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Full text of "Costal l'Indien : scènes de la guerre de l'independance du Mexique"

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THE  LIBRARY  OF  THE 

UNIVERSITY  OF 

NORTH  CAROLINA 

AT  CHAPEL  HILL 


ENDOWED  BY  THE 

DIALECTIC  AND  PHILANTHROPIC 

SOCIETIES 


PQ2193 
.26 
C7 
1855 


UNIVERSITY  OF  N.C.  AT  CHAPEL  HILL 


00041395613 


This  book  is  due  at  the  LOUIS  R.  WILSON  LIBRARY  onthe 
last  date  stamped  under  "Date  Due."  If  not  on  hold  it  may  be 
renewed  by  bringing  i     o  the  library. 


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No.  513 


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in  2012  with  funding  from 

University  of  North  Carolina  at  Chapel  Hill 


http://archive.org/details/costallindienscnOOferr 


COSTAL  L'INDIEN 


TYPOGRAPHIE  DE  CH. LAHURE 

Imprimeur  du  Sénat  et  de  la  Cour  de  Cassation 

rue  de  Vaugirard ,  9 


COSTAL  L'INDIEN 


11 


SCENES 

DE  LA  GUERRE  DE   L'INDÉPENDANCE  DU  MEXIQUE 

PAR    GABRIEL    FERRY 

(louis  de  bellemare) 


DEUXIEME    EDITION 


PARIS 


LIBRAIRIE  DE  L.  HACHETTE  ET  Cie 

RUE     P I  E  R  R  E-S  A  R  R  A  Z  !  N  ,     N°      14 

1855 

Droit  de  traduction  réserve 


COSTAL  L'INDIEN. 


INTRODUCTION. 


Le  musicien  de  la  Sierra  Madré. 

Dans  une  de  ces  antiques  galeries  de  manoir  féodal ,  sur 
ces  murs  noircis  par  le  temps,  que  couvre  une  longue  suite 
de  portraits  historiques,  on  voit,  au  déclin  du  jour,  les  om- 
bres du  soir  effacer  graduellement  les  traits  des  héros  du 
temps  passé,  immobiles  sur  leur  toile.  Ne  serait-on  pas  ravi 
de  voir,  au  même  moment,  surgir  du  fond  de  chaque  cadre 
et  s'agiter  les  figures  moins  solennelles,  mais  plus  vraies 
peut-être,  des  personnages  subalternes  qui  ont  été  les  in- 
struments, de  la  gloire  de  chacun  de  ces  héros ,  qui  ont 
vécu,  agi,  conversé  avec  eux?  Ce  serait  la  chronique  placée 
en  regard  de  l'histoire  et  lui  prêtant  tout  l'attrait  de  ses 
révélations. 

J'ai  dit  comment  j'avais  rencontré,  dans  les  plaines  de 
Caldéron,  le  capitaine  don  Ruperto  Castahos1.  J'ai  reproduit 
le  récit  de  cette  sanglante  journée  de  la  guerre  de  l'Indé- 
pendance mexicaine,  fait  par  l'ancien  guérillero  sur  ce  même 
champ  de  bataille  où  il  avait  combattu  tout  un  long  jour. 
Grâce  à  ses  souvenirs,  l'histoire  se  dépouillait  de  son  man- 

\,  Revue  des  Deux-Mondes,  livraison  du  i  5  octobre  1850. 
200  a 


2  COSTAL  L'INDIEN. 

{eau  d'austérité  pour  s'égayer  du  charme  de  la  tradition.  Le 
cadre  historique  s'élargissait  sans  s'altérer,  et  cette  tradition, 
ornée  par  la  bouche  d'un  témoin  oculaire  de  tout  l'attrait 
qu'aurait  pu  avoir  la  fiction,  évoquait,  à  côté  des  principaux 
personnages,  des  figures  contemporaines  qui  animaient  et 
remplissaient  les  vides  de  la  toile. 

C'étaient  ces  évocations  familières  que  je  voulais  conti- 
nuer, sans  savoir  si  le  hasard  qui  m'avait  si  bien  servi  déjà 
continuerait  à  me  favoriser  encore.  J'étais  bien  résolu  toute- 
fois à  les  solliciter,  à  les  provoquer  sans  relâche. 

Le  récit  de  notre  voyage  (que  je  reprends  à  notre  couchée 
dans  la  Venta  de  la  Sierra  Madré,  entre  les  villes  de  Tepic 
et  de  Guadalajara)  fera  voir  jusqu'à  quel  point  mes  provoca- 
tions furent  couronnées  de  succès  '. 

Le  capitaine  don  Ruperto  dormait  encore  d'un  profond 
sommeil,  dans  l'un  des  angles  de  la  chambre  que  nous  occu- 
pions ensemble,  quand  je  me  levai  de  grand  matin.  Je  con- 
vertis sans  bruit  mon  matelas  en  un  manteau ,  c'est-à-dire 
que  je  m'enveloppai  de  mon  sarape2,  qui  m'avait  servi  de 
lit,  et  je  sortis  sans  éveiller  mon  compagnon  de  route. 

Les  voyageurs  et  les  maîtres  de  la  venta,  au  dedans,  les 
muletiers  et  les  domestiques ,  au  dehors ,  reposaient  tous  à 
cette  heure  matinale.  Le  silence  était  partout,  silence  impo- 
sant et  solennel ,  au  milieu  du  solennel  et  imposant  tableau 
de  la  Sierra  Madré. 

Je  traversai  le  plateau  où  la  venta  était  bâtie.  La  lune  ne 
laissait  tomber  qu'un  brouillard  lumineux  au  fond  de  la 
gorge  profonde  formée  par  deux  chaînes  de  montagnes  gi- 
gantesques qui  courent  parallèlement,  et  sur  le  sommet  de 
l'une  desquelles  je  me  trouvais. 

Cette  pâle  clarté  permettait  à  peine  de  distinguer  quelques 


I  .  Revue  des  Deux-Mondes,  livraison  du  1er  janvier  J85J . 
2.  Couverture  de  laine. 


INTRODUCTION.  3 

cabanes  éparses  sous  de  grands  arbres  qui  semblaient  hum- 
bles comme  des  touffes  de  bruyères.  En  revanche,  des  pitons 
les  plus  élevés  de  la  Sierra,  les  uns  aigus,  les  autres  arron- 
dis, les  clartés  lunaires  jaillissaient  en  éclairs  pareils  à  ceux 
que  renvoie  le  fer  d'une  lance  ou  un  casque  d'acier  poli. 
Puis,  d'un  autre  côté,  ces  lueurs  éclairaient  une  immense 
étendue  de  pays  sur  laquelle  les  ramifications  des  montagnes 
qui  couvrent  partout  le  Mexique  n'apparaissaient  que  sem- 
blables à  des  lianes  entrelacées  sur  le  sol. 

Il  n'y  avait  d'éveillé  autour  de  moi  que  les  voix  des  mon- 
tagnes qui  ne  dorment  jamais,  auxquelles  se  mêlaient  celles 
des  cascades  et  des  cours  d'eau.  Au  milieu  du  silence  de  la 
nuit,  des  courants  perpétuels,  pareils  au  soufflet  d'un  orgue 
toujours  en  mouvement,  semblaient  établir  entre  les  pics  les 
plus  élevés  et  les  gouffres  les  plus  profonds  d'éternels  et 
mystérieux  dialogues. 

Je  prêtais  l'oreille  tour  à  tour  aux  voix  des  vallées  et  des 
montagnes,  lorsque  tout  à  coup  il  me  parut  que  ces  rumeurs 
devenaient  moins  vagues  et  que  des  sons  humains  s'y  mê- 
laient, comme  si,  du  fond  des  ravins,  les  notes  encore  loin- 
taines d'une  trompe  de  chasse  se  fussent  élevées  jusqu'au 
sommet  de  la  Sierra.  Je  crus  être  le  jouet  de  quelque  illu- 
sion; car  ces  notes  étaient  si  dures,  si  rauques,  malgré  leur 
éloignement,  que  je  ne  savais  de  quel  instrument  faussé  ou 
bizarre  elles  pouvaient  s'échapper.  Le  silence  ne  tarda  pas  à 
succéder  à  ces  sons  étranges,  auxquels  l'heure  et  le  lieu 
prêtaient  un  caractère  lugubre  et  presque  surnaturel. 

Si  la  Sierra  Madré  eût  possédé  quelque  légende  de  chas- 
seur noir,  j'aurais  cru  avoir  entendu  le  bruit  de  son  cor; 
mais  il  fallait  attribuer  une  moins  fantastique  origine  à  cette 
singulière  musique.  Après  plusieurs  minutes  d'un  calme  pro- 
fond, la  même  mélodie  bizarre  se  fit  de  nouveau  et  plus  dis- 
tinctement entendre,  car  elle  était  déjà  plus  proche;  elle 
avait  quelque  analogie  avec  les  cornets  des  vachers  de  la 


\  COSTAL  L'INDIEN. 

Suisse;  cependant  l'instrumentiste  était  encore  invisible,  si 
toutefois  ce  n'était  pas  une  des  voix  des  montagnes,  inconnue 
jusqu'ici  à  mon  oreille. 

Je  m'avançai  jusqu'aux  limites  extrêmes  du  plateau ,  à 
l'endroit  même  où,  la  veille,  le  capitaine  Castanos  m'avait 
fait  le  terrible  et  singulier  récit  de  sa  rencontre  avec  le  co- 
lonel Garduno;  mais  je  ne  vis  au  fond  du  gouffre  que  les  re- 
flets de  la  lune  qui  en  argentaient  les  douves  escarpées. 
C'était  cependant  bien  de  cette  direction  que  s'étaient  élevés 
ces  sons  à  la  fois  si  mélancoliques  et  si  puissants  ;  un  examen 
attentif  me  fit  enfin  distinguer  comme  une  ombre  humaine 
qui  se  détachait  sur  une  mer  de  lumière  blanche ,  puis  l'om- 
bre disparut  sous  la  saillie  d'un  rocher,  non  sans  qu'une 
fois  encore  la  même  cadence  funèbre  se  fût  élevée  des  pro- 
fondeurs de  l'abîme  jusqu'à  moi. 

Je  n'eus  plus,  dès  lors,  qu'à  me  résigner  à  attendre  quel- 
ques instants  pour  voir  surgir  à  son  tour  sur  le  plateau  le 
nocturne  musicien  lui-même.  Un  quart  d'heure  se  passa; 
puis,  grâce  au  détour  du  sentier  qui  serpentait  sur  les  flancs 
du  précipice,  un  homme  apparut  tout  à  coup,  presque  à  mes 
côtés,  dans  un  endroit  diamétralement  opposé  à  celui  sur  le- 
quel j'avais  les  yeux  fixés. 

Le  costume  du  voyageur  me  révéla  sa  condition  de  prime 
abord  :  c'était  un  Indien,  quoique  ses  vêtements  et  la  hauteur 
de  sa  stature  lui  donnassent  un  aspect  tout  différent  des  In- 
diens que  j'avais  vus  jusqu'alors.  La  fierté  de  sa  démarche, 
l'expression  de  ses  traits,  ses  membres  athlétiques,  son  ac- 
coutrement bizarre,  rien,  en  un  mot,  ne  rappelait  chez  lui  le 
caractère  abâtardi  des  anciens  maîtres  du  Mexique.  Par  le 
même  motif,  je  ne  savais  reconnaître  à  quelle  caste  indienne 
il  appartenait.  Il  s'était  arrêté  un  instant  pour  reprendre  ha- 
leine, après  la  rude  montée  qu'il  venait  de  franchir  si  leste- 
ment, et  je  pus,  à  la  clarté  de  la  lune,  distinguer  aussi  qu'il 
portait  en  sautoir  l'instrument  que  je   venais  d'entendre  : 


INTRODUCTION.  5 

c'était  une  conque  marine,  longue,  mince  et  recourbée,  dont 
la  nacre  étincelait  sur  sa  poitrine. 

Au  total,  en  dépit  de  sa  remarquable  physionomie,  ce  per- 
sonnage, qui  avait  si  étrangement  signalé  sa  présence,  me 
fit  éprouver  une  espèce  de  désappointement;  je  me  l'étais 
figuré  tout  autre,  je  ne  sais  pourquoi,  ou,  pour  mieux  dire, 
mon  imagination  avait  été  trop  vite  en  besogne,  excitée  par 
la  scène  solennelle  qui  m'entourait.  Je  ne  voulus  pas  cepen- 
dant laisser  passer  cet  Indien  sans  échanger  quelques  mots 
avec  lui. 

(c  Un  bon  temps  pour  voyager,  mon  maître,  lui  dis-je  afin 
d'entrer  en  conversation. 

—  Surtout  pour  un  homme  dont  l'âge  engourdit  déjà  les 
jarrets,  »  reprit  l'Indien. 

J'avais  cru  voir  flotter  sur  ses  épaules  une  épaisse  cheve- 
lure noire,  et  je  le  regardai  de  nouveau  avec  plus  d'atten- 
tion; je  ne  m'étais  point  trompé.  Ses  cheveux  avaient  bien 
le  reflet  bleuâtre  particulier  à  la  nuance  de  l'ébène  la  plus 
foncée.  Ses  traits  bronzés  étaient  anguleux,  sa  peau  parais- 
sait fortement  collée  à  son  visage  ;  mais  il  n'y  avait  pas  de 
trace  de  ces  rides  profondes  que  creusent  d'ordinaire  les 
années  sur  la  figure  humaine.  L'Indien  s'aperçut  sans  doute 
de  mon  étonnement,  car  il  ajouta,  pendant  que  je  le  consi- 
dérais : 

«  Il  y  a  des  corbeaux  qui  ont  vu  cent  renouvellements  de 
saisons,  et  dont  cependant  aucune  plume  n'a  blanchi. 

—  Quel  âge  avez-vous  donc?  lui  demandais-je. 

—  Je  n'en  sais  rien,  seigneur  cavalier;  j'ai  voulu,  depuis 
que  j'ai  été  en  état  de  distinguer  la  saison  sèche  de  la  saison 
des  pluies,  compter  combien  j'en  avais  vu  des  unes  et  des 
autres,  et  je  me  suis  brouillé  dans  mon  compte.  Depuis  que 
j'avais  vu  la  cinquantième....  pour  des  raisons  très-particu- 
lières.... je  n'y  attachais  plus  d'importance,  et  il  y  a  long- 
temps que  je  ne  m'en  occupe  plus.  Que  me  fait .  à  moi.  le 


6  COSTAL  L'INDIEN. 

cours  des  ans?  Un  corbeau  est  venu  croasser  sur  le  toit  de 
la  cabane  de  mon  père ,  à  l'instant  où  je  suis  né ,  à  l'instant 
même  où  un  parent  dessinait  sur  le  sol  de  la  hutte  la  figure 
d'un  de  ces  oiseaux  ;  je  dois  donc  vivre  aussi  longtemps  que 
le  corbeau  qui  est  venu  se  percher  sur  le  toit  paternel;  dès 
lors,  à  quoi  bon  compter  ce  qui  doit  être  innombrable? 

—  Ainsi,  vous  croyez  votre  existence  attachée  à  celle  du 
corbeau  perché  sur  le  toit  de  votre  hutte,  pendant  que  vous 
naissiez? 

—  C'est  la  croyance  des  Zapotèques',  mes  pères,  et  c'est 
aussi  la  mienne,  »  répondit  gravement  l'Indien. 

Je  n'avais  que  faire  de  combattre  les  superstitions  du  Za- 
potèque,  et  je  me  bornai  à  lui  demander  si  c'était  pour  charmer 
les  ennuis  de  la  route  qu'il  portait  sa  trompe  marine  avec 
lui,  ou  s'il  s'y  rattachait  quelque  autre  croyance  de  ses  pères. 

L'Indien  hésita  un  moment. 

<n  C'est  un  souvenir  du  pays,  répliqua-t-il  après  un  court 
silence.  Quand  j'entends  les  échos  de  la  Sierra  répéter  les 
sons  de  ma  conque ,  je  me  figure  être  toujours  dans  les  mon- 
tagnes de  Tehuantepec,  à  l'époque  où  je  chassais  le  tigre, 
par  suite  de  ma  profession  de  tigrero;  ou  bien  encore,  je 
crois  entendre  les  signaux  d'appel  qui  réunissaient  les  plon- 
geurs du  golfe,  quand  j'étais  buzo  2  de  mon  métier;  car  j'ai 
fait  la  chasse  aux  tigres  de  mer  qui  gardent  les  bancs  de 
perles  sous  les  eaux ,  comme  à  ceux  de  terre  qui  ravagent 
nos  troupeaux  dans  les  savanes.  Mais  le  temps  s'écoule,  sei- 
gneur cavalier,  et  je  dois  être  à  Yhacienda  de  Portezuelo  à 
midi.  Que  Dieu  vous  protège  !  » 

Les  membres  à  moitié  nus  de  l'Indien  fumaient  encore 
comme  ceux  d'un  cheval  de  course.  Sans  donner  le  temps 
de  se  dissiper  aux  légers  tourbillons  de  vapeur  que  la  fraî- 


\.  L'une  des  anciennes  tribus  indiennes  du  Mexique. 
2.  Plongeur,  pécheur  de  perles. 


INTRODUCTION.  7 

eheur  de  la  nuit  condensait  autour  de  lui ,  le  Zapotèque  re- 
prit le  pas  gymnastique  particulier  à  toutes  les  races  in- 
diennes, et  je  le  vis  bientôt  descendre  parle  sentier  opposé, 
à  l'autre  extrémité  du  plateau.  Quelques  minutes  après,  j'en- 
tendis, au  milieu  du  silence  de  la  nuit  déjà  moins  profond^ 
les  notes  rauques  et  vibrantes  de  la  conque  marine  du  voya- 
geur indien. 

«  Quel  est  cet  infernal  tapage?  »  s'écria  le  capitaine  don 
Ruperto  en  sortant  de  sa  chambre. 

Je  racontai  au  capitaine  la  rencontre  que  je  venais  de 
faire  d'un  Indien  zapotèque ,  ainsi  que  ses  singulières  ré- 
ponses au  sujet  de  ses  croyances. 

«  Cela  ne  m'étonne  pas ,  reprit  Castanos  ;  ces  Indiens  de 
Tehuantepec  n'ont  des  curés  dans  leurs  villages  que  pour  la 
forme;  c'est  pour  ces  bons  pères  une  sinécure  complète,  car 
les  Zapotèques  sont  plus  idolâtres  que  chrétiens ,  et  plus 
adonnés  qu'aucune  autre  race  indienne  aux  pratiques  super- 
stitieuses de  leurs  ancêtres.  Ce  voyageur  fait  allusion  à  un 
usage  en  vigueur  dans  son  pays  :  lorsqu'une  Indienne  est 
en  mal  d'enfant,  le  père  et  ses  amis,  rassemblés  dans  la 
hutte,  dessinent  sur  le  sol,  puis  effacent  tour  à  tour  de 
grossières  figures  d'animaux  ;  celle  qui  subsiste  à  l'instant 
de  la  naissance  de  l'enfant  est  ce  qu'ils  appellent  sa 
tona.  Ils  pensent  que  la  vie  du  nouveau-né  est  attachée 
à  celle  de  l'animal  en  question  et  qu'il  doit  mourir  en 
même  temps  que  lui,  et  l'enfant,  en  grandissant,  cherche 
sa  tona,  la  soigne,  s'y  attache  et  la  respecte  comme  un 
fétiche. 

—  Je  présume,  dis-je  au  capitaine,  que  les  Zapotèques  ont 
alors  le  soin  de  ne  dessiner  que  des  animaux  remarquables 
par  leur  longévité,  sans  quoi....  » 

L'honnête  capitaine  ne  répondit ,  et  pour  cause ,  à  mon 
objection,  qu'en  m'assurant  que,  du  reste,  ces  Indiens 
étaient  braves ,  qu'ils  se  pliaient  facilement  à  la  discipline  et 


8  COSTAL  L'INDIEN. 

faisaient  en  résumé  d'excellents  soldats;  ce  dont  je  fus  forcé 
de  me  contenter. 

La  plate-forme  delà  Sierra,  si  tranquille  jusqu'à  ce  mo- 
ment, commençait  à  se  remplir  de  bruit.  Les  divers  voya- 
geurs hébergés  dans  la  venta  s'apprêtaient  à  partir,  car  déjà 
l'aube  teignait  l'horizon  d'une  clarté  d'un  jaune  pâle.  Les 
Indiens  secouaient  leur  sommeil  et  ceignaient  leurs  reins 
pour  la  marche  ;  les  muletiers  tiraient  leurs  mules  des  écu- 
ries, les  domestiques  sellaient  les  chevaux  hennissants,  les 
corbeaux  voltigeaient  en  croassant  dans  le  brouillard  mati- 
nal, et  le  son  des  clochettes  des  bêtes  de  somme  se  mêlait 
aux  aboiements  des  chiens  qui  se  répandaient  des  deux 
cimes  parallèles  de  la  Sierra.  C'était ,  en  un  mot,  une  de  ces 
joyeuses  scènes  de  voyage  dont  le  souvenir  me  sera  tou- 
jours cher. 

Chacun  allait  s'acheminer  vers  sa  destination,  et  bientôt, 
en  effet,  toutes  ces  ombres  indécises,  qu'un  instant  après  le 
soleil  devait  éclairer,  s'éparpillèrent  de  tous  côtés,  les  unes 
dans  une  direction,  les  autres  dans  une  autre,  et  la  plate- 
forme de  la  Sierra  ne  tarda  pas  à  n'être  plus  animée  que 
par  la  présence  du  ventero ,  qui  balayait  ses  chambres  pour 
de  nouveaux  voyageurs. 

Nous  partîmes  à  notre  tour.  J'avais  quelque  tristesse 
dans  le  cœur,  je  l'avoue  :  cette  image  en  petit  du  voyage 
de  la  vie,  où  l'on  change  à  chaque  instant  d'hôtellerie, 
où  l'on  quitte  le  certain  pour  courir  après  l'inconnu,  en- 
trait pour  beaucoup  dans  l'impression  chagrine  que  j'éprou- 
vais. 

Pour  chasser  au  loin  ces  idées  mélancoliques,  je  n'avais 
rien  de  mieux  à  faire  que  de  mettre  à  contribution  les  sou- 
venirs de  mon  compagnon  de  voyage.  Parmi  les  plus  glo- 
rieux champions  de  l'indépendance  mexicaine,  il  en  était 
un  sur  lequel  je  manquais  de  renseignements  précis  et  sur- 
tout intimes  :  c'était  le  général  Morelos,  qui,  plus  qu'aucun 


INTRODUCTION.  9 

autre,,  avait  presque  toujours  porté  victorieusement  le  dra- 
peau de  cette  indépendance. 

«  Pouvez-vous  me  donner  quelques  détails  sur  le  général 
Morelos?  demandai-je  tout  à  coup  au  capitaine. 

—  C'était  un  grand  capitaine  que  Morelos,  répondit  l'an- 
cien guérillero ,  qui  me  précédait  dans  le  sentier  escarpé  de 
la  montagne  avec  une  aisance  que  j'admirais;  dans  le  cours 
seulement  de  l'année  18M  ,  il  a  livré  aux  Espagnols  vingt- 
six  batailles  ;  il  en  a  gagné  complètement  vingt-deux ,  et  il 
a  fait  d'honorables  retraites  dans  les  quatre  autres;  il  a 
fait....  » 

Le  capitaine  aurait  peut-être  continué  longtemps  si  je  ne 
l'eusse  interrompu, 
c  Je  sais  tout  cela,  lui  dis~je,  mon  cher  capitaine. 

—  Eh  bien,  alors? 

—  Vous  me  faites  de  l'histoire ,  et  je  veux  de  la  chroni- 
que; c'est-à-dire  que  je  désire  apprendre  de  Morelos  ce  que 
les  historiens  ne  disent  pas ,  ou  du  moins  ne  font  qu'indi- 
quer. 

—  Je  vous  comprends;  faites-moi  donc  le  plaisir  d'é- 
couter. » 

Don  Ruperto  contint  son  cheval  pour  que  le  mien  pu! 
facilement  le  suivre,  puis  il  reprit  : 

«  C'était  après  la  prise  de  Guanajuato,  au  moment  où 
l'armée  des  insurgés,  au  nombre  de  plus  de  soixante  mille 
hommes,  se  répandait  sous  les  ordres  d'Hidalgo,  alors  au 
faîte  de  sa  puissance ,  comme  un  torrent  que  rien  ne  pou- 
vait arrêter.  Nous  devions  aller  passer  la  nuit  à  Yalladolid , 
et,  pendant  que  l'armée  tout  entière  suivait  sa  route ,  les 
chefs  et  leur  état-major,  dont  nous  faisions  partie  Albino 
et  moi ,  recevaient  l'hospitalité  d'un  moment  chez  un  parti- 
culier du  petit  village  de  San-Miguel-Charo,  à  quatre  lieues 
de  Yalladolid.  Nous  dînions  fort  joyeusement,  comme  on 
dîne  en  pays  conquis,  et  dans  une  salle  fort  vaste.  Hidalgo 


10  COSTAL  L'INDIEN. 

et  Allende  étaient  assis  à  une  petite  table  à  part  et  s'entre- 
tenaient tout  en  mangeant  un  morceau.  Désirez-vous  savoir 
ce  qu'ils  mangeaient? 

—  Je  m'en  doute;  des  tortillas1  de  maïs  et  des  haricots 
rouges  au  piment. 

—  Pendant  ce  temps,  un  personnage  à  l'allure  timide,  et 
comme  effrayé  de  se  voir  en  si  nombreuse  et  si  bonne  com- 
pagnie, entra  dans  la  salle  et  s'approcha  des  deux  généraux. 
Ce  personnage  était  de  stature  moyenne ,  mais  robuste.  Son 
teint  était  pâle  et  brun;  une  chevelure  épaisse  et  rude  cou- 
vrait son  front,  et  de  larges  favoris  venaient  rejoindre  sa 
bouche  ;  son  nez  était  camard ,  sa  lèvre  supérieure  assez 
épaisse,  et  la  seule  chose  qui  rehaussât  son  visage  était 
deux  yeux  noirs  et  fort  vifs ,  sous  des  sourcils  froncés  qui 
ne  formaient  qu'une  seule  ligne. 

a  Cet  homme  s'approcha  d'Hidalgo  et  d'AUende  d'un  pas 
timide  et  quelque  peu  gauche.  A  son  aspect,  Hidalgo  laissa 
échapper  un  geste  de  contrariété ,  et ,  bien  qu'il  fût  évident 
qu'il  le  reconnaissait ,  il  lui  demanda  brusquement  ce  qu'il 
désirait.  Le  nouveau  venu  balbutia,  bégaya  quelques  paro- 
les ,  et  finit  par  dire  qu'il  désirait  la  place  de  chapelain  de 
l'armée  insurgée.  «  Je  ferai  mieux  pour  vous ,  y>  dit  le  géné- 
ralissime, répondant  sans  les  avoir  écoutées  à  quelques 
observations  hasardées  par  le  solliciteur. 

«  Le  but  manifeste  d'Hidalgo  était  de  l'envoyer  bienloiu  de 
lui.  Il  demanda  une  feuille  de  papier  qu'on  ne  lui  procura 
pas  sans  peine ,  et ,  après  y  avoir  écrit  quelques  lignes ,  il 
la  remit  au  nouveau  venu  en  lui  disant  d'une  voix  qui  re- 
tentit dans  toute  la  salle  :  «  Voici  votre  brevet  de  colonel 
«  et  la  mission  daller  révolutionner  les  provinces  du  Sud , 
«  en  commençant  par  prendre  Acapulco.  » 

«  Les  provinces  du  Sud  étaient  les  plus  fidèles  à  la  cou- 

\,  Galettes. 


INTRODUCTION.  fi 

ronne  d'Espagne.  Acapulco  était  une  des  plus  fortes  places 
de  la  vice-royauté;  aussi,  à  ces  paroles,  un  rire  moqueur, 
bien  que  dissimulé  par  respect  pour  le  vénérable  Hidalgo, 
parcourut  la  salle,  tandis  que  le  nouveau  colonel  pâlit,  non 
pas  de  colère,  mais  d'une  joie  orgueilleuse,  et  sortit  en 
gardant  le  silence  que  causent  toujours  les  grandes  émotions 
et  les  résolutions  héroïques. 

«  Le  prêtre  obscur  allait  tout  simplement  se  mettre  en 
devoir  de  remplir  sa  mission. 

a  Ai-je  besoin  de  vous  dire,  poursuivit  Castaûos,  qui  était 
cet  homme  simple  et  modeste  dont  le  doute  et  l'ironie 
accueillirent  le  début?  C'était  le  curé  du  petit  village  de 
Nécupétaro  y  Caracuaro,  l'illustre  Morelos.  Est-ce  de  la 
chronique,  ceci? 

—  Assurément,  et  j'en  attends  la  fin. 

—  Je  n'ai  plus  revu  Morelos,  et  je  ne  pourrais  à  présent 
que  retomber  dans  le  domaine  de  l'histoire.  Mais,  si  mon 
ami  don  Cornelio  Lantejas  est  encore  à  Tépic,  il  pourra 
vous  compléter  la  chronique  de  Morelos,  qu'il  a  fidèlement 
servi  jusqu'à  la  mort  de  ce  grand  homme.  » 

Au  moment  où  le  capitaine  venait  de  m'ouvrir  cette  per- 
spective ,  en  m'assurant  que  je  pourrais  entendre  le  récit 
d'un  des  compagnons  du  plus  remarquable  des  chefs  de 
l'indépendance ,  nous  arrivions  au  fond  de  l'immense  ravin 
dont  nous  allions  avoir  à  gravir  le  bord  opposé.  Il  y  avait  là 
un  petit  village1  enseveli  entre  les  deux  chaînes  de  la  Cor- 
dillière.  Le  disque  du  soleil  apparut  tout  à  coup  au  sommet 
du  gigantesque  rempart  de  montagnes  qui  nous  faisait  face 
et  qui  nous  restait  à  franchir.  D'une  cime  à  l'autre  de  la 
Sierra  Madré,  des  rayons  d'un  pourpre  pâle  s'étendaient 
au-dessus  de  nos  têtes  en  réseaux  lumineux,  comme  les 
cordes  frémissantes  d'une  harpe  d'or,  tandis  que  le  fond  de 

4    Plan  de  Barrancas. 


M  COSTAL  L'INDIEN. 

l'immense  canada1  était  encore  noyé  dans  un  brouillard 
d'azur.  Quelques  instants  après,  les  ombres  bleues  du  matin 
s'évanouirent ,  et  des  flots  de  lumière  envahirent  jusqu'aux 
plus  profondes  fissures  des  montagnes. 

Nous  atteignîmes  bientôt  le  niveau  de  la  canada;  puis, 
après  avoir  laissé  reposer  un  instant  nos  chevaux  sous  les 
bananiers  de  Plan  de  Barrancas ,  où  n'apparaissaient  que 
de  rares  habitants  goitreux,  nous  recommençâmes  à  gravir 
par  d'horribles  sentiers  le  second  rempart  de  la  Sierra 
Madré,  dont  nous  eûmes  raison  à  son  tour.  La  grande  Cor- 
dillière  était  franchie,  et  trois  jours  après  nous  étions  à 
Tépic. 

Cinq  ou  six  mortels  jours  s'étaient  écoulés  depuis  notre 
arrivée  à  cette  dernière  ville,  et  je  devais  y  en  passer  en- 
core au  moins  un  nombre  égal  en  attendant  la  venue  de  mes 
muletiers.  Tout  voyageur  oisif  qui  s'est  trouvé  dans  une 
ville  où  il  n'y  a  pas  de  monuments  publics,  religieux  ou 
profanes,  à  visiter,  où  l'on  ne  connaît  personne,  où  il  y  a 
peu  d'enseignes  et  pas  la  moindre  affiche  pour  se  distraire, 
pourra  se  faire  une  idée  de  la  longueur  des  jours  que  je  su- 
bissais. Mon  compagnon  de  route  était  la  plupart  du  temps 
en  course  pour  ses  affaires ,  et  Dieu  sait  quelles  affaires  !  Il 
n'était  pas  facile  de  le  deviner,  mais  je  ne  pouvais  m'empê- 
cher  de  croire  que  le  digne  capitaine  faisait  le  commerce 
comme  il  avait  fait  la  guerre ,  en  partisan  et  un  peu  en  de- 
hors des  voies  légales  ;  après  tout,  que  m'importait?  Toute- 
fois, dans  ses  courses,  il  lui  avait  été  impossible  de  mettre 
la  main  sur  son  ami  don  Cornelio  Lantejas,  que  personne 
ne  connaissait  à  Tépic ,  et  j'aurais  volontiers  soupçonné 
que  l'existence  de  cet  homme  était  aussi  problématique  que 
les  affaires  du  capitaine,  si  heureusement  le  hasard  ne  m'eût 
mis  sur  la  trace  du  compagnon  de  Morelos. 

\ .  Ravine. 


INTRODUCTION.  4  3 

r  Don  Ruperto  se  dérange ,  me  dit,  le  matin  du  jour  sui- 
vant, notre  hôtesse  dona  Faustina  d'un  air  évidemment 
contrarié;  il  mangera  ses  galettes  de  maïs  au  piment  {tor- 
tillas enchiladas)  et  ses  haricots  rouges  glacés,  et  par  con- 
séquent détestables. 

—  En  effet,  répondis-je  en  m'asseyant  seul  à  la  table  du 
déjeuner  ;  le  capitaine  est  parti  ce  matin  de  si  bonne  heure 
que  je  ne  l'ai  pas  entendu  s'habiller  ;  mais,  quant  à  son  re- 
pas.... » 

Je  n'achevai  pas  par  politesse,  mais  je  pensai  que  peu 
m'eût  importé ,  à  moi ,  de  manger  chaude  ou  froide  l'horrible 
chère  à  laquelle  tout  voyageur  est  condamné  sur  la  terre 
mexicaine. 

«  Quant  aux  habitudes  irrégulières  du  seigneur  Gastanos, 
repris-je ,  il  ne  faut  pas  s'en  étonner  ;  un  ancien  guérillero 
de  l'Indépendance  n'est  pas  tenu  à  tant  d'exactitude. 

—  Cela  n'y  fait  rien,  répondit  dona  Faustina;  nous  avons 
ici  le  presbitero  don  Lucas  Alacuesta,  qui,  pour  avoir  fait  en 
partisan  toutes  les  campagnes  de  l'illustre  Morelos,  n'en  est 
pas  moins  aujourd'hui  le  modèle  des  chanoines. 

—  Un  compagnon  de  Morelos  !  m'écriai-je  ;  pourquoi  ne 
me  l'avez-vous  pas  dit  plus  tôt? 

—  Quel  intérêt  prenez-vous  à  cela? 

—  Celui  de  satisfaire  un  désir  qui  est  né  chez  moi  sur  le 
champ  de  bataille  du  pont  de  Caldéron.  Je  me  suis  mis  en 
tête,  depuis  quelques  jours,  de  trouver  des  témoins  ocu- 
laires et  des  acteurs  de  la  guerre  de  l'Indépendance,  qui 
puissent  me  la  raconter  depuis  son  origine  jusqu'à  sa  fin. 
J'ai  fouillé  le  capitaine  comme  une  vieille  chronique,  je  l'ai 
épuisé,  et  je  cherche  un  nouveau  livre  vivant  pour  le  feuil- 
leter. Vous  ne  connaissez  pas  le  seigneur  don  Cornelio  Lan- 
tejas  ? 

—  Pas  le  moins  du  inonde. 

—  Eh  bien  !  don  Lucas  le  remplacera  pour  moi.  » 


4  4  COSTAL  L'INDIEN. 

Là-dessus,  comme  je  finissais  de  déjeuner,  don  Ruperto 
était  de  retour. 

ce  Au  diable  les  tortillas  et  les  haricots  !  s'écria  le  capi- 
taine en  réponse  aux  reproches  de  l'hôtesse.  Je  viens  d'en 
manger  à  discrétion,  et  arrosés  d'une  vieille  bouteille  d'un 
vin  de  Catalogne  à  couper  par  tranches  comme  une  san- 
dia1.  J'ai  fait  un  déjeuner  de  chanoine.  Savez-vous  chez 
qui?  ajouta  le  guérillero  en  s'adressant  à  moi. 

—  Chez  don  Lucas  Alacuesta,  répondis-je  au  hasard. 

—  Précisément,  autrement  chez  don  Cornelio  Lantejas, 
qui  a  changé  de  nom  en  changeant  de  condition ,  ce  qui  fait 
que,  sans  un  hasard  auquel  vous  n'êtes  pas  étranger,  je  ne 
l'aurais  pas  rencontré  d'ici  au  jour  du  jugement,  ce  diable 
de  chanoine  ne  sortant  jamais.  Qui  m'eût  dit  qu'un  ancien 
soldat  de  l'Indépendance  eût  pu  changer  ainsi?  Au  fait,  nous 
avons  eu  tant  de  curés  qui  sont  devenus  généraux,  qu'il  est 
tout  naturel  de  voir  un  capitaine  d'insurgés  se  faire  curé 
par  compensation.  » 

Comme  complément  prochain  à  ces  premiers  renseigne- 
ments, don  Ruperto  m'annonça  que  nous  étions  tous  deux 
invités  à  dîner  le  jour  même  chez  son  ami  le  chanoine,  qui 
mettait  obligeamment  à  ma  disposition  sa  table  et  ses  sou- 
venirs. 

J'acceptai  avec  empressement  l'offre  gracieuse  qui  m'était 
faite,  et,  trois  heures  venues,  je  me  dirigeai,  sous  la  con- 
duite du  capitaine,  vers  la  maison  du  seigneur  don  Lucas 
Alacuesta.  Elle  était  située  à  l'extrémité  de  la  ville  et  con- 
tiguë  à  un  vaste  jardin  ;  le  tout  était  enclos  de  hautes  et 
longues  haies  de  cactus  cierges  [organos). 

Je  supprime  tous  les  détails  inutiles  pour  ne  parler  que 
de  l'hôte  que  je  trouvai.  C'était  un  petit  homme  de  cin- 
quante ans  environ,  alerte,  affable  à  l'extrême,  fort  peu  oc- 

i.  Pastèque. 


INTRODUCTION.  45 

cupé  des  intérêts  du  chapitre  dont  il  était  membre,  et  se  li- 
vrant en  revanche  avec  ardeur  aux  soins  du  jardinage  et  à 
la  recherche  des  insectes  pour  enrichir  sa  collection  ;  rien 
ne  rappelait  chez  lui,  comme  chez  le  guérillero  Castanos, 
l'ancien  insurgé  qui  avait  pris  une  part  glorieuse  à  une 
longue  guerre  d'extermination. 

Je  passerai  également  sur  le  dîner  pour  arriver  tout  de 
suite  au  moment  où,  vers  cinq  heures  du  soir,  le  chanoine , 
don  Ruperto  et  moi,  nous  fûmes  nous  asseoir  à  une  table 
rustique  dressée  au  fond  du  jardin,  sous  une  tonnelle  de 
passiflores.  Tout  autour,  des  dahlias  à  l'état  sauvage  (on  sait 
que  le  Mexique  est  leur  patrie)  dressaient  leurs  tiges  grêles 
et  leurs  petites  fleurs  multicolores;  au-dessus  de  la  ton- 
nelle, de  magnifiques  orangers,  pliant  sous  le  poids  de  leurs 
fruits,  formaient  un  double  et  délicieux  ombrage.  Sur  la 
table,  le  café  fumait  dans  des  tasses  de  Chine,  et  un  brasero 
d'argent,  où  des  charbons  ardents  se  couvraient  petit  à  petit 
d'une  cendre  blanche,  invitait  à  allumer  des  cigares  de 
Guayaquil,  empilés  sur  une  assiette  comme  un  bûcher  odo- 
riférant. 

«  Oserais-je  vous  demander,  seigneur  don  Lucas,  dis-je 
au  chanoine  pour  entrer  en  matière ,  si  c'est  une  vocation 
spéciale  qui  a  converti  en  vous  le  soldat  en  homme  d'Église? 

—  C'est  tout  le  contraire,  répondit  le  chanoine  :  au  mo- 
ment où  je  me  disposais  à  entrer  dans  les  ordres ,  sans 
penser  qu'il  y  eût  en  moi  l'étoffe  d'un  soldat,  une  suite  de 
hasards  singuliers  m'a  toujours  jeté  malgré  moi  pendant, 
cinq  ans  dans  le  tumulte  des  batailles.  Certes,  si  l'obstina- 
tion du  sort  à  m'éloigner  constamment  du  but  au  moment 
où  j'étais  prêt  de  l'atteindre  eût  eu  à  lutter  contre  une  vo- 
cation moins  déterminée,  elle  l'eût  sans  doute  éteinte.  Mais 
les  circonstances  eurent  à  combattre  contre  la  nature,  et  la 
nature  finit  par  l'emporter  sur  les  circonstances,  quelque 
obstinément  fortuites  qu'aient  été  ces  dernières.  » 


J6  COSTAL  L'INDIEN. 

Je  pensai  que  ce  préambule  allait  ouvrir  l'histoire  du  cha- 
noine, dans  laquelle  Morelos  devait  nécessairement  figurer; 
j'allumai  silencieusement  un  cigare;  le  capitaine  m'imita, 
tandis  que  don  Lucas  acheva  de  vider  sa  tasse. 

Je  ne  m'étais  pas  trompé  :  le  seigneur  Alacuesta  com- 
mença un  récit  qu'il  n'interrompit  que  lorsque  la  nuit  fut 
tout  à  fait  close.  Il  voulut  bien  toutefois  m,e  promettre  de  le 
reprendre  le  lendemain.  Il  tint  parole,  et  le  continua  pen- 
dant plusieurs  jours  consécutifs,  toujours  avec  la  même  com- 
plaisance. C'est  dans  cette  suite  de  récits  que  j'ai  en  grande 
partie  puisé  les  divers  faits  que  je  vais  exposer  au  lecteur. 
Les  aventures  du  chanoine  avaient  pour  moi  un  double  at- 
trait. Elles  achevaient ,  en  premier  lieu ,  de  m'initier  aux 
principaux  événements  de  la  guerre  de  l'Indépendance  ,  et 
ensuite  elles  faisaient  successivement  passer  sous  mes  yeux 
les  portraits  d'après  nature  des  étranges  ou  bizarres  per- 
sonnages qui  en  avaient  été,  les  uns  les  fondateurs  illustres, 
et  les  autres  les  acteurs  inconnus.  Parmi  ceux  de  ces  per- 
sonnages qui  ont  légué  un  nom  glorieux  à  l'histoire  figurait 
au  premier  plan ,  ainsi  que  je  m'y  étais  attendu ,  le  général 
Morelos  ;  puis  ensuite,  dans  le  nombre  de  ceux  dont  l'his- 
toire n'enregistrera  pas  le  dévouement ,  je  retrouvai,  sans  y 
être  aucunement  préparé,  le  singulier  voyageur  de  la  Sierra 
Madré,  Costal,  l'Indien  zapotèque,  marquant  d'une  étrange 
manière  dans  l'étrange  épopée  du  chanoine  Alacuesta. 


COSTAL  L'INDIEN.  17 


PREMIERE    PARTIE, 


LE  DRAGON   DE   LA   REINE. 


CHAPITRE    PREMIER. 

Les  deux  voyageurs. 

Les  idées  révolutionnaires  que  la  France  avait  jetées  à 
l'Europe  en  1789  ne  devaient  pas  tarder  à  franchir  les  mers 
et  à  se  répandre  dans  toute  l'Amérique  espagnole ,  quand  bien 
même  l'exemple  d'affranchissement  antérieurement  donné  par 
les  États-Unis  n'eût  pas  déjà  fait  songer  les  colonies  de 
l'Espagne  à  proclamer  à  leur  tour  leur  indépendance  de  la 
métropole. 

En  effet ,  au  commencement  de  ce  siècle  ,  l'Amérique  de. 
Sud  tout  entière  avait  secoué  le  joug  de  la.  cour  de  Madrid  . 
qui  ne  possédait  déjà  plus  dans  le  nouveau  monde,  du  moins 
sans  combats,  que  l'Amérique  centrale  et  le  Mexique. 

Cependant,  pour  prévenir  toute  tentative  de  soulèvement, 
le  vice-roi  de  la  Nouvelle-Espagne ,  don  José  Iturrigaray . 
avait  sagement  jugé  nécessaire  de  faire  au  Mexique  d'assez 
larges  concessions  politiques  et  d'appeler  les  créoles  mexi- 
cains à  jouir  des  droits  qu'on  leur  avait  refusés  jusqu'alors. 
200  b 


18  COSTAL  L'INDIEN. 

Malheureusement  les  Espagnols  établis  dans  le  pays  ,  consi- 
dérant ces  concessions  comme  la  ruine  de  leurs  antiques 
privilèges ,  se  soulevèrent  contre  le  vice-roi ,  s'emparèrent 
de  sa  personne  et  l'envoyèrent  en  Espagne  pour  y  rendre 
compte  de  sa  conduite.  Toutes  les  franchises  accordées  par 
lui  furent  retirées  ,  et  le  Mexique  fut  replongé  dans  l'ancien 
ordre  de  choses. 

Ces  événements  avaient  lieu  en  1 808,  et,  quoique  d'un  jour 
à  l'autre  l'on  dût  s'attendre  à  voir  la  colonie  essayer  de  re- 
conquérir les  droits  dont  elle  avait  été  frustrée,  deux  ans  de 
tranquillité  apparente  avaient  si  complètement  rassuré  les  es- 
prits ,  que  la  conspiration  d'Hidalgo  et  le  soulèvement  qu'il 
excita  en  septembre  4  84  0  les  jetèrent  dans  une  stupéfaction 
profonde. 

C'était  par  les  prêtres  que  l'Espagne  avait  principalement 
dominé  le  Mexique  pendant  trois  cents  ans  ;  c'étaient  les 
prêtres  aussi  qui ,  par  un  juste  retour  des  choses  d'ici-bas  , 
devaient  affranchir  le  Mexique  du  joug  de  l'Espagne.  Au 
commencement  du  mois  d'octobre  suivant,  le  curé  Hidalgo 
comptait  déjà  près  de  cent  mille  combattants ,  mal  armés ,  il 
est  vrai ,  mais  que  le  nombre  ne  laissait  pas  de  rendre  redou- 
tables. Cette  masse  d'insurgés,  qui  se  répandait  partout  comme 
un  torrent  et  menaçait  de  s'accroître  encore ,  portait  la  con- 
sternation dans  Mexico,  siège  du  gouvernement  colonial,  et 
jetait  quelque  confusion  dans  les  idées  des  créoles  eux-mêmes. 
Tous  fils  d'Espagnols ,  les  uns ,  en  considération  des  liens  du 
sang,  se  croyaient  tenus  à  combattre  l'insurrection  ;  les  autres, 
ne  songeant  qu'à  l'affranchissement  du  pays  qui  les  avait  vus 
naître ,  croyaient  de  leur  devoir  de  prendre  fait  et  cause  pour 
les  insurgés.  Cette  dissidence  d'opinion  ne  se  rencontrait  du 
reste  que  dans  les  familles  créoles  riches  ou  puissantes  ;  le 
peuple,  blanc,  métis  ou  indien,  n'hésitait  pas  à  se  ranger 
du  côté  d'Hidalgo. 

Les  Indiens  surtout ,  plus  asservis  encore  que  les  créoles , 


COSTAL  L'INDIEN.  19 

espéraient  qu'une  ère  nouvelle  allait  s'ouvrir  pour  eux,  et 
quelques-uns  déjà  rêvaient  le  retour  de  leur  ancienne  splen- 
deur. 

Tel  était  l'état  politique  et  moral  de  la  Nouvelle-Espagne  à 
l'époque  où  s'ouvre  ce  récit,  c'est-à-dire  au  commencement 
du  mois  d'octobre  de  l'année  1810. 

Un  matin ,  à  l'heure  où  sous  les  tropiques  la  chaleur  du  jour 
succède  brusquement  à  la  fraîcheur  des  nuits ,  vers  neuf 
heures,  un  cavalier  suivait  solitairement  non  pas  la  route, 
car  il  n'y  en  a  pas  de  bien  distinctement  tracée,  mais  les 
plaines  sans  fin  qui  conduisent  des  limites  de  l'État  de  Vera- 
Gruz  à  celui  de  Oajaca.  Pour  traverser  un  pays  en  guerre 
civile  et  dans  lequel ,  en  ne  comptant  pas  les  rôdeurs  de  pro- 
fession, toujours  prêts  à  dépouiller  les  passants  sans  accep- 
tion de  parti,  on  est  continuellement  exposé  à  rencontrer  un 
ennemi,  le  voyageur  en  question  était  assez  pauvrement 
armé  et  encore  plus  pauvrement  monté. 

Un  sabre  courbe ,  à  fourreau  de  fer  aussi  rouillé  que  s'il 
eût  longtemps  séjourné  dans  le  fond  de  quelque  rivière ,  était 
passé  entre  sa  jambe  et  le  cuir  de  sa  selle,  pour  éviter  ainsi 
les  meurtrissures  que  le  poids  d'une  arme  semblable  fait 
éprouver  aux  hanches  du  cavalier.  Ce  sabre  était  le  seul 
moyen  de  défense  dont  celui-ci  parût  pouvoir  disposer,  en 
supposant  toutefois  que  la  rouille  n'eût  pas  cloué  la  lame  au 
fourreau. 

Le  cheval  sur  lequel  le  voyageur  cheminait  assez  pénible- 
ment au  pas,  malgré  les  coups  d'éperon  dont  il  n'était  pas 
avare ,  avait  sans  doute  appartenu  à  quelque  picador  de  toros 
(toréador  à  cheval),  à  en  juger  par  les  cicatrices  nombreuses 
dont  ses  flancs  et  son  poitrail  étaient  sillonnés.  C'était  tout 
au  moins  une  bête  de  rebut,  maigre  et  rétive,  et  que  celui 
qui  l'eût  achetée  cinq  piastres  eût  payée  le  double  de  sa 
valeur. 

Le  cavalier  portait  une  veste  d'étoffe  blanchâtre ,  des  cal- 


20  COSTAL  L'INDIEN. 

zoneras  !  de  velours  de  coton  olive ,  des  bottines  de  peau 
de  chèvre  imitant  le  cuir  de  Gordoue.  Il  était  petit,  mince  et 
chétif,  paraissant  tout  au  plus  âgé  de  vingt-deux  ans;  son 
chapeau  de  feuilles  de  palmier  ombrageait  de  ses  larges  bords 
une  figure  d'une  expression  douce  et  prévenante  et  d'une 
naïveté  peut-être  excessive ,  si  deux  yeux  vifs  et  spirituels , 
brillant  dans  des  orbites  enfoncés,  n'en  eussent  singulière- 
ment relevé  l'expression.  Il  était  évident  que  cette  bonhomie 
ne  prenait  sa  source  que  dans  la  mansuétude  du  caractère 
et  non  pas  dans  un  défaut  d'intelligence.  Une  bouche  fine, 
parfois  railleuse  et  en  accord  parfait  avec  la  vivacité  du  re- 
gard, indiquait  que  le  jeune  voyageur  pouvait  au  besoin  met- 
tre une  repartie  caustique  au  service  d'une  grande  finesse 
d'observation. 

Pour  le  moment,  l'expression  dominante  de  sa  physiono- 
mie était  celle  d'un  désappointement  complet  mêlé  d'une 
forte  dose  d'inquiétude. 

Le  paysage  était  de  nature  à  justifier  cette  appréhension 
de  la  part  d'un  cavalier  solitaire  comme  celui-ci. 

Des  plaines  sans  fin  s'étendaient  devant  lui;  un  terrain 
calcaire ,  hérissé  d'aloès  et  de  raquettes  épineuses  auxquels 
se  mêlaient  quelques  herbes  jaunies,  présentait  l'aspect  le 
plus  monotone  et  le  plus  triste.  De  distance  en  distance,  de 
•légers  tourbillons  d'une  poussière  blanchâtre  s'élevaient  et 
s'affaissaient  tour  à  tour.  Des  cabanes  disséminées  de  loin 
en  loin  étaient  vides  et  abandonnées ,  et  l'ardeur  du  soleil , 
le  manque  d'eau ,  la  solitude  profonde  de  ces  steppes  pou- 
dreuses ,  portaient  le  découragement  et  la  peur  dans  l'âme 
du  jeune  cavalier. 

Quoiqu'il  éperonnât  son  cheval  le  plus  consciencieusement 
qu'il  lui  fût  possible,  l'animal  fatigué  ne  quittait  son  pas  que 
pour  prendre ,  pendant  une  minute  ou  deux  seulement .  un 

t .  Sorte  de  pantalons. 


COSTAL  L'INDIEN.  21 

petit  trot  désagréable  qui  paraissait  être  sa  plus  fougueuse 
allure.  Les  efforts  du  cavalier  n'aboutissaient  qu'à  couvrir 
son  front  d'une  sueur  d'épuisement  et  d'angoisse,  qu'il  était  à 
chaque  instant  forcé  d'éponger  avec  son  mouchoir. 

«  Maudite  bête!  »  s'écriait-il  parfois  avec  fureur.  Mais  le 
cheval  restait  insensible  aux  injures  de  son  maître,  comme 
aux  sollicitations  incessantes  de  ses  éperons.  Alors  celui-ci 
comparait  tristement,  en  se  retournant  sur  sa  selle,  l'espace 
qu'il  avait  franchi  avec  celui  qui  lui  restait  à  traverser  en- 
core pour  sortir  de  ces  savanes  désolées  ;  puis  il  s'aban- 
donnait avec  une  sorte  de  désespoir  à  l'allure  pacifique  de 
sa  monture. 

Le  jeune  cavalier  marcha  encore  longtemps  dans  cet  état 
alternatif  d'exaspération  et  d'oppression  d'esprit,  jusqu'au 
moment  où  le  soleil ,  devenu  presque  perpendiculaire ,  an- 
nonça l'heure  de  midi.  La  chaleur  croissait  à  mesure  que  le 
soleil  montait,  et,  pour  comble  de  malheur,  la  brise  tombée 
avait  même  cessé  de  soulever  la  poussière.  Les  tiges  dessé- 
chées des  herbes  restaient  dans  une  immobilité  complète,  et 
le  cheval  épuisé  menaçait  de  rester  immobile  comme  elles. 

Consumé  de  soif,  accablé  de  fatigue,  le  cavalier  mit  pied 
à  terre ,  et,  laissant  la  bride  sur  le  cou  de  sa  monture  inca- 
pable de  trahir  sa  confiance  en  se  sauvant ,  il  s'avança  vers 
un  massif  de  nopals,  espérant  y  trouver  quelques  fruits  pour 
se  désaltérer.  Le  hasard  voulut  que  son.  espoir  ne  fût  pas 
trompé,  et,  après  avoir  cueilli  et  dépouillé  de  leur  enveloppe 
épineuse  une  douzaine  de  figues  de  Barbarie,  dont  la  pulpe 
fade  mais  juteuse  rafraîchit  sa  bouche  desséchée,  le  cavalier 
remonta  sur  sa  bête  et  reprit  sa  route  interrompue. 

Il  était  près  de  trois  heures  quand  le  voyageur  isolé  attei- 
gnit enfin  un  petit  village  situé  à  quelque  distance  des  plai- 
nes interminables  qu'il  achevait  de  parcourir.  Mais,  comme 
dans  tous  ceux  qu'il  avait  rencontrés  depuis  un  jour,  ies  ca- 
banes en  étaient  désertes  et  abandonnées;  sans  pouvoir  ap- 


22  COSTAL  L'INDIEN. 

prendre  le  motif  de  cette  désertion  générale  ,  le  voyageur 
continua  son  chemin. 

Chose  étrange  !  loin  de  toute  rivière  ou  de  tout  cours  d'eau, 
il  trouvait  de  temps  à  autre,  et  à  son  profond  étonnement, 
des  canots ,  des  pirogues ,  hissés  au  sommet  des  arbres  ou 
suspendus  à  leurs  grosses  branches ,  et  personne  pour  lui 
expliquer  ces  bizarreries. 

Enfin ,  à  sa  grande  joie ,  le  bruit  des  sabots  d'un  cheval 
vint  tout  à  coup  troubler  le  lugubre  silence  de  ces  solitudes. 
La  terre  desséchée  résonnait  derrière  lui.  C'était  signe  qu'un 
voyageur,  encore  invisible  grâce  aux  détours  d'un  chemin 
qui  tournait  deux  talus  escarpés,  allait  bientôt  le  rejoindre. 

Au  bout  de  quelques  instants ,  en  effet ,  un  cavalier  se 
montra  et  ne  tarda  pas  à  prendre  place  à  son  côté  le  long 
de  la  route ,  tout  juste  assez  large  pour  que  deux  chevaux 
pussent  y  cheminer  de  front. 

«  Santos  Dias  !  dit  le  nouveau  venu  en  portant  la  main  à 
son  chapeau. 

—  Santos  Dias!  »  répondit  poliment  le  second  en  soulevant, 
le  sien  à  son  tour. 

La  rencontre  de  deux  voyageurs  au  milieu  d'une  solitude 
profonde  est  toujours  un  événement,  et  ceux-ci  se  considé- 
rèrent avec  une  curiosité  mutuelle. 

Le  cavalier  était  un  jeune  homme  qui  paraissait  âgé  tout 
au  plus  de  vingt-quatre  ou  vingt-cinq  ans ,  et  la  conformité 
d'âge  à  peu  près  était  la  seule  que  les  deux  voyageurs  eus- 
sent entre  eux.  La  stature  du  dernier  arrivé  était  élevée,  ro- 
buste et  pleine  d'élégance  à  la  fois.  Ses  traits  réguliers  et 
vigoureusement  accentués ,  le  feu  de  ses  yeux  noirs ,  la  mo- 
bilité de  ses  épaisses  moustaches  et  son  teint  bronzé,  indi- 
quaient de  violentes  passions  et  portaient  l'empreinte  éner- 
gique du  sang  arabe  d'où  sont  sorties  tant  de  familles 
espagnoles. 

Il  montait  un  cheval  bai-brun  dont  les  formes  élancées  et 


COSTAL  L'INDIEN.  23 

nerveuses  trahissaient  la  même  origine  orientale  que  celle 
de  son  cavalier.  Celui-ci  le  maniait  avec  une  aisance  parfaite 
et  paraissait  inébranlable  sur  sa  selle,  au  pommeau  de  la- 
quelle était  suspendu  un  mousqueton  ;  une  rapière  à  deux  tran- 
chants et  à  fourreau  de  cuir  pendait  au  crochet  de  son  cein- 
turon, de  cuir  fauve  comme  les  brodequins  armés  de  longs 
éperons  dont  ses  pieds  étaient  chaussés  sous  ses  larges 
cahoneras  de  velours  violet. 

Une  veste  de  batiste  écrue  appropriée  à  la  chaleur  du  cli- 
mat et  un  chapeau  de  laine  de  vigogne  à  galons  d'or  com- 
plétaient un  costume  moitié  militaire  moitié  bourgeois. 

ce  Avez-vous  une  longue  traite  à  fournir  sur  ce  cheval  ?  de- 
manda-t-il  en  jetant  un  coup  d'oeil  de  côté  sur  la  chétive 
monture  du  voyageur  qu'il  venait  de  joindre  et  en  contenant 
l'ardeur  de  la  sienne. 

—  Non,  grâce  à  Dieu!  répondit  celui-ci;  car,  si  je  ne  me 
trompe,  je  dois  être  à  moins  de  six  lieues  de  l'hacienda  de 
San-Salvador,  qui  est  le  but  de  mon  voyage. 

—  N'est-elle  pas  voisine  de  celle  de  Las  Palmas? 

—  Elle  n'en  est  guère  qu'à  deux  lieues. 

—  Alors  nous  suivons  la  même  route ,  reprit  le  nouveau 
venu  ;  seulement  je  crains  bien  que  nous  ne  la  suivions  à 
quelque  dislance  l'un  de  l'autre,  car  votre  cheval  ne  paraît 
pas  pressé  d'arriver,  ajouta-t-il  en  souriant. 

—  C'est  vrai ,  répondit  le  jeune  homme  en  souriant  aussi, 
et,  pendant  le  voyage,  j'ai  plus  d'une  fois  maudit  l'économie 
avec  laquelle  monsieur  mon  père  a  jugé  à  propos  de  me 
pourvoir  d'un  cheval  échappé  aux  cornes  des  taureaux  du 
cirque  de  Valladolid ,  ce  qui  fait  que  le  pauvre  animal  ne 
peut  voir  même  une  vache  à  l'horizon  sans  prendre  aussitôt 
la  fuite. 

—  Et  vous  venez  de  Valladolid  sur  cette  triste  bête? 

—  En  droite  ligne,  seigneur  cavalier,  mais  en  deux  mois 
de  route.  » 


±1  COSTAL  L'INDIEN. 

En  ce  moment,  le  maigre  cheval  du  jeune  voyageur,  animé 
par  la  présence  d'un  compagnon ,  sembla  se  piquer  d'hon- 
neur et  fit  un  effort  qui ,  secondé  par  la  complaisance  du  ca- 
valier aux  moustaches  noires ,  lui  permit  de  se  maintenir  à 
son  niveau.  Les  deux  voyageurs  eurent  ainsi  le  loisir  de  con- 
tinuer leur  conversation  commencée. 

«  À  courtoisie ,  courtoisie  et  demie ,  reprit  le  nouvel  arri- 
vant ;  vous  avez  bien  voulu  me  dire  que  vous  veniez  de  Val- 
ladolid,  je  vous  dirai  à  mon  tour  que  je  viens  de  Mexico, 
et  que  mon  nom  est  don  Rafaël  Tres-Yillas ,  capitaine  aux 
dragons  de  la  reine. 

—  Et  le  mien,  Cornelio  Lantejas,  étudiant  de  l'université 
de  Valladolid. 

—  Eh  bien  !  seigneur  don  Cornelio ,  pourriez-vous  me 
donner  le  mot  d'une  énigme  que  je  n'ai  pu  demander  à  per- 
sonne, faute  d'avoir  depuis  deux  jours  rencontré  âme  qui 
vive  dans  ce  maudit  pays?  Comment  expliquez-vous  cette 
solitude  complète,  ces  villages  sans  habitants  et  ces  canots 
suspendus  aux  branches  des  arbres,  dans  une  contrée  où 
l'on  peut  faire  dix  lieues  sans  trouver  une  goutte  d'eau? 

—  Je  ne  l'explique  pas  du  tout ,  seigneur  don  Rafaël ,  et 
je  me  contente  d'avoir  horriblement  peur  de  cette  inexpli- 
cable singularité,  répondit  gravement  l'étudiant. 

—  Peur  !  s'écria  le  dragon,  et  de  quoi  ? 

—  J'ai  la  mauvaise  habitude  d'être  effrayé  des  dangers 
que  je  ne  connais  pas,  encore  plus,  s'il  est  possible,  que  de 
ceux  que  je  connais.  Je  crains  que  l'insurrection  n'ait  aussi 
gagné  cette  province ,  bien  qu'on  m'ait  assuré  qu'elle  était 
tranquille,  et  que  les  habitants  effrayés  n'aient  abandonné 
leurs  demeures  pour  fuir  quelque  parti  d'insurgés  qui  bat- 
tent la  campagne. 

—  De  pauvres  diables  n'ont  pas  l'habitude  de  fuir  les  ma- 
raudeurs ,  reprit  le  capitaine  ;  puis  les  gens  de  la  campagne 
n'ont  pas  à  craindre  ceux  qui  suivent  la  bannière  de  l'insur- 


COSTAL  L'INDIEN.  25 

rection,  et,  en  tous  cas,  ce  n'est  pas  pour  naviguer  au  mi- 
lieu de  ces  plaines  sablonneuses  que  ces  canots  et  ces  pi- 
rogues sont  accrochés  aux  branches  des  arbres  ;  il  y  a  donc 
une  autre  cause  à  la  panique  générale  qui  semble  avoir 
soufflé  un  esprit  de  vertige  dans  ce  pays  :  j'avoue  toutefois 
que  je  ne  la  devine  pas.  » 

Les  deux  voyageurs  continuèrent  un  instant  leur  route  en 
silence,  préoccupés  l'un  et  l'autre  du  singulier  mystère  qui 
semblait  les  entourer  et  dont  aucune  explication  ne  s'offrait 
à  leur  esprit. 

Le  dragon  reprit  le  premier  la  parole. 

«  Vous  qui  venez  de  Valladolid,  seigneur  don  Cornelio, 
lui  dit-il,  pouvez-vous  me  donner  quelque  nouvelle  plus  ré- 
cente que  les  miennes  des  progrès  et  de  la  marche  d'Hidalgo 
et  de  son  armée? 

—  Aucune,  reprit  Lantejas.  Vous  oubliez  que,  grâce  à  la 
lenteur  de  mon  cheval,  il  y  a  deux  mois  que  je  suis  en 
route.  A  mon  départ  de  Valladolid,  on  ne  pensait  pas  plus  à 
l'insurrection  qu'au  déluge,  et  je  n'en  sais  que  ce  que  m'ont 
appris  les  bruits  publics,  autant  qu'on  peut  les  divulguer 
toutefois  sans  crainte  de  la  très-sainte  inquisition  ;  mainte- 
nant, si  nous  devons  en  croire  le  mandement  de  monsei- 
gneur l'évèque  de  Oajaca,  l'insurrection  ne  doit  pas  trouver 
beaucoup  de  partisans. 

—  Et  pourquoi  cela?  dit  le  dragon  avec  une  certaine 
hauteur,  qui  prouvait  que,  sans  avoir  fait  connaître  encore 
son  opinion  politique ,  la  cause  de  l'émancipation  du  pays 
ne  devait  pas  compter  un  ennemi  dans  sa  personne. 

—  Pourquoi  cela?  reprit  naïvement  l'étudiant ,  parce  que 
monseigneur  Bergosa  y  Jordan  les  excommunie  et  affirme 
que,  avant  qu'il  soit  peu ,  chaque  insurgé  sera  reconnais- 
sable  aux  cornes  et  aux  pieds  fourchus  qui  ne  manqueront 
pas  de  lui  pousser.  » 

Loin  de  sourire  de  la  naïve  crédulité  du  jeune  étudiant- 


26  COSTAL  L'INDIEN. 

le  capitaine  secoua  la  tête  d'un  air  mécontent,  tandis  que 
sa  moustache  noire  se  hérissa  d'indignation. 

ce  Oui ,  dit-il  comme  en  se  parlant  à  lui-même ,  c'est  ainsi 
que  nos  prêtres  savent  combattre  :  par  la  calomnie  et  le 
mensonge  et  en  pervertissant  les  esprits  des  créoles  par  le 
fanatisme  et  la  superstition.  »  Puis  il  ajouta  à  haute  voix  : 
«Ainsi  vous,  seigneur  Lantejas,  vous  craindriez  de  vous 
enrôler  dans  les  rangs  des  insurgés,  pour  ne  pas  porter  ces 
ornements  diaboliques? 

—  Dieu  m'en  préserve  !  s'écria  l'étudiant  ;  n'est-ce  pas  là 
un  article  de  foi?  et  qui,  d'ailleurs,  doit  mieux  se  connaître 
en  ces  sortes  de  choses  qu'un  respectable  évêque  comme 
monseigneur  de  Oajaca?  Du  reste,  s'empressa-t-il  de  re- 
prendre à  l'aspect  de  l'éclair  de  colère  qui  brilla  dans  l'œil 
de  son  compagnon  de  route ,  je  suis  d'un  caractère  tout  pa- 
cifique, prêt  à  entrer  dans  les  saints  ordres,  et,  quelque 
parti  que  j'embrasse,  ce  sera  par  la  prière  seulement  que 
j'essayerai  de  le  faire  triompher.  L'Église  a  horreur  du 
sang.  » 

Tandis  que  l'étudiant  parlait  ainsi,  l'officier  jetait  sur  lui 
un  regard  qui  semblait  exprimer  peu  de  regrets  de  ne  pou- 
voir enrôler  dans  celui  des  deux  partis  qui  avait  gagné  ses 
secrètes  sympathies  un  maigre  et  chétif  champion  comme 
ce  jeune  homme. 

«  Est-ce  pour  passer  votre  thèse  que  vous  vous  rendez  à 
Oajaca?  demanda  le  dragon. 

—  Non  pas ,  répondit  Lantejas  ;  si  je  vais  à  l'hacienda  de 
San-Salvador,  c'est  pour  obéir  à  la  volonté  paternelle.  Ce 
riche  domaine  appartient  à  un  de  mes  oncles,  un  frère  de 
monsieur  mon  père ,  qui  m'envoie  vers  lui  pour  rappeler  à 
son  souvenir  qu'il  est  veuf,  riche  et  sans  enfants,  et  qu'il 
a  une  demi-douzaine  de  neveux  à  pourvoir.  Qu'y  faire  ?  Mon 
honoré  père  a  la  faiblesse  d'être  plus  attaché  aux  biens  de 
ce  monde  qu'il  ne  conviendrait  peut-être,  et  j'ai  dû  me  ré- 


COSTAL  L'INDIEN.  27 

signer  à  faire  deux  cents  lieues  pour  aller  sonder  les  dispo- 
sitions de  l'oncle  en  question  à  notre  égard. 

—  Ainsi  que  la  valeur  de  son  domaine,  sans  doute  ? 

—  Oh  !  sur  ce  point,  nous  savons  parfaitement  à  quoi  nous 
en  tenir,  bien  que  nous  n'y  soyons  jamais  allés  ni  les  uns 
ni  les  autres,  répondit  le  jeune  étudiant  avec  une  franchise 
qui  faisait  plus  d'honneur  à  son  cœur  qu'à  sa  discrétion.  En 
attendant,  continua-t-il,  jamais  neveu  plus  affamé  ne  se  sera 
présenté  chez  un  oncle  ;  car,  grâce  à  cette  désertion  inex- 
plicable des  villages  que  j'ai  traversés  et  aux  soins  qu'ont 
pris  leurs  habitants  d'emporter  avec  eux  jusqu'au  plus  chétif 
poulet,  il  y  a  peu  de  chacals  dans  ces  environs  plus  à  jeun 
que  je  ne  le  suis  moi-même.  » 

Le  dragon  était  dans  le  même  cas  que  l'étudiant  :  comme 
lui  depuis  deux  jours,  tandis  que  son  cheval  du  moins  pou- 
vait se  rassasier  à  l'aise  de  l'herbe  des  champs ,  des  jeunes 
pousses  de  maïs,  ou,  à  leur  défaut,  de  feuilles  d'arbres,  son 
cavalier,  lui,  n'avait  pu  se  nourrir  que  des  fruits  sauvages 
de  ces  plaines  désertées. 

Ce  retour  sur  leur  situation  présente  chassa  tout  à  coup 
jusqu'à  la  dernière  idée  de  dissentiment  politique,  et  la  plus 
complète  harmonie  régna  entre  les  deux  voyageurs  affamés. 

De  son  côté,  le  dragon  apprit  à  l'étudiant  que  ,  depuis 
l'emprisonnement  du  vice-roi,  Iturrigaray,  son  père,  gen- 
tilhomme espagnol,  s'était  retiré  dans  son  domaine  del  Valle, 
où  il  allait  le  rejoindre,  et  que  ce  domaine  lui  était  encore 
inconnu.  Moins  expansif  toutefois  que  l'étudiant  de  Vallado- 
lid,  le  capitaine  des  dragons  de  la  reine  ne  disait  pas  quels 
étaient,  au  fond,  les  véritables  motifs  de  son  voyage,  ainsi 
qu'on  le  verra  par  la  suite. 

Cependant  l'ardeur  momentanée  du  cheval  de  don  Cornelio 
se  calmait  petit  à  petit,  et,  peu  à  peu  aussi,  l'étudiant,  oc- 
cupé du  soin  incessant  de  jouer  de  la  cravache  et  de  l'épe- 
ron, laissa  languir  la  conversation ,  à  l'aide  de  laquelle  on 


28  COSTAL  L'INDIEN. 

trompe  les  longues  heures  du  voyage.  Le  soleil  commençait 
à  s'incliner  à  l'horizon  vers  le  couchant,  et  déjà  les  ombres 
des  cavaliers  s'allongeaient  sur  la  route  poudreuse,  tandis 
qu'à  la  cime  des  palmiers  les  cardinaux  au  plumage  écar- 
late  et  les  perruches  vertes  commençaient  à  siffler  leurs 
chansons  du  soir. 

La  soif,  aux  angoisses  plus  poignantes  encore  que  celles 
de  la  faim ,  redoublait  le  malaise  des  deux  voyageurs  ;  de 
temps  à  autre,  le  dragon  jetait  un  regard  d'impatience  sur 
le  cheval  de  l'étudiant,  et,  à  chaque  fois,  il  s'apercevait  que 
le  pauvre  animal,  épuisé  par  le  manque  d'eau,  ralentissait 
de  plus  en  plus  son  allure. 

De  son  côté ,  don  Cornelio  pensait  bien  que  son  compa- 
gnon de  route  résistait  généreusement  à  l'envie  de  lâcher 
la  bride  à  sa  monture  et  de  gagner ,  en  quelques  moments 
de  galop,  l'hacienda,  dont  trois  lieues  à  peine  le  séparaient, 
et  cette  appréhension  lui  faisait  redoubler  ses  efforts  pour 
maintenir  son  cheval  de  picador  au  niveau  du  bai-brun  de 
l'officier  des  dragons  de  la  reine. 

Le  voyage  se  poursuivit  ainsi  pendant  une  demi-heure 
encore  à  peu  près,  jusqu'à  l'instant  où  il  fut  évident  pour 
l'étudiant  que  sa  bête  devenait;  de  minute  en  minute,  moins 
capable  de  suivre  le  trot  de  route  le  plus  ordinaire. 

«  Seigneur  étudiant ,  dit  enfin  le  capitaine ,  avez-vous  lu 
parfois  de  ces  relations  de  naufrages  dans  lesquels  de  pau- 
vres diables ,  tourmentés  par  la  faim ,  tirent  entre  eux  au 
sort  pour  décider  quels  seront  ceux  qui  mangeront  les  autres? 

—  Hélas!  oui,  répondit  Lantejas  avec  un  certain  effroi  ; 
mais  je  ne  pense  pas  que  nous  en  soyons  encore  arrivés  à 
cette  épouvantable  extrémité. 

—  Caramba!  répliqua  très-sérieusement  Tres-Villas,  je 
me  sens  une  faim  à  dévorer  un  proche  parent  très-riche, 
surtout  si  j'en  héritais,  comme  vous  de  monsieur  votre  oncle 
de  l'hacienda  de  San-Salvador. 


COSTAL  L'INDIEN.  29 

—  Mais  nous  ne  sommes  pas  en  mer,  seigneur  capitaine, 
et  dans  un  canot  dont  nul  ne  peut  sortir.  » 

Le  capitaine  avait  cru  pouvoir  un  instant  s'amuser  aux 
dépens  du  jeune  homme  assez  crédule  pour  ajouter  foi  aux 
menaces  fulminées  par  l'évêque  Bergosa  y  Jordan  dans  un 
mandement  devenu  déjà  célèbre  ;  mais  il  était  loin  de  s'at- 
tendre à  voir  son  naïf  compagnon  de  voyage  prendre  aussi 
sérieusement  une  plaisanterie  dont  l'unique  but  était  de  lui 
faire  comprendre  la  nécessité  impérieuse  de  se  séparer  l'un 
de  l'autre,  dans  l'intérêt  même  de  celui  qui  restait  en  ar- 
rière. L'intention  du  dragon,  en  effet,  était  de  prendre  les 
devants  et  d'envoyer  de  la  prochaine  hacienda  à  l'étudiant 
un  cheval  de  rechange  avec  quelques  provisions  et  de  l'eau. 

Don  Cornelio  jeta  autour  de  lui  un  regard  d'angoisse ,  et . 
à  l'aspect  de  la  solitude  profonde  qui  l'environnait,  comme 
aussi  de  la  disproportion  de  ses  forces  avec  celles  du  ro- 
buste capitaine,  il  s'écria,  sans  pouvoir  dissimuler  un  fré- 
missement nerveux  : 

«  J'espère,  seigneur  capitaine,  que  vous  n'en  êtes  pas 
arrivé  à  ce  point  de  perversité.  Quant  à  moi,  si  j'étais  à 
votre  place,  monté  sur  un  cheval  de  la  vigueur  du  vôtre,  je 
piquerais  des  deux  jusqu'à  l'hacienda  de  Las  Palmas  ou  de 
San-Salvador,  sans  m'arrêter,  et  de  là  j'enverrais  du  secours 
au  compagnon  de  route  que  j'aurais  laissé  derrière  moi. 

—  C'est  votre  avis? 

—  Je  n'en  saurais  avoir  d'autre. 

—  Eh  bien  !  donc ,  s'écria  le  dragon ,  je  vais  suivre  votre 
conseil,  car,  à  dire  vrai,  je  me  faisais  quelque  scrupule  de 
vous  fausser  sitôt  compagnie.  » 

Don  Rafaël  tendit  la  main  à  l'étudiant. 

«  Seigneur  Lantejas,  continua-t-il ,  nous  nous  quittons» 
amis,  puissions-nous  ne  nous  rencontrer  jamais  comme 
ennemis!  qui  peut  prévoir  l'avenir?  Vous  semblez  disposé  à 
voir  de  mauvais  œil  les  tentatives  d'émancipation  d'un  pays 


30  COSTAL  L'INDIEN. 

asservi  depuis  trois  cents  ans,  et  moi,  peut-être  lui  offri- 
rai-je  mon  bras  et  au  besoin  ma  vie ,  pour  l'aider  à  con- 
quérir sa  liberté.  Adieu,  je  n'oublierai  pas  de  vous  envoyer 
du  secours.  » 

En  disant  ces  mots,  l'officier  serra  vigoureusement  les 
doigts  frêles  de  l'étudiant  en  théologie,  rendit  la  main  à  son 
cheval,  sans  avoir  besoin  de  lui  faire  sentir  l'éperon,  et  ne 
tarda  pas  à  disparaître  dans  un  nuage  de  poussière. 

«  Vive  Dieu!  se  dit  Lantejas  avec  un  soupir  de  soulage- 
ment, ce  Lestrygon  affamé  eût  été  capable  de  me  dévorer. 
Quant  à  me  trouver  jamais  sur  un  champ  de  bataille  en  face 
de  ce  Goliath  ou  de  tout  autre ,  j'en  défie  le  diable  et  ses 
cornes ,  car  bien  fin  celui  qui  fera  de  moi  un  soldat  pour  ou 
contre  l'insurrection.  » 

Et  l'étudiant  continua  sa  route  solitaire ,  comparativement 
enchanté  de  se  trouver  seul  après  le  danger  qu'il  s'imagi- 
nait avoir  couru,  sans  penser  qu'à  moins  d'une  fermeté  d'âme 
à  toute  épreuve  l'homme  ne  sait  jamais  la  veille  ce  qu'il 
sera  forcé  de  faire  le  lendemain. 

Des  nuages  rouges  teignaient  l'horizon  vers  le  couchant 
quand ,  à  une  assez  longue  distance  devant  lui ,  le  voyageur 
aperçut  un  Indien,  et,  dans  l'espoir  d'obtenir  de  lui  quelques 
provisions,  ou  du  moins  des  renseignements  sur  les  particu- 
larités qu'il  n'avait  pu  s'expliquer  jusqu'alors,  il  essaya  de 
pousser  plus  vigoureusement  son  cheval. 

L'Indien  chassait  devant  lui  deux  belles  vaches  laitières 
dont  l'étudiant  pouvait  distinguer  les  mamelles  gonflées ,  et 
ce  spectacle  ne  faisait  qu'accroître  le  désir  qu'il  éprouvait 
de  le  joindre. 

«  Holà!  José!  »  cria  don  Cornelio  de  toutes  ses  forces. 

A  ce  nom  de  José ,  qui  est  celui  auquel  un  Indien  répond 
toujours,  comme  un  Irlandais  à  celui  de  Paddy,  l'Indien 
tourna  la  tète  d'un  air  épouvanté. 

Malheureusement ,  et  il  était  aisé  de  prévoir  le  cas ,  d'à- 


COSTAL  L'INDIEN.  31 

près  ce  qui  a  été  dit  précédemment,  le  cheval  n'eut  pas  plu- 
tôt aperçu  les  deux  vaches,  qu'avec  une  vigueur  dont  il  ne 
paraissait  plus  susceptible ,  il  se  mit  à  trotter ,  de  son  trot 
le  plus  désagréable ,  dans  une  direction  tout  à  fait  contraire 
à  celle  vers  laquelle  on  le  poussait. 

Don  Cornelio  n'en  continuait  pas  moins  ses  efforts  pour 
faire  arrêter  l'Indien.  Mais ,  à  l'aspect  de  ce  cavalier  qui  lui 
criait  de  venir  à  lui  tout  en  s' éloignant  lui-même ,  l'Indien 
répondit  par  un  hurlement  de  frayeur  et  s'enfuit  à  toutes 
jambes,  escorté  de  ses  deux  vaches,  qui  prirent  le  grand 
trot.  Lantejas  les  perdit  bientôt  de  vue ,  et  alors  seulement 
il  put  remettre  son  cheval  dans  la  bonne  voie. 

«  Quel  vertige  a  donc  frappé  les  gens  de  ce  pays?»  se  dit- 
il  en  se  retrouvant  dans  une  solitude  complète,  plus  affamé, 
plus  inquiet  que  jamais;  et  il  reprit  paisiblement  sa  marche. 

Enfin ,  à  la  chute  du  jour ,  il  arriva  vers  un  groupe  de- 
deux  ou  trois  huttes  désertées,  comme  toutes  celles  qu'il 
avait  rencontrées  jusqu'alors.  Épuisé  de  fatigue ,  ainsi  que 
son  cheval ,  le  voyageur  résolut  de  faire  halte  dans  cet  en- 
droit pour  y  attendre  les  renforts  que  l'officier  avait  promis 
de  lui  envoyer. 

Un  large  hamac  de  fil  d'aloès  semblait  tout  exprès  pour 
lui  suspendu  à  sept  ou  huit  pieds  au-dessus  du  sol ,  entre 
deux  hauts  tamariniers.  Comme  la  chaleur  était  encore 
étouffante ,  au  lieu  de  s'enfermer  dans  l'une  des  cabanes , 
Lantejas  dessella  son  cheval  pour  qu'il  pût  paître  en  liberté; 
puis,  à  l'aide  du  tronc  de  l'un  des  arbres,  il  grimpa  dans  le 
hamac,  où  il  s'accommoda  de  son  mieux. 

La  nuit  était  venue  sur  ces  entrefaites ,  et ,  l'estomac  ti- 
raillé par  la  faim,  l'étudiant  se  mit  à  prêter  attentivement 
l'oreille  aux  bruits  qui  pouvaient  lui  annoncer  l'approche  du 
secours  qu'il  espérait. 

Ce  fut  d'abord  un  silence  profond ,  car  la  nature  s'endor- 
mait autour  de  lui;  mais,  au  lieu  des  pas  de  cheval  qu'il 


32  COSTAL  L'INDIEN. 

cherchait  à  entendre,   le  silence    solennel  du  soir  ne  fut 
bientôt  troublé  que  par  les  plus  étranges  rumeurs. 

C'était  une  explosion  continue  ,  sourde  comme  le  tonnerre 
encore  lointain;  d'autres  bruits  s'y  mêlaient,  semblables 
aux  grondements  de  la  mer  dans  une  tourmente.  Parfois 
aussi ,  quoique  l'air  fût  calme ,  le  voyageur  croyait  entendre 
mugir  les  vents  déchaînés  et  des  hurlements  rauques  se 
joindre  à  ses  concerts  étranges.  Saisi  d'une  terreur  sans 
nom ,  il  écoutait  ces  sifflements  du  vent ,  ces  voix  funèbres 
et  ces  rumeurs  d'orage.  Puis,  la  fatigue  l'emportant  sur 
l'inquiétude,  il  s'endormit  d'un  profond  sommeil. 


CHAPITRE    IL 

Le  descendant  des  caciques. 

À  la  même  heure  où  l'étudiant  en  théologie  se  décidait  à 
faire  halte  dans  le  hamac  où  nous  l'avons  laissé ,  c'est-à-dire 
une  heure  avant  le  coucher  du  soleil,  deux  hommes  venaient 
d'apparaître  sur  les  bords  d'une  petite  rivière. 

C'était  à  mi-chemin  entre  l'endroit  où  le  dragon  avait  pris 
congé  de  l'étudiant  et  l'hacienda  de  Las  Palmas,  vers  laquelle 
il  se  dirigeait. 

Au  milieu  d'une  étroite  vallée,  la  rivière  dont  il  est  ques- 
tion, bordée  de  frênes  et  de  saules  aux  branches  desquels 
montaient  en  serpentant  des  faisceaux  de  lianes  fleuries, 
roulait  ses  eaux  limpides  sur  un  sable  fin,  au  niveau  du 
gazon  de  ses  rives.  A  peu  de  distance  de  l'endroit  où  se 
tenaient  les  deux  nouveaux  personnages  qui  vont  entrer  en 
scène,  la  rivière  ne  semblait  qu'un  miroir  calme,  fait  pour 


COSTAL  L'INDIEN.  33 

répéter  l'azur  limpide  du  ciel  ou  quelque  coin  du  manteau 
étoile  de  la  nuit;  mais  plus  loin  elle  prenait  un  aspect  sau- 
vage, entre  deux  bords  élevés  et  recouverts  d'une  végéta- 
tion pleine  de  vigueur. 

De  la  rive  gazonnée  où  étaient  parvenus  ces  deux  hom- 
mes, le  bruit  imposant  d'une  cataracte  de  la  rivière  se  fai- 
sait distinctement  entendre  comme  le  ressac  de  la  mer. 

Le  teint  et  le  costume  de  l'un  des  deux  interlocuteurs,  car 
ils  semblaient  continuer  une  conversation  pleine  d'intérêt , 
révélaient  clairement  qu'il  était  Indien.  Il  portait  sur  son 
épaule  une  grossière  carabine  à  canon  court  et  rouillé  ;  deux 
nattes  épaisses  de  cheveux  noirs  pendaient  de  sa  tête  sur 
une  espèce  de  tunique  de  laine  grisâtre ,  rayée  de  noir ,  à 
manches  courtes  qui  laissaient  voir  ses  bras  nerveux  cou- 
leur de  cuivre  rouge;  cette  tunique,  descendant  à  mi-cuisses, 
était  serrée  à  la  taille  par  un  ceinturon  de  cuir.  Les  jambes 
nues  de  l'Indien  sortaient  d'une  culotte  de  peau  fauve  à  canons, 
écourtés  ;  ses  pieds  étaient  chaussés  d'une  espèce  de  cothur- 
nes de  cuir,  et  un  chapeau  de  joncs  tressés  couvrait  sa  tête» 

L'Indien  était  de  grande  taille  pour  un  homme  de  sa  race, 
et  ses  traits  fins  et  vifs  n'avaient  rien  de  cette  expression 
de  servilité  commune  aux  Indiens  soumis  [mansos).  Des  mous- 
taches assez  épaisses  et  un  bouquet  de  barbe  qui  ombrageait 
son  menton  donnaient  même  à  sa  physionomie  un  air  de 
distinction  sauvage. 

Son  compagnon  était  un  nègre  en  haillons,  qui  n'avait 
pour  le  moment  rien  de  remarquable ,  si  ce  n'est  l'air  de  cré- 
dulité stupide  avec  lequel  il  écoutait  les  discours  de  l'Indien. 
De  temps  à  autre  aussi  l'expression  de  ses  traits  dénotait 
une  frayeur  mal  contenue. 

Au  moment  où  nous  présentons,  dans  ce  récit,  l'Indien 
et  le  nègre,  le  premier  se  penchait,  en  marchant  avec  pré- 
caution, sur  un  endroit  de  la  rive  dépouillé  d'herbes  et  que 
tapissait  une  couche  de  terre  glaise. 

200  c 


34  COSTAL  L'INDIEN. 

«  Quand  je  vous  disais,  s'écria-t-il ,  que  je  ne  tarderais 
pas  une  demi-heure  à  trouver  leurs  traces,  avais-je  raison? 
Tenez,  regardez!  » 

En  prononçant  ces  mots  d'un  air  de  triomphe  que  son 
compagnon  semblait  ne  pas  partager,  l'Indien  montrait  à 
celui-ci,  sur  le  terrain  humide,  des  vestiges  tout  récents,  de 
nature  à  causer  en  effet  une  sensation  désagréable  à  un 
homme  qui  ne  faisait  pas  métier  de  chasseur  de  bêtes  féroces. 

C'étaient  de  larges  empreintes ,  où  chaque  doigt  montrait 
sa  trace  fortement  marquée  sur  le  sol  glaiseux.  On  en  comp- 
tait une  vingtaine  de  différentes  dimensions.  Puis,  ce  qui 
achevait  de  rendre  cette  découverte  particulièrement  ter- 
rible ,  c'est  que  l'eau  d'une  petite  mare  voisine»  de  la  rivière 
était  encore  jaunâtre,  n'ayant  pas  eu  le  temps  de  reprendre 
sa  limpidité  première. 

«  Il  ne  doit  pas  y  avoir  une  demi-heure  qu'ils  sont  venus 
boire  ici,  continua  l'Indien,  car  l'eau  est  trouble,  comme 
vous  pouvez  le  voir  vous-même.  Essayez  de  savoir  combien 
il  y  en  avait. 

—  J'aimerais  mieux  m'en  aller,  repartit  le  noir  dont  un 
brouillard  obscurcissait  la  vue ,  et  qui  essayait  en  vain  d'o- 
béir à  l'Indien ,  en  comptant  les  empreintes  ;  Jésus ,  Maria  ! 
toute  une  procession  de  tigres  ! 

—  Oh!  vous  exagérez.  Voyons!  comptons.  Un,  deux,  trois, 
quatre  :  le  mâle,  la  femelle  et  deux  cachorros  (petits).  Il  n'y  a 
que  cela  et  pas  plus.  Ah  !  c'est  un  agréable  aspect  pour  un 
tigrero! 

—  Vous  trouvez?  dit  le  nègre  d'un  ton  lamentable. 

—  Oui,  et  cependant  je  ne  les  chasserai  pas  aujourd'hui; 
nous  avons  mieux  à  faire  tous  deux. 

—  Ne  pourrions-nous  prendre  rendez-vous  pour  un  autre 
jour  et  retourner  à  l'hacienda?  Quelque  curiosité  que  j'é- 
prouve à  voir  les  choses  merveilleuses  que  vous  m'avez  pro- 
mises.... 


COSTAL  L'INDIEN.  35 

—  Consentir  à  différer  d'un  jour  !  Cela  ne  se  peut  ;  car  ce 
serait  partie  remise  à  un  mois,  je  vous  dirai  tout  à  l'heure 
pourquoi,  et  dans  un  mois  nous  serons  loin  de  ce  pays. 
Asseyons-nous  ici.  » 

Joignant  l'action  à  la  parole ,  l'Indien  s'assit  à  quelques  pas 
de  l'endroit  où  ce  dialogue  avait  lieu,  et,  bon  gré  mal  gré, 
le  noir  fut  forcé  de  l'imiter.  Cependant  il  semblait  ne  pro- 
mettre qu'une  attention  si  distraite,  ses  yeux  erraient  avec 
une  anxiété  si  visible  sur  tous  les  points  de  l'horizon ,  que  le 
tigrero  crut  devoir  le  rassurer  de  nouveau. 

«Vous  n'avez  rien  à  craindre ,  Clara,  je  vous  l'affirme, 
répéta  l'Indien  au  nègre.  Le  tigre,  la  tigresse  et  ses  deux 
cachorros,  ayant  pour  se  désaltérer  tout  le  cours  de  cette 
rivière,  ne  s'aviseront  nullement  de  venir  boire  auprès  de 
nous ,  et  encore  moins  de  nous  chercher  noise  ;  puis  ne  vien- 
nent-ils pas  de  boire  ? 

—  J'ai  ouï  dire  qu'ils  étaient  très-friands  de  la  chair  des 
noirs,  reprit  le  nègre  assez  bizarrement  appelé  du  nom  fé- 
minin de  Clara. 

—  C'est  une  préférence  dont  vous  vous  flattez  vainemenl. 

—  Dites  plutôt  dont  j'ai  une  peur  horrible. 

—  Eh  bien!  soyez  tranquille,  il  n'y  a  pas  dans  tout  l'État 
un  jaguar  assez  malavisé  pour  préférer  une  peau  noire  et 
dure  comme  la  vôtre  à  la  chair  des  jeunes  génisses  ou  des 
poulains  qu'il  peut  se  procurer  à  discrétion  et  sans  aucun 
danger.  Les  jaguars  qui  sont  près  d'ici  riraient  bien,  s'ils  vous 
entendaient. 

—  C'est  de  vous  plutôt  qu'ils  riraient,  repartit  le  nègre 
qui  semblait  vouloir  exciter  les  passions  de  l'Indien  et  faire 
un  mauvais  parti  aux  animaux  féroces  qui  l'effrayaient. 

—  Et  pourquoi  cela,  s'il  vous  plaît?  Sachez  que  ni  hommes 
ni  tigres  ne  riraient  impunément  de  Costal. 

—  Pourquoi?  Eh  1  parbleu  1  parce  qu'ils  trouveraient  fort 
drôle  que  vous,  qui  êtes  tigrero  de  votre  métier  et  payé  par 


36  COSTAL  L'INDIEN. 

le  seigneur  don  Mariano  Silva  pour  chasser  et  détruire  les  ja- 
guars qui  dévorent  ses  jeunes  bestiaux ,  vous  ne  vous  met- 
iiez  pas  à  la  poursuite  de  ce  couple  dont  vous  venez  de  me 
montrer  les  traces  sur  les  bords  de  cette  rivière. 

—  Soyez  certain  qu'ils  ne  perdront  rien  pour  attendre;  je 
saurai  toujours  retrouver  leurs  traces,  et  un  jaguar  dont  je 
connais  la  tanière  est  un  jaguar  mort.  Mais  je  ne  me  mettrai 
pas  en  chasse  avant  demain.  Aujourd'hui  est  jour  de  nouvelle 
lune,  jour  où,  dans  la  nappe  des  cascades,  sur  la  surface 
des  lacs  déserts,  apparaît,  à  ceux  qui  osent  l'invoquer  d'un 
cœur  ferme,  la  Sirène  aux  cheveux  tordus. 

—  La  Sirène  aux  cheveux  tordus?  répéta  le  nègre. 

—  Celle  qui  révèle  l'emplacement  des  gîtes  d'or  dans  les 
plaines  ou  au  milieu  des  montagnes,  et  qui  indique  des  bancs 
de  perles  sur  les  côtes  de  la  mer. 

—  En  êtes-vous  certain?  Qui  vous  a  dit  cela?  demanda 
Clara  d'un  ton  où  la  crédulité  le  disputait  au  doute. 

—  Mes  pères  m'ont  transmis  ce  secret,  répondit  l'Indien 
avec  solennité,  et  Costal  croit  plus  à  la  parole  de  ses  pères 
qu'à  celle  des  prêtres  chrétiens,  quoiqu'il  ait  l'air  d'ajouter 
foi  à  la  croyance  qu'ils  lui  enseignent.  Pourquoi  Tlaloc  et 
Matlacuezc,  les  divinités  des  eaux  et  des  montagnes,  ne  se- 
raient-ils pas  des  dieux  aussi  puissants  que  le  Christ  des 
blancs? 

—  Ne  dites  pas  cela  si  haut,  dit  vivement  le  nègre  en  se 
signant  avec  dévotion  devant  ce  blasphème;  les  prêtres  chré- 
tiens ont  l'oreille  partout,  et  l'inquisition  a  des  cachots  pour  les 
hommes  de  toutes  les  couleurs.  » 

Au  souvenir  de  l'inquisition  évoqué  par  le  noir,  l'Indien 
baissa  involontairement  la  voix.  «  Mes  pères,  reprit-il ,  m'ont 
enseigné  que  les  divinités  des  eaux  n'apparaissent  jamais  à 
un  homme  seul;  il  faut  être  deux  pour  les  appeler,  deux 
hommes  d'un  courage  égal,  car  parfois  leur  colère  est  terrible. 
Voulez-vous  être  le  compagnon  dont  j'ai  besoin? 


COSTAL  L'INDIEN.  3 


—  Hum!  fit  Clara;  je  puis  me  vanter  de  n'avoir  pas  trop 
peur  des  hommes;  je  n'en  dirais  pas  de  même  des  tigres,  et 
quant  à  vos  divinités ,  qui  pourraient  bien  n'être  que  le  diable 
en  personne,  je  n'oserais  pas  affirmer.... 

—  Hommes,  tigres  ou  diables ,  ne  doivent  pas  faire  peur 
à  celui  qui  aie  cœur  vraiment  fort,  reprit  Costal,  surtout 
quand  le  prix  de  son  courage  doit  être  l'or ,  qui  d'un  pauvre 
Indien  peut  faire  un  seigneur. 

—  Et  d'un  noir  aussi? 

—  Sans  doute. 

—  Dites  plutôt  que  l'or  ne  servirait  pas  plus  à  un  Indien 
qu'à  un  nègre,  esclaves  tous  deux,  et  que  leurs  maîtres  les 
en  dépouilleraient  l'un  comme  l'autre,  dit  le  noir  avec  décou- 
ragement. 

—  Je  le  sais;  mais  l'esclavage  des  Indiens  touche  à  sa  fin. 
N'avez-vous  pas  ouï  dire  que  dans  tierra  adentro1  un  prêtre 
a  proclamé  l'émancipation  de  toutes  les  races,  la  liberté  pour 
tous? 

—  Non ,  répondit  Clara  en  trahissant  toute  son  ignorance 
des  affaires  politiques. 

—  Sachez  donc  que  le  moment  approche  où  l'Indien  sera 
l'égal  du  blanc,  le  créole  de  l'Espagnol,  et  où  un  Indien 
comme  moi  sera  leur  supérieur,  ajouta  Costal  d'un  air  d'or- 
gueil; la  splendeur  de  nos  pères  va  renaître,  et  voilà  pour- 
quoi j'ai  besoin  d'être  riche,  et  pourquoi  je  songe  à  présent, 
après  l'avoir  dédaigné  jusqu'ici  comme  une  chose  inutile 
entre  les  mains  d'un  esclave ,  à  chercher  l'or  qui ,  dans  les 
mains  d'un  homme  libre,  lui  servira  à  relever  la  gloire  de 
ses  ancêtres.  » 

Clara  ne  put  s'empêcher  de  jeter  sur  Costal  un  regard  dou- 
blement étonné  ;  l'air  de  grandeur  sauvage  dont  la  physiono- 
mie du  tigrero,  vassal  de  l'hacienda  de  LasPalmas,  était 

i .  Dans  l'intérieur. 


38  COSTAL  L'INDIEN. 

empreinte,  ne  le  surprenait  pas  moins  que  la  prétention  qu'il 
avait  de  relever  la  splendeur  de  sa  famille. 

Ce  regard  n'échappa  pas  au  chasseur  de  jaguars. 

«  Ami  Clara ,  reprit-il  aussitôt ,  écoutez  un  secret  que , 
dans  l'humble  condition  où  vous  me  voyez,  j'ai  gardé  pen- 
dant un  nombre  d'années  suffisant  pour  voir  cinquante  fois  la 
saison  des  pluies  succéder  à  la  saison  delà  sécheresse,  et 
que  pourront  au  besoin  vous  confirmer  tous  ceux  de  ma  caste 
et  de  ma  couleur. 

—  Vous  avez  vu  cinquante  fois  la  saison  des  pluies  !  s'é- 
cria le  nègre  étonné  en  considérant  attentivement  l'Indien , 
dont  le  visage  et  les  membres  ne  paraissaient  pas  accuser  plus 
de  trente  ans. 

—  Pas  encore ,  reprit  Costal  en  souriant  ;  mais  peu  s'en 
faut,  et  j'en  verrai  cinquante  autres  encore  :  les  présages 
m'ont  dit  que  je  vivrais  l'âge  des  corbeaux.  » 

Puis ,  tandis  que  le  nègre ,  dont  la  curiosité  se  trouvait 
excitée  par  la  révélation  qu'il  attendait,  l' écoutait  avec 
attention,  le  tigrero  continua,  en  décrivant  avec  son  bras 
étendu  un  cercle  qui  embrassait  les  quatre  points  cardinaux  : 

«  Dans  tout  l'espace  que  pourrait  parcourir  un  cavalier 
entre  le  soleil  qui  se  lève  et  le  soleil  qui  se  couche ,  de  l'est , 
à  l'ouest,  du  sud  au  nord,  il  ne  sortirait  pas  du  pays  dans 
lequel ,  pendant  de  longues  années ,  avant  que  les  vaisseaux 
des  blancs  n'eussent  abordé  sur  nos  côtes ,  les  caciques  za- 
potèques  régnaient  en  maîtres  souverains.  Les  deux  mers 
qui  baignent  les  rivages  opposés  de  l'isthme  de  Tehuantepec 
étaient  les  deux  seules  bornes  de  leurs  domaines  ;  des  mil- 
liers de  guerriers  suivaient  leur  bannière  et  se  pressaient 
derrière  les  plumes  de  leur  panache  de  guerre.  De  l'Océan 
du  nord  à  l'Océan  du  sud ,  les  bancs  de  perles  et  les  gîtes 
d'or  leur  appartenaient  ;  le  métal  que  convoitent  les  blancs 
brillait  sur  leur  armure  et  sur  les  sandales  dont  ils  étaient 
chaussés;  ils  n'en  savaient  que  faire,  tant  ils  l'avaient  en 


COSTAL  L'INDIEN.  39 

abondance  !  Que  sont  devenus  les  caciques  de  Tehuantepec, 
si  puissants  jadis?  Leurs  sujets  ont  été  massacrés  par  le  ton- 
nerre des  blancs  ou  enfouis  dans  les  mines ,  et  les  conqué- 
rants se  sont  partagé  ceux  qui  ont  survécu.  Cent  aventuriers 
sont  devenus  de  puissants  seigneurs  en  prenant  chacun  un 
lambeau  des  vastes  domaines  par  eux  conquis,  et  aujour- 
d'hui le  dernier  descendant  des  caciques  est  réduit,  pour 
subsister,  à  se  faire  l'esclave  d'un  maître,  à  exposer  tous 
les  jours  sa  vie  pour  détruire  les  tigres  qui  ravagent  les  trou- 
peaux dont  sont  couvertes  les  plaines  et  les  montagnes,  jadis 
la  propriété  de  ses  pères ,  et  sur  lesquelles  l'emplacement 
de  sa  cabane  seul  est  à  lui.  » 

L'Indien  aurait  encore  parlé  longtemps ,  que  le  noir  n'eût 
pas  songé  à  l'interrompre.  L'étonnement  et  une  sorte  de  res- 
pect involontaire  le  rendaient  muet.  Peut-être  n'avait-il  ja- 
mais su  qu'une  race  puissante  et  civilisée  avait  été  rempla- 
cée par  les  conquérants  espagnols,  et,  en  tous  cas,  il  était 
loin  de  s'attendre  à  retrouver,  dans  le  tigrero  plus  païen 
que  chrétien  qui  lui  inculquait  ses  superstitions  indien- 
nes, le  descendant  des  anciens  maîtres  de  l'isthme  de  Te- 
huantepec. 

Quant  à  Costal  lui-même,  rénumération  à  la  fois  pompeuse 
et  vraie  qu'il  venait  de  faire  de  la  puissance  de  ses  ancê- 
tres le  plongeait  dans  un  sombre  silence.  Les  yeux  baissés 
vers  la  terre ,  comme  tous  ceux  qui  font  un  retour  profond 
sur  le  passé,  il  ne  songeait  pas  à  observer  l'effet  que  pou- 
vaient produire  ses  révélations  sur  son  camarade  d'aven- 
tures. 

Le  soleil  s'inclinait  de  plus  en  plus  vers  l'horizon,  quand 
un  long  miaulement,  aigu  d'abord,  puis  terminé  par  un  ru- 
gissement caverneux  qui  semblait  sortir  des  fourrés  les  plus 
éloignés,  sur  le  bord  de  la  rivière ,  vint  retentir  aux  oreilles 
des  deux  interlocuteurs  et  faire  passer  le  nègre  de  l'étonne- 
ment à  la  plus  vive  frayeur. 


40  COSTAL  L'INDIEN» 

L'Indien  ne  changea  pas  de  position,  ne  fit  pas  un  geste, 
tandis  que  le  nègre  bondit  sur  ses  pieds  en  s'écriant  : 
«  Jésus  Marie  !  le  jaguar  ! 

—  Eh  bien!  quoi?  dit  tranquillement  Costal. 

—  Le  jaguar!  répéta  Clara. 

■ —  Le  jaguar?  vous  faites  erreur. 

—  Plût  à  Dieu!  s'écria  le  nègre,  osant  à  peine  espérer  qu'il 
se  fût  trompé. 

—  Vous  faites  erreur  dans  le  nombre;  il  y  en  a  quatre,  y 
compris  les  deux  cachcrros.  » 

Convaincu  de  sa  méprise  dans  ce  sens-là ,  Clara,  les  yeux 
brillants  de  terreur,  fit  mine  de  s'enfuir  vers  l'hacienda. 

«  Prenez  garde  !  dit  Costal  qui  paraissait  s'amuser  de  l'ef- 
froi de  son  compagnon,  on  dit  que  les  tigres  sont  très-friands 
de  chair  noire. 

—  Vous  m'avez  prouvé  le  contraire. 

—  Peut-être  ai-je  de  faux  renseignements  sur  les  mœurs 
de  ces  animaux;  mais  ce  que  je  sais  positivement  pour  en 
avoir  fait  cent  fois  l'expérience,  c'est  que,  lorsque  le  mâle 
et  la  femelle  sont  ensemble,  il  est  bien  rare  que  près  de 
l'homme  ils  hurlent  ainsi  ;  il  y  a  des  chances  pour  que  ceux- 
ci  soient  séparés.  Vous  risqueriez  de  vous  trouver  entre  deux 
feux,  à  moins  toutefois  que  vous  ne  vouliez  leur  procurer  le 
plaisir  de  vous  donner  la  chasse. 

—  Dieu  m'en  préserve  ! 

—  Alors ,  ce  que  vous  avez  de  mieux  à  faire,  c'est  de  res- 
ter auprès  d'un  homme  qui  n'a  pas  peur  d'eux.  » 

Le  nègre  hésitait  cependant,  lorsqu'un  second  hurlement, 
non  moins  caverneux  que  le  premier,  se  fit  entendre  dans 
une  direction  contraire  et  confirma  l'assertion  du  tigrero. 

«  Vous  voyez  qu'ils  sont  en  expédition,  qu'ils  se  sont  par- 
tagé le  terrain,  et  qu'ils  donnent  de  la  voix  pour  s'avertir. 
Maintenant,  si  le  cœur  vous  en  dit,  ajouta  Costal  en  faisant 
signe  de  la  main  au  nègre  qu'il  pouvait  s'enfuir,  libre  à  vous  !  » 


COSTAL  L'INDIEN.  41 

Bien  convaincu  que  le  danger  existait  devant  et  derrière , 
Clara,  pâle  à  la  façon  des  nègres,  c'est-à-dire  le  visage  passé 
du  noir  au  gris  foncé ,  se  rapprocha  tout  tremblant  de  son 
imperturbable  compagnon,  dont  la  main  n'avait  pas  fait- 
même  un  geste  vers  la  carabine  déposée  sur  l'herbe  à  côté 
de  lui. 

«  Cet  associé  ne  me  paraît  guère  brave,  se  dit  l'Indien: 
mais  je  m'en  contenterai  jusqu'à  ce  que  j'en  trouve  un  plus 
intrépide.  »  Puis ,  reprenant  le  cours  de  ses  pensées ,  in- 
terrompu par  les  hurlements  des  jaguars ,  il  ajouta  tout 
haut  :  «  Quel  est  l'Indien,  quel  est  le  noir  qui  n'offrira  pas  son 
bras  au  prêtre  soulevé  contre  les  oppresseurs,  qui  ont  fait 
des  Zapotèques,  des  Mexicains,  des  Aztèques,  des  esclaves 
pour  les  servir?  N'ont-ils  pas  été  plus  féroces  envers  nous 
que  les  tigres  ? 

—  J'en  aurais  moins  peur,  du  moins,  murmura  le  nègre. 

—  Demain,  je  dirai  au  maître  qu'il  cherche  un  autre  ti- 
grero,  reprit  Costal ,  et  nous  irons  rejoindre  les  insurgés  de 
l'Ouest. 

—  Arous  devriez,  néanmoins,  le  débarrasser  auparavant  de 
ces  deux  animaux ,  »  dit  Clara  qui  conservait  rancune  à 
ceux-ci. 

Le  nègre  achevait  à  peine,  que,  comme  si  les  jaguars 
dont  il  parlait  eussent  voulu  mettre  à  une  dernière  épreuve 
la  patience  du  tigrero  zapotèque ,  un  troisième  miaulement . 
plus  tlûté,  plus  prolongé  que  le  premier,  se  fit  entendre  dans 
la  même  direction,  c'est-à-dire  en  amont  de  la  rivière  qui 
coulait  aux  pieds  des  deux  compagnons. 

Aux  terribles  accents  qui  retentissaient  à  ses  oreilles, 
semblables  à  un  cri  de  défi,  les  yeux  de  l'Indien  se  dilatè- 
rent et  l'irrésistible  ardeur  de  la  chasse  brilla  dans  ses  pru- 
nelles. 

«  Par  l'âme  des  caciques  de  Tehuantepec!  s'écria-t-il, 
c'est  trop  tenter  la  patience  humaine,  et  je  veux  apprendre 


42  COSTAL  L'INDIEN. 

à  ces  deux  bavards  à  ne  plus  causer  dorénavant  si  haut  de 
leurs  affaires.  Venez,  Clara,  vous  allez  savoir  ce  que  c'est 
qu'un  jaguar  vu  de  près. 

—  Mais  je  n'ai  pas  d'armes,  s'écria  le  noir,  effrayé  plus 
encore  peut-être  d'aller  chasser  les  tigres  que  de  se  laisser 
chasser  par  eux.  Quand  je  vous  ai  parlé  de  purger  les  ter- 
res de  l'hacienda  de  ces  deux  démons,  je  n'entendais  pas 
vous  accompagner  :  je  le  jure  par  tous  les  saints  du  pa- 
radis. 

—  Écoutez,  Clara;  l'animal  qui  s'est  fait  entendre  le  pre- 
mier est  le  mâle,  qui  appelle  sa  femelle.  Il  doit  être  assez 
loin  d'ici ,  en  amont  de  la  rivière,  et ,  comme  il  n'y  a  pas  un 
cours  d'eau  dans  toute  l'étendue  de  l'hacienda  sur  lequel  je 
n'aie,  pour  les  besoins  de  ma  profession ,  ou  une  pirogue  ou 
un  canot.... 

—  Vous  en  avez  un  ici?  interrompit  Clara. 

—  Précisément;  nous  allons  nous  en  servir  pour  remonter- 
la  rivière.  J'ai  mon  idée  à  ce  sujet,  vous  verrez;  mais,  en 
attendant,  vous  ne  courrez  ainsi  aucun  danger. 

—  On  prétend  que  les  jaguars  nagent  comme  des  phoques, 
murmura  le  nègre. 

—  Je  ne  puis  le  nier.  Allons,  venez  vite.  » 

Le  tigrero  s'était  élancé ,  en  disant  ces  mots ,  vers  l'en- 
droit de  la  rive  où  était  amarrée  son  embarcation ,  et  Clara , 
préférant  le  danger  d'accompagner  le  chasseur  à  celui  de  res- 
ter seul ,  le  suivit  au  petit  trot ,  en  maudissant  au  fond  de 
son  âme  l'imprudence  qu'il  avait  commise  en  excitant  Costal 
à  se  mettre  en  chasse. 

Quelques  instants  après  ,  l'Indien  déliait  les  nœuds  de  la 
corde  qui  retenait  sa  pirogue  aux  racines  d'un  saule.  C'était 
une  pirogue  creusée  dans  un  tronc  d'arbre,  mais  assez  large 
pour  contenir  deux  personnes  au  besoin. 

Deux  avirons  courts  servaient  à  la  manier  dans  les  passes 
les  plus  larges  comme  dans  les  plus  étroites.  Un  petit  mât  garni 


COSTAL  L'INDIEN.  43 

d'une  natte  de  roseaux  pour  faire  l'office  de  voile ,  en  cas  de 
nécessité,  était  déposé  au  fond  de  la  petite  embarcation. 
Costal  le  rejeta  sur  la  rive  comme  inutile  en  cette  occasion , 
prit  place  à  l'avant,  tandis  que  le  nègre  s'assit  à  l'arrière,  et, 
donnant  à  la  pirogue  une  vigoureuse  impulsion  qui  la  fit 
glisser  au  milieu  de  la  rivière ,  il  commença  d'en  remonter 
le  courant. 

Les  saules  et  les  frênes  allongeaient  déjà  de  grandes  om- 
bres sur  ces  eaux  que  le  soleil  allait  bientôt  éclairer  de  ses 
derniers  rayons.  Les  roseaux  des  rives  frémissaient  sous  la 
brise  du  désert,  qui  souffle  en  liberté  comme  le  vent  de  la 
mer  et  semble  apporter  avec  elle  un  enivrant  parfum  d'indé- 
pendance. 

Indien  et  chasseur,  Costal  l'aspirait  par  tous  les  pores. 

Quant  à  Clara,  s'il  frémissait  comme  les  roseaux  des  ri- 
ves, la  peur  y  avait  plus  de  part  que  l'enthousiasme,  et  ses 
traits  empreints  de  frayeur  contrastaient  autant  avec  la 
contenance  calme  du  tigrero,  que  les  masses  noires  proje- 
tées par  l'ombre  des  arbres  avec  les  nuages  de  pourpre  que 
répétait  la  rivière  dans  son  cours. 

L'embarcation  suivit  d'abord  les  sinuosités  des  rives  qui 
bornaient  la  vue  des  deux  navigateurs.  Parfois  des  arbres 
inclinés  courbaient  leurs  troncs  sur  les  eaux,  et  sur  chacun 
d'eux  le  noir  s'attendait  à  voir  luire  les  yeux  d'une  bête  fé- 
roce prête  à  s'élancer  sur  la  pirogue. 

«  Por  Dios  !  disait  le  noir  en  frissonnant ,  chaque  fois  que 
l'embarcation  longeait  de  près  ces  arbres  inclinés  sur  l'eau , 
ne  passez  pas  si  près  ;  qui  sait  si  l'ennemi  n'est  pas  caché 
derrière  ces  feuillages? 

—  J'ai  mon  idée,  »  répondait  Coslal. 

Et  l'Indien  continuait  à  faire  voguer  son  canot  d'un  bras 
vigoureux,  sans  paraître  s'inquiéter  des  dangers  que  les 
fourrés  de  saules  pouvaient  receler. 

«  Quelle  est  dorx  votre  idée?  demanda  enfin  Clara. 


44  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Une  idée  bien  simple  et  que  vous  allez  approuver. 

—  Voyons  ! 

—  Il  y  a  deux  jaguars,  je  ne  parle  pas  des  petits;  comme 
vous  n'avez  pas  d'armes,  ceux-là  vous  regardent;  vous  en 
prendrez  un  de  chaque  main,  par  la  peau  du  cou,  puis  vous 
leur  briserez  à  tous  deux  le  crâne  en  les  frappant  l'un  contre 
l'autre.  Rien  n'est  plus  simple. 

—  Cela  me  paraît ,  au  contraire ,  très-compliqué ,  et  puis . 
d'ailleurs,  comment  pourrais-je  courir  assez  vite  pour  les 
attraper? 

—  Ils  vous  éviteront  cette  peine  en  se  jetant  sur  vous;  car 
d'ici  à  un  quart  d'heure ,  sans  doute ,  nous  allons  les  avoir 
tous  les  quatre  sur  les  bras. 

—  Tous  les  quatre!  s'écria  le  nègre  en  tressaillant  si  vio- 
lemment qu'il  imprima  à  la  frôle  embarcation  un  mouve- 
ment d'oscillation  assez  fort  pour  la  faire  chavirer. 

—  Sans  doute,  repartit  Costal  en  se  penchant  vivement 
pour  faire  contre-poids.  C'est  là  mon  idée  comme  la  seule 
manière  d'abréger  les  longueurs  de  la  chasse.  Que  voulez- 
vous?  quand  le  temps  presse,  on  fait  de  son  mieux.  Ainsi 
que  je  vous  le  disais  lorsque  vous  m'avez  interrompu ,  il 
y  a  deux  jaguars,  l'un  à  gauche,  l'autre  à  droite.  Or,  ces 
animaux  voulant  absolument  se  rejoindre,  leur  voix  l'indi- 
que ,  si  nous  nous  mettons  entre  eux  deux ,  il  est  évident 
qu'ils  fondent  à  la  fois  sur  nous.  Je  vous  défie  de  me  prouver 
le  contraire.  » 

A  dire  vrai ,  Clara  n'y  songeait  guère  ;  une  conviction  pro- 
fonde de  l'infaillibilité  de  la  prédiction  de  Costal  lui  faisait 
garder  un  silence  complet. 

ce  Attention  !  Clara ,  dit  ce  dernier,  nous  allons  doubler 
cette  pointe  dont  les  arbres  nous  cachent  la  vue  de  la 
plaine  ;  vous  me  direz  si  vous  voyez  l'animal  que  nous  cher- 
chons. » 

En  effet ,  dans  la  position  qu'occupaient  les  deux  compa- 


COSTAL  L'INDIEN.  45 

gnons  dans  la  pirogue ,  le  noir,  assis  à  l'arrière ,  n'avait  qu'à 
jeter  les  yeux  devant  lui,  tandis  que,  assis  à  l'avant,  l'Indien 
était  forcé  de  se  retourner  de  temps  à  autre.  Du  reste,  le  vi- 
sage du  nègre  était  pour  lui  comme  un  miroir  qui  l'avertissait 
fidèlement  de  ce  qu'il  avait  intérêt  à  savoir. 

Jusque-là,  les  yeux  du  nègre  n'avaient  exprimé  qu'une  ter- 
reur vague ,  sans  cause  déterminée ,  quand ,  à  l'instant  où  le 
canot  eut  franchi  le  dernier  coude  de  la  rivière,  une  angoisse 
profonde  et  subite  se  peignit  sur  tous  ses  traits. 

L'Indien,  mis  sur  ses  gardes,  retourna  vivement  la  tète. 
Une  plaine  immense,  au  milieu  de  laquelle  la  rivière  coulait 
à  pleins  bords,  entre  deux  rives  dégarnies  d'arbres,  s'éten- 
dait à  droite  et  à  gauche  sans  qu'aucun  objet  empêchât  la  vue 
de  plonger  dans  un  horizon  illimité.  Bien  loin  des  deux  chas- 
seurs ,  la  rivière  se  repliait  presque  sur  elle-même ,  formant 
un  delta  verdoyant  à  la  pointe  duquel  passait  le  chemin  qui 
conduisait  à  l'hacienda  de  Las  Palmas. 

Les  rayons  du  couchant  emplissaient  tout  le  paysage  d'une 
brume  dorée  ;  le  bras  de  la  rivière  que  remontaient  l'Indien 
et  le  nègre  roulait  des  eaux  teintes  de  pourpre  et  d'or,  et  à 
deux  portées  de  carabine  environ  ,  au  milieu  de  ce  brouillard 
lumineux,  sur  ces  eaux  radieuses,  un  objet  étrange  apparut 
aux  yeux  ravis  de  Costal. 

«  Voyez  ,  Clara ,  dit-il  en  remettant  les  avirons  aux  mains 
du  noir,  tandis  qu'il  s'agenouillait  sur  le  fond  de  la  pirogue, 
sa  carabine  à  la  main  ,  jamais  vos  yeux  ont-ils  contemplé  un 
plus  noble  spectacle  ?  » 

Clara  prit  machinalement  les  avirons  et  ne  répondit  rien  ; 
les  yeux  dilatés,  la  bouche  entr'ouverte,  il  était  muet  à  l'as- 
pect du  tableau  qui  frappait  ses  regards  et  semblait  fasciné 
comme  l'oiseau  par  le  serpent  à  sonnettes. 

Cramponné  sur  le  cadavre  flottant  d'un  buffle,  qu'il  dévo- 
rait ,  l'un  des  jaguars ,  celui  dont  la  voix  avait  averti  sa  fe- 
melle, se  laissait  emporter  doucement  au  cours  de  l'eau.  La 


46  COSTAL  L'INDIEN. 

tête  allongée,  arc-bouté  par  les  pattes  de  devant,  celles  de 
derrière  repliées  sous  son  ventre  et  le  dos  renflé  en  une 
ondulation  à  la  fois  puissante  et  souple,  l'animal  roi  des 
plaines  d'Amérique  laissait  miroiter  aux  derniers  rayons 
du  soleil  sa  robe  d'un  fauve  vif,  constellée  de  ses  taches  noi- 
râtres. 

C'était  une  des  plus  belles  scènes  sauvages  que  les  sava- 
nes déroulent  journellement  aux  yeux  du  chasseur  et  de 
l'Indien ,  un  magnifique  épisode  du  poëme  éternel  que  le  dé- 
sert chante  à  leurs  oreilles. 

Un  râlement  profond  ,  que  termina  un  éclat  de  voix  sem- 
blable aux  sons  les  plus  puissants  de  l'ophicléide ,  s'échappa 
de  la  poitrine  du  jaguar  et  glissa  sur  la  surface  des  eaux  jus- 
qu'aux deux  navigateurs.  Il  avait  aperçu  ses  ennemis  et  les 
défiait.  Costal  y  répondit  par  un  cri  de  défi,  comme  le  limier 
qui  vient  d'entendre  la  trompe  de  chasse  jeter  ses  fanfares  à 
l'écho  des  bois. 

«  C'est  le  mâle,  dit-il  d'une  voix  frémissante. 

—  Tirez-le  donc  !  s'écria  le  nègre  en  retrouvant  la  pa- 
role. 

—  Le  tirer  !  répondit  Costal  ;  ma  carabine  ne  porte  pas  si 
loin  et  je  ne  suis  adroit  qu'à  bout  portant  ;  et  la  femelle  que 
je  ne  pourrais  plus  joindre!  tandis  que,  en  attendant  une 
minute,  vous  allez  la  voir  bondir  de  notre  côté,  escortée  de 
ses  deux  cachorros. 

—  Dios  me  ampare*  !  »  murmura  le  nègre,  épouvanté  du 
plan  de  Costal  qui  se  réalisait  en  partie ,  car  un  hurlement 
lointain  ne  fit  que  précéder  d'une  seconde  l'apparition  de 
l'autre  jaguar  à  l'extrémité  de  la  savane.  Quelques  bonds, 
faits  par  la  femelle  avec  une  superbe  aisance,  la  transportè- 
rent à  deux  cents  pas  de  la  rive  et  de  la  pirogue. 

Là  elle  s'arrêta,  le  nez  au  vent,  humant  l'air,  les  jarrets 

4 .  Que  Dieu  me  protège  ! 


COSTAL  L'INDIEN.  47 

vibrants  comme  une  flèche'  qui  frémit  encore  après  avoir 
frappé  le  but ,  tandis  que  ses  deux  petits  venaient  se  grou- 
per à  ses  côtés. 

Cependant  le  canot ,  privé  de  ses  avirons ,  dérivait  tout 
doucement  et  commençait  à  tournoyer,  gardant  toujours  ainsi 
là  même  distance  avec  le  tigre  accroupi  sur  le  cadavre  du 
buffle  à  moitié  enfoncé  dans  l'eau. 

«  De  par  tous  les  diables  !  s'écria  l'Indien  impatienté,  main- 
tenez donc  la  pirogue  *au  fil  de  la  rivière  ;  autrement  il  n'y  a 
pas  de  raison  pour  que  nous  nous  joignions  jamais,  ce  jaguar 
et  moi.  Là....  c'est  bien,  à  la  bonne  heure;  la  main  ferme, 
il  ne  faut  pas  déranger  la  mienne.  Il  est  important  que  je  tue 
l'animal  du  premier  coup ,  sans  quoi  l'un  de  nous  est  perdu  ; 
car  nous  aurions  à  lutter  contre  le  mâle  blessé  et  la  femelle 
pleine  de  vie.  » 

Le  jaguar  descendait  tranquillement  le  cours  de  l'eau  sur 
son  piédestal  flottant ,  et  la  distance  se  comblait  petit  à  petit 
entre  la  pirogue  et  lui.  Déjà  on  pouvait  distinguer  nettement 
ses  yeux  de  feu  roulant  dans  leurs  orbites,  et  les  ondulations 
de  sa  queue  qui  s'agitait  en  serpentant.  L'Indien  le  visait  au 
mufle  et  allait  lâcher  la  détente  de  sa  carabine ,  lorsque  la 
pirogue  commença  de  remuer  si  étrangement,  qu'elle  semblait 
soulevée  par  la  houle  de  la  mer. 

«  Que  diantre  faites-vous  donc,  Clara?  s'écria  l'Indien  avec 
colère  ;  il  me  serait  impossible  ainsi  d'attraper  tout  un  trou- 
peau de  tigres.  % 

Mais,  soit  que  Clara  le  fît  à  dessein,  soit  que  la  terreur 
troublât  ses  sens ,  les  oscillations  devenaient  de  plus  en  plus 
violentes  sous  son  aviron  convulsif. 

«  Le  diable  vous  emporte  !  s'écria  de  nouveau  l'Indien  avec 
rage  ;  je  le  tenais  là,  entre  les  deux  yeux.  » 

Et,  déposant  sa  carabine,  il  arracha  les  rames  des  mains  de 
Clara. 

Ce  ne  fut  pas,  toutefois,  sans  qu'une  longue  minute  s'écou- 


48  COSTAL  L'INDIEN. 

làt  qu'il  put  réparer  la  maladresse  de  son  compagnon,  et  il 
allait  reprendre  son  arme ,  quand  le  jaguar  poussa  un  rugis- 
sement formidable,  puis,  enfonçant  ses  crocs  aigus  dans  le  ca- 
davre du  buffle ,  il  en  arracha  un  lambeau  sanglant,  prit  un 
élan  terrible,  et,  tandis  que  le  corps  flottant,  repoussé  par  ses 
jarrets  nerveux,  s'enfonçait  en  tournoyant  dans  l'eau  pour  re- 
paraître à  dix  pas  plus  loin ,  le  tigre  avait  pris  pied ,  d'un 
bond  ,  sur  la  rive  occupée  par  sa  femelle. 

L'Indien  lâcha  vainement  un  juron  de  païen;  il  n'était 
plus  temps  :  quelques  autres  bonds  avaient  jeté  le  tigre  près 
de  sa  compagne,  hors  de  portée  de  sa  carabine. 

Le  couple  féroce  sembla  hésiter  un  instant,  et,  poussant 
un  double  rugissement  de  menace,  auquel  se  joignirent  ceux 
des  deux  cachorros,  tous  tes  quatre  s'élancèrent  en  bondissant 
vers  les  limites  de  l'horizon. 

«  Allez!  allez,  coquins!  je  vous  retrouverai,  s'écria  Costal, 
sans  pouvoir  s'empêcher,  malgré  son  désappointement,  de 
suivre  des  yeux  ces  habitants  du  désert,  qui,  dans  leur 
course  rapide,  semblaient  à  peine  effleurer  l'herbe  de  la 
savane. 

—  C'est  égal  !  reprit.  l'Indien  en  s'adressant  à  Clara  dont 
les  yeux  brillaient  de  plaisir,  vous  pouvez  vous  flatter  de 
m'avoir  fait  manquer  un  beau  couple  de  jaguars.  y> 

Et  Costal  fit  force  de  rames  pour  regagner  l'endroit  de  la 
rive  où  il  s'était  embarqué. 

La  rivière  charriait  encore  le  cadavre  du  buffle  dans  ses 
eaux  plus  assombries ,  et  déjà  depuis  longtemps  les  deux 
jaguars  avaient  disparu  au  milieu  de  la  brume  rouge. 


COSTAL  L'INDIEN.  49 


CHAPITRE   III. 

Le  génie  de  la  cascade. 

La  petite  pirogue  qui  portait  le  nègre  et  l'Indien  continuait 
à  descendre  silencieusement  le  cours  de  la  rivière,  le  pre- 
mier se  félicitant  d'avoir  échappé  à  la  griffe  des  tigres,  le 
second  absorbé  dans  les  pensées  auxquelles  sa  chasse  in- 
fructueuse avait  apporté  une  trêve  momentanée. 

Un  reste  d'appréhension  se  mêlait  cependant  à  la  satisfac- 
tion de  Clara.  Les  jaguars  avaient  fui,  il  est  vrai,  mais  de 
quel  côté?  Il  rompit  le  premier  le  silence  pour  adresser  cette 
question  à  Costal. 

«  Vous  voulez  savoir  quelle  direction  ils  ont  dû  prendre, 
répondit  l'Indien  ;  un  raisonnement  bien  simple  vous  la  fera 
connaître.  Un  buffle  mort  ne  se  rencontre  pas  tous  les  jours, 
et  ce  n'est  qu'à  regret,  soyez-en  sûr,  que  le  tigre  a  lâché  sa 
proie  ;  il  sait  par  instinct  de  quel  côté  la  rivière  entraîne  le 
cadavre,  et  il  ira  l'attendre  en  aval,  au-dessous  de  la  cascade 
que  vous  entendez  gronder  d'ici.  » 

Le  murmure  imposant  des  eaux,  déjà  entendu  par  Clara, 
devenait  en  effet  plus  distinct  à  mesure  que  la  pirogue  ga- 
gnait du  chemin. 

a  Je  ne  dis  pas  cependant,  reprit  l'Indien,  que  la  cascade 
le  lui  rendra  en  entier;  j'ai  vu  des  troncs  d'arbres  brisés  en 
morceaux  en  roulant  du  haut  en  bas.  » 

Cette  réponse  péremptoire  ne  faisait  qu'à  demi  le  compte 
de  Clara;  toutefois,  comme  la  pirogue  abordait  au  même 
instant,  il  n'en  laissa  rien  paraître. 

200  d 


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Les  deux  compagnons  prirent  terre,  et  quelques  moments 
suffirent  pour  amarrer  de  nouveau  la  pirogue  aux  racines  du 
saule  dont  elle  avait  été  détachée. 

«  Ainsi,  reprit  le  nègre,  vous  croyez  que  les  jaguars.... 

—  Je  suis  à  peu  près  certain  de  ce  que  je  vous  dis,  et 
peut-être  une  demi-heure  ne  se  passera-t-elle  pas  sans  que 
vous  entendiez  de  nouveau  leur  voix  au  fond  du  ravin,  où 
nous  aurons  affaire  tout  à  l'heure. 

—  Et  vous  ne  craignez  pas  qu'ils  ne  cherchent  à  prendre 
leur  revanche? 

—  Je  m'en  soucie  comme  d'un  fétu  de  paille  de  maïs: 
mais  nous  n'avons  que  trop  pensé  à  ces  animaux  ;  heureuse- 
ment qu'il  n'y  a  pas  de  temps  perdu.  Je  vous  avais  bien  dit 
qu'une  journée  tout  entière  ne  serait  pas  de  trop  pour  leur 
donner  la  chasse,  à  moins  qu'un  hasard  ne  vînt  abréger  ma 
besogne;  vous  ne  l'avez  pas  voulu;  songeons  à  nous  à  pré- 
sent, Clara.  La  nouvelle  lune  va  se  lever  tout  à  l'heure  :  lais- 
sez-moi invoquer  Tlaloc,  le  dieu  des  eaux,  pour  qu'il  envoie 
la  richesse  au  fils  des  caciques  de  Tehuantepec.  » 

En  disant  ces  mots,  l'Indien  s'éloigna  de  quelques  pas 
de  Clara. 

«  N'allez  pas  trop  loin,  s'écria  celui-ci,  à  la  pensée  des 
redoutables  voisins  qui  rôdaient  près  de  là. 

— -  Je  vous  laisse  ma  carabine. 

—  Belle  avance  !  caramba  !  un  coup  pour  quatre  tigres,  » 
murmura  le  nègre. 

Le  Zapotèque  s'avança  lentement  vers  le  bord  de  la  ri- 
vière, monta  sur  le  tronc  d'un  saule  qui  était  incliné  sur 
l'eau,  et  debout,  les  bras  étendus  en  avant,  il  commença  de 
chanter  sur  une  mélodie  bizarre  une  espèce  d'invocation  in- 
dienne dont  les  mots  arrivaient  jusqu'au  nègre,  sans  toute- 
fois qu'il  en  pût  comprendre  le  sens. 

Clara  écoutait  avec  une  frayeur  d'un  autre  genre  cette 
invocation  aux  dieux  du  paganisme  zapotèque,  et  son  effroi 


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ne  tarda  pas  à  redoubler  quand  un  rugissement,  quoique  à 
peine  perceptible,  se  fit  entendre  au  loin,  comme  si  la  voix 
du  démon  répondait  à  son  adorateur.  C'était,  ainsi  que  l'avait 
dit  l'Indien,  dans  la  direction  de  la  cascade.  Au  milieu  des 
ombres  que  l'approche  de  la  nuit  commençait  déjà  à  répan- 
dre, la  coïncidence  des  prières  bizarres  du  païen  et  des 
cris  lugubres  du  tigre,  qui  semblaient  en  être  l'accompagne- 
ment infernal,  devait  en  effet  être  effrayante  pour  un  homme 
de  la  race  ignorante  et  superstitieuse  de  Clara.  Il  crut  voir 
des  yeux  de  feu  luire  devant  lui  dans  le  fourré  ;  l'ombre  in- 
décise de  la  Sirène  aux  cheveux  tordus  lui  parut  s'élever 
lentement  de  la  surface  des  eaux,  et  des  voix  mystérieuses 
lui  semblèrent  se  mêler  au  grondement  lointain  de  la  chute 
d'eau. 

Un  double  frisson  passa  sur  sa  peau  noire,  depuis  la  plante 
des  pieds  jusqu'aux  racines  de  ses  cheveux  crépus. 

«  Êtes-vous  prêt?  dit  Costal  en  le  joignant. 

—  A  quoi? 

—  A  m'accompagner  jusqu'à  la  chute  d'eau  et  à  y  invo- 
quer, comme  je  vous  le  dirai  tout  à  l'heure,  la  divinité  qui 
s'y  laissera  voir. 

—  Là-bas,  à  la  cascade  où  les  tigres  rugissent?  dit  le 
nègre  effrayé. 

—  L'or  est  à  ce  prix,  répliqua  Costal. 

—  Allons!  s'écria  le  nègre  après  un  moment  de  silence; 
je  suis  dès  aujourd'hui  le  serviteur  du  génie  des  placer  & 
d'or.  » 

L'Indien  ramassa  sa  carabine  et  son  chapeau,  et  Clara, 
drapant  autour  de  lui  la  pièce  de  calicot  grossier  qui  lui 
servait  de  manteau,  se  mit  sur  les  pas  de  Costal  en  le  ser- 
rant de  près,  partagé  entre  la  crainte  et  la  cupidité. 

Tous  deux  commencèrent  à  suivre  le  cours  de  l'eau  qui: 
les  conduisait  vers  l'endroit  où  grondait  la  cascade. 

A  mesure  qu'ils  avançaient,  les  berges  de  la  rivière  deve- 


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naient  plus  escarpées  et  se  rapprochaient  davantage  l'une 
de  l'autre  ;  les  arbres  des  deux  rives  formaient,  en  croisant 
leurs  cimes,  une  voûte  épaisse  et  sombre.  Les  eaux,  resser- 
rées dans  un  lit  étroit,  hérissé  de  rochers,  et  dont  l'inclinai- 
son devenait  de  plus  en  plus  rapide,  bouillonnaient  à  la  sur- 
face. Le  sol  manquant  tout  à  coup,  le  torrent  tombait  en 
cataracte  de  cent  cinquante  pieds  de  hauteur  au  fond  d'un 
ravin  profond,  avec  un  fracas  épouvantable,  auprès  duquel 
le  bruit  de  l'Océan  en  fureur,  qui  brise  sur  nos  falaises  en 
roulant  les  galets  du  rivage,  ne  semble  qu'un  faible  murmure. 

Blanche  et  terrible  comme  une  avalanche,  la  cataracte  s'é- 
lançait d'un  cintre  formé  par  les  cimes  entrelacées  de  deux 
ahuehuetes* .  Leurs  rameaux  noirs  et  flexibles,  les  longs 
flocons  de  mousse  espagnole  que  la  brise  balançait  à  leurs 
extrémités,  les  lianes  pendantes  qui  s'y  enroulaient  en  fes- 
tons, effleuraient  de  temps  en  temps  la  courbe  écumeuse  que 
décrivait  la  cascade.  Au  milieu  d'un  nuage  de  vapeur,  ces 
deux  grands  arbres  aux  barbes  grises  et  flottantes  étendaient 
leurs  bras  vigoureux  et  semblaient  être  des  génies  vieillis  à 
la  garde  de  ces  eaux. 

A  cet  endroit,  les  deux  compagnons  firent  halte.  Bien  que 
ce  fût  de  ce  côté  à  peu  près  que  le  dernier  rugissement  du 
jaguar  s'était  fait  entendre,  le  nègre  paraissait  plus  rassuré 
que  quelques  instants  auparavant.  La  crainte  des  bêtes  fé- 
roces et  celle  des  esprits  de  l'autre  monde  s'étaient  effacées 
devant  la  cupidité. 

«  Maintenant,  dit  Costal,  écoutez  attentivement  les  in- 
structions que  je  vais  vous  donner;  mais,  avant  tout,  rap- 
pelez-vous bien  que ,  si  la  Sirène  aux  cheveux  tordus  vous 
apparaît,  si,  à  son  aspect,  vous  sentez  une  terreur  réelle 
succéder  à  ce  premier  frisson  que  l'homme  le  plus  brave  ne 

* .  Espèce  de  cèdre  qui  croît  dans  les  lieux  humides.  En  indien, 
ahuehuetl  veut  dire  seigneur  des  eaux. 


COSTAL  L'INDIEN.  53 

peut  empêcher  de  passer  sur  sa  chair  en  présence  d'un  gé- 
nie qui  se  rend  visible,  vous  êtes  perdu. 

—  Bon  !  répliqua  le  nègre,  la  connaissance  d'une  mine 
d'or  vaut  bien  le  risque  de  se  faire  tordre  le  cou  ;  parlez,  je 
vous  écoute.  » 

En  disant  ces  mots,  la  contenance  du  nègre  était,  du 
moins  en  apparence,  aussi  ferme  que  celle  de  Costal  lui- 
même.  L'Indien  et  lui  s'assirent  sur  l'un  des  bords  du  pro- 
fond ravin  au  fond  duquel  la  rivière  reprend  bientôt  son 
cours  paisible  au  milieu  d'arbres  touffus  et  presque  impéné- 
trables aux  rayons  du  soleil. 

Cependant,  malgré  l'abondante  végétation  des  arbres  et 
des  lianes  qui  couvraient  le  ravin  et  y  répandaient  l'obscu- 
rité, si  les  deux  chercheurs  d'aventures  n'eussent  pas  été  si 
absorbés  dans  leur  conversation,  ils  auraient  pu  voir  ce  qui 
se  passait  au  fond  de  ce  ravin.  Presque  à  leurs  pieds  venait 
s'asseoir  un  homme,  à  l'endroit  où  les  eaux  de  la  rivière, 
naguère  si  furieuses,  tranquilles  maintenant,  caressaient 
mollement  les  longues  tiges  des  plantes  aquatiques  qui  bor- 
daient la  rive,  et  dont  les  feuilles  larges  et  luisantes  se 
dressaient  en  forme  de  parasols.  Cet  homme,  qui  semblait 
considérer  curieusement  le  spectacle  imposant  de  la  cascade, 
n'était  autre  que  le  capitaine  des  dragons  de  la  reine  que 
nous  connaissons  déjà,  et  qu'un  singulier  hasard  paraissait 
avoir  conduit  dans  cet  endroit  sauvage. 

Nous  devons,  en  considération  du  rôle  que  joue  l'officier 
dans  ce  récit,  dire  en  deux  mots,  pendant  que  Costal  donne 
ses  instructions  à  Clara,  comment  il  était  arrivé  à  joindre  les 
deux  associés. 

Lorsque  le  capitaine  des  dragons  de  la  reine,  don  Rafaël 
Très- Villas,  se  fut  séparé  du  naïf  étudiant  en  théologie  qui 
l'avait  pris  un  instant  pour  un  mangeur  de  chair  humaine,  un 
Lestrygon ,  ainsi  qu'il  l'appelait  au  souvenir  classique  de  son 
Odyssée,  il  ne  perdit  pas  son  temps  à  chercher  à  expliquer 


54  COSTAL  L'INDIEN. 

les  bizarreries  qui  l'avaient  frappé  le  long  du  chemin.  Il 
poussa  vigoureusement  son  cheval,  que  son  instinct  avertis- 
sait de  la  proximité  d'une  écurie,  et  qui  répondit  à  l'empres- 
sement de  son  cavalier. 

Malheureusement  l'officier,  quoique  créole,  n'était  jamais 
venu  dans  cette  partie  du  pays  immense  qui  l'avait  vu  naître, 
et,  arrivé  à  un  endroit  où  le  sentier  qu'il  avait  suivi  jusque-là 
se  divisait  en  deux,  quoique  à  peu  près  dans  la  même  direc- 
tion, il  hésita  sur  celui  des  deux  embranchements  qu'il  devait 
prendre. 

La  même  solitude  continuait  à  régner  autour  de  lui  ;  per- 
sonne n'était  là  pour  fixer  son  incertitude,  et,  en  l'absence 
de  tout  renseignement,  il  s'en  rapporta  au  choix  de  son  cheval. 

L'animal  avait  sans  doute  plus  soif  que  faim,  et,  après  avoir 
flairé  l'air,  ses  naseaux  avaient  humé  les  fraîches  émanations 
d'une  rivière  lointaine  ;  la  bride  sur  le  cou,  il  avait  choisi 
l'embranchement  de  droite. 

Ce  choix  fut  heureux  pour  l'étudiant,  resté  dans  son  hamac, 
comme  ce  récit  va  le  prouver  tout  à  l'heure,  mais  il  fourvoya 
l'officier. 

En  effet,  l'embranchement  de  gauche  l'eût  conduit  à  dou- 
bler un  des  coudes  de  la  rivière  sans  être  obligé  de  la  traver- 
ser, et  à  arriver  à  la  route  directe  de  l'hacienda  de  Las  Pal- 
mas,  où,  pour  plus  d'un  motif,  il  avait  grande  hâte  de  se 
rendre. 

Déjà,  depuis  quelques  instants,  le  bruit  sourd  d'une  chute 
d'eau  parvenait  à  ses  oreilles,  quand,  au  bout  d'une  demi- 
heure  d'un  trot  aussi  rapide  qu'un  petit  galop  de  chasse, 
le  sentier  se  termina  brusquement  devant  d'inextricables 
taillis,  derrière  lesquels  l'eau  grondait  avec  le  fracas  du  ton- 
nsrre. 

Le  lecteur  connaît  cet  endroit  maintenant,  mais  le  voya- 
geur était  complètement  dépaysé  ;  et,  quoique  quelques  mi- 
nutes de  marche  le  séparassent  à  peine  de  l'endroit  à  peu 


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près  guéable  de  la  rivière  où  Costal  avait  montré  à  Clara  la 
trace  d'un  ménage  de  jaguars,  telle  était  l'épaisseur  des  bois 
sur  les  deux  rives,  qu'il  ne  put  supposer  la  rivière  si  près  de 
lui. 

Pour  tourner  cette  difficulté  dont  il  fallait  sortir,  l'officier 
mit  pied  à  terre  ;  il  attacha  son  cheval  par  la  bride  et  gagna 
la  crête  du  ravin,  quoique  non  sans  peine. 

Le  voyageur  ne  sut  d'abord  par  quel  côté  aborder  ce  téné- 
breux labyrinthe,  que  tapissait  une  couche  épaisse  de  détri- 
tus amoncelée  pendant  de  longues  années  par  la  chute  des 
feuilles,  et  dans  laquelle  il  enfonçait  presque  jusqu'aux  ge- 
noux. Fatigué  par  les  efforts  inutiles  qu'il  faisait  pour  avan- 
cer, il  allait  retourner  sur  ses  pas,  lorsqu'il  aperçut  une  es- 
pèce de  sentier  formé  par  les  eaux  des  pluies  ou  peut-être 
par  les  bêtes  fauves,  et  il  s'y  glissa  dans  l'espoir  de  trouver 
enfin  quelque  issue  pour  lui  et  son  cheval. 

La  pente  était  rapide,  mais  le  sol  était  ferme,  et  l'officier 
se  mit  en  devoir  de  descendre.  Des  lianes  qui  serpentaient 
d'arbre  en  arbre  assuraient  ses  pas,  comme  les  cordes  qui 
servent  de  rampes  dans  certains  escaliers  ;  d'autres,  retom- 
bant de  la  cime  des  arbres,  pendaient  autour  de  lui,  sem- 
blables aux  cordages  des  mâts  d'un  navire  ;  il  put  enfin  ar- 
river au  fond  du  ravin. 

Là,  nous  l'avons  dit,  les  eaux  impétueuses  de  la  cascade 
reprenaient  leur  cours  tranquille  et  calme. 

Quelque  pressé  que  fût  le  dragon ,  la  vue  de  cette  magni- 
fique cataracte ,  l'une  des  plus  pittoresques  et  des  plus  im- 
posantes qu'on  puisse  rencontrer  en  Amérique ,  lui  arracha 
un  cri  de  surprise  et  d'admiration. 

Il  s'assit  sur  l'un  des  fragments  de  roc  autour  desquels 
les  eaux  murmuraient  gaiement,  pour  contempler  un  instant 
plus  à  l'aise  la  masse  écumeuse  qui  se  précipitait  devant 
lui  ;  mais  des  nuées  de  maringouins  altérés  de  sang  ne  tar- 
dèrent pas  à  troubler  sa  contemplation.  L'officier  allait  fuir 


66  COSTAL  L'INDIEN. 

au  plus  vite  pour  éviter  leurs  cruelles  piqûres  ,  lorsqu'un 
spectacle  imprévu  captiva  son  attention  et  le  fit  rester  à  sa 
place. 

Au  milieu  des  flots  de  vapeur  que  lançait  la  cascade,  la 
cime  des  deux  ahuehuetes  qui  la  couronnait  n'apparaissait 
plus  que  vaguement,  quand,  sur  le  tronc  incliné  de  l'un 
d'eux,  il  crut  distinguer  comme  le  masque  de  bronze  floren- 
tin d'une  figure  indienne. 

Cette  apparition  fut  presque  aussitôt  suivie  d'une  seconde; 
sur  la  fourche  formée  par  deux  des  mères  branches  de  l'autre 
cèdre,  un  deuxième  visage  se  montra.  Ce  dernier  était  noir 
comme  la  nuit. 

C'étaient,  à  n'en  pas  douter,  un  nègre  et  un  Indien  qui 
surgissaient  tout  à  coup  à  ses  yeux. 

Par  quel  singulier  hasard  les  trois  principaux  types  de  la 
race  humaine  se  trouvaient-ils  réunis  dans  ces  lieux  déserts? 
Don  Rafaël  y  expliquait  bien  sa  présence,  mais  nullement 
celle  des  deux  autres. 

Bientôt  à  la  figure  succéda  le  corps  tout  entier  de  l'Indien 
et  celui  du  nègre. 

L'audace  de  ces  deux  hommes  était  effrayante. 

Tous  deux,  tantôt  à  tour  de  rôle,  tantôt  ensemble,  s'avan- 
çaient au-dessus  de  la  cascade  mugissante,  se  suspendaient 
par  les  bras  aux  rameaux  des  cèdres  et  mouillaient  leurs 
pieds  dans  l'écume,  ou  se  penchaient  au-dessus  de  la  nappe 
d'eau  avec  une  hardiesse  qui  causait  à  l'officier  une  sorte 
de  vertige. 

