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Full text of "Coups d'oeil et coups de plume"

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AXX    17ÔÙ  Tot  aœdépTa  fieiJivrjadaL  iropoiv  " 

— Euripides 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


iittpV/www.archive.org/detaiis/coupsdoeiietcoupOOiusi 


COUPS    D'CEIL 


COUPS  DE  PLUME 


ALPHONSE     LUSIGNAN 


OTIAWA 

DES  ATELIERS  DU  "  FREE  PRESS 


1884 


M^ 


Enregistré  confonné.nent  à  i'acte  du  Parlement  du  Canada,  dans 
l'année  mil  ],uit  cent  quatre-vingt-quatre,  par  Alphonse 
LnsiGNAN,  dans  le  Bureau  du  Ministre  de  l'Agriculture. 


i 


A 

MES  CAMARADES 

CLUB  DE  RAQUETTES  "LE  CANADIEN  " 

DB 

MONTREAL. 

TABLE 


Los  premiers  petits  bas 1 

Les  petits  plats 4 

Débat  d'amour 10 

Trois  malheurs  d'un  coup 10 

L^ne  distribution  de  prix 24 

Médaille  posthume 29 

Souvenirs  de  Collège 

Un  pensum  général 35 

Une  expulsion 38 

Une  niche  au  maître  d'anglais 51 

De  notre  géographie 55 

Aux  orangistes 62 

Papineauville 69 

Anatole  Parthenais 77 

Court  pèlerinage 83 

Des  statues,  pas  de  fusées 87 

De  l'enthousiasme  américain 92 

Le  deuil  des  avocats 99 

Un  gibier  peu  recherché 105 

Des  verruqueux 117 

Les  centenaires 122 

Les  poissonniers  de  l'Ottawa 126 

Un  dimanche  à  la  campagne 135 

Le  mot  "  At  home  " 143 

Le  dimanche  et  les  puritains 145 

As-tu  vu  le  diable  ? 150 

Rouvilla 160 

Parlons  français 166 

Un  chroniqueur  huron 172 

Deux  John  Brown 177 

Souvenir  de  carnaval 182 

J.-G.  Barthe 186 

Superstitions  jjascales 192 


IT' 


Josepli  (  "aoiiot  t(< 1 08 

Folio  ot.  suicide 203 

Mgr  Ileiss 209 

Naissances,  inariat;(<8  et  décès 213 

r.-.I.-O.  C'hauYoau 253 

Témérité 256 

Pétition  Hubertus 260 

La  Société  royale , 265 

.T.-N.  Bienvenu 270 

Les  C  anadiens-irançais  à  Ottawa 283 

L'abbé  C.  Tanjiuay 2«!» 

Acbille  Fréchotte 297 

F.-R.-E.  Canipeau 303 

Le  docteur  Prévost 309 

Une  tombée  de  nuit  naturaliste 316 

La  Ivresse  politique ...    320 

A  propos  d'enseignes 325 

De  certaines  annonces 331 

Plutôt  mourir 337 

Patriote 340 


COUPS  D'OEIL  ET  COUPS  DE  PLUME 


LES  PREMIERS  PETITS  BAS 

Mademoiselle  Antoinette  vient  de  prendre  ses 
quatre  mois,  c'est  une  grande  fille  déjà.  Ro>ide  et 
dure  comme  un  gland,  rose  et  blanche,  avec  de 
grands  yeux  bleu  pervenche  que  recouvrent  de 
longs  cils  châtains,  la  menotte  potelée  avec  ses  gros 
plis  de  graisse  aux  jointures  et  ses  petits  ongles 
nacre  de  perle,  ma  fifille  est  à  croquer.  Moi,  je  le 
vois  et  le  pense,  mais  sa  mère  c'est  bien  autre 
chose.  Il  n'y  a  pas  une  voisine  où  elle  n'ait  exhibé 
l'enfant  et  fait  admirer  les  adorables  fossettes  qui 
trouent  ses  joues  et  ses  bras,  son  triple  menton  de 
chanoine  et  l'abondance  de  sa  chevelure  blonde. 

Tanouchette  va  bientôt  faire  sa  première  que- 
notte. Comme  elle  va  souffrir,  la  chère  !  Et  ce 
sera  peut-être  la  mauvaise  saison  ;  les  chaleurs, 
c'est  si  traître,  dit-on.  Espérons  toutefois  ;  le  sort 
ne  sera  pas  plus  cruel  pour  la  Titite  que  pour  sa 
maman  qui  a  fait  ses  criques  en  été. 

Où  la  mère  a  passé  passera  bien  l'enfant  ! 
Dimanche  on  lui  a  ôté  ses  langes,  on  l'a  mise  en 
robe  courte,  histoire  de  bien  rire,  de  lui  manger 
les  joues,  de  l'entendre  gazouiller,  et  pour  le  papa 
de  la  percher  haut  sur  son  épaule.  Comme  elle 
souriait,   comme   elle    ouvrait  "grands    ses    yeux 


COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


étonnés,  comme  elle  regardait  attentivement  ces 
cent  brimborions  aux  couleurs  délicates  que  la 
main  des  mères  sait  si  bien  amasser  dans  la 
chambre  à  coucher  et  dont  le  chatoiement  captive 
l'œil  !  Le  soleil  était  complice,  il  dorait  tout. 
Comme  elle  s'est  amusée,  la  petite  loutre,  et  com- 
me nous  l'avons  dévorée  ! 

En  la  promenant,  j'ai  constaté  du  nouveau.  Je 
passe  d'ordinaire  ma  main  sous  ses  langes  et  je 
presse,  je  caresse,  je  réchautfe  ses  chers  petons. 
Aujourd'hui,  ce  n'est  plus  ça  !  Des  bas,  des  petoches 
de  laine  blanche  et  rouge,  retenus  au-dessus  de  la 
cheville  par  une  boucle  de  ruban  ! 

Et  des  tiges  longues  comme  le  doigt  et  qui 
atteignent  le  genou  !  Mademoiselle  Tanouchette, 
vous  ne  voulez  donc  plus  que  l'on  joue  avec  vos 
pattes  !     Nous  allons  bien  voir  .' 

Et  j'enlève  les  chaussettes,  et  je  les  examine,  et 
je  reconnais  l'œuvre  de  la  maman  à  la  régularité 
du  tricot,  à  la  disposition  des  couleurs,  au  goût 
qui  s'accuse  dans  ce  petit  travail. 

— C'est  donc  ça,  madame  sa  mère,  que  tu  as  tou- 
jours quelque  chose  à  cacher  dans  ton  panier  à 
ouvrage  quand  j'arrive  !  Tu  chaussais  donc  notre 
fillette  ?  Mais  n'as-tu  plus  les  bas  du  petit  frère  ? 
Tu  en  avais  bien  une  douzaine,  il  me  semble,  dans 
le  temps. 

— Oui,  mais  j'aime  mieux  en  faire  d'autres. 

— Pourquoi,  mon  amie  ? 

■ — Bien,  vois-tu,  ceux-ci  sont  plus  à  la  mode,  et 


LES   PREMIERS   PETITS   BAS 


pnis les  couleurs  des  autres  sont  fanées,  et  puis 

il  était  plus  maigre  qu'elle 

Une  larme  qui  roulait  lentement  sur  sa  joue 
m'apprit  la  vraie  raison.  J'avais  évoqué  le  souve- 
nir de  celui  qui  était  parti  il  y  a  déjà  treize  ans, 
ayant  à  peine  connu  son  berceau,  trop  jeune  pour 
s'être  pâmé  sous  les  baisers  miternels. 

Je  comprenais  tout  :  ma  femme  ne  voulait  pas 
faire  porter  à  la  vivante  les  dépouilles  du  mort  ; 
elle  craignait  qu'aux  pieds  de  sa  fille  les  petits 
bas  ne  se  changeassent  en  ailes  de  Mercure  pour 
l'enlever,  elle  aussi,  dans  ces  régions  célestes  d'où 
l'on  ne  redescend  plus. 

Sainte  superstition  des  femmes,  qui  a  sa  racine 
dans  leur  cœur  plutôt  que  dans  leur  esprit  ! 

Ces  petites  pattes  qui  avaient  commencé  par 
nous  faire  rire,  nous  faisaient  pleurer  maintenant. 

Le  soleil  était  trop  beau,  il  fallait  un  léger 
nuage  et  un  peu  de  rosée. 

— Tiens,  dis-je  à  ma  femme  après  lui  avoir  remis 
l'enfant,  voici  de  quoi  acheter  de  la  laine,  fais-lui 
des  bas  tant  que  tu  voudras. 


4  COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


LES    PETITS   PLATS 

Savourons  les  douces  joies  familiales,  ces  petits 
grains  de  plaisir  que  presque  toujours  l'homme 
ne  songe  pas  à  ramasser.  C'est  en  les  cueillant  et 
en  les  enfilant  comme  des  perles,  que  l'on  compose 
le  chapelet  du  bonheur.  Il  ne  faut  pas  attendre 
pour  être  heureux  que  la  destinée  nous  fasse 
écheoir  le  gros  lot  :  qui  de  nous  peut  compter  sur 
deux  ou  même  un  seul  grand  bonheur  dans  sa 
vie  ?  La  félicité  se  compose  d'une  succession 
de  jouissances  minimes  qu'il  s'agit  de  happer  au 
passage, — car  on  les  rencontre  à  tous  les  pas, — et 
de  goûter  comme  il  convient.  En  espérant  saisir 
le  meilleur  problématique,  on  laisse  bien  souvent 
échapper  le  bon  réel  ;  on  s'acharne  à  rêver  des 
cocagnes  impossibles,  quand  les  satisfactions  Viaies 
et  bonnes  sont  sous  la  main.  On  est  le  gourmand 
qui  ne  cherche  qu'à  s'empifïrer,  au  lieu  dôtre  le 
gourmet  qui  se  délecte  des  petits  plats.  Et  ceux- 
ci  sont  infiniment  meilleurs  que  ceux-là  ;  le  tout 
est  de  savoir  faire  la  sauce  du  jour. 

Petits  plats,  sans  doute,  et  délicieux  ! 

Petits  plats,  que  l'attente  de  la  paternité,  les 
tendres  soins  à  l'épouse,  la  naissance  du  bébé,  ses 
premiers   balbutiements,    sa   première    dent,    ses 


LES   PETITS   PLATS 


premiers  pas,  l'épanouissement  progressif  de  cette 
intolligence  que  l'on  épie  sur  les  lèvres  et  dans  les 
yeux,  de  cette  beauté  qui  se  dessine  de  jour  en 
heure. 

Si  sua  norint  bona  ! 

Ce  qui  veut  dire  ;   Dégustons  les  petits  plats  ! 


Yous  êtes  plongé  dans  une  lecture  attrayante 
ou  dans  un  travail  de  tête  que  \  ous  croyez  bien 
important  ;  votre  attention  est  concentrée  sur  un 
point.  C'est  une  intrigue  que  vous  suivez  avec 
un  intérêt  palpitant,  ou  c'est  une  idée  fuyante  que 
vous  n'entendez  pas  laisser  échapper,  une  phrase 
rebelle  qu'il  faut  soumettre, 

Tout  à  coup  le  gazouillement  argentin  du  bébé 
vous  parvient,  suivi  du  rire  clair  de  la  maman  et 
de  son  appel  empressé. 

— Viens  donc,  viens  donc  voir  ta  fillette,  comme 
elle  est  belle,  comme  elle  est  fine.  Ho  !  si  tu  la 
voj^ais  ! 

— Tantôt,  tantôt,  je  suis  bien  occupé. 

C'est  le  bonheur  qui  vient  de  frapper  à  votre 
porte  et  vous  ne  lui  ouvrez  pas  !  Malheureux  ! 
Demain,  ce  soir,  la  maladie— grippe  ou  diphthérie 
— viendra  peut-être,  farouche,  prendre  l'enfant 
dans  vos  bras,  et  dans  ses  doigts  A^squeux  l'empor- 
tera par  delà  les  espaces.  Vous  n'aurez  pas  vu  son 
dernier  sourire  de  santé,  ni  entendu  son  suprême 
cri  d'oiseau,  ni  baisé  ses  lèvres  quand  elles  étaient 


6  COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

encore  vermeilles,  ni  caressé  ses  petits  membres 
dans  leur  chair  grassette,  blanche,  rosée. 

C'était  peut-être  en  attendant  vos  appoints  que 
la  mère  laissait  l'enlant  se  rouler  sur  le  lapis  et  que 
le  courant  d'air  a  saisi  l'ange  à  la  gorge. 

Un  petit  plat  de  perdu,  et  à  quel  prix  ! 

Meâ  culpâ. 


Cela  ne  vous  flatte-t-il  pas  chatouilleusement 
et  l'oreille  ei  le  cœur  de  vous  entendre  appeler 
papa  pour  la  première  fois  par  chacun  de  vos 
bébés  à  tour  de  rôle  ?  Ne  vous  semble-t-il  pas 
que  la  voix  du  dernier  venu  pénètre  plus  avant 
dans  vous-même  ?  Et  le  bonheur  n'est-il  pas 
chaque  fois  de  plus  en  plus  grand  ? 

Oui,  et  j'en  ai  fait  dernièrement  l'expérience. 

Ma  famille  passait  l'été  à  la  campagne,  où  je  me 
rendais  l'embrasser  une  fois  par  semaine.  La 
Tanouchette  allait  célébrer  son  septième  mensiver- 
saire.  C'était  une  vieille  fille,  vous  voyez. 
J'arrivai  la  veille  de  sa  fête,  le  soir,  trop  tard 
pour  jouer  avec  elle.  Il  ne  fallait  pas  réveiller 
mademoiselle,  la  maman  s'y  opposait,  mais  je  pou- 
vais bien  contempler  sa  tête  de  chérubin  perdue 
dans  le  mollet  petit  oreiller  du  berceau  ;  il  me  fut 
même  permis  d'efileurer  d'un  baiser  timide  cette 
belle  joue  colorée  et  d'aspirer  le  doux  souffle  chaud 
de  cette  respiration  égale  de  l'enfant  en  santé 
J'aurais  bien  mieux  aimé  l'enlever  dans  mes  bras, 
la  faire  sauter,  la  réveiller  tout  de  bon  ;    mais  les 


LES    PETITS   PLATS 


mères  sont  les  gardiennes  de  nos  trésors,  et  il  faut 
leur  obéir. 

J'eus  ma  revanche  le  lendemain  matin,  et  je 
m'en  donnai. 

Ayant  épuisé  les  premières  caresses,  les  gros 
baisers  sonores,  les  claques  retentissantes  mais 
légères,  les  sauteries  sans  cadence,  les  allées  et 
venues  autour  de  la  chambre,  je  m'étais  assis  ;  et 
la  Tanouchette,  posée  sur  mes  genoux,  me  regar- 
dant en  face,  faisant  le  mouvement  de  se  dresser  snr 
ses  petons  et  me  tendant  ses  petits  bras,  sérieuse, 
me  reconnaissant  bien,  murmura  :    Papa. 

Bien  souvent  elle  avait  prononcé  ces  syllabes 
et  d'autres  encore  quelle  égrenait  en  interminables 
séries  de  notes  d'oiseau  ;  labiales,  linguales  et 
dentales,  tout  y  passait  ;  mais  jamais  encore  elle 
ne  m'avait  paru  consciente  de  ce  qu'elle  disait. 
Elle  s'était  jusque-là  fait  comprendre  par  ses  cris 
ou  par  ses  signes,  c'était  la  première  fois  qu'elle 
parlait  sciemment  le  premier  mot  du  langage 
articulé. 

Si  Labruyère  a  pu  dire  avec  raison  que  la  plus 
douce  harmonie  est  le  son  de  la  voix  de  la  person- 
ne que  l'on  aime,  vous  comprendrez  combien  ce 
simple  mot,  toujours  l'un  des  premiers  sur  les 
lèvres  de  l'enfant,  remua  profondément  mon  cœur 
paternel. 

Yoilà  un  petit  plat  de  lentilles  que  je  n'échange- 
rais pas  contre  un  droit  d'aînesse; 


8  COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Cétait  le  bonheur  en  quatre  lettres  et  deux 
syllabes. 

Vagissements  du  berceau,  premiers  bégaiements 
joyeux,  syllabes  indéfinies  que  l'homme  avec 
toute  sa  science  ne  peut  rendre,  vous  tous,  sons 
qui  vous  échappez  de  la  bouche  enfantine,  mur- 
mures de  l'innocence,  souffles  d'une  intelligence 
qui  veut  prendre  rang,  vous  êtes  la  vraie  joie  de  la 
famille  qui  sait  vous  ouvrir  l'oreille. 

Petit  plat,  mais  digne  d'un  président  de  répu- 
lique  ! 


En  plus,  ce  jour-là,  mademoiselle  Antoinette 
faisait  sa  première  dent.  Une  toute  petite  pointe 
de  crique  qui  avait  percé  la  gencive  durant  la 
nuit,  mais  bien  visible,    nacrée,  prête  à  mordre 

La  dentition  commençait  bien,  l'été  continuait 
frais,  il  n'y  avait  pas  lieu  de  s'alarmer.  Pas  de 
fièvre,  aucun  symptôme  de  maladie.  Ne  devais-je 
pas  être  fier  ? 

Ainsi,  deux  plaisirs  en  un  jour,  c'était  une  bon- 
ne moyenne,  et  suffisante  pour  le  papa  le  plus 
exigeant. 

Deux  petits  plats  au  même  service  ! 

Ce  me  fut  une  heureuse  journée. 

Un  mot  et  une  dent,  deux  riens,  l'avaient  faite 
radieuse. 

Deux  petits  plats,  et  le  repas  avait  été  complet. 

Deux  giaius  de  plus  au  rosaire  de  mon  bonheur 


LES   PETITS    PLATS  9 

Pères  qui,  enchaînés  par  les  affaires,  ayant  peu 
d'heures  libres,  distraits  mais  non  détachés  de  vos 
affections  domestiques  par  les  exig-ences  de  la  vie 
au  dehors,  tâchez  de  tous  régaler  le  plus  souvent 
possible  aux  suavités  du  foyer.  Une  soirée  i^assée 
dans  votre  intérieur,  la  femme  gaie  à  vos  côtés, 
l'enfant  jouant  sur  vos  genoux,  l'inquiétude  ban- 
nie juscju'au  lendemain  et  l'affection  vous  enve- 
loppant de  toute  part, — une  telle  soirée  vaut 
toutes  les  fêtes  mondaines. 

C'est  un  petit  plat,  oui,  mais  il  faut  le  déguster 
pour  savoir  comme  il  est  excellent. 

Hommes,  savourez  les  douces  joies  familiales. 


10         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


DÉBAT   D'AMOUR 


L'enfant  était  reveillée  depuis  un  quart  d'heure. 
Depuis  un  quart  d'heure,  débarrassés  des  couver- 
tures, ses  petons  roses  battaient  l'air  sur  une 
mesure  indéfinissable  conduite  par  sa  frêle  voix  de 
pinson  joyeux,  et  scandée  par  des  petits  cris  ravis- 
sants, si  gais  et  si  frais  dans  le  matin  brumeux  de 
janvier  que  l'on  se  fût  cru  en  plein  avril.  L'atmos- 
phère tiède  de  la  chambre  permettait  qu'elle  prît 
ses  ébats  sans  danger.  Le  papa  et  la  maman,  l'œil 
ouvert,  mais  à  moitié  endormis,  savouraient  son 
gazouillement.  C'était  le  concert  matinal  de  la 
fleur  et  de  l'oiseau,  de  la  fleur-oiseau  qui  chante  et 
enchante.  Musique  primitive  et  gymnastique  élé- 
mentaire, mais  dont  raffolent  ceux  qui  ont  des 
bébés  ! 

La  maman. — C'est  à  cette  heure-ci  du  jour  que 
je  l'aime  davantage.  Comme  elle  est  belle  avec 
ses  joues  rougies  par  le  sommeil,  ses  petits  poings 
fermés  qui  frottent  ses  paupières  encore  alanguies  ! 
Et  ses  grands  quenœils  d'un  bleu  si  limpide, 
comme  ils  sont  beaux  et  fins  ! 

Le  papa. — Moi  aussi,  je  l'aime  bien  en  ce  moment, 
mais  c'est  tantôt  que  je  l'aimerai  bien  plus  fort, 
quand  elle  voudra  grimper  dans  notre  lit,  quand 


DÉBAT   d'amour  11 


elle  se  roulera  sur  nous  en  nous  meurtrissant, 
puis  nous  embrassera,  me  tirera  la  barbe 

La  -A£\max. — Je  me  rappelle  comme  tu  la  dévo- 
rais de  baisers  le  jour  où  je  lui  mis  des  bas  pour 
la  première  fois. 

Le  papa. — Je  me  souviens  des  larmes  que  tu 
versas  alors  quand  je  parlai  de  lui  mettre  les  bas 
de  son  petit  frère  qui  est  parti. 

La  maman. — N'attristons  pas  ce  délicieux  réveil 
par  un  souvenir  poignant.  Regarde-la  plutôt 
jouer  dans  son  ber,  entends-la  gazouiller  comme 
l'alouette.     Dis,  n'est-ce  pas  le  bonheur  ? 

Le  papa. — Oui,  sans  doute.  Mais  ne  te  remets- 
tu  pas  de  sa  première  usure  ?  Tu  te  souviens,  elle 
avait  usé  la  manche  de  sa  jaquette  de  carisé  blanc  ; 
son  coude,  son  coude  à  fossette,  passait  au  travers. 
Si  nous  l'avons  becqué  des  lèvres  et  du  cœur  ce 
petit  morceau  de  bras  blanc  et  ferme  que  la 
déchirure  nous  montrait  !  Tu  y  serais  encore,  si  je 
ne  t'y  avais  ôtée. 

La  maman. — Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  fait  le  plus 
de  folies.  Quand  elle  a  dit  papa  pour  la  première 
fois,  avant  d'avoir  dit  maman,  avoue,  ne  l'as-tu  pas 
presque  étouffée  dans  tes  bras  ? 

Le  papa. — Soit,  mais  toi-même,  jalouse,  confesse 
que  tu  as  cherché  toute  la  journée  à  lui  faire  dire 
maman,  mais  elle  n'a  pas  voulu.  C'est  qu'elle 
m'aimait  mieux  que  toi. 

La  maman — Les  pères,  ça  n'aime  pas  comme  nous. 
Leur  atiection  est  plvis  bruyante,  mais  pas  aussi 


12         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

profonde.  Et  les  enfants  le  sentent,  on  dirait. 
Tu  vas  voir.  Viens  becquer  maman,  ma  Ta- 
nouchette. 

Le  papa. — Viens  voir  papa,  ma  belle  fille. 

La  maman. — Si  elle  va  à  toi,  c'est  qu'elle  s'attend 
à  sautiller. 

Le  papa. — Si  elle  va  à  toi,  c'est  qu'elle  a  soif. 

La  maman. — Non,  non,  c'est  parce  qu'elle  m'aime 
plus  que  toi.     Nous  allons  voir  ! 

Le  papa  et  la  maman    avaient  tous  deux  raison. 

L'enfant,  mise  dans  le  lit  entre  les  deux,  allait  de 
l'un  à  l'autre,  les  embrassant  alternativement. 

N'est  -  ce  pas  qu'il  est  délicieux  de  sentir  le  tou- 
cher de  cette  peau  fine  et  douce  de  l'enfant  sur 
nos  visages  rugueux  d'hommes  barbus  et  vieil- 
lissant ? 

La  maman. — Elle  tire  ta  moustache,  c'est  bien 
fait! 

Le  papa. — Elle  va  te  tirer  les  cheveux,  ce  sera 
mieux. 

La  maman. — Aïe  !  aïe  !  tu  me  fais  bobo,  mé- 
chante. 

Le  papa. — Ce  n'est  pas  à  moi  qu'elle  arracherait 
les  cheveux. 

La  maman, — Beau  dommage  !  tu  les  as  trop 
courts  ;  elle  n'a  pas  de  prise.  J'y  pense,  tu  ne  lui 
a  jamais  payé  sa  première  crique. 

Le  papa. — Non-da  !  et  le  carrosse  que  je  lui  ai 
donné  .^ 


DÉBAT   D'AMOUE  13 


La  maman. — C'était  pour  l'été,  mais  elle  n'a  pas 
de  voiture  d'hiver. 

Le  papa. — Demande  donc  des  patins  pour  elle 
pendant  que  tu  y  es,  ou  bien  un  corset,  une  crino- 
line, des  boucles  d'oreilles,  une  tournure,  un  chi- 
gnon.    Elle  sera  grande  assez  vite,  va  ! 

L'enfant  gazouillait,  riait,   sautait. 

Heures  suaves,  si  tôt  envolées  ! 

La  maman. — Elle  m'a  causé  bien  du  plaisir 
quand  elle  a  fait  ses  premiers  pas. 

Le  papa. — Et  à  moi  bien  de  la  peine  quand  elle 
est  tombée  sur  son  nez. 

La  maman, — C'était  ta  faute,  tu  t'éloignais  d'elle 
à  mesure  qu'elle  marchait,  cette  pauvre  petite. 

Le  papa.— A-t-elle  l'air  fine  quand  elle  se  tré- 
mousse sur  son  séant  et  accorde  sur  tous  les  bruits 
qu'elle  entend,  bruit  du  poêle  dont  on  secoue  les 
cendres,  de  l'horloge  qui  sonne  les  heures,  démon 
rasoir  que  jfe  frappe  dans  la  paume  de  ma  main,  du 
serin  qui  chante,  de  sa  sœur  qui  monte  l'escalier 
quatre  à  quatre,  de  l'eau  qui  tombe  dans  l'évier  ? 
Ce  sera  une  fameuse  musicienne,  tu  verras. 

La  maman.— Tu  n'aimes  pas  comme  moi  enten- 
dre son  ramage  pendant  des  heures  ;  on  s'aperçoit 
bien  que  cela  comprend  et  que  cela  veut  s'expri- 
mer ;  elle  est  de  ton  opinion  en  matière  de  langue, 
elle  fait  les  mots  qui  lui  j)laisent,  elle  en  crée  à 
bouche  que  veux-tu. 

Le  papa. — Elle  apprendra  bien  assez  tôt  les  mots 
de  tout  le  monde,  la  langue  d'un  chacun.     Mon 


14         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


grand  plaisir  est  de  la  promener  dans  mes  bras, 
quand  elle  encercle  mon  cou  des  siens  et  qu'elle 
colle  sa  joue  sur  la  mienne.  Quel  babil  alors  ! 
Comme  elle  me  donne  la  réplique  dans  un  hébreu 
que  je  devine  !  Et  quand  je  rentre  du  bureau,  ses 
battements  de  mains,  son  rire  perlé,  ses  chers 
appels,  la  hâte  qu'elle  manifeste  de  se  faire  pren- 
dre, les  caresses  de  sa  main  fraîche  sur  mon  front 
souvent  brûlant,  tout  cela,  ma  femme,  c'est  de  l'or 
en  barres. 

La.  maman. — Tu  ne  l'aimes  toujours  pas  autant 
que  moi. 

La  papa — -Te  te  dis  que  si.     Plus,  même. 

La  maman. — Voyons  la  jauge.  Est-ce  toi,  gros 
ronfleur,  qui  passe  tes  nuits  blanches  à  bercer,  à 
chanter  pour  la  rendormir,  souvent  à  la  promener? 
Tu  dors  comme  un  loir  toute  la  nuit  belle  et  lon- 
gue.    Où  sont  tes  fatigues  ? 

Le  papa. — Pour  ce  qui  est  de  chanter,  je  m'épou- 
monne  tous  les  soirs  à  l'endormir.  Ce  n'est  pas 
toi  qui  réussirais  en  trois  chansons.  Aussi,  c'est 
que  j'ai  découvert  le  soporifique,  pas  toi.  Qaand 
j'ai  fini  de  chanter  Gastibelza,  V homme  à  la  carabine, 
il  y  a  disposition  évidente  au  sommeil  ;  Madeline 
continue  l'œuvre  d'assoupissement,  et  je  couronne 
le  tout  par  un  La  mer  m'attend  qui  endormirait 
toute  la  Bretagne.  Est-ce  toi  qui  aurais  pu  com- 
biner ça  ? 

La  maman. — Ta,  ta,  ta  !  Tu  l'aimes  seulement 
è  tel  moment,  moi  je  l'aime  toujours. 


DÉBAT    d'amour  15 

Le  papa. — Et  toi,  tu  ne  Taimes  qu'ici  et  là,  moi 
je  l'aime  partout.  Embrasse-moi.  Julie,  venez 
cherclier  la  petite. 


16         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


TROIS  MALHEURS  DU  COUP 


Ceci  est  une  histoire  simple  et  vraie. 

Et  navrante. 

C'est  un  père  qui  vient  de  me  la  raconter. 

"  Ma  femme,  ce  matin-là,  fatiguée  par  une  nuit 
de  bal  d'où  nous  étions  rentrés  à  l'aube,  dormait 
encore  à  l'heure  où  d'ordinaire  elle  avait  donné 
au  bébé  son  bain  quotidien  ;  moi,  il  y  avait  beau 
temps  que  j'étais  levé.  Tu  connais  mes  habitudes 
matineiises.  J'étais  enfermé  dans  mon  cabinet, 
lisant  d'un  œil  seulement,  et  suivant  de  l'autre 
l'enfant  qui  marchait  à  quatre  pattes  et  s'ébattait 
sur  le  tapis  sourd.  Je  l'avais  enlevée  de  son  ber,  où 
elle  chantait  sur  des  tons  que  l'Albani  ne  connait 
plus.  L'opéra  qu'elle  disait  n'aurait  été  reconnu 
ni  par  G-rau  ni  par  Strakosh,  mais  la  petite  chantait 
à  mon  cœur  mieux  que  tous  les  premiers  prix  du 
Conservatoire.  Seulement,  elle  aurait  réveillé  la 
maman,  qui  avait  besoin  de  repos. 

"  Il  était  déjà  tard,  et  plus  d'une  fois  j'avais 
songé  à  tirer  du  sommeil  ma  femme,  la  noncha- 
lante. J'entrais  dans  sa  chambre  d'un  pied  libre, 
mais  là  je  n'osais  plus. 

"  C'eût  été  pitié,  parole  !  Elle  dormait  si  pro- 
fondément, de  ce  sommeil  serein  des  jeunes  mères 


TROIS   MALHEURS   DU    COUP  17 


qui  rêvent  à  l'enfant  toujours,  et  le  voient  jouer 
avec  les  anges  ses  camarades.  Sa  joue  était  pâlie, 
ses  yeux  où  la  lassitude  avait  mis  son  cerne  attes- 
taient le  besoin  de  reposer,  et  son  souffle  prolongé, 
sa  respiration  quelque  peu  forte  me  disaient 
"  qu'elle  ne  fournissait  pas  à  dormir." 

"  Alors,  je  sortais  de  la  chambre  sans  effrayer 
les  songes,  sans  dénouer  ce  fil  mystérieux  qui  nous 
relie  pendant  le  sommeil  avec  les  êtres  d'au  delà. 
Et  je  revenais  amuser  Bébé,  lui  ramassant  sa 
poupée  sans  bras,  ses  autres  joujoux,  lui  parlant 
de  ma  voix  la  plus  douce,  rempèchant  surtout  de 
pleurer.  Je  la  faisais  sauter  sur  mon  pied,  en  lui 
disant  :  Au  pas,  petit  trot,  grand  trot,  à  la  course 
Comme  elle  riait  d'un  bon  cœur,  et  aux  éclats,  de 
sa  chère  petite  voix  de  soprane,  quand,  après  avoir 
du  bout  du  doigt  touché  tous  ses  traits  en  disant  : 
Menton  fourchu,  bouche  d'argent,  nez  cancan, 
joue  rôtie,  joue  bouillie,  petit  œil,  gros  œil,  sour- 
cillon,  sourcillette,  j'ajoutais,  en  frappant  légère- 
ment du  plat  de  la  main  son  beau  front  :  Cogne, 
cogne  la  caboche  !  Si  je  ne  lui  ai  pas  donné  toiis 
les  noms  !  Mon  loup  blanc,  la  petite  chatte,  la 
belle  coquine,  le  rat  doré,  la  vieille  canaille,  la 
loutre  à  papa,  mon  chou  d'argent, — toutes  ces 
innocentes  bêtises  et  ces  divines  injures  que  nous 
adressons  aux  petits  enfants, — je  ne  m'en  suis  pas 
fait  faute,  va  ! 

"  Mon  cher,  elle  n'avait  jamais  été  ni  si  belle, 
ni  si  gaie, 


18         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

"  Si  je  lui  demandais  :  "  Où  est  papa  ?  " — de 
son  petit  index  à  fossette,  que  terminait  un  ongle 
nacré  grand  au  plus  comme  un  grain  de  millet, 
elle  montrait  aussitôt  au  mur  mon  portrait,  crayon 
d'Achille  Fréchette.  "  Chante  donc,"  et,  comme 
l'oiseau  qui  essaie  son  gosier,  elle  me  turlutait  des 
notes  d'un  faux  superbe,  soit,  mais  qui  m' allaient 
à  l'âme. 

"  Comme  étreindre  et  baiser  sont  l'expression 
la  plus  souverainement  satisfaisante  de  l'amour, 
j'étreignais  et  baisais  ce  petit  visage  doux  et 
chaud,  net  à  croquer,  fait  de  lait  et  de  roses.  Et 
l'heure  passait,  coulait.  Si  mon  bureau  m'invite, 
le  bonheur  me  retient  :  au  diable  les  affaires  ! 

"  Mais  voici  que  la  maman  s'éveille,  j'entends 
son  long  bâillement  sonore  ;  elle  appelle  de  sa 
voix  la  plus  traînante  :  Titite  !  C'est  le  signal  du 
vacarme  ;  toute  la  nlaison  s'ébranle,  les  enfants, 
que  la  servante  tenait  à  grand'peine  en  silence, 
accourent,  moi-même  je  ne  mets  plus  de  sourdine 
à  ma  voix  ;  nous  allons  tous  embrasser  la  mère 
paresse ase.  Les  aînés  grimpent  dans  le  grand  lit, 
c'est  une  fête.  L'un  se  cache  sous  la  couverture, 
où  l'autre  le  découvre  en  riant  aux  éclats.  C'est 
le  quart  d'heure  délicieux  de  chaque  matin.  Les 
enfants  racontent,  l'un  qu'il  a  mal  dormi,  l'autre 
qu'il  a  fait  un  rêve  :  il  y  a  toujours,  si  tu  as  remar- 
qué, des  oiseaux,  et  des  jouets,  et  des  bonbons  dans 
ces  jeunes  songes.  La  maman  embrasse  à  pleine 
bouche   toute   cette   marmaille,   et  moi,   le    bébé 


TROIS   MALHEURS  DU    COUP  19 

dans  les  bras,  je  me  promène  en  contemplant  ce 
gai  tableau,  en  savourant  cette  joie  pure. 

"  Hélas  !  si  les  quarts  d'heure  se  suivent,  ils  ne 
se  ressemblent  pas.  Dire  que  la  désolation  côtoie 
de  si  près  le  bonheur  ! 

"  Les  enfants  ont  quitté  la  chambre  pour  per- 
mettre à  leur  mère  de  se  lever,  ils  transportent 
leur  gaieté  bruyante  dans  mon  cabinet,  où  je  les 
suis.  La  servante  monte  le  petit  bain  de  fer  blanc 
peinturluré  d'où  s'échappe  une  forte  buée  et  qui 
ne  contient  encore  que  l'eau  bouillante.  C'est 
pour  la  toilette  du  bébé.  L'éponge,  le  savon, 
l'essuie-mains,  le  peigne  minuscule  et  la  brossette 
de  poils  de  chameau,  ces  instruments  de  siipplice 
pour  tous  les  enfants,  sont  là  tout  auprès.  On 
va  baigner  mademoiselle,  et  je  vais  la  revoir  battre 
l'eau  de  ces  chères  menottes,  et  inonder  sa  mère 
qui  se  récriera  mais  laissera  faire,  et  mordre 
l'éponge,  et  lancer  des  petits  cris  joyeux.  Comme 
j'ai  hâte  d'assister  au  bain  de  mon  adorable  tyran  ! 

"  A  cette  minute-là,  mon  cher,  il  n'y  avait  sous 
le  soleil  personne  qui  fût  plus  heureux  que  moi. 
Ce  n'était  ni  un  pacha  à  trois  queues,  ni  un  sultan 
et  ses  sultanes,  ni  un  roi,  ni  un  millionnaire  qui 
m'auraient  fait  envie.  J'étais  gorgé  de  tous  les 
plaisirs  vrais  :  une  femme  jeune,  bonne,  intelli- 
gente, belle  ;  des  enfants  ravissants,  pleins  de 
santé  ;  mon  existence  à  l'abri  du  besoin,  et  celle 

des    miens    protégée    par les    meilleures   assu- 

ra.nces  ;  peu  d'amis,  mais  de  solides,  et    pas  un 


20         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


ennemi.     C'était  moi  qu'il  fallait  envier,  hein  ? 

"  Oui,  à  cet  instant-là,  mais  pas  une  minute 
après  ! 

"Ne  t'étonne  pas  si  j'ai  déjà,  à  trente  ans,  la 
patte  d'oie  et  les  cheveux  poivre  et  sel.  Mon 
grand  ressort  est  brisé.  Je  traîne  l'existence,  je  ne 
la  vis  plus.  Je  t'ai  dit  de  ne  point  t'étonner,  mais 
j'oublie  que  tu  dois  ignorer  mon  malheur,  car 
j'avais  prié  les  journaux  de  n'en  souffler  mot  :  ils 
ont  généreusement  promis  et  loyalement  tenu. 

"  Tiens  !  prends  ma  main  frémissante  ;  mets  la 
tienne  sur  mon  cœur,  et  vois  s'il  bat;  regarde- 
moi,  je  dois  être  pâle,  il  me  semble  que  tout  mon 
sang  se  retire,  et  si  je  pleure  encore  après  cinq  ans, 
mon  ami,  tu  me  pardonneras  ces  larmes,  car  tu  les 
comprendras. 

"  Oui  !  j'ai  tué  mon  enfant.  Ni  plus,  ni  moins. 

"  Une  enfant  que  les  peintres  eussent  prise  pour 
modèle.      Le   vivant   portrait   de    sa   mère,    belle 

comme  celle-ci alors,  et  robuste  comme  moi.... 

à  cette  époque.  Oh  !  maintenant  nous  sommes 
bien  changés.  T'ai-je  dit  qu'elle  n'avait  pas  encore 
son  an  ?  T'ai-je  énuméré  tout  ce  que  j'attendais 
de  cette  intelligence,  quand  elle  serait  mûre,  de  ce 
cœur  qui  aurait  été  nécessairement  bon,  il  me 
semble  ? 

"  Je  l'ai  tuée,  en  l'adorant. 

"  Imprudent  que  j'étais  !  Je  la  portais  à  sa 
mère  au  bout  de  mes  bras,  par-dessus  ma  tête,  ce 
qui  l'égayait  toujours  et  entretenait  son  petit  rira 


TROIS   MALHEURS   DU    COUP  21 

perlé  dont  j'étais  fou.  Je  ne  regardais  pas  à  mes 
pieds,  tu  penses  bien.  Mon  pied  s'arroche  dans 
le  tapis,  me  voici  qui  trébuche,  et  mon  blond  far- 
deau m'échappe  et  tombe  dans  la  baignoire  fumante 

•  "La  chambre  nuptiale  où  nous  nous  étions  tant 
aimés  était,  trois  jours  après,  convertie  en  cham- 
bre funéraire.  Je  fus  fort,  mais  je  le  suis  moins  de 
jour  en  jour.  J'ai  ce  souvenir  ancré  dans  rame. 
Le  meilleur  de  ma  vie  a  passé.  La  catastrophe  a 
été  double  :  ma  femme  est  folle. 

"  De  voir  ce  berceau  vide,  qui  ne  sera  plus 
habité,  j'emporte  chaque  matin  de  la  tristesse  pour 
ma  journée. 

"  Les  funérailles  ont  été  bien  simples.  J'ai  pris 
deux  amis  qui  m'ont  aidé  à  remplir  les  formalités 
de  la  loi.  Nous  sommes  passés  par  l'église,  et  j'ai 
vu,  l'œil  sec,  le  fossoyeur  briser  de  sa  pelle  inhu- 
maine mon  dernier  lien  terrestre  avec  cet  ange. 

"  Mais  non  pas  mon  dernier  souvenir,  non  pas 
ma  dernière  espérance.  Tu  crois,  n'est-ce  pas  .^  à 
l'immortalité  de  l'âme,  à  la  rencontre  nécessaire 
des  êtres  qui  se  sont  aimés.  Moi  j'y  crois  de 
toute  la  force  de  mon  adoration  pour  cet  enfant 
que  j'ai  tué.  Si  les  tribunaux  m'avaient  demandé 
raison  de  mon  acte,  je  ne  pense  pas  que  je  me 
serais  défendu.  Il  me  tardait  d'aller  rejoindre  ma 
chère  victime. 

"  Ma  femme  n'a  pas  eu  une  larme  ni  un  sou- 
rire depuis  cinq  ans.     Sa  folie  est  douce  et  sa  manie 


22         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

toTichante.  Sa  manie,  c'est  de  balancer  le  berceau. 
Nous  ne  l'avons  pas  enlevé  de  la  chambre,  il  est 
toujours  près  de  notre  lit,  défait,  avec  les  mêmes 
couvertures,  que  le  temps  a  jaunies  et  salies,  mais 
que  la  mère  ne  veut  pas  que  l'on  change.  Elle  se 
tient  des  heures  entières  auprès  et  berce  en  imagi- 
nation l'enfant  qu'elle  a  perdu.  Nous  avons  con- 
servé nos  amis,  qui,  par  pitié,  nous  visitent  et  que 
nous  allons  voir  de  temps  à  autre.  Quand  elle 
va  chez  ses  amies,  la  première  chose  que  ma  femme 
fait  c'est  de  chercher  un  berceau  et,  vide  ou  plein, 
de  le  balancer  tant  qu'on  ne  l'en  éloigne  pas. 
Chose  singulière,  elle  ne  chante  jamais,  même 
alors,  ces  naïves  chansonnettes  ou  ces  délicieuses 
berceuses  avec  lesquelles  elle  a  endormi  nos  trois 
enfants.  Croirait-elle  profaner  le  petit  lit  mor- 
tuaire, ce  nid  si  vite  changé  en  tombeau  ?  Elle 
est  une  ombre  aujourd'hui,  ombre  vaillante  il  est 
vrai,  tout  le  jour  aux  travaux  d'aiguille  et  de 
crochet,  mais  silencieuse,  me  faisant  la  maison 
plus  grande. 

"  Je  l'aime  toujours,  comme  j'aime  mes  enfants  ; 
mais  ceux-ci  vont  à  l'école,  les  affaires  me  récla- 
ment de  plus  en  plus,  et  la  folie  a  jeté  son  froid 
dans  le  plus  doux  intérieur  qu'il  y  eût,  abrité 
qu'il  était  contre  la  tempête  et  achaudi  par  l'affec- 
tion. Ma  femme,  du  reste,  n'en  a  pas  beaucoup  à 
vivre  de  ces  années  désoleillées  qui  lui  sont  une 
nuit  perpétuelle  ;  elle  est  prise  de  la  poitrine.  Je 
prie  Dieu  tous  les  jours   qu'il   nous  la  laisse   au 


TROIS   MALHEURS   DU    COUP  23 

moins  jusqu'à  ce  que  notre  famille  soit  élevée. 

"  Tu  le  vois,  le  malheur  m'a  bien  pris,  bien 
enserré,  et  me  menace  encore.  J'ai  beaucoup 
souffert.  Quand  j'aurai  un  ennemi,  je  lui  sou.- 
haiterai  mon  aventure.  Crois-tu  que  si  je  n'avais 
eu  foi  en  un  au  delà  meilleur,  j'aurais  consenti 
à  pleurer  tous  les  jours  cette  jeune  vie  que  j'avais 
tirée  des  profondeurs  du  néant  et  que  j'ai  replongée 
dans  ce  grand  inconnu  ?" 

Mon  ami  s'arrêta,  pleurant. 


J'ai,  moi  aussi,  un  bébé  de  dix  mois. 

Et  comme  je  le  faisais  sauter  dans  mes  bras,  un 
peu  haut  peut-être,  le  père  éperdu  me  cria  : 

— Pour  l'amour  de  Dieu,  de  ta  femme,  et  de 
tout  ce  que  tu  chéris  en  ce  monde,  de  grâce,  cesse 
ce  jeu.  On  croit  qu'il  n'y  a  pas  de  danger,  on  se 
sent  fort,  on  ne  redoute  rien,  et  une  misérable  che- 
ville de  soulier,  un  brin  de  fil,  le  plus  bête  accident 
vous  tue  à  toujours  un  chérubin.  Pas  de  gymnas- 
tique pour  ces  petits  êtres,  m'entends-tu  bien  ? 

J'ai  entendu  et  compris  :  j'ai  cessé  dès  lors  de  faire 
tournoyer  mon  enfant  au-dessus  de  mes  épaules. 


24         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


UNE  DISTIUBUTION  DE  TRIX 


Je  sors  d'une  distribution  de  prix  dans  une 
maison  d'éducation.  C'est  la  première  fois  qu'il 
m'arrive  de  me  rendre  à  ce  spectacle  depuis  l'é- 
poque déjà  lointaine  où  j'y  assistais  pour  mon 
compte  personnel,  comme  élève  tenu  au  règlement, 
plutôt  en  témoin  qu'en  acteur,  et  non  pas  tant 
pour  recevoir  prix  et  couronnes  que  pour  constater 
l'ouverture  des  vacances. 

J'ai  rarement  pu  dire,  à  propos  de  ce  jour  : 
cvjii!<  pars  magna  fui. 

Cela  ne  m'inquiétait  guère  alors  que  je  rempor- 
tasse des  prix  ou.  que  je  revinsse  au  logis  bre- 
douille. 

Comme  on  ne  pense  pas  loin  quand  on  est 
enfant  ! 

Ce  n'est  pas  que  le  fond  soit  mauvais  ni  le  ca- 
ractère éviré,  mais,  l'expérience  de  la  vie  manquant, 
on  manque  aux  premiers  devoirs  de  la  reconnais- 
sance filiale.  Combien  y  en  a-t-il  d'enfants,  jusqu'à 
quinze  ans,  qui  songent  aux  sacrifice*  que  leurs 
parents  s'imposent  pour  leur  éducation  ? 

On  joue,  on  s'amuse,  on  se  laisse  vivre,  on  étu- 
die un  peu,  on  fait  son  cours  avec  toute  la  bâte 
d'en  finir  le  plus  tôt  possible,  ou  consent  à  ne  pas 


UNE   DISTRIBUTION   DE   PRIX  25 

faire  honte  à  ses  paients,  mais  cherche-t-on  vrai- 
ment à  s'instruire  ? 

Et  on  ne  se  demande  pas  ce  qu'il  en  coûte  à  la 
famille,  le  plus  souvent  pauvre,  de  vous  tenir  au 
collège,  au  coiivent. 

Pourtant,  l'année  a  été  mauvaise  ;  la  pomme  de 
terre  a  manqué,  la  sucrerie  n'a  pas  rendu,  la  nielle 
a  rongé  les  blés,  le  foin  est  léger,  les  pommiers  ont 
coulé,  la  récolte  est  bien  mince  ;  on  a  perdu 
deux  vaches,  un  cheval  s'est  cassé  une  jambe  et  il 
a  fallu  Téquarrir,  trois  essaims  d'abeilles  se  sont 
envolés.  Bref,  le  rapport  de  la  terre  est  nul,  et  la 
gêne  est  au  foyer.  Le  père  avait  emprunté  ses 
grains  de  semence  ;  la  farine  manquant,  il  en 
avait  acheté  ;  les  bras  avaient  été  rares  et  chers, 
la  moisson  au-dessous  de  la  moyenne  ;  on  devait 
des  arrérages  de  dîme,  des  lots  et  ventes,  des  cens 
et  rentes,  des  taxes  municipales  sous  toutes  les 
formes  ;  la  terre  avait  été  hypothéquée  en  garantie 
de  ces  dettes  ;  on  côtoyait  littéralement  la  misère. 
Des  avocats  avaient  écrit  des  lettres  de  menaces, 
on  redoutait  à  tout  moment  de  voir  apparaître 
l'huissier.  Il  n'y  avait  pas  toujours  du  pain  dans 
la  huche,  et  le  saloir  était  souvent  vide. 

En  somme,  c'était  la  pire  des  années,  avec;  cela 
du  reste  que  les  maigres  produits  se  vendaient  mal 
ou  point. 

Et  pendant  qu'en  la  demeure  paternelle  on 
"  soupait  souvent  d'an  gros  soupir — sans  four- 
chette"— l'écolier  pouvait  se  goberg-er  dans  le  réfec- 


26         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

toire  du  collégo,  trouvant  à  redire  au  potage, 
estimant  le  pain  trop  brun,  le  beurre  pas  assez 
salé,  versant  son  café  sotis  la  table,  et  faisant 
généralement  la  petite  bonche. 

Dans  le  temps,  j'ai  parfois  trouvé  trop  sévères  les 
admonestations  du  directeur  du  collège,  qui  disait 
en  pleine  communauté  aux  plaignards  et  aux 
grognards  qu'on  ne  mangeait  pas  mieux  dans  leur 
famille  ;  il  me  semble  aujourd'hui  qu'il  devait  avoir 
raison,  car  il  n'y  a  rien  comme  un  mendiant  à 
cheval,  comme  le  pain  bis  porté  à  la  hauteur  du 
pain  blanc,  comme  la  tendance  à  prendre  un  pied 
quand  on  vous  concède  un  pouce. 

Nous  voici  fin  d'année  scolaire. 

Le  père  a  attelé  sa  meilleure  jument  à  son 
meilleur  charriot  ;  il  était  en  chemin  dès  l'aube,  il 
a  parcouru  les  quatre  lieues  qui  le  séparent  du 
collège.  Arrivé,  il  a  presque  hésité  à  voir  son  fils  : 
ses  vêtements  pourraient  faire  rougir  le  cher  enfant, 
la  tiretaine  qu'il  porte  redoute  le  drap  c[u'il  fait 
porter.  Il  a  la  cœur  serré  quand  il  met  le  pied 
dans  ce  vaste  édifice  froid,  aux  murs  nus,  où  l'on 
sent  bien  que  la  femme  n'a  point  passé.  Il  a  tout 
de  même  espoir  :  il  verra  son  fils  couronné,  les  bras 
remplis  de  livres  dorés  sur  tranche  comme  le 
bréviaire  de  monsieur  le  curé,  comme  le  paroissien 
romain  de  la  notairesse. 

La  séance  commence  ;  on  ne  le  connait  i)as,  il 
occupe  le  dernier  siège  dans  la  salle  vaste,  il  verra 
peu  et  n'eutendra  point,     Il  est  là,  i'œil  fixe,  la 


UNE   DISTRIBUTION   DE   PRIX  2*7 

boucTie  ouverte,  haletant,  le  cœur  battant  ;  il  A'eut 
voir  se  détacher  sur  l'estrade  la  forme  aimée  de  son 
garçon  dans  ses  habits  de  fête,  il  lui  tarde  de 
l'entendre  proclamer. 

Le  pauvre  homme  ! 

L'enfant  a  paressé  toute  la  grasse  année,  il 
a  fait  l'école  buissonuière,  il  ne  sait  rien  ; — il  a 
seulement  dépensé,  volé, — oui  volé  à  son  père  qui 
fumait  pour  ne  pas  manger,  à  sa  mère  qui  usait  ses 
yeux  à  coudre,  à  ses  sœurs  qui  seront  sans  dot,  à 
ses  frères  qui  travaillaient  dur  et  rude  dans  les 
guérêts,  dans  la  grange,  à  l'écurie,  sur  la  route,  pour 
masquer  son  absence  et  prendre  sa  place  à  l'ouvra- 
ge, pendant  que  lui,  le  sans-cœur,  il  buvait  leurs 
sueurs, — il  a  volé,  dis-je,  deux  cents  piastres  qui 
auraient,  mieux  appliquées,  entretenu  l'aisance  au 
foyer,  fait  la  mère  et  les  sœurs  riantes,  le  père  et  les 
frères  satisfaits. 

Le  paresseux  !     Il  n'a  remporté  aucun  prix. 

J'ai  dit  le  sans-cœur,— je  retire  le  mot.  L'enfant 
ne  songe  pas,  ne  réfléchit  pas,  ignore  la  portée  de 
ses  actes,  méconnait  inconsciemment  la  valeur  des 
sacrifices  qu'il  coûte. 

L'enfant  n'a  eu  ni  prix,  ni  accessit,  ni  couronne, 
ni  mention  honorable. 

Rien  !  comme  s'il  n'existait  pas,  comme  s'il 
n'avait  pas  un  père  qui  s'est  tué  à  travailler  à  son 
intention,  une  famille  qui  a  renoncé  à  toutes  les 
aises  pour  faire  de  lui  un  homme  ! 

Ces  pensées,  il  me  semble,   ne    vous  assiègent 


28         COUPS  d'ceil  et  coups  de  plume 

que  lorsque  vous  êtes  père.  Enfant,  je  le  confesse, 
elles  ne  me  sont  pas  venues. 

Aujourd'hui,  père,  j'en  ressens  la  pénétrante  et 
acre  vérité. 

J'ai  haleté  cette  après-midi. 

Je  devais  être  aussi  immobile  que  la  colonne  de 

fer  sur  laquelle  je  m'accotais. 

J'ai  vu  un  père  couronner  son  enfant.     Il  avait 

son  siège,  lui,  étant    un   personnage,   au  premier 

rang.     Moi,  si  le  mon  de  mon  enfant  est  api)elé, 

comment  pourrai-je,  du  fond  de  la  salle,  mettre  des 

fleurs  sur  une  tête  où  j'ai  mis   tant    de   baisers  et 

placé  tant  d'espérances  ? 

L'enfant  aura-t-il  des  prix  ?  un  prix  ? 

Quand  on  est  pauvre  ! 

Tiens,  voici  que  j'entends  prononcer  son  nom  ! 
Un  premier  prix,  puis  deux,  puis  trois,  enfin  la 
douzaine  du  boulanger. 

C'en  est  assez,  c'en  est  trop  ! 

Mon  coeur  nage  dans  la  joie,  la  sueur  m'inonde, 
je  me  sauve. 

Je  souhaite  ces  émotions-là  à  tous  mes  amis. 

Si,  seulement,  j'avais  procuré  le  même  bonheur 
à  mon  père  ' 


MÉDAILLE   POSTHUME  29 


MÉDAILLE   POSTHUME 


La  question  de  l'accroissement  de  la  population 
du  pays  par  la  seule  force  de  sa  multiplication 
naturelle,  sans  le  secours  de  l'immigration,  est 
l'une  des  plus  graves  parmi  celles  qui  captivent 
l'attention  de  l'économiste.  D'autant  plus  grave 
qu'elle  se  complique  de  la  question  de  la  fécon- 
dité. Que  la  fécondité  soit  plus  grande  ou  moin- 
dre dans  un  pays  que  dans  un  autre  à  raison  de 
ses  conditions  climatériques,  du  sang  de  la  race 
qui  l'habite,  du  métissage,  de  l'intermariage,  de 
l'intempérance,  des  praticjues  criminelles,  ou  pour 
toute  autre  cause,  c'est  un  point  qu'il  ne  m'appar- 
tient pas  de  traiter  ec  qui,  du  reste,  n'entre  point 
dans  le  cadre  d'une  courte  chronique  de  journal. 

Ceci,  néanmoins,  m'intéresse  et  j'en  puis  parler  : 
que  les  gouvernements  ouvrent  les  yeux  sur  les 
causes  d'une  dépopulation  qui  ne  résulte  ni  de  la 
guerre,  ni  des  épidémies,  ni  de  l'émigration  ;  qu'ils 
trouvent  des  remèdes  contre  l'abaissement  du  taux 
des  naissances  et  le  fléchissement  de  la  vitalité; 
qu'ils  adoptent  des  mesures  propres  à  encourager 
la  pratique  de  l'hygiène  et  à  décourager  les  prati- 
(jues  qui  déroutent  l'œuvre  de  la  nature, 


30         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Du  temps  de  Buflbn,  et  c'est  lui  qui  signale  le 
fait,  trois  mariages  en*  province  donnaient  plus  de 
dix-huit  enfants,  au  lieu  qu'ils  n'en  donnaient 
que  douze  à  Paris.  La  proportion  s'est-elle  main- 
tenue, a-t-elle  varié  depuis  lors  ?  c'est  ce  que  je  ne 
sais  point,  mais  je  suis  fortement  porté  à  croire 
que  les  inventions  modernes,  qui  sont  surtout  ap- 
pliquées dans  les  villes,  ly  ont  changée  pour  le 
pire.  Et  puis,  la  misère  étant  moindre,  l'aisance 
plus  générale  dans  les  campagnes  qu'à  l'époque  où 
Bufïon  écrivait  et  que  dans  les  siècles  précédents, 
il  est  supposable  que  le  chiffre  des  naissances  sy 
est  sensiblement  accru.  Il  faut  lire  dans  la  Sor- 
cière de  Michelet  le  récit  mouvementé  des  privations 
des  serfs,  des  moyens  qu'ils  prenaient  afin  détein- 
dre  leur  vertu  prolifique  et  les  dédommagements 
qu'ils  s'accordaient  durant  ces  sabbats  dont  nap- 
prochèrent  point  les  bacchanales  et  les  saturnales 
romaines,  ni  les  mystères  d'Eleusis,  ni  les  initia- 
tions de  certaines  sectes  des  premiers  siècles  du 
christianisme  et  du  moyen  âge.  La  misère  abjecte 
était  seule  au  fond  de  ces  coutumes  des  Francs. 
A  quoi  bon  créer  l'être  qui  demain  mourra  de 
faim  ?  A  quoi  sert  de  concevoir  ce  qu'on  ne  pour- 
ra nourrir  ?  Quand  il  n'y  pas  de  lait  pour  le  nou- 
veau-né, pourquoi  pas  plutôt   linfécondité  ? 

Nos  journaux  ont  publié  la  dépêche  suivante 
datée  de  Paris  le  22  d  avril  1884  : 

"Le  décroissement  graduel  delà  population  en  France, 
où  le  nombre  des  enfants  dans  les   familles  devient  de  plus 


MÉDAILLE   POSTHUME  31 

en  plus  restreint,  préoccupe  beaucoup  le  gouvernement. 
On  cite,  toute  "os,  un  Tranchais  du  nom  de  Moraud,  qui 
vient  de  mourir  à  un  âge  très  avancé,  laissant  après  lui 
quinze  enfants,  soixante-cinq  petits-enfants  et  trente  et  un 
arrière-petits-enfants.  Ce  fait  pst  si  rare  en  France  que  le 
gouvernement,  pour  honorer  la  mémoire  de  ce  brave  homme 
"  et  pour  encourager  les  autres,"  a  fait  frapper  une 
médaille  qui  a  été  offerte  à  la  famille." 

Une  belle  happe,  vraiment,  pour  le  père  Morand  ! 
Voilà  nn  homme  qni  n'a  travaillé  qne  pour  la  pos- 
térité,— c'est  le  cas  de  le  dire  dans  un  double  sens  ; 
— la  gloire  posthume  devra  lui  suffire  !  Il  est, 
certes,  déjà  beau  le  mouvement  qui  porte  le  gou- 
vernement de  la  France  à  rechercher  les  causes  de 
sa  dépopulation,  plus  louable  encore  celui  qui  fait 
frapper  une  médaille  en  1  honneur  d  un  homme 
qui  ne  s'est  pas  croisé  les  bras.  Mais  il  me  semble 
que  s'il  eut  reçu  de  l'Etat  une  layette  pour  son 
sixième  enfant,  son  grain  de  semence  au  septième, 
et  un  cadeau  de  plus  en  plus  important  de  fois  en 
fois  jusqu'à  la  douzième,  alors  qu'on  lui  aurait 
remis  une  médaille  d'argent,  il  me  semble,  dis-je, 
que  Moraud  ne  se  serait  reposé  qu'après  avoir  con- 
quis la  médaille  d'or  à  la  quinzième  édition  de  ses 
œuvres.  Comme  ses  derniers  jours  auraient  été 
riants,  éclairés  par  les  rayons  rutilants  de  sa  mé- 
daille à  fleur  de  coin,  crânement  portée  sur  une 
robuste  poitrine  ! 

Tel  qu'il  est,  si  le  tribut  tardif  du  gouvernement 
français  n'est  bon  qu'à  déposer  dans  le  musée  de 


32         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Cluny,  tout  auprès  de  la  ceinture  de  chasteté,  il 
n'en  atteste  pas  moins  une  disposition  bienveillante 
envers  les  propagateurs,  les  sauveurs  de  la  race. 
En  attendant  qu'elle  inscrive  les  Morauds  au 
grand- livre  et  qii'elle  emmaillotte  leur  marmaille 
dans  des  titres  de  rente  sur  l'Etat,  la  République 
par  sa  démarche  va  créer  de  l'émulation,  stimuler 
des  rivalités,  réveiller  des  engourdissements. 
Puisqu'il  faut  à  nos  aînés  des  récompenses  pour 
l'accomplissement  d'un  devoir  qui  parait  si 
aisé  aux  Canadiens,  c'est  à  la  République 
de  ne  pas  tarder  à  fonder  des  prix.  Et  si, 
en  dépit  de  ses  efforts,  la  population  continue  à 
décroître,  je  ne  A'ois  à  la  France  qu'un  moyen  de 
salut, — noiTS  faire  émigrer  en  masse  chez  elle.  Il 
restera  toujours  assez  des  nôtres  au  pays  pour 
renouveler  dans  le  siècle  prochain  le  miracle  qui 
a  porté,  depuis  la  conquête  jusqu'aujourd'hui,  de 
soixante  mille  à  deux  millions  le  chiffre  des  cœurs 
français  battant  dans  des  poitrines  canadiennes. 

Je  songe  à  la  mine  piteuse  que  mou  Moraud  ne 
mettrait  pas  de  temps  à  faire  si,  ressuscitant,  il  lui 
prenait  fantaisie  de  venir  promener  dans  nos  cam- 
pagnes sa  médaille  de  reproducteur  !  Je  vois  la 
fermière  debout  sur  le  pas  de  sa  porte,  l'air  gail- 
lard, interrogeant  de  l'œil  son  mari  et  s'écriant  : 

— En  vérité,  je  crois  qu'il  se  vante  !  Quinze,  la 
belle  affaire,  oui-da  !  José,  huche  donc  les  nôtres 
pour  lui  faire  voir  !  On  voit  bien  que  ça  ne  sait  pas 
ce  que  c'est  que  de  payer  la  dîme  du  vingt-sixième  ! 


MÉDAILLE   POSTHUME  33 

On  en  a,  rien  qu'ici,  dix-huit  tout  grouillants  ;  la 
Pierre-Batissette  en  a  élevé  vingt-deux,  la  Jean- 
Michel  dix-neuf.  Notre  gouvernement  se  ruinerait 
vite  sil  lui  fallait  nous  payer  limpôt  des  langes. 
Pas  plus  tard  que  la  semaine  passée,  ma  deuxième 
voisine  a  eu  un  coup  de  trois  ! 

Mon  Français  se  rembarquerait  profondément 
humilié,  surtout  s'il  assistait  à  quelque  dîner  du 
premier  de  l'an  à  la  table  patriarcale  de  nos  pay- 
sans. 

Il  faut  dire  aussi  qu'en  aucun  pays  les  grossesses 
gémellaires,  triples,  quadruples,  ne  sont  peut-être 
aussi  fréquentes  qu'au  Canada.  C  est  la  seule 
étrangeté  que  notre  excellente  reine,  très  proche  de 
ses  pièces,  dit  on,  daigne  remarquer  et  encourager 
sur  sa  cassette  particulière. 

Elle  a,  x)araît-il,  l'habitude  de  faire  tenir  à  l'heu- 
reuse maman  d'un  trio  de  chérubins  une  gratifica- 
tion de  trois  guinées  ;  mais  on  ajoute  que  cette 
libéralité  ne  sort  pas  du  Royaume-Uni,  J'ai  connu 
à  Saint-Hyacinthe  un  avocat  qui  n'a  pas  reçu  de 
réponse  à  un  placet  demandant  à  Sa  Majesté  ce 
témoignage  de  satisfaction  pour  une  brave  et 
pauvre  femme — une  Canadienne-française — qui 
lui  avait  donné  onze  sujets  et  sujettes  en  quatre... 
vacations. 

Yoilà  un  cas  de  fécondité  qui  n'est  pas  manchot, 
et  que  l'on  peut  encore  facilement  vérifier. 

Des  érudits  vont  me  citer  ce  paysan  russe  qui 
fut  présenté  à  Catherine  II  et   qui  avait   quatre- 


34  COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

vingt-dix  enfants,  ou  co  Danois  qui  forma  un  batail- 
lon do  .SOS  doux  cent  quatre- ving-t-dix-sept  garçons 
et  fut  offrir  ses  services  au  roi. 

Je  vous  vois  venir,  feuilleteurs  d'encyclopédies 
et  de  dictionnaires  universels  :  vous  admettez  ces 
faits,  mais  je  devine  la  question  qui  va  tomber  de 
vos  lèvres. 

Pour  n'y  point  répondre,  je  vous  tire  ma  révé- 
rence. (*) 


(*)  Dans  le  même  temps  où  cet  article  paraissait,  on  atlressail  de 
Batiscan  les  lignes  suivantes  au  Monde  : 

«•  On  travaille  activement  à  augmenter  la  po])ulation  canadienne- 
française,  et  pour  peu  que  nous  ayons  d'autres  paroisses  aussi 
actives,  nous  n'aurions  plus  besoin  de  dépenser  pour  Timmigration 
européenne. 

"  Le  24  avril  dernier,  madame  Pierre  Despins  donnait  naissance 
à  deux  fils.  Le  25,  madame  Philias  Duval,  imitant  sa  voisine 
donna  le  jour  à  un  fils  et  une  fille,  et  il  y  a  à  peine  un  mois,  une 
autre  voisine  avait  inauguré  le  même  système  donnant  naissance 
à  di  ux  jumeaux. 

"  Ces  braves  familles  demeurent  dans  un  rayon  de  six  arpents 
seulement," 


SOUVENIRS   DE   COLLEGE  35 


SOUVENIRS  DE   COLLÈGE 

UN    PENSUM      GÉNÉRAL. 

Nous  étions  bien  vingt  qui  déjeunions  hier  à 
table  d'hôte,  tous  réunis  par  hasard  ou  par  habi- 
tude, mais  tous  nous  connaissant  et  amis. 

Le  restaurant  est  des  mieux  tenus  et  Vatel  n'en 
désavouerait  pas  la  cuisine.  On  y  a  liberté  de 
table  absolue.  Ce  qui  se  dit  là  de  privé  ne  se 
répète  pas  au  dehors.  Chacun  a  son  franc  parler. 
La  conversation  ne  se  fait  guère  par  groupes,  on 
cause  comme  on  boit, — librement,  en  face  de  tout 
le  monde,  en  commun.  Toutes  les  opinions  s'expri- 
ment, toutes  les  histoires,  si  scabreuses  qu'elles 
soient,  se  content.  Tant  pis  pour  les  oreilles  qui 
s'ouatent  facilement  et  pour  les  opinions  trop 
susceptibles.  Le  pour  et  le  contre,  le  vieux  et  le 
nouveau,  le  dogme  et  l'hérésie,  lutopie  et  le  para- 
doxe surtout  s'y  énoncent,  s'y  heurtent  et  s'y  don- 
nent leurs  coudées.  Qui  cela  blesse  ne  revient 
pas  ;  qui  revient  est  un  homme  sans  préjugés,  par- 
tant  un  homme  d  intelligence. 

On  dit  donc  à  cette  table  tout  ce  qui  passe  par 
la  tète.  Un  jour,  ce  sera  une  discussion  politique, 
le  lendemain  la  libre  pensée  sera  aux  prises  avec 
la  religion,  un  autre  jour  verra  le  tour  des   propos 


36  COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

paisibles,  dos  histoires  douces,  des  souvenirs  racon- 
tés, des  romans  qui  s'ébauchent,  des  projets  en 
l'air. 

C'était  hier  un  des  jours  aux  causeries  bonnes  et 
rajeunissantes,  sans  piment  de  controverse.  D'acci- 
dent, nous  étions  là  quatre  confrères  de  classe, 
quelques  confrères  de  séminaire,  des  anciens  qui  ne 
s'étaient  jamais  lâchés  mais  ne  se  voyaient  pas  tous 
les  jours.  Un  juge,  dos  conseils  delà  reine,deux 
anciens  ministres  de  la  couronne,  tous  hommes  de 
haute  volée  et  de  grands  talents,  un  médecin  et 
deux  journalistes,  ceux-ci  de  camps  opposés  mais  de 
même  coeur.  Je  ne  sais  plus  comment  la  conver- 
sation tomba  sur  les  exploits  de  collège,  mais  la 
bonde  une  fois  ouA^erte  aux  réminiscences,  ce  fut 
entre  nous  assaut  de   récits  et  de  questions. 

— Te  souviens-tu  de  X,  le  pion  qui  avait  imposé 
un  pensum  à  toute  la  communauté,  et  que  nous 
n'appelions  plus  ensuite  que  le  "  pensum  général  ï' 

— Oh!  la  bonne  histoire.  Une  dizaine  déjeunes 
dissipés  avaient  emporté,  le  soir,  dans  la  salle 
d'étude,  une  innombrable  collection  de  hannetons. 
Ceux-ci,  lâchés,  se  cognaient  aux  murailles,  bour- 
donnaient autour  des  becs  de  gaz  et  provoquaient 
une  bruyante  hilarité  ;  le  surveillant,  ce  brave  X, 
irrité  outre  mesure,  tapant  du  poing  sur  le  rebord 
de  la  tribune,  faisant  du  chiendent  depuis  une 
dizaine  de  minutes,  perdant  la  tète,  s'écriait  : 
"  Yous  aurez  une  demi-heure  d'étude  de 
moins  !  "  Et  comme  les  rires  allaient  crescendo  et 


SOUVENIRS   DE   COLLEGE  3*7 

tournaient  à  l'insubordination,  lui,  moins  maître 
de  sa  parole,  s'apercevant  de  son  lapsus  et  vou- 
lant se  reprendre,  criait  encore  plus  fort  ;  "  Vous 
aurez  une  heure  de  récréation  de  plus  !"  Quels 
éclats  de  rire  homériques  !  C  était  à  qui  des  élèves 
rirait  plus  haut,  les  couverts  de  pupitre  battaient, 
les  cris  d'animaux  les  plus  divers  se  faisaient  en- 
tendre à  rendre  jalouse  l'arche  de  Noé,  les  boulet- 
tes et  les  dards  de  papier  criblaient  la  tribune  du 
maître,  les  livres  voltigeaient  dans  l'air,  les  sièges 
étaient  culbutés, — c'était  un  brouhaha,  un  tumulte 
indescriptibles.  Les  suiffiers  fourraient  leurs 
chandelles  dans  leurs  pupitres,  et  le  réglementaire — 
c  était  toi,  juge, — se  hâtait  d'aller  sonner  le  cou- 
cher. "  Pensum  général  !  hurla  le  pion,  vous 
copierez  chacun  dix  pages  de  dictionnaire  !"  Ce  fut 
le  comble,  la  mesure  renversait  :  cris,  chants, 
piétinements,  sifflets,  claquements  de  main,  ce  fut 
un  désordre  inouï  ;  un  vent  de  révolte  soufflait  ;  un 
chef  !  et  nous  proclamions  notre  indépendance. 
C  est  encore  toi,  juge,  qui  étais  notre  chef  naturel  ; 
nous  t'aimions  tous  et  nous  t'aurions  suivi  dans 
toutes  les  frasques  possibles  ;  mais  tu  étais  déjà 
trop  sérieux,  tu  sentais  déjà  trop  l'hermine,  pour 
fassocier  à  ces  manifestations  de  potaches.  Et  tu 
fis,  comme  toujours,  sagement. 

— Le  pensum,  est-ce  que  nous  l'avons  fait  ? 

— Mais  non  !  tu  sais  bien  que  le  directeur  nous 
en  fit  grâce,  le  lendemain  soir,  à  la  lecture  spiri- 
tuelle, mais  au  prix  de  quelle  merciiriale  !  Il  étrtjt 


38         COUPS  d'ceil  et  coups  de  plume. 


fameux,  le  directeur,  pour  nous  donner  des  suifs, 
mais  ce  soir-là  il  s'est  surpassé.  Quel  pamphlétaire 
c'aurait  été  !  Dites  donc,  avez-vous  jamais  vu 
manier  le  sarcasme  plus  mordamment  que  par  lui  ? 
Comme  il  était  sûr  que  personne  ne  lui  répondrait, 
il  s'en  donnait  à  cœur  joie.  C'était  surtout  quand 
il  expulsait  un  élève  que  ses  remarques  hrûlaient. 
Il  promenait  lentement  son  fer  rouge  dans  la  chair 
vive.  Ses  victimes  devaient  se  croire  marquées 
pour  la  vie.     Heureusement  qu'il  n'en  restait  rien. 

— Toi  qui  as  été  chassé  du  collège,  conte-nous 
donc  ton  aventure,  fit  le  juge  en  s'adrf  ssant  à  l'un 
de  nous. 

— Bien  volontiers.  Mon  expulsion  et  mes  im- 
pressions. Mais  celles-ci  n'ont  en  rien  été  rendues 
plus  cuisantes  par  les  méchancetés  du  directeur, 
car  j'ai  été  chassé  à  huis  clos.  Quelle  bizarrerie  du 
langage  !  J'ai  dit  à  huis  clos,  et  cependant  tous  les 
huis  étaient  ouverts  pour  me  laisser  passer  et  partir. 


UNE   EXPULSION 

Au  fait,  dit  Paul  V....,  ça  été  tout  un  événement 
dans  mon  adolescence  que  cette  puérile  équipée  de 
collégien.  Un  rien  gros  de  conséquences  possi- 
bles, qui  m'a  donné  à  songer  pendant  quatre  jours, 
et  à  songer  triste.  Heureusement,  une  simple  ve- 
nette.     Voici  comment  cela  s'est  passé. 

J'avais  été  élevé  dans  l'idée  du  sacerdoce.  Prêtre 
ou  laïque,   ce  m  était  tout  un  ;  qu'est-ce  que  j'en 


SOUVENIRS   DE   COLLEGE  39 

savais  ?  Mais  il  n'en  était  pas  de  même  de  nios 
excellents  parents  ;  avoir  un  fils  prêtre,  c'était 
leur  grosse  ambition.  Il  leur  semblait  sans  doute 
que  le  salut  commun  de  la  famille  serait  plus 
facile.  Et  même  au  point  de  vue  du  bonheur  ter- 
restre, il  y  avait  des  avantages  :  vie  de  considéra- 
tion pour  tous,  respect  acquis  d  avance,  aisance  cer- 
taine ;  le  fils  confesserait  les  auteurs  de  ses  jou  s, 
marierait  ses  frères  et  sœurs  ;  le  père  tiendrait  les 
comptes  de  dîme  et  administrerait  le  bénéfice  ; 
voilà  les  calculs,  fort  honnêtes,  n'est-ce  pas  ?  aux- 
quels ils  ont  dû  se  livrer.  Cela  m'allait,  comme 
cela  me  serait  allé  si  on  meut  destiné  à  une  pro- 
fession, à  une  industrie,  à  un  métier.  Je  grandis- 
sais donc  en  vue  de  l'autel. 

J'avais  quinze  ans  et  demi  ;  dans  trois  mois  mon 
cours  d'études  classiques  serait  terminé  et  j'em- 
brasserais la  carrière  rêvée.  On  était  fin  mars. 
Le  soleil  du  x^rintemps  faisait  monter  les  sèves.  Je 
me  sentais  sortir  du  cocon.  Un  travail  de  fermen- 
tation dans  l'âme  et  l'esprit  s'opérait.  On  n'est  pas 
philosophe  à  cet  âge  sans  se  croire  quelque  chose  ; 
l'orgueil  éclosait  donc,  et  avec  lui  et  par  lui  des 
efiluves  de  liberté  qui  chatouillaient  mon  jeune 
cœur,  un  sot  besoin  d'indépendance  et  une  fierté 
absolument  ridicule.  Je  n'étais  pas  précisément 
un  paresseux,  car  je  lisais  beaucoup  ;  mais  la  mé- 
taphysique ne  me  séduisait  pas  et  j'apprenais  mes 
leçons  moins  souvent  que  de  raison.  Or  un  jour, 
fatigué  de  ne  rien  voir  dans  cette  science  des  obscuri- 


40         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

tés,  j'avais  résolument  fermé  mon  Bouvier,  et  je 
m'étais,  rendu  en  classe  avec  la  détermination  bien 
arrêtée,  si  l'on  m'interrogeait,  de  déclarer  à  brùle- 
pourpoint  que  je  n'entendais  rien  à  tous  ces  songss 
creux  ni  aux  beautés  du  style  de  l'évêque  du 
Mans. 

Le  hasard  me  servit  à  souhait.  Je  lus  le  premier 
que  le  professeur  interrogea  sur  j'ai  oublié  quel 
point  de  la  philosophie  de  Kant. 

— Je  ne  sais  pas,  répondis-je. 

— C'est  comme  d'habitude,  riposta-t-il.  Vous 
êtes  un  petit  paresseux  et  un  petit  ignorant. 

Il  aurait  pu  dire  un  fier  ignorant,  et  il  n'aurait 
pas  menti  ! 

Je  venais  de  lire  un  volume  des  discours  de 
Guizot  ;  j'en  avais,  entre  autres,  retenu  une  phrase 
à  l'emporte-pièce.  Aussi,  me  dressant  sur  mes 
ergots  déjeune  coq,  je  la  lui  lançai  à  la  figure  : 

— Monsieur,  vous  avez  beau  accumuler  toutes 
vos  injures,  elles  ne  s'élèveront  jamais  jusqu'à  la 
hauteur  de  mon  dédain. 

Stupéfaction  de  la  classe  entière. 

Les  mots  à  peine  lâchés,  j'étais  moi-même  archi- 
stupéfait  de  mon  audace  et  de  ma  grossièreté. 
Car,  vous  le  savez,  l'abbé  G-...  était  bien  le  meil- 
leur homme  du  monde  et  le  plus  délicat  des  pro- 
fesseurs, et  s'il  m'avait  tancé,  ce  n'était  que  poussé 
à  bout  par  ma  persistance  à  ne  vouloir  rien  appren- 
dre de  ia  noble  science  de  la  génération  des  idées. 
J'avais  déjà  regret  de  mon  algarade  et  je  m'atten- 


SOUVENIRS   DE   COLLEGE  41 

dais  à  me  faire    flanquer  à  la  porte  sur  le   champ. 

— Asseyez  tous,  allez  !  asseyez-vous,  me  dit-il 
doucement. 

Etre  chassé  m'avait  fait  peur,  mais  cette  ma- 
gnanimité m'humiliait  :  deux  grands  hommes 
comme  Gruizot  et  moi  étaient  impuissants  à  faire 
sortir  cet  humble  prêtre  de  ses  gonds. 

Celui-ci  ajouta  : 

— Le  meilleur  moyen  d'apprendre  votre  leçon, 
c'est  de  la  copier  en  entier.  Vous  ferez  ce  pensum 
aux  heures  d'étude  et  me  le  remettrez  jeudi  pro- 
chain. 

— Jamais  de  la  vie  ! 

— Assez,  assez. 

Je  fis  le  pensum,  et  le  jeudi  arriva. 

Une  idée  folichonne  me  vint  :  donner  à  croire 
au  professeur  que  je  quitterais  le  collège  plutôt  que 
de  m'exécuter,  et  je  réglai  aussitôt  la  mise  en 
scène.  C'était  un  pauvre  petit  coup  de  théâtre, 
vous  allez  voir,  et  qui  rata  complètement.  Je 
comptais  sur  le  bon  cœur  de  l'abbé,  qui  ne  vou- 
drait pas  briser  une  carrière  ;  j'oubliais  tout  à  fait 
l'autre  côté  de  la  position,  le  respect  de  l'autorité. 

Personne  ne  savait  que  j'avais  fait  mon  pensum, 
hors  Michel  Y.  et  Amédée  Z.  Je  leur  exposai 
aussi  mon  projet.  Eux,  fous  comme  moi,  alléchés 
par  l'espoir  d'assister  à  une  petite  comédie,  m'en- 
couragèrent. L'un  me  prêta  un  frac  noir,  un  civis 
comme  nous  disions,  l'autre  une  clef  du  dortoir 
dérobée  à  quelcjue  surveillant,  et  ce  jour-là,  l'heurQ 


42         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


de  la  classe  ayant  sonné,  j'allai  jeter  ma  défroque 
de  collégien  ponr  reA^^'tir  l'habit  du  citoyen. 
Quand  je  descendis  au  cours,  le  professeur  en  était  à 
exposer  la  théorie  des  idées  innées  de  Leibnitz  ;  je 
l'entendais  fort  bien  à  travers  la  porte  ;  le  cœur  me 
battait  fort,'  le  courage  faillit  me  manquer.  La 
porte  n'avait  pas  de  bouton,  vous  vous  rappelez 
que  c'était  la  seule  qui  fut  dans  ce  cas  ;  il  fallait 
se  faire  ouvrir  du  dedans.  Je  frappai  deux  coups 
discrets  ;  mes  vaisseaux  étaient  brûlés,  il  fallait 
aller  au  bout  de  l'aventure  ;  si  ou  ne  m'avait 
entendu,  je  n'aurais  peut-être  pas  frappé  de  nou- 
veau, mais  il  m'avait  bien  entendu,  allez,  ce  Michel 
qui  faisait  l'office  de  portier  et  qui  grillait  de 
voir  la  bonne  farce. 

En  me  voyant  entrer,  solennel  dans  mon  habit 
d'emprunt  trop  vaste  pour  moi.  et  me  diriger  non 
à  ma  place,  mais  vers  la  chaire  du  professeur,  toute 
la  classe  se  leva  ;  c'était  l'habitude  quand  un 
élève  de  philosophie,  quittant  le  collège  avant  la 
fin  d'année,  venait  faire  ses  adieux  à  ses  com- 
pagnons. Je  m'approchai  du  professeur,  et,  lui 
tendant  la  main  : 

— Je  viens  vous  dire   adieu,  monsieur  ;  j'entre 

dans  le  monde  aujourd'hui. 

— Qu-est-ce  à  dire  !  Vous  n'avez  plus  que  trois 

mois  pour  compléter  votre  cours  ! 

