homme tout b. la fois. Si
vous en doutez, I'auteur vous le prouvera sans r^plique. I! a
ajout6 k cette nouvelle edition un Memoire sur la suppression
des f6tes. 11 veut aussi introduire une nouvelle orthographe et
mfime de nouveaux caractfercs d'impression qui donnent a la lan-
gue fran^aise un air esdavon. M. I'liconome politique est un
radoteur qui Economise fort mal son temps s'il pretend I'em-
ployer au bien public.
— Les Enncmis reconcilids^ forment une pi^ce dramatique
en trois actes et en prose qui n'a jamais 6te jou6e. Le sujet est
tir6 d'une des anecdotes les plus int^ressantes du temps de la
Ligue. Ce ne sont pas les sujets qui manquent, mais bien les
auteurs qui possfedent I'art et le talent de les traiter.
15 aoat 1766.
M"*' Verrifere sont deux sa3urs c61ebres a Paris par leur
beaute, et exer^ant le joyeux metier de courtisanes^ Comme
leur c6lebrit6 a commence il y a plus de vingt ans, elle a aussi
commence depuis longtemps a decliner; mais, comme d'un
autre cote elles ont su bien profiler du temps, et qu'elles ont
eu I'adresse de miner plusieurs sots, aprfes avoir d'abord
exerc6 leur metier dans les rues, elles ont eu le secret d'a-
masser une fortune considerable et de tenir k Paris une maison
fort brillante. La cadette se fait appeler AP^ de.La Marre;
I'ain^e a conserve le nom et les armes de Verriere. Gelle-ci,
plus belle que sa soeur, avait fait anciennement la conquete du
grand Maurice, de I'lUustre comte de Saxe, grand amateur de
\. Pai- Faignet.
'2. LaHaye et Paris, 1766, in-S". Attribu4 quelquefois k Guyot de Mcrvillo parce
que I'auteur, I'abbo Brutti de Loirellc, avait pris le pseudonyme de Mervillc.
3. M. Ad. Jullien apubli6 un inlcressant travail sur le Thedtre des demoiselles
Verriere (Detaille, 1875, gr. ia-S"), mais il n'a pas eu connuissance de ce sio-
gulier t^pithalame, saus nul doutc iacdit, et qui ue pcut 6tre de cello k qui Gri.nm
I'attribue. . ., .. v.j
VII. 7
98 CORRESPONDANCE LlTTl^RAIRE.
la creature. Ce heros, toujours entoure de femmes de plaisir,
passait pour les servir magnifiquement la nuit, et pour les
r^compenser mediocrement le jour. II eut de M"® Verriere une
fille qui fut appelee Aurore et qui resta, encore enfant, sans
ressource a sa mort. Alors M'"^ la Dauphine en prit soin, et la
fit elever a Saint-Cyr, mais d6fendit a sa mere de la voir.
Aurore de Saxe, devenue nubile, vient d'epouser un officier
retire du service et employe comme lieutenant du roi dans une
petite place d' Alsace ^ Sa m^re lui a presente le jour de ses
noces la pifece de vers que vous allez lire.
EPITHALAME EN DIALOGUE
- ENTRE m"" VERRIERE ET M™" DE LA. MARRE.
MADAME DE LA MARRE.
Oui, ma soeur, ce sont eux, e'est lui !
MADEMOISELLE VERRIERE.
C'est lui, e'est elle.
MADAME DE LA MARRE.
Qu'il est int^ressant !
MADEMOISELLE VERRIERE.
Qu'elle est touchante et belle !
Enfm, ma fille, enfin je jouis de mes droits;
Des marches de I'autel, c'est moi qui vous regois ;
Venez, venez sentir dans les bras d'une m6re
Combien je vous aimai, combien vous m'etes chere.
Ce jour, ce jour heureux qui nous reunit tous,
Vous rend k ma tendresse et vous donne un 6poux :
C'est le jour du bonheur, le beau jour de ma vie.
MADAME DE LA MARRE.
O vous k qui I'amour et I'hymen I'ont unie,
Heros qui possedez la fille d'un h6ros,
Dans le sein de la paix et d'un noble repos,
Vous verrez sa candeur, sa tendresse naive
Distraire en I'amusant votre valeur captive.
Son amour r6pandra sur vos heureux loisirs
L'int6ret du bonheur, le charme des plaisirs.
Rien encor n'a fletri son ume simple et pure;
1. Le comte de Horn, bitard de Louis XV et lieutenant du roi a Schlestadt.
AOUT 1766. 99
Vous recevez son coeur des mains dc la nature.
SI ce ccpur jusqu'ici de lui-m6me ignor6
Connaft un sentiment, vous I'avez inspire.
UADEHOISELLE VERRIERE.
II en est un, ma soeur, un qu'elle doit connaltre;
II est bien pur... Ma fille, un jour, un jour peut-6tre,
Ce sentiment plus fort at mieux d6velopp6
Saisira votre coeur plus vivement frapp6.
Vous saurez h quel titre et pourquoi je vous aime;
Vous connaftrez mes droits; vous les aurez vous-mgme.
Que jamais votre oubli ne m'oblige i pleurer
Le douloureux instant qui doit nous s6parer !
Monsieur, i votre coeur je le demande en m6re,
Que ma fille jamais ne me soit 6trang6re!
La nature et le sang n'ont point de pr6jug6s:
La nature est pour moi si vous Tinterrogez.
J'en atteste aujourd'hui les m^nes d'un grand homme,
A ma fille inconnu, mais que mon coeur lui nomme.
Ce h6ros, dont lagloire environnait le front',
Du sang de Koenigsmark ne sentit point I'affront.
Sa grande Arae jamais n'en fut humili^e,
Et sa m6re par lui ne fut point oubli6e.
MADAME DE LA MARRE.
Pourquoi m61er, ma soeur, i ces heureux moments
Des doutes si cruels, de vains pressentiments?
He versons aujourd'hui que des larmes de joie.
Ta sensibility s'^tend et se d6ploie,
Elle porte sur tout son inqui6te ardeur;
Fixe-la sur ta fille, et sois a ton bonheur.
Connais-tu des devoirs, des lois assez barbares
Qui puissent exiger...? Non ma soeur, tu t'egares;
Aurore, quel que soit son heureux avenir,
Ne peut jamais, crois-moi, perdre le souvenir
De nos soins prodigu6s k sa premiere enfance :
Le premier des devoirs est la reconnaissance.
MADEMOISELLE VERRIERE. ;
Eh bien! je m'abandonne i des transports plus doux ;
Ma fille et vous, monsieur, vous, son heureux 6poux,
1. 11 est assez plaisant qu'ane crdature de la lie du pcuple, et qui a longtemps
servi i la dcbauche des valets, ose so comparer ;\ la comtesse do Koenigsmark.
II y a i peu pr6» aussi loin de la m6pe de Maurice b. la m6re d'Aurore, que daas
un autre sens du p6re d'Aurore il'^poux d'Aurore. (Grimm.)
100 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Goiitez enfin, goiltez la f61icit6 pure
Que I'amour vous prorait, que I'hymen vous assure.
Que de voire bonheur mes j^eux soient les temoins;
Les regards d'une mere en sont dignes, du moins.
Ma fille, vos destins sont unis avec d'autres ;
Embellissez des jours 6u s'attachent les v6tres.
D61assez un h6ros de ses travaux guerrlers.
Vous reQutes le jour k I'ombre des lauriers.
Le tumulte de Mars, la pompe militaire
Ne peut vous 6tonner ni vous 6tre etrangere ;
La fille de Maurice en doit aimer I'^clat;
AUez le contempler aux murs de Schelestadt;
A quelqu'un de vos traits faites-y reconnaitre
Le grand ccEur du heros k qui vous devez I'etre.
Voili tous vos devoirs et les voeux que je fais ;
Mais, pour les remplir tous, ne m'oubliez jamais.
Je ne connais gu6re rien de plus moral que cet epithalame,
et je doute que le plus beau chapitre sur les courtisanes puisse
faire plus d'impression. L'inqui6tude d'une m^re d'etre m^pri-
see et reniee par sa fille pr^che plus fortement les moeurs que
le traite le plus eloquent.
— On a imprime une Histoire des malheurs de la famille de
Calas, jusquaprds le jugement souverain rendu pour leur justi-
fication le 9 mars 1765. Pr&cMie de Vhiroide de Marc-Antoine
Calas ii rUnivers. Brochure in-S" de plus de soixante pages ^.
J'ai oublie le nom du faiseur d'heroides qui fait ici encore I'of-
fice d'historien. On a dit avec raison que la tragedie d' Abbeville
etait encore plus deplorable que celle de Toulouse, en ce que
le crime qu'on imputait faussement au vertueux et infortun6
Jean Calas etait du moins un crime r6el, au lieu que les fautes
qui oht coute la vie au chevalier de La Barre n'etaient que des
crimes imaginaires dont le chatiment devait etre abandonne a
la severite paternelle. L'auteur de I'histoire de Galas ne parle
seulement pas du don que le roi a fait, apres le jugement sou-
verain, k cette respectable famille. Si ce rapsodiste etait digne
de I'emploi qu'il ose usurper, je lui apprendrais qu'il y a appa-
rence que la souscription pour I'estampe de la famille Calas,
malgre les traverses qu'elle a essuy^es de la part du Parlement
de Paris, produira au moins cinquante mille livres. Je felicite
i. Par Edouard-Thomas Simon.
AOUT 1766. 101
tous ceiix qui ont pris part k cette bonne oeuvre, et je les crois
amplement recompenses de leurs bienfaits par la satisfaction
qu'ilsen ont dil recueillir.
— Traitd dcs strataghncs permis ii la guerre^ ou licmar-
ques sitr Polycn ct Fronting avcc dcs ohservatiotis sur Irs
batailles de Pliarsale et d'Arbclles, par M. J. deM., lieutenant-
colonel d'infanterie*, 6crit in-S" de cent et quelques pages. Ce
qui m'a le plus frapp6 dans cet ecrit, c'est I'observation de
I'auteur que sur le d^clin de Tempire romain, lorsque I'art et
la discipline etaient d^g^n^res, tout le monde eut la manie
d' derive sur la guerre.
— Recherchcs sur I'art mililaire^ ou Essai d'application de
la fortification ti la tactique. Volume grand in-S" de deux cent
trente-deux pages. Le but de cet ouvrage, dont I'auteur s'appelle
M.de Lo-Looz, est d'appliquer lesprincipes de la fortification ii la
tactique, et de montrer que c'est le m^me esprit qui les a dictes.
M. de Lo-Looz m'a fait comprendre en efiet que les principes
de ces deux sciences se ressemblent, excepte dans les cas ou ils
ne se ressemblent pas. Mais je n'ai garde de dire ce que je pense
de M. de Lo-Looz, qui a pris pour epigraphe le mot de Quinti-
lien, que les artsseraient bien heureux s'ils n'avaientpour juges
que les gens du metier.
— Je ne sais qui est ce M. de L...* qui vient de pubiier un
ParallHe entre Descartes et Newton, en vingt-quatre pages in-S".
11 pretend elever Tedifice dont, dit-il, Fontenelle a jete quel-
ques fondements dans Vliloge de Newton fait k I'Academie des
sciences. M. de L... me parait un plaisant architecte de vou-
loir achever en vingt-quatre pages un edifice dont Fontenelle
n'a pu Jeter que quelques fondements. J'assure M. de L... en ma
conscience qu'il n'est pas digne de batir sur ces fondements.
— Une Lettre critique adressie ii M. de Fontenelle dans les
champs £lys^es, et une Lettre d'un particulier d. un seigneur
de la cour ont pour objet de parler un peu de tout, et spe-
cialement d'examiner les inscriptions de la statue de Louis XV.
C'est un radotage aussi complet qu'incompr6hensibIe.
— Nouveaux Essais en di/ferents genres de littiraturCj de
1. Joly de Maizeroy.
2. Delisle de Salles. •-
102 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
M. de ***, membre de plusieurs acadimies des sciences et belles-
lettres *. Brochure in-12 de cent soixante et quelques pages. Je n'ai
pas I'honneur de connaltre M. de ***, dont les essais sontenvers
et en prose. Je crois qu'on en a deja lu quelque chose dans le
Mercure. L'auteur assure qu'il a et6 tente cent fois de jeter ses
productions au feu. Que n'a-t-il succombe a cette tentation !
— Le Miroir fidHe, ou Entretiens d'Ariste et de Philindor.
Get ouvrage renferme des reflexions politiques et morales, avec
un plan abreg6 d'^ducation oppose aux principes du citoyen de
Geneve. Par M. le chevalier de G*** de la B***2. Volume in-12
de pr6s de deux cents pages. G'est une des plus mauvaises pro-
ductions de I'ann^e.
— Idie d'une souscription patriotique en faveur de V agri-
culture, du commerce et des arts. Yoici un reveur qui veut 6ta-
blir une souscription gratuite, a laquelle tout bon patriote doit
prendre part, et qui sera employee a 1' encouragement de toute
chose utile suivant la decision des commissaires nommes pour
cet effet. Je plains l'auteur si sa pension alimentaire est assi-
gnee sur les inter^ts du fond de cette souscription.
— Les Amours de Paliris et de Birphe. Volume in-12 de
pr6s de deux cents pages. Roman po^tique en prose, dans le gout
de Daphnis et Chloe et d'autres sujets grecs. Ge roman n'a fait
aucune sensation.
— UAnneau de Gyges, vdriti peut-etre morale. G'est un petit
6crit de vingt-quatre pages in-8°. Vous savez que cetanneau avait
la vertu de rendre invisible; un honnete homme qui possede-
rait cet anneau deviendrait le precepteur du monde, et mettrait
ordre a bien des injustices. Gelui qui s'en est servi ici est un
polisson qui n'a vu que des sottises et des platitudes.
— Le Papillotage, ouvrage comique et moral, de centtrente-
six pages in-12, tres-digne d'etre employe k faire despapillotes,
et l'auteur moraliste a les placer et a les passer au fer.
— J'ai oubli6 de comprendre parmi les proscriptions de
I'ann^e derni^re, justement meritees, un poeme heroi-comique,
intitule Jupiter et DanaP.
\. Thorel de CampigneuUes.
2. Chimiac do La Bastide.
3. (Par duRousset.) 17G4, in-8».
SEPTEMBRE 1766. 10$
SEPTEMBRE.
i" septembre 1766.
Jamais les productions th^dlrales n'ont et6 plus rares que
cette annee. La Comedie-Fran^aise, depuis I'ouverture de son
theatre aprfes Paques, n'a pas donn6 la moindre nouveaut6. Elle
s'etait flattie pendant quelque temps d'obtenir la permission de
jouer la Partie de chasse de Ilcnri IV^ par M. G0II6, et il est
certain que le nom seul de Henri IV aurait fait porter cette
pi6ce aux nues, quelque mediocre et quelque mal falte qu'elle
soit d'ailleurs. Mais la question ayant 6t6 agit6e dans le conseil
d'jfitat du roi, et les avis s'^tant trouves partag6s, Sa Majeste
s'en est reserve la connaissance, et il a ete decide depuis que
la pi6ce ne serait pas jouee. La trag^die de Barnevelt ayant
6teegalement defendue, sonauteur, M. Lemierre, en a pr6sent6
une autre, intitiilee Artaxerce, et imitee du poeme lyrique du
c6lfebre Metastasio. Cette tragedie, qui vient d'etre jou6e sur le
theatre de la Comedie-Francaise ^ est sans contredit une des
plus belles lanternes magiques que jamais Savoyard ait port6es
sur son dos. Un roi massacr6 dans son lit lorsqu'il y pense le
moins; son fils, soup^onn^ de ce meurtre, et immole par son
fr^re, qui est cependant un garcon vertueux, et qui ne se pr6te
pas sans regret a ces petits expedients, qui en est m6me un
peu fache lorsqu'il d^couvre que ce fr^re, trop promptement
exp6di6, est innocent, mais qui n'en aime pas moins I'auteur et
I'executeur de ces conseils ; celui-ci, tranchant toujours toutes
les dilTicultes par un petit crime, et n'^tant contrari6 que par
un ben6t de fils qui ne se sent pas la vocation de son p^re;
deux ou trois complots, une coupe empoisonn^e, une bataille,
deux victoires remportees sans coup ferir ; enfin, un bon coup
de poignard dans le ventre d'un coquin: voil^ certainement une
suite de tableaux des plus recreatifs, et M. Lemierre ne man-
querait pas de iaire fortune en les portant, pendant les soirees
de I'hiver, de maison en maison, pour faire venir la chair de
1. Elle fut reprdsent^ pour la premiere fois le 20 aoAt 1706.
104 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
poule a tous les enfants et a toutes les bonnes. Les enfants du
parterre doivent I'encourager a ce parti. lis ont bien applaudi
sa piece, et je parie pour huit representations au moins, et peut-
6tre pour onze. II est vrai que tous ces effrayants tableaux ne
causent pas la plus 16gere emotion, et que, malgre le mouve-
mentcontinuel desacteurs, le spectacle reste froid comme glace;
mais les nourrices et les sevreuses, et leurs nourrissons, ne
seront pas aussi difficiles a emouvoir.
Je ne pretends pas laver I'illustre Metastasio de toutes les
fautes de M. Lemierre. Je sais que son plan est presque aussi
"vicieux que celui de son imitatenr. C'est un grand malheur que
dans les pieces d'un poete divin, doue de tout le charme de
I'harmonie, de la plus seduisante magie de coloris, la contex-
ture de la fable soit presque toujours puerile, et que la partie
des moeurs, la plus essentielle de toutes, celle qui donne a un
drame de I'importanceet le veritable pathetique, y soit entiere-
ment negligee. M. Lemierre ne peut se vanter au fond que
d' avoir releve tous ces defauts par une versification dure et
faible, par un style prosaique et incorrect, qui lutte toujours
avec la difficulte de trouver I'expression propre, et qui ne peut
la surmonter. Que la paix soit avec M. Lemierre et M. de Belloy !
Voila deux terribles colonnes sur lesquelles la gloire du theatre
francais repose ^ Artaxerce peut faire le pendant de Zelmire.
Jg souhaite toute sorle de prosperite a M. Lemierre. On dit que
c'est un honnete garcon, et qu'il est fort pauvre. Que ne de-
pend-il de moi de lui donner le talent de Racine !
J'ai appris, le jour de la premiere representation di Ar-
taxerce, a mes depens, que M"^ de La Ghassaigne, qui a debute
I'fiiVer dernier, et que je croyais renvoyee, a6terecue a I'essai.
C'est une maussade creature de plus. EUe a joue dans la petite
pifece. Le temps de ces essais est un temps d'epreuves bien
dures de la patience des spectateurs.
\. Cette reflexion nous rappelle I'anecdote suivante. Lorsque Voltaire vint, en
1778, k Paris, un concours immense se porta k I'hotel du marquis de Villette, oi
ctait loge le patriarche. Lemierre et de Belloy, en leur quality d'auteurs tragiques,
se crurent dans I'obligation de rendre visite a I'auteur de Zaire. lis furent trSs-
bien regus. « Messieurs, leur dit Voltaire, ce qui me console de quitter la vie,
c'est que je laisse apres moi MM. Lemierre et de Belloy. » Lemierre racontait
souvent cette anecdote, et il ne manquait jamais d'ajouter : Ce pauvre de Belloy
ne se doutait pas que Voltaire se moquait de lui. (T.)
SEPTEMBRE 1760. i05
— Vous avez pu voir, dans le Salon de M. Diderot, que
M. de Loulherbourg, peinlre de TAcademie, a une fort belle et
fort ainiable femme. Voyons maintenant si M. Lemierre est plus
heureux en chantant les graces de la beautd qu'en raaniant le
poignard de Melpomtine.
VERS DE M. LEMIERRE A MADAME DE LOUTIIERBOU RH.
Quel est, dis-moi, charmante figl6,
Get adorateur de province.
Qui, ne se doutant pas que son talent solt mince,
S'en vient te haranguer de ce ton emmiell6?
Bon Dieu, quel fatras de louanges!
L'amour-propre lui-m6me en serait ennuy6;
Et tu me fals presque pitl6
D'etre belle comme les anges.
La cour fait tant d'6dits! Eh bien, j'en voudrais un
D'une forme toute nouvelle :
De par le roi, defense h tout sot importun
De faire bailler une belle
Avec un 61oge commun,
Alnsi qu'aux mal batis de se mfiler de danse,
Aux voix fausses de chant, au peintre de faubourg
De prendre en sa main pesante
Le pinceau qui nous enchante
Sous les doigts de Loutherbourg.
— On donne depuis environ un mois, sur le theatre de la
Com6die-Italienne, avec beaucoup de succfes, un petit op6ra-
comique intitule la Clochettc, en un acte et en vers* ; les pa-
roles de M. Anseaume, la musique de M. Duni. Lepoete achoisi
pour sujet de sa piece le conte de La Fontaine qui porte le
m6me nom. Ce conte n'est pas un des meilleurs du bonhomme.
U n'a rien de piquant. Remarquez qu'il est tout entier de I'in-
vention du bonhomme, et que I'invention etait sapartie faible;
il n'est original, charmant, divin, que dans ses details. Aussi
ne manque-t-il jamais d'allonger son sujet lant qu'il pent, et
dans ses fables et dans ses contes; mais c'est alors qu'il montre
tout son genie. Je ne serais pas surpris qu'aux critiques d'un
1. Cette pifece fut representee pour la premiere fois le 24 juillet 1766.
106 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
gout un peu s6v6re, sa mani^re de narrer ne parut pas exempte
de reproche, surtout dans les fables : car, pour les contes,
comme le genre en lui-meme est frivole, le nigaudage et cette
facilite avec laquelle le poete s'abandonne a son imagination
naive et piquante leur donnent un charme et une grace inex-
primables ; mais, quelque raison qu'on se crut de blamer en
quelques occasions la maniere du poete, je doute qu'on eut
jamais le courage de retrancher une ligne de ses ouvrages ;
jusqu'aux defauts, tout y est precieux.
Quoique le conte de la Clochette soit peu de chose dans
Toriginal, il etait charmant a mettre sur la scene; maisM. An-
seaume s'y est bien mal pris et y a bien mal reussi. Sa piece
est froide, plate et mal faite. Sedaine en aurait fait une piece
charmante ; mais ce Sedaine ne donne son secret a personne,
et aucun de nos faiseurs ne cherche a le lui d6rober. Malgr6
cela, la piece de M. Anseaume, quoique froide et sans aucun
interet, a r6ussi, grace au jeu de theatre que la Clochette ne
pouvait manquer de produire. La musique en est jolie, quoique
d'un gout un peu vieux et d'un style un peu faible. Notre bon
papa Duni n'est plus jeune ; les idees commencent a lui man-
quer, et il ne travaille plus que de pratique. II vient de se
mettre en route pour I'ltalie ; j 'ignore si c'est pour y rester ou
pour s'y rafraichir simplement la m^moire. Ge qu'il y a de
plus joli, a mon sens, se reduit k Fair de Golinette : Mon cher
agneau, quel triste sort ! et aux couplets en reproches entre
Colin et Golinette : A la fete du village. Le poete a fait une
b6vue assez plaisante, dont le parterre ne s'est point apercu.
La scfene se passe au milieu des champs, et lorsque Golinette se
brouille avec son amant, elle lui dit : Sortez. II faut croire que
lorsqu'elle se brouillera dans sa cabane, elle lui ordonnera de
rentrer. Gette observation ne porte, je le sais, que sur une mi-
sfere ; mais elle prouve combien nos representations theatrales
sont denuees de verite, puisque cette platitude n'a choque
personne. On dirait que chaque spectateur, en entrant dans nos
salles de spectacle, s'est engage a laisser la verite a la porte,
h ne lui rien comparer, et a n'exiger, dans ce qu'il verra et ce
qu'il entendra, rien qui lui ressemble.
— M. Falconet, sculpteur du roi et professeur de I'Aca-
demie royale de peinture et sculpture, vient d'etre appel6 par
SEPTEMBRE 1766. 107
rimp6ratrice de Russie pour cx6cuter la statue 6qucstre de
Pierre le Grand. Cette statue doit 6tre erig^e a Petersbourg, en
bronze. Quel monument et quelle entreprise ! c'est, de toutes
celles qu'un souverain pourrait proposer dans ce sifecle, la plus
belle, la plus grande, la plus digne d'un homme de g6nie. Ge
que Pierre le Grand a de sauvage et d'6tonnant, cet instinct
sublime qui guide un prince encore barbare lui-m6me dans la
reformation dun vaste empire, le rend plus propre au bronze
qu'auc^un des souverains qui aient jamais existe. Je desireque le
^enie de M. Falconet soit au niveau de son entreprise. Je d6sire
que M.Thomas, occupe d'un poeme,6pique dont Pierre le Grand
doit 6tre le heros, erige k ce grand/iomme un monument aussi
durable que le bronze de M. Falconet. Le g6nie de Pierre aura
ainsi servi a immortaliser deux Fran^ais ; et ceux-ci, en trans-
mettant k la posterite les honneurs rendus par Catherine a la
memoire du fondateur de I'empire de Russie, apprendront aux
generations suivantes par quels monuments il convient de con-
sacrer la memoire de I'auguste princesse qui a ose porter a sa
perfection I'ouvrage commence par Pierre le Grand. ^
M. Falconet emm^ne avec lui une jeune personne de dix-
huit ans, appelee M"* Collot, son i§16ve depuis plus de trois ans,
€t qui fait le buste avec beaucoup de succ6s. C'est un pheno-
mfene assez rare et peut-6tre unique. EUe a fait plusieurs
bustes d'hommes et de femmes trfes-ressemblants, et surtout
pleins de vie et de caract^re. Celui de notre c6lebre acteur Pr6-
ville, en Sganarelle, dans le Medecin malgr^ lui, est ^tonnant.
Je conserverai celui de M. Diderot, qu'elle a fait pour moi'. Celui
de M.le prince de Galitzin, ministre pl6nipotentiaire de Russie,
estparlant comme les autres. Je ne doute pas que, si cesdifle-
rents bustes avaient et6 pr6sentes a I'Academie, M"" Collot n'eut
6te agr66e d'une voix unanime ; et c'est un honneur que son
maitre aurait du lui procurer avant son depart pour Petersbourg.
Cette jeune personne joint k son talent une verite de caractere
et une honn^tete de moeurs tout a fait precieuses. Elle ne
manque point d'esprit, assurement, et cet esprit est relev6 par
une purete, une v6rite, une naivete de sentiments, qui le rendent
\ . Voir 8ur ce buste la note qui lui est consacr^o dans Vlconographie de Dide-
rot, tome XX, p. 109 des OEuvres complies.
108 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
tres-piquant, et qu'elle m'apromisdeconserverreligieusement.
Le jour de son depart, je me ferai devot, et je prierai jour et
nuit Gelui qui tient dans ses mains le coeur des souverains,
afin qu'il louche celui de I'auguste souveraine de Russie, et
qu'il le porte a permettre a Marie-Yictoire Collot de faire son
buste, et a lui ordonner, quand il sera fait, de I'envoyer a Paris
embellir la retraite d'un homme obscur, mais tout rempli de la
gloire de Catherine. Et, a chaque repetition de cette pri6re,
j'aurai soin de faire le signe de la croix selon le rite de I'l^glise
grecque, et de m'ecrier, avec componction et fremissement
d'entrailles : Seigneur, ne punis point I'audace et la temerite
des voeux de ton serviteur,, et regarde en pitie I'exc^s de sa
confiance.
— ■ Nous avons fait depuis peu une perte qui merite d'etre
remarquee. M'^* Randon de Malboissiere vient de mourir k la
fleur de son age *. EUe avait environ dix-huit ou dix-neuf ans.
M. de Bucklay, oflicier dans un de nos regiments irlandais, ar-
riva quelques jours avant sa mort, dans le dessein de I'epouser,
mais, dans le fait, pour lui rendre les derniers honneurs. Le
jour marque pour la celebration du mariage fut celui de I'en-
terrement. Cette jeune personne avait ete destinee en mariage
au jeune du Tartre, fils d'un c61ebre notaire de Paris, et sujet
de distinction pour son age. Ge jeune homme, qui donnait les
plus grandes esperances, fut enleve I'annee derni^re par une
maladie courte et vive, secondee de tout le savoir-faire du me-
decin Bouvart. On dit que la tendresse de M"" de Malboissiere
pour ce jeune homme, et la dbuleur qu'elle ressentit de sa
perte, n'ont pas peu contribue a abreger ses jours. EUe etait
d6ja celebre a Paris par ses connaissances. Elle entendait et
poss6dait parfaitement sept langues, savoir : le grec, le latin,
I'italien, I'espagnol, le francais, I'allemand et I'anglais; elle
parlait les langues vivantesdans laperfection. On dit ses parents
inconsolables de sa perte, et c'est aise a comprendre.
— Cette perte en rappelle une autre non moins sensible :
d. M™* la marquise de La Grange a public un int^ressant recueil des lettres
de Laurette de Malboissiere (Didier, 1866, in-12). — Du Tartre etait fils d'untres-
riche traitant; son p6re etait-il ce du Tartre dont Raynal (voir t. I, p. 255) cite
une cruelle repartie k Ballot de Sauvot '! Nous avouons que nous n'avons aucune
certitude k cet egard, ni sur la veritable ortbographe du nom.
SEPTEMBRE 1760. 109
c'est celle du chevalier James Macdonald, baronnet, chef de la
tribu desmontagnardsd'licosse de son nom, decide a Frascati
en Italic, le 26 juillet dernier, h I'age d'environ vingt-quatre
ans. Ce jeune homme vint k Paris aprfes la conclusion de la
dernifere paix, et y passa pr6s de dix-huit mois. II (^tonna tout
le monde par la variete et I'^tendue de ses connaissances, par
la solidity de son jugement, par la justesse et la maturity de
SOD esprit. Pendant tout le temps que je I'ai connu, je n'ai
jamais enlendu traiter une matiere h laquelle il fut, je ne dis
pas etranger, mais sur laquelle il n'eut des connaissances rares.
Tant de savoir et de merite dans un jeune homme de vingt ans,
de la plus noble simplicite de caract6re, et exempt de toute es-
p6ce de pedanterie, ne laissait pas de choquer un peu, non-
seulement nos agreables a talons rouges, qui, lorsque le cha-
pitre des chevaux, des cochers et de la pi6ce nouvelle est epuise,
n'ont plus rien a dire, mais en general nos gens du monde,
qui, pour avoir vecu cinquante ou soixante ans, n'en sont pas
moins ignorants. Mais leur humeur n'empechait pas le chevalier
Macdonald de vivre dans la meilleure compagnie de Paris, et
d'y jouir d'une consideration qui ne semblait pas faite pour son
age. Le chevalier Macdonald ^tait roux et laid de figure; il
n'avait point de grace ni d'agrement dans I'esprit ; I'eflet qu'il
faisait malgre cela prouve le pouvoir des qualites solides. Ce
caract^re d'esprit serieux ne TempSchait pas d'aimer la poesie,
la peinture et la musique, et d'en avoir les meilleurs principes
avec un gout naturel, excellent et de la meilleure trempe. II
est mort d'un anevrisme au cceur. L'etat de sa sante ne lui a
jamais permis d'esperer une longue carri6re. Sa passion pour
I'etude, et les fatigues d'esprit qu'elle entraine, peuvent avoir
contribu6 a abreger ses jours. Apr^s avoir passe dix-huit mois
k Paris, il s'en retourna en ^cosse, respirer son air natal. II en
revint il y a precisement un an, et nous trouvames sa sante
meilleure. II partit pour I'ltalie, ou il vient de succomber, aux
regrets de tous ceux qui I'ont connu. C'est un homme rare de
moins. 11 nous disait quelquefois qu'il avait un fr^re cadet qui
valait mieux que lui, en quelque sens qu'on vouliit prendre ce
mot. Nous ne connaissons pas ce fr6re; ainsi il ne pent nous
consoler de la perte de sir James.
— Les pieces qui ont concouru pour le prix de la poesie
110 ' CORRESPONDA-NGE LITT^RAIRE.
que I'Academie francaise distribue tous les deux ans paraissent
successivement. Vous savez que le choix du sujet est abandonne
a chaque poete; et ce n'est que le sujet du prix d' eloquence
que rAcademie se reserve de donner. Elle a choisi pour sujet du
discours a couronner I'annee'prochaine, I'^loge du roi de France
Charles V, surnomme le Sage. Quant au prix de poesie de cette
annee, c'est M. de La Harpe qui I'a remporte par une epitre en
vers, intitulee le Poete. Son poeme, la Delivrance de Salerne
et la fondation du royaume des D&ux-Siciles, avait ete cou-
ronn6 I'ann^e dernifere par TAcademie de Rouen. Ges couronnes
academiques sont malheureusement de faibles dedommagements
des disgraces essuyees au theatre; c'est k la Comedie-Fran-
caise qu'il eut ete doux d'etre couronne. On trouvedans I'epitre
couronnee par I'Academie frangaise des vers bien faits, du style,
de la correction, de la sagesse et un ton soutenu; mais on n'y
trouve ni chaleur, ni force, ni enthousiasme. II n'y a la cer-
tainement ni ingemum, ni mens divinior, ni os magna sonalu-
rumj ailleurs que dans le passage d'Horace mis en epigraphe
sur le titre * . Cependant, quel sujet que de tracer le portrait
du poete ! et comment est-il possible de rester froid quand on
parle a I'etre le plus chaud qui existe ? Comment ne se detache-
t-il pas une etincelle de ce feu qui pen^tre et dilate toutes les
veines du poete, pour se glisser dans I'ame de celui qui ose lui
donner des preceptes ? C'est la le principal defaut de I'epitre
couronnee. M. de La Harpe n'est certainement pas un homme
sans talent; mais il manque de sentiment et de chaleur : deux
points essentiels sans lesquels il est impossible de se promettre
du succ6s dans la carriere de la poesie. Mais quand on lui par-
donnerait de ne s'etre pas laisse gagner par la chaleur de son
sujet, quand on regarderait son epitre comme un ouvrage pure-
mentdidactique, on n'en serait guere plus content. Ce n'est pas
que tout ce qu'il y dit ne soit sense ; mais tout cela est si super-
ficiel et si faible que, quand un poete aurait, dans le plus emi-
nent degre, toutes les qualites que M. de La Harpe exige de lui,
il serait encore un assez pauvre homme.
L'Acad^mie a accorde un accessit a ane Epitre aux mal-
Ingeniutn cui sit, cui mens divinior atque os
Magna sonaturum.
SEPTEMBRE 1766. Ill
heureiix, pr^sentde par M. Gaillard, si injustement couronn^
I'annee dernifere avec M. Thomas. Tout ce qu'on peut dire de
cette ^pltre, c'est que M. Gaillard est un gaillard bien trisle :
il ne voit partout qu'horreur, douleur et maux sans remade. 11
saute d'objets en objets, et, k force de toucher k tout, il n'en
rend aucun touchant. Son I^pitre finit par d^plorer la perte
d'une maitresse que la mort lui a enlevee. On est un peu ctonn6 •
de cette chute, apr6s avoir vu le poete occupe de tous les grands
maux de I'univers. Ge niorceau est bien faible
Un autre accessit a et6 accord^ a une pi^ce en vers intitulee
la Rapidite de la vie. On la dit de M. Fontaine, nouvelle recrue
pour renforcer tout cet essaim de petits poetes qui s'est forni6 a
Paris depuis quelques ann^es. Ge morceau est encore plus faible
que r£pitre de M. Gaillard. Morale triviale et commune que les
bavards, qui se decorent du titre d'orateurs sacres, ont coulee
k fond depuis qu'il est d' usage de monter dans une chaire en
forme de tonneau renverse, etde debiter une suite de lieux com-
muns au peuple chr6tien. Quelques beaux vers cependant. Ge
M. Fontaine avait envoye k I'Academie, pour concourir au prix,
un autre Discours en vers sur la philosophie, et il vient de le
faire imprimer. Tout ce qu'on en peut dire, c'est que M. Fon-
taine a de bons principes et de bonnes intentions. 11 voudrait
faire rougir le genre humain de I'ingratitude dont il a toujours
pay6 ses bienfaiteurs, ceux qui ont ose I'eclairer et combattre
les pr6juges funestes de leur si6cle, dont le peuple, aveugle et
stupide, est a la fois le d6fenseur et la victime. Ge sujet est
grand etbeau. Pourquoi faut-il que le poete qui a os6 le choisir
ne soit pas au niveau de son sujet ! Malheureusement les fautes
d'un sifecle ne tournent pas k I'amendement d'un autre. Ge
n' est jamais que la posterity qui fait justice des Melitus et Ani-
tus; et, lorsque les cendres du bon et dumechant, dusage et du
fanatique, sont confondues, qu'importe au bonheur du genre
humain cette justice inutile et tardive, si elle ne sert du moins
k effrayer les Omer sur le jugement de la posterity?
Un poete qui ne se nomme pas a concouru au prix par une
£pUre il une dame qui allaite son enfant. Bavardage trivial,
lieux communs qu'on sait par coeur, et que le coloris du poete
ne rend assurement pas interessants. L'Academie a d'ailleurs
public un extrait de plusieurs pi^es qui ont concouru pour le
112 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
prix^; et cet extrait prouve ou qu'il n'y a pas un seul sujet
d'esperance parmi nos jeunes poetes, ou, s'il y en a, qu'il
ne daigne pas prendre 1' Academic pour juge. Elle a mis a
la tete de ces extraits deux pages d'une poetique bien mince.
Quand le plus illustre corps de la litterature se permet de par-
ler poesie, et de dire ce qu'il desire dans les pieces qu'on lui
. a adressees, il me semble qu'on devrait remarquer dans ses
jugeraents un sens, une profondeur, une sagesse qui inspirat
du respect pour son gout et pour ses lumiferes. Quand Catherin
Fr^ron dira d'une pi6ce qui manque de liaison et de succession
dans les id^es, que c'est comme un cercle qui lourne sur lui-
meme, que c'est du mouvement sans progrfes, je le trouverai
tres-bon; mais quand c'est 1' Academic francaise qui parle si
mesquinement, je hausserai les epaules, Elle pourrait ajouter
que le poete ressemble, dans ce cas, a Arlequin courant la poste
a s'essouffler sans bouger de sa place.
15 septeinbre 1766.
L'empire de la Chine est devenu, de notre temps, un objet
particulier d'attention, d'etude, de recherches et de raisonne-
ment. Les missionnaires ont d'abord int6resse la curiosity pu-
blique par des relations merveilleuses d'un pays tr^s-eloigne
qui ne pouvait ni confirmer leur veracite ni reclamer contre
leurs mensonges. Les philosophes se sont ensuite empares de
la matiere, et en ont tire, suivant leur usage, un parti etonnant
pour s'6lever avec force contre les abus qu'ils croyaient bons a
detruire dans leur pays. Ensuite les bavards ont imite le ramage
des philosophes, et ont fait valoir leurs lieux communs par des
amplifications prises a la Chine. Par ce moyen, ce pays est
devenu en peu de temps I'asile de la vertu, de la sagesse et de
la felicite; son gouvernement, le meilleur possible, comme le
plus ancien; sa morale, la plus pure et la plus belle qui soit
connue; ses lois, sa police, ses arts, son Industrie, autant de
modules a proposer a tons les autres peuples de la terre... Quelle
vue sublime ! s'est-on 6cri6, quel ressort puissant que celui qui
constitue I'autorile paternelle comme le module de I'autorite du
1. Extrait de quelques pieces presentees a I'Academie FranQaise, etc. Paris,
Regnard, 1766, in-8°.
SEPTEMBRE 1766. 113
gouvernement 1 Tout I'^tat, grace k ce principe, n'est plus
qu'une vaste famille ou i*6quite et la douceur r^glent tout, ou
les gouverneurs, les administrateurs, les magistrals, ne sont quo
des chefs d'une m6me famille d'enfants et de fr^res. Quel pays
que celui oCi I'agriculture est regard6e comme la premiere et
la plus noble des professions, et ou I'empereur lui-m6me, k un
certain jour de I'annee, se met derri6re la charrue et laboure
une portion d'un champ, afm d'honorer publiquement la condi-
tion du laboureur ! On sait en quelle recommandation I'etude
des lois, de la morale et des lettres est k la Chine ; elle seule
peut frayer le chemin aux places du gouvernement, depuis la
plus petite jusqu'a la plus importante. La morale de Confutzee,
que nous nommons vulgairement Confucius, m6rite, de I'aveu
de tout le monde, les monies eloges que les Chretiens ont don-
nes k la morale de I'^vangile. Si le peuple a ses superstitions,
si ses bonzes le repaissent de fables et d'absurdites, tout le corps
des lettres, tout ce qui tient au gouvernement est tres-eclair6,
n'admet que I'existence d'un £tre supreme, ou est m^me abso-
lument ath^e. La population prodigieuse de cet empire, en com-
paraison duquel notre Europe n'est qu'un desert, sulfit pour
prouver infailliblement que ce peuple est le plus sage et le plus
heureux de la terre. II n'est pas guerrier, k la v6rite, et il a 6t6
subjugue ; mais voyez la force et le pouvoir de ses lois et de
sa morale ! les vainqueurs ont 6t6 obliges de les adopter et de
s'y soumettre : en sorte que, vu ces avantages, si le peuple chi-
nois, k I'exemple de la horde juive, voulait se regarder, par
fantaisie, comme le peuple choisi de Dieu, a I'exclusion de
toules les autres nations, il ne serait pas aise de lui disputer
cette prerogative.
11 faut convenir qu'un esprit solide, accoutume a r6flechir,
forme par I'experience, et qui ne s'en laisse pas imposer par
des phrases, ne sera pas s6duit par ce tableau brillant; il sait
trop combien les faits different ordinairement de la speculation.
11 ne s'inscrira pas precisement en faux contre les depositions
des pan6gyristes de la Chine ; mais il en doutera sagement. 11
ne se pr6vaudra ni de I'autorit^ de I'amiral Anson, dans son
Voyage autour du monde ^y parce qu'enfm il peut avoir eu ua
1. A Voyage round the World, in the year j 1740 ij I7i5, by Goor^es iord
VII. 8
lU CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
peu d'humeur d' avoir ete mal accueilli et trompe par les
Ghinois; ni de cet autre temoignage du bonhomme John Bell,
dont on a traduit la relation I'hiver dernier S et dont I'autorite
parait d'un poids d'autant plus grand qu'il se defie davantage
de ses lumi^res, et qu'il demande a chaque instant pardon d'a-
voir Yu les choses comme elles sont. Un esprit sage voudra
simplement suspendre son jugement ; il desirera de passer une
vingtaine d'annees k la Chine, et d'examiner un peu les choses
par lui-meme, avant de prendre un parti definitif. II dira : Quel est
le gouvernement dont les principes ne soient fondes sur I'equite,
sur la douceur, sur les plus beaux mots de chaque langue ?
Lisez les 6dits de tons les empereurs et de tous les rois de la
terre, et vous verrez qu'ils sont tous les peres de leurs peuples,
et qu'ils ne sont occup6s que du bonheur de leurs enfants.
Cependant les injustices et les malheurs couvrent la terre entiere.
G'est une belle institution que celle qui etablit des surveillants
aux surveillants, qui fait garder ainsi la vertu des uns par la
vertu des autres ; il est seulement dommage que ceux qui sur-
veillent les surveillants soient des hommes, par consequent
accessibles k toutes les corruptions, a toutes les faiblesses de la
nature humaine. II ne serait done pas physiquement impos-
sible que tous les mandarins, revetus de Tautorite paternelle
sur les peuples, fussent des hommes int^gres et vertueux; mais
il est moralement a craindre que, ne pouvant prendre avec I'au-
torite des pferes leurs entrailles, il n'y en ait beaucoup qui ne
consultent, dans leurs places, que leur int^ret particulier, et
qu'ils ne soient souvent fripons, m6chants, rapaces, tres-indif-
ferents au moins sur le bien et sur le mal, comme on en accuse
certains mandarins en Europe : ce qui n'empeche pas que sur
cent il ne se trouve quelquefois un honnete homme, qui soit
m6me assez benet pour se faire chasser plutot par ses confreres
que de se faire le compagnon de leurs iniquites.
G'est une belle ceremonie, il faut I'avouer, que celle qui
met tous les ans I'empereur derri^re une charrue; mais il se
pourrait qu'a I'exemple de plusieurs etiquettes de nos cours
Anson, compiled from his papers, by Richard Walter, London, 1746, in-4''. Traduit
en fran(;ais par Gua de Malves, Amsterdam, 1749, in-4".
1. Voyez tome VI, pages 454 et 506 .
SEPTEMBRE 1766. lib
en Europe, elle ne fiit plus qu'un simple usage, sans aucune
influence sur Tesprit public. Je vous delie de trouver une plus
belle cer6inonie que celie par laquelle le doge de Venise se
declare tous les ans I'^poux de la nier Adriatique. Quelle eleva-
tion, quelle activite, quel orgueil utile cette c6r6monie devait
inspirer aux Venitiens, lorsque ce peuple 6tait elTectivement le
souverain des mers ! Aujourd'hui elle n'est plus qu'un jeu
presque ridicule, et sans autre eflet public que celui d'attirer
une foule d'etrangers k la foire de 1' Ascension.
11 serait ais6 d'examiner, suivant ces principes d'une saine
critique, les autres avantages de la Chine, et d'en tirer du moins
des raisons de douter tr^s-legitimes. La morale de Confucius
n'est pas plus parfaite que celle de Zoroastre, celle de Socrate.
Quel est le peuple polic6 qui n'ait eu ses sages et ses legisla-
teurs ? Si le peuple de la Chine estplein d'id^es et de pratiques
superstitieuses, quel avantage a-t-il sur le n6tre ? II en resulte
que le peuple est partout peuple. Cet empire a et6 subjugue;
mais le vainqueur a ete oblige d' adopter ses lois et ses usages.
Oui, comme les. Romains adoptaient les dieux des provinces
conquises: ils n'en etaient pas moins les maltres absolus. Le
petit nombre est bien oblig6 de se conformer aux usages du
grand nombre; mais que lui importe de respecter des usages
indifl'erents, pourvu qu'on respecte sa domination? II n'y a
jamais eu que les chreliens d'assez absurdes pour aimer mieux
depeupler et devaster un pays de fond en comble, et de regner
sur des deserts, que de laisser aux peuples conquis leur religion
et leurs usages. Je parlerai une autre fois de la population, et
nous verrons si elle est une marque aussi infaillible de la hont6
du gouvernement et de la prosp6rite publique, que la plupart
de nos ecrivains politiques voudraient nous le faire croire. II
sufTit d'observer ici qu'en retranchant de la population chinoise
les exagerations que tout homme sens6 regardera comme sus-
pectes, elle n'aura rien de merveilleux, si Ton veut avoir egard
a la douceur d'un climat chaud et au peu de besoins des habi-
tants d'un tel climat. Je croirai sans peine qu'il p6rit moins
d'enfants k la Chine que dans nos contrees europeennes, quoique
la constitution de ceux qui out resiste parmi nous k la rigueur
du climat soit en general plus forte que celle des peuples qui
vivent sous un ciel plus doux. Mais je me moquerai un peu de
116 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
ceux qui voudront me persuader qu'a la Chine on abandonne les
enfants h peu pres comme nous jetons nos petits chats ou nos
petits chiens quand laport^e de leur m^re a ete trop nombreuse.
La population de I'lnde est immense, mais je ne I'ai jamais
entendu citer comme un signe de bonheur de ces peuples et de
la bonte de leur gouvernement. C'est que nous connaissons
mieux I'lnde que la Chine, dont le peuple mefiant, ruseet fourbe,
ne se laisse jamais approcher par les strangers, et se refuse a
tout commerce qui ne regarde pas le trafic, tout expres pour
donner occasion a nos faiseurs de syst^mes de deployer les res-
sources de leur belle imagination. Remarquez que depuis Bac-
chus jusqu'a nos jours, tous ceux qui ont attaque I'lnde I'ont
conquise, sans changer ni la religion ni les moeurs, ni les lois,
ni les usages de ces peuples; et dites-nous si vous regardez
cela comme un signe de leur bonte.
Pour oser s' assurer de quelques verites concernant la Chine,
sans I'avoir vue et examinee de ses propres yeux, il faudrait que
nous eussions plus de monuments de leur litterature. Un seul
de leurs livres, meme mauvais, nous en apprendrait plus que
toutes les relations des missionnaires ; mais nous n'avons que
quelques extraits informes, fournis par le P. da Halde, dont le
plus considerable est celui de la trag^die de VOrphelin de la
maison de Tchao, que M. de Voltaire a mise depuis sur le Thea-
tre-Francais • .
II vient de paraitre un roman chinois complet, et avec tous
les caracteres de I'authenticite. Ce roman a ete traduit origi-
nairement en anglais par un homme au service de la Compagnie
anglaise des Indes, qui, ayant reside longtemps a Canton, s'y
etait applique a I'etude de la langue chinoise, et, pour s'y exer-
cer avec quelque fruit, avait entrepris cette traduction. EUe est
de 1719. Le traducteur repassa alors en Angleterre, ou il mourut
en 1736. On n'a publie ce roman a Londres que depuis peu
de temps, et M. Eidous vient de le translater en tres-mauvais
fran^ais, suivant son usage ^
Ce roman est extremement curieux et interessant. Ce n'est
assurement pas par le coloris, car il n'y en a pas I'ombre; mal-
1. Voir lome III, p. 82 et note.
'2. Hau Kiou Choan, tel est le titre du roman chinois, traduit en anglais par
le reverend Percy. (B.)
SEPTEMBRE 1766. 117
gr6 cela, il attache, il entraine, et Ton ne peut s'en arracher. II
y rfegne m6nie une sorte de platitude tout k fait precieuse pour
un homme de gout : cela fait mieux connaitre le g6nie et les
moeurs des Chinois que tout le P. du Halde ensemble. On a
mis des extraits de celui-ci, et d'autres voyageurs, en notes,
pour expliquer les usages, sans la connaissance desquels le lec-
teur se irouverait arr6te k chaque page ; et c'est ce qui acheve
de rendre cette lecture instructive et int^ressante. Tiehchung-u
est une esp6ce de Don Quichotte chinois, un redresseur de
torts, un r6parateur d'injures; mais vous verrez quels sont le
g6nie et la tournure de rheroisme chinois. La chastete et la
continence paraissent y entrer n6cessairement. L'heroine du
roman, Taimable Shuey-ping-sin, est une personne charmante.
Outre la chastete et les vertus qui sont particuli^res a son sexe
dans tous les pays du monde, elle poss6de au supreme degre
le jugement, la penetration, la ruse, toutes qualites dont les
Chinois font un cas infini ; c'est une personne a tourner la tete.
Je ne reproche pas k son pers6cuteur, Kwo-khe-tzu, de I'aimer
k la fureur; je lui reproche seulement les moyens odieux qu'il
emploie pour I'obtenir. Au reste, quand vous aurez lu ce livre,
vous deciderez de la bonte du gouvernement chinois et de la
beaut6 de ses moeurs, et vous verrez si nous autres, pauvres
diables de I'Europe, devons souffrir qu'on nous propose sans
cesse de telles gens pour modules. II ne s'agit pas ici dedire que
ce roman est peut-6tre un fort plat et mauvais ouvrage, et dont les
Chinois ne font aucun cas. Sans compter qu'il n'eist gu6re vrai-
semblable qu'un etranger choisisse un ouvrage sans m^rite et
sans reputation pour le traduire de preference, il est egal pour
la connaissance des moeurs et de 1' esprit public du pays que
I'ouvrage soit bon ou mauvais. Le chevalier de Mouhy remplira
ses romans des fictions les plus impertinentes; il m'exc^dera
d' ennui par ses platitudes ; ci cinq ou six mille lieues, ou a cinq
ou six mille ans d'ici, ses ouvrages seront sans prix, parce qu'ils
apprendront une foule de choses precieuses sur les moeurs, sur
le culte, sur le gouvernement, sur la vie privee des Francais.
Quelque impertinent qu'il soit dans ses fictions, il n'introduira
jamais un gentilhomme qui se laisse donner des coups de baton,
parce qu'il est contraire aux moeurs d'un gentilhomme de le
souffrir.
118 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Je ferai quelque jour une apologie dans les formes des plats
et mauvais livres; ils sont sans prix pour un bon esprit. Pour
la connaissance de I'esprit public de Rome, immediatement
apr^s la perte de la liberte, esprit d'avilissement si incompre-
hensible, meme en le comparant k I'^poque de la liberte expi-
rante a laquelle il touche immediatement; pour cette connais-
sance, dis-je, s'il fallait opter entre Tacite d'un cote, et Su^tone
et quelques ecrivains de sa trempe de 1' autre, je ne balancerais
pas : c'est Tacite que je sacrifierais. Quoi, le plus profond genie !
et centre qui ! Oui, parce que I'homme de genie se rend
maitre de son tableau, et lui donne la face qu'il veut, au
lieu que I'homme plat en est maltris6 et en represente fide-
lement I'ordonnance veritable. Et puis, tout ce qu'un plat livre
apprend de verites importantes sans y tacher ! Tous ceux qui
font quelque cas des progres de la saine critique doivent faire
des voeux pour la conservation des mauvais livres.
Au reste, si ce que j'ai lu dans quelques voyages en Russia
est vrai, ce peuple observe dans le mariage plusieurs ceremo-
nies qui ressemblent k celles qui se pratiquent en Chine en
pareille occasion : observation qui n'est pas peut-etre a negli-
ger. Mais peut-6tre tout ce roman chinois dont on vient de nous
donner la traduction, n'est-ce qu'un ouvrage suppose. Ma foi,
en ce cas, que I'imposteur se montre, et si c'est un Europeen,
je le regarderai comme un des plus grands genies qui ait jamais
exists. II aura cree un systeme de moeurs tout a fait etranger h
I'Europe : systeme vrai, et qui se tient dans toutes ses parties;
et ce n'est certainement pas une petite chose.
On a ajoute a ce roman 1' argument d'une comedie jouee k
Canton en 1719. Cette comedie est passablement mauvaise, au
moins k en juger par cette esquisse ; mais c'est toujours du
cote des moeurs et des inductions qu'on en peut faire sur la
vie privee et sur les usages des Chinois qu'il faut regarder ces
pieces : ce sont des pieces servant utilement a I'instruction du
procfes. Aprfes cette esquisse, on lit quelques fragments depo6sie
chinoise, et puis un recueil assez considerable de proverbes et
d'apophthegmes chinois ; et cette lecture vous confirmera dans
I'idee que le peuple chinois est sans elevation et sans energie,
et sa morale pratique trfes-convenable a un troupeau d'esclaves
vexes et craintifs.
SEPTEMBRE 17G6. 119
— L'Academie royale de musique, d'ennuyeuse commemo-
ration, vient de donner trois actes d6tach6s et nouveaux, sous
le titre de FHes lyriqucs *. Lc premier, intitul6 IJndorct Lsmdnc,
est du plus grand tragique. Vous y trouvez une victime, un
orage, des combats, un tapage effroyable, enfin I'apparition d'un
dieu pour mettre le hola. G'est un chef-d'oeuvre de platitude
dont les paroles sont de feu M. de Bonneval *, intendant des
Menus-Plaisirs du roi, et la musique d'un vioion de I'Opera qui
s'appelle Francceur, et qui est neveu du directeur. Get acte est
tombe. Le second est un ouvrage posthume de Rameau. G'est
peu de chose. Get acte s'appelle Anacrcon. On y voit ce poete,
dans sa vieillesse, s'amuser des amours de deux jeunes enfans
dont le sort depend de lui. II fait croire k Ghloe qu'il est epris
d'elle, et Ghloe n'a rien a refuser a son bienfaiteur ; mais cela
la rend excessivement malheureuse, ainsi que son amant, le
jeune Bathylle. Anacreon, apr6s avoir joui quelque temps de
leur inquietude, les unit. Gela est froid, plat, sans finesse et
sans grace. II fallait donner ce canevas a I'illustre Metastasio,
qui en aurait fait une f6te theatrale charmante ; mais feu Gahu-
sac, qui est mort fou sans avoir v6cu poete, n'est pas un Metas-
tasio francais. 11 y a cependant des gens qui lui contestent la
propriety de cet acte, parce qu'ils I'ont trouve un peu mieux
ecrit que ses autrcs platitudes. Le troisi^me acte, c'est £rosine,
qu'on a donn6 I'annde dernifere k la cour, pendant le voyage de
Fontainebleau. Lepoeme est de M. deMoncrif, lecteurde la reine,
et la musique de M. Berton, frappe-baton de I'Academie royale
de musique. Cet acte est le meilleur des trois, et, grace a des
danses qui ne finissent point, il a reussi. M, Berton n'entend
pas trop mal ce mauvais genre, dont le moindre tort est de
ressembler a un centon rapporte de pieces et de morceaux. En
m61ant des passages italiens, dont I'eflet et I'harmonie font plai-
sir, au genre que Rameau aperfectionn^, et qu'on nomme ballet
dans le dictionnaire de ce theatre, M. Berton reussit, mais ce n'est
pas aupres de ceux qui savent ce que c'est que la musique.
— Lorsque les premieres nouvelles d'une race de geants
i. Representees pour la premiere fois le 29 aoiit 1766.
2. VAlmanach des Muses de 17G7 attribue au comte de Bonneval le second acte,
et Dou le premier de cc divertissement. (T.)
120 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
d^couverte a 1' autre extr6mit6 du globe nous sont venues, I'ete
dernier, a Londres, M. de Bougainville, qui a fait deux voyages
de ce c6t6-la, en a ni6 I'existence. En efiet, ces Patagons
n'ayant pas passe en revue a bord de son navire, il n'est pas
oblige de les reconnaitre 6n leur qualite de geants. Quoique
M. Maty, secretaire de la Societe royale de Londres, nous en ait
rapports quelques titres assez authentiques, et que M. Maty ne
soit pas precisement un idiot, je pense qu'un bon Francais
n'osera croire a I'existence de ces geants, que depuis quelques
jours qu'elle vient d'etre confirmee par un Francais qui a ete
de I'expedition anglaise. Ge Francais rapporte qu'il a vu et
frequente plusieurscentaines de Patagons, dont la taille commune
est entre huit et neuf pieds de France. II a presente au roi une
fronde dont cette nation se sert, et avec laquelle elle lance des
pierres monstrueuses. Cette fronde n'est certainement a I'usage
d'aucun peuple connu, et M. de Bougainville, tout vaillant qu'il
est, aurait de la peine a la soulever. Notre voyageur pretend
que ce peuple de Patagons est fort doux, qu'ils se sont laiss6
mesurer sans humeur, qu'ils ont donne toutes sortes de marques
de bonte a I'equipage, et que les Anglais se disposent a 6tablir
un commerce avec eux. Gomme I'existence des geants est vraie
, depuis cette relation faite au roi, je parie que M. de Bougain-
ville ne tardera pas a les avoir apercus dans un de ses prece-
dents voyages.
L'Avant-Coureur, qui n'est pas le moins bete de nos jour-
nalistes, remarque finement, a ce qu'on m'a dit, que les An-
glais n'ont fait courir ce bruit que pour couvrir un armement
de quatre vaisseaux qu'ils veulent envoyer de ce c6te-la. En
effet, ces pauvres Anglais sont si bas, surtout sur mer; lis ont
si grand'peur des forces navales de la France et de I'Espagne,
qu'ils ne peuvent risquer un petit armement qu'a force de ruses
et de subtilites. lis seront peut-6tre obliges de decouvrir I'annee
prochaine une race de grants parmi les morues pour faire leur
peche de Terre-Neuve plus a leur aise. Ges pauvres Anglais,
ils font pitie! Au reste, puisqu'un dogue danois et un petit
epagneul d'Espagne sont de la meme race, je ne comprendspas
la repugnance de M. de Bougainville a reconnaitre pour confrere
un Patagon de neuf pieds, tandis qu'il accorde cet avantage
sans difficulte k un petit Lapon aveugle et rabougri.
*-^
SEPTEMBRE 1766. 121 l^
— M. rabb6 Arnaud et M. Suard, directeurs et auteurs de
la Gazette dc France^ viennent de donner le dernier caliier de
la Gazette litt(^raire, porapeusement surnommee de VEurope,
Ce journal se faisait sous la protection immediate du gouverne-
ment, et c'est peut-6tre ce qui a le plus nui i son succ6s. Les
lettres, comme le commerce, n'ont besoin pour prosperer que
de faveur et de liberte, et se passent tres-bien de graces parti-
culi6res, qui souvent ne font que gfiner. La Gazette lilterairez. eu
touies les peines du monde i se soutenir pendant deux ann^es,
et, la derni^re, elle n'a fait que languir, J'en suis fache, car il y
regnait un tr6s-bon esprit, et c'etait le seul journal de ce pays-ci
qu'oD pClt lire. Les auteurs se proposent de faire un clioix des
meilieurs morceaux, tant de la Gazette litliraire que du Journal
itranger, que M. I'abbe Arnaud faisait pr^cedemment, et de le
publier en quatre volumes in-12 ^ Cela fera un recueil tout a
fait interessant et agr^able.
— M. de Chamfort, qui remporta il y a deux ans le prix de
po6sie de I'Academie fran^aise, n'a pas eu le m6me bonheur
cette annee, oii'M. de La Harpe lui a dispute et enlev^ la cou-
ronne. M. de Chamfort avail concouru par un discours philoso-
phique en vers, intitule VHomme de lettres^ qui vient d'etre
imprime. Tout cela est assez ennuyeux k lire. Nos jeunes poetes
moralistes sont tristes imourir; et, si cela continue, je ne sais
ce que deviendra la gaiety francaise. Ne peut-on done pr^cher
la vertu sans tomber dans cet excfes de tristesse, et sans faire
bailler tous ses lecteurs d'ennui ? Je suis le serviteur de ces
predicateurs-la.
J'aime mieux ce cher M. Gaillard, qui a concouru par cinq
pieces pour accrocher le prix d'autant plus surement. Ce sera
pour une autre fois. L'Acad^mie n'a accorde un accessit qu'i la
plus triste de ces pieces : c'est une £pttre aux malheureux, et
c'est la seule imprimee. Eh ! pourquoi M. Gaillard ne nous fait-il
pas present de son poeme sur fArt de plaire, qui est un des
cinq qu'il a envoy^s a I'Academie ? C'est a celui-li que je donne
1. Varietes lUUraires, ou Recueil de pieces tant originales que traduites, con-
ccrnant la philosophie, la littt5rature et les arts (par I'abbd Arnaud et Suard),
Paris, 1708-09, 4 vol. in-12; r^imprim^es avec quelques diff<5rences, Paris, 1804,
4 vol. in-8°.
122 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
un accessit, parce qu'il nous aurait divertis par sa platitude. II
debute par ces deux beaux vers :
II est un art d'aimer, il est un art de plaire :
Je vais vous Tenseigner sans art et sans mystere.
Assurement Horace n' aurait pas tracasse M. Gaillard comme
cet autre qui commencait son poeme pompeusement : Fortunam
Pricmii, etc. * M. Gaillard ne s'appellera jamais le pompeux
Gaillard. H y a encore quelques traineurs qui ont aussi fait
imprimer les pieces par lesquelles ils ont concouru pour le prix
de I'Academie; comme un M. Mercier par le Genie, poeme de
seize pages, et un avocat au Parlement par une £ptire sur la
recherche du bonheur^. Si vous voulez faire un fagot de toutes
ces pieces rimees, vous n'oublierez pas d'y ajouter le Genie, le
Gout [et I'Esprit, poeme en quatre chants, par M. du Rozoy,
auteur du poeme sur les Sens, et les Dangers de V amour ,
poeme en deux chants, par un poete gardant I'incognito. Ce
dernier morceau, c'est le roman de Manon Lescaut, de I'abbe
Prevost, mis en vers en forme d'heroide. Quoique M. du Rozoy
et le poete anonyme n'aient pas concouru pour le prix, ils
meritent bien I'honneur de grossir le fagot.
— Et ce vieux radoteur de Piron, de quoi s'avise-t-il ? II
vient de faire imprimer un poeme qui a pour titre : Feu M. le
Dauphin d. la nation en deuil depuis six mois. Ce deuil est
rmi,|^seigneur Piron.
Laius n'est plus, seigneur; laissez en paix sa cendre ^.
Je vous assure d'ailleurs qu'il ne dit plus un mot de ce que
vous lui faites dire, et qu'il sait actuellement a quoi s'en tenir.
Le sermon que Piron met dans la bouche du prince defunt
commence ainsi :
France, rosier du monde, agreable contree,
*■' Qui ne m'as, dans les temps, qu'^ peine 6t6 montree !
1. Fortunam Priami cantabo et nobile bellum.
2. ipitre d un ami sur la recherche du bonheur, par M. D***, avocat au Par-
lement, Paris, Cuissart, 17G6, in-S".
3. OEdipe de Voltaire, acte IV, sc6ne ii.
SEPTEMBRE 1766. 123
II recommande aux Fran(jais de Toublier, et de chanter
Louis vivant.
Chantezen Louis Quinze un autre Louis Douze;
Aimez son sang, mes soeurs, la relne et mon 6pouse,
Veuve en qui je revis par les trois nourrissons
Qu'Henri, les trois Louis, elle et moi, vous laissons.
Si Ton fait de tels vers en paradis, M. Piron y aura surement
le pas sur M. de Voltaire. Qu'on fasse des vers durs et plats en
paradis, le nial n'est pas grand, surtout pour des oreilles de
bois; niais qu'on y soit intolerant, tout comme dans ce bas
monde, cela est tr6s-punissable. Le prince defunt conseille aux
Francais, entre autres :
Et purgez vos contr^es
Des contempteurs de I'ordre et des Glioses sacr6es,
Esprits perturbateurs, dontl'orgueil impuni
S^merait dans vos champs I'ivraie iTinfini.
Voyez-moi un peu ce vieux coquin qui, pour obtenir de Dieu
le pardon de ses peches, croit n' avoir rien de mieux a faire que
d'exterminer tout homme qui ne pense pas comme lui !
Fr^quentez mes autels, et respectez mes prfitres.
Croyez, pensez, vlvez comme ont fait vos anc^tres 1
C'est un moyen sur de rester aussi sots qu'eux. On pourrait
observer k M. le Dauphin qu'il a oublie une chose essentielle
au rosier du monde. Unmn porro est necessarium\ Que Piron
se fasse capucin sans perte de temps, et qu'il se taise.
— Ma foi, j'aime mieux ce fou de Rameau le neveu que ce
radoteur de Piron. Celui-ci m'ecorche I'oreille avec ses vers,
m'humilie et m'indigne avec ses capucinades ; I'autre n'a pas
fait la Mitromanie k la verite, mais ses platitudes du moins me
font rire. II vient de publier une Nouvellc Ramiide *. C'est la
seconde, qui n'a rien de commun avec la premiere que le but
de I'ouvrage qui est de procurer du pain k I'auteur. Pour cela
il avait demande un b6n6fice dans la premiere Ramiide, comme
\. Luc, \. 42.
2. Voir prec^demment, p. 61.
124 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
chose qui ne couterait rien a personne, et tout dispose k prendre
le petit collet. Dans la seconde, il insiste encore un peu sur le
benefice, ou bien il propose pour alternative de retablir en sa
faveur la charge de bouffon de la cour. II montre tr6s-philoso-
phiquement dans son poeme combien on a eu tort d'abolir ces
places, de les faire exercer par des gens qui n'en portent pas le
titre et qui n'en portent pas la livree. Anssi tout va de mal en
pis depuis qu'il n'y a plus de bouffon en titre aupr^s des rois.
Le Rameau fou a, comme vous voyez, quelquefois des saillies
plaisantes et singuli^res. On lui trouva un jour un Moliere dans
sa poche, et on lui demanda ce qu'il en faisait, « J'y apprends,
r6pondit-il, ce qu'il ne faut pas dire, mais ce qu'il faut faire. »
Je lui observerai ici qu'il fallait appeler son poeme Ramoide, et
non Ramdide'y la posterite croira qu'il s'appelait La Ramee.
— M. Bouchaud, docteur agrege de la Faculte de droit, connu
par un Essai sur la pohie rhyihmique, et par un autre sur
quelques points de jurisprudence criminelle, traduit de I'anglais,
entreprend aujourd'hui d'eclaircir toute I'affaire de I'impot chez
les Romains, et, pour faire preuve de son savoir-faire, il vient
d'en publier un echantillon en deux Essais historiques : I'un, sur
I'impot du vingti^me sur les successions ; I'autre, sur I'impot
sur les marchandises, chez les Romains; ces essais, d(^dies k
i'Acad^mie royale des inscriptions et belles-lettres, forment un
gros volume grand in-S" de pr6s de cinq cents pages, dans lequel
il y a plus de notes et de citations que de texte. Je crains que
I'ouvrage du cel^bre Barmann, De Vectigalihus populi Romania
n'ait ete la principale source ou M. Bouchaud ait puise ses
connaissances, et qu'il n'ait grossi son ouvrage en rapportant
tons les passages que I'autre s'est contente d'indiquer ; je ne
blame pas qu'on mette a profit les recherches immenses des
savants des xvi^ et xvii^ si6cles, mais, bien loin d'imiter leur
prolixite, il faudrait tacher de les reduire k des resultats courts,
precis et clairs, afin qu'on sut a.quoi sen tenir sur chaque
matifere. D'ailleurs ces sortes d'ouvrages devraient etre ecrits en
latin, parce qu'on est oblige d'y employer a tout moment des
termes impossibles k traduire, et qu'il en resulte un style
chamarre et k moitie barbare. M. Bouchaud s'est jete dans
I'erudition depuis quelques annees qu'il s'est marie. II etait
autrefois libertin, vaporeux et mordant. Avec sa grosse figure
SEPTEMBRE 1766. 125
mafll^e, il d^chirait tome la journ6e a belles dents amis et enne-
mis. Ses vapeurs le prenaient surtout en hiver, et alors il mourait
de peur que les feuilles ne reparussent plus au priniemps
prochain, et que la nature n'oubliat de se r^veiller. Dans le
temps de la querelle sur la musique, il etait partisan outre de
la musique italienne et un des plus redoutables piliers du coin
de la reine. Lcs partisans de la musique francaise I'avaient
appele dans quelques brochures le lourd agr^gi du coin, et le
lourd agrege etait trop mordant lui-m6me pour aimer a 6tre
mordu. D'ailieurs, banter les philosophes n'etait pas un moyen
bien sur de plaire ci une Faculte toute composee de jansenistes.
Aussi M. Bouchaud a-t-il prudemment renonce aux spectacles,
aux philosophes, a la creature, et §*est-il mis a faire des disser-
tations. Malgre cette reforme, il n'a pu encore obtenir de sa
Faculte une chaire de professeur.
— Un certain M. de Saint-Marc, de I'Academie de laRochelle,
a entrepris, il y a quelques annees, un Abr^gd chronologique de
Vhistoire g^nerale d'ltalie ', k I'imitation de tous ces abreges
historiques dont M. le president Renault a fourni le premier
module en France. M. de Saint-Marc, en commen^ant son abrege
k I'epoque de la chute de 1' empire romain en Occident, qui date
de Tan 476 de notre 6re, avait laisse I'histoire d'ltalie dans ses
deux premiers volumes k I'annee 1027. II vient de publier le
troisi6me tome de son ouvrage partage en deux parties faisant
ensemble plus de treize cents pages. Dans ce nouveau tome, I'his-
toire d'ltalie est pouss6e jusqu'i I'an 1137. Cette periode est une
des plus interessantes,puisqu'elle comprend cette guerre memo-
rable du sacerdoce et de I'empire, soutenue avec lant de fureur
par le pape Gregoire VII contre les Henri. 11 faut un esprit non-
seulementprofond et philosophique, mais verse dans I'etude des
usages et des moeurs de ces siecles barbares, pour bien deve-
lopper des ev6nements aussi incroyables et qui deposeront
6ternellement de la force d'un empire uniquement fonde sur
I'opinion. Je n'ai pas eu le temps de m'assurer que M. de Saint-
Marc ait cet esprit-la.
— Les compilateurs nous poursuivent encore du fond de
leur tombeau. Un polisson d'Irlande qui s'appelait tantot Tabbii,
1. Paris, 1761-1770, 6 vol. in-8». Voir tome IV, page 493.
126 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
tan tot le chevalier de Mehegan, suivant qu'il portait I'epee ou
le petit collet, quoique enterre depuis plus de six mois, vient de
nous gratifier d'un abrege historique sous le titre de Tableau de
Thistoire rnoderne depuis la chute de Vempire d'Occident
jusqu'a la paix de Westphalie. Trois volumes in-12, d'environ
cinq cents pages chacun.
— M. I'abbe de G***S dontje ne trahirai pas le nom, attendu
que je ne le sais pas, vient de publier et de d^dier a I'archiduc
Ferdinand un Discours sur Vhistoire ancienne, pour faciliter
aux jeuncs personnes de I'un et I'autre sexe Vintelligence des
auteurs anciens et modernes, et pour les mettre en itat de se
former un syst^me giniral du gouvernement des peuples de
I'Asie, dd VAfrique et de V Europe. Volume in-12 de deux cents
pages. On croirait que le Discours sur Vhistoire universelle par
le celebre Bossuet aurait pu dispenser M. I'abbe de G*** de faire
une nouvelle paraphrase sur cette mati^re. Une autre sorte^de
lecteurs aimera mieux consulter la-dessus la Philosojjhie de
Vhistoire de feu M. I'abbe Bazin, quelque superficielle qu'elle
soit au fond. II est vrai que les r6sultats de M. Bazin et de
M. de G*** ne sont pas les memes. Gelui-ci trouve, dans tous
les bouleversements d'empires, pour cause immediate une
, Providence toujours attentive a ce qui se passe sur la terre pour
r6compenser les bons et pour punir les mechants. II est bien
consolant de voir ce qui se passe avec les yeux de M. I'abbe
de G***, car on serait souvent tente de jurer que le projet de la
Providence est de punir les bons et de recompenser les mechants.
M. I'abbe de G*** nous promet un Discours sur Vhistoire mo-
derne qui nous prouvera sans doute que les peuples barbares
ont tout bouleverse, et que les papes avec leur milice monacale
ont abruti le genre humain pendant tant de siecles, pour le
profit des bons et la punition des mechants. Je doute que]de
tels discours dedies aux archiducs soient prop res a former le
coeur et I'esprit de jeunes princes.
— 11 vient de paraitre une Histoire et Anecdotes de la vie,
du r^gne, du dkrdnement et de la mort de Pierre 111, dernier
empereur de Russie, en forme de lettres, publides par M. de La
Marche. Volume in-12 de deux cent vingt-six pages, L'oflicier
1. Pernia de Chavanettes.
SEPTEMBRE 1766. 127
allemand qui doit avoir 6crit ces lettres de Pcitersbourg dans le
temps de la revolution me parait quelque polisson alTam^,
errant en Allemagne ou en HoUande, avec des talents peu pro-
pres k gagner son pain. On n'apprend dans sa rapsodie que ce
que tout le monde sait, et, quant aux fails particuliers, son carac-
t^re est trop apocryphe pour qu'un homme sense puisse lui
accorder quelque croyance.
— Manuel des tapissiers, contenant : i" un itat de la largeur
et du prix de chaque tnarchandise', 2° ce qu'il entre de marchan-
dise dans chaque espdcc de meuble ,* 3° le montant des pouces en
pieds et aunage; 4° le montant des pieds en aunage, etc., par
M. Bimont, maltre tapissier k Paris. Brochure in-12 de quatre-
vingt-treize pages. Dieu merci, la manie d'ecrire gagne dans tous
les etats. M. Bimont me parait un grand homme. En nous expo-
sant le technique de son art, il n'a cependant rempli son but
qu'k moitie; ses calculs peuvent tout au plus servir k nous pre-
server de quelques friponneries de ses confreres. Mais c'est a la
partie ideale que je I'attends; c'est en developpant les Elements
de gout et les principes de la poetique tapissi^re qui conduisent
le tapissier de g6nie dans I'arrangement de ses ameublements,
m6me k son insu, que M. Bimont erigera k sa gloire un monu-
ment plus durable que I'airain. C'est lorsque les mites et les
vers auront mange tout ce qu'il a tendu de tapisseries dans
Paris que son nom sera cher k la posterite par la lumi6re qu'il
lui aura transmise sur son art important.
— UHeureuse Famille^ est un conte moral fort insipide
dans le gout de ceux de M. Marmontel.
— On vient d'imprimer en Suisse un Recueil ndcessaire, en
deux volumes a ce qu'on assure, car je ne I'ai point vu, et jene
crois pas qu'il y en ait encore un seul exemplaire a Paris. Ce
Recueil nicessaire zon\!vQni , outre la tragedie de Saiil, le Catd-
chisme du Caloyer et plusieurs morceaux de ce genre connus
et imprimes depuis quelques ann6es, un grand nombre d'autres
morceaux qui n'ont jamais vu le jour. Le plus considerable de
ces morceaux est un 6crit intitul6 Examen important par milord
Bolingbroke. Get 6crit, qui, ainsi que tout le Recueil nicessaire,
sent la fabrique de Ferney du plus loin qu'on le flaire, examine
1. (Par Lezay-Marn«5zia.) Nancy, 1766, in-8».
128 CORRESPONDANGE LITXfiRAIRE.
avec line grande naivete les livres de I'Ancien et dii Nouveau
Testament, et les resultats de cet examen ne sont rien moins
que favorables a I'autorite du Saint-Esprit et de ses inspirations.
Les Peres de I'Eglise sont epluches avec la meme s6verite. II faut
convenir que voila une furieuse nuee de filches qu'on tire sur
cette pauvre infame de tous cotes, et que si elle ne succombe
pas a la longue, il sera bien manifeste que les portes de I'enfer
neprevaudront jamais ; mais je crains tpujours que le fanatisme,
avant d'expirer, ne frappe quelque coup d' eclat et n'immole a
sa rage quelque illustre victime. '
— On a imprim6 a Nancy un ecrit de quarante pages intitule
De la Desertion. C'est I'article Trans fuge tire de Y Encyclopedic
et qui estde M. de Saint-Lambert. On remarque dans ce morceau,
ecrit un peu s^chement, de bonnes vues et en general un esprit
philosophique. L'auteur insiste fortement sur I'abolition de la
peine de mort, qu'on inflige en France aux deserteurs. II pretend
que la peine capitale, bien loin de diminuer le nombre des
deserteurs, n'a fait que I'augmenter, et cela pourrait bien etre.
II parait du moins instant de s'occuper des remedes propres a
arreter les progres de cette maladie, qui a gagn6 depuis quelques
ann6es avec une espece de fureur. M. de Saint-Lambert en
indique les principales causes, et ce n'est qu'en remediant a ces
causes qu'on pent esperer d'arreter la contagion ; mais on a
plutot pendu ou passe par les armes deux cents malheureux
que reforme le plus petit abus. En toute occasion, le mal est
aise h. faire, le bien presque impossible. On pretend que ce
sont les ofliciers du regiment du roi qui on t fait imprimer cet
ecrit dans un format a portee de tout le monde.
— M. Dutens, dorit je n'ai jamais entendu parler, vient de
publier des Recherches sur Vorigine des decouvertes attribuees
auxmodernes, oii Von dimontre que nospluscddbresphilosophes
ont puisi la plupart de leurs coJinaissances dans les ouvrages
des anciens, et que plusieurs verites importantes sur la religion
ont Hi connues des sages du paganisme. Deux volumes grand
in- 8°, chacun de plus de deux cents pages. Je pense que toutes
les decouvertes qui ont chang6 la face du genre humain sont
dues au hasard ou a une sorte d'instinct tout k fait different du
raisonnement. Les decouvertes de speculation, au contraire, qui
peuvent faire honneur au genie de I'homme et deposer de sa
SEPTEMBRE 1766. 120
hardiesse et de son 6iendue, mais qui sont certainement indifl6-
rentes au bonheur du genre humain, ces d^couvertes de specu-
lation me paraissent assez bornees, et je crois qu'il y en a peu
dont on ne trouve des vestiges dans les anciens. Je crois aussi
avec M. Dutens que la plupart des idees m6taphysiques, les plus
saines comme les plus extravagantes, ont passe par la t6te de
nos anc6tres. Cela prouve que le cercle de nos sottises n'est pas
moins born6 que le peu de sagesse qui est d^parti aux liommes.
L'anguillard Needham joue un grand r61e dans le livre de
M. Dutens; mais les faceties de M. le Proposant et de M. Covelle
ont rendu ce pauvre Needham plus cel6bre que le rapport que
M. de Buffon nous a fait de ses observations microscopiques, et
je doute que M. Dutens puisse ajouter k la reputation de cet
illustre faiseur d'anguilles.
— Recueil des oraisons fun^hres prononc^es par M. I'abbe
Le Provost, chanoine de I'eglise de Chartres et pr^dicateur
ordinaire du roi. Volume in-12 d'environ quatre cent cinquante
pages. On assure que cet abbe Le Prevost, qu'il ne faut pas con-
fondre avec I'auteur de Cleveland et de tant d'autres ouvrages,
etait un homme fort c6l6bre k Paris sous la regence, et qu'il a
fait plus de trois cents sermons, dont sa petite- ni^ce, 6tablie k
Chartres, a fait un commerce fort lucratif. J'en fais mon com-
pliment a I'oncle et a la niece; mais telle est la corruption du
siecle qu'il se trouvera cent, mille lecteurs du Cleveland et du
Doyen de Killerine, contre un lecteur des sermons ou oraisons
funfebres du chanoine de Chartres.
— On vient de traduire du latin les EUments d' agriculture
physique et chimique de M. Wallerius, c61ebre professeur de
rUniversite d'Upsal. Volume in-S" de plus de deux cents pages.
Cette traduction nous vient de Suisse. La Min^ralogie de ce
savant naturaliste, traduite par M. le baron d'Holbach, il y a
dix ou douze ans, eut beaucoup de succ^s en France. C'est un
prejuge en faveur de ce nouvel ouvrage.
— La Cacomonade, histoire politique et morale, traduite de
Vallemand du docteur Pangloss*, est une brochure remplie de
sottises et de platitudes, car le goiit des obsc6nit6s n'emp6che
1. Voir sur cetto fac^tie de Linguet, maintes fois rdimprimde, la note de la
Bibliographie des ouvrages relatifs d I'amour. Les pr^tendus statuts de la reine
Jeanuey sout reproduits.
VII. •
-130 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
pas d'etre b^te ; c'est I'histoire de la soeur ain6e de la petite
verole. On y trouve cependant une chose curieuse : ce sont
des statuts donnes k un couvent de filles de joie k Avignon, par
la reine Jeanne I" de iNaples.
OGTOBRE.
1" octobre 1766.
M. de La Michaudiere, intendant de la g6neralite de Rouen,
a laquelle il a passe apr^s avoir exerc6 successivement I'inten-
dance d'Auvergne et de Lyon, vient de faire publier par un
M. Messance, receveur des tailles, des Recherches sur la popu-
lation des gin^raliUs d'Auvergne, de Lyon, de Rouen, et de
quelques provinces et villes du royaume ^ . Get 6crit, qui fait un
volume in-li" de trois cent trente pages, a pour objet de prouver
que depuis environ soixante ou quatre-vingts ans la population
du royaume est considerablement augmentee. Assertion con-
traire a toutes les remontrances que tons les parlements ont
faites au roi depuis une quinzaine d'annees, k toutes les id6es
repandues dans tous les ecrits politiques qui ont paru dans le
meme espace de temps, et a I'opinion g6neralement recue et
parmi les hommes eclair^s et parmi le peuple. II sera cependant
difficile d'affaiblir les preuves sur lesquelles M. de La Michau-
diere a fonde son assertion. Ge magistrat a fait prendre un releve
des baptemes et des manages dans les registres des diflerentes
paroisses des trois gen^ralit6s ci-dessus nommees, pendant les
dix ou douze premieres annees de ce sifecle, ou les dix ou
douze ann6es qui I'ont precede; et puis il a compart ce releve
au releve des baptemes et mariages des dix ou douze derni^res
annees de notre temps des memes paroisses. Le resultat de la
comparaison de ces deux releves est que la population de la
France, dans la seconde 6poque, est plus forte que dans la pre-
miere de vingt-un mille trois cent cinquante naissances, c'est-
1. Messance, secretaire d'intendance, ne fit que prfiter son nom h. cet ouvrage
dont le veritable auteur est l'abb6 Audra, qui professait alors la phllosophie h
Lyon, sa patrie. (B.)
OGTOBRE 1766. 1S4
i-dire que la population de la France, depuis environ quatre-
vingts ans, a re<ju un accroisseraent de plus du dixi^me.
Quoique, dans ses calculs, M. de La iMichaudi^re ait donne
la preference aux moindres villes sur les villes les plus consi-
derables, parce que ces derni^res peuvent avoir des causes
d'accroissement fortuit et passager qui ne prouvent rien, ou
qui prouvent m6me la depopulation de I'Ltat, j'aurais voulu,
pour le dire en passant, qu'il eut plutdt pris le releve des nais-
sances dans les villages de ces generalites, parce qu'en com-
parant les deux epoques on aurait pu juger s'il y a en eflet
quelque realite i ['opinion generalement re^ue que les campa-
gnes se depeuplent, tandis que les habitants augmentent dans
les villes. Dans le fait, je crois que la question de la population
n'a pas encore ete envisag^e sous son veritable point de vue, et
qu'il s'en faut bien qu'elle soit 6claircie. Les hommes n'ont,
dans aucune science, aussi puissaniment d^raisonne que dans
la science du gouvernement et de I'administration des Etats. 11
est incontestable que la grande population est un signe de bon-
heur et de prosperite, et de la bonte du gouvernement. Par-
tout ou les hommes se trouvent bien, il ne reste point de place
vide. Jamais, sous la tyrannic de I'Espagne, les marais de Hol-
lande ne se seraient converts de villes riches et florissaiites qui
regorgent d'habitants. La liberte batave a produit ce miracle; et
s'il n'avait pas fallu cent ann^es d'industrie et d'eflbrts contre
la monarchic la plus formidable de I'Europe, et contre la puis-
sance encore plus formidable des elements, jamais la puissance
des Provinces-Unies u' aurait exisle. Mais un mauvais gouver-
nement ne depeuple pas ses fitats dans la m^me proportion
qu'un bon gouvernement remplit les siens. II faut tourmenter
les hommes longtemps; il faut surtout les attaquer dans cette
portion de liberie naturelle qu'aucun homme, quand meme il le
voudrait, nepeut engager a son souverain, et que son souverain
n'a nul veritable int^rSt de lui enlever ; il faut les vexer cent
ans de suite pour des opinions indifferentes, pour des formules
absurdes, pour des pratiques ridicules; il faut les livrer sans
retour k I'exaction et k la rapine journaliere du financier qui
transige avec son prince de la sueur de ses sujets, avant de les
determiner a changer de sol, surtout si leur sol natal a les
avantages d'un climat doux et favorable. L'acte de la propaga-
132 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
tion est d'ailleurs si conforme au voeu de la nature, elle y in-
vite par un attrait si puissant, si rep6te, si constant, qu'il est
impossible que le grand nombre lui echappe. II ne faut qu'ua
instant pour former un homme ; et tous les instants, depuis le
commencement de I'annee jusqu'k la fin, y etant egalement
propres, si vous combinez ce retour perpetuel de I'occasion
avec le penchant qui y entraine, vous trouverez que, malgre
toutes les resolutions et les syst^mes contraires, il est impos-
sible que les hommes trompent le voeu de la nature d'une ma-
ni6re capable d'influer sensiblement sur la population. S'il est
done vrai qu'un accroissement de population soit un effet certain
d'un bon gouvernement, il ne parait pas aussi constant qu'un
mauvais gouvernement produise toujours la depopulation.
Tous les ecrivains politiques mettent le luxe a la t6te des
causes principales qui d^peuplent un ^tat. Sans examiner ce
que c'est que le luxe, et s'il est possible de I'empecher, je con-
viens qu'il existe, parmi les nations ou il s'est glisse, uneclasse
de citoyens qui, jouissant d'une fortune bornee et n'ayant pas
I'esperance de I'augmenter, craignent effectivement de faire des
enfants et d'etre charges des soins d'une famille; mais il faut
considerer que cette classe se reduit a un trfes-petit nombre,
qui n'est rien relativement a la totalite de la nation. II faut
considerer encore que le luxe entraine surtout I'inegalite des
fortunes, qu'il partage une nation en trois classes : la premifere,
et la plus petite, jouit d'une richesse immense; la seconde, peu
considerable aussi, jouit d'une fortune mediocre et born6e ; la
troisieme, infiniment superieure aux deux autres et la plus
nombreuse, est dans la misere, et n'a pour s'en tirer que son
travail et son Industrie. Or, si cette misere devient extreme,
s'il est impossible au plus grand nombre de s'en affranchir, la
population, bien loin d'en souffrir, y gagnera. 11 est d'expe-
rience que ce ne sont pas les gueux ni les esclaves qui redoutent
d'avoir des enfants; au contraire, rien ne peuple comme eux:
ils n'ont rien a perdre, ils ne sauraient rendre leur condition
pire qu'elle n'est. Pourquoi se refuseraient-ils au seul plaisir
qu'il leur est permis de gouter? II ne faut pas non plus croire
qu'il p6rit un plus grand nombre d'enfants elev6s dans la mis6re
que de ceux qui sont eleves avec des soins et de la recherche ;
r experience de ceux qui sont a portee d'examiner ces ph6no-
OCTOBRE 1766. 188
mfines est contraire k cette opinion. Ainsi, non-seulement le
luxe ne dt^peuple pas, mais lorsqu'il est extreme, c'est-k-dire
lorsque I'in^galite des fortunes est sans homes et sans propor-
tion, il peut devenir une cause de population ; et Ton peut dire,
avec la m6me verit6, qu'un gouvernement mauvais, k un certain
point et d'une certaine mani6re, non-seulement ne d6peuple pas
ses fitats, mais que ses vices m6me les plus funestes peuvent
occasionner un accroissement de population.
Si un pays peut manquer d'hommes, il est Evident que tel
autre peut en avoir trop, parce qu'enfm les moyens de subsis-
ter, dans un certain espace limits, ne sont pas sans homes. II
est done desirable, pour un tel pays, d'etre debarrasse du trop
grand nombre d'hommes dont il est surcharge, et il s'^tablii
n^cessairement, et sans qu'aucune puissance humaine puisse
I'emp^cher, une Emigration avantageuse m6me au pays dont
on sort. Pourquoi done ces lois p6nales qu'on publie depuis
quelque temps de toutes parts contre les Emigrations? Ces lois
ne prouvent autre chose, sinon qu'il existe dans les Etats ou elles
sont promulguees, quelque vice, quelque absurdite, quelque
ineptie ou religieuse ou politique, qui en chasse les hommes
malgre qu'ils en aient : sans cela, I'emigration qui se ferait
d'un pays n'y causerait jamais de vide, ou ce vide y serait
incessamment rempli de nouveau. Ainsi, dans un pays bien
gouverne, il n'existe k coup sur aucune loi contre I'Emigration.
Qu'importe k un gouvernement que le pays de sa domina-
tion regorge d'habitants, pourvu que ceux qui I'occupent soient
heureux, et soient assez pour pouvoir se defendre contre I'en-
nemi? Ne vaut-il pas mEme mieux qu'il n'y ait en France que
seize millions d'hommes, mais bien vEtus, bien loges, bien
nourris, bien k leur aise, que vingt millions qui ne seront cer-
tainement pas si heureux, puisque enlin il faudra retrouver la
subsistance des quatre millions d'hommes en sus aux dEpens
des seize millions, et en diminuer d'autant leur aisance ? Voila
un des plus insignes sophismes politiques qu'on verra cepen-
dant bientdt dans un ouvrage d'une grande etendue, avec tout
le cortege de sophismes subalternes qui doivent le fortifier. 11
n'est pas vrai qu'un moindre nombre d'hommes, dans un espace
limits, soit plus k son aise qu'un plus grand nombre. Le bon-
heur politique des nations consiste dans I'activite, qui multiplie
134 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
leurs moyens et leurs ressources a Tinfini. II ri'est pas rare de
voir, dans une meme 6tendue de terrain, ou quelques families
eparses trouvaient a peine I'etroit necessaire, regner I'abon-
dance avec toutes les commodites de la vie, precis6ment parce
que le nombre d'habitants a triple et quadruple. Tout souve-
rain doit done desirer de porter la population de ses l^tats au
plushaut degre possible, parce que c'est donner a ses sujets la
plus grande activite possible, et que c'est cette activity, et non
le nombre d'hommes plus ou moins a leur aise, qui fait non-
seulement le nerf de I'Etat, mais aussi la source du bonheur
public, d'autant plus surement que si la population devenait
r^ellement trop abondante, la proportion entre le nombre
d'hommes et les moyens de subsister se maintiendrait d'elle-
m6me par une emigration insensible. Cette emigration neces-
saire aurait encore I'avantage de ne faire perdre a un Etat que
la partie la moins pr6cieuse de ses sujets, c'est-k-dire les moins
actifs, les moins industrieux, les moins intelligents, les moins
courageux; au lieu que I'emigration, occasionnee par quel que
vue injuste et absurde du gouvernement, prive ordinairement
rfitat d'une portion de citoyens infmiment utile et precieuse,
comme la France a juge a propos de s'en jouer le tour par la
revocation de I'l^dit de Nantes.
De tout ceci, il resultequelesr^dacteurs des Remon trances,
et les autres faiseurs d'6crits politiques, pourraient bien avoir
avanc6 a tort que le royaume se depeuple; mais en admettant
I'exactitude des recherches de M. de La Michaudifere, je pense
qu'on n'en pent ni n'en doit inferer ni pour ni centre la bont6
du gouvernement et 1' amelioration de son administration.
M. Messance a ajoute a ses recherches sur la population
d' autres recherches sur la valeur du bl6 en France et en Angle-
terre. 11 prouve, toujours par les faits, que la valeur du bl6 a
diminue dans ce dernier royaume depuis que I'exportation a
6te encouragee par une recompense, et que dans le meme
espace de temps la valeur du bl6 a aussi diminue en meme pro-
portion en France, ou non-seulement toute exportation, mais
meme le commerce interieur de province k province etait abso-
lument prohibe. Voila le m^me effet produit dans le m^me
espace de temps par deux polices diametralement oppos6es :
€t puis fiez-vous aux resultats des raisonneurs politiques !
OCTOBRE 1766. 135
M. Messance examine aussi s'il est rdellement avantageux que
le ble soit, comme on dit, k un bon prix, c'est-i-dire aii-des-
8US de ce vil et has prix auquel on I'achfete dans les ann^es
abondantes. M. Messance est persuade que ce bon prix est
un cruel imp6t sur le menu peuple, c*est-k-dire sur le plus
grand nombre. Tout ce qu'il y a de plus certain, c'est que la
science du gouvernement est de toutes les sciences la moins
avancee, que les problfemes politiques sont si compliques, les
616ments qui les composent si varies et ordinairement si peu
connus, les r^sultats ainsi que la science des faits, la plus
n6cessaire de toutes, si hasardes et si arbitraires, qu'un bon
esprit ne se permettra jamais de rien prononcer sur ces ma-
tiferes; et quand vous aurez lu les Principes de tout gouverne-
ment, on Examen des causes de la splendeur ou de la faiblesse
de tout £tat consider d en lui-mcme^ et indipendamment des
moeursy qu'un auteur anonyme * vient de publier en deux
volumes in-12, vous verrez que cette science difficile n'a pas
fait un pas sous sa plume.
Quelle est done la lumifere qui guidera un grand prince au
milieu de ces t6n6bres, s'il est vrai qu'il nous faut peut-6tre
encore mille ans d' observations rigoureuses sur les faits pour
connaltre seulement tous les 6l6ments et leurs diflerents degr6s
d' action qui entrent essentiellement dans la combinaison d'un
effet politique ? Outre un esprit eclair^ et juste, c'est I'energie
et r6l6vation de I'ame. Cette grande ame du prince se repan-
dra bientdt sur tous les ordres de I'l^tat ; elle penetrera dans
toutes les parties de 1' administration, et imprimera son carac-
tfere k tous les actes de son r6gne, de mfime qu'un prince d'une
trempe commune plongera par sa pusillanimite, ses incertitudes
etson inapplication, ses liltats et ses peuples bientdt dans I'en-
gourdissement, c'est-i-dire dans la plus triste des situations
oil une nation puisse tomber.
Je ne puis quitter le livre de M. de La Michaudifere sans me
rappeler I'aventure du chevalier de Lorenzi avec ce magistrat.
Le chevalier de Lorenzi, fr6re de ce comte de Lorenzi qui a ete
si longtemps ministre de France k Florence, et qui est mort
depuis peu; ce chevalier, dis-je, est Florentin, et a servi en
1. D'Auxiron. (B.)
136 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
France. G'est un des plus singuliers origin aux qu'on puisse
rencontrer. II est d'abord plein d'honneur, d'une douceur et
d'une candour rares. II a beaucoup de science, mais tout est si
bien embrouille dans sa t^te que, lorsqu'il se m6le d'expli-
quer quelque chose, il di't des galimatias a mourir de rire et
qu'il n'y a que lui qui puisse entendre. II est d'ailleurs, en fait
de distractions, au moins egal a ce M. de Brancas du dernier
si^cle, dont M^e de Sevigne raconte des mots si plaisants.
M""* Geoffrin, en nous faisant un jour un sermon sur la gauche-
rie, cita pour exemples le chevalier de Lorenzi et M. de Burigny,
tous deux presents, observant seulement que celui-ci etait plus
gauche de corps, et I'autre plus gauche d'esprit : ce qui four-
nit les deux points du sermon. Ajoutez a cela que le chevalier
parle avec beaucoup de reflexion, et que son accent italien rend
tout ce qu'il dit plus plaisant, et puis, ecoutez :
II y a quelques annees que le chevalier de Lorenzi se trouve
oblige d'aller a Lyon pour affaires. M. de La Michaudi^re y6tait
alors intendant. Le chevalier soupe avec lui tout en arrivant
chez le commandant de la ville, qui le presente k M. I'inten-
dant. II y avait k ce souper un ami intime de M. de La Michau-
di^re, qui, le traitant familierement, I'appelait souvent La Mi-
chaudifere tout court. Le chevalier imagine que cet homme
dit k I'intendant I'ami Chaudidre, et en consequence il I'ap-
pelle pendant tout le souper M. Ghaudi^re, et malgre tout ce
qu'on pent faire et dire, il ne comprend pas de toute la soiree
qu'il estropie le nom de I'intendant d'une manifere ridicule.
Le lendemain, il est prie a souper chez M. de La Michaudi^re.
II y avait beaucoup de monde, et entre autres, M. Le NormantS
fermier general, mari de M"* de Pompadour, qui se trouvait a
Lyon de passage. Gomme le chevalier de Lorenzi ne le connais-
sait point, il demande a son voisin quel est cet homme qui se
trouvait a table vis-^-vis d'eux. Son voisin lui dit a I'oreille que
c'est le mari de M'"^ de Pompadour. Voila mon chevalier qui
appelle M. Le Normant M. de Pompadour pendant tout le sou-
per. L'embarras de tout le monde fut extreme, mais il n'y eut
jamais moyen d'expliquer au chevalier de quoi il etait question.
Voila son d^but a Lyon; On ferait un Lorenziana trfes-precieux,
1. Le Normant d'Etioles.
OCTOBRE 1766. 137
car tout ce que cet honnfite chevalier a dit et fait dans sa vie
est marqu6 au ni^me coin d'originalit6. Je lui dois en mon
particulier beaucoup, car c'est un des hommes qui m'a le plus
fait rire depuis que j'exisle.
— Dans la disette qui r^gne cette ann^e sur nos deux thea-
tres, les Comediens italiensse sontadresses k M. Favart comme
k un autre Joseph, pour avoir du pain. M. Favart leur a donn6
une esp6ce de pi^ce qui a ^t6 faite, il y a six mois, pour c6le-
brer la convalescence de M"" de Mauconseil, apr6s son inocula-
tion. On vient de donner cetle pifece sous le titre de la FHe du
chdteau, divertissement miU de vaudevilles et de petits airsy
et, grace aux danses dont on I'a orne, ce divertissement a
r^ussi ^ II ne faut pas 6tre bien difficile sur une bagatelle de
cette esp6ce, ainsi je n'ai garde de la juger a la rigueur; mais
ce que je lui reproche, c'est de n'6tre pas gaie. M. Favart use
ici du secret du grand Poinsinet; il croit que pour rendre une
pi6ce gaie, on n'a qu'a faire dire aux acteurs qu'ils sont
joyeux, qu'ils sont gailiards. Ces gaillards sont ordinairement
d'une tristesse k vous faire pleurer d'ennui. C'est Teflet que
m'a fait la Fete du chdteau en general. 11 est vrai que ce d6-
testable genre de I'ancien op^ra-comique, qui consiste en vau-
devilles et en petits airs, ne manque jamais son effet avec moi;
j'en sors moulu, harass^, comme d'un acc6s de fifevre, et il se-
rait au-dessus de mes forces de voir une pi^ce de cette esp6ce
deux fois. II y a pourtant un joli mot dans cette Fite du chd-
teau, Colette, qui a tout lieu de craindre que son p6re ne la
marie contre son inclination, veut employer le docteur Gentil,
m^decin, pour mMiateur. « Du moins, je vous demande une
grace, lui dit-elle. — Quoi? ... — C'est de dire k mon p6re
que je suis sa fille. » Ce mot est k la fois vrai, naif et plaisant.
Au reste, vous croyez bien qu'il est question d'inoculation dans
cette pifece, et que M. le docteur Gentil est un m6decin des
plus agr6ables et des plus k la mode, ce qui ne I'emp^che pas
d'6pouser k la fin la concierge du chateau. M"® de Mauconseil,
premier objet de cette f6te, et dont la beaut6 merite d'etre c6le-
br^e par tous nos poetes, va 6pouser M. le prince d'Henin, de
la maison Le Bossu d'Alsace ; et cet evenement donnera sans
i. II fut repr^sent^ le 2 octobre 1766.
13,8 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
doute occasion a M. Favart de faire une nouvelle Fke du chd-
teau, qui nous reviendra si la disette sur nos theatres subsiste.
— Puisque M. Favart a eu le malheur de nous rappeler
M. Poinsinet, il faut dire que celui-ci a aussi fait imprimer une
espece de divertissement theatral, represents a Dijon a I'occa-
sion de I'arrivee de M. le prince de Gonde, pour tenir les etats
de Bourgogne. Ge divertissement est intitule le Choix desDieuXy
ou les Fetes de Bourgogne. Vous y trouverez les dieux de la
Gr^ce, les Muses et les Graces, travestis en paysans bourguignons.
II fallait appeler cette piece : Poinsinet^ loujours Poinsinet.
— On a imprime un Essai tMorique et pratique sur les ma-
ladies des nerfs, 6crit de soixante-dix pages in-J2*. Je crois,
d'apres de grandes autorites, les vomitifs et les purgatifs tr6s-
nuisibles dans les affections nerveuses ; ainsi un malade ferait
assez mal de se fier a I'auteur de cet Essai. Au reste, nous
avons ici depuis peu M. Pomme, soi-disant m6decin d' Aries, et
qui pretend guerir toutes les femmes de Paris de leurs vapeurs;
il en a deja des plus qualifi^es sous sa direction, et il ne tar-
dera pas surement a avoir de la vogue. Ge metier est excellent :
on n'y risque rien, et Ton ne pent manquer de s'y enrichir ; il
ne s'agit que du plus ou du moins de fortune, suivant qu'on
est bon ou mechant menteur. Le celebre Printemps, soldat aux
gardes-francaises, eut la plus grande vogue il y a quelques
ann^es : il donnait a tons ses malades une tisane qui n'etait
autre chose qu'une decoction de foin dans de I'eau ; il prenait
ses malades pour des betes, et il n'avait pas tort. Bientot cette
decoction le mit en etat de donner de bon fourrage sec a deux
chevaux, qu'il mit devant un bon carrosse dans lequel il allait
voir ses malades, tandis que maint docteur regent de la Faculte
faisait sa tournee a pied et dans la boue. Aussi la Faculty pre-
senta-t-elle requete a M. le marechal de Biron pour obliger
Printemps de mettre equipage bas et de r6server tout le foin
h. ses malades.
— Nous devons a la plume intarissable de I'illustre pa-
triarche de Ferney un Commentaire sur le livre des Delits et
des Peines, par un avocat de province. G'est une brochure
in-8° de cent vingt pages, qu'on ne trouve pas a Paris. On voit
1. Par Milhard, cx-j6suite. (B.)
OCTOBRE 1766. 190
que la tragC'die d'Abbeville et le proc6s qui pend en Bretagne *
ont particuli6rement donn6 lieu k cette brochure, quoique
M. I'avocat de province n'ait eu garde de se livrer a tout ce que
le patriarche aurait pu lui sugg^rer sur ces deux objets. En
general, ce Commentaire est trfes-superficiel ; il n'est pas permis
de trailer avec cette 16geret6 les plaies les plus funestes du
genre humain. li n'en est pas de la barbarie des lois comme de
quelque mauvaise r6gle de poetique qui pent pervertir le gout
public. La premiere attaque les droits sacres de Thumanit^, et
lorsqu'on se permet de parler de ses deplorables eflets, si ce
n'est pas I'indignation la plus juste qui entralne, il faut que le
sujet soil traits avec I'eloquence la plus touchante. 11 faut arra-
cher au fanatisme son glaive, et a la calomnie la livree et la
sauvegarde des lois. Un autre tort de M. I'avocat de province,
c'est de suivre mal a propos le projet favori du patriarche de
d6molir la religion chretienne. Ghaque chose a son temps, et il
ne faut pas confondre les mati^res quand on a a coeur I'amen-
dement du genre humain. Au reste, je me flatte qu'il n'y a pas
un mot de vrai a I'aventure que I'auleur raconte d'une fille de
famille mise k mort pour avoir accouch6 clandestinement et
expos6 son enfant dans la rue, ou ensuite 11 a 6t6 trouv6 mort.
II serait trop deplorable que de semblables scenes d'horreur se
renouvelassent en France a tout moment, et la post^rite serait
k la fin en droit de nous prendre pour des Hottentots, avec
notre beau siecle philosophique. II faut chercher cette brochure
en Suisse, ou elle a et6 imprim6e. Paris jouit du privilege de
ne plus rien recevoir de tous ces poisons. Cette prerogative
commence a devenir fort ennuyeuse.
15 octobre 1766.
II y a environ trois mois qu'on re^ut k Paris les premiferes
nouvelles de la brouillerie de J. -J. Rousseau avec M. Hume.
Excellente pature pour les oisifsl Aussi une declaration de
guerre entre deux grandes puissances de I'Europe n'aurait pu
faire plus de bruit que cette querelle. Je dis k Paris : car k Lon-
dres, ou il y a des acteurs plus importants a sifller, on sut k
1. Le proems de La Cbalotais.
140 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
peine la rupture survenue entre rex-citoyen de Geneve et le
philosophe d'^cosse; et les Anglais furent assez sots pour s'oc-
cuper moins de cette grande affaire que de la formation du
nouveau minist^re et du changement du grand nom de Pitt en
celui de comte de Chatham. A Paris, toute autre nouvelle fut
rayee de la liste des sujets d'entretien pendant plus de huit
jours, et la c61ebrite des deux combattants, qu'on se flattait de
voir incessamment aux prises, absorba toute I'attention du pu-
blic. Les partisans de M. Rousseau furent d'abord un peu etour-
dis de ce coup imprevu, el il survint a ses devotes des mi-
graines effroyables. Jusqu'a ce moment, toutes les personnes
avec lesquelles M. Rousseau s'etait brouille apr^s en avoir
recu des bienfaits, et il n'y en a pas mal, avaient toujours ete
condamnees dans son parti, sans autre forme de proems. Plus
ces personnes mettaient de reserve dans leurs procedes envers
I'illustre Jean-Jacques et moins elles daignaient s'en plaindre,
plus elles etaient soupconn^es et souvent accus^es assez haute-
ment par ses devots d'avoir eu des torts essentiels envers lui.
On ne pouvait prendre la raeme tournure a I'egard de David
Hume. La joie qu'on avait ressentie de sa liaison avec Jean-
Jacques etait trop recente. On s'etait tant applaudi des eloges
reciproques dentils s'accablaient I'un et I'autre ! On s'etait tant
promis de tirer de la duree de leur amitie un argument terrible
centre les anciens amis de M. Rousseau! D'ailleurs, la droiture
et la bonhomie de M. Hume Etaient trop bien etablies en France ;
les partisans de'M. Rousseau avaient eux-memes tant vant6 la
chaleur avec laquelle son nouveau bienfaiteur avait travaill6
pour lui procurer un sort heureux et tranquille en Angleterre !
et tout a coup le bon David se plaint d'etre outrage par son ami
Jean-Jacques de la manifere la plus singuli^re et la plus indigne !
Cette aventure jela le parti dans une etrange perplexite.
On sut bientot confus6ment les details de ce proces, un des
plus bizarres et des plus extravagants, mais aussi des moins
int^ressants dont la m^moire se soit conserv6e parmi les
hommes. On en parlait diversement et au hasard. M. Hume en
avait adress6 les principales pieces a M. d'Alembert, qui s'y
trouvait impliqu6 centre toute attente ; M. Rousseau avait 6crit,
de son cote, k un libraire de Paris une lettre que je n'ai point
vue, mais que ce libraire avait rendue publique, et dans la-
OCTOBRE 1766. Iftl
quelle M. Hume 6tait d6fi6 de produire les lettres que M. Rous-
seau lui avait 6crites. On assure que ce dd^fi a et6 r6()6te dans
les papiers publics de Londres. En consequence, M. Hume s'est
d(^termin6 i rendre publique toute sa correspondance avec
M. Rousseau. EUe vient de paraitre sous le litre de Exposi
succinct de la contestation qui scst ilevie entre M. Hume et
M. Housseau, avec les pieces justificatives, brochure in-12 d'en-
viron cent trente pages. C'est M. Suard qui a ete le traducteur
et I'editeur de M. Hume *. Je ne sais pourquoi il dit dans son
Avertissement que M. Hume, en rendant ce proc6s public, n'a
c6d6 qu'avec beaucoup de repugnance aux instances de ses amis.
Sans doute qu'il parle des amis de M. Hume en Angleterre : car
pour ses amis en France, j'en connais plusieurs qui lui ont ecrit
expr^s pour le dissuader de rendre cette querelle publique. En
eflet, si vous etes forc6 de plaider voire cause devant le pu-
blic, je vous plaindrai de tout mon coeur ; si vous vous avisez
de vous soumettre sans necessile a sa decision, je vous trouve-
rai bien sot. Comptez que sa malignite ne cherche qu'a rire a
vos d^pens, et qu'il lui est fort indifferent de rendre justice a
qui il appartient. Cette indifference n'est pas m^me si opposee
k requite naturelle qu'on ne puisse la justifier : car de quel
droit vous croyez-vous un personnage assez important pour me
fairc perdre mon temps k vos tracasseries? Si vous avez des
proces du ressort des lois, faites-les decider au Chatelet; si
des precedes nobles et genereux vous ont attire une mechante
querelle que les lois ne peuvent ni ne doivent punir, ne dirait-
on pas que vous etes bien k plaindre? Sachez vous contenter
d' avoir joue le beau role, et apprenez a mepriser la vaine opi-
nion des aulres. Mais il est ecrit que chacun se baitra avec
les armes de son metier, et que les auteurs videront leurs que-
relles k coups de plume, comme les militaires a coups d'epee.
Les premiers en sont plus ridicules, et M. Hume, qui jusqu'a
ce moment avait toujours resiste k la manie de ferrailler, s'est
enfm enrdle dans la confrerie, de peur d'attraper un legs dans
le testament de mort de Jean-Jacques. II y a apparence que
lant d'honnetes gens seront calomnies dans ce testament que
i. M"" du Deffand (voir sa lettre k Horace Walpole du 20 octobre 1766, dans
I'l^dition dc M. dc Lescure, t. I, p. 382), dit que tout le monde rccooQaissait
d'Alembert dans la preface de ce petit volume.
142 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
le philosophe d'Ecosse aurait tr^s-bien pu se resoudre a en cou-
rir les risques avec eux. Quoi qu'il en arrive, son ExposS sera
a coup sur bien vendu. M. Suard, seul editeur de cet Exposi^
a mis a la tete un avis des editeurs, qu'il aurait tout aussi bien
fait de supprimer.
Je ne me permettrai point dejuger lefond de cet etrange pro-
ems. Quant k M. Hume, quoique je I'aie assez vu pour savoir ce
qu'il en faut penser, je n'ai point I'honneur d'etre lie avec lui
d'amitie, et je pourrais me perraettre d'etre son juge. Quant h
M. Rousseau, c'est autre chose. J'ai 6te intimement lie avec lui
pendant plus de huit ans, et je le connais peut-etre trop bien
pour ne me point recuser quand il s'agit d'un jugement de
rigueur sur ses faits et gestes. II y a tout juste neuf ans que je
me crus oblige de rompre avec lui tout commerce, quoique je
n'eusse aucun reproche k lui faire qui fut relatif a moi, et qu'a
son tour il ne m'eut jamais fait aucun reproche durant tout le
temps de notre liaison. Vraisemblablement la probite et la jus-
tice ne me laissaient pas le choix entre une rupture ou le parti
vil de trahir la v6rite, et de deguiser mes sentiments d'une ma-
ni6re deshonnSte dans une occasion decisive dont M. Rousseau
m'avait constitue le juge fort mal a propos, mais dont je pou-
vais juger avec d'autant plus de securiie que le proces m'etait
absolument etranger et que le fond en etait bien plus ridicule
que celui qu'il vient d'intenter a M. Hume. J'ai toujours pense
que c'est manquer essentiellement et impardonnablement a un
homme que d'oser lui conlier des sentiments revoltants, dans
I'esperance qu'il pourra les approuver, les ecouter du moins,
et les passer sous silence. C'est dire a son ami : Je me flatte que
vous n'avez au fond ni honneur ni d61icatesse; et je ne con-
nais point d' offense plus grave. Je veux bien, d'ailleurs, qu'on
soit fou; mais j'exige que Ton soit toujours honn^te homme,
m^me dans ses acces de folie. Aureste, M. Rousseau est le seul
ami que j'aie perdu dans ma vie, sans avoir eu h. regretter sa
mort. II se brouilla successivement avec tous ses anciens amis,
qui nous etaient presque tous communs, et les reforma I'un
apres I'autre, II convient dans une de ses lettres qu'il a sou-
vent change d'amis; mais il pretend cependant en avoir, et de
tr^s-solides, depuis vingt-cinq et trente ans. Je crois qu'il se-
rait embarrasse d'en nommer un seul avec qui il ait conserve
OCTOBRE 176G, H3
une liaison seulement de dix ans : car on ne peut appeler ami
un honime qu'on a connu anciennement, sans avoir eu avec
lui, dans i'intervalle, aucun commerce suivi d'affaires ou d'ami-
lie. Je crois aussi qu'il a des reproches bien s6rieux k se faire
k regard de plusieurs de ses anciens amis; mais je ne me
comprends point dans ce nombre. Je n'ai pas eu, comme plu-
sieurs d'entre eux, le bonheur de lui rendre des services essen-
liels : ainsi il peut tout au plus 6tre injuste avec moi ; mais il
ne peut 6tre tax6 d'ingratitude k mon 6gard, et je lui pardonne
volontiers un peu de fiel contre un homme qu'il a malheureu-
sement expos6 ^lui montrer la verite sans aucun menagement.
' II n'en est pas moins certain que, depuis I'instant de ma rup-
ture, je ne me suis jamais permis de parler mal desa personne;
j'ai cru qu'on devait ce respect et cette pudeur k toute liaison
rompue. J'ai v6cu avec des gens qui ne I'aimaient pas, avec
ses enthousiastes, avec les personnes neutres, et ne me suis
jamais dearie de mon principe. On m'a souvent assure que
M. Rousseau n'en usait pas ainsi a mon egard, qu'il me nui-
sait dans I'esprit de tons ceux qui voulaient bien I'ecouter, et
Ton ecoute volontiers le mal ; que ses accusations pouvaient me
faire d'autant plus de tort que, n'articulant jamais aucun fait
contre moi, il donnait k entendre tout ce qu'il y avait de plus
grave; qu'aussi j'etais parfaitement detruit dans I'esprit de
toutes ses devotes ; et parmi ses devotes il y avait des per-
sonnes du premier rang. J'ose me vanter qu'aucune de ces con-
siderations ne m'a jamais fait changer de principe, et j'ai m6me
eu I'esprit assez bien fait pourregarder la conduite de M. Rous-
seau ci mon egard comme une marque d'estime qu'il me don-
nait. En effet, il n'ignorait pas avec quel avantage je plaiderais
ma cause contre lui, en la rendant publique, et en produisant
des pieces bien plus singuli^res que celles que M. Hume vient
de pubiier ; mais il a juge que je ne me donnerais pas en spec-
tacle au public, malgr6 I'honneur immortel de jouer la farce a
cote de Jean-Jacques, et il a bien juge ; et, s'il s'est doute que
je me moquerais de I'opinion de ses devotes, a qui je n'avais
donn6 aucun droit de mal penser de moi, il a encore rencontre
tout juste.
En consequence de mon plan de conduite, que je suis oblig6
de regarder comme excellent, sous peine de cesser d'6tre moi,
\hU CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
void ce que j'aurais fait a la place de M. Hume, qui etait de
tout point bien autrement avantageuse que la mienne. En re-
cevant la lettre douce et honn^te du 23 juinS a laquelle je pou-
vais et devais si peu m'attendre, moi, gros David Hume, je me
serais d'abord frotte les yeux; ensuite, restant un peu etourdi,
mon regard serait devenu aussi fixe et aussi prolonge que ce
jour a jamais terrible et memorable ou David regarda Jean-
Jacques; mais, ce mouvement de surprise passe, j'aurais mis
cette lettre dans ma poche. Le lendemain, j'aurais ecrit a mon
ami Jean-Jacques pour le remercier de la bonne opinion dont il
m'honorait et de la couleur qu'il savait donner a mes services
et a mes plus tendres soins, et puis je lui aurais souhaite le bon-
soir pour toute sa glorieuse vie. Le surlendemain, je n'y aurais
plus pense, ou si j'en avals ressenti quelque peine malgre moi,
j'en aurais ecrit a M'"* la comtesse de Boufllers k Paris, pour la
remercier de m' avoir empate d'un aussi joli sujet. Mais, ni le sur-
lendemain ni aucun lendemain de I'ann^e, je n'aurais consenti
k mettre le public dans la confidence d'un proems qui ne lui
importe en aucune maniere.
Les personnes dont les noms sont supprimes dans ce proems
sont M""^ la comtesse de Boufflers et M""^ la marquise de Verdelin.
Cette derni^re est celle qui alia. voir M. Rousseau, I'annee pas-
see, aMotiers-Travers. Le grand prince est M. le prince de Gonti.
La personne distinguee qui fit visile a M. Rousseau a Londres,
sans etre connue, c'est le prince h^r^ditaire de Brunswick.
M. Tronchin a 6le autrefois, au dire de M. Rousseau, le plus
grand m6decin d'Europe ; j'en ai vu plus d'une fois la patente,
ecrite de la main propre de Jean-Jacques, et je ne sais si elle
n'est pas consignee dans ses Merits; mais depuis que M. Tron-
chin a ose 6tre fach6 de voir la paix de sa patrie troubl^e par
les Lettres de la montagne, sentiment qu'on ne pent eprouver
sans etre I'ennemi le plus mortel de M. Rousseau, ilaetejuste-
ment depouille de sa qualite du plus grand medecin de I'Eu-
rope, et il est devenu jongleur, comme tout le monde salt: car
tout talent, toute vertu, toute quality depend de la manifere
dont on est avec J. -J. Rousseau.
A ne considerer sa grande lettre que du cote litt^raire, ses
1. Voir la Correspondance de J.-J. Rousseau, h. cette date.
I
OCTOBUE 1766. l/,5
amis ont prtitendu qu'elle 6tait du moins liii chef-d'oeuvre
d'^loquence, et que la pth-oraison en 6tait surtout d'un grand
pathetique; mais ils oublient que la veritable eloquence con-
siste principalement i donner i chaque sujet le ton qui luicon-
vient. Si vous traitez des pauvretes et des balivernes avec une
emphase que les evenements les plus tragiques comporteraient k
peine, vous pouvez paraltre Eloquent si Ton veut, mais vous
passerez pour fou bien plus surement encore. Don Quichotte,
qui prend les moulins k vent pour des geanis, et qui se bat
contre eux ktoute outrance, est certainement plein de courage,
d'h^roTsme et de la plus noble valeur; mais aussi il est bien
plus ridicule qu'il n'est vaillant. Pour moi, les beaux coups
d'ep^e qu'on porte aux moulins k vent m'alTectent si peu, que je
pr6f6re la lettre de M. Horace Walpole k M. Hume, qu'on lit dans
ce recueil, k toutes les autres pieces du proc6s, parce que cette
lettre a du caract^re et que je fais grand cas du caraci6re.
Au reste, je pense que personne ne pent lire cet etrange
proems sans se sentir une pitie profoiide pour ce malheureux
Jean-Jacques : car, s'il lui arrive d'offenser ses amis, il faut con-
venir qu'il s'en punit bien cruellement ; et quelle deplorable
vie que celle qui se consume dans d'aussi folles et d'aussi pe-
nibles agitations! je defierais son ennemi le plus acharn6de lui
sugg6rer, dans la position ou il est, un plus mauvais conseil
que celui qu'il a pris lui-m6me de se brouiller avec M. Hume
sans I'ombre de sujet. J'avais toujours el6 persuade qu'il pre-
nait un fort mauvais parti en preferant I'Angleterre k d'autres
asiles; mais je ne m'attendais pas a une revolution aussi bi-
zarre et aussi prompte. II est ais6 de prevoir qu'il ne pourra
pas longtemps sojourner dans ce delicieux s^^jour de Wootton,
et que la premiere reforme tonibera sur I'ami Davenport, la
seconde sur la nation anglaise; mais il n'est pas aussi ais6 de
predire en quel coin de la terre I'ami Jean-Jacques pourra finir
ses jours tranquillement. II parait demontre qu'il m^ne avec lui
un compagnon qui ne le pent souffrir en repos nulle part. II aura
du moins pendant quelques mois la douce satisfaction de prepa-
rer uner6ponse non succincte a XExposi succinct deM. Hume.
Cela soutient d'autant. Si mes conjectures se verilient, celui de
tons ses amis et ennemis qui n'attrape pas une bonne taloche
dans cette reponse pourra se vanter de I'avoir echappe belle.
VII. 40
U6 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Jean- Jacques est venu deux cents ans trop tard; son vrai lot
etait celui de reformateur, et il aurait eu Tame aussi douce que
Jehan Chauvin, Picard*. Au xvi® siecle, il aurait fonde lesfreres
Rousses ou Roussaviens, ou Jean-Jacquistes ; mais, dans le notre,
on ne fait point de proselytes, et toute la prose brulante n'en-
gage pas I'oisif qui lit a quitter le livre pour se mettre ei la suite
du prosateur.
— On vient de nous envoyer de Suisse les Principes du droit
de la nature et des gens, par feu M. Burlamaqui, avec la suite
du Dt^oit de la nature, qui n'avait point encore paru, le tout
considerablement augmente par M.leprofesseurde Felice; deux
volumes grand in-8% faisant ensemble pres de mille pages*.
M. le professeur Fortunato Felice est un recollet italien qui a
quitte son froc et I'Eglise romaine, et s'est etabli dans le canton
de Berne, ou je vols qu'on I'a fait professeur. Yous connaissez
I'ouvrage de M. Burlamaqui, qui est estime. G'est I'ouvrage d'un
bon raisonneur ; mais il manque de philosophie comme ceux du
savant Grotius et du celebre PufTendorf. Si jamais les hommes
s'avisent de mettre les choses k la place des mots, tons ces
livres et bien d'autres plus illustres ou plus en vogue dans ce
siecle philosophique tomberont en discredit et seront oublies.
Je crois que, malgr6 toute la science de nos docteurs et tout le
fatras de nos 6coles, on est bien eloigne d'avoir debrouille les
premiers elements du droit de la nature et des gens, et que nous
ne sommes pas seulement encore sur la voie pour y parvenir.
Quand je verrai un docteur en droit naturel et en droit public
etudier la geographie avec une profonde application, je me
persuaderai qu'il commence ci entendre quelque chose a son
affaire. On pent dire d'un bon philosophe ce qu'on dit commu-
nement d'un homme prudent : c'est qu'avant tout il voit d'oii
vient le vent, et qu'en demelant les veritables ressorts de la
nature humaine, il aura souvent occasion de s' eerier : Affaire de
geographie !
Sous ce point de vue, des institutions geographiques pour-
1. Jean Calvin, que Voltaire nommait quelquefois Jehaa Chauvin, etait n& i
Noyon en Picardie. (T.)
2. Le professeur de Felice a public, en 1768, une nouvelle suite du Droit de
la nature et des gens, de Burlamaqui. Get ouvrage, compos(i de liuit yolumea
in-S", est rechercW. (B.)
OCTOBRE 1766. U7
raient ^tre un des plus giaiids livres et des plus int6ressants
dont un homme de g6nie piit enrichlr notre si6cle. Mais rhoinme
que je deniande n'est certainement pas M. Robert de Vau-
gondy, quoiqu'il viemie de publier des Imtitutions g^ogra-
phiques en un gros volume grand in-8** de pr6s de quatre cents
pages, et qu'il soil d'ailleurs qualifi^ de g(?ographe ordinaire
du roi et du feu roi Stanislas de Pologne. 11 a beau expliquer
la sphere, trailer des pdles et des zones, je vous jure qu'il ne se
doute pas de Tinfluence de tel vent, de telle montagne, de telle
for^t, de tel fleuve sur les mcBurs, le g6nie, la morale, les pre-
jug6s, le gouvernement d'un peuple; et lui, M. Robert de Vau-
gondy, et le r6collet Fortunato Felice, et bien d'autres plus
merveilleux qu'eux, seraient fort ebahis de voir des institutions
g^ographiques devenir un cours de morale et de politique.
— Le Recueil necessaire ne consiste que dans un seul
volume grand in-8" qui porte sur le titre le nom de Leipsick et
I'annee 1765. Ce volume a trois cent dix-huit pages. On y trouve
d'abord une analyse de la religion chretienne, attribute par les
6diteurs k Dumarsais. On m'a assure que ce niorceau se trouve
depuis plusieurs annees dans le portefeuille des curieux en ma-
nuscrit. Je ne I'avais jamais vu. Je ne sais s'il est elTectivement
de Dumarsais, mais je pense que le palriarche I'a au moins for-
tement retouch^. On y lit ensuite le Vicaire Savoyard, tir6 de
VEmile de Jean- Jacques Rousseau. Ensuite le Catdchismc de
Vhonnite homme ^ ou Dialogue entre un caloyer el un homme de
bien. Ensuite le Sermon des cinquante, prononce a Berlin pen-
dant le s6jour du patriarche k la cour du roi de Prusse. Le
patriarche pretend que ce monarque lui avait promis d'abolir la
religion chretienne dans ses l^tats, et qu'il lui a manqu6 de parole ;
c'est \k son grand grief centre le philosophe couronne. Aprfes le
sermon, on lit XExamen important^ par milord Bolingbroke.^
Get examen est tout entier du patriarche, et c'cst un traite
complet de pr6s de cent quarante pages. U contient I'histoire du
christianisme depuis son origine jusqu'aux temps de Th^odose,
avec un examen tr6s-naif et trfes-impartial des preuves sur les-
quelles se fondenl ses defenseurs, et de la conduite que ses
sectateurs ont tenue dans tous les temps. C'est toujours milord
Bolingbroke qui parle et qui 6crit pour les Anglais. Apr6s ce
trait6 int6ressant, on lit une lettre de ce m^me milord Boling-
l/,8 CORRESPONDANGE LITTl^RAIRE.
broke a milord Gornsbury, son ami, dans laquelle il ^pluche un
peu les apologistes de la religion chretienne da siecle precedent,
comme Pascal, Abadie et surtout le cel^bre Grotius avec son
traite de la VdriU de la religion chretienne ', cet illustre savant
y est assez malmen6. Le Recueil nicessaire est termini par un
Dialogue du douteur et de Vudorateur; un autre entre Epic-
tc'te mouranl et son fils, et enfin des Id^es dHachees tirees de
La Mothe Le Vayer. Je n'ai pas les ouvrages de celui-ci assez
presents pour savoir si ces idees lui appartiennent effective-
ment. Elles ressemhlent assez a ses opinions par le fond, mais
le style me fait croire que la redaction en appartient au pa-
triarche. Quant aux derni^res paroles d'^pictete a son fils sur la
secte naissante des chretiens, c'est un beau sujet bien manqu6.
II n'y a ni gravite, ni dignite, ni meme philosophie dans ce
morceau. Gela est ecrit sans suin, comme cela s'est presente
au bout de la plume, et comme il arrive presque toujours au
patiiarche de faire depuis nombre d'annees; mais il n'etait pas
en train, comme on dit, quand il a 6crit ce dialogue, qui, d'ail-
leurs, n'etait pas une affaire de verve et de folie, comme une
lettre de Govelle, mais de philosophie serieuse : car le person-
nage d'lSpict^te, conversant dans ses derniers instants avec son
fils, est trop grave et trop important pour le faire jaser d'une
maniere aussi frivole et aussi superficielle. Le grand defaut du
Recueil ndcessaire^ c'est le rabachage : chaque morceau dont il
est compose n'est pour ainsi dire que la repetition du meme
fond d'idees qui se trouve clans les autres. Le zele apostolique
dont le grand patriarche est poss^de lui fait regarder toutes ces
repetitions comme trfes-utiles au progres de la raison, parce
qu'il est des esprits lents qui ne sen tent la force d'un argument
qu'a force de le remacher; mais en ce cas il ne faut pas ramas-
ser tous ces morceaux dans le meme recueil, sans quoi la lec-
ture en devient a la longue fastidieuse. Au reste, apres le Chris-
tianisme dcvoiU, tout ce Recueil necessaire n'est que de I'eau
de rose.
— On pretend qu'il vient de sortir de la meme fabrique
trois dialogues imprimes dont le sujet promet de I'interet* : le
premier, entre le comte de Lally et Socrate ; le second, entre
\. Ces dialogues sont inconnus.
OCTOBRE 1766. U9
Prostrate, qui brula le temple de Diane, et cet infortun6 chevalier
de La Barre, d6capit6 il y a trois mois k Abbeville par arr6t dii
Parleinent, pour avoir pass6 k vingt-cinq pas de la procession
du saint sacrement sans dler son chapeau ; le troisifeme, entre
M. de La Chalotais et Caton. Je ne dis pas que ces litres ne
resseniblent aux rubriques de la fabrique, mais je n'ai encore
rencontr(^ personne de ma connaissance qui ait vu ces trois
dialogues.
— On vient d'imprimer une 6pltre en vers assez considerable,
de feu M.Guymond de La louche, auteurd'unetragedie dUIphi-
gMie en Tauride qui eut du succ^s, il y a huit ou neuf ans,
mais sans rester au theatre. Cette epitreapour titre les Sonpirs
du CloUre^ ou le Triomphe du fanatismc^. L'auteur avait ete
j6suite, et cette celebre soci6t6 n'est pas flattee dans ses vers,
Cet Guvrage manque de facility et de grace. On le lit sans inlerfit
et sans attrait. J'en dis autant de V^pilre d, I'nmitiS, qui etait
connue et qu'on a mise a la suite. M. Guymond de La louche
est mort il y a dejk quelques annees a la fleur de son age.
— M. Contant d'Orville est arrive depuis quelque temps de
Russie avec le projet de s'enrichir en faisant le metier d'auteur.
Je crains qu'il n'ait fait une mauvaise speculation. 11 a debute
par publicr un Voltaire portntif^ c'est-i-dire une compilation
de diflerents passages desecrits de cet illustre philosophe ranges
sous dilFerents titres. II vient de donner deux romans pieins de
catastrophes et d'^venements tragiques. L'un s'appelle la Desti'
nh^ ou Mimoires de lord Kilmarnof, Iraduit de I'anglais de
miss Woodwill. Deux parties. L'autre est le Mariage du sih-le,
ou Lettres de madame la comtesse de Castelli d madame la
haronne de FrMlle. Deux parties aussi. M. Contant d'Orville
est arrive de quarante annees trop tard. Les lecteurs les plus
oisifs et les plus frivoles sont devenus dilficiles a proportion
que le gout public s'est perfectionne.
— M. Ilardion, ancien maitre d'histoire de Mesdames de
France, garde des livres du cabinet du roi et l'un des Quarante
de I'Acad^mie francaise, est mort au commencement de ce mois
dans un age fort avance. Ce M. Hardion 6tait un de ceux dont
Piron disait autrefois : « Savez-vous bien que ces Quarante ont
1. Londres, 1765, in-8».
150 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
cle I'esprit comme quatre ? » II a ecrit une Histoire h. Vusage
des enfmits de France. Ah I quelle histoire et quel precepteur 1
Ce que M. Hardion a fait de plus memorable dans sa vie, c'est
de laisser une place vacante a I'Academie pour M. Thomas ;
encore ne s'en est-il avise que le plus tard qu'il a pu.
— L'infatigable et redoutable M. Eidous vient de publier une
Histoire naturelle et civile de la Calif ornie^ enrichie de la carte
du pays et Iraduite de Vanglais. Trois volumes in-12, cha-
cun de pres de quatre cents pages. Cette histoire m^rite d'etre
recherchee parce qu'elle est la seule que nous ayons d'un pays
digne de notre curiosite a divers egards, et entre autres par les
etablissements que les j^suites y ont fails a I'imitation de leurs
etablissements au Paraguay. C'est bien dommage que M. Eidous
soit un si horrible charpentier. 11 pouirait 6tre utile s'il avait
un peu de correction et qu'il voulut prendre soin de ses tra-
ductions. Je crois qu'il ne lui faut que quinze jours pour tra-
duire un volume, et il n'y a rien qui n'y paraisse, car ce qu'il
fait est a peine lisible. L'abbe Prevost traduisait aussi a la toise ;
c'etait un Gic6ron aupres de cet Eidous, qui nous assommera cet
hiver sous le poids de ses volumineuses productions.
