ÉCRITS NOTABLES
SUR LA MONNAIE
XVie SIÈCLE
DE COPERNIC A DAVANZATI
COLLECTION DES PRINCIPAUX ÉCONOMISTES
NOUVELLE ÉDITION
ÉCRITS NOTABLES
SUR LA MONNAIE
XVIe SIÈCLE
DE COPERNIC A DAVANZATI
Reproduits, traduits, d'après les éditions originales et les manuscrits
Avec une introduction, des notices et des notes
par
Jean- Yves LE BRANGHU
Docteur en Droit
Avant-propos de François Simiand
Professeur au Collège de France
Tome I
AVEC QUATRE PLANCHES HORS-TEXTE
PARIS ^
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1934
Toa6 droite de reproduction, d'adaptatloo et de tradaction réservés pour tous pays
// f 1 1.\ ^'
y4
La Collection des principaux économistes, qui
avait été publiée par E. Daire et éditée par la
librairie Guillaumin (en 15 vol. in-8o, dont cer-
tains avaient été réimprimés), est depuis longtemps
entièrement épuisée, tant en volumes originaux
qu'en réimpressions. Les rares collections et même
les rares volumes isolés qui se présentent en vente
d'occasion atteignent des prix exorbitants ; cer-
tains volumes sont pratiquement introuvables.
Tous les travailleurs en science économique,
tout le public de plus en plus intéressé par elle,
déplorent les difficultés ou même l'impossibilité
qui en résultant à avoir disposition commode (et
en langue française pour les auteurs étrangers)
des grandes œuvres de cette discipline dans le
passé. Assurément les études économiques sont
aujourd'hui de plus en plus orientées sur les faits ;
et la part autrefois très large, sinon prépondérante,
faite à l'histoire des doctrines, considérée en elle-
même, tendrait plutôt à une restriction relative.
Mais, en ce même temps, tout un champ nouveau
d'études fécondes paraît s'ouvrir et se cultiver qui
s'attachent à ces œuvres notables du passé en
liaison avec la réalité qu'elles ont pu connaître
et expriment ou interprètent de quelque façon ;
et ce paraît être là, en même temps qu'un apport
fort utile à la science elle-même, un complément
de formation indispensable pour le travailleur déjà
initié à cette science en son état actuel.
VIII COLLECTION DES PRINCIPAUX ÉCONOMISTES
Il importait donc grandement à cette heure de
fournir les moyens nécessaires à cette étude. La
librairie Félix Alcan, cessionnaire du fonds Guil-
laumin lorsque cette firme eut cessé son exploita-
tion, a jugé le moment venu d'entreprendre cette
tâche et a bien voulu nous en confier la direction.
Nous devons indiquer brièvement ici comment
nous concevons et pensons réaliser cette Nouvelle
édition. Avant tout, marquons bien que c'est non
une réimpression, même revue, mais une « nou-
velle édition ». Si la publication de Daire a été fort
remarquable pour son temps et a rendu des ser-
vices incontestés, nous devions à cette heure, nous
a-t-il semblé, envisager et adopter des conditions
de réalisation à divers égards nouvelles :
a) D'abord nos exigences concernant l'établis-
sement des textes sont devenues plus grandes ;
nous viserons donc à une revision soigneuse du
texte publié, conformément aux règles de la criti-
que moderne, avec collation, s'il y a lieu, des
diverses éditions ou des manuscrits, et, en cas
d'importance, indication des variantes, — sans
prétendre cependant à un travail de pure érudi-
tion, et en gardant le souci d'une présentation
pratique et courante ;
b) Pour les auteurs étrangers, nous entendons
demander de neuf traduction directe sur le meil-
leur texte semblablement établi à ce jour dans la
langue originale ;
c) La liste des auteurs et des œuvres retenus
dans la collection Daire nous paraît appeler revi-
sion et additions : d'abord, parce qu'avec le temps
écoulé depuis l'établissement de cette collection
NOUVELLE ÉDITION IX
des auteurs alors contemporains sont entrés dans
l'histoire ; puis, parce que le développement des
études économiques a, depuis lors, modifié souvent
l'ordre des valeurs entre les textes anciens, fait
apparaître l'intérêt ou l'importance d'œuvres alors
ignorées ou méconnues ; enfin, parce qu'à ce jour
une collection de cet ordre nous paraît ne plus
avoir à se régler sur une orthodoxie ou un confor-
misme éliminatoires, mais devoir seulement se
déterminer selon la valeur d'apport au dévelop-
pement général de la pensée économique ;
d) A ces divers égards un ordre chronologique,
même approximatif, nous paraît ne plus avoir
de raison majeure ; et la tomaison en volumes
numérotés et de dimensions à peu près correspon-
dantes n'avoir pas d'intérêt, ou présenter même de
sérieux inconvénients lorsqu'elle a conduit à réunir
dans un même volume plusieurs œuvres d'auteurs
et de caractères assez différents. Notre publication
en principe se présentera donc en volumes séparés
par œuvre ou par auteur, et donc de dimensions
différentes selon les cas, sans ordre chronologique
obligé, et sans numérotation de tomes ;
e) Ce plan de publication, dont la réalisation
s'échelonnera selon les conditions de bon travail
pour les collaborateurs et d'acquisition pratique
pour les lecteurs, permettra aussi de répondre
mieux, le cas échéant, aux curiosités de l'heure, et
plus vite, en tout cas, aux besoins les plus res-
sentis pour les œuvres maîtresses qui font défaut ;
f) Chaque œuvre sera publiée par les soins
et sous la responsabilité d'un éditeur qualifié : les
noms que nous pouvons dès maintenant citer
X COLLPXTION DKS PRINCIPAUX ECONOMISTES
d'hommes dont le concours nous est assuré, — et
cette liste sommaire n'est pas limitative, — suf-
firont déjà, nous semble-t-il, à donner au public
garantie de bon travail et de compétence. Dès
maintenant aussi, nous savons que nous pouvons
leur adresser nos meilleurs remerciements.
Car, grâce à eux, nous avons l'espoir que cette
nouvelle édition de la Collection française des
principaux économistes pourra répondre aux
besoins qui ont paru, à la librairie Félix Alcan
comme à nous-mêmes, justifier cette entreprise ;
et que le public compétent, désireux de ces grandes
œuvres, voudra bien y faire un bienveillant accueil.
Gaétan Pmou, François Simiand.
AVANT-PROPOS
L'ouvrage que nous présentons ici dans la
Nouvelle édition de la Collection des principaux
économistes y est lui-même une nouveauté de cette
édition sur la première, et à trois égards : pour
le siècle des auteurs, pour la nature des textes,
pour le caractère de leur groupement.
10 La Collection Daire, en effet, n'avait pas
compris d'auteurs antérieurs à Vauban, Bois-
guillebert, Law, etc., à « ces ancêtres de la science
et ces hommes courageux à qui échut l'initiative
du progrès au commencement du xviii^ siècle »,
avec qui « finit l'ère de l'empirisme et de la routine
et commence celle du raisonnement ». Aujourd'hui
ce nous paraît être, au contraire, étude ouverte
et profitable que de regarder, — par delà les éco-
nomistes dénommés classiques ou préclassiques et
au moins déjà jusqu'au xvi^ siècle, — à ce qu'ont
été les rencontres antérieures de l'esprit humain
avec la réalité économique.
2^ Les textes ici rassemblés, — qui, pour la
plupart, sont publiés ici pour la première fois,
en édition contemporaine et en langue française,
— ont été, entre beaucoup d'autres écrits du temps
sur la matière, choisis et retenus pour une raison
majeure commune : ce n'est pas comme consti-
tuant tous une œuvre principale ou extensive, —
XII ECRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
plusieurs sont d'une dimension bien inférieure
aux plus courts de l'édition Daire ; — mais c'est
davantage comme susceptibles de représenter, à
divers égards, des positions caractéristiques dont
l'interprétation puisse être de portée générale.
3° Ils se trouvent tous se rapporter à un même
ordre de faits qui, s'il y est différemment traité,
y apparaît cependant toujours unique ou princi-
pal : les faits monétaires. Qu'un tel objet d'étude
apparaisse ainsi alors le centre commun des préoc-
cupations d'hommes aussi divers de pays, d'épo-
ques dans le siècle, de classes ou de fonctions, est
aussi un fait, qui caractérise ce groupement et
peut comporter également interprétation de portée
générale.
Ces trois points appellent sans doute, de notre
part, quelques explications. Il est, à ce jour, com-
munément reconnu que l'économie moderne et
contemporaine, pour être vraiment atteinte depuis
sa formation et en des étapes premières mais déci-
sives pour son développement ultérieur, demande
à être reprise au moins depuis le xvi^ siècle : ce
siècle où se sont produites tant de transformations,
sociales, religieuses, intellectuelles, mais spéciale-
ment, dans Tordre économique, une « Révolution
des prix », partout fortement marquée, partout
importante et partout de conséquence, dans le
monde économique considéré à cette époque et
atteint depuis par la plus forte évolution. Il est
reconnu aussi que cette Révolution des prix, diver-
sifiée en datation, caractères, amplitude selon les
pays, est cependant centrale aux transformations
AVANT-PROPOS XIII
qui se manifestent alors chez tous (mais juste- \
ment avec une diversification correspondante) :
dans la situation respective et relative des diverses
classes de la société, ou des diverses fonctions de
la vie économique ; dans la place et l'importance
des diverses branches de la production, agriculture,
industrie, commerce ; dans la situation et l'évolu-
tion relatives des divers pays. Enfin il est commu-
nément admis, sous diverses modalités de doctrine,
mais en reconnaissance commune de fait, que cette
Révolution des prix est liée à Tafllux des métaux
précieux qui s'est alors produit en Europe en pro-
venance de l'Amérique, en des conditions (de date,
caractères, etc.) différentes selon les pays, mais,
au total du siècle, en réalité d'ensemble pour tous.
Si jamais quelque moment dans l'évolution
humaine a pu appeler attention et réflexion de
l'esprit humain sur le facteur économique, n'est-ce
point celui-là entre tous ? N'est-il donc pas d'ex-
périence centrale, et d'enseignement général, de
rechercher si et comment, dans la pensée écrite
qui nous est transmise de cette époque, ces faits
ont été aperçus, reconnus ? ou encore s'ils s'y sont
manifestés ou ne laissent pas d'y transparaître de
façon plus ou moins implicite ? et encore si et
comment ils y ont été compris, prévus, interpré-
tés ? Ne serait-il pas surprenant que des transfor-
mations de cette importance, sans précédent d'âge
d'homme, n'eussent pas frappé les esprits, et donné
quelque secousse aussi grande aux idées préexis-
tantes touchant cet ordre de faits ?
Quel était encore, au début de ce xvi® siècle, le
XIV ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
cadre le mieux constitué de ces idées ? Sans doute, la
doctrine canonique. Et de fait, cette doctrine, en
somme, pouvons-nous reconnaître aujourd'hui,
était une remarquable expression de l'économie
médiévale au stade atteint : économie d'échange
en un cadre relativement limité, où les conditions
de la production et de l'échange, ainsi que les caté-
gories des personnes économiques, pouvaient, en
f effet, répondre à l'u sequalitas » dans l'échange,
I selon une « bonitas intrinseca », déterminées selon
j '
I une « communis sestimatio », assurant à chacun
[ une rémunération « juste », c'est-à-dire conforme
à la classe, à la coutume, c'est-à-dire encore selon
un ordre social conforme lui-même à la volonté
divine, et subordonnant donc l'économique à des
fins éthico-religieuses ; une économie, enfin, où
la monnaie, intervenant, semblait-il surtout,
comme moyen propre à faciliter les échanges,
avait surtout à être bien définie, convenablement
constituée, et défendue contre les fantaisies des
princes et les mutations arbitraires ; l'importance
donnée à cette dernière discussion donnant toute-
fois à penser, non seulement que la mutation était
tentation fréquente pour les finances royales en
difficulté, mais davantage peut-être (ou conjointe-
ment) que le manque relatif de monnaie était alors
un mal chronique, ou peut-être encore périodique,
à proportion du développement des échanges et
de l'appauvrissement des apports nouveaux de
métaux précieux.
Est-ce dans ce cadre de doctrine que la secousse
des faits en ce xvi® siècle va se manifester ? Ni
chez les catholiques rénovés ni davantage chez
AVANT-PROPOS XY
les réformateurs (sauf chez deux d'entre eux,
de milieux économiquement avancés, mais seule-
ment touchant l'intérêt, ce qui ne va pas jus-
qu'au centre de notre matière), nous n'apercevons
notable nouveauté de position : au contraire, la
position traditionnelle s'y affirme renforcée. Nous
n'en apercevons pas non plus dans le cadre de la
doctrine hébraïque. Et en efïet la matière sortait
justement alors de l'emprise et de la direction
majeure des doctrines confessionnelles. Gomment
des prix, variant (en un sens et en l'autre) dans les
proportions que l'on sait, auraient-ils pu garder,
le caractère d'être « justes », ceux-ci plutôt que
ceux-là, et de répondre à des conditions dûment
établies des personnes, des classes et des pays,
alors que celles-ci étaient dans le même temps
bouleversées ? Bon gré mal gré, alors, la vie éco-
nomique paraît se soustraire à une régulation
éthico-religieuse ; et la valeur économique, en ce
sens profond et durable, « se laïcise », en même
temps qu'elle paraît devenir relative et changeante.
Est-ce donc en des auteurs laïques que nous
allons en trouver conscience et intelligence ? Les
deux premiers dont nous donnons reproduction
plus loin sont d'époques (dans le siècle) et de pays
où assurément l'effet, s'il en est un, de l'afïlux de
métal précieux américain n'a pu encore se faire
sentir. Si cependant un grand esprit comme
Copernic et un controversiste saxon de qualité
ont fait, alors et là, un si grand effort pour
reprendre, renforcer, proclamer la thèse tradition-
nelle de la bonne monnaie contre la mutation
affaiblissante, n'est-ce point qu'à celle-ci tendaient
XVI ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
alors de nouveau des forces sociales considérables ?
L'histoire économique peut nous confirmer cette
correspondance, et même l'étendre en d'autres
cadres.
En France et en Grande-Bretagne, en effet, les
textes postérieurs que nous publions ensuite s'at-
tachent encore, et jusqu'après le milieu du siècle
(Malestroit, Gresham, première forme du Dia-
logue « A compendious or briefe examination... »),
exclusivement ou avant tout, à la mutation moné-
taire comme origine et explication des perturba-
tions ressenties. Enfin l'écrit célèbre de Bodin
dénonce l'afïlux des métaux précieux originaires
d'Amérique comme l'explication centrale du ren-
chérissement et d'autres effets conjointement notés ;
mais ce n'est pas sans retenir, en outre, plusieurs
autres causes concourantes ou interférentes. Et
la seconde version du dialogue anglais, insérant
l'influence de l'apport américain, laisse encore rôle
conjoint aux autres facteurs d'abord allégués.
Notablement chez Bodin, mais de façon plus
remarquable encore, vivante, expressive, dans le
dialogue anglais, apparaissent les divers ordres
de changements liés au mouvement général des
valeurs en monnaie, les diverses catégories d'inté-
rêts, les uns favorisés, les autres desservis, et à la
fois toute l'importance, et toute la complication
à travers la vie sociale tout entière, des transfor-
mations éprouvées.
Un peu plus tard, une élégante analyse ita-
lienne, qui termine notre recueil, pourrait paraître
plus intemporelle, et soucieuse seulement de doc-
trine conceptuelle. Mais le milieu d'où elle sort,
AVANT-PROPOS XVII
précédemment arrivé à une économie déjà avancée
et maintenant arrêté en son développement par
le déplacement des voies de la fortune, peut faire
comprendre et ce détachement relatif et que la
doctrine tentée ne soit pas soutenue cohérente
jusqu'au bout, et fasse aveu implicite d'une
influence réelle qu'elle tendait à éliminer.
Au total, en tout ce siècle, en ces divers pays
plus avancés ou moins avancés, alors que la pen-
sée religieuse, intellectuelle, artistique, est si pro-
fondément rénovée, il ne semble pas, touchant,
cette réalité économique, en transformation cepen- \
dant si profonde et si neuve aussi, que nous aper-
cevions une œuvre de véritable génie et vraiment
novatrice, une constitution doctrinale pleinement
cohérente et de valeur comparable aux grandes
œuvres des économistes classiques, et moins encore 1
à nos théories contemporaines.
Aussi, en ce cadre, encore plus qu'en d'autres
du passé, nous apparaîtrait-il spécialement vain,
et en somme sans raison, de nous être attaché à
ces formulations hésitantes ou embarrassées, sim-
plement ou surtout pour examiner : si et dans
quelle mesure elles présentent une préformation
de nos doctrines actuelles, et spécialement de" la
célèbre théorie dite quantitative de la monnaie ;
ou encore si et dans quelle mesure elles tombent
ou non dans la prétendue « erreur chrysohédo-
nique ». Donnons toute valeur possible aux textes
souvent invoqués, commentés, confrontés ; en
aucun d'eux, nous ne trouvons les éléments vrai-
ment constitutifs de la thèse quantitativiste pro-
prement dite : proportionnalité des mouvements
LE BRANCHU b
XVIII ECRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
des moyens monétaires et de ceux des prix ;
exclusivité du facteur monétaire comme facteur
d'un mouvement général des prix; automatisme
mécanique et immédiat de cette relation.
Reconnaissons,, d'autre part, que nos auteurs les
plus dégagés de l'opinion vulgaire ne laissent pas
d'accorder encore rôle effectif à la possession ou à
la variation de cet or ou argent « illusoire ».
Si là devait être l'intérêt de reproduire ces
textes, avouons que le butin serait assez mince.
Trouvons ailleurs la valeur de ces écrits et nos
motifs de les placer en cette collection.
Justement à travers leurs insuffisances, et
parce qu'ils ne sont pas dominés par un enseigne-
ment doctrinal qui obnubile chez leurs auteurs
l'atteinte spontanée et naïve des réalités, ils valent
pour nous par la direction forcée, semble-t-il,
d'attention dont ils nous révèlent l'orientation
alors majeure, par la sincérité de pensée qu'ils
nous présentent, par les témoignages, soit expli-
cites ou réfléchis, soit plus encore implicites ou
inconscients, qu'ils nous apportent sur les change-
ments économiques de ce temps.
Ils donnent d'abord, et maintiennent jusqu'au
bout, importance aux mutations monétaires, par
la discussion et, en général, la condamnation qu'ils
en présentent avec une application répétée. N'est-ce
point qu'en effet ces pratiques, ou de forts courants
vers ces pratiques, se sont rencontrés de nouveau
en ce siècle, et presque en tous pays, non pas seu-
lement au début, mais encore avec et après l'afflux
américain ? N'est-ce point non seulement que les
AVANT-PROPOS XIX
concomitants ou les effets de ces deux ordres de
changements monétaires ont pu être confondus
dans l'opinion courante, et à première apparence
générale, parce qu'ils se produisaient ensemble ou
à la suite ? Mais n'est-ce point encore que ces
concomitants et ces effets n'étaient peut-être pas
aussi essentiellement différents ou distincts qu'une
analyse conceptuelle ultérieure l'admettra d'auto-
rité et sans regarder d'abord aux faits ? (à preuve
notamment l'expérience anglaise dans les deuxième
et troisième quarts de ce xvi^ siècle).
Puis, s'ils nous paraissent mal dégager une
doctrine pleinement cohérente et simple, n'avons-
nous pas à comprendre qu'ils puissent être, en
effet, fort gênés, fort embarrassés entre deux
ordres de faits qui s'imposent alors également à
l'esprit de leurs auteurs, qu'ils en aient ou non
conscience toujours nette ? D'une part, c'est la
relativité, l'instabilité des valeurs économiques,
surtout lorsqu'elles s'expriment en échelle moné-
taire qui ne présente plus de base durable ; mais
à défaut, à quel terme fixe se raccrocher ? D'autre
part, c'est l'importance que, malgré tout, paraît
avoir eu l'augmentation des métaux précieux et
des moyens monétaires, soit dans le développe-
ment et l'enrichissement différenciés qui sont cons-
tatés en cette période entre les diverses nations,
soit dans les changements aussi manifestes de
condition économique entre les catégories d'acti-
vité, entre les classes sociales, entre les fonctions
économiques. N'est-ce point que, tout en étant
relative et changeante, ou justement peut-être
par ces changements, la révolution dans les exprès-
XX ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
sions monétaires des biens et des services se trouve
avoir entraîné non pas seulement une pure appa-
rence et bientôt annulée, mais des effets bien réels,
qui, même s'ils deviennent atténués ou compensés
plus ou moins tardivement, ont eu le temps d'exis-
ter, d'agir et d'avoir des conséquences durables ?
Nos auteurs ici ne comprennent peut-être pas
bien comment tout cela se produit et s'enchaîne.
Mais voilà des esprits, de qualité inégale du reste,
jetés sans préparation dans une période de « révo-
lution économique » à la fois des plus complexes
et des plus considérables, sans moyens d'infor-
mation et de constatation (notamment numé-
riques) procédant des types et sources que nous
connaissons aujourd'hui, obligés de se référer seu-
lement à quelques données partielles, sporadiques,
non élaborées, de tradition souvent autant que de
constatation effective : pouvons-nous leur faire
grief de n'avoir pas abouti à une reconnaissance
\ assez nette de ces divers mouvements pour en dis-
^ cerner et lier les diverses proportions, antécé-
jdences, séquences, relations explicatives ? Ce qui
vaut en eux est qu'à travers leurs raisonnements,
plus ou moins conceptuels ou traditionnels selon
leur tournure d'esprit et leur formation, ils n'aient
pas laissé cependant soit de nous traduire dans
leurs thèses elles-mêmes les positions de fait de
leur classe ou de leur milieu, soit (pour les plus
intéressants ici) de nous noter les divers ordres de
changements qui se produisaient sous leurs yeux.
Leur mérite véritable donc n'est-il pas d'être des
témoins non toujours pleinement conscients, mais
par là d'autant plus significatifs, des grands faits
AVANT-PROPOS XXI
complexes qui se déroulaient en cette grande
phase économique ? d'avoir essayé de les com-
prendre et expliquer, et cela non point par une
construction conceptuelle simpliste qui en aurait
laissé tomber tout une part, mais, au contraire^
en conservant tout de même notation et souci de
Tensemble atteint ? Telles quelles, ces œuvres ne
nous apportent donc pas une théorie interpréta-
tive de ces faits qui puisse nous satisfaire aujour-
d'hui ; mais, de longtemps encore dans les auteurs
ultérieurs, et peut-être même jusqu'à notre époque^
en possédons-nous une bien assurée ? En tout cas,
et en attendant, elles nous présentent, et pour la
première fois dans l'âge moderne et sur une matière
aussi importante, une application de Tesprit
humain à connaître et comprendre des faits écono-
miques dégagés comme tels ; elles nous confirment
remarquablement, tant par ce qu'elles en disent
que par ce qu'elles en traduisent, ce que nous
savons aujourd'hui de ces faits ; en soi enfin elles
sont un intéressant donné de fait, à comprendre et
à interpréter lui-même à la lumière de cette réalité
leur contemporaine, dans son déroulement, dans
sa complexité, dans ses conséquences.
M. Jean- Yves Le Branchu a donné beaucoup
de travail et de soin à la recherche, à la collation,
à la traduction de ces textes, selon les meilleurs
originaux et avec leurs variantes de quelque
intérêt ; il y a joint les éclaircissements spéciaux
qui ont paru nécessaires ; il les a fait précéder
d'une étude introductive, fort diligemment éla-
borée, sur le cadre et l'origine de ces textes, leurs
XXII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
diverses présentations, les personnes des auteurs,
la signification des thèses, leur influence et leur
portée. On reconnaîtra, nous l'espérons, que, par
toute cette œuvre, il aura rendu service signalé
aux études économiques, tant de doctrines que
de faits.
François Simiand.
INTRODUCTION
Un des plus marquants parmi les faits qui caracté-"^
risent le xvi^ siècle est la hausse considérable des prix
qui se produisit alors, hausse d'autant plus gênante pour
la plupart des gens qu'elle succédait presque brutale-
ment à une période de monnaie rare et, partant, chère..
Sans doute, plus d'une catégorie d'intéressés bénéficiait-
elle de cette hausse : tous les débiteurs, notamment tous
les débiteurs à long terme, voire même les États débi-
teurs, et davantage encore les tenanciers agricoles
assujettis à des redevances en une somme d'argent
fixe selon des baux à long terme. Cependant, ces avan-
tages n'étaient pas sans mélanges : d'une part, le
métayage était assez répandu dans certaines régions
et une partie des fermages se recevaient en nature ^ ;
d'autre part, les marchandises qu'étaient obhgés d'ac-
quérir les tenanciers, fer pour les instruments aratoires,
certains tissus et vêtements, les harnais pour les ani-
maux de trait, avaient, elles aussi, enchéri 2. Par contre
les rentiers, les officiers du Roi ou des Provinces, la
petite noblesse surtout, classe extrêmement nombreuse
à l'époque ^, souffrent beaucoup de cet état de choses
1) 11 importe de signaler ici que pour les redevances en nature, certaines
étaient convertibles en argent suivant des barèmes donnés qui ne haussaient
pas comme haussait le prix des denrées elles-mêmes.
*) Cf. un des textes que nous publions ici, le Compendieux ou bref
examen... où se trouve examinée la question de savoir si véritablement les
paysans ont gagné par le fait de cet état de choses. Tome II, § 68, p. 70-71.
8) V. Raveau, V Agriculture et les classes paysannes dans le Haui-Poilou
au XV I^ siècle.
XXIV ECRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
et ce sont leurs plaintes, leurs réclamations que Ton
trouve consignées dans les écrits de ce temps qui s'oc-
cupent des phénomènes économiques. Cette hausse des
prix, cet « universelle cherté », chacun, pour parler comme
Malestroit, « tant grand que petit la sent à sa bourse ».
On s'explique mieux ainsi ce besoin de réformes qui
est le trait dominant de la politique de cette période ;
les mutations monétaires dont on a dit tant de mal,
que l'on a depuis si fort reproché à quelques souverains,
rà Philippe le Bel en particulier, étaient, dans la grande
majorité des cas, demandées, imposées presque par le
peuple, à cause de la pénurie du numéraire d'abord,
(de la hausse des prix ensuite ^. C'était, comme l'a dit
Miller, « une épidémie de grande envergure » 2. Quelques
esprits cultivés s'opposent bien à cette politique ; mais
leurs efforts ne sont pas couronnés de succès, bien que
leur influence se fasse de plus en plus grande. Copernic
dénonce « l'habitude... ou, pour mieux dire, la rage
d'altérer, de dépouiller et de corrompre la monnaie » ^,
Bodin se plaint de ce qu'on « a si bien obscurci le fait
des monnoyes par le moyen du billonage, que la plus
part du peuple n'y voit goûte » *. Le courant est alors
Ij trop fort pour être remonté et il ne le sera pas : à part
l'Angleterre depuis 1561, on continuera dans la plu-
part des autres pays à user de ce moyen facile que sont
les mutations monétaires, que rendait encore plus aisées
l'emploi de la monnaie de compte.
Un autre fait, très important nous semble-t-il, a
contribué à rendre plus nécessaires et plus fondées les
critiques qui s'élevaient de la part de certaines personnes
r
1) V. Harsin, Les Doctrines monétaires et financières en France du
XV J^ au XVI 11^ siècle, p. 4. — Landry, Essai économique sur les mutations
monétaires en France de Philippe le Bel à Charles VII, p. 85 etss., p. 134-135.
2) Miller, Studien zur Geschichte der Geldlehre. Die Entwicklung im
Altertum und Mittelalier bis auf Oresmius, p. 97, cité par Harsin, op. cit.^
p. 4.
3) V. Infra, t. 1, p. 11.
*) V. Infra, t. I, p. 158.
INTRODUCTION XXV
contre les mutations : c'est au xvi^ siècle que s'est sur-
tout développée la fonction d'épargne de la monnaie.
Les changements de valeur de l'unité monétaire ne sont
vraiment gênants que lorsque l'on thésaurise la monnaie,
lorsque l'on fait des marchés à long terme, lorsque l'on
convient à l'avance de paiements futurs et espacés à
faire en unités monétaires, comme c'est le cas pour les
rentes foncières et constituées. Quand on ne se sert de
la monnaie que comme d'un instrument d'échange,
pour perfectionner le troc, une mutation dont l'effet
n'est pas toujours immédiat et que l'on peut souvent
prévoir à l'avance, n'afïecte que médiocrement l'éco-
nomie d'un pays. Mais lorsqu'on est engagé à donner
ou à recevoir pendant une période assez longue une
somme fixe de monnaie, lorsque croît, par suite des
circonstances, le nombre de personnes jouissant d'un
revenu fixe (nous dirions aujourd'hui les fonctionnaires),
lorsqu'il faut prévoir des paiements échelonnés sur des
années et des années, ces changements de valeur de
l'unité monétaire deviennent alors extrêmement gênants.
Or, au xvi^ siècle, dans cette période de renaissance
économique, dans cette période où s'accroissent les
échanges et où naissent de nouveaux courants commer-
ciaux, une politique de crédit, une politique d'engage-
ments à long terme était une nécessité. Cela expliquerait
en partie le fait que l'usage des mutations, s'il ne fut
pas plus considérable que dans les siècles précédents,
souleva plus de critiques, fit naître davantage d'oppo-
sition. Car cette politique, en effet, nous a valu une
littérature extrêmement riche sur « le faict des mon-
noyes ». On abandonne peu à peu le point de vue juri-
dique et la théorie féodale de la monnaie pour s'attacher
de plus en plus au rôle de la monnaie dans l'économie,
pour essayer de remédier aux maux et aux abus que
provoque son usage. Le grand auteur de l'époque anté-
rieure au xvje siècle, Oresme, s'est intéressé à la monnaie
XXVI ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
beaucoup plus comme un théologien et un juriste que
comme un économiste ^.
Au début du xvi^ siècle, avec Copernic, commence
une période différente : on traite des phénomènes moné-
taires d'un autre point de vue et l'observation joue un
plus grand rôle. La littérature économique est d'une
grande richesse et d'une variété non moins considérable.
Dans quelques pays, l'Angleterre par exemple, on trou-
vera des appréciations, des jugements concernant l'état
économique, sans parler des ouvrages « spéciaux »,
aussi bien dans des Sermons, comme dans ceux de
Latimer, que dans les innombrables ballades qui virent
le jour à ce moment.
La monnaie par son altération
Nous vaut cette calamité ;
On ne connaît pas encore complètement
J'out le mal que cela a engendré ^.
Bien souvent encore, le pur point de vue économique
n'est pas complètement dégagé, bien souvent le jugement
porté sur un fait économique ressemble quelque peu aux
dicta du droit britannique, à ces sortes de commentaires,
ces things said by the way qu'inspire au juge anglais
l'examen de telle ou telle affaire. Mais néanmoins, un
fait subsiste : le « faict des monnoyes » retient de plus
en plus l'attention et la politique monétaire du Prince
suscite des approbations ou des critiques : c'est le point
de vue dominant de cette littérature économique. La
difficulté réside, étant donné le nombre et la diversité
des textes, à en choisir quelques-uns. Les écrits que
nous présentons ici nous paraissent les plus caractéris-
tiques de l'état d'esprit de l'époque. On trouvera, chez
^) V. Oresme, Traidie de la première invention des Monnaies, réédité
par Wolowski, Paris, Guillaumin, 1864.
2) V. Ruding, Annals of Ihe Coinage, t. I, p. 305.
INTRODUCTION XXVII
les uns comme chez les autres, les mêmes préoccupations,
les mêmes remarques, parfois aussi les mêmes jugements.
Cela montre l'uniformité des conditions économiques
du milieu où se trouvaient leurs auteurs et c'est la
preuve aussi que les esprits sages, pondérés et sembla-
blement placés jugent toujours de la même manière des
phénomènes identiques.
II
Tout le monde connaît Copernic homme scientifique,
personne n'ignore ses travaux comme astronome et
fondateur du système héliocentrique du monde pla-
nétaire. Ce que l'on connaît généralement moins bien,
c'est le rôle de Copernic comme économiste. La spé-
cialisation est actuellement si bien entrée dans nos habi-
tudes qu'il est difficile de nous souvenir que telle n'était
pas la méthode du xvi^ siècle. « Le chercheur, a écrit
Copernic lui-même, qui examinerait individuellement
les divers phénomènes, sans tenir compte de l'ordre
et de l'étroite dépendance qui existent entre eux, pour-
rait être comparé à un homme qui, empruntant des
fragments tels que mains, pieds et autres membres du
corps, peints de main de maître il est vrai, mais repré-
sentant divers corps, s'aviserait ensuite de réunir ces
fragments hétéroclites, ne se répondant pas mutuelle-
ment et dont l'assemblage pourrait donner l'image d'un
monstre plutôt que celle d'un corps humain ^. »
On peut dire sans crainte d'erreur que Copernic a
toujours suivi ces principes qu'il expose : savant conscien-
cieux, il ne s'est pas contenté d'assembler des fragments
divers et hétérogènes ; tous les problèmes qui se pré-
sentaient devant lui, il les a étudiés personnellement et
son rôle en Pologne ne fut pas celui d'un pur théoricien :
^) Copernic, De revolulionibus orbium celeslum, cité par Dmochowski,
Nicolas Copernic économiste, dans Revue d'Économie politique, 1923, p. 108.
XXVIII ECRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Copernic fut également un architecte, un ingénieur, un
administrateur, un économiste. Il n*y a que peu de
branches de l'activité de son pays qu'il n'ait pas étudiées,
qu'il n'ait pas cherché à développer.
C'est en qualité de chanoine du chapitre de Warmie
que son activité en tant qu'économiste eût surtout à se
manifester. Copernic faisait partie de ce Chapitre
comme chanoine de Frauenburg. Le Grand-Maître de
l'Ordre Teutonique, Albert de Brandebourg, s'étant
emparé des biens du Chapitre de Warmie (en allemand
Wàrmland), Copernic fut délégué en 1521-1522 à l'as-
semblée des terres de Prusse qui se tenait à Graudenz
pour protester devant le roi de Pologne contre l'usur-
pation commise.
Il convient de préciser au moins brièvement, pour
se rendre compte de la portée du texte de Copernic,
la position de la Prusse vis-à-vis de la Pologne. Par le
traité de Thorn (1466), la partie occidentale de la Prusse
avec Malborg (Marienburg) y compris l'évêché de Warmie,
fut incorporée au royaume de Pologne. La partie orientale
de la Prusse restait sous la domination de l'Ordre Teu-
tonique, mais le Grand-Maître de l'Ordre devait recevoir
rinvestiture du roi de Pologne. En 1526, l'Ordre Teu-
tonique fut sécularisé et son Grand-Maître, Albert de
Brandebourg, allié à la famille du roi de Pologne
Sigismond 1®', reçut, en devenant protestant, le titre
de Prince de Prusse, tout en restant le vassal du roi
de Pologne. Cette partie de la Prusse fut nommée
Prusse ducale pour la distinguer de la Prusse occiden-
tale ou Prusse royale. On trouvera d'ailleurs dans le
texte de Copernic des passages où il fait directement
allusion à cet état de choses.
Les archives du Chapitre de Warmie, où l'on devrait
trouver tous les renseignements concernant Copernic,
furent malheureusement en partie détruites par le feu.
Une autre partie de ces archives fut transportée en Suède.
INTRODUCTION XXIX
« A l'heure qu'il est, c'est encore dans les archives de
Stockholm et d'Upsal qu'on peut trouver le plus de
matériaux concernant le grand astronome et économiste
polonais ^. » Une partie de ces archives fut rendue à la
Prusse en 1802.
Il convient de signaler également que Félix Reich,
auquel Copernic adressait sa lettre sur la monnaie que
nous publions ici ^, faisait également partie du Chapitre
de Warmie.
Peu après l'Assemblée des terres de Prusse à laquelle
avait été délégué Copernic pour défendre les droits du
Chapitre de Warmie, Sigismond I^^, prévoyant une
réforme monétaire à accomplir, pria Copernic de rédiger
un mémoire sur cette question. Ce fut l'origine du
Monete Cutende Ratio où Copernic réunissait les divers
arguments en faveur de la bonne monnaie, défendait
une politique monétaire sage par opposition à la poli-
tique suivie en Prusse.
Il existe plusieurs manuscrits de ce texte. Nous allons
en donner une brève description :
a) Manuscrit des Czartoryski, conservé dans les
archives du Musée des Czartoryski à Cracovie. Il se
trouve dans un volume in-folio, n^ 249, qui fut décrit
par Korzenioski dans son catalogue des manuscrits du
musée (1887, p. 46). Au verso de la couverture, nous
trouvons la description suivante du contenu du volume :
« A cause des mécontents, des dissentions ont eu lieu à
Dantzig. Le roi est enclin à y aller et à tout arranger.
On a condamné à mort six personnes. On a constitué
une municipalité nouvelle et la ville a été admise à la
protection royale. Le Prince de Prusse y a rendu visite
au Roi Sigismond. On trouve dans le volume les résolu-
1) Dmochowski, op. cit., p. 104.
2) V. Infra, t. I, p. 25.
XXX ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
tiens prises par les marquis de Brandebourg pour le
Prince de Prusse. »
Parmi d'autres textes, ce volume contient le dis-
cours de Copernic, Moneie Cuiende Ratio, le traité de
Decius sur la monnaie et la lettre de Copernic à Decius
écrite au nom des Sénateurs de Prusse. Le manuscrit
de Czartoryski contient une indication également manus-
crite après le titre : autori Nicolo Copernico; d'après
le P^ Birkenmajer, cette annotation serait de la main
même de Copernic. En ce qui concerne l'orthographe
et les variantes il ressemble davantage au manuscrit
de Fischer qu'à celui de Reich. Les annotations seraient
de Copernic lui-même ;
h) Le manuscrit de Félix Reich se trouve aux
Archives Secrètes de l'État à Kônisberg, cote Schrank V.
22. 27.1526. Ce volume faisait autrefois partie de la
bibliothèque du Chapitre de Warmie. Emporté par les
Suédois en 1616, il fut restitué conformément à la
convention conclue entre les gouvernements suédois et
prussien en 1801. Sur la couverture, on trouve une
notice de sept lignes à peine lisibles : hec de Moneia
Colleclanea dentur post morlem meam d. Nicoloa Copernic
siqiiid forte rébus suis prodesse poterini felix reich scrip-
sit 1538 augusti 18. octobri 18. Le Monete Cutende Balio
est écrit par Reich sur six pages sans marge avec quel-
ques annotations ;
c) Le manuscrit de Friedrich Fischer se trouve éga-
lement aux Archives de Kônisberg. Il est renfermé dans
un gros fascicule relié et écrit par Fischer, chancelier
du Prince Albert de Brandebourg. Le fascicule est inti-
tulé Consilia et raiiones de abroganda mata ac adulterima
moneia et cuienda nova. Et plus bas : Allerlovy ratschlage
probierung der Muntz und aders dye Miintz des koni-
greichs Polenn und die Landen preussen betreffendt. Le
traité de Copernic est intitulé Monetœ Cnlendœ Ratio.
INTRODUCTION XXXI
L'orthographe de Fischer diffère légèrement de celle de
Reich.
La lettre de Copernic à Reich se trouve dans le
volume écrit par Reich appartenant aux Archives de
Kônisberg et dont nous venons de parler. Dans ce volume
se trouve une feuille écrite par une main autre que celle
de Reich et portant la cote 5. 22. N® 28. A la fin se
trouvent les initiales de Copernic d'une main inconnue.
A la mort de Reich, quand le document revint à Copernic,
celui-ci ajouta de sa propre main le reste de son nom à
l'initiale ainsi que l'adresse felici Reich et le titre de
Moneta ^.
Il est difficile de résumer en quelques mots le mérite
de Copernic. Signalons tout d'abord qu'il est très dif-
ficile de rendre en français, non pas sa pensée, qui est
toujours claire mais le terme exact qu'il emploie : on
trouve en effet chez lui un vocabulaire très abondant
de termes latins qui n'ont pas tous, ou qui n'ont plus en
français de correspondance exacte ^.
Après avoir défini la monnaie d'une façon très géné-
rale, il la représente plusieurs fois au cours de son œuvre
comme participant à la fois à la fonction de signe et à
celle de gage. Son rôle en outre est d'être « en quelque
sorte la commune mesure des évaluations ^ ».
Les causes de la dépréciation de la monnaie, ce qui -
est le point le plus important traité par Copernic sont,
selon lui, au nombre de trois : le manque de poids, le
mauvais aloi de l'alliage monétaire et l'usure due au :
long usage des pièces de monnaie. Il ne parle pas de ;
l'influence des importations de métal précieux d'Ame- i
rique, car l'effet de celles-ci ne s'est fait sentir en Europe, 1
et surtout en Pologne, que beaucoup plus tard. |
^) Tous ces renseignements bibliographiques sont empruntés à Dmo-
chowski, Mikolaja Kopernika Rozprawy o Monecie i inné pisma ekonomizne.
Nous les devons à l'obligeance de M. Zoltowski.
2) V. Dmochowski, Revue d'Économie Politique, 1923, p. 109 et s.
3) V, Infra, t. I, p. 5.
XXXII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Les remèdes à la dépréciation de la monnaie, il les
trouve dans la frappe d'espèces métalliques bonnes et
stables. Il vaudrait beaucoup mieux, selon lui, songer à
rétablir la bonté monétaire d'autrefois que de penser à
lever de nouveaux impôts. Le profit de ceux-ci ne sera
qu'annuel tandis qu'une forte monnaie donnera un béné-
fice durable ^. Copernic préconise l'établissement d'un
rapport stable entre l'or et l'argent (rapport qu'il vou-
frait voir fixer selon la proportion 1-12) et se fait ainsi
J'un des premiers théoriciens du bimétallisme.
Mais c'est surtout au point de vue de ce qu'on a
appelé plus tard et à tort la loi de Gresham que le mérite
de Copernic est le plus grand. Il a su, le premier, donner
une expression scientifique à ce phénomène aperçu bien
I avant lui par Aristophane ^. « Une plus grande faute,
i écrit-il, consiste à introduire à côté d'une ancienne
1 bonne monnaie, une nouvelle monnaie mauvaise, car,
I non seulement celle-ci déprécie l'ancienne, mais, pour
[ainsi dire, elle la chasse ^. » Il est difficile de résumer en
aussi peu de mots et avec autant de précision la loi
qui affirme que la mauvaise monnaie chasse la bonne
de la circulation et l'on s'aperçoit encore mieux du
mérite de Copernic si l'on se replace dans les circons-
tances qui ont vu la naissance de son œuvre *.
1) V. Infra, t. I, p. 27.
2) V. Infra, Introduction, p. lv-lvi.
3) V. Infra, t. I, p. 9.
*) On a parfois prétendu que cette loi se trouvait déjà dans le ^raidie
de la première invention des monnaies de Nicolas Oresme (cf. Édition
Wolowski, p. lix). Voici les passages sur lesquels on peut se fonder pour
établir ce fait : « Et encores, qui est pire chose, les changeurs et banquiers
qui sçavent où l'or a cours à plus hault pris, chacun en sa figure, ilz, par
secrètes cautelles, en diminuent le pays, et l'envoient ou vendent dehors
aux marchans, en recevant d'iceulx autres pièces d'or, mixtes et de bas
aloy, desquelles ilz emplissent le pays. » [ibid., p. m). — « Car, par adven-
ture, les hommes portent plus volontiers leurs monnoies aux lieux ou ilz
sçevent (sic) icelles plus valoir... Encores par ces mutacions et empirances
des monnoies cessent les marchans de venir de estranges royaumes et
apporter leurs bonnes marchandises et richesses naturelles ou pays où ilz
scavent icelles mauvaises monnoies avoir cours : car la chose qui plus
INTRODUCTION XXXIII
L'influence de Copernic se fit sentir d'une façon très
sensible lors de la réforme monétaire de Sigismond I^r.
Ce roi en effet, comme également certains de ses suc-
cesseurs, fut toujours partisan d'une monnaie saine
alors qu'au contraire certains administrateurs prussiens
s'étaient servis, soit-disant pour rétablir les finances
publiques, du procédé facile des surhaussements moné-
taires. Pour remédier à l'inconvénient résultant de
l'existence simultanée de plusieurs monnaies, le roi
Sigismond l^^ avait en vue l'unification du système
monétaire des territoires faisant partie politiquement
et économiquement de la République polonaise : royaume
de Pologne, Grand-Duché de Lithuanie, provinces prus-
siennes. Cette réforme fut votée aux diètes de Piotrkow
en 1526 et 1528. Les résolutions adoptées étaient
conformes aux idées de Copernic et « introduisait en
Pologne le système bimétallique sur la base de la rela-
tion 1 sur 12 ^ ».
Copernic fut ainsi l'un des artisans du maintien en
Pologne de la bonne monnaie. Son influence ne s'est
guère sans doute manifestée autrement étant donné le
fait que ses manuscrits ne furent publiés qu'en 1816 ^,
En replaçant ces textes à l'époque à laquelle ils furent
écrits, on se fera une idée très juste de l'intelligence
avec laquelle Copernic avait traité de ces problèmes.
attraist le marchand à porter ses richesses naturelles et bonnes monnoyes
en ung pays est ou bonne monnoie est et se fait. Encores, en la terre mesmes
où telles mutacions se font, le fait de marchandise est si trouble que les
marchans et mechanicques ne sçavent comment communiquer ensemble,
et pour ce, telles mutacions durans, les revenues du prince et des nobles,
et les pensions et gaiges annuelz, les lievaiges et les sentiers et choses
semblables, ne se pevent bien ne justement tauxer ne payer, comme il a
esté et est de présent ; et, qui pis est, la pecune et monnoie ne peult donner
ou croire l'un à l'autre... » {ibid., p. lix-lxi). Le premier de ces passages
est assez explicite, mais c'est plutôt l'affirmation d'un fait naturel que
l'expression de ce qu'on est convenu d'appeler la loi de Gresham. Quant
aux dernières citations, elles nous paraissent assez loin de la question.
^) Dmochowski, op. cil., p. 106.
2) V. la notice en tête du texte, infra, t. I, p. 3-4.
LE BRANCHU C
XXXIV
ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
III
La politique et la situation de la Saxe étaient, dans
la première moitié du xvi^ siècle, aussi compliquées
que la position respective de la Prusse et de la Pologne.
Au problème monétaire, qui s'est posé en Saxe avec une
acuité toute particulière due aux circonstances, s'ajoute
un problème dynastique occasionné par la division du
pouvoir entre les deux branches de la famille régnante :
branche ernestine et branche albertine ^.
D'après le testament de Frédéric II, Prince Élec-
teur de Saxe, ses deux fils, Ernest, né le 24 mars 1441
et Albert, né le 27 janvier 1443, se partagèrent le pou-
voir, la dignité électorale appartenant à l'aîné.
Le Prince Électeur Ernest, ancêtre de la branche
ernestine, avait épousé en 1460 Elisabeth de Bavière
dont il eût six enfants : Frédéric III le Sage, Albert
archevêque de Mayence, Ernest, archevêque de Magde-
bourg, Jean le Constant, Christine qui épousa Jean,
Roi de Danemark et Marguerite qui épousa Henri, duc
de Braunschweig-Lûneburg. A la mort d'Ernest, le
pouvoir, ou plutôt la fraction de pouvoir qui appar-
^) Voici un tableau généalogique schématisé de la famille régnante de
Saxe :
Frédéric II le Bon, électeur de Saxe
I
Ernest (1441-1486)
ép. Elisabeth de Bavière
I III
Frédéric III Albert Ernest Jean Christine-
le Sage le Constant Marguerite
(1446-1525) (1468-1632)
I
1" mariage
Johann-Frédéric
mariage
Albert
(1443-1500
George
(1471-1539)
Johann-Ernest Maria Marguerite
mort sans enfants
(1553)
INTRODUCTION XXXV
tenait à la branche aînée, passa à son fils Frédéric III
dit le Sage, y compris la dignité électorale. Frédéric III
régna jusqu'en 1525, année de sa mort. Comme il
n'avait pas d'enfants, son frère Jean, dit le Constant,
lui succéda.
Le Prince Jean, né le 30 juin 1468, joua un rôle
considérable dans l'histoire de la Réforme. « Nous ne
connaissons aucun prince, écrit von Ranke, qui ait
rendu plus de services à l'établissement de l'Église
protestante. » En 1529, il protesta contre la décision de
la Diète de Spire défendant d'adhérer à la Religion
Réformée. Le 25 janvier 1530, il fit proclamer la confes-
sion nouvelle à la Diète d'Augsbourg. Il serait d'ailleurs
inexact de penser que l'influence du Prince Jean sur
la politique saxonne et sur la politique allemande date
de 1525, date de la mort de son frère aîné Frédéric III :
celui-ci, conformément aux traditions de la maison de
Saxe, l'avait associé au gouvernement bien avant 1525.
Cette situation politique assez peu nette se compli-
quait encore du fait du partage de la succession de
Guillaume, landgrave de Thuringe. Comme celui-ci était
mort sans enfants en 1482, ses neveux, les Princes de
Saxe, héritèrent et se partagèrent sa succession : Ernest,
Prince Électeur de Saxe eut la Thuringe et Albert, la
Mismie.
Ce fut vers cette époque que l'on découvrit de nou-
velles et très riches mines d'argent près du Schneeberg.
Lors du partage de 1486 à la suite du décès d'Ernest,
ces mines ne furent pas divisées en nature : les repré-
sentants des deux branches ^ convinrent de les exploi-
ter en commun et de partager les bénéfices provenant
de la frappe des monnaies 2. On conçoit que ces conven-
^) Frédéric III le Sage pour la branche aînée (Ernestine) et Albert
pour la branche cadette.
*) V. Lotz, Die drei Flugschrifien iXber den Mùnzslreil der sàchsischen
AlheHiner und Ernesliner, p. iv.
XXXVI ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
tiens aient encore contribué à obscurcir les questions
de politique monétaire saxonne.
Cependant, tant que vécut le Prince Frédéric le
Sage, la politique monétaire de la Saxe fut extrêmement
prudente et mesurée. On n'avait pas procédé à des
mutations monétaires, comme en beaucoup d'autres
états, on avait conservé la parité fixée en 1500 entre
l'or et l'argent ^. Mais, en 1524, un marchand de Nurem-
berg, Christophe Fuhrer, avait déjà demandé l'élévation
de la valeur nominale de l'argent. Il présenta son plan
au comte Albert de Mansfeld. Celui-ci se trouvait,
depuis 1518 en union monétaire avec la maison de
Saxe, et, ayant agréé le plan de Christophe Fuhrer, il
essaya de gagner à sa cause les deux princes qui se
partageaient alors le pouvoir ^. Ceux-ci entrèrent dans
les vues du Comte de Mansfeld, mais, peu après, en 1526,
le duc George changea d'avis et prétendit conserver
l'ancienne monnaie ^.
Pour défendre ses idées, il fit publier un pamphlet
où elles se trouvaient résumées : ce pamphlet officieux
n'était autre que le Gemeine Siimmen que nous publions
ici. Le Prince Jean le Constant fit répondre à ce pam-
phlet par une Apologie où l'on attaquait les idées exposées
dans le Gemeine Siimmen *. Un troisième pamphlet vit
1) On avait ainsi fixé en Saxe, en 1500, les parités respectives de l'or
et de l'argent :
1 Gulden = 21 Groschen d'argent ou 42 demi-Groschen.
V^ id. = 7 Schreckenberger Groschen (d'abord frappés avec
du métal de la mine de Schreckenberg, puis avec
celui d'Annaberg et appelés aussi Engelgroschen,
groschen à l'Ange).
id. — 1 Gulden Groschen, pesant 2 Lot d'argent (le prédé-
cesseur du Thaler).
En 1524, VEislinger Mûnzordnung, donnée par l'Empereur Charles V
adopte, pour toute l'Allemagne, les mêmes parités.
2) Jean le Constant (branche ernestine) et George (branche albertine).
^) V. Klotz Versuch einer chursàchsischen Mûnzgeschichle. Von den
àllenslen bis aiif jelzige Zeiten, Ghemnitz, 1779, t. I, p. 250 et s.
*) Voici le titre exact de ce deuxième pamphlet : Die Mûnlz Belangende.
Anlworl und bericht der furnemesten puncl und Ariikel auff des Bûchlein so
INTRODUCTION XXXVII
le jour l'année suivante, publié par les soins du duc
George, où l'on reprenait la plupart des arguments et
des idées contenues dans le Gemeine Siimmen et où l'on
attaquait V Apologie ^.
Le résultat de cette querelle fut que les deux branches
de la maison de Saxe frappèrent des monnaies diffé-
rentes :
1) Le duc Jean le Constant (branche ernestine) fit
battre monnaie à Zw^ickau et à Buchholz ; c'étaient des
monnaies affaiblies correspondant au plan fixé primiti-
vement d'accord avec le comte de Mansfeld.
2) Le duc George (branche albertine) décida au
contraire, le 9 janvier 1530 avec ses conseillers, ses
Landstànten, réunis à Dresde, « que l'on devait conser-
ver inaltérable à présent et dans l'avenir, le marc
d'argent correspondant à huit Gulden, chacun formant
vingt et un Groschen ».
La suite des événements est assez obscure ^. Il
semble cependant qu'en 1531 le duc George fit une
concession : le marc d'œuvre d'argent, dans lequel on
continuerait à tailler huit Gulden, ne pèserait plus que
14 Lot 8 Gràn d'argent au lieu de 15 Lot ^. Il traita sur
cette base avec Jean-Frédéric, successeur de Jean le
Constant, et, à partir de 1534, on ne frappa plus qu'une
seule monnaie en Saxe.
Le pamphlet que nous reproduisons ici ne fait pour
ainsi dire pas mention des questions politiques purement
saxonnes : il parle de la monnaie d'une façon générale,
il pose les principes de la bonne politique monétaire et
der Mûniz halben in der Chur und Furslen zu Sachssen Landen mil dem
Tilel der Gemeinen stymmen jdoch sunder nemen kûrtzlich jm druck aus-
gangen ist von denen so dagegen die wolfarl der Lande aus vnterlhenickeii
auch wol meine. Anno Dominj, M. D. X. X. X.
^) Voici le titre exact du troisième pamphlet : Apologia und voranl-
wortung des was wider das Buchlein der gemeine siimmen im druck aus-
gangen (1531).
2) V. Klotz, op. cil., p. 254 et s.
3) Le Marc contenait 16 Lot et chaque Lot 18 Grân.
XXXVIII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
énumère les nombreux avantages qui découlent de cette
sage police. Aussi, d'un intérêt médiocre pour This-
torien, il est au contraire extrêmement intéressant pour
l'économiste car il établit et discute dès cette époque
(1530) des concepts dont on a parfois fait honneur à
des écrivains postérieurs.
Deux observations surtout méritent une étude spé-
ciale. Tout d'abord l'auteur anonyme du Gemeine
Stimmen a une notion, vague encore évidemment, mais
cependant assez précise pour le temps, de l'équation
r quantitative : « La marchandise est évaluée et vendue
I suivant la valeur de la monnaie : quand le titre de
[ celle-ci baisse, le prix des marchandises augmentera
^et le commerce diminuera ^. » Sans doute, n'est-ce pas
là la fameuse théorie quantitative, mais il n'en est pas
moins curieux de voir qu'à cette époque, peu de temps
après Copernic, dont l'auteur n'a probablement pas
connu les travaux, il a observé ce phénomène avec une
netteté aussi grande.
En second lieu, on trouve dans cet écrit une opinion
curieuse sur l'équilibre, sur la balance entre l'ensemble
des dettes d'une part, et la monnaie en circulation d'autre
part : « Il faut se demander s'il est possible que, dans
un pays, il y ait autant d'argent comptant que de
dettes contractées en cet argent comptant : le mal pro-
venant de la perte des capitaux doit être beaucoup plus
grand que le profit et l'avantage résultant du change-
ment de monnaie ^. » Cet argument qui consiste, pour
prouver la nocivité d'un surhaussement monétaire, à
montrer que, du moment que l'ensemble du passif est
supérieur à la masse de la monnaie à laquelle s'appli-
quera ce surhaussement, les pertes seront ipso fado
supérieures aux bénéfices réalisés du fait de la réforme
1) V. Infra, t. I, p. 40.
«) V. Infra, t. I, p. 45.
INTRODUCTION XXXIX
monétaire, est assez inhabituel dans les écrits de cette
époque pour qu'on le note au passage.
Il serait exagéré de prétendre voir en ce pamphlet
une œuvre de grande envergure, mais, si on le replace
à son époque, si on tient compte des circonstances qui
l'ont fait naître, on ne manquera pas d'être frappé par
ses mérites, par la solidité du raisonnement et par
l'ordre logique avec lequel se suivent les différents
arguments.
IV
Ni Copernic, ni l'auteur des Gemeine Stimmen ne
s'étaient posé la question de savoir si la hausse des
prix pouvait avoir une autre origine que l'affaiblis-
sement de la monnaie. La hausse des prix, en effet, à
l'époque où ils écrivaient (1525-1530) et dans les pays
dont ils s'occupaient, ne s'était pas encore produite ou,
plutôt, ne s'était manifestée qu'avec une intensité très
restreinte. Nous ne nous étendrons pas sur ce sujet :
qu'il nous suffise de dire que, d'une manière générale,
les prix ont surtout monté d'une façon sensible en
Frai^ce après 1540 ^, faisant suite à la hausse qui s'était
déjàfc4duite en Espagne et au Portugal ^. Pendant
quelques années en France, cette hausse n'inquiéta outre
mesure ni l'opinion publique, ni les savants ; puis,
cette cherté se prolongeant et se généralisant, cette
cherté devenant telle que « chascun tant grand que petit,
la sente à sa bourse » ^, on se préoccupa sérieusement
de ce nouvel aspect de l'économie, on s'inquiéta des
causes de cette cherté et des remèdes qu'il serait possible
d'y apporter.
^) V. Simiand, Recherches anciennes el nouvelles sur le mouvement géné-
ral des prix du XV I^ au XIX^ siècle, Diagrammes I et IV en particulier.
2) V. Hauser, La Response de M « Jehan Bodin aux Paradoxes de M. de
M aleslroit, p. x\i-Kyu. -- ,. ^...^.^.^. ......... .--
») Cf. Infra, t. I, p. 55.
XL ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
C'est l'importance de plus en plus grande que pre-
naient les questions économiques qui fit ériger, en 1551,
la Cour des Monnaies en cour souveraine du Royaume.
Les historiens ont négligé pendant assez longtemps les
officiers des monnaies ; on ne se rendait pas suffisamment
compte de l'influence qu'ils avaient eu sur la politique
monétaire française, sur les décisions et les lois concer-
nant la monnaie i. L'un de ces officiers, « Conseiller du
Roi et Maistre ordinaire de ses comptes », le seigneur
de Malestroict, fut chargé, « tant par commandement de
Vostre Maiesté que par ordonnance de vostre chambre
des comptes ^ », ainsi s'exprime-t-il dans la préface de
son œuvre, de travailler « au faict des monnoyes »,
c'est-à-dire de considérer les causes de « l'estrange enche-
rissement que nous voyons pour le iou'rd'huy de toutes
choses ^ » et d'examiner les remèdes susceptibles d'atté-
nuer ce fâcheux état de choses.
Malestroict déclare avoir travaillé trois ans ce pro-
blème et c'est comme le résultat de ses études qu'il
présente en 1566 ses Paradoxes sur le faici des Monnoyes.
On ignore à peu près complètement l'identité de ce
conseiller du Roi. Sur la page de titre de la réédition
des Paradoxes jointe à la première édition de la Besponse
de Bodin *, un lecteur a ajouté une note manuscrite :
M® Jehan Cherruyt, Sgr. de Malestroit. Les recherches
faites par M. Hauser relativement à ce personnage,
notamment au Cabinet des Manuscrits à la Bibliothèque
Nationale, sont restés sans résultat ^. Les autres anno-
tations de cet exemplaire des Paradoxes n'apportent
^) Cf. Germain-Martin, La Monnaie el le crédit privé en France aux
XV I^ el XV 11^ siècles [Revue d" Histoire des doctrines économiques el sociales,
1909, t. II, p. 1 et s.)- — Harsin, Les Doctrines monétaires et financières en^
France du XVl^ au XVIII^ siècle, p. 4b.
2) Cf. Infra, t. I, p. 55.
») Cf. Infra, t. I, p. 55.
*) Sur l'exemplaire annoté conservé à la Bibliothèque Nationale sous
la cote Réserve LF. 77.20.B.
*) Cf. Hauser, op. cit., p. xxv.
INTRODUCTION XLI
aucune lueur nouvelle sur la question ; ces notes se rédui-
sent en réalité à quatre : les trois premières sont celles
d'un lecteur presque contemporain de la publication de
l'ouvrage : il y a d'abord l'indication dont nous venons
de parler relative à la personnalité de Malestroict, puis,
toujours sur la page de titre ^, une sorte d'envoi :
Lecteur ne vous esionne point
Sy ces deux sont d'avis contraire
Car le mal estroil ne peut plaire
Au bodin qui cherche repas ^.
Une autre note, qui se trouve au folio a. 4. Vo. n'est
qu'une simple explication : parce qu'ils pezoient un gros
chacun.
La dernière annotation est d'une autre écriture, la
même que celle de la feuille intercalée dont nous donnons
ci-après la teneur ^, et consiste en ces trois mots : sols
ou douzains *.
C'est peut-être en partie cette difficulté d'identifier
Malestroict qui a fait que la plupart des historiens l'ont
traité avec une certain mépris. Un auteur dont la per-
sonnalité est connue s'impose avec davantage de force
et d'autorité. Il convient toutefois de signaler que,
depuis quelque temps, un certain revirement doctrinal
s'est produit : on a rendu justice à l'œuvre de Males-
troict, on a même apprécié sa clarté et sa valeur ^. Un
^) Reproduite en fac-similé dans Hauser, op. cil., hors-texte.
2) Lecture de M. Hauser.
») V. Infra, t. I, p. 53.
*) Toujours folio a.4.Vo. de l'exemplaire numéroté de la Bibliothèque
Nationale. M. Hauser fait allusion à ces annotations (il reproduit d'autre
part celles qui ont trait au texte de Bodin), mais sans en signaler le petit
et le complet manque d'intérêt. Par contre, les passages soulignés sont
nombreux.
^) Surtout Hauser, op. cil., p. xxxii et s. et La Controverse sur les mon-
naies, 1566-1578 {Bulletin du Comité des travaux scientifiques et historiques,
section des Sciences Économiques et sociales, 1905, p. 14) et Hargin, op. cil.^
p. 33.
XLII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
point cependant qu'on n'a jamais suffisamment mis en
relief est celui-ci : il existe, entre le but que se proposait
Malestroict et celui que voulait atteindre Bodin deux
ans plus tard une différence fondamentale : le premier
faisait un rapport au Roi et à la Cour des Monnaies.
Pourquoi ce rapport a-t-il été publié, on l'ignore, la
seule raison qu'on en puisse donner est l'intérêt que
prenait le public, ou, tout au moins, un certain public,
à ces discussions. Il y avait beaucoup de chances, à
notre sens, pour que ce rapport restât inédit, comme
tant d'autres. Bodin, au contraire, a écrit un ouvrage,
il discute à fond la question, il fait plus qu'une simple
analyse, il philosophe sur ses arguments ^.
Les Paradoxes présentent quelques idées justes.
« C'était un grand mérite, écrit M. Hauser, que d'aper-
cevoir dans la dépréciation de la monnaie une des causes
au moins — il disait la cause unique — de la hausse
des prix... Il l'affirme (ce rapport) avec une rare netteté^. »
f Sans doute, Malestroict n'a-t-il pas vu (et ce fut le
j grand mérite de Bodin) l'influence de l'afflux des métaux
I précieux d'Amérique ; mais jusqu'en 1560 à peu près,
comme M. Harsin en fait la remarque ^, la hausse du
coût de la vie concorda à peu près avec l'affaiblissement
des monnaies ^ et Malestroict était un peu excusable de
ne pas s'être rendu compte du renversement de la situa-
^^tion. Le tort de Malestroict en somme a été de ne s'atta-
cher qu'au problème national et français alors que l'ob-
servation de phénomènes semblables à l'étranger (sur-
tout en Espagne et au Portugal au xvi^ siècle et en
^) V. en outre, Infra, Introduction, p. xliv.
^) Hauser, op. cit., p. xxxii.
^) Harsin, op. cit., p. 34.
*) Raveau, V Agriculture et les classes paysannes dans le Haut-Poitou
au XV I^ siècle, Introduction, — V. également dans Simiand, op. cit., les
analyses des œuvres s' occupant du mouvement des prix en France à cette
époque.
INTRODUCTION XLIII
Italie au Moyen âge) lui aurait peut-être livré, comme
à Bodin, la clef du problème.
Bien souvent, on ne prend pas garde non plus au
second des Paradoxes de Malestroict : Qu^il y a beau-
coup à perdre sur un escu ou autre monnoye d'or ou
d'argent, encores qu'on, la mette pour mesme prix qu'on
la reçoit. Gomme le dit M. Harsin, « la notion du pouvoir ]
d'achat de la monnaie est donc parfaitement dégagée
par notre auteur et les exemples qu'il en donne achèvent
de préciser son étude ^ ». Malestroict constate fort clai-
rement la perte subie du fait de la dépréciation de la
monnaie, par le roi d'abord, puis par « les seigneurs
& autres subiectz de sa Maiesté qui ont cens, gaiges,
estatz & appoinctements » ; ils se trouvent (comme le
roi) « payez en cuyvre au lieu d'or et d'argent ^ ».
Il convient également de signaler dès à présent que ^
Bodin en 1568, lors de la première édition de son œuvre,
ne fait pour ainsi dire aucune mention de l'affaiblis-;
sèment de la monnaie comme cause de hausse des prix.
En 1578, lors de la seconde édition de la Besponse. il ;
consacre au contraire de longs développements à ce •
point de vue ^. ^
Les Paradoxes d'ailleurs ne sont pas intéressants
uniquement par eux-mêmes, par rapport à leur auteur :
ils le sont aussi parce qu'ils ont inspiré pendant très
longtemps toute la politique monétaire française ; ils
renferment en quelque sorte la doctrine officielle de la
Cour des Monnaies. Nous reparlerons de cette question
en traitant de la Besponse de Jean Bodin *, car il est
impossible de séparer les deux ouvrages : la thèse doit
être considérée en même temps que l'antithèse et celle-ci
ne se comprendrait pas non plus sans la première.
1) Harsin, op. cit., p. 33.
2) Cf. infra, t. I, p. 65.
3) V. infra, t, I, variantes, p. 146 et s.
*) V. infra, t. I, Introduction, p. xlix-li.
XLIV ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Il ne saurait être question de comparer les Paradoxes
de Malestroict à la Response de Jean Bodin. Les deux
œuvres, nous l'avons dit, se placent sur des plans dif-
férents, répondent à des buts qui ne sont pas les mêmes ;
le tort de nombreux historiens a été justement de vou-
loir assimiler ces deux ouvrages. La Response n'a pas
été, à notre sens, déterminée uniquement par la publi-
cation des Paradoxes ; Bodin s'intéressait depuis long-
temps à ces questions, « son activité intellectuelle a
toujours fait une large place aux questions économiques..
Cette information très étendue et très variée témoigne
d'une curiosité économique qui apparaît de bonne heure
dans ses ouvrages ^ ». La publication des Paradoxes
a peut-être été la raison immédiate de celle de la Res-
ponse, mais Bodin aurait certainement, même dans le
cas où les Paradoxes n'auraient pas été écrits, soit rédigé
un ouvrage analogue à la Response, soit intercalé des
développements du même genre dans la République.
Sans doute Bodin se laissa-t-il entraîner par la dis-
cussion au point de nier catégoriquement tout ce que
prétend Malestroict : ainsi, dans la première édition
(1568) il n'accorde aucune importance à l'influence des
affaiblissements monétaires sur la hausse des prix et
il y consacre au contraire de longs développements
dans la seconde édition de son œuvre (1578) ^. Souvent
les admirateurs de Bodin n'ont pas relevé cette lacune
qui existe dans la première édition de la Response.
Remarquons tout de suite que Bodin ne nous donne
aucune précision relativement à la personnalité de
Malestroict : il le présente comme un homme « qui
^) Hauser, op. cil., p. xxxvii et xxxix.
2) V. infra, t. I, p. 146 et s. notes de variantes.
INTRODUCTION XLV
méritoit bien que un plus grand que moy lui fîst res-
ponse ^ », mais il ne va pas plus loin que cette banale
formule de politesse ; la seule indication que nous pou-
vons trouver dans la Response est que, lors de la réédition
de 1578, tous les « Monsieur de Malestroit » sont changés
en « Malestroit ». Cette suppression du Monsieur indique
peut-être que la mort de Malestroict doit être située
entre 1568 et 1578. Il est possible que ce soit aussi un
peu à la disparition de son contradicteur qu'il faut
attribuer les nouveaux développements de Bodin rela-
tifs à l'influence des mutations monétaires où il se
déjuge un tant soit peu. Signalons une petite parti-
cularité : Malestroict s'écrit avec un « c » dans l'édition
des Paradoxes de 1566 comme dans la réimpression de
1568 placée en tête de la Response et au contraire, dans
cette dernière, Bodin écrit toujours Malestroit sans « c ».
On peut diviser la Response en deux parties assez
distinctes : dans la première, Bodin critique les arguments
de Malestroict, dans la seconde, il expose au contraire
ses idées personnelles.
Dans la partie critique, Bodin reproche surtout à '
Malestroit certaines erreurs commises par lui dans la
comparaison entre les espèces monétaires en cours à
l'époque et les monnaies plus anciennes. Il n'y a pas
de meilleure preuve de la complication du système moné-
taire d'alors que les discussions auxquelles il donnait
lieu ; aujourd'hui encore, malgré le progrès des études
numismatiques, malgré la connaissance presque parfaite ^
que l'on a des lois et des ordonnances ayant influé sur
la circulation monétaire, certains points n'en restent
pas moins dans l'ombre. Il ne faut d'ailleurs pas s'ima-1
giner que toutes les assertions de Bodin relatives à la 1
1) Cf. infra, t. 1, p. 74.
XLVI ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
r
I monnaie soient justes : il a fait lui aussi quelques erreurs
1 dans ses évaluations, erreurs que l'on trouvera relevées
(_dans le commentaire de M. Hauser ^.
Dans sa Préface, Bodin commence par affirmer que
Malestroict soutient, comme c'est exact, une opinion
contraire à celle du public : « Monsieur de Malestroit...
a publié un petit livret de paradoxes où il soustient
contre l'opinion de tout le monde, que rien n'est enchéri
depuis trois cens ans 2. » Dès le début de son ouvrage,
Bodin s'attaque aux arguments de Malestroict. Tout
d'abord « devant que passer outre », il déclare vouloir
poser brièvement le raisonnement syllogistique sur
lequel repose la démonstration de Malestroict. « On
ne peult dit-il (Malestroict), se plaindre que une chose
soit maintenant plus chère qu'elle n'estoit il y a trois
cens ans : sinon que pour l'achepter il faille maintenant
bailler plus d'or ny d'argent que l'on ne bailloit alors.
Or est-il que pour l'achapt de toutes choses Ion ne baille
point maintenant plus d'or ny d'argent qu'on en bailloit
alors. Donc puis ledit temps rien n'est enchéri en France.
Voyla sa conclusion, qui est nécessaire si on luy donne
la mineure ^. » Et de s'attaquer ensuite à l'exemple
du velours sur lequel Malestroict base une partie de son
raisonnement.
Les arguments de Bodin sont parfois présentés dans
un ordre un peu décousu, mais il faut bien dire qu'il les
appuie sur des données extrêmement solides : les chiffres
qu'il donne, les prix anciens et nouveaux qu'il cite
correspondent le plus souvent à peu près exactement à
ceux qu'ont révélés les recherches modernes.
La partie critique et la partie constructive ne sont
pas, tant s'en faut, nettement séparées l'une de l'autre.
^) Y. en particulier Hauser, op. cit., p. 86 (note à p. 5, lignes 16-17),
p. 101 (note à p. 25, ligne 32).
2) Cf. infra, t. I, p. 74.
8) Ibid,, p. 76.
INTRODUCTION XLVII
Les arguments destinés à prouver le mal-fondé des asser-
tions de Malestroict et les raisonnements qu'il tire des
faits personnellement observés par lui s'entremêlent et,
parfois, la même idée sert indistinctement aux deux
buts. Notons en passant, à propos du fondement de lai
Besponse, que c'est Bodin qui a eu probablement le
premier l'idée de l'observation scientifique et raisonnée
des phénomènes économiques. Son œuvre a marqué une
étape importante de la littérature économique. —
Dans la première édition, Bodin déclare attribuer la^
hausse des prix à trois causes ; il en cite d'ailleurs quatre :
« le trouve que la charte que nous voyons vient pour
trois causes. La principale & presque seule (que per-
sonne iusques icy n'a touchée) est l'abondance d'or &
d'argent qui est auiourd'huy en ce royaume plus grande
qu'elle n'a esté il y a quatre cens ans. le ne passe point
plus oultre, aussi l'extraict des registres de la Cour &
de la chambre que i'ay, ne passe poinct quatre cens ans.
Le surplus, il le faut ceuillir de vieilles histoires avec peu
d'asseurance. La seconde occasion de charte vient en
partie des monopoles. La troisième est la disette, qui
est causée tant par la traitte que par le degast. La der-
nière est le plaisir des roys & grans seigneurs, qui hausse
le pris des choses qu'ils aiment ^. » Dans la seconde
édition, celle de 1578, il introduit une importante modi-
fication : « La cinquiesme (cause) est pour le pris des mon-
noyes ravalé de son ancienne estimations. » Et plus loin
(V. Variante, p. 146) il s'étend longuement sur ce point.
Nous ne discuterons pas en détail les arguments de
Bodin quand il discute Malestroict. Nous nous bornerons
à dire qu'alors que ce dernier déclarait que le prix des
choses n'avait aucunement augmenté, que cette cherté
n'était qu'une apparence, car on ne donnait pas plus
d'or et d'argent que jadis, Bodin affirme au contraire
1) Ibid., p. 83-84.
XLVIII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
que les prix ont haussé de trois à quatre fois depuis un
siècle. Il appuie son raisonnement sur une série d'exem-
ples tirés des coutumes, en écartant, comme l'avait
d'ailleurs fait Malestroict, les années de disette et de
trop mauvaise récolte ^.
C'est quand il s'agit d'établir les causes de cette
cherté que Bodin devient vraiment original et intéres-
sant : « il faut donc montrer qu'il n'y avoit pas tant
d'or & d'argent en ce royaume il y a trois cens ans qu'il
y a maintenant ^ ». Et, pour ce faire, il montre que les
rois ont levé dernièrement et avec facilité de grandes
sommes soit par l'impôt, soit par des moyens extra-
ordinaires, notamment pour payer des rançons, alors
qu'autrefois le moindre subside faisait se plaindre le
peuple, il montre que les grandes baronnies se vendent
plus cher qu'il y a quelques siècles. Mais d'où vient tout
cet or et cet argent que l'on trouve maintenant en
abondance, ? Ici aussi, il y a plusieurs causes différentes :
la principale est le commerce extérieur, « le marchand
& l'artisan qui font venir l'or & l'argent ^ ». L'autre,
« c'est le peuple infini qui s'est multiplié en ce royaume,
depuis que les guerres civiles de la maison d'Orléans &
de Bourgogne furent assoupies... Car la guerre de l'es-
tranger que nous avons eu depuis ce temps la, n'estoit
qu'une purgation de mauvaises humeurs nécessaire à
tout le corps de la repub *. » Une troisième, qui se rat-
tache d'ailleurs à la première, est « la trafique du Levant,
qui nous a este ouverte par l'amitié de la maison de
France avec la maison des Othomans du temps du Roy
François premier ^ ». La dernière enfin à l'efficacité de
laquelle nous ne croyons pas beaucoup, fut l'influence
^) Ainsi l'année 1565.
2) Cf. infra, t. I, p. 85.
3) Ibid., p. 89.
*) Ibid., p. 91.
^) Ibid., p. 92.
INTRODUCTION XLIX
de la banque de Lyon et des rentes constituées sur la
Ville de Paris ^,
Mais tout cet or nouveau que nous acquérons par
le moyen du commerce international ou par tout autre
canal, quelle est son origine ? Il nous vient des Indes à
travers l'Espagne, car les habitants de ce dernier pays
ont perdu l'habitude de travailler et tous les artisans
ou presque sont des Français, « parce qu'ils gaignent
au triple de ce qu'ils font en France : car l'Espagnol
riche, hautain & paresseux, vend sa peine bien cher ^ ».
A l'occasion du commerce avec l'étranger, Bodin ne
manque pas de souligner la position privilégiée dans
laquelle se trouve la France, argument présenté d'ail-
leurs à l'époque par tous les écrivains de tous les pays.
On peut relever chez Bodin une certaine contradic-
tion relative à ses idées sur le commerce : il semble
partisan d'une liberté entière, ainsi le droit d'aubaine
« empesche le cours de la trafique, qui doibt estre franche,
libre, pour la richesse & grandeur d'un royaume ^ »,
ce qui ne l'empêche pas, après cette affirmation de
principes, de réclamer certaines limitations à cette
liberté qu'il prônait si fort un instant auparavant.
Il faut se garder de juger Bodin suivant les idées que
nous avons actuellement sur la précision et la propriété
des termes et des expressions. Bodin est parfois obscur,
son style est contourné, peu clair, sa terminologie n'est
pas encore nettement dégagée. Ce sont là toutefois des
défauts communs aux écrits de cette époque.
Ils n'ont pas empêché la diffusion de son œuvre
qui alla toujours en croissant : ses nombreuses éditions
en sont la meilleure preuve *. Toutefois, comme le
1) Ibid., p. 93.
2) Ibid., p. 94.
3) Ibid., p. 121.
*) Nous ne donnons pas la liste détaillée des différentes éditions de la
Response, trois seulement présentant de l'intérêt : l'édition originale de
1568, la seconde édition de 1578 et la toute récente édition Hauser (Paris,
A. Colin, 1932). Signalons d'autre part que l'œuvre de Bodin fut traduite
LE BRANCHU d
L ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
remarque avec beaucoup de justesse M. Harsin ^, l'in-
fluence de Bodin ne se fit pas sentir immédiatement. Il
n'y a que peu d'auteurs qui partagent entièrement ses
idées ; la plupart, ainsi que tous les officiers des Mon-
naies, adoptent le point de vue de Malestroict. Bien
plus, on ne trouve aucune trace de ses idées dans la
législation de son temps. « Le célèbre édit de 1577 qui
abolissait l'usage de la monnaie de compte, préparé
d'ailleurs par l'ordonnance de 1571 qui avait autorisé
le compte par écu, consacra la thèse qui résultait de la
publication de son adversaire Malestroict. Les délibé-
rations des notables de l'assemblée de Saint-Germain-
des-Prés sont significatives à cet égard. Les réformes
de Bodin ne paraissent même pas avoir été sérieuse-
ment envisagées ^. » On trouve, il est vrai, en sens
contraire, une affirmation de Bodin lui-même ^ qui pré-
tend qu'aux États de Blois en 1576 les généraux des
Monnaies approuvèrent son système ; mais cette appro-
bation fut toute platonique et il n'en résulta aucun essai
de mise en œuvre. Au siècle suivant, alors qu'on avait
pu observer les faits avec plus de précision, un auteur
inspiré dit-on par Richelieu, de Grammont *, s'il critique
Malestroict et s'il soutient contre lui que la quantité de
monnaie a réellement augmenté et que les prix ont bien
haussé, n'en objecte pas moins à Bodin que la valeur
totale des signes monétaires en circulation est demeurée
la même, bien que l'unité de valeur ait diminué. On
trouvera d'ailleurs dans l'œuvre de Davanzati, que
nous publions ici, des idées qui se rapprochent de celles
exprimées par de Grammont ^.
en anglais sur l'ordre de l'archevêque de Canterbury quelques années après
sa publication (cf. Préface de la seconde édition, infra, t. I, p. 73).
^) Harsin, op. cil., p. 42.
*) Ihid., p. 43.
») V. infra, t. I, p. 172.
*) Auteur du livre intitulé Le Denier royal, curieux traité de Vor et de
V argent publié à Paris en 1620.
») V. infra, t. II, p. 217.
INTRODUCTION LI
Aujourd'hui, la controverse Malestroict-Bodin qui
se trouve résumer tous les conflits de doctrines de
l'époque, est définitivement tranchée en faveur de
l'auteur de la Besponse. L'essai de réhabilitation des
Paradoxes, réhabilitation dont nous sommes partisan,
ne nuit aucunement à la valeur plus grande encore de la
Besponse. Bodin, comme Malestroict, est partisan d'une
monnaie saine et stable, il se déclare en faveur, comme
Copernic, d'un régime bimétalliste et d'un rapport stable
entre l'or et l'argent sur la base 1-12 et il proclame bien
haut que l'on doit se garder d'affaiblir la monnaie. Cette
hausse des prix, qui, pour Malestroict, n'existait pas,
n'est pas forcément un mal aux yeux de Bodin, « car
l'abondance d'or et d'argent qui est la richesse d'un
pays, doibt en partie excuser la charte ». Cette phrase
semble impliquer l'adhésion de Bodin à la thèse chry-
sohédonique.
Le grand mérite de notre auteur est d'avoir, le pre-
mier, justement attribué la hausse des prix à l'afflux
d'or et d'argent en provenance d'Amérique. Cette supé-
riorité qu'il a eue sur Malestroict, il la doit à ses obser-
vations minutieuses des phénomènes économiques, à
son art de classer et d'interpréter ces osbservations, en
un mot, à sa méthode.
VI
En économie politique, de même que pour toute
autre science, il y a parfois des réputations usurpées ;
ce n'est pas que nous prétendions diminuer le mérite
de Sir Thomas Gresham : nous considérons au contraire
celui-ci comme un grand financier, comme un banquier
et un marchand éminent, comme un homme qui a, l'un
des premiers, compris les problèmes du change inter-
national et approfondi leurs difficultés. Mais où l'on a
LU ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
manifestement exagéré, c'est quand on a accepté le
jugement de MacLeod et quand on a voulu voir en
Sir Thomas le premier à avoir énoncé la fameuse loi :
la mauvaise monnaie chasse la bonne de la circulation.
Thomas Gresham naquit vers 1519 ; c'était le second
fils de Sir Richard Gresham, Baronet. Marchand impor-
tant de Londres, il eut vite à s'occuper du problème du
change des monnaies et il acquit ainsi rapidement une
parfaite connaissance du commerce de la banque.
En 1551, comme il le dit lui-même dans son Avis à Sa
Très Excellente Majesté la Heine, que nous reproduisons
ici, « Le Roi (Edouard VI) le chargea d'être son agent »
à Anvers, dans le double but de payer les dettes du Roi
et de faire monter le change, alors à 15 ou 16 shillings
flamands pour une livre sterling.
Il faut mentionner ici que Thomas Gresham était
l'ami et le confident de John Dudley et que c'est grâce
à ce personnage qu'il se vit confier un poste aussi impor-
tant. John Dudley, fils d'Edmund Dudley, conseiller
privé de Henri VIII, eut une carrière excessivement
rapide et glorieuse : en 1538, il est député-gouverneur de
Calais et fait vicomte Lisle en 1542. Exécuteur testa-
mentaire de Henri VIII en 1547, il atteignit l'apogée de
sa faveur en 1551 et 1552, époque à laquelle il fut créé
duc de Northumberland et Lord Chancelier. L'année
suivante, il tomba en disgrâce et fut décapité à la Tour
de Londres le 22 août 1553.
Les dettes considérables que la couronne anglaise
avait contractées dans les Flandres et au paiement des-
quelles devait s'efforcer Gresham n'étaient pas tant le
fait du Roi Edouard VI, monarque enfant et tenu en
tutelle, que celui de Henri VIII et après lui du Protecteur,
duc de Somerset. Ils avaient contracté dans les Flandres,
et également auprès des Fugger, des dettes considérables
pour l'époque, dont les arrérages s'élevaient à quelques
quarante mille livres par an. Toute la politique de
INTRODUCTION LUI
Gresham consista à augmenter la masse d'or et d'argent
en circulation en Angleterre, tout en payant les dettes
royales ; ce n'était là d'ailleurs que la politique tradi-
tionnelle de Wolsey ^. Mais les efforts de Gresham se
montrèrent autrement fructueux que ceux du Cardinal :
dès le début de 1552, il remboursa 63.500 livres aux
Fugger, et, peu après, encore 14.000 livres. En août 1552,
il demande au gouvernement anglais 1 .200 ou 1 .300 livres
par semaine, avec lesquelles il se procurerait 200 ou
300 livres chaque jour par le change ; il se faisait fort
ainsi de rembourser en deux ans les dettes du Roi ; sui-
vant certaines estimations, celles-ci se montaient alors
à 108.000 livres sterling 2. Le plan fut adopté par le
Conseil du Roi, mais les paiements ne durèrent que
quelques semaines et ainsi tous les projets de Gresham
ne purent être exécutés.
A l'avènement de Marie Tudor, Gresham tomba en
disgrâce ; il perdait d'autre part son protecteur, le duc
de Northumberland, et le remplaçant de celui-ci, Gardi-
ner, évêque de Winchester, était l'ennemi personnel
de Gresham. Ce dernier fait d'ailleurs allusion dans son
« Avis à la Reine » à l'hostilité de Gardiner. L'office
de Gresham ne fut pas supprimé, mais on mit à sa place
l'Alderman William Dauntrey.
Cependant Gresham multiplia les démarches pour
qu'on lui rendit son poste d'agent dans les Flandres ;
il trouva de nouveaux protecteurs et arriva à ses fins ;
il reprit ses fonctions le 13 août 1553. Comme l'expor-
tation d'or et d'argent était interdite dans les Pays-
Bas avec autant de rigueur qu'elle l'était à la même
époque en Angleterre, Gresham imagina de nombreux
moyens de contourner cette défense : il allait jusqu'à
acheter et à corrompre les fonctionnaires des douanes.
^) Cf. Shaw, Histoire de la Monnaie, p. 89 et s.
*) Burgon, Life and Times of Sir Thomas Gresham, t. I, p. 88-94.
LIV ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
On sait d'ailleurs que ces interdictions légales qui exis-
taient alors dans tous les pays ou presque ne furent
jamais respectés ^.
Gomme il le met en vedette dans son Avis à la Reine
les efforts de Gresham firent notablement monter le
change et rétablirent, pour un temps, l'équilibre finan-
cier de l'Angleterre. Nous disons « pour un temps »,
car ces mêmes difficultés se représentèrent à de nom-
breuses reprises. Signalons notamment en 1575 une
pétition de la Gour des Monnaies demandant l'établis-
sement du compte en monnaie réelle et la suppression
de la monnaie de compte ^, En 1595, « vingt ans plus
tard le sujet tout entier fut examiné de nouveau, pour
la cinquantième fois, et soumis à l'avis du Gonseil Privé
anglais ; il fut montré « comment les changeurs étran-
gers réussissaient, en arrangeant une hausse ou une
baisse de telle monnaie spéciale, à évaluer trop bas les
monnaies anglaises et à les tirer du Royaume ». Des
actes du Parlement ont vainement essayé de l'empêcher,
tout comme la mission de Sir Thomas Gresham aux
Pays-Bas pour porter plainte et la création de l'office
de Vexchanger qui a été discontinué comme dangereux à
l'État. Une banque fut proposée, mais la Reine n'ayant
pas les 100.000 livres nécessaires pour l'établir, il est
proposé actuellement de fixer le change à 10 ou 12 %,
le taux devant être annuel, suivant l'État des affaires,
alors qu'on paie aujourd'hui jusqu'à 20 % ^ ».
Le rôle de Sir Thomas Gresham fut, comme on le
voit, loin d'être négligeable et, s'il fut incapable de rem-
bourser les dettes anglaises et de redresser, de façon
définitive, le cours du change britannique, la faute en
est au gouvernement qui ne lui donna pas les moyens
1) V. une appréciation sur cette question dans le Compendieux ou bref
examen... infra, t. II, p. 120-121, § 138.
2) V. le texte de cette pétition dans Shaw, op. cil., p. 65-66.
*) Shaw, op. cit., p. 54-55.
INTRODUCTION LV
d'y parvenir et non à lui-même. Il est permis de croire
que, si on lui avait donné le pouvoir d'agir comme il
l'entendait, Gresham aurait mené à bien sa délicate
mission.
Dans l'histoire des doctrines économiques toutefois,
ce n'est pas tant par ses qualités de banquier et de
financier qu'est connu Gresham : c'est surtout comme
créateur de la loi qui porte son nom qu'on se souvient
aujourd'hui de lui.
Dans le Didionary of Poliiical Economy ^, MacLeod,
parlant des effets de la circulation simultanée de deux
monnaies, l'une bonne et l'autre mauvaise en valeur
intrinsèque, constate que la bonne monnaie disparaît
de la circulation et que celle-ci ne comprend plus, à la
longue, que de la mauvaise monnaie. Il ajoute que le
premier Gresham observa et analysa ce phénomène et
qu'ainsi il est juste de donner à cette loi économique le
nom de cet « éminent marchand ».
Il est curieux de voir que presque tous les économistes
ont suivi MacLeod dans cette voie, faisant preuve en
cela d'un manque complet d'érudition. On peut en effet
trouver ce fait rapporté dans Aristophane : sous l'ar-
chonte Antigènes, en 407 A. G. (année de la représen-
tation des Grenouilles), on remplaça la bonne monnaie
d'argent par une monnaie d'or où la proportion du
cuivre était très forte. Voici comment s'exprime Aris-
tophane : « Nous avons remarqué que, dans cette ville,
on en use à l'égard des honnêtes gens comme à l'égard
de l'ancienne monnaie. Celle-ci était sans alliage, la
meilleure de toutes, la seule qui ait cours chez les Grecs
et chez les Barbares ; mais, au lieu d'en user, nous pré-
férons les méchantes pièces de cuivre nouvellement
frappées et de mauvais aloi. Il en est de même des
citoyens : ceux que nous savons être bien nés, modestes,
1) p. 464, § 123.
LVI ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
probes, habiles aux exercices de la palestre, à la danse,
à la musique, nous les outrageons ; tandis que nous
trouvons bons à tout des infâmes, des étrangers, des
esclaves, des vauriens de mauvaise famille, des nou-
veaux venus dont autrefois la ville n'eût même pas
voulu pour victimes expiatoires ^. »
Sans doute, n'est-ce pas là l'expression bien scien-
tifique de la loi dite de Gresham. Mais il importe de se
rappeler les circonstances et de se souvenir du but
même de l'auteur : Aristophane n'était pas un écono-
miste, ce n'était qu'un écrivain ayant pour but, dans
cette œuvre, de faire la critique des institutions athé-
niennes.
Et même si l'on ne veut pas attribuer la paternité
de cette découverte à Aristophane, bien avant Gresham,
en 1515-1525, Copernic avait déjà formulé cette loi et
Pavait formulé après de profondes observations et d'une
manière toute scientifique ^. Rappelons enfin qu'on la
trouve également dans les manuscrits du Compendieux
et bref examen ^...
Il importe donc de reviser, comme l'ont fait d'ail-
leurs de nombreux auteurs modernes, le jugement hâtif
et complètement dépourvu d'objectivité de MacLeod.
Le rôle de Sir Thomas Gresham, observateur très avisé
des phénomènes du change, l'un des premiers peut-être
à avoir pénétré le secret des échanges internationaux,
créateur de la Bourse de Londres, est assez glorieux
pour qu'on ne songe pas à lui attribuer la paternité
d'une loi qui, s'il l'a conçue, avait déjà été observée et
formulée bien avant lui
^) Les Grenouilles, traduction d'Artaut, v, 718 et s.
2) V. infra, t. I, p. 12.
8) V. infra, t. II, p. 156.
INTRODUCTION LVII
VII
L'ouvrage que nous présentons sous le titre de
« Compendieux ou bref examen de quelques plaintes
coutumières à divers de nos compatriotes des temps
présents : lesquelles, bien qu'en partie injuste et sans
fondement, se trouvent cependant ici, sous forme de
dialogues, complètement débattues et discutées » est
certainement l'un des textes économiques les plus inté-
ressants du xvje siècle ; c'est aussi l'un de ceux qui ont
subi le plus grand nombre de vicissitudes, non pas au
point de vue de son succès, car celui-ci n'a fait que
s*afïirmer depuis la première publication de l'ouvrage,
mais en ce qui concerne la personnalité de l'auteur et
le texte lui-même de l'œuvre, controverses qu'il faut
se garder de croire terminées de nos jours. Publié pour
la première fois en 1581 sous le titre que nous traduisons
avec comme seule indication d'auteur les initiales W. S.,
l'ouvrage fut fréquemment réimprimé depuis lors ^ et
ces réimpressions reproduisaient le texte de l'édition
originale de 1581.
Mais, et ce fut le grand mérite de Miss Lamond de le
constater, le « Compendieux ou bref examen... » de 1581
n'était que la reproduction de textes antérieurs quelque
peu modifiés, de manuscrits beaucoup plus anciens que
W. S., quelle que soit son identité, n'avait fait qu'adap-
ter aux circonstances nouvelles, que mettre au goût
du jour.
De ces manuscrits, deux étaient connus à l'époque où
Miss Elizabeth Lamond commença ses recherches qu'une
mort prématurée l'empêcha d'achever. Son œuvre fut
reprise et menée à bien par le Prof. Gunningham. Elle
aboutissait à la publication de 1893 sous le titre de
^) V. la notice en tête de la traduction. T. II, p. 17-18.
LVm ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
« The Gommon Weal of this Realm of England » de la
meilleure édition de l'œuvre qui nous occupe. Le texte
est celui d'un des manuscrits de l'ouvrage, le Lam-
barde MS ; en note sont portées les variantes du second
manuscrit (Bodleian MS) et de l'édition de 1581. On
ne rendra jamais assez justice à Miss Lamond et au
Prof. Gunningliam pour leurs patientes études et l'uti-
lité de leurs travaux. Grâce à eux, nous possédons une
édition définitive de l'œuvre englobant les deux premiers
manuscrits et l'édition originale.
Depuis cette époque a été découvert un troisième
manuscrit, le Hatfîeld MS ^, mais qui n'a été l'objet
jusqu'ici, à notre connaissance, d'aucun travail spécial. Il
nous est donc impossible, à notre grand regret, d'en
indiquer les caractéristiques essentielles. Il serait sou-
haitable que ce dernier manuscrit fit l'objet d'études
analogues à celles de Miss Lamond.
Le Compendious or briefe examination... a été tra-
duit en allemand par le D^ Hoops en 1895, publication
faite sous la direction du D^ Léser. On a également publié
à Avallon, en 1907, une thèse de doctorat sur John
Haies, économiste anglais du milieu du XVI^. Sa doc-
trine Se son temps 2, comprenant en appendice la tra-
duction des manuscrits attribués à Haies par l'auteur.
Cet ouvrage ne semble pas cependant, malgré sa valeur
certaine, avoir atteint le grand public. L'auteur, M.André
Tersen, d'autre part, a fait une traduction assez libre,
très agréable sans doute à la lecture, mais qui s'éloigne
d'une façon sensible parfois du texte. Nous nous sommes
efïorcés au contraire pour notre part de rester aussi
près que possible du texte anglais, de calquer sur lui
notre traduction : celle-ci sera nécessairement un peu
lourde, mais possédera l'avantage de la sincérité. Nous
^) Pour ceci et les autres détails bibliographiques, v. la notice en tête
de la traduction.
2) Thèse Dijon, 1907.
INTRODUCTION LIX
espérons ainsi faire goûter au public français cet ouvrage
dont Oncken disait que c'était « une œuvre dont il n'y
a que peu d'équivalents ^ ».
L'ouvrage se présente sous la forme d'une discussion
entre plusieurs personnages : un docteur, un chevalier,
un fermier, un marchand 2, un bonnetier ^. L'auteur a
choisi ces différents interlocuteurs de manière à ce qu'ils
représentent chacun une classe de la population et qu'ils
forment, par leur réunion, en quelque sorte les États
Généraux du pays *.
Ces personnages sont d'ailleurs loin d'avoir un rôle
équivalent ; le Chevalier est supposé raconter le dia-
logue : c'est lui qui a noté les discussions soutenues
par lui avec les autres personnages et qui les rapporte
ici ; il donne la réplique au Docteur, lui présente des
objections, le prie de donner son avis et parfois l'y
oblige presque, car le Docteur est le raisonneur de la
pièce : il est l'arbitre, l'homme dont le jugement fait
autorité. Les autres personnages, fermier, marchand,
bonnetier ont un rôle beaucoup plus effacé : ce ne sont
que des comparses propres à répondre quand on les
interroge et à donner leur avis sur les choses de leur
métier.
L'ouvrage se compose de trois dialogues successifs
d'inégale importance : dans le premier sont examinés
les maux dont souffre le royaume, dans le deuxième on
^) Oncken, Geschichie der Nalionalôkonomie, p. 213.
2) En anglais merchani, c'est-à-dire commerçant faisant par excellence
le trafic avec l'étranger.
^) En anglais capper, de cape signifiant non pas chapeau mais toute
espèce de couvre-chef ou même cape. Ce mot, qu'il faut se garder de
confondre avec chapelier (comme l'a traduit M. Tersen), nous a paru intra-
duisible en français. L'anglais pour chapelier est haller (que l'on trouve
d'ailleurs employé dans le texte, mais dans un sens différent de celui de
capper). Au xvi^ siècle les intérêts des halters et des cappers furent assez
souvent en opposition. Le mot français bonnetier nous a paru le plus
proche.
*) « Bien que nous imaginions ici que toute la communauté est repré-
sentée par nous. » (Cf. infra, t. II, p. 161, note).
LX ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
étudie la cause de ces maux et, dans le troisième, les
remèdes propres à soulager le pays. Le plan se pour-
suit partout avec une extrême logique, les divisions
sont bien indiquées, elles le sont parfois même avec
une certaine naïveté, les transitions sont claires et le
raisonnement ne perd jamais de sa vigueur et de sa
netteté. Il y a certainement loin, nous semble-t-il, de
cet ensemble bien équilibré, dont les différentes parties
sont rigoureusement liées entre elles, aux raisonnements
de Bodin qui ne laissent pas d'être un peu flous : dans
le Compendieux ou bref examen..., il n'y a pas trace de
bavardage.
L'auteur, de la personnalité duquel nous traiterons
plus loin, ne s'est d'ailleurs pas cantonné dans les ques-
tions purement économiques : les troubles sociaux de
l'époque, les disputes religieuses tiennent, notamment
du § 202 à la fm, une part notable dans ses démons-
trations. Nous ne saurions nous en plaindre ; certaines
questions d'ordre économique, celle des clôtures par
exemple, ne seraient pas compréhensibles si l'on ne
connaissait les répercussions sociales de cette réforme.
C'est à nos yeux un mérite de plus pour l'auteur que
d'avoir joint à l'économique le « social » et le « moral »,
que d'avoir philosophé sur la condition de l'Angleterre
à cette époque.
*
* *
On ne saurait d'ailleurs s'étonner de cette façon de
faire si l'on étudie le Docteur du Dialogue ; c'est bien
un personnage universel que celui-là ! A une science
purement livresque, il joint une expérience profonde et
un esprit d'observation très aigu. Aussi est-il très à
même de discourir sur toutes sortes de sujets et, quand
il argue de son incompétence, quand il prétend qu'il
n'a pas étudié spécialement le sujet dont il s'agit, le
INTRODUCTION LXI
Chevalier est bien fondé à lui répliquer : « Je vous prie,
Sir, d'abandonner pour cette fois l'excuse de la modestie.
J'ai bien compris, par vos discussions antérieures, que
vous n'êtes pas, sans de nouvelles réflexions, suffisam-
ment démuni de science pour nous satisfaire là-dessus
et même, si besoin était, en des matières encore plus
importantes. »
Le Docteur fait-il ou ne fait-il pas partie des ordres ?
Il est à remarquer que, dans les manuscrits, on le repré-
sente constamment comme un membre du clergé :
« nous autres, membres du clergé, dit-il, vous autres
laïcs », alors que dans l'édition de 1581, W. S. a corrigé
partie de ces affirmations, tout en en oubliant un certain
nombre, et représente le Docteur comme un laïc. Quelle
est la raison de cette modification ? Elle reste assez
mystérieuse et personne, à notre connaissance, ne l'a
encore élucidé. Nous en reparlerons ultérieurement.
Le Chevalier est également un homme cultivé quoi-
qu'il possède infiniment moins de « science » que le
Docteur. Il commence par nous dire qu'il est Juge de
Paix, et c'est cette particularité qui fournit l'occasion
du dialogue, car, « la chaleur et le bruit de l'assemblée
l'ayant fatigué », il se retire avec un « honnête fermier »
pour se reposer et pour « manger un morceau de viande,
car il était à jeun ». A eux viennent se joindre le Mar-
chand, le Docteur et le Bonnetier ; ils festoient ensemble
et la discussion s'engage.
D'autres faits particuliers sont à considérer quant au
caractère du Chevalier : il semble avoir un rôle impor-
tant dans la Commission des Clôtures (§ 8) alors que
d'ordinaire les « Justices of Peace » n'y prenaient pas
grande part. En outre, il a fait partie du Parlement lors
de la proposition de mesures de protection des fabri-
cants de capes anglais ; or, selon Miss Lamond, une
prohibition d'importation des capes étrangères fut édic-
LXII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
tée en 1512 ^ ; cette prohibition d'entrée fut suppri-
mée en 1529 et remplacée par une taxe ^ ; mais en 1548-
1549, exactement les 5 et 24 janvier 1549, vint devant la
Chambre des Communes un Bill for Hais and Caps ^.
Une autre allusion est faite à TAct 2 & 3. Edward VI.
c. 5 qui exemptait le paiement des Fee Farms par les
villes pendant trois ans, à condition que l'argent soit
levé et serve à fournir du travail aux pauvres *.
Parmi les autres personnages, seul le marchand fait
une allusion à sa situation personnelle : c'est son beau-
père, dit-il, qui a rédimé l'octroi de la cité.
*
* *
Il y a dans le Dialogue un certain nombre d'allusions
à des événements contemporains qui permettent de
fixer de façon exacte la date de l'ouvrage ou plutôt
l'époque à laquelle se réfère celui-ci. Le fait le plus
important est la référence, tout à fait au début du pre-
mier dialogue, à la Commission des Clôtures ; et celle-ci
selon Miss Lamond ^, ne s'est réunie, antérieurement
à 1565, qu'en 1548 «.
D'autres allusions, parmi lesquelles celle à une
imposition de 12d. par livre sterling ' sur les étoffes
fabriquées en Angleterre, mesure en date du début
de 1549 ^, aide à déterminer l'époque. Bien mieux, cette
imposition fut supprimée par la Chambre des Communes
le 11 décembre de la même année * à la suite d'une péti-
1) 3. Henry VIII, c. 5.
2) 21. Henry IIIV, c. 9.
^ ^) Lamond, Discourse of ihe Common Weal, p. xvii-xviii.
*) Ibid., p. xviii.
^) Ibid., p. xi.
*) Il est évident que l'ouvrage a été écrit avant 1561, date de la grande
réforme monétaire d'Elisabeth.
') Ce passage n'existe pas dans l'édition de 1581. On le trouvera en
note, au § 159 p. 137.
8) 2 et 3. Edward VI, c. 36, § 8 et 9.
*) Journal of Ihe Home of Gommons, i, p. 13.
INTRODUCTION LXIII
tien du 15 novembre 1549 ^ et par la Chambre des
Lords le 17 janvier 1550 ^, On peut en déduire que le
Dialogue a été rédigé entre le début de 1549 et le
16 novembre de la même année, car sans cela l'auteur,
certainement très bien informé, n'aurait pas manqué
de faire allusion aux nouvelles mesures, d'autant plus
que celles-ci corroboraient sa thèse.
Le Marchand parle de l'interdiction des Jeux de Mai,
luttes, courses, pardons, etc. (§ 15). Ces mesures sont
également de 1549, notamment, pour les mystères et
représentations théâtrales, du 16 août 1549 ^.
Ajoutons encore diverses remarques sur le monnayage,
les monnaies alors courantes, qui permettent d'affirmer,
comme le fait Miss Lamond *, que l'ouvrage est une
exacte description de l'Angleterre en automne 1549.
*
C'est en partant des travaux de la Commission des
Clôtures de 1548 que l'on arrive à déterminer le lieu où
se déroula l'action ^ Les commissaires visitèrent les
comtés d'Oxford, de Berkshire, de Warrick, de Leicester,
de Buckingham et de Northampton et les seules « cités »
de ces comtés sont Oxford, Peterborough et Coventry *.
En examinant l'état respectif et l'industrie de ces villes
à cette époque. Miss Lamond en arrive à la conclusion
que seule Coventry peut être la ville désignée dans le
dialogue ''.
1) Ibid., i, p. 11.
*) Journal of Ihe House of Lords, i, p. 381.
*) Strype, Ecclesiaslical Memorials, II, i, 270.
*) Lamond, op. cit., p. xiv.
^) Ibid., p. xiv.
•) Ibid., p. XV.
') Ibid., p. xv-xvii.
LXIV ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Nous avons dit que Tédition de 1581 différait légère-
ment des manuscrits. Il n'y a guère en réalité qu'une
variante importante : celle où W. S. indique le great
store and plenty of treasure, l'abondance d'or et d'argent
de provenance des Indes comme la cause principale de
la hausse des prix (§ 180-185). Il a supprimé le passage
correspondant des manuscrits où les mutations moné-
taires étaient indiquées comme la cause primordiale de
la cherté. Disons en passant que le passage supprimé
des manuscrits (sensiblement plus long d'ailleurs que
le passage correspondant de l'édition de 1581) est admi-
rablement raisonné et abonde en remarques intéres-
santes. La fameuse loi dite de Gresham y est nettement
exposée (p. 160, note) d'une façon plus claire que
dans VAvis de Sir Thomas Gresham lui-même. W. S.
explique la disparition de la circulation de certaines
monnaies (et, en particulier, des « nouvelles pièces d'or »)
et « tout cela parce qu'il n'y a pas d'égale proportion
entre les monnaies, parce que l'une est meilleure que
l'autre ».
Ce passage supprimé des manuscrits est peut-être
un peu plus traditionnaliste que la variante de W. S.
On y lit en effet cette phrase qui pourrait fort bien
s'appliquer à quelques expériences monétaires contem-
poraines : « Les choses reviennent naturellement et
avec moins de difficultés au commerce traditionnel
qu'elles ne s'adaptent à un usage nouveau et extrava-
gant » (p. 162, note).
A part cette longue variante, les modifications appor-
tées aux manuscrits par W. S. ne concernent guère que
des points de détail : changements de dates ^, de prix,
^) Les dates sont indiquées le plus souvent d'une manière très vague
autrefois, dans le passé, il y a dix ou vingt ans, etc.
INTRODUCTION LXV
tendance à moderniser le style, à le rendre plus souple,
correction de certaines fautes de ponctuation ou d'ortho-
graphe, c'est à peu près tout. Encore convient-il d'ajou-
ter que ces modifications n'ont été faites que d'une
manière peu consciencieuse : W. S. en a oublié beaucoup.
Un autre passage assez long a été supprimé par W. S.
(§ 205, note), mais ce passage ne concerne que des sujets
religieux et la politique anglaise à l'égard du clergé, et
n'intéresse donc pas directement notre but.
Miss Lamond s'est livrée à d'intéressantes études
sur la question des relations entre les manuscrits et
l'édition de 1581. Elle a résumé ses observations dans
un tableau que nous reproduisons :
MS original
Copie Copie
avec 3 phrases avec sous-titres et notes
imparfaites w en marge
Bodieian MS
W. S. (1581)
Il est en tous cas certain que l'édition de 1581 ne
provient pas du Lambarde MS : cela résulte du fait que
William Lambarde ^ ne paraît nullement connaître
l'identité de W. S., ce qu'il n'aurait pu ignorer si ce der-
nier avait eu recours à son manuscrit.
Quelle est la place du manuscrit de Hatfields dans
tout cela ? Nous n'avons pas eu ce texte entre les mains
et nous l'ignorons complètement. Nous ne pouvons que
formuler le souhait que cette lacune soit prochainement
comblée.
Notons en passant une particularité des manuscrits :
^) V. la note de Lambarde ci-après,
LE BRANCHU «
LXVI ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
le Lambarde MS ne possède ni table des titres, ni sous-
titres, ni notes latérales, sauf quelques citations de la
main de Lambarde lui-même ; les titres et sous-titres
n'existent que dans le Bodleian MS et dans l'édition
de 1581.
* *
Sur la question de l'auteur, une seule chose paraît
définitivement tranchée : W. S. qui publia l'édition
originale n'est pas le véritable auteur de l'ouvrage. Il
ne fit, malgré ses affirmations, que reprendre celui-ci
et le modifier légèrement. Cela est indiqué d'une façon
très nette par une note manuscrite de William Lam-
barde ^ dans le Lambarde MS : « Notez que cet ouvrage
a été publié en librairie sous le titre de : une brèveé tude
de la politique anglaise 2, par un certain W. S. en
l'année 1581 ; alors que cet ouvrage a été écrit depuis
longtemps par Sir Thomas Smythe (disent certains) ou
par M. Jhon (sic) Haies (comme le pensent d'autres),
sous le règne d'Henri VIII ou sous celui d'Edouard VI.
Et moi-même j'ai possédé longtemps cette copie que
j'ai fait rédiger en l'année 1565 ^. »
Il semble étrange qu'un contemporain très averti
comme William Lambarde n'ait pas su de façon cer-
taine le nom de l'auteur. Cela prouve que le Dialogue
n'était que fort peu répandu avant 1581. C'est l'édition
^) Cette note est reproduite en fac-similé dans Lamond, op. cit., hors-
texte, fig. 4. ; certains prétendent lire Jhon Yales au lieu de Jhon Haies.
V. à ce sujet, ibid., p. x.
*) Ceci est une erreur. V. la reproduction en fac-similé du titre de l'édi-
tion originale dans notre édition, p. 17. V. également le titre précédant
la préface.
^) « Noie îhat Ihis booke was published in prinîe, under the Tille of a
briefe conceipte of Inglishe policie, by one W. S. in Ihe yeare 1581 ; whereas
il was long synce penned by S' Thomas Smythe (as some say), or, Mr Jhon
Haies (as others Ihinke) eyther in the reigne of H. 8 or E. the 6. And I my
self hâve long had this copie of il which I caused to be writlen oui in the yeare
1565. »
INTRODUCTION LXVII
de cette même année qui le fit connaître, non seulement
au grand public, mais même aux spécialistes.
Miss Lamond est à peu près la seule à avoir discuté
sérieusement la question de la personnalité de Fauteur
des manuscrits. Selon elle, c'est John Haies qui a les
plus grandes chances de l'être et d'être en même temps
le Chevalier du Dialogue. Nous ne retracerons pas ici
en détail, les arguments qu'elle apporte en faveur de
ses théories ; qu'il nous suffise de rappeler que John
Haies avait précisément été membre du Parlement
pour Preston en cette année 1548, qu'il ne faisait pas
partie du Conseil du Roi ^, que c'était un des membres
les plus influents de la Commission des Clôtures et que
ces vues sur ce problème concordent (jusqu'à un cer-
tain point) avec celles du Docteur ; il a eu d'autre part
de nombreuses connections avec Coventry, scène pro-
bable du Dialogue ^.
Il y a cependant quelques objections à cette thèse ^
et Miss Lamond ne les cache pas : Haies n'était pas
chevalier, bien qu'ayant une charge élevée ; il n'avait
aucune expérience militaire et était infirme ; le Che-
^) Il y a à cet égard, semble-t-il, deux affirmations contraires : dans la
Préface, l'auteur dit clairement qu'il ne fait pas partie du Conseil du Roi
et au § 186, le Chevalier dit, en parlant du remède possible aux clôtures :
« Je l'ai souvent discuté (ce sujet), aussi bien au Parlement qu'au Conseil. »
Il semble bien que le Chevalier veuille dire par là le Conseil du Roi, le
conseil par excellence. Il aurait sans doute ajouté une épithète dans le
cas contraire. Nous reprendrons plus tard ces affirmations.
2) Sur Haies, v. Tersen, John Haies (thèse Dijon, 1907). « John Haies,
écrit Ashley {Histoire et Doctrines économiques de VAnglderre, tr. fr. t. il,
p. 308) le plus énergique des commissaires désignés en 1549 pour rectifier
les clôtures, déclarait expressément dans un de ses rapports qu'il n'y a pas
de clôture lorsqu'un homme clôt et ferme par une haie une terre lui appar-
tenant et sur laquelle il n'y a pas de communaux. » Il va même jusqu'à dire :
« La République gagne beaucoup à de telles clôtures, car elles amènent une
grande augmentation de la surface boisée. » (Ashley, op. cit., p. 308, note).
— Sur John Haies et la Commission des clôtures, v. d'autre part Strype,
op. cit. y II, ii, 361 et Lamond, op. cit., p. xxxix-lxviii.
') Sur les rapports de Haies avec Coventry, voir un manuscrit, Brilish
Muséum, G. 15-954, reproduit dans Lamond, op. cit., xvii-xxi.
LXVIII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
valier parle d'autre part de ses fils (§ 24 in fine) et Haies
n'était pas marié ^.
Voilà quelle est la thèse de Miss Lamond ; c'est
d'ailleurs la seule sérieuse, voire même la seule vraiment
existante, car les auteurs qui se sont occupés du Compen-
dieux ou bref examen,», se sont surtout efforcés de donner
un nom au mystérieux W. S. de 1581.
A notre avis, en ce qui concerne l'auteur des manus-
crits, il y a une phrase à laquelle on n'a pas, jusqu'ici,
accordé une attention suffisante : c'est à la fin de la
Préface : « ... aussi, dit l'auteur, vous raconterai-je les
discussions qu'a soutenues récemment un Chevalier. »
Ceci est le texte de l'édition de 1581 2, voici maintenant
celui des manuscrits : « aussi vous raconterai-je les dis-
cussions que m*a dit avoir soutenu récemment un Cheva-
lier 3 ». Nous comprenons qu'on ait pu faire erreur sur
le premier texte, mais le second nous semble très expli-
cite : Vauteur nest pas le Chevalier du Dialogue^ Vauteur
n'a fait que rapporter des discussions qui lui ont été
racontées * et tout le savant échafaudage destiné à prou-
ver que Haies est bien à la fois le Chevalier du Dialogue
et l'auteur de celui-ci est détruit. Entendons-nous, il
est possible que le Chevalier du Dialogue ait été Haies,
mais, à notre sens, l'auteur véritable est une tierce
personne. On nous objectera que seule une personne
présente à la discussion aurait pu la rendre avec tant de
précision ; mais n'est-il pas possible que le Chevalier,
Haies peut-être, ait narré à l'auteur véritable le lieu,
le sujet, le thème de la conversation et que celui-ci, à
son tour, ait brodé sur ce sujet ? Il a même pu avoir
1) V. Didionary of National Biography,
*) Therefore, I will déclare vnlo you whal communicalion a Knighi had
bdweene him and...
') Therefore I will déclare vnlo youe whcd communicalion a KnigM lould
Iheare was belwene him and... of Me.
*) D'autant plus que le Chevalier du Dialogue laisse entendre à maintes
reprises qu'il se servira des arguments du Docteur.
INTRODUCTION LXIX
en mains des notes du Chevalier et les développer :
ce serait ces mêmes notes dont le Chevalier parle à la
fin de l'ouvrage. Il semble même anormal que cette
discussion qu'il « a rapportée dans son livre privé »,
« qu'il a brièvement notée », ait un tour si achevé, si
littéraire. Sans doute le Chevalier a-t-il pu lui-même,
ultérieurement, retoucher ses notes, mais si l'on admet
qu'il y a eu retouche, adaptation, pourquoi une tierce
personne n'en serait-elle pas l'auteur, étant donnée
surtout la Préface ?
D'autre part, dans cette Préface, l'auteur se présente
comme une personne cultivée ayant étudié la Philo-
sophie ; or le Chevalier, tout au cours du Dialogue,
s'il montre de la compréhension, ne paraît pas cependant
une personne fort instruite ^. Le Docteur lui fait la
leçon, comme aux autres personnages.
La division d'ailleurs en trois parties semble bien
artificielle : elle sent la chandelle. Sans doute les motifs
allégués, appétit des personnages, leur fatigue, ne sont-ils
là que pour rendre plus vraisemblable le récit.
Ajoutons qu'il nous paraît impossible de soutenir
en une seule journée une discussion aussi longue que
celle qui fait l'objet du présent ouvrage. L'auteur,
quelqu'il soit a pu évidemment broder autour d'un
thème donné, mais cela ne fait que renforcer notre
théorie.
En résumé nous pensons que, contrairement à Vopi-
nion communément admise, le Chevalier du Dialogue
n'est pas V auteur de celui-ci; l'auteur véritable a pu
recevoir les confidences et lire les notes du Chevalier ;
de ces confidences et de ces notes, il a fait un ouvrage
^) « Vous me parlez maintenant de nombreuses autres sciences indis-
pensables à chaque royaume et dont je n'ai jamais rien ouï dire aupa-
ravant. » (§ 43). Comme ces sciences sont justement les différentes branches
de la philosophie et que Fauteur se présente dans la Préface, § 5, comme
un « Member of Philosophy Moral » il y a là une contradiction très nette.
LXX ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
littéraire qu'il ne destinait pas pour le moment du moins,
à la publication ^. Les seules indications qui nous per-
mettent de désigner l'auteur sont les données de la Préface
où l'auteur parle de lui-même sans rapporter des argu-
ments qui lui ont été communiqués d'une façon ou
d'une autre.