— Cest  vrai,  monsieur  ;  mais  je  ne  puis  me 
décider  à  faire  le  pensum  que  vous  m'avez  imposé. 

Ici,  parole  d'honneur,  je    crus   que   l'abbé   me 


SOUVENIRS   DE   COLLEGE  43 

ferait  grâce  de  ma  punitioTi,  tant  il  était  visible- 
ment ému  ;  lui,  si  bon,  comment  laisserait-il  aller 
une  jeune  âme  se  perdre  dans  Babylone  quand  d*un 
mot  il  pouvait  la  retenir  dans  Jérusalem  ? 
Sûrement,  il  me  garderait  pour  faire  l'ornement  du 
sanctuaire  ! 

— Mon  cher  enfant,  reprit-il,  votre  détermination 
me  désole  ;  mais  vous  comprenez  que  l'autorité 
doit  être  respectée,  obéie.  Je  ne  doute  pas  que 
vous  ne  deveniez  un  brave  citoyen.  Adieu,  portez- 
vous  bien,  soyez  heureux. 

Et  il  me  pressa  la  main.  Il  y  avait  eu  lutte  inté- 
rieure chez  lui,  mais  le  principe  l'avait  emporté  sur 
le  sentiment. 

Dites  donc  !  savez  vous  que  j'ét;iis  loin  de  mon 
compte  ?  C'était  embêtant  après  tout.  Avoir 
espéré  en  une  clémence  et  se  heurter  à  un  iimipos- 
su  mus  inflexible  !  Au  lieu  d'un  cœur,  rencontrer 
une  borne. 

Je  fis  le  tour  de  la  classe,  distribuant  et  rece- 
vant des  poignées  de  main.  Je  les  recevais  plus 
fortes  que  je  ne  les  donnais,  car,  mes  confrères 
ignorant  l'état  réel  des  choses  et  prenant  mon 
départ  au  sérieux,  les  uns  me  faisaient  leurs  sou- 
haits, d'autres  me  demandaient  de  leur  écrire,  tous, 
— je  ne  sais  si  je  me  flatte  en  croyant  cela, — tous 
prenant  peine  de  l'événement.  Rendu  à  la  porte, 
le  chapeau  à  la  main,  faisant  mon  dernier  salut,  je 
vous  le  confesse,  je  comptais  encore  m'eatendre 
apostropher. 


44         COUPS  d'œil  et  coups  de  pltjme 

— Jeune  fou,  allait  dire  le  professeur,  revenez 
prendre  votre  siège,  il  n'y  a  plus  de  pensum. 

Bernique  ! 

Et  la  porte  sans  bouton  me  fut  ouverte,  la 
clef  bruissant  dans  la  serrure  avec  un  claquement 
sec  qui  me  fut  au  cœur.  C'était  comme  si  des  ver- 
rous se  fussent  tirés  sur  moi,  comme  si  j'eusse  été 
emprisonné.  Et  pourtant  je  me  trouvais  dehors, 
libre,  trop  libre  même,  dans  un  long  corridor,  aux 
murailles  et  aux  boiseries  toutes  blanches,  triste 
comme  un  cloitre  désert  ou  une  caserne  inhabitée. 
Cela  devenait  sérieux.  Je  me  trouvais  réellement 
hors  du  collège,  ayant  cessé  d'être  élève,  m'étant 
congédié  moi-même.  Et  par  ma  faute  encore. 
Puisqu  il  était  fait  ce  penSum,  et  que  je  lavais 
dans  ma  poche,  il  ne  fallait  pas  en  perdre  le  fruit. 
Je  n'avais  jamais  sérieusement  contemplé  le  dé- 
part. Le  professeur  ne  tombait  pas  dans  le  piège, 
cela  ne  l'émouvait  pas  outre  mesure  de  me  voir 
m'en  aller,  eh  bien  !  il  fallait  maccrocher  à  ma 
chance,  revenir,  avouer  ma  fumisterie  et  rentrer 
dans  les  rangs,  au  prix  même  d'un  autre  pensum. 

Bravement  j'en  pris  mon  parti.  Je  frappe,  la 
porte  s'ouvre,  je  m'avance  vers  le  professeur  : 

— Monsieur,  voici  mon  pensum. 

— Très  bien,  monsieur. 

Les  élèves  riaient,  l'abbé  vit  aussitôt  que  mon 
départ  était  simulé,  que  je  lui  faisais  une  frime.  Il 
ajouta  : 

— Mettez- vous  à  genoux. 


SOUVENIRS   DE   COLLEGE  45 


Je  pouvais    donc    rester    élève,  mais    à   quelle 
condition  ! 

Ah  !  pour  ça,  non  ! 

Me  mettre  à  genoux,  moi,  un  philosophe  tout 
imbu  de  la  dignité  de  l'homme  !  m'humilier  devant 
un  semblable  parce  qu'il  porte  casaque  ou  soutane! 
balayer  le  plancher  avec  mon  pantalon  !  donner  ce 
spectacle  d'un  grand,  d'un  finissant,  qui  se  courbe 
et  se  soumet  à  des  punitions  bonnes  au  plus  pour 
des  enfants  !  Nenni  !  on  ne  verra  pas  cela. 

C'est  à  ce  moment-là  que  l'orgueil  se  met  de  la 
partie;  il  parle  si  fort  et  si  haut  que  je  dis  résolu- 
ment non  et jenfile la  porte. 

C'en  était  donc  fait.  Ma  blague  avait  mal  tourné. 
La  comédie  s'achevait  en  tragédie. 

—  Soit,  me  dis-je;  je  m'en  irai  plutôt  que  de  m'a- 
baisser. 

Et  je  m'en  fus  errer  autour  du  jeu  de  paume  et 
dans  les  allées  ombreuses  de  la  cour,  en  attendant 
une  solution  plus  nette.  Tout  n'était  pas  encore 
perdu,  on  pouvait  faire  un  compromis,  changer  le 
genre  de  punition.  La  situation  était  critique,  le 
moment  décisif.  D'un  côté,  me  mettre  à  genoux, 
jamais  !  De  l'autre,  ne  pas  être  prêtre,  manquer  ma 
vocation,  c'était  très  grave.  Ce  que  diraient  mes 
camarades  si  j'acceptais  une  punition  humiliante  ! 
Mais  la  peine  que  ressentiraient  mes  parents  si 
j'interrompais  mes  études  et  m'éloignais  du  sanctu- 
aire !    J'attendais  du  hasard  qu'il  dénouât  ce  fil 

barbelé,  qui  m'enserrait  et  me  piquait  cruellement. 


46         cours  d'(kil  et  coups  de  plume 

La  classe  finit  et  les  élèves  se  répandirent  dans 
tous  les  coins  de  la  c-our,  essaim  joyeux  où  person- 
ne n'avait  mes  préoccupations.  Je  me  mêlai  à 
leurs  jeux,  distraitement,  attendant  mon  arrêt  à 
toute  minute.  En  effet,  la  récréation  ne  durait 
pas  depuis  un  quart  d  heure  que  je  m  entendis  ap- 
peler par  la  grosse  voix  d'Ernest  P.,  qui  me  man- 
dait de  la  part  du  professeur. 

— Si  vous  consentez  à  vous  mettre  à  genoux,  me 
dit  celui-ci,  j'oublierai  tout.  Il  n'y  a  personne 
dans  la  salle  c'e  récréation,  on  ne  vous  verra  pas  ; 
je  ne  vous  inflige  qu'une  demi-heure.  Si  vous  re- 
fusez, je  vous  remets  entre  les  mains  du  directeur. 

— Merci  de  vos  égards,  mais  je  n'introduirai 
point  la  mode  des  finissants  qui  se  traînent  par  la 
place.     Je  m'en  irai  plutôt. 

Cinq  minutes  après  j'étais  appelé  chez  le  direc- 
teur. 

—  Tu  en  fais  de  belles,  il  paraît  !  Outre  que  tu 
cherches  à  rire  de  ton  professeur  devant  tes  dis- 
ciples, tu  lui  chantes  pouilles  d'un  bout  à  l'autre 
de  ton  pensum.  Tu  n'as  pas  copié  la  leçon  de 
philosophie,  mais  tu  as  écrit  toute  sorte  de  sottises 
à  l'adresse  de  M.  G... Ecoute,  je  n'ai  pas  de  temps 
à  perdre  ;  je  te  fais  une  dernière  proposition,  c'est 
à  prendre  ou  à  laisser  :  à  genoux  ou  à  la  porte  ! 

— La  porte,  m  ecrai-je  ! 

Je  sortis  et  gagnai  la  grande  porte  du  collège. 
Le  directeur  me  suivait,  il  s'en  allait  rendre 
compte  au  supérieur  de  mou  exécution.     Je  crus 


SOUVENIRS   DE   COLLEGE  4t 

bien  pendant  quelques  instants  qu'il  me  rappelle- 
rait, qu'il  ne  sacrifierait  pas  mon  avenir  aux  exi- 
gences d'un  point  de  discipline  qui,  alors,  me  pa- 
raissait absurde.  Je  t'en  fiche  !  il  me  laissa  filer, 
filer jusque  chez  moi.  Je  me  retournai  plu- 
sieurs fois  pour  tâcher  d'apercevoir  un  signe,  d'en- 
tendre une  voix  qui  m'eût  rappelé  au  collège  ;. 
rien  de  rien. 

Pas  besoin  de  vous  dire  la  douleur  de  mes  pa- 
rents. Des  rêves  et  des  espérances  de  quinze  ans 
s'écroulaient  et  s'évanouissaient,  par  un  sot  coup  de 
tête  d'enfant,  à  l'heure  où  tout  promettait  leur  réa- 
lisation. Le  moins  navré  n'était  pas  moi.  Je 
comprenais  les  conséquences  de  mon  étourderie, 
et  en  outre  du  chagrin  que  cela  me  causait,  j'avais 
celui  d  avoir  peiné  mon  père  et  ma  mère,  en  détrui- 
sant leurs  châteaux  d  Espagne,  et  la  perspective 
de  leur  causer  de  nouveaux  sacrifices,  à  eux  pau- 
vres mais  convaincus  que  l'instruction  était  le  seul 
et  le  meilleur  héritage  qu'ils  pouvaient  laisser 
à  leurs  enfiints. 

Mon  père  prit  assez  vite  son  parti. 

— Quentends-tu  faire  1  me  demanda-t-il  le  len- 
demain. 

J'avais  longtemps  rêvé  d'être  une  des  illustra- 
tions de  la  chaire.  Les  plus  beaux  morceaux  d'é- 
loquence de  Basile,  de  G-régoire,  de  Chrysostôme, 
de  Bernard,  de  Bossuet,  de  Bridaine,  de  Frayssi- 
uous,  de  Ravignan,  de  Lacordaire  surtout,  je  les 
f^avais  tous  par  cœur  :   j  avais  ambitionné  de  niar- 


48         COUPS  d'œil  et  cottps  de  plume 

cher  sur  leurs  traces.  Mais  deux  ans  auparavant, 
monsieur  le  supérieur  avait  marché  sur  mes  cors. 
C'était  aux  examens  de  la  mi-année,  en  présence 
de  toutes  les  classes  réunies.  J'avais  déclamé  la 
péroraison  du  plaidoyer  pro  Milone,  et  je  croyais 
sincèrement  que  ma  jeune  déclamation,  servie  par 
une  voie  de  fausset  qui  ne  muait  pas  encore,  avait 
dû  emporter  l'aréopage  des  examinateurs,  quand 
monsieur  le  supérieur  me  dit  froidement  : 

— Vous  savez  bien  le  morceau;  mais  j'aime  à  croire 
que  Cicéron  ne  parlait  pas  aussi  vite  que  vous  :  de 
là  ses  succès. 

Mes  illusions  étaient  détruites.  C'était  à  recom- 
mencer. 

L'éloquence  du  barreau  m'aurait  peut-être  attiré, 
mais  cette  mauvaise  interprétation  de  Cicéron 
m'effrayait,  et  dans  quel  conservatoire  aurai s-je  pu 
apprendre  l'art  de  la  déclamation  ? 

Donc  le  barreau  est  à  l'eau  ;  reste  la  médecine. 

Ayant  passé  mes  dernières  vacances  chez  un 
oncle  qui  était  médecin  et  qui  m'engageait  souvent 
à  parcourir  ses  livres,  j'avais  étudié  l'ostéo- 
logie,  non  pas  en  vue  d'une  profession,  mais  par 
simple  curiosité  de  savoir.  Les  démonstrations 
étaient  faciles  sur  un  squelette  monté  qu'il  possé- 
dait, le  traité  était  clair,  et  je  connus  bientôt  le  nom, 
la  forme  et  le  rôle  de  tous  les  os,  depuis  les  tempo- 
raux jusqu  au  coccyx,  du  sternum  au  sacram,  des 
omoplates  à  l'astragale  et  au  cunéiforme  ;  les 
apophyses  m'étaient  familières,  et  je  savais  la  fonc- 


SOUVENIRS   DE   COLLEGE  49 

tion  des   trous  nourriciers.     J  étais  fort  en  os  et 
vertèbres; —  pourquoi  ne  serais  je  pas  médecin  ? 

— Je  veux  étudier  la  médecine,  répondis-je  à 
mon  père. 

— N'y  songe  pas,  mon  fils,  je  ne  suis  pas  en  état 
de  payer  tes  cours  et  ta  pension  à  Montréal.  Et 
puis  tes  frères  et  tes  sœurs  grandissent,  il  faut 
qu'ils  s'instruisent. 

Ainsi  que  d  un  coup  de  plumeau  on  enlève 
d'épaisaes  toiles  d  araignée, ainsi  mon  pèie,  d'un  mot, 
tua  gros  d  illusions  chez  moi. 

Ma  mère,  femme  énergique,  ne  pouvait  croire  que 
pour  une  bravade  d'enfant  on  persistât  à  détourner 
ma  vie  dun  cours  tout  tracé.  Elle  approuvait  bien, 
certes,  la  brave  femme,  que  je  ne  me  fusse  pas 
soumis  à  une  punition  humiliante,  mais  elle  ne 
pouvait  s'empêcher  de  me  dire  que  je  n'aurais  pas 
dû  me  mettre  dans  cette  position.  Je  le  sentais, 
parbleu,  bien.  Elle  voulait  que  je  rentrasse  au 
collège  et  elle  y  réussit.  Prières  à  Dieu,  messes 
promises,  visites  au  supérieur,  elle  employa  tout 
cela,  et  au  bout  de  quatre  jours  je  remettais  les 
pieds  dans  ma  classe. 

Mais  c'était  à  une  condition,  que  j'avais  acceptée 

mais  que  j'étais  bien  sûr  d'éluder:  je  devais 

passer   une  heure  à  genoux,    sous  les  yeux  de  la 
communauté,  au  temps  de  la  récréation. 

Vous  souvenez  vous  de  M=^^=^,  ce  paresseux 
qui  à  seize  ans  n'était  pas  encore  sorti  du  rudi- 
ment latin,  ce  gourmand  qui  aurait  baisé  la  terre 


50         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


pour  nn  fruit,  qui  nous  quêtait  notre  morceau  de 
pain  frais  à  l'heure  de  la  collation  ?  Pour  six  sous 
il  aurait  fait  toutes  les  malpropretés  ;  jetais  cer- 
tain que  pour  douze  il  passerait  une  heure  à 
genoux.  L'heure  venue,  voilà  mon  M^=^=^  age- 
nouillé dans  un  coia  de  la  salle,  la  tête  envelop- 
pée d  un  pardessus,  et  faisant  consciencieusement 
ma  pénitence.  J  avais  ajouté  trois  sous  s  il  s'ad- 
joignait un  compère  pour  répondre  aux  maîtres 
qui  demanderaient  qui  était  là  que  c  était  moi. 
Aussi  quand,  sur  les  huit  heures,  un  peu  avant  la 
prière  du  soir,  l'abbé  G-....  alla  voir  si  la  punition 
se  faisait  et  s'enquit  du  nom  du  pénitent  : 

— C'est  Paul  V ,  répondit  l'imperturbable  com- 
père, en  continuant  à  faire  rouler  ses  marbres 

entre  mes  jambes  de  louage. 

Il  avait  bien  gagné  ses  trois  sous.  Je  lui  en 
comptai  six  le  lendemain,  car  j'étais  riche,  mon  père 
m'avait  glissé  une  pièce  de  trente  sous  dans  la  main 
en  prenant  congé  de  moi  après  la  reconduite  du 
matin. 

— Et  toi,  pendant  ce  temps-là,  où  te  tenais-tu  ? 

—  J'avais  d'abord  songé  aux  Nards  ;  mais  passer 
une  heure  dans  cet  odorant  pavillon  de  Flore  de 
Poudrette  eût  été  un  dur  exploit  ;  j'avais  un  ami 
parmi  les  surveillants,  il  me  prêta  sa  clef  du  dortoir 
et  j'allai  me  blottir  dans  son  alcôve. 

Ainsi  finit  mon  aventure. 

Et,  journaliste  aujourd'hui,  je  suis  bien  sûr  â,e 
li'^voir  pas  manqué  ma  voca;tion. 


S01J\^ENIRS   DE   COLLÈGE  51 

Je  suis  avocat  aussi,  et  si  je  n'ai  pas  brillé  au  bar- 
reau, ce  n'est  pas  ma  faute,  c'est  faute  de  clients,  et 
peut-être  parce  que  je  parle  plus  vite  que  Cicéron. 


UNE   NICHE   AU   MAITRE   D  ANGLAIS. 

Petit  à  petit,  dans  la  salle  à  manger,  étaient 
arrivés  des  amis  d'un  peu  partout,  avocats  et  mar- 
chands, qui  avaient  fait  leurs  classes  dans  divers 
collèges.  On  ne  voit  jamais  de  médecins  à  ces 
déjeuners  dans  le  restaurant,  des  notaires  rarement. 
Grénérale  comme  elle  est  toujours  là,  la  conver- 
sation tomba,  aussitôt  après  l'histoire  de  l'expulsion, 
sur  le  martyre  des  maîtres  d'anglais.  Il  s'en  conta 
de  belles,  je  vous  assure. 

Jai  retenu  l'histoire  suivante,  dite  par  un  com  - 
pagnon  de  classe  perdu  de  vue  depuis  bien  près  de 
trente  ans.  Il  avait  voyagé  et  sa  nostalgie  le  rame- 
nait au  foyer,  presque  riche,  jeune  encore. 

Il  s'exprima  à  peu  près  ainsi  : 

— Pour  avoir  vécu  aux  Antilles,  brûlant  le  jour, 
gelant  la  nuit,  je  n'en  ai  pas  moins  conservé  frais 
et  comme  arrosés  de  ce  matin  mes  souvenirs  de 
cinquième.  C'est  une  classe  que  je  n'ai  pas  dé- 
passée. On  la  nommait  la  syntaxe.  On  y 
enseignait  en  effet  la  syntaxe  des  grammaires 
française  et  latine,  mais  nous  n'en  étions  qu'aux 
éléments  de  l'anglais,  dont  nous  n'avions,  encore, 
qu'une  leçon  par  semaine. 


52  COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Notre  m  litre  d'anglais,  vous  vous  en  souvenez, 
l'abbé  0.,  était  bien  le  plus  bénin  des  Irlandais. 
Son  œil  bleu  répandait  de  la  douceur  sur  ses  traits. 
Il  était  rare  qu'il  se  fâchât,  et  alors  même  il  ne 
paraissait  pas  féroce,  comm3  l'était  labbé  Me,  vous 
savez,  l'abbé  Me.  qui  avait  passé  la  tête  d'un  élève 
entre  les  barreaux  dune  chais?  et  lai  avait  fait 
porter  sur  le  cou  le  poids  de  celle-ci  pendant  une 
heure.  Mais  cela  c'est  une  autre  histoire,  et  je  ne  m'y 
laisse  pas  entraîner.  Mon  abbé  O.  était  donc  bon 
malgré  lui,  et  surtout  malgré  nous,  car  nous  es- 
sayions bien  notre  petit  possible  pour  le  faire  endê- 
ver,  sans  y  réussir  toujours.  Pourtant  une  fois  la 
mesure  renversa  et  ce  fut  entre  mes  mains.  Je 
souillais  persistamment  à  mon  voisin  sa  leçon  dont 
il  ne  savait  pas  le  premier  mot.  Le  maître 
mayant  entendu  m'avertit  de  cesser  ;  mais  je  con- 
tinuai, voulant  sauver  au  camarade  une  réprimande 
et  croyant  bien  d'ailleurs  avoir  mis  une  sourdine 
à  ma  voix.  Je  me  trompais,  le  maître  m'entendait 
encore  parfaitement. 

— Allez,  me  dit-il,  dans  ma  chambre  ;  là,  der- 
rière mon  coffre,  vous  trouverez  quelque  chose  que 
vous  m'apporterez. 

Toute  la  classe,  moi  surtout,  comprit  qu'il  s'agis- 
sait d'un  martinet,  et  l'on  ne  se  trompait  pas.  Il 
y  était  derrière  le  coffre,  l'instrument  fatal  dont 
j'avais  d'autant  plus  peur  que  je  n'en  avais  pas  en- 
core tâté.  Il  y  était,  oui,  mais  il  y  avait  autre 
chose,  et  le  maître  n'ayant    rien  spécifié,  je  rappor- 


POUYENIRS   DE   COLLEGE  53 

tai  en  classe sa  brosse  à  souliers  et  sa   boîte  de 

cirage. 

— Oh  !  je  m'en  souviens  comme  d'hier,  dit  l'un 
de  nous.  Jai  encore  dans  les  oreilles  le  rire  vrai, 
spontané,  irrépressible,  qui  t'applaudit  quand  tu 
mis  sur  la  table  du  maître,  au  lieu  de  ce  qu'il  at- 
tendait, ses  ustensiles  de  propreté.  C  était  un  jet 
qui  ne  finissait  pas,  une  éruption  d  hilarité  natu- 
relle, mais  prolongée  par  la  malice  d'écoliers  gouail- 
leurs, et  qui  aurait  duré  longtemps  si  monsieur  O. 
ne  t'avait  dépêché  au  directeur  avec  ordre  de  lui 
raconter  ton  espièglerie. 

— En  effet,  nous  étions  toi  et  moi  de  la  même  clas- 
se et  tu  as  vu  cela.  Ce  que  personne  n'a  vu.  par  ex- 
emple, c'est  la  gaieté  du  directeur  quand  je  lui  eus 
exposé  ma  mission.  Il  était  étendu  sur  son  long 
canapé  recouvert  d'indienne  usée  et  pâlie,  où  plu- 
sieurs d'entre  nous  se  sont  assis  pour  recevoir  des 
réprimandes  parfois  assez  spirituelles,  toujours  for- 
tement épicées.  Sa  gaieté  était  communicative. 
De  le  voir  soubresauter,  la  joie  me  gagna.  Je  ris 
de  mon  bon  tour.  D'accusé  que  j'avais  été  en  en- 
trant, je  devenais  compagnon  de  plaisir.  Il  n  y 
avait  plus  ni  juge  ni  coupable.  La  pénitence,  en 
tout  cas,  ne  serait  pas  forte,  et  si  les  épaules  du 
directeur  allaient,  les  miennes  n'en  allaient  pas 
moins.  Enfin,  il  me  renvo^^a  en  classe  absous. 
Seulement  il  ne  fallait  pas  recommencer. 

On  ne  recommence  pas  ces  bonnes  blagues, 
l'occasion   en   est   trop  rare.     Je   promis.     Et   le 


54     •     COUPS  d'œil  et  coups  de  pi^ume 

maître,  à  mon  air  hypocritement  contrit,  crut  que 
le  directeur  m'avait  bien  brossé,  et,  bon,  n'ajouta 
pas  l'insulte  à  l'humiliation. 

Qui  rit  largement,  la  classe  finie,  ce  furent  nous 
tous.  Quand  ils  connurent  de  quelle  façon 
l'aventure  s'était  dénouée,  ce  fut  un  plaisir  fou 
pour  chacun  des  camarades. 

On  les  aimait  si  peu,  ces  pauvres  maîtres  d'an- 
glais, dans  notre  collège  !  Il  ne  doit  pas  en  être  au- 
trement ailleurs. 

A  quoi  cela  tient-il  ? 

Yous  en  connaissez,  vous  autres,  des  exemples 
de  ces  persécutions  qu'on  leur  fait  subir.  Com- 
bien y  en  a-t-il  qui  soient  spirituelles  .?  Elles  sont 
presque  touj  ours  idiotes  ou  méchantes. 

— Idiotes  ou  non,  il  y  en  a  de  bien  drôles,  dit 
mon  ex-compagnon  de  classe,  avec  un  soupir  ;  je 
voudrais  bien  être  encore  à  cet  âge  d  insouciance  et 
de  malice. 

Chacun  de  nous  se  disait  la  même  chose. 

Le  déjeûner  était  fini. 


DE    NOTRE   OÉO(4IlAPHIR  55 


DE    NOTRE    aÉOaRAPHIE 


— Tu  as  appris  raventiire   de   ce  pauvre  X...? 

— Non  ;  qu'y  a-t-il  ? 

— Il  y  a  que  sa  femme  vient  de  faire  une  fugue, 
quelle  a  planté  là  bel  et  bien  monsieur  son  homme 
et  qu'elle  voyage  aujourd'hui  en  pays  étranger. 

—  Qui  t'a  dit  cela  ? 

— C'est  dans  la  gazette  de  co  matin.  C'est  im- 
primé en  toutes  lettres.  La  gazette  donne  noms, 
dates  et  détails.  Tu  vois  que  c'est  bien  certain. 
C'est  imprimé,  mon  cher. 

C'est  imprimé,  c'est  vrai  :  telle  était  la  logique  des 
premiers  lecteurs  de  journaux,  telle  est  encore  celle 
dune  foule  de  personnes  dans  les  campagnes 
canadiennes. 

C'est  imprimé,  la  gazette  le  dit,  je  l'ai  vu  dans 
un  livre  !  C'était  là  le  critérium  de  vérité  admis 
de  tout  le  monde,  encore  aujourd'hui  accepté  dans 
bien  des  endroits. 

Et  pourtant  la  gazette  a-t-elle  assez  fait  des  sien- 
nes !  Le  livre  a-t-il  assez  menti  !  Il  me  semble 
qu'on  ne  devrait  plus  se  fier  à  eux,  que  le  scepti- 
cisme devrait  être  à  l'ordre  du  jour.  Loin  de  là. 
L'homme  a  tellement  besoin  de  croire,  qu'il  gobe  à 
plaisir  l'extraordinaire,  le  merveilleux  ;  sa   malice 


66         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

est  si  développée  qu'il  accueille  avec  joie,  con  amore, 
sans  paraître  en  douter,  sinegrano  salis,  toute  histoire 
s 'andaleuse,  tout  potin  bien  épicé,  tout  racontar 
scabreux  ;  c'est  un  autre  besoin. 

Aussi  faut-il  réagir  contre  je  ne  dirai  pas  ces  ten- 
dances, mais  ces  quasi-nécessités  de  notre  nature  et 
de  notre  éducation. 

Pour  ce  qui  est  des  gazettes,  elles  ne  se  l'en- 
voient pas  dire.  Elles  se  démentent  à  qui  mieux 
mieux. 

— Ce  n'est  pas  vrai  ! 

— Vous  avez  menti  ! 

— C'est  faux  du  tout  au  tout  ! 

— Peut-on  se  tromper  plus  bêtement  ! 

— A-t-on  jamais  lu  pareilles  absurdités  ! 

Eh.  bien,  elles  ont  leur  antidote  en  elles.  Elles 
disent  le  faux  et  rétablissent  le  vrai  à  bon  marché. 
Les  errata,  les  rétractations,  les  rectifications,  les  ex- 
cuses ne  coûtent  pas  cher. 

Mais  c'est  le  livre  ! 

Le  livre  qui  dit  faux,  le  livre  qui  dit  bête,  le  livre 
qui  dit  mauvais. 

Comment  le  combattre  ! 

Le  combattre  par  le  livre  vous  coûte  les  yeux  de 
la  tête.  Combattons-le  par  la  gazette,  parbleu  ! 
C'est  la  gazette  qui  se  fera  le  porte- voix  de  la  vé- 
rité, qui  démolira  l'erreur  et  de  la  gazette  et  du 
livre. 

Ce  travail  de  réparation — car  en  ce  sens  démolir 
c'est  réparer — ce  travail  a  été  commencé,  mais  il  faut 


DE   NOTRE   GÉOGRAPHIE  57 


le  pousser  tous  ks  jours  sans  découraçement  ;  il  ne 
sera  jamais  complété,  personne  n'en  verra  la  fin. 
Rocher  de  Sisyphe,  tonneau  des  Danaïdes,  toile  de 
Pénélope  ! 

Je  m'aperçois  que  je  suis  en  train  de  faire  une 
préface,  et  ce  que  j'ai  à  dire  ne  demande  pas  une 
aussi  longue  entrée  eu  matière. 

Il  s'agit  tout  bonnement  de  signaler  quelques 
erreurs  commises  par  des  étrangers  à  l'endroit  du 
Canada. 

L'écrivain  étranger  dira  peut-être  qu'il  n'est  pas 
tenu  de  savoir  l'histoire  ou  la  géographie  du  Ca- 
nada plus  que  celle  du  Congo.  Soit.  Mais  alors 
qu'il  n'en  parle  pas. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  à  relever  la  bévue  de  M 
Wm  Young,  de  Londres,  secrétaire  de  l'association 
pour  l'abolition  de  la  vaccination  obligatoire,  qui 
adresse*  des  brochures  à  "  New  Brunswick,  Prov- 
ince of  St.  John,  Uniied  States  of  America."  {Daily 
Evening  News,  St.  John,  N.  B.,  16  janvier  1883). 
Un  citoyen  de  la  métropole  impériale  n'est  pas  tenu 
de  rien  savoir  de  ce  qui  touche  les  coloniaux. 

J'entends  surtout  parler  ici  de  certain  géographe, 
qui  fait  de  la  géographie  fantaisiste  et  voyage  à  son 
aise  dans  l'orthographe  des  noms  propres...  qui  n'ont 
pas  d'orthographe,  a-t-on  dit  afin  de  les  mieux  ou- 
trager. Ce  doit  être  un  personnage  si  j'en  juge  par 
ses  titres  :  "  Ancien  Consul-Grénéral  et  Secrétaire 
de  Légation,  Grrand-Officier  et  commandeur  de  plu- 
sieurs ordres.  Médaille  d'or  pour  le  mérite  dans  les 


58         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Sciences,  de  S.  M.  l'empereur  d'Allemagne,  membre 
correspondant  des  Sociétés  de  Gréographie  de  Paris, 
Vienne,  Amsterdam,  Genève, Buda-Pesth,  Marseille, 
etc.,  etc.,  délégué  du  gouvernement  Belge  aux  con- 
grès international  de  Gréographie  de  Paris  (1878)  et 
de  Venise  (1881)."  Si  ce  n'est  pas  un  i)ersonnage, 
ce  doit  au  moins  être  un  savant.  Voyons  voir, 
comme  dit  le  paysan  canadien. 

Ce  savant  a  écrit  un  livre  intitulé  "  Le  troisième 
congrès  international  des  Sciences  Gréographiques 
à  Venise."  Il  en  a  fait  présent  à  l'Institut-Canadien 
de  Hottoîoa,  Etats-Unis  ;  l'enveloppe  porte  Hotowa. 
Un  peu  plus,  il  en  aurait  fait  Hottentot. 

Ouvrons  le  livre. 

Il  y  a  une  liste  des  pays  qui  ont  envoyé  des  re- 
présentants au  Congrès.  Entre  l'Allemagne  et 
l'Autriche  se  trouvent  "  l'Angleterre  et  ses  colo- 
nies ;"  les  colonies  sont  les  Indes,  la  Nouvelle- 
Galles  de  Sud,  etc.  Viennent  d'autres  états  indé- 
pendants, la  Belgique,  le  Brésil,  le  Canada,  le  Chili, 
etc  ;  puis  les  Etats-Unis  d'Amérique.  Ceux-ci  ont 
]es  délégués  suivants  :  "  Délégué  du  ministère  de 
la  guerre  et  commissaire  à  l'Exposition  :  le  capi- 
taine Georges  Montagne  Vheller,  du  corps  du 
génie  de  l'armée  des  Etats-Unis.  Délégué  du 
ministère  de  la  marine,  M.  Charles  A.  Balduin. 
Délégué  de  la  Société  météorologique  américaine, 
le  g-énéral  Hasen,  et  de  l'Institut-Canadien  de  Hot- 
towa,  M.  Flemming  Sangfort." 

Je  ne  connais  pas,  même  de  nom,  l'es  délégués 


DE   NOTRE   GÉOGRAPHIE  59 

américains,  mais  je  parierais  que  le  capitaine 
Yheller  est  un  monsieur  Wheller  ou  Wheeler  ;  je 
mettrais  ma  main  au  feu  que  M.  Charles  A.  Bal- 
duin  est  un  nommé  Baldwin.  Quant  à  M.  Flem- 
ming-  Sangfort,  je  sais  fort  bien  que  c'est  M.  Sand- 
ford  Flemming,  d'Ottawa. 

Plus  loin,  dans  la  liste  des  sociétés  et  instituts 
géographiques  représentés  au  congrès,  je  lis,  sous 
la  rubrique  "  Etats-Unis  d'Amérique  "  :  "  La  soci- 
été météorologique  américaine.  L'Institut-Cana- 
dien de  Hottawa." 

Ainsi,  il  est  acquis  à  la  géographie  lo  que  le 
Canada  n'est  pas  une  colonie  de  l'Angleterre,  2o 
qu'il  est  un  pays  indépendant,  3o  qu'  Ottawa 
est  dans  les  Etats-Unis  d'Amérique,  et  4o  que  le 
nom  de  cette  ville  s'épelle  indifféremment  Hottowa, 
Hotowa  et  Hottawa. 

Pauvre  capitale,  elle  n'a  pourtant  poiat  mérité 
de  se  faire  défigurer  de  la  sorte  par  les  étrangers  : 
il  y  a  bien  assez  que  deux  ou  trois  de  ses  fils  la 
brutalisent  au  point  de  la  nommer  Outaouais  ! 

Mon  intention  était  d'abord  de  livrer  le  nom  du 
géographe  à  la  risée  du  public  canadien,  mais, 
tout  compte  fait,  je  le  tairai,  parce  que  cet  homme 
a  tellement  de  titres  qu'il  doit  être  pauvre,  et 
qu'étant  un  ancien  consul  général  il  est  peut-être 
âgé  :  deux  excuses  à  bien  des  erreurs,  et,  dans 
tous  les  cas,  deux  meilleurs  titres  à  mon  respect. 

Je  lisais  dernièrement  Les  Etangs,  de  Grustave 
ï)ro^.     Ce  n'est  p^s  le  moment-^peut-être  n'est-cç 


60  COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


pas  la  peine — de  parler  de  la  portée  de  ce  livre. 
Mais  il  contient  des  erreurs  qui  se  rapportent  au 
Canada,  et  que  pour  cola  je  tiens  à  relever. 

Il  y  a  un  personnage  que  l'auteur  appelle 
"  rAméricain  "  tout  le  long  de  son  livre.  Au 
dixième  et  dernier  chapitre,  p'î.ge  333,  il  dit 
de  lui  : 

"  Tout  cela  ne  prouvait  rien,  mais  donnait  de  la 
consistance  à  mes  soupçons.  Ce  qui  les  confirma 
d'une  façon  plus  complète  encore,  ce  fut  l'examen 
des  papiers  personnels  de  Jacques  Dripper,  sujet 
américain,  né  à  Montréal " 

D'abord,  il  n'y  a  jamais  eu  de  sujets  américains. 
Il  y  eut  des  sujets  anglais,  puis  des  citoyens  amé 
ricains.  Y  eût  il  eu  des  sujets  américains,  Dripper 
eût  pu,  à  la  rigueur,  naître  à  Montréal  et  trans- 
férer son  allégeani^e  au  drapeau  étoile.  Mais  la 
phrase  que  je  cite,  jointe  au  contexte,  prouve  c[ue 
pour  l'aimable  auteur  de  Monsieur,  Madame  et  Bébé, 
Montréal  est  une  ville  des  Etats-Unis. 

Le  malheur  nous  en  veut  :  notre  capitale  poli- 
tique et  notre  métropole  commerciale  appartiennent 
aux  Américains,  qui  peuvent  pourtant  bien  s'en 
passer  !  Je  m'eftbrce  à  les  reconquérir. 

"Il  devint  évident  pour  moi,  continue  Droz, 
que  les  papiers  américains  étaient  authentiques, 
mais  n'appartenaient  nullement  au  soi-disant 
Dripper  que  j'avais  connu.  Sans  doute  René 
s'était  approprié  ces  papiers,  les  avait  achetés  ou 
les  avait  enlevés  à  quelque  soldat  tué  sur    la  fron- 


DE   NOTRE   GÉOGRAPHIE  61 

tière,  car  on  se  battait  encore  aux  Etats-Unis,  Jor'^quil  y 
était  arrivé  en  1786,  quoique  le  traité  de  Versailles 
eût  été  signé  depuis  longtemps." 

Que  l'on  se  battît  encore  sur  la  frontière  amé- 
ricaine, trois  ans  après  la  signature  du  traité  de 
Versailles,  m'a  paru  invraisemblable  :  ce  ne  fut 
pas  une  guerre  de  partisans  que  celle  de  l'indépen- 
dance américaine.  J'avoue  ne  m'ètre  pas  encore 
renseigné  aux  sources  écrites,  le  temps  m'en  a 
manqué  ;  mais  j'ai  consulté  quelques  personnes 
qui  connaissent  l'histoire  ;  l'assertion  de  Droz  les 
a  surprises.     Le  fait  signalé  leur  est  inconnu. 

Je  m'abstiendrai  donc  d'affirmer  qu'il  se  trompe, 
mais  je  le  crois. 

Nos  relations  avec  la  France  sont  aujourd'hui  si 
intimes,  nous  avons  tant  de  journaux  qui  y  pénè- 
trent, qu'il  est  bon  de  ne  laisser  s'y  répandre 
aucune  fausse  notion  sur  notre  pays. 


62         COUPS  d'ceil  et  coups  de  plume 


AUX  ORANGISTES 


Si  j'avais  été  député,  j'aurais  pris  part  au  débat 
qui  s'est  élevé  dans  les  communes  au  sujet  de  la 
constitution  légale  de  la  société  des  orangistes,  et, 
m'adressant  à  ceux-ci,  je  me  serais  écrié  : 

Measievr^^ 

Vous  vous  présentez  devant  nous  sous  de  faux 
prétextes,  les  couleurs  que  vous  déployez  ne  sont 
pas  les  vôtres.  J'ai  entendu  les  discours  de  vos 
avocats,  défenseurs  intéressés  de  votre  cause,  qui  est 
la  leur.  Je  vous  trouve  bien  humbles  aujourd'hui, 
bien  doux,  bien  conciliants  :  le  ciel  n'est  pas  plus 
ouaté  que  le  bout  de  votre  langue,  le  miel  plus 
sucré  que  vos  paroles.  Peau  floconneuse  d'agneau 
rabattue  sur  les  crocs  du  loup  ! 

Yos  instincts,  vous  les  avez  laissés  au  seuil  de  la 
Chambre,  comme  le  Turc  dépose  ses  babouches 
sous  le  portique  de  la  mosquée.  Vous  marchez 
sur  la  pointe  du  pied,  en  sourdine,  pour  mieux 
nous  surprendre.  Vos  bottes  ferrées,  rougies  du 
sang  catholique,  rouille  que  la  patine  du  temps 
accuse  chaque  jour  davantage,  dorment  pour  le 
moment  reléguées  au  vestiaire  ;  mais  il  vous  tarde 
(Je  les  chausser  ;  le  1^  de  juillet  approche,  Vous 


AUX  ORANGISTES  63 

VOUS  hâtez  de  nous  arracher  une  reconnaissance 
légale.  Vous  ne  jouez  pas  cartes  sur  table,  mes- 
sieurs, mais  nous  connaissons  les  grecs  et  leurs 
atouts  de  contrebande. 

Vous  êtes  modestes,  vraiment  !  Le  seul  droit  de 
posséder  en  votre  nom  vous  satisferait.  C'est  peu, 
c'est  encore  trop.  Une  fois  le  pied  dans  l'étrier, 
vous  enfourcheriez  la  cavale,  et  qui  serait  capable 
de  vous  désarçonner  ?  Vous  arriveriez  ventre  à 
terre  à  votre  but.  Or,  c'est  ce  que  nous  ne  voulons 
pas. 

Nous  ne  le  voulons  pas,  parce  que  nous  perçons 
à  jour  vos  desseins,  parce  qu'une  première  conces- 
sion, loin  de  vous  suffire,  vous  enhardirait  à  récla- 
mer une  égalité  que  la  société  ne  vous  doit  pas  et 
ne  saurait  vous  reconnaître  sans  péril. 

Nous  nous  y  refusons,  parce  que  votre  société  est 
inutile,  si  elle  n'est  pas  dangereuse,  et  qu'il  im- 
porte peu  qu'elle  existe. 

Inutile,  je  l'ai  dit,  car  elle  se  donne  mission  de 
prêcher  la  fidélité  aux  pouvoirs  établis,  dans  un 
pays  où  il  n'y  a  pas  un  traître,  où  les  cent  yeux 
d'Argus  failliraient  à  découvrir,  même  parmi  les 
républicains,  un  ennemi  de  notre  souveraine  et  du 
système  politique  qui  nous  régit. 

Dangereuse,  je  le  répète,  parce  qu'elle  cherche  à 
diviser  les  enfants  du  Canada,  à  tourner  les  fils 
contre  les  pères,  les  races  contre  les  races,  les  pro- 
testants contre  les  catholiques. 

Vous  vous  prétendez  tolérants, — et  vous  chassez 


64         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

ignominieusement  de  vos  loges  celui  d'entre  vous 
qui  épouse  une  catholique,  votre  frère  qui  envoie 
ses  enfants  à  une  école  papiste  ! 

Tolérance  à  la  Torquemada  ! 

Vous  vous  dites  une  société  de  bienveillance, — 
mais  vous  ne  secourez  que  les  vôtres,  les  affiliés,  les 
initiés:  pour  vous  la  charité  est  bornée  par  la 
loge,  la  fraternité  ne  franchit  pas  la  porte 
du  temple,  le  secours  s'arrête  devant  la  croix  ! 
Vous  êtes  toujours  armés  en  guerre,  vous  vous  a- 
britez  constamment  sous  le  drapeau.  Toute  ban- 
nière qui  n'est  pas  orange  est  ennemie.  Dites-moi, 
quand  vos  gonfalons  jaunes  se  sont-ils  enlacés  aux 
verts  penuons  de  l'Irlande  catholique  ? 

Vous  êtes  des  frères  qui  haïssent  leurs  frères  à 
mort,  parce  qu'eux  et  vous  ne  vous  prosternez  pas 
pour  la  prière  sur  les  mêmes  dalles  ni  ne  partici- 
pez aux  mêmes  mystères  sacrés. 

J'ai  entendu  tout  à  1  heure  l'un  de  vos  avocats 
qui  a  osé  comparer  votre  société  aux  institutions 
de  bienfaisance  et  de  charité  si  nombreuses  dans 
ce  pays  et  auxquelles  personne  n'a  jamais  songé 
un  seul  instant  à  refuser  la  constitution  légale. 
On  est  impudent  en  votre  nom,  messieurs.  Quoi  ! 
vous  vous  croiriez  sur  le  même  pied  que  la  société 
Saint-Vincent  de  Paul,  que  les  unions  Saint-Pierre, 
Saint-Joseph,  Saint-Thomas,  que  les  asiles,  que 
les  hospices,  que  les  crèches  ! 

Mais  ces  associations-là  sont  toutes  fondées  sur 
la  loi  d'amour  et  de  charité,  tandis  que  vous  vous 


AUX   ORANGISTES  65 

appuyez  snr  la  loi  de  haine  !  Vous  n'êtes  pas 
même  chrétiens  dans  une  société  chrétienne  !  Ob- 
servez-vous les  préceptes  renfermés  dans  cette 
Bible  que  vous  jiortez  si  respectueusement  sur  un 
coussin  d'or  dans  vos  processions  ! 

Ne  commande-t-il  pas  d'aimer  le  prochain  com- 
me soi-même  pour  l'amour  de  Dieu,  ce  livre  que 
vous  emmaillottez  dans  le  brocart  et  dont  les 
divines  maximes  sont  pour  vous  lettre  close  ? 

Que  faites-vous  parmi  nous,  revenants  des  siècles 
de  haine  ?  Votre  place  est  près  des  bûchers  de 
l'Inquisition,  dans  les  gorges  des  Cévennes,  au 
pied  de  1  echafaud  de  Morus  et  de  Fisher,  partout 
où  la  haine  se  fait  rancune  pour  s'éterniser  et  le 
fanatisme  bourreau  pour  se  venger  ! 

Vous  êtes  les  apôtres  de  la  liberté  religieuse, 
avez-\  ous  dit  par  la  bouche  de  l'un  de  vos  défen- 
seurs, vraiment  !  Et  à  qui  donc  en  avez-vous  dans 
vos  boucheries  ?  Est-ce  à  l'Irlandais  protestant, 
mais  non  orangiste  ?  N'est-ce  pas  plutôt  unique- 
ment à  l'Irlandais  catholique  ?  Sur  qui  tombent 
vos  insultes,  sinon  sur  ceux-ci  ?  Quelle  autre 
raison  d'être  avez-vous  que  de  blesser  dans  leurs 
sentiments  les  plus  chers  vos  frères  qui  ont  d'au- 
tres croyances  que  les  vôtres  ! 

Votre  société  est  monstrueuse  et  vos  chants  sont 
dignes  d'elle. 

Vous  êtes  le  défi  injurieux  en  permanence,  la 
nargue  érigée  en  système.  Faibles,  vous  rampez  ; 
forts,  vous  êtes   insolents.     Faites-moi  donc  com- 


66         cours  d'œil  et  cours  de  plume 

prendre  la  grandeur  de  votre  but  !  Comme  il  est 
noble,  n'est-ce  pas  ?  de  piétiner  un  ennemi  vaincu, 
de  lui  rappeler  sans  cesse  sa  défaite,  et,  le  genou  sur 
sa  gorge,  de  lui  cracher  à  la  figure  ! 

Or,  c'est  ce  que  vous  faites  là  où  vous  êtes  forts, 
ce  que  vous  nous  demandez  de  légaliser  dans  notre 
libre  Canada  !  Dans  nos  territoires  immenses,  le 
long  de  nos  fleuves  paisibles,  au  sommet  des  calmes 
montagnes,  sur  nos  lacs  majestueux,  il  n'y  a  pas 
place  pour  vos  petitesses  ,  pour  vos  mesquineries, 
pour  vos  haines  séculaires  !  La  nature  est  trop 
grande  ici  pour  que  nous  l'attristions  du  spectacle 
de  vos  étroitesses  de  cœur  et  d'esprit. 

Je  comprends  que  le  prince  d'Orange  et  ses 
légions  aient  aimé  à  commémorer  la  victoire  de  la 
Boy  ne  ;  je  conçois  que  leurs  decendants  en  gardent 
le  souvenir,  et  se  le  rappellent,  mais  avec 
dignité,  décemment,  comme  des  chrétiens 
et  comme  des  hommes.  Mais,  orangistes  brava- 
ches d'aujourd'hui,  n'oubliez  pas  que  vous 
n'étiez  pas  là,  que  le  sang  versé  était  celui  des  an- 
cêtres, non  le  vôtre,  et  que  si  vous  êtes  toujours 
prêts  à  faire  une  tuerie,  vous  ne  marcheriez  peut- 
être  pas  aussi  allègrement  au  combat  ! 

Yous  êtes  des  soldats  d'embuscades,  voilà  tout  ! 
Croyez- vous  que  nous  allons  vou,s  mettre  en  mains 
des  armes  pour  tirer  impunément  sur  nos  meilleures 
troupes  .?  Elles  sont  fidèles  sans  le  crier  sur  les 
toits  ;  elles  sont  loyales  sans  l'afficher  :  elles  ne 
se  forment  pas  en  loges  de  vertu,  elles   la    prati- 


AUX   OÎIANGISTES 


67 


queut  ;  elles  ne  se  décorent  point  du  titre  pom- 
peux de  défenseurs  du  trône  et  de  l'autel,  mais 
elles  les  défendent  vaillamment  à  l'occasion  ;  et 
disciples  de  celui  qui  est  venu  prêcher  au  monde 
la  fraternité,  elles  ne  rêvent  pas  de  vider  des 
calices  remplis  de  sang. 

J'aurais  dit  cela.  Ce  n'eût  pas  été  bien  éloquent, 
mais  c'eût  éié  vrai. 

J'aurais  peut-être  ajouté  : 

Je  vous  ai  concédé  que  vos  ancêtres  ont  rempor- 
té la  victoire  de  la  Boy  ne,  je  me  trompais.  Yos 
ancêtres  y  étaient,  sans  doute,  mais,  sans  le  secours 
des  états  protestants,  c'est  G-uillaume  qui  aurait 
été  vaincu.     Comptez  bien  : 

Il  y  avait  là  les  Anglais — protestants; 

Les  gardes  écossaises — protestantes  ; 

La  cavalerie  hollandaise — protestante  ; 

Le  régiment  de  Brandebourg  ....protestant  ; 

Le  régiment  d3  Finlande — protestant  ; 

La  brigade  danoise — protestante  ; 

Plusieurs  corps  d'élite  allemands— protestants  ; 

Deux  corps  de  réfugiés   français — protestants  ; 

Enfin  les  Irlandais  protestants. 

Somme  toute,  Guillaume  commandait  30,000  pro- 
testants, qui  livreront  bataille  à  30,000  catholiques. 

Si  vos  grands-pères  et  leurs  alliés  ont  vaincu,  est- 
ce  merveille  ? 

Est-ce  honneur  à  vous  ? 

Si  votre  idole   combattait  et  traquait  son  beau- 


68         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

père».Taf3ques  II,  est-ce  donc  si  honorable  ? 

Trente-six  contre  trente,  la  partie  était  assez 
facile  ! 

Ce  n'est  pas  la  peine  de  rappeler  l'exploit  à  tout 
bout  de  champ.  Est-ce  parce  que  vous  craignez 
que  son  insignifiance  le  laisse  oublier  que  vous 
vous  acharnez  tant  à  le  faire  surnager  ? 

Tout  doux,  messieurs  ! 

Après  doux  siècles,  vous  célébrez  l'anniversaire 
d'une  victoire  protestante,  lecume  aux  lèvres  et  la 
haine  dans  le  cœur,  et  vous  vous  dites  tolérants  ! 
vous  prétendez  respecter  les  croyances  d'autrui  et 
vous  les  insultez  périodiquement  ! 

A  d'autres,  dénicheurs  de  merles  ! 

Le  langage  n'eût  pas  été  parlementaire,  je  le  sais, 
mais  il  eût  exprimé  des  vérités  rudimentaires,  et 
cela  m'eût  sufh. 


PAPINEAUVILLE 


69 


PAPINEAUVILLE 


— Et  ecce  rusticam  rmtîcas  in  rure  rustico  ! 

Ce  qui  vetit  dire:  Tiens!  ta  flânes  dans  une 
vraie  campagne  ! 

C'est  par  ces  paroles  que  m'abordait,  à  la  fin  de 
septembre  dernier,  à  Papiùeauville,  un  ancien 
élève  à  qui  j'enseignai  un  jour  quelque  chose,  ou 
l'histoire  du  Canada,  que  je  n'ai  jamais  sue,  ou  le 
latin,  que  je  ne  sais  plus.  Je  penche  vers  la  der- 
nière hypothèse,  car  il  faut  être,  vous  le  voyez,  un 
latiniste  forcené  pour  apostropher  dans  la  langue 
d'0\4de  le  plus  français  de  tous  les  Canadiens. 

Cette  phrase  m'avait  abasourdi  ;  je  crus  d'abord 
qu'on  me  demandait  des  nouvelles  de  la  Russie, 
tant  il  y  avait  de  rus  en  si  peu  de  mots.  Mais  je 
•  reconnus  vite  mon  élève,  et  me  ressouvenant  de 
son  tic,  je  me  redis  toutes  ces  syllables  sifllantes 
qui  avaient  silé  dans  mon  oreille,  et  je  compris 
l'interpellation. 

A  moins  de  consentir  à  passer  pour  faire  la 
honte  du  professorat,  il  me  fallait  bien  répondre 
dans  le  même  langage,  tout  au  moins  dans  le 
latin  de  Molière  ou  de  Bouvier.  L'exemple  de 
L'homond  :  Ego  nominar  ko  me  revint  en  mémoire, 
et  je  m'écriai  : 


YO         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

— Effo  habco  honorent  te  reripie.ruii  in  Papmeau 

Ici je  ne  savais  plus  s'il  fallait  dire  rus  ou  rare. 
J'hésitai  une  seconde,  mais  comme  il  ny  avait  dans 
ma  réception  aucun  mouvement  oratoire,  je  me 
crus  justifiable,  en  vertu  d'une  vieille  règle  de 
grammaire  qui  se  réveilla  soudain  dans  mon  esprit, 
d'employer  lablatif,  et  j'ajoutai  : 

— Rure. 

Mon  ami  descendit  du  Peerless,  qui  le  menait  à 
Grenville,  nous  nous  serrâmes  la  main,  et  comme 
le  bateau  avait  beaucoup  de  fret  à  laisser  au  quai 
Chabot,  nous  pûmes  entamer  une  conversation. 

—Où  sommes-nous  ici  et  qu'y  fais-tu  ? 

— Nous  sommes,  lui  dis-je,  à  Papineauville,  sur  la 
Presqu'ile.  Cette  presqu  île,  qui  a  son  point  d'at- 
tache à  plusieurs  milles  en  amont,  est  parallèle  à  la 
terre  ferme,  et  se  termine  à  un  mille  d'ici.  C  est 
sur  la  terre  ferme  qu'est  bâti  le  village  de  Papineau- 
ville. La  presqu'île  a  une  douzaine  d'arpents  de 
large  ;  quand  on  la  parcourue  dans  sa  largeur, 
sur  un  magnifique  trottoir  que  plusieurs  rues 
d'Ottawa  lui  envieraient,  on  arrive  à  la  Baie,  c'est- 
à-dire  à  la  nappe  d'eau  qui  la  sépare  du  village* 
Le  passeur  a  tôt  fait  de  franchir  ces  douze  arpents 
d'eau  grisâtre  et  de  vous  déposer  sur  la  grève  du 
village.     Au  fait,  que  vas-tu  faire  à  Grrenville  ? 

— E-ien,  c'est  aujourd'hui  jour  d'excursion,  j'ai 
pris  le  Peerless,  et  me  voici. 

— Bon  !  tu  n'as  pas  de  bagages,  tu  vas  allégir  le 
bateau  de  ton  poids,  tu  restes  avec  moi,  nous  dînons 


PAPINEAU  VILLE  71 

•ensemble  à  deux  pas  d'ici,  nous  allons  au  village, 
dans  cinq  heures  le  bateau  repassera  et  t'emportera 
jusqu'à  la  capitale.     Est-ce  dit  <=' 

— C'est  dit. 

Nous  nous  rendîmes  bras  dessus  bras  dessous  à  la 
maison,  où  je  le  i)résentai  à  ma  femme  et  aux  braves 
gens  chez  qui  nous  logions. 

J'avais  d'excellente  bière  à  laquelle  nous  fîmes 
risette,  et  nous  partîmes  ensuite  pour  le  village. 

— Tiens,  lui  dis-je  en  sortant,  tu  as  devant  toi,  de 
l'autre  bord  de  la  rivière,  la  province  d'Ontario. 
C'est  le  quai  Brown  que  l'on  voit  vis-à-vis  nous  et 
c'est  ce  nom  que  porte  sur  la  rivière  le  petit  village 
que  tu  vois  :  Brown  s  ivharf.  Le  bureau  de  poste 
s'appelle  Treadwell.  Le  tout  est  dans  le  canton  de 
Plantagenet,  comté  de  Prescott.  On  y  est  français 
comme  ici.  A  cinq  milles  plus  loin,  Plantagenet  et 
ses  sources  d'eau  minérale,  les  moulins  de  Hagar, 
député  de  Prescott,  les  pâturages  de  Rodden,  un 
éleveur  de  bestiaux.  A  ta  gauche,  et  de  ce  côté-ci 
de  la  rivière,  à  quatre  milles  environ,  le  village  de 
Montebello  où  dort  Louis  Joseph  Papineau,  le 
grand  patriote,  où  son  fils  exploite  ses  propriétés, 
conserve  honorée  la  mémoire  de  son  père  et  se  fait 
un  plaisir  de  montrer  aux  nombreux  visiteurs  les 
me:  veilles  du  château,  les  jardins,  la  bibliothèque, 
le  musée.  11  faut  voir  le  remue-ménage  qui  s'opère 
sur  le  bateau  quand  on  passe  devant  le  manoir  : 
tous  les  voyageurs,  qui  ont  entendu  parler  de  Pa-» 
pineau,  de   sa  poétique  résidence   de  Montebello, 


12         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

cherchent  la  meilleure  place  pour  voir,  lorgnent 
toute  la  propriété,  le  château,  la  chapelle,  les  dépen- 
dances, le  vide-bouteille,  l'arbre-piazza,  la  végéta- 
tion, admirent  le  site,  sont  enchantés  et  se  souhai- 
tent, pour  y  vivre  de  longues  années,  un  séjour 
aussi  enchanteur. 

—  Diantre  !  trois  bacs  qui  traversent  du  quai  de 
Brown  !  Il  y  a  donc  de  la  vie  ici  ? 

— De  la  vie,  s'il  y  en  a?  mais  tout  plein.  On 
ne  cesse  de  traverser  entre  les  deux  rives.  Papi- 
neauville  est  un  point  important.  C'est  le  centre 
de  cette  partie  du  comté  d'Ottawa  qui  bénéficie 
de  la  navigation.  Curraii,  Plantagenet,  Pendleton, 
la  Nation  du  sud,  tout  cela  converge  ici.  Le  Peer- 
less  et  le  chemin  de  fer  du  Nord  les  desservent. 
Ces  chalands  que  tu  vois  appartiennent  à  une 
entreprise  privée  parfaitement  constituée.  Le 
gouvernement  fédéral  accorde  au  plus  haut  enché- 
risseur un  permis  de  traverse  ;  l'adjudicataire  a  des 
bateaux  pour  tous  les  besoins.  Je  crois  qu'il  paie 
|30  par  an  au  ministère  de  l'accise  pour  le  privi- 
lège exclusif  de  passer  piétons  et  voitures,  et  ce 
privilège  se   renouvelle   tous  les  cinq  ans. 

— Quel  est  le  prix  du  passage  ? 

— Dix  centins  pour  une   personne,    trente  pour 
un  cheval  et  une  voiture. 

— C'est  cher,  dit  le  visiteur. 

— Oui,  mais  que  veux-tu  ?     Personne   ne   pren- 
drait l'entreprise  s'il  n'avait  espoir  d'y  faire  sa  vie. 


PAPINEAUVILLE  73 


Or,  à  meilleur  marché  que  cela,  il  n'y  a  pas  d'ar- 
gent à  faire. 

— L'argument  est  convaincant.  Filons  au  village. 

Nous  traversâmes  la  presqu'île. 

Nous  étions  rendus  chez  Chabot,  au  bord  de  la 
Baie,  et  de  là  nous  voyions  admirablement  le  vil- 
lage. En  effet,  haut  perchés  comme  nous  l'étions, 
aucune  partie  de  Papineauville  ne  nous  échappait, 
sauf  quelques  habitations  enfouies  dans  les  arbres. 
Car  il  y  a  là  des  arbres,  et  beaucoup.  En  arrière- 
plan  sont  plusieurs  petites  montagnes,  au  flanc 
desquelles  les  maisons  semblent  accrochées.  Non 
pas  que  leur  altitude  soit  bien  considérable,  non  ; 
mais,  s'étageant  les  unes  derrière  les  autres,  elles 
forment  un  amphithéâtre  où  l'œil  n'a  pas  la  peine 
de  fouiller.  Tout  s'étale  en  pleine  lumière,  large- 
ment :  l'église  qui,  comme  presque  partout  ail- 
leurs, bâtie  sur  un  des  points  élevés  de  la  paroisse, 
domine  celle-ci  et  semble  tout  à  la  fois  la  protéger 
comme  un  paratonnerre  et  la  surveiller  comme  un 
pion  de  collège  ;  le  joli  presbytère,  bâti  par  M. 
Joly,  de  Plantagenet,  sur  les  plans  de  l'abbé 
Bouillon,  d'Ottawa  ;  le  ruban  du  chemin  de  fer, 
sur  lequel  on  voit  filer  à  toute  vapeur  sur  l'espace 
d'un  mille  les  nombreux  convois  qui  distribuent 
la  vie  sur  leur  passage  ;  les  hôtels,  les  magasins, 
les  résidences  privées, — tout  cela  net,  propret,  joy- 
eux dans  l'air  libre,  respirant  l'aisance  et  le  con- 
tentement. Pas  de  décombres  qui  font  tache,  pas 
de  masure  qui  atteste  l'indigence,  mais  un  air  de 


*74         COUPS  d'oeil  et  coups  de  plume 

ieunesse  répandu  sur  tout.  On  se  sent  vivre  et 
l'on  vit  les  poumons  dilatés. 

Mon  ami  admirait  ce  coquet  village  et  s'extasiait 
sur  la  beauté  de  son  site.  A  la  tête  de  l'escalier  de 
quarante  marches  qui  descend  au  rivage,  nous 
étions  bien  placés  pour  tout  voir,  pour  embrasser 
d'un  coup  d'oeil  la  grande  et  la  petite  baies,  l'île  à 
la  tête  dénudée,  rongée  par  la  lame,  qui  les  sépare, 
l'île  Eoussin  et  Montebello.  Un  passeur  vint 
nous  oifrir  ses  services  et  nous  arracha  brusque- 
ment à  notre  contemplation. 

Une  fois  dans  la  chaloupe  qui  nous  passa  la 
baie,  je  montrai  à  mon  compagnon  un  grand  cha- 
land amarré  au  rivage. 

— Il  existe  une  coutume  fort  jolie,  une  tradition 
qui  promet  devoir  se  perpétuer.  Etablie  par  le 
père  Couillard  quand  il  fonda  le  premier 
service  des  bateaux-passeurs,  elle  est  religieu- 
sement continuée  par  son  gendre  et  successeur. 
Dans  ce  chaland  traversent  et  retraversent  le 
dimanche  tous  les  habitants  de  la  Presqu'île  et  de 
Pendleton  qui  se  rendent  à  la  messe  ;  on  ne  leur 
prend  rien.  C'est  une  générosité  dictée  par  l'es- 
prit de  religion.  Tu  comprends  qu'il  serait  im- 
possible à  bien  des  familles  de  payer  toutes  les 
semaines  un  chelin  pour  chacun  de  ses  membres. 
Eh  bien,  on  arrive  ici  jusqu'à  neuf  heures  ;  à  neuf 
heures  on  traverse.  Il  faut  voir  ces  soixante,  ces 
quatre-vingts  personnes,  qui  prennent  place  dans 
le  chaland.  Quelques  femmes,  les  braves,  s'aseoient 


PAPINEAUVILLE  75 


sur  le  bord  de   l'embarcation  ;  le    reste,    hommes, 
femmes  et  enfants,  se  tiennent  debont,  pressés    les 
uns      contre      les      autres,      le       cotillon      près 
du     pantalon,     l'enfant     rose     entre    les    jambes 
du  viellard  chenu,  les  fraîches  couleurs  à  côté  des 
teints  basanés,   la  gorgerette  en   face  du   veston. 
Les  amoureux  trouvent  toujours  le  moyen  de  ne  se 
pas  quitter  ;  on  dirait  que   c'est  le  hasard  qui  les 
a  rapprochés,  mais  sois  sûr  qu'ils  ont  aidé  le  haard. 
On  parle  fort,  on  rit  bruyamment  ;  les  plus  gros- 
ses farces  sont  les  meilleures.     Les  fermiers  par- 
lent semailles  ou  moissons,  les  fermières  basse-cour 
ou  tricot,  les  jeunes  filles  toilette.     Les  gars  étalent 
une  chaîne  dorée  ou  une  cravate  flamboyante  ;  un 
chapeau  campé  sur  l'oreille  fait  foi  de  leur  crânerie; 
ils  ont  au  doigt  une  énorme  chevalière  d'argent. 
L'un  chique,  l'atré  fume  ;  des  filles  mâchent  de  la 
gomme  d'épinette  ;  tout  le  monde  cause  ou  pose. 
La  conversation  ne  change  de  thème  qu'au  retour 
de  l'église  ;  elle  roule   alors  sur  le  prône,   sur  les 
bans  publiés,    sur  les   malades  recommandés  aux 
prières,  sur  les  morts  de  la  semaine.     C'est  l'heure 
de  l'épluchage  du  prochain. 
Nous  étions  rendus  au  village. 
Je  remis  mon  compagnon  entre  les  mains  de  M. 
Samuel   Mackay,    l'hospitalité   même,    l'urbanité 
faite  homme,  et  pendant  deux  heures  nous  apprî- 
mes tout  le  passé  de   la  paroisse  Sainte- Angélique, 
et  nous  vîmes  tout  ce  qu'elle  pouvait  oflrir  à  notre 
admiration. 


76         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


J  ai  dit  "  la  paroisse  de  Sainte- Angélique  "  à  des- 
sein. Pour  les  fins  municipales,  scolaires,  électo- 
rales, ecclésiastiques,  c'est  le  nom  de  l'endroit,  qui 
se  nomme  Papineauville  pour  les  fins  judiciaires 
et  postales. 

M.  Tétreau,  notaire,  eut  ensuite  l'extrême  com- 
plaisance de  me  fournir  certaines  statistiques  se 
rapportant  à  l'année  1880,  celle  qui  a  précédé  le 
dernier  recensement,  mais  je  me  dispense  de  les 

citer. 

J'ajouterai  que  Papineauville  possède  un  mé- 
decin, deux  avocats  et  deux  notaires — tous  excel- 
lents praticiens, — quatre  ou  cinq  magasins,  trois 
hôtels  très  bien  tenus  et  plusieurs  bonnes  maisons 
de  pension.  On  y  arrive  d'Ottawa  et  de  Montréal 
par  bateau  et  par  chemin  de  fer. 

— Eh  bien,  dis-je  à  mon  ami,  quand  nous  eûmes 
tout  vu,  tout  entendu,  tout  su,  qu'est-ce  que  tu  dis 
de  Papineauville  ? 

— Je  dis. ..je  dis  que  j'y  viendrai  passer  l'été  pro- 
chain avec  ma  famille. 

— Et  moi,  j'y  viendrai  très  ceitainement  ! 


ANATOLE   PARTHENAIS  77 


ANATOLE  PARTHENAIS 


Dans  le  cimetière  d'une  petite  ville,  modeste, 
sans  pompeux  monuments,  mais  entretenu  avec 
im  soin  qui  atteste  la  vivacité  du  souvenir  laissé 
parles  partis,  par  les  chers  envolés, — sur  une 
pierre  qu'entoure  un  grillage  de  fer,  j'ai  lu  l'épi- 
taphe  suivante  : 

Ici  repose 
Dans  l'attente 

de  la 

Bienheureuse 

Résurrection 

Anatole  Parthenais 

Artiste  sculpteur 

Trois  fois  couronné 

par 

l'Ecole  Impériale 

des 

Beaux-Arts  de  Paris 

France 

DÉCÉDÉ  le  27  Décembre 

1864 

Agé  de  25  ans  et  3  mois 

Priez  pour  lui. 


*78         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

En  ce  moment  où  nous  semblons  prendre  à 
tâche  de  nimber  nos  hommes  de  talent  ;  où  Fré- 
chette  est  couronné  par  l'Académie  française  et 
provoque  les  applaudissements  américains  ;  où 
son  frère  Achille  remporte  quatre  prix  sur  cinq 
dans  un  concours  de  dessin  et  de  peinture  ;  où  le 
sculpteur  Hébert  reçoit  de  l'Etat  l'honorable  com- 
mande de  la  statue  de  Cartier  ;  où  Chauveau  pré- 
side la  Société  Royale  du  Canada  ;  où  Ton  publie 
les  remarquables  travaux  historiques  de  Garneau  et 
de  Suite  ;  où  le  Canada,  mieux  connu,  rentre  dans 
le  giron  de  la  France  qui  se  réchauffe  ;  où  nos 
artistes  et  nos  écrivains  voient  poindre  enfin 
l'heure  longtemps  attendue  du  mérite  récompensé, 
— il  me  paraît  utile  de  ressusciter  un  mort  génial, 
de  mettre  en  lumière  sa  carrière  brusquement  in- 
terrompue. 

Qui  connaît  Parthenais  ?  Hors  de  Joliette,  pas 
cent  personnes, 

Et  cependant  ce  jeune  homme,  arrivant  d'un 
Canada  ignoré,  méconnu  plutôt,  où  la  France  croy- 
ait qu'il  n'y  avait  que  des  anthropophages,  cet  en- 
fant s'est  percé  une  trouée  dans  l'épaisse  et  vivante 
cohue  des  hommes  de  talent  dont  Paris  déborde  ! 
Parmi  tant  d'intelligences  d'élite,  il  s'est  frayé  un 
chemin,  et  vite,  vous  allez  voir. 

Première  année,  aux  grands  concours,  on  lui 
donnait  un  deuxième  prix  de  sculpture  ;  médaille 
de  bronze. 


ANATOLE   PARTHENAIS  *79 

Deuxième  année,  1863,  aux  concours  de  semes- 
tre, un  premier  prix  ;  médaille  de  bronze. 

Même  année,  au  concours  annuel,  le  premier  prix 
et  la  médaille  d'argent. 

Il  n'avait  encore  que  24  ans. 

Pour  un  sauTage,  c'était  aspirer  haut  et  bien  at- 
teindre. 

J'ai  sous  les  yeux  ces  médailles  précieuses,  ces 
trophées  de  pacifiques  mais  honorantes  victoires, 
et  je  comprends  le  soin  jaloux  avec  lequel  la  famille 
du  jeune  poitrinaire  les  conserve. 

Sa  mère,  la  pauvre  octogénaire,  avait  cette  bien 
pardonnable  vanité  d'exhiber  à  quiconque  était 
sympathique  ces  reliques,  plus  souvent  baisées 
qu'un  agnus,  ce  bronze  qu'aucun  or  n'aurait 
acheté. 

J'ai  chez  moi  deux  morceaux  de  bois  que  le  ci- 
seau d'Anatole  Parthenais  a  fouillés.  Ces  mor- 
ceaux de  bois  sont  devenus  des  œuvres  d'art,  et 
celui  qui  me  les  enlèvera  se  lèvera  matin.  L'un 
est  une  corniche,  un  peu  payenne,  mais  superbe- 
ment conçue,  l'autre  est  un  motif  de  chasse.  Moi, 
j'aime  mieux  le  dernier.  C'est  grand  à  peine  com- 
me la  main,  et  vous  y  distinguez  parfaitement, 
dans  les  proportions  voulues,  les  crocs  du  chien 
comme  les  griffes  de  l'ours. 

Parthenais  avait  la  conception,  sa  corniche  me  le 
prouve  ;  il  était  aussi  maître  des  détails  ;  son  ci- 
seau délicat,  qui  ne  recule  ni  devant  une  mèche 
de  poils  ni  devant  une  dent,  en  témoigne  assez. 


80         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Il  avait  fait,  en  cire,  une  réduction  d'un  monu- 
ment qui  devait  être  élevé  sur  la  tombe  de  M. 
Scallon,  de  Joliette.  Il  y  a  trop  longtemps  que  je 
l'ai  vu  pour  en  parler  longuement.  L'allégorie,  je 
l'ai  oubliée.  Je  sais  seulement  qu'il  y  avait  quatre 
statuettes,  hautes  comme  le  doigt,  où  tout  était  si 
parfaitement  fini  que  les  ongles  des  doigts  du  pied 
s'accusaient  avec  la  même  vérité  que  ceux  de  la 
main. 

On  conserve  à  Paris  plusieurs  des  sculptures  de 
Parthenais,  me  dit-on. 

Une  chasse  sur  une  crosse  de  fusil  existe  encore 
au  Canada  :  c'est  un  chef-d'œuvre. 

Une  pipe  en  bois  ciselée  par  lui — un  vrai  bijou 
— a  été  volée  dans  luie  exposition  à  Montréal. 

Inutile  de  mentionner  par  le  menu,  d'autant 
plus  que  je  ne  les  ai  pas  toutes  vues,  les  œuvres  de 
Parthenais.  Cet  enfant  de  vingt-cinq  ans  n'avait 
pas  donné  toute  sa  mesure.  On  pouvait  attendre 
beaucoup  de  ce  travailleur,  désireux  de  produire 
s'il  n'eût  été  cloué  par  la  maladie,  de  ce  bras  trop 
tôt  refroidi,  de  cette  âme  ardente  usant  un  fourreau 
fragile,  de  ce  fils  revenu  de  France  pour  embrasser 
sa  vieille  mère  avant  de  s'éteindre, 

Comme  je  m'attarderais  à  parler  de  lui  si  j'avais 
le  temps  de  babiller  !  Rien  ne  m'émeut  comme  de 
penser  à  ces  morts  prématurées  d'hommes  qui  n'ont 
pas  eu  le  temps  de  montrer  leur  envergure,  les 
Grilbert,  les  Millevoye,  les  Chatterton,  pour  ne  rap- 
peler que  les  noms  les  plus  connus. 


ANATOLE   PARTHENAIS  81 

"Aux  petits  hommes  des  mausolées  ;  aux  grands 
hommes  une  pierre  et  un  nom",  a  dit  Chateaubri- 
and dans  ses  Mémoires  d' outre-tombe. 

Ce  n'est  qu'un  paradoxe,  et  le  sentait  bien  celui 
qui  l'a  écrit,  lui  qui  n'a  choisi,  il  est  vrai,  pour  sa 
dernière  demeure  qu'un  rocher, — mais  un  rocher 
poétique,  pittoresque,  le  Grrand-Bé  de  Saint -Malo, 
qui  le  mettait  en  vue  comme  s'il  se  fût  fait  élever  un 
tombeau  sur  le  Mont-Blanc. 

Des  monuments,  donnez-nous  de  cela.  Des  sta- 
tues, il  en  faut.  On  pourra  en  élever,  à  force 
d'argent,  à  des  gens  qui  n'en  méritent  point.  Mais 
ce  sera  l'exception.  La  règle  prévaudra  toujours, 
l'intelligence  y  aidant  de  plus  en  plus,  que  le 
mausolée  écrase  le  pygmée  comme  la  pierre  l'in- 
secte. Les  robustes  peuvent  et  doivent  seuls  se 
charger  d'un  monument. 

Je  ne  demande  rien  pour  Parthenais  :  je  le  rap- 
pelle à  quelques-uns,  je  le  ré  vêle  à  beaucoup. 

Souvenons-nous  de  lui,  maintenant  que  nous 
commençons  à  reconnaître  le  talent,  aujourd'hui 
que  nous  n'ensevelissons  plus  dans  les  bandelettes 
d'une  indifférence  honteuse  les  hommes  qui  nous 
font  honneur,  à  présent  qu'il  s'opère  un  déterrement 
des  mérites  enfouis,à  cette  heure  où  nous  exhumons 
du    caveau  des  gloires  dignes  du  piédestal. 

L'Albani,  les  Fréchette,  Hébert,  Desève,  Martel, 
Falardeau,  Couture,  pour  ne  citer  que  quelques- 
uns  de  nos  artistes  qui  ont  reçu  la  consécration 
de  l'étranger,  doivent  vivre  et  vivront  sans   doute. 


82         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Pourquoi   pas,  et  au  même   titre,  Anatole     Par- 
thenais  ? 

Honoroni  nos  morts  ! 


COURT   PELERINAGE 


83 


COURT  PÈLERINAGE 


D'avoir  lu  une  simple  annonce  dans  un  journal, 
me  voici  tout  chose.  On  organise  un  pèlerinage 
canadien  en  Terre-Sainte,  et  les  pèlerins  visiteront 
Paris,  Londres,  Lorette,  Assise,  Rome,  Naples, 
Alexandrie,  le  Caire,  JafFa,  Jérusalem,  Bethléem, 
Saint- Jean  in  Montana,  le  Jourdain,  la  mer  Morte, 
ainsi  que  la  Galilée,  la  Syrie,  le  Liban,  Smyrne, 
Constantinople,  Athènes,  &c. 

Quelques  noms  propres  sous  les  yeux,  et  vous 
voilà  rêveur  ! 

C'est  aussi  que  ces  noms  appartiennent  à 
l'Orient,  et  que  l'Orient  est  le  berceau  du  monde 
et  le  pays  des  rêves.  On  n'y  a  jamais  mis  le  pied, 
mais  on  l'a  habité  la  moitié  de  sa  vie  par  l'imagi- 
nation ;  le  désir  de  le  voir  vous  a  empoigné  tout 
jeune,  vous  abandonnera-t-il  jamais  ? 

L'irruption  d'une  troupe  de  gamins  dans  un 
taillis  n'éveille  pas  sous  le  feuillage  une  plus 
nombreuse  nichée  d'oiseaux  que  ce  seul  mot — 
l'Orient— ne  fait  affluer  dans  le  cœur,  dans  l'esprit, 
de  souvenirs  frais  et  vermeils. 

Quelle  douce  envolée  de  réminiscences  mélanco- 
liques !  quels  suaves  retours  aux  heures  naïves  de 
l'enfance  où  l'on  s'est  tant  de  fois  promis  de  visiter 


84         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

un  jour  les  contrées  qui  virent  la  création  de  l'hom- 
me et  sa  rédemption,  le  Paradis  Terrestre  et  le  dra- 
me du  Golgotha  ! 

Je  ne  puis  lire  rien  de  l'Orient  sans  faire  une 
pause  ;  le  livre  se  fermej'œil  se  clôt,  l'imagination 
voyage,  le  souvenir  envahit  l'être,  le  rêve  me  berce, 
l'esprit  somnole  :  la  voluptueuse  torpeur  ! 

Et  alors  défilent,  en  gros  et  en  détail,  la  terre 
ensoleillée  et  toutes  ses  merveilles,  le  pays  entier, 
la  ville,  le  lac,  la  montagne,  le  monument,  le  dé- 
sert et  le  chameau,  l'homme  et  son  vêtement,  la 
femme  surtout,  Eve  aux  blonds  cheveux,  Agar  la 
poétique  concubine  chassée,  Ruth  la  belle  gla- 
neuse, Rachel  la  mère  sublime  qui  ne  voulait  se 
consoler,  la  Vierge  Sainte  et  la  pécheresse  Marie- 
Madeleine, — tous  les  lieux,  toutes  les  scènes  que 
la  Bible  décrit. 

Comme  il  n'y  a  qu'un  pas  des  Lieux-Saints 
chrétiens  aux  Lieux-Saints  musulmans,  de  Jéru- 
salem à  la  Mecque,  de  la  Palestine  à  l'Arabie,  com- 
me l'Asie-Mineure  est  proche,  comme  l'Egypte 
n'est  pas  loin,  comme  le  même  soleil  enveloppe 
tout  cela  de  lumière  et  de  chaleur,  comme 
la  même  poésie  triste  plane  sur  toutes 
ces  contrées,  je  les  visite  en  esprit,  tantôt 
sautant  de  l'une  à  l'autre,  tantôt  m'attardant  aux 
carrefours  de  la  route,  passant  d'une  ruine  à  un 
obélisque,  de  la  Croix  aux  Pyramides. 

Et  il  me  revient  de  mes  lectures,   du  Voyage  en 
Orient  de  Lamartine,  de  V Itinéraire  de  Paris  à  Jérusa- 


COURT   PELERINAGE 


85 


lem  de  Chateaubriand,  des  Orientales  de  Victor 
Hugo,  des  bribes  de  phrases,  des  bouffées  de  sou- 
venirs, des  envies  de  vivre  de  cette  vie  orientale  si 
pleine  de  nonchaloir. 

Je  revois  l'indolente  Sara  qui  se  balance  dans 
son  hamac  et  de  son  pied  mutin  agace  l'eau  de  la 
fontaine,  Sara 

la  paresseuse  fille 

Qui  s'habille 
Si  tard  un  jour  de  moisson  ! 

Les  jardins  suspendus  de  Babylone,  où  fleurissait 
la  rose,  "  cette  sultane  du  rossignol  ",  comme  a 
dit  ^yron  ; 

Smyrne,  bazar  universel,  où  tous  les  peuples 
ont  pris  rendez-vous,  caravansérail  où  s'entre-croi- 
sent  tous  les  idiomes  et  chatoient  soieries  et  pier- 
res précieuses  ; 

Malte  la  vaillante,  encore  hantée  par  les  ombres 
de  ses  chevaliers  ; 

Stamboul  la  riante,  caressée  par  son  golfe,  la  ville 
aux  innombrables  harems  "  qui  avait  visité  Ver- 
sailles et  s'y  trouvait  à  l'aise",  sous  Louis  XV  ; 

Saint- Jean-d' Acre,  aux  sièges  mémorables,  encore 
imprégnée  de  la  gloire  de  Richard  Cœur-de-Lion  et 
de  Napoléon  ; 

Jaffa,    qui   vend  les   meilleures    oranges  de    la 

Syrie  ; 

Les  pyramides  d'Egypte,  et  les  hiéroglyphes,  et 
les  momies,  et  le  Sphinx,  et  la  campagne  de  Bona- 
parte ; 


86         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Et  lady  Esther  Stanhope,  cette  moderne  Zéno- 
bie  ; 

Et  Botsaris,  et  Canaris,  les  immortels  héros  de  la 
guerre  des  Hellènes  ; 

Et  Navarin, 

la  ville  aux  maison,  peintes, 

Li  ville  aux  dômes  d'or,  la  blanche  Navarin, 

Sur  la  colline  assise  entre  les  té  ébinthes, 

Qui  prête  son  be»u  golfe  aux  ardentes  étreintes. 

De  deux  flottes  heurtant  leurs  carèaeâ  d'airain  ; 

Et  les  ruines  de  Balbec  ; 

Etc.,  etc.,  etc.. 

Plongez-vous  dans  cette  rêverie,  elle  sera  longue 
tant  l'Orient  est  vaste,  tant  son  histoire  est  poéti- 
que, tant  ses  villes  et  ses  enfants  sont  ^pittoresques, 
tant  ses  souvenirs  sont  ineffaçables. 

