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AXX 17ÔÙ Tot aœdépTa fieiJivrjadaL iropoiv "
— Euripides
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University of Ottawa
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COUPS D'CEIL
COUPS DE PLUME
ALPHONSE LUSIGNAN
OTIAWA
DES ATELIERS DU " FREE PRESS
1884
M^
Enregistré confonné.nent à i'acte du Parlement du Canada, dans
l'année mil ],uit cent quatre-vingt-quatre, par Alphonse
LnsiGNAN, dans le Bureau du Ministre de l'Agriculture.
i
A
MES CAMARADES
CLUB DE RAQUETTES "LE CANADIEN "
DB
MONTREAL.
TABLE
Los premiers petits bas 1
Les petits plats 4
Débat d'amour 10
Trois malheurs d'un coup 10
L^ne distribution de prix 24
Médaille posthume 29
Souvenirs de Collège
Un pensum général 35
Une expulsion 38
Une niche au maître d'anglais 51
De notre géographie 55
Aux orangistes 62
Papineauville 69
Anatole Parthenais 77
Court pèlerinage 83
Des statues, pas de fusées 87
De l'enthousiasme américain 92
Le deuil des avocats 99
Un gibier peu recherché 105
Des verruqueux 117
Les centenaires 122
Les poissonniers de l'Ottawa 126
Un dimanche à la campagne 135
Le mot " At home " 143
Le dimanche et les puritains 145
As-tu vu le diable ? 150
Rouvilla 160
Parlons français 166
Un chroniqueur huron 172
Deux John Brown 177
Souvenir de carnaval 182
J.-G. Barthe 186
Superstitions jjascales 192
IT'
Josepli ( "aoiiot t(< 1 08
Folio ot. suicide 203
Mgr Ileiss 209
Naissances, inariat;(<8 et décès 213
r.-.I.-O. C'hauYoau 253
Témérité 256
Pétition Hubertus 260
La Société royale , 265
.T.-N. Bienvenu 270
Les C anadiens-irançais à Ottawa 283
L'abbé C. Tanjiuay 2«!»
Acbille Fréchotte 297
F.-R.-E. Canipeau 303
Le docteur Prévost 309
Une tombée de nuit naturaliste 316
La Ivresse politique ... 320
A propos d'enseignes 325
De certaines annonces 331
Plutôt mourir 337
Patriote 340
COUPS D'OEIL ET COUPS DE PLUME
LES PREMIERS PETITS BAS
Mademoiselle Antoinette vient de prendre ses
quatre mois, c'est une grande fille déjà. Ro>ide et
dure comme un gland, rose et blanche, avec de
grands yeux bleu pervenche que recouvrent de
longs cils châtains, la menotte potelée avec ses gros
plis de graisse aux jointures et ses petits ongles
nacre de perle, ma fifille est à croquer. Moi, je le
vois et le pense, mais sa mère c'est bien autre
chose. Il n'y a pas une voisine où elle n'ait exhibé
l'enfant et fait admirer les adorables fossettes qui
trouent ses joues et ses bras, son triple menton de
chanoine et l'abondance de sa chevelure blonde.
Tanouchette va bientôt faire sa première que-
notte. Comme elle va souffrir, la chère ! Et ce
sera peut-être la mauvaise saison ; les chaleurs,
c'est si traître, dit-on. Espérons toutefois ; le sort
ne sera pas plus cruel pour la Titite que pour sa
maman qui a fait ses criques en été.
Où la mère a passé passera bien l'enfant !
Dimanche on lui a ôté ses langes, on l'a mise en
robe courte, histoire de bien rire, de lui manger
les joues, de l'entendre gazouiller, et pour le papa
de la percher haut sur son épaule. Comme elle
souriait, comme elle ouvrait "grands ses yeux
COUPS d'œil et coups de plume
étonnés, comme elle regardait attentivement ces
cent brimborions aux couleurs délicates que la
main des mères sait si bien amasser dans la
chambre à coucher et dont le chatoiement captive
l'œil ! Le soleil était complice, il dorait tout.
Comme elle s'est amusée, la petite loutre, et com-
me nous l'avons dévorée !
En la promenant, j'ai constaté du nouveau. Je
passe d'ordinaire ma main sous ses langes et je
presse, je caresse, je réchautfe ses chers petons.
Aujourd'hui, ce n'est plus ça ! Des bas, des petoches
de laine blanche et rouge, retenus au-dessus de la
cheville par une boucle de ruban !
Et des tiges longues comme le doigt et qui
atteignent le genou ! Mademoiselle Tanouchette,
vous ne voulez donc plus que l'on joue avec vos
pattes ! Nous allons bien voir .'
Et j'enlève les chaussettes, et je les examine, et
je reconnais l'œuvre de la maman à la régularité
du tricot, à la disposition des couleurs, au goût
qui s'accuse dans ce petit travail.
— C'est donc ça, madame sa mère, que tu as tou-
jours quelque chose à cacher dans ton panier à
ouvrage quand j'arrive ! Tu chaussais donc notre
fillette ? Mais n'as-tu plus les bas du petit frère ?
Tu en avais bien une douzaine, il me semble, dans
le temps.
— Oui, mais j'aime mieux en faire d'autres.
— Pourquoi, mon amie ?
■ — Bien, vois-tu, ceux-ci sont plus à la mode, et
LES PREMIERS PETITS BAS
pnis les couleurs des autres sont fanées, et puis
il était plus maigre qu'elle
Une larme qui roulait lentement sur sa joue
m'apprit la vraie raison. J'avais évoqué le souve-
nir de celui qui était parti il y a déjà treize ans,
ayant à peine connu son berceau, trop jeune pour
s'être pâmé sous les baisers miternels.
Je comprenais tout : ma femme ne voulait pas
faire porter à la vivante les dépouilles du mort ;
elle craignait qu'aux pieds de sa fille les petits
bas ne se changeassent en ailes de Mercure pour
l'enlever, elle aussi, dans ces régions célestes d'où
l'on ne redescend plus.
Sainte superstition des femmes, qui a sa racine
dans leur cœur plutôt que dans leur esprit !
Ces petites pattes qui avaient commencé par
nous faire rire, nous faisaient pleurer maintenant.
Le soleil était trop beau, il fallait un léger
nuage et un peu de rosée.
— Tiens, dis-je à ma femme après lui avoir remis
l'enfant, voici de quoi acheter de la laine, fais-lui
des bas tant que tu voudras.
4 COUPS d'œil et coups de plume
LES PETITS PLATS
Savourons les douces joies familiales, ces petits
grains de plaisir que presque toujours l'homme
ne songe pas à ramasser. C'est en les cueillant et
en les enfilant comme des perles, que l'on compose
le chapelet du bonheur. Il ne faut pas attendre
pour être heureux que la destinée nous fasse
écheoir le gros lot : qui de nous peut compter sur
deux ou même un seul grand bonheur dans sa
vie ? La félicité se compose d'une succession
de jouissances minimes qu'il s'agit de happer au
passage, — car on les rencontre à tous les pas, — et
de goûter comme il convient. En espérant saisir
le meilleur problématique, on laisse bien souvent
échapper le bon réel ; on s'acharne à rêver des
cocagnes impossibles, quand les satisfactions Viaies
et bonnes sont sous la main. On est le gourmand
qui ne cherche qu'à s'empifïrer, au lieu dôtre le
gourmet qui se délecte des petits plats. Et ceux-
ci sont infiniment meilleurs que ceux-là ; le tout
est de savoir faire la sauce du jour.
Petits plats, sans doute, et délicieux !
Petits plats, que l'attente de la paternité, les
tendres soins à l'épouse, la naissance du bébé, ses
premiers balbutiements, sa première dent, ses
LES PETITS PLATS
premiers pas, l'épanouissement progressif de cette
intolligence que l'on épie sur les lèvres et dans les
yeux, de cette beauté qui se dessine de jour en
heure.
Si sua norint bona !
Ce qui veut dire ; Dégustons les petits plats !
Yous êtes plongé dans une lecture attrayante
ou dans un travail de tête que \ ous croyez bien
important ; votre attention est concentrée sur un
point. C'est une intrigue que vous suivez avec
un intérêt palpitant, ou c'est une idée fuyante que
vous n'entendez pas laisser échapper, une phrase
rebelle qu'il faut soumettre,
Tout à coup le gazouillement argentin du bébé
vous parvient, suivi du rire clair de la maman et
de son appel empressé.
— Viens donc, viens donc voir ta fillette, comme
elle est belle, comme elle est fine. Ho ! si tu la
voj^ais !
— Tantôt, tantôt, je suis bien occupé.
C'est le bonheur qui vient de frapper à votre
porte et vous ne lui ouvrez pas ! Malheureux !
Demain, ce soir, la maladie— grippe ou diphthérie
— viendra peut-être, farouche, prendre l'enfant
dans vos bras, et dans ses doigts A^squeux l'empor-
tera par delà les espaces. Vous n'aurez pas vu son
dernier sourire de santé, ni entendu son suprême
cri d'oiseau, ni baisé ses lèvres quand elles étaient
6 COUPS d'œil et coups de plume
encore vermeilles, ni caressé ses petits membres
dans leur chair grassette, blanche, rosée.
C'était peut-être en attendant vos appoints que
la mère laissait l'enlant se rouler sur le lapis et que
le courant d'air a saisi l'ange à la gorge.
Un petit plat de perdu, et à quel prix !
Meâ culpâ.
Cela ne vous flatte-t-il pas chatouilleusement
et l'oreille ei le cœur de vous entendre appeler
papa pour la première fois par chacun de vos
bébés à tour de rôle ? Ne vous semble-t-il pas
que la voix du dernier venu pénètre plus avant
dans vous-même ? Et le bonheur n'est-il pas
chaque fois de plus en plus grand ?
Oui, et j'en ai fait dernièrement l'expérience.
Ma famille passait l'été à la campagne, où je me
rendais l'embrasser une fois par semaine. La
Tanouchette allait célébrer son septième mensiver-
saire. C'était une vieille fille, vous voyez.
J'arrivai la veille de sa fête, le soir, trop tard
pour jouer avec elle. Il ne fallait pas réveiller
mademoiselle, la maman s'y opposait, mais je pou-
vais bien contempler sa tête de chérubin perdue
dans le mollet petit oreiller du berceau ; il me fut
même permis d'efileurer d'un baiser timide cette
belle joue colorée et d'aspirer le doux souffle chaud
de cette respiration égale de l'enfant en santé
J'aurais bien mieux aimé l'enlever dans mes bras,
la faire sauter, la réveiller tout de bon ; mais les
LES PETITS PLATS
mères sont les gardiennes de nos trésors, et il faut
leur obéir.
J'eus ma revanche le lendemain matin, et je
m'en donnai.
Ayant épuisé les premières caresses, les gros
baisers sonores, les claques retentissantes mais
légères, les sauteries sans cadence, les allées et
venues autour de la chambre, je m'étais assis ; et
la Tanouchette, posée sur mes genoux, me regar-
dant en face, faisant le mouvement de se dresser snr
ses petons et me tendant ses petits bras, sérieuse,
me reconnaissant bien, murmura : Papa.
Bien souvent elle avait prononcé ces syllabes
et d'autres encore quelle égrenait en interminables
séries de notes d'oiseau ; labiales, linguales et
dentales, tout y passait ; mais jamais encore elle
ne m'avait paru consciente de ce qu'elle disait.
Elle s'était jusque-là fait comprendre par ses cris
ou par ses signes, c'était la première fois qu'elle
parlait sciemment le premier mot du langage
articulé.
Si Labruyère a pu dire avec raison que la plus
douce harmonie est le son de la voix de la person-
ne que l'on aime, vous comprendrez combien ce
simple mot, toujours l'un des premiers sur les
lèvres de l'enfant, remua profondément mon cœur
paternel.
Yoilà un petit plat de lentilles que je n'échange-
rais pas contre un droit d'aînesse;
8 COUPS d'œil et coups de plume
Cétait le bonheur en quatre lettres et deux
syllabes.
Vagissements du berceau, premiers bégaiements
joyeux, syllabes indéfinies que l'homme avec
toute sa science ne peut rendre, vous tous, sons
qui vous échappez de la bouche enfantine, mur-
mures de l'innocence, souffles d'une intelligence
qui veut prendre rang, vous êtes la vraie joie de la
famille qui sait vous ouvrir l'oreille.
Petit plat, mais digne d'un président de répu-
lique !
En plus, ce jour-là, mademoiselle Antoinette
faisait sa première dent. Une toute petite pointe
de crique qui avait percé la gencive durant la
nuit, mais bien visible, nacrée, prête à mordre
La dentition commençait bien, l'été continuait
frais, il n'y avait pas lieu de s'alarmer. Pas de
fièvre, aucun symptôme de maladie. Ne devais-je
pas être fier ?
Ainsi, deux plaisirs en un jour, c'était une bon-
ne moyenne, et suffisante pour le papa le plus
exigeant.
Deux petits plats au même service !
Ce me fut une heureuse journée.
Un mot et une dent, deux riens, l'avaient faite
radieuse.
Deux petits plats, et le repas avait été complet.
Deux giaius de plus au rosaire de mon bonheur
LES PETITS PLATS 9
Pères qui, enchaînés par les affaires, ayant peu
d'heures libres, distraits mais non détachés de vos
affections domestiques par les exig-ences de la vie
au dehors, tâchez de tous régaler le plus souvent
possible aux suavités du foyer. Une soirée i^assée
dans votre intérieur, la femme gaie à vos côtés,
l'enfant jouant sur vos genoux, l'inquiétude ban-
nie juscju'au lendemain et l'affection vous enve-
loppant de toute part, — une telle soirée vaut
toutes les fêtes mondaines.
C'est un petit plat, oui, mais il faut le déguster
pour savoir comme il est excellent.
Hommes, savourez les douces joies familiales.
10 COUPS d'œil et coups de plume
DÉBAT D'AMOUR
L'enfant était reveillée depuis un quart d'heure.
Depuis un quart d'heure, débarrassés des couver-
tures, ses petons roses battaient l'air sur une
mesure indéfinissable conduite par sa frêle voix de
pinson joyeux, et scandée par des petits cris ravis-
sants, si gais et si frais dans le matin brumeux de
janvier que l'on se fût cru en plein avril. L'atmos-
phère tiède de la chambre permettait qu'elle prît
ses ébats sans danger. Le papa et la maman, l'œil
ouvert, mais à moitié endormis, savouraient son
gazouillement. C'était le concert matinal de la
fleur et de l'oiseau, de la fleur-oiseau qui chante et
enchante. Musique primitive et gymnastique élé-
mentaire, mais dont raffolent ceux qui ont des
bébés !
La maman. — C'est à cette heure-ci du jour que
je l'aime davantage. Comme elle est belle avec
ses joues rougies par le sommeil, ses petits poings
fermés qui frottent ses paupières encore alanguies !
Et ses grands quenœils d'un bleu si limpide,
comme ils sont beaux et fins !
Le papa. — Moi aussi, je l'aime bien en ce moment,
mais c'est tantôt que je l'aimerai bien plus fort,
quand elle voudra grimper dans notre lit, quand
DÉBAT d'amour 11
elle se roulera sur nous en nous meurtrissant,
puis nous embrassera, me tirera la barbe
La -A£\max. — Je me rappelle comme tu la dévo-
rais de baisers le jour où je lui mis des bas pour
la première fois.
Le papa. — Je me souviens des larmes que tu
versas alors quand je parlai de lui mettre les bas
de son petit frère qui est parti.
La maman. — N'attristons pas ce délicieux réveil
par un souvenir poignant. Regarde-la plutôt
jouer dans son ber, entends-la gazouiller comme
l'alouette. Dis, n'est-ce pas le bonheur ?
Le papa. — Oui, sans doute. Mais ne te remets-
tu pas de sa première usure ? Tu te souviens, elle
avait usé la manche de sa jaquette de carisé blanc ;
son coude, son coude à fossette, passait au travers.
Si nous l'avons becqué des lèvres et du cœur ce
petit morceau de bras blanc et ferme que la
déchirure nous montrait ! Tu y serais encore, si je
ne t'y avais ôtée.
La maman. — Ce n'est pas moi qui ai fait le plus
de folies. Quand elle a dit papa pour la première
fois, avant d'avoir dit maman, avoue, ne l'as-tu pas
presque étouffée dans tes bras ?
Le papa. — Soit, mais toi-même, jalouse, confesse
que tu as cherché toute la journée à lui faire dire
maman, mais elle n'a pas voulu. C'est qu'elle
m'aimait mieux que toi.
La maman — Les pères, ça n'aime pas comme nous.
Leur atiection est plvis bruyante, mais pas aussi
12 COUPS d'œil et coups de plume
profonde. Et les enfants le sentent, on dirait.
Tu vas voir. Viens becquer maman, ma Ta-
nouchette.
Le papa. — Viens voir papa, ma belle fille.
La maman. — Si elle va à toi, c'est qu'elle s'attend
à sautiller.
Le papa. — Si elle va à toi, c'est qu'elle a soif.
La maman. — Non, non, c'est parce qu'elle m'aime
plus que toi. Nous allons voir !
Le papa et la maman avaient tous deux raison.
L'enfant, mise dans le lit entre les deux, allait de
l'un à l'autre, les embrassant alternativement.
N'est - ce pas qu'il est délicieux de sentir le tou-
cher de cette peau fine et douce de l'enfant sur
nos visages rugueux d'hommes barbus et vieil-
lissant ?
La maman. — Elle tire ta moustache, c'est bien
fait!
Le papa. — Elle va te tirer les cheveux, ce sera
mieux.
La maman. — Aïe ! aïe ! tu me fais bobo, mé-
chante.
Le papa. — Ce n'est pas à moi qu'elle arracherait
les cheveux.
La maman, — Beau dommage ! tu les as trop
courts ; elle n'a pas de prise. J'y pense, tu ne lui
a jamais payé sa première crique.
Le papa. — Non-da ! et le carrosse que je lui ai
donné .^
DÉBAT D'AMOUE 13
La maman. — C'était pour l'été, mais elle n'a pas
de voiture d'hiver.
Le papa. — Demande donc des patins pour elle
pendant que tu y es, ou bien un corset, une crino-
line, des boucles d'oreilles, une tournure, un chi-
gnon. Elle sera grande assez vite, va !
L'enfant gazouillait, riait, sautait.
Heures suaves, si tôt envolées !
La maman. — Elle m'a causé bien du plaisir
quand elle a fait ses premiers pas.
Le papa. — Et à moi bien de la peine quand elle
est tombée sur son nez.
La maman, — C'était ta faute, tu t'éloignais d'elle
à mesure qu'elle marchait, cette pauvre petite.
Le papa.— A-t-elle l'air fine quand elle se tré-
mousse sur son séant et accorde sur tous les bruits
qu'elle entend, bruit du poêle dont on secoue les
cendres, de l'horloge qui sonne les heures, démon
rasoir que jfe frappe dans la paume de ma main, du
serin qui chante, de sa sœur qui monte l'escalier
quatre à quatre, de l'eau qui tombe dans l'évier ?
Ce sera une fameuse musicienne, tu verras.
La maman.— Tu n'aimes pas comme moi enten-
dre son ramage pendant des heures ; on s'aperçoit
bien que cela comprend et que cela veut s'expri-
mer ; elle est de ton opinion en matière de langue,
elle fait les mots qui lui j)laisent, elle en crée à
bouche que veux-tu.
Le papa. — Elle apprendra bien assez tôt les mots
de tout le monde, la langue d'un chacun. Mon
14 COUPS d'œil et coups de plume
grand plaisir est de la promener dans mes bras,
quand elle encercle mon cou des siens et qu'elle
colle sa joue sur la mienne. Quel babil alors !
Comme elle me donne la réplique dans un hébreu
que je devine ! Et quand je rentre du bureau, ses
battements de mains, son rire perlé, ses chers
appels, la hâte qu'elle manifeste de se faire pren-
dre, les caresses de sa main fraîche sur mon front
souvent brûlant, tout cela, ma femme, c'est de l'or
en barres.
La. maman. — Tu ne l'aimes toujours pas autant
que moi.
La papa — -Te te dis que si. Plus, même.
La maman. — Voyons la jauge. Est-ce toi, gros
ronfleur, qui passe tes nuits blanches à bercer, à
chanter pour la rendormir, souvent à la promener?
Tu dors comme un loir toute la nuit belle et lon-
gue. Où sont tes fatigues ?
Le papa. — Pour ce qui est de chanter, je m'épou-
monne tous les soirs à l'endormir. Ce n'est pas
toi qui réussirais en trois chansons. Aussi, c'est
que j'ai découvert le soporifique, pas toi. Qaand
j'ai fini de chanter Gastibelza, V homme à la carabine,
il y a disposition évidente au sommeil ; Madeline
continue l'œuvre d'assoupissement, et je couronne
le tout par un La mer m'attend qui endormirait
toute la Bretagne. Est-ce toi qui aurais pu com-
biner ça ?
La maman. — Ta, ta, ta ! Tu l'aimes seulement
è tel moment, moi je l'aime toujours.
DÉBAT d'amour 15
Le papa. — Et toi, tu ne Taimes qu'ici et là, moi
je l'aime partout. Embrasse-moi. Julie, venez
cherclier la petite.
16 COUPS d'œil et coups de plume
TROIS MALHEURS DU COUP
Ceci est une histoire simple et vraie.
Et navrante.
C'est un père qui vient de me la raconter.
" Ma femme, ce matin-là, fatiguée par une nuit
de bal d'où nous étions rentrés à l'aube, dormait
encore à l'heure où d'ordinaire elle avait donné
au bébé son bain quotidien ; moi, il y avait beau
temps que j'étais levé. Tu connais mes habitudes
matineiises. J'étais enfermé dans mon cabinet,
lisant d'un œil seulement, et suivant de l'autre
l'enfant qui marchait à quatre pattes et s'ébattait
sur le tapis sourd. Je l'avais enlevée de son ber, où
elle chantait sur des tons que l'Albani ne connait
plus. L'opéra qu'elle disait n'aurait été reconnu
ni par G-rau ni par Strakosh, mais la petite chantait
à mon cœur mieux que tous les premiers prix du
Conservatoire. Seulement, elle aurait réveillé la
maman, qui avait besoin de repos.
" Il était déjà tard, et plus d'une fois j'avais
songé à tirer du sommeil ma femme, la noncha-
lante. J'entrais dans sa chambre d'un pied libre,
mais là je n'osais plus.
" C'eût été pitié, parole ! Elle dormait si pro-
fondément, de ce sommeil serein des jeunes mères
TROIS MALHEURS DU COUP 17
qui rêvent à l'enfant toujours, et le voient jouer
avec les anges ses camarades. Sa joue était pâlie,
ses yeux où la lassitude avait mis son cerne attes-
taient le besoin de reposer, et son souffle prolongé,
sa respiration quelque peu forte me disaient
" qu'elle ne fournissait pas à dormir."
" Alors, je sortais de la chambre sans effrayer
les songes, sans dénouer ce fil mystérieux qui nous
relie pendant le sommeil avec les êtres d'au delà.
Et je revenais amuser Bébé, lui ramassant sa
poupée sans bras, ses autres joujoux, lui parlant
de ma voix la plus douce, rempèchant surtout de
pleurer. Je la faisais sauter sur mon pied, en lui
disant : Au pas, petit trot, grand trot, à la course
Comme elle riait d'un bon cœur, et aux éclats, de
sa chère petite voix de soprane, quand, après avoir
du bout du doigt touché tous ses traits en disant :
Menton fourchu, bouche d'argent, nez cancan,
joue rôtie, joue bouillie, petit œil, gros œil, sour-
cillon, sourcillette, j'ajoutais, en frappant légère-
ment du plat de la main son beau front : Cogne,
cogne la caboche ! Si je ne lui ai pas donné toiis
les noms ! Mon loup blanc, la petite chatte, la
belle coquine, le rat doré, la vieille canaille, la
loutre à papa, mon chou d'argent, — toutes ces
innocentes bêtises et ces divines injures que nous
adressons aux petits enfants, — je ne m'en suis pas
fait faute, va !
" Mon cher, elle n'avait jamais été ni si belle,
ni si gaie,
18 COUPS d'œil et coups de plume
" Si je lui demandais : " Où est papa ? " — de
son petit index à fossette, que terminait un ongle
nacré grand au plus comme un grain de millet,
elle montrait aussitôt au mur mon portrait, crayon
d'Achille Fréchette. " Chante donc," et, comme
l'oiseau qui essaie son gosier, elle me turlutait des
notes d'un faux superbe, soit, mais qui m' allaient
à l'âme.
" Comme étreindre et baiser sont l'expression
la plus souverainement satisfaisante de l'amour,
j'étreignais et baisais ce petit visage doux et
chaud, net à croquer, fait de lait et de roses. Et
l'heure passait, coulait. Si mon bureau m'invite,
le bonheur me retient : au diable les affaires !
" Mais voici que la maman s'éveille, j'entends
son long bâillement sonore ; elle appelle de sa
voix la plus traînante : Titite ! C'est le signal du
vacarme ; toute la nlaison s'ébranle, les enfants,
que la servante tenait à grand'peine en silence,
accourent, moi-même je ne mets plus de sourdine
à ma voix ; nous allons tous embrasser la mère
paresse ase. Les aînés grimpent dans le grand lit,
c'est une fête. L'un se cache sous la couverture,
où l'autre le découvre en riant aux éclats. C'est
le quart d'heure délicieux de chaque matin. Les
enfants racontent, l'un qu'il a mal dormi, l'autre
qu'il a fait un rêve : il y a toujours, si tu as remar-
qué, des oiseaux, et des jouets, et des bonbons dans
ces jeunes songes. La maman embrasse à pleine
bouche toute cette marmaille, et moi, le bébé
TROIS MALHEURS DU COUP 19
dans les bras, je me promène en contemplant ce
gai tableau, en savourant cette joie pure.
" Hélas ! si les quarts d'heure se suivent, ils ne
se ressemblent pas. Dire que la désolation côtoie
de si près le bonheur !
" Les enfants ont quitté la chambre pour per-
mettre à leur mère de se lever, ils transportent
leur gaieté bruyante dans mon cabinet, où je les
suis. La servante monte le petit bain de fer blanc
peinturluré d'où s'échappe une forte buée et qui
ne contient encore que l'eau bouillante. C'est
pour la toilette du bébé. L'éponge, le savon,
l'essuie-mains, le peigne minuscule et la brossette
de poils de chameau, ces instruments de siipplice
pour tous les enfants, sont là tout auprès. On
va baigner mademoiselle, et je vais la revoir battre
l'eau de ces chères menottes, et inonder sa mère
qui se récriera mais laissera faire, et mordre
l'éponge, et lancer des petits cris joyeux. Comme
j'ai hâte d'assister au bain de mon adorable tyran !
" A cette minute-là, mon cher, il n'y avait sous
le soleil personne qui fût plus heureux que moi.
Ce n'était ni un pacha à trois queues, ni un sultan
et ses sultanes, ni un roi, ni un millionnaire qui
m'auraient fait envie. J'étais gorgé de tous les
plaisirs vrais : une femme jeune, bonne, intelli-
gente, belle ; des enfants ravissants, pleins de
santé ; mon existence à l'abri du besoin, et celle
des miens protégée par les meilleures assu-
ra.nces ; peu d'amis, mais de solides, et pas un
20 COUPS d'œil et coups de plume
ennemi. C'était moi qu'il fallait envier, hein ?
" Oui, à cet instant-là, mais pas une minute
après !
"Ne t'étonne pas si j'ai déjà, à trente ans, la
patte d'oie et les cheveux poivre et sel. Mon
grand ressort est brisé. Je traîne l'existence, je ne
la vis plus. Je t'ai dit de ne point t'étonner, mais
j'oublie que tu dois ignorer mon malheur, car
j'avais prié les journaux de n'en souffler mot : ils
ont généreusement promis et loyalement tenu.
" Tiens ! prends ma main frémissante ; mets la
tienne sur mon cœur, et vois s'il bat; regarde-
moi, je dois être pâle, il me semble que tout mon
sang se retire, et si je pleure encore après cinq ans,
mon ami, tu me pardonneras ces larmes, car tu les
comprendras.
" Oui ! j'ai tué mon enfant. Ni plus, ni moins.
" Une enfant que les peintres eussent prise pour
modèle. Le vivant portrait de sa mère, belle
comme celle-ci alors, et robuste comme moi....
à cette époque. Oh ! maintenant nous sommes
bien changés. T'ai-je dit qu'elle n'avait pas encore
son an ? T'ai-je énuméré tout ce que j'attendais
de cette intelligence, quand elle serait mûre, de ce
cœur qui aurait été nécessairement bon, il me
semble ?
" Je l'ai tuée, en l'adorant.
" Imprudent que j'étais ! Je la portais à sa
mère au bout de mes bras, par-dessus ma tête, ce
qui l'égayait toujours et entretenait son petit rira
TROIS MALHEURS DU COUP 21
perlé dont j'étais fou. Je ne regardais pas à mes
pieds, tu penses bien. Mon pied s'arroche dans
le tapis, me voici qui trébuche, et mon blond far-
deau m'échappe et tombe dans la baignoire fumante
• "La chambre nuptiale où nous nous étions tant
aimés était, trois jours après, convertie en cham-
bre funéraire. Je fus fort, mais je le suis moins de
jour en jour. J'ai ce souvenir ancré dans rame.
Le meilleur de ma vie a passé. La catastrophe a
été double : ma femme est folle.
" De voir ce berceau vide, qui ne sera plus
habité, j'emporte chaque matin de la tristesse pour
ma journée.
" Les funérailles ont été bien simples. J'ai pris
deux amis qui m'ont aidé à remplir les formalités
de la loi. Nous sommes passés par l'église, et j'ai
vu, l'œil sec, le fossoyeur briser de sa pelle inhu-
maine mon dernier lien terrestre avec cet ange.
" Mais non pas mon dernier souvenir, non pas
ma dernière espérance. Tu crois, n'est-ce pas .^ à
l'immortalité de l'âme, à la rencontre nécessaire
des êtres qui se sont aimés. Moi j'y crois de
toute la force de mon adoration pour cet enfant
que j'ai tué. Si les tribunaux m'avaient demandé
raison de mon acte, je ne pense pas que je me
serais défendu. Il me tardait d'aller rejoindre ma
chère victime.
" Ma femme n'a pas eu une larme ni un sou-
rire depuis cinq ans. Sa folie est douce et sa manie
22 COUPS d'œil et coups de plume
toTichante. Sa manie, c'est de balancer le berceau.
Nous ne l'avons pas enlevé de la chambre, il est
toujours près de notre lit, défait, avec les mêmes
couvertures, que le temps a jaunies et salies, mais
que la mère ne veut pas que l'on change. Elle se
tient des heures entières auprès et berce en imagi-
nation l'enfant qu'elle a perdu. Nous avons con-
servé nos amis, qui, par pitié, nous visitent et que
nous allons voir de temps à autre. Quand elle
va chez ses amies, la première chose que ma femme
fait c'est de chercher un berceau et, vide ou plein,
de le balancer tant qu'on ne l'en éloigne pas.
Chose singulière, elle ne chante jamais, même
alors, ces naïves chansonnettes ou ces délicieuses
berceuses avec lesquelles elle a endormi nos trois
enfants. Croirait-elle profaner le petit lit mor-
tuaire, ce nid si vite changé en tombeau ? Elle
est une ombre aujourd'hui, ombre vaillante il est
vrai, tout le jour aux travaux d'aiguille et de
crochet, mais silencieuse, me faisant la maison
plus grande.
" Je l'aime toujours, comme j'aime mes enfants ;
mais ceux-ci vont à l'école, les affaires me récla-
ment de plus en plus, et la folie a jeté son froid
dans le plus doux intérieur qu'il y eût, abrité
qu'il était contre la tempête et achaudi par l'affec-
tion. Ma femme, du reste, n'en a pas beaucoup à
vivre de ces années désoleillées qui lui sont une
nuit perpétuelle ; elle est prise de la poitrine. Je
prie Dieu tous les jours qu'il nous la laisse au
TROIS MALHEURS DU COUP 23
moins jusqu'à ce que notre famille soit élevée.
" Tu le vois, le malheur m'a bien pris, bien
enserré, et me menace encore. J'ai beaucoup
souffert. Quand j'aurai un ennemi, je lui sou.-
haiterai mon aventure. Crois-tu que si je n'avais
eu foi en un au delà meilleur, j'aurais consenti
à pleurer tous les jours cette jeune vie que j'avais
tirée des profondeurs du néant et que j'ai replongée
dans ce grand inconnu ?"
Mon ami s'arrêta, pleurant.
J'ai, moi aussi, un bébé de dix mois.
Et comme je le faisais sauter dans mes bras, un
peu haut peut-être, le père éperdu me cria :
— Pour l'amour de Dieu, de ta femme, et de
tout ce que tu chéris en ce monde, de grâce, cesse
ce jeu. On croit qu'il n'y a pas de danger, on se
sent fort, on ne redoute rien, et une misérable che-
ville de soulier, un brin de fil, le plus bête accident
vous tue à toujours un chérubin. Pas de gymnas-
tique pour ces petits êtres, m'entends-tu bien ?
J'ai entendu et compris : j'ai cessé dès lors de faire
tournoyer mon enfant au-dessus de mes épaules.
24 COUPS d'œil et coups de plume
UNE DISTIUBUTION DE TRIX
Je sors d'une distribution de prix dans une
maison d'éducation. C'est la première fois qu'il
m'arrive de me rendre à ce spectacle depuis l'é-
poque déjà lointaine où j'y assistais pour mon
compte personnel, comme élève tenu au règlement,
plutôt en témoin qu'en acteur, et non pas tant
pour recevoir prix et couronnes que pour constater
l'ouverture des vacances.
J'ai rarement pu dire, à propos de ce jour :
cvjii!< pars magna fui.
Cela ne m'inquiétait guère alors que je rempor-
tasse des prix ou. que je revinsse au logis bre-
douille.
Comme on ne pense pas loin quand on est
enfant !
Ce n'est pas que le fond soit mauvais ni le ca-
ractère éviré, mais, l'expérience de la vie manquant,
on manque aux premiers devoirs de la reconnais-
sance filiale. Combien y en a-t-il d'enfants, jusqu'à
quinze ans, qui songent aux sacrifice* que leurs
parents s'imposent pour leur éducation ?
On joue, on s'amuse, on se laisse vivre, on étu-
die un peu, on fait son cours avec toute la bâte
d'en finir le plus tôt possible, ou consent à ne pas
UNE DISTRIBUTION DE PRIX 25
faire honte à ses paients, mais cherche-t-on vrai-
ment à s'instruire ?
Et on ne se demande pas ce qu'il en coûte à la
famille, le plus souvent pauvre, de vous tenir au
collège, au coiivent.
Pourtant, l'année a été mauvaise ; la pomme de
terre a manqué, la sucrerie n'a pas rendu, la nielle
a rongé les blés, le foin est léger, les pommiers ont
coulé, la récolte est bien mince ; on a perdu
deux vaches, un cheval s'est cassé une jambe et il
a fallu Téquarrir, trois essaims d'abeilles se sont
envolés. Bref, le rapport de la terre est nul, et la
gêne est au foyer. Le père avait emprunté ses
grains de semence ; la farine manquant, il en
avait acheté ; les bras avaient été rares et chers,
la moisson au-dessous de la moyenne ; on devait
des arrérages de dîme, des lots et ventes, des cens
et rentes, des taxes municipales sous toutes les
formes ; la terre avait été hypothéquée en garantie
de ces dettes ; on côtoyait littéralement la misère.
Des avocats avaient écrit des lettres de menaces,
on redoutait à tout moment de voir apparaître
l'huissier. Il n'y avait pas toujours du pain dans
la huche, et le saloir était souvent vide.
En somme, c'était la pire des années, avec; cela
du reste que les maigres produits se vendaient mal
ou point.
Et pendant qu'en la demeure paternelle on
" soupait souvent d'an gros soupir — sans four-
chette"— l'écolier pouvait se goberg-er dans le réfec-
26 COUPS d'œil et coups de plume
toire du collégo, trouvant à redire au potage,
estimant le pain trop brun, le beurre pas assez
salé, versant son café sotis la table, et faisant
généralement la petite bonche.
Dans le temps, j'ai parfois trouvé trop sévères les
admonestations du directeur du collège, qui disait
en pleine communauté aux plaignards et aux
grognards qu'on ne mangeait pas mieux dans leur
famille ; il me semble aujourd'hui qu'il devait avoir
raison, car il n'y a rien comme un mendiant à
cheval, comme le pain bis porté à la hauteur du
pain blanc, comme la tendance à prendre un pied
quand on vous concède un pouce.
Nous voici fin d'année scolaire.
Le père a attelé sa meilleure jument à son
meilleur charriot ; il était en chemin dès l'aube, il
a parcouru les quatre lieues qui le séparent du
collège. Arrivé, il a presque hésité à voir son fils :
ses vêtements pourraient faire rougir le cher enfant,
la tiretaine qu'il porte redoute le drap c[u'il fait
porter. Il a la cœur serré quand il met le pied
dans ce vaste édifice froid, aux murs nus, où l'on
sent bien que la femme n'a point passé. Il a tout
de même espoir : il verra son fils couronné, les bras
remplis de livres dorés sur tranche comme le
bréviaire de monsieur le curé, comme le paroissien
romain de la notairesse.
La séance commence ; on ne le connait i)as, il
occupe le dernier siège dans la salle vaste, il verra
peu et n'eutendra point, Il est là, i'œil fixe, la
UNE DISTRIBUTION DE PRIX 2*7
boucTie ouverte, haletant, le cœur battant ; il A'eut
voir se détacher sur l'estrade la forme aimée de son
garçon dans ses habits de fête, il lui tarde de
l'entendre proclamer.
Le pauvre homme !
L'enfant a paressé toute la grasse année, il
a fait l'école buissonuière, il ne sait rien ; — il a
seulement dépensé, volé, — oui volé à son père qui
fumait pour ne pas manger, à sa mère qui usait ses
yeux à coudre, à ses sœurs qui seront sans dot, à
ses frères qui travaillaient dur et rude dans les
guérêts, dans la grange, à l'écurie, sur la route, pour
masquer son absence et prendre sa place à l'ouvra-
ge, pendant que lui, le sans-cœur, il buvait leurs
sueurs, — il a volé, dis-je, deux cents piastres qui
auraient, mieux appliquées, entretenu l'aisance au
foyer, fait la mère et les sœurs riantes, le père et les
frères satisfaits.
Le paresseux ! Il n'a remporté aucun prix.
J'ai dit le sans-cœur,— je retire le mot. L'enfant
ne songe pas, ne réfléchit pas, ignore la portée de
ses actes, méconnait inconsciemment la valeur des
sacrifices qu'il coûte.
L'enfant n'a eu ni prix, ni accessit, ni couronne,
ni mention honorable.
Rien ! comme s'il n'existait pas, comme s'il
n'avait pas un père qui s'est tué à travailler à son
intention, une famille qui a renoncé à toutes les
aises pour faire de lui un homme !
Ces pensées, il me semble, ne vous assiègent
28 COUPS d'ceil et coups de plume
que lorsque vous êtes père. Enfant, je le confesse,
elles ne me sont pas venues.
Aujourd'hui, père, j'en ressens la pénétrante et
acre vérité.
J'ai haleté cette après-midi.
Je devais être aussi immobile que la colonne de
fer sur laquelle je m'accotais.
J'ai vu un père couronner son enfant. Il avait
son siège, lui, étant un personnage, au premier
rang. Moi, si le mon de mon enfant est api)elé,
comment pourrai-je, du fond de la salle, mettre des
fleurs sur une tête où j'ai mis tant de baisers et
placé tant d'espérances ?
L'enfant aura-t-il des prix ? un prix ?
Quand on est pauvre !
Tiens, voici que j'entends prononcer son nom !
Un premier prix, puis deux, puis trois, enfin la
douzaine du boulanger.
C'en est assez, c'en est trop !
Mon coeur nage dans la joie, la sueur m'inonde,
je me sauve.
Je souhaite ces émotions-là à tous mes amis.
Si, seulement, j'avais procuré le même bonheur
à mon père '
MÉDAILLE POSTHUME 29
MÉDAILLE POSTHUME
La question de l'accroissement de la population
du pays par la seule force de sa multiplication
naturelle, sans le secours de l'immigration, est
l'une des plus graves parmi celles qui captivent
l'attention de l'économiste. D'autant plus grave
qu'elle se complique de la question de la fécon-
dité. Que la fécondité soit plus grande ou moin-
dre dans un pays que dans un autre à raison de
ses conditions climatériques, du sang de la race
qui l'habite, du métissage, de l'intermariage, de
l'intempérance, des praticjues criminelles, ou pour
toute autre cause, c'est un point qu'il ne m'appar-
tient pas de traiter ec qui, du reste, n'entre point
dans le cadre d'une courte chronique de journal.
Ceci, néanmoins, m'intéresse et j'en puis parler :
que les gouvernements ouvrent les yeux sur les
causes d'une dépopulation qui ne résulte ni de la
guerre, ni des épidémies, ni de l'émigration ; qu'ils
trouvent des remèdes contre l'abaissement du taux
des naissances et le fléchissement de la vitalité;
qu'ils adoptent des mesures propres à encourager
la pratique de l'hygiène et à décourager les prati-
(jues qui déroutent l'œuvre de la nature,
30 COUPS d'œil et coups de plume
Du temps de Buflbn, et c'est lui qui signale le
fait, trois mariages en* province donnaient plus de
dix-huit enfants, au lieu qu'ils n'en donnaient
que douze à Paris. La proportion s'est-elle main-
tenue, a-t-elle varié depuis lors ? c'est ce que je ne
sais point, mais je suis fortement porté à croire
que les inventions modernes, qui sont surtout ap-
pliquées dans les villes, ly ont changée pour le
pire. Et puis, la misère étant moindre, l'aisance
plus générale dans les campagnes qu'à l'époque où
Bufïon écrivait et que dans les siècles précédents,
il est supposable que le chiffre des naissances sy
est sensiblement accru. Il faut lire dans la Sor-
cière de Michelet le récit mouvementé des privations
des serfs, des moyens qu'ils prenaient afin détein-
dre leur vertu prolifique et les dédommagements
qu'ils s'accordaient durant ces sabbats dont nap-
prochèrent point les bacchanales et les saturnales
romaines, ni les mystères d'Eleusis, ni les initia-
tions de certaines sectes des premiers siècles du
christianisme et du moyen âge. La misère abjecte
était seule au fond de ces coutumes des Francs.
A quoi bon créer l'être qui demain mourra de
faim ? A quoi sert de concevoir ce qu'on ne pour-
ra nourrir ? Quand il n'y pas de lait pour le nou-
veau-né, pourquoi pas plutôt linfécondité ?
Nos journaux ont publié la dépêche suivante
datée de Paris le 22 d avril 1884 :
"Le décroissement graduel delà population en France,
où le nombre des enfants dans les familles devient de plus
MÉDAILLE POSTHUME 31
en plus restreint, préoccupe beaucoup le gouvernement.
On cite, toute "os, un Tranchais du nom de Moraud, qui
vient de mourir à un âge très avancé, laissant après lui
quinze enfants, soixante-cinq petits-enfants et trente et un
arrière-petits-enfants. Ce fait pst si rare en France que le
gouvernement, pour honorer la mémoire de ce brave homme
" et pour encourager les autres," a fait frapper une
médaille qui a été offerte à la famille."
Une belle happe, vraiment, pour le père Morand !
Voilà nn homme qni n'a travaillé qne pour la pos-
térité,— c'est le cas de le dire dans un double sens ;
— la gloire posthume devra lui suffire ! Il est,
certes, déjà beau le mouvement qui porte le gou-
vernement de la France à rechercher les causes de
sa dépopulation, plus louable encore celui qui fait
frapper une médaille en 1 honneur d un homme
qui ne s'est pas croisé les bras. Mais il me semble
que s'il eut reçu de l'Etat une layette pour son
sixième enfant, son grain de semence au septième,
et un cadeau de plus en plus important de fois en
fois jusqu'à la douzième, alors qu'on lui aurait
remis une médaille d'argent, il me semble, dis-je,
que Moraud ne se serait reposé qu'après avoir con-
quis la médaille d'or à la quinzième édition de ses
œuvres. Comme ses derniers jours auraient été
riants, éclairés par les rayons rutilants de sa mé-
daille à fleur de coin, crânement portée sur une
robuste poitrine !
Tel qu'il est, si le tribut tardif du gouvernement
français n'est bon qu'à déposer dans le musée de
32 COUPS d'œil et coups de plume
Cluny, tout auprès de la ceinture de chasteté, il
n'en atteste pas moins une disposition bienveillante
envers les propagateurs, les sauveurs de la race.
En attendant qu'elle inscrive les Morauds au
grand- livre et qii'elle emmaillotte leur marmaille
dans des titres de rente sur l'Etat, la République
par sa démarche va créer de l'émulation, stimuler
des rivalités, réveiller des engourdissements.
Puisqu'il faut à nos aînés des récompenses pour
l'accomplissement d'un devoir qui parait si
aisé aux Canadiens, c'est à la République
de ne pas tarder à fonder des prix. Et si,
en dépit de ses efforts, la population continue à
décroître, je ne A'ois à la France qu'un moyen de
salut, — noiTS faire émigrer en masse chez elle. Il
restera toujours assez des nôtres au pays pour
renouveler dans le siècle prochain le miracle qui
a porté, depuis la conquête jusqu'aujourd'hui, de
soixante mille à deux millions le chiffre des cœurs
français battant dans des poitrines canadiennes.
Je songe à la mine piteuse que mou Moraud ne
mettrait pas de temps à faire si, ressuscitant, il lui
prenait fantaisie de venir promener dans nos cam-
pagnes sa médaille de reproducteur ! Je vois la
fermière debout sur le pas de sa porte, l'air gail-
lard, interrogeant de l'œil son mari et s'écriant :
— En vérité, je crois qu'il se vante ! Quinze, la
belle affaire, oui-da ! José, huche donc les nôtres
pour lui faire voir ! On voit bien que ça ne sait pas
ce que c'est que de payer la dîme du vingt-sixième !
MÉDAILLE POSTHUME 33
On en a, rien qu'ici, dix-huit tout grouillants ; la
Pierre-Batissette en a élevé vingt-deux, la Jean-
Michel dix-neuf. Notre gouvernement se ruinerait
vite sil lui fallait nous payer limpôt des langes.
Pas plus tard que la semaine passée, ma deuxième
voisine a eu un coup de trois !
Mon Français se rembarquerait profondément
humilié, surtout s'il assistait à quelque dîner du
premier de l'an à la table patriarcale de nos pay-
sans.
Il faut dire aussi qu'en aucun pays les grossesses
gémellaires, triples, quadruples, ne sont peut-être
aussi fréquentes qu'au Canada. C est la seule
étrangeté que notre excellente reine, très proche de
ses pièces, dit on, daigne remarquer et encourager
sur sa cassette particulière.
Elle a, x)araît-il, l'habitude de faire tenir à l'heu-
reuse maman d'un trio de chérubins une gratifica-
tion de trois guinées ; mais on ajoute que cette
libéralité ne sort pas du Royaume-Uni, J'ai connu
à Saint-Hyacinthe un avocat qui n'a pas reçu de
réponse à un placet demandant à Sa Majesté ce
témoignage de satisfaction pour une brave et
pauvre femme — une Canadienne-française — qui
lui avait donné onze sujets et sujettes en quatre...
vacations.
Yoilà un cas de fécondité qui n'est pas manchot,
et que l'on peut encore facilement vérifier.
Des érudits vont me citer ce paysan russe qui
fut présenté à Catherine II et qui avait quatre-
34 COUPS d'œil et coups de plume
vingt-dix enfants, ou co Danois qui forma un batail-
lon do .SOS doux cent quatre- ving-t-dix-sept garçons
et fut offrir ses services au roi.
Je vous vois venir, feuilleteurs d'encyclopédies
et de dictionnaires universels : vous admettez ces
faits, mais je devine la question qui va tomber de
vos lèvres.
Pour n'y point répondre, je vous tire ma révé-
rence. (*)
(*) Dans le même temps où cet article paraissait, on atlressail de
Batiscan les lignes suivantes au Monde :
«• On travaille activement à augmenter la po])ulation canadienne-
française, et pour peu que nous ayons d'autres paroisses aussi
actives, nous n'aurions plus besoin de dépenser pour Timmigration
européenne.
" Le 24 avril dernier, madame Pierre Despins donnait naissance
à deux fils. Le 25, madame Philias Duval, imitant sa voisine
donna le jour à un fils et une fille, et il y a à peine un mois, une
autre voisine avait inauguré le même système donnant naissance
à di ux jumeaux.
" Ces braves familles demeurent dans un rayon de six arpents
seulement,"
SOUVENIRS DE COLLEGE 35
SOUVENIRS DE COLLÈGE
UN PENSUM GÉNÉRAL.
Nous étions bien vingt qui déjeunions hier à
table d'hôte, tous réunis par hasard ou par habi-
tude, mais tous nous connaissant et amis.
Le restaurant est des mieux tenus et Vatel n'en
désavouerait pas la cuisine. On y a liberté de
table absolue. Ce qui se dit là de privé ne se
répète pas au dehors. Chacun a son franc parler.
La conversation ne se fait guère par groupes, on
cause comme on boit, — librement, en face de tout
le monde, en commun. Toutes les opinions s'expri-
ment, toutes les histoires, si scabreuses qu'elles
soient, se content. Tant pis pour les oreilles qui
s'ouatent facilement et pour les opinions trop
susceptibles. Le pour et le contre, le vieux et le
nouveau, le dogme et l'hérésie, lutopie et le para-
doxe surtout s'y énoncent, s'y heurtent et s'y don-
nent leurs coudées. Qui cela blesse ne revient
pas ; qui revient est un homme sans préjugés, par-
tant un homme d intelligence.
On dit donc à cette table tout ce qui passe par
la tète. Un jour, ce sera une discussion politique,
le lendemain la libre pensée sera aux prises avec
la religion, un autre jour verra le tour des propos
36 COUPS d'œil et coups de plume
paisibles, dos histoires douces, des souvenirs racon-
tés, des romans qui s'ébauchent, des projets en
l'air.
C'était hier un des jours aux causeries bonnes et
rajeunissantes, sans piment de controverse. D'acci-
dent, nous étions là quatre confrères de classe,
quelques confrères de séminaire, des anciens qui ne
s'étaient jamais lâchés mais ne se voyaient pas tous
les jours. Un juge, dos conseils delà reine,deux
anciens ministres de la couronne, tous hommes de
haute volée et de grands talents, un médecin et
deux journalistes, ceux-ci de camps opposés mais de
même coeur. Je ne sais plus comment la conver-
sation tomba sur les exploits de collège, mais la
bonde une fois ouA^erte aux réminiscences, ce fut
entre nous assaut de récits et de questions.
— Te souviens-tu de X, le pion qui avait imposé
un pensum à toute la communauté, et que nous
n'appelions plus ensuite que le " pensum général ï'
— Oh! la bonne histoire. Une dizaine déjeunes
dissipés avaient emporté, le soir, dans la salle
d'étude, une innombrable collection de hannetons.
Ceux-ci, lâchés, se cognaient aux murailles, bour-
donnaient autour des becs de gaz et provoquaient
une bruyante hilarité ; le surveillant, ce brave X,
irrité outre mesure, tapant du poing sur le rebord
de la tribune, faisant du chiendent depuis une
dizaine de minutes, perdant la tète, s'écriait :
" Yous aurez une demi-heure d'étude de
moins ! " Et comme les rires allaient crescendo et
SOUVENIRS DE COLLEGE 3*7
tournaient à l'insubordination, lui, moins maître
de sa parole, s'apercevant de son lapsus et vou-
lant se reprendre, criait encore plus fort ; " Vous
aurez une heure de récréation de plus !" Quels
éclats de rire homériques ! C était à qui des élèves
rirait plus haut, les couverts de pupitre battaient,
les cris d'animaux les plus divers se faisaient en-
tendre à rendre jalouse l'arche de Noé, les boulet-
tes et les dards de papier criblaient la tribune du
maître, les livres voltigeaient dans l'air, les sièges
étaient culbutés, — c'était un brouhaha, un tumulte
indescriptibles. Les suiffiers fourraient leurs
chandelles dans leurs pupitres, et le réglementaire —
c était toi, juge, — se hâtait d'aller sonner le cou-
cher. " Pensum général ! hurla le pion, vous
copierez chacun dix pages de dictionnaire !" Ce fut
le comble, la mesure renversait : cris, chants,
piétinements, sifflets, claquements de main, ce fut
un désordre inouï ; un vent de révolte soufflait ; un
chef ! et nous proclamions notre indépendance.
C est encore toi, juge, qui étais notre chef naturel ;
nous t'aimions tous et nous t'aurions suivi dans
toutes les frasques possibles ; mais tu étais déjà
trop sérieux, tu sentais déjà trop l'hermine, pour
fassocier à ces manifestations de potaches. Et tu
fis, comme toujours, sagement.
— Le pensum, est-ce que nous l'avons fait ?
— Mais non ! tu sais bien que le directeur nous
en fit grâce, le lendemain soir, à la lecture spiri-
tuelle, mais au prix de quelle merciiriale ! Il étrtjt
38 COUPS d'ceil et coups de plume.
fameux, le directeur, pour nous donner des suifs,
mais ce soir-là il s'est surpassé. Quel pamphlétaire
c'aurait été ! Dites donc, avez-vous jamais vu
manier le sarcasme plus mordamment que par lui ?
Comme il était sûr que personne ne lui répondrait,
il s'en donnait à cœur joie. C'était surtout quand
il expulsait un élève que ses remarques hrûlaient.
Il promenait lentement son fer rouge dans la chair
vive. Ses victimes devaient se croire marquées
pour la vie. Heureusement qu'il n'en restait rien.
— Toi qui as été chassé du collège, conte-nous
donc ton aventure, fit le juge en s'adrf ssant à l'un
de nous.
— Bien volontiers. Mon expulsion et mes im-
pressions. Mais celles-ci n'ont en rien été rendues
plus cuisantes par les méchancetés du directeur,
car j'ai été chassé à huis clos. Quelle bizarrerie du
langage ! J'ai dit à huis clos, et cependant tous les
huis étaient ouverts pour me laisser passer et partir.
UNE EXPULSION
Au fait, dit Paul V...., ça été tout un événement
dans mon adolescence que cette puérile équipée de
collégien. Un rien gros de conséquences possi-
bles, qui m'a donné à songer pendant quatre jours,
et à songer triste. Heureusement, une simple ve-
nette. Voici comment cela s'est passé.
J'avais été élevé dans l'idée du sacerdoce. Prêtre
ou laïque, ce m était tout un ; qu'est-ce que j'en
SOUVENIRS DE COLLEGE 39
savais ? Mais il n'en était pas de même de nios
excellents parents ; avoir un fils prêtre, c'était
leur grosse ambition. Il leur semblait sans doute
que le salut commun de la famille serait plus
facile. Et même au point de vue du bonheur ter-
restre, il y avait des avantages : vie de considéra-
tion pour tous, respect acquis d avance, aisance cer-
taine ; le fils confesserait les auteurs de ses jou s,
marierait ses frères et sœurs ; le père tiendrait les
comptes de dîme et administrerait le bénéfice ;
voilà les calculs, fort honnêtes, n'est-ce pas ? aux-
quels ils ont dû se livrer. Cela m'allait, comme
cela me serait allé si on meut destiné à une pro-
fession, à une industrie, à un métier. Je grandis-
sais donc en vue de l'autel.
J'avais quinze ans et demi ; dans trois mois mon
cours d'études classiques serait terminé et j'em-
brasserais la carrière rêvée. On était fin mars.
Le soleil du x^rintemps faisait monter les sèves. Je
me sentais sortir du cocon. Un travail de fermen-
tation dans l'âme et l'esprit s'opérait. On n'est pas
philosophe à cet âge sans se croire quelque chose ;
l'orgueil éclosait donc, et avec lui et par lui des
efiluves de liberté qui chatouillaient mon jeune
cœur, un sot besoin d'indépendance et une fierté
absolument ridicule. Je n'étais pas précisément
un paresseux, car je lisais beaucoup ; mais la mé-
taphysique ne me séduisait pas et j'apprenais mes
leçons moins souvent que de raison. Or un jour,
fatigué de ne rien voir dans cette science des obscuri-
40 COUPS d'œil et coups de plume
tés, j'avais résolument fermé mon Bouvier, et je
m'étais, rendu en classe avec la détermination bien
arrêtée, si l'on m'interrogeait, de déclarer à brùle-
pourpoint que je n'entendais rien à tous ces songss
creux ni aux beautés du style de l'évêque du
Mans.
Le hasard me servit à souhait. Je lus le premier
que le professeur interrogea sur j'ai oublié quel
point de la philosophie de Kant.
— Je ne sais pas, répondis-je.
— C'est comme d'habitude, riposta-t-il. Vous
êtes un petit paresseux et un petit ignorant.
Il aurait pu dire un fier ignorant, et il n'aurait
pas menti !
Je venais de lire un volume des discours de
Guizot ; j'en avais, entre autres, retenu une phrase
à l'emporte-pièce. Aussi, me dressant sur mes
ergots déjeune coq, je la lui lançai à la figure :
— Monsieur, vous avez beau accumuler toutes
vos injures, elles ne s'élèveront jamais jusqu'à la
hauteur de mon dédain.
Stupéfaction de la classe entière.
Les mots à peine lâchés, j'étais moi-même archi-
stupéfait de mon audace et de ma grossièreté.
Car, vous le savez, l'abbé G-... était bien le meil-
leur homme du monde et le plus délicat des pro-
fesseurs, et s'il m'avait tancé, ce n'était que poussé
à bout par ma persistance à ne vouloir rien appren-
dre de ia noble science de la génération des idées.
J'avais déjà regret de mon algarade et je m'atten-
SOUVENIRS DE COLLEGE 41
dais à me faire flanquer à la porte sur le champ.
— Asseyez tous, allez ! asseyez-vous, me dit-il
doucement.
Etre chassé m'avait fait peur, mais cette ma-
gnanimité m'humiliait : deux grands hommes
comme Gruizot et moi étaient impuissants à faire
sortir cet humble prêtre de ses gonds.
Celui-ci ajouta :
— Le meilleur moyen d'apprendre votre leçon,
c'est de la copier en entier. Vous ferez ce pensum
aux heures d'étude et me le remettrez jeudi pro-
chain.
— Jamais de la vie !
— Assez, assez.
Je fis le pensum, et le jeudi arriva.
Une idée folichonne me vint : donner à croire
au professeur que je quitterais le collège plutôt que
de m'exécuter, et je réglai aussitôt la mise en
scène. C'était un pauvre petit coup de théâtre,
vous allez voir, et qui rata complètement. Je
comptais sur le bon cœur de l'abbé, qui ne vou-
drait pas briser une carrière ; j'oubliais tout à fait
l'autre côté de la position, le respect de l'autorité.
Personne ne savait que j'avais fait mon pensum,
hors Michel Y. et Amédée Z. Je leur exposai
aussi mon projet. Eux, fous comme moi, alléchés
par l'espoir d'assister à une petite comédie, m'en-
couragèrent. L'un me prêta un frac noir, un civis
comme nous disions, l'autre une clef du dortoir
dérobée à quelcjue surveillant, et ce jour-là, l'heurQ
42 COUPS d'œil et coups de plume
de la classe ayant sonné, j'allai jeter ma défroque
de collégien ponr reA^^'tir l'habit du citoyen.
Quand je descendis au cours, le professeur en était à
exposer la théorie des idées innées de Leibnitz ; je
l'entendais fort bien à travers la porte ; le cœur me
battait fort,' le courage faillit me manquer. La
porte n'avait pas de bouton, vous vous rappelez
que c'était la seule qui fut dans ce cas ; il fallait
se faire ouvrir du dedans. Je frappai deux coups
discrets ; mes vaisseaux étaient brûlés, il fallait
aller au bout de l'aventure ; si ou ne m'avait
entendu, je n'aurais peut-être pas frappé de nou-
veau, mais il m'avait bien entendu, allez, ce Michel
qui faisait l'office de portier et qui grillait de
voir la bonne farce.
En me voyant entrer, solennel dans mon habit
d'emprunt trop vaste pour moi. et me diriger non
à ma place, mais vers la chaire du professeur, toute
la classe se leva ; c'était l'habitude quand un
élève de philosophie, quittant le collège avant la
fin d'année, venait faire ses adieux à ses com-
pagnons. Je m'approchai du professeur, et, lui
tendant la main :
— Je viens vous dire adieu, monsieur ; j'entre
dans le monde aujourd'hui.
