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o
7 ^ -
ÉCRITS
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DU MÊME AUTEUR
POESIES
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(épuisé) 1 vol.
La Divine Tragédie (Fasquelle). ... 1 vol.
Le Beau Voyage (Nouvelle édition) (Fas-
quelle) 1 vol.
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nales (Portraits de Rodenbach, Mendès,
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gnier, etc..) (Ollendorff) 1 vol.
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France). . 1 vol.
L'Enchantement. Maman Colibri (Fas-
quelle) 1 vol.
Le Masque. La Marche nuptiale (Fas-
quelle) 1 vol.
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La Femme Nue. Poliche (Fayard) ... 1 vol.
La Vierge folle (Fasquelle) 1 vol.
Le Scandale. Le Songe d'un soir
d'amour (Fayard) i vol.
L'Enfant de l'amour (Fayard) 1 vol.
Les Flambeaux. L'Amazone (Fasquelle). 1 vol.
La Déclaration (Illustration) 1 vol.
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Le Phalène (Théâtre).
La Quadrature de l'Amour (Essai).
La Divine Tragédie {%^ partie).
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numérotés de 1 à 15 et de 16 à 23
35 exemplaires vélin de Rives (dont 10 hors commerce)
numérotés de 26 à 50 et de 51 à 60
Copyright by H. Bataille, 1917.
Tous droits de traduclioD, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
HAMLET
Le tueur de rats.
L'universalité de Shakespeare est l'image
même du génie. Tout est en lui : il est l'arbre
et l'homme, le soleil, la pluie, la montagne,
la poussière, l'ouragan, le va-et-vient des
choses, la guerre, le monde des esprits, le
peuple, la foule, le rêve solitaire et accroupi,
il est toute la création, rire, joie, déses-
poir... Il est la lumière qui monte de tous
les abimes. La scène est partout et ailleurs.
Il nous apporte la définition même du poète
tragique. La matière historique et humaine
qui est passée en lui, devient de pâte im-
mortelle. On ne peut plus, lorsqu'on a vécu
avec elle de la vie imaginaire qu'il lui a iu-
î ÉCRITS SUR LE THEATRE
sufflée, réver d'une autre Cléopâtre que celle
dont il plaça le délicieux fardeau entre les
mains moites du conquérant... Seul au théâtre ^
Shakespeare a mis Thomme en relation avec
rinfini, — et j'estime qu'on ne doit susciter
au théâtre que des créatures dont Tombre
portée s'allonge sur les causes et les con-
naissances universelles. Jamais un génie n'a
déplacé autant de rêve que Shakespeare. Les
siècles n'ont pas épuisé les commentaires et
les interprétations de ses personnages qui se
dressent comme des hypothèses au seuil de
l'impossible... Je crois bien me souvenir
que c'est Oscar Wilde qui a dit : « Il y a autant
d'Hamlet qu'il y a de mélancolies. » Voilà
énoncé le principe du sortilège unique.
Lorsque nous analysons le grand Alceste du
Misanthrope, nous ne sommes point assurés
que le « non-dit » ne soit pas une lacune de
l'auteur. Nous réclamons un supplément
de lumière et de clarté sur un personnage
précis, aux contours arrêtés. Il ne se prête
pas à nous-mêmes : il ne se diversifie pas :
ses humeurs et sa mélancolie sont stric-
tement siennes et jamais nôtres. Tandis
HAMLET
qu'Hamlet se fait tout de suite complaisam-
ment fraternel. Oui il y a autant d'Hamlet
qu'il y a de mélancolies ! Pourtant n'exagé-
rons rien. Sa personnalité n'est point diffuse
et Shakespeare en Tinclinànt vers le rêve ne
Ta pas déraciné de la vie. Le caractère se tient
et ne supporte pas les déformations que ses
exégètes prétendent parfois lui infliger.
Au cours du siècle dernier, cette opinion
s'est accréditée : « Hamlet, c'est le doute. » Le
doute de quoi? Frissons de l'inconnu, effroi
de l'au-delà?..., Homme unique et privilégié,
auquel l'au-delà consent la faveur d'ouvrir
ses tombes dans des entretiens terriblement
particuliers, Hamlet est des mortels le plus
en droit d'avoir des certitudes; il les a.
Ce serait trop absurde ! Alors que veut
dire ce mot: doute? L'hésitation par peur de
l'acte ? Scrupule ? C'est à pareille lâcheté
que cet esprit déterminé devrait de mettre
tant de temps à détruire d'un coup de
dague l'être qu'il exècre le plus au monde?
Que voilà donc une peur et une conception
delà vie singulièrement peu seizième siècle
4 ECRITS SUR LE THEATRE
Allons donc ! un rat ! un rat ! Ce grand dé-
daigneux du mal de vivre n'a aucun respect
de l'existence humaine : il tue, avec désin-
volture, au contraire, n'importe qui, n'im-
porte quoi, Polonius, Laërte, sans y mettre
de façon !
Reste alors l'incapacité d'agir, la maladie
de la volonté ? Mais il se définit lui-même,
avec soin, pour les commentateurs futurs
qui manqueraient de clairvoyance : « Rien
ne m'a manqué, même la volonté. » Je ne
vois vraiment pas sur quoi peut s'appuyer
cette assertion qui voudrait faire du héros
d'Elseneur le père lointain de nos modernes
neurasthénies.
Non, Hamlet n est pas un aboulique, c'est,
à le définir d'un mot : ie Raisonneur. C'est
un cas d'intellectualité forcenée ; il s'en
explique d'ailleurs à tout bout de champ :
(c J'approfondis trop l'action que je médite. »
Une hypertrophié de la conscience, maladie
de rêveurs, a fait de ce jeune cerveau le
royaume absolu du subjectif, jusqu'à l'oubli
d'agir. Il représente le refus le plus total à
la simple raison d'être. Shakespeare a dressé
HAMLET
dans un sublime face à face les deux anti-
thèses : Hamlet cet intellectuel; Othello ce
soldat.
La Voix dit à Othello : « Réfléchis avant
d'agir », et Othello agit avant de réfléchir;
il tue parce qu'il est Pinstinct. La Voix dit à
Hamlet : « Agis sans discuter. Tue » et il ne
tue pas, parce qu'il est la pensée.
Shakespeare s'est complu à réaliser proba-
blement dans ces âmes les deux faces de
l'àme qu'il portait peut-être, lourde du cruel
antagonisme, à travers ce seizième siècle
formidable, barbare et tout bruissant du choc
des armes et des idées !
En somme, voilà le cas. Un charmant jeune
homme, nourri d'excellente lecture univer-
sitaire, ployé aux exercices du corps et de
Tesprit, d'haleine courte, ergoteur du reste
déjà insupportable, qu'on écoute plus volon-
tiers parce qu'il est prince ; enthousiaste
plus qu'exalté... Il n'a môme jamais aimé,
que, d'un amour de collégien, la demoiselle
6 ECRITS SUR LE THEATRE
d^un intendant. Soudain, brusque comme la
foudre, l'événement se produit : la mort de
son père. Alors, il lève les yeux sur la vie
et il est troublé au delà de toute expres-
sion.
« Je souffre là », dit-il, et il met la main
sur son cœur, gêné... C'est le point de dé-
part de toutes les philosophies. L'homme, dit
Shopenhauer, est le seul animal étonné de sa
propre existence. Hamlet est le plus étonné
et le plus candide des hommes. A partir du
moment où le phénomène Ta arraché brus-
quement à sa rêverie, à sa baguenauderie de
prince, à partir de la blessure, il s'étonne...
Ah! comme il s'étonne!... Il jette des yeux
indignés sur la vie qui vient de lui faire mal,
et désormais il ne s'attache plus qu'à ce seul
problème, point de départ de toutes les phi-
losophies : « Pourquoi ai-je mal ? Pourquoi
suis-je ? »
A dater de cet instant, avec frénésie, il va
se livrer à la méditation : la passion de penser,
qui était en lui, s'empare furieusement de
tout son être. Et c'est sur cette nature et
cette jeunesse, si bien préparées, que tombe
HAMLBT
l'aventure inouïe : la confrontation avec le
mystère, la complicité de l'au-delà, la con-
fidence prématurée du tombeau!...
La belle thèse ! Quelle aubaine pour un
pareil esprit ! Le voici du premier coup
placé au-dessus de l'humanité qu'il va juger;
le poste important que la voix des dieux
vient de lui confier le met presque de con-
cert avec la volonté inconnue ; il est l'inter-
prète du grand pourquoi ! Par sa mission
qui flatte sa manie et son orgueil de péda-
gogue, le voici en admirable posture désor-
mais pour regarder s'agiter et se perpétrer
les pauvres vanités d'ici-bas : « C'est moi
qui suis chargé de raccommoder le monde. »
Il exagère terriblement ! mais un cérébral
de cet acabit a vite fait de transformer un
tel secret en une fructifiante et douloureuse
aubaine. Il l'emporte comme un jouet mo-
rose ou comme un os qu'il va ronger à loi-
sir pour délecter sa solitude. Et, en bon
philosophe qu'il est, avant d'attaquer son
homme, il fait quatre pas en arrière, caresse
sa dague, et prend son temps. « Le temps
m'appartient», déclare-t-il.
8 ECRITS SUR LE THÉÂTRE
Du premier coup, lui ont été révélés, à
vingt ans, sa raison d'être, et le but de son
destin ; il était désemparé, il sait ce qu41 a
à faire dorénavant. Seulement, voilà, cen^est
pas un voyage au long cours, un pays à con-
quérir qu'on vient de lui désigner, un grand
problème à résoudre, non : lever une épée,
l'enfoncer dans quelques centimètres de
chair, tout bien évalué deux minutes ! Deux
minutes pour lui la réflexion, pour lui le
temps, Tamoureux de Téternité !...
Il sait bien que cet homme mort, la des-
tinée d'Hamlet est effacée du grand livre. Ce
sera là toute sa participation à Tobscure
Anankè; après quoi Hamlet peut dispa-
raître. L'action brève est en disproportion
avec les ondes que cette action déplace dans
l'infini. Piquer la pointe d'une épingle dans
un rat ! Si peu de chose pour tant de choses !
Il se prend le front à deux mains. Misère î
Il n'a que cela à faire dans la vie ! C'est là sa
participation à la ténébreuse destinée! Be-
sogne mince, bonne tout au plus pour le ha-
sard! Il sait bien aussi, philosophe astucieux,
qu'avec la raison d'être la raison de penser
HAMLET
va disparaître et cela lui est particulière-
ment insoutenable. Ah! que celte besogne
mince et précieuse lui serve donc au moins
à pénétrer le spectacle du monde ! Il va s'en
alimenter désormais et voici qu'il prolonge
à plaisir, inconsciemment, l'intérim céleste
qui s'ouvre, mystérieux, au seuil de sa jeu-
nesse ardente ; cette besogne, elle va lui
servir de point d'assise philosophique; ce
pessimisme accidentel va devenir tout un
système à travers quoi il regardera l'Univers.
Il va se retrancher dans la méditation de
Pacte, derrière les prérogatives de son nouvel
emploi ; son point de vue est devenu telle-
ment abstrait qu'il se détache même des êtres
qui lui étaient, la veille, les plus chers. (C'est
un fait assez connu des ascètes et des tem-
pérauients à idée fixe.) Et, dilettante impé-
tueux, bouillonnant d'idées, mais la vue char-
gée de ce lorgnon fumé, le voici qui joue
avec la petite bête promise à sa dague, et voca-
lise quelques sublimes arabesques funèbres,
pour la seule joie de sa solitude. Il commente,
commente à n'en plus finir, d'associations
d'idées en associations d'idées. Les deux fa-
A
10 ECRITS SUR LE THEATRE
meuses minutes d'exécution? Bah! Tocca-
sion les lui fournira bien !... Il a le temps !..
Et remett^ant l'acte de jour en jour, il ne lui
apparaît plus cet acte, à force de ratiociner,
que comme une conséquence presque théo-
rique, un chiffre dans Tespace (la voilà bien
la déformation de la vie par la pensée !), à
ce point — et ceci est un coup de génie de
Shakespeare très amusant — que c'est l'âme
dé son père, Tlmmatériel, qui est obligée
de venir le secouer de temps à autre et le
rappeler à la réalité de la vie !...
O comble ingénieux !
Il est d'une nature si facilement distraite!
La moindre pensée l'attire comme une mu-
sique... Et, de plus, sa parfaite ignorance
psychologique, son innocence le gênent.
Le pessimisme de ce jeune garçon n'est dé-
cidément pas naturel ! Il était si bien fait pour
aimer, pour être heureux ; les dieux l'avaient
affligé d'un tempéraments! sensible et si bien-
séant î... Il s'en rend compte d'ailleurs. Il dit :
« Pardonnez-moi ma vertu. » Notez ce mot. Il
est detouteimportancepourla compréhension
■
du caractère. Hamlet n'a pas en lui la plus pe-
HAMLET 41
tite parcelle de haine. Son amertume est pu-
rement méditative. Et cette absence de toute
haine explique sa prodigieuse faculté d'ironie.
Les vrais désespérés ne sont pas ironistes!
Lui ne se sent pas de fiel pour les gens qu'il
bafoue. Même je ne suis fpas bien sur qu'il
parvienne jamais à haïr tout à fait le roi !...