Il  faut  pourtant  que  je  m'y  arrache  et  que  je  cesse 
de  babiller. 


DES  STATUES,  PAS  DE  FUSÉES!       8*7 


DES  STATUES,  PAS  DE  FUSÉES  ! 


Au  moment  où  j'énonçais  le  désir  de  voir  les 
Canadiens  élever  des  monuments  à  leurs  hommes 
remarquables,  M.  Sentenne,  dans  la  chaire  de 
Notre-Dame,  souhaitait  voir  consacrer  à  cette 
œuvre  vraiment  nationale  les  sommes  folles  an- 
nuellement dépensées  en  arcs  de  verdure  et  en 
chars  allégoriques  le  jour  de  la  Saint- Jean-Baptiste. 

Ces  deux  désirs  ne  sont  ni  nouveaux,  ni  pour  la 
première  fois  exprimés  en  public. 

M.  Joly  émettait  il  y  a  quelques  semaines  le 
vœu  que  l'on  respectât  nos  forêts  ce  jour-là  et 
qu'il  fût  mis  un  terme  à  cette  ruineuse  fantaisie 
de  couper  des  baliveaux  des  meilleures  essences 
pour  les  planter  dans  les  rues.  Planter  n'est  pas 
le  mot,  c'est  piquer  en  terre  qu'il  faut  dire. 
Douze  heures  après  cette  opération  de  piquage 
il  ne  reste  plus  rien  que  des  arbres  couchés  en 
travers  de  la  chaussée  à  la  frayeur  des  chevaux,  des 
feuilles  sèches  jonchant  les  trottoirs,  et  des  trous 
en  face  de  nos  maisons.  On  n'a  même  pas  la 
pensée  généreuse  de  donner  ces  jeunes  troncs  aux 
pauvres  pour  qu'ils  se  chauffent. 

Maintenant  que  notre  législature  provinciale  ma- 
nifeste de  l'intérêt  pour  la  conservation   des   bois, 


88  COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

pour  la  plantation  des  arhres,  et  qu'on  a  créé  en 
l'honneur  de  ceux-ci  une  fête  publique  où  le  peuple 
fait  sa  part,  peut-être  comprendra-t-on  qu'en  déra- 
cinant de«  arbres  au  lieu  de  les  couper,  en  les  trans- 
portant de  la  campagne  dans  la  ville,  en  les 
plantant  à  demeure  au  lieu  de  les  ficher  en  terre, 
nous  aurions  dès  la  première  année  tout  le  feuillage 
nécessaire  à  nos  processions  nationales  ? 

Ces  trois  idées  se  comx)lètent,  il  me  semble  : 

Respectons  nos  forêts  ; 

Ne  gaspillons  pas  des  milliers  de  piastres  en 
démonstrations  frivoles  ; 

Avec  cet  argent  élevons  des  monuments. 

Le  Canada  français  dans  quelques  jours  sera  en 
liesse.  Les  drapeaux  amis  de  France  et  d'Angle- 
terre flotteront  sur  les  toits,  aux  fenêtres  ;  les  rues 
seront  bordées  de  jeunes  érables  par  milliers  ; 
chacun  portera  à  sa  boutonnière  la  rosette  de  l'ordre 
de  chevalerie  de  Saint-Tean-Bapti&te,  le  ruban  de  la 
légion  d'honneur  nationale  ;  on  fera  une  splendide 
retraite  de  cinq,  dix,  vingt  mille  hommes  qui  pas- 
seront sous  les  arcs  de  verdure  élégants  autant  que 
coûteux  ;  des  charriots  allégoriques  porteront  des 
ouvriers  de  tout  état  dans  l'excercice  fantaisiste  de 
leurs  métiers  ;  on  entendra  d'excellents  discours 
patriotiques,  expression  des  sentiments  les  plus 
nobles  et  les  plus  vrais  ;  il  y  aura  des  feux  d'artifice, 
des  concerts,  des  illuminations,  etc. 

Eh  bien,  je  le  demande,  que  restera-t-il  tout  cela 
le  lendemain  ? 


DES   STATUES,   PAS   DE   FUSÉES  !  89 

Le  souvenir  d'une  journée  de  plaisir  ; 

L'orgueil  de  s'être  affirmé  comme  peuple  ; 

Une  bonne  semence  tombée  des  lèvres  d'un 
orateur  éloquent  dans  un  cœur  bien  préparé. 

C'est  beaucoup,  certes,  mais  allez-vous  me  dire 
que  l'on  sera  plus  avancé  parce  qu'on  aura  détruit 
cinquante  mille  érables,  bâti  cinquante  arcs  de 
triomphe,  fait  parader  cinquante  ou  cent  chars 
allégoriques,  où  des  barbiers  armés  de  grands 
rasoirs  de  bois  renouvellent  un  spectacle  digne  des 
bateleurs  de  la  foire,  où  des  cordonniers,  des 
tailleurs  de  pierre,  des  charpentiers  s'esquintent  à 
frapper  de  grands  coups  de  hache  et  de  marteau 
sans  faire  pour  cinq  sous  d'ouvrage  ? 

De  tout  ce  qui  ne  laisse  aucune  trace  dans  nos 
esprits  ou  nos  cœurs,  débarrassons-nous  au  plus  tôt. 

Il  est  bien  tard  cette  année  pour  mettre  l'idée  à 
exécution  :  fêtons  donc  avec  entrain. 

Mais  l'année  prochaine  et  à  l'avenir,  songeons  à 
nos  grands  hommes  que  rien  sur  les  places  publi- 
ques des  grandes  villes  ne  rappelle  au  souvenir 
d'un  peuple  qui  se  glorifie  d'eux. 

Ici,  dans  la  province  de  Québec,  où  l'influence  et 
la  population  françaises  croissent  d'année  en  année, 
nous  n'avons  pas  besoin  de  ces  imposantes  démons- 
trations annuelles,  nécessaires  dans  les  endroits — 
les  Etats-Unis  par  exemple,  ou  les  provinces  an- 
glaises de  la  confédération, — où  les  nôtres  doivent 
se  connaître,  se  compter,  s'unir  pour  se  maintenir 
et  s'affirmer. 


90         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Une  fête  décennale  comme  celle  de  18*74,  comme 
celle  de  1884,  suffirait. 

Aux  Etats-Unis,  dans  le  Manitoba,  plus  on  en  fera, 
mieux  ce  sera. 

Grardons  notre  argent  pour  des  statues. 


— Yous  parlez  de  statues  bien  à  votre  aise,  ya- 
t-on  me  dire.     A  qui  en  élever  ? 

— Aux  morts  qui  ont  honoré  notre  race. 

— Parbleu  !  mais  qui  va  les  désigner  au  choix 
populaire,  à  l'initiative  nationale  ?  Où  les  érigera- 
t-on,  ces  statues  ?     Qui  aura  la  sienne  le  premier  ? 

Je  vous  vois  venir  !  vous  redoutez  les  jalousies 
des  villes,  des  partis,  des  corps  publics  ;  vous  crai- 
gnez que  l'Eglise,  l'Etat,  la  robe,  1  epée,  les  lettres, 
les  arts,  les  sciences,  se  disputent  la  préséance  ;  vous 
avez  plus  encore  peur  de  l'ostracisme, — et  tous 
n'avez  pas  tort.  Les  nécessités  de  parti,  les  exigen- 
ces d'une  cause,  les  préjugés  de  caste  ,  l'esprit  de 
clocher,  si  puissants  chez  nous,  sont  sûrement  à 
appréhender,  mais  il  me  semble  qu'il  est  facile  de 
les  mater. 

— De  quelle  manière  ? 

— En  laissant  le  choix  des  hommes  et  des  loca- 
lités aux  membres  français  de  la  Société  Royale  du 
Canada.  Ces  messieurs  se  réunissent  une  fois  l'an, 
et  je  ne  doute  pas  qu'ils  se  chargeraient  avec  plai- 
sir de  cette  pieuse  tâche.    JjQ  laïque,  l'ecclésiasti' 


DES   STATUES,    PAS   DE   FUSÉES  !  91 

que,  le  savant,  le  partisan  politique,  le  citoyen  de 
Québec,  de  Montréal,  des  villes  moindres,  sont  aus- 
si également  que  possible  représentés  dans  ce  corps. 
Ce  sont  des  hommes  instruits,  comme  tels  moins 
prévenus,  plus  justes,  reconnaissant  mieux  le 
mérite  réel,  plus  disposés  à  le  bien  récompenser. 
Il  me  parait  qu'aucun  corps  n'offre  autant  et 
d'aussi  acceptables  garanties  d'impartialité. 

Voilà  l'idée  :  la  statue  de  préférence  à  la   fusée  ! 

La  presse  pourrait  la  débattre,  les  sociétés  na- 
tionales l'adopter,  régler  le  détail,  se  mettre  à  la 
tête  de  l'exécution. 

Le  tout  respectueusement  soumis 


92         COUPS  d'œil  et  coups  pe  plume 


DE  L'ENTHOUSIASME  AMÉRICAIN 


L'enthousiasme  habite  aux  rives  du  Jourdain. 

C'est  Lamartine  qui  l'a  dit,  et  c'est  peut-être  vrai. 
Quand  ça  ne  serait  pas,  le  vers  est  beau,  et  cela 
suffit. 

Je  crois  sans  peine  à  l'enthousiasme  des  croisés, 
— par  moments,  pas  toujours.  Je  crois  au  feu  sacré 
de  la  foi,  de  l'espérance,  du  courage  qui  les  brûlait. 
Je  crois  à  la  résignation  avec  laquelle  ils  suppor- 
taient leurs  nombreux  revers  :  défaites,  pestes,  tra- 
hisons. Mais  il  me  semble  que  depuis  l'époque  de 
ces  respectables  dévouements,  l'enthousiasme  a  fui 
à  tire-d'aile  pour  ne  plus  retourner  vers  cette  terre 
nue,  aride,  désolée,  dont  les  voyageurs  nous  font  la 
plus  attristante  peinture.  Il  ne  doit  y  avoir  d'en- 
thousiastes maintenant  que  les  rares  pèlerins  qui 
vont  baiser  la  pierre  du  sépulcre  et  pleurer  à 
chaudes  larmes  l'époque  lointaine  où  l'Islam 
abaissait  le  croissant  devant  la  croix. 

Enfin! 

Mais  un  pays  où  il  y  en  a  de  l'enthousiasme, 
je  vais  vous  le  dire,  c'est  le  Dakota.  Et  du  plus 
débordant,  du  plus  exubérant,  du  plus  délirant  ! 

J'ai  mis  hier  la  main  sur  un  petit  pamphlet  in- 
titulé ;  "  A  scream  from  the  American   Eagle   in 


DE   l'enthousiasme   AMÉRICAIN  93 

Dakota."  Une  compagnie  de  chemin  de  fer  dis- 
tribue cela,  et  je  vous  prie  de  croire  qu'elle  ne 
s'en  fait  pas  une  mince  de  réclame  avec  ce  chef- 
œuvre.  C'est  un  discours  censé  avoir  été  prononcé 
par  le  col.  P.  Donan,  de  V Argus  de  Fargo,  une  ora- 
tion  du  4  de  juillet,  où  l'abondance  de  l'éloquence 
fait  songer  à  la  fertilité  du  sol  qui  produit  de  tels 
phénomènes. 

Enfoncé  le    Marseillais  !     Dans  le  dix-septième 
dessous  le  Grascon  ! 

"  Les  autres  pays,  s'écrie  mon  colonel  Donan,  les  autres  pays 
se  glorifient-ils  de  leurs  grands  fleuves  ?  Nous  pourrions  prendre 
par  le  petit  bout  leur  Nil  et  leur  Tamise,  leur  Tibre  jaune,  leur 
Rhin  bordé  de  châteaux  et  leur  beau  Danube  bleu,  les  vider  dans 
nos  majestueux  Mississipi,  Missouri,  Amazone,  Saêkatchewan  et 
De  la  Plata,  sans  faire  monter  l'eau  assez  pour  remettre  à  flot  un 
bateau  plat  de  l'Indiana  échoué  sur  un  banc  de  sable  !  Osent-ils 
vanter  leurs  mers  et  leurs  lacs  ?  Nous  pourrions  verser  leurs 
mesquines    mers    Caspienne   et   d'Azof,  leur  mer  Morte,   leur 
Nyanzie  et  leur  lac  Majeur  dans  nos  superbes  lacs   Supérieur, 
Michigan,  Erié  et  Oatario,  et  à  peine  cela  produiiait-il  sur  les 
rives  caillouteuses  de  ceux-ci  une  vaguelette  suffisante  pour  efifacer 
l'empreinte  d'un  pied  de  dix-huit  pouces  laissée  sur  le  sable  par  la 
pantoufle  de  fée  d'un   fille  de  St-Louis  ou  de  Chicago  !  Vont-ils 
parler  de  leurs  paysages  romantiques  ?  Nous  avons  mille  bijoux 
de  lacs  qui  feraient  se  cacher  sous  le  voile  d'un  brouillard  ami  leur 
lac  de  Côme,  leur  lac  de  Genève,  leur  lac  de  Killarney,   que  l'on 
vante  tant  !    Le  tonnerre  de  notre  Niagara  étouflfe  le  faible 
murmure  de  toutes  leurs  cataractes  ;  les  pics  abrupts  et  les  torrents 
de    notre   Yosemite    et    de     notre     Yellowstone  ;    le    prisme 
étincelant    de   notre    St-Antoine    et      de    notre     Minnehaha  ; 
la  mélancolique  grandeur  de  nos  prairies  bornées  pai  l'horizon 
seul,  de  nos  océans  de  verdure  sans  limites,  rapetissent  jusqu'à 
l'infime  les  plus  fameux   paysages  de  la  Suisse   et  de  l'Italie, 


94         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

éclipsent  les  merveilles  et  les  gloires  des  Mille  et  une  Nuits,  et 
défient  la  plume  du  poète  et  le  crayon  de  l'artiste  qui  ne  pour- 
raient jamais  rendre  une  parcelle  de  leur  sublimité  !  " 

Et  ainsi  de  suite. 

Le  ton  est  soutenu  du  commencement  à  la  fin. 
L'orateur  ne  se  refuse  rien.  Il  continue  à  passer 
en  revue  les  volcans,  les  mines  d'or,  d'argent  et  de 
diamant,  les  moissons,  les  vignobles,  le  climat,  la 
faune  et  la  flore  de  l'Amérique. 

Naturellement  le  reste  du  monde  est  éclipsé  en 
tout  et  partout. 

Je  ne  résiste  pas  au  désir  de  citer  une  autre 
phrase  : 

"  Tout  l'empire  romain,  dont  les  aigles  dorées  étendaient  leurs 
ailes  victorieuses  des  sables  brûlants  de  l'Afrique  aux  collines 
brumeuses  de  la  Calédonie,  n'égalait  pas  en  immensité  notre 
Nouveau-Monde.  La  Russie,  le  plus  vaste  des  empires  modernes, 
pourrait  se  perdre  dans  notre  hémisphère  septentrional,  que  tous 
les  limiers  de  la  chrétienté  ne  seraient  jamais  capables  de  la  dé- 
couvrir. La  France,  cette  terre  de  Napoléon,  dont  les  légions,  il 
n'y  a  pas  plus  d'un  demi-siècle,  faisaient  trembler  sous  leurs  pas 
toute  l'Europe  comme  si  eUe  eût  eu  la  fièvre  de  vallée  de  Wabash,  ne 
recouvrirait  pas  le  seul  territoire  du  Dakota  ;  tandis  que  la  Grande 
Bretagne,  dont  le  tambour  éveille  le  globe  tous  les  matins,  serait 
à  peine  une  chiure  de  mouche  sur  la  face  du  Texas  ou  de  la  Cali- 
fornie." 

Pas  respectueux  pour  sa  grand'-mère,  le  gars  ! 

Pour  la  baie  de  Naples  non  plus,  vous  allez  voir. 

La  gravure  illustre  le  texte  dans  cet  impayable 
petit  livre,  des  gravures  à  faire  poufier  ! 

Le  Yésuve  à  l'horizon,  Naples  qui  fait  ceinture, 
grand  comme  la  main  d'eau,  voilà  bien  l'aspect 
général  de  la  baie  de  Naples  ;  sur  la  plage...... 


DE    l'enthousiasme   AMÉRICAIN  95 

Sur  la  plage  sonore  où  la  mer  de  Sorrente 
Déroule  ses  flots  bleus  au  pied  de  l'oranger, 

un  mendiant  sordide  tendant  son  chapeau,  et  un 
chien  qui  chasse  ses  puces  ! 

Au  bas  la  légende  :  Beggar-hemmed  and  jiea- 
girt  Bay  of  Naples  ! 

Pauvre  Lamartine,  si  tu  n'étais  pas  mort,  cela 
t'assommerait  du  coup,  hein  ? 

Une  autre  gravure  représente  la  course  des  races 
après  le  progrès,  the  race  of  races. 

En  avant  de  toutes  les  autres,  bien  entendu,  se 
voit  le  grand  Yankee  avec  ses  longues  guiboles 
sèches  et  ses  bottes  de  sept  lieues  ;  il  est  serré  de 
près  par  l'Ecossais,  dont  le  tartan  vole  au  vent  ; 
vient  ensuite  l'Irlandais,  avec  sa  pipe  et  son 
chapeau  bossue,  qui  fut  de  soie  ;  après  lui  John 
Bull,  le  gros  John  Bull  qui  n'a  l'air  de  courir  que 
pour  la  forme,  sûr  qu'il  est  de  les  rattraper  ;  puis 
l'Espagnol,  le  Chinois,  le  Sauvage. 

On  conviendra  que  cet  ordre  aurait  pu  être  in- 
terverti sansnuire  àla  vérité ni  àla  délicatesse. 

Je  conçois  pourtant  ces  malices  :  l'Anglais  a  créé 
l'Américain,  et  l'Américain,  ce  gavroche  endiablé, 
rit  volontiers  du  bonhomme  ;  quant  au  Français, 
n'est-il  pas  le  Chinois  de  l'Est  ? 

Foster  aura  soufflé  l'idée  de  la  gravure. 

Notre  Niagara  lui-même,  dont  l'orateur  a  parlé  si 
pompeusement  pour  l'opposer  aux  cascatelles  de 
l'Europe,  et  dont  Chateaubriand  a  dit  :  "Quand  on 
a  vu  la  cataracte  de  Niagara,  il  n'y  a  plus  de  chute 


96         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

d'eau", — est  représenté  par  un  seau  d'eau  de  vais- 
selle qu'une  bonne  ménagère  lance  d'un  premier 
étage  sur  la  tête  des  passants. 

La  gravure  n'est  décidément  pas  enthousiaste, 
mais  est-ce  la  faute  de  Donan  !  Non. 

Lui,  il  est  monté,  soufflé,  chauffé  à  blanc  pour 
huit  pages.  Il  ne  descendra  des  hautes  cimes  que 
lorsque  la  raréfaction  de  l'air  ou  de  son  souffle  l'y 
forcera. 

Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  que  Donan  avait 
exalté  l'Amérique.  Mais  dans  l'Amérique  il  y  a  le 
Dakota,  et  le  Dakota  n'est  pas  peu. 

♦•  Un  clair  de  lune  plus  doux  ne  baigne  pas  d'un  éclat  plus  ar- 
genté les  orane;erie3  de  l'Andalousie,  ni  n'invite  mieux  l'oison  à  faire 
une  razzia  de  citrouilles  en  compagnie  de  sa  seule  bien-aimée.  Nulle 
brise  plus  embaumée  ne  souffle  sur  l'Arabie  heureuse  ou  les  jardins 
de  Gui  dans  leur  épanouisaement  que  les  zéphirs  surchargés  de  douces 
senteurs  qui  s'attardent  en  badinages  amoureux  dans  nos  buissons 
de  rosiers  et  nos  toits  à  cochons,  dans  nos  fourrés  de  tilleuls,  (^ans 
nos  chèvrefeuilles  et  les  piles  de  tripailles  et  de  rebuts  d'égouts.  De 
plus  gros  moustiques  n'ont  jamais  été  fricassés  dans  les  restaura  ,ts 
f  ashionables  de  l'Est  que  ceux  qui  bourdonnent  si  harmonieusement 
le  long  de  nos  cours  d'eau  et  de  nos  lacs  romantiques. 

Ce  sont  les  femmes  qui  sont  belles  par-là! 

"  Jamais  femmes  plus  éblouissantes,  plus  chères,  plus  adorab'es 
n'ont hantélas  rêvées  paradisiaques  des  poètes  de  l'Orient  que  nos 
célestes  divinités  en  basin,  n^s  séraphins  en  calicot  domestique,  nos 
belles  en  crinolines  gonflables  brevetées,  nos  amoureuscsdu  Dakota^ 
nos  femmes,  nos  mères,  nos  belles-mères  nos  grands-mères  et  nos 
cousines  Marianne,  qui  sont  l'orgueuil  et  les  favorites  de  la  créa- 
tion, et  digups  d'être  reines  partout." 

Jourdain,  mon  petit,  tu  fais  mieux  de  reposer 
dans  ton  lit  tranquille  que  d'arroser  l'enthousiasme 


DE    l'enthousiasme   AMÉRICAIN  9*7 

sur  tes  rives  ;  quand  il  en  pousserait  quelques 
bourgeons,  serait-il  à  comparer  aux  futaies  du 
Dakota  ? 

Et  toi,  Lamartine,  mon  garçon,  dors  bien  :  tu 
n'as  jamais  connu  le  véritable  enthousiasme. 

Si  Donan  existe,  s'il  a  prononcé  ce  discours  en 
toute  sincérité,  c'est  le  plus  grand — comment 
dirais-je  ? — le  plus  grand... tribun  canadien  des 
Etats-Unis.  S'il  n'a  voulu  que  monter  une  forte 
blague,  une  superbe  balançoire,  c'est  indéniable- 
ment un  homme  d'esprit,  n'est-ce  pas  1 

Procurez-vous  la  brochure  dans  les  agences  de 
chemins  de  fer,  et  vous  passerez  une  jolie  demi- 
heure. 

Pour  terminer ,  je  prends  une  légère  licenc©  avec 
le  poète,  et  je  m'écrie  avec  lui  et  Donan  : 

Qiiid  dignum  memorare  tuù,  O  Dakota,  terris  vox 
humana  valet  ?. 


98         COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


LE  DEUIL  DES  AVOCATS 


J'ai  connu,  dans  mes  courses  d'élection — au  pro- 
fit des  autres — un  bon  vieillard  que  j'appellerai  le 
père  Thoin. 

Chargé  d'organiser  la  victoire  jjans  une  des  plus 
populeuses  paroisses  du  district  de  Montréal, 
j'avais  établi  mes  quartiers-généraux  chez  lui.  On 
me  l'avait  désigné  comme  étant  un  vieux  de  la 
vieille  ;  sa  longue  expérience  des  hommes  et  des 
choses  de  sa  paroisse  devait  m'être  d'un  grand 
secours^;  sa  finesse  d'esprit,  l'abondance  de  ses  res- 
sources, sa  popularité,  le  respect  qui  l'entourait, 
tout  cela  ferait  des  mervilles. 

C'était  vrai. 

Nous   fîmes     des   prodiges,   mais    nous   fûmes 

battus. 

Le  père  Thoin  était  inconsolable.     Je  promis  de 

lui  envoyer  souvent  des  journaux  de  la  ville. 

Car  il  lisait,  chose  assez  rare  chez  les  vieux  culti- 
vateurs, et  il  aimait  cela,  chose  encore  trop  rare 
partout. 

Il  tenait  à  se  rendre  compte,  il  courait  après  le 
vrai.  On  lui  citait  des  tours  de  force,  d'adresse  :  il 
allait  au  cirque; — on  parlait  d'animaux  étranges  :  il 
visitait  les  ménageries; — sa  vie  était  une  recherche 


LE   DEUIL   DES   AVOCATS  99 


continuelle,  une  curiosité  toujours  alimentée  mais 
jamais  satisfaite. 

Dans  sa  paroisse,  on  l'appelait  le  père  la  Belette. 
Plût  au  ciel  qu'il  y  en  eût  davantage  de  ces  belet- 
tes, fines,  intelligentes,  curieuses  de  voir  de  près, 
de  savoir,  surtout  de  savoir  juste  ! 

Je  perdis  de  vue  le  père  Thoin  pendant  plusieurs 
années  ;je  lui  envoyais  toujours  des  journaux.  Je 
reçus  parfois  de  lui  des  lettres,  écrites  par  sa  fille, 
où  il  me  demandait  si  c'était  vrai  ce  que  disait  la 
gazette,  à  savoir  que  le  gouvernment  avait  gaspillé 
telle  somme,  fait  telle  coche  mal  taillée,  etc.  Je 
répondis  à  chaque  lettre,  et  lui  adressai  force  Li\Tes 
Bleus. 

Je  ne  songeais  guère  à  lui  quand  je  le  rencontrai 
l'an  dernier  à  Montréal.  Il  s'était  rendu  à  l'Expo- 
sition ;  il  avait  tout  fouillé,  tout  compris,  il  s'en 
retournait  chez  lui  avec  des  trésors. 

— Bonjour,  père  Thoin,  comment  vous  portez 
vous  ? 

— Alerte,  et  vous  ? 

— Très  bien,  je  vous  remercie.  Et  madame 
Thoin  ? 

— Pardon,  mais  dites-moi  donc  si  c'est  un  avocat 
qui  passe  en  ce  moment,  là,  vis-à-vis  nous  ? 

— C'est  le  libraire  C....,  lui  répondis-je. 

—J'ai  une  question  à  vous  faire,  excusez-moi  si  je 
vous  retiens,  mais  je  voudrais  bien  savoir 

— Allons  d'abord  prendre  un  coup  à  la  santé  de 
votre  femme,  de  qui  vous  ne  m'avez  pas   encore 


100       COUPS  d'ceil  et  ooups  de  plume 

donné  de  nouvelles  ;   voici  le  Richelieu,  entrons. 

Nous  n'avions  pas  fait  dix  pas  que  le  vieux, 
me  poussant  du  coude,  me  demanda  : 

— Et  celui-ci,  est-ce  un  avocat  ? 

— Mais  non,  c'est  un  huissier,  maître  X...,de  par 
chez  vous.  Vous  avez  bien  connu  son  père,  j'en 
suis  sûr 

—Ah  !  interjectale  père  Thoin  du  ton  d'un  homme 
grandement  désappointé. 

Nous  entrâmes  prendre  une  consommation.  Le 
vieux  ne  parlait  pas.  Tout  à  coup,  je  me  sens 
souffler  dans  l'oreille  : 

— En  voici  un,  cette  fois  ! 

— Un  quoi  ? 

— Un  avocat  !  Tenez,  ce  gros  blanc,  courtaud, 
avec  une  cravate  blanche,  et  qui  s'écoute  parler  ! 

— Mais  non,  c'est  Isidore,  le  propriétaire  de  cet 
hôtel.  Comment  !  vous  ne  connaissez  pas  Isidore, 
le  vaste,  l'incomparable,  l'unique  Isidore  !  mais  il 
n'y  a  que  lui  à  Montréal  !  Vous  avez  vu  tous  les 
cirques,  tous  les  musées,  tous  les  monuments,  tous 
les  édifices  de  Montréal,  et  vous  ne  connaissez  ni  le 
Richelieu,  ni  Isidore,  ni  ses  cock-tails  !  Garçon, 
deux  cock-tails  Richelieu  ! 

Le  bonhomme  avait  l'air  soucieux. 

— Qu'avez-vous  donc,  père  ? 

— Mon  cher  monsieur,  j'ai  une  question  à  vous 
faire  :  de  quelle  manière  les  avocats  portent-ils  le 
deuil  ? 

Si  on  m'avait  demandé  de  quelle  manière  un 


LE  DEUIL  DES  AVOCATS  101 

lymphatique  marche,  comment  un  médecin   dort, 
dans   quelle   clef  parle  un  créancier,  je  ne   serais 
pas  resté  plus  ébahi  que  je  le  fus  à  cette  singulière  ' 
question. 

— Mais  comme  tout  le  monde,  répondis-je. 

— Crêpe  au  chapeau  ? 

— Crêpe  au  chapeau  ;  il  n'y  a  que  le  militaire  en 
tenue  qui  le  porte  au  bras. 

Je  n'étais  pas  absolument  sûr  de  ce  dernier  point, 
je  me  risquai  tout  de  même. 

— Cravate  blanche  .? 

— Non,  cravate  noire.  La  cravate  blanche  est 
pour  le  Palais,  quand  ces  messieurs  plaident. 

— Habits  noirs  ? 

— Hé  oui  ! 

— Alors,  les  avocats  sont  toujours  habillés  de 
noir  ? 

— Non.  Pourquoi  cela  ?  Tenez,  il  y  en  a  deux 
devant  nous  ;  l'un  est  tout  en  brun,  l'autre  tout  en 
gris. 

— Et  ils  n'ont  pas  de  crêpes  à    leurs  chapeaux  ? 

— Mais,  diantre  !  pourquoi  toutes  ces  questions, 
m'écriai-je  ? 

— Parce  que... parce  que... C'est  bien  simple. 
Monsieur  Z...,,  l'avocat  de  la  reine,  est  mort  la 
semaine  dernière  ;  j'ai  lu  dans  ma  gazette  que  le 
barreau,  après  avoir  exprimé  son  chagrin  de  cette 
perte,  a  décidé  de  porter  le  deuil  pendant  un  mois, 
Yous  me  montrez  deux  avocats,.. 


102       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

— En  voici  trois  antres  qni  entrent,  lui  dis-je  ; 
landience  est  finie. 

— Cela  fait  cinq.  Eh  bien,  aucun  d'eux  n'a  d'in- 
signes de  deuil  !  Et  les  trois  personnes  que  je  vous 
ai  désignées,  les  seules  qui  avaient  des  crêpes  à 
leurs  cliapeau.x,  ne  sont  pas  des  a\ocats!  C'est 
étrange  ! 

— Le  formalisme,  père  !  le  formalisme... et  l'égo- 
ïsme  !  On  formule  des  regrets,  c'est  l'usage,  mais 
on  n'en  ressent  aucun  ;  voilà  un  avocat  de  parti,  cela 
fait  de  la  place  pour  d'autres.  S'il  en  disparais- 
sait une  douzaine,  et  des  meilleurs  !  S'il  se  vidait 
six  des  bureaux  les  plus  en  vogue  !  On  a  décidé 
de  prendre  le  deuil,  personne  ne  le  fera.  Le  seuil 
du  Palais  passé,  qui  donc  songera  à  faire  coudre 
un  crêpe  à  son  chapeau,  à  porter  des  habits  plus 
sombres,  à  reléguer  les  cravates  voyantes  au  fond  de 
sa  commode  !  Tout  au  plus,  quelques  vieux  avocats, 
frappés  dans  leur  famille  et  dont  le  deuil  expire, 
garderont-ils  pendant  un  mois  encore  leurs  lu- 
gubles  insignes.  La  mort  approche  pour  eux,  ils 
songent  un  peu  aux  autres  et  beaucoup  à  eux- 
mêmes,  car,  leur  tour  venant,  il  fera  si  bon  n'être 
pas  oublié  tout  à  fait  ni  tout  à  coup.  Ils  sont 
cinquante  avocats,  réunis,  dans  cette  salle  pour 
témoigner  de  leur  chagrin  ;  ils  expriment  de 
beaux  sentiments,  leurs  phrases  sont  touchantes  ; 
comme  leur  amitié  paraît  chaude  pour  le  défunt  ! 
Quel  esprit  de  camaraderie  !  Demain  dix,  les  plus 
intimes,  iront  aux  funérailles,    trois  porteront  uu 


LE   DEUIL   DES   AVOCATS  108 

bout  de  crêpe  pendant  quelques  semaines,  et  tout 
sera  dit. 

— Vous    ne  me  dites  pas  ça  ! 

— De  ces  cinquante  confrères,  il  n'y  en  aura 
qu'un,  le  secrétaire  de  la  réunion,  qui  se  dérangera 
un  peu.  Car  il  lui  faudra  transmettre  à 
la  famille  du  défunt  et  aux  journaux  la  copie  des 
résolutions  de  condoléance.  Il  y  aura  de  l'écriture. 
Il  jurera  un  peu,  mais  s'exécutera.  Remarquez 
que  je  n'y  trouve  pas  à  redire.  Il  meurt  plus  de 
douze  avocats  par  année  à  Montréal,  il  ne  se  passe 
guère  de  mois  que  le  barreau  ne  soit  appelé  à  s'api- 
toyer officiellement  sur  la  mort  d'un  confrère  et  ne 
s'oblige  à  afficher  son  chagrin  sur  son  couvre-chef 
pendant  trente  jours.  Ce  serait  un  deuil  perpé- 
tuel !  On  ne  pourrait  porter  un  joli  et  léger  cha- 
peau à  la  mode  qui  ne  fût  taché  de  crêpe.  On 
n'aurait  plus  l'air  jeune,  la  jeunesse  s'écoulerait  à 
arborer  l'emblème  de  la  mort  sur  sa  tête. 

— Alors  pourquoi  prendre  cette  obligation  ? 

— Le  formalisme,  l'habitude,  la  routine,  que 
voulez-vous  ?  Il  n'y  a  pas  que  les  avocats  qui  en 
soient  les  victimes.  Toutes  les  corporations  en 
feraient  autant.  Je  constate  que  les  sociétés  de 
bienveillance,  les  caisses  de  bienfaisance  et  jusqu'à 
certains  clubs  sont  en  voie  d'adopter  cet  usage.  II 
serait  encore  temps  pour  eux  de  ne  pas  se  faire  les 
esclaves  de  ce  mensonge  officiel,  de  ce  chagrin  de 
convention  qui  me  rappelle  involontairement  ces 
pleureurs  payés  dont  les  Chinois  enjolivent   leurs 


104       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

funérailles.  Verser  des  larmes  par  ordre,  revêtir 
la  douleur  par  pr«yugé,  est-ce  assez  fou  ?  Tout  cela 
c'est  de  l'hypocrisie,  et  de  la  i)lus  sotte,  car  elle 
n'est  ni  nécessaire  ni  utile. 

— Nous  autres,  les  habitants,  dit  le  père  Thoin, 
quand  nous  adoptons  des  résolutions,  c'est  presque 
toujours  pour'nous  imposer  des  taxes,  taxes  d  école, 
taxes  d'église,  taxes  municipales,  et  je  vous 
prie  de  croire  que  nous  nous  conformons  bon  gré 
mal  gré  à  l'esprit  et  à  la  lettre  de  ces  résolutions. 
Parfois  nous  voudrions  bien  pouvoir  faire  comme 
les  avocats  :  s'engager  et  n'avoir  pas  à  tenir. 

Comme  ce  langage  me  parut  irrévérencieux, 
j'interrompis  le  bonhomme,  et  nous  fûmes  au 
Palais  voir  défiler  les  avocats  qui  portent  le  deuil. 

— Père,  lui  dis-je,  la  revue  finie,  vous  aviez  en- 
tendu parler  de  gymnastes  qui  font  le  saut  de  Mo- 
risselte  par-dessus  quatorze  chevaux,  vous  êtes  allé 
les  voir,  c'était  vrai.  Vous  avez  lu  des  avocats 
que  si  l'un  d'eux  s'avise  de  mourir,  tous  les  autres 
s'empressent  de  jurer  à  la  face  de  leurs  clients 
qu'ils  prendront  son  deuil  et  le  porteront  pendant 
un  mois... 

— Et  ça  n'est  pas  vrai  !... 


UN   GIBIER  PEU  RECHERCHÉ  105 


UN  aiBIER  PEU  RECHERCHÉ 


Lundi, — fête  de  la  confédération  et  congé  quasi 
général,— nous  nous  trouvions  une  dizaine  d'amis 
groupés  sur  le  pont  d'un  bateau  à  vapeur,  riant, 
fumant,  devisant  de  toutes  choses.  Chacun  con- 
tait son  histoire,  qui  toutes  avaient  leur  mérite  ; 
mais  celle  qui  m'a  le  plus  frappé,  c'est  la  suivante, 
narrée  lentement,  froidement,  par  un  beau  diseur, 
qui,  la  main  sur  un  câble  et  le  cigare  aux  dents, 
s'écoutait  parler  : 

"J'ai  un  ami  dont  l'ambition  étrange,  dont  le 
caprice  singulier  ont  été  récemment  assouvis,— un 
peu  bien  rudement,  vous  allez  voir. 

"  Ce  garçon-là  était  presque  toujours  sur  l'eaut  ; 
rameur  et  chasseur,  il  partait  presque  toutes  les 
après-dînées  en  chaloupe  ;  Joe  Vincent  n'a  pas  eu 
de  meilleur  client.  Tantôt  armé  d'un  fusil  de 
chasse,  un  vrai  Lefaucheux,  ou  d'une  canne  à 
pêche,  tantôt  seul  avec  son  chien,  grand  épagneul 
blanc  tacheté  de  brun,  il  partait  à  l'entre  chien  et 
loup  et  pendant  des  heures  il  nageait  sec,  allant 
de-ci,  de-là.  la  tête  remuant  mais  le  regard  toujours 
fixe  sur  l'onde,  comme  cherchant. 

—Tu  ne  tueras  rien  ce  soir,  lui  disais-je  parfois, 
il  est  trop  tard. 


106       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

— Il  y  a  la  lune,  répondait-il. 

— La  lune,  oui  ;  mais  de  gil)ier,  point. 

—Le  gibier  que  je  cherche  n'est  pas  tuable. 

"  Ces  paroles  mystérieuses  me  le  faisaient  pren- 
dre pour  toqué.  Aller  avec  un  fusil  à  la  chasse 
d'un  gibier  qui  n'est  pas  à  tuer,  cela  ne  pouvait 
être  que  d'un  fou. 

"  Certains  jours,  mon  ami  partait  avec  l'aube  et 
ne  rentrait  que  pour  le  déjeuner,  fatigué,  l'air 
soucieux.  Il  ne  manquait  jamais  cette  course  au 
lendemain  d'une  nuit  d'orage,  d'une  bourrasque,  ni 
pendant  les  longues  journées  venteuses.  Bureau, 
clients,  affaires,  rien  ne  le  retenait.  Le  port  s'é- 
veillait à  peine,  les  matelots  matineux  n'avaient 
pas  commencé  à  puiser  dans  le  fleuve  l'eau  de  leur 
toilette,  on  n'entendait  encore  ni  roulements  de 
voiture  ni  grincements  de  gouvernail,  qu'il  explo- 
rait déjà  en  compagnie  de  son  domestique  le  che- 
nal et  les  bassins,  contournait  les  îles  et  les  jetées, 
passait  le  long  des  navires,  interrogeant  le  flot, 
fouillant,  cherchant  l'introuvable  gibier. 

"  Le  domestique  était  discret  ;  je  le  pompai  sou- 
vent mais  sans  en  rien  tirer.  Il  lui  arrivait  de 
faire  seul  l'excursion,  quand  le  maître  était  malade 
ou  absent  et  qu'il  était  survenu  un  violent  coup 
de  vent. 

"  Ces  allures  étranges,  ces  allées  et  venues  dans 
la  nuit,  ces  façons  de  contrebandier  ne  laissaient 
pas  que  d'inquiéter  la  femme  de  mon  ami  ;  elle 
s'en  ouvrit  un  jour  à  moi.    Je  filai  à  plusieurs  re- 


UN   GIBIER   PEU   RECHERCHÉ  lOY 

prises  mes  deux  mystérieux  personnages,  sans  pou- 
voir jamais  constater  autre  chose  que  la  fixité  de 
leur  regard  dardé  sur  l'eau  et  se  promenant  au- 
tour de  l'embarcation. 

"  Nous  intéressâmes  à  la  solution  du  problème 
des  amis  communs,  qui  furent  bientôt  comme  moi 
sur  les  dents  :  impossible  de  deviner  ce  gibier  qui 
ne  se  tue  pas.  Impossible  davantage  de  faire  par- 
ler mon  ami. 

"  Quand  sa  femme  lui  reprochait  doucement  ses 
absences  multipliées,  lui  demandait  pourquoi  il 
n'en  rapportait  ni  oiseaux  ni  poissons,  lui,  pour 
expliquer  ses  courses  infructueuses,  prétextait  le 
besoin  d'exercice,  la  nécessité  du  bain,  le  secours  de 
la  lune  pour  la  rime,  car  il  était  poète  et  tournait 
de  fort  jolis  vers  en  faisant  le  guet  du  fleuve. 

"Nous  savions  bien  tous  qu'il  mentait  ;  mais 
comment  le  démentir  ?  Nos  preuves,  où  étaient- 
elles  ? 

"  C'était  un  assidu  lecteur  de  gazettes. 

"Une  après-midi  qu'il  lisait  la  Patrie,  il  jeta  tout 
à  coup  le  journal  sur  la  table  et  pria  sa  femme  de 
faire  sa  malle  sur  le  champ  :  il  voulait  partir  le 
soir  même  pour  l'île  d  Orléans.  J'étais  avec  lui,  je 
m'emparai  du  journal  et  y  cherchai  ce  qui  pouvait 
motiver  une  aussi  jprompte  détermination.  Je  lus 
bien  le  récit  d'une  épouvantable  noyade  arrivée  là  et 
racontée  dans  ses  plus  navrants  détails,  mais  cela  ne 
me  disait  pas  grand'chose,   Je  ne  saisissais  point  le 


108        COUPS  d'œil  et  coups  de  pi^ume 

rapport  entre  l'accident  et  ce  voyage  inopiné.  Je 
lui  fis  la  conduite  jusqu'au  bateau. 

— Je  pense  tenir  mon  gibier,  me  dit-il  en  me 
serrant  la  main. 

"Il  revint  quatre  jours  après. 

— Pas  moyen  de  mettre  la  main  sur  le  gibier  ! 
fit-il  quand  il  me  vit. 

"Il  semblait  découragé. 

"Un  éclair  me  traversa  l'esprit,  je  crus  entrevoir 
le  secret. 

— Il  va  devenir  fou,  me  dis -je. 

"Mais  non  !  " 

"Un  matin  que  je  dormais  comme  un  loir,  je  fus 
éveillé  en  sursaut  par  un  carillon  d'enfer  ;  la  son- 
nette tintait,  le  marteau  battait,  une  voix  montait 
de  la  rue.  Il  n'était  pas  cinq  heures,  je  rentrais 
d'un  banquet  politique  scié  jusqu'aux  os  ;  pas 
besoin  de  vous  dire  que  j'avais  sommeil.  Si  c'était 
le  feu  !  Je  courus  à  la  fenêtre,  et  je  vis  mon  grand 
diable  d'ami  qui  s'acharnait  à  mettre  le  voisinage 
en  émoi.  Des  têtes  se  montraient  aux  lucarnes, 
minois  chiffonnés  de  servantes  ou  faces  rébarba- 
tives de  bourgeois  atteints  d'insomnie  ;  les  jolies 
bouches  murmuraient,  les  museaux  crachaient  des 
jurons. 

— Ouvre-moi  vite,  cria  Félix, — c'était  le  nom  de 
mon  ami. 

— Me  prends-tu  pour  une  écaillère  ?  lui  répon- 
dis-je,  en  volant  un  mot  d'Augustine  Brohan. 

— Vite  !  vite  !  je  n'ai  pas  le  temps  de  parlemen- 


UN  gÏbÎËk^peu  recherché 109 

ter  ;  livre  la  place  ou  je  la  prends  d  assaut.  Viens 
m'a'ider,  Pierre,  dit-il  à  son  domestique. 

"Toute  la  maison  était  sur  pied. 

"Il  fallait  bien  m'exécuter,  mais  je  maugréai  dur. 

—Qu'as-tu  au  corps,  dis-moi  donc,  ce  matin  ? 

—Le  gibier  est  trouvé,  mon  cher,  je  sais  où  il  est. 
Je  t'emmène  le  voir,  en  prendre  possession  avec 
moi  ;  c'est  Pierre  qui  a  fait   la  découverte.     Hâte- 

toi. 

—Etant  donné  que  tu  tombes  chez  moi  comme 
une  bombe,  à  une  heure  indue,  et  que  je  n'ai  pas 
dormi,  tu  trouveras  bon  que  je  prenne  mon  temps 
pour  m'habiller  et  que  je  me  détire  un  peu. 

"J'ordonnai  à  la  servante  dinfuser  du  café  et  je 
procédai  lentement  à  ma  toilette.  Félix  rageait  : 
il  arpentait  impatiemment  la  salle  à  manger,  il 
mordillait  le  pommeau  de  sa  canne. 

—Mais  avance  donc,  me  criait-il,  avance  donc, 
tortue  bipède  !  Je  t'enverrai  à  Barnum,  tu  verras  ! 
A-t-on  jamais  vu  pareil  lambm  ? 

"Nous  primes  une  tasse  de  bon  martinique  avec 
du  gâteau  de  Savoie,  et  nous  partîmes,  au  grand 
soulagement  de  Félix,  qui  se  mit  à  marcher  comme 
s'il  eût  eu  la  police  à  ses  trousses. 

"Pierre  battait  la  marche.  Nous  avoins  à  des- 
cendre la  rue  Saint-Denis  dans  presque  toute  sa  lon- 
gueur, puis  la  rue  Bonsecours  jusqu'au  fleuve. 

—Ecoute,  me  dit  mon  ami,  je  vais  te  dire  où  je 
te  mène  et  pourquoi.  Yous  ai-je  assez  longtemps 
intrigués,  toi,  ma  femme,  nos   bons   amis  ?   Vous 


110       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

m'avez  pris  pour  fou  ;  ne  nie  pas,  je  m'en  suis 
bien  aperçu,  va  !  J'avais  un  projet,  j'avais  un  but  ; 
vous  en  faire  part,  c'était  me  livrer  en  ridicule  à 
vous  tous.  Je  ne  me  serais  pas  arrêté,  mais  j'au- 
rais constamment  redouté  de  vous  voir  sourire,  de 
vous  entendre  parler  ;  j'aurais  tremblé,  je  me 
serais  peut-être  fâché  sous  vos  sarcasmes.  Aujour- 
d'hui que  j'ai  atteint  mon  but,si  absurde  qu'il  soit, 
il  ne  m'en  coûte  nullement  de  le  dévoiler.  E-iez 
tant  que  vous  voudrez,  maintenant. 

"  Je  vous  confesse  que  j'avais  hâte  de  savoir  si 
j'avais  deviné  juste. 

"  Félix  continua  ainsi  : 

—  Moucher  j'ai  bientôt  quarante^ans  ;  je  suis  à 
Tâge  où  l'ambition  fermente  ;  la  mienne  a  cessé 
hier  soir.  Oui,  quand  Pierre  m'a  annoncé  la  dé- 
couverte du  gibier  que  je  convoite  depuis  si  long 
temps,  il  a  entonné  mon  nunc  dimitUs.  J'ai  tou- 
jours eu  de  l'ambition,  tu-  le  sais,  j'ai  aimé  la  glo- 
riole : 

Un  souris  de  l'amour  est  plus  doux  à  vingt  ans  ; 
Mais  à  trente  ans  la  gloire  est  plus  douce  peut-être. 

Fontanes  a  raison.  J'ai  eu  presque  tous  les 
honneurs,et  il  me  semble  que  j'ai  atteint  quasiment 
tout  ce  que  l'on  recherche.  J'ai  été  commissaire 
d'écoles,  conseiller  municipal,  maire  de  mon  vil- 
lage natal,  préfet  de  mon  comté.  Je  suis  aujour- 
d'hui député.  Serai-je  jamais  ministre  ?  Je  ne 
sais,  mais  je  n'y  tiens  pas,  franchement.  J'ai  été 
raarguillier,  j'ai  fait  partie  du  grand-jury,  du  petit- 


UN   GIBIER   PEU   RECHERCHÉ  111 

jury,  j'ai  agi  comme  juge  aux  comices  agricoles  ; 
de  locataire  je  suis  devenu  propriétaire  ;  j'ai  des 
dettes,  actives  et  passives;  j'ai  souvent  servi  comme 
arbitre  judiciaire,  comme  syndic  ;  je  suis  époux, 
père  et  colonel  de  milice  ;  je  viens  d'être  nommé 
juge  de  paix  et  commissaire  des  petites  causes  ; 
ma  profession  est  honorable  et  ma  clientèle  lucra- 
tive. Je  suis  à  l'aise,  même  riche.  Je  suis  tu- 
teur  

— Diable  !     il  ne  te  manque  rien  alors  ? 

— Oui,  mon  cher  ;  il  me  manque  une  chose. 
Tu  le  vois,  j'ai  rempli  à  peu  près  tous  les  devoirs 
d'un  citoyen,  mais  je  ne  serai  parfaitement  heureux 
que  ce  soir,  quand  j'aurai  ser^d  dans  le  jury  du 
coroner. 

— Et  tu  vas  y  servir  aujourd'hui?  comment 
sais-tu  cela  ? 

— C'est  que  le  gibier  découvert  par  Pierre  est  le 
cadavre  dun  noyé.  Il  était  tard  quand  il  l'a  vu 
hier  ;  il  l'a  attaché  au  rivage,  nous  allons  le  cher- 
cher, nous  le  menons  à  la  Morgue,  nous  notifions 
le  fait  au  coroner,  et  tu  comprends  que  je  ne  puis 
manquer  d'être  du  jury.  Peut-être  même  serai- 
je  désigné  pour  la  présidence.  Pierre  sera  témoin, 
moi  juge.  Et  ce  sera  fini  ;  pkis  de  courses  noc- 
turnes, plus  d'excursions  du  matin  ;  mon  rêve  réa- 
lisé, je  redeviens    un  mari  modèle  et  je  ne  sors 

plus  de  chez   moi  que  pour  aller  au  bureau et 

au  club  ;  vous  ne  direz  plus  que  je  suis  fou,  j'eS' 
père.     Qu'en  dis-tu  ? 


112       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

"  Pour  dire  la  vérité,  cette  volubilité,  cet  esprit 
de  suite,  cet  ageucement  logique  des  démarches, 
et  surtout  cette  inconcevable  ténacité  à  réaliser  un 
rêve  d'Hoflinann  ou  d'Edgar  Poë,  me  jetèrent  dans 
le  plus  complet  étonnement.  Il  me  fallait  bien 
parler,  mais  je  ne  savais  que  dire  ou  plutôt  par  où 
commencer.  J'avais  le  cœur  à  rire  de  la  manie, 
mais  à  le  faire  sans  peiner  le  maniaque,  inoffensif 
du  reste,  et  dont  rien  dans  la  conduite  et  les  rai> 
ports  sociaux  ne  prêtait  à  la  risée.  C'était  un  poète 
agréable,  qui  ne  sollicitait  pas  la  muse  ou  la  pre- 
nait de  force,  mais  qui  écrivait  sous  sa  dictée  ;  il 
avait  eu  quelque  succès  dans  le  journalisme  au  temps 
de  sa  cléricature  ;  il  avait  une  carrière  jusque-là 
bien  remplie  ;  c'était  le  meilleur  des  amis  et  rien 
dans  son  caractère  ni  sa  vie  publique  ou  privée  ne 
donnait  prise  à  la  hautaine  moquerie  des  gens  qui 
se  croient  supérieurs. 

"  J  étais  en  face  d'un  accident  physiologique, 
voilà  tout.  Il  eût  eu  un  vice  de  conformation 
physique  que  j'aurais  delà  même  manière  fermé 
les  yeux  dessus,  sans  chercher  une  explication. 

"  Je  voulus  m'échapper  par  la  tangente  ;  com- 
ment répondre  directement  à  un  homme  qui  vous 
avoue  un  travers  et  vous  demande  votre  opinion  ? 

— Mais,  lui  dis-je,  as-tu  songé  que  tu  as  bien  des 
fois  risqué,  même  en  découvrant  ton  gibier,  de 
voir  ton  rêve  crever  comme  une  bulle  de  savon '^ 

— Comment  cela  ? 

—Si  tu  avais  jeté  le  grappin  sur  un  cadavre  de 


UN   GIBIER   PEU   RECHERCHÉ  113 

noyé,  tu  aurais  été  appelé  en  témoignage,  le  devoir 
du  coroner  l'eût  empêché  de  t'assigner  comme  juré. 
—Je  le   sais  bien  ;  aussi  j'aurais  pris  conseil  des 
circonstances  sur  ce  qu'il  aurait  convenu  de  faire  ; 
j'aurais  essayé  de  soustraire  le  cadavre  aux  regards, 
et  volé  quérir  Pierre  qui,    lui,  l'aurait  découvert 
officiellement,    tout  comme    Colomb  a  découvert 
officiellement  l'Amérique  fréquentée  par  des  Euro- 
péens depuis  au  moins  cinq  cents  ans,  ou  Jacques 
Cartier    le    Canada   visité  longtemps   aupai avant 
par  les  navigateurs  basques  ou  malouins.     Au  sur- 
plus, je   n'ai    pas    guetté   que     des   noyés.     J'ai 
épié  les  accidents  comme  un  reporter  en  quête  de 
copie.     Quand  j'ai  pu  assister  à  la  pose  de  la  croix 
chrétienne  ou  du  coq  gaulois  sur    les   clochers   de 
nos   églises   ou  sur   la   coupole    de    nos    édifices 
publics,  je  n'y  ai  pas  manqué.     Je   pressentais,    a 
faux  heureusement,  des  chutes  de  ces  hauts    som- 
mets ;  je  voyais  des  Claude  Frollo   tournoyer   dans 
le  vide  et  se  fracasser  sur  le  pavé,  et  je  les  suivais, 
non  pas  avec  le  rire  moqueur  de  Quasimodo,  mais 
la  prière  aux  lèvres'  et  de  la  pitié  plein  le  cœur  et 
deThorreur  plein  mon  être.     Dans  la  foule  qui  sa- 
voure ces  spectacles,  on  aurait  trouvé  des  témoins 
du  malheur,  et  j'aurais  eu  chance  de  servir   la    so- 
ciété dans  un  nouvel  emploi. 
"  Nous  étions  arrivés  au  port. 
"  Il  nous  fut  impossible  de  nous    procurer    une 
chaloupe,  une  bourrasque  effroyable  passait  sur  le 
fleuve  avec  de  faux  airs  de  cyclone  ;  le    vent    ato- 


114  COUPS   D'ŒTL   et   coups   de   PliUME 

.misait  la  crête  moutonnante  des  vagues  et  nous  la 
était  en  poussière  d'eau  à  la  figure.  Aucun 
batelier  ne  voulut  se  risquer  sur  le  flot  furieux  ; 
et  personne,  pas  môme  les  patrons  de  barges  et  de 
goélettes,  ne  voulut  nous  louer   une   embarcation. 

— Allons  déjeuner,  dit  Félix,  qui  prit  assez  brave- 
ment son  parti,  comptant  sans  doute  sur  la  solidité 
du.  câble  qui  retenait  son  gibier  sur  le  rivage. 

— Ne  craignez-vous  pas,  dis-je  à  Pierre,  que  le 
vent  ou  la  lame  ne  soit  plus  fort  que  la  corde  ? 

— Non,  monsieur. 

— Mais  quand  il  fera  jour,  quelqu'un  pourra  vous 
voler  votre  découverte  ? 

"  Félix  devenait  soucieux  ;  Pierre  se  bâta  de  le 
rassurer. 

"  Nous  étions  convaincus  que  la  tempête  dure- 
rait encore  quelques  heures,  et  nous  allâmes  dé- 
jeuner chez  Félix.  Celui-ci  fut  maussade,  il  était 
sous  l'empire  d'une  forte  préoccupation,  peut-être 
d'un  pressentiment  funeste. 

"Tout  à  coup  la  porte  s'ouvrit,  et  la  facteur  jeta 
dans  le  portique  une  lettre  à  l'enveloppe  de  deuil 
qu'une  servante  apporta  sur  un  plateau  d'argent. 

"Félix,  visiblement  troublé,  la  lut  d'un  coup 
d'œil,  et  nous  annonça  gravement,  presque  soln- 
nellement,  que  son  frère,  qui  habitait  Prescott, 
n'avait  pas  paru  chez  lui  depuis  cinq  jours,  sans 
qu'on  sût  le  moins  du  monde  ce  qu'il  était  devenu  ; 
on  priait  mon  ami  de  s'y  rendre  pour  aider  aux 
recherches. 


UN   GIBIER   PEU   RECHERCHE  115 

— J'irai  ce  soir,  dit  Félix  ;  aujourdhui,  j'ai  de 
la  besogne  de  taillée.  Yieus-tu,  me  dit-il  ?  "Le 
vent  avait  molli,  la  vague  pouvait  être  bravée,  un 
batelier  nous  offrit  ses  services  et  nous  nous  lançâ- 
mes hardiment  à  la  conquête,  non  d'une  toison  d'or, 
mais  d'une  chevelure  soiiillée  de  fange. 

— Oui,  me  dit  mon  ami,  ce  soir  j'aurai  occupé  à 
peu  près  toutes  les  charges  que  la  société  confie  à 
des  citoyens  honorables, 

— Excepté  celle  de  bourreau  ! 

— Je  te  parle  de  citoyens  honorables,  imbécile  ! 

— Tu  oublies  que  le  bourreau  est  la  clef  de  voûte 

de  l'édifice  social.     De   Maistre  l'a  divinisé  ;  il  est 

l'instrument  de  la   sanction  que  Dieu  donne  à   ses 

lois,— naturelles    ou    positives.       N'appartiens-tu 

plus  à  lecole 

—Pas  de  scie,  hein  ?  Le  moment  est  trop  grave 
pour  badiner. 

"Le  moment  était  grave  en  effet. 
"Nous    abordions.      Pierre    nous   conduisit    au 
cadavre,   solidement  lié  au   tronc  d'un  arbre.     Le 
soleil    maintenant    radieux,    frappait    droit     un 
visage    glabre,  à    l'œil    entr'ouvert,  à  la  bouche 
remplie  de  gravier,  les  chairs  tuméfiées,  les  oreilles 
et  le  nez  rejetant  un  sang   que    la   tempête   avait 
mal  lavé,  la  chevelure   emmêlée  et  pleine  des  déch- 
ets que  la  vague  apporte. 

"Je  n'ai  pas  vu  la  Morgue,  je   ne   la   visiterai 
jamais. 

"  Félix  se  pencha  sur  le  cadavre  et  fouilla  dans 


116        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


ses  poches  ;  il  y  trouva  des  papiers  détrempés,  les 
lut,  pâlit,  regarda  le  noyé  et  tomba  à  la  renverse  en 
criant  : 

— Mon  frère  ! 

"  Ce  jour-là,  Félix  ne  fut  pas  juré,  mais  témoin. 

"  Je  lui  demandai  à  quelques  jours  de  là  s'il 
n'allait  pas  reprendre  son  rêve, 

— J'avais  oublié  qu'il  me  restait  à  être  million- 
naire,— j'y  vais  essayer,  me  répondit-il.  Demain 
jentre  dans  le  commerce  de  bois,  et  si  je  ne  suis  m 
plus  sot  ni  plus  malheureux  que  les  marchands  de 
bois  en  gros  de  l'Ottawa,  j'y  parviendrai  d'ici  à 
dix  ans. 

"  Puis  il  ajouta,  en  hésitant  : 

— Si  quelqu'un  de  mes  bûcherons  meurt  acci- 
dentellement, et  cela  ne  saurait  manquer,  j'aurai 
chance  d'être... juré  du  coroner, 


DES  VERRUQUEUX 


117 


DES  VERRUQUEUX 


— Oui  !  De  jolies  mains  pour  un  pianiste  ! 

— Quoi  ?     Mes    verrues  ?     Je    donnerais    mon 
piano 

— Pour  faire  plaisir  aux  voisins  ? 

— Pour  me  débarrasser  de  ces  maudites  excrois- 
sances. Tiens,  mon  vieux,  quand  je  suis  à  jouer, 
quand  dans  ma  tête  borfrdonnent  ce  qui  me  sem- 
ble être  des  idées  musicales  neuves,  que  je  m'en- 
ivre des  applaudissements  de  la  foule  aux  concerts, 
de  la  société  dans  les  salons,  que  je  me  sens  de 
force  à  créer  et  à  créer  grand,  que  je  me  berce  au 
son  de  ma  musique  dans  ces  rêves  dont  ne  peuvent 
vous  tirer  ni  le  froufroutement  de  la  danse  ni  les 
acclamations  de  l'auditoire,  si  je  jette  les  yeux 
sur  mes  laides  pattes  de  devant  semées  d'un  archi- 
pel de  verrues,  parole  d'honneur  !  je  porte  envie  à 

mon  boucher Si  je  connaissais  un  remède 

— Il  n'y  a  rien  de  plus  simple,  dis-je  à  mon  ami  : 
j'ai  dix  recettes  à  ta  disposition. 

— Quelque  conte  de  ma  mère  l'oie  ? 
— Non  ;  ce  qu'il  y  a  de  plus   autorisé  par  la   Fa- 
culté.    L'acide  nitrique. 

— Si  ces  messieurs  le  permettaient,    interrompit 
la  vieille  bonne  de  mon  ami, — un  antique   meuble 


118       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

de  famille  respecté  à  l'égal  des  portraits  d'aïeux  et 
d'une  utilité  aussi  incontestable  pour  le  moins, — 
je  puis  le  dire,  Jules,  que  je  ferai  passer  tes  ver- 
rues en  un  clin  d'œil.  Je  connais  plusieurs  re- 
mèdes bien  certains.     Mon  défunt  père  

— Voyons,  voyons  ce  que  c'est,  la  mère  !  La 
théorie  d'abord,  la  pratique  ensuite  ! 

— Je  voas  l'ai  dit,  il  y  a  bien  de  s  manières.  La 
plus  simple  est  celle-ci  :  on  les  lèche  trois  fois  le 
matin  avant  de  se  laver.     J'ai  eu  une  voisine 

— Et  combien  de  temps  faut-il  ainsi  adorer  sa  peau, 
dit  Jules  ? 

— Ça  n'est  pas  bien  long,  mais  peut-être  l'autre 
moyen  opère-t-il  plus  vite.  Vous  faites  compter 
vos  verrues  par  quelqu'un  plus  jeune  que  vous. 
C'est  lui  qui  les  attrappe.  A  mesure  qu'elles  dis- 
paraissent de  vos  mains,  elles  croissent  sur  les 
siennes.     Le  plus  jeune   de  mes  frères,  André... 

— Comme  c'est  charitable,  m'écriai-je  !  Cela  me 
rappelle  ce  que  j'ai  entendu  dire  enfant  :  on  fait  à 
un  bâton  autant  de  coches  qu'on  a  de  verrues  et 
on  le  cache  celui  qui  le  trouve  et  compte  les  coches 
se  voit  pousser  le  même  nombre  de  verrues. 

— Mais  cela  peut  prendre  du  temps,  fit  Jules. 

■ — Oui,  mais  on  peut  aussi  enterrer  le  bâton,  et 
les  verrues  disparaîtront  à  mesure  qu'il  pour- 
rira. 

— Il  vaut  bien  mieux  frotter  la  verrue  avec  un 
pois,  dit  la  vieille  bonne.  Après  avoir  frotté,  à  jeun, 
pendant  trois  minutes,  on  enveloppe  le   pois   dans 


DES   VEERUQUEUX  119 

un  papier  et  on  le  jette  loin  de  soi.  Par  exemple, 
il  ne  faut  pas  l'entendre  tomber.  C'est  pour  cela 
que  le  garçon  de  Pierre  à  Toiniche  n'a  pas 

— Voyons,  Marguerite,  cite  nous  tous  tes  remè- 
des, si  tu  le  veux,  mais  pas  d'exemples  !  Connais- 
tu  autre  chose  ? 

— Moi-même  je  me  suis  fait  passer  deux  verrues 
en  bien  peu  de  temps.  Ce  n'était  pas  hier,  je  t'as- 
sure, Jules.  J  étais  déjà  au  service  de  ta  mère- 
Luc  Boisseau  ne  me  trouvait  pas  trop  vilaine,  il  me 
le  disait  du  moins.  Il  a  été  tué  au  feu  de  trente- 
sept.  Dieu  ait  pitié  de  lui  !  Je  trouvais  toujours 
moyen  de  cacher  les  deux  doigts  affligés.  C'était 
à  la  main  droite.  J'évitais  même  de  lui  donner  la 
main.  S'il  avait  fallu  qu'il  vît  cela,  lui  un  beau 
gars  qui  jouait  si  bien  du  violon  dans  les  partis  de 
tire  et  aux  épluchettes  de  blé-dinde  !  Quand  il  y 
avait  im  bal 

— Marguerite,  Marguerite,  finis  donc.  Qu'as-tu 
fait? 

— Si  j'avais  été  aussi  impatiente  que  toi  au  temps 
où  tu  geignais  pendant  des  heures  sur  mes  genoux, 
mon  pauvre  Jules,  tu  ne  saurais  pas  encore  parler. 
Ça  ne  se  souvient  pas,  les  enfants  !  Eh  bien,  c'est 
ma  cousine,  la  petite  Julienne  Matha,  qui  s'est  ma- 
riée l'année  d'ensuite  avec  Simon  Larivière,  qui  m'a 
enseigné  cela.  J'ai  volé  un  petit  morceau  de  bœuf 
au  boucher,  j'ai  frotté  mes  verriies  avec... 

— Avec  le  boucher  ? 

— Laisse-moi  donc  parler.     Je  disais   en   même 


120       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

temps  :  "Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint- 
Esprit  ;"  puis  j'ai  jeté  le  morceau  de  bœuf  par- 
dessus mon  épaule  gauche  en  arrière  de  moi.  Huit 
jours  après  j'avais  les  mains  aussi  nettes  qu'au- 
jourd'hui. Pas  ridées  comme  à  cette  heure,  par 
exemple  ! 

— Et  tu  as  commencé  à  donner   la  main  à  Luc 
Boisseau  après  cela  ? 

— Oui,  et  je  me  suis  aperçue  qu'il  avaitjune  grosse 
vernie  lui  aussi. 
—  Sur  la  lèvre  ? 

— Non,  dans  la  main.     Il   a  essayé  de   la   faire 
passer  autrement  que   nous  autres,   car  il  était  ins- 
truit, lui,  et  il  lisait  dans  les  gazettes.     Il  y  avait 
vu  que  la  verrue  disparaissait  quand  on   la   cein- 
turait avec  un  crin  de  cheval  noir.  Comme  de  fait  ! 
La  sienne  a  disparu,  mais  il  lui  est  venu  du  mal,  et 
il     avait    la  main     enflée    quand     il     est     allé 
rejoindre  les  patriotes   qui    se   battaient   à  Saint- 
Charles.    Au  bout  de  quelques  jours,  ils  l'ont  tué. 
— Non,    Marguerite,    ils  ne  l'ont  pas  tué.     Cest 
lui  qui  s'est  tué,  grâce  à  sa  croyance  aux  remèdes 
populaires.     Maman  m'a  raconté  que  ce  Luc  était 
un  brave  homme  qu'elle  désirait  beaucoup  te  voir 
épouser.      Malheureusement,  le  crin   de    cheval, 
eomme  le   ciseau  de  la  Parque,  a  tranché  le  fil  de 
ses  jours.     La  verrue  a  disparu,  mais  le  cancer  est 
venu,  et  le  cancer  a  emporté  ton  amant  avant  qu'il 
eût   pu  se   battre.     Il   y   a,  ma  bonne  vieille,  des 
croyances  populaires    qui,    pour  superstitieuses 


DES   VEKRUQUEUX  121 

qu'elles  soient,  n'offensent  pas  la  divinité,  mais 
font  mal  à  ceux  qui  y  croient.  Ton  fiancé  s'est 
tué  avec  un  crin  de  cheval  noir  ;  d'autres  s'appau- 
vrissent à  détruire  l'un  de  leurs  meilleurs  amis,  le 
crapaud. 

— Et  comment  cela,  dis-je  î 

— Oui,  mon  cher,  il  y  a  des  milliers  et 
des  milliers  de  crapauds  de  détruits  chaque  année 
par  suite  de  ce  ridicule  préjugé  que  son  attouche- 
ment produit  la  verrue  à  chaque  endroit  touché. 
Or,  tu  connais  l'utilité  de  ce  batracien  ? 

— Bien  !  mon  Jules,  notre  troisième  voisin 
Charles  

— Ma  pauvre  Marguerite,  tes  remèdes  me  font 
rire  et  je  vais  dès  demain  consulter  un  médecin  et 
lui  montrer  mes  mains  verruqueuses. 

— Yas  trouver  le  docteur 

Il  y  a  des  médecins  qui  voudraient  que  je  misse 
ici  leur  nom  ! 

Peut-être  le  ferai-je  dans  un  prochain  article 
sur  les  remèdes  de  vieilles  femmes. 


122       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


LES    CENTENAIRES 


Il  n'y  a  presque  plus  moyen,  d'être  centenaire,  et 
la  chose  ne  mérite  guère  qu'on  l'essaie,  tant  les 
chances  sont  minces. 

D'abord,  il  y  a  Dieu  qui,  voyant  que  Mathusa- 
lem  avait  abusé  de  la  permission,  a  mis  l'humani- 
té à  la  i)ortion  congrue  ;  c'est  à  peine  si  l'homme 
vivote  maintenant  ses  quarante  ans.  Adam  sans 
doute  se  sera  plaint,  humilié  d'avoir  été  distancé 
par  un  petit-fils  qui  a  ri  à  là  barbe  de  neuf  siècles, 
quand  lui,  le  premier  père,  n'avait  souri  qu'à  deux 
ou  trois. 

Et  puis  il  y  a  l'abbé  Tanguay  qui  les  traque 
Ces  pauvres  braconniers  de  la  vie,  il  leur  dresse 
procès-verbal  en  forme  et  ils  sont  rares  ceux  qu'il 
relâche  ;  et  s'il  en  laisse  filer,  ce  n'est  jamais 
qu'après  avoir  scruté    leur  vie  jusqu'au   baptême 

Le  moyen  de  trouver  grâce  devant  un  juge  aussi 
renseigné,  qui  vous  dit  :  •"  Vous  êtes  né  messidor 
an  III,  ou  brumaire  an  VIII,  d'une  tel  et  d'une  telle, 
dans  le  bourg  de  X  ou  le  village  de  Z,  vous  avez 
eu  pour  parrain  et  marraine  celui-ci  et  celle-là.  J'ai 
votre  extrait  de  baptême  en  poche  !" 

Pour  un  homme,  un  prêtre  surtout,  qui  se  dis- 
pose à  doubler  le  cap  de  la  centaine,   le  procédé 


LES   CENTENAIRES  123 


manque  de  charité,  et  s'il  lui  arrive  coniine  à  Fonte- 
nelle  de  rater  de  quelques  mois,  ce   iiest  pas  moi 

qui    l'en     plaindrai, moi    qui   serai    depuis 

longtemps  rendu  dans  les  pays  den  haut. 

Il  y  a  eu  sur  les  rangs  au-delà  de  quatre  cents 
centenaires  dans  le  Bas-Canada.  N'ont  été  admis 
à  l'honneur  de  lexamen  que  quatre-vingt-deux  ;  les 
autres  auraient  pu  être  bicentenaires  que  le  moyen 
de  contrôler  la  prétention  faisant  absolument  défaut, 
l'abbé  Tanguay  les  a  forcément  mis  hors  concours . 
C'étaient  pour  la  plupart  des  étrangers  nés  Dieu  sait 
où. 

Un  des  plus  célèbres  bibliothécaires  de  Londres 
trouvait  étonnant  qu'on  eût  pu  retrouver  en  Angle- 
terre l'état  civil  de  dix  vieillards  centenaires  ou 
prétendus  tels,  et  se  refusait  à  croire  que  l'abbé 
Tanguay  eût  fait  ce  travail  pour  quatre-vingt-deux 
personnes.  Ce  travil  existe,  il  est  consigné  dans  le 
cinquième  volume  du  recensement  de  1871.  Vous 
voyez  là  le  nom  de  la  personne,  son  sexe,  le  lieu  de 
sa  naissance,  son  âge  allégué,  son  âge  exact,  son 
occupation,  la  date  de  sa  naissance,  de  son  mariage, 
de  sa  mort,  et  le  lieu  de  sa  sépulture. 

Ouvrez  et  lisez. 

Combien  croyez-vous  qu'il  y  avait  eu  de  cen- 
tenaires authentiques  depuis  1667,  date  de  la 
naissance  des  deux  plus  anciens  individus  qui 
ont  passé  pour  tels  ? 

Neuf  seulement. 

9  sur  82  !  ! 


124       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Je  les  nomme  : 

Anne   Charlotte   Dumont,   née  à  Québec,    non 
mariée,  100  ans  ; 

Marie  Josette  Dupuis,  née  à   Saint-François    du 
Lac,  100  ans  ; 

François  Forcier,  né  à  Sorel,  103  ans  ; 

François    Giguère-Despins,  né   à  Saint-François 
du  Lac,  102  ans  ; 

Pierre  Joubert,  né  à  Charlesbourg,  118  ans  ; 

Rosalie  Lizotte,  née  à  Saint-Roch  des  Aulnaies, 
109  ans  ; 

Pierre  Noël  Plante,  né  à  Saint-Jean,  Ile  d'Orléans, 
101  ans  ; 

Jean-Baptiste  Poupard,  né  à  Laprairie,   103  ans  ; 

Thérèse-Marie,  sauvagesse  née  à     Saint-Régis  et 
enterrée  au  Saut   Saint- Louis,  100  ans  ; 

Avoir  cent  ans,  o'est  une  gloire  comme  une 
autre,  et  qui  rapporte  toujours  respect  et  consi- 
dération. O'est  parfois  un  métier,  qui  rapporte  de 
l'argent.  Il  y  avait  à  Québec — peut-être  y  vit-il 
encore — un  vieillard  dont  les  journaux  se  sont 
souvent  entretenus  et  qui  battait  monnaie  avec 
son  âge  et  sa  couronne  de  cheveux  blancs.  L'abbé 
Tanguay  ne  le  juge  pas  an  centenaire  authenti- 
tique.  Jalousie  possible  dun  jeune  vieillard  qui 
guigne  sa  centième  et  qui  préférera  mourir  en 
petite  compagnie  !  Toujours  est-il  que  le  père 
Doyer  n'a  ou  n'aurait  que  quatre-vingt-quatorze 
ans. 

J'ai  vu  à  Saint-Hyacinthe  un  vieux  barbon  qui 


LES  CENTENAIRES  125 

s'en  attribuait  cent  quatorze.  Son  nom  m'échappe, 
je  sais  seulement  qu'il  venait  de  Chambly,  et  que 
l'hôpital  l'avait  recueilli.  Nous  refusions  de  croi- 
re qu'il  eût  cet  âge,  à  le  voir  encore  vert  parcourir 
nos  rues  d'un  pas  assez  leste.  L'impression  géné- 
rale était  qu'il  exhibait  le  baptistaire  âe  son  père. 

Si  je  me  suis  trompé  à  son  sujet,  j'en  demande 
pardon  à  ses  mânes. 

J'ai  lu  quelque  part  dans  les  Annales  de  la  pro- 
pagation de  la  foi  que  le  Français  vit  fort  vieux  au 
Canada.  Cette  observation,  qui  est  d'un  Cana- 
dien, Mgr  Taché  je  crois,  doit  être  basée  sur  l'ex- 
périence, et  je  ne  doute  pas  que  des  candidats 
centenaires  écartés  de  l'examen  parce  qu'il  était 
impossible  de  mettre  la  main  sur  leurs  registres 
baptistaires,  la  grande  majorité  ne  fût  française. 
Mais  ce  travail  de  constatation  est  absolument  im- 
possible. 

Au  reste,  il  suffit,  pour  les  besoins  de  la  statis- 
tique, de  savoir  que  le  nombre  des  centenaires 
réels  chez  nous  est  à  celui  des  prétendants  comme 
9  à  82,  c'est-à-dire  dans  une  proportion  de  dix  pour 
cent. 

Cet  écart  montre  bien  l'inanité  de  certaines 
croyances  populaires. 

On  ne  croit  plus  guère  aux  loups-garous,  ni  aux 
chasse-galeries  ;  on  ne  croira  bientôt  plus  aux  cente- 
naires sans  visa. 


126       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


LES  rOISSONNIERS  DE  L'OTTAWA 


Je  parle  ici  de  cette  portion  de  la  rivière  Ottaw  a 
qui  descend  de  la  capitale  jusqu'à  G-renville 
C'est  un  des  anneaux  intermédiaires  d'un  cours 
d'eau  que  le  dictionnaire  m'empêche  d'appeler 
fleuve  parce  qu'il  ne  conserve  pas  son  nom  jusqu'à 
la  mer,  mais  que  nommaient  ainsi  les  titres  de 
concession  de  la  seigneurie  de  la  Petite-Nation  au 
siècle  dernier,  lorsqu'ils  le  désignaient  sous  le  nom 
de  "  G-rand  fleuve  Saint-Laurent.  "  Les  géographes 
n'avaient  pas  encore  peut-être  constaté  laquelle 
des  deux  cornes  de  l'y  qui  se  soudent  au  pied  de 
l'Ile  de  Montréal  est  la  plus  considérable  et  devait 
seule  porter  le  nom  du  corps  principal.  Il  faut 
croire  qu'une  branche  secondaire  d'un  fleuve,  c'est 
comme  le  fils  cadet  de  la  noblesse  anglaise  :  ça 
n'hérite  pas  du  titre.  Jeune  branche,  tu  bifur- 
ques !  adieu,  je  t'ai  vue  ! 

Depuis  longtemps  je  savais  comment  Montréal 
s'approvisionne  de  poisson  ;  ce  n'est  que  cette  an- 
née que  j'ai  appris  comment  Ottawa  fait  pour  ne 
point  s'en  passer. 

Il  n'est  évidemment  point  question  ici  de  poisson 
salé  et  personne  ne  me  demandera  où  se  prend  le 
poisson  fumé  :  il  s'agit  uniquement  du  poisson  frais, 


LES   POISSONNIERS  DE  l'OTTAWA  127 

Il  y  a,  même  en  poisson  frais,  une  forte  impor- 
tation des  Etats-Unis  et  du  golfe  Saint -Laurent. 
Le  cabillaud,  le  flétan,  le  saumon,  le  bar,  la  plie, 
1  eperlan  et'  bien  d'autres  nous  viennent  de  là. 
C  est  la  nourriture  du  riche  ou  de  la  famille  aisée  ; 
cela  se  vend  cher.  Le  pauvre  d'Ottawa  trouve  sa 
nourriture,  sans  grands  frais,  dans  sa  rivière,  et  le 
riche,  qui  aurait  les  moyens  de  manger  des  mu- 
rènes et  des  lamproies,  est  bien  forcé  de  faire  com- 
me nous  et  de  se  contenter  de  la  faune  qu'il  a 
sous  la  main. 

Il  n'y  a  qu'un  vendeur  de  poisson  frais  en  été 
dans  la  capitale  ;  c'est  Moïse  Lapointe, — un  char- 
mant garçon  que  tout  le  monde  estime  et  *qui  s'est 
enrichi  honêtement  dans  son  commerce.  Jeune 
et  rieur,  patriote  et  charitable,  franc  luron,  n'ayant 
pas  de  porte  de  derrière,  joli  garçon, —  ce  qui  ne 
nuit  jamais, — voilà  Moïse.  La  ponctualité  même  ; 
il  ne  fait  courir  ses  pratiques  qu'une  fois  l'an  :  le 
premier  d'avril. 

Moïse  achète-t-il  son  poisson  d'occasion,  des  pas- 
sants, des  pêcheurs  heureux  et  qui  n'ont  que  faire 
de  leurs  captures  ?  Oh  !  non.  Il  a  tout  un  ser- 
vice organisé  ;  il  a  ses  fournisseurs  à  l'année,  qui 
ne  le  laissent  jamais  manquer  de  rien.  Tous  les 
jeudis  soir,  il  est  certain  de  recevoir  par  le  Peerless 
autant  de  poisson  frais  qu'il  en  faut  à  la  ville  pour 
le  lendemain. 

D'abord,  me  demandera-t-on,  quel  poisson  est-ce? 
Je  réponds  : 


128        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

De  la  truite,  ou  brune,  ou  noire,  on  saumonée  ; 

De  l'esturgeon,  dont  nous  ne  savons  pas  utiliser 
les  œufs  pour  faire  du  caviar  ;  de  l'escargot, — non 
reconnu  par  le  dictionnaire,  mais  avec  lequel  on 
fait  d'excellentes  escalopes  très  françaises  ;  du 
maillé,  moins  difficile  à  manier  que  le  précédent 
et  pour  le  moins  aussi  bon  en  cuisine, — tous  pois- 
sons du  même  genre  et  à  croquer,  je  vous  assure, 
surtout  à  la  sauce  blanche  et  à  i'étuvée. 

Des  carpes,  qui  n'ont  peut-être  pas  cent  cin- 
quante ans  bien  avérés  comme  celles  que  BufFon  vit 
dans  les  fossés  du  château  de  M.  de  Maurepas,  mais 
qui  sont  de  fameuse  nourriture  ; 

Des  brochets,  des  dorés,  qui  pèsent  jusqu'à  dix- 
livres,  de  l'achigan  vert  ou  noir  fort  beau,  de  l'an- 
guille, du  maskinongé,  du  crapet,  de  la  brème,  de 
la  perchaude,  de  la  manigane,  de  la  barbotte  et  de 
la  barbue. 

J'emploie  là  des  mots  que  le  dictionnaire  n'a  pas 
mais  qu'il  faudra  bien  qu'il  enregistre  un  jour, 
puisque  la  langue  est  faite  pour  les  hommes  et  non 
les  hommes  pour  la  langue. 

Ils  sont  en  tout  sept  ou  huit,  entre  G-renville  et 
Ottawa,  les  poissonniers  dont  toute  la  pêche  est 
ven  due  d'avance  à  Lapointe.  C'est  surtout  entre 
Rockland  et  Montebello  qu'ils  sont  échelonnés.  Ces 
gens  pèchent  toute  l'année  ou  à  peu  près.  Ils 
prennent,  au  département  des  pêcheries,  un  per- 
mis qui  ne  leur  coûte  rien  et  en  vertu  duquel  ils 
peuvent  tendre  autant  de  rets  et  de    ligues    dor- 


LES  POISSONNIEES   DE   L'OTTAWA  129 

mantes  qu'il  leur  plaît.  Aussi  ne  s'en  font-ils 
faute.  Quand  on  a  trois,  quatre,  six  rets  de  trente 
brasses  de  tendus,  autant  de  lignes  dormantes 
longues  de  sept  ou  huit  arpents,  visiter  cela  trois 
ou  quatre  fois  par  jour,  mettre  l'appât  à  six  cents 
hameçons,  raccommoder  et  laver  les  filets,  en  un 
mot  tenir  en  parfait  ordre  tous  ces 
engins  de  pêche  et  surveiller  les  prises, — cela 
prend  à  peu  près  tout  le  temps  d'un  homme. 
Mais  quand  on  est  poissonnier,  on  ne  l'est  pas  à 
demi  ;  toute  la  famille  s'occupe  du  métier  :  la  mère 
et  les  filles  lacent,  c'est-à-dire  font  les  mailles  d'un 
rets,  les  petits  garçons  vont  à  la  recherche  du  ver  et 
du  vairon  ;  l'un  coupe  en  petits  cubes  d'un  demi- 
pouce  la  chair  d'une  carpe  ou  d'un  brochet,^"  c'est 
l'appât  destiné  aux  lignes  de  fond  ;  un  autre  dé- 
cortique un  jeune  bois-blanc,  avec  l'aubier  duquel 
il  fait  des  lanières  qui  tiennent  à  toutes  fins  lieu 

de  ficelle.     C'est  avec  elles  qu'on  attache  au  rets 

flottes  et  cales. 