Les  yeux  fixés  sur  les  eaux  bouillonnantes  de  la  cataracte, 
ces  deux  étranges  personnages  n'apercevaient  point  don 
Rafaël.  Celui-ci  pensait  qu'un  objet  invisible  pour  lui  devait 
absorber  leurs  regards,  et  il  aurait  cru  volontiers  que  c'était 
de  quelque  nymphe  des  eaux  que  le  nègre  essayait  la  con- 
quête, à  en  juger  du  moins  par  le  manège  prétentieux  de  ses 
gestes  et  de  sa  physionomie.  Sa  large  bouche,  en  s'ouvrant 


COSTAL  L'INDIEN.  o7 

jusqu'aux  oreilles  avec  une  coquetterie  grotesque ,  laissait 
voir  la  double  rangée  de  ses  dents,  dont  la  blancheur  con- 
trastait avec  l'ébène  de  sa  figure.  Il  allongeait  son  noir  vi- 
sage autant  qu'il  le  pouvait  sur  la  nappe  de  la  cascade, 
comme  si  l'objet  dont  il  voulait  capter  la  bienveillance  eût 
été  caché  sous  la  voûte  écumeuse  qu'elle  formait. 

L'Indien,  de  son  côté ,  se  livrait ,  mais  avec  plus  de  di- 
gnité ,  aux  mêmes  grimaces  et  aux  mêmes  attitudes  que  le 
noir,  évidemment  dans  un  but  semblable.  L'officier  avait 
beau  regarder  la  cascade  de  tous  ses  yeux,  il  ne  voyait  tou- 
jours que  la  masse  blanche  de  son  écume. 

Bientôt  le  Zapotèque ,  tout  en  se  penchant  d'une  main  au- 
dessus  de  l'abîme,  fit  signe  à  son  compagnon  de  cesser  ses 
grimaces ,  et  le  nègre  ne  laissa  plus  voir  que  sa  face  noire, 
immobile  et  sérieuse. 

L'Indien  alors  étendit  le  bras  en  avant  et  commença  une 
espèce  d'incantation  solennelle,  accompagnée  de  chants  per- 
dus dans  le  fracas  des  eaux.  L'officier  voyait  distinctement, 
en  effet,  dans  le  jeu  des  muscles  de  la  bouche  de  l'Indien , 
qu'il  chantait  à  pleine  poitrine. 

Bien  qu'il  en  coûtât  à  la  curiosité  de  don  Rafaël  d'inter- 
rompre cet  étrange  manège,  le  désir  d'apprendre  enfin  où  il 
était  et  quelle  route  il  devait  suivre  le  décida  à  élever  la 
voix  et  à  crier  de  toutes  ses  forces  pour  attirer  l'attention 
de  ces  deux  hommes.  Mais,  quelle  que  fût  la  vigueur  de  ses 
poumons,  le  bruit  assourdissant  de  la  cataracte  l'empêcha  de 
se  faire  entendre.  Alors  il  se  résolut  à  gagner  l'endroit  où  le 
nègre  et  l'Indien  lui  apparaissaient,  et  il  reprit  te  chemin  par 
lequel  il  était  venu. 

Don  Rafaël  remonta  péniblement  jusqu'à  l'arcade  formée 
par  les  deux  cèdres  au-dessus  de  la  chute  d'eau  ;  mais  les 
deux  personnages  avaient  disparu.  Il  se  hissa  avec  bien  des 
précautions  sur  l'un  des  deux  gros  arbres  et  considéra  la  cas- 
cade avec  une  nouvelle  attention,  espérant  y  découvrir  quel- 


58  COSTAL  L'INDIEN. 

que  objet  de  nature  à  justifier  les  manœuvres  du  noir  et  de 
l'Indien.  Il  n'aperçut  que  ce  qu'il  avait  vu  déjà  :  la  nappe  d'é- 
cume et  de  longs  filets  d'eau  qui  serpentaient  dans  les  fis- 
sures du  rocher  et  revenaient  s'absorber  dans  la  masse  com- 
mune. 

Cependant  les  lieux  que  l'officier  venait  de  quitter  n'é- 
taient plus  déserts ,  à  en  juger  par  une  ondulation  bien  mar- 
quée au  milieu  des  taillis  épais  du  ravin.  Le  feuillage ,  agité 
sur  une  ligne  tortueuse ,  prouvait  que ,  comme  il  avait  fait 
tout  à  l'heure ,  quelqu'un  s'appuyait  sur  le  tronc  des  arbres 
pour  descendre ,  mais  du  côté  opposé  à  celui  qu'il  avait  oc- 
cupé. 

Le  soleil  baissait  sensiblement  ;  ses  derniers  reflets  ve- 
naient de  s'éteindre  dans  la  nappe  écumeuse  de  la  chute 
d'eau ,  et,  malgré  la  teinte  crépusculaire  qui  avait  subitement 
envahi  le  fond  du  ravin ,  le  dragon  reconnut  facilement,  dans 
les  deux  hommes  qui  sortirent  tout  à  coup  du  couvert  des 
bois,  le  nègre  et  son  compagnon. 

L'air  de  ces  deux  individus  était  grave  et  même  solennel  ; 
celui  du  noir  surtout  ne  paraissait  pas  exempt  de  quelque  se- 
crète frayeur. 

ce  Le  diable  soit  de  ces  drôles ,  qui  semblent  fuir  quand 
j'approche!  »  s'écria  l'officier. 

Sur  un  geste  de  soa  compagnon ,  le  nègre  disposa ,  sur  la 
plate-forme  de  l'un  des  rochers  éboulés  dans  le  lit  de  la  ri- 
vière, une  provision  de  branches  sèches  ramassées  sur  l'un 
des  bords,  et  ils  ne  tardèrent  pas  à  y  mettre  le  feu. 

Bientôt  une  lueur  éclatante  empourpra  l'eau  qui  coulait  au- 
tour des  rochers  et  lança  des  reflets  rouges  dont  se  teignit 
aussi  la  blanche  écume  de  la  cataracte. 

Pendant  que  le  nègre  restait  immobile  à  contempler  les 
lueurs  du  brasier  qui  scintillaient  sur  l'eau,  le  Zapotèque  ôta 
son  chapeau  de  jonc ,  dénoua  les  tresses  de  sa  chevelure  et 
se  dépouilla  de  l'espèce  de  sayon  dont  sa  poitrine  et  ses 


COSTAL  L'INDIEN.  59 

épaules  étaient  couvertes.  Des  flots  de  cheveux,  noirs  comme 
l'aile  du  corbeau  dont  il  prétendait  devoir  atteindre  la  longé- 
vité ,  se  répandirent  sur  son  corps  musculeux  et  bronzé  et 
voilèrent  en  partie  sa  figure. 

L'officier  vit  alors,  pour  la  première  fois,  que  l'Indien  souf- 
flait dans  une  trompe  marine,  dont  les  sons  rauques  et  sacca- 
dés imitaient  ceux  que  le  jaguar  fait  entendre  quand  il  a  faim 
ou  soif. 

Lorsqu'il  crut  avoir  suffisamment  éveillé  l'espril  de  la 
cataracte ,  dont  la  réponse  semblait  se  transmettre  par  la 
voix  des  échos  qui  répétaient  cette  lugubre  et.  bruyante  har- 
monie, l'Indien  passa  sa  conque  en  bandoulière  et  commença, 
autour  du  rocher  sur  lequel  continuait  à  brûler  le  brasier  , 
une  sorte  de  danse  sauvage  au  milieu  des  eaux  basses  de  la 
rivière,  que  ses  jambes  fouettaient  avec  force. 

A  mesure  que  l'obscurité  crépusculaire  s'épaississait,  la 
scène  devenait  plus  bizarre  ;  l'Indien  continuait  à  s'agiter 
frénétiquement,  tandis  que  le  nègre  restait  immobile  comme 
une  statue.  Les  lueurs  du  foyer  reflétaient  sur  eux  d'étranges 
teintes.  La  cataracte  semblait  rouler  des  flots  de  feu.  C'était 
une  scène  bizarre  et  imposante  tout  à  la  fois. 

«  Vive  Dieu  !  se  dit  l'officier  ,  je  serais  curieux  de  savoir 
en  l'honneur  de  quelle  divinité  païenne  ces  deux  sauva- 
ges se  livrent  à  ces  extravagances  ;  mais  j'éprouve  un  désir 
plus  vif  encore  de  les  prier  de  me  remettre  dans  le  bon 
chemin.  » 

Alors ,  pour  suppléer  à  la  voix ,  dont  la  chute  d'eau  amor- 
tissait le  bruit ,  don  Rafaël  ramassa  plusieurs  poignées  de 
petites  pierres  qu'il  fit  pleuvoir  à  côté  des  deux  compagnons. 
Le  moyen  fut  sans  doute  efficace ,  car  tout  à  coup  l'Indien 
balaya  d'un  revers  de  main  les  fascines  enflammées  du  foyer, 
qui  s'éteignirent  subitement  dans  l'eau.  Tout  redevint  obscur 
au  fond  du  ravin;  le  nègre  et  l'Indien  (dans  lesquels  on  a  dû 
reconnaître  Costal  et  Clara)  disparurent  dans  les  ténèbres  au 


t>0  COSTAL  L'INDIEN. 

milieu  desquelles  grondait  toujours  la  cascade,  dont  la  voûte 
cessa  d'être  embrasée. 


CHAPITRE   IV. 

L'inondation. 

Pendant  que  les  deux  compagnons ,  l'Indien  et  le  nègre  ; 
accomplissaient  les  cérémonies  bizarres  que  nous  n'avons 
décrites  que  sommairement ,  telles  que  les  voyait  le  capi- 
taine des  dragons  de  la  reine ,  la  lune  s'était  levée  radieuse , 
quoique  nouvelle  ,  comme  cela  arrive  toujours  dans  ces 
beaux  climats. 

Don  Rafaël  venait  d'apprendre  par  sa  propre  expérience 
qu'un  homme  agile  ne  pouvait  guère  mettre  moins  d'un  quart 
d'heure  à  gravir,  à  travers  la  végétation  pressée  qui  les 
obstruait ,  les  flancs  du  ravin  au  fond  duquel  s'étaient  passées 
les  scènes  étranges  dont  le  hasard  l'avait  rendu  témoin  ; 
il  avait  aussi  remarqué  que  les  deux  acteurs  qui  y  avaient 
figuré  se  tenaient  du  côté  de  la  rivière  opposé  à  celui  qu'il 
occupait. 

Quoique,  grâce  à  la  découverte  qu'il  avait  faite  de  cette 
rivière ,  il  lui  fût  plus  facile ,  en  la  traversant  à  gué  dans 
quelque  endroit,  de  se  remettre  à  peu  près  dans  son  chemin, 
et  qu'il  pût  à  la  rigueur  se  passer  de  renseignements  ,  il  ne 
se  décida  pas  moins  à  tâcher  d'en  obtenir  de  ces  deux  per- 
sonnages; il  résolut  donc  de  profiter  du  temps  qu'ils  met- 
traient à  remonter  pour  aller  chercher  son  cheval ,  passer  la 
rivière  à  la  nage,  s'il  le  fallait ,  et  les  attendre  près  de  la 
cascade  où  il  supposait  qu'ils  allaient  retourner. 


COSTAL  L'INDIEN.  61 

La  lune  éclairait  vivement  la  rivière  et  ses  bords  ;  les 
fourrés  n'étaient  inextricables  que  sur  la  crête  et  les  flancs 
du  ravin.  En  faisant  un  léger  détour,  l'officier  espérait  trou- 
ver un  passage  plus  facile;  il  se  mit  donc  sans  perte  de 
temps  en  mesure  d'exécuter  son  projet. 

Les  choses  se  passèrent  comme  il  le  pensait ,  et  moins  de 
dix  minutes  après  il  était  de  retour  avec  le  cheval  qu'il  tirait 
par  la  bride,  cherchant  un  endroit  sur  la  rive  où  il  pût  faire 
descendre  facilement  sa  monture  et  traverser  l'eau. 

Dans  l'intervalle,  et  à  travers  le  grondement  de  la  cascade 
dont  il  s'éloignait ,  il  crut  entendre  une  sorte  de  cri  funèbre 
retentir  du  côté  de  la  rivière  qu'il  avait  intention  de  gagner. 
Cette  voix  rauque ,  qu'il  ne  pouvait  confondre  avec  les  gla- 
pissements des  chacals  qui  avaient  maintes  fois  frappé  ses 
oreilles  dans  le  cours  de  ses  voyages,  ressemblait ,  par  une 
certaine  intonation  caverneuse  ,  aux  mugissements  des  tau- 
reaux ,  et  elle  fit  éprouver  au  voyageur  une  vague  sensation 
de  malaise  :  c'était  la  première  fois  qu'il  entendait  ces  notes 
funèbres  ,  et ,  sans  savoir  au  juste  quelle  espèce  de  danger, 
il  sentait  instinctivement  qu'un  danger  quelconque  le  mena- 
çait. Son  cheval  semblait  aussi  partager  ses  appréhensions, 
à  en  juger  par  le  frémissement  de  ses  naseaux. 

Pour  être  prêt  à  tout  événement ,  don  Rafaël  déboucla  les 
courroies  du  mousqueton  suspendu  à  ses  arçons  et  continua 
sa  recherche.  Une  pente  douce ,  telle  qu'il  la  désirait ,  ne 
tarda  pas  à  se  présenter  à  lui.  Alors,  sans  s'inquiéter  si  la 
rivière  était  profonde  ou  non,  il  se  mit  en  selle  et  poussa 
son  cheval,  qui,  moitié  à  gué,  moitié  à  la  nage,  eut  bientôt 
gagné  l'autre  rive,  tandis  que  le  cavalier,  les  genoux  rele- 
vés, tenait  son  mousqueton  au-dessus  de  sa  tête  pour  éviter 
de  le  mouiller. 

Décidé  à  guetter  pendant  quelque  temps  encore  la  présence 
des  deux  seuls  êtres  vivants  qu'il  eût  aperçus  dans  ces  solitu- 
des depuis  sa  séparation  d'avec  l'étudiant,  le  dragon  redes- 


62  COSTAL  L'INDIEN. 

cendit  le  cours  de  l'eau  le  mieux  qu'il  put  jusqu'à  la  cas- 
cade. 

Là,  pour  moins  risquer  d'échapper  aux  yeux  de  ceux 
qu'il  cherchait  à  rencontrer,  il  battit  le  briquet,  alluma  un 
cigare,  et,  immobile  comme  une  statue  équestre  entre  deux 
des  arbres  qui  inclinaient  leurs  branches  sur  la  rivière,  il 
attendit  la  venue  du  nègre  et  de  l'Indien. 

La  lune  jetait  sur  les  roseaux,  parmi  les  fourrés  épais,  ses 
lueurs  blanches,  dont  s'argentait  la  surface  des  eaux  et  la 
courbe  écumante  de  la  cascade.  Ces  lueurs,  brisées  par  le 
réseau  serré  des  branchages,  prêtaient  un  mystérieux  aspect 
à  cette  solitude  que  la  cataracte  emplissait  de  son  bruit  de 
tonnerre,  et  parfois  le  souvenir  des  scènes  étranges  qui  ve- 
naient de  frapper  ses  yeux  au  fond  du  ravin,  mêlé  aux  ac- 
cents inconnus  à  son  oreille  et  dont  il  croyait  entendre  encore 
le  retentissement  lugubre,  faisait  éprouver  à  l'officier  un  fré- 
missement involontaire.  Parfois  aussi  le  dragon  sentait  son 
cheval  frissonner  sous  la  selle,  et  il  ne  pouvait  s'empêcher 
de  croire  qu'il  venait  d'assister  à  quelque  évocation  du 
prince  des  ténèbres,  dont  ces  notes  funèbres  étaient  la  voix. 

Don  Rafaël  était  créole,  élevé  par  conséquent  dans  l'igno- 
rance et  la  superstition  ;  il  se  rappelait  avoir  ouï  dire  qu'en 
présence  des  esprits  de  l'autre  monde  les  animaux  éprou- 
vaient un  frémissement  pareil  à  celui  qui  venait  de  s'empa- 
rer de  son  cheval.  Mais  don  Rafaël  était  peut-être  de  ces 
cœurs  forts  dont  parlait  l'Indien,  que  la  crainte  peut  visiter 
sans  les  dominer  jamais,  et  il  restait  au  poste  qu'il  avait 
choisi,  sans  témoigner  autrement  ses  appréhensions  que  par 
les  aspirations  précipitées  de  ses  lèvres  contre  son  cigare, 
dont  le  feu  brillait  dans  les  ténèbres. 

Pendant  ce  temps,  l'Indien  et  le  nègre,  troublés  dans  leurs 
invocations  au  génie  de  la  cascade,  remontaient  l'escarpe- 
ment du  ravin  en  se  faisant  péniblement  jour  à  travers  la 
végétation  qui  l'obstruait. 


COSTAL  L'INDIEN.  63 

L'Indien  exhalait  son  dépit  en  menaces  contre  l'intrus 
dont  la  présence  avait  sans  doute  empêché  l'apparition  de 
l'esprit  qu'il  invoquait.  Clara  jurait  aussi;  mais,  au  fond  de  son 
cœur,  il  était  moins  contrarié  qu'il  n'affectait  de  le  paraître. 

«  C'est  donc  au  seul  moment  où  la  lune  nouvelle  se  lève 
qu'apparaît  la  Sirène  aux  cheveux  tordus  ?  dit  le  nègre  en  se 
tenant  sur  les  talons  de  son  compagnon. 

—  Sans  doute,  répondit  Costal  ;  il  n'y  a  qu'un  instant 
dont  il  faut  se  hâter  de  profiter  ;  mais ,  s'il  se  trouve  quel- 
ques profanes  dans  le  voisinage,  et  par  profane  j'entends 
un  blanc,  l'esprit  refuse  de  se  montrer. 

—  Peut-être  a-t-il  peur  de  l'inquisition?»  reprit  le  nègre. 
Costal  haussa  les  épaules. 

«  Vous  êtes  un  niais,  ami  Clara.  Que  diable  voulez-vous 
que  le  puissant  esprit  des  eaux  ait  peur  de  vos  moines  à 
longues  robes?  Ce  sont  eux  plutôt  qui  trembleraient  en  sa 
présence  et  se  prosterneraient  la  face  contre  terre. 

—  Dame  !  si  l'esprit  a  peur  d'un  seul  blanc,  et  qu'à  cause 
de  lui  il  n'ose  se  montrer,  à  plus  forte  raison  aurait-il  crainte 
d'une  foule  de  moines  qui,  il  faut  l'avouer,  sont  furieuse- 
ment laids. 

—  Puisse  un  carreau  du  ciel  couper  en  deux  le  mécréant 
qui  a  empêché  l'effet  de  mes  conjurations  !  s'écria  l'Indien 
avec  d'autant  plus  de  colère  qu'il  se  sentait  battu  par  le  rai- 
sonnement du  nègre  ;  quelques  minutes  de  plus,  et  le  génie 
des  eaux  se  montrait  à  nos  yeux. 

—  Vous  avez  eu  tort  d'éteindre  le  feu  si  vite,  ami  Costal. 

—  J'ai  voulu  dérober  à  la  vue  des  profanes  le  mystère 
qui  allait  s'accomplir.  Je  savais  que  le  génie  de  la  cascade 
ne  se  rendrait  pas  visible. 

—  Ainsi,  vous  persistez  à  croire  que  quelqu'un  nous  a  vus? 

—  J'en  suis  certain. 

—  Et  que  ce  sont  bien  des  pierres  qu'on  nous  a  lancées? 

—  A  coup  sur. 


64  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Eh  bien!  foi  de  nègre,  je  croirais  toute  autre  chose. 

—  Que  croiriez-vous?  demanda  l'Indien  en  s'appuyant 
contre  le  tronc  d'un  sumac  pour  reprendre  haleine. 

—  Je  pense,  répondit  Clara  en  imitant  son  compagnon, 
qu'un  peu  plus  de  patience  de  votre  part  aurait  fait  réussir 
notre  affaire.  Je  gagerais,  ajouta-t-il  avec  un  air  de  convic- 
tion profonde,  qu'au  moment  où  la  nappe  d'eau  de  la  cascade 
renvoyait  des  lueurs  éclatantes  de  tous  côtés  et  jusqu'aux 
troncs  des  deux  ahuehuetes  qui  la  couronnent,  j'ai  vu  appa- 
raître au  milieu  d'elles  comme  un  diadème  d'or  étincelant. 
Or,  je  vous  le  demande,  qui  peut  porter  un  diadème  d'or  au 
fond  de  ces  bois,  si  ce  n'est  l'esprit  des  eaux? 

—  Vous  vous  trompez,  Clara,  c'est  impossible. 

—  Je  suis  certain  que  j'ai  vu  ce  que  je  vous  dis  là,  et  je 
pense,  en  conséquence,  que  ce  que  vous  prenez  pour  des 
pierres  était,  sans  nul  doute,  tout  simplement  des  pepitas  ' 
d'or  que  nous  lançait  la  Sirène  aux  cheveux  tordus. 

—  Et  vous  m'avez  laissé  quitter  le  fond  du  ravin  sans 
vous  y  opposer!  s'écria  vivement  l'Indien,  un  instant  ébranlé 
par  les  paroles  du  nègre. 

—  Nous  avions  usé  notre  dernier  morceau  d'amadou, 
nous  ne  pouvions  donc  plus  rallumer  notre  feu. 

—  Nous  aurions  cherché  à  tâtons. 

—  Oui,  répliqua  le  nègre  avec  ironie,  c'était  chose  facile 
que  de  distinguer,  dans  l'obscurité  de  tous  les  diables  qui 
règne  au  fond  de  cette  canada^  un  morceau  d'or  d'un  caillou. 

—  Au  poids,  c'était  aisé. 

—  Sans  compter,  reprit  Clara  en  laissant  voir  cette  fois 
le  fond  de  sa  pensée,  qu'en  cherchant  nos  morceaux  d'or 
nous  courions  risque  de  nous  rencontrer  avec  ces  coquins  de 
tigres  cherchant  de  leur  côté  leurs  morceaux  de  buffle,  et 
enchantés  de  nous  trouver  à  leur  place. 

i.  Grains  d'or  natif. 


COSTAL  L'INDIEN.  65 

—  Qui  se  soucie  des  jaguars  ?  dit  le  tigrero  avec  dédain 

—  Moi,  parbleu!  répondit  Clara. 

—  Celui  qui  ose  affronter  l'esprit  des  eaux  s'inquiète-t-iï 
de  deux  jaguars  vagabonds? 

—  Si  l'on  court  risque  de  se  faire  étrangler,  repartit  le 
noir,  on  a  du  moins  la  chance  d'obtenir  de  lui  la  révélation 
d'un  trésor,  et  c'est  une  compensation.  Mais  avec  les  tigres, 
il  n'y  en  a  aucune.  Si  donc  je  vous  ai  laissé  partir,  c'est  que 
j'ai  réfléchi  que  nous  aurions  le  temps  de  revenir  demain, 
au  lever  du  soleil,  reprendre  nos  recherches.  » 

L'Indien  ne  répondit  rien  et  se  remit  en  route.  Le  nègre, 
encore  peu  rassuré,  le  suivait  toujours  de  près  comme  son 
ombre.  Tout  à  coup  il  s'arrêta  et  s'écria  en  se  frappant  le 
front  : 

«  Demain  matin  il  ne  sera  plus  temps  ;  et  même ,  ajouta- 
t-il  d'un  air  alarmé,  nous  ferions  bien  de  quitter  ces  gorges 
au  plus  vite. 

—  Et  pourquoi  cela?  demanda  vivement  le  noir,  épou- 
vanté outre  mesure  de  l'inquiétude  que  décelait  le  ton  de 
Costal,  qui  semblait  ne  s'effrayer  de  rien. 

—  C'est  aujourd'hui  nouvelle  lune,  et  j'avais  oublié  que, 
dans  cette  saison,  c'est  toujours  le  moment  où  les  fleuves  de 
l'État  se  gonflent,  se  joignent,  et  inondent  chaque  année  nos 
campagnes.  Tous  savez  que  l'inondation  arrive  alors  comme 
la  foudre.  N'entendez-vous  pas  déjà  au  loin  ses  grondements 
sourds? 

—  Je  n'entends,  Dieu  merci,  que  ceux  de  la  cataracte, 
qui  nous  forcent  à  crier  si  haut  tous  deux  pour  nous  com- 
prendre; mais  hâtons-nous. 

—  Oh!  continua  Costal,  une  fois  sortis  de  ce  ravin,  nous 
n'avons  pas  grand'chose  à  craindre;  le  sommet  d'un  arbre 
nous  servirait  d'abri,  si  l'inondation  venait  à  nous  surprendre. 

—  D'accord;  mais  ici? 

—  Ici,  ce  serait  fait  de  nous.  » 

200  e 


66  COSTAL  L'INDIEN. 

Les  deux  aventuriers  gravirent  le  talus  escarpé  en  silence 
et  avec  une  célérité  redoublée  par  l'appréhension  d'un  péril 
auquel  rien  n'aurait  pu  les  soustraire,  soit  au  fond,  soit  sur 
les  flancs  du  ravin,  où  le  torrent  devait  s'engouffrer  comme 
dans  un  canal,  avec  une  violence  à  laquelle  nulle  force  hu- 
maine n'était  capable  de  résister. 

Tout  en  s'aidant  des  pieds  et  des  mains  pour  faciliter  son 
ascension,  Costal  exhalait  sa  colère  contre  le  mécréant  qui 
avait  fait  avorter  ses  espérances,  tandis  que  le  nègre  enre- 
gistrait dans  sa  mémoire  comme  un  des  jours  les  plus 
néfastes  de  sa  vie  celui  où  il  avait  été  forcé  d'affronter 
les  jaguars,  les  esprits  de  l'autre  monde  et  les  risques  de 
l'inondation.  Puis  bientôt  l'Indien  atteignit  la  crête  du  talus, 
et  Clara  poussa  un  soupir  de  soulagement  en  prenant  pied  à 
son  tour  sur  le  sommet  de  l'immense  et  profond  ravin. 
■  Tout  à  coup,  saisissant  le  bras  de  Costal  avec  un  tressail- 
lement nerveux,  il  lui  indiqua  du  doi  t  un  objet  qui  lui  pa- 
raissait étrange. 

C'était  une  forme  noire,  immobile  au  milieu  des  arbres  qui 
bordaient  la  rivière,  et  au-dessus  de  laquelle  une  vive  lueur, 
•en  brillant  un  instant  pour  s'éteindre  aussitôt,  venait  de  lui 
montrer  le  même  diadème  d'or  dont  l'aspect  l'avait  déjà 
frappé. 

«  Le  diadème  de  l'esprit  !  »  dit-il  en  approchant  ses  lèvres 
de  l'oreille  de  l'Indien,  afin  que  le  fracas  de  la  cascade  ne 
couvrît  pas  sa  voix. 

Costal  suivit  la  direction  indiquée  par  le  nègre,  et,  à  la 
lueur  subite  qui  l'éclaira  de  nouveau,  il  vit  en  effet  briller 
comme  un  cercle  d'or  au  milieu  des  ténèbres. 

Toutefois,  le  nègre  et  l'Indien  ne  tardèrent  pas  à  savoir  à 
•quoi  s'en  tenir  sur  cette  apparition  inattendue,  k  un  mouve- 
ment que  fit  le  cheval  du  dragon,  un  rayon  de  la  lune  tomba 
sur  le  cavalier,  dont  le  buste  parut  tout  à  coup  distincte- 
ment. 


COSTAL  L'INDIEN.  67 

Un  large  galon  d'or  qui,  selon  la  mode  mexicaine,  cerclait 
en  dessous  des  larges  bords  de  son  chapeau  de  vigo- 
gne, avait,  en  s'éclairant  d'une  des  lueurs  successives  de 
son  cigare ,  provoqué  pour  la  seconde  fois  la  méprise  de 
Clara. 

«  Quand  je  vous  disais,  s'écria  Costal,  qu'un  mécréant  de 
blanc  empêchait  l'esprit  de  se  montrer,  avais-je  tort? 

—  C'est  vrai,  répondit  le  nègre  assez  confus  d'une  mé- 
prise qui  eût  peut-être  ébranlé  sa  récente  croyance  au  génie 
des  eaux,  sans  l'excuse  alléguée  par  l'Indien  pour  justifier 
son  manque  de  succès. 

—  C'est  un  officier,  sans  doute,  »  reprit  l'Indien  à  l'aspect 
de  la  tournure  militaire  de  don  Rafaël,  qui,  son  mousqueton 
d'une  main  et  sa  bride  et  son  cigare  de  l'autre,  continuait  à 
rester  immobile,  sans  se  douter  de  l'entretien  dont  il  four- 
nissait le  sujet. 

Du  reste,  le  dragon  commençait,  à  trouver  le  temps  long, 
et  un  juron  témoignait  de  son  impatience,  quand  une  voix, 
assez  forte  pour  se  faire  entendre  malgré  le  fracas  de  la 
chute  d'eau,  un  peu  amortie  cependant  par  la  brise  qui 
l'emportait  au  loin,  vint  frapper  son  oreille  et  lui  arracher 
un  geste  de  surprise. 

ce  Qui  va  là?  s'écriait  la  voix  menaçante. 

—  Dites  :  Qui  reste  là?  »  répondit  don  Rafaël  en  retrou- 
vant toute  son  assurance  devant  des  êtres  humains,  fussent- 
ils  des  ennemis. 

En  même  temps  deux  hommes  se  montrèrent,  dans  les- 
quels le  dragon  reconnut  ceux  qu'il  appelait  ses  sauvages. 

«Enchanté  de  pouvoir  vous  parler  enfin,  mes  braves, 
dit-il  avec  un  sans-façon  tout  militaire  et  en  faisant  exécuter 
à  son  cheval  une  brusque  manœuvre  qui  le  mit  face  à  face 
avec  les  deux  inconnus  qui  débouchaient  derrière  lui  sur  la 
berge  élevée  de  la  rivière. 

—  Peut-être    np    le    sommes-nous   pas,   nous,    repartit 


68  COSTAL  L'INDIEN. 

Costal  d'un  ton  brusque  et  en  faisant  passer,  non  sans  os- 
tentation ,  sa  carabine  d'une  épaule  sur  l'autre. 

—  Vive  Dieu!  j'en  serais  fâché,  reprit  le  dragon  en  lais- 
sant voir  un  franc  sourire  sous  ses  épaisses  moustaches; 
car  je  ne  suis  pas  égoïste,  et  je  n'aime  pas  à  être  content 
tout  seul.  » 

En  disant  ces  mots,  avec  un  air  de  bonne  humeur  qui 
lit.  impression  sur  l'Indien,  don  Rafaël  rebouclait  les  cour- 
roies de  son  mousqueton  comme  une  arme  inutile,  en  dépit 
de  l'attitude  presque  hostile  de  ses  deux  interlocuteurs. 

«  Peut-être,  ajouta-t-il  en  fouillant  dans  la  poche  de  son 
gilet,  me  gardez-vous  rancune  des  pierres  que  je  vous  ai 
jetées  au  fond  du  ravin,  où  vous  aviez  l'air  fort  occupés  de 
choses  qui  ne  me  regardent  pas;  mais  vous  voudrez  bien 
t^xcuser  un  voyageur  fourvoyé  dont  la  cascade  couvrait  la 
voix,  et  qui  ne  savait  comment  attirer  votre  attention  de 
son  côté;  ensuite,  vous  rendrez  justice  à  la  délicatesse  et 
au  soin  avec  lesquels  j'ai  visé  à  ne  pas  vous  atteindre.  » 

Comme  il  finissait  cette  apologie,  le  dragon  tira  de  sa 
poche  une  piastre  et  l'offrit  à  l'Indien, 

«  Merci ,  dit  celui-ci  tandis  que  Clara  prenait  la  pièce,  qui 
ne  brilla  qu'un  instant  aux  rayons  de  la  lune; où  allez-vous? 

—  A  l'hacienda  de  las  Palmas;  en  suis-je  éloigné? 

—  C'est  selon  le  chemin  que  vous  voudrez  prendre. 

—  Je  veux  le  plus  court,  je  suis  pressé. 

—  Le  chemin  qui  vous  y  conduirait  le  plus  sûrement, 
c'est-à-dire  sans  crainte  de  vous  égarer,  est  celui  que  vous 
trouverez  en  remontant  le  cours  de  cette  rivière,  dit  Costal, 
qui,  malgré  sa  rancune  contre  l'étranger,  n'osait  donner  un 
faux  renseignement  à  un  voyageur  en  route  pour  l'hacienda 
dont  il  était  un  des  serviteurs.  Ce  chemin  coupe  un  des  dé- 
tours de  ce  cours  d'eau;  maintenant,  si  vous  en  voulez  un 
plus  direct....  » 

Un  de  ces  accents  rauques  et  saccadés  qui,  dans  le  cours 


COSTAL  L'INDIEN.  09 

de  cette  soirée,   avaient  déjà  frappé  l'oreille  de  l'officier, 
vint  interrompre  les  renseignements  de  l'Indien. 
«  Qu'est  cela?  demanda  l'officier. 

—  C'est  la  voix  d'un  jaguar  qui  cherche  une  proie,  reprit 
Costal. 

—  Ah!  dit  le  dragon,  je  craignais  que....  ce  ne  fût  autre 
chose.  Tout  à  l'heure  j'ai  déjà  entendu  ces  rugissements. 

—  Votre  chemin  le  plus  court  est  par  là,  continua  Costal 
en  indiquant  du  canon  de  sa  carabine  le  point  de  l'horizon 
d'où  partait  le  rugissement  du  tigre. 

—  Et  vous  dites  que  c'est  le  plus  court? 

—  Oui. 

—  Eh  bien!  merci;  j'en  profite.  » 

L'officier,  à  ces  mots,  rassemblait  dans  sa  main  gauche 
les  rênes  de  son  cheval,  prêt  à  suivre  la  direction  indiquée, 
lorsque  l'Indien  l'arrêta. 

«  Écoutez,  seigneur  cavalier,  dit-il  avec  plus  de  cordialité 
qu'il  n'en  avait  encore  montré,  il  ne  s'agit  pas  toujours 
d'être  brave  comme  vous  le  semblez  pour  échapper  à  toute 
espèce  de  danger;  il  faut  encore  être  averti  de  ceux  qu'on 
peut  courir.  » 

Don  Rafaël  Très  Villas  contint  son  cheval. 

«  Parlez,  mon  ami,  dit-il;  je  vous  écoute  et  vous  remercie 
d'avance. 

—  D'abord,  continua  Costal,  pour  gagner  d'ici  l'hacienda 
de  las  Palmas,  sans  vous  égarer,  surtout  sans  vous  amuser 
à  faire  des  détours,  ayez  soin  d'avoir  toujours  la  lune  à 
votre  gauche,  de  façon  que  votre  ombre  se  projette  à  votre 
droite  un  peu  obliquement,  juste  comme  vous  vous  trouvez 
dans  ce  moment-ci.  Maintenant,  ne  vous  arrêtez  pour  rien 
au  monde  avant  d'être  dans  la  maison  de  don  Mariano  Silva; 
si  vous  rencontrez  un  ravin,  un  fossé,  un  ruisseau  ou  une 
colline,  franchissez-les  en  ligne  droite,  sans  chercher  à  les 
tourner.  » 


70  COSTAL  L'INDIEN. 

11  y  avait  tant  de  solennité  tet  de  précision  dans  la  voix  et 
les  recommandations  de  l'Indien ,  que  le  dragon  en  fut 
frappé. 

«  Quel  est  donc  l'effroyable  danger  qui  me  menace  ?  de- 
manda-t-il  en  plaisantant. 

—  Un  danger  auprès  duquel  celui  de  tous  les  tigres  qui 
peuvent  hurler  ou  rugir  dans  ces  savanes  n'est  qu'un  jeu 
d'enfant  :  l'inondation,  qui,  avant  une  heure  peut-être,  va  les 
couvrir  de  flots  mugissants,  fera  de  ces  plaines  une  mer  fu- 
rieuse, dans  laquelle  rouleront  pêle-mêle  ces  tigres  eux- 
mêmes  ,  malgré  leur  légèreté ,  à  moins  qu'un  arbre  ne  puisse 
les  sauver.  Varriero  et  ses  mules,  comme  le  pâtre  et  ses 
troupeaux,  seront  également  engloutis,  s'ils  n'ont  trouvé  un 
asile  à  l'hacienda  où  vous  vous  rendez. 

—  J'aurai  tout  égard  à  vos  recommandations,  »  dit  l'officier, 
qui  se  souvint  de  l'étudiant  abandonné  à  deux  lieues  de  là. 

Il  raconta  en  quelques  mots  son  histoire  à  l'Indien. 

«  Soyez  tranquille  ,  nous  le  conduirons  demain  à  l'ha- 
cienda, s'il  vit  encore;  ne  pensez  donc  qu'à  vous  seul  et  à 
ceux  qui  pourraient  pleurer  votre  mort;  quant  aux  jaguars, 
ne  vous  en  inquiétez  pas  ;  si  votre  cheval  s'effrayait  et  re- 
fusait d'avancer  en  droite  ligne  à  leur  aspect,  faites-lui  en- 
tendre votre  voix  ;  si  vous  étiez  serré  de  trop  près  par  eux , 
parlez-leur  aussi  :  la  voix  humaine  est  faite  pour  porter  le 
respect  chez  tous  les  animaux,  même  les  plus  féroces.  Les 
blancs  ne  savent  pas  cela,  parce  que  leur  métier  n'est  pas  de 
les  combattre,  comme  celui  de  l'homme  rouge  ou  de  l'homme 
noir,  et  je  pourrais  vous  citer  une  de  mes  aventures  en  ce 
genre  avec  un  jaguar....  Ah  bah  !  le  voilà  parti.  » 

L'Indien  s'arrêta,  car  en  effet  Très  Villas  ne  l'écoutait 
plus  ;  préoccupé  seulement  du  soin  d'échapper  à  l'inonda- 
tion, il  bondissait  déjà  sur  la  savane  blanchie  par  la  luner 
dans  la  direction  de  l'hacienda  et  loin  de  Costal. 

«  11  est  brave  et  franc,  dit  celui-ci;  c'eût  été  dommage 


COSTAL  L'INDIEN.  71 

qu'il  lui  fût  arrivé  malheur.  Il  est  fâcheux  qu'il  ait  été  forcé 
de  nous  interrompre  :  c'est  un  contre-temps,  et  voilà  tout  ;  à 
sa  place  j'en  aurais  fait  autant.  Tout  n'est  pas  encore  perdu, 
d'ailleurs,  et  nous  pourrons.... 

—  Hum!  interrompit  Clara,  je  commence  à  trouver  que 
c'est  assez  d'aventures  pour  un  jour  ;  tant  que  je  serai  dans 
le  voisinage  de  ces  tigres 

—  Fi  donc  !  Clara,  vous  devriez  avoir  honte  ;  voyez  ce 
brave  jeune  homme  qui  n'a  jamais  vu  un  tigre  de  sa  vie,  et 
qui  ne  s'en  préoccupe  pas  plus  que  d'une  bande  de  rats  des 
champs. 

—  Soit  !  eh  bien  !  que  pourrions-nous  faire  encore  ?  ré- 
pondit Clara  d'un  ton  assez  maussade. 

—  L'esprit  des  eaux ,  reprit  l'Indien ,  ne  daigne  pas  seu- 
lement se  montrer  dans  l'écume  des  hautes  cascades  ;  il  ap- 
paraît aussi  parfois  à  ceux  qui  l'invoquent  aux  sons  de  la 
conque  marine,  parmi  les  flots  jaunis  de  l'inondation  et  dans 
le  lit  gonflé  des  torrents  :  demain  nous  le  chercherons. 

—  Et  ce  jeune  homme  que  nous  a  recommandé  le  voya- 
geur? 

—  Nous  irons  de  son  côté,  reprit  Costal  ;  en  attendant, 
nous  allons  en  un  tour  de  main  porter  la  pirogue  au  sommet 
du  cerro  de  la  Mesa,  sur  lequel  nous  passerons  tranquillement 
la  nuit,  à  l'abri  des  tigres  et  de  l'inondation. 

—  Ce  sera  bien  heureux,  car  j'ai  grand  besoin  de  som- 
meil ,  »  dit  le  noir ,  rasséréné  par  la  perspective  d'une  nuit 
de  repos. 

Pendant  ce  temps ,  don  Rafaël  galopait  dans  la  direction 
de  l'hacienda  de  las  Palmas. 

Durant  la  première  demi-heure  de  route ,  la  savane  était 
si  paisible  sous  les  rayons  de  la  lune,  les  palmiers  se  balan- 
çaient avec  tant  de  mollesse  sous  un  ciel  étincelant  d'étoiles, 
tandis  que  la  brise  apportait  les  parfums  pénétrants  des 
goyaviers ,  qu'il  put  croire  que  l'Indien  avait  voulu  se  jouer 


72  COSTAL  L'INDIEN. 

de  sa  crédulité.  Alors  il  ralentit  le  pas  de  son  cheval  presque 
involontairement ,  se  laissant  aller  à  cette  molle  rêverie  que 
suscite  le  charme  de  ces  belles  nuits  des  tropiques,  où  l'on  se 
sent  heureux  de  vivre  en  prêtant  l'oreille  aux  harmonies 
nocturnes  que  se  renvoient  le  ciel  et  la  terre,  comme  un 
hymne  que  chacun  d'eux  chante  à  son  tour. 

Le  voyageur  se  rappela  cependant,  tout  à  coup  les  ca- 
banes abandonnées  le  long  de  la  route,  les  embarcations 
hissées  au  sommet  des  arbres ,  comme  un  dernier  moyen  de 
sauvetage  pour  ceux  que  l'inondation  pourrait  surprendre  à 
l'improviste.  Alors  son  extase  tomba  subitement,  et  il  accé- 
léra de  nouveau  la  marche  de  sa  monture. 

Puis  une  seconde  demi-heure  s'écoula,  et,  comme  par  en- 
chantement, les  cigales  cessèrent  de  bruire  sous  l'herbe,  la 
savane  entière  sembla  faire  silence,  et  à  la  brise  embau- 
mée, régulière  comme  le  souffle  de  la  nature  endormie  sous 
le  manteau  étoile  de  la  nuit,  succéda  une  autre  brise  impré- 
gnée de  senteurs  marécageuses,  saccadée,  haletante  comme 
un  souffle  de  terreur. 

Ce  silence  inquiétant  fut  de  courte  durée  ;  bientôt  le  voya- 
geur crut  entendre  encore  bourdonner  à  son  oreille  le  bruit 
lointain  et  sourd  de  la  cataracte  qu'il  venait  de  quitter.  Seu- 
lement ce  grondement  éloigné  semblait  s'être  déplacé  :  ce 
n'était  plus  derrière  lui  qu'il  retentissait  ;  c'était  vers  l'ho- 
rizon qu'il  cherchait  à  gagner. 

Il  crut  s'être  trompé  de  route  et  revenir  sur  ses  pas  ;  mais 
la  lune  à  sa  gauche ,  son  ombre  et  celle  de  son  cheval  à 
sa  droite,  lui  annonçaient  qu'il  était  toujours  dans  la  bonne 
voie.  Alors  son  cœur  battit  plus  rapidement ,  parce  que,  s'il 
devait  en  croire  l'Indien,  un  danger  s'avançait,  contre  lequel 
ni  son  mousqueton  ni  sa  rapière  de  fine  trempe ,  ni  ce  cœur 
fort  que  l'officier  mettait  au  service  d'un  bras  vigoureux ,  ne 
pouvaient  lui  être  d'aucun  usage.  Le  jarret  nerveux  de  son 
cheval  était  son  unique  défense,  son  dernier  moyen  de  salut. 


COSTAL  L'INDIEN.  73 

Heureusement  une  longue  route  n'avait  pas  épuisé  les 
forces  de  l'animal,  qui,  de  son  côté,  dressait  les  oreilles  et 
aspirait  de  ses  naseaux  largement  ouverts  le  vent  humide 
qu'envoyaient  les  eaux  au-devant  d'elles,  comme  un  mes- 
sager précurseur. 

Ce  devait  être  une  lutte  entre  le  cavalier  et  l'inonda- 
tion, à  qui  gagnerait ,  le  premier  des  deux,  l'hacienda  de  las 
Palmas. 

L'oilicier  laissa  mollir  la  bride  ;  les  molettes  sonores  de  ses 
éperons  de  fer  retentirent  contre  les  flancs  de  son  cheval  :  la 
lutte  de  vitesse  était  commencée.  La  savane  semblait  couler 
comme  un  fleuve  rapide  sous  les  jambes  du  dragon.  A  sa 
droite  et  à  sa  gauche ,  on  eût  cru  voir  fuir  les  buissons  et  les 
palmiers  de  la  forêt. 

L'inondation  accourait  de  l'est  vers  l'ouest  ;  le  cavalier 
s'élançait  de  l'ouest  vers  l'est ,  et  la  rapidité  de  leur  course 
inverse  devait  les  faire  promptement  se  joindre  ;  mais  à  quel 
endroit  ? 

La  distance  entre  eux  diminuait  de  seconde  en  seconde. 
Le  bruit,  d'abord  sourd  et  vague,  se  rapprochait  de  plus  en 
plus  et  ressemblait  à  celui  du  tonnerre  qui ,  après  avoir 
grondé  à  l'horizon,  vient,  prêt  à  éclater,  faire  ses  roule- 
ments au-dessus  de  nos  têtes.  La  savane  et  les  palmiers 
fuyaient  toujours  sous  le  galop  du  cavalier,  sans  que  le  clo- 
cher de  l'hacienda  se  dessinât  au-dessus  de  la  ligne  droite 
qui  bornait  sa  vue.  Cependant  la  masse  menaçante  des  eaux 
n'apparaissait  pas  encore. 

Le  cheval  ne  ralentissait  pas  son  allure  ;  mais  ses  flancs 
se  gonflaient,  il  était  tout  haletant,  et  l'air,  qu'il  fendait  si 
rapidement,  ne  s'engouffrait  plus  qu'avec  peine  dans  ses 
naseaux.  Quelques  secondes  de  plus,  et  ce  même  air  allait 
manquer  à  ses  poumons.  Le  dragon  s'arrêta  un  instant  ;  la 
respiration  de  son  cheval  semblait  obstruée,  et  le  bruit  rauque 
de  son  haleine  accompagnait  lugubrement ,  aux  oreilles  de 


74  COSTAL  L'INDIEN. 

l'officier,  la  voix  de  plus  en  plus  terrible  des  eaux  qui  s'a- 
vançaient. 

Don  Rafaël  écouta  cette  triste  harmonie  en  désespérant 
presque  de  son  salut,  quand  il  lui  sembla  entendre  le  son 
précipité  d'une  cloche  lointaine.  C'était  celle  de  l'hacienda, 
sans  doute,  qui  jetait  dans  la  campagne  l'avertissement  su- 
prême du  danger,  en  sonnant  le  tocsin. 

L'officier  se  rappela  ces  paroles  de  l'Indien  .  «  Ne  songez 
qu'à  ceux  qui  pourraient  pleurer  votre  mort.  »  Y  avait-il,  dans 
l'hacienda  où  il  était  attendu  ,  quelqu'un  qui  dût  plus  amère- 
ment le  pleurer  que  les  autres?  Toujours  est-il  qu'à  ce  sou- 
venir le  voyageur  se  roidit  contre  le  sort  qui  le  menaçait ,  et 
se  résolut  à  faire  un  dernier  effort  pour  y  échapper. 

Cependant,  pour  le  tenter  avec  plus  de  chance  de  réussite, 
son  cheval  avait  encore  besoin  de  quelques  secondes  de  re- 
pos, et  l'officier,  malgré  le  péril  qu'il  courait ,  avait  conservé 
trop  de  sang-froid  pour  méconnaître  cette  impérieuse  néces- 
sité. Il  mit  pied  à  terre  et  relâcha  quelque  peu  la  sangle  de 
la  selle,  pour  laisser  plus  de  liberté  aux  flancs  de  sa  mon- 
ture haletante. 

Le  voyageur  comptait  avec  angoisse  les  minutes  qui  s'é- 
coulaient, quand  l'écho  lui  apporta  le  bruit  des  pas  d'un 
autre  cavalier  suivant  la  même  route,  courant  le  même  dan- 
ger que  lui.  Il  se  retourna;  un  homme  accourait,  monté  sur 
un  vigoureux  alezan  brûlé  qui  semblait  dévorer  l'espace. 
En  un  clind'œil,  le  cavalier  l'eut  joint,  et  maîtrisant  brus- 
quement l'ardeur  de  son  cheval  : 

«  Que  faites-vous?  s'écria-t-il ;  n'entendez-vous  pas  la 
cloche  d'alarme  ?  Ne  savez-vous  pas  que  les  eaux  vont  en- 
vahir la  plaine? 

—  Je  le  sais,  répondit  l'officier  ;  mais  l'haleine  manque  à 
mon  cheval,  et  j'attends....  » 

L'inconnu  jeta  un  regard  rapide  sur  le  bai  brun  de  don 
Rafaël ,  et  s'élança  de  sa  selle  à  terre. 


COSTAL  L'INDIEN.  75 

«  Tenez  mon  cheval ,  »  dit-il  à  l'officier  en  lui  jetant  sa 
bride  ;  puis,  s'approchant  de  celui  du  dragon,  il  souleva  la 
selle,  appuya  la  main  sur  le  garrot  de  l'animal,  pour  sentir 
les  pulsations  de  ses  poumons.  «  Bien  !  »  ajouta-t-il,  comme 
un  médecin  satisfait  du  pouls  de  son  malade. 

Alors  il  ramassa  un  caillou  de  la  grosseur  du  poing  et  se 
mit  à  en  frictionner  vigoureusement  et  tour  à  tour  le  poi- 
trail et  les  jarrets  fumants  du  cheval  de  don  Rafaël. 

Pendant  ce  temps,  celui-ci  examinait  curieusement  l'in- 
connu assez  peu  soucieux  du  soin  de  sa  propre  vie  pour 
s'occuper,  avec  tant  de  générosité  et  de  sollicitude,  à  donner 
des  soins  au  cheval  d'un  voyageur  qui  lui  était  complète- 
ment étranger.  Le  nouveau  venu  portait  le  costume  des  mu- 
letiers :  un  humble  chapeau  du  feutre  le  plus  grossier,  une 
espèce  de  souquenille  en  laine  grisâtre  à  raies  noires,  par- 
dessus laquelle  était  passé  un  court  tablier  de  cuir  épais,  des 
cahoneras  flottantes  de  toile  et  des  bottines  de  peau  de 
chèvre  à  ses  pieds  nus,  c'est-à-dire  sans  bas.  Il  était  petit 
de  taille  ;  son  teint  basané  n'ôtait  rien  à  la  douceur  de  sa 
physionomie,  et,  malgré  la  solennité  terrible  du  moment,  un 
grand  calme  brillait  sur  son  front. 

Don  Rafaël  le  regardait  faire  sans  l'interrompre,  mais  avec 
un  sentiment  de  profonde  reconnaissance.  Quand  le  muletier 
crut  avoir  suffisamment  frictionné  le  cheval  pour  lui  rendre 
une  élasticité  momentanée 

«  L'animal  a  du  fond,  dit-il;  il  n'est  pas  encore  fourbu, 
car  aucune  pulsation  ne  se  fait  sentir  au  garrot ,  quoique  les 
naseaux  et  les  flancs  aient  un  mouvement  simultané.  Il  ne 
s'agit  donc  que  d'ouvrir  à  sa  respiration  une  plus  large  voie. 
Venez  m'aider  dans  ce  que  je  vais  vous  dire  et  dépêchons- 
nous  ,  car  des  bruits  sinistres  grondent  là-bas ,  et  le  tocsin 
d'alarme  sonne  à  coups  redoublés.  » 

Ce  n'était  que  trop  vrai ,  et  la  brise  apportait  avec  d'étran- 
ges rumeurs  les  tintements  précipités  de  la  cloche  lointaine, 


7G  COSTAL  L'INDIEN. 

avant-coureurs  du  glas  funèbre,  pour  dire  à  tous  ceux  qui 
erraient  dans  la  campagne  de  se  hâter  pendant  qu'il  était 
temps  encore. 

«  Bandez  les  yeux  du  cheval  avec  votre  mouchoir ,  »  con- 
tinua le  muletier. 

Et,  pendant  que  le  dragon  s'empressait  d'obéir,  il  tirait 
de  la  poche  de  son  tablier  de  cuir  une  corde  dont  il  entoura 
fortement  le  nez  de  l'animal  juste  au-dessus  des  naseaux. 

«  Tenez  cette  corde  de  toutes  vos  forces ,  »  dit-il  à  don 
Rafaël. 

Puis  le  muletier  dégaina  un  couteau  affilé ,  dont  il  enfonça 
la  lame  dans  la  cloison  transparente  de  l'intérieur  des  na- 
seaux du  cheval. 

Le  sang  jaillit;  l'animal,  malgré  les  efforts  de  son  maître 
pour  le  maintenir,  se  cabra,  enlevant  avec  lui  le  couteau 
resté  dans  la  plaie ,  et  retomba  sur  ses  pieds.  A  peine  ses 
sabots  de  devant  touchèrent-ils  la  terre,  que  le  muletier, 
saisissant  la  pointe  sanglante  du  couteau  ,  le  tira  violemment 
par  la  lame,  entraînant  le  manche  après  elle.  L'air  sembla 
s'engouffrer  dans  les  naseaux  du  cheval  par  l'ouverture 
béante  qui  venait  d'y  être  faite. 

«  Maintenant ,  dit-il ,  votre  cheval  pourra  du  moins  courir 
tant  que  ses  jarrets  ne  trahiront  pas  son  ardeur;  si  vous 
pouvez  être  sauvé,  vous  le  serez. 

—  Votre  nom  ?  s'écria  don  Rafaël  en  tendant  la  main  au 
muletier;  votre  nom,  pour  que  je  ne  l'oublie  jamais? 

—  Valerio  Trujano,  un  pauvre  arriero  qui  a  bien  du  ma! 
à  faire  honneur  à  ses  affaires ,  mais  qui  s'en  console  en  ac- 
complissant son  devoir  et  s'en  rapportant  à  Dieu  pour  le 
reste.  Mon  devoir  était  de  ne  pas  vous  laisser  périr  ici  faute 
d'un  conseil  ou  d'un  secours,  ajouta-t-il  simplement.  A  pré- 
sent ,  que  la  volonté  du  Très-Haut  soit  l)énie  ,  notre  vie  est 
entre  ses  mains;  prions-le  toutefois  qu'il  écarte  loin  de  ses 
serviteurs  le  plus  terrible  danger  qu'ils  aient  jamais  couru.  » 


COSTAL  L'INDIEN.  77 

En  disant  ces  derniers  mots  avec  une  effrayante  solennité, 
Trujano  s'agenouilla  sur  le  sable,  ôta  son  chapeau ,  qui  laissa 
voir  une  forêt  de  cheveux  noirs  énergiquement  bouclés  ;  puis, 
levant  les  yeux  vers  le  ciel  et  d'une  voix  dont  les  mâles  ac- 
cents retentirent  jusqu'au  fond  du  cœur  de  l'officier,  il  pro- 
nonça les  paroles  suivantes  : 

De  profundis  clamavi  ad  te  ,  Domine!  Domine,  exaudi  vo- 
cem  meam  ! 

Quand  il  eut  achevé  le  second  verset  du  psaume  funèbre, 
tandis  que  le  dragon  resserrait  fortement  la  sangle  de  son 
cheval  pour  engager  une  course  suprême,  le  muletier  se  jeta 
en  selle;  don  Rafaël  en  fit  autant,  et,  penchés  sur  la  cri- 
nière flottante  de  leurs  chevaux,  ils  s'élancèrent  ensemble 
le  long  de  la  savane.  Le  vent  humide  que  renvoyaient  les 
eaux  débordées  sifflait  dans  leurs  cheveux,  et,  accompagné 
du  son  lugubre  de  la  cloche ,  le  bruit  sinistre  de  la  masse 
d'eau  se  rapprochait  de  minute  en  minute. 


CHAPITRE    Y. 

L'hacienda  de  las  Palmas. 

Quelques  grands  fleuves ,  tels  que  le  Rio  Blanco,  le  Plaija 
Vicente,  le  Goazacoalcos  et  le  Papaboapan ,  pour  ne  citer  que 
les  principaux  d'un  immense  réseau  fluvial ,  sillonnent  l'État 
de  Vera-Cruz  à  peu  de  distance  les  uns  des  autres.  En  outre, 
les  versants  de  la  Sierra-Madre  donnent  naissance  à  une 
foule  de  cours  d'eau  qui  rejoignent  ou  longent  ces  fleuves 

Libres  comme  les  chevaux  sauvages  dans  leurs  savanes, 
ces  fleuves  et  ces  cours  d'eau ,  qu'aucune  digue  ne  contient 


78  COSTAL  L'INDIEN. 

sur  le  sol  plat  qu'ils  arrosent,  roulent  sans  obstacle  leurs 
flots  pressés  et  rapides  ;  on  sait  avec  quelle  violence  les  eaux 
du  ciel  tombent ,  entre  les  tropiques ,  dans  la  saison  qu'on 
appelle  la  saison  des  pluies.  C'est  l'hiver  des  pays  d'Amérique 
situés  sous  ces  latitudes  ;  il  commence  en  juin  et  finit  d'ordi- 
naire en  octobre.  A  cette  époque  de  l'année.,  les  eaux,  gros- 
sies par  les  pluies  torrentielles  de  chaque  jour  ou  plutôt  de 
chaque  nuit,  trop  abondantes  désormais  pour  être  contenues 
dans  leurs  lits ,  s'en  échappent  bientôt  avec  fureur  et  débor- 
dent de  toutes  parts.  Franchissant  l'espace  avec  la  rapidité 
d'un  cheval  de  course ,  comme  si  elles  étaient  poussées  par 
le  souffle  d'un  démon ,  elles  engloutissent  tout  ce  qui  s'op- 
pose à  leur  passage  et  portent  partout  l'épouvante  et  la  dé- 
solation. Malheur  aux  êtres  vivants  qui  n'ont  pu  fuir  devant 
elles  !  Bientôt  cependant ,  étendues  dans  un  vaste  terrain , 
leur  fureur  s'apaise ,  et ,  coulant  paisiblement  en  tous  sens, 
elles  finissent  par  se  réunir  en  une  seule  nappe  d'eau.  La 
portion  inondée  du  pays  n'est  plus  alors  qu'un  lac  immense 
couvert  de  débris  épars  et  de  cadavres  d'animaux  de  toute 
espèce.  Sa  surface  calme  et  tranquille  présente  désormais  le 
spectacle  le  plus  étrange  :  des  villes  prisonnières  au  milieu 
des  eaux  sur  lesquelles  elles  dominent,  des  arbres  à  moitié 
noyés  dont  on  ne  voit  plus  que  le  feuillage ,  et  des  barques 
pavoisées,  bruyantes,  tumultueuses,  luttant  ensemble  de  vi- 
tesse ou  de  luxe ,  et  que  conduisent ,  en  chantant  au  son  des 
mandolines  et  des  harpes,  de  jeunes  filles  couronnées  de 
fleurs.  Heureuse  insousiance  de  la  jeunesse!  après  avoir  ré- 
pandu la  terreur  et  la  mort ,  l'inondation  finit  par  n'être  plus 
qu'un  sujet  de  plaisir. 

L'emplacement  destiné  à  la  construction  de  l'hacienda  de 
las  Palmas  avait  été  choisi  en  prévision  de  ces  inondations 
annuelles:  la  plaine  dans  laquelle  elle  s'élevait  n'avait  pas 
d'un  côté  de  limite  bien  distincte  à  l'œil,  c'est-à-dire  qu'elle 
s'étendait  presque  à  perte  de  vue  dans  la  direction  de  l'est 


COSTAL  L'INDIEN.  79 

à  l'ouest  et  dans  celle  du  sud;  mais,  du  côté  du  nord,  elle 
était  bornée  par  une  chaîne  de  collines  assez  élevées.  A 
leurs  pieds,  d'autres  collines  plus  basses  s'étageaient  en 
pente  insensible  jusqu'au  niveau  du  sol  inférieur.  En  faisant 
disparaître  les  inégalités  de  terrain,  on  avait  fait  du  sommet 
de  ces  collines  un  amphithéâtre  plus  long  que  large ,  dominé 
dans  toute  sa  longueur  par  la  chaîne  au  pied  de  laquelle  il 
s'élevait ,  et  dominant  lui-même  la  plaine. 

Adossée  aux  collines,  dont  ses  terrasses  plates  atteignaient 
presque  la  moitié  de  la  hauteur  et  dont  son  clocher  quadran- 
gulaire  dépassait  la  crête,  l'hacienda  de  las  Palmas  était 
bâtie  à  l'une  des  extrémités  de  l'amphithéâtre  ;  à  l'extrémité 
opposée ,  on  avait  construit  de  vastes  écuries  et  des  communs 
spacieux  pour  les  peones  ou  travailleurs  de  l'hacienda ,  y 
compris  les  vaqueros  '  et  les  serviteurs  spécialement  attachés 
au  service  des  maîtres.  Une  haute  et  forte  muraille,  appuyée 
de  solides  contre-forts  de  pierres  de  taille,  joignait  l'hacienda 
aux  communs  et  bordait  l'amphithéâtre  tout  le  long  de  la 
plaine.  Une  porte  épaisse  et  massive,  pratiquée  au  milieu 
de  cette  muraille  d'enceinte,  servait  d'entrée,  à  laquelle  on 
arrivait  par  un  talus  en  pente  douce  garni  de  garde- fous  de 
maçonnerie. 

Dans  cette  position,  l'hacienda  de  las  Palmas,  ainsi  nom- 
mée à  cause  des  massifs  de  palmiers  dont  la  plaine  à  ses 
pieds  était  parsemée,  se  trouvait  à  l'abri  des  inondations 
et  formait  en  outre  une  sorte  de  forteresse  presque  impre- 
nable. 

Nous  avons  besoin  de  retourner  une  fois  de  plus  en  arrière 
et  de  nous  reporter  encore,  dans  cette  même  journée,  à 
l'heure  qui  précède  le  coucher  du  soleil ,  c'est-à-dire  à  celle 
où  le  dragon  et  l'étudiant  se  séparaient  sur  la  route ,  et  où 


i.  Nom  que  l'on  donne  au  Mexique  aux  garçons  de  ferme  chargés  du 
soin  des  animaux. 


80  COSTAL  L'INDIEN. 

le  nègre  Clara  se  trouvait 'si  fatalement  transformé  en  chas- 
seur de  tigres,  en  compagnie  de  Costal  l'Indien. 

La  cloche  de  l'hacienda  sonnait  Yoracion  du  soir,  et  à  ces 
tintements  de  Y  Angélus,  qui  donnaient  le  signal  de  la  prière 
et  marquaient  la  fin  du  travail  de  la  journée,  un  mouvement 
inusité  avait  lieu  dans  la  plaine  et  dans  la  cour  du  vaste 
bâtiment  dont  le  seigneur  don  Mariano  Silva  était  proprié- 
taire. 

Avec  cette  rigoureuse  exactitude  de  gens  qui  ne  veulent 
pas  travailler  une  minute  au  delà  du  temps  prescrit ,  les 
peones  indiens,  au  premier  coup  de  cloche,  venaient  de 
laisser  retomber,  comme  si  une  paralysie  subite  avait  frappé 
leurs  bras,  l'un  sa  pioche  levée,  l'autre  l'aiguillon  allongé 
pour  piquer  ses  bœufs ,  qui  eux-mêmes ,  formés  aux  habi- 
tudes de  leurs  conducteurs,  s'arrêtaient  tout  à  coup,  lais- 
sant le  soc  frémissant  dans  le  sillon  inachevé. 

Les  vaqueros  regagnaient  au  galop  leurs  écuries  et  leur 
gîte  de  la  nuit  et  dessellaient  leurs  chevaux  fumants  ;  les 
travailleurs  rentraient  de  toutes  parts,  la  campagne  se  vidait, 
les  communs  et  les  écuries  se  remplissaient,  tandis  que  les 
ménagères  étendaient  sur  les  plaques  chaudes  du  cornai  les 
tortillas  ou  galettes  de  maïs  destinées  à  remplacer  le  pain 
et  préparaient  le  repas  du  soir;  et  les  vaqueros,  les  peones  et 
les  ménagères ,  en  même  temps  qu'ils  achevaient  ou  com- 
mençaient leurs  travaux,  murmuraient  tous  au  son  de  la 
cloche  les  oraisons  de  Y  Angélus. 

Le  soleil  brillait  encore  cependant,  et  les  derniers  rayons 
dont  il  incendiait  la  plaine  dardaient  leurs  clartés  dorées  à 
travers  les  épais  barreaux  et  les  losanges  du  treillis  vert 
d'une  fenêtre  située  au  premier  étage  de  l'hacienda.  Un 
voyageur  venant  du  côté  de  l'ouest  eût  pu ,  du  milieu  de  la 
plaine  et  du  haut  de  sa  selle ,  voir  les  plis  d'un  rideau  blanc 
frémir  derrière  les  barreaux  et  le  treillis. 

Mais  la  plaine  était  déserte,  ou  du  moins,  à  l'exception 


COSTAL  L'INDIEN.  81 

des  peones  attardés ,  nul  voyageur  ne  s'y  laissait  distinguer 
au  milieu  du  brouillard  lumineux  qui  l'enveloppait. 

Ce  ne  fut  que  quelques  minutes  plus  tard ,  au  moment  où 
le  soleil,  en  s'abaissant  graduellement,  cessa  d'éclairer  les  bar- 
reaux, que  le  rideau  blanc  s'écarla  et  laissa  pénétrer  un  flot 
de  lumière  dans  la  chambre  éclairée  par  cette  fenêtre  presque 
grillagée  à  l'orientale.  Toutefois,  quelque  élevée  qu'eût  été  la 
selle  du  voyageur  venant  de  l'ouest,  il  n'aurait  pu  voir  le  ta- 
bleau que  présentait  l'intérieur  de  la  chambre  dont  il  s'agit. 

Trois  femmes  s'y  trouvaient  en  ce  moment.  Deux  d'entre 
elles  étaient  sœurs ,  à  en  juger  par  leur  air  de  famille  plutôt 
que  par  leur  ressemblance  proprement  dite.  C'étaient  les 
filles  de  don  Mariano;  la  troisième  n'était  que  la  femme 
chargée  de  les  servir. 

On  peut  condamner  en  Europe  l'indolence  des  créoles  des 
pays  chauds  de  l'Amérique;  mais  celui  qui  les  a  vues,  celui 
qui  ne  rêve  pas  la  réhabilitation  politique  de  la  femme,  qui 
pense  que  la  femme  est  faite  par  Dieu  pour  délasser  l'homme 
de  ses  travaux  et  non  pour  les  partager,  que  le  repos,  le 
calme,  l'ombre  et  un  certain  sensualisme  ne  font  qu'ajouter 
à  sa  beauté,  parce  qu'ils  s'harmonient  avec  sa  nature,  celui- 
là,  dis-je,  ne  saurait  faire  un  crime  aux  créoles  américaines 
de  ne  songer,  de  ne  s'occuper  qu'à  être  belles. 

Les  deux  filles  de  don  Mariano  Silva  offraient  en  ce  mo- 
ment, mais  à  un  degré  différent,  un  exemple  de  cette  sen- 
suelle indolence  qui  semblerait  empruntée  aux  harems  de 
l'Orient,  sans  la  chasteté  qui  la  rehausse  et  la  purifie. 

L'une  d'elles,  les  jambes  croisées  à  la  mode  orientale, 
était  assise  sur  une  natte  de  Chine  ;  de  longs  cheveux  noirs, 
naguère  façonnés  en  tresses  dont  ils  gardaient  encore  les 
grosses  ondes,  tombaient  négligemment  et  formaient  comme 
un  voile  qui  la  couvrait  presque  tout  entière.  La  jeune  fille 
semblait  les  livrer  machinalement  aux  mains  de  sa  femme 
de  chambre. 

200  f 


82  COSTAL  L'INDIEN. 

Qui  pourrait  dire  les  soins  journaliers  que  donne  une 
créole  espagnole  à  cette  chevelure  que  le  fer  des  ciseaux 
n'a  jamais  touchée,  et  que  sa  première  enfance  transmet  in- 
tacte à  sa  jeunesse?  Cependant,  la  tête  pensivement  incli- 
née, la  jeune  vierge  songeait  peu  sans  doute  alors  à  ces 
cheveux  dont  les  flots  s'épandaient  sur  la  natte  et  que  la 
brosse  éparpillait  ou  que  la  main  réunissait  en  gerbes,  li- 
vrant à  l'œil  et  cachant  tour  à  tour  les  lignes  onduleuses  de 
son  cou,  les  blancs  contours  de  ses  épaules  et  une  oreille 
semblable  à  l'une  de  ces  conques  rosées  que  la  mer  jette 
sur  les  rivages  de  Tehuantepec. 

Le  doux  visage  qu'entouraient  de  chaque  côté  les  gerbes 
noires  et  ruisselantes  de  cette  chevelure  réunissait  les  traits 
distinctifs  de  la  beauté  créole  sans  les  défauts  qui  parfois  la 
déparent,  et  son  expression  fière  et  calme  à  la  fois  dénotait 
l'enthousiasme  ardent  que  cachent  presque  toujours  ces  de- 
hors d'indolente  sérénité. 

La  finesse  élégante  de  la  race  espagnole  se  trahissait  aussi 
dans  des  mains  blanches  d'un  modèle  presque  idéal  et  dans 
un  pied  mignon  dont  les  femmes,  au  Mexique  et  dans  l'Amé- 
rique du  Sud,  semblent  avoir  le  privilège  exclusif,  à  quelque 
classe  qu'elles  appartiennent.  Un  léger  soulier  de  satin  cou- 
vrait ce  charmant  pied  nu. 

Cette  jeune  fille  était  dona  Gertrudis,  l'aînée  des  deux 
sœurs.  Quoique  Marianita ,  sa  sœur  cadette,  ne  lui  cédât  en 
rien,  sa  beauté  était  d'un  genre  différent  :  pétulante  et 
rieuse,  son  œil  vif  et  brillant  contrastait  avec  l'œil  humide 
et  calme  de  sa  sœur  aînée,  et  les  impressions  devaient  glis- 
ser avec  autant  de  facilité  sur  cette  surface  mobile,  qu'elles 
devaient  pénétrer  profondément  à  travers  la  surface  plus  ri- 
gide de  dona  Gertrudis.  Il  en  devait  être  de  la  dernière 
comme  des  volcans  de  son  pays,  que  cache  toujours  un 
manteau  de  neige. 

Enfin,  quoique  l'aînée  n'eût  que  dix-sept    ans  et  que  la 


COSTAL  L'INDIEN.  83 

cadette  n'en  comptât  que  seize  à  peine,  toutes  deux  avaient 
acquis  ce  développement  de  la  beauté  féminine,  à  laquelle  le 
temps  ne  peut  plus  qu'enlever  du  charme  en  altérant  l'har- 
monie des  formes. 

Au  moment  où  la  chevelure  de  Gertrudis  était  livrée  par 
elle  aux  soins  de  la  femme  qui  en  lissait  les  ondes,  Maria- 
nita  arrangeait  en  gracieux  contours,  sur  son  bas  de  soie, 
les  rubans  de  satin  attachés  au  soulier  qui  renfermait  son 
joli  petit  pied. 

Les  événements  politiques  étaient  venus  éclater  au  milieu 
de  cette  famille  comme  parmi  tant  d'autres,  et  cependant 
avec  plus  de  chances  d'y  faire  éclore  des  dissentiments  d'o- 
pinion; car,  au  moment  où  commence  ce  récit,  un  mariage 
était  projeté  entre  un  jeune  Espagnol  des  environs  et  doua 
Marianita. 

Avant  la  révolution  mexicaine,  le  vœu  le  plus  ardent  d'une 
jeune  créole  était  d'épouser  quelque  nouveau  venu  de  la 
mère  patrie,  et  cependant  Gertrudis  avait  refusé  cet  honneur. 
Repoussé  par  elle,  le  prétendant  espagnol  s'était  rejeté  du 
côté  de  Marianita,  qui  avait  été  fière  de  l'accepter.  Pourquoi 
maintenant  Gertrudis  avait-elle  ainsi  fait  exception  à  la  règle 
générale?  La  suite  de  ce  récit  le  dira. 

Disons,  en  attendant,  que  c'était  en  vue  de  l'arrivée  de 
deux  hôtes,  attendus  dans  le  courant  de  la  soirée,  que  ces 
préparatifs  de  toilette  avaient  lieu  à  cette  heure.  De  ces 
deux  hôtes,  l'un  était  le  fiancé  espagnol,  le  second  était  le 
capitaine  des  dragons  de  la  reine,  don  Rafaël  Très  Villas.  Le 
premier  n'avait  à  franchir  à  cheval  que  deux  lieues  à  peine  T 
et  d'un  moment  à  l'autre  il  pouvait  arriver;  l'autre  achevait 
d'en  parcourir  plus  de  deux  cents,  et,  quoiqu'il  eût  positive- 
ment annoncé  sa  venue  pour  ce  jour-là,  il  était  raisonnable 
de  supposer  que,  sur  tant  de  journées  de  route,  un  incident 
quelconque  avait  déjoué  ses  calculs  et  retardé  son  arrivée 
d'un  jour.  Était-ce  par  ce  motif  que  Gertrudis  n'avait  pas 


84  COSTAL  L'INDIEN. 

commencé  sa  toilette  quand  Marianita  terminait  la  sienne? 
Don  Rafaël  était-il  le  seul  homme  aux  yeux  duquel  Gertrudis 
voulût  paraître  belle?  On  le  dira  tout  à  l'heure  aussi. 

Parmi  les  soins  quotidiens  donnés  par  les  créoles  à  leur 
abondante  chevelure,  un  des  principaux  est  d'en  éparpiller 
sur  leurs  épaules  les  tresses  dénattées,  afin  que  l'air  vivi- 
fiant puisse  circuler  parmi  cette  gerbe  épaisse  trop  longtemps 
captivée  par  le  peigne.  Quand  la  femme  chargée  de  cette 
tâche  de  chaque  jour  l'eut  accomplie,  elle  sortit  de  la  cham- 
bre et  les  deux  sœurs  restèrent  seules. 

Il  est  certains  sujets  de  conversation  que  les  jeunes  filles 
de  tous  pays  n'aiment  à  traiter  qu'entre  elles  et  dans  le 
sanctuaire  intérieur. 

A  peine  la  suivante  fut-elle  partie,  que  Marianita,  qui 
achevait  de  glisser  entre  ses  tresses  noires  et  la  conque  d'é- 
caille  de  son  peigne  des  fleurs  de  grenadier  d'un  pourpre 
éclatant,  s'élança  vers  la  fenêtre. 

Ses  yeux  interrogèrent  l'horizon  de  la  plaine.  Pendant  ce 
temps,  sa  sœur  s'était  assise  sur  un  fauteuil  de  cuir,  et,  re- 
jetant sur  chaque  épaule,  de  sa  main  et  d'un  mouvement 
brusque  de  sa  tête,  le  voile  épars  de  ses  cheveux,  elle  resta 
immobile  et  rêveuse. 

«  J'ai  beau  regarder  de  tous  mes  yeux,  la  plaine  est  dé- 
serte, s'écria  Marianita,  et  je  ne  puis  pas  plus  voir  de  don 
Fernando  que.de  don  Rafaël.  Ma  pauvre  Gertrudis,  j'ai  bien 
peur  d'avoir  fait  d'inutiles  frais  de  toilette.  Dans  une  demi- 
heure  le  soleil  sera  couché. 

—  Don  Fernando  viendra ,  dit  Gertrudis  d'une  voix  douce 
et  calme. 

—  On  voit  bien  à  ton  accent  tranquille  que  tu  n'attends 
par  ton  novio1  comme  moi;  et  pourquoi  ne  dirais-je  pas 
que  c'est  avec  une  impatience  nerveuse  qui  me  fait  déses- 

\.  Prélendu. 


COSTAL  L'INDIEN.  85 

pérer  de  le  voir  arriver?  Tu  ne  connais  pas  cela,  toi,  Ger- 
trudis  ! 

—  A  ta  place,  j'éprouverais  plus  de  tristesse  que  d'impa- 
tience. 

—  De  tristesse  !  Oh  non  !  et  si  don  Fernando  ne  vient  pas 
ce  soir,  ce  sera  lui  qui  y  perdra  le  plaisir  de  me  voir  avec 
cette  robe  blanche  qu'il  aime  tant  et  ces  fleurs  de  grenadier 
dans  mes  cheveux,  que  je  n'y  ai  mises  que  pour  lui  plaire; 
car,  pour  mon  goût,  j'y  préfère  les  fleurs  blanches  de  mar- 
jolaine. Mais  j'ai  ouï  dire  que  la  femme  ne  doit  vivre  que  de 
sacrifices.  » 

En  disant  ces  mots,  Marianita  fit  claquer  ses  doigts  comme 
des  castagnettes,  sans  la  moindre  apparence  de  mélancolie , 
et,  au  contraire,  avec  la  satisfaction  d'une  conscience  tran- 
quille. 

Gertrudis  ne  répondit  rien;  mais  elle  étouffa  un  soupir, 
tandis  que  la  brise  plus  fraîche  du  soir  faisait  frissonner  les 
grandes  ondes  de  sa  chevelure,  et  que  son  petit  pied  nu  ba- 
lançait son  soulier  de  satin  noir. 

«  C'est  fort  ennuyeux,  cette  vie  de  la  campagne,  reprit 
Marianita.  La  journée,  il  est  vrai,  n'est  pas  trop  longue  pour 
se  peigner,  pour  faire  la  sieste  :  à  peine  même  en  a-t-on  le 
temps;  mais  le  soir,  prêter  seules  l'oreille  à  la  brise  de  nuit, 
se  promener  seules  dans  les  jardins,  c'est  triste,  bien  triste^ 
au  lieu  de  chanter  et  de  danser  en  tertulia*.  Nous  sommes 
ici  comme  les  princesses  captives  de  ce  roman  de  chevalerie 
que  j'ai  commencé  l'année  dernière  et  que  je  n'ai  pas  fini.... 
Ah!  j'aperçois  là-bas  à  l'horizon  un  petit  nuage  de  pous- 
sière.... Enfin,  voici  un  cavalier!  Quédiclia! 

—  Un  cavalier  !  s'écria  Gertrudis  avec  vivacité  ;  quelle  est 
la  couleur  de  son  cheval? 

—  Son  cheval  est  une  mule.  Hélas  !  ce  n'est  pas  un  che- 

4.  Soirée. 


86  COSTAL  L'INDIEN. 

valier  errant.  Je  crois  avoir  entendu  dire  qu'il  n'y  en  a 
plus.  » 

Gertrudis  soupira  de  nouveau. 

«  Je  le  distingue  à  présent,  c'est  un  prêtre,  poursuivit  Ma- 
rianita.  Cela  vaut  mieux  que  rien,  surtout  s'il  chante  et  joue 
aussi  bien  de  la  vihuela*  que  le  dernier  qui  a  passé  deux 
jours  à  l'hacienda.  Il  arrive  au  galop  de  sa  mule,  c'est  bon 
signe;  mais  non,  il  a  la  physionomie  triste  et  sévère.  Ah  !  il 
m'a  vue,  car  il  fait  un  geste  de  la  main.  J'irai  la  lui  baiser 
tout  à  l'heure....  j'ai  le  temps!  » 

En  disant  ces  mots,  la  jeune  et  belle  créole,  à  qui  son 
éducation  prescrivait  de  baiser  la  main  du  premier  prêtre 
venu,  fronça  d'un  air  boudeur  ses  deux  lèvres  fraîches  et 
vermeilles  comme  la  fleur  du  grenadier. 

«  Mais  viens  donc  le  voir,  Gertrudis,  il  se  présente  à  la 
porte  de  l'hacienda,  reprit-elle. 

—  J'ai  le  temps,  comme  tu  le  dis,  Marianita;  mais  dis- 
moi,  ne  vois-tu  plus  d'autres  cavaliers?  Don  Fernando?... 
dit  Gertrudis  comme  pour  se  tromper  elle-même  en  trompant 
sa  soeur. 

—  Ah!  oui,  don  Fernando....  transformé  par  quelque  en- 
chantement en  un  mozo  de  mulets*  qui  pousse  sa  recua° 
comme  s'il  disputait  le  prix  d'une  course....  C'est  tout  ce  que 
je  vois.  Allons,  il  vient  ici  comme  le  prêtre.  Mais  qu'ont 
donc  ces  gens  à  galoper  si  étrangement?  On  dirait  qu'un 
vertige  les  pousse.  » 

Le  bruit  des  portes  de  l'hacienda  qui  s'ouvraient  et  le 
tumulte  qui  montait  de  la  cour  jusqu'aux  jeunes  filles  prou- 
vaient que  non-seulement  le  prêtre ,  mais  encore  le  garçon 
muletier  avec  ses  mules,  contre  tout  usage,  recevaient  l'hos- 
pitalité de  don  Mariano  Silva. 

\ .  Mandoline. 

2.  Garçon  de  mules. 

3 .  Troupeau  de  mules  de  charge. 


COSTAL  L'INDIEN.  87 

Le  lecteur  sait ,  ce  qu'ignoraient  les  deux  sœurs ,  tout  le 
danger  qui  menaçait  les  voyageurs  dans  la  plaine. 

En  même  temps ,  un  mouvement  plus  bruyant  encore  ne 
tarda  pas  à  avoir  lieu  dans  l'hacienda.  Les  escaliers  reten- 
tissaient du  bruit  des  pas  des  serviteurs  qui  allaient  et 
venaient  précipitamment,  et  que  les  deux  sœurs  entendirent 
bientôt  résonner  sur  les  terrasses  au-dessus  de  leur  cham- 
bre. 

«  Jésus  Maria!  qu'est-ce  ci?  s'écria  Marianita  en  faisant 
un  signe  de  croix;  l'hacienda  va-t-elle  avoir  un  siège  à  sou- 
tenir? Les  brigands  insurgés  dans  l'ouest  vont-ils  venir  nous 
attaquer? 

—  Pourquoi  appeler  brigands  des  hommes  qui  combattent 
pour  être  libres  et  dont  des  prêtres  sont  les  chefs?  repartit 
Gertrudis  de  sa  voix  harmonieuse  et  calme. 

—  Pourquoi?  Parce  que  ce  sont  les  ennemis  des  Espa- 
gnols, que  le  sang  de  nos  veines  est  le  leur  ,  parce  qu'enfin 
j'aime  un  Espagnol  !  s'écria  Marianita ,  à  qui  ce  mot  aimer 
avait  rendu  la  fougue  impétueuse  de  son  sang  créole. 

—  Tu  crois  l'aimer,  Marianita,  reprit  doucement  Gertrudis; 
dans  mes  idées,  l'amour  présente  des  symptômes  que  je  ne 
retrouve  pas  en  toi. 

—  Et  quand  cela  serait,  qu'importe?  s'il  m'aime,  lui  !  Ne 
suis-je  pas  le  bien  qui  va  lui  appartenir?  Dois-je  penser  au- 
trement que  lui?  »  ajouta  la  jeune  fille  obéissant  à  cette  voix 
de  dévouement  passionné  que  les  femmes  de  son  pays  pro- 
diguent à  qui  les  aime ,  et  qui  n'a  plus  de  bornes  quand  elles 
aiment  elles-mêmes. 

Les  vibrations  subites  et  précipitées  de  la  cloche  de  l'ha- 
cienda sonnant  l'alarme  firent  tressaillir  les  deux  sœurs  et 
mirent  fin  à  cette  conversation  ,  qui  menaçait  de  jeter  entre 
elles  deux  ces  germes  funestes  de  dissension  que  les  guerres 
civiles  engendrent  et  qui  brisent  les  liens  les  plus  étroits  du 
sang  et  de  l'amitié. 


88  COSTAL  L'INDIEN. 

Comme  Marianita  se  disposait  à  sortir  pour  s'enquérir  de 
la  cause  de  tout  ce  tumulte,  la  femme  de  chambre  ouvrit  la 
porte,  et,  sans  attendre  qu'on  l'interrogeât  : 

«  Ave  Maria,  seîioritas!  s'écria-t-elle;  l'inondation  arrive; 
un  vaquero  vient  d'annoncer  que  les  eaux  ne  sont  plus  qu'à 
trois  ou  quatre  lieues  d'ici. 

—  L'inondation  !  s'écrièrent  les  deux  sœurs  ,  Marianita  en 
se  signant  de  nouveau  et  Gertrudis  en  se  levant  précipi- 
tamment et  en  faisant  de  ses  cheveux  épars  une  torsade 
que  sa  main  tremblante  essayait  vainement  de  fixer  à  sa 
tète,  et  dans  laquelle  les  dents  du  peigne  refusaient  de 
mordre. 

—  Jésus,  senorita,  dit  la  femme  de  chambre  en  s'adres- 
sant  à  la  dernière,  on  dirait  que  vous  voulez  vous  élancer 
dans  la  plaine  au  secours.... 

—  Don  Rafaël!  ayez  pitié  de  lui,  mon  Dieu!  s'écria  Ger- 
trudis éperdue. 

—  Don  Fernando  !  s'écria  de  son  côté  Marianita  en  fris- 
sonnant. 

—  La  plaine  ne  va  plus  être  qu'un  vaste  lac,  cria  la  sui- 
vante ;  malheur  à  ceux  que  l'inondation  va  surprendre  !  Mais 
vous  pouvez  être  tranquille ,  doîïa  Marianita  ;  le  vaquero  qui 
apporte  la  fatale  nouvelle  est  envoyé  par  don  Fernando  pour 
annoncer  à  notre  maître  ,  don  Mariano  ,  qu'il  ne  viendra  que 
demain  dans  son  canot.  » 

En  achevant  ces  mots ,  la  suivante  sortit. 

«  En  canot  !  s'écria  Marianita  ,  passant  avec  une  égale 
rapidité  de  l'angoisse  à  la  joie.  C'est  vrai,  au  fait,  Gertrudis; 
nous  voguerons  en  canot  sur  la  plaine,  et  nous  nous  couron- 
nerons de  fleurs  dans  notre  barque  pavoisée.  » 

Mais  Marianita  se  reprocha  tout  aussi  vite  cet  accès  d'é- 
goïsme  frivole  à  l'aspect  de  sa  sœur ,  qui ,  enveloppée  de  sa 
longue  chevelure  qu'elle  ne  prenait  plus  souci  d'empêcher  de 
flotter,  s'était  agenouillée  comme  la  Vierge  aux  sept  douleurs. 


COSTAL  L'INDIEN.  89 

et  priait  aux  pieds  d'une  image  de  madone  pour  le  salut  de 
don  Rafaël. 

Marianita  comprit  ce  qu'elle  n'avait  pas  compris  jusqu'alors, 
c'est  que  la  femme  ne  prie  avec  tant  de  ferveur  que  pour 
l'homme  qu'elle  aime.  Elle  s'agenouilla  près  de  sa  sœur  et 
mêla  ses  prières  aux  siennes ,  tandis  que  les  tintements 
lugubres  de  la  cloche  continuaient  à  jeter  leur  sinistre  aver- 
tissement aux  quatre  points  de  l'horizon. 

«  Oh  !  ma  pauvre  Gertrudis  !  »  s'écria  Marianita  en  pressant 
sa  sœur  dans  ses  bras  et  l'embrassant  tendrement;  puis,  se 
servant  de  sa  chevelure  pour  effacer  ses  larmes  :  «  Pardonne- 
moi  de  n'avoir  pas  deviné  que ,  pendant  que  mon  cœur  se 
réjouissait,  le  tien  se  brisait.  Don  Rafaël,  tu  l'aimes  donc? 

—  S'il  meurt,  je  mourrai!  voilà  tout  ce  que  je  sais,  re- 
partit Gertrudis. 

—  Dieu  le  protégera,  sois  tranquille;  peut-être  lui  en- 
verra-t-il  un  de  ses  messagers  pour  le  sauver!  »  s'écria 
Marianita  dans  l'élan  de  sa  foi  naïve. 

Marianita  mêla  quelque  temps  encore  ses  consolations  aux 
sanglots  de  sa  sœur,  ses  prières  aux  siennes,  et,  comme 
l'obscurité  allait  bientôt  venir  : 

«  Mets-toi  à  la  fenêtre  pendant  que  je  prierai  encore  ! 
s'écria  Gertrudis;  interroge  la  plaine,  car  les  larmes  trou- 
blent ma  vue.  » 

Marianita  obéit ,  et  Gertrudis  s'agenouilla  de  nouveau  sous 
l'image  sainte. 

Mais  la  brume  dorée  de  la  plaine  se  ternissait  en  un  violet 
pâle,  et  aucun  cavalier  n'apparaissait  à  l'horizon  désert. 

«  Le  cheval  qu'il  monte  doit  être  son  bai  brun!  s'écria 
Gertrudis  en  interrompant  ses  prières  ferventes.  Don  Rafaël 
sait  combien  j'aimais  ce  noble  cheval,  son  cheval  de  bataille 
dans  les  guerres  indiennes.  C'est  celui  qu'il  aura  voulu  mon- 
ter pour  venir  vers  moi  ;  car  il  sait  que  bien  souvent  j'ai  dé- 
taché les  fleurs  de  mes  cheveux  pour  les  suspendre  à  son 


90  COSTAL  L'INDIEN. 

frontail.  0  sainte  Vierge!  ô  Jésus,  mon  doux  maître!  don 
Rafaël,  mon  beau  chevalier,  qui  te  ramènera  vers  moi?  » 
continuait  la  jeune  fille  en  faisant  succéder  les  élans  de  sa 
passion  aux  élans  de  sa  prière. 

La  plaine  s'assombrissait  toujours  ,  Gertrudis  priait  en- 
core ;  puis  bientôt  la  lune  laissa  tomber  du  haut  du  ciel  ses 
pâles  et  sereines  clartés  sans  qu'un  être  vivant  vînt  dessiner 
son  ombre  à  côté  de  l'ombre  des  palmiers  projetée  seule  sur 
le  terrain  blanchi. 

«  Il  aura  été  prévenu  à  temps ,  il  ne  se  sera  pas  mis  en 
route ,  dit  Marianita. 

—  Tu  te  trompes,  tu  te  trompes,  répondit  Gertrudis  en 
tordant  ses  mains  crispées  par  l'angoisse.  Je  le  connais  ,  je 
juge  son  cœur  d'après  le  mien  ;  un  jour  de  plus  lui  aura 
paru  trop  long ,  et  il  aura  bravé  le  danger  pour  me  voir  quel- 
ques heures  plus  tôt.  » 

Le  lecteur  sait  si  le  cœur  de  ia  jeune  créole  l'avertissait 
faussement. 

Tout  à  coup,  pendant  que  la  cloche  continuait  à  vibrer 
avec  force ,  les  grondements  lointains  qu'allait  bientôt  enten- 
dre don  Rafaël  lui-même  se  mêlèrent  à  la  voix  lugubre  du 
bronze,  et  tout  à  coup  aussi ,  pendant  ce  sinistre  dialogue 
entre  les  vibrations  frémissantes  de  la  cloche  d'alarme  et  le 
murmure  sourd  des  eaux  déchaînées ,  une  lueur  rougeâtre , 
faible  d'abord ,  disputa  le  terrain  de  la  plaine  à  la  blanche 
clarté  de  la  lune. 

Bientôt  après  cette  clarté  sembla  pâlir,  des  pétillements 
semblables  à  ceux  du  sarment  qui  s'enflamme  se  firent  en- 
tendre à  l'oreille  attentive  des  deux  sœurs,  et  la  lueur  rouge 
régna  seule  en  maîtresse  sur  la  surface  de  la  plaine,  en  jetant 
ses  reflets  de  feu  jusqu'aux  cimes  des  palmiers. 

Sur  la  crête  des  collines  voisines  de  l'hacienda  et  sur  les 
terrasses,  de  larges  foyers  venaient  d'être  allumés  par  ordre 
de  don  Mariano,  comme  un  phare  qui  devait  guider  les  voya- 


COSTAL  L'INDIEN.  91 

geurs  errants  dans  la  plaine  jusqu'au  port  de  salut  de  son 
hospitalière  demeure. 

L'œil  et  l'oreille  étaient  avertis  à  la  fois  pour  apprendre  le 
danger  et  pour  aider  à  le  fuir.  Des  ombres  gigantesques, 
celles  des  hommes  chargés  d'entretenir  les  foyers,  se  proje- 
taient au  loin  sur  la  plaine,  et  ces  silhouettes  immenses,  les 
clartés  empourprées  dans  lesquelles  elles  nageaient,  le  gron- 
dement des  eaux,  qui  semblaient  vouloir  étouffer  les  cris 
d'appel  de  la  cloche,  frappaient  l'esprit  des  deux  jeunes  filles 
d'une  terreur  plus  profonde. 

De  longues  minutes  s'écoulèrent  ainsi,  et  la  lune  continuait 
de  monter  lentement  dans  le  ciel,  et  le  murmure  lointain,  le 
bruit  sourd,  devenait  plus  aigu  en  se  rapprochant,  puis  devint 
bientôt  égal  à  celui  du  tonnerre.  Encore  quelques  instants , 
et  l'eau  des  fleuves  débordés  allait  écumer  au  pied  de  l'am- 
phithéâtre de  l'hacienda.  Gertrudis  interrompit  ses  prières. 

«  Oh  !  Marianita,  dit-elle,  puisses-tu  ne  rien  voir  main- 
tenant !  car  les  eaux  s'approchent  et  gagnent  de  minute  en 
minute.  » 

Marianita  ne  répondit  rien,  mais  ses  regards  erraient  tou- 
jours à  l'horizon,  essayant  d'en  percer  les  lointaines  ténè- 
bres à  la  limite  où  expirait  la  clarté  des  feux. 

Un  cri  s'échappa  de  sa  bouche. 

«  Oh  !  malheur  !  malheur  !  s'écria-t-elle,  j'aperçois  deux 
cavaliers  !  Sainte  Vierge ,  faites  que  ce  ne  soient  que  des 
ombres!  Mais  non....  les  ombres  deviennent  plus  distinc- 
tes.... Mère  de  Dieu!  ce  sont  bien  deux  cavaliers....  ils  vo- 
lent comme  le  vent....  mais,  si  vite  qu'ils  aillent,  ils  arrive- 
ront trop  tard  !  » 

Une  clameur  de  détresse  partit  des  terrasses  de  l'ha- 
cienda, sur  lesquelles  maîtres  et  serviteurs  s'étaient  grou- 
pés. C'était  en  effet  un  émouvant  spectacle  que  celui  de  la 
lutte  désespérée  de  deux  hommes  contre  la  masse  effrayante 
des  eaux,  dont  ils  voyaient  dans  l'éloignement  les  vagues 


92  COSTAL  L'INDIEN. 

s'avancer  et  dont  ils  distinguaient  déjà  les  panaches  d'é- 
cume empourprée  par  la  lueur  des  brasiers. 

D'autres,  pendant  ce  temps,  à  cheval  sur  le  chaperon  du 
mur  d'enceinte,  s'étaient  munis  de  longues  cordes  pour  les 
jeter  au  besoin  aux  naufragés  en  détresse.  Mais  les  deux 
sœurs,  de  la  fenêtre  de  leur  chambre,  ne  pouvaient  voir  ces 
apprêts  de  sauvetage. 

Marianita,  frémissant  de  cette  avide  curiosité  qui  nous 
pousse  souvent  malgré  nous,  et  les  femmes  surtout,  à  con- 
templer un  déchirant  spectacle,  se  collait  avec  une  sorte  de 
voluptueuse  terreur  aux  grillages  de  la  fenêtre. 

«  Viens,  Gertrudis,  lui  cria-t-elle  sans  détourner  les 
yeux,  malgré  les  palpitations  de  son  cœur,  viens  les  voir; 
si  l'un  d'eux  est  ce  don  Rafaël  que  je  ne  connais  pas,  tes 
yeux  le  distingueront  et  ta  voix  l'encouragera. 

—  Oh  !  non,  non,  je  ne  saurais,  répondit  la  jeune  fille, 
dont  le  front  incliné  balayait  humblement  le  sol  aux  pieds 
de  la  madone....  je  ne  saurais  voir  sans  m'évanouir  cet  af- 
freux spectacle  ;  et  qui  prierait  alors  pour  mon  Rafaël  ?  C'est 
lui,  mon  cœur  ne  me  le  dit  que  trop  ! 

—  Ces  deux  cavaliers  montent  des  chevaux  noirs  comme 
la  nuit,  reprit  Marianita;  l'un  d'eux  est  ferme  en  selle  comme 
un  centaure,  mais  il  est  petit....  ah!  son  costume  est  celui 
d*un  muletier;  tu  vois  que  celui-là  n'est  pas  don  Rafaël. 

—  L'autre!  distingues-tu  l'autre?  »  dit  Gertrudis  d'une 
voix  si  faible  qu'on  l'entendait  à  peine. 

Marianita  garda  le  silence  une  minute.  ' 

«  L'autre,  répondit-elle,  a  la  tête  de  plus  que  le  premier; 
il  est  penché  sur  l'encolure  de  son  cheval;  je  ne  vois  pas 
ses  traits.  Ah  !  il  relève  la  tête,  il  est  aussi  ferme  que  le 
premier  sur  sa  selle.  Il  a  la  figure  fière ,  d'épaisses  mousta- 
ches, et  d'ici  son  œil  semble  étinceler  sous  le  galon  d'or  de 
son  chapeau.  Le  péril  ne  l'intimide  pas.  Ah  !  c'est  un  noble 
et  beau  cavalier  ! 


COSTAL  L'INDIEN.  93 

—  C'est  lui  !  »  dit  Gertrudis  avec  un  cri  perçant  qui  do- 
mina le  grondement  des  eaux. 

Elle  se  leva  vivement,  obéissant  à  une  impulsion  irrésis- 
tible, comme  pour  s'élancer  vers  la  fenêtre  et  voir  encore 
une  fois  celui  qui  allait  mourir  ;  mais  ses  forces  trahirent  sa 
volonté  :  elle  ne  put  que  retomber  à  genoux  dans  sa  sup- 
pliante attitude. 

«  Jésus  !  reprit  Marianita  glacée  par  l'épouvante,  encore 
un  bond  de  leurs  chevaux  et  les  voilà  sauvés  !  Ah  !  il  n'est 
plus  temps  !  ajouta-t-elle  avec  angoisse  ;  voici  les  eaux  ! 
Vierge  du  paradis  !  qu'elles  sont  effrayantes  avec  leur  crête 
d'écume  rouge  et  leurs  rugissements  !  Les  voilà  qui  battent 
la  muraille  !  Mère  de  Dieu  !  protégez  ces  deux  hommes  in- 
trépides !  Ils  se  tiennent  la  main....  Ils  enfoncent  l'éperon 
dans  le  flanc  de  leurs  chevaux....  ils  regardent  la  mort  en 
face....  ils  fondent  sur  les  eaux  le  front  haut,  comme  des 
chevaliers  qui  chargent  l'ennemi....  Entends-tu,  Gertrudis? 
l'un  d'eux,  le  plus  petit,  chante  un  cantique ,  comme  les  pre- 
miers chrétiens  devant  les  lions  du  cirque  romain.  » 

Les  deux  sœurs  entendirent  en  effet  une  voix  mâle  qui 
couvrit  le  tumulte  des  eaux  en  chantant  :  In  manus  tuas: 
Domine,  commendo  animam  meam. 

■    «  Je  ne  les  vois  plus ,  reprit  Marianita  haletante  ;  les  flots 
ont  couvert  les  chevaux  et  les  cavaliers.  » 

Il  y  eut  un  moment  de  silence  effrayant  dans  la  chambre, 
que  les  eaux  emplissaient  de  leurs  mugissements. 

Toujours  agenouillée,  mais  sans  force  pour  continuer  son 
ardente  prière,  Gertrudis  était  affaissée  sous  le  flot  de  ses 
cheveux  épars.  La  pauvre  fille  ne  releva  la  tête  qu'à  la  voix 
de  Marianita  qui  reprenait  : 

«  Ah  !  je  les  vois  encore,  les  voici  qui  reparaissent.  Jésus 
Dieu!  il  n'y  en  a  plus  qu'un  en  selle,  c'est  le  plus  grand. 
Dieu  du  ciel  !  quels  bras  vigoureux  vous  lui  avez  donnés  !  Il 
se  penche  sur  ses  arçons,  il  tient  le  plus  petit  par  ses  vête- 


94  COSTAL  L'INDIEN. 

ments....  il  l'enlève  comme  un  enfant...  il  le  jette  en  travers 
sur  son  cheval....  Quel  souffle  étrange  s'échappe  des  naseaux 
de  l'animal  !  mais  il  semble  aussi  vigoureux  que  son  maître.... 
le  double  poids  qu'il  porte  ne  l'empêche  pas  de  fendre  les 
eaux. . . .  Gertrudis  !  Gertrudis  !  les  eaux  vont  être  vaincues  par 
cet  homme,  elles  qui  déracinent  les  arbres  des  forêts....  Vierge 
sainte!  laisserez-vous  périr  ce  fort  et  courageux  cavalier? 

— Oh!  oui,  lui  seul  pourrait  accomplirce  prodige  de  vigueur 
et  de  courage  !  »  s'écria  Gertrudis  en  retrouvant  des  forces 
dans  un  élan  d'orgueil  passionné  que  lui  inspiraient  les  pa- 
roles enthousiastes  de  sa  jeune  sœur. 

Son  cœur  se  brisa  de  nouveau  quand  celle-ci  continua 
d'une  voix  pleine  d'angoisse  : 

«  Malheur  !  malheur  !  un  arbre  énorme  s'avance  contre 
eux  en  tournoyant,  il  va  frapper  le  cheval  et  les  cavaliers.... 

—  Archange  qui  portes  son  nom,  protége-le  !  dit  Gertru- 
dis. Vierge  Marie,  apaise  la  colère  des  eaux,  et  je  donne  ma 
chevelure  pour  sa  vie  !  » 

C'était  la  plus  précieuse  offrande  dont  elle  pût  disposer, 
et  elle  n'hésitait  pas  à  faire  le  sacrifice  qu'elle  croyait  le 
plus  propre  à  désarmer  le  courroux  du  ciel. 

Gomme  si  ce  vœu  venait  d'y  être  enregistré,  Marianita, 
qui  ne  l'avait  pas  entendu  sans  frémir,  poursuivit  après  une 
courte  pause  : 

«  Béni  soit  Dieu  !  Gertrudis;  béni  soit-il,  celui  qui  sait  con- 
vertir un  instrument  de  perdition  en  un  instrument  de  salut  ! 
Dix  lazos  viennent  d'enlacer  à  la  fois  les  racines  et  les 
branchages  de  l'arbre  ;  la  fureur  des  eaux  ne  peut  plus  rien 
sur  lui,  il  iest  comme  un  radeau  flottant.  Le  beau  cavalier 
pourrait  s'élancer  sur  son  tronc,  mais  il  ne  veut  abandonner 
ni  le  noble  animal  dont  la  vigueur  l'a  sauvé,  ni  l'homme 
qu'il  tient  dans  ses  bras.  Le  torrent  gronde  autour  de  lui, 
ses  flots  couvrent  sa  tête....  il  ne  lâche  pas  prise.... 

—  Achève,  Marianita,  ou  je  meurs  !  murmura  Gertrudis. 


COSTAL  L'INDIEN.  93 

—  Un  brouillard  est  sur  mes  yeux,  reprit  celle-ci ,  les 
eaux  semblent  rouler  des  flots  de  feu....  Sois  fière  de  celui 
que  tu  aimes,  Gertrudis,  le  noble  cavalier  n'a  plus  rien  à 
craindre....  Écoute  ces  cris  de  triomphe  !  Tous  sont  sauvés, 
les  cavaliers  et  le  cheval  qu'ils  montent.  » 

Une  acclamation  de  joie  dont  retentit  l'hacienda  fit  explo- 
sion à  la  fois  sur  les  terrasses  et  le  long  du  mur  d'enceinte 
et  vint  confirmer  les  paroles  de  Marianita. 

Les  deux  sœurs  se  tinrent  un  moment  embrassées  ;  puis 
Marianita,  rassemblant  dans  sa  main  un  soyeux  faisceau  des 
longs  cheveux  de  Gertrudis  et  le  pressant  tendrement  contre 
ses  lèvres  : 

ec  Oh  !  dit-elle  en  poussant  un  soupir  de  regret,  tes  pau- 
vres beaux  cheveux  qui  valaient  un  royaume  ! 

—  Ne  vois-tu  pas,  reprit  Gertrudis  avec  un  radieux  sou- 
rire, que  c'est  lui  du  moins  qui  les  coupera  sur  ma  tête  ?  » 


CHAPITRE   VI. 

Don  Quichotte  et  Sancho  Pança. 

A  un  quart  de  lieue  environ  de  la  cascade  dont  il  a  été 
question,  s'élevait,  comme  on  en  rencontre  souvent  au  Mexique, 
une  petite  colline  dont  le  sommet,  soit  par  un  jeu  de  la  na- 
ture, soit  plus  probablement  par  la  main  de  l'homme,  avait 
été  aplati  et  nivelé. 

Les  antiquaires  de  la  province  prétendaient  que  le  cerro  de 
la  Mesa1  n'était  qu'un  piédestal  sur  lequel  on  avait  érigé  ja- 
dis un  temple  à  quelque  divinité  zapotèque. 

^ .  La  colline  de  la  Table. 


9G  COSTAL  L'INDIEN. 

C'était  pour  cette  raison  sans  doute  que  Costal,  fidèle  au 
souvenir  comme  au  culte  de  ses  pères,  tout  chrétien  qu'il 
était,  avait  fait  de  cet  endroit  élevé  l'un  de  ses  rendez-vous 
de  chasse. 

Il  s'y  était  construit  une  hutte  à  la  façon  du  pays,  c'est-à- 
dire  dont  les  murs  n'étaient  qu'une  double  claie  de  bambous, 
dont  l'intérieur  était  garni  de  terre  glaise.  Le  toit,  assez  in- 
cliné pour  faciliter  l'écoulement  des  eaux  pluviales,  était 
couvert  de  ces  larges  écopes  dont  se  compose  le  tronc  du 
bananier,  disposées  en  rigoles,  à  l'instar  des  tuiles  romaines. 

Dans  ses  chasses  incessantes  aux  jaguars,  car  ils  sont  si 
nombreux  dans  la  province  de  Oajaca  que  chaque  hacendero 
entretient  un  ou  deux  tigreros  pour  les  détruire  et  protéger 
ses  jeunes  bestiaux  errants  dans  les  savanes  ;  dans  ses 
chasses,  disons-nous,  l'Indien  passait  souvent  de  longues 
heures  au  milieu  de  cette  solitude. 

Costal  descendait  en  ligne  directe ,  ainsi  qu'il  l'avait  dit  à 
Clara,  des  anciens  caciques  de  Tehuantepec,  et  le  sujet  de 
ses  méditations  était  toujours  la  grandeur  éclipsée  de  son 
antique  et  puissante  famille.  Profondément  indifférent  aux 
querelles  politiques  des  blancs ,  s'il  avait  accueilli  avec  en- 
thousiasme la  nouvelle  de  l'insurrection  d'Hidalgo,  ce  n'était 
que  pour  en  profiter  personnellement  et  essayer,  avec  l'or 
dont  il  rêvait  si  follement  la  découverte,  de  faire  revivre  en 
sa  personne  et  le  titre  de  cacique  et  la  domination  qu'avaient 
exercée  ses  ancêtres.  Les  croyances  païennes  dans  lesquelles 
il  avait  été  nourri,  les  solitudes  dans  lesquelles  il  avait  con- 
stamment vécu  en  exerçant  son  métier,  la  pratique  et  la  vue 
de  l'immense  Océan,  dont  il  avait  exploré  les  profondeurs 
quand  il  était  plongeur,  avaient  contribué  à  donner  à  un 
caractère  déjà  bizarre  une  exaltation  superstitieuse  qui  tou- 
chait à  la  manie. 

Le  visionnaire  indien  avait  fini  par  prendre  un  tel  ascen- 
dant sur  le  nègre  Clara,  que  le  don  Quichotte  zapotèque, 


COSTAL  L'INDIEN.  97 

différant  en  cela  du  gentilhomme  manchego,  eût  fait  aussi 
facilement  prendre  à  son  noir  écuyer  des  moulins  à  vent 
pour  des  géants,  qu'un  capitaine  des  dragons  de  la  reine 
pour  la  Sirène  aux  cheveux  tordus. 

C'est  au  sommet  du  cerro  de  la  Mesa,  ou  de  la  Table,  que 
nous  retrouvons  les  deux  aventuriers ,  une  heure  environ 
après  le  départ  de  don  Rafaël  Très  Villas. 

Ils  achevaient  de  transporter  sans  trop  de  peine  la  légère 
pirogue  de  Costal  sur  la  plate-forme  de  la  colline  et  de  la  dé- 
poser, la  quille  en  haut,  le  long  des  parois  de  la  hutte  dont 
nous  venons  de  parler. 

«  Ouf  !  dit  le  noir  en  s'asseyant  sur  l'embarcation,  je  crois 
que  nous  avons  bien  gagné  un  instant  de  repos.  Qu'en  pen- 
sez-vous, Costal? 

—  N'avez-vous  pas  longtemps  parcouru  la  province  de 
Yalladolid?  demanda  l'Indien  sans  faire  de  réponse  à  la 
question  oiseuse  du  nègre. 

—  Sans  doute,  et  celle  d'Àcapulco  aussi,  et  je  les  connais 
toutes  deux  et  bien  d'autres ,  depuis  le  moindre  sentier  jus- 
qu'à la  plus  fréquentée  des  routes  royales,  pour  les  avoir 
parcourues  en  qualité  de  mozo  de  mulas.  avec  mon  maître 
don  Valerio  Trujano,  que  je  n'ai  quitté  que  pour  devenir 
propriétaire  dans  la  province  de  Oajaca ,  »  ajouta-t-il  en  ap- 
puyant avec  une  certaine  fatuité  sur  ce  mot  de  propriétaire. 

Clara  faisait  allusion  à  un  jacal  *  en  bambous,  qu'il  avait 
bâti  sur  quelques  pieds  de  terrain  concédés  par  le  proprié- 
taire de  l'hacienda  de  las  Palmas,  auquel  il  se  louait  pour 
les  récoltes  de  la  cochenille,  ce  qui  explique  l'état  d'indé- 
pendance oisive  dont  il  jouissait  une  partie  de  l'année. 

«  Pourquoi  me  faites-vous  ces  questions?  reprit-il. 

—  Parce  qu'il  ne  me  convient  pas  plus  qu'à  vous  d'aller 
nous  enrôler  comme  soldats  dans  l'armée  du  prêtre  Hidalgo. 

4.  Nom  que  les  Indiens  mexicains  donnent  à  leurs  huttes. 
200  o 


98  COSTAL  L'INDIEN. 

Le  descendant  des  caciques  de  Tehuantepec  peut  bien  servir, 
en  qualité  de  chasseur  de  tigres ,  un  propriétaire  de  son  pays  ; 
mais  il  ne  consentirait  jamais  à  porter  l'uniforme.. 

—  C'est  cependant  bien  beau  d'avoir  des  pompons  rouges, 
des  habits  verts  et  des  pantalons  jaunes  comme  le  plus  beau 
jmcamayo  '  de  ces  bois.  Je  doute,  du  reste,  que  le  seigneur 
curé  généralissime  et  capitaine  d'Amérique,  Hidalgo,  ait 
assez  d'uniformes  à  sa  disposition  pour  vous  chercher  que- 
relle à  ce  sujet.  Mais ,  à  moins  de  nous  enrôler  comme  capi- 
taines, je  ne  vois  pas  trop,  si  nous  ne  sommes  pas  soldats.... 

—  Ce  que  nous  ferons?  interrompit  Costal;  nous  nous  pré- 
senterons comme  guides ,  batteurs  d'estrade ,  puisque  vous 
connaissez  par  cœur  une  partie  du  royaume.  De  cette  façon, 
nous  irons  et  viendrons  à  notre  guise ,  en  quête  de  la  déesse 
des  eaux. 

—  La  déesse  des  eaux  est  donc  partout? 

—  Sans  doute  ;  elle  peut  apparaître  à  ses  fidèles  serviteurs 
partout  où  elle  trouve  une  flaque  d'eau  pour  se  mirer,  une 
rivière  ou  une  cascade  pour  se  baigner,  ou  la  mer  pour  y 
chercher  les  perles  qui  ornent  sa  longue  chevelure. 

—  Ne  l'avez-vous  jamais  vue,  quand  vous  faisiez  la  pêche 
des  perles,  sur  les  bords  du  golfe  de  Tehuantepec?»  de- 
manda Clara  en  jetant  un  regard  de  côté  sur  la  plaine  éclai- 
rée par  la  lune ,  tandis  que  le  sourd  et  lointain  murmure  de 
l'inondation  ajoutait  à  cet  aspect  solennel. 

Le  nègre  baissait  involontairement  la  voix. 

«Sans  doute,  répondit  Costal;  plus  d'une  fois,  la  nuit, 
sur  les  rivages  des  placers  de  perles ,  j'ai  vu  la  Sirène  tordre, 
au  clair  de  la  lune,  ses  longs  cheveux  en  chantant,  et  parer 
son  cou  des  perles  que  nous  cherchions  en  vain.  Plus  d'une 
fois  aussi,  sans  que  ma  chair  tressaillît,  sans  que  ma  voix 
tremblât ,  je  l'ai  appelée  pour  qu'elle  me  révélât  les  gise- 

\ .  Perroquet. 


COSTAL  L'INDIEN.  99 

ments  des  riches  bancs  de  perles  ;  mais  on  a  beau  ne  pas 
sentir  son  cœur  se  troubler  à  son  aspect ,  il  faut  être  deux 
pour  que  la  Sirène  aux  cheveux  tordus  vienne  à  vous. 

—  Cela  se  conçoit,  dit  Clara:  son  mari  est  jaloux  et  ne  lui 
permet  pas  les  tête-à-tête. 

—  A  vrai  dire ,  ami  Clara ,  continua  Costal  sans  féliciter 
le  nègre  de  sa  perspicacité ,  je  n'espère  guère  réussir  à  la 
faire  se  montrer  à  nous  avant  que  je  n'aie  atteint  cinquante 
années  révolues,  Si  j'explique  bien  des  traditions  un  peu 
obscures  que  j'ai  reçues  de  mes  pères,  jamais  Tlaloc  ni  Mat- 
lacuezc  ne  se  montreront  pour  révéler  leurs  secrets  à  l'homme 
qui  n'a  pas  vécu  un  demi-siècle.  Le  ciel  a  voulu  que,  depuis 
les  caciques  jusqu'à  moi ,  aucun  de  mes  ancêtres  ne  vécût 
au  delà  de  quarante-neuf  ans.  Seul  je  les  ai  dépassés,  et  en 
moi  seul  de  tous  les  membres  de  ma  famille  peut  se  véri- 
fier la  tradition  conservée  chez  nous  de  père  en  fils;  encore 
n'aurai-je  pour  cela  qu'un  jour  :  celui  de  la  pleine  lune  qui 
suivra  le  solstice  d'été  de  l'année  où  j'aurai  complété  mes 
cinquante  ans.  Cependant  je  veux  toujours  tenter  la  fortune 
en  attendant,  et  faire  aussi  aux  Espagnols  la  guerre  la  plus 
acharnée ,  tout  en  me  réservant  mon  indépendance  pour  le 
grand  jour  du  solstice  d'été. 

—  Ah  !  s'écria  le  nègre ,  je  m'explique  à  présent  pourquoi 
ce  soir  nous  avons  fait  d'inutiles  efforts  pour  voir  la  déesse; 
quand  donc  aurez-vous  atteint  la  cinquantaine? 

—  D'ici  à  vingt  mois ,  répondit  l'Indien ,  et ,  quoi  qu'il  en 
soit ,  il  est  convenu  que  nous  partirons  demain  pour  Valla- 
dolid  ;  nous  nous  servirons  de  la  pirogue  pour  retourner  à 
l'hacienda  et  prendre  congé  de  don  Mariano ,  comme  doivent 
le  faire  deux  serviteurs  respectueux. 

—  C'est  convenu;  mais  nous  oublions  une  chose  essentielle. 

—  Laquelle  ? 

—  Ce  pauvre  diable  d'étudiant  que  l'inondation  va  sur- 
prendre, et  que  cet  officier  a  laissé  près  des  tamarindos. 


100  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Je  ne  l'avais  pas  oublié  ;  nous  irons  le  prendre,  s'il  vit 
encore,  c'est-à-dire  s'il  a  eu  la  présence  d'esprit  de  monter 
sur  un  arbre  pour  se  mettre  à  l'abri  de  l'inondation  ;  nous  le 
conduirons  à  l'hacienda,  où  nous  le  laisserons. 

—  Oui,  s'il  vit  encore.  Entendez-vous  avec  quelle  fureur 
les  eaux  grondent  là-bas?  Qui  sait  si  l'officier  lui-même  aura 
eu  le  temps  d'y  échapper? 

—  Le  fait  est,  répondit  Costal,  qu'il  aurait  mieux  fait  de 
passer  la  nuit  ici  avec  nous;  mais  il  paraissait  si  pressé  d'ar- 
river à  las  Palmas  !  Peut-être  avait-il  ses  raisons  pour  cela  ; 
aussi  ne  lui  ai-je  pas  proposé  de  rester. 

—  Il  est  bon  d'être  en  sûreté  ici,  dit  le  noir,  et  si,  à  pro- 
pos de  cela,  vous  aviez,  dans  votre  hutte,  un  morceau  de 
tasajo  oublié  en  quelque  coin ,  je  m'en  accommoderais  assez 
avec  un  verre  d'eau. 

—  Soyez  tranquille,  j'ai  là  ce  qu'il  faut  pour  vous  satis- 
faire. » 

La  réponse  de  l'Indien  mit  fin  à  la  conversation.  Il  entra 
dans  la  hutte ,  suivi  de  Clara. 

Un  feu  clair  de  broussailles  ne  tarda  pas  à  pétiller  sur  la 
pierre  du  foyer;  quand  il  ne  resta  plus  que  des  braises ,  Costal 
y  jeta  quelques  lambeaux  de  viande  séchée  au  soleil ,  et  bien- 
tôt, au  milieu  du  sentiment  profond  de  la  sécurité  qu'ils  goû- 
taient sur  le  sommet  de  la  colline,  les  deux  associés  se  mi- 
rent à  savourer  leur  frugal  repas. 

Après,  ils  s'étendirent  sur  le  sol  et  se  laissèrent  bercer  au 
bruit  toujours  plus  rapproché  de  l'inondation. 

Ils  dormaient  déjà,  et  le  grondement  qui  précédait  les 
eaux,  quand  elles  envahirent  la  plaine  de  leurs  fougueux 
tourbillons ,  n'eut  pas  le  pouvoir  de  les  arracher  à  leur  som- 
meil. Cependant ,  Clara  s'agitait  de  temps  en  temps  en  croyant 
entendre  le  rugissement  des  jaguars  qui  l'avaient  si  fort 
effrayé  se  mêler  aux  mugissements  des  eaux,  dont  il  avait 
une  perception  confuse. 


COSTAL  L'INDIEN.  101 

S'il  eût  été  éveillé,  il  eût  vu ,  en  effet,  la  sauvage  famille 
des  tigres  raser  en  bondissant  le  pied  du  cerro  de  la  Mesa. 
Les  quatre  animaux  rugirent  en  sentant  que  deux  hommes 
en  occupaient  le  sommet  ;  mais ,  remplis  d'un  terreur  pro- 
fonde par  les  eaux  qui  les  poursuivaient  et  auxquelles  leur 
légèreté  seule  pouvait  les  faire  échapper,  ils  passèrent  outre 
et  ne  tardèrent  pas  à  disparaître  en  précédant  la  masse  li- 
quide, dont  la  course  égalait  presque  la  rapidité  de  la  leur. 

Nous  profiterons  du  sommeil  de  l'Indien  et  du  nègre  pour 
retourner  un  instant  vers  le  pauvre  étudiant  don  Cornelio 
Lantejas ,  après  l'avoir  si  longtemps  négligé ,  et  clore  ainsi 
les  événements  de  cette  journée,  qu'a  ouverte  le  récit  de  ses 
aventures. 

Nous  l'avons  laissé  dormant  dans  le  hamac  que  sa  bonne 
étoile  lui  avait  fait  rencontrer  si  à  propos. 

Tout  à  coup ,  il  s'éveilla  en  sursaut ,  les  membres  glacés 
par  une  fraîcheur  soudaine,  et  se  vit  suspendu  dans  son  ha- 
mac au-dessus  d'une  mer  en  furie  qui  roulait  des  vagues 
énormes ,  à  un  demi-pied  de  distance  de  son  corps.  L'étu- 
diant poussa  un  cri  terrible,  auquel  répondirent,  comme  dn 
sommet  des  deux  tamariniers,  des  grondements  sourds  et  des 
sifflements  aigus. 

Cornelio  promena  un  œil  effrayé  autour  de  lui  et,  aussi 
loin  que  ses  regards  purent  atteindre ,  il  ne  vit  qu'un  lac 
immense  aux  vagues  écumeuses.  Dès  lors ,  tout  lui  fut  ex- 
pliqué :  la  fuite  des  habitants  des  campagnes  et  ces  canots 
suspendus  aux  arbres.  Les  bruits  qu'il  avait  entendus  n'a- 
vaient pour  cause  que  l'approche  d'une  de  ces  inondations 
annuelles  qui  ont  lieu  presque  à  jour  fixe  dans  la  province 
de  Oajaca ,  où  il  se  trouvait ,  et  qu'il  aurait  évitée  dans  la 
maison  de  son  oncle,  sans  la  lenteur  désespérante  de  son  che- 
val de  picador. 

Qu'allait  devenir  le  voyageur?  à  peine  savait-il  nager,  el. 
pût-il  pu  rivaliser  avec  l'un  des  pêcheurs  de  perles  de  Te- 


102  COSTAL  L'INDIEN. 

huantepec ,  que  toute  son  habileté  ne  lui  eût  servi  à  rien  au 
milieu  d'un  lac  à  perte  de  vue,  au-dessus  duquel  surgis- 
saient seules  les  cimes  des  tamariniers  entre  lesquels  il  était 
suspendu. 

Sa  situation,  déjà  effrayante,  ne  tarda  pas  à  le  devenir 
davantage. 

Des  yeux  de  feu  que  l'étudiant  vit  briller  comme  des  vers 
luisants,  ou,  pour  mieux  dire,  comme  des  charbons  ardents, 
au  milieu  du  feuillage  des  arbres ,  ne  tardèrent  pas  à  lui  ex- 
pliquer aussi  la  nature  des  grondements  sourds  qu'il  venait 
d'entendre  :  quelques  animaux  féroces,  des  jaguars,  sans 
doute,  s'étaient  réfugiés  sur  les  tamariniers  pour  fuir  l'inon- 
dation. Eux  seuls  pouvaient  grimper  ainsi  au-dessus  du  sol. 
Nous  ne  ferons  pas  le  récit  de  ses  terreurs ,  pendant  cette 
nuit  terrible ,  où  il  se  vit  suspendu ,  au  milieu  d'un  si  ef- 
frayant voisinage,  sur  un  océan  qui  pouvait  grossir  encore  et 
l'emporter. 

Nous  dirons  que  le  jour  vint  enfin  et  que  toute  une  nichée 
de  jaguars,  mâle,  femelle  et  petits,  lui  apparut  à  la  cime  des 
arbres  dont  il  occupait  le  milieu,  et  que,  non  loin  d'eux,  de 
longs  et  hideux  serpents,  effrayés,  s'enroulaient  aux  branches. 

Au-dessous  de  lui  s'épandait  une  mer  houleuse ,  aux  flots 
jaunis  ,  où  tourbillonnaient  des  arbres  déracinés ,  emportant 
avec  eux  des  daims  effarouchés ,  au-dessus  desquels  des  oi- 
seaux de  proie  planaient  en  poussant  des  cris  perçants. 

Partout  un  spectacle  horrible  de  désolation  et  de  mort  ;  à 
de  fréquents  intervalles,  l'instinct  féroce  des  jaguars  affamés 
luttait  contre  leur  frayeur  à  l'aspect  d'une  proie  presque  à 
leur  portée;  mais  la  terreur  l'emportait,  et  Lantejas  les 
voyait  refermer  leurs  yeux  comme  pour  échapper  à  la  tentation 
de  le  dévorer. 

Puis  les  serpents ,  de  leur  côté ,  enroulaient  et  déroulaient 
sans  cesse  leurs  corps  visqueux  au-dessus  de  lui,  terrifiés 
par  la  présence  de  l'homme  et  des  jaguars, 


COSTAL  L'INDIEN.  4  03 

Plusieurs  heures  s'étaient  bien  longuement  écoulées ,  pen- 
dant lesquelles  le  lac,  sans  cesser  d'être  gonflé,  était  devenu 
moins  agité ,  lorsqu'il  crut  entendre  sur  la  surface  des  eaux 
un  bruit  que  cette  fois  il  ne  sut  comment  définir.  C'était  re- 
tentissant comme  le  son  d'une  trompette  de  guerre  ou  grave 
comme  le  rugissement  que  faisaient  parfois  entendre  les  deux 
formidables  voisins  de  l'étudiant. 

A  cette  étrange  mélodie ,  on  a  reconnu  le  son  de  la  con- 
que marine  de  Costal,  qui,  chemin  faisant,  évoquait  encore, 
à  tout  hasard  ,  la  présence  de  la  déesse  des  eaux. 

Bientôt  l'étudiant  distingua  dans  le  lointain,  et  dansant 
sur  la  houle ,  la  petite  embarcation  montée  par  les  deux  as- 
sociés. De  temps  à  autre,  l'Indien,  accoutumé  à  cette  dan- 
ereuse  navigation,  lâchait  ses  avirons  pour  emboucher  l'in- 
strument ,  dont  Lantejas  entendait  l'inexplicable  harmonie. 

Absorbés  par  leur  singulière  préoccupation ,  ni  Costal  ni 
Clara  n'avaient  encore  aperçu  don  Cornelio ,  tapi  dans  son 
hamac,  où  il  n'osait  faire  un  mouvement.  Cependant,  le  cri 
étouffé  d'une  voix  humaine  venait  de  frapper  leurs  oreilles. 

«  Avez- vous  entendu,  Costal?  s'écria  le  noir. 

—  Oui,  comme  un  cri;  c'est  sans  doute  le  pauvre  diable 
d'étudiant  qui  nous  appelle.  Mais  où  donc  est-il?  Je  ne  vois 
qu'un  hamac  suspendu  entre  ces  deux  tamariniers,  là-bas.... 
Eh!  il  est  dedans,  parbleu!  » 

Costal  fit  entendre  un  formidable  éclat  de  rire ,  que  l'étu- 
diant accueillit  comme  une  musique  du  ciel.  On  l'avait  vu, 
sans  doute ,  et  il  rendit  à  Dieu  de  ferventes  actions  de 
grâces. 

Clara  partageait  l'hilarité  de  l'Indien,  quand  une  musique 
d'un  genre  tout  différent  vint  glacer  le  rire  sur  ses  lèvres. 

«  Encore  !  »  s'écria-t-il  avec  effroi  en  entendant  gronder  au- 
dessus  de  la  surface  des  eaux  un  morceau  d'ensemble  modulé 
par  les  quatre  jaguars  postés  au-dessus  de  la  tête  de  l'étudiant. 

Le  cri  poussé  par  lui  avait  excité  les  rugissements  des  ti- 


104  COSTAL  L  INDIEN. 

gros,  auxquels  se  mêlait  aussi  le  sifflement  des  serpents  en- 
lacés aux  branches  des  arbres. 

«  C'est  étrange!  dit  l'Indien,  ces  rugissements  partent  du 
même  côté  que  la  voix  de  cet  homme  !  Eh  !  seigneur  étu- 
diant! cria-t-il  à  Lantejas,  êtes-vous  seul  à  faire  votre  sieste, 
à  l'ombre  de  ces  tamariniers?  » 

Mais  l'étudiant  ne  répondit  à  Costal  que  par  un  cri  inintel- 
ligible; il  était  incapable  de  prononcer  un  seul  mot,  tant  la 
terreur  profonde  qu'il  éprouvait  paralysait  sa  langue. 

Son  bras  tremblant  s'éleva  seul  au-dessus  du  hamac,  pour 
indiquer  à  l'Indien  les  terribles  hôtes  de  ses  deux  tamariniers. 
Toutefois,  l'épaisseur  du  feuillage,  en  dérobant  les  jaguars  à 
l'œil  de  Costal,  rendit  le  geste  de  l'étudiant  aussi  peu  intel- 
ligible que  son  cri. 

((  Doucement,  pour  l'amour  de  Dieu  !  s'écria  Clara,  que  la 
peur  rendait  plus  prudent  que  Costal  :  les  tigres  se  sont  peut- 
être  réfugiés  sur  ces  tamariniers  ! 

—  Raison  de  plus  pour  y  aller  voir.  Devons-nous  laisser  ce 
jeune  homme  se  morfondre  dans  ce  hamac  jusqu'à  ce  que  les 
eaux  se  soient  écoulées?  » 

En  disant  ces  mots,  Costal  reprit  ses  avirons  et  poussa  vers 
l'étudiant ,  tandis  que  Clara  répétait  d'un  ton  lamentable  : 

«  Si  ce  sont  nos  tigres  d'hier,  comme  je  crois  les  recon- 
naître aux  miaulements  des  petits,  songez  combien  ces  ani- 
maux doivent  être  aigris  contre  nous. 

—  Croyez-vous  donc  que  je  ne  le  sois  pas  contre  eux, 
moi?  »  reprit  Costal  en  continuant  à  ramer. 

Quelques  coups  d'aviron  le  mirent  aune  distance  suffisante 
.de  l'étudiant  pour  qu'il  pût  se  rendre  compte  de  la  position 
critique  dans  laquelle  il  se  trouvait. 

Il  était  environ  sept  heures  du  matin,  et  le  malheureux 
théologien  avait  compté  plus  de  huit  mortelles  heures  dans  ce 
hamac,  où  il  paraissait  indolemment  couché  comme  un  satrape 
sous  ce  dais  de  tigres  et  de  serpents  à  sonnettes. 


COSTAL  L'INDIEN.  105 

A  travers  les  mailles  du  réseau,  l'étudiant  suivait  d'un  œil 
terne  les  manœuvres  de  l'Indien.  Il  le  vit  montrer  du  doigt  à 
son  compagnon  l'étrange  tableau  qu'offraient  les  tamariniers. 
Puis,  tandis  que  le  noir  le  contemplait  d'un  regard  justement 
effrayé,  don  Cornelio  entendit  l'Indien,  incapable  de  modé- 
rer les  élans  de  sa  gaieté,  se  livrera  d'intempestifs  éclats  de 
rire. 

L'étudiant  ne  songeait  guère  pourtant  à  s'en  formaliser, 
quoiqu'il  ne  vît  pas  précisément  qu'il  y  eût  si  ample  ma- 
tière à  rire  de  sa  position  et  de  l'effrayante  étude  de  tigres  à 
laquelle  il  se  livrait  si  involontairement  depuis  le  point  du 
jour. 

«  Si  nous  nous  écartions  pour  tenir  conseil  ?  balbutia  le 
nègre  d'une  voix  mal  affermie. 

—  Nous  écarter  pour  tenir  conseil  !  s'écria  l'Indien  en  re- 
prenant enfin  son  sérieux;  il  ne  peut  y  avoir  deux  partis  à 
prendre. 

—  C'est  vrai,  reprit  Clara;  il  n'y  a  qu'à  pousser  au  large, 
ce  ne  sera  que  la  besogne  d'un  moment.  » 

Alors  l'Indien,  avec  autant  de  sang-froid  qu'il  en  avait  peu 
montré  depuis  quelques  instants,  déposa  ses  avirons  au  fond 
de  la  pirogue,  et  prit  sa  carabine,  dont  il  renouvela  prompie- 
ment  l'amorce. 

«  Qu'allez-vous  faire?  s'écria  le  nègre. 

—  En  viser  un,  parbleu  !  répondit  Costal  ;  vous  allez  le 
voir.  » 

Et,  reprenant  ses  avirons,  il  poussa  droit  au-dessous  de 
l'un  des  deux  jaguars. 

«  Tenez-vous  tranquille,  seigneur  étudiant,  »  dit-il  à  Lan- 
tejas,  toujours  aussi  immobile  que  muet  et  effrayé. 

L'un  des  jaguars  lança  un  rugissement  dont  résonnèrent 
les  échos  et  qui  fit  vibrer  de  terreur  tous  les  muscles  de 
Clara;  puis,  déchirant  de  ses  griffes  acérées  l'écorce  du  ta- 
marinier, la  gueule  béante  et  les  lèvres  retroussées  au-dessus 


106  COSTAL  L'INDIEN. 

de  ses  crocs  aigus,  l'animal  fixait  ses  yeux  sur  l'homme.  Un 
regard  terrible  jaillissait  de  ses  prunelles  dilatées  ;  mais  le 
chasseur  parut  ne  pas  subir  la  fascination  de  l'œil  du  tigre 
Il  l'ajusta  tranquillement  au  défaut  de  l'épaule,  et  fit  feu.  La 
bête  féroce  tomba  lourdement  dans  l'eau,  dont  le  courant 
l'entraîna.  C'était  le  mâle. 

«Vite,  Clara,  s'écria  Costal,  un  coup  d'aviron  pour  nous 
éloigner.  » 

En  même  temps  il  dégainait  un  poignard  tranchant  pour  se 
mettre  en  défense. 

Mais,  quelque  diligence  que  voulût  faire  Clara,  dont  la  peur 
troublait  les  facultés,  il  n'était  plus  temps. 

La  femelle,  furieuse  de  la  mort  de  son  compagnon  et  pleine 
de  sollicitude  pour  ses  petits,  ne  poussa  qu'un  court  et  affreux 
rugissement,  et,  oubliant  son  effroi,  elle  s'élança  d'un  bond 
par-dessus  la  tête  de  l'étudiant  et  vint  tomber  comme  la  fou- 
dre sur  le  canot. 

L'embarcation  chavira.  Le  chasseur,  le  nègre  et  le  jaguar 
disparurent  un  instant  sous  l'eau. 

Au  bout  d'une  seconde,  tous  trois  reparurent  à  la  surface, 
Clara  éperdu  de  terreur  et  nageant  avec  toute  l'énergie  du 
désespoir.  Heureusement  pour  le  nègre,  l'ancien  pêcheur  fen- 
dait l'eau  comme  un  requin,  et  se  mit  en  un  clin  d'œil  entre 
le  tigre  et  lui,  son  poignard  aux  dents. 

Les  deux  ennemis  se  mesurèrent  des  yeux  :  l'homme, 
calme  et  résolu;  l'animal,  rugissant  de  fureur. 

Tout  à  coup  le  chasseur  plongea ,  et  le  tigre ,  étonné  de  la 
disparition  de  son  ennemi ,  nageait  dans  la  direction  de  l'ar- 
bre sur  lequel  il  avait  laissé  ses  petits ,  quand  on  le  vit  se 
débattre  comme  si  quelque  tourbillon  l'eût  attiré,  s'enfoncer 
à  moitié,  puis  reparaître  flottant  sans  vie,  le  ventre  ouvert, 
tandis  qu'une  teinte  de  sang  se  mêlait  autour  de  son  cadavre 
à  la  couleur  fangeuse  des  eaux. 

Le  chasseur  reparut  à  son  tour,  jeta  un  regard  autour  de 


COSTAL  L'INDIEN.  107 

lui  et  nagea  vers  son  canot,  que  le  courant  avait  déjà  en- 
traîné; il  le  rejoignit,  et,  quelques  minutes  après,  il  était 
remonté  dans  sa  barque,  remise  à  flot,  et  se  dirigeait  vers 
l'étudiant.  Lantejas  n'était  pas  encore  revenu  de  la  surprise 
et  de  l'admiration  que  lui  avaient  causées  l'audace  et  le  sang- 
froid  de  cet  inconnu ,  quand ,  du  même  couteau  avec  lequel 
il  avait  éventré  le  tigre,  l'Indien  ouvrit  le  fond  du  hamac 
pour  livrer  à  l'étudiant  plus  facilement  accès  dans  son  canot. 
«  Et  les  peaux  des  jaguars  que  vous  laissez  échapper! 
cria  Clara.  Yoilà  vingt  piastres  au  moins  qui  s'en  vont  à  vau- 
l'eau  ! 

—  Eh  bien  !  courez  après,  répondit  l'Indien  en  retirant  Lan- 
tejas, plus  mort  que  vif,  du  fond  de  son  réseau  de  cordes.. 

—  Dios  me  libre1!  s'écria  le  nègre,  les  peaux  n'auraient 
qu'à  vivre  encore.  Qu'elles  aillent  au  diable!  Et  vous,  Costal, 
faites-moi  donc  le  plaisir  de  ramer  vers  moi;  je  n'ai  nul 
souci  de  remonter  en  canot  sous  ces  festons  de  serpents  à 
sonnettes. 

—  Voyez-vous  la  petite-maîtresse,  dit  l'Indien  en  dirigeant 
la  pirogue  vers  Clara ,  qui  ne  put  y  reprendre  pied  qu'avec 
grand  risque  de  la  faire  chavirer. 

—  Jésus  Dieu  !  soupira  don  Cornelio ,  qui  retrouvait  enfin 
la  parole,  mais  qui,  les  sens  encore  troublés,  ne  se  voyait 
pas  sans  quelque  appréhension  entre  ces  deux  inconnus,  l'un 
rouge,  l'autre  noir,  tous  deux  ruisselants  d'eau  et  les  che- 
veux couverts  d'une  fange  jaunâtre. 

—  Eh  !  seigneur  étudiant ,  reprit  Clara  d'un  ton  de  bonne 
humeur,  c'est  là  tout  ce  que  vous  dites  à  Costal  pour  le  re- 
mercier du  service  qu'il  vient  de  vous  rendre? 

—  Excusez-moi.  J'avais  tellement  peur!  répondit  Lantejas, 
qui,  sa  tranquillité  d'esprit  une  fois  reconquise,  commença 
par  rendre  avec  une  ferveur  exemplaire  des  actions  de  grâces 

1.  Dieu  m'en  garde. 


108  COSTAL  L'INDIEN. 

au  tigrero,  et  finit  en  le  complimentant  sur  le  bonheur  qu'il 
avait  eu  d'échapper  aux  dangers  qu'il  venait  de  courir. 

—  C'est  ma  foi  vrai,  répliqua  l'Indien.  J'étais  tout  en 
sueur,  et  cette  eau  qui  vient  des  montagnes  est  si  glaciale, 
que  j'aurais  fort  bien  pu  y  attraper  une  pleurésie.  » 

L'étudiant  regarda  avec  un  étonnement  naïf  l'homme  assez 
intrépide  pour  penser  que  le  seul  danger  qui  le  menaçât 
pendant  sa  lutte  dans  l'eau  avec  un  animal  furieux  fût  une 
tluxion  de  poitrine. 

«  Qui  êtes-vous  donc?  s'écria-t-il. 

—  Le  tigrero  du  seigneur  don  Matias  de  la  Zanca,  jadis, 
aujourd'hui  celui  du  seigneur  don  Mariano  Silva. 

—  Don  Matias  de  la  Zanca?  dit  l'étudiant;  mais  c'est  mon 
oncle. 

—  J'en  suis  aise.  Cependant,  si  vous  le  trouvez  bon,  je 
ne  vous  conduirai  pas  à  son  hacienda,  située  dans  les  mon- 
tagnes ,  qu'on  serait  fort  embarrassé  d'atteindre  avec  une 
pirogue;  puis,  vous  n'avez  plus  de  cheval. 

—  Les  eaux  l'auront  emporté;  mais  j'ai  de  bonnes  raisons 
pour  ne  pas  le  regretter. 

—  Je  n'en  dirai  pas  autant  de  ma  carabine ,  une  arme 
excellente  qui  ne  rate  pas  plus  d'une  fois  sur  cinq.  Vous  con- 
cevez qu'on  ne  peut  la  laisser  ainsi  au  fond  de  l'eau ,  et  avec 
votre  permission,  seigneur  étudiant,  maintenant  que  je  ne 
suis  plus  en  sueur. ...» 

En  disant  ces  mots,  le  tigrero  se  dépouillait  de  ses  vête- 
ments, et,  quand  il  en  eut  quitté  le  dernier,  l'ancien  plon- 
geur examina  avec  attention  l'endroit  où  la  pirogue  avait  cha- 
viré, et  pria  le  nègre  de  ramer  jusque  là.  Quand  Clara  eut 
donné  quelques  coups  d'aviron  dans  la  direction  convenable. 
l'Indien  s'élança  la  tête  la  première  et  disparut  de  nouveau 
sous  les  eaux. 

Un  espace  de  temps,  que  les  deux  spectateurs  trouvèrent 
prodigieusement  long,   s'écoula  avant   que  l'Indien    se  re- 


COSTAL  L'INDIEN.  J  09 

montrât.  Le  bouillonnement  de  l'eau  au-dessus  de  lui  prou- 
vait seul  qu'il  se  livrait  à  une  recherche  active  de  son  incom- 
parable carabine.  Enfin,  sa  tête  dépassa  la  surface  trouble 
du  lac,  et  d'une  main  il  nageait  vers  la  pirogue,  tandis  que 
l'autre  soutenait  l'arme  dont  le  Zapotèque  faisait  un  si  pom- 
peux éloge  ,  et  un  éloge  si  justement  mérité. 

Tout  cela  n'avait  pas  laissé  de  prendre  du  temps,  et  le 
soleil  était  déjà  brûlant,  quand  le  nègre,  l'étudiant  et  l'In- 
dien reprirent ,  dans  leur  frêle  embarcation ,  le  chemin  ou 
plutôt  la  direction  de  l'hacienda  de  las  Palmas. 

Chemin  faisant,  don  Cornelio  interrogea  ses  deux  libéra- 
teurs sur  les  motifs  qui  les  avaient  conduits  vers  lui. 

«  C'est  un  cavalier  paraissant  fort  pressé  de  gagner  la  de- 
meure de  don  Mariano ,  dit  Costal ,  qui  nous  a  envoyés  vers 
vous  aux  Tamarindos.  Reste  à  savoir  s'il  a  été  aussi  heureux 
pie  vous,  et  s'il  a  échappé  à  l'inondation.  Ce  serait  dom- 
mage qu'il  n'eût  pas  pu  gagner  à  temps  l'hacienda  ;  car  c'est 
un  vaillant  jeune  homme,  et  les  braves  sont  si  peu  nombreux  ! 

—  Heureux  ceux  qui  le  sont!  dit  l'étudiant. 

—  Tenez,  voici  Clara  qui  ne  craint  guère  les  hommes,  et 
qui  a  peur  des  tigres  comme  un  enfant.  » 

Bien  que  la  première  fureur  des  eaux  se  fût  apaisée,  il 
n'était  pas  facile  néanmoins  d'en  remonter  le  cours  dans  une 
petite  pirogue  comme  celle  qui  portait  les  trois  navigateurs. 
La  houle  était  forte  encore ,  et  il  fallait  soigneusement  éviter 
le  choc  des  arbres  en  dérive  comme  de  ceux  que  leurs  ra- 
cines tenaient  immobiles  sous  l'eau. 

11  était  donc  midi  environ,  quand,  à  travers  la  cime  ver- 
doyante des  palmiers  semblables  à  des  bouquets  de  verdure 
lont  la  tige  baignait  dans  ce  lac  immense,  apparut  le  clocher 
de  l'hacienda  de  las  Palmas;  puis  peu  à  peu  le  bâtiment 
ui-même  sembla  sortir  du  sein  des  eaux.  Don  Cornelio  se 
éjouit  à  cette  vue,  car  la  faim  le  dévorait,  et  l'abondance 
Hait  derrière  ces  murs. 


HO  COSTAL  L'INDIEN. 

Tout  à  coup  le  son  clair  d'une  cloche,  qui  semblait  inviter 
à  passer  au  réfectoire,  arriva  jusqu'à  ses  oreilles  par  volées 
joyeuses  comme  le  chant  des  oiseaux.  C'était  Y  Angélus  de 
midi. 

En  même  temps  deux  barques,  différemment  chargées, 
apparurent  aux  regards  de  l'étudiant. 

La  première  portait  deux  rameurs ,  un  cavalier  en  habit 
de  voyage  et  une  mule  sellée  et  bridée. 

Dans  la  seconde  étaient  assis  don  Mariano  Silva,  ses  deux 
filles ,  dont  d'épaisses  couronnes  d'oeillets  rouges  et  de  fleurs 
de  grenadier  couvraient  la  tête ,  et  dont  les  mains  délicates 
maniaient  l'aviron  suivant  l'usage  du  pays;  puis  enfin,  à 
côté  de  don  Mariano ,  don  Rafaël  Très  Yillas. 

Les  deux  barques  se  dirigeaient  vers  les  montagnes  qui 
bornaient  la  plaine  noyée  du  côté  du  nord,  et  bientôt  celle 
qui  portait  le  cavalier  et  sa  mule  toucha  le  bord.  La  mule  y 
sauta  d'elle-même  après  le  cavalier,  qui  salua  de  la  main  en 
signe  d'adieu  ceux  qui  étaient  venus  l'accompagner,  se  mit 
en  selle  et  s'éloigna  aux  cris  plusieurs  fois  répétés  de  : 

«  Adieu!  adieu!  seigneur  Morelos.  » 

Après  quoi  la  barque  reprit  la  direction  de  l'hacienda,  et, 
celle  de  Costal  suivant  la  même  route,  l'étudiant  en  théologie 
put  bientôt  mieux  apprécier  le  gracieux  aspect  de  la  seconde 
embarcation  et  la  beauté  de  celles  qui  la  montaient. 

Les  draperies  de  damas  de  soie  ponceau  qui  couvraient 
les  bancs  de  la  petite  chaloupe  se  repliaient  sur  les  bords  et 
frappaient  de  tons  de  pourpre  la  surface  jaunâtre  des  eaux. 
En  enfonçant  dans  le  lac  son  aviron  peint  de  diverses  cou- 
leurs ,  doua  Marianita  faisait  tomber  autour  d'elle  en  riant 
une  pluie  d'œillets  et  de  fleurs  de  grenades  détachés  de  sa 
coiffure,  tandis  que,  à  l'abri  de  sa  couronne  pourpre,  dona 
Gertrudis  jetait  de  temps  en  temps  un  humide  regard  sur 
l'officier  assis  à  côté  de  son  père. 

«  Seigneur  don  Mariano,  voici  un   hôte   que  j'amène   à 


COSTAL  L'INDIEN.  \\\ 

votre  seigneurie ,  dit  Costal  en  désignant  don  Cornelio  Lan- 
tejas. 

—  Qu'il  soit  le  bienvenu ,  »  répondit  don  Mariano. 

Et  tous  prirent  bientôt  pied  en  face  de  la  porte  de  l'ha- 
cienda, sur  le  talus  que  battait  la  vague. 


CHAPITRE  VII. 

L'amour  sous  les  tropiques. 

Don  Luis  Très  Villas ,  père  de  don  Rafaël ,  quoique  Espa- 
gnol ,  avait  été  l'un  des  premiers  à  comprendre  la  nécessité 
de  faire  aux  créoles  mexicains  les  concessions  politiques  que 
leur  avait  accordées  don  José  Iturrigaray ,  dans  l'intérêt 
même  de  l'Espagne,  Il  avait  donc  applaudi  aux  mesures  li- 
bérales prises  par  le  vice-roi,  auquel  il  était  tout  dévoué,  et, 
quand  l'exécution  de  ces  mesures  eut  causé  sa  chute ,  don 
Luis ,  pensant  avec  raison  que  ce  désastre  venait  de  briser 
pour  toujours  les  liens  qui  attachaient  les  créoles  aux  Espa- 
gnols, avait  donné  sa  démission  de  capitaine  de  la  garde 

Iturrigaray  et  s'était  retiré  dans  son  hacienda  del  Valle. 

Cette  hacienda  était  située  sur  le  revers  des  collines  à  la 
base  desquelles  s'élevait  celle  de  don  Mariano  Silva.  Tous 
deux  s'étaient  connus  à  Mexico,  et  le  voisinage  avait  resserré 
es  liens  d'une  amitié  passagère. 