- Oui, détrompe-toi, Hamlet. Tes sarcasmes
n'émanent pas d'une âme haineuse ; ils sont
d'un tendre cœur blessé dans son enthou-
siasme et tu portes le poids de ton aristo-
cratie.
*
Tout jeune, botté de son pessimisme ado-
lescent et un peu artificiel, llamlet va décou-
vrir le monde. On a la sensation d'un sombre
Anacharsis qui part en voyage et prend des
notes. Il est fringant, dans sa désinvolture
funèbre; il est ingénu dans sa morgue excen-
trique, très poseur, terriblement /tomme de
lettres. Gela est décrit par Shakespeare de
main de maître. Souvenez-vous, lorsque le
grand mystère vient de s'ériger à ses yeux
42 ECRITS SUR LE THEATRE
SOUS la forme terrifiante du spectre, que fait-
il?... Il saisit. son petit carnet de poche, son
beau carnet tout neuf et vite, vite, il note ses
impressions.
Première impression : quelle est-elle,
voyons ? Que va-t-il rapporter de cette au-
guste confrontation ? « Un homme peut sou-
rire et n'être qu'un scélérat — du moins
en Danemark. » Et nous pouffons!... Oh !
la charmante et puérile naïveté ! Ce trait de
Shakespeare est parfait; on n'est pas plus
vrai. Ah ! le beau jeune homme ! 11 ne par-
lait que de roses, de vertu, de pudeur, de
fidélité !... Et les vers qu'il adressait à la
petite Ophélie, donc!... Incommensurable-
ment naïf, il verse de suite dans le pessi-
misme le plus noir. Il en est insupportable
d'ailleurs, sarcastique à peu de frais. Il
fait du mal à l'aveuglette et — voilà la pen-
sée la plus flagrante et la plus profonde du
drame — il tue la Vie, Ja belle vie épanouie
en la personne radieuse d'Ophélie. Car il
n'y a pas à s'y tromper, la Vie dans cette
tragédie humaine est représentée sous ses
deux formes, l'une ; l'Inconscience (la bête
HAMLET 43
noire d'Hamlet), la simple joie d'être : Ophé-
lie; Tautre, agissante : Fortinbras, la noble et
forte action qui marche à pas formidables
dans la coulisse, et jaillit juste au moment
où périt rin utile... Pour Hamlet, c'est fini !
La grande maladie s'est emparée de son
cerveau. La méditation de l'acte développe
en lui, inéluctable, ses longs et mystérieux
anneaux.
Afin de mieux se lester il renonce à l'amour.
Il a fait vœu de chasteté. Dans sa mère il pour-
suit l'abomination de la femme. Avec Ophé-
lie, il éparpille des ronds sur l'eau trouble
de la métaphysique et continue le rôle sar-
donique qu'il a entrepris; mais il est sincère
avec celle qui Ta créé. Il est nu comme l'en-
fant qui vient de naitre. A elle il peut crier
l'épouvantable mensonge de l'amour qui a
pour lui obscurci toute la terre... Devant
Ophélie ce pessimisme au biberon pose
avantageusement. C'est déjà On ne badine
pas avec Vamour\ c'est déjà Perdican. Entre
les quatre murs de la chambre maternelle,
il se livre au contraire à toute la frénésie de
sa sincérité. Il est lui, à pleins bords.
A
44 ECRITS SUR LE THEATRE
« Laissez-moi vous torturer le cœur», clame
le dilettante de la douleur. Il lui faut tout
le spectacle du mensonge, de la trahison, du
vice ! Ce grand tragique veut connaître tous
les reflets du miroir aux mille facettes. Aussi
comme il a accueilli les comédiens, ses amis,
ses frères ! Il voit en eux les porteurs de
masques, lui qui s'est collé à la figure le
masque rassurant de la folie; mais, mieux
encore, il voit en eux les interprètes de la vie,
des passions et des déceptions humaines...
Oh ! quelle fraternité le lie à ces histrions
lyriques!... Jeune, dans les tavernes. Mé-
cène royal et verbeux, écouté avec complai-
sance, il se plaisait dans leur compagnie
un peu anarchiste et toujours hostile au
pouvoir et à la royauté... Aujourd'hui il les
accueille comme des compagnons d'armes.
Commilitones^ s'écrierait-il presque, en fu-
nèbre raillerie, comme l'empereur romain...
Ces adaptateurs de contingences vont lui
souffler la mise en scène où la 'réalité sera
prise au piège comme une mouche dans les
fils de l'araignée. De la mise en scène il lui en
M toujours fallu à cet amateur d'art î Son goût
HAMLET 45
d'esthétique bavarde cadre d'ailleurs avec le
désir de retarder Tacte final le plus loin pos-
sible!... Quand il tue Polonius, derrière la
tapisserie, il a presque peur d'avoir déjà tué
le roi... Et cependant il n'éprouve plus la
morgue frémissante et orgueilleuse du début ;
il subit à ce moment quelque lassitude ; car au
début, était-il assez passionné de recherche !
Rappelez-vous : « Mes muscles, ne vieillissez
pas un instant. Soutenez-moi. »
Mais ce n'était qu'un débutant^... La pièce
s'écoule. Laissons-la s'écouler et rejoignons
le voyageur à sa sortie.
C'est toujours le voyageur; seulement le
mal de penser a fait son œuvre ; le pli d'amer-
tume à la lèvre, on le sent réel, éprouvé. Ana-
charsis est devenu un vieillard, le scepticisme
un cruel désenchantement de soi-même. Prise
à son propre piège, la victime de V héautonti-
morouménos redoutable, qu'est-elle devenue
au bout du drame ? Pauvre carnet de notes,
depuis cette première ligne ingénue tracée
d'une main sure, comme il s'est couvert et
comme l'écriture en est devenue incertaine î
Ah ! Hamlet, ton âme bien-ainiéey comme tu
16 ECRITS SUR LE THEATRE
l'appelais, ta belle âme bien-aimée, Tunique
réalité pour toi, qu'est-elle devenue à la re-
cherche de laconscience du monde?... Tu mu-
sardes, certes; tu éprouves toujours un petit
frisson philosophique, un plaisir, c^ est toi qui
le dis, à bafouer Tartificier, à jouer avec ta
future victime, et à prolonger Taventure, mais
c'est d'un cœur de moins en moins assuré; tu
persistes, par attitude ; tu ne trouves même
plus la farce drôle, ni l'assassin curieux;
mauvais détective, tu t'en es, songes-y,
presque complètement désintéressé. Quelle
pitié! Ah! c'est que tu commences à com-
prendre la duperie flétrissante de ton cer-
veau ; tu te fatigues de ta propre beauté,
âme chérie ! Ton soliloque se lasse. Mais ce
n'est guère qu'en trébuchant sur la tombe
d'Ophélie, dont tu saisis l'horrible fin et la
morale accablante, que tu avoueras la vanité
de ta recherche et que tu as eu trop d'esprit,
vois-tu, mon bonhomme, que tout le monde
en est mort autour de toi, excepté celui qui
devait en mourir — et que la vie est plus
sérieuse que cela!... De quel œil tu les en-
vies maintenant, les impulsifs, les lyriques,
HAMLKT 47
ceux de la chimère même absurde! Tu rêves
dans les camps de guerre, en soupirant
« Heureux ces soldats !... » et comme tu bai-
serais amoureusement la main de Fortin
bras, au moment de mourir, au son des
trompettes de cuivre, en lui léguant l'héri-
tage du monde !
A mesure que Tacte approche (car il faut
bien se décider pourtant), la raison de finir
apparaît. Et Hamlet la contemple avec une
poignante mélancolie ; la recherche ne lui a
apporté que catastrophes, aucune solution,
aucun triomphe, et il se livre, le cerveau
pourri de son inutile exercice, résigné enfin,
à la loi naturelle. Une seule chose Tinquiète
pourtant encore, Tagace indiciblement : la
Mort... non pour elle-même, grands dieux!
Il accepterait sans mot dire sa laideur insul-
tante, mais la cessation de la conscience!
du moins la conscience terrestre, car si scep-
tique qu'il soit, Hamlet ne peut prendre au
sérieux sa propre répartie sur la mort « dont
nul voyageur nVst encore revenu » puisque
Tâme paternelle lui a révélé que les préoccupa-
tions de l'au-delà ne paraissent passensible-
2
18 ECRITS SUR LE THEATRE
ment différentes des nôtres. Mais la cessation
de la conscience humaine, le brusque adieu
à cette immense comédie de la vie, la fin des
apparences, il ne peut s'y faire, décidément !
Depuis, il hante les cimetières, il veut
essayer de faire parler la Mort, de Texciter à
la discussion... Peine perdue !... Alors il
sourit, tire Tépée, crie à Tobscure pensée
du monde : « Voilà, c'est fait. J'obéis enfin...
Je te le donne ! » et tue le Rat. Puis il dis-
paraît d'un geste... Par une affreuse ironie,
il finit, pauvre bavard, sur ce mot (f silence »
qui implique bien l'idée testamentaire de la
résignation et le grand aveu : l'inutilité de
la Pensée humaine. Et se sont bien accom-
plies en effet, poignantes au-delà de toute
expression, les noces mortelles du Secret et
du Silence...
Voilà la véridique histoire d'Hamlet, le
Tueur de rats.
LES MORTS DANS SHAKESPEARE
Il est des morts tellement impression-
nantes et tellement caractéristiques qu'elles
semblent avoir été combinées par les puis-
sances suprêmes pour frapper Timagination.
Certaines morts ont le caractère d'un châti-
ment, d'autres semblent le total de toute une
vie; tantôt on dirait une conclusion, tantôt
une antithèse.
Le génie de Shakespeare s'est complu à
trouver pour chaque héros la mort la plus
expressive et la plus en rapport avec son ca-
ractère ou avec l'idée de la pièce. Dans les
tragédies classiques françaises nous ne
voyons que deux sortes de dénouements tra-
giques: le fer ou le poison. La mort se pas-
sait généralement en coulisse et c'est plutôt
/
II.
20 ECRITS SUR LE THEATRE
la suppression du personnage qui importait
à Corneille ou à Racine. Un récit réglait l'af-
faire.
Pour Shakespeare la mort a autant d'im-
portance que la vie; tous ses dénouements
sont soignés, variés et d'une terrible logique.
Si, en esprit, nous substituons une manière
de mourir à celle que Shakespeare imposa à
son personnage, nous constatons, la plupart
du temps, une diminution sensible d'intérêt.
Les adapteurs des comédies de Shakespeare
n'ont, en général, pas assez tenu compte de
ce pittoresque nécessaire et philosophique
que le dieu du théâtl'e a mis dans ses termi-
naisons. Quoi de plus beau que le dénoue-
ment de Macbeth par exemple ?
Macbeth, c'estle mouvement, c'est l'homme
de proie, c'est le conquérant qui conquiert,
non pour le but lui-même, mais pour la joie
seule de conquérir, sans profiter jamais de la
victoire... et alors, il tue... il tue... Il tue pour
assouvir son destin, et il ne connaît aucune
rémission de la volonté. . . 11 tue jusqu'au som-
meil, suivant l'expression pathétique de lady
Macbeth. Il n'y a plus de repos possible pour
%
LES MORTS DANS SHAKESPEARE ^i
* ■ I ■ I ^— ^^^— — ■ 1 . ■■!■ I II I ■ I I I I I ^
lui sur la terre. Prises du délire contagieux,
les choses elles-mêmes se mettent à graviter
autour de lui, à s'actionner, pour entrer en
lutte. « Quand la forêt de Birman s'avancera
vers la haute montagne de Dulcinan et mar-
chera contre toi !... » Telle a été la prophétie
de l'apparition. Et voici que la marche prophé-
tisée des éléments se réalise au milieu du
combat tournoyant. Une voix clame : « Voilà
la forêt en marche ! » « Aux armes ! aux
armes ! », répond Macbeth. Mais une fatigue
immense le saisit. « Je commence à être las
de la lumière du soleil et je voudrais voir
l'univers is'arreter ! » Puis il reprend sa
course en criant : « Du moins nous mour-
rons le harnais sur l'échiné ! »
Il pleut des désastres de toutes parts sur
sa tête; c'est l'hallali suprême. Alors Shakes-
peare le fait sortir de scène en combattant,
frappant à droite et à gauche, tourneboulant
à travers la mêlée et l'attaque. « Frappe,
Macduf, et damné soit celui qui criera : c'est
fini, arrête, arrête!... » Quelques instants se
passent et c'est alors qu'après ce vertige, ce
tournoiement de clown^ droite, immobile,
22 ECRITS SUR LE THEATRE
fixe, coupée, apparaît la tête de Macbeth au
bout d'une lance ! La trouvaille est saisis-
sante : il ne peut pas y avoir de conclusion
plus frappante que celte antithèse du mou-
vement et de rimmobilité, à une minute de
distance, cet arrêt subît de la vie, cette ren-
trée du héros démembré, dont le chef aux
yeux dilatés, au bout de la lance, a Tair d'un
grand point d'exclamation barrant le drame
de son trait vertical ! Ce dénouement est au-
trement nerveux que si l'on avait vu s'effon-
drer Macbeth comme don Juan ou comme
Hamlet.