— Qu-est-ce à dire ! Vous n'avez plus que trois
mois pour compléter votre cours !
— Cest vrai, monsieur ; mais je ne puis me
décider à faire le pensum que vous m'avez imposé.
Ici, parole d'honneur, je crus que l'abbé me
SOUVENIRS DE COLLEGE 43
ferait grâce de ma punitioTi, tant il était visible-
ment ému ; lui, si bon, comment laisserait-il aller
une jeune âme se perdre dans Babylone quand d*un
mot il pouvait la retenir dans Jérusalem ?
Sûrement, il me garderait pour faire l'ornement du
sanctuaire !
— Mon cher enfant, reprit-il, votre détermination
me désole ; mais vous comprenez que l'autorité
doit être respectée, obéie. Je ne doute pas que
vous ne deveniez un brave citoyen. Adieu, portez-
vous bien, soyez heureux.
Et il me pressa la main. Il y avait eu lutte inté-
rieure chez lui, mais le principe l'avait emporté sur
le sentiment.
Dites donc ! savez vous que j'ét;iis loin de mon
compte ? C'était embêtant après tout. Avoir
espéré en une clémence et se heurter à un iimipos-
su mus inflexible ! Au lieu d'un cœur, rencontrer
une borne.
Je fis le tour de la classe, distribuant et rece-
vant des poignées de main. Je les recevais plus
fortes que je ne les donnais, car, mes confrères
ignorant l'état réel des choses et prenant mon
départ au sérieux, les uns me faisaient leurs sou-
haits, d'autres me demandaient de leur écrire, tous,
— je ne sais si je me flatte en croyant cela, — tous
prenant peine de l'événement. Rendu à la porte,
le chapeau à la main, faisant mon dernier salut, je
vous le confesse, je comptais encore m'eatendre
apostropher.
44 COUPS d'œil et coups de pltjme
— Jeune fou, allait dire le professeur, revenez
prendre votre siège, il n'y a plus de pensum.
Bernique !
Et la porte sans bouton me fut ouverte, la
clef bruissant dans la serrure avec un claquement
sec qui me fut au cœur. C'était comme si des ver-
rous se fussent tirés sur moi, comme si j'eusse été
emprisonné. Et pourtant je me trouvais dehors,
libre, trop libre même, dans un long corridor, aux
murailles et aux boiseries toutes blanches, triste
comme un cloitre désert ou une caserne inhabitée.
Cela devenait sérieux. Je me trouvais réellement
hors du collège, ayant cessé d'être élève, m'étant
congédié moi-même. Et par ma faute encore.
Puisqu il était fait ce penSum, et que je lavais
dans ma poche, il ne fallait pas en perdre le fruit.
Je n'avais jamais sérieusement contemplé le dé-
part. Le professeur ne tombait pas dans le piège,
cela ne l'émouvait pas outre mesure de me voir
m'en aller, eh bien ! il fallait maccrocher à ma
chance, revenir, avouer ma fumisterie et rentrer
dans les rangs, au prix même d'un autre pensum.
Bravement j'en pris mon parti. Je frappe, la
porte s'ouvre, je m'avance vers le professeur :
— Monsieur, voici mon pensum.
— Très bien, monsieur.
Les élèves riaient, l'abbé vit aussitôt que mon
départ était simulé, que je lui faisais une frime. Il
ajouta :
— Mettez- vous à genoux.
SOUVENIRS DE COLLEGE 45
Je pouvais donc rester élève, mais à quelle
condition !
Ah ! pour ça, non !
Me mettre à genoux, moi, un philosophe tout
imbu de la dignité de l'homme ! m'humilier devant
un semblable parce qu'il porte casaque ou soutane!
balayer le plancher avec mon pantalon ! donner ce
spectacle d'un grand, d'un finissant, qui se courbe
et se soumet à des punitions bonnes au plus pour
des enfants ! Nenni ! on ne verra pas cela.
C'est à ce moment-là que l'orgueil se met de la
partie; il parle si fort et si haut que je dis résolu-
ment non et jenfile la porte.
C'en était donc fait. Ma blague avait mal tourné.
La comédie s'achevait en tragédie.
— Soit, me dis-je; je m'en irai plutôt que de m'a-
baisser.
Et je m'en fus errer autour du jeu de paume et
dans les allées ombreuses de la cour, en attendant
une solution plus nette. Tout n'était pas encore
perdu, on pouvait faire un compromis, changer le
genre de punition. La situation était critique, le
moment décisif. D'un côté, me mettre à genoux,
jamais ! De l'autre, ne pas être prêtre, manquer ma
vocation, c'était très grave. Ce que diraient mes
camarades si j'acceptais une punition humiliante !
Mais la peine que ressentiraient mes parents si
j'interrompais mes études et m'éloignais du sanctu-
aire ! J'attendais du hasard qu'il dénouât ce fil
barbelé, qui m'enserrait et me piquait cruellement.
46 cours d'(kil et coups de plume
La classe finit et les élèves se répandirent dans
tous les coins de la c-our, essaim joyeux où person-
ne n'avait mes préoccupations. Je me mêlai à
leurs jeux, distraitement, attendant mon arrêt à
toute minute. En effet, la récréation ne durait
pas depuis un quart d heure que je m entendis ap-
peler par la grosse voix d'Ernest P., qui me man-
dait de la part du professeur.
— Si vous consentez à vous mettre à genoux, me
dit celui-ci, j'oublierai tout. Il n'y a personne
dans la salle c'e récréation, on ne vous verra pas ;
je ne vous inflige qu'une demi-heure. Si vous re-
fusez, je vous remets entre les mains du directeur.
— Merci de vos égards, mais je n'introduirai
point la mode des finissants qui se traînent par la
place. Je m'en irai plutôt.
Cinq minutes après j'étais appelé chez le direc-
teur.
— Tu en fais de belles, il paraît ! Outre que tu
cherches à rire de ton professeur devant tes dis-
ciples, tu lui chantes pouilles d'un bout à l'autre
de ton pensum. Tu n'as pas copié la leçon de
philosophie, mais tu as écrit toute sorte de sottises
à l'adresse de M. G... Ecoute, je n'ai pas de temps
à perdre ; je te fais une dernière proposition, c'est
à prendre ou à laisser : à genoux ou à la porte !
— La porte, m ecrai-je !
Je sortis et gagnai la grande porte du collège.
Le directeur me suivait, il s'en allait rendre
compte au supérieur de mou exécution. Je crus
SOUVENIRS DE COLLEGE 4t
bien pendant quelques instants qu'il me rappelle-
rait, qu'il ne sacrifierait pas mon avenir aux exi-
gences d'un point de discipline qui, alors, me pa-
raissait absurde. Je t'en fiche ! il me laissa filer,
filer jusque chez moi. Je me retournai plu-
sieurs fois pour tâcher d'apercevoir un signe, d'en-
tendre une voix qui m'eût rappelé au collège ;.
rien de rien.
Pas besoin de vous dire la douleur de mes pa-
rents. Des rêves et des espérances de quinze ans
s'écroulaient et s'évanouissaient, par un sot coup de
tête d'enfant, à l'heure où tout promettait leur réa-
lisation. Le moins navré n'était pas moi. Je
comprenais les conséquences de mon étourderie,
et en outre du chagrin que cela me causait, j'avais
celui d avoir peiné mon père et ma mère, en détrui-
sant leurs châteaux d Espagne, et la perspective
de leur causer de nouveaux sacrifices, à eux pau-
vres mais convaincus que l'instruction était le seul
et le meilleur héritage qu'ils pouvaient laisser
à leurs enfiints.
Mon père prit assez vite son parti.
— Quentends-tu faire 1 me demanda-t-il le len-
demain.
J'avais longtemps rêvé d'être une des illustra-
tions de la chaire. Les plus beaux morceaux d'é-
loquence de Basile, de G-régoire, de Chrysostôme,
de Bernard, de Bossuet, de Bridaine, de Frayssi-
uous, de Ravignan, de Lacordaire surtout, je les
f^avais tous par cœur : j avais ambitionné de niar-
48 COUPS d'œil et cottps de plume
cher sur leurs traces. Mais deux ans auparavant,
monsieur le supérieur avait marché sur mes cors.
C'était aux examens de la mi-année, en présence
de toutes les classes réunies. J'avais déclamé la
péroraison du plaidoyer pro Milone, et je croyais
sincèrement que ma jeune déclamation, servie par
une voie de fausset qui ne muait pas encore, avait
dû emporter l'aréopage des examinateurs, quand
monsieur le supérieur me dit froidement :
— Vous savez bien le morceau; mais j'aime à croire
que Cicéron ne parlait pas aussi vite que vous : de
là ses succès.
Mes illusions étaient détruites. C'était à recom-
mencer.
L'éloquence du barreau m'aurait peut-être attiré,
mais cette mauvaise interprétation de Cicéron
m'effrayait, et dans quel conservatoire aurai s-je pu
apprendre l'art de la déclamation ?
Donc le barreau est à l'eau ; reste la médecine.
Ayant passé mes dernières vacances chez un
oncle qui était médecin et qui m'engageait souvent
à parcourir ses livres, j'avais étudié l'ostéo-
logie, non pas en vue d'une profession, mais par
simple curiosité de savoir. Les démonstrations
étaient faciles sur un squelette monté qu'il possé-
dait, le traité était clair, et je connus bientôt le nom,
la forme et le rôle de tous les os, depuis les tempo-
raux jusqu au coccyx, du sternum au sacram, des
omoplates à l'astragale et au cunéiforme ; les
apophyses m'étaient familières, et je savais la fonc-
SOUVENIRS DE COLLEGE 49
tion des trous nourriciers. J étais fort en os et
vertèbres; — pourquoi ne serais je pas médecin ?
— Je veux étudier la médecine, répondis-je à
mon père.
— N'y songe pas, mon fils, je ne suis pas en état
de payer tes cours et ta pension à Montréal. Et
puis tes frères et tes sœurs grandissent, il faut
qu'ils s'instruisent.
Ainsi que d un coup de plumeau on enlève
d'épaisaes toiles d araignée, ainsi mon pèie, d'un mot,
tua gros d illusions chez moi.
Ma mère, femme énergique, ne pouvait croire que
pour une bravade d'enfant on persistât à détourner
ma vie dun cours tout tracé. Elle approuvait bien,
certes, la brave femme, que je ne me fusse pas
soumis à une punition humiliante, mais elle ne
pouvait s'empêcher de me dire que je n'aurais pas
dû me mettre dans cette position. Je le sentais,
parbleu, bien. Elle voulait que je rentrasse au
collège et elle y réussit. Prières à Dieu, messes
promises, visites au supérieur, elle employa tout
cela, et au bout de quatre jours je remettais les
pieds dans ma classe.
Mais c'était à une condition, que j'avais acceptée
mais que j'étais bien sûr d'éluder: je devais
passer une heure à genoux, sous les yeux de la
communauté, au temps de la récréation.
Vous souvenez vous de M=^^=^, ce paresseux
qui à seize ans n'était pas encore sorti du rudi-
ment latin, ce gourmand qui aurait baisé la terre
50 COUPS d'œil et coups de plume
pour nn fruit, qui nous quêtait notre morceau de
pain frais à l'heure de la collation ? Pour six sous
il aurait fait toutes les malpropretés ; jetais cer-
tain que pour douze il passerait une heure à
genoux. L'heure venue, voilà mon M^=^=^ age-
nouillé dans un coia de la salle, la tête envelop-
pée d un pardessus, et faisant consciencieusement
ma pénitence. J avais ajouté trois sous s il s'ad-
joignait un compère pour répondre aux maîtres
qui demanderaient qui était là que c était moi.
Aussi quand, sur les huit heures, un peu avant la
prière du soir, l'abbé G-.... alla voir si la punition
se faisait et s'enquit du nom du pénitent :
— C'est Paul V , répondit l'imperturbable com-
père, en continuant à faire rouler ses marbres
entre mes jambes de louage.
Il avait bien gagné ses trois sous. Je lui en
comptai six le lendemain, car j'étais riche, mon père
m'avait glissé une pièce de trente sous dans la main
en prenant congé de moi après la reconduite du
matin.
— Et toi, pendant ce temps-là, où te tenais-tu ?
— J'avais d'abord songé aux Nards ; mais passer
une heure dans cet odorant pavillon de Flore de
Poudrette eût été un dur exploit ; j'avais un ami
parmi les surveillants, il me prêta sa clef du dortoir
et j'allai me blottir dans son alcôve.
Ainsi finit mon aventure.
Et, journaliste aujourd'hui, je suis bien sûr â,e
li'^voir pas manqué ma voca;tion.
S01J\^ENIRS DE COLLÈGE 51
Je suis avocat aussi, et si je n'ai pas brillé au bar-
reau, ce n'est pas ma faute, c'est faute de clients, et
peut-être parce que je parle plus vite que Cicéron.
UNE NICHE AU MAITRE D ANGLAIS.
Petit à petit, dans la salle à manger, étaient
arrivés des amis d'un peu partout, avocats et mar-
chands, qui avaient fait leurs classes dans divers
collèges. On ne voit jamais de médecins à ces
déjeuners dans le restaurant, des notaires rarement.
Grénérale comme elle est toujours là, la conver-
sation tomba, aussitôt après l'histoire de l'expulsion,
sur le martyre des maîtres d'anglais. Il s'en conta
de belles, je vous assure.
Jai retenu l'histoire suivante, dite par un com -
pagnon de classe perdu de vue depuis bien près de
trente ans. Il avait voyagé et sa nostalgie le rame-
nait au foyer, presque riche, jeune encore.
Il s'exprima à peu près ainsi :
— Pour avoir vécu aux Antilles, brûlant le jour,
gelant la nuit, je n'en ai pas moins conservé frais
et comme arrosés de ce matin mes souvenirs de
cinquième. C'est une classe que je n'ai pas dé-
passée. On la nommait la syntaxe. On y
enseignait en effet la syntaxe des grammaires
française et latine, mais nous n'en étions qu'aux
éléments de l'anglais, dont nous n'avions, encore,
qu'une leçon par semaine.
52 COUPS d'œil et coups de plume
Notre m litre d'anglais, vous vous en souvenez,
l'abbé 0., était bien le plus bénin des Irlandais.
Son œil bleu répandait de la douceur sur ses traits.
Il était rare qu'il se fâchât, et alors même il ne
paraissait pas féroce, comm3 l'était labbé Me, vous
savez, l'abbé Me. qui avait passé la tête d'un élève
entre les barreaux dune chais? et lai avait fait
porter sur le cou le poids de celle-ci pendant une
heure. Mais cela c'est une autre histoire, et je ne m'y
laisse pas entraîner. Mon abbé O. était donc bon
malgré lui, et surtout malgré nous, car nous es-
sayions bien notre petit possible pour le faire endê-
ver, sans y réussir toujours. Pourtant une fois la
mesure renversa et ce fut entre mes mains. Je
souillais persistamment à mon voisin sa leçon dont
il ne savait pas le premier mot. Le maître
mayant entendu m'avertit de cesser ; mais je con-
tinuai, voulant sauver au camarade une réprimande
et croyant bien d'ailleurs avoir mis une sourdine
à ma voix. Je me trompais, le maître m'entendait
encore parfaitement.
— Allez, me dit-il, dans ma chambre ; là, der-
rière mon coffre, vous trouverez quelque chose que
vous m'apporterez.
Toute la classe, moi surtout, comprit qu'il s'agis-
sait d'un martinet, et l'on ne se trompait pas. Il
y était derrière le coffre, l'instrument fatal dont
j'avais d'autant plus peur que je n'en avais pas en-
core tâté. Il y était, oui, mais il y avait autre
chose, et le maître n'ayant rien spécifié, je rappor-
POUYENIRS DE COLLEGE 53
tai en classe sa brosse à souliers et sa boîte de
cirage.
— Oh ! je m'en souviens comme d'hier, dit l'un
de nous. Jai encore dans les oreilles le rire vrai,
spontané, irrépressible, qui t'applaudit quand tu
mis sur la table du maître, au lieu de ce qu'il at-
tendait, ses ustensiles de propreté. C était un jet
qui ne finissait pas, une éruption d hilarité natu-
relle, mais prolongée par la malice d'écoliers gouail-
leurs, et qui aurait duré longtemps si monsieur O.
ne t'avait dépêché au directeur avec ordre de lui
raconter ton espièglerie.
— En effet, nous étions toi et moi de la même clas-
se et tu as vu cela. Ce que personne n'a vu. par ex-
emple, c'est la gaieté du directeur quand je lui eus
exposé ma mission. Il était étendu sur son long
canapé recouvert d'indienne usée et pâlie, où plu-
sieurs d'entre nous se sont assis pour recevoir des
réprimandes parfois assez spirituelles, toujours for-
tement épicées. Sa gaieté était communicative.
De le voir soubresauter, la joie me gagna. Je ris
de mon bon tour. D'accusé que j'avais été en en-
trant, je devenais compagnon de plaisir. Il n y
avait plus ni juge ni coupable. La pénitence, en
tout cas, ne serait pas forte, et si les épaules du
directeur allaient, les miennes n'en allaient pas
moins. Enfin, il me renvo^^a en classe absous.
Seulement il ne fallait pas recommencer.
On ne recommence pas ces bonnes blagues,
l'occasion en est trop rare. Je promis. Et le
54 • COUPS d'œil et coups de pi^ume
maître, à mon air hypocritement contrit, crut que
le directeur m'avait bien brossé, et, bon, n'ajouta
pas l'insulte à l'humiliation.
Qui rit largement, la classe finie, ce furent nous
tous. Quand ils connurent de quelle façon
l'aventure s'était dénouée, ce fut un plaisir fou
pour chacun des camarades.
On les aimait si peu, ces pauvres maîtres d'an-
glais, dans notre collège ! Il ne doit pas en être au-
trement ailleurs.
A quoi cela tient-il ?
Yous en connaissez, vous autres, des exemples
de ces persécutions qu'on leur fait subir. Com-
bien y en a-t-il qui soient spirituelles .? Elles sont
presque touj ours idiotes ou méchantes.
— Idiotes ou non, il y en a de bien drôles, dit
mon ex-compagnon de classe, avec un soupir ; je
voudrais bien être encore à cet âge d insouciance et
de malice.
Chacun de nous se disait la même chose.
Le déjeûner était fini.
DE NOTRE OÉO(4IlAPHIR 55
DE NOTRE aÉOaRAPHIE
— Tu as appris raventiire de ce pauvre X...?
— Non ; qu'y a-t-il ?
— Il y a que sa femme vient de faire une fugue,
quelle a planté là bel et bien monsieur son homme
et qu'elle voyage aujourd'hui en pays étranger.
— Qui t'a dit cela ?
— C'est dans la gazette de co matin. C'est im-
primé en toutes lettres. La gazette donne noms,
dates et détails. Tu vois que c'est bien certain.
C'est imprimé, mon cher.
C'est imprimé, c'est vrai : telle était la logique des
premiers lecteurs de journaux, telle est encore celle
dune foule de personnes dans les campagnes
canadiennes.
C'est imprimé, la gazette le dit, je l'ai vu dans
un livre ! C'était là le critérium de vérité admis
de tout le monde, encore aujourd'hui accepté dans
bien des endroits.
Et pourtant la gazette a-t-elle assez fait des sien-
nes ! Le livre a-t-il assez menti ! Il me semble
qu'on ne devrait plus se fier à eux, que le scepti-
cisme devrait être à l'ordre du jour. Loin de là.
L'homme a tellement besoin de croire, qu'il gobe à
plaisir l'extraordinaire, le merveilleux ; sa malice
66 COUPS d'œil et coups de plume
est si développée qu'il accueille avec joie, con amore,
sans paraître en douter, sinegrano salis, toute histoire
s 'andaleuse, tout potin bien épicé, tout racontar
scabreux ; c'est un autre besoin.
Aussi faut-il réagir contre je ne dirai pas ces ten-
dances, mais ces quasi-nécessités de notre nature et
de notre éducation.
Pour ce qui est des gazettes, elles ne se l'en-
voient pas dire. Elles se démentent à qui mieux
mieux.
— Ce n'est pas vrai !
— Vous avez menti !
— C'est faux du tout au tout !
— Peut-on se tromper plus bêtement !
— A-t-on jamais lu pareilles absurdités !
Eh. bien, elles ont leur antidote en elles. Elles
disent le faux et rétablissent le vrai à bon marché.
Les errata, les rétractations, les rectifications, les ex-
cuses ne coûtent pas cher.
Mais c'est le livre !
Le livre qui dit faux, le livre qui dit bête, le livre
qui dit mauvais.
Comment le combattre !
Le combattre par le livre vous coûte les yeux de
la tête. Combattons-le par la gazette, parbleu !
C'est la gazette qui se fera le porte- voix de la vé-
rité, qui démolira l'erreur et de la gazette et du
livre.
Ce travail de réparation — car en ce sens démolir
c'est réparer — ce travail a été commencé, mais il faut
DE NOTRE GÉOGRAPHIE 57
le pousser tous ks jours sans découraçement ; il ne
sera jamais complété, personne n'en verra la fin.
Rocher de Sisyphe, tonneau des Danaïdes, toile de
Pénélope !
Je m'aperçois que je suis en train de faire une
préface, et ce que j'ai à dire ne demande pas une
aussi longue entrée eu matière.
Il s'agit tout bonnement de signaler quelques
erreurs commises par des étrangers à l'endroit du
Canada.
L'écrivain étranger dira peut-être qu'il n'est pas
tenu de savoir l'histoire ou la géographie du Ca-
nada plus que celle du Congo. Soit. Mais alors
qu'il n'en parle pas.
Je ne m'arrêterai pas à relever la bévue de M
Wm Young, de Londres, secrétaire de l'association
pour l'abolition de la vaccination obligatoire, qui
adresse* des brochures à " New Brunswick, Prov-
ince of St. John, Uniied States of America." {Daily
Evening News, St. John, N. B., 16 janvier 1883).
Un citoyen de la métropole impériale n'est pas tenu
de rien savoir de ce qui touche les coloniaux.
J'entends surtout parler ici de certain géographe,
qui fait de la géographie fantaisiste et voyage à son
aise dans l'orthographe des noms propres... qui n'ont
pas d'orthographe, a-t-on dit afin de les mieux ou-
trager. Ce doit être un personnage si j'en juge par
ses titres : " Ancien Consul-Grénéral et Secrétaire
de Légation, Grrand-Officier et commandeur de plu-
sieurs ordres. Médaille d'or pour le mérite dans les
58 COUPS d'œil et coups de plume
Sciences, de S. M. l'empereur d'Allemagne, membre
correspondant des Sociétés de Gréographie de Paris,
Vienne, Amsterdam, Genève, Buda-Pesth, Marseille,
etc., etc., délégué du gouvernement Belge aux con-
grès international de Gréographie de Paris (1878) et
de Venise (1881)." Si ce n'est pas un i)ersonnage,
ce doit au moins être un savant. Voyons voir,
comme dit le paysan canadien.
Ce savant a écrit un livre intitulé " Le troisième
congrès international des Sciences Gréographiques
à Venise." Il en a fait présent à l'Institut-Canadien
de Hottoîoa, Etats-Unis ; l'enveloppe porte Hotowa.
Un peu plus, il en aurait fait Hottentot.
Ouvrons le livre.
Il y a une liste des pays qui ont envoyé des re-
présentants au Congrès. Entre l'Allemagne et
l'Autriche se trouvent " l'Angleterre et ses colo-
nies ;" les colonies sont les Indes, la Nouvelle-
Galles de Sud, etc. Viennent d'autres états indé-
pendants, la Belgique, le Brésil, le Canada, le Chili,
etc ; puis les Etats-Unis d'Amérique. Ceux-ci ont
]es délégués suivants : " Délégué du ministère de
la guerre et commissaire à l'Exposition : le capi-
taine Georges Montagne Vheller, du corps du
génie de l'armée des Etats-Unis. Délégué du
ministère de la marine, M. Charles A. Balduin.
Délégué de la Société météorologique américaine,
le g-énéral Hasen, et de l'Institut-Canadien de Hot-
towa, M. Flemming Sangfort."
Je ne connais pas, même de nom, l'es délégués
DE NOTRE GÉOGRAPHIE 59
américains, mais je parierais que le capitaine
Yheller est un monsieur Wheller ou Wheeler ; je
mettrais ma main au feu que M. Charles A. Bal-
duin est un nommé Baldwin. Quant à M. Flem-
ming- Sangfort, je sais fort bien que c'est M. Sand-
ford Flemming, d'Ottawa.
Plus loin, dans la liste des sociétés et instituts
géographiques représentés au congrès, je lis, sous
la rubrique " Etats-Unis d'Amérique " : " La soci-
été météorologique américaine. L'Institut-Cana-
dien de Hottawa."
Ainsi, il est acquis à la géographie lo que le
Canada n'est pas une colonie de l'Angleterre, 2o
qu'il est un pays indépendant, 3o qu' Ottawa
est dans les Etats-Unis d'Amérique, et 4o que le
nom de cette ville s'épelle indifféremment Hottowa,
Hotowa et Hottawa.
Pauvre capitale, elle n'a pourtant poiat mérité
de se faire défigurer de la sorte par les étrangers :
il y a bien assez que deux ou trois de ses fils la
brutalisent au point de la nommer Outaouais !
Mon intention était d'abord de livrer le nom du
géographe à la risée du public canadien, mais,
tout compte fait, je le tairai, parce que cet homme
a tellement de titres qu'il doit être pauvre, et
qu'étant un ancien consul général il est peut-être
âgé : deux excuses à bien des erreurs, et, dans
tous les cas, deux meilleurs titres à mon respect.
Je lisais dernièrement Les Etangs, de Grustave
ï)ro^. Ce n'est p^s le moment-^peut-être n'est-cç
60 COUPS d'œil et coups de plume
pas la peine — de parler de la portée de ce livre.
Mais il contient des erreurs qui se rapportent au
Canada, et que pour cola je tiens à relever.
Il y a un personnage que l'auteur appelle
" rAméricain " tout le long de son livre. Au
dixième et dernier chapitre, p'î.ge 333, il dit
de lui :
" Tout cela ne prouvait rien, mais donnait de la
consistance à mes soupçons. Ce qui les confirma
d'une façon plus complète encore, ce fut l'examen
des papiers personnels de Jacques Dripper, sujet
américain, né à Montréal "
D'abord, il n'y a jamais eu de sujets américains.
Il y eut des sujets anglais, puis des citoyens amé
ricains. Y eût il eu des sujets américains, Dripper
eût pu, à la rigueur, naître à Montréal et trans-
férer son allégeani^e au drapeau étoile. Mais la
phrase que je cite, jointe au contexte, prouve c[ue
pour l'aimable auteur de Monsieur, Madame et Bébé,
Montréal est une ville des Etats-Unis.
Le malheur nous en veut : notre capitale poli-
tique et notre métropole commerciale appartiennent
aux Américains, qui peuvent pourtant bien s'en
passer ! Je m'eftbrce à les reconquérir.
"Il devint évident pour moi, continue Droz,
que les papiers américains étaient authentiques,
mais n'appartenaient nullement au soi-disant
Dripper que j'avais connu. Sans doute René
s'était approprié ces papiers, les avait achetés ou
les avait enlevés à quelque soldat tué sur la fron-
DE NOTRE GÉOGRAPHIE 61
tière, car on se battait encore aux Etats-Unis, Jor'^quil y
était arrivé en 1786, quoique le traité de Versailles
eût été signé depuis longtemps."
Que l'on se battît encore sur la frontière amé-
ricaine, trois ans après la signature du traité de
Versailles, m'a paru invraisemblable : ce ne fut
pas une guerre de partisans que celle de l'indépen-
dance américaine. J'avoue ne m'ètre pas encore
renseigné aux sources écrites, le temps m'en a
manqué ; mais j'ai consulté quelques personnes
qui connaissent l'histoire ; l'assertion de Droz les
a surprises. Le fait signalé leur est inconnu.
Je m'abstiendrai donc d'affirmer qu'il se trompe,
mais je le crois.
Nos relations avec la France sont aujourd'hui si
intimes, nous avons tant de journaux qui y pénè-
trent, qu'il est bon de ne laisser s'y répandre
aucune fausse notion sur notre pays.
62 COUPS d'ceil et coups de plume
AUX ORANGISTES
Si j'avais été député, j'aurais pris part au débat
qui s'est élevé dans les communes au sujet de la
constitution légale de la société des orangistes, et,
m'adressant à ceux-ci, je me serais écrié :
Measievr^^
Vous vous présentez devant nous sous de faux
prétextes, les couleurs que vous déployez ne sont
pas les vôtres. J'ai entendu les discours de vos
avocats, défenseurs intéressés de votre cause, qui est
la leur. Je vous trouve bien humbles aujourd'hui,
bien doux, bien conciliants : le ciel n'est pas plus
ouaté que le bout de votre langue, le miel plus
sucré que vos paroles. Peau floconneuse d'agneau
rabattue sur les crocs du loup !
Yos instincts, vous les avez laissés au seuil de la
Chambre, comme le Turc dépose ses babouches
sous le portique de la mosquée. Vous marchez
sur la pointe du pied, en sourdine, pour mieux
nous surprendre. Vos bottes ferrées, rougies du
sang catholique, rouille que la patine du temps
accuse chaque jour davantage, dorment pour le
moment reléguées au vestiaire ; mais il vous tarde
(Je les chausser ; le 1^ de juillet approche, Vous
AUX ORANGISTES 63
VOUS hâtez de nous arracher une reconnaissance
légale. Vous ne jouez pas cartes sur table, mes-
sieurs, mais nous connaissons les grecs et leurs
atouts de contrebande.
Vous êtes modestes, vraiment ! Le seul droit de
posséder en votre nom vous satisferait. C'est peu,
c'est encore trop. Une fois le pied dans l'étrier,
vous enfourcheriez la cavale, et qui serait capable
de vous désarçonner ? Vous arriveriez ventre à
terre à votre but. Or, c'est ce que nous ne voulons
pas.
Nous ne le voulons pas, parce que nous perçons
à jour vos desseins, parce qu'une première conces-
sion, loin de vous suffire, vous enhardirait à récla-
mer une égalité que la société ne vous doit pas et
ne saurait vous reconnaître sans péril.
Nous nous y refusons, parce que votre société est
inutile, si elle n'est pas dangereuse, et qu'il im-
porte peu qu'elle existe.
Inutile, je l'ai dit, car elle se donne mission de
prêcher la fidélité aux pouvoirs établis, dans un
pays où il n'y a pas un traître, où les cent yeux
d'Argus failliraient à découvrir, même parmi les
républicains, un ennemi de notre souveraine et du
système politique qui nous régit.
Dangereuse, je le répète, parce qu'elle cherche à
diviser les enfants du Canada, à tourner les fils
contre les pères, les races contre les races, les pro-
testants contre les catholiques.
Vous vous prétendez tolérants, — et vous chassez
64 COUPS d'œil et coups de plume
ignominieusement de vos loges celui d'entre vous
qui épouse une catholique, votre frère qui envoie
ses enfants à une école papiste !
Tolérance à la Torquemada !
Vous vous dites une société de bienveillance, —
mais vous ne secourez que les vôtres, les affiliés, les
initiés: pour vous la charité est bornée par la
loge, la fraternité ne franchit pas la porte
du temple, le secours s'arrête devant la croix !
Vous êtes toujours armés en guerre, vous vous a-
britez constamment sous le drapeau. Toute ban-
nière qui n'est pas orange est ennemie. Dites-moi,
quand vos gonfalons jaunes se sont-ils enlacés aux
verts penuons de l'Irlande catholique ?
Vous êtes des frères qui haïssent leurs frères à
mort, parce qu'eux et vous ne vous prosternez pas
pour la prière sur les mêmes dalles ni ne partici-
pez aux mêmes mystères sacrés.
J'ai entendu tout à 1 heure l'un de vos avocats
qui a osé comparer votre société aux institutions
de bienfaisance et de charité si nombreuses dans
ce pays et auxquelles personne n'a jamais songé
un seul instant à refuser la constitution légale.
On est impudent en votre nom, messieurs. Quoi !
vous vous croiriez sur le même pied que la société
Saint-Vincent de Paul, que les unions Saint-Pierre,
Saint-Joseph, Saint-Thomas, que les asiles, que
les hospices, que les crèches !
Mais ces associations-là sont toutes fondées sur
la loi d'amour et de charité, tandis que vous vous
AUX ORANGISTES 65
appuyez snr la loi de haine ! Vous n'êtes pas
même chrétiens dans une société chrétienne ! Ob-
servez-vous les préceptes renfermés dans cette
Bible que vous jiortez si respectueusement sur un
coussin d'or dans vos processions !
Ne commande-t-il pas d'aimer le prochain com-
me soi-même pour l'amour de Dieu, ce livre que
vous emmaillottez dans le brocart et dont les
divines maximes sont pour vous lettre close ?
Que faites-vous parmi nous, revenants des siècles
de haine ? Votre place est près des bûchers de
l'Inquisition, dans les gorges des Cévennes, au
pied de 1 echafaud de Morus et de Fisher, partout
où la haine se fait rancune pour s'éterniser et le
fanatisme bourreau pour se venger !
Vous êtes les apôtres de la liberté religieuse,
avez-\ ous dit par la bouche de l'un de vos défen-
seurs, vraiment ! Et à qui donc en avez-vous dans
vos boucheries ? Est-ce à l'Irlandais protestant,
mais non orangiste ? N'est-ce pas plutôt unique-
ment à l'Irlandais catholique ? Sur qui tombent
vos insultes, sinon sur ceux-ci ? Quelle autre
raison d'être avez-vous que de blesser dans leurs
sentiments les plus chers vos frères qui ont d'au-
tres croyances que les vôtres !
Votre société est monstrueuse et vos chants sont
dignes d'elle.
Vous êtes le défi injurieux en permanence, la
nargue érigée en système. Faibles, vous rampez ;
forts, vous êtes insolents. Faites-moi donc com-
66 cours d'œil et cours de plume
prendre la grandeur de votre but ! Comme il est
noble, n'est-ce pas ? de piétiner un ennemi vaincu,
de lui rappeler sans cesse sa défaite, et, le genou sur
sa gorge, de lui cracher à la figure !
Or, c'est ce que vous faites là où vous êtes forts,
ce que vous nous demandez de légaliser dans notre
libre Canada ! Dans nos territoires immenses, le
long de nos fleuves paisibles, au sommet des calmes
montagnes, sur nos lacs majestueux, il n'y a pas
place pour vos petitesses , pour vos mesquineries,
pour vos haines séculaires ! La nature est trop
grande ici pour que nous l'attristions du spectacle
de vos étroitesses de cœur et d'esprit.
Je comprends que le prince d'Orange et ses
légions aient aimé à commémorer la victoire de la
Boy ne ; je conçois que leurs decendants en gardent
le souvenir, et se le rappellent, mais avec
dignité, décemment, comme des chrétiens
et comme des hommes. Mais, orangistes brava-
ches d'aujourd'hui, n'oubliez pas que vous
n'étiez pas là, que le sang versé était celui des an-
cêtres, non le vôtre, et que si vous êtes toujours
prêts à faire une tuerie, vous ne marcheriez peut-
être pas aussi allègrement au combat !
Yous êtes des soldats d'embuscades, voilà tout !
Croyez- vous que nous allons vou,s mettre en mains
des armes pour tirer impunément sur nos meilleures
troupes .? Elles sont fidèles sans le crier sur les
toits ; elles sont loyales sans l'afficher : elles ne
se forment pas en loges de vertu, elles la prati-
AUX OÎIANGISTES
67
queut ; elles ne se décorent point du titre pom-
peux de défenseurs du trône et de l'autel, mais
elles les défendent vaillamment à l'occasion ; et
disciples de celui qui est venu prêcher au monde
la fraternité, elles ne rêvent pas de vider des
calices remplis de sang.
J'aurais dit cela. Ce n'eût pas été bien éloquent,
mais c'eût éié vrai.
J'aurais peut-être ajouté :
Je vous ai concédé que vos ancêtres ont rempor-
té la victoire de la Boy ne, je me trompais. Yos
ancêtres y étaient, sans doute, mais, sans le secours
des états protestants, c'est G-uillaume qui aurait
été vaincu. Comptez bien :
Il y avait là les Anglais — protestants;
Les gardes écossaises — protestantes ;
La cavalerie hollandaise — protestante ;
Le régiment de Brandebourg ....protestant ;
Le régiment d3 Finlande — protestant ;
La brigade danoise — protestante ;
Plusieurs corps d'élite allemands— protestants ;
Deux corps de réfugiés français — protestants ;
Enfin les Irlandais protestants.
Somme toute, Guillaume commandait 30,000 pro-
testants, qui livreront bataille à 30,000 catholiques.
Si vos grands-pères et leurs alliés ont vaincu, est-
ce merveille ?
Est-ce honneur à vous ?
Si votre idole combattait et traquait son beau-
68 COUPS d'œil et coups de plume
père».Taf3ques II, est-ce donc si honorable ?
Trente-six contre trente, la partie était assez
facile !
Ce n'est pas la peine de rappeler l'exploit à tout
bout de champ. Est-ce parce que vous craignez
que son insignifiance le laisse oublier que vous
vous acharnez tant à le faire surnager ?
Tout doux, messieurs !
Après doux siècles, vous célébrez l'anniversaire
d'une victoire protestante, lecume aux lèvres et la
haine dans le cœur, et vous vous dites tolérants !
vous prétendez respecter les croyances d'autrui et
vous les insultez périodiquement !
A d'autres, dénicheurs de merles !
Le langage n'eût pas été parlementaire, je le sais,
mais il eût exprimé des vérités rudimentaires, et
cela m'eût sufh.
PAPINEAUVILLE
69
PAPINEAUVILLE
— Et ecce rusticam rmtîcas in rure rustico !
Ce qui vetit dire: Tiens! ta flânes dans une
vraie campagne !
C'est par ces paroles que m'abordait, à la fin de
septembre dernier, à Papiùeauville, un ancien
élève à qui j'enseignai un jour quelque chose, ou
l'histoire du Canada, que je n'ai jamais sue, ou le
latin, que je ne sais plus. Je penche vers la der-
nière hypothèse, car il faut être, vous le voyez, un
latiniste forcené pour apostropher dans la langue
d'0\4de le plus français de tous les Canadiens.
Cette phrase m'avait abasourdi ; je crus d'abord
qu'on me demandait des nouvelles de la Russie,
tant il y avait de rus en si peu de mots. Mais je
• reconnus vite mon élève, et me ressouvenant de
son tic, je me redis toutes ces syllables sifllantes
qui avaient silé dans mon oreille, et je compris
l'interpellation.
A moins de consentir à passer pour faire la
honte du professorat, il me fallait bien répondre
dans le même langage, tout au moins dans le
latin de Molière ou de Bouvier. L'exemple de
L'homond : Ego nominar ko me revint en mémoire,
et je m'écriai :
YO COUPS d'œil et coups de plume
— Effo habco honorent te reripie.ruii in Papmeau
Ici je ne savais plus s'il fallait dire rus ou rare.
J'hésitai une seconde, mais comme il ny avait dans
ma réception aucun mouvement oratoire, je me
crus justifiable, en vertu d'une vieille règle de
grammaire qui se réveilla soudain dans mon esprit,
d'employer lablatif, et j'ajoutai :
— Rure.
Mon ami descendit du Peerless, qui le menait à
Grenville, nous nous serrâmes la main, et comme
le bateau avait beaucoup de fret à laisser au quai
Chabot, nous pûmes entamer une conversation.
—Où sommes-nous ici et qu'y fais-tu ?
— Nous sommes, lui dis-je, à Papineauville, sur la
Presqu'ile. Cette presqu île, qui a son point d'at-
tache à plusieurs milles en amont, est parallèle à la
terre ferme, et se termine à un mille d'ici. C est
sur la terre ferme qu'est bâti le village de Papineau-
ville. La presqu'île a une douzaine d'arpents de
large ; quand on la parcourue dans sa largeur,
sur un magnifique trottoir que plusieurs rues
d'Ottawa lui envieraient, on arrive à la Baie, c'est-
à-dire à la nappe d'eau qui la sépare du village*
Le passeur a tôt fait de franchir ces douze arpents
d'eau grisâtre et de vous déposer sur la grève du
village. Au fait, que vas-tu faire à Grrenville ?
— E-ien, c'est aujourd'hui jour d'excursion, j'ai
pris le Peerless, et me voici.
— Bon ! tu n'as pas de bagages, tu vas allégir le
bateau de ton poids, tu restes avec moi, nous dînons
PAPINEAU VILLE 71
•ensemble à deux pas d'ici, nous allons au village,
dans cinq heures le bateau repassera et t'emportera
jusqu'à la capitale. Est-ce dit <='
— C'est dit.
Nous nous rendîmes bras dessus bras dessous à la
maison, où je le i)résentai à ma femme et aux braves
gens chez qui nous logions.
J'avais d'excellente bière à laquelle nous fîmes
risette, et nous partîmes ensuite pour le village.
— Tiens, lui dis-je en sortant, tu as devant toi, de
l'autre bord de la rivière, la province d'Ontario.
C'est le quai Brown que l'on voit vis-à-vis nous et
c'est ce nom que porte sur la rivière le petit village
que tu vois : Brown s ivharf. Le bureau de poste
s'appelle Treadwell. Le tout est dans le canton de
Plantagenet, comté de Prescott. On y est français
comme ici. A cinq milles plus loin, Plantagenet et
ses sources d'eau minérale, les moulins de Hagar,
député de Prescott, les pâturages de Rodden, un
éleveur de bestiaux. A ta gauche, et de ce côté-ci
de la rivière, à quatre milles environ, le village de
Montebello où dort Louis Joseph Papineau, le
grand patriote, où son fils exploite ses propriétés,
conserve honorée la mémoire de son père et se fait
un plaisir de montrer aux nombreux visiteurs les
me: veilles du château, les jardins, la bibliothèque,
le musée. 11 faut voir le remue-ménage qui s'opère
sur le bateau quand on passe devant le manoir :
tous les voyageurs, qui ont entendu parler de Pa-»
pineau, de sa poétique résidence de Montebello,
12 COUPS d'œil et coups de plume
cherchent la meilleure place pour voir, lorgnent
toute la propriété, le château, la chapelle, les dépen-
dances, le vide-bouteille, l'arbre-piazza, la végéta-
tion, admirent le site, sont enchantés et se souhai-
tent, pour y vivre de longues années, un séjour
aussi enchanteur.
— Diantre ! trois bacs qui traversent du quai de
Brown ! Il y a donc de la vie ici ?
— De la vie, s'il y en a? mais tout plein. On
ne cesse de traverser entre les deux rives. Papi-
neauville est un point important. C'est le centre
de cette partie du comté d'Ottawa qui bénéficie
de la navigation. Curraii, Plantagenet, Pendleton,
la Nation du sud, tout cela converge ici. Le Peer-
less et le chemin de fer du Nord les desservent.
Ces chalands que tu vois appartiennent à une
entreprise privée parfaitement constituée. Le
gouvernement fédéral accorde au plus haut enché-
risseur un permis de traverse ; l'adjudicataire a des
bateaux pour tous les besoins. Je crois qu'il paie
|30 par an au ministère de l'accise pour le privi-
lège exclusif de passer piétons et voitures, et ce
privilège se renouvelle tous les cinq ans.
— Quel est le prix du passage ?
— Dix centins pour une personne, trente pour
un cheval et une voiture.
— C'est cher, dit le visiteur.
— Oui, mais que veux-tu ? Personne ne pren-
drait l'entreprise s'il n'avait espoir d'y faire sa vie.
PAPINEAUVILLE 73
Or, à meilleur marché que cela, il n'y a pas d'ar-
gent à faire.
— L'argument est convaincant. Filons au village.
Nous traversâmes la presqu'île.
Nous étions rendus chez Chabot, au bord de la
Baie, et de là nous voyions admirablement le vil-
lage. En effet, haut perchés comme nous l'étions,
aucune partie de Papineauville ne nous échappait,
sauf quelques habitations enfouies dans les arbres.
Car il y a là des arbres, et beaucoup. En arrière-
plan sont plusieurs petites montagnes, au flanc
desquelles les maisons semblent accrochées. Non
pas que leur altitude soit bien considérable, non ;
mais, s'étageant les unes derrière les autres, elles
forment un amphithéâtre où l'œil n'a pas la peine
de fouiller. Tout s'étale en pleine lumière, large-
ment : l'église qui, comme presque partout ail-
leurs, bâtie sur un des points élevés de la paroisse,
domine celle-ci et semble tout à la fois la protéger
comme un paratonnerre et la surveiller comme un
pion de collège ; le joli presbytère, bâti par M.
Joly, de Plantagenet, sur les plans de l'abbé
Bouillon, d'Ottawa ; le ruban du chemin de fer,
sur lequel on voit filer à toute vapeur sur l'espace
d'un mille les nombreux convois qui distribuent
la vie sur leur passage ; les hôtels, les magasins,
les résidences privées, — tout cela net, propret, joy-
eux dans l'air libre, respirant l'aisance et le con-
tentement. Pas de décombres qui font tache, pas
de masure qui atteste l'indigence, mais un air de
*74 COUPS d'oeil et coups de plume
ieunesse répandu sur tout. On se sent vivre et
l'on vit les poumons dilatés.
Mon ami admirait ce coquet village et s'extasiait
sur la beauté de son site. A la tête de l'escalier de
quarante marches qui descend au rivage, nous
étions bien placés pour tout voir, pour embrasser
d'un coup d'oeil la grande et la petite baies, l'île à
la tête dénudée, rongée par la lame, qui les sépare,
l'île Eoussin et Montebello. Un passeur vint
nous oifrir ses services et nous arracha brusque-
ment à notre contemplation.
Une fois dans la chaloupe qui nous passa la
baie, je montrai à mon compagnon un grand cha-
land amarré au rivage.
— Il existe une coutume fort jolie, une tradition
qui promet devoir se perpétuer. Etablie par le
père Couillard quand il fonda le premier
service des bateaux-passeurs, elle est religieu-
sement continuée par son gendre et successeur.
Dans ce chaland traversent et retraversent le
dimanche tous les habitants de la Presqu'île et de
Pendleton qui se rendent à la messe ; on ne leur
prend rien. C'est une générosité dictée par l'es-
prit de religion. Tu comprends qu'il serait im-
possible à bien des familles de payer toutes les
semaines un chelin pour chacun de ses membres.
Eh bien, on arrive ici jusqu'à neuf heures ; à neuf
heures on traverse. Il faut voir ces soixante, ces
quatre-vingts personnes, qui prennent place dans
le chaland. Quelques femmes, les braves, s'aseoient
PAPINEAUVILLE 75
sur le bord de l'embarcation ; le reste, hommes,
femmes et enfants, se tiennent debont, pressés les
uns contre les autres, le cotillon près
du pantalon, l'enfant rose entre les jambes
du viellard chenu, les fraîches couleurs à côté des
teints basanés, la gorgerette en face du veston.
Les amoureux trouvent toujours le moyen de ne se
pas quitter ; on dirait que c'est le hasard qui les
a rapprochés, mais sois sûr qu'ils ont aidé le haard.
On parle fort, on rit bruyamment ; les plus gros-
ses farces sont les meilleures. Les fermiers par-
lent semailles ou moissons, les fermières basse-cour
ou tricot, les jeunes filles toilette. Les gars étalent
une chaîne dorée ou une cravate flamboyante ; un
chapeau campé sur l'oreille fait foi de leur crânerie;
ils ont au doigt une énorme chevalière d'argent.
L'un chique, l'atré fume ; des filles mâchent de la
gomme d'épinette ; tout le monde cause ou pose.
La conversation ne change de thème qu'au retour
de l'église ; elle roule alors sur le prône, sur les
bans publiés, sur les malades recommandés aux
prières, sur les morts de la semaine. C'est l'heure
de l'épluchage du prochain.
Nous étions rendus au village.
Je remis mon compagnon entre les mains de M.
Samuel Mackay, l'hospitalité même, l'urbanité
faite homme, et pendant deux heures nous apprî-
mes tout le passé de la paroisse Sainte- Angélique,
et nous vîmes tout ce qu'elle pouvait oflrir à notre
admiration.
76 COUPS d'œil et coups de plume
J ai dit " la paroisse de Sainte- Angélique " à des-
sein. Pour les fins municipales, scolaires, électo-
rales, ecclésiastiques, c'est le nom de l'endroit, qui
se nomme Papineauville pour les fins judiciaires
et postales.
M. Tétreau, notaire, eut ensuite l'extrême com-
plaisance de me fournir certaines statistiques se
rapportant à l'année 1880, celle qui a précédé le
dernier recensement, mais je me dispense de les
citer.
J'ajouterai que Papineauville possède un mé-
decin, deux avocats et deux notaires — tous excel-
lents praticiens, — quatre ou cinq magasins, trois
hôtels très bien tenus et plusieurs bonnes maisons
de pension. On y arrive d'Ottawa et de Montréal
par bateau et par chemin de fer.
— Eh bien, dis-je à mon ami, quand nous eûmes
tout vu, tout entendu, tout su, qu'est-ce que tu dis
de Papineauville ?
— Je dis. ..je dis que j'y viendrai passer l'été pro-
chain avec ma famille.
— Et moi, j'y viendrai très ceitainement !
ANATOLE PARTHENAIS 77
ANATOLE PARTHENAIS
Dans le cimetière d'une petite ville, modeste,
sans pompeux monuments, mais entretenu avec
im soin qui atteste la vivacité du souvenir laissé
parles partis, par les chers envolés, — sur une
pierre qu'entoure un grillage de fer, j'ai lu l'épi-
taphe suivante :
Ici repose
Dans l'attente
de la
Bienheureuse
Résurrection
Anatole Parthenais
Artiste sculpteur
Trois fois couronné
par
l'Ecole Impériale
des
Beaux-Arts de Paris
France
DÉCÉDÉ le 27 Décembre
1864
Agé de 25 ans et 3 mois
Priez pour lui.
*78 COUPS d'œil et coups de plume
En ce moment où nous semblons prendre à
tâche de nimber nos hommes de talent ; où Fré-
chette est couronné par l'Académie française et
provoque les applaudissements américains ; où
son frère Achille remporte quatre prix sur cinq
dans un concours de dessin et de peinture ; où le
sculpteur Hébert reçoit de l'Etat l'honorable com-
mande de la statue de Cartier ; où Chauveau pré-
side la Société Royale du Canada ; où Ton publie
les remarquables travaux historiques de Garneau et
de Suite ; où le Canada, mieux connu, rentre dans
le giron de la France qui se réchauffe ; où nos
artistes et nos écrivains voient poindre enfin
l'heure longtemps attendue du mérite récompensé,
— il me paraît utile de ressusciter un mort génial,
de mettre en lumière sa carrière brusquement in-
terrompue.
Qui connaît Parthenais ? Hors de Joliette, pas
cent personnes,
Et cependant ce jeune homme, arrivant d'un
Canada ignoré, méconnu plutôt, où la France croy-
ait qu'il n'y avait que des anthropophages, cet en-
fant s'est percé une trouée dans l'épaisse et vivante
cohue des hommes de talent dont Paris déborde !
Parmi tant d'intelligences d'élite, il s'est frayé un
chemin, et vite, vous allez voir.
Première année, aux grands concours, on lui
donnait un deuxième prix de sculpture ; médaille
de bronze.
ANATOLE PARTHENAIS *79
Deuxième année, 1863, aux concours de semes-
tre, un premier prix ; médaille de bronze.
Même année, au concours annuel, le premier prix
et la médaille d'argent.
Il n'avait encore que 24 ans.
Pour un sauTage, c'était aspirer haut et bien at-
teindre.
J'ai sous les yeux ces médailles précieuses, ces
trophées de pacifiques mais honorantes victoires,
et je comprends le soin jaloux avec lequel la famille
du jeune poitrinaire les conserve.
Sa mère, la pauvre octogénaire, avait cette bien
pardonnable vanité d'exhiber à quiconque était
sympathique ces reliques, plus souvent baisées
qu'un agnus, ce bronze qu'aucun or n'aurait
acheté.
J'ai chez moi deux morceaux de bois que le ci-
seau d'Anatole Parthenais a fouillés. Ces mor-
ceaux de bois sont devenus des œuvres d'art, et
celui qui me les enlèvera se lèvera matin. L'un
est une corniche, un peu payenne, mais superbe-
ment conçue, l'autre est un motif de chasse. Moi,
j'aime mieux le dernier. C'est grand à peine com-
me la main, et vous y distinguez parfaitement,
dans les proportions voulues, les crocs du chien
comme les griffes de l'ours.
Parthenais avait la conception, sa corniche me le
prouve ; il était aussi maître des détails ; son ci-
seau délicat, qui ne recule ni devant une mèche
de poils ni devant une dent, en témoigne assez.
80 COUPS d'œil et coups de plume
Il avait fait, en cire, une réduction d'un monu-
ment qui devait être élevé sur la tombe de M.
Scallon, de Joliette. Il y a trop longtemps que je
l'ai vu pour en parler longuement. L'allégorie, je
l'ai oubliée. Je sais seulement qu'il y avait quatre
statuettes, hautes comme le doigt, où tout était si
parfaitement fini que les ongles des doigts du pied
s'accusaient avec la même vérité que ceux de la
main.
On conserve à Paris plusieurs des sculptures de
Parthenais, me dit-on.
Une chasse sur une crosse de fusil existe encore
au Canada : c'est un chef-d'œuvre.
Une pipe en bois ciselée par lui — un vrai bijou
— a été volée dans luie exposition à Montréal.
Inutile de mentionner par le menu, d'autant
plus que je ne les ai pas toutes vues, les œuvres de
Parthenais. Cet enfant de vingt-cinq ans n'avait
pas donné toute sa mesure. On pouvait attendre
beaucoup de ce travailleur, désireux de produire
s'il n'eût été cloué par la maladie, de ce bras trop
tôt refroidi, de cette âme ardente usant un fourreau
fragile, de ce fils revenu de France pour embrasser
sa vieille mère avant de s'éteindre,
Comme je m'attarderais à parler de lui si j'avais
le temps de babiller ! Rien ne m'émeut comme de
penser à ces morts prématurées d'hommes qui n'ont
pas eu le temps de montrer leur envergure, les
Grilbert, les Millevoye, les Chatterton, pour ne rap-
peler que les noms les plus connus.
ANATOLE PARTHENAIS 81
"Aux petits hommes des mausolées ; aux grands
hommes une pierre et un nom", a dit Chateaubri-
and dans ses Mémoires d' outre-tombe.
Ce n'est qu'un paradoxe, et le sentait bien celui
qui l'a écrit, lui qui n'a choisi, il est vrai, pour sa
dernière demeure qu'un rocher, — mais un rocher
poétique, pittoresque, le Grrand-Bé de Saint -Malo,
qui le mettait en vue comme s'il se fût fait élever un
tombeau sur le Mont-Blanc.
Des monuments, donnez-nous de cela. Des sta-
tues, il en faut. On pourra en élever, à force
d'argent, à des gens qui n'en méritent point. Mais
ce sera l'exception. La règle prévaudra toujours,
l'intelligence y aidant de plus en plus, que le
mausolée écrase le pygmée comme la pierre l'in-
secte. Les robustes peuvent et doivent seuls se
charger d'un monument.
Je ne demande rien pour Parthenais : je le rap-
pelle à quelques-uns, je le ré vêle à beaucoup.
Souvenons-nous de lui, maintenant que nous
commençons à reconnaître le talent, aujourd'hui
que nous n'ensevelissons plus dans les bandelettes
d'une indifférence honteuse les hommes qui nous
font honneur, à présent qu'il s'opère un déterrement
des mérites enfouis,à cette heure où nous exhumons
du caveau des gloires dignes du piédestal.
L'Albani, les Fréchette, Hébert, Desève, Martel,
Falardeau, Couture, pour ne citer que quelques-
uns de nos artistes qui ont reçu la consécration
de l'étranger, doivent vivre et vivront sans doute.
82 COUPS d'œil et coups de plume
Pourquoi pas, et au même titre, Anatole Par-
thenais ?
Honoroni nos morts !
COURT PELERINAGE
83
COURT PÈLERINAGE
D'avoir lu une simple annonce dans un journal,
me voici tout chose. On organise un pèlerinage
canadien en Terre-Sainte, et les pèlerins visiteront
Paris, Londres, Lorette, Assise, Rome, Naples,
Alexandrie, le Caire, JafFa, Jérusalem, Bethléem,
Saint- Jean in Montana, le Jourdain, la mer Morte,
ainsi que la Galilée, la Syrie, le Liban, Smyrne,
Constantinople, Athènes, &c.
Quelques noms propres sous les yeux, et vous
voilà rêveur !
C'est aussi que ces noms appartiennent à
l'Orient, et que l'Orient est le berceau du monde
et le pays des rêves. On n'y a jamais mis le pied,
mais on l'a habité la moitié de sa vie par l'imagi-
nation ; le désir de le voir vous a empoigné tout
jeune, vous abandonnera-t-il jamais ?
L'irruption d'une troupe de gamins dans un
taillis n'éveille pas sous le feuillage une plus
nombreuse nichée d'oiseaux que ce seul mot —
l'Orient— ne fait affluer dans le cœur, dans l'esprit,
de souvenirs frais et vermeils.
Quelle douce envolée de réminiscences mélanco-
liques ! quels suaves retours aux heures naïves de
l'enfance où l'on s'est tant de fois promis de visiter
84 COUPS d'œil et coups de plume
un jour les contrées qui virent la création de l'hom-
me et sa rédemption, le Paradis Terrestre et le dra-
me du Golgotha !
Je ne puis lire rien de l'Orient sans faire une
pause ; le livre se fermej'œil se clôt, l'imagination
voyage, le souvenir envahit l'être, le rêve me berce,
l'esprit somnole : la voluptueuse torpeur !
Et alors défilent, en gros et en détail, la terre
ensoleillée et toutes ses merveilles, le pays entier,
la ville, le lac, la montagne, le monument, le dé-
sert et le chameau, l'homme et son vêtement, la
femme surtout, Eve aux blonds cheveux, Agar la
poétique concubine chassée, Ruth la belle gla-
neuse, Rachel la mère sublime qui ne voulait se
consoler, la Vierge Sainte et la pécheresse Marie-
Madeleine, — tous les lieux, toutes les scènes que
la Bible décrit.
Comme il n'y a qu'un pas des Lieux-Saints
chrétiens aux Lieux-Saints musulmans, de Jéru-
salem à la Mecque, de la Palestine à l'Arabie, com-
me l'Asie-Mineure est proche, comme l'Egypte
n'est pas loin, comme le même soleil enveloppe
tout cela de lumière et de chaleur, comme
la même poésie triste plane sur toutes
ces contrées, je les visite en esprit, tantôt
sautant de l'une à l'autre, tantôt m'attardant aux
carrefours de la route, passant d'une ruine à un
obélisque, de la Croix aux Pyramides.
Et il me revient de mes lectures, du Voyage en
Orient de Lamartine, de V Itinéraire de Paris à Jérusa-
COURT PELERINAGE
85
lem de Chateaubriand, des Orientales de Victor
Hugo, des bribes de phrases, des bouffées de sou-
venirs, des envies de vivre de cette vie orientale si
pleine de nonchaloir.
Je revois l'indolente Sara qui se balance dans
son hamac et de son pied mutin agace l'eau de la
fontaine, Sara
la paresseuse fille
Qui s'habille
Si tard un jour de moisson !
Les jardins suspendus de Babylone, où fleurissait
la rose, " cette sultane du rossignol ", comme a
dit ^yron ;
Smyrne, bazar universel, où tous les peuples
ont pris rendez-vous, caravansérail où s'entre-croi-
sent tous les idiomes et chatoient soieries et pier-
res précieuses ;
Malte la vaillante, encore hantée par les ombres
de ses chevaliers ;
Stamboul la riante, caressée par son golfe, la ville
aux innombrables harems " qui avait visité Ver-
sailles et s'y trouvait à l'aise", sous Louis XV ;
Saint- Jean-d' Acre, aux sièges mémorables, encore
imprégnée de la gloire de Richard Cœur-de-Lion et
de Napoléon ;
Jaffa, qui vend les meilleures oranges de la
Syrie ;
Les pyramides d'Egypte, et les hiéroglyphes, et
les momies, et le Sphinx, et la campagne de Bona-
parte ;
86 COUPS d'œil et coups de plume
Et lady Esther Stanhope, cette moderne Zéno-
bie ;
Et Botsaris, et Canaris, les immortels héros de la
guerre des Hellènes ;
Et Navarin,
la ville aux maison, peintes,
Li ville aux dômes d'or, la blanche Navarin,
Sur la colline assise entre les té ébinthes,
Qui prête son be»u golfe aux ardentes étreintes.