Or que dit cette Préface ? On n'y trouve que les
indications suivantes :
a) l'auteur n'est pas un Conseiller du Roi ^ ;
b) il fait partie de la Chambre « où l'on devrait
traiter ces questions ^ » ;
c) il se trouve à présent en vacances ;
d) il est un Member of Philosophy Moral.
Appliquons chacune de ces applications aux deux
auteurs présumés, John Haies et Sir Thomas Smythe :
a) On ne croit pas que Haies ait fait partie du
King's Council, Sir Thomas Smythe non plus.
b) John Haies fit bien partie du Parlement en 1548-
1549 ; il siégeait pour Preston. Sir Thomas ne fut
membre d'aucun Parlement sous le règne d'Edouard VI.
Cependant Sir Thomas était, à Tépoque de la rédaction
présumée du Dialogue, Secrétaire d'État et Conseiller
Privé ; ne pouvait-il pas dire qu'il faisait partie de la
« Chambre où ces questions devraient être traitées ^ » ?
Il ne nous semble donc pas possible de trouver sur ce
point, comme le voudrait Miss Lamond, une preuve
définitive en faveur de Haies ;
c) nous ne possédons que peu de renseignements
1) A cause des critiques relativement violentes des manuscrits. D'autre
part, dans le texte de Lambarde MS (Préface, § 5) nous lisons : « Ceci entre
nous deux pour être pesé et discuté et non pour être répandu à l'étranger. »
2) Texte des manuscrits.
') Remarquons que le texte ne porte pas House of Gommons. Il dit
seulement : «... f /je House, wheare suche thinges oughl to be treated. » House
signifie-t-il Chambre des Communes, comme tous les auteurs l'ont cru, ou
bien seulement quelque chose de plus vague dans le sens de gouvernement,
de conseil ? Ce serait un sens inhabituel, mais non pas impossible.
INTRODUCTION LXXI
sur Haies ou sur Sir Thomas Smythe pour savoir lequel
des deux pouvait être « en vacances » à cette époque.
d) tous deux étaient également des personnes
instruites.
En résumé « l'auteur appartient visiblement à la
haute société. Dans l'Introduction, il se déclare membre
de la Chambre Basse (?) et dit avoir étudié la philoso-
phie dont la Politique est un des buts. Partout, il y a
des citations tirées des classiques... » Il ne nous paraît
guère possible de tirer des éléments de la Préface une
indication bien précise. Nous pouvons cependant resser-
rer encore la question :
i) Miss Lamond prétend que Sir Thomas Smythe
ne peut être l'auteur du Dialogue parce que, tout en
étant spécialiste des questions monétaires, ses vues ne
concordent pas avec celles du Docteur ^. Il convient
d'observer qu'elle se fonde sur le seul ouvrage existant
à ce sujet, la Life of Sir Thomas Smythe, de Strype,
mais la plupart des papiers de Sir Thomas étaient perdus
à l'époque où écrivait Strype, comme le reconnaît
Miss Lamond elle-même ^. D'autre part, le manuscrit
écrit, semble-t-il, en 1549 et intitulé Polices to reduce
ihis Reaime of England vnto a prosperous Wealth and
Estate, dont les vues sont opposées à celles du Dialogue,
a été attribué à Sir Thomas sans aucune preuve vrai-
ment sérieuse.
ii) il est possible que le W. S. de 1581 soit William
Smith, neveu et héritier de Sir Thomas. C'est notam-
ment l'opinion du P^ Cunningham sur laquelle nous
reviendrons. Ce fait donnerait une probabilité beau-
coup plus grande à la thèse donnant comme auteur du
Dialogue Sir Thomas Smythe.
iii) Il apparaît, quoique les mouvements de Haies
^) V. p. 207 de notre édition, note 34.
^) Lamond, op. cit., p. xxxix.
LXXII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
à cette époque ne soient pas bien connus, que celui-ci
fut disgracié et obligé de quitter en hâte l'Angleterre,
probablement à cause des révoltes dues à la Commission
des Clôtures et des changements politiques. La chute
de Lord Hertford, duc de Somerset qui avait constam-
ment soutenu la Commission des Clôtures et son rem-
placement par Lord Lisle, comte de Warwick, devaient
inciter Haies à s'enfuir sur le continent, ce qu'il fit on
ne sait à quelle date exactement. Il était encore en
Angleterre le 1®^ septembre 1549 où il signe sa Défense
à Coventry ; le duc de Somerset était arrêté le 14 octobre
de la même année, mais était depuis quelque temps
déjà en disgrâce ; il était sûrement (et probablement
depuis longtemps déjà) à l'étranger en mai 1550, époque
à laquelle nous possédons une lettre de son frère Chris-
topher Haies. Haies avait déjà été blâmé, à l'occasion
des clôtures, par le comte de Warwick en août 1548.
A notre avis, le Dialogue a certainement été écrit
avant le 16 novembre 1549 ; en admettant que Haies
ait quitté l'Angleterre à peu près au moment de la chute
du Protecteur (14 octobre), il ne nous semble guère
possible qu'il ait, au début de son exil et alors qu'il
cherchait une ville où se fixer, pu se trouver réellement
« en vacances ». D'autre part, comme il aurait visé dans
ce cas à faire une apologie des conseillers d'Edouard VI
jusqu'à la chute du Protecteur, il aurait certainement
fait quelques allusions directes aux agissements de
Warwick ; il aurait dépeint plus en détail les révoltes
dues aux Clôtures. Quant à admettre que Haies ait
écrit l'ouvrage après le mois de novembre 1549 et n'ait
pas fait mention des réformes décidées depuis lors, c'est
une hypothèse que nous nous refusons absolument à
admettre, d'autant plus que ces réformes auraient donné
plus de force encore à sa théorie.
iv) dans les ouvrages connus de Haies (Manuscrit
INTRODUCTION LXXIII
intitulé The Causes of Dearih i, publié par Miss Lamond ;
Discours de Haies à la Gammission des Clôtures) il n'y
est pas question de la monnaie : la cherté est attribuée
à des causes différentes. Remarquons d'ailleurs en pas-
sant que Haies ne semble jamais s'être occupé beau-
coup de la monnaie et du monnayage, tandis que
Sir Thomas au contraire fut appelé à donner à plusieurs
reprises son avis sur des problèmes de ce genre : en 1548
par exemple, il conseilla le decri des Testons (Diciio-
nary of National Biography). Il semble étrange que
Haies, un an après (ces écrits datent en effet de 1548)
ait subitement découvert l'action de la dépréciation
de la monnaie sur la hausse des prix. Faut-il admettre
l'argument de Tersen ^ qui prétend que seule la crainte
d'une disgrâce empêcha Haies de donner plus tôt son
opinion ? Cette prudence, quelque peu exagérée, nous
semble bien peu en rapport avec le caractère fougueux
de Haies, avec son audace bien connue. Est-il, d'autre
part, exact que Latimer, comme le prétend Tersen,
tomba en disgrâce à la suite de ses fameux Sermons ?
Personnellement, nous ne le croyons pas, et pourtant
Latimer avait son franc-parler et ne se faisait pas faute
d'attaquer violemment la politique monétaire du gou-
vernement. Enfin, ce dont on se sert en 1581, sous le
gouvernement autocratique d'Elisabeth, comme d'un
titre à la faveur du souverain, pouvait-il être si mauvais
à dire quelques années auparavant, sous le règne d'un
monarque enfant alors que Haies jouissait de toute la
confiance du Protecteur ? On ne peut prétendre que les
critiques contenues dans l'ouvrage s'adressaient au gou-
vernement d'Edouard VI et non à celui d'Elisabeth,
car, dans l'édition de 1581, il subsiste, malgré les affir-
mations de la Préface, d'assez nombreux reproches
1) Lamond, op. cit., p. xi (Manuscrit du Record Office, S. P. D.
Edward VI, V, 20).
*) Tersen, op. cit., p. 67 et s.
LXXIV ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
adressés à la Reine, à ses ministres et à ses courtisans.
v) Sir Thomas était à la fois chevalier et homme
d'Église ; par ses intérêts, il tenait à l'une et à l'autre
classe ; le Chevalier qui rapporte le Dialogue et le
Docteur qui fait le « Raisonneur » de la pièce pourraient
être l'effet d'une sorte de dédoublement de la person-
nalité de Sir Thomas : le gentilhomme de vieille souche
qui a sa manière particulière d'envisager les événements
et l'homme instruit qui réfléchit et corrige les impres-
sions spontanées du gentilhomme. Un autre argument
réside dans le fait que le W. S. de 1581 changea le carac-
tère du Docteur et le présenta comme un laïc.
vi) contre Sir Thomas, on a objecté parfois le fait que
celui-ci jouissait de nombreux bénéfices, prébendes qui
semblent incompatibles avec ses violentes attaques
contre le clergé non résident : il était Prévôt d'Éton et
Doyen de Carlisle. Mais on ne remarque pas assez le
fait qu'en 1554, il renonça quasi sponte à ces bénéfices.
vii) Miss Lamond prétend que Sir Thomas Smyth
était absent d'Angleterre, comme ambassadeur en Bel-
gique, à l'époque où la question des clôtures atteignit
sa phase critique. Présentée d'une manière aussi abso-
lue, cette affirmation n'est pas exacte : Sir Thomas fut
bien envoyé en mission dans les Flandres en juin 1548 ;
le 1®^ juillet il arrivait à Bruxelles, mais il ne semble
pas avoir obtenu de succès et dès le mois d'août 1548
il revenait en Angleterre ^.
1) Voici quelle est brièvement, selon le Diclionary of National Bio-
graphy, la vie de Sir Thomas Smyth ou Smith : fils aîné de John et de
Agnes Charnock, il naquit à Saffron Walden (Essex) le 23 décembre 1513.
Son père, qui fut sherifî d' Essex et d'Hertfordshire, prétendait descendre
de Roger de Clarendon fils illégitime du Prince Noir. Thomas fut envoyé
en mai 1525 à Cambridge (St. John's Collège) ; l'année suivante il entre
à Queen's Collège, où il devient King's Scholar en 1527 ; Fellow de Queen's
en 1529 ; en été 1533, il obtient le titre de Master of Arts. Professeur en
1534, il voyage à l'étranger en 1540 (Paris, Orléans, Padoue). De retour à
Cambridge en 1542, il publie sous le titre de « De Recla et amendata Linguœ
Grecae Pronunciatione un opuscule qui fut imprimé ensuite à Paris en
1568. En janvier 1543-1544, il fut nommé Regius Professor de Loi Civile
INTRODUCTION LXXV
viii) remarquons que Sir Thomas s'occupa beaucoup
de la question des universités, car, depuis novembre 1548,
il était membre de la commission chargée de les visiter.
ix) le Chevalier parle de son expérience de la guerre :
or on sait que Sir Thomas prit part notamment à l'expé-
dition de Somerset contre l'Ecosse (août-septembre 1547)
bien qu'il n'alla pas jusqu'au bout.
x) enfin Sir Thomas avait fait, dans sa jeunesse, de
longs voyages à l'étranger. Il étudia notamment à
Orléans et à Padoue : il fut même LL.D. Legum Dodor,
docteur en droit de cette université célèbre à l'époque.
Or le docteur du Dialogue semble posséder l'expérience
de l'étranger et être au courant des habitudes des
peuples du continent.
En résumé, et sous réserves des discussions ulté-
rieures quant à la personnalité de W. S., nous penchons
à considérer Sir Thomas Smyth comme l'auteur du
Dialogue ; aucune des raisons invoquées contre lui ne
à Cambridge. Il fut très tôt protestant et à Cambridge il protégea les
réformés contre l'hostilité de Gardiner ; aussi fut-il en grande faveur
dès l'avènement d'Edouard VI : il entre au Conseil privé et le 1^' avril 1548
il fut, avec Sir William Petre, l'un des deux principaux secrétaires d'État.
En 1549 il a à juger les Aryens et les Anabaptistes ainsi que Borner. II
resta fidèle jusqu'à la fin au Protecteur : disgracié le 10 octobre 1549,
il fut mis à la Tour du 14 octobre 1549 au 10 mars 1550. L'année suivante
il accompagne Northampton dans son ambassade en France. Assez mal
en cour sous le règne de Marie Tudor, il fut de nouveau en faveur sous
celui d'Elisabeth. Ambassadeur en France en septembre 1562, il fut
emprisonné à Melun en 1563. Il revint en Angleterre en 1566. Mort à
Theydon Mount (Essex) le 12 août 1577.
Sir Thomas Smyth s'était marié deux fois : la première fois il épousait
Elizabeth Cakek ou Cakyke (1524-1552) ; la seconde fois Philippa Wil-
ford, veuve de Sir John Hampden (f 1584). Décédé sans enfant, son
héritier fut le fils de son frère George : William Smith, dont le fils fut lui-
même créé baronet en 1661.
L'œuvre principale de Sir Thomas est la De Republica Anglorum ;
the Maner of Gouernmenl or Policie of Ihe Realm of England. Ouvrage
très intéressant. La première édition eut heu à Londres en 1583 (1 vol.
in-4o). Dès la troisième édition, l'ouvrage est appelé : The Common Welth
of England. En un peu moins de cent ans, il y eut onze éditions anglaises.
Avant la fin du xviiie siècle, avaient été publiées également quatre tra-
ductions latines, une hollandaise et une allemande.
LXXVI ECRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
sont convaincantes et il existe de nombreux arguments
en sa faveur ; Haies peut avoir servi de modèle au
Chevalier, mais nous ne croyons pas qu'il ait été l'auteur
du Compendieux ou bref Examen...
Miss Lamond a également essayé de discerner qui a
servi de modèle au personnage du Docteur ^. Elle
conclut en assimilant celui-ci à Latimer, ancien évêque
de Worcester, martyrisé sous le règne de Marie Tudor.
Sans doute, les opinions exprimées par le Docteur
quant aux affaires religieuses de l'Angleterre se rap-
prochent-elles assez de celles de Latimer telles qu'on
les trouve dans ses fameux Sermons. Mais, d'autre part,
les idées que Latimer se faisait sur la cause de la cherté
sont fort différentes de celles exprimées par le Docteur 2.
Latimer attribuait surtout les causes de la cherté à
l'avarice des propriétaires qui haussaient arbitraire-
ment les rentes ; les vues exprimées par le Docteur sont
très différentes : il considère la hausse des rentes par les
propriétaires comme une conséquence et non comme une
cause de la cherté. C'est l'édition de 1581 seulement qui
présentera la hausse des rentes comme une raison de la
continuation de la cherté. D'autre part, Latimer ne
semble pas avoir été très au courant des questions
d'ordre monétaire, alors que le Docteur paraît un véri-
table spécialiste.
L'histoire du clocher de Tenderten (§ 173) dans
laquelle Miss Lamond ^ prétend voir une preuve sous
prétexte que Latimer la raconte tout au long dans un
de ses Sermons * est-elle bien convaincante ? Nous ne
le croyons pas ; cette aventure arrivée à Sir Thomas
More devait être très répandue à cette époque. Il en
^) Lamond, op. cit., p. xxi-xxiv.
2) Y. les textes de Latimer cités en note.
*) Lamond, op. cit., p. xxiii.
*) Sermons devant le Roi Edouard VI, viii. — V. le passage, note 106,
p. 212-213.
INTRODUCTION LXXVII
est de même du passage où Latimer cite un exemple
de restitution faite par un officier des monnaies ; les
noms d'ailleurs ne concordent pas (p. 171, note).
La manière et les idées du Docteur nous suggèrent
plutôt celles d'un théoricien, de quelque professeur
d'Oxford ou de Cambridge ; notamment dans la méthode
employée, dans la recherche des causes, il y a un effort
d'exposition et de classification des faits qui ne ressemble
guère aux sermons de Latimer, plutôt décousus et sans
ordre bien apparent.
Si Miss Lamond est à peu près la seule à s'être
occupée des manuscrits, nombreux sont au contraire
les auteurs qui ont cherché à élucider l'énigme des deux
initiales W. S. Rappelons brièvement quelques hypo-
thèses
Il n'y a pas lieu d'insister sur la thèse qui attribue
l'œuvre à Shakespeare ^. Shakespeare était né en 1564
et n'aurait eu que 17 ans en 1581 ; d'autre part il n'était
pas né en 1549 ! Rien ne permet de soutenir cette expli-
cation 2j pas même le motif allégué, la netteté et le
relief des caractères des personnages du dialogue. Gela
fut réfuté par Farmer ^ qui fit remarquer qu'Anthony
à Wood avait désigné comme auteur un dénommé
William Stafford, à peu près inconnu *.
Observons en passant les différentes indications que
nous trouvons dans la dédicace de W. S. : il n'y en a
guère qu'une seule, à savoir que W. S. fut l'objet,
1) Édition de Charles Marsch en 1751.
2) « The work itself is of the Dramatic Kind, and the characters are
distinguished and sustained throughout by the Sentiments peculiar to the
Speakers, who as in a mirrour give the présent Age a Retrospect of the
past. » {Préface de V édition de 1751.)
*) Essays on ihe Learning of Shakespere, 1821, p. 81-84.
*) Anthony à Wood, Fasti Oxonienses, édit. Bliss, t. I, col. 378.
LXXVIII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
avant 1581, de la clémence de la Reine Elisabeth qui
lui pardonna quelque faute.
Aussi les auteurs, suivant l'indication d'Anthony
à Wood se sont-ils efforcés de découvrir quelque William
Stafford. Le D^ Farmer i, pour expliquer la clémence
de la Reine, avait fait de W. S. le William Stafford qui
trempa dans une conspiration contre la Reine à l'insti-
gation de l'Ambassadeur de France de Bellièvre et de
quelques papistes anglais. Le malheur est qu'on ne trouve
mention de ce William Stafford, à l'occasion de cette
conspiration, dans les Domestic State Papers qu'au
début de 1587 K
Plus tard Greenfield ^, admettant en partie la thèse
du D^ Farmer, présenta ce même William Stafford
comme le W. S. de 1581 et expliqua la clémence de la
Reine par le fait que Stafford, devenu un courtisan
assidu (sa mère, Lady Stafford) était alors Dame de la
Chambre de la Reine), aurait pris part à quelque intrigue
de cour. Gomme la thèse de Greenfield a été générale-
ment la plus suivie, nous donnons ici le tableau généalo-
gique de la famille Stafford * :
Sir William
épouse
I I
Mary Boleyn» Dorothy Stafford*
llia
Sir Edward» William
(1552-1605) (1554-1612)
ép. Anne Gryme» (1593)
I I
William Dorothy
(1693-1684) ép. Thomas Tyndale
1) Farmer, op. cil., p. 83-84.
2) V. Furnivall, InlroducUon à Tédition de la New Shakespeare Society,
où il donne des extraits des Domeslic Slale Papers, p. ix.
3) Grennfield, Notes and Queries, ix, 375-376.|
*) V. Dictionary of National Biography, Stafford (William).
^) Ancienne maîtresse de Henri VIII et veuve en 1528 jde Sir William
Cary à la mort duquel elle épousa Sir W. Stafford.
«) Fille de Henry Stafford, 1" Baron Stafford, fils de Edward dernier
duc de Buckingham.
') Ambassadeur en France et Chevalier en 1583.
®) FUle de Thomas Gryme, d'Antigham, Norfolk.
INTRODUCTION LXXIX
Rien ne prouve la véracité de cette thèse et les
affirmations d'Anthony à Wood sont tout à fait sujettes
à caution.
Miss Lamond ^ déclare ignorer l'identité de W. S.
Le D^ Léser ^ identifie l'auteur avec un William
Stafford qui fut surveyor de l'évêque de Norwich et
mentionné dan les Domestic State Papers ^. Il semble
cependant qu'il y ait encore moins de raisons en faveur
de cette thèse qu'en faveur de l'autre *.
Une autre théorie consistant à assimiler W. S. avec
William Stafïord, prieur des Dominicains de Stamford
qui, avec huit moines, abandonna le monastère au Roi
en 1538 est également à rejeter selon Furnivall ^.
Une autre hypothèse, beaucoup plus plausible à
notre sens, est celle qui identifie W. S. avec William
Smith ou Smythe, neveu de Sir Thomas Smythe dont
nous avons déjà longuement parlé. Ce William Smythe
était tombé en disgrâce en Irlande et avait vainement
essayé de se faire attribuer les propriétés de son oncle
aux Ardes. Bien qu'il fut parfois encouragé par la Reine,
celle-ci ne lui accorda jamais ces propriétés ^. William
Smith joua un rôle politique assez considérable. Il est
d'autant plus logique que William Smith soit le W. S.
de 1581 qu'il aurait pu hériter de son oncle, auteur
probable du Dialogue, les manuscrits ou un manuscrit
de cet ouvrage ; étant donné que celui-ci était l'œuvre
de son oncle et qu'il avait toutes sortes de raisons pour
le croire absolument ignoré de tout le monde, ce ne fut
pas un plagiaire si horrible qu'on voudrait bien le
représenter. Ajoutons que le P' Gunningham, sans se
^) Lamond, op. cit., p. xxxv et English Historical Review, avril 1891.
2) Sammlung altérer und neuerer Slaaiswissenschafilicher Schriften,
vol. V, Leipzig, 1895.
^) Domestic State Papers, 1578, p. 551.
*) V. Palgrave's Dictionary, vol. II, art. Staff ord.
*) Furnivall, op. cit., p. xiii.
«) Strype, Life of Sir Thomas Smythe, p. 260.
LXXX ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
prononcer sur la personnalité de l'auteur primitif, est
partisan de cette thèse qui attribue à William Smith la
responsabilité de l'édition de 1581 ^.
Un autre argument en faveur de William Smith
est qu'il a très bien pu recourir en 1580 à la clémence
de la Riene. Il existe une lettre de Capitaine William
Piers, en date du 21 août 1580, adressée à Francis
Wallsingham, secrétaire de la Reine, accusant William
Smith d'avoir fomenté des troubles dans la région des
Ardes et de rupture de mariage avec une des filles du
capitaine ^. Deux lettres de William Smith, l'une à
Walsingahm du 28 novembre 1580 3, et l'autre à Lord
Cecil * tentent d'expliquer sa conduite et demandent
qu'on lui octroie les propriétés de son oncle Sir Thomas.
La rupture du mariage avec la fille du capitaine Piers
et les menées plus ou moins légales de William Smith
dans les Ardes ne cadrent-elles pas avec les termes de
la Dédicace ?
En résumé, nous sommes porté à croire que Sir Tho-
mas Smythe fut Vauteur original et que Vouvrage fut
modifié et adapté aux circonstances nouvelles, soit par
lui-même avant sa mort, soit par son neveu et héritier
William Smith. Celui-ci, après V avoir ^ ou non corrigé,
le publia en 1581 comme Vœuvre de W, S. Gentleman,
*
Il est assez difficile de réunir et de faire un faisceau
homogène de toutes les qualités, de toutes les remarques
originales qui caractérisent cet ouvrage. Celui-ci touche,
nous l'avons dit, non seulement à des questions moné-
1) The Economie Journal, 1893, III, p. 669. s.
2) S. P. Ireland, Elizabelh, 1580, Augusl, vol. Ixxv, N» 65 reproduit dans
Lamond, op. cil., p. Ixvii.
8) S. P. Ireland, Elizabelh 1580, November, vol. Ixxviii, N» 66, reproduit
dans Lamond, op. cil., p. Ixix.
*) S. P. Ireland, Elizabdh 1580, November, vol. Ixxviii. N» 67.
INTRODUCTION LXXX
taires, non seulement à des faits économiques, mais
encore à des faits d'ordre social qui ne laissent pas
d'éclairer et de rendre plus compréhensibles les pro-
blèmes que soulève l'auteur.
Quel était, en gros, l'état de l'Angleterre en 1549 ?
On peut dire que cet état était dominé par trois faits :
un fait propre à tous les pays d'Europe à cette époque :
hausse notable des prix ; un autre également commun
à la plupart des États mais ne revêtant pas partout la
même intensité : les mutations monétaires ; un troi-
sième enfin et propre lui à l'Angleterre : la question des
clôtures. « L'altération de la monnaie sous le règne
d'Henri VIII, écrit Guizot, avait amené une extrême
élévation dans le prix nominal des denrées, mais le
travail n'était pas rémunéré en conséquence ; les ouvriers
étaient au contraire moins occupés et moins payés que
par le passé. Une grande quantité de terres arables
avaient été transformées en pâturages, par suite d'un
considérable accroissement dans les prix des laines. Les
couvents ne recueillaient plus les paysans intelligents
pour en faire des moines, les charités monastiques ne
subvenaient plus à la misère des pauvres, les vastes
espaces appartenant aux communautés, où les villageois
avaient coutume de faire paître leurs bestiaux, avaient
été peu à peu accaparés par les propriétaires environ-
nants, qui avaient enclos tous les terrains vagues, pri-
vant ainsi les pauvres, dans un moment de grande
détresse, d'une ressource à laquelle ils étaient accou-
tumés ^. » « A la même époque », écrit Lipson, « la disso-
lution des monastères aggrava les maux inhérents à
toutes les périodes de transition en renvoyant dans la
campagne la multitude des mendiants qu'auparavant ils
avaient secourus ^ ».
Les mutations monétaires ne furent pas en Angle-
^) Guizot, Histoire cTAnglderre, I, xviii.
2) Lipson, Economie Hisiory of England, p. 150.
LE BRANCHU /
LXXXII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
.
[terre très différentes de celles qui ont eu lieu en France ;
on assista à une série de surhaussements successifs de
la monnaie depuis 1544 jusqu'en 1561. La première
mesure fut prise par Henri VIII i, le 13 mai 1544,
mesure par laquelle l'once d'or fut portée à 48 s. et
l'once d'argent à 4 s. Le 9 juillet 1551, les basses mon-
naies d'Henri VIII et d'Edouard VI furent abaissées :
le shilling court pour 9 d. et la groate pour 3d. Un nou-
vel abaissement a lieu le 17 août 1551 : le shilling court
pour 6d. et la groate pour 2d. Enfin un troisième et der-
nier abaissement a lieu le 28 septembre 1559 : toutes
les monnaies de cuivre sont décriées et remplacées par
des monnaies d'argent. On aboutit à Proclamation dor
the abassing of Cognes 2, en mars 1561, la grande réforme
i d'Elisabeth qui rétablissait la monnaie anglaise dans
(son ancienne bonté.
*
La question des clôtures est plus particulière et
plus délicate ; la transformation d'un grand nombre
de terres arables en pâturages au cours du xvi^ siècle
n'alla pas sans de multiples inconvénients et sans réduire
au chômage les fermiers évincés. De nombreux pas-
sages du Compendieux ou bref examen y font allusion
d'une façon véhémente (V. en particulier le § 27). Les
expulsions de fermiers donnaient lieu à une hausse du
prix des rentes étant donnée la demande croissante.
Gomme le dit Growley,
Les réversions sonl achetées
Longtemps avant V expiration du bail ;
Les réversions de fermes
Sont achetées de part et d'autre ^ .
1) 36. Henry VIII.
2) Reproduite dans l'édition de la New Shaskespeare Society, p. 100-102.
3) Select Works of Robert Crowley, Londres, 1872, p. 33 ; cité par Ashley,
Histoire et Doctrines économiques de V Angleterre, tr. fr., t. II, p. 306-307.
INTRODUCTION LXXXIII
Ce ne sont pas seulement les propriétaires fonciers
qui renvoient leurs fermiers pour transformer leurs
terres et les exploiter eux-mêmes ^ : les marchands s'en
mêlent également, ils achètent des terres et en font des
pâtures pour moutons ou gros bétail.
Si le marchand voulait ne s^occuper
Que de ses marchandises,
Et s'i7 voulait laisser les fermes à ces hommes
Qui doivent en tirer leur subsistance 2...
On trouve de même une excellente description de
la situation dans les Sermons de Lever : « Considérez
les marchands de Londres et vous verrez qu'après que
Dieu les a gratifiés d'une grande abondance à la suite
de leurs honnêtes entreprises, ils ne se sont pas déclarés
contents ; mais leurs richesses sont allées à la campagne
enlever les fermes des mains des honorables gentlemen,
des yeomen et des pauvres laboureurs ^. »
Ces clôtures étaient un problème très difficile à
résoudre * et ce n'est pas sans raisons que le Chevalier
déclare qu'il l'a entendu maintes fois discuter « aussi
bien au Parlement qu'au Conseil, et bien peu de mesures
eurent de l'effet » (§ 186). Il est à remarquer que le
Docteur fait des recommandations qui furent par la
suite généralement acceptées et longtemps maintenues ^.
Il conseille de diminuer le profit de l'élevage ou bien
d'augmenter celui du labourage ^. On pouvait d'autre
1) Ashley, op. cil., p. 294-296 et 306-307.
2) Crowley, op. cit., p. 41. Ces épigrammes ont été écrites en 1550.
Cité par Ashley, op. cit., t. II, p. 307.
3) Lever, Sermon in the Shroudes in Poules, 1550, réimpression d'Arbes,
29. — Cité par Ashley, op. cit., t. II, p. 307, note.
*) V. dans Tersen, op. cit., p. 16 et s. tout un chapitre consacré au
développement de la question des clôtures et renfermant de nombreuses
citations d'écrits de l'époque.
^) Cunningham, op. cit., p. 669 et s.
®) V. The Defence of John Haies ayensl certeyn sclaundres and false
reaporîes made of hym, Lansdowne MSS, 238, fol. 292. Reproduit dans
Lamond, op. cit., p. lii-lxvii.
LXXXIV ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
part espérer un certain « retour à la terre » des ouvriers
(cf. § 154) car, à cette époque, la distinction entre cita-
dins et habitants de la campagne, artisans ou commer-
çants et cultivateurs ou éleveurs n'était pas aussi nette
qu'aujourd'hui. Ainsi John Shakspere ou Shakespeare,
le père du poète, habitant de Strafford, ville voisine de
Coventry, lieu probable du Dialogue, était gantier de
sa profession, mais il semble bien qu'il acheta également
des prairies et s'adonna à l'élevage ; aussi ce « retour
à la terre » était-il plus facile et moins aléatoire que de
nos jours. La population des villes anglaises à cette
époque était d'ailleurs, Londres exceptée, très faible
relativement à nos jours.
Toutes les clôtures ne sont d'ailleurs pas néfastes
pour le Docteur : certaines sont même utiles étant donné
l'essor qu'elles donnent à l'élevage des moutons et,
partant, à cette industrie qui était déjà la plus impor-
tante de l'Angleterre, l'industrie textile.
*
* *
r La hausse des prix dont on se plaint déjà dans les
manuscrits était certainement beaucoup plus sensible
encore en 158L Rappelons que la hausse des prix
commença à se faire sentir tout d'abord en Espagne,
puis en Italie, puis en France ; elle ne se manifeste en
Angleterre qu'avec un certain retard sur notre pays.
Les études de Thorold Rogers ^ nous montrent que
les prix en Angleterre, après avoir subi une hausse rela-
tivement légère de 1500 à 1530, baissèrent jusqu'en
1545 pour remonter ensuite très fortement. D'après
M. Simiand ^ qui a étudié et utilisé les chiffres de Rogers,
1) Th. Rogers, A History of Agriculture and Priées in England from Ihe
year after Ihe Oxford Parliamenl (1259) lo ihe Commencement of ihe Conli-
nenlal War (1793), vol. III-IV-V.
2) Fr. Simiand, Recherches anciennes et nouvelles sur le mouvement
général des prix du XV I^ au XIX^ siècle.
INTRODUCTION LXXXV
l'indice des prix après conversion monétaire, si l'on
prend la base 1500 = 100, serait d'environ 75 en 1545
et de 180 en 1581 ^. Cela représenterait de 1545 à 1581,
une hausse de l'ordre de 1 à 2, 4.
Si l'on établit cet indice sans conversion monétaire,
il serait, sur la même base 1500 = 100, de 120 en 1535,
de 150 en 1545 et de presque 300 en 1581 ^. L'augmen-
tation de 1545 à 1581 serait de l'ordre de 1 à 2,5 (au
lieu de 1 à 2,4 précédemment ce qui montre que jus-
qu'à 1545 environ les prix ne montèrent qu'à cause et
en fonction des surhaussements de la monnaie. Aussi
l'auteur de 1549 n'a-t-il guère pu s'apercevoir, comme
dans l'édition de 1581, de l'influence de l'augmentation
de numéraire).
Les produits agricoles végétaux, y compris les
céréales, passaient notamment (1500 = 100) de 90
en 1545 à 235 en 1581 ^, compte tenu de la conversion
monétaire, ce qui représente une hausse de 1545 à 1581
de l'ordre de 1 à 2,6. Pour les chevaux et le bétail,
toujours sur la même base, l'indice passait de 105 en
1545 à 280 en 1581 *, soit également une augmentation
de 1 à 2,6.
Cette hausse considérable des prix gênait évidem-
ment beaucoup ceux qui percevaient leurs revenus en
une somme fixe de monnaie, c'est-à-dire propriétaires,
soldats, fonctionnaires, domestiques, ouvriers et, par-
dessus tout, le souverain. C'est le mérite de Sir Thomas
Smythe (s'il est vraiment, comme nous le croyons,
l'auteur de l'ouvrage) de s'être aperçu, dès 1549, de
cette hausse et des conséquences de celle-ci. Le Docteur
du Dialogue se rend parfaitement compte de l'injustice
^) Simiand, op. cit., p. 88 et s. et Diagramme II.
^) Simiand, op. cit., Diagramme II.
^) Simiand, op. cit.. Diagramme III.
*) Simiand, op. cit., Diagramme III.
LE BRANCHU
LXXXVI ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
qu'il y a à laisser les propriétaires être payés en une
monnaie de moindre pouvoir d'achat, ce dont Latimer,
entre parenthèses, n'a pas semblé s'apercevoir.
*
Les causes de cette « universelle cherté » ont varié
beaucoup suivant les auteurs de l'époque : Latimer
l'attribuait à l'âpreté des propriétaires qui haussaient,
arbitrairement, selon lui, les fermages de leurs terres.
D'autres ecclésiastiques, tels que Frank, Zwingle,
Melanchton, Henckel « y voyaient le fait des monopoles
des commerçants et des spéculations des usuriers ^ ».
L'auteur primitif des manuscrits l'attribuait aux
mutations monétaires. Au Chevalier qui demande si
l'altération de la monnaie a été vraiment la vraie cause
de la cherté, le Docteur répond : « Oui, il n'y a pas de
doute... c'est la cause originelle de tous les maux...
Avec l'altération de la monnaie débuta cette cherté, et,
à mesure que la monnaie devenait plus mauvaise, mon-
tait le prix de toute chose : que ceci est vrai, les quelques
pièces de l'ancienne monnaie qui subsistèrent en sont
la preuve, car, avec celles-ci, on pouvait obtenir autant
de marchandises dans ce royaume et à l'étranger qu'on
avait coutume d'en avoir. » (§ 180) L'analyse du mouve-
ment des prix nous a montré que ceci est exact et qu'on
ne pouvait pas, en 1549, parler d'une hausse des prix
due à l'afflux d'espèces nouvelles.
Mais tandis que les manuscrits continuent dans
cette voie et discutent longuement le rétablissement
de la monnaie à son ancienne bonté, c'est ici que vient
prendre place l'importante interpolation de W. S. Le
Chevalier objecte au Docteur que la monnaie a été
depuis lors (en 1561) complètement restaurée et que
^) Cossa, Histoire des Doctrines économiques, trad. franc., p. 189.
INTRODUCTION LXXXVII
cette cherté n'en subsiste pas moins. Le Docteur répond
qu'il existe « deux causes spéciales pour lesquelles
nonobstant la réforme de notre monnaie, cette cherté
des choses en comparaison avec le passé subsiste parmi
nous » (§ 182 in fine).
La première est qu'étant donnée la hausse des prix
les propriétaires terriens augmentèrent leurs fermages
dans la proportion de la hausse de la vie et ces fermages
sont restés élevés depuis lors. « Si nous voulions rétablir
chez nous les anciens prix, la restauration de notre bonne i
monnaie qui est déjà faite... ne servira point... excepté
si les fermages sont abaissés » (§ 183 in fine).
La seconde raison est « l'abondance extrême de numé-
raire qui existe aujourd'hui dans notre pays en beau-
coup plus grande quantité que nos ancêtres n'en ont
jamais vu dans le passé » (§ 184). Et l'auteur conclut
en disant « que ces deux raisons lui semblent contenir
en elles une probabilité suffisante quant aux causes et
à la continuation de cette universelle cherté » {§ 184
in fine).
Sans doute W. S. n'est pas le premier à avoir fait
cette constatation ; Bodin, nous l'avons déjà vu, l'avait
déjà faite en 1568. Nous savons d'autre part par un
passage de la République ^ que l'évêque de Cantorbery
avait fait traduire la Besponse aux Paradoxes de M. de
Malestroit en 1569. Nous trouvons d'ailleurs également
l'affirmation de ce fait dans la Préface de la seconde
édition de la Besponse (1578), préface que nous publions
dans cet ouvrage (tome I, p. 73). W. S. avait-il eu
connaissance de cette traduction ou avait-il lu en fran-
çais l'œuvre de Bodin ^ ? La question semble impossible
à résoudre.
^) La République, p. 662, cité dans Hauser, op. cit., p. 118.
*) Miss Lamond {op. cit., p. xxxiii) fait erreur quant à la date de publi-
cation de l'ouvrage de Bodin qu'elle fixe en 1578.
LXXXVIII ECRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
* *
Le problème monétaire est analysé avec beaucoup
d'habileté dans le Compendieux ou bref examen,,.
L'auteur ne se perd pas, comme c'était souvent la
coutume à cette époque, dans des considérations à
perte de vue sur les métaux précieux ; ceux-ci sont
clairement représentés comme des marchandises. Le
Docteur reconnaît que la valeur de l'or et de l'argent
ne dépend pas uniquement de la convention : la rareté
est un des éléments importants de cette valeur. A une
question du Chevalier qui lui demandait la raison pour
laquelle ces métaux, c'est-à-dire l'or et l'argent, ont
une valeur plus grande que les autres, le Docteur répond
que cela est dû sans doute à « leur supériorité sur les
autres métaux, à la fois en ce qui concerne l'agrément
qu'ils procurent, leur usage, et, en partie, leur rareté »
(§ 129). Ce texte et bien d'autres encore prouvent que
l'auteur des manuscrits avait déjà, en 1549, la « notion
quantitative ^ ».
On trouve affirmé dans les manuscrits ^ aussi bien
que dans l'édition de 1581 l'existence d'un rapport fixe,
de 1-12, entre l'or et l'argent et un autre de 1-100 entre
l'argent et le cuivre. Rappelons que presque tous les
auteurs de l'époque n'ont pas admis, ou même conçu,
l'existence de ce rapport : Bien avant le xvi® s., Oresme
pense que la proportion entre l'or et l'argent est essen-
tiellement variable^. Pour l'auteur du Compendieux
ou bref examen... ce rapport fixe de 1-12 est le même
aujoud'hui qu'il y a deux mille ans.
1) V. également, § 133.
2) V. Variante, p. 160.
8) Bridrey, La Théorie de la monnaie au XIV^ siècle, Nicolas Oresme,
p. 233. — Landry, Essai économique sur les Mutations des monnaies dans
Vancienne France de Philippe le Bel à Charles VII, p. 147. — Harsin,
op. cit., p. 7.
INTRODUCTION LXXXIX
La monnaie est, pour ce même auteur, une mar-
chandise dont l'estimation ne dépend aucunement de
la volonté du Prince. Il en est de même de la proportion
entre l'or et l'argent. « Je ne pense pas qu'elle puisse
être modifiée par l'autorité de quelque Prince, car, si
cela était possible, un Prince ou une autre personne l'eût
déjà fait depuis deux mille ans. » (p. 160, note. V. égale-
ment un passage très catégorique, § 124-126).
On trouve dans le Dialogue une définition de la
monnaie d'une concision et d'une précision que l'on
rechercherait la plupart du temps vainement dans les
ouvrages de l'époque. « La monnaie est... une réserve
de toute marchandise désirée » (p. 166, note). C'est
là, en quelques mots, toute l'histoire de la monnaie
d'après Aristote et que reprend également l'auteur du
Dialogue,
La loi dite de Gresham est clairement décrite dans
les manuscrits : « lorsque les orfèvres, les marchands et
les autres personnes expertes en métaux s'aperçoivent
qu'une groate est meilleure que l'autre et que cependant
ils obtiennent autant de marchandises pour la mauvaise
groate que pour la bonne, ne conservent-ils pas toujours
les bonnes pour les employer à quelqu'autre usage » ?
Et signalant que les nouvelles pièces d'or, meilleures
que les pièces d'argent de la même valeur, furent acca-
parées aussitôt et disparurent de la circulation, l'auteur
ajoute : « Tout cela parce qu'il n'y a pas d'égale propor-
tion entre les monnaies, parce que l'une est meilleure
que l'autre » (p. 156, note).
L'auteur ne se fait d'ailleurs aucune illusion sur la
difficulté des réformes monétaires qu'il présente : « Vous
souhaitez, dit le Chevalier, que nous retournions aux
vieux chemins que nous avons quittés, mais toute la
difficulté est de savoir comment y retourner. Cela
demande sûrement, répond le Docteur, quelqu 'intelli-
gente et prudente disposition... » (p. 161, note).
XC ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
L'auteur a été frappé du danger que présentaient
les rafles de l'étranger à la suite d'un surhaussement
quelconque de la monnaie. Il en parle longuement et
s'aperçoit bien que toutes les dispositions que l'on
pourra prendre pour y obvier seront inutiles, parce que
non observées ^.
Gela le conduit à dire très justement que les ques-
tions monétaires ne concernent pas seulement le pays
directement intéressé, mais au contraire tous les États.
Comme le dira plus tard François le Bègue : « Le faict
des monnoyes n'est (pas) seulement une police de chez
nous, mais un faict d'Estat qui regarde tous nos voisins
et les estrangers qui traffiquent avec nous ^. »
Sir Thomas Smythe et W. S., s'ils partagent jusqu'à
un certain point le préjugé chrysohédonique ne l'exa-
gèrent cependant aucunement. Sans doute est-il bon
de posséder une réserve d'or et d'argent, mais unique-
ment parce que l'or et l'argent peuvent se convertir
partout et facilement en d'autres marchandises. Si le
cuivre était aussi facile à transporter que les métaux
précieux, il vaudrait même mieux posséder une valeur
égale de cuivre, de plomb ou de quelqu'autre métal
usuel, parce que les métaux, à la différence des denrées
agricoles, se conservent sans perte. Que cette réserve
se trouve entre les mains du souverain ou de ses sujets
peu importe, à condition que le souverain puisse, en
temps de besoin, avoir suffisamment d'espèces métal-
liques. « L'argent qui est dans la poche de mes sujets
m'est aussi utile que celui de mon épargne », disait la
Reine Elisabeth. C'est seulement dans l'éventualité d'une
crise, d'une guerre que l'on désire ces réserves.
^) Comparer l'opinion de Garrault, dans Harsin, op. cil., p. 50.
*) Raisons et Motifs de VÉdit de 1614, cité par Harsin, op. cil.^ p. 53.
INTRODUCTION XCI
* *
Mais ce qui fait en grande partie l'intérêt de l'ouvrage,
ce ne sont pas tant les affirmations de caractère moné-
taire que la position prise par le Docteur au point de
vue du commerce extérieur. Gomme le fait remarquer
le Prof. Cunningham, les observations du Docteur repro-
duisent les principes que défendront les économistes
deux siècles plus tard. L'auteur s'est complètement
dégagé des doctrines médiévales sur l'esprit de lucre,
le taux de l'intérêt. Il se rattache déjà aux idées mer-
cantilistes ; cela se remarque entr'autre très nettement
par la classification faite par le Docteur des différents
métiers et commerces (§ 160 et s.). Il faut prendre garde
à ce que le chiffre des importations ne dépasse pas celui
des exportations et une grande partie des discours du
Docteur vise à prouver les inconvénients de l'importation
de l'étranger des objets de luxe ou inutiles ^. Lambarde
a fort bien résumé les observations du Docteur dans
une note en marge de son manuscrit : « Si nous expor-
tons des marchandises valant plus que celles que nous
importons, le surplus vient en argent ; mais si nous
importons davantage le surplus doit être également payé
en argent et c'est là le moyen d'augmenter ou de dimi-
nuer la masse monétaire, excepté cette petite quantité
de monnaie qui existe toujours dans le Royaume. »
Le Docteur envisage certaines réformes propres à
enrichir le pays et augmenter la quantité d'espèces
métalliques en circulation. Parmi celles-ci, il considère
d'une façon favorable le système dit de la balance des
contrats ^, système qui sera critiqué plus tard par quel-
ques auteurs français, notamment par Lafîemas ^,
^) V. en particulier parmi de nombreux autres passages le § 112.
2) V. Tersen, op. cit., p. 108 et s.
') Cf. Harsin, op. cil., p. 75.
XCII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
/On retrouve dans le Compendieux ou bref examen..,
/toutes les idées qui seront exposées plus tard par les
' auteurs mercantilistes anglais ; on y trouve d'autre
part une notion de protectionnisme agraire, chose exces-
sivement peu répandue à l'époque. Comme l'a remarqué
en effet von Below ^, l'État au Moyen-Age ne s'intéres-
sait nullement à l'agriculture ; celle-ci était alors en
plein développement et on pensait que la nature suf-
fisait à assurer ce développement. L'idée de protection
agraire n'est véritablement née qu'au xviije siècle avec
les Physiocrates. Or, dès 1549, le Docteur du Dialogue,
s'il réclamait comme les autres mercantilistes le dévelop-
pement de l'industrie, ne demandait pas moins qu'on
protégeât la culture, celle du blé en particulier, pour
lutter contre les clôtures et ce par des mesures de pur
protectionnisme. C'est, à notre connaissance, le premier
auteur qui ait non seulement mentionné, mais encore
exposé de semblables idées et qui ait démontré la néces-
sité d'une intervention.
Ajoutons que le principe de J.-B. Say, « les produits
s'échangent contre les produits » est clairement énoncé
par le Docteur : « Nous devons considérer que, bien que
l'or et l'argent soient des métaux communément employés
pour frapper la monnaie, ils ne sont que des signes pour
l'échange des choses entre les hommes : ce sont réelle-
ment des marchandises nécessaires à l'usage de l'homme
qui sont échangées sous le couvert de la monnaie et
c'est l'abondance ou la rareté de ces marchandises qui
fait que leur prix est élevé ou bas » (§ 126 in fine).
Si nous ajoutons l'idée commune à cette époque ^ :
que l'Angleterre se trouvait dans une position très favo-
rable au point de vue commercial en ce sens que tous
les peuples étrangers ont besoin des marchandises
1) Jahr bûcher fur Naiionalôkonomîe und Sîaiistik, juin 1918.
■) On la trouve exprimée notamment par Bodin concernant la France.
INTRODUCTION XCIII
anglaises et que l'Angleterre par contre peut se passer
des marchandises étrangères, nous aurons à peu près
épuisé toutes les particularités de cet ouvrage qu'il
n'est pas exagéré de qualifier comme l'a fait Oncken i,
ainsi que nous l'avons déjà dit, d'œuvre dont il n'y a
que peu d'équivalent.
*
* *
Il est certain que le Dialogue eut une certaine
influence sur la politique anglaise. La grande réforme
monétaire de 1561 fut faite d'après les principes du
Docteur, mais il serait exagéré de l'attribuer à l'influence
de l'ouvrage étant donnée le peu de diffusion qu'eût
celui-ci avant 1581. Mais, après cette date, il ne fut
pas sans déteindre sur la législation britannique. Sir
F. M. Eden le présente, après l'avoir cité maintes fois,
comme ayant influencé la législation concernant la
restriction des exportations de laine ^.
Peut-être est-il permis de considérer d'autre part
les différentes lois somptuaires qui, vers 1582, régle-
mentèrent le port des vêtements de soie et des dentelles
précieuses fabriquées à l'étranger comme une preuve de
l'influence du Compendieux ou bref Examen...
En tous cas, celui-ci nous donne une idée exacte de
la situation de l'Angleterre à cette époque où l'on
délaissait les sciences ne présentant pas un intérêt
pratique immédiat (§ 44), où chacun se ressentait de
la hausse des prix et, comme disait Malestroit, « tant
grand que petit le sentait à sa bourse », « Bien que je
puisse dépenser maintenant plus qu'il y a seize ans,
disait le Chevalier, je ne suis cependant plus à même de
tenir maison comme je le faisais alors » (p. 158, note).
Et, pour reprendre une appréciation de Oncken, « voilà,
*) Oncken, op. cit., p. 213.
•) Sir F. M. Eden, Siate of the Poor, 1797, notamment vol. I, p. 89, note.
XCIV ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
en gros traits, le contenu de ce livre merveilleux qui
déjà au début de l'époque des Landes fursientum a mon-
tré, dans toute leur clarté, les maximes fondamentales
de la politique mercantiliste anglaise en y ajoutant
le soin de l'agriculture ^ ^ ».
VIII
La personnalité de Davanzati diffère profondément
de celle de l'auteur du Compendieux ou bref examen,,,
et on trouve une différence analogue entre les deux
ouvrages dans la façon d'écrire, dans le but recherché.
Il faut se garder d'oublier, en lisant la Lezione délie
Monete, quel a été l'auteur et quelles furent les cir-
constances qui l'ont poussé à écrire son discours.
Bernardo Davanzati, né à Florence le 30 août 1529,
faisait partie d'une vieille famille patricienne de la
ville qui prétendait descendre de la puissante famille
guelfe des Bostichi dont parle Dante dans La Divine
Comédie ^, d'où l'habitude parfois prise d'accoler ces
deux noms.
Il faut lire les pages qu'a écrites sur lui un de ses
biographes, Ettore Bindi *, pour se faire une idée un
peu nette de l'homme que fut Davanzati : Bindi nous
le montre comme s' occupant à la fois de commerce et
de littérature, se tenant à l'écart des cabales et des
coteries, modeste, effacé malgré son grand mérite reconnu
par tous ses concitoyens, n'adoptant que peu d'amis,
mais tous gens fort distingués ; son effacement volon-
^) Oncken, op. cit., p. 215.
*) Sur le plus ou moins grand parti-pris qu'a pu avoir l'auteur en ce
qui concerne les pertes subies par les gens de sa classe, V. infra, p. ci-cii.
') La Divine Comédie, xvi, 59, cité par G. Arias, Les Précurseurs de
VÊconomie politique en Italie {Revue d'Économie politique, 1922, p. 736).
*) E. Bindi, Délia Vita e délie Opère di Bernardo Davanzati, Firenze, 1853.
»
INTRODUCTION XCV
taire faisait qu'on ne parlait de lui que fort peu, mais
toujours dans les termes les plus élogieux. Ses qualités
avaient fait une telle impression sur ses contemporains
qu'il n'avait que dix-huit ans (en 1547) lorsque l'Aca-
démie Florentine l'admit comme membre. Si l'on se
souvient de la brillante civilisation de Florence et de
la Toscane à cette époque, si l'on se rappelle que l'Aca-
démie, surnommée alors la Grande, la Sacrée, ne compre-
nait que les écrivains, les savants, les artistes les plus
distingués de la ville, on se rendra compte du degré de
culture qu'il fallait posséder pour être admis parmi ses
membres.
En 1588, comme il l'explique lui-même dans sa dédi-
cace au Chevalier Usimbardi, le Chevalier Valori pria
Davanzati de faire un discours, une « leçon » devant
l'Académie Florentine et ce fut là l'occasion de la
Lezione délie Monete.
Bien que Davanzati ait écrit un autre ouvrage sur
les faits économiques, la Notizia sui Cambi, c'est sur-
tout en tant que traducteur que s'est faite sa renom-
mée littéraire. Son œuvre principale consiste en effet
dans la traduction des livres de Tacite ; « accueillie
par des louanges, mais discutée aussi du temps de
l'auteur, oubliée et même censurée par la suite, cette
œuvre fut hautement honorée au siècle dernier et mérita
les fervents éloges des plus grands lettrés italiens de
ce siècle ^ ». Davanzati avait réussi à rendre en un ita-
lien à la fois souple et nerveux la langue de Tacite,
« Davanzati rivalise avec Tacite pour la puissance de
l'expression ; ce qui atteste clairement une force d'âme
et une intelligence équivalentes ^ ».
La Notizia sui Cambi est une œuvre claire et bien
raisonnée, mais qui n'apporte guère de lumière nouvelle
1) G. Arias, op. cit., p. 736.
2) Tommaseo, cité par G. Arias, ibid.
XCVI ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
sur la question ^. Au point de vue économique, son
ouvrage important, le seul intéressant même, reste la
Lezione délie Monete. La meilleure preuve de l'intérêt
qu*elle présente est que cette courte conférence d'une
vingtaine de pages a suffi à elle seule pour établir et
consolider la réputation de Davanzati comme éco-
nomiste.
La lecture de cette œuvre est, à notre sens, un peu
déconcertante au début : les problèmes les plus compli-
qués, les questions les plus abstraites sont traités d'un
point de vue spécial, avec une philosophie souriante,
dans un langage d'une élégance un peu précieuse. Les
circonstances expliquent facilement ce caractère : ce
n'est pas devant l'Académie Florentine, devant tous
ces gens cultivés que l'on pouvait faire un exposé sec
et abstrait. Ce siècle raffiné avait d'autres exigences et
Ton réclamait non seulement des idées originales, mais
aussi une forme élégante pour les y draper. Gomme le
dit l'auteur lui-même : « J'ai choisi (ce sujet) pour vous
parler, très nobles académiciens florentins et je vous
discourerai brièvement, à la manière florentine, de l'or,
de l'argent et des monnaies ^. »
L'invention de la monnaie résulte du caractère social
de l'existence : « l'homme ne travaille pas pour lui tout
seul, mais aussi pour les autres et les autres pour lui ^ ».
Le commerce une fois perfectionné fut impossible à
conduire au moyen du troc ; c'est alors que l'on inventa
la monnaie et, après avoir longuement discouru sur
l'origine du mot, Davanzati la définit ainsi : « La mon-
naie, c'est l'or, l'argent ou le cuivre monnayés par le
pouvoir public et à son gré et rendus par les peuples
^) Sur cet ouvrage, v. Travers Twiss, View of the Progress of Poliiical
Economy, 1847, lecture I et G. G. Noaro, La ieoria dei Cambi Esleri di
Bernardo Davanzati (Rome, 1920).
«) Cf. infra, t. II, p. 224.
8) Ibid., p. 225.
INTRODUCTION XCVII
prix et mesure des choses afin de les négocier aisément ^ ».
On peut noter, dans la manière d'exposer les argu-
ments et de les appuyer sur des exemples historiques,
une ressemblance entre la méthode de Davanzati et
celle de Bodin. Davanzati avait, sans aucun doute, lu
la Response (il cite même Bodin), mais cette analogie
n'est pas due, croyons-nous, à un simple esprit d'imi-
tation ; c'est plutôt l'influence d'une culture identique,
car, à cette époque, il n'y avait que peu de différence
entre un humaniste français et un étranger 2.
Au début de son Discours, Davanzati commence
par en fixer le plan : « Nous devons montrer la racine
de ce mal (la dépréciation de la monnaie), le dommage,
le scandale qui en résultent, le remède possible et nous
terminerons ainsi ^. »
D'où vient-il que les affaiblissements monétaires
soient si fréquents ? « La racine de ce mal, comme de
tous les autres, réside dans la cupidité qui trouve de
nombreuses occasions et excuses pour faire empirer
la monnaie *. »
Les difficultés qui sont causées par les mutations
sont nombreuses ; Davanzati en particulier, reprenant
un point déjà traité par tous les auteurs dont nous
publions ici les œuvres, s'étend longuement sur les
conséquences relatives aux contrats : « pour les paie-
ments donc, les legs, les emphythéoses, les rentes et
pour toute dette née au temps où la monnaie était
bonne, naissent des difficultés et des litiges ^. »
Il est sans doute malaisé de forcer le Prince à conser-
ver une bonne monnaie, étant donnée la tentation pro-
voquée par le bénéfice aisé et rapide que donne un
1) Ibid., p. 228.
2) On retrouve également, mais en partie seulement, le même caractère
dans le Compendieux ou bref examen...
3} Cf. infra, t. II, p. 234.
*) Ibid., p. 234. — V. également la suite du passage.
6) Cf. infra, t. II, p. 236.
XCVIII ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
surhaussement monétaire, mais cependant, pour dif-
ficile qu'elle soit, la chose n'est pas impossible : « Qu'on
abandonne donc la pensée d'affaiblir les monnaies, que
l'on arrache la racine de ce mal, que l'on fasse de façon
que celui qui batte monnaie n'en profite d'aucune
manière... Pour supprimer toute tentation, pour sup-
primer tous les signes, et pour rendre la chose complète-
ment honorable, il faudrait que le prix de la monnaie
soit égal à sa valeur réelle, c'est-à-dire au pouvoir
d'achat de l'or et de l'argent qui sont en elle ; il faudrait
que le métal en lingot vaille autant que celui qui est
monnayé si l'alliage est le même et l'on devrait pouvoir
à son gré, sans aucune dépense, transformer comme un
animal amphibie le métal en monnaie et la monnaie
en métal. Enfin, le monnayeur devrait rendre en mon-
naie la même quantité de monnaie qu'il a reçue pour
cet usage ^. »
La loi dite de Gresham n'est pas moins bien obser-
vée : « On engendre ainsi (en affaiblissant une monnaie,
la confusion entre les mêmes monnaies, parce que
lorsqu'on diminue la qualité de celle d'argent, il convient
d'élever le prix de celle d'or, comme nous avons dit de
notre florin qu'on haussa de sept à dix livres, sinon la
commune proportion entre l'argent et l'or, qui est
aujourd'hui de un à douze ou treize, ne serait plus
respectée et tout l'or serait acheté et transporté là où
il vaut davantage d'argent ^. »
L'auteur fait allusion, à propos des conditions néces-
saires pour avoir une bonne monnaie et des remèdes
aux mutations incessantes, à la manière de frapper
cette monnaie ^ et il est loisible de retrouver dans son
raisonnement et dans ses arguments une influence
étrangère qui est peut-être celle de Bodin.
1) Ibid., p. 238-239.
2) Ibid., p. 236.
3) V. ibid., p. 240.
INTRODUCTION XCIX
Les idées de Davanzati sur la valeur ^ sont exposées
dans la Lezione délie Monele avec une clarté toute par-
ticulière ; deux éléments de la valeur sont essentiels à
ses yeux, l'utilité tout d'abord, la rareté des choses
ensuite. « Davanzati, Montanari et Galiani, faisant l'un
après l'autre un chemin toujours plus long sur la voie
de la vérité, arrivent à établir la juste conception de la
valeur économique ^. »
Davanzati a complètement abandonné certaines
idées chères au Moyen Age qui a longtemps considéré
l'or comme un métal pourvu de propriétés particulières,
qui le déifiait presque comme certaines civilisations
américaines ^ Il les a si bien abandonnées qu'il envisage
froidement comme possible, voire même probable, le
moment où l'or sera venu d'Amérique en Europe en
quantités si considérables que sa valeur sera réduite
à néant et que les peuples seront amenés à rechercher
un nouvel étalon des valeurs.
Les difficultés provoquées par l'emploi de la monnaie
et l'usage abusif qu'on en fait sont telles qu'il serait
peut-être avantageux de ne plus les employer déclare en
terminant Davanzati : « Enfin presque comme corol-
laire, j'ajouterai que le commerce humain a tant de
difficultés et d'ennuis à cause de ces maudites monnaies,
qu'il vaudrait peut-être mieux s'en passer et dépenser
l'or et l'argent au poids et en détail, comme dans les
temps anciens et comme encore aujourd'hui ont cou-
tume de faire les Chinois, lesquels portent sur eux
comme outils les ciseaux et le biquet et n'ont à combattre
qu'avec l'alliage qui, avec de la pratique et la pierre
^) Pour de plus amples développements sur cette question, v. en parti-
culier les ouvrages suivants : Graziani, Sloria crilica délia teoria del valore
in Italia (Milano, 1889) et Ulisse Gobbi, VEconomia poliiica negli scrillori
iîaliani del secolo XVI-XVII (Milano, 1889).
2^ G. Arias, op. cil., p. 742.
^) On retrouve encore des traces de cette croyance dans le Compendieux
ou bref examen... V. infra, t. II, p. 114-115, § 129-132.
C ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
de touche, peut être facilement reconnu ^. » Que vaut
cette opinion ? Davanzati a-t-il été sérieux en rémet-
tant ? Oui, pense Galiani, qui, à ce sujet, le prend vio-
lemment à partie et se moque de son œuvre 2. Non,
prétend au contraire Pecchio qui estime que Davanzati
ne s'est exprimé ainsi que pour se moquer et par ironie ^
A notre sens, l'opinion de Pecchio est celle qui s'accorde
le mieux avec le genre du discours, avec la manière
dont Davanzati a parlé de ces questions. Quoiqu'il en
soit, cette œuvre est remarquable par la clarté avec
laquelle l'auteur traite de problèmes difficiles. Elle offre,
d'autre part, un charme littéraire tout particulier;
c'est, en quelque sorte, la suite logique des textes que
nous avons présentés : on y retrouve la plupart des
idées que les auteurs précédents avaient déjà entrevues,
mais ces idées sont présentées avec plus de simplicité,
avec plus d'aisance et de correction dans la forme *.
IX
Ces écrits, qui représentent la pensée économique à
des stades assez différents de son évolution, n'en pos-
sèdent pas moins certains caractères communs. Ils
dépeignent les conditions sociales et économiques de
pays parfois très éloignés les uns des autres, de pays
possédant des cultures ne se ressemblant que fort peu,
et, pourtant, il semble à les lire avec soin que l'on com-
mence à assister à un certain nivellement, à une cer-
taine égalisation des conditions de vie. L'empire romain
avait en quelque sorte unifié le monde civilisé, puis,
1) Cf. infra, t. II, p. 240-241.
2) Galiani, Délia Monela, livre II, chap. V.
^) Pecchio, Histoire des Doctrines économiques, tr. fr. p. 68.
*) Nous tenons à exprimer ici nos plus vifs remerciements à M. le
Professeur Luigi Einaudi pour les renseignements qu'il nous a fournis rela-
tivement à Davanzati et à son œuvre.
INTRODUCTION CI
les invasions barbares d'abord, le régime féodal ensuite,
Pavaient divisé de nouveau en créant une multitude de
cellules indépendantes vivant de leur vie propre. A
partir de la fin du xv® siècle, ce régime craque de toutes
parts et les grands mouvements économiques vont se
rétablir de plus en plus, vont tendre de nouveau à unifier
le monde. Ce mouvement, encore timide au début du
xvi© siècle, mais que Ton devine de plus en plus fort,
n'est d'ailleurs que la première étape d'une évolution
qui se poursuit encore aujourd'hui. Le xvi® siècle, il
ne faut pas l'oublier, est une période de renaissance où
les échanges intellectuels entre les différents pays, entre
les différents humanistes furent particulièrement intenses.
Sur le point de vue spécial des monnaies, ces auteurs
ont tous la méfiance des mutations et des affaiblis-
sements ; ils soulignent à l'envie le fait que ces opé-
rations ne donnent au Prince qu'un bénéfice passager,
illusoire presque. « Je diz donsques », écrivait déjà Oresme
deux siècles plus tôt, « par manière de recueil, que la
chose par laquelle le royaume se dispose à perdition
(c'est-à-dire les mutations monétaires) est laide et pré-
judiciable au roy Se à tous ses hoirs et successeurs ^. »
Ils ont tous montré la nécessité pour la prospérité
générale d'avoir et de conserver une monnaie bonne et
stable.
On peut se demander si cette unanimité ne provient^
pas également en partie du fait que ces auteurs auraient
eu à cœur de défendre les intérêts de leur classe : qui
souffrait en effet de ces mutations incessantes ? C'était
la classe des propriétaires fonciers (au moins tempo-
rairement), des fonctionnaires, de tous ceux qui jouis-
saient d'un traitement ou d'un revenu fixe, c'est-à-dire
la classe à laquelle appartenaient les auteurs dont nous
publions ici les œuvres (sauf peut-être Gresham, mais
^) Édition Wolowski, p. lxxxv.
cil ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Gresham n'a pas étudié cette question). Gela nous
paraît surtout net dans le Compendieux ou bref examen... :
lorsque l'auteur fait parler le Marchand, il se garde
bien de lui faire dire qu'il a bénéficié des affaiblissements
monétaires ; pour le bien-fondé de la thèse, il faut que
tout le monde ait souffert de ces mutations, aussi le
Marchand déclare-t-il que ces changements de valeur
de l'unité monétaire ne l'ont pas fait gagner davantage,
qu'ils l'ont au contraire presque fait perdre, ce qui est
peut-être un peu exagéré. Inconsciemment ou consciem-
ment, ces auteurs étaient portés à défendre des intérêts
communs à eux et à tout une large classe de la popu-
lation, intérêts qu'ils confondaient plus ou moins avec
ceux du pays tout entier.
Il existait à l'époque, c'est exact, un certain état
d'esprit favorable aux affaiblissements monétaires, état
d'esprit dont nous avons parlé, mais il n'en est pas
moins vrai également que des dispositions légales ten-
dant à rétablir la bonne monnaie furent accueillies avec
une faveur marquée. Ainsi, lors de la fameuse réforme
d'Elisabeth en Angleterre, ce fut, dans tout le pays, un
concert de louanges, remarquables souvent par la
naïveté de leurs expressions. « Magnum et mémorandum,
quod neque Edwardus potuit, neque Maria ausa »
déclare Camden ^. Il ne faut donc pas exagérer la force
du mouvement qui poussait les Princes aux affaiblis-
sements monétaires et représenter les auteurs qui
s'élèvent contre ces affaiblissements comme contraires
à l'opinion de tous. Le sentiment qu'ils exprimaient était
peut-être moins fort que l'opinion contraire, mais il
n'en existait pas moins.
On trouve également dans ces écrits un certain
scepticisme relatif aux défenses édictées par les gouver-
^) Cité par Lord Liverpool, A Trealise on the Coin of the Realm, 2« édit.,
p. 101.
INTRODUCTION CIII
nements, ainsi par exemple l'interdiction d'exporter de
l'or et de l'argent, interdiction à peu près universelle.
Nous avons vu que Gresham s'employait avec succès
à la tourner et voici comment s'exprime Bodin à son
égard : « Les ordonnances de chacun Prince, ont bien
pourveu que l'or, & l'argent ne fust transporte aux
estrangers soubz grandes peines : mais il est impossible
de les exécuter, qu'il n'en soit exporté beaucoup, & par
mer, & par terre. » Cette interdiction devient d'ailleurs
de plus en plus illogique au xvi^ siècle ; c'était un legs
du passé, de l'époque où il y avait disette d'or et d'ar-
gent ; il devenait inutile (et impossible) de continuer à
appliquer cette défense à une époque où les métaux
précieux affluaient d'Amérique ^, L'influence de ces
importations sur les prix n'a d'ailleurs pas frappé les
contemporains : les mutations étaient considérées comme
les grandes responsables de la hausse des prix. Même 1
chez Adam Smith, on trouve cette affirmation que
l'influence de l'afflux des métaux précieux n'a joué
qu'à partir de 1570 et qu'elle cessa de se faire sentir
en 1636 ^. Pendant longtemps on n'a pas accordé à ces
importations massives d'or et d'argent une importance
équivalente à celle que nous leur donnons, peut-être à
tort, aujourd'hui.
Le propre de ces écrits est, avant tout, d'avoir
contribué à faire préciser quelle était la méthode donnant
les meilleurs résultats en matière économique. Comme
toutes les sciences qui participent à l'élément social,
la science économique ne se développe que peu à peu,
que lentement, et ce n'est qu'au moyen de tâtonnements
successifs qu'on arrive à la meilleure solution. Les condi-
tions de vie nouvelle au xvi^ siècle, ont, dans une large
mesure, aidé au progrès de la méthode et ces différents
auteurs, de Copernic à Davanzati, marquent une série
1) V. Simiand, op. cit., Diagramme XIV en particulier.
2] Édition Gannan, vol. I, p. 191-192.
GIV ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
d'étapes successives de la pensée économique. On ne
saurait, en tous cas, leur reprocher de n'avoir pas su
reconnaître l'importance de la monnaie ; comme le dit
en particulier Davanzati, « d'importants et solennels
auteurs prétendent que l'argent est le nerf de la guerre
et de la république, mais il me semble qu'il devrait
être plus proprement appelé le deuxième sang... Aussi
est il très facile de comprendre que chaque État a besoin
d'une certaine quantité de monnaie en circulation, de
même que chaque corps demande une certaine quantité
de sang pour l'irriguer ^. »
J.-Y. L. B.
1) Cf. infra, t. II, p. 233.
COPERNIC
Portrait d'après une gravure du Cabinet des Estampes.
Monnaie. PI. I
l.-P. 1
NICOLAS COPERNIC
ÉCRITS SUR LA MONNAIE
LE BRANCHU
A
DISCOURS SUR LA FRAPPE DES MONNAIES
NOTICE
On trouvera dans l'introduction différentes précisions et
discussions relatives aux manuscrits du De Monete Cutende
Eatio. Voici quelles en furent les différentes éditions :
1) Edition de Bentkowski : texte latin et traduction polo-
naise, dans Pamieinik Warszawski, journal dont il était le
rédacteur en chef ; il en fit faire en même temps un tirage à
part (Varsovie 1816).
2) Edition complète des œuvres de Copernic, Varsovie 1854.
Cette édition est la réimpression du texte de Bentkowski.
3) Edition Wolowski, texte latin et traduction française.
Le Moneie Cutende Ratio fait suite au Traidie de la première
invention des monnoies d'Oresme. Le texte de Wolowski est
le même que celui des deux éditions précédentes. (Paris, Guil-
laumin, 1864.)
4) Edition Hipler dans Spicilegium Copernicanum (1873).
Texte du manuscrit de Reich. Hipler pense que le manuscrit
est l'œuvre de Valentin Steinpik. Les phrases rayées sont citées
en note.
5) Edition Prowe dans Monumenta Copernicana (1873),
d'après le manuscrit de Reich. Les phrases rayées sont égale-
ment citées en note.
6) Deuxième édition Prowe dans Nicolaus Copernicus
(1883, Berlin). Réimpression de la précédente.
7) Edition Dmochowski sous le titre Mikolaja Kopernika
Bozprawy o Monecie i inné pisma ekonomiczne (Les discours de
Nicolas Copernic sur la monnaie ainsi que ses autres textes
économiques) Varsovie, Naklad Gebethnera i Wolffa, 1923.
Le texte de cette édition est sans aucun doute le meilleur de
tous. Il donne les variantes des trois manuscrits connus :
manuscrit de Reich, de Fischer et de Czartoryski (que nous
désignerons ci-près respectivement par les abréviations R.,
F. et C). C'est d'après cette édition que nous pubhons notre
traduction.
4 ECRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Il existe en outre des éditions fragmentaires.
L'édition française antérieure (Wolowski) reproduit un
texte légèrement différent du nôtre.
Nous nous permettons d'adresser ici nos plus vifs remercie-
ments à M. Wiktor Zoltowski pour son aide précieuse, tant en
ce qui concerne la traduction que le commentaire des diffé-
rentes œuvres de Copernic que nous publions ici. Sans son
assistance, il nous aurait été certainement impossible de mener
à bien cette publication.
L. B.
DISCOURS SUR LA FRAPPE DES MONNAIES
PAR Nicolas...
Quelque innombrables que soient les fléaux qui cau-
sent d'ordinaire la décadence des royaumes, des princi-
pautés et des républiques «, les quatre suivants sont
néanmoins, à mon sens les plus redoutables : la discorde,
la mortalité, la stérilité de la terre et la dépréciation de
la monnaie. Les trois premiers de ces fléaux sont si
évidents que personne ne les ignore, mais le quatrième,
concernant la monnaie, n'est admis que par peu de gens,
par les esprits les plus ouverts, car il ne ruine pas les
états d'une façon violente et d'un seul coup, mais peu à
peu et d'une manière presque insensible.
La monnaie consiste en or ou en argent marqués
d'une empreinte *, avec lesquels on paie le prix de vente
ou d'achat des choses selon la coutume propre à tout
État ou à tout souverain. La monnaie est donc, en quel-
que sorte, la commune mesure des évaluations. Il importe
cependant que ce qui doit constituer une mesure conserve
toujours une grandeur sûre et immuable, sinon l'ordre
public serait fréquemment troublé et l'acheteur, comme
le vendeur, se trouverait lésé ; il en serait de même si
l'aune, le boisseau ou le poids ne conservaient pas une
quotité bien déterminée. Par cette mesure, j'entends
* Définition de la monnaie.
^) F. : des principautés et des régions; les quatre
suivants...
6 ECRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
restimation de la monnaie elle-même : sans doute cette
estimation dépend-t-elle de la bonté de la matière, mais
il importe cependant de distinguer la valeur de la mon-
naie de son estimation, car on peut estimer davan-
tage la monnaie que la matière dont elle est faite et
réciproquement.
L'établissement de la monnaie a, en effet, la néces-
sité pour cause * : les échanges auraient pu se faire à
l'aide du seul poids de l'or et de l'argent, ces métaux
étant, du consentement général, partout appréciés ;
mais, étant donné les nombreux inconvénients qu'il y
aurait à toujours apporter des poids, étant donné que
la pureté de l'or et de l'argent ne pourrait être vérifiée
de prime abord par tout le monde, on s'est mis à marquer
la monnaie avec un sceau public pour certifier l'exis-
tence d'une juste quantité d'or ou d'argent et pour en
garantir la bonne foi publique.
D'habitude on ajoute à la monnaie **, surtout à celle
d'argent, du cuivre, et cela à mon avis pour deux raisons,
savoir : qu'elle soit moins exposée au retrait et à la
refonte, ce qui arriverait si elle était d'argent pur, et
ensuite que la masse d'argent divisée en petites parties
et formant la monnaie de billon garde, avec l'alliage de
cuivre, une grandeur convenable. On peut encore y
ajouter une troisième raison, savoir que la monnaie usée
par la circulation continuelle ne se détruise pas trop vite,
mais que, soutenue par le cuivre, elle se conserve plus
longtemps.
L'estimation de la monnaie est juste et équitable
quand celle-ci contient un peu moins d'or et d'argent
qu'il serait possible d'en acheter avec elle, notamment
ce qu'il faut en déduire pour les frais de monnayage,
car l'empreinte doit ajouter quelque valeur à la matière
elle-même.
* La monnaie repose sur la bonté de ia matière.
** De l'alliage de la monnaie d'argent avec le cuivTe,
COPERNIC
La monnaie se déprécie le plus souvent à cause de
sa quantité excessive *, savoir quand une si grande
quantité d'argent a été transformée en monnaie que
l'argent métal devient plus désirable que la monnaie
elle-même ; de cette façon donc la monnaie perd de son
estime [dignitas]^ puisqu'on ne peut acheter avec cette
monnaie autant d'argent qu'elle en contient et que l'on
juge plus profitable ^ de fondre l'argent en détruisant
la monnaie. On peut y remédier de la façon suivante : ne
plus frapper de monnaie tant que celle-ci ne s'est pas
rétablie et n'est pas devenue plus chère que l'argent.
La monnaie se déprécie pour de multiples raisons ** :
soit à cause du défaut de la matière seule, lorsque pour
le même poids de monnaie on mélange avec l'argent plus
de cuivre qu'il ne faut ; soit par suite de l'insuffisance du
poids, le mélange de l'argent avec le cuivre étant équi-
table ; soit enfin, ce qui est le plus mauvais, pour les
deux causes à la fois. En outre ^, la valeur diminue éga-
lement par l'usure due au long usage de la monnaie et
cette raison suffit pour que celle-ci soit reprise et renou-
velée. Cela se manifeste notamment quand la monnaie
contient une quantité d'argent sensiblement plus petite
que celle que l'on pourrait acquérir en échange de la
monnaie : c'est en cela que l'on voit, à juste titre, la
dépréciation de la monnaie.
Après avoir exposé les remarques générales sur la
monnaie, passons maintenant à la monnaie prussienne
en particulier et montrons tout d'abord de quelle
façon elle en est arrivée à se déprécier d'une façon si
considérable.
* Gomment se déprécie la monnaie.
** La valeur de la monnaie diminue.
«^ C. : l'on juge profitable.
^) G. : en effet la valeur diminue..
8 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Elle circule sous le nom de marc, de scote ^ etc. ;
ces mêmes noms s'appliquent également à des poids :
le marc-poids par exemple est une demi-livre, le marc-
monnaie se compose de soixante sous, ce qui est univer-
sellement connu. Pour éviter des obscurités par suite
de la même appellation de la monnaie et du poids, par-
tout où, par la suite, nous parlerons de marc, il faudra
entendre par là le marc-monnaie, tandis que par le mot
livre, nous désignerons deux marcs-poids, et par une
demi-livre, un marc-poids.
Ainsi nous trouvons dans les anciennes délibérations
et dans les documents des archives que sous le gouver-
nement de Conrad de Jungingen^, peu avant la bataille
de Tannenberg, on achetait une demi-livre, c'est-à-dire
un marc-poids d'argent pur, pour deux marc prussiens
et 8 scotes, alors qu'en même temps à trois parties d'ar-
gent on ajoutait une partie de cuivre et qu'ensuite, dans
une demi-livre de cet alliage, on taillait 112 sous; si
on y ajoute un tiers, c'est-à-dire 37 sous et un tiers, on
obtient la somme totale de 149 sous et deux deniers ^
pesant deux tiers de livre, c'est-à-dire 32 scotes-poids
d'argent qui contiennent sans aucun doute trois parties,
une demi-livre, d'argent pur. Mais, comme cela a été
dit, le prix d'une demi-livre d'argent fin valait 140 sous.
La différence qui s'élève%la somme de 9 sous et un tiers
répond à l'estimation de la monnaie. De cette façon,
l'estimation de celle-ci n'était pas très éloignée de sa
valeur [intrinsèque].
Telles étaient les pièces de monnaie au temps de
Vinric ^, Ulric et Conrad, et on les trouve quelquefois
encore dans les trésors. Plus tard, après la défaite de la
Prusse et la guerre mentionnée ci-dessus ; le déclin de
l'État commença à se manifester chaque jour davantage
dans sa monnaie, car les sous du temps de Henri *, bien
«j C. : 149 sous et un tiers.
COPERNIC 9
que semblables d'aspects aux sous dont nous avons
parlé, ne contenaient plus que trois cinquièmes d'argent *.
Cette faute augmenta jusqu'au moment où on intervertit
l'ordre et où l'on commença à mélanger trois parties de
cuivre et une quatrième partie d'argent, de sorte qu'il
fut plus correct de parler d'une monnaie de cuivre que
d'une monnaie d'argent ; 112 sous cependant conser-
vaient toujours le poids d'une demi-livre. Mais, s'il ne
convient guère d'introduire une nouvelle et bonne mon-
naie tout en conservant la mauvaise monnaie ancienne,
une plus grande faute consiste à introduire à côté d'une
ancienne bonne monnaie <^, une nouvelle monnaie mau-
vaise, car, non seulement celle-ci déprécie l'ancienne,
mais, pour ainsi dire, elle la chasse. Quand on a voulu
remédier à cette erreur, sous les gouvernements de
Michel et de Rusdorfï ^ et ramener la monnaie à son
ancienne bonté, on a frappé de nouveaux sous que nous
nommons aujourd'hui gros **, mais, lorsqu'on vit qu'on
ne pouvait faire disparaître sans perte les anciens sous
mauvais, par une erreur grossière, on les a laissé subsis-
ter *** à côté des nouveaux. Deux anciens sous s'échan-
geaient contre un nouveau et il arriva qu'on imposât
au peuple deux sortes de marcs : celui des sous nouveaux
et celui des sous anciens. Le bon marc, aussi bien que le
marc ancien et faible, contenait soixante sous. Les oboles
gardaient leur valeur, de sorte qu'on changeait un sou
ancien contre six oboles et un sou nouveau contre 12. Il
est facile, en effet, de deviner que, dès le début, douze
oboles équivaudraient à un sou, car, de même qu'aujour-
d'hui nous appelons vulgairement le nombre quinze un
« mandel », de même, dans la plupart des provinces ger-
* La monnaie de cuivre.
** Du commencement de la frappe des nouveaux sous ou gros.
*** La bonne origine du nouveau marc.
^) F : k côté d'une ancienne bonne monnaie est omis.
10 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
maniques, le terme de schilling s'applique au nombre
douze «. La dénomination des nouveaux sous a persisté
jusqu'à nos jours : la façon dont ils se sont transformés
en gros, je la décrirai ci-dessous.
Les 8 marcs des nouveaux sous *, à raison de
soixante sous par marc, contenaient une livre d'argent
pur, ce qui résulte assez clairement de leur composition :
ils se composent en effet moitié de cuivre et moitié
d'argent et 8 marcs de cette sorte à soixante sous chacun
pèsent presque deux livres. Les anciens marcs, comme il
a été dit, du même poids que les nouveaux avaient la
moitié de leur valeur et, comme ils ne contenaient qu'une
quatrième partie d'argent pur, il fallait à la livre d'ar-
gent pur 16 marcs pesant quatre fois autant. Quand
ensuite, avec le changement de la situation du pays, on
eût accordé aux villes le pouvoir de battre monnaie et
qu'elles usèrent de ce nouveau privilège, le nombre des
monnaies s'accrut, mais non pas leur bonté ^. C'est alors
que l'on commença à mélanger quatre parties de cuivre
aveq^une cinquième partie d'argent dans les anciens sous,
jusqu'au point d'échanger vingt marcs contre une livre
d'argent. C'est ainsi que ces nouveaux sous, plus de
deux fois meilleurs que les sous récemment frappés,
devinrent des scotes, dont on comptait 24 par marc
faible et, par conséquent, on perdit dans chaque marc la
cinquième partie de la valeur de la monnaie. Plus tard,
quand les nouveaux sous appelés déjà scotes disparais-
saient, et cela parce qu'ils étaient reçus dans la Marche
toute entière, on décida de leur attribuer, la valeur des
gros, c'est-à-dire de trois sous, par suite d'une grande
* Les nouveaux sous.
^) G. : on trouve ici, ajouté de la main même de Coper-
nie : il semble que la raison en est au privilège de la
cité de Culm.
COPERNIC 11
erreur, tout à fait indigne d'une telle assemblée des
citoyens les plus notables, tout comme si la Prusse ne
pouvait exister sans gros, et quoiqu'ils ne valussent pas
plus de quinze deniers de la monnaie courante de ce
temps-là, monnaie qui, par suite de sa grande quantité,
voyait déjà baisser son estime. Les gros différaient par
conséquent des sous car ils valaient réellement un cin-
quième ou un sixième en moins et, par l'estimation
fausse et inique qu'on en faisait, on dépréciait la valeur
des sous. Peut-être convenait-il ainsi de venger le pré-
judice que les sous avaient jadis causé aux gros en les
forçant de se changer en scotes. Mais malheur à toi ', qui
à mon chagrin, me punis de la ruine d'un pays mal
administré ! Bien que l'estimation, comme la valeur
réelle de la monnaie, diminuassent progressivement, on
n'a pas cessé cependant d'en frapper, mais, comme on
ne faisait pas les dépenses nécessaires pour que la mon-
naie nouvelle soit équivalente à la précédente, on intro-
duisait sans cesse à côté de l'ancienne monnaie, une
autre monnaie de plus en plus mauvaise qui dépréciait
et ruinait la bonté de celle-là, et cela jusqu'au moment
où l'estimation des sous se trouva égalée à la valeur rela-
tive des gros et où l'on céda 24 marcs faibles pouf une
livre d'argent.
Il a dû pourtant subsister quekjues traces, si minimes
fussent-elles, de la dignité de la monnaie, du moment
qu'on n'a pas pensé à son relèvement. L'habitude néant-
moins ou, pour mieux dire, la rage d'altérer, de dépouiller
et de corrompre la monnaie s'est enracinée à tel point
qu'elle n'a pu cesser et qu'elle dure encore de nos jours *.
On a honte et douleur à dire ce que deviendra la monnaie
dans l'avenir et en quel état elle se trouve actuellement ! ^.
* La dépréciation actuelle de la monnaie.
^) et dans quel état elle se trouve actuellement
manque dans F,
12 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Aujourd'hui en eïïet, elle s'est avilie de telle sorte que
30 marcs contiennent à peine une livre d'argent °. Que se
passera-t-il si l'on n'y remédie point, sinon que la Prusse,
sevrée d'or et d'argent, n'aura plus que de la monnaie
de cuivre ? Par suite, toute importation de marchandises
étrangères et tout commerce cesseront bientôt. Quel est
en effet le commerçant étranger qui voudra échanger
sa marchandise contre de la monnaie de cuivre ? Quel
est enfin notre commerçant qui pourrait, avec une
pareille monnaie, acheter à l'étranger des marchandises
étrangères ? Ceux que devrait intéresser ce grand désas-
tre de l'Etat prussien dédaignent de l'envisager et lais-
sent, par une négligence extrême, cette chère patrie à
qui, après l'amour de Dieu ils doivent non seulement
l'amour le plus grand mais encore leur propre vie, ils la
laissent dépérir et tomber chaque jour davantage dans
la misère.
Pendant que la monnaie prussienne et, à cause d'elle,
la patrie toute entière, souffrent de tels maux, seuls les
orfèvres et ceux qui se connaissent en métaux profitent
de sa misère ; ils trient dans la monnaie les pièces
anciennes dont ils vendent l'argent affiné, recevant du
peuple ignorant toujours plus d'argent en monnaie
courante ; et quand les anciens sous auront complète-
ment disparu, ils choisiront successivement les meilleures
pièces ne laissant que la masse des monnaies les plus
mauvaises *. De là viennent ces plaintes générales et
perpétuelles que l'or, l'argent, les denrées, les gages des
domestiques, le travail des artisans et tout ce qui sert à
l'usage des gens dépassent leur prix habituel, mais,
négligents que nous sommes, nous n'apercevons pas que
* Pourquoi tout devient plus cher.
^) de telle sorte que 30 marcs contiennent à peine
une livre d'argent a été rajouté plus tard dans R.
COPERNIC 13
la cherté des choses provient de la dépréciation de la
monnaie. Car les prix haussent ou baissent selon la
qualité de la monnaie, surtout comme l'or et l'argent,
que nous n'apprécions pas comme nous le faisons pour
l'airain ou pour le cuivre, mais d'après l'or et l'argent
eux-mêmes «, car nous considérons ces métaux comme la
base de la monnaie, sur laquelle se fonde leur estimation.
Quelqu'un pourrait objecter que la monnaie faible
convient mieux aux usages de la vie parcequ'elle vient
en aide à la population pauvre en rendant moins chères
les denrées, en rendant plus faciles à satisfaire les autres
besoins ; la bonne monnaie, par contre, rend tout plus
cher, car elle surcharge les fermiers et tous ceux qui
paient des impots annuels. Cette opinion sera louée
ardemment ^ par ceux qui n'auront plus l'espoir de
réaliser des gains, par ceux qui, jusqu'à présent, avaient
le pouvoir de battre monnaie ; les artisans et les mar-
chands l'approuveront peut-être également, car ils n'y
perdent rien : ils vendent les marchandises et leurs pro-
duits d'après la valeur de l'or et plus la monnaie est
faible, plus grande est la quantité de celle-ci qu'ils
reçoivent en échange ^. Mais à considérer l'utilité publi-
que, ils ne sauraient nier que la bonne monnaie est salu-
taire non seulement pour l'Etat, mais également pour
eux-mêmes et pour les hommes de toutes conditions,
tandis que la mauvaise monnaie est pernicieuse : non
seulement plusieurs raisons le rendent évident, mais
l'expérience même, cette maîtresse des choses, le confirme.
Nous voyons en effet que ces pays-là sont les plus flo-
^) Cette phrase Surtout comme... l'or et l'argent est
soulignée dans le manuscrit de Fischer.
^) C. : cette opinion sera louée peut-être par ceux...
^) La phrase Ils vendent leurs marchandises... en
échange est soulignée dans le manuscrit de Fischer.
14 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
rissants qui possèdent une bonne monnaie et que par
contre déclinent et périssent ceux qui se servent d'une
mauvaise monnaie. La Prusse elle aussi était florissante
à l'époque où un marc prussien valait deux florins hon-
grois et où, comme il a été dit, deux marcs pruthéniens
et 8 scotes « s'échangeaient contre une demi-livre, c'est-à-
dire contre un marc, d'argent pur. Mais comme à l'heure
présente la monnaie se déprécie de plus en plus, notre
pays s'affaiblit également et tombe, par suite de ce fléau
et d'autres calamités, dans une ruine presque complète.
Il est en outre certain que les pays où l'on se sert
d'une bonne monnaie se signalent par leurs œuvres
d'art, leurs artisans remarquables et leur richesse en
toutes choses ; dans ceux-là par contre où l'on use d'une
mauvaise monnaie, l'inaction, l'indolence et la paresse
font négliger les arts et la culture de l'esprit et éloignent
également l'abondance. On se souvient encore du temps
où l'on achetait en Prusse des grains et des victuailles
pour peu d'or ou d'argent, quand la bonne monnaie
était encore en circulation ; maintenant, par suite de
son avilissement, nous voyons hausser les prix de tout
ce qui sert à la vie et à l'entretien des hommes. Par là,
on peut voir clairement que la mauvaise monnaie suscite
mieux la paresse qu'elle ne soulage la misère humaine.
Son amélioration ne peut grever trop lourdement ceux
qui paient un cens annuel : s'il leur semble qu'ils paient
plus que d'habitude à leur maître, ils vendront aussi
plus cher les fruits de la terre, le bétail et les autres
produits, car le fait que l'on donne et reçoit tour à tour
compense proportionnellement la valeur de la monnaie.
Si, par conséquent *, on se décide à remédier enfin
* Ce qu'il faut éviter lors de la frappe d'une nouvelle monnaie.
"j C. : le mol a scotes élé omis el a élé rajoulé par
Copernic.
COPERNIC ' 15
aux malheurs de la Prusse, en redressant sa monnaie, il
faudra surtout éviter la confusion provenant de la diver-
sité des différents ateliers où l'on frappe celle-ci, car la
multiplicité empêche l'uniformité et il est plus difficile
de maintenir dans le chemin du devoir plusieurs ateliers
qu'un seul. C'est pourquoi « il faudrait que, dans la
Prusse toute entière, il n'y ait qu'un seul atelier et que
dans celui-ci la monnaie de tous genres soit marquée
d'un côté par les armes de la terre de Prusse (et de telle
sorte que se trouve dans le haut une couronne pour
montrer par là la suprématie du royaume) et, de l'autre
côté, par les armes du Prince de Prusse ^, la couronne
royale y étant également superposée. Si, par suite de
l'opposition du Prince, cela ne peut se faire, si celui-ci
prétendait avoir sa propre monnaie, il faudrait désigner
tout au plus deux endroits, l'un sur le territoire de Sa
Majesté le Roi, l'autre sur les terres du Prince. Dans le
premier atelier, on frapperait une monnaie portant d'un
côté les insignes royaux, et, de l'autre, ceux de la terre
de Prusse ; dans le second, on marquerait la monnaie
d'un côté des insignes royaux et, de l'autre, du sceau
du Prince, de sorte que les deux monnaies soient sou-
mises à l'autorité royale et que, par l'ordre de Sa Majesté,
elles soient mises en circulation et acceptées dans le
") Dans le manuscrit de Fischer comme dans celui
de Reich le passage c'est pourquoi il faudrait... si celui-ci
prétendait avoir sa propre monnaie a été rayé à Vencre.
Il existe par contre en entier dans le manuscrit de Czar^
tory ski.
Cette période est omise chez Bentowski comme dans
Védition de Varsovie des œuvres de Copernic. Elle est
mentionnée en note dans Hipler^ Spicilegium Coperni-
canum, p. 191 et dans Prowe, Nicolaus Copernicus^
t. II, p. 40.
16 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
royaume tout entier. Cela contribuera dans une large
mesure à concilier les esprits et à faciliter les transactions
réciproques.
Il sera cependant très utile que ces deux monnaies
soient au même degré de fin *, qu'elles aient la même
valeur réelle, qu'on les estime également et que, sous le
contrôle vigilant des dirigeants de la République, on
persiste à conserver les principes qu'il s'agit maintenant
d'adopter. Il importe également que les deux souverains
ne cherchent dans la frappe de la monnaie aucun béné-
fice, qu'on ajoute du cuivre et que l'estimation excède
juste assez la valeur réelle pour que l'on puisse couvrir
ainsi les frais de monnayage et supprimer tout intérêt
A fondre la monnaie ^.
De plus, pour éviter de tomber dans une confusion
pareille à ce'lle d'aujourd'hui, confusion engendrée par
la circulation simultanée, de la monnaie ancienne et de la
nouvelle, il faut qu'avec l'émission de la nouvelle mon-
naie l'ancienne soit abolie et disparaisse complètement,
il faut qu'elle soit échangée dans les ateliers de mon-
nayage contre la monnaie nouvelle et ce proportionne-
ment à sa valeur. Autrement tout effort pour rétablir
la bonté de la monnaie serait vain et la confusion qui
s'en suivrait pourrait être pire que l'état actuel, car, de
nouveau, la monnaie ancienne déprécierait la monnaie
nouvelle : en effet, la coexistence de deux monnaies
ferait que les sommes manqueront du juste poids, seront
trop compliquées et il en résultera l'inconvénient signalé
ci-dessus. Sans doute pensera-t-on y remédier en esti-
mant d'autant moins, par rapport à la nouvelle monnaie,
l'ancienne monnaie restant en circulation, selon l'infé-
riorité de sa valeur, mais cela ne pourrait se faire sans
une large part d'erreur. Car, actuellement, la diversité
des gros, des sous et des deniers est tellement grande
* D'une monnaie en Prusse de même titre et de même valeur.
COPERNIC 17
qu*il est presque impossible d'apprécier les différentes
pièces selon leur véritable valeur et de les distinguer les
unes des autres. D'où il ressort qu'une nouvelle diversité
de la monnaie causerait un chaos inextricable et impo-
serait du travail, de l'embarras et des ennuis aux mar-
chands et aux contractants. C'est pourquoi il sera tou-
jours mieux de décrier tout-à-fait la monnaie ancienne
quand on introduira une monnaie nouvelle et il vaudra
mieux subir aans regrets une toute petite perte, si tou-
tefois on peut appeler perte la circonstance d'où résul-
teront des profits plus considérables, une utilité plus
stable et un enrichissement pour la République ".
Il est, sans doute, très difficile de relever la monnaie
prussienne à sa valeur [digniias] première, cela est même
peut-être impossible après une telle chute ; mais bien
que chaque relèvement de la monnaie implique de
grandes difficultés, il semble toutefois que, dans les
conditions actuelles, la réforme puisse être aisément
réalisée, de telle sorte qu'une livre d'argent revienne
à 20 marcs, et ceci selon le mode suivant : pour les sous,
il faut prendre trois livres de cuivre et une livre d'argent
pur, moins une demi-once ou autant qu'il y a lieu de
retrancher pour les frais de monnayage ; de cet alliage,
il faut obtenir 20 marcs qui sur le marché auront la
valeur d'une livre, c'est-à-dire de deux marcs d'argent.
Sur la même base, on peut frapper à volonté les scotes,
ou bien les gros et les oboles.
De la Comparaison entre l'Argent et VOr
Nous avons dit plus haut que l'or et l'argent étaient
la base sur laquelle reposait la bonté de la monnaie et
ce qui a été avancé à propos de la monnaie d'argent peut
^) Dans F. le passage II vaudra mieux... pour la
République est souligné,.,
LE BRANCHU 2
18 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
s'appliquer également en grande partie à la monnaie
d'or. Il nous reste à exposer le principe de l'échange
réciproque entre l'or et l'argent, par conséquent il y a
lieu d'étudier tout d'abord en quoi consiste le rapport
d'appréciation entre l'or et pur l'argent pur pour pou-
voir passer ensuite du genre à l'espèce et du simple au
composé. On sait que le rapport entre l'or et l'argent en
lingots est le même que celui entre l'or et l'argent mon-
nayé à un titre identique, et, d'un autre côté, le rapport
entre l'or monnayé et l'or en lingot est le même que
celui entre l'argent monnayé et l'argent en lingot, pourvu
qu'ils aient le même titre et le même poids. L'or mon-
nayé le plus pur que l'on trouve chez nous est représenté
par les florins hongrois, car il y entre le moins d'alliage,
autant seulement qu'il en a fallu pour couvrir les frais
de frappe. Aussi les échange-t-on à juste titre contre
l'or fin de même poids, la valeur [dignitas] de l'empreinte
compensant le manque de métal. Il en résulte par consé-
quent que le rapport entre l'or pur en lingot et l'argent
pur en lingot est le même que celui existant entre cet
argent et les florins hongrois de même poids. Cent dix
florins hongrois, du poids légal de 72 grains chaque, font
une livre (par une livre j'entends toujours le poids de
deux marcs). Nous trouvons ainsi que généralement
chez tous les peuples, une livre d'or pur vaut 12 livres
d'argent pur. Nous constatons cependant que jadis une
livre d'or valait 11 livres d'argent, c'est pourquoi,
semble-t-il, il a été décidé autrefois que dix florins hon-
grois pèseraient le onzième d'une livre : si, avec ce poids,
la même valeur existait encore aujourd'hui, nous aurions
une conformité parfaite entre les monnaies polonaise et
pruthénienne selon les principes exposés, car, en frap-
pant avec une livre d'argent 20 marcs environ, nous
aurions exactement deux marcs par florins, au lieu
de 40 gros polonais. Mais quand il a été admis que
12 parties d'argent équivaudraient à une partie d'or^
COPERNIC 19
le poids différait du prix, de sorte que 10 florins hongrois
correspondaient à une livre et un onzième d'argent «. Si
donc on fait d'une livre et un onzième d'argent 20 marcs,
les monnaies polonaise et prusienne seront absolument
conformes, gros pour gros et les deux marcs pruthéniens
vaudront un florin hongrois. Le prix de l'argent sera,
pour chaque demi-livre, 8 marcs et 10 sous ou à peu près.
Même si l'on approuvait l'avilissement de la monnaie
et la destruction de la patrie, même si un si petit relè-
vement, si une égalisation si infime de la monnaie sem-
blaient trop difficiles et si l'on décidait que 15 gros polo-
nais continueront à valoir un marc et 2 marcs 16 scotes
un florin hongrois, cette réforme pourrait cependant
se faire d'après les moyens déjà indiqués et sans grande
peine, si seulement d'une livre d'argent on frappait
24 marcs. Il y en a déjà été ainsi il n'y a pas longtemps
lorsque 12 marcs valaient une demi-livre d'argent et
que, contre la même somme de monnaie, on échangeait
un florin hongrois. Ceci a été dit à titre d'exemple et
d'indication car, en effet, les modes de constitution de
la monnaie sont infinis et l'on ne saurait les décrire tous ;
mais, d'un commun accord et après mure réflexion, on
pourra choisir celui qui semblera le plus avantageux
pour la République.
Quand la monnaie aura été exactement réglée sur le
florin hongrois et si aucune faute n'a été commise, il
sera facile d'évaluer également, d'après leur contenu
d'or ou d'argent, les autres florins.
Puisse cet exposé sur le relèvement de la monnaie
être suffisant pour faire au moins comprendre de quelle
façon a disparu la valeur [digniias] de la monnaie et
comment elle peut être rétablie, ce qui est je crois clair
après tout ce qui a été dit précédemment.
^) Dans F le passage de sorte que 10 florins hongrois...
onzième d'argent esî souligné.
20 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Conclusion sur la réforme monétaire
En ce qui concerne le relèvement et la conservation
de la monnaie, il y a lieu d'appliquer les principes
suivants :
Premièrement, éviter d'introduire une nouvelle mon-
naie sans mûre délibération des notables et leur décision
unanime.
Deuxièmement, ne désigner si possible qu'un seul
lieu pour la fabrication des monnaies, où la frappe aurait
lieu non pas au nom d'une seule ville, mais au nom du
pays tout entier et avec ses insignes ; l'efficacité de ce
principe est démontré par la monnaie polonaise qui,
grâce à cela seulement, conserve sa valeur sur un ter-
ritoire aussi étendu. •
Troisièmement, lors de l'introduction de la monnaie
nouvelle décrier l'ancienne.
Quatrièmement, observer d'une façon inviolable,
immuable et pour toujours l'usage de tailler 20 marcs
seulement et non davantage dans une livre d'argent
pur, déduction faite de ce qu'il y a lieu de réserver pour
les frais de monnayage. De cette façon, la monnaie prus-
sienne sera égalée à la monnaie polonaise, c'est-à-dire
que 20 gros prussiens ou 20 gros polonais constitueront
un marc prussien.
Cinquièmement, éviter que soit excessive la quantité
de monnaie.
Sixièmement, émettre toutes les espèces de monnaie
en même temps, c'est-à-dire frapper les scotes, les sous,
les gros et les oboles simultanément.
En ce qui concerne la question de savoir quel doit
être le titre de la monnaie, celle de savoir si l'on frappera
des gros, des sous ou bien des deniers d'argent qui vau-
dront un ferton ^^ ou un demi-marc ou même un marc
entier, la décision doit être prise par ceux à qui cela appar-
COPERNIC 21
tient, pourvu qu'on s'y attache, et que la décision prise
vaille de façon immuable pour l'avenir.
Il faut prendre également en considération les oboles,
car, actuellement, leur valeur est si faible qu'un marc
entier contient à peine pour un peu plus d'un gros
d'argent.
La dernière difficulté résulte des contrats et des obli-
gations passés avant ou après l'introduction de la nou-
velle monnaie. Pour cela il y a lieu d'envisager les moyens
qui n'affectent pas trop les parties contractantes ; ce
qui a été fait autrefois en ce sens ressort de la description
qui se trouve ci-jointe ^^.
B
LETTRE DE N. COPERNIC A FÉLIX REICH
SUR LA MONNAIE
NOTICE
L'original latin de la « Lettre de Copernic à Reich » a été
publié pour la première fois, avec d'insignifiantes omissions,
en 1854 dans la collection des œuvres complètes de Copernic,
(pp. 590-591).
Il a été publié une seconde fois par Hipler, Spicilegium
Copernicanum en 1873.
Une troisième et quatrième fois par Prowe dans ses
ouvrages : Monumenta Copernicana (1873) et Nicolaus Coper-
nicus (1883, 2^ vol.).
Il a été réédité par M. Dmochowski [op. cit., p. 45-49) ;
c'est d'après ce texte que nous publions notre traduction.
L'original est constitué par un manuscrit conservé aux
Archives secrètes de Kônisberg (Armoire 5, rayon 22, No. 28)
et corrigé par Copernic lui-même.
Cette lettre donne des éclaircissements sur les calculs rela-
tés dans le mémoire de Copernic, Monete Cutende Ratio, dont
la traduction précède celle-ci.
LETTRE DE N. COPERNIC A FÉLIX REICH
SUR LA MONNAIE
Vénérable Seigneur et cher ami !
Il est bien difficile de faire la lumière sur des pro-
blèmes qui, de leur propre nature, sont plongés dans de
profondes ténèbres, car il peut se faire que, tout en
concevant bien une chose, on ne parvienne pas à l'expri-
mer nettement « et je crains que pareille difficulté ne me
soit aussi parfois advenue. Il en est ainsi du raisonne-
ment concernant la monnaie prussienne par suite de son
extrême complexité, pour ne pas dire de sa confusion,
et je ne m'étonne guère si ce que j'ai écrit à ce sujet n'est
pas immédiatement compris par tout le monde. Je
tâcherai par conséquent de rendre plus clair ce que Votre
Seigneurie se plaint de ne pas entendre. Nous savons,
dis-je, qu'on achetait pour 2 marcs et 8 scotes une demi-
livre d'argent, alors que l'on mélangeait trois parties
d'argent pur avec une quatrième partie de cuivre et
que d'une demi-livre de cet alliage on frappait 112 sous.
Le fait que cette monnaie remplissait les conditions
exigées d'un bon numéraire, en ce qui concerne sa valeur
et son estimation, s'explique ainsi par l'examen qui
suit : quand nous disons que 112 sous pesant une demi-
livre contiennent trois quarts, soit un dodran d'argent
pur, d'après la proportion d'alliage prévue, il s'ensuit
que le tiers de cette somme (soit 37 sous un tiers ou
^) tout en concevant... exprimer nettement manque
dans r édition de 1854.
26 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
37 SOUS 2 deniers) en contiendra le quart, soit le quart
d'une demi livre ". Par conséquent, si Ton ajoute 37 sous
et un tiers à la somme de 112 sous, on obtiendra le total
de 149 sous et un tiers ^ pesant un bes de livre (car un
bes signifie deux tiers d'une unité quelconque, de même
qu'un dodran signifie trois quarts) c'est-à-dire pesant une
demi livre et un sixième, ce qui équivaut à deux tiers de
livre. Ici j'entends par un bes 32 scotes, car notre livre
entière contient 48 scotes et je ne pouvais pas dire
8 onces, étant donné qu'il existe aussi une autre livre,
en usage surtout chez les pharmaciens, qui se divise en
onces et pèse un quart de moins que la précédente. Par
conséquent la dite somme de 149 sous et un tiers contient
une demi livre d'argent pur : car cette somme pèse deux
tiers de livre et si nous en enlevons le quart (ce qu'exige
le calcul de l'alliage de cuivre et qui équivaut à la
sixième partie d'une livre), il reste une demi-livre. Nous
avons donc comme valeur de cette monnaie une demi
livre d'argent pur dans les 149 sous ; son prix est cepen-
dant de 140 sous, savoir, comme il a été dit, 2 marcs
et 8 scotes ^; par conséquent la dignité ou l'estimation
de la monnaie absorbe environ neuf sous, et, en général,
à peu près la quinzième partie de la valeur ; je crois
qu'ainsi le raisonnement est clair. Si quelqu'autre dif-
ficulté apparaissait, je reste à votre service dans la
mesure du possible, pourvu qu'il en résulte quelqu'uti-
^) Dans le manuscrit on a rayé les mots soit la hui-
tième partie d'une livre.
^) Dans le manuscrit le mol un tiers a été corrigé
plus tard par ter (trois fois) et on a ajouté sur le côté
decimam partem (dixième partie).
'^J Dans Védition de Varsovie, nous trouvons mr. I
sol. VIII ; c'est évidemment mr. II scot. VIII qu'il faut
lire.
COPERNIC 27
lité. Je crains cependant, si l'on ne prend pas d'autres
dispositions, que les choses ne tournent mal, car on ne
cessera de frapper la monnaie comme on le fait à présent.
Pourquoi en effet le cesseraient-ils, ceux qui en attendent
toujours du profit et jamais de dommage ? J'ai appris
par le rapport de Maître Agathius ^^ que l'on discutait
de l'impôt et, de là, je conclus que, pour le moment, on
ne fera rien pour la monnaie, car il ne convient même pas
que les sujets soient chargés d'un double fardeau. De
cette façon, nous paierons les impôts et la monnaie sub-
sistera-t-elle, ou plutôt, elle ne subsistera pas, car nous
la rendrons encore plus mauvaise et nous donnerons au
Roi notre Maitre, beaucoup de monnaie, c'est-à-dire
beaucoup de paille, mais où sera le grain ? Je ne sais
s'il n'aurait pas été plus beau, plus magnifique, plus
royal, je dirai même beaucoup plus utile, de laisser de
côté l'impôt et de relever dès à présent la monnaie, et, au
cas où cette mesure n'aurait pas été suffisante, de procé-
der ensuite à la levée de l'impôt. Cette mesure, en effet,
si je ne me trompe, en augmentant le cens public, aurait
apporté des profits et des fruits plus grands, car perpé-
tuels, tandis que l'impôt ne donne qu'un profit annuel.
Mais, quoiqu'il en soit, j'avoue que, comme un autre
homme qui n'a qu'une façon de penser et qui ne connaît
ni n'envisage les jugements les plus utiles des autres, je
puis faire erreur. Je souhaite que Votre Seigneurie se
porte le mieux possible, soit heureuse et je la prie de me
recommander et de recommander mes services à notre
très Révéré Seigneur et Maitre.
De Warmia, le Dimanche de la Quasimodo.
N. G(oppernic)
(felicj reich)
De Moneta.
NOTES
^) Le scote, en polonais skojciec ou skojec, était un poids pesant le tiers
d'une once, c'est-à-dire la vingt-quatrième partie d'un marc. En Pologne,
le type du marc étant le marc de Cologne d'un poids de 233 grammes
environ, le scote ne pesait pas tout à fait 10 grammes.
Le lésion français, que l'on commença à frapper sous Louis XII, en 1513,
possédait à peu près la même valeur que le scote.
2) Conrad Jungingen fut le 22^ grand-maitre de l'Ordre Teutonique,
jusqu'en 1407 ; son parent, Ulric Jungingen lui succéda à cette date et fut
grand-maître jusqu'à sa mort survenue le 15 juillet 1410, à la bataille de
Grûnwald.
3) Vinric Kniperode, 19^ grand-maitre de l'Ordre Teutonique, de 1351
à 1382. Il construisit le château deMalborgou Marienbourg et lutta contre
la Lithuanie.
*) Au cours du xv® siècle, deux grand-maitres ont porté ce prénom :
Heinrich Reuss, 24^ grand-maitre, de 1410 à 1413, qui rendit hommage
à Casimir Jagiellonczyk, Roi de Pologne et Heinrich Reffe von Richtenberg,
30e grand-maitre, de 1470 à 1473.
^) Dans les manuscrits existants de Copernic (Reich et Fischer) on lit
Michel de Rusdorfï. Ceci, bien qu'une erreur manifeste, a toujours passé
inaperçu : il n'existe pas en effet de grand maitre de ce nom ; nous trouvons
le 25e grand-maitre, Michel von Sternberg (1413-1422) et le 26^ grand-
maitre, Paul Belhtzer von Russdorf (1422-1440). Ce n'est probablement
qu'une simple erreur de copiste.
*) Casimir Jagiellonczyk, lors de la seconde guerre avec l'Ordre Teuto-
nique, accorda le privilège de la frappe de la monnaie, pour la durée des
hostilités, aux villes Torun, Dantzig, Elbling et Kônisberg. En 1457, le
privilège fut supprimé pour Kônisberg, mais fut rendu perpétuel pour les
autres villes.
') Le texte du manuscrit est ici abimé, et on a ajouté plus tard les mots :
Prussia que luo, c'est-à-dire, Prusse qui par ton... ce qui change absolument
le sens de la phrase. Les écrivains allemands, comme Hipler (Spicilegium
Copernicanum ) insèrent le texte ainsi modifié sans parler de la correction
et fondait sur ce texte l'origine allemande de Copernic. M. Dmochowski
s'est adressé au directeur des Archives de Kônisberg, le D^ Joachim, en le
priant de reconnaître que ces mots ont été ajoutés ultérieurement, ce que
certifia le D' Joachim. Ces mots furent cependant ajoutés avant 1816, car
Faber, envoyant à Bentowski une copie du manuscrit de Reich, faisait
déjà mention de Prussia que luo...
8) C'est à la paix de Cracovie (1525) que le margrave Albert avait
obtenu le titre de prince de Prusse.
8) Les idées exposées ici par Copernic sont celles qui servirent de base
au règlement monétaire de Sigismond I^r en 1528 (V. Supra, Introduction,
t. I, p. 000).
COPERNIC
29
10) Le feiion est la quatrième partie du marc.
") Dans le manuscrit de Czartoryski on trouve le texte de la loi de
Malborg ou Marienbourg ; ce texte manque dans les manuscrits de Reich
et de Fischer. Les éditeurs qui ne connaissaient pas le manuscrit de Czarto-
ryski étaient arrivés à la conclusion que c'était bien cette loi qu'invoquait
Copernic. On en trouve la traduction polonaise dans l'édition de Varso-
vie (1854).
On possède huit exemplaires du texte de cette loi à Dantzig, Kônisberg
et Marienbourg. Elle constitue un des remèdes appliqués par l'Ordre
Teutonique après la défaite de Tannenberg-Grûnwald (1410) subie au cours
de la guerre avec le roi de Pologne Jagiello. Ce problème (le règlement des
dettes en monnaies anciennes et nouvelles) fut examiné à plusieurs reprises
par la Diète des États de l'Ordre Teutonique à partir du 24 avril 1416.
La loi débute par ces mots : 1418 Novbr. 6. Dese vorramunge des genczen
landes ist usgegangen am Sonlage noch Omnium sanclorum von Marienburg
im 1418 den.
On en trouve le texte en allemand (original) dans l'édition Dmochowski,
p. 96 et s., texte reproduit d'après Tôpen, Aclen der Stàndetage Preussens
unler der Herrschafi des Deulschen Orlen.
^2) D'après Hipler {op. cit., p. 196) il s'agit ici d'Agathius von der
Trenck délégué de l'évêque et du chapitre de Warmie en 1528-1530 après
avoir été probablement membre du chapitre en 1525. Il mourut le
13 mars 1551.
L. B.
I
II
OPINIONS COMMUNES SUR LA MONNAIE :
SAVOIR
S'IL SERAIT PLUS HONNÊTE
ET PLUS AVANTAGEUX
POUR LA MAISON
ET LA PRINCIPAUTÉ DE SAXE
DE CONSERVER
LA BONNE MONNAIE ANCIENNE
OU
D'EN ADOPTER UNE DE MOINDRE VALEUR
NOTICE
La première édition de cet ouvrage anonyme eut lieu à
Leipzig en 1530, sous le titre suivant : Gemeine slimmen von
der Miintzf vnd oh es dem hause vnd Furstentumb zu Sachssen
Erhlicher vnd zutreglicher sey j die aile gale Mûntz zuhehallen
odder ger ingère anzunemen.
En 1548 eut lieu une réimpression dont le titre diffère
quelque peu : Gemeine Slymmen von der Miïnlze : So Im
MDXXX. Jar j Bey zeil Herlzog Georgen zu Sachssen u. nach
gehablen Rahl der Lansslende Im Hause vnd Furslenthumb zu
Sachssen u. aussgangen / vnd beschlossen / Das es ehrlicher vnd
zulreglicher sey j die allen gule Miinlz zubehallen j dann ger in-
ger anzunemen.
Le présent texte est une traduction de la publication de
cet ouvrage par le Dr. Walter Lotz, Professeur à l'Université
de Munich, avec la collaboration et sous la direction du
Dr. K. F. Jôtze. L'ouvrage de Lotz portait le titre suivant :
Die drei Flugschriflen iiber den Miinzslreil der sàchsischen
Alberliner und Ernesliner (Les trois pamphlets sur les droits
monétaires des ducs de Saxe des branches Albertine et Ernes-
tine, Leipzig, 1893). Le volume faisait partie de la collection :
Sammlungen àllerer und neuerer slaalswissenschafllicher Schrif-
len, No. 2.
L. B.
LE BRANCHU
OPINIONS COMMUNES SUR LA MONNAIE :
SAVOIR S'IL SERAIT PLUS HONNÊTE
ET PLUS AVANTAGEUX POUR LA MAISON
ET LA PRINCIPAUTÉ DE SAXE
DE CONSERVER L'ANCIENNE BONNE MONNAIE
OU D'EN ADOPTER UNE DE MOINDRE VALEUR «
Dieu le Tout-Puissant créa les hommes libres, sans
être sujets à personne ou engagés à quoi que ce soit, si
ce n'est obéir à Dieu. Mais sitôt que l'homme eut désobéi
à Dieu, le Tout-Puissant lui imposa l'autorité : quand
Eve eut séduit Adam, péché par lequel nous sommes tous
souillés, Dieu parla et ordonna à Eve d'être soumise à
son mari.
Il s'ensuit qu'à cause de la méchanceté de l'homme,
Dieu créa l'autorité et le pouvoir qui déroulent, comme
chacun sait, de Lui seul. Mais le Tout-Puissant a aussi
ordonné que, si les sujets doivent être soumis aux auto-
rités constituées pour tout ce qui est honnête et conve-
") Titre de V édition de 1548 : Opinions communes sur
la monnaie : comme quoi en 1530, au temps du duc
George de Saxe, après un conseil tenu avec les États
Généraux de la maison et de la principauté de Saxe,
il fut décidé qu'il serait plus honnête et plus avantageux
de conserver la bonne monnaie ancienne plutôt que
d'en adopter une de moindre valeur.
36 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
nable et ne se trouve pas en contradiction avec la loi
divine, le devoir des autorités est aussi de s'efforcer à
accroître le bien-être de leurs sujets. Dieu a donc institué
les autorités à cause des méchants non raisonnables,
mais les hommes n'ont pas été créés à cause d'elles. Il
en résulte que les autorités doivent, avant tout, s'ef-
forcer de maintenir les sujets dans un état stable, hon-
nête et vertueux, que ceux-ci doivent obéir à leurs sou-
verains et soutenir l'autorité, afin qu'ils soient régentés
par elle en tout honneur, paix et vertu. Là où règne un tel
esprit, c'est un bon gouvernement et les princes et les
sujets, le pays et le peuple prospèrent, la gloire et le ser-
vice de Dieu sont bien observés, ce dont on a tout de suite
la récompense ici-bas et, plus tard, dans l'éternité. Ainsi
l'honorable état de Saxe, le territoire du Landgrave de
Thuringe et la Marche électorale de Meissen ont long-
temps joui de la bénédiction de Dieu. Quelle piété s'adres-
sait à Dieu le Tout-Puissant, comme on a construit de
belles églises, des chapelles et des hôpitaux, comme les
bâtiments que les princes souverains ont fait bâtir sont
plus riches que ceux du passé, et aussi ceux qu'ont
construits à leur exemple les autres notables : comtes,
seigneurs et nobles ! La prospérité des sujets augmenta
dans la même proportion, comme le prouvent les édifices
élevés en maints endroits et le revenu des terres. Dieu en
soit loué ! s'est pareillement accru.