Aussitôt  que  l'insurrection  d'Hidalgo  eut  éclaté,  don  Luis 
'empressa  d'envoyer  un  exprès  à  son  fils  pour  le  mander 
Drès  de  lui.  Don  Rafaël  avait  obtenu  un  congé  et  se  rendait 
i  l'ordre  de  son  père  ,  quand  il  rencontra  l'étudiant,  comme 
ious  l'avons  vu  dans  le  premier  chapitre.  Toutefois,  il  ne 


H  2  COSTAL  L'INDIEN. 

pensait  pas  manquer  à  l'obéissance  filiale  en  passant  un  jour 
ou  deux  à  las  Palmas ,  où  il  se  dirigeait  alors. 

Pendant  près  de  trois  mois  que  don  Mariano  avait  passés 
à  Mexico ,  dans  le  courant  de  l'année  précédente ,  le  jeune 
officier  avait  ébauché  avec  doua  Gertrudis  (Marianita  était 
restée  à  Oajaca,  chez  une  de  ses  proches  parentes)  un  de 
ces  romans  d'amour  auxquels  la  conformité  d'âge ,  la  parité 
des  positions  sociales  et  des  fortunes ,  les  convenances ,  en 
un  mot ,  ne  tardent  pas  à  faire  succéder  la  réalité  prosaïque 
du  mariage.  Une  brusque  absence,  commandée  par  les  exi- 
gences du  service  militaire ,  pendant  laquelle  don  Mariano 
quitta  aussi  Mexico  subitement ,  avait  seule  empêché  un  dé- 
noûment  semblable  de  s'accomplir. 

Don  Rafaël  n'avait  pas,  il  est  vrai,  déclaré  formellement 
sa  passion  à  celle  qui  en  était  l'objet;  mais  il  avait  osé  es- 
pérer que  la  jeune  fille  l'avait  suffisamment  comprise  et  que 
peut-être  elle  en  accueillerait  l'aveu  sans  colère.  Il  ne  s'é- 
tait pas  ouvert  davantage  à  son  père ,  ne  croyant  devoir  le 
faire  qu'avec  l'agrément  de  doria  Gertrudis. 

Peu  à  peu,  quand  il  s'en  trouva  éloigné,  le  souvenir  des 
indices  favorables  qu'il  avait  cru  remarquer  chez  elle  s'af- 
faiblit à  mesure  que  s'augmentait  celui  de  sa  beauté ,  dont 
l'impression  lui  arrivait  parée  des  couleurs  séduisantes  du 
prisme  de  l'éloignement ,  et  il  se  prit  à  trembler  d'avoir  été 
trop  présomptueux.  Bientôt  il  passa  d'un  doute  cruel  à  une 
certitude  plus  cruelle  encore  :  celle  de  n'être  pas  aimé.  Don 
Rafaël  voulut  chasser  le  souvenir  de  Gertrudis ,  en  se  disant 
qu'il  ne  l'avait  jamais  aimée  non  plus.  Ce  fut  alors  qu'il  s'a- 
perçut de  l'empire  sans  bornes  que  la  jeune  fille  exerçait  sur 
lui ,  en  tombant  loin  d'elle  dans  une  mélancolie  profonde. 

Ce  fut  dans  ces  dispositions  d'esprit  que  le  premier  cri  de 
l'indépendance  mexicaine,  poussé  par  Hidalgo,  vint  sur- 
prendre le  jeune  officier.  Imbu  des  idées  libérales  que  son 
père  lui  avait  transmises,  et  les  portant  à  un  degré  plus 


COSTAL   L'INDIEN.  113 

élevé;  connaissant,  d'autre  part,  l'ardeur  passionnée  avec 
laquelle  don  Mariano  Silva  et  sa  fille  accueillaient  l'espoir  do 
l'émancipation  même  la  plus  lointaine ,  et  bien  sûr  de 
l'approbation  de  tous  trois,  il  résolut,  dans  son  noir  chagrin, 
d'aller  hardiment  se  jeter  sous  la  bannière  de  l'insurrection , 
et,  à  la  première  rencontre  qui  aurait  lieu  entre  les  troupes 
royales  et  les  indépendants ,  de  se  faire  casser  la  tête  et  de 
se  débarrasser  ainsi  d'une  existence  qui  lui  était  à  charge. 

Heureusement  pour  lui ,  le  messager  envoyé  par  son  père 
vint,  surprendre  don  Rafaël  au  moment  où  il  allait  employer 
ce  moyen  très-détourné  d'arriver  à  la  possession  de  celle 
qu'il  aimait  si  tendrement.  Pour  le  dire  en  passant,  ce  mes- 
sage enjoignait  tout  simplement  à  l'officier  de  venir  trouver 
son  père,  pour  apprendre  de  lui  des  choses  trop  importantes 
pour  être  confiées  au  papier  ou  lui  être  transmises  par  la 
bouche  d'un  serviteur. 

Don  Rafaël,  d'après  les  antécédents  politiques  de  son  père, 
ne  douta  pas  que ,  s'il  le  mandait  près  de  lui ,  c'était  pour 
l'engager  à  offrir  son  bras  à  la  cause  de  l'indépendance  mex- 
caine. 

Ce  message,  d'une  signification  si  mystérieuse,  remit  l'of- 
ficier dans  la  voie  du  sens  commun,  et  il  vit,  dans  le  voyage 
qu'il  allait  être  forcé  d'entreprendre,  un  moyen  tout  naturel 
de  sonder  les  dispositions  du  cœur  de  doha  Gertrudis ,  en 
lui  faisant  connaître  l'état  du  sien.  Puis,  renonçant  à  ces 
idées  chevaleresques  par  suite  desquelles  il  s'était  interdit 
à  Mexico  de  s'ouvrir  à  don  Mariano  sans  le  consentement  de 
sa  fille,  il  résolut  de  lui  déclarer,  avant  tout,  sa  passion 
pour  Gertrudis,  aimant  mieux,  à  tout  prendre,  devoir  à  l'o- 
béissance filiale  la  possession  de  la  femme  sans  laquelle  il 
ne  pouvait  plus  vivre ,  que  de  renoncer  à  cette  possession  si 
ardemment  désirée. 

On  conçoit  maintenant  avec  quelle  impatience  fiévreuse 
don  Rafaël  dévora  les  cent  lieues  qui  séparent  Mexico  de 
200  h 


Il  4  COSTAL  L'INDIEN. 

Oajaca,  et  comment,  de  peur  d'arriver  un  jour  plus  tard,  il 
préféra  de  courir  le  risque  de  périr,  en  gagnant  le  soir  même 
l'hacienda  de  las  Palmas. 

Avons -nous  besoin  de  dire  qu'il  avait  calculé  d'avance 
toutes  ses  étapes,  et  qu'en  renvoyant  à  son  père  le  messager 
qui  lui  avait  été  expédié,  il  l'avait  chargé  de  dire,  en  pas- 
sant à  l'hacienda  de  don  Mariano ,  le  jour  et  presque  l'heure 
à  laquelle  il  comptait  venir  lui  demander  l'hospitalité  d'une 
nuit  et  d'un  jour?  Sans  savoir  l'importance  que  don  Rafaël 
attachait  à  cette  visite ,  don  Mariano  l'agréa  comme  une  po- 
litesse dont  il  ne  pouvait  que  savoir  gré  au  fils  de  son  voisin 
de  campagne  et  de  son  ami. 

Quant  aux  sentiments  de  doria  Gertrudis ,  nous  n'avons 
plus  que  faire  d'en  parler.  Que  n'eût  pas  donné  l'amoureux 
don  Rafaël  pour  apprendre  le  plaisir  secret  avec  lequel  sa 
présence  était  attendue,  et  l'ardeur  des  vœux  qu'avait  ar- 
rachés en  sa  faveur  le  terrible  danger  auquel  il  venait  d'é- 
chapper? 

A  l'époque  où  il  arrivait  dans  l'État  de  Oajaca,  l'insur- 
rection venait  d'y  pénétrer.  Au  moment  de  lever  le  masque, 
Hidalgo  avait  envoyé  des  agents  dans  toutes  les  provinces 
pour  les  soulever  en  même  temps  que  celle  de  Yalladolid. 
Ceux  expédiés  à  Oajaca  par  le  curé  de  Dolorès  étaient  deux 
campagnards  du  nom  de  Lopez  et  d'Armenta  ;  mais  tous  deux, 
pris  par  les  autorités  espagnoles,  avaient  été  exécutés,  et 
leurs  têtes  exposées,  pour  l'effroi  des  insurgés,  sur  la  grande 
route  d'Oajaca. 

Le  mouvement  d'insurrection  n'en  éclata  pas  moins,  mal- 
gré ces  mesures  de  rigueur,  et  un  autre  campagnard  du 
nom  d'Antonio  Valdès  venait  de  se  mettre  à  sa  tête  avec 
tous  les  hommes  qu'il  avait  pu  recruter  dans  les  campagnes 
déjà  le  sang  des  Espagnols  tombés  entre  ses  mains  avait! 
coulé  dans  plusieurs  occasions  :  Valdès  les  avait  sacrifiés| 
sans  pitié. 


COSTAL  L'INDIEN.  115 

Nous  n'avons  plus  besoin  maintenant  de  revenir  sur  le 
passé  de  nos  divers  personnages ,  et  nous  reprenons  le  récit 
des  événements ,  à  mesure  qu'ils  vont  se  dérouler  sous  nos 
yeux. 

Ce  même  jour  où  don  Cornelio  Lantejas  arrivait  à  l'hacienda 
de  las  Palmas,  il  était  quatre  heures  de  l'après-midi  et  le 
dîner  venait  de  se  terminer. 

Dans  un  salon  du  rez-de-chaussée,  simplement  garni  de 
quelques  meubles  de  fabrique  espagnole ,  et  dans  lequel 
s'ouvraient  deux  grandes  portes  donnant  sur  un  assez  vaste 
jardin  planté  de  grenadiers  et  d'assiminiers,  les  hôtes  et 
les  habitants  de  l'hacienda  se  trouvaient  tous  à  peu  près 
réunis. 

L'étudiant  en  théologie  et  Marianita  étaient  seuls  absents. 

Le  premier,  en  se  rappelant,  maintenant  qu'il  était  com- 
plètement en  sûreté ,  l'effroyable  nuit  passée  sous  une  guir- 
lande de  tigres  et  de  serpents  à  sonnettes,  et  les  risques 
non  moins  terribles  qu'il  avait  courus  pendant  que  Costal 
travaillait  à  sa  délivrance,  s'était  consciencieusement  laissé 
aller  à  un  accès  de  fièvre  qui  le  retenait  au  lit. 

La  seconde,  Marianita,  sous  prétexte  de  jeter  un  coup 
d'œil  sur  la  vallée  convertie  en  un  vaste  lac,  mais,  en  réalité, 
pour  s'assurer  si  la  barque  de  don  Fernando  n'apparaissait 
pas  au  loin  sur  ce  lac,  s'impatientait  sur  la  terrasse,  à  la 
vue  de  l'immense  plaine  inondée  et  déserte  sur  laquelle  les 
seuls  oiseaux  de  proie  volaient  en  criant. 

Don  Mariano,  avec  la  double  quiétude  d'esprit  des  pro- 
priétaires dont  la  richesse  assure  l'avenir,  du  moins  selon 
les  chances  ordinaires  de  la  vie,  et  de  l'homme  que  son  âge 
affranchit  du  joug  des  passions  de  la  jeunesse,  fumait  un  ci- 
gare tout  en  se  laissant  aller  aux  oscillations  de  son  fauteuil 
de  cuir  à  bascule.  À  côté  de  lui  se  dressait  une  table  sur 
laquelle,  dans  des  tasses  des  Philippines,  fumait  ce  café  que 
les  Espagnols  appeUent  café  de  sieste,  par  antiphrase  sans 


116  COSTAL  L'INDIEN. 

doute,  car  il  est  habituellement  d'une  force  à  mettre  le  som- 
meil en  fuite  pendant  vingt-quatre  heures. 

Debout  à  l'entrée  du  jardin,  don  Rafaël,  la  contenance 
calme  et  le  cœur  ému  à  l'idée  de  l'entretien  qu'il  allait  pro- 
voquer, tour  à  tour  confiant  ou  craintif,  semblait  contempler 
avec  la  persistance  d'un  naturaliste  les  évolutions  des  ramiers 
à  la  cime  des  arbres. 

Gertrudis,  la  tête  baissée,  le  visage  calme  aussi,  s'occu- 
pait à  broder  une  de  ces  grandes  écharpes  de  batiste  blanche 
que  les  cavaliers  mexicains  laissent  flotter  sur  leurs  épaules, 
comme  le  burnous  blanc  des  Arabes,  pour  amortir  l'ardeur 
brûlante  des  rayons  du  soleil. 

En  dépit  de  la  tranquillité  apparente  du  maintien  de  l'ha- 
cendero,  un  nuage  sombre  passait  parfois  sur  son  front,  et 
le  visage  de  don  Rafaël,  pâle  et  soucieux  par  intervalles, 
démentait  aussi  de  temps  à  autre  l'air  distrait  qu'il  affectait. 

Gertrudis  n'était  pas  plus  calme  en  réalité.  Une  voix  se- 
crète lui  disait  que  don  Rafaël  allait  enfin  parler  ;  déjà  cette 
voix  chantait  à  son  oreille  un  ,vague  prélude  d'amour,  et  ce- 
pendant elle  cachait  les  tressaillements  soudains  de  son  sang 
créole ,  et  les  rapides  frissons  qui  montaient  de  son  cœur  à 
ses  joues,  sous  ce  masque  de  sérénité  féminine  que  l'œil 
d'un  homme  ne  saurait  pénétrer. 

Un  seul  personnage  présentait  un  maintien  en  harmonie 
avec  ses  pensées  :  c'était  Yalerio  Trujano ,  le  muletier. 

Le  chapeau  à  la  main  et  debout  devant  l'hacendero,  il  ve- 
nait prendre  congé  de  lui  et  le  remercier  de  l'hospitalité  qu'il 
avait  trouvée  sous  son  toit 

A  cette  aisance  de  manières  et  de  langage,  particulière  aux 
classes  inférieures  dans  toute  l'Amérique  espagnole ,  se  joi- 
gnait chez  l'arriero,  un  air  d'austérité  imposante,  dont  ses 
yeux  seuls,  à  sa  volonté,  tempéraient  l'expression  rigide. 
En  dépit  de  sa  position  sociale  (la  Nouvelle-Espagne  n'était 
pas  républicaine,  alors),  Valerio  Trujano  n'était  pas  un  hôte 


COSTAL  L'INDIEN.  M  7 

ordinaire,  ni  pour  don  Mariano  ni  pour  sa  fille.  Indépendam- 
ment de  la  réputation  de  probité  sans  tache ,  de  piété  pro- 
fonde dont  il  jouissait  dans  tout  le  pays,  la  générosité  et  le 
sang-froid  qu'il  avait  montrés  en  s'oubliant  lui-même,  dans 
un  moment  de  danger  terrible,  pour  aider  don  Rafaël  à  s'y 
soustraire,  lui  avaient  gagné  l'estime  et  la  reconnaissance 
des  habitants  de  l'hacienda. 

Bien  que  l'officier  de  dragons  eût  payé  sa  dette  en  l'arra- 
chant à  son  tour  à  une  mort  certaine ,  quand  les  eaux  l'en- 
traînaient, personne  ne  se  croyait  quitte  envers  l'arriero,  et 
doua  Gertrudis  mêlait  à  ses  pensées  d'amour  des  prières 
pour  celui  qu'elle  regardait  à  juste  titre  comme  le  sauveur 
de  don  Rafaël. 

L'homme  que  le  siège  de  Huajapam  devait  immortaliser 
plus  tard  avait  alors  environ  quarante  ans;  mais,  au  moment 
où  nous  le  retrouvons,  la  finesse  de  ses  traits,  sa  noire  et 
abondante  chevelure  lui  donnaient  un  air  beaucoup  plus 
jeune  encore. 

«  Seigneur  don  Mariano,  dit  Valerio,  je  viens  vous  prier 
de  recevoir  mes  remercîments  et  mes  adieux. 

—  Eh  quoi!  vous  nous  quittez  si  promptement?  s'écriè- 
rent à  la  fois  l'hacendero,  Gertrudis  et  don  Rafaël. 

—  L'homme  qui  vit  de  son  travail  ne  s'appartient  pas7 
seigneur  don  Mariano  ;  quand  son  cœur  le  pousse  à  droite, 
les  nécessités  de  la  vie  le  poussent  à  gauche.  L'homme  en- 
detté s'appartient  moins  encore. 

—  Vous  devez  donc  une  somme  bien  considérable ,  dit 
vivement  don  Rafaël  en  s'avançant  vers  lui  la  main  tendue, 
que  vous  ne  puissiez  m'en  parler?  Dites,  et,  quelle  que  soit 
la  somme.... 

—  Ce  serait  un  mauvais  moyen  que  d'emprunter  à  l'un 
pour  payer  l'autre,  reprit  le  muletier  en  souriant  ;  car  je 
n'accepterais  qu'un  prêt.  Ce  n'est  pas  par  fierté,  c'est  par 
devoir  :  ne  vous  offensez  pas.  Non,  non,  la  somme  n'est  pas 


118  COSTAL  L'INDIEN. 

considérable....  quelques  centaines  de  piastres,  et,  puisque 
Dieu  a  bien  voulu  que  mes  mules  trouvassent  chez  don 
Mariano  un  asile  contre  l'inondation,  je  vais  reprendre  par 
les  montagnes  le  chemin  de  Oajaca,  où  l'argent  que  je  reti- 
rerai de  la  vente  de  ma  recua  m'acquittera  entièrement,  je 
l'espère. 

—  Quoi  !  s'écria  don  Mariano,  vous  allez  vendre  votre 
gagne-pain  pour  vous  libérer? 

■ —  Oui ,  mais  pour  m'appartenir  et  pour  aller  où  ma  voca- 
tion me  pousse,  répondit  simplement  le  muletier  ;  je  l'aurais 
déjà  fait,  si  jusqu'à  présent  ma  vie  n'eût  été  le  bien  de  mes 
créanciers  et  non  le  mien.  Je  n'avais  pas  le  droit  de 
l'exposer. 

—  Exposer  votre  vie  !  dit  Gertrudis  avec  un  doux  accent 
d'intérêt. 

—  J'ai  vu  les  têtes  de  Lopez  et  d'Àrmata  au  haut  de  la 
côte  de  San  Juan  del  Rey.  Qui  sait  si  la  mienne  ne  sera  pas 
bientôt  avec  les  leurs  ?  Je  parle  ici  à  cœur  ouvert,  comme 
devant  Dieu,  car  un  hôte  ne  trahit  pas  plus  que  Dieu  les 
secrets  qu'on  lui  confie. 

—  Sans  doute,  reprit  don  Mariano  avec  l'hospitalière  sim- 
plicité des  premiers  âges.  Mais  nous  sommes  ici  tous  dé- 
voués à  la  liberté  du  pays,  et  nous  faisons  des  vœux  pour 
ceux  qui  veulent  l'affranchir. 

—  Nous  ferons  mieux,  nous  leur  prêterons  nos  bras  pour 
les  soutenir,  dit  Très  Villas  à  son  tour  ;  c'est  le  devoir  de 
tout  homme  qui  peut  manier  une  épée  et  monter  un  cheval 
de  bataille. 

—  Que  tous  ceux  qui  lèveront  le  bras  en  faveur  de  l'Es- 
pagne, s'écria  Gertrudis  les  yeux  brillants  d'un  fougueux 
enthousiasme,  soient  notés  de  honte  et  d'infamie  !  Qu'ils  ne 
trouvent  ni  un  toit  qui  les  accueille  ni  une  femme  qui  leur 
sourie  !  Que  le  mépris  de  ceux  qu'ils  aiment  soit  le  partage 
des  traîtres  à  leur  pays  ! 


COSTAL  L'INDIEN.  119 

—  Si  toutes  les  jeunes  filles  belles  comme  vous  l'êtes 
pensent  ainsi,  reprit  Trujano,  notre  triomphe  ne  se  fera  pas 
attendre.  Qui  ne  serait  heureux  de  tirer  l'épée  pour  un  sou- 
rire de  votre  jolie  bouche  et  un  regard  de  vos  beaux  yeux?  a 

En  disant  ces  mots,  l'arriero  jetait  un  coup  d'oeil  vers  le 
capitaine  des  dragons  de  la  reine,  comme  pour  lui  faire 
savoir  qu'il  n'avait  pas  la  hardiesse  de  marcher  sur  ses  bri- 
sées. Gertrudis,  de  son  côté,  baissait  la  tête,  toute  heureuse 
de  l'hommage  qu'on  rendait  à  sa  beauté  devant  l'homme 
pour  lequel  seul  il  lui  importait  d'être  belle. 

Trujano  reprit  tout  aussitôt  : 

«  Dieu  et  liberté  !  voilà  ma  devise.  Si  j'avais  été  libre 
d'embrasser  plus  tôt  la  cause  de  mon  pays,  je  l'aurais  fait, 
ne  fût-ce  que  pour  empêcher  les  excès  qui  commencent  à  en 
souiller  la  sainteté.  Vous  le  savez,   seigneur  don  Mariano. 

—  Oui,  reprit  l'hacendero,  à  qui  ces  mêmes  excès  cau- 
saient^un  profond  déplaisir  qui  ne  contribuait  pas  peu  à 
amasser  les  nuages  que  nous  avons  signalés  tout  à  l'heure 
sur  son  front. 

—  Le  sang  d'Espagnols  inoffensifs  a  déjà  coulé,  conti- 
nua le  muletier,  et  le  seul  soutien  jusqu'ici,  dans  la  pro- 
vince, de  la  sainte  cause  de  l'émancipation  de  la  Nouvelle- 
Espagne,  ce  misérable  Antonio  Valdès.... 

—  Antonio  Valdès  !  s'écria  don  Rafaël  en  interrompant 
Trujano  ;  quoi  !  le  vaquero  de  don  Luis  Très  Villas,  mon  père? 

—  Lui-même,  reprit  don  Mariano  tout  soucieux  ;  plaise  à 
Dieu  qu'il  se  souvienne  que  son  maître  a  toujours  été  plein 
d'humanité  pour  lui  ! 

—  Croyez-vous  donc  que  mon  père,  dont  les  opinions  libé- 
rales ne  sont  ignorées  de  personne,  puisse  courir  quelque 
danger?  s'écria  l'officier  d'un  air  alarmé. 

—  Non,  sans  doute. 

—  Don  Valerio,  combien  cet  homme,  ce  Valdès,  a-t-il  de 
combattants  sous  ses  ordres?  reprit  don  Rafaël. 


120  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Une  cinquantaine,  m'a-t-on  dit  ;  mais,  depuis,  sa 
troupe  doit  s'être  grossie  de  beaucoup  de  gens  des  campa- 
gnes, qui  souffrent  plus  que  les  autres  de  l'oppression  espa- 
gnole. 

—  Seigneur  don  Mariano,  dit  l'officier  d'une  voix  émue, 
il  ne  fallait  rien  moins  qu'une  semblable  nouvelle  pour  me 
faire  brusquement  abréger  les  moments  que  j'étais  si  heu- 
reux de  vous  consacrer.  » 

Avec  cet  héroïsme  du  cœur  de  la  femme,  Gertrudis 
étouffa  encore  un  cri  d'angoisse,  prêt  à  jaillir  de  ses  lèvres 
à  la  nouvelle  de  ce  départ  précipité,  et  couvrit  de  ses  lon- 
gues paupières  abaissées  le  nuage  de  défaillance  qui  ternit 
tout  à  coup  son  regard. 

«  Quand  un  père  est  menacé,  reprit  don  Rafaël ,  quand 
même  il  ne  courrait  le  risque  que  de  l'être,  la  place  d'un  fils 
est  près  de  lui  !  N'est-ce  pas,  doua  Gertrudis  ? 

—  Oui,  »  répondit  la  jeune  fille  d'une  voix  basse,  mais 
ferme. 

Il  y  eut  un  moment  de  silence,  pendant  lequel  une  sorte 
de  pressentiment  sinistre  agita  les  quatre  personnages  réu- 
nis dans  le  salon.  La  guerre  civile  commençait  déjà  à  faire 
sentir  son  souffle  homicide. 

Trujano  rompit  le  silence.  Son  œil  brilla  d'une  flamme 
inspirée,  comme  jadis  celui  des  prophètes  que  l'esprit  de 
Dieu  venait  visiter. 

«  Ce  matin,  dit-il,  un  humble  serviteur  du  Très-Haut,  un 
prêtre  obscur  d'une  pauvre  bourgade,  vous  a  quittés  pour 
aller  offrir  aux  insurgés  le  secours  de  ses  prières  :  à  présent, 
un  instrument  non  moins  humble  des  volontés  de  l'Éternel 
prend  congé  de  vous,  pour  leur  aller  offrir  son  bras  et  son 
sang.  Priez  pour  eux,  belle  et  sainte  madone,  continua-t-il  en 
s'adressant  à  Gertrudis  émue,  avec  cette  exaltation  reli- 
gieuse et  poétique  qui  faisait  le  fond  de  son  caractère,  et 
peut-être  le  Seigneur  daignera-t-il  encore  montrer  que  c'est 


COSTAL  L'INDIEN.  121 

du  sein  de  la  poussière  qu'il  se  plaît  à  susciter  le  bras  qui 
dépose  les  puissants  de  leur  trône.  » 

En  disant  ces  mots,  Valerio  Trujano  pressa  respectueuse- 
ment les  mains  qu'on  lui  tendait,  et  sortit  du  salon,  accompa- 
gné de  don  Mariano  Silva. 

Peut-être  celui-ci  avait-il  ses  raisons  pour  laisser  seuls, 
pendant  quelques  instants,  sa  fille  et  don  Rafaël,  dont  le 
départ  allait  aussi  avoir  lieu. 

La  voix  des  muletiers  qui  achevaient  de  bâter  leurs  bêtes 
de  somme  pour  le  départ  de  l'arriero  arrivait  à  peine  aux 
oreilles  de  Gertrudis  et  de  don  Rafaël,  aussi  émus  l'un  que 
l'autre  de  la  solitude  soudaine  où  ils  se  trouvaient  pour  la 
première  fois,  depuis  l'arrivée  de  l'officier  à  l'hacienda  de  las 
Pal  ma  s. 

Le  soleil  dorait  les  cimes  des  assiminiers,  que  les  ramiers 
emplissaient  de  leurs  roucoulements;  la  brise  chaude,  qui 
caressait  les  grenadiers  du  jardin,  apportait  dans  le  salon  les 
parfums  de  mille  fleurs  diverses.  Le  moment  était  décisif, 
solennel.  Heureuse  et  tremblante  à  la  fois  des  paroles  d'a- 
mour qu'elle  pressentait,  Gertrudis,  comme  les  colombes 
qui  tout  à  l'heure  allaient  replier  leur  tête  sous  leur  aile 
pour  s'endormir  au  sommet  des  arbres,  ramena  sur  sa  figure 
les  plis  de  son  rebozo  ■  de  soie. 

Un  doux  frémissement ,  cette  fois-ci  plus  fort  que  sa  vo- 
lonté, faisait  trembler  sa  main  sur  l'ouvrage  de  broderie 
qu'elle  tenait;  elle  le  déposa  sur  une  table  à  côté  d'elle, 
pour  que  don  Rafaël  ne  s'aperçût  pas  du  trouble  dont  il  était 
l'auteur. 

C'était  le  dernier  effort,  la  dernière  tentative  de  résis- 
tance de  l'orgueil  pudique  de  la  vierge,  avant  de  s'avouer 
vaincu. 

«  Gertrudis!  s'écria   don  Rafaël  en  imposant  silence  aux 

• .  Sorte  d'écharpe. 


122  COSTAL  L'INDIEN. 

palpitations  de  son  cœur,  j'ai  parlé  à  votre  père!  Oh!  je 
vous  en  supplie ,  que  ce  dernier  moment  que  je  vais  peut- 
être  passer  près  de  vous  soit  tout  entier  consacré  à  des  ex- 
plications sans  réticence,  sans  ambages. 

—  Je  vous  le  promets,  don  Rafaël;  mais  quel  mystérieux 
secret  avez-vous  dit  à  mon  père?  répondit  la  jeune  fille  avec 
un  accent  de  douce  raillerie. 

—  Je  lui  ai  dit  que  j'apportais  ici  un  cœur  plein  de  vous; 
que  l'ordre  de  mon  père,  qui  m'appelle  près  de  lui,  avait  été 
pour  moi  comme  un  message  qui  me  conviait  au  bonheur, 
car  il  me  rapprochait  de  vous  ;  j'ai  dit  que  j'avais  dévoré 
avec  une  fiévreuse  impatience  la  distance  sans  fin  que  je 
viens  de  parcourir,  et  que,  pour  vous  voir  une  heure  plus 
tôt,  j'avais  entendu  sans  m'émouvoir  les  hurlements  des 
jaguars  à  mes  côtés  et  les  grondements  des  eaux  devant 
moi.  » 

Don  Rafaël  se  tut,  et  Gertrudis  l'écoutait  encore  comme 
une  mélodie  qu'elle  eût  voulu  entendre  toujours. 

«  Et  quand  vous  avez  dit  à  mon  père  que  vous....  m'ai- 
miez, reprit-elle  après  un  moment  de  silence,  a-t-il  mani- 
festé son  étonnement  de  cette  révélation  inattendue? 

—  Non,  dit  l'officier. 

—  C'est  que  je  le  lui  avais  déjà  dit,  don  Rafaël,  reprit  la 
jeune  fille  avec  un  sourire  non  moins  doux  que  sa  voix  ;  et 
mon  père,  que  vous  a-t-il  répondu? 

—  «  Mon  cher  don  Rafaël,  m'a-t-il  dit,  je  verrais  avec  bon- 
ce  heur  ma  famille  s'unir  à  la  vôtre  ;  je  dois  avoir  deux  fils,  et 
«  vous  seriez  le  plus  cher.  Mais....  ce  ne  serait  qu'avec  l'agré- 
ée ment  de  Gertrudis,  qu'avec  le  consentement  de  son  cœur, 
«  et  j'ai  vu  que  ce  cœur  n'était  pas  ouvert  pour  vous.  »  Voilà 
l'arrêt  terrible  que  j'ai  entendu  de  sa  bouche.  La  vôtre, 
Gertrudis,  va-t-elle  le  confirmer?  ■» 

La  voix  de  don  Rafaël  tremblait,  et  ce  tremblement  de 
l'homme  énergique  qui  ne  savait  pas  trembler  devant  la  mort 


COSTAL  L'INDIEN.  123 

était  trop  délicieux  au  cœur  de  Gertrudis,  pour  qu'elle  se 
hâtât  de  le  faire  cesser. 

A  la  réponse  faite  par  son  père  à  don  Rafaël ,  la  pourpre 
de  ses  lèvres  devint  plus  vive,  car  elle  les  comprimait  pour 
ne  pas  sourire;  mais  elle  prit  bientôt  un  air  de  gravité  dont 
l'officier  s'effraya  plus  encore. 

«  Don  Rafaël,  dit  Gertrudis,  vous  avez  fait  appel  à  ma 
franchise,  et  si  je  vous  parle  à  cœur  ouvert,  comme  je  parle- 
rais à  ma  mère,  jurez-vous  de  ne  pas  me  faire  un  crime 
d'une  sincérité  qui  risquera  de  vous  sembler  sans  excuse? 

—  Je  le  jure!  Gertrudis,  parlez  sans  détour,  dût  votre 
franchise  briser  ce  cœur  si  plein  de  vous,  répondit  Très 
Villas  en  fixant  ses  regards  ardents  sur  la  jeune  fille. 

—  A  une  condition,  toutefois  :  c'est  que,  tandis  que  je 
parlerai,  vous  allez  fixer  les  yeux  sur  les  cimes  de  ces  assi- 
miniers,  là-bas;  sans  quoi  vous  risqueriez  de  ne  pas  en- 
tendre des  choses  qui....  enfin,  un  aveu....  tel  que  vous  le 
désirez. 

—  J'essayerai,  »  répliqua  don  Rafaël  en  levant  les  yeux 
vers  le  sommet  des  arbres,  comme  pour  y  étudier  les  mœurs 
domestiques  des  ramiers  qui  continuaient  à  voler  au-dessus 
d'eux. 

Gertrudis  commença,  d'une  voix  timide  et  tremblante,  à 
son  tour  : 

«  Un  jour,  dit-elle,  il  y  a  longtemps  de  cela,  une  jeune  fille 
fit  un  vœu  à  la  Vierge,  pour  sauver  d'un  péril  pressant  un 
homme  dont  elle  avait  quelques  raisons  de  se  croire  aimée. 
À  votre  avis,  cet  homme  était-il  bien  aimé? 

—  C'est  selon  la  nature  du  vœu,  répondit  l'officier. 

—  Vous  allez  le  voir.  Cette  jeune  fille  promit  à  la  sainte 
Vierge  que,  si  l'homme  qui  l'aimait  échappait  à  ce  pressant 
danger,  elle  ferait  couper  par  lui,  sur  sa  tête....  oh!  si  vous 
me  regardez  ainsi,  je  ne  pourrai  plus  continuer;  elle  ferait 
couper,  par  lui ,  sur  sa  tête ,  la  longue  chevelure  que  son 


124  COSTAL  L'INDIEN. 

amant  aimait  passionnément;  cet  homme  était-il  bien  aimé, 
don  Rafaël? 

—  Oh!  qui  ne  serait  heureux  de  l'être  ainsi?  s'écria  don 
Rafaël  avec  ardeur  et  en  laissant  tomber  sur  Gertrudis  un 
regard  qui  la  troubla  jusqu'au  fond  de  l'âme. 

—  Je  n'ai  pas  fini,  dit-elle  en  tremblant;  regardez  encore 
là-haut,  ou  vous  n'entendrez  pas  la  fin  de  mon  histoire,  et 
peut-être  en  seriez-vous..  .  contrarié.  Quand  la  jeune  fille, 
qui  n'avait  pas  hésité  à  sacrifier  pour  cet  homme  cette  che- 
velure, l'objet  de  ses  soins  constants,  ces  longues  tresses 
qui  entouraient  sa  tête  comme  un  diadème  de  reine,  et  qui.... 
peut-être  l'embellissaient  seules  à  ses  yeux;  quand  cette 
pauvre  fille  les  aura....  les  a  eu  coupées,  veux-je  dire, 
croyez-vous  que  son...,  amant,  regardez-moi,  maintenant, 
don  Rafaël,  je  vous  le  permets....  croyez-vous  qu'il  l'aimera 
toujours?  » 

Don  Rafaël  se  retourna  impétueusement,  non  pas  qu'il  en- 
trevît encore  la  vérité,  mais  l'accent  de  mélancolie  et  de 
gaieté  de  Gertrudis  l'avait  profondément  ému. 

Une  larme  de  tendresse,  une  larme  d'envie  pour  le  sort  de 
cet  inconnu  si  tendrement  aimé,  brillait  dans  ses  yeux  quand 
il  répondit  : 

«  Oh!  Gertrudis!  il  n'est  pas  d'amour  qui  payerait  un 
tel  sacrifice,  et,  quelque  belle  qu'elle  fût,  cette  jeune  fille 
est  aujourd'hui  plus  belle  qu'un  archange  aux  yeux  de  son 
amant.  » 

Gertrudis  appuya  sa  main  sur  son  cœur,  pour  y  contenir 
le  flot  de  joie  qui  l'envahissait. 

«  Bien!  dit-elle  d'une  voix  défaillante;  j'ai  besoin  que.... 
pour  la  dernière  fois,  vous  leviez  encore  les  yeux  au  ciel  : 
nous  avons  à  le  remercier.  » 

Pendant  que  don  Rafaël  obéissait,  Gertrudis  laissa  tom- 
ber son  voile  sur  ses  épaules  ;  ses  doigts  firent  échapper  du 
peigne  la  couronne  que  formaient  ses  deux  longues  tresses. 


COSTAL  L'INDIEN.  125 

orgueil  de  sa  beauté.  Elle  prit  sur  sa  table  les  ciseaux  dont 
elle  venait  de  se  servir,  puis,  cachant  dans  l'une  de  ses 
mains  la  rougeur  enflammée  de  ses  joues,  tandis  que  l'au- 
tre élevait  l'instrument  fatal  qui  devait  accomplir  le  sacri- 
fice : 

«  Rafaël!  dit-elle  d'une  voix  qui  retentit  comme  la  voix 
d'un  ange  à  l'oreille  de  son  amant,  veuillez  accomplir  mon 
vœu.  en  coupant  ces  deux  tresses  sur  ma  tête! 

—  Moi  !  s'écria-t-il  éperdu  à  l'aspect  de  la  main  char- 
mante qui  lui  tendait  les  ciseaux  pour  trancher  cette  cheve- 
lure, dont  les  tresses  se  repliaient  sur  le  sol  en  noirs  anneaux  : 
moi  ! 

—  Je  les  ai  promises  à  la  sainte  Vierge  pour  vous  sauver 
hier  soir,  reprit  la  jeune  fille  toujours  inclinée;  comprenez- 
vous,  maintenant,  Rafaël,  mon  bien-aimé  Rafaël? 

—  Oh  !  Gertrudis  !  vous  auriez  dû ,  par  pitié,  me  préparer 
plus  doucement  à  tant  de  bonheur  !  s'écria  don  Rafaël  avec 
une  émotion  presque  douloureuse,  plus  éloquente  que  toutes 
les  protestations  d'amour  qu'il  eût  pu  faire.  N'importe,  je 
suis  bien  heureux  !  »  ajouta-t-il  pour  rassurer  la  jeune  fille 
effrayée. 

Et,  s'agenouillant  devant  elle,  il  prit  une  main  qu'on  ne  lui 
refusait  plus  et  qui  voulut  bien  faire  la  moitié  du  chemin  pour 
s'appuyer  en  frémissant  sur  sa  bouche. 

«  Est-ce  ma  faute,  à  moi,  reprit  Gertrudis  en  laissant  don 
Rafaël  rougir  le  satin  de  sa  main  sous  la  pression  de  ses  lè- 
vres, si  les  hommes  ne  savent  jamais  comprendre  à  demi- 
mot?  Depuis  un  gros  quart  d'heure,  je  suis  là,  toute  hon- 
teuse de  ne  pas  me  voir  devinée,  à  chercher  à  vous  préparer 
à  ce  que  vous  appelez  votre  bonheur.  »  Puis ,  quittant  ce  ton 
d'enjouement  :  <x  J'ai  fait  un  vœu  ,  Rafaël ,  et  c'est  à  vous  de 
l'accomplir. 

—  Pourquoi  ce  vœu?  s'écria  l'officier. 

—  Je  ne  savais  rien  de  plus  précieux ,  à  mes  yeux,  à  offrir 


126  COSTAL  L'INDIEN. 

en  échange  de  votre  vie,  répliqua  Gertrudis  avec  une  adora- 
ble naïveté;  la  mienne,  peut-être!  Je  n'en  ai  pas  eu  le  cou- 
rage ;  j'y  tenais  trop  depuis  que  je  savais  que  vous  m'aimiez. 
Prenez  ces  ciseaux,  Rafaël. 

—  Mais  je  n'en  viendrai  jamais  à  bout  avec  ce  frêle  instru- 
ment, reprit  Très  Villas  pour  gagner  du  temps. 

—  Allons ,  Rafaël  !  Devez-vous  vous  plaindre  que  la  beso- 
gne dure  trop  longtemps?  dit  Gertrudis  en  inclinant  vers  l'of- 
ficier, toujours  à  genoux  devant  elle ,  sa  tête  charmante  qui 
effleura  la  sienne.  Prenez  ces  ciseaux,  vous  dis-je.  » 

Don  Rafaël  les  prit  d'une  main  tremblante  comme  le  bû- 
cheron qui  parfois ,  la  cognée  levée  pour  frapper,  s'attendrit 
sur  le  sort  du  roi  des  forêts,  qu'il  est  chargé  d'abattre.  Ger- 
trudis voulut  sourire  pour  l'encourager;  mais,  au  moment  de 
voir  tomber  sous  le  tranchant  de  l'acier  cette  opulente  che- 
velure si  amoureusement  lissée  chaque  matin,  et  dont  les  ger- 
bes éparses  pouvaient  la  couvrir  comme  un  voile ,  la  pauvre 
enfant  ne  put  empêcher  une  larme  d'accompagner  son  pâle 
sourire. 

«  Un  instant  encore  !  dit-elle,  tandis  que  ses  joues  se  colo- 
raient de  nouveau  du  rouge  le  plus  vif  de  la  grenade  mûre. 
Mon  Rafaël,  j'avais- longtemps  rêvé,  comme  une  félicité  su- 
prême, d'enlacer  dans  ces  pauvres  tresses  l'homme  que  j'ai- 
merais un  jour,  et....  » 

Et,  avant  qu'elle  eût  achevé,  don  Rafaël  baisait  ardem- 
ment ces  tresses  parfumées,  dont  Gertrudis  venait  de  ceindre 
son  cou. 

«  Je  suis  prête,  maintenant,  »  dit-elle. 

Mais  don  Rafaël  n'avait  garde  de  dénouer  les  doux  liens 
qui  l'enveloppaient  de  leurs  replis,  et  quand,  avec  une  douce 
violence,  Gertrudis  eut  rendu  la  liberté  à  son  captif  : 

«  Jamais  je  n'aurai  cet  affreux  courage  !  s'écria-t-il  en  je- 
tant avec  force  les  ciseaux ,  qui  se  brisèrent  en  éclats  sur  les 
dalles. 


COSTAL  L'INDIEN.  427 

—  Il  le  faut,  Rafaël ,  il  le  faut  !  Dieu  me  punirait.  Peut-être 
me  punirait-il  en  m'ôtant  votre  amour. 

—  Plus  tard ,  nous  l'accomplirons ,  ce  vœu  fatal  !  Je  ne 
vous  supplie  que  d'en  ajourner  l'accomplissement.  A  mon  re- 
tour, Gertrudis,  par  grâce!  » 

Les  instances  passionnées  de  don  Rafaël  obtinrent  un  sur- 
sis dont  le  terme  fut  fixé  au  jour  de  son  retour,  qui  devait 
avoir  lieu  le  surlendemain ,  aussitôt  qu'il  aurait  été  rassuré 
sur  le  sort  de  son  père. 

Tout  à  coup  Gertrudis  se  leva  précipitamment ,  comme  un 
jeune  faon  qui  abandonne  son  gîte  parfumé  de  fougère  aux 
premiers  sons  du  cor. 

«  J'entends  du  bruit,  s'écria-t-elle  ;  c'est  mon  père!  » 

En  un  clin  d'œil  la  jeune  fille  eut  réparé  le  désordre  de  sa 
coiffure  ;  mais  quand  son  père  entra,  suivi  de  sa  jeune  sœur, 
elle  n'avait  pu  effacer  de  ses  joues  ni  chasser  de  ses  yeux  la 
flamme  de  bonheur  radieux  qui  les  incendiait. 

«  Ah  !  s'écria  étourdiment  Marianita ,  ma  pauvre  sœur  a  en- 
core ses  beaux  cheveux  enroulés  sur  sa  tête  ! 

—  Comment!  dit  l'hacendero  effrayé  et  surpris  à  la  fois, 
Gertrudis  songeait  à  couper  sa  chevelure  ? 

—  Ce  n'est  rien ,  mon  père ,  reprit  Gertrudis  en  courant  se 
jeter  dans  les  bras  de  don  Mariano  ;  c'est  cette  folle  de  Maria- 
nita.... Puis  elle  ajouta  entre  deux  baisers  :  qui  fait  allusion 
à  ce  que  vous  aviez  si  bien  deviné....  Vous  savez,  mon  père? 

—  Mais,  mon  enfant,  j'ai  deviné  bien  des  choses  en  ma 
vie,  répliqua  don  Mariano  qui  ne  devinait  guère;  car  je  me 
pique  d'une  certaine  perspicacité. 

—  Eh  bien  !  ce  que  dit  Marianita ,  continua  Gertrudis  en 
redoublant  ses  câlineries,  se  rapporte....  à  la  perspicacité 
avec  laquelle  vous....  avez  deviné  que  je  n'aimais  pas  don 
Rafaël.  » 

En  disant  ces  mots ,  Gertrudis  cachait  son  visage  dans  le 
sein  de  son  père,  non  sans  avoir  toutefois  jeté  un  regard 


128  COSTAL  L'INDIEN. 

d'ineffable  tendresse  sur  don  Rafaël,  qui  croyait  rêver  tout 
éveillé  et  craignait  à  chaque  instant  qu'un  mot ,  un  rien ,  ne 
vînt  dissiper  ce  rêve  enchanteur. 

ce  C'est  donc  à  dire,  s'écria  don  Mariano  avec  joie,  que 
Gertrudis....  » 

L'hacendero  n'acheva  pas  :  un  soubresaut  de  sa  fille  dans 
ses  bras  et  un  cri  de  Marianita  l'interrompirent  et  vinrent 
retentir  à  ses  oreilles  en  même  temps  que  le  bruit  d'une  fu- 
sillade sur  le  sommet  des  collines,  derrière  l'hacienda. 

Tous  écoutèrent ,  effrayés  ;  don  Rafaël  plus  encore  que  les 
deux  femmes  elles-mêmes ,  car  trop  de  bonheur  amollit  le 
cœur  d'un  homme.  Mais  le  plus  profond  silence  succédait  à 
cette  détonation  subite.  Elle  n'en  jeta  pas  moins  dans  l'âme 
de  tous  les  assistants  le  même  effroi  qu'eût  produit  le  cri  d'un 
milan  sur  les  ramiers  qui  déjà,  la  tête  sous  leur  aile,  dor- 
maient à  la  cime  des  assiminiers. 


CHAPITRE    VIII. 

Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra. 

Don  Mariano,  l'officier  des  dragons  de  la  reine  et  les  deux 
sœurs  se  précipitèrent  hors  du  salon ,  poussés  par  un  noir 
pressentiment. 

De  la  cour  de  l'hacienda ,  où  se  groupaient  déjà  les  gens 
de  la  maison,  la  vue  arrivait  sans  obstacle  au  sommet  des 
collines ,  et  un  douloureux  spectacle  frappa  les  yeux  de 
tous. 

A  l'extrémité  supérieure  du  sentier  qui  conduisait  de  l'ha- 
cienda de  las  Palmas  à  celle  del  Yalle ,  un  cheval  et  son 


COSTAL  L'INDIEN.  J  29 

cavalier,  tous  deux  en  apparence  mortellement  blessés, 
étaient  étendus  à  côté  l'un  de  l'autre  ,  l'homme  cherchant  à 
se  relever  sans  pouvoir  y  parvenir ,  le  cheval  dans  l'immo- 
bilité la  plus  complète. 

«  Vite!  s'écria  don  Mariano,  qu'on  aille  chercher  ce  mal- 
heureux dans  une  litière,  pour  l'amener  ici. 

—  Je  voudrais  être  dupe  de  mes  yeux,  dit  l'officier,  dont 
le  visage  pâle  dénotait  une  profonde  inquiétude,  et  ne  pas 
croire  que  ce  pauvre  homme  est  le  vieux  Rodriguez,  le  plus 
ancien  des  serviteurs  de  mon  père.  » 

La  tête  du  blessé  était  couverte,  en  effet,  de  cheveux  gris. 

o:  Ce  nom  d'Antonio  Yaldès,  continua  don  Rafaël,  me  rap- 
pelle je  ne  sais  quelle  histoire,  vieille  déjà,  d'une  punition 
infligée  à  cet  homme,  et  un  affreux  pressentiment  naît  pour 
moi  de  ce  souvenir  confus.  On  se  rappelle  tant  de  choses 
en  guerre  civile!  Ah!  seigneur  don  Mariano,  ajouta-t-il  en  lui 
tendant  la  main,  faudrait-il  que  tant  de  bonheur....  » 

Rafaël  n'osa  pas  achever  ;  puis,  dévoré  par  cette  impatience 
qui  fait  toujours  courir  au-devant  du  malheur,  l'oflicier,  sans 
pouvoir  se  maîtriser,  s'élança  vers  la  poterne  qui  s'ouvrait 
sur  le  chemin  des  montagnes,  et  précéda  sur  le  sentier  les 
gens  de  l'hacienda,  qui  s'étaient  mis  en  route  avec  une  litière. 

Depuis  quelques  instants  déjà,  don  Rafaël  ne  doutait  plus 
que  ce  ne  fût  l'homme  qu'il  appelait  Rodriguez,  et,  quand  il 
arriva  près  du  blessé,  il  en  acquit  la  certitude  ;  mais  ,  quoi- 
que son  cœur  bondît  d'impatience,  il  lui  fallut  bien  réprimer 
un  moment  son  ardente  curiosité. 

Épuisé  par  la  perte  de  son  sang  et  par  les  efforts  qu'il 
avait  faits  pour  se  relever,  le  vieux  Rodriguez  venait  de  per- 
dre momentanément  connaissance. 

«  Attendez,  dit  l'officier  aux  hommes  qui  s'apprêtaient  à  le 
placer  dans  la  litière,  ce  pauvre  diable  ne  pourrait  supporter 
la  fatigue  de  la  route  ;  tout  son  sang  s'écoule  par  cette  bles- 
sure. » 

200  i 


130  COSTAL  L'INDIEN. 

Couché  sur  le  côté,  l'homme  laissait  voir,  dans  la  veste  qui 
le  couvrait,  une  déchirure  souillée  de  sang,  ouverte  par  une 
balle  entre  les  deux  épaules. 

Don  Rafaël  avait  gagné  ses  deux  éperons  dans  les  guerres 
sanglantes  avec  les  Indiens  sauvages  du  nord  et  de  l'ouest. 
Il  avait  vu  la  mort  du  soldat  sous  toutes  ses  faces  et  les  bles- 
sures les  plus  hideuses.  Son  expérience  le  mit  à  même  de 
prodiguer  les  premiers  soins  au  moribond. 

Il  tamponna  fortement,  avec  son  mouchoir,  l'orifice  de  la 
blessure,  et  le  sang  cessa  de  couler,  quand  elle  fut  bandée 
à  l'aide  de  sa  ceinture  de  crêpe  de  Chine;  mais  il  était  presque 
évident  que,  malgré  ses  soins,  si  le  blessé  recouvrait  un 
instant  de  connaissance,  son  sort  n'en  était  pas  moins  fatale- 
ment décidé.  C'est  pourquoi,  avant  de  risquer  le  trajet  jus- 
qu'à l'hacienda,  pendant  lequel  le  mourant  pouvait  expirer, 
don  Rafaël  voulait  essayer  de  le  ranimer. 

Cet  homme  portait  un  message  sans  doute,  et,  quel  qu'il 
fût,  il  était  de  la  dernière  importance  que  l'officier  en  eût 
connaissance. 

Un  assez  long  espace  de  temps  s'écoula  sans  que  le  mal- 
heureux rouvrît  les  yeux.  Enfin,  un  des  gens  de  l'hacienda 
qui  se  trouva  muni  d'une  gourde  remplie  d'eau-de-vie  de 
canne,  lui  en  frotta  légèrement  les  tempes  et  lui  en  introdui- 
sit quelques  gouttes  dans  la  bouche.  Le  mourant  reprit  alors 
connaissance  pour  quelques  instants. 

Rodriguez  ouvrit  les  yeux,  qu'il  referma  tout  aussitôt,  les 
ouvrit  de  nouveau,  et  son  premier  regard  tomba  sur  son 
jeune  maître. 

«  Rodriguez,  dit  l'officier  à  son  oreille,  parlez,  si  vous  en 
avez  la  force.  Qu'y  a-t-il  ? 

—  Béni  soit  Dieu  qui  vous  envoie  sur  ma  route  î  répondit 
le  blessé  quand  il  fut  bien  sûr  qu'il  parlait  au  fils  de  don 
Luis  Très  Villas;  l'hacienda  del  Valle.... 

—  Est  brûlée?  » 


COSTAL  L'INDIEN.  131 

Le  blessé  fit  un  signe  négatif. 
«  Elle  est  assiégée? 

—  Oui,  dit  Rodriguez. 

—  Et  mon  père?  demanda  l'officier  avec  un  affreux  serre- 
ment de  cœur. 

—  Il  vit.  C'est  lui....  qui  m'envoyait  là....  chez  don  Ma- 
riano....  demander  du  secours....  quand,  poursuivi  moi-même 
par  les....  insurgés....  une  balle....  Courez....  s'il  arrive  un 
malheur....  c'est  Antonio  Yaldès....  Entendez-vous  ?  Antonio 
Valdès,  qui  se  venge!...  Adieu  !...  vous  demanderez  des 
prières  pour  le  pauvre  vieux  Rodriguez,  qui  vous  a  vu....  tout 
enfant....  y> 

Le  vieux  messager  se  tut  et  retomba  évanoui  pour  ne 
plus  reprendre  connaissance.  On  ne  retira  de  la  litière,  en 
arrivant  à  l'hacienda,  qu'un  cadavre  déjà  presque  froid. 

«  Ah  1  si  Costal  était  là  !  s'écria  don  Mariano,  quand  don 
Rafaël,  tout  en  donnant  l'ordre  qu'on  sellât  promptement  son 
cheval,  lui  eut  communiqué  le  triste  message.  Mais,  ce  ma- 
tin, il  est  venu  avec  Clara,  un  nègre  que  je  ne  regrette  guère, 
prendre  congé  de  moi,  en  se  démettant  de  ses  fonctions  de 
tigrero,  et  m'annoncer  qu'ils  partaient  tous  deux  pour  aller 
offrir  leurs  services  à  Hidalgo,  en  qualité  de  batteurs  d'estrade. 
Holà,  continua  l'hacendero  ,  qu'on  mande  le  mayordomo.  » 

Le  majordome  arriva  peu  d'instants  après. 

On  se  tromperait  étrangement  en  supposant  à  ce  mayor- 
domo une  cravate  blanche,  une  perruque  poudrée  et  une 
baguette  à  la  main.  L'homme  chargé  de  la  surveillance  géné- 
rale d'une  hacienda,  qui  quelquefois  a  autant  d'étendue  qu'un 
de  nos  départements,  doit  être  un  cavalier  infatigable,  tou- 
jours en  selle  ou  prêt  à  y  sauter. 

Le  mayordomo  descendait  de  cheval  à  l'instant  où  don 
Mariano  le  fit  mander.  C'était  un  grand  gaillard,  à  la  figure 
bronzée,  botté  et  éperonné,  et  forcé,  par  l'énorme  largeur 
des  molettes  de  ses  éperons,  de  marcher  sur  l'extrême  pointe 


132  COSTAL  L'INDIEN. 

du  pied.  Sa  chevelure  en  désordre  descendait  en  longues 
mèches  noires  sur  son  cou,  pareille  à  la  crinière  des  chevaux 
à  moitié  sauvages,  sur  lesquels  il  montait  tout  le  jour. 

«  Donnez  l'ordre  à  deux  de  mes  vaqueros,  Bocardo  et 
Arroyo,  de  seller  tout  de  suite  leurs  chevaux  pour  accompa- 
gner le  seigneur  don  Rafaël. 

—  Il  y  a  huit  jours  que  je  n'ai  vu  ni  Arroyo  ni  Bocardo. 
reprit  le  majordome. 

—  Vous  leur  infligerez  quatre  heures  âecepo1  à  chacun, 
à  leur  retour. 

—  Je  doute  qu'ils  reviennent,  seigneur  don  Mariano. 

—  Ont-ils  donc  été  joindre  Valdès? 

—  Je  soupçonne,  reprit  le  majordome,  que  ces  deux  gar- 
nements, que  vous  ne  devez  pas  regretter,  ont  été  faire  pour 
leur  compte  la  guerrilla,  ou  plutôt  la  maraude,  et  qu'ils  ne 
reviendront  jamais.  Quant  à  Sanchez ,  Votre  Seigneurie  sait 
qu'il  est  au  lit,  encore  à  moitié  brisé  par  le  poids  du  cheval 
sauvage  qui  s'est  renversé  sur  lui,  la  première  fois  qu'il  l'a 
monté. 

—  De  façon,  dit  l'hacendero  de  mauvaise  humeur,  que, 
sur  six  serviteurs  que  j'avais  hier,  je  ne  puis  mettre  à  votre 
disposition  que  le  majordome;  car  je  ne  parle  pas  de  ces  bru- 
tes de  peons  indiens. 

—  Qu'il  reste,  dit  l'officier.  Aussi  bien,  j'aime  mieux  cou- 
rir seul  au  secours  de  mon  père.  Il  doit  y  avoir  assez  de  com- 
battants; mais  peut-être  leur  manque-t-il  un  chef.  » 

Le  majordome  fut  congédié  sur  cette  réponse. 

Pendant  qu'on  sellait  en  toute  hâte  le  cheval  bai  brun  du 
capitaine  des  dragons  de  la  reine,  les  deux  sœurs,  Gertrudis 
et  Marianita,  s'étaient  retirées  dans  la  chambre  où  nous  les 
avons  trouvées  pour  la  première  fois. 

Frappée  du  rapport  qu'elle  crut  apercevoir  entre  le  mal- 

i .  Op. 


COSTAL  L'INDIEN.  133 

heur  qu'on  venait  d'annoncer  à  don  Rafaël  et  la  transaction 
de  conscience  qu'elle  avait  faite  pour  lui  plaire  en  reculant 
le  moment  de  livrer  sa  chevelure  au  tranchant  du  ciseau,  la 
jeune  créole  venait  d'accomplir  elle-même  ce  pieux  et  dou- 
loureux sacrifice. 

La  tête  couverte  de  son  écharpe  de  soie,  son  doux  et  pâle 
visage  se  montrait  encore  surmonté  de  l'arc  des  deux  noirs 
bandeaux  qui  lui  restaient  seuls  de  sa  splendide  chevelure. 
Elle  consolait  Marianita,  dont  les  yeux  étaient  baignés  de 
larmes,  tandis  que  les  siens  brillaient  d'une  mélancolique 
satisfaction. 

ce  Ne  pleure  pas,  ma  pauvre  Marianita,  disait-elle;  si  je 
n'avais  eu  la  coupable  faiblesse  de  consentir  à  différer  l'ac- 
complissement de  mon  vœu,  peut-être  ce  malheur  ne  lui  se- 
rait-il pas  arrivé.  A  présent,  je  suis  tranquille  sur  son  sort. 
Quelque  danger  qu'il  puisse  courir,  Dieu  me  rendra  mon 
Rafaël  sain  et  sauf.  Ya  lui  annoncer  que  je  l'attends  ici  pour 
lui  dire  adieu;  amène-le-moi,  puis  reste  avec  nous.  Tu 
resteras  avec  nous,  entends-tu?  car  je  me  défie  de  ma  fai- 
blesse.... je  ne  le  laisserais  plus  partir!  Va,  essuie  tes  yeux, 
continua-t-elle  en  l'embrassant,  et  reviens  vite.  » 

Marianita  essaya  de  sourire  en  rendant  à  sa  sœur  caresse 
pour  caresse  ;  elle  passa  son  mouchoir  sur  ses  yeux  humi- 
des, et  sortit. 

Gertrudis,  restée  seule,  jeta  un  regard  douloureux  sur  les 
deux  longues  tresses  déposées  sur  la  table,  qui  ne  devaient 
;  plus  enlacer  de  leurs  noirs  anneaux  le  cou  de  son  amant  ; 
elles  l'avaient  étreint  une  fois  du  moins  ;  les  lèvres  de  don 
Rafaël  les  avaient  caressées,  et,  à  ce  souvenir  peut-être, 
Gertrudis  baisa  tendrement  ces  deux  reliques  d'amour;  puis 
elle  s'agenouilla  pour  retrouver  dans  la  prière  ses  forces 
prêtes  à  défaillir. 

La  jeune  fille  priait  encore,  lorsque,  précédé  de  Maria- 
nita, don  Rafaël  entra  dans  le  sanctuaire  des  deux  jeunes 


134  COSTAL  L'INDIEN. 

sœurs,  où,  à  l'exception  de  leur  père,  aucun  homme  n'avait 
encore  pénétré. 

Un  rapide  coup  d'œil  indiqua  à  don  Rafaël  que  le  doulou- 
reux sacrifice  était  accompli.  Le  dragon  était  si  pâle,  qu'il  ne 
pouvait  plus  pâlir. 

Gertrudis  se  releva,  s'assit  sur  un  des  fauteuils;  Marianita 
prit  place  sur  un  autre  dans  un  coin  de  la  chambre;  don 
Rafaël  restait  seul  debout. 

«  Venez  ici,  près  de  moi,  don  Rafaël,  dit  Gertrudis;  met- 
tez-vous à  genoux  devant  moi....  Non....  sur  un  seul....  On 
ne  se  met  à  deux  genoux  que  devant  Dieu.  Bien,  ainsi....  vos 
mains  dans  mes  mains....  vos  yeux  dans  mes  yeux!  a 

Don  Rafaël  obéissait  passivement  à  ces  douces  injonctions. 
Qu'eût-il  demandé  de  plus  que  de  s'incliner  devant  celle 
qu'il  aimait;  de  presser  ses  mains  délicates  et  blanches  dans 
ses  mains  nerveuses;  de  boire  à  longs  traits  l'amour  dans 
les  yeux  humides  de  la  jeune  fille? 

«  Vous  rappelez-vous  ce  que  vous  me  disiez  tout  à  l'heure, 
Rafaël?  «  Oh!  Gertrudis,  il  n'est  pas  d'amour  qui  payerait 
«c  un  tel  sacrifice,  et,  quelque  belle  qu'elle  fût,  cette  jeune- 
«  fille  est  aujourd'hui  plus  belle  qu'un  archange  aux  yeux  de 
«  son  amant.  »  Pensez-vous  toujours...?  Bien,  dit-elle  avec 
un  adorable  sourire  et  en  mettant  la  main  sur  les  lèvres  de 
don  Rafaël.  Chut  !  laissez-moi  continuer.  Vos  yeux. . . .  que  vous 
avez  de  beaux  yeux!  mon  Rafaël....  me  disent  assez  que  vous 
le  pensez  toujours,  sans  que  votre  bouche  me  l'affirme.  » 

Ces  naïfs  et  tendres  hommages  rendus  à  la  beauté  d'un 
amant  paraîtront  sans  doute  bien  osés  aux  femmes  qui  tien- 
nent à  faire  croire  qu'elles  ne  s'éprennent  que  des  charmes 
de  l'esprit  ou  des  qualités  du  cœur.  Nous  ne  discuterons 
pas  ce  point.  En  narrateur  fidèle,  nous  devons  dépeindre, 
dans  toute  son  exaltation,  l'amour  d'une  jeune  créole  avec 
ses  ardeurs  ingénues  et  ses  flammes  allumées  au  soleil  des 
tropiques. 


COSTAL  L'INDIEN.  135 

Ainsi  rassurée  sur  la  crainte  de  paraître  moins  belle  aux 
yeux  de  celui  qu'elle  aimait,  la  jeune  fille  continua  : 

a  Ne  me  dites  pas  que  vous  m'aimez  davantage,  Rafaël; 
il  m'est  trop  doux  de  croire  que  votre  amour  ne  saurait  aug- 
menter.... Cependant....  ici  la  voix  de  Gertrudis  trembla, 
ses  yeux  se  mouillèrent....  cependant  nous  allons  nous  sé- 
parer.... Je  ne  sais....  Quand  on  aime,  on  craint  toujours.... 
Emportez  une  de  ces  tresses,  que  j'aurais  eu  tant  de  bon- 
heur à  parer  de  fleurs  pour  vous!  elle  vous  rappellera.... 
quoi  qu'il  arrive....  que  vous  ne  devez  jamais  cesser  d'aimer 
une  pauvre  fille  dont  la  tendresse  n'a  pu  rien  trouver  de 
plus  précieux  à  offrir  à  Dieu  en  échange  de  votre  vie....  Je 
vous  ai  dit  pourquoi  je  n'ai  pas  offert  la  mienne.  Je  garde 
l'autre  tresse  comme  un  talisman....  Oh!  c'est  affreux  ce  que 
je  vais  vous  dire!...  Si  un  jour  vous  cessiez  de  m'aimer.... 
si  je  le  savais  à  n'en  pas  douter,  jurez-moi  sur  votre  hon- 
neur que ,  en  quelque  endroit  que  vous  soyez ,  en  quelque 
position  que  vous  vous  trouviez,  si  je  voulais  vous  voir  une 
fois  encore,  vous  obéirez  au  message  mystérieux  que  vous 
portera  cette  tresse,  quand  je  vous  la  ferai  parvenir.  Ce  mes- 
sage voudra  dire  :  «  La  femme  qui  vous  envoie  ce  gage 
«  n'ignore  pas  que  vous  ne  partagez  plus  son  amour;  mais 
«  elle  n'a  pu,  malgré  tous  ses  efforts,  chasser  le  sien  de  son 
ce  cœur,  et  elle  désire  vous  voir  encore  une  fois  à  ses  genoux 
«  comme  aujourd'hui.  » 

—  Je  le  jure  !  s'écria  don  Rafaël,  et,  dussé-je  avoir  le  poi- 
gnard levé  sur  mon  plus  mortel  ennemi,  ma  main  restera  sus- 
pendue sans  frapper,  pour  suivre  votre  messager. 

—  Votre  serment  est  enregistré  dans  le  ciel  !  s'écria  Ger- 
trudis. Maintenant,  le  temps  presse.  Emportez  aussi  cette 
écharpe  de  soleil,  que  j'ai  brodée  pour  vous.  Chaque  brin  de 
soie  qui  en  compose  la  broderie  vous  rappellera  une  pensée , 
une  prière  ou  un  soupir  dont  vous  avez  été  l'objet.  Adieu , 
mon  Rafaël  bien-aimé;  partez,  les  heures  de  votre  père  sont 


436  COSTAL  L'INDIEN. 

peut-être  comptées  !  Qu'est-ce  qu'une  amante  auprès  d'un 
père? 

—  Oui,  c'est  vrai,  je  dois  partir,  »  répliqua  l'officier. 

Et  cependant  il  restait  toujours  aux  genoux  de  Gertrudis. 
Le  temps  s'écoulait,  et,  comme  dans  l'Océan  la  vague  succède 
éternellement  à  la  vague,  ainsi  les  adieux  suivaient  les 
adieux,  et  don  Rafaël  ne  partait  pas. 

«  Mais  dis-lui  donc  qu'il  s'en  aille,  Marianita  !  s'écria  Ger- 
trudis d'une  voix  languissante;  ne  vois- tu  pas  que  je  n'ai 
plus  la  force  de  le  lui  dire?  » 

Don  Rafaël  se  leva  enfin  après  un  dernier  adieu. 

«  Que  vos  lèvres  pressent  les  lèvres  de  votre  fiancée,  dit 
la  jeune  fille  en  inclinant  sa  tête  vers  don  Rafaël,  et  que  ce 
soit  le  gage...  » 

Sous  l'ardente  pression  des  lèvres  du  jeune  officier,  sa 
voix  mourut,  et,  à  bout  de  forces,  elle  laissa  retomber  sa 
tête  en  arrière  sur  le  dossier  de  son  siège,  prête  à  défaillir  h 
la  fois  de  douleur  et  de  bonheur. 

Quand  elle  revint  à  elle,  don  Rafaël  était  parti. 

Le  dernier  rayon  du  soleil  dorait  la  cime  des  collines, 
lorsqu'il  les  franchit.  Pour  réparer  le  temps  perdu,  il  poussa 
impétueusement  son  cheval,  qui  en  descendit  le  versant  op- 
posé presque  au  galop,  avec  ce  hennissement  rauque  devenu 
particulier  chez  lui,  depuis  l'opération  que  le  muletier  lui 
avait  fait  subir. 

Arrivé  au  niveau  de  la  plaine,  don  Rafaël  prêta  l'oreille. 
Il  espérait  entendre  les  cris  des  combattants,  le  tumulte  d'un 
siège;  mais  le  plus  profond,  le  plus  morne  silence  régnait 
dans  la  vallée. 

Le  front  sombre  et  le  cœur  palpitant,  l'officier  continua  sa 
course,  son  mousqueton  à  la  main.  Toujours  même  silence  : 
pas  un  cri  dans  la  solitude,  pas  la  lueur  d'un  fusil  dans 
J'ombre  crépusculaire. 

Tout  semblait  dormir  du  sommeil  de  la  mort. 


COSTAL  L/INDIEN.  137 

Don  Rafaël  n'était  jamais  venu  au  manoir  paternel.  Il  es- 
péra un  instant  s'être  trompé  de  route,  bien  que  l'aspect 
des  lieux  fût  tel  qu'on  le  lui  avait  décrit  :  une  allée  bordée  de 
frênes  et  de  suchilès,  puis  l'hacienda  del  Valle  à  l'extrémité. 

Son  cheval  franchit  comme  un  trait  toute  la  longueur  de 
l'avenue. 

Un  vaste  bâtiment  s'élevait  devant  lui,  désert  et  silencieux 
comme  un  tombeau;  la  porte  était  moitié  close. 

Tout  à  coup  le  cheval  fit  un  écart  violent.  Dans  l'obscurité 
ou  plutôt  dans  le  trouble  de  ses  idées,  don  Rafaël  n'avail 
pas  vu  l'objet  dont  s'effrayait  l'animal  :  c'était  un  cadavre. 

La  tête  manquait  à  ce  corps  inanimé. 

A  cet  horrible  spectacle,  l'officier  poussa  un  cri  auquel 
l'écho  seul  répondit.  Il  arrivait  trop  tard,  tout  était  con- 
sommé. La  rage,  le  désespoir,  toutes  les  passions  furieuses 
qui  déchirent  le  cœur  de  l'homme  avaient  passé  dans  ce  cri 
terrible. 

La  tête  du  cadavre  était  suspendue  par  les  cheveux  à  l'un 
des  ventaux  entr'ouverts  de  la  porte,  et  ses  traits  n'étaient 
pas  si  défigurés  que  don  Rafaël  ne  pût  reconnaître  ceux  de 
son  père  :  il  força  son  cheval  d'approcher  malgré  sa  répu- 
gnance. 

Les  veines  du  front  gonflées,  les  yeux  ternes,  il  regarda 
de  nouveau. 

C'était  bien  l'affreuse  vérité.  L'Espagnol  avait  été  victime 
des  insurgés,  qui  n'avaient  pas  eu  de  respect  pour  son  inof- 
fensive vieillesse.  Les  auteurs  mêmes  du  crime  s'en  van- 
taient. Au-dessous  étaient  écrits  deux  noms  à  la  craie  : 

Arroyo,  Antonio  V aidés  ,  lut  l'officier  d'une  voix  rauque. 

Et  sa  tête  tomba  pensivement  sur  sa  poitrine  pendant  un 
instant  ;  puis,  en  réponse  à  sa  pensée  secrète ,  il  reprit  tout 
haut,  d'une  voix  qu'étranglaient  de  poignantes  émotions  : 

«  Mais  où  les  trouver,  comment  les  avoir,  ces  deux  têtes 
qu'il  me  faut  clouei  à  la  place  de  celle-ci? 


138  COSTAL  L'INDIEN. 

—  En  prenant  fait  et  cause  pour  l'Espagne,  répondit  cette 
seconde  voix  intérieure  que  l'homme  entend  si  souvent  dia- 
loguer avec  la  première. 

—  Yive  donc  l'Espagne  !  s'écria  le  dragon  d'une  voix  re- 
tentissante. Un  fils  pourrait-il  combattre  sous  la  même  ban- 
nière que  les  assassins  de  son  père?  » 

Le  dragon  descendit  de  cheval,  et  s'agenouillant  pieuse- 
ment : 

«  Tête  vénérable  et  chère ,  dit-il,  je  jure  sur  vos  cheveux 
blancs,  souillés  de  sang,  de  faire  tous  mes  efforts  pour  étouf- 
fer au  berceau,  à  l'aide  du  fer  et  de  la  flamme,  cette  insur- 
rection maudite,  dont  un  des  premiers  actes  vous  a  coûté  la 
vie.  Dieu  me  soit  en  aide  !  » 

Puis,  à  la  voix  intérieure  de  l'amour  qui  lui  répétait  tout 
bas  ces  paroles  de  sa  belle  maîtresse  : 

s  Que  tous  ceux  qui  lèveront  leurs  bras  en  faveur  de  l'Es- 
pagne soient  notés  de  honte  et  d'infamie  ;  qu'ils  ne  trouvent 
ni  un  toit  qui  les  accueille  ni  une  femme  qui  leur  sourie  ! 
Que  le  mépris  de  celles  qu'ils  aiment  soit  le  partage  des 
traîtres  à  leur  pays  !  » 

Une  autre  voix,  celle  du  devoir,  répondit  : 

a  Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra  !  » 

Près  du  cadavre  mutilé  de  son  père,  le  fils  n'écouta  que  la 
dernière 

La  lune  était  levée  depuis  longtemps  lorsque  don  Rafaël 
acheva  la  pénible  tâche  de  creuser  une  fosse.  Il  y  étendit 
respectueusement  le  corps  et  la  tête  rapprochés  l'un  de 
l'autre. 

Ensuite ,  tirant  de  son  sein  la  longue  tresse  des  che- 
veux de  Gertrudis ,  et  enlevant  de  ses  épaules  l'écharpe 
blanche  brodée  par  ses  mains ,  il  déposa  non  moins  pieu- 
sement ces  deux  gages  d'amour  à  côté  des  restes  vénérés  de 
son  père. 

Alors,  de  ses  mains  convulsives,  il  rejeta  sur  la  fosse  la 


COSTAL  L'INDIEN.  139 

terre  amoncelée  autour  de  lui.  Il  venait  d'ensevelir  dans  la 
même  tombe  ses  plus  chères  espérances. 

Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'il  s'arracha  de  ce  lieu  double- 
ment consacré  par  la  piété  filiale  et  par  l'amour.  Enfin,  se 
jetant  brusquement  en  selle,  le  cœur  brisé  par  la  douleur,  il 
s'élança  au  galop  dans  la  direction  d'Oajaca. 


140  COSTAL  L'INDIEN 


DEUXIEME    PARTIE 


LE  FALOT  DU  PONT  D  HORNOS. 


CHAPITRE    PREMIER. 

Le  curé  de  Caracuaro. 

Plus  d'un  an  après  sa  première  explosion,  c'est-à-dire  à 
la  fin  de  l'année  1811 ,  il  en  était  de  l'insurrection  mexicaine 
comme  d'un  de  ces  incendies  qui  éclatent  tout  à  coup  au  mi- 
lieu des  immenses  savanes  ou  des  vastes  forêts  d'Amérique, 
et  dont  la  main  de  l'homme  est  parvenue  à  isoler  le  foyer. 
En  vain  les  flammes  jaillissent  de  tous  côtés  et  cherchent  un 
aliment  à  dévorer,  le  vide  s'étend  autour  d'elles;  bientôt  le 
craquement  des  grands  arbres  ou  le  pétillement  des  hautes 
herbes  cesse  de  se  faire  entendre,  et  tout  s'abîme  sous  un 
nuage  de  fumée  qui  s'élève  d'un  monceau  de  cendres  noires. 

Telle  avait  été  l'insurrection  suscitée  par  le  prêtre  Hidalgo. 
Du  petit  bourg  de  Dolorès ,  elle  s'était  propagée  avec  rapidité 
d'un  bout  à  l'autre  du  royaume  de  la  Nouvelle-Espagne  ;  mais 
bientôt  les  chefs,  Hidalgo  lui-même  en  tête,  avaient  été  pris 
et  fusillés.  Graduellement  resserrée  par  les  armes  espagno- 
les et  par  les  efforts  du  général   don  Félix  Galleja,  elle  se 


COSTAL  L'INDIEN.  141 

trouvait  concentrée  sur  un  seul  point,  la  place  de  Zitacuaro, 
où  commandait  le  général  mexicain  don  Ygnacio  Rayon.  Là 
s'était  établie  une  junte  qui  organisait  un  simulacre  de  gou- 
vernement indépendant  de  la  métropole ,  et  lançait  des  pro- 
clamations aussi  impuissantes  que  les  lueurs  de  l'incendie 
maîtrisé. 

Mais  si  cet  incendie  est  l'œuvre  des  passions  de  l'homme, 
s'il  est  le  résultat  d'une  volonté  ferme  et  bien  arrêtée,  et  non 
celui  d'un  cas  fortuit,  on  doit  s'attendre  à  le  voir  éclater  de 
nouveau  sur  un  autre  point  de  la  forêt  ou  de  la  savane.  Ce 
fut  ce  qui  ne  manqua  pas  d'arriver.  Un  autre  champion  de 
l'indépendance,  plus  obscur,  s'il  est  possible,  à  son  début, 
que  ses  prédécesseurs,  allait  apparaître  sur  le  théâtre  ou- 
vert par  eux,  avec  un  éclat  qui  devait  éclipser  celui  dont  ils 
n'avaient  brillé  qu'un  instant. 

C'était  le  curé  de  Caracuaro ,  celui  que  les  historiens  n'ap- 
pellent aujourd'hui  que  l'illustre  Morelos  (el  insigne  Mo- 
relos). 

Les  historiens  mexicains  ne  précisent  pas  la  date  de  la 
naissance  de  don  José  Maria  Morelos  y  Pavon.  Je  ne  crois 
pas  cependant  me  tromper  en  affirmant,  d'après  les  portraits 
que  j'ai  vus  de  lui  et  en  rapprochant  les  dates  les  unes  des 
autres ,  qu'il  devait  avoir  de  trente-huit  à  quarante  ans  lors- 
que la  révolution  éclata  dans  le  village  de  Dolorès.  Il  serait 
donc  né  de  l'année  1773  à  1775,  dans  un  endroit  appelé  Ta- 
huejo ,  près  du  bourg  d'Apatzingam ,  dans  l'Intendance ,  au- 
jourd'hui État  de  Valladolid,  ou ,  pour  mieux  dire ,  de  Morelia, 
nom  dérivé  de  celui  du  plus  illustre  de  ses  enfants. 

L'unique  héritage  du  héros  futur  de  l'indépendance  mexi- 
caine consistait  en  quelques  mules  de  charge  que  lui  avait 
laissées  son  père.  Muletier  comme  lui ,  il  s'était  longtemps 
contenté  de  cet  humble  et  pénible  métier,  quand  il  lui  vint 
à  l'idée  d'entrer  dans  les  ordres  sacrés.  Quelle  put  être  la 
cause  d'une  semblable  résolution?  l'histoire  ne  le  dit  pas; 


142  COSTAL   L'INDIEN. 

toujours  est-il  que  Morelos ,  avec  la  persévérance  qui  le  ca- 
ractérisait ,  finit  par  mettre  son  projet  à  exécution. 

Après  avoir  vendu  ses  mules,  il  se  consacra  tout  entier,  dans 
un  collège  de  Valladolid ,  aux  études  rigoureusement  indis- 
pensables pour  atteindre  le  but  de  son  ambition,  c'est-à-dire 
quelque  teinture  de  latin  et  de  théologie.  Quand  il  eut  acquis 
ce  degré  d'instruction ,  on  lui  conféra  les  ordres  ;  mais  Val- 
ladolid était  encore  un  trop  vaste  théâtre  pour  le  nouveau 
prêtre ,  et  il  se  retira  dans  le  village  d'Urnapam ,  où  il  sub- 
sista péniblement  à  l'aide  de  quelques  leçons  de  latin  qu'il 
donnait.  Sur  ces  entrefaites ,  la  cure  du  village  de  Caracuaro 
vint  à  se  trouver  vacante. 

Caracuaro  était  un  village  aussi  malsain  que  pauvre  ;  per- 
sonne ne  voulait  d'une  semblable  résidence ,  et  cependant 
Morelos  ne  l'obtint  pas  sans  difficulté. 

Ce  fut  dans  cet  exil  qu'il  vécut  pauvre  et  ignoré  jusqu'au 
moment  où  nous  n'avons  fait  que  l'entrevoir  à  l'hacienda  de 
las  Palmas. 

Sous  prétexte  de  rendre  visite  à  l'évêque  de  Oajaca,  mais 
en  réalité  pour  fomenter  l'insurrection,  Morelos  avait  été 
dans  la  province  lointaine  de  ce  nom,  et  il  venait  de  la  quit- 
ter pour  aller  solliciter,  auprès  d'Hidalgo,  la  place  de  cha- 
pelain de  son  armée ,  quand  nous  l'avons  vu  prendre  congé 
de  don  Mariano  Silva. 

Le  capitaine  Castanos  nous  a  déjà  fait  connaître  le  résultat 
de  sa  démarche,  dans  le  chapitre  qui  sert  d'introduction  à  ce 
récit ,  dont  le  théâtre  se  trouve  transporté ,  de  la  province 
de  Oajaca,  dans  celle  d'Acapulco,  sur  les  bords  de  l'océan 
Pacifique.  Quinze  mois  séparent  aussi  les  derniers  événements 
que  nous  avons  racontés  de  ceux  qui  vont  suivre;  mais  les 
lacunes  laissées  entre  la  première  et  la  seconde  partie  se 
trouveront  petit  à  petit  comblées. 

Dans  les  premiers  jours  de  janvier  1 812 ,  quinze  mois  après 
que  l'officier  des  dragons  de  la  reine,  le  capitaine  Très  Villas, 


COSTAL  L'INDIEN.  443 

eut  quitté  l'hacienda  de  las  Palmas ,  deux  hommes  se  trou- 
vaient en  face  l'un  de  l'autre  :  le  premier  assis  devant  une 
table  boiteuse,  couverte  de  papiers  et  de  cartes  géographi- 
ques; le  second,  respectueusement  debout,  son  chapeau  mi- 
litaire à  la  main. 

C'était  sous  la  moins  mauvaise  et  la  plus  vaste  tente  d'un 
camp  retranché  sur  les  bords  de  la  rivière  Sabana,  aune  petite 
distance  d'Acapulco,  quelques  heures  avant  le  coucher  du  soleil. 

Le  personnage  assis ,  dont  nous  ne  ferons  pas  le  portrait, 
car  on  le  connaît  déjà,  avait  la  tête  couverte  d'un  mouchoir 
de  coton  à  carreaux  et  une  jaquette  de  batiste  blanche  sur 
les  épaules  :  c'était  le  général  don  José-Maria  Morelos,  qu'on 
ne  retrouvera  pas  ,  sans  quelque  surprise,  commandant  des 
troupes  insurgées  et  assiégeant  cette  ville  d'Acapulco,  qu'on 
l'avait  ironiquement  chargé  de  prendre. 

Toutefois,  malgré  les  brusques  changements  qu'apportent 
les  guerres  civiles  dans  la  position  de  certains  hommes ,  ce 
n'est  pas  sans  un  grand  étonnement  que ,  dans  le  personnage 
debout  et  assez  élégamment  emprisonné  dans  un  uniforme  de 
lieutenant  de  cavalerie ,  nous  retrouverons  le  timide  étudiant 
en  théologie ,  don  Cornelio  Lantejas. 

Il  tenait  une  lettre  à  la  main  et  sa  contenance  était  fort 
embarrassée. 

«  Eh  quoil  ami  don  Cornelio,  vous  songez  à  nous  quitter? 
lui  dit  le  général  avec  un  sourire  de  bonté  qui  lui  fit  monter 
le  rouge  au  visage. 

—  C'est  la  nécessité  qui  m'y  force,  mon  général;  sans 
quoi...  »  Lantejas  n'acheva  pas,  car  il  mentait,  et  il  avait 
honte  de  son  mensonge  ;  il  reprit  :  «  Je  ferais  bon  marché  des 
intérêts  de  famille  ;  mais,  je  dois  l'avouer  à  Votre  Excellence, 
je  n'ai  pas  de  goût  pour  le  métier  de  soldat  ;  j'étais  aé  pour 
être  curé,  et ,  à  présent  que  le  succès  couronne  vos  armes, 
j'ai  hâte  de  reprendre  mes  études  et  d'entrer  dans  la  carrière 
vers  laquelle  me  poussent  mes  inclinations. 


144  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Viva  Cristo!  s'écria  Moreios,  vous  êtes  un  trop  vaillant 
champion  de  l'Église  militante  pour  que  je  vous  laisse  ainsi 
partir.  Comme  ce  brave  serviteur  d'un  roi  de  France ,  dont 
je  ne  me  rappelle  plus  bien  le  nom,  vous  seriez  homme  à 
vouloir  vous  pendre ,  si  je  prenais  Acapulco  sans  vous.  Je 
refuse.  Cela  vous  contrarie,  je  le  vois,  ajouta  le  général  pour 
alléger  le  désappointement  de  l'officier.  Je  refuse,  parce  que 
je  suis  trop  satisfait  de  vos  services;  vous  êtes  le  premier 
soldat  qui  se  soit  joint  à  moi.  Savez-vous  ce  qu'on  dit?  que 
les  trois  plus  braves  de  notre  petite  armée  sont  don  Herme- 
negildo  Galeana,  Manuel  Costal  et  vous.  Et  tenez,  ce  qui 
vous  rend  encore  plus  digne  de  mon  affection  et  de  mon 
estime ,  c'est  que  vous  choisissez  précisément  pour  me  quit- 
ter le  moment  où  la  fortune  semble  me  combler  de  plus  de 
faveurs ,  tout  à  l'opposé  de  ceux  qui  ne  quittent  que  des 
amis  malheureux.  Le  capitaine  don  Francisco  Gonzalez  a  été 
tué  à  l'affaire  de  Tonaltepec,  vous  le  remplacerez;  allez,  ca- 
pitaine! » 

Le  nouveau  capitaine  s'inclina  en  silence. 

Nous  dirons  tout  à  l'heure  quelle  fatalité  avait  jeté  l'étu- 
diant sous  la  bannière  de  l'insurrection ,  et  comment,  par 
suite  d'apparences  dont  tant  d'autres  se  trouvent  si  fréquem- 
ment victimes,  et  qu'il  trouvait  d'une  partialité  désespérante 
à  son  égard,  le  pacifique  Lantejas  se  voyait  transformé  en 
un  guerrier  d'importance,  dont  l'insurrection  et  le  vice-roi 
se  disputaient  le  bras.  Il  allait  sortir,  quand  Moreios  se  ravisa. 

«  Restez ,  capitaine ,  lui  dit-il  ;  j'ai  encore  à  vous  parler. 
Vous  avez ,  m'a-t-on  dit ,  des  relations  de  famille  à  Tehuan- 
tepec;j'ai  besoin,  pour  remplir  une  mission  là-bas,  d'un 
homme  d'action  et  de  bon  conseil  ;  j'ai  pensé  à  vous  pour 
vous  y  envoyer,  toutefois  quand  j'aurai  pris  Acapulco,  ce 
qui ,  j'espère  ,  ne  tardera  pas.  » 

Au  moment  où  le  capitaine  allait  apprendre  de  la  bouche 
du  général  quel  était  le  but  de  cette  mission  de  confiance 


COSTAL   L  INDIEN.  ?45 

dont  il  avait  commencé  à  s'ouvrir  à  lui ,  un  troisième  person- 
nage de  notre  connaissance  entra  dans  la  tente;  c'était  l'In- 
dien Manuel  Costal.  Il  était  accompagné  d'un  inconnu.  Don 
Cornelio  voulut  se  retirer  de  nouveau. 

«  Vous  n'êtes  pas  de  trop  et  vous  pouvez  tout  entendre . 
lui  dit  Morelos. 

—  Voici  le  général!  »  dit  Costal  en  montrant  le  curé  à 
l'Espagnol ,  car  c'en  était  un. 

Celui-ci  considéra  un  instant ,  non  sans  surprise ,  le  per- 
sonnage si  simplement  vêtu,  qui  cependant  n'en  était  pas 
moins  le  général  dont  la  renommée  commençait  à  s'occuper. 

Bien  que  cet  inconnu  parût  doué  d'une  aisance  impertur- 
bable et  presque  voisine  de  l'effronterie,  il  attendit,  après 
avoir  salué  Morelos ,  que  celui-ci  lui  permît  de  parler. 

c:  Oui  êtes-vous,  mon  ami?  et  que  me  voulez-vous?  dit  le 
général. 

—  Puis-je  parler  en  toute  confiance?  reprit  l'Espagnol.  Cet 
homme,  et  il  désignait  l'Indien,  que  j'ai  trouvé  philosophant 
sur  la  grève,  m'a  dit  que  sa  parole  valait,  près  de  Votre  Sei- 
gneurie, un  sauf-conduit  de  parlementaire,  et  je  me  suis  dé- 
cidé à  le  suivre. 

—  Costal  a  été  le  premier  clairon  qui ,  avec  la  trompe  ma- 
rine que  vous  lui  voyez,  a  sonné  le  boute-selle  des  vingt  ca- 
valiers qui  composaient  jadis  mon  armée.  Parlez;  ma  parole 
confirme  la  sienne. 

—  Avec  l'agrément  de  Votre  Seigneurie,  je  me  nomme  Pépé 
Gago:  je  suis  Galicien,  et,  de  plus,  commandant  d'une  bat- 
terie dans  la  citadelle  d'Acapulco,  qu'il  vous  plairait  de  pren- 
dre, si  je  ne  me  trompe. 

—  C'est  un  plaisir  que  je  compte  me  donner  d'ici  à  peu  de 
temps. 

—  Votre  Seigneurie  confond  peut-être,  reprit  l'artilleur; 
vous  prendrez  la  ville  d'Acapulco  quand  vous  voudrez. 

—  Je  le  sais. 

200  i 


146  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Mais  vous  ne  la  garderez  pas ,  tant  que  nous  serons 
maîtres  de  la  citadelle. 

—  Je  le  sais. 

—  Alors,  nous  sommes  près  de  nous  entendre. 

—  C'est  pourquoi  je  dédaigne  de  prendre  la  ville  et  veux 
m'emparer  de  la  forteresse  ;  nous  entendons-nous  toujours? 

—  Plus  que  jamais,  car  c'est  précisément  le  fort,  que  vous 
ne  dédaignez  pas,  que  je  veux  vous  donner;  je  n'ose  pas  dire 
vous  vendre ,  puisque ,  à  vrai  dire ,  mon  prix  sera  si  modéré 
que  c'est  un  véritable  cadeau.  Et,  à  ce  propos,  Votre  Seigneu- 
rie est-elle  en  fonds? 

—  Vous  devez  en  savoir  quelque  chose  ;  mais,  au  cas  con- 
traire, je  veux  bien  vous  dire  qu'outre  les  sept  cents  fusils, 
les  cinq  pièces  de  canon ,  je  ne  parle  pas  des  huit  cents  pri- 
sonniers que  je  lui  ai  faits,  j'ai  pris  au  commandant  es- 
pagnol Paris  la  somme  de  dix  mille  piastres ,  c'est-à-dire  de 
quoi  payer  dix  fois  le  prix  d'une  citadelle  que  j'aurai  pour 
rien. 

—  N'y  comptez  pas;  les  vivres  ne  nous  manqueront  jamais. 
L'île  de  la  Roqueta.... 

—  Je  la  prendrai  d'abord  ! 

—  Nous  sert  de  port  de  débarquement  pour  les  provisions 
que  nous  apportent  les  navires  qui ,  au  besoin ,  viendraient 
décharger  leurs  sacs  de  farine ,  sous  vergues ,  dans  le  fort. 
Cependant ,  pour  en  finir,  Votre  Seigneurie  vient  de  fixer  elle- 
même  le  prix  à  mille  piastres.  N'avez-vous  pas  dit  que  vous 
avez  pris  dix  mille  piastres,  c'est-à-dire  dix  fois  le  prix  de  la 
citadelle?  Malheureusement,  je  ne  puis  avoir  l'honneur  de 
vous  la  vendre  qu'une  fois. 

—  Mille  piastres  comptant?  dit  le  général  en  fronçant  le 
sourcil. 

—  Non;  quel  gage  auriez-vous  alors  de  ma  parole?  trois 
cents  piastres  à  présent,  et  le  reste  à  la  livraison. 

—  C'est  entendu;  et  quels  sont  vos  moyens? 


COSTAL  L'INDIEN.  J47 

—  Je  suis  de  garde  à  la  porte,  demain,  de  trois  à  cinq 
heures  du  matin.  Un  falot  sur  le  pont  d'Hornos ,  en  face  du 
fort,  pour  m'avertir,  un  mot  d'ordre  et  votre  présence;  ce 
sera  l'affaire  d'un  instant.  Je  présume  que  Votre  Seigneurie 
ne  cédera  à  personne  l'avantage  de  s'emparer  du  fort? 

—  J'y  serai  en  personne ,  dit  Morelos  ;  quant  au  mot  d'or- 
dre, le  voici.  » 

Le  général  passa  au  Galicien  un  papier  sur  lequel  il  écrivit 
deux  mots  que  ni  Costal  ni  Lantejas  ne  purent  lire. 

Puis,  après  une  assez  longue  conférence  à  voix  basse,  Pépé 
Gago  allait  se  retirer,  lorsque  Costal  s'avança  vers  lui  et  lui 
mettant  la  main  sur  l'épaule  : 

«  Écoutez,  Pépé  Gago!  dit-il  avec  force,  c'est  moi  qui  ré- 
ponds ici  de  vous;  mais  je  jure  par  l'âme  de  ce  cacique  de 
Tehuantepec,  dont  j'ai  l'honneur  incontesté  de  descendre, 
que,  si  vous  nous  trahissez,  dussiez-vous  comme  le  requin 
vous  cacher  au  fond  de  la  mer,  vous  retirer  comme  le  jaguar 
au  fond  des  bois,  vous  n'échapperez  pas  plus  que  le  jaguar  ou 
le  requin  à  ma  carabine  ou  à  mon  couteau.  Tenez-le-vous  pour 
dit.  » 

L'artilleur  protesta  de  nouveau  de  sa  bonne  foi  et  se  retira; 
quand  il  fut  parti  : 

«  Je  verrai ,  acheva  Morelos  en  s'adressant  à  don  Cornelio , 
à  vous  signer  un  congé  de  la  forteresse  d'Acapulco ,  mais  pour 
quelques  jours  seulement.  Là  aussi ,  nous  reparlerons  de  la 
mission  pour  laquelle  je  compte  sur  vous.  Allez ,  en  atten- 
dant, vous  reposer,  et  la  nuit  prochaine,  à  quatre  heures  du 
matin,  je  conduirai  moi-même  un  détachement  de  nos  hom- 
mes vers  le  fort.  Comme  il  est  bon  que  personne  que  nous  ne 
sache  nos  conventions  avec  Gago,  vous  et  Costal  placerez  sur 
le  pont  d'Hornos  le  falot  dont  la  lumière  est  le  signal  convenu 
de  l'approche  de  nos  troupes.  » 

Le  château  fort  d'Acapulco  est  situé  sur  le  bord  de  la  mer, 
à  quelque  distance  de  la  ville. 


148  COSTAL  L'INDIEN. 

Des  précipices  profonds,  à  la  base  desquels  on  entend 
gronder  l'Océan ,  s'ouvrent  autour  de  la  forteresse.  L'un  de 
ces  voladeros  ',  à  la  droite  de  la.  citadelle,  s'appelle  le  voladero 
de  los  Hornos;  un  pont  étroit,  le  pont  d'Hornos,  joint  les  deux 
bords  du  précipice. 

Dès  le  matin  ,  pendant  que  le  camp ,  mis  sur  pied  à  l'im- 
proviste  par  ordre  du  général ,  était  encore  dans  la  confusion 
du  réveil  et  qu'un  fort  détachement  prenait  les  armes,  sans 
que  les  soldats  qui  le  composaient  sussent  où  on  allait  les  con- 
duire, le  capitaine  Lantejas  et  Costal  prirent  le  chemin  de  la 
mer.  Il  y  avait  encore  au  moins  deux  heures  à  attendre  le  lever 
du  soleil,  et  c'était  plus  qu'il  ne  fallait  pour  exécuter  le  coup 
de  main  concerté  à  l'avance. 

La  nuit  était  très- sombre;  le  fort  et  la  ville  semblaient  en- 
sevelis dans  le  plus  profond  sommeil ,  à  en  juger  par  le  si- 
lence qui  permettait  d'entendre  au  loin  le  murmure  sourd  de 
la  mer  sur  la  grève. 

Les  deux  hommes  longèrent  avec  précaution  les  murailles 
noircies  du  fort,  puis,  .après  un  quart  d'heure  de  marche  envi- 
ron, ils  commencèrent  à  gravir  les  hauteurs  en  s'éloignant 
<le  la  plage.  Costal  marchait  devant  don  Cornelio ,  et  ce  ne 
fut  pas  sans  peine,  ni  sans  danger  de  rouler  des  flancs 
du  précipice  dans  la  mer,  qu'ils  atteignirent  enfin  le  pont 
d'Hornos. 

L'Indien  battit  le  briquet  et  alluma  une  torche  de  résine 
qu'il  enferma  dans  un  falot;  puis  il  le  suspendit,  la  lumière 
tournée  vers  le  fort,  à  un  poteau  qui  se  trouvait  au  milieu  du 
pont:  c'était,  on  l'a  dit,  le  signal  convenu  avec  l'artilleur 
galicien.  Comme  leur  rôle  se  bornait  là,  tous  deux  attendirent 
que  la  lueur  du  falot  fît  savoir  à  Morelos  et  à  Gago  que  tout 
était  prêt. 

De  la  hauteur  où  ils  se  trouvaient,  le  capitaine  et  l'Indien 

i .  Précipices. 


COSTAL  L'INDIEN.  149 

dominaient  une  vue  immense  :  le  fort,  la  ville  et  l'Océan.  À 
l'exception  de  la  mer,  tout  était  silencieux,  et  Lantejas  cessa 
de  regarder,  malgré  lui,  la  ville  et  le  fort,  pour  promener 
ses  regards  sur  la  majestueuse  étendue  de  la  mer.  Manuel 
Costal  fit  comme  lui  ;  sur  la  mer  aussi  tout  eût  semblé  dor- 
mir, si,  de  temps  à  autre,  une  traînée  étincelante  n'eût 
brillé  sur  la  nappe  noire  des  eaux. 

«  Il  y  a  de  l'orage  dans  l'air,  dit  l'Indien  à  voix  basse,  car 
la  solennité  de  la  scène  paraissait  ne  pas  permettre  d'élever 
la  voix.  Voyez  comme  les  requins  de  la  rade  brillent  d'une 
lueur  phosphorique  sur  la  surface.  » 

En  effet,  une  demi-douzaine  de  ces  voraces  animaux  croi- 
saient comme  des  pirates  en  quête  d'une  proie,  en  décrivant 
des  cercles  lumineux  semblables  à  ceux  des  mouches  à  feu 
dans  les  herbes  des  savanes. 

«  Quel  sort,  croyez-vous,  serait  réservé,  poursuivit  le  Za- 
potèque,  à  l'homme  qui  tomberait  à  présent  au  milieu  de  ces 
nageurs  silencieux?  Combien  de  fois,  cependant,  quand  j'é- 
tais pêcheur  de  perles,  n'ai-je  pas  bravé  ce  danger,  en  plon- 
geant en  leur  présence  !  » 

Don  Cornelio  ne  répondit  rien  ;  mais  cette  idée  le  fit  tres- 
saillir d'effroi. 

L'Indien  continua  : 

«  C'est  que  j'étais  jeune  alors ,  et  que  les  requins ,  non 
plus  que  les  tigres ,  que  j'ai  chassés  par  profession  plus 
lard ,  ne  pouvaient  rien  contre  celui  qui  doit  vivre  l'âge 
des  corbeaux;  je  vais  avoir  vécu  bientôt  un  demi- siècle, 
et  moi  seul  peut-être  pourrais ,  à  l'heure  qu'il  est ,  plon- 
ger parmi  ces  animaux  carnassiers  sans  courir  le  moindre 
danger. 

—  Est-ce  là  le  secret  de  votre  intrépidité  qui  ne  se  dément 
jamais? 

—  Oui  et  non.  Cependant,  le  danger  m'attire,  comme  votre 
corps  attirerait  ces  requins  :  c'est  un  goût  que  je  satisfais  et 


150  COSTAL  L'INDIEN. 

non  une  bravade  ;  c'est  mieux  encore ,  je  cherche  à  venger 
dans  le  sang  espagnol  le  meurtre  de  mes  ancêtres.  Que 
m'importe,  en  effet,  à  moi,  l'émancipation  politique,  objet 
de  vos  désirs?  Mais  ce  n'est  pas  de  cela  que  je  veux  vous 
parler,  quoique  cela  s'y  rapporte....  Avant  tout,  regardez  là, 
au-dessous  de  vous.  » 

Un  objet  étrange  frappa  tout  à  coup  la  vue  de  Lantejas  et 
lui  arracha  un  mouvement  de  terreur  superstitieuse. 

Costal  sourit  en  le  regardant. 

Un  corps  noir,  dont  une  espèce  de  chevelure  couvrait  la 
tête,  sortait  de  l'eau  à  moitié  et  semblait  appuyer  sur  la  grève 
deux  bras  humains  ;  un  instant  Cornelio  crut  voir  une  bai- 
gneuse qui  allait  prendre  pied  sur  le  rivage. 

«  Quel  est  cet  être  étrange?  demanda-t-il  à  Costal  avec 
un  certain  malaise,  en  entendant  comme  une  plainte  doulou- 
reuse s'échapper  de  la  bouche  de  cet  objet  dont  il  ne  pou- 
vait définir  la  nature;  car,  si  la  forme  de  son  corps  rappelait 
celle  de  la  femme ,  sa  voix  n'avait  rien  d'humain. 

— :  C'est  un  lamentin  ,  répondit  l'Indien  ;  c'est  l'animal  am- 
phibie que  nous  appelons  le  pejemuller1,  qui  vous  fait  peur. 
Vous  n'oseriez  donc  pas  soutenir  la  vue  d'un  être  plus  étrange 
et  plus  parfait  surtout ,  plus  parfait  même  que  la  plus  belle 
créature  humaine? 

—  Que  voulez- vous  dire? 

—  Seigneur  capitaine  don  Cornelio ,  reprit  l'Indien ,  vous 
qui  êtes  si  brave  en  face  de  l'ennemi.... 

—  Hum!  interrompit  Lantejas  avec  quelque  embarras,  le 
plus  brave  a  ses  jours,  voyez-vous!  » 

L'aveu  de  sa  poltronnerie  (toutefois  l'ancien  étudiant  en 
théologie  pouvait,  en  un  cas  donné,  ne  pas  manquer  de  cou- 
rage) fut  sur  le  point  d'échapper  aux  lèvres  du  capitaine. 
Costal  ne  lui  en  laissa  pas  le  temps. 

\.  Le  poisson-femme. 


COSTAL  L'INDIEN.  151 

«  Oui ,  oui ,  vous  êtes  comme  Clara ,  quoique  plus  vaillant 
encore  que  lui ,  et  il  lui  faudra  du  temps  pour  se  familiari- 
ser avec  les  tigres  ;  mais ,  tenez  !  si  là-bas ,  sur  cette  belle 
grève  unie,  vous  voyiez  tout  à  coup,  au  lieu  d'un  lamentin, 
une  belle  créature,  une  femme,  tordre,  en  chantant,  ses  longs 
cheveux  ruisselants  d'eau  ,  et  que  cette  femme ,  quoique  vi- 
sible à  votre  œil ,  ne  fût  qu'un  esprit  impalpable,  que  feriez- 
vous? 

—  Une  chose  bien  simple,  j'aurais  une  peur  horrible! 
dit  naïvement  don  Cornelio. 

—  Alors,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire.  Je  cherchais  pour 
une  certaine  course  un  compagnon  plus  brave  que  Clara;  je 
me  contenterai  du  nègre.  J'avais  espéré  que  vous....  enfin 
n'en  parlons  plus.  » 

L'Indien  n'ajouta  pas  un  mot  ;  sous  l'influence  d'une  ter- 
reur vague  suscitée  par  les  demi-confidences  de  Costal , 
l'officier  se  tut  aussi,  et  tous  deux,  dans  l'attente  de  la  prise 
de  la  citadelle ,  continuèrent  à  regarder  silencieusement  l'im- 
mense et  mystérieux  Océan ,  dont  la  présence  du  lamentin 
animait  seule  la  vaste  solitude. 


CHAPITRE   II. 

Où  l'étudiant  en  théologie  veut  marcher  sur  Madrid. 

Nous  avons  un  peu  négligé  le  récit  des  aventures  de  don 
Cornelio  Lantejas,  pour  ne  pas  interrompre  le  cours  d'autres 
événements.  Pendant  qu'il  attend  avec  Costal  le  résultat  de 
la  trahison  de  l'artilleur  galicien ,  c'est  le  moment  de  faire 
connaître  comment  l'économie  paternelle ,  dont  nous  l'avons 


152  COSTAL  L'INDIEN. 

entendu  se  plaindre  déjà,  non  sans  quelque  raison,  l'avait 
jeté  de  nouveau  dans  une  série  de  dangers  auprès  desquels 
ceux  qui  lui  avaient  fait  courir  les  tigres  et  les  serpents  à 
sonnettes  enlacés  au-dessus  de  son  hamac  n'étaient ,  comme 
dit  Sancho,  que  tortas  y  pan  pintado1. 

L'étudiant,  muni  d'un  bon  cheval,  don  de  la  munificence 
de  don  Mariano  Silva ,  n'avait  pas  tardé  à  regagner  la  maison 
de  son  père ,  trop  rapidement  même  ;  car  si ,  cette  fois 
comme  la  première ,  son  voyage  eût  duré  deux  mois ,  les 
circonstances  eussent  été  tout  autres  pour  lui. 

Ses  études  étaient  depuis  longtemps  terminées,  et,  comme 
il  se  disposait  à  aller  à  Valladolid  pour  y  soutenir  sa  thèse 
et  se  faire  conférer  les  ordres ,  son  père  jugea  à  propos  de 
mettre  à  sa  disposition  une  mule  ombrageuse  et  rétive,  qu'il 
avait  troquée,  avec  un  bon  retour,  contre  le  cheval  donné 
par  don  Mariano. 

L'étudiant  se  mit  en  route,  emportant  la  bénédiction  pa- 
ternelle et  une  foule  de  recommandations  de  ménager  sa 
mule  et  de  se  bien  garder  de  la  souillure  de  l'insurrection. 

Les  rares  maisons  du  bourg  de  Caracuaro  se  dessinaient 
dans  l'éloignement  devant  lui ,  lorsque ,  de  détour  en  détour, 
il  se  trouva  en  face  d'une  cavalcade  composée  de  trois  ca- 
valiers. C'était  deux  jours  après  son  départ.  L'étudiant  était 
occupé  à  repasser  dans  sa  mémoire  les  éléments  de  théolo- 
gie qu'il  s'était  fourrés  dans  la  tête  à  grand  renfort  de  livres, 
et  qu'il  lui  semblait  avoir  complètement  oubliés  depuis  qu'il 
était  en  voyage. 

Dans  le  moment  où  il  songeait  le  moins  à  maintenir  sa 
mule,  l'animal,  effrayé  par  la  vue  soudaine  des  cavaliers, 
se  cabra  et  le  jeta  si  violemment  à  terre ,  que ,  sa  tète  don- 
nant contre  un  caillou  du  chemin,  il  perdit  complètement 
connaissance. 

\ .  Ce  qui  peut  se  traduire  par  :  N'étaient  que  des  roses. 


COSTAL  L'INDIEN.  153 

Quand  il  reprit  ses  sens,  il  se  trouva  assis  sur  le  revers 
de  la  route ,  le  crâne  à  moitié  fendu ,  et ,  par-dessus  tout , 
sans  sa  mule ,  qui ,  profitant  du  moment  où  les  cavaliers 
mettaient  pied  à  terre  pour  ne  s'occuper  que  de  lui,  avait 
jugé  à  propos  de  rebrousser  chemin  au  grand  galop. 

Des  trois  cavaliers ,  l'un  paraissait  être  le  maître  et  les 
deux  autres  les  serviteurs.  Le  premier,  adressant  la  parole 
à  l'étudiant  : 

«  Écoutez,  mon  fils,  lui  dit-il;  votre  état,  sans  être  grave, 
exige  des  soins  que  vous  ne  sauriez  trouver  dans  le  village 
pauvre  et  malsain  de  Gara*cuaro ,  dont,  sans  vous  en  douter, 
vous  êtes  encore  à  plus  de  deux  lieues.  Ce  que  vous  avez  de 
mieux  à  faire,  faute  de  monture,  est  de  vous  mettre  en 
croupe  derrière  l'un  de  mes  domestiques  et  de  nous  accom- 
pagner à  l'hacienda  de  San-Diego,  à  une  heure  de  marche 
d'ici.  C'est  la  direction  qu'a  prise  votre  mule,  que  je  char- 
gerai un  des  vaqueros  de  rattraper  ;  puis,  de  là ,  vous  pour- 
rez, au  bout  de  trois  jours,  reprendre  votre  route.  Où  alliez- 
vous? 

—  A  Valladolid ,  me  faire  conférer  les  saints  ordres. 

—  Eh  bien!  nous  sommes  de  la  même  robe,  dit  le  cava- 
lier en  souriant;  tel  que  vous  me  voyez,  je  suis  le  curé  in- 
digne de  Caracuaro,  Jose-Maria  Morelos,  dont  vous  n'aurez 
certes  pas  entendu  parler.  » 

Le  grand  nom  de  Morelos,  en  effet,  était  parfaitement  in- 
connu à  cette  époque.  L'étudiant  toutefois  ne  put  s'empê- 
cher de  s'étonner  du  singulier  accoutrement  du  cavalier. 
Son  costume  était  tout  fripé.  A  l'arçon  de  sa  selle  étaient 
attachés  une  escopette  à  deux  coups  ,  dont  une  batterie 
seule  paraissait  en  état,  et,  dans  un  fourreau  de  cuir,  uri 
sabre  dont  la  garde  de  fer  était  toute  rouillée. 

Ses  deux  domestiques  étaient  dans  un  équipement  plus 
piètre  encore  que  le  sien,  et  étaient  armés  chacun  d'un 
tromblon  à  canon  do  cuivre. 


154  COSTAL  L'INDIEN. 

«.  Et  vous,  seigneur  Padre,  demanda  Lantejas  à  son  tour, 
où  dirigez-vous  vos  pas? 

—  Moi,  répondit  le  curé  en  souriant  encore ,  je  vais  d'a- 
bord ,  comme  je  vous  l'ai  dit ,  à  l'hacienda  de  San-Diego , 
puis,  de  là,  m'emparer  de  la  citadelle  d'Acapulco ,  en  exé- 
cution de  l'ordre  que  j'ai  reçu.  » 

Tel  était  l'équipement  du  général  dont  le  nom  a  depuis 
jeté  tant  d'éclat.  Telles  étaient  ses  ressources  guerrières ,  que 
l'histoire,  du  reste,  s'est  chargée  de  consigner  dans  ses 
pages.  Quant  à  Cornelio,  pour  le  moment,  cette  réponse  lui 
fit  démesurément  ouvrir  les  yeux  ;  mais  il  aima  mieux  croire 
que  son  cerveau  fêlé  l'avait  mal  comprise,  que  de  supposer 
le  respectable  curé  atteint  d'aliénation  mentale. 

«  Mais,  alors,  vous  êtes  insurgé?  s'écria-t-il  non  sans  effroi. 

—  Sans  doute,  et  depuis  longtemps.  » 

Lantejas  monta  derrière  un  des  domestiques  et  n'ajouta 
plus  rien;  puis,  comme,  au  bout  d'une  demi-heure  de  route, 
il  ne  vit  poindre  sur  le  front  du  curé ,  non  plus  que  sur  ce- 
lui de  ses  deux  écuyers ,  aucun  des  terribles  ornements  dont 
faisait  mention  le  mandement  de  monseigneur  don  Antonio 
Bergosa ,  il  commença  à  croire  que  les  insurgés  pouvaient 
bien  n'être  pas  toujours  la  proie  du  démon  ;  néanmoins  il  se 
promit  de  ne  pas  prolonger  son  voyage  avec  le  curé  de  Ga- 
racuaro  plus  loin  que  l'hacienda  de  San-Diego ,  comme  aussi 
de  n'y  faire  que  le  plus  court  séjour  possible  en  compagnie 
si  suspecte. 

L'étudiant  venait  de  faire  cet  arrangement  avec  sa  con- 
science, quand,  sous  les  rayons  brûlants  du  soleil,  il  sentit 
tout  à  coup  fermenter  ses  idées  d'une  façon  si  étrange ,  que 
non-seulement  cette  insurrection  commencée  par  des  prêtres 
lui  parut  toute  naturelle ,  mais  qu'il  se  .mit  à  entonner  à 
pleins  poumons,  sans  pouvoir  s'en  empêcher,  une  chanson 
guerrière  qu'il  improvisa,  et  dans  laquelle  le  belliqueux 
champion  traitait  fort  mal  le  roi  d'Espagne. 


COSTAL  L'INDIEN.  1S5 

Il  ne  sut  que  plus  tard  en  quel  état  il  arriva  à  l'hacienda 
de  San-Diego ,  et  combien  de  jours  il  y  resta  sous  l'influence 
dune  fièvre  chaude,  fruit  des  fatigues  de  la  route  et  de  sa 
blessure.  Il  avait  seulement  un  vague  souvenir  de  rêves  dou- 
loureux pendant  lesquels  il  entendait  constamment  un  bruit 
d'armes,  et,  par-dessus  tout ,  se  sentait  ballotté  comme  sur 
une  mer  orageuse. 

Un  jour ,  il  s'éveilla  tout  étonné,  dans  une  chambre  assez 
pauvrement  meublée ,  puis  se  rappela  sa  chute  et  sa  ren- 
contre avec  le  curé  de  Caracuaro.  Enfin,  se  sentant  assez  de 
forces  pour  sortir  de  son  lit ,  il  se  traîna  jusqu'à  la  fenêtre 
de  sa  chambre,  afin  de  se  rendre  compte  d'un  grand  tumulte 
qu'il  entendait. 

La  cour  sous  sa  fenêtre  était  remplie  d'hommes  armés, 
les  uns  à  pied ,  les  autres  à  cheval.  Des  lances  ornées  de 
banderoles  de  diverses  couleurs,  des  épées,  des  fusils,  des 
sabres,  brillaient  au  soleil  de  tous  côtés.  Les  chevaux  piaf- 
faient, hennissaient  sous  leurs  cavaliers;  bref,  c'était  comme 
la  halte  d'un  corps  d'armée. 

La  faiblesse  obligea  bientôt  le  blessé  à  se  recoucher,  et 
il  attendit  avec  impatience ,  et  surtout  avec  une  faim  dévo- 
rante, que  quelqu'un  pût  venir  lui  donner  des  explications 
sur  sa  position. 

Au  bout  d'une  demi-heure  environ,  un  homme  entra  dans 
la  chambre  du  malade ,  qui  reconnut  l'un  des  deux  servi- 
teurs de  Morelos.  Cet  homme  venait  de  la  part  de  son  maî- 
tre s'enquérir  de  l'état  de  sa  santé. 

«Où  suis-je,  mon  ami,  je  vous  prie?  lui  demanda-t-il 
après  avoir  satisfait  à  ses  questions. 

—  A  l'hacienda  de  San-Luis.  » 

L'étudiant  rappela  ses  souvenirs,  qui  se  reportèrent  à 
l'hacienda  de  San-Diego. 

«Vous  vous  trompez,  c'est  l'hacienda  de  San-Diego,  reprit-il. 


156  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Nous  l'avons  quittée  depuis  hier;  nous  n'y  étions  plus 
en  sûreté....  Que  diantre!  on  n'est  pas  tenu,  quelque  bon 
patriote  qu'on  soit,  de  crier  son  opinion  sur  les  toits.... 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  mon  cher,  interrompit 
Lantejas  :  c'est  peut-être  encore  l'effet  de  la  fièvre. 

—  Ce  que  je  dis  là  est  cependant  bien  clair,  reprit  le  do- 
mestique. Nous  avons  été  obligés  de  quitter  l'hacienda,  où 
les  troupes  royales  allaient  venir  nous  arrêter,  à  cause  de 
la  fougueuse  exaltation  des  opinions  politiques  d'un  certain 
don  Cornelio  Lantejas. 

—  Cornelio  Lantejas!  s'écria  l'étudiant  avec  angoisse; 
mais  c'est  moi  ! 

—  Je  le  sais  parbleu  bien  !  Votre  Seigneurie  ne  s'est 
pas  fait  faute  de  le  crier  par  la  fenêtre  en  proclamant  de 
toutes  vos  forces  mon  maître  généralissime  de  toutes  les 
troupes  insurgées,  et  nous  avons  eu  toutes  les  peines  du 
monde  à  vous  empêcher  de  marcher  sur  Madrid. 

—  Madrid  en  Espagne  ! 

—  Bah  !  deux  mille  lieues  de  mer  n'étaient  rien  pour  vous  à 
traverser.  «  C'est  moi,  moi  Cornelio  Lantejas.  qui  me  charge 
«  de  renverser  le  tyran!  »  disiez-vous.  Alors  nous  fumes  obli- 
gés de  déguerpir  sans  tarder  en  vous  transportant  dans  une 
litière,  mon  maître  n'ayant  pas  voulu  abandonner  un  si  chaud 
partisan  qui  se  compromettait  par  amour  pour  lui.  Nous  sommes 
arrivés  ici,  où,  ma  foi  !  grâce  aux  hommes  qui  se  sont  joints  à 
nous,  vous  pourrez  vous  livrer  à  toute  l'ardeur  de  votre  patrio- 
tisme, bien  que  votre  tête  soit  mise  à  prix,  je  n'en  doute  pas.» 

Le  jeune  homme  avait  écouté  avec  horreur  et  dans  une 
stupéfaction  complète  le  récit  de  ses  prouesses.  Puis  le  do- 
mestique ajouta  : 

«  En  outre ,  mon  maître ,  pour  ne  pas  demeurer  en  reste 
avec  celui  qui  l'a  proclamé  généralissime ,  a  nommé  Votre 
Seigneurie  alferez  et  son  aide-de-camp;  vous  en  trouverez 
le  brevet  sous  votre  oreiller.  » 


COSTAL  L'INDIEN.  157 

Le  domestique  sortit  à  ces  mots,  laissant  don  Cornelio 
atterré  sous  le  poids  de  ces  révélations  foudroyantes. 

Quand  il  eut  quitté  la  chambre,  l'étudiant  porta  précipi- 
tamment la  main  sous  son  traversin.  Le  fatal  brevet  était 
bien  là. 

Il  le  froissa  avec  rage ,  et  s'élança  de  nouveau  vers  la  fe- 
nêtre pour  désavouer  bien  haut  toute  participation  à  l'insur- 
rection ,  comme  les  premiers  chrétiens  qui ,  au  milieu  des 
idolâtres,  confessaient  le  saint  nom  de  Dieu;  mais  son  mau- 
vais génie  veillait. 

Au  moment  où  il  allait  ouvrir  la  bouche  pour  crier  qu'il 
repoussait  toute  complicité  avec  les  ennemis  de  l'Espagne, 
ses  sens  se  troublèrent  de  nouveau,  sans  que  toutefois  il  pût 
méconnaître  que  sa  bouche  criait  :  Vive  Mexico  et  mort  au 
tyran!  Il  n'eut  que  le  temps  de  retomber  sans  force  sur 
son  lit. 

Cette  fois,  sa  syncope  fut  de  courte  durée,  et  il  ne  tarda 
pas  à  reprendre  suffisamment  ses  sens  pour  s'apercevoir  que 
son  lit  était  entouré  de  gens  armés  qui  semblaient,  à  en 
juger  par  quelques  phrases  échangées  entre  eux,  épier  avec 
intérêt  l'état  dans  lequel  il  se  trouvait. 

Parmi  ces  voix ,  il  reconnut  celle  de  Morelos  lui-même , 
qui  disait  : 

«  Comment  expliquer  cette  sympathie  subite  pour  notre 
cause?  Ce  jeune  homme  est  sous  l'empire  d'une  hallucina- 
tion fiévreuse. 

—  Si  le  plus  ardent  patriotisme  ne  bouillonnait  pas  au 
fond  de  son  âme ,  l'écume  ne  remonterait  pas  à  la  surface . 
reprit  un  autre  personnage  du  nom  de  don  Rafaël  Valdo- 
vinos. 

—  Qu'importe?  répliqua  Morelos;  je  ne  puis  croire  que 
mon  ascendant....» 

Un  nouveau  venu  interrompit  le  curé  de  Caracuaro,  au 
moment  où  l'étudiant  ouvrit  les  yeux  sans  oser  démentir 


158  COSTAL  L'INDIEN. 

l'opinion  qu'on  exprimait  sur  son  compte,  car  tous  ces  re- 
gards l'intimidèrent  extrêmement.  Ce  nouveau  personnage 
était  un  homme  vigoureusement  taillé ,  à  la  mine  martiale , 
et  dont  la  barbe  et  les  cheveux  grisonnaient.  Son  aspect 
accusait  une  cinquantaine  d'années. 

<r  Et  pourquoi,  mon  général,  dit  l'inconnu  en  prenant  la 
main  que  lui  tendait  Morelos ,  ce  brave  jeune  homme  n'au- 
rait-il  pas  subi  comme  moi  l'ascendant  de  votre  -personne  à 
la  première  vue?  Ce  n'est  que  d'aujourd'hui  que  je  vous  con- 
nais, et  cependant  vous  n'aurez  jamais  de  serviteur  plus  ar- 
demment dévoué  que  moi.  Je  réponds  de  ce  jeune  garçon.  Il 
est  des  nôtres  et  sans  retour.  » 

En  disant  ces  mots,  l'inconnu  enveloppait  don  Cornelio 
d'un  regard  si  doux  et  si  formidable  à  la  fois,  qu'en  même 
temps  que  le  jeune  homme  se  sentait  frémir  des  pieds  à  la 
tête ,  un  charme  invincible  le  subjuguait,  et  qu'il  ne  put  s'em- 
pêcher de  confirmer  du  geste  l'engagement  qu'on  prenait  en 
son  nom. 

Cet  homme  était  celui  que  les  historiens  appellent  le  ter- 
rible, le  grand,  l'invincible  don  Hermenegildo  Galeana,  le 
Murât  mexicain,  que  bientôt  on  allait  voir  dans  cent  ren- 
contres mettre  sa  lance  en  arrêt  et  fondre  sur  l'ennemi 
comme  l'archange  des  batailles ,  en  poussant  son  formidable 
cri  de  guerre  :  Aqui  esta  Galeana  f  !  Redoutable  ennemi  et 
ami  tendre  et  dévoué,  il  faisait  subir  à  tous  son  irrésistible 
ascendant. 

Plus  heureux  que  Murât,  Galeana  devait  tomber  sur  un 
champ  de  bataille,  entouré  de  cadavres  amoncelés  par  sa 
main,  et,  plus  heureux  encore  que  le  guerrier  français,  il 
devait  mourir  fidèle  à  l'homme  à  qui  il  avait  juré  de  consa- 
crer sa  vie. 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  poursuivit  Yaldovinos,  je  sais  que  le 

\ .  Voici  Galeana. 


COSTAL  L'INDIEN.  159 

général  Calleja  a  mis  la  tête  de  ce  jeune  homme  à  prix  comme 
les  nôtres. 

—  Eh  bien!  al  ferez  don  Cornelio,  ajouta  Galeana,  prépa- 
rez-vous à  partir  demain  et  à  vous  rendre  cligne  du  poste 
auquel  vous  avez  été  élevé  ;  les  occasions  ne  vous  manque- 
ront pas.  » 

En  même  temps,  la  détonation  d'une  pièce  de  canon 
gronda  sous  la  fenêtre,  et,  comme  Morelos  s'étonnait  en  plai- 
santant d'avoir  déjà  de  l'artillerie  sous  ses  ordres,  Galeana 
reprit  la  parole  et  lui  dit  : 

«  Seigneur  général,  ce  canon  faisait  partie  de  notre  héri- 
tage paternel.  Quand  chez  nous  il  naissait  un  fils  ou  qu'un 
Galeana  cessait  de  vivre,  il  servait  à  signaler  notre  allé- 
gresse ou  notre  deuil.  Aujourd'hui  nous  le  consacrons  au 
service  de  la  famille  mexicaine.  Il  est  à  vous  comme  nos 
personnes.  $ 

Puis,  s'avançant  vers  la  fenêtre,  il  s'écria  de  cette  voix 
devant  laquelle  les  Espagnols  allaient  bientôt  apprendre  à 
fuir  : 

«  Vive  le  général  Morelos  !  » 

Des  cris  partis  de  la  cour  répondirent  aux  siens  ;  un  cli- 
quetis de  sabres  qui  sortaient  du  fourreau,  le  bruit  des  fu- 
sils retentissants  sur  le  sol  pierreux  et  des  hennissements  des 
chevaux  se  mêlèrent  aux  clameurs  de  l'enthousiasme.  La 
chambre  du  malade  fut  vide  en  un  instant;  le  curé  de  Cara- 
cuaro  descendait  pour  presser  la  main  de  ses  nouveaux  sol- 
idats.  Loin  de  partager  cette  ardeur  belliqueuse,  l'étudiant 
éprouva  un  affreux  seftemeut  de  cœur.  Il  pensa  avec  tris- 
tesse à  ses  études  théologiques  qu'il  allait  négliger  au  milieu 
Ides  camps,  et,  par-dessus  tout,  à  sa  tête  mise  à  prix  comme 
celle  d'un  rebelle.  Tout  cela ,  grâces  encore  à  la  parcimonie 
de  son  père  dans  l'achat  de  cette  maudite  mule,  comme  jadis 
dans  celui  du  cheval  de  picador.  Lantejas  s'habilla  triste- 
ment et  jeta  un  regard  morne  dans  la  cour  au  milieu  des 


160  COSTAL  L'INDIEN. 

gens  armés  qui  s'y  pressaient  de  toutes  parts.  Un  nègre  re- 
chargeait la  pièce  de  canon  qu'il  venait  d'entendre  donner 
le  signal  de  la  guerre  civile.  Ce  nègre  était  Clara,  qui  de  sa 
propre  autorité  venait  de  prendre  le  commandement  de  la 
première  pièce  d'artillerie  que  Morelos  eut  à  sa  disposition  , 
laquelle,  sous  le  nom  de  el  Nino,  que  l'histoire  du  Mexique 
lui  a  conservé,  devait  plus  tard  devenir  si  célèbre. 

Avant  de  passer  outre,  nous  devons  dire  en  deux  mots  ce 
qui  avait  eu  lieu  depuis  que  l'étudiant,  monté  en  croupe 
derrière  le  domestique  de  Morelos,  était  arrivé  à  l'hacienda 
de  San-Diego,  jusqu'au  moment  où,  toujours  privé  de  con- 
naissance et  transporté  en  litière  à  l'hacienda  de  San-Luis,  il 
venait  d'y  trouver  ce  terrible  réveil. 

A  peu  de  distance  de  San-Diego,  Morelos  avait  fait  la  ren- 
contre d'un  partisan  insurgé,  don  Rafaël  Valdovinos,  qui  bat- 
tait la  campagne  avec  quelques  hommes  qu'il  s'empressa  de 
mettre  à  la  disposition  du  curé  de  Caracuaro. 

Celui-ci,  ayant  appris  que  le  gouvernement  espagnol  avait 
envoyé  à  Petatlan,  petite  ville  des  environs,  les  armes  né- 
cessaires pour  équiper  un  corps  de  milice,  pensa  que  ces  ar- 
mes feraient  bien  mieux  l'affaire  de  ses  futurs  soldats  ;  il  ré- 
solut donc  de  s'en  emparer  avec  les  hommes  de  Valdovinos; 
ce  ne  fut  que  l'atïaire  d'un  instant,  et  elles  furent  transpor- 
tées à  l'hacienda  de  San-Luis. 

Le  bruit  de  cet  heureux  et  hardi  coup  de  main  y  avait  pré- 
cédé Morelos,  et,  quand  il  y  arriva  lui-même,  il  y  fut  pres- 
que aussitôt  joint  par  don  Juan  José  et  don  Hermenegildo 
Galeana,  l'oncle  et  le  neveu,  qui  lui  amenaient  sept  cents 
hommes  mal  armés  de  vingt  fusils  et  le  canon  el  Nino  dont 
nous  venons  de  parler. 

C'était  au  moment  où  Morelos  achevait  de  distribuer  les 
armes  des  miliciens  de  Petatlan  qu'avaient  eu  lieu  les  scènes 
dont  venait  d'être  témoin  le  pacifique  Lantejas,  transformé, 
par  une  suite  de  circonstances  toutes  bizarres,  en  Yalferez  le 


COSTAL  L'INDIEN.  1  61 

plus  contristé  qu'il  fût  possible  de  trouver  dans  les  deux 
camps  des  espagnols  et  des  insurgés. 

Il  passa  une  nuit  fort  agitée,  comme  on  peut  le  penser,  ii 
avait  eu  l'honneur  de  souper  à  la  table  du  général  avec  son 
état-major  improvisé,  et  c'est  peut-être  à  la  quantité  de 
nourriture  qu'il  avait  prise  avec  toute  la  voracité  d'un  con- 
valescent, qu'il  faut  attribuer  les  rêves  affreux  dont  il  fut 
tourmenté.  Il  faut  aussi  ajouter  à  ces  causes  son  aver- 
sion pour  les  combats.  Toujours  est-il  qu'il  ne  rêva  que 
batailles,  et  qu'il  se  voyait,  en  qualité  d'insurgé,  trans- 
formé d'une  manière  étrange  et  enrôlé  dans  une  légion  de 
démons. 

Quand  les  premiers  rayons  du  jour  pénétrèrent  dans  sa 
chambre,  il  ouvrit  les  yeux  avec  un  transport  de  joie  pour 
secouer  l'influence  du  cauchemar  qui  l'obsédait;  mais  il  lui 
sembla  continuer  son  rêve  tout  éveillé.  Il  entendit  un  grand 
tumulte  dans  la  cour,  dominé  toutefois  par  les  sons  tantôt 
rauques,  tantôt  aigus  et  toujours  si  déchirants  d'un  instru- 
ment sans  nom,  qu'il  crut  pendant  un  moment  entendre  le 
boute-selle  sonné  par  Satan  lui-même  à  ses  escadrons  infer- 
naux. 

Baigné  d'une  sueur  froide,  l'alferez  acheva  de  s'éveiller, 
sans  toutefois  éoi-apper  entièrement  à  la  terreur  que  lui 
causait  cette  musique,  qui  était  bien  le  boute-selle,  mais 
qu'il  se  rappelait  avoir  entendue  déjà  dans  une  circonstance 
effrayante;  car  celui  qui  faisait  ce  tapage  infernal  n'était, 
autre  que  l'Indien  Costal,  que  Lantejas  retrouvait,  à  sa  grande 
surprise,  dans  les  rangs  de  l'insurrection.  Costal  avait  été  le 
premier  trompette  de  Morelos  avec  sa  conque  marine,  comme 
le  nègre  Clara  en  était  le  premier  artilleur. 

Cornelio  néanmoins  l'ignorait  au  moment  où  il  entendait 
les  sons  guerriers  de  la  trompe  de  l'Indien.  Il  s'arma  de  tout 
le  courage  qu'il  put  réveiller  en  lui-môme,  et  descendit 
prendre  son  rang  pour  le  départ. 

200  k 


1G2  COSTAL  L'INDIEN. 

La  première  personne  qu'il  rencontra  fut  le  terrible  Ga- 
leana,  et  il  trembla  qu'un  de  ses  regards  perçants  ne  décou- 
vrît le  cœur  du  lièvre  sous  la  peau  du  lion;  heureusement, 
le  vaillant  guerrier  avait  bien  autre  chose  à  faire  qu'à  scruter 
la  pensée  d'un  obscur  alferez,  et  tout  le  monde  fut  dupe  de 
la  contenance  martiale  que  Lantejas  sut  se  donner.  L'unique 
pièce  d'artillerie  tonna  une  dernière  fois,  et  tous  quittèrent 
en  bon  ordre  l'hacienda  de  San-Luis. 

D'autres  partisans,  à  peu  près  au  nombre  de  mille,  com- 
plètement armés,  étaient  venus  se  joindre  à  Morelos  pendant 
la  nuit;  tous  furent  bientôt,  grâce  à  l'instinct  guerrier  qui 
s'éveillait  chez  le  curé  de  Caracuaro,  disciplinés  comme  ja- 
mais troupe  d'insurgés  ne  l'avait  été  jusqu'alors. 

Déjà  la  prise  d'Acapulco  paraissait  ne  plus  être  le  rêve 
d'un  esprit  malade,  et,  après  de  longs  jours  d'une  marche 
pénible,  nous  trouvons  Morelos  sur  les  bords  de  l'océan  Pa- 
cifique, en  vue  de  la  ville  qu'il  avait  été  chargé  de  prendre. 
Deux  mois  de  combats  ,  dont  Morelos  sortit  toujours  vain- 
queur, avaient  un  peu  aguerri  Cornelio.  Il  s'était  acquis  la 
réputation  d'un  brave,  bien  que  souvent  le  cœur  eût  été  sur 
le  point  de  lui  faillir. 

La  première  fois  qu'il  avait  vu  le  feu,  il  était  côte  à  côte 
avec  don  Hermenegildo  Galeana.  Celui-ci  avait  pris  sur  lui 
un  ascendant  tel,  que  les  éclairs  de  ses  yeux  l'effrayaient 
plus  que  la  présence  de  l'ennemi.  Son  formidable  argus  com- 
battait au  premier  rang,  et  sa  lance  et  son  machete1  faisaient 
un  tel  vide  autour  du  poitrail  de  son  cheval,  qu'un  cercle  in- 
franchissable au  fer  des  Espagnols  semblait  être  tracé  autour 
de  lui,  et  qu'il  ne  laissait  rien  à  faire  à  l'épée  que  Lantejas 
brandissait  d'une  main  tremblante. 

Il  fut  si  satisfait  de  cette  première  épreuve,  que,  par  la 
suite,  il  choisissait  toujours  cette  même  place.   Il  y  avait 

< .  Petit  sabre  courbe. 


COSTAL  L'INDIEN.  163 

aussi  avec  Galeana  un  autre  homme  qui  combattait  d'habi- 
tude à  côté  de  lui  :  c'était  Costal.  Mais  celui-là  du  moins,  en 
courage  de  bon  aloi  et  en  force  physique,  ne  le  cédait  qu'à 
peine  à  Galeana  lui-même. 

Galeana  et  Costal  étaient  pour  l'alferez  deux  anges  tuté- 
laires  dans  les  batailles.  Entre  eux,  il  assistait  au  combat 
presque  en  sûreté,  car  on  ne  peut  guère  dire  qu'il  y  prît 
part. 

Il  portait  néanmoins  sa  gloire  comme  un  fardeau  trop  pe- 
sant pour  ses  épaules.  Déserter  était  impossible;  sa  tête 
était  mise  à  prix,  et,  d'un  autre  côté,  Morelos  avait  donné 
à  l'endroit  de  la  rivière  Sabana  où  il  avait  établi  son  quar- 
tier général  le  surnom  inquiétant  de  paso  a  la  etermctad1, 
voulant  dire  par  là  que  ceux  qui  abandonneraient  sa  cause 
ou  attaqueraient  son  camp  s'embarqueraient  pour  le  grand 
voyage. 

Sur  ces  entrefaites,  Lantejas  reçut  une  réponse  à  plusieurs 
lettres  qu'il  avait  écrites  à  son  père  pour  l'avertir  que,  grâce 
à  la  mule  rétive  qu'il  avait  payée  si  bon  marché,  il  avait 
pris  les  ordres  en  qualité  de  sous-lieutenant  dans  l'armée  in- 
surgée et  qu'il  soutenait  sa  thèse  à  coups  de  sabre,  ce  qui 
lui  avait  procuré  l'insigne  honneur  de  savoir  sa  tête  menacée 
d'être  coupée  au  lieu  d'être  tonsurée. 

Après  de  grands  compliments  sur  son  intrépidité,  qu'il 
avait  si  soigneusement  dissimulée  jusque-là ,  et  pour  cause , 
la  réponse  portait  qu'on  avait  obtenu  sa  grâce  du  vice-roi,  à 
la  condition  qu'il  abandonnerait  le  parti  de  Morelos  pour  por- 
ter le  poids  de  son  bras  au  service  de  l'Espagne. 

Cette  dernière  clause  n'était  guère  de  son  goût.  Aurait-il 
trouvé  dans  les  rangs  des  Espagnols  deux  protecteurs  comme 
les  siens?  Puis,  outre  l'affection  mêlée  d'admiration  que  lui 
inspirait  son  brave  et  habile  général  et  sa  reconnaissance  pro- 

) .  Le  passage  à  l'éternité. 


164  COSTAL  L'INDIEN. 

fonde  pour  don  Hermenegildo ,  il  frissonnait  à  l'idée  de  se 
trouver  quelque  jour,  comme  ennemi,  à  portée  de  la  lance  ou 
du  machete  du  formidable  Galeana. 

Il  prit  un  moyen  terme.  Il  résolut  de  ne  rien  dire  au  géné- 
ral de  la  lettre  de  son  père  et  de  se  borner  à  lui  demander 
un  congé,  qu'il  comptait  bien,  une  fois  obtenu,  prolonger  à 
l'infini.  On  vient  de  voir  comment  il  réussit. 

Telles  avaient  été,  en  somme,  les  nouvelles  aventures  de 
l'étudiant  en  théologie ,  depuis  son  départ  de  l'hacienda  de 
las  Palmas  jusqu'au  moment  où  nous  l'avons  retrouvé  sous 
la  tente  du  général  Morelos  et  l'avons  accompagné  au  pont 
d'Hornos. 

Là,  Costal  et  lui,  les  yeux  encore  fixés  sur  l'Océan,  dont  la 
nappe  d'azur  sombre  s'étendait  au-dessous  d'eux,  conti- 
nuaient à  garder  le  silence ,  quand  le  lamentin  plongea  tout 
à  coup  sous  l'eau  avec  un  cri  lugubre  qu'une  forte  détonation 
vint  couvrir. 

«  La  citadelle  est  prise!  s'écria  Lantejas. 

—  Pépé  Gago  nous  a  trahis ,  dit  l'Indien  ;  je  m'en  dou- 
tais. » 

De  fréquentes  décharges  se  faisaient  entendre  et  prou- 
vaient que  Costal  ne  se  trompait  pas.  Les  troupes  mexi- 
caines étaient  en  déroute  complète.  Les  deux  hommes  se 
hâtèrent  de  quitter  leur  poste ,  et ,  arrivés  à  un  petit  défilé 
qu'on  appelle  Ojo  de  agua,  un  terrible  spectacle  frappa  leurs 
yeux. 

Un  homme  couché  en  travers  de  l'étroit  passage  s'écriait 
au  même  instant  : 

«  Viva  Cristo  !  lâches  que  vous  êtes ,  vous  passerez  alors 
sur  le  corps  de  votre  général.  » 

C'était  bien  la  voix  et  la  personne  de  Morelos,  qui  ne  pou- 
vait arrêter  la  fuite  de  ses  soldats  qu'en  interceptant  avec 
son  corps  l'unique  endroit  où  ils  pouvaient  passer  pour 
fuir.  Les  fuyards  s'arrêtèrent,  il  est  vrai  ;  mais,  après  un  as- 


COSTAL  L'INDIEN.  4  65 

saut  infructueux,  le  général  dut  décidément  battre  en  retraite. 
C'était  son  premier  échec  depuis  trois  mois. 

Voici  ce  qui  s'était  passé.  Le  détachement,  soutenu  par 
une  forte  réserve,  s'était  approché  de  la  porte  que  gardait  et 
que  devait  livrer  le  sergent  d'artillerie,  après  avoir  échangé 
les  mots  de  reconnaissance  convenus. 

La  voix  du  sergent  n'avait  pas  tardé  à  se  faire  entendre  à 
travers  la  porte ,  demandant  si ,  conformément  aux  conven- 
tions, le  général  en  chef  était  présent.  Morelos,  dans  la  crainte 
de  quelque  trahison  contre  sa  personne ,  avait  fait  répondre 
qu'il  était  à  l'arrière-garde.  Le  sergent  n'avait  rien  répliqué, 
désappointé  sans  doute  de  ce  contre-temps;  mais  les  soldats 
espagnols,  prévenus  à  l'avance,  n'en  avaient  pas  moins  fait 
sur  les  insurgés ,  à  travers  les  meurtrières ,  une  décharge 
imprévue  qui  leur  tua  beaucoup  de  monde  et  les  mit  en  fuite. 

Le  jour  n'avait  pas  encore  paru ,  lorsque  deux  hommes  se 
trouvaient  de  nouveau  sur  le  pont  d'Hornos.  L'un  d'eux  était 
Costal ,  mais  cette  fois-ci  Clara  raccompagnait. 

La  chandelle  de  résine  brûlait  toujours  dans  le  falot,  ré- 
pandant déjà  une  lueur  plus  pâle ,  car  les  teintes  grises  du 
crépuscule  commençaient  à  succéder  à  l'obscurité  de  la  nuit. 

«  Vous  voyez  ce  falot,  Clara,  dit  l'Indien  ;  vous  savez  à  quoi 
il  devait  servir,  puisque  je  viens  devons  le  conter  :  mais  vous 
ignorez  le  serment  que  j'ai  fait  contre  le  traître  qui  s'est  joué 
de  nous. 

—  Le  diable  m'emporte  si  je  sais  comment  vous  viendrez 
à  bout  de  le  tenir,  ce  serment  !  reprit  le  nègre  en  réponse  à 
ce  que  l'Indien  venait  de  lui  dire. 

—  Ni  moi  non  plus,  dit  Costal;  mais  enfin,  comme  j'ai 
promis  à  Gago  qu'il  se  souviendrait  du  falot  du  pont  d'Hor- 
nos et  que  je  serais  bien  aise  de  pouvoir  le  lui  mettre  sous 
les  yeux  au  besoin,  je  ne  dois  pas  le  laisser  exposé  ici  au 
caprice  du  premier  venu.  En  tout  cas,  ce  signal  est  à  présent 
inutile.  » 


1  36  COSTAL  L'INDIEN. 

En  disant  ces  mots,  Costal  détacha  la  lanterne  de  son  po- 
teau et  l'éteignit. 

«  Aidez-moi  à  creuser  un  trou  assez  grand  pour  l'y  enter- 
rer et  le  retrouver  quand  il  me  conviendra,  »  continua  le  Za- 
potèque. 

Les  deux  associés  ne  tardèrent  pas  à  ouvrir  dans  la  terre, 
à  l'aide  de  leurs  couteaux,  la  cavité  nécessaire  pour  y  enfouir 
le  falot,  que  Costal  y  empaqueta  soigneusement  avec  la  chan- 
delle de  résine  qu'il  contenait. 

Puis,  l'opération  terminée  : 

«  Or  çà ,  Clara ,  mon  ami ,  dit  l'Indien ,  asseyez-vous  ici ,  et 
lenons  conseil  sur  les  moyens  de  nous  emparer  de  la  forte- 
resse et  du  coquin  qu'elle  contient. 

—  Volontiers,  »  répondit  le  noir. 

Tous  deux  s'assirent  gravement  et  la  délibération  com- 
mença. 


CHAPITRE    III. 

Une  expédition  nocturne. 

Le  nègre  regardait  fixement  Costal  ;  puis ,  voyant  que 
celui-ci  semblait  attendre  qu'il  donnât  le  premier  son  avis  : 

«  Il  y  a  sans  doute  plusieurs  moyens  de  prendre  ce  fort, 
dit-il,  et,  si  j'étais  général  d'armée.... 

—  Eh  bien,  que  feriez-vous?  reprit  l'Indien. 

—  Je  ne  serais  pas  embarrassé  de  les  trouver;  mais  j'a- 
voue qu'en  ma  qualité  de  simple  artilleur  je  n'en  trouve  au- 
cun :  c'est  tout  naturel.  Voilà  mon  avis  ;  maintenant,  j'écoute  le 
vôtre. 

—  Je  vous  prédis,  Clara,  que  vous  ne  serez  pas  général  de 


COSTAL  L'INDIEN.  167 

sitôt,  avec  tant  de  ressources  dans  l'imagination.  Oui,  sans 
doute ,  ii  y  a  plusieurs  moyens  de  prendre  un  fort  :  par  fa- 
mine ou  par  escalade.  Nous  ne  sommes  pas  assez  nombreux 
pour  prendre  celui-ci  par  escalade. 

—  Prenons-le  donc  parla  famine,  dit  le  nègre,  je  le  veux 
bien,  et  pour  cela  le  moyen  est  bien  simple;  il  n'y  a  qu'à  lui 
couper  les  vivres. 

—  Comment? 

—  C'est  l'affaire  du  général  et  pas  la  nôtre.  La  nôtre  serait 
de  mettre  la  main  sur  la  Sirène  aux  cheveux  tordus ,  après  la- 
quelle nous  courons  depuis  quinze  mois. 

—  Encore  quelques  mois,  reprit  Costal,  au  prochain  sol- 
stice d'été,  à  la  pleine  lune....  j'aurai  dépassé  cinquante  ans.  » 

Sous  l'influence  de  leur  idée  fixe,  la  délibération  des  deux 
associés  allait  indubitablement  changer  d'objet,  quand  le  re- 
tentissement lointain  d'un  coup  de  canon  vint  interrompre 
Costal  et  le  ramener  à  son  point  de  départ. 

«  C'est  le  canon  du  fort,  dit-il. 

—  Non,  répondit  le  nègre,  c'est  de  l'île  de  la  Roqueta.  » 
Un  second  coup  de  canon,  et  cette  fois  tiré  du  fort,  con- 
firma l'assertion  de  Clara,  car  la  détonation  en  était  moins 
sourde. 

«  C'est  quelque  signal  échangé  avec  la  garnison  de  l'île, 
dit  Costal  ;  et  dans  quel  but  ?  » 

En  même  temps,  sur  la  voûte  encore  sombre  du  ciel ,  une 
fusée  traça  une  courbe  lumineuse  en  jaillissant  du  sommet  de 
la  forteresse,  et  quelques  minutes  ne  s'étaient  pas  écoulées , 
qu'une  lumière  semblable  se  dessina  dans  l'air  du  côté  de 
l'île  de  la  Roqueta. 

«  C'est  quelque  navire  de  ravitaillement  pour  les  assiégés, 
poursuivit  l'Indien.  Attendons  ici  que  le  jour  se  fasse,  et  nous 
aurons  le  cœur  net  de  ce  qui  se  passe  entre  le  fort  et  l'île  ;  et. 
si  c'est  ce  que  je  pense,  ce  pourrait  bien  être  un  moyen  do 
couper  les  vivres  aux  assiégés. 


168  COSTAL  L'INDIEN. 

—  En  attendant,  ils  en  reçoivent,  dit  Clara. 

—  Oui,  mais  ce  serait  la  dernière  fois.  » 

Le  jour  n'allait  pas  tarder  à  paraître.  Déjà  du  côté  de  l'o- 
rient ,  à  travers  les  déchirures  des  nuages ,  apparaissaient 
comme  les  lueurs  lointaines  d'un  incendie.  Bientôt  le  soleil 
perça  de  ses  rayons  les  blocs  d'épaisses  vapeurs  amoncelées 
à  l'horizon. 

«  Voyez-vous,  là-bas,  près  de  l'île?  »  dit  Costal. 

Sur  un  fond  lumineux,  et  au-dessus  des  massifs  verdâtres 
des  arbres  qui  bordaient  l'île,  se  dessinaient  en  légers  réseaux 
la  mâture  et  les  agrès  d'un  navire. 

«  C'est  le  bâtiment  qui  vient  d'arriver,  continua  l'Indien  ; 
il  n'y  était  pas  hier.  Eh  bien  !  Clara ,  cette  vue  ne  vous  dit 
rien  ? 

—  Mais  oui  ;  elle  m'apprend  qu'un  navire  est  là-bas  à 
l'ancre ,  et  que  les  assiégés  vont  recevoir  de  nouvelles  pro- 
visions. 

—  Eh  bien  !  moi ,  j'ai  mon  idée ,  reprit  l'Indien.  Allons  com- 
muniquer notre  plan  au  général.  » 

Pendant  que  Costal  et  Clara  délibéraient  sur  les  moyens 
de  prendre  la  forteresse,  deux  personnages  d'une  tout  autre 
importance  tenaient  conseil  sur  le  même  sujet  dans  la  tente 
du  général  en  chef. 

C'étaient  Morelos  et  le  mariscal  don  Hermenegildo  Galeana. 
Le  premier  portait  encore  sur  ses  traits  l'empreinte  des  pas- 
sions violentes  qui  venaient  de  l'agiter,  et  il  avait  dédaigné 
même  de  faire  disparaître  la  poussière  qui  souillait  ses  habits. 