Entre  temps,   on  pêche  à  la  ligne   traînante,  et 

c'est  ainsi  que  l'on  capture  les  plus  belles  pièces. 
Et  toujours,  à  toute  heure,  ce  monde  chante. 
Mais  nous  voici  au  jeudi  matin. 
Les  réservoirs  d'eau  que  l'on   a  traînés  derrière 

soi  pendant  une  semaine   sont  amarrés  à  la  rive  ; 

le  père,  les  fils  arrivent  de  leur  dernière  visite  aux 

rets  et  aux  lignes   de  fond  ;  on  va  voir  ce  que  la 

semaine  a  donné. 

Il  faut  être  à  l'abri  du  soleil  ;  on  choisit,  au  bord 


130       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

de  l'eau,  un  endroit  ombreux  où  le  poisson  ne  sé- 
chera pas,  où  l'on  ne  cuira  pas  soi-même.  C'est 
tôt  fait,  le  quai  du  bateau  ou  une  touffe  d'arbres 
sufl&t.  Toute  la  famille  est  rendue.  Un,  deux, 
trois  enfants  préparent  la  barbotte  ;  o'tst  le  seul 
poisson  pour  lequel  on  prenne  ce  soin  :  trois  coups 
de  couteau  et  deux  mouvements,  elle  a  perdu  sa 
tête,  sa  peau  et  ses  entrailles  ;  une  incision  à  la 
queue,  et  la  voilà  enfilée  dans  la  lanière  de  bois- 
blanc.  Le  pouce  gauche  des  opérateurs  est  revêtu 
d'un  poucier  de  cuir  ;  le  couteau  est  aiguisé,  croyez- 
moi.  Et  les  débris  sont  jetés  à  l'eau,  et  la  vessie 
flotte,  et  les  plus  petits  enfants  s'en  emparent  pour 
la  faire,  d  un  coup  sec,  éclater  avec  un  bruit  de  pé- 
tard. On  assomme  l'anguille  avant  de  l'empaque- 
ter, les  autres-  poissons,  on  les  laisse  mourir  de 
leur  belle  mort. 

Cinq  ou  six  barbettes — selon  la  grosseur — sont 
enfilées,  voilà  un  paquet  ;  voici  un  brochet,  une 
truite  ou  un  achigan,  il  pèse  deux  livres, — il  fait  son 
paquet. 

Tout  poisson  ou  tout  collection  de  poissons  qui 
pèse  deux  livres  fait  paquet. 

Si  un  poisson,  quel  qu'il  soit,  pèse  quatre  livres, 
c'est  un  redouhleux. 

Un  paquet  se  vend  à  Lapointe  dix  centins,  un 
redouhleux  vingt.  Mais  il  n'y  a  ni  tripleux,  ni 
quadrupleux.  Seulement,  si  un  poisson  pèse 
vingt  livres,  on  vous  le  paie  un  dollar.  Libre  à 
yous,  par  exemple,  de   le  vendre   ailleurs,   où  l'on 


LES   POISSONNIERS   DE    L'OTTAWA  131 


VOUS  en  donnera  plus,  mais  les  poissonniers,  qui 
passent  tant  de  petites  pièces  avec  les  grosses,  ont 
la  pudeur  de  le  livrera  Moïse  et  ne  cherchent  point 
à  éluder  la  convention. 

Les  paquets  sont  faits.  Voici  qu'on  apporte  de 
grandes  boîtes  oblongues  avec  des  poignées  de  bois 
qui  forment  brancard.  On  en  garnit  le  fond  de- 
glace,  on  suspend  les  paquets  à  des  petites  barres 
transversales,  on  les  recouvre  de  glace,  le  Peerless 
passe,  et  voilà  Ottawa  sûr  de  manger  maigre  et 
bon  le  lendemain.  .  Tous  les  poissons  sont  mêlés 
dans  ces  boîtes,  tous,  sauf  la  barbue.  Si  les  autres 
ont  besoin  de  la  glace,  elle  a  besoin  pour  conserver 
sa  couleur,  pour  ne  pas  blanchir,  qu'on  ne  l'en  en- 
toure point. 

Le  soir  même,  on  recommencera  à  travailler  pour 
le  jeudi  suivant. 

—Combien  de  paquets  cette  semaine,  demandai- 
je  l'autre  jour  à  un  poissonnier  ? 

— Cent  quarante-huit,  monsieur. 

— Et  cela  vous  fait  ? 

— A  dix  centins  le  paquet,  cela  me  donne  qua- 
torze piastres  et  quatre- vingt  centins.  C'est  La- 
pointe  qui  paie  le  fret. 

— Est-ce  une  forte  semaine  ? 

— Oui,  une  des  bonnes  de  l'année. 

—Dites-moi,  est-ce  que  le  poisson  disparaît  ? 

— Sans  doute,  me  répondit-il,  sans  doute. 
Jadis,  deux  cents  paquets,  c'était  une  petite  semai- 
ne.    J'ai  vu  des  semaines  de  huit  cents  paquets. 


132       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

C'était  le  bou  temps.  On  n'avait  pas  encore  cons- 
truit cette  damnée  chaussée  de  Carillon,  et  le 
poisson  montait  jusqu'ici.  Le  métier  s'en  va, 
monsieur,  le  métier  s'en  va. 

— Mais  attribuez-vous  la  disparition  du  poisson 
à  la  seule  construction  de  ce  barrage  ? 

— Oh  !  que  non  !  Ceci  est  une  cause,  sans  doute, 
mais  la  moindre  des  deux  causes  principales. 
L'autre,  la  vraie,  celle  qui  nous  ruine  en  ruinant  le 
poisson,  c'est  le  bois  que  les  moulins  jettent  à 
l'eau,  le  bran  de  scie,  les  déchet^,  les  rognures,  tout 
ce  qui  flotte  un  temps  et  s'accumule  lentement  au 
fond  de  la  rivière.  Dans  dix  ans  il  n'y  aura  plus 
de  poisson. 

Le  bonhomme  s'emballait,  je  le  laissai  continuer. 

— Oui,  monsieur,  dans  dix  ans,  adieu  la  pêche 
dans  cette  section-ci  de  l'Ottawa.  Pour  se  rendre 
aux  désirs  de  huit  ou  dix  propriétaires  de  bateaux 
qui  cassaient  quelques  aubes  de  roues  sur  les  for- 
tes pièces  de  bois  rejetées  parles  moulins,  on  ruine 
la  navigation,  on  ruine  la  pêche.  Auparavant, 
quand  le  bois  flottant,  libre,  était  jeté  au  rivage  ou 
passait  au  fil  de  l'eau,  nous  le  ramassions  ;  mais 
aujourd'hui  ces  débris,  ces  copeaux,  cette  sciure, 
ces  saletés  qui  flottent  à  la  surface,  personne  ne 
s'en  emparant,  s'enfoncent  et  embarrassent  le  lit 
de  la  rivière.  Quand  je  vous  dis  que  le  pois&on 
îneurt  par  milliers  dans  les  baies  !  Le  bois  s'accu- 
mule à  l'entrée  de  ces  baies,  corrompt  l'eau,  empri- 
sonne et  empoisonne  le  poisson.    Faites  un  trou 


LES   POISSONNIERS   DE   L'OTTAWA  133 

dans  la  glace,  à  la  Baie  des  Outardes,  à  la  Baie 
Noire,  à  la  Baie  de  Campbell,  même  à  la  Baie  de  la 
Pentecôte,  l'odeur  qui  en  sort,  en  plein  janvier, 
vous  force  à  reculer.  C'est  le  poisson  mort  qui 
pue  ainsi. 

"  Quand  on  tue  le  poissons  par  millions,  com- 
ment Youlez-Yous  qu'il  dure  ? 

"  A  de  certaines  entrées  de  baies,  il  y  a  plus  de 
dix  pieds  de  sciure  de  bois.  Tenez,  j'ai  failli  y 
périr  pas  plus  tard  que  ce  printemps.  Une  explo- 
sion, quoi  !  A  tout  instant,  nous  autres  pêcheurs, 
nous  sommes  témoins  de  ces  explosions.  Pouf  !  et 
le  bran  de  scie  qui  fermentait  jaillit  hors  de  l'eau, 
soulève  celle-ci, fait  une  détonation  sourde,  et  noie  le 
pauvre  monde.  Mon  canot  a  monté  trois  pieds  en 
l'air,  j  ai  perdu  mon  aviron.  Je  me  suis  cru  flam- 
bé et  j'ai  dit  un  acte  de  contrition. 

"  Je  disais  que  les  pauvres  gens  faisaient  leur 
profit  du  gros  bois  de  rebut  qui  descendait  la 
rivière,  et  que  pour  faire  plaisir  à  une  demi-dou- 
zaine d'hommes  on  nous  ruiue.  Savez- vous  com- 
ment ?  On  force  les  propriétaires  de  moulins — 
c'est  la  loi — à  broyer  leurs  déchets  ;  on  vous  passe 
une  bonne  pièce  de  bois,  qui  serait  bonne  pour  le 
chauffage,  dans  de«  cochons  qui  l'entaillent,  la  dé- 
chiquètent,  la  réduisent  en  fragments  improx:)res  au 
chauffage.  Cela  s'imbibe  bien  vite  d'eau  et  va  au 
fond  de  la  rivière  ;  la  navigation  en  soufirira  sé- 
rieusement d'ici  à  dix  ans  ;  le  poisson  disparu,  nos 
prairies  riveraines  couvertes  de  ces  copeaux  et  in- 


134       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

cultivables,  voilà  ce  qui  nous  attend.  Peut-être 
même  quelque  peste. 

"  Vous  qui  êtes  un  avocat,  parlez-en  donc  au 
gouvernement  ? 

— J'en  parlerai  dans  les  gazettes. 


UN  DIMANCHE   À  LA  CAMPAGNE  135 


UN  DIMANCHE  1  LA  CAMPAGNE 


Samedi  soir. 

Ma  course  errante,  qui  me  ballotte  depuis  une 
semaine,  vient  de  m'échouer  à  R^^^,  que  je  n'avais 
pas  revu  depuis  mon  enfance.  C'est  assez  une  im- 
portante paroisse,  mais  où  peu  de  choses  changent  ; 
je  reconnais  l'église,  le  presbytère,  la  place  publi- 
que, où  se  dresse  une  immense  croix  ;  la  maison 
d'école  qui  me  rappelle  mes  premières  férules  et 
tant  de  petits  compagnons  presque  tous  aujour- 
d'hui dispersés  ou  morts  et  dont  je  ne  rencontre 
plus  un  seul  !  le  marché,  prétexte  de  construction, 
un  toit  sur  quatre  poteaux,  où  j'ai  failli  m'éventrer 
sur  un  crochet  de  boucher  un  matin  que 
j'avais  grimpé  sur  les  entraits  ;  mais  surtout  la 
maison  paternelle,  cette  bonne  vieille  maison  en 
croupe,  bâtie  en  pierre  de  rang,  solidement  assise 
sur  la  cour  sablée,  et  le  grand  jardin  dont  quatre 
peupliers,  quatre  flèches,  indiquaient  les  angles. 

Des  milliers  de  souvenirs  m'assaillent,  doux, 
naïfs,  innocents,  sereins,  et  pourtant  tristes,  rendus 
tristes  par  la  distance  où  les  années  les  tiennent, 
par  la  comparaison  des  graves  événements  d'alors, 
l'évasion  d'un  geai,  la  pièce  d'argent  trouvée  sur 


186       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

la  route  et  partagée  avec  un  camarade,  la  première 
messe  servie  le  dimanche  en  surplis,  jupon  et  bon- 
net carré, — avec  les  piètres  responsabilités  du  jour 
— gouvernment  de  la  famille,  devoirs  publics,  car- 
rière à  faire  fructueuse, — attristés  surtout  par  le 
regret  des  joies  perdues. 

Je  m'arrête,  pour  ne  pas  commettre  une  phrase — 
longue  et  embrouillée —comme  celles  de  Maurice 
Gruillemot.     J 'étais  en  bon  chemin... 

Mais  la  voiture  file  et  me  voici  en  dehors  de 
mon  village.  J'arrive  bientôt  aux  confins  de  la 
paroisse,  et  je  débarque  chez  un  vieux  couple  où 
m'amènent  mes  affaires.  On  m'offre  sans  façon 
l'hospitalité  pour  la  nuit  et  le  dimanche  ;  le  ba- 
teau ne  passera  ici  que  lundi  matin  :  j'accepte. 

Dimanche  soir. 

On  s'est  levé  matin  à  la  ferme  ;  à  cinq  heures 
j'entendais  rôder  de  la  maison  à  la  laiterie  et  du 
hangar  à  l'écurie. 

C'est  un  ménage  de  rentiers,  un  couple  antique. 
On  a  blanchi  sous  le  même  harnais,  il  a  fallu  tra- 
vailler dur  pendant  près  de  cinquante  ans  de  mé- 
nage pour  acquitter  la  terre  achetée  à  crédit,  élever 
une  nombreuse  famille  tout  en  s'arrondissant  peu 
à  peu.  Mais  on  a  conquis  l'aisance  ;  on  a  établi 
ses  garçons,  bien  marié  ses  filles;  tous  ont  fait 
souche  et  on  est  bisaïeul.  Couronne  de  cheveux 
blancs  sur  la  tête,  oui,  mais  plus  belle  couronne 
encore  dans  ce  régiment  d'enfants,  de  petits-en- 
fants et  d'arrière-petits-enfants  qui,  me  dit-on,  vient 


UN  DIMANCHE  À  LA  CAMPAGNE  13Y 

tous  les  ans,  à  l'époque  des  fêtes  de  l'année  nou- 
velle, saluer  les  ancêtres  et  déposer  sur  leur  joue 
encore  fraîche  le  baiser  du  respect  et  de  l'affection. 
On  n'a  pas  eu,  comme  Victor  Hugo,  son  apothéose 
nationale  ;  mais  on  vit  ferme  dans  une  brigade  de 
jeunes  et  de  vieux  cœurs  ;  on  a  des  G-eorges  et  des 
Jeannes  en  veux-tu  en  voilà.  Et  puis,  on  habite 
tous  la  même  paroisse,  à  l'ombre  du  même  cloche, — 
patriarchat  touchant  qui  permet  à  toute  la  descen- 
dance, avenant  fête  ou  péril,  de  chercher  l'abri  ou 
le  plaisir  sous  l'aile  grand-paternelle. 

A  huit  heures  le  déjeuner  est  pris  ;  la  calèche 
attelée  vous  entraîne  à  la  messe.  Mais  il  faut 
s'arrêter  en  chemin,  chez  le  fils  aine,  histoire  de 
demander  une  place  de  banc  pour  le  monsieur  de 
la  ville  que  voici  et  de  boire  ensemble  un  petit 
verre. 

C'est  un  remue-ménage,  un  brouhaha,  un  va-et- 
vient  charmant.  Les  enfants  passent  devant  vous 
en  s'excusant,  chacun  mettant  la  dernière  main  à 
sa  toilette. 

— Es-tu  prête,  Catherine  ? 

— Non,  je  cherche  mes  gants.  Ton  parasol  est 
ici. 

— Dépêchez-vous,  dit  la  voix  vibrante  de  l'un 
des  gars,  la  jument  s'impatiente  ! 

— (  )n  y  va,  on  y  va  ! 

La  petite  colonie  s'ébranle  en  deux  voitures, 
nous  la  suivons,  comme  il  convient  à  des  anciens, 


138       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Le  second  coup  de  la  messe  sonne,   on  est   encore 
loin  de  l'église,  on  arrivera  bien  avant  le  tinton. 

0  mes  vieilles  cloches,  dont  les  rapides  et  joy- 
euses -volées  ont  les  premières  célébré  mon baptéeme 
et  annoncé  au  village  la  venue  d'un  nouveau-né, 
vou«  toutes  trois  dont  les  sons  sharmonisaient  si  bien 
je  vous  reconnais  allez  à  l'écho  que  vous  réveillez 
dans  mon  âme  ;  vous  appelez  aujourd'hui  à  la  priè- 
re l'enfant  qui  autrefois  se  suspendit  souvent  à  vos 
longues  cordes  et  vous  fit  vibrer  dans  la  tour 
massive.  Je  n'ai  jamais  entendu  sonnerie  plus 
lugubre  que  le  glas  frappé  sur  votre  airain,  et  je 
vois  défiler  sous  l'œil  du  souvenir  les  processions 
de  la  Fête-Dieu  et  des  Rogations,  les  compérages, 
les  mariages,  les  cortèges  funèbres  que  de  vos 
voix  sonores  vous  convoquiez  dans  le  temple. 
C'est  un  morceau  de  mon  enfance  qui  me  revient, 
je  m'en  empare  et  veux  en  revivre  encore  un  jour. 

Il  est  encore  là,  au  pied  de  l'église,  le  baptis- 
tère gothique  où  l'on  me  fit  chrétien  ;  là  encore 
les  hauts  et  blancs  piliers  de  la  nef;  le  balustre 
brun  de  la  sainte  table  ;  la  chaire  accrochée  au 
jubé  et  portant  sculptés  sur  ses  flancs  le  portrait 
des  évangélistes  et  leurs  attributs,  l'aigle  de  Jean 
et  le  bœuf  de  Marc  ;  le  grand  banc  à  six  places 
où  ma  famille  s'agenouillait.  Qui  donc  l'oc- 
cupe aujourd'hui  ? 

Voici  que  la  messe  commence,  le  sermon  ne 
tarde  pas,  mais  ce  n'est  plus  comme  jadis  ;  où  es- 
tu,  vénérable  grand  vicaire  dont  la  puissante   voi:^ 


UN   DIMANCHE   À   LA   CAMPAGNE  139 

ne  tonnait  pas  contre  de  prétendus  erreurs,  mais 
enseignait  le  bien  et  la  vertu  ?  Je  ne  te  vois  plus, 
modeste  rabat  noir  au  liseré  de  galon  blanc,  l'élé- 
gant collet  romain  te  remplace.  Où  donc  la 
vieille  soutane  râpée,  verdissante,  dans  les  plis 
de  laquelle  se  cachait  tant  de  bonté  dame,  tout 
de  générosité  ?  Tiens,  cet  accent  qui  frappe  mon 
oreille  est  anglais  !  Et  ce  langage  théologique, 
savant,  correct,  je  suis  sûr  que  le  troupeau  ne  le 
comprend  pas.  Comme  cela  a  changé  en  trente 
ans  ! 

Le  service  divin  est  terminé,  on  s'attroupe  sur 
la  place  de  l'église,  le  crieur  annonce  un  pou  lin 
perdu  et  un  chapelet  trouvé;  je  circule  dans  les  grou- 
pes, cherchant  d'anciennes  connaissances.  Je  re- 
connais quelques  hommes  mûrs,  qui  ne  me  recon- 
naisseat,  eux,  qu'après  avoir  appris  mon  nom  et 
vérifié  ma  ressemblance  à  mon  père.  On  m'invite 
obligeamment  à  dîner  ;  je  dois  refuser.  Je  m'éloi- 
gne à  regret  du  village  natal,  je  jette  un  dernier 
coup  d'ceil  à  la  maison  paternelle,  et  c'en  est  fait 
peut-être  pour  jamais. 

Nous  terminons  nos  affaires  dans  l'après-midi  ; 
nous  causons  de  l'apparence  des  moissons,  du  cir- 
que qui  va  venir  à  la  ville  prochaine  ;  la  récolte 
sera  bonne,  le  cirque  attirera  Philémon,  mais  Baucis 
ne  tient  à  voir  ni  singes  ni  singeries.  Le  souper 
se  prend,  la  pipe  s'allume,  puis  le  vieux  : 

— Monsieur,  dit-il,  nous  permettra-t-iJ 
de       nous      absenter       pendant       une       heure 


140       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


ou  deux  ?  Je  sais  que  ce  n'est  pas  poli,  mais  de 
l'autre  côté  de  la  rivière,  dans  le  village  d'en  face, 
tenez,  cette  maison  blanche,  à  main  droite,  près  du 
gros  orme, — -j'ai  "un  ami  de  plus  de  quarante  ans 
qui  est  bien  malade.  J'ai  bien  peur  qu'il  n'en 
réchappe  pas.  Il  m'attend  aujourd'hui  avec  na 
femme.  Ce  sera  peut-être  la  dernière  fois  que  nous 
le  verrons.  Nous  ne  serons  pas  longtemps.  Peut- 
être  aimeriez-vous  à  venir  avec  nous  ?  Nous  allons 
traverser  en  canot.  Si  vous  préférez  rester  ici, 
mettez-vous  à  l'aise,  faites  comme  chez  vous  ;  le 
jardin  est  en  fleurs,  il  y  a  des  fruits  ;  ne  vous  gênez 
pas. 

—J'ai  apporté  des  journaux,  je  vais  lire  en  fu- 
mant. Je  serais  fâché  que  vous  ne  rendissiez 
point  les  derniers  devoirs  à  votre  ami  et  à  sa 
famille. 

Je  reste  seul  à  la  maison,  seul  avec  un  gros  chien 
de  garde  qu'on  n'osait  pas  risc[uer  dans  le  canot. 

Le  soir  arrive  lentement  ;  la  lune  émerge  diflS.- 
cilement  de  l'horizon,  des  nuages  pommelés  et 
immobiles  l'interceptent  par  intervalles.  Le 
temps  est  mort,  pas  un  souffle  n'agite  les  feuilles, 
sur  une  branche  de  pommier  le  rossignol  égrène 
ses  perles  :  mauvais  présage  !  L'ombre  descend 
plus  épaisse;  quelques  feux  s'allument  le  long  de  la 
rivière,  et  à  leur  clarté  on  voit  dans  l'eau  les 
arbres  de  la  rive  et  les  maisons  se  mirer  tête  en 
bas.  Les  bruits  s'éteignent  l'un  après  l'autre  ; 
mais  le  rossignol  chante  encore.      On    n'entend 


UN   DIMANCHE   À   LA   CAMPAGNE  141 

bientôt  plus  au  loin  que  le  hurlement  de  quelque 
chien,  le  coassement  de  la  grenouille  ou  le  cri 
rauque  de  quelque  oiseau  de  proie  qui  vient  s'a- 
battre dans  les  joncs.  Cela  sent  l'orage.  Pas 
de  mouvement,  pas  de  vie,  pas  un  couple  ^d'amou- 
reux passant  à  portée  du  regard,  pas  une  chanson 
humaine  s'élévant  de  l'onde,  de  la  maison,  du 
bosquet.  Comme  ce  silence  et  cette  torpeur  vous 
pèsent  !  On  dirait  que  la  mort  plane  dans  ces 
parages. 

Je  m'enfonce  dans  une  morne  rêverie,  d'où  ne 
sont  pas  propres  à  me  distraire  le  nuage  qui  noir- 
cit et  la  lune  qui  disparait.  Je  crois  sentir  une 
légère  brise  fraîchir  mon  front.  A  bientôt  la 
pluie  ! 

Tout  à  coup  de  l'autre  rive  une  voix  hèle  le 
passeur  ;  presque  aussitôt  j'entends  battre  l'eau 
par  les  rames  d'un  chaland  que  je  ne  vois  pas,  mais 
que  je  devine  à  quelques  arpents  en  amont  au 
brasillement  qu'il  laisse  dans  la  nuit  noire.  La 
voix  semble  s'impatienter,  les  coups  de  rames  se 
précipitent.     Il  y  a  quelqu'un  qui  est  pressé. 

C'est  peut-être  la  mort. 

Bientôt  je  distingue  un  galop  qui  va  toujours  se 
rapprochant,  et  à  la  lueur  d'un  éclair  fauve  je  vois 
passer  sur  la  grande  route,  ventre  à  terre,  un  che- 
val qui  gagne  vers  le  village. 

Je  cours  chez  le  passeur. 

Il  m'apprend  que  le  cavalier  va  chercher  le  prê- 
tre, que  le  curé  de  la  paroisse  d'en  face  est  parti 


142       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

après  les  vêpres  pour  aider  un  de;^ses  collègues  oc- 
cupé aux  Quarante-Heures,  que  le  médecin  est  au 
chevet  du  malade,  que  ce  malade  est  l'ami  de  mon 
hôte,  et  que  les  nouvelles  sont  mauvaises. 

Mais  voici  la  pluie,  voici  le  tonnere,  je  rentre. 

Quel  orage  superbe  ! 

Lundi  matin. 

C'était  bien  la  mort  qui  visitait  hier  soir  ce  voi- 
sinage !  Mes  hôtes  ne  font  que  de  revenir  :  ils  ont 
perdu  leur  ami. 

Et  comme  un  malheur  arrive  rarement  seul,  la 
foudre  a  incendié  sa  grange  et  tous  les  bâtiments 
de  la  ferme. 

Pas  gai,  mon  dimanche  à  la  campagne  ! 


LE   MOT  "AT  home"  143 


LE  MOT  "  AT  HOME  " 


At  home.  Yoilà  un  mot  que  personne  an  Canada 
ne  sait  ou  ne  veut  traduire.  Les  journaux  diront 
qu'il  y  a  eu  un  à  liome  chez  le  gouverneur  ;  les 
Jeunes  gens  diront  qu'ils  sont  invités  à  Vat  home 
de  Mme  X.  Mais  personne  ne  cherchera  le  mot 
français  correspondant. 

— D'abord,  y  a  t-il  un  mot  français  ?    me  dira-t 
on. 

— Certainement. 

— Et  quel  est  il  ? 

— Appartement.     Ou  bien  Cercle.     Ouvrez   Littré 
au  mot  appartement  et  vous  lirez  : 

"  Autrefois,  cercle  qui  se  tenait  chez  le  roi.  Le 
roi  tient  appartement  aujourd'hui.  Le  soir,  il  y 
avait  appartement.  Ce  qu'on  appelait  appartement 
était  le  concours  de  toute  la  cour  depuis  sept 
heures  du  soir  jusqu'à  dix.  (St,  Simon,  2,  45.)  On 
dit  aujourd'hui  cercle  dans  ce  sens.  On  disait 
aussi  tenir  appartement,  recevoir  compagnie  chez 
soi  avec  les  formalités  établies  par  l'usage." 

N'est-ce  pas  que  l'appartement,  le  cercle  et   Vat 
home  sont  la  même  chose  ? 

Cherchez  cercle  dans  Littre  et  lisez  : 


144       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

"  Particulièrement,  la  réunion  des  princesses  et 
des  duchesses  assises  circulairement  en  présence 
de  la  reine.  Par  extension,  société,  assemblée 
d'hommes  et  de  femmes  réunis  pour  le  plaisir  de 
la  conversation  ;  les  habitués  eux-mêmes  d'une  ré- 
union de  ce  genre.  Le  mot  plut  à  Monsieur,  il  le 
redit  au  cercle  (  Retz,  11,  82  ).  On  y  tient  le  cercle 
(  chez  la  princesse  )  une  heure  du  jour  (Sévigné, 
414).  Le  soir  on  tient  lecercle  un  moment  (  Id, 
41*7  ).  Elle  tient  son  cercle  depuis  huit  heures  du 
soir  jusqu'à  neuf  heures  et  demie  (Id,  419  ). 

Je  puis  me  tromper  ;  mais  j'expose  ce  que  j'en 
pense,  avec  l'espoir  que  ceux  qui  s'intéressent  à  ces 
sortes  de  questions  nous  feront  connaître  leur  opi- 
nion. 

J'ai  lu  beaucoup  de  mémoires  du  dix-septième 
et  du  dix-huitième  siècles  et  je  me  suis  toujours  dit 
que  les  appartements  étaient  semblables  à  nos  at 
home- 

Je  préfère  appartment  à  cercle. 


LE   DIMANCHE   ET   LES   PURITAIN-S  145 


LE  DIMANCHE  ET  LES  PURITAINS 


C'était  nue  bien  belle  femme  que  j'avais  pour 
voisine  d'eu  face. 

Quand,  le  matin,  elle  sortait  sur  sou  balcon,  armée 
d'une  époussette  et  d'un  balai,  la  jupe  courte,  les 
manches  retroussées,  et  la  tête  couverte  d'un  mou- 
choir blanc,  vous  auriez  dit  une  de  ces  ménagères 
flamandes  si  bien  peintes  par  Téniers,  et  c'était 
plaisir  de  voir  aller,  venir,  cette  paire  de  bas  blancs 
bien  tirés  qui  emi:)risonnaient  des  mollets  pleins  de 
promesses. 

C'est  dire  que  je  la  reluquais  à  œil  que  vois-tu. 

Ne  se  reposant  pas  sur  ses  servantes  des  soins  du 
ménage,  elle  était  partout,  surveillait  tout,  trotti- 
nait tout  le  jour,  mettait  la  main  aux  travaux  les 
plus  humbles. 

Mais  aussi  comme  les  vitres  luisaient  !  comme 

les  Persiennes  étaient   vertes  !  comme  le  parterre 

était  bien  sarclé  et  ratissé  !  comme  la  batterie  de 

cuisine  étincelait  !  Quel  air  de  propreté,  ou  plutôt 

quelle   propreté   réelle,   par   toute  cette    maison! 

Comme   les   enfants  étaient  bien  nets,  bien  mis, 

quand  ils  partaient  la  main  dans  la  main  pour 

l'école  ! 

6 


146       COUPS  d'œit.  et  coups  de  plume 


Toute  la  semaine,  cette  maison  était  une  ruche 
bourdonnante,  active,  gaie  ;  le  travail  la  faisait 
heureuse. 


Mais  autant  la  semaine  était  allairée,  autant  le 
dimanche  de  cette  maison  me  paraissait  morne. 
Pas  un  bruit,  un  cri  ;  pas  une  allée,  une  venue  ; 
pas  de  spirale  de  fumée  bleue  s'échappant  de  la 
cheminée  de  la  cuisine  ;  les  cages  de  la  véranda, 
rentrées,  n'avaient  plus  de  voix  pour  la  rue  ;  l'ar- 
rosoir faisait  défaut  aux  fleurs,  qui  semblaient  lan- 
guir.    L'ennui  enveloppait  tout  cela. 

— Mais  dites-moi  donc,  lui  demandai-je  un  jour, 
comment  vous  passez  le  dimanche.  Outre  sortir 
avec  votre  famille  pour  le  service  divin  du  matin 
et  rentrer  deux  heures  après,  il  n'y  a  ni  mouvement 
ni  vie  chez  vous.  A  quoi  employez-vous  votre 
temps  ? 

Ma  voisine  était  protestante. 

— Nous  lisons  la  Bible  en  famille,  répondit-elle. 

— C'est  cela  qui  doit  être  d'un  gai!...  Heureuse- 
ment que  vous  avez  des  occupations  domestiques 
qui  prennent  une  bonne  partie  de  votre  temps. 

— Des  occupations  le  dimanche  !  Y  pensez-vous  ? 
me  dit-elle,  toute  surprise  de  mon  ignorance.  D'a- 
bord nous  ne  faisons  que  deux  repas  ce  jour-là, 
deux  repas  apprêtés  de  la  veille.  Ni  thé,  ni  café, 
— de  l'eau,  de  la  bière  ou  du  lait. 

— La  servante  trait  la  vache  le  dimanche  ? 


LE   DIMANCHE   ET   LES   PURITAINS  147 

— Pardon,  le  samedi  soir,  aussi  tard  que  possible. 

—Et  les  lits  ? 

— Nos  lits  sont  à  sommier  élastique  ;  pas  besoin 
de  les  brasser.  Le  balayage  se  fait  le  soir  précé- 
dent, et  nous  remuons  si  peu  qu'il  ne  se  soulève 
guère  de  poussière.  En  un  mot  tout  travail  ma- 
nuel qui  n'est  pas  absolument  indispensable  est 
exécuté  la  veille  ou  remis  au  lendemain. 

— Votre  mari  fume  le  dimanche  ? 

— Non,  monsieur  ;  lui  qui  toute  la  semaine  a  la 
pipe  au  bec,  ce  jour-là  se  prive  de  son  tabac. 

— Vous  sortez  ?     Vous  recevez  ? 

— Jamais  le  dimanche. 

— Vous  employez  le  tem^DS  entier  à  lire  la  Bible  ? 

— La  Bible  et  des  livres  de  religion.  Et  à  chanter 
quelques  hymnes  à  mi-voix. 

—Et  à  bâiller  ? 

— Oui,  à  bâiller  souvent.  Je  ne  suis  pas  aussi 
dévote  que  mon  mari,  qui  est  un  des  elders  de  la 
congrégation.  Aussi  me  sermonne-t-il  parfois.  Je 
vous  confesse  que  j'aimerais  pouvoir  lire  les  jour- 
naux, le  feuilleton  du  jour.  Mais  il  faut  donner  le 
bon  exemple  aux  enfants  et  aux  domestiques. 

— A  quelle  secte  appartenez-vous  donc  ? 

— Nous  sommes,  mon  mari  et  moi,  de  descen- 
dance écossaise  et  puritaine  ;  nous  fréquentons  l'é- 
glise presbytérienne. 

— Madame,  je  vous  admire,  mais  je  vous  plains. 

— Vous  me  plaignez  !  Mais  dans  votre  religion, 
est-ce  que  les    prêtres,   les   sœurs,   les  moines,  ne 


148       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


s'imposent  pas  plus  de  privations  qne  nous  ?  Après 
tout,  nous  ne  nous  ennuyons  qu'un  jour  par  se- 
maine ;  eux,  c'est  toujours.  Si  vous  saviez,  du 
reste,  combien  l'observance  du  sabbat  s'est  relâ- 
chée ! 

Mon  accorte  voisine  s'en  fut  prendre  un  album 
dans  la  bibliothèque  de  son  mari. 

— Ecoutez,  reprit-elle  ;  voici  quelques  unes  des 
anciennes  lois  du  Connecticut  : 

lo  Personne,  sauf  un  membre  du  clergé  reconnu, 
ne  traversera  une  rivière  le  jour  du  sabbat. 

2o  Personne  ne  courra  le  jour  du  sabbat,  ni  ne 
marchera  dans  son  jardin  ni  ailleurs,  excepté  pour 
se  rendre  au  meeting  et  en  revenir  révèrement. 

3o  Personne  ne  voyagera,  ne  cuira  d'aliments, 
ne  fera  les  lits,  ne  balayera  la  maison,  ne  coupera 
ses  cheveux,  ne  se  rasera  le  jour  du  sabbat. 

4o  Aucune  femme  n'embrassera  ses  enfants  le 
jour  du  sabbat  ni  les  jours  de  jeûne. 

5o  Le  sabbat  commencera  au  coucher  du  soleil, 
le  samedi. 

— N'embrassez-vous  pas  vos  enfants  le  diman- 
che, lui  demandai-je  ? 

— Sans  doute  je  les  embrasse,  répondit-elle... 

Et,  rougissant  un  peu,  elle  ajouta  en  riant  : 

— Et  mon  mari  par-dessus  le  marché  ! 

Elle  disait  cela  avec  des  lèvres  si  rouges  et  des 
dents  si  blanches,  que  j'aurais  bien  aimé  être  son 
mari  à  cette  minute-là. 


LE   DIMANCHE   ET   LES   PURITAINS  149 

J'ignore  s'ils  sont  nombreux  les  Canadiens  qui 
.  observent  le  dimanche  aussi  rigoureusement  que 
le  mari  de  ma  belle  voisine  ;  mais  je  sais  qu'il  y  a 
une  école  qui  se  remue  fort  et  se  trémousse  dru 
pour  changer,  de  par  la  loi,  le  repos  dominical  en 
immobilité  forcée.  On  commence  par  vouloir  ar- 
rêter les  steamboats  et  les  chemins  de  fer  ;  on  parle 
de  fermer  les  canaux  et  les  bureaux  de  poste  ;  on 
en  viendrait  à  proscrire  les  lectures  profanes  et  la 
composition.  De  là  à  éteindre  la  pensée,  il  n'y 
aurait  qu'un  pas. 

Le  monde  porterait  l'éteignoir  sur  la  tête  comme 
un  bonnet  d'âne,  une  journée  par  semaine  ;  la  pen- 
sée, la  science,  la  littérature  et  les  arts  perdraient 
un  septième  du  temps  que  l'on  consacre  à  leur 
culture,  et  seraient  retardés  d'autant  dans  leu.r  dé- 
veloppement. 

La  jolie  jjerspective,  en  vérité  ! 

Qui  tirerait,  et  ou,  la  ligue  de  démarcation  entre 
les  œuvres  serviles  et  celles  qui  ne  le  sont  pas,  si 
penser,  lire,  écrire  devaient  être  mis  en  quarantaine 
à  heure  fixe,  comme  obstacles  au  salut  ? 

Si,  encore,  tous  les  puritains  étaient  sûrs  de  se 
sauver  ! 

C'est  précisément  pour  cette  classe  de  chrétiens 
que  je  tremble  plus  fort. 


150        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


AS-TU  VU   LE  DIABLE  ? 


Quelqu'un  de  vous  a-t-il  jamais  vu  le  diable? 

Moi,  uon. 

Je  ne  l'ai  pas  aperçu, — ni  queue,  ni  cornes,  ni 
pied  fourchu, — mais  j'ai  connu  des  personnes  qui 
avaient  parlé  à  des  g«is  lesquels  avaient  entendu 
dire  que  certains  individus  l'avaient  vu. 

Pas  besoin  d'aller  si  loin  ni  de  remonter  si  haut. 

Quand  on  a  bâti  le  collège  de  Saint-Hyacinthe,  il 
a  une  trentaine  d'années,  le  diable  a  été  tenu  en 
laisse,  en  bride  plutôt,  par  un  camionneur  de  l'en- 
droit, qui,  si  son  cheval  ne  l'a  pas  emporté,  pour- 
rait témoigner  de  la  vérité  de  ce  qui  va  suivre. 

On  avait  décidé  de  construire  ce  vaste  édifice  ; 
les  fonds  étaient  assez  minces,  mais  les  amis  de 
l'éducation  étaient  bien  disposés  ;  M.  Cadoret  don- 
na le  terrain,  la  législature  accorda  une  subvention, 
le  clergé  souscrivit  largement,  des  laïques  aussi. 
A  M.  Marchessault,  qui  avait  alors  charge  de  la 
procure  du  séminaire,  fut  confié  le  soin  de  conduire 
l'entreprise  à  bonne  fin. 

Or  M.  Marchessault,  en  remettant  certain  cheval 
à  mon  camionneur,  lui  recommanda  tout  particu- 
lièrement de  ne  lui  ôter  sous,  aucun  prétexte,  pas 
même  pour  boire  et  manger,  le  mors  ni  la  bride. 


AS-TU   VU   LE   DIABLE  ?  151 

Mais  celui-ci,  au  bout  de  quelques  jours,  dévoré  de 
curiosité,  désobéit,  et  le  cheval  débridé  à  l'abreu- 
voir disparut  aussitôt  en  fumée. 

C'était  le  diable,  mes  enfants,  le  diable  que  l'éco- 
nome du  séminaire  avait  évoqué  et  réduit  en  ser- 
vage. Car  M.  Marchessault  était  un  grand  clerc, 
et  il  lisait  dans  le  Petit-Albert,  et  vous  savez  que 
celui  qui  lit  dans  ce  livre  a  tout  pouvoir  sur  le 
malin  esprit. 

Comment  le  démon  peut-il,  au  même  moment, 
être  asservi  à  la  volonté  de  tous  ceux  pour  qui  le 
Petit- Albert  n'a  pas  d'arcanes,  c'est  ce  que  je  ne 
saurais  vous  expliquer,  et  je  vous  renvoie,  si  vous 
voulez  en  avoir  le  cœur  net,  à  Collin  de  Plancy,  qui 
doit  résoudre  la  question  quelque  part  dans  ses 
livres  de  mystique  infernale. 

Je  n'ai  pas  été  témoin  de  l'évaporation  du  diable, 
mais  la  chose  m'a  été  racontée,  je  le  répète,  par  des 
gens  qui  l'avait  entendu  dire. 

Vous  pouvez  donc  m'en  croire. 


Je  conversais,  un  soir  de  l'été  dernier,  avec  deux 
vieillards  qui  avaient  passé  une  partie  de  leur  jeu- 
nesse dans  les  chantiers.  C'étaient  maintenant  de 
braves  cultivateurs  qui  avaient  conservé  un  vif 
souvenir  de  leurs  aventures  à  cette  époque  éloignée 
où  la  coupe,  le  Hottage  et  le  sciage  du  bois  étaient 
relativement  dans  leur  enfance. 


152       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

On  se  repaît  volontiers  de  men'eilleux,  et  ces 
natures  ignorantes  et  crédules  ne  pouvaient  man- 
quer de  croire  en  avoir  vu  dans  leurs  courses  à  tra- 
vers les  immenses  régions  non  défrichées  delà  val- 
lée de  l'Ottawa.  Il  y  a  de  l'intérêt  à  suivre  leurs 
récits.  L'homme  instruit  hausse  souvent  les 
épaules,  rit  nécessairement  en  dedans  mais  laisse 
toujours  poursuivre  ces  longues  narrées  qui  le 
captivent  par  plus  d'un  côté.  Si  peu  que  l'on 
soit  observateur,  par  tempérament  ou  par  néces- 
sité de  métier,  on  s'estime  heureux  de  mettre  la 
main  sur  ces  naïfs  conteurs.  Ce  que  j'ai  entendu 
pendant  les  quelques  mois  que  j'ai  passés  à  la  cam- 
pagne ferait  plusieurs  respectables  volumes. 

— Dites  donc,  père  Lavigne,  avez-vous  jamais  vu 
le  diable  dans  les  chantiers  ? 

— Moi,  non  pas.  Mais  nous  avions  dans  notre 
troupe  un  nommé  Saint-Louis  qui  le  voyait  quand 
il  voulait,  qui  lui  parlait,  qui  s'en  faisait  servir. 
Tu  le  sais  toi.  Bastien,  tu  travaillais  avec  nous 
autres  pour  M.  Cook,  aux  moulins  de  la  Nation  du 
Nord.     Pas  vrai  ? 

— Oui,  monsieur,  c'est  vrai. 

— Saint-Louis,  continua  le  père  Lavigne,  était  un 
"  charretier  de  bœufs."  Un  matin  que  nous  étions 
rendus  à  plusieurs  milles  du  chantier,  presque  à 
l'endroit  où  nous  allions  chercher  des  plançons,  il 
s'aperçut  qu'il  avait  oublié  d'emporter  du  foin  pour 
le  dîner  de  ses  bêtes.  Nous  proposions  de  retour- 
ner en  chercher,  mais  Saint-Louis  ne  voulut  pas  en 


AS-TU   VU   LE   DIABLE?  153 

entendre  parler.  Que  dirait  le  contre-maître  s'il 
nous  voyait  revenir  ?  Ce  serait  un  quart  de  jour  de 
perdu,  on  pourrait  être  remercié,  l'on  passerait  pour 
des  nigauds,  etc.     Les  bœufs  jeûneront  plutôt  ! 

Cela  ne  nous  souriait  qu'à  demi,  mais  nous  avions 
trop  peur  de  ce  possédé-là  pour  le  contredire. 
*'  Bonhomme  va  m'en  fournir  du  foin,  dit-il."  Et 
il  se  mit  à  sacrer,  à  tempêter,  à  maudire  son  bap- 
tême, que  les  cheveux  nous  en  dressaient  malgré 
nous.  Il  appela  le  diable  en  lui  disant  :  "  Je  t'or- 
donne de  venir  ici.  Bonhomme,  et  de  m'écouter.  Je 
veux  que  tu  me  portes  tout  de  suite  deux  bottes  de 
foin  sur  les  premiers  plançons.  Si  tu  y  manques, 
mon  damné,  tu  auras  affaire  à  moi.  Vous  allez 
voir  qu'il  va  obéir,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers 
nous." 

Comme  de  fait,  monsieur.  Le  foin  était  tout 
rendu  quand  nous  arrivâmes.    Demandez  à  Bastien. 

— C'est  la  vérité  pure,  monsieur. 

— Une  autre  fois,  il  avait  cassé  sa  hart  sur  le  dos 
de  ses  bœufs.  Vous  n'avez  pas  d'idée  de  ses  blas- 
phèmes. C'était  dans  le  désert  ;  pas  moyen  de 
trouver  la  plus  petite  branche.  "  Bonhomme  va 
m'en  apporter  une  tout  de  suite,  dit-il.  Entends- 
tu,  vieux  démon  ?  j'en  veux  une  tout  de  suite,  et 
de  hêtre  encore  !  une  belle  hart  droite  et  longue  de 
six  pieds  !  "  Et  en  disant  cela  il  se  mit  à  se  rouler 
sur  la  neige  en  sacrant  d'une  manière  épouvan- 
table. Nous  le  vîmes  tout  à  coup  une  hart  à  la 
main,  une  hart  de  hêtre  et  de  la  longueur  qu'il 


154  COUPS   D'(KIIi    ET   fîOlTPS   DE    PT.UME 

avait  demandée.  Je  ne  vous  cache  pas  que  nous 
eûmes  gi-and'peur  ;  nous  n'étions  pas  dévots,  mais 
nous  fimos  tous  le  signe  de  la  croix.  Lui  se  mit  à 
rire  de  nous.     Bastien  est  là  pour  vous  le  dire. 

— Qu'en  dites-vous,  père  Bastien  ? 

— C'est  arrivé  comme  cela,  monsieur. 

— Vous  ne  me  ferez  pas  accroire  ces  choses-là  ! 

— Comme  vous  voudrez,  mais  j'y  étais. 

— D'autres  fois,  continua  le  père  Lavigne,  les 
moulins  s'éclairaient  tout  à  coup  en  plein  cœur  de 
minuit  et  commençaient  à  marcher  tout  seuls. 
Sans  être  des  lâches,  pas  un  homme  dans  tout  le 
chantier  n'aurait  osé  s'approcher  des  moulins. 
Saint-Louis,  monsieur,  s'écriait  que  c'était  Bon- 
homme qui  jouait  de  ces  tours-là,  et  qu'il  allait 
mettre  à  la  raison  le  vieux  grillé.  Nous  n'avions 
pas  d'eau  bénite,  mais  nous  lui  offrions  nos  chape- 
lets ;  lui  jurait  comme  un  payen,  nous  riait  au  nez, 
et  s'en  allait  seul  éteindre  les  lumières  et  arrêter 
les  scies.  Quelques-uns  se  risquaient  à  le  suivre 
jusqu'à  une  trentaine  de  pas  des  moulins,  mais  pas 
plus  proche.  Lui  s'en  revenait  en  chantant,  et  nous 
disait  au  retour  qu'il  faisait  ce  qu'il  voulait  du 
diable  et  qu'il  n'était  jamais  en  peine  de  rien.  Ceux 
qui  l'avaient  suivi  disaient  avoir  vu  dans  le  moulin 
une  grosse  face  épouvantable  à  laquelle  Saint-Louis 
parlait  rudement.  Faut  être  hardi,  monsieur,  allez  ! 
pour  se  conduire  ainsi.  M.  Cook  lui  accordait  tout 
ce  qu'il  demandait,  tant  il  en  avait  peur  lui-même  ; 
il  ne  lui  refusait  ni  permission  ni  augmentation  de 
gages.     Est-ce  des  menteries,  Bastien  ? 


AS-TU   VU   LE   DIABLE?  155 

— C'est  exact  en  tout  point,  depuis  le  commence- 
ment jusqu'à  la  fin,  fit  son  ami. 

— Qu'est-ce  que  Saint-Louis  n'a  pas  fait  un  soir, 
reprit  le  père  Lavigne  ?  Nous  avions  pris  le  sou- 
per, soigné  les  animaux,  mis  chaque  chose  à  sa 
place,  et  nous  fumions  en  chantant  et  en  jasant. 
"  Moi,  dit  Saint- Louis  en  regardant  à  sa  montre, 
moi  je  gage  une  chique  de  tabac  noir  que  je  vais 
commander  à  Bonhomme  de  pousser  mon  canot  au 
large  et  qu'il  va  m'obéir  tout  de  suite.  Vas-y,  mon 
poilu  de  Bonhomme,  mon  fourchu  de  démon,  mon 
cornu  de  vieux  Chariot,  vas-y  ou  je  t'étrangle. 
C'est  fait,  les  gars,  allez-y  voir."  Quelques  uns  y 
allèrent  et  virent  le  canot  qui  gagnait  l'autre  bord 
de  la  rivière. 

— Yous  me  permettrez  bien,  messieurs,  dis-je  à 
mes  interlocuteurs,  sans  vous  manquer  de  respect, 
de  n'ajouter  aucune  foi  à  ces  histoires.  Que  les 
faits  racontés  par  le  père  Lavigne  soient  arrivés,  je 
ne  le  nie  pas,  mais  j'ai  bien  le  droit  de  croire  qu'il 
n'y  avait  pas  plus  de  diable  que  sur  la  main  dans 
toutes  ces  manigances.  Votre  Saint-Louis  devait 
être  un  joyeux  farceur,  qui  vous  a  blagués  vous  et 
vos  camarades  de  la  belle  manière.  Et  ce  fin  merle 
devait  avoir  un  compère  qui  l'aidait  à  vous  berner. 
Parlons  d'autre  chose,  s'il  vous  plaît. 

— Nous  prenez- vous  pour  des  fous  ?  dit  le  père 
Lavigne,  un  peu  aigrement.  Nous  étions  assez  de 
monde  pour  nous  apercevoir  que  c'étaient  des  tours, 
si  c'en  avait  été.  On  ne  fait  pas  de  ces  folleries-là 
à  la  barbe  de  tout  un  chantier  sans  être  pincé  tôt 


156        cours  d'ceil  et  coups  de  plume 


ou  tard.     Vous  ne  vous  êtes  pas  levé  assez  matin, 
monsieur. 

— A  votre  aise,  père. 

— Si  je  savais,  continua  le  père  Lavigne,  de  plus 
en  plus  anime,  si  je  savais  que  Saint-Louis  se  serait 
moqué  de  nous,  moi  comme  les  autres,  j'irais  de- 
main lui  donner  la  volée.  Car  on  a  beau  être 
timide  devant  le  mauvais  esprit,  on  n'a  pas  peur 
d'un  liomme  seul  à  seul,  et  suffit  que  Saint-Louis 
ne -parle  pas  à  Bonhomme  pour  que  je  lui  rince 
la  gueule.  On  n'est  pas  manchot,  je  vous  prie  de 
croire  ;  Bastien  le  sait.  Saint-Louis  est  plein  de 
vie  comme  vous  et  moi,  il  reste  dans  la  paroisse 
voisine,  et  si  je  savais... 

Le  père  Bastien  partit  ici  d'un  long  éclat  de  rire. 

— Tu  peux,  dit-il,  partir  demain  dès  le  jDetit  ma- 
tin, mon  cher  vieux  ;  monsieur  a  raison,  et  Saint- 
Louis  a  bafoué  tout  le  chantier,  je  le  sais. 

— Et  qu'en  sais-tu,  toi  ? 

— Monsieur  a  deviné  juste.  Saint-Louis  avait  un 
compère,  i?t  ce  compère...  c'était  moi. 

L'abasourdissement  de  Lavigne  était  complet  ; 
cependant  l'incrédulité  se  lisait  sur  sa  figure,  l'in- 
crédulité et  une  colère  qui  ne  demandait  qu'une 
raison  pour  éclater.  Bastien  riait  toujours  et  bour- 
radait  son  vieil  ami  sur  les  bras. 

Je  ne  riais  pas  haut,  mais  je  jouissais  intérieure- 
ment d'avoir  amené  un  aveu  qui  contribuerait  sans 
doute  à  détruire  une  folle  croyance  dans  un  esprit 
honnête. 


AS-TU   VU   LE   DIABLE  ?  IS.T 


Nous  fûmes  quelques  minutes  sans  ouvrir  la 
bouche,  sauf  que  Bastieu  riait,  mais  de  moins  en 
moins.  La  figure  attristée  de  sou  ami  semblait  lui 
faire  peine  ;  il  paraissait  regretter  son  aveu. 

Lavigne  éclata  tout  à  coup,  tout  d'un  paquet, 
comme  on  dit  ici. 

— Ecoute,  Bastien,  nous  sommes  des  amis  de 
cinquante  ans,  et  il  me  serait  dur  de  rompre  avec 
toi  ;  on  a  besoin  d'amitié  sur  ses  vieux  jours,  ne 
fût-ce  qu'afin  de  pouvoir  se  rendre  le  témoignage 
de  n'avoir  pas  été  impraticable.  Si  tu  peux  m'ex- 
pliquer  comment  Saint-Louis  et  toi  auriez  pu  nous 
tromper,  je  te  pardonne  ;  mais  lui,  le  grediu,  pas  ! 
Les  bottes  de  foin  ? 

— Les  bottes  de  foin  !  c'est  lui,  Saint-Louis,  qui 
les  avait  portées  là  pendant  la  nuit.  Je  l'ai  vu 
partir.  Te  souviens-tu  que  c'est  moi  qui  lui  fis 
observer  son  oubli  ? 

—Et  la  hart  ? 

— C'est  moi  qui  l'avais  cachée  sous  la  neige,  près 
d'un  plançon,  la  veille  au  soir.  Saint-Louis  con- 
naissait bien  l'endroit,  va  !  je  le  lui  avais  si  bien 
indiqué.  Du  reste,  avant  qu'il  se  roulât  sur  la 
neige,  je  le  lui  montrai  de  l'œil. 

— Et  les  moulins  à  vent  qui  se  mettaient  à  mar- 
cher en  plein  cœur  de  minuit  ? 

— C'était  lui  ou  moi  qui  les  mettions  en  mouve- 
ment, presque  chaque  fois  moi.  Tu  te  rappelles, 
j'étais  si  paisible,  si  tranquille,  si  serviable  à  tout 
le  chantier  que  personne  ne  m'aurait  soupçonné 


158       cours  d'(Eil  et  coups  de  plume 

de  rien.  Je  ne  sacrais  pas,  je  ne  buvais  pas,  je  ne 
fumais  pas,  j'étais  fluet  ;  on  me  prenait  pour  une 
catiche.  Qui  est-oe  qui  aurait  pensé  que  je  prêtais 
la  main  à  maître  Saint-Louis  V 

— Et  la  face  de  démon  que  l'on  voyait  dans  le 
moulin  ? 

— C'était,  mou  bon,  une  grosse  citrouille  vidée  à 
laquelle  nous  taillions  à  coups  de  couteau  des 
traits  d'homme  ou  plutôt  de  démon,  et  que  nous 
éclairions  avec  une  chandelle  de  suif.  Quand 
Saint-Louis  avait  parlé  durement  et  commandé 
à  Bonhomme  d'arrêter  le  moulin,  d'un  revers  de 
main  il  flanquait  citrouille  et  chandelle  par  terre, 
puis  les  jetait  à  l'eau,  en  sorte  que  vous  n'y  voyiez 
tous  que  du  feu...  alors  même  qu'il  n'y  en  avait 
plus. 

— Et  le  canot  ? 

— Nous  convenions  d'une  heure,  lui  et  moi.  A 
l'heure  dite,  je  poussais  le  canot  au  large,  vous 
alliez  voir  et  vous  vous  en  retourniez  de  plus  en 
plus  convaincus  que  Saint-Louis  était  en  commerce 
avec  Chariot.     Ce  n'était  pas  plus  malin  que  cela. 

Lavigne  était  évidemment  ébranlé.  L'explica- 
tion de  son  ami  devait  lui  paraître  concluante.  Mais 
il  y  a  toujours  au  fond  de  toute  chose  l'orgueil. 
Avoir  cru  trente  ans  à  l'apparition  du  diable,  avoir 
raconté  les  mêmes  histoires  XDendant  si  longtemps, 
et  se  voir  réduit  à  reconnaître  qu'on  a  été  dupe, 
n'est-ce  pas  humiliant  au  suprême  ?  La  con^dc- 
tion  de  son  erreur  est  une  confession  d'infériorité. 


AS-TU   VU   LE   DIABLE?  159 

et  bien  que  celle-ci  ne  se  fasse  que  de  soi  à  soi,  on 
est  rarement  prêt  à  y  souscrire. 

Ce  fut  le  cas  de  Lavigne. 

J'eus  beau  vouloir  lui  démontrer  de  toutes  les 
manières  l'ineptie  de  ces  superstitions,  l'inanité 
d'une  foule  de  croyances  populaires,  lui  citer  des 
fraudes  au  moyen  desquelles  on  exploite  la  cré- 
dulité publique,  et  lui  montrer  des  causes  physi- 
ques dans  ce  gros  surnaturel  à  deux  sous,  le  vieux 
ne  voulait  convenir  de  rien  ;  mais  je  suis  sur  qu'en 
lui-même  il  n'était  pas  éloigné  de  nous  croire, 
Bastien  et  moi.  Il  n'eut  pas  contre  son  ami  cette 
explosion  de  colère  cpie  j'avais  redoutée  pendant 
quelques  moments.  Mais  on  n'aime  pas  paraitre 
céder  trop  vite. 

— N'empêche,  dit-il,  que  j'irai  demain  voir  Saint- 
Louis,  et  s'il  confirme  tes  dires  je  lui  frotterai  les 
oreilles . 

Je  suis  bien  certain  que  le  bonhomme  n'a  pas 
bousré  de  chez  lui. 


160  COUPS   d'(EIL   et   coups   de    l'LUME 


ROUVILLA 

Ttouvilla  ! 

llouvilla  ? 

Ce  mot  vous  dit-il  quelque  chose  ?  Est-ce  le  nom 
d'une  ville,  d'une  fleur  exotique,  d'une  pâte  denti- 
frice, d'une  pommade  pour  les  cheveux  ? 

Vous  n'en  savez  rien,  mais  vous  le  trouvez  joli. 

N'est-ce  pas  que  c'est  harmonieux,  Rouvilla  ? 

Eh  bien,  c'est  un  nom  de  fille,  inventé,  j'ai  tout 
lieu  de  croire,  dans  le  comté  de  Rouville,  par  un 
parrain  qui  a  été  bien  inspiré.  Celle  qui  le  por- 
tait vient  de  mourir.  Comme  ces  fleurs  au  par- 
fum suave  et  violent  qui  vous  tuent  à  votre  che- 
vet en  une  nu.it,  peut-être  l'harmonie  de  c'es  trois 
syllabes  a-t-elle  emporté  la  pauvre  enfant  vers  les 
blondes  sphères  où  tout  chante. 

Ne  riez  pas  de  l'idée.  Lacordaire  a  dit,  en  par- 
lant du  fils  de  Napoléon  1er,  que  "  son  père  l'avait 
ax)pelé  d'un  nom  trop  pesant  "  et  que  "  le  roi  (le 
Rome  succomba  sous  ce  fardeau." 

Mais  comme  je  n'ai  pas  suifisamment  étudié  l'in- 
fluence des  noms  sur  la  longévité,  je  n'insiste  pas 
davantage. 

Il  y  aurait  tout  un  traité  à  faire  sur  les  vicissi- 
tudes des  noms  de  baj^tême  en  ce  pays,  sur  la  ma- 


ROU  VILLA  161 


nie  qui  les  a  transformés,  de  simples  qu'ils  étaient, 
en  combinaisons  de  syllabes  sonores  et  préten- 
tieuses. Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  où  raconter  les 
époques  des  filles  en  ie,  en  ine  et  en  a  ;  la  dernière, 
celle  des  filles  en  a,  celle  que  nous  traversons,  a 
fait  des  prodiges  d'imagination  et  s'est  livrée  à  de 
tels  agencements  de  sons  qu'en  donner  la  liste 
prendrait  tout  mon  espace.  C'est  à  se  croire  trans- 
porté sous  le  doux  ciel  de  l'Océanie  et  dans  le  lan- 
gage ouvert  des  Tahitiens. 

Rouvilla  est  bien  de  notre  temps  :  c'est  le  besoin 
du  neuf  qui  l'a  créé,  aussi  la  démangeaison  de 
mettre  une  belle  étiquette  à  une  jolie  fleur. 

Qui  ne  croit  pas  que  donner  un  beau  nom  à.  son 
enfant  contribuera  à  le  faire  beau  lui-même,  ou 
grand,  ou  célèbre  ?  On  a  la  superstition  de  cette 
influence.  Quand  on  l'appelle  d'un  nom  laid,  c'est 
qu'on  a  l'oreille  fausse,  une  tradition  à  perpétuer, 
peut-être  un  héritage  à  guetter  pour  le  poupon,  ou 
bien  c'est  qu'on  veut  l'habituer  de  bonne  heure  à 
la  souffrance  et  le  sanctifier  par  avance.  C'est  un 
péché  de  donner  un  nom  ridicule  à  un  enfant,  hors 
que  ce  soit  pour  lui  apprendre  l'humilité  et  le 
pousser  jeune  dans  les  voies  du  salut,  malgré  lui. 

Figurez-vous  donc  une  belle,  grande  et  digne 
fille,  et  instruite,  et  superbe,  et  artiste,  qui  se  nom- 
merait Réparade  !  un  beau  soldat,  un  chevaleres- 
que officier,  bâti  en  Hercule,  brave  comme  Bayard, 
noble  comme  Marceau,  qui  serait  affligé  du  pré- 
nom de  Pacifique  !  un  grand  politique  qui  aurait 
nom  Nicodème  1  Ces  gens-là  souffriraient  le  martyre 


102      COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

toute  leur  vie  ;  de  se  savoir  ainsi  affichés,  cela  pour- 
rait diminuer  leur  génie.  De  même  qu'on  se 
sent  plus  homme  avec  un  bel  habit  sur  le  dos, 
plus  indépendant  et  d'un  caractère  moins  pliable 
quand  on  a  le  gousset  garni,  de  même  on  doit  se 
sentir  rabaissé  et  perdre  à  ses  propres  yeux  de  sa 
valeur,  si  un  parrain  idiot  vous  a  placardé  sur  le 
front,  pour  la  vie,  un  nom  invraisemblable,  plus 
lourd  qu'un  boulet  de  forçat. 

J'ai  un  jour  empêché  un  garçon  de  se  faire  inti- 
tuler Victrice-Valéry. 

Cela  me  sera  compté  au  ciel. 


Sans  s'inquiéter  de  la  vaniteuse  affectation  chez 
les  uns,  des  raisons  de  famille  chez  les  autres,  qui 
dictent  le  choix  des  noms,  nul  "doute  que  nous 
éprouvons  tous  de  l'antipathie  pour  certains  voca- 
bles. Je  vous  confesse  que  chez  moi,  cela  va  par- 
fois jusqu'à  l'horripilation. 

D'où  cela  provient-il  ? 

De  ce  que  les  titulaires, — le  nom  fût-il  des  plus 
riches, — ne  nous  reviennent  pas  ?  De  ce  que  cer- 
tains noms — Basile,  Macaire,  d'autres, — ont  été 
stigmatisés  par  l'esprit  au  profit  de  la  vertu  ?  De 
ce  que  la  comédie  a  bafoué  leurs  porteurs  ?  Oui, 
sans  doute,  mais  il  y  a  une  autre  cause,  la  plus 
vraie  :  nos  premières  impressions. 

Zoé,  Basilice,  Sophronie,  Philomène  !  Mais 
toutes  les  domestiques  que  j'ai  connues  dans  mon 


ROUVILLA. 


163 


enfance  s'appelaient  ainsi.  L\ine  allait  même  jus- 
qu'à porter  le  nom  de  Scholastique,  une  autre 
avouait  Eutychienne. 

Ces  noms  pourraient  passer  en  latin,  car  on  sait 
que 

Le  latin,  dans  les  mots,  brave  l'honnêteté  ; 

mais  on  n'a  pas  le  droit  d'affubler  des  chrétiennes 
françaises  de  sobriquets  semblables. 

Si  bête  que  cela  soit,  des  hommes  intelligents 
que  je  connais  ne  voudraient  pas  pour  un  royaume 
que  leurs  filles  fussent  baptisées  sous  le  nom  de 
Rose,  de  Marguerite,  de  Charlotte,  de  Françoise,  de 
Catherine. 

Et  pourtant  ce  sont  les  noms  en  usage  dans  les 
meilleures  familles  canadiennes. 

Il  y  a  des  noms  qui  sont  une  enseigne  de  beau- 
té ;  cela,  je  le  crois presque  sincèrement;  je 

n'ai  pas  connu  une  seule  Marie-Louise  qui  ne  fût 
jolie,  et  toutes  les  Anna-Marie  que  j'ai  vues  étaient 
belles. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  toute  fille  qui  se  nomme 
Bella  soit  une  beauté.  J'ai  connu  des  Blanche  qui 
étaient  fort  brunes...  Nigm  sum  sedformosa! 


Mais  je  m'écarte  de  Rouvilla. 

Rouvilla  ne  m'est  pas  qu'un  prétexte  pour  par- 
ler à  mes  lecteurs  des  noms  de  baptême  ;  c'est  bel 
et  bien  un  sujet. 


164       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Voilà  un  homme  qui  a  inventé  un  système  :  c'est 
le  parrain  de  Rouvilla. 

J'ai  déjà  dit  que  des  raisons  d'intérêt  ou  d'ami- 
tié dictent  la  plupart  des  noms.  Quand  ce  n'est 
pas  cela,  c'est  ou  l'admiration  pour  quelqu'un  de 
remarquable,ou  l'ambition  de  vaincre  son  voisin  par 
un  nom  plus  à  effet,  ou  encore  et  souvent  une  cer- 
taine ingéniosité  qui  pousse,  quand  vous  avez  un 
Hector,  à  nommer  sa  sœur  Hectorine  et  à  descendre 
ainsi,  à  mesure  que  les  couples  d'enfants  arrivent, 
toute  l'échelle  des  parallèles. 

Le  plan  du  père  de  Rouvilla  est  plus  nouveau. 

On  donnait  ci-devant  à  une  ville,  à  un  comté,  a 
un  pays,  à  un  continent  un  nom  d'homme.  Ren- 
versons ce  procédé,  et  que  ce  soit  à  l'avenir  la  ville 
ou  le  comté,  le  pays  ou  le  continent,  qui  prête  le 
sien  à  l'humanité. 

Je  vous  promets  qu'il  y  a  de  beaux  effets  à  tirer 
de  cette  révolution.  Suivez-moi  dans  une  courte 
énumération. 

Après  Rouvilla,  il  me  semble  qu'Ibervilla  serait 
joli,  Jolietta  à  croquer,  G-aspiana  fort  agréable  ; 
Sorella  ferait  merveilles  ;  on  n'aurait  qu'à  conver- 
tir Hyacinthe  eu  Hyacintha  pour  avoir  un  beau 
nom  à  donner  à  quelque  belle  fille. 

Et  ainsi  de  suite. 

Mais  vous  me  guettez,  lecteur  sceptique,  critique 
quand  même,  ahurisseurs  perpétuels,  vous  tous 
qui  ne  voyez  les  choses  que  sur  le  côté  laid  ;  vous 
allez  m'en  proposer  de  belles  ! 


ROUVILLA.  165 


Chicontimine  ! 

E,imousquoise  ! 

Kamouraskouaue  ! 

Arthabaskieiine  ! 

Lavalise  ! 

Ah  !  si  vous  roulez  faire  de  la  charge,  je  con- 
fesse que  le  système  de  mon  ami  du  comté  de 
Eouville  s'y  prêterait  tant  soit  peu  ;  mais  il  en  est 
de  même  de  toutes  les  bonnes  choses  :  à  côté  du 
pain  blanc  n'y  a-t-il  pas  la  galette  de  sarrasin  ?  En 
face  du  portrait  la  caricature  ?  La  difformité  près 
du  beau  ? 

A  tout  prendre,  l'auteur  de  Eouvilla  rient  d'ou- 
rrir  aux  parrains  et  marraines  une  roie  nourelle. 
A  ceux-ci  d'y  cueillir  le  nom  gracieux,  coquet,  pa- 
triotique. Arec  un  peu  de  goût  on  érite  toujours 
le  ridicule,  fils  d'une  sotte  prétention.  Le  ridicule 
est  enfant  légitime  ;  il  n'a  qu'un  père  :  le  fol 
orgueil. 

Va  donc  pour  Rourilla 


166  cours    I)'(EIh   ET   (!OUI'S    DE    IMJTME 


PATILONS  FRANÇAIS 


Un  de  mes  amis,  ancien  citoyen  d'Ottawa,  cana- 
dien-français comme  vous  et  moi,  fut  un  jour  prié 
pour  une  partie  de  croquet  à  la  campagne  d'un  de 
ses  amis,  lui  aussi  canadien-français.  C'était  en 
juillet.  Il  arriva  soufflant  on  plutôt  haletant,  tout 
en  nage,  morfondu.  La  partie  était  commencée. 
Soit  distraction,  soit  qu'il  crût  que  tous  ses  invi- 
tés se  connaissaient,  le  maître  de  la  maison  ne 
présenta  pas  le  nouveau  venu.  Tout  le  monde 
parlait  anglais. 

Ceci  se  passait  il  y  a  dix-huit  ans,  moins  d'un 
an  après  le  déménagement  des  bureaux  publics  de 
Québec  à  Ottawa.  Mon  ami  ne  connaissait  aucun 
des  invités.  Il  ne  connaissait  guère  plus  la  lan- 
gue anglaise,  dont  il  s'était  alors  assez  bien  passé. 
Il  en  savait  juste  assez  pour  comprendre  son  tra- 
vail de  bureau  et  pour  faire  son  marché  ;  il  avait 
appris  cela  dans  les  livres,  en  sorte  qu'il  n'était 
pas  capable  de  converser  pendant  une  minute  dans 
l'idiome  de  la  "race  supérieure."  Il  prononçait 
en  outre  affreusement  mal. 

Son  tour  de  jouer  vint,  force  lui  fut  ^e  parler. 
Vous  devinez  son  supplice.  Quand  on  n'a  pas 
l'habitude  d'une  langue,  on  a  beau  savoir  beaucoup 


PARLONS   FRANÇAIS  167 

de  mots,  on  s'échme  iuutilemeut  à  en  mettre  deux 
bout  à  bout.  On  ne  m'y  re pincera  plus,  bien  sûr, 
se  disait-il  !  Jamais  serment  ne  fut  plus  sincère. 

Si  l'après-midi  fut  longue  !  Elle  finit  enfin  ; 
chacun  se  retira,  excepté  mon  ami  qui  voulait  dire 
son  fait  au  maître  de  la  maison. 

— Quelle  bête  d'idée  t'est  venue  de  me  prier  de 
cette  fête  ?  Tu  sais  bien  que  je  ne  parle  pas  l'an- 
glais, et  tu  m'attires  dans  un  guêpier  !  Tu  me 
paieras  cela  plus  cher  qu'au  marché  !  Où  m'ont- 
ils  connu,  ces  butors  d'Anglais  qui  m'appelaient 
par  mon  nom  ? 

— Mais,  mon  cher,  il  n'y  avait  pas  un  seul 
Anglais  parmi  eux,  dit  l'hôte  en  riant  aux  éclats. 

Tu  ne   connais  pas    L ,  de  l'hôtel  des  postes, 

M ,  un  employé  municipal?     Les  autres  sont 

les  trois  commis  de  P ,  le  marchand  de  nou- 
veautés. 

— Bande  de  triples  idiots  ! 

Et  mon  ami  se  lança  dans  une  distribe  furieuse 
contre  les  renégats,  les  apostats,  ceux  qui  ont  honte 
de  leur  langue,  etc. 

Il  n'en  a  pas  encore  le  cœur  net  ;  il  m'en  parlait 
hier. 

Ce  qui  était  non  seulement  possible  mais  fi-é- 
queut  en  1866,  n'est  plus  même  l'exception  aujour- 
d'hui. L'on  voit  bien,  de-ci  de-là,  dans  la  capitale 
fédérale,  un  ou  deux  incroyables  dont  la  conduite 
accuse  l'apostasie  du  langage  et  de  la  nationalité, 
une  couple  de  têtes  fêlées  qui  ne  fréquentent  que 


168       COUPS  i)\kii.  et  coups  de  plume 

les  Anglais,  s'habillent  à  l'auglaise  et  osent  même 
s'adresser  aux  nôtres  en  anglais.  Mais  ils  sentent 
les  premiers  le  ridicule  de  leur  manie,  et  d'eux- 
mêmes  nous  évitent  le  fardeau  de  leur  société. 

C'est  l'arrivée  du  contingent  français  venu  de 
Québec  en  1865  qui  a  changé  la  fai-e  des  choses. 
Les  hommes  instruits  ont  exercé  l'iulluence  natu- 
relle de  leur  supériorité  ;  on  s'est  rallié  autour 
d'eux  dans  l'Institut  ;  le  français  a  repris  ses  droits, 
et  son  empire  et  règne  à  présent  en  souverain  sur 
tout  notre  groupe.  Les  quelques  anglomanes  dont 
j'ai  parlé  ne  font  quelui  donner  du  relief  Pendant 
un  temps,  avant  la  venue  de  ce  renfort,  on  pouvait 
désespérer  que  les  nôtres  s'af&rmassent  de  sitôt  au 
point  que  les  autres  nationalités  dussent  comx)ter 
avec  eux  ;  et  il  n'était  pas  trop  étrange  que  les  fai- 
bles de  croyance  se  laissassent  aveugler  par  la 
pensée  de  la  suprématie  britannique  et  engourdir 
par  une  appréciation  exagérée  de  la  faiblesse  de 
nos  moyens.  Tout  doute  est  banni  maintenant, 
et  celui  qui  abjure  n'a  pas  même  l'excuse  de  la 
peur  ou  de  l'impuissance. 

Si  je  comprends  qu'il  nous  faille  parler  anglais 
avec  ceux  qui  sont  encore  la  majorité  et  en  somme 
les  maîtres,  je  ne  saurais  concevoir  pourquoi  nous 
serions  séduits  par  la  perspective  de  leur  donner 
satisfaction  en  négligeant  pour  la  leur  la  langue  de 
nos  pères.  Je  ne  vois  que  la  nécessité  d'apprendre 
nous-mêmes  l'anglais  ou  de  l'enseigner  à  nos  en- 
fants qui  en  justifie  la  pratique  entre  nous. 
D'abord,  nous  nous  entendons  toujours  mieux  dans 


PARLONS   FRANÇAIS  169 

notre  langue,  plus  riche  et  sue  plus  à  fond,  que 
dans  un  idiome  étranger,  quel  qu'il  soit.  Ensuite, 
en  n'allant  pas  à  eux,  nous  obligeons  les  Anglais  à 
venir  à  nous,  à  étudier  le  français,  à  connaître 
mieux  la  France,  à  chercher  dans  la  littérature  dont 
nous  nous  délectons  les  beautés  délicates  qui  man- 
quent à  leurs  écrivains,  et  à  trouver  dans  notre 
commerce  un  charme  qui  rendra  nos  relations  plus 
amicales.  Il  y  a,  enfin,  le  mérite  du  bon  exemple 
donné  à  l'enfance  qui  pousse,  et  l'orgueil  joyeux 
de  nous  suffire. 

Ce  que  je  dis  ici  pour  les  Français  d'Ontario  s'ap- 
plique plus  véritablement  encore  à  ceux  des  Etats- 
Unis.  Car  ceux-ci  n'ont  pas  à  combattre  un  parti 
pris,  entêté  de  se  passer  de  nous  aussi  longtemps 
que  possible,  un  dédain  affiché  plus  systémati- 
quement que  réellement  ressenti.  L'Américain 
digne  de  ce  nom,  celui  qui  est  sorti  de  la  promis- 
cuité des  immigrants,  de  la  grossesse  des  races, 
l'homme  libre,  dépouillé  des  préjugés  germaniques, 
celtiques,  saxons  ou  latins, —  et  qui  ne  sacrifie  qu'au 
préjugé  national  américain,  miel  tiré  de  tous  les 
sucs  indigènes  et  exotiques, —  l'Américain,  être 
éclectique  s'il  en  est,  envoie  ses  jeunes  enfants  aux 
écoles  françaises,  ses  grands  enfants  à  Paris  ;  il 
contribue  largement  au  soutien  des  écoles  cana- 
diennes ;  il  ne  méprise  personne  que  le  paresseux  ; 
indifférent  à  tout  ce  qui  n'est  pas  son  agrandisse- 
ment personnel  ou  celui  de  son  pays,  il  laisse  nos 
compatriotes  se  développer  à  leur  aise,  les  respecte, 
ne  proscrit  ni  ne  rabaisse  rien  de  ce  qu'ils  chéris- 


1*70      COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

sent,  se  mêle  volontiers  à  eux.  Il  n'obéit  pas  à  un 
mot  d'ordre]  parti  de  Londres  à  la  suggestion  dia- 
bolique d'un  lord  Durham.  La  langue  française 
est  une  belle  plante  qu'il  ne  se  sent  ni  la  mission 
ni  le  goût  d'étouffer. 

Canadiens,  mes  frères,  venus  par  milliers  retrem- 
per, pendant  cette  douce  et  émouvante  semaine, 
pendant  cette  fête  jubilaire  de  1884,  votre  patri- 
otisme aux  lieux  où  sont  pour  vous  les  sources 
de  la  langue  et  de  la  foi,  vous  me  permettez 
ces  remarques,  n'est-ce  pas  ?  Emigrés  qui  n'avez 
rien  oublié  de  ce  qui  vous  rattache  au  sol  natal, 
la  langue  française  est  un  dépôt  sacré,  un  trésor 
inestimable  qui  ne  doit  pas  se  rouiller  par  votre 
faute  ;  il  vous  est  défendu  de  le  laisser  ternir,  se 
couvrir  de  poussière.  Veillez-y  toujours  d'un  œil 
jaloux.  Avec  elle,  et  aussi  précieusement,  conser- 
vez ves  manières  franches,  vos  usages  simples,  vos 
mœurs  honnêtes.  Evitez  le  déluré  yankee,  qui 
vous  va  mal  ;  n'affectez  pas,  en  visite  dans  nos 
campagnes,  de  parler  anglais  dans  le  secret  espoir 
de  provoquer  l'admiration  des  naïfs  ;  chez  vous, 
dans  la  grande  république,  ayez  soin  de  ne  parler 
entre  vous  cette  langue,  je  le  répète,  que  si  vous 
voulez  vous  en  rendre  maîtres  ou  l'apprendre  à 
vos  enfants.  Faites  toujours  en  sorte  que  si  l'homme 
à  l'estime  de  qui  vous  tenez  le  plus  tombait  inopi- 
nément au  milieu  de  votre  famille,  vous  n'ayez 
pas  à  rougir  en  lui  laissant  voir  un  intérieur  où  la 
patrie  n'a  plus  rien  à  reprendre. 


PARLONS   FRANÇAIS  1^1 


Parler  imitilement  une  langue  étrangère  est  déjà 
un  manque  de  respect  et  un  commencement  de 
froideur  pour  la  langue  maternelle. 

Sous  aucun  prétexte,  ne  changez  ni  ne  traduisez 
votre  nom  en  anglais.  Yoilà  la  plaie  puante  qui 
ronge  quelques  uns  des  vôtres.  Tâchez  par  tous 
les  moyens  de  les  guérir  :  conseils  amicaux,  per- 
suasion, menace  du  ridicule,  et,  si  cela  ne  fait  pas, 
exposition  répétée  dans  les  journaux  et  dans  les 
assemblées.  Il  faut,  si  on  ne  guérit  pas  les  ma- 
lades, empêcher  la  diffusion  de  la  maladie. 


1*72       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


UN  CHRONIQUEUR  HURON 


Je  sais  fort  bien  que  ce  sont  les  sauyoges  qui  dé- 
couvrent les  enfants  dans  les  bois  et  les  viennent 
vendre  aux  parents,  lesquels  les  paient  avec  leurs 
économies.  Je  m'étonne  même  toujours  que  les 
mamans — seulement  les  mamans — se  laissent  cas- 
ser bras  ou  jambe  et  tiennent  le  lit  pendant  des 
semaines,  sans  que  les  gardiens  de  la  loi  tentent  le 
moindre  effort  pour  rechercher  et  punir  les  sau- 
vages ;  et  je  me  demande  où  était  le  père  pour 
n'avoir  pas  défendu  sa  femme. 

Dans  les  pays  où  la  civilisation  a  supprimé  les 
sauvages,  ce  sont,  je  n'ignore  pas  cela,  tout  bonne- 
ment les  papas  qui  trouvent  les  petits  dans  le  po- 
tager, sous  les  feuilles  d'un  chou  géant,  et  les  rap- 
portent à  la  maison  sans  battre  leurs  épouses. 
Celles-ci  n'en  sont  pas  moins  malades,  c'est  vrai  ; 
mais  c'est  la  surprise,  l'émotion,  qui  les  cloue  au 
lit  :  cela  fait  moins  mal.  On  voit  qu'il  y  a  i^rogrès 
dans  la  méthode  de  peuplement. 

En  G-rèce,  la  méthode  est  aussi  douce  et  plus 
poétique.  Ce  sont  les  cigognes,  ces  grands  oiseaux 
voyageurs,  qui  apportent  à  travers  les  airs,  dans 
leur  long  bec,  l'enfant  qui  vient  de  naître.  Où  le 
trouvent-elles?  c'est  la  seule  chose  que  j'ignore. 


UN   CHRONIQUEUR   HURON  1Y3 

Exception  au  règne  animal,  où  l'oiseau  envolé  du 
nid  ne  connaît  plus  ni  père  ni  mère,  la  cigogne 
nourrit  ceux-ci  dans  leur  vieillesse, —  du  moins 
selon  la  croyance  populaire.  C'est  une  touchante 
idée  d'avoir  fait  apporter  par  elle  dans  le  berceau 
l'enfant,  et  de  faire  soigner  près  de  la  tombe  les 
parents  en  enfance. 

La  «^ogne,  évidemment,  tend  à  se  rapprocher 
de  l'homme,  à  qui  la  grue,  sa  sœur  de  mère,  se  colle 
de  si  près. 