Tout cela résulte du fait que Dieu nous a octroyé un
gouvernement qui, a, jusqu'à présent, préféré notre inté-
rêt au sien propre : notre prince n'a pas ménagé sa vie
ni sa fortune pour maintenir l'état de paix ; il nous a
aussi donné une bonne et juste monnaie. Avec celle-ci
nous pouvions nous procurer dans les autres pays tout
ce que nous désirions, tout ce dont nous avions besoin,
et, de plus, comme on était sûr d'être payé chez nous
en bonne monnaie, comme le commerce marchait bien
(
OPINIONS SUR LA MONNAIE (SAXE) 37
dans notre pays, on nous a apporté toutes sortes de
choses qu'autrement il nous aurait fallu quérir ailleurs.
Pour cette raison, des gens aisés sont venus s'établir
dans notre pays ; remarquant que Dieu, par sa grâce,
avait surtout donné au pays des mines ^, ils se sont tour-
nés vers celles-ci et y ont investi leur argent ; avec
celui-ci les mines, qu'il est impossible de faire fonction-
ner sans emprunter des capitaux considérables, ont été
équipées. Ce fait a sensiblement augmenté la population
de notre pays, la valeur des propriétés et les revenus
de la noblesse se sont visiblement accrus. Car là où il y a
une forte population, les marchandises se vendent aisé-
ment, la noblesse peut gagner par l'élevage et la vente
des poissons de ses lacs, elle peut écouler à des prix
satisfaisants le froment, le seigle, l'orge et l'avoine ; son
bois, sa paille et son foin sont appréciés à leur juste valeur ;
le bourgeois peut débiter sa bière, échanger son drap,
ses robes et ses chausses, ses fers à chevaux, ses ser-
rures, rubans, éperons, épées, couteaux, ceintures, sacs,
bourses, caisses, boites, tonneaux et tonnelets contre de
la bonne monnaie ; les boulangers, les bouchers et tous
les autres artisans travaillent avec plus de profit et le
paysan utilise son champ avec un plus grand succès.
Toutes ces bénédictions, nous les devons au grand
nombre d'hommes qui viennent en notre pays, prenant
en considération le commerce et l'exploitation des mines,
la paix et le bon état monétaire. Mais comme, pendant
ces temps diffîciles, le bon ordre et les vieilles traditions
sont malmenés, il advient parfois qu'on dispute et que
l'on débat la question de savoir s'il ne serait pas bon de
diminuer le contenu métallique de la pièce de monnaie
du pays^. Il en est qui pensent que Dieu le Tout-Puissant
a comblé de dons ce pays en lui donnant les mines, mais
que celles-ci ne sont pas exploitées comme il faut, ne
donnent pas un assez grand profit. Si, par la suite, la
38 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
misère vient, les princes seront forcés d'imposer les
contribuables et de charger leurs pauvres sujets.
On veut négliger ce fait, on prétend que le même
revenu pourrait être facilement obtenu sans charger
les pauvres : comme Ton dit, l'argent devrait être frappé
en dix gulden au lieu de huit gulden un quart. Les sei-
gneurs y gagneraient chaque année une grosse somme,
somme qui correspondrait à la quantité d'argent mon-
nayé et qui serait plus considérable que le rendement
éventuel d'un impôt. De plus, cette mesure rapporterait
aussi longtemps que les mines seraient exploitées. Une
semblable monnaie ne serait pas exportée du pays, mais
elle y resterait et on ne ressentirait plus ainsi pareille
disette de numéraire. Les pays possédant une monnaie
de valeur moindre ne seraient pas inondés de marchan-
dises inutiles et le pays ne subirait aucune perte, sous
aucun rapport : le pauvre pourrait acheter son pain et
sa bière moins cher qu'auparavant. L'argent se fixerait
à un prix plus élevé que son cours actuel : les autres
contrées qui ne produisent qu'une marchandise unique
nous montrent comme ils s'efforcent d'en obtenir le
plus haut prix possible. Le surhaussement de la monnaie
a été recommandé à peu près pour ces raisons. Mais on
peut conserver pas mal de doutes : savoir d'abord s'il
vaudrait mieux monnayer et distribuer l'argent à une
plus haute valeur nominale que d'imposer des contri-
butions.
On se demandera : n'y a-t-il jamais eu un impôt si
onéreux ou qui pourrait devenir si pénible que la frappe
et la distribution d'une monnaie de mauvais aloi ? On
n'a jamais imposé une contribution qui ait occasionné
tants de malheurs ou pourrait en occasionner. Dans nos
pays, le cinquantième Pfennig est de beaucoup l'impôt
le plus fort et le plus élevé ; le dixième Pfenning néant-
OPINIONS SUR LA MONNAIE (SAXE) 39
moins est levé également comme impôt, mais sous une
forme telle que les sujets ne sont pas les seuls à le payer :
l'impôt est mis sur les boissons et ainsi il frappe égale-
ment l'étranger. Les impôts n'ont jamais eu une longue
durée ; la monnaie de bas aloi au contraire va grever à
tout jamais celui qui la touche d'un prélèvement égal
au dixième de son bien et de toute sa fortune, avec
encore, de temps à autre, quelque surcharge en plus.
Aussi longtemps que durera cette situation, aussi sou-
vent que l'on surhaussera la monnaie, un dommage
incessant causé au pauvre en sera le désastreux résultat.
Il faut prendre garde pour que la valeur métallique
de la monnaie, comme celle de toutes les autres mar-
chandises, mais plus encore que pour les autres car la
monnaie est la mesure commune des valeurs, soit exac-
tement conforme à l'argent et au métal contenus dans la
pièce de monnaie elle-même. Après toutes les fluctua-
tions, la monnaie doit atteindre cette valeur et y rester ;
car, pour fonder l'estimation de la valeur, la masse de
monnaie en circulation à un moment donné n'est pas
suffisante : elle est aussi muable que ce qui repose sur la
volonté peu raisonnable ou sur l'habitude des hommes,
en contradiction avec la nature œuvre de Dieu. Un
Gràn ^ ou un Lot * d'argent reste toujours ce qu'il est,
éternel comme la nature ; mais s'il doit valoir maintenant
plus ou moins qu'avant, tout cela sera bientôt fini : cela
ne durera pas plus longtemps que l'estimation faite par
l'homme.
Le surhaussement de la monnaie, comme il est indi-
qué ci-dessus, aurait, dit-on, pour résultat que la mon-
naie ne serait pas exportée hors du pays ; voici la
réponse : c'est là le signe que la monnaie est mauvaise
et qu'on n'aime pas, à l'étranger, avoir à trafiquer
avec elle, ce dont il résulte grand dommage. Ceux qui
40 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
commercent en dehors de nos frontières remarqueront
aisément combien ce fait leur porte préjudice, si l'on
n'aime point leur monnaie, si l'on ne veut pas l'accepter.
Même s'il était bien de détruire le commerce de la
province, on ne pourrait se débarasser du luxe dans son
propre pays : il y a des gens qui, avant d'abandonner
ce luxe, préféreraient envoyer quérir autre part, même
à Venise, même s'ils devaient payer en surplus les frais
de transport et courir les risques du voyage, les objets
qui, jusqu'à présent, leur ont été apportés gratuitement
jusqu'à chez eux. Il est clair qu'on peut actuellement
se procurer chez nous beaucoup de choses pour un prix
qui n'est pas beaucoup plus élevé que celui des pays
d'origine où on les achète.
Le pain, la bière et toutes les autres marchandises
ne sont vendus que dans la mesure de la monnaie qu'on
possède : le marchand ne se laisse pas tromper. De même,
la monnaie de bas aloi ne rend pas la marchandise meil-
leur marché : si le marchand touche de la bonne monnaie,
il donne ses produits à bon marché et pour de la mauvaise
monnaie, il vend cher, afin d'arriver à couvrir ses frais :
car il s'arrange toujours suivant la valeur naturelle de la
monnaie, suivant celle qu'elle possède à cause de l'argent
qu'elle contient et non pas suivant sa taxation fixée au
hasard.
Le surhaussement de la monnaie, par conséquent,
ne peut pas être justifié par la hausse de l'argent, par
l'argent rendu plus cher pour toujours, car la marchan-
dise est évaluée et vendue suivant la valeur de la mon-
naie : quand le titre de celle-ci baisse, le prix des mar-
chandises augmentera et le commerce diminuera. Le
marchand qui peut pour ses denrées recevoir beaucoup
plus d'argent dans les écus d'un pays que dans ceux
OPINIONS SUR LA MONNAIE (sAXE) 41
d'un autre, ne donnera évidemment pas sa marchandise
moins chère là où la monnaie ne contient pas tant d'ar-
gent, pas plus qu'il n'acceptera l'argent pour une valeur
qu'il n'a pas. Comme il sait pouvoir obtenir autre part
une plus grande quantité d'argent pour sa marchandise,
il arrangera son prix de façon à toucher autant d'argent
dans le pays où la monnaie est de bas aloi que dans l'au-
tre : il tâchera donc d'obtenir d'autant plus de pièces
de monnaie que cej:te monnaie contient moins d'argent.
Il faut en conclure que la valeur de l'argent monnayé
ne peut être augmentée si on ne le fait en même temps
dans tous les pays. Les endroits les plus éloignés seraient
alors interdits aux marchands, car ils ne pourraient
nulle part se procurer, en échange de leurs marchandises,
une plus grande quantité d'argent que celle dont la
valeur est fixée. C'est aussi impossible que de voir tous
les peuples accepter une seule langue, une seule façon
de vivre et se comprendre en tout : on n'a pas encore,
jusqu'à présent, entendu parler de cela et on ne peut
l'espérer de ce monde. Même pour les choses divines,
Jesus-Ghrist, notre Sauveur, n'a pas dit que tout le
monde croirait en Lui : pourtant il a dit que Son nom
et Son Évangile seraient proclamés et enseignés partout.
Ainsi fut-il ! Il est aussi malaisé que tout le monde
devienne et demeure chrétien, que pour l'argent dans
le monde entier d'être estimé partout à la même valeur.
A quoi bon alors augmenter artificiellement dans ce
pays le cours de l'argent monnayé ? Le résultat en serait
que le négoce serait banni. On ne peut prendre à charge
devant Dieu que l'argent, dans ces pays si richement
dotés de mines, soit tellement prisé, sous prétexte qu'on
agit ainsi dans les pays moins riches en mines. On ne
trouve pas souvent de l'argent et on ne l'estime pas à la
même valeur que les autres produits dont les peuples
sont le plus souvent comblés. Il ne serait pas étonnant
qu'un pays qui laisse exploiter des mines (qui sont un
42 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
don de la grâce de Dieu) par les seigneurs, ne soit puni
sévèrement et ne perde ce don. Il en va de même pour
tous les dons de Dieu si l'on ne s'en sert pas en vue du
bien commun, comme il serait équitable, mais si l'on en
abuse pour son propre intérêt. Et surtout les mines ne
sauraient être exploitées longtemps si le salaire payé
aux Gewerke ^ en même nombre de pièces de monnaie
qu'à présent et si pourtant on voulait monnayer l'argent
et le faire circuler à une valeur nominale beaucoup plus
élevée ® : cela serait en contradiction avec tout droit
divin et naturel, car les Gewerke ont souvent investi dans
les mines une grande part de leurs biens. Si la valeur
nominale de l'argent est augmentée seulement en faveur
des seigneurs et non pas en la leur, si en plus ils touchent
de la monnaie dépréciée et pas plus qu'auparavant, ils
abandonneront bientôt l'exploitation des mines et il n'y
aura ainsi plus d'argent.
Les défenseurs d'un surhaussement de la monnaie
ont bien donné maints motifs à leur proposition : quel-
ques uns, mal informés, se sont prononcés pour cette
mesure par ingénuité et par ignorance ; un trop grand
amour pour leurs seigneurs détermine d'autres ; il y en a
d'autres qui sont poussés par l'égoïsme et la jalousie
envers ceux qui se sont enrichis par le commerce dans
ce pays ; la méchanceté seule inspire enfin quelques
uns qui viennent d'être déchus et qui, pauvres, envient
l'aisance des seigneurs et du pays.
Quant à la première classe, il faut la prendre en
pitié : ces gens donneraient de meilleurs conseils s'ils
comprenaient mieux la situation. Bien informés par
d'autres, ils laissent tomber leur intention et suivent la
bonne cause. C'est donc le meilleur des cinq groupes.
La deuxième classe de gens qui sont du même avis
OPINIONS SUR LA MONNAIE (sAXE) 43
par amour trop grand pour leurs seigneurs a, comme dit
Saint-Paul, du zèle mais pas d'esprit. Ils aiment d'une
manière imprudente en voulant procurer à leurs sei-
gneurs ce qui ne leur sert point, pas plus qu'à leur pays.
Leur bonne foi ne les laissent pas distinguer le bon du
mauvais, comme celui qui, aimant un enfant, lui tend
pour son amusement quelque chose qui lui nuira plus
tard. Ces gens-là ne voient que le présent et n'envisagent
point l'avenir, ils sont plus criminels que les premiers ;
ils empêchent avant tout les princes de devenir riches,
ils ne se soucient pas du dommage éventuel causé au pays,
ils oublient complètement, comme il a déjà été indiqué
ci-dessus, que l'autorité a été instituée dans l'intérêt des
hommes et non pas les hommes dans celui de l'autorité,
ils rendent donc riches les pères et pauvres les enfants.
Le pays n'en prospère pas, car il est clair que l'enrichis-
sement procuré par l'argent monnayé à plus haut prix
remplit la bourse des seigneurs et ruine le pays. Sitôt
que la monnaie de mauvais aloi a été frappée et est mise
en circulation, le commerce décroît. Les recettes des
douanes et d'escorte, l'exploitation des mines diminuent
en même temps que le commerce : les princes reconnai-
tront leur faute si enfin la production des mines baisse.
Quand la population du pays diminue, la vente des mar-
chandises est rendue plus difficile et on vend moins, le
pays déchoit visiblement, comme les pays voisins le
laissent voir, eux qui riches intrinsèquement sont ruinés
par la mauvaise monnaie de bas aloi. Qu'on aille voir
Prague, Ratisbonne et d'autres villes où le commerce
florissait jadis ; comme elles sont devenues pauvres !
La carcasse des vieilles maisons y dépasse maintenant la
valeur des maisons elles-mêmes.
La Saxe doit importer d'autres pays du plomb dont
le prix est déjà assez considérable : si la valeur de la
monnaie est diminuée, le plomb coûtera encore plus
44 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
cher et ainsi toutes les moindres mines ne pourront plus
être exploitées, ce qui diminuera le rendement des impots
sur les mines. Une chose est avant tout à considérer : des
centaines de milliers de florins ont été prêtés et doivent
être remboursés, selon titre écrit, en bonne monnaie ; si
la monnaie de mauvais aloi était établie, il en résulterait
beaucoup de graves litiges, il en découlerait du désordre
et du tumulte. Il est équitable en soi, et il est aussi sti-
pulé dans toutes les obligations, même si celles-ci ne
parlent que du paiement en monnaie usuelle du pays,
que chacun rende la monnaie selon sa juste valeur natu-
relle, valeur qu'elle possède en elle-même ou à cause de
l'argent contenu, comme l'emprunteur ou ses ancêtres
l'ont touchée et non pas comme on la taxe, quand bien
même un surhaussement de la monnaie a eu lieu dans le
pays. Mais si le paiement avait dû en réalité se faire sur
ces bases, le commerce aurait été détruit par la mauvaise
monnaie, les droits de douane et d'escorte auraient été
diminués, l'exploitation des mines rendue plus difficile
et la discorde en serait le résultat : il s'ensuit la perte
éternelle du corps et de l'âme. Nous n'avons aucun doute
que tous ceux dévoués à leurs seigneurs, une fois ceci
pris en considération, ne leur feront plus de telles pro-
positions.
La troisième classe est composée de marchands qui
cherchent leur propre profit. Ils veulent de l'argent cher,
ils veulent le revendre cher par ce qu'ils l'ont acheté cher.
Par le surhaussement de la monnaie, l'encaisse de ceux
qui savent tenir leur commerce en écus et qui ont tou-
jours des provisions d'argent comptant à bon titre s'ac-
croit. Ce fut le cas du Schneeberger Groschen d'autrefois :
on en a pris 20 ou 21 pour un florin et la monnaie était
frappée de telle sorte que 16 équivalaient à un florin.
Ces gens ne pensent pas à ce qu'eux-mêmes et les autres
vont perdre sur les dettes et obligations qu'ils ont contrac-
OPINIONS SUR LA MONNAIE (sAXE) 45
tées : car si ces créances ne sont pas payées avec une
monnaie aussi bonne que celle du jour du contrat, tout
le monde touchera proportionnellement moins. Le cours
de ces milliers de florins d'argent comptant, au bon titre
ancien, va augmenter par suite du surhaussement de la
monnaie, autant qu'on perdra, étant créancier de capi-
taux de milliers de florins, par rapport à leur juste valeur.
Il faut se demander s'il est possible qu'il y ait dans un
pays autant d'argent comptant que de dettes contractées
en cet argent comptant : le mal provenant de la perte
des capitaux doit être beaucoup plus grand que le profit
et l'avantage résultant du changement de monnaie '.
On peut juger par là que tous ceux qui conseillent de
diminuer la monnaie, qui veulent augmenter le prix de
l'argent monnayé prêtent seulement attention à leur
propre profit et pas du tout au mal général qui se mon-
trera particulièrement sensible pour les colons héré-
ditaires ^.
La quatrième classe consiste de ceux qui, jaloux de
la richesse des gens de négoce, veulent les chasser du
pays. Sont à nommer aussi ceux qui, gens malhonnêtes,
voudraient voir le pays sans juifs pour s'enrichir seuls
par l'usure.
La dernière classe groupe ceux qui veulent voir périr
les autres en même temps qu'eux-mêmes, ayant mangé
leur bien dans la débauche, l'ayant dilapidé, ayant pro-
digué leur fortune ou l'ayant mise en gage ; ne possédant
plus de quoi vivre selon leur état, ils désirent que les
autorités soufîrent aussi de l'indigence et ne paient per-
sonne, pour enfin pouvoir s'adonner plus franchement
à leurs vices. Il est à espérer que de telles gens ne se
trouvent pas dans ce pays ; si pourtant il y en avait, ils
ne devraient pas y être tolérés, car ils sont pires que les
loups ; tandis que les loups font dommage aux autres
46 ÉCRITS NOTABLES SLR LA MONNAIE
en mangeant, ces gens-là nuisent à la fois aux autres
et à eux-mêmes. C'est pourquoi on ne devrait suivre
aucun de leurs conseils, mais plutôt implorer Dieu le
Tout-Puissant, le Seigneur de toutes les grâces de détour-
ner de nous, par son omnipotence, le mal et de laisser
participer le gouvernement à sa grâce, pour qu'il ne
suive pas ces méchantes insinuations, mais qu'il nous
régente, comme faisaient ses prédécesseurs, sagement,
avec bonheur et bon résultat, tandis que croissent les
vertus, l'honneur et le bien, pour qu'il nous munisse
d'une bonne monnaie, pour qu'il nous donne une paix
éternelle, la prospérité des mines et du commerce et
qu'il devienne avec nous riche et heureux.
Pour qu'ainsi se fasse, disons : Amen !
NOTES
*) La découverte de ces mines était, ;\ l'époque, en partie relativement
récente. Ainsi les mines situées près du Schneeberg furent mises en exploi-
tation en 1482, immédiatement après leur découverte.
*) L'unité monétaire pour la Saxe était le marc d'Erfurt ou marc de
Cologne, d'argent pur, pesant 233,8 gr. On taillait 8 1/4 Gulden au marc,
ce qui donnait à chaque Gulden un poids de 28,34 d'argent fln.
3) Le Gràn était la 18« partie du Loi, soit, pour le marc de Cologne,
0,812 gr.
*) Le Lot était la 16^ partie du marc, soit, pour le marc de Cologne,
14,613 gr. environ.
^) Gewerke, ou Gewerk signifie, en allemand moderne, corps de métier,
corporation. Mais ce mot avait au xvi« siècle, en Saxe, comme partout
ailleurs, un sens très différent : il veut dire ici les ouvriers possédant une
plus ou moins grande part indivise de la mine qu'ils exploitaient. V. en
particulier, Lotz, op. cit., p. 16-17, noie et Schmoller, Die geschichtliche
Entwicklung der Unternehmung {Jahrbuch fur Geselzgebung, Veruml-
lung, de, 1891, p. 685).
•) Comparer un des autres textes publié par Lotz, Apologia (Lotz,
op. cit., p. 86 et s., 94 et s.).
') Comparer Adam Smith, La Richesse des Nations, Livre ii. Chapitre ii.
®) Colons héréditaires ; en allemand Erbzinsen. Le mot n'a pas d'équi-
valent exact en français. Ce sont des fermiers, des tenanciers qui jouis-
saient héréditairement de leurs fermes, moyennant le paiement d'une
redevance.
L. B.
III
LES PARADOXES
DU SEIGNEUR DE
MALESTROIGT, GONSEIL-
LER DU ROI ET MAISTRE ORDINAIRE DE
SES GOMPTES, SUR LE FAIGT DES MONNOYES
PRÉSENTEZ A SA MAIESTÉ, AU MOIS DE
MARS, MDLXVI
A PARIS
DE l'imprimerie DE M. DE VOSCOSAN
RUE S. lAQUES, A l'eNSEIGNE DE LA
FONTAINE
1566
AVEC PRIVILÈGE DU ROY
LE BRANCHU
NOTICE
Le texte que nous reproduisons ici est celui de l'édition
originale de 1566, publiée chez de Voscosan. Le lecteur trou-
vera, d'autre part, un fac-similé du titre de l'édition originale.
Nous avons conservé intégralement le texte de l'orthogra-
phe de cette édition. Nous nous sommes contenté de supprimer
les « n » suscrits et de les remplacer par la lettre elle-même
dans le corps du mot : nous écrivons ainsi monnoyes au lieu
de monoyes, opinion au lieu d'opiniô.
Une autre modification peu importante a consisté à chan-
ger, le cas échéant, en « v » les « u » du texte de Malestroit :
ainsi peuvent au heu de peuuent.
Tout ceci n'a eu d'autre but que de faciliter la lecture du
texte.
Nous avons indiqué, dans le texte lui-même, les références
à la pagination de l'édition originale (A ij. Ro, etc.). Celle-ci
forme un volume in-8 petit conservée à la Bibliothèque Natio-
nale sous la cote : 8». LF". 20.
L. B.
Feuille Mer calée entre FoL aA.V^ et Fol.bAM^ (Para-
doxes de M. de Malestroit {de V édition annotée de la
Response de Bodin. L'écriture semble révéler un lecteur
du début du XVII^ siècle [Exemplaire de la Biblio-
thèque Nationale, Rés. LF.".20.B).
i8 onces "j
64 gros / ce sont parties
192 deniers \ équivalantes
4.608 grains ]
Environ lan 1227 St. Loiiis fit fabriquer |des dou-
zains d'argent fin appelés gros tournois ; par ce que ce
feut dans la ville de Tours & qu'ils pesoient chacun un
gros, le marc d'œuvre produisant 64 pièces.
Du règne de Henry second, on fabriqua des douzains
d'aloy à 3 den. & 1 /2 dont le marc d'œuvre produisoit
93 pièces & demy ; sur ce fondement calculant par le
nombre de ladite qualité de fin
1 marc à 3 den. & 1 /2 de fin produisoit d'œuvre 93 pièces
& 1/2
1 marc à 3 den. & 1 /2 de fin en produisoit 93 pièces & 1 /2
1 marc à 3 den. & 1 /2 de fin en produisoit 93 pièces & 1 /2
et 3 on. 2 den. pour 1 den. & 1 /2 de fin en produisoit
39 pièces & 1 /2 ou environ
3 marcs 3 onces 2 den. d'œuvre produisoient la quantité
de 320 douzains contenant cinq
fois le susdit nombre 64
320
Pour un gros & demy d'argent fin produit un Marc
ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
de billon en 93 pièces & 1 /2. Combien de marcs & de j
pièces de billon produira un marc d'argent fin employé j
pour le mesme titre de billon ? j
R. nous trouvons que le dit marc d'argent fin employé \
au dit billon produira 72 marcs & 2 /3 en billon & cette j
quantité de billon produira 3.986 pièces & 2/3 de pièce. \
[Fol.Aij.Ro]
PARADOXES Dtr SEIGNEUR DE MALESTROIGT
SUR LE FAITG DES MONNOYES
Au Roi
Sire, ayant travaillé trois ans, tant par commande-
ment de vostre Maiesté, que par ordonnance de vostre
Chambre des Comptes, au faict des monnoyes, à elle ren-
voyé pour vous en donner advis : & d'autant que la chose
qui plus nous doibt inciter d'y regarder de plus, c'est
l'estrange [Fol.Aij.V^] encherissement que nous voyons
pour le iourd'huy de toutes choses : Lequel combien que
chascun, tant grand que petit, le sente à sa bourse : si
est-ce que peu de gens peuvent gouster la source & ori-
gine de ce mal, lequel fault nécessairement tirer du fons
& abysme desdictes monnoyes, & icelle demonstrer par
raisons grandement paradoxes, c'est à dire, fort esloin-
gnees de l'opinion du vulgaire. Il m'a semblé. Sire, que
pour traicter la matière selon son naturel, & attendant
faire paroistre à vostre Maiesté un plus grand fruict de
mon labeur, ie ne pouvois mieux faire, pour acheminer
l'œuvre, que de mettre en avant les deux Paradoxes
que i'ai osé présenter à vostre Maiesté, à fin qu'ilz en soient
mieux receus & veux par tout : & qu'estans [Fol.Aiij.R^]
bien entendus, chascun congnoisse le tort qu'il se faict
d'enchérir, mettre & allouer lesdictes monnoyes par
dessus le prix de voz Ordonnances. Lesquelles par ce
56 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
moyen seront mieux gardées, qu'elles n'ont accous-
tumé : dont adviendra à vous premièrement, Sire, puis
à voz subiectz, un grand & incroyable profict.
Vostre treshumble & tresobeissant
subiect & serviteur,
de-malestroict
"FXradoxes
D V SE IGNEVR DE
MALESTROTCT5CONSE11.-
icrdu Roy5& M.iiftre ordinaire de
fescompreSjfurlefaiddesMônoycs,
prefentez à fa JVlaicft.é , au mois de
de Mars, *m, d. l x v i.
A PARIS,
c rimprimeric de M de Vafcofan,
rue S. laques , à Tenfcigne
de la Fontaine.
Avec privilège dv roy.
M^y^
MALESTROIT
Fac-similé de la page de Titre de l'édition originale. Paris 1566.
(Bibliothèque Nationale).
Monnaie. PI. Il
l.-P. 56
[Fol.A.iij.Vo]
PREMIER PARADOXE
Que Ion se plainct à tort en France, de renchérisse-
ment de toutes choses, attendu que rien n'y est enchery
puis trois cens ans.
DEUXIÈME PARADOXE
Qu'il y a beaucoup à perdre sur un escu, ou autre
monnoye d'or & d'argent, encores qu'on la mette pour
mesme pris qu'on la reçoit.
[Fol.A.iiij.Ro]
PARADOXE PREMIER
Que Ion se plainct à tort en France, de renchérissement de
toutes choses, attendu que rien n'y est enchery puis trois
cens ans.
Depuis que l'ancienne permutation a esté commuée
en emption & vendition, & que la première richesse des
hommes qui consistoit en bestail, a esté transférée à
l'or & à l'argent, par lesquelz toutes choses ont esté
depuis estimées, vendues, & appréciées, & par consé-
quent sont iceux métaux les vraiz & iustes iuges du bon
marché, ou de la cherté de toutes choses.
Lon ne peult dire, qu'une chose soit maintenant plus
chère qu'elle n'estoit il y a trois cens ans, sinon que pour
l'achapter il faille maintenant bailler plus [Fol.A.iiij.V^]
d'or ou d'argent que lon n'en bailloit alors.
Or est il que pour l'achapt de toutes choses, lon ne
baille point maintenant plus d'or ny d'argent que lon
en bailloit alors.
58 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Doncques, puis ledict temps rien n'est enchery ne
France.
Les maximes sont claires.
La mineure se preuve en ceste manière :
Du temps du Roy Philippes de Valoys, qui commença
à régner en l'an mil trois cens vingt huict, l'escu d'or
aux fleurs de lis sans nombre ^ aussi bon, voire meilleur
en pois & aloy que les escuz soleil ^ de maintenant, ne
valoit que vingt solz tournois. Et combien que lors
l'aulne de bon velours ne valoit que quatre livres, pour
paier ces quatre livres falloit bailler quatre escuz, ou
monnoye d'argent à l'equipolent. Ladicte aulne ^ de
velours, encores qu'elle couste maintenant dix [Fol.B.i.Ro]
livres, qui font six livres d'avantage : Neantmoins pour
paier ces dix livres ne faut que ladicte somme de quatre
escuz, à raison de cinquante solz pièce, comme ils font
par l'ordonnance, ou monnoye d'argent à la valeur*
Doncques ladicte aulne de velours n'est point mainte-
nant plus chère, qu'elle n'estoit alors.
Il y a pareille raison pour toutes autres marchandises
de garde, que les marchands appellent Latines.
Si nous regardons aux autres marchandises, qui sont
plus périssables, comme bledz, vins, & autres semblables,
nous y trouverons pareille raison. Mais pour en faire le
compte il n'est pas raisonnable de nous fonder sur ceste
année, qui est la plus estrange & irreguliere qui ait
paravanture iamais esté veuë en France, que les bledz
& vins ont esté quasi tous perdus, voire le boys des
vignes & les noyers gelez. Nous prendrons doncques
une année commune, comme Ion a accoustumé faire en
l'estimation des choses [Fol.B.i.V^] casueles & incer-
taines, & mettons le muy de vin moiennement bon, à
douze livres tournois.
Et viendrons au Roy lehan successeur dudict Phi-
lippes, qui commença à régner en l'an mil trois cens cin-
quante, & fist forger les premiers francz à pied ^ & à
MALESTROICT 59
cheval * d'or fin, lesquelz ne valoient lors que vingt solz
tournois, & maintenant se mettent pour soixante solz,
qui est le triple. Si en ce temps là le muy de vin moien-
nement bon valoit quatre livres, pour paier ces quatre
livres falloit bailler quatre desdicts francz d'or, ou mon-
noye d'argent à l'advenant. Si maintenant nous achap-
tons ledict muy de vin douze livres, qui est le pris que
nous avons supposé pour une année commune : pour
paier lesdictes douze livres, ne fault que pareil nombre
de quatre francz d'or à ladicte raison de soixante solz
tournois pièce, ou monnoye d'argent à la valeur. Par-
quoy ne se peult dire, que puis ledict temps y ait sur
ledict vin aucun encherissement. Le semblable est des
grains, & [Fol.B.ij.Ro] autres telles marchandises.
Nous avons compté par l'or : comptons maintenant
par l'argent, & le prenons de plus loing, comme du temps
du Roy sainct Loys, qui commença à régner en l'an mil
deux cens vingt sept, & fist forger les premiers solz,
valans douze deniers tournois pièce, pour lors appelez
gros tournois ^. Ces gros tournois ou douzains estoient tous
d'argent fin, &n'y en avoit que soixante quatre au marc.
Des douzains de maintenant ^, mesmement des
derniers forgez par le Roy Henry deuxiesme, d'aloy à
trois deniers & demy fin, de quatre vingt treize pièces
& demie au marc d'œuvre, y en a en un marc d'argent
fin, trois cens vingt, qui est le quintuple de ce qu'il y en
avoit du temps dudict sainct Loys.
Partant de l'un desdicts solz Ion en a faict cinq,
& par conséquent les vingt solz de maintenant n'en
valent que quatre de ce temps là : les vingt cinq livres,
[Fol.B.ij.Vo] cinq livres : les cens, vingt. Et ainsi de
plus grande ou plus petite somme.
Doncques si pour le iourd'huy nous achaptons l'aulne
de velours dix livres, qui ne se vendoit du temps dudict
sainct Loys que quarante solz, nous n'en baillons point
plus d'argent qu'il s'en bailloit alors.
60 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
L'aulne de drap, qui se vend maintenant cent solz,
ne revient qu'à vingt solz du temps passé.
Le muy de vin n'est point maintenant plus cher à
douze livres dix solz, qu'il estoit alors à cinquante solz.
Si le chappon couste maintenant dix solz, ce ne sont
que deux solz du temps passé.
La pinte de vin, qui couste maintenant à la taverne
trois blancz, n'est point plus chère que quand elle estoit
lors à un liard.
[Fol.B.iij.Ro] La paire de souliers n'est point mainte-
nant plus chère à quinze solz, que lors à trois solz.
Si la iournée d'un homme & d'un cheval couste à
l'hostellerie en année commune vingt cinq solz, ce n'est
point plus cher que cinq solz qu'elle pouvoit couster
alors.
La iournée d'un manœuvre ou gaigne denier, qui
couste maintenant cinq solz, n'est point plus chère qu'elle
estoit lors à douze deniers.
Le Gentilhomme qui a maintenant cinq cens livres
de rente, n'est point plus riche que celuy qui lors n'en
avoit que cent.
Une terre ou maison qui se vend maintenant vingt
cinq mil francs, n'est point plus chère qu'elle estoit lors
à cinq mil livres.
Le tout pour la raison dessusdicte, qui [Fol.B.iij.V®]
est, que les vingt cinq mil livres de maintenant ne contien-
nent point plus grande quantité d'argent fin, que les
cinq mil livres du temps dudict sainct Loys.
Et ainsi renchérissement que Ion cuide estre mainte-
nant sur toutes choses, ce n'est qu'une opinion vaine,
ou image de compte sans effet ni substance quelconque.
Car tousiours fault revenir à nostre premier point, qui
est, de sçavoir & entendre pour vray, que nous ne bail-
lons point maintenant plus grande quantité d'or ou
d'argent fin, qu'il s'en bailloit le temps passé pour l'achapt
de toutes choses. Ce qui se voit & vérifie tout de mesme,
MALESTROICT 61
de temps en temps, & de règne en règne, depuis ledict
sainct Loys, iusques à présent.
Parquoy ne se peult dire ny soustenir, qu'aucune
chose soit encherie puis ledict temps.
[Fol.B.iiij.Roj
PARADOXE DEUXIÈME
Qu'il y a beaucoup à perdre sur un escu, ou autre monnoye
d'or & d'argent, encores qu'on la mette pour mesme pris
qu'on la reçoit...
L'une des choses qui plus a trompé & rendu pauvre
le François & la France, & qui plus a faict contemner
& enfreindre, depuis cent ans, les Ordonnances faictes
par les Roys sur le cours & mise des monnoyes, les pre-
nant & alouant à plus hault pris que le Prince ne les
a évaluées. En quoy l'opinion du vulgaire a tousiours
esté maistresse car quelque résistance que les Roys aient
sceu faire, ilz ont finalement esté vaincus & contrainctz
de suivre en cela la volonté desordonnée du peuple, & de
hausser l'escu de iour en iour. Tellement que de vingt
solz qu'il valoit [Fol.B.iiij.Vo] du temps dudict Roy
Philippes de Valois, a monté de règne en règne, & de
degré en degré, à XXV. XXX. XXXV. XL. XLV.
& iusques à cinquante solz, ou il est maintenant par
l'ordonnance ^. Ce qui a apporté une perte inestimable
& dommage irréparable, tant aux Roys qu'à leurs
subiectz. C'est un erreur commun de long temps invétéré
& enraciné aux cerveaux de la plus part des hommes,
qui pensent n'estre possible qu'ilz puissent riens perdre
sur un escu ou autre monnoye, soit domestique ou estran-
gere, pourveu qu'ilz la mettent pour le mesme pris
qu'elle leur aura esté baillée. Ces pauvres gens sont bien
loing de leur compte, ainsi qu'il sera clairement demons-
tré par les mesmes termes du Paradoxe précèdent.
62 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Quand du temps dudict Philippes de Valoys les
escuz, comme dict a esté, ne valoient que vingt solz
pièce, qui maintenant se mettent à cinquante solz pour
le moins : le Gentilhomme qui avoit cinquante solz de
menuz cens ou rentes, pour ces cinquante solz recevoit
deux [Fol.C.l.Ro] escuz & demy, ou monnoye d'argent
à la valeur : pour lesquelz deux escuz & demy il avoit
demie aulne demy quart de velours, à raison de quatre
livres l'aulne, qui est le prix qu'il valoit alors, revenant
aux quatre escuz qu'il vault de présent. Maintenant
pour payement desdictz cinquante solz de rente, ce
Gentilhomme ne reçoit qu'un escu, ou monnoye d'argent
à l'equipolent. Pour cet escu, il n'aura au iourd'huy
qu'un quartier de velours, à raison de dix livres que vaut
maintenant l'aulne : au lieu qu'il en avoit le temps passé
demie aulne demy quart. Il pert doncques un quartier
& demy de velours sur son escu, combien qu'il l'ayt
mis pour cinquante solz, qui est le mesme pris qu'il
l'a receu. Et s'il prent ou met l'escu pour cinquante
un, ou cinquante deux solz, sa perte sera plus grande à
l'equipolent.
L'officier qui avoit lors vingt livres de gaiges, pour
payement de sesdictz gaiges recevoit vingt escuz, ou
monnoye d'argent à l'advenant. Pour lesquelz vingt
escuz il pouvoit avoir cinq aulnes de velours, à ladicte
raison de quatre livres [Fol.G.l.Vo] l'aulne, qui estoient
les quatre escuz, qu'il vault de ceste heure. Maintenant
pour payement d'iceux vingt livres de gaiges, cest offi-
cier ne reçoit que huict escuz à cinquante solz pièce ou
monnoye d'argent à la valeur : pour lesquelz huict escuz
il n'aura que deux aulnes de velours, à ladicte raison de
dix livres l'aulne qu'il vault maintenant, au lieu qu'il
avoit accoustumé d'en avoir cinq. Parquoy est mani-
feste qu'il pert sur ses huict escuz trois aulnes de velours,
nonobstant qu'il ayt mis sesdictz escuz pour cinquante
solz pièce, comme il les a receus.
MALESTROICT 63
Le Bourgeois qui du temps du Roy lehan avoit
trente six livres de rente foncière ou constituée, pour
payement de sadicte rente, avoit trente six francs d'or
à pied ou à cheval, à raison de vingt solz pièce qu'ilz
valoient lors, ou monnoye d'argent à l'equipolent. Pour
lesquelz trente six francz d'or, il pouvoit avoir neuf muys
de vin, à raison de quatre livres dudict temps, quiestoient
quatre francz d'or valans douze livres de présent
[Fol.G.ij.Ro], qui est le pris, ou pour une année commune
nous avons apprécié ledict muy de vin. Si ce bourgeois
est maintenant payé de sadicte rente de trente six livres
en ladicte monnoye de franz d'or, il n'en recevra que
douze, valans, à raison de soixante solz pièce, comme
ilz se mettent à présent, ladicte somme de trente six
livres : pour lesquelz douze francz d'or, il n'aura pour le
iourd'huy que trois muys de vin, à ladicte raison de
douze livres qu'il vault à présent, au lieu que lors il en
avait neuf muys. Il pert doncques six muys de vin sur
ces douze francz d'or, encores qu'il les ayt mis pour
mesme pris de soixante solz qu'il les a receus.
Il y a pareille perte sur toutes autres espèces d'or,
& en achapt de toutes sortes de vivres & marchandises,
dont i'obmettray le discours, pour obvier à prolixité.
Comptons maintenant par la monnoye d'argent.
[Fol.G.ij.Vo] Le Gentilhomme, ou autre de quelque
estât qu'il soit, qui du temps dudict sainct Loys avoit
seize livres de cens ou rente, pour luy payer ceste rente,
on luy bailloit cinq marcz d'argent fm, ou monnoye
d'or à l'equipolent. Gar comme dict a esté au premier
Paradoxe, au marc d'argent fm n'y avoit lors que la
quantité de soixante quatre pièces, appeliez solz ou
grostour. Maintenant pour luy payer ceste rente, on ne
lui baille qu'un marc d'argent fm, par ce que les seize
livres, qui font trois cens vingt pièces des nouveaulx
solz, ou douzains, ne contiennent au plus qu'un marc
dudict argent fin, qui n'est que la cinquiesme partie de
64 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
l'argent contenu aux premiers seize livres. En ce temps
là, Ion avoit pour seize livres, seize aulnes de drap, à
raison de vingt solz l'aulne, aussi bon ou meilleur que
celuy qui à présent couste cent solz tournois. Maintenant
pour seize livres Ion n'a que trois aulnes un cinquiesme
dudict drap, à cent solz l'aulne, au lieu que Ion en avoit
seize le temps passé : qui est perte de douze aulnes quatre
cinquiesme de drap sur seize livres, combien que Ion
ayt mis chacune [Fol.G.iij.R^] livre pour pareil pris de
vingt solz qu'elle a esté receue.
Si nous le prenons au soit ou douzain, nous trouverons
le semblable. Car pour dix solz que le Gentilhomme
recevoit anciennement de ses rentes ou censives, conte-
nant autant d'argent fin que les cinquante de mainte-
nant, il pouvoit avoir cinq chappons, à raison de deux
solz pièce. Maintenant pour dix solz il n'a qu'un chappon,
qui est perte sur dix solz de quatre chappons, combien
qu'il ayt mis lesdictz solz pour douze deniers chacun,
qui est le mesme pris qu'il les a receus.
Si celuy qui tient l'opinion contraire à ce paradoxe
vouloit replicquer, & dire qu'il ne se soucie point combien
vault l'escu, la livre, ou le soit, & qu'ayant cent livres
de rente ou de gaiges, ce luy est tout un en quelles
espèces d'or ou d'argent on le paye, ne pour quel pris
on les luy baille, pourveu qu'il ayt tousiours sa somme
de cent livres, & qu'il mette ses dictes espèces pour le
mesme pris qu'il les reçoit : faultdroit par mesme
[Fol.G.iij.Vo] moyen qu'il se vantast d'avoir pour le
iourd'huy autant de marchandise pour deux solz ou
douzains nouveaulx, qui sont quasi tous de cuyvre, que
Ion en avoit le temps passé pour deux desdictz vielz solz
ou gros tournois, qui estoient tous d'argent fm : & autant
à présent pour un escu, que Ion en avoit lors pour deux
& demy. En quoy faisant il introduiroit & mettroit en
avant un troisième Paradoxe, bien plus estrange & plus
difficile à croire que le premier. Gar ce seroit à dire, que
MALESTROICT 65
toutes choses seroient maintenant à meilleur marché
qu'elles n'estoient d'ancienneté, d'autant que pour
l'achapt d'icelles Ion bailleroit maintenant moins d'or
& d'argent, que Ion n'en bailloit alors. Ce qui ne se peult
demonstrer, car il n'est pas vray : & nous suffira bien de
croire le premier Paradoxe, qui monstre que rien n'est
enchery, sans tant nous abuser, que de cuider les choses
estre maintenant à meilleur marché, qu'elles n'estoient
le temps passé.
L'énergie & intention de ces deux Paradoxes est,
pour monstrer (par le premier) [Fol.G.iiij.Ro] que le Roy
& les subiectz achappent maintenant toutes choses aussi
cher que Ion faisoit le temps passé, par ce qu'il fault bail-
ler aussi grande quantité d'or & d'argent, que Ion faisoit
alors. Mais au moyen du surhaulsement de pris des
monnoyes d'or, dont provient par nécessité l'empirement
& afïoiblissement de celles d'argent, le Roy ne reçoit
en payement de ses droitz domaniaulx & autres, aussi
grande quantité d'or & d'argent fin que ses prédéces-
seurs. Pareillement les Seigneurs & autres subiectz de
sa Maiesté qui ont cens, rentes, gaiges, estatz & appoin-
tements, n'en reçoivent aussi grande quantité d'or &
d'argent fin qu'ils recevoient le temps passé, mais sont
(comme le Roy) payez en cuyvre, au lieu d'or & d'argent.
Pour lequel cuyvre (suivant le deuxiesme Paradoxe) Ion
ne peult recouvrer autant de marchandise que Ion avoit
pour semblable quantité d'or & d'argent fin : aussi la
perte que Ion cuide avoir par renchérissement de toutes
choses, ne vient pas de plus bailler, mais de moins
recevoir en quantité d'or & d'argent fin, que Ion avoit
accoustumé.
[Fol.G.iiij.Vo] En quoy nous voyons clairement, que
tant plus nous haulsons le pris des monnoyes, tant plus
nous y perdons : car de là vient le grand encherissement,
qui est maintenant de toutes choses, qui amène une
pauvreté générale à tout ce Royaume.
LE BRANCHU 5
66 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Les mouvements, occasions, & progrets de ce mal,
seront cy après amplement deduicts & demonstrez, avec
le moyen certain, & infalible pour y remédier, au grand
bien & honneur de sa Maiesté, soulagement & commodité
de tous ses subiectz.
FIN
NOTES
1) ECU d'or aux fleurs de lis sans nombre ou écu à la chaise : frappé
pour la première fois sous Philippe de Valois en 1337 (Ordonnance de jan-
vier 1337). Le roi est assis et tient à la main un écu semé de fleurs de lis.
Pièce de 54 au marc, 12 de pied, titrant 24 carats, valant, d'après la dite
ordonnance 20 sous tournois (Cf. Blanchet et Dieudonné, Manuel de
Numismatique, t. II, p. 247 et 249).
2) Écu soleil ou écu sol : frappé pour la première fois par Louis XI
comme suite à l'Ordonnance du 20 novembre 1475. C'était alors une pièce
de 70 au marc, titrant 23 1 /8 carats et courant pour 33 s. t. Par les Ordon-
nances des 13 août 1497, 25 avril 1498 et 23 janvier 1515, Charles VIII,
Louis XII et François I^r frappèrent respectivement le même écu, mais
celui-ci courait alors pour 36 s. 3 d. — Par l'Ordonnance du 21 juillet 1515
(François I^r) on changea légèrement la taille à 71 1 /6 au marc, on remonta
le titre à 23 carats et on fixa le cours à 40 s. t. — Par l'Ordonnance du
18 mai 1519, sous François 1^^ on en tailla 71 1 /2 au marc et le titre
fut abaissé à 22 3/4 carats.
^) L'aulne mesurait 1,188 m.
*) Ceci est une erreur : les premiers francs à pied semblent bien avoir
été frappés sous Charles V, d'après l'Ordonnance du 22 avril 1365 (Cf.
Dieudonné, op. cit., t. II, p. 268). — Le nom officiel était : denier aux
fleurs de lis d'or. On l'appela franc à cause de la confusion qui commençait
h s'établir entre les termes de franc et de livre. — Pièce de 64 au marc, à
24 carats, au pied de 10,5, courant pour 20 s. t.
^) Les francs à cheval furent frappés pour la première fois sous Jean II
le Bon pour sa rançon. Pied de 10,5, pièce de 63 au marc, titrant 24 carats,
courant pour 20 s. t. — Charles V (Ordonnance du 27 juillet ou du 3 sep-
tembre 1364) fit frapper la même monnaie, un peu meilleure par consé-
quent que le franc à pied dont on taillait 64 au marc. — Sous Charles VII
(Ordonnance de novembre 1423), on en taillait 80 au marc et la pièce
courait pour 20 s. t.
®) D'après Dieudonné {op. cit., t. II, 227-228), le gros tournois de
Saint-Louis (Ordonnance du 15 août 1266) était une pièce de 58 au marc,
titrant 12 d. et courant pour 12 d. — On en tailla de plus en plus au marc :
sous Charles V (Ordonnance du 22 avril 1365), 96 au marc. — Mais le titre
ne fut que deux fois abaissé au-dessous de 12 d. (argent pur) : sous Phi-
lippe le Bel de 1303 à 1305 (9 d.) et sous Jean le Bon (Ordonnance du
Languedoc) à 11 d. 12 gr.
') Le douzain de Henri II était une pièce de 94 au marc, titrant 3 d. 16 gr
et courant pour 1 s. t. (Ordonnance du 31 janvier 1549). — Les monnaies
de François II furent identiques à celles de Henri IL — Quant à Charles IX
il abaissa le poids du douzain en en faisant tailler 102 au marc, mais seu-
68 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
lement le 13 janvier 1572, c'est-à-dire longtemps après la rédaction des
Paradoxes et de la Response.
*) L*écu d'or de Cliarles IX, pièce de 72 1 /2 au marc, de 11,8 de pied,
titrant 23 carats courait pour 50 s. t. (Ordonnance du 30 août 1561). —
L*Opdonnance du 9 juin 1573 le porta même ultérieurement à 54 s. t.
L. B.
b^
IV
LA RESPONSE
DE MAISTRE lEAN
BODIN ADVOCAT EN LA COVR
AU PARADOXE DE MONSIEUR DE MALESTROIT,
TOUCHANT L'ENCHERISSEMENT DE TOUTES CHO-
SES, & LE MOYEN D'Y REMÉDIER.
A PARIS
CHtEZ MARTIN LE lEUNE, RUE S. lEAN DE
SEIG^
1568
^
NOTICE
Le texte de l'édition de la Response que nous donnons ici
est la reproduction intégrale de l'édition originale de 1568,
dont il existe à notre connaissance deux exemplaires conservés
à la Bibliothèque Nationale sous les cotes XE 535 et Rés.
LF" 20.B. Ce dernier exemplaire a été annoté par un lecteur
presque contemporain de Jean Bodin. Les seules modifications
que nous nous soyons permis d'effectuer concernent, comme
pour le texte de Malestroit, le changement des « v » en « u »
et la suppression des « n » suscrits. Nous nous sommes stricte-
ment interdit tout autre modification.
Les variantes complètes de l'édition de 1578, dont nous
reproduisons également la préface, figurent en note. Elles
ont été prises sur un exemplaire de la seconde édition (1578)
de Bodin conservé à la Bibliothèque Nationale sous la cote
LF" 20.C.
Les indications de folios se rapportent à l'édition originale,
sauf celles intercalées dans le texte des variantes qui se rap-
portent à l'édition de 1578.
L. B.
<"
Jean BODIN
Périrait d'après une gravure du Cabinet des Estampes.
Monnaie. PI. III
-r
[F01.C.4.V0]
PRÉFACE DE L'ÉDITION DE 1578
POUR LE LIVRE DES MONNOYES
lAQUES DU PUYS, LIBRAIRE lURÉ : AU LECTEUR SALUT
Messieurs il y a douze ans que ce livre fui imprimé,
Se bien tosi après tourné en Anglois par commandement
de VArchevesque de Canturbie Chancelier d* Angleterre,
éc iugé fort utile à la Republique. Et d'autant que Vau-
theur ayant preveu éc prédit les inconveniens que pouvait
amener V incertitude des monnayes il avait conseillé de
chasser éc décrier le billon, Se monstre les moyens d'asseurer
le cours Se pris des monnayes invariable, en les réduisant
à trois métaux simples, or, argent Se cuivre pur, comme
de faict on à (sic) commencé pour le regard de la mon-
naye de cuivre : Se si on eust continué aussi bien pour les
autres métaux, la Republique ne fust pas tombée es diffi-
culiez ou elle se void réduite. Se qui pourront causer de
grans troubles, si bien tost on n*y remédie : C'est pourquoy
ie me suis advisé estant requis de plusieurs, de remettre le
mesme livre soubz la presse : reveu, augmenté, Se corrigé
de beaucoup, ce pendant vous prandrez en gré le bon vou-
loir que Vay en cela de servir au public.
[Fol.a.2.Ro]
A Monsieur Prévost, seigneur de Morsan ^, président
pour le Roy en sa cour de Parlement.
Vous sçavez, Monsieur, les plaintes ordinaires qu^on
faid de renchérissement de toutes choses : les assemblées
qu'on a f aides par tous les quartiers de ceste ville pour y
donner ordre : la peine qu'on a prise à sçavoir d'où pro-
cédait telle charte : à laquelle messieurs du Menil ^ Se du
Faur ^ advocats du Roy, que nature semble avoir consacrez
au bien public, se sont efforcez de remédier. Enfin Mon-
sieur de Malestroit, homme qui méritait bien que un plus
grand que moy luy fist response, employé en cesV affaire
par commandement du Roy, a publié un petit livret de
paradoxes, où il soustient contre l'opinion de tout le monde,
que rien n'est enchéri depuis trois cens ans. Ce qu'il a faid
croyre à plusieurs. Se par ce moyen appaisé les plaintes
de beaucoup d'hommes. Mais ces iours passez ayant leu
son discours, [Fol.a.2.V^'\ ie me suis advisé de luy res-
pondre pour eclarcir Se faire entendre ce point qui est de
grande conséquence à tous en gênerai. Se à chacun en par-
ticulier : à la charge, s'il vous plaist, que vous serez arbitre
d'honneur, m'asseurant que Monsieur de Malestroit en
sera d'accord. Car pour bien iuger un paradoxe, ou bien
une opinion contraire à la commune, il fault un iuge tel
que vous à qui nature a donné l'esprit si clair Se le iuge-
menl si entier, qu'il est malaisé entre cent mil d'en trouver
un pareil. Ce que ie ne mets point en vos louanges pour
estre un don de nature, mais bien d'estre acompli d'un
sçavoir gentil Se libéral : d'avoir une si grande expérience
des af aires d' estât qui vous sont en telle recommendation,
que un chacun sçait que vous avez long temps oublié les
JEAN BODIN 75
vostres : combien que c'est mal parlé à moy : car celuy ne
peut oublier le particulier qui gouverne si sagement le
public, comme vous avez monstre aux plus grandes charges
de la Republique, & sus tout au gouvernement de Provence,
qui rend un perpétuel iesmoignage, que la prudence Se
dextérité incroyable dont vous avez usé pour manier ce
peuple farouche, en un temps si périlleux avec une sévérité
entremeslee de douceur, mérite de gouverner non pas une
province, mais un royaume : ce qui m^asseure au cas qui
s'offre, non seulement que vous donnerez [Fol.a.S.R^] cer-
tain iugement de ceste question, ains aussi que vous sçaurez
bien trouver les moyens de remédier à la charte, que nous
voyons, en ce qu'il sera possible à V esprit humain de pouvoir
prudemment adviser, meurement entreprendre^ <& heureu-
sement exécuter.
[Fol.a.3.Vo]
La Response de Maistre lean Bodin, advocat en la
Cour, au Paradoxe de Monsieur de Malestroit, touchant
l'encherissement de toutes choses & le moyen d'y
remédier.
Devant que passer outre «, ie mettray brièvement
les raisons de Monsieur de Malestroit ^. On ne peult,
dit il, se plaindre que une chose soit maintenant plus
chère qu'elle n'estoit il y a trois cens ans : sinon que pour
l'achepter il faille maintenant bailler plus d'or ou d'ar-
gent que Ion ne bailloit lors. Or est il que pour l'achapt
de toutes choses Ion ne baille point maintenant plus d'or
ny d'argent qu'on en bailloit alors. Donques puis ledict
temps rien n'est enchéri en France. Voyla sa conclusion,
qui est nécessaire, si on luy donne la mineure, & pour la
preuve d'icelle, l'aulne de velours, dit il, au temps du
Roy Philippe de Valois ne coustoit que quatre escuz aussi
bons, voire meilleurs [Fol.a.4.Ro] en poix & en valeur
que noz escuz soleil *, & chaque escu ne valoit que vingt
souz monnoye d'argent : maintenant que l'escu vaut
cinquante souz, il faut dix livres pour aulne, qui ne
valent non plus que les quatre escuz. Donques ladicte
aulne de velours n'est point maintenant plus chère
qu'elle estoit alors. Il passe plus outre à toutes marchan-
dises Latines ^, voire iusques à noz vins & bleds, mais
«^ devant que passer outre, manque dans Védition
de 1578.
^) les raisons de Malestroit.
JEAN BODIN 77
toutesfois il n'a point de guarend ^. le luy accorde
l'exemple du velours : mais ce n'est pas la raison de tirer
en conséquence de toutes choses le pris du velours, qui
^) ...toutesfois il n'a pas de garend. Quand aux
velours, le seigneur de Malestroit s'abuse de dire que
l'aulne ne coustoit que quatre escuz du temps de Phi-
lippe le Bel : car il faudroit premièrement vérifier qu'il
y eust du velours en France de ce temps la : car ceux
qui l'ont voulu monstrer par lustinian, ou il parle de
Holoberis & Holoburis n'ont pas esté reçeuz, & qu'ainsi
soit l'ordonnance de Philippe le Bel, publiée l'an 1294
& enregistrée en la Chambre des Comptes, & non impri-
mée, que le seigneur de Malestroit, maistre des comptes,
la pouvoit voir au livre intitulé, ordinaliones sandi
Ludovici pro iranquillo statu regni, fol. 44, porte diserte-
ment & en plus de cinquante articles la forme d'accous-
tremens que chacun doit porter depuis la personne des
Princes iusques aux moindres valets, & toutesfois il
n'est question ny près ny poing de soye ny de satin,
ny de velours, ny de damas, ny de demy soye, ny de
satin, ny d'aucune estofïe qui en approche, combien
que l'ordonnance permet de porter l'or en chesnes & cein-
tures à certaines, sans aucune défense de porter soye,
soit aux hommes ou femmes. Princes ou marchans,
maistres ou valets, ce qu'elle n'eust pas oublié, veu que
le premier article commence par défense qui est tel :
Nulle bourgeoise n'aura chesne, le second, Item nul
bourgeois ou bourgeoise ne portera or ny pierres pré-
cieuses, ny ceinture d'or ny couronne d'or, ny d'argent,
ny fourrures de verd, de gris, ny d'hermines, ce quy
n'est pas défendu aux nobles.
C'est donc un abus d'apporter l'exemple du velours,
quy n'estoit lors en France ny peut-estre en lieu du
monde : car on aportoit bien des espices de l'Indie d'où
la soye est venue, de l'Arabie heureuse quy est bien plus
78 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
estoit lors la plus chère marchandise du Levant, veu
qu'il n'y avoit presque autres villes que Damasque en
Surie, & Bourse, ^ en Natolie, que les anciens appelloyent
Prusia, ou Ion fîst les velours & damas. Peu à peu la
Grèce & l'Italie en ont eu l'usage : & il n'y a pas cent
ans que les moulins à soye, que nous avons prins des
Genevois, estoyent incognuz en France. Maintenant que
Tours, Lion, Avignon, Toulouze, & autres villes de ce
Royaume sont pleines de telles marchandises, iaçoit que
tout le monde en porte, ce qu'on ne faisoit lors, toutesfois
en si grande quantité, l'aulne du meilleur velours ne
devroit pas couster [Fol. a. 4. V®] plus d'un escu à la raison
qu'il faisoit lors, comme ie monstreray tantost. Mais il
suffît pour ceste heure avoir montré qu'il ne faut pas
mettre le velours pour l'exemple des autres marchan-
dises Latines, & beaucoup moins de toutes choses. Quand
aux vins & bleds, il est tout certain qu'ils coustent plus
cher au triple « qu'ilz ne faisoyent il y a cent ans, ce que
ie puis dire avoir veu aux Cadastres de Toulouze, ou le
sestier ' de bled, qui fait à peu près la moitié du nostre,
ne valoit que cinq souz, maintenant ils couste soixante
souz au pris le plus commun : qui est quatre fois plus
cher ^ qu'il ne faisoit lors. Et sans cercher plus loing
qu'en ceste ville, nous trouvons aux registres du Ghas-
telet, que le muy du meilleur blé de rente mesure de
Paris, ne coustoit que six vintz livres l'an cinq cens
vint & quatre, iaçoit que deux ans au paravant les bleds
avoyent gelé : sur laquelle estimation estoyent fondez les
iugemens du chastelet. L'an cinq cens trente le pris
haussa iusques à cent quarante & quatre livres : & par
loing que Bourse, ou le velours a esté trouvé. Et quand
je luy accorderois l'exemple du velours...
*^) plus cher vingt fois qu'ils ne faisoyent.
^) vingt fois plus cher.
JEAN BODIN 79
arrest de la cour fut cassé fait à moindre pris. Maintenant
que le pris ordinaire est haussé plus d'un tiers, les
contracts faits au pris des arrests de [Fol.b.l.Ro] pan
cinq cens trente & un, seroyent déclarez usuraires, si
le debteur n'avoit le chois de payer argent pour grain
au pris du denier douze. le ne parle point de l'an cinq
cens soixante & cinq, que le muy de blé commun cous-
toit au mois de May deux cens soixante livres en pur
achapt : mais ie parle des années communes depuis
quarante ans seulement, nous voyons que le blé de rente
qui coustoit cinquante escuz soleil, afin que nous ne
parlions point de livres, maintenant couste deux fois
plus, tellement que le meilleur blé en pur achapt couste
de pris ordinaire six vingtz livres, qui est autant qu'il
coustoit de rente il y a quarante ans. Par ainsi. Mon-
sieur de Malestroit " ne debvoit pas tirer en exemple les
fruitz. Mais pour mieux vérifier ce que ie di, laissons les
fruitz & venons au pris des terres qui ne peuvent croistre
ny diminuer, ny estre altérées de leur bonté naturelle,
pourveu qu'on ne les moque point, comme Ion dict, mais
qu'on les cultive comme on a fait depuis que Ceres dame
de Sicile en monstra l'usage. Car il n'est pas vraysem-
blable que la terre pour vieillir perde sa vigueur, comme
plusieurs pensent ^. Et qu'ainsi soit, depuis que Dieu
posa la France entre [Fol.b.l.Vo] l'Espagne, l'Italie,
l'Angleterre & l'Alemagne, il pourveut aussi qu'elle fust
la mère nourice portant au sein le cornet d'abondance,
qui ne fut oncques & ne sera iamais vuide, ce que les
peuples d'Asie & d'Afrique ont bien cognu & confessé,
comme on peut voir par touts leurs escrits, & mesme-
^) par ainsi Malestroit.
^) plusieurs pensent (bien que Dieu par sa iuste
vengeance a envoyé la stérilité depuis quelques années).
Et qu'ainsi soit...
80 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
ment en la harangue du Roy Agrippa, voulant renger les
luifs rebelles & mutins soubs l'obéissance des Romains,
Voyez, dit il, la Gaule, qui a trois cens quinze peuples
environnez des Alpes, du Rhin, l'Océan & des Pyrénées,
qui arrouse presque toute la terre de sourses inépuisa-
bles de tous biens : neantmoins ces peuples belliqueux
ont plié soubs la puissance de cest Empire après avoir
vaillamment combatu quatre vint ans, plus estonnez
de l'heur & grandeur des Romains, qu'afîoibliz de lan-
gueur, veu qu'ils n'ont que douze cens soldats pour toute
garnison, qui n'est pas à peu près tant d'hommes que de
bonnes villes. Par la nous voyons que la France n'estoit
pas lors plus stérile qu'elle est maintenant. Monstrons
aussi qu'elle n'est pas auiourd'huy moins fertile. Giceron
parlant de la fertilité de Sicile, que les Romains appel-
loyent leur grenier, dit que la meilleure terre n'aportoit
[Fol.b.2.Ro] que douze pour un, encore, dit il, qu'elle
fust favorisée des dieux. Nous avons auiourd'huy en
nostre vallée de Loire, en Brie, en Xaintonge, en l'Ali-
magne d'Auvergne, en Languedoc, & mesmes en l'isle
de France de meilleures terres au iugement de tous les
paysans. Et neantmoins nous voyons que depuis cin-
quante ans, le prix de la terre, a creu, non pas au double,
ains au triple, tellement que l'arpent ^ de la meilleure
terre labourable au plat pays, qui ne coustoit ancienne-
ment que dix ou douze escuz, la vigne trente, auiourd'huy
se vend le double, voire le triple d'escuz pesans un
diziesme moins qu'ils pesoyent il y a trois cens ans, ce
que Monsieur de Malestroit " m'accordera s'il veut pren-
dre la peine de feuilleter tant soit peu noz registres. Et
sans recercher les contraz particuliers, qu'on peut voir
partout, ie vous appelle à tesmoing. Monsieur, qui avez
souvent manié tous les aveuz de la chambre, & tous les
«j ce que Malestroit.
J. o
LA RESPONSE
DE MAISTRE lEAN
BODIN ADVOCAT EN LA COVR
au paradoxe de monfieur de Maleftroit,
touchant lenchei iflement de toutes cho-
fes^ & le moyen d y remédier.
^monfieur PreuoJJ, Seigneur de Morfan,
Prejîdent pour le Roy en [a
cour de parlement.
/'^^h
A P A R I S>
Chez Martin le leune, rue S. Fcan de
Latran à rcnfeigoc du Serpent.
I $ (T 8.
Jean BODIN
-fac-similé de la page de Titre de l'édition original*
(Bibliothèque Nationale).
Monnaie. PI. IV
I.-80
JEAN BODIN 81
contratz du trésor de France, si les Baronnies, Contez,
Duchez qui ont esté aliénées ou reunies à la Couronne, ne
valent pas autant de revenu qu'elles ont esté pour une fois
vendues. Chacun sçait que " le Conté d'Avignon vaut
deux fois autant de revenu qu'il a esté engagé. l'ay
apprins [Fol.b.2.Vo] de Monsieur Fauchet conseiller, que
ie tiens pour un fidèle registre de belles antiquitez, que
Herpin vendit le duché de Berri au Roy Philippe pre-
mier l'an mil cent pour accompagner Godfroy de Bouil-
lon, & ce pour la somme de cent mil souz d'or ^. Il y a
ainsi en noz annales, comme il faut entendre aux loix des
Lombars, Saxons, Francons, Ripuaires, ou Ion voit
toutes les amendes taxées par souz, comme quand il est
dit, qui aura tué un homme libre payra cent souz : qui
l'aura lié payra dix souz, ce que ie dy en passant, par ce
que i'ay vu un procès des anciens statuts de la ville
d'Amiens, sus ce que les parties sans propos prennoyent
les souz pour noz douzains. Aussi est il certain que les
premiers souz d'argent ne furent forgez que deux cens
après par sainct Louys. Prenons le cas que tels souz d'or
fussent du poix & valeur des souz d'or de lustinian, car
les loix de tous ses peuples furent faires quasi en mesme
temps : ce ne seroyent ^ au plus fort que cent mil ange-
lotz^, ou cent reaies d'or comme ie diray tantost, car le
sol mesmes d'argent ne pesoit pas tant de beaucoup, &
^) que le Conté de Venize & d'Avignon vaut deux
fois autant de revenu qu'il a esté engagé. Charles le
sage achepta le conté d'Auxerre du Comte, payant
trente & ung mil francs d'or : qui sont autant d'escuz
ou environ. I'ay apprins de Monsieur Fauchet...
^) soixante mil souz d'or.
^j ce ne seroyent au plus fort que soixante mil
angelotz, ou soixante mil reaies d'or, comme ie diray
tantost...
LE BRANCHU
82 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
est vraysemblable que le sol d'or fut forgé de mesmes
pois : toutesfois ie veux bien qu'il pesé [Fol.b.S.Ro] le
sol de lustinian. le trouve aussi aux antiquitez d'Italie,
que l'empereur Henri de Lutzenbourg «, vendit Luque
aux habitans douze mil escus, & Florence six mil.
Auiourd'huy, il y a cent maisons en Florence qui valent
trois fois autant que la ville fut vendue. Et si Mon-
sieur de Malestroit ne se contente de telles antiquitez,
prennons les anciens aveux de la Chambre : prenons
les coustumes de France, & mesmes celles de mon pays
d'Aniou : nous trouverons l'article cccc xc ix. qui porte
ces mots : Charge de mestail xxv s. tourn. charge de
seigle xxii s. six den. charge d'orge xv s. le chevereau
trois s. & quatre den. chapon xii den. poulie viii den.
mouton gras sept s. six den. Corvées de bœufs à iournee
d'yver dix den. L'an mil cinq cens huit la coustume du
arrêtée & homologuée. le trouve que celle d'Auvergne
en fait meilleur conte, car le mouton gras avec la laine
n'est prisé que cinq s. le chevereau xviii den. la poulie
six den. le conin dix den. l'oyson six den. le veau v. s. le
cochon dix den. le pan deux s. le faison xx den. le pigeon
un d. la charettee de foin à cinq quintaux xv souz.
manœuvre de bras en esté six den. en hiver quatre den.
charroy à bœufs en hiver xii den. [Fol.b.S.V®] En Bour-
«j l'empereur Roi vendit Luque aux habitans douze
mil escuz, & Florence six mil : comme escrit Blonde
au lib. huictiesme de la seconde décade, auiourd'huy,
il y a cent maisons en Florence qui valent trois fois
autant que la ville fut vendue. Nous trouvons aussi
aux ordonnances de Philippe le Long, du droict de
bourgeoisie en dacte de 1318, qu'il est porté que celuy
qui voudra avoir droit de bourgeoisie en autre lieu du
royaume, qu'il sera tenu acheter une maison du prix
de Lx solz parisis. Et si Malestroit...
JEAN BODIN 83
bonnois, la charrettee de foin à douze quinteaux n'est
prisée par la coustume que dix souz en l'article ccccc Iv
& en pré cinq s.. aux coustumes de la marche accordées
l'an mil cinq cens vingt & un, la chair du mouton entier
sans laine n'est prisée que deux s. six d. la chartee de
foin pesant quinze quintaux douze s. la charretée de bois
douze d. le veau xviii den. l'oye douze den. Par la cous-
tume de Troye en Ghampaigne le sestier du meilleur
froment mesure de Troye n'est estimé que xx s. tourn.
le seigle dix s. l'orge sept s. l'avoine cinq s. la iournée
d'un homme douze den. d'une femme six den. Icy Mon-
sieur de Malestroit « ne peut dire que depuis soixante
ans tout n'aye enchéri dix fois autant pour le moins, ie
dis en quelque monnoye qu'il prenne, comme ie mons-
trerai tantost. car si une terre ne peult estre vendue que
au denier vingt & cinq ou trente pour le plus en sei-
gneurie & iustice, par conséquent le pris des terres est
dix fois plus haut qu'il n'estoit il y a soixante ans. Qui
recerchera plus haut les aveux & registres, il trouvera
que c'estoit bien cher eu égard au prix ancien. le laisse
une infinité de pareils exemples, sans toucher au doigt
ce que un chacun voit à l'œil, [Fol.b.4.Ro] & me sufist
pour ceste heure d'avoir monstre la charte aux duchez,
villes et contez, & aux terres qui ne peuvent empirer
par vieillesse. Ce qu'on entendra beaucoup plus aisément,
si on sçait l'origine & cause de la charte.
le trouve que la charte que nous voyons vient pour
trois causes *. La principale & presque seule (que per-
sonne iusques icy n'a touchée) est l'abondance d'or
& d'argent qui est auiourd'huy en ce royaume plus
grande qu'elle n'a esté il y a quatre cens ans. le ne passe
^) Icy Malestroit ne peut dire...
^) vient quasy pour quatre ou cinq causes.
84 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
point plus oultre, aussi l'extraict des registres de la Cour
& de la Chambre que i'ay, ne passe point quatre cens
ans. le surplus, il le faut cueillir de vieilles histoires avec
peu d'asseurance. La seconde occasion de charte vient
en partie des monopoles. La troisième est la disette, qui
est causée tant par la traitte que par le degast «. La
dernière est le plaisir des roys & grans seigneurs, qui
hausse le pris des choses qu'ils aiment. le toucheray
brièvement tous ces poincts. La principale cause qui
encherist toutes choses en quelque lieu que ce soit, est
l'abondance de ce qui donne estimation & pris aux
i choses. Plutarque & Pline tesmoignent, qu'après la
I conqueste du royaume de Macédoine sus le roy Perses,
(le capitaine [Fol.b.4.Vo] Paul jEmyl aporta tant d'or
& d'argent en Romme, que le peuple fut afranchi de
payer tailles, & le pris des terres en la Romaigne haussa
des deux tiers en un moment ^. Ce n'estoit donc pas la
disette des terres qui ne peuvent croistre ny diminuer,
ny le monopole, qui ne peut avoir lieu en tel cas : mais
c'estoit l'abondance d'or & d'argent qui cause le mespris
d'iceluy, & la charte des choses prisées, comme il advint
à la venue de la royne de Candace, que l'escripture
sainte appelle royne de Saba, en la ville de Jérusalem,
où elle aporta tant de pierres précieuses qu'on les fouloit
f aux pieds. Et quand l'Espagnol se fist seigneur des
I terres neufves, les coignees & cousteaux estoyent plus
I
^) le degast. La quatriesme est le plaisir des roys &
grans seigneurs qui hausse le pris des choses qu'ils
aiment. La cinquiesme est pour le pris des monnoyes,
ravalé de son ancienne estimation. le toucheray...
^) en un moment. Et Suétone dict que l'Empereur
Auguste apporta tant de richesses d'Egypte que l'usure
diminua, & le pris des terres fut plus cher de beaucoup
qu'il n'estoit au paravant. Ce n'est donc pas la disette...
JEAN BODIN 85
cher vendus que les perles & pierres précieuses, car il
n'y avoit cousteaux que de bois & de pierre, & force
perles. C'est donc l'abondance qui cause le mespris.
En quoy l'Empereur Tibère s'abusoit bien fort, faisant
trencher la teste à celuy qui avoit rendu le verre mol
& maleable, de peur, comme dit Pline, que si la chose
estoit evantee, l'or ne perdit son crédit. Car l'abondance
de verre, qui se fait quasi de toutes pierres, & de plu-
sieurs herbes, eust tousiours causé le mespris ^^. Ainsi
advient- [Fol.c.l.Ro] il de toutes choses.
Il faut donc monstrer qu'il n'y avoit pas tant d'or
& d'argent en ce royaume il y a trois cens ans " qu'il y a
maintenant, ce que l'on cognoist à veiie d'œil. Car s'il
y a de l'argent par pays, il ne peut estre si bien caché,
que les Princes ne le trouvent en leur nécessité. Or est il
que le roy lean ne peut oncques trouver soixante mil!
francs à crédit (prenons que ce soyent escuz) en son-
extrême nécessité, & depuis la iournée de Poictiers qu'il
fut prisonnier huit ans des Anglois, ny ses enfans, ny!
ses amis, ny son peuple, ny luy mesme qui vint en per- \
sonne, ne peut trouver sa rançon, & fut contraint de \
s'en retourner en Angleterre attendant qu'on luy feroit \
argent *. Sainct Louys fut en mesme peine estant pri- j
sonnier en Aegypte. Il n'est pas vraysemblable que le J
peuple François, lequel naturellement ayme son roy,
^) trois cens ans, au temps duquel parle Malestroit,
qu'il y a maintenant...
^) qu'on luy feroit argent. Et la rançon du Roy
d'Escosse quy fut prisonnier 12 ans après, n'estoit que
de cent mil nobles d'or que le roy d'Escosse ne peut
trouver, de sorte que Charles V Roy luy promit payer
sa rançon, en traittant alliance avec Robert Roy d'Es-
cosse, 1371, comme il appert par le traitté. Sainct Louys..
86 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
& lors plus que iamais, & mesmes un tel roy, qui n'eust
oncques, & peut estre encores moins aura cy après son
pareil, eust voulu souffrir de le voir esclave des Mahome-
tistes, qu'il avoyent lors en extrême horreur, toutesfois
Saladin « fust contraint pour en tirer quelque chose,
laisser le roy pour faire sa rançon, prenant pour gage
[Fol.c.l.Vo] l'hostie qu'il portoit avec luy, & sans la
dévotion qu'avoit le bon roy, elle fut demouree pour les
gages ^. Aussi lisons nous en nos vieilles histoires, qu'à
faute d'argent on fist monnoye de cuyr avec un clou
d'argent ^^. le m'en rapporte à ce qui est. Or si nous
venons à nostre aage, nous trouverons qu'en six mois
le roy a trouvé en Paris, sans aller plus loing, plus de
trois millions quatre cens mil livres hors les deniers des
offices, qui furent aussy trouvez en Paris ^, & les deniers
des aydes & du dommaine, qui montent beaucoup plus.
Vray est que la nécessité forçoit notre Prince pour nous
rendre la lumière de la Paix. Prenons l'aage de Charles
septiesme, qui mist le premier la solde sus le peuple, & souf-
frit beaucoup de mutineries de ses subiects, combien qu'il
eust donné la chasse aux Anglois, & acquis autant en dix
ans que ses pères avoyent perdu en deux cens : neantmoins
il ne peut trouver qu'un million & sept cens mil francz
pour toutes charges, comme escript Philippe de Gomines **
^) fut contraint le laisser pour faire sa rançon, pre-
nant pour gage...
^) pour les gages. l'en trouve qui disent, qu'il n'es-
toit question que de deux cens mil bezans d'or, que le
seigneur de loinville estime cinq cens mil livres, & dict
que la Royne avoit la rançon en ses coffres, ie m'en
rapporte à ce quy est. Aussi lisons nous...
<^j en Paris, outre les deniers des aides & du domaine..
^) de Gommines. Et Gharles VI son père ne levoit
que GGGG mil livres, de quoy les estatz tenuz à Paris
JEAN BODIN 87
Son fils Louys unziesme ayant réuni les duchez de Bour-
gogne, d'Aniou & le conté de Provence à la couronne,
print trois millions de plus que son père, de quoy le
1444 se plaignoyent fort. & neantmoins Charles IX
levoit quatorze millions l'an MDLXXII. Louys unziesme
ayant réuni les duchez de Bourgogne, d'Aniou, & le
conté de Provence à la couronne, & plusieurs grandes
confiscations, print trois millions de plus que son père,
de quoy le peuple se sentoit si foulé que à la venue de
Charle huictiesme son fils, il fut ordonné à la requeste
& instance des estatz, que la moitié des charges seroyent
tranchées. Depuis l'abondance d'or & d'argent a faict
que pour la charte des choses, & vilité d'argent, les
charges ont esté plus grandes, & le mariage de la fille
aisnee du Roy Henry a eu quatre cens mil escuz en
mariage, les autres n'en ont pas eu moins, qui estoit
hausser quatre fois autant que Renée de France, fille
de François ^^, avoit eu en mariage, c'est à sçavoir cens
mil escuz. Et si on demande, ou estoit l'or & l'argent,
il se trouve que l'Italie pour la grandeur de la trafique
& asseurance de la paix entre les Princes, avoir attiré
tout l'or de l'Europe : & de faict on trouve que au
mesme temps de l'ordonnance de Charles V, que les
filles de France n'avoyent que Ix mil livres en mariage
une fois payée, Galeace 2. Viconte de Milan donna
deux cens mil escuz pour le mariage de sa fille avec
Lyonet filz du Roy d'Angleterre, & son frère Barnabo,
quy avoit la moitié du viconté de Milan, donna deux
millions d'or pour le mariage de neuf filles légitimes,
& deux bastardes, encores qu'il eust cinq enfants masles
légitimes, & deux bastards, comme nous lisons en l'his-
toire de Milan, & son neveu Galeace, premier Duc de
Milan, maria sa sœur Valentine à Louys de France duc
d'Orléans, luy donna en mariage quatre mil florins d'or,
88 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
peuple se sentoit si foulé que [Fol.c.2.R<>] à la venue de
Charles huictiesme son fils, il fut ordonné à la requeste
& instance des Estatz, que la moitié des charges seroyent
retrenchees. Que Monsieur de Malestroit feuilte les
registres de la chambre, il sera d'accord avec moy, qu'on
a trouvé plus d'or & d'argent en France pour la nécessité
du roy & de la repub. depuis l'an cinq cens quinze
iusques à l'an soixante huit, qu'on avoit peu trouver au
paravant en deux cens ans. Et si on veut dire qu'il n'y
a pas plus d'or & d'argent qu'il y avoit, mais que depuis
peu de temps les Italiens nous ont preste ceste charité,
on peut iuger le contraire : car il est certain que de tout
temps, il y a eu des bannis de ce pays la, qui outre les
ordures qu'ils ont aporté en ce royaume, ont tousiours
fait la guerre à Dieu & au pauvre peuple, s'efforceant
par tous moyens d'arracher la bonté naturelle du cueur
de noz rois, en haine de quoy ils furent chassez de France,
& leur bien confisqué du temps de Philippe le Long, &
depuis ce temps la tousiours noz pères ont taxé au double
les lettres qu'on appelle Lombardes à la chancellerie.
Aussi trouvons-nous que Philippe le Bel « imposa le
premier la gabelle sus le sel, qui a haussé de quatre
deniers [Fol.c.2.V<>] pour livre à quarante-cinq livres
sur muy ou environ * : & cela fut fait à la suasion d'un
six cens soixante sept marcs d'argent en douaire, sans
ses ioyaux, & le Comté d'Ast, & promesse que le Duché
de Milan iroit à Valentine & à ses héritiers défaillant
les masles. Louys Sforce surnomme le Noir, gouverneur
de Milan, maria sa niepce Blanche Sforce avec l'Empe-
reur Maximilian, luy bailla quatre cens mil escuz &
soixante mil ducatz en mariage, 1494, oultre quatre
cens mil escuz qu'il paya depuis l'investiture de Milan,
que monsieur de Malestroit feuillette...
^) Phihppe de Valois.
^) sur muy & plus. Ils eussent donc bien trouvé...
JEAN BODIN 89
messere Mincion ^^. Ils eussent donc bien trouvé l'argent
s'il y en eust eu autant qu'à présent, car Philippe le Long
ne fist point de conscience de demander au peuple la
cinquiesme partie des biens d'un chacun «.
Mais, dira quelqu'un, d'où est venu tant d'or & d'ar-
gent depuis ce temps la ? le trouve que le marchand
& l'artisan, qui font venir l'or & l'argent cessoyent
alors. Car le François ayant un pays des plus fertiles
du monde, s'adonnoit à labourer la terre & nourrir le
bestail ^, qui est la plus mesnagerie de France, tellement
que la trafique du levant n'avoit point de cours, pour la
crainte des Barbares qui tiennent la costé d'Afrique,
& des Alarbes, que noz pères appelloyent Sarasins, qui
commandoyent en toute la mer Méditerranée traitant
les Chrétiens qu'ils prenoyent, comme esclaves à la
cadene ^*. Et quand à la trafique du Ponant, elle estoit
du tout incognue devant que l'Espaignol eust fait voile
en la mer des Indes. loint aussi que l'Anglois, qui tenoit
les pors de Guyenne & de Normandie, nous avoit clos
les avenues d'Espaigne & des isles. D'autre part, les
querelles [Fol.c.3.Ro] de la maison d'Aniou & d'Aragon,
nous coupoyent les pors d'Italie. Mais depuis six vingt
ans <^, nous avons donné la chasse aux Anglois, & le Por-
tugalois cinglant en haute mer avec la boussole, s'est
fait maistre du Golfe de Perse, & en partie de la mer
rouge, & par ce moyen a rempli ses vaisseaux de la
richesse des Indes & de l'Arabie plantureuse, frustrant
les Venetiens & Genevois qui prenoyent la marchandise
de l'Egypte & de la Surie, ou elle estoit aportee par la
caravanne des Alarbes & Persans, pour nous la vendre en
«J la cinquiesme partie du revenu d'un chacun.
^) & nourrir son bestail.
*^) cent cinquante ans...
90 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
détail & au pois de l'or. En ce mesme temps, le Castilian
ayant mis soubs sa puissance les terres nefves pleines
d'or & d'argent en a rempli TEspaigne, & a monstre
la route à noz Pilotes, pour faire le tour de l'Afrique
avec un merveilleux profit «. Or est il que l'Espaignol,
qui ne tient vie que de France, estant contraint par
force inévitable de prendre icy les bleds, les toiles, les
draps, le pastel, le rodon ^^, le papier, les livres, voire la
menuiserie & tous ouvrages de main, nous va cercher
au bout du monde l'or & l'argent & les épiceries. D'aus-
tre costé l'Anglois, l'Ecossois, & tout le peuple de
Norvège, Suéde, Danemarch, & de la coste Baltique
«J avec un merveilleux profit. Il est incroyable, &
toutesfois véritable, qu'il est venu du Peru, depuis
l'an 1533, qui fut conquis par les Pyurres plus de cent
millions d'or, & deux fois autant d'argent, la rançon
du roy Atubalira revenoit à 1.326.000 bezans d'or, lors
au Peru les chausses de drap coustoient trois cens ducats ;
la cape mil ducats : le bon cheval, quatre ou cinq mil :
le bocal de vin deux cens ducats : comme tesmoigne
l'histoire des indes. Et neantmoins Augustin de Zarate,
maistre des comtes du roy Gathohque, a trouvé que les
officiers du roy Catholique au Peru, sont demeurez en
débet aux comtes arrestez de dix huict cens mil bezans
d'or, & de six cens mil liv. d'argent, sans la trafique &
profïit incroyable que le roy de Portugal faict aux
moluques, ou croissent les doux de girofles, canelles
& autres drogues précieuses, les ayant eues de l'Empe-
reur Charles V par engagement pour 350.000 ducats,
lors qu'il passa à Boulongne la Grasse, pour se faire
couronner Empereur, que les Italiens ont voulu déga-
ger & payer la somme content : mais l'Empereur n'a
pas voulu pour l'alliance des deux maisons. Or est il
que l'Espaignol...
JEAN BODIN 91
[F0I.C.3.V0] qui ont une infinité de minières, vont fouyr
les mestaux au centre de la terre, pour achepter noz vins,
noz safrans, noz pruneaux, nostre pastel, & surtout
nostre sel, qui est une manne que Dieu nous donne d'une
grâce spéciale avec peu de labeur, car la chaleur défail-
lant au peuple de Septentrion outre le quarante sep-
tiesme degré, le sel ne s'y peut faire, & au desoubs du
quarante & deuxiesme, la chaleur trop ardente rend le
sel corrosif «, qui gaste les personnes & les saleures, tel-
lement que les salines de la Franche conté & la pierre de
sel en Espaigne & en Hongrie, n'approche en rien qui
soit de la bonté du nostre. Cela fait que l'Anglois, le
Flameng, & l'Escossois, qui font grande trafique de
poissons salez, chargent bien souvent de sable leurs
vaisseaux à faute de marchandise, pour venir achepter
nostre sel à beaux deniers contans. L'autre occasion
de tant de biens qui nous sont venuz depuis six ou sept
vint ans, c'est le peuple infini qui est multiplié en ce
royaume, depuis que les guerres civiles de la maison
d'Orléans & de Bourgogne furent assopies : ce qui nous
a fait sentir la douceur de la paix, & jouir du fruit d'icelle
un long temps, & iusques aux troubles de la [Fol.c.4.R<^]
religion, car la guerre de l'estranger que nous avons eu
depuis ce temps la, n'estoit qu'une purgation de mau-
vaises humeurs nécessaire à tout le corps de la repub.
Au paravant le plat pays & presque les villes estoyent
désertes pour les ravages des guerres civiles, pendant
lesquelles les Anglois avoyent sacagé les villes, bruslé
les villages, meurtri, pillé, tué une bonne partie du
peuple François, & rongé le surplus iusques aux os : qui
estoit cause de faire cesser l'agriculture, la trafique, &
^) plus corrosif, & encores plus le sel des minières
d'Hespaigne, Naples & de Poulongne : qui gaste bien
souvent...
92 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
tous ars mécaniques. Mais depuis cent ans on a défriché
un pays infini de forests & de landes, basti plusieurs vil-
lages, peuplé les villes, tellement que le plus grand bien
d'Espaigne, qui d'ailleurs est déserte, vient des colonies
Françoises, qui vont à la file en Espaigne, & principa-
lement d'Auvergne & du Limousin ; si bien qu'en Navarre
& Aragon presque tous les vignerons, laboureurs, char-
pentiers, maçons, menuisiers, tailleurs de pierres, tour-
neurs, charons, voituriers, chartiers, cordiers, carriers,
selliers, boureliers, sont François, car l'Espagnol est
paresseux à merveilles, hors le fait des armes & de la
trafique, & pour ceste cause il aime le François actif
& serviable, comme il fist cognoistre à l'entreprinse
[F0I.C.4.V0] du prieur de Capnoe " à Valence, ou il se
trouva dix mil François, serviteurs & artisans, qu'on
vouloit molester comme ayant eu part à la coniuration
contre Maximilian, qui lors estoit lieutenant gênerai en
Espaigne : mais il advint que les maistres & habitans de
Valence les cautionnèrent tous. Il y en a aussi grand
nombre en Italie.
Encores y a-t-il une autre occasion des richesses de
France, c'est la trafique du Levant, qui nous a esté
ouverte par l'amitié de la maison de France avec la mai-
son des Othomans du temps du Roy François premier.
Tellement que les marchans françois depuis ce temps la
ont tenu boutique en Alexandrie, au Gayre, à Barut, à
Tripoli, aussi bien que les Venetiens & Genevois, &
n'avons pas moins de crédit à Faix & à Maroch, que l'Es-
paignol. Ge qui nous a esté découvert depuis que les
luifs chassez d'Espaigne par Ferdinand se retirèrent au
bas pays de Languedoc & nous accoustumerent ^ à
trafiquer en Barbarie.
^) prieur de Gapoue.
^) accoustumerent les François à trafiquer...
r
JEAN BODIN 93
La dernière cause de l'abondance d'or & d'argent a
esté la banque de Lyon, qui fut ouverte, à dire la vérité,
par le Roy Henry des lors qu'il n'estoit que dauphin,
prenant à dix, puis à seize «, & iusques à vint pour cent
en [Fol.d.LRo] sa nécessité. Soudain les Florentins,
Luquois, Genevois, Suisses, Alemans afriandez de la
grandeur du profit aporterent une infinité d'or & d'ar-
gent en France, & plusieurs s'y habituèrent, tant pour
la douceur de l'air, que pour la bonté naturelle du peuple,
& la fertilité du pays. Par mesme moyen les rentes cons-
tituées sus la Ville de Paris, qui montent de quatorze
à quinze cent mil livres tous les ans ^, ont aleché Testran-
ger qui aporte icy ses deniers pour y faire profit, & enfin
s'y habitue ; ce qui a fort enrichi ceste ville. Vray est
que les ars mécaniques & la marchandise auroit bien
plus grand cours à mon advis, sans estre diminué par la
trafique d'argent qu'on fait : & la Ville seroit beaucoup
plus riche, si on faisoit comme à Gènes, ou la maison
Saint-Georges prend l'argent de tous ceux qui ne veulent
aporter au denier cinq ^, & le baille aux marchands pour
trafiquer au denier douze ou quinze, qui est un moyen
qui a causé la grandeur & richesse de ceste ville la, & qui
me semble fort expédient pour le public & pour le par-
ticulier. Combien que i'estime encore plus la prudence
& bonté de deux grands Empereurs, Antonins le Piteux
& Alexandre Severe, qui bailloyent [Fol. d.LV^] l'argent
de l'Espargne aux particuliers a quatre pour cent, qui
^) L'autre cause de l'abondance a esté la banque
de Lyon, qui fut ouverte, à dire la vérité, par le Roy
François premier, quy commença à prendre l'argent
à huit, & son successeur à dix, puis à seize...
^) quy montent à trois cens cinquante mil livres
tous les ans.
^) en aporter au denier vingt...
94 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
ii*est qu'au denier vint & cinq « : & par ce moyen ostans
l'occasion aux financiers de piller le public, les pauvres
subiects trafiquoyent & gaingnoyent beaucoup, & le
Prince n'estoit point contraint de emprunter, ny vendre
son domaine, ny escorcher son peuple, ains au contraire
le bon Alexandre ménageant de ceste sorte, ravalla les
daces ^^ & impost de trente pars : tellement que celuy
qui payoit trente & un escu de taille & subside soubs
Heliogabale (monstre de nature) n'en paya qu'un soubs
Alexandre.
Voila, Monsieur, les moyens qui nous ont aporté l'or
& l'argent en abondance depuis deux cens ans. Il y en
a beaucoup plus en Espaigne & en Italie qu'en France,
parce que la noblesse mesmes en Italie trafique, & le
peuple d'Espaigne n'a autre occupation, aussi tout est
plus cher en Espaigne & en Italie qu'en France, & plus
en Espaigne qu'en Italie, & mesmes le service & les
oeuvres de main, ce qui attire noz Auvergnatz & Limou-
sins en Espagne, comme i'ay sceu d'eux mesmes, par ce
qu'ils gaignent au triple de ce qu'ils font en France : car
l'Espagnol riche, hautain & paresseux, vend sa peine
bien cher, [Fol.d.2.R**] tesmoing Glenard, qui met en ses
epistres au chapitre de despence, en un seul article, pour
faire sa barbe en Portugal quinze ducatz pour an. C'est
doncques abondance d'or & d'argent qui cause en partie
la charte des choses.
le passeray l'autre occasion de charte par ce qu'elle
n'est pas si considérable au cas qui s'offre, c'est à sçavoir
les monopoles des marchans, artisans & gaignedeniers :
^) vingt & cinq : & qui plus est Auguste en bailloit
sans intérêt à ceux qui bailloient caution de payer le
double à faute de rendre l'argent au temps prefix,
comme dit Suétone, & par ce moyen...
JEAN BODIN 95
lors qui s'assemblent pour assoir le pris des marchandises
ou pour enchérir leurs iournees & ouvrages. & par ce que
telles assemblées se couvrent ordinairement du voile
de religion, le Chancelier Poyet ^^ avoit sagement advisé
qu'on debvoit oster & retrencher les confrairies, ce qui a
esté depuis confirmé à la requeste des estatz à Orléans,
tellement qu'il n'y a point de faute de bonnes loix.
La troisième cause de renchérissement est la disette,
qui advient par deux moyens. L'un est pour la traitte
trop grande qui se fait hors le royaume, ou pour l'em-
peschement d'y aporter les choses nécessaires : l'autre
pour le degast qu'on en fait. Quand à la traitte, il est
certain que nous avons les vins & bleds à meilleur conte
pendant la guerre [Fol.d.2.Vo] avec l'Espagnol & le
Flameng, qu'après la guerre, lorsque la traitte est per-
mise, car les fermiers en partie sont contraints de faire
argent : le marchant n'ose charger ses vaisseaux : les
seigneurs ne peuvent longuement garder ce qui est péris-
sable, & par conséquent il faut que le peuple vive à bon
marché : car nos pères nous ont aprins un ancien pro-
verbe, que la France ne fut iamais afamee, c'est à dire
qu'elle a richement de quoy nourir son peuple quelque
mauvaise année qui survienne, pourveu que l'estranger
ne vuide noz granges. Or est il certain que le blé n'est
pas si tost en grain, que l'Espagnol ne l'emporte, d'autant
que l'Espagne, hormis l'Arragon & la Grenade, est fort
stérile, iont la paresse qui est naturelle au peuple, comme
i'ay dit : tellement qu'en Portugal les marchans blatiers
ont tous les privilèges qu'il est possible, & entre autres
il est défendu de prendre prisonnier quiconque porte du
blé à vendre, autrement le peuple acableroit le sergeant,
pourveu que celuy qui porte le blé dise tout haut,
Traho dridigo, c'est à dire, ie porte du blé «. Cela fait
^) ie porte du blé. Et combien qu'il soit défendu
de tirer l'or & l'argent d'Espaigne sus grandes peines,
96 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
que TEspagnol emporte grande quantité de blé. D'autre
part le pays de Languedoc & de Provence en fournit
presque [Fol.d.S.Ro] la Toscane & la Barbarie, cela
cause l'abondance d'argent & la charte du blé : car nous
ne tirons quasi autres marchandises d'Espagne que les
huiles & les épiceries, encores les meilleures drogues nous
viennent de Barbarie & du Levant. De l'Italie nous avons
tous les aluns, & quelques sarges & soyes : combien
que le bas pays de Languedoc & de la Provence a plus
d'huiles qu'il n'en faut pour noz provisions. Et quand
aux sarges & soyes, il s'en fait bien d'aussi bonnes en
ce royaume qu'en Florence & à Gènes, au iugement des
maistres, & les marchans en sçavent bien faire leur pro-
fit, les batizant à leur plaisir. Quand aux aluns, si nous
voulions couper les veines du mont Pyrenee, il est cer-
tain que nous y trouverions des sources non seulement
d'alun, ains aussi d'or & d'argent, veu que plusieurs
Alemans en ont fait bon raport, & maistre Dominique
Bertin ^^, m'a monstre sus les lieux, & en a fait la
preuve au Roy Henry de tous métaux avec une infinité
de couperose, d'aluns & de marcasite. Entre autres
choses il c'est trouvé, que il y a plus d'alun qu'il n'en
faut pour toute la France, iaçoit qu'il en vient d'Ita-
lie pour plus d'un million tous les ans, comme il a
[Fol. d.3.Vo] vérifie. C'est à luy à qui nous debvons les
beaux marbres noirs, blancs, madrez, iaspes, serpentines,
qu'il nous envoyé des monts Pyrénées iusques à Paris :
& m'asseure que s'il avoit le crédit, nous n'aurions plus
que faire des aluns d'Italie. En quoy faisant l'Italien
n'auroit plus que les afiquetz, des fausses pierres, & des
parfums pour tirer l'argent de ce royaume, c'est le
moyen qu'ils ont trouvé, n'ayant plus que troquer avec
si est-il permis pour le blé seulement. Ce la fait que
l'Espagnol...
JEAN BODIN 97
nos marchandises, de nous vendre des fumées, qui sont
si chères, qu'il y a tel parfumeur Italien qui a vendu à
un seigneur de ce royaume, comme vous sçavez, pour
quatre cens escuz de gans, & n'en avoit que pour sa
provision. Si mes souhaitz avoient lieu, ie desirerois que
les princes en fissent aussi peu d'estime que Vespasian
l'Empereur, ie m'asseure que les parfums de Gascogne
osteroyent la charte à ceux d'Italie.
Quant à la quatriesme cause de renchérissement,
elle provient du plaisir des princes, qui donnent le pris
aux choses, car c'est une reigle générale en matière
d'estat & de republiques, que Platon a le premier aper-
ceue, que non seulement les rois donnent loy aux
subiects, ains aussi changent les mœurs & façons
[Fol.d.4.Ro] de vivre à leur plaisir, soit en vice, soit en
vertu, soit es choses indifférentes. le n'useray d'autre
exemple que du roy François premier, qui se fist tondre
pour guérir d'une blessure qu'il avoit en la teste :
soudain le courtisan, & puis tout le peuple fut tondu,
tellement qu'on se moque auiourd'huy des longs cheveux
qui estoit l'ancienne marque de beauté, & de liberté
(aussi la perruque blonde est iugee des anciens la beauté
du peuple du Septentrion) tellement que noz premiers
roys défendirent aux subiects, hors mis aux Françons
naturels, de porter longs cheveux, en signe de servitude :
coustume qui dura iusques à ce que Pierre Lombard
Evesque de Paris ^^ fist lever les défenses par autorité
qu'avoyent lors les Evesques sus les roys. Qui suffit en
passant, pour monstrer que le peuple se conforme tou-
siours à la volonté du prince, & par conséquent prise
& encherist tout ce que les grans seigneurs ayment,
encores que les choses en fussent indignes «.
^) fussent indignes. Gomme l'Empereur Garucala
donna la charge inestimable à l'ambre iaune, comme dit
LE BRANCHU
^ ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Nous avons veu trois grands princes d'un mesme
temps, à l'envy l'un de l'autre qui auroit de plus belles
pierres, de plus sçavants hommes, & de plus gentilz
artisans, à sçavoir le grand roy François, le Pape Paul
troisiesme [Fol.d.4.Vo] & le roy Henry d'Angleterre :
si bien que le roy François ne voulust iamais que le roy
d'Angleterre eust monsieur Budé, quelque requeste
qu'il en fist : & si aima mieux payer soixante mil escuz
d'un diamant «, que le roy d'Angleterre l'emportast sur
luy. soudain la noblesse & le peuple commença d'estu-
dier en toutes sciences, & d'achepter pierres pretieuses,
quoy qu'elles coustassent : tellement que les Italiens
ayant senti le vent de noz appetitz, en ont plus falsifié
en vingt ans, que l'Indie n'en produisit onques de natu-
relles : ce qu'eux mesmes n'ont peu celer, appellant le
François lourdaut, comme escrit Cardan ^^, de se laisser
ainsi escorner. Depuis que le roy Henry mesprisa les
pierreries, on n'en veid iamais si grand marché, c'estoit
donc le plaisir des grands seigneurs qui haussoit le pris
des pierres pretieuses, & non pas la disette, veu que
telles pierres ne peuvent diminuer ny périr, hors mis
l'Emeraude, qui est un peu fragile, & la perle qui noir-
cist & se pourist à la longue. Mais quand les grands
seigneurs, voyent leurs suiects avoir à foison les choses
qu'ils ayment, ils commencent à les mépriser. loint aussi
que l'abondance de soy cause le mespris, comme nous
voyons de la perle, [Fol.e.l.R^] qui est à si grand marché
pour l'abondance qui en est venue des terres neufves ^,
l'hystoire, pour ce qu'il estoit de la couleur des cheveux
de sa mie. Nous avons veu...
^) soixante douze mil escuz sol tresbuschans d'un
diament...
^) des terres neufves, car il se trouve es histoires
des Indes que le quint aporté à l'Empereur revenoit
JEAN BODIN 99
& neantmoins c'estoit anciennement le plus précieux
des ioyau de nature, comme dit Pline, encores disons
nous en commun proverbe d'un homme illustre, ou d'une
chose belle par excellence, c'est une perle. & le grand
Negus, que nous appelions Preste lean, seigneur de
cinquante provinces, met en son titre d'honneur, lochan
Belul, qui est à dire, perle pretieuse. La perle estoit
donc la chose la plus chère qui fut au monde ancienne-
ment, tant pour la rarité, qui estoit telle qu'on les
appelloit uniones, que pour l'estimation qu'en faisoyent
les Princes, qui estoit estrange & presque incroyable.
Quoy qu'il en soit, nous trouvons que la royne Cleopatre
en avoit deux du pois d'une once, estimées cinq cens
mil escuz. Elle en avalla une par gageure après l'avoir
liquéfiée : l'autre fut emportée par Auguste pour la
plus belle dépouille de sa victoire, qu'il fist tailler en
deux, pour attacher aux aureilles de Venus. Nous en
avons veu depuis huit ans une à la blanque ^^, qui pezoit
peu moins de demye once, enrichie de cinq grosses
pierres pretieuses : & neantmoins tout le bénéfice ne
fut estimé que treize cens escuz, qui estoit [Fol.e.l.V**]
beaucoup au iugement des lapidaires : pour monstrer
que l'abondance des perles a causé le mespris, & du
mespris est venu le bon marché. Autant pouvons nous
dire de la peinture, que les princes du Levant, & mes-
mement Alexandre le Grand, avoyent mis en si grand
crédit, que le tableau de Venus sortant des eaus, que
Apelles avoit peint, fut achepté soixante mil escuz :
Alexandre luy donna du sien deux cens talens, qui
valent six vins mil escuz. Les tableaux des autres
peintres n'estoyent pas tant prisez, mais les moindres
coustoyent bien cher. Apelles ne fist point de difficulté
à 160 livres de poix pour une fois seulement : & neant-
moins c'estoit anciennement...
100 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
d'achepter un tableau de Protogene cinquante mil escuz.
Nous en avons de Michel l'Ange, Rhaphael Durbin, de
Durel, & sans aller plus loing, un de Monsieur de Gla-
gny ^^ en la galerie de Fonteine Beleau, qui est un chef
d'œuvre admirable, que plusieurs ont paragonné aux
tableaux d'Apelles : il y en a plusieurs autres d'un mer-
veilleux artifice, mais ils n'approchent en rien qui soit
au pris des anciens : parce que les princes en font peu
d'estime, & que tous les peuples du Levant & de Bar-
barie iusques en Perse, ont en extrême abomination
tous pourtraitz des choses que nature produist, craignant
f ailler au commandement [Fol.e.2.Ro] qui dit, Tailler
ne te feras image : tellement que les peintres, mouleurs,
fondeurs, imagers, enlumineurs, n'ont place ny crédit
en ces pays la non plus que leurs ouvrages. C'est donc en
partie le plaisir des grands seigneurs qui fait les choses
enchérir.
La dernière cause de renchérissement est le degast
qu'on fait des choses qu'on deveroit ménager. La soye
deveroit estre à grand marché, veu qu'on en fait tant
en ce royaume, outre celle qui vient d'Italie. La charte
vient du degast : car on ne s'en contente pas d'en acous-
trer les belistres & laquais ^3, ains aussi on la découpe
de telle sorte, qu'elle ne peut durer ni servir qu'à un
maistre : ce que les Turcs, comme i'ay entendu, nous
reprochent à bon droit, nous appellans enragez & for-
cenez de gaster, comme en despit de Dieu, les biens
qu'il nous donne. Ils en ont sans comparaison plus que
nous, mais sus la vie qu'on osast en découper. Autant
nous en prend il pour la draperie, & principalement
pour les chausses, ou Ion employé le triple de ce qu'il
en faut, avec tant de balafres & dechiquetures, que les
pauvres gens ne s'en peuvent servir, après que monsieur
en est degousté. Il y a bien plus, c'est qu'on en use
trois paires pour [Fol.e.2.Vo] une, & pour donner grâce
JEAN BODIN 101
aux chausses, il faut une aulne d'estofe plus qu'aupa-
ravant à faire un casaquin. On a fait de beaux editz,
mais ils ne servent de rien : car puis qu'on porte à la
cour ce qui est défendu, on en portera par tout, telle-
ment que les sergeans sont intimidez par les uns, &
corrompus par les autres. loint aussi qu'en matière
d'habits, on estimera tousiours sot & lourdaut celuy
qui ne s'accoustre à la mode qui court : laquelle mode
nous est venue d'Espagne, tout ainsi que la vertugade,
que nous avons empruntée des Mauresques : avec tel
advantage, que les portes sont trop estroictes pour y
passer, qui est bien loin de l'ancienne modestie de noz
pères, qui portoyent les accoustremens, comme dit
Gesar, uniz & pressez sus le corps, raportant la propor-
tion & beauté des membres : les Alemans au contraire
les portoyent larges ^4 ; ^e qui aporte un degast
incroyable : du degast vient la disette : de la disette vient
en partie la charte d'acoustremens. outre la façon qui
passe bien souvent le pris des estofes : pour les enrichir
de broderies, pourfileures, passemens, franges, tortils,
canetilles, recamures, chenettes, hors, piqueûres, arrière-
points, & autres pratiques qu'on invente de [Fol.e.S.Ro]
jour à autre «. Et de telles braveries on vient aux meubles
de la maison, aux lictz de draps d'or, ou broderies
exquises, au bufetz d'or & d'argent, & afm que tout
s 'entresuive, il faut bastir ou se loger magnifiquement,
& que les meubles soyent sortables à la maison, & la
manière de vivre convenable aux vestemens : tellement
qu'il faut garnir la table de plusieurs metz. car le Fran-
çois pour la nature de sa région, qui est plus froide que
^) de iour à l'autre, car après la défense des drap»
d'or & d'argent, il se trouva des dames qui portoyent
des robes faites à Milan du pris de cinq cens escuz la
façon sans or ny pierreries. Et de telles braveries...
10^ ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
fï-
l'Espagne & l'Italie, ne peut vivre de curedens comme
^^ l'Italien. De la vient la super fluité excessive en toutes
sortes de viandes, & la friandise incogneue à noz pères,
qui a tellement vaincu ce royaume, qu'il n'y a pas les
valetz de boutique, qui ne veuillent disner à la table
du More à un escu, les maistres à deux escuz pour
teste «. Toutesfois ce ne sont pas encore les plus grands
excès, veu qu'il se trouva en revoyant le procès des
financiers, que l'un d'entre eux envoyoit de Paris
iusques en Flandres douze botes de chemises blanchir
à un teston ^s pour pièce : & jamais ne donnoit moins d'un
teston pour les espingles ^. Ce fut l'une des raisons qui
meut du Prat chancelier, de se faire ennemy juré de tels
laronneaus, qui gastent la simplicité du peuple, &
enchérissent toutes [Fol.e.S.Vo] choses de propos déli-
bère : & le pis que i'y voy, c'est au despens du prince
& du peuple. le dy donques que de tels degatz & super-
fluitez vient en partie la charte de vivres que nous
voyons. le laisse à dire que c'est la source de tous vices
& calamitez d'une repub., car il faut ioiier, emprunter,
vendre & se déborder en toutes voluptez : en fin payer
se'i créanciers en belles cessions, ou en faillites. Mais
si les anciennes loix des Romains, Grégeois, Hebrieux,
Aegyptiens, avoyent aussi bien lieu en France comme
en toute l'Ethiopie, c'est à sçavoir qu'on adjugeast le
debteur à faute de payement au créancier, pour le vendre
ou s'en servir, on ne verroit pas tant de voleurs, de
cessionnaires & de banqueroutiers, ny la charte que
nous voyons causée des excès, ne seroit pas si grande
de beaucoup.
"j à deux escuz par tête, qui est l'une des pestes de
Paris la plus pernicieuse. Toutesfois...
^) pour les espingles : aussi Dieu s'en vengea, car
le bourreau après l'avoir estranglè, luy despouilla
usques à sa chemise, ce fut l'une des raisons...
JEAN BODIN 103
Icy, me dira quelqu'un : Si les choses alloyent en
enchérissant en partie pour le degast, en partie aussi pour
l'abondance d'or & d'argent, nous serions en fin tous
d'or « & personne ne pouroit vivre pour la charte. Il
est vray : mais les guerres & calamitez qui adviennent
aux republiques, arrestent bien le cours de la fortune :
comme nous voyons les [Fol.e.4.Ro] Romains avoir
vescu fort echarcement, & si faut dire, en merveilleuse
pauvreté quasi cinq cens ans, lors qu'ils n'avoyent que
grosse monnoye d'erain, du pois d'une livre, & sans
marque iusques au roy Servius. aussi ne forgerent-ils
monnoye d'argent que l'an quatre cens quatre vins
& cinq, après la fondation de Homme, comme on peut
voir aux fastes, soixante & deux ans après, on usa de
monnoye d'or. Voyons donc le pris des choses de ce
temps-la, nous trouverons que le mouton n'estoit estimé
que dix asses d'erain, que le docte Budé prend pour trois
sous & demy de son temps, & au plus fort quatre des
nostres : le bœuf cent asses, qu'il estime un escu cou-
ronne. & fut le pris estimé par la loy Ateria Trapeia,
deux cens quatre vins ans après la fondation de Homme :
au quel temps la solde du piéton, dit Polybe, n'estoit
que deux oboles, au centenier quatre, à l'homme de
cheval un denier, qui valoit trois souz & demy ^. Quand
au pris des autres vivres, on le peut iuger par la loy Fan-
nia, qui retrenchea la despence l'an cinq cens quatre vins
& douze après la fondation, avec défense espresse de
despendre plus de cent asses, qui est un escu couronne,
^) nous serions en fm tous d'or manque dans V édi-
tion de 1578.
^) trois sous & demy de la monnoye forgée à quatre
deniers douze grains. Nous lisons en Plutarque que le
pris du mouton au temps de Solon n'estoit que d'une
drachme : qui estoit une septiesme partie moins que à
Homme deux cens ans après. — Quant au pris...
104 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
aux banquetz qui se faysoyent les [Fol.e.4.Vo] iours des
grands ieux : aux autres iours dix asses, à la charge qu'il
n'y auroit point de volaille, excepté la poule de pailler ^^ :
& fut cest edict publié par toute l'Italie à la requeste
de Didius tribun du peuple. Soixante & quatre ans après,
Crassus le riche " voyant que les vivres peu a peu enche-
rissoyent, permist de despendre cent asses les iours de
foire, des calendes, nones & ides ; & aux nopces deux
cens asses, qui font deux escuz : trois livres de chair sèche
une livre de chair salée, des fruits tant qu'on voudroit.
aux autres iours, trente asses, qui font le teston. Vingt
& sept ans ensuyvant, lors que la ville fut enrichie de la
dépouille de Grèce & d'Asie, on ne pouvoit tenir la
bride au peuple, ioint aussi que pour l'abondance d'or
& d'argent tout estoit fort enchéri, Sulla Dictateur
voyant les anciennes ordonnances s'en aller en fumée,
retranchea la despence tant qu'il peut, & toutesfois
permist qu'elle fust plus grande des deux tiers que Cras-
sus n'avoit fait : iaçoit qu'il diminuast la taxe des vivres.
Trente & six ans après, César, le plus sobre seigneur qui
fut onques, voyant tout le peuple débordé en banquetz
excessifs, fist quelque edict, par lequel il défendit de
passer vint & cinq escuz [Fol.f.l.R®] aux nopces : &
quand aux autres iours de festes & foires, sept escuz &
demy, qui estoit dix fois plus que Sulla n'avoit permis.
Et neantmoins on faisoit si peu de conte de ses edicts,
qu'il fust contraint pour les exécuter, d'aller secrètement
au marche. Aussi depuis ne se trouva personne qui en
fist aucune ordonance. Et mesmes Caligula voulut mons-
trer exemple à ses subiects de toute prodigalité, dépen-
dant en moins d'un an vint & deux millions d'or, que
Tibère avoit espargnez.
Or voyons combien l'abondance d'or & d'argent, &
^) Crassus le riche censeur.
JEAN BODIN 105
le degast fist enchérir les choses depuis Sulla iusques a
Caligula, qui ne sont pas cent ans. nous trouverons que
les poissons delicatz, comme le mulet, le turbot, la dorade
le denté, l'esturgeon, la murène s'acheptoyent au pois
d'argent pur & sec com dit Galen. Il y eut bien un
f riant, qui ne mérite pas d'estre nommé, qui paya deux
cens escuz d'un mulet de mer ne pezant que deux livres,
qui estoit l'achepter au pois de l'or. Nous en peschons
en nostre mer Oceane, & quelquefois en Loire, ou ils se
dégorgent, de trois & quatre livres pour quinze ou vint
sous, parce que les grands seigneurs & [Fol.f.l.V^] le
peuple ayme mieux la chair.
De ces exemples nous pouvons iuger la charte de
toutes autres choses, car le pan des le temps de Varron
coustoit cinquante deniers d'argent, qui font cinq escuz.
depuis lequel temps le pris de toutes choses haussa dix
fois autant, comme nous avons monstre, ce seroit au pris
de quarante ou cinquante escuz le pan. Pline passe plus
outre, car il dit qu'un nomme Hirrius presta six mil
murènes, qui n'ont rien semblable à nos lamproyes que la
longueur, au pois & au nombre, à la charge de luy en
rendre autant, & n'en voulut vendre pour or ny pour
argent, de quoy on faisoit peu de conte pour l'abondance
qui estoit en Romme. car ce n'estoit pas la disette des
choses, veu que de toutes pars du monde on aportoit la
comme au marché. Vray est que les excez aidoyent bien
à enchérir les vivres : car il se trouvoit que les riches ne
sçavoyent quelque fois comment despencer leur bien : ce
qui advint à Aesope ioueur de tragédies, lequel pour entrer
en appétit, se faisoit servir un plat estime quinze mil
escuz, plein de rossignols chantans, estourneaux, merles
& autres oyseaux qui avoyent aprins a parler. Encores
que tels oyseaux soyent faides & malplaisans [Fol.f.2.Ro]
106 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
toutesfois le coust " leur donnoit bon goust. Le fils crai-
gnant faire deshonneur au père, humoit des perles liqué-
fiées d'un pris inestimable. Et ne faut point s'esbahir
qu'un ioueur de tragédies eust tant d'escuz : car les bou-
fons et ioueurs de farces estoyent en si grand crédit, que
Roscius avoit trente & six mil escuz de l'espargne cha-
cun an, pour faire le badin une douzaine de fois devant
le peuple, outre le profit qu'il tiroit de ses ieux parti-
culiers.
Mais pour monstrer à l'œil l'abondance d'or & d'ar-
gent, il n'y a point de meilleur exemple que d'Apicius
maistre queux, auquel après avoir mangé quinze cens
mil escuz restoyent encores deux cens cinquante mil,
toutesfois craignant mourir de faim, il s'empoisonna,
comme tesmoignent plusieurs historiens. Ce qui me fait
croire estre véritable ce qu'on dit de Giceron, qu'il eut
une maison estimée cinquante mil escuz pour plaider
une cause ; car puis que les plaisans avoyent si grand
crédit envers le peuple, ce n'estoit pas de merveille si un
tel advocat estoit si bien payé.
Or est il que tout l'or & l'argent leur vint en six
vingts ans, par la dépouille de tout [Fol.f.2.Vo] le monde,
qu'aporterent en Romme les Scipions, Paul AEmyl,
Marins, Sulla, Luculle, Pompée, César & mesmement
ces deux derniers : car Pompée conquist tant de pays,
^) le coust lui donnoit bon goust. Et mesme Athe-
naeus raconte de luy qu'estant arrive en Sclavonie
pour y manger des escreviches qu'on estimoit fort en
ce pays la : devant que descendre du navire on luy dit
qu'il y en avoit sans comparaison de plus belles & meil-
leures en la coste d'Afrique : ce que ayant entendu il
fist voile vers l'Afrique pour en manger. Le fils craignant. . .
JEAN BODIN 107
qu'il fist monter le revenu de l'Empire à huit millions
cinq cens mil escuz, qui estoit le double & trois cin-
quiesmes plus qu'au paravant. César aporta quarante
millions d'escuz a l'espagne, outre les prodigalitez qu'il
faisoit : car pour une fois il donna à Paul Consul neuf
cens mil escuz pour ne sonner mot : & à Curion Tribun
quinze cens mil escuz pour estre de sa ligue. Marc Antoine
passa bien plus outre, s'il est vray ce que Plutarque &
Apian en escrivent : car il donna a son armée pour les
agréables services deux cens mil talens : cela revient à
six vins millions d'escuz. ce qui est aucunement croyable,
veu que l'Empereur Adrian, qui estoit sage ménager,
pour avoir la bonne grâce des légions, qui estoyent au
nombre de quarante, donna dix millions d'escuz.