De deux flottes heurtant leurs carèaeâ d'airain ;
Et les ruines de Balbec ;
Etc., etc., etc..
Plongez-vous dans cette rêverie, elle sera longue
tant l'Orient est vaste, tant son histoire est poéti-
que, tant ses villes et ses enfants sont ^pittoresques,
tant ses souvenirs sont ineffaçables.
Il faut pourtant que je m'y arrache et que je cesse
de babiller.
DES STATUES, PAS DE FUSÉES! 8*7
DES STATUES, PAS DE FUSÉES !
Au moment où j'énonçais le désir de voir les
Canadiens élever des monuments à leurs hommes
remarquables, M. Sentenne, dans la chaire de
Notre-Dame, souhaitait voir consacrer à cette
œuvre vraiment nationale les sommes folles an-
nuellement dépensées en arcs de verdure et en
chars allégoriques le jour de la Saint- Jean-Baptiste.
Ces deux désirs ne sont ni nouveaux, ni pour la
première fois exprimés en public.
M. Joly émettait il y a quelques semaines le
vœu que l'on respectât nos forêts ce jour-là et
qu'il fût mis un terme à cette ruineuse fantaisie
de couper des baliveaux des meilleures essences
pour les planter dans les rues. Planter n'est pas
le mot, c'est piquer en terre qu'il faut dire.
Douze heures après cette opération de piquage
il ne reste plus rien que des arbres couchés en
travers de la chaussée à la frayeur des chevaux, des
feuilles sèches jonchant les trottoirs, et des trous
en face de nos maisons. On n'a même pas la
pensée généreuse de donner ces jeunes troncs aux
pauvres pour qu'ils se chauffent.
Maintenant que notre législature provinciale ma-
nifeste de l'intérêt pour la conservation des bois,
88 COUPS d'œil et coups de plume
pour la plantation des arhres, et qu'on a créé en
l'honneur de ceux-ci une fête publique où le peuple
fait sa part, peut-être comprendra-t-on qu'en déra-
cinant de« arbres au lieu de les couper, en les trans-
portant de la campagne dans la ville, en les
plantant à demeure au lieu de les ficher en terre,
nous aurions dès la première année tout le feuillage
nécessaire à nos processions nationales ?
Ces trois idées se comx)lètent, il me semble :
Respectons nos forêts ;
Ne gaspillons pas des milliers de piastres en
démonstrations frivoles ;
Avec cet argent élevons des monuments.
Le Canada français dans quelques jours sera en
liesse. Les drapeaux amis de France et d'Angle-
terre flotteront sur les toits, aux fenêtres ; les rues
seront bordées de jeunes érables par milliers ;
chacun portera à sa boutonnière la rosette de l'ordre
de chevalerie de Saint-Tean-Bapti&te, le ruban de la
légion d'honneur nationale ; on fera une splendide
retraite de cinq, dix, vingt mille hommes qui pas-
seront sous les arcs de verdure élégants autant que
coûteux ; des charriots allégoriques porteront des
ouvriers de tout état dans l'excercice fantaisiste de
leurs métiers ; on entendra d'excellents discours
patriotiques, expression des sentiments les plus
nobles et les plus vrais ; il y aura des feux d'artifice,
des concerts, des illuminations, etc.
Eh bien, je le demande, que restera-t-il tout cela
le lendemain ?
DES STATUES, PAS DE FUSÉES ! 89
Le souvenir d'une journée de plaisir ;
L'orgueil de s'être affirmé comme peuple ;
Une bonne semence tombée des lèvres d'un
orateur éloquent dans un cœur bien préparé.
C'est beaucoup, certes, mais allez-vous me dire
que l'on sera plus avancé parce qu'on aura détruit
cinquante mille érables, bâti cinquante arcs de
triomphe, fait parader cinquante ou cent chars
allégoriques, où des barbiers armés de grands
rasoirs de bois renouvellent un spectacle digne des
bateleurs de la foire, où des cordonniers, des
tailleurs de pierre, des charpentiers s'esquintent à
frapper de grands coups de hache et de marteau
sans faire pour cinq sous d'ouvrage ?
De tout ce qui ne laisse aucune trace dans nos
esprits ou nos cœurs, débarrassons-nous au plus tôt.
Il est bien tard cette année pour mettre l'idée à
exécution : fêtons donc avec entrain.
Mais l'année prochaine et à l'avenir, songeons à
nos grands hommes que rien sur les places publi-
ques des grandes villes ne rappelle au souvenir
d'un peuple qui se glorifie d'eux.
Ici, dans la province de Québec, où l'influence et
la population françaises croissent d'année en année,
nous n'avons pas besoin de ces imposantes démons-
trations annuelles, nécessaires dans les endroits —
les Etats-Unis par exemple, ou les provinces an-
glaises de la confédération, — où les nôtres doivent
se connaître, se compter, s'unir pour se maintenir
et s'affirmer.
90 COUPS d'œil et coups de plume
Une fête décennale comme celle de 18*74, comme
celle de 1884, suffirait.
Aux Etats-Unis, dans le Manitoba, plus on en fera,
mieux ce sera.
Grardons notre argent pour des statues.
— Yous parlez de statues bien à votre aise, ya-
t-on me dire. A qui en élever ?
— Aux morts qui ont honoré notre race.
— Parbleu ! mais qui va les désigner au choix
populaire, à l'initiative nationale ? Où les érigera-
t-on, ces statues ? Qui aura la sienne le premier ?
Je vous vois venir ! vous redoutez les jalousies
des villes, des partis, des corps publics ; vous crai-
gnez que l'Eglise, l'Etat, la robe, 1 epée, les lettres,
les arts, les sciences, se disputent la préséance ; vous
avez plus encore peur de l'ostracisme, — et tous
n'avez pas tort. Les nécessités de parti, les exigen-
ces d'une cause, les préjugés de caste , l'esprit de
clocher, si puissants chez nous, sont sûrement à
appréhender, mais il me semble qu'il est facile de
les mater.
— De quelle manière ?
— En laissant le choix des hommes et des loca-
lités aux membres français de la Société Royale du
Canada. Ces messieurs se réunissent une fois l'an,
et je ne doute pas qu'ils se chargeraient avec plai-
sir de cette pieuse tâche. JjQ laïque, l'ecclésiasti'
DES STATUES, PAS DE FUSÉES ! 91
que, le savant, le partisan politique, le citoyen de
Québec, de Montréal, des villes moindres, sont aus-
si également que possible représentés dans ce corps.
Ce sont des hommes instruits, comme tels moins
prévenus, plus justes, reconnaissant mieux le
mérite réel, plus disposés à le bien récompenser.
Il me parait qu'aucun corps n'offre autant et
d'aussi acceptables garanties d'impartialité.
Voilà l'idée : la statue de préférence à la fusée !
La presse pourrait la débattre, les sociétés na-
tionales l'adopter, régler le détail, se mettre à la
tête de l'exécution.
Le tout respectueusement soumis
92 COUPS d'œil et coups pe plume
DE L'ENTHOUSIASME AMÉRICAIN
L'enthousiasme habite aux rives du Jourdain.
C'est Lamartine qui l'a dit, et c'est peut-être vrai.
Quand ça ne serait pas, le vers est beau, et cela
suffit.
Je crois sans peine à l'enthousiasme des croisés,
— par moments, pas toujours. Je crois au feu sacré
de la foi, de l'espérance, du courage qui les brûlait.
Je crois à la résignation avec laquelle ils suppor-
taient leurs nombreux revers : défaites, pestes, tra-
hisons. Mais il me semble que depuis l'époque de
ces respectables dévouements, l'enthousiasme a fui
à tire-d'aile pour ne plus retourner vers cette terre
nue, aride, désolée, dont les voyageurs nous font la
plus attristante peinture. Il ne doit y avoir d'en-
thousiastes maintenant que les rares pèlerins qui
vont baiser la pierre du sépulcre et pleurer à
chaudes larmes l'époque lointaine où l'Islam
abaissait le croissant devant la croix.
Enfin!
Mais un pays où il y en a de l'enthousiasme,
je vais vous le dire, c'est le Dakota. Et du plus
débordant, du plus exubérant, du plus délirant !
J'ai mis hier la main sur un petit pamphlet in-
titulé ; " A scream from the American Eagle in
DE l'enthousiasme AMÉRICAIN 93
Dakota." Une compagnie de chemin de fer dis-
tribue cela, et je vous prie de croire qu'elle ne
s'en fait pas une mince de réclame avec ce chef-
œuvre. C'est un discours censé avoir été prononcé
par le col. P. Donan, de V Argus de Fargo, une ora-
tion du 4 de juillet, où l'abondance de l'éloquence
fait songer à la fertilité du sol qui produit de tels
phénomènes.
Enfoncé le Marseillais ! Dans le dix-septième
dessous le Grascon !
" Les autres pays, s'écrie mon colonel Donan, les autres pays
se glorifient-ils de leurs grands fleuves ? Nous pourrions prendre
par le petit bout leur Nil et leur Tamise, leur Tibre jaune, leur
Rhin bordé de châteaux et leur beau Danube bleu, les vider dans
nos majestueux Mississipi, Missouri, Amazone, Saêkatchewan et
De la Plata, sans faire monter l'eau assez pour remettre à flot un
bateau plat de l'Indiana échoué sur un banc de sable ! Osent-ils
vanter leurs mers et leurs lacs ? Nous pourrions verser leurs
mesquines mers Caspienne et d'Azof, leur mer Morte, leur
Nyanzie et leur lac Majeur dans nos superbes lacs Supérieur,
Michigan, Erié et Oatario, et à peine cela produiiait-il sur les
rives caillouteuses de ceux-ci une vaguelette suffisante pour efifacer
l'empreinte d'un pied de dix-huit pouces laissée sur le sable par la
pantoufle de fée d'un fille de St-Louis ou de Chicago ! Vont-ils
parler de leurs paysages romantiques ? Nous avons mille bijoux
de lacs qui feraient se cacher sous le voile d'un brouillard ami leur
lac de Côme, leur lac de Genève, leur lac de Killarney, que l'on
vante tant ! Le tonnerre de notre Niagara étouflfe le faible
murmure de toutes leurs cataractes ; les pics abrupts et les torrents
de notre Yosemite et de notre Yellowstone ; le prisme
étincelant de notre St-Antoine et de notre Minnehaha ;
la mélancolique grandeur de nos prairies bornées pai l'horizon
seul, de nos océans de verdure sans limites, rapetissent jusqu'à
l'infime les plus fameux paysages de la Suisse et de l'Italie,
94 COUPS d'œil et coups de plume
éclipsent les merveilles et les gloires des Mille et une Nuits, et
défient la plume du poète et le crayon de l'artiste qui ne pour-
raient jamais rendre une parcelle de leur sublimité ! "
Et ainsi de suite.
Le ton est soutenu du commencement à la fin.
L'orateur ne se refuse rien. Il continue à passer
en revue les volcans, les mines d'or, d'argent et de
diamant, les moissons, les vignobles, le climat, la
faune et la flore de l'Amérique.
Naturellement le reste du monde est éclipsé en
tout et partout.
Je ne résiste pas au désir de citer une autre
phrase :
" Tout l'empire romain, dont les aigles dorées étendaient leurs
ailes victorieuses des sables brûlants de l'Afrique aux collines
brumeuses de la Calédonie, n'égalait pas en immensité notre
Nouveau-Monde. La Russie, le plus vaste des empires modernes,
pourrait se perdre dans notre hémisphère septentrional, que tous
les limiers de la chrétienté ne seraient jamais capables de la dé-
couvrir. La France, cette terre de Napoléon, dont les légions, il
n'y a pas plus d'un demi-siècle, faisaient trembler sous leurs pas
toute l'Europe comme si eUe eût eu la fièvre de vallée de Wabash, ne
recouvrirait pas le seul territoire du Dakota ; tandis que la Grande
Bretagne, dont le tambour éveille le globe tous les matins, serait
à peine une chiure de mouche sur la face du Texas ou de la Cali-
fornie."
Pas respectueux pour sa grand'-mère, le gars !
Pour la baie de Naples non plus, vous allez voir.
La gravure illustre le texte dans cet impayable
petit livre, des gravures à faire poufier !
Le Yésuve à l'horizon, Naples qui fait ceinture,
grand comme la main d'eau, voilà bien l'aspect
général de la baie de Naples ; sur la plage......
DE l'enthousiasme AMÉRICAIN 95
Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus au pied de l'oranger,
un mendiant sordide tendant son chapeau, et un
chien qui chasse ses puces !
Au bas la légende : Beggar-hemmed and jiea-
girt Bay of Naples !
Pauvre Lamartine, si tu n'étais pas mort, cela
t'assommerait du coup, hein ?
Une autre gravure représente la course des races
après le progrès, the race of races.
En avant de toutes les autres, bien entendu, se
voit le grand Yankee avec ses longues guiboles
sèches et ses bottes de sept lieues ; il est serré de
près par l'Ecossais, dont le tartan vole au vent ;
vient ensuite l'Irlandais, avec sa pipe et son
chapeau bossue, qui fut de soie ; après lui John
Bull, le gros John Bull qui n'a l'air de courir que
pour la forme, sûr qu'il est de les rattraper ; puis
l'Espagnol, le Chinois, le Sauvage.
On conviendra que cet ordre aurait pu être in-
terverti sansnuire àla vérité ni àla délicatesse.
Je conçois pourtant ces malices : l'Anglais a créé
l'Américain, et l'Américain, ce gavroche endiablé,
rit volontiers du bonhomme ; quant au Français,
n'est-il pas le Chinois de l'Est ?
Foster aura soufflé l'idée de la gravure.
Notre Niagara lui-même, dont l'orateur a parlé si
pompeusement pour l'opposer aux cascatelles de
l'Europe, et dont Chateaubriand a dit : "Quand on
a vu la cataracte de Niagara, il n'y a plus de chute
96 COUPS d'œil et coups de plume
d'eau", — est représenté par un seau d'eau de vais-
selle qu'une bonne ménagère lance d'un premier
étage sur la tête des passants.
La gravure n'est décidément pas enthousiaste,
mais est-ce la faute de Donan ! Non.
Lui, il est monté, soufflé, chauffé à blanc pour
huit pages. Il ne descendra des hautes cimes que
lorsque la raréfaction de l'air ou de son souffle l'y
forcera.
Nous avons vu tout à l'heure que Donan avait
exalté l'Amérique. Mais dans l'Amérique il y a le
Dakota, et le Dakota n'est pas peu.
♦• Un clair de lune plus doux ne baigne pas d'un éclat plus ar-
genté les orane;erie3 de l'Andalousie, ni n'invite mieux l'oison à faire
une razzia de citrouilles en compagnie de sa seule bien-aimée. Nulle
brise plus embaumée ne souffle sur l'Arabie heureuse ou les jardins
de Gui dans leur épanouisaement que les zéphirs surchargés de douces
senteurs qui s'attardent en badinages amoureux dans nos buissons
de rosiers et nos toits à cochons, dans nos fourrés de tilleuls, (^ans
nos chèvrefeuilles et les piles de tripailles et de rebuts d'égouts. De
plus gros moustiques n'ont jamais été fricassés dans les restaura ,ts
f ashionables de l'Est que ceux qui bourdonnent si harmonieusement
le long de nos cours d'eau et de nos lacs romantiques.
Ce sont les femmes qui sont belles par-là!
" Jamais femmes plus éblouissantes, plus chères, plus adorab'es
n'ont hantélas rêvées paradisiaques des poètes de l'Orient que nos
célestes divinités en basin, n^s séraphins en calicot domestique, nos
belles en crinolines gonflables brevetées, nos amoureuscsdu Dakota^
nos femmes, nos mères, nos belles-mères nos grands-mères et nos
cousines Marianne, qui sont l'orgueuil et les favorites de la créa-
tion, et digups d'être reines partout."
Jourdain, mon petit, tu fais mieux de reposer
dans ton lit tranquille que d'arroser l'enthousiasme
DE l'enthousiasme AMÉRICAIN 9*7
sur tes rives ; quand il en pousserait quelques
bourgeons, serait-il à comparer aux futaies du
Dakota ?
Et toi, Lamartine, mon garçon, dors bien : tu
n'as jamais connu le véritable enthousiasme.
Si Donan existe, s'il a prononcé ce discours en
toute sincérité, c'est le plus grand — comment
dirais-je ? — le plus grand... tribun canadien des
Etats-Unis. S'il n'a voulu que monter une forte
blague, une superbe balançoire, c'est indéniable-
ment un homme d'esprit, n'est-ce pas 1
Procurez-vous la brochure dans les agences de
chemins de fer, et vous passerez une jolie demi-
heure.
Pour terminer , je prends une légère licenc© avec
le poète, et je m'écrie avec lui et Donan :
Qiiid dignum memorare tuù, O Dakota, terris vox
humana valet ?.
98 COUPS d'œil et coups de plume
LE DEUIL DES AVOCATS
J'ai connu, dans mes courses d'élection — au pro-
fit des autres — un bon vieillard que j'appellerai le
père Thoin.
Chargé d'organiser la victoire jjans une des plus
populeuses paroisses du district de Montréal,
j'avais établi mes quartiers-généraux chez lui. On
me l'avait désigné comme étant un vieux de la
vieille ; sa longue expérience des hommes et des
choses de sa paroisse devait m'être d'un grand
secours^; sa finesse d'esprit, l'abondance de ses res-
sources, sa popularité, le respect qui l'entourait,
tout cela ferait des mervilles.
C'était vrai.
Nous fîmes des prodiges, mais nous fûmes
battus.
Le père Thoin était inconsolable. Je promis de
lui envoyer souvent des journaux de la ville.
Car il lisait, chose assez rare chez les vieux culti-
vateurs, et il aimait cela, chose encore trop rare
partout.
Il tenait à se rendre compte, il courait après le
vrai. On lui citait des tours de force, d'adresse : il
allait au cirque; — on parlait d'animaux étranges : il
visitait les ménageries; — sa vie était une recherche
LE DEUIL DES AVOCATS 99
continuelle, une curiosité toujours alimentée mais
jamais satisfaite.
Dans sa paroisse, on l'appelait le père la Belette.
Plût au ciel qu'il y en eût davantage de ces belet-
tes, fines, intelligentes, curieuses de voir de près,
de savoir, surtout de savoir juste !
Je perdis de vue le père Thoin pendant plusieurs
années ;je lui envoyais toujours des journaux. Je
reçus parfois de lui des lettres, écrites par sa fille,
où il me demandait si c'était vrai ce que disait la
gazette, à savoir que le gouvernment avait gaspillé
telle somme, fait telle coche mal taillée, etc. Je
répondis à chaque lettre, et lui adressai force Li\Tes
Bleus.
Je ne songeais guère à lui quand je le rencontrai
l'an dernier à Montréal. Il s'était rendu à l'Expo-
sition ; il avait tout fouillé, tout compris, il s'en
retournait chez lui avec des trésors.
— Bonjour, père Thoin, comment vous portez
vous ?
— Alerte, et vous ?
— Très bien, je vous remercie. Et madame
Thoin ?
— Pardon, mais dites-moi donc si c'est un avocat
qui passe en ce moment, là, vis-à-vis nous ?
— C'est le libraire C...., lui répondis-je.
—J'ai une question à vous faire, excusez-moi si je
vous retiens, mais je voudrais bien savoir
— Allons d'abord prendre un coup à la santé de
votre femme, de qui vous ne m'avez pas encore
100 COUPS d'ceil et ooups de plume
donné de nouvelles ; voici le Richelieu, entrons.
Nous n'avions pas fait dix pas que le vieux,
me poussant du coude, me demanda :
— Et celui-ci, est-ce un avocat ?
— Mais non, c'est un huissier, maître X...,de par
chez vous. Vous avez bien connu son père, j'en
suis sûr
—Ah ! interjectale père Thoin du ton d'un homme
grandement désappointé.
Nous entrâmes prendre une consommation. Le
vieux ne parlait pas. Tout à coup, je me sens
souffler dans l'oreille :
— En voici un, cette fois !
— Un quoi ?
— Un avocat ! Tenez, ce gros blanc, courtaud,
avec une cravate blanche, et qui s'écoute parler !
— Mais non, c'est Isidore, le propriétaire de cet
hôtel. Comment ! vous ne connaissez pas Isidore,
le vaste, l'incomparable, l'unique Isidore ! mais il
n'y a que lui à Montréal ! Vous avez vu tous les
cirques, tous les musées, tous les monuments, tous
les édifices de Montréal, et vous ne connaissez ni le
Richelieu, ni Isidore, ni ses cock-tails ! Garçon,
deux cock-tails Richelieu !
Le bonhomme avait l'air soucieux.
— Qu'avez-vous donc, père ?
— Mon cher monsieur, j'ai une question à vous
faire : de quelle manière les avocats portent-ils le
deuil ?
Si on m'avait demandé de quelle manière un
LE DEUIL DES AVOCATS 101
lymphatique marche, comment un médecin dort,
dans quelle clef parle un créancier, je ne serais
pas resté plus ébahi que je le fus à cette singulière '
question.
— Mais comme tout le monde, répondis-je.
— Crêpe au chapeau ?
— Crêpe au chapeau ; il n'y a que le militaire en
tenue qui le porte au bras.
Je n'étais pas absolument sûr de ce dernier point,
je me risquai tout de même.
— Cravate blanche .?
— Non, cravate noire. La cravate blanche est
pour le Palais, quand ces messieurs plaident.
— Habits noirs ?
— Hé oui !
— Alors, les avocats sont toujours habillés de
noir ?
— Non. Pourquoi cela ? Tenez, il y en a deux
devant nous ; l'un est tout en brun, l'autre tout en
gris.
— Et ils n'ont pas de crêpes à leurs chapeaux ?
— Mais, diantre ! pourquoi toutes ces questions,
m'écriai-je ?
— Parce que... parce que... C'est bien simple.
Monsieur Z...,, l'avocat de la reine, est mort la
semaine dernière ; j'ai lu dans ma gazette que le
barreau, après avoir exprimé son chagrin de cette
perte, a décidé de porter le deuil pendant un mois,
Yous me montrez deux avocats,..
102 COUPS d'œil et coups de plume
— En voici trois antres qni entrent, lui dis-je ;
landience est finie.
— Cela fait cinq. Eh bien, aucun d'eux n'a d'in-
signes de deuil ! Et les trois personnes que je vous
ai désignées, les seules qui avaient des crêpes à
leurs cliapeau.x, ne sont pas des a\ocats! C'est
étrange !
— Le formalisme, père ! le formalisme... et l'égo-
ïsme ! On formule des regrets, c'est l'usage, mais
on n'en ressent aucun ; voilà un avocat de parti, cela
fait de la place pour d'autres. S'il en disparais-
sait une douzaine, et des meilleurs ! S'il se vidait
six des bureaux les plus en vogue ! On a décidé
de prendre le deuil, personne ne le fera. Le seuil
du Palais passé, qui donc songera à faire coudre
un crêpe à son chapeau, à porter des habits plus
sombres, à reléguer les cravates voyantes au fond de
sa commode ! Tout au plus, quelques vieux avocats,
frappés dans leur famille et dont le deuil expire,
garderont-ils pendant un mois encore leurs lu-
gubles insignes. La mort approche pour eux, ils
songent un peu aux autres et beaucoup à eux-
mêmes, car, leur tour venant, il fera si bon n'être
pas oublié tout à fait ni tout à coup. Ils sont
cinquante avocats, réunis, dans cette salle pour
témoigner de leur chagrin ; ils expriment de
beaux sentiments, leurs phrases sont touchantes ;
comme leur amitié paraît chaude pour le défunt !
Quel esprit de camaraderie ! Demain dix, les plus
intimes, iront aux funérailles, trois porteront uu
LE DEUIL DES AVOCATS 108
bout de crêpe pendant quelques semaines, et tout
sera dit.
— Vous ne me dites pas ça !
— De ces cinquante confrères, il n'y en aura
qu'un, le secrétaire de la réunion, qui se dérangera
un peu. Car il lui faudra transmettre à
la famille du défunt et aux journaux la copie des
résolutions de condoléance. Il y aura de l'écriture.
Il jurera un peu, mais s'exécutera. Remarquez
que je n'y trouve pas à redire. Il meurt plus de
douze avocats par année à Montréal, il ne se passe
guère de mois que le barreau ne soit appelé à s'api-
toyer officiellement sur la mort d'un confrère et ne
s'oblige à afficher son chagrin sur son couvre-chef
pendant trente jours. Ce serait un deuil perpé-
tuel ! On ne pourrait porter un joli et léger cha-
peau à la mode qui ne fût taché de crêpe. On
n'aurait plus l'air jeune, la jeunesse s'écoulerait à
arborer l'emblème de la mort sur sa tête.
— Alors pourquoi prendre cette obligation ?
— Le formalisme, l'habitude, la routine, que
voulez-vous ? Il n'y a pas que les avocats qui en
soient les victimes. Toutes les corporations en
feraient autant. Je constate que les sociétés de
bienveillance, les caisses de bienfaisance et jusqu'à
certains clubs sont en voie d'adopter cet usage. II
serait encore temps pour eux de ne pas se faire les
esclaves de ce mensonge officiel, de ce chagrin de
convention qui me rappelle involontairement ces
pleureurs payés dont les Chinois enjolivent leurs
104 COUPS d'œil et coups de plume
funérailles. Verser des larmes par ordre, revêtir
la douleur par pr«yugé, est-ce assez fou ? Tout cela
c'est de l'hypocrisie, et de la i)lus sotte, car elle
n'est ni nécessaire ni utile.
— Nous autres, les habitants, dit le père Thoin,
quand nous adoptons des résolutions, c'est presque
toujours pour'nous imposer des taxes, taxes d école,
taxes d'église, taxes municipales, et je vous
prie de croire que nous nous conformons bon gré
mal gré à l'esprit et à la lettre de ces résolutions.
Parfois nous voudrions bien pouvoir faire comme
les avocats : s'engager et n'avoir pas à tenir.
Comme ce langage me parut irrévérencieux,
j'interrompis le bonhomme, et nous fûmes au
Palais voir défiler les avocats qui portent le deuil.
— Père, lui dis-je, la revue finie, vous aviez en-
tendu parler de gymnastes qui font le saut de Mo-
risselte par-dessus quatorze chevaux, vous êtes allé
les voir, c'était vrai. Vous avez lu des avocats
que si l'un d'eux s'avise de mourir, tous les autres
s'empressent de jurer à la face de leurs clients
qu'ils prendront son deuil et le porteront pendant
un mois...
— Et ça n'est pas vrai !...
UN GIBIER PEU RECHERCHÉ 105
UN aiBIER PEU RECHERCHÉ
Lundi, — fête de la confédération et congé quasi
général,— nous nous trouvions une dizaine d'amis
groupés sur le pont d'un bateau à vapeur, riant,
fumant, devisant de toutes choses. Chacun con-
tait son histoire, qui toutes avaient leur mérite ;
mais celle qui m'a le plus frappé, c'est la suivante,
narrée lentement, froidement, par un beau diseur,
qui, la main sur un câble et le cigare aux dents,
s'écoutait parler :
"J'ai un ami dont l'ambition étrange, dont le
caprice singulier ont été récemment assouvis,— un
peu bien rudement, vous allez voir.
" Ce garçon-là était presque toujours sur l'eaut ;
rameur et chasseur, il partait presque toutes les
après-dînées en chaloupe ; Joe Vincent n'a pas eu
de meilleur client. Tantôt armé d'un fusil de
chasse, un vrai Lefaucheux, ou d'une canne à
pêche, tantôt seul avec son chien, grand épagneul
blanc tacheté de brun, il partait à l'entre chien et
loup et pendant des heures il nageait sec, allant
de-ci, de-là. la tête remuant mais le regard toujours
fixe sur l'onde, comme cherchant.
—Tu ne tueras rien ce soir, lui disais-je parfois,
il est trop tard.
106 COUPS d'œil et coups de plume
— Il y a la lune, répondait-il.
— La lune, oui ; mais de gil)ier, point.
—Le gibier que je cherche n'est pas tuable.
" Ces paroles mystérieuses me le faisaient pren-
dre pour toqué. Aller avec un fusil à la chasse
d'un gibier qui n'est pas à tuer, cela ne pouvait
être que d'un fou.
" Certains jours, mon ami partait avec l'aube et
ne rentrait que pour le déjeuner, fatigué, l'air
soucieux. Il ne manquait jamais cette course au
lendemain d'une nuit d'orage, d'une bourrasque, ni
pendant les longues journées venteuses. Bureau,
clients, affaires, rien ne le retenait. Le port s'é-
veillait à peine, les matelots matineux n'avaient
pas commencé à puiser dans le fleuve l'eau de leur
toilette, on n'entendait encore ni roulements de
voiture ni grincements de gouvernail, qu'il explo-
rait déjà en compagnie de son domestique le che-
nal et les bassins, contournait les îles et les jetées,
passait le long des navires, interrogeant le flot,
fouillant, cherchant l'introuvable gibier.
" Le domestique était discret ; je le pompai sou-
vent mais sans en rien tirer. Il lui arrivait de
faire seul l'excursion, quand le maître était malade
ou absent et qu'il était survenu un violent coup
de vent.
" Ces allures étranges, ces allées et venues dans
la nuit, ces façons de contrebandier ne laissaient
pas que d'inquiéter la femme de mon ami ; elle
s'en ouvrit un jour à moi. Je filai à plusieurs re-
UN GIBIER PEU RECHERCHÉ lOY
prises mes deux mystérieux personnages, sans pou-
voir jamais constater autre chose que la fixité de
leur regard dardé sur l'eau et se promenant au-
tour de l'embarcation.
" Nous intéressâmes à la solution du problème
des amis communs, qui furent bientôt comme moi
sur les dents : impossible de deviner ce gibier qui
ne se tue pas. Impossible davantage de faire par-
ler mon ami.
" Quand sa femme lui reprochait doucement ses
absences multipliées, lui demandait pourquoi il
n'en rapportait ni oiseaux ni poissons, lui, pour
expliquer ses courses infructueuses, prétextait le
besoin d'exercice, la nécessité du bain, le secours de
la lune pour la rime, car il était poète et tournait
de fort jolis vers en faisant le guet du fleuve.
"Nous savions bien tous qu'il mentait ; mais
comment le démentir ? Nos preuves, où étaient-
elles ?
" C'était un assidu lecteur de gazettes.
"Une après-midi qu'il lisait la Patrie, il jeta tout
à coup le journal sur la table et pria sa femme de
faire sa malle sur le champ : il voulait partir le
soir même pour l'île d Orléans. J'étais avec lui, je
m'emparai du journal et y cherchai ce qui pouvait
motiver une aussi jprompte détermination. Je lus
bien le récit d'une épouvantable noyade arrivée là et
racontée dans ses plus navrants détails, mais cela ne
me disait pas grand'chose, Je ne saisissais point le
108 COUPS d'œil et coups de pi^ume
rapport entre l'accident et ce voyage inopiné. Je
lui fis la conduite jusqu'au bateau.
— Je pense tenir mon gibier, me dit-il en me
serrant la main.
"Il revint quatre jours après.
— Pas moyen de mettre la main sur le gibier !
fit-il quand il me vit.
"Il semblait découragé.
"Un éclair me traversa l'esprit, je crus entrevoir
le secret.
— Il va devenir fou, me dis -je.
"Mais non ! "
"Un matin que je dormais comme un loir, je fus
éveillé en sursaut par un carillon d'enfer ; la son-
nette tintait, le marteau battait, une voix montait
de la rue. Il n'était pas cinq heures, je rentrais
d'un banquet politique scié jusqu'aux os ; pas
besoin de vous dire que j'avais sommeil. Si c'était
le feu ! Je courus à la fenêtre, et je vis mon grand
diable d'ami qui s'acharnait à mettre le voisinage
en émoi. Des têtes se montraient aux lucarnes,
minois chiffonnés de servantes ou faces rébarba-
tives de bourgeois atteints d'insomnie ; les jolies
bouches murmuraient, les museaux crachaient des
jurons.
— Ouvre-moi vite, cria Félix, — c'était le nom de
mon ami.
— Me prends-tu pour une écaillère ? lui répon-
dis-je, en volant un mot d'Augustine Brohan.
— Vite ! vite ! je n'ai pas le temps de parlemen-
UN gÏbÎËk^peu recherché 109
ter ; livre la place ou je la prends d assaut. Viens
m'a'ider, Pierre, dit-il à son domestique.
"Toute la maison était sur pied.
"Il fallait bien m'exécuter, mais je maugréai dur.
—Qu'as-tu au corps, dis-moi donc, ce matin ?
—Le gibier est trouvé, mon cher, je sais où il est.
Je t'emmène le voir, en prendre possession avec
moi ; c'est Pierre qui a fait la découverte. Hâte-
toi.
—Etant donné que tu tombes chez moi comme
une bombe, à une heure indue, et que je n'ai pas
dormi, tu trouveras bon que je prenne mon temps
pour m'habiller et que je me détire un peu.
"J'ordonnai à la servante dinfuser du café et je
procédai lentement à ma toilette. Félix rageait :
il arpentait impatiemment la salle à manger, il
mordillait le pommeau de sa canne.
—Mais avance donc, me criait-il, avance donc,
tortue bipède ! Je t'enverrai à Barnum, tu verras !
A-t-on jamais vu pareil lambm ?
"Nous primes une tasse de bon martinique avec
du gâteau de Savoie, et nous partîmes, au grand
soulagement de Félix, qui se mit à marcher comme
s'il eût eu la police à ses trousses.
"Pierre battait la marche. Nous avoins à des-
cendre la rue Saint-Denis dans presque toute sa lon-
gueur, puis la rue Bonsecours jusqu'au fleuve.
—Ecoute, me dit mon ami, je vais te dire où je
te mène et pourquoi. Yous ai-je assez longtemps
intrigués, toi, ma femme, nos bons amis ? Vous
110 COUPS d'œil et coups de plume
m'avez pris pour fou ; ne nie pas, je m'en suis
bien aperçu, va ! J'avais un projet, j'avais un but ;
vous en faire part, c'était me livrer en ridicule à
vous tous. Je ne me serais pas arrêté, mais j'au-
rais constamment redouté de vous voir sourire, de
vous entendre parler ; j'aurais tremblé, je me
serais peut-être fâché sous vos sarcasmes. Aujour-
d'hui que j'ai atteint mon but,si absurde qu'il soit,
il ne m'en coûte nullement de le dévoiler. E-iez
tant que vous voudrez, maintenant.
" Je vous confesse que j'avais hâte de savoir si
j'avais deviné juste.
" Félix continua ainsi :
— Moucher j'ai bientôt quarante^ans ; je suis à
Tâge où l'ambition fermente ; la mienne a cessé
hier soir. Oui, quand Pierre m'a annoncé la dé-
couverte du gibier que je convoite depuis si long
temps, il a entonné mon nunc dimitUs. J'ai tou-
jours eu de l'ambition, tu- le sais, j'ai aimé la glo-
riole :
Un souris de l'amour est plus doux à vingt ans ;
Mais à trente ans la gloire est plus douce peut-être.
Fontanes a raison. J'ai eu presque tous les
honneurs,et il me semble que j'ai atteint quasiment
tout ce que l'on recherche. J'ai été commissaire
d'écoles, conseiller municipal, maire de mon vil-
lage natal, préfet de mon comté. Je suis aujour-
d'hui député. Serai-je jamais ministre ? Je ne
sais, mais je n'y tiens pas, franchement. J'ai été
raarguillier, j'ai fait partie du grand-jury, du petit-
UN GIBIER PEU RECHERCHÉ 111
jury, j'ai agi comme juge aux comices agricoles ;
de locataire je suis devenu propriétaire ; j'ai des
dettes, actives et passives; j'ai souvent servi comme
arbitre judiciaire, comme syndic ; je suis époux,
père et colonel de milice ; je viens d'être nommé
juge de paix et commissaire des petites causes ;
ma profession est honorable et ma clientèle lucra-
tive. Je suis à l'aise, même riche. Je suis tu-
teur
— Diable ! il ne te manque rien alors ?
— Oui, mon cher ; il me manque une chose.
Tu le vois, j'ai rempli à peu près tous les devoirs
d'un citoyen, mais je ne serai parfaitement heureux
que ce soir, quand j'aurai ser^d dans le jury du
coroner.
— Et tu vas y servir aujourd'hui? comment
sais-tu cela ?
— C'est que le gibier découvert par Pierre est le
cadavre dun noyé. Il était tard quand il l'a vu
hier ; il l'a attaché au rivage, nous allons le cher-
cher, nous le menons à la Morgue, nous notifions
le fait au coroner, et tu comprends que je ne puis
manquer d'être du jury. Peut-être même serai-
je désigné pour la présidence. Pierre sera témoin,
moi juge. Et ce sera fini ; pkis de courses noc-
turnes, plus d'excursions du matin ; mon rêve réa-
lisé, je redeviens un mari modèle et je ne sors
plus de chez moi que pour aller au bureau et
au club ; vous ne direz plus que je suis fou, j'eS'
père. Qu'en dis-tu ?
112 COUPS d'œil et coups de plume
" Pour dire la vérité, cette volubilité, cet esprit
de suite, cet ageucement logique des démarches,
et surtout cette inconcevable ténacité à réaliser un
rêve d'Hoflinann ou d'Edgar Poë, me jetèrent dans
le plus complet étonnement. Il me fallait bien
parler, mais je ne savais que dire ou plutôt par où
commencer. J'avais le cœur à rire de la manie,
mais à le faire sans peiner le maniaque, inoffensif
du reste, et dont rien dans la conduite et les rai>
ports sociaux ne prêtait à la risée. C'était un poète
agréable, qui ne sollicitait pas la muse ou la pre-
nait de force, mais qui écrivait sous sa dictée ; il
avait eu quelque succès dans le journalisme au temps
de sa cléricature ; il avait une carrière jusque-là
bien remplie ; c'était le meilleur des amis et rien
dans son caractère ni sa vie publique ou privée ne
donnait prise à la hautaine moquerie des gens qui
se croient supérieurs.
" J étais en face d'un accident physiologique,
voilà tout. Il eût eu un vice de conformation
physique que j'aurais delà même manière fermé
les yeux dessus, sans chercher une explication.
" Je voulus m'échapper par la tangente ; com-
ment répondre directement à un homme qui vous
avoue un travers et vous demande votre opinion ?
— Mais, lui dis-je, as-tu songé que tu as bien des
fois risqué, même en découvrant ton gibier, de
voir ton rêve crever comme une bulle de savon '^
— Comment cela ?
—Si tu avais jeté le grappin sur un cadavre de
UN GIBIER PEU RECHERCHÉ 113
noyé, tu aurais été appelé en témoignage, le devoir
du coroner l'eût empêché de t'assigner comme juré.
—Je le sais bien ; aussi j'aurais pris conseil des
circonstances sur ce qu'il aurait convenu de faire ;
j'aurais essayé de soustraire le cadavre aux regards,
et volé quérir Pierre qui, lui, l'aurait découvert
officiellement, tout comme Colomb a découvert
officiellement l'Amérique fréquentée par des Euro-
péens depuis au moins cinq cents ans, ou Jacques
Cartier le Canada visité longtemps aupai avant
par les navigateurs basques ou malouins. Au sur-
plus, je n'ai pas guetté que des noyés. J'ai
épié les accidents comme un reporter en quête de
copie. Quand j'ai pu assister à la pose de la croix
chrétienne ou du coq gaulois sur les clochers de
nos églises ou sur la coupole de nos édifices
publics, je n'y ai pas manqué. Je pressentais, a
faux heureusement, des chutes de ces hauts som-
mets ; je voyais des Claude Frollo tournoyer dans
le vide et se fracasser sur le pavé, et je les suivais,
non pas avec le rire moqueur de Quasimodo, mais
la prière aux lèvres' et de la pitié plein le cœur et
deThorreur plein mon être. Dans la foule qui sa-
voure ces spectacles, on aurait trouvé des témoins
du malheur, et j'aurais eu chance de servir la so-
ciété dans un nouvel emploi.
" Nous étions arrivés au port.
" Il nous fut impossible de nous procurer une
chaloupe, une bourrasque effroyable passait sur le
fleuve avec de faux airs de cyclone ; le vent ato-
114 COUPS D'ŒTL et coups de PliUME
.misait la crête moutonnante des vagues et nous la
était en poussière d'eau à la figure. Aucun
batelier ne voulut se risquer sur le flot furieux ;
et personne, pas môme les patrons de barges et de
goélettes, ne voulut nous louer une embarcation.
— Allons déjeuner, dit Félix, qui prit assez brave-
ment son parti, comptant sans doute sur la solidité
du. câble qui retenait son gibier sur le rivage.
— Ne craignez-vous pas, dis-je à Pierre, que le
vent ou la lame ne soit plus fort que la corde ?
— Non, monsieur.
— Mais quand il fera jour, quelqu'un pourra vous
voler votre découverte ?
" Félix devenait soucieux ; Pierre se bâta de le
rassurer.
" Nous étions convaincus que la tempête dure-
rait encore quelques heures, et nous allâmes dé-
jeuner chez Félix. Celui-ci fut maussade, il était
sous l'empire d'une forte préoccupation, peut-être
d'un pressentiment funeste.
"Tout à coup la porte s'ouvrit, et la facteur jeta
dans le portique une lettre à l'enveloppe de deuil
qu'une servante apporta sur un plateau d'argent.
"Félix, visiblement troublé, la lut d'un coup
d'œil, et nous annonça gravement, presque soln-
nellement, que son frère, qui habitait Prescott,
n'avait pas paru chez lui depuis cinq jours, sans
qu'on sût le moins du monde ce qu'il était devenu ;
on priait mon ami de s'y rendre pour aider aux
recherches.
UN GIBIER PEU RECHERCHE 115
— J'irai ce soir, dit Félix ; aujourdhui, j'ai de
la besogne de taillée. Yieus-tu, me dit-il ? "Le
vent avait molli, la vague pouvait être bravée, un
batelier nous offrit ses services et nous nous lançâ-
mes hardiment à la conquête, non d'une toison d'or,
mais d'une chevelure soiiillée de fange.
— Oui, me dit mon ami, ce soir j'aurai occupé à
peu près toutes les charges que la société confie à
des citoyens honorables,
— Excepté celle de bourreau !
— Je te parle de citoyens honorables, imbécile !
— Tu oublies que le bourreau est la clef de voûte
de l'édifice social. De Maistre l'a divinisé ; il est
l'instrument de la sanction que Dieu donne à ses
lois,— naturelles ou positives. N'appartiens-tu
plus à lecole
—Pas de scie, hein ? Le moment est trop grave
pour badiner.
"Le moment était grave en effet.
"Nous abordions. Pierre nous conduisit au
cadavre, solidement lié au tronc d'un arbre. Le
soleil maintenant radieux, frappait droit un
visage glabre, à l'œil entr'ouvert, à la bouche
remplie de gravier, les chairs tuméfiées, les oreilles
et le nez rejetant un sang que la tempête avait
mal lavé, la chevelure emmêlée et pleine des déch-
ets que la vague apporte.
"Je n'ai pas vu la Morgue, je ne la visiterai
jamais.
" Félix se pencha sur le cadavre et fouilla dans
116 COUPS d'œil et coups de plume
ses poches ; il y trouva des papiers détrempés, les
lut, pâlit, regarda le noyé et tomba à la renverse en
criant :
— Mon frère !
" Ce jour-là, Félix ne fut pas juré, mais témoin.
" Je lui demandai à quelques jours de là s'il
n'allait pas reprendre son rêve,
— J'avais oublié qu'il me restait à être million-
naire,— j'y vais essayer, me répondit-il. Demain
jentre dans le commerce de bois, et si je ne suis m
plus sot ni plus malheureux que les marchands de
bois en gros de l'Ottawa, j'y parviendrai d'ici à
dix ans.
" Puis il ajouta, en hésitant :
— Si quelqu'un de mes bûcherons meurt acci-
dentellement, et cela ne saurait manquer, j'aurai
chance d'être... juré du coroner,
DES VERRUQUEUX
117
DES VERRUQUEUX
— Oui ! De jolies mains pour un pianiste !
— Quoi ? Mes verrues ? Je donnerais mon
piano
— Pour faire plaisir aux voisins ?
— Pour me débarrasser de ces maudites excrois-
sances. Tiens, mon vieux, quand je suis à jouer,
quand dans ma tête borfrdonnent ce qui me sem-
ble être des idées musicales neuves, que je m'en-
ivre des applaudissements de la foule aux concerts,
de la société dans les salons, que je me sens de
force à créer et à créer grand, que je me berce au
son de ma musique dans ces rêves dont ne peuvent
vous tirer ni le froufroutement de la danse ni les
acclamations de l'auditoire, si je jette les yeux
sur mes laides pattes de devant semées d'un archi-
pel de verrues, parole d'honneur ! je porte envie à
mon boucher Si je connaissais un remède
— Il n'y a rien de plus simple, dis-je à mon ami :
j'ai dix recettes à ta disposition.
— Quelque conte de ma mère l'oie ?
— Non ; ce qu'il y a de plus autorisé par la Fa-
culté. L'acide nitrique.
— Si ces messieurs le permettaient, interrompit
la vieille bonne de mon ami, — un antique meuble
118 COUPS d'œil et coups de plume
de famille respecté à l'égal des portraits d'aïeux et
d'une utilité aussi incontestable pour le moins, —
je puis le dire, Jules, que je ferai passer tes ver-
rues en un clin d'œil. Je connais plusieurs re-
mèdes bien certains. Mon défunt père
— Voyons, voyons ce que c'est, la mère ! La
théorie d'abord, la pratique ensuite !
— Je voas l'ai dit, il y a bien de s manières. La
plus simple est celle-ci : on les lèche trois fois le
matin avant de se laver. J'ai eu une voisine
— Et combien de temps faut-il ainsi adorer sa peau,
dit Jules ?
— Ça n'est pas bien long, mais peut-être l'autre
moyen opère-t-il plus vite. Vous faites compter
vos verrues par quelqu'un plus jeune que vous.
C'est lui qui les attrappe. A mesure qu'elles dis-
paraissent de vos mains, elles croissent sur les
siennes. Le plus jeune de mes frères, André...
— Comme c'est charitable, m'écriai-je ! Cela me
rappelle ce que j'ai entendu dire enfant : on fait à
un bâton autant de coches qu'on a de verrues et
on le cache celui qui le trouve et compte les coches
se voit pousser le même nombre de verrues.
— Mais cela peut prendre du temps, fit Jules.
■ — Oui, mais on peut aussi enterrer le bâton, et
les verrues disparaîtront à mesure qu'il pour-
rira.
— Il vaut bien mieux frotter la verrue avec un
pois, dit la vieille bonne. Après avoir frotté, à jeun,
pendant trois minutes, on enveloppe le pois dans
DES VEERUQUEUX 119
un papier et on le jette loin de soi. Par exemple,
il ne faut pas l'entendre tomber. C'est pour cela
que le garçon de Pierre à Toiniche n'a pas
— Voyons, Marguerite, cite nous tous tes remè-
des, si tu le veux, mais pas d'exemples ! Connais-
tu autre chose ?
— Moi-même je me suis fait passer deux verrues
en bien peu de temps. Ce n'était pas hier, je t'as-
sure, Jules. J étais déjà au service de ta mère-
Luc Boisseau ne me trouvait pas trop vilaine, il me
le disait du moins. Il a été tué au feu de trente-
sept. Dieu ait pitié de lui ! Je trouvais toujours
moyen de cacher les deux doigts affligés. C'était
à la main droite. J'évitais même de lui donner la
main. S'il avait fallu qu'il vît cela, lui un beau
gars qui jouait si bien du violon dans les partis de
tire et aux épluchettes de blé-dinde ! Quand il y
avait im bal
— Marguerite, Marguerite, finis donc. Qu'as-tu
fait?
— Si j'avais été aussi impatiente que toi au temps
où tu geignais pendant des heures sur mes genoux,
mon pauvre Jules, tu ne saurais pas encore parler.
Ça ne se souvient pas, les enfants ! Eh bien, c'est
ma cousine, la petite Julienne Matha, qui s'est ma-
riée l'année d'ensuite avec Simon Larivière, qui m'a
enseigné cela. J'ai volé un petit morceau de bœuf
au boucher, j'ai frotté mes verriies avec...
— Avec le boucher ?
— Laisse-moi donc parler. Je disais en même
120 COUPS d'œil et coups de plume
temps : "Au nom du Père, du Fils et du Saint-
Esprit ;" puis j'ai jeté le morceau de bœuf par-
dessus mon épaule gauche en arrière de moi. Huit
jours après j'avais les mains aussi nettes qu'au-
jourd'hui. Pas ridées comme à cette heure, par
exemple !
— Et tu as commencé à donner la main à Luc
Boisseau après cela ?
— Oui, et je me suis aperçue qu'il avaitjune grosse
vernie lui aussi.
— Sur la lèvre ?
— Non, dans la main. Il a essayé de la faire
passer autrement que nous autres, car il était ins-
truit, lui, et il lisait dans les gazettes. Il y avait
vu que la verrue disparaissait quand on la cein-
turait avec un crin de cheval noir. Comme de fait !
La sienne a disparu, mais il lui est venu du mal, et
il avait la main enflée quand il est allé
rejoindre les patriotes qui se battaient à Saint-
Charles. Au bout de quelques jours, ils l'ont tué.
— Non, Marguerite, ils ne l'ont pas tué. Cest
lui qui s'est tué, grâce à sa croyance aux remèdes
populaires. Maman m'a raconté que ce Luc était
un brave homme qu'elle désirait beaucoup te voir
épouser. Malheureusement, le crin de cheval,
eomme le ciseau de la Parque, a tranché le fil de
ses jours. La verrue a disparu, mais le cancer est
venu, et le cancer a emporté ton amant avant qu'il
eût pu se battre. Il y a, ma bonne vieille, des
croyances populaires qui, pour superstitieuses
DES VEKRUQUEUX 121
qu'elles soient, n'offensent pas la divinité, mais
font mal à ceux qui y croient. Ton fiancé s'est
tué avec un crin de cheval noir ; d'autres s'appau-
vrissent à détruire l'un de leurs meilleurs amis, le
crapaud.
— Et comment cela, dis-je î
— Oui, mon cher, il y a des milliers et
des milliers de crapauds de détruits chaque année
par suite de ce ridicule préjugé que son attouche-
ment produit la verrue à chaque endroit touché.
Or, tu connais l'utilité de ce batracien ?
— Bien ! mon Jules, notre troisième voisin
Charles
— Ma pauvre Marguerite, tes remèdes me font
rire et je vais dès demain consulter un médecin et
lui montrer mes mains verruqueuses.
— Yas trouver le docteur
Il y a des médecins qui voudraient que je misse
ici leur nom !
Peut-être le ferai-je dans un prochain article
sur les remèdes de vieilles femmes.
122 COUPS d'œil et coups de plume
LES CENTENAIRES
Il n'y a presque plus moyen, d'être centenaire, et
la chose ne mérite guère qu'on l'essaie, tant les
chances sont minces.
D'abord, il y a Dieu qui, voyant que Mathusa-
lem avait abusé de la permission, a mis l'humani-
té à la i)ortion congrue ; c'est à peine si l'homme
vivote maintenant ses quarante ans. Adam sans
doute se sera plaint, humilié d'avoir été distancé
par un petit-fils qui a ri à là barbe de neuf siècles,
quand lui, le premier père, n'avait souri qu'à deux
ou trois.
Et puis il y a l'abbé Tanguay qui les traque
Ces pauvres braconniers de la vie, il leur dresse
procès-verbal en forme et ils sont rares ceux qu'il
relâche ; et s'il en laisse filer, ce n'est jamais
qu'après avoir scruté leur vie jusqu'au baptême
Le moyen de trouver grâce devant un juge aussi
renseigné, qui vous dit : •" Vous êtes né messidor
an III, ou brumaire an VIII, d'une tel et d'une telle,
dans le bourg de X ou le village de Z, vous avez
eu pour parrain et marraine celui-ci et celle-là. J'ai
votre extrait de baptême en poche !"
Pour un homme, un prêtre surtout, qui se dis-
pose à doubler le cap de la centaine, le procédé
LES CENTENAIRES 123
manque de charité, et s'il lui arrive coniine à Fonte-
nelle de rater de quelques mois, ce iiest pas moi
qui l'en plaindrai, moi qui serai depuis
longtemps rendu dans les pays den haut.
Il y a eu sur les rangs au-delà de quatre cents
centenaires dans le Bas-Canada. N'ont été admis
à l'honneur de lexamen que quatre-vingt-deux ; les
autres auraient pu être bicentenaires que le moyen
de contrôler la prétention faisant absolument défaut,
l'abbé Tanguay les a forcément mis hors concours .
C'étaient pour la plupart des étrangers nés Dieu sait
où.
Un des plus célèbres bibliothécaires de Londres
trouvait étonnant qu'on eût pu retrouver en Angle-
terre l'état civil de dix vieillards centenaires ou
prétendus tels, et se refusait à croire que l'abbé
Tanguay eût fait ce travail pour quatre-vingt-deux
personnes. Ce travil existe, il est consigné dans le
cinquième volume du recensement de 1871. Vous
voyez là le nom de la personne, son sexe, le lieu de
sa naissance, son âge allégué, son âge exact, son
occupation, la date de sa naissance, de son mariage,
de sa mort, et le lieu de sa sépulture.
Ouvrez et lisez.
Combien croyez-vous qu'il y avait eu de cen-
tenaires authentiques depuis 1667, date de la
naissance des deux plus anciens individus qui
ont passé pour tels ?
Neuf seulement.
9 sur 82 ! !
124 COUPS d'œil et coups de plume
Je les nomme :
Anne Charlotte Dumont, née à Québec, non
mariée, 100 ans ;
Marie Josette Dupuis, née à Saint-François du
Lac, 100 ans ;
François Forcier, né à Sorel, 103 ans ;
François Giguère-Despins, né à Saint-François
du Lac, 102 ans ;
Pierre Joubert, né à Charlesbourg, 118 ans ;
Rosalie Lizotte, née à Saint-Roch des Aulnaies,
109 ans ;
Pierre Noël Plante, né à Saint-Jean, Ile d'Orléans,
101 ans ;
Jean-Baptiste Poupard, né à Laprairie, 103 ans ;
Thérèse-Marie, sauvagesse née à Saint-Régis et
enterrée au Saut Saint- Louis, 100 ans ;
Avoir cent ans, o'est une gloire comme une
autre, et qui rapporte toujours respect et consi-
dération. O'est parfois un métier, qui rapporte de
l'argent. Il y avait à Québec — peut-être y vit-il
encore — un vieillard dont les journaux se sont
souvent entretenus et qui battait monnaie avec
son âge et sa couronne de cheveux blancs. L'abbé
Tanguay ne le juge pas an centenaire authenti-
tique. Jalousie possible dun jeune vieillard qui
guigne sa centième et qui préférera mourir en
petite compagnie ! Toujours est-il que le père
Doyer n'a ou n'aurait que quatre-vingt-quatorze
ans.
J'ai vu à Saint-Hyacinthe un vieux barbon qui
LES CENTENAIRES 125
s'en attribuait cent quatorze. Son nom m'échappe,
je sais seulement qu'il venait de Chambly, et que
l'hôpital l'avait recueilli. Nous refusions de croi-
re qu'il eût cet âge, à le voir encore vert parcourir
nos rues d'un pas assez leste. L'impression géné-
rale était qu'il exhibait le baptistaire âe son père.
Si je me suis trompé à son sujet, j'en demande
pardon à ses mânes.
J'ai lu quelque part dans les Annales de la pro-
pagation de la foi que le Français vit fort vieux au
Canada. Cette observation, qui est d'un Cana-
dien, Mgr Taché je crois, doit être basée sur l'ex-
périence, et je ne doute pas que des candidats
centenaires écartés de l'examen parce qu'il était
impossible de mettre la main sur leurs registres
baptistaires, la grande majorité ne fût française.
Mais ce travail de constatation est absolument im-
possible.
Au reste, il suffit, pour les besoins de la statis-
tique, de savoir que le nombre des centenaires
réels chez nous est à celui des prétendants comme
9 à 82, c'est-à-dire dans une proportion de dix pour
cent.
Cet écart montre bien l'inanité de certaines
croyances populaires.
On ne croit plus guère aux loups-garous, ni aux
chasse-galeries ; on ne croira bientôt plus aux cente-
naires sans visa.
126 COUPS d'œil et coups de plume
LES rOISSONNIERS DE L'OTTAWA
Je parle ici de cette portion de la rivière Ottaw a
qui descend de la capitale jusqu'à G-renville
C'est un des anneaux intermédiaires d'un cours
d'eau que le dictionnaire m'empêche d'appeler
fleuve parce qu'il ne conserve pas son nom jusqu'à
la mer, mais que nommaient ainsi les titres de
concession de la seigneurie de la Petite-Nation au
siècle dernier, lorsqu'ils le désignaient sous le nom
de " G-rand fleuve Saint-Laurent. " Les géographes
n'avaient pas encore peut-être constaté laquelle
des deux cornes de l'y qui se soudent au pied de
l'Ile de Montréal est la plus considérable et devait
seule porter le nom du corps principal. Il faut
croire qu'une branche secondaire d'un fleuve, c'est
comme le fils cadet de la noblesse anglaise : ça
n'hérite pas du titre. Jeune branche, tu bifur-
ques ! adieu, je t'ai vue !
Depuis longtemps je savais comment Montréal
s'approvisionne de poisson ; ce n'est que cette an-
née que j'ai appris comment Ottawa fait pour ne
point s'en passer.
Il n'est évidemment point question ici de poisson
salé et personne ne me demandera où se prend le
poisson fumé : il s'agit uniquement du poisson frais,
LES POISSONNIERS DE l'OTTAWA 127
Il y a, même en poisson frais, une forte impor-
tation des Etats-Unis et du golfe Saint -Laurent.
Le cabillaud, le flétan, le saumon, le bar, la plie,
1 eperlan et' bien d'autres nous viennent de là.
C est la nourriture du riche ou de la famille aisée ;
cela se vend cher. Le pauvre d'Ottawa trouve sa
nourriture, sans grands frais, dans sa rivière, et le
riche, qui aurait les moyens de manger des mu-
rènes et des lamproies, est bien forcé de faire com-
me nous et de se contenter de la faune qu'il a
sous la main.
Il n'y a qu'un vendeur de poisson frais en été
dans la capitale ; c'est Moïse Lapointe, — un char-
mant garçon que tout le monde estime et *qui s'est
enrichi honêtement dans son commerce. Jeune
et rieur, patriote et charitable, franc luron, n'ayant
pas de porte de derrière, joli garçon, — ce qui ne
nuit jamais, — voilà Moïse. La ponctualité même ;
il ne fait courir ses pratiques qu'une fois l'an : le
premier d'avril.
Moïse achète-t-il son poisson d'occasion, des pas-
sants, des pêcheurs heureux et qui n'ont que faire
de leurs captures ? Oh ! non. Il a tout un ser-
vice organisé ; il a ses fournisseurs à l'année, qui
ne le laissent jamais manquer de rien. Tous les
jeudis soir, il est certain de recevoir par le Peerless
autant de poisson frais qu'il en faut à la ville pour
le lendemain.
D'abord, me demandera-t-on, quel poisson est-ce?
Je réponds :
128 COUPS d'œil et coups de plume
De la truite, ou brune, ou noire, on saumonée ;
De l'esturgeon, dont nous ne savons pas utiliser
les œufs pour faire du caviar ; de l'escargot, — non
reconnu par le dictionnaire, mais avec lequel on
fait d'excellentes escalopes très françaises ; du
maillé, moins difficile à manier que le précédent
et pour le moins aussi bon en cuisine, — tous pois-
sons du même genre et à croquer, je vous assure,
surtout à la sauce blanche et à i'étuvée.
Des carpes, qui n'ont peut-être pas cent cin-
quante ans bien avérés comme celles que BufFon vit
dans les fossés du château de M. de Maurepas, mais
qui sont de fameuse nourriture ;
Des brochets, des dorés, qui pèsent jusqu'à dix-
livres, de l'achigan vert ou noir fort beau, de l'an-
guille, du maskinongé, du crapet, de la brème, de
la perchaude, de la manigane, de la barbotte et de
la barbue.
J'emploie là des mots que le dictionnaire n'a pas
mais qu'il faudra bien qu'il enregistre un jour,
puisque la langue est faite pour les hommes et non
les hommes pour la langue.