— Je soupconne aussi M. Eidous de nous avoir affubles
d'une nouvelle traduction du roman anglais de Lucie Wellers,
que M. le marquis de La Salle avait traduit et public, il y a
trois ou, quatre mois. Apparemment que M. Eidous, gagne de
Vitesse par son rival, n'a pas voulu perdre un travail trop
avanc6. Les deux traducteurs ecrivent aussi bien I'un que
I'autre, et I'original qu'ils ont choisi m^ritait k peine les hon-
neurs de la traduction.
— M. Guyard de Berville a rajeuni, il y a quelques annees,
le style de 1' histoire du cel^bre chevalier Bayard. II vient de
donner V Histoire de Bertrand du Guesclin, comte de Longue-
ville, connHable de France, en deux volumes in-12, faisant
ensemble plus de douze cents pages. On ne pent reprocher a
M. Guyard de Berville le choix de ses sujets. Le chevalier
Bayard et Bertrand du Guesclin etaient des sujets dignes de
Plutarque. Je me suis fait representer I'extrait baptistere de
M. Guyard de Berville dans I'esperance de lui trouver Plu-
tarque pour parrain ; mais je me suis tromp6.
• — II vient de paraitre, en pays etranger, sous le titre de la
OCTOBRE 17G6. 151
ville de Liege, une rapsodie intituU'ie M^moirc.s de mndamc la
marquise de Pompadour^ Merits par ellr-mCme. Cela n'est pas
in6me assez bon pour pouvoir 6tre attrihiie au grand Maubcrt,
ex-capucin et protonotairepnvilegi6 et expert pour les Testaments
ot Memoires politiques posthumes des princes, ministres, mal-
tresses et autres personnes d'ttat. Un polisson qui aurait pass6
sa vie dans les cafes de Paris, et rania?s6 les oui-dire qui s'y
debitont, aurait fait un clief-d'oeuvre en comparaison de cette
pitoyable rapsodie, qui ne pent seiTir qu'^ ramusement des
antichambres.
— M. Tannevot, qui se qualifie d'ancien premier commis des
finances, vient de publier ses Pohics direrseft en trois petits
volumes. Ces enfants de son loi>ir ne demandent qu'4 vivre k
nos depens, et, si nous y consentons, ils auront bientot fr^res
et socurs. M. Tannevot s'est essaye dans tous les genres, depuis
la tragedie jusqu'a I'impromptu. II faut faire relier les poesies
de M. Tannevot avec les poesies de M. de Cheneviferes, premier
commis de la guerre, et presenter requite a nos ministres pour
qu'ils emploient mieux leurs commis et ne leur menagent pas
im loisir qui ne sert qu'a ennuyer le public.
— M. Mercier, qui, pour n'etre pas premier commis, n'en
est pas moins obscur, vient de faire imprimer une Ilistoire
d'lzrrben, poete arabe. Traduction pretendue de I'arabe.
Volume in-12 de plus de deux cents pages. M. Mercier a voulu
repr6senter un poete dans differentes situations, et en saisir le
ridicule sans fiel et sans aigreur. Ainsi le poete arabe a tous les
accidents d'un poete fran^ais. M. Mercier est uq plat et insipide
satirique. U nous menace de X Ilistoire dun philosophe arabe.
Ce sera bien pis encore.
— Si nous ne devenons pas savants, il y aura du malheur,
ct ce ne sera pas faute de secours. M. I'abbe Lyonnais, dont je
n'ai jamais entendu parler, teni a notre ignorance une main
secourable. II propose par souscripiion des Tablettes historiques,
g^nMlogiques et chronologiques de tous les pays et de tous les
peuples. 11 compte renfermer toutes ces counaissances en cent
cartes gravees, chacune de deuxpieds de hauteur, sur lesquelles
on trouvera, dans un grand cartouche orn(^ de figures histo-
riques, une description geographique et un precis historique du
pays dont il sera question, des mocurs et des coutumes de ses
152 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
habitants, avec des remarques sur les gouvernements et I'admi-
nistration des princes et autres personnes illustres, dont les
principales actions seront presentees en d' autres cartouches,
ranges en forme d'arbre g^nealogique. Les souscripteurs paye-
ront vingt sols par carte, et les autres, dix de plus. G'est bien
dommage que toutes ces belles entreprises, qui ont si bon air
dans un prospectus, s'executent avec la derniere negligence.
— On vient de proposer au public une autre insigne compi-
lation. Elle doit paraitre en six volumes de difT^rents formats et
sur papiers de dilTerentes grandeurs, et porter le titre : VEurope
illustre, ouvrage conienant les portraits et les vies abr^gies des
souverains^ des princes^ des minisires^ des g^ndraux, des ma-
gistrats, des 2Jrelats, des savants, des artistes et des dames qui
SB sont distingues en Europe depuis le xv* sihle jusqu d. present.
La France, I'Espagne, I'ltalie, la Savoie, I'Angleterre, la Hol-
lande, I'Allemagne, le Nord, etc., preteront leurs grands
hommes au burin de nos graveurs et h la plume de M. Dreux
du Radier. Gela fera un des plus beaux fatras qu'on ait vus
depuis longtemps. Je souhaite beaucoup de souscripteurs a
M. Dreux du Radier. II pent compter que je n'en augmenterai
pas le nombre. G'est a lui que nous devons plusieurs volumes
d' anecdotes sur les vies des reines, regentes ou maitresses de
France, et des Tablettes historiques, autre insigne bouquin qui
n'a pas tout a fait rempli son but : M. du Radier n'esperait pas
moins que d'ecraser VAbr^gd du president Renault. Ge sera
pour une autre fois.
— M. I'abbe Demanet, ci-devant cure et aumonier pour le roi
en Afrique, vient de publier une nouvelle Histoire de VAfrique
francaise, enrichie de cartes et d' observations astronomiques et
g^ographiques, de remarques sur les usages^ les mceurs, la reli-
gion et la nature du commerce ghieral de cette partie du monde.
Deux volumes in-!2 faisant ensemble plus de six cents pages.
Dans le choix, j'aimerais mieux un philosophe qu'un pretre
dans I'emploi d'historiographe de I'Afrique. M. le cure africain
deplore le sort de ces contr^es, ou I'erreur et le mensonge ont
etabli leur siege, et dont les peuples se voient engages h. la
suite d'un faux prophete ; mais, du temps de leur plus grande
splendeur, ces contr^es etaient infectees d' autres erreurs et
d'autres mensonges, et si M. le cure a trouve dans ses voyages
OCTOBRE 1766. 153
le pays oil la v6rit6 si6ge i cdt6 du bonheur et oh les marabouts
Tie soient pas des marabouts, c'est-ti-dire ou les priitres ne
soient ni fripons ni menteurs, le philosophe lul sera tr6s-oblig6
d'en publier la carte au plus vite, car ce sera k coup sftr une
decouverte dont il aura enrichi la geographic.
— M. Slgaud de La Fond est de ce nombreux detachement
de maitres de physique qui se trouvent dans Paris, et qui sont
obliges de reconnaitre Tabb^ Nollet pour leur ancien. Ces mes-
sieurs font pendant I'hiver des cours publics de physique exp6-
rimentale avec plusou moins de succ^s, suivant qu'ils ont plus
ou moins de protection oude charlatanisnie. Autrefois beaucoup
de femmes assistaient k ces cours ; mais la mode en est pass6e,
et d'autres enfantiilages ont pris la place de celui-li. M. Sigaud
de La Fond vient de publier ses lecons de physique experimen-
tale en deux volumes in-12, avec des figures, faisant ensemble
plus de neuf cents pages. II esp^re sans doute, par cetle impres-
sion, donner plus de vogue a ses cours.
— On nous a envoy6 de Suisse des Essais sur r esprit de la
legislation favorable il I' agriculture, d. la population^ au com-
merce, aux arts, aux miHierSj etc. Deux volumes grand in-S"
faisant ensemble pr6s de six cents pages. Ces Essais sont des
pieces couronnees par la Societe 6conomiqiie de Berne. On
trouve dans toutes ces pieces du raisonnement, des connais-
sances et m6me des lumi^res; mais c'est une eirange folie que
de croire que tous ces bavardages des societes d'agriculture
6rig6es depuis peu dans les quatre coins de I'Europe puissent
jamais influer sur Tameiioralion de la culture d'un pays. Je lis
dans ce recueil qu'il faudrait etablir des chaires d'agriculture
dans les universites, et obliger les jeunes gens, surtout ceux
d'entre eux qui se destinent a la th6ologie, d'assister k ces
lecons. Quel plat et impertinent bavardage ! Vous verrez que
c'est dans le cabinet d'un professeur que s'apprendra le labou-
rage, et que, si la cultuie souflre dans un pays, c'est parce
que le cultivateur n'entend pas son metier et qu'il a besoin
de son cur6 pour savoir conduire sa charrue.
154 ' CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
NOVEMBRE.
1" novembre 17G6.
La question de la legitimite des naissances tardives est
devenue, depuis quelque temps, le sujet d'une querelle assez
vive. J'ai vu naitre cette dispute. II y avait, dans la maison que
j'habite, un conseiller au parlement de Bretagne, appele M. de
Villeblanche : c'est le meme qui a pu prendre sur lui de faire
cet 6te rofifice de procureur general dans le fameux procfes de
M. de La Chalotais. M. de Villeblanche avait interet de faire
declarer batard un enfant n6 dix mois et vingt jours apres la
mort de son pere. Cet enfant, reconnu pour legitime, enlevait
une succession assez considerable a des collateraux. En conse-
quence, M. de Villeblanche s'adressa d'abord h des m^decins et
des chirurgiens, pour avoir des consultations conformes a ses
interets. M. Louis, aujourd'hui secretaire perpetuel de I'Academie
royale de chirurgie, fut le premier qui prit la plume contre la
legitimite des naissances tardives. II condamna toutes les femmes
du monde k accoucher au bout de neuf mois revolus, sous
peine de voir leurs enfants declares batards, sans misericorde,
par lui, un des plus illustres membres de I'Academie de chirur-
gie. Je ne veux pas juger a mort M. Louis, ni imiter a son egard
la rigueur dont il use envers le beau sexe. Les femmes pares-
seuses n'ont pas beau jeu avec lui, comme vous voyez; mais il
aura beau jeu avec moi, parce que j'ai depuis longtemps une
dent contre lui dont je dois me mefier. II avait opine, dans la
blessure du marquis de Castries, pour I'amputation du bras
cass6 par un coup de feu, et il avait condamne le malade a la
mort sous vingt-quatre heures, suppose que I'operation ne se
fit pas sur-le-champ. M. Dufouart, chirurgien tres-habile, qui
n'^crit pas autant de Memoires que M. Louis, mais qui opere et
conduit une blessure avec une habilet^ pen commune, Jie coupa
pas le bras au marquis de Castries, le guerit de sa blessure, et
mit son confrere au desespoir de s'^tre trompe dans ses pro-
nostics. C'est d6ja assez mal de preferer I'honneur de son
raisonnement, vrai ou faux, aux bras et aux jambes de son
NOVEMBRE 1766. 155
prochain; mais ce qui m'a surtout brouilI6 avec M. Louis, c'est
de le voir, durant loute la maladie de cet illustre blesse, occupy
h lui Jeter des inquietudes sur son 6tat, et a lui faire entendre
qu'il pourrait avoir les suites les plus sinistres. Tout cela, traduit
en fran^ais clair, signifiait que M. Louis aurait fort d6sir6 que
]e marquis de Castries fut niort de sa blessure pour faire honneur
k ses pronostics. Cela peut prouver un grand attachement et
un grand amour pour ses idees ; mais cela ne prouve pas un
grand fonds d'honn6tet6. J'ai aussi une grande antipathie pour
les gens qui passent leur vie k 6crire sur des arts qui ne
s'acqui^rent qu'a force d'exercice. L'hommesuperficiel bavarde;
Thomme profond n'en a pas le temps : il op^re, il agit; il ne
parle que dans ces occasions rares oii il a des choses neuves et
sures a annoncer. II est vrai que, moyennant cette methode,on
ne Irouve pas son nom imprim6 tons les mois dans vingt-cinq
journaux, et qu'apr6s tout, le plus sur est de dire beaucoup de
bien de soi, et de le r^peter tant qu'on peut, parce qu'a force
de le dire, on le persuade toujours k quelqu'un, et que cela fait
quelque elTet k la longue ; mais il n'en est pas moins vrai qu'un
homme superieur dedaigne ces artifices. Ge qui a acheve de
barbouiller M. Louis dans mon esprit, c'est d'avoir oui dire k
des chirurgiens tr6s-celebres, tr6s-experim3ntes, et, qui plus
est, tr6s-honn6tes, que ce qu'il a ecrit, il y a quelques annees,
sur une nouvelle methode k tenir dans I'amputation de la culsse,
etait absolument faux. lis pretendent que les nerfs ne se retirent
pas de la mani6re dont il le dit, et que par consequent tout
I'edifice sur lequel il pose sa th^orie n'est qu'un tas de suppo-
sitions et de faussetes dangereuses. Quand je vois que I'envie
de faire des d^couvertes fait tenter des moyens aussi blamables
dans des choses de cette importance, qui interessent la surete
publique, et qui peuvent induire en erreur les jeunes el^ves de
chirurgie disperses dans toute I'Europeet justement s6duiLs par
I'autorit^ d'un homme c6lebre, je deviens implacable.
M. Louis, dans 1' opinion qu'il a embrassee sur les naissances
tardives, a encore le malheur de se trouver d* accord avec les
gens de sa profession les plus decries du c6te de la probite.
L'iiiustre Bouvart, k qui personne ne dispute I'avantage d'etre
un des plus malhonn^tes hommes de Paris, consult^ sur le
procfes de Bretagne, a ^crit contre la logitimite des naissances
156 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
tardives. II permet pourtant aux femmes d'accoucher en tout
honneur au bout de dix mois et dix jours. Ainsi le medecin
Bouvart est pourtant moins severe que le chirurgien Louis.
Enfin Astruc, dont le seul nom, malgr6 son grand savoir, est
devenu injurieux pour un homme d'honneur ; I'honnete Astruc,
peu de temps avant de mourir, a aussi traite la question des
naissances tardives dans son Essai sur les maladies des femmes,
et s'est range du cote de son illustre confi-^re Bouvart. Pendant
que ces messieurs condamnaient ainsi les femmes paresseuses et
tardives, celle qui leur avail fourni I'occasion de deployer leur
sev6rit6 mourut en Bretagne avant le jugement definitif du
proces qu'on lui avait suscit6.
Je pardonne h MM. Astruc, Bouvart et Louis d'avoir d^rai-
sonne sur cette question avec tant d'assurance, et meme d'avoir
manque a la probite si le cas y est echu, puisqu'ils nous ont
procure un excellent ouvrage intitule Recueil de pieces relatives
d. la question des naissances tardives, en deux parties, grand in-8®,
par A. Petit, de I'Academie royale des sciences, docteur regent
de la Faculte de m^decine de Paris.
M. Lebas, chirurgien, 6crivit le premier pour la legitimite
des naissances tardives. M. Petit, consultesur la meme question,
se declara pour le sentiment de M. Lebas. L'autorite de cet
illustre et savant medecin devait etre d'un tr6s-grand poids.
Non-seulementc'estun des plus grands anatomistes du royaume,
mais il a suivi et pratique longtemps lui-m6me I'art des accou-
chements, et avait par consequent fait une etude particuli^re de
cette partie de la science. II donna cependant sa consultation
sans attaquer, sans nommer meme les personnes d'un avis
contraire. L'aimable M. Bouvart, entraine par la douceur ordi-
naire de son caract^re^ fit une reponse pleine d'injures a un
homme qui ne lui avait pas seulement parle. Ce precede
malhonn^te, soutenu par feu M. Astruc, piqua M. Petit; etquand
un homme de grand m6rite s'avise de mettre ses ennemis en
poussiere, cet acte de justice tourne oidinairement au profit de
la science. On pent compter le Recueil de pieces que M. Petit
vient de publier au nombre des meilleurs ouvrages qui aient
paru depuis plusieurs annees. La liste en est bien courte en
France, oii, dans une periode de trois ou quatre annees, il paratt
bien une foule incroyable de brochures, mais a peine un seul
NOVEMBHE 176G. 157
livre qui reste. Gelui de M. Petit lestera. 11 n'est pas seulenient
pr6cieux aux gens de I'art et du metier, il est encore inslructif
et amusant pour tous ceux qui aiment k reflechir et i porter
lours vues sur des oi)jeis interessants ; et, quoiqu'il soit ecrit un
peu longuement, il peul 6ire regarde comme un chef-d'oeuvre
de logique, comme le module d'une excellente critique, pleine
de sel et de plaisanteries sans emportement, et sans sortir des
bornes du respect qu'un honnSte homme se porte k lui-m6me,
quelque droit que son adversaire lui ail donnesur lui. La maniere
de M. Petit est tr6s-piquante ; il met son homme en poudre avec
autant de fermet6 et de franchise que de politesse, en lui faisant
des compliments tr6s-plaisants. II transpire d'ailleurs, de tout
ce qu'il ecrit, une odeur d*honn6te homme precieuse au lecteur,
et qui le lie d'amiiie avec son auteur. Je n'ai jamais vu M. Petit,
mais son ouvrage m'inspire, sans y tacher, un fort penchant
pour lui. On sent que cet homme n'a k coeur que la verite et
le progrfes de la science, qu'il ecrit sans prevention et sans
autre interet, qu'il n'estime pas une id6e parce qu'elle est la
sienne, mais parce qu'il la croit vraie et utile, et qu'il revicn-
drait sur ses" erreuis avec la m^me franchise avec laquelle il
attaque les erreurs des autres. De tels homines sont excessive-
ment rares parmi les.physiciens et m6me parmi les phiiosophes.
J'ai dit qu'on pent encore regarder I'ouvrage de M. Petit comme
un chef-d'oeuvre de logique et de raisonnement, et comme le
module d'un ecrit polemique. Ces modeles sont aussi fort rares.
Beaucoup de gons savent faire un tissu de sophismes, et jeter
de la poudre aux yeux de ces lecteurs superficiels qui se laissent
seduire par une tournure et perdent de vue le fond; mais I'art
de raisonner d'une maniere juste, droite et lumineuse, est
excessivement rare. Ainsi, quand I'ouvrage de M. Petit n'inte-
resserait pas par un sujet en lul-m^me trfes-interessant, il atta-
cherait encore par la maniere dont ce sujet est traite.
La premiere pi6ce de ce Recueil est un Memoire sur la cause
et le mecanisme de I'accouchement. Pour savoir si les naissances
tardives sont possibles, il faut necessairement connaitre la cause
et le mecanisme de la naissance de I'homme en g6n6ral. Ainsi
M. Petit commence par les developper. 11 prouve, ce me semble,
sans r^plique, que Taction de I'accouchement s'op6re par une
contraction de la matrice, sans que I'enfant y concoure en
158 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
aucune mani^re. II expose Texistence, le mecanisme et la
necessite de cette contraction, et il explique tous les pheno-
menes de Taccouchement, d'apres sa doctrine, avec une extreme
facilite. Je ne suis pas assez savant pour dire si la theorie de
M. Petit est absolument neuve ; mais, si elle lui appartient, on
ne pourra s'empecher de le mettre sur la ligne des plus illustres
m6decins de notre temps. Tout s'y explique d'une mani^re aussi
ing6nieuse que simple et naturelle, et je crois ce M^moire du
petit nombre de ces ecrits faits pour reunir le suffrage et des
medecins savants et integres et de tous les esprits justes.
Apres ce Memoire, on lit des observations sur ce que
M. Astruc a ecrit centre les naissances tardives. M. Petit le
traite avec de grands egards, comme un savant m^decin, tout
le monde en tombe d' accord, mais de plus comme un trfes-
honnete homme, ami du vrai, dont I'esprit n'a jamais ete offus-
que par les nuages du sot orgueil, de la basse envie, ni par les
prestiges de la stupide preoccupation ou la maussaderie de
rhumeur... Ah! monsieur Petit, vous etes malin ! Vous voulez
que nous reconnaissions M. Astruc a ce portrait ? Eh bien, oui,
tout Paris crie qu'il a ete bien exactement le contraire de tout
cela, et vous, pauvre innocent que vous 6tes, vous avez ete tout
seul la dupe d'un hypocrite qui n'a pu tromper personne? Ah!
monsieur Petit, vous ne valez rien, et, aprfes avoir traits cet ami
du vrai avec les plus grands egards, vous le battez a plate
couture. Quant a ce point, il n'y a rien a dire.
Le troisi^me morceau est la consultation que M. Petit a
donnee en faveur de la legitimite des naissances tardives. Gette
consultation n'est qu'une suite de consequences simples et
claires de son premier Memoire. L'auteur prouve qu'il est
absurde de dire qu'un fait est contre nature quand la reality
de ce fait est prouvee, parce qu'il existe en vertu de lois aussi
necessaires que le fait le plus commun. Ainsi, ce qui est rare, et
ce qui est ordinaire et commun, est egalement dans I'ordre
naturel. Toute cette consultation est d'un tr6s-bon physicien,
d'un tres-bon philosophe, d'un excellent esprit.
La seconde partie de ce Recueil est tout entiere consacree
a la correction de M. Bouvart. Gelui-ci s'etait avis6 de faire une
critique pleine de fiel et d'injures de la consultation precedente. •
II n'a pas seme en terre ingrate cette fois-ci. II n'a pas const-
NOVEMBRE 1706. 159
derd non plus qu'un sanglier, quelque saiiglier qu'il soit,n'a pas
beau jeu avec un Hercule, parce que I'llercule met le sanglier
en pieces. Ce Bouvart, si hargneux, si mediant, si redoulable,
fait presque pitit^ en sorlant des mains de M. Petit. On voit
qu'il n'a fait qu'amasser un tas d'inepties, et qu'il a compte que
son ton rogue et decide les ferait passer. II est tombe en bonnes
mains. II y a, je crois, peu d'hommes en etat de vous depecer
ua raisonnement et d'en montrer le faible ou le faux d'une
mani6re plus piquante que M. Petit. 11 a d'ailleurs une fermete
et une caussticite qui, combln^es avec cette odeur de probite et
d'honn^tete dont j'ai parle, donnent a son ecrit un caractere
tout a fait precieux.
M. Bouvart a tr6s-mal fait de s'attaquer a son confrere
M. Petit. Nous croyions jusqu'i present que, s'il etait un homme
dur, injuste, envieux, sournois et mediant, il etait du moins
assez bon mededn, assez savant physiden et passable philo-
sophe. iNous ne pouvons nous cacher, apr^s la lecture de ce
Recueil, que M. Bouvart n'est rien moins que cela; et il est
actuellement prouve qu'on peut 6tre un trfes-mechant et tr^s-
pauvre homme tout ensemble. Quoi qu'il en soit, nous lui avons
toujours cette veritable obligation d'avoir assez emu la bile a
M. Petit pour I'engager a prendre la plume et a developper une
matifere interessante d'une mani^re neuve, profonde et philo-
sophique.
— Puisque nous en sommes sur le chapitre de ceux qui
aiment la verite pour elle-mfime, il est bien juste de parler de
M. de La Gondamine. li y a des gens dont I'etoile soulient un
caractere de singularite jusqu'^ la fin. Ce pauvre La Gondamine,
qu'on a appele le syndic des insupportables, parce qu'il est
sourd et curieux a I'excfes, deux qualit^s qui ne s'entr'aident
guere, et qui le rendent fatigant k tous ceux qui sont etrangers
a la veritable commiseration, se trouve attaque d'une maladie
extraordinaire. Elle consiste dans une insensibilite repandue
sur toutes les extremites de son corps, quoiqu'il se porte
d'ailleurs parfaitement bien. Ainsi, il marche sans sentir ses
pieds, il s'assied sans sentir ses fesses. On les lui frotte avec les
brosses les plus dures, jusqu'ci I'^corcher, et il sent a peine uii
16ger chatouillement. Gomme il est naturellement distrait, il lui
arrive cent aventures avec celte nouvelle infirmity, 11 se couche.
160 CORRESPONDANCE LITT^RATRE.
par exeinple, avec ses pantoudes, croyant les avoir quittees.
M. Tronchin, consulte par le malade, lui a fait sentir que son
etat etait une suite necessaire, et par consequent irremediable,
de la vieillesse d'un corps use par les travaux et les fatigues de
toute esp6ce, meme du plaisir. II lui a, en consequence, ordonne
beaucoup de menagements et point derem^des, et lui a d'ailleurs
interdit toute espfece d'exercice violent, d'application, et surtout
le devoir conjugal. Peu de personnes, en elTet, ont essuye et
supporte des fatigues plus etonnantes que M. de La Condamine.
Apr6s I'arret de defense pronoiice par M. Tronchin, le malade
a chants son iiifortune dans les vers suivants :
J'ai lu que Daphn6devint arbre,
Et que, par un plus triste sort,
Niob6 fut changee en marbre.
Sans etre Tun ni Tautre encor,
Deji mes fibres se roidissent;
Je sens que mes pieds et mes mains
Insensiblement s'engourdissent,
En d6pit de I'art des Tronchins.
D'un corps jadis sain et robuste,
Qui bravait saisons et climats,
I.es vents brulants et les frimas,
II ne me reste que le bu^te.
Malgr6 mes ncrfs demi-perclus,
Destin auquel je me r6signe,
De la sante, que je n'ai plus,
Je conserve encore le signe.
Mais las ! je le conerve en vain :
On me defend d'en faire usage;
Ma moiti6, vertueuse et sage,
Au lieu de s'en plaindre, me plaint.
Sa mere, en platonicienne,
Dit : « Qu'est-ce que cela vous fait ?
N'avez-vous pas la tete saine ?
De quoi done avezvous regret?
— Madame, k cette triste 6preuve
Sitdt je ne m'attendais pas,
Ni que ma femme, entre mes bras,
De mon vivant deviendrait veuve.
— On a distribue secrfetement un ecrit de plus de deux cents
pagesin-12, bien serrees, intitule Des Commission.y extraordi-
naires en matitre criminelle, avec cette belle epigraphe tiree
NOVEMBRE 1766. . 161
de Tacite, qui sera toiijours la devise du souverain jaloux
d'6tre un objet de v6n6ration lorsque rintcirfit et la flatterie
seront condamnes au silence : Nerva Cccsar res olim dissocia-
biles miscuit^ principntum ac libertatcmy auxitque facilUatnn
imperii Nerva Trajanus, Tout consid6r6, il vaut niieux ressein-
bler k Titus, k Trajan , aux Antonins, qu'aux Claude et aux
Caligula. La circonstance actuelle du fameux proems en Bre-
tagne a donn6 une vogue etonnante ei cet ecrit, qui a etc attri-
bue par quelques-uns k M. Lambert, conseiller au Parlement
de Paris, fort connu *. La fin en vaut infiniment mieux que le
commencement. L'auteur y passe en revue toutes ces c616bres
victimes qui ont ^X^ sacrifices en differents temps de la monarchic,
par des commissions extraordinaires,k la haine et a la puissance
de leurs ennemis. L'auteur dit a cette occasion des choses fort
touchantes ; tout bon Francais lira avec emotion son apostrophe
a Henri IV, et deux ou trois autres morceaux de cette trempe.
Mais le commencement de I'^crit est d'un pauvre homme. L'au-
teur s'y recrie sur la constitution francaise, admirable sans
doute, en ce que tons les ordres de citoyens y ont des preten-
tions, et qu'aucun d'entre eux n'a un seul droit incontestable
et independant de la volonte du prince. J'appelle droit incon-
testable celui qui n'a jamais et6 dispute ni enleve a un citoyen,
et je n'en trouv^e pas qui merite ce nom en France, si ce n'est
celui qu'ont les dues de faire entrer leurs carrosses dans la
cour royale et les duchesses de prendre le tabouret chez la
reine. L'auteur de I'^crit dont nous parlous ferait un code de
droit public, k coup sur pitoyable, s'il en ^tait charge. II etend
le pouvoir du souverain et la prerogative royale tant qu'on
veut ; mais aussi il renouvelle toutes les pretentions des parle-
ments, qu'il veut nous faire regarder comme les representants
de la nation. II faut compter sur des lecteurs peu instruits dans
I'histoire, quand on veut leur faire adopter ces maximes. Son
d6but est surtout bien absurde : « Ce spectacle, dit-il, si admi-
rable d'un gouvernement heureux qui sait accorder la puis-
sance du souverain avec la liberty legitime des sujets, que
Rome ne fit qu'entrevoir sous le r6gne adore des Trajans, nes
1. Attribud aussi it Le Paige, bailli du Temple, cet 6crit est de Cbaillou, avocat
au parlement de Brotagnc; il a ct6 rtiimprimii avec additions k Rennes, ea 1789,
sous le titro De la StabiUte des lois.
Ml. H
162 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
pour la consoler un moment de I'odieux despotisme sous lequel
elle avait gemi et sous lequel elle retomba, la constitution
de la monarchie francaise I'ofFre a 1' Europe, sans interrup-
tion, depuis quatorze sifecles. » Voila qui est bien trouvel Ge
spectacle n'a-t-il pas ete bien admirable sous le debonnaire
Louis XI, sous le tendre cardinal de Richelieu? La France,
avec sa constitution tant vantee, a eu pr^cisement I'avan-
tage de Rome sous ses empereurs, et de tons les empires de
la terre, c'est-a-dire d' avoir ete heureuse sous de bons rois, et
d'avoir g6mi sous le poids de I'oppression et de la calamite
publique sous ses mauvais princes. Mais que les moments de
bonheur ont ete rares en France comme partout ailleurs! A
peine I'auteur en trouverait-il deux ou trois dans I'intervalle
de ses quatorze siecles. Un auteur de droit public qui raisonne
comme le notre peut se vanter d'etre encore de trois ou quatre
siecles en arriere de la bonne philosophie.
— M. de Voltaire n'a pas garde le silence dans la querelle
de M. Hume avec M. Rousseau. II a fait imprimer une petite
lettre adressee a M. Hume, ou il a, pour ainsi dire, donne le
coup de grace a ce pauvre Jean-Jacques. Cette lettre a eu beau-
coup de succ6s a Paris, et elle a peut-etre fait plus de tort a
M. Rousseau que la brochure de M. Hume. Elle est ecrite avec
une grande gaiete. Je suis etonn6 que M. de Voltaire n'ait pas
donne un precis plus exact de la premiere lettre de Jean-Jac-
ques, qu'il rapporte. Elle commencait : « Je vous hais , parce
que vous corrompez ma patrie en faisant jouer la comedie » ;
et elle fmissait : « Je fremis quand je pense que, lorsque vous
mourrez sur les terres de ma patrie, vous serez en terre avec
honneur; tandis que, lorsque je mourrai dans votre pays, men
corps sera jete a la voirie. » Cette petite lettre de M. de Vol-
taire a 6te reimprimee tout de suite k Paris ^ On y a seulement
retranch6 le passage suivant :
« Quelques ex-jesuites ont fourni a des eveques des libelles
diffamatoires sous le nom de mandements. Les parlements les
ont fait bruler. Gela s'est oublie au bout de quinze jours. »
11 faut placer ce passage aprfes ces mots : a II y a des
1. Cette lettre de Voltaire i Hume, renfermant la lettre de Rousseau k Voltaire,
se trouve dans la correspondance gen^rale de ce dernier, k la date du 24 octobre
1766. Le passage cit6 ci-aprfes y a (5t(5 rdtabli. (T.)
NOVEMBRE 1766. 163
sottises et ties querelles dans toutes les conditions de la vie. »
Le libraire de Paris a ajout6 k son Edition la Lettre de M. de
Voltaire k Jean-Jacques Pansophe, imprimde depuis plusieurs
mois k Londres, mais qui ne s'6tait pas r^pandue en France *.
Cette lettre est aussi tronquee en quelques endroits, autant
que je puis m'en souvenir. Je me rappelle tr6s-bien, par exem-
ple, que la profession de foi que M. de Voltaire opposait a celle
de Jean-Jacques Pansophe commen^ait ainsi : « Je crois en Dieu
de tout mon coeur, et en la religion chr6tienne de toutes mes
forces. » Au reste, M. de Voltaire persiste k dire que cette lettre
n'est point de lui. II pretend qu'elle est de M. I'abbe Coyer".
Je conseille a I'abbe Coyer de prendre M. de Voltaire au mot,
et nous dirons que cette lettre est ce que M. I'abbe Coyer a
6crit de mieux, quoique je n'aie pas encore pu vaincre la con-
viction int^rieure qui me crie qu'elle appartient a M. de Vol-
taire, malgre toutes ses protestations. M. Rousseau, deson c6t6,
a ecrit k son libraire de Paris, aprfes la lecture de YExjjosd
succinct^ qu'il trouve M. Hume bien insultant pour un bon
homme et bien bruyant pour un philosophe, et qu'il trouve
surtout les editeurs bien hardis. Du reste, il ne s'explique pas
davantage. II paratt que tout ce qu'il avait de partisans parmi
les personnes de premier rang, nomm6ment M. le prince de
Conti et M"* la comtesse de Boufllers, ont pris fait et cause
pour M. Hume. Si M. Rousseau etait sage, il laisserait tomber
toute cette absurde et vilaine querelle ; il se haterait de don-
ner quelque nouvel ouvrage dont le succ6s eflacerait bientot,
du moins pour quelque temps, jusqu'au souvenir de ses torts.
Ce qui vaut un peu mieux que cette tracasserie, beaucoup
trop fameuse, c'est que M. de Voltaire vient d'envoyer a son
ami M. d'Argental, charge de tout temps du departement tra-
gique, une tragedie toute nouvelle qui a 6te recue k la Com6-
die-Fran^aise par acclamation. On dit que nous y verrons le
contraste des moeurs des Scythes avec les moeurs asiatiques, et
que le sujet est d'ailleurs enti^rement d'invention. On dit aussi
que le patriarche travaille k un roman ih6ologique ; et pour peu
1. Voir prdc^demment, page 33.
2. Ed attribuant ^ I'abbe Coyer la Letlre au docteur Pansophe, Voltaire itait
dans Terreur. L'auteur, nous Tavons d<3J& dit, ^tait Borde de Lyon. (T.)
16i CORRESPONDANGE LITT^RAIRjE.
qu'il ressemble au roman theologique de Candide, il ne man-
quera pas d'6tre edifiant. II a aussi, dans une nouvelle Edition
que nous ne connaissons pas, augmente du double le Comjnen-
taire sur le TraiU des Dalits et des Peines ; mais il ne parait
pas que les trois dialogues dont j'ai eu I'honneur de vous par-
ler aient jamais existe.
— Gomme nos Academies sont en usage de c616brer la fete
du roi, il nous revient tous les ans un panegyrique de saint
Louis, pr6che devant I'Academie francaise, et un autre devant
les Academies des sciences et des belles-lettres reunies. G'est
un present dont nous nous passerions fort bien. L'annee der-
ni^re, c'6tait M. I'abbe Le Cren qui pr^cha devant FAcaderaie
francaise^; cette annee, c'a ete M. I'abbe de Vammale, secre-
taire de I'archeveque de Toulouse ^ M. I'abbe Planchot a pr6-
che devant I'Academie des belles-lettres et des sciences. Tous
les ans on dit, de fondation, que le panegyrique de saint Louis
a ete tr^s-beau, et tous les ans c'est un verbiage que personne
ne regarde. Saint Louis y est prone comme un des plus grands
rois qui aient jamais et6. Je pense que I'auteur de I'ecrit Des
Commissions en est bien convaincu, et qua son avis le si^cle
de saint Louis est un ires-beau si^cle. II ne faut pas disputer
des gouts. Les Francais disent que si ce grand roi a ete en-
traine par les erreurs de son si6cle, il en a prepare un meil-
leur. Quelle preparation et quel preparateur ! Qu'ils fassent done
une bonne fois le parall^le de ce ben^t couronne avec Gustave
Wasa ou Pierre le Grand, qui ont aussi prepare , quoique
M. I'abbe Le Gren etM. I'abbe Planchot n' aient pas encore pro-
nonce leur panegyrique.
— ]\Irae Riccoboni vient de nous faire present d'un nouveau
roman en deux parties, intitule Lettres d' Adelaide de Dammar-
tiiij comtesse de Sancerre, (t M. le comte de Nanc^, son ami.
C'est toujours le style et la mani^re de M'"' Riccoboni. Cette
manifere est pleine de graces et d'agrements. Un style rapide,
leger, concis; des reflexions souvent vraies, toujours fines.
Mais il faut convenir aussi que le fond de ce roman est peu de
chose, que la fable n'en est pas trfes-heureuse, et que la lecture
4, Sou Panegyrique a (i\£. imprime, 1765, ia-12.
2. 1760, Ju-8°,
NOVEMBRE 1766. 165
laisse tr6s-froid sur I'int^rfitcle tous les acteurs. Cependant une
femme cliarmante, maride en premieres noces k un homme
d'un caract^re detestable, qui on devient veuve, et se prend de
passion pour un homme distingue en tous points, mais qui est
mari6, une telle femme pouvait, ce me semble, inspirer de
I'interfit. G'est que I'auteur du roman manque de force, et
qu'on ne fait rien qui vaille sans cela. Comment 1 M'"* de San-
cerre aime un homme marie, elle aime sans esperance, et elle est
d'une tranquillite 6, vous endormir ? Ce n'esl pas tout k fait li
le caract^re de la passion. II est vrai que la femme de I'homme
qu'elle aime sans esperance est contrefaite, et qu'on lui pro-
met que cette femme mourra en couches : ce qui ne manque pas
d'arriver; mais tout cela est bien peu heureux, quoiqu'il en re-
sulte le mariage de M'"® de Sancerre en secondes noces avec un
homme accompli. Les incidents qui tiennent au fond et qui sont
imagines pour retarder le d6noument ne sont pas plus heu-
reux. Le commencement du roman est un peu embrouille et
embarrass^ de details obscurs dont on ne sent pas encore la ne-
cessile. C'est un grand art de ne developper du fond de sa fable
que ce qu'il en faut, et qu'a mesure que la fable chemine. Avec
ce secret, on est clair, precis, interessant. Les critiques d'un
gout severe dlront encore que M'"® de Sancerre n'a pas le style
de son caract^re. II est certain qu'une femme d'un caractere
doux, sans aucune petulance, d'une ame sensible et brisee par
de grands malheurs, et qui a toujours pouss6 la patience jus-
qu'a rheroisme, n'a pas le style vif et p6tillant de M"" Ricco-
boni; mais c'est que c'est une grande affaire que de donner k
chaque personnage son style, et il faut du genie pour cela. Le
style de M"* Riccoboni convient a merveille a M""^ de Martigues,
autre personnage du roman, d'un caractfere vif, enjoue, etourdi.
Le marin que I'auteur introduit a la fin est une mauvaise co-
pie de Freeport dans la comedie de VEcossaise. Ce roman, tel
qu'il est, a pourtant eu une sorte de succ6s. On a dit froide-
ment : Cest assez joli ,• mais lorsque Juliette Casteby et Ernes-
tine parurent, on s'ecriait: Ah! que c'est charmant! M'"*^ Ric-
coboni a dedie sa Comtcsse de Sancerre a David Garrick. Je
n'aime pas son 6pltre dedicatoire.
— Les M6moires de madame la marquise de Crdmy^ ecrits
par elle-m^me, font un autre roman nouveau, en deux volumes
166 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
in-S** assez considerables*. On ditque ce roman a eu beaucoup
de succ^s a la cour. Je ne serais pas 6tonne qu'il eut aussi un
peu de vogue a Paris ; car il est de cette heureuse mediocrity
qui fait reussir pendant plus de huit jours revolus, et sur la-
quelle tout le monde s' eerie aussi, mais en baillant, et avec un
flegme qui petrifie : Ah! que c'est charmant ! Dieu me preserve,
moi, de trouver cela jamais supportable! Cela n'a ni couleur,
ni force, ni I'ombre du talent. C'est un camaieu de trente pieds
de haut sur cinquante pieds de large, d'un blafard, d'une fai-
blesse, d'une fadasserie, d'une insipidite a vous faire mourir.
M'"<= de Cremy est une jeune personne qui vit dans le monde
sous I'autorit^ d'une m6re frivole et volage, et qui n'a que son
plaisir en tete. £lle a contracts au couvent une amitie fort
etroite avec une religieuse qui s'appelle M'"'' de Renelle. Cette
religieuse dirige de son couvent les actions de la jeune per-
sonne. C'est une moraliste a vous faire perir d'ennui. Je trouve
d'ailleurs sa morale d'un r^treci et, la plupart du temps, d'un
faux magnifique. Si j'avais une fille, je serais au desespoir de
lui remplir la t6te de ces pauvret^s et de ces faussetes-la.
M'"' de Cr^my s'en trouve si bien cependant qu'elle resiste
deux ou trois fois a des gouts tres-decides qu'elle avaitprispour
des gens fort aimables en apparence, mais qui 6taient ou dan-
gereux ou incapables de la rendre heureuse. Elle fmit par epou-
ser un homme qu'elle n'aime point du tout, et avec qui elle est
parfaitement heureuse. Le resultat moral saute aux yeux : c'est
qu'il faut toujours ^pouser les gens qu'on n'aime pas. En ce
cas, je devrais epouser M'"^ de Cremy quand elle sera veuve ;
mais je ferai exception a la regie de la religieuse, et, en ma
qualite d'heretique, je persisterai a croire que la morale de
couvent, si prudente et si m^fiante, est une fort mauvaise mo-
rale pour une jeune personne bien nee. Je ne serais pas etonne
que la marquise de Cremy fut propre soeur du marquis de Ro-
selle, trepass6 depuis deux ans, aprfes avoir ete fort a la mode
pendant quelques semaines. Si je devine juste, la mere de
i. Les Memoires de madame la marquise de Cremy sont (malgre la conjecture k
laquelle Grimm se livre h la fin de son article) de la marquise de Miremont. lis
ont et(5 rSimprim^s en 1808 chez le libraire Leopold Collin, en 3 vol. in-12. On
doit a la m6me dame le Traite de Veducation des femmes, ou Cours complet d'in-
struction, Paris, Pierres, 1779-89, 7 vol. in-8". (B.)
NOVEMBRE 1766. 167
M"" de Cr6my serait M'"" l^ilie de Beaumont, femme de I'avocat
de ce noni. On dit M'"* de Beaumont fort aimable, et Ton assure
que c'estune femme de merite, ce que je n'aijnulle peine h
croire. Je suis fach6 seulement qu'elle s'obstine a faire des
romans, car je sens qu'ils ne me tourneront jamais la t^te.
Mais, au fond, je n'ai aucune raison de lui attribuer celui-lk;
c'est de ma part pure affaire de nez, et il faut se defier de
son nez.
— II n'y a point de polisson aujourd'hui qui, en sortant du
college, ne se croie oblige en conscience de faire une trag6die.
C'est Taffaire de six muis au plus, et I'auteur voit la fortune et
la gloire au bout. II porte sa pifece aux Comediens, qui la refu-
sent; il la fait imprimer : personnene la lit; il n'y a pas grand
mal a tout cela, excepte le renversement de fortune du poete,
qui en devient irraccommodable. Un enfant d'Apollon de cette
esp^ce, voulant se conformer a I'usage, vient de mettre au jour
une tragedie de Pierre le Grand ^ C'est, comme vous voyez,
un sujet tout a fait propre k 6tre traite par un ecolier. Aussi
I'execution repond parfaitement au m6rite de I'auteur, qui ne
s'est pas fait connaitre, et que le nom de Pierre le Grand ne
rendra pas celebre. On ne pent lire jusqu'au bout cette informe
production. Si vous y daignez jeter les yeux, vous y verrez
comment I'auteur a su tirer parti du caractfere de I'imperatrice
Catherine I", personnage non moins interessant quele czar lui-
in6me. Ah ! le raassacrel Pour ce, et autres m6faits resultant de
sa pi6ce, renvoyons le poete a son college, d'ou il parait s'^tre
trop tot 6chappe, et munissons-le d'une recommandation pour
avoir le fouet bien appliqu6 en arrivant, et ce, pendant six se-
maines, par forme de correction. II a pris pour sujet la fin tra-
gique du fils de Pierre; ainsi tout est plein de conspirations.
Un des conjures, poursuivi par ses remords, se jette aux pieds
du czar, lui revile le complot sans nommer les complices, et
puis se tue aux yeux de son maltre. Notre petit poete ne sait
pas, et ne saura peut-6tre jamais, que les esclaves se laissent
bien supplicier, mais qu'ils ne se tuent pas. Si un esclave sa-
vait se donner la mort, il cesserait bient6t de porter ce nom.
Lorsque Pierre voulut punir la r6volte des str61itz, il les fit con-
i. Pierre Ic Grand, tragedie (par Duboi3-Fontanelle),Londre3 et Paris, 1766, in-8".
168 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
duire sur la place, devant son palais a Moscou. La, ces malheu-
reux se mirent a genoux, la tete sur le billot, au nombre de
cent soixante, si je ne me trompe, pour recevoir le coup de
hache, et resterent dans cette attitude pendant deux ou trois
heures, en attendant ce qu'il plairait enfin a leur maitre irrite
d'ordonner de leur sort. Voila les moeurs des esclaves.
— On vient de publier un AbHge de Vhisioire de Port"
Royal, par M. Racine, de I'Academie francaise, pour servir de
supplement aux trois volumes des oeuvres de cet auteur, volume
in-12 de trois cent soixante pages. Jusqu'a present 11 n' avail
paru qu'une partie de cette Histoire, que Despreaux regardait
comme le plus parfait morceau d'histoire que nous eussions dans
notre langue. Elle sera plus recherchee aujourd'hui par la ce-
lebrite du nom de Racine que par le fond du sujet, qui n'int6-
resse plus que quelques jansenistes. L'eloge de Despreaux vous
paraitra bien outre.
— Le voyage de M'"^ Geoffrin a Varsovie a ete un sujet
d'entretien et de curiosite pour le public pendant tout le cours
de r^te. Le succ^s, qui jiistifie tout, a fait taire les censeurs. On
a su I'accueil qu'elle a regu a Vienne; on I'a vue revenir avec
la meilleure sante, tout aussi peu fatiguee que si elle rentrait
d'une promenade ; et ce qui avait paru ridicule et m^me teme-
raire est devenu tout a coup beau et interessant, suivant
I'usage. Au mois de mai dernier, c'etait une chose inconceva-
ble qu'une femme de soixante-huit ans, qui n'etait presque
jamais sortie de labanlieue de Paris, risquat un voyage de plus
de onze cents lieues, en comptant le retour, sans un motif de
la derniere necessite. En ce mois de novembre, c'est devenu
une entreprise de toute beaute, d'un courage etonnant, une
marque d'interet et d'attachement unique pour le roi de Po-
logne. II faut que les oisifs aient une grande manie de juger
de tout a tort et a travers. Je n'ai du moins jamais pu com-
prendre comment on mettait tant de chaleur a approuver ou
a condamner des actions qui n'importent en aucune mani^re
a qui que ce soit, et qui doivent de toute justice ^tre au
choix et aux risques de chaque particulier. Depuis le retour
de M'"" Geoffrin, on a vu a Paris des copies de la lettre suivante,
et on n'aurait pas bon air de se presenter dans le monde sans
I'avoir vue.
NOVEMBRE 17GG. 169
R]fePONSE DE M"" GEOFFRIN
A UNE LETTRK QDE U. l.'AnBI? DE BnETECII-,
CRAKCBLIBR DB M. LB DUG d'oRL^ANS , LUI AVAIT BCRITB A VAR80VIB.
(Nota que M. I'abb6 de Breteuil a uno Venture trts-difficile. 11 faitdes ronds,
et pretend former des lettres; il ^crit cotnme les autres eiTacent.)
« En voyant le grifTonnage, plus griffonnage qu'on ne peut
dire, de mon delicieux voisin, j'ai dit : On voit bien la peine
qu'il s'est donnee pour que cela fut parfait en son genre. On
m'avait annonc6 ce chef-d'oeuvre en m'apprenant que vous
avlez fait tailler une plume pour vous surpasser. Helas! il ne
fallait pas vous donner tant de peine; la patte du premier chat
qui serait tombee sous la vdtre 6tait tout juste ce qu'il fallait.
« Pour donner a cette belle pi6ce toute la celebrite qu'elle
m^rite, je I'ai 6tendue sur une table, et j'ai crie : Accourez
tons, princes et princesses, palatins et palatines, castellans * et
castellanes, starostes et starostines, enfin, peuples, accourez;
voilk un hieroglyphe k expliquer, et dix ducats a gagner. Tons
les etats sont arrives, et mes ducats me sont restes. Je n'avais
pour toute ressource que les sorciers ; mais ceux de ce si6cle le
sont si peu que j'aurais encore perdu mon temps. Tout simple-
ment je me suis adressee k mon coeur; ce coeur si clairvoyant,
qui sent si finement tout ce qui est fait pour le toucher, a devine
tout de suite que ce qui 6tait illisible pour les yeux etait tr^s-
lisible pour lui. II m'a assure que ces pieds de mouche expri-
maient des t6moignages trfes-tendres de I'amitie de mon deli-
cieux voisin. J'ai charg6 ce bon dechiffreur de vous r6pondre
d'un parfait retour de ma part. »
15 novembre 1766.
M. Dorat a public, il y a quelques annees, un Essai d'un
poeme didactique sur la Declamation thMtrale. Get essai ne
fit point de sensation. II vient de faire reimprimer ce poeme en
trois chants, et par consequent fort augment^, et precede d'un
1. Nom donn^ autrefois ea Pologne aux dignitairos qui veuaient aprds les pala-
tine. (LlTTK^.)
170 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
discours en prose de trente-six pages i . Gette Edition est ornee
d'estampes, et soignee comme tout ce que M. Dorat fait impri-
mer. Ce jeune homme a certainement le talent des vers ; il a
meme une mani^re a lui qui est agreable et brillante ; mais il
a deux grands defauts : premierement, il fait trop de vers, et
la sobriety n'est nulle part plus n6cessaire qu'en poesie ; en
second lieu, il manque d'id^es. On lit toutun poeme comme
celui-ci; on entend un ramage assez agreable, mais qui ne
signifie rien, et dontil ne reste rien. G'est que ces jeunes gens
veulent se faire une reputation dans les lettres sans 6ludier,
sans rien apprendre. lis se font piliers des spectacles. De la
Com6die ils vont souper en ville, se couchent tard, se levent
plus tard encore, courent le matin les rues et les promenades
publiques en chenille *, et pensent qu'avec une vie aussi dissi-
peeon pent parvenir au temple de Memoire. Ce n'^tait surement
pas la la vie de Yirgile, d'Horace, de Catulle. Je crains que
M. Dorat, avec son petit talent, ne fasse jamais rien qui vaille,
et j'en suis fache. II devrait bien renoncer k ecrire en prose ;
ses discours preliminaires sont de dure et de fade digestion.
Au reste, il faut 6tre juste, et convenir qu'un poeme comme
celui de la Ddclamation thMtrale aurait fait de la reputation k
un poete, il y aquarante ans, et I'aurait peut-6tre mis de I'Aca-
demie francaise ; aujourd'hui, une telle production est a peine
apercue. Le public est done devenu bien severe ? Pas a I'exc^s;
mais c'est qu'il 6tait trop facile, et meme plat, il y a quarante
ou cinquante ans. Le premier chant de ce poeme traite de la
tragedie; le second, de la comedie; le troisi^me, de I'op^ra.
L'auteur a dans son portefeuille un quatri^me chant, de la
danse, et il aurait du retarder cette nouvelle Edition pour ajou-
ter ce quatri^me chant, et rendre ainsi son poeme complet. Ge
supplement nous procurera encore une nouvelle edition de ce
poeme dans quelque temps d'ici.
M. Dorat a une singuliere manie ou une singuli^re gau-
cherie dans I'esprit. II s'est avise d'adresser des epitres a tous
les gens c^lebres ou a la mode, sans les connaitre, sans etre
lie avec eux; et il a toujours trouve le secret de les offenser
1. Declamation t/ie'dfroJe, 1766, in-8°. Frontispice et trois figures d'Eisen, gra-
vies par De Ghendt.
2. fetre en chenille signifiait alors 4lre en costume non habille. (T.)
NOVEMBRE 1766. 171
dans des vers qu'il se proposait de faire h, leur louange. Dans
IV'pitre adress6e i la belle Hollandaise, M""" Pater, il fait la
satire de la IloUande*. Dans une autre, k M. David Hume, il
dit le diable des Anglais. II oflense M"' Clairon d'une manifere
tr6s-sensible dans une 6pltre qu'il s'avise de lui adresser. Aujour-
d'hui il met le comble k cette folie, en adressant une 6pltre k
M. de Voltaire sur la complaisance qu'il a d'6crire k tout le
monde. Cette 6pltre, remplie de trails satiriques, a 6te lue et
r^pandue par I'auteur et par ses amis dans plusieurs cercles.
Quelques gens senses ont repr6sente k M. Dorat qu'il 6tait fort
imprudent k lui de faire une satire contre M. de Voltaire, de
s'en faire un ennemi sans n6cessite, et de briguer ainsi une
place dans quelque fac^tie entre I'ivrogne Freron et I'archidia-
cre Trublet. M. Dorat a paru sentir la justesse de ces reflexions,
mais vous ne devineriez jamais le parti qu'elles lui ont fait-
prendre. G'est de faire imprimer cette 6pttre, de peur, dit-il,
qu'une copie infid^le et d^figuree par la malignite ne tombe
entre les mains de M. de Voltaire. II est vrai qu'en la faisant
imprimer, il en a supprim6 les traits les plus mordants ; il en a
affaibli plusieurs autres, et il croit qu'elle pourra passer ainsi
sans trop facher M. de Voltaire ; mais, moi, je crois qu'il se
trompe. II finit son epltre par ces deux vers :
Je viens de rire k tes depens,
Et je vais pleurer a Merope.
M. de Voltaire n'aime pas qu'on rie k ses d6pens ; il a fait
ses preuves k cet 6gard, et je pense qu'il le prouvera aussi a
M. Dorat; et que, si M. Dorat aimea rire aux depens de M. de
Voltaire, il n'aura pas longtemps les rieurs de son c6t6. Cette
Epltre du rieur Dorat est suivie de deux autres. La premiere,
adressee aM. de Pezay sur son voyage en Suisse, est en revan-
che un pan6gyrique du patriarche de Ferney; c'est le contre-
1. M™" Pater dtait la femme d'un riche banquier hoUandais. Quand elle arriva
ik Paris, son renom dc beauto mit bient6t en 6moi tous les hommcs k la mode.
Quelques-uns ayant, un jour, trouvd le moyen de se faire presenter chez elle,
M. Pater, auquel leur man^e n'dchappait point, leur dit en les rcconduisant :
« Messieurs, nous aurons toujours beaucoup de plaisir it vous voir ; mais je vous
pnSviens qu'il n'y a rien & faire ici ; car je ne sors pas de la journOe, et la nuit je
couche avec ma femme. » (T.) — Yoyez t. VI, p. 175.
17S CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
poison de la premiere. Vous I'avez lue dans son temps a la
suite de ces feuilles. La seconde, adress6e a M. de Saint-Foix,
auteur de la petite comedie des Graces, est peu de chose. Ces
trois morceaux ont paru sous le titre de Bagatelles anonymes ^
Ce n'est pas tout : M. Dorat a aussi voulu dire son mot sur
la querelle de M. Rousseau avec M. Hume, en tant que M. de
Voltaire s'en est mele par la lettre adressee a ce sujet au phi-
losophe ecossais. M. Dorat vient de faire imprimer un Avis
aux sages du sidde^, c'est-a-dire a M. de Voltaire et aM. Rous-
seau. Get avis est en vers, et 1' auteur fait observer a ces mes-
sieurs :
Que grace a leurs dissensions,
Souvent les precepleurs du monde
En sont devenus les bouffons.
Moi, j'observe k M. Dorat que les precepteurs du monde
donneront alui, ecolier, cent coups de verge bien appliques.
— On a imprime en Hollande une traduction du Premier
Alcibiade de Platon, par M. Leffevre, petit in-S" de prfes de cent
pages. Je ne connais pas ce M. Lefevre; mais je sais qu'il tra-
duit fort mal les dialogues de Platon. II convient meme qu'il
n'aime pas a se donner beaucoup de peine, qu'il ecrit a peu
pr^s comme il parle, et que le soir il donne k Fimprimeur ce
qu'il a compose le matin. Or, en lisant sa preface, vous trouve-
rez que cet homme, qui ecrit comme il parle, parle comme un
franc polisson. II dit qu'il est bienaise de faire plaisir au public
par ses traductions,- mais qu'il est bien aise aussi de ne pas se
chagriner, en se distillant la cervelle sur la preference que tel
mot pourrait disputer k I'exclusion de tel autre mot ; que d'ail-
leurs ce qui n'est pas bon aujourd'hui le sera peut-etre demain.
Et c'est un homme qui parle, qui ecrit, qui s'exprime ainsi, qui
ose entreprendre de traduire les entretiens divins de Socrate!
11 faudrait, en punition de cette entreprise sacrilege, condam-
ner cet impie a servir, pendant I'espace de trois ans, de fac-
1. Bagatelles anonymes, recueillies par un amateur, Geneve (Paris), 1766,
in-S", vignette et cul-de-lampe d'Eisen, graves par N6e.
2. Jn-S", 8 pages, avec un joli frontispice anonyms repr^sentant Voltaire et
Rousseau, tous deux tres-rajeunis, se montrant le poing dans un jardin dessin6 k
la francjaise. Un exemplaire de cette piece, tres-rare et inconnue aux bibliographes,
figurait dans la vente de M L6on Sapin (1878), u° 1140.
NOVEMBRE 176G. 173
teur h V Annie litUrairc et autres ordures de cette espfece.
Malgr6 cet aveu, il a rimpertinence de dire que, pour trancher
court, il aura obligation h, qui le convaincra de faux dans sa
traduction. Ce Lef6vre est k coup sClr quelque provincial;
car, i Paris, les plus detestables barbouilleurs n'6crivent pas
de ces sottises ^
Malgr(5 rimpertinence du traducteur, vous lirez ce dialogue
entre Socrateet Alcibiade avec un grand plaisir; vous sentirez,
en llsant, ce charnie inexprimable, cette dignity de votre 6tre,
cette elevation que la philosophic socratique sait si bien inspirer,
et que M. Leffevre n'a pu defigurer entiferement. Yous y trou-
verez cette subtilit6 de raisonnement particuli^re au divin So-
crate, qui touche immediatement h. la subtilit6 des sophistes,
et qui en est cependant si 61oignee. Vous verrez dans Alcibiade
le module d'un petit-maitre d'Athfenes aussi different d'un fre-
luquet de Paris que le gouvernement d'Ath^nes I'etait de celui
de France, et dans Socrate ce caract^re de gr-avite, de s6r6nite
et de superiorite auquel aucun philosophe moderne n'atteindra
jamais, parce que, dans nos gouvernements, le philosophe et
I'homme d'l^tat ne sont jamais r6unis dans la m6me personne,
et qu'ils n'etaient jamais s6par6s dans les gouvernements an-
ciens. Le but de Socrate, dans ce dialogue, c'est de prouver a
Alcibiade qu'aucune chose ne saurait 6tre utile, si elle n'est
en m^me temps belle, honn^te et juste; et il faut voir avec
quel artil montrek son jeune homme I'absurdite de ses discours,
quoique ces discours soient d'Alcibiade, c'est-a-dire d'un jeune
homme plein d' esprit. Socrate traite k fond le chapitre de la
nature humaine, de ses faiblesses, de ses defauts, des moyens
de la fortifier et de la rendre meilleure par les soins que nous
devons prendre de nous-m6mes. Le charme de cette lecture nous
dedommage un peu de cette foule d'insipides brochures dont
nous sommes accables.
1, Grimm traite fort cavaliferementTanneguy Leftvre (n^ en 1615, mort en 1672),
commo traductcur du Premier Alcibiade de Platon. 11 avouo, au restcj qu'il ne
connall pas ce M. Lef^vre. Comment le style de ce traductcur, qu'on n'a jamais
accuse de ne pas savoir le grec, n'a-t-il pas fait sentir k Grimm qu'il avait sous
les yeux un ouvrage du xvn* sifecle? En effet, Tanneguy Lef^vrc, p6re de I'illus-
tre M™ Dacier, ^tait mort en 1672, et ce fat le professeur hoUandais Rhunkenius
qui reproduisit h Amsterdam, en 1766, avec des corrections, sa tradactioa du
Premier Alcibiade de Platon, imprim(5o dts 1666. (B.)
Ilk CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
— On a traduit de ritalien des Pensies sur le bonheur, petite
brochure in-12 de soixante-quatre pages. Vous lirez ces Pens^es
avec quelque plaisir. Elles sont d'un esprit juste, qui ne manque
pas de finesse; etpuisqu'il est dit qu'on nepourra jamais ecrire
sur le bonheur que froidement, contentons-nous de ces Pensdes.
L'auteur est M. le comte de Verri, Milanais, qui vient de quitter
la carrifere des lettres pour celle des affaires, M. le comte de Fir-
mian lui ayant procure une place a Milan. La traduction des
Pens^es sur le bonheur nous vient de Suisse ^. M. le comte de
Verri etait un des principaux raembres de cette coterie de Milan
qui s'est reunie pour cultiver les lettres et la philosophie. EUe
a public pendant quelque temps une feuille periodique intitu-
I6e le Cafd, ou Ton trouve des choses precieuses de plus d'un
genre. Nous avons eu la satisfaction de voir ici deux membres
de cette societe : I'un, le marquis Beccaria, auteur du livre Des
DHits et des Peines; I'autre, le fr^re cadet du comte de Verri.
Ce dernier, qui n'a pas vingt-quatre ans, d'une figure tr6s-
agr^able, a de la grace et de la finesse dans I'esprit. II est
auteur de plusieurs feuilles du Cafd. Le marquis Beccaria porte
sur son visage ce caract^re de bont^ et de simplicity lombardes
qu'on retrouve avec tant de plaisir dans son livre. Nous n' avons
pu le garder qu'un mois, au bout duquel il a repris la route
de Milan. On dit qu'il a 6pouse une jeune femme centre le
gre de ses parents, et qu'il en est excessivement amoureux
et jaloux. On ajoute que, malgre sa douceur, il est naturelle-
ment port6 a I'inquietude et k la jalousie; et je le croirais
volontiers. On pretendait qu'une brouillerie avec sa femme
nous I'avait inopinement amene, et que le raccommodement
survenu nous I'avait de meme arrache au bout de quelques
semaines. On dit aussi que sa douce moitie est fort jolie, et
qu'elle n'est pas inexorable pour ceux qui soupirent autour
d'elle. Pauvres philosophes, voili ce que c'est que de nous!
Un regard de la beaute nous attire ou nous renvoie k cent lieues,
nous fait passer et repasser les Alpes a sa fantaisie. Pour le
jeune comte de Verri, il a laisse son ami reprendre la route
de Milan, et est alle faire un tour k Londres avec le P. Frisi,
Milanais, barnabite, geometre habile, professeur de math^ma-
1. Mingard 6tait l'auteur de cette traduction.
NOVEMBRE 1766. 175
tiques k Pise, homme d'esprit et de m6rite ; et aprfes s'y 6tre
arr6t6s quelques semaines, ces deux voyageurs reviendront
passer encore quelque temps avec nous. M. de Carmontelle les
a dessines tous les trois.
— M. Clement de Genfeve, que M. de Voltaire appelait
Clement Maraud, pour le distinguer de C16ment Marot, a fait,
il y a une vingtaine d'annees, une tragedie de M^rope qui n'a
jamais t't6 jouee. 11 passa ensuite k Londres, ou il publia, pen-
dant cinq ans de suite, une Annie littdraire * . Comme ces
feuilles etaient trfes-satiriques et tr6s-mordantes, et qu'il y avait
plus d'esprit qu'on n'en connaissait k Clement Maraud, on
disait que M. de Buffon les fournissait k ce coquin subalterne,
et decochait ainsi derri^re lui des traits sanglants contre amis
et ennemis. Ce qu'il y a de certain, c'est que cet illustre philo-
sophe a eu des liaisons avec ce mauvais sujet. Clement, ayant
vid6 ce vilain sac d'ordures, repassa en France, ou il devint
fou. On fut oblige de I'enfermer aux petites-maisons de Cha-
renton. Comme sa folie n'etait ni dangereuse ni incommode,
il a et6 relache au bout de quelques ann^es, et il vient de publier
des Pieces posthumes de Vauteur des cinq Anndes litteraires *.
C'est un cahier de vers et de pieces fugitives, ou Ton remar-
que le penchant du maraud pour la satire. Ce petit recueil ins-
pire je ne sais quelle piti6 humiliante et importune. L'auteur
y plaisante sur son s6jour aux petites-maisons. II nous met en
compagnie avec les fous qu'il y a vus. II se donne pour tre-
passe, et assur^ment il Test depuis longtemps pour tous les
honn^tes gens etpour tousles gens de gout. Si vous avez jamais
vu les petites-maisons, vous en etes sorli avec ce sentiment
d'humiliation penible que cette vue inspire. La lecture des
pieces posthumes de M. C16ment vous fera eprouver ce senti-
ment de nouveau.
— Dans le service qu'on a celebr6 k Notre -Dame pour
le repos de Tame de la reine d'Espagne, l^lisabeth Farn6se,
M. Mathias Poncet de La Riviere, ancien ev6que de Troyes, devait
prononcer I'oraison fun^bre de cette princesse; mais ce prelat
se trouva indipose au moment oil il devait monter en chaire.
1. R(5uni sous le litre des Cinq Annees litteraires, 1754, 2 vol. in-12.
2. Le v»5riteble titre du volume est Poisies posthumes de M. Clement, auteur
des Cinq Annees litteraires, Paris, 176S, ia-12.
176 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Cette oraison f unebre vient d'etre imprimee ^ Vous savez que,
dans ces occasions comme en beaucoup d'autres, la chaire,
qu'on dit consacr^e a la v6rite, est la chaire du mensonge et des
mauvais lieux communs. II faut esperer que ce morceau d'elo-
quence de M. Mathias Poncet fera la cloture du theatre lugubre
de Notre-Dame de Paris, qui a donne tant de representations
cette ann6e, et que cette cloture duiera longteraps, malgr6 les
mauvaises nouvelles qui se repandent dans le public sur la
sante de M'^« la Dauphine.
— Le Lord impromptu^ nouvelle romanesque, ou la Magie
blanche^ ou la Surprenante aventure de Richard Oberihon, en
deux petites parties. G'est un autre roman nouveau qu'on lit
avec I'interet et le plaisir qu'excite un conte de revenant. Le
probl^me de ce roman etait de faire arriver a un jeune homme
honnete, simple , interessant, les aventures en apparence les
plus merveilleuses et les plus varices, et de les expliquer tout
a la fois d'une mani^re simple et naturelle. L'auteur ne se tire
pas mal de ce probleme. II a de I'imagination et de I'invention.
Je voudraisqu'il eutplus decoloris et une tournureun peu plus
philosophique : car quand on a lu tout son roman, il n'en resulte
rien, sinon qu'on s'est amus6, ce qui est bien quelque chose.
L'auteur pretend I'avoir traduit de I'anglais ; mais je le crois
francais et original. On dit que cet auteur est un certain
M. Gazotte, qui a ete interesse dans le fameux proems des Lioncy
centre les jesuites. Ce M. Gazotte publia, il y a quelques annees,
un poeme epi-comique en prose intitule Olivier, qui eut quel-
que succ6s. Au reste, si vous vous rappelez I'histoire de Sara
Th..., que M. de Saint-Lambert fit inserer I'annee dernifere
dans la Gazette littdraire, vous lui conseillerez de lire le Lord
impromptu, et d'y voir comment il faut s'y prendre quand on
veut rendre un laquais aimable, interessant, charmant aux yeux
de sa maitresse et par consequent du lecteur : car, en fait d'ou-
vrages d'imagination, il n'y a rien de fait quand celui-ci n'est
pas force de prendre le sentiment que l'auteur veut faire naitre.
— Euminie et Gondamir, histoire francaise du temps oil com-
menca la monarchie. Volume in-12 de cent soixante-dix pages*.
1. 1776, in-i".
2. Par G. Mailhol.
NOVEMBRE 1766. 177
L'auteur inconnu pretend qu'on trouvera dans ce petit ouvrage
une esquisse des nioeurs, des sentiments, de la religion de nos
premiers anc6tres, I'origine de plusieurs usages de la nation, et
mfimequelquesfaitshistoriques qui ont echappea nos ^crivains.
U pent se vanter plus surement encored' avoir fait une peinture
assez insipide des mojurs francjaises modernes sous des noms
surann6s et gothiques.
— Les Letlres d'Assi i\ Zurac, volume in-12 de plus de
deux cents pages', sont une des cent cinquante mauvaises
copies qui ont paru successivement des Leltres persanes.
— On nous a encore traduit de I'anglais des Mcmoires du
Nord, ou Ilistoire dune famille d'fJcosse. Deux parties in-12.
C'est une insigne rapsodie d'historiettes romanesques et insi-
pides, cousues Tune apr^s I'autre k I'usage des oisifs.
— Histoire des colonies europ^cnnes dans TAmirique, en
six parties et deux volumes in-12, chacun de pr6s de quatre cents
pages. Traduite de I'anglais de William Burk par le terrible
Eidous. Vous voyez que ni la Chine, ni I'Afrique, ni I'Amerique,
ni aucune partie du monde n'est h. I'abri des ravages de ce re-
doutable traducteur,- et s'il reste encore quelque pays a d6-
couvrir sur notre globe, il sera bientdt sous la puissance
d'Eidous le cruel. L'auteur anglais fait un grand 61oge de I'ad-
ministration des colonies fran^aises.
— M. Desgronais, professeur au college royal de Toulouse,
a fait imprimer un livre intitule les Gasconismes corrig^s.
Volume in-12. Le projet de l'auteur est de relever toutes les
mani6res de parler vicieuses qui sont en vogue dans les pro-
vinces meridionales de la France. Ges expressions et tournures
vicieuses ne sont pas en petit nombre, et l'auteur, residant k
Toulouse, pent se vanter d'etre k leur source.
— Les Plus Secrets My stores des hauts-grades de la macon-
nerie d&coih^s, ou le Vrai Rose-Croix, traduit de I'anglais, suivi
du Noachite, traduit de I'allemand ; volume in-S", imprime k
Jerusalem, chez Desventes, libraire a Paris*. Suivant l'auteur de
ce beau livre, c'est Godefroy de Bouillon qui institua I'ordre des
Masons dans la Palestine, en 1330. L'ordre des Noachites est
1. Par J. V. de La Croix.
2. Par Berage. Nouvelle Mition augment^e, Jt5rusalcm (llollando), 1771, in-S".
vii. <2
178 CORRESPONDANCE LITT£rAIRE.
bien plus merveilleux et plus ancien. II faut avoir donne de
grandes marques de z^le dans I'ordre des Macons, pour aspirer
a une place dans celui des Noachites. Ges inepties viennent de
vingt annees trop tard. Dans le temps ou les francs-masons
etaient a la mode, et assez nombreux pour qu'en certaines capi-
tales la police fit attention a eux, ce livre aurait pu faire fortune ;
mais ce temps est passe.
— On a imprime une Lettre de feu M. I'abb^ Ladvocat,
docteur et biblioth^caire de Sorbonne, dans laquelle on examine
si les textes originaux de VEcriture sont corrompus, et si la
Vulgate leur est pr^firable, brochure in-8° de cent trente-cinq
pages. L'auteur se declare pour la negative, malgre le respect
que r^lise romaine ordonne de rendre a la Vulgate. La raison
qui decide M. I'abbe Ladvocat pour les textes originaux, c'est
que dans ces textes il n'y a que des fautes de copistes, au lieu
que dans la Vulgate il y a encore des fautes de traducteur. II
est curieux de voir des hommes senses discuter gravement de
pareilles questions. M. le Proposant a certainement raison. Si ce
livre est divinement inspire, il faut, pourm6riternotrecroyance,
qu'il ait ete aussi divinement copi6 ; car s'il y a une seule faute
de copiste, il peuty en avoir mille; et que devient le fondement
de notre foi? Cependant saint Jerome, saint Augustin et plusieurs
Peres de I'l^glise, conviennent que ces textes sont corrompus.
Moi, en ma qualite de fidMe, je soutiens que le Saint-Esprit n'a
pas seulement inspire les auteurs des livres sacres, mais qu'il
a inspire et inspire encore tons les jours tons les copistes ettous
les imprimeurs qui en multiplient les exemplaires, et que c'est
bien le moindre miracle qu'il puisse faire en favour d'un livre
n^cessaire au salut eternel du genre humain. M. I'abbe Ladvo-
cat, qui, en sa qualite de docteur de Sorbonne, etait atb^e, dis-
cute cette question en savant th6ologien. Je me souviens de I'avoir
fait mourir de la poussifere avalee dans la bibliotheque de la
Sorbonne'; mais cela n'estpas vrai, et il n'6tait pas assez mal-
avise pour cela. II est mort pour avoir neglige des hemorrhoides
auxquelles se sont jointes une inflammation et la gangrene.
— M. Changeux vient de publier un Traits des extremes,
1. C'est t. VI, p. 461, que Grimm a attribue la mort de I'abbe Ladvocat aux
fatigues de sa place de bibliothecaire. C'est une mort trop rare pour n'fitre pas
quelque peu gloricuse. (T.)
DfiCEMBRE 1766. 170
ou £Uhnents de In science de la rMliU, en deux gros volumes
in-12. M. Changeux, dont j'ignorais jusqu'i la r6alite de I'exis-
teuce, nous apprend qu'il a entrepris ce Trait6 k I'occasion de
Tarticle JiMitc, qu'il destinait pour YEncyclopMie. 11 nous
apprend encore qu'il a dislingu6 la r6alit6 de la v6rit6, et qu'en
sa quality de Descartes du xvm* si^cle, il a voulu faire avec la
premiere comme I'autre Descartes a fait avec la seconde, et par
consequent cr6er une science toute nouvelle, qui est celle de
la realile : science, suivant Tassertion de I'inventeur, plus utile
que celle de la verite, avec laquelle on ne pourra plus la con-
fondre. Or, h, force de se creuser la t6te, M. Changeux a trouve
que sa science de la r6alit6 porte sur un principe unique, et ce
principe, c'est que les extremes se touchent sans se confondre,
et que la r^alite ne se trouve que dans le milieu entre ces
extremes. C'est sur ce beau principe, si neuf qu'il est deja
devenu proverbe, que M. Changeux etablit son superbe corps
de logis de la reality. II s'imprime d'etranges sottises et d'insi-
gnes platitudes en ce xviii* si6cle. Si vous avez le courage de
lire un peu du Traitd des extri^mes, vous y verrez que la vie
et la mort ne sont pas des extremes; et, dans le fait, elles ne
peuvent 6tre que des milieux, en vertu du principe unique
decouvertparM. Changeux, sansquoi on ne naitrait ni ne mour-
rait plus r^ellement. Ce que je sais, c'est que si les extremes se
touchent sans se confondre, M. Changeux doit se trouver nez
k nez contre Leibnitz, Newton et Locke.
DECEMBRE.
!»■• d^cembre 1766.
On vient d'6riger dans I'^glise de Saint-Roch une esp^ce de
mausol^e a feu M. Moreau, p6re de feu M. de Maupertuis, et
Ton a saisi cette occasion pour faire I'eloge historique de ce
philosophe cel^bre dans une longue et mauvaise inscription,
car, depuis cent ans que nous avons une Academie royale des
inscriptions, la France est k peu pr6s le pays de I'Europe oil
180 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Ton se connait le moins en inscriptions, et ou Ton en fait du
plus mauvais gout. On voit aussi sur ce mausolee le medallion
de M. de Maupertuis ; mais il n'est pas ressemblant. Ce monu-
ment est done plutot 6rige a I'honneur du fils qu'a celui du
p^re , quoique les cendres du fils reposent loin d'ici chez les
capucins de Bale, ou Maupertuis est mort en odeur de saintet6,
victime d'un caractere inquiet, envieux et ambitieux outre
mesure^ Tout ce que je me souviens d' avoir oui dire de son
pfere, c'est qu'il 6tait excessivement avare. Maupertuis lui ame-
nait tons les jours a diner quelques beaux esprits ramasses au
cafe ou k la promenade. Toute cette jeunesse mangeait, buvait,
et n'avait jamais assez , et le p6re Moreau n'aimait pas cela.
M. d'Alembert seul avait fait sa conquete. « C'est un joli gar^on
que ce d'Alembert, disait-il k son fils; cela ne boit point de vin,
cela ne prend point de cafe, cela fait plaisir a voir k une
table... » M. de Maupertuis n'a ete ni avare ni heureux comme
son p6re. Un amour demesure de la celebrite a empoisonne et
abrege ses jours. 11 affectait en tout une grande singularite,
afin d'etre remarque. II voulait surtout I'etre du peuple, dans
les promenades et autres lieux publics, et il y reussissait par
des accoutrements bizarres et discordants. II n'aimait pas la
societe de ses 6gaux. Jaloux a I'exc^s de toute gloire litteraire,
il etait toujours malheureux de se trouver avec ceux qui pou-
vaient la disputer ou la partager. II avait affecte une grande
amiti6 pour la femme de chambre de M'"^ la duchesse d'Aiguil-
lon, qu'il voyait beaucoup; mais si Ton n'avait jamais dit dans
le salon de M'"^ d'Aiguillon que Maupertuis etait monte a I'en-
tresol de M"* Julie, je wois que sa liaison avec M'^* Julie aurait
peu dure. II pr6tendait aussi avoir congu une passion violente
pour une jeune Laponne qu'il avait amenee en France, et qui y
est morte. II aimait a chanter des couplets qu'il avait faits pour
elle sous le pole, et qu'il faut conserver ici :
Pour fuir I'aniour,
En vain Ton court
Jusqu'au cercle polaire :
Dieux! qui croiroit
1. Maupertuis (Pierre-Louis Moreau de), ii6 k Saint-Malo, le 17 juiliet 1698,
uiourut a Bale, le 27 juillet 1759.
DfiCEMBRE 17 66. ^ 181
Qu'en cet endroit
On eQt trouv6 Cyth6re !
Dans les frlmas
De ces cllmats,
Christine nous enchante ;
Et tous les lieux
OCi sont ses yeux
Font la zone brillante.
L'astre du jour
A ce s6jour
Refuse sa lumiere;
£t ses attraits
Sont d6sormais
L'astre qui nous 6claire.
Le soleil luit;
Des jours sans nuit
Bient6t il nous destine ;
Mais ces longs jours
Seront trop courts
Pass6s pr6s de Christine.
Le mausolee qui a donn6 lieu a cette petite digression est de
M. Huez, de rAcademie royale de sculpture. Ce monument ne
rendra pas a M. Huez Timmortalite qu'il donne au p6re de
Maupertuis. II y a la un ange gardien des cendres de M. Moreau
qui a I'air plus lourd et plus paysan qu'un chantre d'une paroisse
de village. Sa draperie est aussi lourde que toute sa figure, qui
est de proportion colossale.
— M. Leonard vient de publier des Idylles morales^, en
vers, au nombre de six. Le but de I'auteur etait de peindre les
premiers sentiments doux et honnStes de la nature, comme
I'amour avec toute son innocence, I'amour filial, etc. On dit
que M. Leonard est jeune, et qu'il m6rite d'etre encourag6 ; moi,
au contraire, je trouve qu'il m^rite d'6tre decourag6. Puisqu'il
est jeune et honnfite, il m6rite qu'on I'empSche de se livrer a
la poesie. Pour 6tre poete, il ne suffit pas d' avoir des sentiments
honn6tes, il faut encore un talent decide. Dans le genre de
po6sie ou M. Leonard s'est essaye, 11 faut une facilite et une
i. Paris, Merlin, 176C, ia-8o. . . f . ••
182 ^ CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
grace de style, un choix d'images tendresetdelicieuses, un charme
et une douceur de colons qui vous ravissent et vous enchantent.
On voit bien que ce sont les Idylles de M. Gessner, de Zurich,
qui ont donne a M. Leonard I'envie de faire les siennes; mais le
singe qui prendrait I'Antiaous pour module n'en resterait pas
moins singe. Gessner est un poete divin, et M. Leonard un hon-
n^te enfant, si vous voulez, et plus surement un pauvre diable.
— M. Dancourt, ancien arlequin de Berlin, qui a refute le
traite de M. Rousseau contre les spectacles, et qui est a la fois
auteur et acteur, a arrange, pourle theatre de "Vienne, un ancien
op6ra-comique francais pour pouvoir etre mis en musique. Gette
piece, intitulee les Pterins de la Mecqiie, est une farce de Le
Sage. M. Dancourt I'a appelee la Bencontre imprhme. II fallait
faire un meilleur choix. On dit que la musique du chevalier
Gluck est charmante.
— M. Eidous vient encore de nous enrichir d'une Hisloire
de la Nouvelle-York, depuis la d^couverte de cette province
jusqu'd. notre sUcle, traduite de I'anglais de M. William Smith.
Volume in-12 de quatre cents pages. Gette histoire finit k
I'ann^e 1732; ainsi elle aurait besoin d'un supplement. Quant a
M. Eidous, je ne voudrais pas a mon plus cruel ennemi assez de
mal pour le lui donner pour traducteur.
— Marianne, ou la Paysanne de la for el d' Ardennes, histoire
mise en dialogues^ forme un volume in-12 de trois cents pages,
en treize entretiens. L' auteur de ce roman nous assure, suivant
I'usage, que c'est une histoire veritable. II prend lui-meme le
nom d'Ergaste, et sous ce nom il questionne la paysanne de la
foret d' Ardennes et se fait center sa vie : c'est ce qui forme les
differents entretiens. Vous croyez peut-etre que lebut del'auteur
a et6 de nous faire un tableau interessant de la vie rustique ?
Point du tout. Marianne est une servante de cabaret, qu'un
colonel veut violer, et, comme il n'en pent venir about, il la bat,
et ensuite, pour reparation, il la m^ne a Paris et la fait aller a
rOp^ra avec sa soeur. Gependant tous les attraits de Paris n'em-
pechent pas notre heroine de retourner a la fm du roman dans
son village, de reprendre ses habits de paysanne et d'6pouser
un valet de cabaret nomme Antoine, qui n'a jamais cesse de
I'aimer. Et ce fond, si detestable par lui-m6me, est ecrit et
execute d'un style et d'un ton qui rendent Ergaste tout k fait
DfiCEMBRE 1766. 188
digne d'obtenir la survivance de M. Antoine dans son auberge.
Oh! nion Dieu, que je suis las de passer en revue tant de d6tes-
tables ouvrages ! Tantde mauvais livres d6c61entune plalepro-
fonde du gouvernement : d'un c6tiS un si grand descEuvrement,
puisqu'enfin on n'imprimeraitpasces platitudes si I'onn'entrou-
vait le d^bit; de I'autre, tant d'auteurs oisifs k Paris, tandis
qu'on pave les grands chemins par corv6e !
— II faut ajouter k cette foule de romans qui ont paru
depuis un niois ou six semaines la Campagne^ roman traduit de
I'anglais par M. de Puisieux. Deux volumes in-12, faisant en-
semble six cent clnquante pages. Ge M. de Puisieux m'a I'air de
vouloir entrer en lice avec M. Eidous pour savoir lequel traduira
I'anglais le plus mal. Moi, qui tiens k mes anciens amis, je parie
pour M. Eidous. S'il est possible de I'egaler, il ne sera certaine-
ment surpasse parpersonne. En voici lapreuve: M. Eidous tra-
duit un livre de medecine dans lequel I'auteur anglais conseille
centre de certaines douleurs de rhumatisme de se faire frotter
avec des brasses de chair. Comme nous ne connaissons pas cette
expression en fran^ais, et qu'on ne distingue pas les brossesqui
servent k cet usage par une epith^te particuli6re, M . Eidous,
n'entendant pas le mot qui signifie hrosse, et n'entendant que
le mot qui signifie chair ou viande, fait dire a I'auteur
anglais que dans ces cas il conseille de manger des viandes
rdties. Je donne dix ans k M. de Puisieux pour faire une
balourdise qui vaille celle-15,. Quant au roman de la Campagiie,
je conviens qu'il faut avoir bien du temps de reste pour le
perdre avec ces livres-1^; mais enfin j'aime encore mieux le
plat naturel de ce roman que la morale ralTm^e et faconnee de
la marquise de Gr6my et de sa religieuse.
— M. de La Grange, que je n'ai pas I'honneur de connaitre,
a traduit de I'anglais un autre roman intitule Ilistoire de 7Jiiss
Indiana Dauby. Deux volumes in-12, formant ensemble plus de
cinq cents pages. Ge roman, qui est en forme de lettres, n'a
pas fait plus de fortune que le precedent.
— Les traductions multipliees de romans anglais ne font
pas tarir pour cela nos auteurs originaux. M. S. de G. * vientde
publier VEcole des p^res et des m^res, ou les Trots Inforlun^es,
1 . L'abb^ Sabatier de Castres.
184 CORRESPONDANCE LITTjfiRAIRE.
en deux parties. Ces trois infortunees sont l^milie, la comtesse
d'Orbeval et Julie. Jecrains que M^Ma marquise de Luchet, k qui
ce roman est d^die, n'en fasse bientot la quatrieme. G'est cette
M"^ Delon, de Geneve, aimable, gaie, folle, qui a epouse, il y a
quelque temps, un homme de condition, appele M. de Luchet,
k qui le besoin a fait faire le metier d'auteur et en fait faire
tous les jours de plus mauvais. Je crains que cette pauvre
M'"^ de Luchet, tout en chantant et en dansant, n' arrive inces-
samment a I'hopital, ou I'auteur de VEcole des ptres et des mires
pourra lui servir de mar6chal des logis, s'il n'a pas d' autre
ressource pour vivre que la table de ses trois infortunees.
— Les Avenlures philosophiques * , qui paraissent deja depuis
quelque temps, font un petit volume in-12 de deux cents pages,
qui conte ennuyeusement I'histoire de trois philosophes modernes,
dont il y en a un qui a a peu pr^s les opinions de M. Rousseau.
L'auteur se croit un malin peste. II pretend avoir fait son roman
avant Candide; mais celui-ci I'a gagne de vitesse, et il meurt
de peur que ses Aventures philosophiques ne passent pour
un rechauffe de Candide. II pent etre tranquille. Personne ne
lui fera une injustice aussi criante. Un r6chauffe exige un peu
dechaleur, et heureusement ces Aventures philosophiques sont
d'un froid et d'une platitude qui garantissent l'auteur a jamais
de toute comparaison avec Candide.
— Si vous envoy ez tout cet enorme fatras d'inutilit^s au
corps des epiciers, vous accorderez a M™^ Robert le pas sur
toute la confr^rie. Nicole de Beauvais, ou l' Amour vaincu
par la reconnaissance^ qu'elle vient de publier en deux parties,
est bien digne de figurer k cdte de ses autres ouvrages, dont
elle a soin d'indiquer les titres et le prix. II faut que M""' Robert
travaille pour la province ou pour les pays Strangers, car a
Paris il n'y a ame qui vive qui ait jamais entendu parler de
M'"^ Robert et de ses romans.
— M. I'abbe Coyer a fait au commencement de cette annee
une brochure intitul6e Be la Predication. C'etait un excellent
sujet m^diocrement traite. Aussi ces petits ouvrages manques
amusent Paris a peine deux fois vingt-quatreheures, et tombent
ensuite dans un oubli eternel. Le but de M. I'abbe Coyer etait
. 1. Par Dubois-Fontanelle.
DfiCEMBRE 1766. 185
de prouver que de tout temps les hommes avaient (^t6 pr^ch^s
inutiiement par toute esp^ce de bavards, et qu'il n'y a de pr6-
dicateur edicace que le gouvernement : beau sujet digne d'une
meilleure plume! Comme M. I'abbe Coyer s'est permis quelques
plaisanteries, il a eu le malheur de scandaliser le nomm6
Joseph-Romain Joly, qui a publie une Histoire de la predication,
ou la Manidre dont la parole de Dieu a Hi prhhie dam torn
les siicles. Outrage utile aux pridicateurs, el curieux pour les
gens de lettrcs. Gros volume in-12. M. Joseph-Romain Joly
prouve dans cette fastidieuse compilation que la predication a
toujours fait tous les biens imaginabies, et qu'elle n'a cess6
d'operer des conversions jusqu'i M. Joseph-Romain Joly inclu-
sivement : ce qui n'emp6che pas M. Joly d'etre un ecrivain
ennuyeux et plat qu'il est impossible de lire.
— Controverse siir la religion chritienne et celle des maho-
mitans, entre trois doc tears musulmans et un religieux de la
nation maronite. Ouvrage traduit de I'arabe par M. Le Grand,
secretaire general, interprete du roi pour les langues orien tales.
Volume in-12. Ce titre annonce un ouvrage trfes-curieux. On
croirait y trouver d'abord les grandes dilficultes que les maho-
metans opposent au christianisme ; mais on n'y trouve qu'un
Maronite aussi plat que M. Joseph-Romain Joly.
— M. Requier est traducteur d'italien d'ofiice commeM. Eidous
est traducteur d'anglais ; mais M. Requier s'acquitte un peu
mieux de son devoir que M. Eidous. C'est lui qui publia succes-
sivement la traduction des Memorie recondite di Vittorio Siri,
qui s'est si bien vendue a Paris. M. Requier vient de traduire
du latin l' Esprit des lois romaines, ouvrage de Jean-Vincent
Gravina. Trois volumes in.l2 assez considerables. Gravina etait
un gi'and et savant homme. II etait le mattre du c616bre Metas-
tasio et de presque tous les gens de m6rite du m^me age. II
disait quelquefois k ceux de ses el6ves qu'il honorait de sa
confiance : « Mes enfants, ne parlez jamais de religion ; vous
savez ce qui est arriv6 a Notre-Seigneur pour avoir voulu en
parler. » Son ouvrage sur les lois romaines est regarde par les
savants comme un grand livre ; mais ce n'est point du tout un
livre de toilette et d'amusement. Aussi etait-il tr6s-inutile
de le traduire, et ceux qui ne peuvent le lire en latin n'en
ont certainement pas besoin. 11 ne m'est pas m6me bien de-
186 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
montre que M. Requier ait ete en 6tat de faire cette traduction.
— Un certain M. Richer, trepass6, connu par quelques fables,
a compile d'aprfes I'ouvrage latin de Meibomius une Vie de
Mecenas. favori d'Auguste, et cet ouvrage vient de paraitre en
un volume in-12.
— M. C0II6, lecteur de M. le due d'Orleans, a voulu donner
ses pieces de theatre successivement au public, sous le titre de
ThMtre de sociite. Ge projet n'a pas eu lieu, parce que les deux
premieres pieces que M. Golle a publiees sous ce titre n'ont pas
eu de succes ; et voila maintenant un polisson, echappe du col-
lege S qui s'empare du titre de M. Colle et le discr^dite a jamais
par deux pieces informes et pitoyables : I'une intitulee VOrphe-
line, en vers et en un acte ; I'autre, Arm^mde, ou le Triomphe
de la Constance, pifece tragi-comique en vers et en cinq actes.
— Un camarade du precedent^ vient de faire imprimer le
Philosophe soi-disant, co medio en vers et en trois actes, tiree
d'un conte de M. Marmontel qui porte ce titre. L'auteur a fait
sa pifece pour une societe, et n'a mis que trois jours a sa com-
position. II a fort bien fait de mettre le moins de temps possible
^ une mauvaise piece; maisil fallait se con tenter du succes qu'elle
a obtenu en societe, et ne la jamais imprimer.
— Je ne sais de qui sont les OEuvres varices qu'on pent
avoir pour douze sols, et dans lesquelles on trouveles liessources
de la toilette J des Aliments de coquetlerie et d'autres traites de
morale de cette esp^ce. L'auleur nous avertit qu'il a aussi fait
deux comedies : I'une, le Fils reconnaissant, en cinq actes ; I'autre,
le Perruquier, en trois actes ; et que I'ete dernier on en a cru
I'edltion epuis6e, mais qu'heureusement elle ne Test pas encore,
et qu'on en trouve toujours des exemplaires chez son libraire,
lequel pent, je crois, se flatter d'en avoir pour longtemps.
— Le Duo interrompu, conte suivi d'ariettes nouvelles, est un
dialogue entre une jeune personne et un petit garcon que leurs
surveillants ont perdu s de vue. Gela n'a aucun but, pas meme
celui du libertinage. On dit que cette platitude est d'un polisson
appeleMoline^
i. D'Olgiband de La Grange.
2. M"« Amelie-Caroline de Kinschoff.
3. Moline a iM de son roman et sous le m6me titre une com^die en un acte
et en prose.
DfiCEMBRE 1766. 187
— Connaissance des temps pour Vannde bissextile ilOSy
publi^e par Cordre de VAcad^mie royale des sciences, et calcul^e
par M. de La Lande, membre de cette Academie. Volume in-12.
On trouve k la suite de ces tables une liste de tous les membres
de rAcad6mie royale des sciences, avecles noms des correspon-
dants de cette compagnie c6l6bre , et les noms des academiciens
avec lesquels ils sont en commerce.
— Le Puceltige nageur * est un conte en vers, libertin, ordu-
rier, b6te, plat, insipide, d'un ton detestable. L'auteur anonyme
le vend quinze sols. U lui faudrait autant de coups de baton
que de sols, et ce serait encore r6compenser bien faiblement
son talent et sa peine.
15 d^ccmbre 1766.
M. I'abbe de Mably a fait reimprimer cette annee ses Obser-
vations surVhistoirede la Grdcc, ou Des Causes delaprospMtd et
des malheurs des Grecs. Volume in-12 deplusde trois cents pages.
C'est le premier ouvrage de cet 6crivain, qui estun pen ennuyeux
de son nalurel, mais qui ne manque pas d'ailleurs de m6rite.
Les changements considerables qu'il a faits dans cette edition
en font presque un ouvrage nouveau. Je ris d'un auteur se
promenant en petit collet dans les rues de Paris, qui, du fond
de son cabinet, vous deduit gravement et froidement les causes
de prosperit6 ou de malheurs d'un peuple qu'il ne connait que
par ses livres. Mon ami, si tu avals un peu vecu en Gr6ce, tu
rirais comme moi de tes billevesees. Sais-tu ce qu'il a fallu pour
operer la prosperite ou Ic malheur des Grecs? Tout ce qui a
existe en Gr6ce. Sais-tu ce qui fait en ce moment la prosperity
ou le malheur de la France? Tout ce qui y existe, depuis Louis XV
jusqu'au frotteur du chateau de Versailles, avec tout ce qui
existe dans le reste de I'Europe, et qui reagit sur la France.
Ote-moi un seul valet de chambre de I'appartement d'un
ministre, et il existera un ordre de choses different. Qu'un
auteur entreprlt d'indiquer les principales causes des ev6ne-
ments de son temps, on pourrait supposer qu'il a ete k portee
de voir ce que d'autres n'ont pas vu, qu'il a surtoul 6tudie
J, Par (Cailhava d'Estandoux), Paris, 1766, in-8«, titro grave. . *
588 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
I'esprit public etle tour des tetes de son temps, qui ne se trans-
mettent pas dans des livres, et on pourrait le croire. Get esprit
public, cette partie desmoeurs, qui ontune influence si puissante
dans les ev^nements, se connaissent si difficilement que, quel que
soit le point historique que vous vouliez eclairer, je vous propose
de prendre un particulier du temps qui vous occupe, de I'etablir
dans sa maison, et vous verrez que vous ne savez presque rien
de ce qu'il y faisait du matin au soir. Yous ne connaissez ni ses
opinions, ni ses prejuges, ni ses pratiques, ni ses habitudes, ni
ce qu'il croyait important de dire ou de taire a ses enfants ;
vous ne savez rien de rien, et vous voulez decider de ce qui
produit le bonheur ou le malheur publics. Vous ne vous doutez
pas des veritables causes de ce qui se passe a votre porte, et vous
savez au bout du doigt tout ce qui a opere les evenements, il y
a deux ou trois mille ans, ou tout ce qui les opere k deux ou
trois mille lieues de chez vous ! Yous etes un petit bipfede bien
vain et bien pr^somptueux. Encore, si vous cherchiez quelquefois
la cause des evenements a cinq ou six cents lieues de I'endroit
oil ils arrivent, si vous saviez voir que les grands r6sultats
politiques sont a la longue presque toujours une aflaire de
geographie, si vous saviez decouvrir la source d'un 6venement
quelques si^cles avant qu'il arrive, je dirais du moins que vos
r^ves sont d'un homme de genie; mais, pauvre homme, rien de
tout cela ne vous est jamais entre dans I'esprit. Je me souviens
d' avoir lu a I'age de dix-huit ans le livre du president de Mon-
tesquieu sur les causes de la grandeur et de la decadence de
Rome, et de I'avoir trouve faux d'un bout a I'autre. Je commen-
cais alors a devenir profond dans I'^tude des anciens auteurs et
des antiquit^s romaines, sous la direction du professeur Ernesti
de Leipsick, un des plus savants hommes de I'Europe. Gependant
le nom illustre du president m'en imposait, et, ne sentant pas
le merite d'un ouvrage generalement estime, je mecroyais d'une
ineptie sans ressource ; je me suis su depuis un gre infini du
jugement que j'en portai alors. Mais les reves de Montesquieu
sont du moins ing^nieux, sont ceux d'un grand homme, et ceux
de M. I'abbe de Mably sont d'un homnie mediocre qui ne voit
pas plus loin que le bout de son nez.
— M. de Sauvigny a publie il y a quelque temps un roman
ecrit en style gaulois et gothique, intitule Histoire de Pierre le
DfiCEMBRE 1766. 180
Long. Ce romanfit peu de sensation. C'estqu'il est ais6 d'imiter
nos anciens romans, en employant des mots et des tours de
phrases surannees, mais difficile d'imiter la naivete des idees et
des sentiments qui en font le prix. Malgr6 le peu de succ6s de
Pierre le Long, on a public cette annee un autre roman dans ce
goiit, intitule Histoire de Jacques F6ru et de valcureuse datnoi-
selle Agathe Mignard, iirite par un ami d'iceux*. L'auteur de
ce petit roman gaulois est une lemme qui ne s'est pas fait
connaitre. Comme il est fort court, on le lit sans ennui, et m^me
avec une sorte de plaisir.
— M. Sabatier a publie un volume d'Odes nouvelles et autres
pohieSy prikid^esd'un discours sur Fode, et suivies de quelques
morceaux de prose. Si vous m'en croyez, vous ne lirez ni la
prose ni les versde M. Sabatier, quoique tout cela soil fort vant6
dans nos journaux et nos feuilles hebdomadaires.
— Trait i des armes defensives j par M. Joly de Maizeroy,
lieutenant-colonel d'infanterie. Brochure in-8° de quatre-vingts
pages. Ce traite fait partie des Essais militaij-es que l'auteur
compte publier sur diff6rents objets de son metier. Pour moi,
j'aime les lieutenants-colonels qui font leurs essais militaires
plutdt en rase campagne que dans leur cabinet, et plutot I'^pee
que la plume k la main.
EPITAPHE DE M. LE CHEVALIER DE BOUFFLERS,
FAITE PAR LUI-H^HE.
Ci-git UD chevalier qui sans cesse courut;
Qui sur los gruuds chemins naquit*, v6cut, mourut,
Pour prouver ce qu'a dit le sage
Que notre vie est un voyage.
— On vient de faire une nouvelle traduction en prose et en
vers de I'ancienne hymne sur les fStes de Venus connue sous le
titre de Pervigilium Veneris^. On ne connait ni l'auteur ni
I'age de ce monument de poesie latine, qui nous est parvenu en
fort mauvais 6tat. Le P. Sanadon et le president Bouhier se sont
1. (Par M"» de Boismortier), La Hayeet Paris, 1766, iii-12.
2. On assure que cette circonstance est historique. (GniMM.)
3. Cette traduction d'une bynine attribuce sans preuve h Catuile est, selon
Qu6rard, de I'abb^ Ansquer de Pon?oI. Londres et Pari.s 1766, in-S".
190 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
particuliferement occupes de son r^tablissement. Le nouveau
traducleur, qui ne s'est pas fait connaitre, approuve beaucoup le
travail du premier, et fort peu celui du second de ces savants.
Quant a lui, il a fait imprimer le texte latin avec sa traduction
en prose k c6t6. Cette tradiiction est suivie de celle en vers, et
celle-ci de remarques sur plusieurs endroits du poeme.
— Le Clironologiste manuel, dans lequel on trouve lesprin-
cipales ^poques de Vhisloire de chaque peuple, la succession des
patriarches, juges el vols h^breux, de tous les souverain des
grandes et petites monarchies de Vantiqidtd^ des empereurs
romains, des empereurs d'Orient et d'Occident, des papes, des
monarques de Vhistoire moderne^ des possesseurs des grands
fiefsj des grands-maiires de 3Ialte, etc., etc. Ouvrage dune
utiliti ghi^rale et d'un usage journalier. Volume petit in-12, de
trois cent quatre-vingt-dix pages. Le Giographe manuel^ de
I'abbe Expilly, a donne au Chronologiste manuel I'idee de son
travail. Si ces maudits compilateurs, qui ecrasent la litt6rature
de leurs rapsodies, voulaient y donner le moindre soin, on en
trouverait de commodes parmi ces rapsodies ; et celle-ci serait
du nombre. EUe est dediee a I'archidiacre Trublet, et I'auteur
presume que son hommage est aussi pur que la main qui le
recoit. II ne salt pas que jamais I'abbe Trublet n'a ete c^lebre a
cause de la purete ni de ses mains ni de son corps, mais bien
par la salete et la ladrerie de toute sa personne. Ce pauvre abbe
Trublet a donne aux mortels une haute lecon sur la vanite de
I'ambition. II passe vingt ann^es de sa belle vie a solliciter une
place a I'Academie francaise ; c'etait le but de toutes ses actions.
Ill'obtient enfin, on ne sait ni comment ni pourquoi. On imagine
qui est au comble de ses voeux, et point du tout; I'ennui le
gagne. II abandonne Paris et se retire dans Saint-Malo, sa
patrie, loin des couronnes et des jetons academiques.
— L'auteur des Nouvelles Lettres, imprimees a Lyon en
1763, a attaque plusieurs idees communement recues sur I'ori-
gine de la noblesse francaise. II a soutenu que sous la premiere
race et jusque vers la fin de la seconde, il n'y a eu nulle idee
de noblesse en France]; que toute la distinction se r^duisait a
deux classes : celle des hommes libres, et celle des serfs ; que,
sur la fin de la seconde race, I'heredite des fiefs donna une pre-
miere id6e de noblesse ; mais que la noblesse francaise, dans son
DiSCEMBRE 1766. 191
vrai sens, n'a pris de consistance que longtemps apr6s, sous le
rfegne de Philippe le Bel. Toutes les heresies contenues dans
ces leilres ont excit6 la bile de M. le vicomte de ***', qui vient
de publier un ouvrage : De VOrigine de la noblesse francaise,
depuis I ftahlisscmvnt de la monarrhie. Volume in-12 de plus
de cinq cents pages .Dans cet ouvrage, qui est d6die k la noblesse
de France, les h6r6sies de I'auteur des Lettres de Lyon sont
combattues avec beaucoup de zfele.
— On a imprim^ k Orleans un Discours sur la revolution
opirde dans la tnonarchie francaise par la Pucclle d'Orleam,
prononce dans I'^glise cath6drale de cette ville, le 8 mai 1764.
Ce discours est un sermon, et ce sermon est un plat et insipide
bavardage.
— Les Cris de la nature et de Vhumanitdj dddids au beau
sexe, sont les cris d'un accoucheur qui conjure toutes les
femmes grosses de ne plus se laisser accoucher par des sages-
femmes, et qui les menace de mal hours et de d^sastres affreux
si elles persistent a donner la preference aux matrones sur des
hommes babiles. II pourrait y avoir quelque chose de vrai dans
ces cris de M. Valli, chirurgien de Florence ; mais ces verites
sont bien ridiculement presentees. Les femmes obslin^es diront
a M. Valli : « Monsieur Josse, vous 6tes orfevre. » A Paris, les
cris de M. Valli sont inutiles, parce que 1' usage de se faire
accoucher par des hommes est gen6ralement re^u.
— M. Cochin, dessinateur, graveur et secretaire perpetuel
de I'Academie royale de peinture et de sculpture, a publi6 au
commencement de cette annee un Profil d'une salle de spec-
tacle pour un thMtre de comidicj ce qu'il y a de bon dans ce
projet n'est pas nouveau, et ce qu'il y a de nouveau me paralt
au moins fort hasard6. Un certain chevalier de Chaumont a
public depuis peu une brochure sous ce titre : Veritable Con-
struction d'un thMtre d'op^ra, d. V usage de France^ suivant les
prinripes des constructcurs italiens^ avec toutes les mesures et
proportions relatives d. la voix, expliqu^es par des ri^gles de
giomdtrie et des raisonnenienis physiques ; secret tr^s-important
et qu'on ddcouvre au public. Ce chevalier de Chaumont, que
personne ne connatt, pretend avoir 6tudi^ sa theorie en Italic.
1. Le vicomte d'AIis de Corbet.
192 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
11 construit, en fait de style, comme un manoeuvre de la plus
basse extraction, et il n'y a point de compagnon charpentier qui
n'ecrive mieux que lui en francais. Je ne sais si ce qu'il propose
ale sens commun; mais ce que je sais, car il faut etre juste,
meme envers les gens qui ne savent pas ecrire en francais, c'est
qu'il attaque avec avantage plusieurs ideas que M. Cochin a
hasardees dans son projet. Je meurs de peur que la nouvelle
salle d'0p6ra qu'on construit en ce moment au Palais-Royal ne
soit encore manquee. II y a une malediction prononcee sur Pa-
ris, qui dit : « Tu auras des spectacles tout le long de I'annee,
tu en seras avide a I'exces, mais tu n'auras que des jeux de
paume et point de salle. »
— M. Mallet, citoyen de Geneve, ci-devant precepteur du
roi de Danemark actuellement regnant, vient de publier son
premier volume de YHistoire de Hesse^. 11 s'etait deja fait
connaitre par une Introduction d, Vhisloire du Danemark^, et
c'est sans doute le succ^s de cet ouvrage qui a fait venir au
landgrave de Hesse- Gassel I'idee de faire 6crire I'Histoire de
Hesse par M. Mallet, car c'est par ordre de ce prince que
M. Mallet s'est charge de cette entreprise. Pour en former un
jugement plus sur, il faut attnedre que I'auteur I'ait portee k
sa fin. Le premier volume fmit avec le xv« siecle; ainsi les
6poques les plus interessantes des divers landgraviats de Hesse
restent a parcourir. M. Mallet est un esprit sage et solide, tr^s-
propre k se bien tirer d'une entreprise de ce genre. II est clair
et precis, et Ton s'en apergoit dans ce premier volume, ou il a
debrouille le chaos de I'ancienne histoire germanique d'une
maniere assez satisfaisante. Son style est simple, quelquefois
un peu einbarrasse et pesant. Le sejour de Paris pourra cor-
riger ces defauts. Au reste, M. Mallet a une excellente tete, un
esprit plein de justesse et de finesse ; il ne manquerait pas
m^me de la petite pointe epigrammatique, s'il voulait s'en
servir. C'est dommage qu'il soit accable de vapeurs qui le
portent souventa la melancolie; mais la justesse de son esprit
ne lui permet pas d'attribuer aux objets exterieurs ce qu'il sent
bien n'etre que le defaut passager de son organisation. Aussi il
\. 1766-85, in-8°.
2. 1755, 2 vol. in-4''. Mallet avait dgalemeat publie, en 1738, Histoire du
Danemark, 3 vol. in-i" et 6 vol. in-12.
JANVIER 1767. 193
(Scrit et parle avec s6r6nile, lors mfime qu'il soulTre de ces
acc6s tie nielancolie. II partage depuis quelque temps son ann6e
entre le sc^jour de Paris et de Gen6ve.
— M. Gazon-Dourxign6 vient de nous faire present de
I* Ami de la vMt^, ou Lettres impartiales, sem^es (V anecdotes
curicuses mr toutes les pieces de tfiMtre de M, de Voltaire ;
brochure in-12 de cent quarante pages, dediee k MM. les muni-
tionnaires gencraux des vivres des armees du roi. M. Gazon-
Dourxigne a eu, pendant la guerre, un emploi dans les vivres ;
mais MM. les munitionnaires I'ont reforme a la paix; et ce
pauvre diable, pour avoir ete dans les vivres, n'en meurt pas
inoins de faini. Vous n'avez pas peut-6tre besoin de ses Leltres
impartiales ; mais lui, il a besoin de votre argent pour porter
du pain k une femme et a des enfants qui attendent apr^s.
II passe en revue dans sa brochure toutes les pieces de M. de
Voltaire, il en fait I'eloge qu'elles meritent; il en fait quel-
que fois la critique. Gela est d'une extreme platitude ; mais
M. Gazon-Dourxign6 meurt de faim.
1767
JANVIER
l*' Janvier 1767.
L'epoque de la liberte helv6tique, qui date du commence-
ment du xiv* si6cle, est un monument precieux du milieu
d'un age barbare ou Ton ne sait ce qu'il faut le plus deplorer
de I'aveuglement ou du malheur des peuples. Trois citoyens
obscurs, Werner Stoullacher, du canton de Schwitz, Waltlier
Furst, du canton d'Uri, et Arnould de Melchthal, du canton d'Un-
terwalden, os^rent former le genereux projet d'alTrancliir ifur
pays du joug autrichien, qu'Albert I*"", etles bailiifs etablis par
son autorite, avaient rendu insupportable. La modOratioii avtc
laquelle ce projet fut execute tient d'un h6rt>isme rare et peut-
VII. <3
194 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
6tre unique. Les oppresseurs furent conduits sur la frontiSre du
pays et chassis, avec defense de revenir sous peine de mort.
Tout se passa sans effusion de sang. Deux baillifs seulement,
dont Tun s'appelait Griesler, payferent leurs forfaits de leur vie.
L'obscurite dans laquelle cette genereuse entreprise est restee
envelopp6e depose encore de la simplicite et de la vertu de
ces courageux citoyens, etrangers a tout autre motif que celui
du bien de leur pays, et ignorant jusqu'au nom etau sentiment
de la gloire. Ge sont les calamites et les malheurs publics qui
ont rempli nos fastes; a peine la memoire d'une grande vertu,
d'un veritable bienfait envers le genre humain peut-elle se con-
server une place au milieu de tant de monuments de ruine.
Ainsi, quand on a lu le precis que je viens de donner, on sait
presque tout ce qu'il y ad'incontestable dans cette revolution,
et ce qu'on en raconte d'ailleurs ne pent etre regard^ comme
suffisamment 6clairci par des preuves historiques.
Tout le monde connait le conte de la pomme abattue par
Guillaume Tell sur la tete de son fils. Suivant ce conte, Griesler
ou un rustre baillif avait fait exposer son chapeau dans la place
publique, et avait ordonne qu'on lui rendit les memes honneurs
qu'a lui-meme. Guillaume Tell avait os6 braver cet ordre insul-
tant et absurde. Arrete et condamne a mort, son tyran lui fait
grace de la vie ; mais, comme il passait pour un des meilleurs
tireurs du pays, il exige de lui d'abattre une pomme placee sur
la tete de son fils. Tell subit ce jugement cruel, et a le bonheur
de toucher la pomme sans blesser son fils. Alors le baillif re-
marque qu'il s'etait muni d'une seconde fleche, et lui demande
a quel dessein. Tell, pouss6 au desespoir, lui repond qu'elle
etait prepar6e pour lui percer le sein s'il avait eu le malheur de
blesser son fils. Sans s'arreter au peu de vraisemblance de tons
ces faits, sans examiner si un p6re, reduit a une si affreuse ex-
tremity, ne tire pas la premiere fleche dans le coeur d'un monstre
qui veut le forcer de tirer sur la tete de son fils, il est bon
d'observer que ce conte s'est conserve dans la tradition popu-
laire de plusieurs pays, et, si je ne me trompe, Saxon le gram-
malrien le rapporte comme un fait arrive en Danemark plus de
cent ans avant I'epoque de la liberte helvetique.
Quoi qu'il en soit, M.Lemierre a juge a propos de mettre ce
fait sur notre sc^no,etla trag^die de Guillaume Tell vient d'etre
JANVIER 1767. 195
jou6e sur le th6&tre de la Com<5die-Fran<jaise ' . Son succ^srepond
inoins au courage du heros qu'au m6rite du poete; el comme
celui-ci est infiniment mediocre, le nom du h^ros disparallra,
apr^s quelques representations passagferes, des fastes de la
sc6ne fran^aise. Si Ton ne peut admirer la force du genie dans
M. Lemierre, il faut du moins rendre justice h sa f^condite;
car voili, en moins de deux ann^es, la troisifeme tragedie de
sa manufacture : la trag^die de Barneveldt, qui attend toujours
la permission de la police pour obtenirleshonneurs du theatre; la
trag^die d'Artaxercc^ imitee du drame lyrique de Metastasio,
qui eut quelques faibles representations I'ete dernier; enfin celle
de Guillaume Tell, qui en aura vraisemblablement sept. Dans
cette derni^re, I'auteur a scrupuleusement suivi la gazette; il
s'est attache aux faits tels qu'on les conte, avec une exactitude
tout a fait ^difiante dans un poete.
Guillaume Tell est, dans la pi6ce, le liberateur de la Suisse;
Cleofe est sa fenime. Je ne sais pourquoi M. Lemierre lui a
donne un nom grec. Cela pourrait r6pandre des doutes sur son
bapt^me. EUe s'appelait vraisemblablement Ursule ou Gertrude,
et c'esl fort mal k M. Lemierre de lui avoir change un nom
chr6tien centre un autre qui n'est pas dans lecalendrier. Lefils
de Tell n'a point de nom du tout dans la pi6ce, attenda qu'il
ne parle pas. Melchthal, Werner et Furst, sent trois amis de Tell
qui conspirent avec lui pour la liberte de leur patrie. Le baillif,
que M. Lemierre a d^core du titre de gouverneur, s'appelle
Gesslerdans la pi6ce. G'est apparemment ce Grieslerdontl'his-
toire a conserve le nom. II a pour confident un certain M. Ulric,
commandant de sa garde.
Je confesse queje n'ai point assiste avec une prevention trop
favorable h. la premiere representation de cette pi6ce. On m'a-
vait assur6 qu'il n'y avait pas un mot desobligeant pour la
maison d'Autriche, et j'ai trouv6 cela bien poll de la part de
Melchthal, de Werner et de Furst, persuade d'ailleurs que si le
poete avait conserve i ses heros le langage simple et rustique
qu'un homme',de grand gout en aurait attendu, les Com^diens
n'auraient pas voulu jouer sa pi6ce, et que s'il avait mis dans
leur bouche le sentiment energique et genereux de la Hberte,
\. Elle fut rcprdsentco pour la preraiirc fois le 17 di'ocQibie 17G0. (T.)
1G6 CORRESPONDANGE LITTl^RAinE.
la police I'aurait prie de garder son ouvrage dans son porte-
feuille ; j'avoue qu'une tragedie de Guillaume Tell, executee
avec cette circonspection, me paraissait d'avance un chef-
d'oeuvre de prudence ; et la prudence des poetes est, de toutes
les vert us, celle qui m'inspire le moins de veneration.
Je ne suivrai pas les ciriq actes de celte piece, qui sera sans
doute imprimee; j'en viendrai sur-le-champ au d6noument.
Tell, qui a d6ja souleve tout le canton contre ses oppres-
seurs, Tell, dis-je, parait au haut des rochers, et, apercevant
Gessler grimpant, il prend son arc et lui tire une fl^che dansle
cceur : ce qui fait degringoler ce pauvre mechant diable, et le
fait tomber raide mort sur un lit de parade taille expres dans le
roc pour le recevoir.
A ce coup decisif, tous les Suisses accourent ; Tell est en-
toure de ses amis au haut du rocher ; sa femme, son fils, Melch-
thal, Furst et d'autres amis, sont en bas dans la plaine. On voit
que le poeteabeaucoup compte sur ce tableau; et en effet, si
Tart de la tragedie consistait, comme celui de la lanterne ma-
gique, dans le talent de disposer un certain nombre de figures
avec des attitudes varices et strapassees, M. Lemierre serait au
moins le Sophocle de la France. L'oraison funebre de Gessler
glsant la sur un canape de pierre est prononcee par Guillaume
Tell, et le defunt n'y est pas autrement fiatte. Sa mort est le
signal de la liberte. On apprend que Werner en a lave I'eten-
dard dans le canton voisin. Melchthal propose a Tassembl^e de
se reunir et de jurer de vaincre ou de mourir. Tell lui observe,
du haut de son rocher, que
C'est un vcBu trop commun ;
et finit la piece en proposant une autre alliance:
Jurons d'etre vainqueurs : nous tiendrons nos serments.
Le parterre n'a pas eu le temps d'examiner si le parti que
Tell propose n'est pas precis^ment le meme que celui de Melch-
ibal ; car lorsque Tell dit a ce\m-ci: C est unvceu trop commun^
\e pai'terre entendit : C'est un peu trop commun ; et cet hemi-
stiche I'amusa si fort qu'il n'ecouta plus le reste des genereuses
dispositions du h6ro3 Suisse. II demanda meme, a la fm de la
JANVIER 1767. 197
pi6ce, Tauteur avec beaucoup de vivacity. On assure que Guil-
laumeLe Kain emp^cha M. Lemierre de se montrer; en quoi il
lui rendil service, car on n'aurait pasmanqu6 de lui rire au nez
s'il se fut prescnte sur le tlieatre. M. Lemierre a obligation de
ce succfes, tel quel, uniquement 5, M. Le Kain. II est vrai que
toutes les beautes de la piece sont renfermees dans son role;
mais si les autres r61es sont mauvais, il faut convenir aussi
qu'ils ont et^bien mal jou6s. M"* Dumesnil surlout a rendu le
role de Cl«5ofe de la mani6re du monde la plus ridicule.
II serait aussi superflu qu'ennuyeux de relever tous les de-
fauts de ce dranie informe. Heureusement il est si court qu'il
n'a pas eu le tempS d'impatienter le public, et c'est ce qui I'a
sauve de sa ruine le jour de sa premiere apparition. Ce qui a le
plus clioque, c'est le role de Gessler. II est absurde a force
d'etre mechant. Nous avons d6ja remarque qu'il 6tait aise de
trouver dans la detestable politique d'Albert un motif suffisant
de toutes les cruaut6s qu'il faisait exercer en Suisse. D'ailleurs,
si M. Lemierre avait eu une etincelle de genie, il aurait senti
que, pour rendre Gessler redoutable et terrible, il ne fallait
presque pas le montrer dans la pi^ce. C'est la bont6 qui rend
le souverain, ou le ministre de la souverainet6, populaire et
accessible; la m^chancete ne se commet pas ainsi. EUe dicte
ses arrets cruels du fond d'un palais, de I'interieur d'un cha-
teau dont la crainte et la m^fiance gardent les portes. Ici,
Gessler, sans cesse confondu avec les gens qu'il vexe et op-
prime, s'entend dire des sotlises depuis le commencement de
la pi6ce jusqu'a la fin, et y riposte par des fureurs qui le ren-
dent ridicule. On voit bien que M. Lemierre n'a rien de la m6-
chancet6 d'Albert : car celui-ci n'auraitjamais envoys en Suisse
un aussi plat coquin que son Gessler. M. Lemierre est un bon
enfant ; il nesait pas que ceux qui font beaucoup de m6chancet6s
n'en disent gufere. C'est dommage que son style soit si dur, si
in^gal, si barbare, et r^ponde si peu a la douceur de ses moeurs
et k la bonte de son coBur.
Obscrvons, en finissant, que pour rendre le fils de Tell inte-
ressant il fallait lui donner un role dans la pifece. Le danger
qu'il court ne nous fera jamais frissonner, si vous ne nous
montrez qu'un magot muet pendant quelques minutes. Si j'a-
vais entrepris de trailer ce beau sujet, j'aurais etabli la scfene
198 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
dans Tinterieur de la chaumiere de Guillaume Tell. L^, je I'au-
rais montre donnant a son fils des lecons de servitude, afin de
plier son genie aux circonstances et a la durete des temps ; et
si j'avais eu quelque talent, ce contraste d'un citoyen simple,
pauvre, fier, genereux sans le savoir, prechant a son fils la
docilite et I'esclavage, aurait pu etre sublime. J'aurais tache de
dessiner le caract^re du fils et de la mbre d'une mani^re ferme
et interessante. J'aurais surtout voulu que la revolution se fit
sans aucune conspiration pr6a.lable, qu'elle fut enti^rement I'ou-
vrage des cruautes de Gessler, et que Tell procurat a la fin la
liberte de la Suisse sans en avoir forme le projet. £t si j'avais
reussi a rendre ma pifece en tout dissemblable a celle deM.Le-
mierre, je I'aurais jugee digne du nom glorieux des liberateurs
de la Suisse.
— Deux jours avant I'apparition de Guillaume Tell, on
avait donne sur le theatre de la Gom6die-Italienne un opera-
comique nouveau, intitule £sope h CytMre^ . II etait temps de
voir finir la disette qui s'etait emparee de nos theatres ; jamais
annexe n'avait et6 moins feconde en nouvelles productions dra-
matiques que celle qui vient de finir. On accuse plusieurs au-
teurs des paroles cV£sope ^ CytMre, pifece a scenes detach ees,
autrement dite a tiroirs. On pretend que Dancourt, jadis arle-
quin a Berlin, aujourd'hui comedien de province, en a fourni<le
fond, et que Favart, Anseaume, I'abbe de Voisenon et M. de
Pont-de-Vesle ont brode dessus. Je ne conseille a aucun de ces
brodeurs de s'en vanter, si sa reputation lui est chfere ; ils ont
fait la, sur un bien mauvais fond, une bien plate broderie. La
musique, sans I'ombre d'idee, repond tres-parfaitement, par sa
platitude, au merite du poeme. Elle est de M. Trial, directeur
de la musique de M. le prince de Gonti, et de M. Vachon, pre-
mier violon de la meme musique. J'avais parie d'avance que
toutes les fables de cette piece seraient autant d'ariettes, et je
suis bien fache que nos gens aient 6te assez b^tes pour me faire
gagner mon pari. Le moyen de faire un air sur une fable ! Gela
est aussi aise que de mettre en musique les madrigaux de Qui-
nault. Je commence a desesperer de voir jamais la musique s'e-
tablir en France.
1. Represents pour la premiere fois le 15 dScembre 1766.
JANVIER 1707. 199
Ici, lisope arrive iCythfere au .'commencement dc la pitce.
II sent bien qu*il y fera un personnage assez ridicule ; cependant
il entrevoit que, moyennant ses fables, il pourra 6tre de bon
conseil. M'"' Laruette, en Amour, re(joit M. Esope-Caillot avec
beaucoup de bonttS et, aprfes iui avoir chant6 quelques airs qui
ne signilient ricn, elie le quitie en Iui permettant d'exercer sa
profession k Cyth6re. Alors on voit arriver successivement une
berg^re coquette, un berger amoureux et langoureux, un paysan
jaloux et brutal, pour demander conseil. lisope renferme son
conseil dans une fable qu'il chante, h quoi celui qui consulte
r^pond par un remerciement, et termine la sc6ne par un duo
dans lequel il se promet de faire comme £sope Iui a conseille,
tandis que celui-ci Iui r6p6te qu'il faut faire comme il Iui a dit.
Voild la marche uniforme de toutes les scenes, et elle aurait
suffi pour faire sifller la pi^ce, sans la derniere sc6ne, qui tient
elle seule plus de lamoiti6 de la pi^ce. Dans cette scfene, on voit
arriver rOp6ra fran<jais en vieux seigneur remain, chevelure
grise, I'air blfimeet mourant, mais toujours avantageux, appuye
sur une petite canne, accompagne de Thalie en habit de deuil.
La figure de Laruette en Opera fran^ais a fait la fortune de la
piece. Get acteur n'aproprement qu'une maniferepourjouer lous
les differents roles dont on le charge ; mais sa maniere est si
plaisante qu'il est toujours sur de rcussir.Ici,le seigneur Opera
et la dame Thalie viennent consulter Esope sur I'etat facheux ou
ils se trouvent, 6tat de langueur qui semble annoncer leur fm
prochaine. lisope parle longtemps h. Thalie sans la reconnaitre.
11 est ensuite tr6s-surpris de la voir dans cet 6tat de deperisse-
ment. 11 demande de qui elle est en deuil. Elle repond: De
Moli6re, et ce trait est applaudi un quart d'heure de suite. Le
seigneur Opera se refuse a tons les expedients de guerison qu'on
Iui propose, et dont le principal est de changer son r6citatif. II
veut se tenir invariablement a son vieux systfeme, et on luipre-
dit la mort. Apr6s beaucoup de traits satiriques, I'Amour re-
vient, et annonce les plus belles choses pour I'avenir ; et tous
les acteurs se r^unissent pour chanter des couplets et en choeur.
Je doute que cette mauvaise pi6ce survive de beaucoup a la
trag^die de Guillaume Tell.
On prtHend que MM. Rebel et Francoeur, directeurs actuels
de I'Acad^mie royale de musique, se sont donne beaucoup de
200 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
mouvement pour faire supprimer cette sc6ne de V£sope h Cy-
th^re, et pour epargner ces plaisanteries outrageantes a la ma-
jest6 de Topera francais. L'op6ra francais est une si grande
chose en France, qu'il est ^tonnant que ces messieurs n'aient
pas reussi dans leurs demarches. Ces deux directeurs, qui ont
soutenu le gout de I'ennuyeux Lulli, dans toute sa purete et
dans toute sa platitude, contre les dangereux novateurs de ces
derniers temps, desesp6rant de r6sister plus longtemps au tor-
rent avec avantage, vont enfm deposer les renes du gouverne-
ment a Paques, et abandonner le sort de I'Opera aux soins de
MM. Trial et Berton, soutenus par M. Corby, ancien directeur de
rOpera-Gomique, reuni depuis quatre ou cinq ans k la Comedie-
Italienne. Cette grande revolution tient tous les esprits en sus-
pens depuis pres de quinze jours ; elle a fait oublier Taffaire de
Bretagne ^ Heureuse nation qui ne prend pas le change sur ses
veritables inter6ts, et qui sait que le plaisir est tout, et que le
reste n'est que de la fumee ! Chacun forme des esperances ou
des craintes, selon qu'il croit la nouvelle direction favorable ou
contraire a son syst^me. Les vieux amateurs du vieux genre
meurent de peur que le vieux Lulli ne soit enterr6 k tout ja-
mais le jour de la retraite de Rebel et Francosur. Pour moi, je
ne suis pas assez sur du gout des nouveaux directeurs pour me
decider sur le degre de joie que ce changement doit me causer.
Les principaux chanteurs et danseurs de I'Acad^mie royale de
musique ont presente des remontrances au ministre pour avoir
la direction de I'Opera a eux, et il a 6t6 repondu a ces remon-
trances dans le style usite.
En attendant, I'Academie de musique donne, a la non-satis-
faction du public, I'op^ra de Sylvie, paroles de M. Laujon, mu-
sique de MM. Trial et Berton, pastorale froide et ennuyeuse,
qui a 6t6 jou6e a la cour en 1765, pendant le voyage de Fon-
tainebleau. M"^ Arnould ayant quitte le role de Sylvie apres la
troisifeme representation, on y a vu d6buter une jeune actrice
de dix-sept ans, appelee M"®Beaumesnil, jolie comme une fleur,
quoiqu'elle n'ait pas I'elegance, la grace et le caractfere th^atral'
de la figure deM"' Arnould. M"* Beaumesnil relive de couches;
elle avalt deja fait une fausse couche auparavant; ainsi c'esl
\. L'affaire LaChalotais.
JANVIER 1767. 201
une perspnne des plus formoes pour son Age. Je crois que ja-
mais actrice n*a debute avec autant d'aisance. Si elle avail jou6
la com6die depuis plusieurs ann^es, il ne luiserait pas possible
d'avoir plus d'habitude du theatre, ni de montrer plus d'intel-
ligence. Elle a eu le plus grand succ6s. Si elle avaitdt'but^ dans
un r61e moins mauvais, elle aurait tourne la t6te a tout Paris.
Preville m'a assur6 qu'k I'age de sept ans cette fiUe jouait
la coni6die avec tout I'esprit et loute la finesse imaginables,
et qu'elle aurait ete la seule personne capable de rem-
placer iM"'' Dangeville. En ce cas, je suis fache que la Gomedie-
Fran<jaise n'ait pas fait cette acquisition , car le caract6re de
la voix de M"* Beaumesnil n'est pas agr6able ; et vu la necessite
et I'usage de crier k I'Opera comme les poss6des devant un
crucifix, et le gout et la vocation que cette jeune actrice
parait avoir pour le plaisir, je ne lui donne pas dix-huit mois
pour avoir perdu sa voix sans ressources. En general, comme
sa figure est moins noble que jolie, elle aurait fait une actrice
charmante a la Gomedie-Francaise ou k I'Opera-Gomique, et
perdra peut-6tre ses talents a I'Opera francais sans lui 6lre de
ressource.
15 Janvier 1767.
En 1765, rimp^ratrice de Russie acheta la biblioth6que de
M. Diderot pour la somme de quinze mille livres, sans en
avoir vu le catalogue, et fit mettre dans le marche la clause que
le possesseur garderait cette biblioth^que jusqu'a ce qu'il plut
a Sa Majestd Imp6riale de la faire demander. Sa Majeste y at-
tacha en m6me temps une pension annuelle, pour recompenser
le possesseur du soin et de la peine qu'il aurait de la garder;
et la premiere ann^edela pension fut pay^e d'avance, et ajoutee
au capital de la bibliothfeque. En 17(56, cette pension n'ayant pas
ete payee, M. le general Betzky eut ordre de joindre a une de
ses lettres \Qpost-scriptum suivanl :
« Sa Majesty Imperiale, ayant 6te inform6e, par une lettre
que j'ai re(jue du prince Galitzin, que M. Diderot n'etait pas
pay6 de sa pension depuis le mois de mars dernier, m'a or-
donn6 de lui dire qu'elle ne voulait point que les negligences
d'un commis pussent causer quelque derangement a sa biblio-
202 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
theque ; que pour cette raison elle voulait qu'il fut remis a
M. Diderot, pour cinquante ann^es d'avance, ce qu'elle des-
tinait a I'entretien et a raugmentation de ses ]ivres, et qu'a-
pr6s ce terme 6chu elle prendrait des mesures ulterieures.
A cet efTet, je vous envoie'la letlre de change ci-jointe.i)
Ce post-scriptum etait date du 30 octobre 1766, et accom-
pagne d'unelettre de change de vingt-cinqmillelivres, payable
a lordre de M. Diderot. Je recommande cet article al'attention
de I'auteur de la Gazette du commerce', il n'aura peut-etre
de sa vie occasion de parler d'un marche pareil a celui-ci. En
vertu de ce marche, M. Diderot vend sa bibliotheque, en con-
serve la jouissance et la possession , et acquiert une aisance
qu'il ne pouvait jamais se flatter d'obtenir. Trente annees de
travaux n'ont pu lui attirer la moindre recompense de sa patrie;
il a plua rimperatrice de Russie d'acquitter, en cette occasion,
la dette de la France : Sa Majeste a donne a ce philosophe, en
dix-huit mois de temps, plus de quarante mille livres. Je re-
commande aux faiseurs d'abreges chronologiques et histori-
ques de chercher dans leurs fastes le nom des souverains qui
ont su recompenser le merite avec cette magnificence, et allier,
dans leurs dons, la delicatesse et la grace a la plus noble gene-
rosity.
— Une femme observait 1' autre jour a M. Diderot qu'il etait
heureux en choses delicates qui s'adressaient a lui, comme on
dit que la balle va au joueur. Ce philosophe etant,ily a quelque
temps, chez Greuze, celui-ci le fit asseoir et tira son profd. Le
philosophe s'attendait toujours a recevoir du peintre ce profil
en present ; cependant ce profd avait disparu de I'atelier de
I'artiste sans arriver dans le cabinet du philosophe. Enfin, un
beau matin, celui-ci recoit le dessin, et la planche grav^e d'a-
pres ce dessin, et les cent premieres epreuves tiroes. Greuze a
mis au bas de I'estampe tout simplement : Diderot. Elle a 6t6
gravee par Saint- Aubin, et c'est un chef-d'oeuvre de gravure.
C'est dommage que la ressemblance et la physionomie n'y soient
point du tout. Un certain barbouilleur de la place Dauphine,
nomme Garand, a fait pour moi un profd cent fois plus ressem-
blant*. On demanda I'autre jour pourquoi les peintres d'his-
1. Voir ry conogrrap/tie de Diderot, tome XX, p. 113 des OEuvres compUles.
JANVIER 1707. 203
toire rdussissaient si peu dans le portrait. Pierre r<^pondit : C'est
parce que c'est trop diHicile.
— M. Cochin a fait graver en mani^re de crayon rouge, par
Demarteau, ledessin allegorique sur la mort de M. le Dauphin,
dont j'ai deja eu I'honneur de vous dire nn mot^Cette estampe
vieni de paraltre. En voici la composition. On voit en haul I'e-
cusson du Dauphin. 11 est rayonnant. Les rayons lumineux qui
partentde Tecusson tombent sur un cortege nombreux de Yertus
personnifiees, placees au-dessous, immobiles. On les reconnalt
k leurs divers attributs, et on discerne entre elles la Justice, la
Valeur, la Vigilance, I'^tude, la Prudence, la Pudeur, la Ten-
dresse conjugate, et I'Histolre, qui a ecrit dans un livre plac6
sur la poitrine du Temps, qui a les mains enchain^es derri^re
son dos. Ce cortege 6tait derobe a nos regards par un grand
voile que la Modestie avait tendu, et qui cachait tout le tableau.