La mort couplée d'Othello et de Desdé-
mone sont-elles assez belles ! C'est une idée
justicière que celle d'avoir voulu qu'Othello
étouffât sous l'oreiller des caresses, et dans
Tombre, l'âme ténue et fidèle de Desdé-
mone; lumière qu'il souffle, capuchon qu'il
met sur une flamme; il ne la frappe pas;
ce n'est pas un meurtre, c'est une strangu-
lation instinctive; les poings se resserrent
et l'on dirait qu'en étouffant la victime
il étouffe, en même temps, la voix de sa
conscience, la voix des ténèbres... Et c'est à
LES MORTS DANS SHAKESPEARE 23
la bouche qu'il vise ! à la bouche menteuse, à
la gorge qui a proféré le parjure. Le barbare
agit dans Tômbre ; il a vo ulu une mort bestiale ;
il allonge Tétreinte du tigre dans les ténè-
bres. Mais quand vient son tour à lui, lorsque
ce soldat, aux yeux dessillés, ce brave veut
se châtier, alors il n'hésite pas; il a retrouvé
tout son courage, tout son honneur : autant il
fut lâche quand il s'agissait d'une femme,
autant il devient militaire lorsqu'il s*agit de
punir un soldat. Et c'est encore à la gorge
qu'il vise, à la sienne, cette fois, à la gorge qui
a proféré des pauvres mots d'amour et de
haine, à la gorge qui n'a pas menti mais qui
a rugi l'anathème !
« Racontez cela et dites qu'un jour dans
Alep voyant un Turc, un mécréant en tur-
ban, battre un Vénitien et insulter l'Etat, il
saisit ce chien à la gorge et le frappa comme
ceci... » Et pendant qu'il expire, le dernier
roucoulement de cette gorge sanglante dé-
verse sa plainte, comme la dernière goutte
d'une urne brisée : « Il ne me restait
plus qu'à mourir en me tuant sur un bai-
ser... »
24 ECRITS SUR LE THEATRE
Toutes les morts, toutes, sont des trou-
vailles du génie !
Pourrait-on, désormais, séparer Roméo et
Juliette du tombeau?... A ce drame de la
jeunesse et de l'amour, Shakespeare a imposé
le décor de la mort. Il a voulu que la mâ-
choire du tombeau s'ouvrît, suivant sa propre
expression, pour engloutir les deux amants.
C'est à coup de levier que Roméo ouvre Thor-
rible gueule, matrice de la mort. « Je par-
viendrai bien, dit-il, à ouvrir les lèvres pour-
ries et à te fourrer de force une nouvelle
proie. » Il conclut un pacte indéfini avec le
sépulcre accapareur, et cette chambre mor-
tuaire est aussi belle que le ciel étoile de
Tristan et Ysolde...
Regardez expirer le roi Lear. Ce pauvre
vieillard erraut ne meurt pas à proprement
parler, il s'évapore comme un souffle ; il est
tout mince, tout amenuisé, léger comme la
plume qu'il vient de placer sur la bouche de
Cordélia, pour voir si elle vivait encore. Le
pauvre vieillard exsangue n'emploie plus que
de petits gestes consolateurs et berceurs. « Sa
voix était toujours douce, calme et basse »,
LES MORTS DANS SHAKESPEARE fô
dit-il en touchantla pauvre étranglée et quand
il rend sa vieille âme à Dieu, il murmure
simplement: « Défaites-moi ce bouton, je
vous prie, monsieur... » tandis qu'une voix,
à côté de lui, gémit : « Ne troublez pas son
âme. Oh ! laissez-la partir ! »
Nous pourrions ainsi passer en revue toutes
les fins typiques, imaginées par Shakes-
peare... A ceux qui objecteraient que ces fins
lui ont été indiquées, pour la plupart, par les
légendes ou les contes dont ses pièces sont
issues, il serait aisé de répondre que le parti
qu'il en a tiré lui appartient en propre. Avoir
trouvé (( tout fait » Toreiller d'Othello, ou
plutôt, s'il m'en souvient bien, le ciel de lit
qui s'écroule, n'implique pas du tout que le
conteur italienaitassocié comme Shakespeare
Ta su faire, l'idée de Tamour, des confidences
nocturnes, des baisers et de la chair, à cet
accessoire par lui-même assez vulgaire. Sha-
kespeare, comme tous les génies, a traité la
légende par droit de conquête, comme il trai-
tait la vie elle-même. 11 y a puisé la source
de son inspiration, car rien ne sort de rien.
Il faut savoir associer, abstraire... (Combien
â
% ECRITS SUR LE THEATRE
de gens en sont incapables ! Combien passent
au travers des événements quotidiens, des
êtres et des sociétés, sans en avoir rien vu !
A peine un abstracteur en a-t-il découvert la
signification, tiré des déductions curieuses
et significatives que les mômesgens s'écrient:
« C'était bien facile ! Il n'y avait qu'à se baisser
pour le prendre! » Que ne Tont-ils fait?
Avant qu'un tempérament soit venu leur tra-
duire le sens des réalités, ils n'en avaient
rien extrait... Le premier peintre qui, au
siècle dernier, a reproduit le brouillard et
l'aspect des choses entrevues à travers ce
brouillard, a créé un état pictural qui n'avait
jamais été soupçonné par des générations sé-
culaires d'artistes. Depuis lors cet état pic-
tural est devenu banalité courante... Que de
combinaisons restent encore insoupçonnées
de nous en musique, en harmonie, et qui ap-
paraîtront toutes simples le jour où un homme
les aura arrachées au néant où elles dorment
encore ! Il y a dans l'àme humaine des zones
qui nous sont encore inconnues : elles af-
fleureront quelque jour à la surface sous les
mains d'un magicien, — philosophe ou poète.
LES MORTS DANS SHAKESPEARE 27
Nous passons, dans la vie, à côté d'événe-
ments, de rapprochements extraordinaires,
si extraordinaires parfois qu'on y pourrait
voir le doigt de Dieu ou le signe particulier
du miracle, — et nous ne nous y attardons
même pas ! Nous n'en avons tiré aucune dé-
duction et pour une raison toute simple : leurs
manifestations nousonttotalementéchappé...
Notre esprit n'y a apporté aucune attention.
Le rôle créateur du poète dramatique devrait
être justement de diriger toutes les forces de
son observation, vers les spectacles allégo-
riques que nous présente la vie à chaque pas.
Ces morts typiques qui atteignent parfois
à la puissance du symbole et que Skakes-
peare, lui, a recueillies se rotrouvent-elles
dans la réalité ? Oui : à chaque instant. Per-
sonnellement, j'en note atout bout de champ.
J'en pourrais citer vingt que j'ai retenues.
Mais, sans aller bien loin, ne suffit-il pas de
se reporter à certaines morts célèbres de
ces dernières années? Méditez quelques se-
condes la fin d'Emile Zola qui succombe
dans une sorte de parodie scientifique, digne
du docteur Pascal, procédant, dirait-on, de
A
28 ECRITS SUR LE THSATRE
ces exemples naïfs dont il bourrait ses livres
médico-psychologiques : quatre boulets Ber-
not, la nuit, dans une cheminée mal ramo-
née, suffisent à provoquer une invraisem-
blable asphyxie et il meurt sur la carpette
du lit, au milieu de déjections...
Entre tant de dénouements emblématiques
j'en citerai un d'absolue authenticité et dont
la rigueur semble tellement concertée qu'on
a presque peine à n'y point reconnaître une
intervention de la Providence.
J'ai vu, durant une dizaine d'années, le
peintre Rochegrosse travailler à un somp-
tueux mausolée, couvert de fresques en
mosaïque, adorné de sculptures dont les plus
fameux artistes avaient accepté la commande.
Cette nécropole du mauvais gont et de la
richesse bourgeoise était la conception d'une
vieille veuve éplorée, épicière parvenue, aux
yeux de laquelle rien n'était trop beau pour
la tombe de son époux ni pour sa propre et
future dépouille. Dans ce monument à l'édi-
fication duquel travaillaient incessamment
des équipes d'artistes et d'artisans, la ter-
rible veuve avait orné et marqué sa place, aux
LES MORTS DANS SHAKESPEARE 29
■ . _.
côtés de son mari. Tous les jours, elle allait
tricoter là ; elle y passait des heures, véri-
fiant les ors et tâtant les onyx. Elle se pré-
parait ainsi à entrer triomphalement dans
ce repos éternel dont elle avait fait son rêve
et son orgueil. Quand le mausolée, après dix
ans de travaux, fut achevé, des amis con-
seillèrent vivement à la septuagénaire, un
peu anémiée par la régularité de son effort,
une cure d*aîr, un voyage de délassement.
Et cette femme qui n'avait jamais voyagé
quitta tout à coup son mausolée et s'en fut
vers la Grèce. Or il advint qu'une fièvre
maligne la prît, durant la traversée. Elle
rendit Tâme. Le capitaine fit jeter le corps
à la mer; la vaniteuse postulante en éternité
fut dévorée par les poissons... N'est-ce
point là la matière d'un conte moral qu'on
appellerait : le Châtiment de V orgueil?
La Fable est éternellement renaissante.
Et les cîeux muets parlent par signes et sym-
boles...
TOLSTOÏ
Précisément la mort de Tolstoï est une
mort quasi shakespearienne ; elle a Tair
aussi d'un jeu combiné de la destinée. G*est
la mort d'un prophète, c'est la mort de
Moïse. Le patriarche a senti un souffle pas-
ser sur les broussailles de sa barbe monas-
tique, le baiser de Tange. Un annonciateur
mystérieux est venu lui dire : « Tu vas en-
trer dans ton agonie. » Sur quoi il prend son
grand bâton de voyage et monte sur le tourne-
bride du Sinaï pour entrer dans le repos de la
terre. En fin de compte, Tolstoï n'est peut
être pas mort; il a disparu à jamais. Les
nuages se sont refermés sur ce Moïse pèle-
rin. Je me souviens de l'émotion que nous
étions quelques-uns à éprouver pendant les
TOLSTOÏ 31
deux jours où nous attendions la nouvelle
prodigieuse : « Tolstoï n'est plus. »
Personnellement, moi qui ai porté à la
scène Résurrection et qui éprouvai toujours
quelque remords de n'avoir pu, à cause de
la proportion théâtrale, développer Néklou-
dof comme dans le roman, tout en laissant
sa place à la Maslowa, je me vois encore
près du feu relisant, la nuit, cette œuvre
gigantesque, si naïve et si douce; il me sem-
blait alors que j'accomplissais la veillée
funèbre. Et quand la nouvelle nous parvint,
lequel d'entre nous n'éprouva point ce fré-
missement religieux que seule sait nous
communiquer la mort des héros ou des
apôtres? J'entendis sous mes tempes les
deux coups wagnériens de la mort du héros.
Et pourtant pas le héros barbare, car nous
étions en présence d'une ascension plus
biblique, plus grandiose encore et tout em-
plie d'une terreur sacrée !
Quelle mqrt que celle de cet aduste vieil-
lard, fou, flambant d'un mysticisme inouï,
s'évadant de la vie, en proie à Ton ne sait
quelle crise auguste d'extase, d'ascétisme ou
à
32 ECRITS SUR LE THEATRE
de pitié, brisant tous les liens de la vie et
ceux de la famille, si beau et si rempli de ce
délire divin que Ton ne peut s'empêcher de
penser devant un pareil exode et devant les
lamentations des siens éperdus, à la terrible
et dure parole du Christ se retournant vers
ceux qui le réclamaient aux soins de Marie :
« Quelle est ma mère ? »
Je vénère avant tout les grandes œuvres
populaires dans Tart ; avant tout j'estime
qu'il faut aller au primitif : c'est la source
féconde par excellence. En considérant les
lignes pures de l'art égyptien et môme les
premières œuvres grecques, on mesure tou-
jours avec émotion le chemin parcouru,
les erreurs de l'humanité. Je sais bien que
ces erreurs proviennent d'une recherche
éternelle du Beau et surtout de la Vérité ; et
nous ne pourrions plus être que de faux pri-
mitifs, si nous voulions remonter le cours
des âges : nous avons perdu la naïveté di-
vine. Résignons-nous à cela; nous sommes
des artistes qui avons quintessencié les
nuances, les frissons de l'âme, des passions,
toute la vie moderne. Nous sentons bien que
TOLSTOÏ 33
Tart le plus digne, Tart le plus pur, le plus
linéaire, nous ne pouvons plus y atteindre
que par réflexion ou par volonté. Le pre-
mier artiste grec qui a fait hancher une
statue, s'est rapproché du mouvement et de
la vie, mais, qui sait? il a peut-être été par
cela même un criminel. C'était déjà le com-
mencement de la décadence I
Nous n'avons plus de primitifs, même
dans les arts plastiques ; les artistes qui se
sont le plus rapprochés des ancêtres: Puvis
de Chavannes et Rodin, valent surtout par
cet amour des formes et du style originel,
mais traduit par une technique toute mo-
derne et par des apports contemporains : la
lumière, le plein air, la ronde-bosse.