Ils sont en tout sept ou huit, entre G-renville et
Ottawa, les poissonniers dont toute la pêche est
ven due d'avance à Lapointe. C'est surtout entre
Rockland et Montebello qu'ils sont échelonnés. Ces
gens pèchent toute l'année ou à peu près. Ils
prennent, au département des pêcheries, un per-
mis qui ne leur coûte rien et en vertu duquel ils
peuvent tendre autant de rets et de ligues dor-
LES POISSONNIEES DE L'OTTAWA 129
mantes qu'il leur plaît. Aussi ne s'en font-ils
faute. Quand on a trois, quatre, six rets de trente
brasses de tendus, autant de lignes dormantes
longues de sept ou huit arpents, visiter cela trois
ou quatre fois par jour, mettre l'appât à six cents
hameçons, raccommoder et laver les filets, en un
mot tenir en parfait ordre tous ces
engins de pêche et surveiller les prises, — cela
prend à peu près tout le temps d'un homme.
Mais quand on est poissonnier, on ne l'est pas à
demi ; toute la famille s'occupe du métier : la mère
et les filles lacent, c'est-à-dire font les mailles d'un
rets, les petits garçons vont à la recherche du ver et
du vairon ; l'un coupe en petits cubes d'un demi-
pouce la chair d'une carpe ou d'un brochet,^" c'est
l'appât destiné aux lignes de fond ; un autre dé-
cortique un jeune bois-blanc, avec l'aubier duquel
il fait des lanières qui tiennent à toutes fins lieu
de ficelle. C'est avec elles qu'on attache au rets
flottes et cales.
Entre temps, on pêche à la ligne traînante, et
c'est ainsi que l'on capture les plus belles pièces.
Et toujours, à toute heure, ce monde chante.
Mais nous voici au jeudi matin.
Les réservoirs d'eau que l'on a traînés derrière
soi pendant une semaine sont amarrés à la rive ;
le père, les fils arrivent de leur dernière visite aux
rets et aux lignes de fond ; on va voir ce que la
semaine a donné.
Il faut être à l'abri du soleil ; on choisit, au bord
130 COUPS d'œil et coups de plume
de l'eau, un endroit ombreux où le poisson ne sé-
chera pas, où l'on ne cuira pas soi-même. C'est
tôt fait, le quai du bateau ou une touffe d'arbres
sufl&t. Toute la famille est rendue. Un, deux,
trois enfants préparent la barbotte ; o'tst le seul
poisson pour lequel on prenne ce soin : trois coups
de couteau et deux mouvements, elle a perdu sa
tête, sa peau et ses entrailles ; une incision à la
queue, et la voilà enfilée dans la lanière de bois-
blanc. Le pouce gauche des opérateurs est revêtu
d'un poucier de cuir ; le couteau est aiguisé, croyez-
moi. Et les débris sont jetés à l'eau, et la vessie
flotte, et les plus petits enfants s'en emparent pour
la faire, d un coup sec, éclater avec un bruit de pé-
tard. On assomme l'anguille avant de l'empaque-
ter, les autres- poissons, on les laisse mourir de
leur belle mort.
Cinq ou six barbettes — selon la grosseur — sont
enfilées, voilà un paquet ; voici un brochet, une
truite ou un achigan, il pèse deux livres, — il fait son
paquet.
Tout poisson ou tout collection de poissons qui
pèse deux livres fait paquet.
Si un poisson, quel qu'il soit, pèse quatre livres,
c'est un redouhleux.
Un paquet se vend à Lapointe dix centins, un
redouhleux vingt. Mais il n'y a ni tripleux, ni
quadrupleux. Seulement, si un poisson pèse
vingt livres, on vous le paie un dollar. Libre à
yous, par exemple, de le vendre ailleurs, où l'on
LES POISSONNIERS DE L'OTTAWA 131
VOUS en donnera plus, mais les poissonniers, qui
passent tant de petites pièces avec les grosses, ont
la pudeur de le livrera Moïse et ne cherchent point
à éluder la convention.
Les paquets sont faits. Voici qu'on apporte de
grandes boîtes oblongues avec des poignées de bois
qui forment brancard. On en garnit le fond de-
glace, on suspend les paquets à des petites barres
transversales, on les recouvre de glace, le Peerless
passe, et voilà Ottawa sûr de manger maigre et
bon le lendemain. . Tous les poissons sont mêlés
dans ces boîtes, tous, sauf la barbue. Si les autres
ont besoin de la glace, elle a besoin pour conserver
sa couleur, pour ne pas blanchir, qu'on ne l'en en-
toure point.
Le soir même, on recommencera à travailler pour
le jeudi suivant.
—Combien de paquets cette semaine, demandai-
je l'autre jour à un poissonnier ?
— Cent quarante-huit, monsieur.
— Et cela vous fait ?
— A dix centins le paquet, cela me donne qua-
torze piastres et quatre- vingt centins. C'est La-
pointe qui paie le fret.
— Est-ce une forte semaine ?
— Oui, une des bonnes de l'année.
—Dites-moi, est-ce que le poisson disparaît ?
— Sans doute, me répondit-il, sans doute.
Jadis, deux cents paquets, c'était une petite semai-
ne. J'ai vu des semaines de huit cents paquets.
132 COUPS d'œil et coups de plume
C'était le bou temps. On n'avait pas encore cons-
truit cette damnée chaussée de Carillon, et le
poisson montait jusqu'ici. Le métier s'en va,
monsieur, le métier s'en va.
— Mais attribuez-vous la disparition du poisson
à la seule construction de ce barrage ?
— Oh ! que non ! Ceci est une cause, sans doute,
mais la moindre des deux causes principales.
L'autre, la vraie, celle qui nous ruine en ruinant le
poisson, c'est le bois que les moulins jettent à
l'eau, le bran de scie, les déchet^, les rognures, tout
ce qui flotte un temps et s'accumule lentement au
fond de la rivière. Dans dix ans il n'y aura plus
de poisson.
Le bonhomme s'emballait, je le laissai continuer.
— Oui, monsieur, dans dix ans, adieu la pêche
dans cette section-ci de l'Ottawa. Pour se rendre
aux désirs de huit ou dix propriétaires de bateaux
qui cassaient quelques aubes de roues sur les for-
tes pièces de bois rejetées parles moulins, on ruine
la navigation, on ruine la pêche. Auparavant,
quand le bois flottant, libre, était jeté au rivage ou
passait au fil de l'eau, nous le ramassions ; mais
aujourd'hui ces débris, ces copeaux, cette sciure,
ces saletés qui flottent à la surface, personne ne
s'en emparant, s'enfoncent et embarrassent le lit
de la rivière. Quand je vous dis que le pois&on
îneurt par milliers dans les baies ! Le bois s'accu-
mule à l'entrée de ces baies, corrompt l'eau, empri-
sonne et empoisonne le poisson. Faites un trou
LES POISSONNIERS DE L'OTTAWA 133
dans la glace, à la Baie des Outardes, à la Baie
Noire, à la Baie de Campbell, même à la Baie de la
Pentecôte, l'odeur qui en sort, en plein janvier,
vous force à reculer. C'est le poisson mort qui
pue ainsi.
" Quand on tue le poissons par millions, com-
ment Youlez-Yous qu'il dure ?
" A de certaines entrées de baies, il y a plus de
dix pieds de sciure de bois. Tenez, j'ai failli y
périr pas plus tard que ce printemps. Une explo-
sion, quoi ! A tout instant, nous autres pêcheurs,
nous sommes témoins de ces explosions. Pouf ! et
le bran de scie qui fermentait jaillit hors de l'eau,
soulève celle-ci, fait une détonation sourde, et noie le
pauvre monde. Mon canot a monté trois pieds en
l'air, j ai perdu mon aviron. Je me suis cru flam-
bé et j'ai dit un acte de contrition.
" Je disais que les pauvres gens faisaient leur
profit du gros bois de rebut qui descendait la
rivière, et que pour faire plaisir à une demi-dou-
zaine d'hommes on nous ruiue. Savez- vous com-
ment ? On force les propriétaires de moulins —
c'est la loi — à broyer leurs déchets ; on vous passe
une bonne pièce de bois, qui serait bonne pour le
chauffage, dans de« cochons qui l'entaillent, la dé-
chiquètent, la réduisent en fragments improx:)res au
chauffage. Cela s'imbibe bien vite d'eau et va au
fond de la rivière ; la navigation en soufirira sé-
rieusement d'ici à dix ans ; le poisson disparu, nos
prairies riveraines couvertes de ces copeaux et in-
134 COUPS d'œil et coups de plume
cultivables, voilà ce qui nous attend. Peut-être
même quelque peste.
" Vous qui êtes un avocat, parlez-en donc au
gouvernement ?
— J'en parlerai dans les gazettes.
UN DIMANCHE À LA CAMPAGNE 135
UN DIMANCHE 1 LA CAMPAGNE
Samedi soir.
Ma course errante, qui me ballotte depuis une
semaine, vient de m'échouer à R^^^, que je n'avais
pas revu depuis mon enfance. C'est assez une im-
portante paroisse, mais où peu de choses changent ;
je reconnais l'église, le presbytère, la place publi-
que, où se dresse une immense croix ; la maison
d'école qui me rappelle mes premières férules et
tant de petits compagnons presque tous aujour-
d'hui dispersés ou morts et dont je ne rencontre
plus un seul ! le marché, prétexte de construction,
un toit sur quatre poteaux, où j'ai failli m'éventrer
sur un crochet de boucher un matin que
j'avais grimpé sur les entraits ; mais surtout la
maison paternelle, cette bonne vieille maison en
croupe, bâtie en pierre de rang, solidement assise
sur la cour sablée, et le grand jardin dont quatre
peupliers, quatre flèches, indiquaient les angles.
Des milliers de souvenirs m'assaillent, doux,
naïfs, innocents, sereins, et pourtant tristes, rendus
tristes par la distance où les années les tiennent,
par la comparaison des graves événements d'alors,
l'évasion d'un geai, la pièce d'argent trouvée sur
186 COUPS d'œil et coups de plume
la route et partagée avec un camarade, la première
messe servie le dimanche en surplis, jupon et bon-
net carré, — avec les piètres responsabilités du jour
— gouvernment de la famille, devoirs publics, car-
rière à faire fructueuse, — attristés surtout par le
regret des joies perdues.
Je m'arrête, pour ne pas commettre une phrase —
longue et embrouillée —comme celles de Maurice
Gruillemot. J 'étais en bon chemin...
Mais la voiture file et me voici en dehors de
mon village. J'arrive bientôt aux confins de la
paroisse, et je débarque chez un vieux couple où
m'amènent mes affaires. On m'offre sans façon
l'hospitalité pour la nuit et le dimanche ; le ba-
teau ne passera ici que lundi matin : j'accepte.
Dimanche soir.
On s'est levé matin à la ferme ; à cinq heures
j'entendais rôder de la maison à la laiterie et du
hangar à l'écurie.
C'est un ménage de rentiers, un couple antique.
On a blanchi sous le même harnais, il a fallu tra-
vailler dur pendant près de cinquante ans de mé-
nage pour acquitter la terre achetée à crédit, élever
une nombreuse famille tout en s'arrondissant peu
à peu. Mais on a conquis l'aisance ; on a établi
ses garçons, bien marié ses filles; tous ont fait
souche et on est bisaïeul. Couronne de cheveux
blancs sur la tête, oui, mais plus belle couronne
encore dans ce régiment d'enfants, de petits-en-
fants et d'arrière-petits-enfants qui, me dit-on, vient
UN DIMANCHE À LA CAMPAGNE 13Y
tous les ans, à l'époque des fêtes de l'année nou-
velle, saluer les ancêtres et déposer sur leur joue
encore fraîche le baiser du respect et de l'affection.
On n'a pas eu, comme Victor Hugo, son apothéose
nationale ; mais on vit ferme dans une brigade de
jeunes et de vieux cœurs ; on a des G-eorges et des
Jeannes en veux-tu en voilà. Et puis, on habite
tous la même paroisse, à l'ombre du même cloche, —
patriarchat touchant qui permet à toute la descen-
dance, avenant fête ou péril, de chercher l'abri ou
le plaisir sous l'aile grand-paternelle.
A huit heures le déjeuner est pris ; la calèche
attelée vous entraîne à la messe. Mais il faut
s'arrêter en chemin, chez le fils aine, histoire de
demander une place de banc pour le monsieur de
la ville que voici et de boire ensemble un petit
verre.
C'est un remue-ménage, un brouhaha, un va-et-
vient charmant. Les enfants passent devant vous
en s'excusant, chacun mettant la dernière main à
sa toilette.
— Es-tu prête, Catherine ?
— Non, je cherche mes gants. Ton parasol est
ici.
— Dépêchez-vous, dit la voix vibrante de l'un
des gars, la jument s'impatiente !
— ( )n y va, on y va !
La petite colonie s'ébranle en deux voitures,
nous la suivons, comme il convient à des anciens,
138 COUPS d'œil et coups de plume
Le second coup de la messe sonne, on est encore
loin de l'église, on arrivera bien avant le tinton.
0 mes vieilles cloches, dont les rapides et joy-
euses -volées ont les premières célébré mon baptéeme
et annoncé au village la venue d'un nouveau-né,
vou« toutes trois dont les sons sharmonisaient si bien
je vous reconnais allez à l'écho que vous réveillez
dans mon âme ; vous appelez aujourd'hui à la priè-
re l'enfant qui autrefois se suspendit souvent à vos
longues cordes et vous fit vibrer dans la tour
massive. Je n'ai jamais entendu sonnerie plus
lugubre que le glas frappé sur votre airain, et je
vois défiler sous l'œil du souvenir les processions
de la Fête-Dieu et des Rogations, les compérages,
les mariages, les cortèges funèbres que de vos
voix sonores vous convoquiez dans le temple.
C'est un morceau de mon enfance qui me revient,
je m'en empare et veux en revivre encore un jour.
Il est encore là, au pied de l'église, le baptis-
tère gothique où l'on me fit chrétien ; là encore
les hauts et blancs piliers de la nef; le balustre
brun de la sainte table ; la chaire accrochée au
jubé et portant sculptés sur ses flancs le portrait
des évangélistes et leurs attributs, l'aigle de Jean
et le bœuf de Marc ; le grand banc à six places
où ma famille s'agenouillait. Qui donc l'oc-
cupe aujourd'hui ?
Voici que la messe commence, le sermon ne
tarde pas, mais ce n'est plus comme jadis ; où es-
tu, vénérable grand vicaire dont la puissante voi:^
UN DIMANCHE À LA CAMPAGNE 139
ne tonnait pas contre de prétendus erreurs, mais
enseignait le bien et la vertu ? Je ne te vois plus,
modeste rabat noir au liseré de galon blanc, l'élé-
gant collet romain te remplace. Où donc la
vieille soutane râpée, verdissante, dans les plis
de laquelle se cachait tant de bonté dame, tout
de générosité ? Tiens, cet accent qui frappe mon
oreille est anglais ! Et ce langage théologique,
savant, correct, je suis sûr que le troupeau ne le
comprend pas. Comme cela a changé en trente
ans !
Le service divin est terminé, on s'attroupe sur
la place de l'église, le crieur annonce un pou lin
perdu et un chapelet trouvé; je circule dans les grou-
pes, cherchant d'anciennes connaissances. Je re-
connais quelques hommes mûrs, qui ne me recon-
naisseat, eux, qu'après avoir appris mon nom et
vérifié ma ressemblance à mon père. On m'invite
obligeamment à dîner ; je dois refuser. Je m'éloi-
gne à regret du village natal, je jette un dernier
coup d'ceil à la maison paternelle, et c'en est fait
peut-être pour jamais.
Nous terminons nos affaires dans l'après-midi ;
nous causons de l'apparence des moissons, du cir-
que qui va venir à la ville prochaine ; la récolte
sera bonne, le cirque attirera Philémon, mais Baucis
ne tient à voir ni singes ni singeries. Le souper
se prend, la pipe s'allume, puis le vieux :
— Monsieur, dit-il, nous permettra-t-iJ
de nous absenter pendant une heure
140 COUPS d'œil et coups de plume
ou deux ? Je sais que ce n'est pas poli, mais de
l'autre côté de la rivière, dans le village d'en face,
tenez, cette maison blanche, à main droite, près du
gros orme, — -j'ai "un ami de plus de quarante ans
qui est bien malade. J'ai bien peur qu'il n'en
réchappe pas. Il m'attend aujourd'hui avec na
femme. Ce sera peut-être la dernière fois que nous
le verrons. Nous ne serons pas longtemps. Peut-
être aimeriez-vous à venir avec nous ? Nous allons
traverser en canot. Si vous préférez rester ici,
mettez-vous à l'aise, faites comme chez vous ; le
jardin est en fleurs, il y a des fruits ; ne vous gênez
pas.
—J'ai apporté des journaux, je vais lire en fu-
mant. Je serais fâché que vous ne rendissiez
point les derniers devoirs à votre ami et à sa
famille.
Je reste seul à la maison, seul avec un gros chien
de garde qu'on n'osait pas risc[uer dans le canot.
Le soir arrive lentement ; la lune émerge diflS.-
cilement de l'horizon, des nuages pommelés et
immobiles l'interceptent par intervalles. Le
temps est mort, pas un souffle n'agite les feuilles,
sur une branche de pommier le rossignol égrène
ses perles : mauvais présage ! L'ombre descend
plus épaisse; quelques feux s'allument le long de la
rivière, et à leur clarté on voit dans l'eau les
arbres de la rive et les maisons se mirer tête en
bas. Les bruits s'éteignent l'un après l'autre ;
mais le rossignol chante encore. On n'entend
UN DIMANCHE À LA CAMPAGNE 141
bientôt plus au loin que le hurlement de quelque
chien, le coassement de la grenouille ou le cri
rauque de quelque oiseau de proie qui vient s'a-
battre dans les joncs. Cela sent l'orage. Pas
de mouvement, pas de vie, pas un couple ^d'amou-
reux passant à portée du regard, pas une chanson
humaine s'élévant de l'onde, de la maison, du
bosquet. Comme ce silence et cette torpeur vous
pèsent ! On dirait que la mort plane dans ces
parages.
Je m'enfonce dans une morne rêverie, d'où ne
sont pas propres à me distraire le nuage qui noir-
cit et la lune qui disparait. Je crois sentir une
légère brise fraîchir mon front. A bientôt la
pluie !
Tout à coup de l'autre rive une voix hèle le
passeur ; presque aussitôt j'entends battre l'eau
par les rames d'un chaland que je ne vois pas, mais
que je devine à quelques arpents en amont au
brasillement qu'il laisse dans la nuit noire. La
voix semble s'impatienter, les coups de rames se
précipitent. Il y a quelqu'un qui est pressé.
C'est peut-être la mort.
Bientôt je distingue un galop qui va toujours se
rapprochant, et à la lueur d'un éclair fauve je vois
passer sur la grande route, ventre à terre, un che-
val qui gagne vers le village.
Je cours chez le passeur.
Il m'apprend que le cavalier va chercher le prê-
tre, que le curé de la paroisse d'en face est parti
142 COUPS d'œil et coups de plume
après les vêpres pour aider un de;^ses collègues oc-
cupé aux Quarante-Heures, que le médecin est au
chevet du malade, que ce malade est l'ami de mon
hôte, et que les nouvelles sont mauvaises.
Mais voici la pluie, voici le tonnere, je rentre.
Quel orage superbe !
Lundi matin.
C'était bien la mort qui visitait hier soir ce voi-
sinage ! Mes hôtes ne font que de revenir : ils ont
perdu leur ami.
Et comme un malheur arrive rarement seul, la
foudre a incendié sa grange et tous les bâtiments
de la ferme.
Pas gai, mon dimanche à la campagne !
LE MOT "AT home" 143
LE MOT " AT HOME "
At home. Yoilà un mot que personne an Canada
ne sait ou ne veut traduire. Les journaux diront
qu'il y a eu un à liome chez le gouverneur ; les
Jeunes gens diront qu'ils sont invités à Vat home
de Mme X. Mais personne ne cherchera le mot
français correspondant.
— D'abord, y a t-il un mot français ? me dira-t
on.
— Certainement.
— Et quel est il ?
— Appartement. Ou bien Cercle. Ouvrez Littré
au mot appartement et vous lirez :
" Autrefois, cercle qui se tenait chez le roi. Le
roi tient appartement aujourd'hui. Le soir, il y
avait appartement. Ce qu'on appelait appartement
était le concours de toute la cour depuis sept
heures du soir jusqu'à dix. (St, Simon, 2, 45.) On
dit aujourd'hui cercle dans ce sens. On disait
aussi tenir appartement, recevoir compagnie chez
soi avec les formalités établies par l'usage."
N'est-ce pas que l'appartement, le cercle et Vat
home sont la même chose ?
Cherchez cercle dans Littre et lisez :
144 COUPS d'œil et coups de plume
" Particulièrement, la réunion des princesses et
des duchesses assises circulairement en présence
de la reine. Par extension, société, assemblée
d'hommes et de femmes réunis pour le plaisir de
la conversation ; les habitués eux-mêmes d'une ré-
union de ce genre. Le mot plut à Monsieur, il le
redit au cercle ( Retz, 11, 82 ). On y tient le cercle
( chez la princesse ) une heure du jour (Sévigné,
414). Le soir on tient lecercle un moment ( Id,
41*7 ). Elle tient son cercle depuis huit heures du
soir jusqu'à neuf heures et demie (Id, 419 ).
Je puis me tromper ; mais j'expose ce que j'en
pense, avec l'espoir que ceux qui s'intéressent à ces
sortes de questions nous feront connaître leur opi-
nion.
J'ai lu beaucoup de mémoires du dix-septième
et du dix-huitième siècles et je me suis toujours dit
que les appartements étaient semblables à nos at
home-
Je préfère appartment à cercle.
LE DIMANCHE ET LES PURITAIN-S 145
LE DIMANCHE ET LES PURITAINS
C'était nue bien belle femme que j'avais pour
voisine d'eu face.
Quand, le matin, elle sortait sur sou balcon, armée
d'une époussette et d'un balai, la jupe courte, les
manches retroussées, et la tête couverte d'un mou-
choir blanc, vous auriez dit une de ces ménagères
flamandes si bien peintes par Téniers, et c'était
plaisir de voir aller, venir, cette paire de bas blancs
bien tirés qui emi:)risonnaient des mollets pleins de
promesses.
C'est dire que je la reluquais à œil que vois-tu.
Ne se reposant pas sur ses servantes des soins du
ménage, elle était partout, surveillait tout, trotti-
nait tout le jour, mettait la main aux travaux les
plus humbles.
Mais aussi comme les vitres luisaient ! comme
les Persiennes étaient vertes ! comme le parterre
était bien sarclé et ratissé ! comme la batterie de
cuisine étincelait ! Quel air de propreté, ou plutôt
quelle propreté réelle, par toute cette maison!
Comme les enfants étaient bien nets, bien mis,
quand ils partaient la main dans la main pour
l'école !
6
146 COUPS d'œit. et coups de plume
Toute la semaine, cette maison était une ruche
bourdonnante, active, gaie ; le travail la faisait
heureuse.
Mais autant la semaine était allairée, autant le
dimanche de cette maison me paraissait morne.
Pas un bruit, un cri ; pas une allée, une venue ;
pas de spirale de fumée bleue s'échappant de la
cheminée de la cuisine ; les cages de la véranda,
rentrées, n'avaient plus de voix pour la rue ; l'ar-
rosoir faisait défaut aux fleurs, qui semblaient lan-
guir. L'ennui enveloppait tout cela.
— Mais dites-moi donc, lui demandai-je un jour,
comment vous passez le dimanche. Outre sortir
avec votre famille pour le service divin du matin
et rentrer deux heures après, il n'y a ni mouvement
ni vie chez vous. A quoi employez-vous votre
temps ?
Ma voisine était protestante.
— Nous lisons la Bible en famille, répondit-elle.
— C'est cela qui doit être d'un gai!... Heureuse-
ment que vous avez des occupations domestiques
qui prennent une bonne partie de votre temps.
— Des occupations le dimanche ! Y pensez-vous ?
me dit-elle, toute surprise de mon ignorance. D'a-
bord nous ne faisons que deux repas ce jour-là,
deux repas apprêtés de la veille. Ni thé, ni café,
— de l'eau, de la bière ou du lait.
— La servante trait la vache le dimanche ?
LE DIMANCHE ET LES PURITAINS 147
— Pardon, le samedi soir, aussi tard que possible.
—Et les lits ?
— Nos lits sont à sommier élastique ; pas besoin
de les brasser. Le balayage se fait le soir précé-
dent, et nous remuons si peu qu'il ne se soulève
guère de poussière. En un mot tout travail ma-
nuel qui n'est pas absolument indispensable est
exécuté la veille ou remis au lendemain.
— Votre mari fume le dimanche ?
— Non, monsieur ; lui qui toute la semaine a la
pipe au bec, ce jour-là se prive de son tabac.
— Vous sortez ? Vous recevez ?
— Jamais le dimanche.
— Vous employez le tem^DS entier à lire la Bible ?
— La Bible et des livres de religion. Et à chanter
quelques hymnes à mi-voix.
—Et à bâiller ?
— Oui, à bâiller souvent. Je ne suis pas aussi
dévote que mon mari, qui est un des elders de la
congrégation. Aussi me sermonne-t-il parfois. Je
vous confesse que j'aimerais pouvoir lire les jour-
naux, le feuilleton du jour. Mais il faut donner le
bon exemple aux enfants et aux domestiques.
— A quelle secte appartenez-vous donc ?
— Nous sommes, mon mari et moi, de descen-
dance écossaise et puritaine ; nous fréquentons l'é-
glise presbytérienne.
— Madame, je vous admire, mais je vous plains.
— Vous me plaignez ! Mais dans votre religion,
est-ce que les prêtres, les sœurs, les moines, ne
148 COUPS d'œil et coups de plume
s'imposent pas plus de privations qne nous ? Après
tout, nous ne nous ennuyons qu'un jour par se-
maine ; eux, c'est toujours. Si vous saviez, du
reste, combien l'observance du sabbat s'est relâ-
chée !
Mon accorte voisine s'en fut prendre un album
dans la bibliothèque de son mari.
— Ecoutez, reprit-elle ; voici quelques unes des
anciennes lois du Connecticut :
lo Personne, sauf un membre du clergé reconnu,
ne traversera une rivière le jour du sabbat.
2o Personne ne courra le jour du sabbat, ni ne
marchera dans son jardin ni ailleurs, excepté pour
se rendre au meeting et en revenir révèrement.
3o Personne ne voyagera, ne cuira d'aliments,
ne fera les lits, ne balayera la maison, ne coupera
ses cheveux, ne se rasera le jour du sabbat.
4o Aucune femme n'embrassera ses enfants le
jour du sabbat ni les jours de jeûne.
5o Le sabbat commencera au coucher du soleil,
le samedi.
— N'embrassez-vous pas vos enfants le diman-
che, lui demandai-je ?
— Sans doute je les embrasse, répondit-elle...
Et, rougissant un peu, elle ajouta en riant :
— Et mon mari par-dessus le marché !
Elle disait cela avec des lèvres si rouges et des
dents si blanches, que j'aurais bien aimé être son
mari à cette minute-là.
LE DIMANCHE ET LES PURITAINS 149
J'ignore s'ils sont nombreux les Canadiens qui
. observent le dimanche aussi rigoureusement que
le mari de ma belle voisine ; mais je sais qu'il y a
une école qui se remue fort et se trémousse dru
pour changer, de par la loi, le repos dominical en
immobilité forcée. On commence par vouloir ar-
rêter les steamboats et les chemins de fer ; on parle
de fermer les canaux et les bureaux de poste ; on
en viendrait à proscrire les lectures profanes et la
composition. De là à éteindre la pensée, il n'y
aurait qu'un pas.
Le monde porterait l'éteignoir sur la tête comme
un bonnet d'âne, une journée par semaine ; la pen-
sée, la science, la littérature et les arts perdraient
un septième du temps que l'on consacre à leur
culture, et seraient retardés d'autant dans leu.r dé-
veloppement.
La jolie jjerspective, en vérité !
Qui tirerait, et ou, la ligue de démarcation entre
les œuvres serviles et celles qui ne le sont pas, si
penser, lire, écrire devaient être mis en quarantaine
à heure fixe, comme obstacles au salut ?
Si, encore, tous les puritains étaient sûrs de se
sauver !
C'est précisément pour cette classe de chrétiens
que je tremble plus fort.
150 COUPS d'œil et coups de plume
AS-TU VU LE DIABLE ?
Quelqu'un de vous a-t-il jamais vu le diable?
Moi, uon.
Je ne l'ai pas aperçu, — ni queue, ni cornes, ni
pied fourchu, — mais j'ai connu des personnes qui
avaient parlé à des g«is lesquels avaient entendu
dire que certains individus l'avaient vu.
Pas besoin d'aller si loin ni de remonter si haut.
Quand on a bâti le collège de Saint-Hyacinthe, il
a une trentaine d'années, le diable a été tenu en
laisse, en bride plutôt, par un camionneur de l'en-
droit, qui, si son cheval ne l'a pas emporté, pour-
rait témoigner de la vérité de ce qui va suivre.
On avait décidé de construire ce vaste édifice ;
les fonds étaient assez minces, mais les amis de
l'éducation étaient bien disposés ; M. Cadoret don-
na le terrain, la législature accorda une subvention,
le clergé souscrivit largement, des laïques aussi.
A M. Marchessault, qui avait alors charge de la
procure du séminaire, fut confié le soin de conduire
l'entreprise à bonne fin.
Or M. Marchessault, en remettant certain cheval
à mon camionneur, lui recommanda tout particu-
lièrement de ne lui ôter sous, aucun prétexte, pas
même pour boire et manger, le mors ni la bride.
AS-TU VU LE DIABLE ? 151
Mais celui-ci, au bout de quelques jours, dévoré de
curiosité, désobéit, et le cheval débridé à l'abreu-
voir disparut aussitôt en fumée.
C'était le diable, mes enfants, le diable que l'éco-
nome du séminaire avait évoqué et réduit en ser-
vage. Car M. Marchessault était un grand clerc,
et il lisait dans le Petit-Albert, et vous savez que
celui qui lit dans ce livre a tout pouvoir sur le
malin esprit.
Comment le démon peut-il, au même moment,
être asservi à la volonté de tous ceux pour qui le
Petit- Albert n'a pas d'arcanes, c'est ce que je ne
saurais vous expliquer, et je vous renvoie, si vous
voulez en avoir le cœur net, à Collin de Plancy, qui
doit résoudre la question quelque part dans ses
livres de mystique infernale.
Je n'ai pas été témoin de l'évaporation du diable,
mais la chose m'a été racontée, je le répète, par des
gens qui l'avait entendu dire.
Vous pouvez donc m'en croire.
Je conversais, un soir de l'été dernier, avec deux
vieillards qui avaient passé une partie de leur jeu-
nesse dans les chantiers. C'étaient maintenant de
braves cultivateurs qui avaient conservé un vif
souvenir de leurs aventures à cette époque éloignée
où la coupe, le Hottage et le sciage du bois étaient
relativement dans leur enfance.
152 COUPS d'œil et coups de plume
On se repaît volontiers de men'eilleux, et ces
natures ignorantes et crédules ne pouvaient man-
quer de croire en avoir vu dans leurs courses à tra-
vers les immenses régions non défrichées delà val-
lée de l'Ottawa. Il y a de l'intérêt à suivre leurs
récits. L'homme instruit hausse souvent les
épaules, rit nécessairement en dedans mais laisse
toujours poursuivre ces longues narrées qui le
captivent par plus d'un côté. Si peu que l'on
soit observateur, par tempérament ou par néces-
sité de métier, on s'estime heureux de mettre la
main sur ces naïfs conteurs. Ce que j'ai entendu
pendant les quelques mois que j'ai passés à la cam-
pagne ferait plusieurs respectables volumes.
— Dites donc, père Lavigne, avez-vous jamais vu
le diable dans les chantiers ?
— Moi, non pas. Mais nous avions dans notre
troupe un nommé Saint-Louis qui le voyait quand
il voulait, qui lui parlait, qui s'en faisait servir.
Tu le sais toi. Bastien, tu travaillais avec nous
autres pour M. Cook, aux moulins de la Nation du
Nord. Pas vrai ?
— Oui, monsieur, c'est vrai.
— Saint-Louis, continua le père Lavigne, était un
" charretier de bœufs." Un matin que nous étions
rendus à plusieurs milles du chantier, presque à
l'endroit où nous allions chercher des plançons, il
s'aperçut qu'il avait oublié d'emporter du foin pour
le dîner de ses bêtes. Nous proposions de retour-
ner en chercher, mais Saint-Louis ne voulut pas en
AS-TU VU LE DIABLE? 153
entendre parler. Que dirait le contre-maître s'il
nous voyait revenir ? Ce serait un quart de jour de
perdu, on pourrait être remercié, l'on passerait pour
des nigauds, etc. Les bœufs jeûneront plutôt !
Cela ne nous souriait qu'à demi, mais nous avions
trop peur de ce possédé-là pour le contredire.
*' Bonhomme va m'en fournir du foin, dit-il." Et
il se mit à sacrer, à tempêter, à maudire son bap-
tême, que les cheveux nous en dressaient malgré
nous. Il appela le diable en lui disant : " Je t'or-
donne de venir ici. Bonhomme, et de m'écouter. Je
veux que tu me portes tout de suite deux bottes de
foin sur les premiers plançons. Si tu y manques,
mon damné, tu auras affaire à moi. Vous allez
voir qu'il va obéir, ajouta-t-il en se tournant vers
nous."
Comme de fait, monsieur. Le foin était tout
rendu quand nous arrivâmes. Demandez à Bastien.
— C'est la vérité pure, monsieur.
— Une autre fois, il avait cassé sa hart sur le dos
de ses bœufs. Vous n'avez pas d'idée de ses blas-
phèmes. C'était dans le désert ; pas moyen de
trouver la plus petite branche. " Bonhomme va
m'en apporter une tout de suite, dit-il. Entends-
tu, vieux démon ? j'en veux une tout de suite, et
de hêtre encore ! une belle hart droite et longue de
six pieds ! " Et en disant cela il se mit à se rouler
sur la neige en sacrant d'une manière épouvan-
table. Nous le vîmes tout à coup une hart à la
main, une hart de hêtre et de la longueur qu'il
154 COUPS D'(KIIi ET fîOlTPS DE PT.UME
avait demandée. Je ne vous cache pas que nous
eûmes gi-and'peur ; nous n'étions pas dévots, mais
nous fimos tous le signe de la croix. Lui se mit à
rire de nous. Bastien est là pour vous le dire.
— Qu'en dites-vous, père Bastien ?
— C'est arrivé comme cela, monsieur.
— Vous ne me ferez pas accroire ces choses-là !
— Comme vous voudrez, mais j'y étais.
— D'autres fois, continua le père Lavigne, les
moulins s'éclairaient tout à coup en plein cœur de
minuit et commençaient à marcher tout seuls.
Sans être des lâches, pas un homme dans tout le
chantier n'aurait osé s'approcher des moulins.
Saint-Louis, monsieur, s'écriait que c'était Bon-
homme qui jouait de ces tours-là, et qu'il allait
mettre à la raison le vieux grillé. Nous n'avions
pas d'eau bénite, mais nous lui offrions nos chape-
lets ; lui jurait comme un payen, nous riait au nez,
et s'en allait seul éteindre les lumières et arrêter
les scies. Quelques-uns se risquaient à le suivre
jusqu'à une trentaine de pas des moulins, mais pas
plus proche. Lui s'en revenait en chantant, et nous
disait au retour qu'il faisait ce qu'il voulait du
diable et qu'il n'était jamais en peine de rien. Ceux
qui l'avaient suivi disaient avoir vu dans le moulin
une grosse face épouvantable à laquelle Saint-Louis
parlait rudement. Faut être hardi, monsieur, allez !
pour se conduire ainsi. M. Cook lui accordait tout
ce qu'il demandait, tant il en avait peur lui-même ;
il ne lui refusait ni permission ni augmentation de
gages. Est-ce des menteries, Bastien ?
AS-TU VU LE DIABLE? 155
— C'est exact en tout point, depuis le commence-
ment jusqu'à la fin, fit son ami.
— Qu'est-ce que Saint-Louis n'a pas fait un soir,
reprit le père Lavigne ? Nous avions pris le sou-
per, soigné les animaux, mis chaque chose à sa
place, et nous fumions en chantant et en jasant.
" Moi, dit Saint- Louis en regardant à sa montre,
moi je gage une chique de tabac noir que je vais
commander à Bonhomme de pousser mon canot au
large et qu'il va m'obéir tout de suite. Vas-y, mon
poilu de Bonhomme, mon fourchu de démon, mon
cornu de vieux Chariot, vas-y ou je t'étrangle.
C'est fait, les gars, allez-y voir." Quelques uns y
allèrent et virent le canot qui gagnait l'autre bord
de la rivière.
— Yous me permettrez bien, messieurs, dis-je à
mes interlocuteurs, sans vous manquer de respect,
de n'ajouter aucune foi à ces histoires. Que les
faits racontés par le père Lavigne soient arrivés, je
ne le nie pas, mais j'ai bien le droit de croire qu'il
n'y avait pas plus de diable que sur la main dans
toutes ces manigances. Votre Saint-Louis devait
être un joyeux farceur, qui vous a blagués vous et
vos camarades de la belle manière. Et ce fin merle
devait avoir un compère qui l'aidait à vous berner.
Parlons d'autre chose, s'il vous plaît.
— Nous prenez- vous pour des fous ? dit le père
Lavigne, un peu aigrement. Nous étions assez de
monde pour nous apercevoir que c'étaient des tours,
si c'en avait été. On ne fait pas de ces folleries-là
à la barbe de tout un chantier sans être pincé tôt
156 cours d'ceil et coups de plume
ou tard. Vous ne vous êtes pas levé assez matin,
monsieur.
— A votre aise, père.
— Si je savais, continua le père Lavigne, de plus
en plus anime, si je savais que Saint-Louis se serait
moqué de nous, moi comme les autres, j'irais de-
main lui donner la volée. Car on a beau être
timide devant le mauvais esprit, on n'a pas peur
d'un liomme seul à seul, et suffit que Saint-Louis
ne -parle pas à Bonhomme pour que je lui rince
la gueule. On n'est pas manchot, je vous prie de
croire ; Bastien le sait. Saint-Louis est plein de
vie comme vous et moi, il reste dans la paroisse
voisine, et si je savais...
Le père Bastien partit ici d'un long éclat de rire.
— Tu peux, dit-il, partir demain dès le jDetit ma-
tin, mon cher vieux ; monsieur a raison, et Saint-
Louis a bafoué tout le chantier, je le sais.
— Et qu'en sais-tu, toi ?
— Monsieur a deviné juste. Saint-Louis avait un
compère, i?t ce compère... c'était moi.
L'abasourdissement de Lavigne était complet ;
cependant l'incrédulité se lisait sur sa figure, l'in-
crédulité et une colère qui ne demandait qu'une
raison pour éclater. Bastien riait toujours et bour-
radait son vieil ami sur les bras.
Je ne riais pas haut, mais je jouissais intérieure-
ment d'avoir amené un aveu qui contribuerait sans
doute à détruire une folle croyance dans un esprit
honnête.
AS-TU VU LE DIABLE ? IS.T
Nous fûmes quelques minutes sans ouvrir la
bouche, sauf que Bastieu riait, mais de moins en
moins. La figure attristée de sou ami semblait lui
faire peine ; il paraissait regretter son aveu.
Lavigne éclata tout à coup, tout d'un paquet,
comme on dit ici.
— Ecoute, Bastien, nous sommes des amis de
cinquante ans, et il me serait dur de rompre avec
toi ; on a besoin d'amitié sur ses vieux jours, ne
fût-ce qu'afin de pouvoir se rendre le témoignage
de n'avoir pas été impraticable. Si tu peux m'ex-
pliquer comment Saint-Louis et toi auriez pu nous
tromper, je te pardonne ; mais lui, le grediu, pas !
Les bottes de foin ?
— Les bottes de foin ! c'est lui, Saint-Louis, qui
les avait portées là pendant la nuit. Je l'ai vu
partir. Te souviens-tu que c'est moi qui lui fis
observer son oubli ?
—Et la hart ?
— C'est moi qui l'avais cachée sous la neige, près
d'un plançon, la veille au soir. Saint-Louis con-
naissait bien l'endroit, va ! je le lui avais si bien
indiqué. Du reste, avant qu'il se roulât sur la
neige, je le lui montrai de l'œil.
— Et les moulins à vent qui se mettaient à mar-
cher en plein cœur de minuit ?
— C'était lui ou moi qui les mettions en mouve-
ment, presque chaque fois moi. Tu te rappelles,
j'étais si paisible, si tranquille, si serviable à tout
le chantier que personne ne m'aurait soupçonné
158 cours d'(Eil et coups de plume
de rien. Je ne sacrais pas, je ne buvais pas, je ne
fumais pas, j'étais fluet ; on me prenait pour une
catiche. Qui est-oe qui aurait pensé que je prêtais
la main à maître Saint-Louis V
— Et la face de démon que l'on voyait dans le
moulin ?
— C'était, mou bon, une grosse citrouille vidée à
laquelle nous taillions à coups de couteau des
traits d'homme ou plutôt de démon, et que nous
éclairions avec une chandelle de suif. Quand
Saint-Louis avait parlé durement et commandé
à Bonhomme d'arrêter le moulin, d'un revers de
main il flanquait citrouille et chandelle par terre,
puis les jetait à l'eau, en sorte que vous n'y voyiez
tous que du feu... alors même qu'il n'y en avait
plus.
— Et le canot ?
— Nous convenions d'une heure, lui et moi. A
l'heure dite, je poussais le canot au large, vous
alliez voir et vous vous en retourniez de plus en
plus convaincus que Saint-Louis était en commerce
avec Chariot. Ce n'était pas plus malin que cela.
Lavigne était évidemment ébranlé. L'explica-
tion de son ami devait lui paraître concluante. Mais
il y a toujours au fond de toute chose l'orgueil.
Avoir cru trente ans à l'apparition du diable, avoir
raconté les mêmes histoires XDendant si longtemps,
et se voir réduit à reconnaître qu'on a été dupe,
n'est-ce pas humiliant au suprême ? La con^dc-
tion de son erreur est une confession d'infériorité.
AS-TU VU LE DIABLE? 159
et bien que celle-ci ne se fasse que de soi à soi, on
est rarement prêt à y souscrire.
Ce fut le cas de Lavigne.
J'eus beau vouloir lui démontrer de toutes les
manières l'ineptie de ces superstitions, l'inanité
d'une foule de croyances populaires, lui citer des
fraudes au moyen desquelles on exploite la cré-
dulité publique, et lui montrer des causes physi-
ques dans ce gros surnaturel à deux sous, le vieux
ne voulait convenir de rien ; mais je suis sur qu'en
lui-même il n'était pas éloigné de nous croire,
Bastien et moi. Il n'eut pas contre son ami cette
explosion de colère cpie j'avais redoutée pendant
quelques moments. Mais on n'aime pas paraitre
céder trop vite.
— N'empêche, dit-il, que j'irai demain voir Saint-
Louis, et s'il confirme tes dires je lui frotterai les
oreilles .
Je suis bien certain que le bonhomme n'a pas
bousré de chez lui.
160 COUPS d'(EIL et coups de l'LUME
ROUVILLA
Ttouvilla !
llouvilla ?
Ce mot vous dit-il quelque chose ? Est-ce le nom
d'une ville, d'une fleur exotique, d'une pâte denti-
frice, d'une pommade pour les cheveux ?
Vous n'en savez rien, mais vous le trouvez joli.
N'est-ce pas que c'est harmonieux, Rouvilla ?
Eh bien, c'est un nom de fille, inventé, j'ai tout
lieu de croire, dans le comté de Rouville, par un
parrain qui a été bien inspiré. Celle qui le por-
tait vient de mourir. Comme ces fleurs au par-
fum suave et violent qui vous tuent à votre che-
vet en une nu.it, peut-être l'harmonie de c'es trois
syllabes a-t-elle emporté la pauvre enfant vers les
blondes sphères où tout chante.
Ne riez pas de l'idée. Lacordaire a dit, en par-
lant du fils de Napoléon 1er, que " son père l'avait
ax)pelé d'un nom trop pesant " et que " le roi (le
Rome succomba sous ce fardeau."
Mais comme je n'ai pas suifisamment étudié l'in-
fluence des noms sur la longévité, je n'insiste pas
davantage.
Il y aurait tout un traité à faire sur les vicissi-
tudes des noms de baj^tême en ce pays, sur la ma-
ROU VILLA 161
nie qui les a transformés, de simples qu'ils étaient,
en combinaisons de syllabes sonores et préten-
tieuses. Ce n'est pas ici le lieu où raconter les
époques des filles en ie, en ine et en a ; la dernière,
celle des filles en a, celle que nous traversons, a
fait des prodiges d'imagination et s'est livrée à de
tels agencements de sons qu'en donner la liste
prendrait tout mon espace. C'est à se croire trans-
porté sous le doux ciel de l'Océanie et dans le lan-
gage ouvert des Tahitiens.
Rouvilla est bien de notre temps : c'est le besoin
du neuf qui l'a créé, aussi la démangeaison de
mettre une belle étiquette à une jolie fleur.
Qui ne croit pas que donner un beau nom à. son
enfant contribuera à le faire beau lui-même, ou
grand, ou célèbre ? On a la superstition de cette
influence. Quand on l'appelle d'un nom laid, c'est
qu'on a l'oreille fausse, une tradition à perpétuer,
peut-être un héritage à guetter pour le poupon, ou
bien c'est qu'on veut l'habituer de bonne heure à
la souffrance et le sanctifier par avance. C'est un
péché de donner un nom ridicule à un enfant, hors
que ce soit pour lui apprendre l'humilité et le
pousser jeune dans les voies du salut, malgré lui.
Figurez-vous donc une belle, grande et digne
fille, et instruite, et superbe, et artiste, qui se nom-
merait Réparade ! un beau soldat, un chevaleres-
que officier, bâti en Hercule, brave comme Bayard,
noble comme Marceau, qui serait affligé du pré-
nom de Pacifique ! un grand politique qui aurait
nom Nicodème 1 Ces gens-là souffriraient le martyre
102 COUPS d'œil et coups de plume
toute leur vie ; de se savoir ainsi affichés, cela pour-
rait diminuer leur génie. De même qu'on se
sent plus homme avec un bel habit sur le dos,
plus indépendant et d'un caractère moins pliable
quand on a le gousset garni, de même on doit se
sentir rabaissé et perdre à ses propres yeux de sa
valeur, si un parrain idiot vous a placardé sur le
front, pour la vie, un nom invraisemblable, plus
lourd qu'un boulet de forçat.
J'ai un jour empêché un garçon de se faire inti-
tuler Victrice-Valéry.
Cela me sera compté au ciel.
Sans s'inquiéter de la vaniteuse affectation chez
les uns, des raisons de famille chez les autres, qui
dictent le choix des noms, nul "doute que nous
éprouvons tous de l'antipathie pour certains voca-
bles. Je vous confesse que chez moi, cela va par-
fois jusqu'à l'horripilation.
D'où cela provient-il ?
De ce que les titulaires, — le nom fût-il des plus
riches, — ne nous reviennent pas ? De ce que cer-
tains noms — Basile, Macaire, d'autres, — ont été
stigmatisés par l'esprit au profit de la vertu ? De
ce que la comédie a bafoué leurs porteurs ? Oui,
sans doute, mais il y a une autre cause, la plus
vraie : nos premières impressions.
Zoé, Basilice, Sophronie, Philomène ! Mais
toutes les domestiques que j'ai connues dans mon
ROUVILLA.
163
enfance s'appelaient ainsi. L\ine allait même jus-
qu'à porter le nom de Scholastique, une autre
avouait Eutychienne.
Ces noms pourraient passer en latin, car on sait
que
Le latin, dans les mots, brave l'honnêteté ;
mais on n'a pas le droit d'affubler des chrétiennes
françaises de sobriquets semblables.
Si bête que cela soit, des hommes intelligents
que je connais ne voudraient pas pour un royaume
que leurs filles fussent baptisées sous le nom de
Rose, de Marguerite, de Charlotte, de Françoise, de
Catherine.
Et pourtant ce sont les noms en usage dans les
meilleures familles canadiennes.
Il y a des noms qui sont une enseigne de beau-
té ; cela, je le crois presque sincèrement; je
n'ai pas connu une seule Marie-Louise qui ne fût
jolie, et toutes les Anna-Marie que j'ai vues étaient
belles.
Ce n'est pas à dire que toute fille qui se nomme
Bella soit une beauté. J'ai connu des Blanche qui
étaient fort brunes... Nigm sum sedformosa!
Mais je m'écarte de Rouvilla.
Rouvilla ne m'est pas qu'un prétexte pour par-
ler à mes lecteurs des noms de baptême ; c'est bel
et bien un sujet.
164 COUPS d'œil et coups de plume
Voilà un homme qui a inventé un système : c'est
le parrain de Rouvilla.
J'ai déjà dit que des raisons d'intérêt ou d'ami-
tié dictent la plupart des noms. Quand ce n'est
pas cela, c'est ou l'admiration pour quelqu'un de
remarquable,ou l'ambition de vaincre son voisin par
un nom plus à effet, ou encore et souvent une cer-
taine ingéniosité qui pousse, quand vous avez un
Hector, à nommer sa sœur Hectorine et à descendre
ainsi, à mesure que les couples d'enfants arrivent,
toute l'échelle des parallèles.
Le plan du père de Rouvilla est plus nouveau.
On donnait ci-devant à une ville, à un comté, a
un pays, à un continent un nom d'homme. Ren-
versons ce procédé, et que ce soit à l'avenir la ville
ou le comté, le pays ou le continent, qui prête le
sien à l'humanité.
Je vous promets qu'il y a de beaux effets à tirer
de cette révolution. Suivez-moi dans une courte
énumération.
Après Rouvilla, il me semble qu'Ibervilla serait
joli, Jolietta à croquer, G-aspiana fort agréable ;
Sorella ferait merveilles ; on n'aurait qu'à conver-
tir Hyacinthe eu Hyacintha pour avoir un beau
nom à donner à quelque belle fille.
Et ainsi de suite.
Mais vous me guettez, lecteur sceptique, critique
quand même, ahurisseurs perpétuels, vous tous
qui ne voyez les choses que sur le côté laid ; vous
allez m'en proposer de belles !
ROUVILLA. 165
Chicontimine !
E,imousquoise !
Kamouraskouaue !
Arthabaskieiine !
Lavalise !
Ah ! si vous roulez faire de la charge, je con-
fesse que le système de mon ami du comté de
Eouville s'y prêterait tant soit peu ; mais il en est
de même de toutes les bonnes choses : à côté du
pain blanc n'y a-t-il pas la galette de sarrasin ? En
face du portrait la caricature ? La difformité près
du beau ?
A tout prendre, l'auteur de Eouvilla rient d'ou-
rrir aux parrains et marraines une roie nourelle.
A ceux-ci d'y cueillir le nom gracieux, coquet, pa-
triotique. Arec un peu de goût on érite toujours
le ridicule, fils d'une sotte prétention. Le ridicule
est enfant légitime ; il n'a qu'un père : le fol
orgueil.
Va donc pour Rourilla
166 cours I)'(EIh ET (!OUI'S DE IMJTME
PATILONS FRANÇAIS
Un de mes amis, ancien citoyen d'Ottawa, cana-
dien-français comme vous et moi, fut un jour prié
pour une partie de croquet à la campagne d'un de
ses amis, lui aussi canadien-français. C'était en
juillet. Il arriva soufflant on plutôt haletant, tout
en nage, morfondu. La partie était commencée.
Soit distraction, soit qu'il crût que tous ses invi-
tés se connaissaient, le maître de la maison ne
présenta pas le nouveau venu. Tout le monde
parlait anglais.
Ceci se passait il y a dix-huit ans, moins d'un
an après le déménagement des bureaux publics de
Québec à Ottawa. Mon ami ne connaissait aucun
des invités. Il ne connaissait guère plus la lan-
gue anglaise, dont il s'était alors assez bien passé.
Il en savait juste assez pour comprendre son tra-
vail de bureau et pour faire son marché ; il avait
appris cela dans les livres, en sorte qu'il n'était
pas capable de converser pendant une minute dans
l'idiome de la "race supérieure." Il prononçait
en outre affreusement mal.
Son tour de jouer vint, force lui fut ^e parler.
Vous devinez son supplice. Quand on n'a pas
l'habitude d'une langue, on a beau savoir beaucoup
PARLONS FRANÇAIS 167
de mots, on s'échme iuutilemeut à en mettre deux
bout à bout. On ne m'y re pincera plus, bien sûr,
se disait-il ! Jamais serment ne fut plus sincère.
Si l'après-midi fut longue ! Elle finit enfin ;
chacun se retira, excepté mon ami qui voulait dire
son fait au maître de la maison.
— Quelle bête d'idée t'est venue de me prier de
cette fête ? Tu sais bien que je ne parle pas l'an-
glais, et tu m'attires dans un guêpier ! Tu me
paieras cela plus cher qu'au marché ! Où m'ont-
ils connu, ces butors d'Anglais qui m'appelaient
par mon nom ?
— Mais, mon cher, il n'y avait pas un seul
Anglais parmi eux, dit l'hôte en riant aux éclats.
Tu ne connais pas L , de l'hôtel des postes,
M , un employé municipal? Les autres sont
les trois commis de P , le marchand de nou-
veautés.
— Bande de triples idiots !
Et mon ami se lança dans une distribe furieuse
contre les renégats, les apostats, ceux qui ont honte
de leur langue, etc.
Il n'en a pas encore le cœur net ; il m'en parlait
hier.
Ce qui était non seulement possible mais fi-é-
queut en 1866, n'est plus même l'exception aujour-
d'hui. L'on voit bien, de-ci de-là, dans la capitale
fédérale, un ou deux incroyables dont la conduite
accuse l'apostasie du langage et de la nationalité,
une couple de têtes fêlées qui ne fréquentent que
168 COUPS i)\kii. et coups de plume
les Anglais, s'habillent à l'auglaise et osent même
s'adresser aux nôtres en anglais. Mais ils sentent
les premiers le ridicule de leur manie, et d'eux-
mêmes nous évitent le fardeau de leur société.
C'est l'arrivée du contingent français venu de
Québec en 1865 qui a changé la fai-e des choses.
Les hommes instruits ont exercé l'iulluence natu-
relle de leur supériorité ; on s'est rallié autour
d'eux dans l'Institut ; le français a repris ses droits,
et son empire et règne à présent en souverain sur
tout notre groupe. Les quelques anglomanes dont
j'ai parlé ne font quelui donner du relief Pendant
un temps, avant la venue de ce renfort, on pouvait
désespérer que les nôtres s'af&rmassent de sitôt au
point que les autres nationalités dussent comx)ter
avec eux ; et il n'était pas trop étrange que les fai-
bles de croyance se laissassent aveugler par la
pensée de la suprématie britannique et engourdir
par une appréciation exagérée de la faiblesse de
nos moyens. Tout doute est banni maintenant,
et celui qui abjure n'a pas même l'excuse de la
peur ou de l'impuissance.
Si je comprends qu'il nous faille parler anglais
avec ceux qui sont encore la majorité et en somme
les maîtres, je ne saurais concevoir pourquoi nous
serions séduits par la perspective de leur donner
satisfaction en négligeant pour la leur la langue de
nos pères. Je ne vois que la nécessité d'apprendre
nous-mêmes l'anglais ou de l'enseigner à nos en-
fants qui en justifie la pratique entre nous.
D'abord, nous nous entendons toujours mieux dans
PARLONS FRANÇAIS 169
notre langue, plus riche et sue plus à fond, que
dans un idiome étranger, quel qu'il soit. Ensuite,
en n'allant pas à eux, nous obligeons les Anglais à
venir à nous, à étudier le français, à connaître
mieux la France, à chercher dans la littérature dont
nous nous délectons les beautés délicates qui man-
quent à leurs écrivains, et à trouver dans notre
commerce un charme qui rendra nos relations plus
amicales. Il y a, enfin, le mérite du bon exemple
donné à l'enfance qui pousse, et l'orgueil joyeux
de nous suffire.
Ce que je dis ici pour les Français d'Ontario s'ap-
plique plus véritablement encore à ceux des Etats-
Unis. Car ceux-ci n'ont pas à combattre un parti
pris, entêté de se passer de nous aussi longtemps
que possible, un dédain affiché plus systémati-
quement que réellement ressenti. L'Américain
digne de ce nom, celui qui est sorti de la promis-
cuité des immigrants, de la grossesse des races,
l'homme libre, dépouillé des préjugés germaniques,
celtiques, saxons ou latins, — et qui ne sacrifie qu'au
préjugé national américain, miel tiré de tous les
sucs indigènes et exotiques, — l'Américain, être
éclectique s'il en est, envoie ses jeunes enfants aux
écoles françaises, ses grands enfants à Paris ; il
contribue largement au soutien des écoles cana-
diennes ; il ne méprise personne que le paresseux ;
indifférent à tout ce qui n'est pas son agrandisse-
ment personnel ou celui de son pays, il laisse nos
compatriotes se développer à leur aise, les respecte,
ne proscrit ni ne rabaisse rien de ce qu'ils chéris-
1*70 COUPS d'œil et coups de plume
sent, se mêle volontiers à eux. Il n'obéit pas à un
mot d'ordre] parti de Londres à la suggestion dia-
bolique d'un lord Durham. La langue française
est une belle plante qu'il ne se sent ni la mission
ni le goût d'étouffer.
Canadiens, mes frères, venus par milliers retrem-
per, pendant cette douce et émouvante semaine,
pendant cette fête jubilaire de 1884, votre patri-
otisme aux lieux où sont pour vous les sources
de la langue et de la foi, vous me permettez
ces remarques, n'est-ce pas ? Emigrés qui n'avez
rien oublié de ce qui vous rattache au sol natal,
la langue française est un dépôt sacré, un trésor
inestimable qui ne doit pas se rouiller par votre
faute ; il vous est défendu de le laisser ternir, se
couvrir de poussière. Veillez-y toujours d'un œil
jaloux. Avec elle, et aussi précieusement, conser-
vez ves manières franches, vos usages simples, vos
mœurs honnêtes. Evitez le déluré yankee, qui
vous va mal ; n'affectez pas, en visite dans nos
campagnes, de parler anglais dans le secret espoir
de provoquer l'admiration des naïfs ; chez vous,
dans la grande république, ayez soin de ne parler
entre vous cette langue, je le répète, que si vous
voulez vous en rendre maîtres ou l'apprendre à
vos enfants. Faites toujours en sorte que si l'homme
à l'estime de qui vous tenez le plus tombait inopi-
nément au milieu de votre famille, vous n'ayez
pas à rougir en lui laissant voir un intérieur où la
patrie n'a plus rien à reprendre.
PARLONS FRANÇAIS 1^1
Parler imitilement une langue étrangère est déjà
un manque de respect et un commencement de
froideur pour la langue maternelle.
Sous aucun prétexte, ne changez ni ne traduisez
votre nom en anglais. Yoilà la plaie puante qui
ronge quelques uns des vôtres. Tâchez par tous
les moyens de les guérir : conseils amicaux, per-
suasion, menace du ridicule, et, si cela ne fait pas,
exposition répétée dans les journaux et dans les
assemblées. Il faut, si on ne guérit pas les ma-
lades, empêcher la diffusion de la maladie.
1*72 COUPS d'œil et coups de plume
UN CHRONIQUEUR HURON
Je sais fort bien que ce sont les sauyoges qui dé-
couvrent les enfants dans les bois et les viennent
vendre aux parents, lesquels les paient avec leurs
économies. Je m'étonne même toujours que les
mamans — seulement les mamans — se laissent cas-
ser bras ou jambe et tiennent le lit pendant des
semaines, sans que les gardiens de la loi tentent le
moindre effort pour rechercher et punir les sau-
vages ; et je me demande où était le père pour
n'avoir pas défendu sa femme.
Dans les pays où la civilisation a supprimé les
sauvages, ce sont, je n'ignore pas cela, tout bonne-
ment les papas qui trouvent les petits dans le po-
tager, sous les feuilles d'un chou géant, et les rap-
portent à la maison sans battre leurs épouses.
Celles-ci n'en sont pas moins malades, c'est vrai ;
mais c'est la surprise, l'émotion, qui les cloue au
lit : cela fait moins mal. On voit qu'il y a i^rogrès
dans la méthode de peuplement.