La Mort a dechir6 ce voile. On la voit parmi ses lambeaux k
terre, tournant le dos aux spectateurs, et couverted'un linceul,
qui n'en laisse apercevoir que les extremites. A cote d'elle, la
Modestie, assise, la t6te voil6e, cherche encore a s'envelopper .
des lambeaux du grand voile dechir6. Elle tourne le dos au cor-
tege de ses compagnes ; ainsi nous la voyons de face. C'est une
belle figure. Elle fera bien de ne pas tourner la t^te du c6t6
gauche, parce que son nez donnerait droit dans le derri^re du
Temps enchain^. Ce defaut de composition est choquant. On
lit au bas de I'estampe ces deux vers tires d'Ausone :
Nempe quod injecit secrela modeslia velum
Scindilur, et vike glcria morle paid.
et au-dessous de ces deux vers latins, ce vers frangais, qui est
deM. Diderot:
La mort a r6v616 le secret de sa vie.
En general, ce morceau est froid et obscur. C'est un amas
de figures press6es les unescontre les autres, sans action, sans
mouvement. Comme on ne les voit que jusqu'aux genoux, elles
ont I'air d'etre fichees en terre comme des ileurs dans une cor-
\. Grimm n*a parl6, plus haut, page 5, que tr^s-sommairemcnt de la vignette de
Cochin plac^e en tOte de I'oraison funfibrcdu Dauphin par rarchevfiquo de Toulouse.
20^ CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
beille, et Ton pourrait appeler cette estampe la corbeille de
Vertus; ou bien elles ressemblent a une troupe de femmes en-
tassees dans un bateau, et Ton crainttoujours que ce bateau ne
coule bas k cause du poids de sa charge. Du reste, point d'air
entre les figures, point de plans qui fassent avancer et reculer
les groupes. G'est qu'un graveur, quelque habile qu'il soit,
n'entend pas assez la magie des ombres et de la lumiere : c'est
la science du peintre, et du grand peintre.
L'obscurite de la composition vient de ce qu'elle n*a point de
sujet determine, defautauquel il eut ete facile de remedier avec
un peu de chaleur de tete. On a mis I'Histoire au milieu du cor-
tege des Vertus, que le voile derobait a nos yeux. G'est une ab-
surdite. II fallait que, plac6e hors de ce sanctuaire, elle attendit
que la Mort en d^chirat le voile, pour ecrire ce qui s'offrirait
a ses yeux. Voici done le tableau comme je I'ai entendu ar-
ranger a M. Diderot, et comme je faurais trouve interessant.
La Mort, debout a gauche, et vue par le dos, aurait dechire
le voile, et montre I'assemblee des Vertus. A droite, la Modes-
tie, debout aussi, mais vue de face ou de profil, aurait cherche
a s'envelopper des lambeaux du voile, dechires et tombants.
Toutes les Vertus se seraient portees d' action vers I'Histoire,
pour ^tre insciites de preference. La Justice aurait dit : C'est
moi qui suis la base des autres ; la Tendresse conjugale: G'est
moi qui suis la plus rare; la Prudence: Que seraient mes soeurs
sans moi ? Mais I'Histoire, placee debout et au premier plan, sur
le devant, entre la Mort et la Modestie, tenant sa grande plume
posee sur son livre 6ternel, a qui le dos du Temps enchaine
aurait servi de pupitre, leur aurait r^pondu en leur montrant
du doigt la Modestie, qui cherchait encore a se derober : G'est
par celle-ci que je vais commencer ; c'est d'elle que, dans ce
moment, vous recevrez le prix inestimable que vous avez. Et si
I'artiste eut eu d'ailleurs le feu et la poesie de Rubens, I'art de
donner des caracteres, de mettre du mouvement dans sa com-
position, de faire avancer et fuir ses figures, nous aurions eu
un tableau digne de I'id^e, qui est certainement ingenieuse.
— Les ecrivains celebres ont ordinairement h. leur suite un
certain nombre de roquets qui, au premier signe de dispute,
etourdissent le monde par leurs jappements. La querelle de
M. Hume avec M. Rousseau sera cause que ces roquets nous
JANVIKH 17G7. 205
importuneront pendant quelques mois. II paralt dt'*ji quatre
feuilles en faveur de M. Rousseau, toutes ecrites detestablement
par des polissons qu'on ne connait point, eti quilafaineantise,
et vraiseniblablement la niis^re, mettent la plume a la main.
L'un a publie une J uslifiail ion dc J can- Jacques llouascau * ; un
autre, un Pricis pour M. Rousseau^; un troisi6me, des lle-
flexiom poslhumcs sur le grand proch dc Jcan-Jarqnes avec
David^; un qualrifeme s'appelle le Rapporteur de bonne foi''.
Aucun n'a un seul fait nouveau k alleguer; tons s'occupent a
nous apprendre comment il faut voir les fails rapportes dans
VExposi^ succinct de la contestation. II y a, dans une de ces
rapsodies, la Letlre d'une femme, anonyme aussi, en faveur de
M. Rousseau, qui est encore plus b6te que le reste de ce plat
barbouillage.
Mais si les apologistes de M. Rousseau m'ennuient avec leurs
platitudes, je ne suis pas plus edifie des Notes qui viennent de
paraltre sur la Lettre de M. de Voltaire a M. Hume. II fallait
laisser cette Lettre comme elle est, et n'y pas revenir ; elle est
fort gaie, et elle avait beaucoup r6ussi. Les Notes qu'on vient
d'y ajouter forment un vilain et degoutant libelle, dicte par la
passion, qui est toujours b6te, et ou Ton reproche a M. Rous-
seau de vilaines choses qui, vraies oufausses, ne doivent jamais
souiller I'imagination et la plume d'un honn^tehomme.L'auteur
de ces Notes se fait d'ailleurs tr6s-indiscr^tement le defenseur
de M. Tronchin, de M.Helvetius, de beaucoup d'autres honnfites
gens qui ne Ten avaient pas charg6 : suivant la morale des pro-
cedes, il ne faut prendre en main que la cause de ceux qui vous
ont choisi pour avocat. M. le marquis de Ximen^s, qui a fait les
honneurs de ces Notes^ dit tout haut qu'elles sont de M. de
Voltaire. Je suis au desespoir d'etre oblige d'y reconnaitre son
style etsamani6re^ M.Hume nous aurait epargne ces chagrins
en gardant le silence sur sa tracasserie avec Jean-Jacques, qui,
1. Justification de J -J. Rousseau dans la contestation qui lui est survenue avec
M. Hume. Londrcs, 1100, in-12.
2. Precis pour M. Rousseau, en reponse d V Expose succinct de M. Hume, suivi
d'une lettro de M"'" '" (La Tour-Franquevillc) i I'auteur de la Jusli/kation de
M. Rousseau. Paris, l^GT, in-12.
3. Paris, sans date, in-12.
4. 1700, in-12. Par T. Verax.
5. Beucliot, daus rarticio Ximenes, qu'il a riJigtJ pour la France litleraire,
206 CORRESPONDANGE LITTI^RAIRE.
quoi qu'on en puisse dire, n'interessait certainement pas le
genre huraain. Quant a M. de Voltaire, on pent dire qu'il sait
tr6s-bien assigner les differents d^partements de ses affaires
diverses. M. d'Argental et compagnie ont le departement dra-
matique; d'autres, le departement philosophique, et I'illustre
Ximen^s, editeur de ces Notes, le departement des vilenies : car
voila deja deux ou trois fois qu'il nous fait des presents de la
part de M. de Voltaire, que ses vrais amis sont bien aflliges de
voir paraitre. Ces Notes fmissent par un desavceu. formel de
M. de Voltaire, de la Lettre a Jean-Jacques Pansophe ; desavoeu
tout aussi inutile que la plupart des autres pieces de ce triste
et absurde proems.
— Legraveur Lemire et Basan, marchand d'estampes, pro-
posent au public, par souscription, les Metamo?yhoses d'Ovide,
representees en une suite decent quarante estampes in-Zi°, d6-
diees a M. le due de Chartres. La souscription sera ouverte
jusqu'au mois de juillet prochain. Les souscripteurs payeront,
en quatre termes differents, quatre louis ; il seront fournis pour
le choix des epreuves suivant I'ordre du tableau, en sorte que
les premiers en date auront les premieres Epreuves. Geux qui
n'auront passouscrit payeront cinq louis, et n' auront d'^preuves
que celles qui resteront apres la fourniture des souscripteurs.
Quant au texte,on lira I'original d'un cote et la traduction fran-
caise de I'abbe Bannier de I'autre. Voila qui s'annonce fort bien:
or je dis que cela ne sera pas bien ^ Toutes ces entreprises
n'ont jamais r^pondu a I'attente des amateurs. En dernier lieu,
M. Fessard les a encore attrapes avec les Fables de La Fon-
taine, indignement executees par ce graveur. Ce que je sais,
c'est que dans toute cette foule immense de dessins et de gra-
vures qu'on a faits pour orner differents ouvrages de poesie et
d'imagination, il ne s'en Irouve pas un seul qu'un amateur
voulut avoir dans son cabinet ou dans son portefeuille. Ces en-
treprises, bien loin meme de tourner au profit de I'art, en
liatentla decadence, et ne doivent pas etre encouragees. II reste
h. ceux de nos graveurs dont le burin merite quelque estime
6tablit d'une fagon positive la part prise par Voltaire aux Lettres sur la Nouvelle-
Heloise, mais ne parle point de la Lettre a M. Hume.
\. Co livre vaut aujourd'hui de 400 h. 500 francs reli(5 en veau, et de 800 h.
1,000 francs relii5 en maroquin.
JANVIKR 1767. 207
un assez grand nombre de beaux tableaux a nous transmettre
par la gravure : c'est h quoi ils doivent employer leur talent.
S'ils ne peuvent ou ne veulent se charger d'un lei travail,
qu'ils meurent de faim ou qu'ils fassent des souliers : car, pour
leurs images, je ne conseillerai jamais h personne d'en donner
uneobole.
Pendant que M. Lemire et compagnie nous pr^parent leurs
images avec la traduction des Mi tumor phases faite par I'abbe
Bannier, un M. Fontanelle, dont je n'ai jamais entendu parler,
nous a donne une nouvelle traduction des MHamorphoses
d'Ovide, en deux gros volumes in-S" assez bien imprimes*. Ges
volumes sont encore orn6s d'images. C'est une fureur qui se
r^pand de plus en plus parmi nous, et qui rend les livres chers
et de mauvais gout. Les Anglais, qui executent les plus beaux
ouvrages en fait de typographie, n'ont pas la manie d'y ajouter
de mauvaises images. Quant a M. Fontanelle, qui me parait
differer de feu M. de Fontenelle par plus d'une voyelle, on m'a
assure qu'il est I'auteur de cette mauvaise tragedie de Pierre
le Grand, qui a paru sur la fm de Fannee derniere. S'il faut
juger de son- style par sa tragedie, on peut Jeter sa traduction
et ses images au feu. Mais avant de juger lequel merite la pre-
ference de I'abbe Bannier ou de M. Fontanelle, il faudrait que la
possibilite de traduire en fran^ais un poeme tel que les Mita-
morphoscs d'Ovide me fiit demontree : or, c'est prccis^ment le
contraire qui m'est d^montre. Je soutiens qu'il est impossible
de traduire les Milamorphoses, a moins d'etre aussi grand
poete qu'Ovide lui-m^me ; comment, sans cela, transmettre
dans une autre langue ce coloris precieux qui fait le merite par-
tlculier de ce poeme? Un homme qui serait digne de le traduire
s'en d6sespererait k chaque page ; il n'y a qu'un pedant froid
comme la glace, qui puisse achever patiemment un ouvrage qui
ne peut lui plaire qu'autant qu'il n'en connait pas la difficulte.
— Je suis un peu humili^ de n'avoir pu, malgre tous les
soins que je me suis donnes, reussir jusqu'a present a voir la
tragedie nouvelle de M. de Voltaire intitulee les Scythes. Elle
est cependant imprimee, cette tragedie, et je crois que I'edi-
1. On a publju uno nouvelle Edition do la traduction des Metamorphoses d'Ovide,
de M. Dubois-FontancUe, en 1802, 4 vol. in-S". L'auteur, natif do Gronoblc, est
mort dans cclto villc Ic 15 fcvricr 1812, tgi do soixante-quinze aus. (B.)
208 CORRESPONDANCE LITTfiUAIHE.
tion entifere est arrivee k Paris ; mais M. d'Argental et
M. Le Kain, charges du departement dramatique de notre sep-
tuag^naire, en ont arrete impitoyablement la publication, lis
delibferent si cette oeuvre ne doit pas 6tre jou6e avant d'etre
livree au public par I'impression. M. de Voltaire, plus modeste
et moins ambitieux que ses amis, s'est contente d'oITrir sa tra-
gedie k la lecture sans la presenter aux Comediens. II fait bien,
mais ses amis font mieux : car si cette pi6ce peut etremise sur
le theatre, pourquoi ne la point montrer au public de sa veri-
table place? La difliculte sera de trouver les acteurs necessaires
aux differents roles. II y a deux vieillards, et nous n'avons que
Brizard tout seul ; et M"^ Glairon est si peu remplacee par nos
debutantes que je serais fort embarrasse de dire a laquellj
• d'entre elles il faut donner le role de la princesse.
Au reste, si je souffre pour ma part de la rigidite avec
laquelle M. d'Argental et soa bras droit, M. Le Kain, derobent
cette piece a la connaissance du public, je ne la blame pas
pour cela. Je desire seulement qu'il n'arrive point d'infidelite
ou d'indiscretion qui nous mette en possession de la pi^ce
avant que le conseil souverain ait decide d^fmitivement de son
sort. En attendant, pour satisfaire a mon devoir, je profiterai d'un
hasard heureux. M. Le Kain a confie la tragedie des Scythes a
M. le comte de Schomberg, mar^chal des camps et armies du
roi, avec qui j'ai I'honneur d'etre lie d'amitie depuis ma pre-
miere enfance, et qui a bien voulu employer le peu d'heures
qu'il a 6te en possession de la piece k faire pour moi, k mon insu,
I'extrait que vous allez lire. La parole qu'il avait donnee de ne
point laisser cette pifece sortir de ses mains ne lui a pas permis
de me mettre ci portee de faire cet extrait moi-m^me^
On pourrait craindre que cette tragedie ne languit un peu
en quelques endroits. Quoiqu'on y reconnaisse toujours le
coloris de I'auteur de la Henriade, le style parait un peu faible.
Quant a la machine, elle est bien compliquee, et le moindre
inconvenient, comme le plus ordinaire, de ces sortes de
machines est que le discours des personnages est employe a
faire savolr au spectateur toutes les choses dont le poete a
1. Nous supprimons I'analyse da cette tragedie, qu'on trouvera tome VI 'des
OEuvres completes de Voltaire, Edition Gamier fr^res.
JANVIER 1767. 209
int6r6t de I'instiuire, ce qui 6te au discours sa v6rite et sa force.
Remarquez que les deux derni6res tragedies de M. de Voltaire,
savoir, les Scythes et Olympie, ne sont proprement que des
op6ras dans le godt de Metastasio, et qu'avec tr6s-peu de chan-
gements on en ferait des drames lyriques.
Quant au ton, il a cette faussete qui regne en general dans
la trag6die francaise, et qu'un grand hommc comnie M. de
Voltaire pouvait seul bannir de notre th64tre. La peinture des
mcDurs ^trang^res est sans doute precieuse; mais pourquoi y
employer des couleurs I'rancaises? Cette faussete me rend la
trag^die insupportable, et j'aime mieux ne m'y jamais ren-
contrer avec des Romains, des Grecs, des Perses et des Scythes,
que d'entendre cette suite d'idees francaises qui sort de la
bouche de tous ces gens-li. lis ne disent pas ce qu'ils doivent
dire; ils disent ce que j'en dois penser. Ces Scythes, par
exemple, qui se vantent sans fin etsans cessede leur simplicite,
comme si un peuple simple savait qu'ii Test ! lis rejeitent les
presents des Persans comme des
Instnrments de mollesse, ou, sous Tor et la sole,
Des inutiies arts tout Tessor se d6ploie.
11 n'y a qu'un peuple lres-raflin6 par le luxe qui puisse ainsi
parler de quelques meubles de luxe. II est d'ailleurs d'expe-
rierice generate qu'un peuple sauvage a toujours re^u avec
avidite les meubles des peuples polices, quoiqu'il n'en connut
pas I'usage, par la seule raison que la nouveaute a toujours
droit d'interesser et I'homme sauvage et I'homme police.
Voulez-vous, a present, savoir k quel point cette faussete est
enracin6e sur notre theatre? lisez le portrait qu'Indatire fait
d'Obeide dans la premiere sc6ne de cette tragedie :
De son sexe et du n6tre elle unit les vertus :
Le crolriez-vous, mon p^re? elle est belle et rignore;
Sans doute elle est d'un rang que chez elle on honore;
Son arae est noble au moins, car elle est sans orgueil;
Jamais aucun degoQt ne gla^a son accuell;
Sans avilissement d tout elle s'abaisse;
D'un p6re infortun6 soulage la vieillesse,
Le console, le sert, et craint d'apercevoir
Qu'elle va quelquefois par-delA son devoir.
vu. 44
210 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
On la voit supporter la fatigue obstinee,
Pour laquelle on sent trop qu'elle n'6tait point n^e.
Je dis qu'il n'y a pas la un vers qui ne soit faux. Le fils
d'un fermier general qui aurait fait ce portrait d'une fille de
qualite pauvre, retiree en province avec un p6re indigent,
serait un assez joli sujet, et meriterait d'epouser cette fille ;
mais le fils du Scythe Hermodan doit-il parler comme le fils
d'un fermier general? Est-ce qu'en Scythie on savait ce que
c'est que noblesse ou avilissement? Un peuple sauvage ne con-
nait que la vertu et le vice, que le bon et le mauvais. En tout
cas, r avilissement chez les Scythes aurait consiste a ne point
servir son pere, et dans mille ans il ne serait venu dans la
t^te du plus fieffe petit-maitre scythe de faire a Ob6ide un
m^rite d'un devoir si naturel et si indispensable. Je dis qu'aussi
longtemps que la tragedie conservera ce ton faux, elle pourra
amuser la jeunesse ignorante ; mais elle ne plaira point a
I'homme instruit, et ne sera pas digne d'un peuple eclaire.
Malgre tout cela, je ne doute pas que la tragedie des Scythes
ne r^ussit beaucoup k Paris si elle etait jouee, et il en faut tou-
jours venir h. dire que la vieillesse de M. de Voltaire est bien
differente de celle de Pierre Corneille.
— II y a quelques annees que M. de Voltaire envoya tr6s-
incognito une tragedie du dernier Triumvirat de Rome, a
M. Le Kain, pour la faire jouer. Le secret fut parfaitement
garde. On pr6senta la piece aux Comediens de la part d'un
auteur anonyme. On disait en confidence a quelques amateurs
du theatre que cette tragedie etait d'un jeune jesuite qui,
depuis la dissolution de la Societe, etait tout pres de courir la
carri6re dramatique s'il pouvait y esperer quelque succes. La
pi6ce fut jouee ; elle tomba, et, qui pis est, elle fut oubli6e au
bout de huit jours. M. de Voltaire eut tort de garder ainsi I'in-
cognito. Si les h^ros n'ont pas besoin d'aieux, si tout I'eclat
qui les environne vient de leur propre merite, il n'en est pas
ainsi de certains enfants faibles qui ont besoin de la gloire de
leurs peres pour eire toleres. Mais je sais bien pourquoi M. de
Voltaire se cacha alors^ On lui avait fait un crime, quelques
1. Grimm I'avait appris depuis la representation de I'ouvrase, car il le traita,
JANVIER 1767. 211
ann^es auparavant, d' avoir trait6 le sujet d'Electre et celui de
Catilina, mis sar le theatre par le vieux Crebillon. Celui-ci
avail aussi fait une tragedie du Triumvirat, qui etait tomb6e :
M. de Voltaire craignit d'exciter de nouveau des clameurs,
d'avoir os<^ encore tenter un sujet trait6 par son rival, qu'on
avait eu I'audacc de nommer, pendant trente ans de suite, son
maitre dans Tart du th^tre. !l£trange sottise du public! Cette
emulation entre deux poetes, qui ne pouvait 6tre trop encou-
ragee, qui tournait tout enti^re au profit de I'art, fut traitee
alors de crime, et M. de Voltaire fut presque trait6 de voleur
de grand chemin, qui envahit I'h^ritage de son voisin, et
comme un monstre achame a arracher tons les brins de laurier
de la t6te d'un vieillard. Ce n'est pas qu'on s'interessat a Cre-
billon, qui n'avait rien de recommandable quant au personnel,
et qui est deja presque oublie ; mais I'envie d'abaisser son
illustre rival, qui avait recueilli tous les lauriers de la litt^ra-
ture sur sa tete, se travestit en vengeresse de mauvais proced6s,
et cherchait k calomnier et a persecutor, en se couvrant du
masque de la generosite. Ce n'est que depuis pen qu'on sail
que M. de Voltaire est I'auteur de cette tragedie du Triumvirat,
tomb^e ainsi que celle de Crebillon. II vient de la faire impri-
mer sous le titre d'Ortace et lejeune Pompie, ou le Triumvirate
Le sujet est historique, le caractfere des personnages aussi;
mais la fable est presque toule d'invention. Tout le tissu et le
style en sont faibles, et quand on a lu cette pi^ce, on n'est pas
^tonne qu'elle n'ait point fait d'efiet au theatre. Malgre cela, je
suis persuade que le nom de M. de Voltaire lui aurait procure
un succ^s passager. Les temps sont chang6s. Cet acharnement,
si ridicule et si honteux pour notre siecle, n'existe plus. Depuis
environ dix ou douze ans, M. de Voltaire jouit du privilege
d'un grand homme mort; I'envie et la calomnie n'osent plus
sifller, ou du moins elles nexcitent plus que de I'horreur, et il
ne faut pas nous faire honneur de cette justice tardive. Si M. de
Voltaire jouit de quelque faveur au milieu de la haine qu'on
porte k tous les autres philosophes de France, c'est a son
lorsqu'il parut, avec unc 8(Jv6rit^ qu'il n'oilt certos pas montr^o s'il eAtsu que
Voluire en etait I'auteur. Voir tome VI, p. 32. (T.)
\. Octave et le jeune Pompee, ou le Triumvirat, tragedie avec des remarqucs
sur les proscriptions. Amsterdam et Paris, 17G7, ia-S°.
212 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
absence qu'il en est redevable. Au reste, si sa trag^die du
Triumvirat est faible, les remarques sur les proscriptions dont
il I'a accompaga^e sont excellentes. G'est un morceau que vous
lirez avec grand plaisir, et qui peut, je crois, se soutenir a c6t6
des meilleurs Merits de cet illustre auteur. II n'appartenait qu'k
lui d'associer les persecutions religieuses de nos sifecles mo-
dernes aux proscriptions des Sylla, des Octave, des Marc-An-
toine, et de les intituler Des Conspirations contre les peuples,
Cette seule inscription du dernier cliapitre de ces remarques
est d'un homme de genie.
— On vient d'imprimer a Paris une feuille intitulee RSponse
de M. de Voltaire k M. Vabbi d'Olivet. Ce vieil academicien a
fait faire une nouvelle Edition de sa Prosodie francaise, ouvrage
estime. II en a envoy6 un exemplaire a M. de Voltaire, et c'est
ce qui a donne occasion a cette reponse, dans laquelle on
trouve plusieurs remarques utiles sur la langue, des observa-
tions sur Quinault et Lulli, sur le style du philosophe de Sans-
Souci, sur les langues anciennes et modernes. Gela est ecrit
avec I'agrement et la grace qui n'ont jamais quitte la plume
intarissable du patriarche de Ferney. Ce qu'il dit sur Quinault
et Lulli est de I'^vangile de I'autre si^cle, et a passe de mode
depuis que M. de Voltaire n'est plus en France. J'ose I'assurer
qu'il est impossible de mettre en musique les vers harmonieux
et sublimes de la premiere scfene de Proserpine. J'ose soutenir
encore que la poesie dramatique doit 6tre essentiellement difie-
rente de la poesie 6pique. Tout poete qui veut tirer ses sujets,
pour le theatre lyrique, des Metamorphoses d'Ovide, a d6ji un
projet absurde ; et s'il veut imiter jusqu'au style d'Ovide dans
les pieces faites pour 6tre representees, il peut se vanter de
n' avoir pas les premieres notions du gout veritable. Si les vers
harmonieux et sublimes de Quinault sont bons pour la musique,
il faut prendre Metastasio et le jeter au feu. G'est une execution
que je ne ferai pas encore ce mois-ci. Notre patriarche n'en-
tend rien en musique, et pas grand' chose en peinture; mais
son lot est assez beau pour qu'il puisse s'en contenter. On
pretend qu'il fait actuellement uu poeme burlesque sur les
troubles de Geneve ; c'est un peu trop tot. II faudrait que ces
troubles eussent cesse, ou fussentprfes de leur fin; peut-6tre les
ridicule pourrait-il alors etre employ^ avec succes contre les
FfiVRIER 1767. 213
gens assez fous pour s'attirer des maux r^cls ot funestes dans
la crainte de quelques maux incertains et imaginaires.
VERS A METTRE AU BAS DU PORTRAIT
DE M. DE LA CIIALOTAIS.
On assure que ces vers ont etc trouv^s ecrits au bas du
portrait de M. de La Chalotais, qui est dans la chambre de la
noblesse k Rennes :
Sa sagesse et sa ferinet6
Ont fait pillir la calomnie :
Qui lui voulut 6ter la vie,
Lui donna rimmortalitd.
— La gravure da tableau de Greuze, connu sous le nom du
Paralytique ou de la lUcompeme de la bonne Hucation donnh^
vient d'etre achev6e, et cette estampe paralt depuis quelques
jours. Elle «st d^diee a I'lmp^ratrice de Russie, qui a achete le
tableau I'ann^e dernifere, pour la galerie imp6riale de P6ters-
bourg. Qette estampe a de Teffet; etpuisqu'il ne nous reste en
France de ce beau poeme que cette faible traduction, il faut
bien s'en contenter. Elle a 6t6 grav6e par Flipart, et se vend
seize livres. Ceux qui voudront 1' avoir feront bien de se d6p6-
cher avant que les meilleures epreuves ne soient enlevees.
FJ^VRIER.
I" fdvricr 1767,
Le 22 Janvier, M. Thomas prit stance k I'Academie fran^aise,
et pronon^a, suivant I'usage, son discours de reception dans
une assemblee publique. Cette assemblee fut aussi nombreuse
que brillante. II y a trois tribunes dans la salle de I'Academie,
dont I'une est k la disposition du recipiendaire ; I'autre, k celle
du directeur de I'Academie, qui recoit le nouvel acad6micien; la
troisi^me appartient au secretaire perp^tuel de TAcad^mie, ou
%
2U CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
k celui qui, en son absence, en fait les fonctions : c'etait cette
fois-ci M. d'Alembert. Ces trois tribunes sont ordinairement
reservees aux dames; mais quoiqu'elles fussent bien remplies,
il y en avait un grand nombre de repandues dans le parquet,
parmi les hommes les plus distingues de tous les ordres et de
tous les etats. M. Thomas est fort aim6, et ce concours le
prouve bien. On battit des mains d6s qu'il parut, et son discours
fut interrompu a chaque endroit remarquable par des applau-
dissements tr^s-vifs.
Si des critiques severes y ont trouv6 quelques longueurs et
de I'uniformit^ dans le ton, ils ne nient point que ce discours ne
soit rempli de pensees fortes, de sentiments elev6s, d'images
brillantes ; et s'ils osent accuser I'auteur d'orgueil , ils ne
peuvent disconvenir qu'il ne place cet orgueil de la manifere la
plus noble et la plus digne d'un honn^te homme.
M. Thomas a voulu peindre dans son discours rhomme de
lettres citoyen. Peut-6tre r6l6ve-t-il un peu trop, car il partage
le soin de I'univers pr^cisement entre I'homme d'Etat qui gou-
verne, et I'homme de lettres qui I'eclaire. Mais malheur a celui
qui ne sait ennoblir sa profession, qui n'en salt agrandir la
sphere! il y sera toujours mediocre. D'ailleurs, il n'y a qu'k
s' entendre. Si le tableau que M. Thomas trace de I'homme de
lettres ne pent convenir a tous les Quarante que Timmortalit^
rassemble au Louvre; si I'abbe Batteux et I'abbe Trublet, et
tant d'autres, n'ont pas le droit de s'y reconnaitre, qui oserait
contester k I'homme de g^nie son influence sur 1' esprit public,
et les revolutions qui en resultent : influence moins prompte,
mais plus sure et plus glorieuse que celle de la puissance, et
dont les souverains memos ne peuvent se vanter qu'autant qu'ils
savent allier le pouvoir au talent et a la capacity ! Ainsi I'un
de ces Quarante, I'homme immortel qui a choisi sa retraite au
pied des Alpes, lorsque, par I'efTet aussi infaillible qu'imper-
ceptible de ses ecrits, le fanatisme sera tombe desarme, la
superstition devenue meprisable et ridicule; lorsque la lumiere
et la raison, repandues dans toute I'Europe, auront rendu les
generations suivantes et plus 6clairees, et plus douces, et
meilleures; cethomrae immortel, dis-je, sera eleve par la pos-
terite sur un piedestal, comme le plus grand bienfaiteur du
genre humain; son nora sera grand et glorieux, tandis que
FfiVRIER 17G7. 215
celui de vingt rois, ses contemporains, sera e(Tac6 des fastes de
rhumanite, et rel6gu6 dans ce catalogue obscur de souverains
oisifs qui n'ont rien fait pour le bonheur de leurs peuples.
On ne saurait done dire que M. Thomas ait precisement
outre le tableau de I'influence de Thomme de lettres sur I'es-
prit public ; car rhomrae de g6nie est devenu r6ellement I'ar-
bitre des pensees, des opinions et des pr^juges publics; Tim-
pulsion qu'il donne aux esprits se transmet de nation en nation,
se perp^tue de sifecle en sifecle, depuis que Timprimerie et la
facility d'^crire ont 6tabli cette communication de lumiferes et
ce commerce de pensees qui s'etendent d'un bout de I'Europe
a I'autre, et qui changeront i la longue infailliblement la face
du genre humain, si quelque bouleversement universel du
globe, quelque grande calamite physique, ne mettent point de
homes a leurs progr^s. Geux qui ont de la peine a accorder k
I'homme de lettres un role si glorieux ne font en cela que
rendre publique leur secrfete nullity. lis s'accusent ainsi, sans
le vouloir, de ne trouver en eux-m6mes aucun talent pour
aspirer et concourir k de si nobles fonctions; ils voudraient
concentrer tbute la consideration publique dans le rang et les
avantages exterieurs de la fortune, parce qu'ils desespferent de
la partager a d'autres titres ; mais je vais les consoler, et leur
prouver, pour leur plus gi-ande satisfaction, que s'ils peuvent
consentir d'6tre oublies apr^s leur mort, ils n'ont rien k craindre
pour la jouissancepaisible de leurs prerogatives pendant leur vie.
C'est que tout homme qui rend des services au genre
humain ne doit en esperer aucune recompense de son vivant.
Pour jouir de sa gloire, 11 faut que ses travaux, apr^s avoir ete
en bulte a la haine et a la calomnie de ses contemporains,
aient et6 consacres par le temps ; et cette consecration ne se
fait que lenleraent. L'eloge du bienfaiteur du genre humain
n'est dans la bouche des hommes que lorsqu'il ne peut plus
I'entendre. Ainsi, tout homme de genie qui embrasse la pro-
fession des lettres fait un acte d'heroisme volontaire ou invo-
lontaire. Que cet acte soit r6flechi ou non, son devouement au
bonheur de sa race n'est ni moins entier ni moins courageux
que celui du citoyen g6n6reux qui s'immole au salut de la
patrie. Si la gloire qu'il apercoit au bout de la carrifere le sou-
tient, s'il ose jouir d'ayauce de la reconnaissance de la
216 CORKESPONDANCE LITTERAIRE.
posterite, il peut compter avec plus d'assurance encore sur
I'ingratitude de son siecle. II court deux dangers inevitables :
I'un, de combattre les opinions, les abus, les prejuges, sans le
ressort de la crainte, puisqu'il n'a aucun pouvoir exterieur;
I'autre, de ne pouvoir rieri entreprendre sans faire sentir a ses
egaux sa superiorite d'esprit; sorte d' empire que la vanite et
la sottise ne savent pardonner. Ce n'est done que lorsque la
generation, et avec elle les id6es, se sont renouvel6es; lorsque
les barri6res que I'interet a opposees aux progrfes de la raison
sont forcees, que Thomme de genie commence a prendre du
genie et k exercer du pouvoir sur les esprits. Son empire et sa
gloire ne peuvent commencer que lorsqu'il a cesse de vivre.
Voila I'histoire, chez tous les peuples et de tous les temps,
de ces sages qui ne ses ont pas bornes a plaindre les erreurs des
hommes, et qui ont voulu y apporter des rem^des ; et j'ose
croire que si M. Thomas nous avait montre I'homme de lettres
sous ce point de vue, son tableau en serait devenu moins
emphatique, plus int^ressant et plus pathetique. Jamais
tableau n'eut 6te presente au public plus ,k propos. Quel est
aujourd'hui parmi nous I'homme de lettres de quelque m6rite
qui n'ait eprouve plus ou moins les fureurs de la calomnie et
de la persecution, qui n'ait et6 denonce au gouvernement
comme ecrivain dangereux, comme mauvais citoyen, et pres-
que comme perturbateur du repos public ; qui ne soit regard^,
par le plus grand nombre de ses compatriotes, comme un
homme que la societe netolfere que par un excfes d'indulgence?
Si des moeurs plus adoucies garantissent nos philosophes de
ces violences qui ont signale I'atrocite des siecles barbares, c'est
avec regret que leurs ennemis les voient a I'abri de leur rage ;
et le poison de la haine agissant toujours avec la meme activity,
faut-il s'etonner qu'a la longue ni I'homme d'l^tat, ni le magls-
trat, ni la partie du public la plus saine et la plus equitable, ne
puissent se defendre de son atteinte, et que, fatigue par des
cris continuels, on se persuade enfm que celui qui est toujours
attaqu(5 ne saurait etre enti^rement sans reproche ?
M. Thomas n'a pas os6 tenter d'arracher a la calomnie son
poignard, ni de faire rougir son si6cle de ses injustices ; mais,
en accordant a I'homme de lettres une influence subite qu'il
n'eut jamais, en le pla^ant de son vivant a cote de rhomme
FfiVRIER 1767. 217
d'etat, il a 6t6 censur^ d'exageration avec quelque raison. On
s'est moque de ce cabinet solitaire ou riiomme de lettres, me-
ditant, a la patrie k ses c6tes, la justice et riiumanite devant
lui, avec quelques autres satellites qui n'ont pas 6chappe aux
plaiganteries de nos agr^ables.
Le grand defaut de M. Thomas, c'est d'etre toujours uni-
form6ment 61ev6. 11 faut savoir manager des repos dans un
tableau; il faut que des ombres fortes fassent soriir les clairs.
C'est un art que J.- J. Rousseau possfede superieurement. II se
repose, et puis il s'61ance dans les nues avec une force qui
entraine tons ses lecteurs avec lui. Quand on ne sait pas ce
secret, a force d'etre sublime on devient emphatique et fatigant.
Je souhaite a M. Thomas un peu de cette simplicite qu'il
vante tant dans les:ouvrages de son pr6decesseur, et il ne lui
manquera plus rien pour 6tre grand ccrivain. Alors il ne nous
parlera plus de ces crises violenles ou les Etats se heurtent et
se choquent; il ne nous fera plus marcher au bruit de la chute
des empires, il ne cherchera plus les moyens de donner aux
lois du poids contre la mobility du temps; la correction du
style meme y gagnera, et ce soin fut toujours cher aux grands
orateurs. i\insi je ne voudrais pas lire : assocUiivos assemblies ;
je crois qu'il serait plus correct de dire : assocU i\ vos travaux,
Je ne crois pas qu'en parlant du cardinal de Richelieu, on
puisse dire : // vons fonduj messieurs. II me semble qu'il fallait
dire : // fonda tAcaddmie.
L'61oge de M. d'AIembert a ete prodigieusement applaudi.
« Un roi, dit M. Thomas, appelle Socrate a sa cour, et Socrate
reste pauvre dans Ath6nes. » Si ce trait est historique, il faut
convenir qu'il est heureusement employ^. J'avoue de bonne foi
que j'ignorais que Socrate eut ete appele par un roi de Mace-
doine; je ne me rappelle pas m6me le nom de ce roi Archelaiis,
cite par M. Thomas comme contemporain de Socrate ; il faut
que je rapprenne un peu mon histoire de la Gr^ce.
Quant a I'eloge de M. Hardion, auquel M. Thomas succ^de,
je le regarde comme une gageure par laquelle I'auteur a voulu
prouver qu'il n'y a point de sujet sterile pour un homme elo-
quent ; mais en conscience cet 6loge est trop long. La simplicite
du style de M. Hardion, que M. Thomas compare i la modestie
de sa personne, etait, en termes non acad^miques, la pure plati-
218 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
tude. II est plaisant de voir M. Thomas lui faire im merite de
n'avoir eu ni force, ni finesse, ni profondeur, ni parure;
M. Thomas serait bien fach^ de meriter un seul mot de cet
eloge. En general, il serait a desirer qu'on put elaguer des dis-
cours de reception cet enorrne fatras de louanges.
M. le comte de Clermont, prince du sang, devait, en sa
qualite de directeur, repondre au discours de M. Thomas; mais
ce prince ne va point a I'Academie. II a consent! d'etre un des
Quarante, il y a dix ou douze ans, on ne sait pourquoi. II se
rendit alors a I'Academie, et y resta cinq minutes, mais sans
prononcer de discours de reception ; il n'y est pas retourne
depuis *. Le sort I'ayant fait directeur de quartier, M. le
prince Louis de Rohan Gu^menee, coadjuteur de Strasbourg,
se trouvant chancelier de I'Academie, repondit au discours de
M. Thomas. Gette r^ponse est courte, noble et simple. La der-
ni^re partie surtout m'a paru fort bien. II y a, au commence-
ment, un eloge des lettres un pen commun, et que j'aurais
voulu retrancher.
Apres cette cer6monie,M. Thomas a lu la plus grande partie
du quatri6me chant de son poeme epique, Pierre le Grand,
cmpereur de Russie. Le sujet de ce chant est le voyage du czar
en France. Le poete, pour pouvoir raettre Pierre en conver-
sation avec Louis XIV, a avance son voyage en France de
douze a quinze annees. On s'est beaucoup r^crie sur cet ana-
chronisme, et j'avoue que je me moquerais bien des crieurs
s'il en resultait de grandes beautes. II est bien question
d'exactitude chronologique dans un ouvrage qui est fait pour
I'eternite! et vous verrez que le quatrieme chant de V£nSide
m'enchante, m'attendrit, me touche moins, parce que je sais
qu'lfinee et Didon n'ont pas m6me vecu dans le m6me sifecle!
Mais j'avoue aussi que je ne sais pourquoi M. Thomas apref^re
de mettre Louis XIV aux prises avec Pierre le Grand ; le per-
sonnage de Philippe d'Orl^ans, regent du royaume, m'aurait
paru plus piquant et plus propre k ce role. Ce Louis XIV,
malheureux et vieux, est triste a mourir. II endoctrine le czar
un peu pedantesquement. Si leur entrevue s'etait reellement
ainsi passee, je pense que Pierre, en se retrouvant le soir seul
1. Voir tome II, p. 312.
FfiVKIER 1767. 21^
avec Le Fort, lui aurait dit en confidence : « Le bonhomme
radote, il n'y a plus personno ; n ou, avec plus de philosophie,
cette entrevue, lui montrant la vanite de toutes choses, aurait
6t<5 tr6s-capable de diminuer et m6me d'6teindre le desir d'exe-
ruter les sublimes entreprises que ce grand homme m6ditait.
Ce qu'il y a de certain, c'est que Louis XIV, aflaibli par I'Uge
et les malheurs, degrade par son manage avec la veuve de
Scarron, par le caillotage d6vot, et par les tracasseries eccle-
siastiques qui s'ensuivirent et qui I'occup^rent enti^rement,.
6tait beaucoup raoins propre h. se trouver vis-i-vis de Pien*e,
que cet aimable regent, qui ne croyait pas en Dieu. En general,
s'il n'^tait pas temoraire de juger, par un seul chant, de tout
un poeme, je craindrais que celui de M. Thomas ne manquat
de g^nie. Or, pour peindre k la posterity le createur d'un
nouvel empire, et un prince en tout point aussi singulier que
le czar, il faut du g6nie k chaque vers. Dans le chant que
M. Thomas a lu, Pierre ne joue que le second role. II ecoute,
ou, quand il parle, il ne dit que des lieux communs qui n'ont
rien de ce caract6re energique et sauvage que le poete ne pouvait
conserver trop pr^cieusement au reforraateur de la Russie. Ce
chant ne renferme qu'une esquisse assez languissante du siecle
de Louis XIV, esquisse ornee d'une immensity de beaux details,
mais dans laquelle il me semble qu'on ne remarque pas assez
ce premier jet de genie qui s'61ance comme une belle fusee k
travers I'obscurite. Ce chant, que des censeurs rigides ont
appele une gazette rimee, etait done le plus facile et le moins
interessant pour nous, qui savons le siecle de Louis XIV par
coeur. C'est le si6cle de la Russie qu'il fallait nous montrer;
c'est \k que le poete peut cueillir des lauriers : tout y est neuf ;
rien n'a encore occupe le pinceau de ses rivaux.
— M. de Silhouette, ministre d'fitat, ancien controleur
g^n6ral des finances, vient de mourir d'une fluxion de poitrlne
a un age peu avanc6. Je crois qu'il n'avait que cinquante-sept
ans*. On a pr6tendu qu'il 6tait mort d'une ambition rentree,
comme on dit d'une petite v6role rentree. En effet, apr6s avoir
su s*61ever d'une condition obscure aux premieres places de
riitat, il n'a pas su s'y conserver, et Ton assure qu'il n'a jamais
1 . II 6tait ti6 Ic 5 juillet 1709, et il mourut Ic 20 janylor 1767.
220 COHRESPONDANCE LITTERAIRE.
pu se consoler d'avoir ete renvoye. II avait 6te longtemps atta-
ch6 a M. le marechal de Noailles. De la il avait pass6 a M. le
due d'Orl^ans en qualite de secretaire des commandements. II
parvint ensuite a etre chancelier, garde des sceaux de ce
prince, et, en 1759, le roi le prit pour controleur general de
ses finances ; mais il ne put se maintenir dans cette place plus
de huit mois, et son court ministere a 6te regards comme une
epoque sinistre et malheureuse. M. de Silhouette avait des
connaissances fort etendues; mais il avait, je crois, peu de
talent. Le talent d'un ministre consiste dans la justesse des
vues et des mesures. M. de Silhouette d6buta par attaquer la
finance, et ne vit point que le moment d'une guerre tr6s-cou-
teuse n'etait point du tout favorable pour cela. Toutes ses
operations manqu6rent, et il perdit la tete. On lui reproche de
ne I'avoir pas perdue assez pour n^gliger son int6ret particulier.
II trouva le secret de se faire une rente viag^re de soixante
mille livres avec une somme de vingt mille livres qu'il employa
a acheter sur la place de mauvais effets qui n'avaient nul
credit, et qu'il fit ensuite prendre au roi pour comptant a leur
premiere valeur. II 6tait plus noble de recevoir de son roi en
pur don un bienfait, que d'avoir I'air de 1' acheter par un vilain
et indigne tripotage. La reputation de M. de Silhouette etait
trfes-mauvaise. Quant a son caractfere moral, il passait pour
fripon et pour hypocrite. II avait affiche toute sa vie une grande
devotion, et rien n'est moins indifferent quand on veut aspirer
aux places. 11 avait traduit dans sa jeunesse VEssai de Pope
sur rhomme\ et I'ouvrage de Warburton, sur I'accord de
la Foi et de la Raison ^ Ges traductions, la premiere surtout,
ne sont pas estimees, et I'auteur sentit bientot que la carrifere
des lettres ne le m^nerait pas au bout auquel il tendait. Depuis
la mort de sa femme, il s'etait retire a la campagne, et eniie-
rementlivre aux pratiques de devotion. M. de Silhouette parlait
bien, avecnettete et precision, mais sans chaleur. Si parhasard
il a ete honnete homme, il est a plaindre, car il avait I'air faux
et coupable.
i. Londres, 1736, in-12.
2. Dissertation sur Vunion de la religion et de la politique, Londres, 1742,
2 vol. ia-12. Silhouette est auteur de plusieurs autres ouvrages, originaux ou
ti-aduits.
FP'iVRIER 1767. 221
— M.Tercier, ancien premier comniisdes affaires (^trang^res,
vient de mourir subiteraent k I'age de soixante et quelques an-
uses. 11 6tail de I'Acadtimie royalc des inscriptions et belles-
lettres. 11 avait 6t6 aussi censeur royal ; mais il perdit ceite
place et celle qu'il avait aux affaires etrangeres, pour avoir
donn6 son approbation au livre Le VEsprit. C'6tait un bon
homme qui ne voyait point de mal en tout cela. On fit, dans ce
temps, une chanson qui disait que pour lui I'esprit etait affaire
6trang6re*. Sa disgrace n'influa point sur sa fortune. On lui
conserva ses pensions, et Ton pretend que le d^partement des
affaires 6trang^res lui donnait souvent de quoi s'occuper dans sa
retraite.
— Nous avons aussi perdu un m6decin appele M. Renard ;
c'^tait I'Esculape du Marais. Une de ses devotes disait un jour
que c'etait le premier medecin de Paris. Un mauvais plaisant
ajouta : « En entrant par la porte Saint-Antoine, » parce que
M. Renard logeait tout aupr^s. Ce M. Renard, trouvant un jour
aupr^s d'une de ses malades un vieil abbe qui jouait tranquil-
lement au piquet, il I'envisage, et lui dit : « Que faites-vous la,
monsieur I'abbe? Allez-vous-en chez vous, faites-vous saigner ;
vous n'avez pas un instant a perdre. » L'abbe, effraye au der-
nier point, reste immobile. On le transporte chez lui ; M. Renard
le saigne trois ou qualre fois de suite, lui fait prendre del'eme-
tique, et le trouve toujours aussi mal qu'auparavant. Le iroi-
si^me jour, on appelle le fr6re du malade, qui etait a la cam-
pagne. II arrive en hate: on lui dit que son fr^re se meurt; il
veut savoir de quelle maladie; M. Renard lui dit que son fr^re,
sans s'en apercevoir, avait eu une forte attaque d'apoplexie,
mais qu'il I'avait heureusement decouvert en lui voyant la
bouche tout de travers, et qu'il I'avait secouru en consequence.
(( Eh, monsieur, lui dit cet homme, il y a plus de soixante ans
que mon fr^re a la bouche de travers. — Eh ! que ne le disiez-
vous! » r6pondit le docteur en s'en allant, sans attendie I'effet
de r^metique qu'il venait d'administrer.
— M. de Mondonville s'est avise de remettre en musique
*rop6ra de Thhi^Cj psalmodie, il y a cent ans, par I'ennuyeux Lulli.
11 a voulu faire avec le poeme de Quinault ce que les maltres de
1 . Voir cette cbaasoo, et dos details rclatifs ^ la dcstitutiou de lercier, t. IV, p. 30.
222 CORRESPONDANCE LITTERAIHE.
chapelle d'ltalie font avec les poemes de Metastasio. Son essai a
ete trfes-infortune. Ge nouveau Thisde avait deji et6 jou6 sans
«ucc^s a la cour, pendant le voyage de Fontainebleau de 1765.
L'auteur ne se Test pas tenu pour dit : il a voulu etre joue a
Paris, et il est tombe, corame on dit, tout a plat. II a ete oblige
<ie retirer sa piece avant la quatrieme representation, ce qui
est sans exemple a 1' Opera; et pour comble de mortification,
on y a donne aujourd'hui I'ancien Tkc'see a la place. Ge peuple
est singulier dans ses jugeraents en musique, et cette ancienne
religion de Lulli, si decriee aujourd'hui, subsiste cependant en-
core dans les coeurs. L'opera de Mondonville est precis^ment
aussi plat et aussi pauvre que celui de Lulli. G'est une psal-
modie tout aussi assoupissante. Qu'on donne le proces entre ces
deux ouvrages a juger a tous les connaisseurs en musique, et
je parie qu'ils ne trouveront pas le plus faible motif de prefe-
rence de I'un sur I'autre. Gependant, I'un est siffle avec fureur,
et I'autre applaudi avec enthousiasme. Ge pauvre Mondonville
€St bien a plaindre. Ses airs ne feraient pas fortune dans une
guinguette d'Allemagne, et, dans sa patrie, il est la victime de
I'ancienne religion. II devait se souvenir que c'est un mauvais
metier que de vouloir abattre les anciens autels ; il faut les
laisser tomber. II a raisonne comme men ami le chevalier de
Lorenzi, dans une autre occasion. Une femme avait a lui parler,
et lui avait donne rendez-vous un dimanche a onze heures du
matin. La conversation finie, elle lui propose de le mener a la
messe. Le chevalier, etonne, lui demande: « Est-ce qu'on la dit
toujours? » Gomme il y avait quinze ans qu'il n'y avait 6te, il
croyait que ce n'etait plus I'usage, et que meme on n'en disait
plus; d'autant que, ne sortant jamais avant deux heures, il ne
se souvenait pas d' avoir vu une eglise ouverte.
— On avait prepare pour le jour de I'an, a la Gomedie-
Italienne, une petite piece intitulee VEsprit du jour ^. Gette
pi^ce, remplie de betises, a ete fort applaudie, et cependant n'a
pas ose reparaitre, parce que Ton n'avait applaudi que pour se
moquer des auteurs, qui sont aussi mauvais I'un que I'tfUlre.
Le poete s'appelle Harny, et le musicien Alexandre; mais ce
n'est pas le grand.
1. Cettc piece fut jouce, pour la prcmidrc et dernidre fois, le 22 Janvier 1767.
f£VRICR 1767. 2SS
— J'ai eu occasion, ces jours passes, d'assister k une lec-
ture de la trag^die des Scythes. Cette pifece m'a paru faiblement
et souvent mal ecrite ; mais surtout elie ne m'a pas pai*u inte-
ressauie, el je doute que, dans I'etat ou elle est, elie puisse
obtenii* au theatre meme un succfes passager. C'est d^ja un
assez grand malijeur po6tique qu'il y art une loi en Scythie qui
oblige les femines de massacrer le meurtrier de leur epoux de
leurs propres mains ; cette loi ne parait pas naturelie, et je ne
crois pas qu'il y ait jamais eu une nation sous le soleil qui ait
commis au sexe le plus faible le soin de la vengeance sur le
sexe le plus fort. Qu'Iphigenie, devenue pr6tresse de Diane en
Tauride, se trouve dans le cas de sacrifier son propre frfere dans
un pays ou tous les etrangers qui abordaient cette plage fatale
6taient devoues a la deesse, rien n'est plus naturel et plus in-
teressant : I'histoire nous prouve que tel a etc de tout temps
I'esprit de toute religion. Le code scythe, promulgu6 par Her-
raodan, ne me parait pas aussi bien fonde dans la nature. Mais
enfm, puisque M. de Yoltaire avait besoin d'une loi qui ordon-
n&t que la niort de I'epoux serait vengee sur le meurtrier par
la main de I'epouse, afm de pouvoir mettre Obeide dans la ne-
cessite de lever le glaive sur le seul homme qu'elle eut jamais
aim6, il fallait du moins arranger cette machine, en elle-m6me
puerile, de mani^re qu'elle produisit quelque effet; et elle n'en
fait aucun. II fallait qu'il fut d'usage en Scythie que, pendant la
ceremonie du mai'iage, la femme s'engageat par serment ^
I'observation de cette loi et de quelques autres. Au moyen de
cette formalile, nous aurions eu connaissance de cette loi dfes le
second acte ; et lorsque la querelle se serait engag6e entre Atha-
mare et Indatire, nous aurions pu concevoir quelque inquietude.
Au lieu que ni Obeide, ni le spectateur, ne connaissant cette loi
qu'au moment ou le poete en a besoin pour sa catastrophe,
c'est-i-dire au cinqui^me acte, elle ne produit pas le plus I6ger
fremissement pour le sort d'Obeide. En general, ni la fable, ni
I'execution, ni les details, rien ne me parait heureux dans cette
nouvelle tragedie, et jefais des voeuxpour que son illustre au-
teur consacre le reste de ses annees a des occupations plus
satisfaisantes pour le public, et plus glorieuses pour lui-
m6me.
M. Servan, avocat g6n6ral au parlement de Grenoble, a
22^ CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
prononc6,alarentr6edeson corps, aumois de novembre dernier,
un Discours sur V administration de la justice criminelle. GeDis-
cours vient d'etre imprime, et forme une brochure in-12 de cent
cinquante pages. M. Servan est un proselyte de la philosophie.
G'est un magistrat fort jeune, et dont la sante est tr^s-faible.
Son discours se ressent de la bonte de son coeur, de sa jeunesse,
et de la faiblesse de sa constitution. U est fond6 tout entier sur
les principes du livre des Dalits et des Peines. Nos philosophes
se rejouissent que ce Discours ait et6 prononce par un avocat
general au milieu d'un parlement. S'il I'avait 6te par maitre
Omer Joly de Fleury, devant le parlement de Paris, je pourrais
m'en rejouir avec eux; mais un jeune magistrat qui se meurt
de la poitrine, elevant sa voix du fond d'une province, n'a pas
assez d'autorit6 sur les esprits pour faire la moindre impression;
et, s'il n'y prend garde, et que sa passion pour la philosophie
transpire, il se fera des affaires avec son corps : car, Dieu merci,
la magistrature n'est pas moins opposee au progr^s de la raison
en France que le clerg6 ; ce qui nous donne une perspective
trfes-consolante. Une autre consideration qui m'empeche de
partager la joie de nos philosophes, c'est que j'ai peine k me
persuader que les enfants, meme les mieux intentionnes, fas-
sent jamais grand bien. II nous faudrait k la place des vieux
magistrals jansenistes et des jeunes magistrals philosophes, des
hommes d'htat eclaires et int6gres; mais lorsque la sagesse et
la fermete de ces derniers se consument a repousser les traits
de la caloranie, les bons citoyens se d^solent et pleurent sur la
patrie.
— On a publie cette annee V Almanack des muses, ou le
Recueil des pieces fugitives de nos diffirenls poetes qui ant con-
couru en 1766. C'est pour la troisieme fois que cet Almanach
parait, et I'idee en serait fort bonne si on pouvait I'executer
avec un peu plus de liberty, et si celui qui s'en mele voulait y
mettre plus de gout et de soin. Ce n'est pas la peine de mettre
k contribution le Mercure de France, pour nous donner un fa-
tras de pieces qu'on ne saurait lire. M. Mathon de LaCour, edi-
teur de cet Almanach, a soin de I'enrichir de notes critiques qui
sont communement d'une betise rare. II insure, par- exemple,
dans son recueil, une pi^ce de vers que M. de Saint-Lambert
fit, il y a plus de douze ans, pour M'"^ de Clermont d'Amboise,
FfiVRlER 1767. 225
aujourd'hui princesse de Beauvau. Dans cette pi6ce, on trouve
ces deux vers :
Et hors votre amour pour Tilon,
On n'a nul reproche k vous faire.
Le po6te parlait de I'op^ra de Titoti etl'Aurore, de Mondon-
ville, qu'on jouait alors, et dont le succ^s etait devenu une
affaire de parti contie les partisans de la musique italienne.
M. Mathon, pour eclaircir ce passage difficile, met en note au
mot Tilon : Petit chien. Ses observations de gout sont ordinai-
rement aussi heureuses que ses remarques d'^rudition. 11 a
ajout6 k la fin de son Almanach une petite notice raisonnee
de tous les ouvrages de poesie qui ont paru en 1766. Cette
notice ne se trouvait pas dans les deux volumes precedents*.
Je lui demande, pour I'annee prochaine, un meilleur choix, et
point de notes.
— On a aussi public un Almanach philosophique, a I'usage
de la nation des philosophes, du peuple des sots, du petit
nombre des savants, et du vulgaire des curieux, par un auteur
trfes-philosophe *. Si I'auteur fait usage de son Almanach, 11
pent se ranger, en surete de conscience, dans la seconde de
ces quatre classes. Son Almanach est une plate et raauvaise
rapsodie dont il est impossible de lire une ligne.
— Tout est aujourd'hui philosophe, philosophique et philo-
sophic en France. Ainsi c'est le moment de faire un Discours
sur la philosophic de la Nation. Celui qui sort de la boutique
de M. Merlin est fait par le philosophe le plus sot et le plus
borne qu'il y ait en ce royaume, ou Ton remarque que la sot-
tise prospere infiniment depuis quelques ann^es.
— Vous lirez avec plaisir le Dialogue d'un curi de cam-
pagne avec son marguillier, au sujet de Vi'dit du roi qui per-
met l exportation des grains, par M. Gerardin, cur6 de Rouvre
en Lorraine. Ce bonhomtne de cure, ag6 de plus de soixante-
dix ans, voyant la frayeur que le commerce des grains causait
dans son canton, s'est avise d'ecrire ce Dialogue pour guerir
1. C'est uno crreiir de Grimm. VAlmanach des muses de 1704 et celui de 1765
sont termines par une notice semblable. [T.)
2. L'Almanach philosophique (Goa, 1767, in-12) est de Jean-Louis Castillion, uq
des autcurs du Jour al encyvlopedique. (B.)
VII. 15
226 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
ses paroissiens de leurs inquietudes d^placees. G'est un 6crit
plein de bon sens et veritablement populaire, tel qu'il en fau-
drait, sous un gouvernement eclaire, pour I'instruction du peuple
sur tous les objets. Cela vaudrait bien un calechisme rempli
d'idees creuses. Si j'etais ministre, le cure de Rouvre aurait
demain un benefice simple de six cents livres, en recompense de
son Dialogue.
15 fevrier 1767.
Milord comte de Clarendon est un seigneur anglais des plus
qualifies et des mieux accredites a la cour. Pendant son sejour
i la campagne, ce lord voit la fille d'un gentilhomme de ses
voisins, appel6 Hartley ; il en devient amoureux. Cette jeune
personne, qui se nomme Eugenie, est en effet charmante de
figure et de caractfere, et bien capable d'inspirer une grande
passion. Elle se trouve, dans I'absence de son pere, sous la
tutelle de sa tante, soeur du vieux Hartley, qui se propose d'en
faire son heritiere. Hartley a perdu sa femme, et il ne lui reste
de son mariage qu' Eugenie et un fils, sir Charles, qui sert et
qui est employe en Irlande. Si la beaute d'Eugenie a fait une
impression sur milord Clarendon, les agr6ments de ce jeune
seigneur n'ont pas echappe a la sensible Eug6nie. Sa tante, de
son cote, ambitieuse et vaine a I'exc^s, voit avec joie les com-
mencements de cette passion. Bientot milord Clarendon s'em-
pare de son esprit, et la dispose a donner son consentement a
un mariage secret qu'il projette. On profite de I'absence du pere
d'Eugenie; et sa tante, qui connait I'aversion de son frfere
Hartley pour les grands et pour la cour, exerce tout son credit
sur r esprit de sa ni^ce pour la determiner a disposer de sa
main a I'insu de son p6re, et a epouser un homme pour lequel
elle ne se sent que trop de penchant. Ce mariage a done lieu ;
mais milord Clarendon, quoique plein d'honneur et d' elevation
d'ailleurs, est deces gens qui croient qu'on pent s'en dispenser
avec les femmes. Son ambition, peu d' accord avec sa passion
pour la fille d'un gentilhomme obscur, ne lui permet pas de
contracter un lien aussi redoutable et aussi indissoluble. II fait
travestir son intendant en ministre, et abuse Eugenie et sa tante
par un faux mariage. Eugenie porte deja dans son sein le fruit
FfiVRIER 1767. M7
de cetle union clandestine, lorsque son p6re revient, et que son
6poux est obIig6 de reprendre la route de Londres.
Voiiji le sujet que M. Caron de Beaumarchais a entrepris de
trailer sur lasc6ne fran^aise. Euginie^ drame en cinq actes et
en prose, a 6t6 jou6 pour la premiere fois le 29 Janvier, sur le
thdtUre de la Coni^die-Francjaise. Cette pi6ce avail 6te fort an-
nonc6e; son succ6s a bien peu repondu k I'attente de ses par-
tisans, et sa chute est d'autant plus facheuse pour I'auteurqu'il
n'en peut rejeter la faute sur son sujet. Ce sujet est infiniment
theatral et susceptible du plus grand inter^t. Vous allez voir
comment M. de Beaumarchais a r^ussi k le galer enti^rement,
et k Teteindre sans ressource.
Au reste, cet ouvrage est le coup d'essai de M. de Beaumar-
chais au theatre et dans la litterature. Ce M. de Beaumarchais
est, ice qu'on dit, un homme de pr^s de quarante ans, riche,
proprietaire d'une petite charge a la cour, qui a fait jusqu'i
present le petit-maitre, et a qui il a pris fantaisie mal k propos
de faire I'auteur. Je n'ai pas I'honneur de le connaltre; maison
m'a assure. qu'il 6tait d'une suffisance et d'une fatuity insignes,
J'ai quelquefois vu la confiance et une certaine vanite naive et
enfantine s'allier avec le talent, mais jamais je n'ai vu un fat en
avoir; et si M. de Beaumarchais est fat, il ne sera pas le pre-
mier qui fasse exception '.
Le sujet de sa pi6ce est le roman des Amours du comte de
Belflor et de Lionor de Cefipedis, que vous avez lu dans le
Diable boiteux de Le Sage.
Quoique ce sujet soit a mon gre tr6s-beau et trfes-th^atral,
il n'est point sans inconvenients. Son plus grand defaut, celui
qui est sans ressources, est d' avoir 6t6 traite par M. de Beau-
marchais; mais un homme de beaucoup de talent aurait encore
bien des ecueils a 6viter. II sentirait d'abord que le role d'Eu-
genie est fini du moment ou elle a la certitude du faux mariage
et de son d^shonneur. D^s ce moment, sa situation est si vio-
lente qu'elle ne peut plus 6tre montree au spectateur que dans
la convulsion et dans le d61ire du desespoir; elle doit avoir I'es-
prit et la raison ali^nes. Si vous me dites que son rdle, bien loin
de finir la, y commence au contraire k devenir sublime, je serai
1. L'autcur du Petit Prophite n'a pas devind juste. (T.)
228 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
bientot de votre avis; mais je vous supplierai de m'indiquer le
poete capable de trailer et d'6crire ce role.
Une autre difficult^ du sujet est de preserver milord Claren-
don de tout vernis d'avilissement : car un homme qui a la bas-
sesse d'abuser d'une jeune personne charmante, vertueuse,
d'une naissance moins il lustre, mais, apr^s tout, egale a la
sienne, est un vil seducteur, mieux place sur les galores que
sur le theatre. L'amour peut faire faire un grand crime, mais
un crime n'est pas loujours une bassesse; et lorsque le crime
est assez vil pour degrader celui qui le commet, I'int^ret iheatral
est fini. Or, comme il faut que le comte de Clarendon reste
assez int^ressant pour qu'Eugenie puisse a la fin lui rendre son
estime avec le don de sa main, il est de toute n6cessit6 qu'il
n'ait pas paru vil un instant aux yeux du spectateur. M. de
Beaumarchais ne s'est pas seulement dout6 de cette petite diffi-
cult6; il a cru que quelques remords vagues, inspires a milord
Clarendon par son valet, le prepareraient suffisamment au re-
pentir n^cessaire a la catastrophe, et rendraient a nos yeux une
action infame pardonnable. Je ne sais pourquoi M. de Beaumar-
chais nous croit si pen delicats. 11 y a au quatrieme acte une
sc^ne que j'ai sautee dans I'analyse, mais qui me revient ici, et
qui est pour moi une demonstration que cet homme ne fera
jamais rien, meme de mediocre. C'est au moment ou milord Cla-
rendon arrive, mande par la tante d'Eugenie. Cette jeune infor-
tunee et sa tante le recoivent dans le salon, et avant de lui
permettre d'entrer dansl'appartement d'Eugenie, elles I'interro-
gent sur toutes ses noirceurs, dont la tante a la preuve en
poche. Clarendon nie tout comme le dernier des hommes, avec
une eiTronterie revoltante; et lorsqu'on lui montre la lettre de
son intendant, qui porte la conviction de son crime, il reste
confondu comme un vil scelerat ; et c'est ici que finit la scene,
et I'auteur envoie prudemment milord Clarendon se justifier
dans I'appartement voisin. Si M. de Beaumarchais avait eu le
moindre talent, une 6tincelle de bon sens, il aurait evite cette
sc6ne comme I'^cueil le plus dangereux de son sujet, etil aurait
mis tout son savoir-faire a nous montrer Clarendon justifie au-
tant a nos propres yeux que dans le ccjeur de son amante.
Mais comment reussir a rendre ce faux mariage excusable ?
Ce problerae peut avoir ses difficultes, mais je ne le crois pas
FfiVRIER 1767. 229
impossible k rc^soudre. Ce que je sais, c'est que je n'aurais pas
6crit le premier mot de mapi^ce avant d'avoir lrouv6 le moyen
de conserver de I*int6r6t au seducteur d' Eugenie. Pour ceteiret,
j'en aurais fait un jeune homme charmant, plein d'honneur,
plein d'el^vation, plein de d^iicatesse, plein d'agr^ments. S'il a
pu se porter, dans I'^tourderie de la premiere jeunesse, jusqu'i
abuser d'une jeune innocente en supposant un faux mariage,
c'est que la folie et I'extravagance de cette tante, en alTaihlis-
sant son estiine pour elle et pour sa pupille, lui ont, pour ainsi
dire, sugger6 cette id6e,et Tent fait tomber nialgre lui dans ce
pi^ge. Si cela ne sulTisait pas pour rendre son action excusable,
bien loin de lui donner des valets capables de remords, je I' au-
rais entour6 de mauvais et d6tesiables conseillers; et Ton aurait
vu clairement que ce malheureux moment ou il a pu s'oublier
n'est pas I'ouvrage de son coeur, mais celui des circonstances.
Mais cette perlidie, en le mettant en possession d'une personne
ang6lique, I'ayant aussi mis k pottee de connaitre tout ce
qu'elievaut; cette perfidie, dis-je, n'est pas sitot consommee,
que les remords les plus cruels, la passion la plus violente,
I'envie la plus d^cidee de reparer I'injure aux depens de sa for-
tune, de son honneur, de sa vie, s'il le faut, maitrisent- tour a
tour ie ccBurde Clarendon. C'est dans cette disposition qu'il
doit 6tre depuis longtemps, lorsque la pi6ce commence. C'est
en se regardant comme le plus vil des hommes qu'il peut es-
perer d'eflacer enfin son crime et de ne me pas trouver inexo-
rable. Mais pour avoir une ame de cette trempe, il faut qu'il
s'adresse k un autre faiseur que M. de Beaumarchais.
Eugenie a ete silllee k la premiere representation. On a re-
tranche beaucoup de platitudes ; on a remedie aux defauts les
plus choquants, comme on a pu, et on I'a risquee une seconde
fois. A cette representation, elle a et6 vivement applaudie, et
depuis ce moment elle a 6te prodigieusement suivie ; mais
malgre cette revolution favorable, elle n'a pas cess^ d'etre re-
gardee comme une mauvaise pi6ce. Elle aurait eu peut-6tre
quinze representations, sans une maladie survenue k Preville,
et qui I'a fait iiiterrompre k la septieme. Le jeu de cet habile
acteur, et celui de M"* Doligny, ont beaucoup contribue k ce
succ6s si peu merite, el que la reprise et I'impression de la pi6ce
ne confirmeront point.
230 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
On a fait cinquante mauvaises plaisanteries sur I'auteur
dUEuginie, parce qu'il est fils d'un horloger. C'est bien de quoi
il s'agit ! On a fait mille contes de sa fatuite et de ses imperti-
nents propos. Je voudrais qu'il eut montr6 le moindre talent, et
je lui pardonnerais volontiers son ton suffisant, d'autant que je
n'aurai jamais k en souffrir. Ce n'est pas M. de Beaumarchais,
c'est son bas coquin de Clarendon, c'est son vieux radoteur de
Hartley et sa folle de soeur, et cette petite Eugenie, obstinee k
ne me pas dechirer le ccEur, qui me font souffrir le martyre.
II n'y a, dans toute la pi^ce, qu'un seul mot qui m'ait plu;
c'est au cinqui^me acte, lorsqu'Eugenie, revenue d'un longeva-
nouissement, rouvre les yeux et trouve Clarendon a ses pieds;
elle se rejette en arri^re, et s'ecrie: J'ai cru le voir! Ce mot
est si bien fait, il d^tonne si fort du reste, que je parie qu'il
n'est pas de I'auteur. J'ai dit que cette pi^ce est tiree du Diahle
hoiteux. Elle ressemble aussi au roman de Miss Jenny, par
M'"* Riccoboni. C'est que I'un et I'autre ont mis a profit le ro-
man de Le Sage.
— Quinault-Dufresne, ancien acteur de la Comedie-Fran-
Qaise, vient de mourir a I'age de soixante-quinzeans. Get acteur
a eu beaucoup de reputation dans son temps, et c'est le come-
dien le plus c6lebre que nous ayons eu en France depuis Baron.
Si Ton pent former un jugement d'aprfes tout ce qu'on a en-
tendu dire de diverses parts, il me semble que Dufresne avait
encore plus d'avantages exterieurs que de talent. La plus belle
figure, la voix la plus agreable, un air plein de grace et de no-
blesse, enfin tout ce que la nature doit fournirpour former un
comedien parfait, Dufresne le poss6dait dans un degre eminent.
Peut-etre Le Kain a-t-il plus d'entiailles, plus de pathetique,
plus de mouvements et d'accents tragiques, mais malheureuse-
ment la nature lui a tout refuse, et chez un peuple v6ritable-
ment enthousiaste des beaux-arts, il ne serait pas possible
d'exercer ce metier sans ces qualites exterieures. Je n'ai point
vu Dufresne, et c'est un regret que j'ai. II etait depuis plu-
sieurs annees dans un etat de sante miserable. II avait quitte
le theatre de bonne heure, et il y a plus de vingt-cinq ans qu'il
s'en 6tait retire. Les Quinault tenaient alors le haut bout du
Theatre-Francais. Dufresne jouait les premiers roles tragiques
et comiques. Son frere ain6, Quinault, jouait le haut comique;
FfiVRIER 1767. 231
sa soDur cadette, les rdles de soubrette. Une soeur aln^e avail 6t&
aussi au theatre, maispeu de temps. Ges deuxsoeurs ont dopuis
joue une esp^ce de rdle k Paris : Tune et I'autre ont ciierch6
a se donner une existence en attirant chez elles la bonne com-
pagnie. L'aln^e, entretenue jadis par feu M. le due d*0rl6ans
avant sa devotion, et depuis par le vieux due de Nevers, pfere
de M. le due de Nivernois, passe aujourd'hui pour 6ire marine
en secret avec ce vieux seigneur. Gelle-lk a toujours v6cu dans
le grand monde. La soubrette a voulu avoir pour eile et les gens
du monde et les gens de lettres, et Ton a fait ce qu'on a pu
pour lui faire une reputation d'esprit. Elle m'a toujours paru
avoir plus de pretention que de fonds, et surtout point de na-
turel. Elle a eu pendant quelque temps un diner qu'on appelait
le diner du bout du banr^ et ou il se faisait des assauts d'esprit.
Rien n'etait plus fatigant et plus maussade que ces bureaux
d'esprit ; mais heureusement cela a pass6 de mode, et le
rfegne de la soubrette a moins dure que celui de sa soeur alnee.
Ces sortes de ph6nomfenes ne peuvent gu^re se voir qu'i Paris ;
c'est un genre d'ambition particulier. Mais si Ton pouvait savoir
avec exactitude toutes les peines que les deux soeurs de Qui-
nault-Dufresne se sont donnees pour acqu6rir et conserver cette
sqrte d'existence qu' elles se sont procuree, on verrait peut-etre
avec etonnement qu'il a fallu moins de soins et d'efforts a Crom-
well pour etre maitre de I'Angleterre qu'il n'en a coute i
^Yjiics Quinault pour attirer et fixer chez elles quelques hommes
cei6bres et quelques gens de bon air.
Dufresne avail essuye quelque degoul de la part du public,
et c'est ce qui occasionna sa retraite. II commenca un jour son
rdle tr^s-bas, parce que la situation et le bon sens I'exigeaient.
Le parterre lui cria k diverses reprises : Plus haut, plus haul !
et Dufresne, impatiente,repondilenfin : EtvouSj messieurs, plus
bus! II fut mis en prison, el lorsqu'il reparut sur le theatre, le
parterre I'obligea de demander pardon a genoux. Dufresne se
sourait, et quitta le theatre six mois apr^s. En quoi il fit trfes-
bien ; car ceux qui trailent leurs gens k talents en esclaves ne
sont pas dignes d'en avoir, et Tavilissement ne sera jamais un
moyen de faire fleurir les beaux-arts. Nous avons perdu, de nos
jours, M"* Clairon par une aventure de cette esp^ce. Mais Du-
fresne vecut heureux dans la retraite, au lieu que M"« Clairon
232 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
mourra de regret d'avoir quitte un metier qu'elle aime avec
passion. Cette celebre actrice partira au mois de mai prochain
pour se rendre k Varsovie et y jouer la comedie, pendant I'ete,
devant le roi de Pologne. Elle compte 6tre de retour h Paris
vers le mois d'octobre.
EPITAPHE DE M. l'eVEQUE DU MANS*,
QUI VIENT DE MOURIB.
Ci-git, grace h la Providence,
Le tr6s-digne 6veque du Mans,
Qui sut donner la pr6f6rence
Aux sept p6ch6s mortels sur les sept sacrements.
— On vient de publier le Testament politique du celebre
ministre d'Angleterre Robert Walpole, comte d'Oxford, en deux
volumes in-42. Le notaire qui a redige ce pretendu Testament
n'est ni Anglais ni politique.. C'est le meme qui nous a donne, il
y a queique temps, Y Ilistoire du ministdre de M. Walpole; et,
ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il n'a pas encore appris k
6crire le nom de son heros, car il ecrit toujours Valpole. On
assure que ce Testament politique a ete fabrique k Paris par un
certain M. Dupont ; d'autres disent qu'il est d'un Francais errant,
nomme le chevalier Goudar, auteur des Intirets de la France
mal entendus^ et d'un Discours politique sur le Portugal. Ce qu'il
y a de certain, c'est qu'il est d'un homme qui ne connait ni
rAngleterre,ni I'Europe, ni les premiers elements de politique-.
Le pretendu Testament est precede d'un Recueil de lettres de
M. Walpole a differentes personnes. Je ne serais pas 61oigne
de croire ces lettres originales, si elles etaient moins courtes ;
mais les lettres d'affaires ne s'ecrivent pas comme des billets
de society, et elles ont besoin d'une certaine etendue qui
1. Froullay deTess6.
2. Le Testament politique de Robert Walpole a cte attribue, par I'auteur de la
France litteraire de 1769, au fameux Maubert de Gouvest; c'est sans doute une
erreur, car ce Testament a m imprim^ a Paris au moment mSme oil Maubert
terminait en Hollande une vie errante et malheureuse. Je pcnse avec Grimm que
I'auteur du Testament de Walpole est le m6me qui donna, en 1764, VHistoire du
ministere de Walpole, en 3 vol. in-12 ; et alors ce ne serait ni M. Dupont, dj
M. Goudar, mais M. Dupuy-Demportes, connu par le Gentilhomme cultivateur,
traduit de I'anglais de Hales, ouvrage en 8 vol. in-i" et 16 vol. in-12. (B.)
FfiVRIER 1767. 233
iianque k celles-ci. Ainsi, si elles sont originales, je les crois
du moins tronquoes. On y trouve quelques particularitf^s curienses
8ur les inquietudes qui agitaient TEurope en 1728 et en 1730.
L'objet du Testament est de tracer la situation int^rieure de la
Grande-Bretagne, et ses rapports avec ses voisins. On voit, dans
la premiere partie, un ^crivain qui n'a point d'id^es fixes. II dit
alternativennent que I'Angleterre a trop et trop peu de liberty,
trop et trop peu de commerce, trop et trop peu de credit public.
Peu s'en faut qu'il ne fasse de M. Walpole un missionnaird de
la religion romaine. On voit k chaque page un homme qui n'a
pas m6dite son sujet, et qui ne connalt pas le pays dont il parle,
ce qui fait que la seconde partie de I'ouvrage est vague, decousue,
sans ordre, et souvent obscure ; du reste, remplie d'aper<jus, de
deml-vues et de quelques connaissances. Le style est, en general,
incorrect, in^gal, quelquefois trop figure, et souvent entortill6.
Bonsoir a M. le notaire, qui ne sera jamais le mien.
— M. Horace Walpole, fils du ministre, est venu passer
I'biver precedent en France. C'est lui qui a ecrit cette lettre du
roi de Prusse a Jean-Jacques Rousseau, qui est devenue I'origine
de la querelle de celui-ci avec M. David Hume. M. Horace
Walpole est un bomme de beaucoup d'esprit, mange de goutte
et d'une fort mauvaise sant6. H a 6crit dilTerentes choses.
II ne faut pas juger les ouvrai^es de M. Walpole comme ceux
d'un homme de lettres de profession, mais comme des objets
d' amusement et de d61assement d'un homme de quality. On
vient de traduire son roman gothique intitule le Chdteau
d'Otrante^, en deux petites parties. C'est une histoire de
revenants des plus interessantes. On a beau 6tre philosophe,
ce casque 6norme, cette epee monstrueuse, ce portrait qui se
d6tache de son cadre et qui marche, ce squelette d'ermite qui
prie dans un oratoire, ces souterrains, ces voutes, ce clair de
June, tout cela fait fremir et dresser les cheveux du sage comme
d'un enfant et de sa mie, tant les sources du merveilleux sont
les m^mes pour tous les hommes ! II est vrai que, quand on a
lu ceia, il n'en resulte pas grand'chose ; mais le but de I'auteur
6tait de s'amuser, et si le lecteur s'est amus^ avec lui, il n'a
rien k lui reprocher. Le denoument pouvait 6tre plus soign6 ;
1, 1767, in-19; voir tome IV, page 459, note 2.
23Zi CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
il fallait expliquer ]k toutes les pieces mysterieuses qui avaient
servi aux incidents dans le cours de I'histoire ; mais I'auteur n'a
pas jug6 a propos de se donner cette peine. G'est I'infatigable
M. Eidous qui a traduit ce roman avec sa correction et son
elegance ordinaires. Dans la preface, M. de Voltaire est assez
maltraite au sujet de ce qu'il a 6crit, il y a quelques ann6es,
assez mal a propos, pour deprimer Shakespeare. Je hais ces
disputes nationales, dont la sottise se m61e presque toujours,
meme entre les plus grands esprits, et ou aucun parti n'est ni
Equitable, ni de bonne foi. Quant a la question, si le melange
de tragique et de comique dans la m6me pi6ce est contraire
au bon gout, un bon critique ne se hasardera pas a la decider
16g6rement. II est certain que si les princes et les personnes
d'une condition elev6e traitent les affaires serieuses, les 6v6ne-
ments int^ressants et malheureux, d'un ton noble et path^tique,
le ton des subalternes est bien different, et Ton ne parle pas
dans les antichambres des souverains comme dans leurs cabinets.
II est k remarquer aussi que la tragedie francaise est le seul
drame existant qui ait adopte cette uniformite de ton qui lui a
donn6 une uniformity de couleur tres-insipide et souvent fati-
gante. Mais ceci serait I'affaire d'une discussion beaucoup plus
loiigue, et le sujet d'un chapitre tr6s-int6ressant.
— M. de Forbonnais, auteur de plusieurs grands et petits
ouvrages sur les finances et sur le commerce, vient de faire
imprimer en Hollande des Principes et Observations econo^
miqiies, deux volumes in-S". Les Principes forment le premier
volume ; dans le second, I'auteur fait ses Observations sur divers
points du systfeme de I'auteur du Tableau ^conomique, qui a
paru, il y a quelque temps, dans la Philosophie rurale^. Depuis
que I'economie politique est devenue en France la science a la
mode, il s'est forme une secte qui a voulu dominer dans cette
partie. M. Quesnay, originairement chirurgien, puis medecin de
M'"^ de Pompadour, et medecin consultant du roi, s'est fait
chef de cette secte. 11 s'est associe I'ami deshommes, M. le mar-
quis de Mirabeau. M. Dupont, qui a fait pendant quelque temps
la Gazette du commerce, et un certain chanoine regulier ou
premontre appele Baudeau, pretre fort indecent, auteur d'un
1. Parle marquis de Mirabeau et Quesnay, 1763, in-'t"; 1764, 3 volumes in-12.
FfiVRIER 1767. 235
journal intitule les l-Lph&mMdes du n'toycn, petit homme dC'ci-
dant et trancliant, sont aussi de cette clique. La Philosophic
rurale est le Pentateuque de ces messieurs. Outre cet ouvrage,
M. Quesnay a fourni k YEncyclopMie les articles Grains et Fer-
mier. Voili les autels que M. de Forbonnais entreprend de
saper et d'abattre dans son ouvrage. Cetle hostilile va engager
une guerre opiniatre et terrible, et d6ja les tiphtmdrides du
citoycn se pr^parent k servir de champ de balaille.
M. de Forbonnais a d'abord etabli des principes g^neraux de
la science 6conomique. Dans ces principes, il est concis, obscur
et louche, suivant son usage. Ce sera le seul c6t6 par lequel 11
se fera estimer de son adversaire. M. Quesnay est non-seulement
naturellement obscur, il Test encore par systfeme, et il pretend
que la v6rite ne doit jamais 6tre dite clairement. Apres ces
principes, M. de Forbonnais procfede k I'examen du Tableau
fronomique de ces messieurs, et des articles Grains et Fermier,
et Ton ne peut nier que ses observations ne soient souvent
excellentes, et qu'il n'ait taill6 de la besogne k ses adversaires
s'ils veulent y r^pondre. Ainsi, il y a Ik de quoi guerroyer pen-
dant plus d'une campagne. Je suis de I'avis de M. de Forbonnais
dans son avant-propos. II remarque que dans les sifeclesd' igno-
rance on ne remonte jamais aux causes, et les faits ne condui-
sent point a Tinstruction ; dans les siecles ^claires, laphilosophie
generalise tout ; I'observation des faits est dedaignee, et le genie
se livre aux paradoxes. Done, je dis : la verit6 n'est pas faite
pour r homme. J'ajoute qu'elle Test moins dans la science econo-
mique que dans aucune autre, parce qu'il y a pour chaque effet
un si grand concours de causes diflferentes, agissantes en sens
divers et par differents degres, qu'il est impossible d'en connattre
I'influence et I'infmite de combinaisons avec une certaine exac-
titude. Au reste, le vieux Quesnay est un cynique decide. M. de
Forbonnais n'est pas tendre : ainsi cette guerre ne* se passera
pas sans quelques faits d'armes 6clatants.
On ne peut se dissimuler qu'il n'y ait beaucoup de reveries
dans les Merits du vieux cynique. II dit, par exemple, quelque
part dans son Tableau iconomique^ ou dans son article Grains^
qu'en suivant ses principes il se faisait fort d'augmenter tous
les ans le produit de la culture en France de vingt-quatre
millions de setiers de bl6. Or, chaque pays nourri, on estime
236 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
qu'il se fait en Europe, annee commune, une exportation de dix
millions de setiers de ble, dont sept sont fournis par Dantzick,
et les trois autres millions par la Grande-Bretagne, la France,
la Sicile, les cotes d'Afrique, etc. Je demande a M. Quesnay, qui
pousse d'un trait de plume sa culture en France a un petit
surplus de vingt-quatre millions de setiers, ce qu'il compte en
faire? Puisque I'Europe enti^re n'a besoin pour vivre qiied'une
circulation de dix millions de setiers, il nous apprendra sans
doute le secret de manger le double et le triple, le jour que,
pour le bonheur de la France, il aura pris soin de sa cul-
ture. Je suis etonne que M. de Forbonnais m'ait laiss6 faire cette
petite observation h son antagoniste.
— On vient de faire une nouvelle edition de YAbr^gS chro-
nologique de Vhistoire et du droit public d'Allemagne, par
M. Pfeffel, jurisconsulte du roi ; deux volumes in-8°. Get Abrege
est un des meilleurs qu'on ait faits d'apres celui de VHistoire
de France, par M. le president Renault. M. Pfeffel, assez mau-
vais sujet, je crois, est Alsacien. II a 6t6 employ^ quelque temps
par la cour de France a Ratisbonne, sous le baron de Mackau.
II se brouilla avec lui, et n'osa revenir en France. II s'en alia
a Munich, se fit catholique, et abandonna la fille d'un ministre
protestant d' Alsace, qu'il avait ^pousee quelque temps aupara-
vant, et qui avait eu des enfants de lui. Je le crois toujours a
Munich. On dit qu'il a beaucoup contribue a I'etablissement de
I'Academie electorala qui y a ete instituee depuis quelques
annees.
— M. Anquetil, chanoine regulier de Sainte-Genevi6ve, vient
de publier V Esprit de la Ligue, ou Histoire politique des trou-
bles de France pendant les seizidme et dix-septieme sihies', trois
volumes in-12. Tout est Esprit en France, depuis que I'illustre
prt§sident de Montesquieu a consacr6 ce mot. Ainsi M. Anquetil
appelle son Histoire VEsprit de la Ligue, parce qu'il pretend
y developper les causes et les ressorts secrets qui ont agi dans
ces temps de malheur et de troubles ; mais, dans le fait, c'est
pour faire remarquer son ouvrage par un titre a la mode. II
faudrait le genie de Tacite pour ecrire ce morceau de 1' histoire
de France avec une certaine superiorite, et M. Anquetil n'a pas
ce genie- la. Ce n'est pas que pour un moine il n'ait ecrit avec
assez de sagesse et d'impartialite ; mais que me fait ce merite
FfiVRIER 1707. 237
personnel ct relatif ^ I'^tat de rauteur, k nioi qui no veux lire
que ce qui sera beau dans tous les temps, et independauiment
de toute consideration personneile? Dans le choix, j'aime cent
fois mieux un ouvrage du temps et de parti, qu'un froid appr6-
ciateur posihuine, qui, balanc^ant sur chaque fait les difTerents
recits des auteurs contemporains, pretend m'indiquer la v6rite
comme par privilege exclusif. Prenii6renient un 6crit de parti
est ordinairement cliaud, et la clialeur est une bonne chose ;
en second lieu, il me laisse I'avantage de percer moi-m6me k
travers le langage de la passion jusqu'a la v^rite : operation
satisfaisante pour une bonne t6te, et sur laquelle on n'aime pas
k sen rapporterau premier venu. 11 faut 6tre un critique sublime
pour me dedommager de ces deux avantages; cette esp6ce
d'hommes est tres-rare, et M. Anquetil n'est pas de cette esp6ce-
la. 11 lui restait la ressource de m'attacher par le style et par la
manifere; maisson style est sans seve, sans vie, sans force, etaussi
mauvais que ses principes. Je souhaite le bonsoir a M. Anquetil, et
je persiste dans I'opinion qu'un historien moine est un animal
amphibie qui n'est bon ni a rotir, ni k bouillir, k moins qu'il
n'ecrive I'histoire de son ordre ou la legende de quelque saint,
auquel cas il a un droit bien acquis de placer son ouvrage dans
le vaste recueil des absurdites humaines.
Conjecture sur I'esprit du clerge, puisque esprit y a : je
suppose que Henri IV fut mort sans enfants, et que Louis Xill
n'eut succede qu'en qualite de plus proche h6ritier du trdne,
et que par consequent la famille royale, qui occupe aujourd'hui
le trone, ne descendit pas de Henri IV en ligne directe ; je dis
et je soutiens qu'en ce cas les vertus de cet excellent prince
seraient aujourd'hui presque oubliees, qu'il serait regards comme
semi-h^retique, que le clerge ne souflTrirait son eloge qn'k regret,
et que la passion des philosophes pour Henri IV serait un tort
de plus qu'ils auraient, et dont on se servirait pour les denoncer
comme mauvais sujets du roi.
M. Anquetil a mis k la tete de son livre une notice raisonn^e
de tous les ouvrages qu'il a employes dans son Esprit de la Ligne.
Cette notice est assez bien faite*. Vous trouverez parini ces
ecrits une Ilisloire de I'origine et des progrh de la moiuirchie
1. £lle a dtd rtidig6e par I'abb^ Mercier de Saint-L^ger.
238 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
francaise^ par Marcel; et M. Anquetil observe que cet ouvrage
est, pour le fond et a la forme typographique pr6s, le m^me que
YAbregi de I'Histoire de France par M. le president Renault.
« Si celui-ci, dit M. Anquetil, I'emporte pour le style et la multi-
plicite des anecdotes. Marcel a I'avantage de joindre aux princi-
paux evenernents des preuves tirees des auteurs originaux et
des actes authentiques. Dureste, c'estpresque le meme ouvrage,
sinon pour I'execution, du moins pour I'idee. » Yoilk une obser-
vation qui ne fera nul plaisir a ce pauvre president, qui a fonde
toute sa gloire presente et a venir sur la gloire de son Abregi
chronologique.
— Si j'ai une grande aversion pour les officiers subalternes
qui ecrivent des livres de theories sur la guerre, je ne confonds
pas avec ces barbouilleurs de papier M. Carlet de La Rozifere,
lieutenant-colonel de dragons, qui fait depuis la paix un travail
interessant et utile. C'est de faire successivement I'histoire des
campagnes les plus cel^bres, d'apr^s les correspondances des
g6n6raux commandant les armees avec le ministre de la guerre.
En pr^sentant les 6venements d'une campagne et sa tournure
avec autant de clarle que de precision, il peut contribuer a
former I'esprit et m6me le coup d'oeil des jeunes officiers qui
veulent etudier leur metier avec avantage. J'ai d'ailleurs entendu
louer le travail de M. de La Rozi^re par des officiers g^neraux
capables de I'apprecier. II vient de publier la campagne du
marechal de Villars et de Maximilien Emmanuel, electeur de
Bavi^re, en Allemagne, en 1703, volume in-S" de cent quatre-
vingt-quatoize pages avec les cartes et plans necessaires.
— M. Le Beau, secretaire perpetuel de I'Academie des
inscriptions et belles-lettres, vient de publier dans un cahier
in-4° separe V£loge historique de feu M. le comie de Caylus, lu
k la rentree publique de la meme Acad^mie, dont le celebre
antiquaire etait membre. Get eloge, qui contient I'histoire de ses
voyages et de ses travaux litteraires, est plus interessant par le
fond que par la forme que M. le secretaire perpetuel lui a
donn^e.
— On a mis en vente le Catalogue raisonn^ des tableaux,
dessins, estampes et autres effets curieux composant le cabinet
de feu M. de Julienne^ qui doit 6tre vendu en detail et au plus
oflrant pendant la quinzaine de Paques de cette annee. II y a
FiSVRIER 1767. 239
daiis ce cabinet plusieurs tableaux pr^cieux, tant italiens que
flainands. Le catalogue en a 6t6 r6dig6 par Pierre R6my, cel^bre
brocanteur de Paris. Les grands hommes n'ont jamais pu jouir
de cette paix qui parait le partage de I'o^scure m6diocrit6.
M. R6niy a un rival dans le sieur Glomy , autre brocanteur.
Autrefois, ils faisaient les catalogues et les ventes en soci6t6 ;
mais deux soleils ne peuvent durer ensemble. Le soleil Remy
et le soleil Glomy se sont brouill6s. Celui-ci, en redigeaiit le
catalogue des tableaux de feu M. Bailly, a dit malicieusement
de M. R^my qu'il n'a eu d'autre part a ce catalogue que d'avoir
donne la mesure des tableaux. M. R6my en appelle de cette
calomnie a la justice du public eclair6 ; et, pour ecraser son
rival a force de gen6rosite, il se fait un plaisir d'annoncer que
M. Glomy est un des premiers pour coller les dessins et pour
les ajuster avec des filets de papier d'or.
— On vientd'envoyer de Turin ci I'ambassadeur de Sardaigne
un sonnet fait a I'honneur du prince h6r6ditaire de Brunswick.
Ce sonnet est fort mediocre, et se r6duit avec tout son verbiage
k ce que Rome, pendant que le prince examinait avec 6tonne-
ment ses monuments, le regardait de son c6te avec admiration.
M. I'abbe de Galiani, ayant vu ce mauvais sonnet, s'est fache,
a pris la plume en presence de I'dmbassadeur de Sardaigne, et
a ecrit le sonnet que vous allez lire. Ce sonnet m'a paru tr6s-
beau, tres-harraonieux, tr^s-poetique. Je pense que Metastasio
ne le d6savouerait pas s'il I'avait fait.
Nous avons vu avec la plus grande satisfaction M. I'abbe
de Galiani revenir ici de Naples au mois de novembre der-
nier, aprfes une absence de dix-huit mois, et reprendre ses
fonctions de secretaire d'ambassade du roi des Deux-Siciles.
C'estiin des trois ou quatre hommes que je me felicite d'avoir
connus, et qui sait reunir I'etendue et la profondeur du genie
et la vari6te des connaissances k tous les agrements de I'esprit
et de I* imagination.
SONETTO.
AUorche Carlo le curiose ciglia
Stendea di Roma sulT antlquo onore,
Dai freddi marmi (oh, nuova maraviglia!)
Voci pareano uscir d'alto stupore :
240 CORRESPONDAiNCE LITTERAIRE.
« Chi b mai costui? Uk d'un Romano il cuore.
Or qual morto Roman vita ripiglia?
t Augusto? t Tito? — Ah, no; maggior valore
L'alma gli accende. — A Cesare somiglia.
— M^ la patria ama piu. — Forse b Catone?
— Ha men severe il volto. — AlFatto umano
Mario o Silla non e; dunque e Scipione ? »
La Fama rispondea : « Questo b Germano :
Or di piangere, Italia, hai ben ragione,
I nuovi eroi nascon da te lontano^ »
— M. le due de Choiseul, ayant et6 nomme marguillier
d'honneur de la paroisse de Saint-Eustache pour Tannee cou-
rante, on lui a adress6 les vers suivants, au nom du cur6. On
dit que ces vers sont de M. I'abbe de Voisenon; mais je les crois
de M. de La Gondamine.
Toi que je n'ose encore inviter k confesse
Et que pourtant dans quatre mois 2
Je dois attendre k ma grand'messe,
Choiseul, de ton cure daigne ecouter la voix,
Et re^ois les voeux qu'il t'adresse.
Quoique tu sois grand ouvrier,
Puiss6-je ne te voir que rarement k Toeuvre!
De L'Averdy, le sage devancier
Dont Tecu porte une couleuvre,
Et qui fut comme toi grand homme et marguillier,
Ce Colbert qu'aujourd'hui le peuple canonise,
Et qu'autrefois il osa dechirer,
Fit pen d'ordure en nion 6glise
Avant de s'y faire enterrer.
Je sais fort bien que tes compares
De Saint-Euslache et de la cour
1. Lorsque Charles ^tendait ses regards curieux sur I'antique gloire de Rome,
des voix frapp^es d'^tonnement (oli, merveille!) parurent sortir des marbres glaces :
«Qui done est celui-ci?Il ale coeur d'un Romain : quel est le mort romain qui
revient ii la vie? Est-ce Auguste ou Titus? — Non, une plus grande valour en-
flam me son kme. — II ressemble k Cesar. — Mais plus que lui 11 aime sa patrie.
— Peiit-6tre est-ce Caton? — II a le visage moins s^v6re. — A cet aspect plus
humain, ce u'esi ni Marius ni Sylla ; c'est done Scipion ? » La Renommde repon-
dit: « Celui-ci est Germain, tuas grande raison de pleurer ; Italic: maintenant les
nouveaux hdros naissent loin de toi. »
, 2. A Paques.
FfiVRIER 1767. 2^1
Airaeraient mieux qu'ici tu fisses ton s6jour.
Je sals quo maint d6vot offre au del ses priferes
Pour ton salut, qui ne t'occupe guferes :
Ton vieux cur6 consent i ne te voir jamais;
Et s'il forme quelques souiiaits,
C'est que tu restes ^ Versailles,
Oii, pour toi, le dieu des batailles
Est devenu le dieu de paix.
Amen! Ainsi soit-il! Si pourtant chaque ann^e,
Choiseul, tu pouvais une fois
Quitter le plus ch6rl des rois
Qui t'a fait son ^me damn^e,
Viens te montrer en ces saints lieux,
Viens un peu changer d'eau b6nite;
Mais surtout retourne bien vite
Exorciser tes envieux.
— La tragedie de Guillaume Tell a donne lieu k M. le baron
de Zurlauben, officier dans les gardes-suisses, d'adresser une
lettre k M. le president H^nault sur la vie de ce pr^tendu fon-
dateurde la liberty helve tique. C'est un precis tir6 des anciennes
chroniques du pays, qui n'apprend rien de nouveau, sinon que,
si M. de Zurlauben 6crit le frangais corame un Suisse, c'est
comme un Suisse de porta. 11 dit qu'on a voulu r6pandre
quelque nnage de pyrrhonisme sur la vie de Guillaume Tell.
11 dit que la maison dAutrichc pronostiqiuiit dis son commen-
cement par ses progrh t accomplissetnent de son horoscope,
Cette phrase est presque digne du c6l6bre M. de La Garde, qui
fait avec une si grande sup6riorite I'article des spectacles dans
le Mercure de France. Pour parler comme M. de Zurlauben,
j'aurai I'honneur de vous dire qa'il n'est pas que vous ne sachiez
que cet officier Suisse est un plat historien, et qne parei'l detail
me inMerait trop loin. M. Lemierre a retire sa tragedie aprfes
la septi6me representation. Comme il n'y avait personne aux
trois derni6res, M"' Arnoult disait plaisamment que I'auteur
avait fait mentir le proverbe : Point d' argent, point de Suisse.
— M. Targe, traducteur d'anglais de son metier, unpeumoins
mauvais que AL Eidous, nous a gratifies, il y a quelques ann6es,
d'une traduction de VHisloire d'Angleterre par M. Smolett,
Guvrage tr6s-peu estim6 et encore moins estimable. Aujourd'hui
M. Tai-ge nous fait present de la traduction d'une immense
compilation publiee en Angleterre par M. Barrow. Elle est inti-
VII. 16
262 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
tu\^e AbregS chronologique ^ ou Histoire des dScouvertes faites
par les Europeens dans les diff ^rentes parties du monde. Douze
volumes in-12 assez gros. G'est proprement I'histoire de la
navigation, tiree de differents voyageurs, depuis Ghristophe
Colomb jusqu'a nos jours. Bon livre pour une bibliotheque de
campagne. II vaut toujours infiniment mieux s'amuser de ces
sortes de lectures que de plats et mauvais romans.
' — Parlez-moi de M. Muyart de Vouglans, avocat au Parlement,
qui vient depublier une Refutationdesprincipes hasardis dans
le TraiU des Dilits et des Peines. Brochure in-12 de cent vingt
pages. Get honnete avocat fait I'apologie de la cruaut6 de
notre jurisprudence contre la douceur des principes du marquis
Beccaria, a pen pr6s comme I'abbe de Gaveirac fit, il y a deux
ans, I'apologie de la Saint-Barth^lemy. Et vous voulez que
j'esp^re quelque chose de I'esprit public, quand je vols d'un
c6t6 des magistrats enfants clever une voix faible que personne
n'ecoute, et, de I'autre, des homines atroces plaider ouverte-
ment, avec approbation et privilege, contre les premiers prin-
cipes de I'humanit^ ! Ge Muyart de Vouglans passe dans son corps
pour un bon criminaliste. Je lui donne ma voix pour 6tre nomme
k la premiere occasion adjoint de maitre Gharlot, bourreau de
la ville, vicomte et banlieue de Paris, et je lui donne pour valet
son infame censeur, qui a ose dire, dans son approbation, que
I'impression de cet ouvrage sera tres-utile au public. On trouve
au commencement de cet horrible 6crit douze pages de propo-
sitions pr6tendues condamnables, tir6es du livre Des Ddits et
des Peines, et contraires, suivant I'auteur, aux maximes sacrees
du gouvernement, des moeurs et de la religion. Une de ces pro-
positions abominables de M. Beccaria, c'est qu'on doit abolir
I'usage de la torture. Yoilk les horreurs que I'auteur de la
Refutation ose def^rer a I'animadversion du minist^re public.
Vous me demanderez si M. Muyart de Vouglans, pour recom-
pense de sa belle refutation, a ete fouette, marqu6, et envoye
aux galferes ? Gar c'est le premier prix qui s'ofTre a I'imagination
pour recompense de tant de douceur et d'humanit6. Point. On
pourrait croire du moins que les avocats I'auront ray6 de leur
tableau? Point du tout; et Ton pent penser, pour sa consolation,
que ce digne jurisconsulte, apr^s avoir fait preuve publique de
sa science dans les matieres criminelles, restera avocat consul-
FfiVRlER 1767. 2/|3
taut sur ce chapitre, et qu'il aura des occasions fr6quentes dc
salisfaire, par ses decisions, les tendres mouvements de sa
belle 4me en faveur de Thumanit^. Et vous voulez qu'en cet etat
de choses je croie k un ainendeinent prochain op6re par les
progr^s de la philosophie?
— Nous avons toujours une adluence de romans d6solante.
Les AUmoircs de M"' de Valcourt, en deux parties, sont attri-
bu6s k M""" la presidente d'Arconville. Quoique la vertu et
I'amiti^ y soient victorieuses, suivant I'avertissementde I'auteur,
je dirai : Tant pis pour toute ferame qui ne salt faire un autre
emploi de son temps que d'6crire de semblables insipidiles.
— Un certain M. de La Grange S que je ne connais pas, vlent
de traduire un roman anglais, intitul6 le Coche. Deux volumes
in-12. II a soin de nous prevenir qu'il a cru devoir y ajouter
bien des choses, et en retrancher d'autres qui ne sont pas dans
nos moeurs. C'est-ci-dire qu'il a eu le bon esprit de supprimer
ce qui seul pouvait 6tre de quelque prix aux yeux d'un lecteur
etranger. II faut entonner sur ce M. de La Grange le refrain du
cantique de C0II6 : Ahl tMbkd'.Vdne hdtil etc. II ecritd'ailleurs
comme un fiacre. Je lui souhaite d'apprendre a menerde m6me :
il ne traduira plus, et 11 deviendra un citoyen utile. Tous ces
romans anglais qu'on nous traduit depuis quelque temps ne
sont assurement pas bons ; mais on y trouve du moins une grande
variety d'evenements, avec un naturel qui fait moins regretter
le temps qu'on leur donne que celui qu'on perd k lire nos insi-
pidiles frauQaises en ce genre.
— Les Lcltres de M"" du Montier ct de la marquise sa fdle^
recueillies en deux volumes par M""^ Le Prince de Beaumont, com-
posent un roman moral au profit de I'^ducation des fiUes. C'est,
je crois, une nouvelle edition, et ce beau livre a deja paru il y a
quelques ann6es*. Je mettrai les Lettres de J/"** du Montier a cdt^
de celles de la marquise de Gr^my, et je plaindrai les jeunes
personnes qui se formeront, suivant I'expression favorite de
ces dames, I'esprit et le cocur dans de pareiis livres, parce que
je demeure convaincu que rien n'est plus a craindre pour la
jeunesse que la platitude des lieux communs d'une morale re-
1. Papillon de Fontpertuis. Voir la lettre du 15 d^cembre suivant.
2. Voir tome III, p. 351".
2U CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
irecie. Si vous voulez faice de votre fille une petite caillette
pinc^e et medisante par d^soeuvrement, ne manquez pas de lui
donner M'"^ de Montier pour gouvernante.
— Alphabet pour les infants sur quarante cartes d, jouer^,
Gette nouvelle methode d'apprendre a lire et a composer des
mots me parait empruntee au bureau typographique. On vend
ces cartes trois livres.
BILLET D ANNONCE
POOR LEQOEL ON A RETENU PLACE DANS CES FEUILLES.
Madame Galas avec ses enfants prend la liberte de vous faire
part du manage de sa fille cadette avec M. du Voisin, chapelain
perpetuel de I'ambassade de Hollande en France, qui doit se
faire le 25 ouvrier, jour qui sera employe par cette famille, encore
plus interessante par ses vertus que par ses malheurs, a se
rappeler avec la plus vive reconnaissance le nom des personnes
qui, par leurs bienfaits, ont daigne concourir au succ^s de la
souscription pour I'estampe : bienfaits dont une mhve, de
i'amille tire le plus doux avantage, en I'employant a I'etablisse-
ment de ses enfants. Le roi, a qui Ton a demande son agrement, a
bien voulu accorder en faveur de ce mariage le brevet suivant,
qui devient un monument et un titre honorables que la famille
Galas doit h. la g6nereuse protection de M. le due de Choiseul.
BREVET DU ROI PORTANT PERMISSION DE SE MA.RIER
BN FAVEUR DU SIBUR JEAN-JACQUES DU VOISIN
AVEC LA DEMOISELLE ANNE CALAS.
Aujourd'hui trente-un Janvier mil sept cent soixante-sept, le
Roi etant a Versailles, et ayant 6gard a la tr6s-humble supplique
que lui a fait faire le sieur Jean-Jacques du Yoisin, Suisse de
nation, chapelain perpetuel de I'ambassadeur de Hollande en
France, de lui permettre d'epouser la demoiselle Anne Galas,
fille cadette de Jean Galas, marchand a Toulouse, et de demoi-
selle Anne-Rose Gabibel, et Sa Majeste, voulant traiter favora-
blement ledit Jean- Jacques du Voisin, et particuli^rement la
1. Grimm a dejJi annonc^ cette methode, t. V, p. 494.
FfiVRlER 1767. 2/i5
demoiselle Anne Galas, en consideration des t^moignages avan-
tageux qui lui ont 6t6 rendus de la probity de sa famille, de son
affection pour son service et pour sa personne,elle leur apermis
de se inarier ensemble, sans que, par raison de ce, il puisse leur
6tre imput6 d'avoir contrevenu aux ordonnances de Sa Majeste,
et audit sieur Jean-Jacques du Voisin d'etre contrevenu 5,celles
qui d^fendent aux etrangers qui ne font profession de la religion
catholique, apostolique et romaine, de se marier dans son
royaume, ou d'epouser aucune de ses sujettes, sans y 6tre auto-
ris6s : de la rigueur desquelles elle les a relev6s et dispenses
par le present brevet. Permettant en outre par icelui k la
demoiselle Anne Galas de jouir, faire et disposer de tous ses
biens presents et a venir et exercer tous ses droits et actions
en France, soit qu'elle y fixe son domicile ou qu'elle etablisse
sa residence en pays etranger. M'ayant Sa Majesty, pour cette
fois seulement et sans tirer a consequence, command^ d'exp6-
dier ledit present brevet, qu'elle a pour assurance de sa volonte
signe de sa main etfait contresigner par moi, conseiller, secre-
taire d'Etat <3e ses commandements et finances. Signi : Louis,
et plus baSj dug de Ghoiseul.
— Glaude-Pierre Goujet, chanoine de quelque eglise colle-
giale de Paris, vient de mourir k I'age de soixante-dix ans. II
etait auteur de la Bihlioth^que francaise et de diverses autres
compilations.
— Rdcrdations historiques et critiques^ morales et d'drudi-
iiony sur I'histoire des fous en litre d'office, par M. Dreux du
Radier, auteur des Anecdotes des rois, reines et rigentes de
France. Deux volumes in-12, chacun de pr^s de quatre cents
pages. Cette compilation merite sans doute une place parmi tant
de mauvais livres de ce genre ; mais je conseillerai toujours aux
oisifs la lecture de ces livres preferablement aux romans et aux
platitudes morales : cela est du moins instructif. Pour les gens
qui ont beaucoup de savoir, de sagacite et de critique, ces
lectures sont encore fort amusantes, parce qu'ils trouvent dans
ces livres mille choses que le compilateur lui-meme ne sait pas
y 6tre, et il aurait beau les relire de ses propres yeux, il ne les y
apercevrait pas davantage.
— On vient de faire une nouvelle edition du livre Avis au
peiiplc sur la santd^ par M. Tissot» medecin de Lausanne. Gette
246 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE,
edition est, je crois, la vingt-sixieme ou la vingt-septifeme ; et
cet ouvrage, qui fit d'abord peu de bruit, a eu depuis une vogue
etonnante et a ete traduit dans toutes les langues. Peu de
livres m^ritent mieux leur succ^s que I'ouvrage de M. Tissot.
On n'y trouve k la v6rite rien de nouveau, rien qu'un medecin
instruit ne sache; mais le but de I'auteur etait d'instruire le
peuple, et surtout de le preserver d'un grand nombre d'idees
fausses, de le guerir d'une foule d'erreurs et de prejuges qui
ont des influences immediates et facheuses sur la sante. Son
livre, en detruisant I'erreur, a le grand merite d'etre fait sur
d'excellents principes et de n'enseigner que du bon. G'est
d'ailleurs I'ouvrage d'un si grand homme de bien, un livre si
vraiment utile aux hommes et qu'on doit etre si content d'avoir
fait que, si Ton me donnait a choisir entre la gloire d'etre
I'auteur de la Henriade, ou la satisfaction d'avoir 6crit cet Avis
ail peuple, vous mepardonneriez,je pense,de ne me pas decider
sur-le-champ et d'y reflechir murement avant de prendre un parti.
— On vient de traduire de I'anglais les Mdmoires de James
Graham, marquis de Montrose^ contenant I'histoire de la rebel-
lion de son temps. Deux volumes in-12. L'auteur de ces
Memoires est le docteur Wizard, qui les a d'abord composes en
latin; mais les derniers chapitres et le recit de la mort de
Montrose sont d'une autre main. Si I'editeur n'avait pas eu soin
de le remarquer, on ne s'en seraitpas apercu. Ge docteur Wizard
est plat et ennuyeux, et c'est dommage; le marquis de Montrose
meritait un meilleur historien : on lit sans aucun interet une
histoire qui encomportait un tres-grand. Tout le premier volume
est rempli de details militaires rapportes d'une maniere insipide,
et le second, ou Ton trouve les revers et la fin tragique du
heros, n'est pas plus interessant que le premier. Montrose
servit toute sa vie avec beaucoup de zele la cause du malheu-
reux Gharles I", roi d'Angleterre. Son sort fut pareil a celui de
son maitre. 11 perdit la tete sur un echafaud peu de temps
aprfes le supplice du roi, et apres avoir couru inutilement dans
le Nord, en Allemagne, en France et en Hollande, pour chercher
des vengeurs a Gharles I"' et des defenseurs a son fils Gharles II.
Montrose avait montrede grands talents pour la guerre en defen-
dant la cause du roi en l^cosse contre les covenantaires ; mais
si la cause qu'il defendait etait bonne, il faut convenir qu'il
FfiVRIER 1767. 247
avail Spouse les interfits d'un trop inauvais joueur. L'historien
de Montrose s'6tend souvent sur les vertus et sur la bontci de
Charles I"; mais c'est qu'il ne salt pas qu'un bon homme et un
bon roi sont deux bonnes gens qui ne se ressemblent gu6re.
Enfin, il est des causes justes que la faveur publique ne seconde
jamais; c'est qu'il ne suflit pas d' avoir raison, il faut encore
autre chose. Tout le monde admire Cromwell; on plaint
Charles I", mais d'une piti6 bien froide. On n'a qu'a voir com-
bien le sentiment qu'on 6prouve au rc^cit du supplice du roi
d'Angleterre est dillerent de celui que fait naltre I'assassinat
de Henri IV par Ravaillac. C'est que Henri 6tait un grand et un
excellent homme, et Charles etait un pauvre homme. Montrose
a soufTert jusque dans sa reputation, qui aurait 6t6 bien autre-
ment brillante s'il avait servi une cause soutenue par la faveur
publique.
— On vient de rendre a M. David Hume le service que nos
impitoyables compilateurs rendent depuis quelque temps k tons
les 6crivainscel6bres sans les consul ter : c'est-a-dire qu'on vient
de le d6pecer, diss6quer, decomposer, et r^duire k un volume
intitule Pensdes philosophiqueSy morales^ critiques, littiraires
et poliliquesj de M. I/ume, Ce volume fait plus de quatre cents
pages in-12. Le compilateur a eu soin de retrancher de cet
extrait tout ce qui sent le fagot d'h^resie, et il se flatte d'avoir
reussi a faire du philosophe David Hume un ecrivain edifiant
et orthodoxe.
— Une femme de Berlin, appelee M'"" Therbusch », vient
d'etre agregee k I'Academie royale de peinture et de sculpture
en qualite d'academicienne. Le tableau qu'elle a presente pour
sa reception, et que I'Academie a accepts, est un morceau de
nuit. C'est la figure d'un artiste ou d'un artisan, grande conime
nature et vue jusqu'aux genoux, eclair6e par une chandelle, ce
qui lui donne un aspect rougeatre et piquant. Cet effet de
luraiere m'a paru beau. On remarque d'aiileurs dans les tableaux
de M'"* Therbusch de la facilite et une grande liberte de pin-
1. Anne-Doroth^e Lisiewska, femme Therbusch ou Therbouche, scion I'ortho-
graphe adopUie par le livret do 1767 et par Diderot, n^c en 1728, morte en 1782,
fut ail nombre des artistes quo le philosophe aida de ses conseils, de sa plume et
de sa bourse. EUe lui causa de rtScls ennuis dont on retrouve I'^cho dans les
Lettres d Falconet et d Mii« Volland. Voir t. XVIII, p. 254, 284, et t. XIX, p. .296
do r^dition Gamier fr^res.
248 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
ceau; je ne sais si la correction du dessin repond a ces qua-
lites. Ge que je sais, c'est qu'en recevant M™^ Tlierbusch, I'Aca-
d^mie nepeut etre soupconneed' avoir d6fere a I'empire de la
beaute, si puissant en France, car la nouvelle academicienne
n'est ni fort jeune, ni jolie. Plusieurs de ses tableaux seront
exposes au Salon pro chain avec son tableau de reception.
M'"^ Therbusch s'arretera a Paris jusqu'apr^s la cloture du Salon,
et retournera ensuite a Berlin. Elle a apport6 ici un portrait du
roi de Prusse, qu'elle a peint k Berlin, et qu'on dit etre parfai-
tement ressemblant. Elle en a d^ja tire des copies, et ce tableau
ne sera pas le moins remarque du Salon. C'est dommage que
cet 6norme chapeau, qui coiffe la t^te royale, lui donne un
aspect si soldatesque et si rude.
MABS.
1'='' mars 1167.
Je ne sens jamais plus vivement la mis^re de mon metier
que lorsque je suis reduit k m'expliquer librement sur les pro-
ductions de ceux qui ont un rang et de la celebrity dans les
lettres. II me serait bien agr^able d'accorder k leurs produc-
tions une admiration sans bornes ; tout le profit en serait pour
moi. Premi^rement, il y aurait a chaque occasion un excellent
ouvrage de plus, et ce serait un bien tr^s-d^sirable. En second
lieu, j'aurais le plaisir de louer, et de louer des gens qui ne
sont pas precis6ment mes amis, mais avec qui j'ai des amis
communs, avec qui je me trouve souvent dans la mSme sOciet^,
k quije connais d'ailleurs une infinite de qualites estimables,
quoique leur talent litteraire ne m'ait jamais tourne la tete a
un certain point. Mais enfin il faut bien que je dise comme je
sens, etqueje le dise franchement etsans detour. Heureux, dans
I'exercice de ce p6nible devoir, de pouvoir me rendre la justice
que I'envie de nuire n'est jamais entree dans mon coeur ; heu-
reux aussi de penser qu'une decision erron6e et trop hasard6e de
ma part ne sauvait influer sur le sort d'un livre, puisqu'elle
MAUS 17 67. 249
est elle-m6me soumise au jugeinent 6claire et sClr de ceux qui
honorent ces feuilles de leur regard. Faisons done notre triste
devoir, et parlons librementde cette esp6ce de roman ou coute
politique et moral que M. Marmontel vient de publier sous le
titi'e de BHisaire,
Ce nom illustre sous le rfegne de Justinieu est consacr6 dans
nos 6coles k retracer a la jeunesse les visslcitudes de la bonne
et de la mauvaise fortune. On ne peut se representer sans atten-
drissement un guerrier celebre par ses victoires, soutenant
longtemps I'empire remain centre Teflbrt des barbares et centre
I'influence plusmaligne d'un gouvernement pleind'intrigues et
de vices, succombant enfin lui-m6me sous les traits de I'envie et
de la jalousie, ne se tirantde la prison qu'avec les yeux crev^s,
et reduit dans la vieillesse h. mendier son pain pour recom-
pense de ses travaux et de ses services. Quoique cette derni^re
partie de I'histoire de ce heros ne soit pas aussi averee que sa
disgrace et I'ingratitude de Justinien envers lui, comme elle est
devenue I'opinion generate et populaire, et qu'elie a d'ailleurs
fourni le sujet d'un sublime tableau k plusieurs de nos grands
peintres modernes, je I'adopte sans peine, et la tiens d'autant
plus veritable qu'elie est plus poetique, plus pittoresque et plus
frappante.
Si les hommes de genie par leurs inspirations et par leurs
conseils faisaient executer aux autres avec succ^s ce qu'ils
congoivent et ce qu'ils imaginent, et de la maniere dont ils
con^oivent et imaginent, Hs pourraient se dispenser d'^crire
eux-m6mes, et Ton pourrait se consoler du temps precieux
qu'ils perdent a conseiller et ci diriger les autres. Mais malheu-
reusement les choses ne vont pas ainsi. Ceux qui ne savent pas
imaginer executent toujours m6diocrement, et I'homme du plus
grand genie, de la plus belle imagination, ne rendra que faible-
ment et froidement ce qu'il n'aura pas concu lui-m6me et les
idees dont le premier germe s'est form6 dans un autre cerveau
que le sien. Un jour, M. Diderot, en causant avec M. Marmon-
tel, lui dit que s'il voulait faire un livre tout a fait agreable et
int6ressant, il fallait 6crire les Soiries de BHisaire vieux,
aveugle et mendiant. II 6tait aise k un homme eloquent de
s'etendre sur la beaute de ce sujet. En effet, donnez-moi le
genie de Xenophon, et je ferai des soirees de Belisaire le br6-
250 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
viaire des souverains et un cles plus beaux livres qui aient
jamais enrichi I'iiumanite. M. Marmontel en fut frappe. U crut
apparemment que le g^nie de Xenophon n'y faisait rien,et il se
mit k ecrire les Entretiem de Bilisaire.
La premifere chose qu'on est en droit d'exiger de I'auteur de
ces Entretiens, ind6pendamment de la science de I'j^tat, de la
grandeur des vues, de la gravite du style, de la force et de la
s6verite de la couleur, c'est une connaissance parfaite de I'es-
prit du siecle de Belisaire, de I'etat de I'empire remain sous le
r6gne de Justinien, de I'etat des forces et des finances, du
caractfere de ce r^gne, de la tournure des esprits, de la philo-
sophie, des arts etdes sciences de ce siecle. Belisaire, s'etendant
sur tons ces objets, doit en donner une id6e juste et precise :
car emprunter les noms de Belisaire, de Tib^re et de Justinien,
et les faire discourir ensemble comme nos faiseurs d'ecrits
politiques et economiques dissertent entre eux dans un cercle,
selon les idees regues en ce xviii® siecle en France, exposer en
un mot les idees de M. Marmontel sous le nom de Belisaire, en
v6rite I'Europe est aujourd'hui trop 6clairee pour qu'on souflre
ces esp^ces de parodies. Cela pent ne pas choquer les enfants,
parce qu'ils sont ignorants; mais il est impossible qu'un homme
instruit s'en accommode, et c'est pour cet homme instruit qu'il
faut ecrire, parce que, tout en le satisfaisant, on instruit ceux
qui ont besoin d'instruction. D'ailleurs
Descriptas servare vices, operumque colores
est le premier devoir qu'Horace impose au poete. Si vous ne
savez pas peindre le tableau des moeurs d'un siecle, laissez les
personnages de ce si6cle en repos, et donnez aux auteurs de
vos romans des noms inconnus et arbitraires qui ne me prepa-
rent point a un tableau que votre impuissance ne salt executer.
Au defaut de ce tableau, dont M. Marmontel n'a pas su nous
tracer la plus leg^re esquisse, je m'attendais du moins a
entendre parler un homme d'l^tat, un heros que les epreuves
de la bonne et de la mauvaise fortune avaient rendu philo-
sophe; ci qui I'age, I'exp^rience et le malheur avaient donn6 ce
coup d'oeil profond, ce sens, cette gravite, cette Eloquence tou-
chante et sublime qui imprime le respect, el6ve I'ame, et la
MARS 1767. 251
rond digne de s'approprier les lemons d'un grand homme. Ma
surprise a 6t6 6gale i mon chagrin, de ne trouver dans B61isaire
qu'un vieux radoteur, d6bitant des lieux communs mdthodi-
quement et sans niesure, bavard k I'excfes, reprenant chaque
jour bien exactement et bien ennuyeusement la conversation
ou il I'avait laiss6e la veille, pr6chant toujours, ne sachant ni
causer ni attacher par ses froides dissertations. Son ton bour-
geois, sa petite morale lourde et triviale, sa monotonie capable
d'endormir Thomme le plus 6veille, m'ont mis vingt fois dans le
cas de m'ccrier avec le bon La Fontaine :
Je hais les pieces d'61oquence
Hors de leur place et qui n'ont point de fin.
G'est que M. Marmontel n'a rien de ce qu'il faut k un poete.
Point de g^nie. Point de naturel. Point de grace. Point de
sentiment. Rien qui \ous touche, qui vous 6meuve; rien qui
efileure Tame. II ne connait ni le g6nie des horames ni celui
des affaires. II veut nous instruire par la bouche de B6lisaire,
et nous endoctriner sur tous les grands objets du gouvernement,
et il n'est pas seulement sur aucun de ces objets au niveau des
id^es de son si^cle. En puisant les siennes uniquement dans
les meilleurs ecrits de son temps, il aurait du moins eu plus de
nerf et d'6levation. Son syst^me militaire est extravagant. Je
veux mourir s'il entend lui-m6me ce que Belisaire debite sur le
luxe ; et s'il salt jamais ce qu'il faut pour operer le bonheur
public et combien c'est une chose difficile, il cessera de croire
que le premier bon diable ou le premier honnfite bourgeois
plac6 sur le trdne (car c'est toujours sous ces traits qu'il repr6-
sente les bons princes) y ferait des merveilles.
11 est une classe de lecteurs qui, convaincue apparemment
de la n6cessit6 des livres m6diocres, aime k les juger avec
indulgence. Si le Belisaire de M. Marmontel n'est pas un ouvrage
de g6nie, on ne peut disconvenir qu'il ne contienne d'excel-
lents principes, qu'il ne pr6che partout I'amour de la vertu et
la bonne morale; et que peut-onfaire de mieux, dans la jeunesse
surtout, que de se nourrir I'esprit de pareilles lectures? J'avoue
que je suis bien 6loign6 de penser ainsi, car sans compter que
ce B(^lisaire me parait absolument manquer de sentiment et
252 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
d'6l6vation, deux qualites sans lesquelles je ne puis imaginer
une bonne morale, j'avoue que je crois les lieux communs, et ce
que j'appelle le bavardage vertueux, non-seulement inutiles,
mais contraires auprogr^s de la morale soit publique, soit par-
ticulifere : inutiles, parce que les lieux communs ne parlent
jamais a I'ame, et que c'est elle qu'il s'agit de remuer et de
toucher; contraires, parce qu'ils accoutument la jeunesse a se
payer de mots, k se contenter de phrases et de tournures, et a
les substituer aux choses. Lisez le chapitre de BHisaire contre
les favoris, et demandez a ce bon aveugle quel bien il croit
avoir fait en expliquant ce que c'est que la faveur. II dit que la
faveur accorde au vice aimable ce qui appartient a la vertu ; il
ajoute qu'un prince eclaire, juste et sage, n'a point de favoris,
qu'il a des amis. Mais le prince le plus livre aux favoris sera
d' accord sur ces principes. II trouvera les flatteurs et les favoris
une espfece d'hommes ex6crables; mais heureusement, dira-t-il,
je n'ai que des amis. De quoi s'agit-il done, puisqu'il n'y a
point de prince a qui Ton n'ait preche le danger des flatteurs,
et qui n'eii soit convaincu? II s'agit de lui apprendre k distin-
guer les flatteurs des amis, et cette science ne s'acquiert pas
des lieux communs, et on lirait vingt fois le chapitre de Bdi-
saire sans en 6tre plus avanc(5. C'est que les veritables elements
de morale pour les princes, c'est I'histoire qui les renferme ;
et pour nous en tenir a I'exemple pris au hasard dans les con-
versations de B6lisaire, c'est en lisant la vie et les malheurs
d'un prince livr6 aux favoris, en comparant les moeurs et la
conduite de ces favoris avec la conduite de ceux qu'il appelle
ses amis, qu'un prince sans experience et enclin a cette fai-
blesse pourra peut-6tre r6ussir a se garantir des atteintes d'un
poison qui ne se presente que sous I'aspect le plus seduisant.
On a appel6 I'ouvrage de M. Marmontel le Petit Careme du
P. Bdisaire, a I'imitation du Petit Careme du P. Massillon, parce
que les entretiens de Belisaire ressemblent en efl'et beaucoup a
des sermons, et que le bonhomme vous endort son lecteur
comme un moine qui preche. Si vous me demandez quel est
le but moral de cet ouvrage, je vous dirai qu'il est fait expr^s
pour prouver qu'un empereur qui doit a i'un de ses sujets une
longue suite de victoires et tout le lustre de son r^gne, n'a
rien de mieux a faire, pour lui t^moigner sa reconnaissance,
MARS 1767. 253
que de le ivduire h. la mendicity, apr6s lui avoir fait crever les
yeux. Je sais bien qiie ce n'c^tait pas Ik pr(''cisement ce que
M. Marraontel se proposait de prouver jusqu'a Tevidence ; mais
il a'y a pas moins reussi, en donnant k son Belisaire la resi-
gnation non d'un heros, mais d'un capiicin. Un h6ros, apr6s
avoir ^prouve les plus cruelles injustices de la part de son
prince ou de son si6cle, pent avoir Tame trop fi^re pour daigner
se plaindre, il peut renfermer dans son sein tout murmure; un
capucin va plus loin. 11 vous prouve comme Belisaire, en vingt
endroits de ses sermons, que Justinien ne pouvait gu^re se
dispenser de lui faire crever les yeux, et que cet auguste et
respectable vieillard, pour avoir fait a peu pr6s toute sa vie le
mal, avec une bonhomie et une imb^cillite parfaites, doit 6tre
un objet d'amour et de tendresse pour ses sujets. Yoilk ce que
j'appelle une morale empoisonn^e, etqui m6rite une place parmi
les assertions des jesuites sur le regicide : car c'est vouloir
porter le poison et la mort immediatement dans Tame des
princes que de prficher une telle morale. Si un imbecile
endormi sur le trone peut 6tre impun^ment, durant son long
sommeil, le jouet et I'instrumentde lacalomnie etde lamechan-
cet6; si, croyant poursuivre les ennemis de son autorit^,
il peut opprimer le merite, depouiller la vertu, encourager le
crime, 6teindre dans I'ame de ses peuples toute elevation et
tout desir de veritable gloire, et pr6tendre malgre cela, k titre
de bonhomie, aux respects et k la v6n6ration de la posterite, je
ne sais plus quel sera I'hommage reserve k lamemoiredes grands
et bons princes ; et peu s'en faut que, d'accord avec la Sorbonne,
quoique sous un point de vue different, je ne traduise Belisaire
comme un corrupteur de morale, comme un empoisonneur
public, au tribunal de la posterite, qui juge sans menagement les
bons et les mauvais princes, les bons et les mauvais ecrivains.
Je me suis dispense de relever dans cet ouvrage des d6fauts
beaucoup plus frappants. Les enfants ont et6 blesses de voir
Juslinien plusieurs jours de suite en conversation avec Belisaire,
sans que celui--ci en ait le moindre doute ; apparemment que
I'empereur contrefaisait sa voix, suivant I'usage du bal de I'Opera
de Paris, ou Ton parle le fausset quand on ne veut pas 6tre
connu. Cet auguste et respectable vieillard qui, par surprise, a
fait crever les yeux au plus grand homme de son si6cle, en est
I
254 CORRESPONDENCE LITT^RAIRE.
quitte pour s'en retourner tous les soirs un peu reveur de ces
conversations, et pour dire k la fin aux intrigants de sa cour :
Tremblez, laches; son innocence et sa vertu me sont connues.
Voilk assurement un beau repentir et un beau triomphe pour
Belisaire !
11 y a au quinzifeme chapitre un sermon de B6Iisaire en
faveur de la tolerance. Comme il n'est pas moins bonhomme
que son empereur, il sauve tout le monde, et il soutient que
les souverains n'ont ni droit ni int^r^t a g6ner la liberte de
penser de leurs sujets. La Sorbonne a et6 vivement offensee de
la t6merit6 de ces assertions. EUe a deja fait des demarches
pour arr^ter le debit de I'ouvrage, et elle lancera sans doute
une censure en forme contre un aveugle qui ose placer Marc-
Aur^le, et Trajan, et Titus, et d'autres scelerats de cette esp6ce,
dans le sejour des bienheureux, en se conformant a cet 6gard a
I'opinion de plusieurs peres de I'l^glise.
CANTIQUE SPIRITUEL d'uN PARALYTIQUE.
Sur I'air : Ne v'ld-t-il pas que j'aime.
Pour moi vous croyez qu'il n'est plus
De plaisir dans la vie ?
Je trouve, moi, bien que perclus,
Mon sort dlgne d'envie.
De mes pieds et mains engourdis
Lorsque je perds I'usage,
D'un avant-gout du paradis
Je fais I'apprentissage.
N'avoir aucun sens en d6faut
Vous parait bien commode;
Mais vous savez bien que 1^-haut
Tout change de methode.
Nous laisserons en ces bas lieux
La d6pouille mortelle ;
Et nous n'en jouirons que mieux
De la vie 6ternelle.
Dans le sejour d61icieux
Des celestes merveilles
MARS 1767. 255
Nous aurons des plaisirs sans yeux,
Sans mains et sans oreilles.
Aux plaisirs des sens renoncer
Pour vous sera bien rude;
Et moi de savoir m'en passer
Taurai pris I'iiabitude.
Un jour pourtant Dieu nous rendra
(Consolez-vous, mesdames),
Nos yeux, nos mains, et coetera,
Nos corps avec nos ames.
Gette chanson est, ainsi que la suivante, de M. de La
Condamine, devenu demi-ladre, mais toujours gai, malgre ses
infirmit6s.
REQUETE A LA SOCIETE ROYALE d' AGRICULTURE,
Sur le mSme air que la chanson pr^ced$nte.
Savants promoteurs des moissons,
Ouvrez-moi voire temple,
Non pour y dieter des lemons,
Mais pour servir d'exemple.
Je fus un grand agriculteur
De vingt ans h. clnquante ;
Aujourd'hui, de cultivateur
Je suis devenu plante.
Mais plante des lointains pays.
Delicate 6trang6re,
A qui Ton accorde k Paris
Les honneurs de la serre.
L^, plus choy6 que le jasmin
Que le lis et la rose,
De bouillon, de sucre et de vin,
Tour & tour on m'arrose.
Si j'en crois mes deux jardiniers i
Dont I'un I'autre relive,
Des z6phyrs les airs printaniers
Ranimeront ma s^ve.
\ . Sa fcmme ct sa belle-m^re.
256 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
Je n'oserais ajouter foi
A ce flatteur oracle,
Et je n'attends pas que pour moi
Le Ciel fasse un miracle.
Pour les fleurs il n'est qu'un printemps,
J'ai pass6 mon automne;
L'arbre v6gete plus longtemps,
Mais enfin se couronne.
De mes rameaux faites done
Des fagots ou des planches ;
Car si je puis sauver le tronc,
J'abandonne les branches.
— Lejeune Mozart, qui, ^I'age de sept ans, s'est trouvegrand
joueur de clavecin, grand compositeur, musicien consomme,
et qui doit etre compte, aujourd'hui qu'il se trouve dans sa
dixieme ann6e, parmi les plus grands musiciens de I'Europe, n'est
pas le seul enfant merveilleux que nous ayons vu a Paris en cf s
derniers temps. Le fils d'un bucheron de Lorraine, appele Fery,
enfant de huit ans, est n6 avec le talent de faire dans sa tete
les calculs les plus compliques avec une facilite et une surete
qui tiennent du prodige.Le vicaire de son village, s'6tant apercu
de cette aptitude, en a ecrit k M. d'Alembert; celui-ci en aparl6
k difii&rentes personnes, et on a fait les fonds necessaires pour
falre venir ici cet enfant afm de pourvoir k son Education. Je
lui ai vu faire plusieurs operations arithmetiques. On lui dit, par
exemple, I'age qu'on veut, d'un horame de quarante, de
cinquante ans ; on y ajoute des mois et des jours pour rendre
le calcul plus complique, et on lui demande combien de quarts
d'heure cet homme a vecu? Alors le regard de I'enfant devient
fixe, on pent continuer la conversation sans I'interrompre ; et
lorsque son operation est finie, il vous en prononcera tr6s-exac-
tement le resultat. Dans les calculs de cette espece il aura de
lui-meme I'attention d'y faire entrer les annees bissextiles, qui
les compliquent infiniment davantage. II se trompe rarement,
et quand cela lui arrive, il s'en apercoit ordinairement avant
qu'on ait eu le temps de verifier son calcul. II explique tr6s-
clairement sa methode d'operer, et quand il se trompe, il fait
voir de quelle manifere cela lui est arrive. Ge talent de calculer
MARS 1767. 257
se d6veloppa dans cet enfant k I'occasion d'une somme de vingt-
quatre livies que son p6re, excessivement pauvre, avait eu le
bonlieur d'amasser. Ce louis d'or fit un si grand 6v6nement
dans lafamille que I'enfant voulut savoir combien il y avait de
liards dans un louis d'or, et depuis ce temps il n'a cess6 de
calculer. 1! paralt sensible et bien n6. II est d'une physionomie
int6ressanle, mais je ne serais pas etonn6 qu'il ne v6cut point.