Il ne faut donc pas s'esbahir si les choses estoyent
chères, veu l'abondance d'or & d'argent qui estoit en
Romme. Mais ses ecxes & braveries ne durèrent pas
touiours : car en moins de trois cens ans, les Parthes,
les [Fol.f.S.Ro] Goths, Herules, Hongres & autres cruelles
nations fouragerent tout l'Empire & mesmes l'italie,
foulèrent aux pieds les Romains, bruslerent leur ville,
butinèrent leur dépouilles. Ainsi advient il a toutes
républiques, de naistre & croistre peu à peu, & puis
florir en richesses & puissance, en après s'enviellir &
aller en décadence, iusques a ce qu'elles soyent du tout
ruinées, comme i'ay monstre au discours sus Testât
des republiques en la Méthode des histoires.
Nous avons discouru les raisons de renchérissement
des choses : Reste à monstrer, que Monsieur de Males-
troit « s'est aussi mespris au titre des monnoyes forgées
en ce royaume depuis trois cens ans. Car il dit que saint
°j Malestroit...
108 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Louys fist forger les premiers souz valans douze deniers,
& qu'il n'y en avoit que soixante & quatre au Marc. Il
dit aussi que du temps de Philippe de Valois, Tescu
d'or aux fleurs de lis sans nombre, de meilleur pois &
aloy que le nostre, ne valoit que vint souz. Puis après
que le roy lean fist forger les francs à pied ^^ et à cheval ^^
d'or fm, qui ne valoyent que vint souz. D'avantage que
le sou d'argent de ce temps-la en valoit cinq des nostres.
Il ne dit point de quel titre, de quel [Fol.f.S.Vo] pois et
aloy estoient les monnoyes.
Quand a ce dernier point, il se contredit luy mesmes :
car il est d'acord que l'escu vieil ^^, qui peze trois deniers
trebuchans, ne vaut que soixante souz des nostres ^ :
tellement que le sol ancien de fm argent n'en vaudroit
que trois des nostres : & toutesfois les francs à pied & à
cheval pezent moins que les escuz vieux de quatre
grains ^^, et ne sont pas de meilleur aloy : veu qu'aux
uns & aux autres, il y a un quart de carat de rèmede.
aussi par l'ordonnance de l'an cinq cens soixante & un,
le vieil escu est à soixante souz, & le franc à pied ou à
cheval à cinquante cinq souz. Par ainsi il se mesprend
quasi de la moitié, quant à la proportion des souz anciens
& des nostres. car s'il estoit ainsi comme il dit, que le sol
ancien de fin argent valust cinq fois autant comme les
nostres, l'escu vieil vaudroit cent souz, le franc à pied
ou à cheval quatre livres dix souz.
En second lieu monsieur de Malestroit ^ se mesprend,
laissant entre saint Louys & Philippe de Valois cent
xxiii ans, pendant lequel temps Philippe le Bel, arrière
^) des nôtres forgez par l'ordonnance du Roy Fran-
çois premier tellement que le sol...
^) Malestroit.
JEAN BODIN 109
fils de saint Louys, l'an mil trois cens, afoiblit tellement
la monnoye d'argent, qu'un sol de l'ancienne [Fol.f.4. Ro]
monnoye en valoit trois de nouveaux, comme nous trou-
vons en noz registres & mesmes en nos Annales, & en
l'histoire d'Antonin, de laquelle m'a adverti Monsieur de
Livres ^^, homme accompli en bon sçavoir. Et combien
que pour apaiser la mutinerie du peuple la monnoye fut
réduite a l'ancienne valeur, si est ce que dix ans après
elle fut si fort afoiblie, que le sol n'avoit que trois deniers
& demi d'argent : tellement que les trois pars « estoyent
de cuivre : qui est la plus foible monnoye qu'on aye veu
de nostre temps, car l'an cinq cens cinquante & un, les
souz forgez par l'ordonance du roy Henry tienent trois
deniers & demy d'argent. On n'a iamais veu de nostre
mémoire plus d'aliage en billon. Il faut donc conclure,
puis que le sol estoit de mesme titre, de mesme pied, de
mesme aloy, & qu'il y avoit autant d'aliage il y a trois
cens ans, comme a présent, que la démonstration de
monsieur de Malestroit, ^ & ses exemples ne peuvent avoir
lieu, car iaçoit que Charles le Bel restitua l'ancien titre
des souz a douze deniers le roy l'an mil trois cens vingt
& deux, toutesfois six mois après il l'afoiblit de toute la
moitié.
Nous trouvons vien d'avantage par noz [Fol.f.4.Vo]
registres, que l'an mil quatre cens vingt & deux, le
titre des souz estoit si foible, que le marc d'argent valoit
quatre vingt livres tournois, qui sont seize cens pièces
pour marc d'euvre : tellement qu'un de noz sous ^ vaut
à ce conte cinq souz de ceux la, qui est bien tout le
^) deux parts & demy estoyent de cuivre : qui est
la plus foible...
^) Malestroit.
^) qu'un des solz du roy Henry II.
110 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
contraire de ce que monsieur de Malestroit " a mis en
avant, qu'un sol ancien en valoit cinq des nostres : veu
qu'il y a cent cinquante ans, que cinq souz n'en valoyent
qu'un des nostres. Il faut donc qu'il raporte ce mot
ancien à certaines années seulement, & non pas à toutes,
comme il fait depuis trois cens ans.
Bref, qui voudra feuilleter au livre noir, qui est en
la chambre du Procureur du roy au chastelet de Paris,
il trouvera que l'an mil quatre cens & vingt, lors que les
Anglois tenoyent Paris, l'escu fut mis a soixante souz,
le mouton ^^ a quarante, les nobles ^^ a sept livres, qui
est le pris & valeur du iourd'huy ^. Vray est que Gharle
septiesme, l'an quatre cens vingt & deux au mois de
Novembre, fit forger nouvelle monnoye a douze deniers :
tellement que le marc d'argent de quatre vins livres
fut remis a huit livres quatre souz tournois, mais l'an
mil quatre cens cinquante [Fol.g.l.R^] & trois, on
forgea des souz a cinq deniers d'aloy ^, qui est rabatu
de la forte monnoye beaucoup plus de la moitié.
C'est donc un paralogisme en matière d'argumens,
de prendre une année que la monnoye a esté la plus forte
pour estimer les choses, & laisser les années qu'elle a
esté la plus foible, qui sont plus fréquentes sans compa-
raison que les bonnes années : comme en cas pareil qui
voudroit tirer en conséquence des autres choses, le bon
marche d'alumettes ^* qui est en Paris.
l'ay monstre cy devant que le pris des choses taxé
par les coustumes de ce royaume, accordées & homo-
«J Malestroit.
^) du temps du règne du roy Henry II.
^J cinq deniers de loy.
JEAN BODIN 111
loguees depuis cinquante, les autres depuis soixante ans,
estoit dix fois moindre qu'il n'est a présent. & toutes fois
il est certain que les estats & les députez pour accorder
les coustumes, n'ont pas suyvi le moindre, ny le plus haut
pris : mais la plus commune estimation qui estoit lors,
comme noz loix nous enseignent. & neantmoins le cha-
pon n'est qu'à douze deniers tournois par toutes les
coustumes d'Aniou, Poitou, la Marche, Ghampaigne,
Bourbonnois, & autres : la poule a six den., la perdris
a quinze den., le mouton gras avec la laine sept [Fol.g.l.
Vo] souz, le cochon dix den., le mouton commun & le
veau a cinq souz, le chevreau trois souz, la charge de
froment a xxx s. la chartée de foin pezant quinze quin-
taux, dix s. qui font dix boteaux pour un sol, le boteau
pesant quinze livres, c'est la coustume d'Auvergne. En
Bourbonnois les douze quintaux estoyent estimez dix
souz, le tonneau de vin trente s., le tonneau de miel
XXV s. arpent de bois revenant deux s. six den. arpent
de vigne xxx s. de rente, livre de beurre quatre den.
d'huile de noix autant : de suif autant. G'estoit du temps
de Louys douziesme, comme i'ay dit cy dessus : lors que
les souz, qui sont a trois deniers xii grains, estoyent à
quatre deniers xii grains. Par ainsi le sol du temps de
Louys douziesme ne sçauroit au plus valoir qu'un liard
d'avantage que le nostre °, en quelque sorte que ce soit :
& les quatre souz ne vaudroyent pas cinq des nostres,
dont il s'ensuit bien que le veau & le mouton avec la
laine, ne devroit estre estimé que six souz & trois deniers
de nostre billon pour le plus, puisqu'il y a soixante ans
que par toute la France, il n'estoit prisé que cinq souz.
Autant peut on dire des autres choses. Or nous voyons
que par estimation commune, [Fol.g.2.Ro] l'un & l'autre
vaut quatre livres, ou cent souz, voire six livres en
«j que celuy du règne de Henry II.
112 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Paris, qui est vingt fois plus cher « qu'il ne coustoit lors.
Si donc les fruitz de la terre, le bestail, la volaille cous-
toyent dix ou douze fois moins ^ qu'ils ne font, le revenu
des terres & seigneuries estoit d'autant moins estimé,
& les baux à ferme à meilleur conte : & par mesme rai-
son les terres dix fois moins prisées, car la meilleure terre
roturière n'est estimée qu'au denier xx ou xxv, le fief
au denier xxx, la maison ^ au denier cinquante, telle-
ment que la terre qui valoit mil escuz de ferme il y a
soixante ans n'estoit vendue que xxv ou au plus cher
xxx mil escuz. Si donc la ferme a creu à cinq ou six mil
escuz, la terre se vendra cent cinquante mil escuz, qui
lors ne valoit que trente mil. Quand aux corvées & iour-
nees de maneuvres, nous voyons de toute ancienneté,
qu'elles estoyent quasi taxées à un denier d'argent, qui
valoit peu plus que le real d'Espagne : & la solde
ancienne de l'homme de cheval, n'estoit qu'un denier,
comme dit Polybe : en fin l'homme de pied eut un denier
par iour, ce qui fut garde mesmes du temps d'Auguste,
comme escript Tacite. Vray est que les dons faits aux
armées pour les agréables services, [Fol.g.2.Vo], valoyent
vingt fois autant que la solde. De la est venu, comme ie
croy, nostre mot Gagne-denier, qui se prend seulement
pour ceux qui louent leur iournee : & mesmes en l'Evan-
gile, le maistre dit a quelques vignerons envieux de sa
libéralité envers les autres. N'avez vous pas le denier que
ie vous ay promis pour la iournee ? ^ Toutesfois par noz
coustumes arrestees, comme i'ay dit, & corrigées depuis
soixante ans, la iournee de l'homme en esté, n'est prisée
^) vingt ou trente fois plus cher.
^) dix ou douze ou vingt fois moins.
^) la maison de bonne estofe.
'^) pour la iournee ? Qui estoit la drachme en Grèce
pour la iournee du vigneron & du soldat. Toutesfois...
JEAN BODIN 113
que six den., en hyver quatre den. & avec sa charette
à boeufs douze den. La monnoye noire ^^ n'est point
diminuée ny haussée de pied depuis ny au paravant
soixante ans : & toutesfois on voit que pour six deniers
le vigneron, le brassier, le maneuvre, le soldat, ne se
contente pas de cinq souz : mesmes en ce pays ils en
veulent huit ou dix, remonstrans qu'ils ne peuvent autre-
ment vivre. Quant à la corvée des boeufs, elle est esti-
mée vingt s. au meilleur marché, c'est donc vingt fois
autant qu'elle estoit prisée il y a soixante ans, en quelque
monnoye qu'on le prenne, qui est cause que les iuges,
qui ont bien puissance de plier, non pas de rompre les
coustumes, quand il est question d'assiettes, rentes,
estimation de fruitz ou d'autres [Fol.g.S.Ro] choses
semblables, ils ne se servent plus des coustumes : ains
se rapportent à l'ordonance touchant l'estimation des
fruitz, ioint la commune valeur «.
Nous avons parlé de la monnoye blanche, disons
aussi de la monnoye d'or, afin qu'on puisse iuger à
veûe d'œil que ce n'est pas pour avoir altéré les mon-
noyes que tout est enchéri. le trouve que la plus fine
monnoye d'or forgée depuis trois cens ans en quelque
pays que ce soit, n'est point plus forte de vingt & trois
avec trois quars de carat : comme sont le noble, les
vieux ducatz de Venise, Florence, Sienne, Portugal, le
Seraph de Turquie, les Medins ^^ de Barbarie, les medalles
anciennes des Romains, les doubles ducatz vieux de
Castille, les moutons à la grand laine, les escuz vieux,
les salutz, les francs à pied & à cheval, les vieux ange-
lotz : les escuz couronne ne sont pas si forts de beau-
^) ioint la commune valeur : ou bien ils ordonnent
que les parties conviendront de prizeurs pour estimer
les choses. — Nous avons parle de la monnoye blanche...
LE BRANCHU
114 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
coup : les Milrais valent mieux & les escuz soleil : puis
après les Henriz & doubles Henriz, les reaies d'or, pis-
tolets, & doubles ducatz de Portugal sont plus foi-
blés, quant aux autres monnoyes, ou il y a moins de
XXII caratz, c'est a dire, s'il y a plus de la douziesme
partie d'aliage, soit cuivre ou argent, [Fol.g.S.Vo] &
moins des dix pars d'or, ce n'est pas or, sinon en
ouvrage, tout ainsi que l'argent qui est plus bas que de
dix deniers, ou pour mieux dire qui a plus d'un sixiesme
d'aliage d'estain «, ou de cuivre : & moins des cinq pars
d'argent, ce n'est point argent en matière de monnoye,.
mais billon. & pour ceste cause les anciens appelloyent
Electre l'or ou la cinquiesme partie est d'argent. Posons
donc le cas que l'escu viel, & le franc à pied & à cheval,
qui sont les monnoyes desquelles se sert monsieur de
Malestroit, soyent a xxxiii (sic) caratz, avec un carat
de remède : les escuz au soleil à xxiii & un huictiesme
de remède, suyvant l'ordonnance de l'an cinq cens
quarante : ou a xxiii caratz & un quart de carat de
remède, comme sont les escuz forgez par l'ordonnance
du roy Henry, il n'y aura qu'un carat de différence aux
vieux. & quant au pois, les escuz sol de l'an cinq cens
quarante, pezent deux deniers seize grains trebuschans,
à soixante & douze au marc, autant que Justinian
l'Empereur en met à la livre, ce qui a donne occasion
à monsieur du Moulin ^, l'honneur des Jurisconsultes,,
d'égaler l'escu de lustinian & le nostre a mesme pied..
Mais il y a autant à dire que de deux a trois, car tout
ainsi [Fol.g.4.Ro] que le marc à huit onces, & la livre
de lustinian douze : aussi l'escu d'or forge par son
ordonnance, qu'il nomme Solidus, est d'un tiers plus
pezant que le nostre, quasi comme l'angelot. Depuis,
«J d'estain manque dans Védilion de 1578.
^) monsieur Charles Moulin.
JEAN BODIN 115
par ordonnance du roy Henry " on en a forge à deux
deniers quinze, & puis quatorze grains trebuschans.
Or est-il que le franc d'or peze moins de quatre grains
que Tescu vieux, & plus que Tescu sol forge l'an mil
cinq cens quarante, de quatre grains. Si donc nous
raportons le pied de l'un à l'autre, nous trouverons que
l'escu veiel ne vaut qu'une huictiesme plus que l'escu
sol : & le franc d'or près d'une neufviesme plus que le
mesme escu sol : car il y a huit escuz vieux en l'once,
neuf au soleil, dix couronne ^ : de francs d'or il y en a
moins de neuf, & plus d'huit, aussi l'escu veiel par
l'ordonnance <^ est à soixante, le franc à cinquante cinq^
l'escu sol à cinquante deux, l'escu couronne à cinquante
billon ^.
Il faut donc conclure, que si la maison qui s'est
vendue deux cens vieux escuz il y a six vings ans, auiour-
d'huy se vend huit cens escuz sol, qui valent deux mil
livres tournois de nostre billon, ostant un huitiesme que
l'escu veiel vaut plus que l'escu sol, restent six cens
soixante & treize escuz sol, qui valent * [Fol.g.4.Vo]
mil sept cens cinquante livres, ou trente & cinq mil souz
de nostre monnoye, & si nous posons le cas que fussent
francs d'or, il n'en faudroit tirer qu'une neufviesme,
resteroyent sept cens quatre vings escuz sol, que se vend
la maison, qui est trois fois plus qu'elle ne coustoit de
ce temps-la. ce que i'ay bien voulu conter par le menu,
d'autant que monsieur de Malestroit^ n'a point dit quelle
^) du roy Henry deuxiesme.
^) dix couronne : & un denier XX. grains davan-
taige : de francs d'or...
^) par l'ordonnance du roy Henry second.
^) à cinquante solz.
^) qui valent du temps du roy Henry second.
f) Malestroit.
116 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
porportion il y avoit entre les escuz pour les accommoder
à noz contracts.
Voila quant a renchérissement en gênerai, sans tou-
cher aux changemens particuliers, qui font enchérir les
choses de leur pris ordinaire : comme les vivres en temps
de famine ; les armes en temps de guerre : le bois en
hyver : l'eau aux déserts de Lybie, ou il se trouve un
tombeau en la plaine d'Azoa, qui porte tesmoignage en
lettres gravées, qu'un marchand achepta d'un voiturier
une coupe d'eau dix mille ducatz, & neantmoins l'achep-
teur & le vendeur moururent de soif, comme escript
Léon d'Afrique : ou bien les ouvrages de main, & la
quinquallerie aux lieux ou il ne s'en fait point, qui sont
ordinairement à meilleur marche aux villes pleines
d'artizans, comme à Limoges, Milan, Nuremberg,
[Fol.h.LRo], Gènes, Paris, Damasque, Venise : ou bien
pour l'abondance du peuple & d'argent qui est en un
lieu plus qu'en autre : comme à Stambol, Romme,
Paris, Lyon, Venise, Florence, Anvers, Seville, Londres :
ou la cour des rois, ou grands seigneurs : ou marchans,
attire le peuple & l'argent, les vivres y sont plus chers « :
ou que le changement vient pour un edict nouveau,
comme il advint à Romme, ou les maisons furent sou-
«^ les vivres y sont plus chers : comme il advenoit
ordinairement en Rome, ou l'abondance d'or & d'ar-
gent, & de peuples qui y accouroient de tous costez du
monde, la famine estoit souvent, de sorte qu'Auguste
fut contrainct de chasser de la ville les haraz d'esclaves
<& de gladiateurs, & tous les estrangers, excepte les mais-
tres de la ieunesse & et les médecins, outre vingt &
huict colonies, qu'il tira de Rome pour les repartir en
toute l'Italie. Quelquefois aussi le changement vient
pour un edict nouveau, comme il advint à Rome...
JEAN BODIN 117
dain encheries de moitié, par l'edict de Trajan, qui
ordonna que tous ceux qui voudroyent avoir estatz &
offices honorables, employassent la tierce partie de leurs
biens en achapt d'héritages en Romme ou aux environs.
Toutes ces choses particulières ne sont pas considérables
au cas qui s'offre, qui est gênerai.
Or puis que nous sçavons que les choses sont enche-
ries, & les causes de renchérissement, qui sont les deux
pointz principaux que nous avions à prouver à Mon-
sieur de Malestroit ^ : reste maintenant d'y remédier au \ y
moins mal qu'il sera possible : ce que monsieur de Maies- '
troit ^ n'a touche aucunement, tenant pour tout certain
que rien n'encherist.
Premièrement l'abondance d'or & d'argent, qui est ^
la richesse d'un pays, doibt en [Fol.h.l.Vo] partie excuser
la charte : car s'il y avoit en telle disette que le temps
passé, il est bien certain que toutes choses seroyent
d'autant moins prisées & acheptees que l'or & l'argent
seroit plus estime.
Quant aux monopoles & degatz qui se font, i'en ay
touche cy dessus ce qu'il m'en sembloit. Mais pour
néant on fait de belles ordonances touchant les mono-
poles, les excès des vivres & vestemens, si on ne les veut
exécuter : & toutefois, elles ne seront iamais exécutées,
si le Roy par sa bonté ne les fait garder aux courtizans :
car le surplus du peuple se gouverne à l'exemple du
courtizan en matière de pompes & d'excès : & ne fut
iamais republique en laquelle la santé ou la maladie ne
descoulast du chef à tous les membres.
«J Malestroit.
^J Malestroit.
118 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Quant à la traite des marchandises qui sortent de ce
royaume, il y a plusieurs grands personages qui s'effor-
cent, & se sont efforcez par ditz & par escripts de la
retrencher du tout, s'il leur estoit possible : croyans que
nous pouvons vivre heureusement & à grand marché
sans rien bailler, ny recevoir de l'estranger. mais ils
s'abusent à mon advis : car nous avons affaire des estran-
gers, & ne sçaurions [Fol.h.2.Ro] nous en passer. le
confesse que nous leur envoyons blé, vin, sel, safran,
pastel, pruneaux, papier, drap & grosses toiles ; aussi
avons-nous d'eux en contrechange, premièrement tous
les métaux, hormis le fer : nous avons d'eux, or, argent,
éstain, cuivre, plomb, acier, vif argent, alun, souphre,
vitriol, couperoze, cynabre, huiles, cire, miel, poix, bresil,
ebene, fustel, gaiac, yvoire, maroquins, toiles fines,
couleurs de conchenil, escarlate, cramoysi, drogues de
toutes sortes, épiceries, sucres, chevaux, saleueres de
saumons, sardines, maquereaux, molues, bref une infi-
nité de bons livres & excellens ouvrages de main.
Et quand nous pourions passer de telles marchan-
dises, ce qui n'est possible du tout : mais quand ainsi
seroit que nous en aurions à revendre, encores devenons
nous tousiours trafiquer, vendre, achepter, eschanger,
prester, voire plustost donner une partie de noz biens
aux estrangers, & mesmes à noz voisins, quand ce ne
seroit que pour communiquer & entretenir une bonne
amitié entre eux & nous.
le di plus, quand nous serions accompliz des dons,
Dieu de tout ce qui peut estre donne aux hommes, en
armes & en loix, sans crainte [Fol.h.2.Vo] ny espérance
d'autruy, si est ce que nous leur debvons ceste charité,
par obligation naturelle, de leur communiquer les grâces
que Dieu nous auroit faites, les apprendre & façonner
en tout honneur & vertu. En quoy les Romains se ren-
JEAN BODIN 119
dirent indignes de commander, lors que la grandeur de
leur puissance touchoit iusques au ciel, & qu'ils avoyent
estendu leur Empire depuis le soleil couchant iusques
au soleil levant, il se trouva quelques peuples qui leur
envoyèrent ambassade pour se renger soubs leur puis-
sance, & leur obeyr volontairement. Les Romains voyans
qu'il n'y avoit rien à gagner, refusèrent telles offres,
comme escript Appian, qui est un tour le plus lasche, &
une injure faite à Dieu la plus vilaine qui fut onques :
comme si la maieste de commander & faire iustice, &
mesmes aux pauvres peuples mal apprins, n'estoit pas
le plus grand don de Dieu, & le plus grand honneur que
peut recevoir l'homme en ce monde, c'estoit bien loin
de leur communiquer leurs biens & richesses, comme ils
debvoyent faire.
Mais, dira quelqu'un, Platon & Lycurgue ont défendu
la trafique avec l'estranger, craignant que leurs subiects
fussent gastez [Fol.h.S.Ro] & corrompuz. Il est vray,
mais l'un a songé ce qu'il ne peut iamais exécuté, quoy
qu'il essayast : l'autre a exécuté ce que iamais homme
n'osa espérer. & toutesfois l'un & l'autre eust mieux
fait, si ie ne suis fort trompé, de permettre la trafique,
comme sagement a fait Moyse, qui a bien monstre qu'il
estoit plus grand maistre que ces deux la : car la lumière
de vertu est si claire, que non seulement elle chasse les
ténèbres des vicieux, ains aussi liust d'autant plus qu'elle
est communiquée. Toutesfois nous ne pouvons pas nous
prévaloir tellement en noz vertuz, que l'estranger n'ayt
de quoy nous rendre la pareille.
Encores, dit on, il ne faut pas donner noz biens pour
néant aux estrangers, & mesmes à noz ennemis, aussi
nous y donnons bon ordre : & toutesfois quand nous le
ferions en ayant à suffisance, nous gagnerions plus leur
amitié qu'a leur faire la guerre : puisque Dieu, auquel
120 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
nous avons iuré & faisons la guerre sans trefves, nous
monstre exemple avec une prodigalité démesurée. Mais
parce que cecy ne peut entrer au cerveau de ceux qui ne
font estât que du gaing, quoy qu'il soit sordide & deshon-
neste, Dieu par sa prudence admirable y a donné bon
ordre : car il a tellement [Fol.H.3.Vo] départi ses grâces,
qu'il n'y a pays au monde si plantureux, qui n'aye faute
de beaucoup de choses. Ce que Dieu semble avoir fait,
pour entretenir tous les subiects de sa republique en
amitié, ou pour le moins empescher qu'ils ne se facent
longtemps la guerre, ayans toujours afaire les uns des
autres 2'.
le serois bien d'advis, si mes advis avoyent lieu, qu'il
fut défendu de trafiquer avec l'Italien pour des atours,
des perfums, du plomb, du parchemin, des fausses
pierres, des poizons : & mesme clore le passage à tous les
banqueroutiers & bannis de leur pays : si ce n'estoit
qu'ilz fussent bannis pour estre trop vertueux, comme on
faisoit en Athènes & en Ephese : & qu'à ceste fin l'es-
tranger fist apparoir d'attestation du prince ou de la
seigneurie. Gela donneroit exemple aux autres peuples de
faire le pareil, & feroit trembler les meschans qui n'au-
royent seur accès en lieu du monde. Mais, à ce que ie
voy, les paysans & infidèles nous feront la leçon : car il se
trouve que Mehemet nommé le Grand, Empereur des
Turcs, en a monstre bel exemple en la personne d'un
meurtrier, lequel après avoir assassiné Iulian de Médicis
en pleine eglize, s'estoit retire à Stambol siège de l'Em-
pire [F0I.H.4.R0]. Ge grand seigneur le renvoya pieds
& poings liez à Florence pour en faire iustice. Mais tandis
que nous oumrons la fenêtre aux bannis, le mauvais air
& la peste y entrera tousiours, & n'aurons jamais faute
de daciers, qui hument le sang, rongent les os & sucent
la mouelle du prince & du peuple : voire qui font louange
& vertu par livres imprimez des vices les plus exécrables
JEAN BODIN 121
du monde, que iamais noz pères n'ont pensé : & toutes-
fois il n'y a que telles gens bien venuz & cheriz partout.
Quant aux autres estrangers, ie désire que non seule-
ment on les traite en douceur & amitié, ains aussi qu'on
venge Tiniure à eux faite a toute rigueur, comme la loy
de Dieu commande : voire mesme qu'on leur quite le
droit d'aubeine, qui n'a lieu qu'en ce royaume & en
Angleterre «, à la charge que l'héritier soit habitant du
pays, aussi bien voyons-nous qu'il n'en revient que le
deshonneur à la France, & le profit aux sansues de la
cour : ioint que cela empesche le cours de la trafique, qui
doibt estre franche, & libre, pour la richesse & grandeur
d*un royaume.
Il ne reste qu'un argument auquel il faut respondre
en un mot. Quand la traite à (sic) lieu [F0I.H.40V.],
disent-ils, toutes choses enchérissent au pays. le leur nye
ce point la, car ce qui entre au lieu de ce qui sort, cause
le bon marché de ce qui defailloit. D'avantage, il semble
à les ouir, que le marchant donne son bien pour néant :
ou que les richesses des Indes & de l'Arabie heureuse
croissent en noz landes. le n'excepteray que le blé,
duquel la traite se doibt gouverner plus sagement qu'on
ne fait, car nous voyons des chartez & famines intolé-
rables a faute d'y prouvoir : tellement que la France, qui
doibt estre le grenier, de tout le Ponant, reçoit les navires
pleines de meschant blé noir, qu'on ameine le plus sou-
vent de la coste Baltique : qui est une grande honte à
nous. Le moyen d'y donner ordre, c'est d'avoir en cha-
cune ville un grenier public, comme on avoit ancienne-
ment es villes bien réglées ^, & que tous les ans on renou-
^) qui n'a lieu qu'en ce royaume & en Angleterre
manque dans Védiîion de 1578.
^) villes bien réglées & en ce royaume, devant les
122 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
velast le viel blé. En quoy faisant, on ne verroit jamais
la charte si grande qu'on voit : car outre ce qu'on auroit
provision pour les mauvaises années, on retrencheroit
aussi les monopotes des marchans qui serrent tout le
ble, & souvent l'acheptent en herbe, pour y asseoir le
pris à leur plaisir.
Voila un moyen par lequel loseph grand [Fol.i.l.V®]
maistre d'Egypte, sauva sept années de famine quasi
en tout le monde, & Traian par mesme moyen sauva
TEgypte de famine une année, combien que l'Egypte
soit la mère nourrice du Levant.
Quant à l'advis de quelques-uns, qui veulent qu'on
arrache les vignes pour mettre tout en blé, ou pour le
moins qu'il soit défendu de planter vignes pour l'ad-
venir « : les paysans s'en moquent a bon droit : aussi
Dieu par sa grâce a bien donné ordre que tout ne fut pas
en vigne ny en ble. car la meilleure terre pour la vigne
ne vaut rien pour le blé, d'autant que l'un ayme la
plaine forte & grasse, l'autre demande les coustaux pier-
reux. D'avantage, la vigne ne peut croistre outre le
quarante neufviesme degré pour la froidure, tellement
que tous les peuples de Septentrion n'ont autres vins que
querelles de la maison d'Orléans & de Bourgogne, & que
tous les ans...
^) pour l'advenir. le trouve bien que Domitian
l'Empereur en fist un edit par le quel il fit défense de
plus planter & commanda qu'en tous les gouvernements
de l'Empire hors d'Itahe on arrachapt la moitié des
vignes : mais il ne fut oncques exécuté, aussi Marc
Varron tient que c'est le plus précieux héritage de
tous, & les paysans s'en moquent à bon droit de telles
ordonnances. Et Dieu par sa grâce...
JEAN BODIN 123
de France & du Rhin : & toutesfois ils en sont si frians,
qu'ils crèvent de force d'en boire. Par ainsi arrachant les
vignes, on arracheroit l'une des plus grandes richesses
de France.
Mais il y a bien un moyen lequel mis en avant par les
maistres docteurs en matière d'impost, soulageroit mer-
veilleusement le peuple, & enrichiroit le royaume, c'est
qu'on [Fol.i.l.Vo] mist une partie des charges ordinaires
sus la traite foraine du blé, vin, sel, pastel, toiles, &
draps : & principalement sur le vin, sel & blé, qui sont
trois élémens desquels dépend, après Dieu, la vie de
l'estranger, & qui jamais ne peuvent faillir. Les minières
de Septentrion & des Indes s'epuizent en peu de temps,
& l'or une fois épuise en peut renaistre qu'en mille ans,
comme disent les soufleurs ^^ : mais noz sources vives
de blé, vin et sel, sont inépuisables. Si donques une partie
des charges ordinaires estoit mise sus la traite foraine,
nous en aurions beaucoup meilleur conte dedans le
royaume : car l'estranger en prendroit plus echarsement,
& l'achepteroit au pois d'argent : ce qui enrichiroit ce
royaume, veu qu'il ne s'en peut passer. & quelques
défenses qu'on aye fait en Flandres de ne prendre du sel
de France, si est ce que les estatz du pays ont touiours
remonstre que leurs saleures se gastoyent au sel d'Espa-
gne, & de la Franche conté. Et quand il advient que les
marez salans & brouages de France ont faute de sel pour
les pluyes ou froidures, l'estranger ne laisse pas de
l'achepter au triple pour en avoir, quoy qu'il couste. Or
est-il que le sel est à meilleur marche en Angleterre, en
[Fol.i.2.Ro] Escosse & en Flandres, qu'il n'est en France,
hormis en la Guyenne : qui est une lourde incongruité
en matière d'estat & de ménagerie. Autant en advient-il
pour les vins ^^ et pastels, sus lesquels les princes estran-
gers mettent l'impost le plus excessif qu'il est possible,
qui tourneroit au profit du roy & du royaume, si on
124 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
mettoit une partie des charges ordinaires sus la traite
foraine ". Ce moyen la m'a semble notable pour remédier
a renchérissement des choses nécessaires en ce royaume,
& sans lesquelles l'estranger ne peut vivre.
le mettray encores ce point icy pour obvier a la
charte des vivres, qui pourra sembler fort nouveau a
plusieurs : mais ie m'asseure que monsieur de Maies-
troit *, qui est amoureux de paradoxes, ne le trouvera
^) sur la traitte foraine. Si on dit que les estrangers
auroient iuste occasion de s'en plaindre, obstant les
traictez de commerce, il y a bonne response, c'est que
nonobstant les traittez ils ne cessent d'imposer sur leurs
marchandises, &, qui plus est, les ordonnances d'Angle-
terre & de Polongne, dépendent de transporter hors
leurs pays aucune peaux, de sorte que les minières
d'Angleterre estants epuizees, il ne leur reste plus rien
que des laines, draps & saleures. Encores ont ils def-
f endu estroittement & soubs grandes peines que la toison
des ouailles ne soit transportée, comme il a esté faict
en ce royaume, à la fin que les pauvres suietz ayant le
moyen de gaigner leur vie à la drapperie, & que le
proffît de la main demeure au royaume : mais il n'y a
edictz qui tiennent, car pour une somme d'argent on
obtient un passeport, comme il se fait en ce royaume,
duquel les Italiens tirent infinie quantité de laines par
le moyen des octroys qu'ilz obtiennent, ce qui apporte
un dommage incroyable à tout le royaume, car les
marchandises défendues d'être transportées s'enché-
rissent en pays estranger, & demeurent aux posses-
seurs & marchands du royaume sus les bras, s'ils ne les
baillent pour néant à ceux qui ont la puissance d'en
enlever : & les artizans & le pauvre peuple meurt de
faim. Ce moyen la m'a semble notable...
^) Malestroit.
JEAN BODIN 125
pas estrange. C'est que l'usage du poisson fut remis en
tel crédit qu'il a esté anciennement : car il est tout cer-
tain que le pauvre peuple auroit bien meilleur conte du
bœuf, du porc, du mouton & des saleures, & les vol-
lailles seroyent à pris plus raisonnable. Or il nous seroit
fort aysé, car la France est posée entre la mer Océane
& Méditerranée, qui est un advantage que peuple sur la
terre, hors mis [Fol.i.2.Vo] l'Espagnol, ne peut avoir.
Mais outre l'Espagne, qui a fort peu d'eaues, & qui
tarissent bien souvent, nous avons cent millions de
fonteines, de ruisseaux, de rivières, de lacs, d'estangs,
de viviers pleins de poisson : & toutesfois on n'en mange
qu'à regret, & lorsque l'usage de chair est défendu : tel-
lement qu'il y en a plusieurs qui aimeroyent mieux
manger du lard iaune le iour de Pasques, que d'un estur-
geon, qui est cause que le poisson demeure, & la chair
encherist : car les chassemarees n'emploieront pas leur
peine & argent, voyant qu'on ne fait conte du poisson,
qui s'entremange par faute de le manger, & croy qu'il
nous chasseroit des villes s'il pouvoit vivre en terre :
comme il advint aux habitans des isles de Maiorque &
Minorque, qui furent tellement assiégez par les connins *°,
qu'ils desdaignoyent, que force leur fut, comme escript
Strabon, d'envoyer ambassades vers Auguste pour avoir
secours d'une légion contre tels ennemis qui fourageoyent
tout le plat pays, & ruinoyent les villes de fond en comble.
Toutesfois il y a de petits médecins que le gentil Aris-
tophane appelle Scatophages, qui font boire leur faute
au pauvre poisson [Fol.i.S.R^], & le décrient estroitte-
ment : ou bien pour mettre leur mestier en crédit, se
voyant peu prisez, tyrannisent les appetitz des hommes.
le n'entend rien en leur science, & ne puis pas iuger si le
poisson est si mal sain qu'ils disent : toutesfois ie m'en
raporte à leur grand père Sylvius, qui les blasmoit fort
aigrement, levant les défenses qu'ils font de manger
126 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
poisson, après avoir montre leur abus à veue d'œil. Vray
est qu'il defendoit la variété des mets, & les poissons
salez, & vouloit qu'on assaisonnast le poisson sans eau
s'il estoit possible. Maistre Galen dit bien d'avantage
en deux lieux de ses œuvres, qu'il n'y a nourriture au
monde meilleure ny plus aisée que des poissons de roche,
qui sont infiniz, & en fait beaucoup plus d'estime que
des pans, ny des faizans. Ce qui a grande apparence,
outre l'expérience qu'un chacun en peut faire : veu que
le poisson est si sain de son naturel, qu'il n'est subiect à
maladie quelconque. Il n'est iamais ladre, comme le porc
& le lièvre : ny teigneux, comme le mouton, ny punais,
comme le bouc : aussi n'est-il point subiect aux hydro-
pisies, comme les brebis : ny aux apostemes, comme les
bœufs : ny au mal caduc, comme les cailles & cocs d'Inde :
ny aux [Fol.i.3.Vo] inflammations, comme les poules &
chapons : ny aux poux & passereaux, comme les pigeons.
Aussi voit-on qu'en la loy de Dieu les porceaux & lièvres,
qui sont presque tous ladres au pays de Midy, & tous
oyseaux de proye, & les bestes au pied rond, ou bien au
pied fourchu qui ne remaschent point, sont défendues
comme infettes & malsaines ; mais tout le poisson est
permis, hormis certain poisson mol & visqueux. Et n'est
pas vraysemblable que Dieu eust crée quatre cens sortes
de poisson, qui ne couste rien à nourrir & quasi tout
propre à l'usage humain, s'il estoit malsain : veu mesmes
qu'il n'y a pas quarante sortes de bestes terrestres & de
volaille qui puissent servir de nourriture. le confesse
bien qu'il n'y a rien pire pour l'estomac que manger chair
& poisson ensemble, pour la variété, mais on peut bien
en user séparément.
Quoy qu'il en soit, Apicieus le Grand maistre queux,
friand s'il y en eut onques en tout le monde, & Athenee
au banquet des sages, nous tesmoignent, que les Grégeois
& Latins ne faisoyent estât, en matière de friandize.
JEAN BODIN 127
que de poisson, que nous mangeons par pénitence :
tellement que les grands seigneurs s'appeloyent par
honneur Daurade, Murène, [Fol.i.4.Ro], Brochet : &
ne faysoyent friands banquets que de poisson, tesmoing
celuy de l'Empereur Galigula, qui dura six mois : &
pour le faire on pescha toute la mer Méditerranée.
Quelquefois pour la variété on y mesloit le Pan, le
Faisan, la Grive, le Becfigue, le Levrauld, ou le grand
porc sanglier farcy de toutes sortes de volailles : toutes-
fois les poissons emportoyent tousiours l'honneur, &
se vendoyent quelque fois au pois d'argent, comme i'ay
dit cy dessus, voire se portoyent en grand triumphe
sus la table ".
Or est il que le poisson de nostre mer Oceane est sans
comparaison plus grand, plus gras & de meilleur goust
que celuy de la mer Méditerranée, de quoy Rondelet
nous a bien adverti en son livre des poissons & ceux-là
en peuvent bien iuger, qui à mesme table ont gousté
du poisson de l'une & de l'autre mer, comme on fait
à Toulouze, ou la marée vient des deux mers, à sçavoir
d'Agde & de Bayonne. & qui plus est, il n'y a coste
de mer, qui n'aye variété de poisson. La coste de Picar-
die, ou la mer est sabloneuse, porte le poisson plat :
la coste de Normandie & de Guyenne, qui est pierreuse,
porte le poisson de roche : la coste de Bretaigne, qui est
limoneuse *^ [Fol.i.4.Vo], porte les poissons ronds, comme
Lamproyes, Congres, Merluz. Et quasi chacune sayson
ameine ses poissons : tantost les harens frais, tantost
les maquereaux, tantost les lamproyes & autres sem-
blables : tellement que les hommes ne sçurent iamais.
^) sus la table. Et Gaton mesme de son temps se
plaignoit desia (sic) qu'un poisson estoit plus cher vendu
qu'un bœuf, comme dict Plutarque. — Or est il...
128 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
d'où viennent tout à coup ces peuples de harens à miliars
vers la coste de France & d'Angleterre : de sardines en
Galice, de Thons au destroit de Stambol, d'Anchois à
la coste de Provence ", de Murènes en la mer de Sicile :
& toutesfois il faut confesser que ce grand proviseur
du monde ne les a créés que pour nos nécessitez. le laisse
à parler du poisson d'eau douce, qui se trouve partout.
Si donques le poisson avoit le crédit qu'il a eu le
temps passe, il y auroit une infinité de chassemarées,
<fe, peupleroit on les estangs & viviers plus soigneusement
qu'on ne fait : on mangeroit la marée depuis Septembre
iusques en Mars, lorsqu'elle est la meilleure, sans attendre
la quaresme, que le poisson commence à frayer & perdre
son meilleur goust. Cela feroit que le menu peuple, les
paysans & les artisans auroyent bon marche de la chair,
& par conséquence la volaille seroit aussi à meilleur
conte.
[Fol.k.l.Ro]. Il me souvient de la raison du doc-
teur Picard ^ bonne & politique, en ce qu'il remonstra
au feu roy Henry, s'il permettoit l'usage des œufs en
caresme, qu'on ne trouveroit ny poules ny poulets après
Pasques. Car mesme en Angleterre, qui est pleine de
troupeaux & de volailles, encores que la discrétion de
viande soit ostee, si est ce neantmoins qu'ils sont
contraints d'entretenir les défenses de manger chair à
certains iours de la sepmaine, voyant la chair enchérir,
toutefois parce que la royne & les grands seigneurs
contreviennent à leurs défenses, le peuple n'en fait pas
tel conte qu'il debvroit.
Mais il me semble qu'il y a bien un moyen plus expé-
«/ de Provence, de baleines aux orcades, d'alozes
en Barbarie^ de molues aux terres neufves, de Murènes...
JEAN BODIN 129
dient, sans aucunes défenses : car il n'y a rien plus doux
ny plus agréable à l'homme que ce qu'il luy est défendu,
quand celuy qui donne la loy contrevient à la défense.
Gela fait que la plus part du peuple trouve la chair si
bonne & le poisson de si mauvais goust, parce que ceux
qui défendent la chair, ne vivent d'autre chose : tes-
moing le bon Evesque Espagnol, qui mua le chapon en
poisson au iour maigre, après avoir dit quelques mots :
demeurant toutesfois la forme accidentale & le goust
du chapon, comme recite Poge [Fol.k.l.Vo] Florentin.
Au contraire, si le prince vient une fois à lever les
défenses, & neantmoins qu'il se face servir du poisson,
tous les grands seigneurs & courtisans le suyveront,
& puis tout le peuple. Voila le seul moyen de mettre
le poisson en crédit. le n'useray d'autre exemple plus
ancien pour vérifier mon dire, que de celuy d'Adrian *^
Flameng de nation, qui de pauvre escholier nourri de
merluz, fut créé Pape, par le moyen de son disciple
Charles cinquiesme Empereur. Et parce qu'il aymoit
fort, & loûoit sans propos le merluz salé, cela fist que
ses courtizans & béguins consistoriaux en mangeoyent
contre leur conscience, pour gratifier sa sainteté : sou-
dain tout le peuple y courut à l'envy, comme escript
Paul love au livre des poissons : si bien qu'il n'y avoit
rien plus cher à Romme que le merluz salé, car les fins
courtizans contrefont tousiours les princes, & mesmes
es choses les plus ridicules : comme il advint à Ferrand
roy de Naples, qui avoit naturellement le col tors : ses
courtizans pour luy complaire, tournoyent le col comme
luy. Le surplus du peuple, & mesmes les fols et ignorans,
se paissent d'opinions & suyvent les grands. Voilà le
paradoxe qui me semble [Fol.k.2.Ro] considérable en
matière de vivres, pour remédier à la charte.
Quant au dernier point, qui peut aucunement tenir
les marchandizes à pris égal, c'est l'équalite des mon-
LE BRANCHU 9
130 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
noyés «. Aussi est il certain, qu'on ne verra iamais cesser
les abus qui se font, qu'on n'ait réduit toutes les mon-
noyes à trois sortes, & au plus haut titre qu'il sera
possible, après avoir décrie tout le billon. C'est le seul
moyen d'exterminer les faux monnoyeurs : descorner
les flateurs, qui font hausser & rabaisser le pied des
monnoyes : d'arrester à peu près l'estimation & pris
des choses : bref, de moyenner l'aisance de la trafique.
le di donc, que si toute la monnoye d'or estoit à
vingt & trois caratz sans remède : toute la monnoye
blanche a onze deniers douze grains argent le roy : le
surplus de la monnoye de rosette pure, & que la
monnoye d'or & d'argent fut marquée au moulin pour
obvier aux roigneurs, on cognoistroit fort aisément la
bonté des monnoyes à l'œil, au son, au pli, au pois, à la
touche, sans feu ny burin : & ne se pouroyent falsifier
qu'on ne l'aperceust. Et pour empescher que le milieu
de la monnoye ne fut altère, il faudroit que [Fol.k.2.Vo]
la plus pezante pièce d'or & d'argent ne fut que de quatre
deniers de pois, comme l'Angelot & le demy teston.
Car il n'est pas malaise de falsifier les monnoyes espesses :
comme la Portugaloise, le lochindaller **, que nous
appelons locondalle : comme anciennement aussi la
monnoye d'or que fist forger Heliogabale du pois de
trois marcs & demy : & celles qui furent forgées d'un
marc d'or au coing de Constantinople, dont l'empereur
Tibère second fist présent à nostre roy Childeric de
cinquante.
Que telles monnoyes sont aysees à falsifier, on l'a
"^ Depuis ces mots légalisation des monnaies jus-
qu'aux mots C'est donc une injustice barbaresque, p. 144.
Voir longue variante placée après la fin du texte, ci-après,
p. 146.
JEAN BODIN 131
veu par expérience aux Dalers d'Almagne, dont la plus
part est presque à onze deniers par le bord, & au milieu
à six ou sept deniers seulement. Nous voyons aussi le
teston faux à six ou sept deniers, sans que le pauvre
homme l'apercoyve, ny au pois, ny au son, ny à l'œil,
& si le faux monnoyeur fait le teston à neuf deniers
d'argent, les plus avisez y sont trompez. Et ne faut point
dire que le ieu ne vaudroit pas la chandelle, car en douze
marcs d'œuvre il y a trois marcs d'empirance : les frais
ne seroyent pas si grans, qu'il n'y ait du gaing beaucoup.
Quant au billon qui porte moins de trois deniers
[Fol.k.3.Ro] douze grains d'aloy, comme noz douzains
& caroluz : ou de quatre deniers, comme les pièces de
trois & de six blancs, on y perd la cognoissance, telle-
ment que le faussaire, en fait ce qu'il veut. Ou si la
monnoye blanche estoit d'argent à unze deniers douze
grains d'aloy, & pour pièce ne pezoit que quatre deniers
pour le plus, la moindre un obole, il seroit très malaisé
qu'on la peust falsifier, que soudain l'œil & le son ne
découvrist la fausseté. Et pour obvier aux roigneures,
il ne faut que le moulin ; car nous voyons que l'ancienne
monnoye d'or & d'argent qui vient d'Espagne, ne se
peut falsifier qu'on ne le voye facilement, mais la plus
part est roignee : ce qu'on ne peut faire de la monnoye
forgée au moulin. Pour le faire court, le faussaire n'a
moyen de forger monnoye réprouvée, que par le billon :
qui estoit la cause de tant de faux monnoyeurs qui
estoyent anciennement en Grèce, et maintenant en
France : car Demosthene escript au plaidoye contre
Timocrate, que la coustume de plusieurs villes estoit de
mesler le plomb ou l'estain doux avec le cuivre & l'argent,
aussi se plaint il fort des faux monnoyeurs de son temps.
On me dira que l'eau fort peut emporter [Fol.k.S.V^]
ce qu'on veut de l'argent, sans effacer la figure ny la
132 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
rondeur. Il est vray : mais l'eau fort couste plus que
ne vaut le profit de l'argent qu'on en tire : ioint aussi
qu'il y a tousiours de la perte d'argent, & que l'érosion
& le pois découvre la fausseté.
Quant à la monnoye d'or, il suffira bien qu'elle soit
a vingt & trois caratz sans remède ^^ : en quoy on espar-
gneroit les grands fraiz qu'il faut faire pour afTmer l'or
au feu & au cyment royal, & la monnoye seroit plus
solide, sans qu'il peust rien dépérir à la longue, mais
nous afïinons si bien l'or, que outre les fraiz qu'il faut
faire, il s'use à la longue & est fragile, & ne peut longue-
ment porter sa marque.
D'avantage, laissant les fraiz qu'on fait pour affiner
l'or, laissant aussi la fragilité & l'usance, ce qui a mesme
raison en l'argent pur à douze deniers : il y a une autre
perte que noz orfèvres & monnoyeurs ne pensent pas :
car ils tiennent pour certain que l'or, non plus que
l'argent pur, ne peut diminuer au feu. & toutesfois,
la vérité est, qu'en tirant l'aliage l'or & l'argent s'en
vont & se consument peu a peu : comme en tirant les
mauvaises humeurs il y va du bon sang. Et qu'ainsi soit
[Fol.k.4.Ro], l'eau de départ, que le Cointe nous a trou-
vée depuis soixante ans, en fait la preuve, : car ayant
réduit l'argent en eau liquide, l'or demeure pur à vingt
& quatre caratz : & neantmoins le laissant en la four-
naize il diminue de pois. Il faut donc conclure que l'or
se pert & consume au feu : ce que nos orfèvres ne peuvent
croire, pour n'avoir pas la patience d'en faire longuement
la preuve, ou craignans quelque perte. Mais qui voudra
abréger le temps, qu'on prenne un vieil escu, & après
l'avoir réduit au vingt & quatriesme carat par l'eau
forte afinee de salpestre, de couperose & de sel Ammo-
niac ; qu'on le peze, & puis qu'on le mette avec le sel
Ammoniac & l'arsenic quelque temps : puis le sel osté,
JEAN BODIN 133
qu'on jette le tout en la fournaize avec du soufre vif,
il n'y sera pas long temps après le soufre consumé,
qu'on n'aperçoive le pois estre diminue. Qu'on le
remette derechef avec l'arsenic, le sel Ammoniac & le
soufre vif, on verra la diminution de pois à chacune
fois, iusques a ce qu'il soit tout consume, combien qu'il
suffît pour la démonstration qu'il soit diminué tant soit
peu, après avoir passe par l'eau fort : veu que la dimi-
nution ne peut estre que d'or fm. Il y a bien plus,
l'arsenic [Fol.k.4.Vo] seul, qui est la poizon des ani-
maux, des plantes & des métaux, le consume à la longue
sans feu : ce que l'Empereur Caligula voulut esprouver
à sa grande perte, comme escript Pline. Autrement ce
seroit errer aux principes de nature, de poser un corps
naturel, & mesmement corps compose, & si terrestre
comme est l'or, qui ne peust perdre sa forme, car de soy
il ne la sçauroit perdre n'estant subiet à corrosion ny
rouilleure : ioint aussi que le feu réduit tout en cendre,
ou en verre, ou en flamme, ou en fumée. l'ay esté en
l'erreur du vulgaire iusques a ce que l'expérience m'en
a asseuré, & la raison naturelle m'a contraint d'en
voir la preuve. Ils disent le semblable d'argent pur en
coipelle à xii den. mais si on voit l'or pur se consumer,
a plus forte raison l'argent fin *^.
Par ainsi pour éviter à la perte de l'or qui se fait en
l'afmant au cyment royal, & au feu, & à l'usance, &
au déchet, & à la fragilité, il suffît que l'or soit à vingt
& trois caratz sans remède, par ce moyen il aura assez
de corps & d'aliage pour durer & porter sa marque, &
sera meilleur que l'or d'escu sol d'un huitiesme de carat
& plus. Et ne faut pas craindre que le faussaire tire l'or
des escuz avec l'eau [Fol.l.l.Ro] royal affinée de sel
Ammoniac (ce qu'ils on trouvé depuis quelque temps)
car soudain le pois descouvre la faute, & ne sçauroyent
donner charge qui dure, ou qui ne se voye. Ioint aussi
134 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
que les fraiz de Teau fort sont trop grans pour le peu de
profit, & que l'érosion se congnoist quand on y regarde
de près. Et pour éviter que Testranger ne donne cours
à sa monnoye, au preiudice de la nostre, il faut la décrier,
si elle n'est de mesme aloy que la nostre, car la monnoye
d'Italie & d'Espagne, est bien loing de l'ancien titre.
Quant à la monnoye d'erain pur, le faux monnoyeur
n'y peut rien gagner, en sorte que ce soit, car mesme la
façon & la difficulté de la forge couste bien cher ; mais
estans les doubles & deniers aloyez d'argent, on y peut
beaucoup gagner, tirant l'argent & forgeant grande
quantité, comme fist Pinatel, qui déroba pour un coup
quatre cens mil francs en ceste sorte. C'est la raison
pour laquelle on doibt faire telle monnoye d'erain pur
sans argent, ny estain, ny poudre, i'entends de rosette *',
comme à Venize & en Espagne : car le denier d'argent,
ou dix huit grains qu'on met aux doubles & deniers, ne
se peut iamais cognoistre qu'à la fonte. D'avantage,
l'aysance [Fol.l.l.Vo] de telle monnoye pour estre de
rosette pure, se forgera plus large & plus espesse, & ne
coustera pas tant a la façon, & n'y aura pas tant de
déchet : aussi le peuple y poura estre grandement sou-
lage, si on veut faire quatre degrez de telle monnoye
sans argent, à sçavoir le denier, le double, le liard & le
quatrin, ou qu'on l'appelle comme on voudra, autre-
ment la moindre monnoye d'argent à onze deniers
douze grains le roy, seroit trop petite, & cousteroit
trop à mettre en œuvre.
En quoy la royne d'Angleterre a fait une grande
faute, décriant tout le billon, & la monnoye d'erain en
son pays, & faisant batre monnoye presque d'argent
pur ^^ : qui est un grand dommage au pauvre peuple,
car la moindre monnoye, qui est un Pené bien fort petit,
vaut huit deniers obole : tellement que le pauvre peuple
est contraint d'user de mailles de plomb, & ne peut
JEAN BODIN 135
achepter en menues danrees sans perte *^ : & quant à
l'indigent, il ne peut trouver aisément qui luy face une
charité : qui est couper la gorge aux pauvres. Au
contraire en Espagne ils forgent trente & six petitz
Cornadiz : & à Venise & presque en toute l'Italie trente
& six Bagatins, qui ne valent qu'un douzain des nostres.
[F0I.I.2.R0] Ils font encores pis au Liège & en Loraine,
ou les quarante & huit souz d'erain ne valent qu'un
douzain des nostres, : qui est une perte au public pour
la façon de la monnoye, & n'aporte aucun profit au
particulier, ny au pauvre indigent, mesmement en
Espagne & Italie, ou les vivres sont beaucoup plus chers
qu'en France.
Quant au moulin, on dit qu'il y a trop de cizaille
& trop de déchet, car en cent marcs, il ne s'en peut
trouver que soixante & dix marcs d'œuvre, ou il n'en
faut pas un ou deux marcs au marteau. l'accorde que
les frais sont plus grands : mais outre ce que la mon-
noye du moulin est plus belle & plus aysee à faire de
beaucoup, le roigneur n'en peut rien emporter qu'on
ne l'apercoyve : & quant à la monnoye du marteau, le
faux monnoyeur en fait ce qu'il veut. Toutefois il s'est
trouvé homme qui a monstre un autre expédient que le
moulin, en la présence du roy : mais on a trop d'affaires
pour y penser.
Voila donc pour l'aysance & façon des trois mon-
Tioyes, d'or, d'argent & de rosette : laquelle estant forgée
€omme i'ay dit, fera cognoistre son titre iusques aux
petits enfans, ayant le son, le pli, le pois, la couleur, la
IFol.l.2.V<^] touche, la marque si asseuree, que le faus-
saire ne la pourra iamais altérer. Qui est un point de
telle conséquence, qu'un chacun sçait, Se qui nous
debvroit mouvoir à l'exécuter, quand bien il n'y auroit
^utre profit, veu qu'il n'y a peste en la republique plus
domageable : & toutesfois on ne voit autre chose que
136 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
faux monnoyeurs & soufleurs, lesquels après avoir
multiplié tout en rien, pour recouvrer leur perte, forgent
la fausse monnoye, qui n'auroit jamais cours, si ce que
i'ay dit avait lieu.
Mais il y a bien un autre point outre cela : c'est que la
flaterie des courtizans, qui font changer le pied des
monnoyes, sera par ce moyen rabatue. Car le billon estant
une fois décrié, encores qu'après on le vueille remettre
sus, il n'y aura celuy qui ne le regette : comme il advint
l'an mil trois cens & six, que Philippe le Bel altéra le
premier la monnoye d'argent pur, lequel pour ceste
cause Dante appelle Falsificatore di moneia : il y eut
une merveilleuse peine à luy donner cours, tellement
que le peuple de Paris se mutina, pilla & saccagea les
maisons d'Etienne Barbette, & alla mesmes assiéger
le roy au temple, iettant son disner qu'on luy portoit,
en [F0I.I.3.R0] la fange, avec plusieurs insolences. Et
combien que le roy en fist quelque punition, toutesfois
craignant plus grande esmeute, il restitua la monnoye
d'argent pour ce coup la au premier pied. Vray est que
dix ans après elle fut derechef afoiblie de la moitié.
On me dira, qu'afoiblir la loy, & hausser le pris des
monnoyes, c'est un moyen prompt en nécessité, pour
fournir argent au roy sans fouler le peuple. Il y a double
response : premièrement, c'est une imposture & une
pure tromperie des courtizans, de dire que le roy & le
peuple y gagne, veu que l'un & l'autre y perd à veiie
d'œil : tout ainsi que prendre sus une vigne sans la
couper ny façonner. & par ce moyen la faire mourir
en trois ou quatre ans : autant en advient-il quand on
afoiblit les monnoyes & qu'on hausse le pris. En second
lieu nécessité n'a point de loy, si la nécessité y estoit :
& neantmoins ie n'ay iamais leu qu'on l'ayt fait en ce
royaume par nécessité : ains au contraire Charles sep-
tiesme en son extrême nécessité, lors qu'on l'appelloit
JEAN BODIN 137
roy de Bourges, dix iours après la mort de son père, l'an
mil quatre cens vingt & deux, au mois de novembre,
fist forger la plus forte monnoye d'argent qui fut onques,
car elle [Fol.l.S.Vo] tenoit douze deniers sans aucune
empirance. & lors qu'il eut donné la chasse aux Anglois,
& recouvert son royaume en pleine et haute paix, il
afoiblit la monnoye d'argent beaucoup plus que de la
moitié : car l'an mil quatre cens cinquante & trois, il
fist forger les souz à cinq deniers d'aloy. Autant en fist
Philippe le Bel, qui afoiblit la monnoye presque de deux
tiers sans aucun besoin, sinon à l'appétit des flateurs.
Fay bien leu que les Romains l'ont pratiqué en la
première guerre Punique, lors que l'asse, monnoye d'erain
qui pezoit douze onces, fut réduit tout à coup à deux
onces, demeurant sa valeur première. & en la guerre
contre Annibal il fut mis à une once pour mesme pris :
& depuis par la loy Papiria réduit à demy once pour
mesme valeur, ce qui estoit nécessaire pour trois raisons :
premièrement pour les grandes pertes qu'ils receurent
alors des ennemis & la nécessité extrême ou ils tombèrent.
En second lieu pour la pezanteur de la monnoye qui
estoit d'une livre. En troisiesme lieu, que la monnoye
d'erain estoit trop forte de sept pars, huit faisant le
tout : car la livre d'argent à ce conte, valoit huit cens
quarante livres d'erain : qui [Fol.l.4.Ro] n'est estimé
par la loy d'Alexandre Severe, que cent livres pour une,
pose que ce ne fust leton ny cuyvre. Mais la première
faute vint de Druse ^^ Tribun du peuple, qui mesla au
denier d'argent fm l'huitiesme partie d'erain. Marc
Antoine fist encore pis, brouillant l'argent, le fer &
l'erain ensemble.
Le troisiesme profit qu'on recevra de la monnoye
forgée comme i'ay dit, c'est que l'estranger aportera
force marchandise, & en fera meilleur conte, comme on
voit en Espagne, ou les ducats, doubles ducats & reaies
138 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
anciennes attirent Testranger, qui laisse sa marchandise
à vil pris pour avoir de telle monnoye, quoi qu'il soit
défendu de l'emporter du pays (ce qu'il faudroit aussi
défendre en ce royaume) & y gagner en son pays, la
forgeant au coing de son prince. Ainsi faisons-nous des
veielles reaies, qui sont à douze deniers trois grains
d'argent, les monnoyeurs de France y gagnent sept souz
pour le moins sus le marc. Et le Flameng nous laisse la
marchandise à meilleur pris, pour emporter noz testons
au bas pays, & forger les pièces de quarante & trois
souz, beaucoup plus foibles que noz testons : tellement
qu'ils gagnent xxv souz sus le marc.
[F0I.I.4.V0] Au contraire si la monnoye est trop foible
pour son pris, il faut troquer avec l'estranger à perte de
finance : car il ne veut point de telle monnoye, qu'au
pris qu'il la peut mettre en son pays. Et si on n'a de
quoy bailler en contreschange de la marchandise, le pays
demeure pauvre : comme anciennement le pays de
Lacedemone, ou Lycurgue après avoir décrié l'or, l'ar-
gent & l'erain, fist forger une lourde & pezante monnoye
de fer en forme de baston, à la trempe de vinaigre, qui
le rendoit si esclatant qu'il ne pouvoit mesmes servir à
faire des doux. Qui estoit cause que le pays estoit fort
pauvre : car l'estranger n'y trafîquoit aucunement.
Vray est qu'en recompense il ny avoit prince qui leur
fist la guerre pour leurs richesses, aussi n'y avoit il point
d'orfèvres, ny de ioyauliers, ny de faux monnoyeurs, ny
de coupebourses : mais ce bon prince-la fist ce que
iamais homme n'osa atenter : & mesmes les Lacedemo-
niens vainqueurs des estrangers, ayans oublie la leçon
de leur maistre, & receu l'usage d'or et d'argent, ne l'ont
jamais peu chasser, quelque force que leurs roys y
employassent, qui furent estranglez & tuez à la pour-
suite. Par ainsi puis que nous sommes contraints d'user
(Fol.m.l.R<>] des métaux, pour donner loy & pris à
JEAN BODIN 139
toutes choses, il faut s'efforcer de la faire forte & bonne
& de trois métaux seulement, à sçavoir d'or, d'argent &
d'erain, en la sorte & pour les raisons que i'ay dit.
Et ne puis aprouver la coustume de Mauritanie &
de la Guynee, qui use d'or pulverizé au lieu de monnoye
marquée, comme i'ay sceu de noz marchans qui trafi-
quent en ce pays-la car il n'est possible qu'on n'y face
de la tromperie, veu qu'il n'y a moyen de cognoistre l'or
qu'au pois, & qu'il faut mettre la poudre en coipelle.
On fait bien en Aethiopie, & presque en toute le reste
d'Afrique, monnoye d'or marquée, mais pour le peu
d'argent qu'il y a & d'erain, ils usent de monnoye de
sel en forme quaree, comme escript Alvarez : ce qui
empesche l'aysance de la trafique, pour la pezanteur,
vilité & fragilité du sel.
En plusieurs autres lieux on fait la petite monnoye
de leton, ou de cuyvre, ce qui apporte grande incommo-
dité pour la vilité de telles matières. Mais la rosette
estant le plus précieux métal après l'or & l'argent, ne
doibt point estre aliee d'autre meslange pour la convertir
en leton ou en cuyvre. Et par ce [Fol.m.l.Vo] moyen on
pourra faire la monnoye de rosette large, & faciliter la
forge, qui ne coustera pas tant de beaucoup, tellement
que la monnoye d'argent qui pezera xii grains, vaudra
xxiii pièces de la moindre monnoye d'erain de deux
deniers de pois, qui est la proportion d'un marc d'argent
à cent de rosette, anciennement gardée par la loy d'Ar-
cadius Empereur qui est aujourd'hui «usitée en ce
royaume à peu près ^^. Vray est qu'en Almagne d'où
elle vient, on en a meilleur marché : combien que long-
temps auparavant par la loy Papiria, que l'asse fut
réduit à demy once, la livre d'argent n'en valoit que
trente & cinq d'erain, ou peu auparavant elle en valoit
soixante & dix : & devant la première guerre Punique,
140 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
la livre d'argent valoit huit cent quarante livres d'erain,
comme j'ay dit cy dessus. Mais pour faire le calcul, il
est besoing d'entendre que le denier Romain estoit la
septiesme partie de l'once, & non pas l'huitiesme, comme
a pense le docte Budé. en quoy toutesfois il a suivi les
anciens Grecs & Latins, qui luy ont failli de guarend :
car pour faire le conte rond, ils ont esgalé la dragme, qui
est l'huitiesme partie de l'once, au denier qui est la
septiesme : ce [Fol. m. 2. R^] qui fait un erreur fort notable
aux grandes sommes. Et pour ceste cause, Apian, Pline,
& Celse, ont prins garde de plus près, & dechifré sub-
tilement la différence, monstrant que le denier vaut une
dragme & trois septiesmes de dragme. de quoy George
Agricole nous a adverti. Il y a pareille faute en ce que
Budé a prins la mine pour la livre : comme qui diroit
escuz de nostre monnoye. ce qui advient souvent en
noz histoires : on peut entendre escuz sol, ou escuz vieux,
ou escuz couronne : & toutesfois il y a autant à dire, que
entre huit neuf, & dix, car pour faire l'once, il ne faut
que huit escuz vieux, neuf soleil & dix couronne. Noz
historiens font une mesme faute, quand ils font esgaux les
marcs de Paris ^^, Boulogne ^^, Venize, Gènes, Provence,
Touraine, qui sont tous difîerens en onces. Ce que i'ay
bien voulu toucher pour entendre le calcul que i'ay fait
cy dessus, & la proportion des métaux, & que plusieurs
suyvent l'opinion de monsieur Budé sans y prendre garde.
Mais il y a une obiection à ce que i'ay dit touchant
le decri du billon : c'est que le pauvre peuple seroit
ruiné, veu que la richesse du pauvre ne gist qu'au billon.
le ne suis pas [Fol.m.2.Vo] d'avis qu'on le décrie tout à
coup : mais qu'on n'en forge point pour l'advenir, &
peu à peu on s'en défera avec moins de perte. Et quand
bien on l'auroit décrié tout en un moment, pourveu que
le roy portast la moitié de la perte, le peuple l'autre,
encore y auroit-il beaucoup plus d'avantage pour le
JEAN BODIN 141
peuple, que forger de foible monnoye, & après luy avoir
donné cours, la décrier. le ne sache homme de bon iuge-
ment, qui ne soit d'avis qu'il vaut beaucoup mieux
soufrir une telle saignée, pour tirer les mauvaises humeurs,
que de languir d'une fièvre perpétuelle, qui redouble si
souvent ses accès, car nous voyons que depuis l'an mil
cinq cens trente & huit sans aller plus loing, qu'on ruina
dix mil personnes en décriant les vaches de Bretagne ^*,
& dix ans après que tout le billon roigné fut décrié, il
s'est forgé des souz du temps du roy Henry à trois
deniers douze grains d'aloy, qui ne valent pas le billon
ancien roigné, ny la vache décriée. Et neantmoins on
hausse tantost le pris du billon sans hausser l'aloy, pour
resiouir le peuple, comme un malade quand on le fait
boire froid : car cela est bien cher vendu au decri. D'avan-
tage les faux monnoyeurs ont mil moyens d'altérer le
billon [Fol.m.S.Ro] de divers aloy, comme est l'aloy du
denier, au double, & de cestuy cy au liard au souz, &
des soux aux pièces de trois & de six blancs, qui tenoyent
quatre deniers argent le roy : mais on n'en voit plus
d'autant que les maistres des monnoyes y ont senti
du profit à les convertir en autre billon.
Or le pis que i'y voy, c'est qu'en telles tromperies la
republique & le pauvre peuple est ruiné : & n'y a que
les trésoriers, monnoyeurs, faussaires & usuriers qui
gagnent, car les uns prestent à grand interest le billon,
& puis trouvent moyen de le faire décrier, pour estre
payez en forte monnoye : les autres acheptent à vil pris
le billon décrie, car le peuple est contraint de le vendre
au plaisir des changeurs & maistres des monnoyes, si
on ne le vend au marc. Les autres empruntent de tous
costez, ayant senti le vent qu'on veut hausser la valeur
des monnoyes : ou bien eux mesmes sollicitent les princes
à ceste fin : comme i'ay aprins que fist un grand seigneur
en ce royaume, que vous sçavez, monsieur, qui avoit
142 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
cent mil escuz en ses coffres il mania si bien cest afaire,
qu'il fist soudain hausser le pris de l'escu soleil de qua-
rante à quarante cinq souz pour y gagner tout à coup
vingt & cinq mil [Fol.m.S.V^] francs. Et combien que le
roy y gagne pour un temps, toutesfois il advient après
que la pauvreté du peuple redonde sus luy, comme
disoit Adrian l'empereur du fisque qui ressembloit à la
rate, laquelle ne peut enfler que tous les membres ne
seichent, aussi le prince ne peut gagner en ceste sorte,
que le peuple n'en soufre beaucoup, & luy encores plus.
ce qui n'adviendroit pas s'il n'y avoit du tout point de
billon : car haussant le pris de l'or, il faudroit par
contrainte abaisser le pris de l'argent : ce qui n'est pas
en la puissance des princes, si ce n'estoit du consente-
ment commun de tout les monarques & seigneurs sou-
verains ^^ : & si un prince le fait en son pays, il oste la
trafique, ou bien il s'apauvrist, & ses subiects, qui sont
par ce moyen contraints de troquer à perte avec l'es-
tranger, comme i'ay dit. Aussi il ne se trouve point de
prince qui change la proportion de l'or à l'argent, qui
est quasi comme d'un à douze, gardée en toute l'Eu-
rope ^^ : tellement que le marc d'or à xxiiii caratz, vaut
douze marcs d'argent à douze deniers sans remède, qui
est le pris à peu près d'Espagne & d'Italie, ou la livre
d'or vaut onze livres & deux tiers d'argent : en Ale-
magne elle vaut un peu plus de douze : [Fol.m.4.Ro] car
ou il y a plus d'argent, il est moins prise. L'ancienne
valeur & proportion de l'or à l'argent, qui se gardoit en
Grèce & en Asie, il y a plus de deux mil ans, comme tes-
moigne Hérodote, estoit de treize livres d'argent à une
d'or. Six cens après au traité d'Aetolie, il fut arresté que
les Aetoliens pairoyent aux Romains pour la livre d'or
dix livres d'argent, s'il n'y a faute au nombre de Tite
Live, comme il est vraysembable : veu qu'il se trouve
trois cens ans après ou environ que la livre d'or valoit
quinze livres d'argent qui seroit un changement trop
JEAN BODIN 143
grand en si peu de temps : si ce n'estoit que Tor fut de
beaucoup plus fin que l'argent, & en l'autre exemple
au contraire, car i'ay veu des medales d'or de Vespasian,
à qui Pline dédie son œuvre, qui sont à vingt & quatre
caratz, & n'y a pas un trente & deuxiesme de carat
d'empirance, au rapport des maistres généraux des mon-
noyes qui en ont fait l'essay. le ne trouve point que
l'or ayt iamais esté à plus haut pris, & depuis est tou-
siours rabaissé, car par l'ordonnance d'Alexandre Severe,
la livre d'or fut estimée quatorze livres & demye d'ar-
gent, & depuis ce temps-la le pris est rabaissé iusques
à douze, qui est à peu près la juste [Fol.m.4.Vo] propor-
tion du vray pris. Car si nous prenons le moindre pris,
a sçavoir dix pour un, qui fut au temps du traite d'Aetolie
& le plus haut qui fut oncques, à sçavoir un pour quinze
du temps de Pline, nous trouverons que le moyen esgal
entre deux est une livre d'or pour douze & demye d'ar-
gent. Nous suivons iustement le pris d'un pour douze,
qui est quasi commun en toute l'Europe, l'Asie l'Afri-
que : hormis que vers le pays de Septentrion, ou les
minières d'argent abondent, & bien peu d'or, le pris de
l'or est un peu plus haut : & au contraire vers le pays
Méridional & des Indes, ou il y a plus d'or, le pris d'ar-
gent est plus haut qu'au pays froid. Mais la proportion
ne passe point ordinairement une vingt & quatriesme
partie plus ou moins, qui est une iustice nécessaire &
convenable à tous les peuples quasi comme une ordo-
nance & loy commune publiée à la requeste des repu-
bliques en gênerai, pour entretenir l'aliance, trafique &
amitié envers les uns & les autres. Qui fut la raison
pour quoy le Roy des Indes, ayant veu la mesme pro-
portion de l'or à l'argent qui estoit en son pays, estre
gardée par les Romains, au rapport qu'en faisoit l'am-
bassadeur, loua leur iustice. car la [Fol.n.l.R®] monnoye
est une loy à bien parler : aussi les Grégeois appellent
la monnoye & la loy d'un mesme nom, comme nous
144 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
disons loy & aloy. Et tout ainsi que la loy est une chose
sainte, & qui ne doibt estre violée : aussi la monnoye
est une chose sainte qui ne doibt estre altérée, depuis
qu'on luy a donné son vray titre & iuste valeur.
Ce seroit donc une iniustice Barbaresque <^, & une perte
inévitable au pays, si un prince alteroit pour son plaisir
le pris de l'or & de l'argent, haussant ou rabaissant le
pied des monnoyes forgées de ces deux métaux en mesme
degré de bonté ^. Car il y a autant à dire de l'or à vingt
& trois caratz, au pris de l'or fin, qu'il y a de l'argent a
onze deniers douze grains, au pris de l'argent fm à douze
deniers. Et quand bien il se trouvera prince si mal
conseillé, il ruinera son peuple, son pays, & soy mesmes.
Mais tenant le cours & titre des monnoyes que i'ay dit,
on fera cesser un million de pertes qu'on voit pour le
payement des debvoirs en forte ou en foible monnoye,
en or ou en argent, en escuz vieux ou nouveaux. Et par
mesme moyen les revenuz & rentes seront asseurees :
l'estimation des choses mieux réglée : le changement
[Fol.n.l.V®] incertain des monnoyes osté : la trafique
plus aisée : la France enrichie : les courtizans escornez :
les faux monnoyeurs bannis : & le pauvre peuple soulagé.
^) Fin de la variante placée ci-après, p, 416.
^) en mesme degré de bonté, & ne trouveroit prince
ny peuple voisin qui voulust traiter commerce avec luy,
sinon en espèces. Et pour monstrer que les trois métaux
ainsi forgez que i'ay dit tiendront la proportion natu-
relle & convenable, il appert en ce qu'il y a autant à
dire de l'or à vingt & trois carats, au prix de l'or fin,
qu'il y a d'argent à onze deniers douze grains, au prix
de l'argent fin à douze deniers.
Et par ainsi tenant le cours & titre des monnoyes que
i'ay dit, on fera cesser un million de procez qu'on voit pour
le payement des debvoirs en forte ou enfoible monnoye...
JEAN BODIN 145
Voila, monsieur, les raisons qui sont, a mon advis,
nécessaires, ou pour le moins apparentes, touchant la
charte des choses & Tordre qu'on y peut donner. Mais
pour cognoistre au vray si elles sont mettables, il ne faut
que les rapporter à la touche vifve de vostre meilleur
iugement, qui en fera Tessay beaucoup mieux que la
pierre Lydienne, ny que le feu ne sçauroit faire de l'or,
ce qui m'a donné plus d'asseurance de mettre le tout en
lumière au veu d'un chacun, car qui seroit celuy qui
voudroit reprouver ce que vous aurez une fois aprouvé ?
Ce n'est pas toutefois que ie pense en estre creu, qui
seroit chose par trop ridicule : & moins encore pour
contredire personne : ains pour semondre ceux qui sont
mieux entenduz aux affaires d'estat, d'y prendre garde
un peu plus soigneusement qu'on ne fait. Et mesmes
pourinciter monsieur de Malestroit^à continuer, comme
il a commence, en un si beau subiet. en quoy faisant les
princes souverains, qui ont puissance de donner la loy,
avec ceux qui leur donnent [Fol.n.2.Ro] conseil, seront,
comme ie croy, plus résolus en ce qu'il faut ordonner pour
l'honneur & accroissement de la republique, après avoir
entendu de plusieurs les iustes plaintes & doléances du
pauvre peuple, qui sent bien la douleur, mais la plus
part ne peut pas bien iuger d'où elle procède, & ceux
qui en ont quelque iugement plus certain, ne peuvent
avoir audience, ny autre moyen que par escripts, pour
faire entendre la maladie à ceux qui peuvent aisément y
remédier.
«j Malestroit.
FIN
LE BRANCHU 10
(BODIN)
Variante de la p. 130 « à la p. 144 «
«J l'egalite des monnoyes. Car si la monnoye, qui
doit régler le prix de toutes choses, est muable & incer-
taine : il n'y a personne qui puisse faire estât au yray
de ce qu'il a : les contracts seront incertains ; les charges,
taxes, gages, pensions & vacations incertaines : les
peines pécuniaires [Fol.p.4.Ro] & amendes limitées
par les coustumes & ordonnances seront aussi muables,
& incertaines : brief tout Testât des finances, & de plu-
sieurs affaires publiques & particulières seront en sus-
pens, chose qui est encores plus à craindre si les mon-
noyes sont falsifiées par les Princes qui sont garends
& debteurs de iustice à leurs subiects : Car le Prince ne
peut altérer le pied des monnoyes au preiudice des
subiects, & encore moins des estrangers qui traitent
avec luy, & trafiquent avec les siens, attendu qu'il est
subiect au droit des gens : sans encourir l'infamie de
faux monnoyeur : comme le Roy Philippe le Bel fut
appelle du poète Dante, falsificaîore di moneia, pour
avoir le premier afoibli la monnoye d'argent en ce
Royaume de la moitié de loy : qui donna occasion de
grans troubles à ses subiects, & de très pernicieux
exemple aux Princes estrangers : dont il se repentit
bien tard, enioignant à son fils Louys Hutin par son tes-
tament, qu'il se gardast bien d'afïoiblir les monnoyes.
Et pour ceste mesme cause, Pierre III, Roy d'Arragon
confisqua l'Etat du Roy de Malorque & Minorque, qu'il
pretendoit estre son vassal pour avoir [Fol.p.4.Vo]
afïoibli les monnoyes. Combien que les Roys mesmes
JEAN BODIN 147
d'Arragon en abusèrent aussi, de sorte que le Pape
Innocent III leurs fist défense, comme à ses vassaux,
d'en user plus ainsi * : suivant lesquelles défenses, les
Roysd'Arragonvenans à la couronne, protestoyent de ne
changer le cours, ny le pied des monnoyes approuvées.
Mais il ne suffit pas de faire telles protestations, si la loy
& le poids des monnoyes n'est règle comme il faut : afin
que les Princes ny les subiects ne les puissent falsifier
quand ilz voudront ce qu'ilz feront tousiours ayans l'oc-
casion, quoy qu'on les deust roustir & bouillir. Or le fon-
dement de tous les faux monnoyeurs, laveurs, roigneurs,
billonneurs, & des escharcetez, & foiblages des monnoyes
ne vient que de la meslange qu'on fait des métaux : car
on ne sçauroit supposer un metail pur & simple pour un
autre, obstant la couleur, le poids, le corps, le son & la
nature de chacun différente des autres comme ie remons-
tray, quand ie fus député par les estats, villes & prevos-
tez du pays de Vermandois, pour aller [Fol.q.l.R^] aux
estats de France. Il faut donc pour obvier aux inconve-
niens que i'ay déduits, ordonner en toute republique,
que les monnoyes soyent de métaux simples & publier
l'edit de Tacite Empereur de Rome ** portant défense sus
peine de confiscation de corps, & de biens, de mesler l'or
avec l'argent, ny l'argent avec le cuivre, ny le cuivre avec
l'estain, ou plomb. Vray est qu'on peut excepter de l'or-
donnance la mistion du cuivre avec l'estain, qui fait le
bronze & metail sonnant, qui lors n'estoit pas en tel usage
qu'il est : & la mistion de l'estain doux avec le cuivre pour
la fonte des artilleries. Car il n'est pas nécessaire, de mes-
ler la vingtiesme partie de plomb avec l'estain fin pour le
rendre plus malléable, puis qu'on peut le jetter & mettre
en œuvre sans telle mistion, qui gaste la bonté de l'estain
& qui ne se peut iamais deslier du plomb. Et au surplus,
* /. cap. quanlo de iure iurando. 2. Pelr. Belug. in specul. princ. anno
1245 & 1336.
** 3, Vopiscus in Taciîo.
148 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
que la défense tienne, tant pour le regard des monnoycs,
que pour les ouvrages des orfèvres & tireurs d'or : ou
les fausetez sont encore plus ordinaires que es monnoyes :
d'autant que la preuve [Fol.q.l.Vo] n'en est pas si facile,
& que bien souvent l'artifice est presque aussi cher
que la matière : en quoy Archimede s'abusa, voulant
descouvrir combien l'orfèvre avoit desrobé sus la grand
couronne d'or du Roy Hieron : qui ne vouloit pas perdre
la façon (lors ils ne sçavoyent pas l'usage de la pierre
de touche). Il print deux masses l'une d'or & l'autre
d'argent, pour sçavoir combien l'un et l'autre jetteroit
d'eau hors d'un vaisseau, plus ou moins que la couronne :
& par la proportion d'eau il iugea le volume des deux
métaux & que l'orfèvre avoit desrobé la cinquiesme
partie, mais son iugement estoit incertain : car il sup-
posoit que l'aliage n'estoit que d'argent, iaçoit que les
orfèvres pour donner à l'ouvrage d'or plus de beauté,
& de fermeté, & à moindres frais, font l'aliage de cuivre
pur, quand ils peuvent : qui est beaucoup plus léger
que l'argent, qui rend l'or blafe, & pale de couleur :
& le cuivre retient la couleur plus vive, & par conséquent
le cuivre a plus de corps & de volume que l'argent en
poids égal, autant qu'il y [FoLq.2.Ro] a de treize à
onze, & est de cuivre & d'argent, il estoit impossible
de faire le vray iugement si on ne sçavoit combien il y a
de l'un, & de l'autre, & encores qu'il soit cogneu, si est
ce que l'erreur insensible qui se fait à mesurer les goûtes
d'eau, est grand pour la différence du volume des
métaux, & il n'y a si subtil afTineur, ny orfèvre au monde,
qui puisse iuger à la pierre de touche combien il y a
d'argent & de cuivre en l'or, si l'aliage est de l'un &
de l'autre, et d'autant que les orfèvres & ioyauliers ont
tousiours fait plainte qu'ils ne pouvoient besoigner sans
perte en or à vingt deux carats, sans remède, ou d'or
fin à un quart de remède suivant l'ordonnance du Roy
François l'an M.D.XL. & que nonobstant toutes les
JEAN BODIN 149
ordonnances ils font ouvrage à vingt, & bien souvent
à XIX carats, de sorte qu'en vingt quatre marcs il y a
cinq marcs de cuivre ou d'argent, lequel par trait de
temps est forgé en monnoye faible par les faussaires
qui veulent y profiter, il est plus que nécessaire de faire
défense qu'il ne se face aucun ouvrage [Fol.q.2.Vo] d'or
qui ne soit suivant l'ordonnance, sus la mesme peine
de confiscation de corps & de biens, afîin aussi que par
ce moyen l'usage de l'or en meubles & doreures soit
pur. Et d'autant qu'il est impossible comme disent les
affîneurs, d'affiner l'or au vingt & quatriesme carat
qu'il n'y ait quelque peu d'autre metail, ny l'argent au
douziesme denier, qu'il n'y reste aucun aliage, & mesmes
que raffinement précis suivant l'ordonnance, de vingt
trois & trois quarts de carats à un huictiesme de remède,
& de l'argent à douze deniers deux grains & trois quarts,
tel qu'il est es Reaux d'Espaigne : ou bien onze deniers
dix-huict grains comme il est au poinçon de Paris, qu'il
n'y ait du déchet, qu'il ne couste beaucoup, outre la
difficulté, & longueur du temps, on peut faire que l'or
en ouvrage & en monnoye soit à vingt trois carats &
l'argent à onze deniers douze grains de fm, l'un &
l'autre sans remède : & en ce faisant la proportion sera
esgale de l'or à l'argent : car en l'autre l'empirance est
esgale, c'est à dire qu'en vingt quatre livres d'argent
[Fol.q.S.Ro] à onze deniers douze grains & en vingt trois
carats il y a une livre d'autre metail qui n'est point or,
& une livre de metail en l'argent, qui n'est point argent,
soit cuivre ou autre metail, & tel argent s'appelle en ce
Royaume argent le Roy : auquel la vingt & quatriesme
partie est de cuivre. Et par mesme moyen la monnoye
d'or & d'argent sera plus forte & plus durable. En quoy
faisant on gaigne aussi beaucoup à l'ouvrage, au feu,
au ciment, & on évite le déchet, l'usance & la fragilité.
Et afin que la iuste proportion de l'or à l'argent, qui est
en toute l'Europe & aus régions voisines à douze pour
150 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
un à peu près, soit aussi gardée aux poids des mon-
noyes, il est besoin de forger les monnoyes d'or & d'ar-
gent à mesme poids, de seize & trente-deux, & soixante
& quatre pièces au marc : sans qu'on puisse forger la
monnoye plus forte de poids, ny plus foible aussi : pour
éviter d'une part la difficulté de la forge, & la fragilité
de la monnoye, d'or & d'argent fin, qui seroit plus léger
d'un denier de poids : & d'autre part la facilité de fal-
sifier [Fol.q.S.Vo] l'une & l'autre monnoye, pour l'espes-
seur d'icelle, comme il se fait es portugueses d'or &
dallers d'argent, qui ont une once de poids & plus,
comme estoit aussi la monnoye d'or pesant trois marcs
& demy, qui fîst forger l'empereur Heliogabal, & celle
qui fut forgée au coing de Constantinople d'un marc
de poids, dont l'empereur Tibère fit présent à nostre
Roy Ghilderic de cinquante. En quoy faisant, ny les
changeurs, ny les marchans, ny les orfèvres ne pourront
aucunement décevoir le menu peuple, ny ceux qui ne
cognoissent ny la loy ny le poids : car tousiours on sera
contrainct de bailler douze pièces d'argent pour une d'or,
& chacune des pièces d'argent poisera autant que la
pièce d'or de mesme marque, comme on voit es simples
reaux d'Espaigne, qui poizent autant que les escuz sol,
qui sont au poids de l'ordonnance de mil cinq cens
quarante, à sçavoir deux deniers seize grains : & que
les douze reaux simples valent iustement [Fol.q.4.Ro] un
escu, & afin qu'on ne se puisse abuser au changement
des dictes pièces, tant d'or que d'argent ny prendre les
simples pour doubles comme il se fait souvent es reaux
d'Espaigne, il est besoin que les marques soient diffé-
rentes, & non pas comme celles d'Espaigne qui sont
semblables. Et toutesfois quant à l'argent, afin qu'on
tienne les tiltres certains de solz, petits deniers & livres,
comme il est porté par l'edit du Roy Henry II. fait
Tan MDLI. & à cause du payement des cens, amendes,
& droits seigneuriaux portez es coustumes & ordon-
JEAN BODIN 151
nances, le sol sera de trois deniers de poids argent le
Roy, comme dit est, & de lxiiii au marc, & les 4 vau-
dront la livre qui court, qui est le plus iuste prix qu'on
peut donner, & chacune pièce se pourra diviser en trois,
de sorte que chacune poizer a un denier & sera de quatre
petits deniers de cours : & s'appellera denier commun :
afin que le sol vaille tousiours douze deniers, & que
les plaintes que font les seigneurs, pour le payement
de leurs droits seigneuriaux, qui estoient anciennement
[Fol.q.4.V'^] payez en forte monnoye blanche cessent,
estans remis sus la forge des sols tels qu'ils estoient au
temps de sainct Louys, c'est à dire de lxiiii au marc
argent le Roy. Et quant aux autres rentes foncières
& hypothécaires constituées en argent, qu'elles soyent
payez eu esgard à la valeur que tenoit le sol au temps
qu'elles furent constituées, laquelle valeur n'a esté que
de quatre deniers de loy pour le plus depuis cent ans :
qui n'est que la tierce partie du sold ancien, tel qu'il est
nécessaire de remettre en usage. Telle estoit la dragme
d'argent usitée en toute la Grèce, à sçavoir la huictiesme
partie de l'once, que nous appelions gros, & de mesme
poids que les solz que fist forger sainct Louys, qui
s'appelloyent gros tournois, & solz tournois ; sur les-
quels solz tournois sont réglez tous les anciens contracta
& adveuz, & plusieurs traitez non seulement du
Royaume, ains aussi les estrangers comme au traicté
fait entre les Bernois & les trois petits cantons, il est dit
que les gages des soldats sera un sol tournois qui estoit
pareille en ce Royaume, & s'appelle [Fol.r.l.R<^] solde
pour ceste cause, qui estoit la mesme solde des Romains
comme dict Tacite, & des Grecs, comme nous lisons en
Pollux : car la dragme est de mesme poids que le sol
tournois. Les Vénitiens ont suivi les anciens, & font
l'once de huict gros ou dragmes, & la dragme de
xxiiii deniers, & le denier de deux oboles ou xxiiii grains,
,€omme nous faisons en France, & se faict en Espaigne,
152 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
& en Afrique, de laquelle reigle il ne se faut départir,
comme estant treancienne en toute la Grèce & régions
Orientales.
Vray est que les anciens Romains ayans l'once égale
aux Grecs, c'est à sçavoir de cinq cens septante & six
grains, la divisoient en sept deniers de leur monnoye, &
leur denier valoit une dragme attique, & trois septiesmes
davantage. En quoy Budé s'est abusé disant qu'il y
avoit huict deniers en l'once, & que le denier Romain
estoit égal à la dragme Attique : combien qu'il est cer-
tain que la livre Romaine n'avoit que xii onces, & la
mine Grecque seize onces, comme [Fol.r.l.V^] la livre
des marchands en ce royaume : ce que Georges Agricola
a très bien monstre par le calcul de Pline, Appian,
Suétone & Celse, si donc on veut forger les pièces d'or
& d'argent de mesme poids, & de mesme nom, & de
mesme loy : c'est à dire qu'il y ayt non plus d'alliage en
l'or qu'en l'argent : elles ne peuvent iamais hausser nii
baisser de prix : comme il se fait plus souvent que tous
les mois, à l'appétit de ceux qui ont puissance auprès
des Princes, lesquels amassent & empruntent les mon-
noyés fortes, & puis les font hausser : de sorte qu'il s'en
est trouvé un lequel ayant emprunté iusques à cent mil
escuz, fîst hausser le prix de cinq sols tout à coup sus
l'escu, & gaigna vingt cinq mil francs. Un autre fist
ravaller le cours des monnoyes au mois de Mars, & le
haussa au mois d'Avril, après avoir receu le quartier.
On tranchera aussi toutes les falsifications des mon-
noyes, & les plus grossiers & ignorans cognoistront la
bonté de l'une, & de l'autre monnoye à l'œil, au son, au
poids, sans feu, sans burin, sans touche. Car puisque
tous [Fol.r.2.Ro] les peuples depuis deux mil ans, &
plus, ont presque tousiours gardé, & gardent encores
la raison esgale de l'or à l'argent, il sera impossible^
Se au peuple, & au Prince de hausser, ny baisser, ny.
JEAN BODIN 153
altérer le prix des monnoyes d'or & d'argent estans le
billon banni de la Republique : & l'or au vingt &
troisiesme carat. Et neantmoins pour soulager le menu
peuple il est aussi besoin, ou de forger la troisiesme
espèce de monnoye de cuivre pur, sans calamine, ny
autre mistion de metail ainsi qu'on a commencé, &
comme il se fait en Espaigne, & en Italie, ou bien divi-
ser le marc d'argent en quinze cens trente six pièces,
chacune pièce de neuf grains. Car la Royne d'Angleterre
ayant du tout décrié le billon, & réduit toutes les mon-
noyes à deux espèces seulement, la moindre monnoye
d'argent, qui est le pené, vaut huict deniers ou environ,
qui faict qu'on ne peut achapter à moindre prix les
menues danrees, & qui pis est, on ne peut faire charité
à un pauvre moindre que d'un pené, qui empesche
plusieurs de rien donner. Mais il seroit beaucoup [Fol.r.
2.V0] plus expédient de n'avoir autre monnoye que d'or,
& d'argent, s'il estoit possible de forger monnoye plus
petite que le pené, & qu'on voulust diviser le marc
d'argent aussi menu comme en Lorraine, qui en font
huit mil pièces, qu'on appelle Angevines, dont les deux
cens ne valent qu'un Real, & les quarante un sol de
nostre billon : & sont d'argent assez fin, & en faisant la
moitié moins, elles seront plus solides, & de la loy que
i'ay dit, & se pourront tailler & marquer d'un poinçon
tranchant en un mesme instant. Car le prix du cuivre,
estant variable en tout pays, & en tout temps, n'est
pas bien propre à faire monnoye, qu'on doit tenir tant
qu'on peut invariable & immuable de prix, ioint aussi
qu'il n'y a metail plus subiect à la roûilleure qui ronge
la marque & la matière. Et quant au prix, nous lisons
que du temps de la guerre Punique la livre d'argent,
valoit huict cens quarante livre de cuivre pur, à douze
onces la livre : & lors le denier d'argent pur, qui estoit
la septiesme partie de l'once, fut haussé de dix livres
de cuivre, qui valoit [Fol.r.S.Ro] à seize livres, comme
154 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
dit Pline, qui estoit à la raison de huict cens quatre
vingts seize livres de cuivre pour une livre d'argent,
la livre estant de xii onces, depuis la moindre monnoye,
qui estoit une livre de cuivre, fut apetissee de moitié
par la loy Papiria, demeurant en mesme valeur, & lors
que l'argent vint en plus grande abondance, elle fut
réduite au quart demeurant en mesme valeur, qui estoit
à la raison de deux cens xxiiii livres de cuivre la livre
d'argent : qu'est à peu près l'estimation du cuivre en
ce royaume, où les cent livres à seize onces la livre, ne
valent que dix-huit francs : & en Alemagne il est encores
à meilleur prix oresque les meubles & les Eglises mesme
en soyent couvertes en plusieurs lieux, mais il est plus
cher en Italie, & encores plus en Espaigne, & en Afrique,
ou il y en a beaucoup moins. Qui est bien loin de l'esti-
mation du cuivre, que fîst TEmpereur Arcadius, qui
avalûa la livre d'or à cent livres de cuivre, ce qui ne
peut estre faict, que par la manière de provision [Fol.
r.3.V<^] attendu que l'abondance de ce metail, eu esgard
à l'argent, diminura. on me dira que l'abondance d'ar-
gent peut aussi apporter la diminution de son prix :
comme de faict nous lisons en Tite Live que par le traité
faict entre les Aetoliens & les Romains, il fut dit, que
les Aetoliens payeroient pour dix livres d'argent, une
livre d'or, & neantmoins par l'ordonnance d'Arcadius
la livre d'or est estimée quatorze livres d'argent, &
deux cinquiesmes d'avantage * : car il veut qu'on paye
cinq solz d'or pour une livre d'argent : & fait soixante
& douze solz d'or en la livre, de sorte que cinq solz
est iustement la quatorziesme partie de la livre, &
deux cinquiesmes d'avantage, & à présent le prix
est de douze pour un, & quelque peu moins. Vray est
que par cy devant le marc d'or fin estoit estime cent
octante & cinq livres : & le marc d'argent xv. livres xv.
* 3.1. vie. de auri prelio,c. — A.l.quolies cunque de susceploribx.
JEAN BODIN 155
solz tournois, de sorte qu'il falloit pour un marc d'or
fin hors œuvre, onze marcs cinq onces, xxiii. deniers
cinq grains argent le Roy hors œuvre, vers les pays de
Septentrion [Fol.r.4.Ro] ou il y a plusieurs minières
d'argent, & fort peu d'or : & par l'estimation faicte
en la chambre du Pape, le marc d'or est prisé douze
marcs d'argent & quatre cinquiesmes, qui estoit à peu
près le prix de l'or à l'argent il y a deux mil cinq cens ans :
car nous lisons en Hérodote que la livre d'or valoit
treize livres d'argent : & les Hebrieux en leurs pandectes,
mettent le denier d'or pour vingt & cinq d'argent : les
monnoyes d'or estans doubles à celle d'argent, qui seroit
douze & demy pour un. Aussi lisons nous qu'au temps
des Perses, & alors que les Republiques de la Grèce fleu-
rissoyent l'once d'or valoit une livre d'argent : car le
stater Darique du poids d'une once valoit une livre
d'argent, comme dit lullius Pollux.
En quoy on peut iuger que le prix de ces deux métaux
est à son ancien pied. Mais l'estimation de l'or fut aug-
mentée soubz les derniers Empereurs, pour le degast
d'or qui se faisoit à dorer toutes choses, comme fîst
Néron son grand Palais tout doré, qui [Fol.r.4.V<'] avoit
les galeries de mille pas : & après luy Vespasian qui
employa à dorer le Campidol la valeur de sept millions
deux cens mil escus couronne : & mesmes Agrippa dora
toute la couverture du temple Panthéon, pour garder le
cuivre de rouiller : comme on fait aussi du fer qu'on
dore pour le garentir de la rouillure : & mesme l'argent
souvent est doré, iaçoit qu'il ne souffre iamais rouillure,
& si les Princes ne font défenses de dorer, il faudra par
nécessité que le prix de l'or croisse, attendu que l'argent
n'ayant point de tenue, n'est point ou peu employé pour
argenter, ioint aussi que les minières de Septentrion
raportent beaucoup d'argent, & point d'or : & celles des
terres neufves, raportent beaucoup plus d'argent que
156 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
d'or. Neantmoins le changement de prix qui se fait par
long trait de temps est insensible, qui ne peut empescher
que la loy des monnoyes forgées de ces deux métaux ne
soit esgale en toutes Republiques, chassant du tout le
billon ioint aussi que la trafique communiquée à toute la
terre plus que iamais, ne peut souffrir [Fol.s.l.Ro]
variété notable du prix d'or, & d'argent, que du commun
consentement de tous les peuples : car mesmes du temps
d'Auguste la proportion d'or, & d'argent estoit esgale,
aux Indes-Orientales, & semblable à celle d'Occident :
ce que ayant cogneu un Roy des Indes, loua la iustice
des Romains, comme dit Pline. Mais il est impossible
d'arrester le prix des choses retenant le billon, qui est
par tout différent & inégal : car tout ainsi que le prix de
toute chose diminue, diminuant la valeur des monnoyes,
comme dit la loy, aussi croist il en augmentant le prix
des monnoyes. Et faut qu'il croisse & diminue, puis qu'il
n'y a prince qui tienne loy de billon esgale aux autres
Republiques ny en la sienne mesme, d'autant que la loy
du sold, est différente à celle des testons, & des petits
deniers, doubles, liards, pièces de six, & de trois blancs :
qui ne demeurent gueres en mesme estât. La première
ouverture qu'on fist en ce Royaume d'afïoiblir l'argent
monnoyé, & d'y mesler la vingt & quatriesme partie
de cuivre, fut pour donner occasion aux mar [Fol.s.l.Vo]
chans d'apporter l'argent en ce Royaume, qui n'en a
point : qui estoit donner la vingt-quatriesme partie
d'argent à l'estranger : car autant valoyent en France
unze deniers & demy d'argent, que douze deniers au
pays d'autruy, mais il n'estoit point de besoin : veu le&
richesses de la France qu'on viendra tousjours chercher
apportant l'or et l'argent de tous costez. Ce mal print
accroissement au temps de Philippe le Bel qui afïoiblit
la monnoye blanche de moitié, l'an M. CGC. y mestant
autant de cuivre que d'argent, quelque temps après
on la diminua iusques au tiers, de sorte que les nou-
JEAN BODIN 157
veaux solz ne valoyent que le tiers des anciens, &
l'an M.GGGGXXII. la loy des solz estoit si foible, que le
marc d'argent valoit quatre vingts livres tournois, &
avoit seize de ces pièces pour marc d'œuvre. Vray est que
l'année mesme Gharles VII. reprenant la couronne qu'on
luy avoit ostee, pour entretenir son crédit, fist forger au
mois de Novembre nouvelle monnoye forte & bonne,
tellement que le marc d'argent fut mis à huit livres :
mais en fin il [Fol.s.2.Ro] fist forger les solz à cinq deniers
de loy l'an M.GGGGLIII. & depuis peu à peu ilz ont
tousjours diminué : tellement que le Roy François I. en
fist forger l'an M.D.XL. à trois deniers seize grains de
loy : le Roy Henry à trois deniers douze grains : de sorte
que l'ancien sol d'argent le roy, en valoit près de quatre,
demeurant tousjours l'estimation pareille. Les autres
Princes n'ont pas mieux fait : car le creutzer d'Almaigne
qui estoit anciennement d'argent à onze deniers quatre
grains, est maintenant à quatre deniers seize grains : les
solz de Voirtburg, & le Reichz groschen à six deniers,
c'est à-dire moitié argent moitié cuivre. Le Scheslind,
le Rapin, les deniers de Strasbourg à quatre deniers
douze grains, le Rapefemin à quatre deniers trois grains,
& les florins d'argent à onze deniers quatre grains,
comme aussi sont les pièces de cinq, & de dix creutzers.
Les solz de Flandre ou patars dont les xx valent xxiiii
des nostres, ne sont qu'à trois deniers dix huit grains de
loy, & plus de deux tiers est de cuivre, la pièce de quatre
patars est à vu den. dix [Fol.s.2.Vo] grains de loy, les
brelingues de Gueldres sont à huict deniers de loy : & le
tiers est de cuivre. Par cy devant les solz, ou gros d'An-
gleterre, estoyent à dix deniers, vingt & deux grains,
& iamais tout ce billon n'a esté plus de vingt ou trente
ans à mesme loy, ny à mesme poids. Et de la est venu la
différence de la livre de gros tournois, petitz, moyens :
la livre de Normandie, la livre de Bretaigne, la livre de
Paris, qui sont toutes différentes, comme on peut voir
158 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
encores aux taxes de la chambre du Pape. Et en Espagne
la livre de Barcelonne, de Tolède, de Malorque : en
Angleterre, la livre Desterlings en vaut huit des nostres.
Et en Ecosse il y a deux livres fort différentes, l'une
d'Esterlings, l'autre usagere. Et n'y a Prince en Italie
qui n'ait sa livre de monnoye différente aux autres,
comme en cas pareil le marc par tout a huict onces :
mais l'once du bas pays est plus foible de six grains, que
la nostre, & celle de Coulongne de neuf grains : & au
contraire celle de Paris est plus forte d'une once : & le
[F0I.S.3.R0] marc de Naples à neuf gros : celuy de Salerne
en a dix : & n'y a presque ville en Italie qui n'ait son
marc différend des autres : ce qui rend encores plus diffi-
cile le pied du billon, estant le poids & la loy si différends,
qui fait que le pauvre peuple est bien fort travaillé, &
perd beaucoup aux changes : & généralement tous ceux
qui n'entendent le pair, comme parlent les banquiers,
c'est à dire la valeur de la monnoye de change d'un lieu
à un autre : C'est pourquoy on dit encores d'un homme
rompu aux affaires, qu'il entend le pair, comme chose
bien difficile. Car on a si bien obscurci le fait des monnoyes
par le moyen du billonnage, que la plus part du peuple
n'y voit goûte : & tout ainsi que les artisans, marchans,
& chacun en son art déguise bien souvent son ouvrage,
comme plusieurs médecins qui parlent Latin devant les
femmes, & usent de characteres Grecs, de mots Arabes,
& de notes Latines abrégées, & brouillent quelquesfois
leur escripture si bien qu'on ne la peut lire, craignant
si on decouvroit leurs re- [Fol.s.S.V^] ceptes qu'on n'en
fist pas si grande estime qu'on fait : aussi les monnoyeurs
au lieu de parler clairement, & dire que la masse d'or,
des douze pars en a deux de cuivre, ou d'autre metaîl,
ils disent que c'est de l'or à vingt carats : & pour dire
que la pièce de trois blancs est moitié cuivre, ils disent
que c'est de l'argent à six deniers de fin, deux deniers
de poids, et quinze deniers de cours : donnant aux deniers
JEAN BODIN 159
& aux carats, essence, qualité & quantité contre nature.
Et au lieu de dire, le marc a soixante pièces, ils disent
de cinq sols de taille. Puis après ils font une monnoye
stable, l'autre instable, & la troisiesme imaginative :
iaçoit qu'il n'y en a pas une stable, & le changement, &
imagination vient pour avoir afïoibli le poids, & tricoté
la purité d'or & d'argent. Car le ducat courant de Venise,
Rome, Naples, Palerme, & Messine qui est une monnoye
imaginative, estoit anciennement la vraye monnoye d'or
pesant un Angelot, ou bien un Medin de Barbarie, &
quatre deniers d'avantage, qui est iustement l'Impériale
de Flandres de mesme [Fol.s.4.Ro] poids, & loy, que
l'ancien ducat valant dix carlins d'argent, & le carlin
dix solds du pays : à quarante six pièces pour marc d'or
& six pour once qu'ils divisent en trente tari, & le tari
en vingt grains qui est un gros sus l'once plusque l'once
commune, qui na que huit gros, la loy appelle cette
monnoye d'or solidus, tel que l'Angelot à quarante huict
pièces pour marc, & soixante & douze pour livre Romaine
à douze onces, qui a longuement eu son cours porté par
les loix des Grecs, Allemans, Anglois, François, Bour-
guignons : & n'est rien autre chose que l'ecu sol de
France, c'est à dire solidus, que les monnoyeurs n'ayant
bien entendu le mot solidus, ont depuis cinquante ans
figuré par un Soleil, toutesfois le peuple maistre des
parolles, retenant l'antiquité l'appelle encores escu Sol
qui pesoit anciennement quatre deniers comme l'Ange-
lot : & depuis les Princes petit à petit, & grain à grain
l'ont fait venir à trois deniers, qui est l'escu vieil : & du
temps du Roy Jean, l'escu vieil estant diminué peu à
peu, comme l'ancien escu [Fol.s.4.Vo] sol, de trois grains,
on forgea les escuz à deux deniers xx grains de poids
de mesme loy que les anciens, qui furent appeliez francz
à pied, & à cheval (car lors ilz appelloyent les François
Francz, comme encores tout l'Orient les peuples d'Occi-
dent sont appeliez Franques) auquel temps l'escu de
160 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Bourgongne, qu'on appelle Ride, fut aussi forgé de mesme
poids & loy, & ont duré iusques au temps de Charles VIII.
que Tescu de France fut diminué de six grains de poidz,
& de trois quartz de carat de fin : car les anciens estoient
à XXIII & trois quarts de carat, & les escuz couronne
à XXIII caratz. Depuis le Roy François I corrigeant un
peu l'escu couronne, fîst forger les escuz sol à deux
deniers seize grains, & de mesme loy que l'escu couronne,
fors un huitiesme de remède : qui est demeuré iusques
au Roy Henry qu'il fist fortifier de quatre grains
de poidz, & par Gharle IX diminué de cinq grains
l'an M.D.LXI. Mais les escuz vieux ou ducats de Venise,
Gennes, Florence, Sennes, Gastille, Portugal, Hongrie,
ont gardé la loy de xxiii [Fol.t.l.Ro] & trois quarts de
carat, & deux deniers dix huit grains de poids, iusques
à l'an mil cinq cens quarante, que l'Empereur Gharle
cinquiesme, affoiblit la loy des escus d'Espaigne d'un
carat, & trois quarts & de trois grains de poids, faisant
forger à xxii. carats deux deniers quinze grains de poids
les escus de Gastille, Valence, & Arragon, qu'on dit
pistolets : donnant un fort mauvais exemple aux autres
Princes de faire le semblable, comme firent les Princes
d'Italie : qui ont fait forger à xxii. carats, & au dessoubs
de fin, & de poids deux deniers seize grains : comme sont
les escus de Rome, Luque, Boulongne, Saluce, Gennes,
Sennes, Sicile, Milan, Ancone, Matoûe, Ferrare, Florence,
& les nouveaux escus de Venise. Vray est que le Pape
Paul III. commença, faisant forger des escus soubs son
nom de xxi. carat, & demi, & de deux deniers xiiii. grains
de poids & ceux d'Avignon forgez au mesme temps
soubs le nom d'Alexandre Farez légat petit filz du Pape,
sont encores plus foibles de loy, & diminuez de cinq
deniers de [Fol.t.l.V^] poids, ce qui apporte un dommage
incroyable aux subiects & profit aux faux monnoyeurs,
billonneurs, & marchans, qui tinrent la forte monnoye
du pays, pour en forger de foible au coing d'autruy. Ge
JEAN BODIN 161
qui est encores plus ordinaire en la monnoye blanche
de haute loy, & au dessus d'onze deniers de fin : comme
les reaux de Gastille, qui tiennent tous onze deniers trois
grains de fin : sus lesquelles les autres Princes ont gaigné
beaucoup par cy devant : car mesmes estant converties
en testons de France sus cent mil livres il y avoit profit
de six mil cinq cens livres, sans afïoiblir la loy du teston
de France, qui tient dix deniers dix sept grains de fin.
Et par mesme moyen les Suisses qui convertissoient les
testons de France, en testons de Soleure, Lucerne, Under-
val, gaignoient sus chacun marc, quarante & un sol onze
deniers tournois, & neuf vingt sixiesmes de denier : car
ceux de Lucerne, Soleure & Underval, ne sont qu'à neuf
deniers dix huit grains, qui sont xxiii. grains de fin,
moins que ceux de France pour marc, qui valoient vingt
cinq sols tour- [Fol.t.2.Ro] nois. Et quant au poids,
ceux de France, sont du moins à vingt cinq testons, &
cinq huitiesmes de teston pour marc, qui est trois hui-
tiesmes de teston pour marc, que les testons de Soleure
sont plus foibles au poids, qui valoient quatre sols trois
deniers tournois. Et parce que les dits testons ne peuvent
estre avalûez que pour argent de basse loy, qu'on appelle
billon, estans au dessous de dix deniers de fin, à l'esti-
mation de quatorze livres dix sept sols quatre deniers
tournois le marc de fin : & les testons de France pour
estre plus hauts de dix deniers de fin, sont avalûez pour
argent de haute loy, qui vaut à mesme proportion quinze
livres treize sols tournois le marc de fin, & pour la diffé-
rence de l'argent de haute loy à basse loy, lesdits testons
sont moindres que ceux de France de douze sols huit
deniers tournois pour marc de testons. Par ainsi les tes-
tons de Soleure valent moins que ceux de France de
quarante & un sols unze deniers tournois pour marc,
revenant pour chacune pièce des dits testons, un sol
onze deniers tournois, & neuf vint & sixiesmes de denier
[Fol.t.2.V<^] ceux de Berne, pour estre à neuf deniers
LE BRANCHU 11
162 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
vingt grains de fin pour marc, valent un denier tournois
pour pièce d'avantage que ceux de Soleure. Or en gai-
gnant seulement dix sols pour marc, c'est un profit bien
grand. Les Flamens font le semblable, convertissans les
testons de France en reaux de Flandres. Les ordonnances
de chacun Prince, ont bien pourveu que l'or, & l'argent
ne fust transporté aux estranges soubz grandes peines :
mais il est impossible de les exécuter, que il n'en soit
emporté beaucoup & par mer & par terre. Et quand
ores on garderoit si bien, qu'il n'en sortist rien du tout,
si est-ce que les subiects auront tousiours beau moyen
de billonner, difformer, altérer, & fondre les monnoyes
blanches, & rouges, s'il y a diversité de loy : soit en
vertu des permissions données à quelques orfèvres, soit
contre les défenses : car ilz emboursent le défaut de loy
qui se trouve en leurs ouvrages, tant pour les remèdes
qui leur sont permis, que de l'email, & soudure, dont ilz
usent, employans en ouvrage les bonnes espèces, & se
moquent [Fol.t.S.Ro] des loix, & ordonnances qu'on
fait sur le prix du marc d'or, & d'argent, faisans porter
sus la façon des ouvrages tel prix que bon leur semble,
en sorte qu'il est tousiours plus cher vendu aux orfèvres,
qu'il n'est porté par les ordonnances : l'argent de qua-
rante ou cinquante sols : l'or de douze ou treize livres
sus marc qui fait que l'or & l'argent est acheté plus cher
des orfèvres, & marchans, qu'il n'est des monnoyeurs,
qui ne peuvent passer l'ordonnance du Roy pour l'achapt
des matières, ny pour la forge. Et si tost que la matière
est forgée en monnoye plus forte de poidz, ou de loy
que celle des princes voisins, elle est fondue, & recueillie
par les affmeurs, & orfèvres pour la convertir en ouvrage,
ou par les estrangers, pour en forger monnoyes à leur
pied : à quoy les changeurs servent comme ministres,
& soubz ombre d'accommoder le peuple de monnoyes,
trafiquent avec les orfèvres & marchans estrangers : car
il est certain, & s'est trouvé que depuis vingt cinq ans
JEAN BODIN 163
que les petits sols furent descriez, il en a esté forgé en
ce roy- [Fol.t.S.V^] aume pour plus de xxv millions de
livres outre les pièces de trois, & de six blancs, qui ne se
trouvent plus, parce que les affîneurs, & orfèvres y ont
trouvé profit. Qui fait que ceux qui ont beaucoup de
vaisselle d'or & d'argent ne s'en peuvent ayder : car
l'ayant achaptee bien cher des orfèvres, ne la veulent
bailler avec si grande perte : & mesmes le Roy Gharle IX
perdit beaucoup, ayant réduit sa vaisselle en monnoye,
au lieu qu'auparavant la loy des monnoyes d'argent
estoit tousjours esgale à la loy des orfèvres, tellement
qu'on ne pouvoit rien perdre en la vaisselle que la façon :
ce qui nous est encores demeuré en commun proverbe,
c'est vaisselle d'argent, on n'y perd que la façon. Il faut
donc pour retrancher tous ces inconveniens que la loy
des monnoyes, & des ouvrages d'or & d'argent soit
esgale : c'est à sçavoir à xxiii carats en l'or sans remède,
& onze deniers douze grains en argent. On avoit trouvé
moyen d'obvier aucunement aux abus, en affermant le
revenu des monnoyes, & des confiscations & amendes
qui proviendroient des forfaitures, & la ferme délivrée
[Fol.t.4,Ro] l'an mil cinq cens soixante quatre, pour la
somme de cinquante mil livres par an : Toutesfois cela
fut aboly à Moulins l'an M.D.LVI. & les monnoyes
affermées à ceux qui offriroient de forger plus grande
quantité de marcz d'or & d'argent : qui est bien couper
quelques branches, & rameaux, mais la racine des abuz
demeurant, jamais on ne cessera d'y faire fraude. La
racine des abuz est la confusion des trois métaux, or,
argent, & cuivre, laquelle cessant, ny le suiect, ny l'es-
tranger, n'y pourra faire aucune fraude, qui ne soit aussi
tost descouverte. Car tout ainsi que la monnoye de cuivre
ou de rosette pure n'a point eu de lieu en ce royaume,
d'autant qu'on n'y en forgeoit point, aussi le billon
estant descrié, avec defîenses d'en forger, le billon de
l'estranger en sera aussi du tout banny, & ne faut espérer
LE BRANCHU 11*
164 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
que les estrangers, & suiets cessent de billonner en par-
ticulier, & recevoir toutes monnoyes estrangeres, tant
que le Prince & la Republique feront forger du billon.