En G-rèce, la méthode est aussi douce et plus
poétique. Ce sont les cigognes, ces grands oiseaux
voyageurs, qui apportent à travers les airs, dans
leur long bec, l'enfant qui vient de naître. Où le
trouvent-elles? c'est la seule chose que j'ignore.
UN CHRONIQUEUR HURON 1Y3
Exception au règne animal, où l'oiseau envolé du
nid ne connaît plus ni père ni mère, la cigogne
nourrit ceux-ci dans leur vieillesse, — du moins
selon la croyance populaire. C'est une touchante
idée d'avoir fait apporter par elle dans le berceau
l'enfant, et de faire soigner près de la tombe les
parents en enfance.
La «^ogne, évidemment, tend à se rapprocher
de l'homme, à qui la grue, sa sœur de mère, se colle
de si près.
Ce n'est ni un conte à la cigogne ni une histoire
de ma mère l'oie que je veux te dire, lecteur ; je
t'annonce un fait vrai : je suis un sauvage. Sans
une goutte de sang sauvage dans les veines, ne
devant à l'habitant des forêts qui m'a découvert
sous bois et porté au village que la reconnaissance
de son bon couj), je suis un Huron. D'occasion, de
seconde main, me diras-tu. Pour ça, oui, — mais pas
moins un Huron, pas moins un chef de tribu, et
d'une tribu qui a fait parler d'elle.
On connaît l'opinion de Chateaubriand sur mes
frères :
" Les Hurons, spirituels, gais, légers, dissimulés
toutefois, braves, éloquents, gouvernés par des
femmes, abusant de la fortune et soutenant mal les
revers, ayant plus d'honneur que d'amour de la
patrie..."
Il y a près d'un âge de chêne que le grand écri-
vain a visité le Canada, où probablement il n'a pas
même entrevu la binette d'un Huron. Le juge-
1*74 COUPS d'œii. et coups de plume
meut qu'il porte sur ma tribu, je l'accepte ; mais je
fais uue exception et une réserve ; nous aimons la
patrie autant que l'honneur, et si les femmes ré-
gnent, elles ne gouvernent pas. Les Hurons, ce
sont les Français de l'Amérique ; or les Français
ont une loi salique qui ne permet pas au jupon de
régenter la culotte.
C'était pendant la lune des fleurs que m^i ami
Ahatsistari me proposait d'entrer dans la tribu hu-
ronne et d'en devenir un guerrier. J'acceptais, et
après que la lune de feu eût passé, mais avant la
chute des feuilles, les anciens de la tribu, les sages
du conseil qui comptaient soixante neiges, m'éli-
saient chef honoraire et me baptisaient Lahacha.
Lahacha, c'est-à-dire " la lumière qui brûle," lux
ignans.
Bien de l'honneur, frères !
Merci autant de fois qu'il y a encore d'oiseaux
de proie dans nos forêts et de castors dans nos lacs.
Permettez que j'envoie au G-rand-chef un collier
de wampum d'argent que vous suspendrez dans le
w^igwam de la prière, élevé, près des bords poéti-
ques de l'OriaSenrah, qui baigne les pieds de la
vieille Stadacona. Vos pères ont été les sincères
alliés de ma mère la France, et les premiers entre
les sauvages de notre continent qui aient embrassé
le christianisme. L'histoire de vos luttes fidèles,
qui de nous
Peut se dire français et ne la connaît pas ?
UN CHRONIQUEUR HURON 175
Donc, je suis sauvage, et je le suis devenu à
l'époque de ma vie où j'ai le moins besoin de l'être.
C'eût été bon alors que je ferraillais et brettais dans
la presse politique, — quand, tout jeunesse et feu,
je mettais flamberge au vent et courais occire les
kSarrasins, ne cherchant que rencontres, ne rêvant
qu'estafilades, et revenant parfois, hélas ! de ces
aventures folles, éclopé, meurtri, mais pas plus sage.
Quel est donc ce besoin qui nous pousse de la
société vers la forêt ? De l'ermite du Chimboraçao
à l'homme des bois, nous avons tous une tendance
à revenir à l'état de nature : ne serait-ce pas que
nous regrettons la primitivité ? Je me demande
souvent si le nègre d'Afrique, nu dans sa cahute, ou
l'Arabe libre dans son désert, vivant en plein air
sous les yeux du firmament, ne sont pas plus heu-
reux que nous qui mangeons tous les condiments
de la civilisation, et ne nous en portons pas mieux.
Quand je vois des enfants qui barbottent pieds nus
dans une mare d'eau, j'ai envie de me déchausser.
A quelle loi est-ce donc que nous obéissons eu
cherchant à redescendre ? Cette gravité sociale,
qui donc la détermine ?
Mes lecteurs, qui me savent maintenant sauvage,
vont peut-être craindre que j'écrive pour eux en
huron. Qu'ils m'arrêtent si je prends à ce point
ma nouvelle nationalité au sérieux.
Seulement, lectrices, si en ma qualité de sauvage
je me présente chez vous vers la Saint- Jean avec
1*76 COUPS d'œil et coups de plume
une panerée de bébés blouds et roses, y eu a-t-il
parmi vous qui me repousseront de leur foyer tiède,
sans accepter ma carte de visite ?
A quand, madame ?
DEUX JOHN BROWN lY*?
DEUX JOHN BKOWN
Ça été le privilège de notre siècle d'avoir vu
naître deux plébéiens, morts à moins de vingt-
cinq ans d'intervalle, et qui ont laissé le même
nom à l'admiration de leurs contemporains. Le
John Brown américain poétisé, idéalisé, presque
divinisé par Victor Hugo ; le John Brown anglais
aimé, récompensé, raconté par la reine Victoria :
tous deux chantés par la ro^^auté du génie et la
royauté de la puissance.
Deux types de dévouement, remarquables à des
titres différents mais également honorables.
L'un, le plus grand, l'abolitionniste, a payé de
son sang la délivrance des esclaves américains ;
l'autre se serait jeté dans le feu pour préserver sa
reine d'une piqûre.
A des pôles opposés, l'un apôtre, héros et vic-
time de la démocratie, l'autre défenseur et protec-
teur de la monarchie incarnée dans une noble
femme digne de tous les respects, ils ont joué un
rôle important.
Qui peut dire ce cjue seraient aujourd'hui les
Etats-Unis s'ils avaient encore au flanc le chancre
hideux de l'esclavage que John Brown a extirpé ?
Qui peut dire comment l'Angleterre aurait été
1*78 COUPS d'œil et coups de plume
gouvernée, quelles auraient été ses destinées, si
l'autre Johu Brown n'avait sauvé la vie de Vic-
toria ?
L'abolition de l'esclavage date de la fin de la
guerre de sécession, 1865.
C'est en 1865 aussi que le gillie écossais a arraché
sa souveraine à une mort certaine. Voici en quelle
circonstance :
" Au mois do décembre de cette année, jx^ndant qu'il suivait à
pied la reine (jui traversait sur son poney une avenue du parc de
Windsor, il s'aperçut qu'une branche énorme était sur le point de
se détacher d'un chêne gigantes(iue, sous lecjuel la souveraine
allait passer. S'élancer en avant et détourner le poney de sa
route, fut pour John Brown l'aflaire d'un instant. Une demi-
seconde plus tard, la branche tomba avec un épouvantable fra-
cas, et la reine vit à quel péril elle venait d'échapper." — {Le
Figaro).
De ce moment sa fortune fut faite. Attaché à la
personne de la reine, il touchait des appointements
considérables, recevait des présents riches et nom-
breux. La reine lui fit bâtir une maison dans
ses terres de Balmoral ; elle lui donna des réserves
de chasse ; et c'est pour avoir chassé dans une forêt
particulière de Brown que le duc d'Edimbourg fut
un jour obligé par sa mère de faire des excuses à
celui-ci. Son autorité était incontestée au château
de Windsor, à Balmoral, à Osborne, dit le World.
Jusqu'aux premiers ministres qui lui faisaient leur
cour ; d'Israëli l'appelait " mon bon ami." La for-
tune qu'il laisse est fort élevée.
" La reine des Belges, dit le Truth, offensa grièvement la reine
Victoria en feignant d'ignorer la position occupée par John
DEUX JOHN BROWN 1*79
Brown dans la maison royale. C'est depuis cette circonstance
que, lors de ses voyages en Allemagne, la reine d'Angleterre,
évitant de traverser la Belgique, passait par Cherbourg et Paris."
Voilà, certes, de la reconnaissance exagérée ; mais
les monarques ne nous ayant pas habitués au spec-
tacle de leur gratitude, voilà un excès qu'il est
facile de pardonner.
Le dévouement du Brown écossais était aveugle,
il ne comptait pas, mais il a été récompensé si lar-
gement et avec tant d'ostentation parfois, que dé-
vouement et récompense ont donné naissance à la
rumeur du mariage morganatique de la reine avec
son garde du corps.
Quelle différence avec les traitements subis par
le Brown américain, le rédempteur des esclaves !
Le grand citoyen naît avec le siècle, l'amour des
humbles et des faibles le dévore, la haine de
l'esclavage l'empoigne et ne le lâche plus. Pen-
dant trente ans il combat pour son abolition, par
la plume, par la parole, par les armes ; il perd deux
de ses fils dans des rencontres armées. Kien ne
l'arrête, rien ne le décourage. C'est dans la Bible
qu'il puise ses convictions et retrempe son éner-
gie ; c'est sur elle qu'il jure de mourir s'il le faut
pour émanciper des millions d'êtres humains, dont
les exploiteurs américains rééditent l'appréciation
que faisait le paganisme par la bouche de Sénèque :
Non tam viles quam nulli eunt.
En 1859, croyant l'heure venue de frapper un
grand coup et d'arracher aux esclavagistes de la
180 l'ours D'cKir. et coups de plume
chair uoire à fouet et à chien, il prépare une ex-
pédition contre ceux de la Virginie. La bataille a
lieu à Harper's Ferry ; deux autres de ses fils sont
tués à ses côtés, lui-môme est blessé, on le relève
sanglant, il est pris, jugé et condamné. Victor
Hugo fait un appel suprême à la nation américaine
en faveur du noble martyr. Il la supplie de ne
permettre pas qu'un seul Etat déshonore à jamais
toute l'Union. Sa voix n'est pas entendue, John
Brown est pendu à Charleston le 2 décembre 1859,
et ses compagnons les jours suivants. Ces événe-
ments décident virtuellement de la guerre civile,
car l'opinion s'émeut, les têtes s'exaltent, la ven-
geance couve, l'abolitionisme est à point, et il
faudra peu de chose pour précijoiter le dénouement.
On sait le reste.
John Brown fut grand dans la mort comme il
l'avait été dans la vie, lui le citoyen exemplaire,
l'homme sincère, religieux, intègre, humain, mar-
tyr cinq fois — en lui-même et en ses quatre fils —
de ses convictions chrétiennes.
Etrange fatalité ! parmi les exécuteurs de John
Brown se trouvait Wilkes Booth, qui fut l'assassin
de Lincoln ! Il est donné à bien peu de misérables
l'atroce i)rivilège de mettre fin à deux existences
aussi précieuses, de briser deux carrières aussi
pures, aussi bien remplies. Dans l'enfer des liber-
ticides, il doit avoir son trou d'honneur, ce scélérat !
De cette comparaison rapide, de ce parallèle sans
prétention entre les deux homonymes, se dégage
DEUX JOHN EROWN 181
une réflexion navrante : pour faire du bien au
peuple, il faut le lui imposer et souffrir de lui.
Prenez les grands inventeurs, les initiateurs, les
éclaireurs de l'avenir, les sentinelles du progrès,
les libérateurs des nations, les grands patriotes ;
ils souffrent presque tous, s'ils n'en meurent pas,
de l'indifférence du populaire, heureux encore
quand ils ne sont pas brûlés comme sorciers, pen-
dus comme révolutionnaires, emprisonnés comme,
visionnaires, punis en un mot dans leur chair, leur
âme et leurs biens, pour avoir osé devancer leur
temps et s'être montrés plus grands que leurs con-
temporains.
A ceux qui servent dévotement la royauté, par
exemple, à ceux-là échéent presque toujours hon-
neurs et richesses, prix d'une vie généralement
sans dignité.
Pour qui a vu les portraits des deux John Brown,
une chose est remarquable : c'est le hérissement
des poils de la barbe. De vrais sangliers, parole !
les porc-épics de l'ordre social !
Il n'y a guère dans la vie de ces deux hommes
qui ne se rencontre dans celle de plusieurs de leurs
devanciers, si ce n'est la coïncidence des noms et
de l'époque, et la similitude du dévouement à deux
souverainetés dont l'une tuera l'autre, je veux dire
la souveraineté élective et la souveraineté hérédi-
taire.
Il y a toutefois assez pour ouvrir devant le lec-
teur un vaste champ d'observations et de médita-
tions politiques.
6
182 COUPS d'œil et coups de plume
SOUVENIR DE CARNAVAL
Suis-je excusable de sonner une note triste dans
la gamme de vos souvenirs joyeux ? G-ens de
Montréal, noyés dans tous les enivrements, admi-
rés des étrangers, enviés des nationaux, gais et
heureux citoyens d'une ville gâtée, aimée de nous
tous qui l'avons habitée et dont les foyers sont au-
jourd'hui ailleurs, gens de Montréal, ne m'en vou-
lez pas : j'ai attendu que la dernière heure bruy-
ante de votre carnaval fût passée pour remuer un
instant la cendre de ce qui fut votre plaisir pen-
dant une semaine.
Ce que je vais vous dire peut être chose indiffé-
rente pour vous, — pour vous qui êtes toujours en
liesse et que le deuil empoigne rarement, mais moi
qui vis dans une capitale où le méthodisme a in-
crusté son ennui, ce que j'ai entendu en un quart
d'heure m'a profondément impressionné.
C'était le troisième jour de la fête publique, si je
ne me trompe. Tout chez vous passe si vite, et
dans le temps et sous l'œil, que j'en suis à inter-
roger ma mémoire. Mais peu importe le jour.
Je descendais la rue Saint-Denis, le matin, m'en
allant mêler ma joie à la gaîté populaire et revoir
sur la rue les figures aimées dont j'ai rencontré un
si grand nombre, fidèles après quinze ans d'absence.
SOUVENIR DE CARNAVAL 183
Les grelots, les clochettes, tintaient sonores dans
le chemin lisse, sous une neige floconneuse qui
commençait à tomber. Des groupes animés sta-
tionnaient un peu partout ; des maisons je voyais
sortir des poignées d'enfants enveloppés dans la
flanelle blanche à rayures bleues ou rouges, et qui
attendaient le signal du papa pour partir en pro-
menade ; les omnibus, les traîneaux de place, les
voitures de maître se suivaient ou se croisaient au
pas de course, défilé continuel, interminable, tra-
versé d'éclats de rire et de propos vifs.
Dang!
C'est une note d'airain qui tombe du clocher de
l'église Saint- Jacques, et que vont suivre, de mi-
nute en minute, d'autres notes graves, retentis-
santes, funèbres.
La mort est venue rendre visite au carnaval et le
souffleter, et ce glas est son chant de triomphe :
elle vient de vaincre un de ses ennemis invétérés,
— un médecin.
Vivants, courez et glissez vite ; celui-ci vient de
vous déserter en pleine joie. N'allez pas le rejoindre
avant d'avoir épuisé la coupe des plaisirs promis
pour toute une semaine !
Je n'étais pas arrivé à la rue Craig et j'avais en-
core dans les oreilles les pleurs de la cloche, que
j'appris d'un ami qui avait lu le journal du matin
la mort subite d'un hôte du Richelieu.
Deux décès annoncés en moins de dix mi-
nutes ! Mort, tu fais bien ton œuvre. Hâte-toi,
184 COUPS d'œil et coups de plume
si tu ne veux laisser périmer tes droits et le carna-
val te narguer en pleine face. Jusqu'ici tu as
vaincu, frappe encore et plvis rud(!ment.
J'étais rendu à l'hôtel de ville quand on m'an-
nonça la mort de M. Flavien Gringras.
M. Gingras était un de mes vieux amis, qui s'é-
tait élevé de l'humble position de typographe à
celle de traducteur français aux Communes. C'é-
tait un homme d'un mérite réel, — dont je n'ai pas
toujours partagé les idées, mais que sa sincérité
recommandait. Nous avons même, un jour, rompu
une lance à propos du centin, et nous en sommes
demeurés meilleurs amis.
Sa mort, comme les deux précédentes, avait été
subite. Il est bien vrai qu'il était malade depuis
assez longtemps, mais personne ne pouvait s'at-
tendre à un dénouement si brusque.
Comment cette journée s'annonçait-elle donc ?
Quelle lugubre coïncidence en ces trois morts an-
noncées à cinq minutes d'intervalle, la dernière
étant celle d'un ami estimé, et ne devais-je pas
m'attendre à quelque malheur personnel !
Je ne suis pas superstitieux, — on dit même que
c'est mon moindre défaut, — mais je restai toute la
journée comme affaissé sous un poids de tristesse.
Si j'allais recevoir quelque mauvaise nouvelle des
miens ! Si la femme, si les enfants allaient être
malades, allaient mourir !
Mon carnaval a eu son jour sombre.
SOUVENIR DE CARNAVAL 185
Qu'est-ce que la foule rieuse, costumée, carnava-
lesque, savait de ces morts subites et de mes an-
goisses ? Il y avait seulement trois familles qui
pleuraient, et un chef de lamille qui tremblait. La*
belle affaire vraiment !
Mais pendant que les illuminations jetaient aux
nues leurs gerbes de feu, que les patins luisants
glissaient, que les raquettes foulaient la neige, que
les voitures de gala défilaient, que les coursiers
trottaient dans l'arène, que la joie était dans pres-
que tous les cœurs, — je me faisais petit et je cher-
c hais à éviter le regard et le doigt de la mort.
Elle ne m'a pas aperçu, non plus qu'aucun des
miens.
Deo gratias !
186 COUPS d'œil et coups de plume
^ ■ — #
j.-a. BARTHE
C'est avec un plaisir vrai que je trace ce nom,
et je le trace en grosses lettres, en lettres fermes
comme le caractère de celui qu'il désigne. Il s'agit
d'un homme envers qui ses compatriotes ont été
injustes, et qui ne fait que commencer, à l'heure où
les brumes de l'âge s'épaississent, à émerger d'une
obscurité de commande, à laquelle l'ingratitude et
le respect humain le plus pusillanime ont tenu la
main pendant un quart de siècle.
Il -n'y a pas à se le dissimuler, les Canadiens-
français ont été lâches en refusant justice à un sin-
cère patriote, écrivain remarquable et politique
perspicace.
Ce qu'il a entrepris il y a trente ans en faveur
de son pays, s'exécute ; les destinées qu'il a entre-
vues s'accomplissent, et l'équité se fait aujourd'hui
avec la lumière sur son livre, digne de rester.
Il n'y a rien de plus bête que le respect humain ;
certaines autres lâchetés sont plus viles, mais au-
cune n'est plus sotte.
Il a suffi qu'un journaliste étranger, — à qui les
journalistes canadiens cédaient en toute humilité
.T.-G. BAUTHE 18*7
le pas, parce qu'il venait du pays d'Armand Carrel,
— entreprit d'éreinter M. Barthe, pour que la masse
ait cru à Téreintement. Je sais bien que M. Barthe
s'est vaillamment défendu, et qu'il a ru à ses côtés
de fiers compagnons d'armes, mais il n'en est pas
moins vrai que l'opinion publique, peu développée
qu'elle était à cette date, lui a donné tort, et l'a
même enfoui sous le ridicule.
Rien de plus inique, rien de plus idiot que cet
arrêt.
Pas dix de ceux qui lèvent les épaules en enten-
dant mentionner ce livre : Le Canada reconquis par
la France, ne l'ont lu, — tandis que de tous ceux qui
l'ont lu, et ils sont nombreux, pas dix se refuse-
raient à lui reconnaître le mérite d'un grand style,
d'une imagination débordante, d'une érudition
inattaquable et surtout d'un amour ardent de la
patrie. Du but que l'auteur se proposait, — la re-
conquête du Canada par le développement des
relations intellectuelles entre la France et son an-
cienne colonie, — voyons, qui voudrait en médire ?
La culture des lettres et des arts, aidée chez nous
si jeunes et si inexx:)érimentés par la France si
vieille et si riche de savoir et de goût, voilà
d'abord ce qu'il désirait. Ces rapports auraient
forcément entraîné des liaisons commerciales, et
celles-ci — peut-être — un retour à l'ancienne allé-
geance, alors comme aujourd'hui si vivement sou-
haitée du fond de tous nos cœurs.
Où est le crime ? où est l'utopie ?
188 COUPS d'œil et coups de plume
Ce n'est pas au projet impossible, au rêve irréa-
lisable, ni aux but, ni au moyens de M. Barthe, que
la critique s'est attaquée, va-t-on me dire. C'est au
livre, à sa forme enthousiaste, à son style trop
jeune, où la personnalité de l'auteur se trouve
peut-être un peu trop accusée.
Légers défauts, après tout, que ceux-là.
En face de la grandeur de l'œuvre il fallait ou-
blier ces minces détails. Quant ou pose le faîte
d'une maison, songe-t-on à reprocher au voisin de
bon secours l'habit qu'il endosse pour travailler
avec vous ?
Et puis, la critique est si facile !
Ce qui console, c'est que le livre de M. Barthe
est aujourd'hui fort recherché, tandis que les arti-
cles de son adversaire sont allés rejoindre les nei-
ges d'antan.
Je me suis procuré et j'ai lu Le Canada reconquis,
il y a vingt ans, à une éj)oque où le livre se don-
nait à qui le demandait, où l'on en commençait
encore la lecture avec un sourire. J'avoue nùment
que je n'ai pas échappé au préjugé, mais j'ajoute
que cette lecture ma guéri autant de l'engouement
que de la répulsion pour tout ouvrage inabordé.
Aujourd'hui les esprits sérieux le recherchent, et
ce n'est pas moi qui les en détournerai.
Si un homme a dû être heureux le soir du ban-
quet Vermond, c'est M. Barthe.
J.-fl. BARTHE 189
Tout ce qu'il y a dans Montréal d'intelligences
libres, d'esprits non prévenus et conséquemment
non courbés, de cœurs battant pour la grande na-
tion, était réuni pour fêter un député républicain
français. On boit, on chante, on lit des vers, on
pérore ; les santés succèdent aux santés ; toute
cette brillante assemblée fraternise : il n'y a là per-
sonne qui n'aime la France, la mère ! Les toasts
officiels, les toasts de circonstance sont portés et
bus avec entrain. Mais voici qu'arrive un toast
qui n'est pas au programme.
C'est que parmi les convives se trouve un vieux
patriote qui a entrevu et préparé, il y a déjà trente
ans, ce qui semble ce soir en si bonne voie de réa-
lisation : la réconciliation entre une mère qui avait
oublié et un enfant qui se souvenait toujours. On
le distingue, un grand poète s'empare de l'occa-
sion ; on boit, au milieu d'applaudissements c|ue
toutes les mains donnent avec bonheur, à la santé
de ce patriote qui fut jeté en prison pour avoir
défendu nos droits, cmi siégea dans les conseils de
la nation, tint si longtemps une plume si fidèle, et
se ruina au service de son pays.
C'est l'apothéose qui commence ; la réparation
est venue, noble, spontanée, libre, intelligente, du
public qui avait dormi sur l'insulte.
Plus heureux que beaucoup d'autres hommes
bons et dévoués à leur pays, M. Barthe a vécu
pour voir sa réhabilitation.
190 COUPS d'œil et coups de plume
Et qui dira qu'il n'y a pas eu réhabilitation, s'il
daigne seulement jeter un coup d'œil rapide sur
l'arbre sorti du modeste grain mis en terre par M.
Barthe !
Des journalistes canadiens dans la presse pari-
sienne ;
Des consuls de France à Québec et à Montréal ;
Fréchette couronné par l'Académie ;
Les décorations françaises prodiguées à nos com-
patriotes ;
Les expositions de 1855 et 18^8, à Paris ;
Les vaisseaux de guerre français nous visitant
presque tous les ans ;
L'établissement d'une ligne de steamers entre le
Canada, la France et le Brésil ;
Nos mines sous la direction d'un ingénieur
français ;
L'industrie du sucre de betteraves apportée de
France ;
Les capitaux français venus et en chemin ;
La colonisation de nos terres provinciales et fé-
dérales encouragée par des sociétés françaises ;
Notre pays visité et décrit intelligemment par
nos frères d'outre-mer !
Monsieur Barthe, vous êtes bien vengé !
J.-G. BARTHE 191
Il reste à donner à la réparation une autre for-
mule, cependant.
Moi, je propose la croix.
Et si j'étais ou le consul de France à Québec, ou
l'agent canadien à Paris, — surtout celui-ci, M.
Fabre, qui a remplacé M. Barthe à la rédaction du
Canadien, — je demanderais au gouvernement de la
république de ne i^as laisser mourir ce patriote et
ce politique sans le bout de ruban rouge et la croix
qui consolent de tant de déboires, et sont la seule
digne récompense de tant de dévoûments !
192 COUPS d'œil et coups de plume
SUrEKSTITIONS PASCALES
" Remarquez bien le temps qui distinguera la
journée du Vendredi-Saint. S'il pleut, l'année
sera humide ; s'il fait beau, elle sera superbe ; si le
temps est incertain, l'année s'écoulera avec des
alternatives fort marquées de soleil et de nuages.
" Les vieilles paysannes des environs de Paris
observent aussi les jours qui suivent Pâques. Les
huit mois qui restent de l'année seront semblables,
en ce qui concerne le temps, à la journée à laquelle
ils correspondent. Ainsi, si nous avons un beau
lundi de Pâques, mai sera charmant ; s'il vente le
mardi, nous aurons des orages et des tourmentes
en juin, et ainsi du reste.
" Chacun est à même de s'assurer de la valeur
de ces observations villageoises et météorolo-
giques."
Ainsi parle Jean de Paris en son livre : Un con-
seil par jour. Ce n'est pas la meilleure de ses re-
cettes, sans doute, mais elle vaut bien les pronos-
tics de l'almanach Rolland et les prédictions de
l'almanach Vennor, comme elle vaudra avant
longtemps les prophéties du futur almanach
Wiggins.
Ce que les villageois des environs de Paris ob-
SUPELSTITIONS PASCALES 193
servent le Vendredi-Saint, toute la population
campagnarde du Bas-Canada l'observe également
le même jour, mais pendant le chant de l'évangile
de la Passion seulement. C'est pour cela que si
vous assistez à la messe ce jour-là, vous ne man-
querez pas de remarquer combien souvent les têtes
se tournent alors vers les fenêtres et interrogent le
temps. Le sujet de conversation au sortir de
l'église est tout trouvé. On ne se fait faiite de
l'épuiser, de rappeler même les souvenirs des an-
nées passées, en bourrant sa pipe ou en détachant
son cheval de l'un de ces piquets que la sollici-
tude de la fabrique a plantés en quinconce sur la
place, et l'on regagne son logis, croyant dur comme
fer aux promesses de la température.
Mais ceci n'est pas une superstition pascale, je
passe.
Chateaubriand a dit : " On est bien près de tout
croire quand on ne croit rien : ou a des devins
quand on n'a plus de prophètes, des sortilèges
quand on renonce aux cérémonies religieuses, et
l'on ouvre les antres des sorciers quand on ferme
les temples du Seigneur."
Ce que j'ai entendu répéter de fois, sous d'autres
formes, cette phrase du grand poseur breton ne se
peut imaginer. Admettons pour le moment qu'il
ait dit vrai. Ne pourrait-on ajouter avec autant de
vérité que si les peuples sans religion sont super-
194 COUPS d'œil et coups de plume
stitieux, les peuples religieux le sont bien davan-
tage ? Tenez, il n'est pas besoin d'aller chercher un
exemple bien loin, nous l'avons sous la main. Y
a-t-il de par le monde un peuple plus sincèrement
religieux que le peuple canadien Y Non. Y a-t-il
sous le soleil un peuple i^lus superstitieux que lui ?
Non encore. Nous croyons au 1er à cheval, aux
mascottes, aux porte-bonheur, aux gris-gris, aux
amulettes, aux fétiches, aux sorts, aux fées, aux
revenants, aux chasse-galeries, aux loups-garous,
quesais-je? Nous avons toutes les suiierstitions.
Je me fais fort d'en dresser de mémoire une liste
de deux cents en deux jours.
En ce qui concerne Pâques, qui ne sait que le
matin du grand jour on peut voir le soleil danser,
sans doute pour témoigner sa joie de la rédemption
d'un monde dont il a jadis éclairé la ruine ? Il y
a parmi mes gens une respectable dame qui m'a
soutenu, à Pâques dernier, avoir contemplé le
matin même la gigue du roi des astres. C'est éton-
nant comme j'ai du guignon, moi ; il m'est impos-
sible d'être jamais le témoin du plus petit phéno-
mène, du plus mince prodige !
Si quelque membre de votre famille est sujet
aux maux d'yeux ou aux maladies de la peau, faites
à la rivière une provision d'eau le jour de Pâques
au matin ; mais que ce soit avant le lever du
soleil, et puisez A^-otre eau au rebours du courant.
Le malade n'aura qu'à s'en laver.
Je me suis laissé dire que cette eau ne se cor-
rompt jamais, ce qui lui assure une supériorité
SUPERSTITIONS PASCALES 195
marquée sur les eaux vulgaires et en fait presque
l'égale de l'eau bénite.
Voulez-vous ne jamais souffrir du mal de dents ?
abstenez-vous de viande le jour de Pâques. Votre
sacrifice sera si méritoire, après quarante jours de
carême, que sainte Apolline vous en tiendra compte
et vous délivrera des dentistes et de leurs daviers.
Voilà un remède qui n'est pas coûteux, hein ?
Comme la médecine se simplifie !
Mollement couché entre deux rives assez plates»
le Richelieu roule son onde paresseuse et claire qui
sépare les deux grosses paroisses de Saint-Denis et
de Saint-Antoine. Deux bourgs modèles qui ne
donnent aucun tintoin à leur noble rivière. On
n'entend jamais celle-ci grommeler contre eux à
l'instar du Danube apostrophant ses filles Belgrade
et Semlin, et leur jetant cette menace :
Allons ! la turqne et la chrétienne !
Semlin! Belgrade! qii'avez-voiis ?
On ne peut, le ciel me soutienne !
Dormir un siècle sans que vienne
Vous éveiller d'un bruit jaloux
Belgrade ou Semlin en courroux !
Car je suis le Danube immense.
Malheur à vous, si je commence !
Je vous souffre ici par clémence.
Si je voulais, de leur prison
Mes flots lâcliés dans les campagnes,
Emportant vous et vos compagnes,
Comme une chaîne de montagnes,
Se lèveraient à l'horizon !
196 COUPS d'œil et coups de plume
Non, ces braves paroisses sont ce qu'il y a de
plus paisible au monde.
Par un beau soir d'été, vis-à-vis l'église de Saint-
Denis, tout près de l'endroit où le lieutenant an-
glais "Weir fut assassiné, un de mes petits cama-
rades se noyait en se baignant. L'alarme donnée,
en moins de dix minutes cinquante personnes ac-
coururent sur le rivage ; les femmes se lamen-
taient, les hommes demandaient aux témoins de
l'accident l'endroit précis où l'enfant avait disparu,
et se mettaient en frais de le repêcher, qui en mar-
chant dans l'eau jusqu'au cou, qui en plongeant,
qui en cherchant avec des gaffes. On ne trouvait
rien ; le courant était pourtant presque nul.
Arrive une vieille femme, tout essoufflée, qui
jette dans la rivière un petit cube de pain.
— C'est du pain bénit de Pâques, dit-elle ; ne re-
muez pas l'eau, il va s'arrêter au-dessus du corps.
Chacun se tient coi. tous les yeux couvent le
frêle indicateur, qui descend, lentement c'est vrai,
mais qui descend toujours au fil de l'onde. Au
bout d'un quart d'heure, effritement général de
la confiance.
Il y a invariablement quelque loustic dans une
foule.
— Hé ! la mère, votre pain bénit n'est pas fa-
meux ! C'est du pain bénit de l'année passée.
Hormis que ce soit un morceau de galette au
beurre que vous avez faite.
— Cré tête, qui a le visage troj) étroit pour faire
SUPERSTITIONS PASCALES 197
le signe de la croix ! C'est du pain bénit de cette
année, à preuve que c'est le nouveau boulanger
qui l'a fait. Tu ferais bien mieux, chétif, de prier
le bon Dieu que de rire de plus vieux que toi. Ce
n'est pas quand on a été baptisé sous condition
qu'on peut se moquer des choses saintes !
Les rieurs furent du bord de la vieille.
Quelques hommes arrivèrent aves leurs fusils,
qu'ils déchargèrent en même temps. On espérait
par ce moyen, grâce à la commotion de l'air et de
l'eau, faire sourdre le cadavre ; il n'en fut rien. La
nuit était venue, on cessa les recherches ; mais on
les reprit à bonne heure le lendemain, et le corps
fut retrouvé à l'endroit même où il s'était englouti.
Je vous avoue que depuis cette date je n'ai plus
guère cru à reflâcacité du pain bénit dans la pêche
aux noyés.
Ces petites superstitions sont bien anodines,
bien inofFensives, et les gens qui les ont sont peut-
être meilleurs chrétiens que ceux qui mettent tout
en question, hors le dogme.
C'est la grâce que je leur souhaite avec de
bonnes Pâques.
198 COUPS d'œil et coups de plume
JOSEPH CAUUETTE
Il y a déjà six mois que s'est éteint, au
monastère du Précieux-Sang, à Saint-Hyacinthe,
un vieillard de quatre-vingt-six ans dont la renom-
mée aux cent bouches ne s'est jamais égosillée à
chanter la louange, mais dont il sera peut-être un
jour grandement question. C'était un humble for-
geron qui tapait dur sur l'enclume, du soleil levant
au soleil couché ; brusque, fort et brave, un hon-
nête homme doublé d'un bon chrétien, le type de
l'artisan canadien-français. Quand je l'ai connu, il
y aura bientôt trente ans, c'était ï)resque un vieil-
lard ; il jouissait de l'aisance, sa famille était éle-
vée, il semblait qu'il ne dût plus qu'asj)irer au
repos. Combien longtemps, cependant, n'a-t-il pas
continué à jouer du marteau dans sa boutique de
forge, que j'aperçois ouvrant sa large porte sur la
cocj[uette rivière Yamaska !
Cet homme s'appelait le père Joseph Caouette.
Quand même j'aurais oublié son nom de baptême,
il ne court aucun risque d'être confondu avec un
autre : il était le père de la sœur Caouette, la fon-
datrice du monastère du Précieux-Sang.
A cette époque, la sœur Caouette n'appartenait
encore qu'au tiers-ordre de saint Dominique, elle
vivait dans le monde, ou plutôt à l'église, au cou-
JOSEPH CAQUETTE 199
veut des sœurs de la Cougrégatiou et à la maisou
pateruelle. Toujours vêtue de uoir, saus aucun
ornement de toilette, couverte d'un long manteau,
elle avait plutôt l'air d'une religieuse que d'une
fille ayant sa liberté. Son heure n'était pas venue
de fonder un ordre ; elle cherchait sa vocation, la
volonté de Dieu, sous la direction éclairée du vé-
nérable grand vicaire Raymond.
Mais déjà sa réputation de sainteté s'était répan-
due par tout le pays. On lui attribuait des mira-
cles : elle avait fait un jeûne absolu de quarante
jours selon les uns, de trois mois, de six mois d'a-
près les autres ; les autorités l'avaient fait surveil-
ler jalousement,disait-on, et elle n'avait pas mangé ;
— on remontait, pour le prouver, de l'absence de
l'etfet à l'absence de la cause, vous comprenez ?
Quand elle communiait, sa figure se transfigurait ;
on assurait que certains prêtres avaient vu ses ha-
bits noirs devenir blancs à cette minute, dans un
rayonnement ; elle était marquée tous les vendre-
dis des stigmates de la crucifixion ; le sang coulait
sur sa langue, sur son front, quand elle s'attablait
au banquet eucharistique.
Le gros crucifix de cuivre qu'elle portait sur sa
poitrine devenait si chaud que le curé de sa pa-
roisse qui se l'était fait remettre un jour, disait-on,
s'y était brûlé les doigts et avait ensuite coupé un
cierge en deux en l'y appliquant. On venait de
loin la visiter et se recommander à ses prières.
On peut se figurer tout ce que la crédulité des
commères inventait de merveilleux et de miracu-
200 COUPS d'ceil et coups de pi.ume
leux. Quand j'allais passer mes vacances dans les
comtés de Bcrthier, tSaint-Maurice et Maskinongé,
j'étais questionné jusqu'à amen, moi concitoyen de
la stigmatisée.
La masse croyait à toutes ces manifestations ex-
térieures de la sainteté de sœur Caouette, mais
celle-ci avait aussi ses incrédules. Je ne crois pas
qu'elle ait eu de détracteurs. Le chef des incroy-
ants à Saint-Hyacinthe était le supérieur du col-
lège, M. Isaie Désaulniers, professeur de philosophie,
un des cerveaux les mieux constitués que j'aie con-
nus, et qui jouissait d'une vaste réputation de sa-
voir. Il revenait d'un long voyage d'Europe et
d'Asie. Il avait entendu, nous disait-il, un des
savants les plus distingués de Londres lire en pu-
blic une étude approfondie où il expliquait par des
causes naturelles certains phénomènes apparents
chez les stigmatisés du Ty roi, la transsudation san-
guinolente de certaines parties du corps chez des
femmes hystériques, etc. Bref, autant il rendait
hommage à la vertu de sœur Caouette, autant il
se refusait à croire aux prodiges dont on la disait
l'objet ou l'instrument.
Nous les écoliers, nous devisions là-dessus et
nous disputions aigrement.
Je me sentais porté à croire, moi, plutôt qu'à
nier, et cela parce que je connaissais bien la jeune
sœur et que je la trouvais charmante. Non qu'elle
fût belle, mais elle avait une figure si douce, si
sereine, non dépourvue de grâce, elle était si mo-
JOSEPH (1AOUETTE 201
deste et si enjouée, elle causait si intelligemment
et si naturellement ! Elle appelait volontiers son
directeur " mon grand nez." Je la voyais presque
tous les jours, et je l'aimais, moi bonhomme, d'ins-
tinct.
Qu'on explique la chose comme l'on voudra,
voici ce que j'ai vu d'étrange chez sœur Caouette.
C'était pendant la vacance qui suivit ma rhéto-
rique. J'avais alors treize ans, j'étais assez vieux
pour bien voir et bien comprendre, et surtout pour
ne pas oublier ce dont j'étais témoin. La maison
de mon père était la voisine du couvent, où le
grand vicaire Raymond disait souvent la messe.
Quand son servant de messe était absent, M. Ray-
mond m'envoyait chercher. Plusieurs fois j'ai vu,
à la pleine lumière du soleil, quand sœur Ca-
ouette recevait la communion, une épaisse couche
de sang bien liquide qui, chose étonnante, se main-
tenait sur le dessus de sa langue et ne se répandait
ni sur les côtés ni dans la bouche.
Mais un matin il y eut plus.
Je constatai, comme d'ordinaire, la présence du
sang sur la langue ; mais je fus frappé d'en voir
une trace séchée, qui partait de sous les cheveux
et descendait sur la paupière droite, où elle se ter-
minait par une large goutte vermeille. Je pensai
aux stigmates de la communiante ; j'aurais voulu
voir ceux des mains, ayant vu celui de la couronne
d'épines. Le prêtre retourna à l'autel, la sœur ra-
battit son voile et descendit à reculons jusqu'au
bas du balustre. Ma vision finit là.
202 COUPS d'œil et coups de plume
De retour à la sacristie après la messe, et pen-
dant que nous nous dépouillions des vêtements
de l'autel, M. Raymond me dit d'un ton qui me
frappa :
— Ayez-vous remarqué quelque chose d'extraor-
dinaire ?
— Oui, monsieur.
— Qu'est-ce ?
— La sœur Caouette, dis-je, avait, à la commu-
nion, du sang sur la langue comme je lui en ai
souvent vu, et de plus une trace de sang sec qui
lui traversait le front et finissait sur la pavipière
droite. Là le sang était liquide, il y en avait une
grosse goutte.
— Eh bien, retenez bien ce que vous avez vu :
cela pourra servir un jour.
Cela pourra servir un jour ! Je tombais dans
une mer de perplexité, de curiosité, d'interroga-
tions. J'en émergeai bientôt, car j'avais trouvé la
clé de l'énigme : " Cela pourra servir à la canonisa-
tion de sœur Caouette."
Mais il faut que la bonne sœur se hâte de me
donner l'exemple du départ, car je pourrais partir
avant elle
FOLIE ET SUICIDE 203
FOLIE ET SUICIDE
Un pau^Te bou garçon, honnête et doux, subis-
sait depuis dix ans les humeurs et les caprices
d'une femme acariâtre, boudeuse, querelleuse. Il
aurait peut-être enduré cet emplâtre si une parente,
vieille cirouenne sinapisée, n'avait ajouté l'écorchure
à la brûlure ; mais un beau soir, ahuri, la peau en
feu, n'entrevoyant pas de soulagement, ayant préa-
lablement calculé les conséquences de son acte, se
disant qu'il avait fait un assez long purgatoire, il
se jette à l'eau.
Il ne laissait pas d'innocents derrière lui, il se
débarrassait seulement de deux tyrans qui méri-
taient de souffrir de sa disparition.
Lui, il avait assez souffert et n'en pouvait plus.
Le jury du coroner fit l'enquête ordinaire et ren-
dit le verdict banal : " M. X. s'est suicidé dans un
moment d'aliénation mentale."
Le plus aliéné n'était peut-être pas le suicidé.
Douze hommes, honnêtes sans doute, mais es-
claves de la routine, entassaient dans leur juge-
ment la folie sur le crime. Ce n'était pas assez
qu'une famille honorable comptât un criminel, —
car le suicide est un crime, — on ajoutait à sa honte
une tache, et à sa douleur un autre élément.
204 COUPS d'œil et coups de plume
Et de quoi droit V
Faut-il absolument qu'on soit fou pour se suici-
der, et ne peut-on froidement s'ôter la vie ?
Moi, je dis que le suicide n'implique pas toujours
folie.
Il n'est pas nécessaire d'avoir perdu la carte pour
tuer ou voler ; on n'obéit pas irrésistiblement en
ces cas à un besoin morbide qui enlève ou para-
lyse la raison. Au contraire, on fait généralement
des calculs subtils, on suppute les chances.
Je soutiens qu'il en est de même dans le suicide.
vous êtes d'une grande famille, ou vous avez
vécu richement, mais un jour la misère est venue
s'asseoir à votre foyer ; votre femme, dont le sein
est tari, n'a plus de lait pour l'enfant qui pleure ;
la cheminée manque de la bûche qui réchaufferait
ceux que vous aimez : vous volez un pain ou vous
faites un faux. La vie des siens est toujours chère,
mais pour les âmes bien nées l'honneur l'est davan"
tage ; le gendarme est à vos trousses, le déshonneur
va mettre sa main sale sur votre épaule, — la rivière
est devant vous, crac ! un plongeon ; ou bien vous
avez un pistolet sur vous, paf ! une détonation.
Je le répète, il y a mal en cela, car le suicide est
défendu ; mais il n'y a pas d'aliénation mentale.
Pas plus que dans les aiitres crimes qui sont dis-
cutés, tramés, préparés de longue main.
FOLIE ET SUICIDE 205
Il n'en est pas ainsi de tons les suicides, je sais
cela ; la plupart se commettent sans qu'il y ait dé-
mence, c'est mon opinion ; mais j'admets qu'il y a
nombre de cas qui justifient l'emploi de cette for-
mule de verdict : " X s'est donné la mort pendant
un accès de folie." Le tout est de n'en pas abuser.
Une belle fille de vingt ans arrive d'Angleterre
et s'engage comme servante dans une des meil-
leures familles d'Ottawa. Elle est intelligente,
vive, propre et très comme il faut ; ses maîtres en
sont on ne peut plus satisfaits, les autres domes-
tiques l'aiment. Elle est toujours gaie, sauf le
dimanche, jour de bâillement consacré au Seigneur
chez les protestants ; et parfois le soir, quand le
bruit du ménage a cessé, elle pense à sa mère
qu'elle a laissée là-bas. Elle en parle librement et
ne cache pas son ennui ; c'est évidemment une
fille de cœur. Par moments, elle pleure au souve-
nir de sa mère. Ti'ois semaines se passent pendant
lesquelles l'ennui ne diminue pas.
Un matin, on la trouve morte près du poêle de
cuisine, une hideuse entaille au cou, un couteau
proche de sa main. Un de ces couteaux de bou-
cherie qui font frémir !
La veille au soir — un dimanche — elle avait parlé
du old country, de son home, de sa mère, et pleuré.
Ce matin-là, elle s'était levée sur les quatre heures,
avait répondu fort sensément aux deux autres ser-
vantes qui la trouvaient matinale, allumé le poêle
206 COTP.S D'cEIL et coups de PTiUME
et vaqué à ses occ.upatious. C'est deux heures
après qu'on la découvrait inaiiiinée.
Elle s'était évidemment tuée par ennui. Mais
était-elle folle ?
Je soutins que non devant le jury du coroner
dont j'étais le chef. J'opinai pour un verdict de
suicide pur et simple, sans l'allonge du moment
d'aliénation mentale. Mes raisons parurent faire
impression sur plusieurs des jurés ; mais l'un
d'eux, un vieillard anglais à qui le coroner avait
fait un passe-droit en ne le nommant pas chef, s'op-
posa si vivement à mes conclusions, fit un appel
si véhément au respect des traditions, des formules
ancestrales et même, Dieu me i:)ardonne ! de la
grande charte, parla si bien de la foi en la vie fu-
ture, des récompenses éternelles et de la folie de
se présenter devant Dieu un couteau à la main et
la gorge coupée, que tous ses compatriotes pen-
chèrent de son côté ; les miens me suivaient, mais
novTS étions la minorité, et il fallut déclarer de cette
pauvre fille que la folie avait déterminé sa mort.
Pourtant, si vous l'aviez vue, lecteurs, comme je
l'ai vue, belle dans la matité de son visage brun
encadré par une abondante chevelure noire à peine
dérangée, dans la sérénité de ses traits auxquels la
mort avait conservé leur cachet d'intelligence en
y ajoutant sa majesté, vous auriez bien sûrement
refusé de croire qu'elle s'était tuée folle. Sa pâleur
de cire, son blanc vêtement, cette blessure d'où
coulait goutte à goutte un sang rose, tout la faisait
ressembler à ces vierges et martyres que renfer-
ment les châsses catholiques.
FOLIE ET SUICIDE 20*7
Je suis reyeiiu de cette entrevue plus convaincu
que jamais que l'on peut se suicider sans passer
par la phase démente. J'ai pour me soutenir dans
cette conviction l'Eglise, qui n'invoque certes pas
les folles et rend cependant un culte à des vierges
qui, dans les temps de persécutions, se sont tuées
pour échapper à l'outrage.
Quoi qu'il en soit de ma théorie, mon jury a dû,
par son verdict, ajouter au chagrin de la mère de
la touchante suicidée. Morte ! c'était assez. Folle
et morte ! c'était trop, il me semble.
Rengaines et vieilles formules, débarrassons-nous
donc de tout cela. Donnons à la pensée un meil-
leur vêtement, une expression plus vraie. Il y a
les avocats qui ont un baragouin souvent incom-
préhensible et qui y tiennent comme le notaire à
son par-devant. Dans ces professions on parle le
langage des coutumes, et la poésie du Parfait No-
taire serahle deYoh' durer ; le romantisme n'a pas
encore fait brèche chez elles. C'est surtout en ce
qui touche la loi, le droit, les tribunaux, la judi-
ciaire en un mot, que la langue moderne est le plus
en retard, et que nous avons davantage à donner
le coup de balai dans les toiles d'araignée qui cons-
tellent les vieux greniers. La réforme devrait com-
mencer dans cette région ; on devrait ne plus dire
" suicide dans un accès d'aliénation mentale " que
si la victime a donné des preuves de folie avant la
commission de son acte.
208 COUPS d'œil et coups de plume
En ce cas, soit ! mais en celui-là seulement !
Le coroner, dans la plupart des cas, peut faire
sentir aux jurés Tinapplicabilité de l'ancienne
formule et la nécessité de ne rien dire qui exorbite
du sens commun.
MGR. HEISS 209
Mgr HEISS
Je braque aujourd'hui ma lorgnette sur l'épis-
copat : c'est un archevêque qui tombe dans le
champ de mes observations.
Ne craignez rien, âmes timorées qui n'avez pas
appris votre symbole dans la Patrie, — peut-être
uniquement parce qu'elle vous l'aurait enseigné
mieux que certains barbouilleurs de journaux trop
comme il faut, je ne suis pas pour attaquer Sa
G-randeur.
Vous allez voir si je dis vrai.
Mgr Heiss n'est pas un inconnu pour mes lec-
teurs, car je me rappelle que Cyprien en a parlé
quelquefois, et ses lecteurs sont les miens.
Mgr Heiss, archevêque de Milwaukee, s'est car-
rément prononcé contre le système monarchique.
Ses paroles ont paru dans les colonnes de la Patrie
deux fois déjà, et ces deux fois en faveur de la
république comme forme de gouvernement, et du
suffrage universel comme moyen de gouvernement.
Cela n'a pas été pardonné en certains quartiers,
je le sais.
Imaginez-vous donc, un archevêque démocrate !
Où peut-on voir cela ailleurs qu'aux Etats-Unis ?
Mgr Heiss a le grand tort de croire qu'on peut
210 COUPS d'œil et coups de plume
Hre républicain et intelligent, honnête et républi-
cain, républicain et chrétien : que ces deux élé-
ments peuvent faire ensemble la meilleure des cui-
sines politiques.
On ne se gêne pas chez lui.
Ici c'est autre chose, et se sont demandé le pour-
quoi de cette odieuse aberration bien des gens
heureusement plus catholiques que notre saint
père le pape et destinés à sauver un jour la chré-
tienté quand la tiare y aura failli.
Sixte-Quint faisant relever la colonne Trajan ou
la colonne d'Adrien, je ne sais plus, avait ordonné
aa peuple le silence sous peine de mort. Fontana
le rompit pour crier : " De l'eau aux cordes !" et
sauver l'obélisque. Le pape lui pardonna.
Je crois que notre pape Léon XIII pardonnera
de semblable manière à Mgr Heiss d'avoir signalé
le danger des monarchies et les avantages des ré-
publiques.
Or, après tout, qu'est-ce que c'est que Mgr
Heiss ?
C'est un Allemand.
Mais un Allemand sans préjugés, un Allemand
supérieur, — chose moins rare qu'on ne pense. Et
c'est un homme qui a habité le Bas-Canada pen-
dant un an ou deux.
Je n'aurais pas de raison de vous le présenter,
lecteurs, s'il ne se rapprochait pas de nous par cer-
tains cotés. Mgr Heiss est un ancien élève du
collège de Joliette.
MGE, HEISS 211
Oui, de Joliette, où je connais tant de bons cœurs
et de si belles femmes.
C'était dans l'été de 1868.
M. Heiss arrivait à Joliette pour étudier le fran-
çais.
Beau, grand garçon, âgé de trente ans, fort,
solidement charpenté, mais pas obèse, arrivé là
pour apprendre, Heiss s'asseyait à côté de Marion
sur les bancs de l'étude, c'était un écolier dans le
vrai sens du mot. Il sortait des universités alle-
mandes. Il y avait appris, outre sa langue, l'an-
glais, le latin, le grec, l'espagnol, il venait au Ca-
nada se familiariser avec le français.
Et, chose assez fréquente chez les Allemands, il
y a réussi !
Il était bourré de classiques, il savait de tout et
il étudiait toujours. Ses confrères ne savaient pas
ce qu'il lisait, plongé dans d'affreux grimoires
allemands.
C'était un bon et honnête garçon qu'estimait qui-
conque l'approchait. Il fumait bien un peu, il pre-
nait bien un verre de vin, il aimait bien s'égarer
avec un compagnon sous le " bois du grand vi-
caire"— c'est un terme local, — et il était le plus
jovial des hommes instruits. Il avait été reçu
médecin ou avocat en Allemagne ; il racontait vo-
lontiers ses aventures d'étudiant : il avait bu, après
ses examens, à la façon germanique, des litres de
bière dans sa botte.
Je crois même qu'il avait eu des duels.
212 COUPS d'œil et coups de plume
La grâce l'avait probablcinont touché à temps, et
il venait à Joliette seporrectioiiner dans la pratique
des vertus chrétiennes.
Toujours est-il qu'il a laissé les meilleurs souve-
nirs dans la communauté des clercs de Saint-Via-
teur, qu'aujourd'hui il gouverne un grand diocèse,
qu'il a la foi républicaine sans croire trahir sa foi
religieuse.
Enlin, c'est un des nôtres.
Pour bien des gens c'est encore une révélation
qu'un évêque soit républicain, tant nous avons été
habitués dans nos jeunes ans à redouter la répu-
blique.
M. Heiss était un journaliste du temps qu'il ha-
bitait Joliette : il collaborait assidûment au True
Witness.
C'était un musicien de talent.
L'harmonie doit régner dans son diocèse comme
elle domine dans sa forte cervelle de Teuton.
Est-il disciple de "Wagner ?
Si je savais cela, je le livrerais aux discii^les de
Grounod, et je lui ôterais toutes ses bonnes notes.
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 213
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS
Depuis quelques auuées la presse s'applique à
corriger la grammaire et le style de nos écrivains,
et nos écrivains, qui ne veulent pas être en reste
avec elle, se sont mis à signaler ses défauts. Une
main lave l'autre. Pourquoi n'écrirais-je point un
chapitre des travers de la presse, quitte à me faire
peigner de la belle manière si j'écorche quelque
journaliste ?
Je prends pour sujet les naissances, les mariages
et les décès parmi nous, — non ces événements en
eux-mêmes, mais la façon dont le journal nous les
apprend ; je ne serai ni gTave comme le voudrait
mon âge, ni badin comme le demanderait mon ca-
ractère ; je tâcherai d'être utile.
Nous allons faire la causette en famille.
NAISSANCES
Ceux des journaux de Paris qui publient le re-
levé des actes de l'état civil empruntent leurs ren-
seignements aux mairies des divers arrondisse-
ments. Je ne sache j)as que ce soient les familles
qui leur portent l'annonce des naissances arrivées
chez elles. J'ignore comï)létement l'usage de la
214 COUPS d'ceil et coups de plume
province. On annonce comme fait d'intérêt géné-
ral les naissances dans les maisons princières,
dans les familles illustres, dans les ménages en
évidence. Ici, dans les villages et les petites villes
dotés d'une gazette, personne ne se permet de
mettre au monde un enfant, de prendre femme,
d'enterrer un parent, sans en avertir le public. A
quelle date cette habitude remonte-t-elle ? J'au-
rais cru qu'elle venait des premiers journaux fondés
dans le pays, alors que la population des plus
grands centres était encore si mince que tout le
monde s'y connaissait. J'ai pourtant sous les yeux
la Gazette du commerce et littéraire pour la ville et
district de Montréal datant de 1*778 et 1779, et je n'y
en trouve absolument aucune trace. Mais d'autres
journaux ont pu faire différemment. Je laisse
cette vérification, si elle en vaut la peine, à nos
archéologues et fouilleurs de poussière.
De cette date je tombe en 1842. Les périodes
intermédiaires sont pour moi le grec que j'ai oublié,
l'hébreu que je n'ai jamais pu apprendre, ou l'alle-
mand que je n'étudierais pour rien au monde. La
dernière page de chaque livraison de VEncyclopédie
canadienne, fondée cette année-là par M. Michel
Bibaud, contient une liste des personnes nées,
mariées et décédées dans les familles importantes
du Bas-Canada. C'est là que j'ai appris, par sup-
putation, l'âge de plus d'une grande dame un peu
sur le retour maintenant, mais qui reste jeune, ou
d'une vieille coquette, faible en arithmétique, qui
n'a pu faire encore le c£i,lcul de ses ans.
NAISSANCE!;!, MARIAGES ET DÉCÈS 215
Aujourd'hui, progrès ou décadence, chaque fa-
mille fait assavoir au pays, par le journal, tout ce
qui intéresse sa lignée. Dès que Ion peut se per-
mettre la dépense d'un écu. ou encore si l'on con-
nait quelque proche parent d'un diable d'impri-
meur, on sacrifie à la mode en annonçant que l'on
a acheté un garçon, marié une fille, ou conduit sa
belle-mère au cimetière.
Et comment annonce-t-on cela ? Je ne parle
pour le moment que des naissances. Le public
devant tout savoir, on lui donne force détails :
l'enfant a émergé du Grrand Tout à la sixième
heure du quatorzième jour du mois courant, à
Sous-les-Ormes, paroisse de X, comté d'Y, district
deZ.
La formule ordinaire de l'avis est celle-ci : " A tel
endroit, telle date, la dame de Timoléon Calino
Bridoison, Ecr., un fils." Or il y a trois erreurs à
signaler dans cette courte notice.
lo On ne doit pas dire la dame, mais la femme,
d'un tel; "Mme X" ou "la femme de M. X,"
jamais " la dame de M. X."
Voici ce qu'écrivait à ce sujet, il y a quelques
années, une femme du meilleur monde :
" Vous entendez tous les jours dire par des per-
" sonnes du monde : " J'ai rencontré hier M. un
" tel avec sa dame." Mais dites donc avec sa
" femme, si vous voulez parler le langage de la
" bonne compagnie. On dit encore : " Madame
"X... est venue me voir hier avec sa demoiselle."
" Sa fille, s'il vous plait ! voihi ce c{u'il faut dire.
216 COUPS d'œil et coups de plume
" De même qu'on a assisté à un dîner ou à réunion
" d'hommes ou de femmes, et non de messieurs ou
" de dames. On demande à quelqu'un des nou-
" velles de sa femme, si on est assez intime pour
'■ cela, soit de Madame, en y ajoutant le nom du
" mari, mais jamais des nouvelles de votre dame.
" Il faut dire encore " vos petites filles," " Mlles
" vos filles," mais jamais " vos petites demoi-
" selles," " votre dame et vos demoiselles," toutes
" locutions qui sentent l'antichambre."
Une dame vient de nous enseigner ce que de-
mande le bon ton ; un grammairien va nous dire
ce qu'exige le bon français : les deux choses s'ac-
cordant toujours, rien d'étonnant si les deux per-
sonnages formulent la même règle. " Le bon
usage, dit Littré,repousse des phrases comme celles-
ci : Il est venu avec sa dame : ces messieurs et
leurs dames. Il faut : il est venu avec sa femme ;
ces messieurs et leurs femmes."
2o La presse a discuté ces années dernières le
titre d'écuyer, son origine, son emploi, son exis-
tence actuelle, sa valeur, sa destination. Qu'il
vienne des contemporains de la reine Berthe, qu'il
ait disparu ou non, qu'il doive se perpétuer ou
périr, cela m'est bien indifférent. Mais je dis qu'on
en abuse ridiculement au Canada. Personne ne se
le refuse ; qu'on appartienne aux professions libé-
rales ou aux derniers rangs, chacun se l'approprie.
Combien de gens se fâchent parce que leurs cor-
respondants l'omettent ! Que de voix perdues, que
de clients chassés parce que le candidat ou l'avocat
néglige de le mettre sur l'enveloppe de ses lettres !
NAISSANCES, 1VLA.RIAGES ET DÉCÈS 21 1
Le titre dùt-il être employé, qu'il y a trop de
gens qui le prennent. Si encore on l'écrivait sans
un e majuscule !
3o II ne faut pas dire un fils, mais un garçon.
Puisqu'on ne se contente pas d'annoncer généra-
lement qu'il nous est né un enfant, c'est que l'on
entend désigner son sexe. Fils n'établit que la
relation d'enfant à père et mère, garçon établit le
sexe. Ecrivons donc garçon.
J'ai signalé trois fautes ; il y en a une quatrième :
la forme de la phrase elle-même. " Madame une
telle un fils " ne veut rien dire. Il y a là un sous-
entendu inutile.
Le coupable n'est pas toujours le papa, qui va
joyeux porter l'avis à son journal. Le journaliste
est souvent en faute.
Il y a le journaliste distrait à C[ui vous dites la
grande nouvelle, et c[ui écrit sans broncher que
vous avez acheté une fille, du sexe féminin.
Il y a le gazetier calembouriste qui, pour le plai-
sir d'un jeu de mots, change la formule sacramen-
telle, et annonce qu'il est né deux jumeaux à T. T.