Seulement, si nous n'avons pas de primitifs
au sens absolu du mot, nous avons des popu-
laires. C'est déjà beaucoup. Tolstoï est le
premier de ceux-là. Au point de vue théâtral
la Puissance des ténèbres est le drame popu-
laire par excellence. 11 sera bon de le consul*
ter de temps en temps, dans l'avenir. Tolstoï
nouB laisse une Bible révolutionnaire. Son
puissant enseignement sociali aura quelque
É
34 ECRITS SUR LE THEATRE
jour des répercussions immenses; Tolstoï
renaîtra comme un prophète qui a dit vrai et
qui a dicté son chemin à tout un pays ; mais
son mysticisme passera ; les sociétés futures
ne retiendront qu'une part de son œuvre dé-
mocratique. Toutefois ce mysticisme il con-
vient de le respecter comme une consé-
quence nécessaire de cette primitivité qui fut
son but. La régénérescence de l'humanité et
des sociétés par le retour aux grandes lois na-
turelles a été un culte éminemment français.
Le grand Russe y a ajouté la religiosité de
son pays : les deux évangiles, bien qu'adverses
ont d'énormes points de contact. Mais à quoi
bon discuter si Rousseau a influencé sa philo-
sophie ou si son schisme était inné en lui ?
Pourquoi rapprocher Karénine de Résurrec-
tion, opposer le réalisme du début au mys-
ticisme de la maturité ? Ce n'est plus que de
l'histoire !... Ce qu'il importe de retenir uni-
quement c'est le souffle pur et ardent dont il
aviva ses personnages, ce sont les vérités
qu'il a semées dans les champs de l'avenir.
Apre naturaliste, il connaissait la sécheresse
humaine, le tuf des mauvais instincts. Il ju-
TOLSTOÏ 35
geaitla valeur ingrate du terrain, mais aussi^
prophète convaincu, il frappait le sol pour
en faire sortir les eaux bienheureuses.
A cause de cette primitivité, nous devons
l'aimer, même si nous ne partageonspas toutes
ses idées; nous devons l'aimer pour cette
philosophie idéaliste et si pure qui le faisait
se retourner sans cesse et de plus en plus
vers les origines de l'âme. Il rêvait, comme
Faust mourant, d'un univers qui serait devenu
un phanlanstère de justice, de droiture et de
simplicité. Quelle sera la réponse de l'avenir ?
Certes, une autre philosophie peut aujour-
d'hui nous agiter, certes notre modernité a
subi d'autres influences que celle de Tolstoï,
et, bien que l'auteur de ces lignes se soit per-
mis de toucher à Résurrection^ ce chef-d'œu-
vre, il "est de ceux qui croient à Tindissolu-
bilité de l'esprit et de la matière et qui s'in-
clinent au contraire devant leur merveilleuse
unité. Telle est sa foi. Lui, au contraire, le
grand patriarche spiritualiste, s'était mis en
route vers les sources originelles du monde;
mais c'était seulement pour y rechercher les
formations de l'esprit divin dans la genèse
À
36 ECRITS SUR LE THEATRE
de la matière, c'était pour y retrouver Dieu.
Il a fait le chemin inverse de celui que nous
parcourons presque tous; car presque tous,
insensiblement, nous allons ^e la foi à la rai-
son. Même les plus orthodoxes, sans aban-
donner leur culte, à mesure qu'ils avancent
en âge, ajoutent à leur foi le poids d'une hu-
manité plus inquiète et plus curieuse des con-
naissances et des doutes... Tolstoï lui aussi
avait suivi cette voie commune. Mais, à cin-
quante ans, à l'âge de la barbe blanche, il a
pris son bâton, il a renié son bagage et il a
rebroussé chemin. L'illumination de Damas !
Alors on dirait que pour laisser l'anormal
voyageur, l'errant privilégié, accomplir son
retour, les puissances suprêjnes étonnées,
reconnaissantes même, aient prolongé ses
jours jusqu'aux limites du possible. Par un
décret d'en haut, il semble qu'il ait obtenu
facilement la grâce d'ai*river au seuil de ses
cent ans. Il devenait de jour en jour plus dé-
pouillé, plus nu. Au cours de cet immense
voyage intérieur, a-t-il enfin touché Dieu ?
Est-il enfin parvenu a la grande source ori*
ginelle à laquelle il aspirait, à ee pôle mer^
TOLSTOÏ 37
veilleux ?... Nous ne le saurons pas, nous ne
le saurons jamais.
Toujours est-il qu'un grand frisson Ta
secoué. Sa contemplation sereine s'est subi-
tement interrompue, sa face s'est contrac-
tée et, sans rien dire, il s'est levé et il est
parti, vite, très vite... aspiré par des voixser
crêtes et dans un grand bouleversement.
C'était l'heure sans doute... «Voici Dieu !...»
clamaient pour lui les trompettes célestes. Il
meurt dans une extase et dans une précipita-
tion extraordinaire, comme s'il avait répondu
à cet appel en criant : « Me voici !... »
Et c'est là-bas, alors, une fin digne des
temps antiques. Le voici, centenaire, tel un
roi Lear gigantesque, abandonnant sa maison
remplie de cris et de lamentations, courant,
poursuivi, vers les montagnes, frappant aux
portes des monastères, mourant de la neige
et du froid, ayant pour seul compagnon de
sa furie, non pas un fou, mais on ne sait quel
fantastique médecin de rêve, que l'on ima-
gine prodiguant en vain sa science et sa sa-
gesse à ce vieillard mystique et délirant ! Il
s'est levé, sublime, il va avec sa barbe seul-
A
38 ECRITS SUR LE THEATRE
ptée par des Michel-Ange d'apocalypse ! Il
est pareil à ces saints patriarches dpnt les
carcasses se dressent à l'objurgation de
Jehovah, il est pareil aux prophètes. On le
croit parti, évadé de la vie moderne vers
quelque montagne sainte? Mais non. Il n'a
pas atteint, pas plus que les autres, lui le
dernier prophète, la Terre promise, où il rê-
vait d'étendre son repos et de se recueillir
dans la grande nuit. Ce préhistorique meurt
tout de même comme un moderne — mais
quel moderne! — devant une petite gare qui
lui barre la route, la gare où la Maslowa vit
disparaître Nekloudoff pour la dernière fois,
celle où passent les longs exils, les exodes
pour la Sibérie et toute la vie quotidienne.
Quel spectacle que celui de ce vieillard
sacré, ébroué, formidable, qui agonise là, à
mi-chemin, devant l'arrêt symbolique de
deux rails, sur lesquels véhiculera son ca-
davre ! Il s'est éteint dans un effort majes-
tueux que la vie n'a pas rendu théâtral en
vain — car je demeure persuadé que pour
le spectateur attentif, la vie n'est pas seule-
ment un théâtre ingénieux, mais une com-
TOLSTOÏ 39
binaison d'événements extraordinairement
significatifs et que, selon l'expression du
poète, nous avançons toujours « à travers la
forêt des symboles ».
Les églises schismatiques de nos cœurs
ont fait sonner leurs battements, et ce furent
là de superbes funérailles ! Une des plus
belles statues de l'église de la pitié s'est
écroulée. Mais le temple reste debout. Car
tu ne mourras jamais, toi. Pitié !
\
£
MUSSET
Musset, est pour ainsi dire, un état d'âme
populaire. De tous les poètes du dix-neu-
vième siècle français, et peut-être de tous les
temps, c'est celui qui évoque le plus chez le
peuple ridée, la superstition même de la
poésie. A tort ou à raison. A raison, car il
fut et demeure un grand poète. Mais, chose
étrange, il l'est pour des raisons différentes
de celles qui lui ont créé cette popularité.
Le sentiment unanime, qui n'est pas tou-
jours exact, a accepté sans contrôle la lé-
gende du chantre inspi/'é, tel que Musset
lui-même se complut à la façonner ou à l'en-
courager, car le don de l'inspiration spon-
tanée, du délire lyrique et quasi divin lui
apparaissait le critérium définitif de l'art.
MUSSET 41
par quoi s'essore et se répand le génie. Or,
très nettement, le moindre examen nous
persuade que Musset n'est pas le poète qu'il
a désiré paraître : l'inspiré, le Byron du bou-
ldvard> tantôt saisi par le flot fiévreux du
génie, avec un cœur bondissant, une poitrine
qui ne peut retenir les mouvements de l'exal-
tation, tantôt capricieux, paresseux et mol,
ou désinvolte, pâle de débauche, orgiaque et
pimpant — français et clair tout de même
comme du vin de terroir, narguant sots et
pédants, spontané, cocardier... quoi encore ?
Bref, l'homme du cri du cœur.
Cette conception qu'il s'était formée du
poète supérieur, il Ta due à ses succès d'en-
fant terrible qui l'encouragèrent - dès- le
début, dans cette voie, et peut-être, mon
Dieu, s'est-il convaincu lui-même jusqu'à son
dernier jour qu'il fut le caprice inconscient
en personne ! Légende fausse et factice ; mais
il faut bien avouer qu'elle a prévalu jusque
dans la postérité. Musset eut donc raison de
se fier à elle. Mais pour qui sait lire, l'œuvre
dément nettement la légende. Musset est
avant tout un artiste, beaucoup plus qu'un
M
42 ECRITS SUR LE THEATRE
inspiré ; c'est un écrivain de culture tout ce
qu'il y a de plus averti, possédant le sens
exact et ténu de la couleur locale, jouant du
vocabulaire, de toutes les ressources de la
rhétorique, pourvu en outre d'un sens cri-
tique en éveil auquel se joint l'ironie la plus
suraiguê et la plus clairvoyante; il s'est
attaché mieux qu'aucun de son temps à la
forme, quoi qu'on en dise, et môme à l'effet
extérieur du poème ; il calcule soigneuse-
ment son action sur le public ; il a jusqu*au
souci de son actualité avantageuse [Une
bonne fortune^ Une soirée perdue^ etc.) Au
premier plan, chez lui, s'avère ce dandysme
intellectuel, très aristocratique et raffiné
d'ailleurs, dont nous trouvons le parallé-
lisme voulu dans toute sa personne physi-
que. Il joue le style direct, improvisé mais en
réalité, le poète ne travaille pas sur un tré-
pied. Son abondance qui est incontestable
l'a tenu lui-même dans cette conception er-
ronée de lui-même. Il a pris sincèrement le
débit de l'imagination prolixe pour la grande
inspiration céleste. Or, si ses strophes ne
sont pas parfaitement travaillées (il laisse du
MUSSET 43
flou exprès, da négligé royal) elles sont du
moins parfaitement réfléchies et calculées.
Un peintre ou un illustrateur dirait qu'elles
sont « à l'effet », ce qui ne veut pas du tout
dire qu'elles aient été conçues pour Téblouis-
sement superficiel du public, mais ce qui
veut dire qu'elles sont disposées habilement
pour obtenir un ensemble frappant de valeurs
en oppositions et de couleurs en harmonie.
La formç tient donc la première place
dans Tœuvre de ce grand littérateur qui
veut toutefois lui laisser, pour la parer
encore mieux, le charme du lâché, la vapeur
de l'inspiration... II n'y a pas là dans mon
esprit une observation péjorative. Je cons-
tate un des traits dominants de la nature de
Musset : cette volonté d'extérioriser tout
jusqu'à établir même, au besoin, une fami-
liarité un peu basse avec le lecteur. Il veut,
plaire et séduire. S'il y a inspiration, ce n'est
en tous cas pas une inspiration issue direc-
tement de la vérité nue, de l'émotion pure,
non plus que de l'observation directe. Elle ne
repose pas, en outre, sur une sensibilité irré-
sistible ou rare comme celle d'un Baudelaire,
Â
44 ECRITS SUR LE THEATRE
: :
par exemple ; en son fond elle est molle,
facile, un peu banale, vibrante par exemple,
quoique déclamatoire, vivante aussi jusqu'à
Téloquence; elle se confie à son élan et au ^
mouvement mécanique du mètre; mais nous
la percevons touj^ours à travers Part, et même
à ses meilleurs moments, elle s'enveloppe
toujours de littérature. Elle semble nous
parvenir à travers quelque prisme acquis et
séduisant — époque, histoire, décor — car
Musset n'est pas le créateur qui tire son art
de rien, de l'observation unique des choses,
du spectacle vivant et réel. La qualité domi-
nante de sa nature Imaginative, c'est d'être
un pasticheur délicieux, un pasticheur iro-
niste, sentimental, comme Verlaine le fut
pour Watteau. Musset a tout pastiché; il a
pastiché le romantisme, Byron, Shakespeare,
*Boccafce, Beaumarchais. Son génie passe à
travers les galeries de ce musée intérieur
comme un promeneur légèrement ivre qui
chatouillerait du bout des gants le menton*
de la Joconde ou d'une belle princesse tos-
cane. Ne nous en plaignons pas ! C'est à ce
goût artiste dû pastiche que nous devons
MUSSET 45
justement son aâmirable, unique et précieux
théâtre, théâtre de goût s'il en fut jamais, à
<
cause du SQns infaillible des époques que
Ton y trouve et où s'enguirlande si délica-
tement un amour attendri pour les poncifs
et les tableautins surannés. C'est en cher-
chant le pittoresque dans les phrases de Boc-
cace et do Shakespeare, parmi les méandres
des jardins italiens, comme aussi, cela est
incontestable, au sein des archives et des
bibliothèques, que le poète a trouvé la for-
mule définitive de son style, lequel est mer-
veilleux quoique livresque.