Le  mariscal  était  sombre ,  parce  qu'il  voyait  de  sombres 
nuages  sur  le  front  de  son  général  bien -aimé;  car,  pour 
son  propre  compte,  nul  souci  n'eût  pu  assombrir  sa  figure 
martiale. 

Un  plan  du  port  et  de  la  rade  d'Acapulco  était  déplié  devant 
eux  à  la  lumière  de  deux  bougies  dont  la  lueur  s'affaiblissait 
petit  à  petit,  car  le  jour  arrivait. 


COSTAL  L'INDIEN.  1G9 

«  Comme  ce  drôle  de  Gago  nous  le  disait-,  bien  que  nous 
puissions  prendre  Acapulco  en  un  tour  de  main,  notre  con- 
quête ne  sera  définitive  que  lorsque  nous  serons  maîtres  de 
la  forteresse.  Quoique  créole  ,  le  commandant  Pedro  Vêlez 
affecte  de  se  considérer  comme  Espagnol  ;  il  veut ,  dit-il , 
rester  fidèle  à  la  foi  politique  de  ses  pères,  et  vous  savez, 
don  Hermenegildo,  ce  qu'il  répond  à  mes  sommations  comme 
à  mes  offres? 

—  Non ,  et  toujours  non  !  dit  Galeana  à  ces  paroles  de 
Morelos.  Mais  prenons  toujours  la  ville ,  nous  verrons  en- 
suite. 

—  Mais  ce  fort  !  »  répétait  Morelos  en  lui  montrant  le  plan 
sur  la  carte. 

Nous  avons  dit  que  le  fort  était  bâti  sur  le  bord  de  la  mer, 
à  peu  de  distance  de  la  ville,  au  milieu  de  gouffres  profonds 
qui  s'ouvraient  autour  de  lui.  11  commandait  à  la  fois  la  mer 
et  la  ville  ;  à  deux  lieues  de  là  s'élevait  une  île  appelée  la 
Roqueta,  confiée  à  la  garde  d'une  faible  garnison.  Au  moyen 
de  ses  communications  avec  cette  petite  île,  le  château  pou- 
vait être  facilement  ravitaillé. 

Morelos  continua  : 

«  Vêlez  sent  la  force  et  les  avantages  d'une  position  qui , 
dans  un  cas  désespéré,  lui  permet  la  retraite  par  mer;  le  fort 
abonde  en  munitions,  et  il  espère  que  sa  résistance  donnera 
aux  troupes  royalistes  le  temps  de  venir  à  son  secours.  Il  fau- 
drait donc  faire  un  siège  par  terre  et  par  mer;  mais  l'issue  en 
serait  aussi  douteuse  que  l'entreprise  difficile.  Les  jours,  les 
semaines  et  les  mois  s'écoulent  en  tentatives  de  toute  es- 
pèce, et,  au  moment  où  nous  espérons  que  les  vivres  et  les 
munitions  vont  manquer  au  château,  nous  avons  la  douleur 
de  voir  s'approcher,  protégé  par  le  double  feu  de  l'île  de  la 
Roqueta  et  du  fort,  quelque  navire  espagnol  qui  jette  dans  la 
citadelle  de  nouveaux  éléments  de  résistance. 

—  Prenons  toujours  la  ville,  seigneur  général,  répéta  Ga- 


170  COSTAL  L'INDIEN. 

leana;  la  ville  au  moins  nous  offrira  des  ressources  sanitaires 
qui  nous  sont  refusées  ici  sur  ces  plages  embrasées.  Un  so- 
leil meurtrier,  et  la  réverbération  brûlante  des  sables  au 
milieu  desquels  nous  sommes  forcés  de  camper,  ont  engen- 
dré des  fièvres  mortelles  dans  notre  armée.  Nos  convois  de 
vivres  n'arrivent  que  péniblement,  et  les  assiégeants,  par  une 
singulière  anomalie,  souffrent  plus  de  la  disette  que  les  as- 
siégés eux-mêmes  ;  la  maladie,  le  manque  de  nourriture 
saine  et  le  feu  du  fort,  éclaircissent  nos  rangs  d'une  manière 
effrayante;  il  faut  donc  songer  à  s'emparer  d'abord  de  l'île 
de  la  Roqueta,  pour  affamer  l'ennemi  et  le  forcer  à  se  rendre. 
L'entreprise  est  périlleuse,  je  le  sais;  à  peine  avons-nous 
assez  d'embarcations  pour  contenir  une  soixantaine  d'hom- 
mes, et  il  faut  traverser  deux  lieues  de  mer  à  une  époque  où 
les  coups  de  vent  commencent  à  devenir  fréquents,  puis 
aborder  en  très-petit  nombre  une  île  fortifiée,  et  défendue 
par  une  garnison  pleine  de  vigueur.  Cependant,  quelque 
danger  que  présente  cette  expédition,  moi  je  l'entreprendrai 
pour  la  gloire  de  votre  nom,  acheva  l'intrépide  mariscal. 

—  Bien  que  vous  m'ayez  appris  à  ne  jamais  douter  du 
succès  d'une  entreprise  qu'on  vous  confie,  ami  Galeana,  ré- 
pondit le  général  en  souriant,  il  en  est  d'une  nature  telle, 
que  la  prudence  doit  en  repousser  la  pensée. 

—  J'ose  néanmoins  compter  sur  votre  agrément  pour 
exécuter  celle-là,  seigneur  général,  à  une  condition  toute- 
fois.... 

—  Laquelle  ? 

—  Si  mes  signaux  vous  apprennent  que  l'île  de  la  Roqueta 
est  prise,  comme  je  serai  obligé  d'y  tenir  garnison,  Votre 
Excellence  prendra  la  ville.  » 

Morelos  demeura  un  instant  pensif,  et  il  allait  répondre 
peut-être  par  un  autre  refus  plus  formel,  quand  l'aide-de- 
camp  Lantejas,  demeuré  dans  une  espèce  d'antichambre  de 
la  tente,  sachant  que  le  général  était  en  conférence  avec 


COSTAL  L'INDIEN.  171 

Galeana,  vint  demander  la  permission  d'introduire  Costal 
pour  une  communication  d'importance  qu'il  disait  avoir  à 
faire. 

«  Que  Votre  Excellence  daigne  le  laisser  entrer,  dit  le 
mariscal;  cet  Indien  a  presque  toujours  de  bonnes  idées.  » 

Morelos  fit  un  signe  d'assentiment,  et  le  Zapotèque  en- 
tra dans  la  tente.  Quand  il  eut  obtenu  la  permission  de 
parler  : 

«  Seigneur  général ,  dit-il,  j'étais  tout  à  l'heure  sur  les 
hauteurs  d'Hornos,  et,  au  point  du  jour,  j'ai  vu  distincte- 
ment une  goélette  ancrée  près  de  la  Roqueta. 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien!  Il  serait  très-simple  et  très-facile,  ce  soir, 
à  la  nuit,  de  se  glisser  jusque-là,  de  s'emparer,  à  la  faveur 
des  ténèbres,  de  cette  goélette,  et,  quand  nous  en  serons 
maîtres.... 

—  Nous  intercepterons  tous  les  convois  destinés  pour  le 
fort,  s'écria  impétueusement  Galeana,  et  nous  le  prendrons 
par  famine.  Seigneur  général,  c'est  Dieu  qui  parle  par  la 
bouche  de  cet  Indien  !  Votre  Excellence  ne  peut  refuser  à 
présent  la  permission  que  je  sollicite.  » 

Les  dangers  énumérés  par  Galeana  n'en  subsistaient  pas 
moins.  Cependant,  vaincu  par  les  instances  du  mariscal,  sé- 
duit par  la  perspective  du  résultat  qu'amènerait  sans  nul 
doute  la  prise  d'un  bâtiment,  Morelos  consentit  à  accorder 
la  permission  qu'on  lui  demandait. 

«  Si  j'ai  bien  appris  à  connaître  l'aspect  des  nuages,  dit 
Costal,  le  lever  du  soleil  annonce  précisément  pour  ce  soir 
une  nuit  sombre  et  une  mer  calme....  au  moins  jusqu'à 
minuit. 

—  Et  après  minuit  ?  demanda  le  général. 

—  Une  tempête  et  une  mer  houleuse;  mais,  avant  minuit, 
la  goélette  et  l'île  seront  prises,  reprit  l'Indien. 

—  Je  ne  dirais  pas  mieux  !  »  s'écria  le  mariscal. 


172  COSTAL  L'INDIEN. 

Il  fut  arrêté,  séance  tenante,  que  l'expédition  serait  com- 
mandée par  les  deux  Galeana,  l'oncle  et  le  neveu.  C'était 
une  faveur  que  sollicitait  le  mariscal  pour  ce  dernier.  Puis  le 
capitaine  Lantejas  commanderait  une  baleinière  avec  Costal 
sous  ses  ordres. 

«  Le  brave  don  Cornelio  ne  nous  pardonnerait  pas  de 
prendre  l'île  sans  lui,  »  dit  Galeana. 

Le  capitaine  sourit  d'un  air  martial ,  quoiqu'il  n'eût  pas 
trouvé  mauvais  le  moins  du  monde  qu'on  l'eût  exclu  des 
dangers  de  cette  expédition;  mais,  selon  son  habitude,  et 
conformément  à  l'énergique  dicton  espagnol  :  Sacar  de 
tripas  corazon1,  il  affecta  de  paraître  enchanté  qu'on  songeât 
à  lui  faire  cet  honneur. 

Les  pronostics  de  Costal  semblèrent  devoir  se  vérifier  de 
tous  points  :  le  temps  fut  sombre  pendant  toute  la  journée, 
qu'on  employa  en  préparatifs  pour  le  soir.  Le  soleil  s'était 
couché  au  milieu  d'épaisses  vapeurs. 

A  huit  heures  environ,  chacun  prit  place  dans  les  embar- 
cations, qui  purent  contenir,  en  s'y  pressant  beaucoup,  envi- 
ron quatre-vingts  hommes. 

Ces  embarcations  se  composaient  de  trois  grandes  balei- 
nières et  d'un  petit  canot,  le  tout  en  assez  mauvais  état; 
mais,  comme  c'était  à  cette  époque  la  seule  marine  militaire 
que  possédât  l'insurrection,  il  fallut  bien  s'en  contenter. 

On  poussa  au  large,  les  avirons  soigneusement  enveloppés 
de  linges  pour  faire  moins  de  bruit  dans  l'eau.  La  nuit  était 
si  obscure,  en  effet,  qu'on  ne  tarda  pas  à  perdre  de  vue 
les  hautes  falaises  du  rivage  et  la  silhouette  noire  du  châ- 
teau. 

Outre  Costal  et  quatre  rameurs,  il  y  avait,  dans  le  petit 
canot  commandé  par  don  Cornelio,  cinq  des  costeïïos  (habi- 
tants de  la  côte)  de  Galeana,  onze  hommes  en  tout. 

\ .  Mot  à  mot  :  «  Tirer  du  cœur  de  ses  boyaux  ;  »  ce  qui  répond  à 
notre  proverbe  :  «  Faire  contre  fortune  bon  cœur.  » 


COSTAL  L'INDIEN.  173 

Cette  embarcation  était  la  moins  chargée,  et,  en  cette  qua- 
lité, elle  marchait  en  tête  et  servait  d'aviso  à  la  modeste 
flottille.  L'Indien  zapptèque  était  à  la  barre,  et,  tout  en  gou- 
vernant, il  faisait  remarquer  au  capitaine  un  spectacle  que 
celui-ci  voyait  du  reste  fort  bien  tout  seul  :  trois  ou  quatre 
grands  requins  qui  apparaissaient  de  temps  à  autre  dans  le 
sillage  lumineux  tracé  par  la  quille  du  canot. 

«  Tenez,  dit  Costal,  vous  voyez  bien  ces  animaux,  qui  nous 
suivent  avec  tant  d'obstination  qu'ils  semblent  se  douter  que 
le  canot  qui  nous  porte  est  à  moitié  pourri,  eh  bien  !  je  vou- 
drais que  mon  ami  Pépô  Gago  fut  l'un  d'eux,  et  j'irais  le  poi- 
gnarder à  la  face  des  autres. 

—  Vous  pensez  encore  à  ce  drôle  ?  reprit  don  Cornelio. 

—  Plus  que  jamais,  et  je  ne  quitterais  pas  l'armée  de  Mo- 
relos,  même  à  l'expiration  de  mon  engagement,  dans  l'espoir 
seul  qu'il  prendra  un  jour  ou  l'autre  le  fort  d'Acapulco,  où 
est  enfermé  ce  misérable  traître.  » 

Lantejas  ne  prêtait  pas  pour  le  moment  beaucoup  d'at- 
tention à  ce  que  disait  l'Indien;  la  crainte  qu'il  avait  expri- 
mée sur  la  solidité  du  canot  le  préoccupait  plus  que  les 
projets  de  vengeance  de  Costal,  et  il  désirait,  malgré  le 
danger  de  l'atterrissage,  aborder  au  plus  vite  dans  l'île  de  la 
Roqueta. 

e  Ce  canot  marche  bien  lentement,  répéta-t-il  à  plusieurs 
reprises. 

—  Vous  êtes  toujours  pressé  de  vous  battre,  dit  Costal  en 
riant,  et  cependant  nous  devons  aller  moins  vite  à  présent, 
car  nous  approchons  de  l'île.  » 

Un  point  noir  semblait  en  effet  flotter  sur  l'eau  comme  un 
oiseau  de  mer  qui  se  repose  un  instant  sur  la  vague  avant 
de  reprendre  son  vol;  c'était  l'île  en  question,  sombre,  silen- 
cieuse et  sans  feux. 

«  Je  crois  qu'avec  votre  permission,  seigneur  capitaine, 
reprit  Costal,  nous  ferons  sagement  délaisser  les  baleinières 


174  COSTAL  L'INDIEN. 

nous  rejoindre  pour  demander  au  mariseal  la  permission  de 
le  devancer.  Notre  canot  est  assez  petit  pour  nous  aventurer 
à  pousser  seuls  une  reconnaissance  près  de  l'île,  d'où  l'on 
découvrirait  bien  vite  ces  grandes  embarcations. 

—  Volontiers.  » 

Et,  sur  l'ordre  du  capitaine,  les  rameurs  laissèrent  re- 
poser leurs  avirons.  La  première  baleinière  rejoignit  promp- 
tement  le  canot;  c'était  celle  de  Galeana. 

«  Qu'est-ce  ?  s'écria  le  mariseal  ;  avez-vous  aperçu  quel- 
que chose  ?  » 

Don  Cornelio  lui  communiqua  l'avis  de  Costal,  qu'il  trouva 
bon,  et ,  pendant  qu'à  leur  tour  les  trois  barques  faisaient 
halte,  le  canot  reprit  sa  course  vers  l'île.  Elle  surgissait  peu 
à  peu  au-dessus  de  la  surface  de  la  mer;  il  était  cependant 
impossible  de  rien  distinguer  encore  à  terre,  au  milieu  de 
l'obscurité,  si  ce  n'est  la  pointe  aiguë  des  mâts  et  les  ver- 
gues en  croix  d'un  petit  navire  à  l'ancre.  C'était  la  goélette 
déjà  signalée. 

Les  avirons,  dont  la  garniture  de  linges  mouillés  amortis- 
sait le  son,  ne  faisaient  entendre  contre  leurs  toilets  qu'un 
faible  grincement,  aigu  comme  le  sifflement  du  satanite^ 
avant-coureur  de  l'orage,  et  ne  troublaient  même  pas,  en 
s'enfoncant  dans  l'eau ,  le  léger  murmure  de  la  houle  qui  se 
soulevait  comme  une  draperie  d'un  bleu  noirâtre.  Les  re- 
quins, en  continuant  à  suivre  le  canot,  illuminaient  de  traî- 
nées de  feu  les  ondulations  de  la  mer.  Partout,  au  large,  les 
galères  aux  clartés  phosphoriques  brillaient  sur  la  surface  de 
l'eau;  on  eût  dit  que  le  ciel,  dont  les  nuages  cachaient 
l'azur,  avait  laissé  tomber  sur  l'Océan  son  manteau  pailleté 
d'étoiles. 

Au  bout  de  quelques  instants  de  navigation  silencieuse,  la 
coque  de  la  goélette  se  dessina  sur  la  grève  sablonneuse  de 

• .  Nom  donné  par  les  marins  à  l'iiirorulelîe  de  mer. 


COSTAL  L'INDIEN.  175 

la  Roqueta  ,  puis  on  distingua  bientôt  la  clarté  que  laissaient 
échapper  les  vitres  de  ses  sabords  d'arrière.  Le  bâtiment  ap- 
paraissait dans  la  nuit  comme  quelque  gigantesque  cétacé  qui 
ouvrait  ses  larges  yeux  pour  épier  ce  qui  se  passait  au  loin. 

a.  Ce  serait  un  beau  coup  à  faire  que  de  s'emparer  de  cette 
goélette  d'abord,  dit  le  capitaine;  cela  simplifierait  beaucoup 
notre  débarquement  dans  l'île. 

—  J'y  pensais,  reprit  l'Indien  ;  le  tout  est  que  quelque 
matelot  de  quart  ne  nous  aperçoive  pas.  Avançons  encore  en 
faisant  un  détour,  car  le  temps  presse;  il  est  bientôt  minuit, 
et  cette  écume  blanchâtre,  qui  s'agite  sur  l'eau,  indique  le 
retour  du  vent,  et  du  vent  d'orage.  » 

En  disant  ces  mots,  Costal  porta  de  côté  la  barre  du  gou- 
vernail, et  le  canot  décrivit  rapidement  une  courbe  qui  le  mit 
bientôt  hors  des  rayons  de  clarté  que  laissait  échapper  la 
goélette. 

Quelques  légères  risées  commençaient  à  souffler  p3r  inter- 
valles; l'eau  devenait  plus  lumineuse  et  annonçait  la  présence 
de  l'électricité  dans  les  nuages.  L'embarcation  ne  tarda  pas 
à  approcher  de  la  partie  de  l'île  la  plus  éloignée  du  petit  bâ- 
timent à  l'ancre,  et,  pendant  ce  temps,  les  trois  baleinières, 
restées  immobiles,  avaient  disparu  derrière  les  ondulations 
grossissantes  de  la  houle. 

Quelques  instants  encore,  et  les  dangers  prochains  de  la 
terre  allaient  s'ajouter  à  ceux  de  la  mer,  dont  trois  des  re- 
doutables habitants  continuaient  à  suivre  obstinément  le  sil- 
lage du  canot.  Ils  paraissaient,  comme  l'avait  dit  Costal, 
pressentir  l'approche  de  la  curée. 

Bien  que  l'on  entendît  le  ressac  contre  les  brisants  de 
l'île,  Costal  et  le  capitaine  pensaient  être  trop  éloignés  en- 
core pour  que  les  sentinelles  pussent  les  apercevoir  au  mi- 
lieu des  ténèbres.  Tout  à  coup  une  nappe  immense  de  lu- 
mière enveloppa  la  goélette,  dont  on  ne  distinguait  plus  que 
l'avant,  et  les  hommes  du  canot  étaient  encore  éblouis  de 


176  COSTAL  L'INDIEN. 

cet  éclair  soudain ,  lorsqu'un  sifflement  terrible  se  fit  enten- 
dre dans  l'eau. 

Le  canot  reçut  un  choc  violent  sous  une  pluie  d'écume, 
et,  au  même  instant,  une  effroyable  détonation  vint  frapper 
les  oreilles  de  ceux  qui  le  montaient.  Un  cri  de  terreur  leur 
échappa  :  deux  soldats,  qui  semblaient  emportés  par  un 
tourbillon,  disparurent  dans  la  mer,  à  dix  pas  du  bord. 

Deux  des  requins  avaient  également  disparu;  un  seul  res- 
tait, qui  semblait  à  son  tour  attendre  sa  proie. 

Don  Cornelio  était  à  l'arrière  avec  Costal,  quand,  après  le 
choc  du  boulet  qui  avait  emporté  les  deux  soldats,  il  lui 
sembla  que  l'avant  du  canot  était  de  beaucoup  plus  bas  que 
l'arrière,  et  Costal  s'écria  : 

«  Par  Dieu  et  par  le  diable  !  le  canot  ne  gouverne  plus  ! 

—  Qu'est-ce  à  dire?  lui  demanda  Lantejas,  effrayé  de  ce 
nouveau  malheur. 

—  Peu  de  chose,  si  ce  n'est  que  ce  boulet  maudit  a  em- 
porté un  morceau  de  la  proue  de  l'embarcation,  sous  l'étrave. 
et  que  le  canot  s'enfonce,  la  pointe  en  bas.  » 

Un  cri  de  détresse,  arraché  aux  deux  malheureux  qni  étaient 
sur  l'avant  et  qui  plongeaient  déjà  dans  l'eau  à  mi-corps,  ré- 
véla au  capitaine  l'inexorable  précision  des  paroles  de  Costal. 

«  Grand  Dieu  !  s'écriait-il,  nous  sommes  perdus  ! 

—  Eux,  je  ne  dis  pas,  répondit  Costal  avec  un  sang-froid 
terrible;  mais  non  pas  nous.  Tenez-vous  bien  là  et  ne  me 
perdez  pas  de  vue.  Oh!  là!  doucement,  continua-t-il,  re- 
poussant un  des  costenos  placés  au  centre  du  canot,  qui,  à 
son  tour,  gagné  par  l'eau ,  s'accrochait  aux  vêtements  de 
l'Indien;  ici  chacun  pour  soi!  » 

Et,  comme  le  malheureux  cherchait  à  l'enlacer  de  ses 
bras  crispés,  Costal  l'envoya,  d'un  coup  de  couteau,  rouler 
par-dessus  le  bord  du  canot  :  cette  fois ,  le  troisième  requin 
disparut;  un  cri  horrible  sortit  d'un  tronçon  d'homme  qui 
bientôt  s'abîma  sous  l'eau. 


COSTAL  L'INDIEN.  177 

«  C'est  lui  qui  l'a  voulu,  dit  le  Zapotèque  toujours  impas- 
sible ;  que  son  exemple  serve  de  leçon  aux  autres  !  » 

Chacun  se  le  tint  pour  dit  et  ne  s'occupa  plus  que  du  soin 
de  se  cramponner  de  son  mieux  aux  parties  non  encore  sub- 
mergées de  l'embarcation. 

Des  voix  lugubres  semblaient  monter  du  fond  de  l'abîme 
à  la  surface  de  l'Océan,  ou  arriver  aux  oreilles  des  naufragés 
sur  les  ailes  du  vent  d'orage.  Le  ciel  s'assombrissait  de  plus 
en  plus ,  et  la  mer  devenait  noire  comme  le  ciel.  Des  éclairs 
éblouissants  ne  tardèrent  pas  à  déchirer  le  voile  épais  des 
nuages  et  à  découvrir  l'immensité  sur  laquelle  la  brise  dé- 
chaînée commençait  à  tordre  la  cime  des  vagues. 

L'effrayant  cortège  de  monstres  marins  apparut  de  nou- 
veau; alourdis  par  leur  récente  pâture,  ils  nageaient  pe- 
samment le  long  du  canot  à  moitié  submergé.  Leurs  ailerons 
lançaient  des  lueurs  électriques.  L'embarcation  devenait  de 
plus  en  plus  perpendiculaire.  Un  homme  s'enfonça  pour  ne 
plus  reparaître,  puis  un  autre  le  suivit ,  violemment  arraché 
par  un  des  monstres  à  une  planche ,  son  dernier  moyen  de 
salut,  qu'il  étreignait  convulsivement  entre  ses  bras. 

A  cet  horrible  spectacle,  don  Cornelio ,  plus  mort  que  vif, 
invoquait  Dieu  et  tous  les  saints  avec  une  ferveur  dont  il  est 
facile  de  se  faire  une  juste  idée. 

«  Fiez-vous  plutôt  à  votre  courage  qu'aux  saints  de  votre 
paradis,  lui  disait  de  temps  en  temps  l'impassible  païen  qui 
se  tenait  à  ses  côtés.  Ah!  si  ce  n'était  pour  vous....  » 

Costal  n'acheva  pas;  il  regardait  autour  de  lui  d'un  air 
plus  soucieux.  Un  autre  homme  venait  de  s'engloutir  ;  car 
les  progrès  de  l'eau,  à  l'avant  de  l'embarcation,  avaient  en- 
core augmenté  son  inclinaison,  et  déjà  sur  l'arrière,  où  se  te- 
naient Lantejas,  l'Indien  et  un  troisième,  il  fallait  redoubler 
d'efforts  pour  ne  pas  glisser  sur  la  pente  rapide.  Néanmoins,  à 
mesure  que  ceux  de  l'avant  disparaissaient,  le  canot,  allégé  de 
leur  poids,  semblait  reprendre  une  position  plus  horizontale. 
200  l 


178  COSTAL  L'INDIEN. 

a  Vous  savez  nager,  capitaine?  dit  Costal. 

—  Oui,  assez  pour  me  soutenir  quelques  instants  sur  l'eau. 

—  Bon  !  »  dit  laconiquement  l'Indien  ;  et ,  avant  que  don 
Cornelio  n'eût  le  temps  de  pénétrer  son  intention,  Costal, 
profitant  du  moment  où  la  houle  faisait  pencher  le  canot  sur 
l'un  de  ses  plats-bords,  lui  donna  dans  le  même  sens  une  si 
violente  impulsion,  qu'il  le  fit  complètement  chavirer. 

Le  capitaine  fut  englouti  avec  une  telle  rapidité ,  qu'il  ne 
put  pousser  un  seul  cri,  et  une  seconde  après,  il  se  sentit  si 
fortement  saisir  par  ses  vêtements,  qu'il  se  crut  dévoré.  Il 
revint  à  la  surface  complètement  étourdi;  Costal  le  tenait 
d'une  main  et  de  l'autre  s'accrochait  au  canot,  qui  flottait  la 
quille  en  l'air. 

ce  Ne  craignez  rien,  dit  l'Indien  ;  je  suis  avec  vous.  » 

Et  ses  efforts,  joints  à  ceux  que  faisait  machinalement  l'in- 
fortuné capitaine,  parvinrent  à  placer  ce  dernier  à  cheval  sur 
la  quille  du  canot.  L'Indien  s'y  plaça  près  de  lui. 

De  onze  qu'ils  étaient  un  moment  auparavant,  eux  seuls 
restaient. 

Les  regards  éperdus  de  Cornelio  erraient  sur  le  vaste 
Océan ,  qui  déjà  commençait  à  rugir  sous  son  manteau  d'é- 
cume que  fouettait  le  vent  ! 

s  J'ai  sacrifié  pour  vous  tous  ces  pauvres  diables,  dit 
Costal  ;  un  quart  d'heure  de  plus ,  le  canot  s'enfonçait  sous 
l'eau.  A  présent,  du  moins,  tant  que  la  mer  ne  grossira  pas 
trop,  nous  flotterons  à  sa  surface,  et  les  baleinières  arrive- 
ront pour  nous  sauver.  » 

Il  ne  vint  pas  à  l'idée  du  capitaine  de  reprocher  au  fidèle 
et  dévoué  Costal  une  cruauté  toute  à  son  profit ,  mais  qu'il 
croyait  néanmoins  inutile. 

Pendant  le  temps  qu'il  entremêlait  ses  sincères  remercî- 
ments  à  l'Indien  et  ses  ardentes  prières  au  ciel,  Costal,  avec 
le  sang-froid  d'un  calfat  à  l'œuvre  sur  un  chantier  solide , 
s'occupait,  à  l'aide  de  son  couteau,  à  ouvrir  le  long  de  la 


COSTAL  L'INDIEN.  179 

quille  vermoulue  de  l'embarcation  des  entailles  assez  pro- 
fondes pour  y  accrocher  les  mains ,  tout  en  répétant  de  sa 
voix  calme  et  ironique  : 

«  Tenez-vous  toujours  bien,  et  ne  vous  fiez  pas  trop  aux 
saints.  » 

Bientôt  il  eut  pratiqué  d'assez  larges  ouvertures  pour  y 
passer  leurs  doigts  et  se  cramponner  de  façon  à  n'être  pas 
enlevés  par  les  lames  qui  grossissaient  à  vue  d'œil. 

Quand  tous  deux  furent  ainsi  établis  sur  cette  frêle  ma- 
chine, les  yeux  de  Costal  essayèrent  de  percer  le  voile  de 
ténèbres  qui  les  environnait  ;  mais  les  éclairs  plus  fré- 
quents déjà  ne  lui  laissaient  voir  qu'une  mer  noire  et  mena- 
çante, et,  dans  le  lointain,  l'île  et  la  masse  imposante  de  la 
forteresse  assiégée. 

Les  baleinières  étaient  invisibles,  et  nul  écho  ne  répétait 
les  cris  que  poussaient  les  deux  naufragés  pour  appeler  leurs 
compagnons. 


CHAPITRE   IV. 

La  Guadalupe. 

Le  malheureux  qui  flotte  au  gré  de  la  vague  et  du  vent  sur 
une  vergue  ou  sur  le  moindre  débris  de  son  navire  brisé  se 
trouve  à  peine  dans  une  position  plus  désespérée  que  l'In- 
dien et  le  capitaine  don  Cornelio ,  à  cheval  tous  deux  sur  la 
quille  d'un  canot  qu'un  coup  de  mer  pouvait  faire  chavirer 
de  nouveau  et  couler  bas.  Que  le  vent  vînt  à  fraîchir  ou 
que  la  houle  augmentât,  la  perte  des  deux  aventuriers  était 
inévitable. 


180  COSTAL  L'INDIEN. 

Un  espoir  vague  que  l'Indien  le  délivrerait  de  ce  danger, 
comme  de  plusieurs  autres  dont  l'intrépidité  de  Costal  l'a- 
vait déjà  tiré,  soutenait  seul  le  ci-devant  étudiant  en  théo- 
logie. Aussi  examinait-il  avec  une  attention  profonde  les 
moindres  symptômes  qui  pouvaient  lui  faire  juger  de  la  si- 
tuation d'esprit  du  Zapotèque. 

Jusque-là ,  son  inaltérable  sang-froid  ne  s'était  pas  dé- 
menti; cependant,  à  mesure  que  le  temps  s'écoulait  sans 
qu'on  aperçût  les  baleinières,  les  traits  de  Costal  s'assom- 
nrissaient  et  don  Cornelio  se  sentait  frémir.  Il  y  a  encore 
loin  néanmoins  de  l'inquiétude  au  découragement ,  et  Costal 
n'en  était  en  apparence  qu'à  la  première  de  ces  deux  phases. 

«  Eh  bien  !  Costal?  demanda  Cornelio  pour  faire  rompre  au 
Zapotèque  le  silence  de  mauvais  augure  qu'il  gardait. 

—  Eh  bien  !  je  m'étonne  que  les  baleinières  ne  se  soient 
pas  émues  à  ce  coup  de  canon.  Le  mariscal ,  d'ordinaire,  n'a 
pas  besoin  d'en  entendre  deux  pour...  » 

Une  rafale  de  vent ,  qui  passa  en  sifflant ,  emporta  les  der- 
niers mots  de  l'Indien. 

Costal  retomba  dans  son  effrayant  silence.  Une  nuance 
plus  foncée  d'inquiétude  se  peignit  dans  sa  contenance.  C'é- 
tait presque  de  la  crainte  que  trahissait  son  masque  bronzé , 
jusque-là  si  impassible. 

Lantejas  savait  que,  lorsque  Costal  manifestait  la  moindre 
émotion ,  le  péril  devait  être  bien  terrible  :  non  pas  que  l'ef- 
frayante évidence  de  celui  qu'il  courait  eût  besoin  de  quel- 
que preuve  ;  mais  don  Cornelio  comptait  toujours  sur  quel- 
que ressource  imprévue  que  le  courage  invincible  du  Zapo- 
tèque lui  fournirait. 

Il  se  crut  presque  sauvé  quand  il  entendit  l'Indien  lui  dire  : 

«  Seigneur  don  Cornelio ,  que  ne  donneriez-vous  pas  pour 
vous  trouver  encore  couché  dans  un  hamac  avec  des  enla- 
cements de  serpents  à  sonnettes  et  des  groupes  de  tigres 
pour  ciel  de  lit?  » 


COSTAL  L'INDIEN.  181 

Costal  plaisantait ,  c'était  bon  signe  ;  cependant  il  reprit 
bientôt  d'un  ton  inquiet  : 

«  Nos  compagnons  seraient-ils  par  hasard  retournés  sur 
leurs  pas?  » 

Dans  une  position  affreuse  comme  celle-là ,  les  moindres 
soupçons  fâcheux  deviennent  une  certitude ,  et  le  capitaine 
ne  douta  pas  un  instant  que  les  baleinières  n'eussent  rega- 
gné le  rivage  qu'elles  avaient  quitté  deux  heures  auparavant. 
Une  pareille  crainte  était  cependant  absurde;  il  était  plus  na- 
turel de  supposer  qu'en  attendant  les  nouvelles  que  le  canot 
devait  rapporter,  les  embarcations  étaient  restées  au  même 
endroit,  à  présent  surtout  que  la  défiance  de  ceux  qui  les 
montaient  se  trouvait  sans  doute  éveillée  par  une  détonation 
qu'ils  n'avaient  pu  manquer  d'entendre.  Cette  dernière  pro- 
babilité ne  tarda  pas  à  frapper  Costal ,  qui  parut  réfléchir 
plus  profondément. 

Cependant  les  lames  étaient  assez  grosses  déjà  pour 
faire  éprouver  de  violentes  secousses  au  canot,  et,  d'après 
les  sifflements  du  vent,  il  était  facile  de  voir  qu'elles  allaient 
grossir  encore. 

«  Écoutez ,  seigneur  don  Cornelio  Lantejas  (  nous  aurions 
dû  dire  plus  tôt  que ,  depuis  qu'il  était  proscrit  sous  le  nom 
de  Lantejas,  ce  nom  paraissait  toujours  fâcheux  à  don  Cor- 
nelio; cette  fois,  il  lui  parut  de  mauvais  augure  plus  que 
jamais)  ;  écoutez  :  je  sais  que  la  mort  ne  vous  effraye  pas  ; 
eh  bien  !  je  ne  dois  pas  vous  cacher  que  d'ici  à  une  heure 
les  lames  nous  auront  coulés  bas ,  si  nous  attendons  qu'elles 
grossissent  encore. 

—  Que  faire?  s'écria  le  capitaine  avec  désespoir. 

—  De  deux  choses  l'une,  reprit  Costal  :  ou  les  baleinières 
nous  attendent,  ou  elles  se  dirigent  vers  l'île;  supposer 
qu'elles  aient  rétrogradé  est  absurde  en  y  pensant  bien. 
Quand  on  reçoit  d'un  général  l'ordre  d'attaquer  un  point 
quelconque,  on  ne  revient  pas  sans  l'avoir  tenté.  Donc, 


182  COSTAL  L'INDIEN. 

comme  il  m'est  facile  encore  de   nager  jusqu'aux  embarca- 
tions.... 

—  Nager  jusqu'aux  embarcations!  y  pensez-vous? 

—  Et  pourquoi  pas? 

—  Et  nos  compagnons  dévorés  devant  nos  yeux?  i 

Un  éclair,  qui  vint  à  briller  au  même  moment ,  laissa  voir 
l'air  de  profond  dédain  dont  la  physionomie  de  Costal  était 
empreinte. 

«  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que,  moi  seul  peut-être ,  je  pou- 
vais nager  sans  crainte  parmi  les  requins?  Je  l'ai  fait  cent 
fois  par  bravade,  je  le  ferai  aujourd'hui  pour  conserver  no- 
tre vie.  » 

L'idée  de  rester  seul  épouvantait  le  capitaine;  celle  d'une 
mort  inévitable  et  prochaine  à  deux  n'était  pas  moins  terri- 
ble. Il  hésita  un  instant  à  répondre,  et  Costal,  prenant  son 
silence  pour  un  consentement ,  s'écria  : 

«  Dès  que  j'arriverai  à  bord  de  l'une  des  baleinières ,  je 
ferai  partir  une  des  fusées  de  signaux  que  nous  y  avons  em- 
barquées; alors  vous  saurez  qu'il  faut  espérer  et  crier  de 
toutes  vos  forces.  » 

Don  Cornelio  n'avait  pas  eu  le  temps  de  répondre  un  mot 
que  l'intrépide  plongeur  s'élança  la  tète  la  première  dans 
l'eau  ,  sous  laquelle  le  capitaine  put  le  suivre  à  la  raie  lumi- 
neuse qu'il  y  traça ,  et ,  comme  si  les  hôtes  féroces  qu'elle 
abritait  eussent  reconnu  une  puissance  supérieure ,  il  vit  les 
requins  s'enfuir  devant  celui  qui  les  bravait.  Il  est  vrai ,  du 
reste,  qu'ils  étaient  largement  repus.  Le  capitaine  vit  Cos- 
tal remonter  assez  loin  à  la  surface  de  l'eau,  puis  le  perdit 
de  vue  derrière  la  crête  noire  des  lames.  Mais  il  lui  sembla 
que  le  vent  lui  apportait  de  vagues  paroles  d'encouragement, 
et  il  n'entendit  bientôt  plus  que  les  hurlements  encore  loin- 
tains de  la  rafale  et  le  frappement  lugubre  des  vagues  sur 
les  planches  tremblantes  du  canot. 

Quelque  repu  que  soit  un  requin ,  il  est  bien  rare  que  sa 


COSTAL  L'INDIEN.  183 

voracité  naturelle  s'apaise  jamais ,  et  quand  l'Indien ,  qui 
n'avait  pas  oublié  son  ancien  métier  de  plongeur,  revint  sur 
l'eau;  quand,  son  couteau  entre  les  dents,  il  eut  jeté  à  son 
compagnon  d'infortune  les  mots  d'encouragement  dont  la 
brise  n'avait  apporté  à  ce  dernier  que  des  fragments  épars, 
le  Zapotèque  regarda  autour  de  lui. 

Ce  n'était  point  peur,  c'était  prudence. 

Deux  de  ces  tigres  de  l'Océan ,  plus  redoutables  mille  fois 
que  ceux  que  nourrissent  les  savanes,  nageaient  dans  le 
même  sens  que  lui,  l'un  à  droite,  l'autre  à  gauche,  aune 
distance  d'environ  vingt  pieds.  Quelque  terrible  que  fut  un 
pareil  voisinage,  l'habitude  qu'il  en  avait  contractée  sur  les 
bancs  de  perles,  son  imperturbable  croyance  au  fatalisme, 
la  préoccupation ,  en  outre ,  que  devait  naturellement  lui 
causer  la  crainte  de  ne  pas  retrouver  les  baleinières  sur  une 
mer  immense  et  au  milieu  de  profondes  ténèbres,  tous  ces 
motifs  réunis  empêchaient  l'Indien  déporter  une  bien  grande 
attention  à  ses  dangereux  compagnons  de  voyage. 

Costal ,  toutefois ,  par  prudence  et  non  par  crainte ,  nous 
le  répétons,  tournait  la  tête  de  temps  à  autre  pour  s'assurer 
de  la  position  de  ses  deux  ennemis ,  et  chaque  fois  leurs 
ailerons  lui  semblaient  plus  rapprochés. 

Puis  aussi,  tout  en  fendant  l'eau  d'une  coupe  rapide  et 
vigoureuse,  le  nageur  essayait  de  percer  à  travers  l'obscu- 
rité pour  découvrir  l'objet  auquel  sa  vie  était  attachée  ; 
mais  partout  ses  yeux  ne  voyaient  qu'un  horizon  sombre, 
vide,  et  que  bornait  à  peu  de  distance  la  crête  écumeuse 
des  lames. 

Un  coup  d'œil  jeté  de  côté  lui  fit  bientôt  apercevoir  les 
deux  ailerons  sinistres  toujours  se  rapprochant  de  lui  ;  il 
n'en  était  plus  séparé  que  par  une  dislance  de  dix  pieds. 

Costal  continuait  à  n'avoir  pas  peur  des  requins  :  l'im- 
mense solitude  de  l'Océan  commençait  seule  à  l'effrayer. 

Quelque  intrépide  que  soit  un  homme,  il  lui  est  sans  doute 


184  COSTAL  L'INDIEN. 

permis  de  faiblir  un  moment ,  lorsque,  livré  à  la  merci  des 
flots  sur  une  mer  sans  limites,  escorté  par  des  requins  vo- 
races  au  milieu  d'une  nuit  obscure  et  sans  indication  pré- 
cise ,  il  cherche  comme  dernier  moyen  de  salut  un  point 
aussi  imperceptible  qu'une  baleinière. 

Quelque  vigoureux  que  puisse  être  un  nageur,  son  haleine 
s'épuise  à  la  suite  de  longs  et  pénibles  efforts,  quand  un 
couteau  entre  les  dents  l'empêche  d'ouvrir  la  bouche  pour 
aspirer  à  longs  traits  l'air  dont  ses  poumons  ont  besoin,  et 
Costal ,  pour  rien  au  monde ,  n'eût  voulu  lâcher  son  arme  à 
la  lame  aiguë  et  tranchante ,  sa  seule  ressource  contre  les 
requins  en  cas  d'attaque. 

Depuis  quelques  instants  ,  l'Indien  sentait  battre  son  cœur 
avec  plus  de  force  ;  il  attribua  cette  circonstance  aux  efforts 
qu'il  faisait ,  et  prit  son  couteau  dans  l'une  de  ses  mains. 

Les  pulsations  de  son  cœur  n'en  furent  pas  moins  rapides; 
disons-le  sans  honte  pour  lui,  Costal  avait  peur.  Puis,  en 
nageant  avec  un  poing  fermé,  l'autre  main  restée  libre  de- 
vait redoubler  ses  efforts. 

La  précaution  d'avoir  son  couteau  prêt  à  tout  événement 
ne  paraissait  du  reste  pas  inutile.  Les  deux  requins  commen- 
çaient à  le  devancer  en  convergeant  tous  deux  vers  le  point 
par  lequel  il  devait  passer. 

A  cet  aspect  nouveau  que  prenait  la  chasse  persévérante 
et  silencieuse  dont  il  était  le  but,  l'Indien  obliqua  rapide- 
ment à  droite.  Les  deux  requins  changèrent  leur  direction  et 
continuèrent  à  nager  de  conserve. 

De  longs  et  terribles  moments  s'écoulèrent,  pendant  les- 
quels, obligé  à  forcer  sa  route  sur  la  droite ,  il  fut  ainsi  mis 
malgré  lui  dans  la  bonne  voie.  Il  allait  devoir  son  salut  à 
deux  terribles  ennemis  acharnés  contre  lui. 

Un  cri  de  joie  s'échappa  de  sa  poitrine  haletante  à  la  vue 
des  trois  baleinières  ,  qui  tout  à  coup  s'élevèrent  devant  lui 
en  dansant  sur  la  houle. 


COSTAL  L'INDIEN.  185 

L'Indien  poussa  un  second  cri,  un  cri  lui  répondit.  Alors, 
il  ramassa  ses  forces  défaillantes  pour  gagner  les  baleinières  ; 
car ,  bien  qu'on  l'y  eût  entendu ,  on  ne  le  voyait  pas. 

Malheureusement ,  les  deux  requins  gardaient  l'un  la 
droite ,  l'autre  la  gauche  de  l'étroit  chemin  qu'il  devait  sui- 
vre pour  arriver  à  la  plus  rapprochée  des  trois  embarcations, 
et  Costal  eût  épuisé  à  faire  un  détour  ce  qui  lui  restait  de 
force.  Il  suivit  son  chemin  tout  droit. 

Le  couteau  à  la  main ,  le  cœur  palpitant ,  Costal ,  prêt  à 
enfoncer  son  arme  dans  la  gueule  du  premier  requin  qui 
l'ouvrirait ,  effrayant  ses  voraces  ennemis  du  geste  et  de  la 
voix ,  longea ,  comme  fait  un  navire  en  perdition  à  travers 
des  récifs  aigus,  les  deux  masses  noires  aux  ouïes  phos- 
phorescentes. Des  yeux  ternes  et  glauques  laissèrent  tom- 
ber sur  lui  des  regards  vitreux  ,  puis  les  deux  masses  noires 
s'écartèrent. 

Costal  n'eut  que  la  force  de  s'accrocher  à  l'une  des  ba- 
leinières, et  quand  les  bras  tendus  vers  lui  l'y  eurent  halé 
épuisé,  le  cœur  sans  battement,  il  demeura  évanoui. 

Sa  présence  racontait  assez  évidemment  la  triste  histoire 
du  canot.  Costal  ,  eût-il  eu  sa  connaissance,  n'eût  pu  rien 
ajouter  à  l'évidence;  voilà  ce  que  pensa  le  mariscal  à  son 
aspect. 

«  Ne  cherchons  plus  le  canot ,  messieurs  ,  dit-il  ;  allons 
droit  sur  l'île.  » 

Puis  étant  son  chapeau  : 

«  Prions ,  continua-t-il ,  pour  l'âme  de  nos  malheureux 
camarades,  pour  le  capitaine  Lantejas  surtout  ;  nous  perdons 
en  lui  un  vaillant  officier.  » 

Les  baleinières  suivirent  leur  route  silencieuse  après  cette 
aconique  oraison  funèbre  de  don  Cornelio ,  qui  attendait 
oujours. 

Revenons  vers  lui,  vers  le  canot  où  le  malheureux  officier, 
leul  au  milieu  des  dangers  qui  l'entouraient,   contemplait 


186  COSTAL  L'INDIEN. 

l'Océan,  livide  comme  la  mort  en  l'absence  des  éclairs  ,  et 
flamboyant  comme  une  fournaise  quand  les  nues  se  fendaient 
en  sillons  de  feu.  Il  écoutait  le  vent  qui  sifflait  en  fouettant 
l'onde  ,  comme  le  cavalier  qui  excite  sa  monture  de  l'éperon 
et  de  la  voix;  il  entendait  la  vague  rugir  comme  le  coursier 
sauvage  qui  se  révolte  contre  son  cavalier.  Heureusement  , 
l'orage  n'en  était  qu'à  son  prologue  ,  et  il  pouvait  se  tenir 
encore  sur  son  frêle  support.  11  cria  à  plusieurs  reprises  , 
mais  le  vent  lui  rejetait  ses  cris  inutiles  à  la  face  avec  l'écume 
des  lames. 

Le  secours  n'arrivait  pas  ;  Costal  était  sans  doute  noyé  ou 
dévoré  ,  et  le  malheureux  capitaine  pensait  qu'il  n'avait  plus 
qu'à  se  résigner  au  môme  sort.  Soudain  ,  à  la  lueur  d'un 
éclair,  il  lui  sembla  voir  apparaître  au  sommet  d'une  lame 
et  sur  un  flot  d'écume  la  forme  longue  d'une  barque  et  des 
figures  humaines.  Il  tressaillit  d'espoir;  mais  ,  quand  l'éclair 
se  fut  éteint ,  il  ne  vit  plus  que  des  vagues  noires  frissonner 
et  danser  à  la  place  de  la  vision.  Il  cria  encore  ,  et  le  son 
rauque  qui  déchira  son  gosier  se  perdit  au  milieu  des  hurle- 
ments de  la  mer  et  du  vent.  Il  était  sûr  néanmoins  de  ne  pas 
s'être  trompé ,  et  les  lames  que  le  vent  soulevait  pouvaient 
seules  le  cacher  à  ses  compagnons  et  les  lui  rendre  également 
invisibles. 

Mais  bientôt  sa  certitude  ne  fut  plus  qu'un  doute  ;  le  rayon 
d'espoir  qu'il  avait  eu  s'évanouit ,  et  il  vit  de  nouveau  dans 
toute  sa  nudité  l'horreur  de  sa  position. 

Tout  à  coup,  au  moment  où  ,  soulevé  jusqu'à  la  crête  d'une 
lame  ,  il  put  dominer  un  instant  au-dessus  de  son  court  ho- 
rizon ,  il  aperçut  encore  bien  distinctement ,  à  la  lueur  d'un 
second  éclair,  la  même  barque  ,  les  mêmes  figures  f  mais 
dans  une  direction  opposée.  Les  chaloupes  l'avaient  dépassé 
sans  le  voir.  La  vague  s'affaissa  sous  lui  ;  il  perdait  de  vue 
les  sauveurs  qui  le  cherchaient  où  il  n'était  pas.  Peu  s'ei: 
fallut  que ,   dans  l'accès  de  désespoir  insensé  qui  s'empar; 


COSTAL  L'INDIEN.  187 

de  lui ,   il  ne  se  laissât  volontairement  entraîner  par  un  de 
ces  flots  dont  il  était  le  triste  jouet. 

Le  malheureux  se  sentait  perdu  sans  retour.  Fasciné  par 
le  gouffre  qui  l'attirait ,  exalté  jusqu'à  la  folie  par  les  into- 
nations funèbres  de  la  mer  et  du  vent ,  il  allait  cesser  de 
lutter,  lorsque  ,  du  sein  de  l'onde  et  à  peu  de  distance  de 
lui ,  il  vit  jaillir  une  vive  lueur  et  une  courbe  d'un  azur  étin- 
celant  se  dessiner  sur  le  ciel  sombre.  C'était  la  fusée  de  si- 
gnal tant  désirée.  Alors  don  Cornelio  rassembla  ce  qui  lui 
restait  de  forces ,  et  poussa  un  cri  auquel  le  désespoir  et  la 
joie,  mêlés  ensemble,  donnèrent  un  retentissement  surhu- 
main. Il  l'entendit  porter  par  le  vent ,  bondir  pour  ainsi  dire 
sur  le  dos  des  lames  et  mourir  au  loin.  Après  un  moment 
pendant  lequel  il  concentra  tout  ce  qui  lui  restait  de  vie  à 
écouter  la  réponse  à  son  appel ,  il  entendit  un  autre  cri  lut- 
ter contre  les  hurlements  de  la  rafale  :  c'était  la  voix  de 
l'Indien. 

Cornelio  cria  de  nouveau  sans  répit ,  sans  relâche  ,  jus- 
qu'à ce  que  sa  gorge  déchirée  refusât  de  produire  aucun  son. 
'A  chaque  fois,  il  entendait  comme  l'écho  affaibli  de  cris 
lointains,  et  pourtant  la  lueur  des  éclairs  ne  lui  montrait 
toujours  qu'un  espace  immense,  noir  et  vide....  Enfin  une 
des  baleinières  arriva  en  bondissant  jusqu'à  lui.  Les  mains 
de  Costal  et  de  Galeana  se  tendirent  et  saisirent  les  siennes, 
et  il  se  sentit  enlevé  de  la  quille  du  canot;  il  était  temps  : 
comme  Costal ,  il  tomba  évanoui  dans  le  fond  de  l'embar- 
1  cation. 

i  On  devine  facilement  ce  qui  s'était  passé.  Au  moment  où 
'les  baleinières  venaient  de  s'éloigner  de  don  Cornelio  sans 
<  l'avoir  aperçu  ,  sans  que  personne  eût  entendu  ses  cris , 
l'Indien  avait  déjà  repris  ses  sens  et  raconté  en  peu  de  mots 
V la  catastrophe  dont  l'équipage  du  canot  avait  été  victime. 

On  s'empressa  alors  de  faire  le  signal  convenu  en  s'orien- 
tant  à  la  lueur  des  éclairs  par  la  position  de  l'île  et  par  celle 


J88  COSTAL  L'INDIEN. 

de  la  goélette  et  du  château.  Costal ,  avec  la  double  sagacité 
du  marin  et  de  l'Indien ,  avait  à  peu  près  reconnu  l'endroit 
où  il  avait  laissé  son  compagnon  d'infortune.  Un  instant  après, 
le  premier  cri  poussé  par  Lantejas  parvint  jusqu'aux  oreilles 
attentives  de  Costal  et  confirma  ses  conjectures.  Le  capitaine 
était  sauvé  ! 

Malgré  l'alerte  donnée  par  la  Guadalupe ,  les  trois  balei- 
nières purent  facilement  aborder  du  côté  de  l'île  opposé  à  la 
goélette  ,  par  une  nuit  d'orage  pendant  laquelle  la  garnison 
n'était  pas  sur  ses  gardes.  Lantejas  était  toujours  évanoui, 
et,  quand  il  revint  à  lui,  il  *se  trouva  dans  l'île  de  la  Ro- 
queta  sans  savoir  comment  il  y  était  arrivé.  Le  bruit  des 
arbres,  dont  les  cimes  se  choquaient  au-dessus  de  sa  tête 
sous  l'effort  de  l'orage  arrivé  à  son  plus  haut  point  de  vio- 
lence ,  le  fracas  du  tonnerre ,  qui  semblait  ébranler  l'île  jus- 
que dans  ses  fondements  ,  tout  cela  à  son  réveil  lui  parut  la 
plus  douce  mélodie  qu'il  eût  jamais  entendue.  Avant  d'ap- 
peler Costal ,  qu'il  reconnut  dormant  près  de  lui ,  il  examina 
ce  qui  l'entourait.  Disséminés  par  petits  groupes ,  les  gens 
de  l'expédition ,  leurs  armes  à  la  main ,  étaient  debout  et  si- 
lencieux comme  dans  une  embuscade. 

«  Où  sommes-nous?  demanda-t-il  à  Costal  en  le  secouant. 

—  Dans  l'île  de  la  Roqueta ,  parbleu!  répondit  l'Indien. 

—  Comment  avons-nous  pu  y  parvenir? 

—  De  la  manière  la  plus  simple.  Qui  pourrait  croire  que 
soixante  hommes  vont  s'aventurer  sur  la  mer  par  un  temps 
semblable  ?  Personne  assurément.  Aussi  nul  d'entre  les  Es- 
pagnols de  l'île  n'a  songé  à  nous ,  et  nous  avons  débarqué 
sans  obstacle. 

—  Qu'attend  le  mariscal  pour  attaquer? 

—  Que  nous  sachions  où  nous  sommes  et  où  est  l'ennemi. 
La  nuit  est  noire  comme  la  gueule  d'un  canon  ,  et  le  ciel  et 
la  mer  sont  en  fureur.  » 

L'orage ,  du  reste ,  faisait  la  sécurité  des  Mexicains  jus- 


COSTAL  L'INDIEN.  189 

qu'au  jour;  car,  ignorants  comme  ils  l'étaient  des  localités 
et  de  la  force  de  la  garnison  espagnole ,  une  attaque  impré- 
vue dirigée  contre  eux  leur  eût  été  funeste.  Grâce  à  la  tem- 
pête, on  ne  soupçonnait  pas  leur  présence. 

Il  était  environ  quatre  heures  du  matin  lorsque  Costal 
donnait  ces  détails  au  capitaine.  L'orage  continuait  à  gron- 
der, et  la  mer,  qui  brisait  avec  violence  contre  la  grève, 
menaçait  de  rompre  les  câbles  des  embarcations ,  seul  espoir 
de  salut  en  cas  de  défaite.  Don  Cornelio  jetait  des  regards 
effrayés  sur  cet  Océan  qui  avait  manqué  de  l'engloutir  quel- 
!  ques  heures  auparavant.  Il  vit  un  homme  descendre  vers  le 
I  rivage,  et  pensa  qu'il  y  allait  avec  l'intention  de  resserrer 
les  nœuds  des  câbles.  En  effet ,  l'homme  se  baissa;  mais,  au 
bout  d'une  minute,  Lantejas  crut  entendre  le  grincement  de 
la  lame  d'un  couteau  sur  un  objet  qu'on  cherchait  à  couper. 
«  Que  fait-il  donc  ?  dit-il  à  Costal  en  lui  montrant  l'homme 
iccupé  à  sa  mystérieuse  besogne. 

—  Il  coupe  les  câbles ,  parbleu  !  répondit  l'Indien  ;  et , 
>'élançant  tout  de  suite  vers  lui ,  suivi  du  capitaine ,  il  re- 
connut ,  au  pâle  reflet  de  l'écume  blanchâtre  des  vagues  ,  le 
nariscal  lui-même,  don  Hermenegildo  Galeana. 

—  Ah  !  c'est  vous ,  capitaine ,  dit  Galeana  ;  venez  donc 
n'aider  à  trancher  ces  câbles,  qui  sont  durs  comme  des 
haines  de  fer. 

—  Trancher  ces  câbles  !  et  si  nous  sommes  contraints  de 
attre  en  retraite  devant  des  forces  trop  supérieures? 

—  C'est  précisément  ce  que  je  veux  éviter,  répondit  Ga- 
;ana  en  souriant.  On  se  bat  mal  quand  on  peut  se  sauver ,  et 
!  veux  que  nos  hommes  se  battent  bien,  d 

I  II  n'y  avait  rien  à  répliquer  à  l'ordre  du  chevaleresque 
lariscal ,  et  tous  trois  eurent  bientôt  défait  ou  tranché  les 
ïuds  des  câbles. 

«  C'est  bien  ,  reprit  Galeana  ;  nous  n'avons  plus  mainte- 
nu t  qu'à  retirer  des  embarcations  les  fusées  de  signaux.  » 


190  COSTAL  L'INDIEN. 

Ils  obéirent  et  larguèrent  les  amarres,  et  les  vagues  en  se 
retirant  eurent  bientôt  emporté  les  trois  baleinières. 

«  Allez  dormir  jusqu'au  moment  où  je  vous  ferai  réveiller, 
dit  Galeana;  vous  avez  besoin  de  sommeil,  capitaine.  Pen- 
dant ce  temps ,  Costal  ira  pousser  une  reconnaissance  dans 
l'île  pour  savoir  où  est  l'ennemi.  Il  faut  qu'aux  premiers 
rayons  du  soleil  l'île  et  la  goélette  soient  à  nous.  » 

Le  mariscal ,  en  disant  ces  mots  ,  rejeta  sur  sa  figure  le 
pan  de  son  manteau  et  s'éloigna.  Costal  et  le  capitaine  repri- 
rent leur  place  sans  se  communiquer  leurs  réflexions,  et, 
quand  l'Indien  eut  achevé  de  se  dépouiller  du  peu  de  vête- 
ments qu'il  avait  conservés ,  il  s'éloigna  à  son  tour  en  se  glis- 
sant à  travers  les  mangliers  du  rivage,  comme  le  jaguar  quand 
il  s'avance  dans  les  roseaux  pour  surprendre  l'alligator  sur 
le  bord  des  lagunes. 

Quant  à  don  Cornelio ,  il  resta  sans  pouvoir  dormir.  Bien 
qu'un  peu  blasé  sur  le  danger  des  batailles  par  une  habitude 
de  plus  d'un  an  ,  l'obligation  où  Galeana  avait  mis  ses  sol- 
dats de  vaincre  ou  de  mourir  le  tenait  éveillé.  Son  temps  se 
passait  à  réfléchir  sur  les  bizarreries  de  la  destinée  qui  l'avait 
jeté  malgré  lui  au  milieu  de  la  carrière  périlleuse  du  soldat. 
Il  ne  formait  plus  qu'un  vœu  :  c'était  celui  de  voir  prendre 
le  plus  tôt  possible  cette  forteresse  d'Acapulco ,  de  laquelle 
Morelos  lui  avait  promis  de  signer  son  congé.  Au  bout  d'une 
heure  environ ,  Costal  était  de  retour  et  lui  fit  connaître  en 
substance  le  résultat  de  son  exploration  ,  dont  il  allait  com- 
muniquer les  détails  à  Galeana. 

Suivant  le  rapport  de  l'Indien,  la  garnison  espagnole,  qu'il 
supposait  être  d'environ  deux  cents  hommes,  était  retranchée 
dans  une  espèce  de  fortin  de  terre  à  la  pointe  méridionale  de 
l'île,  à  une  portée  de  canon  du  camp  mexicain.  Deux  pièces 
de  campagne  la  défendaient,  et,  dans  une  petite  anse,  la  goé- 
lette dont  le  feu  avait  brisé  l'avant  du  canot  était  à  l'ancre  à 
quelque  distance  du  fortin.  i 


COSTAL  L'INDIEN.  19d 

Galeana  savait  maintenant  où  était  l'ennemi  ;  il  connais- 
sait sa  force  et  ses  moyens  de  défense.  Le  crépuscule  com- 
mençait à  paraître.  Don  Hermenegildo  fit  silencieusement 
former  les  rangs  à  sa  troup?,  et,  montant  sur  une  petite  émi- 
nence  qui  se  trouvait  tout  près,  il  se  fit  apporter  les  fusées 
de  signaux. 

«  Muchachos ,  dit-il  alors  à  demi-voix,  un  point  que  nous 
attaquons  est  toujours  pris;  nous  sommes  au  moment  de 
charger  l'ennemi ,  nous  avons  les  pieds  dans  l'île.  Nous 
pouvons  donc  annoncer  au  général  en  chef,  sans  crainte 
de  le  tromper,  que  l'île  est  prise  et  que  l'ennemi  est  en  dé- 
route. » 

Sans  attendre  une  réponse,  le  mariscal  approcha  son  cigare 
allumé  de  la  première  fusée  qu'on  lui  présenta.  La  fusée  s'é- 
leva en  sifflant  et  décrivit  sur  le  ciel  sombre  une  ellipse  d'un 
rouge  vif;  une  seconde  lui  succéda  en  traçant  une  courbe 
blanchâtre  ;  une  troisième  s'élança  en  laissant  après  elle  une 
longue  traînée  d'un  vert  éblouissant. 

«  Rouge ,  blanc  et  vert ,  c'est  le  drapeau  mexicain ,  reprit 
Galeana  ;  c'est  le  signal  convenu  avec  votre  bien-aimé  géné- 
|  rai  pour  lui  annoncer  la  prise  de  l'île.  On  sait  à  présent  la 
nouvelle  au  camp,  et  nous  ne  pourrions  plus  la  démentir.  En 
avant!  » 

j     Galeana  s'élança  aussitôt ,  et  d'un  seul  bond  se  mit  à  la 
ibête  de  ses  gens ,  qui  s'élancèrent  à  leur  tour  au  pas  de 
.charge,  guidés  par  Costal.  Comme  ils  approchaient  du  petit 
fort  qui  abritait  la  garnison  espagnole,  un  cri  de  détresse 
parvint  jusqu'à  eux.  Ils  ne  furent  pas  longtemps  sans  en  con- 
naître la  cause.  A  travers  une  échappée  d'arbres,  la  goélette 
jm  montra  couronnée  de  monde ,  roulant  et  tanguant  sous  la 
ame  à  peu  de  distance  des  rochers ,  et  ses  matelots  cher- 
chaient en  vain  à  la  préserver  d'un  naufrage  inévitable.  Ses 
câbles  étaient  rompus  et  le  vent  d'orage  la  poussait  sur  un  lit 
le  rochers  aigus. 


192  COSTAL  L'INDIEN. 

«  Sang  du  Christ!  moi  qui  comptais  sur  cette  goélette,  s'é- 
cria Galeana;  nous  n'en  aurons  que  les  débris.  » 

Ce  désastre ,  bientôt  connu  dans  le  camp  espagnol ,  y  jeta 
la  confusion  ;  Galeana  l'augmenta  encore  par  son  terrible  cri 
de  guerre,  qui  fut  suivi  de  hurlements  forcenés  poussés  par 
ses  soldats,  dont  l'obscurité  cachait  le  petit  nombre.  Leur 
brusque  attaque,  leurs  clameurs,  jointes  aux  éclats  du  ton- 
nerre et  aux  cris  de  détresse  des  matelots  de  la  goélette,  por- 
tèrent l'effroi  des  Espagnols  à  son  comble.  Les  assaillants 
enfoncèrent  à  coups  de  hache  les  portes  du  fort.  Sans  pres- 
que éprouver  de  résistance ,  et  après  un  court  combat  corps 
à  corps,  une  partie  de  la  garnison  s'enfuit  et  l'autre  se  rendit 
sans  conditions. 

A  peine  le  dernier  coup  de  fusil  venait-il  d'être  tiré,  que 
la  goélette,  touchant  violemment  sur  les  rochers,  s'inclina 
comme  un  cheval  éventré  par  un  taureau ,  et  ses  flancs  s'ou- 
vrirent. Les  vainqueurs  n'eurent  plus  alors  qu'à  s'emparer 
des  hommes  de  l'équipage  de  la  Guadalupe  (c'est  ainsi  que 
s'appelait  la  goélette),  à  mesure  qu'ils  échappaient  au  nau- 
frage. 

Le  soleil  vint  bientôt  jeter  quelques  pâles  rayons  à  travers 
les  nuages  gonflés  qui  semblaient  flotter  sur  l'Océan  ;  mais 
l'orage  ne  s'apaisa  pas  tout  à  fait  à  la  naissance  du  jour. 

Au  moment  où  le  dernier  des  hommes  de  la  goélette  tou- 
chait le  rivage  de  l'île ,  le  fort  signala  une  voile ,  puis  bien- 
tôt ,  de  la  plage  même ,  on  put  apercevoir  au  loin  entre  deux 
lames  un  navire  fuyant  à  sec  avec  la  rapidité  de  l'éclair. 

L'ouragan  semblait  le  pousser  contre  la  terre ,  et  il  ar- 
riva bientôt  à  une  distance  assez  rapprochée  pour  que, 
de  la  grève ,  on  distinguât  l'équipage  et  les  officiers  sur  le 
pont. 

Costal ,  Clara  et  le  capitaine  don  Cornelio  observaient 
comme  les  autres  les  manœuvres  du  brick,  quand  les  yeux 
perçants  de  l'Indien  se  dirigèrent  avec  plus  d'attention  sur 


COSTAL   L'INDIEN.  193 

un  officier  appuyé  sur  la  lisse  du  navire  avec  un  air  de  mé- 
lancolie profonde. 

Sa  taille  haute  et  élégante  annonçait  la  vigueur.  Sa  che- 
velure noire  flottait  au  gré  de  la  brise  sur  sa  tête  décou- 
verte, et  il  semblait  peu  préoccupé  du  danger  que  courait  le 
navire. 

«  Reconnaissez-vous  cet  officier?  demanda  Costal  en  le 
désignant  du  doigt  à  don  Cornelio  et  à  Clara. 

—  Je  ne  puis  distinguer  ses  traits,  répondit  Lantejas. 

—  C'est  celui  que  nous  avons  connu  tous  trois  jadis  capi- 
taine des  dragons  de  la  reine;  aujourd'hui  c'est  le  colonel 
Très  Villas. 

—  Celui  qui,  à  la  bataille  de  Calderon,  a  failli  s'emparer 
du  généralissime  Hidalgo?  dit  un  soldat. 

—  Lui-même,  répondit  Costal. 

—  L'officier  qui  a  cloué  la  tête  d'Antonio  Valdès  à  la 
porte  de  son  hacienda?  ajouta  un  volontaire  de  la  province 
de  Oajaca. 

—  Lui-même,  répliqua  l'Indien. 

—  Est-ce  lui  encore  qui  s'est  emparé  de  la  ville  d'Aguas 
Calientes  et  a  fait  couper  la  chevelure  de  quatre  cents  fem- 
mes prisonnières?  demanda  un  troisième. 

—  On  dit  qu'il  avait  ses  raisons  pour  cela,  repartit  Costa!. 

—  Eh  bien!  s'il  échoue  ici,  son  affaire  est  claire.  » 

Mais ,  au  moment  où  le  soldat  finissait ,  un  petit  foc  s'é- 
leva sur  le  beaupré  du  brick,  une  voile  glissa  le  long  d'un 
des  étais,  et  le  navire,  obéissant  en  même  temps  au  gou- 
vernail ,  ne  tarda  pas  à  virer  de  bord  et  à  se  perdre  dans  le 
lointain. 

Costal  ne  s'était  pas  trompé.  L'officier  passager  était  bien 
don  Rafaël  Très  Villas ,  qui,  après  un  an  d'absence,  allait 
porter  sur  les  bords  du  golfe  de  Tehuantepec  une  incurable 
mélancolie. 


200 


194  COSTAL  L'INDIEN, 


CHAPITRE   V. 

L'homme  au  caban. 

Pendant  que ,  échappant  à  la  fois  au  double  danger  de  se 
briser  sur  l'île  de  la  Roqueta  ou  d'y  tomber  entre  les  mains 
de  l'ennemi ,  le  brick  espagnol  emportait  don  Rafaël  dans  la 
province  de  Oajaca,  où  nous  ne  tarderons  pas  à  le  retrouver, 
le  vent  apportait  le  bruit  d'une  canonnade  incessante  mêlée 
aux  sifflements  de  l'ouragan. 

Ces  détonations  semblaient  partir  du  fort ,  du  moins  au- 
tant que  l'on  en  pouvait  juger  au  milieu  de  la  brume  qui  le 
couvrait. 

Les  groupes  d'insurgés  formés  sur  le  bord  de  la  mer  cher- 
chaient en  vain  à  en  deviner  la  cause. 

Nous  la  dirons  en  peu  de  mots. 

Les  vedettes  postées  sur  la  plage  par  ordre  de  Morelos, 
après  le  départ  du  mariscal  et  de  ses  baleinières,  avaient 
aperçu  les  fusées  de  signaux  tirées  par  don  Hermenegildo 
pour  annoncer  la  prise  de  l'île  de  la  Roqueta,  bien  que, 
comme  on  se  le  rappelle,  elle  ne  fût  pas  encore  complètement 
conquise. 

D'après  ce  qui  avait  été  convenu  entre  le  général  en  chef 
et  le  mariscal ,  Morelos  avait  dirigé  contre  Acapulco  une  si 
brusque  attaque,  qu'il  s'en  était  emparé  presque  sans  coup 
férir. 

Quoique  le  fort  tînt  toujours,  la  possession  de  l'île  de  la 
Roqueta  rendait  moins  illusoire  la  conquête  d'une  ville  ou- 
verte comme  celle  qu'on  venait  de  prendre.  De  l'île,  en  effet, 


COSTAL   L  INDIEN.  193 

soit  que  la  goélette  convoitée  par  Galeana  lui  eut  échappé  ou 
non ,  il  était  possible ,  sinon  facile ,  d'intercepter  les  navires 
chargés  de  vivres  pour  le  fort. 

Maître  d'Acapulco,  Morelos  s'était  rappelé  le  curé  de  Car^- 
cuaro,  dérisoirement  chargé  de  conquérir  une  riche  province 
qui  aujourd'hui  appartenait  presque  tout  entière  au  général 
Morehs.  11  s'était  rappelé  ses  humbles  débuts  et  sa  puissance 
actuelle.  Alors,  dans  un  élan  de  reconnaissance  pour  le  Dieu  des 
armées  dont  il  avait  été  jadis  le  plus  modeste  des  serviteurs, 
il  résolut  de  dire  une  messe  solennelle  d'actions  de  grâces  et 
d'officier  lui-même. 

C'était  sur  la  ville,  sur  la  cathédrale  elle-même  que  le 
fort  faisait  pleuvoir  une  grêle  de  boulets  ;  là ,  sous  les 
voûtes  du  temple,  par  une  de  ces  singularités  de  la  guerre 
de  l'indépendance,  dont  les  premiers  généraux  furent  des 
prêtres,  Morelos  venait  de  déposer  l'uniforme  pour  revêtir 
l'étole. 

Les  batteries  des  insurgés  répondaient  au  feu  de  la  cita- 
delle, et  c'était  au  milieu  de  l'épouvantable  fracas  de  l'artille- 
rie que  Morelos ,  redevenu  prêtre ,  célébrait  encore  une  fois 
l'office  divin. 

La  cause  de  ces  détonations  n'avait  pas  tout  à  fait  échappé 
à  Galeana. 

«  Enfants!  dit-il  en  s'approchant  des  groupes  formés  sur  le 
rivage,  nous  sommes  maîtres  de  l'île  ;  notre  bien-aimé  géné- 
ral Ta  su  par  nos  signaux,  et  à  son  tour  il  attaque  Aca- 
pulco.  Dans  deux  heures,  la  ville  sera  prise,  si  elle  ne  l'est 
déjà;  ses  canons  chantent  le  Te  Deurn.  Vive  Morelos  1 

—  Vive  Morelos  !  répétèrent  les  insurgés  en  chœur. 

—  Eh!  seigneur  Lantejas,  dit  Costal  en  se  frottant  les 
mains  ,  ne  vous  semble-l-il  point  que  je  viens   de   faire  un 

l  bon  pas  vers  le  traître  Gago?  » 

Les  embarcations  de  la  goélette,  dont  une  put  être  sau- 
vée, et  celles  qui  avaient  transporté  la  garnison  espagno'e 


196  COSTAL  L'INDIEN. 

de  la  côte  dans  l'île,  remplaçaient  complètement  les  balei- 
nières sacrifiées  par  le  mariscal,  et  les  surpassaient  en 
solidité. 

Quand,  au  bout  du  second  jour,  l'orage  eut  cessé,  la  mer 
recouvra  son  calme  habituel.  Ces  embarcations  servirent 
alors  à  établir  les  communications  entre  le  camp  de  Morelos 
et  la  Roqueta,  et  à  expédier  au  général  en  chef,  sous  bonne 
escorte  envoyée  par  lui,  ceux  des  prisonniers  qui  ne  voulu- 
rent pas  embrasser  la  cause  mexicaine  ;  ce  fut  le  plus  grand 
nombre.  Du  reste ,  l'occupation  de  la  petite  île  demeura  con- 
fiée à  ceux  qui  l'avaient  conquise. 

Parmi  les  transfuges  européens  qui  avaient  grossi  les 
ran»s  des  insurgés ,  il  y  en  avait  un  qu'il  était  facile  de  re- 
connaître pour  Galicien  à  son  rude  accent  montagnard.  C'é- 
tait par  conséquent  un  compatriote  de  Pépé  Gago,  qu'il 
connaissait  d'autant  mieux,  qu'avant  d'être  envoyé  tenir 
garnison  à  la  Roqueta,  il  faisait  partie  avec  lui  de  celle  de 
la  citadelle  d'Acapulco.  Costal  n'avait  pas  tardé  à  se  lier  avec 
le  Galicien  et  à  obtenir  de  lui,  sur  le  sergent  d'artillerie, 
des  renseignements  dont  il  espérait  faire  son  profit  plus 
tard. 

Ce  n'étaient  pas  toutefois  les  seuls  services  que  l'Indien 
attendait  des  nouvelles  recrues.  Il  pensait  à  utiliser  la  con- 
naissance qu'il  leur  supposait  des  signaux  espagnols  conve- 
nus avec  les  navires  chargés  du  ravitaillement  du  fort,  et  à 
en  attirer  pour  le  moins  un  ou  deux  dans  l'île  afin  de  s'en 
emparer. 

Trois  jours  après  la  prise  de  l'île,  Costal  fut  encore  le  pre- 
mier à  signaler  une  voile  qui  faisait  route  de  San-Blas  pour 
Àcapulco.  Comme  ce  ne  pouvait  être  qu'un  navire  espagnol, 
on  s'empressa  de  hisser  le  pavillon  d'Espagne  au  sommet 
du  fortin ,  et  le  navire  en  vue  arbora  bientôt  en  effet  un  pa- 
villon semblable.  Ce  fut  avec  une  joie  bien  vive  que  la  gar- 
nison vit  le  brick  s'approcher  et  grossir  jusqu'à  ce  que  l'on 


COSTAL  L'INDIEN.  197 

pût  lire  dans  une  de  ses  évolutions  de  grandes  lettres 
blanches  peintes  sur  son  arrière. 

C'était  le  San-Carlos,  et  les  Espagnols  transfuges  le  re- 
connurent pour  être  l'un  des  bâtiments  dont  on  attendait 
l'arrivée  dans  la  forteresse  avec  d'autant  plus  d'anxiété, 
qu'il  était  chargé  de  vivres  et  de  munitions.  Les  insurgés 
avaient  amplement  de  ces  dernières,  et  étaient  sur  le  point 
de  manquer  des  premiers. 

Le  navire  s'approchait  en  apparence  sans  défiance  aucune  ; 
mais  le  capitaine  était  un  vieux  loup  de  mer  qui  savait  que 
le  sort  des  armes  est  variable,  et  qu'en  guerre,  si  les  places 
ne  changent  pas  de  position,  elles  peuvent  souvent  changer 
du  moins  d'occupants. 

Lors  donc  que  tous  se  félicitaient  dans  l'île  d'une  capture 
prochaine,  le  San-Carlos  mit  brusquement  en  panne,  et  on 
le  vit  hisser  à  côté  de  la  bannière  espagnole  un  second  pa- 
villon bleu  de  ciel  avec  trois  étoiles  d'or.  Cela  fait ,  on  parut 
attendre  à  bord  que  l'on  fît  de  l'île  le  signal  correspon- 
dant. 

Ce  mystérieux  signal  du  brick  était  de  l'hébreu  pour  les 
insurgés,  et  malheureusement  leurs  nouveaux  soldats  ne  le 
comprenaient  pas  davantage.  Leur  seule  ressource  fut  de 
hisser  à  leur  tour  un  second  pavillon  espagnol  à  côté  du 
premier;  ils  en  eussent  eu  dix,  qu'ils  les  auraient  tous  fait 
flotter  à  la  fois  à  la  pointe  du  mât  de  signaux,  tant  ils  avaient 
à  cœur  de  prouver  qu'ils  étaient  bien  véritablement  Espa- 
gnols; mais  ils  n'en  avaient  que  deux.  Cependant,  à  force 
de  chercher,  on  trouva,  dans  un  coin  du  fortin,  un  débris 
d'étamine  rouge  avec  un  lambeau  de  ce  qui  avait  dû  être 
jadis  un  soleil  d'or ,  et  qui  parut  merveilleusement  corres- 
pondre aux  étoiles  du  San-Carlos. 

Avant  toutefois  de  risquer  une  réponse  faite  au  hasard, 
Galeana  crut  prudent  de  faire  avancer  sur  la  grève  le  Gali- 
cien dont  il  a  été  question.  Celui-ci  obéit ,  et,  faisant  de  ses 


4  98  COSTAL  L'INDIEN. 

deux  mains  un  porte- voix  ,  cria  avec  l'énergie  de  son  rude 
accent  montagnard  : 

«  Le  commandant  de  l'île  fait  dire  au  capitaine  du  brick 
qu'il  serait  heureux  de  le  voir  venir  à  terre  pour  lui  confier 
un  message  de  la  plus  haute  importance,  » 

Le  capitaine  du  brick  se  montra  sur  le  pont.  C'était  un 
marin  à  tête  grise  et  à  l'air  circonspect;  son  porte-voix  envoya 
en  grondant  la  réponse  suivante  : 

«  Je  désirerais  d'abord  deux  choses  :  la  première,  que  le 
seigneur  commandant  me  fît  l'honneur  de  me  répéter  son 
invitation  lui-même;  la  seconde,  qu'il  voulût  bien  répondre 
à  mon  signal  autrement  qu'en  arborant  un  second  pavillon 
national.  » 

Le  Galicien  passa  la  main  dans  son  épaisse  chevelure. 

«  Seigneur  capitaine,  dit-il,  dans  ces  temps  de  troubles 
on  ne  saurait  se  montrer  trop  bon  patriote. 

—  C'est  vrai ,  reprit  le  capitaine. 

—  Le  commandant  de  l'île  serait  heureux  de  vous  sou- 
haiter la  bienvenue  ,  reprit  le  Galicien  ;  mais ,  à  la  suite  d'une 
indisposition  fort  grave ,  les  médecins  lui  défendent  le  grand 
air  et  le  soleil.  Quant  aux  signaux,  bien  que  le  tonnerre 
soit  tombé  pendant  le  dernier  orage  sur  la  caisse  où  ils 
étaient  enfermés,  et  qu'il  ne  nous  reste  plus  que  les  débris 
d'un  seul.... 

—  Vous  voudrez  bien  faire  mes  compliments  de  condo- 
léance au  commandant ,  reprit  le  capitaine  du  brick  d'un  ton 
railleur,  et,  s'il  avait  des  commissions  pour  don  Pedro  Vêlez, 
je  m'en  chargerais  volontiers. 

—  Attendez  donc;  le  pavillon  qui  nous  reste  est  précisé- 
ment le  bon,  et  vous  ne  l'aurez  pas  plutôt  vu  flotter  que 
tout  malentendu  cessera  entre  nous.  Tentons  la  chance,  » 
ajouta-t-il  à  demi-voix,  s'adressant  à  ses  compagnons. 

En  achevant  cette  réponse  d'un  air  d'assurance  parfaite, 
le  Galicien  cria  d'une  voix  de  stentor  de  hisser  le  pavillon 


COSTAL  L'INDIEN.  199 

au  soleil  d'or,  et,  peu  de  secondes  après,  le  drapeau  mu- 
tilé flottait  à  côté  des  deux  bannières  espagnoles. 

Le  capitaine  du  San-Carlos  braqua  sa  longue-vue  sur  le 
haillon  d'étamine  bleue  et  jaune  qui  se  déployait  sous  la 
brise  avec  tout  l'orgueil  d'un  mendiant  castillan,  et  tous 
attendirent  avec  anxiété  le  résultat  de  son  examen.  Le  Gali- 
cien ne  s'était  pas  trompé  en  assurant  que  tout  malentendu 
se  dissiperait  à  l'aspect  de  son  signal  :  car,  ainsi  que  les 
étoiles  disparaissent  devant  le  soleil,  le  pavillon  étoile  fut 
brusquement  amené  ;  puis ,  pour  prouver  qu'en  effet  le  capi- 
taine ne  conservait  plus  aucun  doute,  le  brick  tourna  le 
flanc  et  lâcha  sur  l'île  une  bordée  cle  boulets,  dont  l'un 
coupa  en  deux  le  malheureux  Galicien. 

Un  cri  unanime  de  désappointement  et  de  vengeance, 
poussé  par  tous  les  hommes,  répondit  à  ce  brutal  procédé 
du  capitaine  espagnol,  qui  leur  échappait,  et  la  voix  deGa- 
îeana  domina  le  tumulte  en  criant  : 

«  A  l'abordage  !  » 

Joignant  l'action  à  la  parole,  don  Hermenegildo  sauta  dans 
l'une  des  barques  amarrées  au  rivage,  et  toutes  furent  en  un 
instant  remplies  de  soldats  animés  de  l'esprit  du  chasseur 
affamé  qui  voit  sa  proie  lui  échapper. 

Costal ,  en  compagnie  de  son  fidèle  Clara ,  s'était  tout  de 
suite  jeté  dans  la  yole  du  mariscal.  C'était  une  embarcation 
longue,  étroite  et  légère,  dont  l'Indien  avait  pu  déjà  recon- 
naître la  marche  supérieure  et  la  solidité.  Lantejas  voulut, 
mais  vainement,  prendre  place  à  côté  de  ses  compagnons 
d'habitude;  la  yole  était  déjà  trop  chargée,  et  il  fut  obligé 
de  se  mettre  dans  la  première  embarcation  qui  se  présenta. 

Cette  manœuvre  ne  s'était  pas  accomplie  sans  quelque 
lenteur  occasionnée  par  la  précipitation  même,  de  sorte  que 
déjà  le  brick  espagnol ,  ses  voiles  gonflées  par  une  bonne 
brise ,  était  à  quelque  distance  quand  le  signal  du  départ  fut 
donné. 


200  COSTAL  L'INDIEN. 

Don  Gornelio  ne  se  voyait  pas  sans  une  vive  répugnance 
exposé  encore  une  fois  sur  l'élément  dangereux  qui  avait 
manqué  de  lui  être  si  fatal ,  et  de  plus  un  combat  naval  était 
complètement  en  dehors  de  ses  habitudes  ;  cependant  l'en- 
thousiasme général  le  gagna,  et  il  se  laissa  aller  avec  quel- 
que plaisir  à  contempler  le  spectacle  que  présentait  la  petite 
flottille. 

Le  soleil ,  presque  à  son  déclin ,  commençait  à  teindre  de 
pourpre  et  d'or  le  vaste  bassin  sur  lequel  volaient,  à  l'envi 
l'une  de  l'autre,  six  embarcations  chargées  de  soixante  hom- 
mes brûlants  du  désir  de  se  venger. 

Devant  elles  le  San-Carlos  poursuivait  sa  marche  rapide. 
Les  rayons  obliques  du  soleil  se  reflétaient  en  lames  de  feu 
sur  le  cuivre  de  son  doublage ,  tandis  que  ses  mâts  étaient 
couverts  d'un  nuage  de  voiles  blanches.  On  eût  dit  un  cygne 
aux  pieds  rouges  et  au  plumage  de  neige ,  fendant  l'eau  des 
lagunes.  Des  hourras  partaient  de  toutes  les  barques,  comme 
ceux  que  font  entendre  les  chasseurs  qui  suivent  le  daim 
dans  la  plaine.  La  quille  des  embarcations  jetait ,  en  sillon- 
nant la  mer,  des  réseaux  d'écume  sur  sa  surface  d'azur;  c'é- 
tait à  qui  arriverait  le  premier  pour  s'accrocher  aux  flancs 
du  brick  espagnol.  Les  uns  recourbaient  leurs  baïonnettes 
pour  les  transformer  en  grappins  d'abordage;  les  autres,  c'é- 
taient les  costenos  de  Galeana,  qui  ne  savaient  jamais  se 
séparer  de  leurs  lazos ,  les  faisaient  tournoyer  au-dessus  de 
leur  tête ,  prêts  à  les  lancer  dans  les  cordages  pour  grimper 
à  bord. 

Cependant  la  distance  qui  séparait  les  insurgés  du  San- 
Carlos  diminuait  petit  à  petit.  Il  venait  de  lâcher  une  bordée 
contre  les  barques;  mais  ses  canons,  moins  bien  dirigés  crue 
la  première  fois ,  n'avaient  lancé  que  des  boulets  inoffensifs, 
qui,  sifflant  au-dessus  des  têtes  des  Mexicains,  avaient  été 
se  perdre  dans  l'eau.  Obligé  de  présenter  le  flanc  pour  dé- 
charger son  artillerie,   cette  manœuvre,  en  suspendant  sa 


COSTAL  L'INDIEN.  201 

marche  penchant  quelques  instants  ,  avait  fait  gagner  du 
terrain  aux  barques.  D'innombrables  coups  de  sifflets  et 
d'outrageuses  moqueries  accueillirent,  avec  une  dédaigneuse 
ironie ,  l'inutile  décharge  du  brick. 

Déjà  les  bastions  du  fort  commençaient  à  paraître  dans  le 
lointain ,  lorsque ,  de  l'embarcation  du  mariscal ,  qui  se  trou- 
vait en  avant  de  toutes  les  autres,  Costal  poussa  un  cri  et 
signala  un  incident  imprévu  qui  bientôt  fut  à  la  connaissance 
de  tout  le  monde. 

Pendant  que  le  San-Carîos  fuyait,  ou  pour  mieux  dire 
lâchait  d'arriver  le  plus  promptement  possible  au  but  de  sa 
course,  les  hauteurs  du  château  s'étaient  couronnées  de 
spectateurs  ;  au  loin ,  la  plage  voisine  du  camp  de  Morelos 
s'était  également  couverte  de  soldats,  qui,  faute  de  moyen 
de  transport,  ne  pouvaient  faire  que  des  vœux  pour  leurs 
camarades.  Tout  à  coup  six  canots  espagnols  parurent  et 
doublèrent  la  pointe  du  fort ,  se  dirigeant  sur  le  brick  pour 
lui  porter  secours. 

C'était  l'apparition  de  ces  barques  ennemies  qu'annonçait 
le  cri  de  Costal  ;  la  lutte  qui  allait  s'engager  était  le  spec- 
tacle auquel  venaient  assister  les  soldats  de  la  citadelle  et 
ceux  de  Morelos.  A  l'aspect  du  renfort  inattendu  que  rece- 
vait le  brick,  toutes  les  barques  mexicaines,  sur  un  signal 
du  mariscal ,  s'empressèrent  de  rallier  la  yole  qui  le  portait , 
pour  recevoir  ses  ordres. 

De  légères  embarcations  sans  artillerie  attaquant  un  na- 
vire de  guerre  sous  voiles,  par  qui  elles  pouvaient  facilement 
être  coulées  à  fond,  c'était  une  entreprise  déjà  bien  téméraire. 
Les  auxiliaires  qui  venaient  à  l'aide  du  brick  rendaient  l'en- 
treprise plus  téméraire  encore. 

On  tint  néanmoins  conseil  aussi  rapidement  que  le  per- 
mettaient les  circonstances. 

«  Capitaine  Lantejas,  quel  est  votre  avis?  demanda  le  ma- 
riscal. 


202  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Si  la  témérité  est  souvent  une  cause  de  victoire ,  ré- 
pondit le  capitaine  avec  quelque  hésitation.... 

—  Bien!  votre  avis  est  d'attaquer,  je  le  sais,  s'écria  Ga- 
leana  en  interrompant  don  Cornelio ,  qui  ,  n'osant  pas  dé- 
mentir le  mariscal ,  fit  un  signe  de  tête  afïirmatif.  Et  vous , 
don  Amador?  demanda-t-il  à  un  second  officier. 

—  Je  suis  d'avis  que  la  plus  vulgaire  prudence  conseille  la 
retraite,  »  répondit  don  Amador. 

Galeana  fronça  le  sourcil. 

«  Votre  avis,  capitaine  Salas?  reprit-il. 

—  Battre  en  retraite,  s'écria  Salas,  c'est-à-dire  fuir!  Que 
penserait  notre  général ,  qui  s'étonne  sans  doute  que  nous 
délibérions  quand  des  hommes  de  cœur  ne  sauraient  qu'a- 
gir? Attaquons.  » 

De  nombreux  vivats  accueillirent  les  paroles  de  Salas. 

«Mon  avis  comptepour  deux,  ditlemariscal.  Attaquons  donc; 
nous  sommes  quatre  sur  six.  En  avant,  et  vive  Morelos!  » 

Le  mariscal  tranchait  souvent  avec  aussi  peu  de  cérémonie 
les  questions  de  ce  genre,  et  personne  ne  songea  à  protester 
contre  sa  décision.  Les  barques  ennemies  s'avançaient  d'ail- 
leurs si  rapidement ,  que  leur  réunion  au  brick  rendait  dé- 
sormais le  combat  inévitable,  en  supposant  même  que  les 
Mexicains  eussent  eu  l'idée  de  le  fuir. 

«  Attention ,  messieurs  !  s'écria  Galeana  ;  présentez  la 
proue,  et  dispersons-nous.  Le  brick  s'apprête  à  nous  lancer 
une  volée  de  canons.  » 

Le  San-Carlos  présentait,  en  effet,  le  flanc;  un  nuage  de 
fumée  s'élança  de  ses  sabords  ,  une  forte  détonation  se  fit 
entendre,  et  les  boulets  sillonnèrent  l'eau  en  sifflant.  Tout 
à  coup  don  Cornelio  poussa  un  cri. 

«  Vous  êtes  blessé,  Lantejas?  »  cria  Galeana. 

Avant  que  don  Cornelio  n'eût  le  temps  de  répondre,  un 
coup  d'œil  du  mariscal  lui  fit  voir  que  l'ex-étudiant  était 
sain  et  sauf. 


COSTAL  L'INDIEN.  203 

Un  corps  mutilé  s'affaissait  à  côté  de  lui  :  c'était  celui  du 
capitaine  Salas,  dont  un  boulet  venait  d'emporter  la  tête. 
Don  Cornelio  ne  faisait  qu'essuyer  le  sang  qui  avait  rejailli 
sur  lui. 

«  Capitaine  du  diable!  dit  le  mariscal  en  désignant  le  San- 
Carlos.  Mes  amis,  vengeons  le  brave  Sains.  En  avant!  » 

La  yole  qui  portait  le  mariscal ,  l'Indien  zapotèque  et  le 
nègre ,  s'élança  rapidement  en  tête  des  autres  embarcations 
au  milieu  d'un  cri  universel  de  douleur  pour  un  officier  que 
sa  bravoure  faisait  aimer,  et  qui  portait  le  premier  la  peine 
de  la  témérité  qu'il  avait  conseillée.  La  fatale  décharge  du 
brick  espagnol,  qui  avait  repris  sa  route,  ne  fit  qu'animer 
les  insurgés.  Les  rameurs  se  courbèrent  sur  leurs  avirons, 
et  les  barques  ,  rangées  sur  la  même  ligne,  luttèrent  à  qui 
arriverait  la  première,  comme  dans  une  joute  sur  un  lac. 

Quoique  le  capitaine  Lantejas  n'eût  pas  l'humeur  guer- 
rière, l'enthousiasme  général  l'avait  gagné  ,  nous  l'avons 
déjà  dit.  Animé  par  l'idée  qu'il  allait  combattre  sous  les 
yeux  de  la  foule  nombreuse  et  amie  qui  se  pressait  sur  la 
plage,  excité  par  les  fanfares  qu'envoyaient  à  l'écho  les 
cors  et  les  trompettes  du  rivage  et  du  fort,  une  noble  ému- 
lation s'empara  de  lui,  et,  pour  la  première  et  la  seule  fois 
de  sa  vie,  il  conçût  l'àpre  et  sauvage  volupté  du  soldat  qui 
1  ne  se  plaît  qu'au  sein  du  carnage.  C'était  aussi  au  bruit  de 
ces  fanfares  et  au  milieu  de  clameurs  guerrières  que  les 
barques  mexicaines  bondissaient  sur  l'eau.  E'.les  poursui- 
\  vaient  leur  course  rapide,  lorsqu'on  vit  les  six  barques  espa- 
gnoles se  placer  sur  une  seule  ligne  le  long  du  brick,  comme 
|  pour  le  protéger  contre  l'attaque  de  ses  ennemis. 

Tout  à  coup,  de  la  yole  amirale  (nous  appelons  ainsi  celle 
que  montait  le  mariscal),  les  cris  de  :  «  L'homme  à  la 
bayeta  '  !  »  attirèrent  l'attention  de  don  Cornelio  sur  la  bar- 

\.  Espèce  de  caban  d'un  usage  universel  sur  les  côtes  des  deux 
Océans  mexicains. 


204  COSTAL  L'INDIEN. 

que  où  se  trouvait  l'homme  ainsi  désigné.  Mais  le  caban 
bleu  foncé  dont  il  était  couvert  empêchait  qu'on  pût  distin- 
guer ses  traits. 

Ce  mystérieux  combattant  devint  aussitôt  l'objet  des  sup- 
positions les  plus  absurdes.  Les  uns  prétendaient  que  les 
précautions  qu'il  prenait  pour  cacher  sa  figure  étaient  une 
pénitence  infligée  par  son  confesseur;  les  autres  soutenaient 
que  c'était  un  personnage  distingué  de  la  cour  de  Madrid , 
et  quelques-uns  allaient  jusqu'à  soupçonner  que  c'était  le 
roi  d'Espagne  lui-même. 

Quoi  qu'il  en  fût,  la  yole  de  Galeana  quitta  brusquement 
la  ligne  pour  s'avancer  en  diagonale  vers  la  barque  où  ap- 
paraissait l'homme  à  la  bayetà,  comme  si,  en  réalité,  c'eût 
été  un  ennemi  de  plus  d'importance  que  les  autres.  Ce  fut 
le  signal  de  l'attaque. 

De  nouvelles  fanfares  du  fort  et  de  la  plage  saluèrent  le 
disque  rouge  du  soleil  qui  disparaissait  dans  la  mer,  dont 
les  eaux  prirent  tout  d'un  coup  une  teinte  livide.  Le  fracas 
d'une  vive  fusillade  couvrit  bientôt  le  bruit  de  la  musique 
guerrière,  et,  sous  un  dais  de  fumée  blanche,  au  milieu  des 
cris  de  ceux  que  la  mousquetade  rejetait  blessés  ou  sans  vie 
au  fond  des  canots,  les  embarcations  s'élancèrent  l'une  con- 
tre l'autre  et  les  combattants  se  prirent  corps  à  corps.  Le 
combat  fut  court,  mais  acharné. 

Pour  la  première  fois,  on  vit  des  costenos  se  servir  de 
leur  inévitable  lazo  dans  une  affaire  navale,  et,  si  les  insur- 
gés en  eussent  compté  parmi  eux  un  plus  grand  nombre,  tout 
l'avantage  eût  été  de  leur  côté;  car,  avant  que  la  barque 
que  montait  Cornelio  eût  touché  la  barque  contraire ,  trois 
ennemis  avaient  été ,  à  vingt  pas,  enlacés  et  brusquement 
précipités  dans  la  mer. 

De  part  et  d'autre,  chaque  homme,  étreignant  son  ennemi, 
ne  combattait  plus  qu'à  l'arme  blanche,  qui  faisait  une  si- 
lencieuse et  terrible  besogne.  Tout  à  coup,  des  cris  partis  de 


COSTAL  L'INDIEN.  205 

la  foule  qui  garnissait  le  sommet  du  fort,  auxquels  répondi- 
rent les  cris  des  soldats  de  Morelos  réunis  sur  la  plage,  an- 
noncèrent un  incident  nouveau.  La  fureur  au  même  instant 
fit  place  à  l'étonnement  ;  comme  par  enchantement,  le  com- 
bat fut  suspendu,  les  barques  se  décrochèrent  les  unes  des 
autres  et  s'éloignèrent.  C'était  une  trêve  tacite.  Haletants  de 
fatigue,  les  combattants  se  reposèrent,  et,  autant  que  le 
permettait  un  reste  de  la  clarté  du  jour,  purent  reconnaître 
le  sujet  des  cris  qui  les  avaient  séparés. 

Embossé  sous  les  murailles  de  la  forteresse,  le  brick  espa- 
gnol, ayant  mis  en  panne,  hissait  de  son  bord  le  dernier  sac 
de  farine  dont  il  venait  d'approvisionner  les  assiégés.  Pen- 
dant que  les  insurgés  versaient  inutilement  leur  sang,  et  que 
leurs  ennemis  du  moins  combattaient  pour  se  procurer  les 
moyens  de  pourvoir  à  leur  nourriture,  le  Sa?i-Carlos  avait 
tranquillement  opéré  son  déchargement,  et  les  Mexicains  eu- 
rent le  désappointement  de  le  voir  s'éloigner  à  toutes  voiles 
et  bientôt  disparaître  au  milieu  de  la  brume  du  soir. 

Cependant,  des  six  barques  qui  composaient  la  flottille, 
une  seule  n'avait  pas  cessé  le  combat  :  c'était  la  yole  ami- 
raie.  Cette  embarcation  portait  Galeana  et  Costal,  compa- 
gnons de  Lantejas,  et  qui  lui  étaient  chers  à  plus  d'un  titre  ; 
l'Indien  surtout,  son  sauveur  d'habitude.  Légèrement  blessé 
à  la  tête,  don  Cornelio  ne  pensait  qu'à  sa  blessure,  et  ses 
regards  suivaient  avec  anxiété  la  barque  du  mariscal. 

L'obscurité  n'était  pas  encore  assez  épaisse  pour  l'empê- 
cher de  distinguer  pleins  de  vie  Galeana,  Costal  et  le  nègre 
à  la  poursuite  de  leur  ennemi,  qui  fuyait  de  toute  la  vitesse 
de  ses  rames.  Lantejas  reconnut  parfaitement  aussi  l'homme 
au  caban. 

Au  même  moment,  les  cinq  barques  espagnoles,  dont  les 
hommes  avaient  atteint  le  but  qu'ils  s'étaient  proposé  (le 
ravitaillement  du  fort),  firent  également  force  de  rames  pour 
s'éloigner.  Des  huées  accompagnèrent  les  fuyards ,  et  plu- 


206  COSTAL  L'INDIEN. 

sieurs  voulaient  les  poursuivre  ;  mais  la  mort  du  capitaine 
Salas  laissait  le  commandement  à  Lantejas  en  l'absence  du 
mariscal,  et  il  donna  l'ordre  de  marcher  au  secours  de  ce 
dernier. 

L'ardeur  des  rameurs  à  voler  à  l'aide  de  leur  général  les 
rapprocha  promptement  de  sa  yole.  Galeana  venait  d'at 
teindre  et  d'aborder  la  barque  ennemie,  et  don  Cornelio 
put  être  témoin  d'une  courte  et  sanglante  lutte.  Il  vit  don 
Hermenegildo  abattant,  selon  son  habitude,  tout  ennemi  qu'il 
touchait  ;  il  vit  aussi  Costal  un  instant  enlacé  avec  l'homme 
au  caban,  puis  ce  dernier  s'élancer  à  la  mer  et  gagner  le 
rivage.  Costal,  saisi  alors  par  les  rameurs,  eut  à  lutter.en 
désespéré  contre  eux,  et  Lantejas  le  vit,  parvenant  enfin  à 
se  dégager  de  leur  étreinte,  bondir  dans  l'eau  comme  un 
furieux  à  la  poursuite  du  mystérieux  personnage. 

«  Ah  !  s'écria  l'un  des  insurgés,  ce  païen  de  Costal  tient 
à  savoir  qui  est  l'homme  à  la  batjeta. 

—  Il  veut  la  rançon  du  roi  d'Espagne,  ï  dit  un  autre. 
Les  Mexicains  n'étaient  plus  qu'à  une  courte  distance  de 

Galeana,  quand  ils  l'aperçurent  sautant  avec  les  siens  dans 
le  canot  ennemi,  et,  au  moment  où  ils  l'accostaient,  le  der- 
nier Espagnol  tombait  poignardé  dans  la  mer.  Le  mariscal 
regagna  sa  yole,  poussa  d'un  pied  dédaigneux  la  barque  vide 
et  la  laissa  flotter  à  l'aventure. 

«  Et  Costal?  s'écria  don  Cornelio,  où  est-il? 

—  Ah!  c'est  vous,  capitaine?  répliqua  le  mariscal  lors- 
que l'enivrement  du  combat  lui  permit  de  reconnaître  Lan- 
tejas. Eh  bien!  Costal  est  en  chasse;  il  est  semblable  à  ces 
limiers  mal  dressés  que  leur  ardeur  emporte  toujours. 
Voyez-le!  » 

Comme  Galeana  parlait  encore,  on  put  vaguement  distin- 
guer une  ombre  confuse  prenant  pied  sur  la. plage,  puis  une 
autre  forme  aussi  indécise  s'élever  sur  la  grève  et  s'élancer 
après  la  première. 


COSTAL   L'INDIEN.  207 


CHAPITRE    VI. 

Le  pont  d'Hornos. 

L'ardeur  avec  laquelle  l'Indien  se  mettait  à  la  poursuite 
de  l'homme  au  caban  semblait  justifier  les  suppositions  que 
les  insurgés  s'étaient  plu  à  faire  sur  ce  mystérieux  person- 
nage. 

«  L'avez -vous  vu  de  près?  demandait-on  de  tous  côtés  à 
ceux  qui  avaient  accompagné  le  mariscal. 

—  Un  seul  instant  son  capuchon  s'est  rabattu  sur  ses 
épaules,  répondit  un  des  soldats;  mais  il  l'a  si  promptement 
relevé,  qu'à  peine  a-t-on  pu  distinguer  ses  traits. 

—  Quelle  figure  a-t-il? 

—  Une  figure  comme  tout  le  monde. 

—  Et  Costal,  qui  le  poursuit,  ne  vous  a  pas  dit  ce  qu'il 
pensait  de  l'homme  à  la  bayeta?  reprit  un  autre  soldat. 

—  Non;  mais  ses  yeux  ont  brillé  d'une  joie  qui  me  fait 
croire  que  c'est  un  prince  du  sang  de  la  famille  royale. 

—  Ce  païen  de  Costal  gagnera  une  belle  rançon,  »  ajouta 
un  troisième. 

Seuls,  parmi  tous,  Galeanaet  le  capitaine  Lantejas  ne  par- 
tageaient pas  cette  curiosité.  Le  premier  interrompit  les  con- 
versations particulières  en  donnant  l'ordre  de  regagner  l'île, 
et  le  second  se  préoccupait  exclusivement  du  risque  que 
pouvait  courir  l'Indien  sur  la  côte,  où  les  royalistes  étaient 
encore  maîtres,  grâce  au  fort,  et  ne  songeait  guère  à  deman- 
der qui  pouvait  être  l'homme  au  caban.  Les  yeux  fixés  sur 
le  rivage,  il  suivait  les  évolutions  d'une  troisième  ombre,  plus 
noire  que  les  deux  premières. 


208  COSTAL  L'INDIEN. 

Si  Clara  n'était  ni  mort,  ni  blessé,  c'était  lui  sans  cloute. 
«  Quelqu'un  peut-il  me  donner  des  nouvelles  de  Clara? 
s'écria  le  capitaine  ;  est-il  mort  ? 

—  Pas  même  blessé,  répondit-on  ;  il  était  tout  à  l'heure 
encore  avec  nous.  » 

C'était  bien,  en  effet,  le  nègre,  qui,  avec  le  dévouement 
silencieux  et  sans  bornes  du  chien  pour  son  maître,  s'était 
élancé,  sans  dire  un  mot,  à  la  suite  de  l'homme  qu'il  avait 
choisi  pour  frère  d'armes.  Don  Cornelio  n'avait  pas  besoin 
que  l'exemple  du  noirlui  traçât  la  conduite  qu'il  avaitàtenir. 

«  Je  ne  saurais,  dit-il  au  mariscal,  passer  toute  une  nuit 
dans  l'incertitude  sur  le  sort  de  Costal.  Si  vous  le  trouvez 
bon,  je  prendrai  deux  hommes  avec  moi,  je  monterai  dans 
cette  barque  vide  et  je  gagnerai  la  plage.  Peut-être  le  pau- 
vre diable  attend-il  ma  venue,  comme  j'attendais  la  sienne 
il  y  a  trois  nuits.  » 

Le  mariscal,  avec  sa  bonté  accoutumée,  accorda  au  capi- 
taine la  permission  qu'il  sollicitait,  et  l'on  eut  bientôt  rat- 
trapé la  barque  espagnole,  qui  déjà  flottait  en  dérive  à  quel- 
que distance. 

«  Soyez  prudent,  Lantejas,  dit  affectueusement  le  mariscal: 
tâchez  de  ne  pas  vous  éloigner  de  votre  canot  quand  vous 
serez  à  terre;  j'ai  cru  remarquer  quelques  rôdeurs  battant  la 
campagne  et  les  rochers. 

—  Je  serai  prudent,  soyez  tranquille,  seigneur  mariscal,  » 
répliqua  don  Cornelio. 

En  disant  ces  mots,  il  sauta  dans  la  barque  avec  deux 
rameurs  et  fit  pousser  vers  la  plage. 

Il  va  sans  dire  que  depuis  longtemps  l'homme  à  la  bayela, 
l'Indien  et  le  nègre  avaient  disparu  dans  l'ombre  de  la  nuit. 
La  grève  était  déserte  et  silencieuse  quand  le  canot  de  Lan- 
tejas y  aborda  :  c'était  au  milieu  d'une  petite  anse  fermée 
des  deux  côtés  par  des  rochers  assez  élevés,  à  l'endroit 
môme  où  Costal  avait  pris  pied. 


COSTAL  L'INDIEN.  209 

Don  Cornelio  prêta  l'oreille  sans  que  le  moindre  bruit  par- 
vînt jusqu'à  lui;  puis,  supposant  cependant  que  Costal  ne 
pouvait  être  bien  éloigné ,  il  l'appela  de  toutes  ses  forces. 

Personne  ne  répondit  à  ses  cris. 

Deux  longues  heures  se  passèrent  ainsi  dans  une  vaine 
attente ,  pendant  lesquelles  il  espérait ,  à  chaque  instant , 
voir  revenir  Costal  de  sa  poursuite.  Plein  d'inquiétude 
alors  sur  le  sort  de  l'Indien,  il  résolut  de  se  mettre  à  sa 
recherche. 

Don  Cornelio  mit  deux  pistolets  à  sa  ceinture,  et,  son 
sabre  à  la  main ,  il  descendit  sur  la  plage  en  recommandant 
à  ses  deux  rameurs  de  se  maintenir  dans  le  canot  à  une 
dizaine  de  pas  de  la  terre  et  d'avoir  l'œil  au  guet. 

Les  deux  soldats  le  promirent,  et  l'officier  s'éloigna  avec 
précaution. 

La  lune  n'était  pas  levée;  d'innombrables  étoiles  bril- 
laient au  firmament.  Leur  clarté,  toutefois,  n'ôtait  pas  à  la 
nuit  son  obscurité ,  qui  permettait  à  don  Cornelio  de  dissi- 
muler sa  présence.  Il  put  néanmoins  assez  facilement,  et 
malgré  son  inexpérience  dans  la  science  du  rastreador*, 
reconnaître  les  traces  de  ceux  qu'il  cherchait,  tant  qu'elles 
furent  empreintes  sur  le  sable.  Mais,  lorsque  le  sol  devint 
plus  dur,  il  n'y  vit  plus  aucun  vestige.  Il  écouta  alors  at- 
tentivement sans  qu'aucune  révélation  arrivât  à  son  oreille. 
Tout  était  muet  autour  de  lui,  à  l'exception  du  bruit  sourd 
de  la  mer. 

Avant  de  s'engager  dans  un  étroit  chemin  creux ,  par  où 
il  supposa  que  le  fugitif  avait  dû  chercher  à  s'échapper,  Lan- 
tejas  jeta  un  regard  sur  son  canot.  Indolemment  couchés  sur 
leur  banc  et  la  cigarette  à  la  bouche,  les  deux  gardiens  se 
laissaient  balancer  par  la  houle  "comme  dans  un  hamac.  Il 
n'y  avait  donc  rien  de  nouveau  de  ce  côté ,  et  le  capitaine 

t.  Chercheur  de  traces. 

200  n 


210  COSTAL  L'INDIEN. 

s'enfonça  dans  le  sentier  creux  que  laissaient  entre  elles  les 
deux  blanches  falaises. 

C'était  bien  le  même  chemin  qu'avait  suivi  Costal  en  pour- 
suivant l'homme  au  caban.  Celui-ci  s'était  enfui  avec  la 
rapidité  d'un  Basque,  et  jamais  le  nègre  ne  fût  parvenu  à 
rejoindre  l'Indien  lancé  à  toute  course  après  lui,  s'il  ne  l'eût 
entendu  s'écrier  plusieurs  fois  : 

«  Par  l'âme  des  caciques  de  Tehnantepec!  arrêtez-vous 
donc,  lâche!  Ne  suis-je  pas  seul  comme  vous?  » 

Ces  cris  avaient  guidé  Clara  sur  les  pas  de  Costal,  et 
cette  course  à  perte  d'haleine  se  soutenait,  de  part  et  d'au- 
tre, avec  une  égale  ardeur,  lorsque  Costal  s'était  tout  à 
coup  arrêté. 

Derrière  un  coude  du  sentier,  l'homme  à  la  bayeta,  qui 
le  précédait,  venait  de  disparaître.  Pendant  qu'il  essayait 
de  deviner  par  où  il  avait  pu  passer,  le  nègre  l'avait  rejoint. 

ce  Par  les  cornes  du  diable  !  s'écria  l'Indien ,  vous  arrivez 
on  ne  peut  plus  à  propos  pour  m'aider  à  retrouver  une 
trace  que  j'ai  perdue;  vite  fouillez  avec  moi  tous  ces  buis- 
sons ;  vous  ne  sauriez  croire  quel  prix  j'attache  à  saisir  cet 
homme. 

—  Est-ce  qu'il  sait  le  secret  de  quelque  gîte  d'or  ou  d'un 
banc  de  perles?  demanda  Clara. 

—  Eh  non!  pour  Dieu!  venez  donc...  c'est....  Tenez!  le 
voyez-vous  ,  là-bas ,  sur  une  des  berges  du  chemin  creux?  » 

Le  noir  et  l'Indien  se  remirent ,  cette  fois  ,  à  la  poursuite 
du  fugitif,  en  quittant  le  chemin  pour  se  perdre  bientôt  tous 
trois  dans  la  campagne.  Comme  on  verra  tout  à  l'heure  le 
résultat  de  la  chasse  que  donnaient  les  deux  associés  à 
l'homme  au  caban ,  nous  en  supprimerons  les  détails  pour 
retourner  auprès  des  deux  hommes  laissés  à  la  garde  du 
canot. 

Tandis  que  le  capitaine  Lantejas  s'avançait  dans  le  che- 
min creux  avec  toute  la  circonspection  dont  il  avait  promis 


COSTAL  L'INDIEN.  ±\\ 

d'user,  et  avec  une  lenteur  qui  ne  devait  pas  lui  permettre 
de  rejoindre  de  sitôt  ceux  qu'il  cherchait ,  ses  deux  rameurs 
étaient  bien  loin  d'observer  la  consigne  qu'il  leur  avait 
donnée. 

Le  sommeil  les  gagnait  l'un  et  l'autre ,  car  tous  deux 
avaient  passé  sur  pied  la  nuit  précédente. 

a  Si  nous  dormions  à  tour  de  rôle?  dit  le  premier. 

—  J'aimerais  mieux  dormir  en  même  temps ,  dit  le  second  ; 
séparés  de  la  terre  par  la  distance  où  nous  sommes,  je  ne 
vois  pas  trop  quel  risque  nous  pourrons  courir  ;  le  capitaine 
en  sera  quitte  pour  nous  éveiller.  » 

Et  au  lieu  d'avoir  l'œil  au  guet,  comme  il  leur  avait  été 
enjoint,  tous  deux,  avec  un  surprenant  ensemble,  s'endormi- 
rent profondément. 

Ce  sommeil  intempestif  fut  cause  qu'ils  n'aperçurent  ni 
l'un  ni  l'autre  deux  hommes  qui  s'avançaient  avec  précaution, 
le  long  des  rochers  ,  sur  la  grève  ,  et  les  pieds  presque  bai- 
gnés par  la  mer. 

Ces  deux  individus  ne  portaient  pas  d'uniforme  ;  mais  ils 
étaient  armés  d'un  fusil.  Quant  à  leur  présence,  quelques 
cadavres,  que  la  mer  repoussait  vers  la  terre,  en  justifiaient 
facilement  la  cause. 

C'étaient  de  ces  maraudeurs  à  la  suite  des  armées  ,  pour 
qui  toute  proie  est  bonne  ,  qui  pillent  les  vivants  et  dépouil- 
lent les  morts.  Ceux-ci  appartenaient  à  l'armée  royaliste 
et ,  chassés  d'Acapulco  comme  les  loups  d'un  bois  après  une 
battue ,  n'osant  demander  asile  dans  le  fort  et  craignant  de 
tomber  entre  les  mains  des  insurgés ,  la  vue  d'un  canot  les 
séduisait. 

Les  deux  rameurs  continuaient  à  dormir  sur  leur  banc, 
l'un  à  bâbord,  l'autre  à  tribord. 

Les  deux  rôdeurs  eurent  une  même  idée  :  celle  de  s'em- 
parer d'un  canot  si  mal  gardé,  et  de  deux  vivants  de  faire 
deux  morts. 


212  COSTAL  L'INDIEN. 

Leurs  fusils  se  levèrent  en  même  temps ,  et ,  après  avoir 
pris  leurs  points  de  mire  aussi  à  l'aise  qu'ils  purent  le  dé- 
sirer ,  ils  firent  feu  à  la  fois.  La  double  détonation  n'éveilla 
pas  les  dormeurs  :  leur  sommeil  devait  être  éternel.  Les  deux 
eoups  avaient  porté  la  mort. 

Le  capitaine  Lantejas  entendit  seul  l'explosion.  Depuis  une 
heure  environ  ,  il  marchait  au  hasard ,  sans  connaître  les 
lieux  qu'il  parcourait ,  se  demandant  de  quelle  utilité  il  pou- 
vait être  pour  le  nègre  et  l'Indien  qu'il  continuât  plus  long- 
temps une  recherche  si  obstinée. 

Évidemment ,  il  ne  pouvait  rien  pour  eux ,  au  milieu  de 
ces  solitudes  inconnues ,  et  il  résolut  en  conséquence  de  re- 
tourner sur  ses  pas.  Il  reprit  la  route  qu'il  venait  de  par- 
courir; mais  à  peine  commençait-il  à  marcher  vers  la  mer, 
à  laquelle  il  avait  jusqu'alors  tourné  le  dos  ,  qu'il  entendit 
•etentir  les  deux  coups  de  feu  dans  cette  direction. 

Au  premier  moment ,  il  ne  put  se  défendre  de  l'appréhen- 
sion fort  vive  de  quelque  malheur  ;  il  pensa  ensuite  que  Cos- 
tal et  Clara ,  de  retour  sur  la  grève,  avaient  tiré  deux  coups 
de  pistolet  pour  avertir  de  leur  présence  et  demander  un 
canot  afin  de  regagner  l'île  de  la  Roqueta. 

Cependant ,  en  réfléchissant ,  il  se  dit  que ,  si  sa  conjecture 
était  vraie ,  l'Indien  et  le  nègre  avaient  dû  trouver  les  deux 
hommes  à  qui  il  avait  confié  le  soin  de  son  embarcation.  Cette 
idée  le  frappa  comme  un  éclair  ;  l'appréhension  reprit  le  des- 
sus dans  son  esprit ,  et ,  au  lieu  de  marcher ,  il  courut.  Il 
résulta  de  là  qu'il  franchit  en  moins  d'une  demi-heure  la 
distance  qu'il  venait  de  mettre  près  d'une  heure  à  par- 
courir. 

En  arrivant  au  bout  du  sentier  creux ,  ses  regards  embras- 
sèrent avidement  tout  l'horizon  devant  lui  :  son  canot  avait 
disparu  ;  il  s'avança  et  ne  vit  que  la  mer  houleuse.  Il  crut 
s'être  trompé  de  route  ;  mais  l'aspect  du  chemin  creux  ou- 
vert au  milieu  des  falaises  lui  rappelait  parfaitement  l'endroit 


COSTAL  L'INDIEN.  213 

de  son  débarquement.  C'était  bien  le  même ,  et  le  canot  ne 
devait  pas  être  éloigné.  Enfin  ,  un  examen  plus  attentif  lui 
fit  découvrir  une  masse  noire  balancée  au  loin  par  la  houle  : 
don  Cornelio  espéra. 

La  marée ,  quoique  presque  insensible  sur  ces  rivages  , 
avait  sans  doute  ,  en  se  retirant ,  emporté  le  canot  au  large , 
pendant  le  sommeil  de  ses  deux  gardiens. 

Le  capitaine  appela  à  voix  assez  basse  d'abord;  puis  ,  ne 
recevant  pas  de  réponse  ,  il  haussa  la  voix,  mais  inutilement. 
Le  canot  continuait  à  rouler  d'un  bord  à  l'autre ,  sans  que 
rien  indiquât  qu'on  l'y  eût,  entendu.  Il  cria  de  toutes  ses 
forces,  ce  fut  en  vain  ;  l'écho  seul  répéta  ses  cris.  La  masse 
noire  continuait  à  osciller  de  droite  et  de  gauche  avec  une 
monotonie  lugubre. 

Il  écouta  et  n'entendit  que  le  bruit  de  la  mer  qui  clapotait 
en  étendant  sur  la  grève  une  légère  frange  d'écume  ;  les  in- 
termittences de  profond  silence  et  de  soupirs  plaintifs  de 
chaque  flot  mourant  sur  le  sable  portaient  dans  l'âme  du 
capitaine  une  terreur  vague  d'abord,  mais  qui  bientôt  se 
précisa  d'une  manière  terrible. 

Deux  hommes  parurent  tout  à  coup  dans  le  canot,  qui 
semblait  vide  et  abandonné,  et  quatre  bras  le  frappèrent  à  la 
fois  de  l'aviron:  puis  ,  au  lieu  de  revenir  vers  le  rivage  ,  il 
s'en  éloigna  rapidement. 

«  Drôles  !  s'écria  don  Cornelio ,  surpris  et  alarmé  de  la 
manœuvre  incompréhensible  qu'il  voyait  faire  à  ces  deux 
hommes  :  c'est  moi ,  le  capitaine  Lantejas  î  » 

Un  éclat  de  rire  moqueur  répondit  aux  paroles  du  capi- 
taine ,  et ,  presque  en  même  temps  ,  il  vit  avec  une  horreur 
profonde  s'avancer  vers  lui,  portés  par  les  flots,  les  cadavres 
de  ceux  qu'il  croyait  voir  encore  au  loin  faire  force  de 
rames  pour  gagner  le  large. 

Les  deux  rôdeurs  nocturnes  avaient  perdu  quelque  temps 
à  dépouiller  les  cadavres  gisants  sur  la  grève  et  dans  le 


214  COSTAL  L'INDIEN. 

canot ,  et  ils  avaient  à  peine  achevé  leur  besogne  quand  l'as- 
pect du  capitaine  les  avait  frappés  d'etfroi. 

Tous  deux  s'étaient  .couchés  au  fond  de  la  barque,  ignorant 
si  le  personnage  qui  s'avançait  était  accompagné.  Quand  ils 
eurent  acquis  la  certitude  qu'il  était  seul ,  ils  reprirent  alors 
tranquillement  leurs  avirons  pour  s'éloigner ,  non  sans  avoir 
éprouvé  la  tentation  de  revenir  attaquer  don  Cornelio. 

Les  appréhensions  manifestées  par  le  mariscal  étaient  évi- 
demment bien  fondées,  et  cependant  il  fallait ,  faute  de  pou- 
voir faire  autrement,  prendre  la  résolution  de  regagner,  en 
tournant  le  fort ,  le  camp  de  Morelos  en  dépit  des  rôdeurs. 

Le  capitaine  avait  déjà  fait,  l'avant-veille ,  un. chemin  à 
peu  près  semblable  avec  Costal,  et ,  à  tout  prendre ,  il  avait 
encore  la  chance  de  le  rencontrer.  Il  s'orienta  de  son  mieux 
pour  se  retracer  la  position  du  voladero  de  los  Hornos,  et,  son 
sabre  d'une  main,  un  pistolet  de  l'autre,  il  s'engagea  de 
nouveau  et  assez  résolument  dans  le  chemin  creux  d'où  il 
sortait. 

«  Pourquoi  le  nègre  et  l'Indien  n'auraient-ils  pas  pris  ce 
même  parti?  »  se  demandait-il  en  marchant.  Cette  réflexion  , 
dont  il  aurait  dû  être  frappé  d'abord,  le  rassura  sur  le 
compte  de  celui  à  qui  il  devait  au  moins  deux  fois  la  vie  et 
dissipa  une  de  ses  plus  tristes  appréhensions;  alors  il  che- 
mina plus  gaiement ,  quoique  à  l'aventure. 

La  lune  se  leva  claire  et  brillante ,  et ,  si  sa  clarté  exposait 
le  capitaine  à  être  vu,  elle  lui  laissait  aussi  la  faculté  d'aper- 
cevoir les  ennemis  et  les  pas  dangereux  de  ces  montagnes.  Il 
arriva  ,  en  effet ,  sans  accident  au  sommet  d'un  plateau  fort 
élevé  ,  du  haut  duquel  il  aperçut  autour  de  lui  la  mer,  la 
ville  ,  la  silhouette  noire  du  fort  et  les  feux  lointains  du  camp 
de  Morelos 

Le  capitaine,  dès  lors,  put  préciser  d'une  manière  cer- 
taine la  situation  du  pont  qui  lui  servirait  à  franchir  le  pré- 
cipice d'Hornos;  il  continua  à  marcher  avec  une  nouvelle  ar- 


COSTAL  L'INDIEN.  215 

deur  vers  le  but  qu'il  désirait  tant  d'atteindre;  car,  une  fois 
sur  le  pont,  il  n'avait  plus  à  parcourir  qu'un  chemin  déjà 
connu . 

Le  plateau  qu'il  traversait  était  sillonné  çà  et  là  de  ra- 
vins peu  profonds;  quelques  monticules  s'y  élevaient  aussi 
de  distance  en  distance.  Le  vent  qui  soufflait  avec  beaucoup 
de  force ,  quoique  la, mer  fût  calme  comme  un  lac,  soulevait 
des  tourbillons  de  poussière  blanchâtre  qui,  joints  aux  inéga- 
lités du  terrain ,  contribuaient  à  cacher  le  pont  et  le  voladero. 
Don  Cornelio  marchait  avec  quelque  précaution ,  lorsque,  en 
doublant  la  dernière  de  ces  petites  collines,  il  aperçut  dans 
le  lointain,  au  clair  de  la  lune,  les  poutres  et  la  maçonnerie 
qui  servaient  à  traverser  le  précipice;  à  l'instant  même  il  se 
blottit  précipitamment  derrière  un  buisson  ,  car  il  venait  de 
distinguer  une  forme  humaine  qui  se  dessinait  sur  le  pont 
d'Hornos. 

Vivement  contrarié  d'échouer  ainsi  au  port,  le  capitaine 
tâcha  ,  à  travers  les  tiges  des  buissons,  de  se  rendre  compte 
du  nombre  des  hommes  qui  interceptaient  son  chemin.  Il  n'y 
en  avait  qu'un  seul ,  bien  qu'il  lui  parût  d'une  taille  gigantes- 
que ,  sa  tête  atteignant  le  haut  du  poteau  au  sommet  duquel 
Costal  avait  suspendu  son  falot  pour  avertir  le  sergent  d'ar- 
tillerie Pépé  Gago.  Il  ne  put  s'empêcher  de  sourire  un  instant 
de  sa  méprise  ;  il  était  évident  que  ce  personnage  s'était  hissé 
à  cette  hauteur  pour  dominer  plus  au  loin  la  plaine  au-des- 
sous de  lui.  Puis  bientôt  le  capitaine  reconnut  à  n'en  plus 
douter,  et  à  son  extrême  surprise,  celui  qu'avait  poursuivi 
Costal  avec  tant  d'acharnement  et  de  témérité,  en  un  mot 
l'homme  au  caban.  C'était  bien  sa  baijeta  de  couleur  foncée 
et  rabattue  sur  son  visage.  Il  était  absorbé  sans  doute  dans 
quelque  contemplation  bien  profonde;  car,  depuis  près  d'une 
demi-heure  que  ,  livré  aux  plus  tristes  conjectures  sur  le  sort 
de  Costal ,  don  Cornelio  guettait  le  départ  du  mystérieux  per- 
sonnage, il  n'avait  pas  changé  de  position.  Son  manteau  seu- 


216  COSTAL  L'INDIEN. 

lement,  gonflé  par  le  vent,  vint  tout  à  coup  à  s'entr'ouvrir, 
et  le  capitaine  put  voir  pour  la  première  fois  le  sergent  se 
mouvoir ,  mais  de  la  manière  la  plus  étrange. 

Au  milieu  de  ce  silence  nocturne,  sur  cette  hauteur  dé- 
serte, la  présence  de  cet  homme  dans  une  attitude  si  bizarre 
avait  jeté  l'épouvante  dans  le  cœur  de  don  Gornelio.  Cepen- 
dant son  isolement  et  le  danger  qu'il  courait  à  prolonger  plus 
longtemps  son  inutile  attente  lui  firent  prendre  une  résolution 
désespérée  :  celle  de  surprendre  son  ennemi  distrait ,  de  le 
tuer  et  de  passer  outre. 

Il  quitta  l'abri  de  son  buisson  et  s'avança  sans  bruit  pour 
faire  feu  sur  l'individu  qui  lui  barrait  le  passage. 

Il  n'en  était  plus  qu'à  une  courte  distance ,  et  l'homme  au 
caban  n'avait  pas  remué,  lorsqu'une  violente  bouffée  de  vent 
s'engouffra  dans  son  capuchon ,  le  rejeta  sur  ses  épaules,  et, 
à  la  clarté  de  la  lune  qui  donnait  en  plein  sur  son  visage , 
don  Cornelio  frémit  en  distinguant  des  traits  défigurés  par  la 
plus  hideuse  contorsion.  Dès  lors  il  n'eut  plus  de  doute  : 
l'homme  à  la  bayeta  était  pendu  par  le  cou  au  poteau  du 
pont  d'Hornos. 

Partagé  entre  la  curiosité  de  voir  de  plus  près  ce  singulier 
personnage  et  la  répugnance  que  lui  causait  son  aspect  dé- 
goûtant, le  capitaine  hésitait  à  avancer;  puis,  comme  il 
lui  fallait  absolument  passer  par  là ,  il  s'arma  de  courage  et 
parvint  sur  le  pont.  Il  examina  la  figure  contournée  du  sup- 
plicié avec  un  vague  souvenir  de  l'avoir  vue  quelque  part,  et 
il  allait  passer  outre  lorsque  son  manteau ,  entr'ouvert  une 
seconde  fois  par  le  vent,  lui  laissa  voir  un  falot  suspendu  à 
son  cou. 

A  cette  vue ,  tout  lui  fut  révélé ,  le  nom  de  l'homme  et  ce- 
lui de  son  bourreau.  Lantejas  allait  fuir  épouvanté,  mais  des 
voix  qu'il  entendit  résonner  distinctement  dans  le  fond  des 
ravins  le  retinrent  immobile. 

Au  delà  et  en  deçà  du  pont,  la  lune  jetait  sur  les  deux 


COSTAL  L'INDIEN.  217 

sommets  du  voladero,  dépouillés  de  végétation,  de  si  bril- 
lantes clartés ,  qu'il  n'aurait  pu  les  traverser  sans  être  aperçu. 
Dissimuler  sa  présence  n'était  pas  possible  ;  mais  il  pouvait, 
caché  derrière  le  parapet  de  maçonnerie ,  disputer  l'entrée 
du  pont  à  dix  hommes ,  et ,  malgré  l'horreur  que  lui  inspi- 
rait son  effrayant  voisin ,  il  se  blottit  au-dessous  de  lui  et 
attendit  de  nouveau.  Son  attente  ne  fut  que  d'un  moment , 
mais  d'un  moment  bien  pénible ,  pendant  lequel  le  cadavre  se 
balançait  au-dessus  de  lui  en  faisant  craquer  sous  son  poids, 
avec  un  bruit  funèbre,  la  corde  autour  du  poteau  ,  tandis  que 
le  falot  rouillé ,  secoué  sur  sa  poitrine ,  rendait  un  son  non 
moins  lugubre.  Ce  moment,  disons-nous,  fut  court;  car  pres- 
que aussitôt  deux  voix  connues  appelèrent  le  capitaine  par 
son  nom ,  et  Costal  et  Clara  se  montrèrent,  sortant  du  fond 
du  ravin  à  peu  de  distance  de  lui. 

Après  les  premières  félicitations  adressées  à  Costal,  qu'il 
retrouvait  à  son  grand  bonheur  plein  de  force  et  de  vie  : 

«  Yous  saviez  donc,  lui  dit  le  capitaine  ,  qui  était  le  mys- 
térieux personnage  au  capuchon  bleu  ? 

—  Non ,  répondit  Costal ,  mais  cette  particularité  m'avait 
donné  des  soupçons.  Je  concevais  cette  précaution  de  la  part 
de  Gago;  le  coupable  déguise  toujours  ses  traits  autant  qu'il 
le  peut.  Aussi,  quand  j'eus  aperçu  sur  l'un  des  canots  espa- 
gnols un  homme  ainsi  encapuchonné,  je  m'attachai  à  lui:  un 
coup  de  vent  rabattit  sa  bayeta,  et  je  reconnus  le  traître. 
J'ai  fait  des  efforts  prodigieux  pour  qu'il  ne  m'échappât  pas  . 
j'y  ai  réussi,  et  lorsqu'il  s'est  jeté  à  la  mer.... 

—  Je  vous  ai  vu  vous  y  jeter  aussi ,  répliqua  le  capitaine 
en  interrompant  Costal ,  et  c'est  pourquoi ,  inquiet  sur  votre 
sort ,  je  me  suis  engagé  seul  dans  ces  montagnes  à  votre  re- 
cherche, après  la  mort  de  deux  hommes  que  j'avais  avec 
moi  et  qu'on  a  tués  à  coups  de  fusil  dans  le  canot  où  ils 
m'attendaient. 

—  Et  nous,  reprit  Costal ,  pendant  que  nous  étions  cachés 


218  COSTAL  L'INDIEN. 

à  l'écart  pour  empêcher  qu'on  décrochât  la  victime  de  la 
justice  indienne ,  nous  vous  avons  vu  et  nous  sommes  accou- 
rus. J'avais  bien  dit  à  Clara  que  le  vieux  falot  que  j'enterrais 
avant-hier  me  servirait  encore. 

—  Laissons  là  ce  malheureux  pour  que  ses  compatriotes 
lui  rendent  à  leur  gré  les  derniers  devoirs ,  dit  le  capitaine  ; 
la  vengeance  ne  doit  pas  survivre  à  la  mort. 

—  Soit ,  si  vous  y  tenez  absolument  ;  d'ailleurs,  ma  beso- 
gne est  faite  et  mon  serment  accompli.  » 

Peu  de  temps  après,  le  capitaine  Lantejas  se  reposait  de 
ses  fatigues  sur  son  lit,  où  il  dormit  quatorze  heures  de  suite. 

Nous  l'y  laisserons  goûter  ce  sommeil  réparateur  pendant 
que  nous  allons  ouvrir  le  chapitre  suivant ,  à  une  époque 
plus  reculée  de  quelques  mois. 

Dans  le  récit  qui  précède  nous  avons  présenté  au  lecteur, 
avec  quelque  complaisance ,  le  curé  de  Garacuaro  depuis  son 
origine,  humble  comme  celle  d'un  fleuve  naissant,  jusqu'au 
moment  où  il  rend  à  Dieu  des  actions  de  grâces  pour  le  suc- 
cès de  ses  armes  victorieuses. 

N'y  a-t-il  pas  quelque  charme  à  suivre  un  fleuve  dans  son 
cours  et  à  en  contempler  les  progrès  ?  Un  mince  filet  d'eau 
cherche  d'abord  à  se  frayer  un  passage  à  travers  les  glaïeuls 
et  les  touffes  de  roseaux  qui  bordent  sa  source.  A  peine 
échappé  de  son  berceau ,  il  serpente  déjà  dans  la  plaine  et 
caresse  mollement  l'herbe  sur  laquelle  il  coule  en  murmu- 
rant. Plus  tard,  son  lit  se  creuse  et  s'élargit,  sa  course 
devient  plus  rapide.  Bientôt,  grossi  par  vingt  rivières 
qui  viennent  à  l'envi  verser  dans  son  sein  le  tribut  de 
leurs  eaux ,  le  fleuve  roule  majestueusement  ses  flots , 
et ,  après  avoir  fécondé  et  enrichi  les  contrées  qu'il  a  par- 
courues, il  va  à  son  tour  porter  triomphalement  son  tribut 
à  l'Océan.  Triste  et  fidèle  image  du  néant  des  grandeurs  de 
ce  monde! 

Un  charme  plus  grand  encore  ne  s'attache-t-il  pas  aux  di- 


GOSTAL  L'INDIEN.  219 

verses  phases  de  la  vie  des  hommes  dont  le  nom  a  glorieu- 
sement retenti  dans  le  monde,  et  que  le  burin  de  l'histoire 
a  gravé  en  traits  ineffaçables  pour  le  léguer  aux  générations 
suivantes? 
Retournons  maintenant  à  nos  héros  de  prédilection. 


CHAPITRE  VII. 

Où  le  devoir  est  plus  fort  que  l'amour. 

L'occupation  de  l'île  de  la  Roqueta  avait  entraîné  la  reddi- 
tion du  fort  d'Acapulco,  et,  depuis  le  jour  où,  accompagné 
de  ses  deux  domestiques,  le  curé  de  Caracuaro  avait  quitté 
son  village,  vingt-deux  batailles  qu'il  avait  gagnées  lui 
avaient  soumis  tout  le  sud  de  la  province  de  Mexico,  depuis 
l'océan  Pacifique  jusqu'à  seize  lieues  de  la  capitale  de  la 
Nouvelle-Espagne. 

Pendant  que  le  général  mexicain  se  prépare  à  étendre  ses 
conquêtes  jusque  dans  cette  môme  province  de  Oajaca ,  où 
nous  l'avons  vu  pour  la  première  fois,  nous  devons  l'y  pré- 
céder et  lever  le  rideau  sur  d'autres  scènes  qui  s'y  passaient 
en  cette  même  année  '1812. 

C'était  par  une  ardente  matinée  du  mois  de  juin  ;  la  sai- 
son des  pluies  n'avait  pas  encore  commencé ,  et  le  soleil  in- 
cendiait de  ses  rayons  la  plaine  poudreuse  de  Huajapam. 
Une  ceinture  de  collines  lointaines,  dont  l'azur  se  confon- 
dait presque  avec  l'immuable  azur  du  ciel  mexicain,  servait 
de  cadre  à  l'un  de  ces  tableaux  de  désolation  et  de  deuil 
;que  le  génie  destructeur  de  l'homme  se  plaît  quelquefois  à 
composer  avec  un  art  infernal. 


220  COSTAL  L'INDIEN. 

Aussi  loin  que  l'œil  pouvait  s'étendre ,  on  voyait  d'un  côté 
de  nombreux  cavaliers  battre  la  plaine  déserte  au  milieu 
d'habitations  saccagées  ou  fumantes  encore  du  feu  de  l'in- 
cendie. Leurs  chevaux,  lancés  avec  rapidité  au  milieu  des 
champs,  broyaient  sous  leurs  pieds  de  riches  épis  qui  n'at- 
tendaient que  la  main  du  moissonneur  épouvanté  et  mis  en 
fuite.  Le  sol,  foulé  en  tous  sens,  n'offrait  plus  qu'un  amas 
confus  de  tiges  brisées  etéparses,  que  le  cavalier  eût  dédai- 
gné de  donner  en  pâture  à  son  cheval. 

Des  groupes  serrés  de  noirs  vautours,  planant  de  tous  cô- 
tés, indiquaient  la  place  où  des  cadavres  d'hommes  et  d'ani- 
maux étaient  abandonnés  à  leur  voracité. 

D'un  autre  côté  de  la  plaine,  le  drapeau  espagnol  flottait 
au-dessus  des  tentes  d'un  camp  de  l'armée  royaliste,  où 
achevaient  de  s'éteindre  les  feux  des  bivouacs  de  nuit,  où  les 
hennissements  des  chevaux  se  mêlaient  au  retentissement 
sourd  des  tambours  et  aux  notes  aiguës  des  clairons. 

Plus  loin  encore ,  au  delà  du  camp  espagnol  et  à  deux 
portées  de  fusil  de  la  ligne  extérieure  de  ses  retranchements, 
s'élevaient,  au-dessus  des  maisons  basses  et  plates  d'une 
petite  ville,  les  dômes  et  les  clochers  des  églises,  ébréchés 
par  la  bombe.  Cette  ville ,  ou  plutôt  ce  bourg,  était  au  pou- 
voir des  insurgés. 

De  grossiers  parapets  de  terre  joignaient  entre  elles  les 
maisons  éparses,  la  plupart  écroulées  sous  le  canon,  et  for- 
maient un  front  de  fortifications  incomplètes  en  face  de  celles 
du  camp  des  royalistes.  Enfin,  l'espace  de  la  plaine  resté 
vide  entre  le  camp  espagnol  et  le  bourg  était  jonché  de  ca- 
davres presque  tous  mutilés. 

Huajapam,  c'est  le  nom  du  bourg,  était  défendu  depuis 
cent  jours  par  le  colonel  don  Valerio  Trujano  avec  trois  cents 
soldats  contre  les  quinze  cents  hommes  d'une  division  espa- 
gnole commandée  par  le  brigadier  Bonavia ,  gouverneur  de 
Oajaca,  et  les  commandants  Caldelas  et  Régules. 


COSTAL  L'INDIEN.  221 

On  a  entendu  le  muletier  Trujano  entonner  d'une  voix 
ferme  devant  l'inondation ,  et  quand  il  luttait  contre  sa  vio- 
lence, son  De  profundis  et  son  In  manus;  il  avait  sans 
doute  imposé  son  esprit  religieux  aux  assiégés  :  car,  de  temps 
à  autre,  du  sein  de  la  ville  morne  et  désolée,  le  son  grave 
d'un  chant  religieux  proféré  par  trois  cents  bouches  arrivait 
jusqu'au  camp  royaliste. 

Dans  un  moment  où  les  prêtres  quittaient  l'autel  pour  le 
champ  de  bataille ,  où  rien  dans  leurs  actions ,  dans  leurs 
paroles ,  ne  rappelait  leur  première  profession ,  don  Valerio 
Trujano  reproduisait  l'un  des  personnages  les  plus  austères 
de  nos  guerres  religieuses.  Il  ressemblait  à  ces  héros  ascéti- 
ques ,  grands  diseurs  de  patenôtres,  dont  l'épée  toujours  le- 
vée frappait  sans  pitié,  et  qui  marchaient  au  combat  en  réci- 
tant la  Bible.  Peut-être  même  ressemblait-il  mieux  à  l'un  des 
héroïques  templiers,  alors  que  ,  fidèles  encore  à  leur  humble 
règle  sans  se  soucier  d'un  vain  renom,  ils  s'agenouillaient, 
avant  le  combat,  en  face  de  l'ennemi,  et  chargeaient  les  Sar- 
rasins en  entonnant  le  célèbre  psaume  de  l'ordre  :  Quare  fre- 
muerunt  gentes,  eux  qui  ne  savaient  frémir  de  rien. 

Tel  était ,  ce  matin-là ,  le  tableau  que  présentait  la  plaine 
de  Huajapam  :  des  champs  dévastés,  des  ruines  ,  des  cada- 
vres partout ,  et  la  bannière  royaliste  en  face  du  drapeau  de 
l'insurrection. 

Maintenant,  avant  de  pénétrer  dans  la  ville  assiégée,  nous 
jetterons  un  coup  d'oeil  dans  l'intérieur  du  camp  des  assié- 
geants. 

Au  commencement  de  cette  matinée ,  deux  des  cavaliers 
qui  battaient  la  plaine  amenaient  avec  eux  un  homme  et  en- 
trèrent dans  le  camp  par  le  côté  opposé  à  la  ville  de  Hua- 
apam. 

Cet  homme ,  qui  était  à  cheval ,  portait  le  costume  de  va- 
(uero,  c'est-à-dire  le  grand  sombrero  couvert  d'une  toile  ci- 
•ée,  la  veste  et  les  cahoneras  de  peau  de  daim  d'un  rouge 


222  COSTAL  L'INDIEN. 

de  brique ,  le  zaraps  attaché  au  troussequin  de  la  selle  et  les 
longs  éperons  de  fer.  Il  se  disait  porteur  d'un  message  pour 
le  colonel  don  Rafaël  Très  Villas.  De  plus,  il  menait  en  laisse 
un  beau  cheval  bai  brun. 

Encore  effrayé  de  la  vue  et  de  l'odeur  des  cadavres  dissé- 
minés sur  la  partie  de  la  plaine  qu'il  venait  de  traverser,  ce 
cheval  faisait  entendre  de  temps  à  autre  une  sorte  de  ronfle- 
ment d'une  nature  particulière. 

Les  deux  cavaliers ,  vêtus  de  l'uniforme  de  dragon ,  et  le 
vaquero  traversèrent  une  partie  du  camp  et  s'arrêtèrent  de- 
vant une  tente  assez  vaste,  auprès  de  laquelle  un  des  asisten- 
tes  '  du  colonel  achevait  d'étriller  un  autre  cheval  non  moins 
beau  ni  moins  vigoureux  que  celui  qu'on  amenait  au  même 
instant. 

«  Quel  est  votre  nom,  l'ami?  demanda  l'asistente  au  va- 
quero. 

—  Julian,  répondit  celui-ci.  Je  suis  un  des  serviteurs  de 
l'hacienda  ciel  Valle,  et  j'apporte  au  colonel,  qui  en  est  le 
propriétaire,  un  message  fort  important  pour  lui. 

—  Bien!  dit  l'asistente  ;  je  vais  avertir  le  colonel.  » 

On  s'apprêtait  au  camp  à  livrer  un  quinzième  assaut  à  la 
ville  défendue  par  le  colonel  Trujano  ,  et  don  Rafaël  Très 
Villas  achevait  de  s'habiller  en  grand  uniforme  pour  assister 
au  conseil  de  guerre  qui  devait  précéder  l'assaut,  lorsque 
l'asistente  pénétra  sous  sa  tente. 

Au  mot  de  message  prononcé  par  le  domestique  militaire 
du  colonel,  celui-ci  ne  put  maîtriser  un  tressaillement  subit 
ni  empêcher  qu'une  pâleur  mortelle  ne  couvrît  ses  traits. 

«  C'est  bien  !  répondit-il  d'une  voix  qui  trahissait  son  émo- 
tion; je  connais  cet  homme,  j'en  réponds;  qu'on  le  laisse  li- 
bre.... Dans  un  instant,  vous  le  ferez  entrer.  » 

L'asistente  sortit  pour  transmettre  cette  réponse  du  colo- 

1 .  Soldats,  domestiques  d'un  officier. 


COSTAL  L'INDIEN.  223 

nel;  les  dragons  qui  avaient  amené  le  vaquero  s'éloignèrent, 
et  le  laissèrent  seul  attendre  le  moment  où  il  pourrait  déli- 
vrer son  message. 

Nous  profiterons  de  cet  instant  d'attente  pour  dire  de  l'his- 
toire de  don  Rafaël ,  depuis  son  départ  au  galop  pour  Oajaca 
jusqu'à  ce  jour,  ce  qu'il  est  bon  qu'on  n'ignore  pas. 

Quand  la  douleur  causée  par  le  meurtre  de  son  père  se  fut 
un  peu  apaisée,  quand  le  trouble  mortel  qu'il  éprouvait  de- 
puis le  terrible  engagement  qu'il  avait  pris  envers  lui-même 
commença  à  se  calmer,  une  seule  ligne  de  conduite  s'offrit  à 
sa  pensée  :  ce  fut  d'aller  trouver  à  Oajaca  le  commandant  de 
la  province ,  le  brigadier  don  Bernardino  Bonavia,  et  d'obte- 
nir de  lui  un  détachement  pour  se  mettre  à  la  poursuite  des 
insurgés  assassins  de  son  père. 

Malheureusement,  malgré  l'accueil  distingué  que  lui  fit  le 
général,  l'esprit  de  fermentation  était  tel  dans  la  ville  de  Oa- 
jaca, que  les  quinze  cents  hommes  qu'il  avait  sous  ses  ordres 
suffisaient  à  peine  pour  la  contenir.  Don  Rafaël  ne  put,  en 
conséquence ,  décider  Bonavia  à  affaiblir  des  forces  déjà  trop 
peu  nombreuses. 

Sur  ces  entrefaites ,  un  capitaine  espagnol ,  don  Juan  An- 
tonio Caldelas,  craignant  les  dangers  auxquels  étaient  expo- 
sés ses  compatriotes,  s'occupait  à  former  à  ses  frais,  dans 
un  petit  endroit  à  peu  de  distance  de  Oajaca ,  une  guerrilla 
en  faveur  de  la  cause  espagnole.  Don  Rafaël ,  altéré  de  ven- 
geance, n'hésita  pas  à  se  joindre  au  capitaine  Caldelas,  qui, 
de  son  côté,  faisait  aussi  ses  préparatifs  pour  marcher  con- 
tre Antonio  Valdès. 

Caldelas  n'avait  pas,  comme  don  Rafaël,  de  motifs  d'ani- 
mosité  personnelle  contre  le  guérillero;  mais  il  voulait,  en 
détruisant  sa  troupe,  anéantir  l'esprit  de  révolte  dont  il  s'é- 
tait fait  le  propagateur  et  le  soutien.  Ce  fut  de  grand  cœur 
qu'il  mit  au  service  de  la  vengeance  de  don  Rafaël  la  poi- 
gnée d'hommes  réunis  sous  ses  ordres.  Tous  deux  marché- 


224  COSTAL  L'INDIEN. 

rent  contre  l'insurgé ,  et  le  joignirent  au  ccrro  (colline)  de 
Chacahua,  où  l'ancien  vaquero  s'était  retranché,  et,  malgré 
la  résistance  qu'ils  trouvèrent,  ils  parvinrent  à  le  déloger  de 
cette  position ,  mais  sans  pouvoir  réussir  à  s'emparer  de  sa 
personne. 

Une  quinzaine  de  jours  s'écoulèrent  en  vaines  poursuites 
jusqu'à  ce  que  enfin ,  après  une  action  acharnée ,  les  gens 
de  Valdès,  mis  en  fuite,  ne  le  virent  plus  revenir  à  l'endroit 
assigné  d'avance  pour  se  rejoindre  en  cas  de  malheur. 