On vient de le mettre dans une pension militaire, ou la geom6-
trie et les math^matiques s'enseignent particuliferement. S'il
fait des progr6s k proportion des dispositions qu'il montre, il
pourra 6tre re^u de I'Academie des sciences ci I'age que nous
avons fix6 au jeune iMozart pour faire ex6cuter son premier
op^ra sur le theatre de Saint-Charles k Naples, c'est-i-dire k
I'age de treize k quatorze ans. 11 faut consacrer le souvenir des
vilaines actions comme des bonnes. Si le jeune Fery a trouv6
de gen^reux bienfaiteurs, il a aussi dejk rencontre des gens qui
savent calculer comme lui. Un conseiller au parlement de Metz
s'est charge de prendre cet enfant k Nancy, dans sa chaise, et
de I'amener.ci Paris. En le remettant k M. d'Alembert, ce con-
seiller lui a demands quatre louis d'or pour les frais de voyage.
C'est bien des liards. M. d'Alembert les a pay^s en sen faisant
donner quittance. Si le jeune Fery devient un geomfetre cel6-
bre, je me flatte que nous lirons dans le precis de sa vie, imm6-
diatement apr6s son extrait baptist^re, la quittance de son
conducteur. Ce conducteur me paralt plutdt membre de la
synagogue des juifs de Metz que membre du parlement de
cetteville; il vend un peu cher I'honneur de voyager k cdte
de lui. Je suis tr6s-fach6 de n'avoir pu savoir son nom pour le
conserver ici avec I'eloge que son noble et gen6reux d6sint6-
ressement lui a si bien merite. Je recommande ce panegyrique
k I'tSquiie de M. d'Alembert.
— On a imprime en Suisse des £treimes aux dhoeuvrh, ou
Lettres d'un Quaker il ses fr^res et d. un grand docteur. Quand
M. de Voltaire a voulu chatier I'ev^que du Puy-en-Velay, un
certain quaker a adress6 deux lettres charltables k Jean-George.
Ici un partisan de Jean-Jacques Rousseau copie celte tournure
pour dire son sentiment sur le proems de son chef avec M. Hume.
La premiere lettre est contre ce philosophe; la seconde, contre
M. de Voltaire, k cause de la lettre qu'il a adressee k M. Hume
VII. 17
358 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
a roccasion de ce proc6s. L'auteur inconnu de cette brochure^
malgre son excessive animosite contre M. de Voltaire, aura
pourtant de la peine a se faire lire, parce qu'il est triste et plat
comme il convient a un copiste. G'est encore un de ces avocats
d' office, qui se sont empar^s de cette cause aussi ennuyeuse
que cel^bre, qui ne disent aucun fait nouveau, n'en nient aucun,
mais nous apprennent simplement comme il faut les voir,
— On nous a aussi envoye de Hollande les InUrets des
nations de VEurope, ddvelopph relativement au commerce.
Ouvrage dedi6 a I'lmperatrice de Russie. Quatre volumes in-12.
Get ouvrage est instructif et fonde sur de bons principes, mais
qui sont aujourd'hui connus de tons ceux qui ont reflechi sur
ces mati^res. L'auteur s'appelle M. Accarias de Serionne, si je
ne me trompe. 11 a 6te anciennement avocat, ensuite commer-
^ant, ensuite banqueroutier, ce qui lui a fait quitter le royaume.
Depuis, il a fait la Gazette du commerce h. Bruxelles, et aujour-
d'hui il est retire en Hollande. On vient de faire un petit extrait
de son ouvrage dans une brochure intitulee VIntiret public.
Get extrait, qu'on dit de M. le marquis de Puys6gur, ne roule
que sur deux objets. La premiere partie est destinee a montrer
les veritables effets du taux de I'argent dans un pays, et k
examiner s'il serait avantageux pour la France que I'interet de
I'argent y fut a trois pour cent. L'auteur prouve assez bien que
ce serait le moment de la decadenee to tale des manufactures.
Dans la derni^re partie on examine et Ton prouve la legitimite
de I'interet de I'argent contre I'absurdit^ de nos lois, prises
dans le code des lois romaineset, qui pis est, dans le code juif,
deux codes diam^tralement oppos6s k la legislation d'un peuple
commergant.
— II nous vient encore de Hollande un essai sur cette
question : Quand et comment VAmirique a-t-elle H& peupUe
d'hommes etdanimaux? Par M. E. B. d'E..,*; cinq volumes
in-12 fort ennuyeux. L'auteur, qui est Suisse, mais dont je ne
sais pas le nom, se perd dans des discussions sans nombre.
Moi, sans avoir besoin de tous ces raisonnements ennuyeux et
de tout son mauvais style, je lui dirai bien comment I'Am^rique
a 6te peuplee. En' deux mots : comme le resle. Ce mauvais
1. Samuel Engel, bailli d'Echalens.
MARS 1767. 259
ouvrage a d'abord 6t6 tol6r6, et ensuite defendu ici, parce que
I'auteur ne veut pas admettre le deluge en Am^rique comme
dans I'ancien continent. La Sorbonne ne veut pas seulement
que tout le monde soit damn6 6ternellement ; elle veut aussi
que tout le monde ait 6t6 jadis noy(§. Rien n'est plus digne de
la douceur ordinaire de ce corps charitable. L'auteur, qui est
tout noy6 pour moi, a dedie son ouvrage au prince Louis de
Wurtemberg, qui vit en particulier et en philosopher Lausanne.
— Le Voyage de Robertson aux terres australes, traduit sur
le manuscrit anglais. Volume in-12 de prfes de cinq cents pages.
C'est encore un present qui nous vient de pays Stranger. C'est
un rotnan politique qui nous repr6sente une espfece d'utopie
ou de gouvernement id6al. Tout cela est a pleurer d'ennui. On
a fait un assez plaisant carton k ce roman. II y avait, dans la
feuille qui commence page 1A5, une satire assez forte des par-
lemcnts qui embarrassent les vues du gouvernement par leurs
conlinuelles remontrances. On n'a pas imprim6 cette feuille, et
on lui en a substitue une autre qui contient une sortie contre
les philosophes et contre ce qu'on appelle encyclopMistes en
France. II est vrai que cette philippique ne va pas avec le reste de
I'ouvrage, ou tout le bien qui arrive au peuple chimerique que
l'auteur depeint est oper6 par les philosophes; mais, k la faveur
de cette incartade, I'ouvrage a eu la permission de se debiter,
et Ton s'est peu souci6 de savoir si le reste tenait ou non.
Je plains ceux qui profitent de la permission de lire ce voyage
imaginaire avec ou sans carton.
— Les VariHh dun philosophe provincial, parM. Gh... le
jeune*, en deux parties in-12, consistent en reflexions morales,
en observations critiques, portraits, caract^res, allegories,,
fables, etc. Ce philosophe a tout varie dans ces deux petites
parties, excepts la platitude et I'ennui, qui sont partout les
m^mes. Ses reflexions religieuses meritent le bonnet carre de
Sorbonne, et k son ton on juge qu'il a tr6s-bien fait de se
decorer du titre de provincial.
— Examen des fails qui sercent de fondement A la religion
chrdtienne, pricH^ dun court traiti contre les athieSj les ma-
tirialistes, les fatalistes, par M. I'abb^ Francois. Trois volumes-
1. L'abb^ Chambon de Pontalier, ox-J6suite.
260 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
in-12. II en est de la theologie comme de la mddecine. Depuis
qu'on saigne et qu'on purge, il n'y a pas moins de malades. On
6crit tons les jours contre les incredules, et le nombre des
incr6dules augmente toujours. En se faisant apotre de Sorbonne
on est un peubafoue, mais on attrape du moins unbon benefice ;
c'est ce que je souhaite k I'apotre Francois. Dans I'apostolat
philosophique, il n'y a jusqu'^ present que de la gloire et des
coups a gagner.
— Onvientde Tpuhlier un Magasin emgmatique^contenajiiun
grand nombre d'enigmes choisies entre celles qui ont paru
depuis un sifecle. Volume de quatre cents pages, avec la table
des mots k la fm. Voila le Mercure de France impitoyablement
mis el contribution pour une denr6e dont il avait conserve le
debit exclusif.
— Mon parti serait tout pris sur le Traiti des affections
vaporeuses, par M. Pomme, dont il parait la troisi^me Edition.
Ce n'est pas qu'on n'y trouve de bons principes, de bonnes vues
et de la science ; mais M. Pomme, a qui Ton veut absolument
faire une reputation k Paris depuis six mois, est trop syst6ma-
tique pour ne pas donner souvent a gauche. 11 n'en est pas des
syst^mes en m^decine comme des systfemes en physique. La
nature ne va ni plus ni moins, malgre le radotage des philoso-
phes sur les lois ; mais le medecin opfere en consequence de
son radotage, et le malade en est la victime. Ce n'est pas I'in-
struction qui manque a nos medecins, c'est la fureur des
systfemes qu'ils ont de trop, et Ton trouve aujourd'hui en
general cent hommes instruits contre une bonne tete. Ce que
M. Pomme dit de I'usage pernicieux des boissons chaudes et
des relachants dans les affections nerveuses est approuve par
les plus grands medecins de I'Europe. Dans ces maladies, il
s'agit presque toujours de donner du ton et du ressort k des
cordes trop relachees, et la glace et les bains froids sont deux
grands remfedes en medecine.
— Le Par fait Bouvier, ou Instruction conceniant la connais-
sance des bceufs et des vaches, leur age, maladies et symptdmes,
avec les remMes les plus expirimenth propres cl les gulrir.
On y a joint deux petits traitis sur les moutons et les pores,
ainsi que plusieurs nouveaux remMes experiment's sur les che-
mwar, par M. Boutrolle. Brochure in-12 de soixante-treize pages.
MARS 1767. 261
Dans ce sitele philosophique, on ^crit sur tout, et bientdt un bon
fermier de campagne ne pourra se dispenser d'avoir k cdt6 de
ses 6tables et de ses toits k pores une bibliothfeque k I'usage de
ses valets, gar^ons vachers et filles de basse-cour. M. Boutrolle
pretend aux honneurs d'auteur classique des ^tables.
— Le a toy en dhint^ress^, ou Vues pratiques concernant les
embellissements et Hablissements utiles ii la ville de Paris, ana-
logues aux travaux publics qui se font dans cette capitale, et qui
peuvent Hre adaptis aux principales villes du royaume, avec
les moyens ddconomie et de finances. Par Dussaussoy. Premifere
partie in-S" om6e de plans et de figures. Je souhaite a ce citoyen
autant de genie, de gout et de lumi^res, qu'il a de zfele et de
d^sinteressement.
15 mars 1767.
S'il est si difficile de definir au juste le caractere d'un seul
homme, quelle difficult^, dira-t-on, ne doit-il pas y avoir a
d^finir celui de tout un peuple? Au risque de soutenir un para-
doxe, j'avouerai que de ces deux probl^mes je ne sais pas
encore quel est le plus difficile k resoudre. Dans un seul
homme il y a des nuances si fines, si d61icates, si personnelles,
qu'il faut peut-fitre avoir encore plus de sagacite pour les
saisir, et pour remarquer ce que tous les habitants du m6me
climat peuvent avoir de commun et ce qui les distingue fon-
ci6rement de leurs voisins. Les m6mes traits souvent r6p6t6s
sont plus faciles a noter que ceux qui sont uniques dans leur
genre, et qui ne peuvent souvent 6tre aper^us qu'une seule
fois. Le caractere de I'individu ne se point que par des
actions, qui varient k chaque instant et qui se cachent m^me le
plus souvent sous I'ombre du myst^re. Le caractere general
d'une nation est necessairement a decouvert, il s'imprime dans
des monuments exposes continuellement sous nos yeux; nous
pouvons r^tudier dans la nature de sa langue, de son gouver-
nement, de ses coutumes, de ses usages, de ses mani^res, de
ses arts, de son climat. Je sens que cette 6tude est plus longue,
plus 6tendue, mais je la crois aussi plus sure, je dirais presque
moins impossible que la connaissance particuli^re des hommes.
II n'en a pas plus coiit6 k Tacite de peindre les Germains, les
262 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Anglais, les Juifs, qu'il ne lui en a coClt6 de peindre S6jan,
Tib6re, Agricola.
Pourquoi trouvons-nous done si peu de justesse et de verity
dans la plupart des relations de nos voyageurs? C'est que la
plupart de nos voyageurs n'ont eu ni assez de philosophic,
ni assez de connaissances pour embrasser les objets qu'ils
voulaient nous faire connaltre; c'est que la plupart ont port6
dans leurs recherches un esprit de syst^me et de parti qui
ne leur a permis de voir que ce qui convenait a leur but
particulier ; c'est qu'ils ont cherche k 6tre amusants, au lieu
d'etre vrais, et que rarement ils ont donn6 a leur travail le
temps necessaire pour I'ex^cuter avec succes. Parmi les
modernes qui ont travaille dans ce genre, on ne pent gufere
citer que Chardin et Muralt; encore ce dernier a-t-il vu avec
plus d'esprit que d' impartiality. On sent, comme dit Rousseau,
combien il bait les Frangais, jusque dans les 6loges qu'il leur
donne.
Pour bien juger le caract^,re d'un pays, vaut-il mieux lui
6tre Stranger, ou en etre citoyen? II semble d'abord qu'un
homme eleve au milieu de ses compatriotes, en supposant
toutes les autres conditions egales, peut parvenir plus facile-
ment k les connaitre que ne le pourrait un Stranger; cependant
n'y a-t-il pas aussi quelques rapports qui rendent le point de
vue oil se trouve I'etranger plus favorable? Pour bien observer,
il faut eviter 6galement les faux jours de la surprise et ceux de
I'habitude. Nous passons trop legerement sur les objets qui
nous sont familiers, nous sommes trop etonnes de ceux qui
nous sont absolument nouveaux. Dans le premier cas, nos
observations risquent d'etre plates et communes; dans le
second, il est k craindre que nous ne nous laissions s6duire par
une fausse apparence de merveilleux.
Pour faire done une relation aussi interessante qu'instructive,
un voyageur devrait, ce me semble, commencer par noter soi-
gneusement toutes les singularit^s qui I'ont frappe au premier
coup d'ceil, mais ne se permettre d'en rendre compte qu'apres
avoir approfondi la langue, la religion, la constitution politique,
les moeurs, les usages et le ton du pays qu'il veut observer.
Ce qui rend sans doute aujourd'hui la connaissance des
differents peuples de I'Europesi difTicile, c'est que Ton peut dire
MARS 1767. 263
k peu pr^s des nations emigres ce qu'on a dit si souvent des
homaies qui composent une mdme soci6te. Tout s'est confondu,
tout seressemble; les moeurs, la politique, la phiiosophie, ont
fait k peu pr6s les m6mes progr^s dans tous les ^tats de I'Eu-
rope. II y a un syst6me commun k tous. L'esprit dominant des
grandes capitales, le goiit des voyages, celui des lettres, et sur-
tout le commerce, ont forme pour ainsi dire de tous les peuples
de I'Europe un seul peuple. H^rodote trouverait aujourd'hui,
dans toute cetle partie du monde, moins de caract^res, moins
de vari6t6s, que dans I'^tendue bornee des pays qu'embrasse son
Histoire.
Rien de plus vrai en general; cependant Ton se tromperait
beaucoup de croire que toutes les circonstances qui ont pu rap-
procher tant de nations aient absolument efface leur caractfere
original : elles en ont seulement altere quelques traits, et si,
sous I'apparence qui le cache, il est plus difficile k saisir, 11 n'en
existe pas moins. Plus la society s'etend, plus I'homme, sans
doute, se denature, mais il ne saurait changer enti^rement son
6tre. Semblable k Protee, il devient susceptible de mille formes
diff^rentes. C'est au coup d'oeil du genie k le fixer sous celle qui
lui est propre. L'ltalie m6me, malgre toutes les revolutions
qu'elle eprouva sous I'empire des barbares, sous le joug humi-
liant du despotisme religieux, et durant les longues guerres de
la France et de I'Empire, n*a-t-elle pas conserve longtemps cet
esprit d'independance et d'ambition qui fit sa gloire dans les
jours heureux de la republique?
Le d^faut de nos vues en morale, en politique, en philoso-
phic, est d'etre toujours ou trop g^nerales, ou trop minutieuses;
mais s'il m'est permis de dire ce que je pense sur un sujet sans
doute fort au-dessus de ma portee, je crois remarquer une dif-
ference sensible entre la mani^re dont on pouvait etudier les
nations anciennes, et celle dont il faut etudier les nations
modernes. Pour connaltre les Grecs, les Romains et les anciens
habitants des Gaules et de la Germanie, c'^tait beaucoup d'avoir
acquis la connaissancc de leurs lois, de leurs coutumes et de
leur religion. On nous connaitrait fort mal aujourd'hui si Ton
ne nous connaissait que par ces relations-1^. Nos lois, nos cou-
tumes, notre religion, nous sont devenues presque absolument
^trang^res. Nos moeurs et notre phiiosophie ont du moins affaibli
264 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
beaucoup I'influence qu'elles devraient avoir naturellement sur
notre maniere de penser et de sentir, et Ton en jugerait bien
mieux par I'esprit de notre theatre, par le gout de nos romans,
par le ton de nos societes, par nos petits contes et par nos bons
mots, que par nos lois, notre culte et les principes de notre
gouvernement.
J 'imagine qu'on ferait un ouvrage fort curieux en rassemblant
sous certains titres les expressions proverbiales, les bons mots
les plus caracteristiques de chaque nation. Est-il possible de ne
pas reconnaitre I'orgueil espagnol dans VAlmenos du Page, dont
son maitre avait la bont6 de dire qu'il etait aussi noble que le
roi? Qui ne voit I'indifference et la morgue philosophique d'un
Anglais, dans la repartie du fameux Wilkes a un poete fran^ais
qui, voulant reciter un poeme contre la fierte de ces insulaires,
ne put jamais se rappeler que ce premier vers :
0 barbares Anglais, dont les sanglants couteaux...
« Eh monsieur, rien n'est plus aise a finir :
Coupent la t6te aux rois et la queue aux chevaux! »
Le mot de M'"^ de Tallard , qui ne voulait pas qu'on portat des
jupons bordes de tresses d'or ou d' argent, parce que cela ne
servait, disait-elle, qu'a Scorcher le menton; ce mot si fou ne
peint-il pas toute la petulance fran^aise? Je ne cite que les pre-
miers traits qui s'offrent a ma m6moire ; il en est mille autres
qui ont plus de saillie, plus d'originalite, et surtout plus de
v6rit6 locale.
Nous avons cherch6 dans notre litt6rature a imiter tantot les
Espagnols, tantot les Italiens, tantot les Anglais; lis nous ont
imitesaleur tour : cependant ne les reconnait-on pas tons, j usque
dans leurs imitations, a des nuances tr^s-marquees ? L'Espagnol
n'a-t-il pas essentiellement I'esprit ingenieux que doivent produire
lachaleur du climat et I'aust^recontrainte desmoeurspubliques?
ritalien, celui qui tient a des sens delicats et a une ima-
gination brillante et voluptueuse? I'Anglais, celui de la melan-
colie et d'une meditation profonde ? Et ce qui distingue parti-
culiferement nos ecrivains francais, n'est-ce pas cet esprit facile
et I6ger que donnent I'usage et le gout de la society?
MARS 1767. 265
— 11 paralt deux nouveaux volumes pour servir de suite k
Vllistoire dc la vie du grand Condd, par M. D^sormeaux'. Get
ouvrage n'a eu aucun succ^s. L'histoire de la maison de Mont-
morency, que I'auteur avait 6crite auparavant, avait fait du
moins quelque 16g6re sensation; mais celle du grand Cond6 a
^16 aussit6t oubli6e que bl&m6e.
— M, I'abbe Laugier, ex-jesuite, vient d'achever son Histoire
de la R^publiqxie de Venise, dont on distribue actuellement les
trois derniers volumes. G'est encore un ouvrage qui n'a pas fait
lamoindre sensation, quoique i'auteur s'en occupe depuisnombre
d*ann6es. M. I'abbe Laugier a 6crit sur Tarchitecture differents
essais qui ont eu beaucoup de succfes.
— L*IIomme d'£tat, par Nicolo Donato, ouvrage traduit de
I'italien, avecun grand nombre d* additions considerables extraites
des auteurs les plus cel^bres qui ont 6crit sur les mati^res poli-
tiques. Trois gros volumes in-12. Les additions, compil6es des
differents auteurs, regardent le luxe, le commerce et d'autres
objets k la mode. UHomme d'etat de Nicolo Donato est un
recueil de lieux communs qu'on ne saurait lire. Cela aurait eu
quelque reputation, il y a cinquante ou soixante ans ; mais au-
jourd'hui nous sommes k mille lieues par dela.
— On a aussi traduit de I'italien, de M. Charles Denina, pro-
fesseur d'^loquence et de belles-lettres, au college royal de
Turin, un Tableau des revolutions de la litt^rature ancienne et
moderne. Volume in-12, qui n'a pas fait la moindre sensation.
— M. I'abbe de Longchamps a aussi public une compilation
intitul^e Tableau historique des gens de lettres^ ou Abregd
chronologique et critique de V histoire de la litt^rature francaise
dans ses diverses rivolutions^ depuis son origine jusquau dix-
huitihne sihle. Deux volumes qui seront suivis de plusieurs
autres, mais dont ni les presents ni les futurs ne seront lus de
personne.
— Giographie universelle ti V usage des colleges, par M. Ro-
bert, professeur au college de Chalon-sur-Saone. Deux gros
volumes. Dieu benisse M. Robert Covelle, citoyen de Geneve,
et nous preserve des compilations de M. Robert, professeur de
Chalon!
i. Voir plus baut, p. 47.
266 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
VERS DE M. LE MARQUIS DE VILLETTE
A CN ANONYME QUI LUI AVAIT ADRESSE DES VERS
SUR SA QUBKELLE AVEC M. DE LAURAGUAIS'.
Monsieur I'anonyme badin,
On ne peut avec plus d'adresse,
De gaits, de d61icatesse,
Dire du mal de son prochain.
Votre muse aimable et leg6re
M'6gratigne si doucement
Qu'il faudrait fitre fou vraiment
Pour aller se mettre en colere.
Recevez-en mon compliment.
Mais pourquoi votre esprit caustique,
Sur moi s'egayant sans faQon,
M'accuse-t-il d'etre h6retique
Au vrai culte de Cupidon ?
Avez-vous consulte Sophie,
Vous qui m'imputez ce p6ch6?
Vous sauriez que de I'h6r6sie
Je suis un peu moins entichd.
Charm6 de cet air de tendresse,
Qui des amants flatte I'espoir,
J'ai souhaite voir la princesse
Passer du theatre au boudoir.
Sur les tr6teaux reine imposante,
EUe est ce qu'elle repr6sente :
Mais on revient au natural :
Chez elle libre, impertinente,
La princesse est femme galante,
Gentil ornement de bordel.
Oui, oui, la reine Marguerite
L'eut aimSe autant que ses yeux ;
Elle en eut fait sa favorite;
On doit ses contes amoureux
A son penchant pour la saillie ;
Elle aimait les propos joyeux ;
Les plus gros lui plaisaient le mieux :
1. Cette querelle, dont Grimm n'a point parl6, est cont^e tout au long par
Bachaumont (17, 21 et 22 aout 1766) ; elle se termina par une reconciliation, mais
aussi par la condamnation des deux adversaires h une dt5tention de six semaines
que leur infligea le tribunal des mar^chaux de France.
AVRIL 1707. 267
Elle pensait commc Sophie.
Mais avec I'ardeur de V6nu8
Elle a rembonpoint de TEnvie.
Je cherche un sein, des globes nus,
Une cuisse blen arrondie,
Quelques attralts... soins superflusi
Avec une telle momie,
Si j'ai pourtant sacrifi6
Au dieu qui de Paphos est mattre,
Me voili bien justified,
Ou je ne pourrai jamais I'fitre.
AVRIL
1" avril 1767.
On a donn6 le 26 du raois passe, sur le theatre de la Gome-
die-Fran^aise, la premifere represention de la trsigedie des Scy then
dont j'ai eu I'honneur de vous rendre compte. Cette pi^ce n'a
point fait d'effet au theatre, et il ne tiendraitqu'a nous d'appeler
cela une chute; mais il ne faut pas que M. de Voltaire tombe,
et quand on est parvenu k I'age de soixante-douze ans, sur-
charge de couronnes, et ayant fait k I'Europe entifere Ife plus
grand bien que jamais hommeait fait parses Merits, on doit avoir
acquis quelques droits k I'indulgence respectueuse de ses com-
patriotes.
Quoi qu'il en soit, voici comment les choses se passferent.
Le premier acte fit beaucoup de plaisir, Le second, un peu
moins. Le troisi^.me parut froid comme glace. Dansle quatri^me,
la scfene entre Indatire et Athamare fut fortapplaudie; mais la
mort d'Indatire, ainsi que la douleur des deux vieillards, fit
tr6s-peu d'eflet, et plusieurs vers un peu familiers firent rire.
Le cinquifeme acte aurait r(§ussi sans les deux precedents; mais
en general I'efTet fut peu considerable : il n'y eut point d'ap-
plaudissements k la fin, et les propos qu'on entendait dans les
foyers et dans les corridors n'etaient point favorables k la pi6ce.
Elle fut un peu mieux jou6e et mieux re^ue k la seconde repr^-
268 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
sentation. Elle est aujourd'hui k sa quatri^me et dernifere, k
cause de la cloture des spectacles, qui se fera samedi prochain,
et Ton dit qu'elle ne sera reprise qu'a I'entr^e de I'hiver.
Le grand reproche qu'on a fait a la tragedie des Scythes,
c'est d'etre froide et sans int6r6t. Gependant ce ne sont ni les
ev^nements ni les situations tragiques qui y manquent, c'est la
force tragique qu'on desire partout. La faiblesse du plan, des
incidents, de I'execution, se manifeste a cbaque pas. On a dit
que M. de Voltaire ne pouvait etre accuse de plagiat, parce
qu'il n'avait pill6 que son propre fonds. II est vrai que cette
tragedie ressemble beaucoup a celle d'Alzire et k celle d'Olym-
pie; elle a aussi un peu d'afTmite avec le sujet de CallirhoL
Mais quelle difference entre ce dernier sujet et celui des
Scythes 1 Dans la tragedie de Callirho^y le sort de cette infor-
tun^e et de son malheureux amant depend de I'arret irrevo-
cable d'un oracle, et Ton sait si les dieux sont implacables. Dans
la tragedie des Scythes, au contraire, tout n'arrive que par
la volont6 precaire du poete, et s'il voulait se prater un peu,
il n'y aurait aucun mal. II faut pour qu'il arrive un meurtre
qu'un jeune monarque persan defie un jeune Scythe en duel,
comme ferait un petit-maitre ou un marquis francais. Assure-
ment, le veritable Indatire, qui d'abord n'aurait pas porte ce
nom, se serait bien moqu6 du roi Athamare s'il avait ete assez
insense pour lui faire au milieu de la Scythie une proposition
aussi extravagante. Get Athamare, fourvoye avec une poign^e
des siens au milieu d'un peuple fier el guerrier, et traitant ses
botes avec tant de hauteur et d'arrogance, me rappelle ce ca-
poral des troupes du pape qui s'etait rendu k bord d'un vais-
seau de guerre anglais, accompagn6 de deux invalides, pour y
faire la recherche d'un deserteur. II avait si bien pris le ton de
maitre, si parfaitement oublie qu'il n'^tait plus chez lui, que
pour Ten faire souvenir quelques matelots de I'^quipage furent
obliges de le jeter k la mer avec ses deux invalides, apr^s quoi
on le repecha dans une barque, pour le mettre k terre dans un
coin de son commandement. II resulte detout ceci que les mal-
heurs qui arrivent a Athamare ne touchenten aucune mani6re,
parce qu'ils n' arrivent pas necessairement, et que la tragedie
finit avant qu'on ait pu prendre interet a quoi que ce soit.
La mani^re dont elle a ete jou^e a beaucoup contribue au
AVRIL 1767. 260
mauvais succ6s du premier jour. II semblait que tous les ac-
teui'S se fussent donn6 le mot pour jouer d^testablement. Le
rdle d'Athamare, jou6 par Le Kain, ne fit aucun eflet. II y a un
certain M. Pin, re<ju k I'essai, qui joue la comddie pour son
plaisir, k ce qu'on dit, car il est riche, mais qui ne joue pas
pour notre plaisir, s'il joue pour le sien. Ce M. Pin joue le:*
rdles k manteau dans la comedie, et les rdies de confident dans
la tragedie. Les com^diens pr^tendent que c'est le meilleur
confident qui ait paru au theatre depuis longtemps, et je ne
serais pas eloign^ d'etre de leur avis s'il n'avait pas une figure
si ridicule dans I'accoutrement tragique, et une voix si claire et
si glapissante qu'on est tente de rire d6s qu'il ouvre la bouche.
Ce malheureux Pin s'^tait fait confident d'Athamare, et fut la
premiere cause des risees du parterre. EUescommenc^rentavec
le troisi^me acte, ou le fiddle Pin donne de si bons conseils a
son maitre peu docile. Pin le confident en perdit la contenance,
et ne sut plus un mot de son role, et le mauvais succ6s de cette
scfene influa sensiblement sur le sort de la pifece.
Mol6 6ta,it charg6 du role d'Indatire, et le joua en petit-
maitre. Son p6re Hermodan Brizard, malgre sa belle chevelure
grise, malgr6 sa belle figure, sa belle voix, fut trouv6 bien froid.
Pour le p6re d'0b6ide, le vieux Sozame, c'etait M. Dauberval.
Ce pauvre M. Dauberval joue tous ses roles avec tant de poli-
tesse que, sans avoir I'honneur de le connaitre, je suis persuade
que c'est un des hommes les plus doux et les plus respectueux
qu'on puisse rencontrer dans le monde. C'est dommage que
cette vertu ne tienne pas lieu de talent au theatre. Ce qu'il y a
de sur, c'est que Sozame Dauberval a I'air bien d^place en
Scythie, et que, s'il y allait de ma vie, il me serait impossible
de croire qu'il ait jamais servi sous le grand Cyrus, ni gagn6
de batailles dans son jeune temps, malgre tous les r^cits et
toutes les confidences qu'il fait k son ami Hermodan de ses ex-
ploits et de sa gloire passes. Ce Dauberval a un fils qui danse
k I'Opera, et qui est un charmant danseur dans le genre brillant
et I6ger de Lany et de M"* Allard. Si, suivant la morale de la
Chine, I'^clat des vertus d'un fils rejaillit sur le p6re, nous
somnies en conscience obliges d'aller applaudir le p6re Dau-
berval a la Comedie-Fran^aise des cabrioles enchanteresses de
son illustre fils sur le th6dtre de I'Opera.
270 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE
M"* Durancy a jou6 le role d'Obeide. Je n'ai point eu occa-
sion encore de vous parler de cette actrice, qui est au theatre
depuis quatre ou cinq mois. M"^ Durancy est n6e sur les plan-
ches. Son p6re, apr^s avoir joue quelque temps sur le theatre
de Paris les rdles de valet, fut renvoye en province ; sa mfere,
qui voulait jouer les roles de caractfere, n'a jamais pu se faire
supporter a Paris plus de huit jours. M"* Durancy elle-m6me
debuta sur le theatre de la Gomedie-FranQaise, il y a sept ou
huit ans, dans les roles de soubrette. On ne lui trouva pas alors
assez de talent, et elle fut congediee. INe sachant que faire et se
trouvant un pen de voix, elle entra a I'Opera, oii elle joua pen-
dant trois ou quatre ans de suite les roles les plus subalternes
dans la plus honnfite mediocrite. Gependant on lui remarqua
pen a peu de I'intelligence; et comme, suivantle proverbe, dans
le royaume des aveugles les borgnes sont rois, elle passa bien-
tot pour une excellente actrice. On deplorait seulement qu'elle
eut si peu de voix, car, sur ce theatre de braillards et de criards,
il faut des poumons comme des soufllets de forge pour acquerir
la reputation de chanter avec gout et avec ame, comme disent
les fins connaisseurs. Gelle de M"® Durancy commenga par une
scfene de jalousie jou6e dans je ne sais plus quel op^ra. Le
role de Golette, dans le Devindu village de M. Rousseau, acheva
cette reputation d' actrice. Je ne fus cependant pas s6duit par
la mani^re dont elle joua ce role. Je pense que I'innocence et
la naivete d'une jeune villageoise ne peuvent s'exprimer par
des minauderies, m^me spirituelles et agreables, et qu'une
fille de theatre qui passe tons les soirs et pour del'argent dans
les bras du premier venu devine mal les mouvements d'amour,
de d6pit et de jalousie d'une Golette. Mais le public ne fut pas
de mon avis. II trouva M"° Durancy a merveille dans ce role,
et quelques principaux soutiens du Th^atre-Fran^ais, M. d'Ar-
gental et M. le marquis de Thibouville entre autres, assurerent
bientot que cette actrice serait tr^s-propre k remplacer M"^Glai-
ron. En consequence, on lui fit apprendre quelques roles tra-
giques, et Ton repandit dans le public qu'elle les jouait supe-
rieurement. M"^ Glairon meme favorisa ces bruits en accordant
beaucoup de talent a celle qui devait lui succeder, et en lui
donnant des conseils et des legons. II ne s'agissait plus que de
trouver un moyen de la faire sortir de I'Opera. L'Academie
AVRIL 1767. 271
royale de musique est jalouse de ses moindres droits, et dans
les temps difficiles, les moindres pertes se font regretter. 11
s'entama done une n6gociation aussi importante que delicate
entre Messieurs les premiers gentilshommes de la Chambre du
roi, qui dirigent la Com^die-Fran^aise, et M. le comte deSaint-
Florentin, qui, en sa quality de ministrede Paris, a rOp6ra dans
son d^partement. Apr^s le nom du Tr6s-Haut dument invoque,
et avoir g6n6ralement reconnu Timportance de I'ennuyeux spec-
tacle national appel^ Opera francais et d(^cid6 essenliellement
n6cessaire au soutien de la gloire nationale, on convint que
M"" Durancy passerait du theatre de I'Op^ra sur celui de la
Com^die-Fran^aise sans tirer k consequence. En conformity de
ce trait6, M"* Durancy debuta au mois de novembre dernier
dans les r61esde Pulch6ne,d'Am6naide et d'l^lectre, et fut re^ue
k demi-part immedialement aprfes son d6but. Ge debut ne r6-
pondit cependant pas k I'attente de ses protecteurs, ni a I'idee
qu'on s'en etait faite d'avance sur leur parole. Le public ne fut
point dans I'enthousiasme des talents de M"« Durancy ; et les
amateurs de 1' Opera francais, choqu^s au dernier point de sa
desertion, et profitant de la disposition du public, la debutante
transfuge pensa 6tre sifllee dans les formes. Ce n'est qn'k la
quatrifeme ou cinquifeme fois, et au moment de son plus grand
decouragement, qu'elle triompha enfin de la cabale.
Le fait est que la figure de M"" Durancy est tr6s-ignoble,
qu'elle a I'air d'une grosse servante de cabaret; qu'elle ne
manque ni d'intelligence ni m6me de chaleur, mais qu'elle a
un jeu dur comme sa physionomie, sans grace, sans sentiment,
sans 4me. Cela nefera done jamais qu'une actrice mediocre qui
jouera passablement bien les roles qui lui auront ete not^s par
M"" Clairon ou par M. de Thibouville, mais qui n'entrainera
jamais le spectateur par la force et le pathetique de ses pro-
pres accents. Le credit de ses protecteurs a tout mis en ceuvre
pour la faire valoir aux depens d'une rivale qui s'^tait pr^sent^e
sur son chemin. M"" Sainval, actrice du theatre de Lyon, aussi
laide que M"" Durancy, mais d'une figure moins ignoble et
moins disgracieuse, avait d6bute avant elle avec beaucoup de
succ6s. On lui avait lrouv6 des entrailles et du pathetique, elle
pouvait devenir une rivale redoutable. La n^cessite d'accoucher
1 'avait force d'interrompre son debut. Aprfes le d6but de
272 CORRESPOiNDANCE LITTERAIRE.
M"* Durancy, on contraignit M"" Sainval, a peine relev^e de
couches et encore faible et languissante, de reprendre le sien.
Elle reparut, mais sans voix et sans force, et ce second debut
lui fit beaucoup de tort. Elle a ete recue cependant ci la pension
et k I'essai ; mais le temps de son essai se passera k ne jamais
jouer, parce que M"* Dubois et M"' Durancy, jouissant de leur
droit d'anciennete, ne lui laisseront vraisemblablement jamais
de role k remplir.
Les protecteurs de M"' Durancy, devant lesquels il n'est pas
permis de prononcer le nom de M"* Sainval, on t procure k leur
favorite I'avantage de jouer le role d'0b6ide preferablement a
M"^ Dubois. Dans les pieces nouvelles, I'auteur est libre de
donner les roles a qui bon lui semble, mais I'acteur reste en
possession du role qu'il a une fois joue. C'est sans doute
M. d'Argental qui a engage M. de Voltaire a faire ce petit passe-
droit a M"^ Dubois, et a donner son role a M"* Durancy. Elle a
bien rendu ce role tel qu'il lui a ete note par Le Kain ; un
serin siffle ne retient pas mieux son air ; mais je crois que
M^'* Dubois, avec ses attraits et sa belle voix, aurait, malgre la
mediocrite de ses talents, fait plus d'effet et mieux contribue
au succfes des Scythes. Obeide-Durancy eut un air et un accou-
trement si ridicules que je craignis que sa seule apparition ne
fit faire des eclats de rire. Huchee sur des talons d'une demi-
aune de hauteur, elle avait retrouss6 sa robe blanche garnie
de peau de tigre jusqu'aux genoux. On voyait done toute sa
jam be, habillee de bas de couleur de chair entrelaces de
rubans d'or et d' argent en forme de brodequins. Get accoutre-
ment, joint a sa figure et k une demarche rapide et gen6e par
I'enormit^ des talons, lui donnait I'air de quelquebipfede sauvage
errant dans les forets de la Scythie, et cherchant a se derober
a la poursuite du chasseur.
Ainsi, quoique la faiblesse de la tragedie des Scythes eut
suRipourrendre son succes peu brillant,je crois pourtant quece
succ6s eut 6t6 fort different si cette pi6ce avait et^ mieux jouee,
et avec la perfection qu'on croirait devoir attendre du premier
theatre de la nation, si tout ne tombait un peu en decadence.
— Puisque nous sommes sur le chapitre de la Comedie-
Francaise, il faut ici dire un mot de ce qui s'est passe au sujet
de Mole, premier de son nom dans I'histoire du theatre, et qui
AVRIL 1767. £73
ne reconnalt pas le c6l6bre Mathieu M0I6 pour aieul. Get acteur
joue avec beaucoup de succ6s dans le haut comique. Son jeu
n'est pas tr^s-varie, mais il est plein de chaleur et d'agrcment.
On ne pent pas dire que M0I6 soit un comedien sublime; mais,
dans r^tat de disette ou nous sommes, c'est un acteur essentiel
k la Gom^die-Fran^aise. II tomba dangereusement malade au
mois de Janvier dernier d'une fluxion de poitrine; la crainte et
les regrets de le perdre furent extremes. Le parterre, toujours
enchants de jouer un r61e et de parler, surtout depuis que les
sentinelles plac^es k chaque pilier I'ont priv6 de sa prerogative
de dire tout haut sa pens6e, le parterre, dis-je, s'avisa un
jour, apr^s la pi6ce, de demander des nouvelles du malade. On
lui en dit de fort mauvaises, et depuis ce moment il en demanda
tous les jours pendant six semaines de suite, jusqu'i la parfaite
gu^rison. Cette attention rendit la maladie de M0I6 cei^bre et
int6ressante ; les femmes s'en m^l^rent, et bientotce fut un air
de savoir au juste I'etat du malade. On avait appris que son
medecin lui avait ordonne pour sa convalescence de boire un
peu de bon vin vleux. Tout le monde s'empressa de lui en
envoyer, et en peu de jours M. M0I6, accabl6 de presents, eut
la cave la mieux garnie de Paris. Tant de marques d'interet et
de faveur devaient bientdt faire place k un dechainement qu'il
n'^tait pas ais6 de pr^voir.
On avait su, pendant la maladie, que M. M0I6 n'^tait pas
rhomme le plus rang6, et qu'il avait pour environ vingt mille
livres de dettes; M"' Glairon offrit, pour les payer, de jouer
par souscription, au profit de Mol^, sur un theatre particulier,
une fois sans tirer k consequence. On fixa les billets de sous-
cription k un louis, en permettant k chaque souscripteur de
donner au delk, suivant le degre de sa gen6rosit6. M"" la
duchesse de Yilleroy, M'"* la coratesse d'Egmont, et plusieurs
autres dames du premier rang, se charg^rent de la distribution
des billets. Ge projet prit mal dans le public. M"* Glairon a eu
le malheur de choquer infiniment ce public par un peu trop de
pretention k la consideration. On ne lui a pas pardonn6 sa
retraite, et I'animosite qu'on remarque contre elle est telle
qu'elle ne pourrait reparaltre sur le theatre de sa gloire sans
essuyer peul-6tre quelque desagr6ment marque. On dit que Mole,
de son c6te, a beaucoup de suflisance et de fatuite. Bientdt il
VII. IS
274 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
y eut un dechainement universel contre cette souscription, et
pendant plus de quinze jours on ne park pas d' autre chose.
Tous les grands principes furent mis en avant. On calcula qu'a-
vec I'argent qu'on employait k payer les dettes d'un histrion,
on aurait pu preserver du froid et de la faim tous les pauvres
de Paris pendant les rigueurs de I'hiver dernier. Ge qui me
fachait, c'est que ceux qui calculaient avec autant d'aust6rit6
n'avaient pas fait allumer un fagot pendant tout I'hiver en
faveur des pauvres. On fit cent histoires impertinentes et ridi-
cules. Le seul conte plaisant, au milieu d'un nombre infini de
pauvret6s, etait que Mol6, encore tr6s-faible, avait demande k
son medecin en quel temps il pourrait reparaitre sur le theatre;
que son medecin avait fix6 ce terme a deux mois; qu'a cela le
comedien avait repondu : « Ce terme est peut-6tre trop court
pour ma sante, mais il est trop long pour I'int^rSt dema gloire; »
qua ce propos le medecin lui avait r6pliqu6 : « Tachez de vous
tranquilliser, et tout ira bien. Au reste vous savez qu'on a
reproch6 k Louis XIV de parler trop souvent de sa gloire. »
Au milieu de toutes ces clameurs, la souscription s'etait
cependant formee, et le 19 fevrier dernier, on repr6senta la
tragedie de Zelmire dans une maison de la ruedeVaugirard,ou
autrefois la veuve de Scarron eleva les enfants du roi et de
M"'*' de Montespan, avant d'etre devenue la marquise de Main-
tenon. On dit que cette souscription a valu environ six cents
louis a Mol6. Get acteur parut quelques jours auparavant sur le
theatre de la Comedie-Frangaise et joua le role de I'amant
dans la Gouvernante. Apr6s avoir dit les premiers mots de son
role et regu les plus grands applaudissements, il s'interrompit,
s'avanca, et adressa au parterre un court remerciement de ses
bont6s, comme si la reconnaissance venait de lui arracher ce
peu de paroles malgr6 lui. Cela fut encore mal pris, et Ton dit
que c'6tait manquer de respect au public. Telles sont les vicis-
situdes de la faveur publique. Le singe de Nicolet, qui Jait
depuis un an 1' admiration de Paris en dansant sur la corde k
I'envi de son maitre le seigneur Spinaculta, ce singe ne man-
qua pas de faire la parodie. On annonga qu'il etait malade.Xe
parterre demanda de ses nouvelles, et Ton fit une souscription
et mille autres pauvretes de cette esp6ce. II a couru de mauvais
vers et de vilains couplets que je transcris ici avec beaucoup
AVRIL 1767. 275
de repugnance, mais qu'il faut conserver k cause de la vogue
qu'ils out eue pendant quelques jours, et pour faire remarquer
I'esprit public de cette capitale en certaines occasions. Yoili
bien du bruit pour une somme d'argent donn^e a un comedien !
II me semble que dans lous les pays du monde, il est re^u que
les gens ^ talents doivent 6tre magnifiquement payes par les
princes ou par le public. lis le sont moins en France que par-
tout ailleurs, et parce qu'on aura forme en faveur d'un acteur
une souscription i laquelle il est libre k chacun de ne pas
prendre part, on fait un train interminable. U y a deux ans
qu'on donna h Manzuoli en Angleterre quinze cents livres, sans
compter les presents de toute espfece, pour y chanter pendant
un hiver k I'Op^ra; et personne n'a imagin6 de faire des epi-
grammes et des chansons k ce sujet. C'est qu'il faut convenir
qu'k travers cette Ieg6ret6 et cette frivolite qu'on est en usage
de nous reprocher, on aper^oit, mSme dans nos amusements,
un fond de jansenisme et de pedanterie qui domine peut-6tre
sur toutes les autres nuances.
Cette passion qu'on montre ici pour les spectacles publics,
jointe k I'envie d'aviiir les gens k talents, est une des contra-
dictions les plus choquantes, et peut-6tre une des preuves les
plus fortes que nous ne poss6dons les arts que par forme
d'adoption, et qu'ils ne sont pas chez nous dans leur pays natal.
Rien du moins ne prouve mieux qu'au milieu de notre politesse
et de la douceur de nos moeurs nous conservons un fond de
barbarie et d'asp6rit6 gothique. Un observateur habile aura de
fr^quentes occasions de le remarquer.
L' autre jour, Le Kain, causant dans le foyer de la Comedie,
dit que la part de I'annee enti^re n'avait pas monte k huit mille
livres, et paraissait se plaindre de la modicit6 de cette recette. II
est Evident qu'un acteur, qui est oblige de d^penser les deux tiers
de cette somme en habits, n'a pas un sort sufiisamment honnSte
pour vivre. Cependant un vieux bourru d'officier qui 6tait \k prit
la parole et dit : « Parbleu, \oi\k un plaisant faquin qui n'a pas
assez de huit mille livres! Moijesuis convert de blessures,et j'ai
huit cents livres de pension. » Le Kain se retourna vers ce bourru,
et lui dit avec beaucoup de politesse : « Eh , monsieur , ne
comptez-vous pour rien le propos que vous osez me tenir? »
S'il m'^tait permis d'ajouter quelque chose apr6s ce beau mot,
276 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
je demanderais quel est rhomme le plus vil, ou du comedien
qui repousse une insulte grossifere avec tant de noblesse, ou du
militaire qui regarde 1' argent comme le prix et la mesure de tout?
VERS.
L'argent est rare, nous dit-on ;
Oui, pour en fairs un bon usage ;
Mais pour un fat, un histrion,
Pour seconder I'orgueil de la Clairon,
Toutes nos dames font ravage,
Et Paris est a contribution.
Sur un theatre qu'on 61feve,
On veut encor nous forcer au bonheur
D'admirer le talent fatigant et trompeur
De Clairon avant qu'elle cr6ve.
L^, des soins que Ton aura pris,
Chacun s'applaudissant chantera sa victoire :
Les qufiteuses alors compteront leurs amis,
Clairon tons les suppots ou valets de sa gloire;
M0I6 plus silrement comptera ses profits,
Et tous iront ensemble au temple de M6moire.
CHANSON.
Sur I'air du Vaudeville du Marechal.
Tout le bruit de Paris, dit-on,
Est que mainte femme de nom
Quete pour une tragedie
Ou doit jouer la Fretillon^
Pour enrichir un histrion.
Tous les jours nouvelle folic :
Le faquin.
La catin
Int6resse
Baronne, marquise et duchesse.
Pour un fat, pour un polisson
Toutes nos dames du bon ton
Vont qufitant dans leur voisinage :
Vainement les refuse-t-on.
Pour revoir encor la Clairon,
Dans Paris elles font tapage.
i. Premier nom de M^'* Clairon, c61ebre par les erreurs desajeunesse. (Grimm.)
AVRIL 1767. . 277
La 8ant6
De Mole
Les engage,
Elles OQt grand coeur k I'ouvrage.
Par un exc^s de vanity,
La Clairon nous avait quitt^;
Mais depuis ce temps elle enrage,
Et sent son inutility.
Comptant sur la frivolity,
Elle recherche le suffrage
Du plumet,
Du valet :
Quel courage
Pour un aussl grand personnage!
•
Le goOt dominant aujourd'hui
Est de se declarer I'appui
De toute la plus vile espece
Dont notre theatre est rempli;
Par de faux talents 6bloui,
A les servir chacun s'empresse.
Le faquin,
La catin
Interesse
Baronne, marquise et duchesse.
Mol^, plus brillant que jamais,
Donne des soupers i grands frais,
Prend des carrosses de remise,
Entretient fiUes et valets.
Les femmes vident les goussets
M6me des princes de Tfiglise'.
Pour servir
Son plaisir,
Ses sottises ,
Elles se mettraient en chemise.
Assignons par cette chanson
De chacun la punition
Qu'on doit donner k l'ind6cence :
D'abord, i M0I6 le baton;
Ensuile pour bonne raison,
Comme une digne recompense
i. Lo prince Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, I'archey^ue de Lyon,
rarchev6que de Bourges, I'^vCque de Saint-Brieuc, ont souscrit pour la repr^cn-
tation de Mol<5. (Gmmii.)
278 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
A Clairon
La maison
Ou la cage
Que Ton doit au, liber tinage*.
COMPLAINTE
sur I'air des Pendus.
Quel est ce gentil animal
Qui dans ces jours de carnaval
Tourne a Paris toutes les tetes,
Et pour qui Ton donne des fetes?
Ce ne pent 6tre que Molet *
Ou le singe de Nicolet.
«
Vous edtes, 6ternels badauds,
Vos pantins et vos Ramponneaux ;
Frangais, vous serez toujours dupe.
Quel autre joujou vous occupe?
Ce ne pent etre que Molet
Ou le singe de Nicolet,
De sa nature cependant
Cet animal est impudent;
Mais dans ce sifecle de licence
La fortune suit Tinsolence,
Et court du logis de Molet
Chez le singe de Nicolet.
II faut le voir sur les genoux
De quelques belles aux yeux doux,
Les charmer par sa gentillesse,
Leur faire cent tours de souplesse :
Ce ne pent etre que Molet
Ou le singe de Nicolet.
L'animal un peu libertin
Tombe malade un beau matin :
Voila tout Paris dans la peine,
On croit voir la mort de Turenne;
Ce n'6tait pourtant que Molet
Et le singe de Nicolet.
1. Et Ji I'auteur de la chanson, troismoisde Bic6tre pour la premiere fois. (Grimm.)
2. Les Memoires secrets (2 mars 17G7) attribuent ces couplets k Boufflers.
M. de Manne {Galerie de la troupe de Voltaire) a otabli par les actes civils que,
contrairement k ce qui a 6t6 souvent imprime, le nom de cet acteur 6tait bien
Mole et non Molet.
AVRIL 1767. 279
La digDe et sublime Glairon
De la fille d' Agamemnon
A chang^ Turne en tirellre ;
Et dans la piti6 qu'elle Inspire,
Va partout qufitant pour Molet
A la cour et chez Nicolet.
G6n6raux, catlns, magistrats,
Grands 6crivains, pleux pr61ats,
Femmes de cour blen afllig6es
Vont tons lui porter des drag6es :
Tant on craint de perdre Molet
Et le singe de Nicolet.
Si la mort ^tendait son deuil
Ou sur Voltaire ou sur Choiseul,
Paris serait moins en alarmes,
Et r6pandrait bien moins de larmes
Que n'en ferait verser Molet
Ou le singe de Nicolet.
Peuple ami des colifichets,
, Qui portes toujours des hochets.
Rends graces k la Providence,
Qui, pour amuser ton enfance,
Te conserve aujourd'hui Molet
Et le singe de Nicolet.
— Le voyage de M"* Clairon k Varsovie n'aura pas lieu cette
annee. Voici la lettre * que le roi de Pologne a ecrite k ce sujet
k M"" Geoffrin. Elle est dat6e du 20 mars 1767 :
« Ma ch6re maman, je vous envoie ceci par estafette pour
que vous avertissiez de ma part au plus t6t M"" Glairon de ne
plus songer au voyage de Varsovie pour cette ann6e. Je ne puis
assez vous dire combien je regrette le plaisir que je m*6tais
promis de la voir et de I'entendre ici; mais voici ce qui m'en
prive. D6s que j'ai vu que les choses tournaient de fa^on k pro-
duire du trouble ici, j'ai d'abord songe k renvoyer tout mon
the&tre. « Mais, m*a-t-on dit, cela annoncerait trop tdt votre
« opinion sur les affaires, et la connaissance de cette opinion
u raettra les esprits trop en mouvement avant le temps. » J'ai
i. Elle a 6ti imprimde dans les £loges de Mme Geoffrin (Paris, 1812, p. 140) et
dans la Corretpondance, publico par M. Ch. de MoQy, p. 279.
280 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
cede a cette representation, surtout lorsque j'ai su que M"® Clai-
ron avail envie de venir ici, et vous m'avouerez que la tentation
ne pouvait 6tre plus forte. Mais ces jours-ci, il m'est arrive de
differents cotes que ce m6me public, qui s' amuse de mon spec-
tacle, me blame cependant du soin et de I'argent que j'y mets
dans ce moment de crise. II est certain que I'epargne de mon
theatre ne me donnera pas une armee. II est certain que le
renvoi subit de ce theatre va me couter m6me assez considera-
blement. II est certain que je me prive d'un delassement que
j'aime, mais surtout que je me prive de M'^^ Clairon. Mais
n'importe! 11 faut obeir k la voix du peuple quand il s'agit de
lui prouver qu'on sent et qu'on partage sa peine. II faut que
chacun s'execute dans des temps de malheur, et j'en donne
volontiers I'exemple.
« Maman, je vous embrasse mille fois. Faites mes excuses
a M''" Clairon pour cette fois. Mais si le calme revient ici aprfes
I'orage, son arriv6e a Varsovie en sera, j'esp^re, une des plus
belles preuves : la colombe alors apportera le rameau d'olivier. »
— On lit dans le Recueil des pieces ditachies par M'"* Ricco-
boni, imprim6 en 1765, un petit conte de fee intitule VAvcugle.
G'est peu de chose. Nirsa, fee bienfaisante, en revenant de quel-
que expedition digne de sa belle ame, passe aupr^s d'un bos-
quet solitaire et y entend gemir et pleurer. Elle s'arrete et y voit
deux jeunes amants qui se desolent. L'un est Zulmis, aveugle
de naissance, mais d'ailleurs done de toutes les graces du corps
etdel'esprit; I'autre est Nadine, jeune beaute accomplie. Ces
deux amants s'adoraient depuis leur premiere enfance. Alibeck,
grand-pretre du Soleil, ^tait parti pour un long voyage. II avait
promis a Zulmis d'6tre bientot de retour, et de lui procurer la vue
au moyen d'une eau merveilleuse qu'il rapporterait. Ce retour
et cette guerison devaient arriver avant que Zulmis eut vingt
ans accomplis, et lorsque la fee Nirsa s'arr^ta auprfes du bos-
quet, il ne manquait plus qu'une heure aux vingt annees de
Zulmis. Ce qui mettait le comble au desespoir de nos amants,
c'est que les parents de Nadine n'avaient consenti a cette union
qu'autant qu' Alibeck tiendrait sa parole, et dans une heure au
plus tard Zulmis et Nadine allaient etre separes pour jamais. La
f6e eut piti6 de ces pauvres enfants, et, revetant la figure d' Ali-
beck, qui ne pouvait plus revenir attendu qu'il etait mort en
AVRIL 1767. 281
route, elle leur causa la plus grande et la plus agreable sur-
prise. Cependant Nirsa fit remarquer h Nadine que son amant,
priv6 de la lumifere, lui resterait bien plus surement fiddle que
lorsque I'usage des yeux lui aurait fait connaltre tant de beaut^s
diverses. La tendre Nadine, plus occupee du bonheur de Zulmis
que de ses propres interSts, aima mieux risquer de perdre le
cceur de son amant que de le voir plus longtemps prive de la
lumifere du jour. G'est Zulmis qui ne se soucie presque plus de
voir, quand il apprend que sa tendresse en pourrait souffrir
quelque atteinte. On est accoutume k ces combats de generosite
au theatre et dans les contes. Ici, il n'y avait point de temps k
perdre. Ainsi on se rendau temple, et en presence des parents, la
pretendue Alibeck ouvre les yeux de Zulmis et couronne I'amour
des deux amants en les unissant. Apr6s quoi il se fait recon-
naltre pour la f6e Nirsa, et remonte dans les regions aeriennes,
apr^s avoir comble les jeunes epoux de presents et de bienfaits,
et annonce que Zulmis serait toujours constant a Nadine.
M. Deslontaines a imagine de faire de ce conte une esp6ce
de pastorale en deux actes, m6l6e d'ariettes suivant le gout des
op6ras-comiques d'aujourd'hui. M. Desfontaines est un insigne
barbouilleur. II a donn6 une Bergdre des Alpes sur le theatre
de la Comddie-Francaise, il y a quinze mois. G'etait une mau-
vaise drogue; son Aveugle de Palmyre, qui vient d'6tre jou6
sur le theatre de la Comedie-Italienne, est encore plus detes-
table. Au lieu de la f6e Nirsa, qui prend la figure d' Alibeck,
M. Desfontaines fait revenir ce grand-pr6lre en personne, etlui
fait jouer le role que la fee joue dans le conte. Gomme toute la
piece n'aurait jamais fourni que deux scenes avant le denou-
ment, et que M. Desfontaines en a voulu faire deux actes, il a
imaging de donner k Nadine une rivale sous le nom de Thela-
mis. Gette Thelamis est une mechante coquine, pleine de co-
quetterie et d' artifice. Elle brouille les deux amants. Elle vient
voir Zulmis sous le nom de Nadine, et ni la voix de Thelamis,
ni sa main, qu'ilsaisit k plusieurs reprises, ne I'avertissent de la
tricherie, quoique les discours de Thelamis soient absolument
opposes aux sentiments de Nadine. Tout cela est d'une b^tise
et d'une insipidite rares. Getie pi6ce a ete sifllee a la premiere
representation ; mais ce n'est plus la mode de se le tenir pour
dit. On I'a donn^e une seconde fois, et elle a eu cinq ou six
282 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE.
faibles representations k la faveur de la musique, qui a cepen-
dant mediocrement reussi. Cette musique est de M. Rodolphe,
virtuose de la musique de M. le prince de Conti. Je ne veuxpas
la juger definitivement, parce qu'il faudrait I'avoir entendue
plus d'une fois, et que le poete spirituel de M. Rodolphe me
met hors d'etat de faire cet essai ; mais h la premiere represen-
tation le musicien m'a presque paru aussi monotone et aussi
insipide que son poete, et je n'ai rien trouv6 dans la musique
qui m'ait plu a un certain point. II est vrai que M. Desfontaines
n'a jamais menage a son musicien I'occasion de faire un air.
Tout ce petit opera consiste en une suite de romances, de ron-
deaux et de couplets sans fin. M. Rodolphe a cru devoir se
conformer au gout national. C'est un moyen sur de tomber, car
ceux qui se disent partisans de la musique francaise sont les
premiers a bailler si vous leur en donnez a rOp6ra-Comique, et
le petit nombre de ceux qui se connaissent en musique vous m6-
prisent. Si M. Rodolphe donne un second ouvrage dans le gout
de celui-ci, jele regarderai comme un homme sans ressource.
Ce M. Rodolphe est un homme, je crois, unique en Europe,
quand il joue du cor de chasse. On dit que les nouveaux direc-
teurs de 1' Opera vont I'enroler dans leur orchestre.
— Les Honnetetis liti^raires, qu'on n'a point a Paris, mais
qui existent, sont une brochure de pr6s de deux cents pages oil
M. de Voltaire passe en revue presque tons ses adversaires.
Gela est fait particuli^rement a I'honneur d'un ci-devant soi-
disant jesuite, Nonotte, auteur des Erreurs de Voltaire^ et de
frfere Patouillet, aussi compagnon em6rite de J6sus, que M. de
Voltaire accuse d' avoir fait lemandementdel'archeveque d'Auch
contre lui. La Reaumelle attrape aussi quelques douzaines de
coups d'etrivieres en passant. En v6rite, M. de Voltaire est bien
bon de se chamailler avec un tas de polissons et de maroufles
que personne ne connatt. Ce La Reaumelle et ses impertinences
sont oublies depuis plus de dix ans. J'ignorais jusqu'i I'exis-
tence du P. Nonotte, et je n'ai jamais pu parvenir a lire le man-
dement de rarchev6que d'Auch, quelque peine que je me sois
donnee pour le voir. Mais notre patriarche n'a jamais oublie
aucun deceux a qui il avait des remerciements a faire. Au reste,
sa brochure n'est pas gaie. C'est qu'il se fache et qu'il ecrit
avec passion; et assur6ment il n'y avait pas de quoi se facher
AVRIL 1767. 283
contre des gensde cette esp^ce. M. de Voltaire, en parlanldelui,
s'appelle un officier de la maison du roi, seigneur de plusieurs
paroisses. J'ai lu deux pages avant de deviner qu'il parlait dc
lui. Je croyais qu'il 6tait question de quelque officier des gardes
du corps, et je ni'epuisais en conjectures qui ce pouvait 6tre.
Notre patriarche est un vieil enfant. 11 trouve si beau d'etre
d^core du litre de gentilhomme ordinaire du roi! On sail que
ce corps est compose de (ils de bourgeois de Paris k qui il ne
faut d'autre m6rite que celui de quarante mille livres pour
acheter la charge. Moi, j'aimerais mieux m'appeler Voltaire que
d'etre seigneur de plusieurs paroisses et officier de la maison
du roi : voili comme les gouts sont divers. Le titre de cette
brochure etait bien trouv6, et promettait quelque chose de plus
gai et de plus agr6able.
— 11 est sorti de la manufacture de Ferney encore un autre
ouvrage, car la plume et le zfele du patriarche sont intarissables.
La nouvelle brochure, qu'il n'est pas possible d' avoir k Paris,
est intitulee les Questions de Domenico Zapata^ traduites par
le sieur Tamponet, docteur de Sorbonne, a Leipsig, 1766. L'au-
teur pretend que le licenci6 Zapata, nomm6 professeur en th6o-
logie dans I'universite de Salamanque, presenta ces questions
a la junte des docteurs en 1629 ; qu'elles furenl supprimees
alors, et que I'exemplaire espagnol est dans la biblioth^ue de
Brunswick. Ces questions consistent dans soixante-sept diffi-
cult6s contre I'Ancien et le Nouveau Testament et contre I'in-
faillibilit6 de I'l^glise; et ces difficult^s sontpresque les m6mes
que celles que M. le proposant Thero soumit I'ann^e derni^re
aux lumiferes de M. le professeur Glaparfede, et qui occasion-
n^rent cette belle et memorable dispute sur les miracles, entre
M. le proposant, M. le capitaine allemand, madame son epouse,
M. le jesuite iriandais Needham, M. le citoyen Covelle et plu-
sieurs autres grands hommes de cette trempe. Les difficulties
de M. le licenci^ Zapata n'engendr6rent point de dispute. Ses
dignes mattres, les docteurs de la junte, n'y firent point de re-
ponse, et I'auteur nous apprend que le licencie Domenico Zapata
y Verdadero, y Honrado, y Caricativo, n'ayant point eu de r6-
ponse, se mit k pr6cher Dieu tout simplement. 11 annon^a aux
hommes le p6re des hommes, remunerateur, punisseur et par-
donneur. 11 degagea la v6rit6 des mensonges, et separa la reli-
284 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
gion du fanatisme. II enseigna et il pratiqua la vertu. II fut
doux, bienfaisant, modeste, et fut brule a Yalladolid, Tan de
grace 1631. Priez Dieu pour Tame du fr6re Zapata ! Gela est
plein de gaiete et de folie, et quoique ce ne soit que du raba-
chage que le venerable et bienheureux fr^re Zapata a repet^
sous vingt noms differents et de cent maniferes diverses, on ne
pent nier que cela ne soit d^sesperant pour certains gardiens,
tresoriers, administrateurs et autres ayants cause de certaine
boutique qui tombe en ruine de tous c6t6s, bien plus par sa
vetust6 que par les coups qu'on lui porte.
— Un ouvrier de Saint-Claude, en Franche-Comt6S qui
n'est d'aucune academie de sculpture, mais qui sculpte des
figures en ivoire et leur donne beaucoup de verite, de naivet6
et d'expression, a fait I'annee dernifere, en ivoire aussi,lebuste
de M. de Voltaire, la tete nue, la chemise ouverte sur le sein,
avec un manteaujete autour des 6paules. Ce buste est de tous
les portraits que j'ai vus de notre patriarche le plus ressem-
blant ; il rappelle parfaitement le jeu de sa physionomie, sans
charge et sans caricature. Le sieur Simon, habile mouleur, qui
est sur le point d'aller joindre M. Falconet a Petersbourg, a
voulu, avant son depart, mouler ce buste enplatre, et a parfai-
tement bien r6ussi. II en a deja vendu un bon nombre a un
louis pi^ce. Un d6vot k ce saint a mis au bas de son buste :
O lux immensi publica mundi !
— M. I'abbe Coyer, auteur de plusieurs bagatelles morales
et satiriques et d'une Histoire du roi Jean Sobieski, que je
trouve, pour de bonnes raisons, fort mauvaise, vient de faire
imprimer une Lettre adressde au docleur Maty, secrdtaire de la
Sociiti royale de Londres, sur les giants patagons. Ecritin-12 de
cent trente-huit pages. Car,malgre les exceptions de M. de Bou-
gainville, roitelet des lies Malouines, il faudra peut-6tre finir par
croire a 1' existence de ces geants patagons, surtout si ce qu'en
disent les gazettes est vrai, qu'on vient d'en transporter deux
en Angleterre a bord du vaisseau le Jason. L'ecrit de M. I'abbe
Coyer rapporte en extrait ce que les voyageurs ont dit depuis
deux cents ans de I'existence de ces geants. Ensuite il examine
cela en critique ; puis il finit par une histoire des Patagons faite
1. Rosset-Dupont.
AVRIL 1767. 285
d' inspiration, etpourainsi dire a priori^ et cette histoire n'est
autre chose qu'une satire des moeurs de Paris : tournure fasti-
dieuse k force d' avoir 6te employee par de pauvres gens. L'6crii
de M. I'abbe Coyer est miserable. Get homme est mince philo-
sopbe, critique mesquin, mauvais plaisant, plat morah'ste. Le
style est plein de negligence, avec une affectation de 16g6rete
d'un tr6s-mauvais ton. C'est dommage que M. I'abbe Coyer
d6fende presque toujours de bonnes causes, que ses intentions
soient toujours bonnes, et que I'exc^cution y reponde si mal. II a
la frivolity et la maniere d'une vieille coquette de soixante ans
qui veut encore plaire par des minauderies. Monsieur I'abbe, la
philosophic ne s'accommode pas de ces colifichets. II faut laisser
les hochets aux enfants, et ne pastraiter des questions serieuses
en disant des quolibets. M. Maty doit 6tre peu flatte de la publi-
city de cet hommage. On voit qu'il s'est mis \k en correspon-
dance avec un pauvre homme. M. Maty doit 6tre tr6s-choqu6 de
la comparaison du Journal encyclopMique avec le Journal bri-
tannique. Ce dernier, dont M. Maty s'etait charge pendant quel-
ques annees, a ete sous ses auspices le meilleur journal qui ait
paru de notre temps ; le Journal encyclopddique est fort mau-
vais. Je conviens que les articles que M. de Voltaire y fait inse-
rer de temps en temps sont fort bons ; mais ils sont rares, et
le reste est detestable et ne vaut gu6re mieux que le Mercure de
France. Les auteurs sont si ignorants qu'ils ont fait, il n*y a
pas longtemps, trois extraits successivement dans trois jour-
naux consecutifs d'un livre intitule a peu pr6s de Rebus sucicis
et qu'ils ont constamment traduit Suecia, la Su6de, par la
Souabe. lis ont termin6 les trois extraits sans s'apercevoir de
leur bevue, et ont ainsi parcouru une histoire tout enti^re du
royaume de Su6de et en ont rendu compte, en la prenant pour
une histoire du cercle de Souabe. \o\\k le journal qui, suivant
M. I'abbe Coyer, dispute de bonte avec le journal du docteur
Maty. C'est k peu pr6s comme lui, abb6 Coyer, dispute de talent
avec M. de Buflbn.
— M. Gamier, de I'Academie royale des inscriptions et
belles-lettres, vient de publier les dix-septi^me et dix-huiti6me
volumes de V Histoire de France depuis Vilablissement de la
monarchie. Cette histoire, commenc6e par Tabb^ Velly, conti-
nuee par Villaret, a passe k la mort de celui-ci k M. Gamier, qui
286 ■ CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
s'est charge de I'achever. Ces deux volumes contiennent le r^gne
de Louis XI. lis commencent a I'ann^e 1462, et finissent avec
Tann^e 1480. Les trois cent quarante-huit premieres pages du
dix-septieme volume sont encore de Villaret ; le reste appartient
k M. Gamier, qui prend d'avance des precautions sur les
reproches qu'on pourrait lui faire, en repandant dans le public
que les libraires ne lui ont pas accords le temps necessaire pour
donner a son ouvrage le degre deperfection dont il 6tait susceptible.
— Anecdotes francaises depuis V itablissement de la monar-
chie jiisquau rdgne de Louis XV ^. Yolume in-8° de plus de six
cents pages. Yoila encore un enorme volume de compilations.
L'auteur precede par ordre chronologique depuis Clovis jusqu'a
la moit de Louis XIV. Si vous cherchez un esprit philosophique
dans ce fatras, vous en serez pour voire recherche. Je ne vou-
drais pas meme garantir T exactitude des faits ; car ces faiseurs
de rapsodies ne cherchent qua finir leur volume pour toucher
leur salaire, et comme il n'y a point d'honneur a gagner par ce
travail, ils trouventplus court de le faire sans probity.
— M. de Surgy, auteur des Melanges intiressants et curieux
d'histoire naturelle qui composent une suite de plusieurs vo-
lumes, et qui ont eu assez de succ6s, vient de commencer une
autre compilation. G'est une analyse des lettres edifiantes et des
voyages des missionnaires jesuites, debarrassee detout le fatras
edifiant, et concentree dans les details r^ellement interessants.
II a appel6 sa compilation MSmoires g^ographiqucs, physiques
et historiques sur I'Asie, VAfrique et VAmMque. 11 en parait
quatre volumes in-12, qui seront suivis de deux autres sile pu-
blic recoit favorablement leurs precurseurs. Gette entreprise ne
pent manquer d'etre accueillie. Les Memoires de M. de Surgy
sont un bon livre de bibliothSque qui fera tomber celui d'ou
il est tire.
— M"* Benoit vient de nous gratifier d'un nouveau roman
intitule Lettres du colonel Falhert, en quatre parties. Dieu vous
preserve de M™® Benoit et de son colonel ! G'est le cinquifeme
ouvrage de cette femme de lettres. Vous trouverez a la t6te le
titre des quatre premiers que son libraire vous ofTre. Gardez-
vous bien d' accepter ses presents. II faut que M"^ Benoit tra-
1. Par I'abbe Guillaume Bertoux.
AVRIL 1707. 287
vaille pour les colonies: car, k Paris, il n'y a qu'elle et moi qui
connaissions son colonel Falbert. Ce colonel me paralt le plus
mediant de ses garnements d'enfants.
— OEuvres poslhumes de M. d'Ard^ne, associ6 k I'Acad^mie
des belles-lettres de Marseille. Quatre volumes petit in-12. De
ma vie je n' avals entendu parler de feu M. d'Ard^ne, po6te de
Marseille, n6 en 1684 etmort en 1748. L'^diteur de ses oeuvres
nous assure que c'^tait un excellent poete, et surtout un grand
fabuliste. Cela peut 6tre vraidansla salle d'assembl^e de I'Aca-
d6mie de Marseille; mais k Paris c'est tout autrement,etvivent
d'Ard6ne et Simon Le Franc ! Le premier volume contient les
fables avec un discours sur ce genre de poesie; le second, ses
discours acad^miques; le troisi^me et le quatrifeme renferment
des essais dans tous les genres, en vers et en prose : on y trouve
jusqu'i une comedie.
— La Passion de noire Seigneur Jhus-Christ, mise en
vers et en dialogues. Brochure in-8'' dequarante pages. Mets de
car6me, dedi6 par un pauvre poete anonyme a sa ch6re mfere.
Quand vous voudrez vous 6difier, je vous conseille de commen-
cer par les Oratorio de Metastasio ; je les crois tr6s-propres a
op6rer des conversions, surtout sous les notes de quelque grand
maltre de chapelle. Je n'entends jamais le Stabat Mater dePer-
gol6se sans 6tre d^vot.
— Enfin, M. ^lie de Beaumont a public le m6moire k con-
suiter pour la malheureuse famille Sirven, qui, a la realite du
supplice pr6s, a eprouv6 un sort k peu pr^s pareil a celui de la
famille Galas. M. de Beaumont ne]peut se reprocher de s*6tre trop
presse; car, Dieu merci, il y a deux ans qu'il est persecute de
faire et de publier ce memoire, qui, pour avoir 6t6 trop annonce
et trop attendu, a fait peu d'efiet dans le public. II est vrai que,
quelque compassion que raerite le sort des Sirven, la cause de
la famille Galas, outre qu'elle fut la premiere, etait bien autre-
ment touchante, puisqu'il y avait eu une victime immol^e dans
les transports du fanatisme. On ne pouvait penser au sort de
I'infortune Jean Galas sans se sentir les entrailles dechirees;
mais quoiqu'il n'y ait point dans I'histoire des Sirven une cata-
strophe de cette atrocit6, elle est encore assez deplorable pour
rhumanite, et assez humiliante pour notre siecle philosophique.
Le memoire de M. de Beaumont n'est pas un modele de cette
288 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
eloquence simple et sublime , si oppos6e k la declamation,
eloquence tr^s-rare en general, mais surtout ignoree des avo-
cats. Mais tel qu'il est, on ne peut le lire sans interet, et, j'ose
ajouter, M. de Beaumont n'etait pas en etat de I'ecrire. II y a
des reputations si etranges', quand on est a portee de voir les
choses de pr6s ! Si celle de M. de Beaumont ne parvient a la
posterite que par I'organe de ;^M. de Voltaire, cet avocat sera
admire par nos neveux comme un des plus grands hommes de
ce sifecle. Le fait est que M. de Beaumont ne salt pas 6crire dix
lignes en francais, que son style est plat, diffus, trivial, rempli
d'incorrections et de solecismes; que ce qu'il y a de bien dans
ses memoires pour les Galas et les Sirven appartient a de fort
honnetes gens qui, pour le bien de la chose, se sont tourmentes
de donner a ces ecrits un degre de perfection que I'auteur
n'etait pas en etat de leur donner, et qui ont eu a chaque pas
sa vaniteet sa sottiseacombattre. II ne m'est pas meme possible
d'avoir bonne opinion du caractere moral de cet homme. II a
montre dans toute la procedure des Galas que , s'il a pris leur
defense, c'est I'inter^t de sa reputation et non celui de la cause
de ces infortun^s qui le faisait agir. Aussi, n'y voyant pas le
meme motif, il a laiss6 trainer I'affaire des Sirven deux ans de
suite, et pendant qu'il se fait le defenseur des protestants, il
epouse une nouvelle catholique, et, en vertu de sa conversion,
11 veut profiter de la rigueur des lois portees contre les protes-
tants, et rentrer, en vertu de ces lois, dans la possession des
biens que le grand-oncle de sa femme a alienes, il y a quarante
ans, pour se refugier en Angleterre. G'est un proces qu'il sou-
tient actuellement contre I'acquereur et le possesseur de ces
terres. On peut gagner ce proces, mais on reste ,k peu pr6s
deshonore.
15 avril 1767.
L'l^glise de Dieu a6te singulis rement en desarroi, depuis un
mois ou six semaines, par I'etourderie du R. P. Marmontel,
capucin de la province d'Auvergne, associe a la confrerie des
puritains, qui tient ses assises au Louvre pour le maintien de
la langue francaise en ses droits et prerogatives. Lequel capucin
Marmontel, ayant reussi par ses menees k se faire nommer.
AVUIL 1767. 289
pour un court espace de temps, portier du paradis par interim,
au lieu de faire son devoir avec fidelite et exactitude en bon et
digne capucin, a provisoirement ou du moins etourdiment
confix sa porte i un aveugle nomme B^lisaire. Lequel Belisaire,
ci-devant capitaine general, s'6tant fait capucin par la grace de
Dieu et I'intervenlion du R. P. Marmontel, et ayant pris depuis
peu riiabit de Tordre seraphique, apr6s avoir fait les preuves
requises d'imb6cillit6et de pauvrete d' esprit, n'etait neanmoins,
vu sa c^cit6, aucunement propre a 6tre prepos6 ci la garde de
la susdite porte. Aussi les m^chants, abusant de I'impunite et
plus encore de la bonhomie dudit R. P. Belisaire, il est arrive
par megarde ou trahison que le susdit capucin B61isaire a laiss6
entrer en paradis les ci-devant empereurs Titus, Trajan et Marc-
Aur61e, ensemble quelques autres coquins de cette trempe,
lesquels, pour avoir gouverne I'empire comme on sait, avaient
6t6 justement condamn^s par la Sorbonne, pour premiere cor-
rection et sauf quinzaine, a 6tre eternellement detenus et bouillis
en enfer, en la cinqui^me chaudi^re de la premiere salle, en
entrant a gauche.
Or I'arriv^e des susdits damn6s en paradis et leur hardiesse
d'6carter et de percer toutes ces belles rangees de bienheureux
jacobins et cordeliers dont ce s6jour c6leste est orne, pour se
placer insolemment entre saint Thomas et saint Francois, a
cause un tel scandale et un tel vacarme en ce lieu de paix eter-
nelle (ou, comme on sait, les logements sont trfes-rares, et les
loyers, quoique baiss^s depuis quelque temps, sont cependant
encore d'une cherte excessive), que la Sorbonne n'a pu se dis-
penser de prendre connaissance de cette affaire et d'informer
contre les auteurs, fauteurs et moteurs de ce desordre.
En consequence, le docteur Riballier, syndic de ce respec-
table corps, a porte plainte au lieutenant general de police, de
ce que le Petit CarCme du R. P. B61isaire s'6tait imprime avec
approbation et privilege, et qu'en quinze jours de temps 11 s'en
elait r6pandu dans Paris plus de deux mille exemplaires, dont
chacun contenait au quinzifeme chapitre le passeport et droit de
prendre seance en paradis, expedi6 obrepticement et subrepti-
cement en favour des nommes Titus, Trajan, Marc-Aur61e et
autre canaille, a I'insligation du R. P. Marmontel, capucin sen-
tant rher6sie.
vil. 49
290 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
r ' Et la police, justement alarm ee des suites dangereuses qui
pourraient resulter de cette surprise, et jalouse de maintenir
les elus en leur legitime possession et droit exclusif aux places
du paradis, s'est d'abord fait rendre compte par quel accident
des gens sans aveu ont pu usurper des logements dont I'figlise
les a declares inhabiles a tout jamais. Et par les recherches
faites a ce sujet, il a apparu que le censeur royal Bret, nomm6
par la police pour veiller sur la conduite et les propos dudit
Belisaire, a cru que le radotage d'un vieux soldat devenu ca-
pucin 6tait sans consequence, et que son faible pour lesdits
mechants empereurs mentionnes au proces, ensemble leur
promotion de la cinqui^mechaudifere k la premiere place vacante
en paradis, promotion non ratifi^e par la Sorbonne, n'aurait
aucune influence r^elle sur leur sort, ne diminiierait pas d'une
goutte I'huile bouillante de leur chaudi^re, et ne pourrait par
consequent causer aucun scan dale aux ames pieuses ni aucun
regret aux ames charitables. Gonformement a ces idees, ledit
censeur Bret a cru tem^rairement pouvoir donner approbation
et privilege audit Petit Carcme du R. P Belisaire, capucin
aveugle. Pour ce mefait et autre resultant du proc6s, ledit Bret,
atteint et convaincu d'avoir sciemment laisse Marc-Aur61e et
Trajan en paradis, sans leur porter aucun emp6chement, a ete
prive de sa place de censeur royal et raye de dessus la liste
d'iceux, pour I'exemple de tous et un chacun qui voudraient
affecter ou risquer d'avoir le sens commun en ce qui concerne
I'exercice de leurs fonctions. Et I'abbe Genest, docteur de Sor-
bonne et censeur royal pour la science absurde, ayant ete
pareillement mais sommairement consulte sur I'orthodoxie de
ce quinzi^me chapitre, et ayant dit verbalement qu'il croyait
qu'on pouvait le laisser publier, mais n'ayant donne son avis
par 6crit, la police a declare n'avoir point d'action contre ledit
Genest, laissant a la sagesse de la Sorbonne de statuer sur ledit
confrere Genest ce que de droit.
Et quant au R. P. Belisaire, lequel, apr6s I'information
dument faite de ses vie et moeurs, ensemble ses principes et
doctrine contenus dans les quatorze premiers sermons de son
Petit Careme, avait obtenu la survivance de la premiere place
vacante en I'hdpital royal des Quinze-Yingts, a ete dit que ledit
Pfere Belisaire, pour scandale donn6 par son quinzi^me sermon.
AVRIL 1767. 291
serait frustr6 de sa survivance, et declare inhabile d'enlrer
jamais dans le susdit hfipital royal des aveugles des Quinze-
\ingts.
Ces resolutions prises et ex6cut6es, restait k statuer sur le
sort da R. P. Marmontel, premier moteur des troubles, Et a 6te
ledit Marmontel, d'abord et d6s le commencement, d6clar6 par
ses confreres les philosophes, brasseur et d6bitant de petite
bifere, lequel, pour faire favoriser son debit preferablement k
celui de la confr6rie, a alTadi sa marchandise de tous lieux com-
muns qu'il a cru le plus propres k diminuer la vertu des drogues
jug6es essentiellement necessaires, par la manufacture de Fer-
ney, k la veritable composition de la bonne et salubre bifere
moderne. Pour raison de ce, et apr6s prealable d6gustation de sa
dite petite hibre faite en manifere accoutumee par les jur6s de la
communaut^, et rapport fait par iceux a icelle, tout consid6re, a
6te ledit Marmontel declare d^chu de sa raaitrise de brasseur, et
ce nonobstant la savante apologie en faveur d'icelui envoyee de
Ferney par le sieur abbe Mauduit, qui prie qu'on ne le nomme
pas '. D6fenses k lui faites de brasser dor6navant pour 1' usage
de la communaut6. Et la rigueur dudit arr6t ayant contraint
ledit Marmontel de se faire brasseur d'hopitaux, d'Hotels-Dieu,
de convents de moines et autres lieux privilegi6s, il a eu le
chagrin de voir en lesdits lieux sa bifere condamn6e comme trop
forte et nuisible a la sant6 des bonnes §,mes. En sorte que se
trouvant, suivant le proverbe, entre deux chaises le cul k terre,
11 s'est fait dans Vamertume de son coeur capucin indigne, et
cette qualite I'ayant rendu habile k entrer en conference avec
le docteur abbe Riballier, syndic de la Sorbonne, il a propose
d'ajouter k sa bifere tous les adoucissements que ladite Sorbonne
pourrait juger necessaires pour tol6rer le debit de ladite bi6re,
dite piquettc par forme de sobriquet.
Et moi, greflier a la peau * de la Chambre des Pacifiques,
riant sous cape aux d6pens dequi il appartlent, ayant et6 appel6
pour dire mon avis, j'ai conseill6 chretiennement et en ma
conscience, au R. P. Marmontel, capucin, d'offrir a la congre-
1. Allusion aux Anecdotes sur Belisaire, que Voltaire avait sign^cs de ce nom,
suivi de cette phrase.
2. Selon LittnS, Ic greffier k peau ou k la peau dtait le commis qui ^ivait sur
parchemiu les expeditions des sentences.
292 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
gation des docteurs en science absurde, dite Sorbonne, de livrer
et substituer en enfer, au lieu et place de Marc-Aur^le et cora-
pagnie, ledit P. B^lisaire, aveugle, pour y etre detenu jusqu'^
rarrivee de I'Antechrist, laguelle un chacun sait 6tre prochaine,
si meme il n'est deja ne, et ce en punition d' avoir par sa faute
laisse entrer en paradis par fraude le susdit empereur et ses
compagnons : estimant pour bonnes raisons n'y avoir aucun mal
de damner un peu un vieux radoteur, rendu aveugle, suivant
son propre dire, du fait d'un auguste et respectable vieillard
dit Justinien, et y avoir au contraire un grand Men de procurer
par cet expedient le repos et la paix au R. P. Marmontel h
d'autant meilleur march6 que la damnation du P. Belisaire,
accordee a la Sorbonne en reparation par le susdit Marmontel,
ne faisait au bout du compte ni froid ni chaud a ce bon aveugle.
Mais n'a pas ledit P. Marmontel juge a propos de suivre un
avis charitable, et a mieux aime se jeter aux pieds du reveren-
dissime p6re en Dieu, I'archeveque de Paris, due de Saint-
Cloud, pour lui confesser dans la sinc6rit6 de son coeur que,
depuis I'age de raison, il s'est toujours senti un penchant invin-
cible pour la religion catholique, apostolique et romaine, et
d'etre le croyant le plus intr6pide des diocfeses de Paris et de
Limoges. Laquelle confession ay ant touche le coeur du prelat,
Sa Grandeur a exige dudit penitent Marmontel de la consigner
par ecrit, ensemble les raisons sur lesquelles son vieux radoteur
de Belisaire pretend appuyer les propositions qui ont fait monter
le fumet d'h6resie au nez du docteur Riballier et de ses con-
freres, pour le tout etre remis a la Sorbonne en toute sou mission
par ledit penitent, sous les auspices dudit pr61at, en sa qualite
de proviseur de la maison dite Sorbonne et composee de tons
les aigles du monde Chretien.
Et ledit penitent Marmontel ayant travaille nuit et jour a la
confection de la soumise et respectueuse defense des sentiments
de son aveugle, faisant en outre de frequents actesde contrition,
afin de detourner I'orage de la censure publique sorbonnique
annoncee par le syndic Riballier, a neanmoins cru devoir exhiber
avant tout sa dite defense a la confrerie des philosophes a
laquelle il se disait reintegre et r^agrege par le bapt^me de la
persecution dont il venait d'essuyer I'ondee. Etladite cour des
pairs, TafTaire mise en deliberation et lecture faite de ladite
AVRIL 1767. 2«3
defense, a d^clar^ I'habit vulgairement dit de saint Francois
dftment pris et endoss6 par ledit capucin Marmontel ; et a
n^anmoins propose pour le prix de philosophie morale de Tannic
procliaine la question : A quel point doit-il ilre permis ii un
philosophe de di^guiscr ses vrais sentiments^ et lequel doit Hre
prdfM de mentir au Saint-Esprit contre sa conscience^ ou
d'attendre paisiblement, et sans boiiger de son cabinet, la censure
lancde par le corps des docteurs de la science absurde ?
Et pour traiter cette question avectoute la clart6 dont elle est
susceptible, observe ladite cour, a ceux qui voudront concourir,
qu'elle a toujours estime que ledit P. Marmontel, ayant rempii
tous les rfeglements presents k la communaut^ des brasseurs
pour le d^bit de leur bi6re, aurait du se tenir paisiblement
renferme dans sa cellule, sans s'inquieter des clabauderies de
la raeute dite de Sorbonne, lesquelles elle juge 6tre nulles et de
nulle consequence, adoptant en tant que besoin I'observation
du feu sieur Deslandes, imprim^e en son Histoire de la philo-
sophic^ tome troisifeme, page 299, ou il est dit que la Faculty
de th^ologie de Paris est le corps le plus m6prisable du royaume.
Ce que ladite cour estime 6tre la seule verit6 utile contenue
dans ce mauvais livre du feu sieur Deslandes, dont le titre est
ci-dessus menlionne.
Au lieu de ce qui vient d'etre dit, le R. P. Marmontel ayant
jug6 k propos d'entrer en pourparlers, explications, interpreta-
tions, modifications avec ladite Sorbonne, le tout accompagn6
de force capucinades, actes de sourpission et de contrition faits
en presence de I'archevSque de Paris, n'ont pourtant toutes ces
d-marches et conferences produit d'autre eifet que de faire enfin
arr6ter en Sorbonne irrevocablement au prima mensis du courant
que ledit Petit Careme du P. Belisaire, et nommement son ser-
mon du quinzifeme chapitre, serait 6pluche, 6poussete, events
par une censure publique.
Et a 6t6 le R. P. Bonhomme, cordelier haut de couleur et
connu par son attachement pour le bon vin et la saine doctrine,
charge par ladite Sorbonne, dont il est docteur, de composer
ladite censure, laquelle 6tant dejk parvenue depuis quinze
jours a six cents pages d' impression, occupera n6anmoins ladite
Sorbonne encore cinq ou six mois, a I'eflet de retablir la paix
dans le monde Chretien, de remettre toutes choses dans leur
294 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
lieu et place, de faire d^guerpir du paradis tous intrus qui ne
reconnaitront pas I'infaillibilite du pape et de la Sorbonne, et
specialement tous ceux qui, par la faute du feu P. B61isaire, se
sont glisses en dernier lieu dans ce manoir de delices. Le tout
pour la plus grande gloire de Dieu, I'edification des fiddles,
Tamendement des coupables et I'avanceraent en arrifere de la
raison en ce royaume de France. Amen.
— Un capucin gratte I'autre, suivant le proverbe, et pour
s'y conformer, un certain abb6 Goge, approuve par le docteur
Riballier, syndic de la Sorbonne, a fait imprimer un Examen
du Bdisaire de M. Marmontel. Brochure de cent pages in-12.
G'est un avant-coureur de la censure sorbonnique, laquelle, h
ce qu'on esp6re, aura deux volumes in-Zi" d'impression, lorsque
le R. P. Bonhomme y aura mis la derni^re main. L'auteur de
VExamen nous donne la clef de la langue des philosophes
modernes. Des hommes superbes, jaloux, melancoliques, signi-
fient dans leur bouche des chretiens. Un Dieu terrible, dur,
impitoyable, veut dire le Dieu des chritiens. Quand ils parlent
de pr^juge national, ils entendent les v^ritcs du christianisme.
L'auteur a oubli«5 un de leurs synonymes : c'est que quand ils
voudront parler d'un petit polisson plat et infatu6 de sa petite
theologie, c'est de lui qu'il sera question. 11 assure que le mieux
serait de rendre les philosophes ridicules. II a raison, et je lui
conseille de I'essayer. Le succ6s de I'avocat Moreau et du vertueux
Palissot est encourageant : I'un a fait la fameuse histoire des
Cacouacs', I'autre, la fameuse com^die des Philosophes. Cesdeux
fameux ouvrages ont eu une vogue etonnante; les jans^nistes et
les mohnistes, les sots et les fripons, se sont reunis pour leur
faire une reputation. Cependant ces beaux chefs-d'oeuvre sont
tomb^s dans le mepris et dans I'oubli, et leurs auteurs sont
aujourd'hui si honoris qu'il n'y a point d'honn^te homme qui
vouliit se trouver a souper avec eux. Quand on pense a cette
troupe redoutable et joyeuse qui a pris la cause de Dieu en
main depuis quelque temps, leurs arguments et leurs plaisan-
teries font en effet trembler, mais ce n'est pas pour les philo-
sophes.
— Le brave Bergier, docteur en theologie et principal du college
de Besancon, a aussi reparu dans I'arfene des combattants. Son
Diisme rifuU par lui-meme a terrasse en trois editions cons^"
AVRIL 1767. ^5
cutives le c616bre vicaire Savoyard, ex-confesseur de Jean-Jacques
Rousseau. Aujourd'hui cet infaligable athlete entre en lice avec
feu M. Frc^ret. On a public I'ann^e derni^re sous le nom de ce
savant un Examen critique dcs apologistes de la religion chri-
tienne. Ce livre est toujours rest6 fort rare k Paris, oil le peu
d'exemplaires qui ont perc6 ont et6 vendus un, deux et trois
louis. On m'avait assure qu'il avait ete imprime fort incorrecte-
ment ; mais cela n'est pas vrai, il est au contraire imprim6 avec
beaucoup de soin et de correction. Cet ouvrage a fort effarouche
les ames chreiiennes. M. I'abbe Bergier vient de lui opposer la
Certitude des preuves du christianisme, en deux parties in-12.
Je suis de I'avis de cette femme devote qui m'assurait I'autre
jour qu'il 6iait au-dessous de la rnajeste de I'liglise de r6pondre
aux raisonnements des incredules. Outre qu'il est triste d'etre
reduit k toujours r^pondre, ces disputes ne servent qua faire
eplucher de plus pr6s les mani^res de proceder de I'l^glise de
Dieu depuis dix-huit si6cles, et en eclaircissant I'histoire de son
premier periode, on fait surtout d'etranges decouvertes. II faut
convenir au reste que M. I'abbe Bergier est un homme tr6s-
sup^rieur aux gens de son metier, c'est-a-dire a ceux qui se
battent pour la cause de I'l^glise contre tout venant. II a de
I'erudition et m^me de la critique. C'est dommage que sa bonne
foi lui fasse exposer les objections de ses adversaires dans toute
leur force, et que les r^ponses qu'il leur oppose ne soient pas
aussi victorieuses qu'il se I'imagine.
— Un autre d6fenseur de la cause de Dieu * vient de publier
un SuppUment i\ la Philosophie de I'histoire^ de feu M. I'abbe
Bazin, dans lequel il combat les erreurs et les impietes de ce
cdfebre ecrivain. II nous assure sur le titre m6me que son sup-
plement est necessaire a tous ceux qui veulent lire cet ouvrage
avec fruit. Je lui souhaite de vendre autant de supplements que
I'abbe Bazin a vendu de Philosophie de I'histoire. Ce suppM-
mentaire est b^te k faire plaisir. Dans la prochaine edition der.
Honneteth littiraires, il sera attele avec Nonotte et La Beau-
melle.
— Le prince h6reditaire de Brunswick, k son retour d'ltalic,
ne s'est arr6t6 que pendant environ trois semaines en cette
1. Larcher.
296 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
capitale avant de repasser en Angleterre. Ce court s6jour a 6t6
employe, autant que Tempressement du public, et les f6tes qui
en sont la suite, ont voulu le permettre, k voir les hommes les
plus c61^bres en differents ,genres. La partie du g6nie a paru
m6riter en particulier son attention. II a aussi voulu diner avec
les ponts et chauss^es, chez M. de Trudaine, conseiller d'l^tat,
intendant des finances et chef du departement. II a ete dans
I'atelier de notre Greuze, dont les ouvrages ont paru lui faire
beaucoup de plaisir. II a dine avec une grande partie du corps
diplomatique, chez M. Baur, fameux banquier, qui se vante
d'avoir eu I'honneur de donner a diner aux rois de Su6de et de
Pologne. II a fait I'honneur a M. Helv6tius d'accepter un diner
chez lui, oil il a vu plusieurs hommes cel^bres dans les lettres.
II a surtout voulu voir M. Diderot, et le voir a son aise, sans en
6tre connu. En consequence, le prince m'ayant choisi pour
conducteur, j'ai eu I'honneur de le mener en habit gris dans
un troisieme bien haut, ou nous avons surpris le philosophe en
robe de chambre, son bonnet de nuit k la main, et nous ofTrant
un air serein et radieux avec sa belle t6te nue. Je lui presentai
le prince sous le nom d'un simple gentilhomme d'AUemagne
qui voyage. Aprfes les premieres politesses faites, le philosophe
n'eut rien de plus presse que de m'apprendre la maladie d'une
personne considerable a *Iaquelle il savait que je m'interessais.
Gela lui donna occasion de parler de la negligence avec laquelle
les grands 6taient servis par leurs gens. « Sans moi, dit-il, le
pauvre raalade serait mort de soif : car quand on demandait a
boire pour lui, le son passait d'antichambre en antichambre, et'
se perdait enfin parmi la livree sans rien produire. Au reste,
ajouta-t-il, cela est fort bien comme cela. Yous voulez vous
appeler altesse, eminence, excellence, avoir un nombreux cortege
et 6tre encore bien servis, cela ne serait pas juste. Moi, quand
je suis malade, je crie k ma servante : « Jeanneton, k boire », et
elle m'apporte a boire. » Ge debut, que le hasard seul avait
occasionne, me fit beaucoup rire, et le philosophe ne put conce-
voir pourquoi je trouvais cela si plaisant. On causa ensuite de
I'art dramatique, du principe fondamental de la morale, et
d'autres mati^res assez serieuses qui furent trait6es d'une
maniere fort gaie. L'entrevue dura environ une heure et demie.
Apr^s quoi, un stranger etant survenu, le prince se leva. Le
AVRIL 1767. W7
philosophe avail 6l6 si charme de sa conversation qu'il alia
Tenibrasser et le serrer dans ses bras avec la plus grande
cordialitd, disant qu'il etait enchants d'avoir fail connaissance
avcc un liomme aussi instruit et aussi aimable. II nous conduisit
jusqu'a I'escalier, et \k nous eumes, mot pour mot, le dialogue
suivant qui me rejouit beaucoup.
Moi. — Ah r^a, mon ami, vous direz ce que vous voudrez,
mais vous viendrez avec moi un de ces jours chez le prince
h^r^ditaire de Brunswick.
Le Philosophe. — Vous me connaissez ; comment pouvez-
vous me faire de ces propositions? Je n'ai pas le sens commun
avec les princes, vous le savez bien,
Moi. — Mais enfin, celui-ci desire vous voir.
Le Philosophe. — Mais moi, je ne le desire pas.
Moi. — Mais que voulez-vous done que je lui dise ?
Le Philosophe. — Que je suis noye.
Le Prince. — II en serait surement au desespoir.
Moi. — Mais enfm s'il venait ici...
Le Philosophe. — Je n'y serais pas.
Moi. — Et s'il y etait venu ?
Alors mon philosophe ouvrit de grands yeux, croisa ses bras
sur sa poitrine, demanda pardon, et re^ut du prince les marques
les plus flatteuses d'esiime et de satisfaction. Je voulus qu'il lui
pr^sentat sa fille ; mais c'6tait le saint temps du car^me, et sa
m6re venait de I'envoyer i confesse. Ainsi le prince prit conge
du philosophe apr^s I'avoir comble de bontes et de politesses.
— Les fautes et les malheurs de I'amour interesseront
toujours en leur faveur. Un jeune mousquetaire, nomme M. de
Valdahon, et M"* de Monnier, fille du premier president de la
chambre des comptes de Dole, con^oivent Tun pour -I'autre la
passion la plus vive. L'opposition queM"* de Monnier eprouvede
la part de ses parents, qui veulent la forcer k un autre mariage,
la determine k tout tenter en faveur de son amant. Elle I'intro-
duit plusieurs fois de nuit dans I'appartement oil elle couchait
k cdle du lit de sa mfere. Cequi devait arriver arriva. Une nuit,
la mfere entend du bruit. Elle sonne et appelle ses gens. L'amant
se jette hors du lit de sa maitresse et se sauve comme il pent,
Ses v6tements laiss6s dans ce desordre, et les aveux de sa
maitresse, d^couvrent toutel'intrigue. Cependant M. de Valdahon
298 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
offre de tout reparer par le mariage. La fortune, la condition,
tout est k peu prfes 6gal entre les deux amants, et surtout leurs
coeurs sont d' accord ; mais M. de Monnier est implacable. Qu'un
pere irrite poignarde dans le premier moment d'un juste cour-
roux le jeune temeraire qu'il surprend dans le lit de sa fille, je
le concois ; mais qu'aprfes ce premier mouvement passe il
persiste a preferer un eclat facheux a I'honneur de sa fiUe, qu'il
aime mieux couvrir son propre sang d'opprobre que de renoncer
k une vengeance inutile, il faut etre un de Monnier pour sentir
et pour agir ainsi. Ge proces dure depuis plusieurs annees.
M. de Monnier a poursuivi I'amant de sa malheureuse fille de
tribunal en tribunal. II vient enfin de perdre son proems au
Conseil en dernifere instance, et ceux qui s'interessent aux
coeurs sensibles et trop tendres peuvent penser avec satisfac-
tion que M"^ de Monnier, des qu'elle aura atteint I'age de
majority, unira son sort k celui de son amant. En attendant,
son pere, trahi dans sa haine et dans I'esperance de se venger,
est alle la desheriter immediatement apres la perte de son
proems. J'ai eu I'honneur de vous parler dans le temps d'un
premier memoire fait en faveur de M. de Yaldahon par
M. Loyseau de Mauleon. Get avocat vient d'en faire un second
pour cette derni^re instance. lis sont I'un et I'autre tr6s-int6-
ressants, et meritent] d'etre conserves. M. Loyseau de Mauleon
est un homme de beaucoup de merite. G'est aujourd'hui la
meilleure plume du barreau.
— M. Coqueley, avocat, passe pour I'auteur d'un precis eu
six pages in-Zi°, pour le sieur Boucher de Villers, peintre de
portraits, centre le sieur Costel, apothicaire^ Ge precis n'est
cependant signe que par un procureur. G'est un tissu de mau-
vaises plaisanteries qui font rire malgre leur peu de finesse.
L'apothicaire commande au peintre son portrait, pour lequel il
s' engage de lui payer quatre louis. Quand le portrait est fait,
il ne le trouve pas ressemblant, il chicane, il pretend avoir
acquitt6 la plus grande partie du prix en drogues, etc. Enfin,
le peintre est oblig6 de lui faire un proc6s pour I'obliger de
retirer son portrait et d'en payer le prix convenu ; et I'avocat
en prend son texte pour se divertir aux depens de l'apothicaire.
1. R^imprim(5 au tome I" des Causes amusantes et connties.
AVRIL 1767. S90
Je ne suis pas bien rigide, et j'aime k rire comme un autre ;
mais si je suis jamais nomm6 conservateur des moeurs publi-
ques, j'avertis que je punirai sevferement tout avocat qui osera
s'^gayer indiscr6tement et tourner en ridicule la profession
du dernier des citoyens. Dans un ^tat bien police, toute pro-
fession, je ne dis pas utile, mais tol<^r6e, doit 6tre k I'abri de la
satire. Cela n'emp6che pas que les ridicules de chaque profession
ne puissent 6tre exposes sur la sc6ne, k laquelle je conserverai
certainement une liberte illimitee ; mais les tribunaux ne sont
pas des salles de spectacle, et quand on plaide contre un
homme en I'appelant par son nom et son etat, il ne doit avoir
d'autres ridicules que ceux qui r^sultent de sa conduite dans
le proc6s dont il s'agit. La difference est sensible. Je parie que
M. Costel rit comme moi des plaisanteries sur les apothicaires,
en voyant le Malade imaginaire^ le L^gataire universel et
Potircemigiiacj et je parie qu'il n'a pas ri comme moi du me-
moire de M. Coqueley. Je sais bien que I'honneur d'un apo-
thicaire et celui d'un marechal de France ne doivent pas se
ressembler; mais si jamais je suis nomme conservateur des
moeurs publiques, je conserverai I'honneur de I'apothicaire avec
autant de soin que celui du marechal de France, en vertu de la
certitude que j'ai que chaque profession doit avoir son honneur
dans un l^tat bien ordonne, que les hommes ne sont si mauvais
que parce qu'on les abaisse, et qu'on ne sait se servir avec eux
du ressort de I'honneur, le plus general, le plus sur et le plus
puissant de tous.
— L'Homme sauvage, histoire traduite par M. Mercier,
volume in-12 de trois cents et quelques pages. Cette pretendue
histoire est celle d'un jeune homme dont le p6re, chef d'un
peuple d'Am6rique, apr6s avoir 6t6 longtemps en proie k la
perfidie et k la cruaute des Espagnols, se sauva avec son fils
et sa fille encore enfants, et un fiddle esclave, dans un desert
oil il eleva ses deux enfants dans la simple loi naturelle. Ainsi
lefrere, parvenu kl'age de puberte, devient I'epoux de sa soeur.
Un Europ^en survient et trouble le repos de cette heureuse
famille, et lui fait quitter son asile apr6s la mort du p6re. Ce
roman a fait un peu de sensation, parce que le d6isme y est
fortement pr6ch^. Ila6t6imprime avec approbation, et quelques
jours aprfes sa publication il a ete d6fendu. Je ne sais si Ton s'en
300 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRB.
prendra au censeur royal comme on a fait dans le procfes de
Bdisaire. Le censeur de V Homme sauvage est M. Le Bret, qu'il
ne faut pas confondre avec M. Bret qui a approuve Belisaire-y
M. Le Bret pourrait bien avoir le sort de M. Bret. Je ne sais si
I'auteur de VHomme sauvage est ce M. Mercier qui concourt
depuis quelque temps pour les prix de I'Academie francaise. Je
ne sais si ce M. Mercier est le meme qui a ecrit en dernier
lieu I'histoire d'un pretendu poete arabe, et quelques autres
insipidit^s'. Je ne sais si ce M. Mercier est jeune ou vieux. On
apercoit dans son Homme sauvage du style et m6me de la cha-
leur; mais celle-ci est factice, et I'autre est lourd. D'ailleurs
nulle trace de genie, nulle verite. La lecture en est penible et
sans attrait, et Ton sent k chaque page le d6faut de naturel,
I'impuissance de I'auteur, et la difficult^ du sujet. G'^tait vrai-
ment un beau sujet que I'liistoire de I'homme sauvage; mais
I'homme du plus grand g6nie n'aurait pas ete trop fort pour
cela, et M. Mercier n'est pas cet homme-la. Dans huit jours il
ne sera pas plus question de son homme sauvage que s'il
n'avait jamais existe, k moins que la Sorbonne n'ait la charite
de I'honorer d'un anath^me pour le profit du libraire.
— Disse?'tation physico-mMicale siir les trujfes et sur les
champignons^ par M. Pennier de Longchamp, docteur de la
faculte de medecine d'Avignon. Brochure in-12 de soixante-
six pages. L'auteur de cet ecrit est d'assez bonne composition.
II fait a la v6rit6 la guerre aux champignons, qu'il declare un
mets dangereux, quoique flatteur ; mais k I'egard des truffes, il
n'est pas eloigne de croire qu'elles facilitent la digestion.
— Le brevet honorable accorde par le roi k la fille cadette
de M"^ Galas, a I'occasion de son mariage, a reveille la rage
des ennemis de cette famille vertueuse. Les bruits calomnieux
qui sont detaill6s dans la declaration imprimee de Jeanne
Vigni^re, ancienne servante de M""' Galas, ont ete non-seule-
ment repandus a Toulouse, mais il s'est trouve ici un homme
assez pervers ou assez 16ger pour annoncer cette nouvelle
comme certaine et confirmee par M. Mariette, avocat de
M""" Galas, et pour la soutenir k la table de M. le controleur
1. L. S. Mercier n'aurait et6, selon Qaerard, que le traducteur de ce roman.dii
h un ^crivain allemand, J. G. B. Pfeil. II a 6te plus haut question de VHistoire
d'herben.
MAI 1767. 801
general, en presence de ce ministre et de vingt autres t^moins.
II a done fallu detruire cette calomnie d'une mani^re authen-
tique. On en a rendu conipte a M. le conlrdleur general, qui en
a instruit le roi. Ce qui n'emp6clie pas que celui qui a ose la
d6biter en pleine table ne jouisse de Timpunil^ et m^me de
I'avantage de ne pas 6treconnu.
MAI
1" mai 1767.
J'ignore le nom de ce bon Israelite qui, touche des maux de
I'humanite, s'est g^nereusement saign6, comme on dit, et a
propose un prix k gagner par trois differents orateurs qui, au
jugement de trois difierentes academies, auraient fait le plus
beau recueil de phrases sur les malheurs de la guerre et sur les
avantages de la paix. Les trois tribunaux design^s par le bon
Israelite etaient I'Academie frangaise, la Societe typogi*aphique
de Berne, et une autre society litt6rairede Hollande. Lamedaille
d'or k remporter etait de la valeur de six cents livres, si je ne
me trompe ; et I'Academie fran^aise, ayant affaire k une nation
plus vive, s'est trouvee en 6tat, au mois de Janvier dernier, de
se decider entre les differents concurrents, et d'adjuger le prix
qui etait k sa disposition a un discours deM.de La Harpe. La deci-
sion des deux autres academies 6trang6res n'est pasparvenue a ma
connaissance ; ainsi je ne puis vous dire quelles sont les deux
autres colonnes qui, de concert avec M. de La Harpe, soutien-
dront I'edifice de la paix perp6tuelle en Europe, dont I'idee a
6t6 naguere con^ue par un bonhomme appel6 I'abb^ de Saint-
Pierre, et 6bauchee depuis par Jean-Jacques Rousseau, un des
plus fameux maitres macons et metteurs en osuvre de notre
temps.
M. Gaillard, de I'Academie des inscriptions et belles-lettres,
et qui aime k concourir pour les prix qui sont a la disposition
de I'Academie fran^aise, n'a pas voulu manquer une si belle
occasion de signaler son amour pour la paix. II a un droit incon-
S02 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
testable au premier accessit de chaque promotion, et, en verlu
de ce droit, son discours sur les avantages de la paix a fait
regretter a I'Academie de n' avoir pas un second prix adistribuer;
c'est la formule. Mais comme les regrets de I'Academie et les
honneurs de I'accessit sont st6riles, et que M. Gaillard, en parta-
geant, ily a deux ans, le prix de I'eloge de Descartes avec
M. Thomas, a eprouve tout le poids du vers de la Henriade :
Tel brille au second rang qui s'^clipse au premiel',
11 a fallu songer a un temperament qui, sans placer M. Gaillard
sur la meme ligne que M. de La Harpe, lui procurat cependant
quelque avantage reel pour tons les avantages de la paix que
son discours versait sur I'Europe en abondance. Et tout de suite
11 s'est trouve un nouvel anonyme qui, inform^ des regrets de
I'Academie, lui a fait remettre vingt-cinq louis pour une autre
medaille a accorder avec I'accessit au discours de M. Gaillard.
Qu'on dise apr6s cela que les patriotes sont rares parmi nous!
II est vrai que de mechantes langues ont pretendu que cet
inconnu gen6reux etait M. Gaillard lui-m^me, en observant que
de pareilles generosites lui procureront des couronnes acade-
niiques sans le ruiner. II donnera d'une main ce qu'il reprendra
de I'autre, et il en sera quitte pour la fagon de la medaille en
laquelle il faudra convertir ses espfeces; et m6me, comme 11
depend de celui qui remporte le prix ou de se faire delivrer la
medaille, ou d'en prendre I'equivalent en or, il est evident que
M. Gaillard, en se couronnant ainsi lui-m^me, ne fera aucune
depense, et n'a d'autres frais a supporter que ceux de I'in-
cognito. 11 est vrai que si les prix qu'il distribue de cette
maniere ne le ruinent pas, ceux qu'il gagne par la meme opera-
tion ne I'enrichiront pas ; mais, apr^s tout, il ne faut pas croire
ce que disent de mauvaises langues, et je suis persuade que
M. Gaillard n'est pas capable d'envoyer en cachette k I'Academie
le prix d'un accessit qu'il a remporte.
Remarquez, je vous supplie, combien il est aise et peu
couteux en ce sifecle de faire de grandes choses et d'etre utile
au genre humain. Les trois prix gagnes en France, en Hollande
et en Suisse ne monteront qua une somme de dix-huit cents
livres. C'est tout ce qu'il en coutera au bon Israelite anonyme
MAI 1767. $08
pour procurer k TEurope une, paix perp^tuelle au moins de
cinquante ans; car il n'est pas k presumer qu'il y ait aucun
souverain au monde assez hard! pour faire la guerre, tandis
que les discours de MM. de La Harpe et Gaillard seront dans
leur primeur, que j'6value a un demi-sifecle. Qui ne voudrait
avoir payd: cette somme du plus clair de son bien, et se coucher
le soir avec la certitude d'avoir sauve la vie a des milliers
d'hommes que la guerre aurait moissonn^s sans cette d^pense?
M. Gaillard, a la v6rit6, ne pretend pas nier que ce projcl de
paix pcrp^tuelle n'ail ses difficulth, donl la plus grande, dit-il,
sera toujours de vouloir fennement Fex^cuterj mais, ajoute-
t-il, que roil reuille seulement^ et les difficult^ s aplaniront,
M. Gaillard est un de ces esprits lumineux qui portent la con-
viction partout; son raisonnement est sans replique.
A parler plus serieusement, on ne peut assez s'^tonner qu'on
ait cherche a renouveler de nos jours cette reverie de I'abbe de
Saint-Pierre, et qu'il se soit trouve un assez bon citoyen pour
y depenser son argent. Bon citoyen, je retracte cette epith^te,
et je ne trouve gu6re d' argent plus mal employ^ que celui qui
a servi a payer ces prix. Vous conviendrez aisement, je pense,
que tous ces discours ensemble ne feront pas tirer un coup de
fusil de moins en Europe ; c'est \k cependant le moindre tort da
bon israelite inconnu. Un plus reel, c'est de donner k nos jeunes
gens une occasion de plus d' employer leur rhetorique k des
futilit6s de cette esp^ce. Les occasions de se montrer vraiment
eloquent sont deji assez rares parmi nous sans qu'on se donne
la peine de tourner les efforts de la jeunesse sur les objets pro-
pres a r6pandre le gout du bavardage et de la declamation.
Que M. Gaillard s'exerce sur des pauvretes de cette esp^ce, il
n'y a pas grand mal ; la platitude de son style le tient tout juste
au niveau de la mati^re ; mais quoique M. de La Harpe ait plus
besoin qu'un autre de vingt-cinq louis, je suis presque fach6
qu'il ait gagn6 ceprix. Ce jeune homme a du style et du talent,
et le discours que I'Acad^mie fran^aise vient de couronner vous
en donnera une nouvelle preuve. II s'agit seulement de lui faire
trouver le genre auquel il est propre, et ce n'est pas en faisant
des phrases sur les malheurs de la guerre et sur les avantages
de la paix qu'il en fera la decouverte.
Qu'il me soit permis de faire au bon israelite qui a jug6 i
30/» CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
propos de depenser son argent pour le bien de la paix deux ou
trois observations qui ne lui couteront rien, II n'y a personne
qui ne soit pen6tre des biens inestimables de la paix et des
maux de toute espece que la guerre entraine apr^s elle. Rassem-
blez tout ce que I'Europe contient d'hommes eloquents, et ils
ne vous diront rien sur ce sujet que vous n'ayez pens6 vous-
mfime, que vous n'ayez mieux senti. Mais a quoi serviront tous
leurs discours si la guerre est un mal inevitable? Or, reilechissez
sur la nature de Thomme, et voyez si, pour prevenir eflficace-
ment les guerres, vous n'etes pas reduit a I'alterer dans son
essence, c'est-a-dire a desirer une chose impossible; voyez si,
en otant a I'homme ce qui lui fait entreprendre une guerre
offensive et defensive, vous ne le privez pas aussi de ses plus
belles vertus, de ses plus grandes qualites. Quand vous I'aurez
reduit a I'etat d'automate, le r^gne de la paix perpetuelle com-
mencera infaillible.
Vous etes bien hardi si vous osez decider, en votre quality
de bon diable, que cette paix perpetuelle n'est pas contraire a
Tordre physique de la nature, et si vous ne mettez pasaumoins
endoute que dans cet ordre le genre humain puisse subsister
sans se faire la guerre de temps en temps.
Vous 6tes tout aussi hardi d'affirmer que votre paix perpe-
tuelle n'est pas contraire a I'ordre des societ6s politiques, et de
croire que leur police puisse subsister avec vos vues pacifiques.
IN'y a-t-il pas dans toute societe policee une classe d'hommes
dontle temperament actif et ardent ne s'accommode pas du cours
ordinaire, c'est-a-dire lent et uniforme deschoses, et qu'aucune
loi, aucun frein n'est assez fort pour assujettir a I'ordre civil?
Otez a cette classe d'hommes laressource de la guerre, le metier
des hasards, et vous en ferez autant de perturbateurs du repos
interieur de la societe. 11 faut done k toute societe politique un
^couloir pour la separation des humeurs, et pour que le plus
grand nombre de citoyens puisse vivre paisible ; il faut que le
petit nombre de caracteres indomptables qui se trouvent parmi
eux, puisse avoir la ressource de courir les dangers et d'y perir,
ou bien de reussir, a force de travaux, de fatigues et de mal-
heurs, a dompter cette effervescence de tete et d'ame incompa-
tible avec la police de la soci6te. Voulez-vous vous rendre cette
verite sensible par une noble comparaison? Demandez k votre
MAI 1767. 305
cuisinier si, pour avoir du bon bouillon, il ne faut pas que
votre pot soit 6cum6 a diverses reprises. Emp6chez I'ecume de
sorlir du pot, de se s6parer de la substance de votre bouillon,
et vous verrez ce qui en arrivera. Toute societe politique a son
^curne, k iaquelle un habile legislateur menage la possibility de
se separer du reste, sans quoi le pot public va mai. Si I'on
s'aper^oit enfin d'un adoucissement sensible dans les moeurs de
I'Europe, ce n'est peut-6tre qu'a force d'avoir ecume notre pot
que nous I'^prouvons. Les croisades et I'Am^rique ont ouvert
depuis huit cents ans deux grands ^couloirs au profit dessoci6-
tes politiques de I'Europe, dont I'un est encore subsistant.
Gardons-nous de fermer cet ^couloir sans en ouvrir un autre,
si la police et la tranquillite int6rieures nous sont chores.
Les deux professions k peu pr6s les plus oppos6es sontcelle
du moine et celle du guerrier. A ne s'en rapporter qu'au raison-
nenient le plus simple et le plus Evident, la premiere de ces
professions doit 6tre I'ecole de toutes les vertus; la seconde,
i'^cole du vice et du crime. Car quoi de plus beau et de plus
vertueux que d'avoir fait un etat de I'humilite, de la charite,
de la pauvrete, c'est-a-dire de la temperance et de la mode-
ration ; d'avoir appris a m6priser par principe les richesses et
la vie? D'un autre c6te, quel horrible metier que celui qui con-
siste a tuer ses semblables, k porter le ravage et la desolation
dans tous les pays, dans toutes les families, ci combiner la force
et la ruse, pour combattre, ruiner, massacrer, exterminer ? II
est clair que le moine ne peut manquer d'etre le module de
toutes les vertus, et que le guerrier est par etat un monstre
altere de sang, qui ne peut se plaire que dans I'horreur du
crime. Gependant (et ceci soit dit pour montrer en passant com-
bien le raisonnement est un guide sur pour conduire k la v6-
rit6) I'experience nous prouve pr6cisement le contraire. Gen^-
ralement parlant, le moine est dur, impitoyable, c'est un coeur
Stranger a la compassion, c'est du moins un animal passif, sans
nulle energie, sans nuUe vertu; le guerrier en revanche est
communement noble, desinteresse, compatissant, genereux,
magnanime. Tant de vertus, resultat d'un si horrible metier:
tant de vices engendres dans la profession paisible des vertus
ducloitre! Cette difference m^rite quelque reflexion. La neces-
sity de courir des hasards, I'habitude d'exposer sa vie seraient-
VII. ^
306 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
elles une source f6conde de vertus, et serait-il vrai qu'elles
transforment le metier le plus horrible en apparence en une
6cole de justice, de compassion et d'h6roisme? L'ame ne vaut
qu'aulant qu'elle estexercee, et quel peut etre son exercice dans
un cloitre ? Le moine parle du m6pris de la vie : quelle imper-
tinence ! Comment meprise-t-on la vie dans un convent? La
paix, I'inaction de l'ame detruit jusqu'au germe des vertus, et
c'est dans la profession qui a pour but la destruction de ses
semblables qu'on apprend le prix qu'il faut faire de la vie, et
avec ce prix celui des vertus les plus utiles a I'humanite. Nous
sentons si fort le besoin des secours mutuels, de I'interet reci-
proque, de la compassion et de la g6n6rosite, que I'etre le plus
haissable n'est pas celui qui fait le plus de mal, mais cet etre
apathique qui, sans faire aucun mal aux autres, n'est occup6
que de ses aises, de ses convenances, de ses inter^ts ; une con-
spiration generale, quoique non concertee, fait detester les
hommes de cette esp^ce par-dessus tons les autres. Or il ne
s'agit plus que de savoir si la paix perpetuelle, bien 6tablie par
les soins de M. de La Harpe ou de M. Gaillard, ne tend pas k
transformer les hommes en 6tres aussi aimables?
II serait aise de pousser plus loin ces reflexions, et de les
developper davantage ; mais je m'arrete ici. Peut-etre, en appro-
fondissant mieux cette matiere, le bon isra^lite trouvera-t-il
que le plus sur effet de sa paix perpetuelle serait de relacher
les liens des soci6t6s, et d'aneantir toutes les vertus h6roiques
et patriotiques, sans lesquelles il est assez indifferent que la
teire soit couverte de troupeaux d'hommes vegetant paisible-
ment. Je ne me suis jamais soucie de savoir si les monarchies
ou les r6publiques des fourmis etaient bien florissantes. Si le
bon Israelite veut entrer dans mes vues, apr^s avoir depense
son argent pour apprendre de M. de La Harpe les avantages de
la paix et les malheurs de la guerre que personne n'ignore, il
en depensera autant I'ann^e prochaine pour couronner un ora-
teur qui lui apprendra les inconvenients de la paix, et les avan-
tages de la guerre, qu'il parait ne pas si bien savoir. Le moindre
profit qu'il tirera de son argent sera d' apprendre k supporter
les malheurs de la guerre comme les autres inconvenients de
la vie, dont il y a un grand nombre qui ne sont ni moins cruels
ni moins inevitables.
MAI 1767. 307
— M. de La Ilarpe reside b, Fcrney depuis la fin de I'd'td der-
nier avec femme et enfants. Son discours sur les avantages
de la paix vous prouvera qu'il sail ecrire en prose, et lY'pltre
qu'il vient d'adresser k M. Barthe en r6ponse a sa Lettre de
Vahbf de Rancd vous convaincra qu'il a le talent des vers.
C'est de tous les jeunes gens le seul, avec M. Golardeau peut-
6tre, qui ait donn6 quelques preuves de sa vocation pour les
lettres, quoiqu'ils aient 6te assez malheureux I'un et I'autre
dans la carri6re dramatique. M. de La Harpe, n6 sans fortune,
comme la plupart des enfants d'Apollon, a fait la sottise de se
marier, il y a deux ou trois ans, k une petite limonadi^re jeune
et jolie, et aussi pauvre que lui. C'est un grand malheur. M, de
Voltaire a recueilli depuis peu cette petite famille. Rien n'est
plus touchant que de voir le chef de la litterature prendre ainsi
soin de ses enfants delaiss6s.
On dit que M""* de La Harpe joue la comedie avec beaucoup
de succ^s, et que son mari n'est pas mauvais acteur non plus.
On ajoute que M. de Voltaire leur a conseill6 a tous les deux
d'embrasser I'^tat de com^dien, et qu'ils ne sont pas 6loign6s
de suivre ce conseil. J'aime k croire la derni^re moitie de cette
nouvelle absolument fausse. Quoique je ne connaisse M. de La
Harpe, pas m6me de figure, je m'interesse k lui. II ne faut se
mettre au-dessus des prejug6s que quand il y a de rheroisme
k les braver. Je sens que lorsque M. de La Harpe aura mont6
sur le theatre, je ne Ten estimerai pas moins; mais je sens
aussi que cette demarche le fera tomber dans le mepris,
et que c'est un homme perdu, k moins qu'il n'ait, avec tous
les avantages exterieurs, le talent de Baron ou de Garrick.
Quant aux talents de sa femme, M. de Voltaire en a ecrit
avec assez d'enthousiasme pour donner de la jalousie k
M"* Glairon.
— iM. d'Aubigny, ancien intendant des 6tudes de I'^cole
royale militaire, vient de mourir, age d'environ soixante ans.
C'6tait le neveu de Dufresne Ducange, c6l6bre par son Glossaire
etparsavaste erudition. Le neveu a vendu les manuscritp de
I'oncle k la Bibliothfeque du roi. II n'a occupe, dans les derni6res
ann6es de sa vie, que trfes-peu de temps sa place k I'^cole royale
militaire, et il n'y a pas r^ussi. II s'en etait retire il y a environ
deux ans, avec une pension de quatre mille francs. C'etait un
308 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
homme melancolique et chagrin. II passait pour avaricieux et
avide, quoiqu'il jouit d'une fortune aisee. De tels temperaments
ne promettent pas une longue vie. Le chagrin de n'avoir pas
r^ussi a I'l^cole militaire I'a conduit au tombeau.
— On a traduit du latin de Justus Febronius un TraiU du
gouvernement de I'lEglise^ et de la puissance du Pape relative-
ment a ce gouvernement. Trois volumes in-12. Ge livre a fait
beaucoup de bruit dans I'AUemagne catholique et m^me en
Italie; il a obtenu h. Rome les honneurs de I'lndex. Le nom de
Justus Febronius est suppose, et, si je m'en souviens bien, on
attribue I'ouvrage a un chanoine de Wurtzbourg. II ne fera pas
tant de sensation en France. Ses principes sur la necessite de
restreindre I'autorite du pape sont ceux de tons les bons janse-
nistes, et n'auront pas en ce pays-ci le piquant de la nou-
veaute.
— Le Voyage de M. Gmelin en Sibirie, fait et publii par
ordre du gouvernement de Bussie, est un ouvrage fort estime.
M. de Keralio, premier aide-major de I'lilcole royale militaire,
vient d'en publier une traduction libre d'apr^s I'original alle-
mand, en deux volumes in-12 assez considerables. Le prin-
cipal soin de M. de Keralio a 6te de supprimer un grand nombre
de details qui n'auraient et6 d'aucun int^ret pour les lecteurs
francais, et de reduire par consequent I'ouvrage de M. Gmelin
presque k la moitie. II lui a aussi 6t6 la forme de journal qu'il
a dans I'original, et I'a partage en chapitres. Gette traduction ne
pent manquer d'etre bien accueillie.
— II faut joindre k I'ouvrage pr6c6dent V Histoire du Kamts-
chatka, des lies Kurilski et des contries voisines, publi6e a
Petersbourg en langue russe, par ordre de Sa Majeste impe-
riale, et traduite d'apr^s I'anglais en langue eidous : car voila
comment il faudra nommer I'idiome dans lequel translate
M. Eidous, et qui n'est certainement pas francais. Get ouvrage
curieux fait aussi deux volumes in-12 assez forts.
— Nos faiseurs d'heroides orn6es d'estampes ressemblent
aux chenilles : quand il y en a un trop grand nombre, c'est
preuve de secheresse. Tuons-en deux ou trois, ce sera toujours
cela de moins. M. Masson de Pezay, capitaine de dragons, a
fait imprimer une Lettre d'Ovide d Julie, icrite de son exil,
pricMie (tune lettre de I'auteur, en prose, adressie H M. Dide-
MAI 1767. 309
rotK On a beau lire la prose et les vers de M. de Pezay, il n'en
reste rien, absolument rien; c'est un gazouillement sans id6es ..
autantvaudrait perdre son temps a 6tudier le sifllement d'un
serin. M. d'Alerabert a tr^s-plaisamment appel6 iM. de Pezay le
b^mol de M. Dorat.
M. Mercier, k I'enseigne de V fJomme sauvage, acherch^ un
sujet d'h^roide dans le recueil des causes cel6bres. 11 y a
trouv6 un moine, qui, en gardant le corps mort d'une jeune
personne, se sent possede par le diable de la luxure. II s'aban-
donne k son incontinence, et fait un miracle lorsqu'il y pense
le moins : la jeune fille expiree ressuscite. Elle s'etait couch6e
fiUe, et se rel6ve m6re; et lorsque le funeste secret est decou-
vert, le moine, auteur du miracle, est enferm6 dans un cachot*.
Voilk le h6ros de M. Mercier, qui, du fond de son cachot, ecrit
sa degoutante aventure a son ami, en vers alexandrins. Pour
egayer le sujet, M. Mercier a fait tirer son estampe en rouge.
Tout prouve que M. Mercier est un garden plein de gout.
Le grand Poinsinet, dont Philidor a fait r6ussir les pieces
par sa musique, a notre grand ennui, detriment et dommage,
vient aussi de s'essayer dans le genre de Theroide. II a fait
ecrire Gabrielle (VEstries a Henri /F'. M. Blin de Sainmore
s*6tait dejk fait le secretaire de cette c616bre et int6ressante
beaute; mais celui-ci ne I'a fait 6crire qu'k I'article de la mort.
M. Poinsinet nous la montre bien portante, quoique plaintive.
Henri, determine par le severe Mornay, part sans la voir: voila
le sujet de sa douleur. Mais elle n'a pas fmi sa lettre que son
h^ros revient victorieux et vole dans ses bras. Vraisemblable-
ment le tendre Henri s'abandonne a ses transports sans lire la
lettre de M. Poinsinet, et moi, je ferai comme lui, quoique je
n'aie pas de Gabrielle a consoler.
— On vient de traduire de I'anglais un petit roman intitule
le Minislrc de Wakefield, histoire supposie ^crile par lui-
\. Figure, vignette et cul-de-lampe d'Eisen, graves par Noe. Le Guide de
MM. Colien et Mehl attribue cettc hcroidc h Dorat.
2. Lettre de Dulisdson ami. Londres et Paris, 1767, in-8°. Figure, vignette et
cul-de-lampe do Gabriel de Saint>Aubin, graves par Mer. La sccondo Edition de
cette hcroidc (1708) est ornde d'une figure et d'une vignette par Moreau, gravces
par Longueil, et d'un cul-de-lampe par Thdrise Martinet.
3. Amsterdam, 1767, in-8». Figure de Gravelot, gravee par Levasseur.
310 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
meme. Deux volumes in-12^ On n'a pas besoin de recourir
a I'original pour sentir que ce roman est traduit avec beaucoup
de negligence ; malgre cela, on le lit avec plaisir. Ce n'est pas
un ouvrage de g6nie , mais cela est plein de naturel et de
verite, et ecrit gaiement, quoique cela n'ait pas la verve des
romans de Fielding. Le but moral en est bon aussi, parce qu'il
tend a prouver que I'homme juste au milieu de ses adversites et
de sa detresse est moins a plaindre que le mechant au milieu
de sa prosp6rite, et cela est prouve fort gaiement, sans effort,
sans emphase, sans pedanterie. J'aime ce roman, j'aimeM. Prim-
rose, ministre de Wakefield; j'aime sa bonhomie, sa simplicite
d' esprit, sa resignation dans les malheurs. II me semble que
j'ai vu des gens faits comme lui. Ses sermons et ses conversa-
tions morales sont la plupart du temps pauvrement raisonnes;
mais j'aime cette platitude, parce qu'elle est de caract^re, et
qu'elle a un coin d'originalite. Son aversion pour les seconds
manages, et la controverse dans laquelle il s'embarque a ce
sujet, sont sup6rieurement trouves. J'aime aussi le caractfere de
M™* Primrose, et toute la famille Primrose. Le personnage de
M. Burchell est aussi superieurement trouve. Je ne connais pas
I'auteur de ce roman. G'est certainement un homme de beau-
coup de talent, qui fait facilement et naturellement, qualite
pr^cieuse et rare. II a un peu depech6 son denoument. En se
pressant moins, il eut ete ais6 de le rendre parfait : car 11 est
bien combine, et comme il est tire du fond du sujet, il n'6tait
pas difficile de lui donner le degre de vraisemblance necessaire
dans toutes ses parties ; mais I'auteur, presse de finir, n'a pas
voulu en prendre la peine.
— Les autres romans se reduisent pour cet ordinaire a trois :
VAmitU scythe, ou Histoire secrHe de la conjuration de
Thibes^. Sujet grec, renferme dans un petit volume in-12 de
prfes de deux cents pages soporifiques. Les Deux Amis ne font
qu'un petit conte de cent pages. Le Peintre italien, ouvrage
1. Qu^rard attribue cette traduction souvent reimprim^e a M"" de Montesson
ou i un sieur Rose, alors refugid en Angleterre; il ajoute qu'elle a ete ^gaiement
attribute h. un avocat au Parlement, nomm6 Charles, qui aurait traduit de I'an-
glais en 1766 le Lord impromptu, mais il oublie que cette nouvelle de Cazotte est
une oeuvre originals et non une traduction.
2. A Issedon, et se trouve a Paris chez Vente, 1767, in-12.
MAI 1767. 311
posthume d son hiros^ ou le Tableau de sa vie accompagni de
plusit'urs aittres, consiste en une brochure de cent cinquante
pages d'une platitude qui moriterait une punition exemplaire
dans un pays bien policci. On peut ajouter h ces trois mauvaises
drogues une quatrifeme du m6me merite, savoir : les Nouveaux
Contes moraux, on Historietlcs galantes et morales^ par M. Gliar-
pentier, en trois petites parties in-12. G'est le succ6s des Conies
moraux de M. Marraontel qui nous attire ces mauvaises et im-
perlinentes productions.
— La Petite Poste ddvalisic^ forme un recueil de lettres
que I'auteur pretend avoir d^robees k un facteur de la petite
poste, etablie dans Paris par les soins de M. de Ghamousset.