Ce  n'est  ni  un  conte  à  la  cigogne  ni  une  histoire 
de  ma  mère  l'oie  que  je  veux  te  dire,  lecteur  ;  je 
t'annonce  un  fait  vrai  :  je  suis  un  sauvage.  Sans 
une  goutte  de  sang  sauvage  dans  les  veines,  ne 
devant  à  l'habitant  des  forêts  qui  m'a  découvert 
sous  bois  et  porté  au  village  que  la  reconnaissance 
de  son  bon  couj),  je  suis  un  Huron.  D'occasion,  de 
seconde  main,  me  diras-tu.  Pour  ça,  oui, —  mais  pas 
moins  un  Huron,  pas  moins  un  chef  de  tribu,  et 
d'une  tribu  qui  a  fait  parler  d'elle. 

On  connaît  l'opinion  de  Chateaubriand  sur  mes 
frères  : 

"  Les  Hurons,  spirituels,  gais,  légers,  dissimulés 
toutefois,  braves,  éloquents,  gouvernés  par  des 
femmes,  abusant  de  la  fortune  et  soutenant  mal  les 
revers,  ayant  plus  d'honneur  que  d'amour  de  la 
patrie..." 

Il  y  a  près  d'un  âge  de  chêne  que  le  grand  écri- 
vain a  visité  le  Canada,  où  probablement  il  n'a  pas 
même  entrevu  la  binette  d'un  Huron.     Le  juge- 


1*74       COUPS  d'œii.  et  coups  de  plume 

meut  qu'il  porte  sur  ma  tribu,  je  l'accepte  ;  mais  je 
fais  uue  exception  et  une  réserve  ;  nous  aimons  la 
patrie  autant  que  l'honneur,  et  si  les  femmes  ré- 
gnent, elles  ne  gouvernent  pas.  Les  Hurons,  ce 
sont  les  Français  de  l'Amérique  ;  or  les  Français 
ont  une  loi  salique  qui  ne  permet  pas  au  jupon  de 
régenter  la  culotte. 

C'était  pendant  la  lune  des  fleurs  que  m^i  ami 
Ahatsistari  me  proposait  d'entrer  dans  la  tribu  hu- 
ronne  et  d'en  devenir  un  guerrier.  J'acceptais,  et 
après  que  la  lune  de  feu  eût  passé,  mais  avant  la 
chute  des  feuilles,  les  anciens  de  la  tribu,  les  sages 
du  conseil  qui  comptaient  soixante  neiges,  m'éli- 
saient chef  honoraire  et  me  baptisaient  Lahacha. 

Lahacha,  c'est-à-dire  "  la  lumière  qui  brûle,"  lux 
ignans. 

Bien  de  l'honneur,  frères  ! 

Merci  autant  de  fois  qu'il  y  a  encore  d'oiseaux 
de  proie  dans  nos  forêts  et  de  castors  dans  nos  lacs. 

Permettez  que  j'envoie  au  G-rand-chef  un  collier 
de  wampum  d'argent  que  vous  suspendrez  dans  le 
w^igwam  de  la  prière,  élevé,  près  des  bords  poéti- 
ques de  l'OriaSenrah,  qui  baigne  les  pieds  de  la 
vieille  Stadacona.  Vos  pères  ont  été  les  sincères 
alliés  de  ma  mère  la  France,  et  les  premiers  entre 
les  sauvages  de  notre  continent  qui  aient  embrassé 
le  christianisme.  L'histoire  de  vos  luttes  fidèles, 
qui  de  nous 

Peut  se  dire  français  et  ne  la  connaît  pas  ? 


UN   CHRONIQUEUR   HURON  175 

Donc,  je  suis  sauvage,  et  je  le  suis  devenu  à 
l'époque  de  ma  vie  où  j'ai  le  moins  besoin  de  l'être. 
C'eût  été  bon  alors  que  je  ferraillais  et  brettais  dans 
la  presse  politique, —  quand,  tout  jeunesse  et  feu, 
je  mettais  flamberge  au  vent  et  courais  occire  les 
kSarrasins,  ne  cherchant  que  rencontres,  ne  rêvant 
qu'estafilades,  et  revenant  parfois,  hélas  !  de  ces 
aventures  folles,  éclopé,  meurtri,  mais  pas  plus  sage. 

Quel  est  donc  ce  besoin  qui  nous  pousse  de  la 
société  vers  la  forêt  ?  De  l'ermite  du  Chimboraçao 
à  l'homme  des  bois,  nous  avons  tous  une  tendance 
à  revenir  à  l'état  de  nature  :  ne  serait-ce  pas  que 
nous  regrettons  la  primitivité  ?  Je  me  demande 
souvent  si  le  nègre  d'Afrique,  nu  dans  sa  cahute,  ou 
l'Arabe  libre  dans  son  désert,  vivant  en  plein  air 
sous  les  yeux  du  firmament,  ne  sont  pas  plus  heu- 
reux que  nous  qui  mangeons  tous  les  condiments 
de  la  civilisation,  et  ne  nous  en  portons  pas  mieux. 
Quand  je  vois  des  enfants  qui  barbottent  pieds  nus 
dans  une  mare  d'eau,  j'ai  envie  de  me  déchausser. 
A  quelle  loi  est-ce  donc  que  nous  obéissons  eu 
cherchant  à  redescendre  ?  Cette  gravité  sociale, 
qui  donc  la  détermine  ? 

Mes  lecteurs,  qui  me  savent  maintenant  sauvage, 
vont  peut-être  craindre  que  j'écrive  pour  eux  en 
huron.  Qu'ils  m'arrêtent  si  je  prends  à  ce  point 
ma  nouvelle  nationalité  au  sérieux. 

Seulement,  lectrices,  si  en  ma  qualité  de  sauvage 
je  me  présente  chez  vous  vers  la  Saint- Jean  avec 


1*76      COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


une  panerée  de  bébés  blouds  et  roses,  y  eu  a-t-il 
parmi  vous  qui  me  repousseront  de  leur  foyer  tiède, 
sans  accepter  ma  carte  de  visite  ? 
A  quand,  madame  ? 


DEUX  JOHN   BROWN  lY*? 


DEUX  JOHN  BKOWN 


Ça  été  le  privilège  de  notre  siècle  d'avoir  vu 
naître  deux  plébéiens,  morts  à  moins  de  vingt- 
cinq  ans  d'intervalle,  et  qui  ont  laissé  le  même 
nom  à  l'admiration  de  leurs  contemporains.  Le 
John  Brown  américain  poétisé,  idéalisé,  presque 
divinisé  par  Victor  Hugo  ;  le  John  Brown  anglais 
aimé,  récompensé,  raconté  par  la  reine  Victoria  : 
tous  deux  chantés  par  la  ro^^auté  du  génie  et  la 
royauté  de  la  puissance. 

Deux  types  de  dévouement,  remarquables  à  des 
titres  différents  mais  également  honorables. 

L'un,  le  plus  grand,  l'abolitionniste,  a  payé  de 
son  sang  la  délivrance  des  esclaves  américains  ; 
l'autre  se  serait  jeté  dans  le  feu  pour  préserver  sa 
reine  d'une  piqûre. 

A  des  pôles  opposés,  l'un  apôtre,  héros  et  vic- 
time de  la  démocratie,  l'autre  défenseur  et  protec- 
teur de  la  monarchie  incarnée  dans  une  noble 
femme  digne  de  tous  les  respects,  ils  ont  joué  un 
rôle  important. 

Qui  peut  dire  ce  cjue  seraient  aujourd'hui  les 
Etats-Unis  s'ils  avaient  encore  au  flanc  le  chancre 
hideux  de  l'esclavage  que  John  Brown  a  extirpé  ? 

Qui  peut  dire  comment  l'Angleterre  aurait  été 


1*78       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

gouvernée,  quelles  auraient  été  ses  destinées,  si 
l'autre  Johu  Brown  n'avait  sauvé  la  vie  de  Vic- 
toria ? 

L'abolition  de  l'esclavage  date  de  la  fin  de  la 
guerre  de  sécession,  1865. 

C'est  en  1865  aussi  que  le  gillie  écossais  a  arraché 
sa  souveraine  à  une  mort  certaine.  Voici  en  quelle 
circonstance  : 

"  Au  mois  do  décembre  de  cette  année,  jx^ndant  qu'il  suivait  à 
pied  la  reine  (jui  traversait  sur  son  poney  une  avenue  du  parc  de 
Windsor,  il  s'aperçut  qu'une  branche  énorme  était  sur  le  point  de 
se  détacher  d'un  chêne  gigantes(iue,  sous  lecjuel  la  souveraine 
allait  passer.  S'élancer  en  avant  et  détourner  le  poney  de  sa 
route,  fut  pour  John  Brown  l'aflaire  d'un  instant.  Une  demi- 
seconde  plus  tard,  la  branche  tomba  avec  un  épouvantable  fra- 
cas, et  la  reine  vit  à  quel  péril  elle  venait  d'échapper." — {Le 
Figaro). 

De  ce  moment  sa  fortune  fut  faite.  Attaché  à  la 
personne  de  la  reine,  il  touchait  des  appointements 
considérables,  recevait  des  présents  riches  et  nom- 
breux. La  reine  lui  fit  bâtir  une  maison  dans 
ses  terres  de  Balmoral  ;  elle  lui  donna  des  réserves 
de  chasse  ;  et  c'est  pour  avoir  chassé  dans  une  forêt 
particulière  de  Brown  que  le  duc  d'Edimbourg  fut 
un  jour  obligé  par  sa  mère  de  faire  des  excuses  à 
celui-ci.  Son  autorité  était  incontestée  au  château 
de  Windsor,  à  Balmoral,  à  Osborne,  dit  le  World. 
Jusqu'aux  premiers  ministres  qui  lui  faisaient  leur 
cour  ;  d'Israëli  l'appelait  "  mon  bon  ami."  La  for- 
tune qu'il  laisse  est  fort  élevée. 

"  La  reine  des  Belges,  dit  le  Truth,  offensa  grièvement  la  reine 
Victoria  en  feignant  d'ignorer  la  position  occupée  par  John 


DEUX   JOHN   BROWN  1*79 

Brown  dans  la  maison  royale.  C'est  depuis  cette  circonstance 
que,  lors  de  ses  voyages  en  Allemagne,  la  reine  d'Angleterre, 
évitant  de  traverser  la  Belgique,  passait  par  Cherbourg  et  Paris." 

Voilà,  certes,  de  la  reconnaissance  exagérée  ;  mais 
les  monarques  ne  nous  ayant  pas  habitués  au  spec- 
tacle de  leur  gratitude,  voilà  un  excès  qu'il  est 
facile  de  pardonner. 

Le  dévouement  du  Brown  écossais  était  aveugle, 
il  ne  comptait  pas,  mais  il  a  été  récompensé  si  lar- 
gement et  avec  tant  d'ostentation  parfois,  que  dé- 
vouement et  récompense  ont  donné  naissance  à  la 
rumeur  du  mariage  morganatique  de  la  reine  avec 
son  garde  du  corps. 

Quelle  différence  avec  les  traitements  subis  par 
le  Brown  américain,  le  rédempteur  des  esclaves  ! 

Le  grand  citoyen  naît  avec  le  siècle,  l'amour  des 
humbles  et  des  faibles  le  dévore,  la  haine  de 
l'esclavage  l'empoigne  et  ne  le  lâche  plus.  Pen- 
dant trente  ans  il  combat  pour  son  abolition,  par 
la  plume,  par  la  parole,  par  les  armes  ;  il  perd  deux 
de  ses  fils  dans  des  rencontres  armées.  Kien  ne 
l'arrête,  rien  ne  le  décourage.  C'est  dans  la  Bible 
qu'il  puise  ses  convictions  et  retrempe  son  éner- 
gie ;  c'est  sur  elle  qu'il  jure  de  mourir  s'il  le  faut 
pour  émanciper  des  millions  d'êtres  humains,  dont 
les  exploiteurs  américains  rééditent  l'appréciation 
que  faisait  le  paganisme  par  la  bouche  de  Sénèque  : 

Non  tam  viles  quam  nulli  eunt. 

En  1859,  croyant  l'heure  venue  de  frapper  un 
grand  coup  et  d'arracher  aux  esclavagistes  de  la 


180       l'ours  D'cKir.  et  coups  de  plume 


chair  uoire  à  fouet  et  à  chien,  il  prépare  une  ex- 
pédition contre  ceux  de  la  Virginie.  La  bataille  a 
lieu  à  Harper's  Ferry  ;  deux  autres  de  ses  fils  sont 
tués  à  ses  côtés,  lui-môme  est  blessé,  on  le  relève 
sanglant,  il  est  pris,  jugé  et  condamné.  Victor 
Hugo  fait  un  appel  suprême  à  la  nation  américaine 
en  faveur  du  noble  martyr.  Il  la  supplie  de  ne 
permettre  pas  qu'un  seul  Etat  déshonore  à  jamais 
toute  l'Union.  Sa  voix  n'est  pas  entendue,  John 
Brown  est  pendu  à  Charleston  le  2  décembre  1859, 
et  ses  compagnons  les  jours  suivants.  Ces  événe- 
ments décident  virtuellement  de  la  guerre  civile, 
car  l'opinion  s'émeut,  les  têtes  s'exaltent,  la  ven- 
geance couve,  l'abolitionisme  est  à  point,  et  il 
faudra  peu  de  chose  pour  précijoiter  le  dénouement. 

On  sait  le  reste. 

John  Brown  fut  grand  dans  la  mort  comme  il 
l'avait  été  dans  la  vie,  lui  le  citoyen  exemplaire, 
l'homme  sincère,  religieux,  intègre,  humain,  mar- 
tyr cinq  fois — en  lui-même  et  en  ses  quatre  fils — 
de  ses  convictions  chrétiennes. 

Etrange  fatalité  !  parmi  les  exécuteurs  de  John 
Brown  se  trouvait  Wilkes  Booth,  qui  fut  l'assassin 
de  Lincoln  !  Il  est  donné  à  bien  peu  de  misérables 
l'atroce  i)rivilège  de  mettre  fin  à  deux  existences 
aussi  précieuses,  de  briser  deux  carrières  aussi 
pures,  aussi  bien  remplies.  Dans  l'enfer  des  liber- 
ticides,  il  doit  avoir  son  trou  d'honneur,  ce  scélérat  ! 

De  cette  comparaison  rapide,  de  ce  parallèle  sans 
prétention  entre  les  deux  homonymes,  se  dégage 


DEUX   JOHN   EROWN  181 

une  réflexion  navrante  :  pour  faire  du  bien  au 
peuple,  il  faut  le  lui  imposer  et  souffrir  de  lui. 
Prenez  les  grands  inventeurs,  les  initiateurs,  les 
éclaireurs  de  l'avenir,  les  sentinelles  du  progrès, 
les  libérateurs  des  nations,  les  grands  patriotes  ; 
ils  souffrent  presque  tous,  s'ils  n'en  meurent  pas, 
de  l'indifférence  du  populaire,  heureux  encore 
quand  ils  ne  sont  pas  brûlés  comme  sorciers,  pen- 
dus comme  révolutionnaires,  emprisonnés  comme, 
visionnaires,  punis  en  un  mot  dans  leur  chair,  leur 
âme  et  leurs  biens,  pour  avoir  osé  devancer  leur 
temps  et  s'être  montrés  plus  grands  que  leurs  con- 
temporains. 

A  ceux  qui  servent  dévotement  la  royauté,  par 
exemple,  à  ceux-là  échéent  presque  toujours  hon- 
neurs et  richesses,  prix  d'une  vie  généralement 
sans  dignité. 

Pour  qui  a  vu  les  portraits  des  deux  John  Brown, 
une  chose  est  remarquable  :  c'est  le  hérissement 
des  poils  de  la  barbe.  De  vrais  sangliers,  parole  ! 
les  porc-épics  de  l'ordre  social  ! 

Il  n'y  a  guère  dans  la  vie  de  ces  deux  hommes 
qui  ne  se  rencontre  dans  celle  de  plusieurs  de  leurs 
devanciers,  si  ce  n'est  la  coïncidence  des  noms  et 
de  l'époque,  et  la  similitude  du  dévouement  à  deux 
souverainetés  dont  l'une  tuera  l'autre,  je  veux  dire 
la  souveraineté  élective  et  la  souveraineté  hérédi- 
taire. 

Il  y  a  toutefois  assez  pour  ouvrir  devant  le  lec- 
teur un  vaste  champ  d'observations  et  de  médita- 
tions politiques. 

6 


182       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


SOUVENIR  DE  CARNAVAL 


Suis-je  excusable  de  sonner  une  note  triste  dans 
la  gamme  de  vos  souvenirs  joyeux  ?  G-ens  de 
Montréal,  noyés  dans  tous  les  enivrements,  admi- 
rés des  étrangers,  enviés  des  nationaux,  gais  et 
heureux  citoyens  d'une  ville  gâtée,  aimée  de  nous 
tous  qui  l'avons  habitée  et  dont  les  foyers  sont  au- 
jourd'hui ailleurs,  gens  de  Montréal,  ne  m'en  vou- 
lez pas  :  j'ai  attendu  que  la  dernière  heure  bruy- 
ante de  votre  carnaval  fût  passée  pour  remuer  un 
instant  la  cendre  de  ce  qui  fut  votre  plaisir  pen- 
dant une  semaine. 

Ce  que  je  vais  vous  dire  peut  être  chose  indiffé- 
rente pour  vous, — pour  vous  qui  êtes  toujours  en 
liesse  et  que  le  deuil  empoigne  rarement,  mais  moi 
qui  vis  dans  une  capitale  où  le  méthodisme  a  in- 
crusté son  ennui,  ce  que  j'ai  entendu  en  un  quart 
d'heure  m'a  profondément  impressionné. 

C'était  le  troisième  jour  de  la  fête  publique,  si  je 
ne  me  trompe.  Tout  chez  vous  passe  si  vite,  et 
dans  le  temps  et  sous  l'œil,  que  j'en  suis  à  inter- 
roger ma  mémoire.     Mais  peu  importe  le  jour. 

Je  descendais  la  rue  Saint-Denis,  le  matin,  m'en 
allant  mêler  ma  joie  à  la  gaîté  populaire  et  revoir 
sur  la  rue  les  figures  aimées  dont  j'ai  rencontré  un 
si  grand  nombre,  fidèles  après  quinze  ans  d'absence. 


SOUVENIR  DE  CARNAVAL  183 

Les  grelots,  les  clochettes,  tintaient  sonores  dans 
le  chemin  lisse,  sous  une  neige  floconneuse  qui 
commençait  à  tomber.  Des  groupes  animés  sta- 
tionnaient un  peu  partout  ;  des  maisons  je  voyais 
sortir  des  poignées  d'enfants  enveloppés  dans  la 
flanelle  blanche  à  rayures  bleues  ou  rouges,  et  qui 
attendaient  le  signal  du  papa  pour  partir  en  pro- 
menade ;  les  omnibus,  les  traîneaux  de  place,  les 
voitures  de  maître  se  suivaient  ou  se  croisaient  au 
pas  de  course,  défilé  continuel,  interminable,  tra- 
versé d'éclats  de  rire  et  de  propos  vifs. 

Dang! 

C'est  une  note  d'airain  qui  tombe  du  clocher  de 
l'église  Saint- Jacques,  et  que  vont  suivre,  de  mi- 
nute en  minute,  d'autres  notes  graves,  retentis- 
santes, funèbres. 

La  mort  est  venue  rendre  visite  au  carnaval  et  le 
souffleter,  et  ce  glas  est  son  chant  de  triomphe  : 
elle  vient  de  vaincre  un  de  ses  ennemis  invétérés, 
— un  médecin. 

Vivants,  courez  et  glissez  vite  ;  celui-ci  vient  de 
vous  déserter  en  pleine  joie.  N'allez  pas  le  rejoindre 
avant  d'avoir  épuisé  la  coupe  des  plaisirs  promis 
pour  toute  une  semaine  ! 

Je  n'étais  pas  arrivé  à  la  rue  Craig  et  j'avais  en- 
core dans  les  oreilles  les  pleurs  de  la  cloche,  que 
j'appris  d'un  ami  qui  avait  lu  le  journal  du  matin 
la  mort  subite  d'un  hôte  du  Richelieu. 

Deux  décès  annoncés  en  moins  de  dix  mi- 
nutes !     Mort,  tu  fais  bien  ton  œuvre.     Hâte-toi, 


184       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


si  tu  ne  veux  laisser  périmer  tes  droits  et  le  carna- 
val te  narguer  en  pleine  face.  Jusqu'ici  tu  as 
vaincu,  frappe  encore  et  plvis  rud(!ment. 

J'étais  rendu  à  l'hôtel  de  ville  quand  on  m'an- 
nonça la  mort  de  M.  Flavien  Gringras. 

M.  Gingras  était  un  de  mes  vieux  amis,  qui  s'é- 
tait élevé  de  l'humble  position  de  typographe  à 
celle  de  traducteur  français  aux  Communes.  C'é- 
tait un  homme  d'un  mérite  réel, — dont  je  n'ai  pas 
toujours  partagé  les  idées,  mais  que  sa  sincérité 
recommandait.  Nous  avons  même,  un  jour,  rompu 
une  lance  à  propos  du  centin,  et  nous  en  sommes 
demeurés  meilleurs  amis. 

Sa  mort,  comme  les  deux  précédentes,  avait  été 
subite.  Il  est  bien  vrai  qu'il  était  malade  depuis 
assez  longtemps,  mais  personne  ne  pouvait  s'at- 
tendre à  un  dénouement  si  brusque. 

Comment  cette  journée   s'annonçait-elle  donc  ? 

Quelle  lugubre  coïncidence  en  ces  trois  morts  an- 
noncées à  cinq  minutes  d'intervalle,  la  dernière 
étant  celle  d'un  ami  estimé,  et  ne  devais-je  pas 
m'attendre  à  quelque  malheur  personnel  ! 

Je  ne  suis  pas  superstitieux, — on  dit  même  que 
c'est  mon  moindre  défaut, — mais  je  restai  toute  la 
journée  comme  affaissé  sous  un  poids  de  tristesse. 
Si  j'allais  recevoir  quelque  mauvaise  nouvelle  des 
miens  !  Si  la  femme,  si  les  enfants  allaient  être 
malades,  allaient  mourir  ! 

Mon  carnaval  a  eu  son  jour  sombre. 


SOUVENIR  DE  CARNAVAL  185 


Qu'est-ce  que  la  foule  rieuse,  costumée,  carnava- 
lesque, savait  de  ces  morts  subites  et  de  mes  an- 
goisses ?     Il  y  avait  seulement  trois  familles  qui 
pleuraient,  et  un  chef  de  lamille  qui  tremblait.   La* 
belle  affaire  vraiment  ! 

Mais  pendant  que  les  illuminations  jetaient  aux 
nues  leurs  gerbes  de  feu,  que  les  patins  luisants 
glissaient,  que  les  raquettes  foulaient  la  neige,  que 
les  voitures  de  gala  défilaient,  que  les  coursiers 
trottaient  dans  l'arène,  que  la  joie  était  dans  pres- 
que tous  les  cœurs, — je  me  faisais  petit  et  je  cher- 
c  hais  à  éviter  le  regard  et  le  doigt  de  la  mort. 

Elle  ne  m'a  pas  aperçu,  non  plus  qu'aucun  des 
miens. 
Deo  gratias  ! 


186        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

^ ■ — #         


j.-a.  BARTHE 


C'est  avec  un  plaisir  vrai  que  je  trace  ce  nom, 
et  je  le  trace  en  grosses  lettres,  en  lettres  fermes 
comme  le  caractère  de  celui  qu'il  désigne.  Il  s'agit 
d'un  homme  envers  qui  ses  compatriotes  ont  été 
injustes,  et  qui  ne  fait  que  commencer,  à  l'heure  où 
les  brumes  de  l'âge  s'épaississent,  à  émerger  d'une 
obscurité  de  commande,  à  laquelle  l'ingratitude  et 
le  respect  humain  le  plus  pusillanime  ont  tenu  la 
main  pendant  un  quart  de  siècle. 

Il  -n'y  a  pas  à  se  le  dissimuler,  les  Canadiens- 
français  ont  été  lâches  en  refusant  justice  à  un  sin- 
cère patriote,  écrivain  remarquable  et  politique 
perspicace. 

Ce  qu'il  a  entrepris  il  y  a  trente  ans  en  faveur 
de  son  pays,  s'exécute  ;  les  destinées  qu'il  a  entre- 
vues s'accomplissent,  et  l'équité  se  fait  aujourd'hui 
avec  la  lumière  sur  son  livre,  digne  de  rester. 


Il  n'y  a  rien  de  plus  bête  que  le  respect  humain  ; 
certaines  autres  lâchetés  sont  plus  viles,  mais  au- 
cune n'est  plus  sotte. 

Il  a  suffi  qu'un  journaliste  étranger, — à  qui  les 
journalistes  canadiens  cédaient  en  toute  humilité 


.T.-G.    BAUTHE  18*7 


le  pas,  parce  qu'il  venait  du  pays  d'Armand  Carrel, 
— entreprit  d'éreinter  M.  Barthe,  pour  que  la  masse 
ait  cru  à  Téreintement.  Je  sais  bien  que  M.  Barthe 
s'est  vaillamment  défendu,  et  qu'il  a  ru  à  ses  côtés 
de  fiers  compagnons  d'armes,  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  l'opinion  publique,  peu  développée 
qu'elle  était  à  cette  date,  lui  a  donné  tort,  et  l'a 
même  enfoui  sous  le  ridicule. 

Rien  de  plus  inique,  rien  de  plus  idiot  que  cet 
arrêt. 

Pas  dix  de  ceux  qui  lèvent  les  épaules  en  enten- 
dant mentionner  ce  livre  :  Le  Canada  reconquis  par 
la  France,  ne  l'ont  lu, — tandis  que  de  tous  ceux  qui 
l'ont  lu,  et  ils  sont  nombreux,  pas  dix  se  refuse- 
raient à  lui  reconnaître  le  mérite  d'un  grand  style, 
d'une  imagination  débordante,  d'une  érudition 
inattaquable  et  surtout  d'un  amour  ardent  de  la 
patrie.  Du  but  que  l'auteur  se  proposait, — la  re- 
conquête du  Canada  par  le  développement  des 
relations  intellectuelles  entre  la  France  et  son  an- 
cienne colonie, — voyons,  qui  voudrait  en  médire  ? 
La  culture  des  lettres  et  des  arts,  aidée  chez  nous 
si  jeunes  et  si  inexx:)érimentés  par  la  France  si 
vieille  et  si  riche  de  savoir  et  de  goût,  voilà 
d'abord  ce  qu'il  désirait.  Ces  rapports  auraient 
forcément  entraîné  des  liaisons  commerciales,  et 
celles-ci — peut-être — un  retour  à  l'ancienne  allé- 
geance, alors  comme  aujourd'hui  si  vivement  sou- 
haitée du  fond  de  tous  nos  cœurs. 

Où  est  le  crime  ?  où  est  l'utopie  ? 


188       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Ce  n'est  pas  au  projet  impossible,  au  rêve  irréa- 
lisable, ni  aux  but,  ni  au  moyens  de  M.  Barthe,  que 
la  critique  s'est  attaquée,  va-t-on  me  dire.  C'est  au 
livre,  à  sa  forme  enthousiaste,  à  son  style  trop 
jeune,  où  la  personnalité  de  l'auteur  se  trouve 
peut-être  un  peu  trop  accusée. 

Légers  défauts,  après  tout,  que  ceux-là. 

En  face  de  la  grandeur  de  l'œuvre  il  fallait  ou- 
blier ces  minces  détails.  Quant  ou  pose  le  faîte 
d'une  maison,  songe-t-on  à  reprocher  au  voisin  de 
bon  secours  l'habit  qu'il  endosse  pour  travailler 
avec  vous  ? 

Et  puis,  la  critique  est  si  facile  ! 

Ce  qui  console,  c'est  que  le  livre  de  M.  Barthe 
est  aujourd'hui  fort  recherché,  tandis  que  les  arti- 
cles de  son  adversaire  sont  allés  rejoindre  les  nei- 
ges d'antan. 

Je  me  suis  procuré  et  j'ai  lu  Le  Canada  reconquis, 
il  y  a  vingt  ans,  à  une  éj)oque  où  le  livre  se  don- 
nait à  qui  le  demandait,  où  l'on  en  commençait 
encore  la  lecture  avec  un  sourire.  J'avoue  nùment 
que  je  n'ai  pas  échappé  au  préjugé,  mais  j'ajoute 
que  cette  lecture  ma  guéri  autant  de  l'engouement 
que  de  la  répulsion  pour  tout  ouvrage  inabordé. 
Aujourd'hui  les  esprits  sérieux  le  recherchent,  et 
ce  n'est  pas  moi  qui  les  en  détournerai. 


Si  un  homme  a  dû  être  heureux  le  soir  du  ban- 
quet Vermond,  c'est  M.  Barthe. 


J.-fl.    BARTHE  189 


Tout  ce  qu'il  y  a  dans  Montréal  d'intelligences 
libres,  d'esprits  non  prévenus  et  conséquemment 
non  courbés,  de  cœurs  battant  pour  la  grande  na- 
tion, était  réuni  pour  fêter  un  député  républicain 
français.  On  boit,  on  chante,  on  lit  des  vers,  on 
pérore  ;  les  santés  succèdent  aux  santés  ;  toute 
cette  brillante  assemblée  fraternise  :  il  n'y  a  là  per- 
sonne qui  n'aime  la  France,  la  mère  !  Les  toasts 
officiels,  les  toasts  de  circonstance  sont  portés  et 
bus  avec  entrain.  Mais  voici  qu'arrive  un  toast 
qui  n'est  pas  au  programme. 

C'est  que  parmi  les  convives  se  trouve  un  vieux 
patriote  qui  a  entrevu  et  préparé,  il  y  a  déjà  trente 
ans,  ce  qui  semble  ce  soir  en  si  bonne  voie  de  réa- 
lisation :  la  réconciliation  entre  une  mère  qui  avait 
oublié  et  un  enfant  qui  se  souvenait  toujours.  On 
le  distingue,  un  grand  poète  s'empare  de  l'occa- 
sion ;  on  boit,  au  milieu  d'applaudissements  c|ue 
toutes  les  mains  donnent  avec  bonheur,  à  la  santé 
de  ce  patriote  qui  fut  jeté  en  prison  pour  avoir 
défendu  nos  droits,  cmi  siégea  dans  les  conseils  de 
la  nation,  tint  si  longtemps  une  plume  si  fidèle,  et 
se  ruina  au  service  de  son  pays. 

C'est  l'apothéose  qui  commence  ;  la  réparation 
est  venue,  noble,  spontanée,  libre,  intelligente,  du 
public  qui  avait  dormi  sur  l'insulte. 

Plus  heureux  que  beaucoup  d'autres  hommes 
bons  et  dévoués  à  leur  pays,  M.  Barthe  a  vécu 
pour  voir  sa  réhabilitation. 


190       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Et  qui  dira  qu'il  n'y  a  pas  eu  réhabilitation,  s'il 
daigne  seulement  jeter  un  coup  d'œil  rapide  sur 
l'arbre  sorti  du  modeste  grain  mis  en  terre  par  M. 
Barthe  ! 

Des  journalistes  canadiens  dans  la  presse  pari- 
sienne ; 

Des  consuls  de  France  à  Québec  et  à  Montréal  ; 
Fréchette  couronné  par  l'Académie  ; 
Les  décorations  françaises  prodiguées  à  nos  com- 
patriotes ; 

Les  expositions  de  1855  et  18^8,  à  Paris  ; 
Les  vaisseaux  de  guerre  français  nous  visitant 
presque  tous  les  ans  ; 

L'établissement  d'une  ligne  de  steamers  entre  le 
Canada,  la  France  et  le  Brésil  ; 

Nos  mines  sous  la  direction  d'un  ingénieur 
français  ; 

L'industrie  du  sucre  de  betteraves  apportée  de 
France  ; 

Les  capitaux  français  venus  et  en  chemin  ; 

La  colonisation  de  nos  terres  provinciales  et  fé- 
dérales encouragée  par  des  sociétés  françaises  ; 

Notre  pays  visité  et  décrit  intelligemment  par 
nos  frères  d'outre-mer  ! 

Monsieur  Barthe,  vous  êtes  bien  vengé  ! 


J.-G.   BARTHE  191 


Il  reste  à  donner  à  la  réparation  une  autre  for- 
mule, cependant. 

Moi,  je  propose  la  croix. 

Et  si  j'étais  ou  le  consul  de  France  à  Québec,  ou 
l'agent  canadien  à  Paris,  —  surtout  celui-ci,  M. 
Fabre,  qui  a  remplacé  M.  Barthe  à  la  rédaction  du 
Canadien, — je  demanderais  au  gouvernement  de  la 
république  de  ne  i^as  laisser  mourir  ce  patriote  et 
ce  politique  sans  le  bout  de  ruban  rouge  et  la  croix 
qui  consolent  de  tant  de  déboires,  et  sont  la  seule 
digne  récompense  de  tant  de  dévoûments  ! 


192       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


SUrEKSTITIONS  PASCALES 


"  Remarquez  bien  le  temps  qui  distinguera  la 
journée  du  Vendredi-Saint.  S'il  pleut,  l'année 
sera  humide  ;  s'il  fait  beau,  elle  sera  superbe  ;  si  le 
temps  est  incertain,  l'année  s'écoulera  avec  des 
alternatives  fort  marquées  de   soleil  et  de  nuages. 

"  Les  vieilles  paysannes  des  environs  de  Paris 
observent  aussi  les  jours  qui  suivent  Pâques.  Les 
huit  mois  qui  restent  de  l'année  seront  semblables, 
en  ce  qui  concerne  le  temps,  à  la  journée  à  laquelle 
ils  correspondent.  Ainsi,  si  nous  avons  un  beau 
lundi  de  Pâques,  mai  sera  charmant  ;  s'il  vente  le 
mardi,  nous  aurons  des  orages  et  des  tourmentes 
en  juin,  et  ainsi  du  reste. 

"  Chacun  est  à  même  de  s'assurer  de  la  valeur 
de  ces  observations  villageoises  et  météorolo- 
giques." 

Ainsi  parle  Jean  de  Paris  en  son  livre  :  Un  con- 
seil par  jour.  Ce  n'est  pas  la  meilleure  de  ses  re- 
cettes, sans  doute,  mais  elle  vaut  bien  les  pronos- 
tics de  l'almanach  Rolland  et  les  prédictions  de 
l'almanach  Vennor,  comme  elle  vaudra  avant 
longtemps  les  prophéties  du  futur  almanach 
Wiggins. 

Ce  que  les  villageois  des  environs  de  Paris  ob- 


SUPELSTITIONS   PASCALES  193 

servent  le  Vendredi-Saint,  toute  la  population 
campagnarde  du  Bas-Canada  l'observe  également 
le  même  jour,  mais  pendant  le  chant  de  l'évangile 
de  la  Passion  seulement.  C'est  pour  cela  que  si 
vous  assistez  à  la  messe  ce  jour-là,  vous  ne  man- 
querez pas  de  remarquer  combien  souvent  les  têtes 
se  tournent  alors  vers  les  fenêtres  et  interrogent  le 
temps.  Le  sujet  de  conversation  au  sortir  de 
l'église  est  tout  trouvé.  On  ne  se  fait  faiite  de 
l'épuiser,  de  rappeler  même  les  souvenirs  des  an- 
nées passées,  en  bourrant  sa  pipe  ou  en  détachant 
son  cheval  de  l'un  de  ces  piquets  que  la  sollici- 
tude de  la  fabrique  a  plantés  en  quinconce  sur  la 
place,  et  l'on  regagne  son  logis,  croyant  dur  comme 
fer  aux  promesses  de  la  température. 

Mais  ceci  n'est   pas   une  superstition  pascale,  je 
passe. 


Chateaubriand  a  dit  :  "  On  est  bien  près  de  tout 
croire  quand  on  ne  croit  rien  :  ou  a  des  devins 
quand  on  n'a  plus  de  prophètes,  des  sortilèges 
quand  on  renonce  aux  cérémonies  religieuses,  et 
l'on  ouvre  les  antres  des  sorciers  quand  on  ferme 
les  temples  du  Seigneur." 

Ce  que  j'ai  entendu  répéter  de  fois,  sous  d'autres 
formes,  cette  phrase  du  grand  poseur  breton  ne  se 
peut  imaginer.  Admettons  pour  le  moment  qu'il 
ait  dit  vrai.  Ne  pourrait-on  ajouter  avec  autant  de 
vérité  que  si  les  peuples  sans  religion  sont  super- 


194        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

stitieux,  les  peuples  religieux  le  sont  bien  davan- 
tage ?  Tenez,  il  n'est  pas  besoin  d'aller  chercher  un 
exemple  bien  loin,  nous  l'avons  sous  la  main.  Y 
a-t-il  de  par  le  monde  un  peuple  plus  sincèrement 
religieux  que  le  peuple  canadien  Y  Non.  Y  a-t-il 
sous  le  soleil  un  peuple  i^lus  superstitieux  que  lui  ? 
Non  encore.  Nous  croyons  au  1er  à  cheval,  aux 
mascottes,  aux  porte-bonheur,  aux  gris-gris,  aux 
amulettes,  aux  fétiches,  aux  sorts,  aux  fées,  aux 
revenants,  aux  chasse-galeries,  aux  loups-garous, 
quesais-je?  Nous  avons  toutes  les  suiierstitions. 
Je  me  fais  fort  d'en  dresser  de  mémoire  une  liste 
de  deux  cents  en  deux  jours. 

En  ce  qui  concerne  Pâques,  qui  ne  sait  que  le 
matin  du  grand  jour  on  peut  voir  le  soleil  danser, 
sans  doute  pour  témoigner  sa  joie  de  la  rédemption 
d'un  monde  dont  il  a  jadis  éclairé  la  ruine  ?  Il  y 
a  parmi  mes  gens  une  respectable  dame  qui  m'a 
soutenu,  à  Pâques  dernier,  avoir  contemplé  le 
matin  même  la  gigue  du  roi  des  astres.  C'est  éton- 
nant comme  j'ai  du  guignon,  moi  ;  il  m'est  impos- 
sible d'être  jamais  le  témoin  du  plus  petit  phéno- 
mène, du  plus  mince  prodige  ! 

Si  quelque  membre  de  votre  famille  est  sujet 
aux  maux  d'yeux  ou  aux  maladies  de  la  peau,  faites 
à  la  rivière  une  provision  d'eau  le  jour  de  Pâques 
au  matin  ;  mais  que  ce  soit  avant  le  lever  du 
soleil,  et  puisez  A^-otre  eau  au  rebours  du  courant. 
Le  malade  n'aura  qu'à  s'en  laver. 

Je  me  suis  laissé  dire  que  cette  eau  ne  se  cor- 
rompt jamais,   ce  qui  lui  assure  une  supériorité 


SUPERSTITIONS   PASCALES  195 


marquée  sur  les  eaux  vulgaires  et  en  fait  presque 
l'égale  de  l'eau  bénite. 

Voulez-vous  ne  jamais  souffrir  du  mal  de  dents  ? 
abstenez-vous  de  viande  le  jour  de  Pâques.  Votre 
sacrifice  sera  si  méritoire,  après  quarante  jours  de 
carême,  que  sainte  Apolline  vous  en  tiendra  compte 
et  vous  délivrera  des  dentistes  et  de  leurs  daviers. 
Voilà  un  remède  qui  n'est  pas  coûteux,  hein  ? 
Comme  la  médecine  se  simplifie  ! 


Mollement  couché  entre  deux  rives  assez  plates» 
le  Richelieu  roule  son  onde  paresseuse  et  claire  qui 
sépare  les  deux  grosses  paroisses  de  Saint-Denis  et 
de  Saint-Antoine.  Deux  bourgs  modèles  qui  ne 
donnent  aucun  tintoin  à  leur  noble  rivière.  On 
n'entend  jamais  celle-ci  grommeler  contre  eux  à 
l'instar  du  Danube  apostrophant  ses  filles  Belgrade 
et  Semlin,  et  leur  jetant  cette  menace  : 

Allons  !  la  turqne  et  la  chrétienne  ! 
Semlin!  Belgrade!    qii'avez-voiis  ? 
On  ne  peut,  le  ciel  me  soutienne  ! 
Dormir  un  siècle  sans  que  vienne 
Vous  éveiller  d'un  bruit  jaloux 
Belgrade  ou  Semlin  en  courroux  ! 


Car  je  suis  le  Danube  immense. 
Malheur  à  vous,  si  je  commence  ! 
Je  vous  souffre  ici  par  clémence. 
Si  je  voulais,  de  leur  prison 
Mes  flots  lâcliés  dans  les  campagnes, 
Emportant  vous  et  vos  compagnes, 
Comme  une  chaîne  de  montagnes, 
Se  lèveraient  à  l'horizon  ! 


196       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Non,  ces  braves  paroisses  sont  ce  qu'il  y  a  de 
plus  paisible  au  monde. 

Par  un  beau  soir  d'été,  vis-à-vis  l'église  de  Saint- 
Denis,  tout  près  de  l'endroit  où  le  lieutenant  an- 
glais  "Weir  fut  assassiné,  un  de  mes  petits  cama- 
rades se  noyait  en  se  baignant.  L'alarme  donnée, 
en  moins  de  dix  minutes  cinquante  personnes  ac- 
coururent sur  le  rivage  ;  les  femmes  se  lamen- 
taient, les  hommes  demandaient  aux  témoins  de 
l'accident  l'endroit  précis  où  l'enfant  avait  disparu, 
et  se  mettaient  en  frais  de  le  repêcher,  qui  en  mar- 
chant dans  l'eau  jusqu'au  cou,  qui  en  plongeant, 
qui  en  cherchant  avec  des  gaffes.  On  ne  trouvait 
rien  ;  le  courant  était  pourtant  presque  nul. 

Arrive  une  vieille  femme,  tout  essoufflée,  qui 
jette  dans  la  rivière  un  petit  cube  de  pain. 

— C'est  du  pain  bénit  de  Pâques,  dit-elle  ;  ne  re- 
muez pas  l'eau,  il  va  s'arrêter  au-dessus  du  corps. 

Chacun  se  tient  coi.  tous  les  yeux  couvent  le 
frêle  indicateur,  qui  descend,  lentement  c'est  vrai, 
mais  qui  descend  toujours  au  fil  de  l'onde.  Au 
bout  d'un  quart  d'heure,  effritement  général  de 
la  confiance. 

Il  y  a  invariablement  quelque  loustic  dans  une 
foule. 

— Hé  !  la  mère,  votre  pain  bénit  n'est  pas  fa- 
meux !  C'est  du  pain  bénit  de  l'année  passée. 
Hormis  que  ce  soit  un  morceau  de  galette  au 
beurre  que  vous  avez  faite. 

— Cré  tête,  qui  a  le  visage  troj)  étroit  pour  faire 


SUPERSTITIONS   PASCALES  197 

le  signe  de  la  croix  !  C'est  du  pain  bénit  de  cette 
année,  à  preuve  que  c'est  le  nouveau  boulanger 
qui  l'a  fait.  Tu  ferais  bien  mieux,  chétif,  de  prier 
le  bon  Dieu  que  de  rire  de  plus  vieux  que  toi.  Ce 
n'est  pas  quand  on  a  été  baptisé  sous  condition 
qu'on  peut  se  moquer  des  choses  saintes  ! 

Les  rieurs  furent  du  bord  de  la  vieille. 

Quelques  hommes  arrivèrent  aves  leurs  fusils, 
qu'ils  déchargèrent  en  même  temps.  On  espérait 
par  ce  moyen,  grâce  à  la  commotion  de  l'air  et  de 
l'eau,  faire  sourdre  le  cadavre  ;  il  n'en  fut  rien.  La 
nuit  était  venue,  on  cessa  les  recherches  ;  mais  on 
les  reprit  à  bonne  heure  le  lendemain,  et  le  corps 
fut  retrouvé  à  l'endroit  même  où  il  s'était  englouti. 

Je  vous  avoue  que  depuis  cette  date  je  n'ai  plus 
guère  cru  à  reflâcacité  du  pain  bénit  dans  la  pêche 
aux  noyés. 

Ces  petites  superstitions  sont  bien  anodines, 
bien  inofFensives,  et  les  gens  qui  les  ont  sont  peut- 
être  meilleurs  chrétiens  que  ceux  qui  mettent  tout 
en  question,  hors  le  dogme. 

C'est  la  grâce  que  je  leur  souhaite  avec  de 
bonnes  Pâques. 


198       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


JOSEPH    CAUUETTE 

Il  y  a  déjà  six  mois  que  s'est  éteint,  au 
monastère  du  Précieux-Sang,  à  Saint-Hyacinthe, 
un  vieillard  de  quatre-vingt-six  ans  dont  la  renom- 
mée aux  cent  bouches  ne  s'est  jamais  égosillée  à 
chanter  la  louange,  mais  dont  il  sera  peut-être  un 
jour  grandement  question.  C'était  un  humble  for- 
geron qui  tapait  dur  sur  l'enclume,  du  soleil  levant 
au  soleil  couché  ;  brusque,  fort  et  brave,  un  hon- 
nête homme  doublé  d'un  bon  chrétien,  le  type  de 
l'artisan  canadien-français.  Quand  je  l'ai  connu,  il 
y  aura  bientôt  trente  ans,  c'était  ï)resque  un  vieil- 
lard ;  il  jouissait  de  l'aisance,  sa  famille  était  éle- 
vée, il  semblait  qu'il  ne  dût  plus  qu'asj)irer  au 
repos.  Combien  longtemps,  cependant,  n'a-t-il  pas 
continué  à  jouer  du  marteau  dans  sa  boutique  de 
forge,  que  j'aperçois  ouvrant  sa  large  porte  sur  la 
cocj[uette  rivière  Yamaska  ! 

Cet  homme  s'appelait  le  père  Joseph  Caouette. 
Quand  même  j'aurais  oublié  son  nom  de  baptême, 
il  ne  court  aucun  risque  d'être  confondu  avec  un 
autre  :  il  était  le  père  de  la  sœur  Caouette,  la  fon- 
datrice du  monastère  du  Précieux-Sang. 

A  cette  époque,  la  sœur  Caouette  n'appartenait 
encore  qu'au  tiers-ordre  de  saint  Dominique,  elle 
vivait  dans  le  monde,  ou  plutôt  à  l'église,  au  cou- 


JOSEPH   CAQUETTE  199 

veut  des  sœurs  de  la  Cougrégatiou  et  à  la  maisou 
pateruelle.  Toujours  vêtue  de  uoir,  saus  aucun 
ornement  de  toilette,  couverte  d'un  long  manteau, 
elle  avait  plutôt  l'air  d'une  religieuse  que  d'une 
fille  ayant  sa  liberté.  Son  heure  n'était  pas  venue 
de  fonder  un  ordre  ;  elle  cherchait  sa  vocation,  la 
volonté  de  Dieu,  sous  la  direction  éclairée  du  vé- 
nérable grand  vicaire  Raymond. 

Mais  déjà  sa  réputation  de  sainteté  s'était  répan- 
due par  tout  le  pays.  On  lui  attribuait  des  mira- 
cles :  elle  avait  fait  un  jeûne  absolu  de  quarante 
jours  selon  les  uns,  de  trois  mois,  de  six  mois  d'a- 
près les  autres  ;  les  autorités  l'avaient  fait  surveil- 
ler jalousement,disait-on,  et  elle  n'avait  pas  mangé  ; 
— on  remontait,  pour  le  prouver,  de  l'absence  de 
l'etfet  à  l'absence  de  la  cause,  vous  comprenez  ? 
Quand  elle  communiait,  sa  figure  se  transfigurait  ; 
on  assurait  que  certains  prêtres  avaient  vu  ses  ha- 
bits noirs  devenir  blancs  à  cette  minute,  dans  un 
rayonnement  ;  elle  était  marquée  tous  les  vendre- 
dis des  stigmates  de  la  crucifixion  ;  le  sang  coulait 
sur  sa  langue,  sur  son  front,  quand  elle  s'attablait 
au  banquet  eucharistique. 

Le  gros  crucifix  de  cuivre  qu'elle  portait  sur  sa 
poitrine  devenait  si  chaud  que  le  curé  de  sa  pa- 
roisse qui  se  l'était  fait  remettre  un  jour,  disait-on, 
s'y  était  brûlé  les  doigts  et  avait  ensuite  coupé  un 
cierge  en  deux  en  l'y  appliquant.  On  venait  de 
loin  la  visiter  et  se  recommander  à  ses  prières. 

On  peut  se  figurer  tout  ce  que  la  crédulité  des 
commères  inventait  de  merveilleux  et  de  miracu- 


200        COUPS  d'ceil  et  coups  de  pi.ume 

leux.  Quand  j'allais  passer  mes  vacances  dans  les 
comtés  de  Bcrthier,  tSaint-Maurice  et  Maskinongé, 
j'étais  questionné  jusqu'à  amen,  moi  concitoyen  de 
la  stigmatisée. 

La  masse  croyait  à  toutes  ces  manifestations  ex- 
térieures de  la  sainteté  de  sœur  Caouette,  mais 
celle-ci  avait  aussi  ses  incrédules.  Je  ne  crois  pas 
qu'elle  ait  eu  de  détracteurs.  Le  chef  des  incroy- 
ants à  Saint-Hyacinthe  était  le  supérieur  du  col- 
lège, M.  Isaie  Désaulniers,  professeur  de  philosophie, 
un  des  cerveaux  les  mieux  constitués  que  j'aie  con- 
nus, et  qui  jouissait  d'une  vaste  réputation  de  sa- 
voir. Il  revenait  d'un  long  voyage  d'Europe  et 
d'Asie.  Il  avait  entendu,  nous  disait-il,  un  des 
savants  les  plus  distingués  de  Londres  lire  en  pu- 
blic une  étude  approfondie  où  il  expliquait  par  des 
causes  naturelles  certains  phénomènes  apparents 
chez  les  stigmatisés  du  Ty roi,  la  transsudation  san- 
guinolente de  certaines  parties  du  corps  chez  des 
femmes  hystériques,  etc.  Bref,  autant  il  rendait 
hommage  à  la  vertu  de  sœur  Caouette,  autant  il 
se  refusait  à  croire  aux  prodiges  dont  on  la  disait 
l'objet  ou  l'instrument. 

Nous  les  écoliers,  nous  devisions  là-dessus  et 
nous  disputions  aigrement. 

Je  me  sentais  porté  à  croire,  moi,  plutôt  qu'à 
nier,  et  cela  parce  que  je  connaissais  bien  la  jeune 
sœur  et  que  je  la  trouvais  charmante.  Non  qu'elle 
fût  belle,  mais  elle  avait  une  figure  si  douce,  si 
sereine,  non  dépourvue  de  grâce,  elle  était  si  mo- 


JOSEPH    (1AOUETTE  201 


deste  et  si  enjouée,  elle  causait  si  intelligemment 
et  si  naturellement  !  Elle  appelait  volontiers  son 
directeur  "  mon  grand  nez."  Je  la  voyais  presque 
tous  les  jours,  et  je  l'aimais,  moi  bonhomme,  d'ins- 
tinct. 

Qu'on  explique  la  chose  comme  l'on  voudra, 
voici  ce  que  j'ai  vu  d'étrange  chez  sœur  Caouette. 

C'était  pendant  la  vacance  qui  suivit  ma  rhéto- 
rique. J'avais  alors  treize  ans,  j'étais  assez  vieux 
pour  bien  voir  et  bien  comprendre,  et  surtout  pour 
ne  pas  oublier  ce  dont  j'étais  témoin.  La  maison 
de  mon  père  était  la  voisine  du  couvent,  où  le 
grand  vicaire  Raymond  disait  souvent  la  messe. 
Quand  son  servant  de  messe  était  absent,  M.  Ray- 
mond m'envoyait  chercher.  Plusieurs  fois  j'ai  vu, 
à  la  pleine  lumière  du  soleil,  quand  sœur  Ca- 
ouette recevait  la  communion,  une  épaisse  couche 
de  sang  bien  liquide  qui,  chose  étonnante,  se  main- 
tenait sur  le  dessus  de  sa  langue  et  ne  se  répandait 
ni  sur  les  côtés  ni  dans  la  bouche. 

Mais  un  matin  il  y  eut  plus. 

Je  constatai,  comme  d'ordinaire,  la  présence  du 
sang  sur  la  langue  ;  mais  je  fus  frappé  d'en  voir 
une  trace  séchée,  qui  partait  de  sous  les  cheveux 
et  descendait  sur  la  paupière  droite,  où  elle  se  ter- 
minait par  une  large  goutte  vermeille.  Je  pensai 
aux  stigmates  de  la  communiante  ;  j'aurais  voulu 
voir  ceux  des  mains,  ayant  vu  celui  de  la  couronne 
d'épines.  Le  prêtre  retourna  à  l'autel,  la  sœur  ra- 
battit son  voile  et  descendit  à  reculons  jusqu'au 
bas  du  balustre.     Ma  vision  finit  là. 


202       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

De  retour  à  la  sacristie  après  la  messe,  et  pen- 
dant que  nous  nous  dépouillions  des  vêtements 
de  l'autel,  M.  Raymond  me  dit  d'un  ton  qui  me 
frappa  : 

— Ayez-vous  remarqué  quelque  chose  d'extraor- 
dinaire ? 

— Oui,  monsieur. 

— Qu'est-ce  ? 

— La  sœur  Caouette,  dis-je,  avait,  à  la  commu- 
nion, du  sang  sur  la  langue  comme  je  lui  en  ai 
souvent  vu,  et  de  plus  une  trace  de  sang  sec  qui 
lui  traversait  le  front  et  finissait  sur  la  pavipière 
droite.  Là  le  sang  était  liquide,  il  y  en  avait  une 
grosse  goutte. 

— Eh  bien,  retenez  bien  ce  que  vous  avez  vu  : 
cela  pourra  servir  un  jour. 

Cela  pourra  servir  un  jour  !  Je  tombais  dans 
une  mer  de  perplexité,  de  curiosité,  d'interroga- 
tions. J'en  émergeai  bientôt,  car  j'avais  trouvé  la 
clé  de  l'énigme  :  "  Cela  pourra  servir  à  la  canonisa- 
tion de  sœur  Caouette." 

Mais  il  faut  que  la  bonne  sœur  se  hâte  de  me 
donner  l'exemple  du  départ,  car  je  pourrais  partir 
avant  elle 


FOLIE   ET   SUICIDE  203 


FOLIE  ET  SUICIDE 


Un  pau^Te  bou  garçon,  honnête  et  doux,  subis- 
sait depuis  dix  ans  les  humeurs  et  les  caprices 
d'une  femme  acariâtre,  boudeuse,  querelleuse.  Il 
aurait  peut-être  enduré  cet  emplâtre  si  une  parente, 
vieille  cirouenne  sinapisée,  n'avait  ajouté  l'écorchure 
à  la  brûlure  ;  mais  un  beau  soir,  ahuri,  la  peau  en 
feu,  n'entrevoyant  pas  de  soulagement,  ayant  préa- 
lablement calculé  les  conséquences  de  son  acte,  se 
disant  qu'il  avait  fait  un  assez  long  purgatoire,  il 
se  jette  à  l'eau. 

Il  ne  laissait  pas  d'innocents  derrière  lui,  il  se 
débarrassait  seulement  de  deux  tyrans  qui  méri- 
taient de  souffrir  de  sa  disparition. 

Lui,  il  avait  assez  souffert  et  n'en  pouvait  plus. 

Le  jury  du  coroner  fit  l'enquête  ordinaire  et  ren- 
dit le  verdict  banal  :  "  M.  X.  s'est  suicidé  dans  un 
moment  d'aliénation  mentale." 

Le  plus  aliéné  n'était  peut-être  pas  le  suicidé. 

Douze  hommes,  honnêtes  sans  doute,  mais  es- 
claves de  la  routine,  entassaient  dans  leur  juge- 
ment la  folie  sur  le  crime.  Ce  n'était  pas  assez 
qu'une  famille  honorable  comptât  un  criminel, — 
car  le  suicide  est  un  crime, — on  ajoutait  à  sa  honte 
une  tache,  et  à  sa  douleur  un  autre  élément. 


204       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


Et  de  quoi  droit  V 

Faut-il  absolument  qu'on  soit  fou  pour  se  suici- 
der, et  ne  peut-on  froidement  s'ôter  la  vie  ? 


Moi,  je  dis  que  le  suicide  n'implique  pas  toujours 
folie. 

Il  n'est  pas  nécessaire  d'avoir  perdu  la  carte  pour 
tuer  ou  voler  ;  on  n'obéit  pas  irrésistiblement  en 
ces  cas  à  un  besoin  morbide  qui  enlève  ou  para- 
lyse la  raison.  Au  contraire,  on  fait  généralement 
des  calculs  subtils,  on  suppute  les  chances. 

Je  soutiens  qu'il  en  est  de  même  dans  le  suicide. 

vous  êtes  d'une  grande  famille,  ou  vous  avez 
vécu  richement,  mais  un  jour  la  misère  est  venue 
s'asseoir  à  votre  foyer  ;  votre  femme,  dont  le  sein 
est  tari,  n'a  plus  de  lait  pour  l'enfant  qui  pleure  ; 
la  cheminée  manque  de  la  bûche  qui  réchaufferait 
ceux  que  vous  aimez  :  vous  volez  un  pain  ou  vous 
faites  un  faux.  La  vie  des  siens  est  toujours  chère, 
mais  pour  les  âmes  bien  nées  l'honneur  l'est  davan" 
tage  ;  le  gendarme  est  à  vos  trousses,  le  déshonneur 
va  mettre  sa  main  sale  sur  votre  épaule, — la  rivière 
est  devant  vous,  crac  !  un  plongeon  ;  ou  bien  vous 
avez  un  pistolet  sur  vous,  paf  !  une  détonation. 

Je  le  répète,  il  y  a  mal  en  cela,  car  le  suicide  est 
défendu  ;  mais  il  n'y  a  pas  d'aliénation  mentale. 
Pas  plus  que  dans  les  aiitres  crimes  qui  sont  dis- 
cutés, tramés,  préparés  de  longue  main. 


FOLIE   ET   SUICIDE  205 

Il  n'en  est  pas  ainsi  de  tons  les  suicides,  je  sais 
cela  ;  la  plupart  se  commettent  sans  qu'il  y  ait  dé- 
mence, c'est  mon  opinion  ;  mais  j'admets  qu'il  y  a 
nombre  de  cas  qui  justifient  l'emploi  de  cette  for- 
mule de  verdict  :  "  X  s'est  donné  la  mort  pendant 
un  accès  de  folie."     Le  tout  est  de  n'en  pas  abuser. 


Une  belle  fille  de  vingt  ans  arrive  d'Angleterre 
et  s'engage  comme  servante  dans  une  des  meil- 
leures familles  d'Ottawa.  Elle  est  intelligente, 
vive,  propre  et  très  comme  il  faut  ;  ses  maîtres  en 
sont  on  ne  peut  plus  satisfaits,  les  autres  domes- 
tiques l'aiment.  Elle  est  toujours  gaie,  sauf  le 
dimanche,  jour  de  bâillement  consacré  au  Seigneur 
chez  les  protestants  ;  et  parfois  le  soir,  quand  le 
bruit  du  ménage  a  cessé,  elle  pense  à  sa  mère 
qu'elle  a  laissée  là-bas.  Elle  en  parle  librement  et 
ne  cache  pas  son  ennui  ;  c'est  évidemment  une 
fille  de  cœur.  Par  moments,  elle  pleure  au  souve- 
nir de  sa  mère.  Ti'ois  semaines  se  passent  pendant 
lesquelles  l'ennui  ne  diminue  pas. 

Un  matin,  on  la  trouve  morte  près  du  poêle  de 
cuisine,  une  hideuse  entaille  au  cou,  un  couteau 
proche  de  sa  main.  Un  de  ces  couteaux  de  bou- 
cherie qui  font  frémir  ! 

La  veille  au  soir — un  dimanche — elle  avait  parlé 
du  old  country,  de  son  home,  de  sa  mère,  et  pleuré. 
Ce  matin-là,  elle  s'était  levée  sur  les  quatre  heures, 
avait  répondu  fort  sensément  aux  deux  autres  ser- 
vantes qui  la  trouvaient  matinale,  allumé  le  poêle 


206  COTP.S   D'cEIL   et   coups   de   PTiUME 

et  vaqué  à  ses  occ.upatious.  C'est  deux  heures 
après  qu'on  la  découvrait  inaiiiinée. 

Elle  s'était  évidemment  tuée  par  ennui.  Mais 
était-elle  folle  ? 

Je  soutins  que  non  devant  le  jury  du  coroner 
dont  j'étais  le  chef.  J'opinai  pour  un  verdict  de 
suicide  pur  et  simple,  sans  l'allonge  du  moment 
d'aliénation  mentale.  Mes  raisons  parurent  faire 
impression  sur  plusieurs  des  jurés  ;  mais  l'un 
d'eux,  un  vieillard  anglais  à  qui  le  coroner  avait 
fait  un  passe-droit  en  ne  le  nommant  pas  chef,  s'op- 
posa si  vivement  à  mes  conclusions,  fit  un  appel 
si  véhément  au  respect  des  traditions,  des  formules 
ancestrales  et  même,  Dieu  me  i:)ardonne  !  de  la 
grande  charte,  parla  si  bien  de  la  foi  en  la  vie  fu- 
ture, des  récompenses  éternelles  et  de  la  folie  de 
se  présenter  devant  Dieu  un  couteau  à  la  main  et 
la  gorge  coupée,  que  tous  ses  compatriotes  pen- 
chèrent de  son  côté  ;  les  miens  me  suivaient,  mais 
novTS  étions  la  minorité,  et  il  fallut  déclarer  de  cette 
pauvre  fille  que  la  folie  avait  déterminé  sa  mort. 

Pourtant,  si  vous  l'aviez  vue,  lecteurs,  comme  je 
l'ai  vue,  belle  dans  la  matité  de  son  visage  brun 
encadré  par  une  abondante  chevelure  noire  à  peine 
dérangée,  dans  la  sérénité  de  ses  traits  auxquels  la 
mort  avait  conservé  leur  cachet  d'intelligence  en 
y  ajoutant  sa  majesté,  vous  auriez  bien  sûrement 
refusé  de  croire  qu'elle  s'était  tuée  folle.  Sa  pâleur 
de  cire,  son  blanc  vêtement,  cette  blessure  d'où 
coulait  goutte  à  goutte  un  sang  rose,  tout  la  faisait 
ressembler  à  ces  vierges  et  martyres  que  renfer- 
ment les  châsses  catholiques. 


FOLIE   ET   SUICIDE  20*7 


Je  suis  reyeiiu  de  cette  entrevue  plus  convaincu 
que  jamais  que  l'on  peut  se  suicider  sans  passer 
par  la  phase  démente.  J'ai  pour  me  soutenir  dans 
cette  conviction  l'Eglise,  qui  n'invoque  certes  pas 
les  folles  et  rend  cependant  un  culte  à  des  vierges 
qui,  dans  les  temps  de  persécutions,  se  sont  tuées 
pour  échapper  à  l'outrage. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ma  théorie,  mon  jury  a  dû, 
par  son  verdict,  ajouter  au  chagrin  de  la  mère  de 
la  touchante  suicidée.  Morte  !  c'était  assez.  Folle 
et  morte  !  c'était  trop,  il  me  semble. 


Rengaines  et  vieilles  formules,  débarrassons-nous 
donc  de  tout  cela.  Donnons  à  la  pensée  un  meil- 
leur vêtement,  une  expression  plus  vraie.  Il  y  a 
les  avocats  qui  ont  un  baragouin  souvent  incom- 
préhensible et  qui  y  tiennent  comme  le  notaire  à 
son  par-devant.  Dans  ces  professions  on  parle  le 
langage  des  coutumes,  et  la  poésie  du  Parfait  No- 
taire serahle  deYoh' durer  ;  le  romantisme  n'a  pas 
encore  fait  brèche  chez  elles.  C'est  surtout  en  ce 
qui  touche  la  loi,  le  droit,  les  tribunaux,  la  judi- 
ciaire en  un  mot,  que  la  langue  moderne  est  le  plus 
en  retard,  et  que  nous  avons  davantage  à  donner 
le  coup  de  balai  dans  les  toiles  d'araignée  qui  cons- 
tellent les  vieux  greniers.  La  réforme  devrait  com- 
mencer dans  cette  région  ;  on  devrait  ne  plus  dire 
"  suicide  dans  un  accès  d'aliénation  mentale  "  que 
si  la  victime  a  donné  des  preuves  de  folie  avant  la 
commission  de  son  acte. 


208        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

En  ce  cas,  soit  !  mais  en  celui-là  seulement  ! 

Le  coroner,  dans  la  plupart  des  cas,  peut  faire 
sentir  aux  jurés  Tinapplicabilité  de  l'ancienne 
formule  et  la  nécessité  de  ne  rien  dire  qui  exorbite 
du  sens  commun. 


MGR.    HEISS  209 


Mgr  HEISS 


Je  braque  aujourd'hui  ma  lorgnette  sur  l'épis- 
copat  :  c'est  un  archevêque  qui  tombe  dans  le 
champ  de  mes  observations. 

Ne  craignez  rien,  âmes  timorées  qui  n'avez  pas 
appris  votre  symbole  dans  la  Patrie, —  peut-être 
uniquement  parce  qu'elle  vous  l'aurait  enseigné 
mieux  que  certains  barbouilleurs  de  journaux  trop 
comme  il  faut,  je  ne  suis  pas  pour  attaquer  Sa 
G-randeur. 

Vous  allez  voir  si  je  dis  vrai. 

Mgr  Heiss  n'est  pas  un  inconnu  pour  mes  lec- 
teurs, car  je  me  rappelle  que  Cyprien  en  a  parlé 
quelquefois,  et  ses  lecteurs  sont  les  miens. 

Mgr  Heiss,  archevêque  de  Milwaukee,  s'est  car- 
rément prononcé  contre  le  système  monarchique. 
Ses  paroles  ont  paru  dans  les  colonnes  de  la  Patrie 
deux  fois  déjà,  et  ces  deux  fois  en  faveur  de  la 
république  comme  forme  de  gouvernement,  et  du 
suffrage  universel  comme  moyen  de  gouvernement. 

Cela  n'a  pas  été  pardonné  en  certains  quartiers, 
je  le  sais. 

Imaginez-vous  donc,  un  archevêque  démocrate  ! 
Où  peut-on  voir  cela  ailleurs  qu'aux  Etats-Unis  ? 

Mgr  Heiss  a  le  grand  tort  de  croire   qu'on  peut 


210       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Hre  républicain  et  intelligent,  honnête  et  républi- 
cain, républicain  et  chrétien  :  que  ces  deux  élé- 
ments peuvent  faire  ensemble  la  meilleure  des  cui- 
sines politiques. 

On  ne  se  gêne  pas  chez  lui. 

Ici  c'est  autre  chose,  et  se  sont  demandé  le  pour- 
quoi de  cette  odieuse  aberration  bien  des  gens 
heureusement  plus  catholiques  que  notre  saint 
père  le  pape  et  destinés  à  sauver  un  jour  la  chré- 
tienté quand  la  tiare  y  aura  failli. 

Sixte-Quint  faisant  relever  la  colonne  Trajan  ou 
la  colonne  d'Adrien,  je  ne  sais  plus,  avait  ordonné 
aa  peuple  le  silence  sous  peine  de  mort.  Fontana 
le  rompit  pour  crier  :  "  De  l'eau  aux  cordes  !"  et 
sauver  l'obélisque.     Le  pape  lui  pardonna. 

Je  crois  que  notre  pape  Léon  XIII  pardonnera 
de  semblable  manière  à  Mgr  Heiss  d'avoir  signalé 
le  danger  des  monarchies  et  les  avantages  des  ré- 
publiques. 

Or,  après  tout,  qu'est-ce  que  c'est  que  Mgr 
Heiss  ? 

C'est  un  Allemand. 

Mais  un  Allemand  sans  préjugés,  un  Allemand 
supérieur, — chose  moins  rare  qu'on  ne  pense.  Et 
c'est  un  homme  qui  a  habité  le  Bas-Canada  pen- 
dant un  an  ou  deux. 

Je  n'aurais  pas  de  raison  de  vous  le  présenter, 
lecteurs,  s'il  ne  se  rapprochait  pas  de  nous  par  cer- 
tains cotés.  Mgr  Heiss  est  un  ancien  élève  du 
collège  de  Joliette. 


MGE,   HEISS  211 


Oui,  de  Joliette,  où  je  connais  tant  de  bons  cœurs 
et  de  si  belles  femmes. 

C'était  dans  l'été  de  1868. 

M.  Heiss  arrivait  à  Joliette  pour  étudier  le  fran- 
çais. 

Beau,  grand  garçon,  âgé  de  trente  ans,  fort, 
solidement  charpenté,  mais  pas  obèse,  arrivé  là 
pour  apprendre,  Heiss  s'asseyait  à  côté  de  Marion 
sur  les  bancs  de  l'étude,  c'était  un  écolier  dans  le 
vrai  sens  du  mot.  Il  sortait  des  universités  alle- 
mandes. Il  y  avait  appris,  outre  sa  langue,  l'an- 
glais, le  latin,  le  grec,  l'espagnol,  il  venait  au  Ca- 
nada se  familiariser  avec  le  français. 

Et,  chose  assez  fréquente  chez  les  Allemands,  il 
y  a  réussi  ! 

Il  était  bourré  de  classiques,  il  savait  de  tout  et 
il  étudiait  toujours.  Ses  confrères  ne  savaient  pas 
ce  qu'il  lisait,  plongé  dans  d'affreux  grimoires 
allemands. 

C'était  un  bon  et  honnête  garçon  qu'estimait  qui- 
conque l'approchait.  Il  fumait  bien  un  peu,  il  pre- 
nait bien  un  verre  de  vin,  il  aimait  bien  s'égarer 
avec  un  compagnon  sous  le  "  bois  du  grand  vi- 
caire"— c'est  un  terme  local, — et  il  était  le  plus 
jovial  des  hommes  instruits.  Il  avait  été  reçu 
médecin  ou  avocat  en  Allemagne  ;  il  racontait  vo- 
lontiers ses  aventures  d'étudiant  :  il  avait  bu,  après 
ses  examens,  à  la  façon  germanique,  des  litres  de 
bière  dans  sa  botte. 

Je  crois  même  qu'il  avait  eu  des  duels. 


212        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

La  grâce  l'avait  probablcinont  touché  à  temps,  et 
il  venait  à  Joliette  seporrectioiiner  dans  la  pratique 
des  vertus  chrétiennes. 

Toujours  est-il  qu'il  a  laissé  les  meilleurs  souve- 
nirs dans  la  communauté  des  clercs  de  Saint-Via- 
teur,  qu'aujourd'hui  il  gouverne  un  grand  diocèse, 
qu'il  a  la  foi  républicaine  sans  croire  trahir  sa  foi 
religieuse. 

Enlin,  c'est  un  des  nôtres. 

Pour  bien  des  gens  c'est  encore  une  révélation 
qu'un  évêque  soit  républicain,  tant  nous  avons  été 
habitués  dans  nos  jeunes  ans  à  redouter  la  répu- 
blique. 

M.  Heiss  était  un  journaliste  du  temps  qu'il  ha- 
bitait Joliette  :  il  collaborait  assidûment  au  True 
Witness. 

C'était  un  musicien  de  talent. 

L'harmonie  doit  régner  dans  son  diocèse  comme 
elle  domine  dans  sa  forte  cervelle  de  Teuton. 

Est-il  disciple  de  "Wagner  ? 

Si  je  savais  cela,  je  le  livrerais  aux  discii^les  de 
Grounod,  et  je  lui  ôterais  toutes  ses  bonnes  notes. 


NAISSANCES,   MARIAGES   ET   DÉCÈS  213 


NAISSANCES,  MARIAGES  ET  DÉCÈS 


Depuis  quelques  auuées  la  presse  s'applique  à 
corriger  la  grammaire  et  le  style  de  nos  écrivains, 
et  nos  écrivains,  qui  ne  veulent  pas  être  en  reste 
avec  elle,  se  sont  mis  à  signaler  ses  défauts.  Une 
main  lave  l'autre.  Pourquoi  n'écrirais-je  point  un 
chapitre  des  travers  de  la  presse,  quitte  à  me  faire 
peigner  de  la  belle  manière  si  j'écorche  quelque 
journaliste  ? 

Je  prends  pour  sujet  les  naissances,  les  mariages 
et  les  décès  parmi  nous, — non  ces  événements  en 
eux-mêmes,  mais  la  façon  dont  le  journal  nous  les 
apprend  ;  je  ne  serai  ni  gTave  comme  le  voudrait 
mon  âge,  ni  badin  comme  le  demanderait  mon  ca- 
ractère ;  je  tâcherai  d'être  utile. 

Nous  allons  faire  la  causette  en  famille. 


NAISSANCES 

Ceux  des  journaux  de  Paris  qui  publient  le  re- 
levé des  actes  de  l'état  civil  empruntent  leurs  ren- 
seignements aux  mairies  des  divers  arrondisse- 
ments. Je  ne  sache  j)as  que  ce  soient  les  familles 
qui  leur  portent  l'annonce  des  naissances  arrivées 
chez  elles.     J'ignore  comï)létement  l'usage  de  la 


214        COUPS  d'ceil  et  coups  de  plume 

province.  On  annonce  comme  fait  d'intérêt  géné- 
ral les  naissances  dans  les  maisons  princières, 
dans  les  familles  illustres,  dans  les  ménages  en 
évidence.  Ici,  dans  les  villages  et  les  petites  villes 
dotés  d'une  gazette,  personne  ne  se  permet  de 
mettre  au  monde  un  enfant,  de  prendre  femme, 
d'enterrer  un  parent,  sans  en  avertir  le  public.  A 
quelle  date  cette  habitude  remonte-t-elle  ?  J'au- 
rais cru  qu'elle  venait  des  premiers  journaux  fondés 
dans  le  pays,  alors  que  la  population  des  plus 
grands  centres  était  encore  si  mince  que  tout  le 
monde  s'y  connaissait.  J'ai  pourtant  sous  les  yeux 
la  Gazette  du  commerce  et  littéraire  pour  la  ville  et 
district  de  Montréal  datant  de  1*778  et  1779,  et  je  n'y 
en  trouve  absolument  aucune  trace.  Mais  d'autres 
journaux  ont  pu  faire  différemment.  Je  laisse 
cette  vérification,  si  elle  en  vaut  la  peine,  à  nos 
archéologues  et  fouilleurs  de  poussière. 

De  cette  date  je  tombe  en  1842.  Les  périodes 
intermédiaires  sont  pour  moi  le  grec  que  j'ai  oublié, 
l'hébreu  que  je  n'ai  jamais  pu  apprendre,  ou  l'alle- 
mand que  je  n'étudierais  pour  rien  au  monde.  La 
dernière  page  de  chaque  livraison  de  VEncyclopédie 
canadienne,  fondée  cette  année-là  par  M.  Michel 
Bibaud,  contient  une  liste  des  personnes  nées, 
mariées  et  décédées  dans  les  familles  importantes 
du  Bas-Canada.  C'est  là  que  j'ai  appris,  par  sup- 
putation, l'âge  de  plus  d'une  grande  dame  un  peu 
sur  le  retour  maintenant,  mais  qui  reste  jeune,  ou 
d'une  vieille  coquette,  faible  en  arithmétique,  qui 
n'a  pu  faire  encore  le  c£i,lcul  de  ses  ans. 


NAISSANCE!;!,    MARIAGES   ET   DÉCÈS  215 

Aujourd'hui,  progrès  ou  décadence,  chaque  fa- 
mille fait  assavoir  au  pays,  par  le  journal,  tout  ce 
qui  intéresse  sa  lignée.  Dès  que  Ion  peut  se  per- 
mettre la  dépense  d'un  écu.  ou  encore  si  l'on  con- 
nait  quelque  proche  parent  d'un  diable  d'impri- 
meur, on  sacrifie  à  la  mode  en  annonçant  que  l'on 
a  acheté  un  garçon,  marié  une  fille,  ou  conduit  sa 
belle-mère  au  cimetière. 

Et  comment  annonce-t-on  cela  ?  Je  ne  parle 
pour  le  moment  que  des  naissances.  Le  public 
devant  tout  savoir,  on  lui  donne  force  détails  : 
l'enfant  a  émergé  du  Grrand  Tout  à  la  sixième 
heure  du  quatorzième  jour  du  mois  courant,  à 
Sous-les-Ormes,  paroisse  de  X,  comté  d'Y,  district 
deZ. 

La  formule  ordinaire  de  l'avis  est  celle-ci  :  "  A  tel 
endroit,  telle  date,  la  dame  de  Timoléon  Calino 
Bridoison,  Ecr.,  un  fils."  Or  il  y  a  trois  erreurs  à 
signaler  dans  cette  courte  notice. 

lo  On  ne  doit  pas  dire  la  dame,  mais  la  femme, 
d'un  tel;  "Mme  X"  ou  "la  femme  de  M.  X," 
jamais  "  la  dame  de  M.  X." 

Voici  ce  qu'écrivait  à  ce  sujet,  il  y  a  quelques 
années,  une  femme  du  meilleur  monde  : 

"  Vous  entendez  tous  les  jours  dire  par  des  per- 
"  sonnes  du  monde  :  "  J'ai  rencontré  hier  M.  un 
"  tel  avec  sa  dame."  Mais  dites  donc  avec  sa 
"  femme,  si  vous  voulez  parler  le  langage  de  la 
"  bonne  compagnie.  On  dit  encore  :  "  Madame 
"X...  est  venue  me  voir  hier  avec  sa  demoiselle." 
"  Sa  fille,  s'il  vous  plait  !  voihi  ce  c{u'il  faut  dire. 


216       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

"  De  même  qu'on  a  assisté  à  un  dîner  ou  à  réunion 
"  d'hommes  ou  de  femmes,  et  non  de  messieurs  ou 
"  de  dames.  On  demande  à  quelqu'un  des  nou- 
"  velles  de  sa  femme,  si  on  est  assez  intime  pour 
'■  cela,  soit  de  Madame,  en  y  ajoutant  le  nom  du 
"  mari,  mais  jamais  des  nouvelles  de  votre  dame. 
"  Il  faut  dire  encore  "  vos  petites  filles,"  "  Mlles 
"  vos  filles,"  mais  jamais  "  vos  petites  demoi- 
"  selles,"  "  votre  dame  et  vos  demoiselles,"  toutes 
"  locutions  qui  sentent  l'antichambre." 

Une  dame  vient  de  nous  enseigner  ce  que  de- 
mande le  bon  ton  ;  un  grammairien  va  nous  dire 
ce  qu'exige  le  bon  français  :  les  deux  choses  s'ac- 
cordant  toujours,  rien  d'étonnant  si  les  deux  per- 
sonnages formulent  la  même  règle.  "  Le  bon 
usage,  dit  Littré,repousse  des  phrases  comme  celles- 
ci  :  Il  est  venu  avec  sa  dame  :  ces  messieurs  et 
leurs  dames.  Il  faut  :  il  est  venu  avec  sa  femme  ; 
ces  messieurs  et  leurs  femmes." 

2o  La  presse  a  discuté  ces  années  dernières  le 
titre  d'écuyer,  son  origine,  son  emploi,  son  exis- 
tence actuelle,  sa  valeur,  sa  destination.  Qu'il 
vienne  des  contemporains  de  la  reine  Berthe,  qu'il 
ait  disparu  ou  non,  qu'il  doive  se  perpétuer  ou 
périr,  cela  m'est  bien  indifférent.  Mais  je  dis  qu'on 
en  abuse  ridiculement  au  Canada.  Personne  ne  se 
le  refuse  ;  qu'on  appartienne  aux  professions  libé- 
rales ou  aux  derniers  rangs,  chacun  se  l'approprie. 
Combien  de  gens  se  fâchent  parce  que  leurs  cor- 
respondants l'omettent  !  Que  de  voix  perdues,  que 
de  clients  chassés  parce  que  le  candidat  ou  l'avocat 
néglige  de  le  mettre  sur  l'enveloppe  de  ses  lettres  ! 


NAISSANCES,   1VLA.RIAGES   ET  DÉCÈS  21 1 

Le  titre  dùt-il  être  employé,  qu'il  y  a  trop  de 
gens  qui  le  prennent.  Si  encore  on  l'écrivait  sans 
un  e  majuscule  ! 

3o  II  ne  faut  pas  dire  un  fils,  mais  un  garçon. 
Puisqu'on  ne  se  contente  pas  d'annoncer  généra- 
lement qu'il  nous  est  né  un  enfant,  c'est  que  l'on 
entend  désigner  son  sexe.  Fils  n'établit  que  la 
relation  d'enfant  à  père  et  mère,  garçon  établit  le 
sexe.     Ecrivons  donc  garçon. 

J'ai  signalé  trois  fautes  ;  il  y  en  a  une  quatrième  : 
la  forme  de  la  phrase  elle-même.  "  Madame  une 
telle  un  fils  "  ne  veut  rien  dire.  Il  y  a  là  un  sous- 
entendu  inutile. 

Le  coupable  n'est  pas  toujours  le  papa,  qui  va 
joyeux  porter  l'avis  à  son  journal.  Le  journaliste 
est  souvent  en  faute. 

Il  y  a  le  journaliste  distrait  à  C[ui  vous  dites  la 
grande  nouvelle,  et  c[ui  écrit  sans  broncher  que 
vous  avez  acheté  une  fille,  du  sexe  féminin. 

Il  y  a  le  gazetier  calembouriste  qui,  pour  le  plai- 
sir d'un  jeu  de  mots,  change  la  formule  sacramen- 
telle, et  annonce  qu'il  est  né  deux  jumeaux  à  T.  T. 
Larivière. 

Il  y  a  le  reporter  enthousiaste.  Il  vous  dit  gra- 
vement que  la  famille  de  l'honorable  juge  Plaidé- 
don  s'est  accrue  d'un  garçon  qui  promet  de  marcher 
sur  les  traces  de  son  père,  et  de  s'élever  à  une  belle 
position  à  force  d'esprit  et  de  talents. 

Il  y  a  le  reporter  sans  usage  qui  écrira  :  "  La 
dame  de  monsieur  H.,  écuyer,  une  fille,"  ou  encore  : 

7 


218       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

"  Madanic  doctour  J.  un  iils."  Je  ne  désespère 
pas  de  lire  un  beau  matin  :  "  Madame  juge  de  paix 
K,"  ou  "  madame  avocat  L,"  ou  "  madame  capi- 
taine de  milice  M." 