Ils  n'entendirent  plus  parler  de  leur  chef,  qui,  dès  ce  mo- 
ment, venait  de  disparaître  pour  ne  plus  se  montrer.  Valdès 
fuyait  lorsqu'il  entendit  sur  ses  pas  le  souffle  ardent  et  rau- 
que  d'un  cheval  lancé  à  fond  de  train  après  lui.  C'était  le 
bai  brun  du  capitaine  Très  Villas ,  qui ,  en  quelques  bonds . 
l'eut  bientôt  atteint. 

Une  courte  lutte  s'engagea  entre  les  deux  cavaliers,  et,  en 
dépit  de  son  habileté  équestre,  le  vaquero,  enlevé  de  ses  ar- 
çons par  une  main  vigoureuse ,  fut  jeté  si  rudement  à  terre , 
qu'il  n'eut  pas  la  force  d'empêcher  le  lazo  du  capitaine,  aussi 
bon  cavalier,  aussi  adroit  qu'aucun  des  dompteurs  de  che- 
vaux de  son  père,  de  s'abattre  sur  lui,  de  l'étreindre  et  de 
l'entraîner  attaché  à  son  cheval. 

Au  bout  de  quelques  minutes  d'une  course  rapide ,  Valdès 
était  mort,  et  ses  plus  dévoués  partisans  n'eussent  jamais 
reconnu  les  traits  défigurés  de  leur  chef,  si  une  main  n'eût 
écrit  au-dessus  de  sa  tête,  clouée  à  la  porte  de  l'hacienda 
del  Valle ,  et  le  nom  du  bandit  et  celui  de  l'homme  qui  avait 
tranché  cette  tête. 

Cependant,  quand  les  passions  fougueuses  du  capitaine 
furent  un  peu  calmées  par  la  mort  de  la  première  victime 
offerte  aux  mânes  de  son  père,  des  sentiments  qu'avait  re- 
foulés au  fond  de  son  cœur  la  soif  de  la  vengeance  repri- 
rent peu  à  peu  le  dessus.  Don  Rafaël  sentit  le  besoin  de 
justifier  sa  conduite,  inexplicable  en  apparence,  aux  yeux 


COSTAL  L'INDIEN.  225 

des  habitants  de  l'hacienda  de  las  Palmas;  mais  un  juste 
orgueil  l'en  empêcha  :  un  fils  qui  avait  vengé  son  père  de- 
vait-il  être  tenu  d'excuser  l'accomplissement  d'un  saint  de- 
voir? Fallait-il  qu'il  se  fît  pardonner  d'être  devenu  l'en- 
nemi d'une  cause  qui  ne  pouvait  plus  désormais  être  la 
sienne  ?  ; 

Le  fier  silence  du  capitaine  devait  achever  de  ruiner  ses 
espérances,  et  rendre  plus  infranchissable  encore  la  barrière 
élevée  tout  à  coup  entre  son  amour  et  son  devoir. 

La  nouvelle' de  la  mort  de  Valdès,  apportée  par  un  voya- 
geur passant  par;  l'hacienda,  avec  la  teneur  de  l'inscription 
qui  en  révélait  l'auteur,  ;  y  tomba,  comme  un  coup  de  foudre. 
Par  malheur,  ce  même  voyageur  n'avait  pu  apprendre  à  ses 
hôtes  ce  qu'il  ignorait  :  le  meurtre  de  don  Luis  Tre's  Villas.' 
cause  de  cette  sanglante  représadle.  >{<hvii 

De  ce  moment,  les  habitants  de  l'hacienda  ne  considér- 
rèrent  plus  le  capitaine  que  comme  un  traître  qui,  sous  les 
dehors  du  plus  pur  patriotisme,  avait  caché:  ses  ardentes 
sympathies  pour  les  oppresseurs  du   pays  qui  l'avait  vu" 
naître. 

Toutefois  l'amour  de  Gertrudis  avait  entrepris  la  justifie^ 
tion  que  dédaignait  la  fierté  de  don  Rafaël*-  ■  ■>  ani  I 

k  Ôh  !  mon  père  !  disait-elle  au  milieu  de  la  douleur  pro- 
fonde :qui  la  frappait,  il  est  impossible  que  d'un  jour  '  à 
l'autre  un  message  de;  don  -Rafaël  ne  nous  explique  pas  sa 
conduite.  ;  ■...;.,■ 

—  Eh!  quand  il  l'expliquerait,  répondait  don  Mârianlo,!en/ 
serait-il  moins  un  traître  à  son  pays?  Non!  Il  sait  que  VièW' 
ne  peut  l'absoudre; -et  il:  n'osera  même  pas  essayer I  dé  se  ' 
faire  pardonner  son  indigne  conduite.  » 

Le  message,  en  effet,  ne  Venait  pas,  et  Gertrudis  fut!  con- 
trainte de  dévorer  ses  larmes  en  silence.  Cependant  Taudai- 
cieux  défi  à  l'insurrection  que  sa  main  avait  inscrit  sur 'la11 
porte  du  domaine  de!  Valle  avait  quelque  chose  de  trop  rJhc- 
200  o 


226  COSTAL  L'INDIEN. 

valeresque  pour  qu'il  ne  plaidât  pas  quelque  temps  encore 
la  cause  de  l'absent.  Un  moment  même  elle  fut  gagnée;  car 
on  venait  d'apprendre  enfin  que  la  tête  du  chef  insurgé  n'a- 
vait fait  que  remplacer  celle  du  père  de  don  Rafaël,  et  que 
le  sang  avait  payé  le  sang. 

Si,  en  cet  instant,  le  capitaine  se  fût  présenté,  don  Ma- 
riano,  il  est  vrai,  n'eût  sans  doute  pas  consenti  à  contracter 
une  alliance  avec  un  transfuge  de  la  cause  de  l'émancipation 
mexicaine  ;  mais  une  explication  franche  et  sincère  eût  du 
moins  écarté  de  l'esprit  de  l'hacendero  et  de  celui  de  sa  fille 
toute  idée  de  déloyauté  et  de  trahison  de  la  part  de  don  Ra- 
faël. Celui-ci,  de  son  côté,  ignorant  que  la  mort  de  son  père 
n'avait  été  connue  à  l'hacienda  que  postérieurement  à  celle 
d'Antonio  Yaldès,  négligea  tout  naturellement  la  chance  fa- 
vorable qui  s'offrait  à  son  insu. 

Combien  d'irréparables  malheurs  n'ont  eu  pour  point  de 
départ  que  ce  motif  :  faute  de  s'entendre  ! 

Les  deux  capitaines  royalistes,  Caldelas  et  don  Rafaël, 
avaient  fait  de  l'hacienda  del  Valle ,  qu'ils  avaient  fortifiée 
avec  du  canon  fourni  par  le  commandant  de  la  province, 
une  espèce  de  citadelle  qui  pouvait  défier  toutes  les  forces 
de  l'insurrection  dans  le  pays. 

Pendant  ces  courses  acharnées  à  la  poursuite  des  deux 
autres  assassins  de  son  père,  Arroyo  et  Bocardo,  don  Rafaël 
laissait  à  Caldelas  le  soin  de  garder  leur  forteresse.  Le  capi- 
taine Très  Villas,  n'écoutant  plus  que  la  voix  de  son  cœur, 
avait  fini  par  une  transaction  entre  son  amour  et  sa  fierté. 
Repoussant  l'idée  d'un  message,  il  avait  résolu  de  se  pré- 
senter personnellement  à  l'hacienda;  mais,  emporté  par 
l'ardeur  de  sa  vengeance,  le  capitaine,  pour  ne  pas  s'exposer 
à  faiblir  en  revoyant  Gertrudis,  avait  remis  néanmoins  toute 
explication  avec  elle  et  son  père  jusqu'à  l'accomplissement 
d'une  partie  du  vœu  téméraire  que  lui  avait  inspiré  sa  dou- 
leur filiale. 


COSTAL  L'INDIEN.  227 

On  n'oublie  pas ,  en  effet ,  qu'il  avait  fait  serment ,  sur  la 
tête  de  son  père,  d'arracher  la  vie  à  ses  meurtriers  et  de 
chercher  à  noyer  dans  le  sang  cette  insurrection  cause  de  sa 
mort. 

Mais  ses  efforts  désespérés  n'avaient  abouti  qu'à  détruire 
homme  à  homme  la  troupe  des  deux  assassins,  ceux-ci 
échappant  sans  cesse  à  sa  poursuite.  Enfin,  après  plus  de 
deux  mois  depuis  la  mort  de  Valdès,  le  bruit  se  répandit 
qu'Arroyo  et  Bocardo  avaient  quitté  la  province  pour  al- 
ler grossir  l'armée  d'Hidalgo  avec  les  débris  de  leur  gué- 
rilla. 

Don  Rafaël  regagna  l'hacienda  del  Valle,  gardée  par  Cal- 
delas.  Pendant  son  absence,  un  ordre  du  général  comman- 
dant l'armée  du  vice-roi  lui  avait  été  expédié  pour  lui  en- 
joindre d'aller  reprendre  son  poste  au  régiment  des  dragons 
de  la  reine. 

Avant  d'obéir,  quoique  déjà  il  fut  en  retard,  don  Rafaël 
résolut  de  s'occuper  un  seul  jour  de  ses  affaires  de  cœur  et 
de  se  rendre  à  las  Palmas  pour  y  courber  son  orgueil  devant 
son  amour. 

Une  justification  devenait  plus  difficile  alors  qu'elle  ne 
l'eût  été  deux  mois  auparavant  aux  yeux  de  don  Mariano 
Silva.  Les  apparences  s'étaient  converties  en  réalités,  les 
soupçons  en  certitudes,  et  don  Rafaël  n'était  plus  pour  lui 
qu'un  renégat  vulgaire.  Quelques  mots  formulaient  et  résu- 
maient l'opinion  de  l'hacendero  à  l'égard  de  don  Rafaël,  et 
ces  mots  retentissaient  a  chaque  instant  du  jour  aux  oreilles 
de  doha  Gertrudis  comme  un  triste  présage  désormais  ac- 
compli : 

«  Ne  pleure  pas  la  défection  de  don  Rafaël,  disait  don  Ma- 
riano en  essayant  de  tarir  la  source  des  larmes  de  sa  fille  ; 
i  il  mentait  à  sa  maîtresse  comme  il  mentait  à  son  pays.  » 

Et,  chose  étrange  aux  yeux  du  père  !  les  larmes  de  sa  fille 
i  n'en  coulaient  que  plus  abondantes  et  plus  amères. 


228.  COSTAL,  L'INDIEN.) 

Cependant,  telle  était  l'aifection  que i don  Mariano  i  avait 
jadis  vouée  à  ce  jeurœ  officier,  tels  étaient  les  trésors  de 
tendresse  entassés  dans  le  cœur  <le  Gertrudis,:  que  sans 
doute,  en  se  présentant  à  l'hacienda  le  front  haut  et  resplen- 
dissant de  l'orgueil  du  devoir  accompli,  la  franchise  de  son 
regard  et  la  loyauté  de  ses  paroles  eussent  dissipé  bien  des 
nuages.  . 

Malheureusement  le  sort  avait  décidé  que  don  Rafaël  ne 
franchirait  plus,  du  moins  comme  ami, le  seuil  hospitalier  de 
las  Palmas.  . 

Le  capitaine  avait  été  signalé  dans  la  contrée  comme  un 
des  ennemis  les  plus  acharnés  de  l'insurrection,  et,  quoi- 
qu'il n'y  eût  pas  plus  d'une  lieue  de  distance- entre  les  deux 
domaines  del  N'allé  et  de  las  Palmas,  don  Rafaël  avait, jugé 
prudent  de  se  faire  accompagner  dans  le  trajet  par  une  de- 
mi-douzaine de  ses  cavaliers.  :    I 

La  précaution  n'était  pas  inutile,  comme  on  va  voir,    ri 

Après  avoir  franchi  la  chaîne  de  collines  dont  le  sommet, 
nous  le  rappelons,:  dominait  les  terrasses  du. bâtiment,  don 
Rafaël  et  son  escorte  se  présentèrent  à  la  porte  qui  servait 
jadis  desortie  sur  ce  côté.  Cette  porte  était  récemment  mu- 
rée, et  don  Rafaël  se  mit  en  devoir  de  faire  le  tour  deï'ha^- 
cieuda  pour  se  présenter  devant  la  grande  entrée  de  l'espla- 
nade ;  mais  à  peine  avait-il  doublé  l'un  des  angles  du  bâtiment 
que  sa  petite  troupe  se  vit  tout  à  coup  cernée  par  une  di- 
zaine de  cavaliers  à  figures  féroces.       .  I 


<(  Mort  au  traître  !  mort  au  coyote 


; 


.  En  même  temps  que  ces  cris  retentissaient  aux  oreilles 
de  don  Rafaël  surpris,  l'un  des  agresseurs  poussait  si  vio- 
lemment du  poitrail  de  son  cheval  le  flanc  de  .celui  de.  ¥oî- 
ficier*  qye,  pris  du  fort  au  faible,  l'animal  s'abattit  avec  son 
cavalier. 

I.  Chacal   C'est  ainsi  que  les  insurgés  désignaient  les  Espagnols.        ; 


COSTAL'  L'INDIEN.  229 

C'était  fait  de  don  Rafaël  si,  avec  l'agilité  qui  accom- 
pagnait chez  lui  la  force  herculéenne  dont  il  était  doué,  il 
ne  se  fût  dégagé  des  étriers,  puis  élancé  d'un  bond  sur  le 
cheval  der  l'un  'des  hommes  de  son  escorte ,  qui ,  au  même 
instant ',  tombait  de  sa  selle  poignardé  par  l'un  des  assail- 
lants. 

Ranimés  par  la  voix  de  leur  chef  qu'ils  avaient  cru  mort, 
les  cinq  hommes  qui  restaient  avec  don  Rafaël  s'étaient  fait 
jour  malgré  l'inégalité  du  nombre,  puis  s'étaient  jetés  dans 
les  montagnes,  où  les  insurgés  n'avaient  pas  osé  les  suivre. 

Un  homme  tué  et  son  cheval  bai  brun  perdu,  tel  avait  été 
le  résultat  matérielde  la  tentative  du  capitaine  pour  se  jus- 
tifier après  deux  [mois  de  silence.  11  reprit  la  route  de  l'ha- 
cienda del  Valle.       t 

Le  fiel  et  la  douleur  gonflaient  son  cœur.  Cette  hacienda 
de  las  Palmas,  dont  il  avait  été  l'hôte  bien-aimé,  ne  renfer- 
mait plus  à  présent  que  des  ennemis  qui  avaient  soif  de  son 
.sang. 

■  «  C'est  étrange,  dit  l'un  des  cavaliers  de  l'escorte  qui  le 
suivait  à  distance;  on  prétendait  qu'Arroyo  et  Bocardo  avaient 
-quitté  le  pays,  et,  si  je  ne  me  trompe.... 

*-j  Ce  sont  bien  eux,  répondit  le  second  cavalier;  je  les  ai 
reconnus,  mais  je  me  suis  bien  gardé  de  le  dire  au  capitaine. 
11  est  si  enrage  contre  eux,  que,  s'il  eût  appris  à  quels  hom- 
mes il  venait  d'échapper,  nous  n'aurions  pu  le  décider  à  fuir 
devant  eux. »  .  .       '  ' 

Pendant  ce  temps,  lés  agresseurs,  désappointés,  rentraient 
à  l'haciendai  f  '<.  \  i,  loi  ' 

«  Triple  sot,  disait  à  l'un  de  ses  compagnons  un  homme  à 
la  figure  féroce  et  brutale  et  aux-  membres  épais  comme -son 
-encolure'  de  taureau,  au  lieu  de  le  laisser  pénétrer  dans  l'ba- 
ciéndaj  où,  quand  nous  l'aurions  tenu....  » 

Arroyo,  car  c'était  lui-même ,  acheva  sa  phrase  par  un 
formidable  eeste.  .f  '  <'  t;      -   '      '  ) 


230  COSTAL  L'INDIEN. 

«  Don  Mariano  ne  l'aurait  pas  permis,  »  reprit  son  com- 
pagnon au  corps  grêle  et  à  la  figure  astucieuse  et  féroce  à  la 
fois,  comme  celle  de  la  fouine. 

Ce  personnage  était  Bocardo,  l'associé  d'Arroyo. 

«  Nous  nous  serions  passés  de  sa  permission,  reprit  Arroyo 
avec  un  regard  farouche;  aussi  bien  nous  ne  sommes  plus 
au  service  de  don  Mariano.  Le  temps  est  venu  où  les  servi- 
teurs doivent  être  les  maîtres  de  leurs  maîtres.  Que  m'im- 
porte à  moi  l'émancipation  du  pays  ?  ce  que  je  veux,  c  est  le 
sang  et  le  pillage!  » 

A  ces  mots,  qui  trahissaient  les  véritables  sentiments  du 
féroce  insurgé,  un  éclair  de  rage  brilla  dans  ses  yeux. 

«  Il  va  nous  falloir  fuir,  maintenant,  ajouta-t-il;  car,  si 
cet  enragé  capitaine  apprend  que  nous  sommes  ici,  il  n'est 
pas  de  motif  au  monde  qui  l'empêche  de  venir  mettre  le  feu 
aux  quatre  coins  de  cette  hacienda  pour  nous  y  brûler  tout 
vifs  !  Triple  sot  que  je  suis  moi-même  de  t'avoir  écouté! 

—  Oui  eût  pu  prévoir  qu'il  nous  échappât  ?  répondit 
Bocardo,  épouvanté  de  l'expression  du  visage  de  son  associé. 

—  Toi  !  »  s'écria  le  bandit. 

Et,  dominé  par  la  fureur  d'avoir  laissé  échapper  son  plus 
mortel  ennemi,  Arroyo  tira  son  poignard  et  en  frappa  du 
manche  un  coup  si  violent  dans  la  poitrine  de  Bocardo,  que 
celui-ci  tomba  comme  une  masse  de  son  cheval,  avec  un 
hurlement  de  douleur. 

Laissant  son  compagnon  se  relever  comme  il  pourrait,  le 
guérillero  sembla  se  raviser ,  et ,  précipitant  son  cheval  par  la 
porte  de  l'hacienda,  il  mit  pied  à  terre  dans  la  cour  et  dis- 
parut dans  le  bâtiment,  sa  carabine  à  la  main. 

Quelques  minutes 'après,  don  Rafaël,  toujours  pensif, 
montait  la  côte  inclinée  qui  conduisait  au  sommet  des  col- 
lines, quand  un  coup  de  feu,  tiré  de  la  terrasse  de  l'ha- 
cienda, vint  frapper  mortellement  celui  des  cavaliers  de  l'es- 
corte qui  était  le  plus  près  de  lui. 


COSTAL   L'INDIEN.  231 

Un  sourire  d'amère  tristesse  effleura  les  lèvres  de  don 
Rafaël,  et  une  douleur  aiguë  pénétra  jusqu'au  fond  de  son 
cœur,  en  comparant  ce  dernier  adieu  qu'il  recevait  des  ha- 
bitants de  l'hacienda  à  celui  qui  avait  accompagné  son  dé- 
part deux  mois  auparavant.  La  balle  venait  de  frapper  pré- 
cisément le  cavalier  qui  avait  jugé  prudent  de  cacher  à  son 
capitaine  le  nom  de  deux  de  ses  agresseurs. 

«  C'est  Arroyo  qui  a  fait  le  coup  !  s'écria  involontairement 
celui  qui  avait  cru  reconnaître  le  bandit. 

—  Arroyo  est  dans  cette  hacienda  et  vous  ne  me  le  disiez 
pas  !  s'écria  le  capitaine  avec  un  accent  de  fureur,  tandis 
que  ses  moustaches  se  hérissaient  comme  celles  du  lion  qui 
va  fondre  sur  sa  proie. 

—  Je  ne  savais....  je  n'en  étais  pas  certain....  »  balbutia 
le  cavalier. 

Peu  s'en  fallut  que  ,  dans  l'impétuosité  de  sa  colère  , 
don  Rafaël  ne  le  traitât  plus  rudement  encore  qu'Arroyo  n'a- 
vait traité  son  associé.  11  se  contint  cependant;  mais,  sans 
réfléchir  aux  conséquences  qui  allaient  en  résulter,  le  fou- 
gueux capitaine  dépêcha  le  cavalier  le  mieux  monté  de  sa 
troupe  avec  l'ordre  de  lui  ramener,  sans  perdre  une  seule 
minute,  cinquante  hommes  bien  armés,  avec  quelques  pé- 
tards, pour  faire  sauter  la  porte  de  l'hacienda. 

Le  cavalier  partit  au  galop,  et  don  Rafaël,  se  postant  avec 
les  trois  hommes  qui  lui  restaient  derrière  un  pli  de  terrain 
qui  les  mettait  à  l'abri  des  balles ,  attendit  le  retour  de  son 
messager. 

La  chaleur  de  son  sang  ne  tarda  pas  à  se  calmer,  et  il  en- 
trevit alors  avec  une  douleur  profonde  l'acte  d'hostilité  qu'il 
allait  accomplir  contre  le  père  de  Gertrudis. 

Un  violent  combat  se  livrait  chez  lui  entre  des  sentiments 
contraires  et  d'une  puissance  presque  égale.  Qu'il  persistât 
•ou  qu'il  faiblît,  c'était  un  sacrilège  qu'il  lui  semblait  com- 
mettre; et  cependant,  la  voix  du  devoir  et  celle  de  la  passion 


232  COSTAL  L'INDIEN. 

parlaient  aussi  haut  l'une  que  l'autre-  au  fond  cfô.son  c<$ur. 
Laquelle  des  deux  allait  être  écoutée^  tin  -h     •   •  ?  •.  J  fr 

La  lutte,  aussi  longue  que  violente  entre  ces  deux, antago,- 
nistes,  n'était  pas  encore  ;  terminée  quand  ;  le /détachement 
arriva.  Quoi  qu'il  en  pût  advenir,  dou  Rafaël  ne  pouvait  ,dér 
sormais  reculer.  Le  devoir  cette  fois  encore  l'emporta.       h 

L'officier  tira  son  épée,  se  mit:  à  la  tête  du  ;  détachement. 
et,  sur  un  signe  de  lui,  le  clairon  sonna  la  marche  et  apprit 
aux  habitants  de  l'hacienda?  qu'un  corps  de  cavalerie  i ran- 
chissait  la  chaîne  de  collines'.     '         .  ■      :     ;     .  . 

i Quelques  minutes  plus  tard,  le  détachement  se  mit  en 
rangs  -devant  l'esplanade  :  un  Cavalier  s'avança,  sonna  de 
nouveau  du  clairon,  et,  au  nom  du. capitaine, de  L'armée 
royale  !  don  Rafaël  Très  Villas,  somma  don  Mariano  Silva 
d'avoir  à  livrer,  morts  ou  vifs,  deux  bandits  insurgés,  Arroyo 
et.Bocardo.  i  •     .:';•';    ;     ; 

■  /.Cette  sommation  faite,  don  Rafaël ,  immobile  sur  sa  selle*, 
mais  le  front  pâle  et  le  cœur  bondissant,  attendit  la  réponse 
de-idoti  Mariano  à  sa  demande.  ■■'    '. 

Le  plus  profond  silence  y  répondit  seul. 
Iho;      ■  ih'i     |.*:n       -,'i  ■       .-:  ,    '    1      h  O'jino'l    ■    ,   ■    ■  j 

:  ;  ;  ;  i  j     "      !      !  !  ri         I     |     b~ .  m 

'•■■.       ;       :-  :  !      :.  ':    ' 

fiv/j  •:!/;/;!  '    . :     '■■  f!  !  i  i   • 

CHAPITRE   Y III. 

u)     oh  '  :vl'.f.(i       '         :  '1  i  -:  p 

.']  ■   ■ 
Où  l'amour  est  plus  fort  que  le  devoir.  ,„      .       -, 

i|;.,  F!  I  ^  I  i  i  0      /il  I 

Outre  les  conséquences  de  sa  résolution  déjà  prévues  par 
le  capitaine  Très  Villas,  il  en  était  une  à  laquelle  il  n'avait 
pas  pu  songer. 

Un  simple  coup  d'œil  jeté  dans  l'hacienda  la  rendra  palpa- 
ble au  lecteur.  :  01  Jl 


COSTAL  L'INDIEN.  233 

Dans  le  salon  que  nous  connaissons  déjà  se  trouvaient  réu- 
nis don  Mariano  et  ses  deux  filles ,  et  leur  position  était  de 
nature  à  justifier  parfaitement  le  silence  qui  avait  accueilli  la 
sommation  de  l'officier  royaliste.  Debout  devant  la  porte  et 
le  poignard  à  la  main,  Arroyo  et  Bocardo  traçaient  à  l'ha- 
cendero  la  ligne  de  conduite  qu'il  devait  suivre. 

a  Écoutez,  seigneur  don  Mariano,  disait  le  bandit  du  ton 
brutal  qui  lui  était  habituel,  j'aime  à  croire  que  votre  loyauté 
se  refuserait  à  livrer  les  hôtes  de  votre  toit. 

—  C'est  vrai ,  répondit  don  Mariano  ;  et  vons  pouvez  être 
certain.... 

—  Je  le  sais,  vous  refuserez  de  nous  livrer  ;  mais  ce  capi-^ 
laine  du  diable  fera  sauter  la  porte  et  nous  prendra,  malgré 
vos  cris.  Or,  voilà  ce  que  je  veux  éviter. 

—  Connaissez- vous  un  moyen  pour  l'empêcher? 

—  Sans  doute,  il  y  en  a  un  fort  simple.  Ce  coyote  de  Bel- 
zébuth  a  été  votre  ami,  Si,  en  ma  qualité  de  serviteur  de  vo- 
tre maison....  jadis...,  je  suis  bien  instruit  de  ce  qui  s'y 
passe,  il  a,  en  outre,  un  faible  pour  la  charmante  donaGer- 
îrudis.  et.  en  conséquence,  il  aura  égard  au  terrible  danger 
que  vous  courez. 

—  Un  danger!  je  ne  vous  comprends  pas. 

—  Vous  allez  me  comprendre  :  vous  direz  au  capitaine  que, 
s'il  se  décide  à  faire  sauter  la  porte,  il  nous  prendra  en 
vie,  sans  aucun  doute;  mais  que,  pour  vous  et  vos  deux 
filles,  il  ne  trouvera  que  vos  cadavres.  Me  comprenez-vous  à 
présent?  »  - 

Les  paroles  d'Àrroyo  eussent  pu  être  moins  explicites  : 
l'air  de  férocité  répandu  sur  tous  ses  traits  indiquait  assez 
sa  pensée.  Les  deux  filles  de  l'hacendero  se  jetèrent  avec  ef- 
froi dans  ses  bras. 

En  ce  moment,  le  son  du  clairon  se  fit  entendre  de  nbu^ 
veau,  et  la  voix  menaçante  du  soldat  arriva  jusqu'aux  oreilles 
des  hôtes  de  l'hacienda. 


234  COSTAL  L'INDIEN. 

L'hacendero,  tremblant  sur  le  sort  de  ses  deux  filles  li- 
vrées sans  défense  à  ces  deux  anciens  vaqueros,  dont  les 
compagnons  obstruaient  le  corridor,  laissa  passer  encore 
sans  réponse  la  seconde  sommation,  déjà  plus  impérieuse  que 
la  première. 

«  Con  mil  demonios!  s'écria  le  bandit,  il  n'y  a  pas  tant  à 
tergiverser!  Présentez-vous  à  la  fenêtre,  si  vous  craignez  de 
vous  montrer  face  à  face  avec  cet  enragé  capitaine,  et  dites- 
lui  rondement  la  chose,  sinon....  » 

Le  clairon  qui ,  pour  la  troisième  fois,  jeta  ses  retentissantes 
menaces  aux  oreilles  effrayées  des  deux  jeunes  filles,  inter- 
rompit le  bandit. 

«  A  sac  la  maison  des  ennemis  de  l'Espagne!  »  cria  une 
voix  mâle  dont  l'intonation  porta  dans  l'âme  de  Gertrudis  un 
tressaillement  de  terreur  et  de  joie  tout  ensemble. 

C'était  la  voix  de  don  Rafaël. 

c  Encore  un  moment,  s'écria  don  Mariano,  en  se  présen- 
tant sur  le  péristyle  qui  surmontait  le  perron  et  d'où  son  re- 
gard pénétrait  jusqu'à  la  plaine,  en  même  temps  qu'il  s'of- 
frait lui-même  à  la  vue  de  ceux  du  dehors;  j'ai  deux  mots  à 
dire  au  capitaine.  Où  est-il? 

—  Je  suis  ici  ;  ne  me  voyez-vous  pas? 

—  Ah  !  pardon ,  dit  l'hacendero  avec  un  sourire  d'amer- 
tume; je  n'avais  connu  jusqu'ici  le  capitaine  Très  Villas 
que  comme  un  ami ,  et  je  ne  le  reconnaissais  pas  dans 
l'homme  qui  menace  de  ruine  le  toit  de  celui  dont  il  a  été 
l'hôte.  » 

A  cette  phrase  imprudente  ,  dont  l'hacendero  n'avait  pu 
retenir  l'ironie,  une  vive  rougeur  remplaça  sur  le  front  du 
l'officier  la  pâleur  dont  il  était  couvert. 

«  Et  moi,  reprit-il,  je  ne  vois  plus  en  vous  aujourd'hu 
qu'un  fauteur  de  l'insurrection  impie  que  j'ai  juré  d'étouffer 
et  que  le  maître  d'une  maison  dont  des  bandits  sont  les  hô- 
tes. N'avez-vous  pas  entendu  qu'il  faut  me  les  livrer? 


COSTAL  L'INDIEN.  235 

—  En  aucun  cas  je  ne  voudrais  trahir  ceux  que  j'ai  pro- 
mis de  défendre,  continua  l'hacendero,  emporté  ma'gré  lui . 
au  delà  des  bornes  qu'il  s'était  prescrites;  mais,  dans  celui-ci, 
je  ne  suis  pas  libre  de  ma  volonté,  et  je  suis  chargé  de  vous 
dire,  de  la  part  de  ceux  que  vous  poursuivez,  qu'ils  poi- 
gnarderont mes  deux  enfants  et  moi  avant  de  tomber  entre 
vos  mains.  Notre  vie  répond  de  la  leur  maintenant ,  capi- 
taine; c'est  à  vous  de  savoir  si  vous  persistez  toujours  à  vou- 
loir qu'ils  vous  soient  livrés.  » 

L'amertume  avait  disparu  du  langage  de  l'hacendero,  el 
ces  derniers  mots  furent  prononcés  avec  une  fermeté  digne 
et  triste,  dont  l'accent  retentit  douloureusement  au  cœur  du 
capitaine. 

Un  nuage  obscurcit  les  yeux  de  don  Rafaël  à  la  pensée  de 
Gertrudis  tombant  sous  le  poignard  des  guérilleros,  qu'il 
savait  bien  capables  d'accomplir  leur  menace  ,  et  il  fut 
presque  heureux  qu'un  devoir  d'humanité  à  remplir  se  pré- 
sentât non  moins  impérieux  que  celui  auquel  il  avait  obéi 
jusqu'alors. 

«  Bien  !  dit-il  après  un  court  silence,  car  cette  fois  sa  fer- 
meté se  trouvait  vaincue  à  l'avance;  portez  au  bandit  qu'on 
nomme  Àrroyo  la  promesse  solennelle  qu'il  n'aura  rien  à 
craindre,  s'il  se  montre;  je  mets  cette  condition  non  pas  au 
pardon,  mais  au  sursis  que  l'humanité  me  fait  un  devoir  de 
lui  accorder. 

—  Oh  !  je  n'ai  pas  besoin  de  votre  parole  !  s'écria  impu- 
demment le  bandit  en  se  montrant  à  côté  de  don  Mariano  : 
n'ai-je  pas  là  dedans  des  otages  qui  répondent  mieux  de 
ma  vie?  Eh  bien  !  que  voulez-vous  à  Arroyo,  seigneur  capi- 
taine?» 

Les  veines  du  front  gonflées,  la  lèvre  frémissante  et  l'œil 
enflammé  à  la  vue  de  l'un  des  assassins  de  son  père,  de 
l'homme  qu'il  avait  si  longtemps  et  si  vainement  poursuivi , 
du  bandit  enfin  qu'il   pouvait  saisir  vivant  et  qu'il  devait 


1236  COSTAL  L'INDIEN. 

laisser  échapper,  le  capitaine  eut  besoin  d'un  moment  pour 
apaiser  les  passions  impétueuses  qui  grondaient  au  fond  de 
so,n  eoçur.  j-_,  V  !  ' .     <■      \    !  i   I   fi  -  ' .   ;   I 

Mais,  sans  qu'il  s'en  aperçût,  sa  main  crispée  contenait 
violemment  la  bride  de  son  cheyal ,  ses  éperons  tôurmen-- 
taient  ses  flancs,  et  l'animal ,  se  dressant' droit  sur  ses  pieds 
de  derrière ,  fut  retomber  d'un  bond  presque  contre  la  porte 
de  l'hacienda. ,  -,  '  '»'.:-*! 

On  eût  dit  que  son  cavalier  voulait  'franchir,  l'obétàcle'jqil 
le  séparait  du  féroce  guérillero.  Le  bandit  ne  put  retenir1  un 
geste  d'effroi. 

«  Ce, que  je  veux  à  Arroyo,  répondit  enfin  lé  capitaine-', 
c'est  de  graver  ses  traits  dans  ma  mémoire  pour  ne  plùs;le>s 
méconnaître ,  quand  je  le  poursuivrai  pour  l'attacher  vivant 
à  la  queue  de  mon  cheyal.  ,  '      I  ■■'■    •/>■') 

-tj  Si  c'est  pour  me  dire  de  ces  tendresses  que  voûs'm'ap- 
pelez.,..  y>  \"\    : -,    !:  j ■  ■  '-,    ■  ,      . 

Le  bandit  faisait  mine  de  rentrer  dans  l'hacienda. 

«  Écoute,  s'écria  don  Rafaël,  tu  auras  la  vie  sauve,  je  l'ai 
promis;  l'humanité  me  fait  un  devoir  de  t'épargner:        > 
, -- -  Aussi,  ne  vous  en  sais-je  pas  gré,  capitaine!    ;     c 

— -TaTeconnaissance  serait  un  outrage  ;  mais  si,  dans  le  moi 
ceau  de  fange  sanglante  qui  te  sert  de  cœur,  il  est  qùelqiu 
trace  de  bravoure,  monte  à  cheval,  prends  les  armes  qu'i 
te  plaira  et  sors  seul  de  cette  enceinte  :  jetedéfie'à  un  com- 
bat à  mort!  »  ,  h-.'i     ';  !  riO  - 

Le  capitaine,  en  parlant  ainsi,  se  dressait  sur  'ses  étriers 
et  la  noblesse  de  sa  contenance  offrait  Un  i frappant  con- 
traste avec  la  contenance  basse  et  féroce  àla.  fôisfde'l'hommi 
qu'il  défiait.  L'outrage  lancé  par  don  Rafaël  le  frappait  ei 
pleine ,  face  ;  mais  ;  Arroyo  :  ne  se  |  sentit  que  ;lè  courage  de  h 
dévorer.  •■-<-!■;■','  !  '   i  • 

«  Bah!  vraiment!  dit-il  en  affectant  de  plaisanter;  ci'n 
quanlbej contre  un!  f    h'rp   r.flrn  J 


COSTAL  ^INDIEN.  >  237 : 

j —  J'engage  ici  solennellement,  devant  mes  soldats,  devant  i 
Dieu,  ma  parole>  de  gentilhomme  que,  quelle  que  soit  l'is- 
sue du  combat,  c'est-à-dire  si  je  succombe,  il  ne  te  sera 
rien' fait.  *  ^  '■  '; 

Un  moment  le  bandit  demeura  indécis  et  muet;  on  aurai! 
pu  croire  qu'il  calculait  les  chances  de  ce  combat;  mais1  il 
avait  trop  de  fois  appris  à  connaître  la  valeur  personnelle  du 
capitaine  pour  trouver  qu'elles  fussent  en  sa  faveur.  È  n'osa 
accepter. 

«Je  refuse!  dit-il.      i    ' 

—  Garde  ton  cheval ,  je  te  combattrai  à  pied. 

'—  Demonioi  je  refuse,  vous  dis-je. 

-  —  Je  m'en  doutais;  mais  écoute  encore  :  je  te  laïsst)  ma 
parole  qu'il  ne  te  sera  rien  fait,  si  tu  veux  permettre  aux  ha- 
bitants de  cette  maison,  que  je  désignerai,  de  la  quitter  pour 
venir  avec  moi  se  mettre  sous  la  sauvegarde  d'un  ennemi 

"  loyal. 

' —  Je  refuse  encore,  répondit  Arroyo. 

—  Va,  tu  n'es  pas  un  homme!  et,  quand  cette  main  te 
tiendra,  au  lieu  de  te  traiter  en  homme,  je  te  ferai  mourir 
sous  le  fouet ,  comme  un  chien  enragé.  » 

"Après  avoir  jeté  cet  adieu  terrible,  le  capitaine  iii  faire 
une  volte  à  son  cheval  et  tourna  le  dos  au  bandit  avec  un 
geste  du  plus  profond  mépris. 

Le  clairon  retentit  de  nouveau  et  le  détachement  réprit 
le  chemin  des  montagnes.  Don  Rafaël  emportait  dé  cette  en- 
trevue, dont  le  résultat  était  si  douloureux  pour  lui ,  un  res- 
1  sentiment  profond  des  paroles  trop  sincères  de  don  *Ma- 
jriano,  outre  l'inquiétude  mortelle  qu'il  éprouvait' à  Fidéè  de 
^laisser  ses  deux  filles  au  pouvoir  d'un  monstre  tel'  qu'Ai*-' 
royo. 
"  Ses  craintes,  à  ce  sujet,  ne  se  réalisèrent  du  moins  qu'en 
partie':  dfeux  jours  après,  il  apprit  par  un  de  ses  batteurs 
d'estrade  que  .cette  fois  Arroyo  et  Bocardo  avaient  quitté  la 


258  COSTAL  L'INDIEN. 

province  après  avoir  pillé  l'hacienda,  et  que  les  habitants  de 
las  Palmas  n'avaient  pas  eu  à  subir  d'autre  malheur. 

Le  capitaine  Très  Villas  se  mit  alors  en  devoir  d'obéir  aux 
ordres  qu'il  avait  reçus  de  rejoindre  son  corps.  Caldelas  ve- 
nait d'obtenir  un  commandement,  et  tous  deux  étaient  partis 
en  laissant  la  garnison  del  Valle  aux  ordres  d'un  lieutenant 
catalan  du  nom  de  Yeraegui. 

Don  Rafaël  avait  pris  une  part  active  à  la  bataille  de  Cal- 
deron,  où,  avec  six  mille  hommes,  le  général  Calleja  dispersa 
les  cent  mille  insurgés  d'Hidalgo.  Depuis  il  avait  continuelle- 
ment guerroyé  sur  divers  points  du  royaume,  et  il  revenait 
de  San  Blas  à  Oajaca,  sur  le  navire  où  il  n'a  fait  que  nous 
apparaître  un  instant,  lorsqu'à  son  arrivée  de  nouveaux  or- 
dres l'avaient  envoyé  au  siège  de  Huajapam. 

Son  ancien  frère  d'armes,  Caldelas;  s'y  trouvait  en  qualité 
de  maréchal  de  camp ,  tandis  que ,  moins  heureux  que  lui , 
don  Rafaël  n'avait  que  le  grade  de  colonel. 

Revenons  maintenant  à  Julian,  qui  vient  de  causer  une  si 
vive  émotion  au  colonel  en  parlant  d'un  message  important. 

L'absence,  dit  un  moraliste,  dissipe  un  sentiment  passa- 
ger, tandis  qu'elle  enflamme  une  passion  profonde,  de  même 
que  le  vent  qui  éteint  une  bougie  augmente  l'ardeur  d'un  in- 
cendie. L'absence  avait  produit  sur  don  Rafaël  l'effet  du  vent 
sur  l'incendie;  il  espérait  toujours  que  Gertrudis  lui  enver- 
rait un  message  de  pardon  et  d'amour. 

On  ne  s'étonnera  donc  pas  du  trouble  causé  dans  l'âme  de 
don  Rafaël  à  l'annonce  de  l'arrivée  d'un  messager. 

«Eh  bien!  Julian,  qu'avez-vous  à  m'apprendre?  dit  le 
colonel  en  dissimulant  de  son  mieux  l'émotion  qui  l'avait 
gagné  ;  les  insurgés  se  sont-ils  emparés  de  notre  forte- 
resse ? 

—  Oh  !  non ,  répondit  Julian  ,  les  hommes  de  notre  garni- 
son ne  se  plaignent  que  de  la  tranquillité  dont  on  les  laisse 
jouir.  Quelques  courses  dans  la  campagne ,  qui  leur  livre- 


COSTAL  L'INDIEN.  239 

raient  îe  pillage  d'une  riche  hacienda ,  ne  leur  feraient  pas 
de  peine.  Du  reste,  les  nouvelles  que  j'apporte  à  Votre  Sei- 
gneurie sont  de  nature  à  leur  procurer  cette  satisfaction. 

—  C'est  donc  un  message  de  guerre  que  vous  m'apportez? 
dit  le  colonel  avec  un  air  de  désappointement  triste  qui 
frappa  Julian. 

—  Un  message  de  vengeance  ;  mais  ,  pour  commencer 
par  le  moins  important ,  je  crois  être  agréable  à  Votre  Sei- 
gneurie en  lui  apprenant  que  je  ramène  avec  moi  son  bon 
cheval  el  RoncaJor. 

—  Roncador? 

—  Oui,  l'animal  que  vous  aviez  perdu  à  votre  affaire  de 
las  Palmas.  Il  y  a  été  recueilli ,  à  ce  qu'il  paraît ,  et  surtout 
soigné....  oh  !  soigné  à  merveille,  et  on  nous  l'a  renvoyé  à 
l'hacienda. 

—  Qui  l'a  renvoyé  ?  s'écria  vivement  don  Rafaël. 

—  Qui  pourrait-ce  être  ,  sinon  don  Mariano  Silva  ?  Un  de 
ses  gens  l'a  ramené,  il  y  a  trois  jours,  en  disant  que  le 
maître  auquel  il  avait  appartenu  reverrait  peut-être  ce  che- 
val avec  plaisir.  Puis,  comme  vous  l'aviez  perdu  sellé  et 
bridé,  on  le  renvoyait  avec  la  bride  et  la  selle  ,  à  telles  en- 
seignes que  le  Roncador  portait  à  son  frontail  un  fort  joli 
nœud  de  rubans  rouges,  ma  foi  ! 

— Et  où  est  ce  nœud  ?  demanda  don  Rafaël  avec  d'autant 
olus  d'empressement  qu'il  croyait  deviner  quelle  main  l'y 
sivait  attaché. 

—  Un  de  nos  hommes  ,  Felipe  el  Galan  ,  s'en  est  fait  une 
cocarde. 

I    —  Felipe  est  un  drôle  que  je  châtierai  de  son  indiscrétion  ! 
'écria  don  Rafaël  avec  colère. 

—  Je  l'en  ai  prévenu,  c'est  son  affaire.  Je  dois  vous  dire 
ncore  que  le  messager  de  don  Mariano  apportait  une  lettre 

■i'Our  vous. 

-  — Et  vous  ne  commenciez  pas  par  m'en  avertir  ! 


210  COSTAL  L'INDIEN. 

--—Je  commençais  par  le  commencement,  reprit  îe  flegma- 
tique Julian.  Voici  la  lettre.  » 

En  disant  ces  mots ,  le  messager  tira  de  sa  poche  un  petit 
paquet  de  feuilles  de  maïs  dans  lequel ,  par  précaution ,  il 
avait  enveloppé  la  lettre ,  et  la  remit  à  don  Rafaël ,  qui  la 
prit  d'une  main  dont  il  cherchait  à  dissimuler  le  tremblement 
nerveux. 

«  Bien  !  dit-il  froidement.  Maintenant  ;  que  vous  reste-t-il 
à  me  dire?» 

Cette  lettre  pouvait  être  de  Gertrudis,  et  le  colonel,  avec 
cet  air  de  froideur  affectée,  n'avait  d'autre  but  que  de  se  ré- 
server la  volupté  de  a  lire  quand  il  allait  être  seul. 

«  Arroyo,  Bocardo  et  leurs  bandits  ont  reparu  dans  la 
province,  acheva  Julian,  et  le  lieutenant  Verâegui  m'en- 
voie.... 

—  Arroyo,  Bocardo!  interrompit  don  Rafaël,  tout  à  coup 
ramené  du  pays  des  doux  songes  à  ses  idées  de  vengeance  ; 
dites  de  ma  part  au  lieutenant  Verâegui  qu'il  donne  double 
ration  à  ses  chevaux  pour  les  préparer  à  entrer  en  campagne, 
qite  dans  quelques  jours  je  serai  avec  lui  pour  la  commen- 
cer ;  car  ,  après  le  dernier  assaut  que  nous  allons  livrer  \  ou 
Huajapam  sera  pris  ,  ou  nous  lèverons  le  siège:  J'obtiendrai 
un  congé  du  général  en  chef ,  et  dussions-nous  ,  pour  saisir 
enfin  ces  deiix  bandits,  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  de  la 
province,  nous  le  ferons.  Allez,  Julian.  » 

Le  messager  se  disposait  à  partir ,  quand  don  Rafaël . 
voyant  sur  une  table  où  il  l'avait  déposée  la  lettre  qui  lui 
promettait  un  instant  de  bonheur ,  s'adressa  de  nouveau  à 
Julian,  et  lui  dit  : 

«  Tenez  !  vous  avez  été  un  messager  de  bonnes  nouvelles, 
je  veux  vous  en  récompenser.  » 

Et  il  lui  mit  dans  la  main  un  quadruple  d'or  ,  que  Julian 
reçut  avec  empressement,  mais  non  sans  être  profondé- 
ment surpris  de  se  voir  si  généreusement  payé  pour  avoir 


COSTAL  L'INDIEN.  241 

apporté  la  nouvelle  de  la;  réapparition  d'Arroyo  et  de  sa 

bande.  Toutefois,   son  contentement   dépassait   encore   sa 

-  surprise i  -  »  eo!  v>! 

]  Quand  il  fut  parti,  don  Rafaël  prit  la  lettre  et  la  tint  un 

instant  dans  sa1  main  sans  oser  l'ouvrir.  Son  xœur  battait 

avec  violence,  car  il  ne  doutait  pas  que  cette  lettre  ne  fût  de 

'  Gertrudiis ,  et  c'était  là  première  marque  de  souvenir  qu'il 

recevait  d'elle  clepuis  près  de  deux  ans  qu'il  avait  embrassé 

la  cause  royaliste. 

Il  rompit  enfin  le  cachet.  La  lettre  ,  écrite  d'une  main  de 

femme,  qui  pouvait  tout  aussi  bien  être  celle  de  Maïianita 

que  celle  de  Gertrudis,<ne  contenait  que  ce  peu  de  mots  qui 

ne  précisaient  rien  :   :  . 

'<''.'.''      -      '  .   .         '■   .  • 

«  Les  habitants  de  las  Palmas  n'ont  pas  oublié  qu'ils  ont 

été  les  obligés  de  don  Rafaël  dans  une  circonstance  bien  cri- 
tique, et  ils  ont  pensé  que  le  colonel  serait  peut-être  aise  de 
rentrer  en  possession  d'un  cheval  que  le  capitaine  Très  Villas 
avait  eu  quelque  raison  d'aimer,  »     ■   .  '   ,  . 

«  Les  obligés  !  s'écria  don  Rafaël  avec  amertume  ;  quelle 
1    ingratitude  !  Ne.  dirait-On  pas  qu'en  trahissant  pour  eux  un 
'  'serment  .fait  sur  la  tété  d'un -père  je  n'ai  fait  que  leur  rendre 
un  service  de  pure'  politesse  ?  Allons  !  tâchons  de  ne  .plus 
!    penser  à  ceux  qui  m'ont  oublié.  »  ■"  k   •' 

Le  colonel  mit  néanmoins,  tout  en  soupirant ,  un  papier 
'qu'il  supposait  avoir  touché  les  mains  de -Gertrudis  dans 
!  une  petite  poche,  de  son  uniforme,  pratiquée  juste  auprès  du 
'  'cœur.  ]    '■'  ■  ■•■'''     '     '■■','...?■..    -    '     •••'''  ■  - ;  -   ' 

■  Toutefois,  pendant  le  trajet  rie  sa  tente  à  celle  du  géné- 
ral en  chef  j  où  Je*"  conseil  de  guerre  allait  s'assembler,  un 
'" rayon  d'espérance  s'obstinait  à  se  faire  jour  dans  ce  cœur 
'froiésé.  Gertrudis'savàrt  quel  prix'  il-  attachait  à  ce  cheval 
'•"souvent 'caressé  par;  sa  main., Voila  pourquoi  sans  doute  elle 
le  lui  renvoyait '  âvè-c  ce  nœud  de  rubans  rouges1  destiné:  à 
200  p 


212  COSTAL  L'INDIEN. 

lui  rappeler  les  fleurs  que  dans  un  temps  plus  heureux  elle 
suspendait  à  son  frontail. 

Le  brigadier  Bonavia,  les  commandants  Caldelas  et  Régules 
étaient  assis  autour  d'une  table  couverte  d'un  grossier  tapis 
vert,  quand  le  colonel  entra  dans  la  tente.  Le  conseil  n'avait 
pas  encore  commencé. 

«  Eh  bien  !  colonel,  dit  le  général  de  brigade,  j'ai  appris 
que  vous  veniez  de  recevoir  un  message.  Est-il  confidentiel 
ou  sa  teneur  peut-elle  intéresser  la  cause  royaliste  ? 

—  Le  lieutenant  qui  commande  pour  le  roi  l'hacienda  del 
Valle  me  fait  savoir  que  ces  deux  guérilleros  que  les  deux 
partis  devraient  mettre  hors  la  loi ,  Arroyo  et  Bocardo ,  ont 
reparu  dans  la  province  avec  leur  bande  ,  et ,  après  la  prise 
de  cette  bicoque ,  j'aurai  l'honneur  de  solliciter  de  Votre 
Excellence  la  mission  d'aller  moi-même  les  traquer  comme 
des  bêtes  féroces. 

—  Cette  mission  vous  sera  donnée ,  colonel  ;  je  ne  saurais 
trouver  personne  qui  fût  plus  digne  de  la  remplir. 

—  Personne  du  moins  n'y  mettrait  plus  d'acharnement ,  » 
ajouta  don  Rafaël. 

Le  conseil  de  guerre  commença.  Sans  rendre  compte  en 
détail  de  ce  qui  s'y  passa,  nous  nous  bornerons  à  rapporter  ce 
qui  fera  connaître  la  position  respective  des  assiégeants  et 
des  assiégés. 

«  Messieurs,  dit  le  général,  il  y  aura  demain  cent  quatorze 
jours  que  nous  avons  ouvert  le  siège  de  ce  que  le  colonel 
Très  Villas  appelle  avec  raison  une  bicoque  ;  sans  compter 
les  escarmouches,  nousavonslivréquinzeassauts,etcependant 
nous  sommes  encore  aussi  peu  avancés  que  le  premier  jour. 

—  Moins  avancés  même  ,  dit  Régules  quand  le  brigadier 
eut  achevé  ce  court  résumé ,  car  la  confiance  des  assiégés 
s'est  accrue  du  succès  de  leur  résistance.  Ils  n'avaient  pas 
de  canon,  et  le  colonel  Trujano  possède  aujourd'hui  trois 
pièces  qu'il  a  fondues  avec  les  cloches  des  églises. 


COSTAL  L'INDTEN.  2i3 

— C'est  dire  implicitement  que  le  commandant  Régules 
«st  d'avis  de  lever  le  siège  !  »  s'écria  Caldelas  avec  quelque 
ironie. 

Depuis  longtemps  déjà  une  animosité  secrète  existait  entre 

les  deux  maréchaux  de  camp  ,   Caldelas  et  Régules  ,  l'un 

d'une  bravoure  et  d'une  loyauté  à  toute  épreuve  ,  l'autre 

1  souvent  cruel  sans  nécessité  et  d'un  courage  peut-être  plus 

I  que  contestable. 

«  C'est  la  question  de  lever  ou  de  continuer  le  siège  que 
nous  avons  à  discuter  ,  interrompit  le  général.  C'est  au  coio- 
i  nel  Très  Villas ,  comme  le  plus  jeune  et  le  moins  élevé  en 
grade,  à  donner  son  avis.  Parlez,  colonel. 

—  Lorsque  quinze  cents  hommes  assiègent  une  place 
9  comme  Huajapam,  à  peine  défendue  par  quatre  cents,  ils 
\  doivent  la  prendre  ou  se  faire  tuer  jusqu'au  dernier  sous  ses 
!  retranchements;  car,  autrement,  c'est  compromettre  à  la  fois 
I8  leur  honneur  et  le  succès  de  la  cause   qu'ils  soutiennent. 

Voilà  l'opinion  que  j'ai  l'honneur  de  soumettre  à  Votre  Excel- 
T  lence. 

—  Et  vous,  commandant  Caldelas.  quel  est  votre  avis? 

]f  — Celui  du  colonel,  repartit  Caldelas.  Lever  le  siège  serait 
fMu  plus  pernicieux  exemple  pour  les  royalistes  et  un  déplo- 
yable encouragement  à  l'insurrection.  Que  dirait  le  brave 
,  commandant  en  chef  des  troupes  du  roi ,  don  Félix  Calleja  ? 
;fP:Pendant  cent  jours,  il  a  assiégé  dans  Cuautla  un  général 
Aplus  habile,  plus  redoutable  queTrujano,  Morelos,  et,  au  bout 
îfilu  centième,  il  était  maître  de  la  ville 
fi    —  Morelos  l'avait  évacuée,  objecta  Régules. 

—  Qu'importe?  il  s'avouait  vaincu,  et  la  bannière  d'Es- 
erloagne  a  eu  les  honneurs  du  siège.  » 

;ês bî,   c'était  au  tour  de  Régules  de  parler. 
^   Il  énuméra  longuement  les  lenteurs  et  les  difficultés  du 
*ikiiége,  les  assauts  infructueux  et  sanglants  qui  avaient  été 
ivres;  il  chercha  à  démontrer  combien  était  nuisible  à  leur 


24  i  COSTAL  L'INDIEN. 

cause  un  vain  point  d'honneur  qu'on  faisait  prévaloir  sur  les  j 
nécessités  politiques,  qui  exigeaient  impérieusement  qu'on1  ne  1 
laissât  pas  se  consumer  devant  un  village  sans  importàhcë'îé 
coulage  de  mille  braves  soldats  ,  tandis  que  Morelos  sepor-  j 
tait  sùrOajaca.  «  Et  quand  je  dis  mille  soldats,'  ajoutà-t-il1,] 
:ce!  n'est  pas  sans  raison;  car  le  colonel,  en  parlant  de  quiniei 
cents,  a  fait  entrer  les  morts  en  ligne  de  Compte....  Jusqu'à  j 
présent,  continua-t-il ,  dans  toutes  nos  rencontres  avécTéïi'- J 
némi sur  divers  points  du  royaume,  nous  n'avons  eu  affaire  J 
qu'à  des  soldats  électrisés  par  ce  qu'ils  appellérit  l'amour  diil 
pays,  tandis  qu'en  face  de  nous  combattent  des  assiégés  fana- 1 
îisés  par  l'esprit  religieux  de  Trujano,  qui  inspire  aux  habitants  I 
dé  sa  petite  ville  un  courage  égal  à  celui  de  ses  soldats.  Gel 
ne  sont  donc  pas  trois  Cents' ennemis  seulement  que  hous/l 
avons  devant  lions,  'mais  bien  mille  fanatiques  qui  se  battent! 
en;  désespérés  et  meurent  en  chantant.  Pendant  que  nous 
nOttsfcohsumons  en  inutiles  efforts,  Thisiirrectibn  se  propage 
dans  la  province,  et  nous  perdons  ici  un  temps  qui  serait  plus 
utilement  employé  à  l'étouffer.  Mon  avis  est  donc  de  leverun 
siégé 'désastreux  sous  tous  lés  rapports;1  !  '■'  ;' 

h ;4-^  Les  assiégés  se  rappellent  lès  exploits  dcYàbguitiân,  dit 
C.àîd^la's;1  voilà  pourquoi  ils  se  défendent  si' bien.1  W]  :  '       " 
'<  !A!  '•'  celte  allusidii ,    dont  hoirs  expliquerons  le  sens  plus 
t,àiid!|lïte'gulés'se   mordit   les  lèvres'  de  dépit ;  et  répondit 
jV^r  rito  regard'  '' de  haine'  '  concentrée  au •  regard  ; ironique à 

fâflta*'0 «;  ,,o'ioM  ■'  ;  -;';  ' :  :  ;:     ■   '  '  lkhsï 

Au  point  de  vue  d'uhgériéràleWchef ,  responsable d"e  ïa' 
vie  de  ses  soldats',  par  cela  <rtaëttié/  moins  'accessible  au 
point'  dHhohheur  qu'un  officier  d'un  rang  inférienrv  lés  raisons 
alléguées  par  Régules  ne  manquaient  |)as  d'une'  certaine 
solidité,  et  le  général  partageait'  sèh  avis.1'  ;i    5  >'■■       '  ') 

'CépCiidarit ,  sans  vouloir  tiser  de  la  prépondérance  Icjue 
îui;  donnaient :  'et  son  grade  et  l'autorité  du  éommandemént , 
u  proposa  un  moyen  terme: ''  >   r>  orb-jorb  !i         /il 


COSTAL  L'INDIEN.  ,  245 

j  C'était  de  livrer  le  lendemain  un  dernier  et  terrible  assaut, 
(jet  de  lever  le  siège  s'il  était  infructueux  comme  les  pré- 
cédents. 

Le  général  en  chef  parlait  encore,  lorsqu'un  bruit  vague  et 
[lointain  se  fit  entendre  du  côté  de  la  ville  assiégée.  Ce  bruit, 
>$lu  reste,  semblait  n'être  produit  que  par  les  diverses  intona- 
tions d'un  chant  solennel  d'actions  de  grâces.  Bientôt  le  son 
.Jes  clairons  et  l'explosion  de  nombreuses  fusées,  tirées  en 
joigne  de  joie,  le  dominèrent  entièrement. 
(I  «  Ces  réjouissances  publiques  sont  de  mauvais  présage 
ifl>Our  nous  !  s'écria  Régules,  quand  on  ne  put  douter  plus 
.  ongtemps  de  la  nature  de  ce  joyeux  tumulte.  Ce  n'est  pas 
Klemain  qu'il  faut  lever  le  siège,  c'est  aujourd'hui. 
,  —C'est-à-dire  qu'il  faut  fuir  devant  des  pétards!  repartit 
f:aldelas. 

-  Tomber  comme  les  murs  de  Jéricho  devant  des  trom- 
pettes !  ajouta  le. colonel. 
—  Puissé-je  n'avoir  pas  raison  !  »  dit  Régules. 
Et,  malgré  son  avis,  la  détermination  de  donner  le.  ien<|e- 
lain  un  dernier  assaut  fut,  prise  dans  le  conseil. 
■  Cet  assaut  cependant  ne  devait  pas  avoir  lieu.  Nous  dirons 
ans  le  chapitre  suivant  les  raisons  qui  s'y  opposèrent,  et 
ij-fous  ferons  connaître  la  cause  des  signes  de  joie  qui  partaient 
jjjie  la  .ville  assiégée.  :   ,   < 

] ,  Le  conseil  terminé  ,  les  officiers  regagnèrent  leurs  tentes, 
on  Rafaël  avait  hâte  de  se  trouver  seul  pour  réfléchir  à  l'aise 
\  sens  du  message  qu'il  .avait  reçu,  et  surtout  pour  caresser 
I  doux  rayon  d'espoir  qui  venait  de  pénétrer  dans  son  c(eur.  ; 
(,;.isqu'alors  si  (triste..  ,    ■  '  ;  /  ,      , 

^,,111  ne  daigna  môme  pas  prêter  l'oreille  au  bruit  de  la  joie 
ïs.;, assiégés  ,j  bien  que  le  camp  espagnol  tout  entier  s'en 
m/éoeçupât  comme  d'un  sinistre  augure. 

■    '  •  :    •'  .'       .■■■..     '.  i    ')fj| 


246  COSTAL  L'PDIEN. 


CHAPITRE  IX. 

Valerio  Trujano. 

L'ancien  muletier  qu'on  a  vu  ne  pas  vouloir  s'exposer  aux 
chances  de  la  guerre  avant  d'avoir  religieusement  payé  ses 
dettes,  aujourd'hui  le  colonel  don  Valerio  Trujano,  n'était 
qu'un  guérillero  comme  il  y  en  avait  tant  alors.  Le  renom 
dont  il  jouissait  néanmoins  dans  les  limites  étroites  de  sa 
sphère  était  un  sujet  continuel  d'inquiétudes  pour  les  chefs 
royalistes  de  la  ville  de  Oajaca.  Ils  pensèrent  que  le  mo- 
ment était  venu  d'écraser  ce  redoutable  ennemi  qui  se  trou- 
vait privé  de  l'appui  de  deux  de  ses  compagnons  ,  don  Mi- 
guel et  don  Nicolas  Bravo  ,  guérilleros  comme  lui  ,  que 
Morelos  venait  de  rappeler  à  Cuautla. 

Telle  était  l'importance  qu'on  attachait  à  la  défaite  du 
religieux  insurgé ,  que  le  gouvernement  fit  marcher  contre 
lui  presque  toutes  les  forces  de  la  province.  Trujano  se 
trouvait  alors  dans  le  bourg  de  Huajapam,  où  nous  l'avons 
déjà  vu,  et  c'est  là  qu'il  eut  l'occasion  de  s'immortaliser 
par  la  belle  défense  qu'il  fit  de  cette  petite  ville  ouverte  de 
tous  côtés;  heureusement  pour  lui,  Huajapam  était  abon 
damment  pourvu  de  vivres. 

La  résistance  ne  devenait  possible  qu'en  changeant  les 
règles  ordinaires  ;  c'est  ce  que  fit  Trujano. 

Il  commença  par  faire  emmagasiner  tous  les  vivres,  dont 
il  se  réserva  chaque  matin  la  distribution  exclusive  à  cha- 
que soldat  et  à  chaque  famille  ;  puis  il  établit  une  sévèn 
discipline  monastique  que  ,  depuis  le  premier  jusqu'au  der- 


COSTAL  L'INDIEN.  2H 

nier  jour ,  au  milieu  des  péripéties  sanglantes  d'un  siège 
de  cent  quatorze  jours  ,  la  force  de  sa  volonté ,  son  ascen- 
dant irrésistible  sur  le  soldat  comme  sur  le  bourgeois  sut 
maintenir  exempte  de  la  plus  légère  infraction. 

Le  temps  avait  été  distribué  comme  dans  un  couvent ,  et 
les  oraisons  absorbaient  la  plus  grande  partie  de  celui  que 
laissaient  libre  les  devoirs  militaires  et  les  attaques  des  as- 
siégeants. Ces  oraisons  se  faisaient  en  commun,  et,  dans 
cette  bourgade  privée  de  toute  communication  au  dehors , 
j  au  milieu  d'une  population  ignorante  des  joies    de  la  vie, 
;  toujours  en  face   de   la  mort,  elles  s'accomplissaient  avec 
I  cette  ferveur  du  matelot  qui  implore  la  miséricorde  de  Dieu, 
i  son  seul  refuge  contre  les  fureurs  de  la  tempête. 
!      Grâce  à  ces  dispositions  étranges  ,  mais  sages,  le  décou- 
ragement n'avait  pas   de  prise   sur  des  âmes  continuelle- 
ment occupées.    Quand   les   vivres  devinrent   plus  rares  , 
aucun  regard  scrutateur  ne  pouvait  sonder  le  vide  des  maga- 
sins ,   aucune  bouche  indiscrète  ne  pouvait  annoncer  une 
;'  prochaine  disette  ,  et  il  était  évident  que  l'entreprise  des 
Espagnols  sur  Huajapam  ne  pouvait  avoir  que  deux  issues  : 
if  écraser  jusqu'au    dernier    des    assiégés    ou   abandonner  le 
fp  siège. 

à  Depuis  cent  jours  et  plus  cet  état  de  choses  existait ,  et , 
^pendant  ce  long  espace  de  temps,  une  seule  tentative  de 
insecours  avait  été  faite  par  le  colonel  Sanchez  et  le  padre 
itpTapia;  elle  avait  échoué,  mais  la  constance  de  Trujano  n'é- 
H-ltait  pas  à  bout.  Le  découragement  était  seulement  du  côté 

les  Espagnols. 
à  Parmi  les  assiégés ,  tout  pliait  sous  l'ascendant  sans  bor- 
nes de  cet  homme  vraiment  extraordinaire,  chez  qui  étaient 
jiiréunies  les  plus  brillantes  qualités ,  même  celles  qui  sont  le 
a-olus  faites  pour  s'exclure  mutuellement. 
$)'•  Jamais  la  fougue  de  son  esprit  ne  diminua  la  prudence 
»iyle  ses  plans,  et  jamais  elle  ne  chercha  à  devancer  l'époque 


££8  :  COSTAL  L'INDIEN. 

de  leur  maturité.  Brave  jusqu'à  la-  t  entérite,  il,  n'en  était;  pas  : 
moins  exact  à  calculer  minutieusement  toutes  les  chances  \ 
du  combat.  Sa  .'physionomie  ouverte  et  prévenante  comman-v 
dait  la  franchise  et  forçait  chacun'  à  lui  , livrer  son  secret,  ; 
tandis  que  personne  ne  pouvait  pénétrer  le  sien  ;  sa  bonté!, 
sa  douceur  envers  ses  troupes,  loin  de  dégénérer  eh  fai-  I 
blesse,  le  faisaient  craindre  autant  qu'elles  lé  faisaient  ai-  I 
mer;  un  charme  indéfinissable  ;enfin  émanait  de,  toute,  sa  ■ 
personne  et  excluait  jusqu'à  la  pensée  de  lui  (désobéir.  r{ 

Maintenant,  si  l'on  réfléchit  qu'en  4812  les  Espagnols 
étaient  encore  maîtres  de  toutes  les  ressources  de  l'admi- 
nistration, des  courriers,  des  voies  de  communication  ;t  que  , 
l'insurrection  était  isolée,  traquée  de  tous,  côtés. ,  on  ne - 
trouvera  pas  étonnant  que ,  à  la  même  époque  où  Trujano 
était  bloqué  dans  Huajapam,  Morelos,  assiégé  à  deux  ou 
trois  journées  de  là,  dans  Cuautla,  ignorât  la  position  de 
l'ancien  muletier.  , 

Depuis  un  mois  déjà  Morelos,  retiré  àlsucar  après  avoir 
évacué  Cuautla,  n'était  pas  plus  instruit  qu'auparavant  rdu 
sort  des  assiégés  de  Huajapam.  Heureusement  pour  eux, 
Trujano  connaissait,  le  lieu  de  la  retraite  de  Morelos,  et  il 
avait  résolu  de  lui  expédier  un  courrier  pour  lui  demander 
du  secours.    .  .    [  ;  .  -,   -     ,  \  '       1 1 

Cernée  comme  l'était,  la  place s,  l'entreprise  était  presque 
impraticable,  et,  pour  en  assurer  lejsuccèsj  XruJano  faisait 
une,  neuvaine,  afin  d'implorer  la  protection: du  ciel,     ;  ;  >  ,,; .  ,; 

Le  jour  où  du  camp  espagnol  nous  pénétrpns  dans  la  Vjilte 
assiégée,  la  neuvaine  s'achevait,  et  c'était  le  soir  de  la  sur- 
veille; de  la  délibération  du  conseil  de  guerre  dont  nous,  ve- 
nons de  rendre  compte.  ,  3  \f  >      .  ,  ;  ;  . }  ■  \  ,, 

Ijl  était  déjà  nuit  close.  Toute  la  population  de  Huajapam 
se  trouvait  réunie  pour,  l'heure  de,  la  prière  sur  une  place' 
éclairée  par  |a  lueur  jde  torches  décote,  quoique!  là  lurije 
brillât  au  haut  du  ciel.    .       ',     ;  t.      •'  j  i  ?  ■ 


COSTAL .-LflNp.ipî.  i  249 

Une  église  dqntles  bombes  avaient  é ventre  le  dôme  et  des 
maispns  en  mines  entouraient  la  place.  , 

Le  temple  des  assiégés  était  la  place  elle-même,  la  voûte 
étoilée  du  ciel  lui  servait  de  dais.  Partout ,  à  la  rouge  clarté 
des  torches j  on  distinguait  les  assistants  silencieux  et  re- 
cueillis ;,les  femmes,  les  enfants  et,  les  vieillards  sur  le  seuil 
des  maisons  ;  au  milieu  de  la  place  ,  les  soldats  avec  leurs 
uniformes  et  leurs  .vêtements  en  lambeaux  et  leurs  armes  à 
leur  côté.  Plus  loin,  des  blessés,  aux  linges  ensanglantés,  se 
traînaient  pour  prendre  part  à  la  prière  commune. 

A  l'aspect  d'un  homme  qui,  le  front  calme,  l'air  in- 
spiré, s'avançait,  au  milieu  de  la  place  comme  jadis  les  ju- 
ges d'Israël,  toutes  les  têtes  se  découvrirent  ou  s'inclinèrent. 

Cet  homme  était  le  colonel  Trujano.  Il  fit  signe  qu'il  allait 
parler,  et  le  silence  devint  plus  profond  encore.  ,     , 

a  Enfants,  çommença-t-il  d'une  voix  sonore,  l'Écriture  a 
dit  :«  Ceux  qui  gardent  la  ville  veilleront  en  vain  si  le  Sei- 
«  gneiir  ne  veille  avec  eux  ;  »  supplions  donc  le  Dieu  des 
armées  de  veiller  avec  nous.  » 

Tous  s'agenouillèrent,  et,  dans  l'espace  resté  vide  autour 
de  lui,  Trujano  s'agenouilla  aussi. 

«C'est  ce  soir,  reprit-il,  que  s'achève  la  neuvaine;  com- 
mencée pour  l'heureux  retour  de  notre  messager;  prions 
aussi  pour  lui  et  chantons  les  louanges  de  Dieu,  qui  jusqu'ici 
a  préservé  ses  enfants  qui  ont  eu  confiance  en  lui.  »  ( 

Alors  il  entonna  le  verset  du  psaume  qui  dit  : 

u  Sa  vérité  vous  servira  déboucher  ,  vous  ne  craindrez  ni 
les  terreurs. -de-  la  nuit,  ni  la'  flèche  qui  vole  durant  le  jour, 
ni  la  contagion  qui  se  glisse  dans  les  ténèbres  ,  ni,  les  .atta- 
ques du- démon,  de  midi.  »        ,  ;  ■;  . ..-:', 

-Après .  chacun  des  versets  du  psaume ,  les  assistants  répé- 
taient :  '      i  -  '    '  [  .<■■•.. 

«  Seigneur,  ayez  pitié  de  nous.  Seigneur,  prenez- n.<>u  s  eu 
miséricorde.  »  .    - 


2r0  COSTAL  L'INDIEN. 

Les  sentinelles  espagnoles,  veillant  autour  de  la  tranchée 
ouverte  par  les  assiégeants,  prêtaient  mélancoliquement  l'o- 
reille à  ces  pieux  cantiques,  qui  seuls  troublaient  le  profond 
silence  des  ténèbres. 

En  face  du  factionnaire  le  plus  rapproché  delà  ville,  quel- 
ques cadavres  mexicains,  que  leurs  frères  n'avaient  pu  em- 
porter, gisaient  à  peu  de  distance. 

La  nuit  ajoutait  encore  à  l'horreur  de  ce  lugubre  spectacle. 

Tous  avaient  été  plus  ou  moins  mutilés,  nous  l'avons  dit, 
par  des  ennemis  qui  se  vengeaient  souvent  sur  les  morts  de 
leur  impuissance  contre  les  vivants. 

Le  soldat  allait  et  venait  dans  un  espace  restreint ,  tour- 
nant alternativement  le  dos  aux  corps  étendus  sous  ses 
yeux,  et  les  comptant  comme  un  homme  désœuvré,  tout  en 
conservant  entre  eux  et  lui  un  espace  raisonnable. 

Puis,  cherchant  à  se  procurer  une  distraction  un  peu  moins 
triste,  la  sentinelle  essayait  de  distinguer  les  paroles  qu'on 
chantait  non  loin  d'elle. 

La  voix  lointaine  disait  : 

«  Il  en  tombera  mille  à  votre  droite  et  dix  mille  à  votre 
gauche ,  mais  le  mal  n'approchera  point  de  vous. 

—  Ah  ,  diable!  serait-ce  du  latin?  se  dit  la  sentinelle.  Ce 
doit  être  quelque  prière  pour  les  morts.  » 

Tout  à  coup  il  lui  sembla  qu'en  parlant  de  morts  le  nom- 
bre s'en  était  augmenté  sous  ses  yeux. 

«  Je  me  serai  trompé,  »  continua  l'Espagnol  dans  son  mo- 
nologue. 

Il  compta  de  nouveau  ses  cadavres  ;  cette  fois  il  se  rap- 
pela bien  qu'il  y  en  avait  dix. 

Puis  il  continua  à  écouter  le  cantique  et  ce  verset  : 

«  Tous  marcherez  sur  l'aspic  et  le  basilic ,  et  vous  foule- 
rez aux  pieds  le  lion  et  le  dragon. 

—  Ah  !  ils  parlent  de  dragon,  des  dragons  de  la  reine, 
peut-être    » 


COSTAL  L'INDIEN.  251 

L'Espagnol  s'interrompit.  Il  crut  s'apercevoir  que,  bien  que 
dans  ses  promenades  il  mesurât  très-exactement  ses  pas  à 
la  distance  convenable  qu'il  voulait  maintenir  entre  lui  et 
les  cadavres  ,  cette  distance  s'amoindrissait  à  chaque  tour. 

11  se  mit  alors  à  compter  ses  pas,  et,  quoiqu'il  en  fît  exac- 
tement le  même  nombre  à  chaque  allée  et  venue.,  il  se  trou- 
vait toujours  plus  près  de  l'un  des  cadavres  qu'il  ne  croyait 
l'être.  Il  fallait  que  le  cadavre  eût  marché  ou  que  la  senti- 
nelle se  trompât.  Le  dernier  cas  était  le  plus  probable.  Ce- 
pendant l'Espagnol  s'approcha  du  mort  pour  l'examiner.  Il 
était  étendu  sur  le  côté ,  et  une  plaie  sanglante  marquait 
seule  la  place  qu'avait  occupée  son  oreille.  Cet  examen  ras- 
sura le  soldat  devenu  tout  à  fait  certain  que ,  puisque  le 
mort  (c'était  un  Indien)  n'avait  pu  s'avancer  tout  seul,  il 
devait  s'être  trompé  lui-même.  Il  avait  bien  eu  la  tentation 
de  lui  passer  sa  baïonnette  à  travers  le  corps  ;  mais  un  ca- 
davre acquiert  dans  l'ombre  de  la  nuit  une  certaine  solen- 
nité imposante  qui  repousse  la  profanation,  et  la  sentinelle 
reprit  sa  promenade  dans  le  même  sens  qu'auparavant,  sans 
avoir  cédé  à  sa  tentation. 

«  Si  des  cadavres  pouvaient  aller,  pensa  l'Espagnol,  je 
dirais  presque  que  ceux-ci  ont  des  allures  suspectes;  j'en 
avais  compté  neuf,  j'en  trouve  dix,  et  on  penserait,  le  diable 
m'emporte!  que  ce  gaillard-là,  le  factionnaire  faisait  allusion 
au  mort  suspect ,  a  envie  de  causer  avec  moi  pour  se  dis- 
traire. Corbleu  !  les  chansons  de  ces  vivants  là-bas  ne  sont 
pas  gaies,  mais  je  les  préfère  encore  au  silence  de  ces  car- 
casses. Écoutons.  s 

Le  cantique  continuait  : 

«  Élevez  vos  mains  pendant  la  nuit  vers  le  sanctuaire  et 
bénissez  le  Seigneur.  Sa  vérité  sera  votre  bouclier,  vous  ne 
craindrez  pas  les  terreurs  de  la  nuit.  » 

Quoique  ces  psaumes  parussent  au  factionnaire  plus  joyeux 
que  des  chansons  à  boire ,  comparativement  au  silence  des 


232  COSTAL  L'INDIEN. 

morts,  ces  chants  mélancoliques  des  assiégés,  cette  compa- 
gnie de  cadavres  étranges  lui  renflaient  le  temps  bien  long, 
et  il  tourna  le  visage  vers  le  camp  où  il  regrettait  sa  tente  ; 
puis  il  reprit  sa  promenade. 

Cette  fois  il  faisait  si  exactement  le  même  nombre  de  pas, 
que  la  distance  entre  l'Indien  et  lui  se  conserva  constamment 
la  même  jusqu'au  moment  où  il  s'aperçut  que  le  cadavre  un 
instant  suspect  avait  disparu. 

Le  premier  moment  de  terreur  passé ,  la  sentinelle  espa- 
gnole comprit  qu'il  avait  été  dupe  d'une  ruse  indienne,  et, 
pour  ne  pas  se  laisser  accuser  de  négligence,  il  s'abstint 
prudemment  de  donner  l'alarme  et  laissa  l'Indien  bien  vivant 
courir  à  son  but. 

Pour  expliquer  la  méprise  du  soldat  entretenue  par  l'ab- 
sence des  oreilles  du  cadavre  vivant,  il  est  nécessaire  de 
dire  qu'avant  de  venir  mettre  le  siège  devant  Huajapam,  le 
commandant  Régules  s'était  donné  la  triste  satisfaction 
(Vessorilkr  près  de  Yanguitlan  une  vingtaine  de  pauvres  In- 
diens faits  prisonniers.  Nous  rappelons  à  dessein  ce  vieux 
mot  pour  flétrir  l'usage  ,  tombé  en  désuétude  comme  lui,  de 
couper  les  oreilles  aux  prisonniers.  Ceux  d'entre  eux  à  qui 
on  ne  les  avait  pas  tranchées  de  trop  près,  car  plusieurs 
étaient  morts  d'une  hémorragie,  s'étaient  réfugiés  à  Hua- 
japam. 

L'Indien  était  un  de  ces  derniers ,  et  il  ne  lui  avait  coûté, 
pour  donner  à  la  cicatrice  l'aspect  d'une  blessure  fraîche, 
que  la  peine  de  la  teindre  du  sang  de  l'un  des  cadavres 
voisins. 

C'était  à  cet  exploit  du  commandant  Régules  qu'avait  fait 
allusion  son  collègue  Caldelas  dans  la  séance  du  conseil  de 
guerre  que  nous  avons  rapportée.  ,    ;  ..:.... 

«  Mil  rayos!  s'écria  le  soldat  espagnol  dans  un  accès  de 
rage,  dans  le  cas  où  ces  chiens-là  ne  soient  pas  plus  morts 
que  celui  qui  court  si  bien ,  ils  ne  courront  plus.  » 


COSTAL  L'INDIEN.  253 

En' disant- ces  mots,  la  fureur  l'emportant  sur  l'espèce  de 
terreur  religieuse  à  laquelle  l'Indien  avait  dû  la  vie,  le  fac- 
tionnaire ne  laissa  pas  un  cadavre  sans  le  percer  de  deux  ou 
trois  coups  de  baïonnette. 

Aucun  de  ces  corps  insensibles  ne  iit  un  mouvement ,  et 
les  seuls  bruits  qui  troublèrent  la  tranquillité  de  la  nuit  ne 
furent  plus  que  des  soupirs  de  fureur  du  soldat  et  la  voix 
lointaine  qui  chantait  les  psaumes  aux  assiégés. 

«Oui,  oui,  chantez  maintenant,  coquins,  dit  l'Espagnol, 
vous  avez  raison ,  ne  fut-ce  que  pour  vous  moquer  de  ceux 
qui  font  si  bonne  garde  autour  de  vous.  » 

Pendant  ce  temps,  l'Indien  se  faisait  reconnaître  aux  sen- 
tinelles deTrujano. 

Au  moment  où  il  arrivait  sur  la  place ,  la  population  et  la 
garnison,  agenouillées  à  la  clarté  des  torches,  continuaient 
leurs  ferventes  oraisons. 

Le  religieux  colonel,  comme  s'il  eût  pensé  que  le  Dieu 
qu'il  invoquait  voulait  lui  donner  une  marque  éclatante  de 
sa  protection ,  chantait  le  verset  : 

«  Je  le  délivrerai  parce  qu'il  a  mis  en  moi  toute  sa  con- 
fiance ; 

«  Je  le  protégerai  parce  qu'il  a  invoqué  mon  nom.  » 

Quand  la  dernière  prière  de  cette  neuvaine  si  efficace  fut 
terminée,  l'Indien  rendit  compte  de  son  message. 

Il  avait  vu  Morelos  et  il  apportait  la  promesse  du  général 
de  se  mettre  à  l'instant  en  marche  pour  venir  au  secours  des 
assiégés. 

Alors  Trujano ,  levant  les  yeux  au  ciel,  s'écria  : 

«'Bénissez  maintenant  le  Seigneur,  ô  vous  tous  qui  êtes 
ses  serviteurs!  » 

Puis,  après  la  distribution  du  souper  faite  par  le  colonel 
lui-même,  les  torches  s'éteignirent  et  les  assiégés  se  livrè- 
rent au' sommeil,  pleins  de  confiance  dans  celui  qui  ne  dort 
;  jamais  et  dont  la  protection  leur  servait  de  bouclier. 


254  COSTAL   L'INDIEN. 

Le  lendemain  soir  ,  à  la  même  heure  ,  pendant  que  les 
assiégés  étaient  réunis  sur  la  place  pour  la  prière  en  com- 
mun qui  terminait  invariablement  chaque  journée,  d'autres 
scènes  se  passaient  à  quelques  lieues  du  camp  des  assié- 
geants. 

Fidèle  à  sa  promesse ,  Morelos  s'était  mis  en  marche  pour 
Huajapam;  il  n'avait  pu  disposer  que  de  mille  hommes 
de  troupes  régulières  pour  ne  pas  dégarnir  la  ville  de 
Chilapa ,  qu'il  venait  de  prendre  ;  mais ,  pour  faire  nombre , 
il  y  avait  joint  un  millier  d'Indiens ,  armés  de  flèches  et  de 
frondes. 

A  quelque  distance  derrière  le  général  en  chef,  le  maris- 
cal  Galeana  et  le  capitaine  Lantejas  chevauchaient  de  compa- 
gnie. 

Le  front  de  l'ex-étudiant  était  soucieux. 

t  Le  général  a  raison  de  vous  refuser  votre  congé,  disait 
Galeana  ;  un  officier  instruit  et  brave  comme  vous  l'êtes  est 
toujours  précieux;  et,  quant  au  mécontentement  que  lui  cause 
votre  insistance  et  qu'il  vous  a  un  peu  brusquement  témoi- 
gné ,  ne  vous  en  affligez  pas  trop,  mon  cher  Lantejas, 
comptez  sur  moi;  je  serai  bien  malheureux  si  je  ne  vous 
fournis  pas  l'occasion  de  quelque  bon  coup  de  lance  pour 
vous  réhabiliter  dans  son  opinion.  Pourvu  que  vous  tuiez 
de  votre  main  trois  ou  quatre  Espagnols ,  ou  un  seul  officier 
supérieur. 

—  J'aime  mieux  un  officier  supérieur  ;  j'y  penserai ,  »  ré- 
pondit le  capitaine  avec  distraction. 

Il  y  pensait  si  bien  ,  que  cette  obligation  de  se  distinguer 
avec  préméditation,  lui  qui  jusqu'alors  n'avait  été  qu'un 
héros  de  hasard ,  amassait  ces  nuages  sur  son  front. 

Pendant  que  la  troupe  insurgée  faisait  halte  pour  ce  jour- 
là,  on  s'occupa  des  moyens  de  porter  un  coup  décisif  aux 
assiégeants,  et,  pour  y  parvenir,  il  fut  résolu  qu'on  les 
prendrait  entre  deux  feux,  c'est-à-dire  qu'on  les  attaquerait 


COSTAL  L'INDIEN.  255 

en  même  temps  que  les  assiégés  feraient  une  sortie  contre 
eux. 

Le  plus  difficile  était  de  leur  faire  connaître  cette  résolu- 
tion ,  tant  l'armée  espagnole  faisait  bonne  garde  autour  de  la 
place. 

Les  Indiens  étaient  sous  les  ordres  du  capitaine  Lantejas, 
et,  quand  il  s'agit  d'envoyer  un  exprès  à  Trujano,  l'un  d'eux 
assura  qu'il  connaissait,  derrière  le  village,  un  passage  se- 
cret ,  par  lequel  il  se  chargeait  de  parvenir  jusqu'à  lui.  Don 
Cornelio  en  fit  donner  avis  à  Morelos,  qui,  en  réponse,  lui 
envoya  l'ordre  d'accompagner  l'Indien  avec  quelques  hommes 
de  son  choix.  Cette  commission  était  aussi  dangereuse  qu'ho- 
norable, et  Lantejas  aurait  bien  décliné  l'honneur  qui  lui 
en  revenait,  s'il  avait  été  libre  de  la  refuser;  mais  comme, 
à  tout  prendre,  elle  pouvait  lui  éviter  le  plus  dangereux 
honneur  encore  de  tuer  trois  ou  quatre  Espagnols,  ou  tout 
au  moins  un  officier  supérieur,  et  qu'il  n'était  pas  libre  de  se 
soustraire  à  un  ordre  du  général  en  chef,  il  l'accepta. 

Il  choisit  pour  compagnons  d'aventures  Clara  et  Costal , 
outre  une  douzaine  de  soldats  sur  lesquels  il  pouvait  comp- 
ter, et,  la  nuit  venue,  on  se  mit  en  route. 

Au  bout  de  deux  heures  environ  ,  le  détachement  aper- 
çut les  feux  des  bivouacs  espagnols;  puis,  bientôt  après,  les 
maisons  silencieuses  de  Huajapam,  où  les  assiégés  calcu- 
laient les  heures  et  les  minutes,  en  attendant  le  secours 
promis. 

De  l'emplacement  où  le  guide  indien  fit  faire  halte  aux 
hommes  du  capitaine  (c'était  derrière  les  murs  de  clôture 
d'un  champ),  un  chemin  creux  conduisait  jusqu'à  l'endroit 
où  la  sentinelle  espagnole  allait  et  venait  avec  une  certaino 
inquiétude,  comme  si  elle  eût  senti  les  dangers  de  son 
poste. 

C'était  le  même  que  celui  qu'occupait  la  veille  le  faction- 
naire qui  s'était  embrouillé  dans  le  compte  de  ses  cadavres, 


256  COSTAL  L'talËN. 

et  c'était  encore  par  ce  chemin  creux  que.  le  premier  Indien 
était  venu  en  augmenter  le  nombre.  "  ' 

Plusieurs  causes  semblaient  se  réunir  pour  donner 'à  la 
sentinelle  ces  allures  inquiètes  qui  menaçaient  dé  tout  gâter1  : 
à  ia  fraîcheur  désagréable  de  la  nuit  se  joignait  l'odeur  in- 
fecte dés  cadavres „ qui  blessait  horriblement  son  odorat; 
puis,  l'aspect  de  'ces' mornes  compagnons  de  faction  n'était 
pas  moins  lugubre  pour  lui  que  pour  son  prédédesseifr1  de  la 
veillé ,  et  l'image  de  la  mort,  constamment  sous  ses  yeux, 
ne  laissait  pas  que  de  lui  inspirer  une  certaine  terreur  se- 
crète. : '  ' '  ■  '  i  :  fi  '   :  !  :  '  '■      l      ' :    :-  '■'■'■    >><."■■"> 

Là  sentinelle  allait  et  venait  avec  une  rapidité  démarche 
indispensable  pour  chasser  le  double  frisson  qui  l'agitait. 
D'ailleurs,  soit  qu'on  eût  eu  vent  delà  résurrection  de  l'In- 
dien de  la  veille,  soit  par' tout  autre  motif, "ïa  surveillance 
était  devenue  plus  active  et  les  sentinelles  avaient'  été  plus 
rapprochées  entre  elles  ,et  devaient,  s'observer  réciproque- 
ment. ■  '    ■/■  '  '■'  ■  ■'    ■  '■■  '•  J   '   '     .  '  ■      '    •  '  j'-   '    -■  !  :  ■'-'    - 

Les'  seuls  moments  où  le  factionnaire  s'arrêtait  ne' 'du- 
raient que  le;temps  nécessaire  pour  repéter  le  cri  :      'i]] 

«  Alertai  centimlal-     ■  ■■  '  •    ;  •'<'■ 

—  J'en  suis  fâché  pour  lui,  dit  Costal;  mais  il  faut  l'en- 
voyer monter  la  garde  chez  le  Père  éternel.    '' :  I   ? 

-^Chufc,  païen  !  »  s'écria  don  Corrielio  scandalisé. 

Le  mûr  de  clôture  qui  servait  de  halte  au  capitaine ,'  quoi- 
que presque  entièrement  abattu ,  présentait  encore,  derrière 
ses  décombres  entassés,  nnabri  passable  contre  la  euridsitéi 
de  la 'sentinelle;  puis  il  y J avait  dans  l'a  campagne,  en  grand! 
nombre,  'de  hauts  aloès  et des  absinthes  touffues.      '  '  '  ' 

S  Expédions  d'abord  la  sentinelle,  dit  Costal ;:  cela1  '[fàit. 
vous  :  Vous  disséminerez  derrière  ces  buissons!  et'  vous  nn 
laisserez  faire.  »  .o'-  :j 

Le  Zapot'èque  émprunta'la  fronde  de  l'un  des  Indiens ,;  ês.m 
laquelle Uhriit  un  caillou -de  chôixj  etordolma  à  deux  autre.1- 


COSTAL  L'INDIEN.  257 

Indiens  d'encocher  leurs  flèches,  et  tous  trois  se  tinrent 
prêts. 

«  Vous  allez  frapper  deux  cailloux  l'un  contre  l'autre  et  à 
deux  reprises,  dit  Costal  au  capitaine;  vous  autres,  vous 
lâcherez  votre  flèche  à  la  seconde.  * 

C'était  une  des  rares  occasions  où  l'arc  et  la  fronde  sont 
supérieurs  à  la  carabine. 

Lantejas  frappa  ses  deux  cailloux  avec  bruit. 

Ce  bruit  sec  arriva  aux  oreilles  de  l'Espagnol.  Il  s'arrêta, 
prêta  l'oreille  et  fit  résonner  son  fusil  dans  sa  main. 

Le  capitaine  frappa  pour  la  seconde  fois.  La  pierre  et  les 
flèches  sifflèrent  dans  l'air,  et,  atteint  d'un  triple  coup,  le 
factionnaire  tomba  sans  jeter  un  soupir. 

«  Allons  !  dispersez-vous ,  dit  vivement  Costal  ;  le  reste 
me  regarde.  » 

Le  capitaine  et  les  deux  Indiens  se  glissèrent  de  leur  mieux 
derrière  les  absinthes  et  les  aloès  ;  puis ,  tout  à  coup ,  don 
Cornelio  tressaillit  d'effroi. 

La  sentinelle  qu'il  avait  vue  tomber  se  promenait  comme 
auparavant;  c'était  sa  même  allure,  et  Lantejas  ne  nota 
aucune  différence  dans  la  voix  qui  cria  d'un  ton  formidable  : 

a  Alertai  centinela! 

—  Où  diable  est  Costal?  »  se  dit  don  Cornelio  en  cherchant 
vainement  le  Zapotèque. 

Pendant  ce  temps ,  les  deux  autres  Indiens ,  blottis  [d'a- 
1  bord  à  quelque  distance  du  capitaine ,  s'avançaient  vers  la 
1  ville,  sans  paraître  prendre  beaucoup  de  souci  de  la  senti- 
i  nelle. 

Ce  fut  un  trait  de  lumière  pour  le  naïf  don  Cornelio. 

«  Ce  factionnaire,  c'est  Costal,  parbleu  !  »  se  dit-il. 

En  effet ,  le  mort  avait  été  remplacé  par  le  vivant,  et ,  de 

cette  façon ,  le  factionnaire  étant  toujours  au  même  poste  et 

répétant  les  mêmes  cris  que  lui ,  les  autres  sentinelles  ne 

^pouvaient  avoir  aucun  soupçon  de  ce  qui  venait  de  se  passer. 

200  a 


258  COSTAL  L'INDIEN. 

Don  Cornelio  s'élança  le  plus  rapidement  qu'il  put  vers  la 
ville  assiégée. 

Déjà  les  deux  autres  Indiens  avaient  disparu ,  et,  quand 
Costal  vit  que  le  capitaine  allait  bientôt  en  faire  autant,  il 
s'empressa  de  jeter  loin  de  lui  le  shako  et  le  fusil  du  faction- 
naire. 

«  Plus  vite  !  plus  vite  !  s'écria  Costal  ;  les  drôles  vont 
donner  l'alerte  en  ne  voyant  plus  leur  camarade.  » 

En  disant  ces  mots ,  il  rejoignit  le  capitaine  qu'il  prit  par 
la  main,  et  l'entraîna  si  rapidement  que  don  Cornelio  en  per- 
dait haleine. 

Ils  ne  tardèrent  pas  l'un  et  l'autre  à  gagner  la  place ,  où 
les  sentinelles  mexicaines  ,  prévenues  d'avance  paroles  deux 
Indiens  arrivés  sains  et  saufs ,  les  laissèrent  entrer  sans  dif- 
ficulté. 

«  Entendez-vous?  dit  Costal;  les  drôles  là-bas  se  sont 
aperçus  de  l'accident  arrivé  à  leur  camarade  et  ils  donnent 
l'alarme;  mais  il  n'est  plus  temps.  » 

Des  cris  et  des  coups  de  fusil  retentissaient  en  effet  dans 
la  direction  du  camp  royaliste. 

Trujano ,  le  flanc  ceint  de  son  épée ,  inspectait  la  place  de 
Huajapam,  devenue  déserte,  avant  de  se  retirer  à  son  tour, 
quand  le  capitaine  et  Costal  arrivèrent. 

Pendant  que  don  Cornelio  lui  rendait  compte  de  sa  mission, 
le  colonel  l'examinait  attentivement  ainsi  que  l'Indien.  Un 
vague  ressouvenir  lui  rappelait  ces  deux  figures  un  instant 
entrevues ,  et ,  quand  le  capitaine  eut  achevé  : 

«  Je  cherche  dans  quel  songe  j'ai  déjà  vu  vos  traits,  dit 
Trujano.  Ah!  n'êtes-vous  pas  ce  jeune  étudiant  si  croyant 
au  mandement  de  l'évêque  de  Oajaca  et  qui  anathématisait 
à  las  Palmas  l'insurrection  comme  un  péché  mortel? 

—  Précisément,  répondit  Lantejas  en  soupirant. 

—  Et  vous,  continua  Trujano,  n'êtes-vous  pas  le  tigrero 
de  don  Mariano  Silva? 


COSTAL  L'INDIEN.  259 

—  Le  descendant  des  caciques  de  Tehuantepec ,  répondit 
fièrement  Costal. 

—  Dieu  est  grand  et  ses  voies  sont  impénétrables  !  »  s'écria 
le  colonel  de  l'air  inspiré  d'un  prophète  de  Juda. 

Et  il  emmena  le  capitaine  avec  lui. 

Après  s'être  acquitté  de  son  message  et  avoir  écouté  avec- 
admiration  ,  lui  qui  avait  assisté  au  siège  de  Cuautla ,  le  récit 
de  celui  de  Huajapam ,  il  ne  restait  plus  au  capitaine  qu'à 
aller  se  reposer  pendant  le  peu  d'heures  qui  devaient  s'écou- 
ler avant  la  bataille  décisive  du  lendemain.  Il  se  jeta,  enve- 
loppé de  son  manteau,  sur  un  banc ,  où  il  ne  put  trouver  le 
sommeil  qu'en  se  promettant  bien  de  ne  faire  de  prouesses 
que  celles  qu'il  serait  rigoureusement  forcé  d'accomplir  à  son 
corps  défendant. 

Ce  ne  fut  qu'au  jour,  après  la  messe  qu'il  fit  célébrer, 
que  Trujano  apprit  aux  assiégés  que  le  lendemain  au  lever 
du  soleil  ils  devaient  faire  une  sortie  pour  attaquer  les  Espa- 
gnols d'un  côté,  tandis  que  Morelos  les  combattrait  de  l'autre. 

Puis,  après  avoir  chanté  le  Te  Deum  avec  sa  religieuse 
ferveur,  le  colonel  permit  à  la  garnison  de  se  réjouir  au  son 
des  trompettes,  au  bruit  des  fusées,  de  cette  marque  signalée 
de  la  protection  divine,  et  le  tumulte  des  réjouissances  ve- 
nait d'arriver  jusqu'au  camp  des  royalistes. 


CHAPITRE   X. 


Entre  deux  feux. 

Quelques   heures  après    l'heureuse   arrivée    de    Cornelia 
Lantejas  dans  Huajapam,  pendant  que  les  ténèbres  couvraient 


260  COSTAL  L'INDIEN. 

encore  la  ville  et  le  camp  royaliste,  le  grincement  des  cré- 
celles qui  avaient  remplacé  les  cloches  converties  en  canons 
appelait  la  garnison  et  les  habitants  à  matines. 

Selon  la  règle  claustrale  imposée  aux  assiégés  par  Tru- 
jano,  ils  étaient  ainsi  convoqués  chaque  jour  à  la  prière  du 
matin;  cette  fois,  cependant,  cette  réunion  nocturne  avait 
aussi  pour  but  de  les  disposer  à  la  journée  solennelle  qui  al- 
lait décider  du  dénoûment  d'un  long  et  cruel  siège. 

Au  môme  instant,  le  camp  espagnol  s'éveillait  au  bruit  de 
la  diane,  et,  derrière  la  chaîne  de  collines  qui  terminait  la 
plaine,  Morelos  mettait  déjà  son  armée  en  mouvement. 

Peu  à  peu  la  place  de  Huapajam  se  remplit  de  bourgeois 
et  de  soldats  silencieux,  tous  armés  pour  la  lutte  et  venant 
demander  à  la  prière  la  force  et  l'énergie  dont  ils  avaient  be- 
soin. Les  cavaliers  tiraient  par  la  bride  leurs  chevaux  sellés 
et  se  rangeaient  comme  des  ombres  dans  l'ordre  qu'ils 
avaient  coutume  de  prendre. 

Trujano  apparut  à  son  tour,  grave  et  souriant  à  la  fois,  avec 
la  confiance  dans  le  cœur  comme  sur  les  lèvres.  Le  religieux 
insurgé  était  armé ,  selon  son  habitude ,  de  la  longue  épée  à 
deux  tranchants  si  souvent  éprouvée  dans  sa  main. 

A  ses  côtés  marchait  le  capitaine  don  Cornelio  Lantejas 
comme  aide-de-camp  momentané  du  colonel,  et,  derrière 
eux,  un  soldat  tenait  en  main  deux  chevaux  prêts  à  être 
montés,  l'un  par  Trujano,  l'autre  par  le  capitaine. 

Sur  le  dos  du  cheval  destiné  à  l'ex-étudiant  en  théologie 
se  balançait  une  longue  lance  attachée  à  l'étrier  et  au  pom- 
meau de  la  selle. 

Don  Cornelio  aurait  été  bien  embarrassé  de  dire  pourquoi 
il  s'armait  de  cette  façon.  Le  cheval  qu'on  lui  avait  prêté 
se  trouvait  harnaché  de  la  sorte,  et  il  prenait  passivement 
la  lance  comme  il  se  laissait  conduire  au  combat,  parce  qu'il 
ne  pouvait  faire  autrement. 

La  prière  toutefois  n'allait  pas  se  prolonger  longtemps  ;  car 


COSTAL  L'INDIEN.  261 

le  ciel  commençait  à  s'entr'ouvrir  du  côté  de  l'orient,  et  l'aube 
du  jour  ne  devait  pas  tarder  à  répandre  ses  premiers  rayons 
«  de  lumière. 

Le  colonel  Trujano  était  profondément  versé  dans  la  con- 
naissance des  saintes  Écritures,  et  les  livres  d'Église,  qui  ne 
lui  étaient  pas  moins  familiers,  s'étaient  pour  ainsi  dire  gra- 
vés dans  sa  mémoire.  Il  n'eut  qu'à  la  consulter,  et,  d'une 
voix  dont  les  moindres  intonations  arrivaient  à  la  fois  au 
cœur  et  à  l'oreille  des  assistants  les  plus  éloignés,  il  récita  le 
verset  suivant,  que  la  circonstance  rendait  encore  plus  so- 
lennel : 

«  Le  peuple  qui  marchait  dans  les  ténèbres  a  vu  une 
grande  lumière.  Le  jour  s'est  levé  sur  ceux  qui  habitent 
dans  la  région  de  l'ombre  de  la  mort. 

«  Seigneur,  vous  avez  béni  votre  terre;  vous  avez  délivré 
Jacob  de  captivité.  Gloire  au  Très-Haut!  » 

Et  mille  bouches  répétèrent  :  «  Gloire  au  Très-Haut  !  » 

Peu  à  peu  les  ombres  transparentes  du  crépuscule  dispa- 
raissaient, et,  au-dessus  de  ces  têtes  pieusement  courbées, 
quelques  nuages  épars,  légèrement  teints  de  pourpre,  an- 
nonçaient déjà  le  lever  du  soleil. 

Ce  n'était  qu'après  le  repas  de  midi  que  devait  être  livré 
le  dernier  assaut ,  d'après  la  décision  prise  la  veille  par  le 
conseil  de  guerre.  On  ne  se  préparait  donc  pas  encore,  dans 
le  camp  royaliste,  et  la  double  attaque  de  Morelos  et  de  Tru- 
jano risquait  d'y  éclater  comme  un  coup  de  foudre. 

Le  camp  était  divisé  en  trois  parties  bien  distinctes,  di- 
sons même  en  trois  camps.  Le  premier,  celui  du  comman- 
dant Régules,  était  le  plus  rapproché  de  la  ville  assiégée;  le 
'i  deuxième,  sous  les  ordres  immédiats  de  Bonavia,  occupait  le 
;  centre;  et  le  troisième  enfin,  commandé   par  Caldelas ,  se 
trouvait  situé  à  l'arrièrc-garde. 

D'après  ces  dispositions,  Trujano,  en  exécutant  sa  sortie. 
r,  devait  diriger  ses  premiers   efforts  contre  Régules,  et  Mo- 


262  COSTAL  L'INDIEN. 

relos  devait  attaquer  l'arrière-garde  commandée  par  Calde- 
las.  Bonavia.  qui  se  trouvait  au  centre,  aurait  à  se  porter  au 
secours  de  celui  de  ses  deux  collègues  qui  en  aurait  le  plus  ■ 
besoin. 

Don  Rafaël  avait  sa  tente  dans  le  camp  de  Caldelas;  il 
avait  peu  dormi  cette  nuit-là. 

En  vain,  par  un  temps  d'orage,  le  manteau  d'épaisses  va- 
peurs qui  couvre  le  ciel  laisse  voir,  en  s'entr'ouvrant  un  mo- 
ment, quelque  pan  presque  imperceptible  d'azur  ;  bientôt  les 
nuages  se  referment  et  l'azur  disparaît. 

Il  en  était  de  même  du  faible  rayon  d'espoir  qui  avait  un 
instant  brillé  aux  yeux  du  colonel  ;  sa  sombre  mélancolie 
avait  repris  le  dessus,  et  le  rayon  d'espoir  s'était  évanoui. 

L'homme  qui  aime  à  la  passion,  comme  celui  qui  n'aime 
que  médiocrement,  sont  l'un  et  l'autre  également  inhabiles 
à  apprécier  les  preuves  de  l'amour  qu'ils  inspirent.  La  pas- 
sion égare  le  jugement  et  trouble  la  vue  de  l'un;  l'indiffé- 
rence rend  l'autre  inattentif  et  distrait,  tout  passe  inaperçu 
devant  ses  yeux.  Don  Rafaël  était  dans  le  premier  cas,  et. 
quelque  éprise  que  se  fût  montrée  Gertrudis,  il  ne  se  disait 
pas  qu'elle  ne  l'aimait  plus,  mais  qu'elle  ne  l'avait  jamais 
aimé.  Lui  qui  avait  presque  sacrifié  son  amour  à  sa  fierté  ne 
pensait  pas  que  l'orgueil  de  la  femme  a  aussi  ses  jours  de 
révolte  contre  son  cœur. 

De  là  naissait  le  profond  découragement  qui  s'était  em- 
paré de  lui  et  avait  éteint  ses  espérances  un  instant  ravi- 
vées. 

Las  de  se  retourner  sans  sommeil  sur  la  couche  dure  du 
soldat  en  campagne,  il  avait  fait  seller  son  cheval  aux  pre- 
miers sons  de  la  diane,  et  il  avait  été  chercher  dans  la  pro- 
menade quelque  distraction  à  sa  noire  mélancolie. 

L'aspect  de  la  plaine  ravagée,  où  tout  espoir  de  moisson 
était  désormais  perdu,  lui  rappelait  ses  douces  illusions  dé- 
truites à  leur  naissance  comme  le  bouton  d'une  fleur  qu'on 


COSTAL  L'INDIEN.  263 

•enlève  de  sa  tige  avant  qu'il  soit  épanoui.  Sans  s'en  aperce- 
voir, il  était  à  plus  d'une  lieue  du  camp  lorsqu'il  entendit, 
au  milieu  du  profond  silence  qui  régnait  autour  de  lui,  le 
bruit,  vague  d'abord,  puis  ensuite  plus  distinct,  d'une  co- 
lonne d'armée  en  marche. 

Cette  réalité  le  ramenait  du  pays  des  chimères  à  la  vie 
d'aventures  des  guerres  civiles,  et,  faisant  trêve  tout  à  coup 
aux  pensées  qui  l'avaient  absorbé,  il  écouta  plus  attenti- 
vement. 

Depuis  près  de  deux  ans  que  le  colonel  était  entré  en 
campagne,  il  savait  se  rendre  compte  de  tous  les  bruits  qui 
signalent  ou  accompagnent  la  marche  d'une  troupe  armée. 
Les  pas  cadencés,  le  roulement  lointain  de  l'artillerie  et  des 
caissons,  devinrent  aussi  distincts  pour  lui  que  s'il  avait 
aperçu  la  troupe  elle-même. 

C'était  sans  nul  doute  une  division  qui  s'avançait  au  se- 
cours des  assiégés  :  les  coups  de  fusil  d'alerte  de  la  nuit 
précédente,  la  sentinelle  égorgée,  les  hourras  des  assiégés 
au  matin,  ne  laissaient  aucune  incertitude  à  cet  égard;  ils 
avaient  appris  l'arrivée  prochaine  du  corps  d'armée  dont  on 
entendait  la  marche. 

Sûr  de  son  fait  et  ne  voulant  pas  perdre  une  minute  à 
écouter  plus  longtemps,  don  Rafaël  mit  son  cheval  au  galop 
et  regagna  le  camp  de  Caldelas,  où  il  donna  l'alarme. 

Le  premier  moment  de  confusion  passé,  les  royalistes  at- 
tendirent l'attaque  en  s'y  préparant  avec  le  sang-froid  de 
la  discipline.  Tout  le  monde  était  à  son  poste. 

Le  soleil  lançait  ses  premiers  rayons.  Bientôt,  de  part  et 
d'autre,  les  sentinelles  avancées  se  replièrent  sur  leurs 
camps  respectifs.  Alors,  vers  la  ville,  on  entendit  retentir  le 
psaume  Venite  exmltemus  Domino;  des  cris  de  :  Viva  Mo- 
relos!  éclatèrent  dans  la  direction  opposée;  puis  la  voix  du 
mariscal,  dans  un  moment  où  le  chant  religieux  mourait 
lentement  et  où  les  vivats  se  taisaient,  jeta  le  cri  de  guerre 


264  COSTAL  L'INDIEN. 

bien  connu  :  Aqui  esta  Galeana!  et  une  double  fusillade 
entama  un  formidable  dialogue  des  deux  côtés  du  camp 
royaliste. 

Trujano  et  Morelos  se  répondaient,  l'un  sur  le  front,  l'autre 
à  l'arrière  de  l'armée  espagnole  ;  les  assiégeants  se  trouvaient 
assiégés  à  leur  tour. 

Pendant  ce  temps,  Morelos,  ayant  donné  ses  ordres  à  Ga- 
leana, chargé  de  diriger  l'attaque ,  se  posta  sur  une  hauteur 
voisine  ,  et,  sa  lorgnette  à  la  main ,  il  examina  le  théâtre  du 
combat. 

Après  avoir  froidement  combiné  son  plan  d'attaque ,  Tru- 
jano, avec  l'impétuosité  qui  lui  était  naturelle,  s'élança  con- 
tre le  camp  de  Régules,  tandis  que  le  mariscal  en  faisait  au- 
tant contre  celui  de  Caldelas. 

De  part  et  d'autre,  la  fusillade  avait  cessé;  assiégeants  et 
assiégés  en  étaient  venus  aux  mains  à  l'arme  blanche. 

Bien  qu'inférieurs  en  nombre  à  leurs  ennemis ,  les  soldats 
de  Trujano  avaient  si  brusquement  attaqué  ceux  de  Régules, 
que  ces  derniers  n'avaient  pu  soutenir  le  premier  choc  en 
bon  ordre  et  que  la  confusion  s'était  mise  parmi  eux. 

Ils  tenaient  bon  encore  néanmoins,  tout  en  reculant,  et, 
comme  le  camp  où  Caldelas  se  défendait  tenait  mieux  encore, 
Trujano  restait  en  échec  avec  sa  poignée  d'hommes. 

Bonavia  et  Caldelas,  pendant  ce  temps,  réunissaient  leurs 
efforts  pour  résister  à  l'attaque  de  Galeana,  qui,  malgré  son 
impétueuse  valeur,  ne  pouvait  passer  outre  pour  joindre  Tru- 
jano ou  prendre  en  flanc  le  camp  espagnol,  protégé  des  deux 
côtés  par  des  terrains  élevés  impraticables  à  la  cavalerie. 

Il  est  certains  hommes  auprès  desquels  il  est  impossible 
de  ne  pas  se  sentir  brave  ou ,  du  moins,  de  n'en  avoir  pas 
l'air,  lorsqu'on  est  forcé  de  combattre  à  leur  côté.  Trujano 
était  du  nombre  de  ceux  dont  l'ardent  courage  est  conta- 
gieux, et,  près  de  lui,  le  capitaine  Lantejas  soutenait  sa  ré- 
putation de  bravoure. 


COSTAL  L'INDIEN.  2G5 

Cependant,  le  combat  durait  depuis  longtemps  déjà  sans 
que  la  victoire,  disputée  avec  acharnement,  parût  se  déci- 
der pour  ou  contre  les  Espagnols ,  lorsque  Trujano ,  s'adres- 
sant  à  don  Cornelio,  tout  en  essuyant  la  sueur  qui  ruisselait 
de  son  front  : 

«  Nous  ne  viendrons  jamais  à  bout  d'enfoncer  cette  ligne 
avec  si  peu  de  monde,  dit-il;  mettez  votre  cheval  au  galop, 
capitaine,  et  allez  dire  au  général  que  le  succès  de  la  jour- 
née ne  dépend  que  de  deux  ou  trois  bataillons  de  renfort 
dont  j'ai  besoin.  Courez  vite,  et  je  tâcherai,  pendant  ce 
temps,  de  soutenir  le  courage  et  surtout  la  force  de  ma 
brave  garnison.  » 

Don  Cornelio  n'avait  qu'à  faire  un  détour  le  long  des  ter- 
rains élevés  qui  protégeaient  le  camp  pour  arriver  jusqu'au 
général  en  chef  et  remplir  sa  commission. 

L'aide-de-camp  partit  au  galop,  sa  lance  à  la  main. 

Au  même  instant,  par  un  côté  opposé,  un  officier,  sur 
l'ordre  de  Régules,  allait  remplir  une  mission  semblable  au- 
près du  général  en  chef  espagnol.  Seulement,  il  arriva  plus 
promptement  que  don  Cornelio. 

Bonavia  s'empressa,  malgré  les  observations  de  Caldelas, 
d'envoyer  au  commandant  Régules  le  renfort  qu'il  deman- 
dait. 

«  Cet  homme  sera  cause  de  notre  perte,  dit  Caldelas  à 
don  Rafaël,  qui,  monté  sur  son  bon  cheval  el  Rocandor,  fai- 
sait de  prodigieux  efforts  pour  arriver  jusqu'au  mariscal, 
dont  le  cri  de  guerre,  souvent  jeté  comme  un  défi,  commen- 
çait à  porter  le  trouble  dans  l'esprit  des  soldats  espagnols; 
mais,  vive  Dieu!  continua  Caldelas,  s'il  arrive  malheur  par 
sa  faute,  je  lui  brûlerai  la  cervelle  et  je  ferai  sauter  la  mienne 
après.  » 

Comme  le  commandant  achevait  ces  mots,  un  mouvement 
j  violent  s'opérait  devant  lui ,  et  les  soldats  commençaient  à 
céder  le  terrain  devant  les  attaques  redoublées  de  Galeana. 


266  COSTAL  L'INDIEN. 

Ce  que  Caldelas  avait  prévu  était  sur  le  point  de  se  réa- 
liser :  pour  secourir  Régules ,  le  général  espagnol  avait  af- 
faibli son  front  de  bataille;  le  désordre  se  mit  aussitôt  dans 
les  rangs;  la  troupe  se  laissa  entamer,  puis  bientôt  se  dé- 
banda. 

Aveuglé  par  son  animosité,  Caldelas  tourna  bride,  laissant 
à  don  Rafaël  le  soin  de  rallier  les  soldats  dispersés,  et  s'é- 
lança du  côté  de  Régules. 

Pendant  ce  temps,  Taide-de-camp  de  Trujano,  ou,  pour 
mieux  dire,  le  capitaine  don  Cornelio,  peu  désireux  de  se 
trouver  parmi  les  combattants,  avait  tourné  un  vaste  champ 
de  maïs  croissant  sur  un  plateau  plus  élevé  que  le  terrain 
du  reste  de  la  plaine.  De  temps  à  autre,  il  avait  essayé  de 
juger  du  chemin  qu'il  faisait  par  là;  mais  les  tiges  de  maïs 
qui  le  cachaient  l'empêchaient  aussi  de  voir  s'il  était  encore 
loin  du  corps  de  troupes  de  Galeana. 

Quand  il  crut  cependant  qu'il  devait  être  en  ligne  paral- 
lèle avec  le  mariscal ,  don  Cornelio  n'hésita  pas  à  s'engager 
au  galop  dans  un  sentier  creux  qui  coupait  le  plateau. 

Du  côté  des  combattants ,  ce  sentier  était  fermé  par  des 
buissons  et  quelques  arbustes  qui  masquaient  la  vue.  Don 
Cornelio  n'eut  pas  plutôt  dépassé  cette  barrière,  qu'à  son 
grand  effroi  il  se  trouva  au  milieu  des  troupes  espagnoles 
formant  un  demi-cercle  d'épées ,  de  fusils  et  de  lances. 

Au  moment  où,  justement  effrayé  de  son  excès  d'audace 
involontaire,  le  capitaine  Lantejas  allait  s'élancer,  en  tour- 
nant bride,  vers  le  sentier  dont  il  sortait,  un  cavalier  espa- 
gnol, à  la  contenance  furieuse,  brandissant  un  pistolet  à 
la  main  avec  d'effroyables  jurons ,  se  trouvait  face  à  face 
avec  lui. 

Les  yeux  du  cavalier  lançaient  des  éclairs  de  rage  en  se 
promenant  avidement  sur  les  combattants,  et,  bien  qu'il  ne 
parût  même  pas  soupçonner  la  présence  de  don  Cornelio, 
celui-ci  ne  douta  pas  que  ce  terrible  officier  ne  le  cherchât 


COSTAL  L'INDIEN.  267 

exprès  pour  le  tuer,  ou  que  tout  au  moins  il  ne  voulût  lui 
couper  la  retraite  vers  le  sentier  creux  où  il  eût  tant  aimé 
à  se  trouver  en  sûreté. 

L'officier,  toutefois,  n'y  pensait  guère;  mais  don  Cornelio, 
avec  l'énergie  du  désespoir,  lui  porta  un  si  vigoureux  coup 
de  lance,  qu'il  le  jeta  sans  vie  à  bas  de  son  cheval. 

Un  cri  de  douleur  retentit  aux  oreilles  de  Lantejas,  qui 
s'élança  vers  le  sentier  resté  libre ,  se  promettant  bien ,  cette 
fois,  pour  ne  plus  tomber  dans  une  pareille  méprise,  de  faire 
le  tour  du  plateau,  dût-il  arriver  à  une  prodigieuse  distance 
en  avant  du  champ  de  bataille. 

Tout  à  coup  une  voix  formidable  gronda  derrière  l'ex-étu- 
diant,  et  les  hennissements  rauques  d'un  cheval,  qui  lui 
semblaient  comme  les  rugissements  d'un  jaguar,  vinrent  le 
glacer  de  terreur. 

Pour  fuir  plus  à  l'aise,  don  Cornelio  jeta  sa  lance  loin  de 
lui  ;  mais  les  étranges  ronflements  du  cheval ,  qui  martelait 
le  sol  de  ses  quatre  pieds  dans  sa  course  à  outrance ,  se  rap- 
prochaient avec  une  effrayante  rapidité. 

«.  C'est  le  cheval  de  l'Apocalypse,  bien  sûr!  »  se  disait 
Lantejas  éperdu. 

Et  le  capitaine  ne  fuyait  que  plus  vite. 

Entouré  de  quelques  officiers  d'ordonnance,  allant  et  ve- 
nant autour  de  lui,  Morelos,  sa  lorgnette  à  la  main,  conti- 
nuait à  examiner  avec  une  profonde  attention  tous  les  inci- 
■  dents  de  l'action  qui  se  passait  dans  la  plaine. 

Il  avait  vu  le  capitaine  Lantejas  tourner  à  cheval  le  pla- 
Ueau  couvert  de  maïs. 

«  Eh!  dit-il  à  l'un  de  ses  officiers,  si  je  ne  me  trompe, 
c'est  bien  le  capitaine  Lantejas  qui  galope  là-bas....  Que 
va-t-il  faire?  Quelqu'un  de  ces  coups  décisifs,  imprévus,  où 
'il  excelle,  comme  au  siège  de  Cuautla,  où,  en  poussant  son 
cheval  entre  moi  et  ce  géant  espagnol,  qui  allait  me  fendre  le 
Wâne  de  sa  rapière,  il  reçut  le  coup  et  me  sauva.  Heureuse- 


268  COSTAL  L'INDIEN. 

ment  que  l'arme  tourna  dans  la  main  du  soldat,  et  que  le 
capitaine ,  frappé  du  plat  de  la  lame ,  en  fut  quitte  pour  vider 
les  arçons. 

—  Seigneur  général ,  il  y  a  des  malintentionnés  qui  n'ont 
pas  manqué  de  prétendre....  que....  que....  » 

L'officier  d'ordonnance  s'arrêta  sans  oser  achever, 
a  Qu'a-t-on  prétendu? 

—  Que  son  cheval  l'avait  emporté ,  Excellence. 

—  Ce  sont  d'odieux  propos  !  répondit  Morelos  d'un  ton  sé- 
vère. Du  reste,  l'envie  n'est  que  la  consécration  du  mérite.  » 

En  ce  moment,  don  Cornelio,  engagé  dans  le  chemin  creux, 
venait  de  disparaître  aux  yeux  de  Morelos ,  dont  la  vue  fut 
frappée  de  l'officier  espagnol ,  qui  par  sa  fureur  allait  si  fort 
effrayer  le  capitaine  Lantejas. 

«  Eh  quoi,  s'écria-t-il  tout  à  coup  en  reconnaissant  l'of- 
ficier, c'est  le  brave  Caldelas  qui  semble  ainsi  frappé  de 
vertige?  » 

C'était  Caldelas,  en  effet,  cherchant  Régules  pour  accom- 
plir la  menace  qu'il  avait  proférée  contre  lui. 

«  Tenez!  que  disais-je  de  don  Cornelio?  s'écria  Morelos 
avec  joie.  Oh!  le  beau  coup  de  lance  qui  vient  de  jeter  par 
terre  le  plus  redoutable  de  tous  ces  ennemis  là-bas.  La  vic- 
toire est  à  nous  !  reprit-il.  Voyez  !  les  Espagnols  se  déban- 
dent ;  ils  lâchent  pied ,  et ,  tout  cela ,  parce  que  le  plus  vail- 
lant de  leurs  chefs  vient  d'être  tué.  Eh  bien!  monsieur, 
ajouta  le  général ,  voici  qui  va  fermer  la  bouche  aux  détrac- 
teurs de  don  Cornelio.  A  qui  devrons-nous  cette  victoire,  si 
ce  n'est  à  lui?  Eh  bien!  vous  allez  le  voir  venir,  avec  sa 
modestie  ordinaire ,  nous  dire  qu'il  n'a  fait  que  son  devoir. 
Viva  Crisio!  s'il  vient,  du  reste,  chercher  des  éloges,  il  ne 
trouvera  qu'une  réprimande  :  don  Cornelio  est  trop  témé- 
raire. 

—  Heureux  ceux  que  réprimande  ainsi  Votre  Seigneurie  ! 
dit  l'officier. 


COSTAL  L'INDIEN.  269 

—  Allons ,  l'affaire  est  finie  !  poursuivit  le  général  mexi- 
cain ,  le  siège  est  levé ,  les  ennemis  sont  en  déroute  com- 
plète. A  Yanguitlan!  puis,  de  là,  nous  irons  prendre  nos 
quartiers  d'hiver  à  Oajaca.  » 

Morelos  remonta  sur  son  cheval ,  piqua  des  deux ,  et  les 
officiers  le  suivirent. 

Tout  n'était  pas  encore  terminé  cependant ,  et  Galeana  s'a- 
charnait sur  quelques  débris  de  l'armée  espagnole  qui  résis- 
taient toujours. 

Resté  maître  du  champ  de  bataille,  du  côté  où  il  avait 
combattu,  Trujano  cherchait  en  vain  à  savoir  ce  qu'était 
devenu  l'officier  qu'il  avait  expédié  pour  demander  du  ren- 
fort, et  Costal  s'inquiétait  de  ne  pas  voir  revenir  don  Cor- 
nelio. 

La  situation  du  capitaine  était  du  reste  des  plus  critiques, 
à  en  juger  par  l'acharnement  du  cavalier  qui  le  poursuivait; 
jamais  il  ne  s'était  vu  exposé  à  un  plus  grand  danger  qu'en 
ce  moment. 

Gomme  il  allait  sortir  du  chemin  creux ,  il  sentit  derrière 

lui  le  souffle  ardent  du  cavalier  lancé  à  sa  poursuite ,  et  la 

tête  du  cheval ,  dont  les  ronflements  lui  paraissaient  à  la  fois 

si  étranges  et  si  effrayants ,  se  mit  presque  de  niveau  avec 

.  la  tête  du  sien,  et,  tout  aussitôt,  une  main  le  saisit  par  le 

j  collet  de  son  habit. 

Lantejas,  arraché  en  même  temps  à  ses  arçons,  fut  en- 
traîné  à  la  renverse,  et  jeté  sans  cérémonie  sur  le  dos,  en 
•  travers  de  la  selle  de  son  adversaire. 

Ij     Don  Cornelio  vit  se  lever,  pour  le  frapper,  un  bras  armé 
d'un  poignard  aigu,  étincelant  comme  l'épée  de  flamme  d'un 
L archange.  Il  fermait  les  yeux,  croyant  toucher  à  son  heure 
j  dernière,  quand  tout  à  coup  le  bras  s'arrêta,  et  il  entendit 
une  voix  s'écrier  : 
«  Toma  ■  /  c'est  don  Cornelio  Lantejas  l  » 
i.  Tiens! 


270  COSTAL  L'INDIEN. 

Le  capitaine  ouvrit  les  yeux ,  et  il  reconnut  à  son  tour  le 
robuste  officier  avec  lequel  il  avait  cheminé  vers  l'hacienda 
de  las  Palmas ,  don  Rafaël  Très  Villas. 

Malgré  le  ressentiment  profond  du  colonel  contre  celui 
dont  la  lance  avait  tué  son  ancien  compagnon  d'armes  Cal- 
delas,  il  y  avait  quelque  chose  de  si  étrangement  comique 
dans  l'expression  de  la  figure  de  Lantejas,  tant  d'innocence 
dans  son  maintien,  qu'il  sentit  sa  fureur  s'évanouir  à  l'in- 
stant. . 

Puis  une  pensée,  rapide  comme  l'éclair,  rappela  à  don 
Rafaël  cette  journée  terrible  et  délicieuse  à  la  fois  où ,  en  se 
séparant  de  l'étudiant  en  théologie ,  il  allait  revoir  Gertrudis 
après  une  longue  absence,  et  recevoir  l'aveu  d'un  amour, 
hélas  1  trop  tôt  oublié. 

Toutes  ces  causes  réunies ,  le  souvenir  de  la  fille  de  don 
Mariano  surtout,  servirent  d'égide  à  don  Cornelio. 

Un  sourire  amer  se  dessina  sur  les  lèvres  de  don  Rafaël 
en  pensant  que,  si  ce  frêle  et  pâle  officier  venait  de  donner 
la  mort  au  vaillant  Galdelas,  dont  peut-être  il  n'eût  osé  sou- 
tenir le  regard,  c'est  que  l'heure  de  l'Espagnol  était  venue. 

«  Rendez  grâces  au  ciel ,  lui  dit-il ,  qui  vous  fait  tomber 
entre  les  mains  d'un  homme  que  d'anciens  souvenirs  empê- 
chent de  venger  sur  vous  la  mort  du  brave  Galdelas ,  le  plus 
brave  des  chefs  espagnols! 

—  Ah!  le  brave  Galdelas  est  mort!  s'écria  Lantejas;  se- 
rait-il possible?  Mais  ce  doit  être  vrai,  puisque  vous  le  dites. 
En  tout  cas,  je  lui  pardonne,  ajouta-t-il  dans  le  trouble  de 
ses  sens,  et  à  vous  aussi. 

—  C'est  généreux  !  reprit  don  Rafaël. 

—  Plus  que  vous  ne  pensez,  répondit  Lantejas  un  peu 
revenu  de  sa  frayeur  à  la  voix  de  l'ennemi  qui  lui  pardon- 
nait son  exploit;  car  cet  officier  et  vous  m'avez  causé  une 
horrible  peur.  Mais,  seigneur  don  Rafaël,  je  me  trouve  dans 
une  position  bien  incommode  pour  causer.... 


COSTAL  L'INDIEN.  271 

—  Vous  me  pardonneriez  encore  de  vous  remettre  sain  et 
sauf  sur  vos  pieds,  reprit  le  colonel;  qu'il  soit  fait  selon  vos 
désirs.  t> 

En  disant  ces  mots,  don  Rafaël  laissa  glisser  doucement 
don  Gornelio  sur  ses  pieds  jusqu'à  terre. 

«  Adieu,  capitaine,  dit  le  colonel;  je  vous  quitte  avec  le 
regret  de  n'avoir  pas  le  temps  d'apprendre  comment  il  se 
fait  que  le  très-pacifique  étudiant  qui  semblait  avoir  puisé 
l'horreur  de  l'insurrection  dans  le  mandement  de  Monsei- 
gneur de  Oajaca  soit  aujourd'hui  transformé  en  capitaine 
insurgé. 

—  J'aurais  été  bien  aise  de  savoir  aussi  par  quelles  vicis- 
situdes le  capitaine  des  dragons  de  la  reine,  qui  ne  me  sem- 
blait pas  voir  de  bon  œil  un  mandement  contre  l'insurrection, 
se  trouve  aujourd'hui  un  des  ennemis  qui  lui  ont  fait  le  plus 
de  mal.  S'il  vous  plaisait  de  vous  asseoir  ici ,  comme  ces  pa- 
ladins qui  interrompaient  leur  duel  à  mort  pour  causer  sur 
les  grandes  routes,  je  l'aurais  pour  plus  agréable  que  de 
retourner  au  combat.  » 

Un  nuage  sombre  couvrit  les  traits  de  don  Rafaël  en  en- 
tendant l'allusion  faite  par  Lantejas  au  changement  de  ses 
opinions.  Ces  deux  officiers  offraient  un  exemple  frappant  de 
l'impuissance  de  l'homme  à  maîtriser  le  cours  de  sa  vie  et  à 
se  préserver  d'être  le  jouet  des  événements.  Tous  deux  en 
effet  servaient,  en  dépit  de  leur  volonté,  la  cause  qu'ils  n'a- 
vaient pas  choisie. 

Des  cris  de  triomphe  qui  s'élevaient  de  tous  côtés  du 
champ  de  bataille ,  mais  sans  que  ni  l'un  ni  l'autre  pût 
deviner  quel  parti  avait  la  victoire,  vinrent  interrompre  leur 
entretien. 

a  Ah!  seigneur  don  Rafaël l  s'écria  l'ex-étudiant,  si  nous 
sommes  vaincus ,  je  suis  votre  prisonnier. 

—  Si  vous  êtes  vainqueur,  je  ne  suis  pas  le  vôtre ,  »  reprit 
le  colonel  avec  une  nuance  de  dédain  qu'il  ne  put  cacher. 


272  COSTAL  L'INDIEN. 

Il  rassemblait  la  bride  de  son  cheval  en  disant  ces  mots , 
quand,  aux  deux  extrémités  du  sentier,  apparurent  tout  à 
coup  des  groupes  de  cavaliers  insurgés,  et  Costal  s'écria 
d'une  voix  forte  : 

«  Seigneur  colonel!  don  Cornelio  est  là....  plein  de 
vie....  » 

Au  même  instant ,  don  Rafaël  se  trouva  entouré  d'ennemis. 

La  position  du  vainqueur  de  don  Cornelio  devenait  aussi 
critique  que  l'était  une  minute  auparavant  celle  du  capi- 
taine. Les  pistolets  de  don  Rafaël  étaient  déchargés;  il  avait 
jeté,  dans  la  chaleur  de  l'action,  un  tronçon  de  son  épée, 
qui  s'était  brisée  dans  sa  main,  et  la  seule  arme  dont  il 
pût  disposer  se  réduisait  au  poignard  un  instant  levé  sur 
Lantejas. 

Dans  ces  guerres  d'extermination ,  on  faisait  le  moins  de 
prisonniers  possible ,  et  i\  était  rare  que ,  par  représailles  des 
cruautés  des  Espagnols  envers  les  leurs,  les  prisonniers 
royalistes  fussent  épargnés,  même  après  s'être  rendus. 

Don  Rafaël  s'apprêtait  donc  à  vendre  chèrement  sa  vie 
plutôt  que  de  tomber  entre  les  mains  d'ennemis  impitoya- 
bles, quand  une  voix  dont  le  son  lui  était  connu  cria  au 
capitaine  don  Cornelio  : 

«  Accourez  donc ,  capitaine  !  le  général  veut  vous  compli- 
menter sur  la  victoire  que  vous  venez  de  lui  donner.  » 

Don  Rafaël  reconnut  à  l'instant  le  cavalier  qui  s'avançait 
au  galop  en  prononçant  ces  paroles ,  et  nous  ne  devons  pas 
cacher  que,  quelque  brave  qu'il  fût,  il  ne  put  se  défendre 
d'éprouver  un  certain  contentement  en  voyant  que  l'ennemi 
qu'il  avait  devant  lui  était  le  colonel  Trujano,  l'ancien  mu- 
letier. 

Trujano ,  de  son  côté ,  s'était  aussi  remis  promptement 
l'officier  royaliste. 

Trop  fier  cependant  pour  invoquer  le  premier  d'anciennes 
relations  avec  l'un  des  ennemis  vainqueurs  qui  l'entouraient, 


COSTAL  L'INDIEN.  273 

avec  l'homme  dont  il  avait  sauvé  la  vie  en  retour  de  l'im- 
mense service  qu'il  en  avait  reçu  lui-même,  don  Rafaël 
poussa  si  impétueusement  son  cheval  dans  la  direction  de 
celui  de  Trujano,  qu'il  l'aurait  sans  doute  culbuté,  si  une 
main  n'en  eût  violemment  retenu  la  bride.  C'était  la  main  de 
don  Cornelio. 

Au  risque  de  se  faire  écraser  sous  les  pieds  des  deux  che- 
vaux, qui  semblaient  vouloir  se  précipiter  l'un  sur  l'autre, 
don  Cornelio,  encore  tout  ému  de  la  générosité  du  colonel  à 
son  égard,  s'était  élancé  comme  médiateur  entre  don  Rafaël 
et  Trujano. 

«  Seigneur  Trujano  !  s'écria  le  capitaine ,  je  ne  sais  ce  que 
vous  voulez  dire  en  me  parlant  d'une  victoire  dont  le  géné- 
ral m'est  redevable;  mais  si  j'ai  droit  à  quelque  récompense. 
,  je  n'en  veux  pas  d'autre  que  la  vie  et  la  liberté  de  don 
Rafaël  Très  Villas. 

—  Je  n'implore  de  grâce  de  personne,  interrompit  le  colo- 
nel avec  fierté. 

—  M'accorderez -vous  celle  de  me  tendre  la  main ,  du 
moins?  reprit  Trujano  en  présentant  cordialement  la  sienne 
au  colonel. 

—  Jamais  à  un  vainqueur,  répondit  le  colonel,  touché 
néanmoins,  malgré  lui,  des  paroles  de  son  ennemi. 

— 11  n'y  a  ici  ni  vainqueur  ni  vaincu,  dit  le  colonel  Tru- 
!  jano  avec  ce  regard  et  ce  sourire  qui  lui  gagnaient  tous  les 
cœurs,  lorsque  l'austérité  religieuse  n'en  effaçait  pas  l'ex- 
pression de  loyale  douceur;  il  n'y  a  qu'un  homme  qui  se 
souvient. 

—  Et  un  autre  qui  n'a  pas  oublié!  »  s'écria  chaleureuse- 
ment don  Rafaël  en  saisissant  la  main  toujours  tendue  de- 
vant lui. 

Puis ,  rapprochant  leurs  chevaux ,  les  cavaliers  échangè- 
rent une  cordiale  accolade.  Trujano  saisit  celte  occasion  pour 
dire  tout  bas  à  l'oreille  de  son  ennemi,  avec  une  délicatesse 
200  r 


274  COSTAL  L'INDIEN. 

qui  toucha  plus  profondément  encore  le  colonel ,  dont  il  mé- 
nageait la  fierté  : 

«  Partez,  vous  êtes  libre;  seulement,  ne  faites  plus  ra- 
ser la  chevelure  des  femmes ,  quoiqu'il  y  en  ait  une  dont 
le  cœur  a  tressailli  d'orgueil  en  devinant  pourquoi  le  vain- 
queur d'Aquas  Calientes  lui  envoyait  ce  terrible  et  lointain 
souvenir.  » 

Et  il  ajouta,  en  se  dégageant  de  l'étreinte  tout  à  coup  con- 
vulsive  de  don  Rafaël  : 

«  Allez  vous  constituer  prisonnier  à  l'hacienda  de  las  Pal- 
mas,  seigneur  colonel;  le  chemin  vous  est  ouvert.  Allez-y, 
croyez-moi.  » 

Alors,  comme  si  c'eût  été  trop  longtemps  s'occuper  de 
pensées  mondaines ,  la  figure  de  Trujano  reprit  son  expres- 
sion habituelle  d'ascétique  gravité,  et,  quand  les  yeux  de 
don  Rafaël  l'interrogèrent  ardemment  sur  le  véritable  sens 
de  ses  quatre  derniers  mots ,  le  colonel  insurgé  s'écria  : 

«  Laissez  passer  le  colonel  Très  Villas,  messieurs,  et  que 
tout  le  monde  oublie  ce  qui  vient  de  se  passer.  » 

11  salua  profondément  de  son  épée  don  Rafaël,  qui,  en- 
core tout  troublé,  ne  put  que  lui  adresser  un  regard  em- 
preint d'une  vive  reconnaissance.  Le  colonel  pressa  la  main 
de  don  Cornelio ,  et ,  s'inclinant  froidement  devant  les  autres, 
s'élança  au  galop  hors  'du  chemin  creux  sans  trop  savoir  où 
il  allait, 

Toutefois,  quand  il  fut  seul ,  il  ralentit  le  pas  de  son  che- 
val. Les  dernières  paroles  de  Trujano  :  «  Allez-y,  croyez-moi,  » 
étaient-elles  un  signe  de  l'accueil  bienveillant  qui  l'attendait 
à  las  Palmas?  Devait-il  s'y  arrêter  avant  de  rejoindre  le  lieu- 
tenant Veraegui  à  l'hacienda  del  Valle  pour  entreprendre  sa 
dernière  campagne  contre  Arroyo? 

Cette  fois  encore  l'amour  entrait  en  lutte  avec  le  devoir. 
Don  Rafaël  n'eût  pas  hésité  si  longtemps  à  se  rendre  à  l'ha- 
cienda del  Valle,  si  une  fée  bienfaisante  eût  pu  lui  faire  con- 


COSTAL  L'INDIEN.  275 

naître  qu'à  cette  même  heure,  et  à  trente  lieues  de  lui ,  avait 
lieu  un  incident  de  nature  à  concilier  pour  la  première  fois 
son  devoir  avec  son  amour. 

Un  messager,  le  même  qui,  quelques  jours  auparavant, 
avait  ramené  le  cheval  de  don  Rafaël  à  l'hacienda  del  Valle. 
s'y  présentait  de  nouveau  ,  mais  cette  fois  avec  un  message 
purement  personnel  pour  don  Rafaël  Très  Villas.  Ce  fut  le 
lieutenant  Veraegui ,  Catalan  assez  peu  cérémonieux ,  qui 
reçut  le  messager. 

«  D'où  venez-vous?  lui  demanda-t-il. 

—  De  Oajaca. 

—  Qui  vous  envoie? 

—  Don  Mariano  Silva. 

—  Que  voulez-vous  au  colonel? 

—  Je  ne  dois  le  dire  qu'au  colonel  lui-même. 

—  Alors  ,  allez  le  chercher  à  Huajapam ,  à  moins  que  vous 
ne  préfériez  attendre  son  retour  ici  pendant  quelques  jours , 
dit  le  Catalan. 

—  J'aime  mieux  l'aller  chercher  ;  le  message  que  je  porte 
•ne  souffre  pas  de  retard.  » 

•  Le  messager  était  donc  en  marche  pour  Huajapam  à  l'in- 
stant même  où  don  Rafaël  s'en  éloignait,  incertain,  comme 
on  vient  de  le  voir,  de  la  direction  qu'il  devait  prendre, 
i  Pendant  ce  temps  d'hésitation  ,  Trujano  ,  de  retour  sur  le 
I  ihamp  de  bataille  jonché  de  morts  et  de  débris ,  faisait  age- 
nouiller ses  hommes  pour  rendre  publiquement  des  actions 
h  le  grâces  au  Dieu  des  armées  qui  venait  de  les  délivrer  des 
Mangers  d'un  siège  si  long  et  si  pénible. 

Morelos,  de  son  côté,  avait  également  fait  prosterner  ses 
froupes,  et  don  Rafaël  n'était  pas  encore  assez  éloigné  pour 
[ue  la  voix  des  insurgés,  qui,  de  part  et  d'autre,  enton- 
naient des  cantiques  et  des  chants  pieux,  ne  parvînt  pas jus- 
-u'à  lui. 
A  ces  chants  lointains  qui  résonr  aient  mélancoliquement 


276  COSTAL  L'INDIEN. 

à  ses  oreilles ,  des  larmes  de  tristesse  remplirent  ses  yeux. 
Se  reportant  tout  à  coup  aux  circonstances  qui  l'avaient  forcé 
à  changer  sa  ligne  de  conduite ,  il  pensa  que ,  s'il  n'avait  pu 
écouter  que  ses  généreux  instincts ,  et  non  être  entraîné  par 
un  terrible  devoir,  sa  voix  se  fût  mêlée  des  premières  à  celles 
qui  remerciaient  Dieu  du  triomphe  de  la  cause  dont  il  s'était 
fait  l'irréconciliable  ennemi. 

Don  Rafaël  repoussa  bien  vite  ces  pensées  loin  de  lui ,  et 
se  résolut  à  aller  à  l'hacienda  del  Yalle  pour  y  retremper 
son  âme  sur  le  tombeau  de  son  père. 

«  Que  Dieu  protège  celui  qui  fait  son  devoir!  »  se  dit-il  en 
mettant  son  cheval  au  galop  pour  ne  plus  entendre  ces  chants 
qui  amollissaient  son  cœur  par  les  douloureux  souvenirs 
qu'ils  réveillaient  en  lui. 


CHAPITRE   XL 

L'orgueil  et  l'amour. 

Avant  d'accompagner  le  colonel  dans  le  voyage  périlleux 
qu'il  commence  à  travers  une  province  si  complètement  ga- 
gnée par  l'insurrection,  que  la  capitale,  Oajaca,  restai)! 
seule  au  pouvoir  des  Espagnols ,  il  est  d'autres  personnages 
dont  il  faut  nous  occuper. 

En  premier  lieu ,  nous  devons  dire  ce  qui  s'était"  passéj 
l'hacienda  de  las  Palmas  depuis  le  jour  où  don  Rafaël  l'avaii 
laissée  pour  ainsi  dire  à  la  discrétion  du  féroce  Arroyo  et  dt 
son  associé  Bocardo. 

Jusqu'à  ce  moment,  les  deux  guérilleros,  réfugiés  cheïj 
leurs  [anciens  maîtres  avec  les  débris  de  leur  bande  à  pei| 


COSTAL  L'INDIEN.  277 

près  détruite  par  le  capitaine  Très  Villas ,  avaient  bien  voulu 
consentir  à  se  tenir  avec  eux  sur  le  pied  d'une  parfaite  égalité. 
Les  deux  bandits  mangeaient  à  leur  table ,  se  faisaient  servir 
parleurs  domestiques,  et,  de  plus,  jetaient,  Bocardo  sur- 
tout, des  regards  d'admiration  assez  alarmants  sur  la  vais- 
selle d'argent  dont  se  servaient  les  propriétaires  de  l'ha- 
cienda. 

Plusieurs  fois  déjà  le  cupide  guérillero  avait  fait  devant 
don  Mariano  des  allusions  à  la  richesse  des  royalistes,  et, 
derrière  lui ,  il  avait  souvent  essayé  de  démontrer  à  son 
compagnon  que  des  gens  dont  une  si  riche  vaisselle  chargeait 
la  table  ne  pouvaient  être ,  dans  le  fond  du  cœur,  que  des 
partisans  dévoués  à  la  cause  des  oppresseurs. 

«  Voyez  plutôt,  disait-il,  nous  qui  sommes  de  francs  et 
loyaux  insurgés,  nous  en  serions  réduits,  partout  ailleurs 
qu'ici ,  à  nous  servir  de  nos  doigts  pour  fourchettes  et  de 
morceaux  de  galette  de  maïs  pour  cuillers,  s 

Et  la  conclusion  de  son  discours  était  invariablement  qu'il 
fallait  traiter  en  royaliste  un  maître  qu'on  servait  dans  des 
plats  d'argent;  faire  de  ces  plats  des  piastres,  et  réduire 
don  Mariano  à  la  condition  de  loyal  insurgé ,  c'est-à-dire  à 
l'obligation  de  manger  avec  ses  doigts  comme  les  insurgés 
de  bon  aloi. 

Mais  Arroyo  avait  plus  soif  de  sang  que  d'argent ,  de  des- 
truction que  de  pillage,  et  il  rejetait  les  propositions  de  son 
associé.  Cependant,  après  qu'il  eut  été  forcé  de  dévorer  de- 
vant son  ancien  maître  et  ses  deux  filles  l'outrage  sanglant 
nfligé  à  sa  lâcheté  par  le  capitaine  Très  Villas,  il  reporta 
i»ur  eux  une  partie  de  la  haine  terrible  qu'il  avait  conçue 
xmr  don  Rafaël. 

Peut-être ,  au  moment  de  fuir  de  l'hacienda  trop  voisine 

le  celle  del  Valle ,  qui  servait  de  forteresse  au  redoutable 

ïi'apitaine ,   y  eùt-il  laissé  quelque  trace  sanglante  de  son 

>assage,  si,  à  son  tour,  Bocardo  ne  lui  eût  représenté  que , 


278  COSTAL  L'INDIEN. 

une  fois  débarrassé  de  sa  vaisselle  plate,  don  Mariano  de- 
venait dévoué  à  la  sainte  cause  de  l'insurrection  et  respecta- 
ble à  tous  égards  ;  que  les  insurgés  pauvres  pouvaient  de- 
mander à  leurs  frères  leur  argent ,  mais  non  leur  sang. 

L'épaisse  intelligence  du  sanguinaire  Arroyo  ne  se  ren- 
dait pas  bien  compte  de  la  valeur  des  raisonnements  de  Bo- 
cardo  ;  mais  il  se  laissait  assez  volontiers  guider  par  son 
astucieux  compagnon,  quitte  à  se  venger  parfois  de  l'avoir 
trop  docilement  écouté,  et,  pour  ne  pas  trop  nuire  à  la 
cause  qu'il  avait  embrassée ,  il  se  rendit  à  l'avis  de  son  col- 
lègue. 

Bocardo  fit  main  basse  sur  toute  la  vaisselle  d'argent  et 
sur  une  foule  d'autres  objets  précieux  qui  ne  se  retrouvèrent 
plus  dans  le  partage  fait  entre  lui,  Arroyo  et  les  hommes 
de  leur  bande,  et  tous  délogèrent  une  nuit  de  l'hacienda, 
non  sans  de  vives  appréhensions  de  voir  à  leurs  trousses 
l'un  des  terribles  hôtes  del  Valle,  don  Rafaël  ou  le  capitaine 
Caldelas. 

Quant  aux  habitants  de  las  Palmas,  ils  s'estimèrent  trop 
heureux  que  l'outrage  n'eût  pas  suivi  le  vol,  et  de  rester 
l'honneur  et  la  vie  saufs. 

Éclairé  désormais  sur  le  danger  de  vivre  plus  longtemps 
dans  une  habitation  que  son  isolement  mettait  à  la  merci  des 
royalistes  ou  des  insurgés ,  don  Mariano  Silva  avait  pris  la 
résolution  de  se  retirer  à  Oajaca.  A  son  avis ,  il  y  avait 
moins  de  danger  à  se  réfugier  dans  une  ville  toute  dévouée 
au  vice-roi ,  dans  laquelle ,  en  ne  manifestant  pas  des  opi- 
nions qui  ne  l'avaient  pas  encore  compromis,  il  trouverait! 
au  moins  la  sûreté. 

Pendant  quelques  jours,  diverses  causes  s'opposèrent  à 
l'exécution  de  son  projet. 

L'hacienda  de  San  Carlos,  habitée  par  l'homme  dont  il 
devait  faire  son  gendre,  don  Fernando  de  Lacarra,  n'était 
qu'à  quelques  lieues  de  la  sienne,  et  Marianita  ne  se  sou- 


COSTAL  L'INDIEN.  279 

ciait  pas  de  quitter  ce  voisinage.  Sans  en  avouer  le  motif, 
elle  avait  mille  objections  à  ce  départ. 

Il  en  était  de  même  de  Gertrudis.  Les  souvenirs  que  lui 
rappelait  l'hacienda  de  las  Palmas  lui  en  rendaient  le  séjour 
à  la  fois  doux  et  pénible,  et  l'on  sait ,  en  amour,  quel  empire 
exerce  la  douleur,  surtout  sur  le  cœur  des  femmes. 

Les  douloureux  souvenirs  ne  manquaient  pas  à  Gertrudis 
dans  l'hacienda  de  las  Palmas. 

Combien  de  fois,  au  soleil  couchant,  ses  yeux  n'avaient- 
ils  pas  erré  dans  une  mélancolie  rêveuse  sur  la  grande  plaine, 
déserte  comme  au  jour  où  don  Rafaël  accourait  vers  elle , 
bravant  la  mort  pour  la  voir  quelques  heures  plus  tôt  ! 