Cette id6e n'est pas neuve, il y a eu tant de portefeuilles
perdus, 6gar^s, derobes; malgrd cela la Petite Poste diva-
lisdc pouvait 6tre un chef-d'ceuvre de plaisanterie et de satire.
C'etait un ouvrage charmant k faire par une societe de gens
d'esprit et de bonne humeur, Je condamne le polisson qui a
d6valis6 la petite poste si d6testablement k briguer une place
de facteur cL la premiere promotion.
— De r^loquence du barreau, par M. Gin, secretaire du
roi, avocat au Parlement. Volume in-12 de plus de trois cents
pages. On peut parcourir cette brochure, dans laquelle on
trouve beaucoup d'observations communes et de preceptes de
bon sens. Si I'auteur pouvait oter a ses comperes un peu de ce
ton declamatoire qu'ils ont, il rendrait service au barreau, et
avec tout cela il n'aurait pas encore transform^ ses Cochin et
ses Aubry en Gic6rons et en D6mosth6nes.
— L{i Rhkorique des savants, contenant des pieces choisies
des plus celfebres poetes et orateurs, par M. I'abbe Gharuel
d'Autrain. Volume in-12, de plus de cinq cents pages. L'auteur
meriterait d'etre amende pour n'avoir fait autre chose, sous ce
titre imposant, que de spolier indignement et impudemment le
Mercure de France. Toute sa WiHorique des saoants n'est autre
chose que des pieces de vers tirees de ce journal, et ses plus
c616bres orateurs sont d'abord lui Gharuel, ensuite M. Desforges-
Maillard, M. Feutry, M. de La Loupti^re, M. de La Sorini^re, et
d'autres rimailleurs de cette espfece. M. I'abbe Gharuel d'Autrain,
1. (Pw J.-B. Artaud.) Amsterdam et Paris, 1767, in-12; r&mpr.,an XI, in-12.
312 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
pretre, bachelier, professeur en theologie, ecoutez : vous pou-
vez dedier vos compilations a monseigneur le comte de Saint-
Florentin, puisque Sa Grandeur le permet; mais souvenez-vous
que ce n'est pas tout d'etre bachelier et mauvais poete, qu'il
faut encore n'etre pas escroc.
— On vient de nous faire present de la Nouvelle tMorie des
plaisirs, par M. Salzer, de VAcademie royale des sciences et
belles-lettres de Berlin , avec des H' flexions sur Vorigine du
plaisir^ par M. Kaestner, de la mcme Acadimie el professeur
de r University de Gcettingue. Volume in-12 d'environ trois cent
soixante pages. Cela est dans le gout de la philosophie anglaise,
tr6s-m6taphysique, et quelquefois meme un peu creux. Ce n'est
pas de la philosophie, cela; c'est une espece de theologie que
les philosophes d'un esprit subtil ont toujours aimee dans tous
les slides et chez toutes les nations : tant I'homme est un etre
theologique par son essence. La France est aujourd'hui peut-
etre le seul pays de 1' Europe ou cette metaphysique abstraite
et creuse ait fait place a une philosophie plus naturelle, plus
populaire, et, quoi qu'on en puisse dire, plus favorable au pro-
gr6s de la r^ison et de la science.
— Dictionnaire de chiffres et de lettres orn^es, cl Vusage de
tous les artistes^ contenant les vingt-quatre lettres de Valphabet
combijiies de mani^re d, y rencontrer tous les norns et surnoms
entrelaceSy pour servir de suite au Traite des pierres pr^cieuses
et parures de joailleries, par M. Pouget, joaillier. Volume
in-A", contenant plus de deux cent cinquante planches qui se
vendent par cahiers, afin d'en faciliter I'acquisition aux artistes.
Get ouvrage est curieux, et peut-6tre unique en son genre. II
doit ^tre consulte par tous ceux qui se meleni de composer et
d'entrelacer des chiffres pour des bagues, des bracelets pour la
vaisselle, les cachets, armoiries, equipages, tapisseries, etc. 11
pent 6tre aussi utile aux graveurs en bois, brodeurs, reiieurs, etc.
Paris I'emporte sur le reste de I'Europe pour le gout et la grace
que ses artistes savent donner a ces sortes d'ouvrages; mais un
philosophe serait bien embarrass^ de trouver la theorie et les
principes des procedes de nos artistes en ce genre, et de faire
une exposition raisonnee des regies du bon et du mauvais gout,
qu'ils observent par une espece d'instinct.
— Une societe de gens de lettres vient d'entreprendre un
MAI 1767. 313
Gratid Vocahulaire francais^ qui doit former vingt volumes in-4».
Les souscripteurs payeront dix livres par volume, et auront
I'avantage de recevoir le cinqui^me, le dixifeme, le quinzieme
et le vingti6me gratis. Ce ne sera pas seulement un ouvrage de
grammaire contenant tous les mots de la langue franchise, mais
un livre de science renfermant des definitions et des notions
exactes et concises; c'est-i-dire que les compilateurs pr^sen-
teront un abr6g6 de \' Eiwydopddie et de tous les autres grands
dictionnaires. Gette entreprise pourrait avoir son utilite, mais
ce serait un ouvrage digne d'une excellente t6te philosophique,
et Ton ne salt quelle est la soci6t6 des gens de lettres qui s'en
est charg^e. II est vrai que M. Capperonnier, garde de la
Bibliotheque du roi, en sa quality de censeur, fait un eloge
magnifique de cette entreprise, et que ce savant est bien en
6tatde I'appr^cier; mais il reste toujours k craindre quel'amitie
et I'envie de rendre service n'aient dicte la plus grande partie
de son 61oge. II me semble du moins que ceux qui ont vu
I'echantillon de ce grand vocabulaire n'en ont pas ete contents.
On dit que M. I'abb^ Georgel est un des principaux travailleurs.
C'est un ex-j6suite qui a de I'esprit, et que M. le prince Louis
de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, avait chez luien qualite de
th^ologien, mais que lesderniers arrets du Parlement contre la
Soci6t6 ont oblig6 de s' eloigner de Paris. Si j'ai bien compris,
on ne doit tirer que six cents exemplaires de ce Grand Voca-
bulaire francais.
ISmai 1767.
On a souvent vante, comme un avantage particulier k notre
sifecle, cette liaison qui s'est 6tablie entre les gens de lettres et
les gens du monde, et les agrements qui en ont resulte pour
la soci6t6. On a pr6tendu que les gens du monde en ont pris
du godt pour I'instruction, et que le savoir et le genie y ont
appris le secret de se montrer sous des dehors plus seduisants
et plus aimables. 11 ne m'est pas encore bien demontr6 que
1. Cette publication, qui eut lieu de 1767 k 1774, forme 30 volumes. Barbier ne
nommo pas I'abb^ Georgel parmi les collaborateurs, mais il cite Cliamfort et
La ChesDayo des Bois. 11 signalc ^galement deux Etudes critiques sur cette entre-
prise par Midy, de I'Acad^mie dc Rouen, et par un medecin nommd Savary.
3U CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
dans cette union les avantages aient ete reciproques ; et si quel-
ques gens de lettres d'un merite mediocre y ont gagn6 quelque
chose, je suis en revanche- bien convaincu qu'il y a tout k
perdre pour I'homme de g^nie a dissiper son temps dans I'oi-
sivete de nos cercles. Le genie est, par sa nature, solitaire et
sauvage. On lui nuit en le tirant trop souvent de sa retraite. On
r^mousse, on lui ote son caract^re par ce frottement perp6tuel
contre les esprits ordinaires et communs qu'on est to uj ours sur
de rencontrer dans les cercles les moins nombreux. Je ne dis
pas qu'il faille pour cela sequestrer de la soci^te tous ceux qui
portent veritablement tous les caracteres de leur vocation ; le
mieux serait sans doute de leur faire partager leur temps bien
k propos entre la retraite et le commerce du monde; mais je
crois en general que si les gens de lettres n'ont pas ete autrefois
assez dans le monde, ils y sont aujourd'hui beaucoup trop
r^pandus. lis en peuvent etre devenus plus aimables; mais aussi
la veritable et solide science a du necessairement soufirir de
cette dissipation continuelle, et de toutes les pertes, celle du
temps est la plus irreparable. En ce bienheureux pays-ci, per-
sonne n'a le temps de faire son metier; les annees s'6clipsent,
la vie se dissipe, et la plupart de nous se trouvent au bout de
leur carrifere avant de savoir qu'ils I'ont commencee. Aussi, au
milieu de cette epidemie gen^rale qui fait que tout le monde veut
avoir de I'esprit et veut ecrire, il ne se fait cependant presque
point de livres. Nous sommes accables de brochures, de petits
Merits; d6s qu'un objet interesse le public, on en voit paraltre
par centaines, on les voit disparaitre avec la m6me rapidity ;
mais les livres restent rares, et a peine en voit- on sortir de
presse un ou deux tous les dix ans.
II faut convenir que, parmi ces petites brochures, il se trouve
quelquefois des morceaux bien precieux, m^me ind^pendam-
ment de ce qui sort de la manufacture de Ferney ; et celui qui
sait trier avec gout et recueillir avec discernerrsent ne peut
manquer d' avoir avec le temps une bibliotheque bien exquise
qui lui tiendra peu de place.
Je ne crains pas d'etre contredit en vous indiquant comme
un des plus precieux Merits qui aient paru cette annee un Dis-
cours de M. Servan, avocat gindral au parlement de Grenoble^
dans la cause d'une femme protestante . Ce discours contient
MAI 1767. 315
en cent douze pages la plus noble et la plus touchante apologie
des droits de I'humanit^ contre la barbaric de quelques-unes de
nos lois civiles.
M. Servan est un jeune magistral qui, je crois, n'est pas
encore parvenu i sa lrenli6me annee*, et qui joint au gout de
la philosophie et des lettres I'amour le plus vif de rhumanit6
et ce z61e qu'inspirent pour elle la chaleur et la confiance du
premier &ge, lorsque la m^chancete et 1' injustice des hommes
ne vous ont pas encore appris i regarder la cause de I'humanite
comme impossible k soutenir et i d^fendre. Malheureusement
M. Servan est d'une complexion sifaible,d*une sant6 simauvaise,
qu'il ne peutgu^re se flatter d'atteindre au terme ordinaire de la
viehumaine. Ce qu'il annonce doit faire regarder saperteprema-
turee, si elle arrive, comme une perte sensible pour I'fitat, pour
tons les citoyens, pour tons ceux qui ont k coeur le progr^s de
la raison et le bien public. On peut malheureusement compter
en ce royaume les magistrals qui lui ressemblent. II n'y a point
de corps en Europe qui se vanle avec plus de confiance de sa
droiture el de ses lumi^res que nos corps de magistrature ; et
si les requisitoires et les autres 6crits publics de la magistra-
ture fran^aise ressemblaient aux Merits de M. de La Ghalotais et
de iM. Servan, toute la nation aurait raison de s'empresser k
confirmer ces eloges.
Notre jeune avocat general a d6ja signale son z61e ci la ren-
tr6e du parlement de Grenoble de Tannic dernifere par un
discours sur la justice criminelle; mais dans ce discours il a
moins parle d'apr^s lui que d'apr^s les idees du marquis de
Beccaria, et M. Servan ne peut que perdre, en copiant m6me
de beaux modules. Ici il n*a parle que d'aprfes son ca3ur et ses
lumi6res; et son discours vous paraitra aussi instructif que
noble et touchanl. Voici en deux mots la cause sur laquelle il
avail k donner ses conclusions :
Jacques Roux, protestanl, ag6 de trente ans, Spouse une
jeune fille de vingt ans, de sa religion, du consentemenl de ses
parents. Leur central de mariage est dress6 par un notaire, el
sign6 en la forme ordinaire par les parties contractantes et par
les parents et t^moins ; le mariage est ensuile beni par un mi-
1. II ^tait n^ i Romans le 3 novembre 1737.
316 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
nistre protestant. Deux enfants naissent successivement de ce
mariage; mais pendant que leur malheureuse mere les porte
dans son sein, son mad s'abandonne a tous les d6sordres. line
servante fait contre lui uae declaration de grossesse. La mau-
vaise conduite et les mauvais traitements de Jacques Roux
obligent sa femme de plaider contre lui en separation. A. ce
moment ce mari coupable leve le masque. II se sent tout a coup
touche par le doigt de Dieu. II abjure sa religion et se fait
catholique. II pretend qu'il n' est pas marie, que sa femme n'est
qu'une concubine, puisque leur contrat de mariage n'a pas 6t6
suivi de la benediction nuptiale d'un prfitre de I'Eglise romaine.
£n consequence il demande a epouser en face de I'l^glise la ser-
vante devenue grosse par son fait; et les cures de Grenoble,
ou peut-6tre I'^veque de cette ville (car on ne dit pas qui) trou-
vent cette logique bonne, et apr^s avoir regu ce digne proselyte
dans le giron de I'Eglise, ils I'unissent par le sacrement du
mariage a la compagne de ses debauches.
Tout cela est dans la r^gle, et exactement conforme a cette
jurisprudence humaine, equitable et sensee, qui a recu force de
loi a la revocation de I'edit de Nantes. Grace a cette belle juris-
prudence, nous avons actuellement deux ou trois millions de
batards dans le royaume, dont la loi ne reconnait la legitimite et
I'etat civil qu'autant qu'il ne leur est pas contests juridique-
ment; mais des qu'il se trouve dans une famille un parent col-
lateral assez infame et assez lache pour oser preferer la richesse
a I'honneur et k la probite, il est le maitre d'arracher a I'enfant
d'un protestant I'heritage de son p^re et de se le faire adjuger;
et le juge est oblige de consommer cette ceuvre d'iniquite en
declarant I'heritier legitime batard. Dans le cas dont il s'agit,
tout ce que la femme de Jacques Roux a pu faire, c'est de plaider
contre son infame mari en demande de dommages et interets ;
et sans la noble et genereuse defense de I'avocat general du
parlement, elle n'en aurait peut-etre point obtenu.
Pour sentir toute la beaute de cette courageuse apologie, il
faut considerer quelle est la charge d'un avocat general. II est
par sa place le gardien et le vengeur des lois recues. C'est k lui
de veiller a leur maintien et a leur execution; mais il ne lui
appartient pas de decider de leur equite ou de leur injustice.
II faut voir dans le discours m^me avec quelle adresse et avec
MAI 1767. 317
quelle noble assurance M. Servan marche entre ces deux dcueils
dont il est press6. D'un cdt6, il ne s'ecarte pas un instant du
respect pour I'autorit^ et pour la loi re^ue, dont le magistrat
doit donner I'exemple aux autres citoyens; de I'autre, il ne
trahit pas un moment ni les droits de I'humanit^, ni les cris de
sa conscience, qui reclament 6galement contre une loi barbare.
La force et la sagesse marchent d'un pas egal dans ce beau
discours. La cause particuli6re ne sert qu'^ eclaircir d'impor-
tants points du droit public, et les int6r6ts d'une infortun^e
priv6e de la protection des lois apprennent a son d6fenseur a
plaider la cause du genre humain. Si vous voulez faire abstrac-
tion du caractfere public de M. Servan, et ne le regarder que
comme ecrivain, vous jugerez son esprit eclaire et solide, son
style facile, noble et touchant: c'est la marque certaine d'une
&me tendre et 6levee ; et quant au talent, vous mettrez son
morceau sur la sanction du mariage dans I'etat de nature k
c6t6 de tout ce qui a 6te ecrit de plus beau sur cette mati^re.
On ferait un beau livre sur les causes, de la depravation de
la morale. Ghaque parti en accuse son parti ennemi, afm de
le rendre odieux. Le Parlement a trait6 les j6suites d'empoi-
sonneurs publics, les jesuites ont reproch6 aux jansenistes de
detruire la moralite des actions en dtant ci I'homme sa liberte.
Les sots et les fripons se sont reunis contre les philosophes, le
reproche de saper les fondements de la morale a ete de tout
temps le cri de guerre contre tout honime qui a ose penser
d'apr^s lui ; et les gouverneraents ont ete assez imbeciles pour
croire a cliaque cri la morale publique en danger. Quelle pau-
vret6 ! Comme si cette morale publique, sa conservation ou sa
depravation pouvaient dependre de la subtilite d'un sophiste, de
la metaphysique d'un philosophe, des belles tirades d'un ora-
leur, des decisions d'un casuiste severe ou relache ! C'est le
16gislateur seul qui maintient ou qui corrompt la morale publi-
que, c'est lui seul qui est I'ecrivain utile ou dangereux d'un
pays. C'est lorsque Jacques Roux peut i la face d'une cour
souveraine repudier sa femme legitime et 6pouser la compagne
de ses debauches ; c'est lorsque Louis Calas, converti k I'^Iise
romaine, peut, aprfes I'assassinat juridique de son vertueux p6re,
p6hetrer dans I'asile de sa m6re infortunee, y conduire des
archers pour arracher ses deux soeurs des bras de leur m6re,
318 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
et les enfermer dans des couvents afin de les forcer de se faire
catholiques ; c'est lorsque le clergy de France recompense cette
action detestable par une pension; c'est alors que la morale
publique est en danger. C'est quand le merite n'est plus recher-
che, quand la mediocrite ravit les honneurs qui lui sont dus,
quand tout homme qui a du caract^re et de Fame est regarde
comme suspect et dangereux, c'est alors que I'elevation, les
vertus, le nerf et le merite, disparaissent.
Je n'ai garde d'affliger votre vue en vous decouvrant ici
toutes les sources d'ou d^coule la depravation des mceurs publi-
ques, et auxquelles Jean-Jacques Rousseau n'a pas eu le genie
de remonter dans ses eloquentes declamations. Dormons plutot
avec cette idee consolante que toute I'Europe s'achemine vers
une epoque ou les droits de I'humanite seront mieux connus et
reposeront sur leur propre force ; ou une foule d'abus et de
mauvaises lois tomberont, ainsi que leurs defenseurs, dans un
discredit total. Quant k ce qui concerne les protestants de
France, on dit que le gouvernement s'occupe actuellement de
la redaction d'un edit qui doit mettre fm aux desordres dont
Jacques Roux a donne un nouvel exemple, et qui doit rendre
les mariages entre protestants valides et assurer I'etat civil et
la legitimite de leurs enfants. Si le bon genie de la France per-
met que les conseils de M. le due de Ghoiseul soient suivis, tout
bon Francais est bien sur que ce ministre, plein de generosite
dans ses procedes, plein d' Elevation dans ses vues, reparera le
tort et guerira les blessures profondes que le fanatisme a faites
a ce royaume par la revocation de I'edit de Nantes.
— Vous avez vu le premier chant de la Guerre de Gendve;
vous allez lire le troisi^me chant de ce poeme. Ce sont les seuls
que M. de Voltaire ait communiques a ses amis ; et comme ils
I'ont peu encourage a poursuivre cette entreprise, elle parait
aujourd'hui abandonnee. Les Genevois ont pretendu qu'il n'etait
pas trop bien a M. de Voltaire de s'egayer aux depens d'une
ville en proie a la discorde, et dont les principaux citoyens lui
ont donne tant de marques d'amiti6 et d'interet ; et il y aurait bien
quelque chose k dire a ce proced6, si les poetes pouvaient etre
rendus responsables de leurs saillies.
— M. Petit, docteur regent de la faculty de medecine de
Paris, homme savant et tr6s-bon esprit, le m^me qui, I'annee
MAI 1767. 319
demi^re, en quality de commissaire de la FacultC', publia un
rapport favorable h Tinoculation et rempli d'excellentes obser-
vations, vient do faire imprimer une Lettre tl M. le doyen de la
FaailU de mMeeine, siir qnelques fails relatifs ii la pratique
de V inoculation, ficrit de quarante pages in-8". Cette lettre, qui
discute les cas arrives k quelques inocul^s de M. Galti, ne me
paialt digne, ni dans ses principes ni dans les consequences
qu'on en tire, d'un auteur du m6rite de M. Petit. M. Gatti peut
avoir 6t6 16ger, ra6me 6tourdi dans quelques occasions ; mais ses
vues et ses principes en fait d'inoculation ne sont k mon avis
point du tout d'un homme loger, et me paraissent meriter I'atten-
tion de tout medecin qui ne pr6f6re pas la routine au bon sens.
M. Gatti vient d'exposer de nouvelles vues sur cette ma-
tifere importante, dans une brochure de deux cents pages in-12,
intitulee Nouvelles Ri flexions sur la pratique de l' inoculation.
Les reproches de leg^rete qu'on fait k M. Gatti dans quelques
occurrences de ses propres inoculations, ont empeche cette
brochure d' avoir beaucoup de vogue; et il ne m'appartient pas
de decider de son merite, mais je suis persuade que plus la
m6thode de I'inoculation se perfectionnera en Europe, plus ce
petit livret de M. Gatti sera estim6. L'auteur observe avec rai-
son que jusqu'i present tout le monde s'est occupe k entasser
des arguments pour ou contre I'inoculation, personne n'a song6
seulement k examiner si la methode que Ton a suivie jusqu'a ce
jour dans I'inoculation n'etait pas susceptible d'amelioration;
M. Gatti en est tr6s-persuade. II attaque, et la mani6re de pre-
parer k cette operation, et la mani^re d' insurer le virus de la
petite verole, et enfm le traitement de cette maladie. II soutient
que I'inoculation ne sera veritablement salutaire aux hommes
que lorsque les medecins ne s'en meleront plus, et qu'elle sera
entre les mains du peuple, parce que les premiers, par interfit
ou par sottise, voudront toujours en faire une maladie ou du
moins une operation importante. II soutient que tous les incon-
venients r6els qui ont r6sult6 de I'inoculation n'ont ete qu'une
suite de fautes commises par les medecins; et je meurs de peur
qu'il n'aitraison. II pretend qu'il ne faut pas preparer, parce que
le sujet qu'on veut inoculer doit 6tre en 6tat de sant6, et que
s'il est malade, il faut le gu^rir. Get 6tat de sant6 6tant le meil-
leur etat possible pour donner la petite v6role, il est d'autant
320 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
plus absurde de vouloir Tameliorer qu'aucun medecin sage ne
se vantera de savoir ce qu'il faut faire pour cela. M. Gatti prouve
ensuite que la m^thode ordinaire de I'insertion est trfes-mauvaise.
Quant au traitement de la petite verole, tant artificielle que na-
turelle, il ne connait que deux points essentiels, savoir, de tenir
le malade gai, et de I'exposer le plus qu'il est possible au froid ;
et il pretend qu'en observant ces deux points on se convaincra
que la petite verole est par sa nature une maladie benigne, et
qu'elle n'est devenue meurtri^re que par le traitement des
medecins. M. Gatti ne se soucie pas, comme vous voyez, de
flatter ses confreres; mais moi, qui me soucie d'etre toujours
vrai, je suis oblige en ma conscience d'attester que je I'ai vu, cet
hiver, traiter M'"" Helvetius de la petite verole naturelle, confor-
mement a ses principes et avec le plus heureux succ6s.
M'"® Helvetius, ayant plus de quarante ans, se trouve dans un
age ou la petite verole est regardee comme mortelle a Paris.
La premiere ordonnance de M. Gatti, lorsqu'il se fut assure de
la maladie, ce fut de faire eleindre le feu et ouvrir les fen^tres
d'heure en heure ; c'etait au mois de Janvier. II obligea ensuite
la malade de se tenir hors de son lit et de se promener dans
sa chambre fraiche pendant I'^ruption. Cette eruption finie et
pendant tout le reste de la maladie, M. Gatti employa le temps
de ses visites a faire des cabrioles dans la chambre de la malade,
a danser avec ses filles, a faire enfm mille polissonneries qui
nous faisaient mourir de rire. Je ne me doutais gu6re alors que
ce fut en vertu d'un principe de medecine qu'il se livrait a toutes
ces folies ; mais I'^v^nement a bien justifie sa methode. M""^ Hel-
vetius s'est tir^e de sa petite verole le plus heureusement du
monde, et sans que son apothicaire ait eu occasion de lui fournir
un denier de drogues. Je sens cependant que la methode de
M. Gatti est trop simple, trop raisonnable pour avoir jamais une
grande vogue. Les hommes veulent 6tre trompes. Plus un pre-
cede est insignifiant, plus il leur en impose; le mensonge sou-
tenu par la pedanterie est sur deson effet sur le vulgaire, et ce
vulgaire compose les dix-neuf vingti^mes du genre humain. Je
ne sais si nous guerirons jamais de la maladie des theologiens ;
pour celle des medecins elle me parait absolument incurable.
Au reste, un certain M. Sutton pratique depuis quelque temps
en Angleterre I'inoculation conformement aux idees de M. Gatti,
MAI 1767. 321
avec un prodigieux succ6s. Je suis convaincu que cette m6thode
finira par 6tre g6n6ralement adoptde dans toute I'Europe; mais
il faut bien du temps aux hommes pour se rendre k la raison.
En France, nous aurons la glolre de lui r6sister sur ce point plus
loDgtemps que les autres nations : graces k la sagesse de nos
corps, Q'a (ite de tout temps notre r61e.
— Essai sur Vhistoirc du coeur humain. On y a joint les
caprices poHiques d'un philosophe. Volume petit in-12, de
plus de deux cents pages. N'essayez point de ces essais, et
garantissez-vous des caprices poctiques de ce philosophe ano-
nyme. II prie le lecteur en le lisant de
Se souvenir que chaque auteur.
Sans y pense;*, dans son ouvrage
Paint d'ordinaire k chaque page
Son caract6re et son humeur.
Cela peut 6tre vrai ; mais qui est-ce qui a pu dire k cet auteur
que son caract^re et son humeur vaillent la peine d'etre points?
Quand on a le visage plat, la figure insipide et maussade, il ne
faut pas exposer son portrait k la censure publique.
— M. Deserres de La Tour vient de faire imprimer un Traiti
du bonheur de pr6s de deux cents pages in-12, auquel on a
joint un trait6 de V Education des anciens, qui est k peu pr6s
de la m6me 6tendue. G'est le plus impertinent et le plus insi-
pide bavardage qu'on puisse lire. Qu'on deraisonne tristement
sur le bonheur, c'est le sort de presque tous ceux qui en ont
6crit ; mais qu'on ose imprimer un traits sur I'education des
anciens, sans id^es, sans connaissances, sans vues, sans style,
sans presque rien dire de relatif k cet objet si interessant et si
neuf, cela m6riterait punition dans un pays bien polic6.
— Un autre bavard a fait imprimer un traite de I'educa-
tion philosophique de la jeunesse, on VArt de I'Mever dam les
sciences humaines , avec des ri flexions sur les Etudes et la disci-
pline des colUges, en deux petits volumes in-12. Je ne sais si
tout ce bavardage est d'un certain d6funt maitre Joseph de La
Motte, en son vivant maitre de pension, qui se trouve cite k la
suite de I'avis pr61iminaire*. II y a cette difference entre ce
1. Ce traits est, ea effet, de I'abb^ de La Motte-
VII. %h
322 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
bavard-ci et celui de I'article precedent, que celui-ci a une t6te
absolument vide de toute esp6ce d'idees et que celui-1^ a une
t6te triviale, remplie de toutes sortes de lieux communs du plus
plat calibre.
— Si vous voulez vous remplir la t^te d'idees tristes,
bilieuses et sombres, vous lirez les Pensies et Reflexions de
M. de Ranc^, abbi de la Trappe, qu'on vient d'extraire des
Lettres spirituelles de ce c^lfebre atrabilaire. Tout le monde
connait I'histoire de sa conversion et de la fondation de cette
fameuse abbaye oil le fanatisme melancolique et la degradation
de la raison humaine sont port6s au plus haut degre de perfec-
tion. On a ajoute a ce recueil une paraphrase des sept psaumes
de la penitence ; et le tout forme un volume petit in-12 de plus
de cent cinquante pages.
— II parait tous les ans un certain nombre de pieces dra-
matiques qui n'ont pu etre jouees, soit que les Comediens les
aient rejetees a la lecture, soit que les auteurs aient pressenti
leur sort et n'aient pas voulu s'y exposer. lis ont raison de pr6-
f6rer la mani^re de tomber la plus douce; c'est celle dont
personne ne s'apercoit. Personne par exemple ne sait qu'on a
imprime cette annee une trag6die de cinq actes sous le titre
de Virginiey et la pifece n'est pas mieux connue que I'auteur.
Ce sujet si beau et si theatral n'est pas encore sur le Th6atre-
Fran^ais, et nous disons que les sujets manquent ; ce sont les
poetes, les hommes de genie qui manquent, et non les sujets.
— Une beaute du pays de Vaud a fait imprimer aussi un
essai de tragedie domestique intitulee Repsima^. Sujet tire
des Mille et un jours. Cette pi6ce est d6di6e a M. Beccaria. II
faut connaitre I'esp^ce de bel esprit qui r^gne en Suisse, sur-
tout parmi le beau sexe, et I'effet que produit dans ces t^tes
femelles la lecture de nos bons et mauvais ecrivains, et le sal-
migondis qui en resulte, pour entendre quelque chose k une
pi^ce dans le gout de celle-ci.
— M. d'Arnaud vient de faire une troisi^me edition, orn6e
d'estampes et de vignettes suivant la mode, de Fanny, ou la
Nouvelle Pamda, histoire anglaise. Le sujet de ce roman res-
semble un peu a celui d'Eug^niej que M. de Beaumarchais a
1, (Par M^i' Bouille, fiUe d'un r^fugi^ d'Amsterdam.) Lausanne, 1767, in-8'.
r
MAI 1767. 323
mis I'hiver dernier sur la sc6ne. Fanny est aussi une fille abu-
s6e dont le s(^ducteur r6pare k la fin ses torts par un mariage
r(^el. II faut bien que ces productions insipides trouvent des
lecteurs pour qu'on les r6imprime. La jeunesse, naturelleraent
inQammable, est peu difficile sur les sujets et les tableaux de
tendresse et d' amour. En lisant M. d'Arnaud, elle lui pr6te son
feu; et ce pauvre homme en a besoin, car c'est I'auteur le plus
glacial que nous ayons; c'est aussi un auteur perfide, car 11
cache sa glace sous une fausse apparence de chaleur, et sa pla-
titude sous un style plein d'emphase et de grands mots. Je
dirai cependant aux jeunes gens : Lisez cela s'il faut absolu-
ment que vous perdiez votre temps ; mais le mal est que ces
productions sont infiniment propres k corrompre le gout et le
style. Une infortunie criature en proie d. un or age de senti-
ments opposh, des yeux cJiargh d'un nuage de pleurs, des pieds
qu'on arrose de deux ruisseaux de larmes : tout est 6crit dans
ce bon genre-Ik. Bonsoir, monsieur d'Arnaud, vous m'ennuyez.
Je ne peux faire grace qu'k une seule ligne de votre roman ;
c'est celle oil vous dites que le gout de la dissipation, ordinaire
k la premiere jeunesse, est une ivresse aussi dangereuse peut-
6tre pour la veritable volupte que pour la raison.
— Si vous n'avez pas assez de cette darnauderie anglaise,
en voici une autre fraugaise qui vous donnera votre reste. Elle
est intitul6e Julie, on VHeureux Bepentir. Ma foi, j'en avals
assez de Fanny, qui m'a entre autres prouv6 la parfaite ressem-
blance de M. d'Arnaud avec M. de Beaumarcbais, en ce qu'ils
ont tous les deux la manie de placer leur sc6ne en Angleterre
sans avoir la connaissance la plus 16g6re des moeurs anglaises.
Quant k Julie la Fran^aise, c'est une petite 6grillarde que je
soupQonne de s'^tre permis bien des fredaines ; mais enfin elle
s'en repent, en demande pardon k Dieu, k son p6re, k la justice,
se fait rehgieuse et meurt sur la cendre. C'est k peu pr6s I'his-
toire de la fameuse courtisane Deschamps, morte en odeur de
saintete il y a trois ou quatre ans, apr^s voir v6cu en odeur
d'impuret^. Gomme M. d'Arnaud salt ennoblir ses sujets! Je lui
ferai exp6dier un brevet d'historiographe des filles de I'Op^ra.
Ces demoiselles ont ordinairement besoin d'une plume embel-
lissante. Le beau triomphe pour la vertu que I'heureux repentir
de Julie Deschamps !
I
324 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
— M. Mercier, qui le dispute k M. d'Arnaud en fecondit6, vient
de nous fairs present des Amours de CMrale^ po'eme en six
chants. Lisez|: prose en six chapitres. Suivi du Bon G^nie, qui
heureusement n'a pas plus de vingt pages. M. Mercier tient
boutique d'insipidites des mieux assorties.
— M. Dorat, en sa qualite de faiseur d'h^roides, avait ebau-
che un petit roman qu'il vient d'achever. Valcour, Fran^ais,
devient amoureux en Amerique de la belle Zeila, fille sauvage.
II la determine a le suivre en Europe, et il s'embarque avec elle
et ses tr6sors. Naturellement leger et volage, il I'abandonne
pendant le trajet, dans une He d6serte, au moment ou elle porte
un gage de sa tendresse dans son sein. Z6ila est enlevee de
cette ile par un corsaire qui la vend au Grand Seigneur. Voil^
le sujet de la premiere heroide; c'est Zeila qui ecrit a son
amant. Valcour, k la reception de cette lettre, se repent et
repond; c'est la seconde heroide, mais a quoi sert un repentir
sterile? Valcour s'embarque, court au s^rail, y arrive au mo-
ment ou le Grand Seigneur jette le mouchoir k Z^ila. Zeila
se prosterne aux pieds de Sa Hautesse et lui avoue son amour.
Sa Hautesse le musulman prend le parti de la gen6rosit6, et
unit Valcour a Z6ila, qui lui fait present d'un enfant deja gran-
delet qu'il lui avait laiss6 dans I'ile d6serte. C'est la troisiSme
heroide qui vient de paraitre, et dans laquelle Valcour rend
compte a son vieux papa de tous ces ev6nements agreables * .
Vous jugerez par cette esquisse que ce petit roman est un
chef-d'cEuvre de vraisemblance, et si vous avez le courage de
lire les trois heroides, vous verrez que I'execution repond par-
faitement a I'invention heureuse de cette petite fable. Monsieur
Dorat, je suis bien aise de vous dire que moi, k la place
de Sa Hautesse, j'aurais fait empaler votre Valcour pour ses
petites fredaines, et je vous aurais oblige d'assister a I'execu-
tion, pendant laquelle j'aurais fait lire votre apologie des
h6roides, qui est k la t^te de cette derni^re, pour d6sennuyer
et distraire la tendre Zeila, veuve de I'empal^.
1. Lettre de Valcour d son pbre. Figure, vignette et cul-de-lampe d'Eisen,
graves par Simonet.
JUIN 1767. 325
JUIN.
l^Juinne?.
Lorsqu'on joua au mois de mars dernier la trag6die des
Scythes, il se repandit un bruit que les Comediens avaient une
autre pi^ce toute pr6te, dont la fable etait presque enti^rement
conforme a celle de M. de Voltaire. Gette trag^dle etait intitul6e
Hirza, OH les Illinois. M. de Sauvigny, auteur de plusieurs pro-
ductions fort mediocres, et entre autres d'une Mort de Socrate,
faiblement accueillie il y a quelques ann^es sur le theatre de la
Gomedie-FranQaise, avait presente cette nouvelle tragedie au
tribunal souverain de ce th6&tre, il y avait plus de quinze mois,
par consequent longtemps avant I'apparition des Scythes. Le
souffleur de la Gom6die 6tant mort dans I'intervalle, on ne
trouva plus parmi ses effets le manuscrit de M. de Sauvigny,
dont sa place I'avait constitue gardien. L'auteur des Illinois,
croyant apercevoir quelque ressemblance entre la trag6die des
Scythes et la sienne, se plaignit assez hautement; il accusa
aussi indiscr^tement que maladroitement les Com6diens d'une
infidelity, et M. de Voltaire d'en avoir profits. II pretendait
que sa tragedie ay ant 6te communiqu6e k ce poete illustre en
secret, il n'avait pas balance d'en prendre le canevas pour la
composition de sa pi6ce des Scythes. II en coute peu, comma
vous voyez, au peuple du Parnasse de se supposer reciproque-
ment les plus mauvais procedes, et il n'y a point de propriety
sur la terre dont on soil plus jaloux et dont on jouisse avec
plus d'inquietude que celle des ouvrages d'esprit. Si M. de
Voltaire avait k piller les autres, il saurait du moins mieux s'a-
dresser, et ce n'est pas dans la cabane du'pauvre qu'il chercherait
sa subsistance. Les Comediens ont cru devoir prendre le public
pour juge entre M. de Sauvigny et eux; ils ont donne, le 27 du
mois dernier, la premiere representation de la tragedie ^' Hirza,
ou les Illinois, et personne n'a 6te frappe de cette pretendue
ressemblance avec la tragedie des Scythes. On voit dans les
Scythes quelques lueurs, quelques faibles restes de g6nie d'un
grand homme; on n'apergoit, dans les Illinois, que les efforts
326 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
incroyables d'un homme froid et sans ressource; on regrette
de ne pas voir tant d'opiniatrete et de courage de travail reuni
avec quelque talent, afin d'en recueillir quelque fruit.
— Depuis I'ouverture -des theatres, apres la quinzaine de
Paques, il s'est presents deux nouveaux acteurs pour debuter
sur le theatre de la Comedie-Fran^aise. L'un, qui ne s'est pas
/fait annoncer, a joue les roles k manteau, et m^me ceux de
tyran dans la tragedie ; on I'a trouve passable. L' autre a debute
dans les roles d'amoureux et dans les grands rdles tragiques.
Celui-ci n'a pu se faire illusion sur son succ6s, car s'etant
charg6 du role de Rhadamiste, ces jours passes, le parterre I'a si
mal recu qu'il a ete oblig6 de quitter la partie au commence-
ment du second acte. Le parterre se mit a demander Le Kain avec
beaucoup de bruit pour achever le role. On courut apr6s cet
acteur, qui n'etait ni a la Gom6die, ni pr6par6, ni habille ; il y
avait plus de six mois qu'il n'avaitjoue ce role; I'entr'acte dura
environ cinq quarts d'heure; Le Kain parut et recut les plus
grands applaudissements, et la pi6ce fut achevee; on sortit
seulement un peu tard du spectacle.
— On a vu aussi deux nouveaux acteurs italiens sur le
theatre de la Comedie-Italienne, dont la troupe se partage entre
les acteurb de ce spectacle et les acteurs de I'Op^ra-Gomique.
Des deux debutants, l'un joue les roles d'amoureux, I'autre
celui d'Arlequin. Ce dernier est un §l6ve de Sacchi, le plus
cel^bre arlequin d'ltalie, dont il a pris le nom. L'amoureux est
d'une jolie figure, mais un peu commune; du reste bien fait, et
accoutume au theatre.Quant a 1' Arlequin, c' est beaucoup d'avoir
et6 souffert. Ce role est en France une chose arbitraire et de
fantaisie; le public aime beaucoup Carlin, et le nouvel Arlequin
avait encore le tort de ne savoir parler francais. II mourait de
peur la premiere fois. La n6cessite de remplacer Carlin, qui
etait malade et qui se fait vieux, I'a fait supporter ; sa peur et
sa bonne volenti Ton fait applaudir. II joue deja en francais, et
la maniSre dont il I'estropie contribue k le rendre plaisant. Je
ne sais s'il est original et s'il a de I'esprit; mais je pense que
le public s'y fera, et qu'il reussira beaucoup dans quelque
temps.
— Le 15 du mois dernier, on a represents chez M™* la duchesse
de Villeroy la tragedie de Bajazet, dans laquelle M"® Clairon a
JUIN 1767. 327
jou6 le r6le de Roxane. Ce spectacle a 6t6 donn6 pour M"« la
princesse h<^T6ditaire de Hesse-Darmstadt, qui nous a honoris de
sa prc^sence pendant trois semaines, et k qui Ton a voulu pro-
curer I'occasion de voir jouer cette c6l6bre actrice.
— M. Barthejeunehommede Marseille, auteur de plusieurs
pifeces de poesie et d'une petite com6die intitul6e V Amateur,
a fait les Staluts de VOpira que vous allez lire, ainsi que les
notes dont Us sont accompagn6s, k I'occasion du changement
qui est arriv6 dans ce spectacle, MM. Berton et Trial en ayant
pris la direction k la place de Rebel et Francoeur^
STATUTS
POUR L^ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUB.
Nous qui r6gnons sur les coulisses
Et dans de magiques palai.s,
Nous Juges de I'Orchestre, Intendants des Ballets,
Premiers* Inspecteurs des actrices :
A tous nos fideles sujets,
Vents, Fant6mes, Demons, D6esses infernales,
Dieux de I'Olympe et de la mer,
Habitants des bois et de Tair,
Monarques et Bergers, Satyres et Vestales,
Salut. a notre av6nement,
Charges d'un grand peuple i conduire,
De lois i reformer et d'abus k d6truire,
Et voulant signaler notre gouvernement;
Oui notre conseil sur chaque changement
Que nous d6sirons d'introduire,
Nous avons r6dig6 ce nouveau r^glement
Conforme au bien de notre empire.
I.
A tous musiciens connus ou non connus,
Soit de France, soit d'ltalie,
Morts ou vivants, h venir ou venus,
Permettons d'avoir du g6nie'.
i. Cette pitee a i\A imprim6e dans les OEuvres choisies de Barthe, publidet
par Fayolle, Didot, 1811, in-18.
2. Pas toujours : Inspccteur vicnt du mot latin inspicere.
3. Permission dont on n'abusera pas.
528 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
II.
Vu que pourtant la mediocrity
A besoin d'etre encourag^e,
Toute passable nouveaut6
Par nous sera tr6s-prot6g6e.
Confreres g6nereux, nous ferons de grands frais
Pour doubler un petit succes.
Usant d'ailleurs d'6conomie
Pour les ciiefs-d'oeuvre de nos jours,
Et laissant la gloire au g^nie
De r6ussir sans nos seco urs.
III.
L'orchestre plus nombreux. Sous une forte peine
D6fendons que jamais on change cette loi.
Dix flfltes au coin dela Reine,
Et dix fliltes au coin du Roi.
Basse ici, basse ]k ; cors de chasse, trompettes,
Violons, tambours, clarinettes ;
Beaucoup de bruit, beaucoup de mouvements.
Surtout pour la mesure un batteur fr6netique :
Si nous n'avons pas de musique,
Ce n'est pas faute d'instruraents.
IV.
I Sur le musician, meme sur Tariette,
Doit peu compter I'auteur des vers,
! Comme k son tour I'auteur des airs
Doit peu compter sur le poete^.
Si cependant, quoique averti, *
Le poete, glac6, glace toujours de mSme ;
Comme sur I'ennui du poeme
Le public a pris son parti ;
Que les intrigues mal tissues
N'ont plus le droit de Teffrayer ;
Que mfime des fragments ne peuvent I'ennuyer
Et que les nouveaut^s sont toujours bien regue s,
Pourrons quelque jour essayer
Un spectacle complet en scenes d6cousues.
1 . II faut toujours, en cas de chute, que le musicicn et le poSte puissent se
C3;i«;(ilerea s'accusant reciproquement •
JUIN 17 67. 329
VI.
SI le pogte sans couleur,
Le muslcien sans chaleur,
Si tous deux i la fols sans feu, sans caractfere,
Ne donnent qu'un vain bruit de rimes et de sons,
En faveur des abb6s qui lorgnent au parterre.
On raccourcira les jupons.
VII.
Effray6s de I'abus enorme
Qui coupe I'int^rfit par de trop longs repos,
Voulions sur les ballets 6tendre la r6forme,
Leur ordonner surtout de paraitre k propos,
En r6gler le nombre et la forme;
Mais en m6dltant mieux nous avons d6couvert
Qu'i rOp^ra ce sont les jolis pieds qu'on aime ; .
II serait, par notre systfeme,
Tr6s-r6gulier et tr6s-d6sert.
Que les ballets soient done brillants et ridicules ;
Qu'on vienne encor comme jadls,
En pas de deux, en pas de six,
Danser autour de nos Hercules;
Que la jeune Guimard en ddployant ses bras,
Sautille au milieu des batailles;
Qu'AUard batte des entrechats
Pour 6gayer des fun6railles.
VIII.
Pour faire un tout dont les parties
Pussent 6tre bien assorties,
Voulions que les compositeurs,
Machinistes, d^corateurs,
Musiciens, chefs de la dunse,
Peintres, poetes, directeurs.
Nous fussions tous d'intelligence;
Mais nous laissons ce bel accord
Aux operas de I'ltalie;
Peut-on esperer sans folie,
Pour le theatre de Castor,
Ce que Ton n'a pu faire encor
Au jeu de paume d'Athalie?
IX.
Si du moins nos acteurs pouvaient seconcerter;
Que chaque dieu pdt s'acquitter
330 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Du r6le imposant qu'on lui donne :
Qu'ApoUon sut toujours chanter,
Que I'Amour eut au moins une mine friponne;
Que le grand Jupiter, convert d'or et d'argent,
Parut moins gauche sur son trOne,
Le public serait indulgent :
Ce qui n'est pas indifferent,
Car la recette serait bonne.
X.
Ordre k Muguet de prendre un air plus leste,
A Pillot de moins d6toner,
A Durand d'ennoblir son geste,
A G61in de ne pas tonnen ;
Que Le Gros chante avec une ame *,
Beaumesnil avec une voix',
Que la f6conde Arnould se montre quelquefois*,
Que la Guimard toujours se pame*.
XL
Ordre h nos bons acteurs, pour eux, pour rOp6ra,
D'user m6diocrement des reines des coulisses;
Permettons k Muguet, Pillot, et coetera,
L'usage illimit6 de toutes nos actrices.
xn.
Pour soutenir I'auguste nom
De la royale Acad6mie,
On paiera mieux I'amant d'Armide et d'Aricie,
Pollux, Neptune et Phaeton ;
Mais qu'ils n'espferent pas que leur fortune accroisse^
Jusqu'au titre pompeux de seigneur de paroisse,
Aux honneurs d'eau benite et de droit f6odal :
Roland, dans son humeur altiere,
Doit-il se pr6tendre T^gal
Ou du chasseur de la Laitiere
Ou du cocher du Mar6chal?
i. L'ordre estbon, mais inutile.
2. Plus inutile encore.
3. Car 11 ne sufEt pas d'etre jolie
4. Epithete qui n'est point oiseuse.
5. Espfece de talent tr^s-decent sur le theatre.
6. Laruette vient d'achcter une terre seigneuriale.
JUIN 1767. 331
XIII.
RIen pour Tauteur de la muslque,
Pour Tauteur du poeme, rien.
Le poete et le musicien
Doivent mourir de faim selon I'usage antique.
Jamais le grand talent n'eut droit d'etre pay6 ;
Le frivole obtient tout, Tor, les cordons, la crosse :
Rameau dut aller & pied,
Les directeurs en carrosse.
XIV.
En attendant que pour le choeur
On puisse faire une recrue
De quinze ou vingt beaut^s qui parleront au coeur
Et ne blesseront point la vue,
Ordre i ces mannequins de bois
Taill6s en femme, enduits de piatre,
De se tenir toujours iramobiles et froids
Adoss6s en statues aux piliers du theatre *.
XV.
Tout rempll du vaste dessein
De perfectionner en France Tharmonie,
Voulions au Pontife romain
* Demander une colonic
De ces chantres fliit6s qu'admire I'Ausonie;
Mais tout notre conseil a jug6 qu'un castrat,
Car c'est ainsi qu'on les appelle,
£tait honn^te k la chapelle
Mais indecent i rOp6ra.
XVI.
Pour toute jeune debutante
Qui veut entrer dans les ballets,
Quatre examens au moins, c'est la forme constante :
Primo le due qui la pr6sente,
Y compris I'intendant et les premiers valets:
Ceux-ci pr6sde la nymphe ont droit de pr6s6ance ;
Secundo, nous, les directeurs;
Tertio, son maltre de danse ;
Quarto, pas plus de trois acteurs.
1. Ne pourrait-on pas obtenir dc M. de Vaucanson qu'il fit une vingtaine de
cbanteuses en choeur? Ce scrait une d<5pense une fois faitc.
332 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
XVII.
A defaut d'examens, certificats de moeurs
GoriQus en termes tr6s-flatteurs,
Termes de billets doux et de lettres de change.
Mais comme ces certificats
Pourraient par un hasard Strange
Offrir un bizarre melange
Et de fortunes et d'etats,
Sur ces mystferes dSlicats
Promettons de garder le plus profond silence,
A moins que les frequents d6bats
Des milords d'Angleterre et des marquis de France,
Et des danseurs et des pr61ats,
Ne nous forcent d'ouvrir, quoique avec repugnance,
Ces archives de nos fitats;
Afin de mettre en evidence
Qu'a dater du premier de tous les op6ras
Nos heroines de la danse
Ont toujours eu le droit d'user de leurs appas,
Et d'oublier des rangs la frivole distance.
XVIII.
Fibres de vider une caisse,
Que celles qu' entretient un fermier g6n6ral
N'insultent pas dans leur ivresse
Celles qui n'ont qu'un due : I'orgueil sied toujours mal
Et la modestie int6resse ;
Que celles qu'un 6veque ou qu'un saint cardinal
Visite sur la brune au sortir de Tofflce
N'aillent point imprudemment
Prononcer dans la coulisse
Le beau nom de leur amant.
Voulons qu'au moins on s'instruise
A parler tr6s-decemment,
Et surtout enjoignons qu'on respecte I'figlise.
XIX.
Le nombre des amants limits dSsormais:
Defense d'en avoir jamais
Plus de quatre k la fois; qu'ils suffisent pour une;
Que la reconnaissance 6gale les bienfaits,
Que I'amour dure autant que la fortune^.
1 . D'aprfesla convention reQue que les fiUes ont le droit de ruiner leurs amants,
la nation les invite a preKrer les financiers.
JUIN 1767. 333
XX.
Que celles qui pour prix de leurs heureux travaux
Joulssent k vingt ans d'une honn6te opulence,
Ont un hdtel et des chevaux,
Se rappellent parfois leur premiere indigence,
Et leur petit grenier, et leur lit sans rideaux.
Leur d^fendons en consequence
De rcgarder avec piti6
Celle qui s'en retourne k pied,
Pauvre enfant dont Tinnocence
N'a pas encore n';ussi,
Mais qui, graces k la danse,
Fera son cbcmin aussi.
XXI.
Item, ordre k ces demoiselles
De n'accoucher que rarement;
En deux ans une fois, une fois seulement:
Paris ne goQte point leurs couches 6ternelles.
Dans un erabarras maudit
Ces accidents-li nous plongent ;
Plus leur taille s'arrondit,
Plus nos visages s'allongent.
XXII.
Item, trfes-solennellement
Pronon(;ons une juste peine
Contre I'usurpateur qui vient insolerament,
L'or en mains, d6peupler la sc6ne,
Et ravir k nos yeux leur plus bel ornement.
Taxe pour chaque enlevement,
Et le tarif incessamment
Rendu public dans tout notre domaine;
Cette taxe impos6e k raison du talent,
De la beaut6 surtout: tant pour une danseuse,
Tant pour une chanteuse,
Rien pour celles des chceurs : nous en ferons present.
XXIII.
Enfin, vu les guerres cruelles
Dont nos £tats sont agit^s,
Vu les noirceurs, vu les querelles
Qu'excitent les rivalit6s
De rOIes, de talents, de plaisirs, de beaut^s ;
Et que peut-6tre un vaste empire
334 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Est plus facile k gouverner
Qu'un peuple lyrique k conduire,
Avons approfondi le grand art de r6gner,
Partout exercerons un despotique empire
A regard des femmes surtout,
Attendu qu'elles sont partout
Tr6s-difflciles k r6duire.
XXIV.
Et comrae un point capital
En toute bonne police
Est une prompte justice,
Tous leurs proc6s jug6s k notre tribunal,
Jug6s sans nul appel. Et I'ordre et la d6cence
Veulent que chacune k son tour
Comparaisse k notre audience ;
Viendront I'une apres I'autre et nous feront leur^cour.
Les plus jeunes d'abord admises :
Ayant plus de proces, elles pourront nous voir
Dfes le matin k sept heures precises,
Ou vers les onze heures du soir.
Et pour qu'on ne pr6tende k faute d'ignorance,
Sera la pr6sente ordonnance
lmprim6e, affich6e k tous nos corridors,
Aux murs des loges, aux coulisses,
Aux palais des Rolands, aux chambres des M6dors
Et dans les boudoirs des actrices.
De plus, dans le foyer sera ledit arret
Enregistr6 sous la forme ordinaire,
Pour le bien g6n6ral et pour notre int^ret.
D6truisant, annulant autant que besoin est
Tout r^glement contraire.
L'an de grace soixante et sept,
Fait en notre chateau, dit en langue vulgaire
Le Magasin, pr6s du Palais-Royal.
Signe Le Berton et Trial
Plus bas, Joliveau, secretaire.''
P. S. Nous avions r6solu de retrancher I'usage impertinent des mas-
ques; mais nous avons requ une deputation de nos danseurs qui nous
remontrent que cet usage un peu' singulier ne laisse pas d'etre utile :
1° pour ne pas compromettre leurs figures, 2° parce qu'il est plus ais6
d'avoir un masque qu'une physionomie. Nous avons d6f6r6 k d'aussi
justes remontrances.
JUIN 1767. 335
— La catastrophe que les jdisuites viennent d'^prouver en
Espagne a r«5veille rattention du public sur cette c6lfebreSoci6t6.
Lorsque les premieres nouvelles arriv^rent, je me trouvais avec
des gens peu touches de ces calamit^s, car M. le baron de
Gleichen, envoye extraordinaire de Danemark, dit avec son
air doux et sournois : // faut convenir que I'art de chasser les
jisuites se perfectionne de plus en plus. M. le comte de
Creutz, ministre plenipotentiaire de Su6de, pretendit que du
train dont les choses allaient, le pape serait tr6s-heureux dans
quelque temps d'ici d*6tre le grand aumdnier du roi de Sar-
daigne; et I'abbe de Galiani, secretaire d'ambassade de Naples,
s'^cria :
Gens inimica mihi Tyrrhenum navigat aequor!
Mais cela ne prouve rien contre la Societe. On sait que
I'abbe de Galiani n'aime pas les j^suites, parce qu'ils ontempS-
ch6 son oncle d'etre cardinal; et les royaumes de Su6de et de
Danemark ont le malheur depuis deux sifecles de n'^tre plus
unis au rocher de Saint-Pierre ^tabli au Vatican pour lederrifere
de notre trfes-saint p6re Clement Rezzonico. Nous autres gal-
licans, nous avons luavec d'autant plus d'6dification la savante
hom61ie de M. I'abbe de Chauvelin, conseiller de grand'chambre
au Parlement de Paris, imprimee sous le titre de Discours d'un
de Messieurs, qu'elle nous a paru un des meilleurs amphi-
gouris et des plus inintelligibles qu'on ait vus depuis long-
temps. Get amphigouri a fait une telle impression sur I'esprit
de maltre Omer Joly de Fleury, avocat general audit Parlement,
qu'il n'a pu se dispenser de faire un r6quisitoire contre les ci-
devant soi-disant jesuites, dont I'eflet a 6t6 de les juger une
seconde fois et de les faire chasser du royaume. Ce requisitoire
n'est pas ecrit d'un style aussi prophetique que le Discours
d'un de Messieurs, mais il est remarquable par son extreme
platitude, qu'on croyait m6me perdue depuis que Tiliustre
Chaumeix s'6tait retire en Russie. Graces au ciel, nous avons
plus d'un Chaumeix en France, et celui que M. I'avocat
general a choisi pour lui rediger ses r^quisitoires vaut bien
I'autre. Vous ne devineriez par exemple jamais ce qui a le plus
frappe ce magistrat dans I'aventure des jesuites en Espagne :
336 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
ce sont, dit-il, les motifs qu'une reticence religieuse et respec-
table a fait renfermer dans lecoeur royal dumonarque.G'est-a-
dire que ce qui le frappe le plus est ce qu'il salt le moins. 11
faut convenir que ni le Giceron de Rome, ni celui de Rennes, ne
savaient faire des morceaux de cette eloquence.
M. d'Alembert a profite de la circonstance pour faire imprimer
h Gentive une Lettre de M ***, conseiller au parlement de ***,
pour servir de supplement a son ouvrage siir la Destruction des
jcsuites. Brochure in- 12 de cent trente-quatre pages qu'on ne
trouvera pas a Paris et qui ne plaira pas a Versailles. Ge supple-
ment ne regardepasl'expulsion des jesuites d'Espagne, car 11 est
date du l^"" decembre 1765, avec un post-scriptum du 30 mars
1766. M. d'Alembert r6pond a differentes critiques que les
jansenistes surtout ont faites de son livre, et dans lesquelles il
estappele/^a&5aa'5, Philistin, Amorrhien, enfant de Satan, etc.
J'aime mieux ce supplement que I'ouvrage meme, qui m'a paru
dans le temps mesquin et faible, avec beaucoup de pretention
a I'epigramme. Dans le supplement je trouve quelques endroits
mieux trait^s et mieux ecrits. Avec tout cela il ne faut pas se
souvenir du chapitre du jansenisme dans le SUcle de Louis XIV ^
quand on veut trouver I'ouvrage et le supplement de M. d'A-
lembert supportables. Les formules parasites qui reviennent a
tout moment, telles ({mq pour en revenir aux jhuites, quoi qu'il
en soit, ne croyez pas au reste, avouons cependatit,, etc., prou-
vent un style d6cousu, faible et sans consistance.
M. de La Gondamine a cherche comment on pourrait un
peu consoler les j6suites, parce qu'enfin ils ont besoin de con-
solation dans les circonstances presentes. II a trouve un moyen,
mais malheureusement ce moyen ne sera bon que dans quatre
cents ans: c'est que personne ne croit aujourd'hui les horreurs
et les abominations qu'on imputait aux templiers ; ainsi, dans
quatre cents ans, dit-il, personne ne croira les crimes que Ton
impute aujourd'hui aux jesuites, et ils auront la satisfaction de
passer simplement pour une soci6te ambitieuse et puissante qui,
s'etant fait des ennemis de tous cot^s, a enfin sucpombe parce
qu'en fait d'ambition il faut ou conqu6rir le monde ou en 6tre
ecrase. Je ne doute pas que la perspective d'etre blancs comme
neige dans quatre cents ans ne console infmiment les jesuites,
et ne fasse supporter au R. P. Ricci, general, toutes les epreuves
JUIN 1767. ' 337
auxquelles il a plu k la Providence divine d'appeler la compagnie
de Jt'sus sous son r^gne.
15 Jain 1767.
Que le dispensateur de toute sagesse et de toute gloire soit
avec la sacree Faculty de th6ologie de I'Universite de Paris,
dite de Sorbonne. Amen! Ce n'est point sans raison que cette
celfebre et lumineuse congregation a ete appelee la fille ainee de
nos rois, comme nos rois sont a leur tour les fils aines de
r%lise. Car, dans cette suite de beaux si6cles si glorieux pour
la raison, si consolants pour Thumanite, si6cles vulgairement
dits du moyen age, ou un tondu coifle d'un triple bonnet et
assis dans la chaire de Simon Bar-Jona, dit Saint-Pierre, lancait
des foudres qui atteignaient les caboches des souverains d'une
extremity de I'Europe k I'autre, ofi ledit tondu liait et d^liait
les peuples de leur serment, installait et deposait les princes k
son gr6 ; dans ces si^cles k jamais regrettables, chacun sait que
tout roi tr^s-chretien, k son av6nement au trone, etait oblige,
en vertu d'un decret papal, de coucher etcohabiter au nom de
la nation avec la sottise. De cette accointance est n^e la Sor-
bonne, qui s'est toujours conserve le titre et les prerogatives
de fille ainee, en depit de la loi salique si defavorable aux
filles. Or est-il bienvrai que, par laps de temps et ecoulement
d'ann^es, cette fille ainee et plus que majeure esttomb6e dans
un etat de langueur et de delabrement tr6s-facheux, au point
que ses ennemis n'ont pas manque de divulguer qu'elle etait
devenue absolument imbecile, et que son 6tat de caducite et de
radotage etait pire que la mort. Mais k dire les choses comme
elles sont, la vieillesse de cette fille respectable ressemble
proprement k un doux sommeil, et c'est sans doute par une
grace speciale du Ciel qu'elle a toujours retrouve toute sa
vigueur et toutes ses forces dans les occasions importantes et
d^cisives. Ainsi nous I'avons vue, il y a quinze ans, dans la
crise violente et fameuse de la th6se de I'abbe de Prades, lors-
que le loup s'etait glisse dans le bercail, lorsquele fori de Dieu
etait attaqu6 dans son int^rieur, que ses murs reteniissaient du
cri de I'ennemi, et que les titans encyclop^distes n'attendaient
que le signal du syllogisme du bachelier pour livrer assaut et
VII. 22
338 GORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
renverser la cite sainte; nous Tavons vue, dis-je, se reveiller
en sursaut, frapper a droite et a gauche, armer le bras spiri-
tuel et le bras temporel, lancer censures et d6crets de prise de
corps, et reussir par ce saint zele k purger sa maison de tous
gens suspects, a en chasser les pervers et a faire lever le si6ge
a Tarmee ennemie. En vain, pendant cette fameuse campagne,
des gens malintentionnes ont-ils public le Tombeau de la
Sorbonne^^ comrae si elle etait d6c6dee par mort violente ou
naturelle dans le cours de ses travaux; nul extrait mortuaire en
bonne forme n'a constate ce dec^s, et ce qui vient de se passer
a regard de BMisai're prouve bien que si la Sorbonne a sommeille
quinze ans de suite, ce n'est que parce que le danger etait loin
d'elle. A I'approche d'un corps d'h^resie sous les ordres des
g6n6raux Belisaire et Marmontel, elles'est reveilleede nouveau,
cette fille redoutable, et deja ce corps est disperse, et a ete
oblige de se replier dans les retranchements de la simple rai-
son, sous le funeste canon de la tolerance. Trent'e-sept des
plus hardies de ces heresies ont ete faites prisonnieres de
guerre en differentes escarmouches ; et la Sorbonne a nomme
une commission composee de ses plus graves et plus doux doc-
teurs pour etre a ces heresies leur proems fait et parfait, nonob-
stant clameur de haro, charte normande et lettres a ce contraires
de la part de tous les gens a sens commun et a equite, vulgai-
rement dits gens de bien,
VIndiculus que la Sorbonne fait imprimer pour servir de
guide aux commissaires et ou les trente-sept h^r^sies sont
exposees au grand jour s'est k la verite repandu dans le public
contre ses intentions et malgreelle; mais le deplaisir que la
publication de cet Indiculus a cause a la sacr6e Faculte prouve
avec quel soin elle cherche a nous preserver de tout venin
quand elle n'en pent presenter le contre-poison en m^me temps.
Qu'elle se rassure, cette m^re trop ais6ment inqui^te sur le
compte de ses enfants. II n'est personne qui n'ait fremi en
lisant VlndiculuSj et en y voyant les trente-sept heresies avec
leurs boucliers couverts d'horribles devises. L'une de ces devises
dit : La vMU lull de sa propre lumi^re j et on Viiclaire pas
1. Voir sur ce pamphlet, ccrit ou tout au moins revu par Voltaire, le n° 206 de
la Bibliographie voUairienne de Querard.
JUIN 1767. 839
lesesprits ai-ec la flamme des biUhcrs. Une autre : Les expn'ts
lie sont jamais plus itnis que lorsque c/iacun est lil?re de penscr
comme bon lui semble, Une troisi6me : Jepense que Dieu ne
punit qu'autant quil ne peut pardonncr; que le mat ne vient
point de lui, et quil a fait au monde tout le bien quil a pu.
Une quatri6me : Si Ion m'objecte que je sauve bien du monde,
je demanderai : Est-il besoin qu'il y ait tant de Hproueh?
Toutes les trente-sept portent des devises conQues dans cet
esprit abominable, et tout le monde a senti avec autant d'in-
dignation que de frayeur que si jamais ces maximes affreuses
venaient a se glisser et s' accreditor parmi les peuples, il en
pourrait resulter une douceur de moeurs generale, tr^s-prejudi-
ciable aux droits et prerogatives de r%lise et de ses ministres.
Aussi tons ceux qui pensent bien, c'est-4-dire comme la sacree
Faculte, attendent avec la derniere impatience sa censure qui
doit reduire ces trente-sept h6r6sies en poudre, et les proscrire
comme tendantes i rendre les princes plus eclaires et moins
sots, et les peuples plus sages et soumis h. I'autorite legitime
sans I'intervention du prfitre ; k diminuer le poids du sacerdoce,
et par consequent le respect du au bonnet carr6 de laSorbonne;
i en rendre la recherche moins app^tissante ; ^ arreter dans
sa source et aneantir une circulation de trente a quarante mille
lettres de cachet distributes gratuitement, et ce chaque annee,
par la munificence du gouvernement, pour cause de protestan-
tisme, jansenisme, molinisme, suivant que le vent souffle : stag-
nation pernicieuse dans un Etat enti^rement fonde sur les
principes de circulation ; et k favoriser enfin Timportation de ces
maximes impies de tolerance qui se repandent aujourd'hui en
Europe si generaiement, au grand scandale et au plus grand
prejudice de I'^glise notre m6re, et dont les auteurs osent
pousser I'audace jusqu'i persuader qu'on peut etre honnete
homme, bon citoyen, fiddle sujet, sans aller \ la messe.
La gloire immortelle que la Sorbonne acquerra par cette
censure moder^e et par la proscription n6cessaire d' aussi aflreux
principes rejaillira principalement sur son syndic actuel, le
docteur Riballier, dont le nom derive de ribaud, suivant I'opi-
nion des meilleurs grammairiens du si^cle. Ce vigilant docteur
a suivi I'heretique et erron6 Marmonlel k la piste, a dechalne
toute la meute th^ologique apr6s lui, et ne lachera prise que
340 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
lorsque I'ennemi sera aux abois. Ind^pendamment de Vlndi-
culus qui a >perc6 et 6difi6 le public malgre la Sorbonne,
ledit grand docteur Riballier ou Ribaud a detache aux troupes
de Belisaire un de ses petits roquets appel6 I'abbe Goge, et
I'errone Marmontel s'etant plaint d'avoir ete injurie, calomnie,
outrage par ledit Goge, ce petit roquet, qui s'etait contente d'at-
taquer I'auteur de Bdisaire comme irapie, a incontinent publie
des additions a son exanien, dans lesquelles il denonce I'auteur
de Bilisaire comme seditieux: letout pour preparer par forme
d'avant-gout h. la salubrite un peu am6re de la censure theolo-
gique qui doit operer sa gu6rison, afm que le nom du grand
Riballier soit inscrit dans les fastes de I'iramortalite a cote de
celui de I'illustre docteur Tamponet, qui, en son vivant, a joue
un si grand role dans I'affaire de la thfese de I'abbe de Prades.
Mais comme la gloire de la sacree Faculte et la reputation
de ses lumi^res, de sa douceur et de son equite, ne sont pas le
seul but qu'elle doive se proposer par les censures ; comme il
serait expedient d'aller a la source du mal afm d'en arr^ter
d'autant plus surement le progr^s, et comme, au grand scandale
de toutes les ames charitables et par une suite inevitable de la
corruption generale des moeurs, I'ancien et respectable usage
de bruler les auteurs de tout ouvrage censurable a malheureu-
sement passe de mode, et ne pourrait etre remis en vigueur en
ce si^cle effemine sans faire crier k I'atrocite et a la cruaute,
pour quelques fagots de plus qu'il y aurait de consumes; si,
en ma qualite de lutherien, ilm'etait permis d'elever ma faible
voix parmi les enfants d' Israel, je conseillerais aux venerables
docteurs de toutes les absurdites, composant entre eux la sacree
Faculle, de reunir tons leurs efforts pour obtenir a la prochaine
assemblee du clerge, de m6me qu'^ la premiere assemblee de
chambres de nos seigneurs du Parlement, de tr^s-humbles
representations a faire au roi pour qu'il plaise a Sa Majeste
d'interdire dans toute I'etendue de sa domination, par un edit
a jamais irrevocable et sous peine de la vie, la culture du bois
et du chanvre, ensemble I'usage du linge, tant de corps que de
lit, de table et de manage, ou sous quelque denomination que ce
puisse etre. Get edit, observe dans toute sa rigueur, fera bientot
tomber toutes les papeteries, parce que ou il n'y a point de
linge il n'y a point de chiffons, et ou il n'y a point de chiffons,
JUIN 1767. SM
il n'y a point de papier; oii il n'y a point de papier, il n'y a
point d'iniprimerie; oii il n'y a point d'imprimerie, la sottise
crolt conime chiendent, et les fripons sont les maltres des
princes et des peuples. Ainsi c'est I'usage funeste de porter des
chemises qui a caus6 le malheur du genre humain, en lui fai-
sant secouer le joug des pr6tres, et en lui persuadant que la
raison et la justice tout court sont des guides. plus surs pour
arriver au bonheur que les jeunes, les pri6res, les macerations,
les legs pieux et tout I'attirail des vertus favorables k I'Eglise,
ci I'autorite et aux revenants-bons de ses ministres.
II faut quelquefois rire, malgre qu'on en ait, de peur de
pleurer de douleur ou de fremir dindignation. Les chicanes
que la Sorbonne fait k I'auteur de Bdlisaire depuis trois mois
peuvent faire rire les hommes senses du bout des 16vres, a
cause de leur extreme platitude; mais elles ont un cote qui sou-
16ve et indigne toute ame sensible, car il ne faut pas s'y tromper :
que Titus et les Antonins soient en enfer ou en paradis, rien
n'estplus egal k cette troupe de vieux radoteurs, qui ont le droit
de d^raisonner au prima mensis de la Sorbonne ; mais avoir
soutenu que les princes ne doivent persecuter personne pour la
cause de la religion, voila le tort veritable et impardonnable de
M. Marmontel. La Sorbonne ne s'en est pas cach6e dans cet
Indiculus des propositions extraites du livre de BHisaire. Yous
avez vu quelles sont les maximes qui lui deplaisent. 11 est vrai
que lorsqu'elle a remarque le mauvais effet que son Indiculus
produisait dans le public, elle s'est repentie d'en avoir laisse
6chapper quelques exemplaires; mais elle ne s'est pas repentie
de I'atrocite de ses maximes. Dans les conferences multipliees
que I'auteur de BHisaire a eues avec des docteurs de Sorbonne
en presence de I'archevSque de Paris, pour tS,cher de convenir
d'une retractation qui put lui eviter une censure publique, les
voix se sont surtout reunies centre la tolerance. Le docteur
Le F6vre s'est 6crie : Qui, sans doute^ la religion est douce
et ne commit que les armes de la persuasion; mais le prince
doit-il laisser tout faire cl la persuasion, et Dieu lui a-t-il
confii le glaive pour rien? Le sang humain n'a done pas
encore assez coul6 au gr6 de ces monstres impitoyables, et
I'histoire, qui rapporte tant d'affreux massacres, n'a pas encore
assez de monuments sanglants qui attestent notre barbarie et
342 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
notre cruaute! G'est un spectacle bien deplorable que de voir h,
quel point I'esprit de parti aveugle et pervertit. L'archev6que
de Paris n'a pas certainement une ame dure et farouche. On a
souvent vante sa charity, sa' douceur, mille vertus qui caract6-
risent un coeur plein d'humanit6, et je n'ai nulle peine a y
croire. Gependant ce prelat a voulu obliger I'auteur de Bilisaire
de reconnaitre.deux points : 1° le droit qu'ont les souverains
de forcer les consciences en faveur de la vraie religion; 2° le
devoir d'user de ce droit avec moderation. Mais qu'on lui
demande ce qu'il appelle moderation, et il ne voudra pas peut-
etre allumer des buchers ni dresser des potences ; mais il
remplira sans regret les prisons et les galores d'honn^tes et
d'utiles citoyens qui n'ont d'autre tort avec leur prince que de
se servir d'une formule de pri^re differente de la sienne, et
d' entendre autrement que lui des choses ou personne n'a
encore rien compris. On sait que rien n'est si aise que de s'ac-
corder sur les caract^res de la vraie religion.
Le resultat detoutes les conferences de I'auteur de Bilisaire
avec M. rarchev^que de Paris et les docteurs de Sorbonne, c'est
que la Sorbonne publiera une censure de son livre, et le prelat
peut-etre aussi une instruction pastorale. Pis n'aurait pu arriver
si M. Marmontel avait suivi I'avis de ses amis, et qu'il se fut
tenu tranquille et paisible chez lui.
M. I'abbe Mauduit, qui prie qu'on ne le nomme pas, a envoye
de Ferney une seconde anecdote que je ne trouve pas aussi bonne
que la premiere. Un bachelier ubiquiste vient en ce moment de
publierune feuille intitulee les Trente-sept VMtis opposdes aux
trenle-sepl ImpUlh de BMisaire. Ce bachelier est malin, il pre-
sente les contradictoires des propositions deBelisaire que la Sor-
bonne a d6clar6es censurables dans son Jndi cuius, et il soutient
que tout bon catholique est oblige de souscrire a ses proposi-
tions. Ulndiculus lui a souvent donne beau jeu. Ainsi, suivant
la Sorbonne et le bachelier ubiquiste, la vtriti ne luit point
de sa propre lumicre, et on pent cclairer les esprits avec les
flammes des buchers. Item, 11 faut bien se garder de sauver
tant de monde, il est fort bon qu'il y ait beaucoup de riprouvis.
Et ainsi du reste. L'avis au lecteur qu'on lit a la tete est trop
long, froid et sans sel ; M. I'abbe Mauduit I'aurait fait beaucoup
plus gai. Les propositions extraites de Bilisaire, et les contra-
JIIIN 1767. 3U
dictoires pi*6sent6es par le bachelier, sont imprimdes sur deux
colonnes et placees les unes vis-^-vis les autres ; mais cela est
imprira6 en si menu caract6re et si coufusement que le lecteur
est rebuts et que le principal effet en sera manque. Je crois
que ce bachelier ubiquiste pourrait bien 6tre proche parent de
M. I'abb6 Morellet.
Enfin, pour completer I'liistoire des infortunes de BeUsairej
qu'un grand et aimable ministre a compar6es aux vingt-six
infortunes d'Arlequin, il faut ajouter k tout ceci que I'avocat
Marchand en a fait la parodie sous le titre d'Hilaire, par un
milaphysicien. Brochure in-12 de deux cent quarante pages.
C'est le coup de pied de I'ane. Get avocat Marchand, qui passe
pour un aigle et pour un fort bel esprit dans certaines maisons
du Marais, est le plus mauvais plaisant de tous les mauvais
plaisants de Paris. II est lourd et b6te k faire plaisir. Hilaire
est un vieux sergent reforme, et accuse d'avoir fait la contre-
bande. Voila le travestissement de B^lisaire; tous les autres
personnages du roman sont ci peu prfes aussi heureusement et
aussi spirituellement deguises. II n'y a pas d'ailleurs le mot
pour rire, et toute la parodie est d'une insipidity et d'une pla-
titude magnifiques. On dit que cet avocat Marchand, qui fait de
si jolies plaisanteries, est fort baisse depuis quelque temps, qu'il
est devenu hypocondre, cacochyme et atrabilaire. Quel malheur
pour les soupers du Marais, dont il etait lame!
— Jeanne Catherine Gaussem de Labzenay, pensionnaire du
roi, vient de mourir k la Yillette, pr6s de Paris, dans un &ge
peu avanc6. Suivant quelques memoires, elle n'aurait que cin-
quante-un ans ; d'autres lui en donnent pr6s de soixante * : c'est
cette actrice connue sous le nom de W^ Gaussin, et cel6bre en
Europe d6s sa premiere jeunesse par les vers que M. de Vol-
taire lui adressa aprfes la premiere representation de Zaire,
elle a fait pendant trente ans les delices du public sur la sc6ne,
et m6me hors la sc6ne de la Gomedie-Francaise. M"« Gaussin
avait la plus belle t6te, les plus beaux yeux, le son de voix le
plus doux et le plus enchanteur; dans les derni6res annees de
son service au theatre, elle avait perdu les graces de la taille;
mais elle avait conserve d'ailleurs un air de fraicheur et de
1. Elle ^tait n6e le 25 ddcembre 1711, h Paris.
344 CORRESPONDANCE LITTl^RAIRE.
jeunesse avec tous les autres avantages, et, a I'age de prfes de
cinquante ans, elle jouait encore les roles d'une fille de quinze
ans sans etre deplac6e ni ridicule. Son jea 6tait en g6n6ral
plein de grace et d'ing^nuite, et Ton peut dire quelle a cre6
ces roles de naivete et d'enfance que plusieurs de nos poetes
ont falts plutot d'apr^s son talent que d'aprfes la nature. Dans
la tragedie, sans avoir beaucoup de force, ses larmes etaient si
belles et si interessantes! On lui a reproche de la monotonie
dans ses inflexions ; mais c'6tait la monotonie la plus sedui-
sante. La tendresse paraissait avoir petri le caract^re de cette
actrice c^l^bre; c'etait son triomphe, et dans les roles de
theatre, et dans ceux de la vie. Avec tant de charmes, il n'etait
pas etonnant qu'elle tournat la tete a toute 1' elite des jeunes
gens qui entraient dans le monde ; et si Ton en croit la renoni-
mee, sa s6verit6 et sa resistance n'6taient jamais poussees
a Texcfes. L'idee de faire des malheureux lui etait penible.
Us disent que cela leur fait tant de plaisir^ disait-elle avec
sa voix douce. Comme cette disposition a la mis6ricorde la
mettait dans le cas de manquer souvent a des engagements
pris, on lui a souvent impute une fausset6 et une duplicity
qu'elle n'avait pas; ses ruses et ses subterfuges dans le com-
merce et dans les affaires d'amour 6taient une suite inevitable
de sa faiblesse et de la facility de son caractere. Dans les der-
ni6res annees de sa vie theatrale, elle a eu la sottise d'epouser
un danseur qui a eu de mauvaises facons pour elle. Ce vilain
honime mourut il y a quelques annees, et comme il avait fait
longtemps le metier de courtier et d'agloteur, il lui laissa de la
fortune. Depuis cette epoque elle est tombee dans la grande
devotion, et, toujours entouree de pr6tres, elle a fait dans les
dernieres ann6es de sa vie I'edification de sa paroisse. II est
naturel qu'un esprit sans principes et une ame sans consis-
tance, lorsque les douces erreurs de I'amour se sont dissip6es,
se livre k d'autres illusions et a des regrets qui obligent un
coeur sensible a se rappeler les tendres egarements de sa vie
par forme de penitence.
— II est sorti de la manufacture de Ferney une petite bro-
chure intitulee Homilies jyrononcees ci Londres en i765, dans
une assemhlee particuliere. Ces Homelies sont au nombre de
quatre : la premiere centre I'atheisme, la seconde centre la
JUIN 1767. W
superstition, la troisifeme et la quatri^me sur les choses incom-
pr^hensibles et inadmissibles de I'Ancien et du Nouveau
Testament. Tout cela est trait6 fort superficiellement, et ne
consiste qu'en repetitions et redites. L'%lise m^tropolitaine et
primatiale des ath^es de Paris a crie au scandale k propos de
la premiere hom6lie. Elle a pr6tendu que le patriarche, avec
son remunerateur et punisseur, n'^tait qu'un capucin, et que
c'etait poser les fondements de la morale sur une base bien
fragile et bien precaire que de I'^tablir sur de tels principes,
et que I'experience journali^re prouvait combien ces principes
avaient peu d'influence r^elle sur la conduite des hommes. II
n'appartient pas k un fiddle simple et humble de coeur comme
moi de se m^ler de ces questions abstraites, et qui font schisme
parmi les plus grands docteurs en Israel.
— II vient de sortir de la m6me manufacture une autre
feuille intitul^e Lettres sur les Pan^gyriques, par Irlnh AU-
ihh^ professcur en droit dans le canton d' Uri, en Suisse . Nous
vivons dans la plus grande disette de toutes ces precieuses
denrees, et la liberie du commerce est si g6nee k cet egard,
depuis quelques annees, que cette branche interessante pour
tons les philosophes negociants sera bientot absolument
aneantie. A peine arrive-t-il un ou deux de ces ecrits a bon
port; le reste est confisque a la poste ou aux barriferes, et il
serait impossible de persuader au possesseur d'un exemplaire
6chappe de s'en dessaisir. La lettre dont il s'agit parle d'abord
du panegyrique de Trajan, prononce par Pline, ensuite de nos
oraisons funfebres, et particulierement de celles de Bossuet, et
elle finit par une esquisse du panegyrique de Catherine II,
imp6ratrice de Russie. M. Ir6n6e A16th6s parcourt rapidement
les travaux de cette princesse, entrepris depuis son avenement
k I'empire; il parle de ses principes de legislation, de ses idees
de tolerance, de sa protection accordee aux dissidents de
Pologne, de ses bienfaits repandus au dehors. M. Ir^nee pourra
citer k cette occasion un don de cinquante mille livres fait en
cette ann6e 1767 k M. Diderot, sans compter celui de I'ann^e
1765. Les gazettes qui ont dit vingt-cinq mille livres n'ont
rapport^ que la moitie de la somme.
— M. de Saint-Foix, auteur des Essais historiques sur Paris,
de la petite com6die des Grdces, de celle de VOracle, et d'au-
346 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
tres ouvrages moins connus, vient de publier une Histoire de
Vordre du Saint-Esprit, en deux petites parties in-12, qui
seront sans doute suivies de quelques autres. L'auteur prend
le titre d'historiographe des ordres du roi ; c'est apparemment
une place qu'on a cr66e pour lui. L'histoire de I'ordre du Saint-
Esprit, ainsi que celle de tous les ordres d'honneur et de
decoration, est fort courte; quand on aparle de son institution,
de ses statuts et de ses ceremonies, tout est dit. Aussi M. de .
Saint-Foix expedie tout cela dans la premiere partie. La seconde
contient les principaux traits de la vie des chevaliers de la
premiere promotion faite par Henri III. Les parties qui suivront
serviront sans doute a parcourir la vie de tous les chevaliers
qui ont 6te successivement decores de cet ordre. L'auteur ne se
propose point de donner un precis de leur vie, il se borne a en
rapporter les traits les plus remarquables ; et il faut convenir
que son choix est presque toujours bien fait. On lit cet ouvrage
avec beaucoup de plaisir ; il est ecrit d'une maniere naturelle,
concise et interessante. Son plan plus etendu aurait pu former
cette £cole militaire dont M. I'abbe Raynal n'a rempli I'idee
que trfes-imparfaitement. J'avoue que je pr6f6re de telles lec-
tures a tous les BMisaires du monde, et voila le cours de
morale que je voudrais mettre entre les mains de la jeunesse.
L'auteur, en parlant de la loi salique, tombe dans une
erreur qu'il faut relever ici. II pretend que ce qui distingue
superieurement nos princes du sang de France, c'est que la
couronne leur appartient solidairement, leur droit k cet 6gard
etant transmis, repandu, certain dans toute la famille ; au lieu
qu'il n'en est pas ainsi dans les pays qui ne connaissent pas la
loi salique, et que le droit a la couronne est incertain dans les
families royales ou les filles peuvent heriter du trone. M. de
Saint-Foix ne sait ce qu'il dit. II aurait du savoir que dans les
pays ou les femmes ne sont point exclues du trone, elles ne
succ^dent cependant qu'au d6faut de male, et que si, k la mort
de I'empereur Charles YI, il avait existe une branche cadette et
apanagee de la maison d'Autriche, le rejeton male de cette
branche aurait indubitablement recueilli la succession, a I'ex-
clusion de la fille de Charles VI. Cette loi de la succession des
femmes n'a qu'un inconvenient, c'est qu'il faudrait que de
droit, au defaut de males, la succession appartint toujours k la
JUIN 1767. 347
famille la plus proche du d6funt qui succ^de. Ce droit, reconnu
et 6tabli en Europe, an6antirait une foule de pretentions,
semences 6ternelles de discordes etde guerres. Ilparait injuste
dans le droit et presque toujours difficile dans le fait de
d^pouiller une princesse de T heritage de son p6re en faveur de
descendants otrangers d'un mariage fait il y a deux ou trois
cents ans; mais avec ce droit reconnu, je trouverais cet ordre
de succession bien preferable k la loi salique.
— Dictionnaire des synonymes francaisK Volume grand in-8°
de pr6s de six cents pages. Je ne connais point I'auteur de cette
compilation. II fait un vocabulaire par forme alphabetique, et
k chaque mot il cherche k en indiquer les difierentes signifi-
cations par des mots Equivalents ou synonymes. On ne pent
connaitre le merite de ces sortes d'ouvrages qu'^ force de les
consulter. Si celui-ci est bon, il ne fera pas oublier pour cela
I'excellent livre de I'abbe Girard, les Synonymes francaisj il est
m6me k croire que I'auleur I'aura mis k contribution de toutes
fa^ons.
— Dictionnaire portalif de cuisine, d' office et de distilla-
tion, onvrage ^galcment utile aux chefs d' office et de cuisine les
plus habilesj et aux cuisiniires des maisons bourgeoises. On y
trouve, outre la manifere de tout fricasser, de tout rotir, de
tout cuire, de tout frire, etc., des observations medicinales sur
la propri6t6 de chaque aliment, et sur les mets les plus conve-
nables a chaque temperament. Deux volumes in-S", chacun de
prfes de quatre cents pages. Pour le coup, voil^ du solide, et
si nos compilateurs ne nous donnaient que de ces plats, nous
n'en serious pas plus maigres, eux non plus. Personne ne dispute
k la France sa superiorite en fait de cuisine, et Ton pent dire
que les cuisiniers et les perruquiers fran^ais ont reellement
conquis I'Europe. J'esp^re que cette superiority sera moins que
jamais contestee iorsque M. Le Gros, qui a dejk enrichi I'Eu-
rope savante de son Art de coiffer les dames, aura eu le temps
de mettre la derni^re main a I'ouvrage immortel qu'il medite
depuis longues ann6es sur I'art de la cuisine.
— M. Lacombe, qui, d'avocat qu'il etait, s'est fait libraire,
1. Par le P. TimotWo do Livoy. R6imprim6 avec des additions par Beauz^e
(1788, in-8») et par Lcpan, 1828(ia-12).
348 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
sans renoncer au metier d'auteur-compilateur, a publie Tannee
demi^re un Bictionnaire du vieux langage francais, enrichi de
passages tirds de manuscrits en vers el en prose, des actes
publics, des ordonnances' de nos rois, etc. Volume grand in-S"
de cinq cents pages. II vient de donner a cet ouvrage un sup-
plement en un volume de m6me format, de cinq cent soixante
pages. L'auteur a dedie ce supplement a la ville d' Avignon,
sa patrie. Get ouvrage, tel qu'il est et avec les d^fauts qu'il
pent avoir, est utile et n^cessaire. On ne voit pas que M. de
Sainte-Palaye se presse de publier son Glossaire pour lequel il
a cependant demande et obtenu d'etre de I'Academie francaise.
Cela s'appelle se faire payer d'avance; mais encore faut-il
laisser sa marchandise quand on en a recu le prix.
— M. Chauveau vient de faire imprimer VHomme de cour,
comedie en cinq actes et en vers. L'auteur dit dans sa preface
que les Com6diens lui ont garde sa pi6ce quinze mois, et il n'a
pas voulu comprendre cette reponse. Las d'esperer, de se
plaindre, d'attendre une lecture, il a pris le parti de retirer sa
pi6ce et de la faire imprimer; il n'a pas prevu que c'etait justi-
fier pleinement les Comediens de leur peu d'empressement.
Plut a Dieu, pour la reputation de M. Chauveau, que son Homme
de cour se fut eclipse avec les Illinois, a la mort du dernier
souffleur de la Comedie! Cet homme de cour est un de ces
agr6ables qui meriterait la corde, ainsi que sa creature,
M. I'abbe d'Orcy, qui joue un grand role dans I'intrigue de cette
detestable pi^ce. Ce pauvre M. Chauveau ne sait pas que les
sc61eratesses se commettent tout autrement a la cour que dans
les carrefours ou sur les grands chemins.
— M. Araignon, qui nous a deja donne une tragedie du
Siige de Beauvais, vient de faire imprimer aussi une comMie
en cinq actes et en prose, intitulee le Vrai Philosophe. M. Arai-
gnon ne fait pas comme M. Chauveau; ilne portepas ses pieces
aux Comediens; il lesporte h. I'imprimeur, qui les envoie direc-
tement a I'epicier. Je ne sais si son philosophe est le vrai
philosophe ; mais je sais bien que lui n'est pas le vrai poete. II
faut aussi qu'il ne soit pas le vrai avocat, quoiqu'il se qualifie
d'avocat au Parlement; car s'il avait le moindre procillon a
plaider, il ne perdrait pas son temps a faire de mauvaises pieces
qu'on ne peut ni lire ni jouer.
JUILLET 1767. 3ft9
— La tragi^die des Illinois a 6t6 interrompue, apr^s la
premiere representation, par une maladie assez serieuse qui est
survenue k M"" Dubois. Elle ne pourra 6tre reprise qu'aprfes le
r6tablissement de cette actrice.
JUILLET.
1" juil let 1767.
La manufacture intarissable en productions pour le bien du
genre humain, qui fleurit k Ferney, sous un chef dont le z61e est
infatigable, vient de fournir sous le titre de Berlin et I'ann^e
1766 un fragment des Instructions pour le prince royal de ***,
6crit de quarante petites pages in-12. Je n'en connais qu'un
seul exemplaii-e a Paris, que j'ai eu bien de la peine k me faire
prater pour un quart 'd'heure. On ne saurait assez deplorer la
severiti^ avec laquelle on continue d'emp6cher I'importation et
le d6bit des productions de cette fabrique pr6cieuse. J'ai tou-
jours eu un grand mepris pour les lois somptuaires ; celles qui
ont pour objet de conserver a une nation sa pauvrete d* esprit
ne sont pas moins m^prisables k mes yeux.
La brochure dontil s'agitici, et qui fait en tout soixante-dix-
sept pages, contient, outre le fragment des Instructions, un cha-
pitre sur le divorce, un autre sur la liberte de conscience ; et on
lit k la fin la premiere anecdote sur BHisaire, ou la conversation
de I'academicien avec fr6re Triboulet, que vous connaissez.
Dans le chapitre sur le divorce, I'auteur fait voir combien
les principes de r%lise romaine en mati^re matrimoniale sont
contraires au sens commun et a la bonne police. Le chapitre sur
la liberty de conscience consiste dans un petit dialogue entre
un jesuite, aum6nier d'un prince de I'empire catholique, et un
anabaptiste manufacturier faisant entrer deux cent mille 6cus
tons les ans dans les Etats de Son Altesse par son Industrie. On
developpe dans cette petite conversation I'absurdite et I'atro-
cit6 de I'esprit intolerant de I'liglise romaine. Je suis persuad6
que la cour de Rome decernerait volontiers au venerable pa-
350 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
triarche de Ferney la couronne du martyr pour I'ardeur avec
laquelle il travaille au salut des ames, et qui iie saurait man-
quer d'avoir k la longue les suites les plus efficaces.
Revenons au fragment des Instructions d'un prince. L'auteur
y parle a son cousin, et I'bn a pretendu que ce fragment etai
adress6 au prince royal de Su6de, au nom d'un prince de la
maison de Prusse. Mais il ne s'y agit de rien de relatif a la
Su^de. L'ecrit peut s'adresser a tout prince protestant indis-
tinctement; il n'y est question que d'attaquer les usurpations de
r^glise romaine sur I'autorite legitime des souverains, et de
combattre les principes absurdes sur lesquels cette usurpation
s'est etablie. Les abus les plus frappants de la constitution fran-
^aise dans 1' administration de la justice et des finances sont
releves avec une grande sincerite. Ainsi le but de l'auteur n'est
point ici de donner des principes d'education pour I'heritier
presomptif d'une couronne, mais de deferer, sous le litre de
Fragments d' instruction, au tribunal de la raison universelle des
usages aussi absurdes qu'anciens sur lesquels le gouvernement
de la France a pris sa forme. Vous croyez bien que la venalite des
charges est comptee parmi ces beaux usages. Plusieurs des
idees de l'auteur ne seront point enregistr^es par les parle-
ments. 11 a fait voir par exemple I'incoherence qu'il y a entre
un office de judicature et le droit qu'on y a associ6 d'influer par
I'enregistrement sur la legislation et sur les affaires publiques.
II serait a desirer, suivant notre auteur, que les provinces
eussent des etats, que le droit de reraonter au souverain appar-
tint a ces 6tats, et que de simples juges fissent leur metier
et ne fussent pas distraits de la fonction de juger des proems.
Ge Fragment d' instruction ne traite done point de I'educa-
tion d'un prince, et ne peut dispenser aucun philosophe de pro-
poser ses idees sur cet objet important. Nous n'avons encore
rien de satisfaisant li-dessus, et les premiers 616ments de cette
grande science, bien loin d'etre incontestables, ne sont encore
ni etablis ni m6me connus. II en est des livres 6l6mentaires sur
r education d'un prince comme de ceux qui traitent des prin-
cipes des beaux-arts. II faudrait que I'exemple precMat le pre-
cepte. G'est Vlliade et I'Odyss^e, ce sont les pieces de Sophocle
et d'Euripide, qui ont fait trouver la raison po6tique des poemes
6piques et des tragedies ; les plus sublimes tableaux etaient
JUILLET 1767. 351
faits avant qu'il y eiit aucun ouvrage didactique sur la peinture.
Dix ou douze exemples de princes eleves en differents litats
de I'Europe avec un succ6s 6clatant fourniraient la veritable
po^tique de Teducation des princes, bien plus vite et bien plus
sftrement que les meditations les plus profondes de nos philo-
sophes.
En consultant I'histoire, le veritable livre 6l6mentaire de
cette science, on remarque qu'en general les plus grands prin-
ces d'une nation ont et6 ceux qui n'elaient pas nes sur le tr6ne.
On remarque encore que le m6rite des souverains est en raison
inverse de la stabilite de leur couronne : plus un trone est
affermi, moins un souverain est oblige k de grandes clioses ;
aucun danger ne le tient 6veille, et le sommeil s'en empare.
La couronne de Prusse ne sera pas toujours port6e par un grand
capitaine, par un grand philosophe, par un prince qu'aura
6prouve le malheur dans sa jeunesse ; mais tout roi de Prusse
aura du merite, au risque de perdre sa couronne. On en pent
dire autant des princes de la maison de Savoie ; et pour peu
qu'on veuille refl6chir, on se convaincra en fremissant que le
plus grand prince qu'ait eu la France, cet Henri IV dont on ne
peut se rappeler les vertus sans la plus tendre Amotion, s'il etait
n6 dauphin de France en ce xviii" si6cle, non-seulement n'aurait
pas ete un heros, mais aurait^te un mauvais prince (s'il est vrai
que faible et mauvais sontpresque synonymes sur le tr6ne), etk
coup sur, un roi sans vertu et sans gloire. Quel peut done etre le
grand avantage 'des princes qui parviennent au trone sans y 6tre
n6s ? G'est d'avoir appris a obeir avant de commander ; h con-
naitre le genie des hommes et des affaires; k dependre non-
seulement de la volont6 souveraine, mais d'une infinite d'autres
volont^s qui ne peuvent etre conquises qu'a force de talent, de
vertu ou d'adresse; k donner a son ame la plus grande elas-
ticity possible, en resistant au poids des evenements et en sup-
portant les inconv6nients de sa situation.
II semblerait done que la condition la plus essentielle de
I'education d'un prince serait de lui laisser ignorer son etat et
ses droits, et d'elever celui qui est pour commander comme
s'il etait n6 pour ob6ir. Mais comment lui conserver cette pr6-
cieuse ignorance au milieu de tant d' obstacles qui s'y opposent,
et qui rendent ce projet presque chim^rique ? II faut y renoncer.
352 CORRESPONDA.NCE LITTEUAIRE.
Si Ton ne peut derober k I'enfant royal la connaissance de sa
destinee, il faut du moins savoir Teffrayer sur I'importance de
ses devoirs, sur le fardeau qu'il doit porter un jour; il faut que,
soumis a la discipline militaire, lemoin de la manifere dont les
affaires se traitent, il plie d6 bonne heure son g6nie k la sou-
mission et a la docilite; que I'exemple et 1' experience ne soient
pas remplaces par des preceptes steriles et des lieux communs
qui, quoique de bonne morale, n'ont jamais produit une impres-
sion durable.
Ainsi, en renoncant k corriger un jeune prince a force de
preceptes et de sermons, il me semble que tout I'art du gou-
verneur devrait s'^puiser a creer des occasions ou il puisse
sentir I'inconvenient de ses d6fauts par sa propre experience.
Elle Ten corrigerait peut-etre sans que le gouverneur eut
jamais besoin de s'en meler autrement. II subsisterait ainsi
entre I'elfeve et le gouverneur une espfece de contrat en vertu
duquel chacun resterait maitre de ses volontes et de ses actions,
mais aussi en eprouverait et supporterait les consequences
naturelles. Ces consequences rendues inevitables apprendraient
au jeune prince peut-etre plus que le plus beau cours de mo-
rale, et le pr^serveraient du vice le plus ordinaire de I'enfance,
de la dissimulation.
Ene des plus belles institutions d'une nation serait la loi qui
affranchirait k jamais de toute esperance et de toute crainte
celui qui eleve I'enfant royal, en sorte qu'il ne fut jamais en cas
de rien attendre de son ei^ve, et qu'il quittat la cour en quit-
tant sa charge. G'est avoir assez bien merite de la patrie que
d'avoir conduit I'heritier de I'empire au pied du trone ou il doit
6tre assis un jour : le repos d'un tel homme n'a rien que de
glorieux, et il doit jouir dans la retraite des vertus de son
el^ve. L'illustre Metastasio parait avoir eu cette vue dans la
premiere scene de son Alcide al bivio, pi^ce composee pour le
premier mariage de I'empereur des Romains d'aujourd'hui. Le
gouverneur d' Alcide quitte son el6ve, et prend conge de lui a
I'entree des deux chemins. Malgre les instances du jeune Alcide,
malgre le besoin pressant que celui-ci pr6tend avoir de son
gouverneur au moment le plus critique et le plus important de
sa vie, il en est abandonne. Cette scene est un module a la fois
du vrai pathetique et d'une prof onde morale. A Venise, lorsqu'un
JUILLET 1767. 353
noble est c^lu doge et chef de la r^publique, tous ses parents
perdent leurs charges.
Malheur k la nation dont les princes sont abandonn^s d^s
leur enfance aux pr^tres ambitieux et fanatiques! Car, ne pou-
vant arr^ter le progr^s des lumi6res publiques, ils entreprendont
d'aveugler celui qui devrait 6tre le plus 6claire, et afin d' as-
surer leur domination ils ne negligeront rien pour le rendre
ennemi de lui-m6me et de ses peuples.
Je finirai cet article comme I'auteur du Fragment des in-
structions, en disant que le reste du manuscrit manque ; et
j'ajouterai qu'il pourra 6tre retrouv^ dans deux ou trois sifecles,
lorsqu'un souverain qui connait la veritable gloire ne sera plus
un ph^nom^ne en Europe ; lorsqu'on aura connu qu'il est de
I'essence de I'homme d'etre gouverne, et qu'il n'est pas besoin
du passage amphibologique d'un tapissier fanatique devenu
ap6tre pour faire respecter I'autorite souveraine; lorsqu'on
aura appris la science de I'emploi des hommes et leur prix, et
que Ton se sera convaincu que la nation la plus courageuse,
la plus vertueuse, la plus g^n^reuse, est aussi la plus facile k
gouverner; lorsque enfm le progrfes lent et insensible de la
raison aura d^truit quelques milliers de pr^jugds destructeurs
de la gloire et du bonheur de I'humanit^.
— Le petit succ6s des Statuts dc VOpdra a fait faire les
statuts que vous allez lire, et dont j'ignore I'auteur. Si ces
statuts ont besoin de quelque commentaire, je ne manquerai
pas de I'ajouter en marge.
STATUTS
DE LA COMEDIE-FRANgAISE.
Nous, Le Kain, Bellecour, M0I6,
Brizard, Dauberval et Pr6villeS
Troupeau dans ce lieu rassembl6
Pour amuser et la cour et la ville :
A tous les histrions; i Bienfait, Nicolet,
Restier, Gaudon et Taconet,
\. Cos six acteurs forment, en vcrtu d'un rfeglcraent nouveau de MM. les pre-
miers gentilshommes, un comity qui examine et re^oit IcsnouvoUes pieces, et r&gle
los principales afTaires dc la troupe sans la consulter. (Grinu.)
VII. 23
35Zi CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Com6diens, marionnettes
Qui vont de tr6teaux en tr6teaux
Chercher du pain en contant des sornettes ;
Enfin, k tous nos commensaux,
Aux diseurs ,de bonne aventure,
Salut. Aprfes avoir entendu la lecture,
Faite aujourd'hui dans notre comit6,
D'un rfeglement nouvellement port6
Par les deux directeurs aussi z616s que sages
D'un spectacle fameux ou Ton parle en chantant^
Et voulant r6tablir les antiques usages,
Nous avons cru devoir en faire autant
Pour le bien du public et surtout pour le n6tre.
Car c'est un point arrets pavmi nous
Que toujours Tun marchera devant I'autre :
En nous d6shonorant nous devons gagner tous.
Comma sous-directeurs, tyrans de nos confreres,
Nous avons su nous arroger des droits ;
En d6pit d'eux nous faisons leurs affaires,
En d6pit d'eux nous leur donnons des lois.
I.
En consequence, ordonnons que Ton chasse
Tous ces acteurs siffl6s dont le public se lasse,
L'inutile Paulin, I'automate Belmont,
La Chassaigne *, Bouret le ridicule,
Feuilly*, mais Pin surtout: il est riche, dit-on,
Et ce motif lui seul vaudrait I'exclusion.
D6sirant cependant nous 6ter tout scrupule,
Et voulant que chacun vive de son metier,
Par le present arrSt ordonnons au caissier
D'entretenir un mois la troupe constern6e.
Chaque acteur recevra trente sols par journ6e,
Les femmes rien ; elles ont des secours
Qui dans Paris r6ussissent toujours.
11-
Si nous osions avoir de la prudence.
Nous renverrions aussi le pesant Bonneval :
II ricane toujours et tombe dans I'enfance,
Ainsi que notre ami Grandval.
i, Mauvaise actrice. (GRnni.)
2. M. le poete a grand tort; Feuilly, qui double Preville, n'est point du tout
un mauvais acteur. (Id.)
JUILLET 1767. S55
Leur dSfendoDs seulement de parattre
Plus de deux fois par chacun an :
Au theatre une fois, pour 6tre hu6s peut-6tre,
L'autre au bureau, pour toucher leur argent.
III.
Aprfes cette r6forme et par cette ordonnance
Le Kain se chargera de parcourlr la France,
Pour gagner de Targent et choisir des sujets,
Nous rapportant k sa prudence,
SQrs quMl prendra les plus mauvais.
IV.
Entre nous convenons que Brizard d^sormais
Aura de I'ame et de rintelligence,
Dauberval cessera de parler en cadence,
Le Kain ne beuglera jamais ;
Bellecour en lui-m6me aura moins confiance,
M0I6 plus de poitrine et moins d'impertinence ;
Aug6 par son travail hatera ses progr^s,
Et PrdvUle lui seul charmera les Fran(jais.
V.
Comme Vellenne a I'air docile.
Qu'on s'y fait, qu'il pent 6tre utile,
Et que malgr6 ses soins, la triste d'fipinay*
N'a point su r6tablir la sant6 de M0I6,
Nous le gardens, sous la loi tr6s-expresse
Qu'il laissera la Hus* et sa molle tendresse:
EUe est trop exigeante, elle ablme ses gens,
Et son amour g&te jusqu'aux talents.
VI.
Pour la Dubois, qui croit que dans la vie
Tromper tour h tour ses amants
C'est bien jouer la com6die,
Et qui compte tous ses moments
Par son caprice et sa folie,
Lui d6fendons de fatiguer I'amour.
L'amour la fatigue k son tour.
Quoique au theatre elle soit fort jolie,
1. JoIic, mais maavaise actrice qui vient d'^pouser Mold. (Grimv.)
2. II a ca des aventures galantes avec cette actrice. (Id.)
356 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Le plus beau buste k la fin nous ennuie ;
II faut de V'&me avec de la beauts.
Un visage baign6 de larmes
Qui peint un ccEur fortement agit6,
Aura toujours assez de charmes
Aux yeux du public transport^.
Quand Dumesnil, en proie a ses alarmes,
Dans notre sein vient r6pandre ses pleurs,
Qu'elle porte dans tous les cceurs
Le cri per^ant de la nature,
Cast sa douleur qui plait et non pas sa figure.
Sur ce principe ordonnons k Dubois
De ne changer d'amant qu'une ou deux fois par mois,
D'6tudier une fois la semaine :
Clairon nous a fait voir, et la chose est certaine,
Que I'art bien conduit quelquefois
Pent ressembler k la nature ;
On aime une heureuse imposture ;
Mais que Dubois prenne un autre chemin,
Et que chacun de nous en ami I'avertisse
Que pour devenir bonne actrice,
Ce n'est pas tout d'etre catin.
VII.
Ordre k Sainval d'avoir plus de noblesse,
De changer k propos de ton,
De ne pas nous chanter son rdle avec tristesse
Ainsi qu'un 6colier qui redit sa le^on ;
De crier moins pour toucher davantage,
D'acqu6rir de ses bras un plus facile usage,
De donner k sa voix... Nous parlons pour son blen;
Mais elle a de Torgueil, elle n'en fera rien.
VIII.
Durancy fit fort mal quand son mauvais g6nie
De rentrer parmi nous lui donna la manie;
Nous I'avions renvoy6e, et nous savions d6ji
Qu'elle serait bien mieux a I'Op^ra ;
Nous I'avouons pourtant, quoi que le public pense,
Elle est pleine d'intelligence ;
Mais son organe est trop ingrat.
Nous ordonnons en consequence
Que sous trois jours on lui d61ivrera
Un passeport nouveau pour i'0p6ra ;
JUILLET 1767. 857
Lui promettant que si, par fantaisie
(Ce qui peut-6tre arrivera),
Nous osions tout h fait clianter la trag^die,
Comme premiere actrlce on la rappeliera.
IX.
Oonnons avis k la PrSville >
Dont les nerfs sont trop d61icats,
D'6teindre un amour inutile,
Pour qu'enfin son amant passe dans d'autres bras.
On Tapplaudit, mais on ne congoit pas
Si c'est par exc6s de d6cence
Qu'ayant chez elle autant de sentiment,
Elle a I'art de glacer par sa seule presence,
Et nous endort fort noblement.
X.
D6sirant faire droit sur Tinstante requSte
Du sieur M0I6 qui s'est mis dans la tfite
Que d'fipinay, qui bredouille en siflQant,
Avait le germe du talent *,
Consentons qu'elle joue, et laissons au parterre,
Suivant son privilege et son droit ordinaire,
Le plalsir de la renvoyer
En lui donnant cet avis salutaire
Que pr6tendre forcer les gens & s'ennuyer,
C'est 6tre folle et t6m6raire.
XI.
Comme la Doligny nous rend tous m6contents
Par sa rare vertu, par ses rares talents,
Lui d6fendons d'etre plus longtemps sage.
Quoiqu'on n'ait point h redouter
De voir s'6tablir cet usage,
Elle force a la respecter.
A la vertu qu'on ne pent imiter
L'on n'aime point h rend re hommage.
1. M"'« Prdvillc ayait fait infld^lit6 i son mari, qui en 6tait au ddsespoir, pour
M0I6, qui vientde la quitter pour M"« d'Epinay. M"* Prdvillc a pens6 en mourir de
douleur. Elle vient de sc raccommoder avcc son marl. Toutes ces importantes r<5vo-
lutions sont connues do tout le public, qu'elles occupeni et int^ressent. (Grimm.)
2. II I'a fait d^butcr I'hiver dernier dans la trag<5die, lui promettant d'avance
les plus grands succfes; mais, en cothurne commo en brodequin, elle a paru ^a-
lement mauvaise. (Id.)
358 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
XII.
Fanier la suit de loin, mais son ami Dorat
Fr6quente trop souvent chez elle.
Que sait-on ? II peat plaire ; il est jeune, elle est belle ;
On ne croit plus k I'amour d61icat.
Ah ! quel plaisir si sa sagesse
Pouvait faire le moindre 6cart!
Parmi nous, c'est une bassesse
De vouloir ennoblir son art.
Vous avez sous les yeux un si noble module :
La Beaumenard^; elle a joui de ses beaux ans.
Sachez vous avilir comme elle,
Et semez dans votre printemps ;
Ruinez par raison vingt ou trente personnes:
Qu'importe? Vous pourrez peut-6tre quelque jour,
Quand vos affaires seront bonnes,
Vous abandonner k I'amour.
XIII.
La Bellecour, cette lourde Finette,
Se d6fera des rdles de soubrette
En faveur de Luzy, qui, jouant plus souvent,
Pourra joindre aux attraits le charme du talent,
Pourvu qu'elle renonce k ses fades grimaces,
A sa minauderie, k sa pretention :
L'air emprunt6 gate toujours les graces,
Et la nature plait sans affectation.
XIV.
Fanier travaillera, c'est chose essentielle :
Notre but est d'instruire, et non pas de louer;
Nous sommes, malgre nous, forces de Tavouer,
Son talent est plus jeune qu'elle.
XV.
Du reste, d^sirant soulager la Gautier *
Qui se plait dfes longtemps, et plait dans son metier,
Ordre k la Bellecour qu'il faut que Ton r6forme,
Vu, sans d'autres raisons, et son air et sa forme,
1. Aujourd'hui la femme de Bellecour. Fameuse courtisane en son temps. Son
air efifronte a toujours fait tort k sa beaute. Elle n'a jamais et(5 bonne actrice ; mais
elle devient tous les jours plus grosse et plus detestable. (Grimm.)
2. Ou M"' Drouin. Elle joue depuis quelques annees les r61es de caractSre avec
succ^s. (Id.)
JUILLET 1767. 869
D'apprendre incessamment les r61es des Grognac,
Des Argante, des GouplUac.
Elle doit s'y rdsoudre avec plelne assurance.
Que n'a-t-elle pas vu depuis plus de trente ans?
D'un monde que Ton a fr6quent6 si longteraps,
On doit avoir la connaissance.
XVI.
Enjoignons au surplus, pour Texemple des moeurs
Et la tranquillity publique,
Qu'aucune actrice en son humeur lubrique,
A rOp6ra ni m^me ailleurs,
N'aille par avarice oli bien par politique
Brouiller d'heureux amants et mendler des cceurs.
II faut en tout de la justice.
Lorsque avec adresse une actrice
Dans ses filets a su prendre un moineau,
On doit respecter son ouvrage ;
Quand elle Tapprivoise, il ne serait pas beau
Qu'une autre en vInt arracher le plumage.
XVII.
Item pour I'avenir, mais tr6s-express6ment,
Faisons defense i nos actrices
De faire leurs marches ou quelque arrangement,
Au foyer ni dans les coulisses;
D'y laisser 6chapper quelques mots ind6cents.
Que la Hus n'aille plus par un compliment fade
Crier k la Dubois : « Ma ch6re camarade,
Comment se portent vos enfants? »
XVIII.
Galculant avec soln nos besoins, nos ressources,
Ayanl mQrement r6fl6chi
Et sur Lemierre et sur Sivry i,
Dont les talents n'emplissent pas nos bourses ;
Et ne gagnant plus tous les ans
Qu'entre huit et dix mille francs
Qui ne sauraient sufflre k la d6pense
Qu'exigent notre luxe et notre vanit6 ;
Comptant d'ailleurs sur indulgence
Et Tamour de la nouveaut6
I. Poinsinet de Sivry, cousin de Poinsiaet, sorcier, auteur do quelques tnau-
vaiscs tragedies. (Grimm.)
360 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Qui caract^risent la France :
Permis h chaque acteur, lorsque maint cr6ancier
Sera venu trois fois k sa porte aboyer,
D'etre malade. Mors quelque duchesse
(Car il faut qu'une au moins pour chacun s'int6resse)
Voudra bien du public s'attirer le m6pris,
Et queter noblement chez princes et marquis,
Qui nous feront par politesse
Une aumOne de dix louis.
Observons toutefois qu'avec exactitude
Chacun aura le droit d'user de ce d6tour.
Entendons seulement qu'a compter de ce jour,
D6sirant 6pargner jusques aux honoraires,
Le Suisse et le moucheur auront aussi leur tour.
Risque k passer pour nos confreres.
XIX.
Apr^s avoir consulte Coqueley i,
Homme prudent et raisonnable,
Qui nous a fait sentir qu'il etait indiscret
Dejoindre kla bassesse un orgueil intraitable;
Que malgr6 nos airs de hauteur,
Le public toujours equitable
Rabaissait notre 6tat k sa juste valeur ;
Que, quoiqu'on fit un m6tier m6prisable,
On n'avait pas le droit de manquer k I'honneur,
Ni meme k la reconnaissance :
Nous saurons d6sormais respecter les auteurs,
Et'd'eux k nous^faire la difference.
Nous les regarderons comme nos bienfaiteurs :
La gloire est leur seul but, le ndtre est I'infamie;
Nous sommes les 6chos de leur brillant g6nie ;
Automates glac6s, organes impuissants,
Nous oublierions sans eux que nous avons des sens.
Quand les cheveux 6pars et la bouche 6cumante,
Le front terrible et les yeux egar6s,
Sous le nom d'ApoUon, la sibylle 6Ioquente
Rendait en fr6missant ses oracles sacr6s.
On voyait de son cceur I'involontaire ivresse.
On rendait grace aux dieux et non k la pr^tresse.
Bien convaincus de cette v6rit6,
Et connaissant son importance,
Un de nous sera d6put6
Pour faire excuse avec humility
1 . Avocat et conseil de la Com6die-Fran?aise. (Grimm.)
JUILLET 1767. S61
A tous auteurs que, par leur insolence,
Bellecour et M0I6 pourralent avoir bless6s,
Et qui, dans I'antichambre, ont eu la complaisance
D'attendre leur orgueil et leurs airs insens6s.
Et pour r6parer notre offense,
Consentons d'fitre m6pris6s
Plus que jamais, Une telle vengeance
Rendra chacun de nous content :
lis n'auront que Thonneur, et nous aurons I'argent.
De notre comlt6, tel est Tordre suprfime
Qu'i I'avenir chacun suivra.
Donn^ sur le th6atre mSme
L'an rail sept cent et ccEtera.
— On a donne ces jours derniers sur le theatre de la
Com6die-Italienne un opera-comique nouveau, intitul6 Toinon
et Toinette, en deux actes. La pi6ce est de M. Desboulmiers,
qui a deja obtenu les honneurs du sifllet plusieurs fois sur le
theatre; la musique est de M. Gossec, qui a du talent, et qui
m^riterait un meilleur poete. Toinette est une petite personne
qui ressemble k I'aimable Rose de M. Sedaine, mais comme un
peintre d'enseignes sait faire ressembler. M. Sedaine est le
peintre de la nature, et M. Desboulmiers est le peintre d'en-
seignes, mais d'enseignes pour le faubourg Saint-Marceau tout
au plus, car la rue Saint-Honor6 en veut de beaucoup mieux
peintes. Toinette, caricature de Rose, a un p6re, caricature de
Mathurin, p6re de Rose. Le p6re de Toinette n'est qependant
pas aussi range que le p6re de Rose. II doit une somme d' ar-
gent k un usurier intraitable ; il est vrai qu'il a des fonds sur
un navire qui pent arriver d'un moment k I'autre, car la sc6ne
est dans un port de mer. L'usurier est amoureux de Toinette,
et si elle voulait consentir de I'epouser, la dette du p6re se
trouverait acquitt6e par la main de la fille. Mais Toinette n'a
pas de coeur k donner k un vieux singe ; elle aime tendrement
Toinon, neveu de l'usurier, qui est le Colas de cette Rose. Le
vieux coquin d'oncle cherche d'abord k brouiller Toinette avec
son neveu Toinon, et k la persuader que Toinon aime sa cou-
sine Margol ; mais ce mensonge n'a d'efiet que pour fournir au
poete le sujet d'une sc^ne de jalousie terminee par un raccom-
modement. Alors l'usurier ne voit plus le succ6s de son amour
que dans sa creance. Si Toinette ne I'epouse pas sur-le-champ,
362 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
il fera mettre son p^re en prison. Heureusement le navire sur
lequel ce p6re a fait fond entre dans le port en ce moment, et
un capitaine de navire vient annoncer aux personnes interes-
sees cette heureuse nouvelle. Yous croyez, je parie, que vous
n'avez plus qn'k assister au mariage de Toinon et de Toinette,
et que, moyennant votre present de noces fait a la porte de la
Gomedie, tout est dit. Vous vous trompez. Ge M. Desboulraiers
est un diable d'homme qui ne lache pas son monde k si bon
raarch6. Quoiqu'il ne soit pas sorcier, il dispose des elements,
et, dans I'intervalle du premier au second acte, il el6ve une
tempete epouvantable, k I'honneur sans doute et en m6moire
du bon effet de I'orage dans le Roi et le Fermier, de M. Sedaine.
En consequence, M. Gossec, seconde par la charrette du cintre
qu'un moucheur de comedie tient toujours prete aux ordres
de tout Jupiter tonnant, M. Gossec, dis-je, fait pleuvoir,
greler, tonner, eclairer dans cet entr'acte, a faire peur. Si je
pouvais faire quelque cas de ces platitudes musicales, je dirais
que Forage de M. Gossec est beaucoup plus beau que celui de
M. Monsigny dans le Roi et le Fermier; mais, dans le fait, je
donnerais mille de ces pu6rilit6s avec tout leur fracas contre le
plus simple sentiment heureusement exprime. Enfm le calme
succ^de a I'orage, et le musicien, apr^s nous avoir dechire les
oreilles par ses eclairs, met toutes les flutes de I'orchestre en
campagne pour apaiser les vents et la temp6te. Malheureuse-
mentpour Toinette, il s'yprend trop tard. Le navire quiportait
les fonds de son p6re a peri par la tempSte; cela s'appelle
faire naufrage au port dans toute la rigueur du terme. Aussi
I'usurier, usant de son droit, a deja fait emprisonner le p6re de
Toinette, et vient de nouveau offrir a celle-ci sa main et la
liberte de son p6re, si elle veut se determiner k I'epouser. Toi-
nette, perplexe et constern^e, est sur le point de sacrifier k la
pi6te filiale les plus chers interets de son coeur, en acceptant
les offres du vieux hibou, lorsque son p6re parait en liberte.
Une main inconnue lui a fait tenir I'argent n^cessaire pour le
delivrer des poursuites de son creancier. Gelui-ci est fort sot,
et Toinette se flatte de toucher enfm au comble de ses vceux,
lorsque son amant Toinon parait pour prendre tristeraent conge
d'elle. Le gen^reux Toinon, ayant su que le p^rede sa maitresse
etait en prison, s'est engage sur mer et a envoy e secrfetemeat
JUILLET 1767. 86S
le prix (le son engagement pour le faire sortir de prison ; mais
aussi il faut qu'il s'embarque sur-le-champ. Ce n'est pas lui
qui apprend k Toinette le service qu'il vient de rendre h, son
p6re; au contraire, il le lui cache soigneusement ; mais le capi-
taine de navire qui est dejk venu allumer une pipe sur le
theatre au premier acte, et qui est pr6cisement celui k bord
duquel Toinon s'est engag6, d6couvre enfin toute I'histoire, et,
touch6 de la g6n6rosit6 du jeune homme autant qu'il est
indigne de la durete du vieux coquin d'oncle, il rend au pre-
mier sa liberty sans rancon et couronne la tendresse des deux
amants en faisant encore k Toinette par-dessus le march6 un
joli present de noces. Je dis que si Ton avait donn6 ce canevas
k M. Sedaine, il en aurait fait une fort jolie pi6ce. II aurait
d'abord donne du caractfere et de la physionomie a tout ce
monde; et puis les scenes auraient ete interessantes , tou-
chantes, plaisantes, comme il aurait juge ci propos. Mais le
peintre d'enseignes Desboulmiers est un homme sans res-
source; il n'a ni chaleur, ni sel, ni force comique. Je n'ai pas
ete fort 6merveille de la musique de M. Gossec ; il est vrai que
son pauvre diable de poete ne lui a pas fourni une seule
occasion de placer un air. C'est 6touffer dans un homme toute
idee que de I'obliger de faire toujours chanter ses acteurs k
contre-sens, et sans que leur situation les sollicite k quitter le
langage ordinaire pour celui de la passion. Ordre k M. Desboul-
miers de renoncer k un metier qu'il sait si mal, et de s'em-
barquer en lieu et place de Toinon. A cette condition, le public
a bien voulu accorder quelques representations k Toinon et
Toinette.
Le rdle du capitaine de navire a ete jou6 par un acteur
appel6 Mainville, dont je n'ai pas encore eu occasion de vous
parler. Ce jeune homme a debute avec beaucoup de succ^s, il
y a quelques mois. II a une belle voix de basse-taille; il est bien
de figure, et il promet d'etre lin sujet de distinction avec le
temps. On pretend que Mainville est fils de Gaillot; si cela est,
on pent dire que c'est le digne fils d'un illustre p6re. II est
certain que Gaillot le protege, et que le fils pourra remplacer
le p6re dans la saison de la chasse que celui-ci aime avec
fureur, et ou il a plus besoin de tuer les perdreaux et de courir
les li6vres que d'amener le public au theatre. On craint que
364 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Mainville ne devienne pas aussi bon acteur que bon chanteur
et qu'il ne manque d'intelligence ; mais j'ai vu des sujets plus
desesperes devenir tr^s-passables et meme bons, et c'est tou-
jours un tr^s-grand point que de n'avoir aucune disgrace
exterieure a vaincre. Nous avons vu M'"" Laruette, ci-devant
M"* Villette, jouer ses roles sans aucune sorte d'intelligence
pendant plusieurs annees; elle s'est formee cependant, et il
existe actuellement des pieces qui doivent leur succ^s en partie
a son talent d'actrice. L'etude et I'exercice sent deux grands
maltres, et j'ai dans la tete que M. Mainville s'en trouvera bien
dans quelque temps d'ici.
— Le theatre anglais compte parmi ses pieces une tragedie
intitulee le Joueur, tragedie bourgeoise qui n'a pas beaucoup
reussi k Londres, et dont nous ignorons I'auteur en France. Son
but 6tait de nous montrer la passion du jeu avec tons ses dan-
gers. En consequence, un homme, dont le sort etait en tout
point digne d'envie, devient par la fureur de cette passion le
plus malheureux de tons les hommes. II ne se contente pas de
la perte de toute sa fortune; il perd encore la fortune d'une
femme charmante dont il est adore, et le bien d'une soeur
airaable sur lequel il n'a pas le moindre droit. Manquant ainsi
a tous les sentiments de justice et de probite, il ouvre trop
tard les yeux sur I'abime ou il s'est precipit6; le d^sespoir
s'empare de son ame; il s'empoisonne et meurt au moment oil
sa tendre epouse lui apprend qu'une partie de ses pertes est
r6par6e par des fonds qui lui arrivent des Indes. On a publie il
y a quelques annees une traduction assez informe de cette
pi6ce. M. Diderot I'avait traduite quelque temps auparavant
pour la faire connaitre a des femmes qui n'entendaient point
I'anglais. Sa traduction n'apas eteimprimee. Elle est demeuree
a M. Saurin de I'Academie francaise, qui a entrepris de mettre
ce sujet sur le Theatre-FrauQais avec plusieurs changements. II
a surtout affaibli le role des filous dont le joueur est la dupe
dans la piece anglaise, et qui y occupent un trop grand espace.
Pour remplacer ce vide, il a imagine de donner au joueur un
enfant. Le sort de cet enfant ajoute encore a la detresse du p6re ;
et lorsqu'au cinquifeme acte il s'est empoisonne, tandis que son
fils dormait tranquillement a c6t6 de lui, il lui prend une autre
tentation aussi violente que funeste : c'est celle de tuer son
JUILLET 1767. 365
fils d'un coup de poignard, et de lui assurer par une mort pr6-
matur6e un sort sinon heureux, au moins exempt de revers.
Le reveil de I'enfant et sa naive inquietude i'emp6cheni d'ex6-
cuter ce dessein. \oi\k I'^pisode dont M. Saurin a enrichi la
pifece anglaise, mais qui ne lui appartient pas, car je ne sais
plus en quelle pi6ce ou en quel roman je I'ai vu. M. Saurin a
6crit sa pi6ce en vers libres, II ne I'a pas encore portee k la
Com^die-Fran^aise. 11 balance entre le parti de la faire jouer
ou de la faire iiiiprimer sans la presenter au theatre. En atten-
dant, elle vient d'etre jouee a Villers-Gotterets, sur le theatre
de M. le due d'Orleans, par une troupe composee de seigneurs
et de dames, parmi lesquels il y a de tr^s-bons acteurs. M™® la
marquise de Montesson et M'"" la comtesse de Blot ont joue
avec beaucoup de succ^s les rdles de femme et de soeur du
joueur. On se prepare a jouer cette pifece sur quelques autres
theatres de societe ; mais a ne recueillir les voix que dans la
salle de Villers-Gotterets sur le succ6s et Teffet de cette tra-
g^die, il me semble qu'on doute fort qu'elle r^ussisse sur le
theatre de la Com^die-Fran^aise, si M. Saurin se determine a
la faire jouer.
— On apprit, 11 y a quelques mois, que M. Rousseau avait
6crit k M. le gen6ral Conway pour lui demander la pension du
roi d'Angleterre sur laquelle il n'avait pas pu prendre un parti
definitif I'ann^e derni6re durant ses tracasseries avec M. Hume.
Le secretaire d'l^tat a prevenu le philosophe d'l^cosse de cette
d-marche de I'orateur allobroge, et lui a demande s'il n'avait
point d'objections a y faire. Le philosophe d'^cosse, bien loin
de s'y opposer, a supplie le secretaire d'etat de vouloir bien
procurer au suppliant genevois cette grace de Sa Majesty. En
consequence, le roi d'Angleterre accorda a M. Rousseau une
pension annuelle de cent livres sterling. Peu de temps apr6s,
M. Rousseau quitta brusquement et impunement son hdte
M. Davenport, en laissant pour lui une lettre pleine d'injures
et d'invectives. II ^crivit aussi au chancelier d'Angleterre, pour
lui demander une sauvegarde, afin de pouvoir sortir en suret6
du royaume. Le chef de la justice lui repondit que les lois
6taient en Angleterre une sauvegarde sure et suflisante pour
tout citoyen. Voila du moins ce que les papiers anglais ont rap-
ports. Ce qu'il y a de certain, c'est que M. Rousseau a debarqu6
366 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
h Calais et qu'il a traverse la Picardie, qu'il est venu aux portes
de Paris, et qu'on dit aujourd'hui qu'il a change de nora, repris
I'habit francais centre la jaquette armenienne, et qu'il a 6te
mis en lieu de surety et ignore de tout le monde, suivant ses
d6sirs et sous la condition expresse qu'il se tiendrait tranquille
k tout jamais, et qu'il ne ferait plus jamais et d'aucune manifere
parler de lui.
15 juillet 1767.
J'ai eu I'honneur de vous parler d'un SuppUmenL b, la Phi-
losophie de Vhistoire, qui a paru il y a quelques mois, en un
assez gros volume. L'auteur lui avait donne ce titre insidieux
dans I'esp^rance de se faire lire par tons ceux qui avaient lu la
Philosophic de Vhistoire, et d'administrer ainsi I'antidote d'office
h. tons les empoisonnes. Dans ce supplement, toutes les erreurs,
impietes, opinions dangereuses de ce livre se trouvaient con-
fondues avec le plus grand soin ; la betise la plus scientifique
brillait a chaque page. Charite inutile! zele perdu ! Personnen'a
voulu profiler des instructions du savant suppl6mentaire, et il
n'y a peut-6tre que moi en France qui aie eu le courage de
lire son docte ouvrage, et qui en aie rapporte la recompense de
me confirmer dans I'idee que j'avais du pieux auteur et de ses
principes. II ne manquait a ma satisfaction que de connaitre le
nom du bienfaisant supplementaire, et j'apprends avec joie
qu'il s'appelle M. I'abbe Larcher, ancien repetiteur de belles-
lettres au college Mazarin, dit des Quatre-Nations.
Je me doutais bien que la charite de M. Larcher envers
l'auteur de la Philosophic de Vhistoire ne serait pas semee en
terre ingrate, et que le repetiteur du college Mazarin serait
remercie avec toute la reconnaissance imaginable pour le z^le
avec lequel il avait bien voulu repasser la Philosophic de
Vhistoire. Cela n'a pas manque d'arriver. Tout le monde,
comme vous savez, est convaincu aujourd'hui que ce livre n'est
point de M. de Voltaire, comme quelques foUiculaires ont voulu
I'insinuer, surtout depuis quecelui-ci, par megarde sans doute,
I'a fait insurer dans ses oeuvres; mais qu'il appartient a feu
M. I'abbe Bazin, dont le propre neveu I'a dedie a I'lmperatrice
de Russie h la face de I'Europe. Feu M. I'abbe Bazin, en tant
JUILLET 1767. 367
qu'il est d6funt, sans avoir v6cu peul-6tre, ne pouvant rcipondre
k M. rabb6 Larcher qui- est un gaillard bien vivant, son brave
et courageux neveu, editeur dudit ouvrage, s'est raontre tout
de suite pour le defendre, et la manufacture de Ferney vient de
mettre en lumifere un volume de cent trente-six pages in-8",
intitule la Defense de mon oncle.
Je fais une grande difference entre les Honncteth littdraircs,
oil il n'y a pas le mot pour rire et ou I'auteur rendait injures
pour injures, et la Difense de mon oncle ^ ou Ton etouffe de rire
ci chaque page. 11 est impossible de rien lire de plus gai, de
plus fou, de plus sage, de plus 6rudit, de plus philosophique,
de plus profond, de plus puissant que cette Bifense, et il faut
convenir qu'un jeune homme de soixante-treize ans comme
notre neveu, sujet a ces saillies de jeunesse, est un rare ph6no-
mfene. On trouve de tout dans la Defense de son oncle : depuis
Sanchoniathon, Moise et Confutzee, jusqu'au R. P. de Maisy et
au R. P. Fr6ron, chasses des j6suites pour leurs fredaines, per-
sonne n'est oubli6; depuis le Pentateuquejusqu'al'impertinent
Examen de BHisaire, par le petit abbe Goge, tout est passe
en revue. Le neveu Bazin, qui a voyag6 avec son oncle par
toute I'Europe, I'Asie etl'Afrique, et k qui il ne reste plus qu'un
voyage en Am6rique k faire, prie son lecteur de jeter des yeux
attentifs sur la table des chapitres de la Defense de son oncle,
et d'y choisir le sujet qui sera le plus de son gout. G'est ce
que je vais faire, et comme les saillies du neveu sont entremfi-
lees de choses assez serieuses de I'oncle, je me permettrai par-ci
par-lci de courtes representations.
Dans I'exorde, le neveu convient que feu M. I'abb^ Bazin
6tait un peu railleur, et qu'il se moquait de M. de Guignes, de
I'Academie des inscriptions, qui voulait k toute force faire
descendre les Chinois des %yptiens. J'ai toujours ete de I'avis
de feu M. I'abb^ Bazin sur ce point. Je pense comme lui que
les lieux hauts ont dii 6tre habites avant les lieux bas, et Ton
sait que I'^gypte, presque toujours inondee, est une des contrees
les plus basses de I'ancien monde. Je suis encore de I'avis de
M. I'abbe Bazin sur le g^nie des jfigyptiens : je n'en fais pas
grand cas; mais cela n'emp^che pas, et c'est ou je m'6Ioigne
de M. Bazin, que les Grecs n'aient eu grande raison d'aller
etudier en ^gypte, et d'y d^terrer des connaissances tr^s-pr^
368 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
cieuses sur I'origine de toutes choses.Ce n'est pas le genie, c'est
la tradition qui conserve la m^moire des faits, et plus on peut
etre a la source de la tradition, plus on a de facility a separer
le mensonge de la v6rite. Si feu M. I'abbe Bazin avait pu faire
son tour d'%ypte avec feu M. Herodote, cela leur serait egal
aujourd'hui, vu qu'ils sont tous les deux defunts ; mais ils se
seraient estimes r^ciproquement, et M. Bazin n'aurait pas cite
le Palais-Royal de Paris et les musicos d'Amsterdam pour r^futer
son compagnon de voyage Herodote sur un point de moeurs de
Babylone.
Je me souviens d'avoir d^ja d^fendu le faiseur de contes
Herodote contre le faiseur d'epigrammes Bazin, a I'occasion de
Tusage qui obligeait les femmes et les filles de Babylone de se
prostituer dans le temple un certain jour de I'annee. Les argu-
ments de M. Bazin contre le r^cit d'Herodote sont d'un homme
fort poll, fort elegant et du meilleur ton; Ton voit bien
que M. Bazin a toujours vecu dans la meilleure compagnie du
xviir si^cle; mais ses arguments ne prouvent rien sur les
moeurs de Babylone. S'ils 6taient concluants, il n'existerait plus
aucune certitude historique, et il n'y aurait rien qu'on ne put
r6voquer en doute. Un esprit sage, quand il voit un usage
singulier, des moeurs inexplicables, suspend son jugement; il
sent que la clef de ces moeurs est perdue, et qu'il n'y peut
rien comprendre. II salt que les id6es d'un si6cle ne sont pas
celles d'un autre, et que si Ton 6tait en droit de nier dans
I'histoire du genre humain tout ce qui est extravagant et
absurde, on n'aurait qu'a la jeter au feu tout enti^re. Je ne
meprise pas les prodiges rapportes par Tite-Live, dont M. Bazin
se moque; je serais bien fache que Tite-Live, en les rapportant,
s'en moquat k la maniere de M. Bazin ; il perdrait d6s ce
moment toute ma confiance. Ce n'est pas que je croie plus a
ces prodiges que M. Bazin ; mais je fais attention a I'effet qu'ils
ont produit sur tout un peuple, sur tout un si^cle, a la croyance
qu'on leur a accordee, et je commence a entendre quelque
chose aux moeurs et k la tournure des esprits de ce si^cle.