Nous  avons  de  i)lus  le  journaliste  vindicatif,  qui 
fera  des  gorges  chaudes  de  son  ennemi  en  l'accu- 
sant d'avoir  signé  l'acte  de  naissance  d'un  fils  de 
sa  raison  commerciale  et  sociale  "  Zabulon  et  frère," 
au  grand  ébahissement  du  curé,  à  la  joie  intense 
mais  étouffée  du  parrain. 

De  la  forme  des  avis  de  naissance  à  la  nature  des 
noms  qui  nous  sont  infligés  sur  les  fonts  baptis- 
maux, la  transition  est  facile,  on  saute  vite  d'un 
ridicule  à  un  autre.  Seulement,  ici  finit  la  res- 
ponsabilité du  journal. 

On  se  contenta  pendant  longtemps  des  vieux 
noms,  du  nom  des  saints  qui  furent,  si  je  puis 
ainsi  parler,  les  pionniers  et  les  locataires  à  long 
terme  du  calendrier.  On  s'appelait  bonnement 
Pierre,  Joseph,  François,  André, — Madeleine,  Char- 
lotte, Marie,  Marguerite,  Françoise.  Nous  sommes 
aujourd'hui  dans  l'âge  pompeux  des  Oscar,  des 
Arthur,  des  Urgel,  des  Adolphe,  les  malins  diront 
même  des  Alphonse.  On  aime  le  sonore.  On  a 
presque  honte  de  ne  pas  s'appeler  Dolphis  ou  Phi- 
lorome.  Il  n'est  plus  le  temps  des  Baptiste  et  des 
Josephte.     Hélas  ! 

Aux  commencements  de  l'ère  nouvelle,  on  adopta 
pour  les  filles  la  terminaison  en  ie.  Il  ne  vint 
plus  au  monde  que  des  Julie,  des  Virginie,  des 
Eugénie,    des    Cédulie,    des    Ulg'érie.     Puis    vint 


NAISSANCES,    MARIAGES   ET   DÉCÈS  219 


l'époque  des  filles  en  ine  ;  mes  souvenirs  de  bout 
d'homme  amoureux  remontent  jusque-là.  Une 
fille  pour  être  accomplie  devait  se  nommer  Caro- 
line, Corinne,  Delphine,  Alphonsine.  On  fit  la 
similitude  entre  les  noms  des  frères  et  des  sœurs. 
Pas  d'Ernest  qui  n'eût  son  Ernestine,  pas  d'Edouard 
son  Edouardine  ;  pour  Robert  on  créa  Robertine, 
et  tous  les  Louis  eurent  pour  sœurs  des  Ludivine. 

A  l'heure  qu'il  est,  nos  sœurs  et  nos  filles  tra- 
versent la  période  en  a.  C'est  Malvina,  c'est  Anna, 
c'est  Elisa,  c'est  Angelina,  c'est  Azilda, — quand  ça 
n'est  pas  Orpha,  Paméla,  Zuméma,  Larinda,  Adouïl- 
da.  Evangeline  elle-même,  la  poétic^ue  création 
de  Longfellow,  se  transforme  en  Eva. 

Ces  variations,  ces  modes  baptismales,  à  qui  les 
devons-nous  ?  Aux  romanciers  :  à  Mme  Cottin, 
à  Mme  de  G-enlis,  à  Mme  de  Staël,  à  Balzac, 
à  Sue,  à  Ponson  du  Terrail  et  à  cent  autres.  Tous 
les  noms  inventés  par  les  feuilletonistes  ont 
chance  de  survie.  Ce  sont  eux  qui  sont  respon- 
sables des  Graudias,  des  Olvir,  des  Léobe,  des 
G-enofFe,  des  Gruindaline,  des  Mélême,  des  Alphée, 
des  Cécime. 

Ne  croyez  pas  que  j'invente  :  tous  ces  noms  ex- 
istent au  Canada.  Et  pas  seulement  ceux-là,  vous 
allez  voir.  Que  dites-vous  d'Odessa,  d'Almansard, 
d'Esimaire,  d'Ustazarde,  de  Curiaf,  d'Exilus,  de 
Nilfas,  d'Hég-étoride,  de  Fidelem,  d'Exumer  (il  y 
avait  bien  Exupère!  ),  de  Typhon, —  côté  des  hom- 
mes ?  Que  pensez- vous  de  Célérine,  Fidéline,  Au- 
xilia  et  Auxilina,  Spana,  Ozilémia,  Cilidor,  Aimé- 


220       roTTps  d'œil  et  coups  de  plume 


zino,  Elphén-iiia,  Hypoline,  Salendro,  Dérimane, 
Carmiiiie  et  Curmina,  Alveliiia,  Adorilda,  Civiline, 
Exéliiie,  Azama,  Onzcliue,  Fal)iella,  Orazie,  Azé- 
line,  Emmahéliste,  Elzina,  Vénérence, — côté  des 
femmes  ? 

On  dira  ensuite  que  le  populaire  n'a  pas  d'ima- 
gination !  Il  y  a  là  des  noms  que  leurs  auteurs 
devraient  patenter.  Je  vous  jure  que  je  n'en  ai 
pas  inventé  un  seul  :  je  les  ai  tous  relevés  dans  nos 
gazettes  ou  entendus  de  mes  oreilles. 

Porter  les  noms  de  ses  ancêtres  et  les  bien  por- 
ter, avait  de  tout  temps  été  une  louable  et  com- 
mune ambition.  Aujourd'hui  ce  serait  trop  vul- 
gaire. Un  nom  déjà  porté  c'est  comme  une  toi- 
lette de  bal  déjà  mise  :  à  la  défroque  !  On  adore 
le  nouA^eau,  i)ourvu  qu'ilbrille,  pourvu  qu'il  sonne. 
N'est-ce  pas  à  la  recherche  du  clinquant  que  se 
lançaient  les  parrains  qui  ont  trouvé  ces  noms-ci  : 
Marie  -  Juliette  -  Librada,  Antoinette  -  Romandine, 
Marie-Florestine-Célarine-Dolorès,  Inez-Muriel-Ber- 
nice,  Marie-Grlossine-Hilda,  Marie-Horneline-Aman- 
da-Evilda  ? 

Lecteur,  tous  ces  noms  de  baptême  sont  authen- 
tiques. 

Où  s'arrêtera-t-on  dans  cette  voie  ? 

Après  chaque  canonisation,  le  nom  du  saint  nou- 
veau devient  à  la  mode.  Il  eu  est  de  même  après 
une  translation  solennelle  des  reliques  d'un  bien- 
heureux, après  une  de  ces  translations  qui  font 
époque.  Il  y  a  partout  aujourd'hui  des  Zenon  âgés 
d'une  quinzaine  d'années.     Peut-être  même  trou- 


NAISSANCES,    MARIAGES   ET   DÉCÈS  221 


verait-ou  des  Martyidujapou  dans  quelque  coiu  du 
pays.  Vous  reucontrerez  un  jour,  madame,  quel- 
qu'un qui  vous  dira  : 

— Permettez-moi  de  vous  présenter  un  ami... 

— Certainement,  monsieur  !  répondrez- vous. 

— M.  Lanturlure,  de  Sainte-Rose... 

— Enchantée  de  faire  votre  connaissance,  mon- 
sieur.    Je  connais  déjà  un  monsieur  de  votre  nom. 

— Sans  doute  mon  cousin  Martyrdujapon  Lan- 
turlure, de  Sainte-Cunégonde  ? 

— J'ignorais  son  petit  nom,  il  est  charmant. 

Et  quand  vous  planterez-là  M.  Lanturlure, 
vor^i  aurez,  madame,  une  telle  envie  de  rire  qu'à 
distance  polie  vous  éclaterez. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  vous  en  ferai  reproche. 

Le  feu  grand  vicaire  Désaulniers  me  disait 
que  le  nom  d'Alphonse  n'est  répandu  au  Canada 
que  depuis  la  canonisation  de  saint  Alphonse  de 
Liguori,  en  1841.  Je  suis  une  des  victimes  de 
cette  coutume,  mais  j'en  ai  bien  été  vengé  :  mon 
parrain  se  nommait  lui-même  Janvier  ! 

Le  parrain  est  le  sponsor  des  Latins,  le  sponsor 
des  Anglais  et  le  répondant  de  son  filleul.  A  lui 
la  responsabilité  des  noms  inavouables  qu'il  in- 
flige à  des  innocents.  Quand  je  dis  parrain,  je  dis 
aussi  marraine,  et  coupables  au  même  degré  sont 
ceux,  hommes  et  femmes,  qui  portent  vos  enfants 
au  baptême  et  les  affublent  de  noms  comme  ceux- 
ci  :  Marie  d'Egypte,  Stanislas  de  Kotska,  Louis  de 
Gronzague,  François  de  Sales,  Thomas  d'Aquin,  Al- 


222        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

phonse  de  Liguori.  Marie,  Stanislas,  Louis,  Fran- 
çois, Thomas,  Alphonse,  tout  court,  soit  !  mais  il 
ne  faut  pas  de  ces  rallonges,  empruntées  à  la  mode 
américaine,  qui  font  que  des  enfants  s'appellent 
pour  la  vie  Greorge  Washington  Smith,  Abraham 
Lincoln  Brown,  ouJefFerson  Davis  Robinson.  Cette 
mode  commence  à  s'introduire  chez  nous.  Elle  a 
du  bon,  mais  jusqu'à  un  certain  point  seulement, 
s'il  s'agit  de  perpétuer  le  nom  d'un  aieul  illustre, 
d'un-  parent  vénéré.  Ne  serait-il  pas  à  lapider  le 
parrain  qui  ferait  baptiser  nos  garçons  sous  le  vo- 
cable de  Victor  Hugo  Durand,  de  Léon  G-ambetta 
Tremblay  ou  de  Louis  Veuillot  Fortin  ? 

C'est  à  lui  d'éviter  les  noms  qui  prêtent  a  A  ca- 
lembour, à  l'à-peu-près,  à  la  risée,  soit  par  l'ordre 
des  initiales,  soit  par  leur  juxtaposition  avec  le 
nom  de  famille.  Si  celui-ci  commence  par  un  t, 
vous  voyez  quelles  initiales  porterait  l'enfant  qu'on 
aurait  appelée  Emma  Blanche.  Il  faut  être  sous 
ce  rapport  aussi  circonspect  que  la  famille  Gouin, 
où  personne  ne  portera  jamais  le  nom  de  Marin  ; 
que  la  famille  Hassin,  dont  aucun  rejeton  ne  se 
nommera  Marc  ;  que  la  famille  D'Eschambault  qui 
se  gardera  de  nommer  aucun  de  ses  garçons  Arcade. 

Est-il  bien  cj^ue  Ton  choisisse  des  noms  de  bap- 
tême absolument  semblables  aux  noms  patrony- 
miques ou  s'en  rapx^rochant  d'une  manière  frap- 
pante ?  Est-ce  joli  de  se  nommer  Rose  Larose, 
Hubert  Hubert,  Rémi  Raymond,  Pierre  Lapierre, 
Bas  tien  Bastien,  Jean  Saint-Jean,  Bruno  Brunel  ? 
On  rencontre  de  ces  cas  tous  les  jours.     C'est  ma- 


NAISSANCES,   MARIAGES   ET   DÉCÈS  223 

tière  de  goût  ;  je  ne  dis  pas  que  c'est  mal,  mais  je 
n'aime  pas  cela, — comme  dans  la  chanson. 

C'est  la  vanité  qui  fait  que  nous  annonçons  dans 
les  journaux  la  naissance  de  nos  enfants.  Le  jeune 
père  est  fier  d'avoir  gagné  ses  éperons.  La  jeune 
femme,  pour  qui  la  maternité  est  le  plus  désiré  des 
titres  de  gloire,  n'aime  guère  à  passer  pour  une 
Sara,  et  quand  il  lui  naît  un  enfant,  elle  ne  se  con- 
tente pas  qu'Abraham  en  soit  joyeux,  elle  veut  que 
les  hommes  le  sachent  et  que  les  femmes  l'envient. 
Puis,  si  elle  a  mis  la  main  sur  un  parrain  de  rang, 
elle  brûle  de  le  faire  connaitre.  Dans  un  village, 
le  maire  et  le  notaire  sont  de  gros  parrains  ;  dans 
une  petite  ville,  on  convoite  le  médecin  ou  le  dé- 
puté ;  dans  une  capitale,  il  y  a  tant  de  grosses  gens, 
qu'on  lorgne  un  ministre  ou  qu'on  vise  un  juge. 
Songez  donc  que  la  voisine  n'a  peut-être  trouvé 
qu'un  commis  de  première  classe  et  la  fille  d'un 
sous-chef  ! 

Vanité  dans  le  choix  du  nom,  vanité  dans  la  pu- 
blicité du  journal,  vanité  dans  le  parrainage  de 
haute  volée,  vanité  jusque  dans  l'église,  vanité 
partout  ! 

Un  des  plus  étranges  avis  de  naissance  que  j'aie 
lus  est  le  suivant  ;  je  le  tire  d'un  journal  français 
des  Etats-Unis  :  "  A  telle  place,  le  23  du  mois  der- 
nier, madame  X,  (née  Y),  un  fils.  L'enfant  a  été 
baptisé  par  M.  l'abbé  Z,  curé  de  la  paroisse,  et  a 
reçu  les  prénoms  suivants  :  Augustin,  Edouard,  H. 
La  marraine  a  été  madame  N,  tante  de  la  jeune 
mère,  et  l'on  ne  pouvait   faire  un  meilleur  choix, 


224       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

car  cette  dame  a  donné  à  sa  nièce,  tout  le  temps  de 
la  maladie  puerpérale,  les  soins  intelligents  et  em- 
pressés que  donnerait,  non  seulement  une  tante, 
mais  une  mère  dévouée  et  remplie  d'amour  pour 
son  propre  enfant." 

Yoilà  qui  est  risible  sans  doute  ;  pourtant  je 
m'abstiens  de  rire.  Nos  compatriotes  des  Etats- 
Unis  ont  assez  cette  habitude  d'annoncer  dans  les 
journaux  la  naissance  de  leurs  enfants,  de  mention- 
ner les  noms  reçus  au  baptême,  souvent  de  dire  qui 
fut  parrain,  qui  fut  marraine.  Cela  part  d'un  bon 
fond,  indique  un  bon  naturel,  bien  plus,  est  une 
preuve  de  patriotisme.  A  cent,  cinq  cents,  mille 
lieues  du  pays,  ou  affirme  la  vitalité  de  notre  race, 
on  transmet  aux  siens  un  message  d'orgueil  par- 
fois, de  bon  souvenir  toujours.  Le  vaillant  émi- 
grant  qui,  la  pipe  au  bec,  la  hache  à  la  main  et  le 
courage  dans  le  cœur,  part  pour  aller  là-bas  abattre 
la  forêt,  qui  court  chercher  la  fortune  afin  de  sou- 
lager les  vieux  ans  d'un  père,  afin  de  donner  sa  dot 
à  une  sœur, — quelque  jolie  Margot  en  jupe  de  dro- 
guet,  mais  en  robe  d'innocence,  —  cet  émigrant, 
quand  à  son  tour  il  a  fait  sou  nid,  quand  les  sau- 
vages de  l'Amérique  du  Nord  ou  les  cigognes  de  la 
G-rèce  lui  apportent  un  petit,  quel  plaisir  ne  res- 
sent-il pas  à  communiquer,  par  le  journal,  la  bonne 
nouvelle  à  sa  mère  en  cheveux  blancs,  à  ses  amis 
du  village  !  et  si  son  goût  n'est  pas  à  la  hauteur  de 
son  cœur,  qui  de  vous,  chères  lectrices,  lui  jettera 
la  pierre  ?  S'il  écrit  mal,  il  agit  bien,  et  une  goutte 
de  son  sang  français  vaut  toutes  les  encres  du 
monde. 


NAISSANCES,   MARIAGES   ET   DÉCÈS  225 


J'ai  eu  tort,  lectrices,  de  vous  entretenir  de  la 
naissance  avant  le  mariage  ;  en  revanche,  et  afin 
de  consoler  celles  d'entre  vous  qui  auraient  coiffé 
sainte  Catherine,  je  traiterai  le  mariage  avant  le 
décès. 


II 


MARIAGES 

Si  la  vanité  s'étale  dans  les  avis  de  naissance, 
c'est  bien  pire  quand  il  s'agit  des  mariages, — et 
c'est  tout  naturel.  Que  le  mariage  soit  un  mariage 
d'amour  ou  d'intérêt,  on  aime  qu'il  ne  passe  pas 
inaperçu.  La  mariée  est  belle  ou  la  mariée  est 
riche  ;  on  a  conquis  un  brave  cœur  et  un  beau  vi- 
sage, ou  tendu  un  piège  à  une  forte  dot,  à  une  jolie 
position  sociale,  qui  s'y  est  prise  :  il  faut  que  les 
amis  le  sachent.  On  est  toujours,  du  reste,  fier  de 
sa  femme  dans  notre  pays  aux  mœurs  pures  et 
naïves,  il  n'est  que  juste  de  la  produire,  et,  en  at- 
tendant que  ce  soit  dans  le  monde,  on  se  sert  du 
journal. 

Le  journal  circule  partout  ;  il  pénètre  dans  le 
village  qui  a  vu  naître  la  jeune  épouse,  il  est  reçu 
par  l'ancien  maître  d'école  qui  vous  a  donné  dans 
le  temps  plus  de  férules  que  de  bons  points  et  pré- 
dit que  vous  n'arriveriez  jamais  à  rien  ;  il  sera  lu 
par  la  voisine  qui  vous  traitait  de  garnement,  par 
les  camarades  de  classes,  par  le  curé  qui  a  été  le 
confident  de  vos  premières  fi'edaines  : — le  journal 


226        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


doit  donc  aller  leur  apprendre  que  vous  vous  ran- 
gez, que  vous  laites  une  Hu  ;  et  puis  il  est  bon  que 
vos  créanciers  recommencent  à  espérer.  Et  vous 
payez  cinquante  centins  à  chaque  gazette  de  la 
localité  pour  porter  la  joie  dans  la  famille  de  l'é- 
pousée, l'orgueil  chez  votre  mère,  l'espoir  chez  le 
créancier,  le  bon  exemple  chez  les  amis,  et  pour 
faire  bisquer  les  grincheux,  les  fâcheux,  vos  enne- 
mis intimes.  Et  puis  il  y  a  le  rival  que  vous  avez 
supplanté  :  va-t-il  en  avoir  une  binette,  celui-là  ! 

Il  n'y  a  jamais  trop  de  luxe  dans  l'annonce  ;  elle 
ne  contient  jamais  trop  de  détails.  La  gazette, 
déjà  si  bavarde,  se  surpasse.  Ou  proclame  son  bon- 
heur urhi  et  orhi  ; — ;je  dis  son  bonheur,  parce  que 
tous  les  époux  du  matin  sont  heureux,  s'il  faut  en 
croire  la  gazette.  Celle-ci  ne  manque  jamais  de  par- 
ler de  "  l'heureux  couple."  Alors  pourquoi  lui 
faire  invariablement  des  souhaits  de  bonheur  ? 
C'est  à  croire  que  tous  nos  mariages  sont  d'inclina- 
tion, d'amour,  jamais  de  raison,  d'intérêt  ou  de  né- 
cessité.    C'est  le  plus  bel  éloge  de  nos  mœurs. 

Le  journal  vous  adresse  donc  un  épithalame,  et 
à  défaut  du  troubadour,  c'est  le  prote  qui  vous 
sacre  heureux  et  vous  souhaite,  après  le  bonheur 
sur  cette  terre,  le  paradis  à  la  fin  de  vos  jours,  pas 
avant.  Il  ne  le  dit  pas  en  toutes  lettres,  mais  on 
sait  ce  que  parler  veut  dire.  Votre  mariage  con- 
tente le  directeur,  qui  flaire  déjà  un  abonné.  Lais- 
sons-le faire,  son  intention  est  honnête.  C'est  pour 
le  bon  motif. 

Par  exemple,  je  vous  dirai  ceci  :  Si  vous  êtes  un 


NAISSANCES,   MARIAGES   ET   DECES  22*7 


simple  artisan,  un  mince  commis,  un  homme  de 
peu,  un  employé  subalterne  dans  quelque  minis- 
tère, il  ne  convient  pas  d'annoncer  votre  hyménée 
sous  le  titre  de  mariage  fashionable.  Cela  est  de 
droit  dans  le  cas  des  ]3ersonnages  haut  placés,  des 
fils  de  famille  riches  dont  on  dit  généralement 
qu'il  est  heureux  que  leurs  pères  soient  nés  avant 
eux.  Cela  passe  encore  quand  il  s'agit  des  petits 
crevés,  dandys,  gandins,  incroyables,  merveilleux, 
muscadins,  qui  ont  dressé  tant  d'embuscades  aux 
dots  qu'ils  ont  fini  par  en  attrapper  une  ;  mais  il  ne 
faut  pas  abuser  de  la  permission.  Le  mot  fashio- 
nable est  un  mensonge,  et  l'on  se  rend  ridicule  en 
l'employant,  si  réellement  on  ne  se  meut  dans  les 
cercles  de  la  fashion. 

Des  anglais  francophobes  ont  répandu  sur  les 
origines  franco-canadiennes  les  plus  sottes  calom- 
nies ;  ils  nous  ont  fait  sortir  de  l'écume,  comme 
Vénus  ;  des  anglais  ignorants  y  croient  dur  comme 
fer.  Outre  l'histoire,  outre  les  pièces  authentiques, 
outre  Parkman  et  nos  historiens  du  cru,  qui  ré- 
duisent cette  invention  à  néant,  le  seul  fait  des 
avis  de  mariage  publiés  dans  les  journaux  avec 
cette  surabondance  de  détails  que  l'on  connait  me 
démontrerait  l'inanité  de  ces  méchants  racontars 
anglais.  Toute  la  généalogie  y  passe.  On  n'a  rien 
à  cacher  sur  ses  ancêtres,  puisqu'on  se  plaît  à  les 
évoquer  :  "  M.  S.,  fils  de  M.  S.,  petit-fils  de  M.  S., 
et  arrière-neveu  de  M.  S.,  qui  a  fait  ceci,  qui  a  fait 
cela"  ;  "  Un  tel,  descendant  de  l'un  des  premiers 
colons  venus  de  Picardie  en  1627,"  et  ainsi  de  suite. 


228       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


On  dirait,  parole  d'honneur  !  (juc  chacun  travaille 
au  profit  de  l'abbé  Tanguay  et  se  fait  utile  collabo- 
rateur à  son  remarquable  dictionnaire. 

Cependant  j'aimerais  mieux  moins  de  détails. 
Il  y  a  bien  plus  de  bon  sens  à  dire  :  "A  Mont- 
réal, M.  H....  a  épousé  Mlle  K....  tel  jour,"  que 
dans  un  avis  faisant  savoir  à  tous  et  chacun  que 
M.  A.  B.  C.  H....  jr.,  fils  de  M.  A.  B.  C.  H....  sr.,  le- 
quel est  ceci  ou  cela,  et  demeure  ici  ou  là,  a  épousé 
Mlle  K....,  fille  cadette  de  M.  E.  F.  a.  K....  cjui  est 
ceci  ou  cela,  et  demeure  ici  ou  là.  Je  concède  que 
l'on  dise  de  c|ui  la  mariée  est  fille.  Quant  à 
l'homme,  puisqu'il  est  assez  vieux  pour  se  mettre 
à  la  tête  d'un  ménag-e,  on  doit  le  connaître  par  lui- 
même,  non  i)ar  son  père.  Tout  ce  qu'il  faut  viser, 
c'est  l'identité.  Le  nom  seul  d'un  homme  lui  suf- 
fit, sans  qu'il  ait  besoin  de  se  réclamer  de  ses  père 
et  mère,  encore  moins  de  ses  grand-père  et  grand'- 
mère,  bien  moins  encore  de  ses  autres  parents. 
Ceux  qui  vous  connaissent  vous  reconnaissent  faci- 
lement à  votre  seul  nom  ;  pour  ce  qui  est  des 
autres,  qu'est-ce  c|ue  cela  vous  fait  de  leur  annon- 
cer, qu'est-ce  que  cela  leur  fait  d'apprendre  votre 
mariage,  une  chose  qui  s'accomplit  en  tout  pays 
depuis  six  mille  ans  ?  Si  encore  vous  étiez  ou  l'in- 
venteur du  sacrement  ou  sa  seule  victime  !  Mais 
tout  le  monde  y  goûte,  en  soufîi'e,  s'y  débat,  y 
meurt.  Il  n'y  a  rien  eu  de  très  original  dans  le 
mariage,  si  ce  n'est  pour  Adam  et  Eve,  les  malheu- 
reux ! 

On  a  l'habitude  de  mentionner  le  nom  du  prêtre, 


NAISSANCES,    MARIAGES   ET   DÉCÈS  229 

du  ministre  qui  a  donné  la  bénédiction  niix)tiale. 
Est-ce  pour  lui  faire  ou  se  faire  un  compliment  ? 
Souvent  il  aimerait  mieux  que  son  nom  ne  parût 
pas  dans  le  journal  et  que  le  nouvel  époux  lui 
payât  ses  honoraires.  Et  il  aurait  raison.  Les 
piastres  que  Ton  porte  aux  journaux,  pour  payer 
un  avis  inspiré  par  la  vanité,  auraient  un  meilleur 
emploi  jetées  dans  la  main  du  prêtre,  qui  soulage 
les  misères  de  sa  paroisse.  Mais  étant  acquis  que 
la  bénédiction  du  prêtre  lui  rapporte  un  honoraire 
légitime,  au  lieu  d'écrire  que  l'abbé  X  a  donné  la 
bénédiction  nuptiale,  que  ne  dit-on  que  le  mariage 
a  été  béni  par  l'abbé  X  ? 

On  annonce  souvent  aussi  que  la  bénédiction  a 
été  donnée  par  l'abbé  un  tel,  assisté  de  tel  autre 
abbé.  Pourquoi  cela  ?  11  n'y  a  Cju'un  prêtre  qui 
prononce  le  conjungo  vos.  Il  n'a  pas  besoin  d'assis- 
tance, et  si  un  autre  prêtre  l'accompagne,  qu'est-il 
nécessaire  de  le  dire,  si  ce  n'est  pour  montrer  que 
l'on  a  des  amis  ou  de  hautes  alliances  dans  le 
clergé  ?  C'est  pour  cela  aussi  sans  doute,  plutôt 
que  ï)our  l'étrangeté  du  fait,  que  l'on  écrit  invaria- 
blement :  "Le  mariage  a  été  célébré  par  l'abbé  X, 
frère,  oncle  ou  cousin  du  marié." 

La  vanité,  toujours  la  vanité  ! 

A  l'habitude  d'annoncer  que  la  jeune  épouse  est 
la  fille  de  monsieur  celui-ci  ou  de  monsieur  celui- 
là,  il  y  a  parfois  des  exceptions.  J'ai  lu  récemment 
dans  un  journal  de  Québec  l'avis  de  mariage  de 
"  Mademoiselle  E.  F.  G-.,  héritière  de  Madame  H.  L 
J.,  en  son  vivant  marchande,  et  celui  d'une  autre 


280    cours  1)'(KIL  ET  COUPS  DE  PLUME 

jeune  fille  avec  N.  O.  1*.,  "  veuf  et  riche  cultivateur, 
de  Saint-Z."  Cela  dépasse  les  limites  permises  daus 
Tart  des  combles. 

Pas  de  cartes  !  Que  de  fois  j'ai  lu  cela,  et  presque 
toujours  au  sujet  du  mariage  de  pauvres  diables 
qui  u'avaient  pas  cinq  sous  pour  commencer  leur 
ménage.  On  veut  singer,  voilà  tout.  Pourquoi 
dire  pas  de  curies,  quand  ce  n'est  pas  l'usage  d'en 
envoyer  ?  En  Europe  on  a  les  lettres  de  faire  part. 
Si  l'on  met  dans  un  journal  jias  de  caries  ou  no  cards, 
c'est  à  la  seule  tin  que  les  parents  et  les  amis  ne  se 
blessent  de  n'en  avoir  reçu.  Mais  ici,  où  n'existe 
pas  la  coutume  des  lettres  de  faire  part,  à  quoi  bon 
cette  précaution  '^  C'est  comme  si  l'on  disait  : 
"  Les  époux  n'iront  ï)as  à  la  mairie  !  " 

Et  le  tour  de  noces  donc  !  Personne  n'oublie 
d'en  parler  !  J'ai  lu,  de  mes  yeux  lu,  l'avis  suivant 
écrit  pour  que  personne  n'en  ignorât  :  "  Les  jeunes 
époux,  reconduits  jusqu'à  Saint- Joseph  par  de  nom- 
breux parents  et  amis,  sont  arrivés  par  le  dernier 
train  du  jour  du  chemin  de  fer  Lévis  et  Keniiebec, 
et  sont  descendus  à  l'hôtel  Saint-Louis,  en  route 
pour  un  voyage  aux  chutes  de  Niagara." 

Le  dernier  train  du  jour,  le  chemin  de  fer  Lévis 
et  Kennebec,  la  reconduite  des  parents  et  des  amis, 
la  descente  à  l'hôtel  Saint-Louis, — ça  sent  la  ré- 
clame.' Qu'est-ce  que  cela  fait  au  public  que  mon- 
sieur et  madame  aient  laissé  Québec  à  trois  heures 
de  l'après-midi,  traversé  le  fleuve  en  voiture  à  deux 
chevaux,  en  pirogue  ou  à  pied  !  Détails  inutiles, 
détails  ridicules. 


NAISSANCES,   MARIAGES   ET  DÉOÈS  231 


Yous  lisez  parfois  qu'après  la  "  bénédiction  nup- 
tiale donnée  par  le  révérend  M.  Bénitout,  l'heureux 
couple  est  parti  en  visite  chez  les  parents  du  marié," 
— lesquels  demeurent  dans  le  rang  Trompe-Souris 
ou  dans  la  concession  Brise-Culottes.  On  ne  donne 
pas  ce  dernier  détail,  on  omet  la  mention  de  la  dis- 
tance. C'est  souvent  aussi  loin  que  de  Sorel  à 
Berthier,  de  Montréal  à  Saint-Lambert.  Il  y  a 
toujours  un  cours  d'eau  entre  les  deux  points, — 
tout  le  monde  ne  saurait  passer  la  mer. 

Je  m'attends  à  lire  c[uelque  beau  matin  un  avis 
de  mariage  co'tiçu  dans  les  termes  suivants  :  "  A 
Ottawa,  dans  la  basilique  mineure,  le  9  du  courant, 
M.  Rasebien,  de  la  haute  ville,  barbier,  conduisait 
à  l'autel  Melle  Barbe  Eutychienne,  fille  de 
M.  Timoléon  Prudhomme,  ci-devant  du  Castor  et 
maintenant  de  la  Pickanock,  rebouteur.  L'heu- 
reux couple  est  parti  pour  son  voyage  de  noces 
aussitôt  après  le  déjeuner,  qui  s'est  pris  à  l'hôtel 
des  Princes,  Rue  Murray.  Il  doit  visiter  les  chu- 
tes de  la  Chaudière  avant  de  se  rendre  dans  le  Bas- 
Canada  par  le  pont  suspendu.  Après  un  séjour 
d'une  semaine  à  Hull,  qu'ils  se  proposent  de  visiter 
par  le  menu,  les  mariés  pousseront  jusqu'à  la 
pointe  Gatineau  et  nous  reviendront  par  New- 
Edinburgh.  Nous  leur  souhaitons  un  heureux 
voyage  et  un  prompt  retour." 

On  ira  même  jusqu'à  informer  le  lecteur  que 
l'heureux  couple  est  parti  de  la  basse  ville,  pour 
un  voyage  de  noces  à  la  haute  ville,  passant  à 
l'aller  par  le  pont  Dufierin  et  au  retour  par  le  pont 


232       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

des  Sapeurs, — où  il  s'est  perdu  trois  cœurs,  suivant 
la  lôgende. 

Nos  compatriotes  des  Etats-Unis  oublient  rare- 
ment de  citer  les  noms  des  garçons  et  filles  d'hon- 
neur ;  au  pays  on  se  le  permet  quelquefois.  Pour 
les  Canadiens  émigrés,  c'est  assez  naturel,  quoique 
tout  de  même  un  peu  ridicule  :  on  veut,  comme  je 
l'ai  dit  à  propos  des  naissances,  étant  un  groupe 
d'exilés,  se  rappeler  au  souvenir  de  la  patrie.  Plus 
il  y  a  de  noms  dans  le  journal,  plus  il  y  a  de 
chance  de  faire  plaisir  à  beaucoup  de  parents, 
d'amis,  et  de  connaissances.  La  même  raison 
n'existe  pas  au  pays,  surtout  pour  entrer  en  ces 
détails-ci  :  le  premier  garçon  d'honneur  frère  du 
marié,  le  second  son  cousin,  l'un  résidant  à  Sal- 
vaille,  l'autre  à  l'Egypte  de  Mil  ton  ;  les  filles 
d'honneur  à  l'avenant. 

L'on  a,  en  général,  si  grande  envie  de  tout  faire 
connaître  au  public  qu'on  s'embarrasse  dans  sa 
rédaction  au  point  d'écrire  :  "  A  tel  endroit,  à  telle 
date,  par  le  Rev.  M.  L.,  M.  N.  F.  conduisait  à  l'au- 
tel mademoiselle  Emma  P."  J'ai  lu  cet  avis  dans 
un  journal  de  la  campagne,  il  n'y  a  que  quelques 
mois 

Peut-être  dans  ce  cas-ci,  ne  dois-je  pas  attribuer 
à  la  vanité  la  mention  du  prêtre  qui  a  béni  le 
mariage  ;  c'est  un  simple  vicaire  qui  n'est  à  aucun 
degré  le  parent  des  nouveaux  époux.  Alors,  pour- 
quoi cette  mention  ?  Peut-être  afin  de  faire  savoir 
au  public  que  l'on  s'est  marié  en  face  de  l'Eglise, 
non  par-devant  un  ministre  protestant.     Plus  pro- 


NAISSANCES,   MARIAGES  ET  DÉCÈS  233 

bablement,  par  la  force  de  l'habitude,  pour  faire 
comme  tout  le  monde.  En  tout  cas  on  devrait 
un  peu  mieux  soigner  sa  phrase,  et,  sacrifiant  à 
un  ridicule,  y  sacrifier  du  moins  correctement. 

Est  in  canitie  ridiculosa  Venus. 

Il  a  dû  se  rappeler  ce  vers  d'Ovide  le  gazetier 
qui  annonçait  dernièrement,  sous  le  titre  de  mariage 
Mécoce,  le  mariage  d'un  bonhomme  de  quatre- 
vingt-treize  ans  avec  une  bonne  vieille  de  soixante- 
seize.  Il  a  voulu  rire  des  flammes  de  ce  vert- 
galant,  sans  doute.  Je  m'attendais  à  apprendre 
un  mariage  dans  les  limites  d'âge  fixées  par  la  loi  ; 
— et  crac  !  je  butte  contre  deux  vénérables  bornes. 
S'attendre  à  l'hyménée  d'un  garçon  qui  n"a  pas 
encore  dépouillé  la  robe  prétexte  pour  la  robe  virile, 
espérer  entendre  parler  de  Daphuis  et  Chloé,  et  s'é- 
chouer sur  deux  respectables  barbons,  sur  Philémon 
et  Baucis  !  Il  faudrait  exterminer  ce  journaliste- 
là  !  En  matière  aussi  grave  que  le  mariage,  il 
n'est  pas  permis  de  surprendre  la  bonne  loi  du 
lecteur,  de  Tattrapper  au  piège  d'une  réclame  de 
pharmacien  ou  de  chapelier-fourreur.     Je  proteste. 

Puisque  je  parle  des  vieillards,  un  mot  des  noces 
d'or  et  de  diamant.  Ce  n'est  pas  chose  banale  que 
ce  renouvellement  des  promesses  du  mariage  après 
un  demi-siècle  de  ménage  fidèle.  Bien  que  cet 
événement  paroissial  soit  assez  fréquent  dans  nos 
campagnes,  il  y  a  toujours  quelque  chose  d'atten- 
drissant dans  la  vue  de  ces  bras  tremblants  qui  se 
donnent  protection,  de  cette  vieille  femme  qui  pro- 


234       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

met  obéissaïue,  de  ces  chefs  branlants  qui  se  jurent 
une  iidclitc  iacile  maintenant  à  porter  ;  les  céré- 
monies qui  l'accompagnent,  les  divertissements 
qu'il  amène  comme  les  réflexions  sérieuses  qu'il 
provoque,  le  touchant  respect  qui  entoure  les  vieux 
époux,  tout  cela  vaut  qu'on  le  raconte.  Seulement 
on  doit  prendre  garde  que  le  récit  n'en  soit  pas 
rédigé  par  un  barbacole  idiot  ou  quelque  godelu 
reau  de  village.  Je  n'oublierai  jamais  comment  se- 
terminait  une  notice  de  ce  genre,  écrite  sans  doute 
par  quelque  enfant  de  chœur  :  "  Le  vénérable  cou- 
ple passa  le  reste  de  la  journée  en  plaisirs  inno- 
cents." 

Innocent  toi-même  ! 

De  ce  qui  précède,  que  conclure  ? 

Deux  choses  bien  faciles  :  continuer  à  suivre  la 
pratique  du  mariage,  n'en  point  fatiguer  les  ga- 
zettes.    Voilà. 

Tourtereaux  et  tourterelles  mes  amis,  faites  votre 
nid,  capitonnez-le  bien,  qu'il  soit  agréable  à  vous 
et  chaud  à  vos  petits.  Chantez  en  tête-à-tête  vos 
douces  amours  ;  roucoulez  dans  la  splendeur  d'un 
éternel  printemps,  sous  un  ciel  toujours  pur,  dans 
la  tiède  atmosphère  de  votre  cage  bénie.  N'invitez 
pas  l'oiseau  étranger  au  sanctuaire  intime  de  vos 
suaves  fêtes  de  famille.  Vivez  pour  vous-mêmes, 
sans  crier  votre  bonheur  sur  les  toits,  sans  narguer 
le  voisin  moins  heureux.  Cachez  vos  joies  pour 
qu'elles  durent.  Vous  n'aurez  crainte  que  le  nid 
soit  dévasté,  la  couvée  éparpillée.  Pas  de  fenêtres 
ouvertes  sur  votre  intérieur  à  l'œil  public.     Pas  de 


NAISSANCES,    MARIAUES   ET   DÉCÈS  235 

vanité,  qui  serait  sottise, — pas  d'étalage,  qui  serait 
provocation.  Mariez -vous,  mais  sans  orchestre. 
Que  vos  cœurs  seuls,  se  rendant  l'un  à  l'autre, 
battent  la  chamade.  Dispensez- vous  surtout,  comme 
dirait  certain  ami  à  moi,  dispensez- vous  de  l'ophi- 
cléide  de  l'annonce  et  du  trombone  de  la  publicité. 


III 


DECES 

Je  commence  ce  chapitre  en  donuant  un  bon 
point  à  la  presse  canadienne.  La  presse  des  autres 
pays  n'en  mérite  pas  autant.  On  a  vu  Cassagnac 
danser  sur  la  tombe  de  Thiers,  se  réjouir  ouverte- 
ment de  sa  mort,  en  souhaiter  autant  aux  chefs 
républicains.  La  joie  d'un  Corse  après  une  ven- 
detta, la  gaieté  d'un  coupe-jarret  après  une  tuerie  \ 

Eien  de  tel  ne  se  voit  ici.  L'adversaire  est  tombé, 
on  ne  l'écrase  pas  du  talon,  on  le  relève.  Il  est 
mort,  paix  à  ses  cendres  !  On  l'avait  rabaissé  pen- 
dant toute  sa  carrière,  on  l'exalte  maintenant.  Il 
souffle  des  rives  éternelles  un  vent  de  pardon,  ou 
plutôt  un  vent  de  justice, — car  nous  sommes  meil- 
leurs, même  en  politique,  que  nous  ne  nous  plai- 
sons à  le  dire.  Tel  de  nos  hommes  publics  est 
aujourd'hui  représenté  comme  un  voleur,  un  traître, 
un  vulgaire  criminel,  qui,  mort  demain,  sera  chanté 
par  ses  pires  ennemis.  Le  voici  sur  les  planches, 
chacun  se  recueille  un  instant,  et  au  silence  suc- 
cède un  concert  d'élocres. 


286        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

La  mort  a  jeté  une  nappe  d'huile  sur  les  eaux 
iroublées.  On  met  en  évidence  toutes  les  bonnes 
qualités  du  défunt,  on  étend  un  voile  sur  ses  fau- 
tes, on  assure  sa  ftimille  de  la  haute  estime  eu 
laquelle  il  était  tenu.  La  famille,  il  est  vrai,  aurait 
préféré  voir  cette  estime  se  manifester  plus  tôt. 
Les  jours  de  son  chef  n'auraient  pas  été  empoi- 
sonnés, abrégés  par  la  malveillance  ou  par  les 
besoins  malsains  d'un  état  politique  faux,  de  mœurs 
publiques  indéfendables,  où  chacun  semble  avoir 
pour  devise  :  A  corsaire,  corsaire  et  demi. 

Cependant,  il  y  a  de  la  grandeur  d'âme  dans 
cette  trêve  faite  dans  la  mort.  La  haine  s'arrête 
chez  l'entrepreneur  de  pompes  funèbres,  la  calom- 
nie et  la  médisance  restent  muettes  à  la  porte  du 
cimetière.  Prenez  Cartier,  prenez  Letellier.  On 
ne  dira  pas  d'eux  qu'ils  ont  tourné  le  dos  à  l'en- 
nemi, qu'ils  ont  évité  les  coups  ;  ils  en  donnaient 
et  en  recevaient  de  fameux.  Eh  bien,  une  fois 
éteints,  l'oubli  s'est  fait  sur  ce  qu'il  était  convenu 
d'appeler  leurs  mauvaises  actions.  S'il  s'est  trouvé 
une  voix  discordante,  elle  a  confirmé  la  règle,  voilà 
tout. 

Honneur  donc  à  notre  presse  sous  ce  rapport  ! 
G-resset  a  dit  : 

L'éloge  des  absents  se  fait  sans  flatterie. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  nos  morts,  de  ceux 
surtout  qui  n'ont  pas  cherché  à  débrouiller  l'éche- 
veau  politique  :  nous  les  louons  à  outrance.  Ils 
ont  tous  été  des  citoyens  intègres,  intelligents,  es- 


NAISfîANCES,    MARIAGES   ET   DÉCÈS  237 

timés,  influents,  des  génies  ou  des  saints.  Us  pos- 
sédaient la  confiance  de  leurs  compatriotes,  et  c'est 
bien  prouvable,  car  ils  ont  été  ou  maires,  ou  con- 
seillers municipaux,  ou  marguilliers,  ou  commis- 
saires d'écoles  ou  juges  de  paix.  On  est  sûr  de 
l'apothéose,  quand  on  a  franchi  la  grande  fron- 
tière. C'est  le  temps  de  devenir  prophète  en  son 
pays, — quand  on  en  part.  On  récolte  la  gloire  pos- 
thume, et  la  statue  a  pour  piédestal  l'ossuaire. 

Celui  qui  ne  ferait  pas  dire  de  lui  qu'il  fut  bon 
fils,  bon  époux,  bon  père,  bon  citoyen,  frissonnerait 
de  jalousie  dans  son  linceul.  Pas  une  fille  qui 
n'ait  été  la  vertu  en  jupons,  la  grâce  en  personne, 
le  charme  ambulant.  Cet  écolier  était  du  bois 
dont  on  fait  les  grands  hommes.  Toutes  les 
mères  ont  été  exemplaires,  parfaites,  toutes  les 
femmes  fidèles.  J'ai  connu  le  plus  avare,  le  plus 
mesquin,  le  plus  effi"ontément  égoïste  des  hommes  : 
cependant  l'avis  de  décès  vantait  sa  bienveillance, 
sa  générosité,  son  amour  du  prochain.  Etait-ce 
l'aveuglement  d'une  épouse  éplorée,  le  sarcasme 
d'un  héritier  déçu,  ou  la  vengeance  d'un  journa- 
liste à  qui  le  défunt  devait  des  arrérages  d'abon- 
nement ?  Je  ne  sais  qu'une  chose  :  le  compliment 
était  outrageusement  faux.  Et  dans  cinquante  ans 
ses  petits  enfants,  lisant  l'article  soigneusement 
conservé  dans  l'album  de  la  famille,  s'écrieront  : 
Quel  maître  aïeul  nous  avons  eu  là  ! 

Le  premier  ridicule  est  donc  l'exagération  dans 
l'éloge.  Je  passe  aux  ridicules  de  forme,  de  rédac- 
tion. 


238        COUPS  d'ceil  et  coups  de  plume 


Vous  lisez  ici:  "Dame  Sabine  A.,  veuve  de  Jeu 
Justin  B."  Le  pléonasme  se  niche  partout.  Celui- 
là  est  le  cousin  germain  de  cet  attrappe-lourdaud  : 
"  Pourquoi  voit-on  les  maris  pleures  par  leurs 
veuves,  et  jamais  les  veuves  ])leurées  x^^î"  leurs 
maris  ?  " 

Là  :  "  Joseph  C,  époux  de  Léoca  D."  On  veut 
donc  constater  l'identité  du  mari  au  moyen  de  la 
femme.  Au  fait,  si  c'était  elle  qui  portait  les 
chausses  ! 

Ailleurs  :  "  Paul  F.,  à  l'âge  avancé  de  99  ans  et 
quelques  mois."  Je  sais  parbleu  bien  que  c'est  un 
âge  avancé,  et  je  m'en  serais  aperçu  tout  seul  ! 

On  n'a  pas  besoin  de  me  dire  qu'Orpha  G-.  est 
morte  "  à  l'âge  peu  avancé  de  deux  ans  et  demi." 
Monsieur  delà  Palisse!... 

Journaliste  qui  écrivez  :  "  Nous  avons  la  douleur 
d'annoncer  le  décès  de  Marie-Jeanne-Florida,  lille 
de  notre  estimable  concitoyen  M.  H...  à  l'âge  de 
treize  jours," — vous  mentez  un  peu  :  votre  sympa- 
thie pour  la  famille  d'une  enfant  que  vous  n'avez 
probablement  jamais  vue  ne  va  pas  jusqu'à  la  dou- 
leur. Soyons  de  bon  compte  ;  n'exprimez  qu'un 
regret,  je  vous  croirai. 

Vous  qui  terminez  l'avis  de  décès  par  ces  mots  : 
"Nos  meilleures  condoléances  ;"  ou  "La  famille  vou- 
dra bien  accepter  l'expression  de  nos  condoléances  ;" 
qui  dites  :  "  Madame  L.,  à  l'âge  de  vingt  ans  ;  elle 
laisse  un  enfant  en  bas  âge  ;"  et  "  après  une  longue 
maladie  de  trpis  semaines  ;"  et  "  la  révérende  sœur 


NAISSANCES,    MARIAGES   ET   DÉCÈS  239 

M.,  âgée  de  36  ans  et  8  aus  de  religiou  "  ;  on.  encore 
"  la  révérende  sœur  Saint-Michel  des  saints  des 
sœnrs  de  la  Providence," — je  vais  vous  dire  un  se- 
cret :  le  moins  que  l'on  puisse  exiger  d'un  journa- 
liste est  un  peu  d'attention  à  ce  qu'il  écrit. 

Je  viens  de  citer  des  balourdises  impardonnables 
et  très  fréquentes.  Elles  ne  sont  pas  de  mon  inven- 
tion, elles  s'étalent  dans  presque  tous  nos  journaux. 
Si  le  journaliste  n'écrit  pas  ces  choses  lui-même, 
son  devoir  est  de  lire  la  copie  qu'on  lui  apporte,  et 
d'être  impitoyable  pour  les  fautes  de  français,  les 
non  sens,  les  niaiseries,  les  naïvetés,  les  coups  d'en- 
censoir, les  louanges  immodérées,  les  longues  né- 
crologies. 

Si  vous  consacrez  un  article  à  la  mémoire  de 
quelqu'un,  intitulez-le  "nécrologie,"  "notice  bio- 
graphic[ue,"  "  notice  nécrologic[ue," — jamais  "  obi- 
tuaire  ;"  c'est  la  volonté  du  dictionnaire. 

Ne  vous  laissez  pas  aller  au  dithyrambe.  Qu'il 
ne  soit  pas  question  dans  vos  articles  des  vers  du 
tombeau.  Ne  nous  effrayez  pas  avec  la  faux  tran- 
chante de  la  mort.  Dites,  si  vous  Voulez,  que  la 
faux  de  la  mort  a  tranché  le  fil  d'une  existence, 
mais  abstenez-vous  de  parler  de  faux  tranchante. 
Cela  fait  froid  dans  le  dos  de  vos  lecteurs  ;  ils 
craignent  cj^ue  la  faux,  quand  viendra  leur  tour, 
soit  ébréchée  ;  ils  ont  des  peurs  de  scie. 

Tous  les  trépassés  ont  toujours  souffert  leur  der- 
nière maladie  "  avec  une  résignation  chrétienne  à 
la  volonté  de  Dieu."  Jusqu'à  mon  avare  de  tantôt 
dont  on  a  dit  la  même  chose,  et  cependant  il  de- 


240        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

vait  considérer  comme  perdues  les  journées  où  il 
n'aurait  pas  juré  cent  fois,  cet  obstiné  sacreur,  pa- 
tient comme  un  tonneau  de  nitroglycérine.  Dans 
cette  expression  comme  dans  celle-ci  :  "  muni  des 
secours  de  la  religion,"  je  vois  moins  l'ostentation 
que  la  profession  de  la  foi  religieuse,  et  à  ce  compte 
je  les  respecte  toutes  deux. 

Le  défunt  laisse  toujours  "  pour  déplorer  sa  perte 
une  épouse  inconsolable,"  tant  d'enfants  et  de  petits- 
enfants,  ou  bien  un  cercle  nombreux  de  parents  et" 
d'amis.  Parfois  c'est  "  une  épouse  éplorée," — celle 
qui  s'arrache  les  cheveux,  jette  les  hauts  cris  et  se 
remarie  au  bout  de  six  mois.  La  veuve  inconso- 
lable, elle,  prend  un  peu  plus  de  temps  pour  se 
consoler,  mais  n'en  finit  pas  moins  par  se  faire  ad- 
ministrer le  sacrement.  Pour  la  même  raison,  quand 
vous  lirez  "l'épouse  bien-aimée  de  M.  Z,"  dites- 
vous  que  M.  Z.  convolera  au  bout  de  l'an  et  jour. 

Les  journaux  parisiens  citent  des  centaines  d'épi- 
taphes  plus  ou  moins  grotesques  qu'ils  prétendent 
avoir  relevées  ici  ou  là.  Il  n'entre  pas  dans  mon 
intention  de  parler  de  l'épitaphe-réclame,  mais  je 
dirai  un  mot  de  l'avis  de  décès-réclame.  J'ai  lu 
dernièrement  :  "  A  Montréal  (ou  Québec),  chez  son 
oncle,  libraire  (ou  marchand  de  nouveautés),  à  tel 
numéro  de  telle  rue,  Marie- Aimée  X,  âgée  de  3 
mois  et  4  jours."  On  ne  va  pas  encore  jusqu'à  dire 
que  l'on  tient  le  dernier  roman  ou  le  corset  à  la 
mode  ;  cela  viendra. 

L'oubli  d'une  simple  virgule  fait  dire  de  singu- 
lières choses.     Exemple  :   "  Mélanie  K,  épouse  de 


NAISSANCES   MARIAGES   ET   DÉCÈS  241 

Pierre  M,  peintre  à  l'âge  de  42  aus."  Et  encore  : 
"  G-aspard  L,  cultivateur  du  bas  du  rapide  des 
Forges."  Enfin  :  "  Léon  F,  navigateur  de  l'Islet." 
Décidément,  Pierre  n'a  pas  été  précoce,  G-aspard 
devait  retirer  peu  de  profits  de  la  culture  de  son 
rapide,  et  Léon  naviguer  difiicilement  sur  la  terre 
ferme.  • 

Ici,  je  lis  d'une  enfant  de  dix  ans  qu'elle  est 
morte  de  la  mort  des  justes.  Beau  dommage  !  Là, 
c'est  telle  paroisse  qui  vient  de  perdre  "  un  bon 
citoyen,  âgé  de  quatre-vingt-onze  ans."  Il  n'y  a 
pas  de  mauvais  citoyens  à  cet  âge-là.  Ailleurs, 
parlant  d'un  vieillard  du  même  âge,  on  dit  que 
"  le  vénérable  défunt  était  actuellement  le  plus 
doyen  des  patriarches  de  =^^^."  Un  autre  laisse 
"  cinq  enfants  encore  en  vie."  Une  fille  de  six  ans, 
"  qui  est  allée  rejoindre  les  auges,  laisse  pour  dé- 
plorer son  sort  son  père,  sa  mère,  sa  sœur  et  toutes 
ses  petites  amies."  Celui-ci,  "  né  le  dix-huitième  de 
sa  famille,  accompagna  dès  l'âge  de  sept  ans  son 
frère  aîné  aux  Etats-Unis."  Je  frémis  en  pensant 
qu'il  aurait  pu  naître  vingtième  et  entreprendre 
plus  jeune  de  quelques  années  ce  long  voyage, 
quoiqu'un  de  mes  amis  m'afiirme  avoir  connu  un 
homme  qui  avait  traversé  le  Saint-Laurent  étant 
encore  à  la  mamelle.  Celle-là,  '•  une  mort  subite 
est  venue  l'enlever  du  centre  de  ses  proches  dans 
les  faibles  bras  de  sa  fille  cadette,"  et  elle  laisse 
pour  déplorer  sa  perte  "  cinq  enfants  qui  n'oublie- 
ront jamais  ses  qualités  qui  ne  tendaient  qu'à  l'obli- 
geance." 


242   ooups  d'œii.  i<:t  coups  de  plume 


On  dirait  moins  de  sottises  de  cette  force  si  l'on 
ne  sacrifiait  autant  au  désir  de  se  mettre  en  évi- 
dence, à  la  vanité. 

On  a  tort  d'employer  invariablement  la  formule  : 
"  Parents  et  amis  sont  priés  d'assister  aux  funé- 
railles, etc."  Il  faudrait  dire  :  les  parents  et  amis, 
ou,  mieux  encore,  les  parents  et  les  amis. 

On  a  encore  moins  raison  d'annoncer  que  le  con- 
voi funèbre  laissera  la  demeure  de  son  père,  de  son 
fils.  Un  chroniqueur  québecquois  se  demandait 
récemment  ce  que  peu  bien  être  le  père  d'un 
convoi. 

On  a  beaucoup  d'autres  torts.  Le  plus  considé- 
rable, à  mon  sens,  est  la  manie  des  longs  articles 
nécrologiques,  rarement  bien  faits,  très  souvent 
grotesques.  Vous  êtes  forcé  de  rire  sur  la  tombe 
du  citoyen  que  l'on  voudrait  vous  faire  pleurer. 
On  s'y  prend  si  mal  aussi  pour  vous  tirer  les  lar- 
mes !  Un  quidam  arrive  au  bureau  du  journal, 
paie  cinquante  centins  pour  l'insertion  de  l'avis  de 
décès,  que  l'un  des  commis  rédige  séance  tenante, 
puis  il  dema*ûde  timidement  à  voir  le  rédacteur. 
Introduit  dans  le  sanctuaire  où  le  plumitif  façonne 
au  galop  de  sa  plume  des  opinions  politiques  pour 
sa  clientèle,  il  lui  expose  le  but  de  sa  visite  dans 
un  monologue  sans  fin  : — "  Le  défunt  était,  vous 
le  savez  sans  doute,  un  de  nos  chauds  amis  dans 
les  élections.  L'année  passée,  il  a  morfondu  un 
cheval  et  dépensé  quatre  cents  francs  de  sa  poche 
pour  le  succès  de  notre  candidat.  Le  comité  ne 
lui    a   rien    donné.     Entre   nous,  on  aurait    dû... 


NAISSANCES,   MARIAGES   ET   DÉCÈS  243 

— Excusez-moi.  s'écrie  le  journaliste  ahuri,  je 
suis  pressé,  je  vais  lui  faire  uue  bonne  nécrologie. 

Une  demi -colonne  d'éloges  est  bâclée  en  un  tour 
de  main,  et  le  journalisme  compte  à  son  avoir  une 
insanité  de  plus. 

Ou  bien  c'est  un  condisciple,  l'institutrice  de  la 
paroisse,  un  ami  de  la  famille  affligée,  qui  apporte 
son  emplâtre  de  baume  de  G-^laad  tout  préparé. 
Le  journaliste  y  jette  rarement  les  yeux  et  l'appli- 
que tout  chaud  à  ses  lecteurs. 

Quand  je  ferai  mon  testament,  et  j'en  laisserai 
un.  ne  fût-ce  que  pour  léguer  mes  dettes  à  mes 
créanciers,  je  n'oublierai  pas  de  déshériter  celui 
des  dits  créanciers  qui  s'aviserait  de  me  pleurer 
quand  je  serai  dans  un  monde  où  il  n'y  a  pas 
d'huissiers.  Et  j'ordonnerai  à  mes  exécuteurs  tes- 
tamentaires de  poursuivre  devant  les  tribunaux  et 
jusqu'au  fond  des  autres  enfers  l'ami  inconsolable 
qui  chargerait  ma  tombe  de  poésie.  Je  veux 
épargner  à  cet  ami  un  labeur  inutile.  De  la  bonne 
prose,  c'est  assez,  allez  !  J'en  ai  trop  lu  de  ces 
vers  qui  luttent  avec  les  vers  du  tombeau  à  qui 
fera  la  morsure  la  plus  cuisante. 

Voulez-vous  que  je  vous  en  lise  ?  j'en  ai  une 
pacotille. 

Séchez  vos  pleurs  parents  chéris 
IMon  âme  s'est  envolée  aux  cieux 
Où  auprès  de  l'Eternel  elle  prie 
Pour  vous  qui  m'avez  tant  aimés. 

Il  s'agit  maintenant  d'un  écolier  qui  s'est  noyé 
la  veille  de  la  distribution  des  prix.     Un  camarade 


244        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


s'avance  et  lit,  selon  l'expression  du  journal,  "  cette 
triste  et  sombre  poésie." — Ce  «arçon-là  iie  dira 
jamais  plus  vrai  do  sa  vie. 

Quel  oxomplo  ou  ce  jour  s'oiTre  li  nos  yeux, 
Un  ami  nous  est  ravi  sans  adieu ...... 

En  ce  jour  où  nous  nous  promettions  tant  de  bonheur 
Est  venu  se  changer  on  un  jour  de  deuil  et  de  pleurs. 
Ce  pauvre  Alfred,  le  matin,  sans  se  dotiter  du  triste  sort  qui 

[l'attendait, 

Etait  livré  à  une  joie  sans  mélange  et  sans  nuage 

Mais  Dieu  dont  les  vues  sont  impénétrables 

Donnait  à  notre  ami  un  sort  dur  et  regrettable. 

Emporte  avec  toi,  tendre  ami,  les  souvenirs 

De  tes  confrères  qui  ne  cesseront  de  te  redire 

Combien  nous  sommes  affligés  de  ta  destinée. 

Espérons  tous  que  déjà  tu  jouis  du  bonheur  d'une  heureuse 

[éternité. 

De  concert  avec  tes  pauvres  parents  affligés. 

Pleurons,  pleurons  ton  absence  prolongée. 

Nous  dirons  à  ta  pauvre  mère 

Cessez  vos  pleurs,  il  vit  au  ciel  pour  vous  aimer. 

Adieu  donc,  adieu  pour  toujours,  lors(iue  tu  seras  au  ciel 

Souviens-toi  de  tes  amis  fidèles. 

Nous  ne  manquerons  pas  d'offrir  nos  faibles  prières 

Pour  le  repos  de  celui  qui  nous  était  si  cher. 

Cela  paraissait  dans  un  grand  journal  de  Mont- 
réal le  14  juillet  18^5.  Le  journaliste,  qui  permet 
que  l'on  prenne  dans  sa  gazette  de  telles  libertés 
avec  la  ï)oésie,  la  rime,  la  raison,  la  prosodie  et  la 
grammaire,  mérite  une  épitaphe  en  vers,  et  en  vers 
comme  ceux-là  !  Je  le  connais  le  malheureux,  et 
s'il  me  précède  où  tout  repose,  mon  scieur  de  bois 
lui  en  composera  une  en  vers  d'au  moins  vingt-et- 
un  pieds,  comme  l'un  de  ceuxfqui  précèdent.     Ce 


NAISSANCES.    MARIAGES   ET   DÉCÈS  245 


ne  seront  pas  des  alexandrins,  mais  des  alexandris- 
simes, — preuve  indéniable  de  mon  profond  cha- 
grin. 

Voici  deux  autres  spécimens  de  poésie  funèbre 
dénichés  dans  notre  presse  : 

La  mort  impitoyable  n'a  pas  respecté 
Ni  tes  jeunes  années,  ni  ta  rare  beauté; 
0  Alvina,  du  temps  tu  as  franchi  le  seuil, 
Et  laissant  à  tes  parents  le  triste  deuil, 

Ta  vie  comme  la  fleur  que  le  matin 

On  voit  éclore  et  que  son  disque  argentin 

S'incline  vers  la  terre,  et  que  le  soir 

Comme  toi  sa  beauté  s'est  éteinte  sans  espoir  ! . . . 

Et  celui-ci  : — 

La  douleur 

De  ton  cœur. 

Tendre  mère. 

Pour  cette  enfant  chère, 

Au  ciel  montera  : 

Tu  reverras 

Ton  Almanda  ! 

Quand  on  n'a  pas  sous  la  main  de  poète  élégiaque 
qui  puisse  incruster  son  chagrin  et  celui  des  autres 
dans  la  gazette,  on  recourt  aux  poètes  étrangers, 
on  leur  prend  leurs  vers,  pour  les  retoucher  et  re- 
tailler, presque  toujours  pour  les  massacrer,  tant 
qu'on  ne  les  a  pas  accommodés  aux  circonstances 
où  l'on  se  trouA^e.  On  a  perdu  une  petite  fille, 
mais  ou  n'a  que  des  vers  écrits  sur  la  mort  d'un 
petit  garçon  ;  qu'est-ce  que  cela  fait  ?  Les  vers 
seront  mauvais,  mais  si  peu  de  personnes  s'en  aper- 
cevront.    Exemple  : 


246        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


M<iis.wmiée  par  la  mort  dès  tes  |)lus  tondre  ans, 

ïu  parais  ot  tu  meurs  comme  la  tleur  des  t-hamps. 

Tu  meurs,  mais  tu  vivras  toujours  dans  notre  mémoiro. 

Tu  meui-s,  mais  tu  renais  au  séjour  de  la  <?loire. 

Là,  ce  cœur  innocoixjt  boit  l'oubli  de  ses  pleurs, 

IjOS  délices  du  Ciel  remplacent  ses  douleurs. 

Son  front  revêt  l'éclat  et  la  lieauté  d'un  ange, 

Et  son  âme  jouit  d'un  bonheur  sans  mélange, 

O  i>rodige  touchant  !  une  débile  mortelle 

De  son  frêle  berceau  s'élève  jusqu'au  ciel. 

La  mort  en  la  frappant,  n'a  brisé  que  ses  chaînes. 

Son  salut  est  le  prix  de  quelques  jours  de  peine. 

Sous  votre  ombre,  ô  gazons,  gardez  son  monument 

Zéphirs,  autour  d'eUe  murmurez  doucement. 

Et  toi,  sur  ce  lieu  saint,  ô  lune  !  en  ta  carrière 

Réfléchis  un  rayon  de  ta  tendre  lumière. 

Mes  mains  y  planteront  l'étendard  du  fidèle, 

Et  sèmeront  autour  la  rose  et  l'immortelle. 

Que  ce  soit  de  la  poésie  indigène  ou  non,  ça  m'est 
bien  égal,  mais  je  me  demanderai  longtemps  quelle 
peut  bien  être  la  hauteur  des  gazons  dont  Tombre 
est  assez  longue  pour  cacher  un  monument. 

Il  n'y  a  pas  au  Canada  quatre  vers  plus  géné- 
ralement connus  que  ceux-ci  : 

INIais  elle  était  du  monde  où  les  plus  belles  choses 

Ont  le  pire  destin  ; 
Et,  rose,  elle  a  vécu  ce  que  vivent  les  roses, 

L'espace  d'un  matin. 

La  raison  en  est  bien  simple  :  il  ne  meurt  pas 
une  miette  de  Hull  à  Graspé  qu'on  ne  les  lui  ap- 
plique, en  les  défigurant  un  peu  parfois.  On  les  à 
même  appliqués  à  des  garçons  ;  on  changeait  elle 
en  il  et  c'était  fait. 

La  somme  de  lieux  communs  et  de  vérités  de  La 


NAISSANCES,    MARIAGES   ET   DÉCÈS  24*7 

Palisse  qui  trouvent  place  dans  tous  les  journaux 
à  l'article  Décès  est  prodigieuse.  C'est  toujours  la 
faux  tranchante,  la  mort  qui  ne  respecte  personne, 
la  fleur  moissonnée,  le  lys  brisé  sur  sa  tige,  la  co- 
lombe qui  s'envole,  l'âme  trop  pure  pour  cette 
terre, — comme  si  tous  ceux  qui  restent  étaient  des 
riens  qui  vaille.  Rarement  un  cri  du  cœur  ;  et 
s'il  s'en  échappe  un,  personne  ne  l'entend,  noyé 
qu'il  est  dans  des  flots  de  paroles  sonores.  Tout 
est  gâté,  le  cri  est  perdu.  Ce  n'est  pas  la  voix  de 
Rachel  dans  Eama,  ni  celle  de  Tj'iboulet  reconnais- 
sant sa  fille  dans  le  cadavi'e  qu'il  piétinait.  La 
douleur  vraie  n'a  pas  de  phrases. 

Voici  que  meurt  un  jeune  homme  de  dix-neuf 
ans  et  onze  mois  (pour  une  fois  on  a  omis  les  se- 
maines, les  jours  et  les  heures).  Il  lui  faut  une 
nécrologie,  va  sans  dire.     On  commence  ainsi  : 


Ta  vie  a  été  admirée, 
Tu  dois  en  être  félicité. 


On  continue  : 


"  Ce  jeune  homme,  par  son  intégrité  et  son  énergie  avait  déjà 
su  se  faire  un  bon  avenir  et  promettait  beaucoup,  lorsque  la 
mort  est  venu  le  frapijer,  et  l'éloigner  pour  toujours  de  ses  chers 
parents  et  d'amis.  Il  était  considéré  comme  un  tils  docile  et 
aimant  ses  parents  ;  de  plus  ses  vertus  et  ses  qualités  extérieures 
lui  méritèrent  l'estime  et  la  considération  de  tous  les  citoyens 
du  faubourg " 

On  termine  : 

"  O  famille  éplorée  !  je  comprends  ta  douleur  et  ton  angoisse 
en  ces  joui"s  de  malheur;  je  sais  qu'il  est  difficile  et  douloureux 
de  te  voir  en  un  instant  privée  pour  toujoui-s  de  ce  cher  enfant  ; 


248        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


mais  110  lo  ])lonn»  pas,  uo  le  déraii-ro  pas  ;  car  il  a  déjà  coriinienct' 
à  chanter  les  félicites  et  les  louanj^os  de  rEtornol  ;  déjà  il  a  prié 
Dieu  de  te  donner  la  force  et  le  courage  do  suiJi)orter  cotte  grande 
épreuve;  déjà  il  te  dit  de  te  mettre  à  l'ombre  de  la  croix,  lieu 
assuré  pour  donner  les  consolations  nécessaires  à  ceux  qui  sont 
affligés. 

Damase,  tu  es  heureux, 
Car  tu  vois  Dieu.— Un  ami." 

Je  respecte  plus  que  personne  le  sentiment  qui 
a  dicté  ces  phrases,  mais  ne  m'empêchera  pas  qui 
voudra  de  demander  la  tête  du  journaliste  assez 
bonasse  pour  donner  asile  à  semblable  galimatias. 

C'est  le  tour  d'une  jeune  fille  de  mourir.  Elle 
aussi  a  des  amies.     L'une  d'elles  éclate  : 

"  Cette  pauvre  Joséiihine!  qui  l'aurait  cru  il  y  a  un  an?  elle" 
si  forte,  jouissant  d'une  santé  qui  paraissait  à  toute  épreuve,  de 
ce  teint  rose,  mais  ferme,  qui  semblait  défier  cette  vilaine  mala- 
die qui  fait  tant  de  ravages  dans  nos  rangs  et  qui  vient  de  la 
moissonner  à  la  fleur  de  l'âge  :  la  consomi^tion. 

"  Elle  avait  dix-neuf  ans  ;  jamais  encore  elle  ne  s'était  déchi- 
rée aux  ronces  du  chemin  ;  la  sollicitude  incessante,  la  tendresse 
infatigable  dont  elle  était  entourée  au  foyer  paternel  l'avaient 
emiîêchée  de  soupçonner  les  chagrins  et  les  revers  que  recèle  le 
voile  sombre  de  l'avenir. 

"  Chaque  instant  de  la  vie  est  un  pas  vers  la  tombe."  Un  in- 
stant, un  pas,  la  tombe  résument  sa  source  et  son  terme.  Elle 
est  disparue  pour  toujours,  elle  nous  a  échappé  à  jamais.  Hélas  ! 

"  Elle  était  douée  d'un  beau  caractère  et  d'une  intelligence 
supérieure,  elle  était  gaie,  bonne,  spirituelle  et  généralement  es- 
timée ;  elle  est  justement  regrettée  de  sa  famille  et  de  ses  amis, 
et  vous,  mères,  vous  vous  sentez  attendries  ;  mais  consolez-vous 
tous,  car  elle  était  bien  résignée,  et  après  tout  le  ciel  n'est  pas 
une  prison,  elle  s'y  fera  l'auxiHaire  de  ceux  qu'elle  a  aimés. 

"  Passerat  dans  sa  propre  épitaphe  a  dit  :  "  Amis,  de  mauvais 
vers,  ne  chargez  pas  trop  ma  tombe."  Je  crains  que  ma  prose, 
indigne  d'elle  et  de  ses  talents  littéraires,  ne  pèse  à  son  repos  et 


NAISSANCES,   MAEIAGES   ET   DECES  249 

je  m'arrête,  mais  je  puis  sans  m'exposer  à  charger  sa  tombe  citer 
une  fois  de  plus  les  jolis  vers  de  ^lallierbe  dans  son  ode  à  Melle. 
Desperriers  ;  ils  l'ont  été  mille  fois  déjà,  jamais  plus  à  propos  : 

Mais  elle  était  du  momie,  etc. 

Une  Amie. 

Il  n'y  a  pas  de  eommeutaires  à  faire.  Relevons 
seulement  pour  mémoire  "  le  ciel  qui  n'est  pas  une 
-prison,  après  tout,"  "le  teint  rose  wois ferme,"  "les 
revers  que  recèle  le  voile  sombre  de  l'avenir,"  la 
soi-disant  épitaphe  de  Passerat,  l'ode  à  "  Melle  Des- 
perriers.'' 

Au  tour  d'un  échappé  de  collège  d'épancher  son 
admiration  et  de  laisser  déborder  son  enthousiasme  : 

"  La  famille  X. . .   a  été  bien  éprouvée La  mort  vint  la 

visiter  et  lui  enlever  deux  de  ses  enfants  dans  l'espace  de  quatre 
jours.  Quelle  peine  ne  dut  j^as  ressentir  leur  bonne  mère  sur 
tout  lorsqu'elle  ne  contemplait  plus  que  les  reste-s  inanimés  de 
ses  deux  jeunes  filles  qui,  jxv  de  jours  avant  leur  mort,  faisaient 
toute  sa  joie  et  sa  consolation.  C^s  deux  jeunes  enfants  qui  na- 
guère encore  t(nis.%fie/ii  le  parfum  de  leurs  prières  à  celles  de  tous 
leurs  bons  parents  réunis,  unissent  encore  aujourd'liui  leurs  chants 
d'amour  et  de  gloire  à  tous  les  Bienheureux  dans  le  Ciel 

"  A.  et  L.  ne  sont  plus,  mais  leur  mémoire  subsistera  tant  que 
vivront  ceux  qui  les  connurent.  L. . .,  à  j^eine  âgée  dé  quatre 
ans,  récitait  soir  et  matin  les  belles  prières  que  sa  pieuse  maman 
lui  avait  apprises.    Qu'il  était  beau  de  voir  prier  cet  enfant  ! 

"  Que  dire  à  présent  de  son  petit  frère  A. .  .!  Depuis  deux  ans 
il  allait  à  l'école  et  lisait  déjà  avec  assez  de  facilité.  Il  n'avait 
que  six  ans  et  déjà  il  était  mûr  pour  le  Ciel 

"  Qu'il  était  triste,  de  voir  mourir  ces  deux  petits  enfants  ! 
"  Papa  !  Maman  !  disaient-ils  ;  nous  allons  vous  quitter  !  nous 
allons  mourir  !  Embra.sse-moi,  maman,  disait  le  plus  âgé,  c'est 
fini,  je  m'en  vais,  mais  au  ciel  je  prierai  le  bon  Dieu  jiour  toi  et 
pour  vous  tous  !  !  !  " 


250        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

"  Quel  est  celui,  je  vous  le  demande,  qui  aurait  pu  retenir  ses 
larmes  à  \b, /simple  me  de  ce  faible  enfant  essaytctit  à  rédsler  contre  la 
force  irrémlible  de  cette  mort  crudle!  " 

.Te  voudrais,  lecteurs,  pouvoir  m'excuser  d'avoir 
été  long  comme  s'excusait  Lacordaire  en  terminant 
son  discours  sur  la  vocation  de  la  nation  française  : 
"  Je  suis  long  peut-être,  disait-il,  mais  c'est  votre 
faute,  c'est  votre  histoire  que  je  raconte  ;  vous  me 
pardonnerez  si  je  vous  ai  fait  boire  jusqu'à  la  lie 
ce  calice  de  gloire."  Le  fait  est  que  nous  n'avons 
bu  aucun  calice,  ni  de  gloire  ni  de  déshonneur.  Je 
vous  ai  mis  sous  les  yeux  quelques  travers,  où  le 
vice  ni  le  crime  n'ont  rien  à  voir.  Ce  sont  de 
légers  ridicules  en  somme,  et  si  nous  le  voulons 
nous  nous  en  débarrasserons  sans  trop  d'effort. 
Notre  caractère  de  peuple  honnête,  industriel,  in- 
telligent, attaché  à  ses  traditions,  religieux,  moral, 
n'a  pas  à  en  souffrir.  Ce  sont  des  scories  qui  ne 
sauraient  entamer  le  métal,  nullement  des  x:>ailles 
qui  le  feraient  casser.  Elles  sont  à  la  surface  ; 
hardi  à  l'écumoire  ! 

La  presse,  qui  est  toute  et  seule  à  blâmer,  la 
presse  devrait  se  regarder  dans  le  miroir  que  je  lui 
présente  :  si  peu  poli  qu'il  soit,  elle  s'y  reconnaî- 
trait. Elle  pourrait  ensuite  prendre  la  ferme  réso- 
lution de  se  corriger.  D'elle  seule,  en  effet,  dépend 
la  réussite.  C'est  elle  la  coupable,  l'effort  est  à 
elle.  Le  moment  est  bien  choisi  et  la  circonstance 
opportune.  Il  s'est  manifesté  depuis  environ  quatre 
ans  dans  notre  petit  monde  des  lettres  un  vif  désir 
de  réforme  ;   on  a  déclaré  la  guerre  aux  anglicis- 


NAISt^ANCES,    MARIAGES   ET   DÉCÈS  251 

mes,  publié  des  manuels  des  expressions  vicieuses, 
relevé  les  fautes  grammaticales  qui  se  rencontrent 
à  tout  bout  de  champ  dans  les  journaux  ;  nous 
avons  un  commencement  de  critique  littéraire.  La 
presse,  qui  est  la  gardienne  des  libertés  publiques, 
doit  aussi  l'être  de  la  langue  ;  c'est  à  elle,  l'éduca- 
trice  du  peuple,  de  conserver  celle-ci  jalousement. 

Et  que  faut-il  faire  alors  ? 

C'est  simple  comme  bonjour,  si  les  journaux  le 
veulent. 

Adopter  une  formule  simple,  courte,  rationnelle 
et  française  pour  annoncer  les  naissances,  les  ma- 
riages, les  décès,  et  y  tenir  mordicus  ; 

Supprimer  les  longues  nécrologies,  hors  le  cas 
des  personnes  marquantes  ;  ou  ne  les  admettre  qu'à 
titre  d'annonces  payantes  et  les  publier  dans  les 
colonnes  d'annonces,  après  les  avoir  soigneusement 
revisées  ; 

Couper  le  sifflet,  sans  merci,  à  toutes  les  jeu- 
nesses qui  cherchent  l'occasion  d'étaler  leurs  jabots 
de  parrains  ou  leurs  habits  de  garçons  d'honneur 
dans  les  colonnes  du  journal  ; 

Etre  impitoyable  pour  les  phraseurs. 

Un  journaliste  qui  prendrait  cette  bonne  résolu- 
tion-là n'aurait,  pour  y  persévérer,  qu'à  se  dire  à 
chaque  épreuve  :  Si  je  laisse  passer  la  bêtise,  le 
public  m'en  croira  l'auteur  :  donc  au  panier  le  ma- 
nuscrit !  Qu'il  en  fasse  une  de  ses  fins  dernières, 
qu'il  y  pense  souvent,  et  je  vous  promets  qu'il  ne 
péchera  guère. 


252        (joups  d'œil  et  coups  de  plume 


Mais  si  l'on  croit  qu'il  y  aura  soulement  trois 
journalistes  qui  prendront  cette  résolution,  croix 
de  paille  ! 


P.-J.-O.  CHAUVEAU  253 


r.-J.-O.  CHAUVEAU 


Voici  qu'après  nous  avoir  donné  une  bonne  nou- 
velle les  journaux  nous  la  reprennent.  Cela  valait 
bien  la  peine  de  nous  faire  un  grand  plaisir  pour 
nous  le  ravir  au  bout  de  vingt-quatre  heures. 

Dans  notre  'peiit  monde  littéraire,  il  n'est  per- 
sonne qui  ne  se  soit  réjoui  d'apprendre  que  l'hono- 
rable M.  Chauveau  concourrait  pour  un  des  prix  de 
l'Académie  française.  Certes,  avec  un  bon  et  beau 
livre  comme  son  dernier  :  F.-X.  Garneai/,  sa  vie  et  ses 
œuvres,  on  a  le  droit  d'avoir  cette  ambition. 

L'Académie  nous  a  couronné  un  poète,  et  nous 
avons  tous  applaudi  ;  également  nous  voudrions 
voir  ceint  des  lauriers  académiques  le  front  d'un 
homme  qui  est  un  patriote  ardent  et  éclairé,  d'un 
écrivain  distingué,  d'un  érudit  qui  n'est  pas  lin 
fossile,  d'un  politique  qui  a  peut-être  eu  ses  fautes 
— ce  qu'il  ne  m'appartient  pas  de  discuter  ici, — 
mais  qui  les  a  rachetées  par  sa  bonne  foi  et  sa 
naïve  honnêteté  personnelle. 

C'est  un  homme  que  j'ai  combattu  dans  le  temps 
sur  le  terrain  politique,  mais  dont  j'ai  toujours 
admiré  le  grand  talent  et  le  digne  caractère.  Il  est 
certainement  à  la  tête  de  notre  petite  phalange  ; 
c'est  un  littérateur  de  derrière  les  fagots,  et  per- 
sonne ne  s'y  trompe,  personne  ne  conteste  sa  haute 


254        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


vali'iir.  Ce  iTesl  ])iis  un  homme  qui  a  joué  du  bou- 
toir, assommé  dos  rivaux,  découragé  des  novices, — 
tout  au  contraire.  Son  talent  s'élève  dans  une 
atmosphère  sereine,  aucun  nuage  ne  l'obscurcit  ; 
c'est  pour  cela  que  nous  le  voyons  tous  et  cjue  per- 
sonne n'aboie  après. 

On  nous  annonce  aujourd'hui  que  M.  Chauveau 
a  bien,  il  est  vrai,  envoyé  son  livre  à  Camille 
Doucet,  cpii  est  son  ami,  mais  qu'il  n'a  jamais 
entendu  concourir  pour  un  des  prix  de  l'Académie. 

Moi  je  prétends  c|ue  cela  ne  saurait  être  vrai,  M* 
Chauveau  n'ayant  pas  le  droit  de  priver  de  sa  gloire 
son  pays.  C'est  peut-être  l'indiscrétion  des  jour- 
naux qui  ont  prématurément  annoncé  l'envoi  ï)Our 
concours  qui  l'empêcherait  de  braver  un  échec,  et 
j'admets  volontiers  qu'il  eût  mieux  valu  que  le 
I)ublic  n'en  sût  rien.  Mais  aujourd'hui  le  chat  est 
hors  du  sac,  l'idée  est  lancée,  tous  les  journaux 
l'ont  approuvée  :  il  ne  faut  pas  que  M.  Chauveau 
recule.  Ce  n'est  pas  lui  qui  se  mettra  sur  les  rangs, 
c'est  nous,  ses  compatriotes,  qui  nous  faisons  repré- 
senter par  lui  et  qui,  s'il  y  a  défaite,  en  subirons, 
non  la  honte — il  n'y  en  aurait  pas — mais  le  chagrin.- 
M.  Chauveau  nous  appartient,  et  il  a  le  devoir 
d'élargir  notre  horizon  littéraire,  de  répandre 
davantage  le  Canada  en  France.  Lui  qui  a  fait 
avec  tant  de  grâce  délicate  les  honneurs  du  banquet 
à  Fréchette,  nous  espérons  c[uil  mettra  celui-ci  en 
demeure  de  s'acquitter  d'une  dette  que  tout  le 
Canada  lisant  a  vu  contracter. 

Et  nous  serons  là,  à  la  c[uittance  comme  au  con- 


P.-.T.-f).  CHAIIVEAU  255 


trat,  et  nous  signerons  joyeusement  comme  témoins 
et  nous  acclamerons  dans  une  commune  ivresse  le 
créancier  et  le  débiteur. 

Il  faut  c[ue  Chauveau  concoure. 

Il  faut  que  ses  amis— dont  je  voudrais  être— lui 
fassent  comprendre  qu'il  ne  peut  soustraire  le 
mérite  à  la  récompense. 

Je  compte  bien  qu'ils  y  réussiront. 