Combien qu'il y a encores un autre proffît, & en public,
& en particulier, qui revient [Fol.t.4.Vo] de la défense que
j'ay dict de mesler les métaux, c'est d'éviter à l'advenir
la perte de l'argent, qui n'est compté pour rien en l'or
de quatorze carats, & au dessus, & se perd pour les fraiz
de raffinement qui se fait par voye de ciment Royal,
ou par eau de départ : car il faut du moins soixante sols
pour départir un marc, & neantmoins la perte est fort
grande en quantité notable, comme tous les florins
d'Almaigne ne sont que à seize caratz, ou seize & demy
pour le plus, qui sont du moins en cent mil marcz trente
& trois mil marcz de perte, & à quatorze caratz qua-
rante mil marcz & plus. Et outre ce que j'ay dit les
abuz des officiers des monnoyes cesseront, pour le regard
des echarcetez, & foiblages, sur lesquelz les gages des
officiers estoyent pris : pour lesquelz faire cesser Henry II
Roy de France avoit ordonné qu'ilz feroyent payez par
les receveurs des lieux, laquelle ordonnance quoy qu'elle
fust saincte, si est-ce toutesfois qu'elle fut cassée par
Charle IX sus la remonstrance de la chambre des comptes
de Paris, qui fist entendre que le Roy [Fol.v.l.Ro] per-
doit tous les ans plus de dix mil livres, au lieu de tirer
profit de ses monnoyes : d'autant que les officiers estoyent
payez & ne faisoyent quasi rien. Mais le vray moyen
pour y remédier, est de suprimer tous les officiers des
monnoyes hormis ceux qui seront en l'une des villes,
pour forger toutes les monnoyes, & les faire payer par
le receveur des lieux, demeurant le droit de seigneuriage,
que les anciens toutesfois ne cognoissoient, & n'estoit
rien déduit sur la monnoye, non pas mesme le droit de
brassage, comme il seroit fort nécessaire, ou plustost
qu'on mist une taille sur les sujets pour la forge des
monnoyes, pour abolir le droit de seigneuriage & de
JEAN BODIN 165
brassage, comme il se faisoit anciennement en Normandie
& se fait encores en Polongne pour obvier au dommage
& perte incroyable que soufrent les suiets. Aussi par
ce moyen la variété du prix du marc d*or, & d'argent,
qui cause un million d'abus cessera. Et les espèces estran-
geres, ne seront receûes que pour mettre en fonte, sans
rien compter pour le seigneuriage [Fol.v.l.V®] ny pour
le brassage : nonobstant les lettres obtenues par les
Princes voisins, pour exposer au prix d'autruy leurs
monnoyes à tel prix qu'en leur territoire. Et pour oster
toute occasion de falsifier, altérer, n'y changer la loy
receuë des monnoyes d'or & d'argent, il sera besoin
de forger toutes les monnoyes en une seule ville, où
résideront les luges des monnoyes, & supprimer les
autres si la Monarchie, ou Republique n'est de si grande
estenduë, qu'il soit besoin d'en establir d'avantage
auquel lieu tous les affineurs besoigneront avec défenses
sus peine de la vie, d'affmer en autre lieu : car de ceux là
viennent les plus grandz abus : & donner la cognois-
sance aux luges ordinaires par prévention de punir tous
les abuz qui s'y commettront : car on sçait assez combien
il y a eu d'abuz en la forge des monnoyes de ce Royaume,
& aux boistres, pour le peu de luges, ausquelz la cognois-
sance est attribuée privativement à tous autres : & mes-
mement après la suppression des généraux subsidiaires.
Il est donc bien nécessaire de suivre l'exemple [Fol.v.2.Ro]
des anciens Romains, qui n'avoyent pour tous les
subiects d'Italie que le temple de Junon, où se for-
geoyent trois sortes de monnoyes pures, & simples, à
sçavoir d'or, d'argent, & de cuivre, & trois maistres des
monnoyes, qu'ilz faisoyent forger, & affiner en public,
& en veuë d'un chacun. Et afin que personne ne fust
abusé aux prix des monnoyes, on establit aussi un lieu
pour faire l'essay des monnoyes à la requeste de Marins
Gratidianus. Aussi lisons nous qu'en ce Royaume par
ordonnance de Charlemaigne il fut defîendu de forger
166 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
autre monnoye qu'en son palais. Mais depuis que les
Roys Philippe le Bel, Charle son fils, & lean establirent
plusieurs monnoyes en ce Royaume, & plusieurs mais-
tres, gardes, Prevosts, & autres officiers en chacune
monnoye, les abuz se sont aussi multipliez. Icy peut
estre on me dira que les Perses, Grecs, & Romains, for-
geoyent les monnoyes pures d'or, d'argent, & de cuivre
à la plus haute loy que faire se pouvoit, & neantmoins
on ne laissoit pas de les falsifier, comme nous lisons en
[F0I.V.2.V0] Demosthene au plaidoyé contre Timocrate.
le respond qu'il est bien difficile d'en nettoyer du tout la
Republique : mais pour mal qu'il y en a, il ne s'en trou-
vera pas dix, ostant la difficulté qu'il y aura, estant la
loy d'or, & d'argent cogneu à chacun, par le moyen que
i'ay déduit. Et s'il se trouve prince si mal conseillé
d'altérer la bonté des monnoyes pour y gaigner, comme
Marc Antoine, qui fist forger monnoye blanche de basse
loy, tost après elle sera rejettee, outre le blasme qu'il en
recevra d'un chacun : & le danger de la rébellion des
subiects qui fut grande, au temps que Philippe le Bel
affoiblit la loy des monnoyes. Quoy qu'il en soit, il est
bien certain qu'il n'y eut onques moins de faux mon-
noyeurs qu'il y avoit du temps des Romains, qui n'avoient
monnoye d'or, ny d'argent, qui ne fust de haute loy. Car
mesmes le Tribun Livius Drufus, fut blasme de ce qu'il
avoit présenté requeste, tendant à fin que en la monnoye
d'argent on melast la huitiesme partie de cuivre, ou
comme nous disons, qu'on forgeast à dix deniers xii
[Fol.v.S.Ro] grains de fin, qui monstre bien que deslors
mesmes on ne vouloit pas souffrir la confusion d'or Se
d'argent, & que l'argent estoit de la plus haute loy,
comme estoit aussi l'or, ainsi qu'on peut avoir des
médailles d'or qui sont à xxiii & trois quartz de carat,
& mesmes il s'en trouve de la marque de Vespasian
Empereur, où il n'y a à dire qu'un trente & deuxiesme
de carat, que l'or ne soit à xxiiii caratz, qui est le plus
JEAN BODIN 167
fin or qu'on puisse voir. Mais il sufïist pour les causes
que i'ay déduites, que l'or soit à xxiii caratz, & l'argent
à onze deniers douze grains : afin aussi qu'on n'ayt point
d'occasion de se excuser, qu'on n'est pas maistre du feu,
& qu'on demande un quart, ou pour le moins un huic-
tiesme de remède : qui est cause de beaucoup d'abuz :
laissant toutesfois deux félins de remède sur le marc de
monnoye forgée au coing. Encores peut on dire qu'il
seroit plus expédient de forger pour le moins des doubles,
& deniers de basse loy, pour éviter à la pesanteur de la
monnoye de cuivre. le dy que si on permet de forger
billon, pour [Fol.v.3.V<^] petit qu'il soit, qu'il sera tiré
en conséquence des liards, & sols, & sera tousiours à
recommencer. Et encores qu'on ne forgeast que doubles,
& deniers, neantmoins c'est tousiours faire ouverture
aux faux-monnoyeurs de tromper le menu peuple, pour
lequel ceste monnoye est forgée, & en laquelle il ne
cognoist rien, & moins encore se soucie de la prendre,
pour le peu de prix qu'elle vaut, sans s'en quérir de la
bonté, ou valeur d'icelle. I'ay une lettre de laques Pina-
tel au Roy Henry II où il y a ces mots. Sire, je veux bien
vous advertir, que depuis six mois on a forger en une
de voz monnoyes des douzains foibles pour chacun
marc sur le poids de xx sols, & sus la loy de quatre sols,
quand il plaira à vostre maiesté ie vous feray voir l'ou-
vrage, & vous feray entendre le grand dommage que
vous, & vostre peuple en recevez, & aurez encore plus
grand, si par vostre maiesté n'y est pourveu à toute
rigueur. C'estoit alors qu'il forgea les pièces de six blancs
par mandement du Roy, de quatre deniers de loy, &
deux grains de remède, & quatre [Fol.v.4.Ro] deniers
quatorze grains de poids : qui estoit le meilleur billon
qui fust lors en France : aussi fut-il bien tost fondu, en
sorte qu'on n'en voit quasi plus. Or chacun sçait que le
dommage que recevoit le Roy & le peuple de vingt &
quatre sols sur le marc, revenoit à plus de xxv pour cent.
168 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Et neantmoins le mesme Pinatel, ayant arraché soubz
main une commission de la chambre des généraux des
monnoyes Tan M.DLII fist forger des doubles, & des
deniers, à Villeneufve d'Avignon, & à Villefranche de
Rouergue, qui ne furent estimez que xii sols le marc :
& fut vérifié, qu'il avoit par ce moyen desrobé de clair
& net peu moins de quatre cens mil livres, & avoit
rechapté sa grâce par cinquante mil livres qu'il donna à
une dame, qui fist différer le supplice, plustot que donner
la grâce. le dy donc qu'il ne faut aucunement souffrir le
billon en sorte quelconque, qui voudra nettoyer sa
Republique de fausses monnoyes. Aussi par ce moyen
cessera le dommage que reçoit le pauvre peuple au decri
des monnoyes [Fol.v.4.Vo] ou diminution du prix d'icelles,
après qu'on les a affoiblies, & n'auront plus de lieu auprès
des princes, ceux qui leur font entendre le proffit qu'ilz
peuvent recevoir de leurs monnoyes : comme fist un
certain officier des monnoyes, qui faisoit entendre au
conseil des finances, & l'escrivit au Roy Charle IX qu'il
pouvoit faire un grand profïît de ses monnoyes, au sou-
lagement de son peuple : & de fait par son calcul il se
trouvoit que chacun marc d'or fin mis en œuvre, rendoit
au Roy huit livres tournois, au lieu qu'il n'en recevoit
que XXV sols quatre deniers, & seize vingt & troisiesmes
de denier : & pour marc d'argent le Roy mis en œuvre,
quarante sols tournois, au lieu que le Roy n'en recevoit
que seize deniers mis en œuvre de testons. Il conseilloit
de forger monnoye d'argent le Roy de douze sols tour-
nois de cours, & de xxx pièces au marc, du poids de
six deniers neuf grains trebuschans, les demis, & quarts
à l'equipolent : & la monnoye d'or à xxiiii carats, un
carat de remède de xxx pièces au marc & de mesme
poids [Fol.x.l.Ro] que l'argent à six livres tournois : &
neantmoins il vouloit aussi qu'on forgeast du menu
billon de trois deniers de loy, de trois cens xx pièces au
marc & de trois deniers de cours, & tout autre sorte de
JEAN BODIN 169
billon au dessoubz de dix deniers fin, arrestant le marc
à quatorze livres tournois. Voila son advis qui futre jette,
comme il meritoit, aussi est-ce chose fort ridicule de
penser que le Roy peust tirer un si grand profit de ses
monnoyes au soulagement du peuple : s'il est vray ce
que dit Platon, que il n'y a personne qui gaigne, qu'un
autre n'y perde, & la perte par nécessité inévitable
tomboit sus le subiect, puisque l'estranger n'en sentoit
rien. Bien est-il vray qu'il seroit besoin que quelque
grand Prince moyennast cela par ses Ambassadeurs
envers les autres, affm que tous les Princes d'un com-
mun consentement fissent aussi defïences de plus forger
de billon, mettant la loy des monnoyes d'or & d'argent
comme il a esté dit cy dessus, & usant du marc à huict
gros ou dragmes, & de cinq cens soixante & dix grains
pour once, qui est la plus [Fol.x.l.V®] commune, ce qui
ne seroit pas difficile : attendu que le Roy Catholique
& la Royne d'Angleterre ont desia banni tout le billon :
& mesmes que toutes les monnoyes d'or d'Espaigne,
hormis les pistolets, & la monnoye de Portugal, sont à
plus haute loy que ie n'ay dit, & toute la monnoye d'ar-
gent à onze deniers trois grains, qui est la plus forte qui
soit. Et seroit bon faire la monnoye en forme de médailles
moulées, comme faisoient les anciens Grecz, Latins,
Hebrieux, Persans, Egyptiens : car les frais en seroient
beaucoup moindres, & la facilité plus grande, & la
rotondité parfaite, pour empescher les roigneurs : & ne
seroit pas suiette à estre ployée, & rompue, ioint aussi
que la marque demeureroit à iamais. On n'auroit point
la teste rompue à marteller, & ne seroit besoin de tailleur,
& n'y auroit aucun déchet pour la cisaille, ny de remède
sus le poids, comme il est nécessaire qu'on donne deux
ferlins pour le moins sur le marc forgé au coing : ioint
qu'il s'en feroit plus en un iour, qu'il ne s'en fait en un an,
on osteroit aussi l'occasion [Fol.x.2.Ro] aux faux mon-
noyeurs de mesler les métaux si facilement comme ils
170 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
font aux presses, au coing, où la pièce s'estend en largeur
qui couvre l'espesseur : & le moule feroit toutes les
médailles d'un mesme metail esgales, en grosseurs, poids,
largeur, & forme : ou si le faux monnoyeur vouloit mes-
1er du cuivre avec l'or, plus que la loy de xxiii carats,
le volume du cuivre qui est en poids esgal plus grand
deux fois & une huitiesme que n'est pas le volume d'or,
ou plus léger que l'or deux fois, & une huitiesme en masse
esgales feroit la médaille plus grosse de beaucoup, &
descouvriroit la fausseté : car il est tout certain que si la
masse d'or esgale à la masse de cuivre, poize quinze cens
cinquante & un ferlin, la masse de cuivre, ne poizera
que sept cens xxix ferlins, qui est comme dix sept à
huit, en gros poids : comme i'ay aprins de François
M. de Foix le grand Archimede de nostre aage & qui le
premier a descouvert la vraye proportion des métaux en
poids & en volume. Nous ferons mesme iugement de
l'argent qui a plus grand volume [Fol.x.2.Vo] que l'or
en poidz esgal, ou que l'or est plus pesant que l'argent
en masse esgale une fois, & quatre cinquiesmes : qui est
comme m.d.l.i. à m.ccc.lxvi ou neuf à cinq, & du cuivre
à l'argent comme xi à xiii ou précisément comme
M.cc.xxix à D.ccc.LXVi qui approchent de plus près au
poidz, & au volume que les autres : horsmis le plomb qui
est plus pesant que l'argent, d'autant qu'il y a diffé-
rence de XV à xiiii ou plus précisément de dccclxvi
à Dccccxxix mais ilz ne s'en peuvent servir pour falsi-
fier, d'autant qu'il se délie de tous métaux, horsmis de
l'estain. Et moins peuvent ilz user de l'estain qui est la
poison de tous les métaux : & ne peut estre ietté pour
argent : attendu qu'il est plus léger d'autant qu'il y a de
neuf à quatorze, ou précisément de dc à dccccxxix &
beaucoup moins peut estre desguisé pour or, qui est plus
pesant que l'estain en masse esgale, ou plus petit de
corps en poidz esgal, d'autant qu'il y a entre dix huit
& sept, ou iustement entre m.d.li & dc qui est deux fois
JEAN BODIN 171
& quatre septiesmes [Fol.x.3.Ro] plus pesant. Quant
au fer les faussaires n'en peuvent abuser par fusion,
d'autant qu'il ne reçoit meslange ny d'or ny d'argent :
& la contiguité des lames sus fer, n'est pas difficile à
cognoistre. Pline l'appelle ferrumination, de laquelle
usoyent les faux monnoyeurs de son temps : & de fait
le Sieur de Villemor commissaire des guerres m'a fait
veoir une ancienne médaille de fer couverte d'argent en
ceste sorte, toutesfois le poids, & le volume descouvre la
fausseté y regardant de près ; car l'argent est plus pesant
que le fer en masse esgale, ou moindre de volume en
poidz esgal, d'autant qu'il y a de quatre à trois, ou pré-
cisément de DcccLXvi à dcxxxiiii. Et quant à l'or, il est
impossible que la ferrumination puisse de rien servir
aux faux monnoyeurs, veu que l'or est plus petit de
corps que le fer en poidz esgal, ou plus pesant en masse
esgale d'autant qu'il y a de six à neuf, ou m.d.lvi à
DCXXXIIII. Aussi n'est il pas à craindre que le vif argent
puisse servir à falsifier ces deux métaux, bien qu'il
approche autant au poidz [Fol.x.S.V^] de l'or que sept
à huict, ou M.CLViii à m.d.li par ce qu'ilz n'ont encores
si bien sceu l'arrest, qu'il ne s'en vole en fumée. Voila
quant à la forme des monnoyes, & le profïit qui revie-
droit d'estre moulées : comme elles estoyent ancienne-
ment & iusques à ce qu'il y eut si peu d'or & d'argent
après que les mines furent espuisees, & ces deux métaux
usez, perdus, cachez, ou dissipez, on fut contraint de
faire la monnoye si déliée, qu'il ne falloit que le marteau
pour la marquer : ce qui depuis a esté cause de beaucoup
d'abus, mais tout ainsi que les premiers hommes qui
avoyent peu d'or & d'argent, le marquoient au marteau :
& depuis ayant plus grande quantité commencement à
le mouler : aussi faut-il maintenant, retourner aux moules.
On avoit commencé à forger au moulin, mais il s'est
trouvé que la marque ne se pouvoit assez bien imprimer,
& qu'il y avoit tousiours trente marcs de cizaille sur
172 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
cent marcs de matière, au lieu qu'il n'y en a qu'un ou
deux au coing : & mesmes que le son estoit différant aux
monnoyes de coing : & qui plus est, on trouvoit que les
pièces n'estoyent pas [Fol.x.4.Ro] toutes de mesmes
poids, par ce que les lames se faisoyent plus déliées en
un endroit qu'en l'autre. Quant à ce que i'ay dit, que le
marc d'or & d'argent, se doibt diviser en pièces esgales
de poids, sans fractions de pièces sus marc, ny de deniers
sus pièce, ny de grains sus deniers ; l'utilité y est fort
évidente tant pour les changes des marcs, & des pièces,
que pour l'estimation, poids, & cours indubitable. Ainsi
faisoyent les anciens : car la pièce d'or & d'argent pezant
quatre gros ou dragmes, qui est la moitié d'une once,
sera esgale au sicle des Hebrieux, & la pièce de deux gros,
ou de XXXII au marc, sera esgale au stater Attique, & au
Philippus ancien & aux nobles à la rose, & aux médailles
d'or des anciens Romains, que la loy appelle, aureus : &
la pièce d'un gros, ou sol tournois, ou dragme Attique,
& à la zuza des Hebrieux, qui estoit en Grèce & en tout
l'Orient la iournee des brassiers. Vray est que le denier
d'argent des Romains, estoit plus fort de poids de trois
septiesmes : qui estoit aussi la iournee du soldat Romain
du temps d'Auguste : [Fol.x.4.Vo] qui est un peu plus
que le simple real d'Espaigne. Et si les mutations, &
changemens qui se font tout à coup sont dommageables
pernicieuses, on pourra y procéder peu à peu, faisant
forger les monnoyes comme i'ay dit, afin qu'un chacun
ayt loisir de se défaire du billon à moindre perte. Sur ces
diffîcultez estant à Blois aux estatz député de la province
de Vermandois, je fuz appelle avec le premier Président
& trois généraux des monnoyes, & Marcel surintendant
aux finances, afin de remédier aux abuz des monnoyes,
& en fin il fut résolu que tout ce que i'ay dict cy dessus,
que ie remonstray sommairement estoit bien nécessaire,
& neantmoins que la difficulté & maladies de la repu-
blique qui estoyent incurables ne le pourroyent souffrir,
JEAN BODIN 173
qui estoit à dire, qu'il valoit mieux souffrir que le malade
périsse en langueur, que de luy faire boire une médecine
fascheuse pour le guérir. le confesse bien que l'argent
en billon ne reviendra qu'à l'a moitié estant purifié à
onze deniers douze grains, mais aussi c'est pour iamais
[Fol.y.l.Ro] si une fois on tient la loy establie, comme
dit est. Et si on le fait, il est impossible d'éviter la ruine
de la Republique. Et quand bien on l'auroit descrié tout
en un moment, pourveu que le Roy portast la moytié
de la perte, le peuple l'autre, encores y auroit il beaucoup
plus d'avantage pour le peuple, que forger de foible
monnoye, & après luy avoir donné cours, la décrier, on
voit plus souvent que tous les ans, voire tous les mois,
tous les iours, & à chacun moment, hausser le cours des
monnoyes, & autant de pris que de pays, que de villes,
que de villages. le ne sçache homme de bon iugement,
qui ne soit d'avis qu'il vaut beaucoup mieux souffrir
une telle saignée, pour tirer les mauvaises humeurs, que
de languir d'une fièvre perpétuelle, qui redouble si
souvent ses accès : car nous voyons que depuis l'an mil
cinq cens trente & huict, sans aller plus loing, qu'on
décria les vaches de foix, & dix ans après tout le billon
roigné, il s'est forgé des solz du temps du Roy Henry II
à trois deniers douze [Fol.y.l.Vo] grains d'aloy, & au
temps de Charles neufiesme à trois deniers d'argent, qui
ne valent pas le billon ancien roigné, ny la vache décriée.
Et neantmoins on hausse tantost le prix du billon sans
hausser l'aloy, pour reiouir le peuple, comme un malade
quand on le fait boire froid : car cela est bien cher vendu
au descry.
C'est doncques une iniustice Barbaresque...
NOTES
^) Bernard Prévost, seigneur de Morsan : membre du Parlement de
Paris, il fut président de la Commission remplaçant le Parlement d'Aix
(1565). Revenu à Paris, il y mourut en 1585.
*) Jean-Baptiste du Mesnil. Né le 29 septembre 1517 à Paris et mort
à Paris le 2 juillet 1569. Avocat du roi en 1556, il se rendit célèbre aux
grands jours de Poitiers. : « 11 faisait, écrit Loyseau (Vie de B. du Mesnil
avec les remarques de Ch. Joly, dans les Opuscules de Loyseau), presque tous
les arrêts de l'audience et ses conclusions étaient presque toujours suivies.
Il ne se dressait aucun édit, ni rien de conséquence au Conseil du Roi qui
ne passât par sa plume. » Du Mesnil espérait obtenir la présidence du
Parlement de Paris, mais ce fut de l'Hôpital qui l'obtint.
*) Guy du Faur de Pibrac, né à Toulouse en 1529, mort à Paris en 1588.
Auteur de Quatrains Moraux; Bodin lui dédiera La République.
*) V. supra, p. 67, note 2.
*) D'après M. Hauser cette expression de marchandises latines, que l'on
retrouve à la page suivante, serait spéciale à Bodin et signifierait des mar-
chandiges et denrées de luxe de provenance du Levant (Hauser, op. cit.,
p. 76). L'emploi antérieur de cette expression par Malestroit (V. supra,
p. 000) semble avoir échappé au savant professeur ; non seulement Males-
troit parle incidemment de marchandises latines, mais encore il les défii>it
comme des produits de garde, par opposition aux denrées périssables.
*) Aujourd'hui Brousse. V. dans Hauser (op. cit., p. 77) le détail des
édits somptuaires.
') Sestier ou setier : le setier de Paris pour les grains était la douzième
partie du muid. Celui-ci était lui-même une mesure très variable suivant
les régions ; à Paris, il valait environ 15,60 hectolitres.
®) La contenance de l'arpent variait assez sensiblement suivant les
régions. Dans les environs de Paris, il oscillait entre 34 et 52 ares. En règle
générale, on peut prendre 45 ares comme contenance moyenne de l'arpent.
Il existe d'ailleurs une concordance nette entre toutes les anciennes mesures
agraires : acre, arpent, Morgen, Tag, jour (ou journal) : elles représentaient,
ou représentent, en moyenne de 40 à 50 ares.
*) Angelot ou angel, V. le commentaire du Compendieux ou bref examen,
infra, note 91.
10) Comparer le Compendieux ou bref examen..., § 133.
^^) V. le passage des manuscrits de Haies où celui-ci parle de la monnaie
de cuir de Frédéric, variante au § 180.
") Ceci est une erreur de la part de Bodin : Renée de France était la
fille de Louis XII et d'Anne de Bretagne. Née en 1510 à Blois, elle épousa
Hercule d'Esté, duc de Ferrare, et mourut à Montargis en 1575.
^*) Sur les hypothèses relatives à ce personnage. V. Hauser, op. cit.,
p. 84-85.
^*) Cadène : d'après M. Hauser {op. cit., p. 86), c'est la forme espagnole
du mot chaîne. D'après Oscar Bloch, au contraire {Dictionnaire éiymolo-
176 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
gique de la langue française, p. 110), le mot cadène est emprunté au pro-
vençal cadena. Cadène signifie chaîne de forçats : on sait que les galères
étaient stationnées dans les ports de la Méditerranée. On trouve également
au XVI* siècle, cal(h)ene, qui peut être l'italien catena ou le latin caiena,
1*) Rodon : M. Hauser n'a pu identifier ce mot.
^') Daces, taxes nouvelles.
") Guillaume Poyet naquit vers 1474 aux Granges, près de Saint-
Rémi de la Varanne (Anjou), mort en avril 1548. Avocat général en 1531,
président à mortier en 1534, chancelier en 1538, il fut emprisonné à la
Bastille en 1542 et dégradé de la charge de chancelier le 24 avril 1545 ; à
cette occasion François !«' se montra furieux de ce que la peine n'ait pas
été plus forte. Caractère très intéressé et, par certains côtés, méprisable,
Poyet fut l'un des inspirateurs de l'ordonnance de Villers-Cotterets (1539).
1^) Dominique Bertin, seigneur de Saint-Julien, capitaine de Luchon,
architecte du Roi ; il s'occupait de l'expédition à Paris des marbres des
Pyrénées. Sur ses rapports avec Bodin, V. Hauser, op. cil., p. 93.
1») Sur Pierre Lombard, V. un ouvrage de Protois {Pierre Lombard,
Paris, 1881).
20) Jérôme Cardan fut un célèbre médecin et philosophe italien. Fils
naturel de Fabio Cardan, il naquit à Paris le 24 septembre 1501 et mourut
à Rome le 21 septembre 1576. Son meilleur ouvrage est le De sublililate
(1550). L'édition, d'ailleurs incomplète, de ses œuvres en 1663 ne compte
pas moins de dix volumes in-folio (V. Hœfer, Nouvelle biographie générale,
t. vii, p. 686-696).
2^) La blanque était un jeu de hasard se jouant avec 52 cartes enfer-
mées chacune dans un étui en bois. Les blanques furent interdites en 1536
mais n'en continuèrent pas moins. D'après M. Hauser {op. cit., p. 96)
l'Aumône Générale à Lyon y recourait fréquemment. En 1591 notamment,
elle lança 5.220 billets de 20 sols chacun pour 15 lots.
22) Sur le tableau de M. de Clagny, V. Hauser, op. cil, p. 96-97.
^^) V. un passage analogue dans le Compendieux ou bref examen, § 145-
146.
**) Ceci semble une erreur de la part de Bodin.
25) Le Teston est une monnaie d'argent frappée sous Louis XII dont
la valeur a varié entre 10 et 12 sols.
2*) Poule de pailler, volaille ordinaire de poulailler, par opposition au
chapon.
2') V, supra, p. 67, note 4.
2^) V. supra, p. 67, note 5.
2»j V. supra, p. 67, note 1.
30) 4 grains, soit 0,212 gr. Le grain pèse 0,053 gr.
^^) M. de Livres, seigneur de HumeroUes. D'après La République (IV, ii,
p. 388) c'est lui qui aurait poussé Bodin à livrer son manuscrit à l'impres-
sion. V. Hauser, op. cit., p. 103.
32) Mouton ou agnel d'or : en 1354, on en taillait 52 au marc, au titre
de 24 carats. En 1416, on en taillait 96 au marc au titre de 22 carats.
33) Noble : V. infra, commentaire du Compendieux ou bref examen...,
t. II, note 57.
3*) Alumettes : ce sont de petits copeaux de bois ou des cordes de
chanvre soufrées.
35) Monnaie de billon, par opposition à la monnaie d'argent ou monnaie
blanche.
3«) Seraph et Médin, V. Hauser, op. cit., p. 106.
JEAN BODIN 177
*') Comparer le Compendieux ou bref examen..., § 110 et la note.
*®) Soufleurs : alchimistes.
^*) Une allusion à ce sujet est faite dans le Compendieux ou bref examen..,
§ 121.
40) Connin, ou connil : lapin. Cf. Rabelais : « Puis... alloit voir prendre
quelque connil aux fillets. » {Gargantua, i, xxii).
*^) Il est assez curieux de présenter comme « limoneuses ». les côtes de
Bretagne. M. Hauser prétend que Bodin a eu ainsi en vue les estuaires
bretons. N'aurait-il pas pensé plutôt à l'estuaire de la Loire et à la côte
Saintongeaise ? Il aurait englobé la majeure partie de la côte bretonne
dans « la coste de Normandie... qui est pierreuse » et qu'elle continue
directement.
*2) M. Hauser n'a trouvé aucune source sûre relative à ce personnage,
**) Adrien Florisse, né à Utrecht en 1459. Précepteur de Charles-Quint,
il fut cardinal en 1516, régent d'Espagne, d'abord avec Ximenès, puis seul
et fut élu pape en 1522. Mort à Rome en 1523.
**) Joachimthaller, de Joachim et de Thaï, vallée. V. Hauser, op. cit.,
p. 130.
*5) 23 carats sans remède, soit 958,33 o/oq.
*') Comparer le Compendieux ou bref examen..., § 131.
*') De rosette, c'est-à-dire de cuivre.
*®) C'est certainement la plus grande erreur de Bodin que de n'avoir
pas su distinguer l'exacte portée de la réforme anglaise de 1561. Sans
doute, comme le dit M. Hauser {op. cit., p. 131) cette réforme n'alla pas
sans difficultés au début, mais, à l'époque où écrivait Bodin, c'est-à-dire
sept années après, ces difficultés avaient, sinon complètement, du moins
presque complètement disparu. La réforme d'Elisabeth en 1561 a été
l'une des causes les plus importantes de la grandeur et de la prospérité
anglaises.
*•) En réalité, étant donnée la hausse considérable des prix, cette dif-
ficulté n'était pas aussi importante que le prétendait Bodin. Celui-ci fait
d'ailleurs erreur en prétendant que le penny était la plus petite monnaie
ayant cours en Angleterre : il y avait également des pièces d'argent de
3 farthings, soit 3 /4 de penny (V. Proclamation for the abassing of Cognes,
mars 1561).
50) Marcus Livius Drusus, tribun du Peuple en 122 avant J.-C.
") Comparer le Compendieux ou Bref Examen..., variante au § 180-
^2) Le marc de Paris pesait 8 onces, ou 64 gros, ou 4.608 grains, ou
244 3 /4 grammes environ.
*^) Boulogne, mis pour Bologne.
5*) Vaches de Bretagne : M. Hauser signale avec raison qu'il n'existait
pas de vaches de Bretagne {op. cit., p. 133). Il pense que Bodin a fait
confusion avec les vaches de Béarn qui valaient 6 d. et couraient pour 10 d.
11 signale également l'existence des vaches de Foix. Il convient de remar-
quer que Bodin s'est aperçu de son erreur et, dans l'édition de 1578, a
remplacé vaches de Bretagne par vaches de Foix (V. variante, p. 173)»
55) Comparer le Compendieux ou bref examen..., § 125-126.
^^) Comparer le Compendieux ou bref examen... variante au § 180.
L. B.
v')^
TABLE DES MATIÈRES
TOME PREMIER
Pages
La collection des principaux économistes vu
Avant-propos xi
Introduction xxiii
I. — NICOLAS COPERNIC 1
Notice (L. B.) 3
Discours sur la Frappe des Monnaies 5
Notice 23
Lettre de Copernic à Félix Reich sur la monnaie 25
Notes (L. B.) 28
II. — Opinions communes sur la monnaie : savoir
s'il serait plus honnête et plus avantageux
pour la maison et la principauté de Saxe de
conserver la bonne monnaie ancienne ou d'en
adopter une de moindre valeur 31
Notice (L. B.) 33
Texte 35
Notes (L.B.) 47
III. — Les PARADOXES DU Seigneur DE Malestroict,
conseiller DU Roi et maistre ordinaire de ses
comptes, sur le faict des monnoyes présentez
A SA MaIESTÉ, au mois DE MARS, MDLXVI 49
Notice (L.B.) 51
Reproduction d'une feuille manuscrite intercalée
dans une édition des Paradoxes 53
Texte 55
Notes (L. B.) 67
IV. — La response de Maistre Iean Bodin advo-
CAT en la cour au PARADOXE DE MONSIEUR DE
Malestroit touchant l'enchérissement de
TOUTES CHOSES ET LE MOYEN d'y REMÉDIER .... 69
Notice (L. B.) 7l
Texte 73
Notes (L. B.) 174
s
ILLUSTRATIONS ET HORS-TEXTE
Pages
Portrait de Copernic 1
Fac-similé de l'édition originale des Paradoxes de
Malestroit 56
Portrait de Jean Bodin 72
Fac-similé de l'édition originale de la Response de
Jean Bodin 80
Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme- Paris
^
ÉCRITS NOTABLES
SUR LA MONNAIE
XVI® SIÈCLE
DE COPERNIC A DAVANZATI
COLLECTION DES PRINCIPAUX ÉCONOMISTES
NOUVELLE ÉDITION
Â
ÉCRITS NOTABLES
SUR LA MONNAIE
XVIe SIÈCLE
DE COPERNIC A DAVAKZATI
Reproduits, traduits, d'après les éditions originales et les manuscrits
Avec une introduction, des notices et des notes
par
Jean- Yves LE BRANCHU
Docteur en Droit
Tome II
AVEC TROIS PLANCHES HORS-TEXTE
PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1934
Tons droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous paya
'^
1
A
/
Sir Thomas GRESHAM
Portrait d'après une gravure du Cabinet des Estampes.
Monnaie. PI. V
II.-l
L'AVIS DE SIR THOMAS GRESHAM
MERCIER, CONCERNANT LA CHUTE
DU CHANGE, 1558, A SA, TRÈS
EXCELLENTE MAJESTÉ LA REINE
lE EKANCHU
Voici le texte de la légende manuscrite que Ton peut
voir au bas de notre gravure :
The lively portraiture of ye most worthy Cittizen, Sr, Tho-
mas Gresham^ who amongst many other ads (wherby
he hath eterniz'd his never dying famé) did at his
own proper cost, bild ye Royal Exchange of London.
Also He founded a colledg, and endowed it with livings
for 7 learned men, for the (teac) hing of Ihe 1 libérait
sciences. Se ca.
BIBLIOTHÈQUE NATIONALE, CABINET DES ESTAMPES, N. 2
NOTICE
Le texte que nous reproduisons est celui qui a été réim-
primé (en anglais) par de Laveleye, dans le Jahrbiïcher fur
Nationalôkonomie und Statistik, t. xxxviii, iv, 1882, pp. 114 et
suivantes.
Nous nous permettons d'adresser nos sincères remercie-
ments à Mesdemoiselles S. Benoit et F. Rainaud pour l'aide
efficace qu'elles ont bien voulu nous accorder.
L. B.
n
L'AVIS DE SIR THOMAS GRESHAM, MERCIER,
CONCERNANT LA CHUTE DU CHANGE, 1558
A SA TRÈS EXCELLENTE MAJESTÉ
Il peut intéresser Votre Majesté de savoir que la
première occasion de la chute du change arriva par le
fait de Sa Majesté le Roi, feu votre père, par suite de
l'affaiblissement de sa monnaie, de six onces de fin à
trois onces de fin ^. Cet affaiblissement fit tomber le
change de xxvi s. viii d. à xiii s. iv d. et ce fut la raison
pour laquelle tout votre or fut exporté de votre royaume.
En second lieu, en raison de ses guerres, Sa Majesté|^
le Roi s'endetta largement dans les Flandres, et, pourjX
le paiement de ses dettes, il n'avait d'autre moyen quej
de le faire par le change et d'exporter son or pour le]
règlement.
En troisième lieu, il faut incriminer la grande liberté
du Siillyarde ^ et l'octroi de licences pour l'exportation
de votre laine et des autres marchandises en dehors de
votre royaume, ^ ce qui est présentement la question la
plus importante qu'a à prévoir Votre Majesté en ce qui
concerne son royaume : que Votre Majesté veille à ne
jamais rétablir les steydes * appelés le Stillyarde dans
leurs anciens privilèges, car ceux-ci ont été la cause
principale du déclin de votre royaume et de la ruine
de ses marchands.
Pour le redressement de ces choses, en Tan 1551,
8 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Sa Majesté le Roi, feu votre frère ^, me chargea d'être
son agent, mettant en moi sa confiance, tant pour le
paiement de ses dettes que pour le redressement du
change, lequel était à cette époque à xv et xvi shillings
flamands la livre sterling, votre monnaie courante,
telle qu'elle est à présent, ne représentant pas réelle-
ment X shillings en valeur. Je m'efforçai tout d'abord,
avec le Roi et Monseigneur de Northumberland ^, de
renverser le Stillyarde ou bien cette réforme n'aurait
pu aboutir, car les gens du Stillyarde conservaient le
change fort bas à cause de cette considération : là ou
vos propres marchands payaient à l'étranger xiv d.
comme droits sur les lettres de change, eux ne payaient
que IX d. ; et de même, pour celles importées dans votre
royaume, vos propres marchands payaient xii d. par
livre sterling et le Stillyarde m d. seulement, ce qui fait
une différence de v shillings pour cent. Et comme
c'étaient des hommes ayant la haute main sur le change,
ils pouvaient vendre ce qu'ils passaient à des prix plus
bas que vos propres marchands, ayant gagné avec les
droits V livres pour cent livres '', ce qui, dans le cours du
temps, aurait ruiné tout votre royaume et ses marchands.
En second lieu, je convins avec Sa Majesté le Roi,
votre frère, d'ouvrir un compte avec ses propres mar-
chands ; et ainsi, au moment opportun, je conclus affaire
avec eux à un prix de transport déterminé (le change
étant encore à xvi s.) pour que chacun cède au Roi
ses traites sur Anvers au cours de xv shillings flamands,
pour être remboursé dans un délai de deux mois "
par XX s. sur la Place de Londres ; ce dont le Roi les
remboursa en espèces pour un montant de lx.m.l.
Et ainsi, six mois plus tard, je fis une opération identique
sur leurs effets pour une somme dont le montant s'éleva
à Lxx. ml., faisant payer xxii s. flamands par Livre
Sterling. Par ces moyens, j'accumulai beaucoup de numé-
GRESHAM y
raire dans les caisses du Roi et sa rareté sur le marché
fit monter le change à xxiii s. iv d. Ainsi j'ai non seule-
ment remboursé les dettes de Sa Majesté le Roi votre
frère (en lui épargnant VI ou VII s. par Livre), mais encore
j*ai conservé dans le royaume les espèces en circulation
ce dont Monsieur le Secrétaire Sissille a eu pleine et
entière connaissance.
En troisième lieu, je fis de même décrier toutes les
monnaies étrangères, de façon qu'elles soient toutes
apportées aux Monnaies de Sa Majesté. A ce moment,
le Roi votre frère mourut et, pour récompenser mes
services, l'évêque de Minchester chercha à me desservir
et je n'étais cru en rien de ce que j'avançais ; contre
toute bonne raison, le dit évêque ordonna que la cou-
ronne française aurait cours pour vi s. iv d. la pistole
pour VI s. II d. et le réal d'argent pour vi s. En consé-
quence le change tomba immédiatement à xx s. vi d.
et à XXI s. taux auquel il s'est depuis constamment
maintenu. Et c'est ainsi par cette politique et en consé-
quence de ce taux que j'ai remboursé les dettes de
Sa Majesté votre sœur à concurrence de ccccxxxv ml.
En quatrième lieu, il ressort clairement de ces faits
et il apparaîtra à Votre Majesté que le change est la
chose qui ruine les princes, jusqu'à la complète des-
truction de leurs royaumes, si on ne le surveille avec
habileté ; le change est de même le premier et le meilleur
moyen pour Votre Majesté et son royaume de recouvrer
des espèces d'or et d'argent, c'est le moyen qui rend
bon marché toutes les marchandises étrangères, vos
propres marchandises et tous les différents genres de
victuailles, c'est le moyen qui, en outre, conservera
dans votre royaume les espèces d'or et d'argent. Ainsi,
pour montrer un exemple à Votre Altesse, si le change
est actuellement à xxii s., tous les marchands s'efîor-
10 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
ceront d'apporter dans votre royaume des espèces d*or
et d'argent : car si un marchand voulait s'acquitter au
moyen du change, il devrait débourser xxii shillings
flamands pour obtenir xx shillings sterling ; s'il apporte
au contraire en or et en argent, cela ne lui coûtera que
XXI s. IV d., d'où une économie pour lui de viii d. par
livre ; si le change ne faisait que se maintenir à ce taux
,de XXII s., en peu d'années votre royaume serait pros-
père, car le numéraire y serait toujours abondant, les
marchands réalisant une économie de v livres pour
cent livres à payer leurs dettes par le change au lieu
d'exporter des espèces d'or ou argent. En conséquence,
plus le taux du change sera élevé et plus prospéreront
Votre Majesté, son royaume et toute la communauté
et ce taux du change peut être seulement maintenu
par bonne politique et par la providence divine, car la
valeur intrinsèque de la monnaie de votre royaume
n'excède pas x s. par livre.
En résumé, s'il plaît à Votre Majesté de rendre à son
royaume sa prospérité d'antan, Votre Majesté n'a pas
d'autres moyens que, premièrement, au moment oppor-
tun, de changer en bonne monnaie à xi onces de fin
votre basse monnaie d'argent actuelle, et la monnaie
d'or dans la même proportion ;
Secondement, de ne jamais rendre au Stillyarde les
privilèges qu'il avait usurpés ;
Troisièmement, de n'accorder qu'aussi peu que pos-
sible de licences d'exportation ;
Quatrièmement, de contracter le moins possible de
dettes outre-mer ;
Cinquièmement, de conserver votre crédit, et spé-
GRESHAM U
cialement avec vos propres marchands, car ce sont eux
qui, en cas de besoin, vous doivent assistance. Je sup-
plierai ainsi très humblement Votre Majesté d'accepter
en bonne part ce pauvre avis que je lui offre ; de temps
en temps, quand j'en aurai l'opportunité, je le rappel-
lerai à Votre Altesse, suivant la confiance qu'a reposé
en moi Votre Majesté, suppliant le Seigneur de me
donner la grâce et la fortune de voir mes services tou-
jours agréés par Votre Altesse. Que Notre Seigneur
conserve en santé Votre noble Majesté et qu'il vous
fasse longtemps régner sur nous, en accroissant sans
cesse l'honneur de ce règne.
Le très humble, très fidèle et
très obéissant sujet de Votre
Majesté,
Thomas Gresham, Mercier.
NOTES
1) La réforme monétaire de Henri VIII est du 13 mai 1344 (36.
Henry VIII).
2) Slillyarde ou plus ordinairement Steelyard : primitivement, ce mot
signifiait une balance avec bras mobile ou glissait un poids (le mot existe
toujours dans la langue anglaise). Par extension on donna ce nom à un
terrain situé à Londres non loin de London Bridge où étaient conservées
les grandes balances de la Cité de Londres sur lesquelles étaient officielle-
ment pesées toutes les marchandises importées ou exportées. A cet endroit
vinrent s'établir des « Easterlings » ou marchands de la Ligue Hanséatique
de Brème, Lubeck, Hambourg, etc. En compensation de l'argent que ce3
marchands prêtèrent à plusieurs rois d'Angleterre, ces marchands furent
exemptés de la taxe de leur Guilde, ainsi que des autres impôts dus au roi
par leur personne ou leurs marchandises, de telle sorte que les restrictions
imposées aux autres étrangers et aux Anglais ne les concernaient aucune-
ment. Ces privilèges empêchaient toute concurrence anglaise à l'étranger
et causèrent de nombreuses plaintes de la part des marchands anglais,
spécialement ceux de la Cité de Londres. Le nom du terrain où étaient
établis ces marchands, Steelyard ou Slillyarde, finit par être appliqué à
ces marchands eux-mêmes et, dans le texte de Gresham, ce mot signifie
la colonie des marchands étrangers de la Ligue Hanséatique vivant dans
le Steelyard. Les privilèges de ces marchands furent abolis par la Reine
Elisabeth.
3) V. Compendieux ou bref examen..., § 111.
*) Steydes est probablement l'équivalent de « stade », proche de « stead »
comme dans « homestead ». D'autre part « staithe », mot dérivant de la
même racine, désigne l'endroit où sont débarquées les marchandises. Une
partie du rivage où l'on débarque le poisson à Hastings est encore appelée
le « stade ». Sleyde signifie donc la partie du rivage affectée aux marchandises
là où est établi le Slillyarde, c'est-à-dire les marchands privilégiés de la
Ligue Hanséatique. Ces marchands avaient des colonies dans d'autres
ports que Londres, notamment à Hull, Lynn-Regis, Boston, etc., ce qui
explique la forme pluriel de « Steydes ». Ces deux expressions, Slillyarde
et Steydes, nous ont paru intraduisibles en français : nous avons préféré
leur laisser leur forme originale et en donner, en note, l'explication.
«) Edouard VI, roi de 1547 à 1553.
®) Il s'agit ici de John Dudley, duke of Northumberland, fils d'Edmund
Dudley et d'Elisabeth Grey. Son père était conseiller privé d'Henry VIII.
Né vers 1502, il fut en 1538 député gouverneur de Calais, sa fortune poli-
tique fut ensuite très rapide : gardien des marches d'Ecosse en 1542, il fut
créé vicomte Lisle cette même année ; l'année suivante il est conseiller
privé et chevalier de la Jarretière ; en 1544 gouverneur de Boulogne.
Exécuteur testamentaire d'Henry VIII, il fut très en faveur sous le règne
de son successeur Edouard VI : créé comte de Warwick et nommé grand
GRESHAM 13
chambellan d'Angleterre en 1547, il fut, cette même année, chef de l'armée
contre l'Ecosse (victoire de Pinkie). Il prit une part importante à la guerre
civile en 1549. Peu après il fut créé duc de Northumberland (1551) et
Lord-Chancelier (1552). Il tomba ensuite en disgrâce et fut, le 22 août 1553,
exécuté à la Tour.
') 5 % est le bénéfice approximatif des marchands du Stillyarde. Les
marchands anglais payaient en effet 14 et 12 d. soit 2 s. 2 d. par livre
sterling ou £ 10-6-8 pour cent livres. Les marchands du Stillyarde n'avaient
à débourser que 9 et 3 d. soit 1 s. par livre et 5 livres pour cent, ce qui,
sur la base de cent livres, représentait en leur faveur un avantage de
£ 5-6-8.
®) At doblle usans, délai de deux mois. Cf. T. Wilson, Discourse on
Usury, 1572 : « It shal go al usance which is a moneWs lime, al 24s. 4<i. and
al double usance, which is Iwo moneths' lime, at 24s. Sd. »
L. B.
VI
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN DE
QUELQUES PLAINTES GOUTUMIÈRES
A DIVERS DE NOS COMPATRIOTES
DES TEMPS PRÉSENTS : LESQUEL-
LES, BIEN QU'EN PARTIE INJUS-
TES ET SANS FONDEMENT, SE
TROUVENT CEPENDANT ICI, SOUS
FORME DE DIALOGUES, COMPLETE-
MENT DÉBATTUES ET DISCUTÉES «
PAR W. S. GENTILHOMME
IMPRIMÉ A LONDRES PAR THOMAS MARSCHE
FLEETSTREATE, PRÈS l'ÉGLISE DE SAINT-
DUNSTONES
1581
CUM privilegio
^) Ce titre existe seulement dans S.
Monnaie. PI. Vf
n.-P. Itf
\-1
NOTICE
On possède de cet ouvrage des textes et des éditions assez
nombreux ; en voici la liste :
i) Manuscrit appartenant à Mr. William Lambarde (désigné
dans notre édition par l'abréviation L.).
ii) Manuscrit ayant appartenu au Comte de Jersey, puis à la
Bodleian Library (Bodleian, MSS, C.273) (désigné dans
notre édition par l'abréviation B.).
iii) Manuscrit de Hatfîeld (Catalogue Hatfield, MSS, i.52).
(Ce manuscrit, découvert assez tard, est resté ignoré
de Miss Lamond.)
iv) Edition de 1581, chez Thomas Marsche à Londres. Publiée
par W. S. Gentleman. 1 Volume in-4.
v) Réimpression par Charles Marsch attribuant l'œuvre à
William Shakespeare. 1 Volume in-8, Londres 1751.
vi) Edition de la Harleian Miscellany, t. IX. 1 Volume in-4,
Londres 1808.
vii) Edition du Pamphleteer, t. V, 1 Volume in-8, Londres
1813.
viii) Edition de la New Shakespeare Society, Série VI, iii.
1 Volume in-8 Londres 1876 (désignée dans notre édi-
tion par l'abréviation S.),
ix) Edition Lamond d'après le Lambarde Manuscript, avec
les variantes de B et de S. 1 Volume in-8 couronne,
Cambridge 1893.
x) Edition allemande du Dr. Léser. Traducteur Dr. Hoops.
Sammlung altérer und neuerer staatswirtschafilicher
Schriften. Volume V, 1895.
xi) Traduction Tersen, Dijon, 1904.
xii) Réimpression de l'édition Lamond, 1 Volume in-8 cou-
ronne, Cambridge 1929 (désignée dans notre édition
par l'abréviation LD.).
Toutes les éditions anglaises de cette œuvre, sauf l'édition
Lamond, reproduisent l'édition originale de 1581.
Le texte que nous traduisons et pubhons est celui de l'édi-
tion de 1581 d'après la réimpression de la Shakespeare Society
(S). Nous ajoutons en note les viariantes du Lambarde MS (L)
et du Bodleian MS (B) d'après l'édition Lamond (LD). Nous
avons toutefois écarté volontairement un assez grand nombre
LE BRANCHU II 2
18 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
de variantes de pure forme ou n'affectant que la grammaire :
celles-ci en effet, dont l'intérêt peut être considérable en anglais,
ne se comprendraient pas dans notre édition française et
seraient même intraduisibles pour la plupart.
Pour plus de clarté, nous avons divisé le texte en para-
graphes correspondant chacun à une idée centrale. Les titres
sont groupés, comme dans l'édition originale et dans les Manus-
crits, en une table au début de l'ouvrage (Table des choses
notables contenues en ce livre) ; dans notre édition, à ces
titres correspondent des numéros qui sont ceux des paragra-
phes que concernent spécialement les titres et des indications
de folios se rapportant à l'édition originale. Dans celle-ci, les
titres figuraient également en marge : nous ne les avons pas
reproduits ici, cette disposition nuisant, à notre avis, à la
netteté de l'œuvre, pas plus que nous n'avons adopté le dispo-
sitif de Miss Lamond (titres dans le corps même du texte) et
ce pour la même raison. L'indication des numéros correspon-
dants permet de replacer le titre vis-à-vis du paragraphe qu'il
concerne.
A côté de ces titres se trouvent également, dans l'édition
originale, des sous-titres ou plutôt quelques explications de
texte et quelques références : nous les avons placés en note,
mais leur typographie diffère de celle du texte et des variantes
(la typographie du texte et des variantes étant identiques.
V. à ce sujet la notice générale au début du volume).
Les indications de folios qui se trouvent dans le corps
même du texte se rapportent à l'édition de 158L Ceux, au
contraire, indiqués dans les deux longues variantes aux para-
graphes 180 et 205 (L.Fol.62.Vo), etc., se rapportent à la
pagination du Lambarde MS.
L. B.
[Fol.**.Ro]
A la Dame la plus
vertueuse et la plus sa-
vante, ma très chère
et souveraine Princesse,
Elisabeth, par la Grâce
de Dieu, Reine d'An-
gleterre, de France et
d'Irlande, Défenderesse
de la Foi, etc..
Considérant qu'il n'y a jamais eu de chose dont on
ait ouï dans les âges écoulés et jusqu'à présent, aussi
parfaitement faite ou modelée soit-elle par l'Art ou
par la Nature, qui n'ait, un jour ou l'autre, par l'effet
d'invention ou de suspicion, encouru le blâme de quel-
qu'envieuse personne, je ne m'étonne point outre mesure,
très Puissante Princesse, si dans votre gouvernement
si noble et si fameux (votre gouvernement dont la
gloire est maintenant répandue et connue sur la sur-
face entière du globe), il se trouve quelques personnes
mal disposées, si aveuglées par la malice et si enchainées
qu'elles soient à leurs propres et partiales idées, qu'elles
ne peuvent cependant empêcher les esprits impartiaux
de juger et les langues respectueuses de rapporter une
vérité bien connue touchant la perfection de votre gloire.
Mais ces hommes, certainement contredits par le témoi-
gnage de leur propre conscience, se trouvent sans nul
doute, condamnés du consentement commun de tous
ceux qui sont sages et impartiaux.
Et bien que tout ceci soit si clair et si manifeste que
ce ne puisse être dénié, je ne pouvais pas, très renommée
Souveraine, ne pas le mentionner, étant donné que ce
20 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
fut illustré par la récente et singulière clémence de
Votre Majesté qui me pardonna partie de ma conduite
contraire à mes devoirs ; je ne pouvais que chercher à
reconnaître votre gracieuse bonté à mon égard en vous
présentant ce faible et simple présent, ouvrage dans
lequel [Fol.**.V<>] j'ai essayé de répondre à quelques
critiques et objections qui se trouvent ordinairement
et journellement dans le langage de nombreuses per-
sonnes et pour lequel je demande très humblement la
favorable acceptation de Votre Grâce,
Je proteste aussi en toute humilité que mon but n'est
pas, dans la discussion des choses ici disputées, de
définir ce qui, en toute sagesse, devrait être considéré
comme préjudiciel à l'autorité publique : mon but est
seulement d'alléguer ce en quoi je pense trouver quelque
probabilité d'arrêter les plaintes de certaines personnes
mal inspirées, dont la curiosité en cette matière réclame
une satisfaction plus étendue que ne le permettrait la
bonne modestie.
Aussi est-ce à cause de ce zèle et de cette bonne
volonté concernant votre royaume que j'ai été amené à
entreprendre cette œuvre, car je préfère exposer aux
autres ma maladresse que paraître ingrat envers vous
et présumant de votre ancienne et coutumière clémence,
j'ai été assez osé pour mettre cet ouvrage sous votre
gracieuse protection, m'assurant et me persuadant qu'il
obtiendrait un meilleur accueil chez les autres si le nom
de votre Majesté le précédait, comme si c'eut été là
un très riche joyau ou un très rare ornement destiné à
embellir et à recommander le dit ouvrage.
Que Dieu préserve Votre Majesté, avec une infinie
augmentation de toutes les bénédictions qui vous sont
données, et qu'il accorde que vos jours de vie ici bas
sur cette terre puissent être augmentés, si telle est Sa
volonté, même au delà du cours ordinaire de la Nature.
Qu'étant donné que vous avez déjà régné suffisamment
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 21
pour que votre propre honneur et votre propre gloire
durent chez tous nos descendants, vous puissiez conti-
nuer à demeurer avec nous encore de nombreuses années,
jusqu'à l'entier contentement (s'il peut jamais être
atteint) de nous autres vos loyaux sujets et pour l'éta-
blissement parfait et éternel de cette florissante paix et
tranquilité dans votre royaume.
Le très humble et très ai-
mant sujet de Votre Majesté
W. S. « 1
«^ toute cette dédicace existe seulement dans S.
[Feuille**iij.Ro]
TABLE DES CHOSES NOTABLES
CONTENUES EN CET OUVRAGE
PRÉFACE :
[1] Qu'aucun homme n'est étranger à la
communauté dans laquelle il se
trouve Fol.LRo
[3] Que de beaucoup d'avis on recueille
bon conseil FoLLY»
[4] Que tout homme doit être crédité
dans son propre métier Fol.LV®
[6] Pourquoi ce livre se compose de dia-
logues F0I.2.R0
7] Le plan général de l'ouvrage Fol.2.Ro
'i
LE PREMIER DIALOGUE
[11] Que les hommes ne sont pas nés seu-
lement pour eux-mêmes Fol.3.R<*
[12] La plainte des fermiers sur les clôtures Fol.B.V®
[13] La plainte des artisans sur la cherté
des victuailles Fol.3.Vo
[14] La plainte des marchands sur la déca-
dence des villes et autres sujets
communs Fol.4.R®
[15] Que bien des choses inutiles ont été
supprimées et que pourtant rien
ne s'est amélioré Fol.4.R<>
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 23
[16] De la cherté des marchandises étran-
gères F0I.4.R0
[17] De la cherté de tout genre de vic-
tuailles F0I.4.R0
[18] Que les clôtures ne seraient point la
cause de cette cherté Fol.4.Vo
[19] Que les gentilshommes se sentent les
plus gênés par cette cherté Fol.4.Vo
[21] La plainte des artisans contre les gen-
tilshommes qui prennent en main
des fermes Fol.4.V<>
[22] L'artisan se plaint de ne pouvoir faire
travailler des apprentis à cause de
la cherté des victuailles Fol.5.Ro
[24] Le gentilhomme se plaint de ne pou-
voir tenir son rang comme il avait
coutume de le faire Fol.5.Ro
[25] Pourquoi les gentilshommes aban-
donnent leurs propriétés Fol.5.V®
[26] Pourquoi les gentilshommes prennent
des fermes en leurs propres mains Fol.5.V<^
[27] Une plainte contre l'élevage des mou-
tons F0I.5.V0
[29] Le docteur se plaint pour les hommes
de sa sorte F0I.6.R0
[30] Une plainte contre les savants F0I.6.R0
[32] Pourquoi l'instruction baissera pro-
bablement dans l'avenir F0I.6.V0
[33] Savoir si un royaume peut être bien
gouverné sans personnes instruites F0I.6.V0
[34] Que les savants ont toujours eu la „
souveraineté sur les gens sans ins-
truction F0I.7.R0
[35] Savoir si un homme peut être sage
sans être savant Fol.7.R<*
[36] Que le savoir supplée au manque d'ex-
24 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
périence et que de cette expérience
découle la sagesse Fol.7.Ro
[38] Les merveilleux dons que nous acqué-
rons par l'instruction F0I.8.R0
[39] Qu'il n'y a pas de faculté qui ne soit
rendue plus complète par l'ins-
truction F0I.8.V0
[40] Comment César surpassa tous les
autres capitaines par la raison de
son grand savoir joint à son cou-
rage F0I.8.V0
[42] [Feuille **iij.Vo] Que la connaissance
de la Philosophie morale est indis-
pensable à un conseiller Fol.9.Ro
[44] Ce qui rend les savants si peu nom-
breux F0I.9.V0
[45] Que les jeunes étudiants sont toujours
trop pressés en énonçant leurs
jugements Fol.9.Vo
[46] Que Pythagore commandait, pour un
temps, le silence à ses disciples. . Fol.9.V<>
[47] Que Platon commandait qu'aucun
homme ignorant la géométrie,
n'entre en son école Fol.lO.R"
[48] Quel mal peut advenir si l'on souffre
les gens de juger dans des matières
où ils ne sont point coutumiers. . Fol. 10. R^
[49] Que ce n'est pas une instruction suf-
fisante que de connaître des lan-
gues et de savoir l'écriture Fol.lO.R^
[50] Pourquoi baisserait l'instruction . . Fol. 10. V^
[52] Que la gêne atteint tous les hommes . Fol.ll.R®
[53] Comme quoi les marchands, mieux
que toute autre personne, peuvent
se garantir contre les altérations
de la monnaie Fol. 11. R®
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 25
[54] De l'épuisement de notre vieille mon-
naie Fol.ll.Ro
[55] Savoir si le métal dont est faite la
monnaie influe de quelque manière Fol.l 1 .V®
[56] Quels sont les gens les plus atteints
par la dite cherté Fol.l l.V®
[57] Que le Prince a perdu le plus par
cette cherté universelle Fol.l LV®
[58] Quel danger ce serait pour le royaume
si le Prince avait besoin d'argent
en des jours critiques Fol.l2.Ro
[60] Comment S. M. la Reine " ne peut
avoir d'argent quand ses sujets
n*en ont point Fol.l2.Vo
[62] Une récapitulation des griefs com-
muns Fol.13.Ro
LE SECOND DIALOGUE :
[63] Que c'est une cherté extraordinaire
qui vient en période d'abondance Fol. 13. V^
[65] La cause de cette cherté est attribuée
aux gentilshommes Fol. 14. R®
[66] Comment la cause de cette cherté est
attribuée aux fermiers par les gen-
tilshonmies Fol.14.Ro
[67] La défense du gentilhomme et son
offre raisonnable Fol.l4.Ro
[68] Le Fermier refuse et met la faute sur
les forgerons et les tailleurs Fol.H.V®
[69] Si toutes les terres voyaient leur fer-
mage diminuer, savoir si cette
mesure remédierait à cette cherté. Fol. 15. R^
«^ B. : Comment le Roi ne peut..,
26 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
[70] Qu'il n'est pas logique que les étran-
gers vendent leur marchandises
chères et nous les nôtres bon mar-
ché Fol.15.Ro
[71] Une autre offre du gentilhomme faite
au fermier Fol.l5.Ro
[72] Savoir si cette cherté serait amendée
dans le cas où les fermiers seraient
obligés de baisser le prix de leurs
produits Fol.15.Vo
[75] Les étrangers ne prennent partout
que de l'argent pour les marchan-
dises qu'ils vendent en excédent
de leurs achats Fol.16.Vo
[76] Les étrangers et tous les marchands
apportent des marchandises qui
sont le meilleur marché chez eux
et le plus cher chez nous Fol.16.Vo
[77] Pourquoi il en est ainsi Fol.l7.Ro
[79] Celui qui vend bon marché et achète
cher ne prospérera pas facilement Fol.l7.Vo
[80] Il n'est pas possible d'empêcher notre
argent de quitter ce royaume s'il
est plus estimé ailleurs qu'ici
même Fol.l7.Vo
[82] Que la cherté ne provient ni du fait
du gentilhomme, ni de celui du
fermier Fol.18.Ro
[83] Les échanges avant l'invention de la
monnaie Fol.18.Ro
[85] Une plainte contre les éleveurs de "
moutons Fol.18.Vo
[86] Que les clôtures sont une cause de
désolation et affaiblissent la force
du Royaume Fol.18.Vo
[87] Les raisons de défendre les clôtures. Fol.18.Vo
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 27
[88] Quelle est l'espèce de clôture la plus
désastreuse Fol.l9.Ro
[89] Savoir si ce qui est profitable à l'un
est profitable à tout autre, s'ils se
servent du même argument .... Fol.l9.R°
[90] Chaque produit doit être encouragé
aussi longtemps qu'il ne nuit pas
aux autres produits importants. . Fol.l9.Vo
[92] Personne ne doit abuser de sa propre
chose au préjudice de la commu-
nauté Fol.20.Ro
[94] Comment l'on pourrait remédier aux
clôtures sans intervention de la
loi Fol.20.Vo
[96] Qu'une restriction pourrait être mise
sur la laine comme sur le grain et
qu'il pourrait être interdit d'ex-
porter de la laine brute Fol.21.Ro
[99] Les raisons pour lesquelles le Fermier
devrait avoir la liberté de vendre
ses produits comme le peuvent les
autres producteurs Fol.21.Vo
[100] Que le Fermier gagne davantage par
l'élevage Fol.22.Ro
[102] Que le profit encourage toutes les
facultés Fol.22.Vo
[103] Que, dans un Royaume, certaines
actions doivent être encouragées
par des récompenses et d'autres
interdites sous peine de forte péna-
lités Fol.22.Vo
[104] Moins d'honneur et de profit donné
à un art, moins cet art sera pra-
tiqué Fol.23.Ro
[107] Le profit rendra les fermiers plus
riches et plus nombreux et, par
28 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
voie de conséquence, fera baisser
le prix du grain Fol.23.Vo
[111] Savoir si les douanes royales per-
draient par une restriction de
l'exportation de la laine brute . . . Fol.24.Vo
[112] Comment les étrangers nous achètent
pour peu de chose nos produits les
plus importants Fol.25.Ro
[113] De notre goût dans la demande des
produits étrangers Fol. 25. R®
[114] L'accroissement du nombre des mer-
ciers et des bonnetiers au-dessus de
ce qu'il devrait être normalement . Fol.25.V®
[115] Comment les étrangers trouvent aisé-
ment le moyen d'obtenir de l'ar-
gent de choses sans valeur, aussi
bien que s'il s'agissait de mines
d'or ou d'argent Fol.25.Vo
[116] Comment les étrangers pourvoient
leurs peuples avec nos produits. . Fol.25.Vo
[118] Pourquoi les étrangers peuvent ache-
ter les marchandises qu'ils fabri-
quent plus facilement que nous ne
pouvons acquérir celles fabri-
quées par nous-mêmes ; et cepen-
dant il serait mieux pour nous
d'acheter nos propres marchan-
dises, bien qu'elles soient chères. Fol.26.R<^
[119] Le profit le plus durable et le plus
universel est plus précieux qu'un
profit particulier et de courte
durée Fol.26.Vo
[120] Savoir si de telles restrictions affec-
tent les alliances conclues avec
des princes étrangers Fol.26.Vo
[121] Qu'on ne doit s'attacher à aucune
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 29
alliance qui ne soit conclue pour
le bien du Royaume Fol.27.Ro
[122] Un bon exemple à suivre dans les rela-
tions avec les étrangers Fol. 27. R®
[123] Quels maux proviennent ou peuvent
provenir de l'altération des mon-
naies Fol.27.Vo
[126] Que la substance et le poids sont
estimés dans une monnaie et non
point sa dénomination Fol.28.Vo
[127] Que la nécessité du trafic mutuel et
la commodité des échanges font
diviser la monnaie Fol.29.R°
[128] Que l'or et l'argent sont les métaux
les plus pratiques pour la frappe
des monnaies Fol.29.Ro
[130] Pourquoi l'or et l'argent sont estimés
avant tous les autres métaux. . . . Fol.30.R<>
[134] Pourquoi l'argent et l'or furent mon-
nayés FoI.31.Ro
[135] Parfois le cuivre, l'argent et l'or
étaient pesés avant que l'on frappe
des monnaies Fol.31.Ro
[136] Pourquoi une perte provient de la
perte de crédit Fol.31.Vo
[137] Ce que nous apportent les étrangers
pour notre commodité et en
échange de notre argent et de nos
principales marchandises Fol.32.Ro
[138] Comment notre ancienne monnaie
peut être exportée sans que notre
Prince et ses officiers en soient
avertis Fol.32.Ro
[139] Que nous avons suscité nous-mêmes
le moyen le plus simple de faire
fuir notre argent. Fol. 32. V®
30 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
[141] Pourquoi les choses sont aussi chères
dans ce Royaume Fol. 32. V^
[142] Quelques-uns ont gagné par suite de
l'altération des monnaies Fol.33.Ro
[143] Ceux qui ont perdu par suite de l'alté-
ration des monnaies Fol.33.Ro
[145] De l'excès dans les vêtements Fol.33.Vo
[147] Qu'en temps de paix on doit s'at-
tendre à la guerre Fol. 34. V^
[148] De l'excès dans les bâtiments Fol.35.Ro
[151] Comment l'altération des monnaies
fait perdre le Prince plus que tout
autre Fol.35.Vo
L'argent est appelé le nerf de la
guerre «
.... Pour faire de nouveau rentrer notre
argent « ....
[154] Savoir s'il serait mieux que toute
notre laine soit exportée brute. . . Fol.36.Vo
[156] Que le commerce doit être augmenté
en tous points plutôt que diminué Fol.37.Ro
[160] Des trois sortes de commerce .... Fol. 37. V®
[161] L'un fait sortir notre argent Fol.37.Vo
[162] L'autre dépense dans le pays ce qu'il
y gagne Fol.38.Ro
[163] Le troisième nous fait apporter de
l'argent et doit, par conséquent,
être encouragé Fol.38.R<*
[164] Le commerce enrichit des pays qui
sans cela seraient stériles Fol.38.V<>
[165] Les alliances avec les étrangers doi-
vent être recherchées et mainte-
nues Fol.39.Ro
^) Ces titres existent dans B. mais manquent dans S.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 31
[166] Savoir si de grandes armées « sont
aussi nécessaires en ce royaume
qu'en France Fol.39.Ro
[167] Que l'on ne doit pas soulager un
moindre mal par un plus grand
mal Fol.39.Vo
LE TROISIÈME DIALOGUE :
[167] Les plaintes communes Fol.40.Vo
[171] Que l'on doit chercher la cause ori-
ginale de chaque chose Fol.41.Ro
[172] Qu'il y a diverses sortes de causes .. . Fol.41.Vo
[174] Comment une chose est cause d'une
autre et celle-ci d'une troisième. . Fol.42.Ro
[176] La réponse des étrangers touchant
cette cherté Fol.42.Vo
[180] Que les altérations des monnaies
sont la véritable cause de cette
cherté et, par conséquent, de tous
les autres maux Fol.43.Vo
Soit par l'exemple, soit par la loi on
doit remédier à tout ^ ....
. . . . Toutes les monnaies qui ont cours
ensemble doivent être également
proportionnées les unes aux au-
tres ^
Que l'alliage des métaux est cause de
fraude * ....
Non seulement la substance et la qua-
lité du métal doivent être régle-
^) B. : gentzdarmes ; S. : great Armyes.
^) Tous ces titres figurent dans B., mais manquent
dans S. ; ils correspondaient à des passages assez longs
supprimés dans S. V. les notes de variantes, à § 180.
32 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
mentées suivant la coutume, mais
aussi la dénomination des pièces
de monnaie ^
.... Que la pièce de monnaie est la com-
mune mesure «
.... Qu*il n'est pas suffisant à un homme
d'être payé par le même nombre
de pièces de monnaie, mais qu'il
lui faut aussi la quantité du
métal «
.... Qu'il n'y a pas d'importance à ce que
quelques monnaies soient de
cuivre si elles maintiennent l'esti-
mation de leur valeur en regard
de l'or et de l'argent "
Que la proportion qui existait entre
l'or et l'argent il y a deux mille
ans est la même aujourd'hui «...
.... Gomment on pourrait avoir des fonds
pour la réforme de la monnaie " . .
.... Un souverain devrait avoir beaucoup
d'argent ou, sinon lui, ses sujets,
pour le cas de besoin «
.... Ce qui est généralement estimé ne
doit pas être rejeté d'un royaume
qui trafique avec les autres «. . . .
.... Que la monnaie fut, à un moment,
faite de cuir, mais en période de
grande nécessité et seulement
pour peu de temps "
.... Gomment les fondeurs de monnaie
la multiplient «
^) Tous ces litres figurent dans B., mais manquent
dans S. ; ils correspondaient à des passages assez longs
supprimés dans S. V . les notes de variantes^ à § 180.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 33
Un rare exemple de fondeurs " ....
Un cas à considérer si l'on altère la
monnaie touchant les rentes
récemment relevées " ....
[188] Gomment l'on pourrait remédier aux
clôtures Fol.46.Ro
[194] Du déclin des villes Fol.47.Vo
[195] Les causes du déclin des villes Fol.48.Ro
[197] L'art que l'on doit encourager dans
une ville est celui qui rapporte le
plus à celle-ci Fol.49.Ro
[198] Les villes sont enrichies par le com-
merce Fol.49.Ro
[203] La cause des schismes ^ en matière
de religion Fol.51.R<>
[209] Les fautes des laïques Fol.53.Vo
[211] Gomment l'on peut remédier à ces
schismes ^ Fol.54.V<^
[213] L'évêque de Rome n'est pas impar-
tial '^ Fol.55.Ro
^) Tous ces titres figurent dans B.^ mais manquent
dans S. ; ils correspondaient à des passages assez longs
supprimés dans S. V. les notes de variantes, à § 180.
^) B. : schisme ^.
^) manque dans J5.
iM braKchu — n
[Fol.l.Ro]
PRÉFACE
Une brève étude concernant la Richesse
Publique de ce Royaume d'Angleterre ^.
[1] Considérant les diverses et nombreuses plaintes
de nos compatriotes, plaintes concernant les grands
changements survenus dans la richesse publique au
cours de ces dernières années, j'ai pensé bien faire à ce
moment en écrivant les discours probables que sug-
géraient les faits, tels que je les ai entendus parfois
d'hommes de grand savoir et de profond jugement. Sans
doute, ne suis-je point de ceux auxquels appartiennent
spécialement l'organisation et la réforme de la chose
publique, cependant, étant donné que je suis moi-même
un membre de cette communauté, et pour favoriser
celle-ci par tous les moyens qui me sont possibles *,
« j B. : Discours sur la richesse publique de ce royaume
d'Angleterre ; L. : pas de titre après The Préface.
^) L. & B. : Considérant les nombreuses plaintes
des gens touchant la décadence de ce royaume d'Angle-
terre où nous nous trouvons maintenant, considérant
que la dite décadence est plus discutée aujourd'hui
qu'autrefois, les uns l'attribuant à telle chose, les autres
à telle autre, bien que je ne sois pas un des conseillers
du roi auxquels appartiennent principalement la réforme
et l'administration du royaume, étant donné cependant
que je suis moi-même un membre de cette communauté
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 35
je ne puis me considérer et me compter comme un simple
étranger en cette matière, pas plus qu'un homme sur
un bateau en péril de naufrage ne pourrait dire, sous
prétexte qu'il n'est ni le capitaine, ni le pilote de ce
navire, que le danger ne le concerne aucunement. Aussi,
mes affaires m'en laissant aujourd'hui le temps «, j'ai
pensé que je ne pourrais pas appliquer mon étude à
meilleure fin que de publier et de faire connaître des
choses de ce genre, telles que je les ai entendues dis-
cuter ^.
[2] Savoir tout d'abord les choses dont les hommes
sont les plus gênés ; ensuite, quelle est la cause de ces
faits ; ceci connu, lesquelles de ces causes pourrait-on
supprimer et quel serait l'état de la communauté une
fois réformée. Vous pouvez sans doute m'objecter qu'il
y a des hommes plus instruits que moi qui [Fol.l.Vo] se
sont occupés de tout cela, cependant, comme dit le pro-
verbe, les ignorants font parfois découvrir la vérité et
autant il y a de têtes, autant il y a d'opinions. C'est la
raison pour laquelle plus les Princes possèdent de
sagesse (bien qu'ils ne seront jamais aussi sages que ne
l'est notre très bonne souveraine) ^, plus ils ont de conseil-
lers (de même que notre noble et gracieuse reine en choisit
chaque jour de nouveaux) ^, car ce qu'un ne peut per-
cevoir, un autre le découvre. Les dons de l'esprit sont
si divers que certains excellent dans la mémoire, d'autres
dans l'invention **, d'autres dans le jugement; certains
et appelé à faire partie de la Chambre où l'on devrait
traiter ces questions, je ne puis me considérer...
^) L. : mes affaires me laissant à présent en vacances.
^) L. : j'ai pensé que je ne pourrais appliquer mon
étude à meilleure fin que de raisonner avec moi-même.
<^j Ces parenthèses existent seulement dans S:
^) D'autres dans l'invention manque dans L.
36 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
sont prêts immédiatement, d'autres seulement après
mûre réflexion.
[3] Bien qu'aucun de ceux-ci, pris individuellement,
ne rende l'entendement de la chose parfait, un homme
moins intelligent qu'eux, une fois réuni ce que tous
avaient dit de meilleur, en fera une plaisante et parfaite
guirlande pour s'en adorner l'esprit. Aussi, dans cet
ouvrage, ne voudrais-je pas avoir seulement des savants
dont les avis sont particulièrement estimés, mais encore
des Marchands, des Fermiers et des Artisans, qui, dans
les discussions, sont choisis libres et pondérés, et qui
sont appelés à donner leur avis en ce qui concerne les
choses de leur métier.
[4] Par quelques points de leurs arguments, ils
peuvent démontrer ce que l'homme le plus savant d'un
royaume ne peut découvrir : c'est une maxime, une
chose reçue comme une vérité absolue que l'on doit faire
crédit à chacun dans le métier où il est le plus exercé.
Ainsi Apelle ^, ce peintre remarquable, n'avait-il pas
exposé sa belle peinture de Vénus aux regards de tous
les passants, dans le but, en écoutant les remarques de
chacun concernant son propre métier, d'ajouter ce qui
manquait à son œuvre ; et il encourageait les critiques
de tous, aussi longtemps qu'ils se maintenaient dans les
limites de leurs facultés et ne s'occupaient pas du métier
d'un autre. Aussi, bien que l'on puisse me répondre
comme il [Appelle] lui répondit [au cordonnier], je ne
m'en plaindrai cependant pas si j'ai dépassé [Fol.2.R<^]
mes possibilités.
[5] Étant donné toutefois que la plus grande part
de cet ouvrage s'occupe de la police ou du bon gouver-
nement d'un royaume, comme je suis moi-même un
« Member of Philosophy Moral », matière que j'ai quelque
I
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 37
peu étudiée, je serai assez audacieux, vis-à-vis de mes
compatriotes (qui, je n'en doute pas, construiront toutes
choses pour le mieux), pour faire part ici des pauvres
et simples idées que j'ai récoltées de la conversation
de nombreux et divers notables, entendus par moi
raisonner sur ce sujet «. Aussi, bien que je toucherai
dans ce livre quelques questions qui certainement
n'auraient pas dû l'être si l'on considère la science
qu'elles nécessitent, étant donnée cependant la fin pour
laquelle on en parle, j'estime qu'elles ne peuvent blesser
personne. Car, aussi difficile que la guérison d'un mal dont
on ne voudrait s'ouvrir à son médecin, est le redresse-
ment d'un abus dont on refuserait de discuter.
[6] Pour aller directement au sujet, faisant auda-
cieusement état de votre bon vouloir, ce genre de rai-
sonnement m'a semblé le meilleur pour découvrir la
vérité, raisonnement qui est fait au moyen de dialogues
ou de colloques, où les arguments sont donnés pour et
contre, aussi bien en faveur de la question dont il s'agit
que contre elle.
[7] J'ai pensé qu'il était préférable d'adopter le
plan suivant pour la discussion de cette matière, savoir :
en premier lieu, rappeler les plaintes communes et uni-
verselles des hommes d'aujourd'hui ; en second lieu
rechercher la véritable cause et la véritable occasion
de ces plaintes ; en troisième lieu et finalement, envisager
les remèdes possibles à tous ces faits. Aussi vous raconte-
rai-je les discussions qu'a soutenues récemiment un
") L. : vis-à-vis de vous qui, je n'en doute' pas,
construirez toutes choses pour le mieux, pour faire ici
part de mes pauvres idées. Et ceci entre nous deux pour
être pesé et discuté et non pour être répandu à l'étranger.
38 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
chevalier « avec certaines autres personnes dont je ne
veux point vous laisser ignorer l'identité, parce qu'il y
avait parmi elles, des membres de chacune des classes
qui se trouvent aujourd'hui lésées ^, savoir : un Chevalier
comme je l'ai dit d'abord, un Marchand, un Docteur,
un Fermier et un Artisan. Au début, le Chevalier résuma
la discussion de la manière suivante ^ :
[F0I.2.V0]
LE PREMIER DIALOGUE
[8] Le Chevalier. — L'autre jour, après que mes
collègues les juges de paix * de ce district ^ et moi-même
ayons prononcé la volonté de la Reine « sur diverses
matières i et attribué la charge du procès ^, la chaleur
et le bruit de l'assemblée m'ayant fatigué, je pensai
à me réfugier dans la demeure d'un mien ami en cette
ville, lequel est marchand de vin, avec l'intention d'y
manger un morceau de viande, car j'étais à jeun, emme-
nant avec moi un brave fermier, que j'aime beaucoup
pour sa bonne et honnête discrétion. Là, comme nous
étions arrivés et avions à peine eu le temps de nous
asseoir dans une salle, voici que se dirige vers moi un
marchand de cette cité, homme riche et estimé, qui
demande au fermier de venir souper avec lui. — Non
point, dis-je, il n'abandonnera pas maintenant ma
compagnie, bien qu'il dinerait beaucoup mieux en la vôtre.
^) L. & B. : que m'a dit avoir soutenu un chevalier.
^) parce que... lésées manque dans L. et dans B,
'^) L. & B. : variante de forme,
^) S, dit comminalty ; L. ; countrie et B. : countye.
^) L. & B. : du Roi.
/) L. & B. : sur les clôtures.
h
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 39
[9] Le Marchand. — Alors (dit le Marchand), je
vais envoyer chez moi pour un pâté de venaison que j'y
ai et pour y mander un de mes amis et un voisin que
j'ai invités à souper et nous prendrons la liberté de
festoyer ici en votre compagnie. Mon hôte n'est pas
non plus un étranger pour vous, aussi je crois qu'il sera
aussi heureux de votre compagnie que vous de la sienne.
Le Chevalier. — Qui est-ce donc ?
Le Marchand. — Le docteur Pandotheus.
Le Chevalier. — Vraiment ? Sur ma foi, il sera le
bienvenu ; nous aurons, de sa part, de bons et sages
avis, car il est connu comme un homme instruit et
pondéré.
[10] Le Marchand l'envoie immédiatement quérir
et il vient parmi nous, amenant [Fol.S.R^] avec lui un
honnête homme, bonnetier dans cette même cité, venu
pour s'entretenir avec le dit marchand. Après les salua-
tions d'usage entre le docteur et moi-même (salutations
dont vous connaissez la manière), après avoir renouvelé
une vieille connaissance qui a longtemps existé entre
nous deux, nous nous assîmes tous et, après avoir mangé
un morceau pour satisfaire l'acuité de nos appétits :
Le Docteur. — Sur ma foi, me dit le docteur, vous
faites beaucoup de zèle, vous autres, les juges de paix
dans chaque pays, à siéger presque toutes les semaines
et à faire comparaître devant vous de pauvres hommes
dont les fermes restent sans surveillance «.
Le Chevalier. — Certainement. Cependant nous
faut-il servir le souverain et le Royaume, car Dieu et le
Prince ne nous ont donné les revenus que nous possé-
dons que pour que nous soyons de quelque utilité à nos
voisins.
^) L, & B. : de pauvres hommes viennent devant
vous dont les fermes restent sans surveillance^.
40 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
[11] Le Docteur. — Cela est bien si vous le prenez
ainsi, car la Nature vous a donné cette conviction,
comme à tous ceux qui suivent sa claire lumière, abso-
lument comme les sages l'ont rappelé ''^ disant que nous
n'étions pas nés uniquement pour nous-mêmes, mais
aussi, en partie, pour servir notre pays, nos parents,
nos amis et nos voisins. Aussi les vertus existent-elles
en nous naturellement, vertus dont l'effet est d'être
bon envers les autres ; agir ainsi, c'est montrer l'image
de Dieu et de l'homme ^, dont la caractéristique est
d'être bon pour les autres et de répandre sa bonté tout
autour de lui, comme ne le font point les avares ou les
envieux. D'autres hommes, qui ne ressemblent en rien
à cette image divine, ne recherchent pas le bénéfice
commun, mais seulement leur propre conservation et
celle de leur propre famille. Aussi si nous prétendons
être jugés, non pas comme ces derniers, êtres très vils,
mais comme proches de Dieu, c'est-à-dire comme étant
très bons, cherchons à faire du bien aux autres, cher-
chons à ne pas préférer le bien-être de cette carcasse
(semblable aux bêtes sauvages), mais à préférer au
contraire les vertus de l'esprit, ce par quoi nous serons
semblables à Dieu lui-même [Fol.S.V^].
[12] Le Fermier. — Aussi (dit le Fermier), pour
toutes vos peines (signifiant par là les miennes) et pour
les nôtres je souhaite que vous n'ayez jamais plus mau-
vaise « Commission » à remplir que celle d'à présent.
Jamais nous n'avons perdu plus de jours de travail que
par celle-ci.
Le Chevalier. — Pourquoi donc ?
Le Fermier. — Mon Dieu, par ce que ces clôtures
sont notre mort à tous, parce qu'elles nous font payer
plus cher la terre que nous cultivons et font que, pour
notre argent, nous ne pouvons plus avoir de terre à
labourer. Tout est pris par le pâturage, pâture pour
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 41
moutons ou pour gros bétail, et cela dans une telle pro-
portion que je connais dans un rayon de six miles autour
de ma demeure une douzaine de charrues qui ont été
abandonnées au cours de ces sept dernières années «.
Là où trois douzaines de personnes et même davantage ^
gagnaient leur vie, à présent un seul homme avec ses
troupeaux ^ possède tout ^. Ce n'est pas là la raison la
moins importante des émeutes passées ^ : à cause de ces
clôtures, beaucoup ne peuvent plus gagner leur vie et se
trouvent sans occupation ; aussi la nécessité les fait-elle
désirer ardamment un changement ; ils espèrent en venir
par là à quelque chose de meilleur, bien assurés que,
quoiqu'il advienne, leur état ne pourrait être plus mau-
vais qu'auparavant. De plus, tout est si cher qu'ils ne
peuvent vivre de leur salaire journalier.
[13] Le Bonnetier. — Je possède moi-même pas
mal d'expérience sur ce sujet, car j'ai été obligé de donner
à mes ouvriers deux pence de plus par jour, que je n'avais
coutume de le faire et encore me disent-ils qu'ils ne
peuvent pas vivre suffisamment de ce salaire ^^. Je sais
pertinemment que le plus économe d'entre eux ne peut
mettre de côté que fort peu de chose à la fm de l'année.
A cause de cette cherté dont vous parlez, nous autres
artisans, nous ne pouvons conserver que fort peu d'ap-
prentis et parfois même aucun comme nous aimerions
le faire. C'est la raison pour laquelle les villes ^ qui étaient
autrefois riches et peuplées sont aujourd'hui (comme vous
le savez tous), tombées dans une grande pauvreté et
désolation par suite du manque d'habitants.
^) L. : deux dernières années.
^) L. & B. : quarante personnes.
^) L. & B. : un homme et son berger.
'^J passées manque dans L. et dans B.
^) L. & B. : cette ville.
42 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
[14] Le Marchand. — C'est le cas de la plupart des
villes d'Angleterre, Londres [Fol.4.Ro] seule exceptée ; il
n'y a pas que les bonnes villes qui soient ainsi ruinées
dans leurs maisons, dans leurs murs <*, dans leurs rues et
autres bâtiments, les campagnes le sont également dans
leurs routes et dans leurs ponts ^^. Une telle pauvreté
règne partout que bien peu d'hommes peuvent épargner
suffisamment pour donner quelque chose pour la répa-
ration de ces chemins, de ces ponts et des autres édifices
communs.
[15] Bien que beaucoup de choses qui étaient autre-
fois l'occasion de grandes dépenses, telles que les Jeux
de Mai, les fêtes et les carrousels, les paris lors des chasses,
des luttes, des courses et du lancement du poids ou de la
barre, et, de plus, les pardons, les pèlerinages et les
offrandes ^, et bien d'autres encore aient été supprimées,
je ne vois pas cependant que nous en soyons plus riches :
nous en sommes plutôt plus pauvres.
[16] D'où provient cette pauvreté, je ne saurais le
dire étant donné renchérissement de tout, enchérisse-
ment comme il n'y en avait jamais eu pendant quelques
vingt ou trente ans ^ et affectant non seulement les
choses produites en ce Royaume, mais encore toutes les
autres marchandises que nous achetons outre-mer, telles
que les soies, les vins, les huiles, le bois, la garance, le
fer, l'acier, la cire, les textiles, les toiles de lin et de coton,
les tissus de laine, les couvertures, les tapis, les voitures,
les tapisseries, les épices etc. Et il en est de même de
tous les objets manufacturés, comme le papier, blanc ou
«j dans les murs manque dans L.
^) L. & B. : représentations théâtrales.
<^j L. & B. : tel que je n'en avais jamais vu.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 43
brun, les verres (que ce soient des verres pour boire,
des miroirs ou du verre pour fenêtres), les épingles, les
aiguilles, les couteaux, les poignards, les chapeaux, les
manteaux, les broches, les boutons et les rubans.
[17] Je sais bien que toutes ces choses coûtent aujour-
d'hui un tiers de plus qu'elles ne coûtaient il y a quelques
années " ^^ ; je sais bien que toutes les victuailles sont
aussi chères ou même encore plus chères, et la cause n'en
est pas, ce me semble, dans ces marchandises elles-mêmes,
car je n'ai jamais vu une telle abondance de céréales,
de foin et de bestiaux de tous genres telle que celle que
nous avons à présent et que nous avons eu, vous le savez,
durant ces vingt dernières années *, Dieu en soit loué 1
Si les clôtures en étaient la cause, ou tout autre raison, ce
serait dommage, mais on pourrait les supprimer.
[18] Le Chevalier. — Du moment que vous avez
une grande abondance de toutes choses, de grains et de
bétail [F0I.4.V0] comme vous le dites, il ne semble pas
que cette cherté provienne des clôtures, car elle n'est
pas le fait de la rareté des céréales ; celles-ci sont abon-
dantes et l'ont été continuellement ces années passées,
Dieu en soit loué ! Cette cherté ne peut également pro-
venir de la rareté du bétail, car c'est le système des
clôtures qui en nourrit le plus.
[19] Je constate cependant qu'il existe une cherté
extraordinaire de toutes choses et que tous ceux de mon
rang et moi-même sommes ceux qui en soufîront le plus,
nous qui n'avons rien à vendre, qui ne possédons aucune
occupation pour vivre, qui n'avons que nos terres. Car
vous trois, je veux dire, vous mon voisin le Fermier,
^) L. & B. : il y a sept ans.
^) L. & B. : trois dernières années.
44 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
VOUS, maître Mercier « et vous mon bon Bonnetier avec
les autres artisans, vous pouvez fort bien vous défendre :
vous élevez le prix de ce que vous vendez dans la mesure
où se sont élevés les prix des autres choses. Mais nous,
nous n'avons rien à vendre dont nous puissions élever le
prix pour contrebalancer les choses que nous sommes
obligés d'acheter.
[20] Le Fermier. — Si fait : vous haussez le prix de
vos terres et vous prenez également en main fermes et
pâturages, là où devraient vivre de pauvres gens comme
moi, et vous ne vivez plus seulement du produit de vos
terres ^.
[21] Le Marchand (et le Bonnetier). — Sur mon
âme, vous dites vrai, s'exclama le Marchand, et le Bon-
netier dit de même, ajoutant que la situation des pauvres
artisans n'était pas bonne depuis que les gentilhommes se
faisaient éleveurs. Caries artisans ne peuvent plus aujour-
d'hui, ajouta-t-il, se procurer de la boisson et de la
nourriture pour leurs apprentis et leurs domestiques,
sans qu'il leur en coûtât le double d'autrefois. Beaucoup
de ceux de mon état et d'autres artisans seraient autre-
fois morts riches et auraient été à même de laisser hon-
nêtement de quoi vivre à leur femme et à leurs enfants ;
en plus de cela, ils laissaient de l'argent pour quel-
qu'œuvre utile, telle que la réparation d'un chemin ou
la construction d'un pont, choses qui maintenant tom-
bent partout en ruines. Quelques uns achetaient égale-
ment des terres, ce qui aidait les débutants pauvres,
[F0I.5.R0] et même, à un certain moment, ils ont eu tant
de superflu qu'ils pouvaient en laisser une partie pour
^) h. : maître Marchand.
^) L. & B. : vous devriez vivre seulement.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 45
l'entretien d'un prêtre ou comme fondation dans une
église ^^.
[22] Aujourd'hui, par contre, nous avons à peine le
moyen de vivre sans nous endetter, en ne conservant que
peu ou pas de domestiques, à l'exception d'un ou deux
apprentis. Aussi les ouvriers, qu'ils soient de notre corps
de métier, de celui des tisserands ou d'un autre, étant
forcés de rester sans travail, forment-ils le plus fort
contingent de ces rudes personnes, faiseuses d'émeutes,
pour le plus grand trouble, non seulement de S. M. la
Reine «, mais encore de tout son peuple ^^. Gomme vous
le savez, que peut-on prendre là où il n'y a rien ^^ ^^ ?
[23] Le Marchand. — - Cela est vrai, mais vous
connaissez les actes dignes d'éloges que des hommes de
ma corporation ont accomplis en cette cité ; vous connais-
sez l'hôpital qui se trouve à l'extrémité de la ville et où
les malheureux sont soignés : il fut fondé il n'y a pas
longtemps par un membre de ma corporation, qui s'ima-
ginait par là stimuler la prospérité de la ville, alors en
décadence ^ ; et malgré cela, la décadence s'est affirmée
chaque jour de plus en plus et je ne saurais dire si elle se
prolongera plus longtemps.
[24] Le Chevalier. — Je sais qu'il est exact que
vous ne vous plaignez pas sans cause, mais il est hors de
doute que mes pareils et moi, je veux dire tous les gen-
tilshommes, ont encore beaucoup plus de raisons de se
«; L. & B. : le Roi.
^) L. & B. : ... membre de ma corporation ; quant à
l'octroi de cette ville, vous savez comment il fut der-
nièrement rédimé par mon beau-père, qui s'imaginait
par là...
46 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
plaindre qu'aucun d'entre vous. Comme les prix ont,
ainsi que je l'ai dit, monté partout et dans d'énormes
proportions, vous pouvez plus facilement vivre selon
votre rang qu'il ne nous est possible de le faire, car vous
pouvez hausser le prix de vos produits (et vous le faites)
dans la mesure où montent les prix des victuailles et de
tout ce qui est nécessaire. Quant à nous, nous ne pouvons
en faire autant, car, s'il est vrai que pour une partie de
mes terres (celles qui proviennent d'achats ou celles dont
les baux, accordés par mes ancêtres ou par moi vien-
nent à expiration) s'il est vrai que, pour cette partie, je
touche une rente plus élevée qu'autrefois ou que j'élève
le loyer (forcé de le faire par suite des plus grandes
dépenses de ma maison), je ne pense pas cependant que,
dans le cours de ma [Fol.5.Vo] vie, plus d'un tiers de
mes terres soit ainsi à ma disposition de telle sorte que
j'en puisse élever la location ; pour tout le reste, par suite
des baux et des concessions accordés avant moi et qui
sont encore en cours, les choses en resteront là pendant
la plus grande part de ma vie et peut-être de celle de mes
fils.
[25] Aussi, comme nous ne pouvons élever le prix
de nos produits, comme vous en avez la possibilité et
comme il me semble que ce serait justice, et parce que
nous ne le pouvons pas, là est la raison pour laquelle
beaucoup d'entre nous, comme vous le savez, ont été
obligés d'abandonner leurs propriétés et de se réfugier
dans une simple chambre à Londres ou d'aller à la Cour
sans y être appelés, ayant seulement avec eux un domes-
tique et un laquais, alors qu'autrefois ils avaient chez
eux une demi-douzaine de domestiques et de vingt à
vingt-cinq " autres personnes chaque jour de la semaine.
9 L. : trente personnes.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN.,. 47
Parmi ceux d'entre nous qui habitent encore la campagne,
ils ne peuvent avec deux cents livres sterling de revenu
avoir un train de maison comparable à celui que nous
aurions pu avoir avec deux cents marcs il y a seulement
seize ans.
[26] Aussi sommes-nous forcés, ou bien de diminuer
nos dépenses d'un tiers, ou bien d'augmenter d'un tiers
nos revenus, et comme nous ne pouvons augmenter le
revenu de nos terres louées, beaucoup d'entre nous sont-
ils obligés de conserver quelques pièces de leurs propres
terres quand elles tombent à leur disposition ou d'acheter
quelqu'autre ferme et d'y élever des moutons ou du
bétail, pour parer ainsi à la baisse de nos revenus et
encore n'est-ce là que bien peu de chose.
[27] Le Fermier. — Certes ces moutons sont la
cause de tous ces malheurs, car ils ont chassé les fermiers
de la campagne, faisant ainsi monter le prix de toutes
les denrées alimentaires. Partout maintenant, il n'y a que
des moutons et des moutons ; il serait bien préférable
qu'il y ait sur la même terre non seulement des moutons,
mais aussi des vaches, des agneaux, des porcs, des oies,
de la volaille, des œufs, du beurre et du fromage, et, en
même temps, du froment et de l'orge.
[28] Le Docteur. — A ce moment le Docteur, qui
pendant tout [Fol.ô.R^] ce temps là avait réfléchi
appuyé sur son coude, se redressa et dit : vous me prou-
vez tous trois que vous avez tous « de justes raisons de
vous plaindre.
Le Bonnetier. — En vérité, il en est ainsi ; il n'y a
^) L. & B. : que nous avons tous.
k
48 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
que vous autres, gens d'Église, qui ne travaillez pas pour
gagner votre vie et en avez cependant assez pour vivre «.
[29] Le Docteur. — Vous dites vrai, nous avons
moins de raisons de nous plaindre. Cependant, vous le
savez bien, nous ne sommes pas aussi riches que nous
l'avons été : les premiers fruits et les dimes sont prélevés
sur nos rentes. Avec le reste, toutefois, nous pourrions
vivre assez bien, si nous avions la paix de l'esprit et de la
conscience. Bien que nous ne travaillions point, comme
vous le faites remarquer, manuellement, nous travaillons
cependant avec nos cerveaux, que nous fatiguons ainsi
davantage que nous ne le ferions par n'importe quel
exercice corporel ; il nous est facile de nous rendre
compte, par notre mine, combien nous sommes pâles
et combien nos corps sont rendus faibles et maladifs
par le manque d'exercice corporel ^^.
[30] Le Bonnetier. — Si je faisais partie du conseil
de la Reine ^, je vous procurerais un remède, de telle
sorte que vous n'attrapiez plus de maladies par suite du
défaut d'exercice. Je vous mettrais à la charrue et à la
charrette, car vous ne procurez aucun bien par vos
études, mais, au contraire, vous faites les gens se que-
reller, les uns avec cette opinion, les autres avec cette
autre opinion, les uns pensant de cette façon, les autres
de cette autre, et ils appliquent leur façon de voir avec
autant d'âpreté que si la vérité se trouvait sûrement
dans ce qu'ils affirment. Ces discussions ne sont point
la moindre cause des révoltes récentes du peuple '^, les
^) L. & B. : ajoutent ici : et qui n'avez pas, comme
nous, des charges dans vos mains.
^) L. & B. : du Roi.
'^J le mot récentes manque dans L et dans B.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 49
uns tenant pour une opinion, les autres pour une autre.
A mon avis, il n'y a aucune importance à ce que nous
possédions ou non des hommes instruits et savants.
[31] Le Chevalier. — A Dieu ne plaise qu'il en soit
ainsi, voisin ! Gomment le Prince aurait-il alors des
conseillers ? Gomment la religion chrétienne nous serait-
elle enseignée ? Gomment connaitrions-nous l'état des
autres royaumes et comment nous serait-il possible de
communiquer avec les étrangers, si ce n'est par l'ins-
truction et par le bénéfice des lettres ?
Le Docteur. — Soyez sans crainte là dessus, ami bon-
netier : nous n'aurons bientôt plus beaucoup d'hommes
instruits, si les circonstances ne changent point.
Le Bonnetier. — Je ne veux pas dire par là que je
ne voudrais plus d'hommes qui apprennent à lire et à
écrire, qui sachent les langues employées dans les pays
voisins, de sorte que nous puissions communiquer avec
les étrangers et eux avec nous ; c'est de même une bonne
chose que de [F0I.6.V0] pouvoir lire les Écritures Saintes
en notre langue maternelle. Mais quant à vos prédi-
cations (excepté si vous vous entendiez mieux entre
vous), cela ne fait rien que nous n'en ayons que fort
peu, car de leurs divergences vient la divergence des
opinions.
[32] Le Docteur. — Vous ne vous souciez alors
d'aucune autre science que de la connaissance des lan-
gues, de l'écriture et de la lecture. Vous semblez bien
d'ailleurs en cela n'être pas aujourd'hui le seul de cette
opinion, car lorsque les gens envoient leurs fils à l'Uni-
versité, ils ne souffrent pas que ceux-ci y demeurent
dès qu'ils ont une infime connaissance de latin : ils les
retirent alors de l'Université, les placent comme clerc
chez un homme de loi quelconque, comme secrétaire
chez quelque célébrité et leur font ainsi gagner leur vie.
LE BRANCHU II 4
50 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
De telle sorte que les Universités sont, en quelque sorte,
vides, et je crois que ce sera là la raison pour laquelle
ce royaume se trouvera bientôt dépourvu de sages poli-
tiques et le pays sera, à la fin, sujet d'autres nations où
nous avons auparavant fait la loi.
Le Chevalier. — A Dieu ne plaise que nous autres
gentilshommes ne parvenions point, par notre conduite
à la guerre, à vous empêcher de devenir sujets d'une
autre nation ! La bravoure des cœurs anglais ne le souf-
frirait jamais, quand bien même il n'y aurait plus du tout
de savants dans ce royaume.
[33] Le Docteur. — Un empire ou un royaume
n'est pas tant conquis et conservé par la bravoure ou
la force de ses hommes de guerre que par la sagesse ou
la bonne politique de ses hommes de loi. Nous voyons
que, dans tous les genres de gouvernement, les gens les
plus sages ont, pour la plus grande part, la souveraineté
sur les ignorants : dans chaque foyer, le plus habile, dans
chaque cité le plus sage et le meilleur politique, dans
chaque royaume le plus savant sont généralement placés
pour gouverner le reste. Parmi toutes les nations du
monde, celles qui sont instruites et civilisées ont la haute
main sur les autres, quoique leurs forces soient inférieures
à celles de ces dernières.
[34] Les empires des Grecs et des Romains [Fol.7.Ro]
en sont la preuve, car, chez eux, la sagesse et le savoir
étaient des plus estimés et ces empires furent plus éten-
dus et durèrent plus longtemps que les autres. Et pour-
quoi trouveriez-vous étrange que vous puissiez être
vaincus comme d'autres habitants de ce royaume le
furent avant vous et qui se considéraient comme aussi
braves que vous : comme les Saxons furent battus par
les Normands, avant eux les Romains par les Saxons
et, au début, les Bretons par les Romains ?
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 51
Le Chevalier. — Il peut y avoir suffisamment
d'hommes capables bien que sans grand savoir. J'en ai
connu plusieurs, tout à fait sagaces et habiles, qui ne
savaient même pas lire, et, au contraire, j'ai connu beau-
coup d'autres hommes très savants qui étaient de véri-
tables idiots en ce qui concernait toute affaire leur
advenant.
[35] Le Docteur. — Je ne le nie point, mais j'af-
firme que si des hommes aussi sages que ceux dont vous
parlez avaient eu de l'instruction, ils auraient été encore
bien supérieurs ; quant aux autres, que vous appelez
simples, sans instruction ils eussent été des sots. Quelque
soit le temps pendant lequel il s'y adonne, l'exercice de
la guerre ne rend pas chaque homme digne d'être capi-
taine ; il n'y a en pas non plus, si apte soit-il à la guerre,
qui ne soit rendu encore plus apte par l'exercice de celle-
ci ; qu'est-ce donc qui rend les vieillards généralement
plus sages que les jeunes, si ce n'est leur plus grande
expérience ?
Le Chevalier. — Oui, l'expérience est une grande
utilité pour l'esprit de l'homme, je le confesse. Mais que
vient faire ici l'instruction ?
[36] Le Docteur. — Si vous admettez que l'expé-
rience est une aide, je ne doute point que vous n'admet-
tiez également que l'instruction ne soit une grande aide
pour le développement de la sagesse. Pour mettre la dis-
cussion sur un terrain solide, disons que l'expérience
et la mémoire engendrent la sagesse, sont un peu comme
les parents de celle-ci, car c'est en vain que l'on acquer-
rait de l'expérience si celle-ci n'était pas conservée par
la mémoire. Aussi, si je puis vous prouver qu'à la fois
l'expérience [Fol.7.Vo] et la mémoire sont développées
par le savoir, vous devrez alors me concéder que l'ins-
truction aide également l'esprit et l'augmente.
52 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
[37] Vous admettez que rexpérience d'un vieillard
le rend plus sage qu'un jeune homme parce qu'il a vu
plus de choses que ce dernier. Mais le vieillard n'a été
témoin que des faits qui se sont produits durant sa propre
existence, et l'homme instruit, tout au contraire, ne
possède pas seulement l'expérience de son époque, mais
aussi celle qu'ont acquis un grand nombre de ses pré-
décesseurs, en vérité, depuis que le monde a commencé.
Aussi a-t-il nécessairement plus d'expérience que le
vieillard illettré, de quelque grand âge qu'il puisse être.
Ensuite, un si grand nombre de faits « qu'il sait s'être
produits dans tous les temps ne pourraient être bien
retenus par aucun homme, s'ils n'étaient conservés par
l'écriture. Si l'homme illettré a oublié une seule fois la
chose dont il a été témoin, il ne s'en souviendra jamais
plus, tandis que l'homme instruit possède son livre pour
lui rappeler les faits qu'il oublierait sans cela. Aussi,
de même que celui qui a vécu cent ans a nécessairement
plus d'expérience que celui qui a vécu seulement cin-
quante ans, de même celui qui a devant lui l'histoire
du monde comme si elle était écrite devant lui sur une
table relatant les choses arrivées depuis un milliers
d'années possède une plus grande expérience que celui
qui n'a vécu qu'un siècle. Comme celui qui a voyagé
dans de nombreuses contrées a plus d'expérience que
celui qui n'a jamais quitté son pays natal, l'homme ins-
truit, se rendant compte par la Cosmographie, l'Histoire
et les autres sciences des usages et des coutumes de cha-
que peuple (et cela de beaucoup plus de pays qu'il n'est
possible à un voyageur de visiter, et, d'autre part, il
apprendra beaucoup plus ainsi que par un court séjour),
cet homme instruit possède une plus large expérience que
le voyageur illettré, et, par conséquent, davantage de
^) L. : toutes ces causes.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 53
sagesse, étant par ailleurs équivalent en intelligence et
en mémoire.
[38] J'en viens maintenant aux merveilleux avan-
tages que nous acquérons par l'instruction, c'est-à-dire
que le savoir supplée chez l'homme [Fol.S.R®] à la plus
grande lacune que quelques écrivains ont dit exister
dans l'humanité, à savoir la brièveté de la vie, la gros-
sièreté et la lourdeur de notre corps. En ce qui concerne
la brièveté de la vie, divers animaux, tels que le cerf et
beaucoup d'autres, et, pour ce qui est de la grossièreté
de notre corps, tous les oiseaux semblent bien surpasser
l'homme. Mais alors qu'il est dénié à l'homme de vivre
au delà d'un siècle ou à peu près, il peut en réalité vivre
de nombreuses années, deux ou trois fois plus, par l'avan-
tage que procure l'instruction, parce qu'il voit dans les
livres les événements et les faits de tous les temps. En
admettant qu'il eût vécu lui-même pendant tout ce
temps, il n'aurait rien eu de plus pour lui que cette
expérience des choses : le reste n'aurait été que du tra-
vail ; il possède actuellement la même expérience au
moyen des lettres, sans aucune sorte de travail et sans
les dangers auxquels il aurait été exposé s'il avait vécu
tout ce temps-là. Quant à l'autre point, nous qui ne
sommes pas aussi agiles ni aussi légers que les oiseaux et
qui ne pouvons converser d'un endroit à un autre, par
l'instruction nous acquérons les même avantages que
nous aurions par ces pérégrinations si nous pouvions
voler d'un pays à l'autre comme le font les oiseaux ; et
cet avantage, nous l'obtenons avec moins de peine et
moins de danger. Est-ce que nous ne pouvons pas, au
moyen de la Cosmographie, nous rendre compte de la
situation, de la température et des qualités de chaque
pays ? Ne pouvons-nous pas nous en rendre compte bien
mieux et avec moins de peine que s'il nous était donné
de survoler ces pays ? Car ce que beaucoup ont appris
54 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
par leurs longs voyage et avec des dangers considérables,
il nous est donné de l'apprendre avec facilité et plaisir.
Ne pouvons-nous point, pas l'Astronomie, connaître le
mouvement des planètes, leur aspect et leurs caractères
avec autant de certitude que si nous étions au milieu
d'elles ? Sûrement, nous le pouvons : car, dites-moi,
comment les savants en sont-ils jusqu'à présent venus
à cette exacte et parfaite connaissance ? N'y sont-ils
pas parvenus par l'observation et l'examen des faits ?
Ainsi pouvons-nous l'apprendre par leurs propres écrits «.
[Fol.S.V^] Toutes ces connaissances, nous ne pourrions
jamais les obtenir seulement par la vue, quand bien
même nous serions aussi léger que n'importe quel oiseau.
[39] Existe-t-il quelque chose de profitable ou de
nécessaire pour la conduite de l'homme sur cette terre
qu'on ne trouve point dans l'instruction, et cela d'une
manière plus parfaite et plus complète qu'aucun homme
ne pourrait l'obtenir par l'expérience de chaque jour de
son existence ? Vous, Sire Chevalier dans l'art de la
guerre, vous bon Fermier, dans l'agriculture, vous n'êtes
pas tellement parfaits dans ces sciences que vous ne
puissiez en apprendre beaucoup de points que votre
expérience ne vous a pas révélés, si exactement ces
sciences sont-elles enseignées et présentées dans les
livres ; vous les trouveriez, vous. Sire Chevalier, dans
l'ouvrage de Vigetius ^i et vous, bon Fermier, dans celui
de Columella ^2.
Le Chevalier. — Je le répète, ne pourrions-nous pas
avoir cela en anglais et le lire bien que nous n'ayons
jamais été à l'école?
[40] Le Docteur. — Oui, sans doute ; et pourtant
«j le passage sûrement nous le pouvons... propres
écrits est une addition de S.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 55
sans l'aide d'autres sciences, vous n'arriveriez pas à la
parfaite compréhension de ces livres : sans l'arithméti-
que qui vous aidera à disposer et à ordonner vos hommes ;
sans la géométrie qui vous permettra de dessiner des
ponts et des engins capables de venir à bout des villes et
des forteresses. C'est en quoi César surpassa tous les
autres capitaines, à cause de la connaissance qu'il avait
de tout cela, et il accomplit des exploits remarquables
qu'un homme ignorant n'aurait jamais pu réaliser. Et si
vous faites la guerre sur mer, comment pourriez-vous
savoir vers quelle côte vous vous dirigez sans la connais-
sance de la latitude et de la longitude par les étoiles ?
[41] Et maintenant, en ce qui vous concerne. Fer-
mier, pour parfaire, la connaissance de l'agriculture,
vous avez besoin de l'Astronomie ; il faut savoir sous
quelle position des planètes et sous quel signe du zodia-
que il convient de labourer, de semer, de récolter, de
greffer, de couper vos fagots ou votre bois ; cela est néces-
saire pour connaître le temps probable, pour vous occuper
de votre grain et de votre foin, pour les rentrer et rentrer
votre bétail ; cela est nécessaire pour apprendre une
partie de la médecine, appelée art vétérinaire, [Fol.9.R°]
par laquelle vous pouvez connaître les maladies de vos
bêtes et les guérir. En ce qui concerne ensuite l'arpentage
exact de la terre, n'avez-vous pas besoin de quelques
notions de géométrie pour être un parfait fermier ? Pour
ce qui est des bâtiments, quel est le charpentier ou le
maçon, si expert ou habile soit-il, qui ne puisse en appren-
dre davantage par la lecture de Vitruvius ^^ et d'autres
écrivains de l'architecture, c'est-à-dire la science du
bâtiment.
[42] Si l'on passe aux sciences de la logique et de la
rhétorique, de laquelle de ces sciences, dont la première
traite de la sélection de la bonne raison des fausses et
56 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
la seconde de ce qui doit être appliqué au peuple comme
chose profitable et utile, de laquelle de ces sciences un
bon et parfait conseiller pourrait-il se passer ? Dites-moi
donc quel conseil pourrait être parfait, quel royaume
pourrait être bien gouverné là où aucun des gouvernants
et des conseillers n'aurait étudié la philosophie ? Spécia-
lement cette partie de la philosophie qui s'occupe des
hommes et des choses (l'autre partie de la philosophie
enseigne la science naturelle et se nomme la médecine
et je ne m'en occupe pas pour le présent), car est-il une
partie du royaume qui soit négligée par la philosophie
morale ? N'enseigne-t-elle point d'abord comment cha-
que homme devrait se gouverner honnêtement lui-
même ? En second lieu, elle montre comment il doit
guider sagement sa famille et d'une façon profitable ; et
troisièmement, elle enseigne comment une cité, un
royaume ou tout autre communauté devrait être bien
ordonné et gouverné en temps de paix comme en temps
de guerre. Quel état pourrait exister sans un souverain
ou des conseillers experts en ce genre de science ? Ceci
confirme le point dont nous discutons actuellement : si
des gens experts en cette science étaient consultés et
suivis, l'Etat serait ordonné de telle sorte que bien peu
auraient des raisons de se plaindre. Aussi Platon, ce
divin philosophe, dit-il qu'un état est heureux où le
Prince est un philosophe ou bien où un philosophe est
le souverain.
[43] Le Chevalier. — J'ai tout d'abord pensé qu'il
n'existait pas d'autre savoir [Fol.9.Vo] dans le monde
en dehors de celui que possèdent ces hommes qui sont
ou docteurs en théologie ou docteurs en droit ou docteurs
en médecine ; car le premier est un habile prêcheur, le
second connaît des choses intellectuelles et le troisième
est expert en médecine et dans l'art d'examiner l'urine
des gens malades. Et vous me parlez maintenant de
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 57
nombreuses autres sciences indispensables à chaque
royaume et dont je n'ai jamais rien ouï dire auparavant.
Mais, ou bien il n'y a que bien peu de savants qui les
connaissent véritablement, ou bien ils ne font montre
que d'une faible partie de leur savoir.
[44] Le Docteur. — En vérité, il n'y a que bien
peu aujourd'hui qui connaissent à fond ces sciences et
il y en a encore moins qui soient estimés davantage pour
leur savoir et appelés à donner leurs conseils. Aussi, les
autres, s'apercevant que ces sciences ne sont ni estimées,
ni profitables, se contentent-ils de celles où ils voient
quelque valeur pratique, telles que la théologie, la loi
ou la médecine, bien qu'ils ne peuvent y exceller sans le
secours des sciences dont nous avons parlé. C'est pour
cette raison que les Universités exigent que l'on soit
bachelier et maître-es-arts avant d'aborder l'étude de la
théologie ; ces arts sont les sept sciences libérales : la
grammaire, la logique, la rhétorique, l'arithmétique, la
géométrie, la musique et l'astronomie.
[45] Et maintenant, les étudiants ne s'en occupent
que fort peu : ils s'adonnent à l'étude de la théologie
avant d'avoir acquis du jugement par ces dites sciences,
ce qui les fait tomber dans toutes ces diversités d'opi-
nions auxquelles vous faisiez allusion. Tous les débutants,,
en n'importe quelle science, sont trop pressés de juger
des choses (car c'est l'expérience qui instruit les hommes)
et. une fois leur opinion exprimée, ils ne veulent rien
entendre de ce qui est contraire à cette opinion : ou bien
ils interprètent cette contradiction suivant leur propre
fantaisie, ou bien ils lui dénient toute valeur.
[46] Pythagore, aux disciples qui venaient étudier
ses sciences profanes, imposait le silence pour sept
58 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
années ", pour que, pendant tout ce temps, ils ne se
mêlent que d'écouter et non point de raisonner. Et
[Fol.lO.Ro] de nos jours, en ce qui concerne la théologie,
on souffrira qu'un étudiant qui n'a pas lu l'Écriture
pendant plus de six mois, non seulement raisonne et
s'enquière des choses (ce qui serait toi érable), mais on
lui permettra d'affirmer de nouvelles et bizarres inter-
prétations de ces mêmes faits, interprétations dont on
n'a jamais ouï auparavant. Comment venir à bout de
ces divergences tant qu'on souffrira cela ?
[47] Platon interdisait à tout homme ignorant la
géométrie d'entrer en son école ^^ et, dans cette haute
école de théologie ^^, on permettra l'entrée à celui qui
ne connaitra pas sa Grammaire et encore moins tout
autre science. Je ne dis pas qu'on lui permettra d'ap-
prendre, ce qui pourrait être autorisé, mais de juger.
[48] C'est alors que se produit une chose dont le dit
Platon disait qu'elle était suffisante à elle seule pour
ruiner, quand elle se manifeste, tout un royaume, et
qui est telle : qu'on prend sur soi de juger des choses
qu'on ne connaît réellement point, comme pour les
jeunes gens de donner leur opinion sur des choses qu'il
appartient aux vieillards de juger, comme les enfants
de juger leurs pères, les serviteurs leurs maîtres et les
hommes leurs supérieurs. Quel navire peut être long-
temps préservé du naufrage dont chacun prendra sur
soi d'être le pilote ? Quelle maison sera bien gouvernée
où chaque serviteur voudra être le maître et le chef ?
[49] Je fais ainsi beaucoup l'éloge du savoir, non pas
seulement parce que j'ai entendu mon ami ici présent (le
«j L. : cinq ans ^K
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 59
bonnetier), mais parce que j'en connais beaucoup «
aujourd'hui qui partagent son opinion, qui se soucient
peu de toute instruction, mais seulement de savoir lire,
écrire et d'apprendre des langues. Ces hommes, je puis
bien les comparer à ceux qui estiment plus l'écorce que
l'arbre, l'enveloppe que le fruit lui-même. Ceux qui vou-
draient nous retirer la science semblent, ce faisant,
vouloir éloigner le brillant soleil de la terre, car le soleil
n'est pas plus nécessaire à la croissance de toute chose
ici-bas que ne l'est le savoir pour l'accroissement de la
civilisation, de la sagesse et de la bonne politique. De
même que les hommes raisonnables, par le don de la
raison, valent mieux que les autres hommes, de même
un homme instruit vaut mieux que n'importe quel autre
[Fol. 10. V^] par le vernis et l'ornement que ces sciences
procurent à la raison.
[50] Le Chevalier. — Sur ma foi, je suis heureux
d'avoir eu la chance de vous rencontrer aujourd'hui,
car on apprend toujours d'un homme sage. Mais ^ je me
souviens que vous avez dit tout à l'heure à mon voisin
le Bonnetier que nous n'aurions bientôt, si rien ne change,
que bien peu d'hommes instruits. Que vouliez-vous dire
par là et quelle en serait la cause ?
Le Docteur. — Je vous en ai déjà montré une des
causes importantes : c'était lorsque je vous ai dit que la
plupart des hommes pensaient que savoir lire et écrire
était suffisant comme instruction. Une autre raison est
qu'ils constatent qu'aucune préférence n'est réservée
aux gens instruits, qu'on ne leur accorde ni estime, ni
honneur, comme cela avait lieu par le passé. A présent,
c'est plutôt le contraire : plus on est instruit et plus
«) beaucoup manque dans L.
^) sur ma foi... mais manque dans L.
60 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
les ennuis, les pertes et les vexations vous accablent.
Le Chevalier. — A Dieu ne plaise ! et pourquoi ?