En general il faut toujours se garer de Tab us de I'esprit
philosophique comme de tout autre abus, et il ne faut pas croire
que notre manifere de voir soit la seule bonne, ni que la raison
universelle n'ait et6 aper^ue pour la premiere fois qu'en cette
JUILLET 1767. 3G9
ann^e 1767. Nous sommes sans doute de trfes-grands hommes;
d'abord parce que c'est nous qui le disons, et que personne ne
peut nous le contester, les vivants ayant toujours et essentiel-
iement raisoncontre les morts; mais quoique des Montesquieu,
des Voltaire, soient des hommes infiniment rares, on nesaurait
en inf^rer que depuis que le genre humain existe il n'y ail
jamais eu un philosophe qui ait eu le sens commun, et que ce
soit precis6ment et exclusivement k nous qu'il ait 6te reserve de
trouver la pie au nid. Ainsi. il est i croire que, quoique nous
ne concevions plus gu6re rien au regime de Pylhagore, et que
les livres de Platon nous paraissent souvent inintelllgibles, il y
aurait de la tem6rit6 k regarder ces gens comme des r^veurs.
II est k craindre aussi, quoique nous ayons seuls raison en ce
xviir si^cle, comme tout le monde sait, que notre mani^re de
philosopher ne passe comme celle d'Ath6neset de Rome a pass6,
etque nos moeurs, tout aussi peu stables que celles de Memphis
et de Babylone, ne soient la proie du temps, qui ne manage
rien. Alors, suppose que I'Am^riqueaitenglouti I'Europe, comme
il pourrait arriver; que dans I'espace de deux ou trois mille
ans la tradition de nos moeurs et de nos idees soit aneantie,
que les Diderot et les Buflbn habitent Quebec ou Philadelphie,
qu'il y ait un Ferney sur la frontifere de Pensylvanie, et que ce
Ferney soit occupe comme le notre par I'aigle des philosophes
de son temps, ne pensez-vous pas qu'un feu M. Bazin de ce
temps pourrait traiter notre Voltaire comme un Herodote, faire
de notre Montesquieu un r6ve-creux, et avoir en apparence tout
I'avantage de son cote, parce qu'il serait un tr6s-bel esprit, et
qu'il raisonnerait suivant les idees de son siecle?
Nous ne remarquons pas assez combien nos idees, nos opi-
nions, nos prejuges et nos verites, puisqu'il faut le dire,
tiennent k notre temps, et combien il nous est impossible de
nous affranchir de I'esprit de notre siecle. Quand on dit qu'un
grand homme devance son siecle, on dit une verite, mais ce
n'est pas de mille ans, c'est quelquefois de cinquante ans, et
c'est un grand prodige; ce n'est pas sur tons les points, c'est
sur quelques points, c'est quelquefois sur un seul point; sur
tout le reste, il est entiferement subjugue par son si6cle. Pierre
le Grand 6tait un trfes-grand homme, tres au-dessus de son
siecle et de sa nation ; mais il eut et6 aussi impossible a Pierre
VII. 24
370 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
d'avoir la facilite et I'el^gance des moeurs de son contemporain,
Philippe d 'Orleans, regent de France, qu'il me le serait a moi
de danser la chaconne comme Dupre ou Vestris. Ceux qui
s'etonnent qu'un esprit aussi geometrique que Pascal ait pu
croire a la transsubstantiation ne se doutent pas que du temps
de Pascal ils auraient ete capucins. M. Bazin nous dit qu'il
faut bien nous mettre dans la tete que tons les legislateurs
ont 6t6 des hommes d'un grand esprit et d'un grand sens. Cela
est certain ; mais il faut que M. Bazin se mette bien dans la t^te
que de tous ces grands hommes il n'y en a pas un seul qui ait
eu une idee commune avec lui, qui n'est pourtant pas un
polisson, ni approchante des idees des Voltaire et des Mon-
tesquieu, qu'un sentiment de vanite tr6s-juste nous fait citer
avec complaisance.
Une observation importante, c'est que les hommes ne sont
pas absurdes pour le plaisir de I'etre, et que les usages les
plus bizarres, les plus extravagants en apparence, ont eu dans
leur institution un motif raisonnable. Si vous voulez developper
la theorie des religions et de leurs ceremonies, ne perdez
jamais cette observation de vue. Yoila pourquoi I'histoire de
I'Egypte serait pour nous si interessante, malgr6 le peu de cas
peut-etre qu'on doit faire du g^nie de ses habitants. Ge n'est
pas dans les contrees heureuses qu'il faut chercher les monu-
ments les plus curieux de I'esprit humain; c'est. dans les pays
sujets aux catastrophes, et dont les autres peuples ont tire par
suite de commerce les maladies contagieuses et les autres cala-
mites physiques. L'l^gypte nous a procur6 ces agrements, soit
par I'avantage de sa propre situation, soit par son commerce
immediat avec I'^thiopie, qui parait 6tre le foyer de la peste
et des autres douceurs dont la Providence a voulu combler le
genre humain. Ainsi, c'est dans I'^^gypte qu'il faudrait chercher
la clef de toutes les ceremonies religieuses qui se sont r^pan-
dues parmi les nations, et dont la plupart nous paraissent si
incomprehensibles. Une nation heureuse ne s'occupe gu6re de
ses dieux, comme ses dieux ne pensent guere a elle : car vous
savez que quand les dieux visitent un peuple, ils aniveut ordi-
nairement avec un cortege de calamites et en fort mauvaise
compagnie.
Ces observations m'ont mene plus loin que je n'avais
JUILLET 1767. 371
compte. II faut nous arrSter ici, et reprendre la Defense dc mon
onclc i la premiere fois. En attendant, abandonnons les sept
premiers chapitres de cette Defense au profit de M. I'abbd
Larcher. Le neveu de feu M. I'abbe Bazin y traite de la Provi-
dence, de la fornication, de la sodomie, de I'inceste, de la
bestiality, toutes matiferes excessivement delicates, sur lesquelles
les principes de M. le neveu et de M. Larcher ne s'accordent
pas toujours.
— On a donne aujourd'hui, sur le theatre de la Gom6die-
Italienne, un ancien opera-comique de feu M. Vade, intitule
NicaisCy et mis en musique pour la premiere fois : car dans le
temps de sa nouveaule on le chantait en vaudevilles sans
musique ; mais lieureusement le vaudeville, plus contraire
encore au bon gout qu'aux bonnes moeurs, a ete banni du
theatre par I'opera-comique, que M. Sedaine a cr66 en France
depuis environ dix ans. Ce Nicaise est le conte de La Fontaine
mis au th6atre. M. C0II6 a trait6 le m6me sujet d'une mani^re
plus libre; sa pifece, que j'ai vu jouer sur le theatre de M. le
due d'Orleans k Bagnolet, n'est point imprimee. Vade n'avait
point de talent. 11 reussissait dans le genre grivois et poissard,
que la verve seule peut rendre supportable a un homme de
gout. Mais Vade n'avait nulle verve ; tout ce qu'il savait, c'^tait
de se m61er dans les marches et autres lieux publics parrai la
plus basse populace, d'en 6tudier le jargon, et d'en placer les
dictons tant bien que mal dans ses pieces. Son Nicaise est fort
mauvais, sans sel, sans esprit, sans force comique. Un jeune
musicien appel6 Bambini a fait arranger les paroles et les a
mises en musique. Get essai n'a point reussi, parce que la pi^ce
est detestable, et que le musicien n'a ni coloris ni id6es. II n'a
sur les musiciens fran^ais que I'avantage de I'ecole, c'est-a-dire
de savoir arranger sa partition avec plus de gout et de purete,
et de ne point produire ses efTets k force de solecismes. Mais
cela ne suffit point pour r^ussir, surtout dans un pays oii le
merite de la puret6 du style musical est encore absolument
ignore. Ce Bambini est fils du directeur de cette mauvaise troupe
de boufTons italiens qui, en 1752, penserent culbuter toute la
boutique de I'Acad^mie royale de musique. Lorsque I'esprit
conservateur de la France, pour perpetuer 1' ennui de sa
musique, fit chasser les boufTons en depitdu coin de la reine.
372 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
le petit Bambini, alors age de dix ou douze ans, fut Iaiss6 a
Paris par son p6re, dans I'esperance sans doute qu'il achfeverait
un jour I'oeuvre de Dieu ou la revolution. Mais I'esprit divin
s'est retire de cet enfant, et le don prophetique et apostolique
s'est repandu sur Philidor et d'autres ouvriers que Dieu a choisis,
en ces derniers temps, pour ouvrir I'oreille de son peuple.
La troupe italienne du meme theatre a donne une farce inti-
tul^e le Turban enchantd, qui a beaucoup reussi. Arlequin, mis
en possession de ce turban par un magicien, Tempi oie pour
reussir dans ses amours. La premiere moitie de cette pi6ce est
tres-vive, et la derniere a plu par un escamotage tr6s-prompt
de cinq ou six habits que M. Arlequin-Garlin a sur le corps et
qui n'amincissent pas sa taille.
— M. Golle, lecteur de M. le due d'Orl^ans, paraissait avoir
renonc6 au dessein de faire imprimer ses pieces de theatre suc-
cessivement sous le titre de ThMtre de socUt^. Le peu de
succ^s de la Veuve et du Rossignol pouvait Ten avoir degoute ;
mais il vient de le reprendre, en publiant son Galanl Escroc qu
doit former avec ses autres pieces imprimees le premier volume,
et ce premier sera suivi d'un second volume de pieces qui
paraitront I'ann^e prochaine toutes a la fois. Aucune de ces
pieces n'a pu etre jouee sur nos theatres publics, parce qu'elles
sent trop libres. On peut faire entre M. G0II6 et M. Sedaine le
parallele que M. Diderot a fait, pour son Salon del765, entre
Baudouin et Greuze. Le premier est peintre de gravelures et de
libertins, le second, peintre de bonnes moeurs et d'honn^tes
gens. Les moeurs de G0II6 sont vraies, mais ce sont les moeurs
corrompues de Paris ; les moeurs de Sedaine sont vraies et
bonnes, et sont celles que vous d6sirez a votre femme, a votre
fille, a votre maitresse. Sedaine a aussi plus de genie, plus d'in-
vention, plus de force comique ; G0II6 n'est ordinairement plai-
sant que par la tournure du dialogue et meme des mots. Golle
estinfmimentau-dessus de Vade, mais Sedaine est infiniment au-
dessus de Golle. La comedie du Galant Escroc est tir^e du conte de
La Fontaine qui a pour titre A Femme avare, galant Escroc, Elle
est en un acte et en prose. G'est la meilleure pi6ce de celles que
Golle a imprimees. Le role de la femme, celui du mari, celui du
galant, sont trfes-plaisants. Les moeurs de cette pi6ce sont tr6s-
depravees. On en peut voir, je pense, une dans ce gout-li en pas-
JUILLET 1767. 373
sant et trfes-rarement ; maison n'en verrait pas trois de suite sans
en 6tre fatigu6, exc6d6. Vous remarquerez que si M. Sedaine
avail eu h. trailer ce sujet, il aurait fait a coup sur de Sophie et
du chevalier un couple honnfite et inl6ressant qui aurait natu-
reilemenl contrast^ avec les moeurs des autres personnages de
la pi6ce, el, si I'on peut dire ainsi, vous eii aurait repose.
M. C0II6 a voulu faire de Sophie une jeune personne au-dessus
des pr^juges de son sexe; mais, dans le fait, c'est une creature
qui se livre a un jeune homme sans reserve et sans pudeur. 11
n'y a point de situation qu'on ne puisse trailer, mais la mani^re
de la trailer decide de tout, et donne la mesure exacle du genie
et du talent du poete. M. CoUe n'a point de nez pour les choses
honnfites. II ne sail faire parler que des femmes perdues ; quand
il veut faire parler une femme honnete, il n'y est plus, il devient
ennuyeux et plat. Quant au style, qu'il ne faut jamais perdre de
vue dans ces productions, sa purete r^pond quelquefois k la
purett^ des mosurs de la piece. Le ton m6me n'en est pas tou-
jours bon. Le chevalier dil k Sophie par exemple : J'espire
que M. le comte aura fait de bonne besogne. Cela est lourd
el has, et si c'est une equivoque, c'est encore de mauvais gout :
un homme du monde s'exprime avec plus de finesse et de leg6-
ret6. II y a encore cetle difference enlre M. Colle et M. Sedaine
que celui-ci jette ses choses fines el ses adressesforl l^gerement;
il prend son spectateur pour un homme d'esprit qui enlend k
demi-mot. M. Colle, au contraire, nous prend pour des b6tes.
Quand il a quelque finesse a placer, il meurt de peur qu'elle ne
nous echappe, el nous cogne le nez dessus. Mais je n'aime pas
ces fa(jons-la: elles font monter la moularde au nez. Le Galant
Escroc est precede d'un prologue en vers oii M. C0II6 pren(?
conge de la Parade ; mais en lisant ses comedies, on s'apercoit
qu'il s'en est separe trop lard.
— M. Baculard d'Arnaud vient de nous gratifier de deux
petits romans, I'un fran^ais, I'autre anglais, chacun orn6 d'une
estampe et de quelques vignettes de M. Eisen. La fureur des
images devient ainsi tous les jours plus gen^rale, el s'il ne
s'6l6ve pas bienldt une secte d'iconoclasles dans la librairie,
nous sommes mines. Le roman francais de M. d'Arnaud est inti-
tule Lucie et MHanie, ou les Deux Saeursg^m^reuses, et le roman
anglais, Clary, ou le lietour d la vertu ricompensL Dans le pre-
374 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
mier, deux soeurs deviennent amoureuses d'un comte d'Estival
qui est, apres M. d'Ainaud, rhomme le plus accompli de la
France. II en r6sulte un combat de g6nerosit6 qui fait que le
comte epouse I'ainee, c'est-a-dire celle des deux soeurs qu'il
n'aime pas, a la place de la cadette, qu'il aime, et qui se retire
dans un couvent ignore de tout le monde afm de ne pas faire
tort a sa soBur. Apres le mariage, cette soeur decouvre que sa
soeur seule etait aimee, et cette decouverte la fait mourir de
douleur. Le comte, libre de ce lien, compte se consoler, du cha-
grin que la mort de sa femme lui a cause, dans les bras de la
soBur, qu'il a toujours ador6e; mais celle-ci, considerant que
c'est ellequi est cause de la mort de sa soeur, ne veut pas
epouser le comte, malgre la passion qu'elle se sent toujours
pour lui, et prend impitoyablement le voile dans le couvent oii
elle s'est retiree. Le comte, perdant aussi toutes ses esperances,
meurt, et en mourant, il envoie son coeur dans une boite a sa
maitresse religieuse. A la reception de ce funeste present, cette
tendre recluse, qui employait toujours ses heures perdues a
travailler au portrait de son amant, se trouve mal, et meurt peu
de jours apres. Tout le monde ainsi mort, il ne reste que
M. d'Arnaud, dontle g6nie est mort-ne. Dans le roman anglais,
la vertueuse Clary, fille d'un fermier de campagne, se laisse en-
lever par un lord qui lui promet de I'epouser. En attendant
Taccomplissement de cette promesse, elle remplit de bon coeur
tons les devoirs d'une 6pouse, et vit k Londres avec son amant
dans I'etalage de la fille la mieux entretenue. Un jour, etant
avec son lord k la com6die, elle voit dans la pifece qu'on repr6-
sente un p6re qui, trouvant sa fille dans une situation a peu
pres pareille, lui dit : Ma fille, je vous vols des richesses; oil
sont vos vertus? Apparemment que ce role de pere etait joue
par David Garrick avec une force et une v6rite etonnantes,
car Clary ne put jamais s'empecher de s' eerier du fond de la
loge : Ah, mon pdre I et puis de s'evanouir. Je vous laisse
a penser quel esclandre ce cri devait faire dans la salle de
Londres ; mais du moins il prouve que, meme au milieu d'un
spectacle profane, on n'est pas a I'abri du doigt de Dieu. Clary
s'en sent touchee. Elle se d6robe clandestinement de la maison
de son seducteur, et aprfes avoir 6cliapp6 au danger d'etre
violee par un gros chapelain, et a divers autres accidents, elle
JUILLET 1767. 375
reprend le chemin de la vertu et de la maison pateinelle. Ses
parents lui pardonnent. Un chevalier baronnet tr^s-vertueux en
devient amoureux. Clary ne consent k I'epouser qu'apr^s les
simagrdes les plus touchantes du monde, et apr6s lui avoir
coDte toutes ses petites fredaines; et M. d'Arnaud, qui est un
garcon d^licat sur le point d'honneur d'une fille, ne fait le
mariage qu'apr6s avoir tue le premier seducteur de Clary d'un
coup de fusil k I'armde d'Allemagne : ainsi dans le fait, le che-
valier baronnet (Spouse une jeune veuve, un peu ill^gitime a
la Y6rit6, mais d'ailleurs charmante et d'une vertu a toute
epreuve.
Si vous voulez avoir un module de faux path6tique et de
fausse chaleur, vous lirez ces deux romans. Je suis sur qu'en
certains quartiers de Paris et en certains endroits de province,
tout cela parait fort beau. Ce pauvre d'Arnaud n'a pas I'ombre
du sentiment, il est froid comme la mort ; mais il s'^chauffe
tant k force de grands mots que je suis persuade que, de la
meilleure foi du monde, il se trouve brulant. C'est I'auteur de
France qui entend le mieux I'eloquence des points et des tirets ;
en cinquante pages, I'imprimerie la mieux fournie doit se
trouver epuisee. Mon cccur est d^chirc... La mort y cntre de
toutes parts.., Mon amour s'allume dans mes larmes... Tout est
plein de ces expressions naturelies, et chacune est suivie d'un
tiret ou de trois points. Remarquez en passant que les autres
6teignent leur amour dans les larmes ; mais M. d'Arnaud I'y
allume, parce que tout est brulant chez lui. II n'y a rien de
mieux pour corrompre le gout et le style que ces sortes de pro-
ductions. Heureusement tout cela meurt en venant au monde.
Pour vous faire oublier les soeurs g6nereuses, je vais vous
faire un conte de la duchesse g^nereuse, et ce conte n'en
sera pas un. M'"« la duchesse de Choiseul vient de passer deux
mois dans sa terre de Chanteloup en Touraine. C'est, sous les
plus aimables traits, la Bienfaisance qui quitte les rives de la
Seine pour un temps, et va habiter les rives de la Loire.
Elle y passe peu de jours sans les signaler par quelques bien-
faits. Un soir, elle se prom6ne k cheval dans la for6t d'Amboise,
suivie du docteur Gatti, son medecin, et de I'abbe Barth61emy,
antiquaire c616bre. Elle rencontre une femme qui lui parait
plongee dans la douleur. Elle s'arr^te et interroge. La femme est
-$76 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
longtemps sans vouloir dire le sujet de son chagrin. Enfm elle
prend confiance dans I'honnetet^ des trois personnages, et leur
fait part de sa situation. Elle avait Spouse un fort honn^te
homme, excellent mari, bon p6re de famille, et elle vivait heu-
reuse avec lui. A mesure que cet homme prenait de I'attache-
ment pour sa femme et de la tendresse pour ses enfants, il
devint inquiet et reveur. Un jour, sollicite par sa femme, il lui
confie qu'il est deserteur des troupes du roi. Des ce moment le
bonheur et la serenite disparaissent de cette heureuse chau-
miere, la frayeur et I'inqui^tude s'emparent de toute la famille.
Au moindre bruit elle croit voir arriver la marechaussee, qui lui
enleve son chef pour lui faire subir un arrSt de mort. Voild,^
dit cette femme, la vie que nous menons depuis six mois que
ce funeste secretin' est comm. Ah! s'ecrie-t-elle, si je pouvais
trouver quelque protection auprcs de la duchesse de Choiseul
pendant quelle est en ce pays! On parle tant de sa bonte; elle
me rendrait service sans doute. Un mot echappe a la duchesse
la fait reconnattre. Alors cette femme se recueille et se met
a lui parler avec tant de force et de chaleur, avec une elo-
quence si touchante et si sublime qu'un tremblement univer-
sel saisit la duchesse de Choiseul, et que ses deux conducteurs
fondent en larmes a c6t6 d'elle. La fin de cette histoire c'est que
M'"* la duchesse est trois jours malade de cette scene. Le qua-
trieme, M. le due de Choiseul arrive dans sa terre ; le cinqui^me,
la grace est accordee au deserteur ; le sixieme, il est etabli avec
sa famille au chateau de Chanteloup, ou M'"' la duchesse de
Choiseul donne au mari et a la femme de I'emploi et assure leur
sort.
Monsieur d'Arnaud, si cette anecdote historique parvient a
votre connaissance, vous serez tente d'en faire un roman, et
d'en commander I'estampe a M. Eisen. Vous ferez le discours
de cette femme, et vous y mettrez tout ce que votre imprimeur
possfede en points et en tirets ; et je parie d'avance tout ce que
vousvoudrez que vous ne rencontrerez pas un seulmotde tout le
discours de cette femme. Je le donnerais a de plus habiles que
vous; et si vous aviez pu etre temoin de cette sc^ne, au prix de
tout ce que vous avez fait et de tout ce que vous ferez jamais,
je vous aurais conseille de ne pas h^siter un seul instant :
vous auriez vu du moins comment on est pathetique.
JUILLET 1707. 377
— M. Mercier, k I'enseigne de Vllommc sauvage, vient de
nous faire present d'une petite histoire morale en cent pages
in-12, intltule^e la Sympatkie . Si M. Mercier continue son com-
merce de merceries en vers et en prose avec I'activit^ qu'il y a
mise depuis six mois, je plains ceux qui sont obliges de s'as-
sortir dans sa boutique.
— Apr^s M. d'Arnaud, ce que nous avons de plus triste
en France c'est un certain M. Feu try, poete et etudiant en
artillerie. Celui-U ne r^ve que lamentations, rpines, tombeaux;
une demi-douzaine de gaillards de cette espece donnerait le
spleen k tout un royaume si on les ecoutait. M. Feutry vient de
publier les Ruines^ poeme d'un triste achev6. 11 nous dit dans
sa preface qu'il va en Russie, pour dire, en passant a Petersbourg,
que M. le comte de Schouvaloff est un Russe aimable et pour
faire des recherches sur I'histoire g6n6rale des machines de
guerre anciennes et modernes, qu'il se propose de donner dans
quelque temps avec des planches. II pretend aussi avoir trouve
une espfece de canon qui tire cinq coups contre deux, sans trop
s'echaufl'er et sans risquer de crever. Au moyen de sa decou-
verte, un vaiseau mont6 de vingt-cinq pieces, mettra en pieces
un vaiseau de soixante et au dela. M. Feutry est trop bon Fran-
gais pour ne nous pas garder son secret jusqu'i la premiere
guerre maritime. Je vois les Anglais perdus de cette aventure ;
et si M. Feutry peut les engager a lire ses productions po6-
tiques, tout ce qui ecbappera a son artillerie p6rira de m61an-
colie ; et voila I'empire dece peuple orgueilleux d6truit par le
genie puissant d'un seul homme.
— On assure que M. Rousseau se trouve dans un chateau
appartenant a M. le prince de Gonti, en Vexin, sur la fronti^re
de Normandie Ml a change de nom et a promis de se tenir tran-
quille le reste de ses jours. A cette condition le Parlement a,
dit-on, consenti de lalsser dormir le decret de prise de corps.
S'il ne doit plus rien imprimer, ce march6 est 6galement mau-
vais et pour lui et pour le public.
1. A Trye-Ch&teau. Voir dans la Corrcspon dance g^n^rale de Rousseau la lettre
du 3 mars 17G8 k du Pcyron sur les prdtendues persecutions qu'il y subissait.
C'est ^ Trye qu'il ccrivit la premiijre partie des Confessions.
378 CORRESPONDANCE LlTTfiRAIRE.
AOUT.
1" aoiit 1767.
Aprfes les plaies d'l^gypte, je ne connais guere de plus
grande calamite que celle qui s'est r^pandue sur la France et
qui a opere une disette universelle de nourriture spirituelle. II
n'y a jusqu'a present qu'un seul exemplaire de la Difense de
mon oncle a Paris, entre les mains de M. d'Argental. On parle
d'un roman th^ologique intitule Vlngdnu, et egalement ouvrage
a Ferney ; mais personne ne le connait encore a Paris. Autrefois
cette grande ville, semblable a un magasin general, tenait
assortiment de tout, et chaque fidele pouvait se pourvoir sui-
vant ses besoins et ses moyens ; aujourd'hui, il faut avoir des
facteurs et des commissionnaires aux environs du chef-lieu de
la manufacture; il faut tromper toute la cohorte de com mis,
d'inspecteurs, d'exempts et de sbires , quand on veut avoir ces
denrees pr6cieuses: c'est ce que je souhaite k tout fiddle qui
ne craint pas de depenser de I'argent pour son salut.
Je ne passerai pas la Defense de mon oncle en revue chapi-
trepar chapitre; je ne m'arreterai qu'k ceuxoii j'aurai quelques
petites observations a lui faire. II est parle de tout dans cette
Difense^ et feu M. I'abbe Bazin est un personnage trop impor-
tant pour qu'on ne cherche pas k le rappeler a I'exacte verite
quand il lui arrive de s'en ecarter. Je suis de I'avis de M. le
neveu quand il refute I'opinion absurde que la religion musul-
mane est une religion sensuelle et voluptueuse. Du temps que
nous etions dindons, et c'etait, s'il m'en souvient, la semaine
pass6e, les pretres ^taient bien aises de nous faire accroire
qu'il n'y avait que notre religion de sainte et que toutes les
autres etaient des ecoles de vices et de derSglements ; mais on
est un peu revenu de cette sottise. On salt aujourd'hui que
toute institution religieuse, quelque singuliere qu'elle ait ete
dans ses moyens, a toujours eu pour objet d'apaiser la colore
des dieux, et a toujours mel6 des preceptes de justice et de
vertu aun recueilde dogmes merveilleux et absurdes. On ne pent
nier que le caract^re de la religion musulmane ne soit en g6ne-
AOUT 1767. 379
ral tr6s-sev6re ; mais je voudraisque M. le neveu s'arr6tat li,
et qu'il n'outrat pas I'^loge des Turcs. Malgre tous les eloges
qu'il leur prodigue, on ne peut se dissimuler que ce ne soil un
peuple barbare, et je doute que feu M. Tabbe Bazin, qui 6tait un
homme de tr6s-bonne compagnie et quiaimait les Turcs tendre-
ment, eut prdfer6 le si^jour de Constantinople acelui de Paris. II
faut 6tre juste et convenir que, dans son origine, la religion
chr6tienne a puissamment influe sur la police des ttats, et par
consequent sur le bonlieur public des nations. Non-seulement
Tabolissement de I'esclavage, declare incompatible avec ses
principes, a ^t6 un grand acheminement a unemeilleure police ;
mais les extraits baptistaires et les extraits mortuaires, suites
des ceremonies chr6tiennes, et plusieurs autres de ses usages
inventus pour constater I'histoire de chaque individu dans pres-
que tous les instants interessants de son existence, ont ete les ve-
ritables causes par lesquelles des troupeaux d'hommes assem-
bles en nations ont enfm et6 changes en societes de citoyens.
Le tort de la religion, c'est d'etre devenu entre les mains des
pr6tres un instrument d* ambition et de cruaute, et d'avoir pese
sur les peuples d'une manifere si insupportable qu'ils ont du se
resoudre ou de succomber sous son joug, ou de le secouer.
Je laisse au neveu de M. Bazin le soin d'eclaircir avec
M. I'abbe Larch er la grande question de philosophic speculative,
comment Sara k I'age de soixante-quinze ans a pu 6tre d'une
beaut6 aussi ravissante et si dangereuse pour le repos du roi
d'^ypte et d'un autre roitelet de Gerar; je crois que M. I'abbe
Larcher a donne ici un beau jeu au neveu de M. Bazin. II
lui a cite,k propos de Sara, I'exemple de Ninon Lenclos, et vous
imaginez aisement quel parti le neveu salt tirer de cette rare
betise.M. Larcher le rep6titeur est une de ces b^tes scientifiques
cr6ees expr^s pour le dejeuner des Bazins et autres plaisants de
sa trempe.
Quand le neveu de M. Bazin se moque de ce que les anciens
historiens ont rapporte de la ville de Thebes en ^gypte, il me
parait avoir grande raison. Bossuet a trfes-mal fait de repeter
ces exagerations dans son Discours sur I'histoire universelky et
Rollin a fort mal fait de copier Bossuet. lis n'etaient philoso-
_^phes ni I'un ni I'autre ; aussi leur reputation ne pourra 6tre
durable. lis content, d'apr^s les anciens, que la ville de Thfebes
380 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
avait cent portes; que de chacune de ces portes il sortait dix
mille combaltants, sans compter deux cents chariots arm^s en
guerre par porte : ce qui fait un million de soldats, et encore
quarante mille goujats en n'en comptant que deux par chariot.
M. Bazin a raison de presenter ce petit total a la consideration
des bonnes ames qui savent calculer. En general il y aconteset
comptes dans les anciens historiens. II ne faut pas rejeter les
premiers pour cause de singularite, parce que meme'ce qu'ils
ont de faux a eu un fondement r6el; il ne faut pas passer les
derniers, parce queleshommes sent natiirellementexagerateurs,
et que dep.uis que le monde est monde, les calculs politiques
ont toujours 6te outres et hasardes. Je supplie seulement feu
M. Bazin des'en souvenir quand il est question de Ghinois, qui
sont, aprfes les Turcs, ce qu'il aime le plus tendremenl.
II aime aussi bien les disciples de Zoroastre, et vous trou-
verez a cette occasion dans la Defense de mon oncle trois
vigoureuses sorties contre I'evSque de Glocester, Warburton, qui
a deja etc, ainsi que madame son epouse, en butte aux traits
du c616bre John Gatilina Wilkes. II faut que I'eveque Warburton
ait molests feu I'abb^ Bazin dans quelque pamphlet, car, inde-
pendamment des trois sorties dontje viensde parler on m'as-
sure que le neveu de M. Bazin a encore fait une autre brochure
tout exprfes contre M. Warburton, ou ce dernier est tres-maltraite.
Ne connaissant point les pieces du procfes, je ne puis juger du
fond de la querelle ; mais je condamne celui des deux qui le
premier a mis de la durete dans cette dispute, et je donne dou-
ble tort a celui qui a rendu injure pour injure, parce que, pou-
vant precher d'exemple et donner a son frfere une legon de
politesse, qui doit toujours ^tre en raison inverse de la diversite
des sentiments, il en a volontairement perdu I'occasion.
Dans le dix-huiti6me chapitre, le sentiment de M. de Buffon,
qui pretend, d'apres Telliamed^ que notre continent a 6te suc-
cessivement couvert par les eaux de la mer, est combattu avec
autant de liberty que de politesse; c'est pr6cisement comme je
veux qu'on dispute. Je voudrais seulement que ce chapitre fut
aussi profond qu'il est plein d'egards pour I'auteur de VHis-
toire nalurelle; mais malheureusement il est tres-superficiel.
M. Bazin n'est pas aussi grand naturaliste que bon philosophe.
II faut que, dans ses grands voyages d'Europe, d'Asie et d'Afri-
AOUT 1767. 381
que, il soit toujours rest6 en plaine ; certainement il n'a pas
assez griiiip6 les montagnes dans ses voyages. S'il avail lant
soit peu examine les couches immenses de coquillages, de pois-
sons et de productions marines petrifiees, dont la plus grande
partie de notre continent et particuli^rement les plus hautes
montagnes sont couvertes, il ne serait pas tombe dans I'dnorme
puerilite de dire que parce qu'un voyageur aura laiss6 tomber
par m6garde une liultre en Berry ou enTouraine, et que ceite
hultre s'est petrifiee.dansle sein de la terre, il ne s'ensuit pas
qii'elle ait €i€ apportee la par les flots de la mer. Je me serais
range du c6te de M. Bazin s'iln'avaitvouluqu'attaquer I'opinion
que rOcean change de lit insensiblement, et qu'a mesure qu'il
decouvre un nouveau continent en seretirant, il inonde I'ancien.
Je ne crois pas que cette revolution se fasse par progr^s insen-
sibles, et M. Bazin dit d'assez bonnes raisons pour en d6mon-
trer I'impossibilite ; mais on ne saurait examiner notre continent
avec tant soit peu d'attention, on ne saurait fouiller dans son
sein sansrester enti^rement convaincu qu'il a longtemps servi
de litaux eaux de la mer. Sans qu'il existe aucun instrument
historique qui I'atteste, je crois qu'il n'y a point de verite qui
puisse 6tre poussee a un plus haut degr6 de certitude. Voulez-
vous savoir maintenant comment notre globe a pu prendre sa
forme actuelle? Reflechissez sur Taction du feu, de I'air et de
I'eau, sur les formes diverses de ces trois elements et sur leurs
combinaisons, sur les explosions et les revolutions qu'ils peu-
vent occasionner. Si un tremblement de terre pent faire sortir
une He du sein de la mer, une force plus grande peut elever
un vaste continent au-dessus des eaux de I'Ocean. Toutes les
hautes montagnes sont remplies de bouches de volcans qui ont
indubitablement vomi du feu, comme les 6paisses couches de
lave r^pandues autour le certifient, quoique aucun monument
historique n'en fasse mention. Ces volcans ont done cesse de
Jeter du feu avant les temps historiques. On n'a jamais entendu
parler de volcan en France ; cependant I'Auvergne en estremplie,-
tout voyageur peut s'en convaincre ; ces volcans ont done fini de
Jeter dufeu avant notre 6re de la creation du mondeou du moins
du deluge. 11 est evident d'ailleurs pour tout bon esprit que les
hautes montagnes n'ont pu se former que par un effort des plus
violents de la nature, dont Toeil du naturaliste decouvre partout
382 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
les traces, et dont le resultat a ete la forme actuelle de notre
globe. J'ajoute que si la theorie des com^tes nous etait raieux
connue, si nous pouvions calculer avec precision le moment de
leur entree dans notre syst^me planetaire, et fixer d'avance les
points principaux de leur revolution, nous saurions indiquer le
choc et la rencontre de ces corps avec notre glofie, et rendre
compte d'autres evenements de cette esp6ce avec autant de
facilite que nous prevoyons aujourd'hui une eclipse terrestre ou
lunaire. Sur tout cela il y aurait de grandes choses a dire et de
profondes reflexions a faire, dont la plus simple est que lemonde
est bien vieux et que nous sommes une espece d'insectes bien
presomptueux de nous flatter, avec nos miserables yeux et notre
existence d'un instant, d'en penetrer I'essence.
Une autre marotte de M. Bazintout aussi peu philosophique
que son huitre de Touraine, c'est qu'il ne veut pas que rien
s'engendre par la putrefaction. Une 6paule de mouton se pour-
rit par les grandes chaleurs; « s'il en sort des vers, dit-il, c'est
qu'une mouche y a depose ses oeufs. Mais enveloppez bien cette
epaule, emp^chez les mouches d'en approcher, et il n'en sortira
plus de vers ». Ah! grand Bazin, vous dormiez done aussi quel-
quefois de votre vivant ? Quel raisonnement ! Quel defaut cho-
quant d' experience ! Je vous assure qu'il en sortira egalement
des vers, un peu plus tard seulement, parce que vous aurez
gen6 Taction de I'air, et par consequent retarde le moment de
la decomposition. Yoas me repondez a cela qu'une mouche y a
p6netre k notre insu, et pour vous gu^rir de votre mouche par
une autre experience je n'oserai alleguer les observations
microscopiques et les a.nguilles de votre ami Needham, jesuite
irlandais, car, Dieu merci, votre intime ami M. Covelle a rendu
ces anguilles si ridicules que de cinquante ans on ne pourra en
parler sans exciter la risee de tons ceux qui, pour aimer a
philosopher, n'en aiment pas moins a se divertir. Laissons done
le jesuite aux anguilles, et ouvrons un excellent journal latin qui
' se publie a Leipsick sous le titre de Commentarii de rebus in
medicina gestis. Vous y trouverez une experience aisee a repe-
ter. Prenez un morceau de viande,et faites-en de bon bouillon;
versez ce bouillon tout bouillant dans une bouteille bien rincee.
Fermez cette bouteille herm6tiquement. Oubliez-la pendant cinq
a sixsemaines. Quand, au bout de ce temps-la, vous la reprendrez
AOUT 17G7. 383
pour examiner voire bouillon, vous irouverez dans voire bouteille
une rcpubiique d'6tres vivants. Vous ne direzpasiciqu'uninsecte
qui s'esl gliss6 dans la bouteille malgre lesprecaulions prises a
cause loute cellepeuplade, car cet insecte aurait 6i6bruleet noye
dans le bouillon bouillanl. Mais faul-il tant de raisonnements?
L'elude de la nature, second(ie par la reflexion, apprendra k tout
honime qui a des yeux et du sens qu'il n'y a point de matifere
niorte, et qu'avec de la mati^re et du mouvement lout se cr6e
et se detruit, depuis le grand philosophe jusqu'au petit insecte
dont il doit 6tre la pature. II nous sied bien d'affirmer que la
nature 'ne peut produire que par les lois de generation que npus
connaissons!
Je sais bien que cetle opinion que la putrefaction ne peut
rien produire tient imm6diatement ausyst^me religieux del'au-
teur. M. Bazin est zele deiste, et il craint qu'en admettant la
proposition contraire, on n'en tire des arguments contre une
cause premiere, intelligenle, creatrice et conservatrice de I'uni-
vers; mais le premier devoir d'un philosophe, c'est de ne
jamais deguiser ni alTaiblir la v6rite en faveur d'un systferae.
Vous lirez dans la Defense de mon oncle un dialogue sur cette
cause premiere entre Platon et un jeune 6picurien d'Alhfenes.
Ce dernier a exactemenl le ton, la facilite de moeurs, I'igno-
rance et la suflisance d'un petit-maltre de Paris des plus elegants
et des plus k la mode. Si les arguments de Platon-Bazin ne sont
pas aussi concluants pour un philosophe que pour un petit-mal-
tre ignorant et superficiel, tous conviendront du moins que la
description anatomique que Platon donne de la structure du
corps humain est un chef-d'oeuvre de style.
Dans la diatribe suivante, M. Bazin s'etend de nouveau sur
r^gyple ; mais je le conjure de nouveau, pour I'inlerSt de son
salut, qui m'est cher, de ne jamais parler qu'avec un saint res-
pect de toutes les absurdites 6gyptiennes. S'il est vrai, comme
le pretend notre abbe de Galiani, appuye sur I'opinion des plus
graves docteurs, que I'homme est n6 en ^thiopie, du mariage
d'un singe avec une chatte sauvage; s'il est vrai que ses ver-
tueux parents, voyant son mauvais naturel, n'ont pas voulu le
reconnaitre, I'ont chasse du pays el conlraint de s'enfuir en
%ypte, oil, se trouvant dans une terre ingrate, 11 a 6t6 oblige de
travailler malgre lui et de se r6unir par consequent en soci6t6,
38^ CORRESPOiNDANGE LITTEUAIRE.
M. Bazin ne peut se cacher que I'Jigypte est necessairement le
herceau de toute religion, de toiite loi, detoute police, et qu'un
bon critique ne doit jamais en approcher sans le plus profond
respect.
Les travaux immenses dont les monuments s'y conservent et
etonnent, lors meme que I'utilite publique moins qu'une vanity
excessive parait en avoir ete le principe, ces travaux, dont les
mines sont encore si merveilleuses, font naitre une idee bien
grande et bien naturelle. G'est que si ie travail de Tespfece
humaine enti6re etait sans cesse et sans distraction dirige vers
un but commun et utile au genre humain, de sorte que le tra-
vail d'aucunhomme nefut jamais ni contraire ace but ni perdu
pour ce but, on ne pourrait plus calculer ce que I'homme ne
serait pas capable d'entreprendre avec succes, ni fixer les bornes
de I'impossibilite k ses efforts. 11 reussirait a la longue a se
rendre maltre des elements, k changer les climats, ademolir les
montagnes, k creuser des canaux, a etablir des communications
entre tons les fleuves ; que sais-je? a rendre le chemin d'ici a
la Chine par terre aussi facile que la route de Paris a Lyon. Si
vous doutez de la possibilite de ces prodiges, etendez votre vue
sur toute la terre, voyez ces bras, ces mains innombrables, tous
occupes au travail; considerez combien, en un seul jour de tra-
vail perdu pour I'utilite commune, ou m6me contraire k son
but, depuis les arts les plus frivoles comme celui de faire du
galon et de ladentelle, dont les monuments s'aneantissent d'une
annee a I'autre sans aucun avantage pour les hommes, jusqu'a
I'art le plus funeste, celui qui detruit en peu d'instants les efforts
de plusieurs siecles; et ce coup d'oeil pourra vous faire sentir ce
que pourrait la masse des forces du genre humain dirigees par
une intelligence toujours subsistante. Le genre humain ainsi
ordonn6, et dirige par sa nature de generation en generation,
fournirait aussi une preuve sans r6plique de I'existence de Dieu.
La Defense de mon oncle est terminee par VApologie d'un
general d'armee aitaquS par des cuistres. G'est I'apologie de
Bdisaire centre les cuistres de Sorbonne. Le cuistre Goge n'y
est pas oublie, mais ce cuistre meriterait des etrivi^res mieux
appliquees. 11 vient de faire une nouvelle edition de son Examen
de Belisaire, etcette edition, fort augmentee, est d'une violence
extreme. Si ce cuistre etait le maitre^ il brulerait les philoso-
AOUT 1767. 385
phes comme des pastilles, et leur parfum serait bien delicieux
pour son nez. M. Bazin, en prenant la defense de DHisairc con-
tre les cuislres, en fait en m6me temps la critique avec beau-
coup de finesse et de menagement. II fait sentir qu'il n'est pas
bien sur que Belisaire ait et6 un si grand homme, encore
nioins un homme si verlueux, et qu'il n'est pas bien fait peut-
^tre de travestir ainsi des caract6res historiques, et d'accorder
les honneurs de la vertu, de la justice, du desinteressement, etc.,
k qui ne les connut jamais. II remarque aussi que levieuxmalin
singe de Justinien devait 6tre tr6s-content de la doctrine de
Taveugle sur la remission des pech6s, parce que personne n'en
avail plus besoin que lui. Tout cela est ecrit avec une gaiete
infinie. Une femme d'esprit disait ces jours passes, apr6s avoir
lu la Defense de mon oncle, que M. de Voltaire tombait en
jeunesse.
M. Bazin devrait soriir de son tombeau comme I'ombre de
Ninus, pour ordonner a son petit-neveu de soixante-treize ans
de ne jamais se dtipartir de ce ton de gaiete dans ses querelles.
Comment M.de Voltaire peut-il etre si dissemblable a lui-
m6me? II vient d'imprimer un raemoire contre La Beaumelle,
bu'il dit avoir presente au ministre. De ce m^moire a celui de
Pompignan presente au roi, il n'y a qu'un pas. G'est toujours
des notes que La Beaumelle a faitessur le Si^cle de Louis XIV
qu'il s'agit. M. de Voltaire pretend que ce vil sc6l6rat (c'est
r^pith^te dont il rhonore)en prepare une nouvelle edition. II
le d6f6re en consequence aux minis tres de Sa Majesty comme
traitre et calomniateur de Louis XIV, du due de Bourgogne,
p6re du roi, et de plusieurs autres grands personnages ; il le
d6f6re aux maisons d'Orl^ans et de Gond6 comme ayant outrage
leurs maltres. II soutient que La Beaumelle lui a ecrit quatre-
vingt-quatorze lettres anonymes reniplies d'injures atroces.
Est-il possible qu'un homme qui a 6crit la Mfensede mononcle
ecrive presque au m6me instant ces pauvret6s? Ce memoire est
aussi triste que violent. II est singulier que M. de Voltaire n'ait
jamais pu 6tre plaisant avec La Beaumelle. Ce La Beaumelle
est un mauvais sujet qui ne meritait pas I'honneur d'etre
seulement remarque par lui. II est retire depuis plus de
douze ans dans le Languedoc, sa patrie, ou il a epous6 une
jeune veuve, soeur de ce M. de Lavaysse, cel6bre par le proc6s
Tii. 25
386 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
du malheureux Galas ; cette veuve n'a pas consulte ses parents
sur le choix d'un second epoux. La Beaumelle depuis ce temps
vegete oublie, et, sans M. de Voltaire, il y a plus de douze ans
qu'on ignorerait qu'il y a une esp6ce de ce nom au monde.
— La tragedie des Illinois, suspendue assez longtemps par
la maladie de M"® Dubois, a ete reprise depuis son r^tablis-
sement, et a eu plus de douze representations, si je ne me
trompe. M. de Sauvigny vient de la faire imprimer. Une
intrigue embrouillee et inintelligible, des evenements entasses
sans jugement et sans mesure, un style incorrect et pitoyable,
tout decele la faiblesse extreme du poete. 11 a change son
denoument, car aujourd'hui un auteur en a deux ou trois prets,
et les change jusqu'a ce qu'il ait attrape le gout du public.
Ainsi ce n'est plus le jeune Monreal qui est tu6; c'est Hirza qui
se tue elle-meme pour epargner a la fois le pfere et le fils. Je
conviens que ce d6noument-ci ressemble beaucoup a celui des
Scythes. Yoila pourquoi I'auteur a cru devoir lui en substituer
un autre; mais le public ne I'ayant pas goute, il a repris le
premier, et pour prouver qu'il ne I'a pas emprunte k M. de
Voltaire, il a fait imprimer la permission du censeur de police,
qui est datee du mois de novembre 1761.
— Je confesse aussi avoir mal rendu compte de Toinon et
Toinette. A la lecture de la pi6ce, qui a ete imprimee depuis sa
premiere representation, je n'ai trouve aucune trace de la gene-
rosite de Toinon ni de celle du capitaine de navire. II est vrai
aussi que le vaisseau que j'avais cru perdu sans ressource par
la tempete se retrouve k la fin par un de ces heureux qui-
proquos si naturels et si communs dans le cours des evene-
ments. Mais, tout consider^, j'aime autant mon arrangement
que celui deM.Desboulmiers, et, sans me vanter, je crois qu'il
aurait mieux fait de combiner son plan comme j'ai fait que d'y
coudre un denoument qui n'a ni rime ni raison.
— Deux nouveaux acteurs ont debute sur le theatre de la
Gom6die-Francaise : Dalainval, dans les roles de raisonneur;
Montfoulon, dans les roles a manteau. Leur debut promet cette
honnete mediocrite qui fait le supplice des amateurs des beaux-
arts quelquefois vingt ans de suite.
— J'ai eu I'honneur de vous parler d'un supplement que
M. d'Alembert a fait k sa brochure de la Destruction des
AOUT 1767. 387
jHuitn. II vient d'en faire un autre encore sous le titre de
Seconde Icttrc h M***j conseiller au parlement de **** siir
Vidit du roi d'Espagne pour Vexpulsion des j'huites de ses
royaumes, Etats et domaines. C'est un petit ecrit de deux feuilles
au plus. Ma foi, il ne r^sulte rien de toutes ces brochures de
M. d'Alembert sur les malheurs de la Soci6te, sinon qu'il a aussi
voulu dire son petit mot sur un 6v6nement si cel6bre, et qu'ii
a tdche de faire enrager les jans6nistes autant que les j^suites.
Mais, au fond, tout cela fait du verbiage sans sel, sans nerf, sans
gaiete, avec beaucoup de pretention a la plaisanterie et sans
r6sultat. On pouvait dire cela en causant avec ses amis aux
Tuileries, ou bien au coin de son feu; mais en conscience cela
ne valait pas la peine d'6lre imprime.
— On a traduit de I'anglais de Gordon le livre The indepen-
dent ivhigt, et on lui a donne en francais le titre VEspril de
Viiglise, ou bien U Esprit du clergd\ car je n'ai point vu cette
traduction, qui se vend tr6s-cher et fort secrfetement. Voussavez
que ce livre est une des plus vigoureuses sorties sur I'esprit de
domination et d'envahissement des pr^tres; et si vous vous
rappelez les remarques de Gordon sur Tacite, vous croirez
aisement qu'il ne p6che pas dans cet ouvrage-ci par un ton trtfp
doucereux ou trop peu violent.
— J'ai eu I'honneur de vous parler d'une traduction fran-
^aise qu'on a faite de I'ouvrage de Justus Febronius sur la
puissance des papes, qui a fait tant de bruit en Allemagne et
qui a tant deplu k Rome*. Presque en m6me temps, un honn6te
janseniste, plus sage qu'a janseniste n'appartient, a public une
esp6ce de traduction libre du m6me ouvrage de Febronius. II
en a retranche des choses qui ne pouvaient interesser un
lecteur francais ; il a quelquefois ajoute pour 6claircir ce qui lui
a paru obscur. II a adouci des expressions trop dures pour la
cour ^e Rome, et il a supprime toutes les sorties trop vives
1. Le titre exact est V Esprit du clerge, ou le]Christianisme primitif vengi des
entreprises el des excis de nos prilres modernes. Londres (Amsterdam, Rey, 1767
2 vol. in-12), traduit de J. Trenchard et de Thomas Gordon, par d'Holbacli et Nai-
geon. Ce dernier, au dire de son fr6re, l'avait'« ath(5is6 » le plus qu'il avait pu.
2. Voir page 308. Ce livre est de J.-N. de Hontheim, 6v6que in partibus
de Myriophite, suffragant dc l'6lecteur de Treves, qui a signiS divers trait^s sous
le pscudonyme de Justus Febronius. Le traducteur ^tait J. Remade Lissoir, pre-
montrd.
388 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
contre le saint-pere. En un mot, il a conserve le fond de I'ori-
ginal et en a enti^rement change la forme. L'auteur pretend
cfue dans un temps aussi critique pour le christianisme que
celui-ci, il est de toute necessite que la cour de Rome ne sou-
tienne pas des maximes revoltantes. « Si j'6tais theologien
ultramontain, dit-il, je n'oserais seulement sourciller en pre-
sence de l'auteur de YJimile. )) Je ne sais si en sa qualite de jan-
seniste gallican il aura plus beau jeu avec le Vicaire Savoyard.
Son ouvrage est intitule de VEtat de I'Eglise, ct de la Puissance
legitime du pontife rotnain. Deux volumes in-8°.
— On a imprime aussi pour Tinstriiction des fiddles une
traduction de la TMorie des binifices, ouvrage du celfebre
fra Paolo, un des plus grands hommes du xvi" sifecle. La tra-
duction francaise de ce fameux traite parut pour la premiere
fois en 1677. Richard Simon y joignit un appendice sous le
litre d'Hisioire de Vorigine et des progrh des revenus eccU-
siasliques. Ce sont ces deux ouvrages qu'on vient de reimprimer
ensemble sous le titre de Thiorie des hhiifices. Deux volumes
in-12, dont le premier renferme I'ouvrage de fra Paolo ; le
second, celui de Richard Simon.
— Un bon pretre ecossais appele George Campbell a fait
ime Dissertation sur les miracles, dans laquelle il refute I'essai
du philosophe David Hume sur le meme objet. M. Eidous vient
de traduire cette dissertation ^ Cela est miserable. De telles
apologies font plus de tort a la cause de la religion que les
attaques les plus hardies, qui ne laissent cependant pas de lui
en faire.
— 11 faudrait envoyer ramer a Brest ou a Toulon l'auteur
d'un roman en deux volumes, intitule les Gascons en Hollande,
ou Aventures singuli^res de plusieurs Gascons. Ces aventures
sont des escroqueries et des friponneries aussi betes que viles.
J'envoie l'auteur aux galeres, parce que, sans compter qu'il y
sera tout a fait a sa place, les honnStes gens qu'il y trouvera,
et qui me paraissent dignes de composer sa society, en luiappre-
nant le sujet de leur promotion, lui fourniront la mati6re d'un
meilleur roman que le sien.
1. Amsterdam, 1767, iQ-12.
AOUT 1767. 389
15 aoat 1707.
On vient de publier ici un volume in-12 de pr6s de quatre
cents pages, intitule Letlres familidres de M. le president de
Montesquieu. La plupart de ces lettres sont adressees a rabbe
comte de Guasco, Pieniontais, chanoine de Tournai, frfere de
deux gentilshommes de ce nom qui ont servi en Russie et en
Autriche, et doiit I'un est mort general d'infanterie au service
autrichien k la fin de la derni^re guerre. Les autres lettres sont
6crites a I'abbe Venuti, k monsignor Gerati, et k quelques autres
Italiens. EUes sont au noinbre d'environ soixante. La premiere
est datee de I'ann^e 1729, etles derni^res sont de I'annee 1754 ;
le president est mort au commencement de I'annee 1755. Geux
qui I'ont connu retrouvent dans ces lettres sa simplicity et
quelques traits qui lui ressemblent; mais, en general, elles sont
peu interessantes et Ton doit peu de remerciements k rabb6 de
Guasco de les avoir publiees le premier. L'edition de Paris est
faite d'aprfes celle qu'il a fait faire en pays Stranger, je ne sais
oCi. Les deux editions fourmillent de fautes d'impression. Celle
de Paris se pretend augmentee, et en ellet on y aajoute quelques
bagatelles qu'on ne trouve point dans l'edition de I'abbe de
Guasco, dont le recueil ne consiste qu'en deux cent soixante-
quatre pages. Le tiers du volume de l'edition de Paris est
rempli par une reponse aux observations sur V Esprit des lois,
faite il y a plus de quinze ans. Cette reponse etait d'un jeune
n6gociant protestant de Bordeaux, appele Risteau, qui se trouve
aujourd'hui un des directeurs de la Gompagnie des Indes, et
les observations 6taient d'un polisson appele I'abbe de La Porte,
folliculaire et compilateur de son metier. Ge folliculaire
n'etait pas en etat d'entendre VEsprit des his. II ne m^ritait
pas Thonneur d*6tre refute; et, de toutes les defenses qu'on a
faites de ce grand livre, il n'y a que celle que I'auteur lui-
mfime n'a pas d6daign6 opposer aux attaques du gazetier
eccl6siastique qui restera. Mais si Ton a enrichi de ces addi-
tions l'edition des Lettres familidres faite a Paris, on n'y
trouve pas non plus tout ce que renferme l'edition de I'abbe
de Guasco. Non-seulement on a supprime quelques notes de
cet editeur comme injurieuses k des personnes respectables,
390 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
mais on a retranche aussi pour la meme raison quelques-unes
des lettres du president \ Tout cela est relatif a M""^ Geoffrin,
et il faut donner ici quelques eclaircissements necessaires k
I'intelligence de ces lettres..
On remarque en general que les hommes de g6nie ou d'un
grand esprit sont on ne saurait moins d^licats et moins difficiles
dans le choix de leurs amis : tout leur est bon. Apparemment
que, se suffisant a eux-ra ernes et ne donnant k la society que
les moments ou ils en ont un besoin urgent pour leur delas-
sement, il leur est a peu pr6s egal de les passer en bonne ou
en mauvaise compagnie. II me semble aussi que, dans le choix
des amis, ils preftrent volontiers ceux qui savent le mieux
encenser : superieurs par tanf de cotes au reste des hommes,
il faut bien qu'ils s'en rapprochent par leurs faiblesses. Ainsi
il n'est pas rare de voir k leur suite une foule d'espfeces qui
n'ont rien de mieux a faire que de s'attacher et de se colleter
a eux. Ceux dont le suffrage est de quelque prix se respectent
trop pour donner de I'encensoir a travers le nez d'un grand
homme; ils craindraient de blesser sa d^licatesse, et ils ont
tort. Fontenelle, dont I'esprit etait si fin et si delicat, convenait
de bonne foi que jamais il ne s'etait entendu trop louer a son
gre. II supportait avec un courage h^roique les plus fortes
louanges, et Ton pouvait en toute surete lui en donner a tour
de bras. Je me souviens que, me trouvant dans ce temps-U
souvent dans les m6mes soci6tes avec levieux berger Fontenelle,
il remarqua ma reserve k son egard. II avait quatre-vingt- seize
ans, il etait sourd, et je ne pouvais me persuader d'avoir d'assez
jolies choses ci lui dire pour les crier, en presence de vingt
personnes, assez haut pour etre entendu de lui. Ma juste
modestie,qui n'6tait que relative a moi, le blessa; il se plaignit
de n'avoir jamais re^u d'eloge de ma part. II en chercha des
motifs a perte de vue, et il confia un jour a M""^ Geoffrin qu'il
craignaitde m' avoir indispos6, parce qu'il ne m' avait pas rendu
une visite que je lui avals faite. A I'age de quatre-vingt-seize
ans! Et tout mon tort 6tait de ne I'avoir jamais loue en face,
1. Seloa la Bibliographie de Montesquieu de M. Louis Vian, il s'agit ici non de
la deuxifeme Edition r^ello (s. 1. 1767) conforme a la premiere, mais de la troi-
sifeme parue sous la rubrique de Florence et Paris, 1766, iii-12.
AOUT 1767. 391
et de n'avoir jamais cri6 d perte d'haleine quelque sot compli-
ment que j'aurais pu lui tourner.
C'est done peut-6tre moins des amis que des flatteurs et des
complaisants qu'il faut aux grands hommes et aux beaux
esprits. Marivaux avait une gouvernante qui allait dans le
monde, et qui lui disait toute lajournee qu'il 6tait le premier
liomme de la nation. Le berger Fontenelle avait toujours son
abbe Trublet pendu k son oreille, qui lui criait les louanges les
plus puantes et les plus fastidieuses. Voltaire a eu pendant
trente ans le pauvre diable de Thieriot k sa suite; et le presi-
dent de Montesquieu parait avoir eu le m6me besoin de pauvres
diables. II eut beaucoup de faible pour La Beaumelle, qui, s'il
n'est pas un vil scelerat, n'est du moins qu un polisson et un
mauvais sujet. II eul toujours a ses trousses cet abbe de Guasco,
qui, pour 6tre un homme de condition, n'en dtait pas moins un
plat et ennuyeux personnage. A Tennui qu'il promenait partout,
il joignait I'indiscretion qui forcait les portes ; c'6tait un crime
de 16se-societe que toute maitresse de maison 6tait en droit et
dans I'obligation de reprimer. Le president I'avait introduit
chez M™" Geoffrin, et I'abb^ de Guasco s'y etait 6tabli de fa^on
qu'il fallait ou le chasser, ou risquer de voir la maison d6sert6e
par la bonne compagnie. M"'" Geoffrin, pleine d'egards pour le
protecteur de I'abb^ de Guasco, y proceda avec beaucoup de
menagement. Elle enjoignit a son portier, sur cinq fois que
I'abbe se pr6senlerait, de le laisser entrer une seule fois. G'etait
le recevoir encore assez souvent, puisqu'il se pr6sentait
presque tons les jours ; mais le Piemontais n'etait pas homme
a se laisser conduire ou brider de cette maniere. Quand le
portier I'assurait que sa maitresse n*y etait point, I'abbe de
Guasco I'assurait du contraire et passait outre. M""" Geoffrin,
impatientee, signifia enGn a son portier que s'il ne savait pas
emp6cher I'abbe de Guasco d'entrer, il serait lui-m6me mis k
laporte, qu'il savait si mal garder. Le domestique, peu curieux
de perdre son poste pour les vilains yeux hordes de rouge de
M. I'abbe de ;Guasco, se mit k travers le passage la premiere
fois que celui-ci voulut le forcer, et poussa I'indiscret dans la
rue. Voilk comment les choses se pass6rent sur la fin de I'annee
1754, au su de tout le monde, et entre autres au mien, peu de
mois avant la mort de M. de Montesquieu.
392 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Aujourd'hui, le principal butde I'abbe de Guascoen publiant
les Lettres familitres du president, sans se nommer comme
6diteur, c'est de se donner a lui-meme beaucoup d'eloges, de
se rengorger de I'amitie d'un homme illustre qui lui parlait de
ses pres et de ses vignes, ~et surtout de se venger de ce pre-
tendu afiront qu'il a recu de M'"« Geoffrin il y a plus de douze
ans. En consequence, il a farci ce recueil de notes tr6s-inju-
rieuses pour cette femme cel^bre. II rapporte m6me deux lettres
du president a lui adress6es et relatives a cette tracasserie, ou
le president parle en termes peu mesures de M""^ Geoffrin, et se
proraet de rompre toute liaison avec elle. Ce sont ces lettres et
ces notes qui ont ete supprimees dans I'edition de Paris, et le
public y perd bien peu. L'abb6 de Guasco, en sa qualite d'edi-
teur anonyme, expose les pretendues raisons qui I'ont fait
chasser de la raaison de M"* Geoffrin ; mais il oublie laprincipale
et la seule veritable, c'est I'ennui dont il s'exhalait de lui una
atmosphere a une lieue a la ronde : c'etait un des plus grands
seccatori de I'Europe savante et galante.
II faut au reste 6tre bien bas, bien infame, pour imprimer
ces vilenies apres plus de douze ans; c'est s'etre donne le
temps de la reflexion, Je dis que I'auteur de ces notes a fait
une infamie, parce qu'il voudrait donner a M""® Geoffrin I'air
d'une complaisante qui se prete quelquefois aux intrigues
galantes des grands seigneurs et des grandes dames, afm de
les attirer chez elles. 11 n'y a point d'ennemi de M""" Geoffrin
qui ne convienne de la faussete de cette imputation. Je m'etais
toujours bien doute que cet abbe comte de Guasco, avec ses
yeux bordes de rouge a la facon des dindons, 6tait dans plus
d'un sens un vilain homme. Rien n'empeche de le soupQonner
d'avoir falsifie les lettres du president au sujet de cette aven-
ture. Un homme qui peut s'avilir jusqu'a mettre d'indignes
faussetes sur le compte d'une personne dont il croit avoir a se
plaindre peut bien avoir altere quelques passages dans les
lettres du president. Ce que je sais, c'est que j'ai vu le presi-
dent chez M"^ Geoffrin peu de jours avant la maladie qui le mit
au tombeau. 11 y a apparence que s'il a voulu se brouiller
avec elle parce qu'elle avait ferme sa porte au chanoine de
Tournai, elle lui en a donne de si bonnes raisons que le presi-
dent n'a pu se dispenser d'etre de son avis.
AOUT 1767. 393
Voila done tout ce qui nous est revenu de la succession de
ce grand homme ! Quelques lettres de compliments k des Ita-
liens, el puis ce recueil de lettres indilFerentes a un chanoine
de Tournai, qui s*6tait fait Don Quicholte de la vertu des dames
de Paris, et qui travaillait pour les prix de I'Academie des
inscriptions et belles-lettres. II est rapporte dans les notes
qu'un jour I'abbe de Guasco faisant, suivant sa coutume, I'apo-
logie des dames k I'occasion d'une aventuregalante qui occupait
le public, le president, s'adressant a un de ses amis qui entrait
dans ce moment, lui dit : « Marquis, que dites-vous de cet
abb^, qui croit qu'a Paris on ne f... point? » Cela me rappelle le
mot de M. le comte de Paar, seigneur autrichien, grand rnaitre
des postes des pays bereditaires, fort connu ici pour le pen
d'agrements de sa figure et de son esprit. II aime la France et
son sejour k la passion, et il a bien I'air de n'aimer qu'une
ingrate qui ne le paye d'aucun retour. II avait passe a Paris tout
le temps de I'ambassade de M. le prince de Kaunitz, et il nous
dit la veille de son depart : « On doit bien peu se fier aux idees
m6me les plus generalement 6tablies. Dans toute I'Europe, on
croit les femmes de Paris en fait de galanterie d'une facilite
singuli^re. Quand je suis venu ici, on a voulu me persuader
qu'il n'y avait qua se baisser et en prendre. Eh bien, mes-
sieurs, rien de plus faux. Je vous jure sur mon Dieu et sur mon
honneur que je sors de Paris comme j'y suis entre, et que je
n'ai jamais tente fortune sans m'attirer quelque m^chante
querelle. Et puis fiez-vous aux ideas revues I » 11 parait que
I'abbe de Guasco peut faire le second temoin de la vertu des
dames de Paris. Or, deux temoins irreprochables fournissent une
preuve juridique.
Pour revenir au president, qui peut-etre n'aurait pas pu
t6moigner comme eux, il est bien dilHcile d'imaginer qu'il ne
se soit rien trouve du tout de pr^cieux dans ses papiers. Com-
ment supposer qu'il ne soit rest6 aucune trace de cette Histoire
de Louis XI, si malheureusement bruise par un malentendu
entre I'auteur et son secretaire? Le plus petit fragment en eut
ete precieux pour le public. J'ai oui dire plus d'une fois a des
gens qui pouvaient le savoir que le president avait dans son
portefeuille dix-sept nouvelles Lettres persanes dont il comp-
tait enrichir une nouvelle edition de cet ouvrage unique en son
394 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
genre. Que sont-elles devenues?Il est question dans ses Lettres
familitres d'un petit roman intitule Arsace, qui n'a jamais vu
le jour. II avait ecrit des memoires concernant ses voyages ; et
de quel prix ne seraient pas ces memoires! II est vrai qu'apr^s
sa mort on repandit dans le public que le P. Routh, jesuite
irlandais, appele dans ses derniers instants, avait exige et
obtenu le sacrifice de tous ses papiers, mais ce fait se trouve
dementi par une lettre de M""" la duchesse d'Aiguillon, inser6e
dans le recueil. Ge n'est pas que le maroufle de jesuite ne
tentat la chose; mais M""^ d'Aiguillon survint heureusement k
temps. Le mourant se plaignit a elle de la proposition du
jesuite, qui repondit aux reproches de M""" d'Aiguillon :
« Madame, il faut que j'obeisse a mes superieurs. » Mais enfin,
le vilain compagnon de Jesus fut renvoye sans rien obtenir.
II est done plus que vraisemblable que ces precieux frag-
ments existent entre les mains de M. de Secondat, fils de notre
illustre president, retire k Bordeaux, sa patrie. Ge fils, que j'ai
toujoursvu d'un decontenance et d'une timidite extraordinaires,
passe pour etre devot; mais si j'en crois des personnes qui
se pr^tendent au fait de I'etat de choses, ce n'est pas par scru-
pule de conscience qu'il nous prive de ces restes precieux d'un
grand homme. On assure que ce fils a le malheur d'etre jaloux
de la reputation de son p6re, et qu'il ne contribuera jamais k
I'augmenter par la publication de ses ouvrages posthumes. La
devotion, comme il arrive souvent, ne servirait done ici que de
voile pour couvrir un sentiment bien meprisable; mais, quel
qu'en soit le motif, nous n'en sommes pas moins prives d'un
bien inestimable.
— On assure que le recteur du college des jesuites a
Breslau ayant ecrit au roi de Prusse, son souverain, pour 6tre
rassur6 sur le sort de la Societe dans les circonstances presentes,
Sa Majeste lui a fait la reponse suivante :
« Je n'ai pas I'honneur d'etre Roi Tres-Ghretien, je ne suis
pas Roi Gatholique, encore moins Roi Tr6s-Fidele. Tranquil-
lisez-vous; si je vous chasse jamais, je vous dirai pourquoi. »
— On vient d'imprimer pour la premiere fois les Sermons
sur diffirents suj'ets, prechh devant le roi en 4686 et i688 par
le P. Soanen, de VOratoire. Deux volumes in-12 assez forts. Ge
P. Soanen balangait alors la reputation du jesuite Bourdaloue,
AOUT 1767. 395
et cYtait une affaire capitale pour les vieilles femmes de la
cour de decider du m6rite d'un predicateur. Le j«^suitc Tera-
porta pour la cel6brit6 sur I'oratorien. 11 viendra un temps oil
pour les metire d'accord, on les oubliera tous les deux, et ce
temps n'est pas loin.
— M. Carrelet, docteur en th^ologie et cur6 a Dijon, vient
de nous gratifier de quatre volumes d'QEuvres spirituclles et
pastorales. Pour moi, je m'en tiens aux Pastorales de Theocrite,
de Virgile et de Gessner.
— On a grav6 le portrait de plusieurs de nos acteurs et
actrices dela Comedie-Fran^aise, qui sontdespredicateurs d'un
autre genre ; mais ces portraits sont horriblement executes et
n'ont pas m6me le nierite de la ressemblance.
— M. Beauvais, de I'Academie de Gortone, vient de publier
une Histoire abr^gde des empereurs romains et grecs^ des impi-
ratrires, des cisars, des tyrans et des personnes des families
impcriales^ pour lesquelles on a frappd des mMailles depuis
Pompee jusqtid la prise de Constantinople par les Turcs sous
ConstantinXlV, dernier empereur grec; avec les legendes qu'on
trouve autour des tetes des princes ou princesses, la liste des
medailles connues de chaque rfegne, en or, en argent et en
bronze, le degre de leur raret6 et la valeur des t^tes rares. Trois
volumes in- 12, chacun de pr6s de cinq cents pages. Ge titre
vous donne une idee de I'ouvrage. L'auteur s'est principalement
attache k la partie des medailles. II donne un precis de la vie et
du caract^re de chaque personnage. Son livre pent servir dans
le d6broulllement de I'histoire romaine, sans lui donner une
trop grande autorite. Le credit et la reputation de pareils
ouvrages ne peuvent s'^tablir qu'avec le temps.
— M. I'abbe Pluquet nous a donn6, il y a quelques mois,
un livre de la Sociabilite^ qui n'a pas fait fortune dans la
societe. Ce n'est pas qu'on n'ait cherche a lui faire une reputa-
tion; les ouvrages mediocres trouvent toujours des proneurs.
Le plus grand nombre est naturellement dispose a faire cause
commune dans ces occasions, parce que, sans s'en apercevoir,
on defend sa propre cause. Mais ces mouvements imprimes au
public par les partisans de la mediocrite n'ont ordinairement
i. Paris, 1767, 2 vol. in-12.
396 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
nulle suite, et le livre meurt au milieu des 6loges qu'il recoit;
c'est ce qui est arrive a la Sociability de M. I'abbe Pluquet.
L'auteur croyait cependant que cet ouvrage manquait au monde.
S'il avait etudi6 son droit naturel dans quelque universite pro-
testante en Allemagne, il aurait vu qu'il n'y a point d'ecolier a
qui on n'explique les idees de son livre dans un meilleur ordre,
avecplus de justesse et de clarte: car il n'a pas m6me le m6rite
de la methode, qui au moins devrait etreexclusif aux 6crivains
mediocres. 11 n'a pas non plusle m6rited'un style exact, concis,
correct. Ne perdez pas, je vous en conjure, votre temps avec la
Sociability de M. I'abbe Pluquet. J'oubliais de vous dire qu'il
n'a pas non plus le merite d'un brin de philosophic; mais cela
est tout simple : M. I'abbe Pluquet fait des livres pour avoir
des benefices. C'est son premier but ; les autres sont toussubor-
donnes a celui-la. II est un de ces barbouilleurs qui publient
tous les deux ou trois ans un livre dans lequel ils rabachent ce
que les autres out pens6. Nous lui devons deja un Examen du
fatalisme et un Dictionnaire des h^risies, II voudrait qu'on
etablit en France des 6coles de morale et de politique. Je
Ten fais premier pedagogue, a condition qu'il n'imprime plus
rien. II pent pourtant compter qu'aussi longtemps que les pre-
tres auront en ce bon royaume voix auchapitre, I'^tude du droit
naturel sera tacitement regardee comme contraire a la tranquil-
lit6de riilglise etdel'I^tat. Sans la reformation du xvi* si6cle, je
soutiens qu'il n'existerait pas une seule chaire de droit naturel
en aucune universite de I'Europe, et que le droit canon n' au-
rait jamais laisse expliquer le droit des gens.
— M. Descamps, peintre du roi, de I'Academie royale de
peinture, a fait un Discours sur Vutilite des etablissements des
ecoles gratuites de dessin, en faveur des metiers, et ce discours
a remporte le prix dont on a laisse la disposition au jugement
de I'Academie francaise. Ces ecoles gratuites de dessin en faveur
des metiers ontete etablies depuis peu sous I'autorite de M. de
Sartine, lieutenant general de police, et sous la direction de
M. Bachelier, peintre du roi. II me semble qu'il etait assez
superflu de demontrer leur utilite par du verbiage ; personne ne
pent en douter. Elles seront meme utiles a M. Bachelier, parce
que la plupart des eleves voudront perfectionner par des lecons
particuliferes et bien payees ce qu'ils auront appris dans le
AOUT 1767. 397
cours des le(jons gratuites. Si vous vous rappelez les tableaux
deM. Descamps exposes au dernier Salon, vous d^sirerez pour
sa gloire qu'il manie mieux la plume que le pinceau ; c'est ce
que je lui souhaite aussi.
— Depuis que YEnryrlopMie, non-seulement sans encoura-
gement, mais malgre la plus opiniatre et la plus absurde per-
secution, a entrepris et acheve la description de tons les arts et
metiers, I'Acad^mie royale des sciences, honteuse apparemment
d' avoir recu du roi pour cet objet tons les ans A0,000 livres
depuis quarante ans sans avoir rien public, a commence
enfin de faire de son cdte une description des arts et metiers, et
k la publier par cahiers. A ce recueil appartient sans doute
I' Art du Factcur (Vorgues, par dom Bedos de Celles, benedictin,
in-folio de jcent quarante-deux pages et 52 planches. Ce cahier
vient deparaitre. Les grands facteurs d'orguesonten Allemagne.
— Loisirs dun soldat au rdgiment des gardes- francaises.
Petite brochure in-12 de cent trente-deux pages*. C'est un re-
cueil de lieux communs sur la religion, sur le service, sur les
ordonnances militaires. L'auteur est reellement soldat aux
gardes. On dit qu'il a porte autrefois le petit collet; mais se
trouvant plus de gout pour le metier des armes, il I'a troqu6
contre la cravate rouge. Vu son premier etat, il n'est done pas
si singulier qu'il sache ramasser et debiter des lieux communs.
On a.voulu faire une reputation ci cette rapsodie, et comme
l'auteur se montre tres-religieux, les cures de Paris s'en sont
m6les. Ce sont des pauvretes qui ne m6ritent pas le quart
d'heure qu'on leur donne. Le soldat a dedie ses Loisirs k ses
camarades du regiment des gardes-frangaises ; et tout de suite
il s'est trouv6 un autre barbouilleur qui a fait une lieponse'^aux
loisirs, au nom du regiment. Cette reponse est un autre recueil
de pauvretes.
— Mdlanges de maximes, de reflexions et de sentences
chrHiennes, politiques et morales, par M. I'abbe de La Roche
ancien 6diteur des Pensi^es de M. le due de La Rochefoucauld.
Petit in-12 de trois cent cinquante pages, contenant une four-
niture de quinze cents sentences. Radotage d'un vieux bon
pr6tre.
i. (Par Ferdinand Dcsriviire», dit Bourguignon.) Plusiears fois r^imprim^s.
398 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
— Giographiemoderne, utile li tousceux qui veulent se per-
fectionner dans cette science, et oii Von trouve jusqu'aux notions
lesplus simples dont on a facilite V intelligence par des figures
pour la mettre li la portie de tout le monde, par M. Vahh&
Clouet. In-folio, contenant soixante-huit cartes. Jugez, par le
galimatias de ce titre, si I'auteur peut mettre quelque chose
k port6e de qui que ce soit, et donner a la jeunesse des notions
simples.
— Analyses comparies des eaux de V Yvette, de Seine, d'Ar-
cueil, de Ville-d' Array, de Sainte-Reine et de Bristol. Petit ecrit
de quarante-six pages. L'eaude Seine, fort d^criee hors de France
parce qu'elle incommode "presque tous les Strangers dans les
commencements de leur sejoura Paris, passe pour trfes-salubre
dans cette capitale, et un Parisien se croit tvhs a plaindre
quand I'eau de Seine lui manque. L'eau de Ville-d'Avray pr6s
de "Versailles est celle dont boit le roi : M. Deparcieux, m6ca-
nicien de I'Acad^mie des sciences, a depuis longtemps un
projet de donner de l'eau a toutes les maisons de Paris, en y
amenant la petite riviere de I'Yvette, qui coule au-dessus de
Paris. Pour faciliter ce projet, il a fait analyser cette eau ainsi
que les autres que vous trouvez nomm^es ci-dessus, par une
. commission d'habiles m6decins chimistes que la Faculty de
medecine a nommee pour cet eflet. Cette commission a trouv6
l'eau de I'Yvette excellente, et elle declare l'eau de Bristol la
moinslegfere de celles qu'elle a examinees. Je nesais si cetarr^t
lui fera perdre sa reputation. Quant k moi, je me moque a peu
prfes des analyses et des syst6mes 6tablis sur les theories a perte
de vue, et m'en rapporte sur tout cela tout simplement a TefTet
et a I'experience. M. Deparcieux a depuis longtemps son pro-
jet dans la t6te ; mais il ne I'executera jamais. Si Ton veut don-
ner de l'eau a Paris, pourquoi ne pas tout uniment elever un
aqueduc au-dessus de Paris sur les bords de la Seine ? Par ce
moyen on en distribuera aisement par toute la ville, et I'aqueduc
pourra faire une decoration digne d'une grande capitale ; mais
nous ne sommes pas dans le sifecle des grandes entreprises.
SEPTEMBRE 1767» 399
SEPTEMBRE.
i" scptembre 1767.
On a donne sur le theatre de la Comedie-Fran^aise, le 26 du
mois dernier, la premiere representation de Cosroes, tragedie
nouvelle par M. LeF6vre. Tout ce qu'on connait de ce M. Le
F6vre, c'est une ode sur la mort de M. le Dauphin; or comme
je me flatte que vous ne lisez pas les odes, il faut vous faire
connaitre M. Le F6vre I'odalque par son coup d'essai drama-
tique.
Avant la premiere representation de sa pifece, I'auteur a eu
I'attention de pr6venir le public dans les feuilles hebdomadaires
que son Cosrois n'a rien de commun avec celui de Rotrou,
excepte lenom. Son sujet est tout entier d'imagination : liberte
queM. de Voltaire a introduite sur la sc6ne francaise au grand
detriment de I'art, et dont tout 6colier qui sait accoupler des
vers se croit en droit d' user pour nousennuyer de ses inepties.
Remarquez que les sujets d'invention manquent presque tou-
jours de couleur et de force dans les details. Dans un sujet his-
torique, I'histoire ni6me fournit presque tous les traits des
principaux personnages, et un poete habile n'est embarrass^ que
du choix; dans un sujet d'imagination, I'auteur est oblige de
tout cr6er, et nos poetes n'ont que trop prouv6, ce me semble,
qu'ils ne poss6dent pas le secret de Dien, qui consiste a faire
quelque chose de rien. M. Le Ffevre pouvait se dispenser d'en
administrer une nouvelle preuve pour son Cosro6s, monarque
asiatique, contemporain de I'empereur Justinien. Gommengons
par faire connaissance avec les principaux personnages de
cette tragedie ; les subalternes passeront en revue a mesure
qu'ils se pr6senteront.
Gosro6s, qui donne le nom k la pi6ce, est un roi persan ou
arabe, car le nom de son empire et de sa residence m'a echappe
au milieu de toutes les conspirations auxquelles ce pauvre roi
est expose. II est I'adorateur du soleil, fiddle au culte de ses
pferes; mais son empire est inond^ de chr^tiens, et ces Chretiens
m CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
sont remuants, seditieux, toujours prets a se soulever contre
leur souverain. II parait que Gosro^sne les persecute que parce
qu'ils ne peuvent se tenir tranquilles. Cosro6s a toutes les qua-
lites d'un grand monarque. II est belliqueux, ferme, sage, juste,
mais d'un caract^re un peu severe. Je vous dis idles intentions
du poete, vous jugerez vous-meme dans le cours des ev6ne-
ments s'il sait conserver a ses personnages leur caract^re.
Amestris, femme de Gosroes, est une bonne creature, pleine
d'entrailles et naturellement portee a la douceur. EUe a eu de
Gosroes un fils qu'elle a perdu dans sa premiere enfance, et
dont la perte lui est toujours douloureuse.
Phalessar est un vieux general de Gosroes, dont tous les
exploits ont et6 couronnes par la victoire. I! est chretien ; mais
Gosroes a en lui, malgre cela, une confiance sans bornes, et il
n'a pas tort, car la fidelite de Phalessar Test aussi.
Mirzanes est proprement le principal personnage de la Ira-
g^die. 11 passe pour le fils de Phalessar; mais dans le fait son
origine est inconnue. 11 a ete eleve par Phalessar dans le culte
des Chretiens. G'est un jeune homme plein de z61e pour cette
nouvelle religion, du reste, d'un caract6re ardent et impetueux.
Memnon est un autre general de Gosroes. II est du sang
royal; et vous allez voir de quel bois il se chauffe.
AcTE PREMIER. — Memuon parait, suivi de soldats et de pri-
sonniers. II vient de battre les Abyssiniens. II renvoie des sol-
. dats en leur ordonnant d'avoir soin des prisonniers.
Mirzanes survient. II est deja d'intelligence avec Memnon,
ainsi nous ne tarderons pas a savoir leurs secrets. Gosroes est
alle combattre les ennemis de I'Etat d'un autre c6t6. Ses succ^s
ont surpasse ses esperances, et il va revenir victorieux. Mirza-
nes n'a pas eu la permission de le suivre dans cette expedition.
Pour le punir de quelque grosse etourderie que son caract^re
impetueux ne multiplie que trop, Gosroes I'a oblige de rester
dans la capitale dans un honteux repos, pendant qu'on faisait
la guerre aux ennemis de I'Etat. Mirzanes en est outre, furieux.
II compte se porter aux dernieres extremit^s envers Gosroes.
Les Chretiens meditent un soul6vement, il sera le chef de cette
conspiration. Memnon promet de le seconder. II pent non-seu-
lement se fier a ses soldats, mais il pent encore, dans un cas de
besoin, armer cette troupe d' Abyssiniens qui sont ses prisonniers,
SEPTEMBRE 1767. hOi
et il les fait garder pour ce dessein. Toutes les mesures sont
d'ailleurs prises pour le succ6s de la conjuration, et Mirzanfes
est bien resolu de pousser son ressentiment aussi loin qui! peut
aller, sans ecouter ce respect secret qu'il se sent quelquefois
pour Cosrofes, ni cette tendresse singuli^re qu'il se sent pour
Amestris ; et si Phalessar, son pfere putatif, 6couiant plut6t son
attachement pour un roi idolatre que les inter6ts de sa reli-
gion, refuse de seconder les efforts des conjures, Mirzanes pro-
met a Memnon que la conspiration n'en fera pas moins son effet.
Au milieu de ces agitations Mirzanfes voudraitbien savoir de qui
11 tient le jour. A son incertitude, on juge qu'il ne frequente
pas beaucoup nos tragedies. S'il 6tait familier de premieres
representations commemoi, il aurait devine tout de suite qu'il
est ce Ills de Cosro6s et d'Amestris dont il nous apprend que
celle-ci pleure toujours la perte. Mais il est loin de s'en douter,
et lorsqu'il entend le son des trompettes et les cris de victoire
qui annoncent le retour de Cosro^s, son ressentiment et sa
fureur redoublent.
Cosro6s parait au milieu de ses gardes et de ses g^neraux,
entoure de tout I'eclat de la victoire, suivi d'Amestris et de
Phalessar. II attribue k ce dernier tous les succ6s qu'il vient
de remporter. II en ordonne des actions de grace dans le temple
du Soleil. II apostrophe Mirzanes, k qui Amestris dit pareille-
ment en passant quelques tendresses. Gosrofes met je ne sais
quoi de paternel dans les corrections de ce jeune homme ; il a,
je crois, un pressentiment que M. Le F6vre lui rendra son fils
avant la fin de la pi6ce. Quoi qu'il en soit, il a empeche Mirzanfes
d'aller k I'armee; il lui ordonne maintenant, toujours par forme
de penitence, d'assisler au conseil d'etat qui doit se tenir sur
des affaires de la plus grande importance. Get ordre irrite de
plus en plus le jeune homme.
Gependant le roi et sa suite se retirent. Amestris, en suivant
son epoux, recommande a Mirzan6s de regagner les bonnes
graces de Gosro6s par sa douceur et sa soumission. Phalessar,
apres avoir aussi fait un petit sermon k Mirzanes, le congedie et
reste seul avec Memnon.
11 ne veut point entendre parler de conspiration, et il va
demontrer k Memnon en peu de mots que Mirzanes est k la
t6te des conjures. G'est que ce Mirzanfes est fils de Cosro6s et
VII 30
402 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
d'Amestris. Phalessar, a qui sa premiere enfance avait ete con-
fiee par Cosroes dans des temps orageux et difficiles, s'avisa de
persuader a son roi et a Amestris que leur fils etait mort afin
de pouvoir I'elever sans aucun obstacle dans la religion chre-
tienne. Un jour de tragedie est un jour de confession g^n^rale.
Ainsi le vieux Phalessar decouvre tous ces importants secrets k
Memnon. 11 se repent d'ailleurs de sa pieuse tricherie en bon
Chretien, etil fremit de I'imprudencede ce jeiine ^cervele, qui,
pour quelques mecontentements passagers, s' expose, sans s'en
douter, a commettre un parricide.
Memnon, reste seul, se promet de tirer bon parti des con-
fidences que Phalessar vient de lui faire. II perdra leperepar le
fils oil le fils par le p6re. De facon ou d'autre, il se frayera le
chemin au trone ; et cette resolution prouve entre autres choses
combien le sage Phalessar sait bien choisir ses confidents quand
il a un secret a confier.
AcTE SECOND. — Tenue du conseil d'l^tat. Gosro^s, sur son
trone, estentoure de ses ministres et des grands deson empire.
Memnon s'y trouve par son rang et pour voir un peu ce qui
se passe, et Mirzanfes y assiste par forme de penitence, comme
11 lui a ete ordonne; aussi n'a-t-il point de bonnet sur la t^te,
tandis que tout le monde est convert. Gosrofes harangue le con-
seil. 11 observe que, malgre le succfes dont ses armes viennent
d'etre couronnees, la tranquillity de I'empire n'est encore que
mal assur6e ; qu'il est un feu secret qui couve dans ses lltats,
pr^t a eclater au premier signal. II connait les auteurs perni-
cieux de ces troubles ; ce sont des Chretiens seditieux. II exige
que chaque membre du conseil s'engage, par un serment solen-
nel envers la divinite du pays, d'exterminer sans aucune res-
triction tout traitre, tout coupable. 11 jure le premier ce serment
redoutable. Phalessar lui observe qu'en sa qualite de chretien,
il ne lui est pas possible de jurer par le Soleil, mais il jure sur
son6p6e, et son serment est regu pour valable. Arbate, un autre
grand du royaume, reprend ensuite le serment du pays, et jure
qu'il ne fera pas grace, quand le traitre serait son propre fils.
Mirzanfes a bien de la peine a se contenir pendant cette cere-
monie. Enfin, Amestris arrive avec une lettre qui decouvre un
complot form6 par les Chretiens. Cette lettre a ete apportee par
un esclave qui n'a eu que le temps de la remettre, parce que
SEPTEMBRE 1767. W
les conjures, qui se doutaient de sou inlidelit6, avaient eu la
precaution de Tempoisonner. Tout le monde a les yeux sur
Mirzan^s, tout le monde craint de le trouver impliqu6 dans
cette conspiration. Gosro6s se retire avec sa suite pour eclairer
une affaire si importante. Mirzanfes reste seul avec Phalessar.
Ladecouverte du complot inqui6te le jeune chr6tien, mais
ne le decourage pas. II compte sur les Abyssiniens que Memnon
lui a promis d'armer, et qui doivent porter k Gosrofes un coup
aussi sur qu' inattendu. Miizan^s, sans s'expliquer enti^rement,
ne cache pas troptous ces projets a Phalessar. Ge vieillard, de
plus en plus dechire par ses remords, oppose d'abord au jeune
furieux tout ce que la religion chretienne a de lieux cominuns
sur la douceur, sur la mansuetude, sur la patience dans les
souffrances. A ces lieux communs, Mirzanes repond par les
maximesd'un chretien fanatique qui secroit tout per mis quand
il trouve son culte en danger, et qui 16ve, sans balancer, le
glaive jusque sur son prince, si la volonte du prince ne se trouve
pas d'accord avec la volonte de son Dieu. Le combat entre le
Chretien doux et ie chr6tien violent est long et vif, et Phalessar
n'a pas lieu de s'applaudir de son education chretienne. II n'a
pas encore fait de progres sur le coeur de son proselyte freneti-
que, lorsque les conjures qui doivent assassiner Gosroes parais-
sent avec Memnon a leur t6te. Gelui-ci ne s'arr6te qu'un
moment. II remet le commandement de la troupe a Mirzanes,
pour suivre son petit plan particulier; il va denoncer ce conjur6
a Cosrofes, afin qu'il puisse 6tre pris en flagrant delit et que le
roi, presse par le danger, le fasse executer avant de savoir que
c'est son fils.
Lorsque Phalessar voit Mirzanes ^ la t^te des conjures et sur
le point de consommer ses funestes projets, il sent bien qu'il ne
lui reste plus d'autre parti que de reveler k ce furieux le secret
de sa naissance afin de le faire renoncerases desseinscriminels.
11 exige done de lui de faire retirer cette troupe de meurtriers
parce qu'il a des choses de la derni6re importance k lui confier.
Mirzanfes resiste longtemps. II n'estpas sans defiance et il craint
quelque trahison de la part d'un chr6tien aussi ti6de que Pha-
lessar. Enfmil consent d'eloigner les compagnons de ses desseins,
mais a peine sont-ils retires, a peine Phalessar ouvre-t-il la
bouche pour apprendre a Mirzanes ce qui lui importe tant de
hOk CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
savoir, que les gardes de CosroSs arrivent pour s' assurer de la
personne de Mirzanes. II est arr^te, et Phalessar sent qu'il faut
prendre d'autres mesures.
AcTE TROisiEME. — Cosrocs, entoure de ses gardes, parait,
suivi de Phalessar, qui lui demande pour toute grace de I'en-
tendre. Cosro^s n'y est gu6re dispose. La conspiration est decou-
verte. On a des preuves que Mirzanfes est un des principaux
chefs. lis sont tons pris. On sait encore que ce Meninon qui a
denonce Mirzanfes est lui-m6me un traitre. G'est le seul qui se
soit derob^ par la fuite. Enfin, a force d'insister, Phalessar
obtient de Cosro6s un instant d'audience. Les gardes sont 6loi-
gnes, et le vieillard reste seul avec le roi.
Alors le vieux chretien decouvre a son prince avec beau-
coup de componction la fourberie dont ils'est rendu coupable
par I'escamotage de I'heriiier de I'empire qu'il a fait passer
pour mort, afin de pouvoir en faire un bon chretien ; et ce bon
Chretien se trouve actuellement dans les fers pour avoir voulu
assassiner son pfere sans le connaiire, et son roi en le connais-
sant tr6s-bien. Et admirez la bonhomie de ce Gosrofes qui passe
pour si s6v6re, et qui ne fait pas le moindre reproche sur ce
petit crime d'etat ci son sujet coupable! Je suppose que le
conite de Saxe eut trouve moyen d'enlever M. le Dauphin en
1730 ; de le faire passer pour mort, de I'envoyer h I'Universite
de Leipsick, et de le mettre en pension chez M. le docteur
Klausing, ou chez M.'^le surintendant Deyling, deux flambeaux
theologiques 6clairant alors la Saxe orthodoxe. Je suppose
qu'apr^s la paix de 17Zi8 le comte de Saxe, plein de gloire,
ayant gagn6 plus de batailles au roi que ce pauvre diable de
Phalessar n'en a vues en sa vie, eut fait venir son petit pen-
sionnaire en France sous le nom d'un de ses neveux ou d'un
enfant trouve. Je suppose que cet enfant, devenu, moyennant
la grace de Dieu et les soins du celebre docteur Klausing, bon
et zele protestant, eut trouve fort mauvals la revocation de
I'edit de jNantes et quelques autres arrangements pris en ce
royaume contre la religion protestante. Je suppose que I'enfant
trouve, pour inspirer au roi de meilleurs sentiments h cet egard,
eut form6 avec quelques bandits le dessein de I'assassiner. Je
suppose que ce complot eut et6 decouvert, et qu'on eut mis
I'enfant trouve ci la Conciergerie pour 6tre execute en place de
SEPTEMBRE 1767. [|05
Grfeve, et que le conite de Saxe eut et6 trouver le roi pour lui
confier que ce petit personnage entreprenant est M. le Dauphin,
qu'on a cru mort mal h. propos depuis vingt ans. Je suppose...
Mais jc vous entends crier que je suis fou d lier avec mes sup-
positions. Eh ! comment appellerez-vous le public qui 6coute
de pareilles impertinences sur le th(^atre de la nation, et qui les
applaudit? Croyez-vous de bonne foi qu'on puisse les entendre
et les soulTrir impunement, et que le gout public soit en bon
chemin quand il en est Ik?
Cosrofes se rappelle apparemment les victoires de Phalessar
pour lui passer en ce moment la petite tricherie ; il n'exige de
lui qu'une chose, c'est de ne r6v61er ce secret ni k Mirzanfes ni
k Amestris, k qui que ce soit au monde. Apr6s quoi il ordonne
qu'on lui amfene Mirzan^s.
Dans I'intervalle, il se parle k lui seul, et Ton croit un mo-
ment qu'il a quelque grand et merveilleux projet dans la tfite,
en voulant ainsi que ce secret demeure inconnu; mais on est
bientdt desabuse. Mirzanfes paralt en effet au milieu des gardes et
accompagne du vieux chretien Phalessar. L'entretien de Gosrofes
avec le coupable est d'une longueur demesuree. Mirzanfes est
etonn6 de trouver le roi si doux et si mielleux envers lui. II se
sent aussi je ne sais quoi de tendre pour ce Gosrofes, qu'il avait
cependant si bien jure de tuer. Phalessar, en proie k la crainte
et a I'esp^rance, attend k tout instant une reconnaissance tou-
chante, un denoument favorable; et moi, plus cruellement
que lui en proie a un ennui d6vorant au milieu des applaudis-
sements d'un parterre imbecile, j'attends que tout cela finisse
d'une manifere quelconque : lorsque Gosrofes, pour tout resultat,
s'en lient k conseiller k Mirzanfes avec beaucoup d'amitie et de
douceur d'aller au supplice de bonne gr&ce et sans faire
I'enfant. G'est que le roi se souvient du serment qu'il a fait, de
n'epargner aucun des coupables. A cet arret si sevfere, la
patience 6chappe k Phalessar. 11 va d6couvrir k Mirzanfes sa nais-
sance ; mais les gardes ont dfeji entralne ce jeune criminel et
pr^venu ainsi la confidence. Phalessar n'a que le temps de crier
a Amestris qui survient : « Reine, c'est votre fils qu'on mfene au
supplice ; » et celle-ci n'a pas besoin d'autre explication pour
en etre entiferement convaincue.
AcTE QUATRiEviE. — Malgre les indiscrfetions de Phalessar
/i06 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
et les cris d'Amestris, MirzanSs etait vraisemblablement execute
sans se douter de sa qualite de dauphin, si une poignee de
conjures n'y avait mis la main. lis Font delivre, et ils le rame-
nent victorieux au palais, ou il parait a la tete de ses partisans,
le sabre a la main. L'execution devait se faire de nuit; ainsi il
est d(^ja un pen tard lorsqu'il en est de retour. Ghemin faisant,
il a ete oblige de se battre contre des gens qui defendaient les
approches du palais. II a tue dans I'obscurite un homme, entre
autres, dont les cris plaintifs I'ont ensuite attendri. 11 se ilatte
que c'est Gosroes lui-meme qui a peri de sa main, et 11 se de-
mande d'ou lui peut venir cette piti6 importune dont il
se sent obsede. Mais au milieu de ces discours, Gosroes parait,
d'ou Mirzanes conclut que ce n'est pas lui qu'il a massacre.
Gosroes vient seul, sans armes, sans defense. II se met k la
merci de ses assassins. II veut absolument que Mirzanes le tue.
Celui-ci des qu'il en est le maitre ne s'en soucie plus, et puis
ses mouvements secrets et int6rieurs recommencent de nouveau.
Mais Gosroes s'en tient a son idee ; il faut que Mirzanes le tue
ou qu'il p6risse lui-meme. On ne peut le detacher de cette alter-
native. Gependant Mirzanes, plus occupe de I'homme qu'il a
perce dans I'obscurite que de tout le reste, voit enfm approcher
sa victime. G'est Phalessar, qui vient mourir en presence de son
roi et de son meurtrier. Amestris survient aussi. Elle n'est pas
femme a garder longtemps son secret. Elle declare a Mirzanes
sa naissance. Gelui-ci, interdit, petrifie, se reconnait pourtant
pour fils de Gosroes. II embrasse sa ch^re m^re ; il rend hom-
mage a son roi en tombant k ses pieds avec tons ses partisans.
Tout se calme, et Phalessar, qui croit la piece fmie, prend le
parti de mourir de sa blessure, assez content de la tournure
qu'ont prise les etonnantes aventures qui se sont passees dans
cette journee.
Mais Phalessar ne savait pas son compte et etait bien heu-
reux d'en elre quitte pour quatre actes. Je crus un moment
que I'auteur nous en tiendrait quittes aussi, et que nous irions
souper sans cinquieme acte, parce qu'enfm tout se trouvait ter-
mine le plus convenablement du monde. Mais M. Le F^vre, qui
pense a tout, avait mis le peuple dans ses interets et avait
trouve dans son assistance de quoi allonger sa piece d'un
cinquieme, qui paraissait manquer a la premiere coupe. Ge
SEPTEMBRE 1767. ^07
peuple s'c^tait assemble pour voir une execution, et il n'elait
pas d'huineur de s'en reiourner sans avoir rien vu. Ainsi il se
routine, il force les portes du palais, et il demande a cor et k
cri que, fiis de roi ou non, le coupable Mirzanfes soil execute.
Amestris a beau crier de son cdt6 : le peuple n'entend pas rai-
son, et Gosro^s, pour finir I'acte, est oblige d'envoyer Mirzan^s
de nouveau au supplice.
AcTE ciNQUiEME. — SI 06 jcune chr6tien sait y aller de
bonne grace, il sait aussi en revenir, comme vous savez. Cette
fois-ci, il apprend au moment de son execution qu'une nouvelle
conspiration vient d'eclater contre son p6re. Memnon, qui s'6tait
derob6 a la poursuite de Cosroes, s'est mis k la t6te des Abys-
siniens, ses prisonniers, et marche vers le palais. A cette nou-
velle, Mirzan^s n'en fait pas deux, II se saisit du sabre du
bourreau, et court combattre ce perfide Memnon, quitte k venir
aprfes cette expedition pour se faire enfin executer. Mais cette
fois-ci le peuple le dispense de recommencer cette fatigante
c6r6monie. Mirzanfes n'a pas sitdt rejoint Memnon qu'il a ter-
raine ses crimes et sa vie, moyennant le sabre du bourreau
enfonce dans le ventre du traitre, et lo peuple, touche de cette
action qui rend enfin le repos k I'empireet assure la tranquillity
publique, ne se soucieplus de voir Mirzan6s representer davan-
tage en place de Gr^ve.
Au reste, tout cela se passe derrifere la sc6ne, et Cosroes en
est successivement instruit par divers r6cits, dont le dernier
et le plus long est fait par la reine en personne. Des que son
recit est fini, Mirzan^s parait au milieu du peuple pour con-
firmer toutes ces heureuses nouvelles.
Cependant, avant de permettre k Cosro6s de se livrer enfin
el quelque joie, un grand du royaume vient pour lui donner
sur la saintete du serment une lecon un peu vigoureuse. G'est
Arbate. II avail jure au second acte de n'epargner pas m6me
son fils. II a trouv6 ce fils parini les conjures. II Tamfene devant
le roi. II se rappelle son serment en presence de toute la cour.
II tire son poignard, et Ton croit qu'il va I'enfoncer dans le sein
de son fils coupable. Point du tout ; c'est lui-m6me qu'il perce.
Mais ce petit sermon ne fait pas la moindre impression sur
Cosroes, qui n'a plus envie ni dese tuer, nl de faire tuer son
fils Chretien. Ainsi vous croirez que le fruit de la mort d'Arbate
/»08 CORRESPONDANGE LITTJ^RAIRE.
est entierement perdu ; mais il s'en faut bien. Ge satrape au
contraire fait d'un poignard deux coups ; il se tue, et il tue en
m^me temps M. Le F^vre dans mon esprit k n'en jamais revenir.
C'est un homme sans ressource. S'il avait du moins su nous
montrer Arbate assez juste, assez severe, assez attache a son
pays pour immoler un fils criminel en presence de toute la
cour, j'aurais pu concevoir quelque esperance de son genie,
quoique cet episode ne tienne en aucune mani^re a son sujet,
et qu'il y soit cousu le plus ridiculement du monde. Arbate
me prouve que M. Le F6vre ne saura jamais jouer du poi-
gnard.
Ce qui m'interesse le plus dans cette etonnante pifece, ce
sont les amateurs d'executions qui ont pass6 toute une journ^e
a attendre en vain une representation. S'il a fait ce jour-la un
peu chaud, ou un peu froid, ou un peu humide, les amateurs
ont du rentrer chez eux le soir de bien mauvaise humeur, et
fort mecontents de I'administration de la justice du royaume de
Cosro^s. Nous sommes mieux polices en France, et nous ne fai-
sons pas languir les spectateurs. Gela me rappelle le discours
d'un homme que rapporte M. d'Alembert quand il est en train
de faire des contes. Cet homme se trouve a une table d'hote
ou Ton se plaignait de la lenteur de la justice. 11 prit la parole
et il dit : « Je ne concoispas comment on pent accuser en France
la justice de lenteur. Je me trouvais mardi dernier au Palais,
j'avais oublie mon mouchoir chez moi ; j'en pris un dans la
poche de mon voisin ; il etait environ onze heures. A onze
heures et demie, je fus decr^te de prise de corps et pris. A
midi interrog^, confronte, recole. A midi et demi, juge. A une
heure, fouette et marqu6. Avant deux heures, j'etais rentre chez
moi pour diner. »
Voila comment le public aurait du en user avec I'auteur de
Cosroh. II aurait pu etre entendu, jug6, rel^gue du theatre, et
rendu chez lui pour souper; mais on disait que M. Le F^vre
etait tr6s-jeune, qu'il fallait encourager la jeunesse. En conse-
quence, son second et son troisieme acte, ainsi que la moitie du
quatri^me, furent applaudis avec transport, et quoique I'autre
moitie de cet acte, ainsi que le cinquifeme, ne reussissent point,
la pi^ce aura au moins cinq et peut-6tre huit representations, k
moins que la suspension que vient de lui occasionner I'indis-
SEPTEMBRE 1767. m
position d'un acteur ne lui devienne falalc. Ce pocite a entre
autres agr6nienis celui d'etre louche, d*6tre toujours a cdt(^ de
sa pens^e, de ne jamais dire ce qu'il voudrait dire : ii faut
t'iujours en deviner et supplier la mollis. Malgr6 cela j'enten-
dais dire k tout le monde autour de moi, pendant les second et
iroisifeme acles, me sentant saisi d'un violent frisson caus6 par
I'enDui, que ce jeune homme avait non-seulement beaucoup de
talent, mais m6me du genie. 0 Atheniens, si vous prodiguez
ces noms k de tels ouvrages, vous 6tes bien dignes de n'en plus
voir d'autres sur vos theatres.
— Nous avons enfin requ quelques exemplaires de VIngdnu,
roraan theologique, philosophique et moral, de M. de Voltaire.
M. ring(^nu est un jeune Huron qui a la curiosite de voir
I'Europe. Apr6s avoir vu I'Angleterre, il debarque sur les c6tes
de la Basse-Bretagne. II y trouve inopinement un oncle dans
la personne de M. le prieur de Notre-Dame de la Montagne, et
une tante dans la soeur du prieur, M"' de Kerkabon, vierge ag6e
de quarante-cinq ans. II y devient amoureux de M"" de Saint-
Yves. Vous verrez ensuite par quel enchainement d'aventures
M. ringenu, apr^s avoir repousse les Anglais en Bretagne,
arrive k Versailles pour y demander la recompense de ses ser-
vices, est mis a la Bastille, y reste oublie, en est tir(5 enfin
par le credit de sa belle maitresse, perd par une mort tragique
cette incomparable personne, et ne se console de sa vie de
cette perte. Tout cela se passe en 1680 sous le minist^re de
monseigneur de Louvois et du R. P. de La Chaise. M. I'lngenu fait
k cette occasion le portrait d'un ministre de la guerre qui ne
ressemble pas au marquis de Louvois, puisque tout le monde
y a reconnu M. le due de Choiseul. Ce roman n'est pas le chef-
d'ceuvre de M. de Voltaire; mais il est plein de traits qui rap-
pellent la mani^re de cet ecrivain illustre. II est amusant et
agr6able comme tout ce qui sort de sa plume : car remarquez
que M. de Voltaire, m^me quand il est mauvais, n'est jamais
ennuyeux. Au reste M. le Huron, dont son oncle le prieur n'a
rien de plus presse que de falre un bon chr^tien moyennant le
sacrement de bapt6me, a un bon sens bien alarmant pour sa
tante devote.
— Le roi de France Charles V fut surnomm^ le Sage parce
qu'il r6para par sa prudence les malheurs du roi Jean, son p6re.
MO CORRESPONDANCE LlTTfiRAIRE.
et de Philippe de Valois, son grand-pfere, et qu'il sauva le
royaume, qui paraissait devoir etre in6vitablement et enti^re-
ment subjugue par les Anglais. Tout ce que la sagesse de
Charles V avait procure d'avantages a la maison regnante fut
perdu de nouveau sous son fils Charles VI, qui vecut et mourut
en d^mence. Charles V n'6tait point guerrier. II eut le bon
esprit de ne vouloir pas faire un metier pour lequel il n' avait
point de vocation ; il laissa le commandement des armees a ce
Bertrand du Guesclin qu'il fit son connetable, qui lui rendit de
si grands services, et dont le nom est devenu si illustre.
Remarquez que la qualite la plus essentielle a un grand prince,
c'est de savoir pressentir le merite et choisir les hommes. On
ne salt pas assez combien I'eloge de Sully est celui de Henri IV.
Sousun pauvre roi, Sully etait d6plac6, exile, perdu, avant d'avoir
fait aucun bien ; au premier abus qu'il aurait ose attaquer, il
cut et6 sacrifie a ses ennemis. Combien d'hommes de genie
vivent et meurent sous le regne d'un pauvre prince, sans etre
employes, sans parvenir a etre connus ni a se connaitre eux-
memes ! De tels regnes repandent le sommeil et la lethargiesur
toute une nation, et le merite, place quelquefois par un hasard
aveugle dans le gouvernement, en est bientot chasse. Le propre
de ces regnes est de regarder les hommes qui ont du genie et
du caractere comme dangereux, et de les dilTamer comme
visionnaires. Remarquez aussi a quoi tiennent les plus grandes
comme les plus petites deslinees. Si I'imbecile et furieux
Charles VI avait succede immediatement au malheureux roi
Jean, la France serait devenue infailliblement la conquete des
Anglais, et le prince Noir serait celebre aujourd'hui par nos
panegyristes comme le sauveur du royaume. Si Henri IV, a une
6poque plus moderne, avait eu le caractere faible et mepri-
sable de son predecesseur, la maison de Lorraine aurait infail-
liblement rempli ses projets ambitieux ; elle se serait emparee
du trone de France, et le chef de I'auguste maison de Bourbon
serait traite aujourd'hui d'usurpateur par les m6mes Francais
qui veulent qu'on les regarde comme plus attaches a leurs rois
legitimes que ne le sont d'autres nations. II ne se prononcerait
aucun discours academique sans I'eloge de la maison de Lor-
raine aux depens de celle de Bourbon, et les pretres auraient si
bien fait depuis deux cents ans que Henri IV, qu'ils ont bien
SEPTEMBRE 1767. 411
de la peine k aimer malgr6 ses vertus, serait reste aux yeux de
Dieu et de la nation un huguenot abominable.
Charles V, ayant soutenu la rnaison de Valois par sa sagesse
sur le penchant de sa ruine, TAcademie fran<jaise a propos6
Teloge de ce monarque pour le prix d'eloquence k remporter
cette ann6e; et elle vient de couronner le discours de M. de La
Harpe. Ge discours est iniprini6, et vous le lirez avec plaisir. Ce
n'est pas qu'on n'en edt pu faire un beaucoup plus beau ; que
la peinlure des moeurs et des d6sordres de ce malheureux
si6cle n'eutpu 6tre plus forte et plus 6nergique; mais M. de La
Harpe n'a point ce nerf-U. II a une mani^re plus faible, mais
sage, un coup d'ccil qui n'est pas profond, mais juste; et je
m'en contente. Ge jeune homme a du style ; et cette quality
n'est pas commune. J'aurais voulu cependant un peu moins
d'antilh^ses dans la premiere partie ; je ne puis souflrir ces
p6riodes arrang^es k quatre epingles, oii chaque phrase est
contre-balancee par une autre du m6me poids, oil il y a tout
juste autant de crainte d'un cote que A'espirance de 1' autre, et
oil les mots jouent sans cesse centre des mots. Comme M. de
La Harpe s'est fait beaucoup d'ennemis par sa fatuite, on a dit
que les plus beaux morceaux de son discours etaient de M. de Vol-
taire, parce quel'auteur se tient toujours k Ferney. Je crois bien
que M. de Voltaire a jet6 les yeux sur le discours de M. de La
Harpe; je me ferais fort, ce me sembie, de souligner tout ce
qui en appartient au chef de la litt^rature francaise. Ce ne sent
pas, il est vrai, les morceaux les plus mauvais; mais dans le
fait, ils ne font que relever un tr6s-bon fond.
Outre le discours de M. de La Harpe, on en a imprime un
grand nombre d'autres qui ont concouru pour le m6me prix,
et que vous ferez bien de ne pas lire, pas meme celui de
M. Gaillard.
IS septembre 1767 >.
M. de Beaumarchais vient enfin de faire imprimer EugMie,
i, Ce cahier manque dans le manuscrit de Gotha; mais, giAce h robligeance
de M. E.-G. KIcmming, conservateur de la biblioth^que royaledc Stockholm, nou»
avons pu rempruntor an manuscrit appartcnant k ceite biblioth^quc; cette Rra-
cieuse communicatiou nous a fourni aussi d'utilcs compltSmeats pour les ann^es
1766 et 1708.
m CORRESPONDANCE LITIERAIRE. ■
drame en prose el en cinq actes, enrichi de figures en taille-
douce avec un essai sur le drame serieux*. Gette piece, sifflee
et huee, etait enti^rement tomb6e a la premiere representation ;
elle s'est relevee ensuite k la seconde, et elle a eu beaucoup
de succes au theatre. Ge succ^s m'a toujours paru reflet da
jeu de Preville et de M"^ d'Oligny, dont le prestige n'a jamais
r^ussi a me derober la sterilite du genie de I'auteur, la plati-
tude et I'aridit^ de son style. La lecture de la pifece m'a confirme
dans le jugement que j'en ai porte a la representation. Plus
lesujet etait interessant, pathetique et beau, plus la maniere dont
M. de Beaumarchais I'a trait6 me paralt d^poser contre son
talent et le deferer au tribunal de la critique comme un homme
sans aucune ressource. II dit dans son discours preliminaire
que son premier projet etait d'ecrire en faveur du drame
serieux attaque souvent par des critiques peu judicieuses; mais
que, considerant qu'un bel exemple prouve plus que les pre-
ceptes les mieux d(^velopp6s, il avait desire avec passion de
pouvoir substituer I'exemple au precepte. Gette entreprise ne
I'a pas emp6ch6 de nous communiquer encore ses id6es sur ce
genre dans le discours preliminaire qu'il a intitule Essai sur le
drame serieux. Get essai confirme des idees assez justes, mais
cpmmunes, aussi peu heureusement developpees que les senti-
ments des acteurs dans sa pifece, Ainsi et les pr^ceptes et
I'exemple seraient egalement defavorables a la cause que M. de
Beaumarchais a voulu d6fendre, si malheureusement la bonte
de cette cause dependait de la bont6 de I'avocat. Get avocat est de
ces gens dont le sufl"rage embarrasse; on aimerait autant s'en
passer. 11 ne devrait pas ^tre permis k tout le monde indis-
tinctement d'aimer les bonnes choses. M. de Beaumarchais n'a
rien en lui qui doive lui donner du gout pour les beaux-arts;
de quoi s'avise-t-il de les aimer et de s'en occuper?
J'avouerai cependant que le public ne m'a pas paru exempt
de justice a I'egard de M. de Beaumarchais. Je crois que sa
pi^ce a 6te jugee rigoureusement, mais equitablement a la
premiere representation, etqu'elle ne se rel^vera jamais de cet
arr^t malgr6 le succ6s passager qui I'a suivi; mais on n'a pas
eu assez d' equity pour le discours preliminaire. Gomme M. de
1. Cinq figures de Gravelot, gravies par Duclos, Masquelier, etc.
SEPTEMBRE 1767. M3
Beaumarchais a une reputation de fatuite g6n^ralement 6tablie,
on a trouv6 dans son discours un ton sufTisant et avantageux
qui n'y est point. Moi, qui n'ai jamais vu M. de Beaumarchais
et qui crois devoir 6tendre I'indulgence ou du moins Tindiff^-
rence jusque sur les airs d'un fat d qui je ne dois rien et qui
par consequent ne pent m'6tre k charge, j'ai trouv6 au con-
traire le ton de M. de Beaumarchais, dans son Essai sur le
drame serieux^ tr6s-simple, tr6s-naturel et tr6s-6loigne de
toute fatuit(^. Je voudrais que son talent r^pondlt k la modestie
et i la simpHcit6 de son ton, et je serais content. On lui a
reproch6 comme une fatuity sans exemple d'avoir mis sur le
titre une 6pigraphe tiree de sa propre pi6ce ; cet homme,
a-t-on dit, n'a trouve d'auteur digne d'etre cite par lui que
lui-m6me. Mais enfin son 6pigraphe est mieux plac6e dans sa
bouche que dans celle d'Eugenie : une seule d-marche hasard^e
tn*a mis a lamerci de tout le monde. La s6v6rite de ses censeurs
prouve la bonte du choix de son 6pigraphe; et puisque I'au-
teur s'est mis aussi k ma merci, je dirai un mot en passant sur
deux articles, de son discours preliminaire.
Je lui observe d'abord qu'il etait inutile de s'etendre sur la
bonte du genre s6rieux; que noussommes trop avances aujour-
d'hui pour qu'il soit n6cessaire de relever et de refuter toutes
les pauvretes qui se disent dans la discussion d'une matiere, et
qu'il ne s'agit desormais que de combattre les erreurs de ceux
qui ont d'ailleurs des lumiferes, de I'esprit et du gout, et dont
I'autorit^ aurait par consequent une influence facheuse sur le
jugement de ceux qui n'ont rien de tout cela. Gette reflexion
aurait reduit le discours de M. de Beaumarchais k la moitie s'il
avait voulu faire attention, et nous aurions 6t6 preserves d'un
bon nombre de remarques triviales. Le genre serieux n'est
autre chose que la com6die que M^nandre et Terence ont cr^^e
en Grfece et k Rome, et qui, traitee par des hommes de leur
talent, r6ussira toujours chez toutes les nations cultivees. Mais
pour prouver le genre s6rieux, il ne faut pas d^crier la comedie
gaie, encore moins la trag^die des Grecs, dont le but et refiel
etaient 6galement sublimes.
M. de Beaumarchais pretend que les coups inevitables du
destin n'olTrent aucun sens moral ^I'esprit, que la moralite qu'on
pourrait tirer d'un genre de spectacle fond6 sur de tels prin-
li\k CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
cipes serait affreuse et porterait au crime; que toute croyance
de fatalite degrade rhomme, en lui otant la liberty, hors
laquelle il n'y a nulle moralite dans ses actions. Je conviens
que ces petites idees mesquines sont assez generalement recues
parmi nous, et meme parmi une partie de nos philosophes,
mais elles n'en sont pas moins fausses. Et d'abord je deman-
derai a M. de Beaumarchais si les peuples de I'ancienne Gr6ce
etaient bien degrades. Le dogme de la fatalite etait cependant
le dogme fondamenlal de leur cat6chisme ; c'etait le dogine le
plus universellement repandu, celui qu'on inculquait aux
enfants avec le plus de soin, et auquel on ramenait sans cesse
les hommes par les representations theatrales qui 6taient
enti^rement consacrees a la religion. Si les hommes de ces
temps ont 6te degrades par ce dogme, j'avoue que les id6es
judaiques et gothiques dont nous farcissons la t^te de nos
enfants, et dont nous entretenons nos citoyens dans nos tem-
ples, nous rendent peu semblables k ces hommes degrades dont
les vertus, I'energie, I'el^vation et le patriotisme, ont fait I'admi-
ration de tons les siecles. Les slo'iciens, les plus vertueux de
tous les hommes, dont la morale etait si pure et si 61evee,
croyaient tous a la n^cessite et k la fatalite.
Je suis SI eloigne de croire ce dogme oppose a la morale
que je suis persuade au contraire que la science des moeurs ne
sera jamais portee a sa perfection chez une nation qui n'ad-
mettra pas le dogme de la fatalite. Je dis plus : meme chez les
nations ou la metaphysique du pays est en usage de le com-
battre, il existe et se conserve au fond des coeurs-, il est la
source de toutes les vertus civiles et le fondement de toutes les
qualites pr6cieuses au genre humain. Affranchissez un seul
homme sur la terre des liens de la fatalite, enlevez-le a la main
invisible du sort, dissipez autour de lui les tenebres de I'incer-
titude, et, par ce seul acte, vous I'aurez rendu le plus injuste,
le plus immoder6, le plus execrable de tous les hommes.
Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir ces grandes id6es;
cette entreprise serait digne d'un philosophe tel que Ciceron.
Plus vous y reflechirez, plus vous vous convaincrez que ces
id^es sont justes et vraies. J'aurais volontiers dispense M. de
Beaumarchais de. toucher a une corde si grave. Je me souviens
que M. Marmontel a deja honnetement d^raisonne sur cette
SEHTEMBRE 1767. M5
mati^re en faisanl un paraI16le dans sa PoHique entre la tra-
g6die grecquc ct la trag6die fran^aise. Je suis las d'entendre
du bavardage sur un objet si important ; il prouve que ses
auteurs ne sont pas dignes de parler de morale, et peut-6tre
que nous ne sommes pas dignes d'en avoir une meilleure.
Le second point sur lequel j'ai voulu arr6ter M. de Beau-
marchais tombe sur une mati6re moins grave. 11 s'agit de savoir
s'il convient d'ecrirc le drame s6rieux en vers ou en prose?
M. de Beaumarchais se declare, h. I'exemple de M. Diderot, pour
la prose. Je pr6vois que t6t ou tard cette question produira
encore une querelle litt^raire, car M. de Saint-Lambert ne
peut pardonner k M. Diderot d'avoir donne la preference a la
prose sur les vers pour les ouvrages dramatiques et, s'il en
trouve I'occasion, je suis persuade qu'il combattra cette opinion
publiquement. Yoyons k arranger ce proems d'avance, et sur-
tout aliens au fait.
II ne peut pas 6tre question s'il faut ecrire les pieces de
theatre en prose, lorsque dans une langue la poesie peut avoir tous
les avantages de la prose combines avec les avantages qui lui
sont propres. II est visible qu'il faut donner alors la preference
a la po6sie. Le m6rite d'^crire en vers est alors un merite de
plus, si les vers peuvent conserver au dialogue dramatique
bien exactement la simplicite, la facilite, la flexibiliie, la
concision, le naturel, la rapidite du discours. Je serais bien
fach6 que Metastasio eut ecrit en prose, je serais bien fach6
que Terence n'eut pas ecrit ses pieces en vers,- mais quels vers!
Montrez-moi un seul morceau parmi tous nos ouvrages dra-
matiques digne d'etre mis b. cote de la premiere sc^ne de
VAndrienne.
La question se reduit done purement et simplemeut a savoir
si la langue fran(jaise a un vers dramatique, et si le vers
alexandrin qu'elle emploie, ou toute autre espece de vers
qu'elle pourrait employer, n'est pas incompatible avec la verite
et le naturel qu'exige le vrai dialogue. Je crois que ce dernier
point peut 6lre prouve sans r6plique, et qu'il est impossible
qu'une langue qui n'observe point de prosodie dans ses vers,
dont la prosodie est m^me toujours sourde, et qui se contente
de compter les syllabes de ses vers sans s'embarrasser de leur
mesure, qu'il est impossible, dis-je, qu'une telle langue ait
U6 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
jamais le vers dramatique. Si vous voulez vous en convaincre
par I'exemple, prenez les comedies de Regnard; c'est de tous
nos poetes dramatiques celui qui a versifie avec le plus de
naturel et d'aisance et qui a, par consequent, le plus approche
de la prose ; et vous y verrez combien de circonlocutions pour
dire les choses du monde les plus simples, combien d'epith^tes
oiseuses et deplacees, combien de propos allonges et sym6tris6s
dans une seule sc6ne : tous defauts incompatibles avec la verite
du dialogue.
Jamais il ne serait venu dans la tete d'un ancien poete
d'ecrire son drame en vers heroiques. G'eut et6 ignorer les
premiers dements de son metier : I'iambe seul etait employ^
au theatre, parce qu'il avait seul tous les avantages de la prose
sans perdre ceux de la versification. Je crois le vers heroique
si diametralement oppose au genre dramatique que peu s'en
faut que je n'aie I'audace d'ecrire, en cette ann(^e 1767, que la
veritable trag^die et la veritable comedie ne sont pas encore
trouvees en France; mais il ne s'agit pas de sq faire lapider ici,
apres avoir 6te force de faire amende honorable dans le carre-
four de la Gomedie-Francaise. Ainsi, renfermons nos heresies au
fond de notre coeur. EUes ne m'empdchent pas de regarder
Moliere coriime le plus grand genie des slides modernes;
mais le plus grand homme n'est maitre ni de sa langue ni de
sa nation. Et Racine, me dirait-on, n'est-ce pas un poete divin ?
Et Virgile, r6pondrais-je, n'est-ce pas un poete divin, et con-
naissez-vous quelque chose a mettre k c6t6 de ce quatrieme chant
de V^n^ide, si pathetique, si touchant et si beau? Eh bien,
si un poete dramatique s' etait avise a Ath^nes de faire parler
la reine de Garthage sur le theatre, comme elle parle dans ce
chant divin de Yirgile, il aurait ete sillle. G'est que rien n'est
plus oppose dans son essence que la poesie epique et la po^sie
dramatique; et si M. de Saint-Lambert n'est pas pen6tre de
cette dilference essentielle, je le dispense d'avance de tout ce
qu'il pourrait ecrire sur cette question. Le sentiment des con-
venances et le jugement sont, en toutes choses, le premier
attribut du g6nie; ils sont, en toute matifere, la premiere regie
du gout.
— MM. les comtes de Coigny et de Melfort, dont les corps
sont en quartier a peu de distance du pays de Gex, viennent
SEPTEMBRE 1767. ftl7
de faire une pointe jusqu'k Ferney pour rendre visile ^i M. de
Voltaire. lis sont arrives chez le grand palriarche, suivis d'un
nombreux cortege d'olTiciers de leurs corps, au moment oh Ton
allait jouer la trag^die d' Adelaide du Guesclin sur le th^dtre
de Ferney. Toute cette compagnie militaiie ayant pris place
dans la salle, la toile s'est levee, et M. de La Ilarpe, un des
principaux acteurs, a adresse aux heros inopines de la f^te le
compliment impromptu que vous allez lire :
Sous les belles couleurs du pinceau d'un grand bomme,
Guerriers, vos portraits vont s'offrir k vos yeux.
Vous voyez votre ouvrage; et Nemours et Venddme
ParleroDt de bien pr^s i vos coeurs genereux.
L'ivresse de Tamour, IMvresse de la gloire,
Le cri des passions, le cri de la victoire :
Voil^ vos guides, 6 Frangais;
Et les titres de vos succ6s
Sont au temple de Guide, au temple de M6moire.
Les plaisirs ont pour vous embelli les grandeurs;
lis charment vos instants, lis charment leur empire.
L'honneur seal vous arrache i ces douces erreurs;
L'honneur est votre dieu : cet ouvrage I'inspire,
Et ce que I'auteur sut 6crire
Est 6crit d6ji dans vos coeurs.
La gazette de Ferney ajoute que M'"* de La Harpe a jou6
le rdie d' Adelaide avec le plus grand succfes, ainsi que son
mari celui de Venddme, et que M. Chabanon, autre poete qui
est alle depuis trois mois s'abreuver k la fontaine sacree de
Ferney, a sup6rieurement jou6 le r61e du comte d'OIban dans
Nanine. Ge qui me fache, c'est que ce comte d'OIban a la figure
petite et assez ignoble. On dit que celle de M. de La Harpe est
encore plus mince. Cela fait des heros de la petite esp^ce.
La m6me gazette dit encore que M. de Voltaire vient de
donner une soeur k Nanincj c'est-i-dire qu'il vient de fairs
une comedie en trois actes intitulee la Comtesse de Givry. II
faut esperer que rien ne s'opposera, du moins, k I'impression
de cette pi6ce de theatre.
Gependant, par une contradiction assez singuli^re et enti6-
rement oppos6e au syst^me actuel, on a permis k Paris une
r^impression du roman de I'JngMu, et cette permission nous a
vu. il
Zil8 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
valu I'agrement de payer un ecu une petite brochure qui valait
vingt sols. L' esprit de prohibition est bon a quelque chose,
puisqu'il met un libraire a portee de ranconner le public et de
s'enrichir promptement. II est vrai que la publicite de VIngdnu
n'a pas ete de longue duree ; les pr^tres et leurs suppots ont
cri6, et Ton vient d'en defendre le debit tr6s-sev6rement. Le
libraire en avait vendu plus de quatre mille en tr6s-peu de
jours; ainsi, il pent prendre patience. On m'a assure que I'edition
de Paris est enti^rement conforme a I'edition de Geneve, que je
n'ai point vue, excepte que dans la seconde partie le nom de
Saint-Pouange est en lettres initiales seulement et qu'on a ote
du frontispice les mots : Manuscrit trouvd dans les papiers du
R. P. Quesnel. Ce roman a eu un succes prodigieux a Paris.
La premiere partie est charmante ; la seconde a paru un peu
s6rieuse a beaucoup de monde, et a moi un peu languissante
en certains endroits. Je crois, par exemple, que les conversa-
tions du Huron et du janseniste, durant leur sejour a la Bastille,
pouvaient etre beaucoup plus piquantes, et qu'en cet endroit
I'auteur languit un peu. C'est pourtant une plaisante idee de
faire convertir un janseniste de la grace efficace a la raison
par un petit sauvage d'Amerique. La conversation du P. Tout-
a-tous, jesuite, avec M"^ de Saint-Yves, est un chef-d'oeuvre.
En g^n^ral, c'est un phenomfene unique qu'un homme qui, a
I'age de soixante-quatorze ans, 6crit avec cette gaiety, avec cette
grace, ce feu, ce charme et cette prodigieuse facilite : car il
faut savoir que depuis longtemps M. de Voltaire ne relit plus
ce qu'il imprime, et que c'est son premier brouillon que nous
lisons. Si ces productions hatees n'ont pas la correction de ses
anciens ouvrages, il faut convenir que la plus mediocre d'entre
elles suffirait pour faire de la reputation a un homme.
Le soin que M. de Voltaire prend de nous amuser par
des ouvrages agreables ne lui fait pas perdre un instant de
vue les int6r6ts et la cause de la philosophic. II vient de venger
I'auteur de Bilisaire des coups que le cuistre Cog6 lui a port^s
dans une nouvelle edition de son Examen de Bdisaire. Ce
cuistre Coge serait un dangereux coquin s'il avait autant de
pouvoir que d'envie de nuire; heureusement, I'etat nature! d'un
cuistre est d'etre dans la boue, et I'esprit du si^cle de I'y
laisser. Le pamphlet nouveau de Ferney, dont je ne connais
SEPTEMBRE 1707. iil9
jusqu'a present que deux exemplaires a Parrs, est intitule
llonnHcU tlUologique^ , C'est pour faire le pendant des HomiC-
leth littf^rnircs, quisont sorties cet 6t6 de la nuime manufacture.
Dans VllonnftcU tlUologique, le syndic Riballier et le regent
Coge sont chaties aussi plaisamment que cruellement pour leur
peau. Ce qu'on dit de leur maiii^re de falsifier les passages
paralt outre, etest cependantl'exactev^rite. Ala suite de Vllon-
nHel^ theologique, on lit la correspondance de M. Marmontel
avec le syndic Riballier au sujet des h6r6sies de B61isaire. Je
suis persuade que le ribaud Riballier sera bien fach6 de la
publication de ces pieces du proces. Dans le dernier cahier,
enfin, on volt une r^impression de VIndiculus de la Sorbonne et
(les Trcnte-scpt Propositions contradictoircs du bachelier ubi-
quiste que vous connaissez. Si cette brochure devient un peu
commune a Paris, elle augmentera infiniment le mepris dont
tout honnete homme est pen6tr6 pour la Sorbonne. Get illustre
corps, rai-partie de sots et de fripons, n'a pourtant pas encore
publid sa censure de BHisaire. On pretend meme que la cour,
d'un c6t6, et le Parlement, de I'autre, lui ont fait dire de prendre
garde h. ce qu'il dirait de la tolerance civile ; mais les agaceries
rep^teesdeM. de Voltaire feront encore leur elTet. Le R. P. Bon-
homme, cordelier, et le syndic Riballier, redoubleront de z61e
et I'emporteront sur quelques docteurs plus timides. La Sor-
bonne publiera sa censure et s'assurera solidement du mepris
bien raerite de toute I'Europe. C'est bien tout ce qu'elle aurait
pu faire que de se taire si M. Marmontel avait voulu paraitre
indifferent sur ses demarches et si M. de Voltaire n'avait pas
fait fl6lrir d'un fer chaud les epaules de Riballier et de son
drogman Coge par la haute justice du comte de Ferney.
M. Marmontel a pris le sage parti de passer trois mois de cet
^t6 aux eaux d'Aix-la-Chapelle avec des femmes fort aimables.
II a eu une autre precaution fort bonne. 11 a envoye son BHi-
saire k toutes les t6tes couronn^es de I'Europe avec des lettres
\. Grimm dit, dans Vordinaire du \h d6cembre 1768, que Damilaville, qui se
fkisait luMvneur de cette brocliure, n'6tait que le pr^te-nom de Voltaire; mais jus-
qu'i ce jour. YUonniiele theologique, qui forme le second cahier dos Pieces rela^
tives d Belisaire, n'a 6i6 reproduitc dans aucune 6dltion modernc. Elle a dikcepea-
dant, selonl'exprcssion m^me de Grimm, Ctre, sinon 6crite, du moins nrebouis^o »
h Ferney, et elle devrait flgurer dans les OEuvres de Voltaire, au m£me titre que
le Tombeau de la Sorbonne ct les Lettres sur la }\ouvelle Heloise.
Z|20 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
analogues aux circonstances. Les reponses honorables qu'il
recoit successivement font un singulier contraste avec les
turpitudes cles cuistres Riballier et Coge, et peuvent meme le
consoler de ce qui a manqu6 au succ^s de son livre a Paris.
On a vu dans le public des copies d'une lettre de M. de
Voltaire a M. le prince Galitzin, ministre plenipotentiaire de
Russie k la cour de France. Cette lettre est encore une pi^ce du
proces de Belisaire qu'il faut conserver ici :
(• Je vois, par les lettres dont Sa Majesty imperiale et Yotre
Excellence m'honorent, combien votre nation s'elfeve, et je
Grains que la notre ^ne commence h degenerer a quelques
egards. L'Imperatrice daigne traduire elle-m^me le chapitre de
BHisaire, que quelques hommes de college calomnient k Paris.
Wous serious converts d'opprobre si tous les honnetes gens,
dont le nombre est trfes-grand en France, ne s'elevaient pas
hautement coatre ces turpitudes p6dantesques. II y aura tou-
jours de I'ignorance, de la sottise et de I'envie dans ma patrie;
mais ii y aura toujours aussi de la science et du bon gout.
J'ose vous dire m^me qu'en general nos principaux militaires,
et ce qui compose le conseil, les conseillers d'etat et les
maitres des requites, sont plus 6claires qu'ils ne I'etaient dans
le beau si^cle de Louis XIV. Les grands talents sont rares, mais
la science et la raison sont communes. Je vois avec plaisir qu'il
se forme en Europe une republique immense d'esprits cultiv^s;
la lumifere se communique de tous cotes. II me vienl souvent
du Nord des choses qui m'etonnent. II s'est fait, depuis environ
quinze ans, une revolution dans les esprits qui sera une grande
6poque. Les cris des pedants annoncent ce grand changement,
comme les croassements des corbeaux annoncent le beau temps.
« Je ne connais point le livre ^ dont vous me faites I'hon-
neur de me parler. J'ai bien de la peine a croire que I'auteur,
en 6vitant les fautes oil pent 6tre tomb6 M. de Montesquieu,
soit au-dessus de lui dans les endroits ou ce brillant g^nie a
raison. Je ferai venir son livre, et, en attendant, je felicite
I'auteur d'etre aupres d'une souveraine qui favorise tous les
talents etrangers et qui en fait naitre dans ses l^tats. Mais
1 . L'Ordre naturel et essentiel des socUlis poUtiques, par Le Mercier de La
Riviere. Loadres, J. Nourse (Paris, Desaiot), 1767, in-4'' ou 2 vol. ia-12.
SEPTEMBRE 1767. 421
c'est voiis surtout, monsieur, que je f61icite de la repr6senter
si bien k Paris.