Larivière.
Il y a le reporter enthousiaste. Il vous dit gra-
vement que la famille de l'honorable juge Plaidé-
don s'est accrue d'un garçon qui promet de marcher
sur les traces de son père, et de s'élever à une belle
position à force d'esprit et de talents.
Il y a le reporter sans usage qui écrira : " La
dame de monsieur H., écuyer, une fille," ou encore :
7
218 COUPS d'œil et coups de plume
" Madanic doctour J. un iils." Je ne désespère
pas de lire un beau matin : " Madame juge de paix
K," ou " madame avocat L," ou " madame capi-
taine de milice M."
Nous avons de i)lus le journaliste vindicatif, qui
fera des gorges chaudes de son ennemi en l'accu-
sant d'avoir signé l'acte de naissance d'un fils de
sa raison commerciale et sociale " Zabulon et frère,"
au grand ébahissement du curé, à la joie intense
mais étouffée du parrain.
De la forme des avis de naissance à la nature des
noms qui nous sont infligés sur les fonts baptis-
maux, la transition est facile, on saute vite d'un
ridicule à un autre. Seulement, ici finit la res-
ponsabilité du journal.
On se contenta pendant longtemps des vieux
noms, du nom des saints qui furent, si je puis
ainsi parler, les pionniers et les locataires à long
terme du calendrier. On s'appelait bonnement
Pierre, Joseph, François, André, — Madeleine, Char-
lotte, Marie, Marguerite, Françoise. Nous sommes
aujourd'hui dans l'âge pompeux des Oscar, des
Arthur, des Urgel, des Adolphe, les malins diront
même des Alphonse. On aime le sonore. On a
presque honte de ne pas s'appeler Dolphis ou Phi-
lorome. Il n'est plus le temps des Baptiste et des
Josephte. Hélas !
Aux commencements de l'ère nouvelle, on adopta
pour les filles la terminaison en ie. Il ne vint
plus au monde que des Julie, des Virginie, des
Eugénie, des Cédulie, des Ulg'érie. Puis vint
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 219
l'époque des filles en ine ; mes souvenirs de bout
d'homme amoureux remontent jusque-là. Une
fille pour être accomplie devait se nommer Caro-
line, Corinne, Delphine, Alphonsine. On fit la
similitude entre les noms des frères et des sœurs.
Pas d'Ernest qui n'eût son Ernestine, pas d'Edouard
son Edouardine ; pour Robert on créa Robertine,
et tous les Louis eurent pour sœurs des Ludivine.
A l'heure qu'il est, nos sœurs et nos filles tra-
versent la période en a. C'est Malvina, c'est Anna,
c'est Elisa, c'est Angelina, c'est Azilda, — quand ça
n'est pas Orpha, Paméla, Zuméma, Larinda, Adouïl-
da. Evangeline elle-même, la poétic^ue création
de Longfellow, se transforme en Eva.
Ces variations, ces modes baptismales, à qui les
devons-nous ? Aux romanciers : à Mme Cottin,
à Mme de G-enlis, à Mme de Staël, à Balzac,
à Sue, à Ponson du Terrail et à cent autres. Tous
les noms inventés par les feuilletonistes ont
chance de survie. Ce sont eux qui sont respon-
sables des Graudias, des Olvir, des Léobe, des
G-enofFe, des Gruindaline, des Mélême, des Alphée,
des Cécime.
Ne croyez pas que j'invente : tous ces noms ex-
istent au Canada. Et pas seulement ceux-là, vous
allez voir. Que dites-vous d'Odessa, d'Almansard,
d'Esimaire, d'Ustazarde, de Curiaf, d'Exilus, de
Nilfas, d'Hég-étoride, de Fidelem, d'Exumer (il y
avait bien Exupère! ), de Typhon, — côté des hom-
mes ? Que pensez- vous de Célérine, Fidéline, Au-
xilia et Auxilina, Spana, Ozilémia, Cilidor, Aimé-
220 roTTps d'œil et coups de plume
zino, Elphén-iiia, Hypoline, Salendro, Dérimane,
Carmiiiie et Curmina, Alveliiia, Adorilda, Civiline,
Exéliiie, Azama, Onzcliue, Fal)iella, Orazie, Azé-
line, Emmahéliste, Elzina, Vénérence, — côté des
femmes ?
On dira ensuite que le populaire n'a pas d'ima-
gination ! Il y a là des noms que leurs auteurs
devraient patenter. Je vous jure que je n'en ai
pas inventé un seul : je les ai tous relevés dans nos
gazettes ou entendus de mes oreilles.
Porter les noms de ses ancêtres et les bien por-
ter, avait de tout temps été une louable et com-
mune ambition. Aujourd'hui ce serait trop vul-
gaire. Un nom déjà porté c'est comme une toi-
lette de bal déjà mise : à la défroque ! On adore
le nouA^eau, i)ourvu qu'ilbrille, pourvu qu'il sonne.
N'est-ce pas à la recherche du clinquant que se
lançaient les parrains qui ont trouvé ces noms-ci :
Marie - Juliette - Librada, Antoinette - Romandine,
Marie-Florestine-Célarine-Dolorès, Inez-Muriel-Ber-
nice, Marie-Grlossine-Hilda, Marie-Horneline-Aman-
da-Evilda ?
Lecteur, tous ces noms de baptême sont authen-
tiques.
Où s'arrêtera-t-on dans cette voie ?
Après chaque canonisation, le nom du saint nou-
veau devient à la mode. Il eu est de même après
une translation solennelle des reliques d'un bien-
heureux, après une de ces translations qui font
époque. Il y a partout aujourd'hui des Zenon âgés
d'une quinzaine d'années. Peut-être même trou-
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 221
verait-ou des Martyidujapou dans quelque coiu du
pays. Vous reucontrerez un jour, madame, quel-
qu'un qui vous dira :
— Permettez-moi de vous présenter un ami...
— Certainement, monsieur ! répondrez- vous.
— M. Lanturlure, de Sainte-Rose...
— Enchantée de faire votre connaissance, mon-
sieur. Je connais déjà un monsieur de votre nom.
— Sans doute mon cousin Martyrdujapon Lan-
turlure, de Sainte-Cunégonde ?
— J'ignorais son petit nom, il est charmant.
Et quand vous planterez-là M. Lanturlure,
vor^i aurez, madame, une telle envie de rire qu'à
distance polie vous éclaterez.
Ce n'est pas moi qui vous en ferai reproche.
Le feu grand vicaire Désaulniers me disait
que le nom d'Alphonse n'est répandu au Canada
que depuis la canonisation de saint Alphonse de
Liguori, en 1841. Je suis une des victimes de
cette coutume, mais j'en ai bien été vengé : mon
parrain se nommait lui-même Janvier !
Le parrain est le sponsor des Latins, le sponsor
des Anglais et le répondant de son filleul. A lui
la responsabilité des noms inavouables qu'il in-
flige à des innocents. Quand je dis parrain, je dis
aussi marraine, et coupables au même degré sont
ceux, hommes et femmes, qui portent vos enfants
au baptême et les affublent de noms comme ceux-
ci : Marie d'Egypte, Stanislas de Kotska, Louis de
Gronzague, François de Sales, Thomas d'Aquin, Al-
222 COUPS d'œil et coups de plume
phonse de Liguori. Marie, Stanislas, Louis, Fran-
çois, Thomas, Alphonse, tout court, soit ! mais il
ne faut pas de ces rallonges, empruntées à la mode
américaine, qui font que des enfants s'appellent
pour la vie Greorge Washington Smith, Abraham
Lincoln Brown, ouJefFerson Davis Robinson. Cette
mode commence à s'introduire chez nous. Elle a
du bon, mais jusqu'à un certain point seulement,
s'il s'agit de perpétuer le nom d'un aieul illustre,
d'un- parent vénéré. Ne serait-il pas à lapider le
parrain qui ferait baptiser nos garçons sous le vo-
cable de Victor Hugo Durand, de Léon G-ambetta
Tremblay ou de Louis Veuillot Fortin ?
C'est à lui d'éviter les noms qui prêtent a A ca-
lembour, à l'à-peu-près, à la risée, soit par l'ordre
des initiales, soit par leur juxtaposition avec le
nom de famille. Si celui-ci commence par un t,
vous voyez quelles initiales porterait l'enfant qu'on
aurait appelée Emma Blanche. Il faut être sous
ce rapport aussi circonspect que la famille Gouin,
où personne ne portera jamais le nom de Marin ;
que la famille Hassin, dont aucun rejeton ne se
nommera Marc ; que la famille D'Eschambault qui
se gardera de nommer aucun de ses garçons Arcade.
Est-il bien cj^ue Ton choisisse des noms de bap-
tême absolument semblables aux noms patrony-
miques ou s'en rapx^rochant d'une manière frap-
pante ? Est-ce joli de se nommer Rose Larose,
Hubert Hubert, Rémi Raymond, Pierre Lapierre,
Bas tien Bastien, Jean Saint-Jean, Bruno Brunel ?
On rencontre de ces cas tous les jours. C'est ma-
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 223
tière de goût ; je ne dis pas que c'est mal, mais je
n'aime pas cela, — comme dans la chanson.
C'est la vanité qui fait que nous annonçons dans
les journaux la naissance de nos enfants. Le jeune
père est fier d'avoir gagné ses éperons. La jeune
femme, pour qui la maternité est le plus désiré des
titres de gloire, n'aime guère à passer pour une
Sara, et quand il lui naît un enfant, elle ne se con-
tente pas qu'Abraham en soit joyeux, elle veut que
les hommes le sachent et que les femmes l'envient.
Puis, si elle a mis la main sur un parrain de rang,
elle brûle de le faire connaitre. Dans un village,
le maire et le notaire sont de gros parrains ; dans
une petite ville, on convoite le médecin ou le dé-
puté ; dans une capitale, il y a tant de grosses gens,
qu'on lorgne un ministre ou qu'on vise un juge.
Songez donc que la voisine n'a peut-être trouvé
qu'un commis de première classe et la fille d'un
sous-chef !
Vanité dans le choix du nom, vanité dans la pu-
blicité du journal, vanité dans le parrainage de
haute volée, vanité jusque dans l'église, vanité
partout !
Un des plus étranges avis de naissance que j'aie
lus est le suivant ; je le tire d'un journal français
des Etats-Unis : " A telle place, le 23 du mois der-
nier, madame X, (née Y), un fils. L'enfant a été
baptisé par M. l'abbé Z, curé de la paroisse, et a
reçu les prénoms suivants : Augustin, Edouard, H.
La marraine a été madame N, tante de la jeune
mère, et l'on ne pouvait faire un meilleur choix,
224 COUPS d'œil et coups de plume
car cette dame a donné à sa nièce, tout le temps de
la maladie puerpérale, les soins intelligents et em-
pressés que donnerait, non seulement une tante,
mais une mère dévouée et remplie d'amour pour
son propre enfant."
Yoilà qui est risible sans doute ; pourtant je
m'abstiens de rire. Nos compatriotes des Etats-
Unis ont assez cette habitude d'annoncer dans les
journaux la naissance de leurs enfants, de mention-
ner les noms reçus au baptême, souvent de dire qui
fut parrain, qui fut marraine. Cela part d'un bon
fond, indique un bon naturel, bien plus, est une
preuve de patriotisme. A cent, cinq cents, mille
lieues du pays, ou affirme la vitalité de notre race,
on transmet aux siens un message d'orgueil par-
fois, de bon souvenir toujours. Le vaillant émi-
grant qui, la pipe au bec, la hache à la main et le
courage dans le cœur, part pour aller là-bas abattre
la forêt, qui court chercher la fortune afin de sou-
lager les vieux ans d'un père, afin de donner sa dot
à une sœur, — quelque jolie Margot en jupe de dro-
guet, mais en robe d'innocence, — cet émigrant,
quand à son tour il a fait sou nid, quand les sau-
vages de l'Amérique du Nord ou les cigognes de la
G-rèce lui apportent un petit, quel plaisir ne res-
sent-il pas à communiquer, par le journal, la bonne
nouvelle à sa mère en cheveux blancs, à ses amis
du village ! et si son goût n'est pas à la hauteur de
son cœur, qui de vous, chères lectrices, lui jettera
la pierre ? S'il écrit mal, il agit bien, et une goutte
de son sang français vaut toutes les encres du
monde.
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 225
J'ai eu tort, lectrices, de vous entretenir de la
naissance avant le mariage ; en revanche, et afin
de consoler celles d'entre vous qui auraient coiffé
sainte Catherine, je traiterai le mariage avant le
décès.
II
MARIAGES
Si la vanité s'étale dans les avis de naissance,
c'est bien pire quand il s'agit des mariages, — et
c'est tout naturel. Que le mariage soit un mariage
d'amour ou d'intérêt, on aime qu'il ne passe pas
inaperçu. La mariée est belle ou la mariée est
riche ; on a conquis un brave cœur et un beau vi-
sage, ou tendu un piège à une forte dot, à une jolie
position sociale, qui s'y est prise : il faut que les
amis le sachent. On est toujours, du reste, fier de
sa femme dans notre pays aux mœurs pures et
naïves, il n'est que juste de la produire, et, en at-
tendant que ce soit dans le monde, on se sert du
journal.
Le journal circule partout ; il pénètre dans le
village qui a vu naître la jeune épouse, il est reçu
par l'ancien maître d'école qui vous a donné dans
le temps plus de férules que de bons points et pré-
dit que vous n'arriveriez jamais à rien ; il sera lu
par la voisine qui vous traitait de garnement, par
les camarades de classes, par le curé qui a été le
confident de vos premières fi'edaines : — le journal
226 COUPS d'œil et coups de plume
doit donc aller leur apprendre que vous vous ran-
gez, que vous laites une Hu ; et puis il est bon que
vos créanciers recommencent à espérer. Et vous
payez cinquante centins à chaque gazette de la
localité pour porter la joie dans la famille de l'é-
pousée, l'orgueil chez votre mère, l'espoir chez le
créancier, le bon exemple chez les amis, et pour
faire bisquer les grincheux, les fâcheux, vos enne-
mis intimes. Et puis il y a le rival que vous avez
supplanté : va-t-il en avoir une binette, celui-là !
Il n'y a jamais trop de luxe dans l'annonce ; elle
ne contient jamais trop de détails. La gazette,
déjà si bavarde, se surpasse. Ou proclame son bon-
heur urhi et orhi ; — ;je dis son bonheur, parce que
tous les époux du matin sont heureux, s'il faut en
croire la gazette. Celle-ci ne manque jamais de par-
ler de " l'heureux couple." Alors pourquoi lui
faire invariablement des souhaits de bonheur ?
C'est à croire que tous nos mariages sont d'inclina-
tion, d'amour, jamais de raison, d'intérêt ou de né-
cessité. C'est le plus bel éloge de nos mœurs.
Le journal vous adresse donc un épithalame, et
à défaut du troubadour, c'est le prote qui vous
sacre heureux et vous souhaite, après le bonheur
sur cette terre, le paradis à la fin de vos jours, pas
avant. Il ne le dit pas en toutes lettres, mais on
sait ce que parler veut dire. Votre mariage con-
tente le directeur, qui flaire déjà un abonné. Lais-
sons-le faire, son intention est honnête. C'est pour
le bon motif.
Par exemple, je vous dirai ceci : Si vous êtes un
NAISSANCES, MARIAGES ET DECES 22*7
simple artisan, un mince commis, un homme de
peu, un employé subalterne dans quelque minis-
tère, il ne convient pas d'annoncer votre hyménée
sous le titre de mariage fashionable. Cela est de
droit dans le cas des ]3ersonnages haut placés, des
fils de famille riches dont on dit généralement
qu'il est heureux que leurs pères soient nés avant
eux. Cela passe encore quand il s'agit des petits
crevés, dandys, gandins, incroyables, merveilleux,
muscadins, qui ont dressé tant d'embuscades aux
dots qu'ils ont fini par en attrapper une ; mais il ne
faut pas abuser de la permission. Le mot fashio-
nable est un mensonge, et l'on se rend ridicule en
l'employant, si réellement on ne se meut dans les
cercles de la fashion.
Des anglais francophobes ont répandu sur les
origines franco-canadiennes les plus sottes calom-
nies ; ils nous ont fait sortir de l'écume, comme
Vénus ; des anglais ignorants y croient dur comme
fer. Outre l'histoire, outre les pièces authentiques,
outre Parkman et nos historiens du cru, qui ré-
duisent cette invention à néant, le seul fait des
avis de mariage publiés dans les journaux avec
cette surabondance de détails que l'on connait me
démontrerait l'inanité de ces méchants racontars
anglais. Toute la généalogie y passe. On n'a rien
à cacher sur ses ancêtres, puisqu'on se plaît à les
évoquer : " M. S., fils de M. S., petit-fils de M. S.,
et arrière-neveu de M. S., qui a fait ceci, qui a fait
cela" ; " Un tel, descendant de l'un des premiers
colons venus de Picardie en 1627," et ainsi de suite.
228 COUPS d'œil et coups de plume
On dirait, parole d'honneur ! (juc chacun travaille
au profit de l'abbé Tanguay et se fait utile collabo-
rateur à son remarquable dictionnaire.
Cependant j'aimerais mieux moins de détails.
Il y a bien plus de bon sens à dire : "A Mont-
réal, M. H.... a épousé Mlle K.... tel jour," que
dans un avis faisant savoir à tous et chacun que
M. A. B. C. H.... jr., fils de M. A. B. C. H.... sr., le-
quel est ceci ou cela, et demeure ici ou là, a épousé
Mlle K...., fille cadette de M. E. F. a. K.... cjui est
ceci ou cela, et demeure ici ou là. Je concède que
l'on dise de c|ui la mariée est fille. Quant à
l'homme, puisqu'il est assez vieux pour se mettre
à la tête d'un ménag-e, on doit le connaître par lui-
même, non i)ar son père. Tout ce qu'il faut viser,
c'est l'identité. Le nom seul d'un homme lui suf-
fit, sans qu'il ait besoin de se réclamer de ses père
et mère, encore moins de ses grand-père et grand'-
mère, bien moins encore de ses autres parents.
Ceux qui vous connaissent vous reconnaissent faci-
lement à votre seul nom ; pour ce qui est des
autres, qu'est-ce c|ue cela vous fait de leur annon-
cer, qu'est-ce que cela leur fait d'apprendre votre
mariage, une chose qui s'accomplit en tout pays
depuis six mille ans ? Si encore vous étiez ou l'in-
venteur du sacrement ou sa seule victime ! Mais
tout le monde y goûte, en soufîi'e, s'y débat, y
meurt. Il n'y a rien eu de très original dans le
mariage, si ce n'est pour Adam et Eve, les malheu-
reux !
On a l'habitude de mentionner le nom du prêtre,
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 229
du ministre qui a donné la bénédiction niix)tiale.
Est-ce pour lui faire ou se faire un compliment ?
Souvent il aimerait mieux que son nom ne parût
pas dans le journal et que le nouvel époux lui
payât ses honoraires. Et il aurait raison. Les
piastres que Ton porte aux journaux, pour payer
un avis inspiré par la vanité, auraient un meilleur
emploi jetées dans la main du prêtre, qui soulage
les misères de sa paroisse. Mais étant acquis que
la bénédiction du prêtre lui rapporte un honoraire
légitime, au lieu d'écrire que l'abbé X a donné la
bénédiction nuptiale, que ne dit-on que le mariage
a été béni par l'abbé X ?
On annonce souvent aussi que la bénédiction a
été donnée par l'abbé un tel, assisté de tel autre
abbé. Pourquoi cela ? 11 n'y a Cju'un prêtre qui
prononce le conjungo vos. Il n'a pas besoin d'assis-
tance, et si un autre prêtre l'accompagne, qu'est-il
nécessaire de le dire, si ce n'est pour montrer que
l'on a des amis ou de hautes alliances dans le
clergé ? C'est pour cela aussi sans doute, plutôt
que ï)our l'étrangeté du fait, que l'on écrit invaria-
blement : "Le mariage a été célébré par l'abbé X,
frère, oncle ou cousin du marié."
La vanité, toujours la vanité !
A l'habitude d'annoncer que la jeune épouse est
la fille de monsieur celui-ci ou de monsieur celui-
là, il y a parfois des exceptions. J'ai lu récemment
dans un journal de Québec l'avis de mariage de
" Mademoiselle E. F. G-., héritière de Madame H. L
J., en son vivant marchande, et celui d'une autre
280 cours 1)'(KIL ET COUPS DE PLUME
jeune fille avec N. O. 1*., " veuf et riche cultivateur,
de Saint-Z." Cela dépasse les limites permises daus
Tart des combles.
Pas de cartes ! Que de fois j'ai lu cela, et presque
toujours au sujet du mariage de pauvres diables
qui u'avaient pas cinq sous pour commencer leur
ménage. On veut singer, voilà tout. Pourquoi
dire pas de curies, quand ce n'est pas l'usage d'en
envoyer ? En Europe on a les lettres de faire part.
Si l'on met dans un journal jias de caries ou no cards,
c'est à la seule tin que les parents et les amis ne se
blessent de n'en avoir reçu. Mais ici, où n'existe
pas la coutume des lettres de faire part, à quoi bon
cette précaution '^ C'est comme si l'on disait :
" Les époux n'iront ï)as à la mairie ! "
Et le tour de noces donc ! Personne n'oublie
d'en parler ! J'ai lu, de mes yeux lu, l'avis suivant
écrit pour que personne n'en ignorât : " Les jeunes
époux, reconduits jusqu'à Saint- Joseph par de nom-
breux parents et amis, sont arrivés par le dernier
train du jour du chemin de fer Lévis et Keniiebec,
et sont descendus à l'hôtel Saint-Louis, en route
pour un voyage aux chutes de Niagara."
Le dernier train du jour, le chemin de fer Lévis
et Kennebec, la reconduite des parents et des amis,
la descente à l'hôtel Saint-Louis, — ça sent la ré-
clame.' Qu'est-ce que cela fait au public que mon-
sieur et madame aient laissé Québec à trois heures
de l'après-midi, traversé le fleuve en voiture à deux
chevaux, en pirogue ou à pied ! Détails inutiles,
détails ridicules.
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉOÈS 231
Yous lisez parfois qu'après la " bénédiction nup-
tiale donnée par le révérend M. Bénitout, l'heureux
couple est parti en visite chez les parents du marié,"
— lesquels demeurent dans le rang Trompe-Souris
ou dans la concession Brise-Culottes. On ne donne
pas ce dernier détail, on omet la mention de la dis-
tance. C'est souvent aussi loin que de Sorel à
Berthier, de Montréal à Saint-Lambert. Il y a
toujours un cours d'eau entre les deux points, —
tout le monde ne saurait passer la mer.
Je m'attends à lire c[uelque beau matin un avis
de mariage co'tiçu dans les termes suivants : " A
Ottawa, dans la basilique mineure, le 9 du courant,
M. Rasebien, de la haute ville, barbier, conduisait
à l'autel Melle Barbe Eutychienne, fille de
M. Timoléon Prudhomme, ci-devant du Castor et
maintenant de la Pickanock, rebouteur. L'heu-
reux couple est parti pour son voyage de noces
aussitôt après le déjeuner, qui s'est pris à l'hôtel
des Princes, Rue Murray. Il doit visiter les chu-
tes de la Chaudière avant de se rendre dans le Bas-
Canada par le pont suspendu. Après un séjour
d'une semaine à Hull, qu'ils se proposent de visiter
par le menu, les mariés pousseront jusqu'à la
pointe Gatineau et nous reviendront par New-
Edinburgh. Nous leur souhaitons un heureux
voyage et un prompt retour."
On ira même jusqu'à informer le lecteur que
l'heureux couple est parti de la basse ville, pour
un voyage de noces à la haute ville, passant à
l'aller par le pont Dufierin et au retour par le pont
232 COUPS d'œil et coups de plume
des Sapeurs, — où il s'est perdu trois cœurs, suivant
la lôgende.
Nos compatriotes des Etats-Unis oublient rare-
ment de citer les noms des garçons et filles d'hon-
neur ; au pays on se le permet quelquefois. Pour
les Canadiens émigrés, c'est assez naturel, quoique
tout de même un peu ridicule : on veut, comme je
l'ai dit à propos des naissances, étant un groupe
d'exilés, se rappeler au souvenir de la patrie. Plus
il y a de noms dans le journal, plus il y a de
chance de faire plaisir à beaucoup de parents,
d'amis, et de connaissances. La même raison
n'existe pas au pays, surtout pour entrer en ces
détails-ci : le premier garçon d'honneur frère du
marié, le second son cousin, l'un résidant à Sal-
vaille, l'autre à l'Egypte de Mil ton ; les filles
d'honneur à l'avenant.
L'on a, en général, si grande envie de tout faire
connaître au public qu'on s'embarrasse dans sa
rédaction au point d'écrire : " A tel endroit, à telle
date, par le Rev. M. L., M. N. F. conduisait à l'au-
tel mademoiselle Emma P." J'ai lu cet avis dans
un journal de la campagne, il n'y a que quelques
mois
Peut-être dans ce cas-ci, ne dois-je pas attribuer
à la vanité la mention du prêtre qui a béni le
mariage ; c'est un simple vicaire qui n'est à aucun
degré le parent des nouveaux époux. Alors, pour-
quoi cette mention ? Peut-être afin de faire savoir
au public que l'on s'est marié en face de l'Eglise,
non par-devant un ministre protestant. Plus pro-
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 233
bablement, par la force de l'habitude, pour faire
comme tout le monde. En tout cas on devrait
un peu mieux soigner sa phrase, et, sacrifiant à
un ridicule, y sacrifier du moins correctement.
Est in canitie ridiculosa Venus.
Il a dû se rappeler ce vers d'Ovide le gazetier
qui annonçait dernièrement, sous le titre de mariage
Mécoce, le mariage d'un bonhomme de quatre-
vingt-treize ans avec une bonne vieille de soixante-
seize. Il a voulu rire des flammes de ce vert-
galant, sans doute. Je m'attendais à apprendre
un mariage dans les limites d'âge fixées par la loi ;
— et crac ! je butte contre deux vénérables bornes.
S'attendre à l'hyménée d'un garçon qui n"a pas
encore dépouillé la robe prétexte pour la robe virile,
espérer entendre parler de Daphuis et Chloé, et s'é-
chouer sur deux respectables barbons, sur Philémon
et Baucis ! Il faudrait exterminer ce journaliste-
là ! En matière aussi grave que le mariage, il
n'est pas permis de surprendre la bonne loi du
lecteur, de Tattrapper au piège d'une réclame de
pharmacien ou de chapelier-fourreur. Je proteste.
Puisque je parle des vieillards, un mot des noces
d'or et de diamant. Ce n'est pas chose banale que
ce renouvellement des promesses du mariage après
un demi-siècle de ménage fidèle. Bien que cet
événement paroissial soit assez fréquent dans nos
campagnes, il y a toujours quelque chose d'atten-
drissant dans la vue de ces bras tremblants qui se
donnent protection, de cette vieille femme qui pro-
234 COUPS d'œil et coups de plume
met obéissaïue, de ces chefs branlants qui se jurent
une iidclitc iacile maintenant à porter ; les céré-
monies qui l'accompagnent, les divertissements
qu'il amène comme les réflexions sérieuses qu'il
provoque, le touchant respect qui entoure les vieux
époux, tout cela vaut qu'on le raconte. Seulement
on doit prendre garde que le récit n'en soit pas
rédigé par un barbacole idiot ou quelque godelu
reau de village. Je n'oublierai jamais comment se-
terminait une notice de ce genre, écrite sans doute
par quelque enfant de chœur : " Le vénérable cou-
ple passa le reste de la journée en plaisirs inno-
cents."
Innocent toi-même !
De ce qui précède, que conclure ?
Deux choses bien faciles : continuer à suivre la
pratique du mariage, n'en point fatiguer les ga-
zettes. Voilà.
Tourtereaux et tourterelles mes amis, faites votre
nid, capitonnez-le bien, qu'il soit agréable à vous
et chaud à vos petits. Chantez en tête-à-tête vos
douces amours ; roucoulez dans la splendeur d'un
éternel printemps, sous un ciel toujours pur, dans
la tiède atmosphère de votre cage bénie. N'invitez
pas l'oiseau étranger au sanctuaire intime de vos
suaves fêtes de famille. Vivez pour vous-mêmes,
sans crier votre bonheur sur les toits, sans narguer
le voisin moins heureux. Cachez vos joies pour
qu'elles durent. Vous n'aurez crainte que le nid
soit dévasté, la couvée éparpillée. Pas de fenêtres
ouvertes sur votre intérieur à l'œil public. Pas de
NAISSANCES, MARIAUES ET DÉCÈS 235
vanité, qui serait sottise, — pas d'étalage, qui serait
provocation. Mariez -vous, mais sans orchestre.
Que vos cœurs seuls, se rendant l'un à l'autre,
battent la chamade. Dispensez- vous surtout, comme
dirait certain ami à moi, dispensez- vous de l'ophi-
cléide de l'annonce et du trombone de la publicité.
III
DECES
Je commence ce chapitre en donuant un bon
point à la presse canadienne. La presse des autres
pays n'en mérite pas autant. On a vu Cassagnac
danser sur la tombe de Thiers, se réjouir ouverte-
ment de sa mort, en souhaiter autant aux chefs
républicains. La joie d'un Corse après une ven-
detta, la gaieté d'un coupe-jarret après une tuerie \
Eien de tel ne se voit ici. L'adversaire est tombé,
on ne l'écrase pas du talon, on le relève. Il est
mort, paix à ses cendres ! On l'avait rabaissé pen-
dant toute sa carrière, on l'exalte maintenant. Il
souffle des rives éternelles un vent de pardon, ou
plutôt un vent de justice, — car nous sommes meil-
leurs, même en politique, que nous ne nous plai-
sons à le dire. Tel de nos hommes publics est
aujourd'hui représenté comme un voleur, un traître,
un vulgaire criminel, qui, mort demain, sera chanté
par ses pires ennemis. Le voici sur les planches,
chacun se recueille un instant, et au silence suc-
cède un concert d'élocres.
286 COUPS d'œil et coups de plume
La mort a jeté une nappe d'huile sur les eaux
iroublées. On met en évidence toutes les bonnes
qualités du défunt, on étend un voile sur ses fau-
tes, on assure sa ftimille de la haute estime eu
laquelle il était tenu. La famille, il est vrai, aurait
préféré voir cette estime se manifester plus tôt.
Les jours de son chef n'auraient pas été empoi-
sonnés, abrégés par la malveillance ou par les
besoins malsains d'un état politique faux, de mœurs
publiques indéfendables, où chacun semble avoir
pour devise : A corsaire, corsaire et demi.
Cependant, il y a de la grandeur d'âme dans
cette trêve faite dans la mort. La haine s'arrête
chez l'entrepreneur de pompes funèbres, la calom-
nie et la médisance restent muettes à la porte du
cimetière. Prenez Cartier, prenez Letellier. On
ne dira pas d'eux qu'ils ont tourné le dos à l'en-
nemi, qu'ils ont évité les coups ; ils en donnaient
et en recevaient de fameux. Eh bien, une fois
éteints, l'oubli s'est fait sur ce qu'il était convenu
d'appeler leurs mauvaises actions. S'il s'est trouvé
une voix discordante, elle a confirmé la règle, voilà
tout.
Honneur donc à notre presse sous ce rapport !
G-resset a dit :
L'éloge des absents se fait sans flatterie.
Il n'en est pas de même de nos morts, de ceux
surtout qui n'ont pas cherché à débrouiller l'éche-
veau politique : nous les louons à outrance. Ils
ont tous été des citoyens intègres, intelligents, es-
NAISfîANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 237
timés, influents, des génies ou des saints. Us pos-
sédaient la confiance de leurs compatriotes, et c'est
bien prouvable, car ils ont été ou maires, ou con-
seillers municipaux, ou marguilliers, ou commis-
saires d'écoles ou juges de paix. On est sûr de
l'apothéose, quand on a franchi la grande fron-
tière. C'est le temps de devenir prophète en son
pays, — quand on en part. On récolte la gloire pos-
thume, et la statue a pour piédestal l'ossuaire.
Celui qui ne ferait pas dire de lui qu'il fut bon
fils, bon époux, bon père, bon citoyen, frissonnerait
de jalousie dans son linceul. Pas une fille qui
n'ait été la vertu en jupons, la grâce en personne,
le charme ambulant. Cet écolier était du bois
dont on fait les grands hommes. Toutes les
mères ont été exemplaires, parfaites, toutes les
femmes fidèles. J'ai connu le plus avare, le plus
mesquin, le plus effi"ontément égoïste des hommes :
cependant l'avis de décès vantait sa bienveillance,
sa générosité, son amour du prochain. Etait-ce
l'aveuglement d'une épouse éplorée, le sarcasme
d'un héritier déçu, ou la vengeance d'un journa-
liste à qui le défunt devait des arrérages d'abon-
nement ? Je ne sais qu'une chose : le compliment
était outrageusement faux. Et dans cinquante ans
ses petits enfants, lisant l'article soigneusement
conservé dans l'album de la famille, s'écrieront :
Quel maître aïeul nous avons eu là !
Le premier ridicule est donc l'exagération dans
l'éloge. Je passe aux ridicules de forme, de rédac-
tion.
238 COUPS d'ceil et coups de plume
Vous lisez ici: "Dame Sabine A., veuve de Jeu
Justin B." Le pléonasme se niche partout. Celui-
là est le cousin germain de cet attrappe-lourdaud :
" Pourquoi voit-on les maris pleures par leurs
veuves, et jamais les veuves ])leurées x^^î" leurs
maris ? "
Là : " Joseph C, époux de Léoca D." On veut
donc constater l'identité du mari au moyen de la
femme. Au fait, si c'était elle qui portait les
chausses !
Ailleurs : " Paul F., à l'âge avancé de 99 ans et
quelques mois." Je sais parbleu bien que c'est un
âge avancé, et je m'en serais aperçu tout seul !
On n'a pas besoin de me dire qu'Orpha G-. est
morte " à l'âge peu avancé de deux ans et demi."
Monsieur delà Palisse!...
Journaliste qui écrivez : " Nous avons la douleur
d'annoncer le décès de Marie-Jeanne-Florida, lille
de notre estimable concitoyen M. H... à l'âge de
treize jours," — vous mentez un peu : votre sympa-
thie pour la famille d'une enfant que vous n'avez
probablement jamais vue ne va pas jusqu'à la dou-
leur. Soyons de bon compte ; n'exprimez qu'un
regret, je vous croirai.
Vous qui terminez l'avis de décès par ces mots :
"Nos meilleures condoléances ;" ou "La famille vou-
dra bien accepter l'expression de nos condoléances ;"
qui dites : " Madame L., à l'âge de vingt ans ; elle
laisse un enfant en bas âge ;" et " après une longue
maladie de trpis semaines ;" et " la révérende sœur
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 239
M., âgée de 36 ans et 8 aus de religiou " ; on. encore
" la révérende sœur Saint-Michel des saints des
sœnrs de la Providence," — je vais vous dire un se-
cret : le moins que l'on puisse exiger d'un journa-
liste est un peu d'attention à ce qu'il écrit.
Je viens de citer des balourdises impardonnables
et très fréquentes. Elles ne sont pas de mon inven-
tion, elles s'étalent dans presque tous nos journaux.
Si le journaliste n'écrit pas ces choses lui-même,
son devoir est de lire la copie qu'on lui apporte, et
d'être impitoyable pour les fautes de français, les
non sens, les niaiseries, les naïvetés, les coups d'en-
censoir, les louanges immodérées, les longues né-
crologies.
Si vous consacrez un article à la mémoire de
quelqu'un, intitulez-le "nécrologie," "notice bio-
graphic[ue," " notice nécrologic[ue," — jamais " obi-
tuaire ;" c'est la volonté du dictionnaire.
Ne vous laissez pas aller au dithyrambe. Qu'il
ne soit pas question dans vos articles des vers du
tombeau. Ne nous effrayez pas avec la faux tran-
chante de la mort. Dites, si vous Voulez, que la
faux de la mort a tranché le fil d'une existence,
mais abstenez-vous de parler de faux tranchante.
Cela fait froid dans le dos de vos lecteurs ; ils
craignent cj^ue la faux, quand viendra leur tour,
soit ébréchée ; ils ont des peurs de scie.
Tous les trépassés ont toujours souffert leur der-
nière maladie " avec une résignation chrétienne à
la volonté de Dieu." Jusqu'à mon avare de tantôt
dont on a dit la même chose, et cependant il de-
240 COUPS d'œil et coups de plume
vait considérer comme perdues les journées où il
n'aurait pas juré cent fois, cet obstiné sacreur, pa-
tient comme un tonneau de nitroglycérine. Dans
cette expression comme dans celle-ci : " muni des
secours de la religion," je vois moins l'ostentation
que la profession de la foi religieuse, et à ce compte
je les respecte toutes deux.
Le défunt laisse toujours " pour déplorer sa perte
une épouse inconsolable," tant d'enfants et de petits-
enfants, ou bien un cercle nombreux de parents et"
d'amis. Parfois c'est " une épouse éplorée," — celle
qui s'arrache les cheveux, jette les hauts cris et se
remarie au bout de six mois. La veuve inconso-
lable, elle, prend un peu plus de temps pour se
consoler, mais n'en finit pas moins par se faire ad-
ministrer le sacrement. Pour la même raison, quand
vous lirez "l'épouse bien-aimée de M. Z," dites-
vous que M. Z. convolera au bout de l'an et jour.
Les journaux parisiens citent des centaines d'épi-
taphes plus ou moins grotesques qu'ils prétendent
avoir relevées ici ou là. Il n'entre pas dans mon
intention de parler de l'épitaphe-réclame, mais je
dirai un mot de l'avis de décès-réclame. J'ai lu
dernièrement : " A Montréal (ou Québec), chez son
oncle, libraire (ou marchand de nouveautés), à tel
numéro de telle rue, Marie- Aimée X, âgée de 3
mois et 4 jours." On ne va pas encore jusqu'à dire
que l'on tient le dernier roman ou le corset à la
mode ; cela viendra.
L'oubli d'une simple virgule fait dire de singu-
lières choses. Exemple : " Mélanie K, épouse de
NAISSANCES MARIAGES ET DÉCÈS 241
Pierre M, peintre à l'âge de 42 aus." Et encore :
" G-aspard L, cultivateur du bas du rapide des
Forges." Enfin : " Léon F, navigateur de l'Islet."
Décidément, Pierre n'a pas été précoce, G-aspard
devait retirer peu de profits de la culture de son
rapide, et Léon naviguer difiicilement sur la terre
ferme. •
Ici, je lis d'une enfant de dix ans qu'elle est
morte de la mort des justes. Beau dommage ! Là,
c'est telle paroisse qui vient de perdre " un bon
citoyen, âgé de quatre-vingt-onze ans." Il n'y a
pas de mauvais citoyens à cet âge-là. Ailleurs,
parlant d'un vieillard du même âge, on dit que
" le vénérable défunt était actuellement le plus
doyen des patriarches de =^^^." Un autre laisse
" cinq enfants encore en vie." Une fille de six ans,
" qui est allée rejoindre les auges, laisse pour dé-
plorer son sort son père, sa mère, sa sœur et toutes
ses petites amies." Celui-ci, " né le dix-huitième de
sa famille, accompagna dès l'âge de sept ans son
frère aîné aux Etats-Unis." Je frémis en pensant
qu'il aurait pu naître vingtième et entreprendre
plus jeune de quelques années ce long voyage,
quoiqu'un de mes amis m'afiirme avoir connu un
homme qui avait traversé le Saint-Laurent étant
encore à la mamelle. Celle-là, '• une mort subite
est venue l'enlever du centre de ses proches dans
les faibles bras de sa fille cadette," et elle laisse
pour déplorer sa perte " cinq enfants qui n'oublie-
ront jamais ses qualités qui ne tendaient qu'à l'obli-
geance."
242 ooups d'œii. i<:t coups de plume
On dirait moins de sottises de cette force si l'on
ne sacrifiait autant au désir de se mettre en évi-
dence, à la vanité.
On a tort d'employer invariablement la formule :
" Parents et amis sont priés d'assister aux funé-
railles, etc." Il faudrait dire : les parents et amis,
ou, mieux encore, les parents et les amis.
On a encore moins raison d'annoncer que le con-
voi funèbre laissera la demeure de son père, de son
fils. Un chroniqueur québecquois se demandait
récemment ce que peu bien être le père d'un
convoi.
On a beaucoup d'autres torts. Le plus considé-
rable, à mon sens, est la manie des longs articles
nécrologiques, rarement bien faits, très souvent
grotesques. Vous êtes forcé de rire sur la tombe
du citoyen que l'on voudrait vous faire pleurer.
On s'y prend si mal aussi pour vous tirer les lar-
mes ! Un quidam arrive au bureau du journal,
paie cinquante centins pour l'insertion de l'avis de
décès, que l'un des commis rédige séance tenante,
puis il dema*ûde timidement à voir le rédacteur.
Introduit dans le sanctuaire où le plumitif façonne
au galop de sa plume des opinions politiques pour
sa clientèle, il lui expose le but de sa visite dans
un monologue sans fin : — " Le défunt était, vous
le savez sans doute, un de nos chauds amis dans
les élections. L'année passée, il a morfondu un
cheval et dépensé quatre cents francs de sa poche
pour le succès de notre candidat. Le comité ne
lui a rien donné. Entre nous, on aurait dû...
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 243
— Excusez-moi. s'écrie le journaliste ahuri, je
suis pressé, je vais lui faire uue bonne nécrologie.
Une demi -colonne d'éloges est bâclée en un tour
de main, et le journalisme compte à son avoir une
insanité de plus.
Ou bien c'est un condisciple, l'institutrice de la
paroisse, un ami de la famille affligée, qui apporte
son emplâtre de baume de G-^laad tout préparé.
Le journaliste y jette rarement les yeux et l'appli-
que tout chaud à ses lecteurs.
Quand je ferai mon testament, et j'en laisserai
un. ne fût-ce que pour léguer mes dettes à mes
créanciers, je n'oublierai pas de déshériter celui
des dits créanciers qui s'aviserait de me pleurer
quand je serai dans un monde où il n'y a pas
d'huissiers. Et j'ordonnerai à mes exécuteurs tes-
tamentaires de poursuivre devant les tribunaux et
jusqu'au fond des autres enfers l'ami inconsolable
qui chargerait ma tombe de poésie. Je veux
épargner à cet ami un labeur inutile. De la bonne
prose, c'est assez, allez ! J'en ai trop lu de ces
vers qui luttent avec les vers du tombeau à qui
fera la morsure la plus cuisante.
Voulez-vous que je vous en lise ? j'en ai une
pacotille.
Séchez vos pleurs parents chéris
IMon âme s'est envolée aux cieux
Où auprès de l'Eternel elle prie
Pour vous qui m'avez tant aimés.
Il s'agit maintenant d'un écolier qui s'est noyé
la veille de la distribution des prix. Un camarade
244 COUPS d'œil et coups de plume
s'avance et lit, selon l'expression du journal, " cette
triste et sombre poésie." — Ce «arçon-là iie dira
jamais plus vrai do sa vie.
Quel oxomplo ou ce jour s'oiTre li nos yeux,
Un ami nous est ravi sans adieu ......
En ce jour où nous nous promettions tant de bonheur
Est venu se changer on un jour de deuil et de pleurs.
Ce pauvre Alfred, le matin, sans se dotiter du triste sort qui
[l'attendait,
Etait livré à une joie sans mélange et sans nuage
Mais Dieu dont les vues sont impénétrables
Donnait à notre ami un sort dur et regrettable.
Emporte avec toi, tendre ami, les souvenirs
De tes confrères qui ne cesseront de te redire
Combien nous sommes affligés de ta destinée.
Espérons tous que déjà tu jouis du bonheur d'une heureuse
[éternité.
De concert avec tes pauvres parents affligés.
Pleurons, pleurons ton absence prolongée.
Nous dirons à ta pauvre mère
Cessez vos pleurs, il vit au ciel pour vous aimer.
Adieu donc, adieu pour toujours, lors(iue tu seras au ciel
Souviens-toi de tes amis fidèles.
Nous ne manquerons pas d'offrir nos faibles prières
Pour le repos de celui qui nous était si cher.
Cela paraissait dans un grand journal de Mont-
réal le 14 juillet 18^5. Le journaliste, qui permet
que l'on prenne dans sa gazette de telles libertés
avec la ï)oésie, la rime, la raison, la prosodie et la
grammaire, mérite une épitaphe en vers, et en vers
comme ceux-là ! Je le connais le malheureux, et
s'il me précède où tout repose, mon scieur de bois
lui en composera une en vers d'au moins vingt-et-
un pieds, comme l'un de ceuxfqui précèdent. Ce
NAISSANCES. MARIAGES ET DÉCÈS 245
ne seront pas des alexandrins, mais des alexandris-
simes, — preuve indéniable de mon profond cha-
grin.
Voici deux autres spécimens de poésie funèbre
dénichés dans notre presse :
La mort impitoyable n'a pas respecté
Ni tes jeunes années, ni ta rare beauté;
0 Alvina, du temps tu as franchi le seuil,
Et laissant à tes parents le triste deuil,
Ta vie comme la fleur que le matin
On voit éclore et que son disque argentin
S'incline vers la terre, et que le soir
Comme toi sa beauté s'est éteinte sans espoir ! . . .
Et celui-ci : —
La douleur
De ton cœur.
Tendre mère.
Pour cette enfant chère,
Au ciel montera :
Tu reverras
Ton Almanda !
Quand on n'a pas sous la main de poète élégiaque
qui puisse incruster son chagrin et celui des autres
dans la gazette, on recourt aux poètes étrangers,
on leur prend leurs vers, pour les retoucher et re-
tailler, presque toujours pour les massacrer, tant
qu'on ne les a pas accommodés aux circonstances
où l'on se trouA^e. On a perdu une petite fille,
mais ou n'a que des vers écrits sur la mort d'un
petit garçon ; qu'est-ce que cela fait ? Les vers
seront mauvais, mais si peu de personnes s'en aper-
cevront. Exemple :
246 COUPS d'œil et coups de plume
M<iis.wmiée par la mort dès tes |)lus tondre ans,
ïu parais ot tu meurs comme la tleur des t-hamps.
Tu meurs, mais tu vivras toujours dans notre mémoiro.
Tu meui-s, mais tu renais au séjour de la <?loire.
Là, ce cœur innocoixjt boit l'oubli de ses pleurs,
IjOS délices du Ciel remplacent ses douleurs.
Son front revêt l'éclat et la lieauté d'un ange,
Et son âme jouit d'un bonheur sans mélange,
O i>rodige touchant ! une débile mortelle
De son frêle berceau s'élève jusqu'au ciel.
La mort en la frappant, n'a brisé que ses chaînes.
Son salut est le prix de quelques jours de peine.
Sous votre ombre, ô gazons, gardez son monument
Zéphirs, autour d'eUe murmurez doucement.
Et toi, sur ce lieu saint, ô lune ! en ta carrière
Réfléchis un rayon de ta tendre lumière.
Mes mains y planteront l'étendard du fidèle,
Et sèmeront autour la rose et l'immortelle.
Que ce soit de la poésie indigène ou non, ça m'est
bien égal, mais je me demanderai longtemps quelle
peut bien être la hauteur des gazons dont Tombre
est assez longue pour cacher un monument.
Il n'y a pas au Canada quatre vers plus géné-
ralement connus que ceux-ci :
INIais elle était du monde où les plus belles choses
Ont le pire destin ;
Et, rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin.
La raison en est bien simple : il ne meurt pas
une miette de Hull à Graspé qu'on ne les lui ap-
plique, en les défigurant un peu parfois. On les à
même appliqués à des garçons ; on changeait elle
en il et c'était fait.
La somme de lieux communs et de vérités de La
NAISSANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 24*7
Palisse qui trouvent place dans tous les journaux
à l'article Décès est prodigieuse. C'est toujours la
faux tranchante, la mort qui ne respecte personne,
la fleur moissonnée, le lys brisé sur sa tige, la co-
lombe qui s'envole, l'âme trop pure pour cette
terre, — comme si tous ceux qui restent étaient des
riens qui vaille. Rarement un cri du cœur ; et
s'il s'en échappe un, personne ne l'entend, noyé
qu'il est dans des flots de paroles sonores. Tout
est gâté, le cri est perdu. Ce n'est pas la voix de
Rachel dans Eama, ni celle de Tj'iboulet reconnais-
sant sa fille dans le cadavi'e qu'il piétinait. La
douleur vraie n'a pas de phrases.
Voici que meurt un jeune homme de dix-neuf
ans et onze mois (pour une fois on a omis les se-
maines, les jours et les heures). Il lui faut une
nécrologie, va sans dire. On commence ainsi :
Ta vie a été admirée,
Tu dois en être félicité.
On continue :
" Ce jeune homme, par son intégrité et son énergie avait déjà
su se faire un bon avenir et promettait beaucoup, lorsque la
mort est venu le frapijer, et l'éloigner pour toujours de ses chers
parents et d'amis. Il était considéré comme un tils docile et
aimant ses parents ; de plus ses vertus et ses qualités extérieures
lui méritèrent l'estime et la considération de tous les citoyens
du faubourg "
On termine :
" O famille éplorée ! je comprends ta douleur et ton angoisse
en ces joui"s de malheur; je sais qu'il est difficile et douloureux
de te voir en un instant privée pour toujoui-s de ce cher enfant ;
248 COUPS d'œil et coups de plume
mais 110 lo ])lonn» pas, uo le déraii-ro pas ; car il a déjà coriinienct'
à chanter les félicites et les louanj^os de rEtornol ; déjà il a prié
Dieu de te donner la force et le courage do suiJi)orter cotte grande
épreuve; déjà il te dit de te mettre à l'ombre de la croix, lieu
assuré pour donner les consolations nécessaires à ceux qui sont
affligés.
Damase, tu es heureux,
Car tu vois Dieu.— Un ami."
Je respecte plus que personne le sentiment qui
a dicté ces phrases, mais ne m'empêchera pas qui
voudra de demander la tête du journaliste assez
bonasse pour donner asile à semblable galimatias.
C'est le tour d'une jeune fille de mourir. Elle
aussi a des amies. L'une d'elles éclate :
" Cette pauvre Joséiihine! qui l'aurait cru il y a un an? elle"
si forte, jouissant d'une santé qui paraissait à toute épreuve, de
ce teint rose, mais ferme, qui semblait défier cette vilaine mala-
die qui fait tant de ravages dans nos rangs et qui vient de la
moissonner à la fleur de l'âge : la consomi^tion.
" Elle avait dix-neuf ans ; jamais encore elle ne s'était déchi-
rée aux ronces du chemin ; la sollicitude incessante, la tendresse
infatigable dont elle était entourée au foyer paternel l'avaient
emiîêchée de soupçonner les chagrins et les revers que recèle le
voile sombre de l'avenir.
" Chaque instant de la vie est un pas vers la tombe." Un in-
stant, un pas, la tombe résument sa source et son terme. Elle
est disparue pour toujours, elle nous a échappé à jamais. Hélas !
" Elle était douée d'un beau caractère et d'une intelligence
supérieure, elle était gaie, bonne, spirituelle et généralement es-
timée ; elle est justement regrettée de sa famille et de ses amis,
et vous, mères, vous vous sentez attendries ; mais consolez-vous
tous, car elle était bien résignée, et après tout le ciel n'est pas
une prison, elle s'y fera l'auxiHaire de ceux qu'elle a aimés.
" Passerat dans sa propre épitaphe a dit : " Amis, de mauvais
vers, ne chargez pas trop ma tombe." Je crains que ma prose,
indigne d'elle et de ses talents littéraires, ne pèse à son repos et
NAISSANCES, MAEIAGES ET DECES 249
je m'arrête, mais je puis sans m'exposer à charger sa tombe citer
une fois de plus les jolis vers de ^lallierbe dans son ode à Melle.
Desperriers ; ils l'ont été mille fois déjà, jamais plus à propos :
Mais elle était du momie, etc.
Une Amie.
Il n'y a pas de eommeutaires à faire. Relevons
seulement pour mémoire " le ciel qui n'est pas une
-prison, après tout," "le teint rose wois ferme," "les
revers que recèle le voile sombre de l'avenir," la
soi-disant épitaphe de Passerat, l'ode à " Melle Des-
perriers.''
Au tour d'un échappé de collège d'épancher son
admiration et de laisser déborder son enthousiasme :
" La famille X. . . a été bien éprouvée La mort vint la
visiter et lui enlever deux de ses enfants dans l'espace de quatre
jours. Quelle peine ne dut j^as ressentir leur bonne mère sur
tout lorsqu'elle ne contemplait plus que les reste-s inanimés de
ses deux jeunes filles qui, jxv de jours avant leur mort, faisaient
toute sa joie et sa consolation. C^s deux jeunes enfants qui na-
guère encore t(nis.%fie/ii le parfum de leurs prières à celles de tous
leurs bons parents réunis, unissent encore aujourd'liui leurs chants
d'amour et de gloire à tous les Bienheureux dans le Ciel
" A. et L. ne sont plus, mais leur mémoire subsistera tant que
vivront ceux qui les connurent. L. . ., à j^eine âgée dé quatre
ans, récitait soir et matin les belles prières que sa pieuse maman
lui avait apprises. Qu'il était beau de voir prier cet enfant !
" Que dire à présent de son petit frère A. . .! Depuis deux ans
il allait à l'école et lisait déjà avec assez de facilité. Il n'avait
que six ans et déjà il était mûr pour le Ciel
" Qu'il était triste, de voir mourir ces deux petits enfants !
" Papa ! Maman ! disaient-ils ; nous allons vous quitter ! nous
allons mourir ! Embra.sse-moi, maman, disait le plus âgé, c'est
fini, je m'en vais, mais au ciel je prierai le bon Dieu jiour toi et
pour vous tous ! ! ! "
250 COUPS d'œil et coups de plume
" Quel est celui, je vous le demande, qui aurait pu retenir ses
larmes à \b, /simple me de ce faible enfant essaytctit à rédsler contre la
force irrémlible de cette mort crudle! "
.Te voudrais, lecteurs, pouvoir m'excuser d'avoir
été long comme s'excusait Lacordaire en terminant
son discours sur la vocation de la nation française :
" Je suis long peut-être, disait-il, mais c'est votre
faute, c'est votre histoire que je raconte ; vous me
pardonnerez si je vous ai fait boire jusqu'à la lie
ce calice de gloire." Le fait est que nous n'avons
bu aucun calice, ni de gloire ni de déshonneur. Je
vous ai mis sous les yeux quelques travers, où le
vice ni le crime n'ont rien à voir. Ce sont de
légers ridicules en somme, et si nous le voulons
nous nous en débarrasserons sans trop d'effort.
Notre caractère de peuple honnête, industriel, in-
telligent, attaché à ses traditions, religieux, moral,
n'a pas à en souffrir. Ce sont des scories qui ne
sauraient entamer le métal, nullement des x:>ailles
qui le feraient casser. Elles sont à la surface ;
hardi à l'écumoire !
La presse, qui est toute et seule à blâmer, la
presse devrait se regarder dans le miroir que je lui
présente : si peu poli qu'il soit, elle s'y reconnaî-
trait. Elle pourrait ensuite prendre la ferme réso-
lution de se corriger. D'elle seule, en effet, dépend
la réussite. C'est elle la coupable, l'effort est à
elle. Le moment est bien choisi et la circonstance
opportune. Il s'est manifesté depuis environ quatre
ans dans notre petit monde des lettres un vif désir
de réforme ; on a déclaré la guerre aux anglicis-
NAISt^ANCES, MARIAGES ET DÉCÈS 251
mes, publié des manuels des expressions vicieuses,
relevé les fautes grammaticales qui se rencontrent
à tout bout de champ dans les journaux ; nous
avons un commencement de critique littéraire. La
presse, qui est la gardienne des libertés publiques,
doit aussi l'être de la langue ; c'est à elle, l'éduca-
trice du peuple, de conserver celle-ci jalousement.
Et que faut-il faire alors ?
C'est simple comme bonjour, si les journaux le
veulent.
Adopter une formule simple, courte, rationnelle
et française pour annoncer les naissances, les ma-
riages, les décès, et y tenir mordicus ;
Supprimer les longues nécrologies, hors le cas
des personnes marquantes ; ou ne les admettre qu'à
titre d'annonces payantes et les publier dans les
colonnes d'annonces, après les avoir soigneusement
revisées ;
Couper le sifflet, sans merci, à toutes les jeu-
nesses qui cherchent l'occasion d'étaler leurs jabots
de parrains ou leurs habits de garçons d'honneur
dans les colonnes du journal ;
Etre impitoyable pour les phraseurs.
Un journaliste qui prendrait cette bonne résolu-
tion-là n'aurait, pour y persévérer, qu'à se dire à
chaque épreuve : Si je laisse passer la bêtise, le
public m'en croira l'auteur : donc au panier le ma-
nuscrit ! Qu'il en fasse une de ses fins dernières,
qu'il y pense souvent, et je vous promets qu'il ne
péchera guère.
252 (joups d'œil et coups de plume
Mais si l'on croit qu'il y aura soulement trois
journalistes qui prendront cette résolution, croix
de paille !
P.-J.-O. CHAUVEAU 253
r.-J.-O. CHAUVEAU
Voici qu'après nous avoir donné une bonne nou-
velle les journaux nous la reprennent. Cela valait
bien la peine de nous faire un grand plaisir pour
nous le ravir au bout de vingt-quatre heures.
Dans notre 'peiit monde littéraire, il n'est per-
sonne qui ne se soit réjoui d'apprendre que l'hono-
rable M. Chauveau concourrait pour un des prix de
l'Académie française. Certes, avec un bon et beau
livre comme son dernier : F.-X. Garneai/, sa vie et ses
œuvres, on a le droit d'avoir cette ambition.
L'Académie nous a couronné un poète, et nous
avons tous applaudi ; également nous voudrions
voir ceint des lauriers académiques le front d'un
homme qui est un patriote ardent et éclairé, d'un
écrivain distingué, d'un érudit qui n'est pas lin
fossile, d'un politique qui a peut-être eu ses fautes
— ce qu'il ne m'appartient pas de discuter ici, —
mais qui les a rachetées par sa bonne foi et sa
naïve honnêteté personnelle.
C'est un homme que j'ai combattu dans le temps
sur le terrain politique, mais dont j'ai toujours
admiré le grand talent et le digne caractère. Il est
certainement à la tête de notre petite phalange ;
c'est un littérateur de derrière les fagots, et per-
sonne ne s'y trompe, personne ne conteste sa haute
254 COUPS d'œil et coups de plume
vali'iir. Ce iTesl ])iis un homme qui a joué du bou-
toir, assommé dos rivaux, découragé des novices, —
tout au contraire. Son talent s'élève dans une
atmosphère sereine, aucun nuage ne l'obscurcit ;
c'est pour cela que nous le voyons tous et cjue per-
sonne n'aboie après.
On nous annonce aujourd'hui que M. Chauveau
a bien, il est vrai, envoyé son livre à Camille
Doucet, cpii est son ami, mais qu'il n'a jamais
entendu concourir pour un des prix de l'Académie.
Moi je prétends c|ue cela ne saurait être vrai, M*
Chauveau n'ayant pas le droit de priver de sa gloire
son pays. C'est peut-être l'indiscrétion des jour-
naux qui ont prématurément annoncé l'envoi ï)Our
concours qui l'empêcherait de braver un échec, et
j'admets volontiers qu'il eût mieux valu que le
I)ublic n'en sût rien. Mais aujourd'hui le chat est
hors du sac, l'idée est lancée, tous les journaux
l'ont approuvée : il ne faut pas que M. Chauveau
recule. Ce n'est pas lui qui se mettra sur les rangs,
c'est nous, ses compatriotes, qui nous faisons repré-
senter par lui et qui, s'il y a défaite, en subirons,
non la honte — il n'y en aurait pas — mais le chagrin.-
M. Chauveau nous appartient, et il a le devoir
d'élargir notre horizon littéraire, de répandre
davantage le Canada en France. Lui qui a fait
avec tant de grâce délicate les honneurs du banquet
à Fréchette, nous espérons c[uil mettra celui-ci en
demeure de s'acquitter d'une dette que tout le
Canada lisant a vu contracter.
Et nous serons là, à la c[uittance comme au con-
P.-.T.-f). CHAIIVEAU 255
trat, et nous signerons joyeusement comme témoins
et nous acclamerons dans une commune ivresse le
créancier et le débiteur.
Il faut c[ue Chauveau concoure.