Je souhaite qu'on me comprenne bien. Je
ne veux pas inférer une seconde qu'il ait été
un déénarqueur penché sur les livres à la
façon d'un collectionneur de haut goût. Il
fut un ironiste attendri. Et, bien au con-
traire, c'est dans le sens raffiné de la cou-
leur d'une époque, dans son ton général, ses
vocables, qu'il à trouvé sa personnalité. Le
premier, il a réussi la rêverie rétrospective.
Le romantisme tenta en vain les reconstitu-
tions de la couleur locale — qu'il crut dé
couvrir^ Or^ tout le romantisme Ta manquéei
â
46 ECRITS SUR LE THEATRE
avec un ensemble, unanime ! Le pastiche a
complètement avorté, môme dans les œuvres
de Hugo. Il est. parfaitement réussi dans
Tœuvre seule de Musset. »
Est-ce assez voulu, est-ce assez habile et
charmantce style délié de son théâtre, avec ses
absences très artistes d'indications de scène,
ce manque d'effets prémédité à la fin des ta-
bleaux, ces banalités de conversation, ces sor-
ties de personnages, imitées de Shakespeare,
ces simplicités subtiles qui prennent des airs
de traduction; leurs grâces caduques se fa-
nent en tons de vieux répertoires que vien-
nent souligner encore des mouvements poin-
tus de marionnettes, car ce sont des marion-
nettes tristes, mélancoliques, vues àfravers
le voile des âgesque Glavaroche, Fortunioet
les abbés, les clercs de notaires, etc., toute la
kyrielle... Ce sont des calques sentimentaux
et Toeil du fureteur patient que fut Musset se
devine à tous les mots! Par moments, le pro-
cédé même tire la corde. Fantasio paraît fait
de bouts de notes, de croquis rassemblés; le
clinquant philosophique des répliques est un
peu en toc, mal juxtaposé, terriblement in-
MUSSET 47
sincère. On sent le cahier de notes à tout bout
de champ. L'incohérence de génie y apparaît
systématique ; elle ne nous trompe pas; c'est
de la fausse incohérence, du fauxgénie prime-
sautier. Nous sommes loin d^Hamlet; le pla-
qué abonde Rappelez-vous le Coup de rétrier
et même Tadorable, oji ! l'adorable tirade du
Monsieur qui passe. Et devant un travail
aussi artiste et fignolé (je répète inlassable-
ment le mot) on demeure stupéfait de voir
que l'auteur lui-môme tient à honneur d'igno-
rer sa propre science, son habileté réfléchie
de pinceau... Il s'excuse d'être l'enfant capri-
cieux et impondéré qui ignore tout du
monstre-théâtre !... Duperie ! Combien nous,
gens de métier, nous savourons, au contraire,
sa connaissance approfondie de la matière et
de la grâce théâtrales. Le poète dramatique
nie en vain la clairvoyance éclatante, subtile
en diable de son esprit. A quoi bon tenter
de nous leurrer, puisque c'est au contraire
à ces dons de pasticheur exquis et rêveur
que nous devons un théâtre unique, unique
parce qu'il n'en existe pas qui repose mieux
sur la vérité livresque et le charme de la
/
48 ECRITS SUR LK THEATRE
légende ? Comparez ravortement de l'histoire
et de la légende dans les autres drames ro-
mantiques de Dumas père et même dans ceux
de Hugo, malgré leur splendeur verbale.
Nous trouvons certes dans Musset des ma-
rionnettes, jamais des fantoches comme
Marion Delorme, comme Hernani et tant
d'autres. C'est justement parce qu'il s'ap-
puie sur un tact aussi averti, c'est justement
parce qu'il a rêvé autour de Beaumarchais
et de Boccace, revécu le passé dans son cer-
veau songeur, que Musset a pu nous donner
cette fresque unique qui est un joyau de
notre littérature — comme l'on dit fort juste-
ment — et qui fera toujours notre adoration. . .
Aucun poète ne peut prononcer désormais
le nom de Perdican sans éprouver quelque
secrèle extase ! Évidemment, ce théâtre trop
exquis c'est tout de même un peu de la dé-
cadence, un art pas très viril, pas tout à fait
humain, pas frappé du grand don comme le
théâtre des vrais animateurs qui sont Sha-
kespeare, Racine et d'autres, maisquel théâtre
fut plus attirant? Il subsiste encore avec tout
•on sortilège ; il vieillit même en beauté^
MUSSET 49
délicieusement délavé camme de vieilles
draperies, froid jusque dans ses ivresses,
jusque dans ses délicatesses, parce qu'il aie
parfum mortel du passé !
Pour ces raisons diverses, le théâtre de
Musset fera toujours le désespoir des ac-
teurs, des directeurs et même du public.
Attiré par son charme on constate vite que,
si on le transporte sur la scène, il ne résiste
guère à la rampe et surtout à la mise en
scène. On ne sait pas bien pourquoi. Il
faut en chercher les raisons dans ce que je
viens de dire. 11 ne résiste pas à la rampe,
car ta rampe brûle vite ces facticités manié-
rées, spirituelles et trop adorables, ces ten-
dresses en écho, tous ces paillons de couleur
échantillonnés !... Le théâtre veut une plus
solide et plus frappante humanité. 11 veut la ,
vie, il veut la force; il veut la nature. Qui
ne voit que tous les charmes de cette phrase :
« Elle est mocte : adieu Perdican » résident
justement en ceci qu'elle est une phrase et
rien qu'une phrase?... Si l'acteur prend un
temps entre « morte » et « adieu » ,il annihile du
couple charme delà contexture, la puissance
à
50 ECRITS SUR LE THEATRE
de la synthèse. S'il ne prend pas au contraire
le temps voulu, il va à rencontre de toute
humanité, de toute vérité. Dans ce dernier
cas, je défie Pacteur de sortir de scène au-
trement que comme une marionnette con-
ventionnelle. Voilà l'antagonisme que con-
tient ce théâtre et qu'on ne pourra jamais
arriver à résoudre ! Voilà la contradiction
formelle qu'on trouve au premier plan de
cette œuvre. La vie est l'ennemie de sa grâce..
Les maîtres sont bien là toujours ; ils pal-
pitent encore, mais on les voit à travers des
miroirs apâlis et « plaintifs »...
Il serait aisé de démontrer que dans ses
poèmes, également, Musset, tout en jouant
l'improvisateur, emploie, transposés dans un
autre ordre d'idées, la même nature et les
mêmes procédés. On retrouve toujours l'ad-
mirable arrangeur de tableaux, le littérateur
qui met en branle toutes les ressources
de la rhétorique : apostrophe, développe-
ment, etc.. etc.. Musset s'y entraîna d'abord
insincèrement, à la blague, puisqu'il fut le
caricaturiste du romantisme et il avoue lui-
•
même dans ses vers son étonnement de voir
MUSSET 51
qu'il y eut des gens qui prirent au sérieux
la Ballade à la Lune, Puis, du pastiche un
peu facile des Contes (T Espagne^ le voici qui
s'attaque délicieusementà d'autres manières.
Sa poésie devient jolie, bibelotière, déco-
rative, pimpante et romance. Puis encore,
comme il se trouve à juste titre du génie, il
s'élève à la poésie pure, qui lui parait le
tréteau suprême. C'est là qu'il clame l'inspi-
ration en des vers abondants, heureux, que
nous avons faits immortels. Mais là comme
ailleurs, il est aisé de voir que cette légende
d'inspiration spontanée n'est pas en confor-
mité avec la vérité.
Les grands inspirés le sont sans attitude ;
ils le sont d'une façon grave et puissante qui
laisse de fort loin l'inspiration un peu « des-
sus de pendule » de la Nuit de Mai ! Les
grands inspirés sont aussi les grands sym-
phonistes comme Beethoven, Goethe, Wa-
gner, Baudelaire, qui résument en levir uni-
versalité toutes les harmonies augustes de
la nature. Les élans d'âmes sincères s'ac-
cordent comme de merveilleux instruments
au rythme et aux vibrations essentielles de
A
52 ÉCRITS sur' LE THEATRE
la nature. Ce n'est pas VEspoir en Dieu, c'est
la Maison du berger, d'Alfred de Vigny. Ce
sont les orgues de Baudelaire.
Mère des souvenirs, maitresse des maîtresses.
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur...
Et mille autres vers qui chantent en notre
mémoire, sans effacer d'ailleurs, mais en les
dépassant de beaucoup, les vers tendres,
ineffables, de celui qu'on a appelé p^r défé-
rence pour la légende : le chantre des nuits !
Pour résumer, il faut dire que Musset n'est
pas le plus grand poète de son époque, mais
qu'il en a été le premier krtiste.
Sa poésie a plus de cent ans de bouteille:
elle les supporte. Les rayons de l'art se
jouent encore à travers ses topazes fanées
et ses rubis craquelés. Le culte populaire
*
s'est dépêché, dans ces dernières années, de
lui élever trois statues à Paris. lia bien fait.
Trois statues : une pour le poète, une pour
le dramaturge, et la dernière... pour la lé-
gende! Sur les trois, il y en a deux qui ne
MUSSET 53
sont pas, s'il m'en souvient, beaucoup plus
réussies que l'autre, mais elles sont coulées
en matière perdurable, comme l'œuvre
qu'elles honorent. La troisième... celle de la
légende ? Ce sera, si vous le voulez bien,
celle de M. Ântonin Mercié, place du Théâtre-
Français. G'estcelle qui est en sUcre. Légende
et statue se conforment l'une à l'autre. Elles
fondront sous le soleil ardent de la vérité.
Â
BECQUE
Les ennemis du théâtre se mettent toujours
d'accord sur le nom de Henri Becque. C'est
d'ailleurs de leur part une preuve de goût
incontestable. Mais leur admiration a des
sources plus suspectes ; Tindigence dans la- *
quelle vécut Técrivain, l'impossibilité qu'ont
toujours connue ses pièces de tenir l'affiche,
autant de raisons qui comblèrent d'une joie
éternellement renouvelée ceux qui ont voué
au théâtre une rancune* jalouse, ceux aussi
qui n'y comprennent rien du tout! Comme il
est avéré que la Parisienne et les Corbeaux
sont deux œuvres maîtresses authentiques, il
est toujours aisé à ces détracteurs du théâtre
d'en conclure que les belles œuvres sont né-
cessairement des échecs et l'on a tôt fait d'ar-
BECQUE 55
t ~ ' • Il
guer que Tiasuccès de Becque est en propo^
tion des nobles qualités qu'il a dépensées
dans ses pièces. De là à admettre que s'il y eut
ajouté quelque piment ou quelque habile con-
cession. Tune et l'autre de ces pièces eussent
trouvé la faveur du public, il n'y a qu'un pas.
C'est là un jugement bien superficiel.
D'abord nous savons qu'il existe des chefs-
d'œuvre populaires et le répertoire de la Co-
médie-Française est là pour témoigner de la
vitalité persistante de nos classiques. On ne
souhaiterait pas à la Parisienne une autre
forme de durée que celle des comédies de Mo-
lière, ou, du Mariage de Figaro. Non, les rai-
sons pour lesquelles le public s'en tient éloi-
gné ne résident pas dans l'intégrité de cet art
si noble, si simple et si concret. Serait-ce alors
dans l'amertume môme des sujets qu'il fau-
drait trouver la cause de tant d'injuste indiffé-
rence? Non plus. Nous connaissons des chefs-
d'œuvre amers, je dirai même qu'il n'y a pas
de chef-d'œuvre sans une dose d'amertume.
Témoin le Misanthrope, Je sais bien qu'on
pourrait objecter à cet exemple que le Misan-
thrope et d'ailleurs toutes les comédies de
M
56 ECRITS SUR LE THEATRE
•lôlière n'ont rien de décevant. L'homme aux
rubans verts a flagellé sans tristesse et sa
colère est réconfortante; mais par ailleurs et
sans pousser si loin ni si haut, nous retrou-
verions aisément des succès durables qui
empruntent leur plus grande séduction à la
tristesse humaine dont ils sont emplis.
Seulement je suis persuadé que ce sont tou-
jours, dans ce cas, des œuvres de vaste
envergure qui vont très loin en profondeur
et dont rhumanité même ne fait que s'ac-
centuer èur la scène. Tel n'est pas le cas de
la Parisienne et des Corbeaux» A la repré-
sentation ce style si plein, à la contexture si
.solide, je ne dirai pas qu'il s'éparpille, mais
il se banalise à coup sûr. Des traits subsis-
tent, mais ce sont surtout les traits de bon
comique et, comme toujours, les mots de si-
tuation.
Si la portée générale et artistique de l'ou-
vrage s'abaisse sensiblement sur la scène de
quelques degrés, à la lecture elle reprend
son niveau. Je me rappelle avoir rencontré,
à une représentation de la Parisienne^ un
Russe de la haute société, peu érudit, comme
BECQUE 57
on le verra, mais pas inintelligent le moins
du monde; on donnait dans la môme soirée,
la Parisienne avec je ne sais plus quel autre
drame : « Gentille aussi, me dit-il, la petite
pièce qu'on vient de jouer en lever de ri-
deau... » La petite pièce... en parlant de la
Parisienne, quel blasphème ! En y réfléchis-
sant, je m'avouais tout de môme que, si
Ton ne tient pas compte des raisons pour
lesquelles la pièce s'apparente aux grandes
œuvres françaises, il ne subsiste plus qu'une
trame assez légère et presque insuffisante.