« J'ai riionneur d*6tre, etc. »
— Vous croirez que c'est lii tout ce que nous tenons de la
manufacture de Ferney pour cet ordinaire, et vous trouverez
que c'est bien assez; mais la plume du divin patriarche est
intarissabie. Nous lui devons encore un ecrit de cinquante-
quatre pages in-8% intitule Exsai historique et critique sur les
dissensions des £glises de Pologne^ par Jospeh Bourdillon,
professeur en droit public li Basle. Ce morceau, sans rien
perdre de son piquant, est ecrit d'une maniere aussi solide
que sage. On remonte a I'origine des choses, et Ton suit I'his-
toire des Dissidents en Pologne jusqu'a nos jours. L'auteur a
eu raison d'appeler son essai critique^ car il est plein d'une
excellente philosophie ; I'esprit intolerant et pers6cuteur de
I'iiglise romaine y est depeint sous ses veritables couleurs. II
est impossible que la saine raison ne soit 6coutee a la fin, et
que tant d'excellents Merits en favour de la cause du genre
humain ne prevalent enfin sur les efforts d'un petit nombre
d'ambitienx en soutane et en surplis qui ont fonde leur empire
sur notre b^tise. Si nous sommes venus un peu trop toi pour
jouir des effets de cette revolution, nous mourrons du moins
avec la consolation que la generation future sera plus heureuse,
et que c'est nous qui aurons pr6pare son bonheur et sa tran-
quillite, en minant les fondements de la tyrannie spirituelle.
Je vols, d6s ce moment, les statues qu'on eI6vera dans toutes les
parties de I'Europe k I'honneur immortel de Voltaire, comme
au plusgen6reux d6fenseur des droits de I'humanite, comme au
plus grand bienfaiteur du genre humain. Je les vois, et mon
coeur s'endamme de 1' amour le plus pur des hommes, et je leur
pardonne leurs erreurs insens^es en favour du bonheur qui les
attend.
Nous n'avons qu'un seul exemplaire de cet Essai histo-
rique et critique k Paris, et c'est un grand mallieur : de tels
Merits devraient 6tre la nourriture du peuple; il en serait plus
sage et meilleur. On y voit k la fin un beau portrait du roi de
Pologne ; mais je doute que M. I'evSque de Cracovie manifesto
ilaprochainedl6te extraordinaire les sentiments qu'on luiprfite
ici en favour des Dissidents. On finit par I'eloge des puissances
h^2 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
qui se sont interessees k leur cause. Je ne sais pourquoi I'auteur
a oublie la part que I'Angleterre y a prise.
— M. Le Fevre vient de faire imprimer sa tragedie de
CosroeS; qui a eu jusqu'a dix representations. Le cinqui6me
acte 6tant absolument tombe k la premiere, I'auteur a fait
interrompre le cours des representations pendant huit jours,
et a employe cet intervalle a refaire enti^rement son cinqui^me
acte. II a mis en action tout ce qui etait en recit, et ce change-
ment ayant reussi, la pifece a eu le succ6s passager dont je
viens de parler. On a dit qu'il y avait de la facilite a refaire un
acte entier en si peu de temps. Je le veux bien ; mais cette
facility, quand elle se trouve r6unie a la m^diocrite, est bien
facheuse pour le public. L'auteur regrette, dans sa preface, ce
satrape qui venait de donner une lecon de justice a Gosro^s, et
qu'il a 6t6 oblig6 de sacrifier. Je vois, par ce qu'il en dit, que
son projet etait que ce satrape frappat son fils, et peut-etre
qu'il se frappat lui-mgme aprfes avoir poignarde son fils. En ce
cas, la tele a tourne a I'acteur charge de ce role a la premiere
represent a lion, car il s'est frapp6 sans frapper son fils. II est
vrai que le parterre avait bien mal accueilli et le pere et le fils.
J'apprends que M. Le F6vre est un eleve echappe de 1' Acade-
mic de peinture^ Ses essais n'ayant pu lui meriter une place
parmi les pensionnaires qu'on envoie a Rome aux d6pens du
roi, il a brise ses crayons et ses pinceaux, et s'est jet6 dans
la poesie; il aurait du embrasser un etat moins glorieux et
plus solide.
— Le jour de Saint-Louis a et6 marqu6 cette annee par un
evenement bien sinistre. M. Schobert, connu des amateurs de
la musique comme un des meilleurs clavecinistes de Paris,
avait arrange une partie de plaisir avec sa femme, un de ses
enfants de quatre k cinq ans, et quelques amis, parmi lesquels
il y avait un m^decin. lis 6taient au nombre de sept, et all^rent
se promener dans la for6t de Saint-Germain-en-Laye. Schobert
1. II etait t'l§ve de Doyen. Colic {Journal, M. Bonhomme, t. Ill, p. 166) cite
un joli mot de ce peiiitre b. qui Le F6vre avait montr6 une lettre tr^s-flatteusc de
Voltaire : « Cet homme vous flatte et vous trompe, lui dit-il, ainsi que tous les
jeunes auteurs qui le consultent sur leurs ouvrages. M. de Voltaire est un racoleur
qui, par ses eloges, vous piomet trente sous par jour jusqu'au regiment, et qui ne
vous dit pas qu'apr^s vous n'aurez que cinq sous. »
SEPTEMBRE 1767. &2S
aimait les champignons k la fureur ; il en cueillit dans la fordt
pendant une partie de la journ6e. Vers le soir, la compagnie
se rend k Marly, entre dans un cabaret, et demande qu'on lui
apprfite les champignons ' qu'elle apporle. Le cuisinier du
cabaret, ayant examine ces champignons, assure qu'ils sont de
la mauvaise esp6ce, et refuse de les cuire. Piques de ce refus,
ils sortent de ce cabaret, et en gagnent un autre dans le bois
de Boulogne ou le maltre d'hdtel leur dit la m6me chose, et
refuse egalement de leurappr6ter les champignons. Une cruelle
obstination, fondee sur ce que le m^decin qui etait de la com-
pagnie les assurait toujours que ces champignons etaient bons,
les fait encore sortir de ce cabaret, pour les conduire a leur
perte. Ils se rendent tons a Paris chez Schobert, qui leur donne
a souper avec ces champignons, et tous, au nombre de sept, y
compris la servante de Schobert, qui les avait appr6tes, et le
medecin, qui prelendait si bien s'y connaitre, tous meurent
empoisonn6s. Gomme ils se sont trouv6s mal tous ensemble, ils
ont ele depuis onze heures du soir jusqu'^ I'heure du midi du
lendemain sans aucun secours. On les a trouves etendus sur le
parquet, dans les convulsions de la douleur et luttant contre la
mort. Tous les secoure onl 6te inutiles. L'enfant est mort le
premier. Schobert a vecu du mardi au vendredi. Sa femme
n'est morte que le lundi aprfes. Quelques-uns de ces malheu-
reux ont vecu jusqu'a dix jours apres I'accident; mais aucun
n'a ^chappe. Schobert laisse un enfant en nourrice qui reste
sans ressource. Ce musicien avait un grand talent, une exe-
cution brillante et enchanteresse, un jeu d'une facilite et d'un
agr^ment sans egal. 11 n'avait pas autant de genie que notre
Eckard, qui reste toujours le premier maitre de Paris; mais
Schobert avait plus d'admirateurs qu'Eckard, parce qu'il etait
toujours agreable, et qu'il n'est pas donne a tout le monde dc
sentir I'allure du g6nie. Les compositions de Schobert etaient
charmantes. II n'avait pas les id6es precieuses de son emule,
mais il connaissait sup6rieurement les effets et la magie de
I'harmonie, et il ecrivait avec une grande facilite, tandis que
M. Eckard ne fait que dilTicilement les choses de genie. C'^
que ce dernier ne se pardonne rien, et que Schobert etait en
tout d'un caractere plus facile. II a peri k la fleur de I'&ge.
Schobert etait Silcsien. II etait de la rausique de M. le prince
hU CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
de Conti, qui fait une perte qui ne sera pas aisee k reparer.
— On a celebre, le 3 de ce mois, un service dans I'^glise
cathedrale de Paris, pour le repos de I'ame de M'"^ la Dau-
phine^ M. de Boisgelin de Guc6, ev^que de Lavaur, a prononce
I'oraison fuii^bre de cette princesse. Cette oraison fun^bre"
vient d'etre imprim6e. On y voit comment la religion dans les
plus cruelles adversit6s a pu seule soutenir M'"* la Dauphine,
qui cependant est morte de chagrin. Le courage et la Constance
surnaturels de cette princesse sont I'ouvrage et le triomphe
de la religion, et ce triomphe qu'elle remporte sur sa douleur
lui coute cependant la vie. Ma foi, je suis las de lire de sem-
blables galimatias, et c'est nous prendre pour des grues que
de vouloir nous persuader qu'il fautdu merite pour composer de
pareils morceaux d'eloquence. Ges morceaux sont au contraire
le tombeau de la veritable eloquence. Le mal est que tons ces
saints prelats ne croient pas un mot de ce qu'ils debitent
dans la chaire de la verite, et cela donne a leur verbiage un
air sterile et un defaut de sentiment qui sont choquants.
On dit que notre jeune prelat a de I'esprit et du merite,
et cela est vrai, mais je le plains d'etre oblige de parler tout le
long de I'annee centre le cri de la conscience et centre sa
conviction interieure. II doit etre afTreux pour une ame droite
et honn^te de se mentir a soi et aux autres toute sa vie, et il
est impossible que cette fatale necessite n'influe a la longue
sur le caractere moral. La premiere partie de cette oraison
funfebre m'a paru pitoyable; c'est M'"^ la Dauphine preparee
par la prosperite a I'adversite. Nous y lisons, 6 Providence I
qu'il fut un temps de vertige et d'erreur ou I'Allemagne,
frappee par Luther, enfanta de tous cotes la discorde et le
schisme, ou les princes de Saxe abjur^rent les premiers le
culte antique embrasse par Witikind. a Quelle lumiere, s'ecrie
I'orateur, ou quel miracle a tout a coup eclaire les princes,
malgre I'aveuglement dont les peuples restent frappes ? » Je
supplie M. r^veque de Lavaur de se rappeler les circonstances
de la conversion de Witikind et de fremir, et de se souvenir
ensuite du miracle qui a rendu Auguste II catholique, et de se
1. Marie-Jos^phe de Saxe, fllle de Fr(5d6ric-Auguste II, 61ecteur de Saxe, et de
Marie-Josfeplie d'Autriche, veuve du Dauphin mort en 1765, et m^re de Louis XVI,
Louis XVill et Charles X.
SEPTEMBRE 1767. 625
faire piti6 avec ses phrases. II est bien maladroit de nous
ramener a ces 6poques quand on n'y est pas oblige, et quand
on sait aussi bien qu'un autre que cette partie de TAllemagne
dontil s'agit ne se trouvepas trop mal, depuis deux cents ans,
d'avoir 6te frappee par Luther, et que mfime les pays qui n'en
ont pas etc frappes jouissent des avantages du contre-coup.
On atrouv6 la seconde partie de cette oralson fun^bre touchante'.
J'en suis bien aise pour ceux qui s'attendrissent k si bon
marche. Je suis du moins persuade qu'il ^tait ais6 de faire le
tableau des infortunes de M'^-' la Dauphine assez pathetique
pour arracher des larmes k tous les yeux. Tout ce qu'on peut
dire en cette occasion a la louange de M. I'eveque de Lavaur,
c'est que sa diction est facile et noble; mais ce mc^rite in6me
est mediocre aujourd'hui, et devient tous les jours plus mince,
parce que la langue, a force d'etre maniee, acqulert ces carac-
tferes sans peine sous les plumes les moins exercees.
— 11 existe un petit livre intitule Tliiologie portative, ou
Dictionnaire abrdg^ de la religion chrdtienne^ par M. I'abbe
Bernier, licenci^ en theologie. Londres, 1768. "Volume petit
in-12 de deux cent trente pages*. Voilk de quoi encore exercer
la vigilance de la police. On pretend que les seules mesures
necessaires pour emp6cher le d6bit des mauvais livres, pour
tacher d'en decouvrir les auteurs, les fauteurs, les imprimeurs,
les colporteurs, y compris les frais de logement et la pension
alimentaire de ceux qu'on attrape, font tous les ans un objet
de deux ou trois millions de d^pense pour I'liltat. Mais peut-on
acheter tropcherlemaintien de la religion catholique, apostolique
et romaine? 11 paraitd'abord que, comme il est dit dans ses let-
tres patentes que les portes de I'enfer ne prevaudront jamais, la
police pourrait s'en tenir a cette promesse infaillible, et depenser
I'argent des peuples d'une maniere plus avantageuse pour le bien
public; mais quoique dans I'ordre dela providence, Dieu soit le
grand medecin du genre humain, et que ce soit lui qui tue ou qui
guerisse de la fievre, il n'emp^che pas que le malade ne prenne
du quinquina ou de I'emetique. L'idee d'un Dictionnaire tlUo-
logique porlatif 6tait heureuse et susceptible d'une execution
1. C'est la premiere Edition du livre de d'Holbach, frtSquemment rdimprimd
jasqu'en 1825.
426 ~ CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
superieure; mais elle est bien mal executee dans le livre dont
il s'agit. L'auteur est un homme bilieux qui veut faire le plai-
sant; mais il est presque toujours maiivais plaisant, il joue sans
cesse sur le mot; il n'a point de gout, il a un mauvais ton, et
il est souvent plat. 11 gate aussi presque toujours ce qu'il a dit
de bien parce qu'il y ajoute. Cast un singe du patriarche de
Ferney, qui veut imiter sa gaiety, ses plaisanteries, qui les pille
meme quelquefois, mais qui ne fait jamais que des singeries.
D'ailleurs il a la plus belle aversion pour les pretres, et cette
haine perce a travers toutes ses plaisanteries et en attriste la
lecture. Ge livre est excessivement rare, et le sera longtemps.
11 n'aura point de succes; sans faire aucun bien, il nuira parce
qu'il fera redoubler I'inquisition et la persecution. Si l'auteur
est en France, je le trouve fou a lier de jouer son repos et son
bonheur pour le plaisir de jeter des pierres contre une vieille
masure gard6e par des dogues qui dechirent tons ceux qui ne
passent pas sans lever les yeux. Je vais transcrire quelques-uns
des articles de ce dictionnaire, choisis dans la lettre A pendant
le peu d'instants que je I'ai tenu. Ge ne sont pas les plus
mauvais, et Ton aurait tort de se former une idee de ce livre
d'apres les echantillons que vous allez voir.
Abbayes. Asiles sacres contre la corruption du siecle, qui
dans des temps de foi vive furent fondes et dotes par de saints
brigands, et destines a recevoir un certain nombre de citoyens
ou de citoyennes tr^s-utiles, qui se consacrent h. chanter, a
manger, k dormir, le tout pour que leurs concitoyens travaillent
avec succes.
Abnegation. Vertu chr6tienne qui est I'effet d'une grace
surnaturelle. Elle consiste k se hair soi-meme, a detester le
plaisir, k craindre comme la peste tout ce qui nous est agreable :
ce qui devient tr^s-facile au moyen d'une dose suffisante de
grace efficace pour entrer en demence.
Abraham. G'est le p6re des croyants. II mentit, il fut cocu,
il se rogna le prepuce, il montra tant de foi que si un ange n'y
eut mis la main il coupait la jugulaire a son fils, que le bon
Dieu, pour badiner, lui avait dit d'immoler. En consequence,
Dieu fit une alliance eternelle avec lui et sa posterite; mais le
fils de Dieu a depuis an^anti Ce traite pour de bonnes raisons
que son papa n'avait point pressenties.
SEPTEMBRE 1767. 127
Abstinences. Pratiques tr6s-saintes ordonnees par I'b^glise.
Elles consistent k se priver des bienfaits de la Providence, qui
n'a cre6 les bonnes choses que pour que ses chores creatures
n'en fissent aucun usage. L'on voit qu'en ordonnant des absti-
nences, la religion remedie sagement k la trop grande bonte
de Dieu.
Antipodes. C'est une h6resie que d'y croire. Dieu, qui a fait
le monde, a dft savoir ce qui en ^tait : or il n'y a point cru
lui-m^me, comme on le voit par ses livres.
Avent. Temps de jeunes, de mortifications et de tristesse
pendant lequel les bons Chretiens se d^solent de la venue pro-
chaine de leur lib6rateur.
Logique. La meilleure logique theologique et la mieux
^prouvee en Sorbonne se vend a I'enseigne du grand Holopherne,
chez Coignard, coutelier ordinaire du clerg6 et du Parlement.
N. B. Je suis en conscience oblig6 de dire que ce dernier
article no se trouve pas dans la Thcologie portative^ et qu'il est
simplement fait ad modum d'icelle.
— M. I'abbe Chappe d'Auteroche, de 1' Academic royale des
sciences, envoye en 1761 en Siberie par ordre du roi pour
I'observation du passage de Venus sur le soleil, annonce au
public par souscription une relation de ce voyage, magnifique-
ment ex^cutee et enrichie d'estampes d'apr^s les dessins de
M. Le Prince. Get artiste a accompagn6 I'academicien dans son
voyage. On joindra k cette relation ThistoiredeKamtschatkafaite
en russe par M. Kracheninnikovv, et que M. Eidous a traduite
en fran^ais il y a quelques mois, d'apresune traduction anglaise
trfes-informe et tronquee. La traduction que M. I'abbe Chappe
se propose de joindre k son ouvrage a 6te faite en Russie d'apr^s
I'original, avecbeaucoup de soin. Le tout formera trois volumes
grand in-4°, avec Qh planches qui parailront dans le courant de
r6te prochain. On souscrit cent livres.
— Le docteur Barbeu-Dubourg vient de publier un Botaniste
francaiSy comprenant toiites les plantes communes et usiiellcs,
suivant la nouvelle mdthode et d^crites en langue vulgairc. Deux
volumes in-12 assez forts, dont le premier contient la nouvelle
m6thode propos^e par I'auteur, et le second, un manuel d'her-
borisation, c'est-i-dire un catalogue raisonn6 de toutes les
plantes qui se trouvent aux environs de Paris. La botanique est
Zj28 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
de toutes les sciences peut-etre la plus difficile, et surement la
moins avancee. Le plus grand botaniste que nous ayons en
France est M. Bernard de Jussieu. Tout le monde souscrira
avec empressement I'eloge que M. Dubourg a fait de ce digne
et respectable savant a la fin de la preface. M., Dubourg a dedie
ce livre a sa femme. Helas 1 il n'en est peut-etre pas moins cocu.
Ce n'est pas que je connaisse M. et M'"' Dubourg ni de pres ni
de loin, et que je ne croie volontiers a la vertu et au bonheur
des epoux; mais je ne puis souffrir les benSts de maris qui
dedient leurs livres a leur femme. M. Saurin a dedie une de
ses pieces, qui n'a pas et6 heureuse en theatre, a M'"'' Saurin,
par une epitre qui commencait par :
Ma femme qui n'es pas ma femme,
Ou plut6t ma femme qui I'es.
Je n'ai jamais pu digerer ces deux vers ; j'en suis encore
suffoque !
— M. \'allet, lieutenant general de police de quelque pro-
vince, nous gratifie d'une Methodt pour [aire promptemenl des
progrh dans les sciences et dans les arts. Brochure, d'environ
.cent cinquahte pages. Le secret de M. Vallet consiste en deux
parties, I'analyse et la combinaison. Analysez sa methode rigou-
reusement, on ne pent la combiner qu'avec la sottise. Vous y
trouverez un parallele entre Alexandre et Bucephale. Je suis le
valet de M. Yallet et de sa methode. De la part d'un lieutenant
de police, on ne s'attendait qu'a une methode pour decouvrir
promptement la verite. M. Vallet dedie ses livres a sa femme
et k ses enfants. Je ne sais si M. Vallet est I'auteur des ouvrages
que M"'« Vallet lui d6die. II le pr6tend; mais ce ne serait pas
la premiere fois qu'un lieutenant de police, en sachant les
secrets de tout le monde, ignorerait ceux de sa femme.
— Les Bagatelles anonymes contenaient quelques pieces
fugitives de M. Dorat. On vient de leur donner une suite qui
contient des pieces fugitives de son bemol, M. de Pezay. G'est
peu de chose, pour ne pas dire rien.
— Discours lus k V Academic royale des sciences par
M. Coulon, ecrivain jure de I'Acad^mie royale d'ecriture (car,
Dieu merci, e'en est aussi une) sur un moyen micanique de
OCTOBRE 1767. 429
perfectionncr Vart cCdcrire^ d'en faciliter f acquisition plus
promplement que par I'imitalion dcs lettres, ct de rendre les
^critures plus iisiblcs. Gahier in-4°. J'observe h, M. Goulon que
s'il puut rendre toutes les ecritures lisibles, il aura trouve uii
secret fort utile, et que si Moli6re avail eu a placer un 6crivain
jur6 dans une de ses pieces, il lui aurait emprunte son nom.
OCTOBRE.
1" octobre 1767.
Ceux qui observeront avec attention I'esprit public de cette
nation le trouveront toujours porte a I'excfes sur quelque objet
de predilection dont le cliarme absorbera pour le moment toutes
ses facultes. La dur^ede la passion dominante est ordinairement
en raison inverse de sa vivacite, et comme le Fran^ais est sus-
ceptible d'une sorte de petulance inconnue aux autres nations, 11
ne faut point s'6tonner de le voir se passionner et eprouver
successivement le m6me degr6 de chaleur pour les objets les
plus opposes. Je regarde, pour le dire ici en passant, cette extreme
vivacite, jointe a un caractfere naturellement gai, comme la
source de la superiority, que cette nation a toujours eue en Europe.
Je sais qu'elle n'a jamais pu se laver du reproche d'inconstance
et de I6g6rete, je sais que sa vivacity, dont j'entreprends ici de
faire I'^loge, I'a souvent expos6e k de terribles revers, et mise
quelquefois k deux doigts de sa perte ; mais elle I'a aussi tou-
jours lire de I'ablme oiielle I'avait pr6cipitee; et pour jouer un
r61e constamment brillant, il n'y a sans doute rien de mieux que
de se remuer sans cesse et en tout sens, de revenir toujours
et de tous c6tes ila charge; rebule ici, de se remontrer incon-
tinent ailleurs avec la m6me confiance, et de savoir se tirer du
plus grand abattement par un effort du plus grand enthousiasme.
Tel a 6te toujours le caract^re du Fran^ais, et k force de se pre-
senter au jeu, il a da avoir la chance sur les mesures et les opera-
tions plus sages, plus reflechies, mieux raisonnees, et mieux
combin6es des autres nations.
430 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
Gette Ieg6ret6 a aussi toujours donne un air d'enfantillage
aux occupations les plus serieuses et les plus graves. Elle n'a
point preserve ses enfants de jouer des couteaux, d'ensanglanter
leur theatre aussi souvent que d'autres peuples d'un caractfere
plus severe, elle ne leur a point epargne les horreurs du fana-
tisme; mais il est singulier que dans les moments les plus hor-
ribles, le rire et laplaisanterie aient6te voisins des plus grandes
atrocites, que les fureurs de la Ligue et les commotions de la
Fronde aient pu produire tant de chansons et de satires gaies.
Aujourd'hui que des moeurs plus douces et des temps plus
tranquilles ont succede a cette fi6vre violente et longue que
toute nation est peut-etre condamnee k 6prouver une fois dans
le cours de son existence, nous portons cet enfantillage dans
nos occupations, dans nos affaires, dans nos gouts, dans nos
amusements, Tout est affaire de parti et de passion dans une
nation dont I'esprit est doue de tant d'activit^, et dont I'^lite est
cependant retenue dans Toisivet^ par la forme de son gouverne-
ment. Mais, malgre cet air de frivolite,qui sera sans doute aussi
durable en France que 1' empire des graces et des agrements, on
ne peut se cacher que I'esprit public de cette nation a 6prouve
depuis environ dix-huit ans une revolution tr6s-avantageuse,
et qu'au milieu du sommeil dans lequel on cherche a le retenir,
il s'achemine vers un caractfere de solidite dont la generation
suivante se ressentira. Le gout de I'instruction et de la philoso-
phie s'est repandu , et si nous conservons notre frivolite natu-
relle, nous I'avons du moins portee sur des sujets serieux et
utiles, et le gout des choses insipides et frivoles a passe. L'6co-
nomie politique et rurale, le commerce, Tagriculture, les prin-
cipes du gouvernement, le droit public des nations, voila dans
le moment les objets de la passion dominante.
J'avoue que ce serai t se faire illusion que de sc flatter que
les nombreux ouvrages que cette passion enfante puissent avoir
la moindre influence reelle sur la prosp^rite publique. Le gou-
vernement seul est I'instrument efficace de la felicite commune
ou du malheur public; ses operations peuvent seules hater ou
retarder les effets d'une administration heureuse. Je donne mille
ans h toutes ces soci6tes royales d' agriculture, 6tablies depuis
quelques annees par lettres patentes dans tons les coins du
royaume, pour faire le moindre bien, pour operer la moindre
OCTOBRE 1767. &Si
amelioration dans la culture des terres. Que le gouvernement
abroge la taille arbitraire, qu'elle devienne r6elle et invariable,
qu'il ne d(^penile plus d'un subddegue, d'un commis, d'augmenter
ou de dinjinuer la part de chaque coniribuable, suivant ses
lumiferes ou son caprice, ou m6ine sa passion; que cette taxe
reste assise sur le champ, sans C'gard aux personnes ; qu'elle soit
forte, si vous voulez, m6me exorbitante, mais qu'elle ne puisse
liausser ni baisser pour un champ .sans que les autres du m6me
district subissent la ni6me loi; ct par cette seule operation, le
gouvernement aura assure au cultivateur I'etat le plus heureux
et le plus florissant, et celui-ci se passera volontiers de toutes
les savantes productions de nos labourenrs en chambre; et s'il
avait du temps de reste pour lire nos livres d'agricullure, ce ne
seralt assurenient pas pour s'instruire, mais pour liausser les
6paules sur les bevues, les inepties et les pauvretes dont ils
sont remplis.
Independamment des soci6tes royales que le gouvernement
autorise et protege, il s'est form6 dans Paris une societe de cul-
tivateurs, d'economistes politiques, qui n'ont ecoute que la voca-
tion de leur patriotisme, et qui n'ont d' autre titre de s'occuper
de la chose publique que le zele pour son bien. Les colonnes de
cette societe sont le vieux docteur Quesnay, m6decin, et M. le
marquis de Mirabeau, connu sous le nom de VAmi des hommes,
parce qu'il a intitule ainsi un de ses ouvrages. Un jeune homme,
M.Dupont, etun premontre, appel6 1'abbe Baudeau, sont lesprin-
cipaux apoires de cette ecole. On a fait tout ce qu'on a pu pour
lui donner un air de secte ; elle a son culte, ses c6r6monies,
son jargon et ses mystferes. Quesnay s'appelle le Maitre. d'autres
s'appellent les Anciens; I'^conomie rurale, s'appelle la science
par excellence. Tous les mardis on s' assemble chez M. de Mira-
beau. On commence d'abord par bien diner ; ensuite on laboure,
on bfiche, on pioche, on d^friche, et on ne laisse pas dans toute
la France un pouce de terrain sans valeur; et quand on a bien
laboure ainsi pendant toute une journee dans un bon salon bien
fraisen 6te ou au coin d'un bon feu en hiver, on se s^pare le
soir bien content et avec la bonne conscience d'avoir rendu le
royaume plus florissant.
Je ne blame pas cet enthousiasrae et cette confiance un peu
comiques. Je conviendrai volontiers que ce sentiment ne peut
Zi32 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
prendre sa source que dans le coeur d'honn^tes gens, de bons
citoyens; mais je voudrais que ces messieurs fussent aussi eclai-
r6s qu'ils sont bien intentionnes. Je voudrais que leurs idees
ne fussent pas si brouillees, qu'au lieu d'idees ils ne nous payas-
sent pas si souvent de mols qui ne signifient rien, et qu'ils vou-
lussent ou pussent penser, avant d'ecrire et de nous endoctriner.
A cette condition je leur pardonnerais volontiers I'air et le ton
capables qu'ils aflectent; je leur pardonnerais mSme, quoi qu'il
put m'en couter, un style presque toujours barbare et apocalyp-
tique, et je me resoudrais peut-6tre k lire exactement les EpM-
m^rides du citoyen, ouvrage periodique ou ils deposent leur
pensee pour le bonheur de la race actuelle et de la posterite.
Mais j'avoue que je suis fache, quand j'ai vaincu mon dugout
pour un style plein de durete, d'aprete et de sol6cismes, quand
je me suis creus6 la tete pour trouver un sens a des expressions
obscures, loucheset heteroclites qui n' en ont point, je suis fache,
dis-je, de ne trouver au bout d'une longue et penible lecture
autre chose qu'un lieu commun, que je savais depuis longtemps,
emphatiquement etale et souvent exagere au dela de ses veri-
tables bornes, ou bien un mot sans idee et un principe vide de
sens. Alors I'humeur me saisit, et dans ma colore, si j'en avais
le pouvoir, je ne sais si je ne ferais pas un beau jour enlever
tout le mardi de M. de Mirabeau avec ses baches, pioches et
charrues, et le transporter dans les landes de Bordeaux ou dans
quelque autre terrain ingrat pour lui apprendre a defricher
autrement qua coups de langue ou de plume.
Je me souviens d'avoir lu un ouvrage tout entier de ces
messieurs, qui n'etait assur6ment pas agreable a lire, et oii
je n'ai jamais pu comprendre autre chose sinon que la grande
culture demandait de grosses avances et rendait de gros profits,
tandis que la petite culture n'exigeait que de petites avances,
et ne donnait aussi que de petits profits. Je crois que, Dieu me
pardonne, sans avoir I'honneur d'etre economiste affilic, j'aurais
decouvert cette importante verity a moi tout seul, si Ton m'avait
interrog^. Yoila le lieu commun ; en voici I'exageration. G'est
que ces messieurs ne veulent point de petite culture qui se fait
par les boeufs, et qu'ils etablissent partout les grandes charrues
et les chevaux. En vain leur objecte-t-on qu'une terre leg^re
ne doit pas etre cultiv6e comme une terre forte, qu'un mauvais
OCTOBRE 1767. 4SS
terrain demande d'autres soins que le bon. Ces messieurs vous
repondront froidement qu'il n'y a point de mauvaise terre. lis
veulent dire qu'il n'y a point de terre si mauvaise qu'elle ne
puisse 6tre rendue feconde a force de travail et de d6pense. Voili
de lours oracles, ct on ne pent leur nier qu'en couvrant le roc
le plus aride seulement de deux ou trois pieds de bonne terre
sur la surface, et en labourant, fumant, cultivant cette surface,
je ne reussisse k tirer quelque chose d'un sol ingrat qui ne
produisait rien. 11 ne s'agit plus que de trouver le moyen de
faire toute cetle depense que les economistes m'imposent,
avant que j'aie rendu mon roc fertile; c'est un secret que
j'attends du patriotisme de ces messieurs. Je me souviens qu'un
jour M. le marquis de Mirabeau nous confiait avec une bon-
homie charmante qu'il n'y avait point de mauvais terrain, et
que c'etait des conies tout purs. G'etait chez M'"^ la duchesse
d'Enville. 11 voulait prouver k cette dame, aussi respectable
qu'illustre par sa naissance, qu'il ne tenait qu'i elle de rendre
sa terre de la Rocheguyon, dont le terrain est sablonneux et
mauvais, aussi fertile que les plus beaux cantons du royaume.
U est vrai qu'il lui fit depenser toute sa fortune et celle de
toute sa maison i cette amelioration ; mais aussi la terre de la
Rocheguyon produisait le double. La maison de La Rochefou-
cauld n'aurait plus eu d'autre revenu ; mais le terrain de la
Rocheguyon eut ete excellent et susceptible de la grande cul-
ture comme les plaines de Brie. Je fis cependant a Tamellora-
teur une petite observation. « Si tous les propri^taires de mau-
vaises terres, lui dis-je, se mettaient en t6te de les am61iorer,
ne pourraient-ils pas faire un tort considerable aux propri6taires
des bonnes terres : car, a force de les enlever pour rendre les
leurs meilleures, ils les d^graderalent sans doute? On aurait
rendu les mauvais terrains bons, en rendant les bons mauvais.
En ce cas, les proprietaires des bonnes terres s'opposeraient sans
doute ci cet enlevement, et il en resulterait des guerres qui
pour le coup seraient de veritables guerres de propriety. A quoi
ces messieurs du mardi pourvoiront, je me flatte, en 6tablissant
dans toute I'Europe des bureaux pour la distribution de la
bonne terre a un prix raisonnable. » Je dis encore k M. de Mira-
beau que j'etais C'tonn6 que le roi de Prusse, ayant et6 si long-
temps le maltre de la Saxe, n'eClt pas employ 6 ce temps k faire
VII. 28
h^k CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
enlever toute la bonne terre de ce pays pour en couvrir les
plaines sablonneuses du Brandebourg. « C'est, me dit M. de Mira-
beau serieusement, que ce prince n'entend rien aux principes
de I'economie rurale. »
Ces idees creuses que ces messieurs nous donnent pour
profondeurne sont pas les seuls griefs que j'aie contre le respec-
table mardi des 6conomistes ruraux assembles chez I'Ami des
hommcs. J'ai des reproches plus graves aleur faire.
Premiferement, ils ont un langage apocalyptique etd6vot.Ils
voudraient faire de I'agriculture une science mystique et d'ins-
titution divine, et ils joueraient volontiers le role de theologiens
dans cette partie. Le mardi de M. de Mirabeau deviendrait ainsi
la Sorbonne du labourage, et les membres de cette Sorbonne
s'opposeraient, autant qu'il dependrait d'eux, aux progres de
la philosophic. M. de Mirabeau a pouss6 cette pauvrete jusqu'a
se faire avocat des moines. 11 tire son apologie de ce que les
champs des moines et des ecclesiastiques sont pour la plu-
part mieux cuUives que les champs des laiques, et ne considere
pas que ces derniers sont hors d'etat de bien cultiver leurs
champs precisement parce que les premiers sont en etat de si
bien cultiver les leurs. Tons lesimpots, toutes les charges, sont
pour le peuple, tandis que toutes les immunites, tous les profits,
sont pour les biens de I'lilglise. Je sais que les ^conomistes n'ont
plus os6 insister depuis sur la necessite et I'utilit^ des moines;
mais ils ont en general une pente a la devotion et a la plati-
tude bien contraire a I'esprit philosophique qui se repand de
toutes parts en Europe, et mon avis est que prealablement
et sans nouvelle preuve de z61e ils resolvent tous la premiere
tonsure des mains du barbier de I'Archeveche.
En second lieu, ils se sont tous faits proneurs et fauteurs
de I'autorite despotique, et plusieurs d'entre eux ont pousse
I'absurdite au point d'avancer que toute constitution de gouver-
nement, hors la monarchique, est essentielleraent vicieuse. II
est vrai qu'ils etablissent un despotisme Ugal, et qu'ils lui don-
nent pour guide V Evidence, de sorte que I'autorite qui a un
pouvoir illimite ne pent cependant rien faire qui ne soit con-
forme au voeu dela loi, et que 1' evidence du bien r6gle toutes
ses operations ; mais s'il y a quelque chose d'evident dans ce
bavardage, c'est que ces messieurs nous prennent pour des
OCTOBRE 1767. 435
enfants qui se payent de mots, ou, ce qui est de la plus grande
Evidence pour moi, qu'ils sont eux-m6mes en enfance, et, pour
parler leur langage, que, dans un sifecle cclair6, le despote
legal est n6cessit(!', 'par I'^vidence, de leur accorder des loges
dans les petites-maisons comme aux plus fiers des d^raison-
neurs de son empire. Ce triste syst6me de despotisme l(^gal
dirigd par I'evidence est n6 de Texag^ralion de deux lieux
communs. On a dit que le gouvernement d'un despote eclair6,
actif, vigilant, sage et ferme, etait de tous les gouvernements
le plus desirable et le plus parfait, etl'on'a dit une verity ; mais
11 ne fallait'pas I'outrer. Moi aussi, j'aime de tels despotes a la
passion. II ne s'agitplus de calculer, suivant le syst^me de pro-
babilit^s poliliques, combien il se trouvera de despotes de cette
esp^ce dans une suite de cinquante, par exemple ; si chaque
empire en trouve un ou deux dans cette s6rie, je lui conseille de
s'en f^liciter. Ce sont les despotes endormis sur le trdne qui font
le malheur des nations. Or si la morale vous dit que le trone
est I'endroit le moinspropre ausommeil,rhistoire vousappren-
dra quec'est cependant le lieu ou Ton sommeille leplus. Si cela
n'etait point, les noms des Titus et des Antonins neseraientpas
des noms si chers et si sacres k I'humanite. L'autre lieu com-
mun sur lequel ces messieurs ont fonde leur systeme du despo-
tisme legal est que plus le depot des lumi^res generales et
publiques est considerable chez une nation, plus son gouver-
nement sera garanti du danger de tomber dans des erreurs et
de faire des fautes; mais exagerer ce lieu commun jusqu'aattri-
buer a un terme abstrait, au mot Evidence, la vertu infaillible
de preserver le gouvernement de toute erreur et de toute
faute, c'est tomber dans une etrange extravagance. Sur cent
operations que le gouvernement est dans le cas de faire jour-
nellement, il n'y en a pas une qui ne soit trop compliqu6e pour
nepas rester probldmatique aux yeuxde I'homme d'l^tat le plus
p6n6trant et le plus consomme dans les affaires. Cependant il
f aut operer, il ne s'agit pas de rester dans I'inaction ; et mes-
sieurs du mardi rural auraient beau dep^cher des provisions
d' Evidence dans tous les cabinets de I'Europe, je doute qu'au-
cun despote I6gal ni aucun ministre put en tirer le moindre
soulagement dans ses perplexit6s. Le fanal de Quesnay et
Mirabeau luit d'unelumi^re si faible, si vacillante, siincertaine,
/j36 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
que je ne conseille k aucun pilote politique de s'y fier. Et puis,
quand on auraremedie aux erreurs et aux bevues parrevidence
tout court, les passions ne feront done plus aucun mal, ne
causeront plus aucun desordre public? Ces messieurs ne font
pas assez de cas des passions pour les faire entrer dans leurs
calculspolitiques, ou bien quand ils daignent en faire mention,
ils les garrottent et les enchainent egalement par revidence;il
est d'exp^rience journali^re que rien n'arrete la passion comme
un argument en bonne forme. J'ai ete tente quelquefois d'envoyer
au mardi de M. de Mirabeau le syllogisme suivant, bien sur
que les membres ruraux le signeraient comme infaillible. « Si
quelque chose est evident, de toute evidence;, de cette Evi-
dence declaree par ces messieurs irresistible, c'est que le sys-
t^me qui a prevalu en Europe de faire des emprunts publics
pour les besoins de I'Etat, et d'en employer ensuite les reve-
nus a acquitter les int^rets dus a ces emprunts, que ce sys-
t^me, dis-je, est non-seulement ruineux, mais absolument
meurtrier, et qu'il expose tdt ou tard le gouvernement qui
I'adopte a I'alternative inevitable, ou de miner la plus riche
portion de ses sujets par une banqueroute generate, ou
d'ecraser et d'abimer la plus petite portion de ses sujets par
des impots exorbitants et destructeurs. Done il est evident
que non-seulement les gouvernements de France et d'Angle-
terre n'emprunteront plus une obole, mais qu'il est m6me
impossible qu'ils aient contracte, depuis un sifecle environ,
toutes ces dettes immenses dont le detail effraye quelque-
fois dans les papiers publics. Done il est constant et certain
que I'evidence du nial resultant inevitablement de ces em-
prunts n'a jamais pu perniettre a aucun despote legal de
charger la chose publique du fardeau d'une dette nationale... »
La plupart des raisonnements politiques de ces messieurs sent
exactement de cette force.
Mon dernier grief centre le mardi des laboureurs-econo-
mistes, c'est qu'ils sont ennemis des beaux-arts. Tout homme
qui n'est pas a la queue d'une charrue est a leurs yeux un
citoyen inutile et presque pernicieux, a moins qu'il ne soit du
mardi de M. de Mirabeau. lis oublient a tout moment que le
cultivateur serait reduit a un etat de pauvrete bien grand s'il
n'y avail de consommateurs que des cultivateurs. Gependant si
OCTOBRE 1767. &37
ces messieurs avaient jamais calcul6 combien le travail d'un
seul homme peut en nourrir d'autres, lis auralent vu que, pour
le hien du laboureur, il ne faut pas que tout le monde laboure.
S'ils avaient le jugement aussi sain etaussi droit que les inten-
tions, ils auraient con^u que de ce que Tagriculture est 6cras6e
en ce royaume, par une foule de mauvaises lois et de mauvaises
pratiques, il ne s'ensuit pas que les arts, ni m^me un luxe
necessaire dont ils sont les enfants, soient la perte de I'art le
plus utile de tous, celui qui nourrit et r^pand I'abondance
parmi tous les enfants de la familie. S'ils avaient enlin un peu
de gout, ils auraient senti qu'on peut bien passer a Jean-Jacques
Rousseau ses incartades contre les lettres et les arts, parce que
sessophismes sont ing^nieux et pleins de nerf et d'eloquence;
mais que des gens qui ecrivent platement et d'une fa^on bar-
bare n'ont nulle esp6ce de droit k notre indulgence par leurs
reveries.
En general, le mardi rural dans sa constitution actuelle me
parait 6tre dans cet etat mitoyen de pauvrete d'esprit, d'idees
brouill6es, de lueurs, d' abandon, de pr6somption, de confiance,
ou 6taient les apotres en attendant le Paraclet apr6s I'ascension
de leur patron. Penetr6 de cet 6tat de viduite, je m'humilie
devant le souverain distributeur de toute lumiere, et le prie,
avec ferveur, de repandre son esprit d'entendement sur ces
bons laboureurs, et de leur oter I'espritd'exageration et I'abon-
dance des mots vides de sens, afin qu'ils apprennent a parler et
il 6crire intelligiblement, a savoirce qu'ils disont, k fuir I'em-
phase tenebreuse servant de passeport aux lieux communs, k
labourer, bScher, piocher, defricher, fumer, engraisser, d^grais-
ser, dess6cher, arroser, am6liorer, feconder, fertiliser tous les
champs de la terre dans toute sa circonference, de rextr6mit6
d'un p61e a I'autre, avec un peu plus de profit pour 1' utility
commune et un peu plus d'avantage pour leur propre recolte.
Amen.
— Les f6tes magnifiques et brillantes que M. le prince de
Cond6 a donn6es cet 6te k Chantilly ont fait pendant quelque
temps I'entretien de tout Paris. Ces fetes se sont succ6de pen-
dant trois semaines avec une variety charmante. Les attentions
du prince pour tous ceux qui etaient venus y prendre part les
ont encore rendues plus agreables. Tous les villages k deux
Zi38 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
lieues k la ronde ont assiste a un bal champ^tre qui fut donne de
nuit sur la grande esplanade qui se trouve devant les superbes
ecuries de Ghantilly. Cette esplanade ^tait magnifiquement
illuminee; on y avait dresse un grand nombre de tentes. Les
paysans et paysannes avaient tons recu des habits de bazin
blanc ornes de rubans. Le prince dansait indistinctement avec
les dames et les paysannes. Voici des couplets adresses a M. de
Pont-de-Vesle, qu'un nain de douze ans, habille en Amour et
renferme dans un ananas, a chante pendant le dessert ^du sou-
per qui a termine ces fetes.
Sur I'air : Lisette est faite pour Colin.
Sous diff^rents traits tour ^ tour
J'ai paru pour vous plaire;
Mais k vos regards en ce jour
Je m'offre sans mystere :
Reconnaissez en moi I'Amour
Qui cherche ici sa mere.
Mais dans mon coeur en ce moment
Je sens un trouble naltre ;
Ici cliaque objet est charmant ;
Ah! que le tour est traitre!
Maman! Maman! Maman! Maman!
Comment vous reconnaitre?
Vous refusez de m'eclaircir,
De me tracer mes routes ;
Chacun aime k me voir souffrir,
Vous riez de mes doutes !
Ell bien ! je vais vous en punir,
En vous adoptant toutes.
VERS
A METTRE AU BAS DU PORTRAIT DE M^'* d'oLIGNY
PAR M. DORAT.
Par les talents unis h la d6cence
Tu te fais respecter et cherir tour k tour;
Si tu souris comme I'Amour,
Tu paries comme I'innocence.
OCTOBRE 1767. ^39
— Malgre les bombes qu'on a fait pleuvoir sur la vieille
masure de la Sorbonne, et qui auraient du aiguillonner le zfele
et le courage de ses defenseurs, il deviant aujourd'hui tr6s-pro-
bl6matiquo que cette illuslre carcasse veuille publier la censure
de BHisairCy et il se pourrait tr6s-bien que le travail du R. P.
Bonhomme, cordelier de la grande manche, et le feu foutenu
du syndic Riballier, fussent perdus pour redification publique.
La plupart des graves docteurs rient sous cape des 6trivi6res
que la discipline de Ferney a si nerveusement appliquces sur
les epaules du brave Riballier: tant le z6Ie d6vorant de la mai-
son du Seigneur diminue parmi nous, dans ces jours de tiedeur
et d'indiflerence I Des personnes instruites pretendent que la
Sorbonne sollicite actuellement un ordre de la cour, ou a son
defaut un ordre de son proviseur, M. TarchevSque de Paris, qui
lui defende de publier sa censure ; mais ni le proviseur ni le
gouvernement ne se soucient de g^ner la sacree Faculty par un
ordre expr6s dans I'exercice du droit incontestable qui lui est
acquis de temps immemorial de se rendre ridicule et m6pri-
sable. On dit seulement que M. I'archev^que de Paris a jet6
au feu le mandement qu'il avait prepar6 contre Bdisaire.
Dans le fait, le bonhomme Belisaire a de grandes obligations
k la Sorbonne d' avoir bien voulu se couvrir de ridicule ci son
egard. Sans cette circonstance, son succ6s a Paris n'aurait pas
ete fort solide, et il serai t actuellement oubiie. Mais les pam-
phlets et les coups d'etrivi^res partis de Ferney ont tenu les
yeux du public ouverts sur cette production, qu'il avait d'abord
assez froidement accueillie ; et le suflrage dont divers princes
et t6tes couronnees I'ont honore a rendu ce livre agr6able a la
nation. Onaluavec admiration les lettres de I'lmperatrice de
Russie et du roi de Pologne, ainsi que la lettre charmante du
prince royal de Su6de. La reine de Su6de a accompagne la
sienne du don d'une bolte superbe dans les cartouches de
laquelle on voit les principaux tableaux de B6lisaire executes
en email. G'est joindre la plusingenieuse galanterie ilamagni-
ficence royale.
Mais si M. Marmontel est quitte du mandement de I'arche-
v6que et de la censure de la Sorbonne, il n'a pas ^t6 assez
heureux pour esquiver le coup de dent du vieux Piron. Ce poiite
octog^naire, tout aveugle et devot qu'il est, n'a pas oubli6 1'art
/»/iO CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
de faire des epigrammes. Dans celle que vous allez lire, il a
accouple I'auteur de B61isaire avec son detestable parodiste,
Tavocat Marchand, qui a public une parodie de Belisaire sous le
titre d'HUaire.
L'un croit que par son Belisaire
Telemaque est aneanti ;
L' autre pretend que son Hilaire
Vaut le Virgile travesli ;
VoilS, TH^licon bien loti!
Ma<jon de VEncyclopddie,
Et vous Thomme k la parodie,
Abas trompette et flageolet!
Que l'un reste k TAcad^mie ;
Que Tautre aille chez Nicolet!
•
— On a donne ces jours derniers, sur le theatre de la
Com6die-Italienne, un opera-comique nouveau en deux actes,
intitule le Double Diguisement. La pi^ce est de M. Houbron, et
la musique de M. Gossec'. Unejeune fillese deguise enhomme,
un jeune honime se deguise en fille. Tons les deux se sauvent
sous ce travestissement de chez leurs parents, qui voulaient les
marier centre leur gre. Tous les deux se rencontrent dans une
hotellerie sans se connaitre, et deviennent epris l'un de I'autre.
Tous les deux sont surpris dans celte hotellerie par leurs p6res,
qui ont couru, apres eux, chacun de son cote. Yoila I'idee d'une
piece denuee de toute vraisemblance et ex6cutee de la mani^re
du monde la plus detestable. J'ai admire la patience du
parterre de n' avoir pas 6tourdi le sieur Houbron a tout jamais
a force de sifflets. II en faudra aussi a M. Gossec, s'il continue
a travailler avec les Houbrons et les Desboulmiers . Cette
pifece n'a eu qu'une representation.
II a debute sur ce theatre un acteur nouveau, nomm6 Ven-
deuil, dans les roles de Glairval. Get acteur, qui est de la troupe
particuliere de M. le due de Noailles, n'est pas mal de figure,
il a la voix passable ; mais il est froid et maussade. Glairval est
deja un amoureux honn^tement froid ; si son double est encore
1. Le nom de cet auteur, mentionn^ par Grimm, est restd inconnuk Qu^rard;
V AUnanach des Spectacles indique M. A... comme auteur du Double Deguisement,
OCTOBRE 1767. ZjM
plus transi que lui» ces deux amoureux nous gfeleront cet hiver
infaiUil)lement. Deux peiites filles prussiennes, £Lg6es |de sept et
huit ans, dansent, depuis quclque t^mps, sur ce theatre avec
beaucoup de succ6s. Leur p6re s'appelle M. Le F6vre.
— Oil a fait k Paris une Edition de Chariot, ou la Comtesse
de Civry, nouvelle pi^ce dramatique en vers et en trois actes,
representee sur le theatre de Ferney. Le nom de M. de Voltaire
fera eniever cette edition bien vite, mais c'est peu de chose. Ce
n'est pas tant le mauvais qui choque dans cette pi6ce que I'ab-
sence du bon. Le rdle de Guillot est cependant bien bas et de
bien mauvais gout, et celui de Babet ne vaut pas grand'chose.
Ma foi, rien ne vaut, dans cette pi^ce, que I'auteur aurait pu
intituler la Force du nalurel. Destouches a fait sur la fin de sa
vie une mauvaise com^die sous ce titre; mais, cliez lui, c'est
deux filles qu'on a 6changees en nourrice ; ici, c'est deux gar-
^ons. Quoique ce fond soit mauvais et aussi peu philosophique
que peu naturel, je sens pourtant que M. Sedaine, s'il I'avait
entrepris, en aurait fait une pi6ce charmante ; mais c'est qu'il y
aurait mis sa force comique, son naturel, sa verite, ses mots
precieux ; il n'y a rien de tout cela dans la pi^ce de I'illustre
patriarche. On voit bien cependant quelle vient d'une main
accoutum^e a tailler des pieces pour le theatre. On voit aussi
que la Partie de chasse de Henri IV, par G0II6, a fait faire la
comtesse de Givry. II est tr6s-bien que, d6s le commencement
de la pi^ce, il soit toujours question du roi, qu'on I'attende tou-
jours, qu'il soit, pour ainsi dire, le principal personnage, et
qu'il ne paraisse pas. Cela est fait avec esprit. Nos moeurs sont
si mesquines, ou bien nos representations theatrales sont si
61oignees de la v6rite, qu'on n'a encore su mettre un roi en
com6die sans le rendreplat et maussade.
— M. I'abbe Gougenot, conseiller au grand conseil, hono-
raire de I'Academie royale de peinture et de sculpture, vient de
mourir dans un age peu avance. II etait I'ami intime de Pigalle
et le fournisseur des idees de ses monuments.
— Jean-Baptiste Mass6, peintre du roi, conseiller de I'Aca-
demie royale de peinture et de sculpture, est mort aussi, ag6 de
plus de quatre-vingts ans. Cet artiste excellait en son temps
dans la miniature, et les portraits qu'il a faits sont fort estimes
des connaisseurs. C'est lui aussi qui a fait graver sur sesdessins
442 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
les peintures de la galerie du salon d'Hercule de Versailles, et
qui a preside a toute cette grande entreprise.
— M. I'abbe Millot, ancien grand vicaire de Lyon, predica-
teur ordinaire du roi, vient de publierdes £leme}its de Vhistoire
de France depuis Clovis jusquti la fin du rtgne de Louis XIV.
Deux volumes in-12, chacun de cinq cents pages. Voila done
encore un abreg6 ! Peu s'en faut, cependant, que je ne fasse
grace a celui-la. Le style de I'auteur est un peu plat et parfois
decousu; mais il' regne un assez bon esprit dans son ouvrage,
et il faut savoir gre a un grand vicaire d'avoir, en general, des
principes de droit public sains, et de pr6f6rer la cause du genre
humain a I'interet et a I'ambition de I'l^glise. Je me sens du
faible pour ce pretre. On peut, du moins, mettre ce livre entre
les mains de la jeunesse sans craindre de lui empoisonner I'es-
prit par une foule de maximes detestables que le fanatisme et
la fourberie ont I'insolence de professer comme des maximes
d'l^tat. M. I'abbe Millot est philosophe et vrai autant que son
habit peut le permettre. Je voudrais qui! eCit plus d'imagina-
tion, plus de nerf et d'onction dans son style, et je lui conseil-
lerais d'ecrire I'histoire : car je le crois honnete horame. Son
abr^ge est, moins concis que celui de M. le president H^nault.
II ne comprend pas tant de choses que celui-ci ; mais il deve-
loppe davantage les principaux faits. II pretend que cela est
n6cessaire pour qu'ils fassent de TelTet sur 1' esprit de la jeu-
nesse, et je crois qu'il a raison.
— M. Glerc, ci-devant medecin de I'hetman des cosaques, et
actuellement medecin de Villers-Cotterets, petite ville a dix-sept
lieues de Paris, de I'apanage de M. le due d'Orleans, vient de
publier une Histoire naturelle de I'homme comidire dans Vetat
de maladie, ou la Medecine rappeUe d. sa premiere simpliciU.
Deux gros volumes in-S", de cinq cents pages chacun. Ce livre est
ecrit tres-agreablement, et c'est ce qui lui a procure une sorte
de succes parmi les gens du monde qui ne sont pas en 6tat de
juger du fond. A Paris, tout le monde; et surtout les femmes, a la
manie de parler medecine, et auprSs de I'ignoranceun charlatan
agreable a beau jeu. Le succes du livre de M. Clerc ne signifie
done rien pour moi : car, a m'en rapporter au jugement d'un
savant et habile medecin, cet ouvrage n'est qu'une rapsodie faite
sans jugement de ce que Boerhaave et d'autres grands medecins
OCTOBRE 1767. U3
modcrnes ont Ocrit ; il est rempli de contradictions et d'absurdit6s
frappantes, parmi lesquelies ceile qui assigne k la medecine a
peupriis la ni6me 6vidence qu'i la geonietrie ne vous ^chappera
pas. L'auteur parle sans cesse d'llippocrate, et Ton s'apercoit
aisement qu'il ne I'a jamais lu.
— M. Le Gat, docteur en medecine, chirurgien k Rouen, a
public cet et6 un Traii('dcs sensations et des passions en general, et
des sens en parlictdier. Deux gros volumes in-S". Je ne sais siM. Le
Gal est bon chirurgien etbon m6decin, maisjesais, cin'en pouvoir
douler, que ce n'est pas un bon esprit et un bon pliilosophe.
— On vient de traduire de I'anglais le Voyage autour du
mondc fait, en i764 et i705, snr le vaisseau de guerre anglais
le Dauphin, command^ par le chef d'escadre Byron, Volume
in-12 de pr6s de quatre cents pages. G'est ce vaisseau qui, dans
le cours de son voyage entrepris conjointement avec le Tamer,
a retrouve .cette nation de grants appeles Patagons. Voilapour-
quoi le public a achete cette traduction avec une extreme avidite.
Mais on ne trouve, dans tout le volume, que trois ou quatre pages
concernant les Patagons, outre la preface ou le traducteur a
recueilli tout ce que les voyageurs en avaient precedemment
rapporte. Le reste n'est qu'un journal de marin, bien succinct,
qui pent ^tre utile aux navigateurs, mais qu'on parcourt cepen-
dant avec une sorte de plaisir, parce qu'il vous prom^ne par
tout le globe et dans les contrees les plus eloignees.
15 octobro 1767.
Du mardi des laboureurs et economistes ruraux est sorti
cet 6t6 un ouvrage qui a fait quelque sensation dans le public
parce qu'il avait ete magnifiqucment annonce, mais qui est
bientdt si parfaitement tombe que le libraire n'en est pas a se
repentir, je crois, d'en avoir fait deux editions k la fois, I'une
in-/i", I'autre in-12. Get ouvrage est intitule I'Ordre naturel et
essentiel des sociiHh politiques. L'auteur est ^I. Le Mercier de
La Rivifere, ancien conseiller au parlement de Paris, et depuis,
deux fois de suite, intendant de la Martinique.
Lorsque les Anglais firent la conquete de cette lie, M. de La
Riviere fut pris et renvoye en France. A la paix, la cour le
nomma de nouveau et il retouma dans son intendance; mais
hhk . CORRESPONDANCE LITTfRAIRE.
bientot les cris du commerce de France s'elevferent contre lui
et devinrent si forts qu'on fut oblige de le rappeler. Ge rappel
eut les desagrements et les suites d'une disgrace. Le commerce
. de France lui reprochait d'avoir favorise, sans doute par des
motifs d'interet personnel, le commerce des Anglais au prejudice
du commerce national. M. de La Riviere r6pondait que le com-
merce francais, au sortir d'une guerre aussi malheureuse et
aussi funeste pour lui, etait hors d'etat de porter la moitie des
choses essentielles a la conservation de la colonie dans I'^tat
d'epuisement et de detresse ou elle se trouvait alors ; que cet
6tatpressant ne lui avait laisse d'autre choix que celui d'admettre
les Anglais pour approvisionner la colonie, ou bien de la laisser
mourir de faim. II me semble que les personnes au fait de ce
proces sont persuadees que'M. de La Riviere avait en ceci les
vues tr^s-justes, et que les mesures qu'elles lui avaient fait
prendre etaient indispensables ; mais en m^me temps on ne le
croit pas exempt du reproche d'avoir fait le commerce pour
son propre compte, et ce reproche, lorsqu'il tombe sur un homme
public, est toujours lie au soupcon de concussion. Gependant, la
vie que M. de La Riviere a menee depuis son retour en France
n'est pas Cjslle d'un homme opulent. II presenta a son arrivee
un memoire apologetique de son administration a M. le due de
Choiseul, dont il se repandit des copies manuscrites dans le
public. J'avoue que ce memoire me parutl'ouvraged'un homme
d'Etat, et qu'il m'est encore incomprehensible que VOrdrc essen-
tiel des societcs politiques ait pu partir de la meme plume.
Messieurs du mardi avaient annonce ce livre comme une
production merveilleuse. A la verite, ils s'en attribuaient d'avance
toute la gloire ; ils assuraient qu'il contenait leurs idees, leurs
principes et leurs vues, que c' etait le Newtonianisme rural pour
les dames ^ et que la profondeur de la science y ^taitmise a portee
de nous autres pauvres diables, qui n'avions pas le bonheur
d'etre inities dans ses mysteres. De cette maniere, MM. Quesnay
et de Mirabeau s'associaient modestement au sublime Newton,
en laissant a M. de La Riviere le role du peu sublime Algarotti.
Mais ce qui avait sur tout prevenu le public en faveur de ce
i. Allusion au tltre du livre d'Algarotti, le Newtonianisme des dames, traduit
par Duperron de Cast^ra, 1752, 2 vol. ia-12.
OCTOBRE 1767. U5
livre, ce fut Ic suffrage qu'on savalt que M. Diderot lui avait
accorde. Ce suffrage en imposa a beaucoup de nos juges qui ont
coutume de s'informer de I'air du bureau avant de se perineltre
un avis; d'autres, plus decides, furent confondus qu'un livre tel
que I'Ordre vsscntid dvs sociith eCit pu s'atlirer I'approbation
d'un bonime tel que M. Diderot. Mais tout s'explique dans ce
monde quand on veut un peu faire attention aux circonstances.
Premi^rement, mon ami Denis Diderot est excellent juge en fait
de choses excellentes, en faitde productions qui ni6ritent quelque
attention et qui donnent quelque prise k son sens profond et
exquis. Quant aux mauvaises qui n'ont ni idees, ni talent, ni
style, et qui ne peuvent fixer son attention par aucun c6te, elles
ne lui disent rien du tout; et s'il faut qu'il s'en occupe nialgr6
lui, il trouve plus court de les refaire dans sa t6te. Alors il lit
dans le livre ce qui n'est que dans son imagination, et, pr^tant
ainsi k un pauvre homme son genie et sa vue, il en fait avec
tr6s-peu de frais un homme merveilleux. Sa bienveillance natu-
relle, qui le porte a d6sirer que tous ceux qui ecrivent fassent de
belles choses,, lui fait peu k peu semer ses dons dans une terre
ingrate. Plus un auteur est pauvre, plus il lui prodigue du sien ;
et lorsque dans cette disposition on salt exciter en lui k propos
son penchant a I'enthousiasme, il fera aisement d'un ouvrage
commun une production sublime, et croira que plus il se sera
echauffe en sa faveur, plus il I'aura rendu meilleur. Je me sou-
viendrai tonjours de I'enthousiasme avec lequel il me vanta un
jour un manuscrit que je trouvai fort mediocre. « Enfin, dit-il,
voyant qu'il ne pouvait me convertir, ce que j'y ai trouve sur-
tout de beau et d'admirable est une chose qui n'y est point,
mais qu'k la premiere entreviie je dirai a I'auteur d'y mettre. »
Un eclat de rire, qui partit malgre moi, le fit revenir de cette
charmante ivresse. C'est bien dommage que les pauvres d'esprit
profitent si mal de ses dons, et que malgre sa munificence sans
bornes ils restent toujours si deguenilles. Ce g6nereux philo-
sophe avait d'abord lu I'Ordre essentiel des socUth par ordre
de M. de Sartine, pour voir si ce livre pouvait 6tre permis dans
le syst^me actuel de contrainte que le gouvernement a adopte.
Leprincipe de I'auteur, qui regarde laliberte de lapresse comma
une chose precieuse au bien public, plut au philosophe. A qui
ne plairait-il pas ? Le philosophe sut ensuite que M. de La Uivifere
kk^ CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
voulait aller en Russie, et s'attacher peut-elre a I'lmperatrice,
et qu'il recherchait meme son amilie dans cette vue. D^.s lors,
son desir naturel de rendre service I'emporta, et I'ouvrage de
M. de La Riviere devint de.jour en jour meilleur. Je puis certifier,
que M. Diderot y a lu de trfes-belles choses que je n'ai jamais pu y
trouver, lorsque le livre est devenu public. II m'en avait cite
pendant six semaines tant de traits, tant d'idees excellentes, que
je ne doutais plus que ce livre ne put etre mis a cote de l' Esprit
des Ms. Charmant philosophe, attrapez-moi toujours de meme I
Que m'importe de jeter un mauvais ouvrage oil je ne vous retrouve
plus, pourvu qu'en attendant vous m'en ayez fait un bon ! II
estvrai qu'un des grands chagrins de ma vie, c'est de vous voir
perdre voire temps avec tant de rapsodies que les mauvais auteurs
vous apportent, tandis que vous pourriez vous occuper si utile-
ment pour la satisfaction du public et pour votre propre gloire.
Pour revenir a M. de La Riviere, j'avoue que son livre me
paraitun des mauvais ouvrages qui aient paru depuis longtemps,
et que je ne me souviens gufere d' avoir essuy6 une lecture plus
penible et plus assommante. Je mets en fait qu'il n'y a pas une
seule idee juste dans cet ouvrage quine soit un lieu commun et
une chose trivale. La plupart de ces lieux communs sont si ridi-
■ culement outr6s et exageres qu'ils en sont devenus absurdes.
L'auteura Fair d'un homme ivre d'eau. On avait vante salogique
et I'enchainement de ses id6es ; c'est la logique du plus terrible
d6raisonneur qu'il y ait dans toute I'Europe lettree. Si son style
6tait un peu plus emphatique et moins plat, il aurait I'air
ou d'un homme en d61ire qui a besoin d'etre saigne, ou d'un
homme qui se moque de ses lecteurs. Mais la platitude de son
style lui donne I'air d'un expert arithmeticien qui combine des
nombres en dormant et au hasard, et qui ne fait pas un calcul
qui ne soit faux. II me rappelle mon precieux chevalier de Lo-
renzi, qui, ayant perdu un jour deux parties d'echecs a un petit
ecu, I'une centre M. Helvetius, 1' autre centre moi, me donna un
petit 6cu et me dit : « Vous paierez M. Helvetius, au moyen de
quoi nous sommes quittes. » Le meme precieux chevalier, ayant
fait la partie, avec trois de ses amis, de revenir de Saint-Cloud
a pied par le bois deRoulogne, tint ce discours memorable a I'un
des trois qui pressait la compagnie de se mettre en route pour
arriver k temps : « II n'y a rien, dit-il, qui vous presse. D'ici k
OCTOBRE 1767. . htp
Paris, il y a deux lieues. Nous sommes quatre ; c'est une demi-
lieue par t6te. » Voila une image fiddle de la puissance de ral-
sonnement de M. de La Riviere, excepte que celui-ci n'a pas le
piquant du clievalier de Lorenzi. Je suis bien fache que ce cher
chevalier soil alle r«5ver quelque temps k Florence ; le depart de
M. de La Rivi6re ne ni'a pas fait le m6me chagrin.
J'ai parle de la platitude de son style; ce n'est pas le moindre
grief que j'aie contre lui. On a beau dire ; I'el^vation du style est
TelTet iminediat et la preuve certaine de I'elevation des idees
et des sentiments, et il ne faut pas croire qu'avec une ame
terre a terre on soit appele a instruire les hommes. Quand on
ne sait pas 61ever son ame au niveau et a la dignite de son sujet,
on pent 6tre un fort honn^te homme sans doute, mais il ne
faut pas vouloir faire le pr^cepteur des rois et des nations.
Je n'entreprendrai point ici de combattre dans les formes les
id6es de M. de La Riviere. 11 n'est point de bon esprit qui ne
sente k chaque page Tabus des mots et le vide des raisonne-
ments. Son livre est d'ailleurs deja si profond^ment oublie que
ce serait s'attaquer k une chim6re. L'auteur a cru qu'en entas-
sant a chaque fois une douzaine &' impossible I'un apr6s I'autre
il s'6tait r6ellement rendu maltre des possibilit6s, et qu'en met-
tant k tout la sauce de physiqucmcnt niccssaire et de physiquc-
ment impossible, (V ineommutablement appurtenant^ d'cssentiel-
lement diHerminant, il avail donne k ses raisonnements une
force irresistible inconnue jusqu'a ce jour. Mais toutes ces
plates et fastidieuses formules qu'on retrouve a chaque page de
son livre, et qui en rendent la lecture si degoutante, ne servent
qu'^ lui donner I'air d'un d^raisonneur d'auiant plus intrepide
qu'il ne se doute jamais de la veritable difficulte de la question.
Sa premiere partie, qui traite de la meilleure constitution de
gouvernement, est un chef-d'oeuvre de galimatias : son despote
Ugal k qui il faut nn pouvoir illiiJiilc, et que V Evidence met dans
Vimpossibilite physique d'en abuser et de faire jamais le moindre
mal k son peuple; qui a neanmoinS besoin d'un corps de magis-
trals pour 6tre les gardiens de la certitude et pour attester aux
peuples que le souverain suit Wvidence, le tout, pour montrer
la necessite physiquement essentielle des parlements de France
et de leur droit de faire des remontrances, et cela, parce que
l'auteur a 6t6 autrefois conseiller au Parlement, et qu'aucun
m CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
ecrivain de droit public en France nepeut s'ecarter des preven-
tions parlementaires sans risquer d'etre cite a la barre, et
meme, suivant I'exigence du cas, decrete de prise de corps ; ce
despote legal et ses satellites sont dignes de figiirer dans les
petites-maisons a cote du p6re eternel, ayant M. de La Riviere
comme h6raut d'armes a leiir tete. 11 ne faut jamais avoir connu
les hommes, il faut n'avoir ni lu ni ouvert aucun monument
historique pour ecrire des reves pareils.
Toute la theorie des impots, qui fait la seconde partie, et
qui est exactement calquee sur les principes de MM. les eco-
nomistes ruraux, n'est qu'un fatigant et insipide commen-
taire du lieu commun qu il ne faut pas imposer unpays au delH
de ses forces. Je vous d^fie de tirer de tout ce bavardage au-
cune autre v^rite utile. Le droit qn'on attribue au souverain de
partager en sa qualite de co-proprietaire dans le produit net
n'est qu'une pure tournure, sous laquelle M. de La Riviere pre-
sente cette verity incontestable qu'il n'est pas juste de prendre
II ses sujets plus quils ne jjeuvent donner. Cette tournure serait
meme dangereuse, si quelque chose de ces messieurs pouvait
r§tre, en ce qu'accordant au plus fort la co propriete de tout,
ils I'invitent au partage du lion,du moins jusqu'a ce que I'evi-
dence ait change I'essence des choses. L'idee de lever I'impot
imm6diatement sur le produit net, au prorata du produit net,
est une chimere des plus completes, car ce produit net est par
son essence incertain, variable, inconnu et cache; et comment
asseoir une imposition publique et permanente sur une base
si mouvante? Dans cette contestation eternelle du gouvernement
qui a besoin, et du sujet qui se dit hors d'etat de payer, com-
ment determiner avec justice ce qui pent etre paye au fisc de
I'l^tat par une province, sans que les habitants soient foules ?
G'est ce tarif que messieurs les economistes sont pries de faire
passer au sceau de I'evidence a leur premiere assembl6e. Avant
I'evidence de ce tarif, I'evidence de leur theorie sur I'impot
sera aussi inutile que vox damantis in deserto.
Latroisifeme partie du livrede M. de La Riviere, qui traite de
I'industrie et de ses effets, est la moins deraisonnable ; elle ren-
ferme cependant assez de propositions outrees et hasardees.
Poser d'un cote pour principe que la consommation est la
mesure de la reproduction, comme la reproduction est la
I
OCTOBRE 1767. hk9
mesure de la richesse publlque, et soutenir de I'autre que
IMndustrie n'est jamais productive, tandis qu'elle augmente
6videmment la consommation, dire que I'argent n'est rien du
tout, que la balance du commerce est une pure chimere, au lieu
de prouver, comme je le crois ais6, que tous les peuples ont
pris jusqu'^ present de faux moyens pour fixer cette balance
chacun k son avantage, c'est, ce me semble, avancer avec con-
fiance d'assez grandes extravagances.
Lesbornesdecesfeuilles ne me permettent pas de m'etendre
davantage. Tout ce tas de sophismes se r6duit pour le produit
brut au mot ^vidence^ aux formules physiqucment impossible^
physiquement niccssairc, et pour le produit net a zero. Malgr6
notre manie de nous occuper de tous ces grands objets, il faut
convenir qu'on a 6crit jusqu'a present bien peu de choses satis-
laisantes sur la science du gouvernement. C'est que les bons
esprits sent rares, et que les bavards gatent tout. Je ne mets
point en doute qu'un bon esprit,! en partant du principe de
M. de La Riviere, et 6tablissant le droit de propri6t6 comme un
droit sacr6 et iUimit6 dans son exercice, et comme le fondement
et I'origine de toute soci6te politique, n'eut pu faire un bon
ouvrage ; mais il aurait cherch6 a assurer le fondement centre
la force des passions et des opinions qui de toute eternity ont
tout fait et continueront a tout faire parmi les liommes. Je ne
crois pas que les mots passion et opinion se trouvent une seule
fois dans le livre de I'Ordre essentiel des sociitis politiques;
je ne crois pas qu'il soit arriv6 a I'auteur de citer un seul trait
d'histoire dans tout le cours de ses reveries. Ceia seul prouve
ce qu'il faut penser de son ouvrage.
M. de La Riviere ayant desire de faire sa coura I'lmp^ratrice
de Russie, Sa Majesty Imp^riale lui en a accords la permission,
sur le compte avantageux qui lui a 6l6 rendu de sa personne et
de ses lumi^res ; elle lui a m^me fait payer douze mille Jivres
pour les frais du voyage. L'economiste s'est mis en route huit
jours apr6s la publication de son ouvrage, et a ainsi sagement
evit6 le spectacle de sa chute. II a emmen6 avec lui sa femme
et sa maltresse dans la mSme voiture. Cette dernifere est une
petite chanteuse du concert de la reine, qui ne fera pas fortune
en Russie par sa maniere de chanter. M. de La Rivi6re ressemble
au bonhomme Abraham, voyageant entre Sara et Agar; mais le
VII. S9
/i50 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
bon patriarche fit une tr6s-mechante action en abandonnant la
servante Agar au milieu du desert de Bersabee. G'est de quoi
je crois le patriarche de I'^vidence et de I'ordre essentiel inca-
pable.
— Si vous envoyez I'auteur de VOrdre essentiel des sociitis
politiques passer le fleuve de I'oubli, vous ne manquerez pas de
mettre a sa suite VAmi de cenx qui rCen out point, qui vient
de publier un Systdme ^conomique, politique et moral, pour le
regime des pauvres et des mendiants dans tout le royaume.
Volume in-12 de deux cent soixante-dix pages. Get ami est
M. I'abb^ M6ry, qui a deja ecrit d'autres pauvretes.
— M. de Massac, membre de la Society d' agriculture de
Limoges, est aussi tr^s-digne de passer le fleuve. II a ^crit un
Mimoire sur la manidre de gouvcrner les aheilles dans les nou-
velles ruches de bois. Passe pour cela. Ce memoire peut amuser
ou ennuyer quelque honnete campagnard; il n'y a pas grand
mal. Mais je ne passe pas k M. de Massac son autre Memoire
sur la quality et sur Vemploi des engrais. Jamais les fermiers et
les laboureurs ne prendront leur fumier dans le Memoire de
Massac. Au dela du fleuve, sans misericorde !
— L'auteur de la RMuction dconomique, ou de V Ameliora-
tion des terres par tconomie^ qui ne se nomme pasS le passera
immediatement avec les abeilles et les engrais de M. de Massac,
malgre les gros benefices economises dont il est I'inventeur.
— M. I'abbe Baudeau, premontre pour la forme et econo-
miste rural dans I'ame, a voulu annoncer ou prevenir VOrdre
essentiel de M. de La Riviere par une Exposition de la loi natu-
relle, qui n'a que soixante-dix pages et qui ne coute que douze
sols. Get 6crit peut avoir en eff'et le double objet, et de servir
d'introduction a la lecture du livre de M. de La Riviere, et de
vous convaincre que ce dernier n'a aucune idee qui n'appar-
tienne au mardi rural en toute propriete ; en sorte qu'une por-
tion du produit net de ce livre doit rester a l'auteur pour la
depense de son temps, papier, encreet autresfrais de barbouil-
lage et d'impression, mais la plus grande partie de ce produit
net doit revenir aMM. Quesnay, Mirabeau et G'", comme proprie-
taires fonciers des id6es, ayant physiquement et incommutable-
1. Mauphi;
OCTOBRE 1767. ftSl
tnent droit au partage. J'ai ^6]k remarqu6 que le profit du pro-
duit net pour le lecteur est 6gal k z6ro, celui de la gloire pour
les auteurs est pareillement 6gal a z6ro : ainsi ce partage ne
leur prendra pas beaucoup de temps, et ne sera pas sujet i'
discussion.
Je hais les bavards, et malheureusement M. I'abbe Baudeau a
prouv6» en ses soixante-dix pages, sa vocation incontestable au
metier de bavard et de diseur de mots. II veut reduire tout le
droit nature! et tout le droit des gens k cette loi unique que
chacuii se fasse le meilleur sort possible, sans attenter aux pro-
pri6t6s d'autrui. U appelle cela une r^gle primitive du droit natu-
rel. 11 pretend qu'avant toute agregation et toute convention...
— cela veut dire avant toute reunion en societe ; mais il faut
parler le style de ces messieurs, — avant toute agregation done,
la loi naturelle 6tait attributive du droit de jouir de ses pro-
pri6t6s, prohibitive de I'usurpation des proprietes d'autrui. Et
pour prouver cette assertion, il appelle monstres tons ceux qui
refuseront de I'admettre. J'avoue que je suis un de ces monsires-
\k, quoique dans le fond je me tienne pour aussi honnSte
homme au moins que le premontr^ exposant la loi naturelle.
Celle qu'ii donne pour telle, qu'il regarde comme fondamentale,
qu'il pretend avoir existe avant la societe, Test si peu, que les
hommes ne se sont reunis en society que par la necessite de la
faire observer, cette loi. Voulez-vous savoir ce que c'est qu'une
loi naturelle? En voici une : Ta ne meltras pas ton doigt dans la
mh'he d'une chandelle allumh\ Et savez-vous pourquoi c'est \k
une loi naturelle? C'est que s'il vous prend fantaisie d'y man-
quer, vous vous brulerez le doigt, et que cela vous fera mal,
et que vous n'aimez pas le mal. Aussi je ne crois pas qu'aucun
enfant ait fait plus d'une experience pour chercher k enfreindre
cette loi. Toute loi qui n'a pas sa sanction avec elle ne merite
pas ce nom, surtout -dans le code de droit naturel.
II n'y a rien de juste ni d'injuste sous le ciel, quoique M. de
La Riviere dise sans cesse : Ceci est d'une justice absoluc, et cela
dune injustice absolue. Le terme juste est par son essence rela-
tif, et suppose n6cessairement un rapport. La justice ne peut
exister qu'entre 6tres de la m6me esp^ce. Et quel est son fonde-
ment? L'6galit6 du sort, I'incertitude de sa chance : voili le
veritable fondement de toute morale et de toute justice. Le mal-
Ii52 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
heur que j'eprouve peut t'accabler demain. Si tu te permets ton
envers les autres, ils se permettront tout envers toi. Monarque
absolu d'un grand empire, tu peux sans doute te livrer aux
fjreurs les plus insensees ; mais tu ne peux pas non plus te
garantir du risque d'etre precipite de toji trone, et ton supplice
peut devenir le signal de I'all^gresse publique. Nous naissons
tous avec les m^mes besoins, nous mourons tous au bout d'un
certain temps, nul ne peut lutter seul contre tous : voila la
source de toutes nos vertus; voila la veritable sanction, non de
la loi naturelle qui n'a rien statue a cet egard, si ce n'est que
cent livres p^seront 6ternellement le double de cinquante, mais
des lois sociales et politiques conformes au genie de I'homme.
Je crois I'avoir d6ja dit : Affranchissez un seul de nous de la
loi generale; creez un homme immortel, ou bien accordez-lui
une vie de deux mille ans seulement, ou bien garantissez-lui
ses quatre-vingts annees de vie exemptes de tout revers, de
tout malheur, qu'il en ait la certitude; et vous en aurez fait
le plus execrable, le plus mediant de tous les hommes. G'est
que vous aurez detruit la mesure commune qu'il y a entre nous
et lui. 11 sera m6chant et ne sera point injuste. II comptera
votre vie pour rien, il vous en privera pour le plus petit de ses
int6rets. Et pourquoi la compterait-il pour quelque chose, lui
qui est sur de son sort et qui ne peut courir aucun risque?
Cette egalite du sort est si essentielle a la morale que celle-ci
n'existe plus d6s que I'autre a cesse. Nous n'observons aucune
loi avec les animaux, si ce n'est notre convenance. Notre cruaute
s'accroit meme k proportion que leur petitesse nous derobe le
spectacle de leurs souffrances, c'est-a-dire une impression
p^nible que nous craignons. Vous ecrasez un insecte sans pitie,
sans remords, sans la plus legere attention. G'est que vous ne
trouvez aucun rapport entre vous et lui; la mort lui est cepen-
dant a coup sur aussi amfere, la douleur- aussi horrible qu'a
vous. "Vous avez fait de la chasse le plus noble de vos exercices.
Ceux qui en font leur amusement journalier sont-ils cruels, bar-
bares, atroces? Sont-ce des monstres? Non, vous en avez connu
qui sont sensibles, genereux, compatissants, bienfaisants ; qui
ont mille vertus, qui sont cheris, estimes, respectes. Pourquoi
est-il done plus barbare de forcer un homme que de forcer un
€erf ? Pourquoi le spectacle d'une mere avec son enfant dans
OCTOBRE 1767. ft53
ses bras, courant et se derobant h. une raeute de chiens que
vous auriez laches apr^s ellc, ddchir^e enfin par vos dogues,
elle et son enfant, apr6s mille efforts inutiles pour 6chapper
au danger, pourquoi ce spectacle ne vous paraitrait-il pas aussi
int6ressant que les angoisses d'un animal doux, noble, fier,
pacifique, qui ne vous a jamais offens6, qui ne vous a jamais
fait aticun tort, et dont vous vous plaisez k prolonger le sup-
plice par les rallinements les plus barbares? Quand M. I'abbe
Baudeau aura trouve la solution de ces questions, je I'ecouterai
sur la loi naturelle. Alors il retranchera aussi de son Exposition
sa triste incartade centre la traite des negres. Le president de
Montesquieu a tout dit sur ce sujet dans son charmant et deli-
cieux chapitre de VEsprit des his. Si vous voulez le comparer
au paragraphe de I'abbe Baudeau, vous verrez piecisement la
distance d'un homme de genie k un polisson emphatique.
Le droit des gens n'est pas plus heureusement traite dans
cette Exposition que la loi naturelle. L'auteur, qui en sa quality
d'6conomiste va k I'economie, ne lui donne pas un autre fonde-
ment que sa r^gle primitive etablie pour base au droit naturel.
Les peuples, dit-il, ne sont pas autre chose que des hommes,
done leurs droits et leurs devoirs doivent 6tre juges suivant la
jurisprudence ordinaire.
Le premontre ne sait ce qu'il dit. Le rapport des nations
entre el les ne pent et ne doit 6tre juge suivant les lois de parti-
culier a particulier. L'etat des nations est un etat de forces qui se
contrebalancent : c'est le rapport d'un homme k un autre homme
si vous voulez; mais dans l'etat denature, la soci6t6 a donne nais-
sance k mille vertus touchantes qui en font le charme, et qui ne
peuvent avoir lieu entre nations. Le chapitre des sacrifices seul
est immense. Une des plus grandes doucuers de la societe, c'est
de faire un sacrifice k son ami ; nous passons notre vie dans ces
sacrifices mutuels, m6me k regard des indifferents. A tout
moment nous nous departons de notre interSt, et nous nous
en trouvons fort bien. Bien de tout cela ne pent exister entre
nations. Un roi qui se sacrifierait r^ellement pour I'inter^t d'une
puissance voisine ne serait pas un prince genereux et magna-
nime, mais un sot et m6me un homme injuste. C'est qu'il n'est
pas juste de prodiguer le sang et les tresors d'une'nation autre-
ment que pour son propre interfit. La probity mfime entre
454 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
nations n'est pas la m6me qu'entre particuliers. Celle-ci n'est
pas variable. Votre parole est inviolable, vous en 6tes esclave
lors m§me qu'elle devient par le changement des circonstances
directement contraire a votre interet. G'est que votre interet a
vous particulier, proprement dit, n'est pas ce qu'il y a de plus
int^ressant pour vous. II n'en est pas de meme d'une nation. Sa
parole donnee finit avec son interet, et est enfreinte infaillible-
ment le moment apr6s et sans injustice, quoi qu'en disent les
docteurs. Dans Tespace de vingt annees la cour de Vienne a
signe trois traites eternels par lesquels elle c6de au roi de Prusse
la Silesie a perp^tuite. Si le prince de Prusse, apr^s la mort de
son oncle — que Dieu conserve ! — veut s'en rapporter a ces
trois traites eternels, et en consequence licencier ses troupes,
changer de syst^me, negliger ses allies, se mettre en un mot
hors de defense, il verra ce que c'est que I'eternite de ces
traites, et le premontre prouvera sans doute, le mardi apr^s la
prise de Breslau, d'une maniere victorieuse que si la maison
d'Autriche s'etait gouvernee suivant les principes de I'evidence,
elle aurait religieusement garde sa parole.
Je suis las de ces inepties. II serait bien ad^sirer que quel-
que homme de g6nie ou quelque excellent esprit voulut en
depouiller une bonne fois la science du droit public et la mettre
au niveau du ton et de la philosophie de son siecle. A defaut
d'un createur ou d'un restaurateur de cette science, je tenterais
infailliblement cette entreprise au-dessus de mes forces s'il
m'etait permis de m'affranchir de mes occupations pendant
quelques annees.
— Le A de ce mois, jour de saint Francois, la fete du grand
patriarche a 6te cel6bree k Ferney par sa ni^ce, M™* Denis, et
les poetes commensaux, en presence du regiment de Gonti et de
tous les notables du pays de Gex. La relation que j'ai vue de
cette fete ne parle a la v6rit6 ni de grand'messe ni de Te Deum
chantes le matin dans la chapelle du chateau ; mais en revanche
on a joue et chante le soir sur le theatre du chateau. La fete a et6
terminee par un feu d' artifice, un grand souper, et un bal qui a
dure fort avant dans la nuit, comme disent les gazetiers, et ou
le patriarche a danse, suivant sa coutume, jusqu'^ deux heures
du matin. Les deux pieces qu'on a representees sont la Femme
qui a raison et Chariot, ou la Comtesse de Givry. G'est la nou-
OCTOBRE 1767. 655
velle com6die que M. de Voltaire vient de faire, et dont j'ai eu
rhonneur de vous parler.
Void quelques fragments qu'on nous a envoy 6s de cette f6te.
VERS
R^CtTES SUR LB THEATRE DB FERNET
A LA SUITK DBS DEUX COUiSdIBS, LB JOCK DB SAINT FRANQOIS,
PAR M. DB CBABAMOll.
L*£glise dans ce jour fait t tous ses dSvots
C616brer les vertus d'un p6nitent austere :
Si P£glise a ses saints, le Pinde a ses ti^ros;
Et nous ffitons ici le grand nom de Voltaire.
Je suis loin d'outrager les saints,
Je les respecte autant qu'un autre ;
Mais le patron des capucins
Ne devait gu6re 6tre le votre.
Au fond de ses cloitres b6nis,
On lit pen vos charmants Merits :
C'est le temple de I'ignorance;
Mais pr6s de vous, sous vos regards,
Le dieu du goiit et des beaux-arts
Tient une 6cole de science.
De ressembler aux saints, je crois,
Voltaire assez peu se soucie ;
Mais le cordon de saint Franijols
Pourrait fort bien lui faire envie :
Ce don, m'a-t-on dit quelquefois,
Ne tient pas au don du g6nie.
Allez, laissez aux bienheureux
Leurs privileges glorieux,
Leurs attributs, leur recompense :
S'ils sont immortels dans les cieux,
Votre immortalite sur la terre commence.
Apr6s ce compliment, on chanta les couplets suivants sur le
theatre de Ferney, a I'honneur et en presence de son patron.
M'"* DENIS,
FAISA?IT PRI^SENTBR DECX CORBEILLES DB FLBURS PAR DBOX INFANTS.
Ces enfants vous offrent nos voeux,
En vous rendant hommage;
456 CO.RRESPONDANCE LITT^RAIRE.
Nos coeurs sont ing6nus comme eux
Et sentent davantage.
EN QUALiTE DE M'"« DCRu DANS la Fcmme Qui tt ruison.
J'ai d'une charmante maison
Fait le portrait fidele ;
L'auteur gui donne la leQon
Donne aussi le module.
j^me DUPUITS,
NliCE DC GRAND COUNEILLE.
Saint Francois nous prete son nom
Pour les jeux qu'on apprete;
Mais il n'est pas dans la maison
Le vrai saint que Ton fete.
m"**' de la harpe.
t- Ferney du plus beau de ses jours
F6te I'anniversaire,
Mais chez les Muses c'est toujours
La t6te de Voltaire.
m"® constant d'hermenche.
Ces vers d'un sentiment tlatteur
Sont la plus simple image;
Vous qui parlez si bien au coeur,
Agr6ez son langage.
On lisait en caracteres d'or sur le frontispice de la decora-
tion du feu d'artifice, au nom de 1' artiste qui I'avait peiiite :
Aux plus nobles talents mes efforts reunis
A vos regards osent paraitre.
Tous les beaux-arts vous sont soumis,
Le genie est leur premier maltre.
— On a donn6, le 13 de ce mois, de nouveaux fragments a
rOpera, car, dans cette boutique, on ne vit que de fragments
OCTOBRE 1767. (i57
et de rogatons. Ce qu'il y a de nouveau dans ce spectacle se
r^duit a un acte de Thionis, par M. Poinsinet, et un actc d!Am-
phion, dont les paroles sont de M. Thomas.
Le terrible Poinsinet, qui ne se montre jamais sur nos th64-
tres que sous le masque du dieu de rEnnui,fait, par I'acte de
Thi^nis, son entree dans la salle de l'0p6ra. Puisse-t-il s'y
tenir toute sa vie, 6tre second6 dans ses productions lyriques
par des musiciens de sa force et de son merite, et neplusjamais
travail ler pour les autres theatres! L'ennui a et6 de tout temps
de I'essence de I'Op^ra fran^ais. L'acte de TMonis^ psalmodie
par feu M. Mouret, ou feu M. Boismortier, aurait' fait la plus
belle chute du monde; mais, rapi6c6 en musique par MM. Trial
et Berton, il a eu un peu de succ6s. 11 y a surtout ci la fin un
tambourin qui a enlev6 la paille*, et qui est charmant. Ce tam-
bouiin fera la fortune de M. Poinsinet. Son berger Dorilas,
s'adressant suivant I'usage de I'Op^ra, aux oiseaux, commence
Tacte ainsi :
Chers habitants de ces riants bocages,
Heureux oiseaux, cliantez plus bas;
N'agitez plus les airs de vos raraages :
Th6onis ne vous entend pas.
On croirait qu'k cause de cela, il faudrait les prier de chan-
ter plus haut, puisqu'ils ont affaire k une sourde. Tout l'acte est
6crit ridiculement, platement etdurement.
Quant i l'acte A'Amphion^ c'est autre chose. 11 est de
M. Thomas, qui 6crit un peu autrement que M. Poinsinet. Vous
lirez la declaration d'amour du sauvage avec plaisir : c'est un
beau morceau de po^sie erse. II est vrai qu'il n'y a d'ailleurs
ni imagination, ni invention dans cet acte, et que ce sauvage
cMe a la fin bien ridiculement sa maitresse k Amphion , mais
cela vient de ce que M. Thomas a eu trop de confiance en son
musicien, et qu'il aesper6 qu'il rendrait ce miracle vraisembla-
ble par la force et la magie de son harmonie. Ce musicien est
M. de La Borde, premier valet de chambre du roi. Son Amphion
n'adoucitetne dompte personne. C'est une musique d'amateur,
1. Be dit d'une chose excellente, singuliire, ddcisivc, par allusion k Pambre.
qui a la vertu d'attirer la paillc. (Littr^.)
/,58 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
plus froide que la neige des montagnes a laquelle le sauvage
compare le teint de sa maltresse. Get acte n'est pas r6ussi. La
decoration de la ville, qui s'eleve aux sons et a la voix d'Am-
phion, a paru pitoyable. N.os mauvais plaisants ont conseill6 au
sauvage, apres la cession de sa maltresse et sa conversion k la
vie civile, d'acheter une charge de grand maitre des eaux et
for6ts, parce que, dans le commencement de I'acte, il parle sans
cesse de forets, d'eaux et de montagnes.
— On a grave, d'aprfes le dessin de M. de Garmontelle, le
portrait de M"" AUard et celui de M. Dauberval, dansant, dans
I'opera de Sylvie qu'on a joue I'hiver dernier, un pas de deux
qui eut un grand succ6s. M"*" Allard y repr6sentait une nymphe
de la suite de la chaste deesse, et par consequent insensible k
I'hommage du berger Dauberval. Ge berger triomphe enfm des
rigueurs de la nymphe de Diane, maisM. de Garmontelle a pris
le moment oii son hommage est rejet6 avec d6dain. Gette
nymphe et ce berger sont deux sujets charmants et de la pre-
miere force du theatre de rOp6ra. L'esperance de les voir
danser fait supporter jusqu'a deux scenes de psalmodie braillee,
qu'on appelle chant a ce theatre. On vend cette estampe au
profit de M"* Allard. Dans deux mille ans, ce sera un monument
' bien curieux, et qui donnera k la posterite une Strange idee de
ce que nous appellions grace au theatre et en danse.
— M. Duni, auteur de plusieurs op6ras-comiques du nou-
veau genre, ayant fait un voyage en Italie, sapatrie, quelques-
uns de ses amis ont choisi son absence pour faire graver une de
ses pieces intitulee le Rendez-vous. Ge compositeur, de retour
depuis environ un mois, a trouv6 chez lui les planches de cet
ouvrage ; ainsi il pourra le vendre tout entier a son profit. Ses
amis le lui ont dedi6 a lui-meme par une epitre qu'on trouve
apr^s le frontispice. Le Rendez-vous n'a eu que quatre repre-
sentations. La pifece, qui est de M. Legier, est froide et maus-
sade. La musique en est agr^able; mais elle n'a pu faire
supporter I'insipidite du poete. L'air en rondeau : Qucind on est
bonne minagire eut un succ6s prodigieux, et a conserve sa
vogue malgre la chute de la pi6ce. Les editeurs de cette piece
auraient du donner la preference a la Plaideuse de M. Duni
sur ce Rendez-vous. Gette Plaideuse, dont M. Favart avait fait le
poeme, n'eut point de succesnon plus, M'"« Favart s'y fit huer;
OCTOBRE 1767. ^59
mais la musique elait charmante. C'est sans contredit I'ouvrage
le plus fort de M. Duni.
— M. Midy, secretaire du roi et acadt^micien de Rouen,
vient d'adresser une lettre k M. Panckoucke, libraire k Paris et
imprimeur du Grand Vocahulaire francais. Cette lettre contient
une critique fort amfere du premier volume de ce Vocnbulaire,
le seul qui ait paru jusqu'd present. M. Midy abeaucoup d'hu-
meur; il reprend aigrement les auteurs sur un grand nombre
de b6vues commises dans ce premier volume, surtout dans les
articles de mythologie, d'histoire et de geographie ancienne.
J'observerai k M. Midy qu'on pourrait relever toutes ces fautes
sans tant d'acret6 bilieuse, et que s'il n'y prend garde, les voca-
bulistes francais, comme il les appelle, lui donneront la jau-
nisse ; car ils m'ont bien I'air de lui laisser bien des fautes k
relever dans leur compilation. A en juger par I'^chantillon de
leur premier volume, on ne peut se cacher que cette compila-
tion est faite avec une precipitation tres-repr6hensible, et que
les auteurs manquent 6galement, et de capacity, et de bonne
volonte. Dans le fait, ils n'ont fait que de copier sans soin et
sans discernement Moreri, et les autres dictionnaires, quoiqu'ils
aient le front de faire I'eloge de leiir dictionnaire aux depens
de tons les autres. Cette esp6ce de brigandage litteraire, si fort
k la mode aujourd'hui, est contraire aux premiers principes de
probite ; et M. Capperonnier aura k se reprocher d' avoir honore
le Vocahulaire francais d'eloges si magnifiques et si peu meri-
tes. Je suis bien plus choqu^ que M. Midy de certaines negli-
gences. Celle avec laquelle la plupart des definitions sont faites
est inexcusable; mais M, Midy n'en veut qu'aux fautes d'6ru-
dition. Iltracasse aussi les auteurs sur leurs observations pro-
sodiques; mais il n'estpas toujours de bonne foi, oudu moins
il n'a pas toujours raison. lis disent par exemple dans le mot
accabler : les deux premieres syllabes sont braves. A cela
M. Midy leur oppose I'autorite de M. I'abbe d'Olivet, qui dit :
able est long dans quelques verbes, comme il tn'accablc; mais
de ce que la seconde syllabe d'accable est longue, il ne s'ensuit
nuUement que cette seconde syllabe le soit aussi dans accabler.
Au reste, si je ne craignais d'echauffer la bile de M. Midy je lui
confierais que je me moque beaucoup de ces vetilles de prosodie
dans une langue qui n'en observe aucune dans sa versification.
460 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Ces discussions sont ordinairement difficiles niigce. M. Midy
hait- aussi bien cordialement VEncyclopidie. 11 a pris son parti
de ne la pas lire. Ge serait pourtant le moment d'en relever les
fautes h present qu'elle est achevee. Mais on ne peut plus ni en
emp^cher la publication, ni en tourmenter les auteurs. Ainsi il
n'y a plus de plaisir. N'est-il pas vrai, monsieur Midy?
— La Lorraine compte parmi les hommes illustres le cel6-
bre Callot, graveur, ne en 1593, d'une famille noble. Yous
connaissez I'esprit, la finesse et le caract^re de ses figures. Le
P. Husson, cordelier de Lorraine, vient d'ecrire V^loge histori-
que de cet artiste. En conscience, il n'appartenait pas k un plat
cordelier de se m61er de I'eloge d'un artiste aussi spirituel que
Jacques Callot.
— Un de nos graveurs et marchand d'estampes, appele
Basan, vient de publier un Dictionnaire des graveurs anciens et
modernes depuis torigine de la gravure, avec une notice des
principales estampes qu'ils ont gravees, suivi du catalogue des
oeuvres de Jacques Jordaens et de Gorneille Yischer. Deux par-
ties in-12. II y en a unetroisi^me qui est la suite de ce diction-
naire, et qui renferme le catalogue des estampes gravees
d'apres Rubens, avec une methode pour blanchir les estampes
les plus rousses, et en oter les taches d'huile. Les amateurs
trouveront cette compilation commode.
— Nous devons deja a M"^ de Saint-Vaast, compileuse,
VEsprit de Sully, qu'elle n'etait pas en etat de comprendre.
Elle vient de donner VEsprit des poetes et orateurs ciUbres du
rtgne de Louis XIV, qu'elle a eu la permission de dedier a
M. le Dauphin. Les faiseurs d'esprit sont des pirates qui viennent
exposeraux marches leur butin. lis font ce metier d'autant plus
impunement qu'on ne peut pas prendre la revanche sur eux.
M"^ de Saint-Yaast ne fournira pas une ligne au faiseur de VEs-
prit des auteurs cilibres du r^gne de Louis XV.
— On a aussi publi(5 VEsprit des poesies de La Motte-Hou-
dard. Petit volume in-12 de plus de trois cents pages. G'est-
^-dire qu'on a choisi dans ses odes, ses chansons, ses fables
et ses poesies diverses. La Motte 6tait un auteur ing^nieux,
spirituel et faible, sans g^nie ni gout veritable. 11 a ecrit dans
la querelle de la superiorite des anciens sur les modernes, en
faveur desderniers; il etait assez ignorant et assez abandonn6
OCTOBRE 1767. i!i61
de Dieu pour cela. Le goat de la bonne philosophie et de la
bonne littorature a repris le dessus en France depuis une
vingtaine d'annees, et a fait oublier les pauvretes spirituelles
de La Motte et consorts. Le recueil de ses oeuvres, public il y a
dix ans, n'a fait aucune sensation. Le faiseur d'esprit a mis la
vie de I'auteur k la ttHe de sa compilation.
— On vient de publier une rapsodie intitulee les DHasse-
ments cluimpvtres, ou Melanges d'tinphilosophe s^rieux ii Paris
et hadin ii la campagne. Deux volumes in-12 assez forts '. Si
votre loisir vous est cher, ne vous d6Iassez pas avec [ce philo-
sophe badin, qui vous a deja vendu ses platitudes sous diffe-
rents titres.
— Ne vous delassez pas non plus avec M""* Le Prince de
Beaumont, loueuse de magasins pour les jeunes personnes du
sexe, et sans contredit une des plus insipides creatures qui
existent. Elle vient de publier une Nouvelle Clarisse en deux
volumes.
— Je marie M'"* Le Prince de Beaumont a M. le marquis
Garaccioli, auteur de la Conversation avec soi-meme^ et sans
diflicult^ un des plus plats barbouilleurs de notre temps. II a
publie depuis peu deux volumes de Lettres rccrtalives et mo-
rales sur les mcEurs du temps. II nous menace d'en donner encore
deux autres. M'"* Le Prince et M. Garaccioli sa feront par con-
trat de mariage un don mutuel de leurs oeuvres k la decharge
entifere du public.
— Je crois que c'est a ce Garaccioli que le p6re P. Louis
Viret, cordelier conventuel, a adress6 sa licponse ii la Philoso-
phie de Vhistoire en forme de lettres. Volume in-12 de pr^s de
cinq cents pages. Reponds, r^ponds, mon ami. Ta masure
devient si vieille que les etais que vous assemblez tout autour
d'elle, toi, p6re Viret, et les gens de ton froc, ne serviront qu'a
la faire 6crouler plus vite. Vous ne savez pas, vous autres, que
le raccommodage est ordinairement mortel k la vetuste.
1. ParJ.-H. Marchand, avocat.
462 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.
NOYEMBRE.
1" novembre 1767.
Si je ne puis soufTrir les livres ^lementaires dans les arts et
les metiers qui ne peuvent etre appris que par la pratique, si je
meprise les theories a perte de vue dans les choses que 1* ex-
perience seule peut enseigner, il n'en est pas de m6me des
ecrits qui traitent des objets de I'administration publique. Je
crois, au contraire, ces ecrits fort utiles, et jeles regarde comme
le moyen le plus sur et le moins dispendieux que le gouver-
nement ait entre ses mains pour savoir la v6rite. Ge n'est pas
qu'on ne bavarde et qu'on ne deraisonne dans la plupart de
ces ecrits autant que dans les livres 61ementaires ; mais dans les
mali^res de discussion, il faut avoir passe par tons les derai-
sonnements possibles avant de pouvoir se vanter de les avoir
eclaircies, et toutes les questions d' ad ministration, toutes les
operations du gouvernement, ont besoin d'etre discutees long-
temps avant leur execution. La verite ressemble ici aux fruits
■dont la maturite ne commence que lorsque la saison est deja
bien avancee. Un ministre qui, en entrant en place, ferait
defendre par une loi expresse, sous peine de vie, d'ecrire sur les
affaires du gouvernement et de I'administration publique com-
mencerait son minist^re par une loi aussi ridicule que dure. II
aurait, par ce seul trait, donne la mesure de son esprit et de
Ses talents; il aurait annonc6 le caract6re de ses operations,
et pris, pour ainsi dire, d'avance des lettres patentes de son
maitre k I'effet de faire toutes les sottises impunement, et sans
pouvoir 6tre trouble par qui que ce soit dans la pleine jouis-
sance, dans le plein exercice de sa mediocrite. II y a cette diffe-
rence essentielle entre I'homme public et I'homme prive que
celui-ci, dans la conduite de sa vie, ne peut consulter que ses amis
et que I'homme public, dans ses projets, peut et doit consulter
tout le monde. G'est du choc des opinions que la verite sort
enfm 6tincelante de toute sa clarte, et le ministre qui ne veut
pas qu'on ecrive des sottises sur les operations qui I'occupent
est bien menace d'en faire. Le cardinal de Richelieu dit quelque
NOVEMBRE 1767. i63
part qu'il n'a jamais manque, dans les occasions importantes,
de consulter les hommes les plus born6s, ceux qui avaient une
reputation bien m6rit6e de n'avoir ni esprit, ni discernement,
ni tfite. lis m'ont, ajoute-t-il, presque toujours sugger6 des
iddes auxquelles un homme d'esprit n'aurait de sa vie pens6.
Ce seul mot prouve mieux le genie de Richelieu que tous les
6loges qu'on en a faits, et qu'on en fera aux receptions de
I'Academie francaise; maisil ne faut pas 6tre sot quand on veut
tirer parti de I'esprit des sots, sans quoi il y aurait toujours
un sot de trop dans le conseil.
Deux petits ecrits qui viennent de paraltre ont donne lieu a
ces reflexions, lis ont tous les deux pour objet des questions qui
int6ressent la police publique. On a tol6re Tun, et je crois que
I'autre a 6t6 m6me protege.
Le premier, qui traite de V Administration des chemins, est
de M. Dupont, membre de plusieurs soci6tes royales d'agricul-
ture, et Tun des piliers du mardi de M. le marquis de Mirabeau.
On dit, monsieur Dupont, que vous 6tes un jeune homme plein
de merite, plein de z61e pour le bien public, que vous avez de
I'esprit et des connaissances; ainsi je vais vous parler avec une
enti^re franchise sur votre brochure.
Vous avez des vues fort justes. II est barbare et contraire k
tout principe de gouvernement de faire les grands chemins par
corvee, en contraignant le laboureur de s'y transporter avec
ses chevaux et ses outils k ses frais, et d'y travailler k la sueur
de son corps et sans salaire. II est clair que le mal qui resulte
de cette tyrannie odieuse, etablie dans la plupart de nos pro-
vinces, tombe directement sur la classe de citoyens la plus
utile, et an6antil dans leur source les richesses de la nation.
Vous avez tr^s-bien fait sentir la diflerence essentielle qu'il y a
entre les corvees feodales et ces corvees meurtri^res, institutes
depuis a 1' imitation des premieres. Mais pourquoi chercher midi
k quatorze heures? Pourquoi insister sur I'utilite des grands
chemins, dont personne ne doute ? Pourquoi nous prouver labo-
rieusement que les proprietaires sont le plus interess6s k
retablissement des grands chemins et de leur entretien? Gela
saute aux yeux. Les consommateurs le sont aussi certainement ;
car si un seul cheval suflit dans une belle route, lorsqu'il en
faudrait.trois dans une mauvaise pour le transport de la m6me
464 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
quantity de denrees, il est evident que le consommateur sera
oblige de payer le surcroit de depeiise qu'exige le mauvais
chemin, et qu'il profitera de la diminution que lui procurera le
bon. Dans ces mati^res, monsieur Dupont, il faut aller au fait
et 6tre de la plus grande clarte et de la plus grande concision
possibles. Si vous n'etiez pas entiche du langage apocalyptique
des 6conomistes ruraux, vous vaudriez beaucoup mieux. Mais
vous voulez manifester aux propriitaires Vcvidence de leur
propre inUretj vous me mettez a lout moment les epith^tes
sacramentelles de votre secte en italique, de peur que je n'y
prenne pas assez garde, et vous m'ennuyez. Laissez ces mani-
pulations de termes et de formules k vos hommes creux du
mardi. Que M. de La Riviere nous parle de Mens disponibles et
non disponiblesj que le premontre Baudeau partage aussi les
hommes en disponibles et non disponibles : ils peuvent compter
que s'il n'y a que moi qui en dispose, ils ne deviendront de
leur vie disponibles. Mais vous, revenez au naturel, puisque
vous paraissez y avoir de la pente. Dites tout simplement qu'on
doit payer ceux qu'on emploie a la construction des chemins,
et qu'il faut y employer les troupes en temps de paix, parce
que c'est vrai, et que c'etait I'usage des Remains, dont la disci-
pline militaire valait bien la notre; et quand vous avez propose
vos ideessur quelque objet, n'y ajoutez plus les lieux communs
de vos r^ve-creux du mardi rural.
Le second 6crit qui a paru, et qu'on dit favoris6 par le gou-
vernement, est intitule Considerations sur les compngnies,
sociitis et maitrises, et forme une brochure in-12 de cent
quatre-vingts pages, dont I'auteur ne s'est point fait connaitre.
Get auteur n'est pas un homme lumineux, c'est un homme de
bon sens tout court. 11 s'eleve contre les privileges, les com-
munautes, les maitrises, comme contre autant d'entraves qui
genent I'industrie. 11 pretend que les r^glements sans fin qu'on
a fait sur tous les objets du commerce, et les inspecteurs sans
nombre qu'on a cre6s pour pr^sider a leur execution, n'ont
servi qua ruiner notre commerce, et j'en suis convaincu. Pas
trop gouverner est une des plus precieuses maximes de tout
gouvernement sense. Vous voulez que le commerce fleurisse
dans vosEtats? Faites des routes, rendez vos rivieres navigables,
ouvrez des canaux, facilitez les communications par tous les
\
NOVEMBRE 1767. Ii65
moyens imaginables; pourvoyez k la surety publique et dans
vos villes et sur vos grands cliemins; que le citoyen puisse
voyager sans craindre les brigands, et vous verrez que le confi-
merce s'etablira parmi vos siijets, sans que vous ayez besoin
de leur apprendre ce quil faut qu ils fassent pour le fairs
prosperer et fleurir. L'homme le plus borne sait toujours
mieux ce qu'il faut faire pour son int6r6t que le conseiller le
plus avis6; et je siiis persuade que si Ton voulait voii- un recueil
complet et parfaitement assort! de sotlises de toute esp^ce, on
n'aurait qu'a publier le code de lous les r^glements qui existent
en France, relatifs au commerce, aux arts et aux metiers.
Au reste, lorsqu*apr6s de longs si^cles de barbarie et au
milieu du desordre feodal, une police plus sensee a cherche k
s'etablir en Europe, lorsque les villes et les communautes se
sont form^es, a-t-on eu tort d'6riger les diflerents metiers en
maitrises, et de les munir de statuts particuliers? Je ne le crois
pas. A-t-on raison aujourd'hui de casser tous ces statuts et de
laisser gagner a chaque citoyen son pain comme il le jugera k
propos, sans s'inquieler s'il est agr6ge a quelque comniunaut6,
sans s' informer s'il a bien appris le metier qu'il compte exer-
cer, etc. ? Peut-6tre. Ce que jesais, c'est qu'autre chose est de
civiliser, de former un peuple; autre chose de gouverner un
peuple tout forme, tout civilis6; et pour me servir d'une
expression de M. I'abbe de Galiani, quand vous voulez mettre
un peuple en culottes, il pent 6tre expedient, indispensable
m6me, de commencer par lui Her bras et jambes pour assujetiir
tous ses mouvements; c'est le moment de n'en regarder aucun
comme indifferent. C'est le moment des r^glements, des lois,
des ceremonies, des formalit^s d'aulant plus inviolables qu'elles
sont au fond tres-indifferentes ; mais lorsqu'un peuple porte
culottes depuis cinq ou six cents ans, lorsqu'il y est si bien
habitue qu'il les regarde comme essentielles k son bien-6tre,
et qu'il s'est identifie avec elles, il est bien absurde de ne pas lui
delier les bras, de ne pas lui rendre la liberty de ses mouve-
ments, qu'il ne peut plus employer desormais qn'k la conserva-
tion et a I'embellissement de ses culottes, puisqu'il ne lui reste
aucune trace, 'aucun souvenir de ses anc6tres sans culottes, au-
cune envie de leur ressembler.
Quand on veut 61ever un 6difice, il faut commencer par
Zi66 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
former un echafaud; mais quand cet edifice est tout 61eve, quand
il est acheve depuis des siecl6s, il est ridicule de laisser sub-
sister I'echafaud, et d'en prendre plus de soin que de I'edi-
fice meme. Rois, ministres, si vous n'avez ni assez de genie, ni
assez de courage pour abattre votre echafaud, ne soyez du
moins pas as«ez absurdes pour en vouloir aux philosophes dont
9'a et6 de tout temps le metier de demasquer et de debarrasser
votre edifice, en portant en bons et intelligents charpentiers la
cognee dans le vieil echafaud qui I'entoure. Ne craignez pas
que ces charpentiers operent trop vite ni qu'ils commencent
trop tot; leur communaute ne pent se former que quand I'echa-
faud commence a pourrir. Maitre Arouet de Voltaire, il y a
deux cents ans, aurait ete reformateur comme Luther et Calvin;
il y a cent ans qu'il aurait peut-etre ete janseniste faisant la
guerre aux jesuites, et c'eut ete toujours un homme unique,
puisqu'il aurait ete janseniste gai. Aujourd'hui, c'est le pane-
gyriste du remun^rateur et vengeur tout court; dans cent ans
d'ici, s'il revenait au monde, il s'en passerait peut-etre et ne
s'en estimerait pas moins. Nous tenons aux opinions et k la
pente generale des esprits de notre si^cle bien plus invincible-
ment que nous ne pensons ; mais ces opinions sont comme les
modes. Quand la maladresse s'en m61e, elles peuvent ebranler
un empire jusque dans ses fondements, quoiqu'elles soient dans
lefait absolument indifferentes a la prosperity publique. Qu'est-
ce qu'un homme d'un grand g6nie? C'est un homme qui est
venu au monde deux ou trois cents ans avant son temps. II est
seul. Son siecle ne I'entend pas, et s'il ne sait se tenir tran-
quille, il est livre aux betes. A la fin, la justice des siecles
arrive, et place sur le pi6destal I'homme qui a ete un objet
d'opprobre et de haine pour ses contemporains. Yoila I'histoire
du genre humain depuis I'orient jusqu'a I'occident, depuis le
midi jusqu'au septentrion.
Heureux I'homme de genie que le sort aura place sur le
trone dans un sifecle comme le notre! Les sots et les fripons,
qui ne vivent que d'echafaudages, ne manqueront pas de lui
dire que tout est perdu si Ton ne respecte pas leur echafaud
pourri; mais il ne sera pas assez sot pour le croire. II sentira
que, malgre les declamations de nos orateurs bilieux, nous
valons mieux que nos p6res n'ont jamais valu, et que nos neveux
NOVEMBRE 1767. ^67
vaudront mieux que nous. II vena que I'Europe s'acliemine
sensiblement vers un 6tat d' amelioration dont il serai t impos-
sible do pressentir ni les elTets ni le terme, a moins que quelque
catastrophe physique et subite ne nous remetto dans notre 6tat
primitif et sauvage; et en voyant ce que son sifecle attend de
lui, il mettra sa gloire i hater les progres do cette heureuse
revolution par son exemple et par son influence.
— Pour nous d^barrasser pendant quelque temps de cette
foule importune de laboureurs en chambre, ajoutons a la
pacotille de leurs productions un JSouvcau M^moire qui paralt
sur les distinctions quon pcut accorder aux riches laboureurs,
avec des moyens d augmenter Vaisance et la population dans les
campagnes. Item des Elements de la philosopJiie rurale. Volume
in-12, de plus de quatre cents pages, avec un beau tableau
economique grave dont les calculs promettent de la part des
economistes beaucoup de profit aux proprietaires. Item le Bon
Fermier, on VAyni des laboureurs, par Vauteur de la Bonne
Fermiire. Volume in-12 qui renferme des dialogues entre
I'amateuretle ferraier. Que le diable emporte tons ces bavards !
Je fais plus de cas d'un vigoureux valet de fermier qui sait
enfoncer le soc dans la charrue, et la conduire jusqu'au bout
du champ, que de tous ces ennuyeux et ridicules laboureurs
sur un tapis vert. Du moins, le valet du fermier sait tirer droit
ses sillons, et il n'y a pas un seul sillon droit dans la t^te
d'aucun de ces tristes predicateurs d'abondance, depuis le
sublime Quesnay dit le Maitre, ou Vllomyne qui a paru, jusqu'au
petit Baudeau dit le Prhnontr^. J'honore infiniment cet entre-
preneur de vivres, ou meunier, ou boulanger de Corbeil, qui
vient de trouver le secret de tirer d'une charge de ble quel-
conque un sixifeme de fine fleur de farine de plus qu'on n'avait
coutume d'en tirer. Voila I'homme utile, voila le citoyen k
recompenser. II n'a cependant jamais assists k aucun mardi de
M. de Mirabeau, et il n' en tend pas un seul mot au Tableau
iconomique de Francois Quesnay. Cet homme s'appelle, je
crois, Malicet. Je ne suis pas peu honteux de ne pas mieux
savoir son nom et sa profession.
— Un des principaux soins des 6conomistes ruiaux, c'est
d'asseoir I'impOt immediatement sur le produit net, et de faire
partager le souverain dans ce produit net en sa quality de
Zi68 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
coproprietaire. On leur demande si I'impot ne pourrait pas
6tre assis sur les consommations, et meme siir les personnes
par capitation? Non, disent-ils, iwus avons appcU cet impot
indirect^ et nous avoii^ dicidd que tout impot indirect est
meurtrier et deslructeur de la richesse et de la reproduction,
Et pourquoi cela? Cest qu'il tombe en dernidf^e analyse et d'une
manidre tou jours on^reuse sur les proprictaires des terres, ct
qu'il vaut mieux quils le paient directemcnt tout de suite, que
d'une manidre indirecte et plus chdre. J'entends bien que ces
messieurs afiirment comme un principe incontestable que tout
impot n'est supporte que par les proprietaires, et que toutes
les autres classes de citoyens ne payent jamais rien, quelque
charg^es qu'elles soient en apparence ; mais jamais I'evidence
de ce principe n'a pu entrer dans ma t§te de facon k ne me
laisser aucun doute ; et je vois que je ne suis pas le seul esprit
r^tif qu'il y ait en France. La Society d' agriculture de Limoges,
adoptant les principes des economistes ruraux, a propose un
prix a celui qui les developperait le mieux; et il s'est trouve
un homme qui, en les developpant, les a combattus. La Soci6te
n'a pas couronne son ouvrage; mais elle I'a juge utile, quoique
I'auteur ait travaille contre son voeu et ses principes. Get
ouvrage est intitule Essai analytique sur la richesse et sur
rimpot, oil Von refute la nouvelle doctrine iconomique qui a
fourni cl la Societe royale d' agriculture de Limoges les prin-
cipes dun programme quelle a puhlid sur I'effet des imputs
indirects. Volume grand in-8° de plus de quatre cents pages.
On relive dans cet ouvrage plusieurs paralogismes de la Theorie
de Vimpoty par M. le marquis de Mirabeau.
— Nous avions trois ^crivains remarquables a force d'etre
ridicules; mais ce norabre myst^rieux n'existe plus. L'archi-
diacre Trublet se repose a I'ombre de ses lauriers dans le sein
de sa patrie, k Saint-Malo. II merite d'etre nomme comme la
premiere personne de cette trinity, parce qu'il est trfes-superieur
aux deux autres dont je vais parler ; mais son affectation d'etre
fin et important dans les minuties I'a rendu tres-ridicule. Get
ecrivain subtil et betement spirituel n'a jamais place une vir-
gule sans y attacher quelque finesse. Le portrait que le Pauvre
Liable a fait de lui est une chose immortelle qui ne perira
qu'avec toute la litterature francaise ensemble. Tout ce que
I
I
NOVEMBRE 1767. ^60
I'abbe Trublet trouvait a redire k ce portrait, c'est qu'il y 6tait
qualifi6 de diacre, tandis qu'il 6tait archidiacre, et qu'en le
qiialili.mt ainsi, le vers y etait 6galement. A quoi M. de Voltaire
r6pondit : J'ai tort. Je lui demunde pardon-, je I'avais cru
dans U's moindrcs. On appelle les ordres moindres ceux qui
sont au-dessous de la pr6trise. La seconde personne de la
trinite, c'est M. d'A^arq, grammairien plein d'emphase. Ses
6crits k force d'etre ridicules sont trfes-amusants. II pretend
avoir fait une grainmaire sousle titre de Balance philosophique.
11 dit en commenqant : Jc vais vans montrer Minerve toute niie ',
pcu dc gens lent rue en cet Hat. Je crois, en eflet, que depuis
I'uventure du mont Ida, elle ne s'est d^shabillee que pour
M. d'A^arq, Tons ses ouvrages sont Merits dans ce gout-la. La
troisi^nie personne, enfin, 6tait feu M. de La Garde qui vient
de mourir age de pres de soixante ans. On I'appelait La Garde
BicHre^ pour le distinguer du petit La Garde musicien. C'est un
sobriquet que ses amis lui avaient donne, vraisemblablement
parce qu'ils le jugeaient digne d'avoir un logement dans ce
chateau royal. Je ne sais s'il ^tait mauvais sujet, mais 11 etait
b6te a manger du foin. Son premier metier avait et6 celui de
suivant de M"* Le Maure, qui a si longtemps enchante lesoreilles
francaises par son beau et lourd organe, et qui etait aussi
cel^bre par sa b6tise que par sa voix. La Garde pretendait lui
montrer ses r61es; et comme elle 6tait fort capricieuse, quand
on voulait I'avoir k souper pour la faire chanter il fallait avoir
La Garde, qui savait les moyens de I'y determiner. La Garde
s'atlacha ensuite a M'"* de Pompadour, et fut consulte dans le
temps qu'elle jouait I'opera dans les petits appartements pour
I'amusement du roi. Cette femme cel6bre le fit peu apr6s son
bibliothecaire, et lui procura une pension de mille ecus sur le
Mercure de France. 11 fut charge en m^me temps de la parlie
des spectacles pour ce journal. C'est \k ou il a exerce sa plume
de la manifere la plus ridicule et la plus fastidieuse pendant
plusieurs annees de suite jusqu'a sa mort. II a et6 cr^ateur
d'un style emphatique et d'un galimatias merveilleux pour
I'association des mots qu'il savajt r6unir ensemble. Cela 6tait
detestable k lire seul, mais excellent k lire en society pour se
divertir. Les gens senses riaient aussi parfois, mais n'en trou-
vaient pas moins indecent qu'un journal qui se compose sous
m CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
la protection immediate du gouvernement fut fait d'une mani^re
aussi ridicule et aussi impertinente. On a, depuis la mort de
cet imbecile, reuni toute ia composition du Mercure sous M. de
La Place, qui ne sera ridicule qua force d'etre plat.
— II nous revient encore quelques fragments de la fete de
Saint-Francois, celebree a Ferney a I'honneur du seigneur
chatelain et patriarche; et d'abord il faut lire les vers de
M. de La Harpe, qui ne sont pas ce qu'il a fait de mieux dans
sa vie.
VERS A M. DE VOLTAIRE,
PAR M. DB LA HARPB.
Francois d' Assise fut un gueux
Et fondateur de gueuserie :
Aussi ses enfanis n'ont pour eux
Que la crasse et rhypocrisie.
Francois, qui de Sales eut le nom,
Trichait au piquet, nous dit-on;
D'un saint zele sentit les flammes,
Et vainquit celles de la chair;
Convertit quatre-vingt mille ames
Dans un pays presque desert.
Ces pieux fous que Uome admire,
Je les donne au diable tous deux,
Et je ne place dans les cieux
Que le Fran^ais qui fit Zaire.
REPONSE DE M. DE VOLTAIRE
A CES VERS ET A CECX DE M. CHABANON.
lis ont bern6 mon'capuchon,
Rien n'est si gai ni si coupable :
Qui sont done ces enfants du diable?
Disait saint Francois, mon patron.
— C'est La Harpe, c'est Chabanon.
Ce couple agr6able et fripon
A V6nus vola sa ceinture.
La lyre au divin ApoUon,
Et ses pinceaux a la nature.
— Je le crois, dit le penaillon :
Car plus d'une fille m'assure
Qu'ils ont aussi pris mon cordon.
N0VF-:MBRE 1767. 471
— M. Dorat vient de publier la Dansej chant quatri^me dn
poemc de la DMamntion, prMdfc de notions historiqucs siir
la danscy et suivic (rune r^pomc <t nne letfre i'rrite de province.
Ce chant nouveau, qui doit terminer le poeme de la Dlrlaynation^
est ornd d'une estampe et de vignettes dans le format ordinaire
et suivant I'usage de I'elegant M. Dorat. Les trois premiers
chants de ce po6me ont paru il y a un an. Le chant nouveau,
qui ne fait que sortir de dessous la presse, est sans contredit
le plus mauvais des quatre, et une des plus mauvaises pro-
ductions de cet auteur. II n'y a pas une seule idee ni dans la
preface, qui est d'urie grande etendue, nidans le chant dont elle
est suivie, ni dans la lettre k un ami de province, qu'on lit
apr^s ce chant. II faut avoir le diable au corps pour rimer et
ecrire, et faire aller les presses d'imprimerie, quand on n'a rien
du tout dans la t6te. Mais tout ce que je pourrais remarquer
sur les productions de M. Dorat est bien plus heureusement
exprime dans I'epigramme suivante, qui vient d'arriver de Ferney
k son honneur et gloire'.
Bon Dieu, que cet auteur est triste en sa gaiet6l >/
Bon Dieu, qu'il est pesant dans sa 16g6rel6!
Que ses petits 6crits ont de Ionfl;ues pri^faces !
Ses fleurs sont des pavots, ses ris sont des grimaces.
Que I'encens qu'il prodigue est plat et sans odeur!
11 est, si je Ten crois, un heureux petit-maitre;
Mais si j'en crois ses vers, ah! qu'il est triste d'etre
Ou sa maitresse ou son lecteur!
Ce boulet rouge, tire directement du chateau de Ferney sur
le petit parterre fleuri de ce pauvre M. Dorat, doit nous
apprendre que la vengeance des dieux est quelquefois tardive,
mais qu'elle est inevitable. II y a tout juste un an que M. Dorat
s'avisa d'adresser a M. de Voltaire une 6pitre en vers orn6e de
vignettes, etc., dont le but etait de rire de ce grand homme,
pour aller ensuite pleurer k .Wrope. II lui reprochait particu-
li6rement la manie qu'il avail de repondre a tous les polissons
de la litterature. Dans le m6me temps, il dit, en assez mauvais
1. Cctte ^pigrammc c^l^bre est dc La Harpe qui I'avait rimcc k Ferney. Grimm
reconnalt implicitcment sa m6prise ea parlant de la querclle de La Harpe et do
Dorat dans sa lettre du 15 avril 1768.
Zi72 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
vers, son avis sur la querelle de M. de Voltaire avec M. Rous-
seau, et ces deux sotlises ne se trouverent pas sitot faites qu'il
se mit la corde au col, et qu'il implora par dix lettres particu-
li^res la clemence de celui qu'il avait offense publiquement.
M. de Voltaire parut pardonner. II se plaignit seulement des
mauvais precedes de M. Dorat a son camarade M. de Pezay,
dans une lettre beaucoup trop longue et beaucoup trop solen-
nelle, qui a 6te inseree dans les papiers publics. Aujourd'hui il
prouve a M. Dorat que pour atiendre on ne perd rien avec lui.
Gette epigramme a ete sue par coeur, recitee et repetee en un
clin d'ceil dans toutes les maisons de la ville et faubourgs de
Paris. M. Dorat, pour toute reponse, vient de faire amende
honorable par les vers suivants :
Grace, grace, mon clier censeur!
Je m'execute, et livre i ta main vengeresse
Et ma prose, et mes vers, et mon brevet d'auteur;
Je puis fort bien vivre heureux sans lecteur;
Par piti6, seulement, laisse-moi ma maltresse,
Laisse en paix les amours, 6pargne au moins les miens.
Je n'ai point, il est vrai, le feu de ton genie,
Tes agr6ments; mais chacun a lessiens,
On pent s'arranger dans la vie :
Si de mes vers Chloe s'ennuie.
Pour I'amuser, je lui lirai les tiens.
— Dieu pardonne a M. Dorat, qui sait pardonner si chre-
tiennement les injures epigrammatiques! Dieu lui pardonne a
son tour d'avoir mis tons nos rimailleurs, et memo une partie
de nos prosaiques, dans ie gout d'orner leurs insipides produc-
tions d'estampes et de vignettes : pratique egalement funeste
au bon gout de dessin, et a la bourse des acheteurs! TJn poete
campagnard* adresse a son ami citadin uneepitre surl'innocence
de la vie champetre sous le titre : I Heureux Jour, ipitre k
mon ami-, et parce que M. Eisen y a mis une mauvaise estampe
et quelques maussades vignettes en cartouches, il faut que
nous payions trente-six sols ce qui n'en vaut pas six. Je sou-
tiens que ce triste poete campagnard n'a jamais pass6 un jour
1. Le marquis de Pezay. Les illustrations d'Eisen, gravees par Massard et de
Ghendt, sont, dit le Guide de MM. Cohen et Mehl, d'uno beautt5 remarquable.
NOVEMBRE 1767. A73
heureux, puisqii'il le chante si insipidement et si ennuyeu-
senient.
M. Blin de Sainmore a aussi fait reimprirner ses lUroides
avec un luxe d'estampes et de vignettes. Ge qu'il y a de singu-
lier, c* est que CCS images, qui devraient d6gouter encore davan-
tage d'une fouie de productions mediocres, en favorisent prodi-
gieusement le debit.
— Histoire de loriginc et des progrh de la pohie dans les
difJVreiifs gcurcs, par M. le docteur Brown. Traduite de
V anglais par M. Eidous, et augmentee de notes historiques et
critiques. Volume grand in-S" de plus de trois cents pages. Get
ouvrage est estime. Je ne siiis pasfauteur deslois prohibitives;
mais s'il y en avait une qui defendit a M. Eidous de traduire
sous quelque pretexte que ce fut, j'en serais comble. Ce
detestable barbouilleur ne pourrait pas bien traduire quand
m6me il voudrait sen donner la peine; mais il a encore a se
reprocher de faire toutes ses traductions avec la derniere
negligence. II est impossible qu'on les lise, et elles emp^chent
cependant qu'on ne Iraduise niieux un ouvrage sorti des mains
de cet indigne massacre, parce qu'il sulTit qu'un livre soit traduit
d'une maniere quelconque pour qu'aucun libraire ne risque de
se charger d'une nouvelle traduction.
— Institutions Leihnitziennes, on Precis de la monado-
logie^. Volume in-S" de deux cent trente pages. Ges Institutions
peuvent servir d'introduction k la collection complete des
oeuvres de I'illustre Leibnitz, qu'un Anglais prepare a Turin.
Elles sont en forme de lettres, et ces lettres sont d'un jeune
oificier qui dans ses voyages en Aliemagne a fait connaissance
avec des professeurs de quelques universit^s, et s'est fait
expliquer le fameux systfeme des monades. 11 parait que I'auteur
a surtout puise ses connaissances chez M. Ganz, professeur k
Tubingen, et il ne pouvait mieux s'adresser, car ce M. Ganz est
un des plus determines partisans du syst6me et des reveries
du grand Leibnitz.
— M. Beauzee, professeur de I'J^cole royale militaire, est
sans contredit le plus habile homme qu'il y ait k celte ecole, le
plus estime et le plus honn^te. II est aussi un de ceux qui ont
1. Par I'ubb^ Sigorgne.
klk CORRESPONDANCE LITTERAPRE.
eii le plus de peine a y garder leur poste, parce qu'il est
impossible de resister longtemps a I'anarchie qui y rfegne. Ce
n'est pas k son merite qu'il a ete redevable de la conservation
de sa place, mais k la commiseration ; on a eu honte de chasser
un homme a qui on n'avait aucun reproche a faire, dont le
savoir etait bien decide, et qu'on aurait envoye a la misere
avec une femme et quatre enfants. Get honnete homme, qu'on
avait d'abord fait professeur, qu'on tire ensuite de la classe des
professeurs pour I'elever au grade d'inspecteur, et qu'on a
depuis depouille de son grade pour le reduire a la condition de
maitre k lire et a ecrire, vient de publier I'ouvrage de Gram-
maire ghicrale et raisonnee le plus profond que nous ayons.
Ce livre est a I'usage de tr^s-peu, mais de lr6s-peu de lecteurs.
Gelui qui I'entend pent se vanter d'entendre, quand il voudra,
les principes math^matiques de Newton, et tout ce qu'il y a de
plus abstrait dans la metaphysique. Le chapitre des temps des
verbes est un chef-d'oeuvre dans ce genre. II n'y a pas un mot
de vrai dans celui des inversions, oli I'auteur pretend que la
syntaxe francaise range les mots dans I'ordre le plus naturel et
le plus conforme a la naissance et k la succession des id6es. A
cela pres il serait peut-etre difficile de trouver un autre defaut
de raison et de bon sens dans cet ouvrage. II est tres-purement
ecrit. On lui reproche d'etre diffus. S'il est obscur, cela vient
certainement plus de la difficulte de la matifere que de la faute
de I'auteur; qui est homme de sens, simple et clair en conver-
sation. On pourrait encore lui reprocher d'avoir applique ses
principes k des exemples plats et communs. II n'en aurait pas
coute davantage de les choisir delicats, piquants, profonds,
interessants ; d'autant plus que I'auteur avait un exemple sous
les yeux dans les Synonymes de I'abb^ Girard, qui a trouve le
moyen de faire un ouvrage de moeurs d'un ouvrage de gram-
maire. Celui-ci est dedie a I'Academie francaise, ou il n'y a pas
dix personnes en etat de le bien entendre. L'abbe d' Olivet, qui,
k la verit6, y est assez peu menage, s'en est declarf^ I'ennemi ;
mais on salt que cet abb6 est en general ennemi de tout bien,
et qu'il est ne pour dementir le principe des moralistes, qui dit
qu'on ne fait pas le mal pour le mal. Au reste, nous conseillons
k ceux qui sont curieux de connaitre non-seulement le meca-
nisme de notre langue, mais celui de toutes les langues en
NOVEMBRE 1767. hl5
general, de lire et dV'tudier cette grammaire de M. Beauzee.
C'est lui f|ui a continu(i la partie grammaticaie dans VEncy-
clopMie, et son travail n'a pas paru inferieur k celui de M. Du-
marsais; ce qui est un assez bon 6loge. M. Beauzde a repris
tous ses articles, y a corrige quelques erreurs, les a augment^s
et lies par des morceaux n^cessaires pour en faire un corps
complet^
— M. Genet, employe a Versailles dans les bureaux des
alTaires 6trang^res, vient de tradiiire de I'anglais un Mimoire
sur Vadminislration des finances de V Angleterre depuis la
paix, outrage altribud i\ M. Grcnville^ ministre d'Etat chargd
de ce d^partctnent en i763, 1764 et 1765. Traduction augment^e
de notes, de sommaires, et d'une introduction qui contient une
idee du revenu et des dettes de I'Angleterre et une analyse du
memoire suivie de I'etatde ladettenationale au 5 Janvier 1767.
Volume in-A". M. Grenville passe pour le premier financier de
la Grande-Bretagne. Ainsi son memoire merite la plus grande
attention de ceux qui s'occupent de ces mati^res dilTiciles et
compliquees.- Tout ce que j'ai pu concevoir k travers les calculs
de ce ministre, c'est que le fardeau de la dette nationale est
effrayant, et qu'on en a amorti une bien petite portion depuis
la conclusion de la paix. L'introduclion que vous trouvez k la
tSte du memoire est du traducteur, et vous la lirez avec plaisir.