Du  moment  que  nous  avons  produit  une  œuvre 
remarquable,  ne  sommes-nous  pas  tenus  de  la  faire 
connaître  en  France  ? 

Chauveau  ferait  d'une  pierre  deux  coups  :  Gar- 
neau  et  lui  y  gagneraient,  et  partant  le  Canada 
français. 


256        COUPS  d'œil  et  coups  dp:  plumk 


TKMKIMTÉ 


Il  est  certes  bien  difHcilc,  en  nombre  de  eus,  de 
fixer  la  limite  des  pouvoirs  dont  les  autorités  pu- 
bliques sont  revêtues.  Elles  sont  tenues  encore 
plus  rigoureusement  de  prévenir  le  crime  que  de 
le  punir,  et  cependant  le  code  de  nos  lois  crimi- 
nelles, source  de  leur  mandat,  en  règle  générale, 
châtie  mieux  qu'il  ne  prévient.  Toutes  les  offenses 
et  toutes  les  punitions  sont  prévues  ;  le  moyen 
d'arrêter  le  mal,  non  pas  !  Le  magistrat  tvouve 
dans  la  loi  foule  d'occasions  pour  le  bras  du  bour- 
reau ou  du  fouetteur  public  de  s'exercer,  mais  peu 
d'aide  pour  tarir  la  source  des  fautes  contre  la  so- 
ciété. 

Je  suis  juste,  et  j'admets  sans  hésitation  qu'on 
donne  plus  facilement  un  coup  qu'une  raison,  été 
qu'il  est  plus  aisé  de  sévir  contre  les  délits  que  de 
les  prévenir.  N'empêche  que  les  législateurs  ne 
portent  point  assez  leur  attention  de  ce  côté.  Ou 
devrait  armer  la  soL'iété,  dans  la  personne  de  ses 
magistrats,  de  plus  de  pouvoirs  qu'ils  n'en  ont. 

Il  est  un  proverbe  anglais  qui  est  vrai  et  que  je 
traduis  librement  ainsi  :  Une  once  d'hygiène  vaut 
mieux  qu'une  livre  de  médicaments.  Si  on  pou- 
vait le  transporter,  l'appliquer  dans  la  législation  ! 

Pourquoi  ce  long  préambule,  me  dira-t-on  ? 


TEMERITE  257 


Pour  arriver  à  vous  demander,  lecteur,  à  me  de- 
mander à  moi-même  si  la  loi  met  à  la  disposition 
d'un  magistrat  les  moyens  d'empêcher  un  suicide. 
Je  ne  dis  pas  que  non,  j'espère  que  oui. 

Surtout  quand  il  s'agit  d'un  suicide  idiot  comme 
celui  du  capitaine  "Webb. 

Blondin  traverse  au-dessus  des  chutes  du  Nia- 
gara sur  un  fil  tendu  :  devait-on,  i)ouvait-on  l'en 
empêcher  ? 

Un  gymnasiarque  exécute  sur  un  trapèze  mobile, 
au  bout  d'une  corde  qui  peut  céder,  au-dessous 
d'un  ballon  monté  à  cinq  cents  pieds  de  hauteur, 
ses  tours  périlleux  de  souplesse  :   qui  va  l'arrêter  ? 

Un  aéronaute  part,  seul  ou  en  compagnie,  avec 
le  dessein  avoué  de  s'élever  à  cinq  mille  mètres,  à 
braver  l'asphyxie,  la  chute  possible,  le  naufrage 
aérien  ou  le  naufrage  sur  terre  ;  le  vent  est  violent, 
il  fait  tempête,  c'est  la  nuit  ;  voyons,  magistrat, 
pouvez-vous  mettre  l'embargo  sur  sa  montgolfière  ? 

Pasteur  voulait  partir  étudier  en  Egypte  le  cho- 
léra :  en  vertu  de  quel  article  du  code  l'aurait-on 
retenu  ? 

Ricord  s'inocule  le  virus  syphilitique  pour  faire 
une  expérience  souverainement  humanitaire  : 
quelle  loi  enfreint -il  ? 

La  sœur  de  charité  soigne  le  lépreux,  le  variole, 
le  cholérique  :  où  commence  son  suicide  ? 

Un  homme  qui  ne  sait  pas  nager  se  jette  à  l'eau 
pour  sauver  un  inconnu  qui  se  noie  :  est-il  felo 
de  se  ? 


258        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

J'ai  dit  que  la  mort  du  capitaine  Webb  est  uu 
suicide  idiot.  C'est  mon  opinion.  Mais  quelqu'un 
n'a-t-il  pas  le  droit  de  me  dire  que  la  descente  à  la 
nage  des  rapides  et  des  tourbillons  du  Niagara  est 
chose  possible,  et  qu'il  est  permis  à  tout  bon  nageur 
de  la  tenter  ? 

Et  si,  insistant,  je  menace  des  rigueurs  de  la  loi 
un  autre  fou  qui  veut  tenter  cette  entreprise  ou 
toute  autre  semblable,  suis-Je  bien  sûr  que  le  code 
viendra  à  mon  secours  ? 

En  d'autres  termes,  y  a-t-il  dans  nos  lois — droit 
commun  ou  code  pénal — quelque  disposition  qui 
autorise  un  magistrat  à  défendre  péremptoirement 
et  empêcher  la  commission  de  cette  folie  ?  La  po- 
lice est-elle  sous  sa  main  ?  Le  bras  protecteur  de 
la  société  peut-il  s'allonger  et  retenir  de  force  au 
rivage  le  fou  que  sou  orgueil  ou  sa  cui)idité  vou- 
drait eu  détacher  ? 

J'ai  été  avocat,  et  je  le  suis  encore, — parce 
qu'ayant  reçu  le  sacrement  de  l'ordre...  des  avo- 
cats, le  caractère  en  est  indélébile,  —  mais  je  pose 
ces  questions  en  toute  sincérité  comme  en  toute 
ignorance. 

Je  sais  bien  qu'il  m'est  permis  à  moi,  le  premier 
venu,  de  sauver  de  la  mort,  malgré  lui,  un  homme 
qui  se  tue  ;  mais  je  me  demande  où  commence  la 
certitude  que  l'acte  qui  va  se  commettre  implique 
une  mort  certaine,  en  d'autres  termes  je  voudrais 
savoir  où  commence  le  suicide,  où  sont  les  limites 
de  la  liberté  permise,  celle  de  la  licence  criminelle, 


TÉMÉEITÉ  259 


OÙ  s'arrête  le  droit  que  donne  la  science  de  tenter 
des  expériences. 

Qui  me  le  dira  ? 

Il  y  a  un  capitaine  Rhodes  qui  veut  marcher  sur 
les  traces  du  capitaine  Webb  ;  il  y  a  aussi  un  ma- 
gistrat canadien,  M.  N.-J.  Hill,  des  chutes  Niagara, 
qui  avertit  le  dit  Rhodes,  dans  une  lettre  rendue 
publique,  "  que  la  police  d'Ontario  va  voir  à  ce  que 
les  victimes  de  cette  nouvelle  maladie  soient  sur- 
veillées avec  soin." 

J'applaudis  à  la  bonne  intention  de  ce  brave 
magistrat,  et  je  le  trouve,  lui,  un  homme  fort  sensé. 

Mais  je  me  demande  toujours  s'il  est  en  son  pou- 
voir d'empêcher  Ehodes  de  s'exposer  à  une  mort 
presque  certaine,  et  s'il  peut  coffrer  cet  affamé  de 
renommée,  si  la  loi  est  de  son  côté,  et  si  lui,  qui  ne 
pourrait  défendre  à  un  dompteur  d'entrer  dans  une 
cage  de  lions  et  de  tigres,  a  le  droit  de  priver  de 
son  bain  un  nageur  fantaisiste. 

Il  y  a  là  toute  une  question  de  droit  social  à 
étudier,  et  surtout  à  résoudre. 


260        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


PÉTITION  HITBERTUS 


Personne  de  ceux  qui  étaient  journalistes  il  y  a 
vingt  ans  n'a  pu  oublier  une  ligure  particulière- 
ment remarquable  que  nous  voyions  tous  les  jours 
au  parlement  de  Québec,  dans  la  galerie  de  la 
presse,  dans  la  rue,  dans  les  ministères,  partout. 
Une  figure  affairée,  "  pleine  de  commissions,"  tou- 
jours souriante,  et  qui  voyait  tout.  Rien  n'échap- 
pait à  ce  diable  de  Hubertus.  Il  était  le  correspon- 
dant, le  reporter  du  Globe,  et  jamais  plus  fin  limier 
n'a  surpris  plus  de  secrets.  Il  faisait  la  terreur  des 
administrations  ;  rien  de  sacré  pour  ce  sapeur. 
Q  iiand  il  entrait  dans  un  bureau  public,  les  em- 
ployés cachaient  leurs  écritures  dans  les  tiroirs  ou 
sous  le  papier  buvard.  C'est  que  d'un  cou^)  d'œil 
il  voyait  tout.  Sur  un  mot,  sur  un  signe,  par- 
dessus l'épaule,  sans  avoir  l'air  de  se  douter  de  rien, 
mon  homme  saisissait  toute  une  situation  ou  flai- 
rait un  scandale  dont  aussitôt  la  nouvelle  arrivait 
au  Globe,  et  qui  devenait  par  le  fait  un  événement. 
Des  employés  étaient  soupçonnés  d'indiscrétion  qui 
avaient  à  peine  desserré  les  dents  :  Hubertus  leur 
avait  dit  bonjour  et  posé  la  plus  banale  des  ques- 
tions ;  de  la  réponse,  de  l'attitude,  de  l'adresse 
d'une  lettre,  de  la  présence  d'un  étranger, — étant 
au  courant  des  choses   générales, — il  devinait  les 


PÉTITION   HUBERTUS  261 

choses  particulières.  Quand  il  avait  chance  de  jeter 
un  œil  sur  un  bout  de  papier,  la  nouvelle  devenait 
certaine  ;  quiconque  causait  avec  lui  dix  minutes 
était  pompé. 

Le  plus  grand  tireur  de  vers  du  nez,  le  vrai  génie 
du  reportage,  ce  garçon-là  ! 

Sir  John,  dont  il  éventait  les  mèches  au  profit  de 
G-eorge  Brown,  l'avait  surnommé  le  ministre  de 
l'extérieur  ;  et  le  nom  était  bien  trouvé,  car  ce  que 
Hubertus  savait  le  public  ne  tardait  pas  à  l'ap- 
prendre, grâce  à  l'immense  publicité  du  Globe. 

Le  premier  mouvement  de  celui  qui  connaissait 
Hubertus,  s'il  avait  quelque  chose  à  taire,  c'était 
de  se  pincer  les  lèvres  et  de  se  promettre  de  ne  pas 
parler.  Mais  il  fallait  se  tenir  à  quatre,  non  pour 
éviter  une  indiscrétion,  mais  bien  pour  ne  p£Cs 
donner  un  indice,  car  l'indice  était  vite  saisi,  suivi, 
exploité.  Un  grain  de  métal  brillant  à  la  lumière 
trahissait  la  mine. 

Ah  !  l'endiablé  chercheur  ! 

Que  de  fois,  alors  que  j'étais  secrétaire  particulier 
de  ministre,  sa  présence  comme  son  inépuisable 
code  de  questions  m'a  imposé  une  réserve  qui  de- 
venait pénible  en  se  prolongeant  !  Que  de  fois  je 
me  suis  mordu  la  langue,  craignant  d'avoir  trop 
parlé  !  Si  Hubertus  eût  appartenu  à  quelque  autre 
groupe  politique,  il  m'eût  forcé  avi  silence  absolu. 
Allez  donc  vous  risquer  en  tête-à-tête  avec  ces  dé- 
tectives du  monde  parlementaire  et  gouvernemen- 
tal, qui  n'ont  pas  plus  de  conscience  qu'un  ventre 


262        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

affamé  n'a  d'oreilles,  et  qui  pour  vous  tirer  un  ren- 
seignement oublient  que  vous  avez  un  emploi  à 
conserver  autant  qu'une  âme  à  sauver  ! 

Pourquoi,  va  dire  le  lecteur,  nous  parler  de  Hu- 
bertus  ? 

D'abord,  répondrai-je,  c'est  parce  que  cela  me 
plaît  et  que  le  lecteur  paie  pour  me  lire  C'est  ensuite 
que  le  parlement  a  été  saisi  par  Hubertus  d'une 
réclamation  qui  a  toutes  les  apparences  d'être  bien 
fondée  en  fait  et  en  droit. 

Aujourd'hui  malade,  fatigué  de  vingt  ans  de  fin 
espionnage  politique,  fonctionnaire  public  faible- 
ment rétribué,  il  demande  au  parlement  une  chose 
non  pas  inouïe  mais  inaccoutumée  :  une  clause  qui 
le  protège  dans  un  bail  que  deux  compagnies  de 
chemins  de  fer  entendent  passer,  celle  de  l'Ontario 
et  Québec  louant  sa  voie  à  celle  du  Pacifique  cana- 
dien. 

C'est  Hubertus  qui  a  créé  une  ligne  de  chemin 
de  fer  entre  Ottawa  et  Toronto.  Il  en  a  eu  l'idée  ; 
il  a  obtenu  la  charte,  fait  faire  l'exploration,  formé 
la  compagnie  qui  devait  construire  le  chemin.  Le 
tout  a  passé  eu  d'autres  mains.  C'est  maintenant 
le  Pacifique  qui  bénéficie  de  son  travail. 

Il  a  déjà  été  reconnu  que  Hubertus  avait  droit  à 
$3,000  de  compensation,  dont  il  a  touché  un  tiers. 
Reste  la  balance,  et  Hubertus  qui  n'est  pas  mil- 
lionnaire entend  se  la  faire  servir.  Il  pétitionne  et 
avec  raison  ;  il  demande  que  le  parlement,  appelé 


PETITION   HUBERTUS  '  263 


à  légaliser  une  couventiou  particulière,  qui  requiert 
pour  être  valide  la  sanction  des  pouvoirs  publics, 
oblige  la  société  commerciale  qui  a  promis  et  qui  a 
commencé  de  s'exécuter,  à  faire  intégralement  hon- 
neur à  ses  engagements. 

— Vous  bénéficiez  de  mon  idée,  leur  dit-il  en 
substance, — non  pas  seulement  de  mon  idée,  mais 
de  mes  sacrifices.  Qui,  en  1865,  songeait  à  relier 
Ottawa  à  Toronto  ?  J'ai  eu  cette  idée,  j'ai  cru  à  sa 
réalisation  possible,  j  ai  travaillé  et  dépensé  mes 
pauvres  fonds  de  journaliste  hors  cadre  ;  le  fait  est 
accompli  ;  vous,  la  sagesse  de  la  nation  en  conclave 
réunie,  vous  avez  reconnu  mes  droits  ;  on  veut  au- 
jourd'hui me  flouer  au  nom  de  la  loi,— faites  donc 
respecter  votre  décision  de  1881,  et  protégez-moi 
donc  contre  une  législation  qui  m'enlèverait  des 
droits  acquis. 

Cela  me  paraît  plein  de  bon  sens,  à  moi  qui  ne 
suis  pas,  il  est  vrai,  un  homme  pratique. 

Le  journalisme  devrait  être  une  franc-maçonnerie 
de  l'intelligence,  et  peu  importerait,  suivant  moi,  à 
quelles  coteries  l'on  aurait  appartenu.  Que  ceux 
qui  ont  honoré  la  presse  se  voient  à  leur  tour  ho- 
norés. 

Pas  seulement  honorés,  mais  mis  en  état  de  vivre. 

D'une  façon  ou  d'une  autre. 

Comme  il  n'y  a  encore  aucun  journaliste  de  ca- 
nonisé, et  que  notre  corporation  ne  saurait  se  former 
en  union  saint-ci  ou  union  saint-ça,  ayons  au  moins 
une   ligue   dont   les  règlements  contiennent   cet 


264  (!OUPS   l)'(EIli    KT   (lours    de    I'IJJME 

article  ci  :  "  Tout,  journaliste  retiré  pourra  compter 
sur  le  bon  vouloir  et  les  pieux  oflices  de  ses  con- 
frères militants  en  tout  et  partout." 

Je  souhaite  que  le  parlement  entende  la  voix  de 
mon  vieux  camarade. 


LA   SOCIÉTÉ   llOYALE  265 


LA  SOCIÉTÉ  ROYALE 


Moi  qui  vais  tons  les  jours  voir  siéger  la  Société 
royale,  et  ne  manque  aucune  des  séances  de  la  sec- 
tion française,  j'aurais  mauvaise  grâce  à  ne  rien 
dire  de  cette  récente  fondation  J'avoue  candide- 
ment qu'au  début  j'ai  eu  mince  foi  en  sa  durée.  Il 
ne  me  semblait  pas  probable  qu'un  corps  aussi 
hétérogène  pût  tenir  longtemps  sans  se  désagréger. 
La  réunion  des  éléments  français  et  anglais  parais- 
sait être  plutôt  une  juxtaposition,  un  amalgame, 
qu'un  mélange  véritable.  Et  puis,  le  dirai-je  ?  une 
certaine  erreur  dans  sa  composition,  que  j'appellerai 
mancjue  de  tact,  ou  encore  méconnaissance  des 
matériaux  utilisables,  pour  ne  pas  employer  le  mot 
injustice,  portait  à  croire  que  les  hommes  de  lettres 
évincés  garderaient  rancune  à  la  compagnie,  la 
cribleraient  d'épigrammes,  de  bottes  secrètes,  et  la 
feraient  mourir  sous  leurs"  coups.  On  pouvait 
craindre  encore  qu'elle  ne  mourût  de  sa  propre 
apathie  sous  l'œil  d'un  public  indifférent. 

Mais  non.  La  Société  royale  a  pris  goût  à  vivre  ; 
elle  grandit  dans  de  bonnes  conditions.  Elle  s'est 
prise  au  sérieux  comme  elle  le  devait,  et  elle  tra- 
vaille. Le  nombre  de  ses  travaux  est  joliment 
élevé  déjà.  Les  ostracisés  sont  muets,  et  plutôt 
sympathiques  qu'autrement  :  peut-être  entrevoient- 


2(>n        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

ils  dans  un  avenir  assez  rapproché  leur  admission 
possible.  Elle  lixe  pour  de  bon  l'attention  des 
hommes  instruits,  qui  suivent  attentivement  ses 
progrès.  Ce  pviblic  assiste  aux  séances  avec  inté- 
rêt, veut  se  procurer  les  mémoires  de  la  société- 
Les  auteurs  de  plaquettcîs  dévorées,  qui  n'ont  pas 
eu  l'honneur  d'être  invités  à  faire  partie  de  la  do(ite 
académie,  surveillent  et  peut-être  envient  les 
auteurs  aux  gros  volumes  pas  lus,  qui  ont  été  remar- 
qués par  le  fondateur  ou  qu'une  coterie  y  a  poussés. 

J'espère  sincèrement  que  mes  appréhensions  ont 
été  vaines,  et  que  la  Société  royale  vivra.  Ce  qui 
la  sauvera,  c'est  cela  même  que  l'on  croyait  devoir 
lui  être  fatal  :  je  veux  dire  sou  caractère  fédératif. 
Les  cjuatre  sections  sont  indépendantes  les  unes  des 
autres,  à  l'instar  des  provinces  dans  la  Confédéra-* 
tion  ;  et  la  section  française  se  trouve  placée  vis-à- 
vis  des  autres,  comme  la  province  de  Québec  l'est 
vis-à-vis  des  provinces  anglaises.  Or  jusqu'ici 
c'est  Québec  qui,  dans  l'ordre  politique,  a  le  moins 
souffert  encore  de  l'antagonisme  des  pouvoirs  cen- 
tral et  provincial. 

La  Société  royale  possède  dans  sa  constitution 
un  puissant  germe  de  vie  :  c'est  le  droit  de  créer 
des  prix  pour  les  meilleurs  ouvrages  de  science  ou 
de  littérature.  Qu'elle  se  serve  de  ce  moyen  d'ac- 
tion, et  dès  lors  tous  les  yeux  seront  tournés  vers 
elle,  les  écrivains  rivaliseront  d'efforts  et  d'ardeur 
pour  conquérir  la  distinction  convoitée,  les  lettres 
y  gagneront,  dès  les  premiers  concours,  des 
ouvrages  de  mérite,  et  la  société  échappera  au  dan- 


LA   SOCIETE   ROYALE  267 


ger  de  végéter  dans  l'oubli  et  de  mourir  dans  Tin- 
signifiance. 

Les  sociétés  savantes  et  littéraires  sont  tout  le 
contraire  des  femmes  :  elles  doivent  le  plus  pos- 
sible faire  parler  d'elles. 

•T'admets,  sans  doute,  que  la  société  se  doive  à 
elle-même  de  publier  les  meilleures  productions  de 
ses  membres  ;  mais  je  pense  aussi  qu'un  millier  de 
dollars,  pris  sur  les  cinq  mille  que  les  chambres 
fédérales  lui  allouent  chaque  année,  et  employés 
en  prix,  feraient  aussitôt  jaillir  du  cerveau  de  nos 
écrivains  ou  exhumer  de  leurs  cartons  des  œuvres 
remarquables  qui  autrement  seraient  perdues  aux 
lettres. 

C'est  Aa-aiment  merveille  de  voir  cette  année  le 
zèle  des  membres  de  la  section  française  ;  quatorze 
sur  vingt  se  sont  rendus  à  son  appel  contre  sept 
ou  huit  seulement  l'année  dernière  ;  c'est-à-dire 
que  le  nombre  des  études  qui  ont  été  lues  en 
séance  ou  déposées  a  de  beaucoup  augmenté.  Ils 
ont  eu  la  bonne  idée  de  faire  bénéficier  le  public  de 
quelciues-ims  de  leurs  travaux,  et  mercredi  soir  (^) 
un  auditoire  d'élite  où  se  trouvaient  beaucoup  de 
dames  avait  l'occasion  d'applaudir  MM.  Chauveau, 
Fréchetie,  Marchand,  Lemay,  Legendre  et  Mar- 
mette.  S'ils  n'eussent  pas  craint  de  prolonger  trop 
la  séance,  MM.  Faucher,  Suite  et  Decazes  auraient 
lu  les  essais  qu'ils  avaient  en  portefeuille,  et  que 
l'assemblée  aurait  été  si  heureuse  d'entendre. 

(•)  Le  21  mai  1884. 


268        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Nul  doute  que  le  nombre  et  l'importance  des 
mémoires  de  ce  corps  académique  iront  croissant 
d'année  on  année.  L'émulation  entre  les  membres 
de  ce  patriciat  littéraire,  de  qui  l'on  attend  beau- 
coup parce  qu'il  lui  a  été  grandement  donné,  est 
chose  naturelle.  Brevet  oblige.  Il  n'est  personne 
d'entre  eux  qui  veuille  laisser  son  talent  dormir  et 
sa  gloire  s'éclipser  devant  celle  d'un  confrère.  Il 
y  aura  forcément  joutes  annuelles,  lesquelles  pous- 
seront à  prendre  la  plume  certains  hommes  du 
dehors,  désireux  de  faire  leurs  preuves,  ambition- 
nant à  droit  les  récompenses  offertes.  J'augure 
bien  de  la  vitalité  de  l'institution  comme  du  déve- 
lopi)ement  qu'elle  est  appelée  à  donner  à  notre  lit- 
térature. 

Qui  ne  voit  combien  les  jeunes  talents,  sans 
doute  conscients  de  leur  force,  mais  détournés  de 
la  carrière  des  lettres  par  l'obscurité  relative  qui 
enveloppait  jusqu'ici  nos  manieurs  de  plumes, 
doivent  se  sentir  réconfortés  et  stimulés  par  l'ex- 
emple qui  leur  vient  d'en  haut,  et  par  la  célébrité 
qui  sera  la  sanction,  le  prix  de  leurs  efforts  ?  Cette 
méfiauce  de  nous-même,  cet  aplatissement  devant 
le  génie  des  vieux  pays,  et,  comme  conséquence, 
cette  docilité  à  prendre  d'eux  la  becquée  sans  oser 
déployer  nos  ailes  et  quérir  notre  nourriture,  cela 
va  disparaître.  Faite  il  y  a  trente  ans,  la  tentative 
dont  nous  ne  sommes  encore  que  les  récents  témoins 
aurait  porté  de  tels  fruits  que  nous  aurions  aujour- 
d'hui une  littérature  à  nous. 

Rien  de  ce  qui  encourage,  tout  ce  qui  aigrit  et 


LA   SOCIÉTÉ   ROYALE  269 

désespère,  tel  est  le  lot  qu'out  eu  jusqu'à  i^réseut 
devant  eux  les  écriyaius  canadiens  ;  de  bonnes  et 
belles  choses  jetées  à  un  public  ignorant  ou  apa- 
thique, données  en  pâture  à  une  critique  méchante 
née  de  la  jalousie  ou  de  l'impuissance,  dénuée  du 
désir  d'être  utile, — d'excellentes  choses,  dis-je,  ont 
été  perdues  à  tout  jamais  pour  notre  répertoire 
national.  Cela  tend,  cela  commence  à  changer.  La 
Société  royale  aidera  ce  mouvement.  Je  connais 
une  demi-douzaine  de  personnes  qui  gardent  depuis 
de  longues  années  des  romans  de  leur  composition 
dans  leurs  tiroirs,  qui  ont  toujours  énergiquement 
refusé  de  se  laisser  publier  par  l'unique  crainte 
de  la  malveillance  des  zoïles  ;  eh  bien,  deux  sur 
ces  six,  crovant  pouvoir  compter  sur  rai>pui  moral 
sinon  positif  de  la  Société  royale,  vont  tenter  la 
grande  épreuve. 

Yoilà  un  résultat  pratique. 

Souhaitons  qu'il  soit  accompagné  de  centaines 
d'autres,  et  si  nos  vœux  se  réalisent,  le  pays  ne 
devra  pas  marchander  sa  reconnaissance  au  mar- 
quis de  Lorue,  le  fondateur  de  la  société. 


2*70        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


J.-N.  BIENVENU 


C'était  eu  1866  ou  186*7,  je  ue  sais  plus. 

Un  soir  que  nous  sortions,  Gronzalve  Doutre  et 
moi,  d'une  séance  de  l'Institut  canadien  où  nous 
venions  d'avoir  une  discussion  fort  vive,  presque 
acerbe,  sur  une  simple  question  d'administration 
interne,  je  vis  un  jeune  homme  se  ranger  sur  notre 
passage  et  saluer  poliment.  Je  crus  qu'il  connais- 
sait Gonzalve,  et  je  n'en  fis  aucun  cas.  Cependant 
je  sentais  qu'il  nous  suivait,  et  pendant  que  nous 
nous  pardonnions  mutuellement  nos  vivacités, — 
car  nous  étions  les  meilleurs  amis  du  monde,  deux 
nez  dans  le  même  mouchoir,  comme  disait  Buies, 
— je  détournais  de  temps  à  autre  la  tête  pour  me 
rendre  compte  des  mouvements  de  l'inconnu  :  il 
marchait  à  dix  j)ieds  derrière  nous,  d'un  pas  un 
peu  saccadé.  Sa  figure  brune,  pâle,  éclairée  par 
des  yeux  qui  exorbitaient  légèrement  sous  un  front 
ferme  et  sous  une  abondante  chevelure  noire,  m'a- 
vait frappé  dans  la  seconde  où  elle  m'était  apparue. 
Il  avait  un  faux  air  de  Mexicain,  et  de  Mexicain  à 
bandit  l'épaisseur  est  si  mince... 

Je  fis  la  conduite  à  Gronzalve  dans  cette  étroite 
rue  Saint-G-abriel,  où  je  faisais  du  droit  sous  les 
Doutre,  du  journalisme  avec  Lanctôt  et  Laurier,  et 


J.-N.  BIENVENU  271 

OÙ  Beaugrand  m'imprime  quelquefois  pour  l'ex- 
piation  des  péchés  politiques  de  ses  abonnés.  Puis 
je  m'enfouçai  daus  la  ruelle  Sainte-Thérèse  ;  c'était 
là  que  se  trouvait  mon  bureau,  le  bureau  du  Pays, 
dont  j'étais  alors  le  rédacteur  en  chef.  Un  coup 
d'œil  par-dessus  l'épaule  m'apprit  que  l'inconnu 
me  suivait  toujours.  Mais  j'étais  rassuré. 

Tout  à  côté  de  ma  porte,  une  guérite,  et  devant: 
cette  guérite,  le  iusil  à  l'épaule,  un  soldat  anglais 
en  faction  :  cela  me  permettait  de  ralentir  le  pas 
Comment  n'aurais-je  i)as  été  en  sûreté  sous  les 
yeux  de  la  sentinelle  à  qui  je  ne  manquais  jamais, 
daus  les  nuits  d'hiver  ou  les  soirs  pluvieux  de  l'au- 
tomne, de  verser  un  bon  verre  de  gin  avant  de 
me  coucher  ? 

Comme  je  mettais  le  pied  sur  la  première  des 
quatre  marches  qu'il  fallait  monter  pour  toucher 
à'ia  porte,  mon  bandit  mexicain  me  rejoignit  et  me 
dit  dans  le  plus  pur  français  : 

— Excusez-moi,  Monsieur  Lusignan,  si  je  vous 
relance  à  une  heure  aussi  avancée.  Mais  on  m'a 
dit  que  vous  veillez  tard  d'habitude,  et  que  vous 
aimez  à  causer.  Au  reste,  j'ai  un  service  à  vous 
demander. 

— Entrez,  Monsieur. 

— Après  A'ous  ! 

— Après  vous. 

Je  le  conduisis  à  ma  chambre  située  au-dessus 
de  mon  bureau. 


2*72        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

— Mon  nom  est  IMenvenu,  dit-il  après  qu'il  se 
fût  assis.  J'étudie  le  droit.  Je  vous  ai  vu  ce  soir 
pour  la  première  fois,  mais  je  lis  le  Pays  depuis 
plusieurs  années.  La  faveur  que  j'ai  à  solliciter 
de  vous,  c'est  de  me  permettre  de  venir  lire  les 
journaux  dans  votre  bureau,  le  matin  ou  l'après- 
midi,  comme  le  font  vos  amis,  et  de  m'entretenir 
avec  vous  de  la  politique  des  dernières  vingt-cinq 
années.  Je  sais  assez  ce  qui  se  passe  aujourd'hui, 
mais  j'ignore  à  peu  près  notre  histoire  politique 
depuis  l'Union. 

— Mais  de  grand  cœur.  Monsieur.  Venez  aussi 
souvent  qu'il  vous  plaira,  vous  serez  bien  vu,  bien 
reçu,  bienvenu,  sans  calembour.  Les  journaux  qui 
vous  manqueront  ici,  vous  les  trouverez  à  l'Ins- 
titut.   A  propos,  êtes- vous  membre  de  l'Institut  ? 

— Non,  pas  encore.  J'étudie  sous  des  patrons 
conservateurs,  MM.  Cartier  et  Pominville,  et 
vous  pouvez  comprendre  qu'ils  n'aimeraient  pas  à 
me  voir  là.  Mais,  au  fond,  ce  n'est  pas  la  vraie 
raison.  La  vraie  raison,  c'est  que  je  n'en  ai  pas 
encore  parlé  à  ma  mère,  et  que  mon  opinion  n'est 
pas  faite  sur  les  mérites  de  la  querelle  entre  les 
autorités  ecclésiastiques  et  l'Institut.  Du  reste, 
rien  ne  presse,  je  n'ai  pas  encore  dix-neuf  ans,  je 
verrai. 

La  conversation  se  prolongea  fort  avant  dans  la 
nuit. 

Le  lendemain,  ma  nouvelle  connaissance  arrivait 
à  neuf  heures  à  mon  bureau,  parcourait  les  jour- 


J.-N.  BIENVENU  278 


naux,  revenait  dans  l'après-midi,  nous  causions 
encore  longuement,  et  le  surlendemain  nous  étions 
à  tu  et  à  toi.  Comme  l'amitié  se  forme  vite  quand 
on  est  jeune,  quand  on  a  sur  les  lèvres  le  lait  des 
illusions,  que  la  réalité  n'a  pas  encore  essuyé  avec 
^a  guenille  sordide  ! 

L'amitié  qui  nous  a  liés  depuis  lors  n'a  jamais 
été  ternie  par  le  moindre  souffle  mauvais. 


Hélas  !  que  j'en  ai  déjà  vu  partir  avant  leur 
heure  de  ce  petit  nombre  de  fidèles  que  l'on  peut 
compter  sur  les  doigts  de  la  main,  d'amis  de  cœur 
qui  ne  sont  jamais  une  phalange,  mais  toujours 
qu'une  poignée  !  Me  voici  à  l'âge  où  chaque  départ 
compte  double.  Si  l'on  n'avait,  sinon  la  certitude, 
au  moins  l'espoir  de  se  retrouver  ailleurs,  com- 
ment se  consolerait-on  des  emprunts  que  la  mort 
ne  cesse  de  lever  sur  nous  ?  Mais  la  mort  est  une 
bonne  paye,  elle  n'a  pas  coutume  de  retarder  à 
s'acquitter,  à  sa  manière,  c'est-à-dire  en  venant 
chercher  les  survivants.  .Te  re verrai  donc  Bien- 
venu dans  le  sein  du  dieu  du  journalisme. 

Ceux  qu'on  a  si  bien  connus,  aimés,  fréquentés, 
enveloppés  dans  ses  pensées  quotidiennes,  il  est 
étrange  qu'on  ne  puisse  croire  à  leur  absence  défi- 
nitive. Leur  fantôme  vous  apparaîtrait  que  vous 
le  prendriez  pour  la  personne  même,  et  que  vous 
lui  diriez  en  lui  tendant  la  main  :  Tiens  !  te  voici  ! 
D'où  viens-tu  donc,  depuis  si  longtemps  que  je  ne 
t'ai  vu  ? 


2*74      COUPS  d'œtl  et  coups  pe  plume 


J'ai  raconté  de  (ivtclh'  manière  j'ai  coiinu  liien- 
venu.  Il  était  loin  d'avoir  alors  l'embonpoint  des 
dernières  années.  C'était  un  lluet,  uras  comme 
tin  cent  de  clous,  et  droit  comme  un  i.  Sa  figure, 
fort  intell io'ente,  mais  sérieuse  déjà,  accusait  le  pen- 
seur, le  creuseur  d'idées.  Doué  de  l'incomparable 
faculté  de  retenir  tout  ce  qu'il  entendait  ou  lisait, 
il  n'avait  (ju'à  écouter  ou  à  lire  pour  apprendre  ; 
c'est  pourquoi  il  parlait  peu,  ruminant  ce  qu'il  sa- 
vait et  forçant  sa  pensée  à  remonter  des  faits  aux 
causes,  à  calculer  leurs  conséquences,  dig-érant  en 
un  mot  tous  ces  aliments  que  son  esprit  et  sa  mé- 
moire absorbaient  avec  une  prodigieuse  rapidité. 
Je  l'ai  vu,  au  milieu  de  nos  cercles  bruyants,  passer 
des  heures  sans  ouvrir  la  bouche  :  il  faisait  sa  di- 
gestion mentale. 

Dans  notre  pays,  la  politique  est  une  fameuse 
profession  ;  c'est  un  double  sentier  qui  mène  à  tout 
par  le  parlement  ou  par  la  presse.  Soyez  avocat, 
même  de  troisième  ordre,  et  siégez  dans  la  cham- 
bre, ou  tout  au  moins  essayez  d'y  prendre  un  siège, 
et  vous  êtes  sur  que  le  pouvoir  vous  fourrera  d'her- 
mine, dans  un  cas  parce  que  vous  aurez  bien  voté, 
dans  l'autre  parce  que  vous  aurez  bataillé  pour 
être  élu.  Bienvenu  embrassa  la  politique,  non  par 
calcul,  mais  par  passion  ;  il  se  maria,  s'identifia 
avec  elle  et  ses  exigences,  n'espérant  point  en 
tirer  jamais  pied  ni  aile,  mais  uniquement  par 
goût.  Il  voulut  servir  son  pays  par  le  journal,  et 
une  fois  enrôlé  dans  la  ligne  il  ne  regarda  pas  der- 
rière lui,  et  fut  à  toutes  les  batailles.     Il  en  vit  de 


J.-N.  BIENVENU  2*75 


rude,s,  allez,  et  dans  la  presse  et  sur  les  liustings, 
devant  la  foule  frémissante  comme  sous  le  regard 
du  lecteur  paisible. 

Je  vais  vous  dire  comment  Bienvenu  entra  dans 
le  journalisme. 

Un  jour  que  je  le  questionnais  sur  ses  études 
légales,  il  me  dit  qu'il  apprenait  facilement  son 
droit,  que  c'était  une  bénédiction  ;  mais  il  sentait 
qu'il  n'aimait  pas  la  profession  d'avocat,  la  procé- 
dure l'ennuyait. 

— Faites-vous  journaliste,  lui  dis-je. 

—Et  comment  ferai-je?  je  n'ai  jamais  écrit. 

— Ecrivez,  parbleu  !  Je  ne  vous  conseille  pas,  en- 
tendez-moi bien,  de  déserter  le  barreau  pour  la 
presse  ;  je  vous  dis  simplement  :  apprenez  à  écrire, 
vous  aurez  ainsi  deux  cordes  à  votre  arc. 

— Je  veux  bien,  reprit-il. 

— Eh  bien,  ce  soir,  lisez  quelques  faits-divers 
dans  un  journal  anglais,  jetez  le  journal,  et  écrivez 
en  français  ce  que  vous  aurez  lu.  Que  ce  soit  court. 
Apportez-moi  cela  demain.  S'il  y  a  à  corriger,  je 
le  ferai  sous  vos  yeux. 

Cela  lui  sourit,  et  il  m'apporta  le  lendemain  ses 
premiers  essais.  Je  lui  indiquai  les  endroits  où 
l'inexpérience  perçait.  Il  rédigea  des  faits-divers 
pendant  une  semaine,  puis  il  passa  aux  petites 
notes  politiques,  puis  bientôt  aux  articles  de  fond, 
si  bien  et  si  vite  qu'un  mois  après  il  fit  seul  les 
premiers-Montréal  de  plusieurs  numéros  du  Pays  : 
il  était  journaliste. 


276  (X)UP.S   u'ŒIL   et   COUl'.S    de    IMilIME 

S'il  Ta  été  journaliste,  et  avec  quel  zèle  convaincu 
pendant  les  quinze  dernières  années,  s'il  a  exercé 
son  sacerdoce  pieusement  et  amoureusement,  le 
tout  Montréal  qui  se  prend  aux  choses  de  la  poli- 
tique peut  en  témoigner.  Il  avait  toujours  un  ar- 
ticle qui  lui  trottait  en  tête.  Je  l'ai  vu  s'arrêter  en 
pleine  rue  pour  lixor  sur  le  papier  un  argument 
qui  lui  paraissait  irréfutable.  "  Donne-moi  donc 
une  plume,. m'a-t-il  dit  plus  d'une  fois  en  faisant 
irruption  chez  moi,  je  veux  écrire  un  mot  pour  mon 
journal  "  ;  et  ce  mot  était  souvent  une  colonne.  Il 
ne  vivait  donc  depuis  quinze  ans  que  pour  cette 
capricieuse  et  folâtre  maîtresse,  la  presse,  à  qui  on 
revient  toujours  malgré  qu'on  en  ait.  On  peut 
dire  du  journaliste,  et  à  meilleur  droit,  ce  que  Cha- 
teaubriand disait  du  ministre  :  "  Tout  homme  qui 
a  été  ministre,  n'importe  à  quel  titre,  le  redevient  : 
un  premier  ministère  est  l'échelon  du  second  ;  il 
reste  sur  l'individu  qui  a  4:)orté  l'habit  brodé  une 
odeur  de  portefeuille  qui  le  fait  retrouver  tôt  ou 
tard  par  les  bureaux."  Le  métier  exige  une  voca- 
tion, et  il  imprime  à  ses  membres  une  sorte  de  ca- 
ractère indélébile  :  qui  écrit  écrira.  Regardez  Fabre 
à  Paris  :  il  ne  saurait  vivre  sans  sou  journal,  et  il 
fonde  le  Paris- Canada. 

C'est  notre  mal  à  tous  ;  c'était  celui  de  Bienvenu. 
Qui  plus  que  lui  eut  cette  vocation  vissée,  che- 
villée et  rivée  à  tout  l'être  ?  Je  l'ai  vu  à  l'époque 
où  le  Pays  n'était  plus  et  le  National  pas  encore  ;  il 
ne  vivait  pas,  il  étouffait  dans  le  grand  Montréal. 
Poisson  que  la  marée  politique  jetait  hors  de  son 


J.-N.  BIENVENU  2*7t 


élément  et  laissait  échoué  sur  le  sable,  comme  il 
respirait  avec  effort!  comme  il  dépérissait  à  vue 
d'œil  !  comme  il  se  débattait  !  comme  il  se  déses- 
pérait de  ne  rien  voir  venir  !  Dire,  aussi,  que  son 
parti  n'avait  pas  d'org-ane,  et  que,  lui,  il  avait  les 
bras  croisés,  quand  il  aurait  pu  combattre  tant  de 
bons  combats  !  Dire  qu'avec  plein  les  veines  de 
sang  à  répandre,  il  ne  trouvait  pas  une  plumée 
d'encre  à  verser  !  Dire  que  sa  vaillante  plume 
d'acier  écroui  se  rouillait  dans  son  encrier  asséché. 
Cela  valait,  hélas  !  encore  mieux  pour  ses  amis  que 
de  la  savoir  aujourd'hui  à  tout  jamais  brisée. 


Bienvenu  a-t-il  caressé  le  rêve  de  la  députation  ? 
A-t-il  aspiré  à  faire  partie  de  la  sagesse  de  la  na- 
tion V  A-t-il  cru  qu'il  lui  serait  possible  de  mettre 
la  main  aux  affaires  publiques  en  homme  ayant 
voix  au  chapitre  ?  Il  ne  s'en  est  ouvert  à  moi 
qu'une  seule  fois,  il  y  a  déjà  longtemps,  à  l'époque 
où  son  oncle  feu  Joseph  Dufresne  tenait  à  bail  em- 
phytéotique le  mandat  des  électeurs  de  Montcalm. 

— Je  n'aurais  qu'à  laisser  entendre  à  mon  oncle 
que  je  faiblis  dans  mes  convictions  libérales  et  que 
je  veux  me  délivrer  des  attaches  de  parti,  pour  qu'il 
me  fasse  porter  à  la  chambre  provinciale,  peut-être 
même  aux  communes.  Je  n'aurais  qu'à  affecter 
l'indépendance  sans  aller  jusqu'à  l'apostasie.  Mais, 
tu  le  sais,  au  diable  tous  les  mandats  du  monde 
plutôt  que  de  me  déshonorer. 


218       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Le  cher  honnête  homme  qu'il  était,  il  se  serait 
cru  avili  si  on  Feùt  seulement  soupçonné  de  vou- 
loir pactiser  avec  l'ennemi.  Une  teinte  !  un  ater- 
moiement !  une  transaction  louche  !  un  acte  d'hy- 
pocrisie !  Il  était  incapable  de  mentir.  Il  n'a  pas 
eu  à  se  reprocher  plus  le  mensonge  dans  les  actes 
que  le  mensonge  dans  les  désirs  :  il  était  franc 
comme  l'épée  du  roi.  Tellement  franc  qu'il  ne  se 
bornait  pas  à  dire  la  seule  vérité,  mais  il  osait  dire 
toute  la  vérité,  au  risque  des  conséquences.  Ce 
n'est  pas  lui  qui  eût  plié,  fléchi,  louvoyé.  Casser 
plutôt.  Tout  palliatif  le  révoltait.  Il  en  était  par- 
fois presque  brutal.  Il  ne  tirait  pas  sur  ses  adver- 
saires avec  de  la  poudre  de  violettes,  mais  avec  de 
la  bonne  grosse  poudre  de  salpêtre  qui  ne  faisait 
jamais  long  feu. 

Je  l'ai  souvent  revu  dans  ces  dernières  années, 
il  m'a  éclairci  sur  bien  des  points  obscurs,  mis  au 
fait  de  beaucoup  de  secrets,  mais  il  ne  m'a  nulle- 
ment laissé  voir  qu'il  ambitionnât  d'arriver  à  la 
députatiou.  Il  s'était  sans  doute  aperçu  combien 
les  partis  hésitent  à  pousser  au  parlement  les  jeunes 
gens  de  talent  trop  pauvres  pour  payer  leurs  frais 
de  candidature,  et  il  se  sera  modestement  renfermé 
dans  sou  rôle  de  journaliste  utile. 

Quand  le  National  parut,  il  fut  de  la  rédaction, 
ainsi  qu'il  en  devait  être,  par  la  force  des  choses  et 
par  l'ascendant  d'un  talent  solide  maintes  fois 
éprouvé  ;  et  quand  la  Patrie  remplaça  le  National 
du  jour  au  lendemain,  comme  si  de  rien  n'eût  été, 
Bienvenu  se  trouva  là  naturellement  pour  la  diriger 


J.-N.  BIENVENU  2l9 


en  chef.  Où  Beaugrand  aurait-il  pu  trouver  un 
écrivain  plus  et  mieux  renseigné,  une  personnalité 
moins  dévorée  du  souci  de  se  mettre  en  évidence, 
un  ami  prêt  à  défendre  avec  plus  de  désintéresse- 
ment tout  ce  qui,  de  près  ou  de  loin,  touche  à 
l'honneur  et  à  l'avantage  du  parti  libéral  ?  Les 
conventions  choisissaient  des  candidats  sans  penser 
à  lui,  et  lui,  voyant  entrer  ses  jumeaux  ou  ses  ca- 
dets dans  la  carrière,  leur  donnait,  sans  calculer 
comme  sans  rechigner,  le  loyal  appui  de  sa  parole 
et  de  sa  plume. 


Bienvenu  savait  le  fond  et  le  tréfonds  de  la  poli- 
tique canadienne,  beaucoup  celle  des  Etats-Unis,  et 
l'histoire  parlementaire  de  la  G-rande-Bretagne  ;  il 
connaissait  aussi  l'économie  politique,  non  pas  sans 
doute  jDour  faire  autorité,  mais  assez  pour  en  parler 
pertinemment.  Ce  fut  un  malheur  que  son  goût 
le  portât  vers  ce  théâtre,  et  qu'il  ait  dépensé  dans 
la  discussion  de  nos  mesquins  intérêts  de  partis,  de 
clochers,  de  provinces,  autant  d'études  et  d'efforts 
qu'en  eussent  demandé  les  graves  questions  qui 
agitent  en  Europe  tout  l'ordre  social.  Ce  fut  un 
malheur  qu'il  n'ait  abordé  la  science,  les  hautes 
sciences.  Avec  son  admirable  organisation  intel- 
lectuelle, il  se  fût  bientôt  rendu  maître  de  ces 
branches  de  savoir  négligées  de  tous  les  Canadiens- 
français  moins  peut-être  une  demi-douzaine,  je 
veux  dire  les  sciences  naturelles.  A  l'étude  pai- 
sible du  cabinet  son  tempérament  lui  fit  préférer 


280       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


les  âpres  luttes  de  la  presse  toujours  si  desséchantes, 
si  stériles. 

Ce  qui  faisait  la  force  de  M.  Bienvenu  dans  la 
discussion,  c'était  son  incomparable  érudition  et 
l'étonnante  sûreté  de  cette  mémoire  qui  ne  bron- 
chait point.  Quand  je  le  voyais  polémiquer  sur 
une  question,  je  me  disais  qu'il  aurait  raison  de 
son  adversaire,  moins  par  la  vigueur  de  sa  dialec- 
tique et  les  ressources  d'un  esprit  flexible,  que  par 
le  poids  brutal  des  faits  et  des  chiffres,  plus  grâce  à 
la  parfaite  applicabilité  des  autorités  et  des  précé- 
dents, et  aux  tergiversations  de  son  contradicteur, 
que  par  la  mordacité  de  son  ironie  ou  la  magie  du 
style.  Il  écrivait  comme  il  parlait,  froidement,  cor- 
rectement, sans  recherche  ;  il  ne  brillantait  pas  son 
style,  laissant  les  pretintailles  et  les  paillettes  aux 
plumes  légères  vouées  à  de  moins  graves  labeurs. 
Poussé  à  bout,  exaspéré  par  la  mauvaise  foi  ou  l'hy- 
pocrisie,— les  deux  seules  formes  du  mensonge  qui 
avaient  le  privilège  de  le  mettre  hors  de  lui-même, 
— il  portait  des  bottes  terribles,  des  coups  sanglants, 
mais  savait  toujours  rester  en  deçà  du  libelle.  Il 
ne  s'estomaquait  pas  des  injures  et  des  calomnies 
dirigées  contre  sa  personne.  La  rancune  lui  fut 
inconnue,  sa  haine  fut  sans  mémoire. 


Mme  de  Staël  a  dit:  "...L'embarras  est  pres- 
que toujours  pour  celui  dont  le  caractère  est  le  plus 
sérieux."  C'était  vrai  de  Bienvenu  ;  il  était  timide, 
facilement  embarrassé  dans  la  société  des  dames,  et 


T.-N.  BIENVENU  281 


il  fuyait  le  monde.  Quel  est  le  bal  dont  l'attrait  lui 
aurait  fait  sacrifier  une  soirée  de  douce  causerie 
intime  ?  Il  ne  put  jamais  se  rom^ïre  à  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  les  belles  manières  dans  le 
monde  où  tant  de  bipèdes  font  la  roue.  Ce  n'est 
pas  qu'il  fût  un  ours,  non  ;  mais  il  avait  en  souve- 
raine horreur  le  boudinage  et  la  haute  gomme,  la 
politesse  de  convention,  les  phrases  de  commande, 
les  conversations  qu'alimentent  la  médisance  et  la 
calomnie,  le  fard  des  salons.  Les  calembours,  les 
jeux  de  mots  le  déridaient  rarement,  mais  on  se 
serait  trompé  en  croyant  qu'il  ne  les  comprenait 
pas  :  ils  les  dédaignait,  voilà  tout. 

Sa  vaste  mémoire  est  depuis  longtemps  prover- 
biale. Un  jour  il  arrive  à  Ottawa,  et  tombe  chez 
moi.  C'était,  je  crois,  sa  première  visite  à  la  capi- 
tale. 

— Vos  rues  Sussex  et  Sparks,  dit-il,  sont  vos  rues 
commerciales,  je  vois.  Il  y  a  là  bon  nombre  de 
magasins. 

— Quels  sont  ceux  que  tu  a  remarqués,  lui  deman- 
dai-je  ^ 

— te  premier  que  j'ai  remarqué  en  revenant  de 
la  gare  est  celui  de  Leblanc  et  Lemay,  en  face  de 
l'hôtel  Cartier. 

Puis  il  me  fit  l'énumération  de  tous  les  magasins 
depuis  ce  point  jusqu'à  la  rue  Metcalfe,  sans  en 
omettre  un  seul  ;  indiquant  la  nature  des  marchan- 
dises ;  donnant  les  noms  et  prénoms, — les  prénoms, 
entendez-vous  ? — de  tous  les  marchands,  confisevirs. 


282       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

barbiers,  etc  ;  décrivant  les  enseignes  de  chacun, 
tarière,  boule,  mouton,  etc,  etc.  Et  c'était  parfai- 
tement exact.  Bien  qu'accoutumé  à  ses  tours  de 
force  je  ne  revenais  pas  de  celui-là. 

Mais  il  avait  mieux  que  la  mémoire  :  il  avait 
l'honnêteté  et  le  cœur.  L'honnêteté  l'a  empêché  de 
faire  du  mal  au  prochain,  le  cœur  lui  a  fait  faire  du 
bien  à  tous  ceux  qu'il  a  pu  aider. 

Son  souvenir  vivra. 


LES  CANADIENS-FRANÇAIS   A  OTTAWA         283 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS  A  OTTAWA    (1) 


-  Notre  importance  augmente  ici,  notre  rôle  s'ac- 
centue ;  nous  pesons  dans  la  balance.  L'élection 
du  docteur  Saint- Jean  comme  maire  l'a  prouvé  :  les 
Anglais  ont  à  compter  avec  nous.  Déjà  nous 
avions  eu  deux  maires  de  notre  race,  mais  c'était 
alors  que  le  corps  des  échevins  choisissait  le  pre- 
mier magistrat  ;  or  ceux-ci,  par  calcul,  par  antipa- 
thie personnelle  entre  les  hommes  marquants  de 
la  majorité,  grâce  à  ce  jeu  de  bascule  politique  qui 
fait  monter  au  faite  le  personnage  que  l'on  s'attend 
le  moins  à  y  voir,  les  échevins,  dis-je,  votèrent 
deux  fois  pour  un  membre  de  la  minorité  française 
plutôt  qu'en  faveur  d'un  rival  jalousé,  et  par  le 
fait  de  ces  deux  accidents  nous  eûmes  deux  des 
nôtres  dans  le  fauteuil  civique.  C'était  l'histoire 
anticipée  de  la  candidature  de  G-arfield. 

Aujourd'hui,  ce  n'est  plus  ça  :  le  docteur  Saint- 
Jean  est  issu  directement  du  suffrage  populaire. 
Grrâce  à  l'unanimité  des  Canadiens-français,  l'on  n'a 
pas  eu  besoin  de  voter  pour  lui,  son  élection  s'est 
imposée.     Nous  sommes  j^lus  c|ue  le  tiers  de  la 


(1)  Cet  article  a  paru  en  1882  dans  V Opinion  Publique. 


284       COUPS  d'œil  et  cours  de  plume 


population  et  on  inesure  de  nous  faire  respecter. 
Etant  unanimes,  nous  étions  les  maîties  de  la 
situation.     Tout  le  monde  l'a  compris. 

Ce  n'est  pas  l'envie  qui  a  manqué  aux  Anglais 
de  nous  combattre,  mais  voici  ce  qui  a  fait  sombrer 
les  candidatures  des  leurs  :  un  raisonnement  sim- 
ple comme  bonjour.  Chaque  parti  politique  s'est 
dit  :  Si  nous  lançons  un  des  nôtres  contre  Saint- 
Jean,  les  Canadiens-irançais  voteront  en  masse 
contre  notre  candidat  aux  prochaines  élections  poli- 
tiques ;  abstenons-nous.  Et  aussitôt  chaque  parti 
essaya  de  décider  un  de  ses  adversaires  à  faire  la 
lutte,  mais  en  vain.  Les  politiqueurs  ont  du  flair, 
et  comme  Bâte,  Bronson,  May,  sont  des  politi- 
queurs, ils  laissèrent  le  champ  libre  à  Saint-Jean. 

^aint-Jean  avait  dès  le  principe  refusé  de  se  por- 
ter candidat,  et  l'on  avait  jeté  les  yeux  sur  Charles 
Christin,  que  l'on  connaît  bien  à  Montréal,  et  que 
nous  connaissons  mieux  encore  ici,  l'ayant  élu 
échevin  après  deux  ans  de  résidence  parmi  nous, 
et  président  de  la  société  Saint- Jean-Baptiste  la 
troisième  année.  S'il  l'eût  voulu,  Christin  serait 
peut-être  maire  aujourd'hui.  Mais  il  comprit  qu'il 
demeurait  parmi  nous  depuis  trop  peu  de  temps 
pour  i)Ouvoir  rallier  tout  l'élément  français  autour 
de  son  nom  ;  il  prévit  une  lutte  ardente,  peut-être 
fatale,  il  s'éclipsa  ;  bien  plus,  il  décida  Saint- Jean 
à  prendre  en  mains  notre  drapeau,  sachant  que 
Saint- Jean  était  le  seul  des  nôtres  qui  fût  sûr  de  la 
victoire.     Nous  nous  rappellerons  cela. 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A    OTTAWA  285 

Saint-Jean  et  Christin  étant  des  libéraux,  les 
conservateurs  ont  noblement  agi  en  épousant  leur 
cause,  qui  était  la  cause  canadienne-française.  Je 
dois  dire  qu'ils  avaient  à  cœur  le  triomphe  d'un 
compatriote,  et  que  lorsqu'ils  ont  mis  la  main  sur 
un  candidat  fort  ils  ne  se  sont  pas  demandé  à 
cjuel  parti  politicpie  il  appartenait.  Cette  politesse 
leur  sera  rendue. 

Jeudi,  19  janvier  dernier,  Christin  et  moi  présen- 
tions des  adresses  de  félicitations  au  docteur  Saint- 
Jean  au  nom  des  deux  sociétés  (la  Saint- Jean-Bap- 
tiste et  l'Institut  canadien)  dont  nous  sommes  les 
présidents  respectifs.  Il  y  avait  foule  à  l'Institut. 
Nous  avions  profité  de  l'occasion  du  cours  de  Suite 
et  de  la  séance  régulière  de  l'Institut  qui  le  suit, 
pour  féliciter  notre  digne  concitoyen  sur  son  élé- 
vation au  poste  public  le  plus  important  de  la 
ville.  L'auditoire  était  naturellement  des  plus 
sympathiques.  Nous  étions  vraiment  en  famille. 
Saint- Jean,  fortement  ému,  répondit  du  fond  du 
cœur  ;  il  eut  des  mouvements  très  heureux. 

J'eus  aussi,  ce  soir-là,  le  j^laisir  de  présenter,  au 
nom  de  l'Institut,  un  objet  d'art  à  M.  L.-A.  Olivier, 
jeune  avocat  d'avenir.  M.  Olivier  a  rendu  à  notre 
institution,  comme  avocat,  des  services  marquants 
qu'il  refuse  de  se  faire  payer.  Nous  lui  avons 
témoigné  notre  reconnaissance  dans  la  mesure  de 
nos  modestes  ressources. 

M.  Olivier  est  le  seul  avocat  canadien-français 
de  la  capitale,  par  suite  du  double  malheur  qui 
nous  a  enlevé  Hora^^e  Lapierre  et  Oeorge  Taillon, 


286        COUPS  d'œil  et  ocnTps  de  plume 

les  deux  premiers  de  uotre  race  admis  au  l)arreau 
de  l'Ontario.  Il  y  a  quatre  semaines  à  peine,  il  était 
élu,  par  acclamation,  échevin  de  notre  ville.  Je 
parlais  tantôt  d'une  politesse  que  les  libéraux 
devaient  aux  conservateurs,  ils  ont  commencé  à  la 
leur  rendre  en  présentant  M.  Olivier. 

Le  nom  de  Suite  est  tombé  de  ma  plume.  Quel 
prodige  que  cet  homme-là  !  Je  le  connaissais  inti- 
mement sous  bien  des  faces  depuis  plusieurs 
années,  mais  pas  comme  conférencier.  Or,  comme 
conférencier  il  n'a  pas  son  égal  dans  le  pays.  Il 
ne  se  donne  pas  la  peine  d'écrire  ses  conférences  ; 
il  arrive  les  mains  vides,  la  tête  bourrée,  sans 
notes,  devant  son  auditoire  ;  il  s'assied,  il  marche, 
il  cause  avec  vous  à  la  bonne  franquette,  et  d'his- 
toire du  Canada,  et  des  antiquités  américaines,  et 
de  sylviculture,  et  de  tout  ce  que  vous  voudrez. 
Mettez-le  sur  la  piste,  et  des  heures  durant,  il  vous 
émerveillera  par  sa  prodigieuse  érudition,  par  sa 
mémoire  étonnante,  sa  facilité  d'élocution,  la  cor- 
rection de  son  langage,  ses  fines  saillies,  sa  bon- 
homie gauloise.  Nous  avions  des  historiens  du 
Canada,  il  est  l'historien  des  Canadiens.  Il  a 
étudié  à  fond-  la  famille  canadienne,  ses  moindres 
faits  et  gestes,  les  miettes  de  son  passé,  les  traits 
de  son  tempérament,  et,  groupant  tout  cela  autour 
des  grandes  lignes  historiques,  il  nous  présente 
un  tableau  où  ne  manque  aucun  détail,  et  nous 
montre  avec  un  enthousiasme  vrai  nos  origines  et 
nos  destinées.  Suite  à  Paris,  donnant  des  confé- 
rences sur  le  Canada,  ferait  fureur  ;  ici,  parce  que 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTTAWA  287 

nous  le  coudoyons  tous  les  jours,  ce  poète,  ce  cau- 
seur, cet  historien,  parce  que  nous  le  tutoyons,  peu 
semblent  l'apprécier  au  centième  de  sa  valeur. 
Mais  il  laissera  des  œuvres  durables,  et  force  sera, 
sinon  à  nous-mêmes,  du  moins  à  la  génération  pro- 
chaine, de  reconnaitre  l'un  des  types  les  plus  mar- 
quants et  les  plus  sjTnpathiques  que  notre  pays  ait 
produits. 

Si  je  parle  si  longuement  de  lui,  c'est  qu'il  me 
semble  que  je  l'ai  découvert.  Ce  sera  mon  orgueil 
que,  pendant  mon  passage  à  la  présidence  de 
l'Institut,  j'aie  révélé  au  public  un  des  meilleurs 
côtés  de  ce  talent  si  multiple.  J'étais  loin  de  m'en 
douter  moi-même  quand  je  l'invitai  à  donner  un 
cours  d'histoire  du  Canada.  Aujourd'hui,  ce  cours 
est  une  nécessité,  et,  s'il  n'existait,  ses  trois  cents 
habitués  le  créeraient. 

Nous  sommes  les  témoins  d'un  réveil  littéraire 
marqué,  dont  l'Institut  est  le  centre,  le  foyer. 
Soixante-deux  nouveaux  membres  titulaires  depuis 
trois  mois  ;  trois  cours  publics  créés  dans  le  même 
espace  de  temps  (minéralogie,  économie  politique, 
histoire  du  Canada)  à  toutes  les  séances  littéraires 
un  auditoire  nombreux  et  instruit  ;  dans  une  salle 
que  l'on  a  dû  agrandir,  des  dons  à  la  bibliothèque 
et  au  musée;  les  classes  de  dessein  comptant  plus 
d'élèves  ;  un  courant  général  de  sympathie  pour 
notre  œuvre, —  voilà  qui  permet  de  croire  à  une 
renaissance,  de  signaler  un  réveil.  Il  ne  faudrait 
pas  douter  que  l'Institut  ne  contribue  pour  beau- 
coup à  Tinlluence  que  nous  acquérons  dans  la 
capitale. 


288       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


11  y  a  quiuzo  ans,  qu'étaient  les  Caiiadiens-i rail- 
lais dans  la  capitale  ?  Une  poignée.  Deux  mille 
cinq  cents  âmes  sur  quatorze  milK;,  soit  un  siiiôme. 
Aujourd'hui  nous  sommes  dix  mille  cinq  cents 
sur  vingt-sept  mille  âmes  environ,  soit  plus  d'un 
tiers  de  la  population.  Nous  avons  doublé  notre 
proportion  vis-à-vis  des  autres  races  prises  ensem- 
ble. L'envahissement  par  le  nombre  est  indé- 
niable, mais  si  nous  ne  débordons  pas  nos  frères  de 
la  langue  anglaise,  s'il  est  même  impossible  que 
nous  les  atteignions  de  longtemj)s  dans  les  choses 
du  commerce,  de  l'industrie  et  de  là  richesse,  en 
revanche  nous  progressons  rapidement  sous  ce  rap- 
port. Où  étaient-ils  y  a  quinze  ans,  les  propriétaires 
canadiens-français?  Combien-  étaient-ils?  Ils 
étaient  une  dizaine  et  ne  possédaient  que  de  ché- 
tives  propriétés  dans  les  moins  gais  endroits  de  la 
ville.  Ils  se  comptent  aujourd'hui  par  centaines 
et  occupent  les  meilleures  localités. 

Dans  la  profession  médicale  nous  avons  six  repré- 
sentants. Nos  marchands,  on  ne  les  compte  déjà 
plus.  Nous  avons  abordé  tous  les  genres  d'affaires. 
Nous  possédons  une  banque  française.  Quatre 
églises  françaises,  trois  couvents,  un  collège,  des 
hôpitaux,  des  asiles,  l'Institut  canadien,  la  société 
Saint- Jean-Baptiste,  quatre  sociétés  de  bienfaisance, 
une  société  de  bâtisse,  un  cercle  de  débats,  des 
clubs  dramatiques,  deux  journaux, — tout  cela  parle 
éloquemment  de  notre  diffusion,  de  notre  impor- 
tance. 

La    profession   légale    ne     compte    plus    qu'un 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTTAWA         289 

membre  (îauadieu-frauçais,  par  suite  de  la  disx:)ari- 
tion  de  Lapierre  et  de  Taillou.  Mais  elle  eu  comp- 
tera deux  dans  quelques  mois.(=^)  Les  avocats,  ça 
prend  partout. 

Ce  pauvre  Lapierre,  je  l'ai  vu  mourir,  je  lui  ai 
fermé  les  yeux,  je  l'ai  porté  à  sa  dernière  demeure, 
et  quand,  livre  lu  et  relu,  nous  l'eûmes  déposé  dans 
un  des  rayons  de  cette  bibliothècjue  funèbre  du 
charnier,  c'est  moi  qui  ai  fermé  sur  lui  la  dernière 
porte  qui  le  rattachait  à  la  lumière,  aux  vivants. 
Si  l'obscurité  terrestre  s'est  faite  sur  lui,  l'oubli,  du 
moins,  ne  descendra  point  au  cœur  de  ses  amis. 
Et  ceux-ci  sont  nombreux,  et  sincères,  et  chagrins  : 
nul  ne  perdra  le  souvenir  de  cette  haute  intelli- 
gence qui  éclaira  un  grand  cœur. 

Taillon  n'est  pas  mort,  mais  sa  maladie  ne  laisse 
guère  d'espoir.  Que  celui  qui  priera  pour  Lapierre 
n'oublie  pas  Taillon.  C'étaient  des  inséparables, 
les  deux  doigts  de  la  main,  toujours  liés,  jamais 
brouillés  pendant  une  seule  minute,  fi-ancs  et  vrais 
l'un  à  l'autre,  une  paire  d'amis  superbe. 

Je  vous  entretiendrai  de  temps  à  autre  des  Cana- 
diens de  la  capitale. 

II 
L'ABBÉ  Cyp.  Tanguay,  L.D.,  M.S.R.C. 

Si  vous  vous  embusquiez  sur  le  pont  DufFerin  à 
l'heure  où  les  fonctionnaires  de  l'Etat  se  rendent  à 
leurs  bureaux,   entre  toutes  ces  figures  jeunes  ou 

(*)  M.  Philippe  Paiiet  a  été  depuis  admis  au  barreau. 

9 


290       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


vieilles,  glabres  on  barbues,  vous  ne  manqueriez 
pas  de  remarquer  un  homme  petit  de  taille,  à  la 
tenue  elérico-bourgeoise,  correcte,  aux  lunettes  d'or 
et  au  pas  méthodique.  Chateaubriand  prétendait 
que  les  portières  réglaient  leurs  horloges  sur  son 
passage  quand  il  se  rendait  à  l'Abbaye-aux-Bois 
voir  sa  belle  amie  Mme  Récamier  :  vous  pour- 
riez sans  crainte  d'errer  d'une  minute  régler  votre 
montre  sur  l'apparition  de  cette  homme  à  la  tête 
du  pont.  J'ai  dit  petit,  mais  non  fluet  ;  la  figure 
aquiline,  colorée,  sans  ride,  ni  patte-d'oie  ;  avec  la 
taille  en  plus,  ce  serait  un  bel  homme.  Il  a  soi- 
xante-quatre ans  sonnés,  vous  ne  lui  eu  donneriez 
pas  plus  de  quarante-cinq  on  quarante-huit.  Les 
traits  sont  réguliers  et  fins,  les  cheveux  se  refusent 
à  grisonner,  la  démarche  est  alerte,  le  sang  pétille 
dans  les  joues,  l'œil  est  jeuue,  les  dents  saines,  l'ap- 
pétit excellent.  Dans  quelle  fontaine  de  jouvence 
prend-il  donc  son  bain  quotidien  ?  Il  sait  beau 
coup  de  choses,  mais  il  ne  sait  pas  vieillir  ;  c'est 
bien  en  cela  seulement  qu'il  est  paresseux. 

Buies  chantait  un  jour  : 

Pour  vaincre  les  passions, 
Pour  avoir  la  vertu, 
Il  faut  aux  nations 
Un  collet  rabattu. 

Celui  dont  je  vous  parle,  n'en  déplaise  au  grand 
moraliste,  porte  le  faux  col  droit,  le  collet  romain  : 
c'est  un  abbé,  mais  pas  un  abbé  crosse,  ni  mitre,  ni 
de  cour  :  c'est  un  abbé  de  bibliothèque,  un  béué- 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTTAWA         201 


dictin,  rude  à  la  tâche  et  qui  ne  travaille  pas  à 
dépêohe-compagiioD.  Il  a  la  forte  vertu  d'avoir 
entrepris  et  quasi  terminé  une  œuvre  gigantesque  : 
rattaché  les  familles  canadiennes  à  leurs  auteurs, 
recherché  et  retrouvé  nos  ancêtres  et  leur  histoire, 
renoué  un  fil  dont  presque  personne  n'aurait  cru 
possible  de  rejoindre  les  bouts.  Avec  sou  ouvrage, 
chacun  peut  remonter  de  père  en  aïeul  jusqu'aux 
souches  qui  apportèrent  la  civilisation  à  l'Amé- 
rique. Il  n'y  a  que  les  bâtards  à  qui  ce  livre  est 
inutile. 

Je  n'ai  encore  nommé  ni  l'abbé  Cyprien  Tauguay 
ni  son  Dictionnaire  généalogique  des  familles  cana- 
diennes, mais  on  a  compris  que  c'est  d'eux  que  je 
veux  entretenir  mes  lecteurs. 


L'abbé  Tanguay  est  prêtre.  Il  a  été  curé  tour  à 
tour  à  Saint-Raymond,  Saint-Michel  de  Bellechasse , 
à  Eimouski  et  à  Saiute-Hénédine.  C'est  ici  que 
M.  J.-C.  Taché,  sous-ministre  de  l'Agriculture,  l'a 
pris  avec  la  permission  de  son  ministre  feu  M. 
McG-ee,  et  de  l'archevèqi^  Baillargeon,  pour  l'in- 
staller dans  son  département  comme  spécialiste, 
dans  le  double  but  d'utiliser  des  aptitudes  particu- 
lières et  de  tirer  parti  d'un  habit  qui  sert  de  passe- 
partout. 

Prêtre,  l'abbé  Tanguay  pouvait  chercher  ses  ren- 
seignements où  d'autres  ne  pénétreraient  point  ;  les 


202       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

communautés  de  femmt^s  s'ouvriraient  devant  lui  ; 
devant  lui  les  curés   étaleraient  avec  bonne  grâce 
les  registres  de  leurs  archives  paroissiales. 
Le  choix  était  excellent. 

D'autant  plus  que  déjà  l'abbé  avait  relevé  les 
registres  de  Québec,  de  Rimouski  et  de  je  ne  sais 
plus  combien  de  paroisses.     On  était  en  1865. 

Eu  entrant  dans  ses  fonctions  officielles,  l'abbé 
Tanguay  savait  ce  qui  l'attendait  :  non  seulement 
toutes  les  paroisses  et  tous  les  greffes  du  pays  à 
visiter  et  étudier,  mais  des  archives  à  consulter  à 
Paris,  et  des  renseignements  à  prendre  aux  Etats- 
Unis,  dans  les  régions  peuplées  par  les  nôtres.  Il 
y  fut  bravement,  et  s'attaqua  d'abord  aux  grands 
centres,  puis  il  passa  aux  paroisses  et  à  leurs  dé" 
membrements. 

En  18*70,  il  était  en  état  de  publier  le  premier 
volume  de  son  dictionnaire  généalogique, — 6^5 
pages  in-8o  à  double  colonne,  où  les  origines  cana- 
diennes se  retrouvent  pendant  un  siècle,  depuis  la 
fondation  de  Québec  jusqu'à  l'année  lYOO.  G-râce 
à  un  système  admirable,  chacun  peut  en  un  clin- 
d'œil,  étant  donné  le  nom  de  quelqu'un,  trouver 
de  qui  ce  quelqu'un  descend,  d'où  viennent  ses 
aïeux,  la  date  et  le  lieux  de  leur  naissance,  de  leur 
mariage,  de  leur  sépulture,  les  dates  relatives  aux 
enfants,  tous  ces  événements  do  famille  si  chers  à 
quiconque  sa  généalogie  intéresse.  Et  il  n'y  a  pas 
à  dire  mon  bel  ami,  il  faut  sefier  au  renseignement, 
qui  est  absolument  exact. 


LES   CANADIENS   FRANÇAIS   A   OTTAWA         293 

Les  registres  sans  doute  laissent  bien  des  lacunes 
et  présentent  d'infinies  difficultés.  Mais  le  génie 
méthodique,  la  mémoire  heureuse,  l'esprit  de  com- 
paraison et  les  facultés  intuitives  de  l'auteur  vien- 
nent à  son  secours,  et  lui  permettent  de  déchiffrer 
en  toute  certitude  les  feuillets  les  plus  obscurs  et 
de  combler  des  vides  de  tout  genre.  Tel  qui  est 
né  dans  notre  province,  il  le  trouvera  cinquante 
rans  après  dans  le  Michigan  ou  le  Missouri,  et  avec 
lui  reconstituera  la  famille.  Pour  un  travail  de 
<C3tte  nature  il  faut  deux  choses  que  Tabbé  possède  : 
la  mémoire  et  le  jugement. 

L'œuvre  à  laquelle  l'abbé  Tauguay  attache  son 
îiom  est  immense  ;  nulle  part  on  ne  l'a  entreprise  ;  il 
n'y  a  pas  de  pays  au  monde  où  l'on  puisse  aussi 
sûrement  remonter,  à  travers  trois  siècles,  à  d'aussi 
infimes  détails  que  la  naissance,  le  mariage  ou  le 
décès  du  plus  humble  de  ses  premiers  habitants. 
Nous  devons  cet  avantage  aux  registres  de  l'état 
civil  que  le  clergé  a  si  bien  tenus  de  lui-môme 
autant  que  de  par  la  loi  française.  Il  fallait  en 
outre  un  travailleur  émérite  pour  sauver  de  la  des- 
truction, en  les  analysant  sous  une  forme  commode, 
(des  archives  aussi  précieuses. 

Quand  l'abbé  Tanguay  relevait  le  premier  regis- 
tre paroissial,  celui  de  Rimouski,  il  ne  songeait  pas 
•qu'ii  entreprenait  l'œuvre  de  toute  sa  vie,  celle  qui 
léguera  son  nom  à  nos  descendants  ;  il  ne  voulait 
que  découvrir  les  liens  de  parenté  qui  créent  des 
empêchements  aux  mariages  et  nécessitent  des  dis- 
penses, afin  d'assurer  aux   alliances  de  ses  parois- 


294        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

siens  la  validité  et  la  légitimité  que  les  lois  reli- 
gieuses et  civiles  exigent. 

Il  y  a  quarante  ans  de  cela. 

L'appétit  est  venu,  en  rongeant  des  bouquins,  à 
ce  rat  de  sacristie  et  de  greffe  ;  et  de  la  paroisse  il  a 
passé  au  comté,  du  comté  au  district,  du  district  à 
la  province.  Aujourd'hui,  savez-vous,  même  ap- 
proximativement le  nombre  d'actes  de  l'état  civil 
qu'il  a  lus  et  notés  ? 

Huit  cent  mille. 

Rien  que  cela  ! 

Son  travail  est  fini  jusqu'à  la  conquête.  Les 
soixante  premières  années  du  dix-huitième  siècle 
vont  lui  prendre  trois  volumes,  dimension  du  pre- 
mier tome  de  son  dictionnaire.  Le  fruit  de  ses 
recherches  est  consigné,  en  manuscrit,  dans  trois 
cents  volumes. 


Après  cela,  allez-vous  dire,  l'abbé  va  s'arrêter. 
La  population  augmente  dans  une  telle  proportion, 
passé  la  conquête,  qu'il  n'y  a  plus  moyen  de  la 
suivre  dans  ses  développements,  mais  surtout,  aux 
époques  d'émigration,  le  fil  va  se  briser,  et  qui 
pourra  le  renouer  ? 

Il  est  certain  que,  par  la  sacristie  et  le  greffe,  la 
plupart  des  familles  canadiennes  peuvent  recons- 
tituer leur  arbre  généalogique  d'aujourd'hui  à  1760. 
Mais  je  ne  jurerais  pas  que  cet  enragé  piocheur  ne 
se  mît  en  tête  d'amener  ses  recherches  depuis  la 


LES  CANADIENS-FRANÇAIS  A  OTTAWA        295 


conquête  jusqu'à  1800.     Il  est  si  jeune  et  si  frais 
pour  un  vieillaid  ! 

L'impression  de  son  premier  volume  lui  à  coûté 
chaud,  et  il  n'est  pas  rentré  dans  ses  frais,  loin  de 
là.  Il  est  à  espérer  que  le  parlement  fédéral  et  le 
parlement  québecquois  viendront  à  son  aide.  Que 
diable  !  un  particulier,  surtout  un  employé  public, 
ne  peut  pas  prendre  à  sa  charge  une  dépense  aussi 
formidable  que  celle  de  faire  imprimer  quatre 
volumes  de  ^00  pages  chacun,  pour  le  seul  avan- 
tage du  public. 

Il  y  a  toujours  de  la  loi, — comme  on  dit  dans  le 
peuple. 

Pour  le  peuple,  loi  veut  dire  bon  sens. 

Que  le  peuple  est  heureux  d'aA^oir  des  illusions  ! 
Cette  fois,  il  lui  sera  bien  permis  d'avoir  des  esi)é- 
rances.  On  met  presque  à  sa  portée  l'annuaire  de 
sa  noblesse. 

Ne  faud^-ait-il  pas  le  mettre  tout  à  fait  à  sa 
portée  ? 

Ne  pas  oublier  que  c'est  au  fond  lui  qui  paie. 


Eréchette  a  vu  parfaitement  le  côté  utile  de 
l'œuvre  en  apparence  modeste  de  l'abbé  Tanguay. 
Lorsque  je  le  vis  dédier  une  pièce  de  vers  à  celui- 
ci,  à  l'occasion  de  son  dictionnaire,  je  confesse  que 
je  ne  saisis  point  le  rapport  entre  la  poésie  et  la 
naissance  de  tous  ces  braves  pionniers  qui  furent 


296        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


nos  pères.  Mais  une  fois  la  pièce  lue  ce  n'était 
plus  ça.  Je  compris  combien  conserver  le  sou- 
venir des  hommes  héroïqu(\s  qui  avaient  implanté 
la  civilisation  et  fondé  notre  nationalité  dans  l'Amé- 
ricjue  septentrionale,  était  chose  digne  de  la  lyre. 
L'histoire,  dit  en  substance  le  poète,  raconte  les 
hauts  faits  et  négligo  le  grain  de  sable  ;  l'œil  fixé 
sur  les  aigles,  elle  ne  voit  pas  les  nids  dans  les 
sillons  ;  elle  dore  le  casque  du  grand  capitaine, 
mais  oublie  le  conscrit  ;  même  dans  notre  histoire, 
qui  rend  si  pleinement  justice  à  tous  les  grands 
noms,  que  de  héros  ignorés  ! 

Ils  furent  grands  pourtant,  ces  paysans  hardis 
Qui,  sur  ces  bords  lointains,  d(''fièrent  jadis 

L'enfant  des  bois  dans  ses  repaires, 
Et  perçant  la  forêt  l'arquebuse  à  la  main, 
Au  progrès  à  venir  ouvrirent  le  chemin 

Et  ces  hommes  furent  nos  pères  ! 

Quand  la  France  peuplait  ces  rivages  nouveaux, 
Que  d'exploits  étonnants,  que  d'immortels  travaux, 

Que  de  légendes  homériques, 
N'eurent  pour  tous  héros  que  ces  preux  inconnus, 
Soldats  et  laboureurs,  cœurs  de  bronze,  venus 

Du  fond  des  vieilles  Armoriques  ! 

Le  temps  les  a  plongés  dans  son  gouffre  béant. . . . 
Mais  d'exhumer  au  moins  leurs  beaux  noms  du  néant 

Qui  fera  l'œuvre  expiatoire? 

C'est  vous,  savant  abbé  !  c'est  votre  livre,  ami. 
Qui  se  fait  leur  vengeur,  et  lépare  à  demi   . 

L'ingratitude  de  l'histoire  ! 


Lisez-moi  l'introduction  au  Dictionnaire  généalo- 
gique, et  l'étude  étymologique  et  historique  sur  les 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTTAWA         29*7 


noms  qui  précède  aussi  l'ouvrage  ;  ce  n'est  pas  ce 
que  vous  aurez  lu  de  moins  curieux  et  de  moins 
intéressant.  Et  si  vous  avez  du  goût  pour  la  sta- 
tistique, si  vous  vous  occupez  de  l'histoire  cana- 
dienne, tout  au  moins  si  vous  avez  un  quart 
d'heure  à  donner  à  l'admiration  d'une  chose  utile 
bien  faite,  d'un  travail  consciencieux,  jetez  un  œil 
dans  le  recensement  de  18tl.  Au  cinquième 
volume,  seconde  partie,  voyez  ce  qu'il  a  fallu  de 
patience  pour  faire  le  calcul  comparatif  des  nais- 
sances pendant  chaque  année  du  siècle  dernier.  Je 
n'entre  pas  dans  ce  détail,  car  il  me  faut  finir. 

Je  prends  seulement  le  temps  de  dire  que.  de 
17*71  à  18tl,  le  chiffre  des  enfants  illégitimes, — ces 
malheureux  non  couverts  par  le  pavillon  !— n'a 
pas  atteint  5,000.     Dans  un  siècle  ! 

Je  suis  loin  d'avoir  épuisé  mon  sujet,  mais  ayant 
à  terminer,  je  le  fais  sur  ce  chiffre,  qui  parle  si 
hautement  en  faveur  de  la  moralité  de  notre 
peuple. 

III 

ACHILLE   FRÉCHETTE  (1) 

De  Fréchette,  le  poète  lauréat,  je  n'ai  pas  à  par- 
ler ;  tout  le  pays  connaît  ses  œuvres  et  les  admire. 
Beaucoup  de  mes  lecteurs  ont  eu  l'occasion  de  l'ap- 
plaudir à  ses  débuts  dans  la  sculpture  ;  ses  inti- 
mes, ceux  qui  pénètrent  dans  son   salon,  ne  peu- 

■  (1)  1883. 