Lorsque ,  dans  le  premier  moment  de  sa  douleur,  lorsque, 
dans  sa  première  ardeur  de  vengeance,  don  Rafaël,  avec 
cette  âpre  volupté  qu'on  éprouve  parfois  à  se  déchirer  le 
cœur,  dût-on  en  briser  un  autre,  s'était  élancé  au  galop 
vers  Oajaca,  après  avoir  enfoui  dans  la  terre  qui  couvrait 
son  père  le  gage  d'amour  de  Gertrudis,  en  renonçant  à  elle 
sans  l'en  prévenir,  la  jeune  fille  l'avait  attendu  avec  une  vive 
impatience. 

Quelque  dépit  bientôt  effacé  par  l'inquiétude ,  puis  en- 
suite de  mortelles  angoisses  avaient  rempli  son  cœur.  Nous 
avons  dit,  au  sujet  de  don  Rafaël,  par  quelles  transitions 

I  insensibles  et  naturelles  les  habitants  de  las  Palmas  avaient 
:  été  confirmés  par  son  silence  dans  la  pensée  qu'il  était  traî- 
i  tre  à  sa  maîtresse  comme  il  l'était  à  son  pays;  nous  ne  le 
■  répéterons  pas. 

II  Peu  s'en  fallut  cependant  [qu'au  moment  où  don  Rafaël  se 
présenta  devant  l'hacienda  ,  le  son  de  sa  voix ,  en  parvenant 

jusqu'aux  oreilles  de  Gertrudis,  ne  vainquit  son  orgueil 
blessé.  Cette  voix  mâle,  si  fortement  empreinte  de  loyauté, 
^soit  quand  elle  échangeait  quelques  mots  avec  son  père ,  soit 
quand  elle  jetait  un  défi  au  féroce  Àrroyo,  avait  fait  tressail- 
lir toutes  les  fibres  de  son  cœur.  Elle  avait  eu  besoin  d'ap- 


280  COSTAL  L'INDIEN. 

peler  à  son  aide  tous  les  ressentiments  de  l'amour  dédaigné 
et  la  pudeur  naturelle  à  la  femme  pour  ne  pas  se  montrer  au 
capitaine  en  s'écriant  :  «  Oh  !  Rafaël ,  le  poignard  d'Arroyo 
me  ferait  moins  de  mal  que  votre  abandon.  » 

«  Qu'avez-vous  fait,  mon  père?  dit-elle  tristement  à  don 
Mariano  lorsque  le  capitaine  se  fut  éloigné  avec  sa  troupe. 
Vous  l'avez  blessé  dans  son  orgueil  par  des  paroles  irritantes, 
à  l'instant  où ,  par  égard  pour  nous ,  il  renonçait  à  exercer 
sa  vengeance  sur  l'un  des  meurtriers  de  son  père.  Peut-être 
avez-vous  fait  mourir  sur  ses  lèvres  des  mots  d'oubli  et  de 
réconciliation.  Vous  avez  anéanti  le  dernier  espoir  de  votre 
pauvre  fille.  » 

L'hacendero  ne  répondit  rien;  il  regrettait  lui-même  ses 
allusions  blessantes  envers  un  ennemi  dont  la  générosité 
sauvait  sa  vie  et  celle  de  ses  enfants. 

Après  le  départ  des  bandits  d'Arroyo ,  une  morne  tran- 
quillité régna  dans  l'hacienda  de  las  Palmas,  et,  dans  le  si- 
lence de  la  solitude ,  Gertrudis ,  tout  en  se  demandant  à  cha- 
que minute  du  jour  si  réellement  don  Rafaël  ne  l'aimait  plus, 
ne  pouvait  se  faire  qu'une  réponse  certaine ,  c'est,  qu'elle  l'ai- 
mait, et  qu'elle  l'aimerait  toujours. 

Une  après-midi,  la  seconde  qui  avait  suivi  le  départ  d'Ar- 
royo et  de  sa  bande  ,  le  soleil  se  couchait  au  loin  dans  la 
plaine,  comme  ce  jour  où,  quelques  semaines  auparavant, 
elle  attendait  à  chaque  instant  l'arrivée  de  don  Rafaël.  Les 
eaux  s'étaient  retirées  et  la  campagne  avait  pris  un  aspect 
plus  riant  que  ce  jour-là.  Desséchée  alors,  elle  était  mainte- 
nant couverte  d'une  éclatante  verdure. 

Tout  à  coup ,  une  demi-douzaine  de  cavaliers  apparurent 
dans  la  plaine.  Ils  semblaient  venir  des  collines  qui  la  bor-  j 
daient,  car  ils  tournaient  le  dos  à  l'hacienda;  des  bande- 
roles aux  couleurs  d'Espagne  flottaient  au  bout  de  leurs 
lances.  Un  cavalier  seul  précédait  les  cinq  autres  ;  puis  bien- 
tôt d'autres  soldats  à  cheval  se  montrèrent  après  les  pre- 


COSTAL  L'INDIEN.  281 

miers ,  mais  Gertrudis  ne  jeta  sur  eux  qu'un  regard  indif- 
férent. 

Toute  son  attention  était  absorbée  par  le  cavalier  qui 
marchait  seul  en  tête  des  autres.  Son  cœur,  plutôt  que  ses 
yeux,  avait  deviné  son  nom  et  sa  condition. 

«  Moi  aussi,  se  dit-elle,  j'ai  été  imprudente  dans  mes  pa- 
roles, lorsque  j'ai  prononcé  l'anathème  contre  les  fils  du  pays 
qui  trahiraient  sa  cause.  Qu'importe,  à  la  femme  qui  aime, 
la  bannière  que  suit  son  bien-aimé  ?  Celle-là  doit  être  la 
sienne;  que  n'ai-je  fait  comme  ma  sœur?  Oh  !  Marianita  est 
bien  heureuse  !  » 

Et,  le  cœur  gonflé  de  soupirs,  le  regard  voilé  de  larmes, 
elle  continuait  à  suivre  de  l'oeil  le  cavalier  dont  la  tète  ne  se 
détourna  pas  une  seule  fois  vers  l'hacienda,  et  qui  ne  tarda 
pas  à  se  perdre  avec  son  escorte  dans  la  brume  dorée  du 
couchant. 

C'était  don  Rafaël,  obéissant  aux  ordres  qui  l'appelaient, 
et  qui,  pour  ne  pas  laisser  voir  son  trouble  et  sa  douleur 
aux  soldats  de  sa  suite,  n'avait  pas  osé  jeter  ses  regards 
derrière  lui. 

Peu  devait  importer  maintenant  à  Gertrudis  l'endroit 
qu'elle  habitait  avec  son  père.  Il  ne  lui  restait  à  l'hacienda 
que  de  douloureux  souvenirs;  mais,  nous  l'avons  dit,  ces 
douleurs  mêmes  l'y  attachaient,  et  la  jeune  fille  ne  put  voir 
sans  tristesse,  comme  si  le  départ  de  las  Palmas  devait  briser 
le  dernier  lien  entre  elle  et  don  Rafaël,  le  moment  où  il  al- 
lait falloir  quitter  cette  triste  demeure. 

Depuis  que  le  capitaine  ne  respirait  plus  le  même  air 
qu'elle,  Gertrudis  n'avait  eu  d'autre  plaisir  que  celui  de  faire 
soigner  le  beau  cheval  bai  brun  de  don  Rafaël,  qu'on  avait 
repris  et  ramené  à  l'hacienda. 

Sur  ces  entrefaites,  le  mariage  de  don  Fernando  avec  Ma- 
rianita s'était  accompli.  Résolue  déjà  bien  longtemps  avant 
que  la  guerre  civile  n'éclatât,  cette  union  n'avait  pas  trouvé 


282  COSTAL  L'INDIEN. 

d'obstacles  chez  l'hacendero,  malgré  ses  idées  politiques. 
Don  Fernando  était  Espagnol,  il  est  vrai,  mais  il  avait  la 
parole  de  don  Mariano,  et,  en  outre,  celui-ci  ne  voulait  pas 
offrir  en  holocauste  à  ces  tristes  dissensions  le  bonheur  de 
sa  seconde  fille.;  n'était-ce  pas  assez  déjà  d'une  victime? 
D'ailleurs,  comme  beaucoup  d'Espagnols  à  cette  époque, 
don  Fernando  Lacarra  avait  adopté  pour  son  pays  celui  qui 
renfermait  ses  affections,  et,  par  cela  même,  ses  sympathies 
étaient  acquises  à  ses  compatriotes  d'adoption. 

Peu  de  jours  après  son  mariage,  il  avait  emmené  sa  jeune 
femme  à  son  domaine  de  San  Carlos,  voisin  de  celui  delValle, 
et,  comme  lui,  situé  sur  les  bords  de  l'Ostuta  supérieur  qui 
coulait  entre  les  deux  haciendas,  non  loin  du  lac  du  même 
nom.  Ce  domaine,  gardé  par  de  nombreux  domestiques,  que 
l'insurrection  n'avait  pas  dispersés  comme  ceux  de  don  Ma- 
riano, offrait  une  plus  grande  sécurité  comparative  que  l'ha- 
cienda de  las  Palmas,  et  don  Fernando  voulait  y  donner 
asile  à  sa  nouvelle  famille;  mais  don  Mariano,  dans  le  but 
de  dissiper  la  mélancolie  de  sa  fille  par  le  bruit  et  le  mouve- 
ment d'une  grande  ville,  préféra  de  se  retirer  à  Oajaca. 

Le  jour  du  départ,  Gertrudis  avait  refusé  la  litière  qu'on 
lui  avait  préparée  ;  elle  avait  mieux  aimé  faire  seller  pour 
elle  le  cheval  qui  tant  de  fois  avait  porté  don  Rafaël,  et, 
comme  si  le  fougueux  Roncador  eût  senti  qu'il  portait  l'objet 
le  plus  cher  à  son  ancien  maître,  il  se  laissa  aussi  docile- 
ment conduire  pendant  tout  le  trajet  par  la  main  frêle  de 
Gertrudis  que  par  la  main  vigoureuse  du  capitaine. 

Insensible  à  toutes  les  distractions  qui  lui  étaient  offertes, 
Gertrudis  avait  passé  de  longs  et  tristes  jours  à  Oajaca.  Elle 
n'y  avait  goûté  qu'un  seul  moment  de  bonheur  :  ce  fut  quand 
la  voix  publique  lui  apprit  que  le  colonel  Très  Villas,  après 
s'être  emparé  de  la  ville  d'Aguas  Calientes,  y  avait  fait  raser 
la  tête  à  quatre  cents  femmes. 

Comme  l'avait  dit  le  colonel  Trujano,  instruit  de   cette 


COSTAL  L'INDIEN.  283 

particularité  par  Marianita,  dont  le  mari  l'avait  reçu  un  joui- 
entier  à  San  Carlos,  cette  nouvelle  l'avait  fait  tressaillir  de 


Elle  seule  avait  deviné,  au  milieu  de  l'étonnement  général 
causé  par  cette  étrange  rigueur,  que  don  Rafaël  n'avait  pas 
voulu  qu'elle  seule  eut  à  pleurer  la  perte  de  sa  chevelure. 
Don  Rafaël  l'aimait  donc  toujours,  puisqu'il  lui  envoyait  cette 
consolation  comme  un  gage  de  son  souvenir. 

Gertrudis  s'était  cependant  vivement  reproché  ce  senti- 
ment de  bonheur  égoïste. 

«  Pauvres  femmes  !  se  dit-elle  en  peignant  les  boucles 
d'ébène  qui  avaient  remplacé  ses  longues  tresses  dont  le  flot 
parfumé  tombait  jadis  sur  ses  épaules;  elles  n'ont  pas  eu 
comme  moi  le  bonheur  d'offrir  leur  chevelure  pour  la  vie  de 
leur  bien-aimé  !  » 

Puis  les  mois  avaient  succédé  aux  mois  sans  qu'on  pût 
savoir  ce  qu'était  devenu  don  Rafaël,  et  les  joues  pâles  de 
Gertrudis,  le  cercle  bleu  qui  entourait  ses  yeux,  témoignaient 
des  douleurs  de  l'âme  et  des  souffrances  du  corps.  Mais 
aussi,  depuis  deux  ans  bientôt,  sous  l'influence  énervante  du 
silence,  de  la  solitude,  de  la  vie  sédentaire,  la  pauvre  jeune 
fille  tâchait  en  vain  d'étouffer  son  amour,  et  les  forces  de 
son  corps  et  de  son  âme  s'épuisaient  dans  cette  lutte  inu- 
tile. 

Don  Rafaël,  du  moins,  portait  sa  douleur  d'une  extrémité 
du  royaume  à  l'autre  ;  il  en  pouvait  étouffer  le  cri  dans  le  tu- 
multe des  batailles  et  dans  toutes  les  ardentes  distractions  de 
la  guerre* 

Heureusement  que  Dieu  a  donné  à  la  femme  la  résignation, 
sa  seule  armure  contre  la  douleur.  Gertrudis  dévorait  en  si- 
lence, et  sans  proférer  une  plainte,  le  noir  chagrin  qui  la 
consumait.  Dans  ses  longues  insomnies,  où  cette  résignation 
à  moitié  vaincue  par  la  lutte  semblait  prête  à  succomber,  un 
faible  et  lointain  rayon  d'espérance  venait   parfois  la  re- 


284  COSTAL  L'INDIEN. 

tremper;  un  dernier  refuge  contre  ses  angoisses  se  présen- 
tait aux  yeux  de  la  jeune  fille.  Elle  se  disait  alors  que, 
quand  ses  forces  seraient  à  bout,  une  ressource  suprême  lui 
restait  dans  cette  tresse  de  ses  cheveux  soigneusement  con- 
servée par  elle. 

L'envoi  du  cheval  de  don  Rafaël  à  l'hacienda  del  Valle. 
où  il  devait  sans  doute  revenir  d'un  jour  à  l'autre,  avait  été 
une  première  transaction  entre  l'orgueil  et  l'amour.  Qui  de- 
vait l'emporter  des  deux  ? 

Cependant,  à  mesure  que  l'insurrection  s'étendait  dans 
la  province,  la  surveillance  redoublait  dans  la  capitale,  et 
don  Mariano  ,  devenu  suspect ,  reçut  l'ordre  de  quitter 
Oajaca. 

Toutefois,  avant  de  partir,  il  avait  expédié,  nous  l'avons 
dit,  un  messager  à  l'hacienda  del  Valle.  Quel  message  por- 
tait-il ?  Nous  le  saurons  plus  tard.  Nous  devons,  quanta 
présent,  constater  que,  le  surlendemain  du  départ  de  son 
exprès,  le  jour  même  où  celui-ci  arrivait  à  l'hacienda  del 
Valle  et  où  don  Rafaël  quittait  en  fugitif  la  plaine  de  Huaja- 
pam,  l'hacendero  se  mettait  en  marche  pour  San  Carlos,  ac- 
compagnant à  cheval,  avec  quelques  serviteurs,  la  litière  qui 
renfermait  doîïa  Gertrudis.  La  pâleur  du  visage  de  la  jeune 
fille  contrastait  avec  le  cercle  d'azur  qui  se  dessinait  autour 
de  ses  yeux  et  le  rendait  encore  plus  foncé. 

Enfin,  ce  jour-là  aussi,  mais  vers  le  soir,  un  des  person- 
nages de  notre  histoire,  le  capitaine  don  Cornelio  Lantejas, 
quittait  le  camp  de  Morelos,  près  de  lluajapam,  pour  aller 
remplir  une  mission  qui  venait  de  lui  être  confiée  pour  Oajaca 
par  le  général  mexicain. 

Sa  mission  ne  laissait  pas  d'être  périlleuse,  ainsi  qu'on 
pourra  s'en  convaincre. 

Costal  et  Clara  accompagnaient  seuls  le  capitaine,  revêtu 
d'un  simple  habit  de  voyage  ;  rien  n'indiquait  en  lui  sa  pro- 
fession. 


COSTAL  L'INDIEN.  28ri 

C'était  à  l'approche  du  solstice  d'été,  et  le  noir  et  l'Indien 
s'entretenaient  de  la  chance,  à  présent  que  le  Zapotèque 
avait  accompli  un  demi-siècle,  de  saisir  enfin  la  divinité  des 
eaux  dans  le  mystérieux  lac  d'Ostuta. 

Maintenant  que  toutes  les  lacunes  du  passé  se  trouvent 
comblées,  nous  devons,  pour  l'intelligence  de  la  dernière 
partie  de  ce  récit,  faire  savoir  quel  était  le  but  de  la  mission 
confiée  à  don  Cornelio,  et  présenter  à  vol  d'oiseau  une  sorte 
de  plan  topographique  du  pays  que  devaient  parcourir  les 
différents  personnages  qui  se  mettaient  en  route  le  même 
jour. 

La  conquête  de  la  ville  d'Oajaca  devait  achever  de  rendre 
Morelos  maître  de  toute  la  province,  et  il  songeait  à  s'en 
emparer  avant  la  fin  de  la  campagne  ;  car,  ce  projet  une  fois 
exécuté,  tout  le  sud  de  la  Nouvelle-Espagne  tombait  au  pou- 
voir de  l'insurrection. 

Toutefois,  avant  d'attaquer  une  ville  aussi  populeuse  et 
aussi  riche  que  celle  de  Oajaca,  il  était  prudent  de  s'y  mé- 
nager des  intelligences,  et  c'était  là  l'objet  principal  de  la 
mission  qu'avait  à  remplir  le  capitaine  Lantejas.  Pour  l'hon- 
neur de  la  cause  que  soutenait  Morelos,  il  n'était  pas  moins 
urgent  de  mettre  un  terme  aux  déprédations  des  deux  gué- 
rilleros dont  il  a  été  souvent  question,  Arroyo  et  Bocardo, 
qui  semblaient  avoir  pris  à  tâche,  par  leurs  cruautés,  de 
rendre  odieuse  l'insurrection  autant  à  ses  partisans  qu'à  ses 
ennemis. 

La  force  dont  ils  disposaient  était  aussi  incertaine  que  le 
lieu  de  leur  résidence  ;  mais  ils  étaient  aussi  universelle- 
ment redoutés  que  s'ils  eussent  eu  une  armée  nombreuse  à 
leurs  ordres.  La  rapidité  de  leurs  mouvements  leur  donnait 
les  moyens  de  multiplier  à  l'infini  leurs  actes  de  férocité; 
les  deux  associés  étaient,  du  reste,  assez  faciles  à  suivre 
aux  traces  sanglantes  qu'ils  laissaient  partout  sur  leur  pas- 
sage. Arroyo,   toujours  prêt  à  rougir  ses  mains  de  sang, 


286  COSTAL  L'INDIEN. 

quel  qu'il  fût,  prenant  un  barbare  plaisir  à  être  lui-même  le 
bourreau  de  ses  victimes,  était  assez  brave,  du  moins  ;  mais 
son  associé,  Antonio  Bocardo,  était  aussi  lâche  que  cruel, 
quoique  son  goût  le  portât  plutôt  au  vol  qu'à  l'assassinat, 
ainsi  qu'on  l'a  vu. 

Morelos  avait  appris  les  déprédations  que  ces  deux  ban- 
dits commettaient  dans  la  province  de  Oajaca,  et  don  Cor- 
nelio  avait  ordre  de  les  joindre  et  de  leur  porter,  de  la  part 
du  général  en  chef,  la  menace  d'être  coupés  en  quatre  quar- 
tiers, s'ils  continuaient  plus  longtemps  à  déshonorer  la  sainte 
cause  de  l'indépendance. 

La  réputation  de  férocité  si  justement  méritée  de  ces 
deux  bandits,  qui  traitaient  tous  les  partis  en  ennemis,  et 
la  surveillance  active  exercée  par  les  autorités  de  Oajaca, 
rendaient,  comme  on  voit,  la  mission  du  capitaine  Lantejas 
fort  dangereuse. 

Il  suivait  donc  assez  mélancoliquement  la  route  qui  con- 
duisait aux  bords  du  fleuve  d'Ostuta,  où  se  trouvaient  alors 
Arroyo  et  Bocardo. 

Leur  présence  dans  ces  lieux  sera  expliquée  par  une  des- 
cription sommaire,  indispensable  pour  bien  faire  connaître 
l'étroit  théâtre  où  vont  se  presser  les  événements  qui  nous 
restent  à  raconter. 

En  ne  tenant  pas  compte  des  accidents  de  terrain,  Huaja- 
pam  et  Oajaca  se  trouvent  sur  la  même  ligne,  en  face  l'un  de 
l'autre.  De  chacune  de  ces  deux  villes  part  une  route  allant 
vers  l'Ostuta  et  s'y  joignant  à  un  gué  qui  sert  à  traverser  ce 
fleuve.  A  peu  de  distance  de  la  jonction  des  deux  routes,  et 
avant  d'y  être  parvenu,  se  trouvait  l'hacienda  del  Valle,  et, 
en  moins  d'une  heure  après  avoir  passé  le  gué,  on  arrivait 
à  l'hacienda  de  San  Carlos.  Ces  deux  haciendas,  situées  sur 
les  deux  rives  opposées  du  fleuve,  étaient,  comme  on  le 
voit>  peu  éloignées  l'une  de  l'autre. 

Arroyo  s'était  promis  de  ne  laisser  ni  un  homme  vivant 


COSTAL  L'INDIEN.  287 

ni  une  pierre  debout  de  l'hacienda  del  Valle,  encore  défen- 
due par  la  garnison  confiée  aux  ordres  du  lieutenant  Ve- 
raegui,  et  c'était  le  motif  de  sa  présence  sur  les  rives  de 
l'Ostuta.  Sa  bande,  divisée  en  deux,  occupait  les  abords  du 
gué  de  chaque  côté  du  fleuve,  et  pouvait  ainsi  se  porter  à  la 
fois  et  sur  San  Carlos  et  sur  el  Valle. 

Il  était  probable  que  le  messager  se  dirigeant  en  quête 
de  don  Rafaël  de  l'hacienda  del  Valle  vers  Huajapam  ren- 
contrerait à  mi-route  le  colonel,  parti  de  Huajapam  pour  el 
Valle. 

Au  point  de  réunion  des  deux  routes  de  Oajaca  et  de 
Huajapam ,  il  était  non  moins  probable  que ,  don  Mariano  et 
sa  fille  devant  passer  forcément  devant  el  Valle,  don  Corne- 
lio  et  ses  deux  compagnons,  suivant  la  même  direction,  et 
enfin  le  colonel,  se  rendant  à  son  hacienda,  ne  devaient  pas 
manquer,  sauf  accident,  de  se  rencontrer  tous,  presque  au 
même  instant,  sur  un  terrain  commun. 

C'est  donc  sur  les  bords  sauvages  de  l'Ostuta,  vers  l'en- 
droit où  les  personnages  de  ce  récit,  longtemps  dispersés, 
ont  des  chances  de  se  rejoindre ,  qu'il  convient  de  transpor- 
ter la  scène. 


288  COSTAL  L'INDIEN. 


TROISIEME    PARTIE, 


LE    LAC   D  OSTDTA. 


CHAPITRE    PREMIER. 


Quatre  jours  après  la  levée  du  siège  de  Huajapam,  nous 
sommes  sur  les  bords  de  l'Ostuta,  et  le  soleil,  près  de  se 
lever,  allait  éclairer  l'un  des  plus  splendides  paysages  de  la 
nature  américaine. 

Le  maïpouri\  avant  de  regagner  sa  retraite  lointaine,  se 
plongeait  pour  la  dernière  fois  avant  le  jour  dans  les  eaux 
encore  assombries  du  fleuve.  Plus  timide  que  le  maïpouri , 
le  daim,  inquiet  du  moindre  souffle  de  la  brise  dans  le  feuil- 
lage ou  dans  les  roseaux,  épiait  en  buvant  la  venue  de 
l'aube  du  jour,  pour  s'enfuir  au  premier  rayon  du  soleil 
vers  ses  fourrés  inaccessibles  de  sassafras  et  de  hautes  fou- 
gères. 

Le  héron  solitaire ,  immobile  sur  ses  longues  échasses,  les 
flamants  roses  ,  rangés  en  troupes  silencieuses ,  attendaient. 


Le  tapir. 


COSTAL  L'INDIEN.  289 

au  contraire,  que  le  soleil  parût  pour  commencer  leur  pèche 
matinale. 

Le  silence  régnait  partout,  hors  ces  vagues  rumeurs  des 
solitudes  qui  s'élèvent  de  dessous  la  mousse  ou  tombent  de 
la  cime  des  arbres  au  moment  où,  selon  leur  nature,  les  divers 
hôtes  des  bois  vont  s'éveiller  ou  s'assoupir. 

Quoique  les  ombres  de  la  nuit  commençassent  déjà  à  dis- 
paraître, l'œil  de  l'homme,  au  milieu  des  vapeurs  nuageu- 
ses qui  s'élevaient  du  fleuve  ,  n'aurait  pu  discerner  encore 
de  quelle  espèce  de  végétation  ses  bords  étaient  couverts. 
Les  panaches  des  palmiers  ,  qui  s'élançaient  orgueilleuse- 
ment au-dessus  d'une  immense  masse  de  feuillage  ,  seuls 
étaient  distincts  ,  comme  jadis  ceux  des  chevaliers  dans  la 
mêlée. 

Les  rives  de  l'Ostuta  semblaient  aussi  complètement  dé- 
sertes qu'aux  jours  où  les  enfants  de  l'Europe  n'avaient  pas 
encore  abordé  aux  rivages  américains  ;  mais  la  vue  perçante 
des  oiseaux  de  nuit  qui  se  balançaient  au  sommet  des  arbres 
pouvait  saisir  des  objets  invisibles  au  daim ,  au  maïpouri , 
comme  au  héron  et  au  flamant  ;  à  travers  les  vapeurs 
nocturnes  ,  des  feux  lointains  et  épars  scintillaient  le  long 
de  la  rive  droite  du  fleuve  ,  comme  de  pâles  étoiles  dans  un 
ciel  brumeux. 

Ces  feux  indiquaient  des  bivouacs  et  trahissaient  seuls  le 
voisinage  de  l'homme. 

Sur  la  rive  gauche  ,  la  solitude  non  plus  n'existait  pas , 
elle  n'était  qu'apparente  :  des  feux  y  jetaient  encore  quel- 
ques lueurs.  Assez  loin  d'eux ,  à  travers  la  brume ,  entre 
le  fleuve  et  la  route  qui  conduisait  de  Huajapam  à  l'hacienda 
del  Valle,  on  aurait  pu  voir  d'abord ,  au  milieu  d'une  petite 
clairière,  un  groupe  composé  de  huit  cavaliers  qui  semblaient 
tenir  conseil  entre  eux. 

Plus  rapprochés  du  fleuve,  et  à  trois  ou  quatre  portées  de 
fusil  environ  de  ce  groupe,  deux  hommes  à  pied  remontaient 
200  s 


290  COSTAL  L'INDIEN. 

avec  précaution  vers  l'endroit  où  le  chemin  del  Valle  à  Hua- 
japam  serpentait  à  travers  des  fourrés  épais  de  gaïacs  et  de 
cèdres-acajou. 

Enfin  ,  entre  ces  huit  cavaliers  et  ces  deux  piétons  ,  et  à 
pareille  distance  à  peu  près  des  uns  et  des  autres,  un  homme 
seul,  qu'on  ne  pouvait  appeler  ni  piéton  ni  cavalier,  parais- 
sait ne  se  préoccuper  de  rien.  En  effet ,  fortement  attaché 
avec  une  ceinture  de  soie  entre  deux  mères  branches  d'un 
énorme  acajou,  il  dormait  du  plus  profond  sommeil  à  plus  de 
dix  pieds  au-dessus  du  sol. 

L'épais  feuillage  de  l'arbre  et  l'obscurité  de  la  nuit  le  dé- 
robaient complètement  à  la  vue  de  tout  être  humain.  Un  In- 
dien eût  passé  sous  l'acajou  sans  deviner  sa  présence,  et,  du 
haut  des  arbres  voisins ,  l'œil  d'un  oiseau  de  nuit  n'eût  pu 
l'apercevoir  davantage. 

Pour  ne  pas  anticiper  sur  notre  récit ,  nous  différerons  de 
faire  connaître  au  lecteur  quels  étaient  les  huit  cavaliers  et 
les  deux  piétons. 

Quant  au  personnage  tranquillement  endormi  dans  son  lit- 
aérien  ,  nous  dirons  tout  d'abord  que  c'était  don  Rafaël  lui- 
même. 

Il  est  des  moments  où  la  lassitude  du  corps  l'emporte  sur 
les  appréhensions  de  l'esprit,  et  le  colonel  se  trouvait  préci- 
sément dans  un  de  ces  moments-là. 

La  fatigue  de  trois  journées  de  marche,  jointe  à  l'absence 
de  tout  sommeil  pendant  la  nuit  précédente,  lui  procuraient, 
en  dépit  des  dangers  de  sa  situation  et  de  l'incommodité  de 
sa  posture,  ce  repos  profond  que  goûte  le  soldat  harassé  ,  la 
veille  d'une  bataille  sanglante. 

Plus  loin  encore,  mais  dans  une  partie  du  bois  voisine  delà 
route  de  Oajaca  qui  aboutissait  au  gué  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  à  peu  de  distance  de  l'Ostuta  et  du  lac  mystérieux  du 
même  nom  ,  formé  des  eaux  du  fleuve  amenées  par  des  con- 
duits souterrains,  des  voyageurs  paraissaient  s'occuper,  avec 


COSTAL  L'INDIEN.  291 

la  précipitation  de  la  frayeur  ,  de  reprendre  avant  le  jour 
leur  voyage  interrompu. 

Comme  si  la  révélation  soudaine  de  quelque  grand  péril 
venait  de  les  frapper,  deux  d'entre  eux  éteignaient  les  restes 
d'un  feu  dont  l'éclat  aurait  pu  les  trahir,  deux  autres  sellaient 
rapidement  les  chevaux  de  toute  la  troupe ,  et  un  cinquième 
voyageur,  entr'ouvrant  les  rideaux  d'une  litière  déposée  sur 
la  mousse  ,  semblait  rassurer  une  jeune  femme  épouvantée 
qui  s'y  trouvait  renfermée. 

Cette  litière  fera  suffisamment  connaître  don  Mariano  et  s* 
fille,  sans  qu'il  soit  besoin  de  les  nommer. 

La  nuit  allait  cesser,  avons-nous  dit. 

Il  est  dans  le  jour,  au  milieu  de  la  solitude  du  désert, 
deux  heures  solennelles  que  toutes  les  voix  de  la  nature  réu- 
nies proclament  et  célèbrent  à  l'envi  :  le  lever  et  le  coucher 
du  soleil.  L'horloge  éternelle  allait  sonner  la  première  de  ces 
heures. 

Un  vent  frais  s'éleva,  agita  le  feuillage,  rida  la  surface  de 
l'eau,  et  commença  à  déchirer  le  voile  de  vapeurs  que  la  nuit 
avait  étendu. 

L'orient  se  colora  d'un  jaune  vif,  s'entr'ouvrit  et  laissa  jail- 
lir les  premières  et  indécises  clartés  du  crépuscule  du  matin, 
que  saluèrent  soudain  mille  cris  d'oiseaux  partis  de  tous  les 
arbres  de  la  forêt. 

Les  chacals  fuyant  au  loin  poussèrent  leurs  derniers  gla- 
pissements ;  la  voix  funèbre  des  oiseaux  de  nuit  se  fit  en- 
tendre pour  la  dernière  fois  ;  le  daim  et  le  maïpouri  dispa- 
rurent. Bientôt  des  nuages  roses  comme  le  plumage  des 
flamants  montèrent  à  l'horizon,  puis  enfin  le  soleil  éclaira 
la  cime  des  palmiers ,  et  laissa  voir  dans  toute  leur  splen- 
dide  variété  les  bois  épais  qui  couvraient  les  bords  de  l'Os- 
tuta. 

Les  ébéniers  aux  grappes  de  fleurs  d'or,  le  gaïac  et  le  dra- 
gonnier,  les  liquidambars  odorants,  aux  pyramides  sombres, 


2D2  COSTAL  L'INDIEN. 

le  cèdre -acajou  et  les  palmiers,  dans  toute  l'élégante  ri- 
chesse de  leurs  feuillages ,  étalaient  avec  orgueil  leurs 
luxueuses  végétations  au  milieu  des  fougères  gigantesques 
et  des  réseaux  épais  de  lianes  fleuries  qui  leur  servaient  de 
cortège. 

À  travers  ces  labyrinthes  presque  impénétrables,  se  mon- 
traient parfois  des  taureaux  sauvages ,  fruits  des  taureaux 
jadis  échappés  des  riches  haciendas  de  Fernand  Cortès'. 
Pressés  par  la  soif,  ils  venaient  s'abreuver,  et,  tandis  que 
de  leurs  mufles  noirs  ils  humaient  avidement  l'eau,  quelques 
petits  îlots  ,  arrachés  çà  et  là  au  rivage  avec  leurs  berceaux 
de  verdure  et  de  fleurs,  suivaient,  en  flottant,  le  cours  du 
fleuve,  et,  sous  ces  berceaux  fleuris,  les  oiseaux  perchés 
semblaient,  par  leur  ramage,  célébrer  leur  marche  triomphale 
sur  les  flots. 

Tel  était  ce  matin-là,  dans  toute  sa  magnificence  primitive, 
l'aspect  de  l'Ostuta  et  de  ses  bords ,  à  une  demi-lieue  envi- 
ron du  gué  près  duquel  avaient  brillé  les  premiers  feux  de 
bivouacs  dont  nous  avons  signalé  l'emplacement  sur  la  rive 
droite  du  fleuve. 

Ces  feux,  qui  venaient  de  s'éteindre  quand  le  jour  avait 
paru,  étaient  ceux  du  campement  provisoire  d'Arroyo  et  de 
sa  troupe  de  bandits. 

Là  se  passaient  aussi  des  scènes  animées,  quoique  d'un 
genre  différent. 

Une  centaine  de  cavaliers,  dispersés  sur  les  deux  rives  de 
l'Ostuta ,  s'occupaient  activement  du  pansement  matinal  de 
leurs  chevaux.  Les  uns  ,  montés  à  poil ,  les  poussaient  dans 
le  fleuve  pour  les  abreuver  et  les  rafraîchir  à  la  fois;  d'au- 
tres enfin  les  étrillaient  avec  leurs  ongles  ou  à  l'aide  de  la 
première  pierre  venue.  Plus  loin,  des  selles  étaient  empilées 

« .  On  sait  que  la  province  de  Oajaca  avait  été  donnée  par  Charles- 
Quint  en  apanage  à  Cortès. 


COSTAL  L'INDIEN.  293 

en  monceaux,  avec  une  certaine  régularité,  au  milieu  de 
ballots  éventrés  dont  il  ne  restait  plus  que  les  enveloppes 
lacérées  à  coups  de  couteau ,  dépouille  sans  doute  de  quel- 
que muletier  dévalisé  la  veille. 

Sur  cette  même  rive  droite ,  c'est-à-dire  sur  celle  où  se 
trouvait  l'hacienda  de  San  Carlos ,  s'élevait  une  lente  gros- 
sièrement composée  de  morceaux  de  ces  enveloppes,  les  unes 
de  forte  toile  de  chanvre,  les  autres  d'un  épais  tissu  de  fils 
d'aloès. 

Deux  factionnaires ,  armés  de  pied  en  cap  de  carabines,  de 
couteaux  et  de  sabres ,  allaient  et  venaient  en  montant  la 
garde  près  de  cette  tente ,  mais  à  une  distance  assez  grande 
pour  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  put  entendre  ce  qui  se  disaif 
dans  l'intérieur. 

Cette  tente  était  celle  des  deux  chefs,  et  Àrroyo  s'y  trou- 
vait pour  le  moment  en  compagnie*  de  son  digne  associé 
Bocardo.  Chacun  d'eux  était  assis  sur  un  crâne  de  bœuf,  en 
guise  de  siège,  et  tous  deux  fumaient  une  épaisse  et  longue 
cigarette  de  feuilles  de  maïs.  A  l'attitude  que  gardait  le 
premier,  les  yeux  fixés  sur  le  sol  qu'il  labourait  delà  mo- 
lette à  six  pointes  de  ses  pesants  éperons,  il  était  facile  de 
voir  que  Bocardo  employait  les  ressources  de  son  intelli- 
gence pour  déterminer  son  camarade  à  quelque  mauvaise 
action. 

«  Cerles ,    disait-il ,    je  suis   disposé  à  rendre  justice  à 

■  toutes   les    vertus  de  Mme    Arroyo  ;    elles  sont   touchan- 
i  tes  :  quand  un  homme  est  blessé  ,  elle  lui  jetterait  volon- 

■  tiers    du   piment    enragé l    sur    ses    blessures.    Rien   n'est 
plus  intéressant    que  la  manière  dont  elle  intercède  pour 

ries  prisonniers  que  nous  condamnons  à  mort,  en  obtenant , 
pour  la  plupart  du  temps ,  qu'on  ne  les  fasse  mourir  que  le 

\ .  Expression  en  usage  aux  colonies  pour  désigner  une  espèce  de 
pimont  très- fort. 


29  i  COSTAL  L'INDIEN. 

plus  lard  possible....  je  veux  dire  le  plus  lentement  qu'il  se 
peut.... 

—  Ce  n'est  pas  par  égoïsme  qu'elle  agit  ainsi ,  la  pauvre 
femme  ,  interrompit  Arroyo  ;  car  c'est  encore  plus  pour  moi 
que  pour  elle. 

—  Elle  est  si  dévouée!...  Ah!  c'est  une  bien  digne 
femme  ! . . . 

—  Certainement.  Et  que  de  ressources  dans  l'esprit  ! 
Ainsi ,  par  exemple,  c'est  elle  qui  a  eu  cette  ingénieuse  idée 
pour  notre  salut  à  tous  deux  :  comme  nous  ne  faisons  ja- 
mais mettre  un  prisonnier  à  mort  sans  le  faire  confesser  , 
plus  son  supplice  est  long ,  plus  longtemps  dure  sa  confes- 
sion. Or ,  il  résulte  de  là  qu'après  des  souffrances  et  une 
confession  très-prolongées,  le  prisonnier  meurt  en  état  de 
grâce  et  va  tout  droit  au  ciel  ;  et ,  comme  les  saints  élus 
n'ont  plus  de  rancune,  ils  prient  tous  pour  nous.  Ma  femme 
dit  que  nous  devons  en  faire  le  plus  possible,  de  ces  bien- 
heureux. 

— Eh!  eh!  vous  n'en  avez  déjà  pas  mal  fait,  reprit  Bo- 
cardo  avec  un  sourire  de  satisfaction ,  et  le  bon  Dieu  doit  en 
avoir  les  oreilles  rebattues.... 

—  Silence,  seigneur  colonel  des  colonels!  s'écria  Arroyo 
d'un  ton  qui  fit  taire  incontinent  le  bandit  qui  s'arrogeait  ce 
titre  pompeux  ;  je  déteste  les  blasphémateurs.... 

—  Soit.  J'en  reviens  donc  aux  vertus  de  Mme  Arroyo , 
en  dépit  desquelles  elle  n'est  ni  jeune  ni  précisément  très- 
belle. 

—  Allons,  dites  qu'elle  est  vieille  et  laide,  et  n'en  parlons 
plus!  s'écria  brusquement  Arroyo;  et  cependant  j'y  tiens 
beaucoup. 

—  C'est  étonnant! 

—  Écoutez  ,  mon  cher,  c'est  moins  étonnant  que  vous  ne 
pensez.  Elle  partage  avec  moi  le  poids  de  l'exécration  pu- 
blique, et.  si  j'étais  veuf.... 


COSTAL   L'INDIEN.  295 

—  Vous  le  porteriez  tout  seul.  Bah!  vous  avez  les  épaules 
si  larges  ! 

—  C'est  vrai,  repartit  Arroyo,  flatté  de  ce  compliment; 
mais  je  tiens  également  à  vous  au  même  titre  qu'à  ma  femme, 
ajouta-t-il.  ïl  est  rare  qu'on  maudisse  le  nom  d' Arroyo  sans 
qu'on  y  mêle  le  vôtre. 

—  Il  y  a  tant  de  méchantes  langues  dans  ce  monde! 

—  Et  puis  ma  femme  a  encore  une  autre  vertu  à  mes 
yeux  :  elle  possède  un  scapulaire  bénit  par  le  pape  à  Rome , 
et  qui  a  la  propriété  de  faire  mourir  le  mari  quelques  jours 
après  la  femme. 

—  xlussi  je  ne  vous  dis  pas  de  la  tuer,  cette  digne  Mme  Ar- 
royo, ajouta  Bocardo,  amené  à  partager  malgré  lui  les  su- 
perstitions grossières  de  son  associé.  Seulement  on  l'envoie 
dans  un  couvent  de  repenties  s'occuper  de  son  salut  et  de 
celui  de  son  mari,  et  l'on  prend  pour  la  remplacer  quelque 
jeune  et  jolie  femme  avec  des  yeux  et  des  cheveux  noirs 
comme  la  nuit ,  des  lèvres  roses  comme  la  grenade ,  et  des 
joues  plus  blanches  que  la  fleur  du  floripondio1.  Voilà  ce  que 
je  me  tue  à  vous  faire  comprendre  depuis  deux  heures. 

—  En  connaissez- vous  de  semblables,  vous?  demanda  le 
guérillero  après  un  moment  de  silence  qui  prouvait  que  la 
persuasion  commençait  à  entrer  dans  son  âme. 

—  Vous  en  connaissez  une  comme  moi  !  s'écria  Bocardo  : 
la  maîtresse  de  l'hacienda  de  San  Carlos  ,  que  nous  pouvons 
prendre  en  un  tour  de  main. 

—  Dona  Maiïanita  Silva  ? 

—  Précisément. 

—  Mais,  con  mil  demonios  !  vous  voulez  donc  que  nous 
ne  laissions  pas  une  hacienda  sans  la  mettre  à  sac?  s'écria 
Arroyo;  car,  si  vous  désirez  que  je  m'empare  de  la  femme, 
■c'est  pour  que  vous  puissiez  piller  le  mari. 

\ .  Datura. 


29G  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Le  mari  est  Espagnol,  reprit  Bocardo  sans  répondre 
aux  paroles  de  son  associé,  qui  n'exprimaient  que  la  vérité 
touchant  le  but  de  ses  insinuations.  Beau  malheur,  vraiment, 
de  prendre  la  femme  d'un  coyote  ! 

—  Caramba!  cet  Espagnol  est  aussi  bon  insurgé  que  vous. 
Il  nous  a  fourni  des  vivres  et  des  chevaux.... 

—  Oui,  par  frayeur ,  comme  le  diable  loue  les  saints.  Com- 
prenez donc  bien  qu'on  n'est  jamais  bon  insurgé  avec  des 
tas  de  sacs  de  piastres  dans  ses  coffres ,  de  l'argenterie  plein 
ses  buffets  et  une  jolie  femme  à  ses  côtés ,  se  hâta  d'ajouter 
Bocardo ,  pour  dissimuler  sous  ce  dernier  prétexte  ses  vé- 
ritables intentions.  Voyez-vous ,  quand  nous  avons  travaillé 
à  redoubler  le  patriotisme  de  don  Mariano  en  le  débar- 
rassant de  sa  vaisselle  plate ,  nous  aurions  dû ,  comme  je 
vous  le  disais,  prendre  aussi  ses  deux  filles.  J'aurais  ainsi  une 
charmante  femme  ,  à  présent,  tandis  que  vous  seul....  Mais 
bah!  je  me  sacrifierai  toujours  pour  vous,  c'est  mon  rôle. 

—  Nous  en  ferons  tant ,  voyez-vous ,  reprit  Arroyo  d'un 
air  pensif,  en  se  laissant  aller  malgré  lui  aux  atroces  insi- 
nuations de  Bocardo,  qu'on  finira  par  nous  traquer  partout 
comme  des  bêtes  féroces. 

—  Nous  avons  cent  cinquante  hommes  dévoués ,  braves 
comme  leur  poignard. 

—  Enfin....  je  ne  dis  pas....  j'y  penserai.  » 

Les  yeux  de  Bocardo  brillèrent  d'une  joie  cupide  à  l'as- 
pect de  l'indécision  d' Arroyo  ,  qu'il  savait  devoir  convertir , 
avant  la  fin  du  jour ,  en  une  résolution  bien  arrêtée  d'exé- 
cuter le  noir  projet  qu'il  venait  de  lui  soumettre. 

Les  deux  associés,  plongés  dans  les  réflexions  que  leur 
suggérait  ce  plan  de  pillage  et  de  meurtre,  gardaient  un 
silence  qui  durait  depuis  quelques  instants,  lorsqu'un  pan 
de  la  tente  se  souleva  pour  donner  passage  à  une  virago  au 
teint  hâlé  et  à  la  figure  flétrie  par  les  mauvaises  passions 
plutôt  que  par  l'âge  ;  car  ses  cheveux ,  nattés  et  retenus  par 


COSTAL  L'INDIEN.  297 

un  peigne  d'écaillé  cerclés  d'or,  étaient  noirs  comme  l'ébène. 
Son 'air,  toutefois,  ne  démentait  en  rien  le  portrait  peu  flat- 
teur qui  venait  d'être  fait  d'elle. 

En  dépit  de  tous  les  ornements  de  verroterie ,  de  chape- 
lets ,  de  scapulaires  et  de  pièces  d'or  qui  entouraient  son 
cou  ,  sa  figure  était  hideuse  à  voir. 

La  fureur  était  peinte  sur  son  front  aux  veines  gonflées 
et  dans  ses  yeux  noirs  injectés  de  sang. 

«  C'est  une  honte  !  s'écria-t-elle  en  entrant  et  en  laissant 
tomber  sur  Bocardo,  qu'elle  méprisait  et  détestait  à  la  fois  , 
le  regard  de  colère  qu'elle  n'osait  adresser  à  son  mari;  c'est 
une  honte ,  dit-elle ,  qu'après  le  serment  que  vous  avez  fait 
tous  deux ,  il  reste  encore  une  pierre  de  ce  nid  de  vipères  et 
un  homme  pour  le  défendre. 

—  Eh  bien  !  qu'y  a-t-il  ?  demanda  Arroyo  d'un  ton  de  mau- 
vaise humeur. 

—  Je  parle  de  l'hacienda  del  Valle ,  que  vos  hommes  ,  une 
grande  partie  du  moins,  bloquent  depuis  trois  jours  sans  ré- 
sultat; c'est-à-dire,  non,  car  j'apprends  à  l'instant  que  trois 
de  nos  soldats  ont  été  tués  dans  une  sortie,  et  que  leurs 
têtes  sont  exposées  à  la  porte  de  l'hacienda  par  ce  damné 
Catalan  que  Dieu  confonde  ! 

—  Qui  vous  a  dit  cela?  s'écria  Arroyo. 

—  El  Gaspacho  ,  qui  n'attend  que  vos  ordres  pour  entrer  , 
et  qui  revient  del  Valle  pour  vous  demander  du  renfort. 

—  De  par  tous  les  diables!  je  trouve  étrange  que  vous 
vous  permettiez  d'interroger  avant  moi  les  courriers  qui  me 
sont  expédiés.  » 

En  disant  ces  mots  d'une  voix  tonnante  ,  Arroyo  s'était 
levé  en  saisissant  le  crâne  de  bœuf  qui  lui  servait  de  siège . 
et  il  menaçait  d'en  briser  celui  de  sa  femme.  Peut-être ,  sous 
l'influence  des  paroles  de  Bocardo  ,  allait-il  se  décider  à  por- 
ter seul  le  poids  de  l'exécration  publique,  s'il  ne  se  fût  sou- 
venu à  temps  du  scapulaire  bénit  à  Rome. 


298  COSTAL  L'INDIEN. 

Bocardo  restait  flegmatiquement  assis. 

«  Maria  SanUsimal  s'écria  la  virago  en  se  reculant  effrayée 
devant  la  terrible  colère  de  son  mari ,  ne  me  protégerez-vous 
pas  ,  seigneur  Bocardo  ? 

—  Hum!  répondit  le  bandit  sans  bouger,  vous  savez  le 
proverbe,  vénérable  senora,  entre  l'arbre  et  l'écorce....  que 
diable  !  de  petites  querelles  de  ménage.... 

—  Que  cela  n'arrive  plus  !  Il  n'y  a  que  deux  chefs  ici ,  dit 
Àrroyo  subitement  radouci,  et,  avant  que  je  reçoive  el 
Gaspacho,  vous  allez  vous  charger  d'une  commission. 

—  Laquelle?  demanda  la  femme,  qui  eut  bien  un  instant 
l'idée  de  hausser  le  ton  à  mesure  que  son  mari  le  baissait  ; 
toutefois,  elle  réprima  cette  tentation. 

—  C'est  pour  l'exécution  d'un  plan  magnifique  conçu  par 
moi ,  interrompit  Bocardo. 

—  Ah!  si  vous  aviez  autant  de  courage  que  d'intelligence! 
dit  la  virago. 

—  Bah  !  Arroyo  a  du  courage  pour  nous  deux. 

—  Est-ce  à  dire  que  vous  avez  de  l'esprit  pour  vous  et  pour 
moi  ?  s'écria  le  guérillero ,  cherchant  à  faire  tomber  sa  colère 
sur  un  homme  qui  n'était  pas  porteur  d'unscapulairedu  pape. 

—  Dieu  me  garde  de  le  penser  !  répondit  Bocardo  d'un 
ton  flatteur  ;  vous  êtes  aussi  brave  qu'intelligent. 

—  Femme!  reprit  Arroyo,  vous  allez  interroger  de  nou- 
veau le  prisonnier  que  nous  avons  fait  il  y  a  trois  jours,  pour 
savoir  enfin  le  but.... 

—  L'animal  chante  toujours  la  même  gamme  ,  interrompit 
impatiemment  la  compagne  d'Arroyo  :  qu'il  est  au  service  de 
don  Mariano  Silva ,  et  qu'il  porte  un  message  à  cet  enragé 
colonel  Très  Villas  ,  comme  vous  l'appelez;  » 

A  ce  nom  détesté ,  un  nuage  sombre  couvrit  les  yeux  du 
bandit. 

«  Sachez  quel  est  ce  message  ,  enfin  ,  dit-il. 

—  Il  soutient  qu'il  n'a  nulle  importance  ;  et  savez-vous  ce 


COSTAL  L'INDIEN.  209 

que  j'ai  trouvé  dans  la  poche  de  sa  jaquette  quand  je  l'ai  fait 
fouiller? 

—  Une  fiole  de  poison  ,  peut-être? 

—  Un  petit  paquet  soigneusement  cacheté  ,  au  milieu  du- 
quel se  trouvait,  enveloppée  dans  un  mouchoir  de  batiste 
parfumé ,  une  tresse  de  cheveux  noirs  fort  longs  et  fort  beaux, 
ma  foi! 

—  Ah!  vraiment!  et  qu'en  avez-vous  fait?  demanda  Bo- 
cardo  d'un  ton  ironique. 

—  N'en  ai-je  pas  d'aussi  longs  et  d'aussi  noirs?  reprit  la 
virago  d'un  air  piqué.  Et  qu'en  puis-je  avoir  fait,  beau  sire , 
si  ce  n'est  de  les  jeter  à  la  figure  du  messager  d'amour?  car 
c'est  un  gage  qu'il  colporte  ainsi  sans  doute  à  ce  colonel  du 
diable. 

—  Le  messager  a  repris  sa  tresse?  demanda  Bocardo. 

—  Oui ,  avec  empressement. 

—  De  mieux  en  mieux  !  répliqua  Bocardo.  J'avais  pensé 
d'abord  à  corrompre  ce  messager  et  à  l'engager  à  donner  au 
colonel  un  rendez-vous  où ,  au  lieu  de  ceux  qu'il  attendrait , 
une  vingtaine  de  nos  coquins  seraient  tombés  sur  lui  pour  le 
prendre  vivant.  C'était  douteux,  et  à  présent,  avec  ce  gage 
d'amour  ,  on  le  mènera  partout  sans  qu'il  se  défie  de  rien. 
Faites  seulement  venir  cet  homme,  et  je  me  charge  du  reste. 
Que  ferons-nous  du  colonel  Très  Villas,  Arroyo? 

—  Nous  le  brûlerons  à  petit  feu  ;  nous  l'écorcherons  vif , 
répondit  le  guérillero  avec  une  expression  de  joie  féroce. 

—  Et  votre  femme  intercédera  pour  lui ,  ajouta  Bocardo. 

—  Le  brûler  à  petit  feu  !  l'écorchervif  !  »  s'écria  la  mégère. 
Et ,  poussant  un  éclat  de  rire  méprisant  pour  ces  pauvres 

moyens  de  tortures,  elle  sortit  de  la  tente  de  son  mari. 

Le  courrier  désigné  sous  le  nom  d'el  Gaspacho  entrait  au 
même  instant. 

C'était  un  grand  drôle,  sec  comme  la  lame  d'une  rapière, 
à  l'air  impudent  et  cynique,  avec  des  cheveux  tombant  sur 


300  COSTAL  L'INDIEN. 

ses  épaules  en  longues  mèches  droites  et  roides ,  semblables 
à  des  lanières  de  cuir  noirci  à  la  fumée. 

«  Parle ,  porteur  de  sinistres  nouvelles ,  dit  Arroyo  avec 
un  sombre  regard  sous  lequel  le  Gaspacho  se  sentit  frisson- 
ner .  malgré  sa  cuirasse  d'impudence. 

—  J'ai  de  bonnes  nouvelles  aussi,  seigneur  capitaine, 
s'empressa  de  dire  le  bandit. 

—  Voyons  d'abord  les  mauvaises. 

—  Nous  ne  sommes  pas  assez  nombreux  pour  donner  l'as- 
saut à  la  tanière  des  coyotes,  et  je  suis  dépêché  pour  prier 
Votre  Seigneurie  de  nous  envoyer  du  renfort. 

—  Qui  t'envoie?  le  lieutenant  Lantejas? 

—  Lantejas  n'enverra  plus  personne  ;  depuis  ce  matin  ,  sa 
tète  est  accrochée  à  la  porte  de  l'hacienda. 

—  Tripes  du  diable!  s'écria  le  guérillero. 

—  Sa  tête  n'est  pas  seule,  du  reste;  il  y  a  encore  celles 
de  Salinas  et  du  Tuerto  avec  la  sienne,  sans  compter  Mata- 
vidas,  Sacamedios  et  Piojento,  qui  ont  été  pris  et  pendus 
vivants  par  les  pieds  aux  créneaux  de  l'hacienda,  et  que 
nous  avons  dû  achever  de  loin,  à  coups  de  carabine,  pour 
abréger  leurs  souffrances. 

—  Tant  pis  pour  eux!  pourquoi  se  sont-ils  laissé  prendre 
vivants? 

—  C'est  ce  que  je  leur  ai  dit  ;  je  leur  ai  crié  que  Votre 
Seigneurie  serait  très-mécontente;  mais  ils  ne  paraissaient 
pas  s'en  soucier  beaucoup,  reprit  le  Gaspacho  d'un  air 
agréable. 

—  De  sorte  que  vous  n'êtes  plus  que  quarante-quatre? 

—  Faites  excuse  ;  il  y  en  a  encore  quatre  autres  qui  ont 
été  pendus  par  le  cou  ;  ceux-là  ne  nous  ont  pas  fait  user  de 
poudre  pour  les  achever. 

—  Dix  hommes  de  moins  !  dit  Arroyo  en  frappant  du  pied 
avec  rage.  Vais-je  encore  perdre  cette  guérilla  comme  la 
première?  Voyons  à  présent  la  bonne  nouvelle. 


COSTAL  L'INDIEN.  301 

—  Hier  soir,  un  cavalier  s'approchait  de  l'hacienda  del 
Valle,  comme  s'il  n'avait  qu'à  se  présenter  pour  y  entrer, 
quand  il  est  tombé  sous  l'œil  de  nos  vedettes,  qui  se  sont 
jetées  sur  lui,  et,  après  une  vive  résistance,  il  a  pu  s'é- 
chapper. Ne  froncez  pas  le  sourcil,  seigneur  capitaine,  les 
deux  vedettes  en  ont  été  quittes ,  l'une  pour  une  épaule 
fracassée  d'un  coup  de  pistolet,  l'autre  pour  une  chute  de 
cheval.  Pressé  de  trop  près  par  ce  dernier,  le  cavalier  roya- 
liste l'a  enlevé  de  ses  arçons  et  lancé  à  terre  comme  une 
noix  qu'on  veut  briser.  Il  n'est  resté  que  deux  heures  éva- 
noui. 

—  Je  ne  connais  qu'un  homme  assez  fort  pour  faire  un 
coup  semblable,  dit  Bocardo  en  pâlissant;  c'est  ainsi  qu'il  a 
tué  Antonio  Valdès  :  c'est  l'enragé  Très  Villas. 

—  Et  c'est  lui,  en  effet;  car  Pépé  Lobos  a  entendu  les 
ronflements  de  ce  cheval  qu'il  montait,  le  jour  où  avec  vous 
il  a  manqué  de  le  prendre  à  las  Palmas  ,  et  il  a  bien  reconnu 
le  cavalier  à  sa  taille  et  à  sa  voix,  quoiqu'il  fit  nuit.  Dix  hom- 
mes se  sont  lancés  à  sa  poursuite,  et,  à  l'heure  qu'il  est,  le 
i  olonel  doit  être  pris. 

—  Sainte  Vierge!  je  vous  promets  un  cierge  gros  comme 
un  palmier  si  cet  homme  tombe  entre  nos  mains,  dit  le  chef 
des  guérilleros. 

—  Gros  comme  un  palmier!  y  pensez-vous?  s'écria  Bo- 
cardo. 

—  Taisez-vous  donc  !  c'est  pour  l'amadouer  ,  répondit  Àr- 
royo  à  voix  basse. 

—  Qu'il  échappe  encore  cette  fois  ou  non ,  nous  le  te- 
nons; c'est  moi  qui  vous  en  réponds ,  ajouta  Bocardo.  Si  je 
sais  bien  son  histoire ,  avec  le  message  qu'on  veut  lui  faire 
tenir  on  l'amènera  au  bout  du  monde.  » 

Comme  il  achevait  ces  mots,  la  femme  d'Arroyo  rentrait 
dans  la  tente,  la  figure  aussi  bouleversée  par  la  colère  que 
la  première  fois. 


302  COSTAL  L'INDIEN. 

«  La  cage  est  vide ,  l'oiseau  s'est  envolé  !  s'écria-t-elle , 
et  avec  lui  le  gardien  à  qui  je  l'avais  confié,  l'indigne  Juan 
el  Zapote  ! 

—  Sang  et  tonnerre!  hurla  Arroyo,  qu'on  se  mette  à  leur 
poursuite!  Holà!  continua-t-il  en  soulevant  un  pan  de  sa 
tente ,  vingt  hommes  à  cheval  !  que  l'on  batte  les  bois  et  les 
bords  du  fleuve,  et  qu'on  ramène  les  deux  fugitifs  pieds  et 
poings  liés ,  vivants  surtout.  » 

Pendant  que  les  trois  personnages  se  regardaient  d'un  air 
de  stupéfaction,  un  grand  mouvement  avait  lieu  dans  le 
campement,  où  chacun  rivalisait  de  zèle  pour  être  prêt  le 
premier, 

«  Caramba  !  si  le  colonel  échappe  à  ceux  qui  sont  sur  ses 
traces  el  qu'on  ne  puisse  reprendre  ce  messager  de  mal- 
heur, adieu  mes  combinaisons!  »  s'écria  Bocardo  ;  et,  tandis 
que  la  femme  d'Ârroyo  sortait  pour  aller  accélérer  le 
départ  des  cavaliers  :  «  C'est  égal,  dit-il  à  celui-ci,  nous 
avons  toujours,  pour  nous  consoler,  l'hacienda  de  San 
Carlos. 

—  Oui,  j'ai  besoin  de  distraction,  répondit  Arroyo  avec 
un  farouche  sourire  ;  ce  soir  nous  nous  divertirons ,  et  de- 
main nous  livrerons  un  assaut  furieux  au  repaire  des  bri- 
gands espagnols,  et  nous  ne  laisserons  pas  pierre  sur  pierre 
de  cette  hacienda  maudite  del  Valie. 

—  Oui,  à.  demain  les  affaires  sérieuses,  répliqua  Bocardo 
en  se  frottant  les  mains;  mais  nos  hommes  sont  prêts  à 
partir,  reprit-il  en  jetant  un  coup  d'œil  au  dehors  ;  si  vous 
m'en  croyez ,  au  lieu  de  vingt ,  vous  n'en  enverrez  que  dix  : 
c'est  suffisant  pour  donner  la  chasse  à  ces  deux  drôles.  Avec 
le  renfort  qu'il  va  falloir  expédier  tout  de  suite  à  l'hâcienda 
del  Valle,  il  nous  resterait  trop  peu  de  monde  au  quartier 
général.  » 

Arroyo  se  rendit  à  l'avis  de  son  associé.  Parmi  les 
vingt  hommes  prêts  à  partir,  il  en  choisit  dix  des  mieux1 


COSTAL  L'INDIEN.  303 

montés,  et  les  autres  reçurent  Tordre  de  se  diriger  vers  el 
Valle. 

Mais,  comme  leur  départ  était  moins  pressé,  pendant 
qu'ils  complétaient  leurs  préparatifs  pour  une  expédition  de 
plus  longue  haleine ,  les  cavaliers  chargés  de  poursuivre  le 
messager  et  Juan  el  Zapote  poussèrent  leurs  chevaux  avec 
ardeur  dans  le  gué  de  TOstuta.  On  supposait  que  les  fugi- 
tifs avaient  cherché  un  refuge  dans  les  bois  épais  qui  cou- 
vraient la  rive  gauche  du  fleuve ,  après  l'avoir  traversé  à  la 
nage  pendant  la  nuit. 


CHAPITRE    IL 

Où  le  plus  effrayé  n'est  pas  celui  qu'on  pense 

La  partie  du  rapport  d'el  Gaspacho  qui  était  relative  au 
colonel  Très  Villas  ne  doit  pas  laisser  de  doute  sur  le  but 
que  poursuivaient  les  huit  cavaliers  que  nous  avons  montrés, 
assemblés  en  conseil  dans  une  des  clairières  des  bois  de 
l'Ostuta. 

!  C'étaient  bien  les  soldats  d'Arroyo  qui  s'étaient  lancés  à 
sa  poursuite;  cependant,  si  on  se  rappelle  les  paroles  du 
Gaspacho ,  ils  étaient  dix  alors ,  et  nous  n'en  trouvons  plus 
me  huit. 

Avant  de  faire  savoir  comment  leur  nombre  avait  diminué 
lans  cette  proportion ,  il  faut  nous  reporter  à  l'instant  où  don 
\afael  allait  quitter  le  champ  de  bataille  de  Huajapam. 

Quand  les  chants  de  victoire  proférés  par  les  soldats  de 
Trujano  eurent  enfin  cessé,  don  Rafaël  réfléchit  que,  pour 


a 


304  COSTAL  L'INDIEN. 

faire  seul  un  voyage  d'une  trentaine  de  lieues ,  à  travers  un 
pays  presque  totalement  insurgé,  il  devait  prendre,  quoi 
qu'il  en  eût ,  certaines  précautions  d'où  dépendait  sa  sûreté. 

Son  uniforme  brodé,  son  casque,  tout  son  équipement, 
en  un  mot,  devait  trop  le  signaler  sur  son  passage.  Il  était 
d'ailleurs  mal  armé  ;  sa  longue  épée  de  dragon  s'était  brisée 
pendant  le  combat  ;  il  était  urgent  de  remédier  à  tout  cela. 

Il  ne  pouvait  ni  entreprendre  de  pénétrer  jusqu'à  sa  tente 
pour  y  chercher  de  nouvelles  armes  et  changer  de  costume, 
ni  espérer  qu'elle  n'eût  pas  été  pillée  comme  toutes  celles 
du  camp  royaliste. 

Don  Rafaël  revint  néanmoins  sur  ses  pas ,  espérant  que  le 
champ  de  bataille  même  lui  fournirait  ce  dont  il  avait  besoin. 
Ses  prévisions  ne  le  trompèrent  point. 

Sans  s'aventurer  assez  près  des  insurgés  pour  courir  de 
nouveaux  risques,  le  colonel  put  trouver,  à  l'endroit  le  plus 
éloigné  de  Huajapam ,  où  Caldelas  et  lui  avaient  soutenu  le 
choc  de  Morelos,  une  épée  à  deux  tranchants  pour  remplacer 
la  sienne.  Il  échangea  aussi  son  casque  contre  le  chapeau 
de  feutre  d'un  insurgé ,  dont  la  forme  portait  sur  un  chiffon 
sale  les  mots  sacramentels  :  Independencia  ô  muerte!  Il  dé- 
chira le  chiffon ,  le  foula  aux  pieds  et  se  coiffa  du  chapeau. 

11  prit  aussi ,  en  place  de  son  uniforme  d'officier  de  cava- 
lerie ,  une  jaquette  de  soldat  d'infanterie ,  et  ainsi  équipé , 
quoique  son  accoutrement  ne  laissât  pas  d'être  assez  re- 
marquable par  sa  bizarrerie ,  après  s'être  assuré  que  ses 
deux  pistolets  étaient  en  bon  état  dans  ses  fontes  et  que; 
son  cartouchier  était  bien  garni ,  il  reprit  sa  route  et  poussa) 
résolument  le  Roncador. 

Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  de  toutes  les  précau- 
tions que  le  colonel  dut  prendre  pour  éviter  de  tomber  dans 
les  partis  d'insurgés  qui  battaient  la  campagne  ;  nous  dirons 
seulement  que,  autant  que  possible,  il  ne  voyageait  que  de 
nuit. 


COSTAL  L'INDIEN.  305 

Mais  voyager  de  nuit  n'offrait  même  pas  un  moyen  bien 
complet  de  sûreté ,  et  le  colonel  eut  plus  d'une  fois  besoin 
de  tout  son  courage  et  de  tout  son  sang-froid  pour  se  tirer 
d'un  mauvais  pas. 

Le  soir  du  troisième  jour  de  son  départ,  à  la  brune,  il 
était  arrivé  près  de  son  domaine  et  il  espérait  y  être  en 
sûreté  quelques  instants  après,  quand  deux  vedettes  de  la 
troupe  d'Arroyo ,  qui  assiégeait  ou ,  pour  mieux  dire ,  blo- 
quait el  Valle,  l'aperçurent  et  se  précipitèrent  sur  lui  pour 
le  prendre. 

Arroyo  avait  recommandé  qu'on  en  agît  ainsi  à  l'égard  de 
tout  individu  qui  se  présenterait  dans  le  voisinage  de  l'ha- 
cienda. 

Sans  savoir  qu'il  eût  affaire  aux  soldats  du  guérillero 
qu'il  avait  juré  d'exterminer ,  don  Rafaël  n'était  pas  homme 
à  souffrir  de  qui  que  ce  fût  une  attaque  aussi  brusque  et 
aussi  discourtoise.  On  sait  comment  les  deux  agresseurs  fu- 
rent accueillis  ;  seulement ,  el  Gaspacho  avait  un  peu  fardé 
la  vérité  dans  son  rapport. 

L'un  des  deux  avait  eu  l'épaule  fracassée  si  près  du  cœur 
qu'il  en  était  mort  deux  heures  après,  et,  quant  au  second, 
avant  de  le  jeter  rudement  à  terre,  le  colonel  avait  pris  la 
précaution  préalable  de  lui  plonger  son  poignard  entre  les 
deux  épaules. 

Bien  qu'il  se  fût  mis  ainsi  à  l'abri  de  toute  indiscrétion 
de  la  part  de  ces  deux  bandits ,  le  colonel  avait  malheureu- 
sement donné  l'alarme  en  déchargeant  un  de  ses  pistolets,  et 
comme  les  assiégeants  avaient  reçu  l'ordre  de  tenir,  jour  et 
nuit,  sellés  et  bridés,  un  certain  nombre  de  chevaux,  une 
dizaine  de  cavaliers  s'étaient  jetés  en  selle  en  entendant  le 
bruit  de  l'arme  a  feu. 

Le  colonel  avait  hésité  un  instant,  indécis  s'il  continuerait 
sa  route  vers  l'hacienda  ou  s'il  rebrousserait  chemin  pour 
revenir  lorsque  la  nuit  serait  plus  obscure ,  et  ce  moment 
200  t 


30G  COSTAL  L'INDIEN. 

d'incertitude  fut  cause  que  les  cavaliers ,  qui  enfourchaient 
leurs  chevaux  pour  s'élancer  à  sa  poursuite,  purent  l'aper- 
cevoir ,  et  l'un  d'eux,  nommé  Pépé  Lobos,  le  reconnut,  mal- 
gré l'heure  avancée  du  jour  ,  à  sa  tournure  et  à  sa  taille  d'a- 
bord, puis  aux  ronflements  de  son  cheval. 

La  haine  môme  qu'Àrroyo  avait  conçue  pour  le  colonel  fut 
ce  qui  lui  sauva  la  vie  en  cette  occasion.  Quelques  coups  de 
carabine  auraient  sans  doute  fini  là  ses  aventures,  si  l'espoir 
d'une  forte  récompense  ,  promise  par  le  féroce  guerilVero 
à  qui  le  lui  amènerait  vivant,  n'eût  engagé  les  cavaliers  à 
essayer  d'en  courir  la  chance. 

Le  colonel,  à  leur  aspect,  avait  pris  chasse  devant  eux 
avec  l'espoir  fondé  de  trouver,  au  milieu  des  bois  épais 
qu'il  venait  de  traverser,  un  abri  impénétrable  à  leurs  che- 
vaux. 

Il  poussa  vigoureusement  sa  monture  et  put  gagner,  bien 
avant  ceux  qui  le  poursuivaient,  la  route  sinueuse  deHuaja- 
pam,.  pratiquée  à  travers  la  forêt.  Il  remonta  cette  route 
ventre  à  terre,  et,  quand  il  jugea  qu'il  avait  assez  d'avance 
sur  les  cavaliers,  il  se  jeta  brusquement  au  milieu  des  ar- 
bres, et  ne  s'arrêta  que  lorsqu'il  ne  lui  fut  plus  possible  de 
pénétrer  plus  avant  dans  le  fourré  qui  lui  barrait  le  passage. 
Il  mit  alors  pied  à  terre,  et,  tirant  son  cheval  par  la  bride 
pendant  quelque  temps,  il  arriva  à  un  hallier  fort  épais,  où 
il  l'attacha. 

Il  pensa  ensuite  à  trouver  un  gîte  où  il  pût  prendre  quel- 
que repos  sans  être  aperçu  par  ses  ennemis,  s'ils  conti- 
nuaient leur  poursuite  ;  un  magnifique  cèdre-acajou ,  dont  le 
feuillage  touffu  était  impénétrable  à  la  vue ,  se  trouvait  dans 
le  voisinage.  Il  résolut  d'y  grimper,  et,  quoique  son  énorme 
tronc  ne  lui  permît  pas  d'en  embrasser  la  circonférence  pour 
se  hisser  jusqu'aux  branches,  il  y  parvint  à  l'aide  de  fortes 
lianes  qui  pendaient  comme  des  cordages  de  la  cime  de 
l'arbre  jusqu'à  terre. 


COSTAL  L'INDIEN.  307 

Le  colonel  se  plaça,  le  moins  mal  qu'il  put,  entre  deux 
grosses  branches,  et  se  disposa  à  y  attendre  le  jour  pour 
prendre  une  détermination.  Il  espérait  ou  que  ses  ennemis, 
ayant  perdu  sa  trace,  renonceraient  à  le  poursuivre,  ou  que, 
pour  le  cerner  et  lui  couper  la  retraite ,  ils  mettraient  pied 
à  terre  et  se  diviseraient  en  marchant  deux  à  deux. 

Dans  ce  dernier  cas,  retranché  derrière  les  arbres  et  pro- 
tégé par  le  fourré ,  il  se  confiait  assez  en  sa  force  et  en  son 
courage  pour  ne  pas  désespérer  de  les  terrasser  tous  en 
détail. 

La  nuit  était  venue,  et  la  lune,  du  haut  de  la  voûte  étoi- 
léeduciel,  lançait  des  flots  de  lumière.  Quelques-uns  de 
ses  rayons,  qui  s'échappaient  à  travers  l'épaisseur  du  feuil- 
lage, jetaient  dans  la  retraite  de  don  Rafaël  une  faible  lueur 
semblable  au  crépuscule  du  soir ,  au  moment  où  ses  der- 
nières clartés  vont  s'éteindre. 

Le  colonel  prêtait  une  oreille  attentive  au  moindre  bruit 
qu'il  croyait  entendre;  mais,  sauf  le  murmure  de  la  brise 
dans  les  arbres  et  le  glapissement  lointain  des  chacals,  sauf 
la  voix  de  l'oiseau  moqueur  et  le  léger  frétillement  d'une 
iguane  sur  les  feuilles  sèches,  tout  reposait  en  silence  dans 
la  forêt. 

L'air  frais  et  embaumé  que  respirait  don  Rafaël ,  le  voile 
de  la  nuit  qui  l'entourait  de  toutes  parts ,  ce  calme  imposant 
et  solennel  qui  régnait  autour  de  lui ,  tout  semblait  le  con- 
vier aux  douceurs  du  sommeil.  Il  sentit  ses  paupières  s'ap- 
pesantir insensiblement ,  et  bientôt  une  invincible  torpeur 
s'empara  de  tout  son  être. 

L'homme  épuisé  par  la  fatigue  du  corps  ou  de  l'esprit  a 
besoin  de  repos  ;  la  bienfaisante  Providence  lui  envoie  le 
sommeil  pour  réparer  ses  forces.  Dans  son  ineffable  bonté, 
elle  l'envoie  aussi  parfois  au  condamné ,  dans  la  nuit  qui 
précède  son  supplice,  et  c'est  par  elle  également  que  s'ex- 
plique ce  profond  sommeil  de  certains  conquérants,  la  veille 


308  COSTAL  L'INDIEN. 

du  jour  où  ils  allaient  livrer  l'empire  du  monde  aux  hasards 
d'une  bataille  sanglante. 

Sans  être  prodigieusement  inquiet ,  le  colonel  pensait  que 
la  prudence  exigeait  qu'il  se  tînt  éveillé.  Il  lutta  longtemps 
contre  le  sommeil,  mais  en  vain.  Le  sommeil  fut  le  plus 
fort.  Alors  il  entortilla  autour  d'une  branche  de  l'arbre  et 
de  son  corps  la  longue  ceinture  de  soie  que  portent  encore 
aujourd'hui,  dans  son  pays,  les  officiers  de  son  grade;  il 
avait  eu  soin  de  la  conserver,  en  la  cachant  sous  sa  ja- 
quette. A  peine  se  fut-il  ainsi  prémuni  contre  le  danger 
d'une  chute,  qu'il  s'endormit  profondément  au  sommet  de 
son  arbre. 

La  plupart  des  hommes  enrôlés  au  service  d'Arroyo 
étaient  des  gens  de  la  campagne,  dressés  de  longue  main, 
par  conséquent,  à  distinguer  sur  le  sol  toute  espèce  d'em- 
preinte ,  et ,  si  ce  n'eût  été  la  nuit ,  ils  n'auraient  pas  dé- 
passé, sans  s'en  apercevoir,  l'endroit  où  le  colonel  avait 
tout  à  coup  quitté  la  route  battue  pour  se  jeter  dans  le  bois. 
Mais,  à  la  lueur  incertaine  de  la  lune,  qui  n'éclairait  le  sen- 
tier qu'à  travers  les  interstices  du  feuillage ,  la  personne  du 
colonel  et  la  trace  des  pas  de  son  cheval  étaient  invisibles 
à  leurs  yeux. 

Ce  ne  fut  qu'à  une  assez  grande  distance  au  delà  des 
premiers  taillis  derrière  lesquels  dont  Rafaël  avait  dis- 
paru, qu'ils  firent  instinctivement  halte.  S'engager  tous  à  la 
fois  dans  le  bois  eût  été  s'interdire  toute  chance  de  trouver 
celui  qu'ils  poursuivaient ,  et ,  ainsi  que  le  colonel  l'avait 
présumé,  ils  se  divisèrent  et  se  mirent  deux  à  deux.  Ils 
s'assignèrent  un  rayon  à  explorer,  et,  après  être  convenus 
de  se  réunir  au  bout  de  quelques  heures  dans  la  clairière, 
près  du  chemin  où  ils  venaient  de  descendre  de  cheval,  ils 
se  séparèrent  pour  commencer  leur  battue. 

Quoiqu'en  y  mettant  beaucoup  de  prudence,  à  cause  de 
la  terrible  réputation  dont  jouissait  don  Rafaël,  ils  s'acquit- 


COSTAL  L'INDIEN.  300 

tèrent  d'abord  de  leur  tâche  avec  assez  de  conscience; 
mais  petit  à  petit,  quand  la  première  ardeur  fut  un  peu 
calmée ,  une  même  idée  se  présenta  à  leur  esprit  presque 
en  même  temps.  Tous  avaient  vu  avec  quelle  formidable  ai- 
sance le  colonel  s'était  défait  de  deux  d'entre  eux,  et  ils 
jugèrent  qu'ils  avaient  eu  grand  tort  de  s'affaiblir  ainsi  en 
se  divisant.  Cependant,  comme  ils  ne  pouvaient  songer  à 
regagner  tout  de  suite  la  clairière  désignée  pour  se  réunir, 
avant  un  laps  de  temps  suffisant  pour  sauver  les  apparen- 
ces, ils  continuèrent  leur  recherche,  mais  avec  une  notable 
nonchalance. 

«  Caramba  !  le  beau  clair  de  lune,  dit  Pépé  Lobos  à  son 
«•ompagnon  ;  cela  me  fait  penser.... 

—  Que  le  colonel  pourrait  bien  nous  voir  venir  ?  inter- 
rompit son  compagnon. 

—  Ah  bah  !  Ce  diable  d'homme  est  introuvable ,  et  je 
pense  que,  puisqu'on  y  voit  comme  en  plein  jour,  tu  pour- 
rais bien  m'apprendre  ce  que  tu  me  fais  espérer  depuis 
longtemps ,  c'est-à-dire  le  moyen  d'amener  la  carte  dont  on 
a  besoin  pour  gagner  un  albur1.  J'ai  précisément  dans  ma 
poche  un  jeu  tout  neuf. 

—  C'est  plus  facile  avec  un  jeu  tout  vieux  ;  mais,  comme 
je  tiens  à  t'être  agréable,  et  que,  comme  tu  le  dis  très-ju- 
dicieusement, ce  colonel  du  diable  est  introuvable,  je  me 
rends  à  ta  prière,  mais  pour  un  instant  seulement. 

—  Sans  doute,  le  temps  de  battre  un  peu  les  cartes.  » 
Les  deux  insurgés  s'assirent  sur  la  mousse .  à  un  endroit 

où  la  lune  jetait  une  vive  clarté  ;  Pépé  Lobos  tira  son  jeu 
de  cartes  de  sa  poche,  et  la  leçon  commença.  Elle  se  pro- 
longea de  telle  sorte ,  par  l'ardeur  du  maître  et  la  docilité 
de  l'écolier,  que  le  colonel  eut  le  temps  de  faire,  entre  ses 
deux  branches  ,  tous  les  rêves  dont  il  plut  à  son  imagina- 


t .  Coup  au  jeu  du  monte,  sorte  Je  lansquenet. 


310  COSTAL  L'INDIEN. 

tion  de  le  bercer  r  avant  qu'ils  songeassent  à  interrompre 
son  sommeil. 

Déjà,  depuis  longtemps,  deux  autres  des  batteurs  de  bois 
usaient,  à  l'égard  de  don  Rafaël,  d'une  courtoisie  toute 
semblable. 

«  Ainsi,  Suarez,  avait  dit  le  premier  de  ces  deux  hom- 
mes au  second ,  c'est  bien  cinq  cents  piastres ,  n'est-ce  pas. 
que  promet  le  capitaine  à  qui  lui  livrerait  le  colonel  vi- 
vant ? 

—  Oui r  cinq  cents  piastres,  et  c'est  une  belle  somme. 

—  Et,  au  cas  où  l'on  se  ferait  casser  un  bras  ou  une 
jambe  sans  réussir  à  le  prendre ,  le  capitaine  a-t-il  promis 
quelque  chose  ? 

—  Pas  que  je  sache.  Si  cependant  on  lui  apportait  un  cer- 
tificat en  règle.... 

—  Du  colonel  ? 

—  Sans  doute  - 

—  Écoute,  ami  Suarez,  tu  as  de  la  famille  et  moi  je  suis 
garçon ,  et  je  croirais  te  faire  tort  en  t'enlevant  l'occasion  de 
gagner  cinq  cents  piastres.  Je  te  laisse,  en  bon  camarade, 
la  chance  tout  entière  de  prendre  ce  colonel  de  Satan ,  qui 
vous  jette  à  terre  un  cavalier  comme  il  ferait  d'un  chevreau 
de  six  semaines,  ou,  du  moins,  d'obtenir  de  lui  une  attes- 
tation bien  authentique..  » 

A  ces  mots  le  bandit  s'étendit  sur  l'herbe. 

«  Il  y  a  deux  nuits  que  je  n'ai  dormi,  ajouta-t-il  ;  je 
tombe  de  sommeil,  et,  quand  tu  auras  pris  le  colonel,  tu 
viendras  m'éveiller  ;  n'y  manque  pas,  surtout,  sans  .quoi  je 
dors  jusqu'au  jour. 

—  Poltron  !  répondit  Suarez,  je  vais  aller  gagner  la  somme 
tout  seul.  » 

Suarez  n'avait  pas  encore  disparu  que  son  camarade  ron- 
flait déjà. 
Ainsi ,  sur  dix  hommes ,  trois  avaient  renoncé  à  poursui— 


COSTAL  L'INDIEN.  311 

vre  don  Rafaël,  tandis  que  le  dialogue  suivant  s'entamait, 
sur  un  autre  point,  entre  deux  autres  : 

«  Demonio  !  que  voilà  une  lune  ridicule  avec  sa  clarté  ! 
disait  le  premier  en  maugréant ,  tout  au  rebours  de  Pépé 
Lobos ,  qui  trouvait  cette  clarté  si  propice  pour  jouer  aux 
cartes.  Ce  damné  colonel  n'aurait  qu'à  nous  apercevoir! 

—  Le  fait  est ,  répondit  le  second  ,  que  ce  serait  fâcheux  , 
car  il  s'enfuirait  à  notre  approche. 

—  Hum  !  je  n'en  sais  trop  rien;  il  n'a  pas  l'air  d'aimer  à 
fuir. 

—  Avez-vous  vu  avec  quelle  force  il  a  enlevé  de  sa  selle 
Panchito  Jolas  ?  • 

—  J'ai  fait  quelques  chutes  de  cheval  et  je  ne  m'en  porte 
pas  plus  mal ,  et  je  frémis  en  pensant  à  celle  du  pauvre 
Jolas....  Ave  Maria  !  N 'avez-vous  rien  entendu?  » 

Les  deux  bandits  prêtèrent  l'oreille,  beaucoup  plus  effrayés 
que  don  Rafaël,  qui  continuait  de  dormir  sur  son  arbre. 

Ce  n'était,  toutefois,  qu'une  fausse  alerte;  mais  les  deux 
compagnons  venaient  de  trahir  si  naïvement  la  terreur  que 
leur  inspirait  le  formidable  colonel ,  que ,  le  masque  sous 
lequel  ils  cherchaient  à  se  tromper  l'un  l'autre  une  fois 
tombé  ,  ils  convinrent ,  sans  fausse  honte ,  de  regagner  pru- 
demment la  clairière  désignée  pour  le  rendez-vous,  où 
ils  ne  couraient  pas  le  risque  de  trouver  celui  qu'ils  cher- 
chaient. 

Les  quatre  autres  continuèrent  leur  poursuite  avec  tant 
de  mollesse ,  néanmoins ,  par  suite  d'une  appréhension  bien 
justifiée  par  le  courage  et  la  vigueur  athlétique  de  don  Ra- 
faël ,  ^que  trois  ou  quatre  heures  après ,  sur  dix  cavaliers , 
huit  se  retrouvaient  dans  la  clairière  où  nous  les  avons  si- 
gnalés dans  le  précédent  chapitre  ,  sans  avoir  été  plus  heu- 
reux les  uns  que  les  autres. 

Quant  aux  deux  autres  qui  manquaient  à  la  réunion ,  la 
raison  de  leur  absence  était  toute  simple. 


312  COSTAL  L'INDIEN. 

Lorsque  Suarez  s'était  mis  en  devoir  de  gagner  seul  la 
récompense  promise,  il  avait  judicieusement  pensé  que, 
puisque  son  compagnon  ,  tout  garçon  qu'il  était ,  prenait 
tant  de.  souci  de  son  existence ,  lui ,  en  sa  qualité  de  père 
de  famille ,  devait  être  plus  soigneux  encore  de  la  sienne 
propre. 

Heureux  d'avoir  fait  preuve  de  courage  sans  qu'il  lui  en 
coûtât  rien  ,  Suarez  s'était  couché  à  cent  pas  plus  loin  , 
pour  penser  tranquillement  à  sa  femme,  dont  il  se  félicitait 
de  n'avoir  pas  à  supporter  l'humeur  aigre ,  ce  soir-là ,  sur 
son  Ht  de  mousse. 

Il  se*  promettait  d'aller  plus  tard  éveiller  son  compagnon 
en  lui  reprochant  sa  couardise. 

Malheureusement  il  avait  compté  sans  un  hôte  qui  vint  le 
visiter  malgré  lui,  le  sommeil,  sommeil  aussi  profond  que 
celui  de  son  camarade.  Tous  deux  dormaient  donc  à  jambe 
tendue,  selon  l'expression  espagnole,  tandis  que  les  huit  au- 
tres, après  avoir  attendu  vainement  leur  venue,  commen- 
çaient une  délibération  que  les  événements  devaient  rendre, 
cette  fois,  plus  sérieuse. 

La  lune,  couchée  déjà  depuis  quelque  temps,  n'éclairait 
plus  le  groupe  de  bandits  réunis  dans  la  clairière  ;  leurs  vê- 
tements usés,  souillés  dans  les  bivouacs  en  plein  champ,  leur 
accoutrement  moitié  militaire,  moitié  campagnard,  ainsi  que 
leurs  figures  sinistres,  présentaient  à  la  lueur  du  crépuscule 
un  aspect  à  la  fois  effrayant  et  pittoresque. 

Tandis  qu'autour  d'eux  dix  chevaux  essayaient  de  trom- 
per leur  faim  en  déchirant  les  feuilles  des  buissons  contre 
lesquels  retentissait  avec  un  bruit  de  ferraille  le  mors  qui 
les  empêchait  de  broyer  leur  maigre  pâture,  les  huit  cava- 
liers, le  cartouchier  à  la  ceinture,  la  carabine  en  travers 
sur  les  genoux  et  la  dague  dans  la  jarretière  de  la  botte, 
écoutaient  les  discours  de  Pépé  Lobos. 

«  Suarez  et  Pacheco  ne  reviendront  jamais,  disait-il;  il 


COSTAL  L'INDIEN.  313 

est  évident  que  ce  colonel  de  Belzébuth  les  aura  poignardés 
ou  écrasés  sans  bruit,  comme  le  pauvre  Panchito  Jolas,  et, 
quoique  nous  ayons  battu  le  bois  toute  la  nuit  sans  rien 
trouver.... 

—  Nous  l'avons  battu  avec  acharnement,  interrompit  l'un 
des  deux  insurgés  qui  avaient  eu  une  si  grande  peur  de  ren- 
contrer le  colonel. 

—  Nous  en  avons  fait  tous  autant ,  parbleu  !  reprit  Pépé 
Lobos  ;  demandez  plutôt  à  mon  compagnon  ;  et  cependant , 
bien  qu'il  ait  échappé  à  nos  actives  recherches ,  l'absence  de 
deux  d'entre  nous  prouve  évidemment  que  l'enragé  colonel 
n'a  pas  quitté  la  partie  du  bois  où  il  s'est  caché.  Dès  que  le 
jour  va  venir ,  nous  irons  relever  les  traces  de  son  cheval  et 
nous  saurons  juste  l'endroit  où  il  a  quitté  le  sentier.  N'est- 
ce  pas  votre  avis  à  tous  ?  » 

L'assentiment  général  répondit  à  la  question  de  Pépé  Lo- 
bos. «  Maintenant,  continua-t-il ,  la  vengeance  avant  tout, 
et  au  diable  la  prime  de  cinq  cents  piastres  à  qui  amènera 
le  colonel  vivant  ;  nous  l'apporterons  mort,  tant  pis  ! 

—  Peut-être  le  capitaine  accordera-t-il  la  moitié  de  la 
prime,  dit  l'un  des  bandits. 

—  Quand  nous  saurons  exactement  le  lieu  où  il  s'est  jeté 
'du  sentier  sous  le  couvert,   nous  nous  diviserons  en  deux 

bandes  de  quatre  hommes,  cette  fois  :  la  première  descen- 
dra du  chemin  vers  l'Ostuta,  la  seconde  remontera  de  l'Os- 
tuta  vers  la  route,  dans  une  direction  donnée  à  travers  bois  : 
nous  prendrons  l'homme  entre  nous,  et  le  premier  qui  l'aper- 
cevra fera  feu  sur  lui  comme  sur  un  chien  enragé,  et,  pourvu 
i qu'il  lui  reste  un  souffle  de  vie,  la  prime  sera  gagnée.  » 

L'avis  de  Pépé  Lobos  ne  rencontra  qu'une  approbation 
unanime,  et  il  fut  convenu  qu'à  la  pointe  du  jour  tous 
iraient  ensemble  étudier  le  terrain  pour  y  trouver  les  der- 
nières empreintes  des  pas  du  cheval  de  don  Rafaël. 

Le  lever  du  soleil  se  fit  moins  longtemps  attendre  que  le 


314  COSTAL  L'INDIEN. 

retour  de  Suarez  et  de  Pacheco,  qui  dormaient  toujours,  et 
ses  premiers  rayons  doraient  à  peine  la  cime  des  plus  hauts 
palmiers,  que  les  huit  bandits,  disséminés  sur  le  chemin  qui 
conduisait  de  Huajapam  au  gué  de  l'Ostuta,  cherchaient  à 
démêler  sur  le  sol  les  empreintes  laissées  la  veille  par  leurs 
chevaux  d'avec  celles  du  cheval  du  colonel. 

Ce  n'était  pas  chose  facile  :  le  terrain,  foulé,  broyé  par  les 
sabots  de  onze  chevaux  lancés  à  toute  course  quelques  heu- 
res auparavant,  ne  présentait  que  des  vestiges  informes,  et 
jamais  un  Européen  n'eût  entrepris  de  reconnaître  les  traces 
particulières  d'un  cheval  confondues  avec  tant  d'autres.  Pour 
des  vaqueros  mexicains,  des  gauchos  du  Chili,  ou  des  cam- 
pagnards de  toute  autre  partie  de  l'Amérique,  ce  n'était  qu'une 
affaire  de  patience. 

Moins  d'une  demi-heure  suffit,  en  effet,  à  Pépé  Lobos,  qui 
explorait  le  haut  du  chemin,  pour  trouver  ce  qu'il  cherchait; 
il  appela  ses  camarades  afin  de  leur  montrer  les  signes  qu'il 
venait  de  découvrir. 

Au  milieu  des  empreintes,  parmi  lesquelles  chacun  recon- 
nut celles  de  son  cheval ,  une  déchirure  diagonale  creusée  sur 
la  terre,  une  tige  d'herbe  écrasée  sur  la  ligne  de  verdure  qui 
côtoyait  le  sentier,  et  une  branche  de  sassafras  brisée  à  la 
hauteur  de  l'épaule  d'un  cavalier  sur  la  lisière  du  bois ,  ne 
laissèrent  pas  de  doute  aux  bandits  que  ce  ne  fût  précisé- 
ment à  cette  même  place  que  le .  colonel  s'était  élancé  sous 
le  couvert  des  arbres. 

Au  même  moment ,  le  détachement  envoyé  par  Arroyo  à 
la  recherche  des  deux  fugitifs  traversait  le  gué  du  fleuve  ;  [ 
quelques  minutes  après,  il  prenait  pied  sur  la  rive  gauche;  ! 
puis,  à  l'aspect  de  quatre  cavaliers  qui  débouchaient  du  sen- 
tier du  bois  sur  le  bord  de  l'Ostuta,  il  s'arrêta. 

Ces  quatre  cavaliers  étaient  ceux  qui  devaient,  d'après  l'a- 
vis de  Pépé  Lobos,  remonter  à  travers  bois  à  la  piste  du  co- 
lonel ,  depuis  le  fleuve  jusqu'à  la  route  de  Huajapam. 


COSTAL  L'INDIEN.  315 

Les  deux  détachements  se  reconnurent  sans  hésitation; 
cependant  le  chef  qui  commandait  le  premier  arrivé,  vieux 
soldat  natif  du  Nouveau-Mexique,  qui  pendant  longtemps  y 
avait  combattu  les  Indiens  sauvages  et  connaissait  toutes  les 
ruses  de  la  guerre,  jugea  prudent  d'échanger  le  mot  d'ordre 
sommun  aux  hommes  de  la  guérilla  d'Arroyo.  Quand  il  ne 
lui  resta  plus  aucun  doute,  il  se  fit  expliquer  par  les  nou- 
veaux venus  comment,  au  lieu  de  se  trouver  autour  de  l'ha— 
?,ienda  delValle,  ils  battaient  les  bois  à  cette  heure  matinale. 
«Ah!  dit-il,  le  colonel  Très  Villas!  trois  fugitifs  au  lieu  de 
ieux;  la  journée  sera  bonne.  » 

Le  vieux  fourrier  approuva  la  tactique  de  Pépé  Lobos  et 
brma  un  troisième  détachement  de  cinq  de  ses  cavaliers, 
mi  devaient  s'enfoncer  dans  le  bois  dans  une  direction  diffe- 
lente,  tandis  que  lui-même,  avec  les  cinq  hommes  qui  lui  res- 
aient ,  se  chargeait  de  s'y  avancer  en  sens  inverse  des  trois 
utres  détachements. 

i  Ce  ne  fut  que  de  cet  instant  que  les  bandits  eurent  un 
hef,  et  un  chef  aussi  habile  qu'intrépide,  qui  leur  donna  des 
istructions  précises  et  ranima  chez  eux  le  courage  qui , 
omme  on  l'a  vu,  les  avait  complètement  abandonnés. 
Cependant  l'ordre  de  tuer  le  colonel  à  distance,  s'il  deve- 
ait  trop  dangereux  de  s'en  approcher,  fut  maintenu;  les 
eux  autres  fugitifs  seuls,  d'après  la  volonté  d'Arroyo,  dé- 
lient être  pris  vivants. 

!  De  ce  moment  la  position  de  don  Rafaël  devenait  effrayante. 
i3  moindre  danger  qu'il  courût  était  celui  de  mourir  en  com- 
ptant, si,  par  malheur,  il  ne  tombait  pas  plein  de  vie  entre 
s  mains  d'ennemis  impitoyables. 

Comme  le  vieux  Refino,  c'était  son  surnom  de  guerre,  ache- 
lit  ses  dispositions,  don  Rafaël  s'éveillait.  Ses  yeux  furent 
1  instant  éblouis  de  l'éclat  du  soleil ,  et  il  se  demandait  en- 
>re  où  il  était,  quand  il  aperçut  deux  hommes  qui  s'avan- 
ient  avec  précaution  de  son  côté. 


316  COSTAL  L'INDIEN. 


CHAPITRE    III. 

Le  pivert  et  l'arbre  mort. 

Le  colonel,  en  s'éveillant,  sentit  une  telle  lassitude  dans 
tous  ses  membres,  qu'il  s'étonna  d'avoir  pu  dormir  plus 
d'une  demi -heure  en  semblable  posture,  et  il  éprouva  un  vio- 
lent désir  de  descendre  de  son  arbre  pour  se  dégourdir  en 
marchant. 

Cependant ,  à  l'aspect  des  deux  individus  qui  continuaient 
à  s'avancer  vers  lui ,  il  crut  prudent  de  différer  un  peu  et  se 
borna  à  défaire  doucement  les  nœuds  de  sa  ceinture  qui  le 
tenaient  attaché,  tout  en  surveillant  avec  soin  les  allures  pour* 
le  moins  suspectes  des  nouveaux  venus. 

Ceux-ci,  sans  soupçonner  la  présence  d'un  être  vivant  si 
près  d'eux ,  marchaient  toutefois  avec  circonspection ,  regar- 
dant à  droite  et  à  gauche,  comme  s'ils  eussent  espéré  ou,  \ 
craint  de  découvrir  un  objet  invisible.  Leur  costume  était  as^  I] 
sez  bizarre  ,  et  surtout  fort  peu  propre  à  courir  à  travers  les 
halliers;  car  il  consistait  en  un  simple  caleçon  et  en  une  che-|  a 
mise. 

Ce  léger  vêtement  semblait  complètement  mouillé,  quoique 
la  nuit  eût  été  fort  sèche,  et  chacun  d'eux  portait  à  la  maii 
un  paquet  assez  volumineux. 

<l  Ces  gens ,  pensa  le  colonel ,   cherchent  quelqu'un   01 
craignent   qu'on   ne   les  cherche  eux  -  mêmes  ;  lequel  dofjfi 
deux?  » 

Il  écouta  et  regarda  plus  attentivement. 

De  môme  qu'en  cet  endroit  l'épaisseur  du  fourré  avai 


h 


M! 


COSTAL  L'INDIEN.  317 

semblé  propice  à  don  Rafaël  pour  s'y  arrêter,  les  deux  hom- 
mes jugèrent. convenable  d'y  faire  halte  également. 

«  Arrêtons-nous  ici,  dit  l'un  d'eux,  le  temps  de  changer 
de  vêtements. 

—  Je  le  veux  bien ,  mais  faisons  vite ,  répondit  l'autre  : 
nous  devrions  être  bien  loin  déjà  sur  la  route  de  Hua- 
japam.  » 

Tous  deux  s'assirent  sous  l'acajou  qui  servait  d'asile  au 
colonel ,  et  commencèrent  silencieusement  et  sans  tarder  à 
se  défaire  de  leurs  vêtements  mouillés  pour  les  remplacer 
par  ceux  qu'ils  portaient  en  paquet  sous  leurs  bras. 

«  C'est  donc  ceci ,  reprit  l'un  d'eux ,  qui  vaut  son  pesant 
id'or?  » 

Et  il  désignait  en  parlant  ainsi  un  autre  petit  paquet ,  que 
ison  compagnon  serrait  précieusement  dans  la  poche  de  su 
nveste. 

i  «  Oui,  et  tu  verras  que  tu  ne  regretteras  pas  d'avoir  con- 
senti à  me  suivre  pour  partager  la  bonne  aubaine  que  ceci 
nous  vaudra.  Le  tout  est  de  pouvoir  nous  tirer  d'ici,  car  on 
m  se  mettre  à  nos  trousses. 

1  —  C'est  certain;  mais  on  ne  nous  trouvera  pas,  et,  si  nous 
tombons  dans  les  postes  avancés  de  ceux  de  mes  camarades 
jui  bloquent  el  Valle,  comme  ils  ne  sauront  rien  de  ma  fuite 
lu  camp,  je  leur  persuaderai  que  je  suis  chargé  de  t'accom- 
)agner  pour  aller  toucher  avec  toi  le  montant  de  la  rançon 
l'un  prisonnier. 

i|  —  Et  si  l'on  nous  ramène  au  camp?  reprit  l'autre. 
[j  —  Nous  y  serons  pendus;  mais  un  peu  plus  tôt,  un  peu 
i)lus  tard,  n'est-ce  pas  le  sort  de  l'homme?  riposta  philoso- 
phiquement Juan  el  Zapote,  car  c'était  l'ex-gardien  du  mes- 
sager de  don  Mariano  et  de  sa  fille,  à  présent  son  com- 
pagnon de  fuite;  mais  je  me  fais  fort  de  te  tirer  de  là, 
ompadrito  • . 

i .  Mon  cher  compère. 


318  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Corbleu!  se  dit  mentalement  don  Rafaël ,  ce  drôle,  qui! 
pense  que  c'est  le  sort  de  tout  homme  d'être  pendu  tôt  ou| 
tard ,  semble  si  sûr  de  son  fait ,  qu'il  ne  lui  en  coûtera  pas 
plus  de  me  conduire  aussi  à  bon  port.  » 

En  achevant  cette  réflexion,  le  colonel  saisit  une  des  lia— J 
nés  qui  lui  avaient  servi  à  escalader  le  tronc  de  l'acajou,  et, 
au  risque  de  laisser  une  partie  de  ses  vêtements  aux  bran- 
ches de  l'arbre ,  il  sauta  d'un  bond  devant  les  deux  aventu- 
riers stupéfaits. 

Don  Rafaël ,  qui  aurait  payé  si  cher  la  connaissance  du 
doux  message  envoyé  par  Gertrudis,  se  trouvait  inopinément 
en  face  du  messager  chargé  de  le  lui  délivrer. 

Il  est  vrai  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  se  connaissaient. 

«  Chut  !  ne  craignez  rien ,  je  vous  offre  ma  protection , 
dit  le  colonel  avec  une  superbe  aisance ,  et  surtout  à  bas  les 
armes  !  » 

Zapote  avait  dégainé  un  long  poignard  qu'il  levait  à  tout 
hasard ,  prêt  à  frapper  le  premier  venu  avec  cette  indiffé- 
rence particulière  à  l'homme  qui ,  comme  lui ,  ne  pressent 
pas  d'autre  fin  que  la  corde  ou  le  garrote.  Mais  don  Rafaël 
lui  avait  aussitôt  saisi  le  poignet,  qu'il  serrait  avec  une  force' 
suffisante  pour  prouver  qu'il  pouvait  être  aussi  terrible  en- 
nemi que  puissant  protecteur. 

ce  Qui  êtes-vous?  s'écrièrent  à  la  fois  les  deux  compagnons.' 

—  Ah!  voilà  qui  est  indiscret,  reprit  don  Rafaël ,  je  suis 
un  homme  qui  saute  à  bas  d'un  arbre ,  et  la  preuve  en  est1 
que  mon  chapeau  y  est  resté....  »  Et,  sans  lâcher  la  main  de 
Zapote,  le  colonel,  se  dressant  sur  ses  pieds,  harponnait 
de  la  pointe  de  sa  longue  épée  son  feutre  accroché  à  l'une 
des  branches.  «  Vous  fuyez  les  hommes  d'Arroyo ,  je  les 
fuis  aussi,  voilà  tout  ce  que  nous  devons  savoir.  Mainte- 
nant vous  êtes  deux,  je  suis  seul,  et,  si  vous  ne  voulez  faire 
cause  commune  avec  moi ,  je  vous  tue:  c'est  à  prendre  ou  à 
laisser. 


COSTAL  L'INDIEN.  319 

—  Caramba  !  quel  bon  négociant  vous  auriez  fait  avec  cette 
rondeur  en  affaires  !  reprit  Zapote,  à  qui  ces  allures  franches 
et  sans  détour  étaient  loin  de  déplaire.  Mais  que  puis-je  pour 
vous? 

—  Me  faire  passer  avec  votre  compère  que  voici  pour  votre 
camarade,  chargé  comme  lui  d'allertoucher  le  montant  de  la 
rançon  d'un  prisonnier,  ce  qui  est  un  peu  vrai ,  puisque  vous 
allez  tous  deux  partager  le  produit  d'un.... 

—  D'une  commission  bien  simple,  ajouta  Zapote,  et  si  vous 
saviez.... 

—  Je  n'ai  pas  l'intention  d'en  prendre  ma  part,  dit  le  co- 
onel  en  souriant,  et  peu  m'importe  de  savoir.... 

—  Vous  le  saurez  malgré  vous,  caramba!  interrompit  le 
Sapote  emporté  par  un  élan  irrésistible  de  loyauté  ;  entre 
.unis,  car  nous  le  devenons  dès  à  présent,  une  franchise  sans 

)ornes  est  de  rigueur. 

I    —  Voyons  donc,  dit  le  colonel. 

—  Eh  bien  !  répondit  le  véridique  Zapote  ,  c'est  le  tes- 
.ament  en  règle  d'un  oncle  excessivement  riche  en  faveur 
.l'un  neveu  qui  se  croyait  déshérité  et  que  nous  apportons 
jn  susdit  neveu.  Vous  jugez  du  pourboire  que  cela  nous 

audra. 

—  Le  testament  n'est  pas  faux?  demanda  le  colonel ,  mis 
n  défiance  par  la  mine  suspecte  du  Zapote. 

—  Nous  ne  savons  pas  écrire ,  répondit-il  avec  naïveté  ; 
îais,  si  vous  m'en  croyez,  nous  allons  décamper  tous  trois 
u  plus  vite;  nous  n'avons  déjà  perdu  que  trop  de  temps. 

'.  — Et  mon  cheval ,  objecta  le  colonel,  qu'en  ferons-nous? 
Ah!  vous  avez  un  cheval?  Eh  bien!  laissez-le,  il  ne 
■ait  que  vous  embarrasser. 

—  Surtout  s'il  est  comme  un  cheval  que  je  connais,  ajouta 
^messager en  faisant  allusion  au  Roncador  même,  qu'il  avait 
J  occasion  de  voir  dans  les  écuries  de  don  Mariano  à  Oajaca  ; 
j  diable  de  cheval,  figurez-vous..  .  » 


320  COSTAL  L'INDIEN. 

Des  cris  qui  éclatèrent  à  la  fois  sur  les  bords  du  fleuve, 
sur  le  chemin  de  Huajapam  et  des  deux  côtés  opposés  du 
bois  interrompirent  le  messager  au  moment  où  il  allait  ra- 
conter à  don  Rafaël  les  particularités  de  son  propre  cheval, 
et  sans  aucun  doute  préparer  les  voies  à  une  reconnaissance 
complète  entre  le  colonel  et  lui. 

Tous  deux  interrogèrent  du  regard  la  contenance  effrayée 
du  Zapote. 

a  Diable  !  dit-il ,  c'est  plus  grave  que  je  ne  pensais.  » 

Les  cris  qui  venaient  de  frapper  l'air  exprimaient  l'allé- 
gresse et  l'ardeur  de  ceux  qui  entraient  en  chasse,  et  une 
implacable  résolution  de  ne  pas  faire  de  quartier.  C'est  ainsi 
que  la  trompe  qui  sonne  la  mort  jette  aux  échos  la  condam- 
nation du  cerf.  Ces  cris  avaient  encore  quelque  chose  de  plus 
significatif,  à  en  juger  par  d'étranges  modulations  qui  les  ac- 
compagnèrent au  moment  où  on  y  répondait  de  l'extrémité 
du  bois. 

Le  Zapote  regarda  fixement  quelques  secondes  l'officiel 
royaliste,  qui  portait  un  chapeau  de  volontaire  insurgé,  une 
veste  de  soldat  d'infanterie  et  un  pantalon  d'oflicier  de  cava- 
lerie. 

«  Vous  êtes  un  homme  qui  avez  sauté  à  bas  d'un  arbre, 
reprit— il ,  je  ne  puis  le  nier;  mais,  à  moins  que  ce  ne  soit  un 
autre  que  vous,  il  y  a  dans  le  1  ois  un  royaliste  qu'on  v;i 
poursuivre  à  outrance. 

—  A  mon  tour  je  ne  saurais  nier  que  je  sers  la  cause  du 
roi,  dit  simplement  don  Rafaël. 

—  Ces  cris,  dont  je  connais  la  signification,  indiquen! 
qu'on  doit  prendre  mort  ou  vif  un  royaliste  caché  quelque 
part  dans  ces  fourrés,  continua  le  Zapote.  Ceux  qui  vou.^ 
poursuivent  vous  ont  donc  déjà  vu? 

—  J'ai  tué  hier  soir  deux  des  leurs  à  leur  nez  et  à  leui 
barbe. 

—  Alors  je  ne  puis  espérer  vous  faire  passer,  comme  mon 


COSTAL  L'INDIEN.  321 

compère  que  voici,  pour  un  prisonnier  ordinaire,  qui  n'est  ni 
royaliste  ni  insurgé. 

—  C'est  douteux,  du  moins. 

—  C'est  de  toute  impossibilité,  et  je  ne  puis  vous  promet- 
tre qu'une  chose  :  non-seulement  de  ne  pas  vous  trahir  au 
cas  où  nous  parviendrons ,  mon  compère  et  moi ,  à  nous  tirer 
de  ce  pas  épineux ,  mais  d'essayer  de  dépister  ceux  qui  vous 
cherchent;  car  je  commence  à  me  lasser  de  ce  métier  de 
bandit....  A  une  condition  cependant. 

—  Laquelle?  demanda  le  colonel. 

—  C'est  que  vous  nous  permettiez  de  vous  fausser  compa 
gnie.  Je  ne  puis  rien  pour  vous  sauver,  vous  le  voyez.  Vous 
ne  pourriez  que  nous  perdre  sans  profit  pour  vous ,  ou  nous 
empêcher  de  remettre  à  qui  de  droit  le  message  dont  nous 
sommes  chargés.  D'un  autre  côté ,  bien  que  ce  ne  soit  que 
depuis  un  instant ,  votre  sort  est  lié  au  nôtre ,  et  vous  aban- 
donner au  milieu  du  danger,  sans  votre  consentement,  serait 
une  lâcheté  dont  j'aime  autant  recevoir  de  vous  l'absolution  y> 

Il  y  avait  dans  les  paroles  du  Zapote  un  accent  de  loyauté 
dont  le  colonel  fut  frappé  malgré  lui. 

<r  Qu'à  cela  ne  tienne ,  mon  ami ,  dit  résolument  don  Ra- 
faël; je  vous  permets  d'aller  chercher  fortune  où  bon  vous 
semblera,  et  je  souhaite  même,  ajouta-t-il  en  souriant,  que 
vous  puissiez  arriver  jusqu'à  ce  neveu  avec  le  testament  de 
son  oncle.  » 

Puis  il  dit  d'un  ton  mélancolique  : 

«  J'ai  si  peu  de  raison  de  tenir  à  la  vie  que  je  pense  comme 
vous  :  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  qu'importe?  Seu- 
lement, reprit-il  avec  un  retour  subit  de  bonne  humeur,  je 
tiens  essentiellement  à  n'être  pas  pendu. 

—  Merci  de  votre  permission  ,  seigneur  cavalier  ,  répondit 
le  Zapote  ;  mais  un  mot  encore  avant  de  vous  quitter  :  si 
vous  m'en  croyez,  vous  remonterez  au  sommet  de  cet  arbre, 
où  personne  ne  songera  que  vous  pouvez  être. 

200  u 


322  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Non  pas;  je  serais  comme  le  jaguar  poursuivi  par  les 
chiens  sans  pouvoir  me  défendre ,  et  je  veux  ,  comme  disent 
les  Indiens,  envoyer  avant  moi  le  plus  d'ennemis  possi- 
ble, pour  me  déblayer  les  terrains  de  chasse  dans  l'autre 
monde. 

—  Eh  bien  !  faites  mieux ,  poursuivit  le  Zapote ,  marchez 
vers  l'Ostuta.  A  la  pointe  méridionale  de  ce  bois,  sur  les 
bords  du  fleuve  et  près  du  gué ,  il  y  a  des  fourrés  de  bam- 
bous fort  épais,  dans  lesquels  mon  compère  et  moi  nous 
aurions  trouvé  asile  jusqu'au  jugement  dernier,  s'il  ne  nous 
avait  fallu  aller  à  nos  affaires  ;  si  vous  pouvez  y  arriver, 
vous  êtes  sauvé. 

—  Ah  i  ceci  est  préférable ,  dit  le  colonel ,  quoique  depuis 
trois  jours  je  commence  à  être  las  de  me  cacher.  Adieu  donc 
et  bonne  chance  !  » 

Le  Zapote  et  son  compagnon,  après  s'être  orientés,  pri- 
rent la  direction  qui  pouvait,  par  un  assez  large  détour,  les 
conduire  vers  la  route  de  Huajapam,  où  le  messager  de  Ger- 
trudis,  sans  se  douter  qu'il  se  séparait  du  colonel  lui-même, 
espérait  toujours  le  trouver  dans  le  camp  des  royalistes  oc- 
cupés à  en  faire  le  siège. 

Quelques  secondes  après,  l'épaisseur  du  bois  les  eut  bien- 
tôt cachés  aux  yeux  du  colonel. 

«  Je  suis ,  ma  foi  !  fâché  de  ne  pas  lui  avoir  demandé  son 
;iom,  dit  le  compadre  du  Zapote  à  son  compagnon  au  bout 
d'un  quart  d'heure  de  route  silencieuse;  il  ne  nous  en  au- 
rait sans  doute  pas  fait  plus  de  mystère  que  de  sa  qualité, 
car  il  paraît  aussi  franc  que  brave.  D'après  sa  tournure  et 
malgré  son  costume ,  ce  doit  être  quelque  officier  de  l'armée 
royaliste. 

—  Bah  !  reprit  le  Zapote ,  le  nom  ne  fait  rien  en  pareille 
circonstance.  C'est  un  homme  perdu  ,  et  nous  ne  serions  pas 
plus  avancés  de  savoir  comment  il  s'appelle. 

—  Qui  sait  ? 


COSTAL  L'INDIEN.  323 

—  Je  suis  fâché  que  nous  n'ayons  pas  pu  lui  être  utiles , 
voilà  tout;  à  présent,  pensons  à  nous,  c'est  l'essentiel;  car 
vois-tu?  mon  brave  Gaspar,  nous  ne  sommes  pas  encore 
hors  de  danger.  » 

Les  deux  compagnons  poursuivirent  leur  route  en  se  glis- 
sant le  plus  doucement  possible  à  travers  les  fourrés ,  que 
le  soleil  déjà  plus  élevé  commençait  à  éclairer  de  ses  rayons 
brûlants. 

Une  demi-heure  s'écoula  ainsi  avant  qu'ils  entendissent 
de  nouveau  les  voix  de  ceux  qui  s'avançaient  dans  le  bois, 
marchant  peu  éloignés  les  uns  des  autres.  Ces  voix  se  turent 
bientôt. 

Au  milieu  du  silence  qui  régna  alors,  le  Zapote  distingua 
le  craquement  des  buissons  à  quelque  distance  de  lui,  et, 
en  avançant  de  ce  côté,  il  aperçut  un  homme  qui  marchait 
avec  précaution  la  carabine  à  la  main;  puis,  à  dix  pas  de 
celui-ci,  à  sa  droite  et  à  sa  gauche,  sur  la  même  ligne,  deux 
autres  hommes  se  glissant  avec  les  mêmes  précautions  à  tra- 
vers les  halliers. 

Tous  trois  se  faisaient  de  leur  mieux  un  rempart  de  cha- 
cun des  arbres  qu'ils  rencontraient.  Le  Zapote  reconnut  l'un 
d'eux. 

«  Eh!  Pericol  cria-t-il. 

—  Qui  m'appelle?  reprit  l'homme. 

—  Moi ,  Juan  el  Zapote. 

—  Tiens!  et  par  quel  hasard?  demanda  Perico. 

—  Je  vais  te  le  dire ,  reprit  le  Zapote  avec  une  merveil- 
leuse impudence;  tu  sauras  d'abord  que  le  capitaine.... 

—  D'où  viens-tu?  demanda  Perico. 

—  Du  camp,  de  l'autre  côté  de  l'Ostuta. 

—  Le  capitaine  a  donc  su  que  nous  poursuivions  un  roya- 
liste dans  ces  bois? 

—  Comment  cela?  demanda  le  Zapote. 

—  Figure-toi  que  nous  avons  battu  ces  bois  toute  la  nuit 


324  COSTAL  L'INDIEN. 

à  la  recherche  de  ce  coquin  ;  que,  de  dix  que  nous  étions,  il 
n'en  restait  que  huit,  Suarez  et  Pacheco  ayant  été  tués,  et 
maintenant,  si  j'en  juge  par  tous  ces  cris  auxquels  nous 
avons  répondu,  nous  sommes  au  moins  vingt.  » 

En  ce  moment,  un  autre  homme  se  joignit  aux  trois  que  le 
Zapote  venait  de  rencontrer.  Un  heureux  hasard  faisait  que 
ces  quatre  hommes  étaient  précisément  les  mêmes  qui  avaient 
été  chargés  par  Pépé  Lobos  de  battre  la  partie  du  bois  voi- 
sine de  la  route  de  Huajapam,  et  qui,  n'ayant  pas  rencontré 
le  vieux  fourrier  Refino ,  ignoraient  par  conséquent  que  le 
Zapote  fût  poursuivi  comme  déserteur. 

a  Maintenant,  reprit  celui-ci,  que  je  t'ai  dit  pourquoi  je 
me  trouve  ici  envoyé  en  mission  par  le  capitaine  avec  mon 
compère  don  Gaspar,  comme  je  suis  très-pressé... 

Le  diable  m'emporte  si  tu  m'as  rien  dit  de  ta  mission  ! 

s'écria  Perico. 

Parbleu!  une  mission  secrète  comme  la  mienne!  Allons, 

adieu,  je  te  le  répète,  je  suis  fort  pressé. 

Avant  de  vous  en  aller,  dit  un  des  trois  hommes  qui 

étaient  avec  Perico ,  dites-nous  si  vous  l'avez  rencontré  dans 
le  bois. 

Qui  ça?  le  royaliste  que  vous  poursuivez? 

—  Sans  doute,  l'enragé  colonel. 

je  n'ai  pas  vu  le  moindre  colonel  enragé,  reprit  le 

Zapote. 

—  Eh!  caramba!  le  colonel  Très  Villas,  s'écria  Perico.  Tu 
fais  l'ignorant  :  espères-tu  le  prendre  tout  seul  et  gagner  la 
prime  de  cinq  cents  piastres? 

—  Le  colonel  Très  Villas!  s'écria  à  son  tour  Gaspar  le 
messager. 

—  Cinq  cents  piastres  de  prime  !  ajouta  le  Zapote  en  por- 
tant la  main  à  ses  cheveux  comme  s'il  allait  s'en  arracher 
une  poignée. 

—  Eh!    oui,    parbleu!  lui-même,   dit  Perico;   un    grand 


COSTAL  L'INDIEN.  325 

gaillard  à  moustaches  noires,  au  feutre  de  même  couleur, 
portant  un  pantalon  à  bande  d'or  et  une  veste  de  soldat  d'in- 
fanterie. 

—  Qui  vous  a  tué  deux  hommes? 

—  Quatre,  puisque  Suarez  et  Pacheco  n'ont  plus  reparu.  » 
Il  n'y  avait  plus  à  douter  que  l'homme  qu'ils  venaient  de 

laisser  derrière  eux  ne  fût  précisément  celui  qu'ils  cher- 
chaient pour  lui  remettre  le  message  de  Gertrudis ,  et  le  Za- 
pote  échangea  avec  Gaspar  un  regard  de  désappointement 
profond. 

Un  instant  l'honnêteté  de  fraîche  date  de  l'ex-bandit  chan- 
cela sur  sa  base  encore  mal  assise  ;  mais  une  prière  muette 
de  Gaspar  et  le  souvenir  de  la  foi  jurée  l'emportèrent  dans 
son  âme  sur  la  cupidité  déçue. 

«  Je  n'ai  rien  vu ,  dit-il  sèchement ,  et  vous  me  faites  per- 
dre mon  temps  ;  au  revoir. 

—  Vête  con  Bios1  !  »  dit  Perico. 

Gaspar  et  le  Zapote  échangèrent  un  dernier  adieu  avec  les 
compagnons  de  Perico,  et  ils  s'éloignèrent  au  pas  d'abord, 
tant  qu'ils  furent  en  vue,  puis  à  toute  course,  quand  ils  se 
virent  seuls. 

Le  principal  était  de  se  mettre  en  sûreté  ,  sauf  à  se  lamen- 
ter après  d'une  semblable  déconvenue. 

Quand  ils  se  crurent  à  l'abri  de  toute  poursuite  dans  la 
partie  du  bois  située  de  l'autre  côté  de  la  route,  le  Zapote  se 
jeta  sur  la  mousse  d'une  clairière  avec  un  air  de  désolation 
|  profonde. 

«  Qu'allons-nous   faire   maintenant?  »    dit   lugubrement 
i  Gaspar. 

Le  Zapote  gardait  le  silence  des  grandes  émotions;  puisse 
1  levant  au  bout  d'une  minute  : 

a  Un  coup  superbe  !  s'écria-t-il  ;  un  coup  rare  !  une  bonne 
;  action  ! 

-I .  Que  Dieu  te  conduise  ! 


326  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Tu  en  es  capable? 

—  Nous  en  sommes  capables  tous  deux!  Écoute,  compa- 
drito;  je  suis  connu  de  ceux  qui  bloquent  l'hacienda  del 
Valle ,  tu  es  connu  de  ceux  qui  la  défendent  ;  entrons-y.  Une 
fois  là ,  tu  me  fais  passer  pour  un  des  serviteurs  de  ton- 
maître  don  Mariano.' 

—  Ce  serait  possible,  mon  cher  Zapote,  objecta  naïve- 
ment Gaspar,  si  tu  n'avais  pas  une  diable  de  physiono- 
mie.... 

—  Je  la  composerai;  cela  me  regarde,  tu  verras.  Je  de- 
mande une  prime  de  mille  piastres,  si  j'arrache  le  colonel , 
au  risque  de  ma  vie,  au  péril  qui  le  menace;  nous  prenons 
cinquante  hommes  avec  nous,  je  délivre  le  colonel;  nous 
touchons  la  récompense  promise  et  le  prix  de  ton  message 
par-dessus  le  marché.  Qu'en  dis-tu? 

—  Ce  serait  superbe,  en  effet, 

—  Ah!  la  vertu,  vois-tu  !  il  n'y  a  rien  de  plus  lucratif. 

—  Mais  d'ici-là  le  colonel  sera  pris  ou  tué. 

—  Peut-être  que  non;  et  puis,  s'il  est  mort,  nous  tâche- 
rons de  prendre  le  capitaine.  Coûte  que  coûte,  il  me  faut 
une  prime. 

—  Au  fait ,  le  colonel  aura  peut-être  réussi  à  gagner  le 
fourré  de  bambous  sur  les  bords  du  fleuve ,  reprit  Gaspar. 

—  Dans  deux  heures ,  nous  pouvons  être  de  retour  ici 
avec  le  renfort  ;  courons  vite  à  l'hacienda.  » 

Excités  par  cet  espoir,  les  deux  aventuriers  reprirent  cou- 
rage et  se  dirigèrent  le  plus  rapidement  qu'il  leur  fut  possi- 
ble vers  l'hacienda  gardée  par  le  lieutenant  Veraegui. 

Sans  chercher  à  examiner  si  tout  doit  marcher  au  gré  de 
leurs  désirs  ,  nous  les  laisserons  aller  pour  retourner  vers  le 
colonel  Très  Villas. 

Resté  seul ,  don  Rafaël  envisagea  froidement  sa  position. 
Il  ne  se  dissimula  pas  que  ses  chances  de  salut  ne  fussent 
des  plus  douteuses ,  et  que ,  à  moins  de  quelque  secours  inat- 


COSTAL   L'INDIEN.  327 

tendu  sur  lequel  il  ne  devait  pas  compter,  il  n'avait  guère 
d'espoir  d'échapper  au  sort  qui  le  menaçait. 

Le  soleil  inondait  d'une  lumière  éclatante  le  bois  tout  en- 
tier qui  lui  servait  d'asile.  Ses  rayons ,  déjà  presque  per- 
pendiculaires, pénétraient  jusqu'au  cœur  des  fourrés,  et 
cependant,  avant  qu'il  se  couchât  et  que  la  nuit  vînt  de  nou- 
veau lui  prêter  ses  ombres  tutélaires,  sept  heures  environ 
devaient  encore  s'écouler  ;  car  c'était  précisément  un  des 
jours  du  solstice  d'été,  les  jours  les  plus  longs  de  l'année, 
ceux  où ,  sous  les  tropiques ,  une  baguette  fichée  en  terre  ne 
projette  pas  d'ombre.* 

Combien  alors  don  Rafaël  regretta  ce  sommeil  auquel  il 
s'était  abandonné ,  au  lieu  de  profiter  d'une  partie  de  la 
nuit  afin  de  tenter  un  effort  désespéré  pour  son  salut  !  Il 
regretta  non  moins  vivement  de  n'avoir  pas  révélé,  quoi 
qu'il  en  put  advenir,  son  nom  à  ses  deux  compagnons  d'un 
instant;  peut-être  l'espoir  d'une  forte  récompense  les  eût-il 
engagés  à  essayer  de  pénétrer  jusqu'à  l'hacienda  del  Valle , 
pour  instruire  le  lieutenant  Veraegui  du  danger  que  courait 
son  chef. 

Il  était  loin  de  se  douter  qu'un  hasard  providentiel  se  fût 
chargé  de  faire  pour  lui  ce  qu'une  tardive  réflexion  lui  sug- 
gérait maintenant. 

En  dépit  du  danger  de  sa  position,  don  Rafaël,  à  jeun  de- 
puis longtemps,  commençait  à  ressentir  les  atteintes  de  la- 
faim;  mais  c'était  ce  dont  il  devait  le  moins  s'inquiéter.  Dans 
les  bois  des  parties  chaudes  de  l'Amérique,  l'anonier,  le 
corosollier,  l'ahuacatier,  et  bien  d'autres  arbres  encore,  se 
couvrent  spontanément,  et  sans  culture,  de  ces  fruits  savou- 
reux qui  servent  à  la  nourriture  de  l'homme. 

Une  fois  ces  réflexions  faites  ,  le  colonel  n'était  pas  homme 
à  se  consumer  en  inutiles  regrets,  et  il  résolut  d'agir. 

Il  hésita  d'abord  un  instant  sur  ce  qu'il  devait  faire  de 
son  cheval,  et  il  semblait  décidé  à  l'abandonner;  mais  il  ne 


328  COSTAL  L'INDIEN. 

tarda  pas  à  se  convaincre  de  l'utilité  qu'il  en  pouvait  tirer  en 
s'en  faisant,  dans  sa  marche  tortueuse  à  travers  les  bois ,  un 
rempart  vivant  et  mobile  derrière  lequel  il  trouverait  au  be- 
soin un  abri  contre  la  balle  d'une  carabine.  Puis,  s'il  parve- 
nait sain  et  sauf  à  la  lisière  du  bois ,  il  lui  restait  encore  la 
ressource  de  s'élancer  sur  son  dos  et  d'échapper,  comme  la 
veille,  à  la  poursuite  de  ses  ennemis.  Il  se  disposa  donc  à 
aller  le  chercher. 

Le  hallier  dans  lequel  il  avait  attaché  le  Roncador  n'était 
pas  fort  éloigné  de  l'arbre  sur  lequel  il  avait  passé  la  nuit  ; 
mais  le  profond  silence  qui  régnait  dans  la  forêt ,  qu'on  au- 
rait pu  croire  déserte  sans  les  cris  qui  s'étaient  fait  entendre, 
un  quart  d'heure  auparavant,  lui  fit  sentir  la  nécessité  de 
marcher  avec  précaution ,  le  moindre  froissement  d'un  buis- 
son pouvant  trahir  sa  présence. 

Le  colonel  s'avançait  donc  en  posant  les  pieds  par  terre 
le  plus  légèrement  possible  ,  lorsqu'un  bruit  vague  de  voix 
parvint  à  son  oreille.  Il  écouta  quelque  temps  sans  que  ce 
bruit  se  rapprochât  sensiblement  de  lui.  Il  se  mit  de  nouveau 
en  marche. 

Il  put  enfin  gagner  le  hallier,  où  il  retrouva  son  cheval. 
Quoique  brûlant  de  soif  et  dévoré  par  la  faim ,  le  pauvre 
animal  n'avait  pas  fait  le  moindre  effort  pour  briser  son 
licou. 

A  l'approche  de  son  maître ,  il  fit  entendre  un  hennisse- 
ment joyeux  qui  retentit  au  loin. 

Malgré  ce  bruit,  qui  pouvait  le  trahir  et  lui  être  si  funeste, 
le  colonel  ressentit  un  mouvement  de  joie  mêlée  de  tristesse 
en  caressant  son  noble  compagnon  de  danger,  et  il  ne  put  en 
même  temps  s'empêcher  d'éprouver  un  remords  du  rôle  auquel 
il  allait  peut-être  le  destiner. 

C'était  néanmoins  un  de  ces  cas  dans  lesquels  l'instinct 
de  conservation  de  l'homme  le  porte  souvent  à  faire  ce  que 
son  cœur  désapprouve. 


COSTAL  L'INDIEN.  329 

Aûn  de  rendre  ses  mouvements  plus  faciles  dans  le  laby- 
rinthe formé  par  les  arbres  et  les  lianes ,  le  colonel  dessella 
son  cheval  et  ne  lui  laissa  que  la  bride  pour  le  conduire  à  la 
main.  Il  s'avança  résolument,  en  se  guidant  sur  le  soleil, 
vers  la  pointe  méridionale  du  bois,  qui  aboutissait  au  gué  de 
l'Ostuta. 

Le  conseil  de  Zapote  lui  parut  bon  à  suivre,  et  il  pensa 
que,  s'il  pouvait  en  effet  parvenir  à  se  cacher  le  reste  du  jour 
au  milieu  des  bambous  du  fleuve,  il  lui  serait  facile,  pendant 
la  nuit,  de  gagner  la  grande  route  d'Oajaca  pour  revenir  de  là 
à  l'hacienda  del  Yalle. 

Chemin  faisant,  don  Rafaël  jeta  encore  le  fourreau  de  son 
sabre  ,  ainsi  que  son  ceinturon ,  qui  le  gênaient ,  et ,  tenant 
d'une  main  sa  lame  nue,  de  l'autre  la  bride  de  son  cheval,  il 
continua  sa  marche  le  plus  silencieusement  qu'il  lui  fut  pos- 
sible ,  décidé  à  ne  se  servir  de  ses  pistolets  qu'à  la  dernière 
extrémité. 

Cependant  le  moment  approchait  où  il  allait  être  obligé  de 
faire  un  détour;  car,  au  milieu  du  silence,  il  entendit,  dans 
la  direction  qu'il  suivait,  des  voix  d'hommes  qui  s'appelaient 
et  se  répondaient,  en  s'invitant  à  marcher  sur  la  même  ligne 
et  à  conserver  leur  distance  pour  former  un  plus  large 
cercle. 

Séparément,  aucun  de  ceux  qui  le  poursuivaient  ne  lui  eût 
inspiré  plus  d'inquiétude  sérieuse  qu'un  chasseur  isolé  n'en  in- 
spire au  lion  qui  bat  en  retraite  devant  le  nombre  de  ses 
ennemis;  mais  il  savait  bien  que  la  meute  entière  des  bandits 
d'Arroyo  se  précipiterait  à  la  fois  sur  lui ,  et  qu'il  succom- 
berait infailliblement. 

Le  colonel  renonça  donc  à  l'idée  désespérée ,  un  instant 
conçue,  de  marcher  sur  l'adversaire  qui  se  trouverait  le  plus 
près  de  lui  et  de  l'égorger  sans  bruit. 

Il  pensa  avec  raison  que,  au  milieu  de  bois  épais  comme  ceux 
qui  le  cachaient ,  un  homme  résolu  avait  quelque  avantage 


330  COSTAL  L'INDIEN. 

sur  des  ennemis  obligés  de  s'avertir  de  la  voix  pour  marcher 
ensemble  et  garder  leur  distance.  Tandis  qu'ils  signalaient 
l'endroit  où  ils  se  trouvaient,  lui,  en  gardant  le  silence,  leur 
laissait  ignorer  le  lieu  de  sa  retraite. 

Les  voix  se  rapprochaient  de  moment  en  moment,  et 
don  Rafaël  écouta  avec  anxiété  si  d'autres  voix  ne  se  fai- 
saient pas  entendre  d'un  côté  différent.  Il  était  à  craindre 
de  n'éviter  les  uns  que  pour  tomber  dans  les  embûches  des 
autres. 

Le  colonel  ne  connaissait  pas  le  nombre  de  ses  ennemis  ; 
mais ,  quel  qu'il  fût ,  il  supposa  que  le  cordon  formé  autour 
de  lui  pour  le  prendre  ne  pouvait  être  si  serré  qu'il  n'y  eût 
quelque  vide  à  travers  lequel  il  pût  s'échapper,  comme 
un  oiseau  qui  passe  par  l'une  des  mailles  du  filet  de  l'oi- 
seleur. 

Pendant  que  don  Rafaël  écoutait,  comme  écoute  l'homme 
dont  la  vie  dépend  de  la  finesse  de  son  oreille,  il  entendit,  à 
quelque  distance  de  lui,  le  bruit  sonore  et  lointain  du  bec 
d'un  pivert  frappant  sur  un  arbre  mort. 

Ce  bruit  est  l'un  de  ceux  qui  se  font  le  plus  souvent  en- 
tendre dans  les  vastes  forêts  de  l'Amérique.  L'oiseau  sauvage, 
occupé  à  chercher  sa  pâture,  fait  une  chasse  incessante  aux 
vers  logés  dans  l'écorce  des  arbres  morts  ou  dépéris ,  et  les 
fait  sortir  de  leur  retraite  en  frappant  sur  le  tronc  à  coups 
redoublés  de  son  bec. 

Le  bruit  que  venait  d'entendre  le  colonel  était  comme 
une  voix  amie  qui  lui  disait  que,  du  côté  d'où  elle  partait, 
aucune  créature  humaine  ne  troublait  la  solitude  de  la 
forêt. 

Don  Rafaël,  guidé  par  les  coups  cadencés  que  continuait  de 
faire  entendre  l'oiseau  solitaire,  se  dirigea  vers  lui.  Il  était 
encore  à  quelque  distance  de  son  arbre ,  quand  le  pivert , 
effrayé  par  sa  présence,  s'envola  à  tire-d'aile. 

Le  fugitif  s'arrêta  et  prêta  l'oreille,  et,  à  sa  grande  joie,  il 


COSTAL  L'INDIEN.  331 

entendit  dans  le  lointain  la  voix  de  ses  ennemis  ;  il  avait  été 
dépassé  par  eux ,  et ,  à  moins  qu'ils  ne  revinssent  sur  leurs 
pas ,  ce  qui  n'était  pas  probable ,  ils  allaient  le  chercher 
dans  le  centre  du  bois  qu'il  venait  de  quitter. 

Pour  mieux  les  tromper  et  augmenter  encore  sa  sûreté,  il 
s'avisa  d'une  ruse  indienne. 

Il  ramassa  deux  branches  de  gaïac  sec ,  et ,  les  frappant 
l'une  contre  l'autre,  il  imita  à  s'y  méprendre  le  bruit  cadencé 
des  coups  de  bec  du  pivert. 

Maître  maintenant  de  reprendre  la  direction  qu'il  avait  été 
forcé  d'abandonner  ,  don  Rafaël  s'avança  rapidement  vers  le 
gué  de  rOstuta,  s'arrêtant  néanmoins  de  temps  en  temps 
pour  faire  dire  encore  à  l'écho  de  la  forêt  le  bruit  tutélaire 
du  bec  de  l'oiseau  chasseur. 

Après  une  heure  de  marche  environ ,  le  colonel  s'arrêta 
pour  cueillir  quelques-uns  de  ces  fruits  sauvages  dont  il  avait 
été  forcé  jusqu'ici  de  se  priver,  de  crainte  de  perdre  un  temps 
précieux  à  son  salut.  Pendant  qu'il  trompait  ainsi  sa  faim  et 
sa  soif  avec  quelques  anonas  ' ,  il  prêtait  l'oreille  avec 
délices  à  ces  mille  bruits  vagues  et  indéfinissables  qui 
n'interrompaient  qu'à  peine  le  profond  silence  qui  régnait 
autour  de  lui. 

Le  milieu  du  jour  était  déjà  dépassé,  et  le  soleil  commen- 
çait à  lancer  ses  rayons  obliques  ,  lorsque  don  Rafaël  se  leva 
et  reprit  sa  marche;  puis  bientôt,  à  travers  les  derniers 
arbres  du  bois ,  il  aperçut  la  nappe  tranquille  de  l'Ostuta , 
coulant  sans  bruit  au  milieu  des  hauts  bambous  qui  crois- 
saient sur  ses  bords. 

La  brise  agitait  doucement  les  tiges  élancées  et  les  longues 
feuilles  mobiles  de  ces  verts  fourrés  où,  le  jour,  les  caïmans 
se  vautrent  dans  la  vase  du  fleuve  en  attendant  la  fraîcheur 
de  la  nuit. 

^.  Fruit  de  l'anonier. 


332  COSTAL  L'INDIEN. 

C'était  là  aussi  que  don  Rafaël  devait  aller  chercher 
comme  eux  un  asile,  jusqu'au  moment  où  l'obscurité  lui  per- 
mettrait de  continuer  sa  course. 

Le  colonel  ne  comptait  pas  attendre  dans  le  bois  le  retour 
de  ceux  qui  l'avaient  vainement  poursuivi,  et,  une  fois  arrivé 
sur  les  bords  du  fleuve,  il  chercha  à  se  rendre  compte  de  ce 
qui  s'y  passait.  Des  derniers  buissons  de  la  lisière  du  bois 
aux  bambous  de  l'Ostuta  il  n'y  avait  qu'un  court  espace  à 
franchir,  et  il  s'y  hasarda. 

La  couleur  jaunâtre  des  eaux,  de  petits  remous  écumeux 
que  formait  le  fleuve  en  caressant  dans  son  cours  de  nom- 
breuses plantes  aquatiques,  dont  les  larges  feuilles  et  les 
fleurs  s'étendaient  mollement  à  sa  surface  ;  les  ondulations 
de  ses  eaux  autour  de  quelques  grosses  pierres  jetées  çà  et 
là ,  tout  indiquait  à  don  Rafaël  qu'il  était  en  effet  près  du 
gué  où,  deux  ans  auparavant,  ses  courses  à  la  poursuite  d'Ar- 
royo  l'avaient  souvent  conduit,  et  dont  le  Zapote  lui  avait 
parlé  le  matin. 

Caché  par  les  longues  tiges  des  gigantesques  roseaux ,  il 
put  apercevoir  de  loin  les  tentes  du  camp  de  ce  chef  de 
bandits  et  ses  cavaliers  galopant  sur  les  bords  opposés  du 
fleuve.  A  cet  aspect ,  ses  passions  fougueuses  se  réveillè- 
rent ,  et  il  tendit  d'un  air  de  menace  son  poing  fermé  vers 
l'emplacement  occupé  par  le  guérillero  objet  de  toute  sa 
haine. 

Tout  à  coup ,  des  cris ,  des  pas  de  chevaux ,  qu'il  entendit 
résonner  dans  le  bois  derrière  lui,  vinrent  lui  donner  l'alarme. 
C'étaient  les  cavaliers  d'Arroyo  qui  rentraient  au  camp,  dés- 
appointés de  n'avoir  pu  trouver ,  au  lieu  du  colonel  et  des 
deux  autres  fugitifs,  que  Suarez  et  Pacheco,  sains  et  saufs, 
mais  encore  tout  effrayés. 

Il  n'y  avait  pas  une  minute  à  perdre,  et  don  Rafaël,  écar- 
tant de  la  main  les  bambous,  entra  au  plus  épais  du  fourré 
humide,  qui  se  referma  au-dessus  de  sa  tête;  et  quand,  quel- 


COSTAL  L'INDIEN.  333 

ques  moments  après,  les  cavaliers  passèrent  au  galop  à  peu 
de  distance  de  sa  retraite,  la  brise  agitait  tranquillement  les 
panaches  verdoyants  des  bambous  sans  laisser  deviner  à  l'œil 
le  plus  clairvoyant  la  présence  du  fugitif  qu'ils  cachaient 
sous  leur  impénétrable  manteau. 

Don  Rafaël  entendit  bientôt  les  chevaux  fouetter  en  mar- 
chant les  eaux  du  fleuve,  puis  le  bruit  s'éteignit  et  fut  rem- 
placé par  un  profond  silence. 

De  mortelles  heures  se  succédèrent  lentement  les  unes  aux 
autres  jusqu'au  moment  où  le  soleil ,  descendu  à  l'horizon  , 
lança  comme  un  dernier  adieu  aux  roseaux  du  fleuve  de  longs 
rayons,  aigus  comme  des  glaives  de  feu.  Après  avoir  réfléchi 
pendant  quelques  instants  les  dernières  lueurs  du  couchant, 
les  eaux  de  l'Ostuta  s'assombrirent,  et  leur  miroir  ne  répéta 
plus  que  des  myriades  d'étoiles  dont  la  voûte  du  ciel  était 
parsemée. 


CHAPITRE   IV. 

Où  don  Cornelio  croit  avoir  perdu  sa  tête. 

Si  l'on  a  bien  voulu  suivre  avec  quelque  intérêt  la  péril- 
leuse odyssée  du  capitaine  don  Cornelio  Lantejas,  il  est  deux 
choses  que  l'on  doit  se  demander  :  d'abord,  si  c'est  bien  lui 
dont  la  tête  se  trouvait ,  au  dire  de  Gaspacho ,  suspendue  à 
la  porte  de  l'hacienda  del  Valle;  puis  ,  si  ce  n'est  que  celle 
d'un  homonyme ,  ce  qu'il  est  devenu  depuis  son  départ  du 
camp  de  Morelos  devant  Huajapam. 

Ce  que  nous  allons  dire  répondra  promptement  à  ces  deux 
questions. 


334  COSTAL  L'INDIEN. 

Si  nous  n'avons  pas  signalé  sa  présence  sur  les  bords  de 
l'Ostuta  avec  celle  de  don  Rafaël ,  de  don  Mariano  et  de  sa 
fille,  c'est  par  la  raison  que,  parti  quelques  heures  après  les 
personnages  en  question,  il  ne  pouvait  avoir  fait  le  même 
chemin  qu'eux  en  moins  de  temps. 

L'après-midi  de  cette  même  journée  qu'a  remplie  le  récit 
des  aventures  du  colonel,  à  peu  près  à  l'heure  où  ce  dernier 
venait  de  se  réfugier  dans  les  bambous  ,  l'ex-étudiant  en 
théologie,  accompagné  de  Costal  et  de  Clara,  arrivait  par  une 
route  différente  et  faisait  halte  à  peu  de  distance  de  l'ha- 
cienda del  Valle. 

Pendant  que  leurs  chevaux  dessellés  broutaient  l'herbe , 
Costal  s'était  éloigné  pour  quelques  instants,  afin  de  se  rendre 
compte  de  ce  qui  se  passait  dans  les  alentours.  Clara,  de  son 
côté,  faisait  rôtir  sur  des  charbons  des  épis  de  maïs  encore 
verts  et  quelques  tronçons  de  viande  séchée  au  soleil,  tirés 
de  ses  alforjas  '  de  voyage. 

Le  capitaine  était  en  train  de  faire  au  nègre  une  recom- 
mandation à  laquelle  il  semblait  attacher  une  grande  impor- 
tance. 

«  Écoutez,  Clara,  disait-il,  nous  sommes  chargés  d'une 
mission  qui  exige  toute  la  prudence  possible  ;  je  ne  parle  pas 
de  la  commission  assez  dangereuse  d'aller  porter  au  capi- 
taine Arroyo  les  menaces  du  général;  je  ne  fais  allusion 
qu'à  celle  de  pénétrer  dans  la  ville  de  Oajaca.  Là,  les  Espa- 
gnols ne  font  pas  plus  de  cas  de  la  tête  d'un  insurgé  que  d'un 
des  épis  que  vous  faites  griller.  Perdez  donc ,  je  vous  prie , 
cette  fâcheuse  habitude  de  m'appeler  du  nom  de  Lantejas, 
qui  ne  m'a  jusqu'ici  que  trop  porté  malheur.  C'est  sous  le 
nom  de  Lantejas  que  je  suis  proscrit ,  et  je  ne  dois  plus  dé- 
sormais être  pour  vous ,  comme  pour  Costal ,  que  don  Lucas 
Alacuesta;  ce  dernier  nom  est  celui  de  ma  mère,  et  il  en 
vaut  bien  un  autre, 
i .  Bissac. 


COSTAL  L'INDIEN.  335 

—  Suffit,  capitaine,  répondit  Clara;  je  n'oublierai  plus 
vos  ordres ,  même  quand  j'aurais  la  tête  sous  la  hache  du 
bourreau. 

—  J'y  compte  ;  maintenant,  en  attendant  le  retour  de  Cos- 
tal, vous  pouvez  me  servir  quelques  morceaux  de  grillades 
qui  me  paraissent  à  point,  car  je  meurs  de  faim. 

—  Et  moi  aussi ,  »  ajouta  le  nègre. 

Clara  étendit  comme  une  nappe  devant  le  capitaine  la 
coraza !  de  sa  selle ,  et  y  déposa ,  enveloppés  dans  les 
feuilles  des  épis  de  maïs,  les  tronçons  de  cecina*  qui  de- 
vaient faire  le  dîner  de  don  Cornelio. 

Cela  fait,  le  nègre  s'assit  les  jambes  croisées  à  côté  des 
braises  à  moitié  consumées,  au  milieu  desquelles,  avec  un 
empressement  qui  devait  être  fatal  à  la  portion  de  Costal ,  il 
se  mit  à  piquer  de  son  couteau  le  restant  de  viande  qui  s'y 
trouvait. 

a  Mais ,  si  vous  continuez  de  ce  train-là ,  dit  le  capitaine , 
/otre  camarade  Costal  va  demeurer  à  jeun. 

—  Costal  ne  mangera  pas  d'ici  à  demain ,  répondit  grave- 
ment Clara. 

—  Je  le  crois  sans  peine  :  il  ne  trouvera  plus  rien ,  reprit 
ion  Cornelio. 

—  Vous  n'y  êtes  pas,  seigneur  capitaine;  c'est  aujourd'hui 
î  troisième  jour  après  le  solstice  d'été,  et  la  lune  doit  se 
îver  pleine  ce  soir.  Yoilà  pourquoi  Costal  ne  mangera  pas, 
iOur  se  préparer  par  l'abstinence  à  parler  avec  ses  dieux. 

—  Malheureux  fou,  qui  croit  aux  fables  du  paganisme  de 
ostal!  s'écria  Lantejas. 

—  J'ai  appris  à  y  croire,  répliqua  le  nègre.  Le  Dieu  des 
urétiens  habite  le  ciel,  et  ceux  de  Costal  le  lac  d'Ostuta. 
îaloc,  le  dieu  des  montagnes,  réside  au  sommet  du  Mona- 


\.  Couverture  piquée  qui  se  met  sous  la  selle.  —  2.  Viande  séeliée 
soleil. 


336  COSTAL  L'INDIEN. 

postiac,  et  Matlacuezc,  sa  femme,  la  déesse  des  eaux,  se 
baigne  dans  le  lac  qui  entoure  la  montagne  enchantée.  La 
pleine  lune  après  le  solstice  d'été  est  la  période  lunaire 
pendant  laquelle  ils  apparaissent  tous  deux  à  celui  des  des- 
cendants des  caciques  de  Tehuantepec  qui  a  dépassé  la 
cinquantaine  ;  et  ce  soir  Costal  et  moi  nous  irons  les  évo- 
quer. » 

Comme  le  capitaine  allait  ouvrir  la  bouche  pour  essayer 
de  ramener  le  nègre  à  des  idées  plus  raisonnables,  l'Indien 
zapotèque  arrivait  près  de  lui- 

«  Eh  bien!  Costal,  demanda-t-il ,  nos  renseignements  sont- 
ils  exacts ,  et  Arroyo  est-il  réellement  campé  sur  les  bords 
de  rOstuta? 

—  C'est  la  vérité,  répondit  l'Indien;  un  péon  de  ma  con- 
naissance et  de  ma  caste  m'a  dit  que  Bocardo  et  lui  inter- 
ceptaient le  gué  du  fleuve.  Ainsi,  ce  soir,  vous  pourrez  leur 
transmettre  votre  message  ;  puis  ensuite  vous  nous  donnerez 
la  permission ,  à  Clara  et  à  moi ,  d'aller  passer  la  nuit  sur 
les  bords  du  lac  sacré. 

—  Hum!  ils  sont  si  près?  dit  le  capitaine  avec  un  certain 
malaise  qui  lui  fit  brusquement  cesser  son  dîner. 