— Si vous avez lu VHistoire de Henri IV par M. de Bury,
vous ne serez pas tente de lire VHistoire de la vie de Louis XII I ,
roi de France^ que cet auteur vient de publier en quatre gros
volumes in-12. M. de Bury est un petit polisson a qui Clio ne
confiera certainement jamais sa trompette. Le talent de I'his-
toire, dont I'antiquite nous a laiss6 de si grands modules, est,
de tous les talents, le plus rare parmi les modernes; et il y a
une bonne raison pour cela. C'est que pour 6tre liistorien, il faut
avoir vieilli dans les affaires et dans I'exercice de I'^loquence ;
et nous n'avons pas su r6unir ces deux m6rites depuis la renais-
sance des lettres.
— On nous a envoye, cet 6t6, de Liege, deux volumes de
Melanges qui n'en portent pas le titre, mais qui sont interes-
sants. Le premier est intitule Mimoiresde Henri-Charles de La
1. Cet article est de H. Diderot (Gbimm). — II est incdit.
475 CORRESPONDANCE LITT^.RAIRE.
Trimouille, prince dc Tarente. lis sont ecrits par lui-mfime, et
I'editeur a mis a leur suite des notes historiques et critiques
qui sont d'un assez bon esprit, et qui servent a 6claircir ou
a rectifier quelques endroits de ces memoires, Le prince de
Tarente suivit la fortune du grand Conde dans ses dem^les
avec le cardinal de Mazarin et dans la guerre civile qui s'en-
suivit. II fit sa paix un peu avant celle de M. le Prince, revint
en France, remua et cabala tonte sa vie ,• mais ce n'etait pas
un homme de grand caractere, ni capable de jouer un grand
role dans un parti. II avait plus de besoin que de talent de
se faire remarquer. Lorsqu'il fut au bout de son role, il abjura
la religion reformee, dans laquelle il etait ne. Les raisons qu'il
donne de ce changement, dans ses Mimoires, sont bien plates,
il mourut deux ans apres, en J672, dans la cinquante-deuxifeme
annee de son age. Ses memoires sont ecrits naturellement et
facilement.
Le second volume est ui\ii\i\Q Memoires de TancrMe de Rohartj
avec quelques autres pidces concernant VHisloire de France et
I'Histoire romaine. Les Ml'moires de Tancrede de Rohan sont
curieux et interessants. On y voit les raisons qui engagerent
son pere et.sa mfere k cacher sa naissance, et a I'envoyer elever
en Hollande. Sa soeur, en attendant, avait 6pouse M. de Chabot,
et trouva, aprfes la mort de son pere, moyen de faire enlever son
fr^re et de le traiter en enfant suppose et en imposteur. Son
credit a la cour et la faveur dont elle jouissait a titre de sa con-
version I'emporterent sur la justice et sur la nature. Tancrede,
n'ayant pour lui que sa m6re et son droit, perdit son proc6s au
parlement de Paris. 11 fut tue peu apres dans les troubles de la
Fronde a la fleur de I'age; ce qui mit fin a un proces qui devait
recommencer, et tous les biens de la maison de Rohan pass^rent
dans la maison de Chabot. C'est d'ou nous vient la branche des
dues de Rohan-Ghabot, qu'on distingue de celle de Rohan-
Rohan et des autres branches de Rohan. Tancrede mourut le
1" fevrier 16/i9, a I'age de dix-neuf ans.
On lit aprfes ces Memoires de courtes Remarques sur la nais-
sance de Henri //, prince de Conde. C'est lui qui naquit pos-
thume en 1588. Le but de I'auteur est de prouver la legitimit6
de sa naissance, fortement contestee par ses contemporains et
surtout par les 6crivains protestants. L'auteur de ces remarques
NOVEMBRE 17G7. ^77
fait si bien qu'en voulant ne vous laissei- aucun doule sur la
I6gitimite de ce prince, il vous donne dc forts soupcons coiitre
elle. All reste, nos lois sont iri;s-sages a cet ('gard. L'etat d'un
enfant doit 6tre inattaquable, qiielques presomptionset quelques
vraisembiances qu'on puisse avoir contre lui. II n'est pas ogal
pour les mojurs qu'uiic feninie fasse present i son mari d'en-
fanis qui ne sont pas k lui, mais c'est un tr^s-petit mal en poli-
tique; et, en fait de legislation, 11 est surtout essentiel que les
contestations d'etat soient rares et reussissent dilTicilement.
Le niorceau qui suit est une IJistoircdes n^gociations secretes
de la France avec la llollande qui pnhrddrcnt le traitd d Utrecht,
tirce des pihes originales, pour servir d' introduction et de sup-
plement aux Mcmoires de M. de Tony. Ge morceau est peu de
chose, et n'apprend rien de nouveau qui soit bien important ou
bien curieux.
Les Observations sur les troubles de la licgence pendant
la minority de Louis XIV ^ qu'on lit ensuite, sont aussi tres-
peu de chose. L'auteur y regrette a tout instant que Mazarin
n'ait pas su exercer les actes de severite de son predecesseur,
le cardinal de Richelieu. 11 est certain que celui-ci n'aurait pas
manque de faire abattre la t6te du grand Conde sur un 6cha-
faud ; et voila, sans doute, ce que notre auteur regrette. Je ne
concois pas comment un homme, qui n'a pas une ame de fer,
se permette d'ecrire de sang-froid de semblables atrocites.
Celui-ci ne sait pas que le supplice d'un seul homme pent 6tre
une plus grande calamity pour I'humanite que la mort de
quelques milliers qui perissent un jour de bataille. D'ailleurs,
entre la souplesse timide de Mazarin et la ferocity inflexible de
Richelieu n'y avait-il pas un tr^s-beau milieu a desirer, savoir
la fermete sans faiblesse et sans cruaute ?
Les deux derniers morceaux de ce volume sont des liecherches
sur les finances des Romains et un autre sur les Guerres civiles
romaines. Ces deux derniers morceaux sont interessants et
agreables a lire.
On dit que ces deux volumes nous viennent du P. Griffet,
j6suite, qui, aprfes les malheurs de la Society, s'est retire dans
les Pays-Bas. 11 passait en France pour un des gros bonnets de
Tordre et pour un des plus dangereux et des plus passionn6s.
En ce cas, le malheur lui a fait du bien, car, dans ces deu
478 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
volumes, si vous exceptez le morceau sur les troubles de la
Fronde, on remarque un esprit assez sage et impartial. G'est ce
P. Griffet qui a, soigne la derniere edition de YHistoire de
France^ par le P. Daniel, et qui y a ajout6 VHisloire du Hgne
de Louis XIII. Les deux volumes de Memoires dont il est ques-
tion dans cet article forment un livre de bibliotheque qui m6rite
d'etre conserve.
— La veuve Duchesne vient de faire mettre en vente le Dic-
tionnaire de Musique de Jean-Jacques Rousseau, qu'on attendant
depuis plusieurs annees. G'est un volume m-h° de cinq cent cin-
quante pages. M. Rousseau, ayant et6 charge de faire la partie
musicale pour \Encyclopddie, la fit vite et mal, a ce qu'il pre-
tend, parce qu'on ne lui avait accorde que trois mois pour ce
travail. A mesure que les volumes de r£'??cz/c/oj»^<^ieparaissaient,
11 relut ses articles, les reprit en sous-oeuvre, et c'est ce nouveau
travail qui a forme le dictionnaire qui vient de paraitre.
M. Rousseau en juge tr6s-bien dans sa preface. II pretend que
cet ouvrage n'est pas trop bon, mais qu'il pent servir a en faire
un meilleur. En general, vous trouverez ce dictionnaire pauvre;
mais, tel qu'il est, c'est le seul que nous ayons, et Ton y ren-
contre de bonnes choses. M. Rousseau a adopte le systeme de
■ Rameau sur la base fondamentale. II dit qu'il ne le trouve pas
bon, mais que c'est un hommage qu'il a voulu rendre a la nation
frangaise. Voila une plaisante maniere de rendre hommage a
une nation que de consacrer le radotage d'un de ses artistes !
Le fait est que M. Rousseau, n'ayant etudie la musique qu'en
France et d'apr^s les principes de Rameau, n'aurait pu leur
substituer un autre systeme; mais s'il avait appris la musique
dans quelque Conservatoire d'ltalie, il aurait connu d'autres
precedes, et il aurait su pourquoi il a raison de se moquer du
systeme de Rameau. Au reste, ce dictionnaire ne manque pas
de sarcasmes centre la musique francaise. Les articles qui
traitent de la poetique de I'art musical ne sent pas mieux etoffes
que les articles de theorie. On a cite celui de Genie comme un
beau morceau d' eloquence. Je dis qu'il y a la une belle suite de
mots sonores et ronflants, mais sans idees, et que tout ce fas-
tueux verbiage couvre un lieu commun. L' article Copiste est
fort long. L'auteur, ayant quelque temps exerce cette profession
a Paris, a voulu en developper ici toutes les difficultes. « Je
NOVEMBRE 17G7. (i79
sens, dit-il, combien je vais ine nuire h nioi-m6me si Ton
compare mon travail ci mes regies ; niais je n'iguore pas que
celui qui cheixhe I'utilite publique doit avoir oublie la sienne.
Horame de lettres, j*ai dit de mon etat tout le mal que j'en
pense. Je n'ai fait que de la musique fran^aise et n'aime que
Titalicnne. J'ai montr6 toutes les misferes de la societe quand
j'6tais heureux par elle. Mauvais copiste, j'expose ici ce que
font les bons. 0 verity I mon int6r6t ne fut jamais rien devant
toi ; qu'il ne souille en rien le culte que je t'ai vou6 ! » Apr6s
I'aveu naif de ses contradictions, on ne s'attendrait gu6re a une
apostrophe si pathetique k la verite, k propos du metier de
copiste d^ musique. M. de Voltaire a raison de dire que les
gens de lettres ont aujourd'hui le gout bien faux et bien egare,
s'ils prennent cela pour de I'eloquence, et que c'est le comble
de I'impertinence d'affecter de grands mots quand il s'agit de
petiies choses. Mais les jeunes gens admirent ces sortes d' ex-
clamations et croient que c'est la ce qui s'appelle la chaleur du
style, et cherchent a I'imiter par de semblables exclamations, et
ne savent pas quje si M. Rousseau n'avait pas d'autre chaleur
dans son style, il ne serait qu'un ecrivain ridicule. Et voila
comment un grand ecrivain pent servir a corrompre le gout de
la jeunesse.
— M. d'Arnaud devient d'une f(6condite tr6s-redoutable. Je
vois que son projel est de vivre k nos depens, moyennant de
petits romans de cinquante a soixante pages, ornes d'une
estampe et de vignettes. Dans ces petites historiettes, il trouve
le temps de violer, d'empoisonner, de poignarder, de commettre
tous les crimes, pour nous faire aimer la vertu ; mais, surtout,
il a le secret de glacer son lecteur. C'est I'auteur le plus triste,
le plus tragique, le plus noir, le plus glacial que nous ayons.
Son roman du jour est intitule Nancy, ou les Malheurs de I'un-
pudence et de la jalousie, hisloire imitee de I'anglais. Je suis
persuade que toutes les jeunes filles de boutique de la rue des
Lombards et de la rue des Bourdonnais, qui ont du sentiment,
trouvent les romans de M. d'Arnaud fort beaux, et que sa plume
pathetique leur fait verser bien des larmes. En province, cela
doit paraitre fort touchant aussi ; mais, dans le quartier du
Palais-Royal et dans le faubourg Saint-Germain, 11 n'y a que|moi
qui sache que M. d'Arnaud fait des romans.
480 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Ce redoutable ecrivain vient de faire la cloture de ses tra-
vaux litt^iaires, pour cette annee, par un sixieme roman, intitule
Balhilde, ou I'lUroisme de Vamour. Cela n'a pas I'ombre de
naturel ni de sens commun. Nous sommes menaces pour I'annee
prochaine de six autres romans semblables. Dieu fasse miseri-
corde a M. d'Arnaud, et accorde patience et courage a ses
lecteurs !
— M. I'abbe Roger Schabol vient de publier la Thiorie et la-
pratique du jardiiiage et de V agriculture^ par principes et di-
montries d' apr^s la physique des v^g^taux. Le tout precede d'un
dictionnaire servant d' introduction ii tout Vouvrage. Avec
figures dessinees et gravees d'apr^s nature, in-S". U ne parait
encore de cet ouvrage que le dictionnaire, qui forme le premier
volume. Je ne sais si I'auteur est cet abbe Roger, fameux a Paris
pour la taille des arbres frui tiers; je le dispenserais volontiers
d'avance de toute la theorie qu'il promet, ei lui conseillerais de
nous parler simplement de pratique. Cette pratique ne sera
d'aucune utiliie aux jardiniers et connaisseurs en jardinage ;
mais elle pourra amuser quelques ignorants .comme moi qui
voudront se faire jardiniers dans leur cabinet et cultiver un
potager au coin de leur feu.
— Nouveaux Eclair cissemenls sur Vhistoire de Marie, reine
d' Angleterre , fille ainie de Henri VIH, adressds ii M. David
Hmne, auteur de Vkistoire des Plantagenets, des Tudors et des
Stuarts K Brochure in-12 de deux cents pages. Ges eclaircisse-
ments, qui ont paru I'annee derni6re, sont tires des depeches de
M.de iNoailles, ambassadeur de France aupr6s de Marie, qu'on a
imprimees 11 y a quelques annees avec une introduction de I'abbe
de Vertot. lis ont pour objet I'histoire du mariage de cette
princesse, aussi meprisable que malheureuse, avec Philippe,
prince d'Espagne, fils de I'empereur Charles-Quint. Ces eclaircis-
sements nous apprennent, en effet, quelques details sur cet
evenement qu'on ne connaissait pas, mais qui sont aussi par-
faitement indifferents aujourd'hui. lis ne changent en rien I'idee
que I'histoire donne du caractere de Marie, et I'auteur a beau
les tourner et retourner en tout sens, il n'en resulte pas moins
que celte reine etait une femme superstitieuse, cruelle et faible,
1. Par le P. Griffet.
NOVEMBRE 1767. ^81
qui a €i^ I'instrument de ses malheurs et la victime de ses
prop res fautes.
— M. Coster, de Nancy, a fait imprimcr l'ann6e pass6e un
Eloge de Charles III, dit le Grand, due de Lorraine. II n'y a
rien de recommandable dans M. Coster que ses intentions. 11 se
propose de faire successivement I'^loge historique des meilleurs
princes de sa patrie ; mais il n'a rien de ce qu'il faudrait pour
ex^cuter ce projet. Charles, dit le Grand, dont il s'agit ici, etait
le contemporain de Henri le Grand, roi de France, que nous
aimons mieux nommer Henri IV, et qui n'a pas besoin d'un
surnom pour 6tre cher k toute &me sensible. La Lorraine a eu
plusieurs excellents princes. C'est un bonheur assez commun
aux petits litats ; mais, en revanche, ils sont souvent exposes i
6tre la victime de la querelle de deux voisins puissants qui d6-
truisent en une campagne ce que la sagesse a et6 un sifecle k
etablir et a cimenter. Tel a et6 longtemps le sort de la Lorraine.
Un eloge bien fait de ses meilleurs souverains ne pourrait man-
quer de lecteurs,
— M. Dagues de Clairfontaine a public un £loge historique
du cdUhre Duquesne, lieutenant gdniral des armdes iiavales de
France. Duquesne 6tait digne d'un meilleur historien que
M. Dagues de Clairfontaine, qui a dedie sa brochure k la ville
de Dieppe, qui Ten a remercie par un arrSte de ses echevins.
15 noTembre 1767.
M. Marmontel rapporte quelque part, dans sa PoHique
franpaise, un trait historique arriv6 de nos jours. Un vieillard,
habitant du Languedoc et protestant, est condamn6 aux gal6res
pour avoir fait quelques actes de sa religion ; peut-6tre mdme
avait-il facilite I'evasion d'un rainistre qui allait 6tre pendu
pour avoir pri6 Dieu avec les gens de sa croyance. Le fils de ce
vieillard trouve le moyen de corrompre le conducteur de la
chalne, et obtient de lui la grace d'etre substitue au lieu et a la
place de son p6re, &g6 et inlirme, qu'il dclivre ainsi, en se
livrant k I'infamie et k I'infortune. « Combien, s'^crie M. Mar-
montel, en parlant de ce fait, de traits plus courageux, plus
honorables, plus touchants, que ceux que consacre I'histoire
VII. 31
582 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
demeurent plonges dans I'oubli ; et quel tresor pour la poesie,
si elle avait soin de les recueillir ! »
Un jeune homme, appele Fenouillot de Falbaire, a cm devoir
suivre le conseil de M. Marmontel, et consacrer le fait qu'il rap-
porte par une pifece en cinq actes et en vers, intitul6e VHon-
nete criminel. Le sujet n'ayant pas permis a I'auteur de pre-
senter sa pi6ce aux Comediens pour 6tre jouee, il vient de la
faire imprimer, ornee d'une estampe k la tete de chaque acte *.
Le fait historique n'est malheureusement que trop certain.
II est arrive plus d'une fois en France que desenfants ontvoulu
prendre les chaines dont on a charge leurs p6res pour cause de
religion, et qu'ils ont et6 refuses. II est constant que cela a
reussi une fois, et que le fils s'est laiss6 conduire aux gal6res a
la place du p6re. On assure qu'apr^s avoir langui sept ansdans
ce sejour du crime et de la mis6re, il en a 6te enfin retire par
la protection de M. le due de Fitz-James. II passe pour constant
aussi que ce gal6rien respectable est encore existant a Nimes.
On dit qu'il s'appelle Fabre ou Favre, et que depuis sa sortie
des galores il a' eu des graces du gouvernement : car un inno-
cent n'a pas sitot ete victime de quelque loi barbare et sangui-
naire qu'on cherche a expier la cruaute de la loi par des
bienfaits toujours trop tardifs et souvent inutiles. Cependant
ces horribles lois subsistent ci la honte de la nation, et servent
tous les jours de pretexte k un clerge ambitieux et fanatique,
pour immoler une multitude de victimes clandestines; et telle
est la rage de ces furieux en soutanes que plus ils voient appro-
cher le moment oii les droits sacres de la tolerance seront
reconnus et respect^s de toute I'Europe, plus ils redoublent
d'efforts pour en arracher, s'il etait possible, les principes salu-
taires du coeur de leurs concitoyens. Mais ils ne reussissent point
dans ce dessein pernicieux, auquel la pente generale des esprits
est diametralement oppos6e ; et plus leur imprudence compri-
mera les digues, plus ils hateront le soul^vement des flots du
fleuve qui doit les engloutlr, et qui aurait coule encore long-
temps paisiblement dans son lit, s'ils avaient moins cherche k
le resserrer.
L'h^roisme d'un fils qui brave I'ignominie et la mis6re pour
1. Par Gravel ot.
NOVEMBRE 1767. 483
en garanlir un p6re innocent et vertueux, est-ce un tr<^sor pour
la pof^sie, comme le dit et pense M. Marmontel? Est-ce li un
sujet k traitor sur nos th6^tres? Je ne le crois point. Malheur k
la nation ou un fils peut faire de tels actes d'heroisme et de
pi6te, et qui ne sait pas mettre les vertus h^roiques de ses
citoyens k d'autres (^preuves plus nobles et plus glorieuses pour
la patrie! Ah! que m'apprendra Texenople de ce fils g6nereux,
qui se voit dans Talternative, ou de se d^vouer k ropprobre,ou |
d'y voir succomber son p6re, et qui ne balance pas? II m'ap- 1
prend qu'un jesuite k jamais execrable a pu persuader k un )
roi presomptueux et nourri dans la superstition qu'il avait le \
droit d'asservir la pens6e, de devenir le tyran le plus cruel /
d'une partie de ses sujets, de les trailer comme il n'aurait os«/
traiter ses ennemis, et d'infliger k son royaume une plaie que]
toute la sagesse de ses successeurs tenterait en vain de guerir.'
A moins done que de tels sujets traites par les poetes, repre-
sent^s sur les theatres, ne servent k faire detester a une nation
des lois horribles qui subsistent encore et sont en vigueur au
milieu d'elle, et qui lui serviront de monument de honte aupr^s
de la post^rit^, k moins qu'ils ne hatent le renversement de
ces lois abominables, je ne vols pas a quoi pourraient servir de
tels spectacles. lis fl6triraient les &mes au lieu de les clever.
Aucun coeur honn^te ne pourrait se d6fendre ni d'un senti-
ment penible de decouragement, en voyant I'innocence exposee
k 6tre confondue avec le crime, ni d'un sentiment affreux de
haine pour le gouvernement de son pays, a qui il verrait cr6er
des crimes imaginaires afin d'avoir k punir des coupables.
Encore si le rare exemple de la piet6 de ce fils eut fait une telle
impression sur les peuples qu'il en fut result6 une revolution
soudaine, et qu'une province enti^re eut massacre ou chass6
tons ses prStres, afin d'etre defaite une bonne fois des auteurs
et des fauteurs de pareilles lois, je sens que le sujet commen-
cerait k devenir digne de la poesie. Mais quand tout TelTet de
rh^roi'sme de ce fils se r6duit k lui rendre les droits d'un citoyen
obscur avec quelque recompense pecuniaire, il faut pleurer sur
le sort de ce heros, et, par pitie pour les hommes, 11 faut tra-
vailler k leur d6rober la connaissance de ce fait deplorable.
Je crois done que M. Fenouillot a tr6s-mal fait de choisir ce
heros pour celui de sa pifece. II avait envoye son drame k
i84 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
M. Garrick, esperant qu'il pourrait 6tre traduit et represente a
Londres* ; mais cet illustre acteur a trfes-sagement repondu
qu'il n'y avait point de forcats en Augleterre, qu'on n'y con-
damnait point aux galores des citoyens honnetespour ^tre atta-
ches a une religion qu'ils regardent comme vraie et bonne,
qu'aucun enfant d'Angleterre ne pourra jamais se vanter de se
devouer k I'ignominie pour un pere innocent et vertueux, et
que, par consequent, le sujet de cette piece paraltrait enAngle-
terre aussi peu interessant qu'incroyable.
Si la politesse avait permis a M. Garrick de parler a
M. Fenouillot avec une enti^re franchise, il aurait pu ajouter
qu'au tort d' avoir mal choisi son sujet, il a associ6 le tort
d'ignorer parfaitement ses forces et quid ferre recusent, quid
valeant humeri.
M. Fenouillot non-seulement n'a point de chaleur, ni de
sentiment, ni de path6tique, mais il n'a pas I'ombre de talent,
ni pour la poesie en general, ni pour le theatre en particulier.
Jamais auteur n'a fait preuve plus complete d'incapacite. Un
style faible, incorrect, trivial et plat, ne lui a pas permis de
rencontrer un seul vers passable dans tout le cours de sa com-
position, et il y en a un grand nombre d'incroyables. Nulle vie,
nulle s6ve, nulle apparence de couleur. L'inanition et la plati-
tude regnent dans toute I'^tendue de cette pi6ce miserable.
EUe ressemble, pourl'ordonnance, a une de ces froides et maus-
sades comedies de Pierre Gorneille, dont la sc6ne est sur la place
Royale, excepts que M. Fenouillot ne fera jamais le Cid ni
Polyeucte aprfes sa mauvaise piece.
II est vrai que, meme dramatiquement parlant, Taction de
ce fils vertueux ne peut fournir un sujet pour le theatre : car
oil en seraient les situations et les incidents? Mais un homme de
g6nie en aurait du moins montre dans I'arrangement de sa
fable, et ne serait jamais ^tombe dans la pauvrete imbecile de
M. Fenouillot. Chez lui, le tiers de la piece se passe k arranger
le mariage de M. le commandant des galeres, qui ne tient pas
plus a ce sujet qu'a aucun autre, et qui donne lieual'auteurde
debiter mille platitudes sur le prejuge de lanaissance. Pendant
1 . La lettre de Fenouillot, et la chaleureuse aposiille dont Diderot I'avait fait
suivre, figurent t. XIX, p. 488 de I'^dition Gamier Mres.
NOVEMBRE 1767. &85
I'autre tiers il s'agit d'une certaine Cecile, veuve d'un riche nego-
ciant quelle avait 6pouse malgr6 elle, et qui veut convoler en
secondes noces avec un certain M. d'Olban, homme brusque,
misanthrope et cynique, qu'elle n'aime pas plus que le d^funt. Ce
d'Olban, pour le dire en passant, serait le seul caracl6re tolerable,
s'il n'etait calqu6 sur celui du Misanthrope de Moli6re et de Free-
port dans I'Jicossaisc. Reste un tiers de 1' espace pour le gale-
rien, et k quoi croyez-vous que ce h^ros de la pi^ce emploie le
peu de temps que M. Fenouillot lui accorde? A faire I'amour.
Car il faut savoir que cette G6cile n'a jamais pu aimer ses maris,
parce que dans sa jeunesse elle a aim6 ce vertueux Andre, qui
s'est mis aux gal6res k la place de son p6re, et dont elle ignore
le sort. Cela produit une touchante reconnaissance, comme vous
pouvez penser, entre I'amant et la maitresse. II doit etre permis
k une amante d'etre un peu 6tonnee de retrouver son cher
amant aux galores. Or, je vous donne k deviner ce qu'il se re-
proche. G'est d* avoir bais6 dans un exc6s de passion la main
de sa maitresse. II ne veut jamais lui dire par quel hasard il se
trouve aux galores. II met tout son heroisme k lui cacher qu'il
tient la place de son p6re, quoique ce vieillard ait servi aussi de
p6re k Cecile, et qu'il soit impossible que son secret, confie a la
tendresse de cette rare personne, I'expose au moindre risque.
Cette C6cile, au reste, quoique elevee dans la maison d'un pro-
testant, est bonne catholique ; mais elle pousse r6quit6 jusqu'a
assurer sa comm6re que tous les protestants ne sont pas des
gens de sac et de corde, et qu'elle a m6me remarque des vertus
parmi eux... 0 malheureux Fenouillot! tes poumons se fletris-
sent i la fleur de ton age, etje t'en plains; mais ne crains-tu
pas que moissonn6 avant le temps, victime de quelque divinile
courrouc6e, tu n'expies le sacrilege d'avoir touchd k un sujet
pathetique, en ignorant enti^rement les sources de la terreur et
delapitie? Puisque tu voulais que ton galerien conn ut I'amour,
ne fallait-il pas du moins substituer a ta veuve insipideet maus-
sade une jeune fiUe simple, ingenue, vertueuse comme son
amant? Avec une lueur de g6nie, n'aurais-tu pas fait de cette
petite fille une protestante z616e jusqu'au fanatisme? Ivre d'a-
mour et de ce fanatisme, d'une ame douce et tendre, a qui sa
faiblesse m6me sert de sauvegarde, elle serait venue se jeter
aux pieds du commandant des gal6res, elle lui aurait conte touts
W CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
I'histoire de son amant, elle aurait rempli toute la ville de ses
cris. Pr6s de son amant, saisie du plus sublime enthousiasme,
elle aurait vu en lui un h6ros au-dessus de I'humanit^, un saint
soutenu par I'assistance immediate de son Dieu. C'est par cette
exaltation de ses idees qu'elle aurait r6ussi a ennoblir k mes
yeux les chaines de I'ignominie, et ci les transformer en mar-
ques d'honneur et de gloire. Quoi ! tout ce que tu fais dire k la
louange de ton galerien, c'est que le commandant 'convient que
depuis dix-huit mois qu'il est aux galores il n'a recu aucune
plainte contre lui, qu'il s'est meme distingu6 de ses camarades
par sa bonne conduite? Quoi! cet homme est le martyr de sa
religion, il supporte pour elle un supplice plus cruel que la
mort, et il n'est pas plus attache a sa religion que toi ; il n'en
parle jamais , il ne s'applaudit pas de souffrir pour sa cause,
il n'en tire pas ses consolations lorsque son courage est pres de
I'abandonner? Son pere, qui survient au cinquieme acte pour se
mettre aux galores a sa place, n'est pas plus attache a son culte
que son fils ? II dit qu'on n'est pas criminel pour se tromper,
que si les protestants sont dans I'erreur, on ne pent les blamer
de rester attaches a la foi de leurs p6res et d'esp6rer en la bonte
de Dieu? Est-ce la le langage d'un homme qui se r6sout a tout
souffrir pour sa religion? Et ton imbecile commandant appelle
cela parler avec feu pour son parti, et en conclut que cet
homme est un martyr, un apotre de sa secte ; et de la plus juste
reparation, si elle est possible envers ceux qu'on a reduits a la
n6cessite de braver la honte, tu en fais une affaire de clemence
que ton ridicule commandant espfere a peu pres obtenir de la
bonte du roi ! Crois-tu avoir 6leve par ton ouvrage un trophee
a la tolerance? Va, je suis juste, je n'accuse pas ton coeur, mais
ton imbecillite t'a expose au malheur de blesser les droits les
plus sacres des ci toy ens, en voulant les assurer contre la
mechancete des hommes. 0 malheureux Fenouillot, s'il est
vrai qu'Appollon fut le dieu de la poesie et de la medecine, ton
drame et tes poumons ne prouvent que trop que ce dieu t'a
pour toujours rejet6.
Malgre les marques 6videntes de reprobation eternelle que
ce drame porte k mes yeux, il n'a pas laiss6 de faire quelque
sensation dans le public. C'est que I'auteur a eu le bonheur ou
I'habilete de choisir un sujet qui est du moment, et qui jouit
NOVEMBRE 1767. 687
de la faveur secrete ou publique, plus ou moins forte, de tout
ce qui s'appelle honn^tes gens. Les plus z6l6s d'entre lescatho-
liques, i moins qu'ils^ne soient pr6tres, — car comment la piti6
et la justice entreraient-elles dans Tame d'un pr^tre? — les meil-
leurs catholiques, dis-je, desapprouvent et detestent dans leur
coeur les injustices et les cruautes qu'on exerce envers les pro-
testants. Le voeu general, du moins dans la capitale du royaume,
est pour la tolerance ; la fermentation sourde qu'on remarque
dans toutes les tetes annonce que ce voeu est pr6s de s'echap-
per etdebriser les barri^res que d'antiquesprejuges lui opposent
encore.
Depuis que j'ai 6critceci, j'aiappris quelques particularites
touchantM. Fabre, qui a servi de herosi M. Fenouillot. II a6t6
condamne en 1756, sous le commandement de M. le due de
Mirepoix. Les asseniblees du desert etant devenues tr6s-fre-
quentes, on jugea a propos de faire un exemple. On detachades
dragons pour enlever quelques protestants sur les grands che-
mins au retour de leurs exercices de piete. On prit le p6re de
ce M. Fabre et un autre protestant. Son fils avait eule bonheur
de se sauver k temps et de se derober a la poursuite des dra-
gons; mais voyant son p6re atteint et pris,il sortit de son asile,
se jeta aux pieds du sergent qui commandait le d^tachement
et obtint de lui, i force de pri^res et d' argent, de laisser aller
son pfere et de I'accepter k sa place. Ces faits furent exposes six
ans apres, en 1761, a M. le due de Fitz-James, successeur de
M. de Mirepoix. On interessa la compassion de M'"" la duchesse
de Fitz-James, qui se mitci solliciter de toutes ses forces. Je
tiens de la bouche de M. le due de Fitz-James qu'au bout de
six mois de sollicitations on vint dire a M™" de Fitz-James que
M. Fabre etait sorti des galores, et qu'il setrouvait a Nimes;
qu'elle crut alors devoir remercier M. le comte de Saint-Flo-
rentin d'avoir accorde cette grace ; mais que ce ministre lui
repondit qu'il ne savait ce qu'elle voulait dire, qu'il n'avait
accord^ ni compte accorder cette grace, et qu'il ferait enlever et
remettre cet homme aux galores; que cette lettre obligea M'"*de
Fitz-James de faire avertir leh6ros de la piete filiate de se tenir
cache afin d'eviter un nouveau malheur, et qu'aprfes de longues
et vives sollicitations elle eut enfm la satisfaction d'obtenir la
grace de cet infortun(^, et mgme celle de son compagnon qui
Z,88 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
avait et6 arrete en m6me temps que son p6re. Le premier ordre
d'elargissement etait parti des bureaux de M. leduc deChoiseul,
dont la bienfaisance soit a jamais benie! Ge M. Fabre est actuel-
lement commerQant a Nimes, et suit la profession de son p6re.
On ignore si ce dernier vit encore ; mais le fils est reste civile-
ment mort, comme ayant ete condamn6 par la loi ; et c'est la
tout ce que lui a valu un acte de piet6 et d'heroi'sme sigenereux
et si rare.
— On croyait le poeme de la Guerre de Geneve abandonne,
mais MM. de Ghabanon et de La Harpe, qui sent de retour de
Ferney depuis quelques jours, viennent de nous en apporter le
second chant. Les Genevois, qui pretendent qu'ilsontaccueilli et
servi de leur mieux I'auteur de la Henriade^ dans un temps qui
n'6tait pas le plus heureux de sa vie, trouvent que I'auteur de
la Guerre de Geneve ne s'acquitte pas des mieux des obligations
que peut avoir contractees avec eux I'auteur de la Henriade. lis
ont raison sans doute ; mais est-il dans la puissance d'un poete
de reprimer sa verve, de ne pas ecrire un bon vers quand il est
trouve, de le jeter au feu quand il est ecrit? Genus irritahile
vatum est vrai dans toute I'etendue du terme.
— L'ouvrier de Saint-Glaude en Franche-Gomt6, qui a fait
avec beaucoup de succes diff^rents busies et figures de M. de
Voltaire en ivoire et en albatre, a fait cet 6te un buste en ivoire
de cet homme illustre pour M. le prince de Galitzin, ministre
pl6nipotentiaire de Russie a la cour de France. Ge ministre a
confie son buste aux artistes qui dirigent la manufacture royale
de porcelaines de Sevres, et ceux-ci i'ont fait ex^cuter k la ma-
nufacture en biscuit. On vend ce morceau soixante livres. Gela
vient a propos pour les etrennes. La ressemblance est parfaite.
Je preffere cependant le buste qui a servi de module au platre
de M. Simon, il y a environ un an. Le buste qui appartient k
M. le prince de Galitzin a, ce me semble, le col court. 11 a
aussi I'air un peu paysan et grotesque, au lieu que le premier
buste imite tr6s-bien le sourire malin du venerable patriarche,
mais sans nuire k la noblesse. On a voulu tirer un platre d'apr^s
une figure en ivoire tout entifere et en pied du meme sculpteur.
Celle-ci est frappante, parce que toute I'attitude et I'habitude
du corps y sont parfaitement imitees; mais 1' ensemble ne me
parait pas de bon gout. Ge dernier platre se vend trois louis.
NOVEMBRE 1767. 489
— Nous venons de recevoir de la manufacture de Ferney
une brochure intitulee Lettres <l Son Allvsse monseigncur le
prince de *** sur llabelais et sur d'autres auleurs accuses d' avoir
mal parU de la religion chrdlienne. l^crit de cent quarante
pages in-S". Je crois que M^' le prince de *** est un prince en
I'air. Quant au patriarche, il fait dans cette brochure le bon
Chretien. Il deplore am6rement les progr6s du th^isme, qui
gagne insensiblement, ou plut6t tr6s-sensiblement toute I'Eu-
rope; mais comme il se pique de justice, il convient en m6me
temps que le theisme, qui perd aujourd'hui tant d'ames, ne pent
jamais nuire a la paix des 6tats, ni k la douceur de la soci6t6;
qu'il damne surement son homnie, mais qu'en attendant il le
rend paisible; que s'il est detestable pour I'autre vie, il est
excellent pour celle-ci. 11 convient aussi que si Jacques Clement,
Ravaillac et Damiens avaient 6te des theistes, il y aurait eu
moins de princes assassin6s; mais il est tr^s-eloigne de preferer
le theisme k la sainte religion des Damiens et des Malagrida.
II croit seulement qu'il est plus agreable de vivre avec des
theistes qu'a.vec des Ravaillacs et des Brinvilliers, qui vont i
confesse... Signor patriarca mio, voi siete un gran pantalone..,
Au reste, le seigneur patriarche tient toujours i son r6mu-
n^rateur; mais quand le remunerateur ne donnera plus ni
grosses abbayes, ni riches ev6ch6s, je crains que ses actions ne
baissent considerablement, et qu'il ne soit a la longue lui-
m6me reforme a la suite de ses remuner^s. La lettre sur les
juifs m'a paru assez curieuse; mais dans les autres on ne trouve
gu6re que des redites, et, en general, ces lettres sont 6crites
avec une hate extreme et beaucoup de negligence. Elles for-
ment une brochure qui vaut bien k la rigueur vingt-quatre sols,
mais que nous avons eu I'avantage de payer neuf, douze, et
mSme quinze francs.
— Une societe de gens de lettres a public cet et6 les Vies
des hommes et des femmes illustres d' Italic depuis le ritablis-
sement des sciences et des beaux-arts. Deux volumes in-12, qui
seront sans doute suivis de plusieurs autres. On trouve dans le
premier les vies de P^trarque, de Laure, de Gravina, de Mura-
tori, de Borgia, de Giannotti Monelti, de Philippe Strozzi, d*Ar6-
linet d'Elie de Cortone; dans le second, les vies de Galilee, de
Tassoni, de Gaulhier, de Francois Huppazzoli, d'H616ne-Lucr6ce
490 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Cornaro, de Torquato Tasso, du cavalier Bernin, de Castruccio,
de Bianca, d'Americ Vespucci. Vous voyez que les biographes ne
se sont pas astreints k un ordre chronologique, et ce n'est qu'en
cela qu'ils se sont piques de ressembler k Plutarque. Depuis
que VEncyclopMie a ete efitreprise par une societe de gens de
lettres, toutes les entreprises litteraires s'executent par des
soci6tes de gens de lettres; mais il y a gens et gens. Ici les gens
du premier volume sont un certain Sanseverino dont jamais
personne n'a entendu parler, et M. d'Agarcq, un des 6crivains
les plus ridicules que nous ayons. Le second volume a ete
fourni par une autre societe de gens de lettres non moins re-
commandable que la premiere, k la tete de laquelle on pretend
que se trouve le vertueux Palissot, un des plus plats coquins
qu'il y ait quand il n'est pas question de faire des mechancetes.
— M. de Beaufort, qui se qualifie membre de la Soci6t6
royale de Londres, et que je n'ai pas I'honneur de connaitre
d'ailleurs, vient de publier un ouvrage intitule la Rcpublique
r077iai)ie, ou Plan general de Vancien gouvernement de Rome,
Six volumes in-12 assez forts. L'auteur se propose d'y d6velop-
per les differents ressorts de ce gouvernement, I'influence dela
religion, la souverainete du peuple et son exercice, I'autorite
du s6nat et des differentes magislratures, les prerogatives du
citoyen romain et des differentes conditions des sujets de I'em-
pire romain. Je n'ai pas eu le temps de m' assurer siM. de Beau-
fort est capable de developper tout cela ; mais la lecture de
son ouvrage ne pent manquer d'etre utile. L'auteur fait moins
I'historien que le critique qui discute les points principaux, et
appuie ses opinions sur desautorites qu'il rapporte.
— Servilie ti Brutus, aprts la mort de Cesar, Heroide qui a
remporte le prix de I'Acad^mie de Marseille. G'est une mere
qui reproche a son fils d' avoir assassin^ son pfere. Gette mere
n'a rien d'une Romaine.
— On vient de faire une nouvelle edition des Contes de La
Fontaine. Deux volumes petit in-12, avec grand nombre de
figures, la plupart indeceutes, et toutes mauvaises*.
1. Contrefa?on des planches de I'fidition des Fermiers gineraux.
DfiCEMBRE 1767. ftOl
DliCEMBRE.
1*"^ d^cemhro 1707.
On adonn6 le 20 du mois dernier, surle thc^atre dela Comedie-
Frangaise, les Deux Sccurs, petite pi6ce en deuxacteset en prose.
"Voici une petite esquisse de ces Deux Sccurs, dontil est d'autant
plus charitable de conserver ici la meraoire que personne ne
sera tent6 de leur 6riger un mausol6e.
M. le baron de ... non, M. le baron tout court, vit dans son
clijiteau situe sur la route de quelque province k Paris. Bien des
routes conduisent de la province k Paris. Ainsi placez le pays de
M. le baron dans quelque pays agr^able et riche, cela vous sera
6gal, et vous verrez que ce M. le baron est un bon homme. II
est veuf. II a deux filles de la d^funte baronne, ce sont les deux
soeurs ... Si je continue sur ce ton-la, vous me direz que je suis
presque de la force de feu M. de La Garde, en son vivant histo-
riographe des spectacles pourle Mercure de France j qui, quelque
part dans VElogc du vieux Gr6billon, dit : M. de Crc^billon le
pdre ne laissa quun fils, savoir M. dc Cr^billon le fils. Quoique
je ne me donne pas les airs de me comparer a un aussi grand
homme que I'historiographe La Garde, j'observe que I'exactitude
et laclarte sont les deux qualites les plus essentielles d'un histo-
rien, et que d'ailleurs le ton de I'historien doit atteindre autant
qu'il est possible au ton de ses heros... et puis je continue.
Or, mes deux heroines s'appellent, I'ainee Zelie, et la cadette
Lucile. Zelie est plus belle que Lucile, mais elle est iraperieuse,
hautaine,capricieuse,charmante quand elle veut, mais in6gale.
Lucile, en revanche, est d'une 6galit6 de caract^re k toute 6preuve,
d'une douceur angelique, et, sans etre ravissante de beaute,
d'une figure trfes-agreable. M. le baron est ce qui s'appelle un
bon homme ; par consequent il est bon p6re ; mais il aime de
preference Taln^e de ses filles, qui le gouverne entiferement. Elle
est aussi, par une suite de son caract6re, presque maitresse
absolue de sa soeur cadette, k laquelle elle commande quelque-
fois avec beaucoup de durete.
Vous pensez bien que Zeiie, malgre sa beaute, rebule presque
492 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
tous ses adorateurs par ses caprices, et que Lucile fait tout
juste autant de conquetes que sa soeur en perd. Mais Lucile n'en
est que plus k plaindre, car son p6re s'est fait un loi inviolable
de ne la point etablir a,vant sa soeur ainee ; et si celle-ci ne
trouve pas enfin un homme a son gr6, et qui puisse a son tour
s'accommoder de son humeur altifere, Lucile court risque de
vivre et mourir vierge, et de ne couronner la Constance d'aucun
de ses amants.
Deux amis de province, c'est la seule qualite que I'auteur
leur donne, viennent de temps en temps passer huitaine en
ce chateau... J'approche autant que je peux des expressions
de I'auteur... L'un s'appelle Fernand; c'est un gar^on doux,
tendre, aimable, que M. le baron aime d'autant plus particu-
liSrement qu'il est le fils d'un ancien ami. L'autre, qui porte
le nom de Melcour, est k I'exterieur plus I6ger et plus petit-
maitre, mais au fond, un garcon solide. II est temps de com-
mencer la piece, ainsi, levons la toile.
Lisette, la femme de chambre des deux soeurs, vient pour
ranger le salon oii Ton voit des papiers de musique, des tables,
des chaises, etsurtoutun metier. Pendant quelle range et qu'elle
fait le portrait de ses deux maitresses, elle entend une voiture
entrer dans la cour. Ge sont les deux amis de province qui
arrivent. Fernand ne tarde pas a paraitre. A son dernier voyage,
il a engage Lisette k mettre a une loterie. Son num6ro, c'est
117, a porte; elle a gagne une belle bague de diamants : Fer-
nand la lui apporle, et reprend le billet de loterie. Tournure
neuve, de laquelle I'auteur s'est surement beaucoup f61icit6, et
que les galants pourront mettre en usage quand ils voudront faire
des presents aux chambrieres. Lisette, ayant gagne a la loterie,
n'en est que plus dispos6eci servir Fernand. Celui-cilui decouvre
sa passion pour Lucile, la cadette des deux soeurs. Lisette trou-
verait cette passion tres a sa place ; mais la resolution du baron
de ne marier Lucile que lorsque sa soeur sera etablie lui parait
un obstacle d'autant plus insurmontable que les adorateurs de
Z61ie ont tous quitte la partie.
Lucile survient, et Lisette, pour sonder ses dispositions a
regard de Fernand, lui fait accroire que celui-ci vient pour epouser
sa soeur. Cela donne de I'humeur alajeune personne. Elle en a pour
la premiere fois, preuve certaine que son coeur est touche par
DfiCEMBRE 1767. 498
Fernand. Z61ie, qui a loujours de Thumeur, paralt, renvoie sa petite
sccur etudier son clavecin. La petite se revolte. Cela occasionne
une petite querelle entre les deux soeurs d'une inslpidiie deli-
cieuse. Le papa parait pour raettre le ho\k. U ne veut pas qu'on
afllige sa cadette. II la renvoie en bon homme qu'il est. II prie
ensuite son aln6e d'assurer le bonheur de ses vienx jours en
choisissant un epoux, Zelie pr6tend que rien ne presse. Cela
engage une conversation d'une longueur et d'un piquant qui
font b^iller toute la saiie ci la fois.
Zelie se retire sans rien promettre, Fernand s'avance pour
s'ouvrir k M. le baron, et pour lui demander Lucile en manage.
M. le baron aime tendrement ce Fernand, il aime aussi bien
Lucile ; mais il exhorte Fernand, en se retirant, d'^pouser Zelie,
afin que Lucile puisse 6tre mariee k son tour.
Les deux amants se decouvrent leurs sentiments, qui ne sont
que trop d' accord ; mais si Fernand se croit le plus heureux des
bommes d* avoir touche le cosur de Lucile, il n'en est pas plus
avanc6; et Lisette, presente a cet entretien et consult6e, ne
trouve aucun moyen de faire consentir M. le baron k ce mariage.
Fernand reste seul dans cette perplexite, que son ami Melcour
vient augmenter encore. Melcour veut repartir sur-le-champ ; il
a dejci envoye cbercher des chevaux. 11 avoue a Fernand que
cette prompte resolution est reflet du depit ; qu'il a pour Zelie
la passion la plus d6cid6e dont il ne lui a cependant jamais
parle, mais qu'elle vient encore de le traitor avec tant de hau-
teur et de duret6 qu'il est determine k ne jamais revenir en ce
chateau. Fernand lui fait sentic qu'il ne faut pas se desesperer
si vite; que les inegalites de Zelie ne viennent que d'une mau-
vaise education, qu'il s'en rendra le maitre, et que sa victoire
servira k faire deux heureux, puisque le mariage de Fernand
avec Lucile en depend enti^rement. Sur cela, il vient une
idee k Melcour dont I'ex^cution se verra au second acte, et dont
le succfes pourrait dompter I'humeur altiere de Zelie. II va la
concerter avec M. le baron, et il nous laisse, ainsi que Fernand,
le bee dans I'eau.
Pendant I'entr'acte, on dine. Apr6s le diner, Melcour revient
au salon. Son projet consiste, en deux mots, a jouer avec Zelie
le role du plus etourdi et du plus fieffe petit-maltre qu'il y ait
en France, et k lui dire le plus criiment possible les plus dures
i% CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
v6rites. jfitrange manifere de se faire aimer d'une femme hau-
taine et orgueilleuse ! II est un pen embarrasse du debut; mais
ayant port6 sans dessein sa main sur le metier, Lisette fait un
cri d'effroi, et I'avertit que Zelie ne pent pas souffrir qu'on
touche a son metier. Melcour est enchants de cette d6couverte,
et le voila qui se place au metier, et qui se met a y travailler
lorsque Zelie entre.
Zelie lui reproche I'audace de toucher a son metier ; Melcour
s'en moque. Zelie se met en colore ; Melcour la raille. EUe veut
prendre sa place pour travailler; Melcour dit qu'elle n'a qu'a se
mettre vis-a-vis de lui. Elle reussit enfm a escamoter a Melcour
la place qu'il occupe; alors Melcour prend I'autre vis-k-vis
d'elle. Zelie repousse le metier. Melcour consent de n'y plus
travailler, et se met k genoux pour lui dire des galanteries. Zelie
reprend le metier, se fache. Plus elle devient furieuse, plus
I'autre devient insolent. II lui fait I'^numeration de tous ses
defauts, il I'assure que malgr6 sa beaute elle restera fiUe toute
sa vie ; et aprfes lui avoir dit son fait, il se retire et la laisse
stup6faite.
Cette sc6ne, qui est la plus impertinente platitude que j'aie
jamais vue, M0I6 I'a cependant fait, non reussir, mais applaudir
par la vivacity et la gentillesse avec laquelle il I'a jouee. Ce pauvre
Mole est condamn6 au metier par les poetes modernes. L'au.teur
des Deux Sasurs a visiblement pille ici la petite comedie du
Cercle; on est bien pauvre quand on est reduit a voler ses hail-
Ions dans la boutique du fripier Poinsinet.
Zelie etant ainsi tombee subitement araoureuse de Melcour,
et k peine encore remise de toutes ses politesses, entend le bruit
des chevaux dans la cour. On ne lui cache pas que c'est Melcour
qui s'apprete a quitter le chateau sur-le-champ. Alors la crainte
de perdre Melcour pour toujours donne a sa passion naissante
une nuance d'humeur et de maussaderie que le parterre n'a
pas trouvee aussi piquante que I'auteur I'aurait desire. Elle pre-
tend que ce depart precipit6 est choquant, que Melcour manque a
son p6re. Elle court dans le cabinet de son p6re pour lui faire
sentir qu'il ne doit pas souffrir ce depart, et qu'il faut qu'il
s'y oppose de toutes ses forces; mais M. le baron, qui est dans
le secret de Melcour, s'est enferme malicieusement dans son
cabinet. II a defendu que personne n'entre chez lui ; il fait sans
DfiCEMBRE 1767. LOS
doute sa mi^ridienne. Zelie revient nous fa ire part de ce facheux
contre-temps. Elle est r(^dulte -^ s'opposer de son chef au depart
de Melcour, ou b. le voir partir avant qu'elle ait pu prevenir
son p6re. Au milieu du combat que sa passion livre k sa fiert^,
Melcour s'olTre k sa vue; mais ce n'est plus ce petit-maltre
elourdi et impertinent, c'est I'amant le plus passionn6 et le plus
respectueux, qui va s'^loigner dans le moment et pour jamais,
puisqu'il n'a pu toucher son ctcur. Z61ie n'a pas le temps de
balancer, car le valet de chambre de Melcour parait en courrier,
fait claquer son fouet, et dit que le postilion s'impatiente. Oh!
ma foi, Z6lie ne soutient pas ce coup de fouet ; c'est pour elle
un coup de foudre. Sa fierte s'cteint; elle avoue k Melcour sa
passion. On fait 6ter les chevaux. M. le baron se montre au
comble de la joie du succ6s de ce beau stratag^me. Lucile et
Fernand surviennent. Rien ne s'oppose plus a leur bonheur,
puisque Zelie va 6tre marine. M. le baron, en bon p6re, arrange
le double mariage des deux soiurs avec les deux amis de pro-
vince, au milieu des hu^es du parterre qui reconduisent M. le
baron et sa triste famille jusque dans I'arri^re-cabinet du cha-
teau situ6 sur la route de la province k Paris, pour, s'il le juge a
propos, aller faire noce et festin sur le boulevard, chez M. Nicolet.
Le vice radical des Deux Saoiirs, c'est une platitude des plus
exquises. Or, il n'y a point d'assemblee en Europe, je crois, qui
ait sur ce point le tact le plus juste, plus fin, plus prompt que
notre parterre; et comme les platitudes se succ^daient, se pous-
saient, se heurtaient avec une extreme rapidite, les huees et
les Eclats de rire se succedaient et redoublaient de m6me. A un
peu d'ennui pr^s, cette chute a 6te des plus amusantes.
L'auteur ne s'est point fait connaitre, et apr^s I'accueil qu'il
a re^u, il ne tentera pas de d^chirer le voile de I'incognito. On
a soupqonne un moment M. de Carmontelle. On a dit que la
comedie des Deux Sceurs etait le proverbe : // ne fautpas bonder
contre son ventre^ ou bien le proverbe : Faites-vous agnemi, le
loup vous mange^ mis au theatre. Or, I'ami Carmontelle est
grand faiseur et joueur de proverbes ; et une femme qui a
beaucoup de finesse dans I'esprit m'avait prouv6 clair comme
le jour, sur quelques details que je lui rapportais de la pifece les
Deux Sceurs, qu'elle ressemblait parfaitement aux pieces de
M. de Carmontelle. Elle n'est pourtant pas de lui, et cela
496 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
prouve que les raisonnements Jes plus lumineux ne conduisent
pas toujours k la verite. II est vrai que Tami Garmontelle
fournit des pieces comme un patissier les petits pates. II faut
qu'il en ait plus de cinquante dans son portefeuille. II les fait
jouer a droite et k gauche dans les societes, il est lui-m6ine
acteur, mais il est trop sage pour les risquer au theatre, et il a
raison. La mode de jouer des proverbes s'est fort repandue
dans certaines societes. On choisit un proverbe. On arrange, sur
le sens moral de ce proverbe, une petite action theatrale qu'on
represente sur-le-champ et impromptu. G'est au spectateur k
deviner le proverbe apres la pi^ce. II faut se servir de cet
amusement avec sobriete. Le defaut commun des acteurs de
proverbes, c'est de laisser languir la sc^ne, de ne pas battre
assez chaud, comme on dit, et de ne savoir pas finir. Je ne me
rappelle qu'un de ces proverbes qui m'ait amus6. On voit une
devote qui revient de I'office avec son livre d'heures a la main.
Elle n'a pas fini ses pri^res, ainsi elle se met dans un fauteuil
a continuer avec beaucoup de ferveur. Son mari, qui n'est pas
devot, rentre un moment apres. II a quelque envie de remplir
le devoir conjugal. Sa femme fait la sourde et continue ses
pri^res. II devient entreprenant; elle le conjure de lui laisser le
temps d'achever son ofiice. Le mari y consent avec beaucoup
d'humeur, et finit par s'endormir a cote de sa femme. Quand il
ronfle bien, elle se trouve a la fin de ses priferes qu'elle disait tout
bas, et elle se met a dire un peu plus haut : pe?^ omnia secula
seculorum, amen. Comme elle ne reveille pas le dormeur, elle
le r^pete plusieurs fois, et toujours plus haut, mais sans succes.
Enfin, elle prend le parti de lui crier de toutes ses forces ces mots
a I'oreille. Alors le mari revient de sa lethargie, se frotte les
yeux, regarde sa femme et lui dit en baillant : Ahl c'est vouSy
madame? Bonsoir, et passe dans son cabinet pour se coucher.
La moralite de cette so^ne est le proverbe : Qui refuse, muse.
J'ai vu jouer ce proverbe tres-plaisamment, et quand il est bien
joue, j'en fais plusde cas que des Deux Sceurs.
Ces Deux sceurs sont restees en derni^re instance a M. Bret,
qui a ete oblige de s'entendre dire par les journalistes qu'il en
est p^re; ce qui a decharge M. de Garmontelle de I'ofTice de
pere putatif. Je plains ce pauvre M. Bret. G'est bien assez
d'avoir et6 raye cette annee de la liste des censeurs royaux
DfiCEMBRE 1767. 497
pour avoir approuv6 BtHisaire; il est bien dur de toraber aussi
lourdemeiit au milieu d'une assembl6c nationalc.
Je ne conijois pas les Goni6diens. lis se plaignent tout le
long de I'annee de ia solitude de leur th^&tre, et font tout cc
qu'ils peuvent pour en Eloigner et d6goCkter le public. lis jouent
les Deux Sasursj et s'y font siffler outrageiisement, et ils ont
depuis pr6s de deux ans une petite pi6ce charmante de
M. Sedaine, intitulee la GageurCj qu'ils n'ont pu encore trouver
le moment de mettre sur la sc6ne. lis retardent ainsi le seul
homme qui ait montr6 du g6nie et du talent pour la carri6re
dramatique en ces derniers temps, lorsque dans leur propre
int^rt^t ils ne devraient rien negliger pour I'encourager et I'ex-
citer au travail. Que le diable les emporte, eux et leurs sup6-
rieurs! Puisqu'ils ont fait de leur tripot un autre d'intrigues et
de Iracasseries, ils reussiront k miner le veritable theatre de la
nation de fond en comble.
M"® Dugazon a debute sur ce theatre dans les roles de
soubrette. Cette actrice pent dire : iSigra sum, sed non
fonnosa, je suis noire sans 6tre jolie. Elle a cependant de la
grace dans sa taille et dans toute sa figure, les yeux noirs et
vifs, mais le nez un peu long et plat, et la bouche honn^tement
grande. Celte d(^butante a r6ussi. Elle a de la vivacit6, de
I'esprit et beaucoup d'aisance dans son jeu ; et elle est plus
formee que ne le sont ordinairement les actrices qui debutent.
Je I'aimerais cent fois mieux que cette lourde, grosse et impu-
dique Bellecour, qui a trame avec son faquin de mari de me
bannir de la Comedie-Francaise a perpetuite. Cependant je
voudrais qu'au talent d'acteur et d' actrice on joigntt les agre-
ments de la figure, et qu'il fut d^fendu aux personnes laides de
monter sur le theatre. Quant a I'emploi de soubrette, il y faut
plus d* esprit que de naturel. Nos soubrettes de theatre sont
des personnages factices qui n'ont point de module dans nos
mceurs. Elles font trfes-bien de se montrer en habit de cour,
sur des paniers immenses, avec un petit tablier de gaze artis-
lement decoup^; elles en sont plus fausses et plus ridicules.
On dit que M"" Dugazon vient de Stuttgard, qu'elle n'a debute
ici que pour augmenter sa reputation par ses succ6s sur le
theatre de Paris, et qu'aprfes avoir recueilli nos applaudisse-
ments elle compte s'en retourner en AUemagne.
vir. 31
i98 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
Nous avons eu sur ce theatre encore deux autres debutantes.
L'une aussi dans les roles de soubrette. Celle-Ia est une el6ve
de la troupe particulifere de M"^ la duchesse de Villeroy, talent
de la plus belle mediocrite, bon pour la province. Une autre
actrice a debute dans ce qu'on appelle roles de caract^re. Gette
derni^re est detestable, et aurait du faire ses essais sur le
theatre de Nicolet.
En revanche, le Theatre-Fran^ais a fait une perte par la
retraite de M"® Durancy, qui est retournee a I'Opera. Ma foi,
c'est bien fait. 11 est perrais de s'essayer dans un genre ; il est
courageux de dire : Je me suis trompe, et de retourner a son
premier metier. Gette pauvre M"' Durancy chantait a I'Opera
tant bien que mal ; elle y passait pour assez bonne actrice,
parce que dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois.
Tout d'un coup M. d'Argental et M. le marquis de Thibouville
lui mettent dans la t6te qu'elle est la plus grande actrice
tragique, et qu'il ne tient qu'i elle de nous faire oublier
M"'' Glairon. Sans compter un organe dur, ingrat, inflexible,
elle n'avait pas figure humaine sur ce theatre, quoique sur
I'autre on se fut fait k son air de marmotte savoyarde. Enfin elle
a ete plus sage que ses protecteurs; elle s'est rendu justice, et
a demande de rentrer k I'Opera. Mais le public ne se pique pas
de justice comme moi. N'ayant pas reussi a la Gom^die-Fran-
caise, elle a ete tr6s-mal re^ue k son retour k I'Opera, ou on
I'avait applaudie auparavant. Gependant elle ne chante pas plus
mal qu' autrefois : au contraire. G'est qu'il suffit dans ce beau
monde de souffrir un 6chec, de decouvrir un c6t6 faible, pour
qu'on soit tente de vous tout refuser et de vous faire essuyer
mille degouts. L'opinion fait tout et sera tout, jusqu'a ce que
r evidence des laboureurs 6conomistes ruraux aura pris le
dessus dans ce monde.
— Quelques jours avant les Deux Sceurs de la Gomedie-
Francaise, on a donne sur le theatre de la Gomedie-Italienne
les Femmes et le Secret, opera-comique nouveau dont les
paroles sont de M. Quetant, et la musique de M. Vachon, premier
violon de M. le prince de Gonti. Prenez M. Quetant et
M. Vachon, pilez-les ensemble dans un mortier, et vous n*en
tirerez pas un grain de genie. Le premier a pourtant fait
r opera-comique du Marichal, qui n'est pas sans merites, et le
DfiCEMBRE 1767. 499
second... ne sait pas faire un air. II ne lui vient rien el il
tourne court. Un compositeur de cette force qui aurait Tinso-
lence de se montrer sur un theatre d'ltalie ou d'Allemagne
serait chass6 h coups de sifllets avant la reprise de son premier
air. M. Qu(^tant a tire le sujet de sa pi6ce de la fable de La
Fontaine qui porte le mcime titre. Son mari, dont il a fait un
braconnier, ne confie pas b. sa femme, comme dans la fable,
qu'il a pondu un oeuf, mais une chose bien plus grave : dans
un acc6s de colore, il a eu le malheur de tuer Colin, braconnier
comme lui, et son meilleur ami. Au reste, comme la querelle
s'est pass6e sans t6moins, sa femme sent parfaitement que la
vie de son mari depend d'un secret inviolable. Aussi ne le
confie-t-elle sous le secret qu'a sa voisine, commfere par excel-
lence. Celle-ci ne le confie qu'a la maitresse de Colin, qui devait
I'epouser le lendemain. Celle-ci ne le confie dans sa douleur
qu'^ M. le bailli, qui ne le confie qu'ti tout le village. II en veut
depuis longtemps aux deux braconniers, et il arrive a la fin de
la pi6ce avec ses satellites pour faire pendre le meurtrier de
Colin. Cependant Colin s'est tenu cache dans la maison de son
meurtrier, pour jouir de I'indiscretion de toutes ces femeiles,
et voir quelle impression la nouvelle de sa mort ferait sur le
cceur de sa pr6tendue. Lorsqu'il entend celle-ci se lamenter de
bonne foi, il s'avise de la consoler en faisant I'echo par le trou
d'une lucarne. II se montre enfin tout de bon, pour la desabuser,
de sorte qu'i I'arrivee du bailli et de ses sbires, le pr^tendu
mort est parfaitement ressuscite, et qu'au lieu du proc6s-
verbal d'un meurtre, il ne s'agit plus que de la noce d'un tue.
On ne peut rien voir de plus plat et de plus bfite que M. Qu^tant
et ses femmes avec leur secret. Nous sommes bien lotis ! Cette
pi^ce a 6t6 sifll6e k la premiere representation. Elle s'est cepen-
dant relev6e, et elle a et6 jou6e depuis sa chute exactement.
Si I'auteur en a dte tout ce qu'il y avait de mauvais, il n'y est
surement rien rest^ ; mais j'aime mieux la croire excellente que
de Taller voir jouer une seconde fois.
— II paralt aujourd'hui probl6matique que I'^pigramme
centre M. Dorat soit une Emanation immediate de la plume du
grand patriarche ; on I'impute au contraire k M. de La Harpe,
qui I'a apport^e de Ferney. Si je m'en rapporte i ma conviction
interieure, je continuerai k la croire de M. de Voltaire comme
500 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
si je la lui avals vu faire. Quoi qu'il en soit, la raaitresse de
M. Dorat a pris fait et cause pour son cher amant, et, supposant
que r^pigramme n'est pas de M. de Voltaire, elle y a fait la
reponse que void :
Dans ce censeur alrabilaire
Je ne reconnais point le chantre de Henri;
Non, ce n'est point ce poete ch6ri
Au Parnasse comme k Cyth^re.
De ses enfants un p6re est-il jaloux?
II t'eut plutot encourag6 lui-meme :
Mais de tes envieux quel que soit le courroux,
Ta gloire est pure, on te lit, et je t'aime.
— Vous avez vu, dans une des feuilles prec6dentes, I'^pi-
gramme du vieux Piron contre Bdisaire. Elle lui a attire pour
remerciement I'^pigramme que vous allez lire. Celle-ci a aussi
6te attribuee a M. de Voltaire; mais si j'6coute encore ma
conviction interieure, je la tiens pour fabriqu6e a Paris par
M. Marmontel ou consorts :
Le vieil auteur du cantique k Priape,
Humble et contrit s'en allait a la Trappe,
Pleurer le mal qu'il avait fait jadis :
Mais son cure lui dit : « Bon Metromane,
C'est bien assez d'un plat de profundis ,
Rassure-toi : le bon Dieu ne condamne
Que les vers doux, faciles, arrondis,
Qui savent plaire a ce monde profane :
Ce qui s6duit, voili ce qui nous damne;
Les rimeurs durs vont tons en paradis. »
Le vieux pecheur et penitent Piron, qui n'a pas perdu son
humeur caustique depuis sa conversion, a pens6 sur I'auteur
de I'epigramme comme moi, et lui a fait la r6ponse suivante :
Vieil apprentif, soyez mieux avis6
Une autre fois, et nous crierons merveille.
Tirez plus juste ou vous aurez vise,
Aurez sinon du sifflet par I'oreille.
0 le plus grand de tons les 6tourdis !
En separant les 61us des maudits,
Vous envoyez, par des raisons palpables.
DfiCEMBRE 1767. 501
Votre ennemi Piron en paradis
Et voire ami Voltaire 4 tous les diables !
— J'6tais toujours persuade que la Sorbonne se r^soudrait
diflicilement h supprimer la censure de BHisaire annonc6e
avec tant de bruit depuis environ six mois. Quand il s'agit de
faire une sottise, un corps ne s'y refuse pas, et un corps de
th6ologiens moins qu'un autre. Ainsi la Censure de la sacrde
Faculty de thi^ologie de Paris contre le livre qui a pour litre
BHisaire se vend en latin et en fran^ais ad libitum, et k bon
marche; il ne lui manque plus que des lecteurs et des ache-
teurs. Mais telle est la perversite du si6cle que le contre-poison
moisira dans la boutique du marchand droguiste de la sacr6e
Faculte, tandis que tout le monde a avale du poison de I'aveugle
Belisaire, marchand droguiste et confiseur de VEncyclopddie.
La preface de cette triste censure est assez violente; le reste
n'est qu ennuyeux et insipide, et prouve que le syndic Riballier
n'a pas fourni du vin d'un assez bon montant au R. P. Bon-
homme, cordelier, redacteur, pour traiter les discussions
th^ologiques avec un peu plus de feu ; c'etait du vin de Brie
tout au plus. Mais si la censure n'a pas fait fortune dans le
public, elle a en revanche excite de grandes clamours au milieu
de la sacr6e Faculty. Gomme elle avait traite I'article de la
tolerance civile avec toute la duret6 th6ologique, et d'une
maniere peu conforme aux circonstances presentes, le gouver-
nement a jug6 h. propos de faire supprimer cet article en entier
et de le faire remplacer par ce que vous lisez dans les derni^res
neuf pages de I'^dition francaise in-8°, apr^s tiret. G'est une
capucinade un peu plus douce que celle dont elle a pris la
place. Le syndic Riballier, ribaud de nom et de naturel, con-
naissant d'ailleurs les sentiments benins et la mansuetude de
son corps, a ob6i aux ordres du gouvernement sans les commu-
niquer d la Sorbonne. II a pr6vu quelle aimerait peut-6tre
mieux supprimer la censure tout enti^re que d'avoir I'air d'en-
tendre ci aucun accommodement sur la tolerance civile, et de ne
vouloir plus poursuivre les her6tiques a feu et h sang. Or, la
suppression tout enti^re de la censure n'aurait pas cadre avec
les sentiments de charite dont le syndic Riballier se pique
envers M. Marmontel, dont la conversion lui tient excessivemenl
502 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
a coeur. Ainsi il a mieux aim6 manquer a son corps qu'^ Tame
egaree de M. Marmontel ; et, rendant la censure publique, il a
public comme doctrine de la Sorbonne sur la tolerance civile
ce quaucun docteur n'avait ni vu, ni dit, ni approuve. Ge tour
de passe-passe a fait un terrible bruit au prima mensis. La
raaison du Seigneur a pense etre sens dessus dessous de cette
aventure; mais Riballier, aussi prudent que courageux quand il
n'y a rien a craindre, avait pr6vu I'orage, et pour s'en garantir,
il s'etait muni d'une lettre de cachet qui defendait a la Sorbonne
de deliberer sur cet objet. EUe fut obligee de se contenter d'in-
scrire dans ses registres que depuis tel endroit jusqu'a la
fin, la censure n'elait pas I'ouvrage de la Faculty; mais cette
reclamation clandestine ne remedie pas au scandale d'une
doctrine mitigee. On assure que cette affaire n'est pas termin^e,
et qu'une partie du sacr6 corps, trfes-irritee centre la tem6rit6
de son syndic, se propose de faire encore plus d'une fois beau
bruit aux assemblees. Nous sommes bien convaincu que s'il
reste quelque chose de ridicule ou d'absurde a faire, la Sor-
bonne ne resistera pas a sa vocation. En attendant, le bruit se
repand que la cour de Rome a fait mettre la censure de Beli-
saire dans I'lndex, a cause du paragraphe sur la tolerance
civile. Cette rude epreuve manquait h la foi robuste des Sor-
bonniqueurs.
L'auteur de BMisaire, pour repondre k la censure de la
Sorbonne, a jug6 a propos de faire imprimer les lettres dont il
a et6 honor6 par des tetes couronnees, des princes et autres
personnes constituees en dignite, et dont quelques-uns font
mention honorable de la Sorbonne. On trouve dans ce recueil
une lettre de I'lmperatrice de Russie, une du roi de Pologne,
une apostille de la reine de Su^de au bas de la lettre de son
grand chambellan, une lettre du prince royal de Suede, une
de M. le comte de Scheffer, senateur de Sufede, et le fragment
d'une lettre de M. le baron Van Swieten, fils du premier medecin
de Leurs Majestes imperiales. La publication de ces lettres n'a
pas repondu k I'attente de M. Marmontel. On I'a en general
regardee comme I'effet d'une vanity bien deplacee. On a dit
que, dans le chapitre des precedes, la lettre d'un particulier
6tant un depot confix qui ne pouvait etre rendu public sans sa
permission, a plus forte raison les lettres des personnes du
DfiCEMBRE 1767. 505
rang souverain devaient jouir de ce privilege, et Ton a jug6
I'auteur de DiHisaire plus indiscret et plus t6m6raire que le
syndic de la Sorbonne. II me semble en elTet qu'il y avail bien
plus de veritable satisfaction k garder ces lettres dans sa poche
que d'en faire des effets de colporteur. Mais si Ton a trouv6 la
d-marche de M. Marmontel indiscrete, on n'en a pas moins joui
des lettres qu'elle nous a procurees, et Ton a regarde comme
un heureux pr6sage pour la felicil6 du genre humain la manifere
dont ceux k qui sa destinee est confiee s'expriment sur des
objets si interessants pour les hommes. La lettre du prince
royal de Su6de a attendri et enchante tout le monde. On s'est
en revanche un peu moqu6 de la lettre de M. Van Swieten fils,
qui veut nous faire accroire que la cour de Vienne a un goiit
decide pour la philosophie, tandis que personne n'ignore que,
dans ce pays-li, I'inquisition contre le pech6 de la lecture et
centre celui de la chair est exercee avec la derni^re rigueur,
et qu'un Esprit des lois ou un tome de Voltaire n'a jamais pu
franchir la barrifere de Vienne. Mais M. Van Swieten fils a voulu
disculper M. Van Swieten p6re ; c'est le projet de toute la
pai'tie de sa lettre qui n'a pas et6 imprim6e. On sait que M. Van
Swieten p6re est non-seulement premier medecin, raais aussi
grand inquisiteur de I'imperatrice-reine apostolique, et qu'en
cette qualite il preside k la police de la librairie. M. de Voltaire,
qui sait comment il s'acquitte de cette commission, en a fait
sous des noms orientaux un r6cit tres-fidfele et trfes-piquant
dans un de ses derniers volumes de MHanges. Le medecin
hypocrite en a 6te fort touch6, et il a charg6 son fils de se
plaindre de cette pretendue calomnie, et quand celui-ci dit h.
M. Marmontel : II vous est libre de faire du contenu de cette
lettre I'usage qu'il vous plaira, cela veut dire : J'esp6re que
vous la communiquerez k M. de Voltaire en r6ponse k son conte
oriental. Mais nous savons a quoi nous en tenir sur la probite
de M. Van Swieten et sur son amour pour le progres des
lumieres, et nous conseillons k son fils de faire de la musique
au lieu d'6crire des lettres philosophiques. On lisait cette
lettre ces jours passes dans un cercle, et Ton s'arr6ta k I'endroit
oil M. Van Swieten esp6re que les ^paisses for6ts de I'ignorance
seront 6claircies par le travail constant de la philosophie :
« Voili done, dit M"" de Buffon, nos philosophes devenus
504 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
bucherons! Est-ce pour cela que ces messieurs nous debitent
tant de fagots? » Tout le monde, excepts Marmontel , se mit a
rire. « Et voilci, dit un de ces bucherons, pourquoi le Parlement
les fait allumer de temps, en temps au bas de I'escalier du
Mai. — Mais souvenez-vous, madame, dit un autre, qu'il y a
fagots et fagots. »
— M. le marquis de Villette a aussi travaille pour le prix
d' eloquence que I'Academie francaise a donn6 cette ann6e. II
vient de publier son Eloge du roi Charles V, surnommd le
Sage. II I'a fait imprimer magnifiquement in-Zjo, orner de
vignettes et d'estampes, et principalement du portrait de son
h6ros. L'auteur a dedie son ouvrage a M. de Voltaire, qui a du
faible pour lui. II pretend que son eloge n'a pas ete soumis au
jugement de I'Academie parce qu'il n'a pas voulu croiser M. de
La Harpe ; c'est supposer qu'il aurait pu lui disputer le prix
avec succfes. Dans son epitre k M. de Voltaire, M. de Villette se
moque un peu de M. Thomas. II nous avoue aussi que c'est
principalement I'ennui qui lui a mis la plume a la main, suivant
1' expression favorite de M. le neveu Bazin ; mais I'ennui ne fait
pas faire de belles choses, comme M. de Villette le prouve par
ramplification de rhetorique qu'il a publiee sous le titre d'£loge
de Charles V.
Tout considere, et puisque le sujet trait6 par ordre de
I'Academie m'a un peu ramene vers ce Charles le Sage et son
triste si^cle, je pense que I'Academie a fait une chose assez
ridicule et assez deplac6e en ordonnant I'^loge deceroi. Quelle
sinistre et triste sagesse que la sienne ! Quel horrible siecle de
meurtres, de crimes et de trahisons! Un roi cacochyme, chef
d'une nation barbare et plus detestable qu'une horde de sau-
vages, doit-il etre propose comme un module de sagesse a une
nation polie et eclairee au milieu du xviii« siecle, tandis que
les Trajans et les Antonins sont trait^s comme des gueux par les
cuistres de la Sorbonne? Ma foi, c'est se moquer de nous; et
peu s'en faut que je ne trouve I'Academie francaise digne de
partager le gateau de reputation qui revient a la Sorbonne de
tons les coins de I'Europe. J'ai surtout remarqu6 avec beaucoup
d'edification la mani^re dont les orateurs concourant pour le
prix ont traits I'assassinat du prevot des marchands Marcel.
La plupart en ont fait une action patriotique; les autres n'ont
DI-CEMBRE 1767. 505
fait envisager comme une action sage ct heurease. Pas un qui
ait os6 Clever sa voix pour d6pIorer avec force la barbarie d'une
nation ou un roi ne peut se (I6faire d'un mauvais citoyen et d'un
sujet rebelle qu'en ie faisant l&chement assassiner au milieu
de la rue, et ou I'auteur de ce meurtre est regarde comme un
Ii^ros et non comme un bourreau. Si MM. les Quarante ne
savent pas proposer d'autres sujets k notre veneration, j'opine
pour qu'iis partagent Ie gateau de la Sorbonne par moiti6.
— On a traduit de I'anglais de M. Walsh un Discours sur
les femmes^ adressd ii Eugihiie^ suivi d'wi dialogue philoso-
phique et moral sur Ie bonheur. J'aime mieux ce dernier mor-
ceau, qui tend iprouver que I'etatet la profession sont indifie-
rents au bonheur, que Ie premier. Dans celui-ci, I'auteur, ei qui
Eugenie avait impose la loi de lui dire son sentiment sur les
femmes en general, prend Ie parti de lui rendre compte d'une
conversation entre Misogyne et Philogyne, dont il a ete temoin.
Ces noms, qui sont de mauvais gout, mais conformes k la ma-
nifere anglaise, signifient, I'un, I'ennemi des femmes, I'autre,
I'ami des femmes. En consequence, Ie premier fait la satire, et
Ie second I'^loge du beau sexe. Gela n'est pas fait sans quelque
agr6ment ; mais, au fond, c'est un amas de lieux communs qui
ne font rien penser. II y a loin des agrements et de la I6g6rete
de M. Walsh i la grace, k la finesse, aux agrements de M. de
Voltaire. Le nom de Walsh n'est pas inconnu dans la litterature
anglaise. Son traducteur, qui ne s'est pas nomme, a donne un
petit precis de sa vie dans la preface. II y a deji quelques
annees qu'on a traduit de cet auteur une autre production, inti-
tulee VHopital des fous.
15 ddcembre 1767.
Depuis que le gouvernement a nomme une commission com-
posee de cinq archev6ques, si je ne me trompe, et de quelques
conseillers d'etat, ayant pour procureur general M*' I'arche-
v6que de Toulouse, et pour but la reformation des abus qui se
sont gliss^s dans les ordres monastiques, nous n'avons pas
manque de brochures k ce sujet. Jusqu'k present il n'a 6t6
question que de I'extinction des maisons et couvents ou il n'y a
506 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
que trois ou quatre moines. En les reunissant a des couvenls
plus nombreux, on esp^re pr6venir une foule d'abus. On dit
aussi que I'age ou il sera permis de prononcer ses vceux sera de-
sormais fix6, pour les femmes k dix-huit ans, et pour les hommes
k vingt et un. N'admirez-vous pas cet effort de sagesse, suppose
encore qu'il ait lieu, tandis que dans la moilie de I'Europe on a
resolu, depuis deux cents ans, le problfeme de la n6cessite des
moines de maniere qu'il n'en reste plus aucune trace? Cepen-
dant nos hommes profonds disent que, si ce rfeglement a lieu,
ce sera un grand pas de fait. Un grand pas de tortue, sans
doute? Je prevois que les pas de Pologne, grace aux tambours
de Russie, auront le pas sur les pas de France. En attendant,
I'objet de la reforme monastique autorisera une demi-douzaine
de pr61ats a rouler sur le pave de Paris, et k ne pas resider
dans leur diocese ; et cela fait to uj ours plaisir. Ceux qui ont le
courage de lire les discussions ennuyeuses que cette commis-
sion a occasionnees, doivent commencer par le Cas de con-
science su?^ la commission Hablie pour reformer les corps r^gu-
liers. l^crit de soixante-douze pages in-12, qui est reste fort
rare, et dans lequel on conteste a nos seigneurs les archeveques
commis leur competence, et Ton prouve que les religieux ne sont
pas obliges de leur obeir en ce qu'ils pourront ordonner k leur
egard, le pape seul en ayant une autorite suffisante. M. I'arche-
v6que de Toulouse a fait combattre ces principes dans une
lettre de cent quarante-huit pages, A VAuteiir du Cas de con-
science. II a paru aussi des Lettres d'lin religieux ii son supirieur
gtntral sur la r^foiyne des communauth religieuses. UExamen
philosophique de la rdgle de saint Benoit est reste rare, et je
ne I'ai pas vu. Nous mettons aujourd'hui du philosophique k
tout, et cela suffit pour donner de la vogue et pour exercer
la vigilance de la police. Je ne dis pas qu'en examinant saint
Benoit et son si^cle philosophiquement on ne puisse faire un
ouvrage trSs-philosophique.
— Je ne sais quel est le cuistre k qui nous devons le Diction-
naire anliphilosophique pour servir de commentaire et de
correctif au Diclionnaire jjhilosophique et autres livres qui ont
paru de nos Jours contre le christianisme *. G'est un gros vo-
1. Par Chaudon. Plusieurs fois r^imprime.
D^CEMBRE 1767. 507
lume grand in-S" de quatre cent cinquante pages. Cela vient
d' Avignon, et'paralt avec approbation et privilege. 11 faut 6tre
bien b6te pour faire parade de son gout antiphilosophique,
c*est-k-dire de son aversion pour tout ce qui est raisonnable
et sage. MM. de Voltaire, Diderot, Ilelyetius, ont chacun un
article a part. Cela serait fort egal si les cuistres antiphiloso-
phiques ne faisaient pas le metier de delateurs, ou si ce metier
etait toujours recompense a proportion de I'estime dont il jouit.
Au reste, le m6me jour qu'on a vendu ici le lourd Diclionnaire
antiphilosophique, on a eu avis d'une nouvelle edition du Dic-
tionnaire philosophiquc augmente d'un grand nombre d'articles
nouveaux.
— Independamment de la Thiologie portative, dont j'ai eu
I'honneur de vous rendre compte, il est sorti depuis quelque
temps une foule incroyable de livres hardis de la boutique de
Marc-Michel Rey, libraire a Amsterdam. On trouve dans ces
livres beaucoup de choses rebattues, beaucoup de declamation,
m^me de la bile, rien de nouveau, point de raisonnements lu-
mineux, peu.de bonnes plaisanteries, peu d'eloquence. Si les
auteurs de ces productions etaient connus, ils seraient sans
doute exposes k une grande persecution, et n'en seraient pas
d6dommages par la consideration qu'on accorde ci un grand ta-
lent, et par I'interfit qu'on prend au grand talent persecute.
II faut rapporter ici le titre de la plupart de ces livres.
Le principal est le Tableau philosophiquc du genre humain
depuis I'origine de la morale j'usqu'ii Constantin. Traduit de
Vanglais, ou cela n'a jamais existe ^ Trois petites parties. On a
voulu attribuer cet ouvrage h, M. de Voltaire. Celui qui en a lu
dix lignes, et a qUi il n'est pas prouve qu'il est impossible que
cela soit de M. de Voltaire, ne doit jamais se permettre de juger
lamani^re, le style, la degaine d'aucun auteur quelconque. Celui
du Tableau philosophique est plein d'humeur et de chagrin. II
a voulu faire le revers du Discours sur Vhistoire universelle par
Bossuet. II a voulu montrer le genre humain du vilain c6t6. Un
bon esprit ne le montre ni du bon ni du vilain cdt6; il le montre
comme il est. Si je croyais aux mauvais livres, c*est-i-dire k
1. Par Borde, selon I'affinnation formelle de Naigeon. (Barbieb, Dictionrmrt
des anonymes.)
508 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
ceux qui font du mal, je dirais qu'en voila un. L'efTet d'une
belle lecture serait de d6gouter de toute belle et bonne action
et de persuader que Tamour de la vertu est une duperie et un
mauvais lot. Mais on ne persuadera jamais cette morale aux
honnetes gens, tout comme on aura toujours de la peine a
donner la passion des choses honnetes, vertueuses, grandes,
aux malhonnetes gens ; leur coeur est un terrain ou cette graine
a bien de la peine a venir. Je dirais a I'auteur du Tableau phi-
losophiquc, si je le connaissais : Vous pouvez etre un honnete
et galant homme ; mais, quand on a I'humeur chagrine et
bilieuse, il ne faut pas plus ecrire qu'un peintre ne doit faire
des tableaux quand il a la jaunisse. Un organe int^rieur ou ex-
terieur vicie expose a I'inconvenient de donner h faux et de
calomnier le genre humain.
Une autre brochure est intitulee de V Imposture sacerdo-
tale, ou Recueil de pieces sur le clerg^ iraduites de langlaisy
Londres, i767. C'est une brochure de cent quarante-quatre
pages attribuee a un certain M. Davidson, qui est un nom en
I'air*. On y lit aussi un Tableau fidcle de la conduite des papes
et de V insolence pontificale J exlrait de la profession du cddbre
Yiannone. Le ton de declamation qui y r^gne en rend la lecture
peu agreable.
II est sorti de la m6me boutique des Doutes sur la religion,
suivis de Vanalyse du traite thiologico-p>olitique de Spi?iosa,
par le comte de Boulainvilliers, Londres, 4767. Brochure de
cent trois pages ^ Ges doutes sont d'un esprit sage, lis ne sont
pas nouveaux, on les connaissait manuscrits depuis longtemps.
LExamen important de milord Bolingbroke, qui faisait la
principale partie du Recueil nicessaire, vient d'etre reimprim6
en Hollande k part en beau papier et en beaux caract6res. Oh !
pour celui-la, passe, il vient de la veritable manufacture de
Ferney.
— Je n'ai pas encore trouve le moment de vous dire un mot
\. Selon Barbier, d'Holbach aurait bien r^ellement tradult cette brochure de
True picture of Popery, de Davidson. Son titre de depart est Tableau fidele, etc.,
et Grimm, qui semble pourtant avoir lu I'Imposture sacerdotale, n'a pas remarqud
qu'il annon^ait deux ouvrages au lieu d'un seul.
2. Les Doutes sur la religion sont attribu^s h Gueroult de Pival, ancien pr^-
cepteur du comto de Gisors, mort vers 1772.
DfiCEMBRE 1767. 509
de la Th^orie dcs lois cirilcs, on Principes fondamentaux de la
sociH^, par M. Linguet,. avocat au Parlement. Deux volumes
in-12 assez considt^rables. Les ouvrages de M. Linguet sont
comme les feux de paille ; ils ont un grand 6clat pendant un
instant, et puis c'est fini. C'est qu'ils sont remplis de paradoxes
et d'opinions hardies, et cela pique d'abord la curiosity ; mais
ces paradoxes sont pr6sentes d'une mani^re si peu seduisante
qu'on s'en d^goiite incontinent. Ici vous trouverez M. Linguet
partisan de la polygamie et surtout de resclavage, et il y aurait
Ik-dessus beaucoup de choses trfes-specieuses k dire ; mais
M. Linguet ne les sait pas. II attaque fortement Grotius et Puf-
fendorf, et plus fr^quemment encore le president de Montes-
quieu. Quant k ce dernier, j'observe k M. Linguet qu'il se pent
qu'il soit souvent plus brillant et ing6nieux quevrai; mais que
j'aime inieux une tournure de Montesquieu qu'une v6rit6 de
Linguet. En jugeant les grands hommes qui ont fait epoque, il
ne s'agit pas ici de compter le nombre des verites et des erreurs
qu'ils nous ont transmises, mais de consid^rer Teffet qu'ils ont
fait sur leur si^cle. Qu'importe que Montesquieu sesoit trompe
quelquefois, s'il est vrai que le livre de V Esprit dcs lois ait pro-
duit une espfece de revolution en Europe? Je fais k M. Linguet
la m6me observation a I'egard de Grotius et de Puflendorf. II se
pent que leurs livres soient un fatras de citations et de pieces
rapportees, fatras d' erudition tr6s-estirae de leur temps, tr6s-
meprise aujourd'hui ; on pent se moquer encore de leur m6thode
p6ripateticienne, tr^s-estimee de leur temps, tr6s-mepris6e
aujourd'liui; mais en est-il moins vrai que Grotius et Puilendorf
ont cree la science du droit naturel et des gens en Europe, et
que, sans eux, M. Linguet n'aurait pas ecrit une ligne de sa
TlU'orie dcs lois civilcs ? M. de Voltaii e se moque du gout de
Grotius a I'occasion de sa harangue ti la reine de France sur la
naissance d'un dauphin, harangue qui, a coup sur, fit I'admira-
tion de toute la cour pendant trfes-longtemps, mais enfin ce gout,
n'etant pas le n6tre, est sans doute detestable. Qu'en sait-il?
Grotius est-il moins un grand genie parce qu'il a fait un com-
pliment a la reine dans le gout de son si^cle ? M. Linguet me
demandera peut-6tre si je pretends rendre les grands hommes
absolument inattaquables, en sorle qu'il soit defendu de les
toucher? Point du tout. Je veux liberte enti^re dans la repu-
510 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
blique des lettres ; il faut qu'on reprenne Montesquieu avec la
meme liberie que M. Linguet, pourvu qu'on n'attache pas a ses
observations une trop grancle importance, et qu'on soit con-
vaincu que quand on en aurait fait dix mille de tr6s-justes et
de tres-bien fondees, on n'aurait pas encore brise un fleuron
de la couronne qui ceint ces t6tes immortelles. Un esprit juste
et sage ne se permettra jamais de m^priser un auteur original
de quelque sifecle que ce soit ; ce sont les copistes, les courtiers,
les metteurs en oeuvre des idees des autres, qu'il faut mepriser,
a moins qu'ils ne rach6tent la pauvrete de leur fonds par une
parure et par des agr6ments ext^rieurs qui puissent la faire
oublier.
— Lorsque M. de Voltaire eut fait paraitre ses commentaires
sur les pieces de Pierre Corneille, une society de gens de lettres
proposa au public, par souscription, un travail a peu pr6s
pareil sur les tragedies de Racine. Le repondant de cette soci6t6,
dont on ne connaissait pas un seul membre, 6tait JVI. Luneau
de Boisjermain, lequeln'ayant aucun bien de litterature au soleil
n'etait pas partie bastante pour repondre de son propre merite,
encore moins de celui d'une society que la double audace de
commenter Racine et de se donner un air de successeurs ou
de continuateurs d'un travail de M. de Voltaire devait rendre
tr6s-suspecte. Cette societe vient de publier son Racine en six vo-
lumes grand in-8°, ornes d'estampes et de vignettes S etaccom-
pagne de remarques d'une bassesse de sentiments, d'une igno-
rance, d'une platitude revoltantes. Tout le monde se recrie sur
I'insolence des 6diteurs d' avoir os6 presenter un tel travail aux
yeux du public; moi, je me recrie sur I'imbecillit^ du public qui
contribue par ses souscriptions a I'execution de telles entre-
prises. G'est si les commentaires deM. Luneau de Boisjermain
et compagnie avaient et6 passables qu'il aurait fallu se recrier
de surprise ; mais puisque le public aime a seconder de si beaux
projets, il n'a que ce qu'il m6rite, et je suis enchante qu'il soit
si bien paye de ses avances.
— Lecons sur Viconomie animale, par M. Sigaud de La
Fond, maitre de mathematiques. Deux volumes in-12. Maitre
Sigaud de La Fond a deja donne un Cours de physique destine
1. Portrait par Santerre et douze figures par Gravelot.
DfiCEMBRE 1767. 511
k servir de fondement aux lemons qu'il donnechez lui eten ville.
Nous n'avons pas le temps, dans le tourbillon de Paris, d'exiger
de tous ces maltres aucune sorte de m6rite. Aussi ils s'en dis-
pensent entiferement,
— M. Duruflo, avocat au Parlenient, a imprime une h^roide
de Servilie <i Brutus, son fds^ aprh le meurtre dc Char;
M. Le Suire vient de faire ecrire la Vestale Claudia d Titus^ en
vers heroiques. Mais avant de faire 6crire les autres, il faudrait
commencer par savoir ecrire soi-m6me. M. Durufl6, M. Le Suire,
11 me semble que les poetes ne s'appellent pas comme cela.
lis ne s'appellent pas non plus Araignon, autre avocat au
Parlement, qui a fait, il y a quelques annexes, une tragedie k
r imitation du Siige de Calais : c'etait le Sit^ge de Beauvais; et
qui a fait cette annee le Vrai Philosopher com6die en cinq actes
et en prose. G'est un terrible faiseur que ce M. Araignon.
FIN DU TOME SEPTIEME.
TABLE
DU TOME SEPTIEME
.---'^ Pafw.
Avail. — Oraisons fun^bres public en Thonneur du Dauphin. — Mort do
Villaret, et de M. de Julienne. — Retraite de M"* Clairon. — Lettre de
Rousseau au sujet de la lettre do Walpole. — R^ponse de Frdddricaux pas-
teurs de Neufch&tel. — Abrege de Vhistoire ecclesiastique, par Fr^ddric
et I'abbfi de Prades. — Mandement do I'dvftque d'Aix centre le marquis
d' Argons, par Frdddric. — OEtwres de thedtre de Guyot de Merville. —
£loge historique du marquis de Montmirail, par de Surgy. — M^moire de
Loyseau de Maul^on pour trois soldats aux gardes. — Article de Diderot
sur l'£loge du Dat^hin, do Thomas. — Projets de monuments funfebres
pour CO prince, par le mfime. — Ricit des principales circonstances de la
maladie de M. le Dauphin, par I'abb^ Collet. — Mort du chimiste Hellot.
— Publication du Philosophe sans le savoir. — Encyclopedie portative^
par Ic doc tour Roux. — Projet d'ecoles publiques qui ripondront aux
vceux de la nation. — Description historique et critique de Vltalie, par
I'abbd Richard. — Mort du peintre Aved. — Lettres de Mentor d un jeune
seigneur, roman posthumo de I'abbd Pr(5vost. — Guide de Paris, par
Denis. — Second volume de I'Offlcier partisan, par Rey do Saint-Geniez.
— La Difference du patriotisme national chex les Frangais et chex les
Anglais, par Basset de La Marelle. — Variations de la monarchie fran-
Qaise dans son gouvernement politique, par Gauthier de Sibert. — £/e-
ments de I'histoire romaine , par Mentelle. — Examcn de la traduction de
la Pharsale, par Marmontel. — Dictionnaire d' anecdotes, par La Combe
do Pr^zel et Malfiiatrc. — Histoire critique de I'eclectisme, par I'abb^
Guillaumo Malevillo 3
Mai. — Aline, reine de Golconde, op(5ra, paroles de Sedainc, musiquc de
Monsigny. — Le President de Thou, justifle contre les a ccusations de M. de
Bury, par Voltaire. — Lattre de M. de Voltaire d Jean-Jacques Pansophe
(par Borde). — Romans nouveaux : Lucy Welters, traduit de 1' anglais par le
marquis de la Salle; les Frires, ou Histoire de miss 0 smoncf, traduits par de
Puisieux; Mimoires du chevalier de Gonthieu, par do La Croix; Memoires
d'unereligieuse, par I'abb^ do Longchamps; Lettres galantes et historiqtus
d'un chevalier de Malte; Celianne, par M'^Benoist; les Passions des diffi-
rents Ages, par Nougaret; Memoires du marquis de Solanges, par Des-
boulmicrs. — ^ Debuts h, la Com^die-Fran^aise de M"* Saioval Talnce. ~
VII. 33
5U TABLE.
Pages.
Mort de Jean-Astruc. — Reflexions sur la musique fraiKjaise, h, propos da
I'opera de Monslgny. — Lettre de Thrasybule d Leucippe, par Frdret. —
Troisi^me et quatriSme volumes desVoyageurs frangais, par I'abb^ de La
Porte. — Etat de I'inoculation de la petite virole en Ecosse, par Monrog.
Histoire de Louis de Bour'bon, prince de Conde, par Desormeaux. —
De I'autorite du clerge et des pouvoirs du magistral politique sur I'exer-
cice des fonctions du minister e ecclesiastique , par Richer. — Essais histo-
riques sur les regiments dHnfanterie, de cavalerie et de dragons de la
France, par de Rbussel. — Co wmenfoire sur la retraite des Dix-Mille, de
Xenophon, par Le Cointre. — Dictionnaire portatif des eaux et forits, par
Mass^. — Lettre curieuse de M. Covelle, par Voltaire 31
joii«. — Le Philosophe ignorant, par Voltaire. — Choix de poesies alle-
mandes, par Huber. — Troisi^me et quatri^me volumes de la Nature, par
Robinet. — L'Esprit de Nicole, par I'abb^ Cerveau. — PensSes de Pope, re-
cueillies par La Combe de Pr^zel. — U Esprit de Mile deScuddry, par de La-
croix. — Le GoAt de bien des gens, ou Recueil de contes moraux. — Les P4-
cheurs, op^ra-comique , paroles de La Salle $ musique de Gossec. -^ Orai-
son funfebre du Dauphin, par Champion de Cice, ev6que d'Auxerre. —
Annonce de Gabrielle de Vergy, trag(5die par de Belloy. — Quatrieme vo-
lume de VAnthologie de Monet. — Dictionnaire des arts et^ metiers, par
Lacombe. — De la Nature, par I'abb^ Poncelet. — La Rameide, par Ra-
meau le neveu. — L'lliade, traduite par de Rochefort. — Richardet, tra-
duitdu Tasse, par Dumouriez. — Heroides diverses. — Pieces fugitives,
par FranQois de Neufch^teau. — Dissertation physique sur I'homme, par
Lansel do Magny. — Rapports en faveur de I'inoculation , par Petit. —
Essai histofique et chronologique sur les principaux evinements qui se
sont passes depuis le commencement du monde, par I'abb^ Berlin, — Precis
de Vhistoire universelle, par I'abbS Bcrardier. — La Religion en pleurs ge-
mit sur le tombeau deM.de Fitz-James, evSque de Soissons, ^l(5gie . — : Amu-
sements curieux et divertissants, par Ducry. — Cassandre aubergiste, pa-
rade, par Poinsinet. — Le Retour favorable, coraddie, par un anonyme. . 49
JuiLLET. — Lettre de Damilaville h Diderot sur les moines. — Remade sin-
gulier de Tronchin centre les maux de t6te. — Proems du chevalier de La
Barre. — Prix fond^s par le comte de Caylus et ddcern(5s par I'Acad^mie
des inscriptions h Schmidt et k Ameilhon. — Essais historiques sur les
principaux evinements de V Europe, par le marquis de Luchet. — Dorat
publie sa trag^die de TMagine et Chariclee. — Retour h. Paris du jeune
Mozart et de sa so3ur. — Histoire critique du gouvernement romain, par
I'abbe du Pignon. — Histoire des revolutions de I'Empire romain, par
Linguet.— Memoirs de Patte sur l'(5clairage des rues de Paris.— Cheminde-
pofele ou po61e fran^ais, invents par le marquis de Montalembert. — Que-
relle de Lauraguais avec le docteur Guettard, au sujet du secret de la
porcelaine trouve par Montamy, et avec le docteur Gatti,au sujet de I'ino-
culation.— Nouvelle edition des Principes naturels de droit et de politique,
par Louis Desbans. — Theorie des songes, par I'abbfi Richard. — Observa-
tions sur le commerce et les arts d'une partie de I' Europe, de VAsie, de
I'Afrique et des Indes orientales, par Flachat. —Nouvelle France, ou
France commergante, par Tixedor. — Essai sur le goUt, traduit de I'an-
glais d' Alex. Gerard, par Eidous. — Bastide publie sa com^die du Jeune
TABLE. 515
Pife*.
tumme. — L'Hommag$ du cceur, ttte tli^&tralc k I'occasion de la majority
du princc-stliatlioudcr, par Croisier 05
AODT. — S^Jour du princo h^rtidiuire de Brunswick k Paris; a^ancet det
trois Acad6mios auxquellos il assiste, et reprdsontations en son lionneur
aux Menus-Plaisirs du ro! et k I'lidtel de Villeroy. — Oraisons fun^brcs de
Stanislas, par Boisgclin'de Cucti, 6v<^que de Lavaur, et par lo P. t.\i»6e,
carme dcichauss^. — Brochure d'un dovot centre \'£loge du Dauphin, de
Thomas. — Examen du sysUme de ?^'ewton tur la tumidre et les couleurs,
par Jean A Icthophilo (Qu6riau). — Recherches tur le tissu muqueux, par
Bordeu. — Causes ciUbres de Pitaval, continu^os par de La Ville, — Gra-
vure en mani6re de lavis, par Charpentier. — Prospectus du Journal de
Rome, ou Collection des anciens monuments qui existent dans cette capi'
taU. — Histoire des rivolulions de la haute Allemagne, par Philibert. —
L' Esprit de\Sully, par M"* de Saint- Vaast, — L'Ami despauvres, ou l'£co-
nome politique, par Faignet. — Les Ennemis reconcilies, com^die par
I'abW Brut6 de Loirelle. — j^pithalame attribu^ & M"* de La Marre
(M"« Verriire), le jour du mariage de sa fllle. — Histoire des vialheurs
de la famille de Calas, parE.-T. Simon. — Traite des stratagimes permit
dla guerre, par Joly de Maizeroy. — Recherches surl'art militaire, pardc
Lo-Looz. — Paralldle entre Descartes et \ewlon, parDclisIc de Sales. —
Lettre critique adressie d M. de Fontenelle dans les champs £lysees. —
Lettred'un particulier d un seigneur de la cour. — Nouveaux Essais en
differents genres, par Thorel de CampigneuUes. — Le Miroir fiddle, ou
Entretiens d'Ariste et de Philindor, par Chimiac de La Bastide. — Idde
d'une souscription patriotique enfaveur de I'agricuUure et des beaux-artt.
— Les Amours de Palire et de Dirphe. — L'Anneau de Gyges., verite
peut-itre morale. — Le Papillottage, outrage comique et moral. — Jupi-
ter et Danae, poCme hiiroi-comique, par du Rousset 90
Septeubre. — Artaxerce, tragt^die par Lemicrre. — Vers du mdme k
M"'* Loutherbourg. — La Clochette, op^ra-comique en un acte, paroles
d'Anseaumc, musique de Duni. — Dispart pour Saint-P6tersbourg de Fal-
conet et de M"* Collet, son 416ve. — Mort de M'" Randon de Malbois-
si6re et du chevalier James Macdonald. — Prix et accessits d^cern6s par
I'Acadcmie franQaise, dans le concours de po^sie, k La Harpe, k Gaillard,^
Fontaine; EpUre d une jeune dame qui allaite son enfant, par un ano»
nyme. — De la Chine et des Chinois k propos des voyages d'Anson et de
John Bell et d'un roman {Han Kiou Choan), traduit du chinois en an-
glais et de I'anglais par Eidous. — Les Files lyriques {Lindor et Ismine,
paroles de Bonneval, musique dc Francceur ; Anacrion, paroles de Ca-
husac, musique de Rameau; tyrosine, paroles |de Moncrif, musique de
Berton). — Sur I'existcnce des Patagons. — La Gazette littirairede V Eu-
rope cesse de paraltre. — L' Homme de lettres, discoursen vers par Cham-
fort, £pitre aux malheureux ct VArt de plaire, par Gaillard; le Genie,
par Mercier; £pUre sur la recherche du bonheur, par D"', avocat au
Parlement ; le Ginie, le GoUt et I' Esprit, par du Rozoy ; les Dangers
de Vamour, par un anonyme ; pi^es pr^sent6es au concours de po^sie.
— Feu M. le Dauphin d la nation en deuil depuit six moit, par Plron. —
La Nouvelle Rameide, par Cazotte. — Etsais historiques (sur les imp6ts),
par Bouchaud. —Abrige chronologique de I' histoire d7 ta(i«, par Lefebrre
516 TABLE.
Page*.
de Saint-Marc. — Tableau de Vhistoire moderne depuis la chute de Vem-
pire d'Occident jusqu'd lapaix de Westphalie ,^iv Meh^gan. — Discours
sur Vhistoire ancienne, par I'abb^ Pernia de Chavanettes. — Histoire et
Anecdotes de la vie, etc., de Pierre III, dernier empereur de Russie, par
de La Marche. — Manuel des tapissiers, par Bimont. — L'Heureuse
famille, par Lezay-Marnezia. — Annonce du Recueil necessaire, publid
en Suisse par Voltaire. — De la Desertion, par Saint-Lambert. — Recher-
ches sur I'origine des dicouvertes attributes aux modernes, par Dutens. —
Recueil desoraisons funebres de l'abb6 Provost, de Chartres. — Elements
d'agriculture physique et chimiqup, par Wallerlus. — La Cacomonade,
par Linguet 103
OcTOBRE. — Recherches sur la population des generalites d'Auvergne, de
Lyon, de Rouen et de quelques provinces et villes du royaume, rddig^es
par I'abbd Audra et publides par Messance, sous les auspices de La
Michaudi^re, intendant de la g6n(5ralitd de Rouen; Principes de tout
gouvernement, par d'Auxiron; anecdotes sur le chevalier de Lorenzi. —
La File du chdteau, divertissement de Favart en I'honneur de M^'* de
Mauconseil, repris par la Comedie-Italienne. — Le Choix des dieux, ou les
Fites de Bourgogne, divertissement de Poinsinet le jeune, represente Ji
Dijon en I'honneur du prince de Condd. — Essai thSorique et pratique
sur les maladies de nerfs, par Milhard, ex-jesuite. — Commentaire sur
le livre des Delits et des Peines, par Voltaire. — Expose succinct de la
contestation qui s'est elevee entre M. Hume et M. Rousseau, avec les pieces
justiflcatives, traduit et public par Suard ; reflexions de Grimm au sujet
de cette querelle. — Principes des droits de la nature et des gens,
par Burlamaqui, traduit par F(51ice. — Institutions geographiques, par
Robert de Vaugondy. — Description exacte du Recueil necessaire; annonce
de trois dialogues de Voltaire qui n'ont jamais paru. — Les Soupirs du
cloitre, ou le Triomphe du fanatisme, 6p5tre posthume par Guymond de
La Touche. — La Destinee, ouMemoires de lord Kilmarnof et le Mariage
du siicle, romaus, par Contant d'Orville. — Mort de Hardion, de I'Acad^-
mie fran^aise. — Histoire naturelle et civile de la Californie, traduite par
Eidous. — Lucy Welters, traduit par le mfime. — Histoire de Dertrand
du Guesclin, par Guyard de Berville. — Memoires de la marquise de Pom-
padour, ecrits par elle-mSme. — Poesies diverses, par Tannevot. — His-
toire d'Izerben, poSle arabe, par Mercier. — Tablettes historiques, genea-
logiques et chronologiques de tous les temps et de tons les pays, par I'abbd
Lyonnais. — L'Europe illustre, par Dreux du Radier. — Histoire de
I'Afrique fran^aise, par I'abbtJ Demanet. — Lepons de physique experi-
mentale, par Sigaud de La Fond. — Essais sur I'esprit de la legislation
favorable d I' agriculture, etc 130
NovEMBRE. — Examen de la question do la 16gitimit6 des naissances tardives;
polemique h, ce sujet de Petit contra Bouvart, Louis et Astruc. — Vers de
La Condamine sur sa paralysie. — Des Commissions extraordinaires en
matiere criminelle, par Ghaillou. — Lettre de Voltaire k Hume au sujet
de son differend avec Rousseau, suivie de la Lettre (de Borde) d Jean-
Jacques Pansophe; annonce de la trag^die des Scythes, nouvelle Edition
du Commentaire sur le Traite des Delits et des Peines. — Pan^gyrique de
saint Louis par les abbes de Yamraale et Planchot. — Lettres d'Adela'ide
TABLE. 517
Paget,
d« Dammartin d M. le eomtt de Nanc^, par IH""" Riccoboni. —
Mtmoirts de la marquitt de Crimy, par M"** do Miremont. — Pierr»
le Grand, tragiSdic par Dubois-Funtanelle. — Abreyi de fhistoire de Vort-
Royal, par Racine. — Retour de M*"* GcofTrin apr^s son voyage en Pologne
et en Autriche; sa lottre it I'abbd de Broteuil. — Nouvelle (Edition da
pofimedo Dorat sur la Declamation the&trale; bagatelles anonymes. Avis
aux sages du siicU, par le mfimo. — Nouvelle dditioa do l'Alcibia<le de
Platen, traduit par Tannoguy Lcf^vre. — Pensees sur le bonheur, par le
conite de Vcrri; s^jour h Paris de son frfere et de Bcccaria. — Poisies
poslhumes de M. Clement, auteur des Cinq annies littiraires. — Oraison
fundbre de la reinc d'Espagne par Poncet de La Riviere, ancien ivtqae
de Troyes. — Le Lord impromptu, par Cazotte. — Euminie et Gondamir,
par Mailhol. — Lettres d'Assi d Zurac, par de Lacroix. — Memoires du
Aord, ou Histoire d'une famille d'&cosse. — Histoire des colonies euro-
p^ennes dans VAm^hque, traduite de William Burkti par Eidous. — Les
Gasconismes corrigis, par Desgronais. — • Les Plus secrets Mystiret
des hauts-grades de la moQonnerie d^oiles, ou le vrai Rose-Croix, par
Borage. — Lettre dans laquelle on examine si les textes originaux de
l'£criture sont corrompus et si la Vulgate leur est preferable, par Vahhi
Ladvocat. — Traite des extremes, par Changeux 154
D^CEMDRE. — Mausol^ 6\ev& dans Saint-Roch au p^re de Maupertuis ; carac-
t6re de celui-ci, ses vers i une Laponnc. — Idylles morales, par Leonard.
— La Rencontre imprevue, op(5ra-comique, paroles de Dancourt, musique
de Giuck (imit^ des Pelerins de la Mecque, de Le Sage), jou6 k Viennc. —
Histoire de la Nouvelle-York, traduite do I'anglais de W. Smith par
Eidous. — Marianne, ou la Paysanne de la forit (tArdennes. — La
Campagne, roman traduit de I'anglais par de Puisieux. — Histoire de miss
Indiana Danby, traduite de I'anglais par de La Grange. — L'Ecole des
pires et mires, ou les Trois Infortunees, par I'abb^ Sabatier de Castres. —
Aventures philosophiqites, par Dubois-Fontanelle. — Nicolas de Beauvais,
par M""* Robert. — Histoire de la predication, par Joseph-Romain Joly.
— Controverse sur la religion chretienne et celle des mahometans, par -"^
Le Grand. — Esprit des lois romaines, traduit dc I'italien de Graviua par
Reqaier. — Vie de Mecenas, par Richer. — Thedtre de societe, par d'Olgi-
band de La Grange. — Le Philosophe soi-disant, com^die, par M"' dc
Kinschoff. — OEuvres variees d'un anonyme. — Le Duo interrompu,
par Moline. — Connaissance des temps pour I'annie bissextile \ 708, par
La Lande. — Le Pucelage nageur, conte en vers, par Cailhava d'Estan-
doux. — Nouvelle Edition des Observations sur I'histoire de la Grice, par
I'abbd dc Mably. — Histoire de Jacques Peru et de valeureuse demoiselle
Agathe Hignard, par M"' de Boismortier. — Odes nouvelleSy par Sabatier.
— Traite des armes offensives et defensives, par Joly de Maizeroy. — 6pi-
taphe du chevalier de Boufflers par lui-m^me. — Traduction du Pervigi-
lium Veneris, par I'abb^ Ansquer de PonQol. — Le Chronologiste manuel.
— De rOrigine de la noblesse franfaise, par le vicomte d'AlAs de Corbet.
— Discours sur la revolution opiree dans la monarchie franfaise par la
Pucelle d'Orleans. — Cris de la nature el de Ihumanili, dedies au beau
sexe, par Valid, chirurgien accoucheur. — Veritable Construction dun
thedtre d'opira d I'usage de France, par le chevalier de Chaumont. —
Histoire de Hesse, par Mallet.— L'.4mi de la virile, par Gaxon-Dourzignd. 179
518 TABLE.
19«3f
Pages*
Janvier. — Guillaume Tell, trag^ie par Lemierre. — fisope d Cy there, opi5ra-
comique, paroles de Dancourt, musique do Trial et Vachon. — Reprise
de Silvie, opera, paroles de Laujon, musique de Trial et Berton ; debuts
de M'^* Beaumesnil. — Nouveau bienfait de I'impdratrice Catherine envers
Diderot ; profil de celui-ci dessin6 par Greuze. — Dessin allegorique sur la
mort du Dauphin, grav^ par Demarteau d'apr^s Cochin. — Brochures
pour et centre Rousseau dans sa querelle avec Hume. — Prospectus des
Jl/etomorp/iosesd'Ovide,traduitespar I'abb^Bannieret illustrees par les pre«
miers artistes du temps ; nouvelle traduction de ce pogme par Dubois-Fonta-
nelle. — Analyse sommaire des Scythes, trag(5die de Voltaire; le Trium-
virat, tragedie du m6mc, imprimde sous !e titre d'Octave et le jeune Pom-
pee. — Reponse de M. de Voltaire d M. I'abbe d'Olivet. — Vers places au
bas du portrait de La Chalotais. — Le Paralytique de Greuze, grave par
Flipart 197
Fevrier. — Reception de Thomas k I'Acad^mie frangaise. — Mort de Sil-
houette, de Tercier et du mMecin Renard. — Reprise h. rOp(5ra de Thesee,
paroles de Quinault, musique nouvelle de Mondonville. — L' Esprit du
jour, opdra-comique, paroles de Harny, musique d'Alexandre. — Nouveaux
details sur les Scythes. — Discours sur I'administration de la patrie cri-
minelle, par Servan. — Almanack des muses pour I'annee 1766. — Al-
manack philosophique, par Castilhon. — Discours sur la philosophie de
la ruition. — Dialogue d'un cure de campagne avec son marguillier au
sujet de I'edit du rot qui permet Vexportation des grains, par I'abbfi
Gerardiu, cur6 de Rouvre en Lorraine. — Eugenie, drame par Beaumar-
chais. — Mort de Quinault-Dufresne ; renseignements sur sa famille. —
fipitaphe de Froullay de Tcss6, cv6que du Mans. — Testament politique de
Robert Walpole, attribue k Dupuy-Demportes. — Le Chdteau d'Otrante,
reman d'Horace Walpole, traduit par Eidous. — Principes et Observations
iconomiques, par Forbonnais. — Nouvelle edition de VAbrege chronolo-
gique de I'histoire et du droit public d'Allemagne, par Pfeffel. — VEsprit
de la Ligue, par Anquetil. — Histoire des campagnes du marechal de
Villars et de Maximilien-Emmanuel, electeur de Baviere, par Carlet de La
RozikTe. — Blogehistorique ducomte de Caylus, par Le Beau. — Catalogue
raisonne des tableaux, etc., de M. de Julienne, par Pierre R6my. —
Sonnet (en italien) de Galiani en I'honneur du prince h6r6ditaire de
Brunswick. — Vers de La Condamine au due de Choiseul. — Lettre du
baron de Zurlauben au president H^nault.sur la legende de Guillaume
Tell. — Abrege ckronologique, ou Histoire des decouvertes faites par les
Europeens dans les difjferentes parties du monde, traduit de I'anglais de
Barrow par Targe. — Refutation des principes kasardes dans le Traite
des Delits etdes Peines, par Muyart de Vouglans. — Memoires de M""= de
Valcourt, par M™* Thiroux d'Arconville. — Le Cocke, roman traduit de
I'anglais par La Grange. — Nouvelle Edition des Lettres de Mme du Mon-
tieret de la marquise, sa fille, par Mme Le Prince de Beaumont. — Al-
phabet pour les enfants sur quarante cartes d jouer. — Billet de part du
TABLE. 519
Paget,
mariage de M"* Anne Galas avcc M. Joan*Jacques du Voisin. — Mort de
I'abM Goujet. — Recreations historiqttts et critiques, moraUs et d'^udi-
tion, sur l'histoir$ tUs fous en litre do^ce, par Drcux du Radicr. — Nou-
vcUe edition de VAvis au peuple lur sa santS, par Tissot. — Mimoires de
James Graham, marquis de Montrose, par lo docteur Wizard. — Pensees
philosophiques, morales, critiques, litteraires et politiques de M. Hume.
— R(5ception do M" Tberbuscb k i'Acad(5inic royalc do peinture .... 213
Mars. — Belisaire, par Marmontel. — Deux cbansons par La Condaminc. —
Singuli^res facult^s mathtimatiques du Jeunc F6ry, fils d'un bilclicron
lorrain.— £</-(»nn« aux deswuvres, ou Lettres d'un quaker d ses freres et d
un grand docteur. — Les Inlerits des nations de I'Europe relativement
au commerce, par Accarias do S^rionnc. — Quand et comment I'Am^rique
a-t-elle ete peupU-e d'hommes et d'animaux? par Samuel Engel, bailli
d'£cbalens. — Voyage de Robertson aux terres australes, roman. — Va-
ri(^tes (Fun philosophe provincial, par rabb<5 Gbambon de Pontalier. —
Examen des fails qui servent de fondement d la religion chretienne. — ^*'
Magasin ^nigmatique. — Traite des affections vaporeuses, par Pomme. —
Le Parfail Bouvier, par BoutroUe. — Le Citoyen desinleresse, par Dus-
saussoy. — RtSflexious sur le caractdre des diff^rents peoples de TEuropc.
— Fin de Vllistoire du grand Conde,, par D<5sormeaux, et de VHistoirede
Fcn/sc, par l'abb6 Laugier. — L'/^omme d'f/at, tradtiit de Pitalien deXicolo
Donate. — Tableau des revolutions de la lilterature ancienne^ traduit de
Titalien de Ch. Denina. — Tableau hislorique des gens de lettres, par
I'abbc de Longchamps. — Geographic universelle d I'usage des colleges,
par Robert '248
AvRiL. — Premiere reprdsentation des Scylhesj^ dcbuta de M'il_Duriiacy._=-
Maladie de Mole ; secours de tous genres qui lui soht adress^s; represen-
tation k son benefice organis^e par M''*" Glairon ; vers et cbansons h ce
8^}et . — Lettre de Stanislas Poniatowski k M"* Geoffrin. — L'Aveugle de
Palmyre, op^ra-comique, paroles de Desfontaines, musique de Rodolpbe.
— Les Honnitetes litteraires, par Voltaire. — Questions de Domenico
Zapata, par le m6me. — Buste de Voltaire par Rosset-Dupont, ivoiricr do
Saint-Claude. — Lettre au docteur Maty sur les geants palagons, par
I'abb^ Coyer. — Dix-septiime et dix-buiti^me volume de VHistoire de
France de Velly et Villaret, continu^e par Gamier. — Anecdotes franQaises,
par I'abbi Guillaume Bertoux. — Memoires geographiques, physiques et
hisloriques sur I'Asie, I'Afrique et I'Amerique, par Rousselet de Surgy.
— Lettres du colonel Falbert, par M"* Benolt. — OEuvres posthnmes de
M. d'Ardfene. — La Passion de N.-S. Jesus-Christ, mise en vers et en
dialogue. — M6moire d'^^liede Beaumont pourlafamillc Sirven. — Compte
rendu, en forme d'arr^t, des d^m^l^s de Marmontel avec la Sorbonne an
sujet de Belisaire. — Examen de ce roman par rabb(S Cog6. — Certitude
des preuves du chrislianisme, par I'abbc Bergier. — Supplement d la
Philosophie de I'histoire, par Larcber. — Visite du prince de Brunswick
k Diderot; dialogue de celui-ci avcc Grimm. — Second m^moire de Loyseaa
de MaultSon pour M. de Valdahon centre M. de Monnier. — Mdmoire de
Coqueley de Chaussepierre pour le sieur Boucber de Villers, peintre^
centre Ic sieur Costel, apotbicaire. — L'Homme sauvage, par Mercicr.
— Dissertation sur les truffes, par le docteur Pennior de Longcbamps.
— Derniferes calomnles centre M"* Galas. . • 267
520 TABLE.
Pages
Mai. — Prix fondc par ua aaonyme pour le meilleur discours sur les mal-
heurs de la guerre et los avantages de la paix, d(5cern6 h. La Harpe, par
TAcad^mie fran^aise; accessit accord^ k Gaillard. — S^jour k Ferney de
La Harpe et de sa famille. — Mort de d'Aubigny, ancien intendant des
Etudes de I'ficole militaire. — Traits du gouvernement de I'Eglise, tra-
duit du latin de Justus Febronius. — Voyage de M. Gmelin en Siberie,
traduit par Keralio. — Histoire du Kamtschatka, traduit du russe en
anglais, et de I'anglais par Eidous. — Lettre d'Ovide d Julie, ecrite de
son exil, par Pezay; Lettre de Dulis d son ami, par Mercier; Gabrielle
d'Estrees a Henri IV, par- Poinsinet le jeune, h^roides nouvelles. — Le
Ministre de Wakefield, par Olivier Goldsmith. — Romans nouveaux :
I'Amitie scythe, les Deux amis, le Peintre italien; Nouveaux Contes mo-
raux, ou Historieltes galantes et morales, par Charpentier. — La Petite
Poste devalisee, par Artaud. — De I'Eloquence du barreau, par Gin. — La
Bhetorique des savants, parl'abb^ Charuul d'Autrain. — Nouvelle Theorie
des plaisirs, par Salzer. — Dictionnaire des chiffres et lettres ornees, par
Pouget. — Grand Vocabulaire fran^ais, par Chamfort, La Chesnaye de's
Bois, Georgel, etc. — Discours de M. Servan, avocat general au parle-
ment de Grenoble dans la cause d'une femme protestanle. — Troisi^me,
chant de la Guerre de Geneve, par Voltaire. — Lettre a M. le doyen de la
Faculte derhedecine sur quelques faits relatifs a la pratique de I'inocula-
tion, par le docteur Petit. — Nouvelles Beflexions sur la pratique de I'ino-
culation, par Gatti; moyens singuliers qu'ilemploie pourguSrir la petite
verole de M"" Helvetius. — Essai sur I'histoire du coeur humain. —
Traite sur le bonheur, par Desorres de La Tour. — De VEducation philoso-
phique de la jeunesse, par I'abb^ Joseph de La Motte. — Pensees et Re-
flexions de I'abbe de Ranee. — Virginie, tragedie anonyme et non repre-
sentee; Repsima, tragedie, par M"e Bouill6. — Nouvelle edition de
Fanny, ou la Nouvelle Pamela, par Baculard d'Arnaud ; Julie, ou I'Heu-
reux Repentir, par le mfeme. — Les Amours de Chorale, pofime en six
chants, suivi du Bon Genie, par Mercier. — Lettre de Zeila d son pere,
par Dorat 301
Join. — Hirza, ou les Illinois, tragedie par Sauvigny. — Debuts d'acteurs
nouveaux k la Coin^die-Fran^aise et h la Comodie-Italienne. — M"" Clai-»
ron joue le rdle de Roxane dans uno representation de Bajazet, donn^e chez
la duchesse de Villeroy, en I'honneur de la princesse de Hesse-Darmstadt.
— Statuts de VOpera, par Barthe. — Discours de I'abbe de Chauvelin et
d'Omer Joly de Fleury contre les jesuites; brochures de d'Alembert et de
La Condamine sur le m6me sujet. — Propositions impies extraites de Be-
lisaire par la Sorbonne ; brochures pour et contre ce roman. — Mort de
M"* Gaussin. — moakelj^ prononcies A Londres en 176b et Lettres sur
lespanegyriques, par Voltaire. — Histoire de Vordre du Saint-Esprit, par
Saint-Foix. — Dictionnaire des synonymes franQais, par le P. Timothee
de Livoy. — Dictionnaire portatif de cuisine. — Dictionnaire du vieux
langage franQais, par Lacombe. — L'Homme de cour, par Ghauveau, et le
Vrai Philosophe, par Araignon, comedies non representees. — Interrup-
tion des representations dHHirza^ par suite d'une maladie deM"' Dubois. 323
JciLLET. — Jnstructions pour le prince royal de ***, par Voltaire. — Statuts
de la Comedie-Franfaise, par un anonyme. — Toinon et Toinette, opera-
TABLE. 521
Ptfet.
comiquo, paroles do Dcsboulmiurs, musique de Gosscc. — Le Joueur, tra-
g^ie, imiuio dc I'anglais par Saurin, reprdsent^o k Villors-Cottcreu, sur
le thd&tro particuUer du due d'Orltiaiis. — Rctour de Rousseau k
Paris. — JMeMt-iUmoa oncUr par Voltaire. — yicaise, op(Sra-comiquo,
paroles du VadtS, musique do Bambini ; U Turban enchanU ^ farce, rcprd-
sentds k la Com^die-Italiunnc. — L$ Galant Etcroc, com<5die par
Colld. — Lucie et Melanie, ou Us Dtux SoBurs ginirtuiet ; Clary ^ ou U
Retour d la vertu recompensie, romans, par Baculard d'Arnaud ; bienfai-
sance de la duchcsse de Choiseul. — La Sympathie, par Mcrcier. — Let
Auinei, poCme, par Feutry, — S6jour de Rousseau k Trye-Chateau,
ches le prince de ContI 349
Aoirr. — Suite de I'cxamcn de la Defense de mon oncle. — Reprise d'Uirxa.
— Erreur dans le compto rendu de Toinon et Toinette. — Debuts k la
Comcdie-Fran^aise de Dalainval et de Montfotilon. — Seconde lettre d M **',
conseiller au Parlement de '", sur fedit du roi d'Espagne pour I'expul-
sion desjesuites, par d'AIembert. — L'Esprit du clerg^, imitd de I'anglain,
de J. Trenchard ct Thomas Gordon, par d'Holbach et Naigeon. — De
l'£tat, de I'^glise et de la Puissance ligitime du pontife rotnain, abr6gd
de Justus Fobronius, par J. Remaclo Lissoire, pr6montr6. — Theorie des
benefices, par fra Paolo, et Histoire de I'origine et des progrh des revenus
ecclesiastiques, par Richard Simon. — Dissertations sur les miracles, tra-
duito de G. Campbell par Eidous. — Les Gascons en Hollande, roman. —
Lettres faniliires du president de Montesquieu, publi^es par Tabbd de
Guasco. — Lettre du roi dc Prusse au rccteur du college des jcsuites de
Breslau. — Sertnons sur difjerents stijets, par le P. Soanen. — OEuvres spi-
rituelles et pastorales do Carrclet. — Portraits graves d'acteurs do la Com6-
die-Francaisc. — Histoires abregies des empereurs romains etgrecs, etc.,
pour lesquelles on a frappe des medailles, par Beauvais. — De la So-
citibilile, par I'abbtS Pluquct — Discours sur I' ^tablissement des ecoles
gratuites de dessin, par Dcscamps. — L'Art du facteur d'orgues, par D. Bc-
dos de Cellcs, b6n«5dictin. — Loisirs d'un soldat au regiment des gardes-
franfaises, par Dcsrivi6res, dit Bourguignon. — Melanges de maximes,de
reflexions et de sentences chretiennes, poliliques et morales, par I'abbii de
La Roche. — Geographie moderne, par I'abbd Clouet. — Analyses compa-
rees des eaux del'Yvette,de Seine, d'Arcueil,de Ville-d'Avray^ de Sainte-
Reine et de Bristol 378
Septembbe. — Cosrois^ tragedie, par Le F^vre. — Ulngenu, ^ar Voltaire. —
Eloge de Charles V, roi de France, par La Harpe. — Beaumur-
chais publie Eugenie, pr6c6d(5e d'un Essai sur le drame serieux.
— Representations dramatiques k Ferncy ; vers de La Harpe aux offi-
ciers invites par Voltaire; Edition parisienno de Vlngenu; VHonnitete
theologique ; lettre de Voltaire au prince Galitzin ; Essai historiquelgt
critique sur les dissenssions de t'Eglise de Pologne, par le m6me. — Publi-
cation de Cosroh. — Mort du musicien Schobert. — Oraison funebre de
la Daupbinc, par Boisgclin de Cuc(5, (3v^ue de i nvnnr — Tf^ftlngiti pnri/i. -
tive, par d'Holbach. — Souscription au \oyage en Siberie, par I'al.b'tS
Chappe d'Autcroche. — I.e Botaniste fran^ais, par Barbeu-Dubourg.
— Methode pour faire promptement dea progris dans les sciences et dans
les arts, par Vallet. — Bagatelles anonymes, par Dorat ot Petay. —
522 TABLE.
Pages.
Discours sur un moym mecanique de perfecHonner Vart d'ecrire, par
Coulon 399
OcTOBRE. — Sur la secte des ^conomistes. — Fetes donndes par le prince
de Cond6 h Chantilly ; vers de Pont-de-Vesle. — Vers de Dorat au has du
portrait de M"* d'Oligny. — Embarras de la Sorbonne k regard de sa cen-
sure de Belisaire; dpigramme de Piron sur Marmontel et I'avocat Mar-
chand. — Le Double Deguisement, op6ra-comique, paroles de Houbron,
musique de Gossec. — Chariot, ou la Comtesse de Givry, com^die par
Voltaire. — Mort de I'abb^ Gougenot et de Masse, peintre miniaturiste. —
Elements de I'histoire de France, par I'abbe Millot. — Histoire naturelle
de I'homme considere dans I'etat de maladie, par le docteur Clerc. —
Traiti des sensations et des passions en general et des sens en particulier,
par Le Cat. — Voyage autour du monde fait en 176k et i76'6 sur le vais-
seau de guerre anglais le Dauphin. — L'Ordre naturel et essentiel
des societes politiques, par Le Mercier de La Riviere. — L'Ami de ceux
qui n'en ont point, ou Systeme economique politique et moral pour le
regime des pauvres, par I'abb^ Mery de La Canorgue. — Memoires sur
la maniere de gouverner les abeilles et sur la qualite et I'emploi des en-
grais, par de Massac. — La Reduction economique, ou l' Amelioration des
terres par economic, par Maupin. — Exposition de la hi naturelle, par
I'abbS Baudeau. — F6tes de Ferney en I'honneur de la Saint-Fran?ois ;
vers de Chabanon ct de La Harpe. — Theonis, op^ra, paroles de Poisinet
lejeune, musique de Trial et Berton; Amphion, opt5ra, paroles de Thomas,
musique do de La Borde. — Portraits de M"° AUard et de Dauberval, dessi-
n6s par Carmontelle, graves par Tilliard. — Le Rendez-vous, op^ra-
comique de Duni, grave aux frais de ses amis. — Lettre d M. Panc-
■ koucke, imprimeur du Grand Vocabulaire frangais, par Midy. — Eloge de
Callot, par le P. Husson, cordelier. — Dictionnaire des graveurs anciens
et m,odernes, par Basan. — L'Esprit des pontes et orateurs du regne de
Louis XIV, par MU" de Saint-Vaast. — L'Esprit des poesies de La Motte-
Houdard. — Les Delassements champitres, par J.-H. Marchand. — La
Nouvelle Clarisse, par M""" Le Prince de Beaumont. — Lettres recreatives
et ynorales sur les maeurs du temps, par Caraccioli. — Reponse d la Philo-
sophic de I'histoire en forms de lettres, par le P. Louis Viret, cordelier . . 429
NovEMBRE. — De I' Administration des chemins, par Dupont de Nemours. —
Considerations sur les compagnies, societes et maitrises. — Livres et bro-
chures sur r^conomie rurale. — Mort de La Garde, redacteur du Mercure.
— Vers de La Harpe a Voltaire et reponse de celui-ci. — La Danse, chant
quatrieme de la Declamation, par Dorat; ^pigramme de La Harpe centre
ce poSte (attribuS a Voltaire) et r^plique de Dorat. — L'Heureux Jour,
epitre a un ami, par le marquis de Pezay. — Histoire de I'origine et des
progres de la poesie dans les differents genres, traduite de I'anglais de
Brown par Eidous. — Institutions leibnitziennes, par I'abbe Sigorgne. —
Grammaire generale et raisonnee, par Beauz^e, article (in^dit) de Diderot.
— Memoire sur V administration des finances de [I'Angleterre, attribue k
Grenville et public par Genet. — Histoire de la vie de Louis XIII, par
Bury. — Memoires historiques divers publics par le P. Grififet. — Dic-
tionnaire de musique, par J.-J. Rousseau. — Nancy, ou les Malheurs de
Vimpudence et de la jalousie; Mathilde, ou I'Heroisme de Vamour, romans,
TABLE. 523
PagM.
par Baculard d'Arnaud. — La Theorie et la Pratique du jardinage, par
I'abbA Roger Scbabol. — Nouveaux ^claircUsements sur I'hittoire de
Marie, reine d'Angleterre, adreisis d M. David Hume, par le P. Griffet.
— Sloge de Charles III, dit le Grand^ due de Lorraine, par Coster. —
£loge historique du cililre Duquesne, par Daguos do Clairfontaiao. —
^U^oww^ff Cn'Miin>l| drame en cinq actes ct en vers non roprdsentd, par
Fenouillot de Falbairc. — Annonce du second chant do la Guerre de G«-
n^. — Buste de Voltaire par Rosset-Dupont reproduit en biscuit par la
manufacture de S^vros. — Lettre A Son AUesse Monseigneur le prince
de'" sur Rabelais, par Voltaire. — Vies des hommes et des femmes illus-
tres de I'ltalie depuis le ritabUssement des sciences et des beaux^rls, par
Sanseverino et d'A^arq. — La Republique romaine, par de Beaufort. —
Servilie d Brutus apris la mortde Cesar, b^rolde, par Durufl^. —Contes
de La Fontaine, avec la contrefa(;on des figures de I'^dition des fermiers
g^n^raax 462
DteBHBRB. — Les Deux Sceurs, com^e par Bret ; d^but de W* Dugazon ;
retour de M"« Durancy k I'Op^ra. — Let Femmes et le Secret, op^ra-
comique, paroles de Qudtant, musique de Vacbon. — Rdponse de Dorat h
r^pigramme de La Harpe, attribute de nouveau par Grimm k Voltaire. —
^pigrammes de Marmontel centre Piron et riposte de celui-ci. — Publica-
tion de la censure de la Sorbonne centre Belisaire, et des Icttres adres-
s^es k Marmontel par Ics princes Strangers. — Floge du roi Charles V,
-surnomme le Sage, par le marquis de Villette. — Discours sur les femmes,
traduit de I'anglais do Walsh. — Brochures sur la reformation des abus
dans r^tat monastiquc. — Dictionnaire antiphilosophique, par Ghaudon.
— Tableau philosophique du genre humain, par Borde; de I' Imposture
sacerdotale, traduits ou imit(^s de Tauglais, par d'Uolbach. — Doutes sur
/a rWJgion, attribu(5s i Gu^roult de Pival. — Nouvellc Edition deVExamen
impQrtant de milord Bolingbroke, par Voltaire. — TMorie des lois ctviltt,
par Lduguet. — QEuvres deRaoinc, publi^es par Luneau de Boisjermain. —
LeQons sur I'iconomie animale, par Sigaud de La Fond. —La Vestale
Claudia d Titus, h^roidc, par Le Suire; {e Vrai Philosophe, com^die par
Araiguon 491
FIN DE I.A TABLE DU TOME SEPTIBUK.
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