[51] Le Docteur. — Mon Dieu, n'avez-vous pas vu
combien d'hommes savants ont eu d'ennuis récemment,
au cours de ces vingt ou trente dernières années " pour
avoir donné leur opinion au sujet des choses qui vinrent
en discussion ? Ne savez-vous pas que lorsqu'une opinion
a été établie ceux qui se dressent contre elle sont inquié-
tés ? et tout de suite après, lorsque l'opinion contraire
a été admise à son tour, ceux qui tenaient pour l'opinion
précédente ne sont-ils pas inquiétés pour énoncer un
avis contraire ? Aussi aucune des deux parties n'a-t-elle
échappé, qu'elle soit frappée la première ou la dernière,
de quelque côté qu'elle se trouve. Il n'y avaient d'excep-
tion que pour quelques girouettes qui pouvaient changer
leur opinions en même temps que la majorité et la partie
la plus puissante changeaient les leurs. Et quels sont
ceux qui furent inquiétés ? Les représentants les plus
remarquables des deux partis, car ce sont les seuls qui
en vinrent à la discussion de ces matières, bien que
voyant, comme récompense du [Fol.lLR*^] mérite, non
point l'honneur et la richesse, mais au contraire le
déshonneur et la disgrâce ^. Qui donc voudra appliquer
ses enfants à une science qui ne peut rapporter de meil-
leurs fruits ? Quel escholier aura le courage d'étudier
pour arriver à un tel résultat ? Le petit nombre d'étu-
diants et l'abandon de nos Universités montrent que
ceci est plus vrai qu'aucun homme ne saurait le prouver
par son discours ^7.
^) L. & B. : douze ou treize années.
^) L. : ceux qui, cherchant l'honneur et la richesse,
étaient récompensés de leur mérite par le deshonneur
et la disgrâce.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 61
[52] Le Marchand. — Je m'aperçois que chacun
aujourd'hui a des sujets de plainte et, aussi loin que je
puis voir, que personne n'est épargné. Le gentilhomme
ne peut vivre seulement sur ses terres, comme son père
le faisait ; les artisans ne peuvent faire travailler un aussi
grand nombre d'apprentis parce que la nourriture est
trop chère ; le fermier se plaint de ce que le loyer de sa
terre est plus élevé qu'autrefois ; enfin nous autres mar-
chands nous payons beaucoup plus cher tout ce qui nous
vient d'outre-mer «. Cette grande cherté (je parle en
comparaison des temps anciens) a toujours subsisté
depuis la dévaluation de notre monnaie anglaise, laquelle
eût lieu dans les dernières années du roi Henri VIII *.
[53] Le Docteur. — Je n'en doute point. Mais
cependant, si quelqu'un a pu se garantir de ces évène-
* Dévaluation de notre monnaie.
^) la phrase cette grande cherté... Henri VIII est
une addition de S. gui, par contre^ a supprimé le passage
suivant de L. et de B. : ...tout ce qui nous vient d'outre-
mer, même d'un tiers plus cher. Et comme les marchands
d'outre-mer ne veulent point recevoir notre monnaie
pour leurs denrées, nous sommes obligés d'acquérir
pour eux [pour les payer] des marchandises anglaises.
Celles-ci nous coûtent moitié ou un tiers plus cher
qu'autrefois, car nous payons huit shillings un yard
d'étoffe qu'il y a dix ans nous aurions acheté quatre
shiUings huit pence ^8. Et une fois que nous nous sommes
ainsi procuré, à des prix élevés, des marchandises étran-
gères, nous n'avons pas pour elles une aussi bonne
vente qu'autrefois, car il n'y a plus autant d'acheteurs
par suite du manque de pouvoir d'achat. Pour les
marchandises que nous vendons, nous considérons le
prix auquel nous les avons achetées.
62 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
ments, vous avez été également à même de le faire ;
car quelque soit ce qui arrive dans l'échange des choses,
vous autres marchands vous le découvrez de suite.
[54] Par exemple, vous avez accaparé l'argent aussi-
tôt que vous avez eu vent du surhaussement dont il
a été l'objet. Vous avez ramassé ainsi toute la vieille
monnaie dans la majeure partie du royaume et vous
avez trouvé le moyen de l'exporter, de telle sorte que
bien peu de cette ancienne monnaie a été laissée dans
ce royaume, ce qui, à mon avis, est une des plus grandes
causes de la cherté de toutes choses qui a eu lieu depuis.
Le Chevalier. — Comment cela se peut-il ? Est-ce
que la monnaie dont nous usons entre nous importe,
du moment qu'elle a cours partout, quand bien même
elle serait de cuir ?
[55] Le Docteur. — Sans doute le dit-on commu-
nément, mais la vérité est toute contraire, comme je
pourrais le prouver, non seulement par le sens commun,
mais encore [FoLlLY®] par l'expérience et le résultat
qui l'ont démontrée. A présent, toutefois, nous ne
raisonnons pas sur les causes de ces griefs, mais sur la
question de savoir quelles sont les classes touchées par
cette cherté. Bien que j'entende chacun se plaindre
de telle chose ou de telle autre, considérons cependant
que beaucoup ont à vendre des marchandises dont ils
haussent les prix dans la mesure où montent les prix
des choses qu'ils achètent : ainsi le marchand, s'il achète
cher vendra également cher ; ainsi ces artisans (comme
les chapeliers, les tailleurs et les cordonniers) et les
fermiers « peuvent vendre leurs denrées aussi chères que
l'est le prix des victuailles, de la laine ou de l'acier
^) L. : maréchal-ferrand.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 63
qu'ils achètent. J'ai vu une cape valoir 14 d., aussi
bonne que celui que je puis acheter aujourd'hui pour
2 s. 6 d. ; vous avez entendu dire de quelle manière
sont montés les prix du drap ; à présent une paire de
souliers coûte 12 d. et cependant autrefois j'en ai acheté
de meilleurs pour 6 d. ; aujourd'hui, je ne puis faire
ferrer un cheval pour moins de 10 ou 12 d. alors que j'ai
vécu le temps où le prix ordinaire était de 6 d. « *.
[56] Gela étant, je ne puis admettre que ces hommes
(marchands, artisans ou fermiers) aient vraiment à se
plaindre de cette cherté universelle ; ceux qui le pour-
raient sont ceux dont les revenus et les salaires se trou-
vent fixés définitivement, comme pour les laboureurs
à 8 d. ^ par jour, pour les ouvriers de tous métiers, pour
les domestiques payés 40 s. l'année, pour les gentils-
hommes dont les terres ont été louées, soit par leurs
ancêtres, soit par eux-mêmes ou bien à vie ou bien pour
tant d'années, de telle sorte qu'ils ne peuvent point en
hausser le fermage (bien qu'ils le voudraient) et cepen-
dant ils subissent la hausse des prix sur toutes les
choses qu'ils achètent.
[57] Et la Reine dont nous n'avons rien dit jus-
qu'ici ? Comme elle touche surtout des revenus annuels
et fixés définitivement, c'est elle qui devrait avoir perdu
le plus du fait de cette cherté et spécialement par suite
de l'altération de la monnaie. D'un homme possédant
* Hausse des prix : cape, 14 d. à 30 d. ; souliers, 6 d. à 1 s. ; ferrage
d'un cheval, 6 d. à 10 d. ou 12 d.
^) S. a supprimé ici le passage suivant de h, et de B. :
... de six pence pour ferrer les quatre pieds d'un cheval
et 8 d. étaient alors le maximum du prix.
^) L. & B. : six pence 2».
64 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
un grand nombre de clients, s41 acceptait que ceux-ci
le paient dorénavant toutes les semaines en épingles ^®
au lieu de la payer en argent comme autrefois [Fol. 12. R^]
je crois qu'il perdrait beaucoup de ce fait «. Ainsi, quant
à nous, qui sommes, en quelque sorte, les fournisseurs
du Prince, nous n'avons pour la plupart qu'un pauvre
revenu et une bonne partie en revient au souverain.
Si Son Altesse nous prend le surplus de nos gains éva-
lués en cette basse * monnaie <^, cela ira-t-il aussi loin
que de la bonne monnaie pour l'achat des choses néces-
saires à elle-même et au royaume ?
[58] Je ne le crois certainement point ; car, bien
que Sa Grâce pourrait obtenir en ce royaume ce dont
elle a besoin à son propre prix ^^ [et S. M. ne pourrait le
faire sans léser grandement ses sujets), du moment que
S. M. est obligée d'acheter au delà des mers, non seule-
ment les choses nécessaires pour sa maison ou les orne-
ments destinés à sa personne, sa famille et ses chevaux
(ces achats pourraient d'ailleurs être diminués par
Sa Grâce), mais encore les fournitures pour la guerre,
qui, en aucun cas, ne peuvent être supprimées, telles
que les armes de toutes sortes, l'artillerie, les ancres,
les cables, le goudron, le fer et l'acier, et, je vais plus
loin, des armes à feu, de la poudre et mille autres objets
dont je ne puis me souvenir et que Sa Grâce achète
quelquefois ^ outre-mer aux prix qu'exigent les étran-
«J L. : d'un homme... s'il acceptait que ceux-ci lui
paient 1 d. par semaine au lieu de lui donner 2d. qu'il
perdrait...
^) L. & B. : cette nouvelle monnaie.
'^J S. a supprimé ici le passage suivant de L. et de B. :
en cette basse monnaie, là où il avait coutume d'être
payé en bonne monnaie.
^) L, & B. : que Sa Grâce doit acheter outre-mer ^^.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 65
gers. Je ne parle point de la hausse des charges de la
maison de Sa Grâce, ce qui est commun à Sa Grâce et
aux autres nobles. Aussi dis-je que S. M. doit avoir
perdu plus que tout autre par cette commune cherté ;
et ce ne serait pas seulement une perte, mais aussi un
danger pour le royaume et pour tous ses sujets, si Sa
Grâce avait besoin d'argent pour acquérir les dites pro-
visions nécessaires à la guerre ou pour trouver des soldats
en cas de besoin, ce qui dépasse (en gravité) toutes les
pertes privées dont nous parlons ^^.
[59] Le Bonnetier. — Nous avons ouï dire que la
Monnaie de S. M. la Reine comble toutes les pertes,
par les gains qu'en obtient S. M. ou par quelqu'autre
moyen ; s'il lui manque de l'argent, elle y supplée par
les subsides et par les impôts levés sur ses [Fol.l2.Vo]
sujets, de telle sorte que Sa Grâce ne peut man-
quer d'argent aussi longtemps que ses sujets en
possèdent.
[60] Le Docteur. — Vous faites bien de dire « aussi
longtemps que ses sujets en possèdent », car il est
normal que la Reine en ait aussi longtemps qu'ils en
ont. Mais s'ils n'en ont point ? Car ils ne peuvent en
avoir quand il n'y a plus d'espèces dans le royaume.
En ce qui concerne le profit que procure le monnayage,
je crois , pouvoir le comparer ainsi : c'est comme si un
homme voulait arracher ses arbres jusqu'à la racine
pour en retirer plus d'argent en une fois et perdre après
le profit qui pourrait croître annuellement ou comme
s'il prétendait couper jusqu'à la racine la laine de ses
moutons ^*. Quant aux subsides, comment peuvent-ils
être importants lorsque les sujets n'ont que peu de
chose à donner ? Et encore ce moyen d'obtenir de
l'argent n'est-il pas toujours bon pour la sûreté du
Prince : nous voyons souvent l'argent provenant de ces
LE BRANCHU Il 5
66 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
subsides dépensé pour apaiser le peuple qui s'insurge
en partie à cause de ces mêmes subsides.
[61] Le Chevalier. — Comme notre bonne chance
a été de nous rencontrer avec un homme aussi sage que
vous, Maître Docteur, j'aurais voulu que nous allions
jusqu'au bout de la discussion en cette matière, et,
comme nous avons constaté les véritables griefs d'un
chacun, je souhaiterais que nous recherchions les causes
de ces griefs, et, ces causes une fois connues, leur remède
nous apparaîtrait peut-être. Bien que nous ne soyions
point parmi ceux qui peuvent réformer ces choses, il
se pourrait cependant que quelques-uns d'entre nous se
trouvent à même de suggérer à d'autres ce qui pourrait
hâter et aider leur redressement.
Le Docteur. — Au nom de Dieu, je serai heureux
de vous consacrer ce jour pour satisfaire à votre désir
et, bien que cette discussion ne fasse peut-être pas
beaucoup de bien, elle ne peut cependant faire aucun
mal ni offenser personne, étant donné qu'elle se pour-
suit ici entre nous et courtoisement.
[62] Le Chevalier. — Non point ! Qui donc pour-
rait se fâcher de ce que quelqu'un se trouvant dans
une maison et observant quelque défaut dans les poutres
[Fol.13.Ro] de cette maison étudia ce défaut et en
avisa le propriétaire de la maison ou quelque habitant
de celle-ci, aussi bien pour sa propre sauvegarde que
pour celle des autres ? Nous avons, pour nous, procédé
à la recherche des griefs qui, autant que je puis m'en,
rendre compte, se résument en trois points *, c'est-à-dire l
cherté de toute chose en comparaison du passé (bieii
que rien ne manque) « ; ruine des campagnes par les
* Maux : cherté, clôtures, manque de travail, divisions religieuses.
«j en comparaison... rien ne manque addition de S*.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 67
clôtures et ruine des villes par suite du manque de tra-
vail ; divisions de l'opinion en matière de religion qui
font les hommes aller d'un côté et de l'autre et les
portent à se combattre entre eux. Allons maintenant
au jardin, sous la treille, où étant assis à l'ombre, dans
un endroit frais, nous pourrons procéder à loisir à la
discussion de cette matière. J'arrangerai notre souper
avec mon hôte pour que nous puissions le prendre
ensemble.
Au nom de Dieu ! s'exclama chacun, car nous sommes
fatigués d'être demeurés si longtemps ici !
Et nous partîmes tous pour le jardin.
LE SECOND DIALOGUE
dans lequel sont examinées
les causes ou les occasions
des dits griefs« [Fol.13.Vo]
[63] Le Chevalier. — Après nous être promenés
quelque temps dans le jardin, j'ai réfléchi longtemps,
jusqu'à ce que j'entende autre chose de la communica-
tion du docteur. Celui-ci, en effet, m'avait paru un
homme fort instruit, ne ressemblant en aucune façon à
la généralité des clercs qui ne peuvent parler d'autre
chose que de la science qu'ils professent : de théologie
s'ils sont théologiens, de loi s'ils sont hommes de loi et
seulement de médecine s'il s'agit de médecins. Cet homme
au contraire, parlait naturellement de toutes choses,
comme^ quelqu'un" qui a tout vu et qui, à une bonne
«j le sous-titre manque dans L.
68 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
instruction, joint un esprit clair. Aussi le poussai-je, lui
et le reste de nos compagnons, à reprendre notre dis-
cussion là où nous l'avions laissée et tout d'abord à
rechercher quelles seraient les causes de cette commune
et universelle cherté de toutes choses, en comparaison
avec le passé «. Et je parlai ainsi au docteur :
[64] Je me demande vraiment, maître Docteur,
quelles pourraient être les causes de cette cherté, étant
donné que toutes les choses (Dieu en soit loué !) sont si
abondantes. Il n'y a jamais eu plus de bétail qu'il n'y
en a maintenant de toutes sortes. C'est cependant la
rareté des choses qui détermine leur cherté. Cette cherté
qui vient lors d'une telle abondance me semble extraor-
dinaire et contraire aux principes ^.
Le Docteur. — Sir, c'est là, il n'y a pas de doute, un
fait à étudier et digne de discussion. Laissez-moi enten-
dre votre opinion à chacun et je vous donnerai la mienne.
f [65] Le Fermier. — Je crois que c'est votre faute,
' gentilshommes, si cette hausse [FoLl4.Ro] des prix s'est
produite. La raison est que vous avez tellement augmenté
le prix de vos fermages que les hommes qui vivent de la
; terre doivent nécessairement vendre plus cher ou bien
( ils ne seraient jamais à même de payer leur fermages ^^.
p [66] Le Chevalier. — Et moi, je prétends que c'est
I de votre faute à vous fermiers si nous sommes obligés
I de louer plus cher nos terres *, et cela parce que nous
devons acheter à de si hauts prix toutes les choses qui
L
* récemment importante hausse des prix.
«J en comparaison avec le passé addition de S.
^) la phrase cette cherté... principes est prononcée
dans B. par le docteur.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 69
nous viennent de vous, telles que les grains, le bétail, les
oies, les porcs, les chapons, les poulets, le beurre et les
œufs. Pourquoi toutes ces denrées que vous vendez
sont-elles plus chères de moitié qu*il n'y a trente ans « ?
Ne pouvez pas vous rappeler, voisin, qu'il y a trente
ans «, je pouvais, dans cette ville ^^ acheter le meilleur
porc ou la meilleure oie qu'il me soit possible de trou-
ver pour quatre d. alors qu'ils me coûtent aujourd'hui
douze d. ? J'avais un bon chapon pour trois ou quatre d.,
un poulet ou une poule pour le même prix, alors qu'ils
valent maintenant deux ou trois fois ^ autant. Et il en va
de même pour les choses plus importantes comme un
bœuf ou un mouton.
Le Fermier. — Je vous l'accorde, mais je maintiens
que vous et vos semblables, les propriétaires, en êtes les
premiers responsables, parce que vous avez élevé le
prix de vos fermages.
[67] Le Chevalier. — En tout cas, si vos semblables
et vous-même pouvez accepter ce que je vais vous pro-
poser, cela pourrait être une aide : à condition que vous
vendiez toutes vos denrées au prix d'il y a trente ans '^^
je me fais fort de persuader à tous les gentilhommes de
vous louer vos terres au prix d'il y a trente ans ^ ; et la
preuve que la faute en est plus à vous, fermiers, qu'à nous
autres gentilshommes, apparaît en ceci : toutes les terres
du royaume n'ont pas été augmentées, car tous les baux
et les tenures ne sont pas expirés et leur fermage ne
peut être élevé, quoique le veuillent les propriétaires.
Il y a même quelques nobles et quelques gentilshommes
qui n'augmenteront point le prix de la rente, lorsque
«j L. & B. : huit ans.
^) ou trois fois, addition de S.
«^ L. & B. : vingt ans.
70 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
leurs terres viendront à leur disposition, et ainsi une
grande partie " des terres du royaume est encore à son
ancien prix ^'. Et cependant, il n'y a aucun d'entre
vous qui ne vendent toutes ses denrées moitié plus
chères qu'ils n'avaient coutume de le faire autrefois, et
les gentilhommes qui augmentent le prix de leurs fer-
mages ne le portent généralement point [Fol. 14. V®] au
double ; toutefois je confesse que quelques-uns d'entre
nous qui reçurent des terres du Roi, terres qui apparte-
naient auparavant à des abbayes ou à des prieurés et
qui n'étaient jamais louées à leur vraie valeur, ou que
nous avons acquises de quelqu'autre manière, avons
élevé le prix du fermage au dessus de ce qu'il était, mais
cependant tout cela ne forme pas la moitié des terres du
royaume.
Le Docteur. — Que dites-vous de sa proposition ?
Voulez-vous vendre vos denrées comme vous aviez cou-
tume de le faire ? Il vous laissera alors avoir sa terre au
prix que vous aviez l'habitude de payer.
Lorsque le Fermier eût réfléchi un moment, il
répondit :
[68] Le Fermier. — Si le prix de toutes les choses que
je dois acheter par ailleurs est baissé, j'en serais content ;
au cas contraire, non.
Le Docteur. — Et quelles sont ces choses ?
Le Fermier. — Mon Dieu ! du fer pour ma charrue,
pour mes herses et mes charrettes, du goudron pour mes
moutons, des souliers, des coiffures, des toiles de lin et
des draps de laine pour ma famille. Si je devais acheter
tout cela aussi cher que je le fais à présent et vendre
cependant mes produits bon marché, je ne pourrais
jamais vivre, bien que mon fermage soit diminué ; je ne
«j L. & B. : la plupart des terres.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 71
le pourrais que si le prix des choses dont j'ai parlé est
également abaissé.
Le Docteur. — Je vois qu'avant que vous ne puis-
siez vendre vos denrées bon marché, il faut que le prix
de vos fournitures soit abaissé aussi bien que celui de
votre fermage.
Le Fermier. — Oui, mais je crois que si le prix des
terres était diminué, le prix de toutes les autres choses
diminuerait également.
[69] Le Docteur. — A condition que tous les pro-
priétaires de ce royaume consentent à ce que leurs
terres restent aux mains de leurs tenanciers aux mêmes
prix de location qu'il y a trente ans «. Vous avez déjà dit
que vous ne pouviez vendre vos denrées aussi bon marché
que vous le pouviez il y a vingt ans ^^ parce que le prix
de vos fournitures s'est élevé ; si vous dites que ces
hommes devraient être amenés à vous livrer tout d'abord
à meilleur marché ces fournitures que vous leur achetez
et qu'ensuite vous leur vendrez les vôtres également
meilleur marché, comment les [Fol.l5.R<>] obliger à
agir ainsi ? Ceux qui nous vendent des marchandises ;
telles que le fer, le goudron, le lin et autres objets sont 1
des étrangers en dehors de l'autorité de notre Souveraine j
Dame. ~^
[70] Et maintenant dites-moi : dans le cas où vous
ne pourriez les obliger à agir ainsi, serait-il expédient
pojir nous de souffrir que les étrangers vendent leurs
marchandises chères et nous les nôtres bon marché ? S'il
en était ainsi, il en résulterait un grand enrichissement
des autres pays et un grand appauvrissement du nôtre,
car les étrangers obtiendraient beaucoup d'argent pour
^) L. & B. : vingt ans.
72 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
leurs propres marchandises et nous achèteraient les
nôtres pour fort peu de chose, à moins que vous ne puis-
siez établir un prix de nos denrées pour nous-mêmes et
un autre prix pour les étrangers ; mais je ne vois pas
comment cela serait possible.
[71] Le Chevalier. — Non, mais je puis faire à
mon voisin une autre offre raisonnable s'il refuse celle-
ci ". Que les fermages de mes tenanciers soient augmentés
comme augmentent les prix et je serai content.
Le Fermier. — Que voulez-vous dire par là ?
Le Chevalier. — Je veux dire ceci : vous vendez
aujourd'hui trente groates *° ce que vous aviez coutume
de vendre autrefois vingt groates ; que le fermage soit
augmenté dans la même proportion, c'est à dire dix
shillings ^ pour chaque vingt groates de vieille rente et
ainsi dans la mesure où montent les prix de vos denrées ;
^) S. a passé ici le passage suivant de L. et de B. :
...refuse celle-ci. Que mes tenanciers me paient dans la
même monnaie qu'ils me payaient il y a vingt ans lorsqu'à
été conclu le premier arrangement au sujet de mes
terres ; je serai cependant content de les payer eux-
mêmes pour toutes choses au prix où elles vont aujour-
d'hui en monnaie courante et je ne doute point d'ame-
ner tous les autres gentilshommes à un semblable
accord ^^.
Le Fermier : Gomment le pourrais-je ? Je dois payer
mon fermage en telles choses que je puisse obtenir,
aussi devez-vous prendre pour ma rente une monnaie
semblable à celle que je reçois en échange de mes pro-
duits.
Le Chevalier : Oui, mais alors que votre fermage soit
augmenté comme augmentent les prix...
^) L. & B. : dix shillings de paiement.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 73
je conserve cependant ma terre à son ancienne valeur.
Le Fermier. — Mon marché était de payer seulement
£ 6-13-4 de rente annuelle pour ma tenure et je les paie
exactement ; vous ne pouvez m'en demander davantage.
Le Chevalier. — Je ne puis rien objecter contre
cela et cependant je me rends compte que je serai encore
le perdant par ce marché, quoique je ne puisse dire
pourquoi ; mais je vois que vous vendez plus cher ce
que vous produisez et moi, je vends bon marché ce qui
me permet de vivre. Venez à mon aide. Maître Docteur,
je vous en prie, car le Fermier m'a poussé dans mes
derniers retranchements.
[72] Le Docteur. — Mon Dieu ! Je pense qu'en
ce qui concerne cette affaire, c'est plutôt vous qui avez
joué ce rôle, c'est-à-dire que vous l'avez amené à confes-
ser que cette cherté n'était pas votre fait. Bien qu'il se
défende [Fol. 15. V®] par un argument d'apparence légal
en ce qui concerne son paiement, il semble cependant
avouer, par ce fait que la loi vous oblige à exiger peu de
votre terre et qu'il n'y a pas de loi pour l'empêcher lui,
de vendre ses produits aussi chers qu'il le veut. Pour
votre but, il est sufïisant d'avoir prouvé que loin d'être
la cause première de cette cherté, vous avez au contraire
raison (les prix des choses s'élevant comme ils l'ont
fait) d'augmenter le prix de vos produits (ce sont vos
terres) ou d'être payé d'après l'ancien fermage si vous
avez rendu votre terre indisponible " ; de savoir si vous
êtes obligé d'acheter vos fournitures au nouveau tarif,
nous en parlerons plus tard, ou laissons-le à considérer
aux autres hommes sages.
[73] Voyons maintenant si les prix baisseraient dans
^) L. : si vous avez loué votre terre.
74 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
le cas où les fermiers seraient forcés de vendre bon
marché leurs denrées. Supposons notre monnaie anglaise
basse et moins estimée à l'étranger que dans notre
royaume, comme cela a généralement été le cas avant
qu'elle ne soit restaurée par notre noble Princesse
actuellement régnante ". Le cas est tel * : le fermier
aurait commandement de vendre son blé à 8 d. le bois-
seau, son seigle à 6 d., son orge à 4 d., son porc et son
oie à 4 d., son chapon à 4 d. ^, ses poules à 1 d., sa laine
à 1 marc la todde, ses bœufs et ses moutons d'après les
prix des temps passés *^. Le fermier aurait ainsi suffi-
samment pour payer son propriétaire, de même qu'autre-
fois ; son propriétaire, de son côté, a autant de revenu
qu'il avait l'habitude d'en avoir, et ce même revenu,
si les prix sont ainsi fixés, pourra acheter autant de
marchandises que l'aurait pu faire le fermage payé en
ancienne monnaie avec les prix d'autrefois. Ainsi jus-
qu'ici ni le propriétaire, ni le tenancier ne sont lésés.
Allons plus loin : le fermier doit acheter du fer, du sel,
du goudron, de la poix ; supposons qu'il produise son
propre lin ^^ et que le prix des étoffes de lin ou de laine
et du cuir soit fixé d'après la même proportion. Le gen-
tilhomme ** doit acheter des vins, des épices, des soie-
ries [Fol.16.Ro], des armes, du verre pour ses fenêtres,
du fer aussi pour armes et instruments, d'autres produits
nécessaires tels que le sel, l'huile et encore beaucoup
d'autres choses diverses, plus que je n'en puis nommer.
De ces choses, certaines sont indispensables, telles que
* Même si l'on ordonnait au fermier de vendre aux anciens prix et
au propriétaire de ne demander que l'ancien fermage...
•♦ ...les vins, les verres pour fenêtres étrangers, etc... pourraient-ils...
^) La phrase notre monnaie anglaise... actuellement
régnante est une addition de S.
^) B. : trois pence.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 75
le fer et le sel (dont ce royaume ne produit guère que la
moitié de ce qui lui est nécessaire), de l'huile, du goudron,
de la poix et de la résine que nous ne produisons aucune-
ment. Sans quelques unes des autres marchandises,
nous pourrions sans doute vivre, mais seulement d'une
manière grossière et barbare, ainsi les vins, les épices
et les soieries. Tout cela doit être acquis outre-mer * ^
les achèterions-nous aussi bon marché que le seraient
proportionnellement nos propres marchandises ? Cer-
tains le penseraient, car lorsque les étrangers verraient
qu'avec moins d'argent qu'ils avaient coutume de deman-
der de leurs marchandises, ils pourraient acheter autant
de produits de ce royaume qu'ils le faisaient aupara-
vant avec davantage d'argent, ils se contenteraient de
demander une moindre somme d'argent en échange de
leurs produits, si le pouvoir d'achat de celle-ci était aussi
grand |que celui de la plus grande quantité d'argent \
qu'ils exigeaient auparavant et ainsi ils vendraient leurs |
marchandises bon marché. Ainsi, par exemple, s'ils""
vendent à présent un yard de velours 20 ou 22 shil-
lings, et s'ils paient cette somme pour une todde de
laine, ne vaudrait-il pas autant pour eux vendre leur
velours un marc le yard, si, pour un marc, ils pouvaient
obtenir une todde de laine ?
[74] Le Chevalier. — Je le penserais, car, de cette
façon, ils n'y perdraient pas davantage qu'ils ne le
font maintenant. La même raison peut valoir pour le
fer, les vins, le sel, les épices, les huiles, le goudron, la
poix, le lin, le chanvre et les autres marchandises
d'outre-mer.
Le Docteur. — Si je vous posais la question de
savoir s'ils pourraient être obligés de vendre ainsi leurs
marchandises ou de ne pas les vendre, qu'en diriez-
vous ?
• ...être achetés à des prix aussi bas ?
76 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Le Chevalier. — Gela n'a pas d'importance qu'il
en soit ainsi ou non et je ne pense d'ailleurs pas que
cela soit possible, car ils sont en dehors des états du
Prince et libres de nous apporter ou non leurs mar-
/ chandises. Mais étant donné qu'ils pourraient obtenir
1 ici des produits proportionnellement aussi bon marché
I qu'ils vendent les leurs, et qu'ils pourraient en obtenir
I autant qu'ils en avaient auparavant pour un prix plus
élevé, ils nous apporteront volontiers leurs marchandises
et les vendront de cette façon.
[ [75] Le Docteur. — [Fol.16.Vo] Gela j'en doute,
à cause de l'hypothèse que nous avons faite de notre
' basse monnaie " ; car je pense que les marchands étran-
: gers nous vendraient aussi cher qu'ils le font maintenant
I ou ne nous apporteraient rien. Il vous faut comprendre
I qu'ils ne viennent pas toujours ici pour nos produits,
mais quelquefois pour vendre les leurs, sachant qu'ils
jen trouveraient ici la meilleure vente possible, et pour
[acheter, dans d'autres pays, d'autres marchandises, là
où elles sont le meilleur marché ; quelquefois, ils vendent
dans une partie du royaume les denrées qui y sont les
plus recherchées et ils vont acheter dans une autre
partie du royaume les produits qui s'y trouvent abon-
dants et bon marché, ou bien ils vont les acquérir partie
dans ce pays, partie dans un autre. Pour ce but, une
monnaie universellement courante est la plus pratique,
spécialement s'ils ont l'intention de l'employer dans
un autre pays, là où ils se seront débarrassés de leur
f marchandises. Maintenant, si notre monnaie n'avait
I pas cours dans d'autres pays comme elle a cours ici ^,
I
^) à cause de l'hypothèse... basse monnaie addition \
de S.
^) Dans L. et dans B. cette phrase n'est pas au condi-
tionnel.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 77
l'étranger subirait de fortes pertes s'il était forcé de/
prendre notre monnaie en échange de ses marchandises ;j
il aurait intérêt à conduire ailleurs ses marchandises,)
là où il pourrait obtenir une monnaie ayant cours par-l
tout, une monnaie qu'il puisse employer quand et où \
il en a l'occasion. -J
[76] S'ils ne désiraient que nos marchandises en
échange des leurs, ne pensez-vous point qu'ils s'effor-
ceraient de nous apporter telles marchandises qui soient .
le meilleur marché chez eux et le plus cher chez nous ? !
Le Chevalier. — Oui, c'est sans doute là la politique
de tous les marchands.
Le Docteur. — Et quelles marchandises pensez-
vous qu'ils nous apportent ?
Le Chevalier. — Mon Dieu ! des verreries de toutes
sortes, des étoffes et des papiers de couleur, des oranges,
des pommes, des cerises, des gants parfumés et tels
autres objets de luxe.
Le Docteur. — Vous dites bien ; peut-être nous
tenteront-ils avec de semblables objets qui sont bon
marché chez eux : il ne leur en coûte que le travail et
sans cela leurs habitants seraient inoccupés. Cependant
ces objets peuvent se vendre aussi cher en d'autres
endroits qu'ici. Mais lorsque nous réfléchissons à notre
manque de fer, d'acier, de sel, de chanvre, de lin et d'autres
matériaux de ce genre, nous nous apercevons qu'il n'y
aura pas de demande ici pour ces marchandises légères
dont vous parlez : [Fol. 17. R^] elles seront rejetées et les
autres demandées. Quelles autres choses pensez-vous
qu'ils nous apportent « ?
Le Chevalier. — Peut-être voulez-vous dire des
soieries, des vins, des épices ?
^) Dans L. la phrase quelles autres choses... apportent
est placée dans la bouche du chevalier.
78 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Le Docteur. • — Non pas, car ces choses se vendent
aussi bien ailleurs qu'ici.
[77] Le Chevalier. • — Que pourraient-ils alors
nous apporter qui soit très bon marché chez eux et très
chéri chez nous ?
Le Docteur. — Du cuivre ^, ils ne s'occuperaient en
vérité que du cuivre : celui-ci est bon marché chez eux
et ici, chez nous, il joue en partie le rôle de l'argent, aussi
est-il très cher. C'est cela qu'ils nous apporteraient.
Le Chevalier. — Mais comment ? Sous la forme
de pots, de vaisseaux ou d'autres objets de cuivre ?
Le Docteur. — Non pas ; personne ne voudrait
prendre de telles marchandises ; on ne voudrait que du
cuivre.
Le Chevalier. — Mais comment alors ?
[78] (Le Docteur). — Alors le Docteur me^dit ^
que ce serait sous forme de monnaie de billon fabriquée
outre-mer, exactement semblable à notre monnaie,
qu'ils nous apporteraient en quantité. Lorsqu'ils voient
que le cuivre monnayé est ici aussi estimé que l'argent,
"j S. a supprimé ici le passage suivant de h. et de B. :
Le Chevalier : Que pourraient-ils... très cher chez
nous ?
Le Docteur : Je ne vous le confierai point ou je ne
vous le dirai qu'à l'oreille, car il ne serait pas bon que
cela soit connu à l'étranger.
Le Chevalier. — Je vous prie, dites-le moi.
Le Docteur. — Je vous connais pour un homme
plein de zèle pour Sa Majesté royale et son royaume et
à qui l'on peut se fier. C'est, je puis vous le dire, du
cuivre. Ils ne s'occuperaient en vérité...
^) L. & B. : me souffla à l'oreille.
COMPENDIEUX OU BERF EXAMEN... 79
il nous en apportent pour nos marchandises, comme
par exemple pour nos laines, nos peaux, notre fromage,
notre beurre, nos étoffes, notre étain et notre plomb,
produits que chacun sera heureux de vendre pour le
maximum qu'il en pourra tirer. Gomme les étrangers
leur offrent plus d'argent qu'ils ne peuvent en obtenir
dans ce pays, ils vendront plus volontiers aux étran-
gers qu'à nous-mêmes, car, chez nous, les prix sont
fixés *^. Les étrangers peuvent avoir cette monnaie
pour peu de chose, car ils la fabriquent eux-mêmes et
la matière dont ils la font est bon marché * ; aussi en
donneront-ils pour les dites marchandises autant qu'on
leur en demandera. Bien qu'ils ne fassent pas eux-mêmes
de semblable monnaie, ils doivent payer davantage nos
marchandises, ou bien personne ne leur en apportera
s'il est possible d'en obtenir autant, chez soi, de ses
voisins ; les étrangers doivent avoir cela en considéra-
tion lorsqu'ils fixent le prix des produits d'outre-mer
qu'ils vendent, et, ainsi, ils doivent les vendre plus cher.
En agissant de cette façon, ils peuvent épuiser nos
produits principaux, en nous donnant en échange du
cuivre avec lequel il ne nous serait pas possible d'ache-
ter de semblables [Fol.l7.Vo] marchandises selon nos
désirs, si elles n'existaient en quantité dans notre pays.
Il en est de cela comme de l'échange dont parle Homère
que Glaucus fit avec Diomède **, quand il lui donna son
armure d'or pour une de cuivre.
[79] D'un autre côté, ils sont amenés à nous vendre
plus cher leurs marchandises et, alors, si ce fermier, ce
gentilhomme et aussi tout le monde en ce royaume
étaient obligés de vendre leurs marchandises bon mar-
ché et d'acheter cher tout ce qui vient d'outre-mer,
* Basse monnaie fabriquée à l'étranger et échangée contre des mar-
jî chandises anglaises.
P ** Glauci & Diomedis permuta tio.
80 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
je ne puis m'imaginer comment ils pourraient longtemps
prospérer : car je n'ai jamais connu personne qui s'enri-
chit en achetant cher et en vendant bon marché pendant
un certain temps.
Le Chevalier. — Il peut y avoir des enquêteurs
pour ces monnayeurs dont vous parlez et qui viennent
ici, il peut y avoir des sanctions établies ; de même
pour les marchandises, de manière qu'aucune ne soit
exportée.
[80] Le Docteur. — Il ne peut exister de contrôle
assez sévère pour que vous ne soyiez déçu en ces deux
points, aussi bien pour l'importation de monnaie que
pour l'exportation des marchandises, car beaucoup
trouveront de nombreux moyen de passer en fraude
n'importe quelle marchandise ; bien que nous soyions
entourés d'une bonne barrière (c'est à dire la mer), il
y a cependant en elle de nombreuses portes pour entrer
et pour sortir sans que le maître le sache. Quelqu'un
n'a qu'une petite maison, avec sa famille, il n'y a qu'une
seule porte pour entrer et pour sortir, le maître de
maison ne sera jamais tellement attentif que quelque
chose ne soit dérobé ; à plus forte raison cela arrivera-
t-il dans le cas d'un grand royaume comme celui-ci qui
a tellement de portes et de chemins pour y entrer et
pour en sortir.
[81] Même si les étrangers se contentaient de prendre
nos marchandises en échange des leurs, qu'est-ce qui les
ferait baisser les prix de leurs denrées, bien que les nôtres
leur soient vendues bon marché ? nous serions alors encore
les perdants et eux les gagnants, car ils vendraient cher et
achèteraient bon marché, et, par conséquent, s'enrichi-
raient et nous appauvriraient. Encore, si j'avais, par
hypothèse, haussé [Fol. 18. R®] le prix de nos marchan-
dises plutôt que des leurs (comme nous le faisons main-
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 81
tenant), bien qu'il y ait déjà quelques perdants, il y en a
moins dans ce cas que dans l'autre.
[82] Cependant quelle affaire ce serait de fixer le
prix de chaque petit objet, ce qui aurait lieu si l'on devait
abaisser, par voie d'autorité, le prix de chaque chose.
Je ne puis imaginer « qu'aucun d'entre vous (je veux
dire vous gentilhomme et vous bon fermier) puisse remé-
dier à cette cherté, car si celle-ci était votre fait, elle
pourrait également être corrigée par vous en abandon-
nant ce qui en était la cause.
[83] Et même si vous rameniez, vous vos fermages
et vous le prix de vos denrées à l'ancien taux, cela ne
pourrait cependant amener les étrangers, comme je l'ai
dit, à abaisser le prix de leur marchandises ; aussi long-
temps que celles-ci seront chères, il ne sera pas profitable
de rendre vos produits bon marché, et vous ne le pourriez
même point, malgré votre désir, si ce n'est dans le cas
où vous pourriez trouver le moyen pour nous de vivre
sans les étrangers et pour eux de vivre sans nous, ce que
je pense impossible, ou bien dans le cas où vous pourriez
échanger marchandises contre marchandises, sans l'aide
de la monnaie, ainsi qu'il en était avant que l'on ne
fabrique de la monnaie, comme je l'ai lu pour le temps
d'Homère et comme l'affirme la Loi Civile **. Une telle
pratique serait difficile et demanderait de nombreux
chargements et déchargements de marchandise, au lieu
que maintenant, à l'aide de la monnaie, quelqu'un peut
chercher au loin, sans trop d'ennuis de transport, les
^) la phrase suivante de B. manque dans L. et dans S. :
Je ne puis m'imaginer que la cherté soit née du fait de
l'un d'entre vous (je veux dire...) et qu'aucun d'entre
vous puisse remédier...
LE BRANCHU II
82 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
marchandises, dont il avait besoin ; il serait très difficile
également de trouver des marchandises d'égale valeur
que l'un possédât pour payer l'autre ".
[84] Le Fermier. — Si ni le gentilhomme, ni moi
ne pouvons remédier à cette cherté, qui donc est à même
d'intervenir ?
Le Docteur. — Je vous donnerai plus tard mon
opinion là dessus ; découvrons d'abord la raison de cette
cherté. Laissez-moi apprendre quelle autre chose en
pourrait être la cause.
[85] Le Bonnetier. — Mon Dieu ! ces clôtures et
ces grands pâturages sont une des causes principales
de cette cherté ; par ce fait on place aujourd'hui la
terre arable [Fol. 18. V^], qui, auparavant, nourrissait de
nombreux pauvres hojnmes, dans la main d'un seul, et
là où l'on récoltait des céréales de toutes espèces, là où
on élevait du bétail de tout genre, il n'y a maintenant
plus que des moutons : au lieu des cent ou deux cents
personnages qui vivaient là, il n'y a aujourd'hui que
trois ou quatre bergers et le maître qui y vivent *^.
[86] Le Docteur. — Vous touchez là une matière
qui est fort à considérer, bien que je ne pense point que
ce soit là la seule cause de cette actuelle cherté. Je pense
toutefois que si ce mode de clôtures augmente autant
au cours des trente prochaines années ^ qu'il ne l'a fait
durant ces trente dernières années ^, cela peut conduire
à une grande désolation et à l'affaiblissement de la force
de ce royaume ^, ce qui est plus à craindre que la cherté
^) la phrase n'est pas terminée dans B.
^) L. & B. : vingt ans *«.
^) L. & B. : de la puissance du Roi dans ce royaume.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 83
elle-même. Parmi les choses dont vous avez parlé, je
crois plutôt que ces clôtures sont l'occasion de ces sau-
vages et malheureuses émeutes qui ont eu lieu parmi
nous : car, par le fait de ces clôtures, beaucoup de sujets
n'avaient plus de terre pour vivre comme ils en avaient
auparavant et il n'y avait plus de travail pour tous ; aussi,
la population augmentant encore et les salaires dimi-
nuant, il s'ensuit nécessairement qu'une grande partie
du peuple sera inoccupé et manquera d'argent. Gomme la
faim est chose très amère à supporter, ceux qui manquent
murmurent contre ceux qui possèdent beaucoup et
déterminent ces émeutes.
[87] Le Chevalier. — L'expérience semble prou-
ver parfaitement que les clôtures sont profitables et
non point néfastes pour la communauté, car nous voyons
que les régions où il en existe le plus sont fort riches,
comme l'Essex, le Kent, le comté de Northampton « etc..
J'ai entendu une fois un homme de loi dire que ceci
était considéré comme une maxime dans le loi civile :
« que ce qui est possédé en commun par beaucoup est
négligé par tous » *. L'expérience a montré que les tenan-
ciers en commun ne sont pas d'aussi bons fermiers que
chaque homme possédant sa part à lui. J'ai ouï dire
aussi que dans la plupart des contrées d'outre-mer on
[Fol.19.Ro] ne sait pas ce que c'est qu'un commun.
[88] Le Docteur. — Je ne parle pas de toutes les
clôtures pas plus que de tous les communs, mais seulement
des clôtures qui ont changé en pâturage la terre arable
des communaux et des clôtures efîectuées d'une façon vio-
* Quod in commun! possidetur, ad omnibus negligitur.
«J L. & B. : Devonshire à la place de Northamp-
tonshire *'.
84 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
lente sans juste compensation pour ceux qui avaient un
droit sur ces biens communs. Car si la terre avait été
divisée avec l'intention d'y continuer la culture et si
chaque homme qui avait un droit sur les communaux
avait obtenu, pour sa part, une pièce de terre enclose,
je crois qu'aucun mal, mais plutôt du bien, en serait
advenu, si chacun avait adhéré au partage *^ *^. Mais
cette réforme ne devrait pas être faite brusquement, car
il existe de nombreux pauvres cottagers en Angleterre
qui, n'ayant pour vivre aucune terre en propre *, ne
possèdent que leur travail manuel et ne trouvent aide
que sur les dits communaux ; si ceux-ci étaient soudaine-
ment soustraits à cet usage, cela pourrait occasionner
dans le Royaume un grand tumulte et un grand désordre.
Peut-être aussi, si l'on souffrait que les gens puissent
enclore leurs terres sous la condition de les conserver en
labours, après quelque temps les changeraient-ils en pâtu-
rages, comme ils le font trop rapidement maintenant « ^^.
[89] Le Chevalier. — S'ils trouvent ainsi plus de
profit, pourquoi ne le ferait-il pas ?
Le Docteur. — Je puis vous dire assez bien pour-
quoi ils ne le devraient pas : parce qu'ils ne doivent pas
acquérir du profit pour eux-mêmes au moyen de ce qui
est nuisible aux autres ^^. Toute la question est de savoir
comment on peut les amener à ne pas le faire, car aussi
longtemps qu'ils trouveront plus de profit par le pâtu-
rage que par le labourage, ils enclôreront et transfor-
meront en pâturages la terre arable.
Le Chevalier. — (Dit le Chevalier) : cela pourrait
être interdit par des lois ^^, si cette interdiction était
* Les pauvTes sans terres.
«j L. : ...trop rapidement, et le plus rapidement, \o
plus triste.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... OO
profitable au royaume, mais tout le monde n'est pas
d'accord sur ce point.
Le Docteur. — Je le sais bien, aussi était-il difficile
de faire une loi à ce sujet : il y en a tellement qui résistent,
trouvant profit en cette matière ! Et si cette loi était
faite, malgré elle les hommes cherchant le plus grand
profit tourneraient la loi d'une manière ou d'une autre.
Le Chevalier. — [Fol.l9.Vo] J'ai souvent entendu
raisonner là-dessus et quelques uns donnaient cette
raison en faveur du maintien des clôtures ^^ : chaque
homme est membre de la communauté et ce qui est
profitable à l'un le sera à l'autre s'il veut exercer le
même métier. Aussi ce qui est profitable à moi et à un
autre peut l'être à tous, et, ainsi, à tout le royaume. De
même qu'un grand trésor consiste en de nombreux sous
et que chaque sou ajouté à un autre, puis à un troisième,
à un quatrième, etc., arrive à former une grosse somme,
ainsi les hommes, ajoutés les uns aux autres, forment-ils
tout le peuple d'un royaume.
Le Docteur. — La raison est bonne si l'on y
ajoute quelque chose : il est exact qu'une chose profi-
table à chacun en particulier et qui n'est pas préjudi-
ciable aux autres est un bien pour la communauté. Mais
il ne peut en être autrement, car, sans cela, les vols
et les larcins qui sont peut-être profitables à quelques-
uns le seraient également pour la communauté, ce que
personne n'admettra. En ce qui concerne les clôtures,
le cas est tel : * même si elles sont profitables à un
homme, elles sont un préjudice pour beaucoup. Je pense
que ceci est une réponse suffisante à cet argument.
[90] Le Chevalier. — Aussi présenteront-ils une
autre raison, disant que nos productions devraient tou-
jours être développées, autant qu'il est possible de le
* Les clôtures profitent à l'un et nuisent à beaucoup.
86 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
faire et ces moutons sont une des richesses les plus consi-
dérables que nous possédions : aussi devraient-ils être
augmentés autant que possible.
Le Docteur. — Je pourrais répondre à cet argument
de la même manière qu'à l'autre : il est exact que nous
devrions développer nos productions autant que nous
le pouvons, à condition toutefois qu'un produit ne
nuise pas à nos autres produits ". L'élevage des lapins,
des chevreuils et autres animaux de ce genre est une
richesse pour le royaume et cependant, si nous trans-
formions notre terre arable en terrains pour nourrir
ces animaux et si nous abandonnions la charrue et les
autres richesses qui en découlent, ce serait une grande
folie.
[91] Le Chevalier. — [Fol.20.Ro] Ils diront encore
que tous les terrains ne sont pas bons pour l'élevage
des moutons.
Le Docteur. — C'est de la très mauvaise terre,
mais elle sert ou bien à élever des moutons, ou bien à les
engraisser. Si tout ce qui est favorable à l'un de ces
buts était consacré à l'élevage des moutons, où pour-
rait-on cultiver nos autres produits ?
Le Chevalier. — Tous ne peuvent le faire, bien que
quelques-uns le fassent.
Le Docteur. — Pourquoi les laisser tous agir comme
ils voient agir quelques-uns ? Qu'est-ce qui pourrait le
mieux les encourager que de voir ceux qui le font
devenir, en peu de temps, des hommes riches et res-
pectés ? Si tous, chacun suivant l'exemple de l'autre,
se mettaient à élever des moutons, qu'adviendrait il,
sinon une véritable solitude et une complète désolation
de tout le royaume, où il n'y aurait plus, à la place
9 L. : aux autres produits.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 87
d'hommes, que des moutons et des bergers, de telle sorte
qu'il serait une proie pour les ennemis qui l'attaqueraient
les premiers * ? Car, en effet, ces éleveurs de moutons
et leurs bergers ne pourraient offrir aucune résistance à
l'ennemi ^^.
[92] Le Chevalier. — Peut-on les empêcher de
tirer le plus de profit possible de ce qui leur appartient ?
Le Docteur. — Mais certainement ! On ne peut
user de sa propre chose « de telle sorte qu'elle nuise à la
communauté. Cependant, étant donné ce que je vois,
bien que ces clôtures soient une chose à laquelle il
importe de remédier, je ne puis cependant imaginer
qu'elles soient la seule cause de cette cherté, car si ces
clôtures et cet élevage surabondant se trouvaient l'occa-
sion de la cherté de quoique ce soit, ce devrait être
surtout des grains : or à présent, depuis de nombreuses
années ^, nous avons du grain assez bon marché. Les
prix les plus élevés étaient ceux du bétail, comme ceux
des bœufs et des moutons, dont pourtant l'élevage est
plus développé que diminué par les pâturages et les
clôtures ^^.
[93] Le Chevalier. — Si cela est, pourquoi les gens
seraient-ils aussi lésés par ces clôtures ?
Le Docteur. — Certainement, ils le sont, et ce n'est
point sans cause : car, en ces nombreuses dernières
années ^, par la grande bonté de Dieu, nous avons eu
[Fol.20.Vo] énormément de grain, aussi a-t-il été bon
* Si tous élevaient des moutons, il n'y aurait plus d'hommes et l'An-
gleterre serait la proie de ses ennemis.
^) L. & B. : on ne peut abuser.
^) L. & B. : dans ces deux ou trois dernières années.
<^j L. & B. : trois ou quatre dernières années.
88 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
marché (un acre de terre produisant autant de grain
qu'autrefois le faisaient généralement deux acres),
cependant, si ces années ne s'étaient montrées que
médiocrement productrices de céréales, il n'y a pas de
doute que nous aurions eu une grande cherté des grains
comme nous l'avons des autres choses. Cela a été, en
quelque sorte, la destruction des biens communaux
des pauvres. Si à l'avenir il se trouvait quelques années
de mauvaise récolte de céréales, nous serions assurés
d'être en grande difficulté avec le prix des grains, ce qui
devrait arriver, de la même manière que nous nous
trouvons aujourd'hui avec le prix des autres denrées *,
et cela spécialement si nous n'avons pas assez de grains
pour la consommation du royaume, ce qui peut advenir
plus aisément que par le passé, étant donné qu'il y a
eu beaucoup de terres transformées en pâturages. Chaque
homme cherchera où se trouve le plus grand profit et
il verra qu'il y a beaucoup plus d'avantages dans le
pâturage et l'élevage que dans le labourage et la culture.
Aussi longtemps qu'il en sera ainsi, les pâtures s'aug-
menteront toujours aux dépens des labours, en dépit
de toutes les lois qui pourraient être édictées pour
l'empêcher.
[94] Le Chevalier. — Et comment pensez-vous
alors qu'on puisse y remédier ?
Le Docteur. — En rendant le profit du labourage
aussi important, toutes choses étant égales, que ne l'est
celui de l'herbager et celui de l'éleveur de moutons.
Le Chevalier. — Comment pourrait-on l'obtenir ?
Le Docteur. — Mon Dieu ! j'aperçois deux manières
de faire, mais je crains que ces projets ne vous paraissent
tout d'abord si déplaisants, avant que vous les consi-
* Seules les dernières bonnes récoltes ont empêché la ruine complète
des pauvres gens.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 89
dériez à fond, que vous les rejettiez avant de les avoir
examinés : car nous parlons maintenant du moyen
d'avoir les choses bon marché, aussi, si je vous indique
un moyen qui les rendrait plus chères pour un temps,
ma proposition sera rejetée sans hésitation, comme celle
d'un homme parlant contre les idées de tous.
Le Chevalier. — Dites cependant sans ménage-
ments ce que vous pensez, et, bien que votre argument
ne paraisse pas raisonnable au premier abord, nous
écouterons comment vous pouvez l'amener à une fm
raisonnable.
Le Docteur. — Rappelez-vous ce que nous avons
à discuter : non pas seulement la question de savoir
comment le prix des choses pourrait être abaissé, mais
[F0I.2LR0] aussi comment on pourrait empêcher ces
clôtures et comment la culture pourrait être intensifiée.
Du prix des choses, nous parlerons plus tard.
Le Chevalier. — Nous nous souviendrons fort bien
de tout cela.
[95] Le Docteur. — Qu'est-ce qui fait que les gens
multiplient si volontiers pâturages et clôtures ?
Le Chevalier. — Mais c'est le profit qu'ils en tirent!
Le Docteur. — C'est très exact et il n'y a point
d'autres raisons. Trouvez alors le moyen d'arriver à
l'une des deux choses que je vais vous dire et vous ren-
drez les gens aussi disposés à labourer qu'ils ne le sont
maintenant à créer des pâturages.
Le Chevalier. — Quelles sont ces deux choses ?
Le Docteur. — Mon Dieu ! ou bien rendre les gains
provenant du pâturage aussi faibles que ceux provenant
du labourage, ou bien faire en sorte que le profit du
labourage soit aussi considérable que celui donné aupa-
ravant par le pâturage *. Je ne doute point alors que le
* Rendre l'élevage moins productif ou le labourage davantage.
90 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
labourage ne soit aussi estimé par tous que le pâturage.
Le Chevalier. — Et comment peut-on y parvenir ?
[96] Le Docteur. — La première manière est de
rendre le prix de la laine aussi bas pour les éleveurs que
ne Test le prix du grain pour les cultivateurs. Gela arri-
vera si vous prohibez l'exportation de la laine, comme
on le fait pour les grains ", ou bien si on augmente les
droits sur la laine qui est exportée brute. Par ce moyen,
le prix de la laine sera abaissé pour l'éleveur, bien que
son prix ne diminuera pas outre-mer : l'augmentation
du prix de vente aux étrangers viendra à Sa Majesté,
ce qui serait aussi profitable pour le royaume que s'il
allait aux éleveurs et pourrait les libérer du paiement
d'autres subsides. Ceci pour diminuer le prix des laines.
[97] Maintenant, pour hausser le prix du grain,
pour le rendre aussi profitable ^ aux fermiers que l'est
le prix de laine pour les éleveurs, ce pourrait être obtenu
en en laissant toujours l'exportation libre, comme c'est
le cas à présent pour la laine *.
[98] Le Marchand. — Par les deux premiers moyens
on expédierait moins de laine à l'étranger qu'on ne le
* L'exportation des grains devrait être aussi libre que celle de la laine.
^) S. a passé ici le passage suivant de L. et de B. :
Vous avez une loi ordonnant que le grain ne soit pas
exporté s'il vaut plus d'un noble ^' le quarter ^^ et s'il
vaut moins, vous lui accordez libre passage ; que l'on
interdise ainsi l'exportation de la laine si elle vaut plus
de 3 s. 14 d. la tod ^^ et, si elle vaut moins, donnez-lui
libre passage ; c'est là un des moyens ^^. Un autre moyen
est d'augmenter les droits sur la laine...
^) h, & B. : le rendre équivalent.
I
I
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 91
fait maintenant et aussi les Douanes de Sa Majesté
[Fol.21.Vo] y « perdraient ; par votre dernier moyen, le
prix du grain monterait considérablement, ce qui lése-
rait beaucoup de gens.
Le Docteur. — Je vois bien qu'il serait plus cher
au début, mais si je puis vous persuader qu'il serait rai-
sonnable qu'il en soit ainsi, que ce ne serait aucunement
un dommage pour le royaume, mais au contraire, un
grand profit pour lui, je pense que vous serez alors
content qu'il en soit ainsi. Pour ce qui est des Douanes
de Sa Majesté, j'en parlerai plus tard.
Le Marchand. — Je vous l'accorde si vous pouvez
le prouver.
[99] Le Docteur. — Je le ferai, bien que la matière
soit assez compliquée. Comme je vous l'ai dit tout
d'abord, ce moyen, à première vue, déplairait à beau-
coup ; ils objecteraient : « Voudriez-vous rendre le grain
plus cher qu'il ne l'est ? N'avons-nous pas ^ une cherté
suffisante sans cela ? Cela ne sera point. Je vous prie de
trouver le moyen de le rendre meilleur marché, si cela
se peut, car il est déjà assez cher sans cela. » Et d'autres
raisons semblables seraient énoncées. Mais laissons
maintenant le fermier répondre ceci : « Vous autres,
éleveurs, n'avez-vous pas haussé le prix de vos laines
et de vos peaux ? et vous, marchands, tailleurs et bonne-
tiers, n'avez-vous pas haussé le prix de vos marchan-
dises de telle sorte qu'il est le double de ce qu'il était ?
N'y a-t-il pas alors une bonne raison pour que nous
haussions également le prix de notre grain ? Pourquoi
auriez-vous complète liberté et pourquoi la nôtre
serait-elle restreinte ? Ou bien que cette liberté soit
^) L. & B. : et les profits de ses entrepôts ^^.
^) L. & B. : n'avez-vous pas... ?
92 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
limitée pour tous, ou bien que nous l'ayons tous entière.
Vous pouvez vendre votre laine outre-mer ^, vos peaux,
votre suif, vos fromages, votre beurre et votre cuir (ce
qui provient uniquement de l'élevage), vous pouvez les
vendre comme vous le désirez et le plus cher que vous
le pouvez ; et nous, nous ne pourrons exporter notre
blé, à moins qu'il ne soit à dix pence le boisseau ou
au-dessous ^^, ce qui revient à dire que, nous autres
cultivateurs, nous ne pourrons vendre nos produits,
excepté s'ils sont pour rien ou pour si peu de chose que
nous ne saurions en vivre. » Ne pensez-vous pas que si
le fermier ici présent avait prononcé ces mots, il n'au-
rait pas dit là quelque chose de [Fol.22.Ro] raisonnable ?
[100] Le Fermier. — Je vous remercie de tout mon
cœur, car vous avez parlé là dessus plus que je n'aurais
pu le faire moi-même et cependant il n'y avait rien qui
ne soit absolument exact. Nous sentions le mal, mais
nous ne savions quelle en était la cause ; beaucoup
d'entre nous se sont rendus compte il y a déjà long-
temps ^ que notre profit provenant du labourage était
faible, et aussi certains de mes voisins, qui avaient par le
passé quelques-uns deux, d'autres trois, d'autres encore
quatre charrues leur appartenant, ont abandonné, les
uns partie, les autres la totalité de leurs charrues ^ et ont
changé en pâturages partie ou totalité de leurs terres
arables. Ils sont devenus fort riches de ce fait. Chaque
jour, quelques uns d'entre nous enclosent en pâturages
une partie de leurs terres ^, et, si ce n'était que notre terre
^) h. : vous pouvez vendre avec profit outre-mer
vos peaux...
^) L. : douze ans auparavant.
^) L. : quelques uns ont abandonné la totalité de
leurs charrues.
^) Variantes de forme de L. et de B.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 93
se trouve parmi les champs communs, enclavés les uns
dans les autres, je pense aussi que nos champs auraient
été enclos de l'agrément de tous, il y a déjà longtemps ou
tout au moins à présent ^^ ®*. Pour dire vrai, moi qui
n'ai point enclos ma terre, ou seulement une petite partie,
je n'aurais jamais été capable d'amasser le fermage de
mon propriétaire si ce n'avait été au moyen d'un petit
troupeau « de bœufs et de vaches, de moutons, de porcs,
d'oies et de poules que je possède et que je nourris sur
ma terre. Gomme leur prix est assez bon, j'en tire plus
de profit net que je ne le fais de tout mon grain ; je n'ai
cependant qu'un très maigre revenu car beaucoup de
choses nécessaires à la culture sont aujourd'hui consi-
dérablement plus chères qu'elles ne l'étaient autrefois.
[101] Le Bonnetier. — Quoique cet argument du
Maître Docteur ici présent vous plaise beaucoup à vous
qui êtes fermier, il ne vous satisfait pas du tout, nous
autres artisans, qui sommes obligés d'acheter du grain
à la fois pour le pain et pour le malt. Lorsque vous dites.
Maître Docteur, qu'il y a d'aussi bonnes raisons pour le
fermier de hausser le prix de son grain et d'en avoir la
libre exportation, que pour nous de hausser le prix de
nos marchandises et de les exporter, je ne puis vrai-
ment le nier, mais je dirais cependant que chaque hom.me
a davantage besoin de grain que d'autres marchandises ^^
[102] Le Docteur. — [Fol.22.Vo] Aussi, plus le grain
est nécessaire et plus on doit encourager les hommes qui
le produisent, car s'ils voient qu'il n'y a pas autant de
profit à attendre du labourage que d'autres métiers, ne
pensez-vous pas qu'ils laisseront là le labourage pour
s'adonner à un autre commerce qu'ils jugeront plus pro-
^) h. & B. : un petit élevage.
94 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
fitable ? Vous pouvez vous en rendre compte par les
agissements des voisins de cet honnête homme qui ont
transformé en pâturages leurs terres arables, parce qu'ils
voyaient plus de profit dans l'élevage que dans la culture.
N'y a-t-il pas en latin « un vieux proverbe, Honos alil
artes ^^ ? c'est-à-dire que le profit et le bénéfice aug-
mentent chaque faculté et ce proverbe est tellement vrai
qu'il est accepté du consentement commun de tous les
hommes.
[103] Il nous faut aussi comprendre que tout ce qui
doit être fait dans un royaume ne doit pas être forcé
ou contraint par les strictes pénalités de la loi : une partie
seulement doit l'être ainsi, le reste doit plutôt être sti-
mulé par l'attrait et les récompenses. Quelle loi en efîet
peut obliger les hommes à être industrieux dans le tra-
vail et dans les exercices corporels ou les contraindre à
être studieux dans l'étude de quelque science ou de quel-
que connaissance de l'esprit ? Gela peut se trouver fort
bien provoqué, encouragé, rendu attrayant. Si ceux qui
sont industrieux et travailleurs sont bien récompensés
de leurs peines, si on souffre qu'ils fassent des bénéfices
et s'enrichissent comme récompense de leurs travaux, si,
de même, les gens instruits ont de l'avancement et sont
honorés dans la mesure de leur savoir, chacun s'efforcera
alors, ou bien d'être industrieux dans le travail manuel,
ou bien d'être studieux dans les choses qui conduisent
au savoir.
[104] Otez-leur ces récompenses et essayez de les
contraindre ^ par des lois ; qui donc voudra alors bêcher
ou labourer le sol, ou exercer quelque métier manuel
^) L. : n'y a-t-il pas dans la conversation... ?
^) L. : et n'essayez point de les contraindre.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 95
demandant de l'effort ? Qui s'aventurera sur les mers à
la recherche de quelque marchandise ou qui se servira
d'une faculté dans l'exercice de laquelle se trouverait
du péril ou du danger, voyant que sa récompense ne
sera pas plus importante que celle de celui qui ne fait
rien ? Vous me répondrez peut-être que toute leur
récompense ne sera pas supprimée mais seulement une
partie. Vous devez cependant m'accorder que, si toutes
ces récompenses leur étaient retirées, toutes ces facul-
tés doivent [Fol.23.Ro] nécessairement décliner ; aussi,
si on en diminue une partie, l'usage de ces facultés dimi-
nuera-t-il dans la même proportion, et le moins les
hommes seront récompensés et estimés, le moins ils
seront occupés.
[105] Pour en revenir à notre sujet, je crois très
nécessaire de trouver un moyen de favoriser les fermiers
et je ne puis voir comment on pourrait arriver à ce résul-
tat, sinon en faisant entrevoir davantage de profit aux
hommes qui, dès lors s'adonneraient plus joyeusement
à ce métier. La preuve que ceci est vrai (c'est-à-dire que
certaines choses dans un état doivent être imposées par
des sanctions et d'autres rendues attrayantes par des
récompenses) peut apparaître " dans ce qu'écrit le sage
et politique sénateur Tullius * disant que c'était les
paroles mêmes de Solon (qui était un des sept sages de
la Grèce et, de ces sept, le seul qui fit des lois) qu'un état
était tenu principalement par deux choses, des récom-
penses et des sanctions ; je déduis de ces paroles que les
hommes devraient être incités à bien agir par des
récompenses et des avantages ^ et empêchés de mal faire
* Tullius in Ep. ad att.«'
^) h. : comme il apparait.
^j L. : par des prix. — B. : par des présents.
96 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
par des sanctions. Ne croyez-vous pas, si les fermiers
ne sont pas plus favorisés et encouragés au labourage
qu'ils ne le sont à présent, que dans quelque temps tel-
tement de charrues seront abandonnées (et je crains que
cela ne soit déjà), que s'il advient une mauvaise année,
comme cela se produit ordinairement tous les sept ans,
nous n'aurions pas seulement la cherté, mais aussi la
disette des grains, que nous serions obligés de quérir à
l'étranger et de payer très cher ?
[106] Le Chevalier. — Gomment voudriez-vous les
encourager davantage au labourage ?
Le Docteur. — En leur permettent d'obtenir par
lui plus de profit qu'ils n'en ont et en leur donnant la
liberté de vendre leur grain toujours et partout, aussi
librement que les autres hommes vendent leurs autres
produits *. Mais alors, il n'y a pas de doute, le prix du
grain montera, au début plus qu'au bout d'un certain
temps. Cependant ce prix déterminerait chacun à char-
mer le sol, à labourer de vastes terres et à transformer
en terres arables celles qui sont maintenant encloses
pour la pâture, car chaque homme s'adonnera de préfé-
rence (Fol.23.Vo] au métier où il voit le plus de profit. Il
s'ensuivra forcément une grande abondance de grain
dans le Royaume, ce qui amènera également, pour cette
raison, beaucoup d'argent ; en outre, l'abondance des
autres denrées sera accrue parmi nous.
[107] Le Chevalier. — Je voudrais vous entendre
dire comment.
Le Docteur. — Vous avez entendu que, par cette
libre vente du grain, le profit du fermier sera augmenté.
Il est démontré que tout homme s'adonnera naturelle-
ment au métier dans lequel il voit du profit ; aussi les
* Le libre trafic du grain est une nécessité.
\
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 97
gens se mettront-ils volontiers à l'agriculture et plus il
y a d'agriculteurs «, plus il doit y avoir de grain ; plus il
y a de grain, plus il doit être bon marché et aussi plus
en doit-il rester au delà de la consommation du royaume.
Ce qui peut être épargné dans une bonne année nous
apportera de nouveau du grain ou bien les marchandises
des autres pays qui nous sont nécessaires. Plus il y aura
d'agriculteurs et plus nous aurons d'élevages de toutes
sortes : bovins, moutons, porcs, oies, poules, chapons et
poulets ^, car cela dépend beaucoup du grain.
[108] Le Chevalier. — Si l'on vendait, lors d'une
bonne année, tout ce qui dépasse la consommation du
royaume, que ferions-nous s'il survenait une mauvaise
récolte, quand il n'y aurait plus de stocks de grains laissés
de l'année précédente ?
Le Docteur. — Tout d'abord, vous devez considérer
que les gens seront sûrs de conserver dans le royaume
assez de grain pour leur usage avant qu'ils n'en expor-
tent. Ayant la liberté de vendre selon leur bon plaisir,
ne doutez pas qu'ils vendent leur grain deux ou trois
pence meilleur marché dans le royaume plutôt que
d'avoir la charge du transport et les risques de l'aventure
en l'exportant et en le vendant plus cher, excepté s'il
s'agit d'un gain beaucoup plus élevé *. Et ainsi, poussés
par l'esprit de lucre, les gens conserveront beaucoup de
grains en attendant une année de haut prix dans le pays,
ce qui implique des stocks importants.
[109] [Fol.24.Ro] Et même s'ils n'agissaient pas ainsi,
même si, lors d'une bonne année, ils exportaient tout le
* Les fermiers conserveront certainement des stocks de blé.
«^ B. : et le plus il y en aura, le plus de grain...
^) L. & B. : ... oies, œufs, beurre et fromages...
LB BRANCHU
98 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
surplus de la consommation du royaume, étant donné
cependant *, par les raisons sus-énoncées, que beau-
coup plus de charrues seraient au travail qu'il n'en
faudrait au royaume dans une bonne année, s'il sur-
vient une mauvaise récolte, le grain produit par des
charrues aussi nombreuses que dans une bonne année
serait plus que suffisant (en mauvaise année) ou, du
moins, serait suffisant pour la consommation de Royaume.
Ainsi le Royaume aurait-il suffisamment de grain dans
une mauvaise année, pas davantage qu'il n'en serait
nécessaire dans une bonne année et le surplus pourrait-il
alors être échangé contre de grosses sommes d'argent ou
de nombreuses marchandises, tandis qu'à présent, lors
d'une bonne récolte, nous n'avons que ce qui est néces-
saire pour le royaume.
[110] S'il arrive une très mauvaise année, nous man-
querons évidemment de grain chez nous et nous serons
obligés de l'acquérir outre-mer. Mais alors, si les étran-
gers étaient aussi jaloux que nous le sommes, ne pour-
raient-ils pas dire, lorsque nous avons besoin de grain
chez eux, qu'il n'y a aucune raison pour qu'ils nous en
laissent avoir chez eux quand il n'y en a pas chez nous,
étant donné qu'ils ne peuvent en obtenir chez nous
quand nous en avons beaucoup ^^. Certainement, le
sens commun voudrait qu'un pays aide un autre en cas
de besoin ; aussi Dieu a-t-il ordonné ** qu'aucun pays ne
posséderait toutes les marchandises, mais, au contraire,
que ce qui manque à l'un, un autre l'apporterait, que
ce qui manque à un pays cette année, un autre l'ait en
abondance, afin que les hommes puissent apprendre qu'ils
ont besoin de l'aide les uns des autres et que par là l'ami-
tié et l'esprit de société croissent parmi eux ^^ Mais
* Le libre-échange des grains en augmenterait tellement la culture
que nous en aurions suffisamment, même lors d'une mauvaise année.
** Dieu a ordonné qu'un pays aide l'autre.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 99
nous, nous voudrions agir comme si nous n'avions besoin
d'aucun autre pays sur terre, comme si nous pouvions
vivre par nous-mêmes, comme si nous pouvions produire
tout ce qui nous est nécessaire, alors que, si Dieu a été
très généreux à notre égard et nous a donné de grandes
richesses, nous ne pouvons cependant vivre sans les
produits des autres *. Par exemple, bien que nous
possédions du fer et du sel, nous n'en avons cependant
[Fol.24.Vo] pas le tiers de ce qui est nécessaire au
royaume et cela ne peut être épargné si l'on veut que la
culture prospère ; pour le goudron, la résine, la poix,
l'huile et l'acier, nous n'en avons pas du tout et, quant
aux vins "^^^ aux épices, aux toiles de lin, aux soies et aux
colorants, nous n'en avons pas non plus, bien qu'il nous
soit possible de vivre sans eux, d'une manière grossière
et peu civilisée toutefois **. Je ne nie cependant pas
que nous achetons outre-mer de nombreux objets qu'il
nous serait loisible d'avoir ici en quantité suffisante et
beaucoup d'autres dont nous pourrions nous passer
complètement ; mais de cela, si j'ai le temps, je parlerai
plus longuement par la suite.
[111] Mais revenons à présent au premier point dont
j'ai parlé, savoir : favoriser la culture en abaissant le
prix des laines et des peaux. Je ne pense pas toutefois
que ce moyen soit aussi bon que l'autre, car je ne prise
guère une mesure propre à diminuer l'une de nos pro-
ductions, si ce n'est cependant pour augmenter une
autre production préférable ; mais si les deux produc-
tions peuvent être augmentées concouramment, comme
je crois qu'elles pourraient l'être par le premier moyen,
je préfère de beaucoup celui-ci ^^. Vous avez prétendu
néanmoins, frère Mercier, que, soit par la restriction
* Nous ne pouvons vivre sans les produits des autres pays...
** ... et nous devrions commercer librement avec eux.
100 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
de rexportation de la laine et des autres marchandises
jusqu'à ce que leur prix soit égal, dans ce royaume, au
prix du grain, soit par le relèvement des droits de douane
sur la laine et autres marchandises jusqu'au même résul-
tat, les recettes des douanes royales diminueraient. Per-
sonnellement, je ne le pense pas, car on percevrait tout
autant pour peu de laines exportées avec un droit de
douane élevé, qu'on le fait à présent pour beaucoup de
laines exportées avec un faible droit. D'autre part, ce
que Sa Grâce pourrait perdre par ses droits sur la laine,
elle le regagnerait, ou même davantage, par les droits
de douane sur les étoffes fabriquées dans ce royaume.
[112] Mais un point que je remarque à propos de ce
dernier moyen et que nous devrons mettre en pratique
si celui-ci est adopté, c'est-à-dire si nous conservons
par devers nous beaucoup de nos produits, est que nous
serons obligés de nous passer de nombreux autres objets
que nous achetons maintenant outre-mer, car nous
devons toujours prendre soin de ne pas acheter aux
étrangers plus que [Fol.25.Ro] nous leur vendons, ou
autrement nous nous appauvririons et nous les enrichire-
rions « '^ *^ Qq ne serait point d'un bon fermier, ne pos-
sédant pour vivre que les produits de sa culture, s'il
achetait au marché plus qu'il n'y vend '^. C'est un point
par lequel nous pourrions conserver, beaucoup d'argent
dans ce royaume, si nous le voulions, et je m'émerveille
que personne n'y prête attention. Quelle quantité de
bagatelles vous viennent ici d'outre-mer, bagatelles dont
nous pourrions nous passer totalement ou bien qu'il
nous serait facile de fabriquer en ce royaume ; nous
* Nous devons conserver en équilibre la balance du commerce avec
l'étranger.
^) OU autrement... enrichire rions manque dans L.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 101
payons pour elles chaque année des sommes considé-
rables ou bien nous échangeons contre elles des mar-
chandises subtantielles et nécessaires, dont il nous serait
loisible d'obtenir de grosses sommes *. Je veux désigner
par là les miroirs, les verres à boire, les verres pour fenê-
tres, les cadrans, les tables, les cartes, les balles, les pan-
tins, les plumes, les encriers, les cure-dents, les gants, les
couteaux, les dagues, les bourses, les broches, les ferrets,
les boutons de soie et d'argent, les pots de terre, les
épingles et les clous, les sonnettes de faucon, le papier
blanc et brun et mille autres objets semblables dont on
pourrait se passer ou que l'on pourrait fabriquer dans ce
royaume en quantité suffisante pour nous "'*.
[113] Pour d'autres marchandises, les étrangers les
fabriquent avec nos propres produits et nous les ren-
voient : ainsi, ils occupent leur propre population et
enlèvent beaucoup d'argent à ce royaume. Avec notre
laine, ils fabriquent des étoffes, des capes, des serges ;
avec nos peaux, ils font du cuir d'Espagne, des gants,
des ceintures ; avec notre étain, des salières, des cuillères
et des plats ; avec nos vieilles toiles, nos vieux draps et
chiffons, du papier blanc et brun. Combien pensez-vous
qu'il sorte d'argent du royaume pour chacune de ces
choses ? Pour tous ces objets ensemble, cela dépasse
mon estimation **. Personne aujourd'hui ne se contente
de gants s'ils ne sont fabriqués en France ou en Espagne,
de serges si elles ne sont teintes dans les Flandres, de
toiles si elles ne proviennent de France ou de Frise ; on
exige des bourses, des broches ou des ferrets fabriqués à
Venise ou à Milan, des dagues, des épées [Fol.25.Vo], des
couteaux ou des ceintures de provenance espagnole ou
* Bagatelles étrangères dont nous pourrions nous passer ou que nous
pourrions fabriquer ici.
** Les marchandises étrangères à la mode en Angleterre.
102 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
étrangère et il en est ainsi jusqu'aux éperons que l'on
s'en va quérir à Milan.
[114] J'ai entendu dire qu'il y a une quarantaine
d'années «, il existait peu de ces commerçants qui ven-
dent des capes françaises ou milanaises, de la verrerie,
des couteaux, des dagues, des épées et autres objets
semblables ; il n'y en avait pas une douzaine dans tout
Londres, et, maintenant, de la Tour à Westminster,
chaque rue en est pleine : leurs boutiques brillent et
resplendissent de glaces et de verreries *, de toutes
sortes de vaisseaux de cristal, de coupes peintes, de
dagues ornementées, de couteaux, d'épées et de cein-
tures, ce qui est propre à forcer tout homme pondéré
à les examiner et à acheter quelque chose, quoique ce ne
serve à aucun usage réel.
[115] Quel besoin ont-ils outre-mer de voyager
jusqu'au Pérou ou jusqu'à d'autres contrées éloignées,
d'essayer de tirer, après beaucoup d'efforts, du sable
de rivières comme le Tage en Espagne, le Pactole en
Asie et le Gange dans l'Inde, de petits morceaux d'or
ou de creuser les profondes entrailles de la terre pour
découvrir des mines d'or et d'argent, alors qu'avec le
vil argile trouvé tout près, avec des pierres ou des
racines de fougères, ils peuvent faire du véritable or et
de l'argent véritable ^, et bien davantage que n'en pro-
duiraient un bon nombre de mines d'argent ou d'or !
Je pense qu'il n'y a pas moins de cent mille livres par
an qui sont distraites de notre argent pour des choses
qui n'ont pas de valeur en elles-mêmes, qui n'en ont que
* Les verreries brillantes, etc., tentent les acheteurs.
^) L. & B. : j'ai vu il y a vingt ans.
^) L. : de l'or et de l'argent.
I
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 103
par le travail des ouvriers, lesquels besognent à nos
dépens.
[116] Que nous sommes ridicules de souffrir, nous
qui nous en apercevons, qu'une continuelle spoliation
soit ainsi faite de notre bien et de notre argent * !
Et surtout de souffrir que nos propres marchandises
soient exportées, servent au travail des étrangers et
qu'ensuite nous les rachetions de ces mêmes étrangers !
De notre laine, ils fabriquent des serges, des draps de
Frise, des capes et les rapportent ici pour être de nouveau
vendus. Je vous prie de bien remarquer ce qu'ils font '^^ :
ils nous font payer à la fin nos propres marchandises ;
nous payons les douanes étrangères, le travail des étran-
gers [Fol.26.Ro] et leurs couleurs et enfin une seconde
douane pour le retour des marchandises dans ce
royaume ; tandis ** qu'en travaillant ces matériaux dans
le royaume, nos propres habitants besogneraient aux
dépens des étrangers, les douanes seraient supportées
par les étrangers pour le bénéfice de la Reine et le profit
net resterait dans le royaume.
[117] Le Chevalier. — Si vous estimez ces mar-
chandises et d'autres qui sont annuellement exportées
outre-mer dans le même but, vous en faites trop peu de
cas ***. Une chose que j'ai remarquée, c'est que, bien
que les étrangers achètent leurs laines chères, et cela
est heureux, et bien qu'ils paient deux fois la douane,
c'est-à-dire à l'exportation de la laine et quand elle
revient sous forme d'étoffes et de capes ", ces articles
* Quels ânes nous sommes de payer 100.000 £ par an pour des futi-
lités étrangères !
** Pourquoi ne fabriquons-nous pas dans le pays nos propres objets ?
*** Le fabricant étranger qui paie double taxe vend moins cher que le
fabricant anglais.
^) L. : SOUS forme de capes.
104 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
sont cependant meilleur marché que ceux fabriqués
dans ce royaume. D'où cela vient-il ? Je ne sais.
[118] Le Docteur. — Que cela provienne de notre
paresse, de nos prix élevés ou de notre oisiveté, défauts
auxquels nous autres Anglais sommes peut-être plus
portés qu'aucune autre nation, je l'ignore. Il serait
cependant préférable de payer ces marchandises plus
chères à nos compatriotes que moins chères aux étran-
gers, car ce faible profit qui s'en va ainsi est absolument
perdu pour le royaume et, au contraire, quelque soit le
bénéfice remporté par l'un de nous sur un autre, il est
sauvé pour le royaume. Voici un argument semblable
au vôtre que me tint un libraire lorsque je lui demandai
pourquoi nous n'avions pas de papier blanc et brun
fabriqué dans ce royaume aussi bien qu'on en fait outre-
mer. Il me répondit alors * : qu'on en avait fabriqué
ici pendant un certain temps «, mais, à la fin, le fabri-
cant, s'apercevant qu'il ne pouvait céder son papier
aussi bon marché que celui qui venait d'outre-mer,
abandonna son industrie ; il n'était pas à blâmer, car
personne ne donnera jamais plus pour du papier fabri-
qué ici. Mais j'aurais voulu, ou bien qu'on empêchât
le papier d'entrer dans le royaume, ou bien qu'il soit
tellement taxé à la douane qu'une fois rendu sur le
marché, nos fabricants puissent offrir leur papier moins
cher que les étrangers ne pourraient offrir le leur [Fol.26.
Vo] étant données les douanes.
[119] Le Chevalier. — Vous dites là une chose
que n'agréerait pas l'attorney de la Reine, car si une
telle marchandise était fabriquée dans le royaume, les
* Un fabriquant anglais de papier ruiné par le papier étranger.
^) aussi bien... un certain temps manque dans L.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 105
douanes de la Reine y perdraient par la raison que peu
ou pas du tout de ces marchandises ne viendraient
d'outre-mer.
Le Docteur. — Si l'attorney de la Reine considé-
rait aussi bien le profit futur que le profit présent, il
accepterait volontiers cela, car, par ce moyen, une ines-
timable somme d'argent serait épargnée dans ce
royaume, ce qui ne pourrait augmenter seulement le
profit des sujets, mais aussi nécessairement celui de la
Reine, car de la richesse des sujets découle le profit
de la Reine. A mon sens, ce n'est pas par un bénéfice
actuel que l'on pourvoit pour le mieux au profit du
Prince, mais plutôt par des droits pouvant être suppor-
tés longtemps et sans peine par ses sujets.
[120] Le Chevalier. — Vous voudriez que l'on
fasse une loi édictant que telle marchandise pouvant
être fabriquée aussi bien ici qu'outre-mer ne sera pas
importée de l'étranger pour être vendue dans ce royaume.
Le Docteur. — Oui, certes, je le voudrais.
Le Chevalier. — Je faisais partie du Parlement
quand on proposa une mesure semblable '^, mais affec-
tant seulement les capes : aucune cape fabriquée outre-
mer n'aurait pu être vendue dans ce royaume. Il fut
répondu par un grand homme sage que l'on devait
craindre que cela n'affecta l'alliance conclue entre
Sa Majesté et un Prince étranger '^'^. Que pensez-vous
que l'on eût dit alors si vous aviez proposé une loi
ordonnant qu'aucune marchandise fabriquée outre-mer
avec notre laine, notre étain, notre plomb ou nos peaux
ne soit vendue ici '^ ?
[121] Le Docteur. — Je ne puis dire si cela affecte-
rait l'alliance, ni s'il existe une telle alliance ou non ;
à mon avis, une alliance est bonne lorsqu'elle nous
permet d'édicter des lois obligeant nos propres sujets,
106 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
lois qui pourraient leur être profitables [Fol.27.Ro].
S'il existait quelqu'alliance contraire, je voudrais qu'elle
soit plutôt brisée que maintenue, car, brisée, elle nous
ferait du bien, et maintenue du mal. Je suppose que
lorsqu'on établit une alliance, celle-ci doit être faite
pour le bien du royaume et non pour son désavantage ;
aussi, une alliance désavantageant notre pays ne devrait
pas être prisée.
Le Chevalier. — Qu'arriverait-il si on établissait
outre-mer une loi identique, disant que les marchandises
fabriquées dans ce royaume ne seraient pas vendues
là-bas, comme on l'a fait récemment, lorsque nous avons
projeté une loi ordonnant que les vins ne soient pas
amenés ici par des bateaux étrangers ^^ ?
[122] Le Docteur. — Ils seraient plus vite obligés
de rapporter leur loi que nous la nôtre : car si nos mar-
chandises leur sont nécessaires *, telles que les étoffes,
les cuirs, la bière, le suif, le beurre, les fromages, la
vaisselle d'étain, etc., les leurs nous sont plus plaisirs
que nécessités **, comme les tables, les cartes, les gants
parfumés, la verrerie, les cadrans, les oranges, les
pommes et les cerises. Nous pourrions certainement nous
passer de leurs principaux produits plus facilement
qu'eux ne pourraient les conserver, tels que vins, soie,
épices, fer et sel. Je voudrais que nous ne fassions que
suivre l'exemple d'un pauvre port des Marches de Galles
dont j'ai entendu parler récemment, appelé Garmar-
then ***, où vint d'Angleterre, chargé de pommes, un
navire qui avait coutume autrefois d'apporter du grain :
la ville ordonna que personne n'acheta des dites pommes
sous peine de sévères sanctions et le navire demeura
ainsi si longtemps dans le port sans vendre que les
* Les exportations anglaises..
** ... et les importations.
*** Le Bailli de Carmarthen qui refusa de laisser les pommes anglaises...
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 107
pommes pourrirent et furent perdues. Lorsque le pro-
priétaire demanda au baillif pourquoi il avait interdit
la vente *, celui-ci répondit que le dit bateau venait
chercher les meilleures marchandises du pays, telles
que de la frise, des draps et de la laine, et, en échange,
il n'aurait laissé dans le pays que des pommes, qui
auraient été dépensées et gaspillées en moins d'une
semaine. Le baillif ajouta : « Apportez-nous [Fol.27.Vo],
comme vous aviez coutume, du grain et du malt, choses
dont le pays a besoin ; vous serez toujours les bienvenus
et vous en aurez libre vente dans notre port. » Ne
pensez-vous pas que les villes de Londres, de Southamp-
ton, de Bristol, de Chester et d'autres encore ne pour-
raient prendre, dans cette afïaire, une bonne leçon, de
cette pauvre bourgade galloise ? Ne pourraient-elles pas
dire, quand arrivent des vaisseaux chargés d'oranges,
de pommes reinettes et de cerises que, s'ils veulent
prendre en échange des prunes, et des fraises, ils auraient
marché libre ** ? Lorsqu'ils apportent de la verrerie,
des pantins et autres colifichets, ils auraient en échange
de semblables futilités, telles qu'on peut s'en procurer
dans le royaume, comme il y en a beaucoup. Mais, s'ils
viennent chercher nos laines, nos draps et nos serges,
nos grains, notre étain, notre plomb et même aussi
notre or et notre argent, et telles autres marchandises
substantielles et nécessaires, qu'ils nous apportent en
échange du lin, du goudron, de l'huile, du poisson et de
semblables articles ***, et qu'ils ne nous traitent pas
comme des enfants à qui l'on donne une pomme en
échange du plus beau joyau. De cette façon, nous nous
appauvrissons de notre argent et de nos principales
* ... être échangées contre les étoffes et la laine galloises.
** Pourquoi n'imitons-nous pas les Gallois et ne refusons-nous pas
d'échanger...
**"■ nos étoffes et nos métaux contre des futilités étrangères, etc.,
et ne consentons-nous pas à les échanger seulement contre du bon lin, du
poisson, etc. ?
108 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
marchandises et nous ne pouvons nous en apercevoir,
telle est la finesse d'esprit des étrangers et la grossièreté
du nôtre '®.
[123] Ce serait cependant plus tolérable si nous
n'avions fait que favoriser les desseins des étrangers,
mais nous avons, ces temps derniers «, trouvé beaucoup
d'autres moyens pour travailler nous-mêmes à notre
propre appauvrissement. J'en reviens maintenant à ce
fait dont vous avez déjà parlé, frère Mercier, et que
je pense être la cause principale de toute cette cherté
(en comparaison avec les anciens temps) ^ et de l'appau-
vrissement manifeste du royaume ; cela pourrait même,
en peu de temps, occasionner la destruction de celui-ci
si l'on n'y remédie point : c'est la dévaluation ou, plutôt
la corruption de notre monnaie *. Par ce fait, nous
avons procuré aux étrangers un moyen, non seulement
d'acquérir avec du cuivre notre or et notre argent et
d'épuiser ainsi les réserves du royaume, mais aussi
d'acheter nos principaux produits [Fol.28.Ro] à très
bon compte. On avait cependant pensé que ce serait là
une façon, non seulement de faire rentrer notre argent,
mais encore d'en prendre beaucoup du leur ; l'expérience
a toutefois clairement prouvé le contraire et il faudrait
être bien fou maintenant pour conserver quelque doute
là-dessus.
[124] Le Chevalier. — Certes, je suis un grand fou
moi-même, car je ne peux voir quel désavantage ce
serait pour le royaume d'avoir comme monnaie tel
* La principale cause de tous nos maux est la dévaluation de notre
monnaie.
^) L. & B. : mais à présent.
^) en comparaison... anciens temps addition de S.
r
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 109
métal plutôt que tel autre * : étant donné que la mon-
naie n'est qu'un signe, signe qui circule d'un homme à
un autre, lorsqu'elle est frappée avec le sceau du Prince
pour être courante, qu'importe le métal dont elle est
faite, qu'importerait même qu'elle soit de cuir ou de
papier ?
[125] Le Docteur. — Vous parlez comme le font
la plupart des hommes et ils sont cependant bien loin
de la vérité, comme tous ceux qui ne considèrent pas
le fond des choses. Si cet argument était vrai. Dieu ne
nous enverrait jamais de cherté à laquelle le Prince ne
puisse promptement remédier ** : ainsi, si le grain
valait une couronne le boisseau, le Prince pourrait se
munir lui-même et munir ses sujets d'un nombre suffi-
sant de couronnes fabriquées en cuivre pour le payer ;
de cette façon, il rendrait aussi aisé pour lui et pour ses
sujets l'achat d'un boisseau de grain pour une couronne
de cuivre, qu'il leur est actuellement facile de donner un
penny pour un boisseau. Le Prince pourrait élever l'es-
timation de sa monnaie dans la mesure où monterait
le prix du grain et conserver ainsi la monnaie au même
taux, bien que, nominalement, elle semblerait monter :
par exemple, supposons que cette année le grain soit à
une groate le boisseau et l'année suivante à deux groates,
le Prince pourrait ordonner que la groate soit estimée
huit pence, et, si le boisseau de grain montait à douze
pence, il pourrait élever à douze pence l'estimation de
la groate. Aussi, ou bien en fabriquant des monnaies
avec d'autres métaux que ceux dont la valeur est uni-
versellement acceptée, ou bien en élevant la valeur de
la vieille monnaie fabriquée en métaux estimés, le
Prince pourrait, si notre raison était bonne, conserver,
* La monnaie pourrait être faite avec n'importe quel métal, avec du
cuir ou du papier.
** Argument contre une monnaie sans base d'or ou d'argent.
110 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
non seulement le grain mais aussi toutes les denrées et
marchandises nécessaires à [Fol.28.Vo] la vie de l'homme
au même prix, bien que varient apparamment les termes
de ce prix. Mais vous pouvez vous rendre compte par
l'expérience qu'il en est autrement, car lorsque Dieu
envoie la cherté, soit des grains, soit des autres choses,
il n'y a ni Empereur ni Roi qui puisse y remédier,
ce qu'ils feraient volontiers si c'était en leur pouvoir,
aussi bien pour leur propre tranquillité que pour celle
de leurs sujets ; et, si votre argument était exact, ils
pourraient le faire rapidement, soit en fabriquant avec
de vils métaux des monnaies de telle valeur qu'ils vou-
draient, soit en augmentant la valeur des monnaies
fabriquées en métaux précieux dans la proportion qu'ils
voudraient.
[126] A première vue cependant, on penserait que,
dans son Royaume, un Prince pourrait le faire aisément,
pourrait rendre courante la monnaie qu'il voudrait et
à la valeur qui lui plairait ; mais ceux qui pensent ainsi
ne remarquent que les apparences et non point la réalité,
comme si quelqu'un ne faisait aucune différence entre
six groates pesant une once d'argent ^ et douze groates
qui ne font en tout qu'une once d'argent : par la groate
de la première sorte, on entend un sixième d'once d'ar-
gent et par celle de la seconde espèce un douzième
d'once. Il y a ainsi autant de différence entre une
groate et l'autre qu'il y en a entre deux et un, entre la
chose entière et la moitié, bien que toutes deux soient
appelées du même nom, c'est-à-dire une groate *. Nous
devons considérer que, bien que l'or et l'argent soient
* Les marchandises sont les sujets de l'échange quoique sous le cou-
vert de la monnaie.
^) L. : une demi-once d'argent.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 111
des métaux communément employés pour frapper la
monnaie, ils ne sont que des signes pour l'échange des
choses entre les hommes : ce sont réellement des mar-
chandises nécessaires à l'usage de l'homme qui sont
échangées sous le couvert de la monnaie, et c'est l'abon-
dance ou la rareté de ces marchandises qui fait que leur
prix est élevé ou bas.
[127] Comme il était très encombrant et très onéreux
de transporter les marchandises que nous possédons en
abondance pour les échanger contre celles que nous dési-
rons «, et ce, à la fois, à cause de leurs poids et parce
qu'elles ne peuvent être transportées [Fol.29.Ro] si loin
sans dommage, pas plus qu'elles ne se trouveraient tou-
jours de valeur proportionnelle (étant donné qu'on doit
toujours recevoir une valeur égale de marchandises pour
ses propres marchandises) *, aussi l'or et l'argent
furent-ils inventés comme marchandises de faible poids,
de grande valeur, nullement encombrantes à transporter
et peu susceptibles de dommage et de perte durant ce
transport. D'autre part, ils peuvent être divisés sans
aucun dommage en de nombreuses pièces et portions
pour devenir un moyen d'échange de toutes marchan-
dises ^ et si la chose avait encore à être faite, la néces-
sité nous ferait adopter de nouveau le même moyen.
Supposons par exemple que nous ne nous servions point
de monnaie, mais que nous usions seulement du troc,
comme j'ai lu qu'il en a été ainsi ** : nous pourrions, à
un inoment donné, avoir en notre royaume une abon-
* Aristo. lib. 5. Eth.
** Hom. F. de emptione et vendicatione. Lib. I.^i 82.
«j que nous possédons... les marchandises que
manque dans L.
^) variante de forme de L. et de B.
112 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
dance de marchandises telles que grains, laines, peaux,
fromages, beurre et autres semblables quUl y en aurait
suffisamment pour nous ; il nous resterait alors une
grande quantité de ces produits que nous ne pourrions
ni dépenser pour nos besoins, ni conserver longtemps
sans perte. Ne serions-nous pas heureux d'échanger
cette abondance de choses qui ne peuvent être gardées
facilement contre telles marchandises qui le peuvent " ?
Et celles-ci, nous pourrions les échanger ensuite contre
de semblables marchandises, ou contre d'autres aussi
nécessaires, lorsque la rareté s'en ferait sentir parmi
nous. Oui, nous chercherions certainement à obtenir en
échange telle marchandise qui prenne le moins de place
possible, qui se conserve le plus longtemps sans perte,
que l'on puisse transporter de place en place avec le
moins de frais et qui ait cours partout et toujours.
[128] L'or et l'argent ne sont-elles pas les matières
qui possèdent au suprême degré ces qualités ? Je veux
dire qu'elles sont de grande valeur, très légères pour le
transport, les plus capables de se conserver longtemps,
les plus aptes à recevoir une forme ou une empreinte,
ayant cours partout et les plus aisées à diviser sans perte
en de nombreux fragments. Pour quelques-uns de ces
points, j'avoue que les pierres précieuses sont préfé-
rables à la fois à l'argent et à l'or, pour leur valeur et
leur légèreté *, mais elles ne sont point divisibles
[Fol.29.Vo] sans perte de substance, pas plus qu'elles
ne peuvent être réunies après avoir été divisées une
fois ; beaucoup d'entre elles ne se trouvent point
* les pierres précieuses ne sont pas aussi favorables.
^) L. : ne serions pas heureux alors d'échanger cette
abondance de choses contre les marchandises que j'ai
mentionnées ?
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 113
exemptes de nombreux dangers entraînant leur perte ;
d'autre part, elles ne peuvent facilement recevoir une
marque ou une empreinte et elles ne sont pas si uni-
versellement estimées ; aussi ne sont-elles point aussi
propres, comme instruments d'échange, que ne le sont
l'argent et l'or, bien qu'elles pourraient l'être par leur
valeur ^^ et leur légèreté. Comme l'or et l'argent pos-
sèdent en eux toutes ces qualités, ils ont été choisis par
l'assentiment commun du monde entier * (du monde
quelque peu civilisé) pour être les instruments d'échange
par lesquels on mesure toutes choses, étant très aptes à
être, ou bien transportés au loin, ou bien conservés en
stock en place des choses dont nous avons abondance,
ou bien employés à l'achat, par leur intermédiaire, des
autres choses qui nous manquent, là et quand nous en
avons le plus besoin. Par exemple, si l'on ne connaissait
pas la monnaie, mais seulement le troc, comme j'ai dit
qu'il en a été parfois, examinons ce cas : un homme
récolte en une année tant de grain qu'il ne pourrait
l'utiliser facilement dans sa maison pendant les quatre
années suivantes « et il s'aperçoit qu'il lui sera impos-
sible de le conserver aussi longtemps ou jusqu'à ce
qu'arrive une année de disette ou de cherté : s'il le fai-
sait, une grande partie de ce grain ou tout ce grain se
perdrait. Ne serait-il pas sage pour lui d'échanger le
surplus de ce grain contre une autre marchandise qui
puisse être conservée longtemps sans danger de perte
et de diminution et contre laquelle il pourra à tout
moment obtenir, soit à nouveau du grain suivant ses
besoins, soit tout autre chose nécessaire **? Sans doute,
* Publica mensura. Aristo. Eth.
** Les commodités d'une monnaie métallique.
^) L. : l'utihser pendant les quelques années sui-
vantes.
LE BRANCHU II
114 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
si ron avait pas d'argent ou d'or «, y aurait-il de Tétain,
du cuivre ou du plomb ou quelqu'autre matière sem-
blable qui puisse se conserver avec le moins de perte ;
il désirerait naturellement celle qui ait le plus de valeur
pour le moins de poids, qui soit la moins susceptible de
se corrompre ou de se perdre et la plus universellement
acceptée, ce en quoi l'or et l'argent surpassent tous les
autres métaux.
[129] Le Chevalier. — Qu'est-ce qui fait que ces
métaux ont une plus grande valeur que les autres ?
Le Docteur. — Sans doute leur supériorité sur les
autres métaux, à la fois [Fol.30.Ro] g^ ce qui concerne
l'agrément qu'ils procurent, leur usage et, en partie,
leur rareté.
Le Chevalier. — Quelles sont ces qualités ? Si
vous appréciez l'or pour son poids, sa malléabilité, le
plomb lui est préférable ; si vous le louez pour sa cou-
leur *, l'argent (dont la teinte ressemble à celle du jour
pour sa clarté), le surpasse de l'avis de beaucoup. Les
hérauts le préfèrent dans les armoiries, parce qu'il est
vu de plus loin sur le blason et il ne semble jamais d'une
autre couleur que la sienne, même quand il est éloigné,
alors que tous les autres métaux paraissent noirs et
perdent ainsi la force de leur couleur.
[130] Le Docteur. — Autant le plomb se rapproche
de l'or sur ces points (je parle de son poids et de sa mal-
léabilité), autant il est surpassé par d'autres qualités
plus ou moins importantes ; par sa couleur, de l'avis
d'autres personnes, l'or surpasse l'argent, car il ressemble
à celle des corps célestes, comme le soleil et les étoiles
* Les avantages de l'argent.
«^ L. : s'il n'y avait ni or ni argent.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN.., 115
qui sont les choses les plus excellentes qui tombent sous
les sens de l'homme. Il est équivalent à l'argent pour les
armoiries ; je ne sais combien il est estimé, mais je vois
que les Princes blasonnent leurs armes surtout avec cette
couleur, je ne puis dire si c'est pour son excellence ou
parce qu'ils aiment beaucoup le métal dont elle est
faite.
[131] Mais, maintenant, parlons de leurs autres
qualités : l'or n'est jamais altéré ou consumé parle feu,
au contraire, plus il est brûlé, plus il est pur, ce qui ne
peut être dit d'aucun autre métal *. Il résiste à l'usage
et ne souille point ce qu'il touche, comme le fait l'argent
avec lequel nous pouvons tracer des lignes, ce qui est
une preuve, qu'il s'effrite, bien que les écrivains s'émer-
veillent qu'il trace une ligne si noire étant lui-même
d'une telle clarté. Il n'y a ni rouille ni impureté qui
puisse attaquer l'or ou en effriter la substance ; il résiste
à l'usure et sans dommage aux liqueurs de sel et de
vinaigre qui attaquent toutes les autres choses ; il n'a
pas besoin de feu pour devenir or comme les autres
métaux en ont besoin : il l'est aussitôt qu'il est décou-
vert ; sans laine, il est tissé [Fol.SO.V^] comme de la
laine ; il peut être facilement transformé en feuilles d'une
minceur extraordinaire ; vous pouvez orner ou dorer
avec lui d'autres métaux, même des pierres et du bois ;
il n'est nullement inférieur en commodité à l'argent
pour faire des vaisseaux et autres instruments, mais
plutôt plus pur, plus propre et plus doux pour conserver
quelque liqueur.
[132] Après lui vient l'argent pour l'estime qu'on lui
porte aussi bien que pour sa netteté, sa beauté, sa dou-
ceur, sa clarté **. Il ne sert pas seulement à fabriquer
* La supériorité de l'Or sur l'Argent
** Les usages de l'argent...
116 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
des vaisseaux ou autres instruments, mais il est aussi
tissé, mais non pas sans laine comme peut l'être l'or,
bien qu'autrefois on ne pouvait tisser que l'or, comme
je l'ai entendu dire * : les vêtements d'Église étaient
alors faits ^ seulement d'or, mais, depuis peu de temps,
ils sont fabriqués également avec de l'argent, et, tissés
avec de la soie et de la dorure, ils imitent les anciens
vêtements où l'or était plus abondant qu'à présent. Pour
parler maintenant des autres métaux, vous savez quels
sont leurs usages et ces métaux seraient plus prisés si
l'or et l'argent n'existaient point.
[133] Je vous ai dit que la rareté déterminait encore
davantage ** la valeur des dits métaux, or et argent :
car, comme ils surpassent les autres en qualité, Dame
Nature ^ semble les avoir placés de façon qu'ils soient plus
difficiles à atteindre que ses autres dons, pour nous mon-
trer que les choses précieuses sont rares et que les plus
précieuses, comme elles sont les plus difficiles à atteindre,
doivent être les plus estimées. Si le verre *** comme
le dit bien Erasme ^*, était aussi rare que l'argent, il
serait aussi cher que celui-ci et non point sans cause ^^ :
car qui pourrait vitrer une fenêtre avec de l'argent, de
telle sorte qu'il puisse se préserver des injures du temps
et cependant recevoir dans sa maison la lumière à travers
l'argent aussi bien qu'avec le verre ? Ainsi, quant à
l'usage, je pourrais mettre d'autres choses avant l'or
et l'argent, telles que le fer et l'acier, avec lesquels on
peut fabriquer des instruments servant à maints usages,
et meilleurs que ceux d'or ou d'argent ; mais pour le but
* ... il est maintenant tissé en vêtements d'Église.
** La rareté de l'Or et de l'Argent font leur valeur...
'•"'"'' ... si le verre était aussi rare que l'argent, il serait aussi cher.
«^ L. & B. : les vêtements étaient alors faits.
^) L. : de nouveau la Nature.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 117
dont nous parlons, l'argent et Tor surpassent clairement
tous les autres métaux. Je ne m'apesantis point sur cette
matière. Je vous ai ainsi montré quelques raisons pour
lesquelles l'or et l'argent sont plus estimés que les autres
métaux.
[134] Le Chevalier. — [Fol.31.Ro] Pourquoi les
rois et les princes frappent-ils en monnaies ces métaux
et d'autres encore ? Seulement parce qu'ils voulaient
que cette monnaie, de quelque valeur qu'elle soit, soit
estimée à la valeur qu'ils lui donnaient, ce qu'ils auraient
fait en vain s'ils n'avaient pu rendre l'estimation « du
métal qui portait cette marque meilleure ou pire. J'ai-
merais mieux avoir pour aller faire des échanges à l'étran-
ger des petits coins ou des petites plaques d'argent ou
d'or sans aucune marque.
[135] Le Docteur. — Il en a été sûrement ainsi,
même chez les Romains, lorsque ni le cuivre, ni l'argent,
ni l'or n'étaient monnayés, mais seulement estimés
d'après leur poids. C'est de ce temps là que proviennent
ces appellations de monnaies telles que libra^ pondo,
dipondius, solidus^ denariiis *, noms de poids qui furent
ensuite donnés aux monnaies répondant aux mêmes
poids. De même, les officiers qui avaient coutume de
peser ces métaux bruts étaient appelés libri-pendes, ce
dont nous avons mention dans la loi civile. Mais à cause
du trafic important, du nombre d'acheteurs et autres
raisons semblables, il était ennuyeux et fatiguant d'at-
tendre la pesée de ces métaux ; on trouva bon que les
Princes frappent ces métaux avec de nombreuses mar-
* Plini. lib. 33. cap. 386.
^) Variante de forme de S. non signalée par
Miss Lamond (esta te au lieu d'estimation).
118 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
ques, selon leur poids, pour assurer celui qui les recevait
qu'il n'avait pas moins que le poids indiqué *. Pour
prendre un exemple plus clair, ils frappèrent le poids d'une
livre avec la marque d'une livre, l'once avec la marque
de l'once et d'autres marques variables selon la variété
des autres pièces **. C'est alors que prirent naissance
les noms des monnaies, de telle sorte que le peuple n'eût
plus besoin d'être troublé par le pesage et l'essayage
de chaque pièce, étant assuré, par la marque du Prince,
que chaque pièce contenait le poids indiqué sur chacune
par sa marque. Le crédit des Princes était alors tel
parmi leurs sujets que ceux-ci n'en doutaient point.
Lorsqu'ils essayèrent d'agir autrement, c'est-à-dire de
marquer la demi-livre avec la marque d'une livre et la
demi-once avec la marque d'une once, [Fol.3LVo] pen-
dant quelque temps, leur crédit rendit ces monnaies
courantes.
[136] Comme je l'ai lu, les Romains pratiquèrent ce
moyen plus d'une fois, mais aussitôt que la chose était
découverte, les deux pièces d'une demi-livre n'avaient
pas plus de valeur qu'autrefois celle d'une livre «, et à la
lin, ils perdaient, dans le paiement de leurs rentes,
douanes et impôts autant qu'ils avaient gagné au début.
En conséquence, ils perdirent leur crédit exactement
comme je sais que l'ont fait certaines villes d'Angleterre
qui avaient coutume de fabriquer leurs étoffes d'une
certaine longueur et largeur et d'y apposer leur sceau ***.
Tant qu'elles conservèrent réellement leurs mesures, les
étrangers ne faisaient que regarder le sceau et prenaient
* Just. de test. ord. § 187.
** la marque faite pour garantir le poids.
*** Quelques villes anglaises mettaient un sceau sur leurs étoffes bien
mesurées et les acheteurs achetaient uniquement d'après le sceau.
^) L. : que l'autre.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 119
les marchandises, ce qui faisait que ces villes vendirent
beaucoup de leurs étoffes et connurent une grande
prospérité *. Ensuite quelques-unes de ces villes, ne
se contentant plus d'un gain raisonnable et désirant
devantage, fabriquèrent des étoffes de moindre longueur,
largeur et qualité qu'elles avaient coutume de le faire,
obtenant cependant par la garantie du sceau « autant
d'argent qu'elles en recevaient auparavant pour de
bonnes étoffes. Pendant un temps, elles gagnèrent beau-
coup d'argent, se servant du crédit de leurs prédéces-
seurs pour satisfaire leur esprit de lucre, ce qui fut puni
par la perte de leur prospérité ** : car, lorsque fut
reconnue la malfaçon de ces étoffes ^^, les autres, bien
qu'elles fussent honnêtement fabriquées, ne furent pas
acceptées comme telles malgré leur sceau, elles le furent
même moins à cause de ce même sceau : les ayant trou-
vées mal faites en quelques parties, on se méfia du tout ;
les étrangers voulaient payer moins ces étoffes que
d'autres semblables n'ayant pas le sceau, et, par ce fait,
le crédit des dites cités fut ruiné et ces villes tombèrent
complètement en décadence ^^.
[137] N'avez-vous pas vu que notre monnaie fut dis-
créditée immédiatement après son altération dans les
dernières années du Roi Henry [Fol.32.Ro] VIII '', spé-
cialement parmi les étrangers qui, auparavant, désiraient
* Alors quelques fraudeurs apposèrent le sceau sur des étoffes n'ayant
pas la mesure.
** La fraude fut découverte et le sceau discrédita même les bonnes
étoffes.
^) Variante de forme de L.
^) L. & B. : ne voyez-vous pas que notre monnaie
est déjà discréditée parmi les étrangers qui toujours
auparavant désiraient nous servir avant toutes les
autres nations, à cause de la qualité de notre monnaie.
120 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
nous servir avant toutes les autres nations, selon nos
besoins, à cause de la bonté de notre monnaie * ? Et
maintenant, ils ne nous vendent plus rien si ce n'est en
échange de marchandises telles que laines, peaux, suif,
beurre, fromages, étain et plomb. Pour ces marchandises
ils avaient coutume de nous apporter autrefois ou bien
de l'or et de l'argent, ou d'autres produits aussi utiles ;
à présent, ils nous envoient ces bagatelles dont j'ai parlé
auparavant telles que de la verrerie, des pots de porce-
laine, des balles de tennis, des papiers, des ceintures,
des broches, des boutons, des cadrans et autres mar-
chandises légères et futiles qui ne leur sont d'aucun
usage, ou bien (si ce que j'ai entendu est vrai, comme je
vous l'ai dit à l'oreille auparavant), ils nous envoient du
cuivre pour notre or, notre argent et pour nos dites mar-
chandises **. Je vous garantis que vous ne verrez pas
d'or et d'argent nous être apportés d'outre-mer comme
cela était la coutume auparavant et ce n'est pas étonnant
pourquoi nous en apporteraient-ils puisque ces métaux
ne sont point estimés ici ? Aussi ai-je entendu présenter
comme vérité, et je crois que c'en est une parce que la
chose est possible, qu'après la dévaluation et l'altération
de notre monnaie, les étrangers la contrefirent et trou-
vèrent le moyen d'en transporter ici de grandes quan-
tités et de l'échanger contre notre vieil or et argent et
contre nos principaux produits ; je vous demande quel
danger cette pratique ferait courir à ce royaume si elle
était tolérée seulement peu de temps ?
[138] Le Chevalier. — Il y a des inspecteurs
qui, s'ils font leur devoir, pourraient prévenir cela
assez facilement en empêchant à la fois cette fausse
* Ainsi fut reconnue notre basse monnaie et les étrangers ne vou-
lurent plus prendre que nos produits : laines, fromages, étain, etc., en
échange de leurs verrerie, papiers, boutons, etc.
** De la monnaie dévaluée anglaise importée de l'étranger.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 121
monnaie d'entrer et notre vieille monnaie de sortir.
Le Docteur. — Je l'ai objecté à quelqu'un qui me
racontait la même histoire et il me répondit qu'il y avait
de nombreux moyens de tromper les inspecteurs, même
si ceux-ci étaient loyaux ; par exemple en mettant la
dite monnaie dans le ballast des navires ou dans quelque
vaisseau de vin ou d'autre liqueur transporté [Fol.32.V^]
chez nous ou de chez nous ; ensuite chaque partie du
rivage de ce royaume n'a pas d'inspecteurs et, s'il y en
avait, ils ne seraient pas de tels saints qu'ils ne puissent
être corrompus par de l'argent.
[139] En outre, n'a-t-on point proclamé que la
vieille monnaie, spécialement celle d'or, ne devrait pas
avoir cours ici au-dessus d'un prix donné ^® ? N'était-ce
pas là le moyen le plus simple de faire fuir notre or ?
Toute chose va là où elle est le plus estimée et ainsi notre
monnaie s'en alla-t-elle en masse «.
[140] Le Chevalier. — Je crois bien que ce sont
là les moyens d'épuiser notre vieille monnaie que vous
avez discutés ; mais comment cela pourrait-il rendre,
depuis ce temps ^, toute chose si chère chez nous (comme
vous dites qu'il en est ainsi) ? Je ne puis en percevoir la
raison.
Le Docteur. — Pourquoi ? Ne voyez-vous pas que
pour ces raisons nous payons plus cher à présent ^ tout
objet qui nous vient d'outre-mer que nous avions cou-
tume de le faire autrefois ?
Le Chevalier. — Ce ne peut-être nié.
^) L. : s'en va-t-elle par des navires.
^) depuis ce temps addition de ^.
^) L. : que l'on paie plus cher. — B. : que vous payez
plus cher.
122 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Le Docteur. — Mais dans quelle proportion pensez-
vous que cela soit ?
Le Chevalier. — Du tiers pour la plupart des choses.
Le Docteur. — Ceux qui achètent cher ne doivent-
ils pas vendre cher leurs marchandises ?
Le Chevalier. — Cela est vrai s'ils ont l'intention
de prospérer, car celui qui vend bon marché et achète
cher ne s'enrichira jamais.
Le Docteur. — Vous avez vous-même énoncer la
raison pour laquelle les choses sont si chères dans ce
royaume ^ : nous sommes obligés d'acheter cher tout ce
qui nous vient d'outre-mer, et par conséquent, nous
devons vendre aussi cher nos marchandises ou autrement
nous ferions de mauvais marchés. Bien que le raisonne-
ment éclaircisse ceci, l'expérience le rend encore plus
clair : car, lorsque vous dites que toute chose acquise
outre-mer est ordinairement plus chère du tiers qu'elle
ne l'était, ne voyez-vous point une hausse de la même
proportion ou même supérieure dans nos marchandises ^ ?
^) L. : en dehors de ce royaume.
^) S. a passé ici le passage suivant de L. et de B. :
...et même dans l'ancienne monnaie ? L'angelot ^^ qui
ne valait auparavant que vingt grotes ^^ n'en vaut-il
pas maintenant trente et toutes les autres monnaies
dans la même proportion ? Mais je pense qu'il n'y a
maintenant pas plus d'argent dans les trente grotes
qu'auparavant dans les vingt grotes, s'il y en a même
autant. J'en déduis, en mettant de côté la monnaie,
que nous obtiendrions outre-mer autant de soie, de vin
et d'huile en échange de notre todde de laine que nous
aurions pu en avoir avant l'altération de cette monnaie.
Le Marchand. — Je vous servirais volontiers sur
cette base.
Le Chevalier. — Comment pouvons-nous...
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 123
[141] Le Chevalier. — Comment pouvons-nous
perdre lorsque nous vendons nos marchandises aussi
cher que nous achetons les leurs " ?
Le Docteur. — [Fol.33.Ro] Pour certains, je ne vois
pas qu'il y ait perte ; pour d'autres, il y a gain plus qu'il
n'y a perte ; mais pour d'autres cependant il y a plus de
perte qu'il n'y a eu de profit pour les précédents. Le
résultat général est le complet appauvrissement du
royaume et l'affaiblissement du pouvoir de Sa Majesté.
Le Chevalier. — Je vous prie, qui voulez désigner
ainsi ? Et tout d'abord quels sont ceux qui, d'après vous,
n'ont pas perdu de ce fait ^^ ?
Le Docteur. — Je veux dire ceux qui vivent en
achetant et en vendant, car, comme ils achètent cher, ils
vendent également cher.
[142] Le Chevalier. — Et quels sont alors ceux qui
ont gagné par ce procédé ?
Le Docteur. — Mon Dieu, tous ceux qui ont en
mains des entreprises et des fermes à l'ancienne rente :
ils paient d'après l'ancien taux et vendent au nouveau,
c'est-à-dire qu'ils paient bon marché leur terre et ven-
dent cher tout ce qu'elle produit.
[143] Le Chevalier. — Quels sont maintenant
ceux qui, d'après vous, ont perdu davantage que n'ont
gagné ces derniers ?
Le Docteur. — Ce sont tous les nobles, les gentils-
hommes et tous ceux qui vivent d'une rente ou d'une
pension, ne cultivent point le sol et ne s'occupent point
de vendre.
Le Chevalier. — Je désirerais que vous considériez
^) L. : les nôtres.
124 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
ceux-ci comme vous l'avez fait pour les autres «, un par
un, et dans l'ordre.
Le Docteur. — Volontiers. Tout d'abord les nobles
et les gentilshommes vivent pour la plus grande part des
revenus annuels de leurs terres et des pensions qui leur
sont octroyées par le Prince. Vous savez que celui qui
peut dépenser à présent £ 300 par an, provenant de ses
revenu et pension, ne peut pas garder aussi bien son
rang que son père ou tout autre avant lui qui ne pouvait
cependant dépenser que £ 200 : vous pouvez vous rendre
compte que c'est là une grande diminution de ses res-
sources que de lui prendre le tiers de son revenu. Aussi
les gentilshommes essaient-ils d'accroître le produit de
leurs terres en augmentant leurs fermages ou en prenant
en main des fermes et des pâturages comme vous les
voyez faire, et tous cherchent à maintenir un train de
vie semblable à celui de leurs prédécesseurs [Fol.33.Vo]
et cependant, ils ne peuvent y parvenir. D'autres, voyant
s'accroître les charges de leur maison dans une telle
proportion abandonnent leurs propriétés et les rempla-
cent par des appartements à Londres ou près de la Cour *,
où ils vivent maintenant, quelques uns avec un ou deux
domestiques, alors qu'ils avaient coutume d'entretenir
chaque jour dans leur maison trente ou quarante per-
sonnes et de faire du bien dans le pays en maintenant la
règle et le bon ordre parmi leurs voisins **.