Il faut que ses amis— dont je voudrais être— lui
fassent comprendre qu'il ne peut soustraire le
mérite à la récompense.
Je compte bien qu'ils y réussiront.
Du moment que nous avons produit une œuvre
remarquable, ne sommes-nous pas tenus de la faire
connaître en France ?
Chauveau ferait d'une pierre deux coups : Gar-
neau et lui y gagneraient, et partant le Canada
français.
256 COUPS d'œil et coups dp: plumk
TKMKIMTÉ
Il est certes bien difHcilc, en nombre de eus, de
fixer la limite des pouvoirs dont les autorités pu-
bliques sont revêtues. Elles sont tenues encore
plus rigoureusement de prévenir le crime que de
le punir, et cependant le code de nos lois crimi-
nelles, source de leur mandat, en règle générale,
châtie mieux qu'il ne prévient. Toutes les offenses
et toutes les punitions sont prévues ; le moyen
d'arrêter le mal, non pas ! Le magistrat tvouve
dans la loi foule d'occasions pour le bras du bour-
reau ou du fouetteur public de s'exercer, mais peu
d'aide pour tarir la source des fautes contre la so-
ciété.
Je suis juste, et j'admets sans hésitation qu'on
donne plus facilement un coup qu'une raison, été
qu'il est plus aisé de sévir contre les délits que de
les prévenir. N'empêche que les législateurs ne
portent point assez leur attention de ce côté. Ou
devrait armer la soL'iété, dans la personne de ses
magistrats, de plus de pouvoirs qu'ils n'en ont.
Il est un proverbe anglais qui est vrai et que je
traduis librement ainsi : Une once d'hygiène vaut
mieux qu'une livre de médicaments. Si on pou-
vait le transporter, l'appliquer dans la législation !
Pourquoi ce long préambule, me dira-t-on ?
TEMERITE 257
Pour arriver à vous demander, lecteur, à me de-
mander à moi-même si la loi met à la disposition
d'un magistrat les moyens d'empêcher un suicide.
Je ne dis pas que non, j'espère que oui.
Surtout quand il s'agit d'un suicide idiot comme
celui du capitaine "Webb.
Blondin traverse au-dessus des chutes du Nia-
gara sur un fil tendu : devait-on, i)ouvait-on l'en
empêcher ?
Un gymnasiarque exécute sur un trapèze mobile,
au bout d'une corde qui peut céder, au-dessous
d'un ballon monté à cinq cents pieds de hauteur,
ses tours périlleux de souplesse : qui va l'arrêter ?
Un aéronaute part, seul ou en compagnie, avec
le dessein avoué de s'élever à cinq mille mètres, à
braver l'asphyxie, la chute possible, le naufrage
aérien ou le naufrage sur terre ; le vent est violent,
il fait tempête, c'est la nuit ; voyons, magistrat,
pouvez-vous mettre l'embargo sur sa montgolfière ?
Pasteur voulait partir étudier en Egypte le cho-
léra : en vertu de quel article du code l'aurait-on
retenu ?
Ricord s'inocule le virus syphilitique pour faire
une expérience souverainement humanitaire :
quelle loi enfreint -il ?
La sœur de charité soigne le lépreux, le variole,
le cholérique : où commence son suicide ?
Un homme qui ne sait pas nager se jette à l'eau
pour sauver un inconnu qui se noie : est-il felo
de se ?
258 COUPS d'œil et coups de plume
J'ai dit que la mort du capitaine Webb est uu
suicide idiot. C'est mon opinion. Mais quelqu'un
n'a-t-il pas le droit de me dire que la descente à la
nage des rapides et des tourbillons du Niagara est
chose possible, et qu'il est permis à tout bon nageur
de la tenter ?
Et si, insistant, je menace des rigueurs de la loi
un autre fou qui veut tenter cette entreprise ou
toute autre semblable, suis-Je bien sûr que le code
viendra à mon secours ?
En d'autres termes, y a-t-il dans nos lois — droit
commun ou code pénal — quelque disposition qui
autorise un magistrat à défendre péremptoirement
et empêcher la commission de cette folie ? La po-
lice est-elle sous sa main ? Le bras protecteur de
la société peut-il s'allonger et retenir de force au
rivage le fou que sou orgueil ou sa cui)idité vou-
drait eu détacher ?
J'ai été avocat, et je le suis encore, — parce
qu'ayant reçu le sacrement de l'ordre... des avo-
cats, le caractère en est indélébile, — mais je pose
ces questions en toute sincérité comme en toute
ignorance.
Je sais bien qu'il m'est permis à moi, le premier
venu, de sauver de la mort, malgré lui, un homme
qui se tue ; mais je me demande où commence la
certitude que l'acte qui va se commettre implique
une mort certaine, en d'autres termes je voudrais
savoir où commence le suicide, où sont les limites
de la liberté permise, celle de la licence criminelle,
TÉMÉEITÉ 259
OÙ s'arrête le droit que donne la science de tenter
des expériences.
Qui me le dira ?
Il y a un capitaine Rhodes qui veut marcher sur
les traces du capitaine Webb ; il y a aussi un ma-
gistrat canadien, M. N.-J. Hill, des chutes Niagara,
qui avertit le dit Rhodes, dans une lettre rendue
publique, " que la police d'Ontario va voir à ce que
les victimes de cette nouvelle maladie soient sur-
veillées avec soin."
J'applaudis à la bonne intention de ce brave
magistrat, et je le trouve, lui, un homme fort sensé.
Mais je me demande toujours s'il est en son pou-
voir d'empêcher Ehodes de s'exposer à une mort
presque certaine, et s'il peut coffrer cet affamé de
renommée, si la loi est de son côté, et si lui, qui ne
pourrait défendre à un dompteur d'entrer dans une
cage de lions et de tigres, a le droit de priver de
son bain un nageur fantaisiste.
Il y a là toute une question de droit social à
étudier, et surtout à résoudre.
260 COUPS d'œil et coups de plume
PÉTITION HITBERTUS
Personne de ceux qui étaient journalistes il y a
vingt ans n'a pu oublier une ligure particulière-
ment remarquable que nous voyions tous les jours
au parlement de Québec, dans la galerie de la
presse, dans la rue, dans les ministères, partout.
Une figure affairée, " pleine de commissions," tou-
jours souriante, et qui voyait tout. Rien n'échap-
pait à ce diable de Hubertus. Il était le correspon-
dant, le reporter du Globe, et jamais plus fin limier
n'a surpris plus de secrets. Il faisait la terreur des
administrations ; rien de sacré pour ce sapeur.
Q iiand il entrait dans un bureau public, les em-
ployés cachaient leurs écritures dans les tiroirs ou
sous le papier buvard. C'est que d'un cou^) d'œil
il voyait tout. Sur un mot, sur un signe, par-
dessus l'épaule, sans avoir l'air de se douter de rien,
mon homme saisissait toute une situation ou flai-
rait un scandale dont aussitôt la nouvelle arrivait
au Globe, et qui devenait par le fait un événement.
Des employés étaient soupçonnés d'indiscrétion qui
avaient à peine desserré les dents : Hubertus leur
avait dit bonjour et posé la plus banale des ques-
tions ; de la réponse, de l'attitude, de l'adresse
d'une lettre, de la présence d'un étranger, — étant
au courant des choses générales, — il devinait les
PÉTITION HUBERTUS 261
choses particulières. Quand il avait chance de jeter
un œil sur un bout de papier, la nouvelle devenait
certaine ; quiconque causait avec lui dix minutes
était pompé.
Le plus grand tireur de vers du nez, le vrai génie
du reportage, ce garçon-là !
Sir John, dont il éventait les mèches au profit de
G-eorge Brown, l'avait surnommé le ministre de
l'extérieur ; et le nom était bien trouvé, car ce que
Hubertus savait le public ne tardait pas à l'ap-
prendre, grâce à l'immense publicité du Globe.
Le premier mouvement de celui qui connaissait
Hubertus, s'il avait quelque chose à taire, c'était
de se pincer les lèvres et de se promettre de ne pas
parler. Mais il fallait se tenir à quatre, non pour
éviter une indiscrétion, mais bien pour ne p£Cs
donner un indice, car l'indice était vite saisi, suivi,
exploité. Un grain de métal brillant à la lumière
trahissait la mine.
Ah ! l'endiablé chercheur !
Que de fois, alors que j'étais secrétaire particulier
de ministre, sa présence comme son inépuisable
code de questions m'a imposé une réserve qui de-
venait pénible en se prolongeant ! Que de fois je
me suis mordu la langue, craignant d'avoir trop
parlé ! Si Hubertus eût appartenu à quelque autre
groupe politique, il m'eût forcé avi silence absolu.
Allez donc vous risquer en tête-à-tête avec ces dé-
tectives du monde parlementaire et gouvernemen-
tal, qui n'ont pas plus de conscience qu'un ventre
262 COUPS d'œil et coups de plume
affamé n'a d'oreilles, et qui pour vous tirer un ren-
seignement oublient que vous avez un emploi à
conserver autant qu'une âme à sauver !
Pourquoi, va dire le lecteur, nous parler de Hu-
bertus ?
D'abord, répondrai-je, c'est parce que cela me
plaît et que le lecteur paie pour me lire C'est ensuite
que le parlement a été saisi par Hubertus d'une
réclamation qui a toutes les apparences d'être bien
fondée en fait et en droit.
Aujourd'hui malade, fatigué de vingt ans de fin
espionnage politique, fonctionnaire public faible-
ment rétribué, il demande au parlement une chose
non pas inouïe mais inaccoutumée : une clause qui
le protège dans un bail que deux compagnies de
chemins de fer entendent passer, celle de l'Ontario
et Québec louant sa voie à celle du Pacifique cana-
dien.
C'est Hubertus qui a créé une ligne de chemin
de fer entre Ottawa et Toronto. Il en a eu l'idée ;
il a obtenu la charte, fait faire l'exploration, formé
la compagnie qui devait construire le chemin. Le
tout a passé eu d'autres mains. C'est maintenant
le Pacifique qui bénéficie de son travail.
Il a déjà été reconnu que Hubertus avait droit à
$3,000 de compensation, dont il a touché un tiers.
Reste la balance, et Hubertus qui n'est pas mil-
lionnaire entend se la faire servir. Il pétitionne et
avec raison ; il demande que le parlement, appelé
PETITION HUBERTUS ' 263
à légaliser une couventiou particulière, qui requiert
pour être valide la sanction des pouvoirs publics,
oblige la société commerciale qui a promis et qui a
commencé de s'exécuter, à faire intégralement hon-
neur à ses engagements.
— Vous bénéficiez de mon idée, leur dit-il en
substance, — non pas seulement de mon idée, mais
de mes sacrifices. Qui, en 1865, songeait à relier
Ottawa à Toronto ? J'ai eu cette idée, j'ai cru à sa
réalisation possible, j ai travaillé et dépensé mes
pauvres fonds de journaliste hors cadre ; le fait est
accompli ; vous, la sagesse de la nation en conclave
réunie, vous avez reconnu mes droits ; on veut au-
jourd'hui me flouer au nom de la loi,— faites donc
respecter votre décision de 1881, et protégez-moi
donc contre une législation qui m'enlèverait des
droits acquis.
Cela me paraît plein de bon sens, à moi qui ne
suis pas, il est vrai, un homme pratique.
Le journalisme devrait être une franc-maçonnerie
de l'intelligence, et peu importerait, suivant moi, à
quelles coteries l'on aurait appartenu. Que ceux
qui ont honoré la presse se voient à leur tour ho-
norés.
Pas seulement honorés, mais mis en état de vivre.
D'une façon ou d'une autre.
Comme il n'y a encore aucun journaliste de ca-
nonisé, et que notre corporation ne saurait se former
en union saint-ci ou union saint-ça, ayons au moins
une ligue dont les règlements contiennent cet
264 (!OUPS l)'(EIli KT (lours de I'IJJME
article ci : " Tout, journaliste retiré pourra compter
sur le bon vouloir et les pieux oflices de ses con-
frères militants en tout et partout."
Je souhaite que le parlement entende la voix de
mon vieux camarade.
LA SOCIÉTÉ llOYALE 265
LA SOCIÉTÉ ROYALE
Moi qui vais tons les jours voir siéger la Société
royale, et ne manque aucune des séances de la sec-
tion française, j'aurais mauvaise grâce à ne rien
dire de cette récente fondation J'avoue candide-
ment qu'au début j'ai eu mince foi en sa durée. Il
ne me semblait pas probable qu'un corps aussi
hétérogène pût tenir longtemps sans se désagréger.
La réunion des éléments français et anglais parais-
sait être plutôt une juxtaposition, un amalgame,
qu'un mélange véritable. Et puis, le dirai-je ? une
certaine erreur dans sa composition, que j'appellerai
mancjue de tact, ou encore méconnaissance des
matériaux utilisables, pour ne pas employer le mot
injustice, portait à croire que les hommes de lettres
évincés garderaient rancune à la compagnie, la
cribleraient d'épigrammes, de bottes secrètes, et la
feraient mourir sous leurs" coups. On pouvait
craindre encore qu'elle ne mourût de sa propre
apathie sous l'œil d'un public indifférent.
Mais non. La Société royale a pris goût à vivre ;
elle grandit dans de bonnes conditions. Elle s'est
prise au sérieux comme elle le devait, et elle tra-
vaille. Le nombre de ses travaux est joliment
élevé déjà. Les ostracisés sont muets, et plutôt
sympathiques qu'autrement : peut-être entrevoient-
2(>n COUPS d'œil et coups de plume
ils dans un avenir assez rapproché leur admission
possible. Elle lixe pour de bon l'attention des
hommes instruits, qui suivent attentivement ses
progrès. Ce pviblic assiste aux séances avec inté-
rêt, veut se procurer les mémoires de la société-
Les auteurs de plaquettcîs dévorées, qui n'ont pas
eu l'honneur d'être invités à faire partie de la do(ite
académie, surveillent et peut-être envient les
auteurs aux gros volumes pas lus, qui ont été remar-
qués par le fondateur ou qu'une coterie y a poussés.
J'espère sincèrement que mes appréhensions ont
été vaines, et que la Société royale vivra. Ce qui
la sauvera, c'est cela même que l'on croyait devoir
lui être fatal : je veux dire sou caractère fédératif.
Les cjuatre sections sont indépendantes les unes des
autres, à l'instar des provinces dans la Confédéra-*
tion ; et la section française se trouve placée vis-à-
vis des autres, comme la province de Québec l'est
vis-à-vis des provinces anglaises. Or jusqu'ici
c'est Québec qui, dans l'ordre politique, a le moins
souffert encore de l'antagonisme des pouvoirs cen-
tral et provincial.
La Société royale possède dans sa constitution
un puissant germe de vie : c'est le droit de créer
des prix pour les meilleurs ouvrages de science ou
de littérature. Qu'elle se serve de ce moyen d'ac-
tion, et dès lors tous les yeux seront tournés vers
elle, les écrivains rivaliseront d'efforts et d'ardeur
pour conquérir la distinction convoitée, les lettres
y gagneront, dès les premiers concours, des
ouvrages de mérite, et la société échappera au dan-
LA SOCIETE ROYALE 267
ger de végéter dans l'oubli et de mourir dans Tin-
signifiance.
Les sociétés savantes et littéraires sont tout le
contraire des femmes : elles doivent le plus pos-
sible faire parler d'elles.
•T'admets, sans doute, que la société se doive à
elle-même de publier les meilleures productions de
ses membres ; mais je pense aussi qu'un millier de
dollars, pris sur les cinq mille que les chambres
fédérales lui allouent chaque année, et employés
en prix, feraient aussitôt jaillir du cerveau de nos
écrivains ou exhumer de leurs cartons des œuvres
remarquables qui autrement seraient perdues aux
lettres.
C'est Aa-aiment merveille de voir cette année le
zèle des membres de la section française ; quatorze
sur vingt se sont rendus à son appel contre sept
ou huit seulement l'année dernière ; c'est-à-dire
que le nombre des études qui ont été lues en
séance ou déposées a de beaucoup augmenté. Ils
ont eu la bonne idée de faire bénéficier le public de
quelciues-ims de leurs travaux, et mercredi soir (^)
un auditoire d'élite où se trouvaient beaucoup de
dames avait l'occasion d'applaudir MM. Chauveau,
Fréchetie, Marchand, Lemay, Legendre et Mar-
mette. S'ils n'eussent pas craint de prolonger trop
la séance, MM. Faucher, Suite et Decazes auraient
lu les essais qu'ils avaient en portefeuille, et que
l'assemblée aurait été si heureuse d'entendre.
(•) Le 21 mai 1884.
268 COUPS d'œil et coups de plume
Nul doute que le nombre et l'importance des
mémoires de ce corps académique iront croissant
d'année on année. L'émulation entre les membres
de ce patriciat littéraire, de qui l'on attend beau-
coup parce qu'il lui a été grandement donné, est
chose naturelle. Brevet oblige. Il n'est personne
d'entre eux qui veuille laisser son talent dormir et
sa gloire s'éclipser devant celle d'un confrère. Il
y aura forcément joutes annuelles, lesquelles pous-
seront à prendre la plume certains hommes du
dehors, désireux de faire leurs preuves, ambition-
nant à droit les récompenses offertes. J'augure
bien de la vitalité de l'institution comme du déve-
lopi)ement qu'elle est appelée à donner à notre lit-
térature.
Qui ne voit combien les jeunes talents, sans
doute conscients de leur force, mais détournés de
la carrière des lettres par l'obscurité relative qui
enveloppait jusqu'ici nos manieurs de plumes,
doivent se sentir réconfortés et stimulés par l'ex-
emple qui leur vient d'en haut, et par la célébrité
qui sera la sanction, le prix de leurs efforts ? Cette
méfiauce de nous-même, cet aplatissement devant
le génie des vieux pays, et, comme conséquence,
cette docilité à prendre d'eux la becquée sans oser
déployer nos ailes et quérir notre nourriture, cela
va disparaître. Faite il y a trente ans, la tentative
dont nous ne sommes encore que les récents témoins
aurait porté de tels fruits que nous aurions aujour-
d'hui une littérature à nous.
Rien de ce qui encourage, tout ce qui aigrit et
LA SOCIÉTÉ ROYALE 269
désespère, tel est le lot qu'out eu jusqu'à i^réseut
devant eux les écriyaius canadiens ; de bonnes et
belles choses jetées à un public ignorant ou apa-
thique, données en pâture à une critique méchante
née de la jalousie ou de l'impuissance, dénuée du
désir d'être utile, — d'excellentes choses, dis-je, ont
été perdues à tout jamais pour notre répertoire
national. Cela tend, cela commence à changer. La
Société royale aidera ce mouvement. Je connais
une demi-douzaine de personnes qui gardent depuis
de longues années des romans de leur composition
dans leurs tiroirs, qui ont toujours énergiquement
refusé de se laisser publier par l'unique crainte
de la malveillance des zoïles ; eh bien, deux sur
ces six, crovant pouvoir compter sur rai>pui moral
sinon positif de la Société royale, vont tenter la
grande épreuve.
Yoilà un résultat pratique.
Souhaitons qu'il soit accompagné de centaines
d'autres, et si nos vœux se réalisent, le pays ne
devra pas marchander sa reconnaissance au mar-
quis de Lorue, le fondateur de la société.
2*70 COUPS d'œil et coups de plume
J.-N. BIENVENU
C'était eu 1866 ou 186*7, je ue sais plus.
Un soir que nous sortions, Gronzalve Doutre et
moi, d'une séance de l'Institut canadien où nous
venions d'avoir une discussion fort vive, presque
acerbe, sur une simple question d'administration
interne, je vis un jeune homme se ranger sur notre
passage et saluer poliment. Je crus qu'il connais-
sait Gonzalve, et je n'en fis aucun cas. Cependant
je sentais qu'il nous suivait, et pendant que nous
nous pardonnions mutuellement nos vivacités, —
car nous étions les meilleurs amis du monde, deux
nez dans le même mouchoir, comme disait Buies,
— je détournais de temps à autre la tête pour me
rendre compte des mouvements de l'inconnu : il
marchait à dix j)ieds derrière nous, d'un pas un
peu saccadé. Sa figure brune, pâle, éclairée par
des yeux qui exorbitaient légèrement sous un front
ferme et sous une abondante chevelure noire, m'a-
vait frappé dans la seconde où elle m'était apparue.
Il avait un faux air de Mexicain, et de Mexicain à
bandit l'épaisseur est si mince...
Je fis la conduite à Gronzalve dans cette étroite
rue Saint-G-abriel, où je faisais du droit sous les
Doutre, du journalisme avec Lanctôt et Laurier, et
J.-N. BIENVENU 271
OÙ Beaugrand m'imprime quelquefois pour l'ex-
piation des péchés politiques de ses abonnés. Puis
je m'enfouçai daus la ruelle Sainte-Thérèse ; c'était
là que se trouvait mon bureau, le bureau du Pays,
dont j'étais alors le rédacteur en chef. Un coup
d'œil par-dessus l'épaule m'apprit que l'inconnu
me suivait toujours. Mais j'étais rassuré.
Tout à côté de ma porte, une guérite, et devant:
cette guérite, le iusil à l'épaule, un soldat anglais
en faction : cela me permettait de ralentir le pas
Comment n'aurais-je i)as été en sûreté sous les
yeux de la sentinelle à qui je ne manquais jamais,
daus les nuits d'hiver ou les soirs pluvieux de l'au-
tomne, de verser un bon verre de gin avant de
me coucher ?
Comme je mettais le pied sur la première des
quatre marches qu'il fallait monter pour toucher
à'ia porte, mon bandit mexicain me rejoignit et me
dit dans le plus pur français :
— Excusez-moi, Monsieur Lusignan, si je vous
relance à une heure aussi avancée. Mais on m'a
dit que vous veillez tard d'habitude, et que vous
aimez à causer. Au reste, j'ai un service à vous
demander.
— Entrez, Monsieur.
— Après A'ous !
— Après vous.
Je le conduisis à ma chambre située au-dessus
de mon bureau.
2*72 COUPS d'œil et coups de plume
— Mon nom est IMenvenu, dit-il après qu'il se
fût assis. J'étudie le droit. Je vous ai vu ce soir
pour la première fois, mais je lis le Pays depuis
plusieurs années. La faveur que j'ai à solliciter
de vous, c'est de me permettre de venir lire les
journaux dans votre bureau, le matin ou l'après-
midi, comme le font vos amis, et de m'entretenir
avec vous de la politique des dernières vingt-cinq
années. Je sais assez ce qui se passe aujourd'hui,
mais j'ignore à peu près notre histoire politique
depuis l'Union.
— Mais de grand cœur. Monsieur. Venez aussi
souvent qu'il vous plaira, vous serez bien vu, bien
reçu, bienvenu, sans calembour. Les journaux qui
vous manqueront ici, vous les trouverez à l'Ins-
titut. A propos, êtes- vous membre de l'Institut ?
— Non, pas encore. J'étudie sous des patrons
conservateurs, MM. Cartier et Pominville, et
vous pouvez comprendre qu'ils n'aimeraient pas à
me voir là. Mais, au fond, ce n'est pas la vraie
raison. La vraie raison, c'est que je n'en ai pas
encore parlé à ma mère, et que mon opinion n'est
pas faite sur les mérites de la querelle entre les
autorités ecclésiastiques et l'Institut. Du reste,
rien ne presse, je n'ai pas encore dix-neuf ans, je
verrai.
La conversation se prolongea fort avant dans la
nuit.
Le lendemain, ma nouvelle connaissance arrivait
à neuf heures à mon bureau, parcourait les jour-
J.-N. BIENVENU 278
naux, revenait dans l'après-midi, nous causions
encore longuement, et le surlendemain nous étions
à tu et à toi. Comme l'amitié se forme vite quand
on est jeune, quand on a sur les lèvres le lait des
illusions, que la réalité n'a pas encore essuyé avec
^a guenille sordide !
L'amitié qui nous a liés depuis lors n'a jamais
été ternie par le moindre souffle mauvais.
Hélas ! que j'en ai déjà vu partir avant leur
heure de ce petit nombre de fidèles que l'on peut
compter sur les doigts de la main, d'amis de cœur
qui ne sont jamais une phalange, mais toujours
qu'une poignée ! Me voici à l'âge où chaque départ
compte double. Si l'on n'avait, sinon la certitude,
au moins l'espoir de se retrouver ailleurs, com-
ment se consolerait-on des emprunts que la mort
ne cesse de lever sur nous ? Mais la mort est une
bonne paye, elle n'a pas coutume de retarder à
s'acquitter, à sa manière, c'est-à-dire en venant
chercher les survivants. .Te re verrai donc Bien-
venu dans le sein du dieu du journalisme.
Ceux qu'on a si bien connus, aimés, fréquentés,
enveloppés dans ses pensées quotidiennes, il est
étrange qu'on ne puisse croire à leur absence défi-
nitive. Leur fantôme vous apparaîtrait que vous
le prendriez pour la personne même, et que vous
lui diriez en lui tendant la main : Tiens ! te voici !
D'où viens-tu donc, depuis si longtemps que je ne
t'ai vu ?
2*74 COUPS d'œtl et coups pe plume
J'ai raconté de (ivtclh' manière j'ai coiinu liien-
venu. Il était loin d'avoir alors l'embonpoint des
dernières années. C'était un lluet, uras comme
tin cent de clous, et droit comme un i. Sa figure,
fort intell io'ente, mais sérieuse déjà, accusait le pen-
seur, le creuseur d'idées. Doué de l'incomparable
faculté de retenir tout ce qu'il entendait ou lisait,
il n'avait (ju'à écouter ou à lire pour apprendre ;
c'est pourquoi il parlait peu, ruminant ce qu'il sa-
vait et forçant sa pensée à remonter des faits aux
causes, à calculer leurs conséquences, dig-érant en
un mot tous ces aliments que son esprit et sa mé-
moire absorbaient avec une prodigieuse rapidité.
Je l'ai vu, au milieu de nos cercles bruyants, passer
des heures sans ouvrir la bouche : il faisait sa di-
gestion mentale.
Dans notre pays, la politique est une fameuse
profession ; c'est un double sentier qui mène à tout
par le parlement ou par la presse. Soyez avocat,
même de troisième ordre, et siégez dans la cham-
bre, ou tout au moins essayez d'y prendre un siège,
et vous êtes sur que le pouvoir vous fourrera d'her-
mine, dans un cas parce que vous aurez bien voté,
dans l'autre parce que vous aurez bataillé pour
être élu. Bienvenu embrassa la politique, non par
calcul, mais par passion ; il se maria, s'identifia
avec elle et ses exigences, n'espérant point en
tirer jamais pied ni aile, mais uniquement par
goût. Il voulut servir son pays par le journal, et
une fois enrôlé dans la ligne il ne regarda pas der-
rière lui, et fut à toutes les batailles. Il en vit de
J.-N. BIENVENU 2*75
rude,s, allez, et dans la presse et sur les liustings,
devant la foule frémissante comme sous le regard
du lecteur paisible.
Je vais vous dire comment Bienvenu entra dans
le journalisme.
Un jour que je le questionnais sur ses études
légales, il me dit qu'il apprenait facilement son
droit, que c'était une bénédiction ; mais il sentait
qu'il n'aimait pas la profession d'avocat, la procé-
dure l'ennuyait.
— Faites-vous journaliste, lui dis-je.
—Et comment ferai-je? je n'ai jamais écrit.
— Ecrivez, parbleu ! Je ne vous conseille pas, en-
tendez-moi bien, de déserter le barreau pour la
presse ; je vous dis simplement : apprenez à écrire,
vous aurez ainsi deux cordes à votre arc.
— Je veux bien, reprit-il.
— Eh bien, ce soir, lisez quelques faits-divers
dans un journal anglais, jetez le journal, et écrivez
en français ce que vous aurez lu. Que ce soit court.
Apportez-moi cela demain. S'il y a à corriger, je
le ferai sous vos yeux.
Cela lui sourit, et il m'apporta le lendemain ses
premiers essais. Je lui indiquai les endroits où
l'inexpérience perçait. Il rédigea des faits-divers
pendant une semaine, puis il passa aux petites
notes politiques, puis bientôt aux articles de fond,
si bien et si vite qu'un mois après il fit seul les
premiers-Montréal de plusieurs numéros du Pays :
il était journaliste.
276 (X)UP.S u'ŒIL et COUl'.S de IMilIME
S'il Ta été journaliste, et avec quel zèle convaincu
pendant les quinze dernières années, s'il a exercé
son sacerdoce pieusement et amoureusement, le
tout Montréal qui se prend aux choses de la poli-
tique peut en témoigner. Il avait toujours un ar-
ticle qui lui trottait en tête. Je l'ai vu s'arrêter en
pleine rue pour lixor sur le papier un argument
qui lui paraissait irréfutable. " Donne-moi donc
une plume,. m'a-t-il dit plus d'une fois en faisant
irruption chez moi, je veux écrire un mot pour mon
journal " ; et ce mot était souvent une colonne. Il
ne vivait donc depuis quinze ans que pour cette
capricieuse et folâtre maîtresse, la presse, à qui on
revient toujours malgré qu'on en ait. On peut
dire du journaliste, et à meilleur droit, ce que Cha-
teaubriand disait du ministre : " Tout homme qui
a été ministre, n'importe à quel titre, le redevient :
un premier ministère est l'échelon du second ; il
reste sur l'individu qui a 4:)orté l'habit brodé une
odeur de portefeuille qui le fait retrouver tôt ou
tard par les bureaux." Le métier exige une voca-
tion, et il imprime à ses membres une sorte de ca-
ractère indélébile : qui écrit écrira. Regardez Fabre
à Paris : il ne saurait vivre sans sou journal, et il
fonde le Paris- Canada.
C'est notre mal à tous ; c'était celui de Bienvenu.
Qui plus que lui eut cette vocation vissée, che-
villée et rivée à tout l'être ? Je l'ai vu à l'époque
où le Pays n'était plus et le National pas encore ; il
ne vivait pas, il étouffait dans le grand Montréal.
Poisson que la marée politique jetait hors de son
J.-N. BIENVENU 2*7t
élément et laissait échoué sur le sable, comme il
respirait avec effort! comme il dépérissait à vue
d'œil ! comme il se débattait ! comme il se déses-
pérait de ne rien voir venir ! Dire, aussi, que son
parti n'avait pas d'org-ane, et que, lui, il avait les
bras croisés, quand il aurait pu combattre tant de
bons combats ! Dire qu'avec plein les veines de
sang à répandre, il ne trouvait pas une plumée
d'encre à verser ! Dire que sa vaillante plume
d'acier écroui se rouillait dans son encrier asséché.
Cela valait, hélas ! encore mieux pour ses amis que
de la savoir aujourd'hui à tout jamais brisée.
Bienvenu a-t-il caressé le rêve de la députation ?
A-t-il aspiré à faire partie de la sagesse de la na-
tion V A-t-il cru qu'il lui serait possible de mettre
la main aux affaires publiques en homme ayant
voix au chapitre ? Il ne s'en est ouvert à moi
qu'une seule fois, il y a déjà longtemps, à l'époque
où son oncle feu Joseph Dufresne tenait à bail em-
phytéotique le mandat des électeurs de Montcalm.
— Je n'aurais qu'à laisser entendre à mon oncle
que je faiblis dans mes convictions libérales et que
je veux me délivrer des attaches de parti, pour qu'il
me fasse porter à la chambre provinciale, peut-être
même aux communes. Je n'aurais qu'à affecter
l'indépendance sans aller jusqu'à l'apostasie. Mais,
tu le sais, au diable tous les mandats du monde
plutôt que de me déshonorer.
218 COUPS d'œil et coups de plume
Le cher honnête homme qu'il était, il se serait
cru avili si on Feùt seulement soupçonné de vou-
loir pactiser avec l'ennemi. Une teinte ! un ater-
moiement ! une transaction louche ! un acte d'hy-
pocrisie ! Il était incapable de mentir. Il n'a pas
eu à se reprocher plus le mensonge dans les actes
que le mensonge dans les désirs : il était franc
comme l'épée du roi. Tellement franc qu'il ne se
bornait pas à dire la seule vérité, mais il osait dire
toute la vérité, au risque des conséquences. Ce
n'est pas lui qui eût plié, fléchi, louvoyé. Casser
plutôt. Tout palliatif le révoltait. Il en était par-
fois presque brutal. Il ne tirait pas sur ses adver-
saires avec de la poudre de violettes, mais avec de
la bonne grosse poudre de salpêtre qui ne faisait
jamais long feu.
Je l'ai souvent revu dans ces dernières années,
il m'a éclairci sur bien des points obscurs, mis au
fait de beaucoup de secrets, mais il ne m'a nulle-
ment laissé voir qu'il ambitionnât d'arriver à la
députatiou. Il s'était sans doute aperçu combien
les partis hésitent à pousser au parlement les jeunes
gens de talent trop pauvres pour payer leurs frais
de candidature, et il se sera modestement renfermé
dans sou rôle de journaliste utile.
Quand le National parut, il fut de la rédaction,
ainsi qu'il en devait être, par la force des choses et
par l'ascendant d'un talent solide maintes fois
éprouvé ; et quand la Patrie remplaça le National
du jour au lendemain, comme si de rien n'eût été,
Bienvenu se trouva là naturellement pour la diriger
J.-N. BIENVENU 2l9
en chef. Où Beaugrand aurait-il pu trouver un
écrivain plus et mieux renseigné, une personnalité
moins dévorée du souci de se mettre en évidence,
un ami prêt à défendre avec plus de désintéresse-
ment tout ce qui, de près ou de loin, touche à
l'honneur et à l'avantage du parti libéral ? Les
conventions choisissaient des candidats sans penser
à lui, et lui, voyant entrer ses jumeaux ou ses ca-
dets dans la carrière, leur donnait, sans calculer
comme sans rechigner, le loyal appui de sa parole
et de sa plume.
Bienvenu savait le fond et le tréfonds de la poli-
tique canadienne, beaucoup celle des Etats-Unis, et
l'histoire parlementaire de la G-rande-Bretagne ; il
connaissait aussi l'économie politique, non pas sans
doute jDour faire autorité, mais assez pour en parler
pertinemment. Ce fut un malheur que son goût
le portât vers ce théâtre, et qu'il ait dépensé dans
la discussion de nos mesquins intérêts de partis, de
clochers, de provinces, autant d'études et d'efforts
qu'en eussent demandé les graves questions qui
agitent en Europe tout l'ordre social. Ce fut un
malheur qu'il n'ait abordé la science, les hautes
sciences. Avec son admirable organisation intel-
lectuelle, il se fût bientôt rendu maître de ces
branches de savoir négligées de tous les Canadiens-
français moins peut-être une demi-douzaine, je
veux dire les sciences naturelles. A l'étude pai-
sible du cabinet son tempérament lui fit préférer
280 COUPS d'œil et coups de plume
les âpres luttes de la presse toujours si desséchantes,
si stériles.
Ce qui faisait la force de M. Bienvenu dans la
discussion, c'était son incomparable érudition et
l'étonnante sûreté de cette mémoire qui ne bron-
chait point. Quand je le voyais polémiquer sur
une question, je me disais qu'il aurait raison de
son adversaire, moins par la vigueur de sa dialec-
tique et les ressources d'un esprit flexible, que par
le poids brutal des faits et des chiffres, plus grâce à
la parfaite applicabilité des autorités et des précé-
dents, et aux tergiversations de son contradicteur,
que par la mordacité de son ironie ou la magie du
style. Il écrivait comme il parlait, froidement, cor-
rectement, sans recherche ; il ne brillantait pas son
style, laissant les pretintailles et les paillettes aux
plumes légères vouées à de moins graves labeurs.
Poussé à bout, exaspéré par la mauvaise foi ou l'hy-
pocrisie,— les deux seules formes du mensonge qui
avaient le privilège de le mettre hors de lui-même,
— il portait des bottes terribles, des coups sanglants,
mais savait toujours rester en deçà du libelle. Il
ne s'estomaquait pas des injures et des calomnies
dirigées contre sa personne. La rancune lui fut
inconnue, sa haine fut sans mémoire.
Mme de Staël a dit: "...L'embarras est pres-
que toujours pour celui dont le caractère est le plus
sérieux." C'était vrai de Bienvenu ; il était timide,
facilement embarrassé dans la société des dames, et
T.-N. BIENVENU 281
il fuyait le monde. Quel est le bal dont l'attrait lui
aurait fait sacrifier une soirée de douce causerie
intime ? Il ne put jamais se rom^ïre à ce qu'on est
convenu d'appeler les belles manières dans le
monde où tant de bipèdes font la roue. Ce n'est
pas qu'il fût un ours, non ; mais il avait en souve-
raine horreur le boudinage et la haute gomme, la
politesse de convention, les phrases de commande,
les conversations qu'alimentent la médisance et la
calomnie, le fard des salons. Les calembours, les
jeux de mots le déridaient rarement, mais on se
serait trompé en croyant qu'il ne les comprenait
pas : ils les dédaignait, voilà tout.
Sa vaste mémoire est depuis longtemps prover-
biale. Un jour il arrive à Ottawa, et tombe chez
moi. C'était, je crois, sa première visite à la capi-
tale.
— Vos rues Sussex et Sparks, dit-il, sont vos rues
commerciales, je vois. Il y a là bon nombre de
magasins.
— Quels sont ceux que tu a remarqués, lui deman-
dai-je ^
— te premier que j'ai remarqué en revenant de
la gare est celui de Leblanc et Lemay, en face de
l'hôtel Cartier.
Puis il me fit l'énumération de tous les magasins
depuis ce point jusqu'à la rue Metcalfe, sans en
omettre un seul ; indiquant la nature des marchan-
dises ; donnant les noms et prénoms, — les prénoms,
entendez-vous ? — de tous les marchands, confisevirs.
282 COUPS d'œil et coups de plume
barbiers, etc ; décrivant les enseignes de chacun,
tarière, boule, mouton, etc, etc. Et c'était parfai-
tement exact. Bien qu'accoutumé à ses tours de
force je ne revenais pas de celui-là.
Mais il avait mieux que la mémoire : il avait
l'honnêteté et le cœur. L'honnêteté l'a empêché de
faire du mal au prochain, le cœur lui a fait faire du
bien à tous ceux qu'il a pu aider.
Son souvenir vivra.
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 283
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA (1)
- Notre importance augmente ici, notre rôle s'ac-
centue ; nous pesons dans la balance. L'élection
du docteur Saint- Jean comme maire l'a prouvé : les
Anglais ont à compter avec nous. Déjà nous
avions eu deux maires de notre race, mais c'était
alors que le corps des échevins choisissait le pre-
mier magistrat ; or ceux-ci, par calcul, par antipa-
thie personnelle entre les hommes marquants de
la majorité, grâce à ce jeu de bascule politique qui
fait monter au faite le personnage que l'on s'attend
le moins à y voir, les échevins, dis-je, votèrent
deux fois pour un membre de la minorité française
plutôt qu'en faveur d'un rival jalousé, et par le
fait de ces deux accidents nous eûmes deux des
nôtres dans le fauteuil civique. C'était l'histoire
anticipée de la candidature de G-arfield.
Aujourd'hui, ce n'est plus ça : le docteur Saint-
Jean est issu directement du suffrage populaire.
Grrâce à l'unanimité des Canadiens-français, l'on n'a
pas eu besoin de voter pour lui, son élection s'est
imposée. Nous sommes j^lus c|ue le tiers de la
(1) Cet article a paru en 1882 dans V Opinion Publique.
284 COUPS d'œil et cours de plume
population et on inesure de nous faire respecter.
Etant unanimes, nous étions les maîties de la
situation. Tout le monde l'a compris.
Ce n'est pas l'envie qui a manqué aux Anglais
de nous combattre, mais voici ce qui a fait sombrer
les candidatures des leurs : un raisonnement sim-
ple comme bonjour. Chaque parti politique s'est
dit : Si nous lançons un des nôtres contre Saint-
Jean, les Canadiens-irançais voteront en masse
contre notre candidat aux prochaines élections poli-
tiques ; abstenons-nous. Et aussitôt chaque parti
essaya de décider un de ses adversaires à faire la
lutte, mais en vain. Les politiqueurs ont du flair,
et comme Bâte, Bronson, May, sont des politi-
queurs, ils laissèrent le champ libre à Saint-Jean.
^aint-Jean avait dès le principe refusé de se por-
ter candidat, et l'on avait jeté les yeux sur Charles
Christin, que l'on connaît bien à Montréal, et que
nous connaissons mieux encore ici, l'ayant élu
échevin après deux ans de résidence parmi nous,
et président de la société Saint- Jean-Baptiste la
troisième année. S'il l'eût voulu, Christin serait
peut-être maire aujourd'hui. Mais il comprit qu'il
demeurait parmi nous depuis trop peu de temps
pour i)Ouvoir rallier tout l'élément français autour
de son nom ; il prévit une lutte ardente, peut-être
fatale, il s'éclipsa ; bien plus, il décida Saint- Jean
à prendre en mains notre drapeau, sachant que
Saint- Jean était le seul des nôtres qui fût sûr de la
victoire. Nous nous rappellerons cela.
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 285
Saint-Jean et Christin étant des libéraux, les
conservateurs ont noblement agi en épousant leur
cause, qui était la cause canadienne-française. Je
dois dire qu'ils avaient à cœur le triomphe d'un
compatriote, et que lorsqu'ils ont mis la main sur
un candidat fort ils ne se sont pas demandé à
cjuel parti politicpie il appartenait. Cette politesse
leur sera rendue.
Jeudi, 19 janvier dernier, Christin et moi présen-
tions des adresses de félicitations au docteur Saint-
Jean au nom des deux sociétés (la Saint- Jean-Bap-
tiste et l'Institut canadien) dont nous sommes les
présidents respectifs. Il y avait foule à l'Institut.
Nous avions profité de l'occasion du cours de Suite
et de la séance régulière de l'Institut qui le suit,
pour féliciter notre digne concitoyen sur son élé-
vation au poste public le plus important de la
ville. L'auditoire était naturellement des plus
sympathiques. Nous étions vraiment en famille.
Saint- Jean, fortement ému, répondit du fond du
cœur ; il eut des mouvements très heureux.
J'eus aussi, ce soir-là, le j^laisir de présenter, au
nom de l'Institut, un objet d'art à M. L.-A. Olivier,
jeune avocat d'avenir. M. Olivier a rendu à notre
institution, comme avocat, des services marquants
qu'il refuse de se faire payer. Nous lui avons
témoigné notre reconnaissance dans la mesure de
nos modestes ressources.
M. Olivier est le seul avocat canadien-français
de la capitale, par suite du double malheur qui
nous a enlevé Hora^^e Lapierre et Oeorge Taillon,
286 COUPS d'œil et ocnTps de plume
les deux premiers de uotre race admis au l)arreau
de l'Ontario. Il y a quatre semaines à peine, il était
élu, par acclamation, échevin de notre ville. Je
parlais tantôt d'une politesse que les libéraux
devaient aux conservateurs, ils ont commencé à la
leur rendre en présentant M. Olivier.
Le nom de Suite est tombé de ma plume. Quel
prodige que cet homme-là ! Je le connaissais inti-
mement sous bien des faces depuis plusieurs
années, mais pas comme conférencier. Or, comme
conférencier il n'a pas son égal dans le pays. Il
ne se donne pas la peine d'écrire ses conférences ;
il arrive les mains vides, la tête bourrée, sans
notes, devant son auditoire ; il s'assied, il marche,
il cause avec vous à la bonne franquette, et d'his-
toire du Canada, et des antiquités américaines, et
de sylviculture, et de tout ce que vous voudrez.
Mettez-le sur la piste, et des heures durant, il vous
émerveillera par sa prodigieuse érudition, par sa
mémoire étonnante, sa facilité d'élocution, la cor-
rection de son langage, ses fines saillies, sa bon-
homie gauloise. Nous avions des historiens du
Canada, il est l'historien des Canadiens. Il a
étudié à fond- la famille canadienne, ses moindres
faits et gestes, les miettes de son passé, les traits
de son tempérament, et, groupant tout cela autour
des grandes lignes historiques, il nous présente
un tableau où ne manque aucun détail, et nous
montre avec un enthousiasme vrai nos origines et
nos destinées. Suite à Paris, donnant des confé-
rences sur le Canada, ferait fureur ; ici, parce que
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 287
nous le coudoyons tous les jours, ce poète, ce cau-
seur, cet historien, parce que nous le tutoyons, peu
semblent l'apprécier au centième de sa valeur.
Mais il laissera des œuvres durables, et force sera,
sinon à nous-mêmes, du moins à la génération pro-
chaine, de reconnaitre l'un des types les plus mar-
quants et les plus sjTnpathiques que notre pays ait
produits.
Si je parle si longuement de lui, c'est qu'il me
semble que je l'ai découvert. Ce sera mon orgueil
que, pendant mon passage à la présidence de
l'Institut, j'aie révélé au public un des meilleurs
côtés de ce talent si multiple. J'étais loin de m'en
douter moi-même quand je l'invitai à donner un
cours d'histoire du Canada. Aujourd'hui, ce cours
est une nécessité, et, s'il n'existait, ses trois cents
habitués le créeraient.
Nous sommes les témoins d'un réveil littéraire
marqué, dont l'Institut est le centre, le foyer.
Soixante-deux nouveaux membres titulaires depuis
trois mois ; trois cours publics créés dans le même
espace de temps (minéralogie, économie politique,
histoire du Canada) à toutes les séances littéraires
un auditoire nombreux et instruit ; dans une salle
que l'on a dû agrandir, des dons à la bibliothèque
et au musée; les classes de dessein comptant plus
d'élèves ; un courant général de sympathie pour
notre œuvre, — voilà qui permet de croire à une
renaissance, de signaler un réveil. Il ne faudrait
pas douter que l'Institut ne contribue pour beau-
coup à Tinlluence que nous acquérons dans la
capitale.
288 COUPS d'œil et coups de plume
11 y a quiuzo ans, qu'étaient les Caiiadiens-i rail-
lais dans la capitale ? Une poignée. Deux mille
cinq cents âmes sur quatorze milK;, soit un siiiôme.
Aujourd'hui nous sommes dix mille cinq cents
sur vingt-sept mille âmes environ, soit plus d'un
tiers de la population. Nous avons doublé notre
proportion vis-à-vis des autres races prises ensem-
ble. L'envahissement par le nombre est indé-
niable, mais si nous ne débordons pas nos frères de
la langue anglaise, s'il est même impossible que
nous les atteignions de longtemj)s dans les choses
du commerce, de l'industrie et de là richesse, en
revanche nous progressons rapidement sous ce rap-
port. Où étaient-ils y a quinze ans, les propriétaires
canadiens-français? Combien- étaient-ils? Ils
étaient une dizaine et ne possédaient que de ché-
tives propriétés dans les moins gais endroits de la
ville. Ils se comptent aujourd'hui par centaines
et occupent les meilleures localités.
Dans la profession médicale nous avons six repré-
sentants. Nos marchands, on ne les compte déjà
plus. Nous avons abordé tous les genres d'affaires.
Nous possédons une banque française. Quatre
églises françaises, trois couvents, un collège, des
hôpitaux, des asiles, l'Institut canadien, la société
Saint- Jean-Baptiste, quatre sociétés de bienfaisance,
une société de bâtisse, un cercle de débats, des
clubs dramatiques, deux journaux, — tout cela parle
éloquemment de notre diffusion, de notre impor-
tance.
La profession légale ne compte plus qu'un
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 289
membre (îauadieu-frauçais, par suite de la disx:)ari-
tion de Lapierre et de Taillou. Mais elle eu comp-
tera deux dans quelques mois.(=^) Les avocats, ça
prend partout.
Ce pauvre Lapierre, je l'ai vu mourir, je lui ai
fermé les yeux, je l'ai porté à sa dernière demeure,
et quand, livre lu et relu, nous l'eûmes déposé dans
un des rayons de cette bibliothècjue funèbre du
charnier, c'est moi qui ai fermé sur lui la dernière
porte qui le rattachait à la lumière, aux vivants.
Si l'obscurité terrestre s'est faite sur lui, l'oubli, du
moins, ne descendra point au cœur de ses amis.
Et ceux-ci sont nombreux, et sincères, et chagrins :
nul ne perdra le souvenir de cette haute intelli-
gence qui éclaira un grand cœur.
Taillon n'est pas mort, mais sa maladie ne laisse
guère d'espoir. Que celui qui priera pour Lapierre
n'oublie pas Taillon. C'étaient des inséparables,
les deux doigts de la main, toujours liés, jamais
brouillés pendant une seule minute, fi-ancs et vrais
l'un à l'autre, une paire d'amis superbe.
Je vous entretiendrai de temps à autre des Cana-
diens de la capitale.
II
L'ABBÉ Cyp. Tanguay, L.D., M.S.R.C.
Si vous vous embusquiez sur le pont DufFerin à
l'heure où les fonctionnaires de l'Etat se rendent à
leurs bureaux, entre toutes ces figures jeunes ou
(*) M. Philippe Paiiet a été depuis admis au barreau.
9
290 COUPS d'œil et coups de plume
vieilles, glabres on barbues, vous ne manqueriez
pas de remarquer un homme petit de taille, à la
tenue elérico-bourgeoise, correcte, aux lunettes d'or
et au pas méthodique. Chateaubriand prétendait
que les portières réglaient leurs horloges sur son
passage quand il se rendait à l'Abbaye-aux-Bois
voir sa belle amie Mme Récamier : vous pour-
riez sans crainte d'errer d'une minute régler votre
montre sur l'apparition de cette homme à la tête
du pont. J'ai dit petit, mais non fluet ; la figure
aquiline, colorée, sans ride, ni patte-d'oie ; avec la
taille en plus, ce serait un bel homme. Il a soi-
xante-quatre ans sonnés, vous ne lui eu donneriez
pas plus de quarante-cinq on quarante-huit. Les
traits sont réguliers et fins, les cheveux se refusent
à grisonner, la démarche est alerte, le sang pétille
dans les joues, l'œil est jeuue, les dents saines, l'ap-
pétit excellent. Dans quelle fontaine de jouvence
prend-il donc son bain quotidien ? Il sait beau
coup de choses, mais il ne sait pas vieillir ; c'est
bien en cela seulement qu'il est paresseux.
Buies chantait un jour :
Pour vaincre les passions,
Pour avoir la vertu,
Il faut aux nations
Un collet rabattu.
Celui dont je vous parle, n'en déplaise au grand
moraliste, porte le faux col droit, le collet romain :
c'est un abbé, mais pas un abbé crosse, ni mitre, ni
de cour : c'est un abbé de bibliothèque, un béué-
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 201
dictin, rude à la tâche et qui ne travaille pas à
dépêohe-compagiioD. Il a la forte vertu d'avoir
entrepris et quasi terminé une œuvre gigantesque :
rattaché les familles canadiennes à leurs auteurs,
recherché et retrouvé nos ancêtres et leur histoire,
renoué un fil dont presque personne n'aurait cru
possible de rejoindre les bouts. Avec sou ouvrage,
chacun peut remonter de père en aïeul jusqu'aux
souches qui apportèrent la civilisation à l'Amé-
rique. Il n'y a que les bâtards à qui ce livre est
inutile.
Je n'ai encore nommé ni l'abbé Cyprien Tauguay
ni son Dictionnaire généalogique des familles cana-
diennes, mais on a compris que c'est d'eux que je
veux entretenir mes lecteurs.
L'abbé Tanguay est prêtre. Il a été curé tour à
tour à Saint-Raymond, Saint-Michel de Bellechasse ,
à Eimouski et à Saiute-Hénédine. C'est ici que
M. J.-C. Taché, sous-ministre de l'Agriculture, l'a
pris avec la permission de son ministre feu M.
McG-ee, et de l'archevèqi^ Baillargeon, pour l'in-
staller dans son département comme spécialiste,
dans le double but d'utiliser des aptitudes particu-
lières et de tirer parti d'un habit qui sert de passe-
partout.
Prêtre, l'abbé Tanguay pouvait chercher ses ren-
seignements où d'autres ne pénétreraient point ; les
202 COUPS d'œil et coups de plume
communautés de femmt^s s'ouvriraient devant lui ;
devant lui les curés étaleraient avec bonne grâce
les registres de leurs archives paroissiales.
Le choix était excellent.
D'autant plus que déjà l'abbé avait relevé les
registres de Québec, de Rimouski et de je ne sais
plus combien de paroisses. On était en 1865.
Eu entrant dans ses fonctions officielles, l'abbé
Tanguay savait ce qui l'attendait : non seulement
toutes les paroisses et tous les greffes du pays à
visiter et étudier, mais des archives à consulter à
Paris, et des renseignements à prendre aux Etats-
Unis, dans les régions peuplées par les nôtres. Il
y fut bravement, et s'attaqua d'abord aux grands
centres, puis il passa aux paroisses et à leurs dé"
membrements.
En 18*70, il était en état de publier le premier
volume de son dictionnaire généalogique, — 6^5
pages in-8o à double colonne, où les origines cana-
diennes se retrouvent pendant un siècle, depuis la
fondation de Québec jusqu'à l'année lYOO. G-râce
à un système admirable, chacun peut en un clin-
d'œil, étant donné le nom de quelqu'un, trouver
de qui ce quelqu'un descend, d'où viennent ses
aïeux, la date et le lieux de leur naissance, de leur
mariage, de leur sépulture, les dates relatives aux
enfants, tous ces événements do famille si chers à
quiconque sa généalogie intéresse. Et il n'y a pas
à dire mon bel ami, il faut sefier au renseignement,
qui est absolument exact.
LES CANADIENS FRANÇAIS A OTTAWA 293
Les registres sans doute laissent bien des lacunes
et présentent d'infinies difficultés. Mais le génie
méthodique, la mémoire heureuse, l'esprit de com-
paraison et les facultés intuitives de l'auteur vien-
nent à son secours, et lui permettent de déchiffrer
en toute certitude les feuillets les plus obscurs et
de combler des vides de tout genre. Tel qui est
né dans notre province, il le trouvera cinquante
rans après dans le Michigan ou le Missouri, et avec
lui reconstituera la famille. Pour un travail de
<C3tte nature il faut deux choses que Tabbé possède :
la mémoire et le jugement.
L'œuvre à laquelle l'abbé Tauguay attache son
îiom est immense ; nulle part on ne l'a entreprise ; il
n'y a pas de pays au monde où l'on puisse aussi
sûrement remonter, à travers trois siècles, à d'aussi
infimes détails que la naissance, le mariage ou le
décès du plus humble de ses premiers habitants.
Nous devons cet avantage aux registres de l'état
civil que le clergé a si bien tenus de lui-môme
autant que de par la loi française. Il fallait en
outre un travailleur émérite pour sauver de la des-
truction, en les analysant sous une forme commode,
(des archives aussi précieuses.
Quand l'abbé Tanguay relevait le premier regis-
tre paroissial, celui de Rimouski, il ne songeait pas
•qu'ii entreprenait l'œuvre de toute sa vie, celle qui
léguera son nom à nos descendants ; il ne voulait
que découvrir les liens de parenté qui créent des
empêchements aux mariages et nécessitent des dis-
penses, afin d'assurer aux alliances de ses parois-
294 COUPS d'œil et coups de plume
siens la validité et la légitimité que les lois reli-
gieuses et civiles exigent.
Il y a quarante ans de cela.
L'appétit est venu, en rongeant des bouquins, à
ce rat de sacristie et de greffe ; et de la paroisse il a
passé au comté, du comté au district, du district à
la province. Aujourd'hui, savez-vous, même ap-
proximativement le nombre d'actes de l'état civil
qu'il a lus et notés ?
Huit cent mille.
Rien que cela !
Son travail est fini jusqu'à la conquête. Les
soixante premières années du dix-huitième siècle
vont lui prendre trois volumes, dimension du pre-
mier tome de son dictionnaire. Le fruit de ses
recherches est consigné, en manuscrit, dans trois
cents volumes.
Après cela, allez-vous dire, l'abbé va s'arrêter.
La population augmente dans une telle proportion,
passé la conquête, qu'il n'y a plus moyen de la
suivre dans ses développements, mais surtout, aux
époques d'émigration, le fil va se briser, et qui
pourra le renouer ?
Il est certain que, par la sacristie et le greffe, la
plupart des familles canadiennes peuvent recons-
tituer leur arbre généalogique d'aujourd'hui à 1760.
Mais je ne jurerais pas que cet enragé piocheur ne
se mît en tête d'amener ses recherches depuis la
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 295
conquête jusqu'à 1800. Il est si jeune et si frais
pour un vieillaid !
L'impression de son premier volume lui à coûté
chaud, et il n'est pas rentré dans ses frais, loin de
là. Il est à espérer que le parlement fédéral et le
parlement québecquois viendront à son aide. Que
diable ! un particulier, surtout un employé public,
ne peut pas prendre à sa charge une dépense aussi
formidable que celle de faire imprimer quatre
volumes de ^00 pages chacun, pour le seul avan-
tage du public.
Il y a toujours de la loi, — comme on dit dans le
peuple.
Pour le peuple, loi veut dire bon sens.
Que le peuple est heureux d'aA^oir des illusions !
Cette fois, il lui sera bien permis d'avoir des esi)é-
rances. On met presque à sa portée l'annuaire de
sa noblesse.
Ne faud^-ait-il pas le mettre tout à fait à sa
portée ?
Ne pas oublier que c'est au fond lui qui paie.
Eréchette a vu parfaitement le côté utile de
l'œuvre en apparence modeste de l'abbé Tanguay.
Lorsque je le vis dédier une pièce de vers à celui-
ci, à l'occasion de son dictionnaire, je confesse que
je ne saisis point le rapport entre la poésie et la
naissance de tous ces braves pionniers qui furent
296 COUPS d'œil et coups de plume
nos pères. Mais une fois la pièce lue ce n'était
plus ça. Je compris combien conserver le sou-
venir des hommes héroïqu(\s qui avaient implanté
la civilisation et fondé notre nationalité dans l'Amé-
ricjue septentrionale, était chose digne de la lyre.
L'histoire, dit en substance le poète, raconte les
hauts faits et négligo le grain de sable ; l'œil fixé
sur les aigles, elle ne voit pas les nids dans les
sillons ; elle dore le casque du grand capitaine,
mais oublie le conscrit ; même dans notre histoire,
qui rend si pleinement justice à tous les grands
noms, que de héros ignorés !
Ils furent grands pourtant, ces paysans hardis
Qui, sur ces bords lointains, d(''fièrent jadis
L'enfant des bois dans ses repaires,
Et perçant la forêt l'arquebuse à la main,
Au progrès à venir ouvrirent le chemin
Et ces hommes furent nos pères !
Quand la France peuplait ces rivages nouveaux,
Que d'exploits étonnants, que d'immortels travaux,
Que de légendes homériques,
N'eurent pour tous héros que ces preux inconnus,
Soldats et laboureurs, cœurs de bronze, venus
Du fond des vieilles Armoriques !
Le temps les a plongés dans son gouffre béant. . . .
Mais d'exhumer au moins leurs beaux noms du néant
Qui fera l'œuvre expiatoire?
C'est vous, savant abbé ! c'est votre livre, ami.
Qui se fait leur vengeur, et lépare à demi .
L'ingratitude de l'histoire !
Lisez-moi l'introduction au Dictionnaire généalo-
gique, et l'étude étymologique et historique sur les
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 29*7
noms qui précède aussi l'ouvrage ; ce n'est pas ce
que vous aurez lu de moins curieux et de moins
intéressant. Et si vous avez du goût pour la sta-
tistique, si vous vous occupez de l'histoire cana-
dienne, tout au moins si vous avez un quart
d'heure à donner à l'admiration d'une chose utile
bien faite, d'un travail consciencieux, jetez un œil
dans le recensement de 18tl. Au cinquième
volume, seconde partie, voyez ce qu'il a fallu de
patience pour faire le calcul comparatif des nais-
sances pendant chaque année du siècle dernier. Je
n'entre pas dans ce détail, car il me faut finir.
Je prends seulement le temps de dire que. de
17*71 à 18tl, le chiffre des enfants illégitimes, — ces
malheureux non couverts par le pavillon !— n'a
pas atteint 5,000. Dans un siècle !
Je suis loin d'avoir épuisé mon sujet, mais ayant
à terminer, je le fais sur ce chiffre, qui parle si
hautement en faveur de la moralité de notre
peuple.
III
ACHILLE FRÉCHETTE (1)
De Fréchette, le poète lauréat, je n'ai pas à par-
ler ; tout le pays connaît ses œuvres et les admire.
Beaucoup de mes lecteurs ont eu l'occasion de l'ap-
plaudir à ses débuts dans la sculpture ; ses inti-
mes, ceux qui pénètrent dans son salon, ne peu-
■ (1) 1883.