—  Plus  altérés  que  jamais  ,  l'un  de  sang,  l'autre  de  pil- 
lage, reprit  Costal  d'un  ton  peu  propre  à  rassurer  don  Cor- 
nelio. 

—  Au  diable  la  mission!  se  dit-il  au  fond  de  son  cœur; 
puis  il  reprit  tout  haut  :  C'est  donc  vers  le  gué  de  l'Ostuta 
que  nous  devons  marcher? 

—  Quand  il  plaira  à  Votre  Seigneurie. 

—  Nous  avons  le  temps;  je  désire  me  reposer  quelques 
heures  ici.  Et  votre  ancien  maître,  don  Mariano  Silva,  qu'en 
avez-vous  appris? 

—  Depuis  longtemps  déjà  il  a  quitté  l'hacienda  de  las 
Palmas  pour  se  retirer  à  Oajaca.  Quant  à  celle  del  Valle, 
une  garnison  espagnole  l'occupe  toujours. 


COSTAL  L'INDIEN.  337 

—  Ainsi,  de  tous  côtés,  nous  sommes  entourés  d'enne- 
mis !  s'écria  le  capitaine. 

—  Arroyo  et  Bocardo  ne  sauraient  être  des  ennemis  pour 
un  officier  porteur  de  dépêches  du  grand  Morelos,  reprit 
Costal;  puis  Votre  Seigneurie,  Clara  et  moi,  sommes  de  ces 
gens  que  les  bandits  n'intimident  pas. 

—  J'en  conviens....  certainement....  Cependant,  j'aimerais 
mieux....  Ah!  quel  est  ce  cavalier  qui  galope  de  notre  côté 
la  carabine  à  la  main? 

—  Si  l'on  juge  du  maître  par  le  serviteur,  et  que  ce  cava- 
lier soit  au  service  de  quelqu'un,  ce  quelqu'un  doit  être  l'un 
des  plus  grands  coquins  que  je  sache.  » 

En  disant  ces  mots,  Costal  allongeait  la  main  vers  la 
vieille  carabine  qu'on  lui  connaît,  et  qui  ne  faisait  long  feu 
qu'une  fois  sur  cinq. 

Le  cavalier  qui  laissait  si  mal  juger  de  son  maître  n'était 
autre,  en  effet,  que  le  Gaspacho,  celui  qu'on  a  vu  apporter 
à  Arroyo  des  nouvelles  de  l'hacienda  del  Valle. 

Le  drôle  s'avançait  comme  en  pays  conquis,  et,  s'adres- 
sant  au  capitaine,  qui,  en  sa  qualité  de  blanc,  lui  paraissait 
ie  seul  homme  considérable  des  trois  : 

«  Dites  donc,  l'ami!  lui  dit-il  sans  daigner  porter  la  main 
à  son  chapeau. 

—  L'ami!  s'écria  Costal,  à  qui  la  physionomie  du  Gas- 
pacho eut  soudain  le  don  de  déplaire  plus  encore  que  son 
abord  sans  façon;  un  capitaine  de  l'armée  du  général  More- 
los n'est  pas  l'ami  d'un  homme  tel  que  vous. 

—  Que  dit  cette  brute  d'Indien?  »  repartit  le  Gaspacho 
d'un  air  de  profond  dédain. 

Les  yeux  de  Costal,  enflammés  de  colère,  promettaient  au 
Gaspacho  un  châtiment  terrible,  quand  don  Cornelio  s'inter- 
posa vivement  entre  eux. 

«  Que  voulez-vous?  demanda-t-il  au  soldat  d'Arroyo. 

—  Savoir,  répondit  le  cavalier,  pour  rendre  service  à  mon 

200  v 


338  COSTAL  L'INDIEN. 

ami  Perico,  qui  bat  la  plaine  de  tous  côtés,  si  vous  n'avez 
pas  vu  quelque  part  ce  coquin  de  Juan  el  Zapote,  accompa- 
gné de  son  compère  Gaspar. 

—  Je  n'ai  vu  ni  le  Zapote  ni  son  compère. 

—  Alors  Perico,  qui  les  a  laissés  passer  au  lieu  de  les  ar- 
rêter, passera  lui-même  un  mauvais  quart  d'heure  quand  il 
va  comparaître  devant  le  capitaine  Arroyo. 

—  Ah!  vous  êtes  à  son  service? 

—  J'ai  cet  honneur. 

—  Vous  me  direz  alors,  je  vous  prie,  où  je  le  trouverai, 
demanda  don  Cornelio. 

—  Qaien  sabex?  sur  les  bords  du  gué  de  l'Ostuta,  à 
moins  qu'il  ne  soit  ailleurs,  à  l'hacienda  de  San  Carlos,  par 
exemple. 

—  Cette  hacienda  n'appartient-elle  pas  aux  Espagnols? 
objecta  le  capitaine. 

—  Alors  je  me  trompe  peut-être,  répondit  ironiquement 
le  Gaspacho;  en  tous  cas,  si  vous  voulez  voir  le  capitaine, 
ce  qui  m'étonne,  vous  devez  toujours  passer  le  gué,  quitte 
à  ce  qui  peut  vous  advenir.  Tiens  !  vous  avez  là  un  fort  beau 
dolman  brodé,  ma  foi!  11  est  un  peu  large  pour  vous,  et  il 
irait  justement  à  ma  taille.  » 

En  disant  ces  mots,  le  bandit  piqua  des  deux  et  reprit  le 
galop,  laissant  le  capitaine  sous  l'impression  fâcheuse  de 
ses  réponses  ambiguës  et  de  son  admiration  pour  son  dol- 
man. 

«  J'ai  idée  que  nous  sommes  mal  tombés  par  ici,  mon  cher 
Costal,  dit-il;  vous  voyez  quel  cas  ce  drôle  semble  faire  d'un 
officier  de  Morelos ,  et  son  maître  en  fera  sans  doute  moins 
encore.  Puis,  pour  gagner  le  gué,  nous  devons  forcément 
passer  en  vue  de  l'hacienda  del  Valle.  Soyons  prudents,  et 
attendons  la  nuit  pour  nous  mettre  en  route. 

i .  Qui  sait? 


COSTAL  L'INDIEN.  339 

—  La  prudence  n'est  jamais  un  mauvais  guide  pour  le 
courage,  répondit  sentencieusement  Costal;  nous  ferons  ce 
que  vous  désirez,  et  nous  n'avancerons  qu'avec  précaution 
pour  ne  tomber  ni  entre  les  mains  des  Espagnols,  ce  qui 
me  ferait  perdre  un  jour  unique  dans  toute  ma  vie,  ni  entre 
celles  de  ces  maraudeurs  d'Arroyo,  sans  pouvoir  peut-être 
arriver  jusqu'à  lui.  Fiez-vous-en  à  moi  pour  vous  conduire; 
vous  savez  que  je  ne  vous  laisse  jamais  longtemps  dans  les 
mauvais  pas. 

—  Vous  êtes  ma  providence!  s'écria  le  capitaine  avec 
expansion  ;  je  me  plairai  toujours  à  le  reconnaître. 

—  C'est  bien!  c'est  bien!  Ce  que  j'ai  fait  pour  vous  ne 
vaut  guère  la  peine  d'en  parler.  En  attendant,  nous  agirons 
sagement  en  faisant  un  somme  jusqu'à  la  nuit ,  Clara  et  moi 
du  moins;  car  nous  ne  fermerons  pas  l'œil,  lui  et  moi,  une 
fois  le  soir  venu. 

—  Je  suis  de  votre  avis,  »  ajouta  Clara. 

Comme  le  soleil  était  encore  fort  chaud,  l'Indien  et  le 
nègre  s'étendirent  à  quelques  pas  d'un  ruisseau  voisin,  sous 
le  maigre  parasol  d'un  bouquet  de  palmiers,  et,  avec  l'indif- 
férence du  danger  que  donne  la  vie  d'aventures,  tous  deux 
ne  tardèrent  pas  à  s'endormir  d'un  profond  sommeil,  pen- 
dant lequel  Clara  réussit  à  prendre  en  songe  la  Sirène  aux 
cheveux  tordus,  qui  lui  révélait,  l'emplacement  d'inépuisables 
placers  de  perles. 

Quant  au  capitaine  don  Cornelio  Lantejas,  l'inquiétude 
de  l'avenir  le  tint  longtemps  éveillé;  cependant  il  réussit  à 
imiter  l'exemple  de  ses  deux  compagnons  de  route ,  quoique 
ce  ne  fût  pas  sans  peine. 

Comme  nous  n'avons  que  faire  d'eux  jusqu'au  moment  où 
ils  se  remettront  en  route,  nous  les  laisserons  se  préparer 
par  le  sommeil  aux  terribles  événements  de  la  nuit  pro- 
chaine ,  pour  revenir  à  don  Mariano  et  à  sa  fille. 

Ce  n'était  pas  sans  de  longs  et  violents  combats  entre  son 


340  COSTAL  L'INDIEN. 

amour  et  son  orgueil ,  ce  n'était  pas  sans  des  efforts  déses- 
pérés pour  arracher  de  son  cœur  une  passion  qui  y  régnait 
en  souveraine,  que  Gertrudis  s'était  résolue  à  envoyer  à  don 
Rafaël  le  message  auquel  il  avait  juré  d'obéir  sans  hésiter, 
dût-il  avoir  le  bras  levé  pour  frapper  son  plus  mortel  ennemi. 

On  a  vu  que  son  départ  de  Oajaca  avec  don  Mariano  avait 
suivi  de  près  celui  de  son  messager. 

Quand  elle  avait  cédé  au  vœu  le  plus  ardent  qu'elle  for- 
mât, celui  de  revoir  une  fois  encore  don  Rafaël,  ne  fut-ce 
que  pour  apprendre  de  lui  qu'elle  n'était  plus  aimée,  elle 
était  toutefois  bien  loin  de  craindre  d'entendre  un  pareil 
aveu  sortir  de  la  bouche  de  son  amant  ;  son  premier  mouve- 
ment fut  donc  un  mouvement  de  joie  profonde.  Il  lui  sem- 
blait renaître  à  la  vie;  elle  s'étonnait  d'avoir  si  longuement, 
lutté  contre  elle-même,  et,  pleine  de  confiance,  elle  ne  dou- 
tait pas  que  don  Rafaël  n'éprouvât  autant  de  bonheur  à  re- 
cevoir son  message  qu'elle  en  éprouvait  elle-même  à  le  lui 
envoyer.  C'est  pourquoi  elle  avait  fait  espérer  à  Gaspar, 
pour  s'assurer  de  sa  fidélité ,  que  le  colonel  Très  Villas  le 
récompenserait  magnifiquement.  Dans  les  circonstances  cri- 
tiques où  se  trouva  le  messager,  il  fut  heureux  qu'elle  eût 
fait  briller  à  ses  yeux  l'espoir  d'une  forte  récompense;  car, 
si  ce  message  arrivait  enfin  à  sa  destination,  ce  ne  devait 
être  que  grâce  à  ce  puissant  motif. 

La  joie  de  Gertrudis,  toutefois,  fut  de  courte  durée; 
bientôt  le  doute  et  la  défiance  remplacèrent  chez  elle  la  cer- 
titude. 11  y  avait  indubitablement  entre  elle  et  don  Rafaël 
plus  qu'un  malentendu  né  de  circonstances  impérieuses. 
Elle  n'était  plus  aimée;  ces  preuves  lointaines  de  souvenir 
n'étaient  qu'un  jeu  de  hasard,  et,  si  le  colonel  l'avait  bannie 
de  son  cœur,  c'est  qu'il  en  aimait  une  autre. 

C'est  accablée  de  ces  douloureuses  pensées  et  le  cœur 
dévoré  de  la  plus  noire  jalousie ,  que  la  jeune  créole  se  mit 
en  route.  Les  dangers  de  toute  sorte  qu'avait  à  courir  son 


COSTAL  L'INDIEN.  341 

messager  à  travers  un  pays  déchiré  par  la  guerre  civile,  et 
l'incertitude  de  son  retour,  augmentaient  encore  ses  tour- 
ments. Le  chagrin  la  consumait;  son  cœur  se  flétrissait,  et 
ses  yeux  éteints ,  ses  joues  pâles ,  annonçaient  combien 
étaient  horribles  les  tortures  qu'elle  endurait. 

Don  Mariano  voyait  avec  une  douleur  extrême  la  vie  gra- 
duellement s'éteindre  chez  sa  fille.  Reconnaissant  l'inutilité 
des  efforts  qu'il  avait  faits  jusque-là  pour  détruire  son 
amour,  en  lui  représentant  don  Rafaël  comme  aussi  déloyal 
envers  sa  maîtresse  qu'envers  son  pays ,  il  cherchait  main- 
tenant à  atténuer  ce  qu'il  avait  dit,  et,  de  sévère  accusateur 
qu'il  était  naguère ,  il  était  devenu  le  bienveillant  défenseur 
du  colonel.  La  noblesse  et  la  franchise  de  son  caractère  de- 
vaient éloigner  de  lui  tout  soupçon  de  perfidie,  et  son  silence 
s'expliquait  naturellement  par  le  concours  de  diverses  cir- 
constances indépendantes  de  sa  volonté,  et  par  des  empêche- 
ments que  les  événements  politiques  avaient  rendus  insur- 
montables. 

Gertrudis  souriait  mélancoliquement  aux  paroles  de  son 
père,  et  son  cœur  n'en  restait  pas  moins  ulcéré. 

Ce  fut  ainsi  que  se  passèrent  les  trois  premiers  jours  du 
voyage  de  Oajaca  jusque  sur  les  bords  de  l'Ostuta,  sans 
aventures,  il  est  vrai,  mais  non  sans  que  des  bruits  alar- 
mants, recueillis  en  route  sur  les  rapines  et  les  meurtres  du 
sanguinaire  Arroyo,  fussent  venus  jeter  de  l'inquiétude  dans 
l'esprit  des  voyageurs. 

La  troisième  journée  de  marche  s'était  terminée  le  soir  à 
l'endroit  où  nous  les  avons  laissés  campés  dans  le  bois,  non 
loin  du  gué  de  l'Ostuta. 

Pendant  la  nuit,  don  Mariano,  inquiet  de  certaines  ru- 
meurs confuses  qu'il  entendait  dans  la  forêt,  et  pressentant 
quelques  dangers  au  passage  du  fleuve ,  avait  dépêché  un 
de  ses  gens,  sur  l'expérience  et  le  courage  duquel  il  comp- 
tait, pour  explorer  les  bords  de  l'Ostuta. 


342  COSTAL  L'INDIEN. 

Deux  heures  après,  le  domestique  était  revenu  apporter  la 
nouvelle  que  d'un  des  côtés  du  gué  brillaient  des  feux  nom- 
breux. C'étaient,  ainsi  qu'ils  en  avaient  été  vaguement  in- 
formés pendant  le  trajet,  les  feux  du  camp  d'Arroyo  et  de 
ses  bandits. 

Le  domestique  ajoutait  qu'il  croyait  qu'en  revenant  il 
avait  été  suivi  par  quelqu'un.  C'est  d'après  ce  rapport  qu'on 
s'était  hâté  d'éteindre  les  feux  qu'on  avait  allumés  et  qu'on 
se  disposait  précipitamment  à  se  mettre  en  marche,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit. 

En  redescendant  le  fleuve  et  en  tournant  le  lac  qu'il  for- 
mait, le  domestique  de  don  Mariano  se  faisait  fort  de  trou- 
ver au  delà  de  ce  même  lac  un  autre  gué  qu'ils  passeraient 
pour  se  rendre  à  l'hacienda  de  San  Carlos  par  un  chemin 
différent.  Bien  qu'avec  les  détours  qu'il  fallait  faire  ce  fût 
une  journée  de  marche  de  plus,  il  y  avait  tout  à  gagner  à  ne 
pas  tomber  entre  les  mains  des  bandits  d'Arroyo. 

Ce  fut  donc  vers  le  lac  d'Ostuta  que  les  voyageurs  se  di- 
rigèrent. La  journée  fut  longue  et  pénible.  L*a  faiblesse  de 
Gertrudis,  les  précautions  à  prendre  par  suite  du  mauvais 
état  du  chemin,  où  les  mules  de  la  litière  pouvaient  à  peine 
se  tenir  avec  leur  charge,  tout  contribua  à  retarder  la  mar- 
che des  fugitifs. 

Il  était  environ  dix  heures  du  soir  quand  les  voyageurs 
parvinrent  enfin  à  un  endroit  où  le  lac  étala  à  leurs  yeux  sa 
nappe  d'eau  sombre  et  lugubre. 

Entre  tous  les  lieux  redoutés  ou  vénérés  auxquels  l'Indien 
rendait  jadis  un  culte,  il  n'en  est  pas  qui  aient  été  l'objet  de 
plus  de  traditions  anciennes  que  le  lac  d'Ostuta  et  la  mon- 
tagne qui  s'élève  au  milieu  de  ses  eaux.  C'est  le  Monapos- 
tiac  ou  la  colline  enchantée  {cerro  encantado),  dont  le 
lugubre  et  singulier  aspect  frappe  le  spectateur  d'un  étonne- 
ment  dont  il  ne  saurait  se  défendre. 

Le  moment  n'est  pas  venu  de  décrire  en  détail  ce  lieu 


COSTAL  L'INDIEN.  343 

bizarre,  vers  lequel  la  nécessité  et  le  salut  de  don  Mariano 
Silva  et  de  sa  fille  les  avaient  conduits.  Nous  nous  borne- 
rons à  dire  que  les  bois  dont  le  lac  était  entouré  présentè- 
rent aux  voyageurs  un  asile  impénétrable ,  d'où  il  ne  fallait 
pas  songer  à  partir  avant  le  point  du  jour,  qui  permettrait 
de  trouver  le  gué  dont  le  domestique  avait  signalé  l'exis- 
tence. 

De  là,  nous  reviendrons  vers  l'endroit  où  le  capitaine  don 
Cornelio,  Costal  et  le  nègre  achèvent  leur  sieste,  à  peu  près 
au  coucher  du  soleil. 

Le  court  crépuscule  des  tropiques  régnait  encore ,  lorsque 
les  trois  compagnons  de  route  se  remirent  en  selle  pour  ga- 
gner le  gué  du  fleuve  ;  mais  le  plus  difficile  était  de  passer 
devant  l'hacienda  del  Valle  sans  être  aperçus  des  sentinelles. 

<r  Si  nous  nous  présentions  de  nuit,  dit  Costal,  nous  exci- 
terions plus  de  soupçons  que  de  jour.  Clara  ira  en  avant  ; 
s'il  est  arrêté  par  une  sentinelle,  il  demandera  pour  un  mar- 
chand et  son  domestique  la  permission  de  passer  outre;  s'il 
n'aperçoit  personne,  nous  continuerons  notre  chemin  sans 
plus  de  cérémonie.  » 

Cet  avis  fut  goûté  du  capitaine,  et  lorsque,  un  quart  d'heure 
après,  la  route  les  eut  conduits  devant  la  longue  et  droite 
allée  de  frênes  et  de  suchiles  à  l'extrémité  de  laquelle  s'éle- 
vait l'hacienda,  Costal  et  don  Cornelio  s'arrêtèrent,  bien  qu'à 
la  rigueur  ils  eussent  pu  s'en  dispenser,  car  elle  était  com- 
plètement déserte. 

Cependant,  pour  éviter  toute  surprise,  et  surtout  pour 
écarter  le  moindre  soupçon,  le  noir  entra  dans  l'allée. 

Tout  y  était  silencieux  et  désert  en  apparence,  ainsi  que 
dans  le  bâtiment,  comme  le  jour  où  don  Rafaël  allait  y 
trouver,  deux  ans  plus  tôt,  la  désolation  et  la  mort.  Mais  à 
peine  le  nègre  eut-il  fait  une  centaine  de  pas  que,  derrière 
les  créneaux  du  mur  d'enceinte,  un  soldat  se  montra.  Clara 
marcha  droit  vers  la  porte. 


34 i  COSTAL  L'INDIEN. 

La  distance  empêchait  de  saisir  les  paroles,  mais  don  Cor- 
nelio  et  Costal  purent  voir  le  soldat  montrer  au  nègre  un 
objet  que  Féloignement  leur  rendait  invisible. 

Cet  objet  toutefois  semblait  exciter  au  suprême  degré  l'hi- 
larité de  Clara,  et  le  soldat  avait  disparu  après  avoir  sans 
doute  accordé  la  permission  sollicitée,  que  le  noir  continuait 
à  se  livrer  à  son  extravagante  gaieté.  Cela  parut  du  plus  heu- 
reux augure  au  capitaine;  néanmoins  il  hésitait  à  s'avancer, 
quand  le  nègre  fit  signe  de  venir  le  rejoindre. 

Les  deux  compagnons  s'empressèrent  de  se  rendre  à  l'in- 
vitation de  Clara,  qui,  au  milieu  de  son  rire  inextinguible, 
leur  montrait  du  doigt  l'objet  qui  l'excitait  à  un  si  haut 
degré. 

Le  capitaine  ne  tarda  pas  à  l'apercevoir,  et  crut  s'être 
grossièrement  trompé. 

En  effet,  le  spectacle  qui  venait  de  frapper  ses  yeux  n'était 
guère  de  nature  à  justifier  les  joyeux  éclats  de  rire  du  noir. 

Au  lieu  des  têtes  de  loups  ou  d'autres  animaux  nuisibles 
qu'on  accroche  parfois  aux  portes  des  haciendas,  c'étaient 
trois  tètes  humaines,  non  pas  desséchées,  mais  qui  sem- 
blaient coupées  tout  fraîchement.  Don  Cornelio,  pensant  que 
le  noir  ne  les  avait  sans  doute  pas  aperçues,  les  lui  montra 
avec  un  geste  d'horreur. 

Clara  ne  fit  que  rire  de  plus  belle. 

«  Misérable  !  s'écria  don  Cornelio,  ce  spectacle  est-il  donc 
fait  pour  exciter  la  gaieté? 

—  Parbleu  !  répondit  celui-ci  sans  se  déconcerter,  on  ri- 
rait à  moins.  » 

Puis  il  ajouta  tout  bas,  de  façon  à  ne  pas  être  entendu  de 
la  sentinelle  espagnole  : 
ce  Cette  tête  est  la  vôtre. 

—  Ma  tête!  »  répliqua  l'ex-étudiant  en  pâlissant. 

Mais  comme,  à  tout  prendre,  il  la  sentait  encore  sur  ses 
épaules,  il  crut  que  le  nègre  extravaguait. 


COSTAL  L'INDIEN.  345 

«  On  vient  de  me  le  dire,  du  moins,  repartit  Clara  avec 
une  gambade.  Voyez,  si  vous  savez  lire.  » 

Le  capitaine  put  lire  en  effet,  malgré  l'obscurité  crois- 
sante, une  inscription  grossière  tracée  autour  d'une  des 
têtes  :  Esta  es  la  cabeza  del  insurgenîe  Lantejas  (ceci  est  la 
tête  de  l'insurgé  Lantejas). 

On  se  rappelle  que  le  Gaspacho  avait  annoncé  à  Arroyo 
qu'un  de  ses  lieutenants ,  du  même  nom  que  le  capitaine, 
avait  été  tué,  et  que  sa  tête  était  exposée  à  la  vue  des  pas- 
sants. 

Don  Cornelio  détourna  les  yeux  du  hideux  spectacle  de 
la  tête  de  son  homonyme,  et,  maudissant  de  nouveau  son 
nom  malencontreux  de  Lantejas,  s'empressa  de  s'éloigner. 
..  A  mesure  cependant  que  la  distance  entre  lui  et  l'hacienda 
augmentait,  sa  terreur  diminuait,  et  il  finit  par  sourire  mé- 
I  lancoliquement  de  cette  triste  homonymie ,  tandis  que  Clara 
continuait  à  trouver  que.  rien  n'était  plus  plaisant. 

La  nuit  était  venue,  et  le  silence  profond  au  milieu  du- 
quel les  voyageurs  cheminaient,  joint  à  la  perspective  de  se 
trouver  dans  moins  d'une  heure  face  à  face  avec  le  sangui- 
naire Arroyo,  frappait  l'esprit  du  capitaine  de  noirs  pres- 
sentiments. 

Sans  la  crainte  de  laisser  soupçonner  à  Costal  les  terreurs 
I  qui  l'agitaient,  il  eût  volontiers  remis  au  lendemain  son  en- 
|  trevue  avec  le  guérillero  tant  redouté.  Mais  l'Indien  et  le 
i  nègre  gardaient  en  s'avançant  une  contenance  si  indifférente, 
qu'il  eut  honte  de  paraître  moins  brave  que  ses  deux  com- 
I  pagnons  d'aventures. 

Les  événements  devaient  du  reste  faire  bientôt  cesser  son 
1  hésitation.  A  l'extrémité  d'un  sentier  qu'ils  suivaient,  le 
!  fleuve  apparut  bientôt  aux  yeux  des  trois  cavaliers. 

Autant  le  matin  même  le  gué  de  l'Ostuta  offrait  un  spec- 

i  tacle  bruyant,  autant  il  était  silencieux  et  désert  ce  soir-là. 

Il  n'y  restait  plus  de  trace  du  campement  d'Arroyo  que 


346  COSTAL  L'INDIEN. 

les  débris  de  ballots  qui  jonchaient  le  sol  labouré  par  les 
pieds  des  chevaux,  sur  le  côté  du  fleuve  où  don  Gornelio  se 
trouvait  avec  ses  deux  compagnons. 

ce  Si  j'ai  bien  su  démêler  la  vérité  dans  les  paroles  du  co- 
quin qui  trouvait  votre  dolman  à  son  goût,  dit  Costal,  nous 
sommes  sur  le  chemin  qui  doit  nous  conduire  vers  l'homme 
que  nous  cherchons,  et  il  doit  être  avec  sa  bande  dans  l'ha- 
cienda de  San  Carlos,  quoique  le  drôle  en  question  eût  l'air 
de  chercher  à  en  faire  un  mystère. 

—  Et  si  l'hacienda  de  San  Carlos  se  trouve  être  occupée 
par  une  garnison  espagnole?  objecta  le  capitaine. 

—  Passons  d'abord  le  gué  ;  puis,  tandis  que  vous  m'atten- 
tendrez  avec  Clara,  j'irai  pousser  une  reconnaissance  plus 
loin.  » 

Cette  proposition  de  Costal  fut  agréée.  Les  trois  cava- 
liers traversèrent  le  fleuve ,  et  l'Indien  se  disposa  à  s'éloi- 
gner. 

«  Soyez  prudent,  Costal,  dit  le  capitaine  ;  le  danger  nous 
entoure  de  tous  côtés  ! 

—  Costal  et  moi,  je  ne  dis  pas;  mais  le  capitaine  n'a  plus 
rien  à  craindre,  maintenant  qu'on  lui  a  coupé  la  tête,  » 
ajouta  le  nègre. 

Costal  partit  au  grand  trot,  et  le  capitaine  et  Clara  restè- 
rent seuls. 

Des  pas  de  chevaux  dans  l'eau  du  fleuve  ne  tardèrent  pas 
à  se  faire  entendre  derrière  eux ,  et  deux  cavaliers  les  eu- 
rent bientôt  rejoints.  L'un  d'eux  portait  un  volumineux  pa- 
quet dans  de  grandes  al  fur j  as  en  toile  attachées  sur  la 
croupe  de  son  cheval.  Une  brève  salutation  fut  échangée 
avec  les  cavaliers,  qui  passèrent  outre,  quand  le  capitaine , 
se  ravisant  dans  l'espoir  d'obtenir  d'eux  quelques  renseigne- 
ments : 

«  L'hacienda  de  San-Carlos  est-elle  loin  d'ici?...  leur 
cria- 1- il. 


COSTAL  L'INDIEN.  347 

—  A  un  quart  de  lieue ,  répondit  une  voix. 

—  Y  serons-nous  bien  reçus  ? 

—  C'est  selon,  »  répliqua  l'autre  cavalier  d'un  ton  dont 
|  l'éloignement  n'empêcha  pas  le  capitaine  de  remarquer  l'iro- 
nie. En  même  temps  il  jeta  d'une  voix  forte  ,  au  silence  de  la 
nuit ,  quatre  mots  dont  Lantejas  n'entendit  que  les  derniers  : 
....Mejlco  é  independencia. 

«  Il  a  dit  avant  :  Vival  n'est-ce  pas?  dit  le  capitaine 

—  Il  a  dit  :  Muera  (à  bas  !  répliqua  le  nègre. 

—  Vous  vous  trompez. 

—  Je  soutiens  qu'il  a  dit  :  Muera  !  » 

Et,  faute  d'avoir  osé  demander  péremptoirement  si  San 
Carlos  appartenait  ou  non  aux  Espagnols,  le  capitaine  resta 
I  plus  indécis  que  jamais  à  ce  sujet. 

Le  temps  se  passait  néanmoins ,  et  Costal  ne  revenait  pas. 
«.  Je  vais  faire  un  temps  de  galop  pour  voir  si  je  le  ren- 
contre, »  dit  le  nègre. 

Le  capitaine  était  inquiet  de  l'absence  prolongée  de  Cos- 
tal,  et  il  laissa  Clara  s'éloigner,  avec  ordre  de  revenir  au 
:  plus  vite,  si  dans  un  quart  d'heure  il  n'avait  pas  retrouvé  le 
-  Zapotèque  ,  sur  l'adresse  et  le  courage  éprouvé  duquel  il 
comptait  pour  pouvoir  se  tirer  lui-même  d'affaire  en  cas  de 
!  besoin. 

Don  Cornelio  commença  à  compter  les  minutes  ,  depuis  le 
moment  où  il  entendit  le  dernier  bruit  des  fers  du  cheval  de 
Clara  mourir  dans  l'éloignement.  Le  quart  d'heure  était  am- 
i  plement  passé  ,  et  ,  le  noir  ne  revenant  pas ,  le  capitaine 
s'inquiéta  de  la  solitude  où  il  était  resté.  Pour  abréger  le 
temps  du  retour  de  son  second  émissaire,  il  se  mit  à  mar- 
i  cher  lentement  dans  la  direction  qu'il  avait  suivie. 

Un  second  quart  d'heure  s'ajouta  au  premier,  et,  plus  sé- 
rieusement alarmé  cette  fois,  le  capitaine  allait  s'arrêter, 
quand  il  lui  sembla  voir  aller  et  venir  des  lumières  à  tra- 
vers le  sommet   de  grands  arbres  dont,  au  détour  de  la 


348  COSTAL  L'INDIEN. 

route,  il  venait  tout  à  coup  de  découvrir  les  silhouettes 
noires. 

Le  terrain  s'élevait  à  quelques  pas  devant  don  Cornelio  ,1 
et ,  parvenu  à  cette  élévation ,  il  distingua  dans  le  fond  d'un) 
vallon  un  vaste  bâtiment  dont  les  croisées  étaient  si  vi-; 
vement  éclairées ,  que  l'intérieur  en  paraissait  livré  aux; 
flammes. 

Sur  Yazotea,  ou  toit  plat,  du  bâtiment,  des  torches  et  des 
flambeaux  s'agitaient  en  tous  sens ,  et  c'était  la  clarté  qu'ils 
répandaient  qui  avait  frappé  le  capitaine  de  loin  ,  et  qui,  de 
la  hauteur  où  elle  brillait ,  atteignait  la  cime  des  arbres  plan- 
tés au  bas  de  la  route  ,  près  de  l'hacienda. 

Il  y  avait  quelque  chose  de  si  extraordinaire  dans  ces  lu- 
mières qu'on  voyait  s'agiter ,  pour  ainsi  dire ,  dans  l'air  ;  à 
l'intérieur ,  les  flammes  ardentes  et  de  diverses  couleurs 
qu'on  apercevait  à  travers  les  vitres ,  et  qui ,  passant  du 
rouge  le  plus  foncé  au  bleu  pâle  ou  au  violet  livide ,  chan- 
geaient de  nuance  à  chaque  instant,  tout  cet  ensemble  offrait 
un  si  étrange  aspect ,  que  don  Cornelio  n'osa  plus  avancer 
d'un  pas. 

Les  superstitions  dont  l'Indien  l'avait  entretenu  pendant 
tout  le  voyage  lui  revinrent  tout  à  coup  à  l'esprit  ,  et  il  n'y 
eut  pas  jusqu'aux  anathèmes  fulminés  par  l'évèque  de  Oa- 
jaca  contre  les  insurgés ,  que  son  fameux  mandement  con- 
vertissait en  esprits  de  ténèbres ,  qui  ne  reprissent  créance 
dans  son  imagination  troublée.  L'effroi  du  capitaine  changeait 
tout  à  coup  de  nature. 

Les  volutes  de  flammes  si  bizarrement  coloriées  qu'il 
voyait  alternativement  s'abaisser  ou  grandir  derrière  le  vi- 
trage ,  sans  qu'elles  s'ouvrissent  une  issue  au  dehors  comme 
l'aurait  fait  un  incendie  ordinaire  ,  lui  firent  craindre  un  in- 
stant d'être  tombé  dans  un  lieu  maudit. 

Le  silence  qui  régnait  au  milieu  de  cette  scène  lointaine 
confirmait  encore  les  suppositions  de  don  Cornelio ,  lorsqu'à 


; 


COSTAL  L'INDIEN.  349 

travers  les  troncs  des  arbres  il  vit  fuir  dans  la  plaine  une 
espèce  de  fantôme  blanc  qui  disparut  presque  aussitôt. 

Le  capitaine  se  signa  à  tout  hasard  et  resta  immobile  sur 
sa  selle ,  incertain  s'il  devait  fuir  et  regagner  les  bords  de 
l'Ostuta. 


CHAPITRE   V. 

Le  colonel  des  colonels. 

La  journée  n'avait  pas  été  heureuse  pour  Arroyo.  Il  sem- 
blait que  le  retour  subit  de  son  plus  implacable  ennemi ,  le 
'colonel  Très  Villas,  eût  été  le  signal  de  la  série  de  désap- 
pointements successifs  qu'il  avait  éprouvés  ce  jour-là. 

Dix  hommes  de  sa  bande  avaient  péri,  par  suite  de  la  sortie 
les  assiégés  del  Valle;  don  Rafaël  en  avait  tué  deux  autres, 
it  il  avait  échappé  à  toutes  les  poursuites.  Gaspar  et  le  Za- 
)Ote  n'avaient  pu  être  repris,  malgré  ses  ordres. 

L'humeur  sanguinaire  du  guérillero  s'accrut  de  ces  con- 
re-temps,  et,  pour  donner  quelque  soulagement  à  sa  ce- 
ère,  il  avait  résolu  de  s'emparer,  sans  plus  tarder  ,  de  l'ha- 
;  ienda  de  San-Carlos.   Outre  que  les  conseils  de  Bocardo 
j'.vaient  germé  dans  son  esprit  et  y  avaient  fait  naître  des 
ésirs  qu'il   était  pressé  de  satisfaire,  l'hacienda  pouvait 
evenir  pour  lui ,  en  la  fortifiant  quelque  peu ,  un  repaire  im- 
>renable 
Arroyo  ignorait  la  résistance  qu'il  pourrait  y  trouver,  et 
ien  résolu  ,  quand  il  s'en  serait  emparé ,  à  livrer  avec  toutes- 
3s  forces  réunies  un  assaut  furieux  à  l'hacienda  del  Valle. 
en  avait  rappelé  le  détachement  qui  la  bloquait,  et,  à.  la 


350  COSTAL  L'INDIEN. 

tête  de  toute  sa  guérilla ,  forte  d'environ  cent  trente  hom- 
mes ,  il  avait  marché  contre  San  Carlos. 

Ceci  explique  comment  le  capitaine  Lantejas  avait  pu , 
sans  tomber  entre  les  mains  des  bandits  d'Arroyo ,  s'appro- 
cher del  Valle  et  gagner  le  gué  abandonné  momentanémen 
par  leur  chef. 

Quelque  nombreux  que  fussent  les  domestiques  de  doi 
Fernando  Lacarra,  il  n'avait  pas  songé  à  opposer  lamoindr* 
résistance  à  la  sommation  qui  lui  fut  faite  d'ouvrir  les  porte; 
de  son  domaine. 

Ayant  vécu  jusqu'alors  dans  une  neutralité  parfaite,  étan 
connu  dans  le  pays  pour  ses  sentiments  sympathiques  à  Fin 
surrection,  le  jeune  Espagnol  espérait  en  être  quitte  pou 
une  forte  rançon  en  vivres  et  en  argent.  Cependant,  quoiqu'i 
ignorât  les  dispositions  d'Arroyo  envers  doîia  Marianita,  pou 
la  soustraire  à  la  vue  des  bandits,  il  avait  jugé  prudent  de  1 
cacher  dans  une  des  pièces  les  plus  reculées  de  l'hacienda 
où  personne  n'aurait  pu  la  trouver,  à  moins  que  toute  la  mai 
son  ne  fût  mise  au  pillage. 

A  cette  précaution  ,  il  ajouta  celle  de  dire  au  capitain 
qu'elle  était  absente. 

Malheureusement  pour  lui ,  les  choses  avaient  tourné  au 
trement,  et  il  se  trouva  pris  entre  les  exigences  des  deux  as- 
sociés :  l'un  qui  voulait  sa  femme,  l'autre,  non  pas  un 
rançon,  mais  sa  maison  et  tout  ce  qu'elle  contenait  de  ri 
chesses ,  que  la  renommée  avait  grossies  comme  cela  arriv 
d'habitude. 

C'était  à  ce  même  moment,  où  le  jeune  Espagnol  essaya 
en  vain  de  soustraire  sa  femme  et  son  argent  à  la  doub! 
convoitise  des  deux  bandits ,  que  l'aspect  de  ces  flamme 
étranges,  dont  s'illuminaient  les  vitres  de  l'hacienda,  ren 
plissait  l'âme  de  don  Cornelio  d'une  terreur  superstitieuse. 

Comme  il  se  demandait  encore  ce  que  pouvaient  être  ce 
lueurs  sinistres  et  ce  blanc  fantôme  qui  venait  de  se  montre 


COSTAL  L'INDIEN.  351 

un  instant  à  ses  yeux,  les  torches  disparaissaient  de  la  ter- 
rasse de  l'hacienda 

En  même  temps,  quatre  ou  cinq  cavaliers  sortaient  au 
galop  par  la  porte  qui  s'ouvrait.  Ces  cavaliers  poussaient 
des  cris  sauvages ,  et  l'un  d'eux  aperçut  sans  doute  le  capi- 
taine ,  car  un  éclair  brilla  dans  ses  mains,  une  détonation 
suivit  l'éclair,  et  don  Cornelio  entendit  une  balle  siffler  près 
de  sa  tête. 

Incertain  jusqu'alors  s'il  devait  fuir  ou  attendre ,  à  tous 
risques,  le  retour  de  ses  compagnons,  le  capitaine ,  dès  ce 
J  moment ,  n'hésita  plus. 

p      Depuis  ses  mésaventures  par  suite  des  économies  pater- 

f  nellss ,   don  Cornelio   avait   pris  en  horreur  les  montures 

même  médiocres;  il  s'était  donc  pourvu,  en  partant,  d'un 

excellent  cheval,  et,   sachant  qu'il  était  bon  coureur,  il  pi— 

1  qua  des  deux ,  à  peu  près  dans  la  direction  qu'il  plut  à  l'ani- 

f  mal  de  choisir,  mais  toutefois  en  sens  inverse  des  cavaliers, 

qui,  de  leur  côté,  se  mirent  à  sa  poursuite  avec  de  grands 

cris. 

Oubliant  Costal  et  Clara,  le  capitaine  fuyait  comme  le 

vent,  et,  monté  comme  il  l'était,  il  eût  sans  doute  déjoué 

'fila  poursuite  des  cavaliers,  si  son  cheval  ne  se  fût  abattu 

ji  en  heurtant  dans  l'obscurité  les  racines  saillantes  d'un  gros 

)i  arbre. 

i  La  chute  fut  si  brusque  et  si  violente ,  que  don  Cornelio 
rimit  lancé  par-dessus  la  tête  de  l'animal ,  et  que  la  mollesse 
du  terrain  sur  lequel  il  tomba  l'empêcha  seule  de  se  briser 
H  les  os.  Malheureusement  il  ne  put  se  relever  assez  prompte- 
i  (ment  pour  qu'un  des  cavaliers  qui  le  suivaient  n'eût  le  temps 
èfde  lui  jeter  son  lazo  autour  du  corps. 

i     De  qui  le  capitaine  était-il  prisonnier?  Voilà  ce  qu'il  igno- 
rait,  dans  l'incertitude  où  il  se  trouvait  relativement  aux 
«possesseurs  de  l'hacienda  de  San  Carlos.  Quand  il  put  se 
«remettre  sur  ses   jambes ,  il    entendit  une  voix  lui   adres- 


352  COSTAL  L'INDIEN. 

ser  cette  embarrassante  question  :  «  Espagne  ou  indépen- 
dance? » 

Pendant  le  moment  de  silence  que  don  Cornelio  gardait 
avant  de  répondre  catégoriquement ,  l'homme  qui  lui  avait 
lié  les  bras  et  le  corps  fut  rejoint  par  trois  autres  bandits , 
tandis  que  le  cinquième  s'occupait  à  rattraper  le  cheval  fugi- 
tif du  capitaine. 

Un  cercle  menaçant  se  forma  autour  de  don  Cornelio.  Quant 
à  la  mine  de  ceux  qui  le  formaient ,  elle  était  des  moins  dou- 
teuses  et  paraissait  des  plus  sinistres. 

<t  Espagne  ou  indépendance?  »  répéta  l'un  d'eux. 

Si  brusquement  sommé  de  montrer  son  drapeau ,  le  capi- 
taine ,  ignorant  quel  parti  suivaient  ces  inconnus  ,  ne  répon- 
dit rien  encore  à  cette  nouvelle  question. 

«  Bon!  dit  l'un  des  agresseurs,  celui-ci  est  sans  doute  le 
camarade  des  deux  autres  ;  emmenons-le  à  l'hacienda  comme 
eux.  » 

A  ces  mots  ,  don  Cornelio  fut  poussé  sans  cérémonie  dans 
les  bras  d'un  autre ,  car  ses  liens  l'empêchaient  de  marcher. 

«  Tiens  1  s'écria  celui-ci  en  reconnaissant  la  couleur  de  sa 
peau,  celui-ci  est  blanc! 

—  Blanc  ,  noir  et  rouge  ;  il  ne  manque  plus  qu'un  métis  à 
la  collection ,  »  ajouta  un  troisième. 

Ce  fut  ainsi  que  le  capitaine  apprit  que  ses  deux  compa- 
gnons étaient  tombés  dans  quelque  embuscade  et  prisonniers 
comme  lui. 

Il  ignorait  encore  cependant  s'il  avait  affaire  à  des  royalistes 
ou  à  des  insurgés ,  et  il  résolut  de  s'en  assurer. 

«  Que  veut-on  de  moi?  demanda-t-il  d'une  voix  pleine 
d'émotion. 

—  Peu  de  chose  ,  répondit  un  cavalier  :  clouer  ta  tête  à  la 
place  de  celle  de  Lantejas. 

—  Caramba!  s'écria  don  Cornelio,  c'est  moi  qui  suis  l'in- 
surgé Lantejas.  envoyé  par  Morelos  à  Oajaca.  » 


COSTAL  L'INDIEN.  353 

Des  éclats  de  rire  sauvage  accueillirent  cette  déclaration. 

«  Demonio!  dit  le  cinquième  cavalier  en  rejoignant  ses 
camarades  à  son  tour,  ce  n'est  pas  sans  difficulté  que  j'ai 
rattrapé  ce  maudit  cheval;  heureusement  qu'il  en  vaut  la 
peine.  » 

Le  son  de  cette  voix  n'était  pas  inconnu  au  capitaine  ,  et  il 
espéra  un  instant  une  chance  favorable;  mais  il  dut  presque 
aussitôt  renoncer  à  cet  espoir. 

«  Alabado  sea  Dios%\  s'écria  le  cavalier,  voici  mon  dol- 
man.  » 

Don  Cornelio  ne  put  méconnaître  le  drôle  qui ,  le  matin , 
avait  trouvé  sa  veste  brodée  si  fort  à  son  goût,  le  Gaspacho, 
en  un  mot. 

«  Quelle  heureuse  rencontre  !  Ce  dolman  est  trop  grand 
pour  vous  ,  l'ami ,  »  reprit  le  bandit. 

En  parlant  ainsi ,  le  Gaspacho  ôtait  sa  veste  usée ,  et  ce 
geste  était  assez  significatif  pour  que  le  capitaine  ne  s'y  mé- 
prît point. 

«  Tel  qu'il  est ,  je  m'en  contente  ,  se  hâta  de  dire  le  capi- 
taine. 

—  Ta!  ta!  »  riposta  le  bandit. 

Et ,  sans  que  don  Cornelio  osât  trop  s'y  opposer  ,  le  Gas- 
pacho lui  enleva  prestement  son  dolman  de  dessus  les  épaules. 

«  Au  fait,  quand  on  n'a  plus  de  tête,  un  chapeau  est  fort 
inutile ,  »  dit  un  autre. 

Le  chapeau  du  capitaine  suivit  son  dolman ,  et ,  quand 
ces  deux  objets  eurent  passé  sur  la  tête  et  les  épaules  des 
bandits ,  comme  il  n'avait  plus  rien  qui  put  tenter  leur  cupi- 
dité, il  fut  débarrassé  du  lazo  et  reçut  l'ordre  de  suivre  ses 
spoliateurs;  ce  qu'il  fit  docilement  en  pensant  que  la  pré- 
sence du  Gaspacho  parmi  eux  annonçait  qu'ils  étaient  de  la 
bande  d'Arroyo. 

1.  Dieu  soit  loué. 

200  x 


354  COSTAL  L'INDIEN. 

«  Verrai-je  le  capitaine  ?  demanda-t-il. 

—  Quel  capitaine  ? 

—  Arroyo  ! 

—  Ah  çà  !  mais  vous  y  tenez  donc  ?  répliqua  le  Gaspacho. 
C'est  étonnant  !  Eh  oui  !  vous  ne  le  verrez  que  trop.  » 

Les  bandits  se  remirent  en  marche  vers  l'hacienda,  avec 
le  capitaine  au  milieu  d'eux ,  par  un  chemin  différent  de 
celui  qu'il  avait  suivi  la  première  fois. 

En  approchant  du  bâtiment,  don  Gornelio  vit  encore 
flamboyer  derrière  les  vitres  les  lueurs  étranges  dont  il 
n'avait  pu  s'expliquer  la  nature. 

Elles  étaient  étranges  en  effet  ;  car  un  incendie  intérieur 
eût  depuis  longtemps  fait  éclater  les  vitrages  et  consumé 
l'hacienda. 

Un  quart  d'heure  de  marche  suffit  pour  les  y  conduire. 

La  porte  s'était  de  nouveau  fermée ,  et  l'un  des  hommes 
qui  escortaient  le  capitaine  frappa  du  pommeau  de  son  sa- 
bre ,  tout  en  glissant  par  la  serrure  un  mot  d'ordre  que  don 
Cornelio  ne  comprit  pas. 

Il  comprit  seulement  que  le  moment  était  venu  où ,  bon 
gré  mal  gré ,  il  allait  s'acquitter  de  sa  mission  envers  Ar- 
royo ;  et ,  comme  il  arrive  souvent  que  le  danger  en  per- 
spective est  plus  effrayant  que  le  danger  présent,  il  se  sen- 
tit débarrassé  d'une  partie  de  ses  appréhensions. 

La  porte  roula  sur  ses  gonds  massifs  pour  donner  pas- 
sage à  la  troupe  des  cavaliers ,  au  milieu  desquels  don  Gor- 
nelio pénétra  sous  un  vestibule  sombre,  puis  dans  une  vaste 
cour. 

Des  feux  disséminés  comme  ceux  des  bivouacs  brillaient 
dans  cette  cour,  et,  autour  de  ces  feux,  des  hommes  à  figures 
hideuses  étaient  étendus  au  nombre  d'une  centaine  environ. 

Le  long  des  murs ,  des  chevaux  harnachés  complètement , 
à  l'exception  de  la  bride  suspendue  à  l'arçon  des  selles,, 
broyaient  leur  ration  de  maïs  dans  des  auges  de  bois. 


COSTAL  L'INDIEN.  355 

Partout  les  lueurs  vives  ou  mourantes  des  nombreux  foyers 
éclairaient  des  faisceaux  de  carabines,  de  lances  ou  d'épées, 
et  don  Cornelio  ne  put  s'empêcher  de  frémir  à  l'aspect  de 
ces  bandits  de  sac  et  de  corde  dans  leur  pittoresque  et  ter- 
rible accoutrement. 

La  plupart  d'entre  eux  ne  daignèrent  pas  s'émouvoir  de 
l'arrivée  d'un  prisonnier  de  plus  ;  seulement ,  l'un  des  hom- 
mes ,  se  soulevant  nonchalamment  sur  son  coude,  demanda 
au  Gaspacho  dans  quel  but  on  venait  de  l'envoyer  battre  la 
plaine  à  cette  heure  de  la  nuit. 

«  On  prétendait ,  répondit  le  Gaspacho ,  que  la  maîtresse 
de  céans,  que  son  mari  dit  être  absente,  venait  de  s'échap- 
per par  la  fenêtre  ;  nous  avons  cherché,  et  nous  reviendrions 
les  mains  vides,  si  nous  n'avions  rencontré ,  pour  son  bon- 
heur ,  cet  espion  du  vice-roi ,  qui  veut  se  faire  passer  pour 
notre  camarade  Lantejas. 

—  Comment ,  pour  son  bonheur  ? 

—  Parbleu  !  puisqu'on  va  l'envoyer  en  paradis  prier  pour 
le  capitaine  et  sa  femme. 

—  Ah  !  en  effet,  c'est  fort  drôle.  » 
Et  l'homme  se  recoucha. 

Les  compagnons  du  Gaspacho  s'étaient  réunis  aux  soldats 
étendus  dans  la  cour,  et  don  Cornelio  monta  seul  avec  lui 
:  les  marches  d'un  large  escalier  de  pierre. 

Arrivés  à  une  porte  derrière  laquelle  se  faisait  ente  idre 

un  grand  tumulte  accompagné  de  cris  de  douleur,  le  bandit 

I  ouvrit  cette  porte  et  poussa  don  Cornelio  sans  cérémonie  au 

i  milieu  d'une  immense    salle   dont    l'atmosphère    embrasée 

l  faillit  de  le  suffoquer. 

Deux  ou  trois  torchères  de  fer  fixées  à  la  muraille  et  gar- 
i  nies  de  torches  de  résine  ne  jetaient  qu'une  lumière  terne  ; 
car  la  lueur  rougeâtre  qu'elles  lançaient  pâlissait  devant  les 
flammes  éblouissantes  d'un  baril  d'eau-de-vie  qui  brûlait 
tout  entier.  La  chaleur,  l'odeur  de  sang  et  les  effluves  de 


356  COSTAL  L'INDIEN. 

l'alcool ,  dont  la  flamme  produisait  au  dehors  les  clartés  sin- 
gulières qui  brillaient  derrière  les  vitres,  se  mélangeaient 
dans  cette  salle  d'une  horrible  façon.  Ce  ne  fut  pas  là  ce- 
pendant ce  qui  frappa  le  plus  le  capitaine ,  lorsque  ses  yeux 
se  furent  un  peu  accoutumés  à  l'éclat  de  l'eau-de-vie  en 
combustion. 

A  travers  une  haie  de  spectateurs  qui  semblaient  prendre 
le  plus  vif  plaisir  à  la  scène  qui  se  passait  sous  leurs  yeux, 
le  capitaine  distingua  un  malheureux,  dépouillé  de  ses  vê- 
tements et  attaché  à  une  échelle  appuyée  contre  la  muraille  ; 
un  homme  d'un  aspect  féroce  ,  et  dont  les  lueurs  violàtres  de 
l'eau-de-vie  teignaient  la  figure  enflammée,  frappait  à  coups 
redoublés  d'un  fouet  de  peau  de  bœuf  à  plusieurs  branches 
sur  le  dos  du  patient,  et  de  temps  à  autre  il  essuyait  contre 
le  mur  le  sang  qui  jaillissait  jusqu'à  ses  mains.  Aux  mar- 
ques sans  nombre  qui  souillaient  la  muraille  ,  on  pouvait 
croire  que  ce  cruel  supplice  durait  depuis  longtemps  ou  avait 
été  infligé  à  plusieurs  victimes.  A  côté  de  cet  homme  ,  que 
Lantejas  prit  pour  un  bourreau  de  profession,  une  femme, 
d'un  aspect  plus  odieux  encore  que  ce  misérable ,  semblait 
l'exciter  par  ses  cris  à  redoubler  de  cruauté,  et  cependant, 
Dieu  sait  si  le  flagellateur  avait  besoin  d'encouragements  ! 

Le  Gaspacho,  voyant  qu'on  ne  faisait  pas  attention  à  lui, 
s'écria  au  bout  de  quelques  instants  : 

«  Seigneur  capitaine,  je  vous  amène  le  compagnon  du 
nègre  et  de  l'Indien.  » 

A  la  grande  surprise  de  don  Gornelio ,  ce  fut  celui  qu'il 
prenait  pour  un  bourreau  de  profession  qui  répondit  à  ce 
titre  de  capitaine. 

a  C'est  bon  !  tout  à  l'heure,  je  suis  à  lui,  quand  ce  coyote 
aura  confessé  où  sont  ses  trésors  et  sa  femme.  » 

Le  fouet  siffla  de  nouveau  contre  la  chair  du  patient,  sans 
que  celui-ci  fît  entendre  autre  chose  que  de  sourds  gémis- 
sements. 


COSTAL  L'INDIEN.  357 

On  a  deviné  sans  peine  aux  paroles  d'Arroyo  que  la  vic- 
time de  sa  barbarie  n'était  autre  que  le  gendre  de  don  Ma- 
riano  Silva  ,  don  Fernando  Lacarra. 

C'était  le  pauvre  jeune  homme,  en  effet,  qui  se  laissait 
tuer  sous  le  fouet  plutôt  que  de  faire  connaître  le  lieu  où  il 
avait  déposé  sa  femme  et  son  trésor,  non  pas  qu'il  attachât 
à  ce  dernier  autant  de  prix  qu'à  sa  compagne,  mais  parce 
que  le  même  endroit  recelait  l'un  et  l'autre. 

Insensible  à  cet  affreux  spectacle,  le  Gaspacho,  après 
avoir  averti  le  capitaine  de  l'arrivée  de  don  Cornelio ,  était 
sorti  de  la  salle  pour  aller  rejoindre  ses  compagnons  qui  bi- 
vouaquaient dans  la  cour. 

Quant  au  capitaine,  il  était  saisi  d'horreur  ,  et  ses  jambes 
tremblantes  refusaient  presque  de  le  soutenir  debout. 

Indépendamment  de  la  compassion  profonde  que  lui  in- 
spirait le  sort  épouvantable  de  don  Fernando ,  il  pensa  que 
Costal ,  son  intrépide  défenseur,  était  mort  sans  doute ,  ainsi 
que  Clara  ,  et  que  son  tour  n'allait  pas  tarder  à  venir  aussi. 

Tandis  qu'il  roulait  dans  son  âme  un  flot  de  tristes  pensées, 
un  homme  que  les  yeux  troublés  de  don  Cornelio  n'avaient 
pas  encore  aperçu ,  un  homme  au  regard  oblique  et  cruel 
comme  celui  du  chacal ,  s'avança  vers  lui  avec  les  allures 
tortueuses  de  cet  animal  farouche. 

Quoique  son  aspect  ne  fût  pas  rassurant ,  il  paraissait  ce- 
pendant moins  féroce  que  ses  féroces  compagnons  ,  et  don 
Cornelio  le  vit  venir  presque  avec  joie. 

Cette  joie  n'allait  être  que  de  courte  durée ,  cependant. 

Quand  le  personnage  à  l'œil  louche  fut  près  du  capi- 
taine : 

«  Mon  bon  ami ,  lui  dit-il  d'un  ton  patelin ,  votre  costume 
est  bien  léger,  ce  me  semble  ,  pour  vous  présenter  devant 
des  gens  de  distinction.  » 

Lantejas,  en  effet,  grâce  aux  bons  soins  des  bandits, 
n'avait  conservé  que  sa  chemise  et  ses  calzoneras  assez  mal- 


358  COSTAL  L'INDIEN. 

traitées  par  leur  brutalité.  Bien  que  l'accent  hypocrite  de  cet 
homme  commençât  à  lui  inspirer  presque  autant  de  terreur 
que  l'aspect  révoltant  de  l'autre  chef,  il  sentit  que  le  temps 
était  trop  précieux  pour  trembler  plus  longtemps  sans  s'ex- 
pliquer. 

ce  Seigneur  capitaine  !  »  s'écria-t-il. 
Mais  le  chef  à  figure  de  chacal  l'interrompit  : 
«  Appelez-moi  seigneur  colonel  des  colonels ,  c'est  un  ti- 
tre auquel  j'ai  d'autant  plus  de  droits,  que,  me  l'étant  con- 
féré de  mon  autorité  privée,  personne  n'a  le  pouvoir  de  me 
l'ôter. 

—  Seigneur  colonel  des  colonels ,  si  vos  gens  n'avaient  eu 
le  soin  de  me  dépouiller  d'un  fort  beau  dolman  brodé  et 
d'un  chapeau  de  vigogne  à  galons  d'or,  vous  m'eussiez  trouvé 
moins  légèrement  vêtu  ;  mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'a- 
git ;  j'ai  d'autres  griefs  plus  sérieux  à  exposer. 

—  Diable  !  mon  bon  ami ,  un  dolman  brodé  et  un  chapeau 
de  vigogne  à  galons  d'or ,  c'est  important  et  cela  doit  se 
retrouver  ;  ce  sont  deux  objets  dont  je  manque  précisé- 
ment  

—  J'ai  à  me  plaindre  d'une  violence  sans  excuse.  Je  me 
nomme  Lantejas  ,  je  sers  la  junte  de  Zittacuaro  sous  les  or- 
dres de  l'illustre  Morelos ,  et  je  suis  capitaine,  ainsi  que  le 
prouve  ma  commission....  » 

Une  pensée  subite  et  terrible  interrompit  don  Cornelio. 
Il  venait  pour  la  première  fois  de  se  rappeler  que  sa  com- 
mission, ses  dépêches,  ses  lettres  de  créance,  tout  en  un 
mot  se  trouvait  dans  la  doublure  de  sa  veste,  si  lestement 
enlevée. 

«  Yous  vous  nommez  Lantejas ,  mon  bon  ami  !  s'écria  le 
colonel  des  colonels  avec  ravissement.  C'est  une  bonne  for- 
tune.... Le  capitaine  respira  plus  à  l'aise....  C'est  une  bonne 
fortune....  pour  nous,  et  vous  allez  vous  en  convaincre.  » 

Ce  dialogue  avait  lieu  près  d'une  table  recouverte  d'un 


COSTAL  L'INDIEN.  359 

zarape  de  laine  que  le  chef  de  bandits  enleva,  et  don  Cor- 
nelio  frémit  à  l'aspect  de  trois  tètes  déposées  sur  cette 
table. 

«  Tenez ,  mon  bon  ami ,  voici  la  tête  de  notre  ami  Lante- 
jas qu'on'  vient  de  décrocher  avec  les  deux  autres  du  por- 
tail de  l'hacienda  del  Valle;  concevez-vous  combien  il  est 
heureux....  pour  nous  de  pouvoir,  à  la  place  de  la  tête  de 
l'insurgé  Lantejas,  y  mettre  celle  de  Lantejas  le  royaliste  ? 

—  Mais  c'est  un  malentendu  !  s'écria  le  capitaine  en  es- 
suyant du  revers  de  sa  main  la  sueur  froide  qui  découlait  de 
son  front.  J'ai  l'honneur  de  servir  la  cause  de  l'indépen- 
dance. 

—  Bah  !  tout  le  monde  en  dit  autant ,  mon  bon  ami ,  et  à 
moins  de  preuves  évidentes.... 

—  Ces  preuves  sont  dans  la  doublure  du  dolman  dont  on 
m'a  dépouillé. 

—  Qui  a  pris  ce  dolman  ?  demanda  le  chef. 

—  El  Gaspacho,  répondit  le  capitaine,  instruit  du  nom  de 
celui  qui  l'avait  amené. 

—  C'est  un  gnignon  terrible  !  s'écria  le  colonel  des  colo- 
nels !  El  Gaspacho  vient  de  recevoir  l'ordre  de  partir  en 
toute  hâte  pour  las  Cruces  ;  qui  sait  s'il  reviendra  d'ici  à 
huit  jours  ?  Yous  en  serez  quitte  pour  votre  tête  et  moi  pour 
le  dolman  qui  m'aurait  si  bien  convenu ,  car  nous  sommes  de- 
là même  taille.  Allez!  j'y  perds  plus  que  vous,  mon  bon 
ami  !  » 

Un  cri  terrible  retentit  dans  la  vaste  salle  ;  c'était  le  der- 
nier cri  du  malheureux  qu'on  flagellait  :  il  s'avoua  vaincu  et 
s'évanouit.  Au  même  moment  le  baril  d'eau-de-vie  embrasé 
jeta  une  dernière  et  aveuglante  clarté  ;  la  flamme  s'éteignit. 
A  la  lueur  rougeâtre  des  torches  qui  continuaient  à  brûler, 
le  capitaine  ne  vit  plus  que  des  ombres  indécises ,  sembla- 
bles à  celles  d'autant  de  démons  qu'il  y  avait  d'assistants. 
Au  milieu  d'une  atmosphère  chauffée  par  l'alcool ,  et  parmi 


360  COSTAL  L1ND1EN. 

ces  ombres ,  il  entrevit  celle  du  féroce  capitaine  qui  s'avan- 
çait de  son  côté ,  comme  un  jaguar  qui  lèche  ses  lèvres  san- 
glantes ,  et  une  voix  rauque  se  fit  entendre. 

«  Qu'on  amène  l'espion ,  dit-elle ,  en  attendant  que  l'au- 
tre se  ranime. 

—  Le  voici,  companero,  répondit  Bocardo ;  et  ils  s'avan- 
cèrent l'un  vers  l'autre  en  s'appeîant  par  leur  noni. 

—  Allons ,  mon  bon  ami ,  c'est  à  votre  tour.  Tout  naturel- 
lement le  fouet  vous  fera  confesser  que  vous  êtes  un  espion 
du  vice-roi;  ensuite  de  quoi,  tout  naturellement  encore,  on 
vous  débarrassera  de  votre  tête.  Je  vous  conseille  donc 
d'avouer  tout  d'abord.  » 

Pendant  que  Bocardo  tenait  cet  effrayant  langage ,  Arroyo , 
la  figure  enflammée  par  l'horrible  plaisir  qu'il  venait  de  se 
donner,  considérait  Lantejas  avec  des  yeux  étincelants. 

«  Avouez  tout  de  suite ,  lui  dit-il ,  et  que  cela  finisse  ;  je 
suis  fatigué. 

—  Seigneur  Arroyo,  s'écria  don  Cornelio,  je  suis  capitaine 
et  envoyé  par  Morelos  pour  vous  transmettre....  » 

Le  capitaine  n'osait  exécuter  la  partie  de  sa  mission  rela- 
tive aux  avertissements  sévères  qu'il  était  chargé  de  porter 
à  ces  deux  chefs  sanguinaires. 

«  Les  preuves?  dit  Arroyo. 

—  On  m'a  volé  mes  papiers. 

—  Tant  pis  pour  vous.  Holà!  femme,  continua  le  chef; 
viens  ici  ;  ce  sera  toi  qui  seras  chargée  de  faire  avouer  par 
le  fouet  à  cet  espion  les  coupables  desseins  qui  l'amènent 
parmi  nous. 

—  Tout  à  l'heure,  répondit  la  virago  que  don  Cornelio 
avait  aperçue  en  entrant ,  et  qui  était  la  femme  d' Arroyo  ;  le 
coyote  se  ranime  et  confesse. 

—  Qu'on  l'amène  ici,  »  reprit  le  guérillero. 

On  s'empressa  d'exécuter  cet  ordre,  et  l'on  détacha  le 
patient,  qu'on  fut  obligé  d'apporter;  car  il  ne  pouvait  se  sou- 


COSTAL  L'INDIEN.  361 

tenir.  C'était  un  jeune  homme  de  trente  ans  environ ,  dont 
une  cruelle  douleur  défigurait  le  noble  visage. 
«  Où  sont  tes  trésors?  demanda  la  virago. 
—  Où  est  ta  femme?  »  s'écria  le  mari. 
A  cette  question,  sa  hideuse  compagne  lui  lança  un  regard 
de  haine  jalouse  auquel  il  répondit  : 

«  La  femme  me  vaudra  de  son  père  une  riche  rançon ,  et 
c'est  pour  cela  que  je  la  veux.  » 

Le  jeune  Espagnol  indiqua  d'une  voix  à  peine  articulée 
une  chambre  retirée   de  l'hacienda.   Cette   chambre   avait 
échappé  aux  recherches  des  porteurs  de  torches  qui  explo- 
raient la  terrasse  et  les  corridors.  On  cessa  de  s'occuper  du 
!  capitaine  pour  courir  à  la  chambre  indiquée ,  et ,  quelques 
i  instants  après,  Bocardo  fut  de  retour.  Il  annonça  la  trouvaille 
•  d'un  baril  de  piastres;  mais  la  femme  avait  disparu. 

A  cette  nouvelle ,  un  éclair  de  joie  profonde ,  quoique 
contenue ,  se  laissa  voir  sur  la  figure  crispée  du  pauvre 
jeune  homme,  à  qui  ses  trésors  semblaient  peu  importer, 
pourvu  que  sa  femme  échappât  aux  outrages  des  bandits. 
!  L'émotion  qu'il  venait  d'éprouver  le  fit  évanouir  de  nouveau. 
I  Quant  à  don  Cornelio ,  il  se  rappela  le  blanc  fantôme  qu'il 
avait  vu  fuir  à  travers  les  arbres,  et  il  ne  douta  pas  que  ce 
ne  fût  la  proie  qu'on  cherchait  en  vain.  Cependant,  depuis 
quelques  instants,  il  se  sentait  tout  autre.  Les  vapeurs  vio- 
lentes de  l'alcool  qui  remplissaient  la  salle ,  l'odeur  acre 
des  torches  de  résine  lui  montaient-elles  au  cerveau ,  lui 
qui  de  sa  vie  n'avait  jamais  goûté  de  liqueurs  fortes?  Nous 
me  savons;  mais  il  se  sentait  animé  d'une  étincelle  de  ce 
i  feu  que  lui  communiquaient  les  yeux  de  flammes  de  Galeana, 
quand  il  combattait  à  côté  de  lui  sous  l'égide  de  sa  terrible 
lance. 

«  Seigneur  Arroyo  !  s'écria  don  Cornelio  d'une  voix  dont 
le  timbre  l'étonna  lui-même,  et  vous  qui  vous  faites  appeler 
le  colonel  des  colonels ,  vous  respecterez  l'envoyé  de  More- 


362  COSTAL  L'INDIEN. 

los ,  qui  est  chargé  de  vous  dire  que ,  si  vous  continuez  à 
déshonorer  par  d'inutiles  cruautés  la  cause  sainte  pour  la- 
quelle nous  combattons  en  chrétiens  sans  peur  et  non  en 
brigands ,  il  vous  fera  couper  en  quatre  quartiers ,  qui  se- 
ront exposés  aux  quatre  points  cardinaux.  » 

A  cette  terrible  et  insultante  menace ,  les  yeux  d'Arroyo 
brillèrent  de  colère  et  de  rage.  Quant  à  Bocardo,  il  se  trou- 
bla et  pâlit  au  nom  de  Morelos,  et  le  capitaine,  effrayé  de 
sa  propre  audace ,  mais  voulant  en  profiter  avant  qu'elle  ne 
s'évanouît ,  continua  : 

ce  Qu'on  fasse  venir  ici  le  nègre  et  l'Indien,  prisonniers 
comme  moi,  et,  s'ils  ne  reconnaissent  pas  que  je  suis  don 
Cornelio  Lantejas  ,  je  consens....  » 

Arroyo  bondit  vers  le  capitaine ,  et  d'une  voix  sourde  : 

ce  Malheur  à  vous  si  votre  langue  a  menti!  lui  dit-il;  je 
l'arracherai  pour  en  souffleter  les  joues  d'un  imposteur.  » 

Le  capitaine  se  trouvait  lancé  à  des  hauteurs  inconnues, 
et  il  ne  répondit  à  cette  horrible  menace  que  par  un  superbe 
sourire. 

Une  minute  après ,  Clara  faisait  son  entrée  dans  la  salle. 

«  Qui  est  cet  homme ,  chien  de  noir  ?  »  gronda  le  féroce 
Arroyo. 

Le  nègre  sourit  de  l'intelligence  qu'il  allait  déployer,  et 
montra  ses  dents  blanches  sur  sa  face  noire  d'un  air  satis- 
fait. 

«  C'est  le  seigneur  don  Lucas  Alacuesta ,  parbleu  !  »  répon- 
dit-il. 

Arroyo  laissa  échapper  un  rugissement  de  joie ,  lorsque 
Clara,  pour  cette  fois  trop  ponctuel  à  suivre  les  ordres  du 
capitaine ,  eut  jeté  le  nom  par  lequel  il  avait  remplacé  le 
nom  toujours  fatal  de  Lantejas. 

«  J'en  porte  encore  un  autre,  reprit-il  sans  rien  perdre 
de  la  fierté  de  sa  contenance. 

—  Don  Cornelio  Lantejas,  ajouta  Clara. 


COSTAL  L'INDIEN.  363 

—  Les  preuves!  les  preuves!  s'écria  le  guérillero  en  se 
promenant  comme  fait  le  tigre  dans  sa  cage  à  l'aspect  des 
spectateurs  qu'il  ne  peut  dévorer  ;  je  les  veux  tout  de 
suite.  » 

Un  violent  tumulte  se  fit  entendre  derrière  la  porte,  et, 
parmi  des  cris  confus ,  retentissait  la  voix  tonnante  de  Costal; 
un  homme  fut  ouvrir,  et  l'Indien  zapotèque  s'élança  au  milieu 
de  la  salle  un  couteau  ensanglanté  à  la  main,  tandis  qu'il 
portait,  roulé  au  bras  gauche  comme  une  espèce  de  bouclier, 
un  vêtement  dont  on  ne  pouvait  distinguer  la  forme.  Costal 
se  retourna  pour  faire  face  à  ses  agresseurs  ;  mais  ceux-ci 
se  tinrent  immobiles  devant  leur  chef,  et  l'un  d'eux  s'écria 
que  cet  Indien  venait  de  poignarder  un  des  leurs. 

cr  Je  l'ai  fait  pour  reprendre  mon  bien,  répondit  Costal, 
ou  pour  mieux  dire  celui  du  capitaine  Lantejas,  et  le  voici.» 

En  disant  ces  mots,  le  Zapotèque  déroulait  de  son  bras  le 
dolman  dont  la  perte  anéantissait  les  assertions  de  don  Cor- 
nelio ,  qui  reçut ,  avec  une  joie  que  l'on  concevra  sans  peine, 
cette  faveur  inespérée  du  sort. 

«Voici  mes  preuves!  »  s'écria-t-il.  Et  il  s'empressa  de 
retirer  ses  dépêches  par  une  large  ouverture  que  le  poignard 
de  Costal  avait  faite  dans  le  dolman  avant  d'arriver  au  corps 
du  Gaspacho.  Le  poignard  les  avait  traversées  d'outre  en 
outre ,  et  elles  étaient  tout  fraîchement  mouillées  du  sang 
du  ravisseur;  mais  elles  portaient  avec  elles  trop  de  preuves 
de  l'identité  du  capitaine  et  de  la  vérité  de  ses  assertions 
pour  qu'on  pût  les  méconnaître. 

Les  noms  de  Galeana  et  de  Morelos  furent  pour  lui ,  au 
milieu  de  ce  repaire  de  bandits,  comme  le  souffle  de  Dieu 
pour  Daniel  dans  la  fosse  aux  lions. 

Les  deux  féroces  guérilleros  s'inclinèrent  devant  ces  noms 
craints  et  respectés. 

«  Allez-vous-en,  ait  Arroyo;  mais,  croyez-moi,  ne  vous 
vantez  jamais  devant   personne  de  m'avoir  tenu  l'arrogant 


364  COSTAL  L'INDIEN. 

langage  que  votre  bouche  a  proféré.  Quant  au  seigneur  Mo- 
relos,  dites-lui  que  phacun  combat  suivant  sa  nature,  et 
que,  malgré  ses  menaces,  je  ne  saurais  changer  la  mienne. 

—  Vous  ne  pourrez  rien  faire  de  ce  dolman,  ajouta  Bo- 
cardo,  et  moi  je  trouverai  moyen  de  le  faire  raccommoder.  » 

Arroyo  lança  un  regard  de  mépris  à  son  associé ,  et 
après  ces  adieux ,  qui  révélaient  le  caractère  des  deux  ban- 
dits, le  premier  donna  l'ordre  de  rendre  aux  trois  prison- 
niers les  armes  et  les  chevaux  qu'on  leur  avait  pris ,  puis  il 
ajouta  : 

«  Que  six  cavaliers  se  mettent  en  selle  pour  ramener  la 
fugitive;  qu'on  bride  mon  cheval,  car  j'irai  avec  eux,  et 
vous  aussi,  Bocardo,  vous  nous  accompagnerez.  » 

Bocardo  ne  répliqua  rien  ;  mais  il  n'en  fut  pas  de  même 
de  la  femme  d'Arroyo. 

«  Qu'avez-vous  affaire  de  cette  coureuse?  dit-elle  d'un 
ton  aigre;  n'avez-vous  pas  le  baril  de  piastres? 

—  Je  vous  ai  dit  que  je  la  voulais,  reprit-il  l'œil  enflammé 
de  colère  et  .de  désir ,  afin  de  tirer  une  rançon  de  son  père  ; 
vous  resterez  ici  pour  veiller  au  trésor.  J'irai,  ajouta-t-il 
avec  un  blasphème,  et  vous  le  trouverez  bon ,  sinon....  » 

Le  bandit  tira  son  poignard  avec  un  geste  si  menaçant , 
que  la  femme  n'osa  plus  s'opposer  aux  volontés  de  son 
mari. 

Pendant  ce  temps,  don  Cornelio  et  ses  deux  compagnons 
s'empressaient  de  quitter  l'hacienda  pour  gagner  le  lac  d'Os- 
tuta  ;  car  il  était  dix  heures  du  soir ,  et  la  lune  devait  se 
lever  à  minuit. 

Quant  au  malheureux  don  Fernando,  personne  ne  pen- 
sait à  lui  prodiguer  les  soins  que  son  horrible  état  récla- 
mait. 

Toutefois ,  avant  d'accompagner  don  Cornelio  au  lac  mys- 
térieux et  à  la  montagne  enchantée ,  nous  devons  revenir 
vers  Gaspar,  le  messager  de  Gertrudis,  le  Zapote  son  com- 


COSTAL  L'INDIEN.  303 

père  et  le  colonel  Très  Villas,  que  nous  avons  laissé  dans 
les  fourrés  de  bambous  du  fleuve. 


CHAPITRE  VI. 

Où  Juan  el  Zapote  sent  sa  vertu  chanceler. 

Nous  avons  dit  que  Caldelas  et  don  Rafaël  avaient  fortifié 
l'hacienda  del  Valle  de  façon  à  la  rendre  capable  de  résister 
à  toutes  les  forces  de  l'insurrection  dans  la  province.  Indé- 
pendamment de  trois  pièces  de  campagne  fournies  par  le 
gouverneur  d'Oajaca ,  don  Rafaël  avait  obtenu  que  le  gou- 
vernement espagnol  se  chargeât  de  la  paye  des  hommes  de 
la  garnison,  au  nombre  d'une  centaine  environ ,  en  lui  lais- 
sant le  commandement  en  chef. 

Cette  charge ,  peu  onéreuse  du  reste  au  trésor  du  vice-roi, 
eût  excédé  les  moyens  du  colonel  ;  sa  fortune,  quoique  assez 
considérable,  n'eut  pas  suffi,  ccmme  on  le  pense  bien,  à 
l'entretien  et  à  l'équipement  de  ses  soldats  pendant  près  de 
deux  ans. 

La  solde  était  par  elle-même  fort  modique  :  mais  les  droits 
de  péage  payés  par  tout  le  commerce  qui  se  faisait  entre 
Puebla  et  Oajaca,  et  que  prélevait  le  commandant  de  l'ha- 
cienda, la  doublaient  et  au  delà,  d'où  il  résultait  que  la 
garnison  ne  songeait  nullement  à  se  plaindre  de  la  longueur 
ni  des  fatigues  d'un  service  aussi  bien  rétribué. 

Le  lieutenant  Yeracgui,  homme  brave,  entreprenant  et 
actif,  chargé  du  commandement  en  l'absence  du  colonel, 
s'était  contenté  depuis  longtemps  de  se  tenir  sur  la  défen- 
sive, jusqu'au  moment  où  il  avait  appris  et  fait  savoir  à 


366  COSTAL  L'INDIEN. 

don  Rafaël  que  la  guérilla  d'Arroyo  était  de  retour  dans  la 
province.  Il  avait  résolu  alors  d'en  finir  avec  elle ,  s'il  était 
possible. 

Cependant ,  comme  il  était  assez  intéressé  et  fort  peu 
scrupuleux,  tout  brave  qu'il  fût,  il  ne  s'était  pas  pressé  de 
mettre  ses  projets  à  exécution.  Il  était  bien  aise  de  laisser 
Àrroyo  s'enrichir  et  s'engraisser  de  pillage ,  pour  tirer  à  la 
fois  honneur  et  profit  de  la  déroute  du  guérillero.  En  sa 
qualité  d'Espagnol ,  peu  lui  importait  que  les  créoles  fussent 
rançonnés,  si  le  fruit  des  rapines  d'Arroyo  devait  grossir  ses 
prises.  Ses  soldats  partageaient  complètement  sa  manière 
de  voir ,  et  ceci  servira  à  expliquer  comment  il  s'était  borné 
jusqu'alors  à  la  sortie  dans  laquelle  il  avait  tué  ou  pris  et 
fait  pendre  une  dizaine  de  bandits. 

Le  lieutenant  Veraegui  se  trouvait  dans  ces  dispositions 
de  neutralité  philosophique ,  lorsque ,  le  matin  de  ce  môme 
jour  où  don  Rafaël  tâchait  de  se  dérober  à  la  poursuite  des 
hommes  d'Arroyo,  un  message  du  gouverneur  d'Oajaca  lui 
était  parvenu. 

Ce  message  lui  intimait  l'ordre  d'avoir  à  en  finir  le  plus 
tôt  possible  avec  les  brigands  qui  infestaient  la  province,  et 
lui  annonçait  l'arrivée  d'un  renfort  d'une  soixantaine  d'hom- 
mes des  milices  provinciales  pour  le  soir  même. 

Le  Catalan  maugréa  quelque  peu  à  la  réception  de  cet 
ordre,  qui  le  forçait  à  diminuer  ses  bénéfices  en  hâtant 
l'exécution  de  ses  projets  ;  mais  il  ne  songea  pas  un  instant 
à  y  désobéir.  Seulement,  son  humeur,  naturellement  peu 
endurante  à  l'égard  des  insurgés,  ne  s'adoucit  pas  de  ce 
contre-temps ,  et  ne  présageait  rien  de  bon  pour  ceux  qui 
auraient  le  malheur  de  tomber  entre  ses  mains. 

Si  l'on  ajoute  à  cela  que  le  message  basait  cette  injonc- 
tion d'en  finir  au  plus  vite  avec  la  bande  d'Arroyo,  sur  la 
nouvelle  de  la  marche  prochaine  de  Morelos  sur  Oajaca,  de 
la  levée  du  siège  de  Huajapam  et  de  la  déroute  complète  des 


COSTAL  L'INDIEN.  367 

assiégeants ,  on  concevra  combien  le  lieutenant  catalan  se 
reprocha  la  mansuétude  dont  il  avait  usé  envers  les  quatre 
bandits  qu'il  avait  fait  pendre  par  le  cou  ,  au  lieu  de  les 
faire  pendre  par  les  pieds,  comme  leurs  trois  compagnons. 

Une  heure  environ  après  le  passage  du  capitaine  Lantejas 
devant  l'hacienda  del  Valle ,  et  quelques  minutes  seulement 
après  que ,  grâces  aux  ombres  de  la  nuit ,  les  têtes  suspen- 
dues à  la  porte  purent  être  enlevées  par  ordre  d'Àrroyo , 
deux  individus  s'approchèrent  des  murs  crénelés  du  manoir 
de  don  Rafaël. 

Ces  deux  hommes  étaient  le  messager  Gaspar  et  son  com- 
père Juan  ei  Zapote ,  qui  avaient  attendu  l'obscurité  pour  se 
glisser  jusqu'à  l'hacienda .  de  crainte  de  tomber  le  jour  entre 
les  mains  des  guérilleros  qui  la  bloquaient. 

Tous  deux  s'étaient  tenus  cachés  jusqu'au  delà  du  cou- 
cher du  soleil,  et  ils  avaient  d'autant  moins  -couru  de  risque 
ie  se  faire  prendre  par  les  gens  d'Arroyo,  qu'on  sait  que 
:elui-ci  les  avait  rappelés  pour  concentrer  toutes  ses  forces 
sur  San  Carlos. 

«  Je  ne  vois  personne  autour  de  nous ,  ma  foi  !  tout  est 
lésert  par  ici,  dit  le  Zapote  quand  tous  deux  furent  parve- 
ms  à  l'entrée  de  la  longue  allée  de  frênes  qui  précédait 
'hacienda.  Selon  toute  probabilité,  mes  ex-compagnons  ont 
evé  le  siège.  Pourquoi? 

—  Peu  nous  importe,  répondit  Gaspar;  l'essentiel  est  que 
ious  voici  en  sûreté  sous  ces  arbres,  et  que  dans  une  minute 
lous  serons  dans  l'hacienda. 

—  C'est  égal;  j'aime  à  me  rendre  compte  des  choses  de 
e  monde. 

— ■  Bah!  avançons  toujours,  dit  Gaspar. 

—  Doucement,  compadre;  il  est  des  précautions  à  prendre, 
i  la  vertu  est  lucrative,  encore  faut-il  la  pratiquer  avec  intel- 
gence,  et  ma  tournure....  toute  militaire  pourrait  paraître 
aspect  e  aux  sentinelles  :  un  coup  de  fusil  est  si  vite  lâché  ! 


368  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Il  est  de  fait,  mon  cher  Zapote,  que  tu  as  une  diable 
de  physionomie  dont  tu  devrais  tâcher  de  te  défaire. 

—  C'est  la  mauvaise  compagnie  qui  a  déteint  sur  moi; 
j'ai  eu  tant  de  malheurs! 

—  Eh  bien  !  je  vais  m' avancer  seul  et  me  faire  recon- 
naître de  la  sentinelle;  puis  je  t'introduirai  comme  un 
homme  dévoué  à  don  Rafaël  Très  Villas ,  et  qui  s'offre  pour 
le  délivrer. 

—  Justement,  pourvu  que  le  colonel  vive  encore. 

—  Qui  va  là?  cria  la  voix  retentissante  d'une  sentinelle. 

—  Gcnte  de  paz  '  !  repartit  Gaspar  en  s'avançant  seul , 
tandis  que  son  compagnon,  par  une  défiance  exagérée  de 
sa  physionomie  martiale ,  puisqu'il  faisait  nuit ,  se  mettait 
instinctivement  à  l'abri  derrière  le  tronc  d'un  gros  frêne. 

—  Passez  au  large  !  reprit  la  sentinelle. 

—  J'apporte  des  nouvelles  importantes  du  colonel  Très 
Villas,  dit  Gaspar. 

—  Et  nous  voulons  les  communiquer  au  lieutenant  Verae- 
gui ,  ajouta  le  Zapote  sans  se  montrer. 

—  Ah!  et  combien  êtes-vous? 

—  Deux ,  répondit  Gaspar  à  la  sentinelle. 

—  Avancez  sans  crainte  alors.  » 

Les  deux  hommes  franchirent  l'allée  de  frênes,  après  quoi 
la  porte  s'ouvrit  devant  eux,  et,  seul  parmi  ses  anciens  com- 
pagnons d'armes  qui  bloquaient  naguère  l'hacienda,  le  Zapote 
put  voir  l'intérieur  de  la  forteresse. 

Des  sacs  de  terre ,  empilés  derrière  les  murs  d'enceinte , 
formaient  un  rempart  d'une  dizaine  de  pieds  de  largeur, 
jusqu'à  une  hauteur  suffisante  pour  que  les  soldats ,  debout 
sur  ce  contre-fort,  pussent  combattre  à  l'abri  du  feu  des 
assiégeants.  Des  almenas  ou  créneaux ,  qui  n'étaient  que  le 
prolongement  des  pilastres  de  la  muraille  d'enceinte ,  ache 

\.  Ami. 


COSTAL  L'INDIEN.  3G9 

vaient  de  donner  un  aspect  de  place  forte  à  l'hacienda  del 
Valle.:  ••'. 

Une  seule  pièce  de  canon  avait  été  hissée  sur  le  rempart 
intérieur,  et  les  deux  autres,  chargées  jusqu'à  la  gueule, 
reposaient  sur  leurs  affûts  derrière  la  porte  massive ,  au  cas 
où  l'on  fût  parvenu  à  l'enfoncer  du  dehors,  ou  bien  encore  en 
ouvrant  tout  à  coup  les  ventaux,  pour  vomir  un  double 
flot  de  mitraille  dans  toute  la  longueur  de  l'allée  d'arbres. 

En  outre,  des  meurtrières  avaient  été  pratiquées  près, de 
cette  porte  pour  en  défendre  l'approche ,  et  il  en  avait  été 
ouvert  également  dans  toute  la  longueur  des  quatre  murs 
d'enceinte. 

Le  lieutenant  Veraegui  était  occupé  à  jouer  aux  cartes 
dans  sa  chambre,  située  au  rez-de-chaussée  ,  avec  un  jeune 
alferez.  A  côté  de  lui ,  sur  la  table ,  se  dressait  une  bouteille 
de  l'eau-de-vie  formidable  de  Barcelonne ,  pays  de  l'officier, 
blanche  et  forte  comme  l'alcool ,  escortée  de  deux  verres  et 
d'une  pile  de  cigares  de  la  Havane. 

Juan  el  Zapote  ne  put  s'empêcher  d'éprouver  un  mo- 
ment de  malaise  quand,  des  yeux  du  lieutenant  enchâs- 
sés sous  d'épais  sourcils  grisonnants  comme  ses  longues 
moustaches ,  un  regard  inquisiteur  jaillit  et  l'enveloppa  tout 
entier. 

Le  Catalan  était  un  soldat  de  fortune ,  rude  et  grossier 
comme  à  son  début,  trapu,  taillé  pour  porter  l'armure  plutôt 
que  l'uniforme  de  drap. 

De  l'examen  du  Zapote,  les  yeux  gris  du  lieutenant  pas- 
sèrent à  celui  de  Gaspar,  dont  il  se  rappela  tout  de  suite  la 
figure. 

«  Ah!  c'est  vous?  dit-il  en  s'adressant  au  dernier;  vous 
.  avez  vu  le  colonel  et  vous  m'apportez  de  ses  nouvelles  ? 
Est-il ,  grâce  à  Dieu ,  de  ceux  qui  ont  échappé  au  désastre 
de  Huajapam? 

—  Je  ne  sais  de  quelle  affaire  vous  voulez  me  parler.  Tout 
200  y 


370  COSTAL  L'INDIEN. 

ce  que  je  puis  dire,  c'est  qu'il  y  a  quelques  heures  il  était 
traqué  dans  le  bois ,  entre  la  route  de  Huajapam  et  l'Ostuta, 
par  les  bandits  d'Arroyo. 

—  Et  ce  n'est  qu'à  présent,  au  bout  de  plusieurs  heures , 
quand  il  n'en  faut  pas  plus  d'une  pour  venir  de  là-bas  ici., 
que  vous  venez  m'avertir  des  dangers  que  court  mon  colo- 
nel !  s'écria  le  vieux  lieutenant  avec  défiance  et  colère. 

—  Moi-même  j'étais  poursuivi  comme  lui  par  les  bandits 
avec  mon  compère  que  voici ,  et  nous  n'avons  pu  nous  échap- 
per plus  tôt. 

—  Ah!  je  vous  demande  pardon,  ainsi  qu'à  votre  com- 
père, que  j'aurais  plutôt  pris  pour  un  ami  d'Arroyo  que 
pour  son  ennemi.  Où  diable  ai-je  vu  votre  figure,  mon 
brave  ? 

—  J'ai  beaucoup  voyagé,  répondit  le  Zapote,  et  il  n'est 
pas  étonnant... 

—  Et  le  colonel  vous  a  prié  de  venir  vers  moi?  interrom- 
pit Veraegui. 

—  Je  l'ai  rencontré  sans  le  connaître;  je  n'ai  su  que  plus 
tard  que  c'était  lui. 

—  Voici  qui  devient  incompréhensible,  »  reprit  le  Cata- 
lan, dont  l'oeil  s'arma  encore  de  plus  de  défiance. 

Gaspar  raconta  au  lieutenant  comment ,  au  moment  où  il 
fuyait  lui-même  avec  son  compère ,  le  colonel  avait  sauté 
d'un  arbre  devant  eux,  et  comment  ils  s'étaient  séparés  sans 
le  connaître.  Jusque-là  tout  allait  bien,  mais  le  narrateur 
s'était  fourvoyé  dans  une  route  dangereuse  pour  le  Zapote; 
il  lui  restait  à  expliquer  comment  celui-ci  avait  appris  par 
ses  anciens  camarades  que  le  fugitif  qu'ils  venaient  de  voir 
était  don  Rafaël  lui-même. 

Gaspar  hésitait ,  et  les  regards  défiants  du  lieutenant  al- 
laient de  l'un  à  l'autre  des  deux  compagnons.  Le  Zapote  vint 
résolument  en  aide  à  son  compère. 

«  Mon  compadre,  fit-il,  n'ose  pas  déclarer  toute  la  vérité 


COSTAL  L'INDIEN.  371 

par  précaution  pour  moi,  et  je  la  dirai  à  sa  place.  Voici  le 
fait  :  en  sortant  d'ici  pour  aller  rejoindre  le  seigneur  don  Ra- 
faël devant  Huajapam,  mon  compère  a  été  pris  par  les  bat- 
teurs d'estrade  d'Arroyo ,  amené  à  son  camp ,  et  en  grand 
risque  de  perdre  la  vie  si...  par  égard  pour  notre  compa- 
dra-zgo  et  par  amitié  pour  lui,  je  n'eusse  consenti  à  le  sauver 
au  péril  de  mes  jours. 

— •  Vous  étiez  donc  dans  le  camp  d'Arroyo?  s'écria  le  lieu- 
tenant. 

• —  On  voit  parfois  un  agneau  parmi  des  loups ,  répondit 
le  Zapote  d'un  ton  de  componction. 

—  Oui,  quand  l'agneau  ressemble  au  loup  à  s'y  mé- 
prendre. 

—  A  tout  péché  miséricorde;  j'étais  un  agneau  fourvoyé , 
et  voilà  tout. 

—  Hum!  un  agneau  hurlant,  avec  griffes  et  dents  acé- 
rées. Enfin ,  continuez. 

—  J'ai  toujours  aimé  la  vertu,  reprit  le  Zapote,  et,  en 
ma  qualité  d'homme  vertueux,  j'étais  fort  dépaysé  parmi 
tous  ces  bandits,  quand  mon  compère  vint  m'offrir  l'occasion 
de  fuir  vertueusement.  » 

Le  grand  mot  de  vertu ,  que  le  Zapote  faisait  si  pompeuse- 
ment passer  par  les  formes  du  substantif-,  de  l'adjectif  et  de 
l'adverbe,  semblait  si  mal  sonnant  dans  sa  bouche,  que  le 
Catalan  s'écria  : 

«  Corbleu  !  cet  acte  de  vertu  devait  vous  être  bien  lu- 
cratif ! 

—  Rien  n'est  lucratif  comme  l'honnêteté,  c'est  mon 
axiome;  toujours  est-il  que,  si  je  n'avais  pas  servi  sous 
Arroyo,  les  anciens  compagnons  que  j'ai  rencontrés  dans  le 
bois  ne  m'eussent  pas  appris  que  ce  fugitif,  que  nous  ne 
connaissions  pas,  n'était  autre  que  don  Rafaël;  je  ne  serais 
pas  venu  vous  avertir  du  danger  qu'il  court ,  et  mon  corn- 
padre  eût  été  pendu  ou  fusillé. 


372  COSTAL  L'INDIEN. 

—  C'est  vrai  comme  l'Évangile,  dit  Gaspar. 

—  De  plus  ,  ajouta  le  Zapote,  si  le  colonel  est  parvenu 
à  se  sauver ,  comme  je  l'espère  ;  ce  sera  grâce  à  l'avis  que 
je  lui  ai  donné,  de  chercher  un  refuge  dans  les  bambous  de 
l'Ostuta. 

—  En  quel  endroit?  »  demanda  Veraegui. 

Le  Zapote  lui  décrivit  minutieusement  l'endroit  indiqué  ; 
puis  il  ajouta  en  finissant  : 

«  Du  reste,  j'aurai  l'honneur  de  vous  y  conduire  moi- 
même. 

—  C'est-à-dire  que  vous  et  votre  compère  vous  resterez 
en  otage  jusqu'au  retour  du  colonel;  je  me  défie  par  tempé- 
rament des  agneaux  qui  ont  habité  trop  longtemps  avec  des 
•loups.  Si  le  colonel  vit,  vous  vivrez  tous  deux;  s'il  est  mort... 
Qu'on  emmène  ces  deux  hommes  et  qu'on  les  garde  à  vue , 
dit  le  lieutenant  sans  achever  sa  phrase. 

—  Quoi!  moi  aussi?  s'écria  l'honnête  Gaspar  avec  un 
étonnement  peu  flatteur  pour  son  compère. 

—  Tant  pis  pour  vous  !  il  fallait  vous  rappeler  le  proverbe  : 
Mas  vale  ir  solo  que  no  mal  acompanado1.  » 

Les  soldais  emmenèrent  Gaspar  et  le  Zapote,  assez  décon- 
certé, malgré  son  axiome,  de  voir  son  premier  acte  de  vertu 
si  mal  récompensé. 

Le  lieutenant  avala  une  rasade  de  son  refino*  de  Cata- 
logne. 

«  Par  les  plaies  du  Christ!  s'écria-t-il,  j'en  finirai  cette 
nuit  avec  les  bandits  d'Arroyo,  et  je  donnerai  aux  cha- 
cals et  aux  vautours  une  curée  qui  les  gorgera  quinze  jours 
durant,  »  .... 

Sur  son  ordre ,  l'altérez  jeta  ses  cartes  et  courut  faire 
préparer  un   détachement  de  trente  hommes  pour  aller  à 

K.  Mieux  vaut  aller  seul  qu'en  mauvaise  compagnie.  —  2.  Eau-de- 
vie  très-forlè. 


COSTAL  L'INDIEN.  373 

bride  abattue  au  secours  du  colonel  et  battre  les  bords  du 
fleuve. 

En  ce  moment,  le  corps  de  milices  provinciales  échangeait 
le  mot  d'ordre  et  de  reconnaissance  avec  les  sentinelles  du 
rempart.  Le  gouverneur  tenait  sa  parole. 

Ce  nouvel  incident  retarda  le  départ  du  détachement,  et, 
pendant  que  le  lieutenant  Veraegui  prend  ses  dispositions 
pour  une  attaque  générale  ,  en  ne  laissant  que  le  nombre 
d'hommes  rigoureusement  nécessaire  à  la  garde  de  l'hacienda, 
nous  dirons  en  aussi  peu  de  mots  que  possible  ce  qui  était 
advenu  à  don  Rafaël. 

Du  milieu  des  foiurés  où  le  colonel  avait  trouvé  asile,  il 
avait  pu  voir,  à  travers  les  tiges  de  bambous ,  tous  les  mou- 
vements du  camp  d'Arroyo,  puis  lever  ce  même  camp,  et  les 
guérilleros  abandonner  les  abords  du  fleuve. 

Alors ,  quand  la  nuit  fut  tout  à  fait  close  et  que  les  plus 
tardives  étoiles  brillèrent  au  haut  du  ciel ,  le  colonel  sortit 
de  son  refuge  et  regarda  attentivement  autour  de  lui.  Tout 
faisait  silence  le  long  du  fleuve:  mais  bientôt  ce  silence  fut 
troublé  par  trois  hommes  qui  traversaient  le  gué ,  puis  par 
deux  autres  cavaliers  suivant  le  même  chemin  :  c'étaient 
d'abord  le  capitaine  Lantejas  avec  ses  deux  acolytes,  et  les 
deux  bandits  qui  rapportaient  au  capitaine  les  tètes  de  ses 
trois  soldats. 

Le  premier  soin  du  colonel ,  quand  il  se  vit  seul  enfin ,  fut 
de  retourner  à  l'endroit  du  bois  où  il  avait  attaché  le  Ronca- 
dor  en  dernier  lieu. 

Comme  son  maître  ,  le  cheval  avait  échappé  aux  recherches 
des  hommes  d'Arroyo  ;  mais  le  pauvre  animal  était  si  exté- 
nué de  fatigue  et  de  soif  surtout,  que  le  colonel  dut  regagner 
les  bords  du  fleuve  pour  le  désaltérer. 

La  prudence  le  conseillait  également,  car  l'Ostuta  se  trou- 
vait désert  ;  don  Rafaël  le  savait,  et  il  ignorait  si  les  abords  de 
l'hacienda  del  Valle  étaient  toujours  gardés. 


374  COSTAL  L'INDIEN. 

Pendant  que  le  cheval,  débridé,  trouvait  une  ample  pâ- 
ture dans  les  herbes  vertes  des  bords  du  fleuve,  don  Rafaël, 
de  nouveau  tapi  derrière  les  roseaux,  aperçut  un  homme 
qui  se  disposait  à  traverser  à  pied  le  gué  du  fleuve  pour  ve- 
nir de  son  côté. 

L'homme  était  seul ,  et ,  quel  qu'il  pût  être ,  don  Rafaël  se 
promit  de  ne  pas  le  laisser  passer  sans  l'interroger.  Quand 
le  piéton  prit  pied  sur  la  rive ,  le  colonel,  le  sabre  à  la  main, 
courut  vers  lui  en  lui  donnant  l'ordre  de  l'attendre ,  l'assu- 
rant qu'il  n'aurait  rien  à  craindre. 

L'homme  parut  néanmoins  fort  effrayé  de  cette  sommation 
et  de  la  présence  soudaine  du  colonel ,  dont ,  il  faut  l'avouer,. 
la  longue  lame  et  les  habits  déchirés  et  fangeux  n'avaient 
rien  de  fort  rassurant. 

«  Seigneur  Dieu!  s'écria  celui-ci,  laissez  passer  un  servi- 
teur qui  va  chercher  du  secours  pour  ses  maîtres. 

—  Quels  sont  vos  maîtres?  demanda  le  colonel  avec 
douceur. 

—  Ceux  de  l'hacienda  de  San  Carlos. 

—  Don  Fernando  Lacarra  et  dona  Mariana  Silva !  ? 

—  Vous  les  connaissez? 

—  Sont-ils  en  danger  ? 

—  Hélas!  reprit  le  serviteur,  leur  maison  est  pillée,  et  j'ai 
entendu  les  gémissements  de  mon  malheureux  maître  sous 
le  fouet  d'Arroyo... 

—  Quoi ,  encore  ce  misérable  !  interrompit  don  Rafaël  avec 
violence. 

—  C'est  toujours  lui  quand  il  y  a  quelque  crime  à  com- 
mettre. 

—  Et  votre  maîtresse  dona  Marianita?  » 


\  .  Au  Mexique  ,  la  femme  mariée  garde  le  nom  de  son  père  ,  con- 
trairement à  l'usage  de  France ,  où  elle  ne  porte  plus  que  celui  de  son 
mari. 


COSTAL  L'INDIEN.  375 

C'était  pour  Jui  arracher  la  révélation  de  l'endroit  où  elle 
était  cachée  que  le  brigand  infligeait  la  torture  du  fouet  à 
mon  maître;  heureusement  j'ai  pu  la  soustraire  à  sa  bruta- 
lité en  l'aidant  à  fuir  par  la  fenêtre  de  la  chambre  où  elle 
était  cachée;  puis  j'ai  fui  après  elle,  et  je  vais  demander 
secours  à  l'hacienda  del  Valle,  dont  les  généreux  défen- 
seurs ne  permettront  pas  qu'on  viole  impunément  les  lois  de 
la  guerre. 

«  Les  abords  en  sont  donc  libres?  demanda  le  colonel. 

—  Sans  doute;  toute  la  troupe  des  bandits  est  concentrée 
clans  San  Carlos. 

—  Eh  bien ,  venez  avec  moi  !  s'écria  don  Rafaël,  et  je  vous 
promets  une  vengeance  aussi  prompte  que  sanglante  !  » 

Sans  s'expliquer  davantage,  le  colonel  brida  son  cheval, 
le  monta  sans  selle  (on  se  souviendra  qu'il  l'avait  aban- 
donnée dans  le  bois),  et  aida  le  domestique  à  se  mettre 
en  croupe  derrière  lui  ;  puis  tous  deux  s'éloignèrent  au  grand 
trot. 

«  Et  dans  quel  endroit  se  sera  réfugiée  \otre  maîtresse? 
demanda  don  Rafaël  au  bout  de  quelques  instants  de  si- 
lence. 

—  Dans  le  trouble  où  j'étais,  je  n'ai  pas  pensé  à  lui  indi- 
quer l'hacienda  où  nous  allons;  je  l'ai  engagée  à  chercher  un 
refuge  dans  les  bois  voisins  de  San  Carlos  ;  mais  l'important 
est  qu'elle  ait  pu  échapper  aux  griffes  d'Arroyo.  Pauvre 
jeune  femme!  elle  était  si  heureuse  ce  matin!  reprit  le  do- 
mestique avec  un  soupir;  elle  attendait,  dans  le  courant  de 
cette  journée  fatale,  son  père  et  sa  sœur,  qu'elle  n'avait  pas 
vus  depuis  près  d'un  an.  » 

Le  colonel  ne  put  s'empêcher  de  frémir  des  pieds  à  la 
tête. 

«  Êtes-vous  sûr  que  don  Mariano  et  doua  Gertrudis  dus- 
sent venir?  s'écria-t-il  avec  angoisse. 

—  Une  lettre  annonçait  leur  arrivée  pour  aujourd'hui  du 


376  COSTAL  L'INDIEN. 

moins.  Pourvu  qu'ils  ne  tombent  pas  au  milieu  de  ces  hom- 
mes de  sangî  Et  dire  que  cet  Arroyo  est  un  ancien  serviteur 
du  père  de  ma  pauvre  maîtresse.  § 

—  Espérons!  dit  le  colonel  avec  effort. 

—  Peut-être  aussi  la  faiblesse  de  dona  Gertrudis  aura-t-elle 
été  cause  d'un  retard  de  deux  ou  trois  jours  dans  son  voyage  ; 
c'est  ce  qu'il  y  aurait  de  plus  heureux. 

—  Que  dites-vous?  doha  Gertrudis  serait  donc  malade? 

—  Eh  quoi  !  répondit  le  serviteur  de  don  Fernando,  vous 
qui  semblez  la  connaître,  ignorez-vous  donc  qu'elle  n'est 
plus  que  l'ombre  d'elle-même,  et  qu'un  chagrin  secret  la 
mine  et  la  dévore...  Mais  qu'avez -vous  à  trembler  ainsi?  re- 
prit-il en  sentant ,  sous  son  bras  passé  autour  du  colonel , 
les  secousses  nerveuses  qui  l'agitaient. 

—  Ce  n'est  rien,  répliqua  précipitamment  don  Rafaël;  et 
dites-moi....  connaît-on  la  cause....  de  ce  chagrin  pro- 
fond ? 

—  Qui  ne  le  connaît  ?  Dona  Gertrudis  aimait  un  jeune  of- 
ficier au  point  que,  dit-on,  elle  n'avait  pas  hésité  à  faire 
vœu  de  couper  sa  chevelure  si  celui  qu'elle  aimait  échap- 
pait à  un  grand  danger.  Le  sacrifice  a  été  consommé,  et 
cependant,  celui  qui  devait  peut-être  la  vie  à  ses  prières  l'a 
oubliée. 

—  Eh  bien?  reprit  don  Rafaël  d'une  voix  entrecoupée. 

—  Eh  bien  !  la  pauvre  jeune  fille  meurt  lentement  de  cet 
oubli....  et  voilà  tout....  Ah  !  seigneur  cavalier,  vous  êtes 
malade,  vous  dis-je,  continua  le  domestique;  je  sens  votre 
cœur  bondir  sous  mon  bras  comme  s'il  voulait  s'échapper  de 
votre  poitrine;  ralentissez  l'allure  de  votre  cheval. 

—  C'est  vrai;  j'étouffe,  -répondit  péniblement  don  Rafaël; 
je  suis  sujet  à  des  palpitations....  à  des....  » 

Le  colonel  chancelait  sur  son  cheval,  et  son  compagnon  fut 
obligé  de  le  soutenir  pour  qu'il  ne  tombât  pas. 

«  Merci,  mon  ami,  merci  !  reprit  enfin  d'une  voix  faible 


COSTAL  L'INDIEN.  377 

le  colonel,  dont  la  vigueur  herculéenne  ployait  sous  le  poids 
de  son  émotion;  je  me  sens  mieux....  continuez  cette  his- 
i  toire....  elle  m'intéresse....  Cet  homme  avait-il  donc  dit  à.... 
dona  Gertrudis  qu'il  ne  l'aimait  plus  ?  En  aimait-il  une 
autre  ? 

—  Je  ne  sais. 

—  Ne  pouvait-elle  lui  faire  savoir....  par  un  message  con- 
venu.... qu'il  devait  revenir  vers  elle,  fût-il  au  bout  du 
monde?  Peut-être  alors....  s 

Don  Rafaël  n'osait  achever ,  car  un  espoir  longtemps 
comprimé  commençait  à  envahir  son  cœur  avec  trop  de 
force  pour  qu'il  ne  craignît  pas  de  le  voir  détruire  tout  à 
coup. 

«  Vous  m'en  demandez  plus  que  je  n'en  sais ,  en  vérité, 
répondit  le  domestique;  je  vous  ai  dit  tout  ce  que  j'ai  appris 
à  ce  sujet.  » 

Le  colonel  étouffa  un  soupir  et  n'insista  plus;  seulement, 
sous  la  pression  nerveuse  de  ses  jambes,  leRoncador,  malgré 
le  double  poids  qu'il  portait,  s'élançait  au  galop  vers  l'ha- 
cienda del  Valle. 

<c  Connaissez-vous  le  nom  de  cet  officier  qu'aimait  dona 
Gertrudis?  reprit-il  après  quelques  minutes  de  cette  course 
rapide. 

—  Je  l'ignore  aussi,  répondit  le  domestique;  mais,  à  sa 
olace ,  je  ne  laisserais  pas  ainsi  mourir  d'amour  une  jeune 
ille  aussi  belle  qu'on  le  prétend,  car  je  ne  l'ai  jamais  vue.  » 

Ce  furent  les  derniers  propos  qu'échangèrent  les  deux 
cavaliers  à  ce  sujet;  peu  d'instants  après,  ils  arrivaient  à 
'entrée  de  l'allée  de  frênes,  où  la  voix  des  sentinelles  les 
nrrêta. 

«  Dites  au  lieutenant  Veraegui,  s'il  vit  encore,  que  c'est  le 
olonel  Très  Villas  !  »  s'écria  don  Rafaël. 

Le  son  des  clairons  ne  tarda  pas  à  retentir  dans  l'intérieur 
le  l'hacienda  en  signe  d'allégresse  du  retour  du  commandant 


378  COSTAL  L'INDIEN. 

en  chef,  tandis  que  le  domestique  de  don  Fernando  se  lais- 
sait glisser  à  terre  avec  force  excuses  d'avoir  méconnu  le 
grade  de  son  compagnon  de  cheval. 

«  C'est  peut-être  moi  qui  serai  votre  obligé,  répondit  le 
colonel,  car  j'aurai  à  vous  charger  d'un  message....  impor- 
tant. » 

Le  domestique  s'inclina,  et,  tandis  que  le  lieutenant  Ve- 
raegui  s'avançait  avec  deux  alferez  et  des  soldats  porteurs  de 
torches  à  la  rencontre  du  chef  de  la  garnison,  il  prenait  res- 
pectueusement la  bride  de  son  cheval. 

En  entrant  dans  l'hacienda,  don  Rafaël  ne  se  doutait  pas 
des  vœux  ardents  que  faisaient  pour  son  salut  le  messagerde 
dona  Gertrudis  et  son  compagnon,  à  qui  sa  vertu  de  fraîche 
date  paraissait  devoir  être  si  peu  profitable. 


CHAPITRE    VII. 

Le  révérend  capitaine. 

C'était  une  singulière  époque  que  celle  de  la  guerre  de 
l'indépendance  mexicaine,  où,  de  part  et  d'autre,  on  com- 
battait au  nom  de  la  religion  menacée,  sans  qu'il  y  eût  ce- 
pendant de  dissidence  religieuse  d'aucun  côté;  où  chaque 
parti  reconnaissait  la  Vierge  comme  généralissime,  et  où  des 
prêtres  se  faisaient  généraux  de  division  sous  ses  ordres. 

Dans  plusieurs  villes  on  avait  déjà  formé,  soit  en  faveur  de 
l'insurrection,  soit  contre  elle,  des  régiments  de  moines  de 
toutes  couleurs,  et  à  Oajaca  l'évêque  Bergosa  ne  manqua  pas 
de  suivre  cet  exemple.  Pour  suppléer  au  petit  nombre  de 
troupes  qui  gardaient  la  capitale  de  la  province,  il  avait  levé 


COSTAL  L'INDIEN.  379 

un  corps  de  milice  ecclésiastique  composé  d'abord  exclusive- 
ment de  prêtres  ;  mais  le  gouverneur  Bonavia,  celui  qu'on  a 
vu  échouer  au  siège  de  Huajapam,  accordant  peu  de  confiance 
à  cette  milice  de  soutane,  avait  obtenu  del'évêque  la  permis- 
sion de  la  renforcer  de  quelques  bataillons  d'ouvriers  militai- 
rement organisés,  à  la  condition  toutefois  que  les  officiers 
seraient  choisis  parmi  les  moines  et  les  curés. 

C'était  un  détachement  de  cette  milice  que  Bonavia  en- 
voyait ce  soir-là  au  lieutenant  Veraegui.  La  troupe  était 
rangée  dans  la  cour  au  moment  où  don  Rafaël  y  pénétra  ,  es- 
corté de  son  lieutenant  ,  de  ses  alferez  et  des  soldats  portant 
des  torches  à  la  main. 

Le  colonel,  quoique  excellent  catholique,  mais  militaire 
avant  tout,  partageait  le  dédain  du  général  Bonavia  pour  ces 
prêtres  soldats,  et  il  eut  besoin  de  faire  un  effort  sur  lui- 
même  pour  accueillir  convenablement  le  chef  du,  bataillon 
provincial  qui  s'avançait  à  sa  rencontre. 

C'était  un  dominicain  grand  et  maigre,  au  froc  mi-parti  de 
aoir  et  de  blanc,  surmonté  de  deux  épaulettes  à  graine  d'é- 
oinards  et  sanglé  d'un  ceinturon  qui  soutenait  son  sabre  et 
deux  pistolets. 

Ce  qui  frappa  le  plus  désagréablement  le  colonel ,  accou- 
tumé déjà  à  ces  bizarreries,  fut  un  singulier  ornement  ser- 
vant de  cocarde  au  vaste  sombrero  noir  du  dominicain. 

«  Quelle  diable  de  cocarde  portez-vous  là,  révérend  capi- 
taine ?  lui  demanda  don  Rafaël  un  peu  brusquement,  lorsque 
e  moine  lui  eut  été  présenté. 

—  Ceci  ?  reprit  Fray  Tomas  de  la  Cruz  (c'était  le  nom  du 
dominicain)  en  ôtant  son  chapeau  pour  mieux  faire  voir  à 
ia  lueur  des  torches  les  ornements  dont  son  feutre  était 
'ehaussé  ;  ce  sont  tout  simplement  les  oreilles  d'un  coquin 
l'Indien  à  qui  j'ai  daigné  faire  la  chasse  le  long  de  la  route. 

—  Et  c'est  ainsi  que  vous  croyez  convertir  ces  malheureux 
\  votre  parti? 


380  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Celui-ci  du  moins,  reprit  le  moine  avec  un  agréable 
sourire ,  aura  prêté  ses  oreilles  à  la  bonne  cause.  » 

Un  éclair  de  colère  méprisante  brilla  dans  les  yeux  de  don 
Rafaël,  mais  il  en  contint  l'explosion  et  se  contenta  de  dire 
d'un  ton  sévère  au  dominicain  : 

«  Vous  êtes  prêt  à  marcher,  sans  doute  ? 

—  Tels  sont  les  ordres  du  gouverneur,  reprit  le  moine  d'un 
ton  gourmé. 

—  Tels  sont  les  miens,  révérend  capitaine,  et  je  vous 
prie  de  vous  souvenir  qu'ici  c'est  aux  miens  seuls  que  vous 
devez  obéir,  »  répliqua  le  colonel. 

Le  dominicain,  sentant  qu'il  n'était  pas  le  plus  fort,  s'in- 
clina sans  répondre. 

«  Nous  allions  précisément  nous  mettre  en  marche  à  la 
poursuite  des  bandits  d'Arroyo,  dit  le  Catalan. 

—  Et  vqus  savez  où  ils  sont? 

—  La  trace  d'Arroyo  est  toujours  facile  à  trouver. 

—  Je  le  sais,  moi,  reprit  le  colonel;  ce  brave  serviteur, 
qui  tient  la  bride  de  mon  cheval,  venait  implorer  votre  aide 
pour  venger  ses  maîtres  odieusement  traités  par  les  brigands 
que  nous  allons  surprendre  à  l'hacienda  de  San  Carlos.  Lieu- 
tenant Veraegui,  munissez-vous  d'autant  de  cordes  qu'on 
en  pourra  trouver;  qu'on  démonte  de  ses  affûts  une  des  pièces 
de  canon  et  qu'on  la  charge  à  dos  de  mulet  ;  nous  en  aurons 
besoin  pour  enfoncer  la  porte. 

—  Et  que  ferons-nous  des  cordes  ?  dit  le  lieutenant  avec 
un  sourire  d'intelligence. 

—  Nous  pendrons  ces  brigands  jusqu'au  dernier,  mon 
cher  Veraegui. 

—  Par  les  pieds  cette  fois  ;  car  vraiment,  quand  je  pense  à 
mon  absurde  indulgence.... 

—  Vous  en  avez  donc  épargné  quelques-uns  ?  interrompit 
le  colonel. 

—  J'ai  été  trop  bon  envers  quatre  d'entre  eux  que  j'ai 


COSTAL  L'INDIEN.  381 

pris  hier;  je  les  ai  pendus  par  le  cou,  et,  à  ce  propos,  mon 
colonel ,  il  va  ici  deux  drôles  qui  disent  avoir  à  vous  par- 
ler. 

—  Je  les  écouterai  plus  tard ,  à  mon  retour ,  répondit 
don  Rafaël,  bien  loin  de  soupçonner  qu'il  refusât  d'entendre 
celui  qui  lui  apportait  le  bonheur;  je  n'ai  que  trop  perdu  de 
temps  quand  les  malheureux  propriétaires  de  l'hacienda  de 
San  Carlos  comptent  les  minutes  avec  angoisse.  Je  ne  chan- 
gerai même  pas  de  costume  ;  qu'on  mette  à  mon  cheval  la 
première  selle  venue,  et  en  route  ! 

—  Sonnez  le  boute-selle  !  »  s'écria  le  lieutenant. 

Les  clairons  retentirent  de  nouveau  dans  l'hacienda,  et , 
pendant  qu'on  exécutait  les  ordres  du  colonel,  celui-ci  s'é- 
loigna en  prétextant  qu'il  voulait  être  seul  un  instant,  et,  ga- 
gnant le  jardin,  il  se  dirigea  vers  l'endroit  où,  deux  ans 
plus  tôt,  il  avait  déposé  le  corps  de  son  père. 

L'âme  encore  agitée  des  révélations  du  serviteur  de  don 
Fernando,  le  colonel  avait  besoin  d'un  instant  de  prière  et 
de  recueillement.  La  mort  de  son  père  avait  été  pour  lui  un 
malheur  doublement  fatal  ;  avec  le  temps,  la  première  amer- 
tume de  sa  douleur  s'était  apaisée;  mais  ni  les  mois  ni  l'ar- 
dente activité  de  sa  vie  n'étaient  parvenus  à  éteindre 
'amour  sans  espoir  qu'il  portait  partout  avec  lui.  Gertrudis 
partageait  encore  cet  amour,  elle  en  mourait,  lui  avait-on 
lit ,  et ,  dans  la  joie  douloureuse  qu'il  en  ressentait ,  il  allait 
mblier  que  son  père  n'était  pas  encore  vengé ,  comme  il  l'a- 
vait juré  ;  l'un  de  ses  meurtriers  ne  se  trouvait  séparé  de  lui 
me  par  une  faible  distance,  et  cependant  il  n'éprouvait 
[u'un  désir  insensé,  irrésistible,  celui  de  courir  d'abord  sur 
a  route  de  Oajaca  et  de  joindre  Gertrudis  pour  lui  dire  que 
mi  non  plus  ne  pouvait  vivre  sans  elle. 

Voilà  pourquoi  don  Rafaël  allait  chercher  sur  la  tombe  de 
on  père  la  force  nécessaire  pour  ne  pas  trahir  le  serment 
[u'il  avait  prononcé  sur  sa  tête. 


382  COSTAL  L'INDIEN. 

Laissons-le  un  instant  à  l'accomplissement  de  ce  pieux 
devoir. 

Gaspar  et  son  compère  Juan  el  Zapote  avaient  été  jetés 
sans  cérémonie  dans  une  chambre  au  fond  de  l'hacienda,  en- 
fermés à  clef,  et  une  sentinelle,  le  fusil  à  la  main,  se  pro- 
menait devant  leur  porte  pour  les  garder. 

Il  est  probable  que,  malgré  le  dénoûment  si  triste  et  sur- 
tout si  imprévu  de  leurs  espérances,  leur  mélancolie  se  fût 
évanouie,  s'ils  avaient  pu  mutuellement  se  contempler  et  voir 
l'étonnement  candide  empreint  sur  chacune  de  leurs  figures  ; 
mais  l'obscurité  profonde  dans  laquelle  ils  se  trouvaient 
plongés  leur  était  cette  dernière  consolation. 

Aussi  tous  deux  gardèrent-ils  longtemps  un  sombre  si- 
lence; plus  philosophe  que  son  compère,  ce  fut  le  Zapote  qui 
le  rompit  le  premier. 

«  Compadre  du  diable  !  s'écria-t-il  à  la  fin,  es-tu  con- 
vaincu maintenant  qu'il  en  cuit  autant  de  trop  parler  que  de 
trop  se  gratter  ? 

—  Est-ce  ma  faute,  à  moi,  répondit  Gaspar  exaspéré,  si 
ta  physionomie....  militaire,  comme  tu  l'appelles,  a  produit 
son  effet  habituel  ?  Je  t'avais  bien  dit  de  tâcher  de  la  laisser 
à  la  porte  de  l'hacienda. 

—  Ne  pouvais-tu  éviter  de  te  lancer  dans  des  histoires 
sans  fin,  qui  ont  donné  l'éveil  à  ce  damné  Catalan? 

—  Ta  figure  y  est  bien  pour  quelque  chose ,  de  par  tous 
les  diables! 

—  J'ai  l'air  militaire,  je  ne  le  dissimule  pas,  et  ta  sottise 
a  fait  le  reste.  Tu  as  vu  le  colonel  et  tu  l'as  reconnu  sans  le 
connaître.  Qu'avais-tu  besoin  de  ce  fatras  ?  ne  pouvais-tu 
conter  autrement  la  chose  et  dire  tout  simplement  que  le 
colonel  courait  le  plus  grand  danger,  que  nous  avions  tué  je 
ne  sais  combien  d'hommes  pour  l'y  soustraire,  et  qu'enfin  il 
nous  envoyait  chercher  du  secours  au  plus  vite  ?  On  nous 
aurait  fêtés,  régalés,   et  ta  niaiserie  est  cause  que  nous 


COSTAL  L'INDIEN.  383 

sommes  à  jeun  depuis  vingt-quatre  heures,  enfermés  sans 
lumière,  et  que,  si  le  colonel  est  mort,  je  perds  non-seule- 
ment la  récompense  de  ma  vertu,  mais  j'ai  encore  la  corde 
en  perspective. 

—  Et  moi  donc  ? 

—  Toi  !  cela  ne  me  regarde  pas ,  et  je  ne  sais  qui  me  re- 
tient de  te  donner  autant  de  gourmades  que  tu  as  dit  de  pa- 
roles de  trop. 

—  Je  persiste  à  dire  que  ta  physionomie....  » 

Le  son  du  clairon,  qui  annonçait  l'arrivée  du  corps  de  mi- 
lice provinciale  commandé  par  le  révérend  Fray  Tomas  de 
la  Cruz,  interrompit  Gaspar  et  vint  faire  une  heureuse  di- 
version au  courroux  du  Zapote,  sans  quoi  il  est  probable 
que,  pour  adoucir  leur  position,  les  deux  compères  se  fus- 
sent gourmés  à  outrance. 

«  Qu'est-ce-ci,  mon  ami  ?  cria  Juan  par  le  trou  de  la  ser- 
rure à  la  sentinelle,  dont  il  entendait  les  pas  mesurés  dans 
le  corridor. 

—  C'est  l'arrivée  d'un  bataillon  de  milice,  répondit  le 
soldat. 

—  Ah  !  j'espérais  que  c'était  celle  du  colonel.  Vous  savez 
que  ,  s'il  arrive,  on  nous  relâche  tout  de  suite. 

—  Je  le  sais.  » 

Les  deux  associés  gardaient  depuis  longtemps  le  silence, 
l'interrompant  toutefois  de  temps  en  temps  par  des  repro- 
ches, lorsque  les  clairons  retentirent  de  nouveau  avec  plus 
de  force. 

Le  Zapote  retourna  à  la  serrure. 

«  Ah!  maintenant  c'est  notre  bien-aimé  colonel,  j'en  suis 
sûr,  mon  cœur  me  le  dit,  cria-t-il  d'une  voix  pleine  de  ten- 
dresse; n'est-ce  pas,  mon  brave? 

—  Je  n'en  sais  rien,  reprit  la  sentinelle  ;  mais  vous  com- 
mencez à  m'importuner  furieusement.  Si  c'est  lui,  je  vous  le 
dirai.  » 


384  COSTAL  L'INDIEN. 

Le  mouvement  qui  s'opérait  dans  l'hacienda  gagna  bientôt 
le  corridor,  et  le  Zapote  entendit  le  factionnaire  échanger 
quelques  mots  avec  ses  camarades  tout  en  continuant  à  se 
promener. 

«  Mon  cœur  m'a  bien  dit,  n'est-ce  pas?  souffla  de  nouveau 
le  Zapote  par  le  trou  de  la  serrure. 

—  C'est  le  colonel ,  répondit  le  gardien. 

—  Ah!  mon  cœur  ne  me  trompe  jamais.  Gaspar,  entends-tu? 
c'est  le  brave  colonel.  Nous  allons  être  délivrés,  comblés  de 
caresses  et  de  quadruples.  Ah!  cher  compadre,  que  la  vertu 
est  une  belle  chose!  c'est  mon  axiome.  » 

Pendant  quelques  instants ,  le  Zapote  se  livra  aux  élans 
d'une  joie  folle;  puis  cette  joie  se  calma  et  devint  plus  grave; 
puis  il  s'impatienta;  l'incertitude  succéda  à  l'impatience  et  fut 
remplacée  à  son  tour  par  le  doute"  et  le  découragement,  carie 
temps  s'écoulait  et  personne  ne  venait  les  délivrer. 

«  Eh!  l'ami,  puisque  c'est  le  colonel,  ouvrez-nous  donc, 
dit  le  Zapote  d'une  voix  suppliante. 
c  —  Patience  !  répondit  le  factionnaire;  je  n'ai  pas  d'ordre.  » 

Mais ,  loin  de  prendre  patience ,  le  mélancolique  Zapote  la 
perdait  complètement,  et  il  remplit  l'air  de  ses  gémissements 
à  tel  point  que  la  sentinelle,  essayant  vainement  de  le  con- 
soler, finit  par  lui  promettre,  de  guerre  lasse,  que  si,  comme 
il  paraissait  probable,  le  colonel  s'éloignait  sans  le  voir,  puis- 
que après  tout  il  était  sain  et  sauf,  il  prendrait  sur  lui  de  leur 
donner  la  clef  des  champs. 

«  Et  la  fortune ,  »  reprit  le  Zapote  consolé. 

Le  moment  n'était  pas  éloigné  où ,  d'après  la  promesse  du 
soldat,  les  deux  aventuriers  allaient  être  libres;  car  tout  était 
prêt  pour  le  départ  de  la  troupe,  le  colonel  à  sa  tète. 

Une  mule  portait  l'affût  démonté  de  l'une  des  petites  piè- 
ces de  campagne,  dont  le  canon  était  attaché  en  travers  sur 
le  bât  d'une  seconde  bête  de  somme.  Quarante  hommes, 
choisis  parmi  les  plus  braves  des  soldats  del  Valle,  for- 


COSTAL  L'INDIEN.  385 

niaient,  avec  les  soixante  du  bataillon  provincial,  une  troupe 
de  cent  combattants ,  dont  la  moitié  environ  se  composait 
d'infanterie. 

Toutefois,  pour  rattraper  le  temps  perdu,  chaque  cavalier 
portait  un  fantassin  en  croupe. 

Au  signal  donné,  les  deux  battants  de  la  porte  crièrent  sur 
leurs  gonds,  et  l'on  se  mit  en  marche  au  grand  trot  et  en  si- 
lence. 

Une  dizaine  d'éclaireurs  précédaient  le  gros  des  cavaliers; 
puis,  à  leur  tête,  s'avançaient  le  colonel  et  le  lieutenant  Ve- 
raegui,  et,  chemin  faisant,  le  Catalan  rendait  brièvement 
compte  à  son  commandant  de  ce  qui  s'était  passé  pendant 
son  absence.  Absorbé  dans  ses  pensées,  don  Rafaël  ne  lui 
prêtait  qu'une  attention  distraite,  et,  quand  le  lieutenant  eut 
fini,  il  écouta  à  son  tour  les  ordres  du  colonel. 

Ce  fut  ainsi  qu'on  parvint  jusqu'au  gué  de  l'Ostuta,  qui  fut 
franchi  rapidement.  Quelques  pas  au  delà  du  fleuve ,  on  fit 
halte  pour  donner  à  l'arrière-garde  le  temps  de  rejoindre  la 
tète- de  la  colonne. 

De  ce  moment,  la  marche  fut  reprise  avec  plus  de  précau- 
tion, et  don  Rafaël  donna  l'ordre  qu'on  lui  amenât  le  domes- 
tique de  don  Fernando.  Quand  le  cavalier  qui  le  portait  en 
croupe  se  fut  approché  du  colonel  : 

«  Vous  qui  connaissez  les  lieux  mieux  que  personne,  dit 
don  Rafaël ,  pouvez-vous  nous  mener  par  quelque  chemin 
détourné,  et,  s'il  en  existe  un,  est-il  praticable  au  canon  que 
nous  apportons?  vous  sentez  que  c'est  important.  » 

Le  domestique  assura  qu'il  se  faisait  fort  de  conduire,  par 
une  route  de  traverse ,  toute  la  troupe  jusque  près  de  l'ha- 
cienda sans  qu'on  put  soupçonner  son  approche  ;  mais  que 
la  pièce  d'artillerie  ne  pouvait  y  rouler  facilement  sur  son 
affût. 

«  Prenez  donc  les  devants  avec  les  éclaireurs ,  continua 
le  colonel;  autant  que  possible,  il  faut  tâcher  de  surprendre 
200  % 


380  COSTAL  L'INDIEN. 

les  bandits  ;  nous  monterons  le  canon  quand  vous  nous  le 
direz.  » 

Le  domestique  obéit  et  se  mit  en  tète  ;  le  chemin  qu'il  fit 
suivre  tournait  la  base  des  hauteurs  au  sommet  desquelles, 
peu  d'heures  auparavant  T  le  capitaine  Lantejas  avait  aperçu 
l'hacienda  et  les  flammes  qui  brillaient  derrière  les  vitres. 

Le  silence  était  profond ,  et  aucun  indice  ne  signala  que 
l'approche  de  la  troupe  fût  entendue ,  lorsque  le  guide  quitta, 
son  poste  à  l'avant-garde  pour  revenir  vers  don  Rafaël. 

«  Ici,  dit-il,  il  n'y  a  plus  d'obstacle  pour  le  canon.  » 

On  fit  halte,  et  la  pièce  fut  replacée  sur  son  affût;  après 
quoi  la  marche  silencieuse  fut  reprise,  mais  en  trois  détache- 
ments différents  ;  car  on  était  dans  la  plaine  au  milieu  de  la- 
quelle s'élevait  l'hacienda  de  San  Carlos.  Le  colonel  se  ré- 
serva le  commandement  du  premier,  qui  devait  se  diriger 
en  droite  ligne  vers  la  porte  d'entrée  ;  Veraegui  et  Fray  To- 
mas  de  la  Gruz  prirent  les  deux  autres  pour  entourer  l'ha- 
cienda de  droite  et  de  gauche. 

Chacun  de  ces  deux  derniers  détachements  était  muni-  de 
grenades  pour  les  jeter  au  besoin  par-dessus  les  murs  ou  dans 
chacun  des  endroits  de  l'hacienda  où  les  bandits  pourraient 
essayer  de  se  retrancher  quand  le  canon  aurait  enfoncé  la 
porte  d'entrée. 

La  pièce  de  campagne,  par  conséquent,  accompagnait  le 
détachement  du  colonel,  qui  s'était  gardé,  dans  sa  haine 
mortelle  pour  Arroyo ,  le  poste  d'attaque  et  l'honneur  d'en- 
trer le  premier  les  armes  à  la  main. 

Ces  dispositions,  dans  lesquelles  les  trois  détachements 
s'avançaient  d'un  pas  égal ,  échappèrent  aux  sentinelles  pos- 
tées sur  la  terrasse  de  l'hacienda  pendant  tout  le  temps  que 
l'obscurité,  l'éloignement  et  les  arbres  de  la  plaine,  leur  dis- 
simulaient l'approche  de  l'ennemi;  mais  bientôt  les  royalistes 
entendirent  les  cris  d'alarme  qui  appelaient  la  garnison  à  la 
défense  commune 


COSTAL  L'JNDIEN.  387 

Ils  dédaignèrent  d'y  répondre,  et,  tandis  que  les  sentinel- 
les déchargeaient  leurs  armes  contre  eux ,  ils  continuèrent 
d'avancer  rapidement,  jusqu'au  moment  où  le  détachement 
commandé  par  don  Rafaël  s'ouvrit  tout  à  coup  en  démasquant 
la  pièce  de  canon ,  dont  un  boulet  jeta  bas  un  des  battants  de 
la  porte  d'entrée. 

En  même  temps,  les  grenades  allumées  brillèrent  dans  les 
ténèbres  et  tombèrent  dans  la  cour,  où  les  insurgés  se  for- 
maient confusément  en  rang. 

Quelques-unes  des  grenades  purent  être  éteintes  ;  mais  la 
plupart  éclatèrent  avec  fracas  entre  les  jambes  des  chevaux, 
qui ,  saisis  de  terreur,  échappèrent  à  leurs  cavaliers  en  les 
foulant  aux  pieds,  et  redoublèrent  le  désordre  au  milieu  du- 
quel les  cris  des  blessés  et  les  imprécations  de  fureur  des 
bandits  se  mêlaient  aux  détonations  répétées  de  nouveaux 
projectiles  qui  pleuvaient  par-dessus  les  murs. 

Une  explosion  plus  terrible  précéda  un  second  boulet  de 
canon,  qui  pénétra  par  l'ouverture  de  la  porte  et  traça  dans 
les  rangs  pressés  des  insurgés  une  épouvantable  trouée. 

«  Encore,  encore  !  cria  la  voix  de  don  Rafaël  ;  qu'on  jette 
bas  le  second  vantail  de  la  porte  !  » 

Deux  cavaliers  se  détachèrent  de  ses  côtés  et  furent  por- 
ter l'ordre  à  Fray  Tomas  et  au  lieutenant  Veraegui  de  s'éten- 
dre sur  le  devant  de  l'hacienda  en  demi-cercle,  dont  chaque 
extrémité  devait  le  rejoindre.  Telle  fut  la  rapidité  avec  la- 
quelle les  artilleurs  rechargèrent  leur  pièce,  que  les  deux  ca- 
valiers avaient  à  peine  eu  le  temps  de  s'éloigner,  qu'une 
troisième  explosion  gronda ,  et  que  le  dernier  battant  de  la 
porte  tombait  arraché  de  ses  gonds. 

De  nouvelles  grenades  éclataient  en  cet  instant  au  milieu 
de  la  cour,  où  les  insurgés,  privés  de  leurs  deux  chefs,  ne 
savaient  à  quel  parti  se  résoudre. 

On  se  souvient  qu'en  effet  Arroyo ,  accompagné  de  Bo- 
cardo,  devait  monter  à  cheval  pour  se  mettre  à  la  poursuite 


388  COSTAL  L'INDIEN. 

de  la  jeune  maîtresse  de  l'hacienda  de  San  Carlos,  ce  qui  avait 
été  exécuté. 

Sans  ordres  précis  qui  les  dirigeât,  les  insurgés  hésitaient 
sur  le  choix  des  moyens  de  défense.  Les  chefs  subalternes, 
troublés  de  la  responsabilité  dont  ils  étaient  chargés,  donnè- 
rent des  commandements  contradictoires.  Les  uns,  ce  fut  le 
plus  grand  nombre,  cédant  à  une  terreur  invincible,  ignorant 
à  combien  d'ennemis  ils  avaient  affaire,  et  pour  échapper  aux 
grenades  et  aux  boulets .  se  réfugièrent  dans  les  étages  su- 
périeurs. 

Les  plus  braves,  résolus  à  vendre  chèrement  leur  vie  et  à 
se  frayer  un  passage  pour  aller  rejoindre  leurs  chefs,  s'élan- 
cèrent par-dessus  les  débris  de  la  porte.  Mais  devant  eux 
s'ouvrit  un  demi-cercle  de  baïonnettes,  de  lances  et  de  ca- 
rabines, qui  se  resserra  pour  les  écraser. 

«  Où  est  ce  chien  d'Arroyo?  »  s'écriak  le  colonel  en  char- 
geant, l'épée  haute,  les  insurgés  qui  cherchaient  vainement 
à  entamer  le  cercle  qui  les  étreignait  ;  et,  sans  attendre  la 
réponse,  il  fendait  le  crâne  à  l'un  ou  jetait  l'autre  sans  vie  à 
ses  pieds  d'un  coup  de  pointe  de  sa  longue  épée  de  dragon. 
«  Pas  un  de  ces  bandits  ne  répondra!  poursuivait  le  co- 
lonel en  continuant  sa  terrible  besogne;  ni  prisonniers  ni 
merci ,  mes  braves  !  Tue  !  tue  ! 

—  Je  ne  pendrai  que  par  les  pieds  ceux  qui  se  rendront,  » 
dit  le  Catalan  à  haute  voix. 

Kn  dépit  de  cette  miséricordieuse  perspective,  aucun  des 
insurgés  ne  se  rendait,  et  bientôt  il  n'y  eut  plus  devant  la 
porte  et  dans  la  cour  de  l'hacienda  qu'un  monceau  de  cada- 
vres insensibles  à  la  clémence  de  Veraegui. 

Cependant  ni  Arroyo  ni  Bocardo  ne  se  trouvaient  parmi 
les  morts,  que  les  vainqueurs  visitaient  consciencieusement. 

«  Mais  où  est  donc  le  révérend  capitaine  Fray  Tomas  de 
la  Cruz?  demanda  le  vieux  lieutenant  en  s'approchant  du 
colonel ,  qui  surveillait  lui-même  ces  recherches  faites  par  ses 


COSTAL  L  INDIEN.  3S9 

ordres  parmi  tous  les  morts  entasses  ou  disséminés  dans  la 
cour. 

—  Avec  votre  permission,  je  crois  que  le  voici,  mon  colo- 
nel, »  dit  un  des  soldats  en  approchant  sa  torche  d'un  corps 
enveloppé  d'une  longue  robe  noire  et  blanche. 

C'était  en  effet  le  malheureux  dominicain,  dont,  par  un 
juste  retour  des  choses  d'ici-bas ,  une  balle  de  mousquet 
avait  enlevé  l'oreille;  ce  dont  il  ne  fût  pas  mort  sans  doute, 
si  une  partie  du  crâne  ne  l'eût  suivie. 

«  Que  Dieu  ait  son  âme!  dit  le  lieutenant  catalan,  quoi- 
que, pour  lui  emprunter  une  de  ses  dernières  facéties,  il  soit 
mort  en  prêtant  l'oreille  à  la  mauvaise  cause.  » 

Après  avoir  fait  en  peu  de  mots  l'oraison  funèbre  du  domi- 
nicain, Veraegui  jeta  un  coup  d'œil  mélancolique  sur  les  ca- 
davres étendus  devant  lui ,  et  parmi  lesquels  il  était  constant 
que  ne  se  trouvaient  ni  Arroyo  ni  son  associé. 

Les  royalistes  pensèrent  donc  que  les  deux  chefs  s'étaient 
réfugiés  dans  les  bâtiments  de  l'hacienda,  où  il  devenait  plus 
dangereux  de  les  poursuivre. 

«  Allons  !  s'écria  don  Rafaël  en  secouant  par  le  bras  le  Ca- 
talan toujours  absorbé  dans  sa  contemplation,  il  faut  en  finir 
avec  tous  ces  brigands,  et  surtout  avec  leurs  chefs;  ce  n'est 
pas  le  moment  de  s'apitoyer. 

—  Hélas  !  reprît  Veraegui  avec  un  soupir  de  regret ,  je 
pense  que  notre  provision  de  cordes  neuves  ne  nous  servira 
de  rien  :  car  ceux-ci  sont  bien  morts,  et,  quant  aux  autres, 
il  va  nous  falloir  les  brûler  dans  leur  repaire  ;  c'est  affli- 
geant. 

—  N'en  faites  rien,  seigneur  colonel,  dit  le  domestique  de 
don  Fernando  d'un  ton  suppliant;  mon  pauvre  maître  n'est-il 
pas  au  pouvoir  de  ces  bandits,  et,  s'il  est  vivant  encore, 
faut-il  qu'il  soit  brûlé  comme  eux?  Tous  ses  gens  en  outre  ne 
sont-ils  pas  prisonniers  comme  lui? 

—  Au  fait,  répondit  don  Rafaël  ému  de  pitié,  nous  ne  pou- 


390  COSTAL  L'INDIEN. 

von  s  songer  à  envelopper  dans  un  sort  commun  les  victimes 
et  les  bourreaux,  ni  à  faire  grâce  à  ces  misérables;  forcer 
ces  vipères  dans  leur  nid ,  c'est  nous  exposer  à  perdre  bien 
du  monde. 

—  C'est  embarrassant ,  en  effet ,  dit  le  lieutenant  ;  je  ne 
vois  qu'un  moyen  pour  obtenir  d'eux  qu'ils  nous  rendent 
leurs  prisonniers,  c'est  de  leur  proposer  l'amnistie;  je  veux 
dire  par  là  leur  offrir  de  les  pendre  de  la  manière  la  plus 
vulgaire.  Eh  !  mon  Dieu  oui ,  de  les  pendre  par  la  tête  :  les 
coquins  y  gagneront  encore. 

—  Il  est  douteux  toutefois  que  votre  offre  les  séduise,  mon 
cher  lieutenant,  reprit  don  Rafaël. 

—  Cependant.... 

—  Si  j'osais  donner  un  avis,  interrompit  le  domestique, 
je  proposerais  un  moyen  terme  qu'ils  accepteraient  peut- 
être. 

—  Parlez,  mon  ami,  dit  le  colonel.  .  . 

—  Voyons  donc  votre  moyen  terme,  qui  vaut  mieux  que 
le  marché  que  je  propose,  ajouta  Veraegui  d'un  ton  de  sus- 
ceptibilité dédaigneuse. 

—  La  femme  d' Arroyo  est  parmi  ces  misérables ,  reprit  le 
fidèle  serviteur  de  don  Fernando,  et,  quoiqu'elle  ne  vaille 
guère  mieux  que  le  plus  coquin  d'entre  eux,  c'est  une  femme, 
après  tout.  On  pourrait  lui  offrir  sa  grâce  en  cette  qualité,  si 
elle  consent  à  nous  amener  mon  pauvre  maître. 

—  C'est  un  pauvre  moyen  qui  ne  vaut  pas  le  mien ,  s'écria 
le  Catalan  ;  et ,  pour  chacun  de  vos  compagnons ,  faudra-t-il 
amnistier  un  bandit  ?  » 

Le  moyen  terme  proposé  était  inacceptable  en  réalité;  car 
les  gens  de  don  Fernando,  prisonniers  comme  lui,  étaient  as- 
sez nombreux  pour  que  ce  qui  restait  de  la  bande,  que  le  gou- 
verneur avait  donné  ordre  d'anéantir,  se  trouvât  ainsi  épar- 
gné presque  en  totalité.  Le  domestique  ne  put  rien  répondre 
à  cette  objection. 


COSTAL  L'INDIEN.  391 

Pour  concilier  l'humanité  avec  son  devoir  et  son  serment 
de  vengeance  contre  Arroyo  avec  son  désir  d'épargner  le  sang 
de  ses  soldats ,  un  seul  parti  se  présentait  à  l'imagination  de 
don  Rafaël  ;  c'était  de  prendre  les  assiégés  par  la  famine.  Il 
était  évident  que  les  insurgés,  hermétiquement  bloqués  dans 
l'hacienda ,  devraient  ou  se  résoudre  à  faire  une  sortie 
désespérée  ou  renvoyer  les  bouches  inutiles.  Dans  l'un 
comme  dans  l'autre  cas,  il  y  avait  des  chances  pour  que  don 
Fernando  et  les  siens  sortissent  sains  et  saufs  des  mains  des 
assiégés. 

Jusqu'au  lever  du  soleil ,  il  n'y  avait  nul  inconvénient  à 
adopter  ce  parti ,  et  don  Rafaël  donna  ses  ordres  de  blocus 
en  conséquence.  Quand  toutes  les  mesures  furent  prises  pour 
que  nul  ne  pût  s'échapper  pendant  l'obscurité,  il  se  souvint 
que  la  sœur  de  Gertrudis  errait  sans  doute  dans  les  envi- 
rons, sans  guide  et  sans  protecteur,  et  il  résolut  de  se  mettre 
lui-même  à  sa  recherche  avec  une  demi-douzaine  de  ses  ca- 
valiers les  mieux  montés. 

Le  lieutenant  catalan  resta  chargé  du  commandement. 

Il  y  avait  à  peine  une  demi-heure  que  le  colonel  s'était 
éloigné,  quand  les  sentinelles  royalistes  signalèrent  deux 
hommes  qui  accouraient  à  perdre  haleine. 

«  Que  voulez-vous?  leur  demanda  le  lieutenant,  devant 
lequel  on  les  conduisit.  Eh!  mais  ce  sont  mes  deux  drôles 
de  cette  nuit,  ajouta-t-il  en  les  reconnaissant.  Qui  donc  les 
a  mis  en  liberté? 

—  Notre  gardien,  répondit  Juan  elZapote,  qui,  touché  de 
notre  profond  dévouement  pour  le  colonel  Très  Villas,  nous 
a  permis  de  le  rejoindre,  car  nous  allons  pouvoir  lui  parler 
à  la  fin.  » 

En  disant  ces  mots,  el  Zapote,  peut-être  pour  dissimuler 
sa  physionomie  militaire,  peut-être  aussi  parce  qu'il  était 
en  nage,  s'essuyait  continuellement  la  figure  avec  son  mou- 
•choir. 


392  COSTAL  L'INDIEN. 

«  Le  colonel  est  parti,  dit  Yeraegui. 

—  Parti!  Garamba!  c'est  donc  un  sort!  s'écria  le  Zapote 
stupéfait;  et  où  est-il? 

—  A  une  demi-lieue  d'ici  à  peu  près  et  dans  cette  direc- 
tion. » 

Le  lieutenant,  après  leur  avoir  désigné  du  doigt  le  côté  de 
la  campagne  plongé  dans  de  profondes  ténèbres  vers  lequel 
don  Rafaël  s'était  dirigé ,  tourna  le  dos  aux  deux  messagers 
désappointés.  Ceux-ci,  trop  heureux  d'échapper  au  redou- 
table Catalan,  n'eurent  pas  besoin  de  se  consulter  long- 
temps pour  reprendre  à  toutes  jambes  leur  poursuite  après 
le  colonel,  qu'un  hasard  obstiné  semblait  toujours  dérober  à 
leur  tendresse. 


CHAPITRE   VIII. 

La  colline  enchantée. 

Nous  touchons  au  dénoùment  de  ce  drame,  et  le  moment 
est  venu  de  tirer  le  rideau  de  devant  le  dernier  tableau  que 
nous  ferons  passer  sous  les  yeux  du  lecteur. 

Les  constellations  marquent  environ  dix  heures,  et  un  ciel 
étoile  couvre  une  vaste  étendue  de  terrain,  tour  à  tour  boisé, 
découvert  et  fangeux,  ou  sillonné  de  mornes  pelés  sembla- 
bles à  des  dunes;  un  lac,  ou  plutôt  un  étang  immense,  en 
occupe  à  peu  près  le  centre  :  c'est  le  lac  d'Ostuta. 

La  lagune  a  cette  apparence  morne  et  désolée,  que,  au 
dire  des  voyageurs,  présente  la  mer  Morte,  depuis  que  la 
colère  de  Dieu  l'a  maudite. 

Ses  eaux,    épaisses   et   noires,    ne  réfléchissent  aucune 


COSTAL  L'INDIEN.  393 

étoile;  elles  battent  tristement,  sous  le  souffle  du  vent  qui 
semble  se  plaindre,  une  plage  marécageuse  couverte  de 
roseaux  aux  tiges  grêles  et  aux  panaches  flétris. 

Au  nord ,  des  collines  prolongées  à  perte  de  vue  ;  au  sud , 
un  bois  touffu  marquant  de  deux  côtés  l'enceinte  de  l'étang; 
à  l'est ,  la  plaine  qui  se  déroule  et  sous  laquelle  filtrent  les 
eaux  dont  le  lac  s'alimente;  et  enfin,  à  l'ouest,  un  épais  ri- 
deau de  cèdres  au  feuillage  sombre,  cachant  leurs  cimes 
dans  l'épaisseur  de  la  brume. 

Au  milieu  de  ce  lac  s'élève  une  colline  dont  la  masse ,  d'un 
noir  verdàtre,  ressemble  plutôt  à  un  écueil  immense  qu'à 
une  île. 

D'épaisses  vapeurs,  qui  se  dégagent  de  l'eau  et  que  la 
fraîcheur  de  la  nuit  condense ,  forment  un  voile  de  nuages 
autour  de  son  sommet.  Aux  innombrables  fissures  qui  sil- 
lonnent ses  flancs,  on  dirait  que  ce  n'est  qu'un  amas  confus 
de  décombres  et  de  débris  de  lave,  vomi  jadis  par  quelque 
volcan.  Pendant  la  nuit,  les  rayons  de  la  lune,  frappant 
obliquement  les  couches  superposées  dont  se  compose  cette 
colline,  leur  donnent  une  vague  ressemblance  avec  les  écail- 
les qui  couvrent  la  hideuse  carapace  de  l'alligator.  En  même 
temps,  sur  la  rive  déserte,  on  entend  le  monstrueux  reptile 
se  vautrer  dans  le  limon  fangeux  du  lac,  et  les  roseaux  cra- 
quer sous  le  poids  de  son  corps. 