[144] Les autres sont les domestiques et les soldats,
qui, ne recevant que leurs anciens gages et soldes fixes,
ne peuvent plus vivre comme auparavant sans recourir
à la rapine et au vol. Vous savez qu'à présent ** douze
* Des gentilshommes abandonnent leurs propriétés et prennent des
appartements à Londres.
** 12 d. n'ont pas plus d'usage maintenant que 8 d. autrefois.
^) pour les autres manque dans L.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 125
pence " par jour n'ont pas tant d'usage que huit pence *
autrefois, aussi les hommes sont-ils beaucoup moins
bien disposés à servir le Prince qu'ils ne l'étaient. Alors
qu'autrefois quarante shillings par an étaient une solde
honnête pour un yeoman, et vingt pence par semaine
un salaire suffisant pour un domestique, à présent, le
double pourrait à peine suffire à leur entretien *.
[145] Le Chevalier. — C'est le résultat de leurs
excès autant dans la parure que dans la bonne chère,
car, à présent, les domestiques sont vêtus plus luxueuse-
ment et paraissent beaucoup plus élégants que leurs
maîtres ne l'étaient dans le passé ^^.
Le Docteur. — Il n'y a pas de doute que ce ne soit
là une grande cause de l'augmentation des charges d'une
maison ^. J'ai connu le temps ** où un serviteur était
content avec un manteau de Kendall en été et un de Frise
en hiver, avec un haut de chausses blanc ordinaire fait
à sa mesure, avec un morceau de bœuf ou quelqu'autre
plat de viande bouillie ^ toute la semaine. Mainte-
nant *** il voudra avoir pour l'été, au moins un man-
teau de l'étoffe la plus fine qu'il soit possible d'acheter,
ses hauts de chausses de la serge la plus fine et celle-ci
teinte de couleurs étrangères, de couleurs des Flandres
ou de grenat français, si bien qu'un Prince ou un grand
seigneur ne peut en porter de plus fine s'il porte du drap.
Ensuite, leurs vêtements devront être ornés, tailladés
* La solde d'un yeoman — 40 s. par an — et les gages d'un domes-
tique — 20 d. par semaine — sont doublés.
*"• L'habillement des domestiques autrefois.
*** Le somptueux habillement des domestiques à présent.
^) L. & B. : six pence.
^) L. & B. : quatre pence.
^J L. : une grande charge de maison.
^) L. : ou quelqu'autre plat.
126 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
et brodés et leurs hauts de chausses si brodés de soie que
le coût de la main d'œuvre [Fol.34.R<>] excédera le prix
de l'étofle.
[146] Cette manière de faire n'est pas réprimée
comme elle devrait l'être, mais, au contraire, elle est
plutôt encouragée par les maîtres *, qui rivalisent les
uns avec les autres pour savoir lequel sera le plus superbe
et dont la suite peut, en temps de fête, être la plus pro-
digue et la plus joyeuse ; aussi, à cause de ces excès,
sont-ils obligés le reste de l'année de conserver moins
de serviteurs. De même pour leurs excès de table ** :
ils en font de tels à certaines périodes que pendant tout
le reste de l'année ils n'ont plus aucun train de maison
ou, tout au moins, très réduit. Des excès semblables,
aussi bien dans la parure que dans la nourriture, ont eu
lieu à Rome un peu avant le déclin de l'Empire, si bien
que des hommes sages ont pensé que c'était là la cause
de ce déclin ; aussi Gaton et divers sages sénateurs de
ce temps voulaient-ils que l'on fassent des lois pour
restreindre de tels excès. Ceci ne fut pas exécuté à cause
de l'opinion de certains qui maintenaient le contraire ;
il s'ensuivit de l'orgueil, de l'orgueil naquit la division
et de celle-ci la ruine complète de l'État. Je prie Dieu
que ce royaume puisse être frappé de cet exemple et
spécialement Londres ***, la tête de l'Empire, où de
pareils excès sont les plus fréquents, pour cette raison
que la richesse de ce royaume y est concentrée, comme
le grain d'un champ est ramassé dans un grenier ; géné-
ralement, dans les autres parties du royaume, la loi de
la nécessité empêche les gens de se livrer à de semblables
excès, soit dans la parure, soit dans la nourriture. Je
crois que nous étions beaucoup plus redoutés de nos
* Les maîtres s'efforcent d'avoir la suite la plus somptueuse.
*♦ Maintenant les excès de table.
*** Londres se livre aux plus grands excès en parure et en nourriture.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 127
ennemis lorsque nos gentilshommes allaient vêtus sans
recherche et nos serviteurs de façon modeste *, sans
taillades ni broderies, portant sur la cuisse, au lieu
de celles-ci et de légères épées à la mode, leurs lourdes
rapières et leurs boucliers ; lorsqu'ils chevauchaint, ils
avaient de bonnes lances dans les mains, au lieu des
baguettes blanches qu'ils portent maintenant, beau-
coup plus comme de nobles dames que comme des
hommes. Tous ces raffinements rendent certainement
nos compatriotes efféminés et sans force.
[147] Le Chevalier. — Nous pouvons nous féli-
citer qu'à cause de la longue paix et du calme dans le
royaume, les hommes ne soient plus obligés de chevau-
cher aussi fortement armés. Le monde était troublé
[Fol. 34. V^] aussi bien au dehors que dans ce pays,
lorsque les hommes allaient et chevauchaient comme
vous le dites.
Le Docteur. — Pouvez-vous affirmer que ce temps
ne reviendra pas bientôt ? Les sages prétendent qu'en
temps de paix on doit s'attendre à la guerre et la pré-
parer et, qu'en temps de guerre, on doit agir de même
en vue de la paix. Si l'on pouvait toujours être sûr de
celle-ci, personne n'aurait besoin d'hommes d'armes,
mais, comme il en est autrement, comme l'iniquité des
hommes est telle qu'ils ne peuvent demeurer longtemps
sans guerres et comme nous reconnaissons qu'ici, en
Angleterre, notre force principale réside dans nos ser-
viteurs et dans nos yeomen ** ^^, il serait sage de les
exercer en temps de paix avec le même équipement, la
même nourriture et les mêmes difficultés qu'ils auront
nécessairement à supporter en temps de guerre, de telle
sorte que ce ne soit pas une nouveauté pour eux quand
* On porte à présent des épées légères au lieu de lourdes rapières,
des baguettes blanches au lieu de lances : les hommes sont si efféminés.
** La force de l'Angleterre réside dans les serviteurs et dans les Yeomen.
128 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
arrivera celle-ci ; leurs corps seront ainsi plus forts et
plus endurcis qu'ils ne l'étaient auparavant. Que mes
paroles n'aient aucun crédit si les raffinements et l'amol-
lissement n'ont point été la principale cause ° de l'assujet-
tissement des grands empires qui ont existé.
Le Chevalier. — Sûrement, vous dites vrai et cela
repose sur de bonnes raisons. Je dois ajouter que je l'ai
expérimenté moi-même *, car mes hommes sont si
amollis en temps de paix qu'ils ne peuvent, en temps
de guerre, supporter de lourdes armures, mais seulement
des cottes de mailles ou des vêtements de lin qu'un coup
de feu peut transpercer.
[148] Et que dites-vous des bâtiments que nous
avons construits récemment en Angleterre d'une façon
beaucoup plus excessive qu'à aucune époque anté-
rieure ** ? Est-ce que cela n'appauvrit pas le royaume
et fait que les hommes conservent moins de mai-
sons »7 »8 9
Le Docteur. — Je dis que tout cela est le signe et
l'ornement de la paix ^ et, il n'y a pas de doute, que
c'est là la cause du moins grand nombre de demeures
habitées, étant donné que le prix de la construction et
de l'entretien de ces maisons serait consacré sans cela
aux dépenses domestiques. Toutefois, cela n'appauvrit en
rien le royaume ***, car toutes les dépenses de construc-
tion, pour la plus grande part sont faites parmi nous-
mêmes et rFol.35.Ro, coté par erreur 36.Ro] parmi,
nos voisins et compatriotes : comme parmi charpentiers,
* Les hommes ne peuvent supporter maintenant que des armures
légères.
** Nouvelles maisons somptueuses.
*** Les bâtiments sont bons pour le royaume.
^) L. : la juste cause.
^) L. : le signe d'ornement de la paix.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 129
maçons et manœuvres ; font exception les hommes qui
ornementent et peignent les maisons, car, en ce cas,
beaucoup d'argent peut être dépensé et sans aucun usage.
Également les tapisseries d'Arras, les verdures et les
ouvrages de tapisserie quand il y en a font sortir beau-
coup de notre argent au profit des Flandres et d'autres
pays étrangers où on peut les acheter.
[149] Le Chevalier. — Cependant, Sir, je dois vous
faire souvenir d'une autre chose qu'on suppose avoir
été une grande cause de l'envoi d'argent à l'étranger :
c'est lorsque ces dernières années de nombreuses terres
vinrent à la couronne " par suite de la dissolution de
monastères, de collèges et de chapitres *. On suppose
que cette cause agit de deux manières pour diminuer
l'argent du royaume : l'une est que les revenus des dites
terres étaient auparavant dépensés dans le pays, cir-
culaient ici de mains en mains pour l'achat de victuailles,
d'étoffes et autres objets, alors que maintenant cet
argent sort du royaume ; l'autre est que certains hommes
possédant alors des richesses et de la fortune les dis-
persèrent afin d'acheter des parcelles des dites terres
les payant en marchandises. D'une manière ou d'une
autre, toutes les richesses du pays sont anéanties ^.
Le Docteur. — Il est vrai que cela a appauvri le
pays pour un temps et l'aurait maintenu ainsi si Sa
Majesté le Roi n'avait point dispersé de nouveau les
mêmes terres dans le pays ; mais après que Son Altesse '^
se fut défaite de beaucoup de ces possessions, partie
♦ La prise par la couronne des terres de l'Église n'a-t-elle pas envoyé
beaucoup d'argent à l'étranger ?
^) L. & B. : vinrent dans les mains du Roi.
^) L. : le pays est entièrement ruiné,
'^J L. & B. : mais maintenant que Son Altesse.
LE BRANCHU II
130 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
par dons et partie par ventes, la masse d'argent s'est
accrue et s'accroîtra encore " pour devenir aussi impor-
tante qu'elle l'a jamais été, si elle n'en est empêchée
par d'autres causes *. Je ne considère pas que cela
soit une cause importante de la cherté que nous subis-
sons, car le sol demeure : sa possession seule est trans-
férée d'une personne à l'autre.
[150] Le Chevalier. — Revenons maintenant au
sujet de la monnaie là où nous [Fol.35.Vol l'avons laissé :
j'ai entendu votre opinion ^ disant que l'altération de la
monnaie dans le royaume n'a pas causé de préjudice à
certains hommes tels qu'acheteurs et vendeurs ; à
d'autres, comme les fermiers qui avaient de la terre à
l'ancienne rente, elle fit du bien ; et certains autres tels
que les gentilshommes, les soldats, les domestiques et
tous ceux qui vivent d'une rente et d'une pension fixe
y perdirent beaucoup. Mais je vous ai ouï dire que le
Prince y perdit considérablement, si bien que ce pour-
rait devenir, dans le cours des temps, un grand péril
pour le royaume tout entier **. Je me demande com-
ment il en pourrait être ainsi, car j'ai entendu dire par
des hommes sages que le père de Sa Majesté gagna,
par suite de l'altération de la monnaie, d'inestimables
sommes d'argent.
[151 j Le Docteur. — Ainsi en fut-il pour un temps,
mais je compare ces gains à ceux des gens qui vendent
leurs terres pour obtenir en une fois une plus grosse
* Non : cela a simplement transféré la possession de la terre d'une
personne à l'autre.
** Comment la dévaluation de notre monnaie sous Henri VI II a-t-elle
nui au pays ?
*^) L. & B. : s'accroît bientôt.
^') L. : leurs opinions.
I
I
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 131
somme d'argent et perdent pom^ toujours l'accroisse-
ment continuel dont ils auraient profité. Car vous
savez que tout l'argent de ce royaume doit une fois,
en peu d'années, par un moyen ou un autre, revenir
aux mains du Prince et, de là, il sera réparti de nouveau
entre ses sujets, comme tous les ruisseaux courent vers
la mer Océane et, de celle-ci, se dispersent à nouveau.
L'argent vint ainsi dans les coffres du Roi, d'abord sous
forme de bon métal " et en sortit sous celle que vous
avez vue jadis *. Bien que cela ne semble, à première
vue, appauvrir que les sujets, cela appauvrit également
le Prince au bout d'un certain temps *. Si le Prince,
en temps de guerre, avait besoin d'argent pour acheter
des armures, des armes, des équipements de navires,
des canons et de l'artillerie, choses nécessaires pour la
guerre, et s'il ne pouvait par aucun moyen les acheter
à ses sujets, comment se trouverait le Royaume ? En
très mauvais état certainement ; aussi la monnaie et
l'argent ne sont-ils pas sans cause appelés par les sages
nervi bollorum, c'est à dire les nerfs de la guerre **.
Ceci est le plus grand danger que je considère pouvoir
advenir, par suite du manque d'argent, au Prince et
au Royaume [Fol.36.Ro] : car, bien qu'un Prince puisse
rendre courante dans son Royaume la monnaie qu'il
veut, les étrangers cependant ne peuvent être obligés
de l'accepter.
[152] Je vous accorde que, si les gens pouvaient vivre
ici sans acheter quoique ce soit à l'étranger, nous pour-
* Comment le Prince peut-il acheter des armes et de l'artillerie à
l'étranger avec une monnaie dévalorisée ?
** L'argent : les nerfs de la guerre.
^) L. & B. : l'argent y vint (dans les mains du Roi)
dernièrement sous forme de bon métal.
^) L. & B. : que vous voyez à présent.
132 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
rions 'avoir la monnaie que nous voudrions * ; mais
du moment que nous avons besoin des autres et eux de
nous, nous devons régler nos affaires non pas d'après
nos propres fantaisies, mais d'après les habitudes du
marché mondial et nous ne devons pas fixer suivant
notre bon plaisir le prix des choses : nous devons suivre
les prix du marché universel du monde. Je vous accorde
aussi que le cuivre a déjà été monnayé en quelques
endroits, et même le cuir : mais j'ai toujours lu que
c'était en période d'extrême besoin et que ce ne devait
pas être pris en exemple, mais, au contraire, évité autant
que possible.
[153] Si toute notre monnaie est dépensée ou épui-
sée (comme cela advint dans les dernières années du
règne du Roi Henri VIII), j'aurais désiré que n'importe
quel autre moyen fût adopté pour son rétablissement,
plutôt que voir sa dévaluation, dévaluation qui ne pro-
fita au Prince que fort peu de temps, qui ne lui permit
de franchir que quelques difficultés présentes et qui lui
I a nui pendant longtemps **. Je suis persuadé que, dans
\ notre royaume, l'on pourrait rapidement retrouver
\ l'abondance de monnaie « par ces deux moyens : 1) ***
l..
* Nous ne pouvons avoir une monnaie dévaluée ou une monnaie
de fantaisie aussi longtemps que nous désirons acheter des marchandises
étrangères.
** Les deux remèdes de W. S. : ...
*** ...1) arrêter les importations de futilités...
^) Le passage si toute notre monnaie... l'abondance
de monnaie est une addition de S. qui a supprimé le
passage suivant de L. & B. : aussi dis-je ici que si en
France et dans les Flandres on a de semblables mon-
naies, celles-ci n'empêchent pas toutes les autres bonnes
monnaies d'exister : elles ont cours avec les autres et
il y en a en abondance. Gomme je n'ai point l'expérience
de leur usage, je pense qu'il serait sage que nous appre-
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 133
si nous interdisions l'importation et la vente de toutes
ces futilités dont je vous ai entretenu qui nous sont
apportées d'outre-mer et si nous ordonnions que nul
objet fabriqué à l'étranger avec nos propres marchan-
dises ne soit vendu ici ; 2) * si nous édictions qu'aucune
de nos marchandises ne soit exportée à l'état brut, car
si elle était travaillée ici et exportée ensuite, elle nous
rapporterait beaucoup d'argent, et ce en peu de temps.
[154] Le Chevalier. — Vous êtes ici d'une opinion
contraire à celle de beaucoup de sages qui pensent qu'il
serait préférable que toute notre laine soit exportée à
l'état brut de telle sorte qu'il n'y ait plus aucun tisserand
à travailler dans ce royaume **.
Le Docteur. — A mon avis, il est étrange que
quelqu'un puisse penser ainsi ! Et qu'est-ce qui les
porte à être [Fol.36.Vo] de cette opinion, je vous prie ?
* ...2) interdire l'exportation de produits à Tétat brut.
** Pas de tisserands en Angleterre.
nions d'eux comment ils se servent de ces monnaies,
comment ils font pour les conserver les unes et les
autres au taux fixé, si bien qu'ils ne désirent jamais
quelques-unes des nôtres pour une plus grande valeur
que celle estimée chez eux, et que nous ne désirons point
leurs monnaies, les prisant davantage chez nous qu'ils
ne le font chez eux. Ainsi serions-nous sûrs de conserver
désormais notre monnaie et pour recouvrer celle d'au-
trefois qui est déjà partie, on pourrait ordonner que
telle de nos marchandises ne leur soit vendue que contre
de l'or ou de l'argent ou bien pour le tiers ou la moitié
contre des monnaies ayant cours partout ; la nôtre
pourrait être ainsi recouvrée par ces deux moyens :
1) si nous interdisions...
134 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Le Chevalier. — Je vais vous le dire *. Ils partent
de ce principe que toutes les insurrections et les émeutes "
sont, pour la plus grande part, le fait de ces tisserands :
car lorsque les tisserands ne peuvent vendre outre-mer,
un grand nombre d'entre eux sont inoccupés, et, étant
inoccupés, ils se rassemblent et murmurent contre le
manque de travail ; ils saississent l'occasion d'une que-
relle ou d'une autre pour entraîner dans la révolte les
pauvres gens qui sont aussi inoccupés qu'eux. Parfois,
lors des guerres, les tisserands ne peuvent avoir une
vente constante. S'ils prennent chaque fois l'occasion
de se révolter, on pense qu'il vaudrait mieux qu'il n'y
en ait aucun dans le royaume et que, par conséquent,
toute la laine soit exportée brute plutôt que d'être
travaillée ici.
[155] Le Docteur. — Ainsi peut-il paraître à ceux
qui ne considèrent qu'un inconvénient sans voir les
autres. Certainement, quiconque a de nombreuses per-
sonnes sous son autorité aura de la difficulté à les main-
tenir en paix, comme celui qui a une nombreuse famille
a parfois du mal à la diriger. Ce serait une politique mes-
quine pour un Prince de diminuer le nombre de ses sujets,
pour un maître de maison de renvoyer ses domestiques
parce qu'ils ne voudraient avoir aucun ennui à les diri-
ger * : celui qui agirait ainsi pourrait être assimilé à un
homme qui vendrait sa terre pour s'épargner le souci
de l'administrer **. Je pense qu'il serait bon non seule-
* Des tisserands sans travail sont la cause de toutes les insurrection».
** Nous désirons que le tissage soit accru et que d'autres commerces
soient introduits.
«^ émeutes manque dans L. et dans B.
^) le passage ce serait une politique
[ue... les diriger
manque dans L
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 135
ment de donner plus d'importance au tissage, mais encore
de créer d'autres occupations et métiers où travaillerait
notre peuple, plutôt que de lui en retirer, surtout quand
il s'agit d'un métier comme le tissage qui occupe des mil-
liers d'ouvriers et enrichit la ville et la campagne.
[156] A Venise, comme je l'ai entendu, et dans bien
d'autres pays d'outre-mer, on encourage et on récom-
pense toute personne qui apporte [Fol.37.Ro] un nouvel
art ou un nouveau métier qui puisse donner du travail
au peuple et soit susceptible à la fois de nourrir les
ouvriers et de rapporter au pays soit de l'argent, soit
d'autres marchandises. Mettrons-nous des obstacles au
travail en détruisant notre meilleur et plus profitable
commerce qui est le tissage ? Je voudrais bien savoir
quel autre métier pourrait nous apporter autant d'argent
de l'étranger « ou pourrait occuper autant de gens, si le
tissage était abandonné ?
[157] Le Chevalier. — Mon Dieu ! nous pourrions
obtenir de nos laines suffisamment d'argent de l'étran-
ger, même si elles n'étaient point travaillées dans le
royaume. Quant aux tisserands *, ils pourraient se mettre
à la charrue et à la culture, ce qui donnerait davantage
d'agriculteurs et moins d'éleveurs, quand tous ceux qui
sont maintenant employés au tissage s'occuperaient
d'agriculture.
Le Docteur. — Pour ce que vous avez dit tout
d'abord, à savoir que la laine suffirait à nous apporter de
l'argent, si cela était (et cela ne l'est point à la vérité) *
ce fait ne serait pas avantageux pour la richesse ni pour
* Mettons les tisserands à la charrue.
^) L. : d'outre-mer et de l'étranger.
^) L. : cela n'est point jugé.
136 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
l'avenir du Royaume : car lorsque chacun se mettra à
élever des moutons * et à accroître ainsi la production
de la laine, à la longue tous les autres métiers seront
abandonnés et un seul subsistera, l'élevage des moutons ;
mais vous savez que fort peu de bergers suffiraient pour
un comté tout entier et aussi, au cours des temps, n'y
aurait-il plus que quelques bergers ** insuffisants pour
servir le Prince en cas de besoin ou pour défendre le
royaume contre ses ennemis.
[158] Quant à l'autre partie de votre " raisonnement,
par laquelle vous voudriez que ces tisserands se mettent
à la culture, comment un si grand nombre de gens pour-
raient-ils le faire et y gagner leur vie, alors que ceux qui
s'y adonnent déjà n'y trouvent qu'un très petit bénéfice ?
Si vous m'objectez qu'ils auraient à tout moment libre
vente de [Fol.37.Vo] leurs grains outre-mer, vient alors
le même inconvénient que vous pensiez éviter en les reti-
rant du tissage : certaines années, soit à cause de la
guerre, soit à cause de l'abondance générale outre-mer,
il arriverait qu'ils n'aient point de vente pour leurs grains
et ils seraient ainsi amenés à être inoccupés, par consé-
quent à se rassembler et à fomenter des émeutes, comme
celles dont vous avez parlé.
[159] En France *** existe beaucoup plus de métiers
et d'artisans qu'ici ; ceux-ci ont maintes fois déjà fomenté
des rébellions et des émeutes dans ce pays ; personne
cependant ne veut supprimer ces artisans, car on sait
* Si chacun élevait des moutons...
** ...nous n'aurions pas d'hommes pour défendre le royaume. Et si
les tisserands devenaient cultivateurs, ils mourraient de faim.
*** En France il y a de nombreux métiers et les artisans y fomentent
des troubles, mais personne ne pense à supprimer les hommes...
^) h. : de notre raisonnement.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 137
que les plus grands princes ne pourraient, sans ces arti-
sans, maintenir leurs états. Tous leurs droits, douanes,
taxes, impôts et subsides ne proviennent-ils pas princi-
palement de ces artisans ? Quel roi pourrait maintenir
son État avec les seuls revenus annuels de ses terres ?
De même que dans une maison, de nombreux serviteurs
bien employés gagnent chacun quelque chose pour leur
maître, de même dans un royaume *, chaque artisan
gagne quelque chose et cela rapporte en définitive chaque
année au roi et au royaume ".
* ... qui sont les richesses de la terre.
^) S. a passé ici le passage suivant de L. et de B. :
...au roi et à son royaume.
Le Chevalier. — Eh bien ! Vous avez entendu de
quel avis sont beaucoup de gens plus sages que moi.
Le Docteur. — Je sais qu'il y a dans le royaume
beaucoup d'hommes importants à partager cette opi-
nion, sans cela on n'aurait pas doublé le droit de douane
sur les étofïes^^, ni imposé de xiid. sur chaque livre
toutes les étoffes fabriquées en ce royaume ^^^ : c'était
là le meilleur moyen de déterminer les tisserands à aban-
donner leur métier, comme je crains qu'il en soit ainsi
advenu ; cela a provoqué également une grande part
des ennuis dont vous avez été témoin ici l'été dernier
et en occasionnera certainement d'autres s'ils ne main-
tiennent à cette opinion. Et maintenant que nous
sommes entrés...
Ainsi le long speech que S. place dans la bouche du
Chevalier est en réalité un discours du Docteur^ comme le
montre d'ailleurs le ton ainsi que les arguments employés.
A la fin de ce discours et avant l'autre intervention, S.
écrit de nouveau Le Chevalier, ce qui prouve qu'il n'a
pas voulu réellement changer le texte des MSS et que
ceci n'est dû qu'à une omission de sa part.
138 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
[160] Le Chevalier. — Et maintenant que nous
sommes entrés dans la discussion sur les artisans et les
commerçants, je vais les diviser : certains ne servent
qu'à faire sortir l'argent de ce pays, d'autres dépensent
de nouveau dans le pays l'argent qu'il y ont gagné et
enfin la troisième catégorie d'artisans consiste en ceux
qui apportent de l'argent dans le pays.
[161] Dans la première catégorie *, je range les
merciers, les épiciers, les marchands de vin et tous ceux
qui vendent des marchandises fabriquées outre-mer et,
en échange de celles-ci, nous prennent notre monnaie ;
ces commerçants, je les tiens pour tolérables, mais non
point pour nécessaires dans un royaume : on pourrait
s'en passer mieux que tous autres ; si nous n'avions
point d'autres artisans qui nous rapportent autant d'ar-
gent que ceux-ci n'en font [Fol.38.Ro coté par erreur
34. Ro] sortir, nous perdrions beaucoup de leur fait.
[162] Dans I.t seconde catégorie entrent les cordon-
niers, tailleurs, charpentiers, maçons, couvreurs, bou-
chers, boulangers, et pourvoyeurs de toutes sortes qui
dépensent leur argent dans le pays, de même qu'ils l'y
gagnent, mais ils ne nous en rapportent point,
[163] Aussi devons-nous encourager la troisième caté-
gorie : elle se compose de tisserands, de tanneurs, de
bonnetiers et de filateurs, les seuls que je connaisse qui,
par leur commerce et leur métier, nous rapportent de
l'argent. Quant à nos laines, nos peaux, notre étain,
notre plomb, nos beurres et fromages, ce sont les pro-
duits de notre sol qui ne requièrent que le travail d'un
petit nombre : si nous nous contentions de ces produits
et ne récherchions pas d'autres commerces pour nous
* 1) petits importateurs.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 139
occuper, peu de gens suffiraient à leur production et ils
n'en nourriraient également que fort peu. Notre Royaume
serait ainsi comme une grange plus peuplée de bêtes
que d'hommes et il serait sujet à devenir la proie des
autres nations : c'est là ce qui est le plus à craindre et
ce que l'on doit éviter, car le pays par lui-même est plus
apte à produire " des choses nécessaires au dévelop-
pement du bétail qu'à la nourriture des hommes *,
si Pomponius Mêla ** ^^ est digne de foi, lui qui décri-
vant cette île s'exprime ainsi : Plana ingens & ferax :
sed eorum, que pecora, quàm homines benignius alant,
c'est à dire, elle est plate, étendue et productive, mais
de ce qui est propre à nourrir les bêtes plutôt que les
hommes. Les forêts, les chasses, les parcs, les marais
et les terres incultes, plus nombreux ici qu'ils ne le sont
ordinairement ailleurs, prouvent que celui-ci n'était pas
tout-à-fait vain dans ce qu'il affirmait. Le pays n'a pas
autant de terres arables, de vignobles, d'oliveraies,
d'arbres fruitiers et de telles autres choses nécessaires
à la vie de l'homme, demandant pour leur culture une
main-d'œuvre nombreuse si bien que ces produits nour-
rissent beaucoup de gens, que n'en ont la France ^ et
différents autres pays. Aussi si toutes les terres [Fol.38.
V^'] du pays qui sont aptes à ce genre de culture étaient
transformées dans la mesure du possible pour de tels
usages qui nourrissent beaucoup de gens, les villes et
les cités seraient de nouveau remplies de toutes sortes
d'artisans, non seulement de tisserands, car le tissage
est, comme il l'a toujours été, notre occupation natu-
relle, mais encore de bonnetiers, de gantiers, de fabri-
* Notre terre produit plutôt de la nourriture pour les bêtes que pour
les hommes.
** Pomp. Me.
") L. & B. : comme il a été dit auparavant ^^^.
^) L. : La France, l'Espagne et différents autres pays.
140 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
cants de papier, de verriers, de peintres ", d'orfèvres, de
forgerons de toutes sortes, de fabricants de couvertures,
d'aiguilles, d'épingles, etc. *. Nous n'aurions pas seu-
lement de ces choses à notre suffisance dans ce royaume
(et ils nous serait possible d'économiser ainsi beaucoup
d'argent exporté maintenant pour leur achat), mais
nous pourrions également en exporter et les échanger
contre d'autres marchandises nécessaires ou contre de
l'argent. Ceci accroîtrait dans le royaume la population
capable de le défendre et aussi nous épargnerait beau-
coup d'argent et nous en ferait gagner.
[164] De pareils métiers enrichissent divers pays
qui sans cela seraient fort pauvres.
Voyez quelles richesses ils apportent à des contrées
où l'on en use avec profit **, les pays de Flandre et d'Alle-
magne le montrent bien, là où, à cause de ces métiers,
il existe des cités si nombreuses et si riches qu'il semble
presque impossible que si peu de terre nourrisse tant
d'hommes. C'est pourquoi, à mon avis, ils sont bien
loin d'une juste considération ceux qui ne veulent pas
avoir ou n'avoir que très peu de tissages dans ce royaume,
sous prétexte que c'est l'occasion, à certains moments,
de difficultés ou de tumultes occasionnés par le manque
de vente. Il n'y a rien, aussi utile et nécessaire que ce
soit pour l'usage de l'homme, qui, de temps en temps,
par suite d'une direction maladroite, ne se trouve être
l'occasion d'ennuis ; il en est même ainsi du feu et de
l'eau pourtant si nécessaires que rien ne peut l'être
davantage.
* On désire de nouveaux métiers en Angleterre.
** Voyez comment les Flandres et l'Allemagne sont enrichies par leurs
manufactures.
«^ L. : au lieu de peintres, pointers, c'est à dire fabri-
cants de ferrets et d'aiguillettes ^^^,
I
t
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 141
[165] Le Chevalier. — Cependant, Maître Docteur,
nous ne sommes point dans une position semblable à
celle de la France ou des Flandres dont vous parlez :
si ces pays ne peuvent vendre d'un côté, ils le peuvent
de beaucoup d'autres, car la terre ferme les entoure ;
s'ils sont en guerre avec un voisin, ils seront amis avec
un autre [Fol.39.Ro] dans le pays duquel ils pourront
envoyer leurs marchandises pour y être vendues.
Le Docteur. — Nous pourrions être ainsi si nous
étions assez sages pour conserver toujours à notre dis-
position un ami ou un autre. Qui serait assez fou pour
ne pas agir de la sorte ? Que les hommes considèrent
quelles amitiés ce royaume a eues dans le passé et, si
celles-ci sont maintenant perdues ou ont été depuis
entravées d'une façon quelconque, remplaçons-les par
d'autres, ou, sans cela, donnons aussi peu d'occasions
que possible de briser avec nos voisins. Le sage, je m'en
souviens, dit dans l'Ecclesiaste : Non est bonum homini
esse solum.
[166] Le Chevalier. — Aussi en France existe-t-il
diverses bandes d'hommes d'armes dans maintes places
du royaume pour réprimer vivement de semblables
troubles s'ils éclatent. Si nous en avions ici, nous pour-
rions nous permettre d'avoir autant d'artisans qu'ils
en ont.
Le Fermier. — A Dieu ne plaise que nous ayons
jamais pareils tyrans à venir parmi nous * ! Car on dit
que dans le pays de France ils s'emparent des poules,
des poulets, des porcs et des autres provisions des pauvres
gens, sans rien donner en échange, si ce n'est le mauvais
tour de leur ravir leurs femmes et leurs filles.
Le Marchand. — Il en est toujours ainsi (dit le
Marchand), ajoutant à cela qu'il pensait que ce serait
* Tyrannie sur les pauvres en France.
142 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
roccasion de faire naître des troubles plutôt que de les
apaiser, car (comme il dit) les Anglais ne supporteraient
jamais de souffrir des injures et des mauvais traitements
comme ceux qu'il avait entendu dire être usés envers
les sujets de France que, par dérision, on appelle,
paysans * " ^^^.
Le Chevalier. — Mon Dieu, le Prince pourrait fort
bien, sous peine de sévères sanctions, les empêcher de
commettre des outrages.
Le Docteur. — Et qu'arriverait-il s'il n'était pas
en son pouvoir de le faire ? Les Romains ont eu, à cer-
tains moments, dans diverses places, de semblables
soldats : ceux-ci servaient, pensait-on, à la défense de
l'Empire, mais, à la fin [Fol.39.Vo], ils renversèrent
celui-ci. Jules César le déclare formellement, et, bien
souvent après, quand mouraient des Empereurs, les
soldats soutenaient l'empereur qu'ils avaient élu, quel-
quefois un esclave ou un serf, contrairement à l'élection
faite par le Sénat de Rome, conseiller suprême de l'Em-
pire, et cela jusqu'à ce que l'Empire entier fut complète-
ment détruit. Ce n'est point en vue de révolte de ses
sujets que la France conserve ses soldats **, mais
c'est à cause de l'état et de la nécessité du pays, envi-
ronné d'ennemis, sans mer ou mur entre eux, contre les
incursions ^ et les invasions desquels elle est obligée
de les conserver. Elle les abandonnerait volontiers,
mais elle n'ose point de peur de ses voisins. Quelques
sages ont dit et écrit *** que ces dits hommes d'armes
pourraient à la fin occasionner la destruction de leur
* « Paysans » français.
** La France doit conserver des troupes...
*** ...et cependant celles-ci peuvent détruire le pays.
^) variante de forme de L.
^) L. : les injures et les invasions.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 143
royaume. Quant à nous, outre la force de notre empire
et sa situation par rapport aux autres pays, qui ne
requerrons point de tels hommes, les revenus de ce
royaume ne seraient pas suffisants pour en entretenir
un aussi grand nombre que la France ; et si nous en
entretenions un nombre moins considérable, nous nous
montrerions inférieurs en pouvoir à la France, vis-à-vis
de laquelle nous avons été jusqu'à présent comptés
comme supérieurs en succès à cause de la bravoure de
nos cœurs anglais «.
[167] Aussi ne voudrais-je pas voir un faible mal
guéri par un plus grand, ni apporter, pour éviter des
séditions populaires qui se produisent très rarement et
sont vite apaisées, un joug continuel et charger à la
fois le Prince et le peuple.
Le Chevalier. — Vous dites bien et aussi ne
puis-je rien objecter de plus à vos paroles ; je désirerais
cependant que celles-ci puissent satisfaire les autres
aussi bien que moi-même.
[168] Le Docteur. — Il est temps maintenant de
terminer ; je vous ai troublés ici avec une longue et
ennuyeuse conversation.
Le Chevalier. — Je serais heureux d'être troublé
plus longtemps de cette manière.
Le Marchand et le Bonnetier. — Et nous aussi,
quand bien même cela durerait tout ce jour, si ce n'était
vous déranger vous-même, gentil maître Docteur.
Le Chevalier. — [Fol.40.Ro, coté par erreur 36. R®]
Cependant, le point le plus important dont nous avons
parlé n'est pas encore résolu, c'est-à-dire de savoir
comment on pourrait remédier à ces choses. Aussi nous
«J L. & B. : la bravoure de nos seuls sujets.
144 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
ne vous quitterons point avant d'avoir entendu votre
opinion.
Le Docteur. — Par le nom de Dieu, je vous expo-
serai ma fantaisie là-dessus, mais allons d'abord souper.
Et ainsi nous allâmes tous souper, là où notre hôte
avait honnêtement préparé à dîner pour nous «.
IFoL40.VoJ
LE TROISIÈME DIALOGUE ^
où sont étudiés quelques
remèdes pour les mêmes
maux ^
[169] Le Chevalier. — Après nous être bien délas-
sés au souper, j'ai longuement réfléchi en attendant le
jugement du Maître Docteur sur le remède des choses
ici rappelées, savoir comment elles pourraient être selon
lui le mieux redressées, avec le moins de danger et de
changement. (Donc lui parlai-je ainsi) : Gomme vous
avez montré (bon Maître Docteur) * nos maux et aussi
les causes de ces maux, nous vous prions de ne pas nous
laisser sans remèdes propres à ces maux. Vous nous avez
persuadés, et nous nous en apercevons bien nous-mêmes,
que nous ne sommes point en aussi bonne situation que
nous l'avons été par le passé. Vous nous avez montré les
* S'il vous plait, Docteur, dites-nous les remèdes pour les maux de
notre pays.
«j et ainsi... pour nous manque dans L.
V L. : pas de titre après le troisième dialogue.
^^ B. : les dits maux.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 145
causes probables qui nous ont amenés à cet état, aussi
nous vous prions de nous exposer le remède possible
à nos maux.
[170] Le Docteur. — Quand un homme a dégagé
son mal et la cause de celui-ci, il se trouve en bonne voie
de guérison, car, lorsqu'il connaît la cause du mal, il
peut facilement éviter cette cause et, celle-ci évitée, le
mal disparaît également. Comme le dit le philosophe :
sublata causa, tollitur effedus. Récapitulons tout d'abord
les maux, puis les causes de ces maux et troisièmement,
allons à la recherche des remèdes *. Tout d'abord cette
universelle [Fol.41.Ro] cherté, en comparaison avec le
passé ", est le mal principal dont se plaignent tous les
hommes * ; en second lieu, les clôtures et la transforma-
tion de la terre arable en pâturages ; en troisième lieu,
la décadence des villes, des communes et des villages ;
et enfin la division et la diversité des opinions en matière
de rehgion.
[171] Jusqu'ici, je vous ai montré diverses occasions
ou causes de ces maux, suivant la différence d'opinion
et d'esprit d'un chacun **. A présent, je ferai découler
ces maux d'une seule cause, mais seulement de celle que
je pense être la véritable occasion du mal. Comme je
vous l'ai montré auparavant, diverses personnes jugent
* Les maux sont :
i) la cherté ;
ii) les clôtures et la transformation de la terre arable en pâturages ;
iii) la décadence des villes ;
iv) les différences religieuses.
** Le Prologue du docteur.
^) en comparaison avec le passé addition de S.
^) L. & B. : en second lieu, l'épuisement de la mon-
naie de ce Royaume ; troisièmement, les clôtures... ^^^.
LE BRANCHU II 10
146 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
différemment que ceci ou cela est la cause ou l'occasion
de tel ou tel mal, parce qu'il peut y avoir diverses causes
pour une chose et cependant il n'y en a qu'une qui l'oc-
casionne ; recherchons donc la cause, laissant de côté
toutes les causes accessoires qui sont amenées par la
cause originelle *. Quand une foule se presse dans un
étroit passage, celui qui est en tête est poussé par celui
qui se trouve derrière lui, celui-ci par celui qui le suit
lui-même et le troisième par quelque chose de fort et de
violent qui le fait avancer, ce qui est la première et prin-
cipale cause de la poussée de ceux qui se trouvent devant
lui : s'il était retenu et s'il s'arrêtait, tous les autres
s'arrêteraient également. Pour rendre ceci plus clair ** :
dans une horloge se trouvent de nombreuses roues,
cependant la première une fois mise en mouvement fait
agir la seconde, celle-ci la troisième, etc., jusqu'à la
dernière qui fait agir l'instrument frappant l'heure ***.
De même dans la construction d'une maison : il y a le
maître qui veut que cette maison soit bâtie, il y a le
charpentier et les matériaux nécessaires à la construction ;
ces matériaux restent inertes jusqu'à ce que l'ouvrier
les emploie ; cet ouvrier ne travaille que lorsque le maître
l'y intéresse par de bons salaires : aussi le maître est-il la
cause principale de la construction de cette maison.
[172] Cette cause **** est appelée cause efficiente
par les savants parce qu'elle détermine l'existence de
l'objet principal. Persuadez à cet homme d'abandonner
cette construction et la maison n'existera jamais ; la
maison cependant ne peut être construite sans les maté-
riaux et sans les ouvriers ; [Fol.41.Vo] aussi ces autres
causes sont-elles appelées par certains causae sine quitus
* Analogie avec : i) une foule dans un étroit passage...
** ii) une horloge et...
*** ...iii) la construction d'une maison.
**** La cause originelle appelée efficiente.
(
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 147
non et par d'autres materiales Se formules. Mais toutes
tendent vers le même but : c'est la cause efficiente qui
est la cause principale sans l'intervention de laquelle
la chose ne pourrait exister. Gomme dans l'esprit d'un
chacun existe cette croyance qu'une fois suppriméeja
cause, l'effet est également supprimé *, les hommes
essayèrent de discerner sans jugement les causes ''des
choses dont nous parlons, sans séparer la cause princi-
pale des causes secondaires ; aussi, en supprimant ces
causes qui ne sont que secondaires, comme ils le firent,
ils n'approchèrent point du remède qu'ils cherchaient **.
Il en est ainsi comme de la femme d'Ajax qui perdit son
mari dans le navire appelé Argos et qui souhaitait que
les pins qui servirent à la construction du navire n'aient
jamais été abattus dans le bois de Peleius, alors que ce
n'était pas la cause efficiente de la perte de son mari,
mais au contraire le feu qui fut jeté sur le dit navire et
qui l'enflamma ***. De semblables causes sont appelées
causes lointaines, parce qu'elles se trouvent trop éloi-
gnées ; elles n'agissent pas par elles-mêmes et il faut
qu'une autre les fasse agir.
[173] Peut-être, comme je m'éloigne ainsi de mon
sujet, pensera-t-on que je m'éloigne également de mon
but ; venons-en cependant à notre discussion et appli-
quons-lui ce que je viens de dire. Quelques uns pensent
que cette cherté est l'œuvre du fermier qui vend trop
cher ses produits ; d'autres pensent que c'est le seigneur
qui augmente trop le prix de sa terre **** ; certains
accusent les clôtures et certains autres l'élévation de
notre monnaie ou son altération. Aussi, en supprimant
quelqu'une de ces choses (celle qui, d'après leur opinion,
* Il faut distinguer la cause principale des causes secondaires.
** Cic. top. Lib. 5.
*** Les causes lointaines n'ont pas besoin d'être considérées.
**** Sublata cause lollihir effecius.
148 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
était la cause principale de cette cherté), quelques uns
pensèrent-ils remédier à celle-ci ; mais l'essai montra
qu'ils n'avaient point touché à la cause efficiente et
principale et leurs expédients n'aboutirent pas * :
s'ils avaient abouti, le mal eût disparu complètement,
car cela est propre à la cause principale, qu'aussitôt
supprimée l'effet disparaît également. [Fol. 42. R®]. Je
confesse cependant que toutes ces choses prirent nais-
sance avec cette cherté, de telle sorte que chacune d'elles
semblerait être la cause de cette dernière ; il n'y a
cependant pas de bonne preuve qu'elles en soient les
causes **, pas plus que le clocher qui fut construit
à Douvres ne fut celle de la décadence de son port,
parce que le port commença à décliner à l'époque où
fut construit le clocher. Certainement, là ne sont point
les causes efficientes de cette cherté, bien que quelques-
unes puissent être la conséquence d'une autre ^^®.
[174] Mais, comme je l'ai déjà fait remarquer
d'hommes se poussant les uns les autres dans un cor-
ridor, lorsque seul le premier de tous est cause initiale
de ce mouvement, ainsi pour le sujet dont nous parlons,
il y a quelque chose qui est la cause originelle de ces
autres causes qui ne sont que secondaires et les fait
devenir elles-mêmes causes de faits différents. Ainsi la
hausse de tous les prix des victuailles par le fait du fer-
mier est la cause de la hausse du fermage de sa terre ;
le fait pour les gentilshommes de prendre tellement de
fermes en leurs propres mains, et cela parce qu'ils sont
amenés à acheter si cher leurs provisions, est à son tour
une cause importante du nombre des clôtures : car les
gentilshommes ayant beaucoup de terre en leur posses-
sion et n'étant pas à même de la cultiver et de la labou-
* La cause principale ou efficiente de cette cherté n'a pas encore
été touchée.
*• Le clocher de Tendernen et le port de Douvres.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 149
rer entièrement (ce qui demande l'industrie, le travail
et l'entretien de nombreuses personnes), convertissent
la plus grande partie de cette terre en pâturages, ce qui
requière moins de charges de personnel et rapporte
cependant un profit plus considérable.
[175] Ainsi, une chose découle d'une autre et en
met une autre en mouvement, cependant un élément
premier est la cause principale de toute cette impulsion
et de ce mouvement circulaire. Je vous ai montré en
passant que la cause principale n'était le fait ni du
fermier, ni du gentilhomme ; voyons si elle est celui du
marchand *. Il semble qu'étant donné que toutes les
marchandises sont plus chères qu'elles n'avaient cou-
tume de l'être, le fermier est conduit à vendre plus cher
ses produits. Maintenant que la chose en est là, comment
pouvez-vous. Maître Marchand, vous disculper d'être
la cause de cette cherté ?
Le Marchand. — [Fol.42.Vo] Je le peux très faci-
lement. Sir, car si nous vendons maintenant tout plus
cher que nous n'avions coutume, nous achetons égale-
ment plus cher aux étrangers. Laissons-les se disculper
nous nous l'avons fait en ce qui nous concerne.
[176] Le Docteur. — Ils ne sont point là pour
répondre ; s'ils étaient là, je leur demanderais pour-
quoi ils vendent leur marchandises plus cher qu'autre-
fois ?
Le Marchand. — Mon Dieu, j'en ai entendu beau-
coup jusqu'ici, lorsqu'on leur posait cette question,
répondre de deux manières. L'une était qu'ils ne ven-
daient pas en réalité plus cher qu'ils n'en avaient l'habi-
tude, donnant pour preuve qu'ils ne prenaient en échange
de leurs marchandises qu'autant et pas davantage des
* La cause principale de cette cherté est-elle dans le Marchand ?
150 ÉCRITS NOTABL?:S SUR LA MONNAIE
nôtres qu'ils n'avaient coutume. Ainsi, pour une todde
de notre laine, ils donnent autant de vin, d'épices ou
de soie qu'ils en donnaient autrefois pour une pareille
quantité ; ils donnent, pour une once d'argent ou d'or,
autant de marchandises qu'ils en ont toujours donné *.
L'autre réponse était que si nous croyions qu'ils vendent
plus cher leurs marchandises sous prétexte qu'ils deman-
dent plus de pièces de notre monnaie qu'autrefois, ce
n'est point là leur faute, disaient-ils, mais la nôtre qui
avons réduit nos pièces ou leur avons donné une valeur
moindre que celle qu'elles avaient dans le passé. Aussi
en exigent-ils un plus grand nombre en échange de
leurs marchanaises ", disant qu'ils se souciaient peu du
nom que nous donnons à nos pièces de monnaie, qu'ils
ne considèrent que leur poids et leur valeur réelle, celle
à laquelle elles sont estimées partout dans le monde.
[177] Le Chevalier. — Je leur aurais répliqué
ainsi : s'ils ne venaient ici que pour nos marchandises,
que leur importaient le poids et la valeur de notre
monnaie ** ? Ils auraient pu obtenir autant de nos
produits en échange des leurs qu'ils avaient coutume.
S'ils venaient au contraire pour notre or et notre argent,
il n'a jamais été légal que je sache, pas plus qu'il n'est
bon, qu'ils nous en prennent. Aussi je ne pense pas qu'il
existe de raison pour vendre leurs marchandises plus
cher qu'ils le faisaient autrefois.
[178] Le Docteur. — [Fol.43.Ro] Ils auraient pu
répondre que, lorsqu'ils avaient les marchandises que
* C'est parce que notre monnaie a été dévaluée qu'ils en demandent
davantage en échange de leurs marchandises.
** Alors, que les étrangers prennent nos marchandises et laissent notre
monnaie tranquille.
^) L. : pour nos marchandises.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 151
nous désirions, il n'arrivait pas toujours que nous pos-
sédions toutes celles qu'ils cherchaient *. Comme ils
avaient peut-être davantage de marchandises néces-
saires pour nous que nous ne possédions de produits
désirés par eux, ils étaient heureux de recevoir de nous
tel objet courant dans la plupart des pays, qui puisse
acheter ailleurs, selon leur bon plaisir, ce qu'ils recher-
chaient : et cet objet, diront-ils, n'était pas notre mon-
naie. Quant à nos lois interdisant l'exportation outre-
mer d'or et d'argent, ils ne s'en soucient point, car ils
peuvent en obtenir facilement : ils ont de nombreux
moyens de le faire, moyens que je vous ai déjà rappelés.
En ce qui concerne notre monnaie, ils pourraient arguer
finalement de ce que nous ne l'estimons point nous-
mêmes d'après son nom, mais au contraire d'après la
valeur et la quantité de matière dont elle est faite, car
s'ils nous avaient apporté une demi-once d'argent, nous
ne la prendrions point pour une once, pas plus que s'ils
nous apportaient du cuivre mélangé à de l'argent, nous
ne le prendrions pour de l'argent pur ; si nous ne vou-
lons pas l'accepter de leurs mains, pourquoi le pren-
draient-ils des nôtres ? Ils n'ont rencontré personne ici
qui ne veuille plus volontiers une coupe d'argent qu'une
coupe de cuivre ; il en est même ainsi des directeurs de
nos Monnaies, quoique ceux-ci, en d'autres cas, per-
suadent les gens que l'une est aussi bonne que l'autre i^^.
Voyant que nous prisons l'une bien davantage que
l'autre, comme le fait d'ailleurs le monde entier, pourquoi
n'estimeraient-ils pas notre monnaie d'après la quantité
et la valeur de sa substance, d'après le taux auquel on
l'évalue, à la fois chez nous et dans toutes les autres
places ** ? Comme à présent dans un grand nombre de
* Mais supposez qu'ils ne veuillent pas autant de nos marchandises
que nous en désirons des leurs...
** ... pourquoi prendraient-ils, pour le solde, notre monnaie dévaluée
comme si elle était pure ?
152 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
pièces, il n'y a que la valeur qui se trouvait dans un
moindre nombre auparavant, ils demandent en consé-
quence un plus grand nombre de pièces de monnaie,
mais cependant la même valeur en substance, qu'ils
avaient coutume d'exiger en échange de leurs mar-
chandises. Voyons maintenant à qui va la cause de cette
cherté, car, quant aux étrangers, je crois qu'ils se sont
raisonnablement excusés et ont rejeté cette accusation.
[179] Le Chevalier. — [Fol.43.Vo] D'après vos
arguments, la cause doit en être à la monnaie et, par
voie de conséquence, à Sa Majesté le Roi par le com-
j mandement duquel celle-ci fut altérée.
L- Le Docteur. — Oui, mais peut-être la cause
remonte-t-elle encore plus loin, jusqu'à ceux qui furent
les premiers conseillers de cette opération, prétextant
qu'il en découlerait un grand et notable profit pour
Sa Majesté * : si Sa Grâce avait pu se rendre compte
que cette mesure ne donnait qu'un profit momentané
et qu'elle occasionnait une perte constante à la fois à
Sa Majesté et à son Royaume, Elle et son peuple auraient
pu être amenés à renoncer facilement à la pratique de
ce simple moyen «. Mais, de même qu'un homme qui
pense en guérir un autre au moyen d'une médecine qu'il
juge bonne n'est pas beaucoup à blâmer si celle-ci est
reconnue mauvaise, de même Sa Majesté (sous le règne
de laquelle ceci fut accompli, ce qu'on ne peut supposer
avoir été destiné à produire une perte, mais bien plutôt
un avantage pour Elle et pour ses sujets) ^ ne doit être
* Henri VIII dévalua notre monnaie, pensant que ce serait un grand
bénéfice pour le royaume : mais ce fut une grande perte.
«j L. & B. : peut être rapidement révoqué.
^) L. & B. : pas plus que le père de Sa Majesté, ne
doit être...
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 153
aucunement blâmée, bien que le résultat fut contraire
au but proposé.
[180] Le Chevalier. — Alors vous pensez vraiment
que l'altération de la monnaie a été la première et prin-
cipale cause de cette universelle cherté ?
Le Docteur. — Oui, il n'y a pas de doute, c'est la
cause d'une grande partie des maux dont nous avons
parlé, car c'est la cause originelle de tous : outre que la
chose est évidente par elle-même, l'expérience et
l'épreuve la rendent encore plus évidente. Avec l'alté-
ration de la monnaie débuta cette cherté, et, à mesure
que la monnaie devenait plus mauvaise, montait le prix
de toute chose : que ceci est vrai, les quelques pièces de
l'ancienne monnaie qui subsistèrent en sont la preuve,
car, avec celles-ci, on pouvait obtenir autant de mar-
chandises à l'étranger et dans ce royaume qu'on avait
coutume d'en avoir. En effet, lorsque la mesure devient
plus petite, le nombre de mesures augmente afm d'arri-
ver au même résultat, et, comme ceci n'affecta pas égale-
ment tous les hommes, les uns subirent de grandes pertes
et les autres en retirèrent de grands profits, ce qui
occasionna tout d'abord " un mécontentement général.
Aussi, pour conclure [Fol.44.Ro], je pense que cette
altération de la monnaie * a été la cause originelle de ce
qu'en premier lieu les étrangers nous vendirent plus
cher leurs marchandises ; ceci eût pour résultat que
tous les fermiers et tenanciers qui produisaient quelques
denrées les vendirent également plus cher. Leur cherté
amena les gentilshommes à augmenter leurs fermages,
à prendre en mains propres des fermes pour en tirer
* La dévaluation de notre monnaie fut la cause originelle de la cherté.
«^ tout d'abord, addition de S.
154 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
meilleur profit et, par voie de conséquence, à enclore
davantage de terres «.
[181] Le Chevalier. — Si ceci était la cause prin-
«^ Les § 181 à 185 inclus sont une addition de S. qui a
supprimé des passages fort importants des manuscrits.
Voici le texte de L. et de B., identique sauf quelques
variantes de forme que nous ne citons pas. Les sous-
titres sont entre crochets et en italique :
[L.Fol.62.Ro] Le Chevalier. — Et quel est mainte-
nant le remède à tout cela ?
Le Docteur. — [Soit par Vexemple, soit par la loi,
toute chose doit être rectifiée]. Si ceci est la cause effi-
ciente, comme je le crois, vous voyez vous-même le
moyen d'y remédier : je n'en vois pas d'autres, pour
redresser une chose dérangée, que l'exemple ou la loi.
Si vous choisissez le premier moyen, vous pouvez
prendre comme exemple soit notre Royaume quand tout
allait bien soit un autre royaume que nous voyons bien
ordonné et à l'exemple duquel nous pouvons conformer
nos affaires. Si l'autre moyen nous agrée mieux, nous
devons rechercher quelles sont les vraies causes de ces
effets et, en supprimant les causes principales et effi-
cientes, ces effets disparaîtront également, comme je
l'ai dit souvent.
Le Chevalier. — Je vous prie, expliquez clairement
votre plan : quelle sont les causes que vous auriez
supprimées et comment ces choses pourraient-elles être
redressées ?
Le Docteur. — Je le ferai, à condition toutefois
que, si vous n'admettez pas mon raisonnement, vous le
critiquiez et donniez votre opinion là-dessus ; si vous
l'admettez en tout ou partie, usez-en selon votre bon
plaisir. [Le remède est la restauration de la monnaie à
ses anciens taux et dénomination.] Je veux dire (dit-il)
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 155
cipale de la cherté, comme il semble bien d'après de
grandes probabilités, comment se fait-il selon vous,
Maître Docteur (car vous dites que si la cause est sup-
que toute la monnaie actuellement courante ne le soit
plus à partir d'une certaine date, que les gens l'acceptent
seulement d'après l'estimation du métal contenu : à
partir de ce moment, seront seules courantes l'ancienne
et la nouvelle monnaie, d'après une même valeur, un
même poids, une même dénomination et ainsi la mon-
naie sera-t-elle rétablie à son ancien taux et à son
ancienne bonté.
Le Chevalier. — [L.Fol.62.Vo] Tout le Trésor de
ce Royaume ne pourrait être ainsi traité en une seule
fois ; il pourrait être rétabli ainsi peu à peu, partie
cette année, partie l'année suivante.
Le Docteur. — Que voulez-vous dire ?
Le Chevalier. — Je veux dire ceci : améliorez la
grote d'un demi-penny cette année et d'un demi-penny
l'année suivante.
Le Docteur. — Qu'à Dieu ne plaise vous avisiez
le Roi d'agir ainsi ! Ce serait un moyen d'augmenter
les charges du roi sans remédier aucunement à la
chose ^^^.
Le Chevalier. — Comment donc ?
Le Docteur. — Mon Dieu, je vous le prouverai
ainsi : si le roi voulait améliorer la monnaie que nous
possédons d'une valeur donnée, par exemple d'un penny
ou davantage par pièce, vous admettrez que, lorsque
cette monnaie est exportée, elle sera en juste valeur
préférable d'un penny ou même davantage à celle que
nous avons maintenant.
Le Chevalier. — Oui, sans doute.
Le Docteur. — Alors cette monnaie ne sera-t-elle
pas aussi courante que l'autre à l'étranger ?
Le Chevalier. — Oui.
156 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
primée, Tefïet disparaît également), comment se fait-il
que les prix de toutes choses ne soient pas revenus à leur
ancien taux, alors que depuis longtemps notre monnaie
anglaise * (au grand honneur de notre noble Princesse
• Mais la Reine Elisabeth rendit à notre monnaie sa pureté primitive.
Le Docteur. — Lorsque les orfèvres, les marchands
et les autres personnes expertes en métaux s'aperçoivent
qu'une grote est meilleure que l'autre et que cependant
ils obtiennent autant de marchandises pour la mauvaise
grote que pour la bonne, ne conservent-ils pas toujours
les bonnes pour les employer à quelqu'autre usage ?
[Toutes les monnaies qui ont cours ensemble doivent être
également proportionnées les unes aux autres.] Ils agiront
ainsi sans aucun doute, comme ils l'ont fait avec les
nouvelles pièces d'or [L.Fol.63.Ro] car, s'apercevant
que la nouvelle pièce d'or était meilleure que la nouvelle
pièce d'argent fabriquée pour être de même valeur, ils
accaparèrent tout l'or, aussi vite qu'il sortait de la Mon-
naie, et le conservèrent pour d'autres usages, de telle
sorte que maintenant nous n'avons guère que de l'an-
cienne monnaie d'or. Ainsi Sa Majesté le Roi perd de
l'argent et le remède essayé n'a aucun effet. Tout cela
parce qu'il n'y a pas d'égale proportion entre les mon-
naies, parce que l'une est meilleure que l'autre. J'avais
l'intention de vous exposer un autre moyen : si Sa
Majesté le Roi faisait rentrer soudainement toute la
monnaie actuellement courante et créait une nouvelle
monnaie quelque peu meilleure, mais pas aussi pure
cependant que l'ancienne, je crois qu'une semblable
déception serait occasionnée au Roi par ces monnayeurs ;
car lorsque les métaux sont fondus ensemble, ils ne peu-
vent être également proportionnés sans être de nouveau
séparés les uns des autres, les monnayeurs peuvent
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 157
actuellement régnante) a été entièrement ramenée à sa
perfection et à sa pureté d'antan ?
Le Docteur. — En vérité, Sir, je dois vous confes-
ser (bien qu'à première vue cela puisse sembler contre-
agir comme ils veulent et user pour leur propre avan-
tage de cette incertitude. [L'alliage des métaux esl
cause de fraude.] Si dans une once ils sont trouvés en
faute, ils pourraient dire : nous avons fondu ensemble
de grandes quantités de métaux et ce qui manque à
notre standard dans cette portion est suppléé dans une
autre portion. Ils ne peuvent jamais être tenu à accom-
plir leur devoir qui doit être laissé à leur propre
conscience et celle-ci, j'en ai peur, sera assez large. Ce
moyen cependant n'affecte qu'un des côtés de la chose
et ce qui est arrangé d'une part est perdu de l'autre.
Le Chevalier. — [L.Fol.63.Vo]. Gomment ! Le Roi
diminuerait la grote et toutes les autres monnaies ?
Le Docteur. — Toutes reviendraient alors à la
même estimation, car j'ai pris 10 livres de cuivre contre
une once d'argent. Il n'est au pouvoir d'aucun prince
de faire qu'une once d'argent en vaille deux et pas plus
pour l'or que pour quelqu'autre métal ; je préférerais
avoir un demi-penny qui soit appelé un demi-penny
plutôt qu'un demi-penny qui soit appelé penny. Un
homme peut changer le nom des choses, mais non point
la valeur des choses pendant longtemps, excepté si
nous étions dans un pays tel qu'on s'imagine être
l'Utopie qui n'a point de trafic avec d'autres contrées.
Aussi voudrais-je que l'on conserve une juste et conve-
nable proportion, non seulement en qualité, mais aussi
en quantité ; [Non seulement la substance et la quantité ^
mais aussi la dénomination des pièces doit être suivant
Vusage] si vous admettez l'altération de l'une ou de
l'autre monnaie, vous devez également admettre de
nombreux abus, car, quoique le Prince puisse frapper
158 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
dire en partie mes affirmations antérieures) que bien
que notre monnaie aujourd'hui et depuis longtemps
ait été restaurée à son ancienne bonté, cependant la
cherté de toutes choses, que j'ai affirmé auparavant
avoir procédé de la dévaluation de notre monnaie sub-
des monnaies de nom et de poids différents, bien qu'elles
ne soient jamais aussi pures que les anciennes, étant
donné que dans les rentes, les salaires, les dettes et les
droits des hommes vivants on se sert du nom des mon-
naies existant avant cette réforme, telles que livres,
marcs, nobles, réaux et shillings et étant données les
écritures faites d'après ces dénominations, vous ne
pouvez pas les changer sans modifier également dans
une large mesure les revenus, les dettes et les droits
d'un chacun. Ceci est bien apparu lors de l'altération
de la monnaie lorsqu'elle a eu lieu, [L.Fol.64.Ro] alté-
ration dont pourraient s'apercevoir dans leurs comptes,
s'ils considéraient bien le sujet, Sa Majesté le Roi prin-
cipalement et ensuite les nobles et les gentilshommes
de ce Royaume.
Le Chevalier. — Gela, je sens moi-même que c'est
vrai, bien que je n'en sache point la raison : car, bien
que je puisse dépenser maintenant plus qu'il y a seize
ans, je ne suis cependant plus à même de tenir maison
comme je le faisais alors.
Le Docteur. — Il n'est pas étonnant qu'il en soit
ainsi. Vous vous souvenez, je pense, de ce que je vous
ai dit ce matin : à savoir que chez Aristote [Que la mon-
naie est commune mesure. Aristote. li. 5. cap. 5. Eth.] la
monnaie est appelée une commune mesure de toutes
les choses. Envisagez le cas où vous n'auriez pas de rente
payable en monnaie, mais seulement en telles marchan-
dises qui vous sont nécessaires, ainsi en tant de bois-
seaux de grain ou en tant de yards d'étoffe. Le yard
et le boisseau n'ont pas changé de valeur depuis le temps
COMPENDIELX OU BREF EXAMEN... 159
siste et continue parmi nous *. Votre doute, exprimé
fort judicieusement et concernant bien le sujet, est
digne de considération, mais je me rends tellement bien
compte de la difficulté que ce ne serait point de bonne
modestie que d'en entreprendre la critique sans études
plus approfondies.
[182] Le Chevalier. — Je vous prie, Sir, d'aban-
donner pour cette fois l'excuse de la modestie. J*ai bien
compris, par vos discussions antérieures, que vous
* Vrai. Et la cherté dure encore.
où VOUS avez loué vos terres. [Qu'il n'est pas suffisant
pour un homme d'être payé par un nombre égal de pièces
de monnaie, mais qu'il lui faut aussi la quantité de métal.]
Si le boisseau et le yard étaient diminués de moitié et
si cependant vous n'étiez payé que par autant de bois-
seaux de grain ou de yards d'étoffe que vous l'étiez
avant la diminution de ces mesures, pourriez-vous
nourrir et vêtir autant de personnes qu'auparavant ?
Le Chevalier. — Non, moitié moins seulement,
car c'est la proportion qui manque, par votre calcul,
à la quantité totale de marchandises. Mais la monnaie
est-elle une commune mesure que l'on peut diminuer
et raccourcir comme les autres ?
Le Docteur. — Ce n'est pas seulement mon opi-
nion, mais aussi celle d'Aristote, comme je l'ai dit aupa-
ravant, le plus subtil philosophe qui ait jamais existé.
Le Chevalier. — [L.Fol.64.Vo] Mon Dieu, si cela
est vrai, c'est le Roi qui perd le plus et ensuite ses
nobles et ses gentilshommes qui sont sa force principale
en temps de besoin ; perdent également tous les gens
qui sont payés en cette mesure, étant appointés depuis
longtemps en un certain nombre de livres, de marcs et
de shillings. Je m'aperçois aussi que ceux qui les paient
160 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
n'êtes pas, sans de nouvelles réflexions, suffisamment
démuni de science pour nous satisfaire là dessus et même,
si besoin était, en des matières encore plus importantes.
en cette nouvelle mesure, sans en augmenter le nombre,
y gagnent nécessairement beaucoup.
Le Docteur. — Je pense que vous vous en rendez
compte vous-même ?
Le Chevalier. — Oui sans doute il doit en être
ainsi. Mais encore une chose que je voulais vous deman-
der : comment fait-on en France et dans les Flandres,
là où l'on a de la monnaie de cuivre, de la monnaie mixte,
de la monnaie d'argent pur et de la monnaie d'or courant
ensemble ?
Le Docteur. — C'est en conservant une juste pro-
portion entre chaque métal, ainsi de cent pour un pour
le cuivre à l'égard de l'argent et de 12 pour un pour
l'argent vis-à-vis de l'or. [Qu'il n'y a pas d'importance
à ce que quelques monnaies soient de cuivre, si Von conserve
une juste estimation de leur valeur vis-à-vis de celle de
l'argent et de ior.] Quant à la proportion de l'argent à
l'égard de l'or, je ne pense pas qu'elle puisse être modi-
fiée par l'autorité de quelque Prince, si cela était pos-
sible, un Prince ou une autre personne l'eût déjà fait
depuis deux mille ans, car c'est depuis ce temps que
Platon, qui était un autre philosophe appelé le divin
Platon pour sa parfaite sagesse, dans son dialogue
nommé Hipparchius [Plato in dial, Hipparch.] montra
que cette dite proportion existait en son temps entre
l'argent et l'or. Elle est la même encore maintenant,
car, aujourd'hui, douze onces d'argent ne valent qu'une
once d'or fin. [Que la proportion qui existait entre Vor
et r argent il y a deux mille ans est encore la même aujour-
d'hui.] Lorsque six angelots pesaient une once d'or,
vingt grotes pesant douze onces d'argent valaient un
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 161
Le Docteur. — Eh bien j'accepte (puisque vous le
voulez ainsi) [Fol.44.Vo] de me rendre à votre désir.
Je vous donnerai franchement mon opinion là-dessus,
^
angelot et ainsi 40d. d'argent correspondaient à 40s.
d'or.
Le Chevalier. — [L.Fol.65.Ro]. Vous souhaitez
que nous retournions aux vieux chemins que nous avons
quittés, mais toute la difficulté est de savoir comment
y retourner.
Le Docteur. — Cela demande sûrement quelqu'in-
telligente et prudente disposition, mais cela n'est pas si
difficile et les inconvénients qui en découleront, car il
y en aura nécessairement, seront moindres que ceux
provenant de la monnaie telle qu'elle est à présent et
qui, sans nul doute, seront de plus en plus nombreux.
D'autre part les choses reviennent naturellement et
avec moins de difficultés au commerce traditionnel
qu'elles ne s'adaptent à un usage nouveau et extra-
vagant ; les gens seront heureux de retrouver ce dont
ils avaient l'habitude et ainsi ils supporteront quelques
peines pour y revenir.
Le Chevalier. — Eh bien, présentez cette réforme
telle que vous la comprenez et que mes amis et moi
entendent quels inconvénients peuvent en résulter.
Le Docteur. — Vous me soumettez une question
importante qui excède mon simple esprit. Elle devrait
être examinée par les membres du Conseil ou du Parle-
ment ou par quelques hommes sages et instruits choisis
par eux et réunis pour la discuter. Peut-être ai- je ici
dépassé mon rôle en allant jusqu'à dire que la chose
devait être faite.
Le Chevalier. — Quel mal peut-il y avoir, car, bien
que nous imaginions ici que toute la communauté est
représentée par nous, nos résolutions ne seront pas
LE BRANCHU II 11
162 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
à condition toutefois que, si vous ne l'admettez point,
VOUS le critiquiez et que vous me fassiez part de vos
propres fantaisies et jugements sur cette matière. Il
existe, à mon avis, deux causes spéciales * pour les-
quelles, nonobstant la réforme de notre monnaie, cette
* Deux causes de la cherté des choses :
publiées ? Gela peut produire ce bon résultat : c'est
qu'en vous écoutant, Maître Docteur, j'entende quelque
sage raison que, lorsque je ferai partie du Parlement
(ce dont je suis indigne), je pourrais exposer et faire
entendre à quelques hommes pour le plus grand bien
de tous. [L.Fol.65.Vo] Aussi, exposez-nous votre projet,
il ne nous servira pas à nous-mêmes.
Le Docteur. — Il est dangereux de se mêler des
affaires du Roi, surtout si cela peut-être à même de dimi-
nuer ses revenus.
Le Chevalier. — Gela serait vrai si on en parlait là
où cela pourrait faire du mal et dans cette intention.
Le Docteur. — Je n'agis pas ainsi, mais au
contraire pour le meilleur but et, j'en prends Dieu à
témoin, pour le plus grand profit, honneur et sûreté
dans l'avenir de Sa Majesté le Roi. Cependant quel-
ques-uns diront peut-être qu'il ne m'appartient pas
d'étudier cette affaire ; oui, je suis le sujet du Roi et
je lui dois, non seulement l'obéissance, mais encore tout
le respect à la fois dans l'exemple et dans le conseil.
Je présenterai donc ainsi le cas : supposons que le Roi
proclame qu'après la prochaine Saint-Michel il n'y aura
plus de monnaie à avoir cours en ce royaume, mais
seulement au nouveau taux ; chacun devra apporter
à la Monnaie du Roi toute sa nouvelle monnaie et là
on lui donnera des reçus disant que pour chaque 10 s.
de la nouvelle monnaie apportée au Roi, celui-ci lui
donnera, entre la Saint-Michel et la Noël suivante ou
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 163
cherté des choses (en comparaison avec le passé) subsiste
parmi nous.
[183] La première est qu'immédiatement après la
dévaluation de notre monnaie sous le règne du Roi
Henri VIII i°®, tous les prix montèrent, affectant toutes
I
tout autre époque, un angelot noble de bon or ou de
bon argent et à l'ancienne valeur, c'est à dire dix grotes
pour l'once d'argent et six angelots pour l'once d'or..
Je vous demande quel mal en adviendrait ?
Le Chevalier. — Mon Dieu, il n'y aurait aucun mal
si cela pouvait réussir ; mais où le Roi trouverait-il
suffisamment de fonds pour tout cela ? Sa Grâce n'en a
pas beaucoup dans son propre trésor, peut-être, n'en
a-t-elle, même avec tous ses sujets, pas assez pour tout
le trafic du Royaume.
Le Docteur. — [L.F0I.66.R0]. Je ne conteste point
qu'il faudra un, deux ou trois ans avant que ce Royaume
en soit aussi bien pourvu qu'il ne l'était auparavant et
que Sa Majesté le Roi aura quelques besoins d'argent
pour réussir tout cela : mais la difficulté n'est pas si
grande qu'elle paraît et elle existerait surtout au début.
[Comment on pourrait avoir des fonds pour la réforme de
la monnaie.] Tout d'abord Sa Majesté le Roi aurait des
fonds au moyen de la nouvelle monnaie qui serait appor-
tée à la Monnaie. Il y a encore dans le Royaume un peu
de l'ancienne monnaie qui serait apportée au Roi pour
être divisée, si son estimation était juste ; il y a égale-
ment de la vaisselle que les gens seraient heureux d'ap-
porter pour la monnayer s'ils pouvaient avoir en place
du pur argent comme ils en avaient l'habitude. Une
disposition pourrait être prise pour un temps interdisant
que la laine, les étoffes, l'étain ou quelqu'autres mar-
chandises semblables soient exportées, à moins qu'elles
164 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
les classes de la société *. Il devait arriver, comme vous
le savez, que les gentilshommes, qui ne vivaient que du
revenu de leurs terres, en furent autant ou davantage
les victimes (comme cela a été prouvé) que n'importe
* i) la dévaluation de notre monnaie par Henri VIII. Ainsi prix en
hausse...
ne soient payées en bon or ou en argent d'après l'ancien
taux. Et si Sa Grâce pouvait s'arranger de manière que
les gens puissent avoir de la monnaie de billon frappée
moins chère, aussi bon marché qu'autrefois, ceux-ci
apporteraient vite de l'argent à la Monnaie.
Le Chevalier. — Gela demanderait longtemps avant
que suffisamment d'argent et d'or soit apporté et frappé
pour subvenir aux besoins du Royaume ! Gomment pen-
dant ce temps les gens feraient-ils le commerce, étant
donné qu'auparavant ils manquaient déjà d'espèces?
Le Docteur. — Partie par le troc, partie au moyen
de cette monnaie corrigée, comme celle qui fut expor-
tée, jusqu'à ce qu'il en soit fabriqué davantage.
Le Ghevalier. — Gomment le Roi et les gentils-
hommes seraient-ils payés de leurs rentes pendant ce
temps ?
Le Docteur. — Sa Majesté le Roi pourrait être
payée en sa monnaie actuelle [L.Fol.ôô.V^'] et les gen-
tilshommes en produits des terres de leurs tenanciers
estimés un certain prix, en paiement de la rente pour
la première demi-année. Pour les six mois suivants,
il y aurait assez d'or et d'argent donné en échange de
nos laines, peaux, étain, plomb et autres marchandises
pour payer les rentes du roi et des autres seigneurs, car
je crois que chaque tenancier récolte annuellement
suffisamment d'un produit ou d'un autre pour payer le
fermage de son seigneur et les seigneurs peuvent, de leur
côté, épargner suffisamment du produit qu'ils reçoivent
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 165
quelle autre personne. Ceci admis, les gentilshommes
désireux de conserver leur crédit en maintenant leur
rang comme leurs ancêtres ont été forcés, aussi souvent
qu'expiraient les baux conclus par eux-mêmes ou par
leurs ancêtres, de ne pas les renouveler sans que le nou-
de leurs tenanciers pour payer la redevance de Sa
Majesté le Roi. S'il n'y avait rien d'autre à compliquer
cette affaire, cela suffirait à procurer en un an assez
de bonne monnaie pour le trafic du Royaume, car il
n'y a pas de tenancier qui puisse dédenser plus qu'il
ne produit, pas de propriétaire qui puisse dépenser plus
que ses revenus annuels : si, parmi eux, un le fait, un
autre en épargnera autant. Si une année ne pourvoit
pas le Royaume d'assez de bonne monnaie, une autre
le fera et une troisième nous rendra plus riches que nous
ne l'avons jamais été. [Un souverain devrait avoir beau-
coup d'argent^ ou, sinon, lui, ses sujets.] Il n'est pas
suffisant pour un Prince ou un royaume d'avoir seule-
ment assez d'argent pour une année et de vivre, comme
l'on dit, au jour le jour ^^° : il devrait avoir quelque
réserve pour les événements imprévus, tels que guerre
et disette. Car si nous avions des guerres ou une disette,
comme cela est déjà arrivé, et que nous ayions besoin
de munitions, d'artillerie ou d'une aide quelconque de
l'étranger, ce n'est pas la monnaie que nous possédons
maintenant qui nous les procurerait [L.Fol.67.R<^] ; de
même, si nous souffrions d'une grande disette de grains
dans le Royaume, à cause de laquelle, nous serions obligés
d'aller en quérir à l'étranger, ce n'est pas notre monnaie
actuelle qui en achèterait ; quant à nos autres mar-
chandises, en cas de famine elles ne seraient pas à même
d'y suppléer, étant donné qu'à présent, dans les bonnes
années, elles ne constituent qu'à peine le nécessaire.
Et que ferions-nous si la guerre et la disette advenaient
166 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
veau fermage soit beaucoup plus élevé que l'ancien * ;
cette hausse des fermages a continué depuis lors et
jusqu'aujourd'hui. Il en résulte que le fermier est forcé,
étant donné que son fermage est plus élevé qu'autrefois
et continue de l'être, de vendre plus cher ses produits
* ...cette hausse des prix fit monter les fermages...
en même temps, comme cela a déjà été ? Nous serions
sûrement en mauvaise posture et en grand péril vis-à-vis
des étrangers. D'un autre côté, si nous possédions des
réserves suffisantes d'argent dans le Royaume, quoi-
qu'adviennent en même temps la guerre et la disette,
nous serions à même de les supporter pour une année,
ou deux, ou trois. J'aimerais mieux qu'un millier
d'hommes possèdent entre eux, dans une année de
cherté, 100.000 £ de bonnes monnaie que d'avoir un
millier de granges pleines de grain d'une valeur de
100 £ chacune : car la monnaie permettrait d'acheter
autant de grain qu'en contiendraient toutes ces granges.
La monnaie est, comme elle l'était, une réserve de toute
marchandise désirée, ainsi que je vous l'ai déjà dit
dans notre discussion ; c'est la marchandise qui peut
être conservée le plus longtemps sans perte, la plus
facile à transporter ici et là pour tout échange et la
plus universellement courante si elle est d'or et d'ar-
gent. Néanmoins, si ce n'était pour la difficulté du
transport, j'aimerais autant avoir du cuivre, de l'étain,
du plomb pour une valeur égale à celle de la monnaie,
car ces métaux se conservent aussi bien, sont partout
reçus à leur valeur, mais ils sont très difficiles à trans-
porter. Si quelqu'un manque d'une marchandise existant
à Londres, alors que lui-même habite Berwick, ne
serait-il pas beaucoup plus aisé pour lui d'avoir une
marchandise à donner en échange de celle dont il a
besoin telle [L.Fol.67.Vo] qu'il puisse la transporter
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 167
et de continuer à le faire *. Il en résulte également
pour les autres artisans l'obligation de maintenir une
égale proportion dans les autres marchandises. Ainsi
cette cherté naquit au début (comme je l'ai déjà dit), de
l'altération de la monnaie et j'attribue en partie sa
* ...et ceci fit monter le prix de la nourriture et de tous autres articles.
dans ses manches jusqu'à concurrence de la valeur
de 100 £ et de venir à Londres sur un bidet, à peu de
frais, plutôt que d'avoir une marchandise de cette
valeur qui demanderait un chariot pour la transporter ?
Le Chevalier. — Oui sans doute, mais il serait plus
à l'abri du vol ainsi.
Le Docteur. — Cela est vrai, mais il serait encore
plus à l'abri du vol s'il ne possédait rien.
Le Chevalier. — J'ai entendu divers hommes de
votre profession se plaindre des premiers inventeurs
de l'or et de l'argent, parce que ceux-ci étaient respon-
sables de nombreux meurtres, félonies et malheurs :
car c'est l'esprit de lucre qui conduit l'homme au mal.
Le Docteur. — Je sais qu'ils se plaignent aussi
bien des fondeurs d'argent et d'or que de ceux de fer
et d'acier, sous prétexte que ces métaux sont les ins-
truments de nombreux meurtres et massacres. [Que ce
qui est généralement estimé ne doit pas être rejeté d'un
royaume qui trafique avec les autres.] Aussi désirerais-je
qu'aucun de ces métaux ne soit aussi répandu. Mais si
nous abandonnions nos outils et nos armes sans que le
fassent les autres pays, nous nous priverions de toute
défense et deviendrions leur proie ; ainsi, si nous aban-
donnions notre or et notre argent à cause du mal qui
découle, non pas d'eux-mêmes, mais de leur mauvais
usage, et si les autres pays les conservaient, nous nous
affaiblierions nous-mêmes et nous leur donnerions la
force. Bien qu'il soit recommandable à certains, pour la
168 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
continuation à l'augmentation des fermages qui ont été
haussés depuis ce temps et continueront vraisemblable-
ment à l'être [Fol.45.R<>] je ne sais pendant combien de
temps *. Si nous voulions rétablir chez nous les
anciens prix, la restauration de notre bonne monnaie
* Si nous désirons nos anciennes valeurs ou prix, nous devons abais-
ser les fermages.
vie contemplative, de mettre de côté, autant que pos-
sible, l'usage de notre monnaie, il n'est pas nécessaire
pour le Royaume que tous en fassent autant, pas plus
qu'il ne convient que tous les hommes soient vierges,
quoique cela puisse être bon dans certains cas.
Le Chevalier. — [L.F0I.68.R0] J'ai entendu dire
que les Princes avaient monnayé du cuir et en avaient
fait une monnaie courante en cas de besoin.
Le Docteur. — Vous pouviez bien dire que c'était
en temps de grand besoin et seulement pour une courte
période ; je n'ai cependant jamais lu que plus d'un
Prince l'ait fait : celui-ci était appelé Frédéric, surnommé
Barberousse^^i, un des Empereurs d'Allemagne qui
vivait en l'an de grâce 1193 ou environ. [Que la monnaie
fut à un moment faite de cuir^ mais en période de grande
nécessité et seulement pour peu de temps.] Une fois, pen-
dant une guerre, en temps de grand besoin, comme son
argent était épuisé et que ses soldats étaient prêts à
le quitter, il frappa une monnaie de cuir et fixa dans
chaque pièce un clou d'argent avec sa marque ^^^ . n
désirait que ses soldats l'acceptent pour lors au lieu de
bonne monnaie, les assurant qu'après la fm de la guerre
il les rembourserait en bonne monnaie courante, ce qu'il
fit. Par ce moyen, il conserva ses soldats, mena à bien
cette entreprise, reprit cette monnaie de cuir et la rem-
boursa en bonne monnaie. Ainsi, les Princes qui conser-
vent leur crédit et tiennent leurs promesses peuvent
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 109
qui est déjà faite (et auparavant la baisse des fermages
aurait suffi) ne servira point de nos jours, excepté si les
fermages sont abaissés, ce qui ne peut être accompli
sans le consentement commun de tous les propriétaires
du Royaume.
accomplir, en temps de besoin, de merveilleuses choses
parmi leurs sujets et, s'ils ne le faisaient pas, ils seraient
amenés à rechercher de l'aide chez les étrangers, à leur
grand dommage comme l'expérience l'a montré il n'y
a pas longtemps ^^^,
Le Chevalier. — Mais pour en revenir au point
où nous en sommes restés, si le Roi donnait des angelots
(comme vous le dites) pour chaque 10 s. de nouvelles
pièces apportées à la Monnaie, les revenus d'une année
entière de Sa Grâce y suffiraient à peine.
Le Docteur. — Ce serait une année de revenu bien
employée celle qui ainsi en sauverait dix, comme ce
serait un bon marché, avec la rente d'une ou de deux
années, d'acquérir le terrain pour toujours. Si Sa
Majesté le Roi donnait à ses sujets un bon angelot pour
le noble actuellement en cours [L.F0I.68.V0]. Sa Grâce
ferait comme l'a fait Frédéric. Et cependant le Roi
aurait plus longtemps besoin de la monnaie de ses
sujets (comme la raison et la nécessité le veulent) et,
par ce règlement, il gagnerait le tiers, puisque, pour
chaque 10s. Sa Grâce donnerait un noble.
Le Chevalier. — Mais alors si les gens avaient leur
monnaie frappée pour peu de chose ou même pour rien,
si ce n'est le travail des ouvriers. Sa Majesté le Roi qui
trouve actuellement un grand profit dans le mon-
nayage perdrait beaucoup du fait de votre réforme.
Le Docteur. — Aussi je ne doute point que les
monnayeurs n'aident en cela le Roi et ses conseillers,
mais je ne les croirais pas plus en cela que je ne les
170 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
[184] Une autre raison * que je puis entrevoir
est l'abondance extrême de numéraire qui existe aujour-
d'hui dans nos pays en beaucoup plus grande quantité
que nos ancêtres n'en ont jamais vu par le passé ^^*.
* ii) la grande augmentation de nos jours de la monnaie en pro-
venance de l'Inde, etc.
croyais auparavant en ce qu'ils avaient promis sans
pouvoir le réussir : lorsqu'ils prétendaient faire de
l'argent avec du cuivre et de l'or avec de l'argent.
[Comment les monnayeurs entendent la multiplication.]
Je dois cependant confesser qu'ils ont bien changé notre
cuivre en argent et notre argent en or, sous leur propre
direction, mais, en même temps, ils ont épuisé les coffres
du Prince et son patrimoine qui est le Royaume ; ils
l'ont fait comme les alchimistes avaient coutume d'agir
avec les gens, leur promettant d'accroître leurs biens
alors qu'en réalité il les diminuaient ; les monnayeurs
eux l'accroissent en nombre, mais, d'autre part, en dimi-
nue deux fois plus la valeur. Ainsi, au lieu d'un penny,
il donnent deux pence [L.Fol.69.Ro], mais de telle
manière que l'ancien penny en valait trois de la nou-
velle espèce. Bien qu'ils persuadent au Prince que le
bénéfice de tout cela reviendra à Sa Grâce, le profit
le plus considérable restera cependant entre leurs mains.
Et pourquoi ? Parce que la proportion des métaux est
si incertaine à reconnaître par l'essayage que les offi-
ciers du Roi ne peuvent pas toujours les obUger à conser-
ver un certain standard. Et même s'ils y parvenaient,
l'opération ne profiterait pas tellement au Roi qu'il
semble à première vue : la plus grande part du bénéfice
va aux monnayeurs, comme elle avait coutume d'aller
aux alchimistes et aux charlatans. Cela apparaît bien
par l'exemple de ceux qui exercent ou ont exercé ce
métier : ils s'enrichissent soudainement comme s'ils
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 171
Qui donc ignore les quantités infinies d'or et d'argent
recueillies chaque année dans les Indes et dans les autres
pays et transportées sur nos côtes ? C'est absolument
certain, car cela apparaît de l'avis commun de tous les
hommes âgés qui vivent aujourd'hui *. Ils disent
* Il y a quelques années, un homme avec 30 ou 40 £ par an était
considéré comme riche ; on le regarde presque comme un mendiant.
avaient trouvé l'anneau de Gigès, ainsi que le dit le
proverbe. Gela paraît encore par l'exemple d'un honnête
homme appelé Knight [Son nom était Knight] qui, je
le sais, occupa des fonctions à la Monnaie, mais seule-
ment, comme je l'ai entendu dire, deux ans environ,
après quoi il tomba malade et mourut. Sur son lit de
mort (comme c'était un très honnête homme, fort
consciencieux) s'apercevant qu'il avait gagné par son
emploi plus que son salaire. [Un rare exemple de mon-
nayeur.] ^^^, il légua au Roi environ 1.000 marcs, comme
on me l'a affirmé, en compensation des gains illégaux
obtenus aux dépens du Roi, absolument comme les
gens avaient coutume de faire des legs à leur église
paroissiale en compensation des dîmes oubliées. Si un
honnête homme peut gagner autant d'argent en si peu
de temps, que ne peut donc faire celui qui n'a pas de
conscience ? [L.Fol.69.Vo]. Mais, pour répondre à votre
objection, le Roi ne gagne pas par son monnayage
autant qu'il perd dans ses revenus annuels, douanes,
subsides, amendes et autres profits semblables, quand
la même monnaie revient à Sa Grâce.
Le Chevalier. — Si votre projet veut qu'après la
Saint-Michel prochaine tout le monde soit obligé de
payer toutes sortes de redevances d'après l'ancienne
monnaie, considérons alors ce cas : quelqu'un, depuis le
surhaussement de la monnaie, a loué des terres à 10 £
par an [Un cas à considérer si Von change la monnaie,
172 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
tous qu'autrefois, jusqu'à la limite de leur mémoire
celui qui, toutes charges déduites, possédait un revenu
de 30 ou 40 £ était considéré comme un homme riche et
tout à fait en état de tenir maison parmi ses voisins,
mais, de nos jours, un homme de cette catégorie est si
iouchant les rentes récemment élevées] qui, avant cette
réforme, ne valaient que 20 nobles par an, pas plus
qu'elles ne vaudraient à présent si l'on rétablit la mon-
naie à son ancien taux : comment cet homme fera-t-il,
et comment feront les autres, fort nombreux dans le
Royaume, et qui sont dans le même cas ? Ils seraient
probablement ruinés s'ils étaient obligés de payer leurs
10 £ par an au taux de l'ancienne monnaie.
Le Docteur. — Vous faites bien de le rappeler :
beaucoup se trouveraient en mauvaise posture si l'on
ne remédiait à ce cas. Bien que ce ne soit pas un mal
aussi grave de laisser quelques-uns payer de cette façon
que cela n'était généralement, pour tous les proprié-
taires du Royaume, de recevoir leurs rentes au taux
actuel de la monnaie, on devrait pourtant y remédier,
étant donné que ce peut être fait aisément de cette façon :
tous ceux qui ont pris à ferme des terres ou des pro-
priétés depuis le rehaussement de la monnaie ne don-
neraient, à partir de la Saint-Michel suivante, pour
chaque 10 shillings qu'ils devaient [L.Fol.70.Ro] qu'un
angelot de la monnaie réformée, de la même valeur que
l'ancien angelot. Ainsi ni tenanciers, ni propriétaires
ne seraient lésés et les marchés seraient maintenus.
Le Chevalier. — Alors j'objecterai ceci : si un
.homme s'était engagé à payer 100 £ après la Saint-Michel
prochaine, il devra les payer en la monnaie alors cou-
rante, qui excéderait en valeur de 100 nobles les 100 £
existant lors du contrat ; il y perdrait beaucoup, et ce
sans raison, étant donné qu'il comptait payer en la
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 173
loin d'être réputé bon maître de maison ou homme riche
qu'il est presque considéré comme un mendiant. Aussi
ces deux raisons me semblent contenir en elles une pro-
babilité suffisante quant aux causes et à la continuation
de cette universelle cherté ^^^.
[185] Le Chevalier. — Sans doute ; mais, Sir, si
l'accroissement du numéraire est en partie l'occasion
de cette cherté continue, il est aussi vraisemblable que
dans d'autres nations voisines, là où sont apportées
chaque année de grandes quantités d'or et d'argent, le
monnaie courante du moment où il avait contracté.
Gomment celui-ci agirait-il ?
Le Docteur. — On pourrait également remédier
à ce cas comme au précédent : les débiteurs, pour toute
obligation née avant le renforcement de la monnaie,
pour chaque 10 shillings qu'ils devaient ne paieraient
qu'un angelot noble. Ainsi, pour les 100 £ qu'il devait
par ce contrat, il s'acquitterait par le paiement de
100 marcs de la monnaie réformée et personne ne serait
lésé.
Le Chevalier. — Comment feraient ceux qui
avaient affermé des terres ou s'étaient obligés avant le
renforcement de la monnaie ?
Le Docteur. — En ce qui concerne les terres louées
avant le renforcemeut ou l'altération de la monnaie,
comme pour les dettes contractées, personne ne devrait
être obligé de payer d'après l'ancien taux, car cela ne
fut pas convenu lors de la conclusion des marchés ; une
semblable disposition ne fut cependant pas prise lorsque
la monnaie fut altérée tout d'abord, ce qui occasionna
des pertes à tous les nobles et à tous les gentilshommes.
[L.F0I.7O.V0] Peut-être divers autres cas semblables
pourraient-ils se présenter à l'occasion de cette alté-
174 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
prix des victuailles et des autres marchandises sembla-
bles montent comme augmente le numéraire.
Le Docteur. — Il en est ainsi et aussi, pour expri-
mer franchement mon opinion, je ne considère pas, étant
données les difficultés dont j'ai parlé pour ramener toutes
nos [Fol.45.Vo] marchandises anglaises à leurs anciens
prix, qu'une telle réforme soit profitable ni sans inconvé-
nient pour le Royaume, excepté si nous désirons que
nos produits soient vendus bon marché aux étrangers
et que, d'un autre côté, les leurs nous soient vendus cher,
ce qui ne pourrait manquer d'occasionner un grand
appauvrissement du Royaume en fort peu de temps.
[186] Le Chevalier. — Maintenant que vous avez
si bien touché la cause de cette cherté et que vous avez
ration quant aux paiements, car, lors de la promulga-
tion de quelque nouvelle ordonnance, il est fort difficile
de la rendre assez parfaite pour ne léser personne et
c'est impossible. Il est suffisant, comme le dit ce bon
politique, le sénateur TuUius, qu'elle puisse profiter
au plus grand nombre et ne léser qu'une petite partie.
Toutefois, l'on pourrait remédier à des cas semblables à
mesure qu'ils se présenteraient. Je vous ai fait part
ainsi de ma simple opinion, comme quoi je pense que
l'on pourrait remédier facilement à cette universelle
cherté, dont la cause est en nous-mêmes et non pas
dans la volonté de Dieu. Car lorsque Dieu est disposé
à nous envoyer la cherté de quelque chose, comme celle
des grains, du bétail ou d'autres victuailles, aucun remède
humain ne peut agir : seules le peuvent la prière et la
réforme de la vie pour la punition de laquelle II nous
l'a envoyée.
Le Chevalier. — Maintenant que vous avez si
bien touché la cause de cette cherté... (§ 186).
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 175
dégagé ce que Ton peut désirer ou en espérer (et vous
l'avez fait si bien que j'en suis entièrement satisfait) *,
je vous prie de me montrer les remèdes à ces clôtures,
dont tout le Royaume se plaint tellement et s'est plaint
si longtemps. Vous avez bien montré comment elles
sont une cause de désolation dans ce Royaume et com-
ment elles sont dues au plus grand profit que les gens
tirent du pâturage par rapport au labourage ce qui fait
qu'ils s'y adonnent tellement. Je voudrais savoir main-
tenant comment on pourrait y remédier, car je connais
ce sujet depuis longtemps : je l'ai souvent discuté, aussi
bien au Parlement qu'au Conseil, et bien peu de mesures
eurent de l'effet.
Le Docteur. — Si après tous ces hommes sages du
Parlement et des Conseils je prenais sur moi de les cor-
riger ^^^ et de trouver un remède aux clôtures, ce qu'ils
n'ont jamais pu faire, je serais à bon droit considéré
comme très orgueilleux.
Le Chevalier. — Dites cependant votre opinion
là dessus, car, même si vous manquiez de bons moyens
pour réformer les clôtures, ce ne serait pas plus une
humiliation pour vous que cela ne l'a été pour tous ces
hommes sages dont vous parlez.
[187] Le Docteur. — Vous dites vrai ; comme je
n'ai rien dit en tout cela que j'ai considéré comme une
loi ou une chose définitivement fixée, mais plutôt comme
des arguments à considérer par les autres hommes et à
admettre ou à rejeter suivant ce qui leur en semblera
bon, aussi, comme vous m'avez déjà accordé votre atten-
tion jusqu'ici, je ne me priverai pas d'énoncer mon
opinion là-dessus [Fol.46.Ro]. Je dois cependant conser-
ver la base dont j'ai parlé : rechercher la cause effective
de ces clôtures et redresser la chose en supprimant cette
cause.
♦ S'il vous plaît, dites-moi les remèdes aux clôtures des terres communes.
176 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Le Chevalier. — Faites ainsi, je vous prie. Gela
me semble très raisonnable comme ce que j'ai entendu
dire par un bon médecin lorsque je souffrais d'une
fièvre * : lorsque je lui demandai pourquoi il me don-
nait des purges qui me rendaient encore plus faible que
je ne l'étais (et je l'étais déjà suffisamment !), ajoutant
qu'il aurait mieux fait de me donner des remèdes qui
m'auraient rendu plus fort **, il me répondit alors que
la bile était la cause de ma maladie et qu'il me donnait
ces purges pour chasser cette humeur, si bien que celle-ci
une fois chassée, étant la cause de ma maladie, cette
dernière me quitterait également. Aussi je vous prie
d'user de votre ordre accoutumé en cette matière et de
nous dire quelle est la cause de ces clôtures.
Le Docteur. — Je vous ai déjà montré, lors de
notre discussion dans le jardin, ce que je pensais en être
la cause et j'ai esquissé, en partie, le remède à ces clôtures.
Le Chevalier. — Certains d'entre nous ont alors
énoncé leur opinion, mais nous vous prions maintenant
de nous dire laquelle, parmi toutes ces causes, vous
considérez comme la cause nécessaire et efficiente.
[188] Le Docteur. — A dire vrai ***, c'est l'avarice
que je pense être la principale cause, mais pouvons-nous
essayer de supprimer tout esprit de lucre chez l'homme ?
Non, pas plus que nous ne pouvons envisager les hommes
sans richesses «, sans bonheur, sans peur et sans toutes
autres affections. Nous devons alors supprimer chez les
hommes l'occasion de la convoitise à ce sujet. Qu'est-ce
à dire ? C'est la profit supplémentaire qu'ils voient pro-
venir de ces clôtures. Ceci peut être opéré par Tun des
* Sublala cause iolliiur effeclus.
** Un médecin donne des purges pour supprimer a cause : la bile.
*** L'avarice est la principale cause de ces clôtures.
9 L. & B. : sans colère.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 177
deux moyens suivants * : ou bien par la diminution
du profit qu'on obtient par l'élevage **, ou bien par
l'accroissement du profit provenant de la culture, jus-
qu'à ce que celle-ci soit aussi bonne et aussi rémunéra-
trice que l'élevage pour ceux qui l'exercent, car chaque
homme (comme le dit Platon) *** recherche naturel-
lement le gain et ce en quoi il voit [Fol. 46. V®] le plus
de profit, il s'y adonne le plus volontiers ^^^. Je vous ai
montré déjà qu'il y a plus de bénéfice à faire de l'élevage
sur dix acres qu'à en labourer vingt ****. Les causes
en sont nombreuses ***** : Tune d'elles est que l'éle-
vage demande moins de charges et moins de travail
ce qui, dans le labourage, absorbe la plus grande partie
du gain, bien qu'il soit vrai que le labourage de 10 acres
rapporte généralement plus au maître et à ses hommes
que l'élevage pratiqué sur 20 acres. Une autre grande
cause est que tout ce qui provient de l'élevage a vente
libre à la fois ici et outre-mer et peut être vendu au plus
haut prix possible. C'est le contraire pour les produits
du labourage, car celui-ci demande beaucoup de tra-
vailleurs et beaucoup de peines ; si le grain est bon
marché, il paie à peine les charges du labourage et si
son prix monte, soit dans ce Royaume, soit à l'étranger,
le pauvre fermier est empêché de vendre son grain. Aussi
n'aura-t-il ensuite aucun plaisir à charmer, ce qui fait
que chacun abandonne le labourage pour l'élevage, ce
dont proviennent toutes ces clôtures.
[189] Le Chevalier. — Et maintenant quel est le
remède à cela ?
Le Docteur. — Mon Dieu, quant au premier point>
* i) diminuez le profit de l'élevage ou
*♦ ii) augmentez celui du labourage.
*** Omnes sunl cupidi.
♦»♦♦ Qu'il y a plus de profit maintenant par l'élevage que par le
labourage.
*♦♦♦♦ Les causes qui font que le labourage rapporte si peu.
LE BRANCHU II 12
178 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
c'est-à-dire celui touchant les charges inégales de l'éle-
vage et du labourage, ce ne peut être modifié en raison
de la nature même de ces deux industries. Aussi la langue
latine * appelle-t-elle l'une de celles-ci, le labourage,
praturriy ce qui ressemble beaucoup à paratum qui signifie
prêt.
[190] Quant à l'autre question **, c'est-à-dire la
liberté pour le fermier de pouvoir toujours vendre son
grain, soit à l'intérieur du Royaume, soit en dehors de
celui-ci, de la même manière que l'éleveur peut vendre
ses produits, on pourrait y remédier ; ceci amènerait les
fermiers à labourer plus volontiers et les autres, les
voyant s'enrichir, transformeraient en labours leurs
pâtures. Bien que ces mesures occasionnent pour un
temps une hausse des prix, elles feraient cependant
labourer bien davantage, et, par conséquent, il y aurait
beaucoup plus de grains, ce qui, en période d'abondance,
ferait rentrer beaucoup d'argent dans le Royaume, et,
lors d'une mauvaise année, suffirait au royaume, comme
je Tai montré [Fol.47.Ro] auparavant. Ainsi par le profit
et par d'autres privilèges les gens seraient-ils amenés
davantage à la charrue.
[191] J'ai lu que, dans ce Royaume ***, il y avait
autrefois une règle par laquelle tout homme qui avait
enfreint la loi pouvait prendre, pour sa sauvegarde, le
manche de la charrue ^^^. Cette occupation était égale-
ment si honorable chez les Romains que l'un d'eux fut
enlevé à sa charrue pour être consul à Rome et, à la fin
de l'année, il ne pensa pas déchoir en revenant à cette
même occupation. Quel métier est plus nécessaire ou
profitable à la vie humaine que celui-là ? Quel commerce
* Praium quasi paratum.
** Qu'il ne devrait pas y avoir de restriction sur la vente des grains.
*** Le manche de la charrue a été considéré comme un sanctuaire.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 179
demande plus d'art que le labourage qui est peu consi-
déré aujourd'hui, qui est même méprisé * ! Il en est « qui
considèrent les laboureurs, grâce auxquels les plus
orgueilleux d'entre eux doivent de vivre, comme des
vilains, des paysans ou des esclaves. Je m'émerveille
même beaucoup (étant donné que l'on pense cette pro-
fession basse et méprisable), que certains s'occupent
encore de culture : car si l'honneur nourrit toutes les
sciences, le deshonneur les fait décliner. Aussi, si vous
voulez accroître la culture **, vous devez l'honorer et
l'encourager, c'est-à-dire permettre aux cultivateurs d'en
obtenir un honnête profit ; du moment d'ailleurs que ce
profit adviendra à notre pays, pourquoi en seriez-vous
chagrins ?
[192] Un autre moyen est de réduire les profits de
l'élevage *** : lorsqu'un impôt doit être accordé au
Prince, si les terres sont taxées, imposez un acre de pâtu-
rages autant que deux de terre arable ; ou bien imposez
les laines, les peaux et tels autres produits de l'élevage
exportés bruts d'un impôt double de celui frappant le
grain transporté ****. Ainsi, en accroissant le profit du
labourage et en diminuant celui de l'élevage, je ne doute
pas que la culture soit plus recherchée et l'élevage moins
et, en conséquence, que les clôtures seront arrêtées.
[193] Il y a aussi une règle ancienne qui, si on la
conserve, aiderait à ce dessein : là où les gens possèdent
des communaux et ont leurs parcelles si mêlées les unes
* La culture est maintenant méprisée ; les fermiers sont considérés
comme des vilains.
** Honorez la culture, donnez-lui du profit...
*** ...mettez un double impôt sur les pâturages et sur la laine exportée.
**** Ainsi on découragera l'élevage et on arrêtera les clôtures.
^) h. & B. : la noblesse existante les considère...
180 ÉCRITS NOTABLES SUR LA. MONNAIE
aux autres que, même s'ils le voulaient, ils ne pourraient,
aussi longtemps que cela existe, enclore une part des
dits champs. [Fol.47.Vo]. Mais, depuis quelque temps,
diverses personnes, trouvant plus de profit dans l'élevage
que dans la culture, ont trouvé le moyen, ou d'acheter
à leurs voisins les parcelles autour des leurs, ou d'échan-
ger tant d'acres en cet endroit contre tant d'acres en
cet autre endroit, de telle sorte qu'ils peuvent réunir
ensemble leurs terres et, ainsi, les enclore *. Pour
éviter cela, je crois qu'il en était ainsi dans l'ancien
temps, il faudrait que chaque tenancier ne possède pas
sa terre d'un seul tenant «, mais qu'elle soit mêlée avec
celles de ses voisins, qu'il ait ici 3 acres et son voisin
autant et, plus loin qu'il en ait 3 ou 4 autres. C'est ainsi
que sont la plupart des communaux que je connais dans
ce pays et je pense qu'il serait bon de continuer de cette
façon pour éviter les dites clôtures. Voilà ce qui est tou-
chant ce sujet.
[194] Le Marchand ^. — Maintenant que vous nous
avez donné votre avis sur cette universelle cherté et sur
les clôtures, je vous prie de nous faire savoir ce qui est
la cause du déclin des bonnes villes de ce Royaume, de
tous les ponts, routes et hôpitaux et comment on pour-
rait y remédier et les restaurer. Car les fermiers et les
habitants de la campagne ne souffrent pas dans celle-ci
aussi grande misère que les citadins et les bourgeois à
l'intérieur de leurs murs.
* Conservez l'ancien système des terres enmêlées, propriétés de
personnes différentes. Cela les oblige tous à conserver leurs terres ouvertes.
^) variante de forme de lu. & B. non relevée par
Miss Lamond.
^) Dans L. & B. ce passage est placé dans la bouche
du Chevalier.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 181
Le Docteur. — Du moment que j'ai commencé à
vous donner mon opinion sur tous ces sujets, j'irai jus-
qu'au bout *. A mon sens, les métiers pratiqués autrefois
dans les villes étaient la cause de leur richesse « et l'aban-
don de ces métiers est celle du déclin de ces mêmes villes.
Aussi, si ces métiers y étaient remis en honneur, elles
recouvriraient leur richesse d'antan.
Le Marchand. — Je crois volontiers que le déclin
de ces métiers a occasionné la décadence de ces villes^
mais quel a été, je vous prie, [Fol.48.R<*] la cause de la
décadence de ces métiers ?
[195] Le Docteur. — Je vais vous le dire : tant que
les gens se contentaient de tels articles fabriqués dans
les villes voisines, les habitants de nos villes et de nos
cités avaient du travail **. J'ai connu le temps où les
gens se trouvaient bien de capes, de chapeaux, de cein-
tures, d'aiguillettes et de toutes sortes de vêtements
fabriqués dans les villes voisines : si bien que ces villes
étaient occupées, avaient du travail et cependant l'ar-
gent que l'on donnait pour ces articles restait dans le
pays. Actuellement, à la campagne, le plus pauvre jeune
homme ne peut se contenter d'une ceinture ou d'aiguil-
lettes de cuir, de couteaux ou de dagues fabriqués dans
le voisinage. Spécialement ***, il n'y a pas un gentil-
homme qui soit satisfait d'avoir * une cape, un manteau,
des hauts-de-chausses ou une chemise fabriqués dans
sa campagne : il doit faire venir tout cet habillement
* Ramenez aux villes leurs anciens métiers.
** Autrefois les gens se contentaient de ceintures faites à la cam-
pagne, etc. Maintenant il n'y a plus de pauvre qui soit ainsi et...
♦** ...pas de gentilhomme qui porte des vêtements fabriqués à la
campagne. Tout doit venir de Londres et est souvent fabriqué à Tétranger.
°j dans les villes... leur richesse manque dans B.
^) d'une ceinture de cuir... d'avoir manque dans L.
182 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
de Londres, et, cependant, de nombreux articles n'y sont
pas fabriqués, mais le sont outre-mer ^^o p^r ce fait,
les artisans de nos bonnes villes sont inoccupés, alors
que les métiers, à Londres et surtout dans les villes
d'outre-mer, marchent fort bien, même à nos dépens.
[196] Aussi voudrais-je que quelque mesure soit
prise pour éviter l'importation de semblables baga-
telles * qui viennent d'outre-mer et spécialement de
celles qui pourraient être fabriquées chez nous ; on
pourrait, soit s'en passer tout à fait, soit s'en servir
moins **, comme ces verres à boire et ces miroirs, ces
étoffes coloriées, ces gants parfumés, ces dagues, cou-
teaux, aiguillettes et mille autres choses pareilles. De
même pour les soies, les vins et les épices : cela n'aurait
aucun inconvénient si on en importait moins. Mais
surtout, je voudrais *** qu'aucun article fabriqué avec
nos propres produits comme les laines, peaux, étain,
ne soit importé d'outre-mer pour être vendu ici, mais au
contraire, que toutes ces marchandises soient manu-
facturées dans le Royaume. Ne serait-il pas préférable
de faire travailler ainsi notre peuple, plutôt que des
étrangers ? Je suis sûr que 20.000 personnes **** de ce
Royaume pourraient ainsi trouver du travail, alors que
ces 20.000 personnes travaillent maintenant à l'étranger
ces mêmes articles, qui sont fabriqués actuellement
outre-mer « et [Fol.48.Vo] qui pourraient l'être ici. Le
Prince ne serait-il pas heureux d'une aide quelconque
* Nous pourrions arrêter cela, soit en fabriquant ici ces bagatelles,
soit en ne s'en servant point.
** Bagatelles étrangères.
*** Aucun de nos produits (laine, étain, etc.), ne devrait être réimporté.
**** Cela donnerait du travail à 20.000 personnes.
^) qui sont fabriqués maintenant outre-mer manque
dans L.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 183
lui permettant de nourrir 10.000 personnes toute Tannée,
sans charger son trésor d'un penny en plus ? Je crois *
que l'on pourrait manufacturer ici ces articles, non seu-
lement en quantité suffisante pour faire travailler beau-
coup d'ouvriers pour les besoins du Royaume, mais
aussi pour en exporter : ainsi toutes sortes d'étoffes
et de serges, de laines filées, des couvertures et des tapis,
de tapisserie, des capes, des manches tricotées, des
culottes, des jupes et des chapeaux ; ensuite, du
papier ** blanc et brun, du parchemin, du velin et
autres espèces d'articles de cuir tels que gants, aiguil-
lettes, ceintures «, des peaux pour jaquettes ; toute
sorte de vaisselle d'étain et aussi tous objets de verre,
des pots de terre, des balles de tennis, des cartes, des
tables et des échiquiers, du moment que nous avons
besoin de choses semblables ; ^ également des dagues,
des couteaux, des marteaux, des scies, des ciseaux, des
haches et tous articles de fer ***. Ne devrions-nous
pas être honteux d'acheter tout cela aux étrangers et
de faire ainsi travailler un grand nombre de leurs habi-
tants, dont, comme je l'ai dit, nous supportons à présent
la nourriture et les salaires ****, alors que tout ce
profit pourrait être conservé pour le Royaume, de telle
sorte que ce bénéfice nous resterait et nous reviendrait
d'où il va maintenant ?
[197] Pour l'étabhssement de ces métiers, je voudrais
* Nous pourrions fabriquer ici toutes espèces d'étoffes et de vête-
ments...
** ... ainsi que du papier, tous articles de cuirs, cartes, échiquiers et...
*** tous articles de fer.
**** Tout l'argent destiné à ces articles va maintenant à l'étranger.
^) des capes, des manches... aiguillettes, ceintures
manque dans B.
^) échiquiers... choses semblables manque dans L.
184 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
que soient surtout encouragés et préférés ceux qui
apportent le plus d'avantages et d'argent au pays. On
doit considérer trois sortes de commerce : * l'un fait
sortir l'argent du pays ; le second n'en fait pas sortir
mais n'en fait pas rentrer non plus : ce qu'on gagne est
dépensé dans le pays ; le troisième apporte de l'argent
dans le pays. Dans la première catégorie ** se trouvent
les marchands de vin, les marchands de modes, les
merciers, les vendeurs de futaine, les épiciers, les apo-
thicaires qui vendent des marchandises fabriquées outre-
mer et ne font qu'épuiser l'argent du pays. Dans la
seconde catégorie ***, se rangent les marchands de vic-
tuailles, les bouchers, les boulangers, les brasseurs, les
tailleurs, les cordonniers, les selliers, les charpentiers,
les menuisiers, les maçons, les forgerons, les tourneurs
et [Fol.49.Ro], les cercliers qui, s'ils n'exportent aucune
monnaie, n'en font également rentrer aucune : ils dépen-
sent là où ils gagnent. Dans la troisième catégorie, il y a
les tisserands, les fabricants de capes, les fileurs de laine,
les potiers d'étain, les tanneurs, seuls artisans qu'à
présent que je puis compter comme faisant rentrer de
l'argent dans le Royaume. Aussi doit-on encourager
ces métiers là où ils existent et en créer là où ils n'exis-
tent pas, ainsi que d'autres commerces **** tels que la
fabrication des verres, celle des épées, des dagues, des
couteaux et de tous autres instruments de fer et d'acier,
aussi bien que celle des épingles, des aiguillettes, du fil
et de toutes sortes de papiers et de parchemins.
[198] J'ai entendu dire que le principal commerce
de Goventry résidait ***** dans la fabrication du fil
* Trois sortes de commerçants :
** i) les importateurs font sortir notre argent.
*** ii) les autres commerçants dépensent leurs gains dans le pays.
**** Nouveaux métiers à créer.
***** Coventry a perdu sa fabrication de fil bleu et Bristol son indus-
trie d'aiguillettes.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 185
bleu et que la ville s'enrichissait de cette seule manière.
Maintenant, notre fil vient d'outre-mer, le commerce
de Goventry est en décadence, et, par conséquent, la
ville l'est également. Bristol avait une grande spécia-
lité de fabrication d'aiguillettes et c'était le principal
commerce de la ville. Ainsi, bien que ces deux indus-
tries se rangent parmi les plus petites qui soient, il y
avait cependant deux grandes villes dont elles étaient
le principal soutien. J'ai entendu dire à Venise *
(aujourd'hui la plus florissante cité de l'Europe) que si
on entend parler d'un ouvrier habile en quelque métier,
on essaiera de l'amener à venir demeurer dans la ville :
car il est merveilleux de voir combien un bon artisan
rapporte à une ville, bien que lui-même ne gagne que
peu de chose dans son métier. Par exemple que d'argent
apporte un filateur de laine à la ville où il habite ** !
Que de gens trouvent de l'occupation grâce à lui ! Je
ne puis suffisamment le répéter, car, grâce à quelques
filateurs, des villes « ont acquis grande richesse et pros-
périté. Il en est de même du tissage et de la draperie.
Mais là où d'autres cités attirent à elles les bons ouvriers,
les nôtres les chassent ***. [Fol.49.Vo] J'ai connu de bons
artisans venus de loin vers quelques villes de ce Royaume
ayant l'intention de s'y établir et, parce qu'ils n'étaient
pas citoyens (mais surtout parce qu'ils étaient meil-
leurs ouvriers que n'importe qui dans la ville), on ne
souffrit pas qu'ils y travaillent. Les corps de métiers
dans ces villes formaient des corporations telles que
personne ne pouvait travailler dans leur métier sans
s'être au préalable entendu avec elles ^^^,
♦ Venise fait venir chez elle les artisans habiles.
** Voyez que d'argent apporte à une ville un filateur de laine I
*** Nous chassons follement de nos villes les habiles ouvriers.
'j L. & B. : Norwich le prouve suffisamment
121
186 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
[199] Le Bonnetier. — Pensez-vous raisonnable
qu'un étranger soit aussi libre dans une cité ou une ville
que ceux qui y sont apprentis ? S'il en était ainsi, per-
sonne ne voudrait être apprenti en n'importe quel
métier.
Le Docteur. — Je ne dis point qu'il doive avoir
une liberté ou des privilèges égaux, mais comme une
corporation n'est qu'un corps particulier d'une ville
ou d'une cité, je voudrais que l'on considère davantage
la richesse de la cité entière, plutôt que le profit ou les
privilèges d'un métier ou d'un commerce. Bien que
communément personne ne doive être admis à travail-
ler, sauf ceux qui sont libres, lorsque cependant se pré-
sente un ouvrier particulièrement habile en quelque
métier *, qui, par son savoir, pourrait à la fois instruire
les ouvriers de la ville et apporter à celle-ci un grand
profit, je voudrais que, dans ce cas, la liberté et les pri-
vilèges cèdent le pas à l'intérêt public et qu'un pareil
homme soit, étant donnée son habileté, volontiers admis
à la franchise de cette ville, sans qu'on le charge d'une
taxe quelconque pour son entrée ou pour son établis-
sement. En effet **, lorsqu'une ville est en décadence
et manque d'artisans pour y exercer les métiers qui y
florissaient autrefois ou qui, en raison de la situation et
des facilités de la dite ville, pourraient y être pratiqués,
je voudrais que des hommes habiles soient attirés
d'autres endroits où ils sont nombreux pour venir habi-
ter dans ces villes en déclin : qu'on leur offre la franchise,
une habitation [Fol.50.Ro], ou qu'on leur avance de
l'argent du fonds commun de la ville ; lorsque la ville
possède suffisamment de ces artisans, on peut alors
interdire la venue des étrangers. Mais tant que la ville
* De très habiles artisans ne devraient pas seulement être libre
dans une ville...
** ...mais, dans une ville en décadence, on devrait leur donner une
habitation et leur avancer de l'argent.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 18/
manque d'artisans, il n'est point de bonne politique,
pour la restauration de celle-ci, d'empêcher la venue
des artisans étrangers.