298 COUPS d'œil et coups de plume
vent taire leur étonnement quand ils A-^oient les
bnstes de son petit garçon et de Lamartine, ses
deux premiers essais, ses deux premiers succès. Et
le buste de son père dont je n'ai encore vu que la
maquette, modelé par l'amour filial, il est simple-
ment parfait.
Vous en savez assez long sur le compte du poète-
sculpteur pour que je me dispense d'en dire plus.
Je veux parler de son frère Achille.
Ce nom ne rayonne pas encore comme l'autre,
mais il est loin d'être inconnu. Achille a été jour-
naliste, avocat, marchand de bois dans le Nebraska
aujourd'hui il est échoué dans le bureau des tra-
ducteurs français des communes. Lui aussi est
poète, pas autant que sou frère, mais assez pour
redouter peu de comparaisons au pays. Qui a lu
ses Martt/rs de la Foi dira comme moi. Quelles
grandes strophes il y a là-dedans !
Mais pour lui la poésie n'est qu'un délassement,
elle ne l'aiguillonne pas, et il ne monte que rare-
ment, trop rarement, sur le trépied. Esprit pra-
tique, volonté énergique, il n'en est pas moins l'a-
dorateur du beau partout, et un artiste de cœur
d'une délicatesse toute féminine. Il a pour devise :
" Si une chose mérite qu'on la fasse, elle mérite
qu'on la fasse bien, et il ne forligne jamais, grande
ou petite soit la chose.
Donc, la poésie il l'a plantée là. Il s'est rac-
croché au dessin et à la peinture, — iDour y faire un
jour des merveilles, vous verrez. Il est le seul,
LE^î CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 299
élève français de l'école d'art d'Ottawa. Il est cou-
vaiucu, à droit, que ce sanctuaire vaut mieux, au
point de vue de la gloire et de la fortune, que le
temple de Thémis ou la crête du Parnasse.
L'extrême ambition de la plupart des jeunes gens
qui " prennent des leçons " de dessin dans les
maisons d'éducation est de faire des copies. Copier
des dessins semble être pour eux le but de l'art,
plutôt qu'un moyen d'arriver à dessiner eux-mêmes
d'après nature. Une fois c[u'ils ont copié une jolie
chose, ils s'imaginent en être les auteurs et n'ont
plus pour celui dont ils ont reproduit l'œuvre
qu'une admiration pâlissant devant leur propre
estime.
Un des premiers devoirs d'une école d'art est de
battre en brèche cette fausse idée du dessin, en fai-
sant voir combien la nature est belle, comment
ses beautés peuvent être interprétées, et en c^uoi
consiste le mérite de ses interprètes. Si j'en juge
par ce que j'ai vu à son exposition de cette année,
telle semble être l'idée qui préside aux travaux
de l'école d'Ottawa. Excepté dans les cas de com-
mencements absolument élémentaires, il ne paraît
pas s'y faire de copies. Des feuilles naturelles, les
plus simples en moulage, servent de premiers
modèles. Après les feuilles, des parties du visage
humain, puis la tête entière, des mains, des pieds,
enfin le corps comx)let, d'abord d'après le moulage,
ensuite d'après le modèle vivant nu.
Ce qu'apprend l'élève en dessinant lentement et
800 ooiTps d'œil i*:t coups dk plttme
avec .soin d'après \v nioulaiçt; ou la 1>oshc, il a l'oc-
casion de l'appliquer rapidement, pendant la (Jasse
du samedi après-midi, dans les croquis qu'il fait
alors d'après un modèle drapé qui pose deux heures.
Les croquis de cette classe sont en général ce
qui intéressait davantage le pu})lic dans l'exposi-
tion qui s'est faite dans les salles de l'école le mois
dernier.
Cette exposition était doublée d'un concours, et
sanctionnée par des prix dont voici la liste :
Dessin d'aj^rès la bosse : premier prix, M. Achille
Fréchette ; second prix, Miss Eugénie Fortier ; men-
tion honorable, M. li. "W. Rutherford.
Dessin cV après le nu : prix unic^ue, M. F. Checkley ;
mention honorable, MM. W. J. H. Watts et Achille
Fréchette.
Croquis d'après le modèle drapé : prix unique, M.
Achille Fréchette ; mention honorable, M. Fennings
Taylor.
En peinture à l'huile, l'élève commence par
peindre des moulages et des natures mortes* des
objets groupés, tels que des légumes, des fruits,
des fleurs, puis vient la figure. Les peintures ex-
posées témoignent d'efforts réels pour arriver à la
vérité dans les valeurs et les tons des sujets.
Peinlure à l'huile : prix unique, M. Achille Fré-
chette ; mention honorable. Miss A. B. Johnson.
Les différentes classes de dessin et celle de la
peinture à l'huile sont la création d'un jeune artiste
d'un talent sérieux. Les solides études de M.
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 301
Brymner à Paris l'ont mis on état de donner à l'é-
cole une direction saine, et les élèves qu'il forme
auront à se féliciter de leur bonne fortune. Plu-
sieurs de ses toiles ont été fort remarquées à l'ex-
position de l'Académie royale du Canada tenue à
Montréal le printemps dernier. Il est fils d'un de
mes vieux amis et confrères, M. Douglas Brymner
ancien rédacteur du Herald de Montréal, et main-
tenant archiviste du département de l'agriculture
a Ottawa. Mes sincères compliments au fils comme
au père.
La division de l'aquarelle est conduite par Mme
Cowper Cox, graduée de South Kensington C'est
surtout le département des dames. La plupart des
aquarelles exposées sont d'après nature, et, ainsi
qu il en est des ouvrages des autres classes, mon-
trent que les élèves se sont sérieusement appliqués
a rendre les effets de nature de la manière la
plus simple possible, sans aucune affectation.
Aquarelles : prix unique, Miss Odell.
L'école n'a que deux bonnes années d'existence.
Llle compte soixante-douze élèves. C'est sur ce
grand nombre de concurrents que Fréchette a con-
quis les honneurs à la pointe du crayon.
Je l'ai dit, il est le seul élève français ; Miss Por-
tier n'a de français que le nom.
On voit à quoi ce garçon-là emploie le peu de
temps que lui laisse le métier de traducteur officiel.
Il y a quelques semaines, j'ai, comme tout Sparks
Street, admiré de lui, dans la vitrine de Wilson, un
302 COUPS d'œil et coups de plume
portrait d'une grande grâce, d'une touche moel-
leuse, d'un modelé délicat, et d'un traitement gé-
néral en parfaite harmonie avec la beauté particu-
lièrement .sereine de l'original. Ce portrait de
madame Bourijiot est un des plus beaux crayons
que j'aie vus.
Aujourd'hui c'est le portrait de l'honorable M.
G-eofFrion qu'Achille Fréchette a sur le chevalet.
Qui a connu l'ancien ministre à l'éiioc^ue où il prési-
dait la commission d'enquête sur les affaires du Nord-
Ouest, où la solution qu'il proposait des difficultés
de ces lointains territoires était adoptée par lord
Dufferin, reverra sous le pinceau d'Achille cette
belle tête si fine, cette physionomie à la fois éner-
gique et engageante qui souriait d'autant plus vo-
lontiers qu'elle était animée de plus de force, et
qui est là parlante.
Fréchette est consciencieux dans son art. Il aura
l'idéal pour but, mais il arrivera par le droit che-
min. C'est à la nature même qu'il demande ses
secrets, et son tempérament artistique ne l'arrache
pas au culte qu'il voue à la vérité pure ; cela res-
sort pleinement de la précision de son dessin et
de l'exactitude de son modelé, sans qu'il y man-
que le souffle c[ui anime l'œuvre d'art.
M. Greoffrion doit être content de ce portrait
plein de finesse et de vigueur.
A ces courts éloges d'un artiste canadien d'ave-
nir, j'ajouterai qu'une Canadienne, Miss Jones,
fille de l'ancien ministre de la milice, l'ho-
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 303
norable A. a. Jones, vient de voir deux de ses
tableaux reçus au Salon de Paris.
Ces succès canadiens ne doivent pas nous trouver
insensibles.
F.-R.-E. CAMPEAU
Je ne suis pas un admirateur des titres et des
décorations.
Les titres, il n'y a même pas à se baisser pour les
ramasser : il suffit de se donner la peine de naître.
Tout prince a ses titres, qui lui viennent de ses
pères. Tout prince est décoré, jeune ou vieux,
pour cela seul qu'il est prince, excepté peut-être en
Italie, où les princes foisonnent comme lapins en
garenne. Il n'a pas encore grandi assez pour
mordre sa nourrice qu'il est colonel d'un régi-
ment, quelquefois feld-maréchal et grand amiral ;
vous exposez le plus gros des cochons ou le plus
puissant des étalons, vite on vous fait chevalier
d'un ordre quelconque. Regarde-t-on à votre mé-
rite personnel ?
Au Canada même, où il y a si peu de décorations
et de titres, que de mazettes ont des rubans et des
croix !
Mais où je commence à croire aux titres et aux
décorations, c'est quand ils sont la récompense
d'une vie utile, grandement employée. Faire une
distinction pour un savant, pour un soldat, pour
304 COUPS d'ceil et coups ])k plume
un philaiithiope, un missionnaire, un explorateur,
pour qui a des services, du talent fécond, du génie,
— soit ! Hors de là, trompe-l'œil ! encouragement
de la plus sotie des vanités ! plus souvent encore
spéculation bilatérale !
Bilatérale est bien le mot : le prince spécule sur
la vanité ou les écus du titulaire, le titulaire sur la
badauderie de ses concitoyens.
Ces réserves faites, je m'empresse de reconnaître
que l'ordre du Saint-Sépulcre me paraît dans les
conditions d'exception voulues. Il y a bien quel-
que chose qui cloche selon moi dans renonciation
des conditions requises pour obtenir la croix, mais
en somme il n'y a qu'à s'incliner devant un ordre
de chevalerie qui exige : lo profession et pratique
de la religion catholique jointes à une conduite hono-
rable et irrépréhensible; 3o importance de mérites
personnels acquis par des services rendus à la reli-
gion, surtout en Terre-Sainte.
Ce que je ne comprends pas, c'est la section 2 :
noblesse de naissance, ou au moins position sociale
telle qu'on puisse vivre more nobilium ; et encore
moins, que cette condition passe avant celle des
services rendus à la religion.
Vivre à la manière des nobles, est-ce donc si bien
vivre, quand il y a tant de guenilles princières et
de nobles haillons qui s'étalent au soleil de cer-
tains pays civilisés, où les lazzaroni et les gitanos
possèdent plus de baïoques et de maravédis que
les principicules et les hidalgos ?
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 305
Il n'est doue pas nécessaire d'être fort riche, il
suffit de vivre à la manière des nobles.
A la rigueur, celui qui emprunterait et ne paie-
rait jamais ses dettes, pourvu qu'il eût la particule
ou la grenouillère... !
Je laisse ce point de côté.
Tout ce qui importe à nos yeux, c'est qu'il faut
tenir une conduite honorable et irrépréhensible et
rendre des services à la religion.
J'aime de cet ordre qu'il ne se prodigue pas.
Dans le pays le plus catholique du monde, où les
mœurs sont si exceptionnellement pures, et où tant
de services sont rendus à la religion, — il n'y a en-
core qu'une dizaine de décorés, bien que l'ordre
soit ancien.
A Ottav^ra, l'ordre compte Mgr Duhamel et M. F.
R. E. Campeau.
C'est de M. Campeau que je veux parler aujour-
d'hui, et de la cérémonie de son investiture.
M. Campeau est fonctionnaire public.
Si on demande pourquoi il a été appelé à cette
dignité, je dirai simplement :
Parce qu'il professe et pratique la religion catho-
lique et que sa conduite est honorable et irrépré-
hensible ;
Parce qu'il a d'importants mérites personnels
acquis par des services rendus à la religion, à la
charité, à la nationalité française.
306 COUPS d'œil et coups de plume
C'est un dévoué.
Un homme qui depuis des années et des années
a sacrifié temps et argent, quêté, essuyé des rebuf-
fades, organisé l'assistance publique, prodigué sa
personne et sa bourse, monté des concerts et des
représentations dramatiques, présidé des ventes de
charité, au profit de quoi? — De la société Saint-
Vincent de Paule, de l'orphelinat Saint- Joseph, de
la société Saint- Jean-Baptiste, de l'Institut cana-
dien, de la société de secours mutuels des Franco-
canadiens fondée par lui ;
Un homme qui s'est fait élire commissaire des
écoles catholiques afin de restaurer leurs finances,
et qui y a réussi ;
Un homme qui ne tire jamais en arrière, dont le
dévouement est une institution sur laquelle peu-
vent toujours compter charité, religion, nationalité.
Toutes les ressources utilisées par tous les dé-
vouements à toutes les causes recommandables.
Pas des plus brillants ces titres, selon l'étroite
compreuette du monde, mais bous, seuls solides :
de l'or pur au lieu de ruolz, de strass, de similor ;
du diamant, non du cristal de roche.
La collation de l'ordre fut l'occasion d'une fort
agréable soirée. Il y avait bien chez M. Campeau
de soixante-quinze à quatre-vingts amis, empressés
de lui témoigner le plaisir que leur causait l'hon-
neur tombé sur lui. La magistrature, la dpéuta-
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 307
tiou, la municipalité, les lettres, les sciences, les
arts, le service civil, le commerce, la presse avait
là de brillants représentants.
La cérémonie fut courte, si l'on peut appeler cé-
rémonie la présentation du diplôme. Le R. P. Pal-
lier, O.M.I., avait été chargé de la chose en l'ab-
sence de Mgr Duhamel. M. Lusignan lui remit la
lettre de M. Huguet-Latour, le délégué au Canada
du patriarche latin de Jérusalem, qui priait ce reli-
gieux de le représenter dans cette circonstance, puis
le diplôme sur parchemin portant le grand sceau
de l'ordre et signé par le grand-maître Vincent
Bracco. Remarques bien tournées du R. P. Pallier,
réponse émue de M. Campeau, applaudissements
des invités, poignées de mains et félicitations au
nouveau chevalier, ce fut toute la première partie
de la soirée.
La seconde se décompose ainsi : chant et mu-
sique, souper, santés et discours, entrain et gaîté...
et longue séance.
A quand remonte la fondation de l'ordre ?
A G-odefroi de Bouillon, à Beaudoin, à Lusignan ?
Il y en a qui la portent au 3e siècle. Disons
qu'il est vieux, même très vieux, et ne fixons au-
cune date.
L'ordre a périclité. Les papes, depuis Alexandre
II jusqu'à Benoît XIV, l'ont protégé, Pie IX l'a
étendu.
308 COUPS d'œil et coups de plume
Une notice que J'ai sous les yeux dit :
" Cet ordre n'avait jadis que le seul grade do cluwalic^r. Mais
N. S. P. le pape Pie TX l'a enri(!hi de nouveaux statuts on l'aug-
mentant de deux autres grades, tellement qu'il comprend au-
jourd'lmi trois classes distinctes : Les chevaliers de 1ère classe
ou grand'croix aux(|uols seuls est accordé l'usage de la ])la(jue
d'argent ornée des insignes de l'ordre. Ils portei|t ces insignes,
c'est-à-dire la croix de Godefroi do Bouillon, susi)endue à une
grande liande de soie noire moirée et niisoen écliarp(» (1(î l'épaule
droite au tlanc gauche. Les chevaliers de seconde classe ou com-
mandeurs portent la croix suspendue en sautoir par un ruban
de moindre dimension ; les simples chevaliers la portent en for-
mat plus petit et suspendue à la boutonnière, comme les cheva-
liers des autres ordres.
" L'uniforme est commun aux trois classes, quant à la forme
et à la couleur : drap blanc avec cuirasse, collet, parements noirs,
plus ou moins ornés selon le grade d'un chacun comme on le voit
dans les modèles.
" Le premier grade ou la grande croix ne peut être conféré
qu'aux personnages de premier rang, aux princes tant ecclésias-
tiques que séculiers, aux ministres, ambassadeurs, évéques,
généraux d'armée et à tous ceux qui se trouveraient déjà hono-
rés d'une pareille décoration dans un autre ordre."
Ce même jour, 25 mai 1883, l'honorable P. J. 0.
Chauveau était élu président de la Société royale
du Canada.
De sorte que la semaine a été bonne pour les
Canadiens-français.
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTRAWA 309
V
LE DOCTEUR PRÉVOST
Le premier chapitre de ce petit travail a pain, il
y a dix-huit mois, alors que, dans l'Iustitut, j 'étais
chaque jour en contact avec ceux des nôtres qui
font le plus honneur à notre race. Je n'y ai tracé
que quelques portraits rapides, dont les circon-
stances m'ont imposé le choix, me réservant d'ajou-
ter de temps à autre une nouvelle toile à la galerie.
Je n'avais d'autre but que d'apprendre à nos
frères du Bas-Canada sur quels dévouements et sur
quels talents notre nationalité, flot toujours mon-
tant, compte pour conquérir l'Ontario par alluvion.
J'ai depuis, sous une autre forme, continué cette
œuvre toute française, en laissant connaitre cer-
tains noms qui nous honorent, comme Achille
Fréchette et F. U. E. Campeau.
Si peu de mérite littéraire qu'aient ces mono-
graphies, elles possèdent indiscutablement celui
d'être un travail national, propre à nous relever à
nos yeux, et, partant à stimuler notre courage. On
est toujours i^lus puissant quand on a conscience
de sa force.
L'homme dont le nom paraît en tête de cet arti-
cle est l'un des Canadiens-français les plus en vue
de la capitale, et ce n'est pas surprenant : le doc-
teur Coyteux-Prévost est un homme distingué.
310 COTTPS D'(KIIi ET nOUPS DE PTJTME
Chacun connaît la virile race des Prévost, qui a
illustré dans le district de Terrebonne les profes-
sions de notaire, d'avocat et d<î médecin. C'est
tout feu, ces gens-là, et tout patriotisme. On ne
forligne pas chez eux. Ménésippe remettant son
mandat de député parce qu'il ne trouve pas la
Chambre assez honnête ; Wilfrid défendant Riel
de sa chaude parole, et brandissant à la face de la
députation, à l'appui de ses dires, un poing que
l'on eût dit importé du Colisée, — ces types sont
inoubliables. Combien de fois j'ai admiré dans
cette famille la chaleur du sentiment et l'éloquence
qu'elle engendre ! Rien de convenu, pas de pas-
tiche, tout plein de naturel, de la franchise même
brutale, et de la parole véhémente, vraie, coulant
à déborder. On est mâle, on le reste.
Coyteux est bien de la lignée, allez !
Mais ce que j'admire surtout dans cette famille
puissante, c'est l'esprit de solidarité, c'est le dévoue-
ment de l'un pour l'autre, c'est le prêt de l'épaule
à la roue du parent. En anglais, cela se dit clan-
nàhness ; en français, c'est de la fraternité.
La force est là.
Transporté de la famille à la nation, ce sentiment
conquiert le monde.
Excellente franc-maçonnerie, je vous le jure !
Coyteux est le fils aîné du Dr Jules Prévost, de
Saint-Jérôme, un vrai médecin, non seulement par
la science, mais par l'humanité, Gallien doublé du
Bon Samaritain. Un médecin de campagne qui
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 311
reçoit et lit toutes les publications spéciales du
jour ; qui porte à ses malades pauvres, avec des
médicaments, des vivres et des douceurs ; qui se
tient au courant des découvertes et des progrès de
la science et pratique en même temps la charité ;
un père c[ui ne vit que pour sa famille, écrit chaque
semaine à ses enfants éloignés, sur des feuilles qui
ont cet en-tête imprimé : " Le journal de laJamiUe,
Saint-Jérôme, le " des lettres délicieuses où le
plus profond amour paternel bout ; un homme
droit et probe, que l'estime entoure, — voilà celui
que Coyteux vénère comme un père, aime comme
un ami, et consulte comme un professeur.
Une fête aux huîtres, c'est bien commun, n'est-
ce pas ? Ça ne signifie rien : on boit, on mange,
on chante, on s'en va, c'est tout. Il n'y a que du
temps de perdu et quelquefois des cheveux
malades.
A l'Institut, c'est autre chose. Notre fête à un
caractère national. Ils étaient neuf, les fondateurs
de la fête, il y a quinze ans. Cette année, nous
sommes cent trente. Je vous parlais du flot qui
monte : me croyez vous ?
Si nous étions plus nombreux, c'est que nous
avons Prévost à notre tête : il est cette année le
président de l'Institut. En sa personne la nationa-
lité s'accuse, s'affirme, nous courons lui prêter main-
forte.
312 COUPS D'(KITi I<:T coups de l'LUMK
Comme elle est amusante, cette fête !
Ou mauge, mais pas silencieusement, tout le
monde parle ; ou boit, mais en trinquant, et au son
du piano et des chansons ; on danse sur des airs
canadiens ; on discourt, — sur la note nationale ; on
joue au billard, et l'on fait bien des fausses queues.
L'aube paraît... mais il ne faut pas rappeler cela
à nos femmes !
Quel plaisir, dans Ottawa, cette nécropole, où le
tramway repose le dimanche, où la police arrête
l'enfant qui joue à la balle ou au cerceau le jour
du Seigneur, où les voitures de place sont remisées
pendant le sabbat, dans cette ville anglaise où l'on
dépense plus d'empois que de froment, quel plaisir
de faire tache et de rire à la bonne franquette, c'est"
à-dire de tenir tout une nuit les échos anglais en
éveil !
Si nous nous en sommes donné... sous Prévost!
Sous Prévost qui est toujours le premier au plai-
sir comme le premier au travail.
Au travail surtout.
Prévost est à la tête d'une des plus importantes
clientèles de la capitale qu'il a acquise en six ans.
Il a fait sou cours classique au collège de Mont-
réal, et suivi ses cours de médecine au collège Vic-
toria. Admis à la profession, il est allé compléter
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 313
ses études à Dublin, à Londres, surtout à Paris,
sous des professeurs qui ne sont pas des mazettes
croyez-m'en. Il arrivait à Ottawa en 1877, après
avoir exercé pendant quelques mois à Saint- Jérôme.
Au bout d'un an, il était le président de la société
médico-chirurgicale d'Ottawa. Quelle enjambée !
surtout si l'on songe qu'il était le seul membre
français de cette association. Le mérite s'imposait.
La loi de l'Ontario est sévère, on n'y devient plus
médecin qu'avec une licence du collège des méde-
cins et chirurgiens ; les médecins étrangers n'y sont
plus reçus à exercer que s'ils ont pris une licence
du collège provincial ; Prévost prend la sienne, et
le voici gradué en 1881.
Le voici également médecin de l'hôpital, du
collège Saint-Joseph, de la maison mère des sœur
grises, du couvent de la rue Rideau, et de plusieurs
autres institutions de charité : maternités, asiles,
refuges.
Les patients abondent, le jour est tout employé,
la soirée largement entamée ; Prévost étudie encore,
à deux heures du matin, les cas en voie, ou il
prépare des articles pour les journaux de médecine.
C'est ainsi qu'il écrit : " De Valcool dans le traite-
ment de la pneumonie^ C'est ainsi qu'il prépare
la conférence qu'il lira devant l'assemblée des
médecins du Dominion à Toronto. Il est là le
seul médecin français; pièce pathologique en
mains, il disserte sur la tumeur cancéreuse des os
du crâne, il est applaudi à outrance. Le Médical
Record et V Union médicale j^ublient ce travail. C'est
314 COUPS d'œil et coups de, plume
ainsi qu'il écrit cet article sur le croup et la diph-
thérie, dout les conclusions sont adoptées par la
Revue de thérapeutique, de Paris, qui les pulilie avec
éloges. C'est ainsi qu'il trouve le temps de colla-
borer à r Union médicale, d'écrire ces lettres Aux deux
Wilfrid, dans lesquelles, sous couleur d'enseigner
à ses deux élèves à surmonter les difficultés des
commencements de la pratique, il donne des con-
seils dont les vieux médecins pourraient profiter
comme les jaunes.
La plupart de ces travaux sont écrits en anglais^
langue que Prévost manie comme sa langue mater-
nelle.
Outre que sa vaste clientèle est là pour attester
ses succès professionnels, le public a confiance en
Prévost, parce qu'on sait qu'il étudie sans cesse,
observe toujours et consigne régulièrement le ré-
sultat de ses observations. Ses tiroirs regorgent
de manuscrits qui sont l'histoire, jour par jour, de
toutes les maladies sérieuses qu'il traite.
Mon histoire y est, celle d'une pleurésie qui a
failli m'emporter.
Prévost adore sa profession ; il ne lui reproche
que ceci : qu'elle lui prend tout son temps et ne
lui permet pas d'étudier ses auteurs comme il le
voudrait.
Il ne faut pas croire que c'est la reconnaissance
seule pour un médecin qui m'a sauvé la vie, ou
mon amitié pour un homme de cœur rempli d'es-
prit, qui me dicte cet article : ces deux sentiments
y sont pour beaucoup sans doute, mais il y a au-
LES CANADIENS-FRANÇAIS A OTTAWA 315
dessus le désir patriotique de rendre hommage à
ceux de notre race qui, dans une province anglaise,
se recommandent à l'admiration et à la sympathie
françaises.
316 COUPS d'œil et coups de plume
UNE TOMBÉE DE NUIT NATURALISTE
PARODIE
Le soleil descend se (^acher sous l'horizon jus-
qu'à demain ; c'est une course au tonneau qu'il
fait chaque jour : entrer par un bout, sortir par
l'autre. ^
C'est si bien pour moi comme un cancan, qui
m'entre par l'oreille gauche et me sort par la
droite.
Se coucher de si bonne heure, c'est avoir honte.
Eien de surprenant : lui si rouge ce matin, il est
gris ce soir !
Quelles jolies choses il laisse derrière lui !
Les crapauds "à l'œil doux" vont à leurs rendez-
vous dans l'herbe-à-dinde, les maringouins, ces
sveltes et déhanchés oiseaux des rivages inondés,
nous bourdonnent leur piquante chansonnette de
l'occiput au sinciput, entre le sterno-cléido-mastoï-
dien et le sapingo-maxillaire ; les vers de terre que
brusque la main indélicate du pêcheur à la ligne
se tord, s'effile et s'allonge comme pour protester,
et se recommander à la société protectrice des ani-
maux. C'est l'heure oii la chenille arpenteuse
rentre à son gîte. Le héron songeur, le butor mé-
UNE TOMBÉE DE NUIT NATURALISTE 31*7
laucolique, ces échassiers qui ont tant de jugemeut
qu'ils se gouverneut avec leurs pattes, et tant de
pudeur qu'ils se dispensent de queue ; l'orfraie,
l'engoulevent, la corneille, la chouette et le hibou,
ces chantres rauques et ces chasseurs de la nuit, —
tous, les oiseaux de proie comme les veilleurs soli-
taires, pêcheurs de grenouilles ou mangeurs de
taupes, sous l'œil unique de la lune pâlie, com-
mencent leurs courses ou leurs chansons.
Il y a belle lurette que l'inofFensive couleuvre
rayée de vert dort sur sa portée de couleuvreaux.
Les rats préludent à leurs courses nocturnes entre
plafond et plancher, la souris grignote la plinthe
qui la sépare de nos armoires de linge et de nos
buffets. Le marais grouille de vie et ce que croasse
la grenouille en fa dièse ou en si bémol, nul ne le
sait : demande-t-elle à Jupin un roi ou chante-t-elle
ses amours ? les loches, ses filles, l'entourent-elles
pendant le concert et prennent-elles des leçons de
musique ?
La barbette mord à plein hameçon, ce n'est pas
encore l'heure de la barbue. La laquaiche happe
les mannes qui flottent à la surface de l'eau, et
l'estugeou saute au dessus, toute la longueur de son
corps, pour retomber sur le côté, dans les attitudes
penchées qui distinguent le cocodès de l'onde.
L'araignée a pris sa retraite en sa toile et laisse en
paix la mouche endormie.
Le bruit tombe davantage et l'activité cesse.
Seuls, les astres, comme des lanternes sourdes, ne
rayonnant que sur un point, s'allument, et la
318 COUPS d'œil et coups de plume
chauve-souris vole en zigzag dans le soir brun ;
la femme et l'eufant, en l'apercevant, poussent de
petits cris et se de Tendent avec leur mouchoir de
ses attouchements.
La lune Ijrille maintenant comme un fond de
chaudron chauffé à blanc, et à mesure qu'elle
monte à pic perdent de l'éclat.
Le ver luisant, cette étoile de l'herbe,
L'étoile d'or, ce ver luisant des cieux.
Le canard domestique au large bec plat cesse de
brouter l'herbe à cochon et s'en va, repu, la falle
pleine, rejoindre sa cane sous le four ; les dindons,
plantés sur une patte, oubliant la beauté de leur
roupie, depuis longtemps dorment.
La lune monte toujours, et j'entends le ouaoua-
ron qui pince les cordes de son violoncelle et fait
concurrence aux meuglements de la vache, qui,
debout près de la clôture du parc, cesse de songer
au bœuf de ses amours.
Les nuages jouent à cache-cache avec la lune
souvent écornée, mais pas jalouse, des nuages qui
changent de forme à tout bout de champ, tantôt
béliers floconneux, chameaux à quatre bosses, hip-
pogriffes assis sur le train de derrière, veaux efflan-
qués, singes suspendus à des branches d'arbre,
toute une ménagerie que l'on peut contempler
sans frais dans le jardin d'acclimatation de là-
haut, éclairés par les célestes quinquets.
La mouche à patates, cette convexe chrysomèle,
épargnée par le vert de Paris, a fini pour aujour-
UNE TOMBEE DE NUIT NATURALISTE 319
d'hui ses ravages et remet à demain de pondre ses
visqueux œufs jaunes. L'escargot est rentré dans
sa coquille, les larves reposent sous les feuilles du
chou. Le grillon, qui chantait au foyer, s'est tu.
Seuls, peut-être, se continuent dans l'ombre :
Les guerres du volvox contre le vibrion,
et l'engendrement du choléra des poules par les
baccéries.
C'est décidément la nuit.
. Eh bien ! je m'en vas me coucher.
320 COUPS d'œil et coups de plume
LA PRESSE POLITIQUE
Un vieil ami qui est encore dans la mêlée poli-
tique, m'écrivait tout dernièrement :
" Dis-moi donc, est-tu ramolli ? D'où te vien-
nent cette mansuétude envers les hommes que tu
as si rudement combattus dans le passé, cette sou-
daine tendresse pour des adversaires naturels dans
tous les ordres ? "
J'ai répondu à cet ami :
" Dans tous les ordres, non ! De ce que sur le
terrain politique, ne nous entendant pas, nous nous
sommes fouaillés, faut-il c{u'à tout jamais nous nous
regardions en chiens de faïence ? Chaque homme
a, selon moi, du bon. L'un a une politique peut-
être fausse, mais il est ardent patriote. Celui-ci
professe une autre religion que moi, ce qui ne l'em-
pêche pas, le progrès de la science aidant, de pou-
voir en remontrer à Leibnitz eu mathématiques.
Toi et moi sommes aux antipodes en philosophie,
dois-je pour cela méconnaître ta science, tes talents,
tes succès, ton mérite ? Il y a tel de mes amis
avec qui je n'entreprendrais pas une discussion
en matière de théâtre parce que nous nous frois-
serions inévitablement l'un l'autre, cependant je
serais désolé de faire croire qu'il n'est pas un fin
critique et un écrivain de goût.
LA PRESSE POLITIQUE 321
" J'ai dépassé l'âge des haines, surtout des haines
stériles allumées pour le compte d'autrui. S'il y
a ramollissement, c'est chez elles. Je ne me bats
plus pour des gens qui ne me tiennent que par des
côtés de couYentiou. Je tiens à mes principes, je
défends mes opinions, mais quant aux hommes,
merci ! àmoins qu'ils ne soient de mes amis. Parce
que René, Jean, Jacques et moi nous sommes
chanté pouilles, — et pas pour notre plus grande
gloire, — parce que nous nous sommes houspillés
sans merci ; parce qut^ nous avons gaspillé le temps
que l'étude aurait dû prendre et dépensé nos an-
nées les plu& actives en polémiques sans résultat,
— faudra-t-il que, tout en nous estimant, nous ne
puissions que dire du mal les uns des autres ? Un
homme a du mérite, sinon en ceci, au moins en
cela, — eh bien je le dis.
" Après ?
" Nous sommes fous de nous déchirer pour des
ombres. Chaque parcelle de réputation que nous
enlevons aux nôtres avec nos ongles de journalistes,
qui sont plutôt des griifes, avec nos plumes qui
sont trop souvent des crocs de fauves ou des cro-
chets de chiffonniers, c'est autant de force perdue
pour notre race, c'est un retard à son empire iné-
luctable sur le continent d'Amérique. Les Amé-
ricains vont recevoir de la France la statue de la
Liberté éclairant le monde, et aucun peuple n'est
aussi digne qu'eux d'accepter un cadeau plus su-
blime d'une nation plus généreuse ; nous, ici, dans
notre modeste sphère, si nous pouvions apporter
322 COUPS d'œil et coups de plume
notre pien-e au monument de la fraternité ! C'est
une ambition chvC-tienne, yh ! Nous jouissons déjà
de la liberté politique et de la liberté de conscience,
comme de l'égalité devant la loi : il ne nous man-
que que de préparer le règne de l'amour fraternel
pour réaliser le rêve de la France révolutionnaire.
" Je sais bien que c'est là le hic, le point difficile
entre tous. On permet que son voisin soit aussi
libre que soi, on souffre que la loi le traite comme
soi, mais quant à l'aimer c'est autre chose. Et pour-
tant ce doit être possible puisque Jésus l'ordonne.
" Vous autres les journalistes politiques, vous
êtes les bêtes de somme des partis. Vous êtes jeunes
et vaillants, vous avez du talent et de l'avenir,
mais de fausses notions de ce qu'est la vie : vous
courez vous faire enharnacher et monter par des
écuyers politiques qui ne Avalent certes pas tou-
jours ceux du cirqu.e. Yous fournissez une car-
rière brillante, mais toujours improductive, et quand
vous êtes fourbus, morfondus, fendus, on vous
laisse crever, et plus tard s'il entend parler de vous
le jockey dit : " Oui, c'était une bonne bête ! "
" Bête est bien le mot.
" Le journalisme politique n'a de sens, au f)oint
de vue des affaires, que si ou le fait à son compte :
le faire à gages, c'est passer avec la misère un bail
emphy théotique.
" Mon cher, que j'ai hâte de te voir enfin sortir
de cette arène dont le sable brille mais brûle, fas-
cine mais aveugle ! On y perd temps, science, pei-
LA PRESSE POLI-ÇIQUE 323
nés, argent. On est l'athlète dont les convulsions
réjouissent le cœur de nos romains ; on se bat, sous
les yeux des badauds de l'amphithéâtre, à qui en-
core le spectacle ne coûte rien, pour la gloire et le
profit de quelques douzaines d'habiles ; les naïfs
font l'affaire des fins. Les niais, c'est-à-dire nous,
les sincères, ayant usé leurs forces vives, leur jeu-
nesse, leur santé, — aigris, desséchés, désillusionnés,
pauvres à grabat, endettés, sans espoir de surnager,
pourrissent dans l'obscurité, heureux quand ils
peuvent apporter au logis l'os que suceront les
petits. Et un jour ils ils meurent, jeunes, sous
l'œil indifférent de leurs exploiteurs qui ne man-
quent pas de dire, en manière d'éloge funèbre :
" Cet homme avait un certain talent." Ave, gazetta,
pourriruri te salutant.
"Laisse donc là ce journalisme à pointes, hérissé,
barbelé, cette greffe à gracchias qui arrache à l'a-
gneau sa toison et à l'homme sa réputation. Yous
êtes, tes confrères et toi, des oiseaux de marais, des
putrivores ; vous ne vous repaissez que de scan-
nales et de choses véreuses, malsaines, puantes ;
c'est votre joie de mettre la main sur une infamie.
" Et, ce qui est bien plus grave, mon cher, c'est
votre tort de vous créer des ennemis. Il y en aura
qui seront de bonne pâte et ne demanderont qu'à
faire la paix. Mais il y en aura de fécoces qui
n'oublieront rien, ne pardonneront rien, vous pour-
suivront, vous harcèleront jusqu'à extinction de
chaleur animale. Il y a malbêtes partout, surtout
dans la politique.
324 COUPS D'CEfti ET COUPS DE PLUME
" Votre damnée presse politique ne rend justice
ù aucun adversaire. J'en suis sorti, Dieu merci, et
c'est pour cela qu'aujourd'hui, sans avoir varié
d'un iota dans mes opinions, encore moins dans
mes principes, je suis rentré dans le calme et le
serein; j'ai atteint ce degré d'équité auquel je puis
sans faiblesse et sans compromission, dire de mes
anciens adversaires tout le bien que je pense d'eux
que tu penses d'eux, que pensent d'eux, dans le
for intérieur, an fond de la conscience, les hommes
les moins intéressés à les détruire."
A PROPOS d'enseignes 325
A PROPOS D'ENSEIGNES
C'est bou pour lui !
Il fallait apprendre le français.
L'idée d'un Anglais de voyager en France sans
savoir un traître mot de notre langue ! Mon Anglais
s'est exposé à une mésaventure, et il l'a eue.
Quand je dis Anglais, je me trompe, je devrais
dire Américain ; — mais c'est tout comme.
Oyez le détail de l'affaire.
Un riche négociant de la Nouvelle-Orléans est à
l'hôtel de Mars. Il sort pour aller chercher des
cigares... et s'égare. Il arrive place Moncey.
Là, il s'arrêta épuisé et s'adressant à un passant, il lui demanda
son chemin, mais comme il ne parle et ne comprend que l'an-
glais, le passant ne comprit pas un mot et poursuivit sa route.
Une seconde et une troisième tentative n'eurent pour résultat
que de grouper autour du malade une douzaine de badauds, qui
riaient à se tordre.
Deux gardiens de la paix s'approchèrent, et n'entendant rien
aux explications de H jugèrent que ce malheureux était fou
et l'emmenèrent au poste. Là le brigadier, jugeant à son tour
que l'inconnu était bien évidemment fou, le fit conduire à l'in-
firmerie du dépôt de la préfecture, d'où il fut envoyé à Ste-Anne.
Là, enfin, des papiers trouvés sur lui permirent d'établir son
identité. Un interprète arriva, et Mme H .... , dont l'inciuiétude
depuis deux jours (car les pérégrinations du malade avaient
326 COUPS d'(EIIj et coups de plume
duré deux jours entiers) était à son comble, fut prévenue do la
présence de son mari à l'asile dos fous,
Mme H.... s'est empressée d'aller retirer son mari et de le
ramoner ù l'hôtel.
Si je trouve imprudent mou Américain, je trouve
idiote la tenue des badauds, et cent fois bête la con-
duite des gardiens de la paix.
Se peut-il que le Français, qui sait tout, ne sache
pas l'anglais, et que ce ne soit qu'au bout de deux
jours qu'on ait eu, dans une ville comme Paris,
l'idée de chercher un interprète ? Après tout, John
Bull ou Jonathan n'a pas l'air de venir de Tom-
bouctou,et les Français qui ont si souvent rencontré
les Anglais sur les champs de bataille depuis Azin-
court et Crécy jusqu'à l'Aima, devraient un peu,
ce me semble, connaître le langage de leurs voisins,
juste assez pour le distinguer de l'allemand.
Il est évident qu'on ne lisait pas à la devanture
du poste : Engiish spoken hère.
Ça n'empêche pas que je suis loin de déplorer
outre mesure le quiproquo. Quand on habite la
Nouvelle-Orléans, encore si française, on devrait
pouvoir prononcer quelques mots français tant bien
que mal. Et quand on est un riche négociant, on
devrait se payer les services d'un interprète en pays
étranger.
C'est bon pour mon Américain ! " Fallait pas
qu'y aille."
Cette ignorance du français par un Américain est
peut-être, après tout, indépendante de sa volonté.
A PROPOS d'enseignes 327
Mais nous avons ici, se remuant au milieu de
nous, nous ayant opprimés et cherchant à nous
primer, des Anglais qui ignorent le premier mot
de notre langue ;
Qui l'ignorent de parti pris ;
Dont cette ignorance est le premier article du
credo national.
Qui rougiraient de paraître faire cas de notre
idiome ;
Qui, comme ces stupides grands seigneurs fran-
çais qui se glorifiaient de ne savoir signer, étant
nobles, tiennent à honneur, étant anglais, de ne
rien savoir de la plus belle des langues.
Lord Durham a fait école, savez-vous !
Lord Durham, en gallophobe qu'il était, avait
recommandé à l'Angleterre, dans le célèbre rapport
qui a fait les frais de tant de discours lors de la
discussion du projet de confédération, de s'absentir
d'apprendre le français. Forçons les Canadiens à
se faire comprendre de nous, disait-il en substance,
nous saurons bien nous faire comprendre d'eux.
Et il a eu grandement raison.
Et c'est pour cela que j'aurais préféré que l'aven-
ture fut arrivée à un Anglais du Bas-Canada, à un
adepte de lord Durham. plutôt qu'à un Américain
peut-être après tout plongé dans le coton et la
canne à sucre.
Je plains, malgré moi. l'Américain quiproqué,
328 cours d'œil et coups de plume
mais, nom d'un gaharot ! je n'aurais eu aucune
pitié pour un chauvin anglais couché dans les
mêmes draps.
Un petit bout d'examen de conscience.
Ne leur donnons-nous pas trop raison à nos com-
patriotes d'origine britannique, et ne sommes nous
pas les instruments aveugles de la politique de
lord Durham ?
Je m'adresse à la bonne foi de tout venant.
Yous êtes dans un village de la province de Qué-
bec, n'importe lequel. La population est toute
française. Sur cinq cents chefs de famille, il n'y
a pas cinq Anglais. On y compte un seul tailleur,
un seul barbier, un seul bottier, tous français.
Parcourez les rues du village, et dites-moi au retour
si vous n'avez pas lu sur l'enseigne de ces mes-
sieurs : hair-dresser, tailor ou shoemaker. Ils sont,
je le répète, les seuls de leur état, l'enseigne porte
tous leurs attributs — ciseaux, bottes ou rasoirs, fers
à repasser, souliers ou perruques, — chaque villa-
geois sait où les trouver ; cependant, soit peur de
perdre une pratic^ue anglaise, soit aplatissement
devant " la race supérieure," — agenouillement du
vaincu devant le vainqueur, — l'enseigne mendie
une clientèle impayaute.
Est-ce digne ? je le demande.
Maintenant transportez-vous dans la province
d'Ontario. Parcourez, examinez, furetez, et trou-
A PROPOS d'enseignes 329
vez-moi une enseigne française, même dans les
localités où la majorité est française !
Nous avons les genoux trop faibles, mes compa-
triotes !
Pourquoi céder, quémander, bonneter ?
Nous nous souffletons, et quand il arrive qu'un
Anglais veut essayer du procédé, nous nous ré-
crions.
C'est-à-dire que nous nous mettons à ses genoux,
et quand il veut nous y tenir nous pestons contre
lui et sa manie de subjuguer.
En d'autres termes encore, nous nous passons le
nœud coulant au cou, nous lui tendons l'autre
bout de la corde, et s'il fait mine de tirer nous
crions comme des oies que l'on plume vivantes.
Debout, mes frères, debout !
Connaissez-vous dans la province de Québec,
dans un endroit quelconque où les Anglais ne
comptent même pas, où ils sont deux contre les
nôtres mille, connaissez- vous un seul Anglais qui
expose une enseigne française, une affiche fran-
çaise ? qui condescende à faire ses affaires en fran-
çais ? Se souci e-t-il seulement de nous, autrement
que pour s'enrichir de notre substance, jusqu'au
point de se plier un instant à nos exigences et de
nous parler dans notre langue ?
Son dédain est superbe et suprême.
Lui ne nous parle qu'anglais et nous force le
comprendre ; nous, c'est en anglais que nous lui
adressons la parole.
330 COUPS d'œil et coups de plume
Sursum corda !
Forçons ces Messieurs à apprendre le français,
tU^ouons les projets de lord Durhara, soyons dignes,
dans l'ordre social, de nos devanciers qui ont arra-
ché dans l'ordre politique de si importantes con-
cessions à nos conquérants.
De grâce pas d'enseignes anglaises aux portes
des nôtres, dans les centres français !
DE CEETAINES ANNONCES 331
DE CERTAINES ANNONCES
L'inteution vaut le fait.
C'est bien là tout ce qu'il y a de plus irrépro-
chable comme axiome théologique. Exemple, — le
baptême de feu, le désir du sacrement de péni-
tence, qui effacent les péchés comme le meilleur
baptême d'eau et la plus auriculaire de toutes les
confessions.
Mais il n'y a pas que ce ten-ain où souhaiter fasse
arriver, plutôt, où souhaiter et arriver coïncident.
Les amoureux et les superstitieux — les deux classes
de gens qui renoncent le moins vite à leurs idées
pourraient vous en dire long à l'appui de ma thèse.
Le pépin de pomme collé à la tempe droite à l'in-
tention de la plus brune des blondes ne s'en est
pas détaché, et le mariage a eu lieu. Donc !
Madame a rencontré un loucheur, il y a un désap-
pointement dans l'air ; en effet, le mari ne peut ce
soir conduire Madame à l'opéra : il est talonné par
un Anglais qui lui tire à boulets rouges et de qui
il ne voudrait pas se faire voir aux premières loges.
Donc encore !
J'ai d'autres faits que cela, moi, et des plus au-
thentiques, et qui montrent clairement que vouloir
trouver c'est trouver, pourvu qu'on en prenne le
moyen.
332 COUPS d'œil et coups de plume
Or, ce moyen c'est l'anuonce dans les gazettes.
Je ne parlerai pas des gens — filles ou garçons —
qui trouvent un parti par le canal des agences
matrimoniales ou des annonces en quatrième page :
je les ai toujours tro}^ plaints pour les insulter dans
leur malheur en les appelant en témoignage.
Ils m'en signaleraient, eux, de belles réussites !
Je parle de ce que j'ai vu. On peut me croire.
Il y a donc à Montréal un riche marchand à qui
ça ne coûte pas les yeux de la tête de s'offrir un
crayon d'or à manche de nacre serti de diamants.
Je lui en ai encore vu un le mois dernier, juste-
ment celui qu'un jour il perdit.
C'est lui-même qui m'a conté l'histoire : c'est
donc bien vrai.
Il s'en était servi, un matin, pour écrire un mé-
moire dans son agenda avant de gagner son maga-
sin. Ici, il en a besoin, se fouille, et ne le trouve
pas. Il téléphone à sa femme ; recherches sans fin
et sans résultat chez lui. Son parti est vite pris ;
il aura perdu le crayon dans le trajet, il faut courir
au journal le plus lu — la Patrie évidemment — et
annoncer le petit malheur. Il rédige donc l'an-
nonce, et il va sortir, quand son premier commis
lui dit :
— Si vous permettez, patron, je vous conseillerai
de mettre dans votre poche le crayon que vous avez
derrière l'oreille, vous pourriez le perdre !
DE CERTAINES ANNONCES 333
La Patrie perdit un écu ce jour-là, mais mon
marchand le gagna et retrouva son bijou.
Allez-vous me dire que sans son intention d'an-
noncer il n'aurait pas pour de bon perdu son
crayon ? Moi je soutiens que s'il eût vagué tout
lejour dans son magasin, le commis n'aurait pas
trouvé étrange qu'il eût un crayon sous les che-
veux, que le crayon serait tout probablement tombé
dans une caisse de marchandises ou dans le panier
au papier,— et qu'on ne l'aurait jamais retrouvé.
C'est donc une salutaire pensée que d'annoncer !
Un autre exemple aussi frappant.
Un de mes amis déménageait le premier du cou-
rant, et le lendemain constatait la disparition d'une
douzaine de cuillers d'argent. Grand émoi, chez
la femme surtout. On repasse en mémoire les in-
cidents de la journée.
j— Il y avait tel des charretiers dont la figure
n'était pas honnête.
—Le panier à l'argenterie avait été renversé.
^ —Peut-être avait on oublié quelque paquet dans
l'ancienne maison !
—Annonce, lui dis-je, annonce ! Si tu ne trouves
pas, avertis la police pour le cas où l'on t'aurait
volé. Mais auparavant cherche partout.
11 ne voulut rien entendre, et porta sur le champ
une annonce à un journal anglais, paya d'avance
pour deux insertions, et s'en revint confiant mettre
ses effets en ordre.
334 COUPS d'œil et coups de plume
A un quart d'heure de là on retrouvait les cuil-
lers dans je ne sais plus quel ustensile de cuisine.
L' annonce n'avait pas même encore paru ! Je
lui conseillai d'aller la décommander, mais en vain.
Il espérait, peut-être, l'insatiable, si l'annoncée pa-
raissait, trouver une autre douzaine de cuillers.
De ces deux faits il y a une morale à tirer :
Pour av»ir annoncé dans un journal anglais,
mon ami a payé une piastre ; pour avoir eu l'in-
tention d'annoncer dans un journal français, mon
marchand n'a rien payé :
Et tous deux ont obtenu le même résultat.
Vous n'allez pas faire, de ce train-là, me dira-t-
on, l'affaire des journaux- français !
Mais si !
Quand on aura perdu quelque chose, on aura
l'intentien d'annoncer ; si on ne retrouve pas aus-
sitôt, on mettra l'annonce, et tout le monde y ga-
gnera.
Est-il besoin, pour prouver l'efficacité de l'an-
nonce, de citer le cas des objets trouvés ? Je parle
de la bonne annonce, bien étalée, bien en vue.
Vous avez trouvé une piastre, on va vous en ré-
clamer cent. Pour un perdant il y aura dix récla-
mants. Il y a bien la description de la trouvaille
qui gêne un peu, mais qui ne risque rien n'a rien.
Yous pouvez être à peu près sûr, dix fois sur douze,
après avoir trouvé l'article, de retrouver le maître.
Hormis d'employer le vieux truc :
DE CERTAINES ANNONCES 335
On trouve quelque chose, ou s'abstient de lire les
journaux pendant une semaine, de peur d'y voir
une malencontreuse annonce ; puis, quand le dan-
ger est passé, on risque une ligne furtive, cachée
dans un coin obscur du journal ou entre une boîte
de pilules d'Ayer et une fiole de lotion persienne, et
on apprend de la sorte urbi et orbi qu'on est un
honnête homme, se mourant d'envie de découvrir
le propriétaire d'un objet perdu.
Et surtout on n'oublie pas de signer son nom en
toutes lettres.
Sans cela, ce serait d^ l'argent mal employé.
Donc l'annonce est bonne à faire trouver ce qu'on
a perdu comme à empêcher qu'on réclame ce qui a
été trouvé, tout en créant à l'annonceur une bonne
réputation.
336 COUPS d'œil et coups de plume
PLUTOT MOUfilH !
Eternel biais de l'esprit humain !
Le mal que l'on puise en soi parait meilleur que
le bien proposé par autrui ; il suffit que vous m'of-
friez bon pour que je mange mauvais avec délices ;
ma ratatouille me semble plus savoureuse que
votre terrine de foie gras, mon harang fumé que
votre brandade de morue.
Quisquis amat ranam ranam putat esse Dianam.
Eu français, ma grenouille vaut votre perdrix
aux choux.
Il y a des gens qui préféreraient mourir à pren-
dre de la main d'un homme qui ne leur revient
pas le remède qui les guérirait.
C'est en politique et en religion que l'on est sur-
tout témoin de cette aberration.
En politique...
Mais je ne me mêle pas de politique et n'ai pas
à dire ici combien de fois les partis se sont déjugés,
acceptant aujourd'hui des leurs comme excellent
ce qu'ils repoussaient hier de leurs adversaires
comme abominable.
Cela dépend de la cuiller et de qui la présente.
PLUTÔT MOURIR 33*7
Les remèdes ne sont bous à prendre que dans
les cuillers d'argent.
En religion, par exemple, ah ! en religion...
c'est comme en politique !
Pas de salut plutôt que venant de telle source !
Ne croyez pas que je plaisante, Je traduis d'un
journal anglais :
" Hier, à la séance du synode presbytérien de
New- York, le professeur Hopkins, d'Auburn, a
émis un vœu d'approbation en faveur des senti-
ments contenus dans la récente lettre pastorale du
concile provinciale romain. La discussion fut
chaude sur le rapport de la commission déclarant
que " bien que la substance de la lettre se recom-
mandât à l'approbation du synode, il ne convenait
que celui-ci s'en occupât." Le professeur Hopkins
lut à l'appui de sa proposition, des extraits de la
lettre pastorale relatifs au divorce et aux excur-
sions du dimanche et que toute l'assistance ap-
prouva, n prétendit qu'il était on ne peut plus
opportun de prendre connaissance de l'esprit de
de progrès de l'église catholique romaine. Le
révérend D. Hall, d'un avis contraire, soutint que
tout éloge fait par le synode serait considéré
comme une concession du protestantisme au roma-
nisme. Le rapport fut enfin adopté, mais après
avoir été amendé de façon à dire que le synode
refusait de se mêler des affaires des autres déno-
minations."
Ainsi :
338 COUPS d'œil et coups de plume
" Ce que ce concile catholique a décrété, ce que
la lettre pastorale des pères du concile a promul-
gué, est bon, excellent, — mais je n'y puis goûter,
n'étant pas de la paroisse.
" J'admets volontiers que ce que vous procla-
mez, c'est la vérité, — que nous avons les mêmes
vues sur le sujet, — mais comment voulez-vous que
je le reconnaisse publiquement, moi dont c'est le
gagne-pain de prêcher contre vous ? Entre nous,
c'est bien cela, et la congrégation elle-même y con-
court ; — mais de quel front oserais-je demander à
celle-ci sou adhésion à une déclaration de princi-
pes formulée par vous autres, nos adversaires nés,
qui avez pris les devants ?
" Périsse le principe plutôt que la dignité ! "
Hé oui ! il en est ainsi.
On sait ce qu'en matière religieuse la dignité
prend de préséance sur le bon sens et la vérité.
Ne jamais paraître céder, c'est la loi et les pro-
phètes, y compris Habacuc.
Ecolier, votre professeur vous bat injustement,
vous vous plaignez aux supérieurs ; on vous rebat,
parce que l'autorité est infaillible et doit garder
son prestige : vous avez nécessairement tort.
Vous appartenez à une secte religieuse ; cette
secte, cela va de soi, est dans le vrai absolu ; une
autre secte pense comme vous sur ce point, le dé-
clare : n'allez pas vous joindre à elle, vous compro-
mettriez votre dignité et l'honneur de votre église.
Plutôt renoncer à votre croyance que de croire
comme autrui, — ou plutôt d'admettre cette com-
munauté de vues !
PLUTÔT MOURIR 339
Plutôt mourir !
Vous êtes égaré dans la forêt et depuis le matin
vous tournez dans le même cercle ; vous aviez un
poteau qui vous indique votre voie, mais c'est un
ennemi qui l'a planté : rentrez sous bois et recom-
mencez la course.
Plutôt la nuit noire sur la tête et le froid humide
vous perçant aux os, et l'inquiétude au logis, et la
maladie dont vous prenez le germe, que de suivre
l'indication du poteau du carrefour, du poteau de
l'ennemi qui vous offre le salut !
Il faut sauver les principes, que diable !
Je joue à la bourse et le télégraphe m'apprend
que mes fonds sont à la hausse ; mais cette ligne
télégraphique appartient à une compagnie que je
déteste : je me croise les bras. Je perds cent mille
francs, mais aussi cela apprendra à cette compa-
gnie combien peu je m'occupe d'elle !
La fille de Pierre est malade, se meurt ; un mé-
decin spécialiste pourrait la sauver, — mais c'est un
républicain ; Pierre se répète le fameux Timeo Da-
naos, et laisse l'enfant crever.
Tant pis pour la clintèle de ce médecin !
Quels grands fous sont les hommes de parti, de
coterie, de secte, de faction, de clique, — les internés
les emmuraillés, les claquemurés, les emprisonnés,
les embastillés du préjugé !
Mais le 89 du dix-neuvième siècle avance, il est
en vue, la délivrance approche !
Au revoir, à l'aube prochaine !
340 COUPS d'œil et coups de plume
PATRIOTE
SOUVENIR d'enfance
Je venais d'être porté à l'ordre du jour. Le vieux
maître d'école me fit signe du doigt de l'aller trou-
ver à sa place. J'ignorais pourquoi. Je montai,
grave, soucieux, les deux degrés de l'estrade où
s'appuyaient sa chaise empaillée et son pupitre
branlant. L'émotion me suffoquait. Je craignais
d'être grondé. Mais non. Nous venions de don-
ner notre leçon d'anglais, et il faut croire que j'avais
bien prononcé dog, cat, bird, ou quelque autre mot
aussi difficile, car le bonhomme, déposant le mor-
ceau de sucre d'érable c[u'il grugeait, dit aux
élèves surpris de cette cérémonie inaccoutumée :
" Voilà l'homme qui apprend bien l'anglais !" Le
vieux savait l'anglais comme je sais le grec. Le
plus ébahi des élèves, ce fut moi. Cependant je
ne tardai pas à reprendre mes sens, je devins ra-
dieux, et il me semble que je regagnai mon siège
d'un pas un peu insolent.
Mais l'après-midi, pendant la leçon de géogra-
phie, je me sentis malade. J'avais le regard voilé,
mes tempes battaient, mes joues brûlaient, ma
gorge était sèche, comme remplie dépoussière. Le
maître vit ma figure rouge et me fit reconduire à
la maison par un grand.
PATRIOTE 341
J'avais sept aus.
Et pendant qu'on allait quérir le médecin, que
ma mère préparait des flanelles et faisait diaufFer
de l'eau, mon père me berçait entre ses bras. J'étais
dévoré par la fièvre, je toussais de cette toux rauque
et creuse qui effraie toujours tant les parents.
— Il ne faut pas que tu sois malade, mon homme,
dit mon père ; il faut que tu vives pour faire un
brave patriote.
— Un patriote, papa, qu'est-ce que c'est ?
— Un patriote, c'est un homme qui ne se laisse
maltraiter, ni lui ni ses gens, par personne, et qui
garde tous ses droits et tout ce qui lui appartient,
même au risque de se faire tuer, surtout quand ce
sont les Anglais qui veulent les voler. Ton grand-
père était un vrai patriote. A propos, ma femme,
il y aura douze ans demain que mou père a été
tué au feu de Saint-Denis, dans la maison de ma
tante Saint-Grermain.
— Par qui, papa ?
— Par une balle anglaise, par un soldat anglaiç,
— Pourquoi ça ? Je n'apprendrai plus l'anglais,
à présent.
— Au contraire, reprit mon père ; tâche de l'ap-
prendre comme il faut. Tu pourras plus tard te
défendre contre les Anglais dans leur langue. Je
te dirai quand tu seras plus vieux pourciuoi ils ont
tué ton grand-père. Mais souviens-toi toujours
qu'il faut être patriote avant tout.
342 COUPS d'œil et coups de plume
— Etais-tu avec lui, papa? dis-je en râlant.
— Oui ; nous nous battions côte à côte, dans une
fenêtre. Il y avait entr'autres un soldat qui nous
visait sans cegse, mais son fusil rata longtemps. A
la iin le coup partit et mon père tomba. Je courus
chercher le vicaire de la paroisse, M. Lagorce, qui
lui administra les derniers sac^rements, et il mou-
rut en patriote.
Je n'en compris pas plus long ; le délire me prit,
mais au bout de huit jours j'étais sauvé. J'avais eu
une rougeole pourprée : c'est ainsi, du moins, que
feu le'Dr Morin nommait cela.
De cette première leçon de patriotisme il m'est
resté un souvenir ineffaçable. Patriote ! voilà un
mot que j'ai bien médité. Mon père qui l'était, —
et qui l'est encore, Dieu merci ! — sans savoir dé-
finir la chose, ne m'avait appris qu'une des signi-
fications du mot. J'ai su les autres depuis, et je
trouve que patriotes au même degré sont ceux qui
paient de leur sang la conquête des libertés publi-
ques et ceux qui conservent le précieux dépôt.
Nous tous qui affirmons aujourd'hui notre atta-
chement à la nationalité canadienne-fi'ançaise en
déployant tout ce que nous pouvons de jîompe et
de faste dans la célébration du vingt-quatre juin,
nous prouvons bien que bon sang né peut mentir :
nous sommes des patriotes.
Ô
"^S Lusignan, Alphonse
9"^^^ Coups d'oeil et coups de
L'^ -oluEe
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