L'aspect  lugubre  du  lac,  le  ton  terne  et  livide  du  paysage 
qui  l'entoure  presque  de  tous  côtés,  le  silence  éternel  qui 
règne  alentour,  tout  dans  ces  lieux  inspire  un  sentiment  pé- 
nible et  justifie  amplement  le  choix  qu'en  avaient  fait  les 
anciens  sacrificateurs  indiens  pour  y  fixer  la  demeure  de 
leurs  dieux  sanguinaires;  et  telle  est  la  puissance  de  la  tra- 
dition, que  de  nos  jours  le  lac  d'Ostuta  et  le  Monapostiac  ' 
conservent  encore  leur  ancien  prestige  et  sont  pour  la  popu- 

\ .  Mot  indien  signifiant  en  français  :  la  colline  enchantée. 


394  COSTAL  L'INDIEN. 

lation  ignorante  de  la  contrée  un  objet  de  crainte  vague  et 
superstitieuse. 

Sûr  de  trouver  dans  cette  solitude  une  retraite  à  l'abri  de 
tout  danger,  le  domestique  de  don  Mariano,  qui  lui  servait 
de  guide,  y  avait  fait  faire  halte  pendant  la  nuit,  et  les 
voyageurs  s'étaient  arrêtés  sur  la  lisière  du  bois  qui  borde 
le  lac  au  sud. 

Pour  écarter  de  l'esprit  de  sa  jeune  fille  les  idées  sombres 
qui  l'accablaient,  l'hacendero  voulut  qu'elle  fût  placée  dans 
l'endroit  le  plus  riant  de  la  foret.  Il  se  chargea  lui-même 
d'en  faire  choix,  et  ce  fut  avec  une  sollicitude  que  n'aurait 
pu  dépasser  celle  de  don  Rafaël  lui-même. 

Au  milieu  d'un  groupe  épais  d'arbres  de  toute  espèce  était 
une  étroite  clairière,  boudoir  délicieux  formé  par  la  main 
de  la  nature:  une  mousse  odorante  et  flexible  en  était  le 
tapis;  mille  et  mille  lianes,  qui  serpentaient  jusqu'à  la  cime 
des  plus  hauts  palmiers  et  dont  les  feuilles  et  les  fleurs 
s'enroulaient  sur  elles-mêmes  en  gracieux  contours,  en  for- 
maient les  tentures.  Un  magnifique  plafond  se  déployait 
somptueusement  au-dessus  :  c'était  un  pan  du  ciel  parsemé 
d'innombrables  étoiles,  qui  se  montrait  à  travers  le  vide  de 
la  clairière. 

C'est  là  qu'avait  été  déposée  Gertrudis,  et,  au  moment  où 
nous  la  retrouvons,  elle  dormait  d'un  court  et  léger  som- 
meil sous  la  toile  de  sa  litière,  dont  les  rideaux  entr'ouverts 
laissaient  yoir  son  pâle  et  doux  visage  sur  les  dentelles  de 
ses  oreillers. 

La  nature  avait  déjà  presque  réparé  l'outrage  volontaire 
fait  à  sa  chevelure,  mais  la  vie  semblait  s'être  épuisée  dans 
son  sein.  Gertrudis,  dans  son  sommeil,  était  l'image  d'une 
des  blanches  fleurs  de  la  Passion  qui  s'épanouissaient  autour 
d'elle;  mais  ce  n'était  que  l'image  de  la  fleur  arrachée  à  la 
tige  où  naguère  elle  puisait  sa  vie  et  sa  fraîcheur. 

Don  Mariano  jetait  sur  elle  des  regards  pleins  de  tendresse 


COSTAL  L'INDIEN.  393 

et  faisait  de  vains  efforts  pour  repousser  cette  ressemblance 
qui  lui  déchirait  l'âme;  car  il  ne  pouvait  se  dissimuler  que 
la  fleur,  dès  qu'elle  est  cueillie,  est  irrévocablement  des- 
tinée à  mourir. 

A  quelque  distance  du  père  et  de  la  fille,  plus  près  du  lac, 
trois  des  domestiques  de  don  Mariano,  assis  et  faisant  le 
guet,  essayaient  en  causant  de  tromper  la  longueur  d'une 
nuit  sans  sommeil. 

Le  quatrième  domestique  s'était  éloigné  pour  chercher  le 
gué  qu'il  avait  promis  de  trouver;  ses  compagnons  atten- 
daient son  retour. 

A  travers  les  derniers  arbres  de  la  lisière  du  bois ,  la  col- 
line enchantée  laissait  voir  sa  sombre  et  morne  silhouette. 

Dans  quelque  pays  que  ce  soit,  tout  ce  qui  semble  échap- 
per aux  lois  ordinaires  de  la  nature  ne  manque  pas  d'agir 
puissamment  sur  l'imagination  du  vulgaire;  les  gens  de  don 
Mariano  étaient  loin  de  faire  exception  à  cette  règle. 

«  J'ai  cependant  entendu  affirmer,  dit  l'un  d'eux,  que 
les  eaux  épaisses  et  fangeuses  de  ce  lac  étaient  jadis,  il  y  a 
bien  longtemps  de  cela,  d'une  limpidité  merveilleuse,  et  que 
ce  n'est  que  depuis  qu'il  a  été  consacré  au  démon  qu'elles 
ont  changé  de  nature. 

—  Au  démon!  interrompit  un  autre;  alors  pourquoi  Cas- 
trillo  a-t-il  choisi  cet  endroit  maudit  pour  un  lieu  de  halte? 

—  Parce  que  les  bandits  d'Arroyo  n'oseraient  pas  s'aven- 
turer par  ici,  sans  doute,  répliqua  le  troisième. 

—  C'est  cela  même ,  reprit  le  premier,  qui  semblait  en 
savoir  plus  long  que  ses  camarades;  on  dit  qu'il  s'est  passé 
de  terribles  choses  sur  cette  montagne  verdàtre ,  et  que 
c'est  pour  voiler  aux  yeux  celles  qui  s'y  passent  encore,  que 
le  Dieu  des  anciens  Indiens,  qui  n'est  que  Satan  lui-même. 
a  étendu  ce  voile  de  brouillard  à  son  sommet. 

—  Mais  alors,  si  on  ne  court  pas  de  risques  ici  de  la  part 
des  hommes,  n'y  a-t-il  pas  d'autres  dangers  dont  un  chré- 


306  COSTAL  L'INDIEN. 

lien  doive  s'effrayer?  Que  s'est-il  donc  passé  au  sommet  de 
cette  montagne,  dont  la  forme  et  la  couleur  ne  ressemblent 
à  aucune  de  celles  que  j'ai  vues? 

—  D'abord,  répondit  le  narrateur,  à  certains  jours  de 
Tannée,  les  prêtres  indiens  y  sacrifiaient  en  si  grand  nombre 
fies  victimes  humaines,  auxquelles  ils  arrachaient  le  cœur, 
que  le  sang,  coulait  parfois  le  long  des  fissures  du  roc. 
comme  l'eau  de  la  pluie  après  une  averse.  Puis  ensuite  on 
raconte  que  l'un  de  ces  malheureux,  à  qui  on  avait  enlevé  le 
cœur....  Mais  à  quoi  bon  vous  effrayer....  et  m'effrayer  aussi, 
ma  foi!  par  le  récit  que  j'ai  ouï  faire? 

—  Dites  toujours!  s'écrièrent  les  deux  compagnons  du 
domestique,  tout  en  frémissant  malgré  eux,  car  au  même 
instant  un  son  étrange  venait  de  sortir  des  roseaux;  avez- 
vous  entendu  ce  bruit? 

—  Oui;  c'est  un  caïman  qui  fait  claquer  ses  mâchoires 
l'une  contre  l'autre.  Eh  bien!  puisque  vous  le  désirez,  con- 
tinua le  conteur,  il  paraît  qu'un  jour  on  venait  d'ouvrir  la 
poitrine  de  l'un  de  ces  malheureux,  et,  au  moment  où  le 
sacrificateur  en  arrachait  le  cœur,  il  le  saisit  vivement  lui- 
même  dans  la  main  du  prêtre  stupéfait,  se  dressa  sur  ses 
jambes  et  essaya  de  le  replacer  dans  sa  poitrine;  mais  sa 
main  tremblait ,  son  cœur  lui  échappa  et  roula  dans  le  lac. 
La  victime  poussa  un  cri  terrible  et  s'élança  dans  l'eau  pour 
le  rattraper.  Un  pareil  homme  ne  devait  pas  mourir,  ainsi 
que  vous  le  pensez  bien,  et,  depuis  près  de  cinq  cents  ans, 
l'Indien  erre  sur  ces  bords  désolés,  la  poitrine  ouverte  et 
cherchant  vainement  le  cœur  qu'il  veut  y  renfermer  de  nou- 
veau. Il  n'y  a  pas  plus  d'un  an  qu'on  l'a  vu  plongeant  clans 
le  lac ,  à  ce  qu'on  m'a  dit.  » 

Le  domestique  se  tut,  et  ses  auditeurs  effrayés  jetèrent 
un  regard  involontaire  et  mal  assuré  sur  la  colline  que  le 
sang  humain  n'avait  que  trop  réellement  rougi  jadis,  et  au- 
dessus  de  laquelle  se  balançait  son  chapiteau  de  brouillards. 


COSTAL   L'INDIEN.  397 

«  C'est  peut-être  sous  cet  amas  de  vapeurs  que  se  cache 
l'Indien  qui  cherche  son  cœur,  reprit-il;  car  on  ne  m'a  pas 
dit  ce  qui  s'y  passe. 

—  Il  est  plus  probable,  cependant,  qu'au  lieu  de  se  blottir 
là-haut  la  nuit,  il  doit  continuer  ses  recherches....  Pourvu 
toutefois  que  nous  ne  le  voyions  pas!  Ah!  du  diable  soit  de 
Castrillo,  qui  nous  a  conduits  ici! 

—  Ne  parlez  pas  du  diable  dans  sa  maison ,  »  ajouta  le 
second  des  auditeurs  à  voix  basse. 

Un  craquement  soudain  dans  les  broussailles  arracha  un 
geste  d'effroi  simultané  aux  trois  domestiques;  mais  il  ne 
fut  que  de  courte  durée.  C'était  Castrillo  qui  revenait  de  son 
excursion. 

Castrillo  ne  paraissait  pas  rassuré  lui-même. 

«  Eh  bien!  qu'avez-vous  vu?  lui  demandèrent  ses  compa- 
gnons. 

—  J'ai  été  presque  jusqu'à  San  Carlos,  dit-il;  les  abords 
en  paraissent  libres,  et  il  n'y  a  plus  de  feu  sur  les  rives  du 
fleuve;  je  me  serais  hasardé  à  pénétrer  dans  la  maison,  mais 
j'ai  vu  des  lueurs  si  étranges  briller  derrière  les  carreaux  des 
fenêtres,  que,  ma  foi!  le  cœur  m'a  manqué. 

—  Qu'était-ce  donc? 

—  Des  lueurs  rouges,  violettes  et  bleues,  comme  doivent 
être  les  flammes  qui  ne  s'éteignent  jamais,  reprit  Castrillo 
d'un  ton  solennel;  et  cependant  j'hésitais  encore,  car  enfin 
don  Fernando  Lacarra  est  bon  chrétien  ;  mais ,  comme  je  me 
consultais,  j'ai  vu  un  fantôme  blanc  se  glisser  sous  les 
arbres,  et  j'ai  pris  le  galop  jusqu'ici,  remettant  au  jour  de 
demain  à  m'expliquer  ces  mystères  des  ténèbres.  » 

Le  rapport  de  l'éclaireur  n'était  pas  de  nature  à  dissi- 
per les  craintes  superstitieuses  de  ceux  qu'il  venait  de  re- 
joindre. 

«  Et,  par  ici,  vous  n'avez  rien  vu  de  capable  de  vous 
alarmer? 


398  COSTAL  L'INDIEN. 

—  Non,  tout  est  désert,  et  à  l'exception  d'un  Indien  qui 
cherche.... 

—  Son  cœur?  s'écria  l'un  des  domestiques. 

—  Son  cœur?  vous  êtes  fou!  non,  son  âne.  A  l'exception 
de  cet  homme,  je  n'ai  rien  vu,  continua  Castrillo. 

—  Caramba  !  vous  nous  aviez  fait  peur  avec  votre  Indien , 
depuis  que  Zefirino  nous  a  raconté  l'histoire  de  celui  qui 
plonge  dans  ce  lac  depuis  cinq  cents  ans,  dit  l'un  des  audi- 
teurs du  conte  si  effrayant  de  l'homme  sans  cœur. 

—  Cela  ne  veut  pas  dire  que  nous  ne  le  verrons  pas ,  re- 
prit l'autre,  et  j'avoue  que  ces  flammes  et  ce  fantôme  ne  me 
paraissent  rien  présager  de  bon.  » 

Castrillo  laissa  ses  camarades  former  à  loisir  leurs  conjec- 
tures sur  l'étrange  conte  qu'ils  venaient  de  lui  faire,  et  fut 
rapporter  à  son  maître  ce  qu'il  avait  vu. 

Don  Mariano ,  en  l'entendant  s'approcher,  laissa  retomber 
les  rideaux  de  la  litière  de  Gertrudis  pour  la  dérober  à  tout 
regard  indiscret. 

«  Parlez  doucement,  dit-il;  ma  fille  dort.  » 

Le  domestique  commença  son  récit  à  voix  basse,  et  allait 
l'achever,  quand  don  Mariano  l'interrompit. 

c  La  peur  vous  a  troublé  le  jugement,  s'écria-t-il;  ces 
flammes  n'existaient  probablement  que  dans  vos  yeux. 

—  Oh!  seigneur  maître!  elles  n'étaient  que  trop  réelles, 
et  si  vous  les  aviez  vues  comme  moi  grandir,  se  rapetisser  et 
changer  à  chaque  instant  de  couleurs,  vous  n'auriez  pu  dou- 
ter ni  de  vos  yeux  ni  de  votre  jugement.  Plaise  à  Dieu,  du 
reste,  que  je  me  sois  trompé  !  » 

Il  y  avait  tant  de  conviction  dans  l'accent  de  son  domes- 
tique ,  que  don  Mariano  ne  put  s'empêcher  de  se  sentir  trou- 
blé, non  pas  par  une  superstitieuse  terreur,  mais  par  un 
secret  pressentiment  de  quelque  grand  malheur,  que  sa 
raison  combattait  en  vain  et  que  Castrillo  venait  de  réveiller 
en  lui. 


COSTAL  L'INDIEN.  399 

<r  Et  vous  dites  que  les  abords  du  gué  sont  libres  à  pré- 
sent? reprit-il. 

—  Les  abords  du  fleuve  sont  déserts,  et  cependant  je  n'o- 
serai conseiller  à  Votre  Seigneurie  de  se  mettre  en  marche 
avant  le  jour. 

—  J'y  penserai,  »  répondit  don  Mariano  en  congédiant 
son  domestique. 

Et  il  resta  seul,  livré  à  d'affligeantes  pensées,  près  de 
sa  fille  endormie ,  et  ne  repoussant  qu'à  peine  l'idée  qu'un 
terrible  danger  menaçait ,  loin  de  lui ,  la  sœur  de  Ger- 
trudis. 

Les  rideaux  de  la  litière  s'ouvrirent  tout  à  coup  et  inter- 
rompirent pour  un  moment  ses  douloureuses  réflexions. 

«  Le  sommeil  m'a  soulagée,  dit  sa  fille  en s'accoudant  sur 
son  oreiller;  ne  pourrions-nous  nous  remettre  en  marche? 
Le  jour  va  bientôt  venir,  sans  doute? 

—  Il  n'est  pas  minuit,  répondit  don  Mariano;  le  jour  est 
loin  encore. 

—  Alors  pourquoi  ne  dormez-vous  pas,  mon  père?  Nous 
sommes  en  sûreté,  ce  me  semble,  ici? 

—  J'en  conviens;  mais  je  n'ai  pas  sommeil,  je  ne  veux 
dormir  que  sous  le  toit  où  vous  serez  réunies  toutes  deux , 
Marianita  et  toi. 

—  Elle  est  bien  heureuse ,  Marianita  ;  la  vie  n'a  été  pour 
elle  jusqu'ici  que  comme  l'un  de  ces  sentiers  fleuris  que 
nous  avons  traversés  dans  les  bois,  »  ajouta  Gertrudis  en 
souriant  à  l'idée  du  bonheur  de  sa  sœur. 

Don  Mariano  soupira  et  répondit  : 

«  Le  bonheur  viendra  aussi  pour  toi,  Gertrudis.  Tu  ne  tar- 
i  deras  pas  à  voir  don  Rafaël  arriver  en  toute  hâte. 

—  Oui ,  parce  qu'il  a  juré  sur  son  honneur  qu'il  revien- 
drait à  l'appel  convenu;  mais  voilà  tout,  répliqua  Gertrudis 

i  avec  un  douloureux  sourire. 

—  Il  n'a  pas  cessé  de  t'aimer,  mon  enfant!  s'écria  don 


400  COSTAL  L'INDIEN. 

Mariano  en  affichant  une  conviction  qu'il  n'avait  pas  ;  il  n'y 
a  entre  vous  qu'un  malentendu. 

—  Un  malentendu  dont  on  meurt ,  mon  père  !  » 

Et  Gertrudis  essaya  de  cacher  ses  pleurs  en  laissant  re- 
tomber sa  tête  alourdie  sur  ses  oreillers. 

Il  y  eut  un  moment  de  silence. 

Puis  tout  à  coup,  par  une  de  ces  réactions  soudaines  d'une 
âme  malade ,  Gertrudis  parut  accueillir  quelque  espoir. 

«  Pensez-vous  que  le  messager  ait  eu  le  temps  de  trouver 
don  Rafaël?  demanda-t-elle. 

—  Il  faut  trois  jours  pour  aller  de  Oajaca  à  l'hacienda  del 
Valle  ;  il  y  en  a  bientôt  quatre  qu'il  est  parti.  Si,  comme  on 
nous  l'a  dit,  don  Rafaël  se  trouvait  devant  Huajapam  ,  c'est 
là  que  notre  messager  le  joindra  demain,  sans  doute.  Dans 
trois  jours ,  quatre  au  plus ,  le  colonel  pourra  être  à  San 
Carlos ,  où  il  sait  que  nous  nous  rendons. 

—  Quatre  jours  ,  c'est  bien  long!  » 

Gertrudis  n'osa  pas  dire  qu'à  peine  ses  forces  dureraient 
ce  laps  de  temps.  Elle  reprit  après  un  instant  de  silence  : 

«  Et  cependant,  quand,  la  rougeur  sur  le  front  et  les  yeux 
baissés,  j'entendrai  la  voix  de  don  Rafaël  qui  me  dira  :  «  Vous 
«  m'avez  appelé,  Gertrudis,  me  voici  ;  »  que  lui  répondrai-je  ? 
Je  mourrai  de  honte  et  de  douleur,  car  lui  ne  m'aime  plus  : 
en  me  voyant  si  défaite,  en  ne  retrouvant  que  l'ombre  de 
celle  qu'il  a  laissée  brillante  de  santé  et  de  fraîcheur,  peut- 
être  ,  par  générosité ,  condescendra-t-il  à  feindre  un  amour 
qu'il  n'éprouvera  plus,  et  moi  je  ne  pourrai  le  croire  :  quelle 
preuve  me  donnera-t-il  qu'il  ne  ment  pas  par  compassion 
pour  moi  ? 

—  Qui  sait  ?  répondit  don  Mariano  :  peut-être  te  donnera- 
t-il  une  preuve  de  sincérité  que  tu  ne  pourras  révoquer  en 
doute. 

—  Ne  le  désirez  pas  ,  si  vous  m'aimez  !  s'écria  Gertrudis  ; 
car ,  si  cette  preuve  était  de  celles  qu'on  ne  saurait  récuser, 


COSTAL  L'INDIEN.  401 

j'en  mourrais  de  bonheur!  Pauvre  père!  ajouta-t-elle  avec 
un  sanglot  et  en  jetant  ses  bras  autour  du  cou  de  don  Ma- 
riano  ;  pauvre  père  !  qui,  de  toute  façon,  ne  vas  bientôt  avoir 
qu'un  seul  enfant.  » 

A  cette  douloureuse  exclamation  ,  don  Mariano  sentit  son 
cœur  se  briser ,  et  il  ne  put  que  mêler  de  sourds  gémisse- 
ments et  d'abondantes  larmes  à  celles  de  sa  fille.  Non  loin 
d'eux,  le  centzontlé1  répétait  leurs  sanglots  d'une  voix  mé- 
lancolique. 

En  ce  moment,  la  lune,  dégagée  du  voile  de  nuages  qui 
la  couvrait ,  se  montrait  pleine  et  radieuse ,  et  tout  semblait 
se  ranimer  sous  le  flot  de  lumière  blanche  qu'elle  lançait  sur 
la  solitude.  La  forêt  devenait  moins  sombre;  des  flancs  aigus 
du  Monapostiac  s'échappaient  des  lueurs  transparentes  et 
verdàtres  comme  les  vagues  d'une  mer  agitée.  La  surface  du 
lac  se  colorait  de  teintes  blafardes  ;  des  formes  noires  et  hi- 
deuses ,  semblables  à  celles  des  alligators 2 ,  s'allongeaient 
dans  les  roseaux,  puis  une  rumeur  sourde  et  vague  se  fit 
entendre  dans  les  fourrés  voisins. 

Un  frisson  de  terreur  passa  sur  le  corps  des  quatre  do- 
mestiques ,  immobiles  et  les  yeux  fixés  devant  eux  sur 
le  lac. 

«  N'avez-vous  rien  entendu?  »  dit  Zefirino  à  voix  basse. 

Tous  écoutèrent  en  pâlissant.  On  eût  dit,  en  effet  ,  qu'une 
voix  humaine,  quoique  indistincte,  s'élevait  du  fond  des 
roseaux  en  bizarres  et  lointaines  cadences. 

Mais  la  voix  se  tut  assez  tôt  pour  que  chacun  crût  s'être 
trompé  et  avoir  pris  pour  la  voix  de  l'homme  les  rumeurs 
vagues  du  bois. 

«  C'est  égal,  dit  l'un  des  domestiques,  je  voudrais  bien 
que  cette  nuit  fût  achevée  ;  mais  il  y  a  encore  au  moins  cinq 
heures  d'ici  au  jour. 

I.  L'oiseau  moqueur.  —  2.  Cum.ans. 

20)  aa 


402  COSTAL  L'INDIEN. 

—  D'autant  plus,  reprit  le  second,  que  trop  de  signes 
annoncent  qu'elle  ne  se  passera  pas  sans  qu'il  arrive  quelque 
malheur.  Je  ne  parle  pas  des  flammes  et  du  fantôme  qu'a 
vus  Castrillo ,  je  ne  songe  qu'aux  sanglots  que  nous  avons 
entendu  notre  pauvre  jeune  maîtresse  pousser  tout  à  l'heure. 

—  Il  ne  manquerait  plus  à  tous  ces  présages  que  d'en- 
tendre maintenant  le  cri  d'une  chouette  sur  le  sommet  de 
l'un  de  ces  arbres ,  à  notre  gauche  ;  alors  on  pourrait  prier 
pour  l'âme  de  doha  Gertrudis.  » 

Castrillo  et  Zefirino  ,  qui,  sans  être  plus  esprits  forts  que 
leurs  camarades ,  semblaient  moins  accessibles  qu'eux  à  la 
crainte  des  présages,  partageaient  cependant  leurs  appréhen- 
sions au  sujet  de  leur  jeune  maîtresse.  Sa  faiblesse  leur  pa- 
raissait avoir  doublé  depuis  le  jour  du  départ  de  Oajaca. 
Tous  deux  gardaient  le  silence  en  pensant  que ,  en  effet ,  ce 
n'était  point  une  nuit  ordinaire  que  celle-là ,  dans  le  voisi- 
nage d'un  endroit  redouté  que  Castrillo  lui-même  s'étonnait 
d'avoir  choisi ,  et  avec  ces  étranges  apparitions  de  flammes 
qu'il  venait  de  voir  à  l'hacienda  de  San  Carlos. 

«  Dona  Gertrudis  repose  maintenant ,  dit  Zefirino;  car  je 
n'entends  plus  rien.  Nous  ne  ferions  peut-être  pas  mal  de 
dormir  aussi  une  couple  d'heures,  et  deux  par  deux,  à  tour 
de  rôle. 

—  Nous  pourrons  dormir  ainsi  à  peu  près  trois  heures 
chacun,  ajouta  Castrillo;  j'adopte  cet  avis.  Quels  sont  ceux 
qui  veilleront  les  premiers  ? 

—  Le  sort  en  décidera ,  dit  Zefirino. 

—  Si  Ambrosio  n'a  pas  plus  envie  de  dormir  que  moi,  re- 
prit le  troisième  domestique,  vous  pouvez  commencer  tous 
les  deux.  Nous  ferons  le  guet  pendant  votre  sommeil. 

—  Va  pour  veiller ,  »  répondit  Ambrosio. 

Castrillo  et  Zefirino  s'étendirent  tous  deux  sur  l'herbe  en 
s'enveloppant  de  leurs  manteaux ,  et  bientôt  il  ne  resta  plus 
d'éveillé  dans  ce  bois ,  en  apparence  du  moins,  que  les  deux 


COSTAL  L'INDIEN.  403 

sentinelles  et  don  Mariano ,  dont  l'inquiétude  bannissait  le 
sommeil  de  ses  yeux.. 

Quant  à  Gertrudis ,  outre  qu'elle  était  à  l'âge  où  la  jeu- 
nesse a  encore,  comme  F  enfance ,  le  privilège  de  s'endor- 
mir en  pleurant ,  son  état  de  faiblesse  avait  eu  raison  des 
chagrins  de  son  cœur. 

Le  silence  de  la  nuit  était  profond ,  et  les  deux  veilleurs  . 
les  yeux  fixés  sur  le  sommet  nuageux  de  la  colline  enchan- 
tée ,  se  demandaient  quels  mystères  pouvait  cacher  ce  dais 
de  brouillards  qui,  au  dire  de  Zefirino  ,  le  couvrait  sans 
cesse ,  quand  tout  à  coup  ils  furent  glacés  d'effroi  par  une 
voix  humaine  qui  fit  entendre  ,  dans  la  direction  du  lac ,  les 
mêmes  cadences  bizarres  qu'ils  avaient  cru  déjà  distinguer. 

Seulement  il  était  impossible  de  comprendre  ce  que  chan- 
tait la  voix.  C'était  un  langage  inconnu,  comme  celui  que, 
trois  siècles  auparavant ,  les  prêtres  indiens  devaient  parler 
à  leurs  divinités. 

Tous  deux  se  signèrent  en  échangeant  un  regard  effrayé. 

«  C'est,  peut-être  l'Indien  qui  cherche  son  cœur  ,  »  dit  Am- 
brosio  d'une  voix  à  peine  articulée. 

Son  compagnon  ne  put  faire  qu'un  signe  de  tète  pour  ex- 
primer que  telle  était  aussi  sa  pensée. 

Puis ,  un  instant  plus  tard ,  il  secoua  l'un  des  dormeurs 
d'un  bras  convulsif. 

«  Qu'est-ce?  »  demanda  Zefirino  en  s'éveillant  en  sursaut. 

Le  domestique  ne  répondit  pas,  mais  il  montrait  du  doigt, 
en  tremblant ,  un  objet  étrange  qui  battait  les  roseaux  du 
lac. 

Zefirino  ne  tarda  pas  à  se  rendre  compte  de  ce  qui  effrayait 
si  fort  son  camarade ,  et  lui  expliqua  ce  qui  se  passait  sous 
leurs  yeux. 

C'était  un  homme  dont  les  rayons  de  la  lune  éclairaient 
la  peau  rouge  comme  du  cuivre ,  car  il  était  complète- 
ment nu. 


404  COSTAL  L'INDIEN. 

L'Indien  ,  qu'on  ne  pouvait  méconnaître  à  sa  couleur,  sem- 
blait chercher  quelque  chose  dans  les  roseaux,  qu'il  frappait 
de  ses  mains  tout  autour  de  lui. 

Les  deux  domestiques  le  virent  bientôt  se  mettre  à  la 
nage .  fendre  les  eaux  épaisses  du  lac  et  disparaître  sous  peu 
dans  l'ombre  que  projetait  la  colline  enchantée ,  du  côté 
opposé  à  la  lune. 

«  Dieu  du  ciel  !  dit  Zefirino  à  voix  basse,  on  n'en  saurait 
douter  :  c'est  l'Indien  qui  cherche  son  cœur.  » 


CHAPITRE    IX. 


La  divinité  des  eaux. 


À  peine  le  capitaine  don  Cornelio  Lantejas  fut-il  en  plein 
air  avec  ses  deux  compagnons  et  à  quelques  pas  de  l'hacienda 
qui  avait  manqué  de  lui  devenir  si  fatale,  qu'il  se  sentit  en 
proie  à  l'espèce  de  défaillance  nerveuse  dont  il  était  toujours 
atteint  après  ses  accès  intermittents  d'héroïsme. 

Il  suivit  donc  à  peu  près  machinalement  l'Indien,  qui  se 
dirigeait,  en  repassant.le  fleuve,  vers  le  lac  d'Ostuta,  où  un 
moment  il  avait  désespéré  de  pouvoir  se  rendre,  et  qu'il  disait 
ne  pas  être  éloigné  de  plus  d'une  lieue. 

A  mesure  cependant  que  don  Cornelio  s'écartait  du  repaire 
d'Arroyo,  il  reprenait  son  sang-froid,  et  il  désira  savoir  com- 
ment l'Indien  était  parvenu  à  s'échapper  et  à  reconquérir  les 
papiers  auxquels  ils  étaient  redevables  tous  trois  de  la  liberté 
et  de  la  vie. 

Costal  le  satisfit  en  quelques  mots,  car  toutes  ses  pensées 
étaient  absorbées  par  le  voisinage  du  lac  merveilleux  dans 


COSTAL  L'INDIEN.  405 

lequel  il  espérait  enfin  trouver  la  divinité  des  eaux,  objet  de 
ses  vœux  les  plus  ardents. 

Sans  se  douter  du  moindre  danger,  il  était  tombe,  ainsi 
que  le  nègre  après  lui,  dans  un  poste  de  vedettes  d'Arroyo, 
et  de  là  il  avait  été  conduit  à  l'hacienda ,  interrogé  et  soup- 
çonné d'espionnage  ;  car  le  guérillero  avait  la  manie  de  voir 
des  espions  dans  tous  ceux  que  le  hasard  livrait  entre  ses 
mains. 

Occupé  pour  le  moment  à  faire  visiter  partout  dans  l'hacienda 
et  à  en  torturer  le  maître  pour  lui  faire  déclarer  ce  qu'il  dé- 
sirait savoir,  Arroyo  avait  remis  à  un  peu  plus  tard  à  décider 
du  sort  de  l'Indien.  Préalablement,  on  l'avait  laissé  au  milieu 
des  soldats  qui  bivouaquaient  dans  la  cour. 

Arrêté  au  moment  même  où  il  croyait  voir  tous  ses  vœux 
comblés,  l'Indien,  pendant  la  première  heure  de  sa  captivité, 
avait  été  en  proie  à  un  accès  de  rage  et  de  désespoir  qu'il 
serait  impossible  de  décrire;  peu  à  peu  cependant  son  calme 
ordinaire  revint,  et  il  en  avait  employé  toutes  les  ressources 

,  pour  s'échapper,  mais  en  vain. 

Le  seul  espoir  qui  lui  restât  désormais  était  que ,  si 
don  Cornelio   tombait  dans  la  même   embuscade  que  lui, 

1  les  lettres  de  créance  dont  il  était  porteur  serviraient  non- 
seulement  à  la  délivrance  du  capitaine ,   mais  encore  à  la 

•  sienne. 

Costal  calculait  avec  angoisse  le  temps  qui  s'écoulait,  lors- 

i  que  le  Gaspacho,  prêt  à  se  mettre  en  selle  pour  un  point  assez 

i  éloigné  de  San  Carlos,  se  mit  à  raconter  de  quelle  façon  il 
s'était  emparé  d'un  dolman  qu'il  avait  déjà  convoité  sur  les 

i  épaules  de  son  possesseur,  et  qui  lui  venait  bien  à  point  pour 

i  remplacer  sa  veste  en  lambeaux. 

L'Indien,  à  ce  récit,  avait  reconnu  que  le  capitaine  était 

|  prisonnier  comme  lui ,  quoiqu'il  ne  l'eût  pas  vu  entrer.  Ses 
gardiens,  loin  de  soupçonner  sa  force  et  son  intrépidité  ,  l'a- 
vaient laissé  libre  de  ses  mouvements:   alors  Costal  s'était 


406  COSTAL   L'INDIEN. 

approché  du  bandit  en  réclamant  le  dolman  comme  apparte- 
nant à  l'officier  qu'il  accompagnait.  Le  Gaspacho  refusait 
tout  naturellement  de  le  restituer,  et  il  le  remettait  sur  ses 
épaules  après  ravoir  fait  admirer  à  ses  compagnons.  Il  avait 
déjà  passé  un  bras  dans  une  manche  quand,  du  poignard 
caché  dans  sa  ceinture,  l'Indien  frappa  le  bandit  et  lui  arra- 
cha le  précieux  vêtement. . 

Dès  qu'il  l'eut  en  sa  possession,  il  le  roula  autour  de  son 
bras,  se  fit  du  corps  du  Gaspacho  un  bouclier  encore  vivant, 
et.  le  rejetant  avec  une  vigueur  prodigieuse  à  ses  ennemis 
stupéfaits ,.  il  gagna  la  salle  où  il  venait  d'apprendre  qu'on 
avait  amené  le  capitaine.  On  sait  le  reste. 

L'indien  et  le  nègre  délivrés  à  temps  pouvaient  gagner  le 
lac  avant  le  lever  de  la  lune,  et,  dès  qu'elle  paraîtrait,,  com- 
mencer leurs  incantations  aux  divinités  des  eaux  et  des  mon- 
tagnes, Matlacuezc  et  Tlaloc.  Toutefois  il  y  avait  un  point 
délicat  à  régler  entre  le  Zapotèque  et  le  capitaine. 

Essayer  de  détourner  l'Indien  de  se  livrer  à  ses  absurdes 
et  superstitieuses  pratiques  eût  été  peine  perdue,  et  don  Cor- 
nelio  connaissait  trop  bien  Costal  pour  l'entreprendre;  pro- 
poser de  l'accompagner  n'était  guère  plus  convenable.  Les 
croyants,  à  quelque  religion  qu'ils  appartiennent,  se  trouvent 
gênés  dans  l'exercice  de  leur  culte  par  le  voisinage  des  in- 
crédules. 

Don  Cornelio  pensait  bien  qu'au  cas  où  l'Indien  eût  admis 
sa  présence,  il  n'eût  pas  hésité  à  n'attribuer  qu'à  elle  seule 
la  cruelle  déception  à  laquelle  il  ne  pouvait  échapper. 

Il  fallait  donc  que  le  capitaine  restât  seul,  et  c'était  ce  qui 
lui  souriait  le  moins ,  si  près  encore  du  repaire  des  bandits 
d'Arroyo,  Comme  il  allait  cependant  s'assurer  des  intentions 
de  Costal,  celui-ci  le  prévint. 

«  Il  est  peu  probable ,  dit-il ,  que  Votre  Seigneurie  puisse 
rencontrer  une  cabane  encore  habitée  si  près  de  ce  nid 
de  brigands  ;  la  moindre  hutte  doit  être  déserte  ;  mais  je 


COSTAL  L'INDIEN.  407 

présume  que,  pourvu  que  vous  trouviez  un  toit  pour  vous 
abriter.... 

— Vous  ne  désirez  donc  pas  que  je  sois  admis,  comme 
vous  ,  à  présenter  mes  respectueux  hommages  à  Tlaloc  ou  à 
sa  compagne?  répondit  le  capitaine. 

—  J'aimerais' autant beaucoup    mieux  même,    reprit 

l'Indien  en  hésitant ,  car  il  n'osait  avouer  que  la  présence 
de  Lantejas  lui  était  à  charge  ,  que  Votre  Seigneurie....  fût 
ailleurs....  qu'auprès  de  nous  ;  et  puis  d'ailleurs,  ajouta-t-il 
vivement ,  c'est  une  affaire  sérieuse  que  celle  de  converser 
avec  les  esprits  du  monde  supérieur;  tenez,  voilà  le  brave 
Clara  qui  pâlit  à  cette  seule  pensée.  (Le  visage  du  nègre 
présentait  en  effet  une  espèce  de  teinte  gris  de  fer.  ) 
Voyons ,  Clara  ,  il  est  encore  temps  de  reculer  si  vous  avez 
peur. 

—  C'est  la  lune  qui  me  rend  pâle,  parbleu  !  s'écria  le  nègre 
en  s'affermissant  sur  ses  étriers  sans  penser  que  la  lune  ne 
brillait  pas  encore.  Je  ne  reculerai  pas  d'un  pouce  devant  le 
génie  des  placers  d'or.  » 

Le  capitaine  mit  fin  à  la  discussion  en  disant  à  l'Indien 
qu'il  concevait  sa  répugnance  à  admettre  des  témoins  à  ses 
pratiques  superstitieuses ,  et  que,  de  son  côté  ,  il  était  trop 
bon  chrétien  pour  vouloir  assister  à  un  acte  que  ses  prin- 
cipes religieux  réprouvaient ,  et  qu'à  défaut  d'une  cabane 
habitée  ou  non ,  la  nuit  était  assez  chaude  pour  qu'il  pût  les 
attendre  à  la  belle  étoile. 

«  Eh  bien!  acheva  Costal,  si  d'ici  à  un  quart  d'heure  nous 
ne  trouvons  pas  l'abri  que  nous  cherchons  pour  vous,  nous 
devrons  nous  séparer,  car  déjà  le  vent  qui  fraîchit  m'an- 
nonce le  voisinage  du  lac.  » 

Les  voyageurs  continuèrent  leur  route  en  silence  ;  mais 
l'aspect  du  paysage  qui  devenait  de  plus  en  plus  sauvage  ne 
laissait  que  peu  d'espoir  de  rencontrer  une  habitation,  quel- 
que modeste  qu'elle  fût. 


408  COSTAL  L'INDIEN. 

Les  trois  compagnons  ne  tardèrent  pas  à  arriver  sur  la  li- 
sière d'une  vaste  et  verte  savane.  Quelques  flaques  d'eau 
éparses  çà  et  là  y  brillaient  comme  des  miroirs,  et  un  bou- 
quet de  palmiers  entouré  d'une  végétation  touffue  en  occu- 
pait le  centre. 

«  Votre  Seigneurie  sera  là  comme  dans  un  fort;  vous  serez 
invisible  derrière  ces  arbres  ,  tout  en  voyant  de  loin  autour 
de  vous,  »  s'écria  Costal. 

DonCornelio  accepta  cet  abri  à  défaut  d'autre,  et  se  sépara 
pour  la  seconde  fois  de  ses  deux  compagnons  de  route,  qu'il 
suivit  de  l'œil  aussi  longtemps  que  l'éloignement  ne  les  lui 
cacha  pas.  Quand  ils  eurent  disparu  ,  il  se  disposa  à  ga- 
gner le  centre  de  la  savane.  Malheureusement  il  arriva  ce 
qu'il  aurait  dû  prévoir ,  c'est-à-dire  que  le  sol  de  la  savane 
était  si  humide  ou  plutôt  si  noyé,  que,  de  quelque  côté  qu'il 
se  dirigeât ,  son  cheval  enfonçait  jusqu'aux  genoux  et  refu- 
sait d'avancer. 

Après  bien  des  tentatives  inutiles  ,  don  Cornelio  fut  forcé 
de  renoncer  à  pénétrer  jusqu'au  bouquet  de  palmiers  ,  sur- 
tout lorsque  la  brise  lui  apporta  la  fétide  odeur  de  musc 
qu'exhalaient  les  caïmans  dans  leurs  fangeuses  retraites. 

Cependant ,  pour  ne  pas  s'éloigner  davantage  de  ses  deux 
compagnons,  le  capitaine  s'avança  dans  la  direction  qu'ils 
venaient  de  suivre  ,  et  se  mit  à  la  recherche  de  quelque 
autre  position  aussi  sure  que  celle  qu'il  venait  d'être  forcé  de 
quitter. 

Don  Cornelio  craignait  avec  quelque  raison  que  les  bandits 
subalternes  d'Arroyo,  désireux  de  venger  la  mort  du  Gas- 
pacho  ,  n'eussent  pas  pour  l'envoyé  de  Morelos  la  même  con- 
sidération que  leur  chef.  11  n'avait  pas  oublié  que  celui-ci 
avait  ordonné  qu'on  se  mît  à  la  poursuite  de  la  maîtresse  de 
l'hacienda. 

Il  crut  en  effet  entendre  des  bruits  vagues  qui  l'inquiétè- 
rent, et  il  accéléra  le  pas  de  son  cheval. 


COSTAL  L'INDIEN.  409 

Le  noir  et  l'Indien  s'étaient  engagés  dans  un  massif  de 
grands  arbres,  et,  quand  le  capitaine  l'eut  traversé,  il  entra 
dans  une  vaste  plaine  rase ,  au  milieu  de  laquelle  il  se  fût 
trouvé  comme  le  cerf  loin  de  ses  fourrés,  à  la  merci  des 
hommes  sanguinaires  d'Arroyo. 

Une  chaîne  de  montagnes  pelées  bornait  la  gauche  de  ces 
terrains  découverts,  et  en  face  de  lui,  quand  il  eut  marché 
un  quart  d'heure  de  plus,  se  dessina  dans  l'éloignement,  puis 
bientôt  s'étendit  presque  à  ses  pieds ,  une  large  nappe  d'eau 
sombre  et  livide. 

A  cet  aspect  lugubre,  à  la  vue  d'une  colline  couronnée 
de  brouillards  qui  s'élevait  au  milieu  de  la  nappe  d'eau , 
don  Cornelio  ,  sans  l'avoir  jamais  vu,  reconnut  le  lac 
d'Ostuta. 

Le  hasard  l'avait  fait  arriver  là  malgré  lui ,  et  sa  curio- 
sité,  soudainement  éveillée,  devint  si  pressante,  qu'il  réso- 
lut de  la  satisfaire.  Sa  conscience  de  chrétien  lui  reprochait 
bien  un  peu  celte  curiosité;  mais  le  capitaine  finit  par  se 
persuader  que ,  loin  de  commettre  une  faute  en  assistant 
pour  ainsi  dire  à  une  cérémonie  païenne  ,  c'était  au  con- 
traire une  œuvre  méritoire  d'assister  à  la  confusion  d'un 
infidèle. 

A  peu  de  distance,  un  bois  sombre  et  touffu,  le  même  que 
celui  où  don  Mariano  était  campé  et  au-dessus  duquel  il  voyait 
s'élever  le  sommet  de  hauts  palmiers,  lui  parut  présenter  le 
point  d'observation  le  plus  favorable. 

Il  pouvait,  en  montant  sur  l'un  des  arbres  qui  formaient  la 
lisière  du  bois,  dominer  l'étendue  de  la  nappe  d'eau,  et  un 
silence  profond  lui  promettait  une  sécurité  complète. 

Il  choisit  l'arbre  au  haut  duquel  il  crut  pouvoir  le  plus 
facilement  grimper,  attacha  son  cheval  à  ses  branches 
basses,  et,  sa  carabine  en  bandoulière,  il  grimpa  résolu- 
ment jusqu'à  l'endroit  d'où  sa  vue  pouvait  s'étendre  sans 
obstacle. 


410  COSTAL  L'INDIEN. 

Peu  de  minutes  après ,  la  lune  se  montrait  pleine  et  ra- 
dieuse. Où  était  Costal  à  cette  heure  solennelle  tant  attendue 
par  lui?  Voilà  ce  que  se  demandait  le  capitaine  lorsqu'il  crut 
s'apercevoir  que ,  à  la  clarté  répandue  autour  de  lui ,  sem- 
blaient s'éveiller  tout  à  coup  et  la  surface  du  lac,  et  la  col- 
line dont  ses  eaux  baignaient  la  base ,  et  le  bois  sombre  au- 
dessus  duquel  il  dominait. 

Des  lueurs  bizarres  paraissaient  s'échapper  des  flancs  de 
la  colline  et  des  sons  étranges  venaient  frapper  son  oreille. 

Le  système  nerveux  était  facile  à  ébranler  chez  l'ancien 
étudiant  en  théologie ,  et  il  commença ,  mais  trop  tard ,  à  se 
repentir  d'être  venu  dans  ce  lieu  désert,  où  de  singulières 
choses  pouvaient  se  passer  peut-être;  car  son  aspect  sau- 
vage portait ,  nous  croyons  l'avoir  dit ,  une  terreur  involon- 
taire dans  l'âme. 

Tout  à  coup  il  tressaillit,  comme  le  faisaient  au  même  in- 
stant les  deux  domestiques  de  don  Mariano,  à  la  vue  d'un 
homme  ,  d'un  Indien,  qui  venait  d'apparaître  sur  les  bords 
du  lac.  Seulement,  sa  frayeur  fut  de  plus  courte  durée;  car, 
dans  l'homme  qui  battait  de  ses  mains  les  roseaux  du  lac,  la 
clarté  de  la  lune  lui  fit  reconnaître  Costal. 

De  la  position  élevée  où  il  se  trouvait,  il  put  voir  plus  loin, 
ce  que  les  domestiques  ne  voyaient  pas ,  un  autre  homme 
également  nu.  C'était  le  nègre,  et  ce  ne  fut  pas  là  le  trait  le 
moins  bizarre  de  ce  singulier  tableau,  que  celui  de  ces  deux 
corps  athlétiques ,  l'un  rouge  comme  du  bronze  florentin , 
l'autre  noir  comme  un  bloc  d'ébène.  Puis  l'un  et  l'autre  se 
mirent  à  la  nage  et  disparurent  bientôt  à  ses  yeux ,  comme 
à  ceux  des  gens  de  don  Mariano. 

Quoiqu'il  éprouvât,  à  peu  de  chose  près ,  le  désappointe- 
ment d'un  spectateur  tout  à  coup  frustré  du  spectacle  com- 
mencé, comme  la  vue  de  ces  deux  hommes,  qu'il  savait  lui 
être  dévoués,  avait  suffi  pour  dissiper  sa  frayeur  passagère, 
le  capitaine  réfléchit  qu'il  était  plus  en  sûreté  pendant  leur 


COSTAL  L'INDIEN.  411 

absence  au  sommet  de  son  arbre  que  dans  un  lieu  décou- 
vert, et  il  resta  blotti  dans  son  observatoire. 

L'intention  de  don  Cornelio  était  d'y  demeurer  jusqu'au 
moment  où  il  apercevrait  de  nouveau  ses  deux  compagnons 
d'aventure.  Il  comptait  leur  laisser  le  temps  de  s'habiller 
et  de  remonter  sur  leurs  chevaux  ;  descendant  alors  de  son 
arbre  et  galopant  après  eux,  il  se  proposait,  en  les  rejoignant, 
de  leur  débiter  quelque  fable,  qu'il  se  réservait  d'inventer  au 
moment  même. 

Mais  le  temps  s'écoulait,  la  lune  continuait  à  monter  dans 
le  ciel,  et  Costal,  pas  plus  que  le  nègre,  n'apparaissait  à  la 
surface  du  lac. 

Pendant  que  les  gens  de  don  Mariano  juraient  que  l'Indien 
qui  cherchait  son  cœur  depuis  cinq  cents  ans  leur  était  ap- 
paru et  qu'ils  ne  devaient  plus  le  revoir,  le  capitaine,  avec 
plus  de  raison,  s'imaginait  que  les  deux  aventuriers  avaient 
pris  pied  sur  la  colline  jadis  consacrée  à  Tlaloc,  le  dieu  des 
montagnes. 

Bientôt,  quelques  détonations  sourdes  et  lointaines,  que  le 
silence  de  la  nuit  permettait  d'entendre,  vinrent  donner  un 
autre  cours  aux  pensées  de  don  Cornelio ,  quoiqu'il  fît  de 
vains  efforts  pour  en  deviner  la  cause  ;  car  il  était  loin  de 
soupçonner  la  chaude  attaque  dirigée  par  don  Rafaël,  et  sur- 
tout que  la  porte  de  l'hacienda  venait  de  tomber  sous  le 
canon  dont  il  entendait  au  loin  le  grondement. 

Le  capitaine  ne  se  tourmenta  pas  longtemps  l'esprit  à  ce 
sujet  ,  et ,  une  fois  sa  première  frayeur  passée,  rassuré  par 
l'idée  qu'il  était  à  proximité  de  ses  deux  fidèles  serviteurs, 
il  ne  tarda  pas  à  éprouver,  comme  cela  était  arrivé  au  colo- 
nel la  nuit  précédente,  une  forte  envie  de  se  laisser  aller  au 
sommeil  ;  ses  paupières  s'alourdissaient  à  mesure  que  son 
imagination  devenait  plus  calme. 

Comme  le  colonel  Très  Villas,  il  compta  sur  le  hasard, 
dont  il  était  l'hôte  pour  ainsi  dire,  et,  ainsi  que  l'avait  fait 


iJ2  COSTAL  L'INDIEN. 

don  Rafaël ,  il  s'attacha  à  l'arbre  qui  lui  servait  d'asile  et 
s'endormit  d'un  rapide  et  tranquille  sommeil,  dont  la  pre- 
mière heure  ne  fut  pas  troublée. 

Il  n'en  devait  pas  être  de  même  de  la  seconde,  qui  lui 
ménageait  un  réveil  aussi  imprévu  que  terrible. 

Don  Cornelio  n'était  pas  si  profondément  endormi  qu'un 
bruit  inexplicable  au  milieu  de  la  solitude  ne  vint  frapper 
ses  oreilles.  Il  se  réveilla  en  sursaut,  car  il  avait  cru  enten- 
dre le  son  bien  distinct  d'une  cloche  traverser  l'air  et  venir 
jusqu'à  lui. 

Le  capitaine  écouta,  en  souriant  d'avoir  rêvé  sur  son  ar- 
bre du  clocher  de  son  village  natal;  mais  ce  n'était  pas  un 
rêve.  Le  même  son  se  reproduisit,  et,  à  sa  grande  surprise, 
il  compta  jusqu'à  douze  coups  nets  et  clairs,  comme  ceux 
que  frappe  le  marteau  d'une  horloge  à  minuit. 

Ce  pouvait  être  en  effet  l'heure  que  marquait  la  lune  ,  et 
don  Cornelio  ne  put  se  défendre  d'un  second  accès  de  frayeur  : 
car,  au  milieu  du  muet  et  sombre  paysage  qui  l'entourait  , 
il  ne  voyait  que  le  sommet  dépouillé  des  mornes,  puis  des 
plaines  unies  au-dessus  desquelles  ne  s'élevait  aucun  clocher 
d'hacienda  ou  de  village. 

Les  vibrations  de  la  cloche  frémissaient  encore  dans  l'air, 
et  c'était  bien  du  sein  du  lac ,  des  flancs  vitreux  de  la  col- 
line enchantée,  qu'elles  s'étaient  élevées. 

Ce  fut  comme  un  signal  auquel  on  eût  dit  que  les  divinités 
indiennes  s'éveillaient  de  leur  sommeil  séculaire. 

La  lune  montait  toujours  et  les  flots  de  lumière  qu'elle  ver- 
sait sur  le  lac  pénétraient  jusqu'au  fond  de  ses  roseaux. 

Des  rumeurs  vagues,  que  don  Cornelio  avait  cru  entendre 
pendant  son  court  sommeil ,  ne  tardèrent  pas  à  grossir  quand 
il  fut  éveillé,  puis  à  se  convertir  en  hurlements  prolongés, 
tels  que  de  sa  vie  il  n'en  avait  entendus. 

Dans  une  nuit  à  peu  près  pareille  à  celle-là,  les  tigres 
avaient  rugi  sur  sa  tète;  mais  les  hurlements  des  jaguars, 


COSTAL  L'INDIEN.  41  3 

ceux  du  lion  ou  les  mugissements  des  plus  forts  taureaux 
n'avaient  pas  la  puissance  effrayante  des  sons  qui  frappaient 
ses  oreilles. 

Ils  paraissaient  sortir  des  vastes  poumons  de  quelque  ani- 
mal d'une  race  inconnue  et  gigantesque. 

Cette  fois ,  le  capitaine  trembla  de  tous  ses  membres  ,  et  , 
s'il  n'eût  été  solidement  attaché,  il  serait  certainement  tombé 
du  haut  de  son  arbre  à  terre. 

Le  cheval  du  capitaine  partagea  sa  terreur  ;  il  fit  craquer 
les  buissons  autour  de  lui ,  rompit  violemment  sa  bride  ,  et 
don  Cornelio  le  vit  s'élancer  au  grand  galop  hors  du  bois  qui 
semblait  abriter  de  si  terribles  hôtes.  Il  suivit  d'un  œil  effrayé 
l'animal ,  qui  ne  s'arrêta  que  lorsqu'il  fut  réuni  aux  chevaux 
de  l'Indien  et  du  nègre. 

Quant  à  don  Cornelio ,  ces  hurlements  ,  ces  sons  d'horloge 
dans  le  désert ,  commencèrent  à  ébranler  ses  croyances  ,  et 
il  y  eut  un  moment  où  il  n'hésita  pas  à  croire  qu'il  entendait 
la  voix  du  génie  qu'osait  évoquer  Costal. 

Le  capitaine  Lantejas  n'était  pas  le  seul  à  s'épouvanter. 
Réunis  en  un  groupe  serré ,  à  deux  portées  de  carabine  de 
lui  et  cachés  à  ses  yeux  par  le  feuillage  des  arbres,  les  gens 
de  don  Mariano  avaient  compté ,  avec  une  égale  surprise  et 
une  terreur  non  moins  grande,  les  douze  coups  que  venait  de 
frapper  l'horloge  invisible. 

Leur  maître,  de  son  côté,  cherchait  en  vain  à  s'expliquer 
j!  tout  ce  qui  se  passait  autour  de  lui. 

Gertrudis  s'éveilla  en  poussant  un  cri  d'effroi ,  quand  les 
I  hurlements  épouvantables  dont  le  bois  et  le  lac  retentissaient 
}  vinrent  frapper  ses  oreilles. 

Les  Sept  Donnants  eux-mêmes  eussent  été  éveillés  de  leur 
éternel  sommeil  par  cet  horrible  fracas. 

Gastrillo  apparut  tout  à  coup  dans  la  clairière  où  étaient 
don  Mariano  et  sa  fille.  Le  découragement  et  la  terreur  se 
peignaient  sur  sa  figure. 


444  COSTAL  L'INDIEN. 

«  Quel  malheur  venez-vous  nous  annoncer?  s'écria  don 
Mariano  ,  frappé  de  la  pâleur  de  son  visage. 

—  Aucun,  sei  neur  don  Mariano,  aucun,  si  ce  n'est  que 
nous  sommes  dans  un  lieu  maudit  que  nous  devons  fuir  au 
plus  vite,  répondit  Castrillo. 

—  Apprêtez  plutôt  vos  armes,  car  des  jaguars  hurlent  près 
d'ici. 

—  Jamais  tigre  n'a  hurlé  ainsi ,  dit  le  domestique  en  se- 
couant la  tête  ,  et  les  armes  de  guerre  sont  inutiles  quand  la 
voix  de  l'esprit  des  ténèbres  se  fait  entendre....  Écoutez!  » 

Ces  hurlements ,  nous  l'avons  dit ,  n'avaient  d'analogie 
avec  aucun  de  ceux  que  poussent  les  animaux  des  bois  ou  des 
savanes. 

<r  Trop  de  signes  étranges  ont  marqué  le  cours  de  cette 
nuit,  reprit  Castrillo ,  pour  qu'il  n'y  ait  pas  folie  à  rester  dans 
un  endroit  où  toutes  les  lois  de  la  nature  semblent  renver- 
sées ,  où  les  morts  sortent  du  tombeau ,  où  des  cloches  re- 
tentissent loin  de  toute  habitation ,  où  enfin  le  démon  hurle 
dans  les  ténèbres.  Fuyons,  seigneur  don  Mariano,  tandis 
qu'il  en  est  encore  temps. 

—  Et  où  fuir?  s'écria  don  Mariano  avec  angoisse;  cette 
pauvre  enfant  est-elle  capable  de  supporter  la  marche? 

—  Pendant  que  vous  prierez  Dieu  d'écarter  le  danger  qui 
nous  menace  ,  nous  chargerons  promptement  la  litière  sur  les 
mules,  répliqua  le  domestique;  mais  hâtons-nous,  il  n'y  a 
pas  un  instant  à  perdre ,  car  je  ne  pourrai  empêcher  mes 
compagnons  de  fuir,  et  moi-même.... 

—  Rester  seuls  ici  !  interrompit  à  son  tour  Gertrudis  fré- 
missante; non,  non,  fût-ce  à  pied,  je  me  sens  la  force  de 
fuir  aussi. 

—  Eh  bien  donc ,  qu'il  soit  fait  comme  vous  le  désirez , 
répondit  don  Mariano  ;  nous  essayerons  de  gagner  San  Carlos.  » 

Castrillo  s'empressa  d'aller  rejoindre  ses  compagnons; 
mais ,  quand  il  s'agit  d'aller  chercher  les  mules  et  les  che- 


COSTAL  L'INDIEN.  41 S 

vaux  parqués  dans  un  autre  endroit  du  bois  ,  aucun  d'entre 
eux  n'osa  s'y  aventurer. 

«  Allons-y  tous  quatre,  »  dit  Castrillo. 

Et  ses  compagnons ,  tout  tremblants ,  le  suivirent  en  se 
signant  avec  une  rapidité  presque  frénétique,  comme  s'ils 
eussent  voulu  conjurer  une  légion  entière  de  démons. 

Ce  qu'allaient  tenter  don  Mariano  et  ses  gens,  c'est-à-dire 
la  fuite  à  travers  les  ténèbres ,  le  capitaine  Lantejas  n'eût 
pas  osé  l'entreprendre  pour  tous  les  filons  d'or  de  la  terre. 

Cloué  par  la  frayeur  au  sommet  de  son  arbre,  maudissant 
de  nouveau  la  folle  curiosité  à  laquelle  il  avait  cédé ,  il  con- 
tinuait de  prêter  l'oreille  à  ce  qu'il  croyait  être  un  épouvan- 
table dialogue  entre  la  divinité  indienne  et  son  intrépide 
adorateur ,  quand  les  hurlements  cessèrent  brusquement. 

A  cet  horrible  fracas  succéda  tout  à  coup  un  morne  et 
effrayant  silence;  on  eût  dit  que  l'épouvante  avait  fait  taire 
toutes  les  voix  de  la  nature. 

Mais ,  peu  de  temps  après ,  ce  silence  fut  interrompu  par 
des  sons  vagues  et  confus ,  semblables  à  des  voix  humaines 
qu'on  entendait  au  loin,  et  qui  semblaient  sortir  de  der- 
rière la  chaîne  de  petites  collines  qui  bordait  le  lac  du  côté 
du  nord. 

Don  Cornelio  ne  douta  pas  que  ce  ne  fussent  les  voix  de 
Costal  et  de  Clara,  qui  s'en  revenaient  après  la  réussite  de 
leur  tentative,  car  les  hurlements  qu'il  avait  entendus  ne 
pouvaient  être  que  ceux  de  Tlaloc  ou  de  Matlacuezc  vaincus. 

Le  capitaine  ne  tarda  pas  cependant  à  se  détromper. 

Dans  la  direction  de  la  route  qu'il  avait  suivie  pour  venir, 
il  aperçut  des  lumières  qui  s'avançaient  vers  le  lac. 

A  en  juger  par  la  rapidité  avec  laquelle  ces  lumières  chan- 
geaient de  place ,  elles  devaient  être  portées  par  des  gens  à 
cheval.  Le  capitaine  apercevait  distinctement ,  à  une  demi- 
portée  de  carabine  de  l'arbre  qu'il  occupait,  le  groupe  effrayé 
que  formaient  les  deux  chevaux  de  Costal  et  de  Clara  avec 


4IG  COSTAL  L'INDIEN. 

le  sien;  ce  ne  pouvait  donc  être  ni  l'Indien  ni  le  nègre  qui 
portaient  ces  lumières. 

Il  n'y  avait  pas  à  douter  malheureusement  que  ce  ne  fus- 
sent Arroyo  et  ses  terribles  bandits. 

Peu  de  temps  après,  en  effet,  une  troupe  de  cavaliers, 
parmi  lesquels  don  Cornelio  reconnut  Arroyo  et  son  asso- 
cié Bocardo,  apparut  sur  le  bord  du  lac,  des  torches  à  la 
main. 

Les  bandits  se  dirigeaient  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de 
l'autre,  et,  quand  ces  allées  et  venues  furent  terminées,  il 
les  vit  marcher  vers  la  partie  opposée  à  celle  où  se  tenaient 
les  trois  chevaux  et  explorer  curieusement  des  yeux  la  nappe 
d'eau  et  les  roseaux  de  la  rive. 

A  un  signal  donné,  les  torches  s'éteignirent  et  tout  rentra 
dans  une  obscurité  momentanée  aux  yeux  de  don  Cornelio, 
car  la  lumière  de  la  lune  ne  semblait  que  bien  terne  après 
l'éclat  des  torches. 

Le  capitaine  aurait  bien  voulu  pouvoir  avertir  ses  deux 
compagnons  du  danger  que  pouvait  leur  faire  courir  la 
présence  des  bandits  d'Arroyo;  mais  comment  la  leur  faire 
savoir? 

De  leur  côté,  les  gens  de  don  Mariano,  à  la  vue  de  ces 
hommes  armés,  parmi  lesquels  don  Mariano  et  sa  fille  recon- 
nurent aussi  leurs  deux  anciens  vaqueros,  se  tenaient  immo- 
biles, la  litière  de  Gertrudis  déjà  chargée  et  prête  à  partir. 

Don  Cornelio  suivait  tous  les  mouvements  d'Arroyo  d'un 
regard  plein  d'inquiétude,  et  son  cœur  fut  soulagé  en  le 
voyant  avec  ses  cavaliers  tourner  le  lac  et  s'éloigner. 

Grâce  à  la  clarté  de  la  lune,  la  vue  du  capitaine  pouvait 
presque  plonger  jusqu'au  fond  des  roseaux.  Les  bords  du 
lac  étaient  redevenus  déserts,  ses  eaux  étaient  silencieuses 
et  tranquilles.  Tout  à  cou]»,  don  Cornelio  crut  voir  une  légère 
agitation  parmi  les  plantes  marécageuses  qui  croissaient  le 
long  des  rives. 


COSTAL   L'INDIEN.  417 

Au  même  instant,  une  ombre  vague  et  indécise  apparut  au 
milieu  des  touffes  vertes  et  des  lames  aiguës  des  glaïeuls,  et 
cette  ombre,  en  s'élevant  insensiblement,  prit  la  forme  dis- 
tincte d'une  femme. 

Elle  était  vêtue  d'une  robe  blanche ,  et  de  longs  cheveux 
épars  et  en  désordre  flottaient  sur  ses  épaules. 

Une  sueur  froide  ruissela  sur  le  front  de  don  Cornelio.  Fas- 
ciné par  cette  étrange  apparition ,  ses  yeux  égarés  restaient 
fixés  sur  elle  sans  pouvoir  s'en  détacher  :  c'était,  il  n'en 
doutait  pas,  la  compagne  de  Tlaloc,  la  terrible  Matlacuezc, 
qui,  sortie  du  palais  humide  qu'elle  habite  dans  les  profon- 
deurs du  lacd'Ostuta,  se  rendait  aux  évocations  du  descen- 
dant des  anciens  caciques  de  Tehuantepec. 


CHAPITRE   X. 

Le  message. 

Depuis  le  moment  où  nous  avons  montré  Costal  et  Clara 
battant  les  roseaux  de  la  rive  du  lac  pour  en  chasser  les  caï- 
mans, puis  s'élançant  dans  ses  eaux  fangeuses,  emportés 
tous  deux  par  ce  fatalisme  aveugle  de  l'Indien,  qui  lui  faisait 
braver  les  alligators  avec  autant  de  témérité  qu'il  avait  jadis 
bravé  les  requins,  le  lecteur  ignore  complètement  ce  que 
sont  devenus  ces  deux  personnages.  Nous  allons  les  ramener 
sur  la  scène  ;  il  est  d'ailleurs  nécessaire  que  nous  les  sui- 
vions pour  quelques  instants,  afin  d'expliquer  comment  16 
fantastique  a  servi  de  prologue  au  drame  réel  dont  le  dé- 
nouaient ne  tardera  pas  à  avoir  lieu. 

Quand  les  deux  aventuriers  eurent  disparu  dans  l'ombre 
200  bb 


418  COSTAL  L'INDIEN. 

que  projetait  la  colline  enchantée,  ils  ne  tardèrent  pasr 
comme  l'avait  pensé  le  capitaine,  à  prendre  terre  sur  la  col- 
line elle-même. 

Le  Monapostiac  n'est  qu'un  bloc  immense  d'obsidienne 
d'un  vert  noirâtre  disposée  en  longues  couches  verticales  et 
irrégulières,  séparées  les  unes  des  autres.  Telle  est  la  cause 
des  fissures  qu'on  voit  dans  ses  flancs.  Frappée  des  rayons 
du  soleil  ou  de  la  lune,  cette  matière  vitreuse  prend  une  es- 
pèce de  transparence  terne  qui,  jointe  au  brouillard  épais 
qui  couvre  le  sommet  de  la  colline,  donne  à  l'ensemble  un 
aspect  étrange  et  mélancolique. 

Certaines  parties  de  ce  bloc,  dont  Costal  avait  une  par- 
faite connaissance ,  sont  d'une  sonorité  singulière  et  bizarre , 
semblable  à  celle  du  Cerro  de  la  Campana  dont  nous  avons 
parlé  dans  un  précédent  récit1. 

Tantôt  absorbé  dans  ses  méditations,  tantôt  récitant  à 
voix  basse  des  prières  dans  la  langue  de  ses  pères,  le  Zapo- 
tèque  attendait,  pour  commencer  ses  incantations,  que  la 
lune  se  montrât  au-dessus  du  rideau  de  cèdres  qui  terminait 
la  plaine. 

Il  serait  long  et  fastidieux  de  décrire  toutes  les  pratiques 
bizarres  à  l'aide  desquelles  l'Indien  évoquait  le  puissant 
génie  dont  l'intervention  devait  enfin  rendre  au  descendant 
des  caciques  de  Tehuantepec  la  splendeur  de  son  antique  fa- 
mille. 

Certes,  si  la  persévérance  et  le  courage  eussent  dû  obte- 
nir des  divinités  indiennes  la  faveur  qu'il  sollicitait,  Costal 
l'eût  amplement  méritée.  Quoique  rien,  jusqu'à  ce  moment r 
n'indiquât  que  Tlaloc  ou  Matlacuezc  dussent  apparaître  à 
leur  courageux  adorateur,  le  front  de  Costal  rayonnait  de 
tant  d'espoir,  que  le  nègre  n'eut  pas  un  instant  l'idée  qu'il 
pût  échouer  dans  cette  dernière  tentative. 

\ .    Voyages  et  Aventures  au  Mexique. 


COSTAL  L'INDIEN.  419 

Depuis  le  lever  de  la  lune,  si  impatiemment  attendu,  plus 
d'une  heure  s'était  passée  en  préparatifs  de  toute  sorte, 
lorsque  Costal  rompit  enfin  le  silence  imposant  qu'il  avait 
gardé  jusque-là  à  l'égard  de  Clara. 

«  Clara ,  dit-il  d'une  voix  grave ,  quand  les  dieux  de  mes 
pères ,  appelés  par  le  fils  des  caciques  qui  a  vu  cinquante 
saisons  des  pluies ,  vont  entendre  les  sons  auxquels  ils  prê- 
taient l'oreille  il  y  a  plus  de  trois  siècles,  ils  apparaîtront 
sans  aucun  doute. 

—  Je  l'espère  bien  ainsi,  dit  Clara. 

—  Oui  ;  mais  qui  sait  si  ce  sera  Tlaloc  ou  sa  compagne  ? 

—  Peu  m'importe. 

—  Matlacuezc,  reprit  l'indien,  est  vêtue  de  blanc  aussi  pur 
que  celui  de  la  fleur  du  iloripoudio  ;  quand  ses  cheveux  ne 
sont  pas  tordus  sur  sa  tête,  ils  flottent  sur  sa  robe  comme  la 
mantille  d'une  senora  de  haut  parage;  ses  yeux  sont  plus 
brillants  que  les  étoiles,,  et  sa  voix  est  plus  douce  que  celle 
du  moqueur  lorsqu'il  imite  le  rossignol  :  et  cependant  sa  vue 
est  terrible  à  soutenir. 

—  Je  la  soutiendrai ,  dit  le  nègre. 

—  Mais  Tlaloc  a  la  taille  gigantesque;  des  serpents  en- 
roulés sifflent  dans  sa  chevelure,  son  œil  est  comme  l'œil  du 
jaguar,  sa  voix  gronde  comme  celle  de  deux  taureaux.  Réilé- 
chissez-y,  tandis  qu'il  en  est  temps  encore. 

—  Je  vous  l'ai  dit,  je  veux  de  l'or,  et  peu  m'importe  que 
ce  soit  Tlaloc  ou  sa  compagne  qui  me  le  donne  ;  de  par  tous 
les  diables  chrétiens  ou  païens!  je  ne  suis  pas  venu  jusqu'ici 
pour  reculer. 

—  Alors  ,  continua  Costal ,  je  vais  appeler  mes  dieux.  » 
En  disant  ces  mots ,  l'Indien  ramassa  une  pierre  près  de 

lui,  et,  s'avançant  vers  la  colline,  il  en  frappa  fortement 
un  des  angles;  le  coup  retentit  au  loin  semblable  au  bruit 
de  l'airain.  Onze  ibis  encore  il  renouvela  sa  terrible  évoca- 
tion. 


420  COSTAL  L'INDIEN. 

Des  murmures  vagues  d'abord  semblèrent  répondre  aux 
coups  de  la  pierre  sur  le  rocher;  puis  bientôt,  comme  si 
Costal  eût  en  effet  possédé  le  don  de  faire  entendre  la  voix 
terrible  de  Tlaloc,  des  hurlements  affreux  éclatèrent  au  mi- 
lieu du  silence;  c'étaient  ceux  qui  avaient  si  fort  effrayé  le 
capitaine  et  les  gens  de  don  Mariano. 

Clara  fut  en  proie  à  la  même  terreur;  mais  ce  ne  fut  que 
pour  un  moment,  car  il  s'écria  d'une  voix  ferme  : 

«  Sonnez  encore,  Costal,  Tlaloc  a  répondu.  « 

L'Indien  jeta  sur  Clara  un  regard  scrutateur.  La  lune  lais- 
sait voir  la  teinte  grisâtre  de  son  visage  ;  il  était  évident  que 
le  noir  parlait  sérieusement. 

ce  Eh  quoi!  dit  le  Zapotèque,  êtes- vous  donc  assez  peu  fa- 
miliarisé avec  les  mystères  de  nos  forêts ,  pour  confondre  la 
voix  d'un  vil  animal  avec  celle  du  dieu  des  montagnes? 

—  Un  animal  hurler  ainsi! 

—  Sans  doute;  cette  voix  est  effrayante,  mais  elle  ne  l'est 
que  pour  ceux  qui  ne  connaissent  pas  l'animal  qui  la  fait 
entendre  :  c'est  un  singe  '  que  vous  tueriez  d'un  coup  de  la 
cravache  que  vous  avez  laissée  au  pommeau  de  votre  selle. 
Non,  non,  la  voix  de  Tlaloc  est  autrement  terrible. 

—  Eh  bien!  j'en  suis  fâché,  »  répondit  le  nègre. 
Bientôt  la  vue  des  cavaliers  qui  exploraient  les  alentours 

du  lac  allait  donner  un  autre  cours  à  leurs  idées.  Les  ban- 
dits d'Arroyo  venaient  à  peine  de  disparaître  derrière  les  ro- 
seaux, que,  du  plus  épais  des  fourrés,  on  vit  surgir  la 
blanche  apparition  que  le  capitaine  contemplait  encore  en 
frémissant. 

A  l'aspect  de  cette  soudaine  vision ,  l'œil  de  l'intrépide 
Costal  brilla  d'un  éclair  de  triomphe.  Il  saisit  d'une  main  le 
bras  de  son  compagnon. 

«  Les  temps  sont  venus,  dit-il,  la  gloire  des  caciques  de 
Tehuantepec  va  renaître  :  voyez  !  » 

\ .  Le  stentor  ursinus. 


COSTAL  L'INDIEN.  421 

Il  montrait  de  l'autre  main  la  chevelure  noire  flottant 
comme  une  mantille  sur  la  robe  couleur  de  iloripondio ,  que 
la  lune  éclairait  au  milieu  des  roseaux. 

«  C'est  Malacuezc,  »  répondit  le  nègre  à  voix  basse 

Et ,  quoique  son  cœur  battît  à  coups  redoublés  dans  sa 
poitrine ,  Clara  ne  laissa  pas  deviner  la  terreur  secrète  qu'il 
éprouvait  en  face  de  la  divinité  des  eaux  qui  se  montrait 
enfin  à  lui. 

Tous  deux  descendirent  doucement  des  flancs  du  rocher 
dans  l'eau  et  se  mirent  à  la  nage. 

A  ce  moment,  la  blanche  apparition  disparut,  et  les  deux 
aventuriers  la  perdirent  de  vue ,  quoique  le  capitaine ,  du 
haut  de  l'arbre  qu'il  occupait,  continuât  à  l'apercevoir  tapie 
derrière  la  frange  verte  des  glaïeuls  du  lac. 

Mais  l'Indien  savait  où  se  diriger,  et  son  bras  vigoureux 
fendait  les  eaux  si  rapidement ,  que  le  nègre ,  quelques  ef- 
forts qu'il  fît,  restait  à  dix  nagées  derrière  lui. 

Bientôt  le  capitaine  Lantejas,  tout  en  frémissant  du  cou- 
rage surhumain  de  Costal,  le  vit  étendre  les  mains  pour 
saisir  la  déesse  des  eaux,  quand  une  voix  s'écria  : 

«  Pas  au  nègre  !  au  meurtrier  du  Gaspacho  d'abord  !  » 

Un  coup  de  feu  sillonna  le  lac.  Don  Cornelio  perdit  de  vue 
le  nègre  et  l'Indien  qui  venaient  de  plonger;  mais,  à  la  place 
qu'abandonnait  Costal,  il  vit  les  roseaux  frémir  et  s'agiter. 
Il  entendit  comme  un  léger  cri  d'agonie  ;  les  glaïeuls  cessè- 
rent de  bruire  et  le  cri  s'éteignit. 

La  vision  à  la  robe  blanche  et  aux  cheveux  flottants  avait 
disparu,  le  lac  demeurait  désert,  mais  ce  ne  fut  que  pour  un 
instant.  Costal  et  Clara  reparurent  à  sa  surface  et  ne  tardè- 
rent pas  à  prendre  terre  sur  la  rive,  à  une  portée  de  fusil  du 
capitaine. 

Le  drame  réel  se  mêlait  si  étroitement  à  de  fantastiques 
apparences,  que  don  Cornelio  resta  un  instant  l'esprit  trou- 
blé et  l'œil  voilé  d'un  nuage. 


422  COSTAL  L'INDIEN. 

La  vue  du  danger  que  couraient  ses  deux  fidèles  compa- 
gnons put  seule  le  rappeler  à  lui  et  l'avertir  que  ce  qui  se 
passait  sous  ses  yeux  n'était  pas  un  rêve. 

Subitement  sortis  de  derrière  les  roseaux ,  à  peu  de  dis- 
tance de  l'endroit  où  l'apparition  s'était  un  instant  montrée, 
deux  des  hommes  d'Arroyo  poursuivaient  le  nègre  et  Costal 
le  sabre  à  la  main.  Dès  lors  le  capitaine  reprit  complètement 
ses  sens,  et,  appuyant  le  canon  de  sa  carabine  sur  l'une 
des  branches  de  son  arbre,  il  fit  feu  :  un  des  bandits  tomba, 
et  l'autre  s'arrêta  effrayé  de  ce  coup  inattendu. 

Ce  délai  donna  le  temps  aux  deux  aventuriers  d'arriver 
jusqu'à  leurs  chevaux  et  de  sauter  en  selle  comme  deux 
fantômes  tout  ruisselants  de  l'eau  du  lac. 

De  son  côté ,  le  capitaine  descendit  précipitamment  à  terre 
en  se  nommant  et  en  appelant  ses  deux  compagnons  de  leur 
nom. 

«  Ah  !  s'écria  Costal,  j'avais  craint,  en  reconnaissant  votre 
cheval  avec  les  nôtres ,  qu'il  ne  vous  fût  arrivé  malheur.  » 

Pendant  ce  temps,  le  bandit  resté  seul  s'enfuyait  à  son 
tour  vers  son  cheval ,  qu'il  avait  laissé  à  la  garde  de  ses 
compagnons  derrière  les  collines.  Mais,  poursuivi  bientôt 
par  l'Indien,  qui  en  quelques  bonds  l'eut  rattrapé,  il  fut 
terrassé  sous  les  pieds  de  son  cheval,  et  le  Zapotèque  le 
cloua  par  terre  d'un  coup  de  rapière  sans  quitter  sa  selle. 

«  Vite  au  lac  maintenant  !  reprit  vivement  Costal  en  s'a- 
dressant  au  nègre.  Allez  nous  attendre  dans  le  bois,  sei- 
gneur don  Cornelio  ,  nous  avons  besoin  d'être  seuls.  » 

Comme  il  mettait  pied  à  terre  en  prononçant  ces  mots ,  un 
nouvel  incident  venait  de  changer  la  face  des  choses. 

Cinq  cavaliers  et  une  litière  portée  par  deux  mules  appa- 
rurent tout  à  coup  sur  le  bord  du  lac  et  presque  à  l'extré- 
mité du.  bois  :  c'était  don  Mariano  à  côté  de  la  litière  de  sa 
fille,  accompagné  de  ses  quatre  domestiques. 

L'hacendero  avait  entendu  le  capitaine  Lantejas  se  nom- 


COSTAL  L'INDIEN.  423 

mer  en  appelant  de  leur  nom  Costal  et  Clara,  et,  plein  d'es- 
poir dans  le  renfort  inattendu  que  le  ciel  lui  envoyait ,  il  se 
hâtait  de  le  joindre. 

De  l'autre  côté  de  l'Ostuta,  derrière  le  rideau  de  cèdres, 
déboucha  au  même  moment  une  seconde  troupe  à  cheval, 
composée  d'une  demi-douzaine  d'hommes  poursuivis,  selon 
toute  apparence,  par  un  nombre  égal  de  cavaliers  qui  se 
montrèrent  à  leur  tour  le  sabre  au  poing. 

ce  Qu'est-ce  encore,  s'écria  Costal  en  jurant  comme  un 
païen  qu'il  était,  que  ces  intrus  qui  viennent  troubler  les 
adorateurs  de  Tlaloc?  » 

Le  nègre ,  qui  au  même  instant  entendit  qu'on  l'appelait 
ainsi  que  Costal,  se  frappait  la  poitrine  de  désespoir  en  pen- 
sant à  l'occasion  unique  que  lui  faisait  perdre  cette  inva- 
sion subite  du  lac,  si  désert  jusqu'alors.  C'était  la  voix  de 
don  Mariano  qu'on  venait  d'entendre;  il  se  faisait  connaître 
et  appelait  aussi  par  son  nom  le  capitaine  Lantejas ,  tout  en 
ignorant  si  c'était  le  même  qui  portait  le  prénom  de  Corne- 
lio,  l'ancien  hôte  de  las  Palmas. 

«  C'est  bien  moi,  vive  Dieu  !  »  répondit  le  capitaine,  surpris 
au  dernier  point  de  se  trouver  en  pays  de  connaissance  au 
milieu  de  cette  solitude  si  morne  jusqu'à  ce  moment. 

Au  milieu  de  ces  divers  incidents,  les  fuyards  qui  ve- 
naient d'apparaître  semblèrent  indécis  sur  la  direction  qu'ils 
•avaient  à  prendre;  mais  bientôt,  n'apercevant  peut-être  pas 
le  groupe  réuni  sur  la  lisière  du  bois ,  ils  se  dirigèrent  de  ce 
même  côté. 

Lantejas  et  ses  deux  compagnons,  don  Mariano  et  ses 
gens,  n'eurent  que  le  temps  de  se  jeter  précipitamment 
derrière  les  arbres ,  pour  éviter  d'être  renversés  par  le 
galon  impétueux  des  chevaux,  lancés  à  toute  bride  par  leurs 
•cavaliers,  qui  passèrent  comme  un  tourbillon  devant  eux. 

Cependant,  malgré  la  rapidité  de  leur  course,  l'œil  per- 
çant de  Costal  distingua,  parmi  ces  fuyards,  deux  hommes 


424  COSTAL  L'INDIEN. 

qu'il  ne  pouvait  méconnaître ,  car  ils  avaient  été ,  comme 
lui ,  les  serviteurs  de  don  Mariano. 

«  Nous  sommes  en  pays  ennemi,  dit-il  à  voix  basse  à 
Clara  ;  voici  Arroyo  et  Bocardo,  poursuivis  sans  doute  par 
les  royalistes.  » 

11  achevait  à  peine,  qu'emportés  par  un  galop  non  moins 
furieux,  les  six  cavaliers  lancés  à  la  poursuite  d'Arroyo 
passèrent  à  leur  tour  aussi  rapidement  que  l'éclair. 

L'un  d'eux,  de  haute  taille,  autant  qu'on  en  pouvait  juger, 
précédait  ses  cinq  compagnons;  courbé  sur  le  cou  de  son 
cheval,  qui  semblait  plutôt  voler  que  galoper,  il  ne  cessait 
néanmoins  de  lui  presser  les  flancs  de  ses  éperons. 

Saisissant  convulsivement  son  feutre  noir  à  larges  bords  y 
un  instant  presque  enlevé  de  sa  tête  dans  la  rapidité  de  sa 
course,  il  le  renfonça  tellement,  que  sa  figure,  déjà  à  moitié 
cachée  par  la  crinière  de  son  cheval ,  paraissait  à  peine.  Le 
coursier ,  en  même  temps ,  effrayé  soit  par  la  masse  sombre 
de  la  litière  de  Gertrudis ,  soit  par  la  vue  d'un  autre  objet , 
fit  un  saut  de  côté  en  laissant  échapper  de  ses  naseaux  un 
souffle  étrange  et  rauque ,  auquel  répondit  un  faible  cri  parti 
de  dessous  les  rideaux  de  la  litière. 

Ce  cri  passa  inaperçu  pour  le  cavalier ,  qui  ne  tourna  pas 
la  tête. 

Gertrudis  ne  fut  pas  la  seule  qui  tressaillit  en  entendant 
ce  souffle  si  reconnaissable;  don  Cornelio  se  rappela  aussi 
qu'il  l'avait  ouï  résonner  d'une  manière  terrible  à  ses  oreil- 
les, sur  le  champ  de  bataille  de  Huajapam,  quelques  instants 
avant  qu'il  se  sentît  enlever  de  sa  selle  par  le  bras  vigou- 
reux du  colonel  Très  Villas. 

Don  Mariano  n'avait  pu  méconnaître  non  plus  cette  parti- 
cularité d'un  cheval  si  longtemps  nourri  dans  ses  écuries. 
Le  cavalier  avait  bien  la  haute  taille  de  don  Rafaël  ;  était-ce 
toutefois  lui,  qu'on  supposait  au  siège  de  Huajapam?  Il  était 
permis  d'en  douter. 


COSTAL  L'INDIEN.  425 

Remettant  aune  heure  plus  favorable,  caria  nuit  était 
encore  loin  de  toucher  à  sa  fin ,  à  continuer  leurs  invocations 
aux  divinités  zapotèques ,  Costal  et  Clara ,  pour  être  prêts  à 
tout  événement ,  s'étaient  hâtés  d'aller  reprendre  leurs  armes 
à  feu  avec  leurs  vêtements  ,  et  don  Cornelio  resta  seul  avec 
l'hacendero  et  Gertrudis. 

Incertains  les  uns  et  les  autres  de  ce  qu'ils  devaient  faire, 
tous  attendaient  avec  une  vive  anxiété  la  fin  de  l'action  qui 
se  passait  presque  sous  leurs  yeux ,  mais  dont  les  détails 
devaient  leur  échapper  dans  l'éloignement,  malgré  les  clar- 
tés que  la  lune  jetait  sur  le  lac,  dont  les  bords  étaient  le 
théâtre  où  le  dénoûment  allait  avoir  lieu. 

Don  Rafaël  qui ,  de  proche  en  proche ,  depuis  le  moment  où 
nous  l'avons  vu  quitter  l'hacienda  de  San  Carlos ,  était  arrivé 
près  du  lac  d'Ostuta,  continuait  toujours  sa  poursuite  acharnée. 

De  moment  en  moment,  l'espace  qui  le  séparait  d'Arroyo 
se  rapetissait,  et  le  bandit,  qui,  malgré  sa  bravoure  habi- 
tuelle, semblait  frappé  d'une  folle  terreur  devant  l'ennemi 
implacable  et  redouté  qu'il  fuyait,  ne  pouvait  se  dissimuler 
que  son  terrible  bras  allait  l'atteindre. 

Il  eut  un  moment  d'espoir,  néanmoins;  car  les  soldats  de 
la  suite  du  colonel  n'étaient  pas  aussi  bien  montés  que  leur 
chef,  qui  les  précédait  de  cinq  ou  six  longueurs  de  cheval. 
Le  bandit  pouvait  ordonner  à  sa  troupe  de  faire  volte-face 
et  d'envelopper  don  Rafaël,  avant  que  ses  cavaliers  eussent 
pu  le  rejoindre;  mais  le  cœur  lui  fit  défaut,  et  cette  der- 
nière chance  de  salut  lui  échappa.  La  force  indomptable  du 
colonel  et  son  courage  aveugle  lui  étaient  trop  connus  pour 
qu'il  espérât  le  terrasser  dans  le  court  instant  qui  suffirait  à 
ses  gens  pour  lui  venir  en  aide. 

Arroyo  était  arrivé  à  l'extrémité  orientale  du  lac  ;  à  peu 
de  distance  s'étendaient  devant  lui  les  plaines  immenses, 
dans  lesquelles  il  se  flattait  de  se  dérober  à  la  poursuite  de 
son  ennemi. 


426  COSTAL  L'INDIEN. 

Il  continua  donc  sa  course ,  résolu  à  n'user  qu'à  la  der- 
nière extrémité  de  la  périlleuse  ressource  que  lui  fournissait 
l'avance  du  colonel. 

Mais  don  Rafaël,  en  dépit  des  passions  fougueuses  qui  l'a- 
gitaient, suivait  d'un  œil  attentif  toutes  les  manœuvres  du 
bandit,  et  il  sembla  deviner  son  intention,  car,  depuis  quel- 
ques secondes  déjà ,  il  s'écartait  de  la  courbe  du  lac  pour  lui 
couper  tout  espoir  de  retraite  à  sa  droite,  et  lorsque  Àrroyo, 
que  Bocardo  suivait  de  près,  fit  un  écart  brusque  en  s'éloi- 
gnant  du  rivage,  il  n'était  plus  temps. 

Le  cheval  au  souffle  rauque  et  son  cavalier  bondissaient 
en  ligne  parallèle  aux  deux  bandits,  en  jetant  une  ombre- 
formidable  jusqu'aux  jambes  du  cheval  d'Arroyo.  Celui-ci 
se  porta  rapidement  sur  la  gauche  :  c'était  ce  que  voulait 
don  Rafaël,  qui  semblait  dans  l'intention  d'agir  avec  lui 
comme  on  agit  avec  le  cerf,  qui,  pressé  par  le  chasseur, 
n'a  plus  pour  dernier  moyen  de  salut  que  l'étang  contre  le- 
quel il  est  acculé. 

«  Gare  à  vous!  »  s'écria  Bocardo  à  son  complice,  à  l'aspect 
du  colonel  qui  venait ,  par  un  effort]  soudain ,  de  le  dépasser, 
et  qui  s'élançait  sur  lui. 

Arroyo  déchargea  le  pistolet  qu'il  avait  à  la  main,  en  re- 
tenant involontairement  la  bride  de  sa  monture;  le  coup, 
mal  dirigé ,  n'atteignit  pas  don  Rafaël ,  dont  le  cheval ,  heur- 
tant du  poitrail  le  flanc  de  celui  d'Arroyo,  le  renversa  sur  le 
côté. 

Bocardo  se  jeta  au  travers  pour  donner  à  son  associé  le 
temps  de  se  relever. 

<c  Arrière,  immonde  putois  !  »  s'écria  le^  colonel  en  lui 
faisant  vider  les  arçons  d'un  coup  de  la  poignée  de  son 
sabre. 

Arroyo ,  froissé ,  meurtri ,  les  éperons  engagés  sous  la 
selle,  essayait  vainement  de  se  relever,  que  déjà  le  colonel 
•d'un  côté  et  ses  gens  de  l'autre  l'entouraient,  le  sabre  haut, 


COSTAL  L'INDIEN.  427 

tandis  que  les  quatre  cavaliers  insurgés  continuaient  à  s'en- 
fuir à  toute  bride ,  et  que  Bocardo ,  les  côtes  brisées ,  gisait 
immobile  sur  le  sable. 

De  l'endroit  où  ils  étaient  postés,  les  spectateurs  avaient 
vu  de  loin  cette  double  chute,  mais  sans  deviner  de  quel 
côté  demeurait  l'avantage. 

Pourvu  que  les  bords  du  lac  redevinssent  solitaires ,  peu 
importait  à  Costal  et  à  son  compagnon  d'aventures;  mais  il 
n'en  était  pas  de  même  de  don  Mariano. 

Frappé  de  l'idée  que  l'un  des  acteurs  de  cette  lutte  san- 
glante pouvait  être  le  colonel  Très  Villas,  dont  la  vie  lui 
était  si  précieuse  depuis  que  celle  de  sa  fille  y  était  pour 
ainsi  dire  attachée,  il  était  absorbé  dans  sa  douloureuse  in- 
certitude, et,  depuis  le  commencement  de  la  terrible  scène 
qui  se  passait  sous  ses  yeux ,  il  avait  gardé  le  plus  profond 
silence. 

Un  vif  sentiment  de  curiosité  avait  également  rendu 
muets  don  Cornelio  et  ses  deux  compagnons.  Don  Mariano 
ignorait  donc  encore  que  l'hacienda  de  San  Carlos  eût  été 
prise  et  pillée  par  la  bande  d'Arroyo;  de  son  côté,  Gertru- 
dis,  dont  l'oreille  avait  avidement  saisi  au  passage  le  souffle 
échappé  aux  naseaux  du  Roncador ,  était  silencieusement 
livrée  à  ses  mortelles  angoisses  sous  les  rideaux  de  sa  litière. 

Costal  fut  le  premier  à  rompre  ce  long  silence,  par  suite 
du  désir  qu'il  éprouvait  de  se  retrouver  seul  avec  Clara  sur 
les  bords  du  lac. 

«  Quoi  qu'il  en  soit ,  dit-il ,  la  route  est  libre  maintenant , 
et  le  seigneur  don  Mariano  peut  reprendre  son  chemin ,  si 
c'est  à  las  Palmas  qu'il  se  rend. 

—  Nous  n'allons  pas  à  las  Palmas,  reprit  l'hacendero  avec 
distraction  et  en  s'avançant  de  quelques  pas  pour  essayer 
de  se  rendre  compte  de  ce  qui  se  passait ,  sans  néanmoins 
que  le  bruit  de  voix  confuses  qu'il  entendait  à  quelque  dis- 
tance pût  éclaircir  ses  doutes. 


428  COSTAL  L'INDIEN. 

— ■  A  votre  place,  je  n'hésiterais  pas  à  poursuivre  mon 
chemin,  reprit  Costal ,  les  moments  sont  précieux ,  et....  Par 
les  serpents  de  la  chevelure  de  Tlaloc  !  s'écria-t-il  avec  une 
surprise  mêlée  de  colère,  il  y  a  encore  quelqu'un  dans  ces 
bois.  » 

On  put  entendre ,  en  effet ,  tout  près  de  là ,  le  craquement 
des  broussailles  et  des  lianes;  puis  ces  mots  furent  distincte- 
ment prononcés  : 

«  Par  ici ,  compadre ,  par  ici  !  J'entends  là-bas  la  voix  de 
l'homme  que  nous  cherchons.  Vite,  de  par  tous  les  diables  ! 
ne  le  manquons  plus  cette  fois.  » 

Cette  voix  n'était  connue  d'aucun  de  ceux  qui  venaient  de 
l'entendre.  L'homme  à  qui  les  paroles  s'adressaient  n'avait 
pas  répondu.  Le  bruit  des  pas,  à  travers  les  halliers,  s'af- 
faiblit peu  à  peu  et  se  perdit  dans  le  lointain. 

Costal  et  Clara  échangèrent  un  regard  de  désappointe- 
ment ,  tandis  que  l'hacendero ,  toujours  attentif  à  ce  qui  se 
passait  autour  de  lui ,  faisait  de  .vains  efforts  pour  en  trouver 
la  solution. 

La  lune,  qui  allait  bientôt  disparaître  derrière  les  collines, 
éclairait  encore  de  ses  rayons  obliques  un  groupe  d'hommes 
et  de  chevaux  dont  les  ombres  s'allongeaient  démesurément 
sur  le  sable  blanc  de  la  plaine.  Mais  que  se  passait-il  au 
milieu  de  ce  groupe  ?  Une  scène  terrible ,  sans  doute ,  à  en 
juger  par  un  effroyable  cri  qui  se  fit  entendre,  et  dont  l'ha- 
cendero frémit  jusqu'au  fond  du  cœur. 

Était-ce  don  Rafaël  vaincu  qui  le  poussait ,  ou  exerçait-il 
lui-même  un  acte  d'impitoyable  justice  contre  le  meurtrier 
de  son  père  ? 

Au  moment  où  Arroyo  se  débattait  sous  le  poids  de  son 
cheval ,  le  colonel  s'était  jeté  à  bas  du  sien ,  et ,  le  poignard 
aux  dents ,  ses  deux  mains  de  fer  saisirent  celles  du  bandit , 
dont  les  muscles  brisés  s'agitaient  en  vain  sous  sa  terrible 
étreinte.  Il  pesa  sur  sa  poitrine  de  tout  le  poids  de  son  ge- 


1 


COSTAL  L'INDIEN.  429 

non ,  lourd  comme  un  bloc  de  rocher  qui  serait  tombé  du  Mo- 
napostiac.  Arroyo,  les  bras  en  croix,  succombant  à  la  dou- 
leur, restait  immobile,  et  la  rage  et  la  terreur  se  peignaient 
tour  à  tour  sur  tous  ses  traits. 

«  Qu'on  garrotte  cet  homme  !  »  dit  don  Rafaël. 

En  un  clin  d'œil ,  le  lazo  de  l'un  des  cavaliers  se  replia  dix 
fois  autour  des  jambes  et  des  bras  du  bandit  terrassé. 

«  Bien ,  dit  le  colonel  lorsque  Arroyo  n'eut  plus  la  liberté 
de  faire  un  mouvement,  qu'on  l'attache  à  la  queue  du  Ron- 
cador.  » 

Quelque  habitués  que  fussent  les  soldats  espagnols  aux 
terribles  actes  de  vengeance  qui  suivaient  presque  toujours 
la  victoire  d'un  côté  comme  de  l'autre,  ce  ne  fut  qu'au  milieu 
d'un  profond  silence  qu'ils  exécutèrent  cet  ordre. 

Lorsque  l'extrémité  du  lazo  qui  liait  le  bandit  fut  forte- 
ment attachée  à  la  naissance  de  la  queue  du  Roncador,  qui 
semblait  aussi  refuser  la  sanglante  besogne  dont  on  le  char- 
geait, le  colonel  se  mit  en  selle. 

Il  jeta  par  derrière  un  regard  de  haine  sur  l'assassin  de 
son  père ,  et  un  sourire  dédaigneux  répondit  aux  cris  de  grâce 
d' Arroyo. 

«  A  quoi  bon?  lui  dit-il.  Antonio  Valdez  est  mort  ainsi; 
vous  mourrez  comme  lui,  je  vous  l'ai  dit  à  l'hacienda  de  las 
Palmas.  » 

Les  éperons  du  colonel  retentirent  avec  un  bruit  sinistre 
contre  les  flancs  du  Roncador  effrayé  ;  l'animal  se  cabra  vio- 
lemment à  l'irrstant  où  le  bandit  poussa  le  cri  d'angoisse  et 
de  douleur  qui  venait  d'agiter  si  fortement  don  Mariano. 

Sous  un  second  coup  d'éperon  le  Roncador  poussa  un 
hennissement  rauque ,  fit  un  bond  en  avant ,  puis  resta  im- 
mobile et  frémissant.  Arroyo ,  enlevé  violemment  du  sol ,  re- 
tomba lourdement. 

En  ce  moment  deux  hommes  accouraient  à  toutes  jambes. 
La  lune  éclairait  comme  en  plein  jour  la  figure  du  colonel. 


430  COSTAL  L'INDIEN. 

Arrivé  près  de  lui ,  un  des  hommes  s'écria  : 

&  Un  instant ,  colonel  ;  au  nom  de  Dieu  !  ne  vous  en  allez 
pas  encore ,  nous  avons  eu  trop  de  mal  à  vous  trouver,  mon 
compère  et  moi.  » 

L'homme  qui  parlait  ainsi  se  découvrit  et  montra  la  phy- 
sionomie militaire  de  Juan  el  Zapote,  tandis  que  l'honnête 
Gaspar  le  rejoignait  tout  essoufflé. 

Le  colonel  ne  put  méconnaître  les  deux  compagnons  de 
ses  dangers  dans  les  bois  des  bords  du  fleuve,  ni  oublier  que 
l'un  d'eux  lui  avait  donné  un  avis  salutaire  en  lui  indiquant 
l'endroit  où  il  avait  trouvé  un  refuge. 

«  Que  voulez-vous?  leur  dit-il;  ne  voyez-vous  pas  que  je 
ne  puis  vous  écouter  ? 

—  Oui.  sans  doute,  nous  sommes  indiscrets....  Eh!  tiens! 
c'est  du  seigneur  Arroyo  que  vous  vous  occupez?...  Mais 
depuis  vingt-quatre  heures  nous  courons  après  vous  et  vous 
nous  échappez  toujours....  J'ai  un  message  de  vie  ou  de 
mort  à  vous  délivrer. 

—  Grâce  !  grâce  !  seigneur  colonel ,  criait  Arroyo  d'une 
voix  lamentable. 

—  Chut  donc  !  vous  nous  empêchez  de  causer,  fit  le  Za- 
pote. 

—  Un  message  !  s'écria  le  colonel,  dont  le  cœur  tressaillit 
d'espoir;  un  message ,  et  de  quelle  part? 

—  Faites  éloigner  vos  hommes,  dit  le  Zapote,  c'est  un 
message  confidentiel....  un  message  d'amour,  y>  acheva-t-il 
tout  bas. 

Sur  un  geste  impérieux  du  colonel,  car  la  voix  lui  manqua 
tout  à  coup,  ses  cavaliers  s'écartèrent  de  façon  à  ne  pouvoir 
rien  entendre  ;  cependant,  comme  si  cette  précaution  ne  lui 
suffisait  pas ,  il  inclina  la  tête  vers  le  messager. 

Que  lui  dit  le  Zapote,  qui,  après  s'être  si  adroitement  sub- 
stitué a  Gaspar,  jouait  seul  le  rôle  du  messager  véritable? 
nous  pouvons  nous  dispenser  de  le  traduire.  L'attitude  seule 


COSTAL  L'INDIEN.  431 

du  colonel  révélait  assez  le  sens   des  paroles  qu'il  venait 
d'entendre. 

Soutenu  d'une  main  à  la  longue  crinière  du  Roncador, 
comme  à  un  point  d'appui  dont  il  avait  besoin  pour  se  main- 
tenir en  selle ,  le  colonel  Très  Villas  étouffa  un  cri  de  bon- 
heur; puis  il  cacha  vivement  dans  sa  poitrine  un  objet  que 
lui  remit  le  messager  ,  qui ,  à  son  tour  ,  sur  un  mot  de  don 
Rafaël,  fit  un  saut  prodigieux  en  témoignage  de  la  joie  folle 
qu'il  éprouvait. 

Alors  le  colonel  tira  son  poignard,  et  ses  cavaliers  purent 
l'entendre  dire  à  demi-voix  au  Zapote  : 

«  Dieu  ne  voulait  donc  pas  que  cet  homme  mourût ,  puis- 
que c'est  à  présent  qu'il  vous  envoie  vers  moi  ?  » 

Et,  oubliant  qu'il  tenait  enfin  en  sa  puissance  son  plus 
i  mortel  ennemi  et  le  meurtrier  de  son  père ,  oubliant  son  ser- 
i  ment  de  haine  pour  ne  plus  se  rappeler,  au  milieu  des  sen- 
sations délicieuses  dont  son  cœur  était  plein,  que  le  serment 
de  clémence  fait  à  Gertrudis  elle-même ,  don  Rafaël  se  pen- 
cha sur  la  croupe  de  son  cheval  et  trancha  le  lien  qui  atta- 
chait le  misérable  auquel  l'arrivée  inespérée  du  Zapote 
venait  de  sauver  la  vie. 

Le  colonel ,  dédaignant  d'écouter  les  actions  de  grâces  que 
I lui  adressait  le  bandit  immobile  sur  le  sable,  se  retourna 
>vers  le  messager. 

«  Où  est  celle  qui  vous  envoie?  demanda-t-il. 
—  Là ,  »  répondit  le  Zapote  en  montrant  du  doigt  une  li- 
!  tière  qui  se  remettait  en  marche,  escortée  de  cinq  cavaliers. 
Débarrassé  du  corps  humain  qui  l'épouvantait ,  le  Ronca- 
i  dor  ne  refusa  plus,  cette  fois,  de  bondir  dans  la  direction  où 
1  les  rideaux  de  la  litière  de  Gertrudis  ondoyaient  aux  der- 
i  niers  rayons  de  la  lune. 


432  COSTAL  L'INDIEN. 


CHAPITRE  XL 

Le  fantastique  et  la  réalité. 

Cependant ,  comme  si  les  alentours  du  lac  d'Ostuta ,  si  dé- 
serts jusqu'alors ,  fussent  tout  d'un  coup  devenus  le  lieu  d'un 
rendez-vous  général,  des  lumières  brillèrent  au  loin,  et, 
dans  une  direction  différente  de  celle  que  suivait  la  litière  de 
Gertrudis,  une  autre  litière  se  montra;  mais  celle-là  était  à 
bras,  et  on  la  portait^ 

Une  demi-douzaine  d'Indiens  la  précédaient,  en  éclairant 
sa  marche  à  l'aide  de  branches  enflammées  d'ocote  ' ,  qu'ils 
tenaient  à  la  main. 

A  la  voix  de  don  Rafaël,  l'escorte  de  Gertrudis  avait  fait 
halte,  et  au  même  moment  le  brancard ,  arrivé  au  bord  du 
lac,  s'arrêta  également.  Les  Indiens  qui  l'accompagnaient  se 
mirent  alors,  armés  de  leurs  torches,  à  fouiller  les  roseaux. 

Une  distance  de  deux  ou  trois  cents  pas  séparait  les 
groupes  formés  autour  des  deux  litières. 

Furieux  de  voir  les  bords  du  lac  occupés  de  nouveau , 
Costal  s'était  élancé  de  ce  côté,  et,  arrachant  à  l'un  des  In- 
diens la  torche  qu'il  portait,  poussa  vivement  son  cheval 
vers  le  brancard. 

A  la  vue  d'un  cavalier  qui  arrivait  sur  eux ,  la  figure  en- 
flammée de  colère ,  la  bride  entre  les  dents ,  tenant  d'une 
main  une  torche  et  de  l'autre  une  épée  encore  toute  san- 
glante, les  porteurs  du  brancard,  épouvantés,  le  laissèrent 


i .    Pi  nu  s  picea. 


COSTAL  L'INDIEN.  433 

brusquement  tomber  par  terre  et  s'enfuirent  à  toutes  jam- 
bes. Un  cri  étouffé  se  fit  entendre  du  fond  de  la  litière, 
dont  le  capitaine ,  qui  avait  suivit  Costal ,  s'empressa  d'écar- 
ter les  rideaux.  A  la  lueur  de  la  torche  du  Zapotèque,  ap- 
parut une  figure  pâle  et  souillée  de  sang.  Don  Cornelio  re- 
connut aussitôt  le  jeune  Espagnol ,  victime  de  la  férocité 
d'Arroyo  et  de  la  cupidité  de  son  lâche  associé.  Le  mou- 
rant, en  voyant  Costal,  tressaillit,  et  d'une  voix  presque 
éteinte  : 

«  Oh!  ne  me  faites  pas  de  mal,  dit-il;  j'ai  si  peu  de  temps 
à  vivre  !  » 

Lantejas  fit  signe  à  Costal  de  s'éloigner,  et  par  des  pa- 
roles affectueuses  calma  les  craintes  du  malheureux  jeune 
homme. 

«  Merci,  merci!  »  lui  dit  celui-ci;  puis,  tournant  vers  lui 
des  regards  suppliants  :  «  Nel'avez-vous  pas  vue?  »  ajouta-t-il. 

Ces  mots  furent  un  trait  de  lumière  pour  don  Cornelio  ;  le 
fantôme  fuyant  de  l'hacienda  de  San  Carlos  et  la  blanche  ap- 
parition dans  les  roseaux  du  lac  ne  furent  plus  à  ses  yeux 
qu'une  seule  et  même  malheureuse  créature;  deux  fois  il 
avait  vu,  vivante  encore,  celle  que  l'Espagnol  ne  devait  plus 
revoir  sans  doute  que  morte.  L'esprit  tout  troublé  des  récents 
événements  de  la  nuit ,  craignant  d'ailleurs  de  rendre  plus 
amers  les  derniers  moments  du  moribond ,  don  Cornelio  ne 
savait  que  répondre. 

«  Je  ne  sais,  dit-il  en  hésitant;  je  n'ai  vu  personne...  que 
des  brigands ,  dont  deux  sont  restés  sur  le  carreau. 

—  Cherchez-la,  pour  l'amour  de  Dieu,  reprit  l'Espagnol; 
elle  ne  doit  pas  être  loin...  Je  parle  de  ma  femme...  nous 
avons  trouvé  près  d'ici  ce  mouchoir  de  soie...  plus  près  en- 
core, ce  soulier.  Ah  !  si  je  pouvais  seulement  embrasser  Ma- 
rianita  avant  de  mourir  !  » 

En  parlant  ainsi ,  le  jeune  homme,  plein  d'angoisses  et 
d'un  air  déchirant,  montrait  les  deux  objets  appartenant  à 
200  ce 


434  COSTAL  L'INDIEN. 

celle  que  les  roseaux  du  lac  allaient  probablement  lui  rendre 
sans  vie. 

Le  capitaine  laissa  retomber  les  rideaux  de  la  litière  et  re- 
joignit Costal ,  qui  continuait  à  exhaler  toute  la  fureur  qu'a- 
vait excitée  chez  lui  le  cruel  désappointement  qu'il  venait 
d'éprouver. 

Don  Cornelio  voulut  lui  faire  part  de  ses  craintes  au  sujet 
de  la  jeune  femme... 

«  Vous  êtes  fou  !  lui  dit  l'Indien  d'un  ton  de  mauvaise 
humeur;  la  femme  que  vous  avez  vue  dans  les  roseaux, 
c'est  Matlacuezc...  et  j'allais  l'enlacer  dans  mes  bras  quand 
cet  infâme  bandit  est  venu  la  faire  disparaître  !  ajouta-t-il 
avec  rage. 

—  Le  fou,  c'est  vous,  malheureux  païen!  la  pauvre  créature 
qu'a  sans  doute  frappée  la  balle  qui  vous  était  destinée  n'est 
autre  que  la  femme  de  cet  infortuné  jeune  homme.  » 

Pendant  que,  les  yeux  toujours  fixés  sur  la  litière,  le  ca- 
pitaine cherchait  à  dissiper  les  illusions  dont  se  repaissait 
Costal ,  les  porteurs  de  torches  et  ceux  du  brancard ,  reve- 
nus de  leur  frayeur,  avaient  repris  leurs  recherches  sur  les 
bords  du  lac. 

Tout  à  coup  un  d'entre  eux  jeta  un  cri  horrible. 

«  La  voilà  1  »  s'écria-t-il  ;  puis  ce  cri  fut  suivi  d'un  hurle- 
ment funèbre  à  la  mode  indienne.  Ce  hurlement  apprit  à 
l'Espagnol  le  malheur  qu'on  aurait  voulu  lui  cacher. 

Le  capitaine  entendit  qu'il  l'appelait,  et  courut  vers  lui; 
il  était  sur  son  séant,  les  yeux  égarés,  la  bouche  béante. 

«  Morte!  morte!...  s'écria-t-il. 

—  Espérez  ;  cet  homme  se  trompe  peut-être ,  dit  le  capi- 
taine.... 

—  Morte!  »  vous  dis-je;  et,  après  une  courte  pause,  sa  fi- 
gure redevenant  calme  :  «  Que  puis-je  d'ailleurs  espérer  de 
mieux?  ajouta-t-il  ;  elle  a  échappé  aux  outrages  ,  et  je  vais 
mourir  aussi.  Allez ,  mon  ami ,  la  mort  est  pour  moi  plus 


COSTAL  L'INDIEN.  435 

douce  que  la  vie;  elle  va  me  réunir  à  celle  que  j'  aimais  plus 
que  moi-même.  » 

Et,  comme  ces  moribonds  qui  s'arrangent  pour  mourir,  le 
jeune  homme  reposa  doucement  sa  tête  sur  son  oreiller  et 
ramena  d'une  main  jusqu'à  ses  yeux  la  couverture  qui  l'en- 
veloppait; puis  son  autre  main  arrangeait  avec  soin  une  place 
à  côté  de  lui,  comme  s'il  eut  voulu  préparer  la  couche  fu- 
nèbre de  celle  qu'il  ne  devait  plus  revoir. 

Don  Cornelio  courut  rejoindre  Costal,  et  l'entraînant  vers 
le  lac  : 

a  Venez!  lui  dit-il,  et  vous  verrez!  » 

Tout  deux  se  rendirent  à  l'endroit  d'où  était  parti  le  cri. 

Une  robe  blanche,  déchirée  par  les  ronces,  souillée  de 
sang  et  d'un  limon  verdàtre ,  enveloppait  comme  un  linceul 
le  corps  inanimé  d'une  jeune  femme,  que  les  Indiens  avaient 
déposé  sur  un  lit  de  roseaux;  quelques  feuilles  vertes,  qui 
débordaient  sa  tête  comme  une  couronne  funéraire,  compo- 
saient sa  dernière  parure. 

«  Elle  est  belle  comme  la  déesse  des  eaux  !  dit  Costal. 
Pauvre  don  Mariano,  acheva-t-il  en  reconnaissant  la  victime, 
il  est  là-bas  bien  loin  de  penser  qu'il  n'a  plus  qu'une  fille!  » 

Et  il  s'éloigna  la  tête  baissée  et  tout  rêveur;  le  capitaine 
le  suivit. 

<c  Eh  bien  !  lui  demanda-t-il .  croyez-vous  toujours  avoir 
vu  l'épouse  de  Tlaloc? 

—  Je  crois  ce  que  mes  pères  m'ont  enseigné  à  croire,  ré- 
pondit l'Indien  d'un  ton  découragé.  Je  crois  que  le  fils  des 
caciques  de  Tehuantepec  mourra  sans  avoir  pu  recouvrer 
l'ancienne  splendeur  de  sa  famille.  Tlaloc,  qui  demeure  là,  ne 
l'a  pas  voulu.  » 

On  s'expliquera  facilement  comment,  l'esprit  troublé  jus- 
qu'au vertige  par  la  terreur  que  1  ii  inspiraient  les  bandits 
d'Arroyo,  la  jeune  femme  de  don  Fe.nando  s'était  égarée  en 
fuyant. 


436  COSTAL  L'INDIEN. 

-  Arrivée  au  lac ,  les  épais  roseaux  qui  en  garnissaient  les 
bords  lui  avaient  paru  un  asile  sûr  où  nul  ne  viendrait  la 
chercher.  Elle  s'y  était  réfugiée. 

On  s'expliquera  tout  aussi  aisément  la  présence  d'Arroyo 
et  de  sa  troupe  dans  le  même  endroit.  En  suivant  les  traces 
que  la  malheureuse  créature  qu'ils  poursuivaient  avait  lais- 
sées derrière  elle,  ils  étaient  arrivés  à  son  dernier  refuge, 
laissant  à  leur  tour  leurs  propres  traces,  que  don  Rafaël  de- 
vait bientôt  retrouver.  Un  des  hommes  du  guérillero  avait 
aperçu  Costal  nageant  dans  le  lac  et  près  de  saisir  celle  que 
sa  folle  imagination  lui  représentait  comme  la  divinité  des 
eaux.  Brûlant  de  venger  la  mort  du  Gaspacho,  le  bandit  avait 
tiré  sur  l'Indien;  mais  sa  balle,  mal  dirigée,  s'était  trompée 
de  but,  et  avait  frappé  l'innocente  victime  qui,  cherchant  dans 
le  lac  fatal  un  asile  contre  les  outrages  qu'on  lui  préparait,  no 
devait  y  trouver  que  la  mort. 

La  présence  subite  et  inattendue  de  l'infortuné  don  Fer- 
nando sur  les  bords  de  ce  même  lac  paraîtra  peut-être  d'au- 
tant plus  inexplicable,  que  nous  avons  laissé  le  malheureux 
jeune  homme  captif  dans  sa  maison  et  presque  expirant  au 
milieu  des  tourments  que  lui  avait  fait  subir  son  bourreau. 
Quelques  mots  cependant  suffiront  pour  donner  au  lecteur 
l 'explication  qu'il  attend  à  ce  sujet. 

La  femme  d'Arroyo,  que  la  jalousie  rendait  clairvoyante, 
ne  s'était  pas  méprise  sur  les  coupables  intentions  de  son 
mari  à  l'égard  de  dona  Maria nita. 

Pensant  que  don  Fernando,  une  fois  libre,  pourrait  peut- 
être  trouver  quelque  moyen  de  soustraire  sa  jeune  femme  à 
la  convoitise  du  bandit ,  la  virago  s'était  empressée  de  lui 
rendre  la  liberté  ainsi  qu'à  quelques-uns  de  ses  serviteurs. 
Elle  avait  gardé  les  autres  en  otages.  Elle  espérait  en  outre, 
par  ce  qu'elle  regardait  comme  un  acte  de  clémence,  désar- 
mer le  courroux  du  vainqueur. 

Une  litière  à  bras,  dans  laquelle  avait  été  déposé  don  Fer- 


COSTAL  L'INDIEN.  437 

nando,  avait  servi  à  le  transporter  hors  de  l'hacienda.  Les 
Indiens  qui  le  précédaient  avaient  suivi,  à  l'aide  de  leurs  tor- 
ches, les  traces  laissées  par  la  jeune  femme  dans  sa  fuite,  et 
ces  traces,  ainsi  que  les  deux  objets  qu'ils  avaient  trouvés, 
les  avaient  tout  naturellement  conduits  jusqu'au  lac.  C'est  là 
que  le  dernier  soupir  de  don  Fernando  devait  presque  se  con- 
fondre avec  celui  de  la  pauvre  Marianita,  qui  ne  l'avait  pré- 
cédé que  de  quelques  instants.  Ne  pleurons  pas  ceux  que  la 
mort  réunit  ;  ne  pleurons  que  ceux  qu'elle  sépare  ! 

«  C'est  une  brave  femme,  avait  dit  le  lieutenant  catalan  en 
apprenant  la  délivrance  du  jeune  Espagnol  ;  aussi  la  pen- 
drai-je  par  la  tête....  ne  fût-ce  que  par  décence.  » 

Ajoutons,  pour  finir  toute  explication,  que  le  lendemain, 
au  point  du  jour,  le  Catalan  s'empara  de  vive  force  de  l'ha- 
cienda, et  que,  à  l'exception  de  la  virago,  qui  fut  pendue 
par  le  cou,  il  fit  pendre  tous  les  bandits  par  les  pieds,  les 
morts  comme  les  vivants.  Le  brave  et  implacable  lieutenant 
avait  juré  d'utiliser  toute  sa  provision  de  cordes ,  et  il  tint 
religieusement  son  serment. 

Dieu,  sans  doute,  avait  voulu  préparer  l'âme  du  père  et 
la  fortifier  contre  le  malheur  qui  allait  le  frapper  dans  une 
de  ses  filles,  en  le  rendant  d'abord  témoin  du  bonheur  inef- 
fable de  celle  qu'il  lui  conservait  pour  être  son  ange  de  con- 
solation. 

Gaspar  avait  appris ,  en  allant  chercher  le  colonel  à  San 
Carlos ,  le  sac  de  l'hacienda  par  les  bandits ,  la  fuite  de  Ma- 
rianita, le  cruel  supplice  infligé  à  don  Fernando,  et  il  eût  pu 
instruire  son  maître  de  tous  ces  événements;  car,  arrivé  sur 
les  bords  du  lac,  il  l'avait  parfaitement  reconnu  au  clair  de 
la  lune. 

Craignant  toutefois  que  ,  s'il  se  laissait  voir  de  don  Ma- 
riano ,  celui-ci  ne  rétractât  l'ordre  de  délivrer  à  don  Rafaël 
le  message  de  Gertrudis,  ou  appréhendant  tout  au  moins  un 
nouveau  retard ,  il  avait  coupé  à  travers  le  bois  pour  gagner 


438  COSTAL   L'INDIEN. 

l'endroit  où  était  le  colonel ,  et  c'est  pourquoi ,.  de  peur  qu'on 
ne  reconnût  sa  voix ,  il  n'avait  pas  voulu  répondre  à  l'appel 
du  Zapote. 

Les  bords  du  lac,  naguère  si  bruyants,  étaient  de  nouveau 
plongés  dans  un  morne  silence  ;  le  moment  approchait  où  ils 
allaient  redevenir  une  profonde  solitude. 

Don  Gornelio  et  ses  deux  compagnons  avaient  disparu. 

Le  cortège  funèbre  s'était  déjà  mis  en  marche  pour  l'ha- 
cienda de  San  Carlos.  Une  mort  cruelle  venait  de  réunir  les 
âmes  des  deux  jeunes  époux  ;  un  même  brancard  funéraire 
devait  aussi  réunir  leurs  corps  inanimés.  Les  Indiens  qui  le 
portaient  marchaient  silencieusement. 

Don  Mariano,  accompagné  de  ses  serviteurs  auxquels  s'é- 
taient joints  Gaspar  et  el  Zapote,  suivait  le  convoi.  Derrière 
eux.  à  une  grande  distance,  les  cavaliers  de  l'escorte  du  co- 
lonel fermaient  la  marche. 

Le  silence  solennel  de  la  mort  régnait  partout. 

Rien  ne  nous  empêche  maintenant  d'opposer  au  tableau 
funèbre  qui  vient  de  passer  sous  nos  yeux  celui  de  la  féli- 
cité la  plus  parfaite  qu'il  soit  donné  à  l'homme  de  goûter  ici- 
bas  :  délicieuses  extases  d'un,  amour  partagé,  souvent  précé- 
dées de  longs  et  cruels  tourments ,  mais  qu'on  n'a  jamais 
achetées  trop  cher  !' 

Seuls,  deux  personnages,  à  une  égale  distance  de  la  suite 
de  don  Mariano  et  des  cavaliers  du  colonel ,  échangeaient  à 
voix  basse  des  paroles  que  nulle  oreille  indiscrète  ne  pou- 
vait entendre. 

Absorbés  depuis  leur  réunion  dans  les  idées  de  bonheur 
dont  leurs  cœurs  débordaient,  ils  étaient  restés  étrangers  à 
tout  ce  qui  s'était  passé  autour  d'eux.  Don  Mariano,  dévo- 
rant sa  douleur  en  silence,  leur  avait  laissé  ignorer  le  dou- 
ble malheur  qui  venait  de  le  frapper.  Il  connaissait  toute  la 
tendresse  de  Gertrudis  pour  sa  sœur,  et  aurait  craint ,  dans 
l'état  de  faiblesse  où  elle  était,  de  lui  porter  un  coup  mortel 


COSTAL  L'INDIEN.  439 

en  lui  apprenant,  sans  L'y  avoir  préparée,  la  triste  fin  de  Ma- 
rianita. 

Don  Rafaël ,  à  cheval  à  côté  de  la  litière  qui  portait  Ger- 
trudis,  se  penchait  sur  sa  selle  pour  ne  pas  perdre  un  seul  son 
de  sa  voix ,  et  recueillait  chacune  de  ses  paroles  avec  l'avi- 
dité du  voyageur  dévoré  de  la  soif,  qui  peut  enfin  s'incliner 
sur  la  source  qu'il  rêvait  depuis  longtemps  et  en  savourer  à 
longs  traits  l'eau  pure  et  limpide. 

Une  clarté  vague  et  confuse ,  que  laissaient  à  peine  entrer 
dans  la  litière  deux  rideaux  à  moitié  fermés,  ne  permettait 
à  don  Rafaël  que  de  saisir  les  contours  indécis  de  la  figure 
de  Gertrudis. 

Cette  demi-obscurité,  si  favorable  à  la  jeune  fille,  lui  ser- 
vait à  cacher  et  son  bonheur  et  sa  confusion,  que  trahissait 
l'incarnat  de  ses  joues  si  pâles  jusqu'alors. 

Épuisée  par  la  violence  de  sa  passion  ,  elle  lançait  des  re- 
gards furtifs  sur  son  amant,  pour  s'assurer  si  les  tourments 
de  l'absence  avaient  aussi  laissé  leur  empreinte  sur  ses 
traits. 

Mais,  disons-le  sans  détour,  l'amour  incurable  dont  il 
était  consumé  n'avait  depuis  longtemps  marqué  sa  trace  que 
par  une  mélancolie  profonde  répandue  sur  sa  physionomie, 
et,  dans  ce  moment,  elle  rayonnait  de  bonheur.  C'est  que 
don  Rafaël  ne  doutait  plus  de  l'amour  de  Gertrudis  ;  Gertru- 
dis doutait  du  sien, 

La  jeune  fille  soupirait,  et  cependant  cet  amour  sans  mé- 
lange, dont,  aux  dernières  clartés  de  la  lune,  elle  pouvait 
encore  voir  l'empreinte  sur  chacun  des  traits  de  son  amant . 
aurait  dû  la  rassurer  et  dissiper  jusqu'à  son  dernier  soupçon. 
Don  Rafaël  s'occupait  de  cette  douce  tâche. 

«  Je  ne  puis  vous  croire,  Rafaël,  disait  Gertrudis  ;  mais, 
quant  à  la  sincérité  de  mes  paroles,  vous  n'en  sauriez  dou- 
ter, n'est-ce  pas?  car  ce  messager  vous  disait  clairement 
que  je  ne  pouvais....  plus  vivre....  loin  de  vous.  Alors  vous 


410  COSTAL  L'INDIEN. 

êtes  venu....  Oh  !  Rafaël!  ajouta-t-elle  avec  un  sanglot  de 
douloureux  bonheur  qu'elle  essaya  vainement  d'étouffer, 
que  me  direz-vous  donc  pour  me  convaincre  que  vous  m'ai- 
mez toujours? 

—  Ce  que  je  vous  dirai  ?  reprit  simplement  don  Rafaël  ; 
mais  rien,  Gertrudis  :  vous  avez  reçu  de  moi  le  serment  que, 
dussé-je  avoir  le  poignard;  levé  sur  mon  plus  mortel  en- 
nemi, ma  main  resterait  suspendue  sans  frapper  pour  sui- 
vre votre  messager;  je  suis  venu,  et  me  voici. 

—  Vous  êtes  généreux  ,  je  le  sais,  Rafaël  ;  mais....  vous 
l'aviez  juré....  Oh  !  mon  Dieu  !  s'écria  Gertrudis  avec  effroi, 
qu'entends-je  ?  » 

Un  horrible  cri  d'appel  venait  de  retentir  dans  la  plaine 
jusqu'aux  rochers  du  Monapostiac,  avec  une  intonation  si 
lugubre,  que  la  jeune  fille  en  avait  tressailli  d'épouvante. 

(c  Ce  n'est  rien  ,  répondit  le  colonel ,  c'est  la  voix  d'Ar- 
royo.  Arroyo  est  l'un  des  deux  meurtriers  de  mon  père, 
dont  la  tête,  séparée  du  cadavre  et  encore  toute  sanglante, 
reçut  mon  serment  de  poursuivre  le  monstre  à  outrance.... 
Chut!  Gertrudis,  ne  craignez  rien,  ajouta-t-il  pour  répondre 
à  un  nouveau  geste  d'effroi  qu'elle  venait  de  faire  ;  le  ban- 
dit est  garrotté  là-bas  sur  le  sable.  Tout  à  l'heure,  je  tenais 
en  ma  puissance  l'homme  que  j'avais  vainement  poursuivi 
pendant  deux  ans,  quand  votre  messager  est  venu....  Alors 
j'ai  tranché  le  lien  qui  attachait  l'assassin  à  la  queue  de  mon 
cheval....  pour  accourir  plus  vite  vers  vous,  s 

Gertrudis,  presque  défaillante  ,  laissa  retomber  sa  tète  sur 
les  coussins  de  sa  litière ,  et  comme  don  Rafaël  effrayé  se 
penchait  vers  elle  : 

«  Votre  main  ,  Rafaël ,  dit-elle  d'une  voix  mourante ,  pour 
le  bonheur  sans  nom  que  vous  me  donnez  !  » 

Et  don  Rafaël  sentit,  en  frémissant  de  plaisir,  la  douce 
pression  des  lèvres  de  Gertrudis  sur  la  main  qu'il  s'était 
hâté  de  lui  livrer. 


COSTAL  L'INDIEN.  4M 

Puis  tout  aussitôt,  honteuse  de  cet  aveu  de  sa  passion. 
Gertrudis  referma  vivement  les  rideaux  de  sa  litière,  pour 
savourer  dans  l'ombre  et  sous  l'œil  de  Dieu  seul  la  suprême 
félicité  de  se  savoir  aimée  comme  elle  aimait ,  félicité  qui 
la  suffoquait,  il  est  vrai,  mais  à  laquelle  elle  sentait  qu'elle 
devait  la  vie. 

De  même  que  ces  fantômes  qu'évoque  parfois  l'imagina- 
tion ou  que  les  rêves  font  passer  sous  nos  yeux  et  qu'on 
voit  successivement  s'évanouir,  les  divers  personnages  que 
nous  venons  de  voir  souffrir,  aimer  ou  combattre,  Fernando 
et  Marianila,  étendus  sur  leur  brancard  funéraire;  Gertru- 
dis ,  dans  sa  litière ,  renaissant  à  la  vie  ;  don  Rafaël ,  don 
Mariano  et  sa  suite ,  tous  s'éloignaient  petit  à  petit  de  la 
scène  où  nous  les  avons  vus  pour  la  dernière  fois.  Don  Cor- 
nelio,  Costal  et  Clara,  nous  l'avons  dit ,  avaient  déjà  dis- 
paru. Le  dernier  des  cavaliers  de  l'escorte  du  colonel  qui 
fermait  la  marche  funèbre  se  perdait  à  son  tour  derrière  le 
rideau  de  cèdres  qui  bordait  l'Ostuta  vers  l'ouest. 

Sur  la  rive  désertée  du  lac,  deux  corps  immobiles  res- 
taient seuls  :  l'un  mort ,  c'était  Bocardo  ;  l'autre  vivant ,  c'é- 
tait Arroyo  ,  destiné,  selon  que  son  heure  était  ou  n'était 
pas  venue ,  à  servir  de  pâture  aux  vautours ,  à  expier  ses 
crimes  sous  le  poignard  d'un  royaliste  ou  à  exciter  la  com- 
passion d'un  insurgé. 

La  lune  avait  disparu  derrière  les  monticules ,  et  la  vi- 
treuse transparence  qu'elle  avait  prêtée  comme  un  simu- 
lacre de  vie  à  la  colline  enchantée  s'était  éteinte.  Ses  rayons 
n'éclairaient  plus  les  eaux  du  lac.  Le  Monapostiac  et  l'Os- 
tuta avaient  repris ,  l'un  son  aspect  sombre  et  lugubre,  l'au- 
tre sa  triste  et  morne  tranquillité  :  c'était  le  calme  effrayant 
de  la  mort  dans  la  solitude. 


i4c2  COSTAL  L'INDIEN. 


EPILOGUE, 


La  double  tâche  de  conteur  et  d'historien  que  nous  nous 
étions  imposée  est  près  d'être  terminée  ,  et  il  ne  nous  reste 
plus  que  peu  de  chose  à  ajouter  à  notre  récit  pour  le  com- 
pléter. 

Nous  devons  d'abord  parler  de  la  mission  du  capitaine 
Lantejas,  et,  à  cet  effet ,  nous  croyons  ne  pouvoir  mieux 
faire  que  de  nous  reporter  à  l'époque  où  le  bon  chanoine  de 
Tepic ,  don  Lucas  Alacuesta  ,  voulut  bien  nous  raconter  ses 
aventures.  Nous  emprunterons  à  son  propre  récit  ce  qui  a 
trait  au  sujet  qui  nous  occupe. 

«  A  mon  arrivée  à  Oajaca,  me  dit  don  Lucas ,  où  toute- 
fois je  n'avais  pu  pénétrer  qu'après  avoir  couru  de  fort 
grands  risques,  je  me  rendis  chez  mon  oncle,  qui  avait  cru 
prudent,  pendant  les  troubles  qui  agitaient  le  pays,  de  quit- 
ter son  hacienda  de  San  Salvador  et  de  se  retirer  dans  la 
capitale  de  la  province.  J'avais  remarqué  dans  ses  diverses 
conversations  une  certaine  tendance  à  blâmer  les  actes  du 
gouvernement,  et  j'avais  cru  voir  en  lui  quelque  partialité 
pour  l'insurrection.  Je  me  décidai  donc,  dès  les  premiers 
jours,  à  m'ouvrir  à  lui.  en  lui  faisant  connaître  ma  situation 
auprès  de  Morelos  ,  ainsi  que  la  mission  dont  j'étais  chargé. 
Mais  que  je  m'étais  grossièrement  trompé  !  A  peine  avais-je 
fini  de  parler,  que  mon  oncle,  les  yeux  enflammés  de  co- 
lère ,  pouvant  à  peine  se  contenir  et  se  signant  comme  s'il 
eût  déjà  vu  pousser  en  moi  les  cornes  et  les  pieds  fourchus 
prédits  par  le  vénérable  évêque  de  Oajaca,  m'ordonna  de  vi- 
der les  lieux  à  l'instant  même,  ainsi  que  l'Indien  et  le  nègre 


COSTAL  L'INDIEN.  ^       443 

qui  m'avaient  accompagné.  «  Et  estimez-vous  heureux ,  sei- 
o  gneur  don  Cornelio  Lantejas,  »  ajouta-t-il  en  me  poussant 
par  les  épaules,  «  que,  retenu  par  l'amitié  que  je  porte  à 
«  mon  frère,  je  ne  livre  pas  à  la  vindicte  publique  son  mi- 
«  sérable  fils  qui  déshonore  notre  maison. 

«  —  Mon  oncle,  lui  dis-je,  je  vous  supplie.... 

«  —  Je  n'ai  pas  de  neveu  parmi  les  ennemis  du  roi  d'Es- 
«  pagne,  »  s'écria— t-il  avec  tant  de  violence,  que  je  craignis 
un  instant  d'éprouver  le  sort  d'Ochoa,  qui,  demandant  grâce 
à  son  frère  Luciano,  à  la  bataille  de  Acuicho,  reçut  de  lui 
le  coup  mortel,  accompagné  de  ces  mots  :  Je  n'ai  pas  de 
frère  parmi  les  insurgés. 

«  Tel  fut  le  résultat  de  ma  première  tentative  d'embau- 
chage, qui  m'enseigna  à  mieux  observer  à  l'avenir  les  per- 
sonnes auprès  de  qui  j'aurais  à  exercer  ma  mission. 

«  Peu  de  temps  après ,  Oajaca  se  trouvait  au  pouvoir  de 
Morelos,  que  cette  dernière  conquête  rendait  paisible  domi- 
nateur d'une  immense  et  riche  province,  de  toute  la  côte  du 
sud  et  de  presque  toute  la  partie  de  l'océan  Pacifique  qui 
baigne  le  territoire  mexicain. 

«  La  fortune  de  l'ex-curé  de  Caracuaro  était  parvenue  à 
son  apogée.  Les  noms  de  Morelos  et  de  Galeana ,  continua  le 
bon  chanoine  avec  un  air  de  mélancolie  profonde ,  avaient  eu 
tout  le  retentissement  que  ces  deux  illustres  champions  de 
l'indépendance  pouvaient  désirer;  mais  le  moment  n'était 
pas  loin  où  tous  deux  allaient  disparaître  de  la  scène  qu'ils 
avaient  si  glorieusement  remplie.  Moins  de  six  mois  après1, 
la  bataille  de  Puruaran  devenait  le  tombeau  de  la  gloire  mi- 
litaire de  Morelos,  et,  quelques  mois  plus  tard2,  j'assistais 
au  dernier  combat  que  livra  l'intrépide  Galeana. 

«  Ah!  ce  fut  un  moment  sublime  que  celui  où,  accablé  déjà 
par  la  supériorité  du  nombre ,  mais  brandissant  fièrement  sa 

*.  5  janvier  \ 8*4.  —  2.  27  juin  1814. 


444  COSTAL  L'INDIEN. 

lance  et  jetant  à  l'ennemi  son  terrible  cri  de  guerre  :  Àqui 
esta  Galeana!  le  mariscal  s'élança  au  galop,  et  vit  deux  com- 
pagnies s'ouvrir  devant  le  poitrail  de  son  cheval  et  lui  livrer 
passage.  Un  instant  nous  espérâmes  la  victoire;  mais,  em- 
porté par  son  ardeur,  don  Hermenegildo,  en  revenant  à  la 
charge,  se  frappa  violemment  au  front  contre  une  mère- 
branche  d'arbre,  et,  des  deux  chênes  qui  se  heurtaient,  le 
chêne  humain  succomba.  Je  vis  le  mariscal  chanceler  sur  sa 
selle  et  vider  les  arçons  :  quatorze  dragons  l'entourèrent,  et 
l'un  d'eux  déchargea ,  à  bout  portant ,  son  mousqueton  dans 
sa  robuste  poitrine.  Tandis  que,  de  ses  mains  défaillantes, 
le  général  cherchait  à  tirer  son  épée  du  fourreau ,  le  dragon 
mit  pied  à  terre  et  lui  trancha  la  tête.  La  bouche  du  héros 
ne  devait  plus  proférer  son  cri  de  guerre  toujours  victorieux, 
et  je  vis  bientôt  cette  noble  tête,  pâle  et  sanglante,  élevée 
au  bout  d'une  lance,  comme  le  plus  glorieux  trophée  que 
l'ennemi  eût  à  envoyer  au  vice-roi. 

«  Il  y  a  quelquefois  de  singulières  coïncidences  dans  la 
vie  de  l'homme,  continua  don  Lucas;  Galeana  était  né  à 
Teipam,  il  avait  passé  une  partie  de  sa  vie  sur  son  hacienda 
del  Zanjon  ;  c'est  de  cette  propriété  qu'il  avait  tiré  le  canon 
el  nino;  c'est  de  là  qu'il  était  sorti  inconnu,  et  c'est  à  la  ba- 
taille de  Teipam,  près  de  cette  même  hacienda  del  Zanjon, 
qu'il  revenait  mourir  aussi  renommé  qu'il  était  obscur  quatre 
ans  auparavant. 

«  Dieu  devait  une  récompense  à  celui  qui,  toujours  misé- 
ricordieux, n'avait  jamais  fait  couler  une  goutte  de  sang 
après  la  victoire;  aussi  lui  envoya-t-il  une  mort  glorieuse 
et  presque  douce ,  tant  elle  fut  rapide.  Il  lui  accorda  aussi  la 
consolation  d'entrevoir,  à  son  dernier  moment,  le  vague 
contour  du  lieu. qui  l'avait  vu  naître. 

«  Le  même  sort  n'était  pas  réservé  à  Morelos. 

«  Galeana ,  dont  la  lance  et  l'épée  n'avaient  jamais  frappé 
que  sur  le  champ  de  bataille,  devait,  quand  son  heure  fut 


COSTAL  L'INDIEN.  445 

venue ,  y  terminer  noblement  sa  vie  et  mourir  de  la  même 
mort  que  celle  qu'il  avait  tant  de  fois  dorinée  à  ses  ennemis. 

«  Morelos,  au  contraire,  qui  si  souvent  avait  abusé  de  la 
victoire  envers  ses  prisonniers,  devait  à  son  tour  connaître 
l'une  après  l'autre  toutes  les  angoisses  et  toutes  les  tortures 
qu'inflige  au  vaincu  le  vainqueur  sans  pitié. 

;<  Prisonnier  lui-même  à  l'affaire  de  Tesmaluca  * ,  il  fut  traîné 
de  prison  en  prison ,  les  fers  aux  pieds ,  jugé  par  le  tribunal 
de  l'inquisition ,  et  condamné ,  comme  prêtre  rebelle  et  dis- 
solu ,  à  être  passé  par  les  armes ,  dégracié  enfin  des  ordres 
sacrés;  il  écouta  toutefois  sa  sentence  avec  calme,  et  sa 
bravoure  et  sa  grandeur  d'âme  ne  se  démentirent  pas  un 
seul  instant  Mais  sa  mort  physique,  si  je  puis  m'exprimer 
ainsi,  fut  plus  cruelle  que  sa  mort  morale.  Atteint  d'abord 
de  quatre  balles  qui  le  renversèrent,  il  jeta  un  cri  hor- 
rible, se  releva  pour  retomber  aussitôt,  et  ses  membres. 
qui  frappaient  convulsivement  la  terre  après  la  seconde 
décharge,  indiquaient  combien  son  agonie  était  affreuse  et 
quelle  terrible  expiation  Dieu  lui  réservait  pour  sa  dernière 
heure.  » 

En  prononçant  ce  jugement  sévère,  mais  impartial ,  le  bon 
chanoine  baissait  la  tête  comme  si  son  cœur  eût  gémi  des 
aveux  que  lui  arrachait  sa  conscience  en  parlant  de  son  gé- 
néral bien-aimé.  Mais ,  se  redressant  bientôt  sur  son  siège , 
il  s'écria  d'une  voix  ferme  : 

«  S'il  a  commis  d'inutiles  cruautés  quand  la  clémence  était 
si  facile  et  ne  lui  eût  rien  coûté,  s'il  a  refusé  bien  souvent 
la  grâce  qu'on  lui  demandait,  il  a  refusé  aussi  la  vie  que  lui 
offrait  un  ami  courageux  et  dévoué,  pour  ne  pas  compro- 
mettre celle  d'un  geôlier  et  enlever  à  sa  famille  ses  moyens 
d'existence.  Un  seul  moment  de  faiblesse  de  sa  part  eût  mis 
en  danger  la  tête  de  plus  de  mille  personnes  :  tout  cela 

t.  \'o  novembre  1815. 


446  COSTAL  L'INDIEN. 

n'est-il  pas  une  compensation,  et  les  taches  de  sa  carrière 
politique  et  militaire  l'empêcheront-elles  d'être  le  plus  grand 
des  chefs  de  l'insurrection  mexicaine  ?  » 

L'histoire  a  confirmé  le  jugement  du  chanoine. 

Ce  dernier,  en  terminant  son  récit,  m'avait  également  in- 
struit de  ce  qui  le  concernait  personnellement. 

Après  la  mort  de  ses  deux  chefs,  dont  il  n'avait  jamais  pu 
se  résoudre  à  se  séparer,  il  avait  quitté  le  service  actif  sans 
toutefois  accepter  Yindulto1  du  gouvernement  espagnol. 
Profitant,  sous  le  nom  d'Alacuesta,  qu'il  avait  définitivement 
adopté,  de  l'asile  que  lui  offraient,  tantôt  dans  une  province, 
tantôt  dans  une  autre,  les  successeurs  armés  de  Morelos,  il 
avait  repris  ses  études  théologiques,  abandonnées  pendant 
près  de  cinq  ans. 

Après  bien  des  difficultés  et  des  traverses,  il  était  par- 
venu à  se  faire  conférer  les  ordres,  et  il  jouissait  enfin  d'un 
doux  loisir  qui  s'accordait  si  bien  avec  ses  goûts  pour  l'étude 
et  pour  la  paix. 

Costal  rêvait  toujours  l'ancienne  splendeur  de  ses  ancê- 
tres; à  d'assez  fréquentes  excursions  près,  il  n'avait  jamais 
quitté  son  ancien  capitaine ,  et  était  devenu  l'hôte ,  le  com- 
mensal et  l'ami  du  bon  chanoine. 

Quant  à  Clara ,  il  n'avait  rejoint  que  plus  tard  le  Zapotè- 
que,  son  ancien  compagnon  d'aventures  ;  ses  goûts  de  vaga- 
bondage lui  avaient  fait  refuser  l'hospitalité  que  lui  offrait 
don  Lucas,  dans  l'histoire  de  qui  il  avait  à  peine  marqué,  et 
qui  lui  payait  plus  que  sa  dette  en  fournissant  à  ses  plus 
urgentes  nécesssités. 

Don  Rafaël ,  uni  à  la  femme  qu'il  avait  si  longtemps  dési- 
rée ,  était  au  comble  de  ses  vœux.  Son  serment  de  com- 
battre sans  relâche  l'insurrection  mexicaine  l'obligeait  à 
rester  au  service.  Le  grade  de  général  qu'il  avait  obtenu, 

1.  Amnistie. 


COSTAL  L'INDIEN.  447 

quoique  tardivement ,  était  la  récompense  bien  méritée  de 
sa  bravoure  et  de  son  dévouement  à  la  cause  royale.  Les 
hasards  de  la  guerre  avaient  épargné  sa  vie  ,  qu'il  lui  eût 
été  si  douloureux  de  perdre  maintenant  qu'il  pouvait  .  à  de 
certains  intervalles ,  comme  le  marin  après  de  longues  et 
périlleuses  navigations  ,  aller  goûter  dans  son  hacienda  del 
Valle  les  trop  courts  instants  de  félicité  que  Gertrudis  lui 
tenait  en  réserve. 

Peu  de  jours  avant  la  dernière  défaite  de  Morelos ,  Àr- 
royo ,  qui  depuis  trop  longtemps  jouissait  de  l'impunité  de 
ses  crimes,  avait  été  assassiné  par  un  des  bandits  de  sa 
guérilla. 

On  croyait  l'insurrection  anéantie.  Délié  dès  lors  de  son 
serment,  le  général  Très  Villas  quitta" le  service. 

Mais  la  tranquillité  qu'avait  ramenée  presque  partout  le 
rétablssement  de  l'autorité  royale  n'était  qu'une  trompeuse 
apparence  ;  l'insurrection  ,  comprimée  pour  un  moment,  de- 
vait éclater  de  nouveau. 

Morelos,  par  ses  nombreux  succès,  avait  appris  au  peuple 
mexicain  à  connaître  sa  force,  et  c'est  sur  cette  base  indes- 
tructible que  devait  plus  tard  s'appuyer  l'émancipation  du 
pays. 

Telle  cette  digue  gigantesque  l  que ,  de  nos  jours  ,  la 
main  de  l'homme  a  élevée  au  milieu  de  l'Océan  pour  défendre 
nos  flottes  contre  la  fureur  des  Ilots  de  la  mer  :  plus  d'une 
fois,  avant  de  surgir,  elle  a  été  renversée  ou  ébranlée  par 
la  tempête;  mais  d'énormes  blocs  de  granit,  entassés  à  grands 
frais  pour  en  former  la  base,  restaient  inébranlables;  d'ha- 
biles et  hardis  ouvriers  reprenaient  courageusement  leurs 
travaux  après  la  tourmente;  les  flots  étaient  vaincus.... 
et,  comme  si  le  fond  de  l'abîme  l'eût  vomie,  la  digue  ap- 
parut tout  à  coup.  Bientôt  on  la  vit  dresser  fièrement  sa 

\ .  La  digue  de  Cherbourg. 


448  COSTAL  L'INDIEN. 

crête  au-dessus  des  eaux,  et,  bravant  désormais  l'Océan  en 
courroux  ,  se  rire  de  la  vague  impuissante  qui  vient  rugir 
et  se  briser  contre  ses  flancs.  Telle  cette  mémorable  révolu- 
tion, qui,  après  une  lutte  acharnée  et  sanglante  mêlée  de 
succès  et  de  revers ,  a  enfin  arraché  à  jamais  la  nation  mexi- 
caine à  la  domination  de  l'Espagne ,  et  affranchi  sans  retour 
les  peuples  qui  habitent  cette  vaste  portion  du  continent  de 
l'Amérique,  où,  depuis  trois  siècles,  flottait  orgueilleusement 
le  drapeau  ibérien. 


FIN. 


1 


TABLE  DES   CHAPITRES. 

INTRODUCTION. 
Le  musicien  de  la  Sierra-Madré.  . . , Pages      l 

PREMIÈRE  PARTIE. 

le  dragon  de  la  reine. 

Chap.  I.  Les  deux  voyageurs 17 

Chap.  IL  Le  descendant  des  Caciques 32 

Chap.  III.  Le  génie  de  la  cascade 49 

Chap.  IV.  L'inondation (>0 

Chap.  V.  L'hacienda  de  las  Palmas 77 

Chap.  VI.  Don  Quichotte  et  Sancho  Pança 95 

Chap.  VII.  L'amour  sous  les  tropiques 111 

Chap.  VIII.  Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra 128 

DEUXIEME  PARTIE. 

LE   FALOT   DU    PONT   d'HORNOS. 

Le  curé  de  Caracuaro .   1 40 

Où    l'étudiant  en   théologie    veut   marcher   sur 

Madrid 151 

Une  expédition  nocturne 166 

La  Guadalupe 179 

L'homme  au  caban , 1 94 

Le  pont  d'Hornos 207 

Où  le  devoir  est  plus  fort  que  l'amour , .   219 

dd 


Chap. 

I. 

Chap. 

II. 

Chap. 

III. 

Chap. 

IV. 

Chap. 

V. 

Chap. 

VI. 

Chap. 

VII. 

200 

450  TABLE   DES  CHAPITRES. 

Chap.  VIII.  Où  l'amour  est  plus  fort  que  le  devoir 232 

Chap.  IX.     Valerio  Trujano 246 

Chap.  X.       Entre  deux  feux 259 

Chap.  XI.     L'orgueil  et  l'amour 276 

TROISIÈME  PARTIE. 

LE   LAC   D'OSTUTA. 

Chap.  I.  Le  gué  de  l'Ostuta 288 

Chap.  II.  Où  le  plus  effrayé  n'est  pas  celui  qu'on  pense.  . .  303 

Chap.  III.  Le  pivert  et  l'arbre  mort 316 

Chap.  IV.  Où  don  Cornelio  croit  avoir  perdu  sa  tête 333 

Chap.  V.  Le  colonel  des  colonels 349 

Chap.  VI.  Où  Juan  el  Zapote  sent  sa  vertu  chanceler 365 

Chap.  VII.  Le  révérend  capitaine 378 

Chap.  VIII.  La  colline  enchantée ,    395 

Chap.  IX.  La  divinité  des  eaux 404 

Chap.  X.  Le  message 417 

Chap.  XI.  Le  fantastique  et  la  réalité 432 

Ëpilogue 442 


FIN    DE    LA    TABLE.