C'est la portée de l'ironie qui agrandit
l'œuvre. Les qualités fondamentales de la
pièce sont de moins haute qualité. Le mari
de la Parisienne est vaudevillesque, Simson
rococo, etc. (^e sont là des défaillances
qui se sentent mieux, dès que l'acteur inter-
vient et aggrave par son jeu des banalités ou
des superficialités qui, à la lecture, nous
laissaient plus indifférents.
D'une façon générale, le public est réfrac-
taire à une certaine sécheresse d'esprit; il a
soif d'émotions plus généreuses, il souhaite
un parti pris plus franc dans le rire comme
£
58 ECRITS SUR LE THEATRE
dans la doLileur. C'est pourquoi la belle so-
briété d'Henri Becque qui fait sa gloire pour
les lettrés, ne lui conquiert pas la popularité
à laquelle il devrait prétendre. Il manque à
ce cœur classique quelques battements de
plus à la minute.
Et cependant, Becque était né romantique.
Il écrivit on le sait des drames débridés, Mi-
chel Paupery des livrets d'opéra... Ceux que
pareille contradiction de carrière étonne de-
vraient pourtant se rappeler, qu'à l'époque
où vécut Becque ces cas de métamorphose
étaient assez communs. Beaucoup naquirent
dans le romantisme, qui, finalement, chaus-
sèrent les lunettes du naturalisme, lequel
n'est, après tout, que la conséquence du
mouvement romantique.
Le naturalisme issu du mouvement de 1830?
(]ela est démontrable et la preuve a été faite
bien des fois. Les créations de l'esprit humain
qui paraissent les plus spontanées ne sont,
après tout, que des modifications d'essence;
seulement, ces modifications, il suffit qu'elles
soient inédites pour qu'elles nous paraissent
spontanées.
BKCQUE 59
Donc Becque s'est rangé au naturalisme ;
il le fit naturellement à Tépoque où le natu-
ralisme était déjà en décroissance, car le
théâtre n'est jamais en avance sur les mou-
vements littéraires. (On sait «pourquoi : à
cause de la timidité des auteurs, à cause de
la résistance dil public, et aussi de Téternelle
morale qui s'offusque cent fois plus au théâtre
que dans les autres domaines de Tart.) Il est
facile d'apercevoir que c'est le romantisme
d'ailleurs qui était acquis chez Becque et s'il a
découvert tardivement sa personnalité, celle-
ci n'en était pas moins conforme au mouve-
ment réaliste de la seconde partie du siècle.
En lisant Becque on se souvient à peine de
Balzac et, Ton découvre très bien Guy de
Maupassant. Au reste, dans la vie l'auteur
des Corbeaux était un bon bourgeois répu-
blicain ; il avait cette forme d'esprit caustique
que Ton trouve chez des politiciens et chez
de grands journalistes. Becque n'avait rien
d'un nihiliste; il n'est pas antisocial; de nos
jours il serait un radical socialiste de tout
repos. Il participe à la nuance et à la qualité
de son époque, post-communarde. Qu'oji est
Â
60 ECRITS SUR LE THEATRE
r
I
loin d'un Stendhal ! Il y a quelque chose de
vulgaire, dans le bon sens rieui' de ce polé-
miste à tous crins, à gros souliers et à re-
dingote de drap. On est assuré tout de suite,
dès les premières phrases de ses œuvres qu'il
ne fait pas commerce avec l'infini, et qu'il
ne pataugera jamais dans lès abstractions.
C'est Hugo qui disait familièrement à Con-
court, en le reconduisant à la porte : « Vous
ne vous penchez pas assez sur les arcanes, »
avec une emphase un peu doctorale. Il vou-
lait signifier surtout que le génie, amoureux
d'infini, ne doit pas nécessairement vivre
dans la clarté ; il produit dans la sura
bondance de la sensation et l'idée se dé-
gage peu à peu de cette amplification : elle
devient la cause finale, l'œuvre elle-même,
fnais par tâtonnements. Il est certain que
l'art direct de Becque et de ses congénères,
collectionneurs patients du trait de mœurs
ou du stigmate spécifique, est à l'opposé de
cette production ténébreuse du génie. Chez
ceux-là la pensée commande toujours à l'ins-
trument. Quand on n'est point poète (Becque
ne Tétait guère) ni artiste, ni peintre, ni mu-
BEGQUE 61
sicien à aucun degré et qu'on ne commande
pas à beaucoup de capitaux à la fois, on est
d'instinct l'ennemi du prolifisme, mais ce
qu'on perd en sublimité on le regagne en so-
briété. L'esprit se fait strictement objectif
avec quelque peu d'indigence. Les caracté-
ristiques de ces sortes d'écrivains sont d'ha-
bitude : l'horreur des métaphores, du néolo-
gisme, le refus à tout impressionnisme,
l'amour du terme propre, des syntaxes
simples, la pauvreté voulue du vocabulaire,
les idées concrètes, les traits ramassés (dé-
goût des mots qui ne sont point des termes
de conversations, comme : frissonnant, ul-
céré, etc. la crainte du qualificatif poussée
jusqu'à la manie), Tanatomie ramassée de la
phrase. Tout cela d'ailleurs constitue un sin-
gulier avantage et assure une survie certaine
à l'écrivain lorsqu'il atteint son but : il peut
même, en s'en tenant rigoureusement à son
programme écrire tantôt de détestables
poèmes, tels que JJecque sut en écrire, tan-
tôt pour peu que la réussite le favorise, un
chef-d'œuvre comme il advint au même Henri
Becque, lorsqu'après avoir platement taquiné
/
6-2 ECRITS SUR LE THEATRE
les muses d'Auguste Barbier, il écrivit ce
sonnet, parfait de style et d'allure que tout
le monde a dans la mémoire : Rupture..,
»
Comme deux ennemis vaincus
yue leur haine ne soutient plus
Et qui laissent tomber leurs armes.
Je Tai un peu connu, dans ma jeune jeu-
nesse : je possède de lui un sonnet autographe
qu'il m'envoya un beau matin. Je ne sais s'il
est édité maintenant ; c'est probable. Le voici :
Bientôt j'aurai quitté ce monde douloureux
Je n'ai plus que la forme apparente d'un être !
Je regarde les jours s'enfuir et disparaître.
Ils n'ont plus rien pour moi : je n'ai plus rien pour eux.
J'approche en souriant du terme rigoureux.
L'homme, pauvre jouet, passe de maître en maître.
Il voudrait tout savoir et ne peut rien connaître.
11 espère sans fin et reste malheureux.
charme pénétrant des dernières années !
Les rêves sont finis, les tâches terminées.
Nous n'attendons plus rien des hommes et du sort.
Ceux qui nous ont aimé ne sont plus que poussière.
Notre place est déjà marquée au cimetière
Et nous nous préparons doucement à la mort.
BECQUK 63
Les deux premières strophes sont belles,
le reste vain. Et il y a là un exemple assez
typique de ce que peut donner d'agrémeiV:
la sobriété, lorsqu'elle est réussie, et d'irri-
tation lorsqu'elle avorte.
Un style sobre et pur c'est déjà le style
éternel, quand ce n'est pas la platitude ; —
s'y tenir scrupuleusement n'est pas seule-
ment un signe de caractère, c'est aussi un
gage assuré d'immortalité. Il fallut par
exemple à Flaubert un effort immense pour
s'exercer à cette continence du langage. Les
structures de phrases, simplifiées et réduita^^
au rudiment (sujet, verbe, complément) sont
le plus sûr moyen, j'allais dire le plus sûr
procédé d'éviter le suranné et les désuétudes
de la mode. Se dégager du style d'époque
par ce noble artifice c'est s'imposer, pour
certains esprits, une haire et une discipline
qui vous payent en immortalité^.. Les styles
d'époque nuisent à certains écrivains gran-
dioses ; c'est là le déchet de Racine et de Cha
teaubriand.
Mais voilà, hélas ! toute cuirasse a son dé-
faut! Si le style de Becque est encore en
à
64 ECRITS SUR LE THEATRE
pleine santé, son métier dramatique a par
endroit terriblement vieilli. Un peu plus d'ap-
plication ou de vigueur lui eût épargné cette
caducité précoce. Il s'est subordonné trop
facilement à ce métier tel qu'il avait cours à
son époque. Faute de surveillance, il n'est
pas allé assez loin dans l'observation réaliste
où se maintient son langage. Il emploie par
exemple la forme du monologue.. Horreur !
Et pas le monologue supérieur (on doit d'ail-
leurs toujours le repousser dans la comédie
moderne) pas celui de Shakespeare : ti Voici
la cause^ la cause, ô mon âme..., » mais le
petit monologue placé là pour les besoins de
la scène et, qui n'est plus qu'un expédient,
une pure convention. Puis encore il se com-
plaît dans des effets perpétuels d'antithèse
(le rôle de Clotilde en abonde)...
Contrairement à ce que pourraient penser
les jeunes, toujours un peu ignorants des
choses théâtrales, les œuvres de Becque ti-
rent, comme les œuvres qui les ont précé-
dées, aux yeux du public leur principal agré-
ment d'une sorte d'effet voulu et théâtral.
Exemple : le célèbre « Prenez garde, voilà
BEGQUE 65
mon mari. » C'est là un q.uiproquo, un effet de
métier. Résultat : on rit, la première fois;
dès la seconde audition, l'imprévu ayant dis-
paru, on attend le trait, on lui sourit encore
avec reconnaissance, mais il ne porte déjà
plus ; aux représentations suivantes, on lui
résiste, ou Ton bâille. Cela n'empêche pas le
trait de caractère de conserver toute sa va-
leur mais l'ingéniosité qu'a mise l'auteur à le
présenter lui a joué le tourque joue toujours
le métier lorsqu'on lui donne le pas. Vous
savez de reste que c'est la tare des Scribe,
des Sardou. Toute la proposition de ces au-
teurs résidant sur le doute dans lequel le
spectateur doit rester plongé, ou sur la
surprise qui lui est réservée, à -peine l'in-
trigue est-elle dévoilée, que l'intérêt s'ef-
fondre du môme coup. Becque n'en est pas
descendu jusque-là, mais, s'il ne s'est guère
servi du métier pour ses intrigues, il l'a
conservé dans le dialogue ou les jeux de
scène ; et je viens d'en citer un exemple
frappant. Au premier acte des Corbeaux,
voyez encore l'antithèse arbitraire du jeune
homme parodiant son père et revêtant sa
5
66 ÉCRITS SUR LE THEATRE
robe de chambre au moment même où Ton
rapporte le cadavre. C'est du théâtre, unique-
ment du théâtre! On peut être assuré qu'il
y a dans cette convention une des raisons
fondamentales à la résistance du public; il
est difficile de rire indéfiniment ou de s'inté-
resser toujours aux mêmes effets, surtout si
Ton y voit le procédé. Le sens humain si ma-
nifeste dans les œuvres de Becque n'est pas
secondé par un métier de premier ordre. Le
métier de premier ordre, nous le savons,
consiste à tirer les agencements scéniques
de l'observation même et de la vie. Les
pièces qui résistent le mieux et le plus long-
temps sont celles où l'humanité se trouve
tellement -concentrée, réfléchie qu'on y dé-
couvre encore cent ans après, des raisons
nouvelles de les admirer. Ce sont celles où
les personnages ne sont, pas encore complè-
tement dépouillés même à la vingtième audi-
tion, celles où subsistent toujours quelques
coins inattendus, quelques rapprochements
encore non remarqués. Voilà en quoi réside
la vertu des tragédies raciniennes.
D'ailleurs le théâtre précis de Becque ne
BECQUE 67
prétend pas à une humanité extrêmement
générale ; c'est un théâtre de mœurs, d'ob-
servation, sur la société, sur la vie d'activité
et de relations. Il est plein de robustesse, de
franchise et de cordialité classique. Mais fer-
mant les yeux volontairement sur la nature,
la poésie, les mysticités, les enthousiasmes,
la science, la vie intérieure ou imaginative,
comme ce théâtre s'est limité à lui-même!
Il se rapproche de celui de Molière en ap-
parence. Gomme lui il est sain, ample et
plantureux, mais chez Molière, il n'y a pas
que de l'art de satiriste; il s'y épanche une
générosité naturelle, un élan qui est loin
de ressembler à la sécheresse de Becque !
Considérez que chez Molière, du reste, il y
a la tirade ; c'est dans la tirade que Molière
exprime le cœur humain et va si loin. Dans
ses traits il reste court d'haleine comme
tous les satiristes. Becque, lui, n'a pas la
tirade! Il n'a pas le cœur. Issu du natura-
lisme son théâtre gifle et châtie les mœurs;
on y reconnaît plus l'envie de la pitié que
la pitié elle-même. Son amertume a des dé-
tentes douloureuses, émues, mais le plaisir
68 ECRITS SUR LE THEATRE
du trait cruel l'emporte sur tout! On dirait
des successions de légendes à la Daumier.