298       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

vent  taire  leur  étonnement  quand  ils  A-^oient  les 
bnstes  de  son  petit  garçon  et  de  Lamartine,  ses 
deux  premiers  essais,  ses  deux  premiers  succès.  Et 
le  buste  de  son  père  dont  je  n'ai  encore  vu  que  la 
maquette,  modelé  par  l'amour  filial,  il  est  simple- 
ment parfait. 

Vous  en  savez  assez  long  sur  le  compte  du  poète- 
sculpteur  pour  que  je  me  dispense  d'en  dire  plus. 

Je  veux  parler  de  son  frère  Achille. 

Ce  nom  ne  rayonne  pas  encore  comme  l'autre, 
mais  il  est  loin  d'être  inconnu.  Achille  a  été  jour- 
naliste, avocat,  marchand  de  bois  dans  le  Nebraska 
aujourd'hui  il  est  échoué  dans  le  bureau  des  tra- 
ducteurs français  des  communes.  Lui  aussi  est 
poète,  pas  autant  que  sou  frère,  mais  assez  pour 
redouter  peu  de  comparaisons  au  pays.  Qui  a  lu 
ses  Martt/rs  de  la  Foi  dira  comme  moi.  Quelles 
grandes  strophes  il  y  a  là-dedans  ! 

Mais  pour  lui  la  poésie  n'est  qu'un  délassement, 
elle  ne  l'aiguillonne  pas,  et  il  ne  monte  que  rare- 
ment, trop  rarement,  sur  le  trépied.  Esprit  pra- 
tique, volonté  énergique,  il  n'en  est  pas  moins  l'a- 
dorateur du  beau  partout,  et  un  artiste  de  cœur 
d'une  délicatesse  toute  féminine.  Il  a  pour  devise  : 
"  Si  une  chose  mérite  qu'on  la  fasse,  elle  mérite 
qu'on  la  fasse  bien,  et  il  ne  forligne  jamais,  grande 
ou  petite  soit  la  chose. 

Donc,  la  poésie  il  l'a  plantée  là.  Il  s'est  rac- 
croché au  dessin  et  à  la  peinture, — iDour  y  faire  un 
jour  des   merveilles,  vous  verrez.     Il  est  le  seul, 


LE^î   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTTAWA         299 

élève  français  de  l'école  d'art  d'Ottawa.  Il  est  cou- 
vaiucu,  à  droit,  que  ce  sanctuaire  vaut  mieux,  au 
point  de  vue  de  la  gloire  et  de  la  fortune,  que  le 
temple  de  Thémis  ou  la  crête  du  Parnasse. 

L'extrême  ambition  de  la  plupart  des  jeunes  gens 
qui  "  prennent  des  leçons  "  de  dessin  dans  les 
maisons  d'éducation  est  de  faire  des  copies.  Copier 
des  dessins  semble  être  pour  eux  le  but  de  l'art, 
plutôt  qu'un  moyen  d'arriver  à  dessiner  eux-mêmes 
d'après  nature.  Une  fois  c[u'ils  ont  copié  une  jolie 
chose,  ils  s'imaginent  en  être  les  auteurs  et  n'ont 
plus  pour  celui  dont  ils  ont  reproduit  l'œuvre 
qu'une  admiration  pâlissant  devant  leur  propre 
estime. 

Un  des  premiers  devoirs  d'une  école  d'art  est  de 
battre  en  brèche  cette  fausse  idée  du  dessin,  en  fai- 
sant voir  combien  la  nature  est  belle,  comment 
ses  beautés  peuvent  être  interprétées,  et  en  c^uoi 
consiste  le  mérite  de  ses  interprètes.  Si  j'en  juge 
par  ce  que  j'ai  vu  à  son  exposition  de  cette  année, 
telle  semble  être  l'idée  qui  préside  aux  travaux 
de  l'école  d'Ottawa.  Excepté  dans  les  cas  de  com- 
mencements absolument  élémentaires,  il  ne  paraît 
pas  s'y  faire  de  copies.  Des  feuilles  naturelles,  les 
plus  simples  en  moulage,  servent  de  premiers 
modèles.  Après  les  feuilles,  des  parties  du  visage 
humain,  puis  la  tête  entière,  des  mains,  des  pieds, 
enfin  le  corps  comx)let,  d'abord  d'après  le  moulage, 
ensuite  d'après  le  modèle  vivant  nu. 

Ce  qu'apprend  l'élève  en  dessinant  lentement  et 


800        ooiTps  d'œil  i*:t  coups  dk  plttme 

avec  .soin  d'après  \v  nioulaiçt;  ou  la  1>oshc,  il  a  l'oc- 
casion de  l'appliquer  rapidement,  pendant  la  (Jasse 
du  samedi  après-midi,  dans  les  croquis  qu'il  fait 
alors  d'après  un  modèle  drapé  qui  pose  deux  heures. 
Les  croquis  de  cette  classe  sont  en  général  ce 
qui  intéressait  davantage  le  pu})lic  dans  l'exposi- 
tion qui  s'est  faite  dans  les  salles  de  l'école  le  mois 
dernier. 

Cette  exposition  était  doublée  d'un  concours,  et 
sanctionnée  par  des  prix  dont  voici  la  liste  : 

Dessin  d'aj^rès  la  bosse  :  premier  prix,  M.  Achille 
Fréchette  ;  second  prix,  Miss  Eugénie  Fortier  ;  men- 
tion honorable,  M.  li.  "W.  Rutherford. 

Dessin  cV après  le  nu  :  prix  unic^ue,  M.  F.  Checkley  ; 
mention  honorable,  MM.  W.  J.  H.  Watts  et  Achille 
Fréchette. 

Croquis  d'après  le  modèle  drapé  :  prix  unique,  M. 
Achille  Fréchette  ;  mention  honorable,  M.  Fennings 
Taylor. 

En  peinture  à  l'huile,  l'élève  commence  par 
peindre  des  moulages  et  des  natures  mortes*  des 
objets  groupés,  tels  que  des  légumes,  des  fruits, 
des  fleurs,  puis  vient  la  figure.  Les  peintures  ex- 
posées témoignent  d'efforts  réels  pour  arriver  à  la 
vérité  dans  les  valeurs  et  les  tons  des  sujets. 

Peinlure  à  l'huile  :  prix  unique,  M.  Achille  Fré- 
chette ;  mention  honorable.  Miss  A.  B.  Johnson. 

Les  différentes  classes  de  dessin  et  celle  de  la 
peinture  à  l'huile  sont  la  création  d'un  jeune  artiste 
d'un   talent   sérieux.     Les   solides   études   de   M. 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTTAWA         301 

Brymner  à  Paris  l'ont  mis  on  état  de  donner  à  l'é- 
cole une  direction   saine,  et  les  élèves  qu'il  forme 
auront  à  se  féliciter  de  leur  bonne  fortune.     Plu- 
sieurs de  ses  toiles  ont  été  fort  remarquées  à  l'ex- 
position de  l'Académie  royale  du  Canada  tenue  à 
Montréal  le  printemps  dernier.     Il  est  fils  d'un  de 
mes  vieux  amis  et  confrères,  M.  Douglas  Brymner 
ancien  rédacteur  du  Herald  de  Montréal,  et  main- 
tenant archiviste  du  département  de  l'agriculture 
a  Ottawa.  Mes  sincères  compliments  au  fils  comme 
au  père. 

La  division  de  l'aquarelle  est  conduite  par  Mme 
Cowper  Cox,  graduée  de  South  Kensington     C'est 
surtout  le  département  des  dames.  La  plupart  des 
aquarelles  exposées   sont  d'après  nature,  et,  ainsi 
qu  il  en  est  des  ouvrages  des  autres  classes,  mon- 
trent que  les  élèves  se  sont  sérieusement  appliqués 
a   rendre  les  effets  de  nature  de    la   manière   la 
plus  simple  possible,  sans  aucune  affectation. 
Aquarelles  :  prix  unique,  Miss  Odell. 
L'école  n'a  que  deux  bonnes  années  d'existence. 
Llle  compte   soixante-douze  élèves.    C'est  sur  ce 
grand  nombre  de  concurrents  que  Fréchette  a  con- 
quis les  honneurs  à  la  pointe  du  crayon. 

Je  l'ai  dit,  il  est  le  seul  élève  français  ;  Miss  Por- 
tier n'a  de  français  que  le  nom. 

On  voit  à  quoi  ce  garçon-là  emploie  le  peu  de 

temps  que  lui  laisse  le  métier  de  traducteur  officiel. 

Il  y  a  quelques  semaines,  j'ai,  comme  tout  Sparks 

Street,  admiré  de  lui,  dans  la  vitrine  de  Wilson,  un 


302       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

portrait  d'une  grande  grâce,  d'une  touche  moel- 
leuse, d'un  modelé  délicat,  et  d'un  traitement  gé- 
néral en  parfaite  harmonie  avec  la  beauté  particu- 
lièrement .sereine  de  l'original.  Ce  portrait  de 
madame  Bourijiot  est  un  des  plus  beaux  crayons 
que  j'aie  vus. 

Aujourd'hui  c'est  le  portrait  de  l'honorable  M. 
G-eofFrion  qu'Achille  Fréchette  a  sur  le  chevalet. 
Qui  a  connu  l'ancien  ministre  à  l'éiioc^ue  où  il  prési- 
dait la  commission  d'enquête  sur  les  affaires  du  Nord- 
Ouest,  où  la  solution  qu'il  proposait  des  difficultés 
de  ces  lointains  territoires  était  adoptée  par  lord 
Dufferin,  reverra  sous  le  pinceau  d'Achille  cette 
belle  tête  si  fine,  cette  physionomie  à  la  fois  éner- 
gique et  engageante  qui  souriait  d'autant  plus  vo- 
lontiers qu'elle  était  animée  de  plus  de  force,  et 
qui  est  là  parlante. 

Fréchette  est  consciencieux  dans  son  art.  Il  aura 
l'idéal  pour  but,  mais  il  arrivera  par  le  droit  che- 
min. C'est  à  la  nature  même  qu'il  demande  ses 
secrets,  et  son  tempérament  artistique  ne  l'arrache 
pas  au  culte  qu'il  voue  à  la  vérité  pure  ;  cela  res- 
sort pleinement  de  la  précision  de  son  dessin  et 
de  l'exactitude  de  son  modelé,  sans  qu'il  y  man- 
que le  souffle  c[ui  anime  l'œuvre  d'art. 

M.  Greoffrion  doit  être  content  de  ce  portrait 
plein  de  finesse  et  de  vigueur. 

A  ces  courts  éloges  d'un  artiste  canadien  d'ave- 
nir, j'ajouterai  qu'une  Canadienne,  Miss  Jones, 
fille    de    l'ancien    ministre    de    la    milice,    l'ho- 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTTAWA         303 


norable  A.  a.  Jones,  vient  de    voir  deux  de  ses 
tableaux  reçus  au  Salon  de  Paris. 

Ces  succès  canadiens  ne  doivent  pas  nous  trouver 
insensibles. 

F.-R.-E.   CAMPEAU 

Je  ne  suis  pas  un  admirateur  des  titres  et  des 
décorations. 

Les  titres,  il  n'y  a  même  pas  à  se  baisser  pour  les 
ramasser  :  il  suffit  de  se  donner  la  peine  de  naître. 
Tout  prince  a  ses  titres,  qui  lui  viennent  de  ses 
pères.  Tout  prince  est  décoré,  jeune  ou  vieux, 
pour  cela  seul  qu'il  est  prince,  excepté  peut-être  en 
Italie,  où  les  princes  foisonnent  comme  lapins  en 
garenne.  Il  n'a  pas  encore  grandi  assez  pour 
mordre  sa  nourrice  qu'il  est  colonel  d'un  régi- 
ment, quelquefois  feld-maréchal  et  grand  amiral  ; 
vous  exposez  le  plus  gros  des  cochons  ou  le  plus 
puissant  des  étalons,  vite  on  vous  fait  chevalier 
d'un  ordre  quelconque.  Regarde-t-on  à  votre  mé- 
rite personnel  ? 

Au  Canada  même,  où  il  y  a  si  peu  de  décorations 

et  de  titres,  que  de  mazettes  ont  des  rubans  et  des 
croix  ! 

Mais  où  je  commence  à  croire  aux  titres  et  aux 
décorations,  c'est  quand  ils  sont  la  récompense 
d'une  vie  utile,  grandement  employée.  Faire  une 
distinction  pour  un  savant,  pour  un  soldat,   pour 


304        COUPS  d'ceil  et  coups  ])k  plume 


un  philaiithiope,  un  missionnaire,  un  explorateur, 
pour  qui  a  des  services,  du  talent  fécond,  du  génie, 
—  soit  !  Hors  de  là,  trompe-l'œil  !  encouragement 
de  la  plus  sotie  des  vanités  !  plus  souvent  encore 
spéculation  bilatérale  ! 

Bilatérale  est  bien  le  mot  :  le  prince  spécule  sur 
la  vanité  ou  les  écus  du  titulaire,  le  titulaire  sur  la 
badauderie  de  ses  concitoyens. 

Ces  réserves  faites,  je  m'empresse  de  reconnaître 
que  l'ordre  du  Saint-Sépulcre  me  paraît  dans  les 
conditions  d'exception  voulues.  Il  y  a  bien  quel- 
que chose  qui  cloche  selon  moi  dans  renonciation 
des  conditions  requises  pour  obtenir  la  croix,  mais 
en  somme  il  n'y  a  qu'à  s'incliner  devant  un  ordre 
de  chevalerie  qui  exige  :  lo  profession  et  pratique 
de  la  religion  catholique  jointes  à  une  conduite  hono- 
rable et  irrépréhensible;  3o  importance  de  mérites 
personnels  acquis  par  des  services  rendus  à  la  reli- 
gion, surtout  en  Terre-Sainte. 

Ce  que  je  ne  comprends  pas,  c'est  la  section  2  : 
noblesse  de  naissance,  ou  au  moins  position  sociale 
telle  qu'on  puisse  vivre  more  nobilium  ;  et  encore 
moins,  que  cette  condition  passe  avant  celle  des 
services  rendus  à  la  religion. 

Vivre  à  la  manière  des  nobles,  est-ce  donc  si  bien 
vivre,  quand  il  y  a  tant  de  guenilles  princières  et 
de  nobles  haillons  qui  s'étalent  au  soleil  de  cer- 
tains pays  civilisés,  où  les  lazzaroni  et  les  gitanos 
possèdent  plus  de  baïoques  et  de  maravédis  que 
les  principicules  et  les  hidalgos  ? 


LES  CANADIENS-FRANÇAIS   A  OTTAWA        305 


Il  n'est  doue  pas  nécessaire  d'être  fort  riche,  il 
suffit  de  vivre  à  la  manière  des  nobles. 

A  la  rigueur,  celui  qui  emprunterait  et  ne  paie- 
rait jamais  ses  dettes,  pourvu  qu'il  eût  la  particule 
ou  la  grenouillère...  ! 

Je  laisse  ce  point  de  côté. 

Tout  ce  qui  importe  à  nos  yeux,  c'est  qu'il  faut 
tenir  une  conduite  honorable  et  irrépréhensible  et 
rendre  des  services  à  la  religion. 

J'aime  de  cet  ordre  qu'il  ne  se  prodigue  pas. 
Dans  le  pays  le  plus  catholique  du  monde,  où  les 
mœurs  sont  si  exceptionnellement  pures,  et  où  tant 
de  services  sont  rendus  à  la  religion, —  il  n'y  a  en- 
core qu'une  dizaine  de  décorés,  bien  que  l'ordre 
soit  ancien. 

A  Ottav^ra,  l'ordre  compte  Mgr  Duhamel  et  M.  F. 
R.  E.  Campeau. 

C'est  de  M.  Campeau  que  je  veux  parler  aujour- 
d'hui, et  de  la  cérémonie  de  son  investiture. 


M.  Campeau  est  fonctionnaire  public. 

Si  on  demande  pourquoi  il  a  été  appelé  à  cette 
dignité,  je  dirai  simplement  : 

Parce  qu'il  professe  et  pratique  la  religion  catho- 
lique et  que  sa  conduite  est  honorable  et  irrépré- 
hensible ; 

Parce  qu'il  a  d'importants  mérites  personnels 
acquis  par  des  services  rendus  à  la  religion,  à  la 
charité,  à  la  nationalité  française. 


306        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

C'est  un  dévoué. 

Un  homme  qui  depuis  des  années  et  des  années 
a  sacrifié  temps  et  argent,  quêté,  essuyé  des  rebuf- 
fades, organisé  l'assistance  publique,  prodigué  sa 
personne  et  sa  bourse,  monté  des  concerts  et  des 
représentations  dramatiques,  présidé  des  ventes  de 
charité,  au  profit  de  quoi? — De  la  société  Saint- 
Vincent  de  Paule,  de  l'orphelinat  Saint- Joseph,  de 
la  société  Saint- Jean-Baptiste,  de  l'Institut  cana- 
dien, de  la  société  de  secours  mutuels  des  Franco- 
canadiens  fondée  par  lui  ; 

Un  homme  qui  s'est  fait  élire  commissaire  des 
écoles  catholiques  afin  de  restaurer  leurs  finances, 
et  qui  y  a  réussi  ; 

Un  homme  qui  ne  tire  jamais  en  arrière,  dont  le 
dévouement  est  une  institution  sur  laquelle  peu- 
vent toujours  compter  charité,  religion,  nationalité. 

Toutes  les  ressources  utilisées  par  tous  les  dé- 
vouements à  toutes  les  causes  recommandables. 

Pas  des  plus  brillants  ces  titres,  selon  l'étroite 
compreuette  du  monde,  mais  bous,  seuls  solides  : 
de  l'or  pur  au  lieu  de  ruolz,  de  strass,  de  similor  ; 
du  diamant,  non  du  cristal  de  roche. 


La  collation  de  l'ordre  fut  l'occasion  d'une  fort 
agréable  soirée.  Il  y  avait  bien  chez  M.  Campeau 
de  soixante-quinze  à  quatre-vingts  amis,  empressés 
de  lui  témoigner  le  plaisir  que  leur  causait  l'hon- 
neur tombé  sur  lui.     La  magistrature,  la  dpéuta- 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTTAWA         307 


tiou,  la  municipalité,  les  lettres,  les  sciences,  les 
arts,  le  service  civil,  le  commerce,  la  presse  avait 
là  de  brillants  représentants. 

La  cérémonie  fut  courte,  si  l'on  peut  appeler  cé- 
rémonie la  présentation  du  diplôme.  Le  R.  P.  Pal- 
lier, O.M.I.,  avait  été  chargé  de  la  chose  en  l'ab- 
sence de  Mgr  Duhamel.  M.  Lusignan  lui  remit  la 
lettre  de  M.  Huguet-Latour,  le  délégué  au  Canada 
du  patriarche  latin  de  Jérusalem,  qui  priait  ce  reli- 
gieux de  le  représenter  dans  cette  circonstance,  puis 
le  diplôme  sur  parchemin  portant  le  grand  sceau 
de  l'ordre  et  signé  par  le  grand-maître  Vincent 
Bracco.  Remarques  bien  tournées  du  R.  P.  Pallier, 
réponse  émue  de  M.  Campeau,  applaudissements 
des  invités,  poignées  de  mains  et  félicitations  au 
nouveau  chevalier,  ce  fut  toute  la  première  partie 
de  la  soirée. 

La  seconde  se  décompose  ainsi  :  chant  et  mu- 
sique, souper,  santés  et  discours,  entrain  et  gaîté... 
et  longue  séance. 


A  quand  remonte  la  fondation  de  l'ordre  ? 

A  G-odefroi  de  Bouillon,  à  Beaudoin,  à  Lusignan  ? 

Il  y  en  a  qui  la  portent  au  3e  siècle.  Disons 
qu'il  est  vieux,  même  très  vieux,  et  ne  fixons  au- 
cune date. 

L'ordre  a  périclité.  Les  papes,  depuis  Alexandre 
II  jusqu'à  Benoît  XIV,  l'ont  protégé,  Pie  IX  l'a 
étendu. 


308        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 
Une  notice  que  J'ai  sous  les  yeux  dit  : 

"  Cet  ordre  n'avait  jadis  que  le  seul  grade  do  cluwalic^r.  Mais 
N.  S.  P.  le  pape  Pie  TX  l'a  enri(!hi  de  nouveaux  statuts  on  l'aug- 
mentant de  deux  autres  grades,  tellement  qu'il  comprend  au- 
jourd'lmi  trois  classes  distinctes  :  Les  chevaliers  de  1ère  classe 
ou  grand'croix  aux(|uols  seuls  est  accordé  l'usage  de  la  ])la(jue 
d'argent  ornée  des  insignes  de  l'ordre.  Ils  portei|t  ces  insignes, 
c'est-à-dire  la  croix  de  Godefroi  do  Bouillon,  susi)endue  à  une 
grande  liande  de  soie  noire  moirée  et  niisoen  écliarp(»  (1(î  l'épaule 
droite  au  tlanc  gauche.  Les  chevaliers  de  seconde  classe  ou  com- 
mandeurs portent  la  croix  suspendue  en  sautoir  par  un  ruban 
de  moindre  dimension  ;  les  simples  chevaliers  la  portent  en  for- 
mat plus  petit  et  suspendue  à  la  boutonnière,  comme  les  cheva- 
liers des  autres  ordres. 

"  L'uniforme  est  commun  aux  trois  classes,  quant  à  la  forme 
et  à  la  couleur  :  drap  blanc  avec  cuirasse,  collet,  parements  noirs, 
plus  ou  moins  ornés  selon  le  grade  d'un  chacun  comme  on  le  voit 
dans  les  modèles. 

"  Le  premier  grade  ou  la  grande  croix  ne  peut  être  conféré 
qu'aux  personnages  de  premier  rang,  aux  princes  tant  ecclésias- 
tiques que  séculiers,  aux  ministres,  ambassadeurs,  évéques, 
généraux  d'armée  et  à  tous  ceux  qui  se  trouveraient  déjà  hono- 
rés d'une  pareille  décoration  dans  un  autre  ordre." 


Ce  même  jour,  25  mai  1883,  l'honorable  P.  J.  0. 
Chauveau  était  élu  président  de  la  Société  royale 
du  Canada. 

De  sorte  que  la  semaine  a  été  bonne  pour  les 
Canadiens-français. 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTRAWA         309 


V 

LE   DOCTEUR   PRÉVOST 

Le  premier  chapitre  de  ce  petit  travail  a  pain,  il 
y  a  dix-huit  mois,  alors  que,  dans  l'Iustitut,  j 'étais 
chaque  jour  en  contact  avec  ceux  des  nôtres  qui 
font  le  plus  honneur  à  notre  race.  Je  n'y  ai  tracé 
que  quelques  portraits  rapides,  dont  les  circon- 
stances m'ont  imposé  le  choix,  me  réservant  d'ajou- 
ter de  temps  à  autre  une  nouvelle  toile  à  la  galerie. 

Je  n'avais  d'autre  but  que  d'apprendre  à  nos 
frères  du  Bas-Canada  sur  quels  dévouements  et  sur 
quels  talents  notre  nationalité,  flot  toujours  mon- 
tant, compte  pour  conquérir  l'Ontario  par  alluvion. 

J'ai  depuis,  sous  une  autre  forme,  continué  cette 
œuvre  toute  française,  en  laissant  connaitre  cer- 
tains noms  qui  nous  honorent,  comme  Achille 
Fréchette  et  F.  U.  E.  Campeau. 

Si  peu  de  mérite  littéraire  qu'aient  ces  mono- 
graphies, elles  possèdent  indiscutablement  celui 
d'être  un  travail  national,  propre  à  nous  relever  à 
nos  yeux,  et,  partant  à  stimuler  notre  courage.  On 
est  toujours  i^lus  puissant  quand  on  a  conscience 
de  sa  force. 


L'homme  dont  le  nom  paraît  en  tête  de  cet  arti- 
cle est  l'un  des  Canadiens-français  les  plus  en  vue 
de  la  capitale,  et  ce  n'est  pas  surprenant  :  le  doc- 
teur Coyteux-Prévost  est  un  homme  distingué. 


310  COTTPS    D'(KIIi    ET   nOUPS    DE    PTJTME 


Chacun  connaît  la  virile  race  des  Prévost,  qui  a 
illustré  dans  le  district  de  Terrebonne  les  profes- 
sions de  notaire,  d'avocat  et  d<î  médecin.  C'est 
tout  feu,  ces  gens-là,  et  tout  patriotisme.  On  ne 
forligne  pas  chez  eux.  Ménésippe  remettant  son 
mandat  de  député  parce  qu'il  ne  trouve  pas  la 
Chambre  assez  honnête  ;  Wilfrid  défendant  Riel 
de  sa  chaude  parole,  et  brandissant  à  la  face  de  la 
députation,  à  l'appui  de  ses  dires,  un  poing  que 
l'on  eût  dit  importé  du  Colisée, — ces  types  sont 
inoubliables.  Combien  de  fois  j'ai  admiré  dans 
cette  famille  la  chaleur  du  sentiment  et  l'éloquence 
qu'elle  engendre  !  Rien  de  convenu,  pas  de  pas- 
tiche, tout  plein  de  naturel,  de  la  franchise  même 
brutale,  et  de  la  parole  véhémente,  vraie,  coulant 
à  déborder.     On  est  mâle,  on  le  reste. 

Coyteux  est  bien  de  la  lignée,  allez  ! 

Mais  ce  que  j'admire  surtout  dans  cette  famille 
puissante,  c'est  l'esprit  de  solidarité,  c'est  le  dévoue- 
ment de  l'un  pour  l'autre,  c'est  le  prêt  de  l'épaule 
à  la  roue  du  parent.  En  anglais,  cela  se  dit  clan- 
nàhness  ;  en  français,  c'est  de  la  fraternité. 

La  force  est  là. 

Transporté  de  la  famille  à  la  nation,  ce  sentiment 
conquiert  le  monde. 

Excellente  franc-maçonnerie,  je  vous  le  jure  ! 

Coyteux  est  le  fils  aîné  du  Dr  Jules  Prévost,  de 
Saint-Jérôme,  un  vrai  médecin,  non  seulement  par 
la  science,  mais  par  l'humanité,  Gallien  doublé  du 
Bon  Samaritain.     Un   médecin  de  campagne  qui 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTTAWA         311 


reçoit  et  lit  toutes  les  publications  spéciales  du 
jour  ;  qui  porte  à  ses  malades  pauvres,  avec  des 
médicaments,  des  vivres  et  des  douceurs  ;  qui  se 
tient  au  courant  des  découvertes  et  des  progrès  de 
la  science  et  pratique  en  même  temps  la  charité  ; 
un  père  c[ui  ne  vit  que  pour  sa  famille,  écrit  chaque 
semaine  à  ses  enfants  éloignés,  sur  des  feuilles  qui 
ont  cet  en-tête  imprimé  :  "  Le  journal  de  laJamiUe, 

Saint-Jérôme,  le "   des  lettres  délicieuses  où  le 

plus  profond  amour  paternel  bout  ;  un  homme 
droit  et  probe,  que  l'estime  entoure, — voilà  celui 
que  Coyteux  vénère  comme  un  père,  aime  comme 
un  ami,  et  consulte  comme  un  professeur. 


Une  fête  aux  huîtres,  c'est  bien  commun,  n'est- 
ce  pas  ?  Ça  ne  signifie  rien  :  on  boit,  on  mange, 
on  chante,  on  s'en  va,   c'est  tout.     Il  n'y  a  que  du 

temps   de  perdu et   quelquefois    des    cheveux 

malades. 

A  l'Institut,  c'est  autre  chose.  Notre  fête  à  un 
caractère  national.  Ils  étaient  neuf,  les  fondateurs 
de  la  fête,  il  y  a  quinze  ans.  Cette  année,  nous 
sommes  cent  trente.  Je  vous  parlais  du  flot  qui 
monte  :  me  croyez  vous  ? 

Si  nous  étions  plus  nombreux,  c'est  que  nous 
avons  Prévost  à  notre  tête  :  il  est  cette  année  le 
président  de  l'Institut.  En  sa  personne  la  nationa- 
lité s'accuse,  s'affirme,  nous  courons  lui  prêter  main- 
forte. 


312  COUPS   D'(KITi    I<:T   coups    de   l'LUMK 


Comme  elle  est  amusante,  cette  fête  ! 

Ou  mauge,  mais  pas  silencieusement,  tout  le 
monde  parle  ;  ou  boit,  mais  en  trinquant,  et  au  son 
du  piano  et  des  chansons  ;  on  danse  sur  des  airs 
canadiens  ;  on  discourt, — sur  la  note  nationale  ;  on 
joue  au  billard,  et  l'on  fait  bien  des  fausses  queues. 
L'aube  paraît...  mais  il  ne  faut  pas  rappeler  cela 
à  nos  femmes  ! 

Quel  plaisir,  dans  Ottawa,  cette  nécropole,  où  le 
tramway  repose  le  dimanche,  où  la  police  arrête 
l'enfant  qui  joue  à  la  balle  ou  au  cerceau  le  jour 
du  Seigneur,  où  les  voitures  de  place  sont  remisées 
pendant  le  sabbat,  dans  cette  ville  anglaise  où  l'on 
dépense  plus  d'empois  que  de  froment,  quel  plaisir 
de  faire  tache  et  de  rire  à  la  bonne  franquette,  c'est" 
à-dire  de  tenir  tout  une  nuit  les  échos  anglais  en 
éveil  ! 

Si  nous  nous  en  sommes  donné...  sous  Prévost! 

Sous  Prévost  qui  est  toujours  le  premier  au  plai- 
sir comme  le  premier  au  travail. 


Au  travail  surtout. 

Prévost  est  à  la  tête  d'une  des  plus  importantes 
clientèles  de  la  capitale  qu'il   a  acquise  en  six  ans. 

Il  a  fait  sou  cours  classique  au  collège  de  Mont- 
réal, et  suivi  ses  cours  de  médecine  au  collège  Vic- 
toria.    Admis  à  la  profession,  il  est  allé  compléter 


LES    CANADIENS-FRANÇAIS  A   OTTAWA         313 

ses  études  à  Dublin,  à  Londres,  surtout  à  Paris, 
sous  des  professeurs  qui  ne  sont  pas  des  mazettes 
croyez-m'en.  Il  arrivait  à  Ottawa  en  1877,  après 
avoir  exercé  pendant  quelques  mois  à  Saint- Jérôme. 
Au  bout  d'un  an,  il  était  le  président  de  la  société 
médico-chirurgicale  d'Ottawa.  Quelle  enjambée  ! 
surtout  si  l'on  songe  qu'il  était  le  seul  membre 
français  de  cette  association.  Le  mérite  s'imposait. 
La  loi  de  l'Ontario  est  sévère,  on  n'y  devient  plus 
médecin  qu'avec  une  licence  du  collège  des  méde- 
cins et  chirurgiens  ;  les  médecins  étrangers  n'y  sont 
plus  reçus  à  exercer  que  s'ils  ont  pris  une  licence 
du  collège  provincial  ;  Prévost  prend  la  sienne,  et 
le  voici  gradué  en  1881. 

Le  voici   également    médecin    de  l'hôpital,    du 
collège  Saint-Joseph,  de  la  maison  mère  des  sœur 
grises,  du  couvent  de  la  rue  Rideau,  et  de  plusieurs 
autres  institutions  de  charité  :  maternités,  asiles, 
refuges. 

Les  patients  abondent,  le  jour  est  tout  employé, 
la  soirée  largement  entamée  ;  Prévost  étudie  encore, 
à  deux  heures  du  matin,  les  cas  en  voie,  ou  il 
prépare  des  articles  pour  les  journaux  de  médecine. 
C'est  ainsi  qu'il  écrit  :  "  De  Valcool  dans  le  traite- 
ment de  la  pneumonie^  C'est  ainsi  qu'il  prépare 
la  conférence  qu'il  lira  devant  l'assemblée  des 
médecins  du  Dominion  à  Toronto.  Il  est  là  le 
seul  médecin  français;  pièce  pathologique  en 
mains,  il  disserte  sur  la  tumeur  cancéreuse  des  os 
du  crâne,  il  est  applaudi  à  outrance.  Le  Médical 
Record  et  V  Union  médicale  j^ublient  ce  travail.    C'est 


314      COUPS  d'œil  et  coups  de,  plume 


ainsi  qu'il  écrit  cet  article  sur  le  croup  et  la  diph- 
thérie,  dout  les  conclusions  sont  adoptées  par  la 
Revue  de  thérapeutique,  de  Paris,  qui  les  pulilie  avec 
éloges.  C'est  ainsi  qu'il  trouve  le  temps  de  colla- 
borer à  r  Union  médicale,  d'écrire  ces  lettres  Aux  deux 
Wilfrid,  dans  lesquelles,  sous  couleur  d'enseigner 
à  ses  deux  élèves  à  surmonter  les  difficultés  des 
commencements  de  la  pratique,  il  donne  des  con- 
seils dont  les  vieux  médecins  pourraient  profiter 
comme  les  jaunes. 

La  plupart  de  ces  travaux  sont  écrits  en  anglais^ 
langue  que  Prévost  manie  comme  sa  langue  mater- 
nelle. 

Outre  que  sa  vaste  clientèle  est  là  pour  attester 
ses  succès  professionnels,  le  public  a  confiance  en 
Prévost,  parce  qu'on  sait  qu'il  étudie  sans  cesse, 
observe  toujours  et  consigne  régulièrement  le  ré- 
sultat de  ses  observations.  Ses  tiroirs  regorgent 
de  manuscrits  qui  sont  l'histoire,  jour  par  jour,  de 
toutes  les  maladies  sérieuses  qu'il  traite. 

Mon  histoire  y  est,  celle  d'une  pleurésie  qui  a 
failli  m'emporter. 

Prévost  adore  sa  profession  ;  il  ne  lui  reproche 
que  ceci  :  qu'elle  lui  prend  tout  son  temps  et  ne 
lui  permet  pas  d'étudier  ses  auteurs  comme  il  le 
voudrait. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  c'est  la  reconnaissance 
seule  pour  un  médecin  qui  m'a  sauvé  la  vie,  ou 
mon  amitié  pour  un  homme  de  cœur  rempli  d'es- 
prit, qui  me  dicte  cet  article  :  ces  deux  sentiments 
y  sont  pour  beaucoup  sans  doute,  mais  il  y  a  au- 


LES   CANADIENS-FRANÇAIS   A   OTTAWA         315 


dessus  le  désir  patriotique  de  rendre  hommage  à 
ceux  de  notre  race  qui,  dans  une  province  anglaise, 
se  recommandent  à  l'admiration  et  à  la  sympathie 
françaises. 


316       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


UNE  TOMBÉE  DE   NUIT   NATURALISTE 


PARODIE 


Le  soleil  descend  se  (^acher  sous  l'horizon  jus- 
qu'à demain  ;  c'est  une  course  au  tonneau  qu'il 
fait  chaque  jour  :  entrer  par  un  bout,  sortir  par 
l'autre.  ^ 

C'est  si  bien  pour  moi  comme  un  cancan,  qui 
m'entre  par  l'oreille  gauche  et  me  sort  par  la 
droite. 

Se  coucher  de  si  bonne  heure,  c'est  avoir  honte. 
Eien  de  surprenant  :  lui  si  rouge  ce  matin,  il  est 
gris  ce  soir  ! 

Quelles  jolies  choses  il   laisse  derrière  lui  ! 

Les  crapauds  "à  l'œil  doux"  vont  à  leurs  rendez- 
vous  dans  l'herbe-à-dinde,  les  maringouins,  ces 
sveltes  et  déhanchés  oiseaux  des  rivages  inondés, 
nous  bourdonnent  leur  piquante  chansonnette  de 
l'occiput  au  sinciput,  entre  le  sterno-cléido-mastoï- 
dien  et  le  sapingo-maxillaire  ;  les  vers  de  terre  que 
brusque  la  main  indélicate  du  pêcheur  à  la  ligne 
se  tord,  s'effile  et  s'allonge  comme  pour  protester, 
et  se  recommander  à  la  société  protectrice  des  ani- 
maux. C'est  l'heure  oii  la  chenille  arpenteuse 
rentre  à  son  gîte.     Le  héron  songeur,  le  butor  mé- 


UNE   TOMBÉE   DE   NUIT   NATURALISTE         31*7 

laucolique,  ces  échassiers  qui  ont  tant  de  jugemeut 
qu'ils  se  gouverneut  avec  leurs  pattes,  et  tant  de 
pudeur  qu'ils  se  dispensent  de  queue  ;  l'orfraie, 
l'engoulevent,  la  corneille,  la  chouette  et  le  hibou, 
ces  chantres  rauques  et  ces  chasseurs  de  la  nuit, — 
tous,  les  oiseaux  de  proie  comme  les  veilleurs  soli- 
taires, pêcheurs  de  grenouilles  ou  mangeurs  de 
taupes,  sous  l'œil  unique  de  la  lune  pâlie,  com- 
mencent leurs  courses  ou  leurs  chansons. 

Il  y  a  belle  lurette  que  l'inofFensive  couleuvre 
rayée  de  vert  dort  sur  sa  portée  de  couleuvreaux. 
Les  rats  préludent  à  leurs  courses  nocturnes  entre 
plafond  et  plancher,  la  souris  grignote  la  plinthe 
qui  la  sépare  de  nos  armoires  de  linge  et  de  nos 
buffets.  Le  marais  grouille  de  vie  et  ce  que  croasse 
la  grenouille  en  fa  dièse  ou  en  si  bémol,  nul  ne  le 
sait  :  demande-t-elle  à  Jupin  un  roi  ou  chante-t-elle 
ses  amours  ?  les  loches,  ses  filles,  l'entourent-elles 
pendant  le  concert  et  prennent-elles  des  leçons  de 
musique  ? 

La  barbette  mord  à  plein  hameçon,  ce  n'est  pas 
encore  l'heure  de  la  barbue.  La  laquaiche  happe 
les  mannes  qui  flottent  à  la  surface  de  l'eau,  et 
l'estugeou  saute  au  dessus,  toute  la  longueur  de  son 
corps,  pour  retomber  sur  le  côté,  dans  les  attitudes 
penchées  qui  distinguent  le  cocodès  de  l'onde. 
L'araignée  a  pris  sa  retraite  en  sa  toile  et  laisse  en 
paix  la  mouche  endormie. 

Le  bruit  tombe  davantage  et  l'activité  cesse. 
Seuls,  les  astres,  comme  des  lanternes  sourdes,  ne 
rayonnant    que    sur    un    point,    s'allument,  et   la 


318      COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

chauve-souris  vole  en  zigzag  dans  le  soir  brun  ; 
la  femme  et  l'eufant,  en  l'apercevant,  poussent  de 
petits  cris  et  se  de  Tendent  avec  leur  mouchoir  de 
ses  attouchements. 

La  lune  Ijrille  maintenant  comme  un  fond  de 
chaudron  chauffé  à  blanc,  et  à  mesure  qu'elle 
monte  à  pic  perdent  de  l'éclat. 

Le  ver  luisant,  cette  étoile  de  l'herbe, 
L'étoile  d'or,  ce  ver  luisant  des  cieux. 

Le  canard  domestique  au  large  bec  plat  cesse  de 
brouter  l'herbe  à  cochon  et  s'en  va,  repu,  la  falle 
pleine,  rejoindre  sa  cane  sous  le  four  ;  les  dindons, 
plantés  sur  une  patte,  oubliant  la  beauté  de  leur 
roupie,  depuis  longtemps  dorment. 

La  lune  monte  toujours,  et  j'entends  le  ouaoua- 
ron  qui  pince  les  cordes  de  son  violoncelle  et  fait 
concurrence  aux  meuglements  de  la  vache,  qui, 
debout  près  de  la  clôture  du  parc,  cesse  de  songer 
au  bœuf  de  ses  amours. 

Les  nuages  jouent  à  cache-cache  avec  la  lune 
souvent  écornée,  mais  pas  jalouse,  des  nuages  qui 
changent  de  forme  à  tout  bout  de  champ,  tantôt 
béliers  floconneux,  chameaux  à  quatre  bosses,  hip- 
pogriffes assis  sur  le  train  de  derrière,  veaux  efflan- 
qués, singes  suspendus  à  des  branches  d'arbre, 
toute  une  ménagerie  que  l'on  peut  contempler 
sans  frais  dans  le  jardin  d'acclimatation  de  là- 
haut,  éclairés  par  les  célestes  quinquets. 

La  mouche  à  patates,  cette  convexe  chrysomèle, 
épargnée  par  le  vert  de  Paris,  a  fini  pour  aujour- 


UNE   TOMBEE   DE   NUIT    NATURALISTE         319 


d'hui  ses  ravages  et  remet  à  demain  de  pondre  ses 
visqueux  œufs  jaunes.  L'escargot  est  rentré  dans 
sa  coquille,  les  larves  reposent  sous  les  feuilles  du 
chou.  Le  grillon,  qui  chantait  au  foyer,  s'est  tu. 
Seuls,  peut-être,  se  continuent  dans  l'ombre  : 

Les  guerres  du  volvox  contre  le  vibrion, 

et  l'engendrement  du  choléra  des  poules  par  les 
baccéries. 

C'est  décidément  la  nuit. 
.   Eh  bien  !  je  m'en  vas  me  coucher. 


320        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


LA  PRESSE  POLITIQUE 

Un  vieil  ami  qui  est  encore  dans  la  mêlée  poli- 
tique, m'écrivait  tout  dernièrement  : 

"  Dis-moi  donc,  est-tu  ramolli  ?  D'où  te  vien- 
nent cette  mansuétude  envers  les  hommes  que  tu 
as  si  rudement  combattus  dans  le  passé,  cette  sou- 
daine tendresse  pour  des  adversaires  naturels  dans 
tous  les  ordres  ?  " 

J'ai  répondu  à  cet  ami  : 

"  Dans  tous  les  ordres,  non  !  De  ce  que  sur  le 
terrain  politique,  ne  nous  entendant  pas,  nous  nous 
sommes  fouaillés,  faut-il  c{u'à  tout  jamais  nous  nous 
regardions  en  chiens  de  faïence  ?  Chaque  homme 
a,  selon  moi,  du  bon.  L'un  a  une  politique  peut- 
être  fausse,  mais  il  est  ardent  patriote.  Celui-ci 
professe  une  autre  religion  que  moi,  ce  qui  ne  l'em- 
pêche pas,  le  progrès  de  la  science  aidant,  de  pou- 
voir en  remontrer  à  Leibnitz  eu  mathématiques. 
Toi  et  moi  sommes  aux  antipodes  en  philosophie, 
dois-je  pour  cela  méconnaître  ta  science,  tes  talents, 
tes  succès,  ton  mérite  ?  Il  y  a  tel  de  mes  amis 
avec  qui  je  n'entreprendrais  pas  une  discussion 
en  matière  de  théâtre  parce  que  nous  nous  frois- 
serions inévitablement  l'un  l'autre,  cependant  je 
serais  désolé  de  faire  croire  qu'il  n'est  pas  un  fin 
critique  et  un  écrivain  de  goût. 


LA   PRESSE   POLITIQUE  321 

"  J'ai  dépassé  l'âge  des  haines,  surtout  des  haines 
stériles  allumées  pour  le  compte  d'autrui.  S'il  y 
a  ramollissement,  c'est  chez  elles.  Je  ne  me  bats 
plus  pour  des  gens  qui  ne  me  tiennent  que  par  des 
côtés  de  couYentiou.  Je  tiens  à  mes  principes,  je 
défends  mes  opinions,  mais  quant  aux  hommes, 
merci  !  àmoins  qu'ils  ne  soient  de  mes  amis.  Parce 
que  René,  Jean,  Jacques  et  moi  nous  sommes 
chanté  pouilles, — et  pas  pour  notre  plus  grande 
gloire, — parce  que  nous  nous  sommes  houspillés 
sans  merci  ;  parce  qut^  nous  avons  gaspillé  le  temps 
que  l'étude  aurait  dû  prendre  et  dépensé  nos  an- 
nées les  plu&  actives  en  polémiques  sans  résultat, 
— faudra-t-il  que,  tout  en  nous  estimant,  nous  ne 
puissions  que  dire  du  mal  les  uns  des  autres  ?  Un 
homme  a  du  mérite,  sinon  en  ceci,  au  moins  en 
cela, — eh  bien  je  le  dis. 

"  Après  ? 

"  Nous  sommes  fous  de  nous  déchirer  pour  des 
ombres.  Chaque  parcelle  de  réputation  que  nous 
enlevons  aux  nôtres  avec  nos  ongles  de  journalistes, 
qui  sont  plutôt  des  griifes,  avec  nos  plumes  qui 
sont  trop  souvent  des  crocs  de  fauves  ou  des  cro- 
chets de  chiffonniers,  c'est  autant  de  force  perdue 
pour  notre  race,  c'est  un  retard  à  son  empire  iné- 
luctable sur  le  continent  d'Amérique.  Les  Amé- 
ricains vont  recevoir  de  la  France  la  statue  de  la 
Liberté  éclairant  le  monde,  et  aucun  peuple  n'est 
aussi  digne  qu'eux  d'accepter  un  cadeau  plus  su- 
blime d'une  nation  plus  généreuse  ;  nous,  ici,  dans 
notre  modeste  sphère,  si  nous  pouvions  apporter 


322       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


notre  pien-e  au  monument  de  la  fraternité  !  C'est 
une  ambition  chvC-tienne,  yh  !  Nous  jouissons  déjà 
de  la  liberté  politique  et  de  la  liberté  de  conscience, 
comme  de  l'égalité  devant  la  loi  :  il  ne  nous  man- 
que que  de  préparer  le  règne  de  l'amour  fraternel 
pour  réaliser  le  rêve  de  la  France  révolutionnaire. 

"  Je  sais  bien  que  c'est  là  le  hic,  le  point  difficile 
entre  tous.  On  permet  que  son  voisin  soit  aussi 
libre  que  soi,  on  souffre  que  la  loi  le  traite  comme 
soi,  mais  quant  à  l'aimer  c'est  autre  chose.  Et  pour- 
tant ce  doit  être  possible  puisque  Jésus  l'ordonne. 

"  Vous  autres  les  journalistes  politiques,  vous 
êtes  les  bêtes  de  somme  des  partis.  Vous  êtes  jeunes 
et  vaillants,  vous  avez  du  talent  et  de  l'avenir, 
mais  de  fausses  notions  de  ce  qu'est  la  vie  :  vous 
courez  vous  faire  enharnacher  et  monter  par  des 
écuyers  politiques  qui  ne  Avalent  certes  pas  tou- 
jours ceux  du  cirqu.e.  Yous  fournissez  une  car- 
rière brillante,  mais  toujours  improductive,  et  quand 
vous  êtes  fourbus,  morfondus,  fendus,  on  vous 
laisse  crever,  et  plus  tard  s'il  entend  parler  de  vous 
le  jockey  dit  :  "  Oui,  c'était  une  bonne  bête  !  " 

"  Bête  est  bien  le  mot. 

"  Le  journalisme  politique  n'a  de  sens,  au  f)oint 
de  vue  des  affaires,  que  si  ou  le  fait  à  son  compte  : 
le  faire  à  gages,  c'est  passer  avec  la  misère  un  bail 
emphy  théotique. 

"  Mon  cher,  que  j'ai  hâte  de  te  voir  enfin  sortir 
de  cette  arène  dont  le  sable  brille  mais  brûle,  fas- 
cine mais  aveugle  !     On  y  perd  temps,  science,  pei- 


LA   PRESSE   POLI-ÇIQUE  323 

nés,  argent.  On  est  l'athlète  dont  les  convulsions 
réjouissent  le  cœur  de  nos  romains  ;  on  se  bat,  sous 
les  yeux  des  badauds  de  l'amphithéâtre,  à  qui  en- 
core le  spectacle  ne  coûte  rien,  pour  la  gloire  et  le 
profit  de  quelques  douzaines  d'habiles  ;  les  naïfs 
font  l'affaire  des  fins.  Les  niais,  c'est-à-dire  nous, 
les  sincères,  ayant  usé  leurs  forces  vives,  leur  jeu- 
nesse, leur  santé, — aigris,  desséchés,  désillusionnés, 
pauvres  à  grabat,  endettés,  sans  espoir  de  surnager, 
pourrissent  dans  l'obscurité,  heureux  quand  ils 
peuvent  apporter  au  logis  l'os  que  suceront  les 
petits.  Et  un  jour  ils  ils  meurent,  jeunes,  sous 
l'œil  indifférent  de  leurs  exploiteurs  qui  ne  man- 
quent pas  de  dire,  en  manière  d'éloge  funèbre  : 
"  Cet  homme  avait  un  certain  talent."  Ave,  gazetta, 
pourriruri  te  salutant. 

"Laisse  donc  là  ce  journalisme  à  pointes,  hérissé, 
barbelé,  cette  greffe  à  gracchias  qui  arrache  à  l'a- 
gneau sa  toison  et  à  l'homme  sa  réputation.  Yous 
êtes,  tes  confrères  et  toi,  des  oiseaux  de  marais,  des 
putrivores  ;  vous  ne  vous  repaissez  que  de  scan- 
nales  et  de  choses  véreuses,  malsaines,  puantes  ; 
c'est  votre  joie  de  mettre  la  main  sur  une  infamie. 

"  Et,  ce  qui  est  bien  plus  grave,  mon  cher,  c'est 
votre  tort  de  vous  créer  des  ennemis.  Il  y  en  aura 
qui  seront  de  bonne  pâte  et  ne  demanderont  qu'à 
faire  la  paix.  Mais  il  y  en  aura  de  fécoces  qui 
n'oublieront  rien,  ne  pardonneront  rien,  vous  pour- 
suivront, vous  harcèleront  jusqu'à  extinction  de 
chaleur  animale.  Il  y  a  malbêtes  partout,  surtout 
dans  la  politique. 


324  COUPS  D'CEfti  ET  COUPS  DE  PLUME 


"  Votre  damnée  presse  politique  ne  rend  justice 
ù  aucun  adversaire.  J'en  suis  sorti,  Dieu  merci,  et 
c'est  pour  cela  qu'aujourd'hui,  sans  avoir  varié 
d'un  iota  dans  mes  opinions,  encore  moins  dans 
mes  principes,  je  suis  rentré  dans  le  calme  et  le 
serein;  j'ai  atteint  ce  degré  d'équité  auquel  je  puis 
sans  faiblesse  et  sans  compromission,  dire  de  mes 
anciens  adversaires  tout  le  bien  que  je  pense  d'eux 
que  tu  penses  d'eux,  que  pensent  d'eux,  dans  le 
for  intérieur,  an  fond  de  la  conscience,  les  hommes 
les  moins  intéressés  à  les  détruire." 


A  PROPOS  d'enseignes  325 


A  PROPOS  D'ENSEIGNES 

C'est  bou  pour  lui  ! 

Il  fallait  apprendre  le  français. 

L'idée  d'un  Anglais  de  voyager  en  France  sans 
savoir  un  traître  mot  de  notre  langue  !  Mon  Anglais 
s'est  exposé  à  une  mésaventure,  et  il  l'a  eue. 

Quand  je  dis  Anglais,  je  me  trompe,  je  devrais 
dire  Américain  ; — mais  c'est  tout  comme. 

Oyez  le  détail  de  l'affaire. 

Un  riche  négociant  de  la  Nouvelle-Orléans  est  à 
l'hôtel  de  Mars.  Il  sort  pour  aller  chercher  des 
cigares...  et  s'égare.     Il  arrive  place  Moncey. 

Là,  il  s'arrêta  épuisé  et  s'adressant  à  un  passant,  il  lui  demanda 
son  chemin,  mais  comme  il  ne  parle  et  ne  comprend  que  l'an- 
glais, le  passant  ne  comprit  pas  un  mot  et  poursuivit  sa  route. 

Une  seconde  et  une  troisième  tentative  n'eurent  pour  résultat 
que  de  grouper  autour  du  malade  une  douzaine  de  badauds,  qui 
riaient  à  se  tordre. 

Deux  gardiens  de  la  paix  s'approchèrent,  et  n'entendant  rien 

aux  explications  de  H jugèrent  que  ce  malheureux  était  fou 

et  l'emmenèrent  au  poste.  Là  le  brigadier,  jugeant  à  son  tour 
que  l'inconnu  était  bien  évidemment  fou,  le  fit  conduire  à  l'in- 
firmerie du  dépôt  de  la  préfecture,  d'où  il  fut  envoyé  à  Ste-Anne. 

Là,  enfin,  des  papiers  trouvés  sur  lui  permirent  d'établir  son 
identité.  Un  interprète  arriva,  et  Mme  H .... ,  dont  l'inciuiétude 
depuis  deux  jours  (car  les  pérégrinations  du  malade  avaient 


326   COUPS  d'(EIIj  et  coups  de  plume 

duré  deux  jours  entiers)  était  à  son  comble,  fut  prévenue  do  la 
présence  de  son  mari  à  l'asile  dos  fous, 

Mme  H....  s'est  empressée  d'aller  retirer  son  mari  et  de  le 
ramoner  ù  l'hôtel. 

Si  je  trouve  imprudent  mou  Américain,  je  trouve 
idiote  la  tenue  des  badauds,  et  cent  fois  bête  la  con- 
duite des  gardiens  de  la  paix. 

Se  peut-il  que  le  Français,  qui  sait  tout,  ne  sache 
pas  l'anglais,  et  que  ce  ne  soit  qu'au  bout  de  deux 
jours  qu'on  ait  eu,  dans  une  ville  comme  Paris, 
l'idée  de  chercher  un  interprète  ?  Après  tout,  John 
Bull  ou  Jonathan  n'a  pas  l'air  de  venir  de  Tom- 
bouctou,et  les  Français  qui  ont  si  souvent  rencontré 
les  Anglais  sur  les  champs  de  bataille  depuis  Azin- 
court  et  Crécy  jusqu'à  l'Aima,  devraient  un  peu, 
ce  me  semble,  connaître  le  langage  de  leurs  voisins, 
juste  assez  pour  le  distinguer  de  l'allemand. 

Il  est  évident  qu'on  ne  lisait  pas  à  la  devanture 
du  poste  :  Engiish  spoken  hère. 

Ça  n'empêche  pas  que  je  suis  loin  de  déplorer 
outre  mesure  le  quiproquo.  Quand  on  habite  la 
Nouvelle-Orléans,  encore  si  française,  on  devrait 
pouvoir  prononcer  quelques  mots  français  tant  bien 
que  mal.  Et  quand  on  est  un  riche  négociant,  on 
devrait  se  payer  les  services  d'un  interprète  en  pays 
étranger. 

C'est  bon  pour  mon  Américain  !  "  Fallait  pas 
qu'y  aille." 

Cette  ignorance  du  français  par  un  Américain  est 
peut-être,  après  tout,  indépendante  de  sa  volonté. 


A  PROPOS  d'enseignes  327 

Mais  nous  avons  ici,  se  remuant  au  milieu  de 
nous,  nous  ayant  opprimés  et  cherchant  à  nous 
primer,  des  Anglais  qui  ignorent  le  premier  mot 
de  notre  langue  ; 

Qui  l'ignorent  de  parti  pris  ; 

Dont  cette  ignorance  est  le  premier  article  du 
credo  national. 

Qui  rougiraient  de  paraître  faire  cas  de  notre 
idiome  ; 

Qui,  comme  ces  stupides  grands  seigneurs  fran- 
çais qui  se  glorifiaient  de  ne  savoir  signer,  étant 
nobles,  tiennent  à  honneur,  étant  anglais,  de  ne 
rien  savoir  de  la  plus  belle  des  langues. 

Lord  Durham  a  fait  école,  savez-vous  ! 

Lord  Durham,  en  gallophobe  qu'il  était,  avait 
recommandé  à  l'Angleterre,  dans  le  célèbre  rapport 
qui  a  fait  les  frais  de  tant  de  discours  lors  de  la 
discussion  du  projet  de  confédération,  de  s'absentir 
d'apprendre  le  français.  Forçons  les  Canadiens  à 
se  faire  comprendre  de  nous,  disait-il  en  substance, 
nous  saurons  bien  nous  faire  comprendre  d'eux. 

Et  il  a  eu  grandement  raison. 

Et  c'est  pour  cela  que  j'aurais  préféré  que  l'aven- 
ture fut  arrivée  à  un  Anglais  du  Bas-Canada,  à  un 
adepte  de  lord  Durham.  plutôt  qu'à  un  Américain 
peut-être  après  tout  plongé  dans  le  coton  et  la 
canne  à  sucre. 

Je  plains,  malgré  moi.  l'Américain  quiproqué, 


328        cours  d'œil  et  coups  de  plume 


mais,  nom  d'un  gaharot  !  je  n'aurais  eu  aucune 
pitié  pour  un  chauvin  anglais  couché  dans  les 
mêmes  draps. 


Un  petit  bout  d'examen  de  conscience. 

Ne  leur  donnons-nous  pas  trop  raison  à  nos  com- 
patriotes d'origine  britannique,  et  ne  sommes  nous 
pas  les  instruments  aveugles  de  la  politique  de 
lord  Durham  ? 

Je  m'adresse  à  la  bonne  foi  de  tout  venant. 
Yous  êtes  dans  un  village  de  la  province  de  Qué- 
bec, n'importe  lequel.  La  population  est  toute 
française.  Sur  cinq  cents  chefs  de  famille,  il  n'y 
a  pas  cinq  Anglais.  On  y  compte  un  seul  tailleur, 
un  seul  barbier,  un  seul  bottier,  tous  français. 
Parcourez  les  rues  du  village,  et  dites-moi  au  retour 
si  vous  n'avez  pas  lu  sur  l'enseigne  de  ces  mes- 
sieurs :  hair-dresser,  tailor  ou  shoemaker.  Ils  sont, 
je  le  répète,  les  seuls  de  leur  état,  l'enseigne  porte 
tous  leurs  attributs — ciseaux,  bottes  ou  rasoirs,  fers 
à  repasser,  souliers  ou  perruques, — chaque  villa- 
geois sait  où  les  trouver  ;  cependant,  soit  peur  de 
perdre  une  pratic^ue  anglaise,  soit  aplatissement 
devant  "  la  race  supérieure," — agenouillement  du 
vaincu  devant  le  vainqueur, — l'enseigne  mendie 
une  clientèle  impayaute. 

Est-ce  digne  ?  je  le  demande. 

Maintenant  transportez-vous  dans  la  province 
d'Ontario.     Parcourez,  examinez,  furetez,  et  trou- 


A  PROPOS  d'enseignes  329 

vez-moi  une  enseigne  française,  même  dans  les 
localités  où  la  majorité  est  française  ! 

Nous  avons  les  genoux  trop  faibles,  mes  compa- 
triotes ! 

Pourquoi  céder,  quémander,  bonneter  ? 

Nous  nous  souffletons,  et  quand  il  arrive  qu'un 
Anglais  veut  essayer  du  procédé,  nous  nous  ré- 
crions. 

C'est-à-dire  que  nous  nous  mettons  à  ses  genoux, 
et  quand  il  veut  nous  y  tenir  nous  pestons  contre 
lui  et  sa  manie  de  subjuguer. 

En  d'autres  termes  encore,  nous  nous  passons  le 
nœud  coulant  au  cou,  nous  lui  tendons  l'autre 
bout  de  la  corde,  et  s'il  fait  mine  de  tirer  nous 
crions  comme  des  oies  que  l'on  plume  vivantes. 

Debout,  mes  frères,  debout  ! 

Connaissez-vous  dans  la  province  de  Québec, 
dans  un  endroit  quelconque  où  les  Anglais  ne 
comptent  même  pas,  où  ils  sont  deux  contre  les 
nôtres  mille,  connaissez- vous  un  seul  Anglais  qui 
expose  une  enseigne  française,  une  affiche  fran- 
çaise ?  qui  condescende  à  faire  ses  affaires  en  fran- 
çais ?  Se  souci e-t-il  seulement  de  nous,  autrement 
que  pour  s'enrichir  de  notre  substance,  jusqu'au 
point  de  se  plier  un  instant  à  nos  exigences  et  de 
nous  parler  dans  notre  langue  ? 

Son  dédain  est  superbe  et  suprême. 

Lui  ne  nous  parle  qu'anglais  et  nous  force  le 
comprendre  ;  nous,  c'est  en  anglais  que  nous  lui 
adressons  la  parole. 


330       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Sursum  corda  ! 

Forçons  ces  Messieurs  à  apprendre  le  français, 
tU^ouons  les  projets  de  lord  Durhara,  soyons  dignes, 
dans  l'ordre  social,  de  nos  devanciers  qui  ont  arra- 
ché dans  l'ordre  politique  de  si  importantes  con- 
cessions à  nos  conquérants. 

De  grâce  pas  d'enseignes  anglaises  aux  portes 
des  nôtres,  dans  les  centres  français  ! 


DE   CEETAINES   ANNONCES  331 


DE   CERTAINES   ANNONCES 

L'inteution  vaut  le  fait. 

C'est  bien  là  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  irrépro- 
chable comme  axiome  théologique.  Exemple, — le 
baptême  de  feu,  le  désir  du  sacrement  de  péni- 
tence, qui  effacent  les  péchés  comme  le  meilleur 
baptême  d'eau  et  la  plus  auriculaire  de  toutes  les 
confessions. 

Mais  il  n'y  a  pas  que  ce  ten-ain  où  souhaiter  fasse 
arriver,  plutôt,  où  souhaiter  et  arriver  coïncident. 
Les  amoureux  et  les  superstitieux — les  deux  classes 
de  gens  qui  renoncent  le  moins  vite  à  leurs  idées 
pourraient  vous  en  dire  long  à  l'appui  de  ma  thèse. 
Le  pépin  de  pomme  collé  à  la  tempe  droite  à  l'in- 
tention de  la  plus  brune  des  blondes  ne  s'en  est 
pas  détaché,  et  le  mariage  a  eu  lieu.  Donc  ! 
Madame  a  rencontré  un  loucheur,  il  y  a  un  désap- 
pointement dans  l'air  ;  en  effet,  le  mari  ne  peut  ce 
soir  conduire  Madame  à  l'opéra  :  il  est  talonné  par 
un  Anglais  qui  lui  tire  à  boulets  rouges  et  de  qui 
il  ne  voudrait  pas  se  faire  voir  aux  premières  loges. 
Donc  encore  ! 

J'ai  d'autres  faits  que  cela,  moi,  et  des  plus  au- 
thentiques, et  qui  montrent  clairement  que  vouloir 
trouver  c'est  trouver,  pourvu  qu'on  en  prenne  le 
moyen. 


332       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

Or,  ce  moyen  c'est  l'anuonce  dans  les  gazettes. 

Je  ne  parlerai  pas  des  gens — filles  ou  garçons — 
qui  trouvent  un  parti  par  le  canal  des  agences 
matrimoniales  ou  des  annonces  en  quatrième  page  : 
je  les  ai  toujours  tro}^  plaints  pour  les  insulter  dans 
leur  malheur  en  les  appelant  en  témoignage. 

Ils  m'en  signaleraient,  eux,  de  belles  réussites  ! 

Je  parle  de  ce  que  j'ai  vu.     On  peut  me  croire. 

Il  y  a  donc  à  Montréal  un  riche  marchand  à  qui 
ça  ne  coûte  pas  les  yeux  de  la  tête  de  s'offrir  un 
crayon  d'or  à  manche  de  nacre  serti  de  diamants. 
Je  lui  en  ai  encore  vu  un  le  mois  dernier,  juste- 
ment celui  qu'un  jour  il  perdit. 

C'est  lui-même  qui  m'a  conté  l'histoire  :  c'est 
donc  bien  vrai. 

Il  s'en  était  servi,  un  matin,  pour  écrire  un  mé- 
moire dans  son  agenda  avant  de  gagner  son  maga- 
sin. Ici,  il  en  a  besoin,  se  fouille,  et  ne  le  trouve 
pas.  Il  téléphone  à  sa  femme  ;  recherches  sans  fin 
et  sans  résultat  chez  lui.  Son  parti  est  vite  pris  ; 
il  aura  perdu  le  crayon  dans  le  trajet,  il  faut  courir 
au  journal  le  plus  lu  —  la  Patrie  évidemment  —  et 
annoncer  le  petit  malheur.  Il  rédige  donc  l'an- 
nonce, et  il  va  sortir,  quand  son  premier  commis 
lui  dit  : 

— Si  vous  permettez,  patron,  je  vous  conseillerai 
de  mettre  dans  votre  poche  le  crayon  que  vous  avez 
derrière  l'oreille,  vous  pourriez  le  perdre  ! 


DE   CERTAINES   ANNONCES  333 


La  Patrie  perdit  un  écu  ce  jour-là,  mais  mon 
marchand  le  gagna  et  retrouva  son  bijou. 

Allez-vous  me  dire  que  sans  son  intention  d'an- 
noncer il  n'aurait  pas  pour  de  bon  perdu  son 
crayon  ?  Moi  je  soutiens  que  s'il  eût  vagué  tout 
lejour  dans  son  magasin,  le  commis  n'aurait  pas 
trouvé  étrange  qu'il  eût  un  crayon  sous  les  che- 
veux, que  le  crayon  serait  tout  probablement  tombé 
dans  une  caisse  de  marchandises  ou  dans  le  panier 
au  papier,— et  qu'on  ne  l'aurait  jamais  retrouvé. 

C'est  donc  une  salutaire  pensée  que  d'annoncer  ! 

Un  autre  exemple  aussi  frappant. 

Un  de  mes  amis  déménageait  le  premier  du  cou- 
rant, et  le  lendemain  constatait  la  disparition  d'une 
douzaine  de  cuillers  d'argent.  Grand  émoi,  chez 
la  femme  surtout.  On  repasse  en  mémoire  les  in- 
cidents de  la  journée. 

j— Il  y  avait  tel  des  charretiers  dont  la  figure 
n'était  pas  honnête. 

—Le  panier  à  l'argenterie  avait  été  renversé. 

^  —Peut-être  avait  on  oublié  quelque  paquet  dans 
l'ancienne  maison  ! 

—Annonce,  lui  dis-je,  annonce  !  Si  tu  ne  trouves 
pas,  avertis  la  police  pour  le  cas  où  l'on  t'aurait 
volé.     Mais  auparavant  cherche  partout. 

11  ne  voulut  rien  entendre,  et  porta  sur  le  champ 
une  annonce  à  un  journal  anglais,  paya  d'avance 
pour  deux  insertions,  et  s'en  revint  confiant  mettre 
ses  effets  en  ordre. 


334       COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

A  un  quart  d'heure  de  là  on  retrouvait  les  cuil- 
lers dans  je  ne  sais  plus  quel  ustensile  de  cuisine. 

L' annonce  n'avait  pas  même  encore  paru  !  Je 
lui  conseillai  d'aller  la  décommander,  mais  en  vain. 
Il  espérait,  peut-être,  l'insatiable,  si  l'annoncée  pa- 
raissait, trouver  une  autre  douzaine  de  cuillers. 

De  ces  deux  faits  il  y  a  une  morale  à  tirer  : 

Pour  av»ir  annoncé  dans  un  journal  anglais, 
mon  ami  a  payé  une  piastre  ;  pour  avoir  eu  l'in- 
tention d'annoncer  dans  un  journal  français,  mon 
marchand  n'a  rien  payé  : 

Et  tous  deux  ont  obtenu  le  même  résultat. 
Vous  n'allez  pas  faire,  de  ce  train-là,  me  dira-t- 
on, l'affaire  des  journaux- français  ! 

Mais  si  ! 

Quand  on  aura  perdu  quelque  chose,  on  aura 
l'intentien  d'annoncer  ;  si  on  ne  retrouve  pas  aus- 
sitôt, on  mettra  l'annonce,  et  tout  le  monde  y  ga- 
gnera. 

Est-il  besoin,  pour  prouver  l'efficacité  de  l'an- 
nonce, de  citer  le  cas  des  objets  trouvés  ?  Je  parle 
de  la  bonne  annonce,  bien  étalée,  bien  en  vue. 

Vous  avez  trouvé  une  piastre,  on  va  vous  en  ré- 
clamer cent.  Pour  un  perdant  il  y  aura  dix  récla- 
mants. Il  y  a  bien  la  description  de  la  trouvaille 
qui  gêne  un  peu,  mais  qui  ne  risque  rien  n'a  rien. 
Yous  pouvez  être  à  peu  près  sûr,  dix  fois  sur  douze, 
après  avoir  trouvé  l'article,  de  retrouver  le  maître. 

Hormis  d'employer  le  vieux  truc  : 


DE   CERTAINES   ANNONCES  335 


On  trouve  quelque  chose,  ou  s'abstient  de  lire  les 
journaux  pendant  une  semaine,  de  peur  d'y  voir 
une  malencontreuse  annonce  ;  puis,  quand  le  dan- 
ger est  passé,  on  risque  une  ligne  furtive,  cachée 
dans  un  coin  obscur  du  journal  ou  entre  une  boîte 
de  pilules  d'Ayer  et  une  fiole  de  lotion  persienne,  et 
on  apprend  de  la  sorte  urbi  et  orbi  qu'on  est  un 
honnête  homme,  se  mourant  d'envie  de  découvrir 
le  propriétaire  d'un  objet  perdu. 

Et  surtout  on  n'oublie  pas  de  signer  son  nom  en 
toutes  lettres. 

Sans  cela,  ce  serait  d^  l'argent  mal  employé. 

Donc  l'annonce  est  bonne  à  faire  trouver  ce  qu'on 
a  perdu  comme  à  empêcher  qu'on  réclame  ce  qui  a 
été  trouvé,  tout  en  créant  à  l'annonceur  une  bonne 
réputation. 


336        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


PLUTOT  MOUfilH  ! 


Eternel  biais  de  l'esprit  humain  ! 

Le  mal  que  l'on  puise  en  soi  parait  meilleur  que 
le  bien  proposé  par  autrui  ;  il  suffit  que  vous  m'of- 
friez bon  pour  que  je  mange  mauvais  avec  délices  ; 
ma  ratatouille  me  semble  plus  savoureuse  que 
votre  terrine  de  foie  gras,  mon  harang  fumé  que 
votre  brandade  de  morue. 

Quisquis  amat  ranam  ranam  putat  esse  Dianam. 

Eu  français,  ma  grenouille  vaut  votre  perdrix 
aux  choux. 

Il  y  a  des  gens  qui  préféreraient  mourir  à  pren- 
dre de  la  main  d'un  homme  qui  ne  leur  revient 
pas  le  remède  qui  les  guérirait. 

C'est  en  politique  et  en  religion  que  l'on  est  sur- 
tout témoin  de  cette  aberration. 

En  politique... 

Mais  je  ne  me  mêle  pas  de  politique  et  n'ai  pas 
à  dire  ici  combien  de  fois  les  partis  se  sont  déjugés, 
acceptant  aujourd'hui  des  leurs  comme  excellent 
ce  qu'ils  repoussaient  hier  de  leurs  adversaires 
comme  abominable. 

Cela  dépend  de  la  cuiller  et  de  qui  la  présente. 


PLUTÔT   MOURIR  33*7 


Les  remèdes  ne  sont  bous  à  prendre  que  dans 
les  cuillers  d'argent. 

En  religion,  par  exemple,  ah  !  en  religion... 
c'est  comme  en  politique  ! 

Pas  de  salut  plutôt  que  venant  de  telle  source  ! 

Ne  croyez  pas  que  je  plaisante,  Je  traduis  d'un 
journal  anglais  : 

"  Hier,  à  la  séance  du  synode  presbytérien  de 
New- York,  le  professeur  Hopkins,  d'Auburn,  a 
émis  un  vœu  d'approbation  en  faveur  des  senti- 
ments contenus  dans  la  récente  lettre  pastorale  du 
concile  provinciale  romain.  La  discussion  fut 
chaude  sur  le  rapport  de  la  commission  déclarant 
que  "  bien  que  la  substance  de  la  lettre  se  recom- 
mandât à  l'approbation  du  synode,  il  ne  convenait 
que  celui-ci  s'en  occupât."  Le  professeur  Hopkins 
lut  à  l'appui  de  sa  proposition,  des  extraits  de  la 
lettre  pastorale  relatifs  au  divorce  et  aux  excur- 
sions du  dimanche  et  que  toute  l'assistance  ap- 
prouva, n  prétendit  qu'il  était  on  ne  peut  plus 
opportun  de  prendre  connaissance  de  l'esprit  de 
de  progrès  de  l'église  catholique  romaine.  Le 
révérend  D.  Hall,  d'un  avis  contraire,  soutint  que 
tout  éloge  fait  par  le  synode  serait  considéré 
comme  une  concession  du  protestantisme  au  roma- 
nisme.  Le  rapport  fut  enfin  adopté,  mais  après 
avoir  été  amendé  de  façon  à  dire  que  le  synode 
refusait  de  se  mêler  des  affaires  des  autres  déno- 
minations." 

Ainsi  : 


338        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 

"  Ce  que  ce  concile  catholique  a  décrété,  ce  que 
la  lettre  pastorale  des  pères  du  concile  a  promul- 
gué, est  bon,  excellent, — mais  je  n'y  puis  goûter, 
n'étant  pas  de  la  paroisse. 

"  J'admets  volontiers  que  ce  que  vous  procla- 
mez, c'est  la  vérité, — que  nous  avons  les  mêmes 
vues  sur  le  sujet, — mais  comment  voulez-vous  que 
je  le  reconnaisse  publiquement,  moi  dont  c'est  le 
gagne-pain  de  prêcher  contre  vous  ?  Entre  nous, 
c'est  bien  cela,  et  la  congrégation  elle-même  y  con- 
court ; — mais  de  quel  front  oserais-je  demander  à 
celle-ci  sou  adhésion  à  une  déclaration  de  princi- 
pes formulée  par  vous  autres,  nos  adversaires  nés, 
qui  avez  pris  les  devants  ? 

"  Périsse  le  principe  plutôt  que  la  dignité  !  " 

Hé  oui  !  il  en  est  ainsi. 

On  sait  ce  qu'en  matière  religieuse  la  dignité 
prend  de  préséance  sur  le  bon  sens  et  la  vérité. 

Ne  jamais  paraître  céder,  c'est  la  loi  et  les  pro- 
phètes, y  compris  Habacuc. 

Ecolier,  votre  professeur  vous  bat  injustement, 
vous  vous  plaignez  aux  supérieurs  ;  on  vous  rebat, 
parce  que  l'autorité  est  infaillible  et  doit  garder 
son  prestige  :  vous  avez  nécessairement  tort. 

Vous  appartenez  à  une  secte  religieuse  ;  cette 
secte,  cela  va  de  soi,  est  dans  le  vrai  absolu  ;  une 
autre  secte  pense  comme  vous  sur  ce  point,  le  dé- 
clare :  n'allez  pas  vous  joindre  à  elle,  vous  compro- 
mettriez votre  dignité  et  l'honneur  de  votre  église. 

Plutôt  renoncer  à  votre  croyance  que  de  croire 
comme  autrui, — ou  plutôt  d'admettre  cette  com- 
munauté de  vues  ! 


PLUTÔT   MOURIR  339 


Plutôt  mourir  ! 

Vous  êtes  égaré  dans  la  forêt  et  depuis  le  matin 
vous  tournez  dans  le  même  cercle  ;  vous  aviez  un 
poteau  qui  vous  indique  votre  voie,  mais  c'est  un 
ennemi  qui  l'a  planté  :  rentrez  sous  bois  et  recom- 
mencez la  course. 

Plutôt  la  nuit  noire  sur  la  tête  et  le  froid  humide 
vous  perçant  aux  os,  et  l'inquiétude  au  logis,  et  la 
maladie  dont  vous  prenez  le  germe,  que  de  suivre 
l'indication  du  poteau  du  carrefour,  du  poteau  de 
l'ennemi  qui  vous  offre  le  salut  ! 

Il  faut  sauver  les  principes,  que  diable  ! 

Je  joue  à  la  bourse  et  le  télégraphe  m'apprend 
que  mes  fonds  sont  à  la  hausse  ;  mais  cette  ligne 
télégraphique  appartient  à  une  compagnie  que  je 
déteste  :  je  me  croise  les  bras.  Je  perds  cent  mille 
francs,  mais  aussi  cela  apprendra  à  cette  compa- 
gnie combien  peu  je  m'occupe  d'elle  ! 

La  fille  de  Pierre  est  malade,  se  meurt  ;  un  mé- 
decin spécialiste  pourrait  la  sauver, — mais  c'est  un 
républicain  ;  Pierre  se  répète  le  fameux  Timeo  Da- 
naos,  et  laisse  l'enfant  crever. 

Tant  pis  pour  la  clintèle  de  ce  médecin  ! 

Quels  grands  fous  sont  les  hommes  de  parti,  de 
coterie,  de  secte,  de  faction,  de  clique, — les  internés 
les  emmuraillés,  les  claquemurés,  les  emprisonnés, 
les  embastillés  du  préjugé  ! 

Mais  le  89  du  dix-neuvième   siècle  avance,  il  est 
en  vue,  la  délivrance  approche  ! 
Au  revoir,  à  l'aube  prochaine  ! 


340        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


PATRIOTE 

SOUVENIR   d'enfance 

Je  venais  d'être  porté  à  l'ordre  du  jour.  Le  vieux 
maître  d'école  me  fit  signe  du  doigt  de  l'aller  trou- 
ver à  sa  place.  J'ignorais  pourquoi.  Je  montai, 
grave,  soucieux,  les  deux  degrés  de  l'estrade  où 
s'appuyaient  sa  chaise  empaillée  et  son  pupitre 
branlant.  L'émotion  me  suffoquait.  Je  craignais 
d'être  grondé.  Mais  non.  Nous  venions  de  don- 
ner notre  leçon  d'anglais,  et  il  faut  croire  que  j'avais 
bien  prononcé  dog,  cat,  bird,  ou  quelque  autre  mot 
aussi  difficile,  car  le  bonhomme,  déposant  le  mor- 
ceau de  sucre  d'érable  c[u'il  grugeait,  dit  aux 
élèves  surpris  de  cette  cérémonie  inaccoutumée  : 
"  Voilà  l'homme  qui  apprend  bien  l'anglais  !"  Le 
vieux  savait  l'anglais  comme  je  sais  le  grec.  Le 
plus  ébahi  des  élèves,  ce  fut  moi.  Cependant  je 
ne  tardai  pas  à  reprendre  mes  sens,  je  devins  ra- 
dieux, et  il  me  semble  que  je  regagnai  mon  siège 
d'un  pas  un  peu  insolent. 

Mais  l'après-midi,  pendant  la  leçon  de  géogra- 
phie, je  me  sentis  malade.  J'avais  le  regard  voilé, 
mes  tempes  battaient,  mes  joues  brûlaient,  ma 
gorge  était  sèche,  comme  remplie  dépoussière.  Le 
maître  vit  ma  figure  rouge  et  me  fit  reconduire  à 
la  maison  par  un  grand. 


PATRIOTE  341 


J'avais  sept  aus. 

Et  pendant  qu'on  allait  quérir  le  médecin,  que 
ma  mère  préparait  des  flanelles  et  faisait  diaufFer 
de  l'eau,  mon  père  me  berçait  entre  ses  bras.  J'étais 
dévoré  par  la  fièvre,  je  toussais  de  cette  toux  rauque 
et  creuse  qui  effraie  toujours  tant  les  parents. 

— Il  ne  faut  pas  que  tu  sois  malade,  mon  homme, 
dit  mon  père  ;  il  faut  que  tu  vives  pour  faire  un 
brave  patriote. 

— Un  patriote,  papa,  qu'est-ce  que  c'est  ? 

— Un  patriote,  c'est  un  homme  qui  ne  se  laisse 
maltraiter,  ni  lui  ni  ses  gens,  par  personne,  et  qui 
garde  tous  ses  droits  et  tout  ce  qui  lui  appartient, 
même  au  risque  de  se  faire  tuer,  surtout  quand  ce 
sont  les  Anglais  qui  veulent  les  voler.  Ton  grand- 
père  était  un  vrai  patriote.  A  propos,  ma  femme, 
il  y  aura  douze  ans  demain  que  mou  père  a  été 
tué  au  feu  de  Saint-Denis,  dans  la  maison  de  ma 
tante  Saint-Grermain. 

— Par  qui,  papa  ? 

— Par  une  balle  anglaise,  par  un  soldat  anglaiç, 

— Pourquoi  ça  ?  Je  n'apprendrai  plus  l'anglais, 
à  présent. 

— Au  contraire,  reprit  mon  père  ;  tâche  de  l'ap- 
prendre comme  il  faut.  Tu  pourras  plus  tard  te 
défendre  contre  les  Anglais  dans  leur  langue.  Je 
te  dirai  quand  tu  seras  plus  vieux  pourciuoi  ils  ont 
tué  ton  grand-père.  Mais  souviens-toi  toujours 
qu'il  faut  être  patriote  avant  tout. 


342        COUPS  d'œil  et  coups  de  plume 


— Etais-tu  avec  lui,  papa?  dis-je  en  râlant. 

— Oui  ;  nous  nous  battions  côte  à  côte,  dans  une 
fenêtre.  Il  y  avait  entr'autres  un  soldat  qui  nous 
visait  sans  cegse,  mais  son  fusil  rata  longtemps.  A 
la  iin  le  coup  partit  et  mon  père  tomba.  Je  courus 
chercher  le  vicaire  de  la  paroisse,  M.  Lagorce,  qui 
lui  administra  les  derniers  sac^rements,  et  il  mou- 
rut en  patriote. 

Je  n'en  compris  pas  plus  long  ;  le  délire  me  prit, 
mais  au  bout  de  huit  jours  j'étais  sauvé.  J'avais  eu 
une  rougeole  pourprée  :  c'est  ainsi,  du  moins,  que 
feu  le'Dr  Morin  nommait  cela. 

De  cette  première  leçon  de  patriotisme  il  m'est 
resté  un  souvenir  ineffaçable.  Patriote  !  voilà  un 
mot  que  j'ai  bien  médité.  Mon  père  qui  l'était, — 
et  qui  l'est  encore,  Dieu  merci  ! — sans  savoir  dé- 
finir la  chose,  ne  m'avait  appris  qu'une  des  signi- 
fications du  mot.  J'ai  su  les  autres  depuis,  et  je 
trouve  que  patriotes  au  même  degré  sont  ceux  qui 
paient  de  leur  sang  la  conquête  des  libertés  publi- 
ques et  ceux  qui  conservent  le  précieux  dépôt. 

Nous  tous  qui  affirmons  aujourd'hui  notre  atta- 
chement à  la  nationalité  canadienne-fi'ançaise  en 
déployant  tout  ce  que  nous  pouvons  de  jîompe  et 
de  faste  dans  la  célébration  du  vingt-quatre  juin, 
nous  prouvons  bien  que  bon  sang  né  peut  mentir  : 
nous  sommes  des  patriotes. 


Ô 


"^S      Lusignan,  Alphonse 

9"^^^       Coups  d'oeil  et  coups  de 

L'^      -oluEe 


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