[200] Pour la plus grande part, les villes sont enri-
chies par les artisans de toutes sortes, mais spécialement
par ceux qui fabriquent des marchandises destinées à
être vendues à l'étranger et qui rapportent de l'argent
au pays * ; ce sont des artisans tels que les tisserands,
les fabricants de capes, les filateurs de laine, les fabri-
cants de chapeaux, d'aiguillettes, d'épingles, les pein-
tres «, les fondeurs, tous ceux qui s'occupent des métaux,
les couteliers, les gantiers, les tanneurs, les fabricants
de parchemins, de ceintures, de bourses, de papier, de
fil, de paniers, les tourneurs et beaucoup d'autres sem-
blables. Quant aux merciers, aux marchands de vin et
aux épiciers **, je ne puis voir ce qu'ils font dans une
ville, si ce n'est de faire vivre cinq ou six maisons en
en appauvrissant dix fois autant ^. Mais, du moment
que les hommes ont besoin de soies, de vin et d'épices,
il leur est aussi bon de dépenser leur argent dans leur
propre ville que d'être obligé de chercher ailleurs ces
denrées. Quant aux autres artisans, comme je l'ai dit
auparavant, même s'ils ne font pas perdre d'argent au
pays, ils ne lui en rapporte pas ; ce sont les tailleurs, les
cordonniers, les charpentiers, les menuisiers, les cou-
vreurs, les maçons, les bouchers, les marchands de vic-
tuailles et autres.
* Les fabricants de marchandises pour l'exportation devraient être
encouragés.
*♦ Les détaillants vendant des objets importés vivent sur leurs clients
et font plus de mal que de bien.
«j L. & B. : potiers d'étain au lieu de peintres ^^s
^) L. : deux fois autant.
188 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIK
[201] Une autre mesure qui, je crois, pourrait aider
beaucoup les villes en déclin * serait qu'on ordonnât
que toutes les marchandises fabriquées en ces villes
aient une marque spéciale et que cette marque ne soit
apposée que sur telles marchandises honnêtement fabri-
quées ; et aussi que les artisans qui n'habitent pas les
villes ^24 qi^ pour la commodité de leur métier, ne le
peuvent point **, tels que les foulons, les tanneurs et
les tisserands, soient forcés d'être sous la direction d'une
bonne ville ou d'une autre et qu'ils ne puissent vendre
de marchandises, sauf celles marquées du sceau de la
ville dont ils dépendent ***. Par ces deux moyens «,
c'est-à-dire, tout d'abord [Fol.50.Vo] par l'arrêt de
l'importation des marchandises fabriquées à l'étranger
et qui pourraient l'être chez nous ; en second lieu par
la restriction de l'exportation à l'état brut de nos laines,
peaux, étain et autres produits et, en troisième lieu,
par la venue, sous le contrôle des cités, d'artisans habi-
tant au dehors, fabriquant des marchandises susceptibles
d'être exportées, par l'examen de ces marchandises et
par l'apposition sur elles, avant qu'elles puissent être
vendues, du sceau de la ville, je pense que nos cités
pourraient bientôt retrouver leur ancienne richesse, ou
même davantage si elles suivaient cet avis.
[202] Le Chevalier. — Nous vous prions maintenant
de passer au dernier point dont vous aviez parlé **** :
savoir comment on pourrait supprimer cette diversité
* Chaque ville devrait mettre son sceau sur les marchandises fabri-
quées chez elle.
** Les artisans de la campagne devraient être affiliées à quelque
ville.
♦** Les trois remèdes de S. concernant le déclin des villes.
♦♦*♦ Quel est le remède pour les discussions religieuses ?
'^ L. : deux moyens. — B. : trois moyens.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 189
d'opinion qui trouble énormément le peuple, qui amène,
parmi ce peuple, des divisions et des révoltes, qui occa-
sionne des querelles entre voisins, entre père et fils,
entre homme et femme et qui est plus à craindre que
toutes les pertes matérielles dont nous avons parlé.
Même si nous restions toujours aussi pauvres, mais si
nous nous entendions entre nous, nous nous relèverions
rapidement.
[203] Le Docteur. — Vous dites vrai * : avec la
concorde, les choses délicates croissent et deviennent
fortes ; au contraire, par la discorde, les choses fortes
deviennent faibles. Il est incontestablement vrai cet
axiome qui affirme que « tout Royaume divisé contre
lui-même sera détruit ». C'est pourquoi je ne puis
m'empècher d'émettre ici mon opinion : comment un
aussi grand malheur peut être évité en ce Royaume.
J'userai de la même méthode en recherchant la cause ori-
ginelle et je montrerai le remède en supprimant celle-ci.
Je crois ** que la cause la plus importante réside dans
les péchés de ceux « qui sont les ministres des Mystères
et de la Parole sacrée du Christ, aussi bien que dans
les vôtres qui êtes le troupeau. Des nôtres tout d'abord,
nous qui nous sommes, contrairement à notre caractère
et à notre profession, adonnés à toutes sortes de choses
matérielles ; nous nous sommes adonnés non seulement
aussi [Fol.51.Ro] bassement que les laïcs, mais encore
davantage, à l'orgueil, à la convoitise et à d'autres
défauts *. Aussi vous autres laïcs, ne nous voyant pas
* Concordia que res crescunt, discordia maxime dilabunlur.
** Les péchés des ministres et des laïcs sont la cause de nos troubles
religieux.
«j L. & B. : de nous qui sommes ^^^.
^) L. & B. : et à la luxure.
190 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
parfaits, vous nous avez pensé indignes « d'être vos
éducateurs et vos pasteurs, à la doctrine desquels vous
deviez faire crédit et que vous voyiez vivre différem-
ment de cette doctrine : vous avez pris sur vous de juger
des choses spirituelles, vous à qui cela n'appartient
point. Un inconvénient en entraîne toujours un autre
après lui : aussi longtemps que les ministres de l'Église
ont eu une conduite conforme à leur doctrine *,
aussi longtemps tous les hommes, même les plus grands
princes de la terre et les savants les plus sages, étaient
contents de croire à notre doctrine et de nous obéir en
toutes matières concernant l'âme ; depuis que nous
avons perdu cette perfection de vie, nous avons perdu
aussi notre crédit et la sainte doctrine du Christ a souf-
fert grandement de notre vie coupable. Nous avons
ainsi fourni la première cause de ce mal et vous l'avez
prise comme un instrument pour occasionner ce schisme.
Bien que tous nous soyons coupables, le remède devrait
s'attaquer à la racine de ce mal que je crois résider dans
les ministres et dans les pasteurs spirituels. Pour être
franc avec vous et pour ne pas plus dissimuler nos
propres fautes que je n'ai caché les vôtres, à moins que
nous ne nous réformions d'abord nous-mêmes, je n'ai
pas grand espoir de voir se terminer ce schisme général
et cette division dans la religion ; ils peuvent peut-être
être apaisés pour un temps par voie d'autorité, mais
jamais assez pour ne pas renaître de nouveau, à moins
que nous ne nous réformions.
[204] Le Chevalier. — Mon Dieu, je pense que vous
avez été déjà bien disciphnés et réformés (et il y avait
de bonnes raisons pour ce faire) notamment par la
* Tant que les ministres se sont conformés à ce qu'il prêchaient,
tous leur obéissaient.
«^ L. : je pense que nous sommes indignes.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 191
confiscation d'un grand nombre de vos propriétés, par
la charge d'impôts tant annuels que proportionnels sur
vos bénéfices et par d'autres moyens encore. Quelle
autre réforme voudriez-vous subir ?
Le Docteur. — Il n'y a pas de doute, nous aurions
été suffisamment châtiés si cela avait servi, mais cer-
tains maîtres avec peu de coups [Fol.51.Vo] instruiront
leurs élèves mieux que d'autres peuvent le faire en les
punissant beaucoup ; de même, certains écoliers seront
améliorés avec moins de punitions que d'autres. C'est
ainsi que nous sommes à présent * : vous, punissant
beaucoup et instruisant peu et nous, nous souciant peu
des coups et n'apprenant que peu de chose. Car, malgré
les punitions que nous avons endurées, les reproches,
la révélation et la publication de nos fautes, voyez
combien peu d'entre nous se sont réformés eux-mêmes **
en ce qui concerne les devoirs auxquels nous sommes
astreints à la fois par la loi divine et par nos lois et
décrets canoniques ^^^.
[205] Combien d'entre nous ont résilié leurs béné-
fices afin de résider vraiment, ce à quoi nous sommes
obligés, non seulement par les dites lois, mais encore
par celles de ce Royaume ? Y en a-t-il moins aujour-
d'hui *** qu'autrefois qui ont essayé d'accumuler béné-
fice sur bénéfice, alors que nous sommes à peine capables
de rempHr les charges de l'un d'eux ? Existe-t-il mainte-
nant une épreuve ou un examen plus sérieux pour
l'admission des ministres de l'Église **** « ? Une
* Nous autres, membres du Clergé, nous avons été châtiés, mais avec
peu de bons résultats.
** Un plus grand nombre d'entre nous vivent-ils maintenant dans
leurs paroisses ?
*** Les péchés du Clergé anglais.
**** Abstentionnisme, cumul, manque de soin dans l'ordination et
dans les visites pastorales.
^) L. & B. : des prêtres eh des ministres de l'Église.
192 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
recherche plus exacte d'hommes dignes d'être admis
à la direction des âmes est-elle faite par nos évèques ?
Nos Évèques, Doyens et Archidiacres appliquent-ils
mieux à présent dans leurs visites pastorales nos canons
et nos décrets qu'ils ne le faisaient auparavant ? * Nos
prélats et nos évèques exercent-ils mieux qu'autrefois
l'hospitalité, la résidence, le ministère de la parole de
Dieu et leurs autres devoirs ? Ne s'attardent-ils pas
dans leurs palais et dans leurs manoirs loin de leurs
églises, cathédrales, comme ils avaient coutume, et ne
visitent-ils pas à peine une fois l'an leur église princi-
pale où ils devraient résider continuellement ? Ne
sont-ils pas aussi indignes que jamais de prêcher la
parole de Dieu, malgré ces châtiments que Dieu leur
envoie ? Ils sont si aveugles qu'ils ne peuvent com-
prendre pourquoi ils les subissent et les attribuent à
d'autres causes, comme à la convoitise des laïcs désirant
leurs propriétés ou à la haine contractée envers eux °
[F0I.52.R**], ou parce qu'ils ne peuvent admettre la
réforme de l'Église ou à tout autre cause qu'ils ima-
ginent et ils pensent que l'indignation soulevée contre
eux tombera d'elle-même. Je prie Dieu que cette indi-
gnation ne s'accroisse pas davantage, mais je crains
qu'elle ne le fasse si nous ne nous amendons pas. Gom-
ment les gens seraient-ils satisfaits ** de verser la dîme
des produits qu'ils obtiennent de leur travail à la sueur
de leur front quand ils ne peuvent avoir en échange des
consolations, pas plus spirituelles que matérielles ? Quel
laïc se fera scrupule de retenir cette dîme en ses mains
* Les évèques s'attardent dans leurs palais venant seulement une fois
Tan dans leurs cathédrales.
** Qui nous pais volontiers les dîmes à nous autres, membres du clergé,
quand nous ne faisons rien pour eux ?
^) L. & B. : envers eux ou par haine de l'évèque de
Rome ou parce qu'ils...
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 193
quand il voit que nous ne faisons rien de plus que lui
pour la mériter ? Quel crédit accordera-t-on à notre
doctrine si on nous voit vivre aussi légèrement ? Quel
respect aura-t-on pour nous, pour nos personnes, dans
les manières desquelles on ne découvre aucune gra-
vité « ? Passons maintenant de ce sujet à d'autres : il
y a de nombreuses et excellentes ordonnances édictées
«^ S. a passé ici le passage suivant^ identique, à peu
de choses près dans L. et dans B. :
« [Le Docteur] Je n'ai parlé jusqu'ici que de l'abus
que nous avons fait des salaires qui nous étaient dûs
par les lois, venons-en maintenant aux bénéfices que
nous nous sommes procurés en dehors de celles-ci ; en
même temps que nous recherchions des bénéfices illé-
gaux, nous avons perdu beaucoup de ce qui nous était
dû. Y a-t-il un sacrement si saint soit-il et d'essence
divine que nous n'ayons vendu pour en retirer quelque
profit ? Cependant le Christ nous a ordonné de donner
gratuitement ce que nous avons reçu gratuitement.
Quant au plus saint des sacrements, celui du Corps et
de Sang du Christ, n'en avons-nous point [L.Fol.SO.V^]
vendu le service, en partie, ou presque totalement
comme les Trentains ? ce qui a fait mépriser ce mystère
sacré à cause de l'abus que nous en avons fait. Un
mariage se conclue-t-il, un baptême est-il administré
sans que quelque chose nous revienne ? La confession
était aussi un moyen, une grande cause de profit, lorsque,
pour pénitence, nous ordonnions aux fidèles de donner
quelque chose à nos églises, soit pour ceci, soit pour cela.
Je crois aussi qu'il n'y a pas d'ordination sans que
quelque salaire en revienne à nos chanceliers ou à leurs
clercs. Comment étaient vendus les services et les prières
pour les morts ! celui qui a donné le plus d'argent en
a le plus ; si les prières, cependant, avaient suivi les
LE BRANCHU II 13
194 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
généralement par Tautorité des Conseils, disant que *
tout archidiacre doit visiter en personne chaque année
son territoire religieux que l'évèque doit visiter le dio-
cèse tout entier tous les trois ans pour constater ce qui
est à réformer, soit d'une façon privée, soit d'une façon
publique, de telle sorte que les fautes privées puissent
* Archidiacres et évèques n'observent pas les lois.
aumônes, prières volontaires et non pas prescrites,
je crois qu'elles n'auraient pas fait tort ; mais limitées,
comme elles l'étaient, je ne pense pas qu'elles soient
aussi profitables : car elles ne procédaient pas de la
dévotion, mais de l'esprit de lucre et n'étaient pas tant
estimées d'après leur valeur que d'après leur nombre
et leur quantité. [L.F0I.8I.R0] Je ne blâme que la vente
de ces choses saintes que je ne puis permettre dans aucun
cas, pas même l'apparence de cette vente qui puisse
donner quelque soupçon au peuple. Aussi, cette collecte
qui se fait à Pâques, je souhaiterais qu'elle n'eût pas
lieu, bien qu'elle soit pour l'offrande du pain et du vin
et quoique les pasteurs, les curés et les censeurs devraient
en perdre quelque profit : mieux vaut une petite perte
d'argent que celle d'une âme qui aurait pu en être scan-
dalisée. Nous entendons ce que disent les pauvres,
quand ils mendient de l'argent pour l'apporter à la
table de Dieu. On se plaignait de choses semblables
avant la Réforme et cependant on n'y remédiait alors
en rien : de graves inconvénients en résultèrent. Et nous,
nous passons sur toutes ces petites choses comme si
elles ne nous touchaient aucunement ; si nous ne les
réformons point, elles qui sont si notoires et si mani-
festes à tous, si contraires aux lois et aux canons, notam-
ment ceux concernant la résidence, l'unité des béné-
fices, la libre et gratuite administration des sacrements,
comment, peut-il y avoir quelqu'espoir que nous réfor-
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 195
être redressées tout de suite et les fautes publiques au
Synode suivant. Mais ils donnent des procurations *,
ils ne visitent pas en personne comme ils le devraient,
mais par députés plus attachés à leur procuration qu^à
l'accomplissement de réformes **. L'argent est bien
perçu, mais la cause pour laquelle il l'est n'existe plus :
le salaire est exigé, mais le travail pour lequel il était
dû n'est pas fait. Il existe une autre excellente ordon-
nance ^^^ du même caractère que la précédente « : chaque
évèque doit tenir chaque année un synode du tout le clergé
dans son diocèse et chaque archevêque tous les trois ans
un synode pour la totalité de sa province, de telle sorte que
si quelque fait digne de réforme advient dans le diocèse,
on puisse en référer à l'assemblée provinciale si la ques-
tion paraît douteuse à l'évêque ou ne peut être réformée
que par une autorité supérieure à la sienne ***. [Fol.52Vo.]
Où ont lieu à présent ces synodes ? Cependant les évè-
ques reçoivent chaque année des pauvres prêtres leurs
droits d'assemblée. De ces excellentes règles, rien n'est
observé, sauf ce qui est profitable aux évêques, c'est-à-
dire les procurations et les droits de synode, le reste est
supprimé : la charge reste et le devoir est oublié ; il
vaudrait mieux que l'un et l'autre disparaissent ^ plutôt
que soit supprimé le bon et que le mauvais subsiste.
* Procurations.
** Les péchés du clergé anglais. Les évèques perçoivent de l'argent
pour leurs visites, mais ne les font pas.
*** Ils perçoivent de l'argent pour la tenue de leurs synodes, mais
ne les tiennent jamais.
mions [L.Fol.Sl.V^] ces affaires qui sont secrètes entre
Dieu et nous ? Ainsi, en ce qui concerne notre conduite
et nos manières, il y a de nombreuses et excellentes
ordonnances...
^) Il existe... que la précédente manque dans L.
^) Ils vaudrait mieux... disparaissent manque dans L.
196 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
[206] S'ils prétendent que, de nos jours, ces visites
et ces synodes ne sont pas nécessaires, alors il n'y en
eût jamais besoin car aujourd'hui il y a plus de choses
à redresser qu'a aucune époque * et les réformes
n*ont jamais été plus nécessaires. Mais nos prélats ajou-
teront qu'ils n'osent pas établir de règle en ces synodes
par crainte de praemunire ^^s. Quel besoin y a-t-il de
nouvelles lois ^^9 ? Pourquoi ne se contentent-ils point
de faire exécuter celles déjà existantes, surtout depuis
qu'ils ont pour cela l'aide des lois temporelles ? N'a-
t-on ** fait au Parlement des statuts concernant la
résidence et la restriction du cumul des bénéfices, ce qui
n'eût pas été nécessaire si nous avions observé nos pro-
pres règles ? Ne faut-il pas *** que d'autres nous
corrigent et nous réforment lorsque nous ne le pouvons
nous-mêmes ? Est-il étonnant que nous n'ayons plus de
crédit quand notre vie et notre conduite sont contraires
à notre profession et à nos propres lois ? Est-il étonnant
que la religion souffre scandales, offenses et opprobes à
cause de nos défauts, ce dont on nous demandera
compte « ?
[207] Aussi, si nous voulons supprimer ce schisme de
l'Église du Christ ****, réformons-nous tout d'abord et
mettons nos lois à exécution : renonçons à nos bénéfices
pour pouvoir résider et contentons-nous d'un bénéfice
et de la prébende qui nous est allouée pour notre minis-
tère sans rechercher d'autres gains extraordinaires et
* Et cependant une réforme n'a jamais été aussi nécessaire qu'à
présent.
** Nous avons de bonnes lois, mais ne les appliquons pas...
*** ...aussi les laïcs devraient nous forcer à le faire.
**** Si nous autres, membres du Clergé, désirons faire cesser ce schisme,
réformons-nous nous-mêmes.
«j offenses... compte manque dans L., variantes de
forme de B.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 197
illégaux *. Qu'y a-t-il, pour un homme, de plus conforme
à la raison que de passer son temps là où il reçoit son
salaire et de remplir roffice pour lequel il reçoit une
prébende ? [Fol.53.Ro] Étant donné que chaque bénéfice
est le salaire d'un homme ** (s'il ne l'est point, il
pourrait être modifié jusqu'à ce qu'il soit suffisant et
jusqu'à ce que chacun soit chargé du travail d*un homme)
quelle raison y a-t-il pour qu'un seul obtienne le salaire
et soit chargé du travail de deux hommes, là où il ne
peut accomplir que le travail d'un seul ? Obtenir davan-
tage et se décharger d'une partie de la besogne va trop
contre la raison. Quelques uns diront peut-être que cer-
tains d'entre eux méritent de plus larges prébendes et
qu'un seul bénéfice est trop peu pour eux. Mais n'y a-t-il
pas autant de degrés dans la variété des bénéfices que
dans les qualités des hommes ? Sans doute, il y a encore
dans ce Royaume *** (Dieu soit loué !) des bénéfices
de valeur diverses, depuis 1.000 marcs « jusqu'à 20 marcs
pour être conférés à chacun selon sa valeur et son rang.
Si un maigre bénéfice est vacant, que l'on s'en contente
jusqu'à ce qu'un meilleur le devienne, et si l'on pense que
quelqu'un en mérite un meilleur, que celui-ci abandonne
le premier et prenne ce meilleur, car le plus maigre béné-
fice est salaire suffisant pour un homme qui, sans cela,
n'en recevrait aucun si ce bénéfice et d'autres semblables,
étaient accumulés dans les mains des grands. Je sais
formellement **** que ceux qui ont de maigres béné-
fices résident plus ordinairement et accordent, sur ce
bénéfice, une meilleure hospitalité que ceux qui en pos-
* Propter offlcium dalur beneflcium.
♦* Les péchés du Clerçé anglais.
*** Nous avons des bénéfices de 1.000 à 20 marcs pour les hommes,
suivant leur capacité.
**** Le clergé pauvre réside davantage que le clergé riche.
«; L. & B. : depuis 4.000 ou 5.000 marcs.
198 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
sèdent de plus importants. Il est un proverbe commun,
lis meary in Hall Whan Beardes wags ail ^^^. Examinez
maintenant tout un diocèse : vous ne trouverez pas
vingt prêtres résidents " ayant chacun 40£ ^ de prébende *
et sur tous les bénéfices du diocèse, vous ne trouverez
guère qu'un pasteur résident sur quatre.
[208] Dans quel office temporel trouve-t-on plus
d'abus que dans ces offices spirituels cependant plus
importants ? Je prie Dieu d'envoyer à nos prélats des
yeux pour voir ces énormités, car ils semblent si aveugles
qu'ils ne peuvent les apercevoir. Je ne doute pas **
qu'alors ils n'acomplissent ces réformes sans délai ^,
et, s'ils ne le font point, je prie Dieu d'envoyer à nos
magistrats temporels la volonté de réformer ces choses
par leur pouvoir séculier et d'essayer de les amender
[Fol.53.Vo] en s'attaquant plutôt à leurs propriétés. Les
Princes chrétiens ne portent pas en vain une épée et il
n'est pas tellement extraordinaire de les voir châtier les
prélats qui négligent leurs devoirs. Voilà qui est dit
touchant la réforme de ceux qui sont ministres de
l'Église d.
[209] Pour parler maintenant de ce qui doit être
réformé quant à nous qui sommes laïcs «, vous devez vous
* Nous n'avons pas 20 pasteurs résidents ayant 40 £ par an. Il n'est
pas un pasteur sur quatre qui réside...
♦* ...si les évèques ne réforment pas ceci, je prie Dieu que les laïcs
le fassent.
«j L. & B. : deux pasteurs.
b) L. : 10 £.
'^J Je n'ai pas de doute... sans délai manque dans L.
^) L. & B. : de nous qui sommes ministres de
l'Église.
«^ L. & B. : à vous qui êtes laïcs.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 199
souvenir * que tous ceux qui s'adonnent à l'étude de
quelque science sont communément sujet à l'un de ces
deux vices (comme le rapporte ce grand clec Tullius) : **
l'un est de prendre des choses que nous ne connaissons
point pour des choses connues comme si nous les avions
étudiées ; pour éviter cette faute, les hommes devraient
prendre leur temps et bien considérer les choses avant de
formuler leur jugement sur elles ; l'autre vice est d'ac-
corder trop de temps et de travail à l'étude de choses
obscures et difficiles qui ne sont pas nécessaires. Consi-
dérons maintenant si ces défauts n'existent pas de nos
jours parmi vous. Vous êtes tous désireux à présent de
comprendre l'Écriture Sainte et cela est bien, car il n'est
pas de désir meilleur, plus honnête et plus nécessaire pour
un chrétien. Mais ne voyez-vous pas de nombreux jeunes
gens prendre sur eux, avant qu'ils aient passé du temps
ou accordé de la bonne considération à l'étude de l'Écri-
ture, de juger des questions importantes et controversées
sur un avis trop rapide, soit de leur propre invention,
soit de l'invention d'autres personnes, avant qu'ils aient
pris le temps de voir ce qu'on pourrait y objecter *** ^^^
[210] Ce défaut n'est pas seulement observé chez ceux
qui étudient les Écritures, mais encore chez tous les jeunes
étudiants en toutes les autres sciences. Vous ne trouverez
pas un jeune homme n'ayant pas travaillé plus de trois
ans à la loi de ce Royaume plus prêt à vous résoudre un
cas douteux de cette loi, que lui-même ou un autre ne
le serait après douze ou quatorze années d'études. Il en
est ainsi sans doute des jeunes grammairiens, logiciens,
rhétoriciens et étudiants des autres sciences. Ainsi
Pythagore ^^^ interdisait-il [Fol.54.Ro] à ses élèves de
* Cicero, de offi, Lih. ii^i
** La présomption des laïcs mal informés dans le jugement des choses
de la religion.
*** Tous les jeunes étudiants sont impudents, que ce soit en théo-
logie, droit, grammaire ou tout autre science.
200 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
parler pendant les cinq premières années passées près
de lui, leçon que, par Dieu ! je voudrais vous voir obser-
ver avant que vous n'énonciez aucun jugement concer-
nant l'Écriture Sainte *. Je ne doute pas qu'après sept
années d'études, par le rapprochement d'un passage de
l'Écriture avec un autre, vous n'éprouviez de plus grandes
difficultés et ne soyiez plus scrupuleux à donner une
réponse à ces questions d'ordre spirituel que vous ne
Têtes maintenant. Le mal vient ** des jugements hâtifs
formulés en cette matière ; lorsqu'un homme a exprimé
une fois son avis sur quelque chose, il pense que c'est
une honte pour lui d'être obligé d'abandonner cet avis
affirmé comme véridique, car tout ce qu'il dit après, il
s'en sert comme preuve de son opinion et l'imposera,
non seulement avec des paroles et des arguments, mais
aussi avec le pouvoir et l'autorité qu'il peut posséder
et il travaillera à amener à la même croyance le plus
grand nombre possible, comme si son opinion était la
seule vraie ^. A cause de cela ^, si nous ne cherchons que
la vérité ***, on ne doit pas penser qu'elle est toujours
du côté du parti qui obtient la haute main par le pouvoir,
l'autorité ou les suffrages extorqués.
[211] Dans la recherche de la vérité, il n'en est pas
de même que dans une lutte ou une bataille, car, dans
celles-ci, celui qui triomphe a la victoire, et, dans l'au-
tre, au contraire, celui qui est réduit au silence ou qui
* Personne ne devrait énoncer une opinion sur les difficultés concer-
nant la Bible avant de l'avoir étudiée 7 années.
** Les inconvénients des jugements hâtifs.
*** La vérité n'obtient pas toujours le plus de suffrages.
^) Variante de forme des Manuscrits non relevée
par Miss Lamond.
^) à cause de cela manque dans L. et dans B. (Variante
non relevée par Miss Lamond).
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 201
est battu remporte cependant la victoire et conquiert la
vérité *. Du moment que nous nous contentons de
la connaissance de la vérité, pourquoi nous divisons-nous
en factions et en partis ? Que cela soit discuté tranquil-
lement, débattu et examiné par les hommes au jugement
desquels appartiennent ces matières. Pourvu évidem-
ment que pendant ce temps aucun des partis n'use de
violence contre l'autre pour l'amener par la force à telle
ou telle croyance jusqu'à ce que la totalité ou la plus
grande partie de ceux à qui revient la discussion de telles
choses [Fol.54.Vo] se décident librement et tranchent
la discussion. C'est le seul moyen ** de terminer de sem-
blables controverses et du moment*** que celles-ci doi-
vent avoir une fin, il vaut mieux en terminer de bonne
heure que trop tard, avant que plus de mal n'ait découlé
de ce schisme dangereux, comme cela eût déjà lieu
ailleurs, en d'autres pays, même devant nos yeux, pour
des choses semblables et qui sont trop lamentables pour
être rappelées. De quelle perte de chrétiens, de quelle
diminution « de la foi chrétienne, de quelles guerres
continuelles la faction des Aryens n'a-t-elle pas été,
l'occasion ? N'a-t-elle pas, à la longue, arraché et séparé
toute l'Asie et l'Afrique de la foi chrétienne ? La religion,
ou plutôt cette mauvaise superstition des Turcs, n'est-
elle pas greffée sur la foi aryenne ? N'a-t-elle pas eu sa
racine dans cette secte ? Gomme il n'y a pas de division
plus dangereuse que celle provenant de matières de
religion ****, il est tout à fait expédient et nécessaire d'y
remédier rapidement, ce qui ne peut être accompli par
* Pourquoi ceux qui recherchent la vérité se divisent-ils en factions ?
** Comment Constantin le Grand fit au temps d'Arius.
*** Que toutes les questions soient discutées par des experts et que la
majorité décide.
♦*** Le seul moyen d'arrêter les divisions est de tenir un Concile Général-
«j L. : division. — B. : destruction.
202 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
d'autre moyen que par un conseil libre et général, ce qui
a toujours eu lieu depuis le temps des apôtres, qui, les
premiers, considérèrent ce remède comme le seul moyen
de calmer et d'apaiser (même de leurs jours) toute contro-
verse religieuse. Il n'y a pas de doute que le Saint-
Esprit *, suivant sa promesse, sera présent dans une
pareille assemblée, réunie ni par force, ni par intrigue.
[212] Mais, dirons-nous maintenant, bien que pour
notre part, nous mettions de côté la partialité et que nous
n'usions pas de coertion pour recruter les membres et
les voix qui favoriseraient notre parti, qui peut assurer
que l'Évèque de Rome et les autres prélats fassent de
même ? Si vous le dites, vous énoncez certainement une
chose importante, car ce sont des hommes et ils sont plus
sujets aux intrigues que vous-mêmes. Mais, je serai assez
audacieux suivant çaa manière, pour donner ici mon
avis, aussi bien que dans les autres questions. Tout ce
qui prête de nos jours à la controverse, je le considère
comme une des deux choses suivantes ** : ou bien
ce qui touche aux bénéfices et aux émoluments des
prélats et des ministres [Fol.55.Ro] de l'Église, ou bien
ce qui concerne les questions religieuses «.
[213] Pour ce qui est des articles concernant la reli-
gion, je souhaiterais qu'on les discute de la manière
* Il n'y a pas de doute que l'Esprit Saint n'y vienne. Cependant
l'évèque de Rome (ou Pape) constitue une difficulté.
** Nos discussions portent sur : i) le salaire du clergé ; ii) des
questions religieuses.
«^ L. & B. : comme une des trois choses suivantes :
ou bien ce qui touche la rehgion seule, ou bien les béné-
fices et les émoluments des prélats et des ministres de
l'ÉgHse, ou bien ce qui touche partie l'une et partie
l'autre.
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 203
dont on Ta toujours fait et dont ils devraient l'être afin
d'obtenir un jugement *. Quant aux articles touchant
aux bénéfices des ecclésiastiques, je voudrais qu'ils
soient laissés à la décision des pouvoirs séculiers, car ils
ne concernent que des choses matérielles ; personne ne
peut craindre que les magistrats n'octroient pas un
salaire suffisant à ceux qui servent un but si honorable
que l'enseignement de la sainte parole de Dieu et l'ad-
ministration de ses sacrements. Allant plus loin **,
je voudrais que, pour les questions touchant l'évêque de
Rome et sa juridiction, il soit écarté et que d'autres
personnes impartiales, choisies parmi les Princes chré-
tiens, dirigent ou président le Conseil pendant que cette
question sera débattue (s'il plaît aux Princes chrétiens
de tenir conseil avec cette prostituée de Babylone) <*
car personne ne doit être juge de sa propre cause. Je
n'ai fait là que toucher brièvement les questions prin-
cipales suivant ma simple fantaisie, en en soumettant
l'acceptation ou le rejet de tout ou partie à votre meil-
leur jugement.
[214] Le Chevalier. — Je suis fâché qu'il soit
maintenant si tard qu'il faille nous séparer.
Le Marchand, le Fermier et le Bonnetier. —
Et nous aussi vraiment. Mais nous espérons, avant que
vous ne quittiez la ville, avoir de nouveaux entretiens
avec vous.
Le Docteur. — J'en serais heureux si je m'attarde
dans cette ville, mais je ne sais vraiment si je resterai
ici après demain matin. Si je le fais (pour toutes choses
sur lesquelles vous désireriez mon simple jugement),
* Que le clerçé tranche (ii) et les pouvoirs séculiers (i).
•* Comment agir avec l'évêque de Rome.
^) s'il plaît aux Princes... Babylone addition de S.
204 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
VOUS entendrez plus loin mon opinion. Entre temps, je
vous prie de me considérer comme quelqu'un qui *,
s'il a émis quelqu'avis qui puisse préjudiciable au
Royaume, est prêt à s'en dédire et à se soumettre au
jugement de tout autre personne qui soit capable de
montrer comment tous ces maux ou une partie de
ceux-ci [F0I.55.V®] peuvent être amendés par tout autre
moyen meilleur, car je sais que plusieurs milliers de per-
sonnes en ce pays pourraient en discourir mieux que je
ne l'ai fait. Et ainsi, pour le présent, je prends congé de
vous tous «.
[215] Le Chevalier. — Nous nous quittâmes de
cette façon pour cette fois, mais, le lendemain, quand
j'appris que le Maître Docteur avait quitté la ville, je
pensai qu'il serait bon que cette discussion ne soit point
perdue ** : je la rapportai donc dans mon livre privé,
avec l'intention, si l'occasion s'en présentait, d'apporter
quelques unes des raisons du Docteur là où elles pour-
raient prendre place ou pourraient être réfutées autre-
ment que je n'en avais été capable. Et j'ai ainsi briève-
ment noté la dite discussion, comme vous le voyez.
FINIS
IMPRINTED
AT LONDON IN FLEESTREATE
NEERE UNTO SAINCTE DUN-
STONES CHURCH, BY THO-
MAS MARSCHE
* Le Docteur est prêt à se soumettre à l'avis d'un plus sage docteur
sur les maux de son époque.
•* J'ai consigné brièvement les raisons du docteur.
« j mais je ne sais vraiment... de vous tous addition
de S.
NOTES
^) Ces louanges hyperboliques ne paraissaient aucunement exagérées
à l'époque, surtout s'adressant à la Reine Elisabeth qui fut l'objet d'une
véritable vénération de la part de ses sujets. Le lecture des ouvrages his-
toriques se rapportant à cette époque, et même des romans historiques,
expriment fort bien les sentiments des Anglais à l'égard de leur souveraine
et montrent en même temps les exagérations coutumières de langage.
V. entre autres à ce sujet Westward Ho I roman de Kingsley.
2) Schisme se trouve au singulier dans les MSS et au pluriel dans l'édi-
tion de 1581 ; cela prouve que l'auteur primitif n'avait pas l'idée de publier
son œuvre et faisait ouvertement allusion au schisme d'Henri VIII et à
la création de l'Église d'Angleterre (comme le montrent également d'autres
passages). W. S., obligé à davantage de prudence par suite de la publica-
tion de l'ouvrage, généralisa l'allusion et mit le mot au pluriel.
') L'Histoire d'Apelle est racontée par Pline {Nal. Hist., xxxv, 85) et
par Valerius Maximus (viii, xii, 3). Une anecdote semblable est attribuée
par Lucien {Pro Image, xiv) à Phidias (N. Lamond).
*) lusUces of Peace. Nous rappelons que leurs attributions sont beau-
coup plus étendues, et l'étaient encore davantage à cette époque, que
celles des juges de paix français.
^) Pour le sujet de la discussion, V. Haies, Défense {Briiish Muséum,
Lansdown, 238, f. 305) reproduit dans LD., p. 148 et s. réfer. à p. 13, ligne 2.
*) D'après Miss Lamond, devant la Comission des Clôtures, les Jus-
tices of Peace étaient présents, mais c'était au sheriff à convoquer les
témoins, aussi la variante de L. et de B. semble-t-elle préférable.
') Comparer Haies, Charge {Sirype, Eccl. Mem., II, ii, 352) cité dans LD.
p. 151, réfer. à p. 14, ligne 30.
®) Cf. Platon, E pitres ; Ciceron, De Finibus, ii, xiv, 45 (N. Lamond).
") V. des textes analogues de John Coke cités dans LD. p. 151, réfer.
à p. 15, ligne 21).
10) D'après Rogers (A History of Agriculture and Priées in Engand
from ihe year after the Oxford Parliament (1259) to the Commencement of
Ihe Continental War (1793), iv, 521, 524) les salaires nominaux ont,
de 1542 à 1549 monté dans la proportion suivante : charpentiers, 6 1 /2 d.
à 8 1 /2 d. ; couvreurs, 6 1 /2 d. à 8 d. ; travail non spécialisé, 4 d. à 5 d.
La moyenne 1551-1560 est supérieure d'environ 3 d. à celle de 1531-1540
(Cité dans LD., p. 152, réfer. à p. 15, ligne 31).
") D'après le statut 2*3. Edouard VI. 15, le paiement des Fee Farms
par les villes était suspendu pendant trois ans, à condition que la taxe
soit levée comme à l'ordinaire et que l'argent produit aille à la réparation
des remparts et des ponts et à fournir du travail aux pauvres. Haies semble
avoir été chargé de ce bill (N. Lamond). V. également : Commons Jour-
nal, 1«' mars 1549.
12) Comparer Latimer : « Car là où i 1 y avait un grand nombre de mai-
206 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
sons et d'habitants, on ne trouve maintenant qu'un berger et son chien ! »
(Sermons devant le Roi Edouard VI, l).
13) Le caractère séditieux de certaines pièces fut la raison invoquée pour
la prohibition de celles-ci (N. Lamond).
1*) L'interdiction des mystères n'amena pas l'arrêt immédiat de ces
représentations : les Chester Mysteries furent repris pour la dernière fois
en 1574 et la dernière représentation de la Passion de Jésus-Christ eut lieu
un Vendredi Saint sous le règne de Jacques I*'.
i**) D'après Rogers {op. cil., iv) la hausse des prix de la décade 1531-
1548 à la décade 1551-1560 fut, pour les tuiles, de 4 s. 11 1 /2 d. à 9 s. 5 3 /4 d. ;
pour le verre, de 4 d. à 7 1 /4 d. ; pour la toile de lin, de 8 s. 1 d. à 18 s. 9 d. ;
pour le canvas (grosse toile servant surtout à faire des voiles), de 4 s. 7 d.
à 7 s. 9 d. (N. Lamond)
i«) V. dans LD, p. 153, réfer. à p, 18, ligne 14, les détails de certains
legs faits à des institutions charitables par différents commerçants maires
de Coventry.
") A Coventry, il y eut des émeutes notamment en 1374, 1480, 1495
et 1525. Pour plus de détails, V. LD, pp. 153-154, réfer. à p. 18, ligne 26.
") V. à ce sujet LD., p. 154, réfer. à p. 18, ligne 31-33.
") V. un passage très intéressant des Ads of Ihe Privy Council
(6 mai 1548, p. 193) reproduit dans LD., p. 155, réfer. à p. 19, ligne 3.
20) Comparer le passage suivant de Latimer {Sermons devant le Roi
Edouard VI, i). « Nous autres, gens d'Église, nous avions trop ; mais ce
trop nous a été enlevé et maintenant nous n'avons pas suffisamment. Pour
ma part, je n'ai pas à me plaindre, car, j'en remercie Dieu et le Roi, j'ai
suffisamment : Dieu est mon juge et je ne suis pas venu pour implorer
quelque chose de quelqu'un, mais j'en connais qui ont trop peu. Ces quelques
paroles couvrent une sérieuse affaire : une importante réforme devrait avoir
lieu là. Je connais une importante ville-marché, avec quelques hameaux et
habitants, où ceux-ci tirent de leurs travaux la valeur de 50 £ par an :
le vicaire chargé d'une cure aussi importante n'a que 12 ou 14 marcs par
an ; avec cette pension, il est incapable d'acheter des livres ou de donner
à boire à son voisin. Tout le large profit s'en va par un autre chemin. »
21) Flavius Renatus Vigetius (iv» siècle avant Jésus-Christ), auteur du
Rei Mililaris Insîilula en 5 volumes (N. Lamond).
22) Lucius Junius Moderatus Columella, né à Cadix dans le premier
siècle avant notre ère écrivit un traité sur l'agriculture.
28) Marcus Vitruvius Pollio composa un traité en 10 livres De Archi-
tedura avant 10 avant J.-C. (N. Lamond).
24) D'après Miss Lamond, le texte de L. semble le plus correct.
25) Opinion ordinairement attribuée à Pythagore (N. Lamond). V. des
passages analogues, § 209-210.
26) C'est à dire l'Université.
2') Comparer les passages suivants de Latimer (Sermon on ihe Plough) :
« Dans le passé, quand mouraient des hommes riches à Londres, il avaient
coutume d'aider par des bourses les étudiants pauvres des Universités.
Quand on mourait, on léguait d'importantes sommes d'argent pour le
soulagement des pauvres. Lorsque j'étais moi-même étudiant à Cambridge,
j'entendais chanter les louanges de la ville de Londres et j'en connaissais
beaucoup qui avaient reçu une aide des riches citoyens de Londres ; mais,
à présent, je ne peux plus entendre de telles louanges, même si je m'en
inquiète et si je les recherche : la charité est maintenant froide comme la
cire, elle n'aide plus l'étudiant, elle ne secourt plus le pauvre... Pourquoi
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 207
les nobles et les jeunes gentilshommes d'Angleterre ne sont-ils pas élevés
en savoir et dans la connaissance de Dieu de telle sorte qu'ils soient capables
de remplir des missions dans la communauté ?... En vérité, le peuple sera
comme seront les nobles et la seule raison pour laquelle maintenant les
nobles ne peuvent être nommés lords présidents est qu'ils n'ont pas été
élevés dans l'instruction. Aussi, pour l'amour de Dieu, nommez des profes-
seurs et des maîtres d'école, ô vous qui avez charge de la jeunesse 1 Donnez
aux maîtres des bénéfices dignes de leurs peines, pour qu'ils puissent ins-
truire leurs élèves en grammaire, en logique, en rhétorique, en philosophie,
en loi civile et dans la parole de Dieu, que je ne puis laisser sans en parler. »
28) D'après Rogers {op. cil., iv, 587), le prix de l'étoffe en 1530-1533
(prix alors exceptionnellement bas) était de 52 à 53 s. ; ce même prix était
de 112 s. en 1548 et de 153 s. en 1549 (N. Lamond).
2*) Épingles signifiant petits cadeaux en nature.
30) C'est-à-dire au prix fixé par elle, au prix taxé.
31) Suivant Rogers {op. cit., iv, 523) le prix du travail non spécialisé
était de 5 d. en 1549 et de 8 d. en 1581 (N. Lamond).
32) La fabrication de la poudre à canon est réputée avoir été introduite
en Angleterre sous le règne d'Elisabeth (Camden, Elizabeth, Londres, 1561)
d'où la modification apportée par S.
*3) Comparer le passage suivant de Latimer {Sermons devant le Roi
Edouard VI, I) « Il (le Roi) n'aura pas en sa possession trop d'or ni d'ar-
gent '. Pensez-vous qu'il y en ait jamais trop pour un roi ? Dieu en permet
beaucoup à un roi, car il a de grandes charges et beaucoup d'occasions de
dépenser d'importantes sommes pour la défense et la sécurité de son
royaume et de ses sujets. Il est nécessaire qu'un roi ait toujours un trésor
prêt pour ces circonstances et pour d'autres affaires semblables qui lui
arrivent journellement. Si ce trésor n'est pas suffisant, il peut légalement
et avec une conscience tranquille lever des taxes sur ses sujets. Il ne
serait pas bon que l'argent se trouve dans le bourse des sujets quand le
roi en a besoin : cela leur serait nuisible, car le manque de trésor royal
pourrait occasionner le manque d'argent chez les sujets et ce qui leur res-
terait pourrait ne pas leur appartenir longtemps. Aussi, pour des occasions
nécessaires et utiles, la parole de Dieu permet au roi de prendre à ses sujets.
Mais le si trésor royal est suffisant et si les charges des sujets ne sont que
pour des choses vaines, de telle sorte que le roi réclame beaucoup à ses
sujets (qui se trouvent peut-être dans un grand dénuement), cette demande
est faite de convoitise et tombe sous le coup du « trop » que Dieu défend au
Roi de posséder dans cet endroit de l'Écriture Sainte. »
3*) Sir Thomas Smith, auteur présumé du dialogue, ne semble pas s'être
aperçu de ce fait, car, lorsqu'on projetait de dévaluer la monnaie, il écrivit
au Lord Protecteur parlant du bénéfice qu'en retirerait la Monnaie et,
par conséquent, l'État (N. Lamond).
36) Comparer le passage suivant de Latimer {Sermon devant le Roi
Edouard VI, I) : « Je dois dire que vous autres propriétaires, vous préle-
veurs de rentes, vous « step-lords », je puis m' exprimer ainsi, vous recevez
trop, chaque année, de vos propriétés. Ce qui était loué auparavant 30
à 40 £ par an (ce qui, comme revenu non gagné d'une possession, est une
honnête part de la sueur et du travail d'un autre homme), l'est maintenant
de 50 à 100 £ par an. De ce « trop » provient cette monstrueuse et pro-
digieuse cherté qui est l'œuvre de l'homme, bien que Dieu nous octroie
avec abondance les fruits de la terre, nous les octroie miséricordieusement,
contrairement à ce que nous méritons. Ce « trop » que possèdent les hommes
208 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
riches a causé une telle cherté que les pauvres gens qui vivent de leur
travail ne peuvent, avec la sueur de leurs visages, gagner de quoi se nourrir,
tant est chère toute sorte de victuailles : porcs, oies, chapons, poulets,
œufs, etc... Ces choses et d'autres ont été si haussées, d'une manière non
raisonnable 1 Je crois vraiment, si cela continue, que nous serons à la fln
amenés à payer un porc 1 £. »
3*) D'après Miss Lamond, « dans cette ville » manque dans l'édition
de 1581. Ces mots se trouvent cependant dans S.
3') D'après Rogers {op. cit., iv, 725) la hausse des rentes devient beau-
coup plus sensible sous le règne d'Elisabeth, car les obstacles auxquels
fait allusion le chevalier furent graduellement surmontés (N. Lamond).
3®) Ici S. a oublié de corriger 20 ans en 30 ans comme il l'avait fait
quelques lignes auparavant.
39) Notons une certaine concordance de vues entre le Chevallier et
Malestroit.
40) La groate, groat ou grote est une monnaie d'argent dont on tail-
lait, après la réforme de 1526, 135 par livre Troy (La troy pound pesait
373,238 grammes) Le cours de la groate fut successivement de 4 d. (1544),
3 d. (30 avril 1551), 2 d. (juillet 1551).
*^) Le passage étant purement hypothétique, S. n'a pas cherché à
rajuster les prix à leur niveau de 1581, époque où (Rogers, op. cil., iv, 292)
le blé valait 2 s. 1 d. le boisseau et le seigle 1 s. 3 d. (N. Lamond). La Todde
de laine pesait 12,699 kgr.
*2) D'après le statut 24. Henry VIII. C. 4 et ss. on était tenu, pour
chaques 60 acres de labour, à cultiver 1 /4 d'acre de lin (N. Lamond).
*^) Sur la taxation des prix à cette époque, V. LD., p. 162, note à p. 45.
ligne 27-28.
**) Cf. Illiade, vi, 234, vii, 472. Odyssée, i, 430, V. également Pline,
Hisl. nal., xxxiii, C. 1, 6. — Pour la Loi Civile, Lambarde a copié en marge
du MS du dialogue le passage en question {Digeste xviii, titre I, 1) repro-
duit dans LD., pp. 164-165, note à p. 47, ligne 33.
*5) Sur les maux provoqués par les clôtures. V. différents textes cités
dans LD,. p. 165, note à p. 48, ligne 20.
*'j Cette variante n'est pas signalée par Miss Lamond.
*7) D'après Miss Lamond, Devonshire est préférable car, en 1607,
le Devonshire possédait de nombreuses clôtures et était fort riche, alors
que le Northamptonshire était considéré comme un comté typique sans
clôtures. Cependant il y eut certains essais de clôtures dans le Northamp-
tonshire, en même temps que dans le Buckinghamshire et l'Oxfordshire
(V. Cunningham. Growth of English Industry, ii, 702).
48) Sur les distinctions du Docteur et de Haies quant aux maux ou aux
biens provoqués par les différents genres de clôtures, V. Strype {Ecc.
Mem., II, ii, 362) et LD., p. 166, note à p. 49, ligne 22.
4») Comparer Fitzherbert {Surveyinge, c. 40) et Tusser {Five Hundred
Points, c. 53) (N. Lamond).
60) Comparer le passage suivant de Latimer : « Dans ce Parlement dont
je parle, les gentilshommes et les Communes étaient en désaccord, comme
ils l'étaient encore récemment. Les gentilshommes propriétaires avaient
besoin de beaucoup des terres de leurs tenanciers ; ils avaient besoin égale-
ment d'un Acte du Parlement qui leur permette légalement d'enclore telle
portion qu'il leur plairait de la terre de leurs tenanciers et des communaux.
Il fut fait beaucoup de bruit autour de cet acte : à la fln on conclua à les
autoriser à agir ainsi, à condition qu'ils laissent suffisamment de terre
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 209
pour le tenancier... S'ils n'ont laissé alors aux tenanciers et aux pauvres
communs pas plus qu'il n'était suffisant, s'ils leur en ont encore retiré
depuis ce temps, ceux-ci n'en ont plus suffisamment. » {Sermons devant
le Roi Edouard VI, VIII).
•^1) Comparer un passage de Haies cité dans LD., p. 166, note à p. 50,
ligne 11 et reproduit d'après Strype, op. cil., II, ii, 354).
*2) Les principales lois édictées dans ce but et dont parle Haies dans
sa Charge sont les textes suivants : 4 Henry VII, c. 16. — 7. Henry VIII,
cl. — 25. Henry VIII, c. 13. — 27. Henry VIII, c. 22. Leur résultat ne
fut pas très sensible. Pour la législation antérieure à 1517, V. Leadam,
Transactions of the Royal Historical Society, N. S. VI, 167 (N. Lamond).
*^) Sur l'origine possible de cet argument, V. LD., p. 167, note à p. 50,
ligne 27.
^*) Comparer Haies, Charge (Strype, op. cit., 352) concernant châteaux
et boulevards le long des côtes. Une mesure prise à ce sujet concernant
l'île de Wight est le statut 4. Henry VII, c. 16 (N. Lamond).
^5) D'après Rogers (op. cit., iv, 352-353) le prix des bovins était de
28 s. 7 1 /2 d. de 1531-1540 ; de 51. s. 6 1 /2 d. en 1548 ; de 70 s. 4 d. en 1549.
V. également Haies, cité par Miss Lamond avec une référence à Tomas More
(LD., p. 167-168, note à p. 52, ligne 22).
5«) Cette phrase expose un principe qui fut longtemps mis en pratique
en Angleterre, spécialement lors des droits sur les grains introduits en 1689.
Cf. Faber, Agrarschtdz, p. 2. More, Utopie, p. 71 (N. Lamond).
") Le noble d'or ou noble commença à être frappé en 1344 : titre de
24 carats avec un quart de carat de remède. Sous Edouard III, on en
taillait 39 1 /2 à la Tower Pound et il courait pour 6 s. 8 d. On frappait
en même temps des Mailles nobles (un demi noble) et des Farthing nobles
(un quart de noble). Toujours sous le même règne, on abaissa le poids
à 5 dwts. 8 4/7 grains et on en taillait 42 à la Tower Pound ; puis on e n
tailla 45 poids de 5 dwts. 8 grains, même cours.
Sous Henri IV, on en tailla 50 à la Tower Pound, poids de 4 dwts.
19 1/4 gr., même cours.
Sous Edouard IV, cours de 8 s. 4 d. Puis on frappe des nobles à la rose
ou riais : taille de 45 à la Tower Pound, poids de 5 dwts. 8 grains, cours
de 10 s. Ce cours subsista pendant tout le règne d'Henri VII et les pre-
mières années de celui d'Henri VIII. II fut ensuite successivement porté
à 11 s. 3 d. (1526), 12 s. (1544), 14 s. 6 d. (1548), puis à 15 s. La réforme de
1561 le ramena à 10 s.
En 1526 on avait également frappé le George noble de 2 dwts. 23 fr.
de 23 carats 3 1/2 gr. de titre et courant pour 6 s. 8 d.
^®) Quarter, mesure de volume valant 8 boisseaux, soit 290,80 litres.
*•) Tod ou todde, mesure valant 12,699 kgr.
^) La loi en question est 15. Henry VI, c. 2 rendue perpétuelle par
23. Henry VI, c. 3, § 5. La hausse des prix rendit cette mesure inopérante
sous le règne d'Edouard VI, V, LD., p. 168-619, note à p. 54, ligne 26-32.
*^) Par entrepôt, l'auteur primitif désignait probablement Calais. La
perte de cette ville sous le règne de Marie Tudor (1558) rendait cette allu-
sion inutile et explique sa suppression dans S.
•^) C'est à dire à 1 noble le quarter.
•') D'après Miss Lamond, le fermier du dialogue serait également éle-
veur ou herbager. De nombreux éleveurs furent maires de Coventry au
xvi« s. V. LD., p. 169, note à p. 57, ligne 2.
•*) Comparer l'opinion du Docteur, § 193.
LE BRANCHU II 14
210 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
•*) Sur les arguments du Bonnetier et la politique générale du temps,
V. LD., p. 169, note à p. 57, ligne 17.
••) Ciceron, Tusculanes, i, 4.
•') Cette référence est une erreur. D'après Miss Lamond, la référence
exacte est Ep. ad Brutum, i, xv, 3.
•8) Pour ce passage, V. F. D. Matthew, cité dans LD., p. 170, note à
p. 61, ligne 20.
••) Comparer le passage suivant de Sully : « Vostre Majesté doit mettre
en considération qu'autant qu'il y a de divers climats, régions et contrées,
autant semble-t-il que Dieu les aye voulu diversement faire abonder en
certaines proprietez, commoditez, denrées, matières, arts et mestiers spé-
ciaux et particuliers qui ne sont point communes, ou pour le moins de telle
bonté en autres lieux afin que, par le traffic et le commerce de ces choses
(dont les uns ont abondance et les autres disette), la fréquentation, conver-
sation et société humaine soit entretenue entre les nations, tant esloignees
peussent-elles estre les unes des autres. » (Michaud et Poujoulat. Nouvelle
CollecUon de Mémoires relatifs à V Histoire de France, II t. ii, p. 515. — Cité
par Harsin, Les Doctrines monétaires et financières en France du XV l^
au XVIII'' siècle, p. 74, note 2.)
'<*) Dans L., en marçe du Manuscrit, note de Lambarde : le vin est
utile pour le ravitaillement en temps de guerre.
'^) Il y a ici dans S. une faute de ponctuation : ...as by the last devise
I thinke they might be ; I allowe that way better, nevertheless, where as
you (brother Mercer)... au lieu de : I thinke they might be, I allowe that
way better ; nevertheless...
'*) Note manuscrite en marge de L. : si nous exportons des marchandises
valant plus que celles que nous importons, le surplus vient en argent ; mais
si nous importons davantage, le surplus doit être également payé en argent
et c'est là le moyen d'augmenter ou de diminuer la masse monétaire,
excepté cette petite quantité de monnaie qui existe toujours dans le
royaume.
'^) Dans L. : note manuscrite en marge : Oportel patrem familias ven-
dacem esse non emacem : Marc. Cato (La référence est De Agriculture, ii).
'*) Comparer des passages similaires dans Harrison {op. cit., références
à l'édition de 1587), ii, ix, p. 325, col. 2 ; ii, x, p. 236, col. 1. ; cités dans S.,
p. 106-107.
'^) Comparer le passage suivant de Harrison {op. cit. édit. 1587, iii, x,
p. 236) : « Quelques uns d'entre eux (marchands étrangers) peuvent dire
d'eux-mêmes qu'ils achètent à un Anglais la peau d'un renard pour une
groate (c'est à dire 4 d.) et lui font donner après 12 d. pour la queue. »
'*) V. Gommons Journal, 5 et 24 janvier 1549 et LD. Introduction,
p. xviii.
") L'alliance avec la France renouvelée le 4 mars 1547 avait été conclue
en 1546. L'interdiction d'importer des capes l'aurait affectée, car celles-ci
venaient, au moins en partie, de France. V. une clause de la convention
reproduite dans LD., p. 172, note à p. 67, ligne 7.
'*) Le texte de S. est ici incomplet : « if yee would hâve moued a lawe
to be made [that nothinge made] of our wool, or Tynne, or Led, or Hydes,
beyond sea, should hâve bene sould heere ? » Les mots entre crochets man-
quent et rendent le sens incompréhensible ; cette erreur n'est pas relevée
par Miss Lamond.
'•) Les acts 5 R. II, st. i, c. 3, et 4. Henry VIL c. 10 avaient prohibé
l'importation des vins de Gascogne et des bois de Toulouse par des navires
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 211
étrangers. En 1588, une permission d'importation fut accordée du 1«' sep-
tembre au l«r octobre de chaque année (5 & 6 Edward VI, c. 18). En 1559,
toutes ces interdictions furent rapportées (1. Elisabeth, c. 13) pour être
rétablies en 1563 par le statut 5. Elizabelh, c. 5, § 8 (N. Lamond).
80) Sur cette opinion, V. LD., p. 173, note à p. 67, ligne 33 et Adam
Smitti, Wealth of Nations, iv, i, p. 177.
81) Référence à un passage du Digeste (xxiii, titre I) où l'on trouve une
allusion à Vllliade. Le F. est une abréviation commune pour le Digeste
(N. Lamond).
82) La citation a été copiée par Lambarde à la fin de son manuscrit et
se trouve reproduite dans LD., p. 174-174, note à p. 73, ligne 7.
83) Dans S. il y a pièces au lieu de priées.
84) D'après Miss Lamond, l'allusion concernerait un passage de Enco-
mium Moriae, passage cité dans LD., p. 175, note à p. 75, ligne 23.
85) V. Bodin, Response..., supra, tome I, p. 85.
8«) Pline, Hist. Nalur., xxxiii, iii, 42.
8') Institutes II, titre X, i. De teslamentis ordinandis.
88) Un acte fut passé en 1552 (5 & 6. Edward VI, c. 6) pour remédier
à ces malfaçons (N. Lamond).
8') Latimer parle aussi de malfaçons nombreuses ; celles-ci ne s'éten-
daient d'ailleurs pas seulement à l'industrie, comme le prouve le second
passage cité : « J'entends dire qu'il se produit des malfaçons dans la fabri-
cation des marchandises. Gomment dites-vous ? N'e&t-il pas étonnant
d'entendre que les fabricants de drap soient devenus apothicaires ?... Si
son étoffe est longue de 17 yards, il la mettra sur une roue et la tirera avec
des cordes, la torturera jusqu'à ce que les nerfs se brisent et, ainsi, il lui
donnera 18 yards de longueur ! Quand il l'ont amenée à cette perfection,
il usent d'une belle adresse pour lui redonner son épaisseur : ils fabriquent
une poudre pour cela et jouent ainsi à l'apothicaire ; ils la nomment poudre
de mouton et ils l'incorporent de telle façon au drap que c'est merveille
à considérer ; vraiment une bonne invention ! . , . Ces manœuvres viennent
de l'esprit de convoitise, elles sont un véritable vol. » {Sermons devant le
Roi Edouard VI, 111). « J'ai entendu que certains qui possédaient une
vache stérile et qui auraient voulu cependant en obtenir une importante
somme d'argent, prennent le veau d'une autre vache, le mette à la leur et
viennent ainsi au marché prétendant que cette vache a porté ce veau :
ils vendent de cette façon leur vache 6 ou 8 shillings plus cher qu'ils ne
l'auraient fait sans cela... Je vais vous narrer une autre tromperie : je
connais des paysans qui vont au marché avec un quarter de grain. Ils vou-
draient y vendre cher le mauvais comme le bon, aussi adoptent-ils ce moyen :
au fond du sac, ils placent un boisseau de bon malt ou de bon grain, puis
deux boisseaux du plus mauvais qu'ils ont et enfin un boisseaux de bon sur
le dessus et ils viennent ainsi au marché. Voici que vient un acheteur qui
demande : « Sir, est-ce du bon malt ?» « Je vous assure, répond l'autre,
« qu'il n'y en a pas de meilleur dans cette ville. » Et ainsi il vend son malt
ou son grain au mieux, quoiqu'il n'y en ait que deux boisseaux de bon
dans le sac... Je pourrais vous raconter une autre tromperie, comment on
fait peser la laine davantage, mais je ne le ferai point. » {Sermon on the
Lord' s Prayer).
»0) V. Proclamation du 11 avril 1549, LD., p. 176-177.
•1) L'angelot ou angel était une monnaie d'or qui devait son nom à
l'effigie de saint Michel terrassant le démon. Sous Edouard IV, son titre
était de 24 carats avec trois quarts de carats de remède ; on en taillait 67 1 /2
212 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
à la Tower Pound et la pièce courait pour 6 s. 8 d. — Par un avis en Conseil
en date du 5 novembre 1526, Henri VIII en fit tailler 72 à la Troy Pound
(La Troy Pound remplaça la Tower Pound ou Livre de Cologne et pesait
373,238 grammes) et le cours fut de 7 s. 6 d. Ce cours fut porté à 8 s. (1544)
et à 9 s. 8 d. (1548).
En 1552 (Edouard VI) on en taille 70 à la Troy Pound, au titre de
23 carats 3 1 /2 gr. et l'angelot court pour 10 s. La réforme de 1561 le ramena
à 6 s. 8 d. — L'angel vaut un tiers de souverain.
'2) La groate valant 4 d., 20 groates faisaient 6 s. 8 d.
•*) Dans S. on a passé ici le mot « no », c'est à dire que le texte se pré-
sente ainsi : et tout d'abord quels sont ceux qui, d'après vous, ont perdu
par ce fait ?
'*) Les désordres de 1549 semblent avoir été l'occasion des premières
nominations de Lords Lieutenants pour maintenir le bon ordre parmi leurs
voisins (N. Lamond).
•5) Comparer Harrison, England, II, vi & vii, pp. 144-145 et pp. 167-
172.
•*) Comparer Haies' Charge dans Strype, Ecc. Mem,, II, ii, 353
(N. Lamond).
*') V. Harrison. op. cit. c. XII.
*®) Comparer le passage suivant de Latimer : « Toute la passion des
hommes réside à présent dans la construction de gaies et somptueuses
demeures ; elle réside dans la construction et dans la démolition et ils n'ont
jamais fini de bâtir. » {Sermons devant le Roi Edouard VI, VIII).
"*) D'après Hall [Customs, ii, 140) cette mesure ne daterait que du règne
de Marie Tudor. Haies toutefois aurait été partisan d'une semblable impo-
sition (V. LD., pp. xliv et ss.).
^^) Cette loi est le texte 2*3. Edward VI, c. 36. 8 & 9 ; appliquée
en 1549, elle fut rapidement abolie (V. pour plus de détails, LD., pp. xi-xii
et les références au Journal of House of Gommons).
101) Comparer une affirmation analogue au 91.
102) Pomponius Mêla, géographe latin du i^r siècle. La référence du
texte est De situ Orbis, iii, vi, 45.
103) La version de L. (pointers) semble préférable à celle de B. et de L.
Comparer LD., p. 180, note à p. 93, ligne 7.
104) Sur le terme paysans, V. LD., p. 180, note à p. 94, ligne 30.
106) Tous les développements consacrés à la dévaluation de la monnaie
et à l'exportation de l'or et de l'argent manquent également dans S. Dans
cette édition, le dialogue se compose seulement de 4 parties au lieu de 5
dans les manuscrits.
io«) Comparer le passage suivant de Latimer : où la même histoire est
racontée : « Master More fut une fois envoyé dans le Comté de Kent pour
aider à découvrir, si la chose était possible, la cause des sables de Goodwin
et du banc qui barrait l'entrée du port de Sandwich. Voici venir Mas-
ter More : il convoqua devant lui les habitants, ceux que l'on pouvait penser
être hommes d'expérience, les plus capables de l'instruire de l'affaire
concernant l'arrêt du port de Sandwich. Parmi ceux qui vinrent devant
lui, se trouvait un vieillard au chef blanc, que l'on pensait n'avoir pas
loin de cent ans. Quand Master More aperçut ce vieillard, il pensa qu'il
serait bon de l'entendre donner son avis sur cette affaire, car, étant un
vieillard, il était probable qu'il en savait davantage sur cette affaire que
n'importe quelle personne présente. Aussi Master More appela-t-il devant
lui le vieillard et lui dit : « Père, dites-moi, si vous le pouvez, quelle est la
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 213
• cause de cette grande levée de sables et de bancs par là devant le port,
« qui Febstruent de telle manière qu'aucun navire ne peut y arriver ?
« Vous êtes l'homme le plus âgé que je puis apercevoir parmi ceux ici
« présents, aussi, si quelqu'un peut en dire la cause, c'est vous qui le
« pouvez ; en tous cas, vous en savez plus que personne ici. » « Oui, sans
« doute, bon maître, dit le vieillard, car j'ai bien près de cent ans et aucun
« de ceux-ci n'approche de mon âge. » « Alors, repartit Master More, que
« dites-vous là-dessus ? Que pensez-vous être la cause des sables et des
« bancs qui obstruent le port de Sandwich ? » « Oh, Sir, répondit-il, je suis
« un vieillard et je pense que c'est le clocher de Tenterton qui en est la
« cause. Je suis bien vieux, Sir, et je puis me souvenir de la construction
« du clocher de Tenterton et aussi de l'époque où il n'existait pas. Avant
« que le clocher ne fut en construction, on ne parlait aucunement de
« sables ou de bancs obstruant le port, aussi pensais-je que la constructiort
« du clocher de Tenterton est la cause de la destruction et de la décadence
« du port de Sandwich » {Dernier Sermon, 8», devant le Roi Edouard VI),
^^) Comparer le passage suivant de Latimer : « Devrions-nous avoir
des ministres de l'Église, contrôleurs des Monnaies ?... le dicton populaire
dit que, depuis que les prêtres sont monnayeurs, la monnaie est plus
mauvaise qu'elle ne l'était auparavant et l'on dit que la mauvaise qualité
de la monnaie a rendu plus cher toutes choses » (Sermon on the Plough).
1**®) L'effet pernicieux de cette proposition n'a pas été reconnue par
l'auteur du Policy to Reduce ihis Reaime of Englande. V. le passage cité
dans LD., p. 188, note à p. 105, ligne 25.
10») Le surhaussement des monnaies par Henri VIII eût lieu le
16 mai 1544 par le statut 36. Henry VIII. L'once d'or fut portée à 48 s.
et celle d'argent à 4 s.
110) Le texte anglais est intraduisible littéralement : ... « and so to live
as they say from hand to mouthe... »
111) Ceci semble une erreur. Barberousse mourut en 1193. Le fait doit
se rapporter à Frédéric II (né en 1194) qui usa de cet expédient au siège de
Faenza en 1240 (Cf. Villani, Islorie Florentine, v, 21). Une mesure semblable
fut prise par le Doge Domenico Michèle en 1123 à Jaffa (N. Lamond),
112) V. Bodin, Response... supra, tome I, p. 86.
113) Ceci semble se rapporter aux rapports du Roi d'Angleterre avec
les Fugger d'Anvers.
11*) Comparer Bodin, Response,.. supra, tome I, p. 83 et s.
115) Comparer les passages suivants de Latimer : « Et maintenant, je
m'adresse à vous, mes maîtres monnayeurs... : Je vous demande d'être
loyaux envers le Roi. Il l'a été envers vous, soyez-le envers lui, soyez-le
à l'égard de nos propres âmes. Vous êtes bien connus, on sait ce que vous
étiez avant d'occuper votre office, on sait quelles terres vous possédiez
alors, on sait celles que vous avez achetées depuis et les constructions que
vous faites tous les jours... Après mon premier prêche sur la Restitution,
un brave homme fut saisi de remords et m'avoua qu'il avait trompé le Roi
et qu'il voulait restituer : aussi, au premier Carême, 20 £ vinrent-elles entre
mes mains, destinées à être rendues pour l'usage du Roi. Il m'en avait
promis encore 20 pour le même Carême, mais il ne put les réunir et elles
n'arrivèrent pas. Le Carême suivant je reçus encore 320 £ que je remis au
Conseil du Roi. On me demanda qui opérait cette restitution; mais aurais-je
dû le nommer ? Non, on m'aurait plutôt tué. Et ce Carême-ci, je reçus
136 £ et 10 shillings que j'ai remis aujourd'hui même au Conseil du Roi.
Ainsi cet homme a-t-il opéré une sainte restitution. « Ainsi, dis-je à un noble
214 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
« qui fait partie du Conseil du Roi, si tous ceux qui ont trompé le Roi vou-
« laient ainsi réparer leurs fautes, cela rapporterait bien, je pense, 20.000 £
« au Roi ?» « Oh ! répondit l'autre, cela monterait bien à 100.000 £. »
(Dernier Sermon, 8®, devant le Roi Edouard VI.)
ii«) Comparer le passage suivant de Latimer : « Mon père était un
yeoman et ne possédait pas de terres en propre ; il n'avait qu'une ferme
d'un loyer de 3 ou 4 £ par an au plus, et, là-dessus, il labourait assez pour
entretenir une douzaine d'hommes. Il avait un parcours pour 100 moutons
et ma mère trayait 30 vaches. Il était capable d'entretenir pour le Roi un
harnais et un cheval pendant qu'il se rendait là où il devait recevoir la
solde du Roi. Je me souviens d'avoir bouclé son harnais quand il se rendit
à Balckheath. Il m'envoya à l'école, sans cela je ne serais pas à même de
prêcher maintenant devant Sa Majesté le Roi. Il maria mes sœurs avec
5 £ ou 20 nobles chacune et il les éleva dans la piété et dans la crainte de
Dieu. Il pratiquait l'hospitalité envers ses voisins moins fortunés et il
donnait l'aumône aux pauvres. Il tirait tout cela de la dite ferme où celui
qui y est maintenant paie 16 £ par an ou davantage et n'est pas à même de
faire quoique ce soit pour son Prince, pour lui-même ou pour ses enfants,
n'est pas à même de donner au pauvre un verre de boisson. » (\^' Sermon
devant le Roi Edouard VI.)
"') Le texte anglais est tel : « If I then, after so many wise heades as
were in those Parliaments and Counsayles, would take upon me to correct
(as they say) Magnificat... » Cette expression est une locution proverbiale
inusitée aujourd'hui qu'il nous a semblé impossible de traduire littéralement.
"*) Platon (Hipparchus, 232, c.) (N. Lamond).
Il') Laws of Alfred, xiii. — Laws of Elhelred, vii, 16 (N. Lamond).
^20) On retrouve dans Shakespeare des allusions aux somptuosités ves-
timentaires de l'époque. Ainsi on portait des bas et des jarretières de soie-
d'un grand prix et le Prince Henri, dans Henri IV, s'exprime ainsi dédai-
gneusement sur le compte d'un personnage ; « Veux-tu voler ce pourpoint
de cuir à boutons de cristal, aux cheveux coupés en rond, bague d'agate
au doigt, bas noirs jarretières de flanelle... » {Henri IV, ii, iv).
121) Norwich, ville très florissante en 1549, souffrit considérablement
de la révolte de Kett et son industrie lainière était fort en déclin en 1565.
Son commerce reprit, mais elle n'était certainement pas un bon exemple
de ville florissante en 1581 (N. Lamond). Ceci explique la variante de S.
122) V. Ashley, Economie History, i, ii, 77 ; Hibbert, Gilds, 64-82 ;
Cunningham, op. cit., ii, 37-47 (N. Lamond).
123) Le texte de L. et de B. est beaucoup plus vraisemblable que celui
de S. On ne peut guère compter un peintre parmi les artisans dont les
œuvres sont susceptibles d'exportation.
124) V. un texte du Debate of the Heraldes (1550) de John Coke, cité
dans LD., p. 195, note à p. 130, ligne 25.
1^^) Dans L. et dans B., le Docteur est constamment représenté comme
faisant partie des ordres. S. a modifié une partie de ses phrases et remplace
le plus souvent « nous » par « ils » lorsque le Docteur parle du clergé. V. en
particulier la fin du § 208 et le début du § 209. Toutefois S. a assez souvent
oublié d'effectuer ces retouches.
12») Dans tous les textes de l'époque, on retrouve des plaintes sem-
blables, notamment dans les Sermons de Latimer dont Miss Lamond cite
de nombreux extraits. A vrai dire, il n'y a guère de pages dans ces Sermons
où Latimer ne se fasse l'interprète de critiques analogues ; c'est pourquoi
nous n'en citons aucun extrait, car, pour être vraiment complet, il faudrait
COMPENDIEUX OU BREF EXAMEN... 21:5
citer une bonne partie de son œuvre, beaucoup plus que n'en a cité
Miss Lamond.
12') Canon xiii de Lanfranc à Winchester en 1071 (N, Lamond).
12*) Ads de praemunire (corruption du mot latin praemonere). Dans
es statuts religieux anglais, on désignait ainsi les acts ayant pour but de
prévenir les empiétements de la juridiction ecclésiastique sur le pouvoir
civil.
"•) Dans les Manuscrits en marge : Voyez Sermon du Docteur Collette.
1**) Nous avons préféré ne pas traduire le proverbe (car il est intradui-
sible littéralement), et lui laisser, dans le texte, sa forme originale.
131) Ciceron, De Officiis, i, 18 (N. Lamond).
132) V. un passage analogue, § 46-47.
133) V. Supra un passage analogue, § 46 et la note se référant à ce
passage.
L. B.
eÇ
DAVANZATl
Portrait d'après une gravure du Cabinet des Estampes.
Monnaie. PI. VII
II.-P. 216
vil
B. DAVANZATI BOSTICHI
LEÇON SUR LES MONNAIES
vn
NOTICE
La Lezione délie Monete de Bernado Davanzati ou Davan-
zati-Bostichi a fait l'objet de nombreuses éditions en Italie.
Elle fut faite en 1588 devant l'Académie Florentine, mais le
texte n'en fut publié qu'en 1638, dans un ouvrage contenant
d'autres écrits de Davanzati, sous le titre Scisma d'Inghilterra
ed alire opérette delVautore.
Le texte reproduisait, à quelques variantes de forme près,
les trois manuscrits que Ton possède de la Lezione délie Monete.
Etant donné le peu d'intérêt de ces variantes, qui, presque
toutes, ne sont autres que d'insignifiants changements de
termes, et d'ailleurs à peu près impossibles à rendre en fran-
çais, nous n'avons pas cru devoir les reproduire dans notre
traduction.
,:î
Parmi les autres éditions, citons les plus importantes :
Edition Comino, 1 Vol. in-8, Padoue, 1727.
Prose Florentine, Florence, 1729 (Collection de Monetis
Italiae, Vol. iv, partie ii).
iii) Edition Salvini, Milan, 1752, Vol. iv, partie iv.
iv) Edition de Livourne, 1779, 2 Vol. in-8.
v) Edition Custodi, Scritti Classici iialiani di economia poli-
tica, Parte antica, tome II, Milan 1804.
vi) Edition de Sienne, 1828, 1 vol. in-8.
viij Edition de Milan, 1829, 1 Vol. in-16.
viii) Edition Gondoliere, Notizia marcantili délie Monete e de
Cambi, Venize, 1840.
ix) Edition Bindi, Opère di Bernardo Davanzati, Florence,
1853.
Une traduction anglaise par John Totland fut publiée
à Londres en 1686 (1 Vol. in-4o).
Toutes ces éditions reproduisent le texte de l'édition ori-
ginale en donnant parfois en note les variantes des manuscrits
(notamment les éditions Custodi et Bindi).
L. B.
Au Très Illustre et Révérendissime Seigneur
PIERO USIMBARDI
Bernardo Davanzati, Salut !
Messire Baccio Valori, le Chevalier, qui a sur moi
toute puissance, m'a, pendant son dernier Consulat à
l'Académie Florentine, imposé une leçon, et, comme je
ne sais pas m'éloigner de ma profession, ni presque des
alentours de ma demeure, je traitai des monnaies et
des nécessités des Princes. Il m'a semblé bon d'offrir
cet ouvrage à Votre Illustre Seigneurie, qui tient les
clés de notre cœur, en témoignage de notre ancienne
amitié, de mon nouveau respect pour elle et pour le bien
public, si jamais quelque chose existe en cette leçon que
ne soit pas indigne de considération.
Que Dieu notre Seigneur comble Votre Seigneurie de
ses grâces !
De Florence, le premier Mai 1588.
1^
LEÇON SUR LES MONNAIES
Dans les entrailles de la terre, le soleil et la chaleur
interne, en les distillant presque, tirent les sucs et les
substances les meilleures qui, introduits dans les pores,
dans les veines et dans les mines terrestres, s'y congèlent
et, durcis et mûris par le temps, s'y transforment en
métaux. Parmi ceux-ci, les jdus parfaits et les plus rares
sont l'or et l'argent, car ces deux métaux brillants sem-
blent être faits de couleur et de splendeur. Ni le feu, ni
les parasites, ni la rouille, ni l'usage ne les consomment ;
ils s'étendent en fils et en feuilles d'une incroyable
ténuité et d'une longueur surprenante et ils possèdent
en eux je ne sais quoi de divin : c'est la raison pour
laquelle quelques peuples indiens, quand ils extraient
l'or, jeûnent, s'abstiennent des femmes et de tout plaisir,
d'après une ancienne coutume religieuse. Mais l'or et
l'argent ne servent par nature que peu à notre vie pour
laquelle furent crées toutes les choses terrestres, si bien
que les hommes en ont presque honte ; ils se sont accor-
dés à leur donner une valeur égale à celle de tous les
autres biens, à les faire prix et mesure de toutes choses
et les instruments qui tournent et retournent le globe
tout entier. Nous pouvons les appeler causes secondes
d'une vie heureuse puisqu'ils nous procurent tous ces
biens : c'est pourquoi beaucoup en ont fait des dieux en
les voyant rendre possibles des choses impossibles. Il
n'y a pas de forteresse qui puisse résister à un petit âne
chargé d'or, a dit ce monarque guerrier qui savait bien
la portée de ses paroles ^. Les miracles accomplis par
l'or nous sont montrés par la fable bien connue de Danaé
224 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
et par celle du pâtre lydien Giges qui, sous terre, prit
au doigt du cadavre la bague d'or par laquelle il fut
rendu invisible ; il entra dans la chambre de son roi,
coucha avec la reine et, avec l'aide de celle-ci, trahit
le roi, le tua et s'empara du royaume.
En considérant donc le pouvoir et l'importance que
possède l'or dans les affaires humaines et en voyant que
Socrate abandonnait aux dieux le soin des choses divines
et naturelles et enseignait la moralité et les usages qui
nous sont propres, j'estime qu'il n'est point méprisable,
ni hors de propos, ni inconvenant pour moi de traiter
ce sujet que j'ai choisi pour vous parler, très nobles
académiciens florentins, et je discourerai brièvement,
à la manière de notre cité, de l'or, de l'argent et des
monnaies, puisque la violence qu'on m'a faite, bien
qu'amicale et gentille, m'amène ici aujourd'hui fatigué,
las et distrait depuis tant d'années de toute étude
littéraire. Je demande votre attention, car par nature
je suis très succinct et je le serai encore de propos
délibéré.
Notre corps mortel devant servir de gaine ^ à notre
âme immortelle et d'essence divine fut modelé comme il
convenait au serviteur d'une si grande dame, c'est-à-dire
qu'il fut de noble complexion, délicat, tendre et gentil, nu
et désarmé vis-à-vis des rigueurs du temps et des bêtes
sauvages et, de ce fait, il nécessitait beaucoup de choses
que personne ne pourrait se procurer toute seule : c'est
pourquoi nous vivons dans les villes pour nous aider les
uns les autres par nos fonctions différentes, nos grades
et nos exercices divers. Tout homme ne nait pas apte à
n'importe quel métier, mais chacun peut en exercer un,
de même que tous les climats produisent tous les fruits
de la terre, parce que les étoiles et le soleil frappent
celle-ci sous des angles et des aspects différents suivant
DAVANZATI 225
la diversité des lieux. Il en résulte qu'un homme travaille
et se fatigue non pas pour lui tout seul, mais aussi pour
les autres, et les autres pour lui ^ ; une ville et un royaume
fournissent à une autre ville et à un autre royaume leur
superflu et ils en reçoivent ce qui leur fait défaut : ainsi
tous les biens provenant, soit de la nature, soit de l'in-
dustrie sont mis en commun et l'on en jouit au moyen
du commerce humain. Celui-ci fut à l'origine un simple
échange d'une chose contre une autre, comme il en est
encore aujourd'hui entre les peuples qui ne sont point
civilisés. Mais il était malaisé de savoir qui recherchait
la chose que tu possédais en trop grosse quantité, ou
qui avait en trop de celle que tu recherchais, ou encore
de savoir où transporter, où conserver, et où distribuer
ces objets de manière à satisfaire les deux parties. La
nécessité, qui enseigne à trouver les remèdes, fit d'abord
choisir quelques lieux où beaucoup de gens, venant
d'endroits différents avec leurs marchandises, s'arran-
geaient entre eux plus aisément : ce fut l'origine des
marchés et des foires. Cette occasion favorable en fît
découvrir une autre plus grande et Ton comprit que,
de même qu'on avait choisi un lieu d'échange, de même
on pouvait adopter une chose et la faire valoir pour toutes
les autres, faire donner et recevoir tout autre objet
contre une certaine quantité de celle-ci, comme si elle
était la médiatrice ou l'origine de la valeur univer-
selle des choses, comme si elle en était l'essence et la
substance *.
Dans l'antiquité ^, on fît d'abord choix du cuivre,
qui fut très employé et que le consentement commun
de tous les peuples éleva, par un ferme accord, à une si
haute fonction que celui qui avait en trop d'une chose
donnait volontiers ce surplus pour la quantité de cuivre
à laquelle cette chose était comparée, c'est à dire estimée
de la même valeur ; il le donnait ensuite en échange
LB BRANCHU — II 15
226 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
d'une autre chose qui lui faisait défaut, ou bien il le
gardait en vue de ses besoins futurs, le conservant dans
une petite caisse, comme un garant ; ce fut là l'origine
de la vente et de l'achat, de la comparaison comme disent
les Toscans ^.
Par la suite, la merveille de l'or et de l'argent leur
fit obtenir la première place. On se servait d'abord du
métal en morceaux bruts, pris comme ils venaient ;
puis, comme aux choses connues on en ajoute aisément
de nouvelles, on en arriva à peser le métal, à le marquer
et à faire les monnaies. Les auteurs ne s'accordent pas
sur le point de savoir où, quand et qui fit pour la première
fois des monnaies : Hérodote prétend que ce fut en
Lydie, d'autres à Nascos, Strabon à Egine ; les uns en
Attique, les autres en Lycie par le roi Érittono ; Lucain
en Thessalie par le roi Ion. Les livres saints disent que
ce fut Gain, par esprit de lucre ; Tubalcain est réputé
s'être enrichi en travaillant le cuivre et le fer, mais
on ne saisit pas si, avant le Déluge, la monnaie existait
déjà ; après, toutefois, les livres saints en parlent claire-
ment. Abraham acheta à Ephraim un terrain pour qua-
rante sicles d'argent, monnaie ayant cours parmi les
marchands, ; Joseph fut vendu au prix de vingt pièces
d'argent ; Moise imposa un demi sicle par tête, ce qui
faisait deux drachmes d'argent; Thésée, qui régnait à
Athènes à l'époque où les Juges gouvernaient Israël,
frappa une monnaie d'argent avec un bœuf pour encou-
rager les hommes aux travaux de la campagne ; Janus
dans le Latium, quand il accueillit dans son royaume
Saturne, arrivé par mer et chassé par Jupiter (d'où
s'ensuivirent les siècles si bien conduits et si célébrés
de l'âge d'or), frappa une monnaie de cuivre, en souvenir
de cette courtoisie, avec Janus Bifrons et le rostre du
navire ; les Romains fabriquèrent d'abord une monnaie
de cuivre sans empreinte du poids d'une livre et Tappe-
DAVANZATI 227
lèrent oes gravis^ as assis et pondo ; Servius Tullius
grava sur la monnaie un des animaux domestiques
qui étaient la richesse des anciens, d'où le nom de pécule ^.
L'an GCGLXXXIII de Rome, on y monnaya l'argent et,
soixante-douze ans plus tard, l'or. Nous autres Floren-
tins, l'an MGGLII, ayant battu les Siennois aux Monts
Alcins, frappâmes le florin d'or pur, qui a tellement plû
au monde entier que chaque pays ensuite voulut battre
semblable monnaie et la dénommer florin.
La monnaie s'appelle en latin moneta, pecunia *,
nummus ; en grec, vofxCafxa, XP'^JH-^» xépjxa ; en italien,
pecunia, monela, danari^ danaio. On la dit monnaie
parce que son signe nous avertit de sa dénomination,
de sa valeur et de sa bonté. D'après leur empreinte, elles
furent appelées bigati, Philippes, sagittaires, hommes
d^ armes ; et aussi le juge, qui en avait pris mille à la
suite d'un jugement inique, plaisanta méchamment,
disant : « Qui est-ce qui pouvait résister à mille hommes
d'armes ? » L'empreinte du X sur la monnaie romaine
la faisait appeler denarius et lui donnait la valeur de
dix as. La fleur de lis donnait son nom à notre florin
et montrait qu'il était florentin, comme la rose pour le
rodiano. L'empreinte nous rappelle encore quelqu'évè-
nement, comme le rostre du navire à propos de la dite
courtoisie de Janus, et le petit navire submergé avec la
devise Quare duhilasti ? nous parle des vicissitudes
surmontées par le Pape Glément VIL La monnaie se
nomma pecunia venant de pécule, comme nous l'avons
dit ; nummOj du mot grec vo{xb(xa qui signifie chose légale
ou chose faite par la loi *, puisque la monnaie est établie
reine des choses ; on l'appelle xprjfxa pour sa bonté et
son utilité, puisqu'elle nous procure toutes les choses
bonnes et utiles que l'on nomme xp^H-a'c'a ; xépjxa semble
indiquer la menue monnaie, faite pour les petites
dépenses et les petites gens. Nous nous servons des
LE BRANCHU Il 15*
228 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
vocables latins et du mot denier qui représentait une
espèce de monnaie, car nous appelons denaro ou denari
la monnaie en général.
Nous avons dit ainsi l'invention, l'utilité, le temps,
les lieux, les auteurs, les noms de la monnaie, il nous
reste à présent à en définir l'essence : la Monnaie, c'est
l'or, l'argent ou le cuivre monnayés par le pouvoir
public et à son gré et rendus, par les peuples, prix, et
mesure des choses, afin de les négocier aisément.
Je dis d'or, d'argent ou de cuivre parce que les
peuples ont choisi ces trois métaux pour en faire des
monnaies ; si un prince (et j'appelle prince l'organisme
gouvernant l'Etat, que ce soit une personne ou plusieurs,
quelques citoyens ou tous) frappait des monnaies de fer,
de plomb, de bois, de liège, de cuir, de papier ou de sel,
comme on l'a déjà fait, ou encore d'autres matières,
cette monnaie ne serait pas acceptée en dehors de son
état, comme étant différente de la matière généralement
employée à cet usage : ce ne serait pas une monnaie
universelle, mais seulement un prix particulier, une
marque ou un billet, une promesse de la propre main
du prince qui l'oblige à rembourser au porteur une valeur
équivalente en véritable monnaie, comme on y a déjà
recouru lorsque, à défaut de vraie monnaie, l'utilité
publique a forcé de recourir à de semblables expédients.
Les Romains appelèrent leur Maitres des Monnaies les
trois hommes qui présidaient à l'affinage et à la frappe
du cuivre, de l'argent et de l'or. Ulpien, Pomponius et
les gens instruits des choses de la loi disent clairement
que les seules monnaies qui soient bonnes sont celles
d'or, d'argent ou de cuivre ; c'est pourquoi Marc-Antoine
fut flétri pour avoir, entre autres choses, fabriqué des
monnaies d'argent de bas aloi, mélangé avec du fer.
DAVANZATI 229
J'ai dit « frappé par le pouvoir public » parce qu'on
trouve rarement les métaux à l'état pur ; il convient
donc, pour faire des monnaies toutes égales, de réduire
le métal à un même degré de fin, de tailler toutes les
monnaies au même poids et d'y mettre une empreinte
pour qu'on sache qu'elles sont selon la loi, sans qu'on soit
obligé d'en faire l'essai chaque fois. Ce n'est donc pas la
tâche des particuliers, suspects de fraude, mais celle
du prince, père de tous les citoyens ; aussi personne ne
peut-elle faire des monnaies avec le métal qu'elle pos-
sède, même si la monnaie était bonne, sous peine de
faux : on doit l'apporter à l'Hôtel des Monnaies et là
on le prend, on le pèse, ou en fait l'essai, on l'enregistre,
on l'allie, on le fond, on l'écrase, on le taille, on l'ajuste
on le frappe et on agit comme l'exige la loi.
J'ai dit « à son gré » parce que la monnaie peut être
faite d'une façon ou d'une autre, c'est à dire ronde ou
carrée, grosse ou petite, plus ou moins pure, portant
telle ou telle empreinte, de telle ou telle dénomination ;
ce sont des particularités remis à l'arbitre du prince ;^il
suffit qu'il ne touche pas à la substance, ce qui n'est pas
en son pouvoir, c'est à dire qu'il ne fasse monnaie que
des trois métaux, qu'il ne lui donne pas un prix menteur,
comme elle en aurait si en elle ne se trouvait pas ren-
fermée la quantité de métal pur qui correspond au
nom qu'on lui donne, de manière que le peuple, trompé
par la garantie de l'état dont le rôle est de le défendre,
put dire comme disait le loup aux bergers qui mangeaient
la brebis : « Si c'était moi, vous crieriez au secours et
vous soulèveriez tout le pays. »
J'ai dit « rendus par les peuples prix et mesure de
toutes choses » parce qu'en cela sont tombés d'accord
tous les hommes et non parce que ces métaux possèdent,
de leur propre nature, une telle valeur. Un veau véri-
230
ECRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
Çif^
table est plus noble que le veau d'or, mais combien il
est moins apprécié ! Un œuf, qui coûte un demi grain
d'or, aurait encore suffi, le dixième jour, à conserver en
vie le Comte Ugolin dans la Tour de la Faim, tandis que
tout l'or du monde n'y serait pas parvenu^Qù'y a-t-il
de plus important pour notre vie q^Uë"1é''BTé? Dix mille
grains de blé néanmoins se vendent aujourd'hui un
grain d'or. Comment se fait-il que des choses, si précieuses
de par leur nature même, vaillent si peu d'or ? Pourquoi
une chose vaut-elle plus que les autres au lieu de valoir
autant qu'elle, pourquoi équivaut-elle à telle quantité
d'or plutôt qu'à telle autre ? 1 Voyons si la cause, par
aventure, n^èst pas la suivante : tous les hommes tra-
vaillent pour être heureux et ils pensent trouver leur
bonheur dans la satisfaction de tous leurs désirs et de
tous leurs besoins ; pour cette raison la nature a fait
bonnes toutes les choses terrestres : la somme de celles
si, en vertu de l'accord conclu par les hommes, vaut tout
l'or (et en même temps j'entends l'argent c'. le cuivre)
qui se travaille ; tous les hommes donc désirent tout l'or
pour acquérir toutes les choses, pour satisfaire à tous
leurs désirs et à tous leurs besoins, pour être heureux.
I Les parties ont la même nature que le tout ; c'est pour-
quoi si une chose cause et produit une certaine partie
du bonheur total d'un royaume, d'une ville ou d'une
homme, elle vaut une égale partie de tout son or ou de
\ tout son travail ; elle cause un bonheur proportionné
' au désir et au besoin ; puisque c'est selon sa soif que l'on
, jouit de la boisson, le désir vient de l'appétit et du goût ;
^ /)e besoin dépend de la nature, de la saison, du degré,
|fdu lieu, de l'excellence, de la rareté ou de l'abondance
I et tout cela prend sa mesure en changeant perpétuel-
If lement.
Aussi, pour constater chaque jour la règle et la pro-
portion mathématique que les choses ont entre elles et
DAVANZATI 231
avec l'or, il faudrait, du haut du ciel ou de quelque
observatoire très élevé, pouvoir contempler les choses qui
existent et qui se font sur terre, ou bien plutôt compter
leurs images reproduites et réfléchies dans le ciel comme
dans un fidèle miroir. Nous abandonnerions alors tous
|TiO"s calculs et nous dirions : « 11 y a sur la terre tant d'or,
tant de choses, tant d'hommes, tant de besoins ; dans la
mesure où chaque chose satisfait des besoins, sa valeur
sera de tant de choses ou de tant d'or. » Mais, d'ici bas,
nous découvrons à peine le peu de choses qui nous entou-
rent et nous leur donnons un prix selon que nous les
voyons plus ou moins demandées en chaque lieu et en
chaque temps. Les marchands en sont promptement
et fort bien avertis et c'est pourquoi ils connaissent
\ admirablement les prix des choses.
Il convient à présent d'illustrer par des exemples ce
que nous avons dit. Pindare s'exprime ainsi : l'eau est
excellente et, sans elle, on ne vit pas ; mais, puisqu'elle
existe en abondance pour tous, Jérémie se plaint avec
raison que l'on doive payer pour la boire. Le rat est un
animal fort dégoûtant, mais au siège de Gasilino on en
vendit un deux cents florins, tellement tout était cher,
et ce prix ne fut pas particulièrement élevé, car celui
qui le vendit mourut de faim et l'autre fut sauvé ^^. Un
très bon outil vaut beaucoup d'argent pour le bon
artisan, mais celui qui ne le connait pas ne l'estime point :
c'est pour cela qu'Esati refusa et que le coq d'Esope
abandonna le joyau. Apizio au contraire, que PHne sur-
nomme une mare profonde ^^ mangea deux millions et
demi en or et, se voyant demeurer avec un quart de
million seulement, s'empoisonna, pensant être tombé
dans le dénuement ^^ ; ce fut d'ailleurs, prétend Martial,
le morceau le plus précieux qu'il eut avalé. Aristote,
qui avait meilleur goût, acheta quelques livres de Spen-
sippo, philosophe décédé à son époque, pour vingt
232 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
mille deux cent cinquante ducats au soleil (je réduis les
anciens talents, comme le veut Budé, à cette monnaie
pour me faire entendre plus clairement) et Alexandre le
Grand lui en donna quarante-huit mille pour composer
l'histoire des animaux. Virgile, pour chacun des vingt
et^un vers qui, dans le sixième chant de l'Enéide, pleu-
rant Marcellus, eut dix sesterces, ce qui fit en tout quatre
mille deux cent cinquante florins. Des vases, des pierres,
des peintures, des statues et d'autres œuvres d'art ont
été achetés pour des prix exagérés, par orgueil humain
et parce que ceux qui les achetèrent trouvèrent en eux
une si grande part de leur bonheur, qu'ils équivalaient,
selon eux, à une aussi grande quantité d'or. De même,
les habitants du Pérou échangeaient tout d'abord contre
des morceaux d'or un miroir, une gousse d'ail, une
aiguille, un grelot, parce qu'il se faisaient fête et se
sentaient plus de joie de ces objets, qui leur étaient nou-
veaux et merveilleux, que de cet or dont ils avaient de
trop. Et quand tout l'or de ces contrées sera transporté
et répandu dans nos pays (ce qui adviendra bientôt si
l'on continue ces riches voyages qui, commencés en
Tan MDXXXIIII avec moins d'un million d'or, dépouilles
de Guzco et du roi Atabalipa, arrivent aujourd'hui à
des seize et dix-huit millions à la fois, et qui ont fait
augmenter le prix des choses de un à trois, signe que
nous avons davantage d'or), il conviendra alors, comme
l'or sera complètement avili, de trouver quelque chose de
plus rare pour en faire de la monnaie ou bien d'en revenir
à l'antique pratique du troc. Gela nous suffît quant à
l'essence de la monnaie.
^^ Disons à présent quelques mots sur la pratique et
l'usage. Quelques uns prétendent que c'est un mal pour
nous que d'avoir découvert la monnaie pour la raison
suivante : la cupidité par rapport aux choses ne serait
pas si grande, ni ne causerait tant de maux que l'avarice,
DAVANZATI 233
la cupidité de l'or, du fait qu*on ne peut pas mettre
de côté et thésauriser autant de choses qu'on le peut
pour l'or. Je réponds, avec Epictète, que chaque chose
a deux faces et peut être prise et employée comme un
bien ou comme un mal : « Ilav Tcpayfxa Suo s/et. Xa6a<; ttjv
(xev 9opY)^Y3i) TTjv Ss a9optTov » ; ainsi les médecines, les
lois, la sagesse humaine, lorsqu'elles sont mal employées,
on ne peut y opposer de remède ; doit-on pour cela les
proscrire de la République ? Sous prétexte que la vue
de beaucoup d'objets détourne l'esprit de la contempla-
tion, doit-on pour cela arracher les yeux à tous les phi-
losophes, comme à Démocrite ? Tout acier se rouille,
il faut savoir le nettoyer. L'argent fut une découverte
très utile, un outil capable de faire un bien infini ; si
quelqu'un en use mal, on doit blâmer et corriger moins
la chose employée que celui qui en fait usage. D'impor-
tants et solennels auteurs prétendent que l'argent est
le nerf de la guerre et de la République ^3, mais il me
parait qu'il devrait être plus proprement appelé le
deuxième sang, car, comme le sang qui est le suc et la
substance de la nourriture dans le corps naturel, qui,
courant des grosses veines dans les plus minces, arrose
toute la chair ^^ (et celle-ci le boit de même que la terre
aride absorbe la pluie attendue, bien qu'une partie
s'évapore par le fait de la chaleur), ainsi l'argent qui est
le suc et la substance excellente de la terre, comme nous
l'avons dit, en se répandant des groses bourses dans les
petites, influe à chacun du sang nouveau, qui est dépensé
et s'en va continuellement dans les choses dont on use
dans la vie, en échange desquelles il rentre dans les
mêmes grosses bourses ; de cette façon en circulant il
maintient en vie le corps de la République. Aussi est-il
bien facile de comprendre que chaque état a besoin d'une
certaine quantité de monnaie en circulation, de môme
que chaque corps demande une certaine quantité de
sang qui l'irrigue, parce que si la monnaie reste dans la
234 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
tête, l'État sera atteint d'atrophie, d'hydropisie, de
diabète, de phtisie ou d'une semblable maladie, comme
il serait arrivé à Rome lorsqu'à la suite de nombreuses
accusations, condamnations, tueries et ventes de biens,
toute la monnaie passa au fisc, si Tibère n'avait pas
ouvert l'écluse de millies sesieriium : cela fit deux mil-
lions et demi en or qu'il donna aux banques pour qu'elles
les prêtent, sur un gage d'une valeur double, à ceux qui
avaient des dettes pour trois ans et sans intérêt. On doit
donc faire grand cas de ce membre vivant de la Répu-
blique, on doit le sauver des maux qui peuvent lui adve-
nir s'il est mal surveillé et qui sont : l'altération, le
monopole, la simonie, l'usure et d'autres déjà blâmés
et partout connus. Cependant, laissant de côté ces maux,
je ne parlerai que d'un seul qui n'est pas aussi connu et
que les princes négligent : le fait qu'ils rendent la mon-
naie plus mauvaise de jour en jour. Nous devons montrer
la racine de ce mal, le dommage, le scandale qui en résul-
tent, le remède possible et nous terminerons ainsi.
La racine de ce mal, comme celle de tous les autres,
réside dans la cupidité, qui découvre de nombreuses
occasions et de nombreuses excuses pour faire affaiblir
la monnaie ; ce fait, toutefois, est le plus important : une
fois que la monnaie a été frappée, elle diminue de poids
avec le temps, à cause d'un long usage et à force d'être
comptée, ou bien parce qu'on lui enlève disons un grain
d'or ; le peuple ne s'aperçoit de rien ou ne prend pas
garde pour si peu et la monnaie continue à avoir cours.
Le monnayeur malhonnête dit à son seigneur : « Puisque
ta monnaie a cours, même étant plus légère d'un grain,
il vaut mieux que ce soit toi qui en profite, plutôt que
ce soit un autre qui la rogne », et, ainsi, il l'affaiblit d'un
grain. Les princes voisins, ce voyant, affaiblissent aussi
leur monnaie. Après un certain temps l'histoire se répète
et la monnaie diminue encore d'un grain, puis d'un autre,
DAVANZATI 235
puis d'un autre encore : si bien que dans toute l'Europe,
au cours de ces soixante dernières années, ce poison a
rongé plus du tiers de ce membre. Si nous continuons
ainsi, nous réduirons bientôt ce membre à rien, ou bien
nous le réduirons à ces cappelli d'aguti qui étaient peut-
être les monnaies de fer que Lycurgue donna aux Spar-
tiates. Le dommage est évident, car, autant la monnaie
s'affaiblit, soit par l'alliage, soit par le poids, autant
diminuent les revenus du Trésor Public, les créances et
le pouvoir d'achat des particuliers, par ce qu'on obtient
moins d'or et moins d'argent et que celui qui a moins de
métal ne peut acheter autant de choses, autant de vrais
biens : car il advient toujours qu'à peine la monnaie est
affaiblie que les choses enchérissent et c'est justice.
Gomme disait le Garafulla, qui n'était pas insensé, je
vends signifie : qu'il vienne et je donne ; les choses qui se
vendent se donnent pour qu'il nous vienne la quantité
d'argent ordinaire, que l'on s'imagine trouver dans la
monnaie, et non pour des signes ou des rêves ou des
pièces de monnaie. Si aujourd'hui on trouve en cent neuf
pièces de monnaie la même quantité d'argent qui se
trouvait d'ordinaire en cent pièces, ne faut-il pas payer
par cent neuf pièces ce qui s'achetait avec cent ?
Notre florin ^^ valait, il y a soixante ans, sept lires ;
aujourd'hui il s'échange pour dix lires ; pourquoi ?
Parce que ces sept lires contenaient la même quantité
de matière et aussi bonne qu'aujourd'hui en renferment
dix Hres, de sorte que les sept lires d'aujourd'hui n'ont
plus la faculté d'acheter un florin entier, mais seulement
les sept dixièmes. Les autres trois partis se sont éva-
nouies, les facultés des particuliers sont diminuées de
même que les revenus publics, parce qu'avec sept lires,
on ne met pas aujourd'hui de côté un florin entier, mais
seulement les sept dixièmes de ce florin. On voit ici quel
dommage les princes se font à eux-mêmes : il gagnent
236 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
la valeur de cet affaiblissement une fois en la prenant
au pauvre peuple et ils la perdent chaque fois qu'ils
recouvrent leurs revenus en monnaie dépréciée. C'est
de là que naissent le désordre et la confusion, car le
peuple, avec le changement des monnaies et des prix qui
mesurent les choses, est un étranger dans son propre
pays et n'est pas moins confondu que si on altérait les
poids, les mesures publiques des solides et des liquides,
des blés et des liqueurs et les longueurs avec lesquelles il
a coutume de contracter. Que peut-on faire de pire à la
République que de changer chaque jour de loi, de mon-
naie, d'usage et de coutume, et de renouveler les mem-
bres, de troubler presque la source ordinaire de la ville
ou, plutôt, de l'empoisonner ? On engendre ainsi la
confusion entre les mêmes monnaies, parce que lorsqu^on
diminue la qualité de celle d'argent, il convient d'élever
le prix de celle d'or, comme nous avons dit de notre
florin qu'on haussa de sept à dix livres, sinon la commune
proportion entre l'argent et l'or, qui est aujourd'hui de
un à douze ou treize, ne serait plus respectée et tout l'or
serait acheté et transporté là où il vaut davantage d'ar-
gent. Pour les paiements donc, les legs, les emphythéoses,
les rentes, les produits et pour toute dette née au temps
où la monnaie était bonne, adviennent des difficultés
et des litiges. Le débiteur d'un florin d'or de sept lires
dit : voici sept lires ; le créancier répond : tu m'en don-
neras dix, la somme qu'aujourd'hui vaut le florin d'or
que tu me dois rembourser, ou bien tu trouveras et tu
me donneras le même florin d'or avec l'empreinte du lis
et la frappe de ce temps-là. Le débiteur réplique : si je
te donne un florin de sept lires, comme l'exige le papier,
je fais déjà beaucoup ; si le prince a affaibli la lire, c'est
une tempête pour tout le monde et nous sommes tous
dans la même barque ; plains-toi au prince. Et ils ont
raison de s'en plaindre, les peuples forcés à des litiges
et à des querelles si ardues que les savants n'ont pas
DAVANZATI 237
encore pu les démêler : en prétendant les uns soutenir
la convention, les autres ce qu'on entend par elle, les
uns exigent la rigueur et les autres l'équité.
Quel remède a le prince pour ne pas affaiblir la mon-
naie ? Il advient qu'elle l'est, soit par les voisins, soit
par le temps, soit par fraude et alors sa bonne monnaie se
trouvera immédiatement endommagée et soustraite :
elle disparaitra et reviendra mauvaise ; la ville se rem-
plira de monnaies étrangères de bas aloi et rognées et le
peuple s'en nourrira comme d'un pain mêlé de vesce.
Voici ma réponse : on ne doit absolument pas supporter
de pareilles monnaies pour que chacun soit protégé
contre la tromperie ; il faut les enlever, mais d'une
manière adroite et discrête et désigner quelqu'un qui
les prenne et les paie leur juste prix, sans en faire une
source de rente ou de profit ; ainsi chacun les apportera
pour les changer et obéira volontiers, ne devant pas en
subir un dommage, ou seulement un dommage fort
minime. Ainsi un grand maitre de la sagesse, dans le
chapitre V de ses lois, ordonna que la République n'en-
levât pas monnaie à celui qui venait de l'étranger avec
des pièces étrangères, mais qu'elle les lui échangeât
pour ce qu'il y avait en elles de valeur vraie, selon la
valeur de la monnaie du pays ^^. Que la monnaie soit
emportée à l'étranger et refondue parce qu'elle est trop
bonne, ce danger n'existe pas ainsi, puisqu'elle n'a pas
été donnée à celui qui l'emporte, mais, au contraire,
qu'il l'a payée comme bonne et que, pour l'obtenir, il
a dû, comme l'on dit, laisser son poil et que celle qui a
été refaite mauvaise se dépense et s'échange comme
mauvaise. Cent lires florentines s'échangent contre cent
six lires lucquoises ; celui qui prendra à Florence cent
lires pour les échanger aura vainement travaillé. C'est
pourquoi on ne voit pas Lucques, ni aucune autre ville
soustraire à Florence sa monnaie pour la frapper à'
238 ÉCRITS NOTABLKS SUR LA MONNAIE
nouveau, puisque l'échange de toutes manières la nivèle
et lui donne sa valeur vraie. Ce n'est donc pas un bon
expédient que d'affaiblir ta monnaie sous prétexte que
d'autres le font ; au contraire, celle que l'on a choisie
une fois doit être conservée afm qu'il n'advienne aux
peuples ni tromperie, ni dommage, ni scandale. Les
Égyptiens coupaient les deux mains à celui qui falsifiait
les poids publics, c'est à dire les mesures ; mais quelle
plus grande imposture y a-t-il que d'affaiblir la monnaie,
c'est-à-dire de diminuer tout doucement les facultés
du peuple ? Rome assiégée et épuisée par Annibal frappa
son as d'une once, qui était auparavant d'une livre
et l'on payait ainsi une once de cuivre toute chose qui
valait une livre de ce métal ; mais elle fit cela par déci-
sion publique dans une très grande extrémité et, après
que celle-ci fut passée, elle ne le continua pas ; si, au
contraire, cette pratique eût été conservée, comme la
valeur de la monnaie diminuait de douze à un, les prix
des choses auraient augmentés de un à douze. La petite
paysanne, accoutumée à vendre un as de douze onces
sa douzaine d'œufs, et voyant dans sa main un as réduit
à une once, aurait dit : « Messire, ou vous me baillerez
un as de douze onces, ou vous m'en baillerez douze de
ceux-ci qui sont réduits à une once, ou je vous donnerai
un seul œuf pour un as. »
Qu'on abandonne donc la pensée d'affaiblir les mon-
naies, que l'on arrache la racine de ce mal, que l'on
agisse de manière que celui qui batte monnaie ne profite
en aucun cas ; en vérité, affaiblir le métal d'autrui, l'or
et l'argent, lorsqu'on vient pour en faire faire de la mon-
naie, est une chose qui fait scandale : c'est comme s'em-
parer des œufs qu'on envoie pour les faire bénir. Indi-
gnité avide punie par Dieu de la mort comme pour le
prêtre Élie à Silo ; de même la mort d'Ofui et de Fuices,
de ses fils et de ses ministres qui arrachaient, pour le
DAVANZATI 239
manger un morceau de chacune des victime qu'on leur
apportait pour le sacrifice. Les paiens agissaient mieux,
eux qui, en dehors de la graisse qui coulait, mangeaient
toute la victime, comme si les Dieux n'en voulaient que
l'âme, comme le disent Strabon et Catulle :
Gnarus ut accepto veneretur carminé divos :
- Omentum in flamma pingue liquefaciens.
Pour supprimer toute tentation, pour purifier tous
les signes et pour prendre la chose complètement hono-
rable, claire et sûre, il faudrait que le prix de la monnaie
soit égal à sa valeur réelle, c'est à dire au pouvoir
d'achat de l'or et de l'argent qu'elle contient, il faudrait
que le métal en lingot vaille autant que celui qui est
monnayé, si l'alliage est le même, et l'on devrait pouvoir
à son gré et sans aucune dépense transformer, comme
un animal amphibie, le métal en monnaie et la monnaie
en métal. Enfin le monnayeur devrait rendre en monnaie
la même quantité de métal qu'il a reçu pour cet usage.
Voudrais-tu donc que celui qui batte monnaie en fasse
les frais ? Certainement, puisque nombreux sont ceux
qui soutiennent qu'une pareille dépense concerne la
communauté qui doit maintenir le sang dans la Répu-
blique, comme la concerne la solde des soldats et les
appointements des magistrats pour le maintien de la
liberté et de la justice. Il semble raisonnable à d'autres ^'
que la monnaie doive payer elle-même pour être mon-
nayée et que pour cela elle devienne moins bonne et
qu'elle vaille plus que le métal qu'elle contient, comme
la vaisselle, les ornements et tout autre matière travail-
lée ; dans certains cas même, le travail vaut plus que
la matière elle-même ^*, ainsi pour les deux gobelets
d'argent ciselés par Mentor et que l'orateur Lucius
Crassus acheta pour deux mille cinq cents florins d'or
et il ne but jamais ensuite dans ces gobelets ^*. Les
240 ÉCRITS NOTABLES SUR LA MONNAIE
maris d'aujourd'hui savent bien que les broderies, les
ouvrages de leurs femmes coûtent plus cher que le drap
lui-même. L'ancien usage enfin de tirer de la monnaie
les frais de frappe, les peuples le voient et en souffrent ;
il est prescrit et les princes en ont l'entière disposition.
Je ne veux pas disputer avec les maitres, mais je prétends
que, même si celui qui bat monnaie ne doit pas en sup-
porter la dépense, il doit la réduire au moins le plus pos-
sible. Que l'on fasse plutôt moins belles les monnaies.
Mais pourquoi, comme le demandent certains et en par-
ticulier Bodin 20, ne revient-on pas à l'ancienne méthode
de les fondre ? On y trouverait toutes sortes d'avantages.
Deux poinçons d'acier imprimeraient l'endroit et l'avers
d'une monnaie en deux moules ou matrices de cuivre,
où deux hommes, sans autre dépense en dehors de celle
du nettoyage et du charbon, en couleraient chaque jour
pour une grande somme, toutes égales en poids et de
corps, et, par cela même, plus propres à laisser découvrir
la fraude et la fausseté, la monnaie faite d'un métal
faux, qui est plus légère, ne pouvant se dissimuler à
l'épreuve de la balance si elle est de dimensions ordi-
naires, ni à celle de la vue si elle est plus ou moins large
ou épaisse. Elles seraient complètement justifiées si les
officiers restaient là à les voir fondre, allier et couler,
derrière de grandes fenêtres à barreaux, construites par
nos bons et sages citoyens d'autrefois, imitant en cela
les Romains qui faisaient saintement, dans le temple
grand ouvert de Junon, cette jalouse fabrication des
monnaies, afin que le peuple puisse voir ses affaires.
Qui est-ce qui ne voit pas que, de cette façon, le dépense,
la fraude, le profit injuste seraient arrachés comme de
mauvaises racines qui, coupées, repoussent toujours, et
rendent toujours plus mauvaises les monnaies ? Enfin,
presque comme corollaire, j'ajouterai que le commerce
humain a tant de difficultés et d'ennuis par le fait de ces
maudites monnaies ^i, qu'il vaudrait peut-être mieux
DAVANZATI 241
s'en passer et se servir de l'or et de l'argent au poids et
au détail, comme dans les temps anciens et comme ont
encore coutume de faire aujourd'hui les Chinois, qui
portent sur eux comme outils les ciseaux et le briquet
et n'ont à combattre qu'avec l'alliage, qui, avec de la
pratique et la pierre de touche, peut être reconnu.
Sur la formation des métaux, sur l'excellence de l'or
et de l'argent, sur l'origine de la vente et de l'achat, sur
la monnaie, sur la question de savoir par qui elle fut
inventée et employée, sur les dénominations, l'essence,
l'importance de la monnaie, sur son affaiblissement et
son origine, sur le dommage, le scandale et le remède, il
suffit d'avoir montré, ô mes très patients auditeurs !
ces quelques faits, que j'ai estimés propres en ce lieu et
dans ce temps si limité, non pas à vous instruire, mais à
vous distraire.
NOTES
^) Comparer les textes suivants : Orunia castella expugnari posse dice-
bat (Philippus). In quae modo asellus onustus auro posset ascendere {Ep.
ad Atlicnm, chap. xiv). Omnia pecunia efflci possunt (Ciceron, Ad. Verrii, v).
2) Tertullien appelle la chair « vagina afllutus Dei » (De Resurreclione
Garnis, chap. ix).
3) Non nobis solum nati sumus, ortus que nostri partem patria, partem
parentes vindicant, partem amici (Ciceron, De Officiis, livre I).
*) Cf. Aristote, Ethique, livre v, chapitre v.
^) Comparer Galiani, Délia Moneta, chap. iv.
*) Acheter se dit comprare ou comperare, comparer comparare ; Davan-
zati identifie les deux termes.
7) Cf. Pline, livre XXXIII, chap. iii.
*) Aurum, argentum, possessiones, breviter dicam pecuniam, totum
enim quidquid homine possident in terra, omnia quorum domini sunt,
pecunia vocatur : servus sit, vas, ager, arbor, pecus, quidquid horum est,
pecunia dicitur. Et inde est primum vocata pecunia ; ideo quia antiqui
totum quod habetant, in pecudibus, pecoribus habebant, a pecora pecunia
vocata. » (Saint Augustin, Sermon, 239).
•) Aristote, Éthique, livre v, chap. v.
^^) Pline, livre viii, chap. Ivii. — Frontin, Stralagem., livre iv, chap. v.
^^) Nepotum omnium altissimus gurges, livre x, chap. xlviii.
^2) Senèque, de Consolai, ad Helu., chap. x.
^*) Ciceron, Philipp. 5 : Primum nervos belli pecuniam infinitam.
1*) V. la préface de l'édition de Livourne (1779), passage cité dans l'édi-
tion des Scriiiori classici italiani, p. 37 et dans l'édition Bindi, t. II, p. 449.
1^) Une note de l'édition de Livourne renvoie aux ouvrages suivants :
D' Giovanni Targioni Tozetti, Memorie délia società Columbaria, vol. II,
dissert. 5. — R. P. Vincenzo Fineschi, Calestie e Douizie, Firenze, 1767.
*•) Platon, De Legibus, 5.
") V. le passage où Copernic soutient l'opinion contraire, Supra, t. I,
p. 6, 16 et 20.
^®) Pline, livre xxxiii, chap. ii.
*•) Ulpien, I, Mulieris, 13 et s. Plerumque plus manus pretio quam in re.
a«) V. Bodin, Supra, t. I, p. 135.
*i) Tertullien, De PoeniL, chap. vi : Si ergo qui venditant, prius num-
mum, que paciscuntur examinant, ne sclaptus, neve rasus, ne adulter.
L. B.
FIN
v^
TABLE DES MATIÈRES
TOME DEUXIÈME
Pages
V. — L'Avis de Sir Thomas Gresham, Mercier,
CONCERNANT LA CHUTE DU CHANGE, 1558, A SA
Très Excellente Majesté la Reine. 1
Notice (L. B.) 5
Texte 7
Notes (L. B.) 12
VI. CoMPENDIEUX ou bref EXAMEN DE QUELQUES
PLAINTES COUTUMIÈRES A DIVERS DE NOS COMPA-
TRIOTES DES TEMPS PRÉSENTS, LESQUELLES, BIEN
qu'en partie INJUSTES ET SANS FONDEMENT, SE
TROUVENT CEPENDANT ICI, SOUS FORME DE DIA-
LOGUES, COMPLÈTEMENT DÉBATTUES ET RAISONNÉES 15
Notice (L. B.) 17
Texte 19
Notes (L. B.) 205
VII. — Bernardo Davanzati : Leçon sur les
Monnaies 217
Notice (L. B.). 219
Texte 221
Notes (L. B.) 242
ILLUSTRATIONS ET HORS-TEXTE
Portrait de Sir Thomas Gresham 1
Fac-similé de l'édition originale du Compendieux ou
bref examen 16
Portrait de Bernardo Davanzati. 216
Imprinserie des Presses Universitaires de France. — Vendôme-Paris
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BINDING LIST APR 1 1955
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