Le mal de l'époque, la raillerie y développe
son ferment. Becque a touché au grand tra-
gique, mais, au fond, il ne Ta pas compris,
et il nous en laisse toujours la déception.
Observateur réaliste, pour lui le théâtre est
fonction de l'évolution sociale. Il ne se com-
plaît pas dans la contemplation des vies har-
monieuses ou idéales ; il côtoie la- pitié, il
lutine la charité. L'exaltation des miséri-
cordes exigé des religieux d'une autre
trempe! Becque n'en aurait eu ni la pa-
tience ni l'ardeur.
Son œuvre est belle, et salutaire. Mais, en
somme, il faudrait la rentoiler sur une trame
plus éternelle.
PORTO-RICHE
On relit des journaux, des mémoires, des
livres de philosophie, des lettres. On relit
peu de pièces de théâtre, ou si, par hasard,
renvie vous en prend c'est plutôt par curio-
sité et pour mesurer la distance qui s'accu-
mule entre nos impressions du temps passé
et celles du temps présent... « Comment se
peut-il, que j'aie tant aimé ça!... » est une
exclamation déçue que nous entendons bien
souvent, autour de nous.
Quelques auteurs font exception à- la règle;
ils sont rares : en dehors de cinq ou six tra-
gédies classiques, de deux ou trois comédies
de Molière, on cite Musset et parmi les pro-
sateurs modernes, Georges de Porto-Riche.
Amourensc et le Passé ont le privilège tendre
70 ECRITS SUR LE THEATRE
et charmant de ne pas s^effeuiller quand on
en tourne les pages qui semblent se refer-
mer d'elles-niêmes comme pour se préparer
à une future confidence. C'est un livre qu'on
rouvrira : on en est sûr.
Le mérite est d'autant plus exceptionnel
que l'antagonisme entre la lettre et la pa-
role suffit à rendre illogique, avant tout, le
fait de convertir en lettre ce qui ne voulut
être que parole. Une pièce pour avoir com-
plètement atteint son but de vie doit devenir
méconnaissable à la lecture. Il y aura mort
apparente. Bien plus l'écrivain s'est subor-
donné dans son travail à des inflexions sup-
posées de l'acteur qui, anéanties, enlèvent à
la phrase son sens exprès, voire sa cohérence.
Cela s'applique surtout à un théâtre comme le
théâtre moderne où l'exclçimation pure équi-
vaut maintes fois à la phrase. Quant au pathé-
tique seulement du geste, du silence et du
bruit, qui sont comme le développement de
l'action, par quoi les remplacer? La suppo-
sition n'est, après tout, qu'une faible image
de l'évidence. Il faut donc, on l'a ressassé,
que toute œuvre de théâtre valable se ré-
PORTO-RICHE 71
duise en pages à peu de chose et tienne pour
ainsi dire dans le creux de la main. Maia on
ne peut cependant retarder indéfiniment la
publication de son théâtre. Et toute réserve
de ce genre ne servirait-elle pas à reculer
tout simplement jusqu'à Toubli, des œuvres
qui n'eurent que quelques soirs dans des
théâtres plus ou moins éphémères ? Aussi
bien est-on trahi de mille manières sur la
scène, et ne Test-on guère plus, tout compte
fait, à la lecture !
A la lecture, on éprouve le besoin d'une
perfection de forme qui est l'ennemi même,
au théâtre, d'un certain abandon et parfois
même d'une négligence nécessaires dont rien
ne saurait remplacer la saveur. Je me sou-
viens de n'avoir pu supporter, en corrigeant
mes épreuves, celte phrase prononcée par une
femme sans culture, mais phrase telhement
incorrecte que la vue seule m'en était insup-
portable. « Je te dis tu, alors que j'ai encore sur
la langue de t'appeler monsieur ! » Je l'ai rem-
placée, mais que la remplaçante est fade en
comparaison de l'originale naïveté de l'excla-
mation ! Le véritable courage pour l'écrivain
â
7-2 ECRITS SUR LE THEATRE
de théâtre consiste à laisser telles incorrec-
tions, telles formes de style, voire barbarismes
et solécismes, telles répétitions qui plurent
à son oreille ; à respecter intégralement jus-
qu'aux mots faux, dont la fausseté pourra
s'accroître à la lecture, mais qu'il voulut
tels, parce que dans la vie on dit peu de
mots justes, et que les mots justes, c'est
• pour le livre ! Il faut, au théâtre, tâcher
d'écrire bien avec incorrection; — et s'in-
génier à calculer simultanément l'effet scé-
nique et Teffet écrit nous paraît un travail
un peu méprisable et d'ailleurs négatif.
Mais Georges de Porto-Riche, ce bénédic-
tin du cœur, ce détective du désir et des
sens, a tellement tenu ses fiches à jour, tant
noirci de calepins, si peu sacrifié de sa ré-
colte, que ses pièces, bourrées de sentences
sentimentales, se laissent lire comme d'an-
tiques et savantes maîtresses se laissent
prendre la taille, persuadées justement
qu'elles sont assez substantielles et assez
expertes pour ne point décevoir même un
dernier baiser...
Il y a de petites phrases courtes, hachées,
n
PORTO-RICHE / 73
artificiellement posées là, en garniture... Au
théâtre, elles se perdent dans l'ensemble ; à
la lecture elles font bouquet. Il y a de lon-
gues phrases douloureuses et mélancoliques,/
qui se traînent, avec des rampements lents
de chenille... Il y a tous les échantillons de
la prose... et c'est miracle que tout cela, en
scène, se tienne, et semble s'effacer mo-
destement devant l'humanité toute nue des
personnages... A la lecture, il en est de ces
échantillons comme de ces dessins d'étoffe,
ces jolis dessins de cretonne ancienne, qui,
de loin, se marient en un ensemble harmo-
nieux, et de près nous abandonnent leurs
secrets, détail par détail...
Au moment d'une douleur, d'un chagrin,
qui éprouve jamais le besoin de se replon-
ger dans une pièce de théâtre ? Personne.
On recherche la confidence d'un poème, la
distraction d'un roman, mais on n'a nulle
envie de se rechercher dans une comédie
même si elle vous a jadis ému. L'esprit pres-
sent une désillusion; il sait que l'écriture et
l'intrigue sont trop limitées à elles-mêmes,
qu'il y aura peu a glaner. Comme d'autres
â
74 ÉCRITS SUR LE THEATRE
-, i_ I , — "
livres ne sont pas encore épuisés, c'est à eux
qu'on a recours. . . Pourtant combien de décep-
tions ces lectures nous ont déjà procui*ées î
Nous conserverions mieux la certitude de
la beauté durable, si notre cœur ne s'était
égaré et attardé, successivement dans des
amours si riches et si divers que leur richesse
et leur diversité même nous ont fait perdre
la foi que nous leur gardions, et peut-être
jusqu'à la foi dans la suprématie... Ce n'est
pas qu'en général on relise beaucoup. En vil-
légiature, au temps du repos, par supersti-
tion, je m'entoure comme les autres d'une
vingtaine de livres qui me suivent partout.
Je ne les ouvre presque jamais : il suffit que
je sente leur présence amicale dans la maison.
Ils me protègent et me gardent des malheurs,
bien insuffisamment d'ailleurs! C'est chez
moi plutôt une superstition qu'un culte... Je
les emporte aussi comme une pharmacie
spirituelle, persuadé que j'aurai recours à
leurs vertus, durant l'été, lorsque les souf*
frances dont ils sont les antidotes viendront
frapper à ma porte... Et la plupart du temps,
ces amis inutiles restent à dormir sur des
9%
POHTO'HICHE 75
planches poussiéreuses. D'ailleurs, quand je
les ai par hasard rouverts, mes exaltations
juvéniles pour eux ne se sont pas toujours
retrouvées : les parfums s'usent, le pouvoir
de fascination s'affaiblit, les affinités s'éva-
porent, la confiance s'émousse... Rien ne
vieillit comme Timmortalilé !...
Ce qui vit éternellement jeune, admirable,
secourable, c'est ce qui se renouvelle : la
feuille, l'eau, les fleurs, même le décevant et
mélancolique amour... Mais la fixité de
l'œuvre d'art! Le sol desséché, pelleverâé du
livre!... Phèdre, c'est bien beau, Phèdre!...
Voilà un indubitable chef-d'œuvre drama-
tique! Eh bien, un régent de collège seul
peut faire encore ses délices de commenter,
pour la millième fois « Tu le savais », sous un
pommier ombreux ou au pied d'une meule
de foin!... Ily a bien labibliothèque immuable
des génies? Hugo, qui peut-être ne les reli-
sait pas aussi souvent qu'il le disait, en a
dressé la liste : Eschyle, Homère, Juvénal,
Dante, Rabelais, Cervantes, etc.. Il y a aussi
la bibliothèque des très français : Montaigne,
Pascal, Labruyère, Racine, Descartes, Vol-
76 ÉCRITS SUR LE THEATRE
taire, La Fontaine, etc.. Mais est-on bien
sûr que les esprits qui invoquent ces grandes
ombres tutélaires, puisent en elles des jouis-
sances toujours renouvelées? Et pourtant le
vrai bonheur consisterait peut-être à n'avoir
qu'une maison, qu'un horizon, et qu'un
livre !... On va, on avance; le livre n'avance
pas avec vous. Hélas ! les mots semblent
s'évaporer. C'est qu'on en a sans doute ex-
primé toute l'essence!...
Les Fleurs du mal^ la Correspondance de
Flaubert, Schopenhauer, les Contes d'An-
dersen, sont pour moi des compagnons de-
meurés inamovibles. — Et encore ne suis-je
bien sûr que d'un seul , car il est pour moi le
livre de prédilection : les Fleurs du mal^ le
plus haut sommet, à mon sens, de la poésie
française, avec quatre poèmes d'Alfred de
Vigny.
Je suis de ceux qui déplorent que Amou-
reuse et le Passé ne soient pas régulièrement
représentés à la Comédie-Française et in-
scrits définitivement au répertoire. C'est au
répertoire que se maintiennent ces sortes
d'œuvres qui ont l'air de venir directement
PORTO-RICHE 77
du cabinet de lecture pour prendre vie et se
parer hâtivement de quelques oripeaux, pres-
sées, dirait-on, d'aller reprendre leurs places
dans les rayons de la bibliothèque qui est
leur véritable séjour et d'où elles ne sortent
qu'à des invitations annuelles, comme cer-
tains sédentaires ne sortent qu'en l'honneur
de quelque gala ou de quelque réception de
famille. Malheureusement ces deux pièces ne
sont pas invitées fort souvent et elles restent
chez elles !
A cette abstention nous trouvons une
raison plus prépondérante encore que la
qualité même de ces pièces. (Jeorges de
Porto-Riche a eu le bonheur ou le malheur,
c'est selon qu'on envisage le résultat, de
créer des types de femme qui ne s'accommo-
dent pas facilement de n'importe ([uelle ac-
trice. Ce n'est pas une question de talent,
mais un^e question d'emploi. Lorsque les
héroïnes atteignent certain degré de vie
passionnelle, lorsque ces héroïnes ont été
dépeintes avec des couleurs frappantes, ca-
ractéristiques, lorsque les traits en ont été
sculptés dans la chair même des mots, de telle
Â
78 ECRITS SUR LE THEATRE
sorte qu'une actrice est tenue de réaliser cette
identification, il y a peu de chances qu'on
rencontre souvent son interprète! Georges
de Porto-Riche a trouvé Réjane pour Amou*
reuse et nulle n'a pu jusqu'ici l'égaler. En-
core une fois, il n'est pas question de plus ou
moins de valeur, mais il suffit qu'une actrice
soit plus ou moins charnelle, de taille plus
ou moins grande, plus ou moins extérieure,
trop lourde ou trop légère, etc., pour rendre
l'interprétation impossible.
L'auteur en créant une héroïne supérieure
s'est soumis à de pareilles éventualités. Des
types moins définis, de figure moins précise,
s'adaptent plus facilement au physique et à
l'interprétation de n'importe quelle comé-
dienne consacrée. Ces caractères de femmes
qui appartiennent à la littérature et que l'au-
teur a frappés du grand don de vie, subsistent
dans notre mémoire parés d'une «certaine
grâce, d'une certaine atmosphère qui leur
sont indispensables. Si on les leur supprimé,
le spectateur éprouve une désillusion aga-
cée ; il s'irrite de ne pas retrouver le poé-
tique recul, la survie grandiose môme dans
1
POHTO-RICHË 79
la réalité qui lui paraissent indispensables à
ces évocations de femmes célèbres, frappées
de la grande fatalité de Tamour.
Plus tard, lorsque le chef-d'œuvre a pris
de la bouteille, que les siècles ont passé
sur lui, les défauts d'interprétation sont
plus aisément acceptés. Nous en avons la
preuve dans les tentatives de ces acteurs qui,
à la Comédie-Française, tour à tour, ratent
le Misanthrope ou Tartufe : Molière ne s'en
trouve pas plus mal. Le grand rocher de-
meure au3si stable et aussi inaccessible.
Quelques pygmées ont essayé de l'escala-
der et sont retombés sur leurs pieds, voilà
tout ! Encore est-il plus facile de trouver des
acteurs répondant, du moins en apparence,
aux qualités qu'exigent le Tartufe ou le Mi-
santhrope^ que de trouver une actrice répon-
dant à la tendre vivacité à' Amoureuse ou à
la sombre féminité de Dominique. Georges
de Porto-Riche est le premier homme qui ait
fait en scène pleurer le Désir. Dans ce châti-
ment de la chair, il y a une telle expression,
une si grande ardeur désenchantée, un tel
pressentiment de l'enfer qu'il n'est pas éton-
Â
80 ECRITS SUR LE THEATRE
nanty après tout, que ces rôles se trouvent
sans titulaires î
Au théâtre, comme ailleurs, on porte tou-
jours la peine d'avoir dépassé le niveau com-
mun. Chacun sait qu'il n'y a rien au monde
de plus décevant que le métier de jolie
femme.
■^
JULES RENARD
11 faut toujours être du côté de Tart. Où
qu'il soit, où qu'on le trouve, dans Tœuvre
passante comme dans l'œuvre éternelle,
môme dans l'œuvre incomplète, il faut en
ro^eillir attentivement la moindre parcelle,
puisque Tart ne se présente pas toujours en
lingot solide, mais en filons parfois dissé-
minés.
Jules Renard rentre dans la catégorie des
petits maîtres. Ce ne sont pas les moins inté-
ressants. Ils nous font l'effet, par moments,
de comprimés plus nutritifs que bien des
mets d'apparence substantiels. Au théâtre,
ces qualités de condensation, si appréciables
dans le iSre, deviennent malheureusement
des qualités de second ordre. Elles ne pro-
6
82 ÉCRITS SUR LE THEATRE
(luisent pas l'effet qu'on en pourrait at-
tendre. Le style elliptique, oui, ça c'est autre
chose ! Il est d'un effet fulgurant ; mais c'est
le style des génies!...
Les phrases bien syntaxées, condensées,
trop équilibrées, ont un sort moins heureux ;
elles perdent leur perfection, semble-t-il, en
passant par la bouche des acteurs ; elles s'ame-
nuisent ou se dispersent tout à coup, on ne
sait pourquoi. Les écrivains qui ne sont pas
familiarisés avec le théâtre tombent souvent
dans cette erreur ; ils s'acharnent sur la
phrase définitive, formulaire, comme si elle
constituait le nec plus ultra de l'art draina*
tique ; et leur désillusion n'est pas mince
lorsqu'ils s'aperçoivent qu'à la réalisation il
ne subsiste plus grand'chose et que l'effet
est parfois diamétralement opposé à celui
qu'ils en attendaient.
Pourtant le petit dialogue, serré, bourré de
Poil de Carotte fait une heureuse exception
à la règle. Je sais bien que ce pouvoir provient
de l'humanité qu'il y a derrière cet amas de
phrases précises et ramassées sur elles-
mêmes, et en cela elles se conforment à la
k ^
JULES RENARD 83
règle habituelle du théâtre, qui vit de vérité
intérieure. Il se dégage incontestablement de
cette écriture un don très spécial et assez
rare, en fin de compte. Le public ne fait pas
bien la différence entre la qualité de ce style
et des qualités plus inférieures; cela n'em-
pêche pas qu'elle ne soit manifeste.
Jules Renard aurait pu produire d'excel-
lentes pièces, s'il n'avait été retenu par ses
soucis de forme, et par la myopie étudiée
de sa vision. Il se complaisait trop à n'être
pas abondant. Malgré cela, ses ouvrages
sont bien ceux que devait produire, selon
la chère expression du dix-huitième siècle,
un amant de la nature.
Par là, il nous touche et il s'agrandit. C'est
ce qui le rapproche des maîtres et lui confère
une place enviable, dans le mouvement lit-
téraire de ces dernières années.
Nous commençons à respecter la Nature, à
retourner à elle, à la comprendre en la vé-
nérant. Plus que jamais, ou, du moins, mieux
qu'à aucune autre épocjue, s'élève dans toutes
les sphères de la pensée un besoin impérieux
de rétablir des lois ou des aperçus faussés,
A
84 ECRITS SUR LE THEATRE
— '
sur les fondements naturels et sublimes de
la vie. De toutes parts, depuis des années,
s'édifie ce nouvel amour si nécessaire. Ceux
qui ne le discernent pas sont des aveugles-
nés, et leur pesante réaction nerietardera pas
la marche en avant de Thumanité.
En philosophie, Bergson restitue a Tins-
tinct et à l'intuition leur part grandiose. Il
nous a montré que le cerveau est un instru-
ment d'adaptation au réel et que la sécrétion
de la pensée n'est qu'un produit restreint
dans l'éternelle et puissante mobilité des
élans vitaux et du travail ininterrompu de la
matière. Et cette doctrine qui fut toujours la
mienne, trouve, à mon sens, son expression
immédiate au théâtre où elle n'est plus seu-
lement un exposé statique, car les consciences
dont nous décrivons les luttes avec cet en-
semble de forces que l'on appelle destinées,
y deviennent, à notre guise, des démonstra-
tions en mouvement de la doctrine.
Un effort analogue s'étend à tous les arts.
Nous voyons une musique prédite s'inspirer
directement des rythmes de la nature et des
impressions véridiques de l'âme. Dans la plas-
"^
r
JULES RENARD 85
tique pure, pareille recherche, pareil amour.
Rodin retrouve de sublimes enseignements
naturels et les adapte à la vérité de son temps.
Dans la plastique les mouvements logiques de
la vie, amplifiés et stylisés, forment la base
4'unenouvelle école ; même les ballets russes,
et la tentative musicale de Stravinsky furent,
à ce point de vue, une réalisation démonstra-
tive. Dans Tart dramatique, malgré les piail-
leriôs des protestataires, s'inaugure un
théâtre qui prend aussi pour fondement la
nature intégrale et non plus la nature arbi-
traire de nos prédécesseurs directs. La cons-
cience universelle s'agrandit et s'affermit
partout, dans les arts. Je n'entrerai pas dans
le détail de cette assertion qui désole les cuis-
tres et les politiciens littéraires. Mais elle est
l'évidence même pour ceux qui savent voir et
déduire... Toutes les écoles, direz-vous, sur-
tout depuis deux siècles, ont cru se rappro-
cher fervemment de la nature ; c'est exact, mais
aucune ne l'a encore embrassée ni traduite.
Les romantiques se perdirent dans un idéa-
lisme factice et dans la terrible et stupide an-
tithèse du bien et du mal, du laid et du beau.
86 ECRITS SUR LE THEATRE
Le naturalisme qui vint après ne fit pas autre
chose que de sanctionner cette classification
arbitraire, en ne tenant plus compte que d'un
des facteurs : le laid.
Aujourd'hui, une conscience mûrie, une
raison plus émue ont élargi les limites de
notre optique et les sphères de notre obser-
vation. Nous voici déjà dotés d'une plus haute
notion du bien et du mal. Les morales so-
ciales ne nous paraissent plus des travaux de
mandarins. Et cette notion rejoint en même
temps harmonieusement des vérités scienti-
fiques... Il est hors de doute que Tair du
large se met à emplir nos poumons de re-
grattiers... L'esprit de la terre monte en nous.
Si la nature devient la grande conseillère,
ceux qui la détestent et ont pour mission de
la détester ne peuvent que s'inquiéter. Ils le
font avec des hauts cris et ce sont par con-
séquent toujours les naturistes qu'ils visent
(j'emploie ce mot, faute d'un meilleur). C'est,
du reste, grâce à ce titre de naturiste que
Jules Renard a reçu, il n'y a pas longtemps à
l'Odéon quelques balles plus ou moins mâ-
churées , car Jules Renard fut un « terrien » . Il
/
JULES RENARD 87
y en eut, certes, de plus lyriques, il y en eut
de plus puissants,iln'yen eut pas de plus mé-
ticuleux. Son œuvre est emplie de recueille-
ment, et son regard sur les choses ne fut pas,
comme on le croit généralement, un regard
desséchant. Il demeura exact, précis, mais il
sut aussi rester ému, et, sous les étoiles,
parmi la fraternité charmante de ses compa-
gnons, les chiens et toutes les bétes des
champs, Poil de Carotte passe en grand petit
héros... Jules Renard considérait la nature
avec un œil de pigeon étonné ; il abritait pour-
tant un cœur excellemment humain. Il a
cherché à définir l'indéfinissable, à préciser
l'imprécis, à formuler Pinformulable, à ré-
duire en quelques lignes, par des synthèses
éloquentes, tout l'espace, tout le flou du ciel,
des arbres, des horizons et des âmes vouées
au silence, ce grand silence impénétrable
des instinctifs qui les rapproche des choses
et des éléments.
Je crayonnai naguère sur l'écrivain des
Bucoliques au bas de son portrait des mots
de ce genre :
« La figure est parfois tout un grand pay-
88 ECRITS SBR LE THEATRE
sage..>Voici les champs et Tépi dru qui
pousse mal — le défrichage. La tête en forme
de haricot et le double menton des oies
vexées. L'oéil, ni méchant ni bon, mais pareil
à celui des paysans attentifs et rempli d'eau
de puits, bleue, très pure et très glacée, tels
ces vieux portraits d'autrefois et natifs de
Hollande, avec dix siècles bruts d'hérédité
paysanne... Il regarde calme, du fond du
passé — du sang aux joues, encore fouetté
par Tair des routes ; et l'oreille, comme celle
des lapins, dressée pour le silence micro-
scopique des choses, écoute. »
On pourrait écrire des choses plus graves
sur son compte. Au surplus sa mémoire se
passe d'apologie. Même ceux qui ne con-
naissent pas toutes ses œuvres ne peuvent
s'empêcher de penser à lui de temps en
temps. Au fond des mémoires demeurent
certaines phrases, certaines définitions que
l'on ne peut oublier, et que le plus igno-
rant ou le plus distrait se répète chemin fai-
sant, en traversant un champ, un jardin ou
un village... Quelques rares écrivains ont
ainsi associé leur nom à l'idée du prin-
JULES RENARD 89
temps ou de l'été. Il est impossible de ne
pas penser, quand on les a lus, à une
phrase de Jules Renard ou à un vers de
Francis Jammes, entre le mois de juin et le
mois d'octobre. Et quel admirable privilège
que celui d'être ainsi périodique dans les
mémoires, comme le sont les roses ou les
hirondelles ! Les œuvres rurales de Jules
Renard resteront. Sans doute, il a écrit
d'autres pages, de petits actes mondains,
notamment le Plaisir de rompre et le Pain
de ménage. Ce sont de jolies pièces, mais
Poil de Carotte est immortel. Et des pas-
sages de VEcornifleur ne sont pas ^ dédai-
gner.
Cela ne diminue point Tœuvre de Jules
Renard .qu'il n'ait point approfondi la femme
ou du moins ce que nous appelons la Femme
— car il n'y a plus que nous, les psycho-
logues et les collégiens (c'est la même chose)
(Jui disions emphatiquement « la Femme »,
et ce singulier restreint prétentieusement la
classification que Ton peut faire des femmes
aux donneuses de joie ou [de souffrance, à
la mondaine ou à la courtisane. N'es-tu pas
^
90 ÉCRITS SUR LK THEATRE
la femme toi aussi, ô vieille paysanne dépar-
tementale, dame de chaumine aux mains
éprouvées, assise devant le seuil tiède de
ta maison et ta luzerne annuelle?... Ton
cœur sacré qui a battu nous est aussi inconnu
pourtant que les contrées sauvages. Nous
l'imaginons d'après des données et des tra-
ditions bien incertaines ; mais, au fond, rien
de tes tendresses, de tes angoisses et de tes
détours, rien ne parvient jusqu'à nous. Tu
n'es pas « la Femme ». Mais tu es la fille,
réponse, la mère. Tu es, plus quetout autre,
le grand régulateur terrestre, notre sœur
farouche, comme disait Jules Renard. Un des
honneurs de cet écrivain aura été de te re-
mettre au premier plan et de te faire parti-
ciper à la nature qui t'entoure 'et -que les
poètes ont décrite jusqu'ici sans toi, comme
l'auraient fait des voyageurs hâtifs. Même à
Paris, Jules Renard , lui, est demeuré dans son
village. Il avait pris pour limite son horizon:
quatre pommiers, une haie et un dessin
d'étoiles. Il modela sa phrase sur ce décor
éternel. Elle en a la mobilité et la fixité à la
fois. Jules Renard a contemplé longuement
JULES RENARD 91
renseignement des étoiles, et son orgueil
têtu semble avoir voulu égaler leurs leçons.
En effet, Tétoile conserve quand nous la
regardons une sensibilité frémissante qui
ne détruit pas pourtant sa forme rigide et
définitive. Ce fut sans doute Tambition du
poète, à force de regarder ces étoiles pay-
sannes, d'avoir voulu leur emprunter leur
secret fait de fugacité et d'éternité !
Et, comme lesdouxcrapaudsnoyés d'ombre
et de ciel, les soirs d'été, il leur a répondu
en leur envoyant là-haut sa chanson précise
et ouatée, ses petites phrases courtes comme
des haleines amoureuses...
j
REJANE
Voici le portrait que je traçai d'elle en
1902 :
« Une jupe bleue, mais bleue, mais bleue !
des doigts gourds, deux gros yeux dé chien
de berger, puis de la cernure éparse, trois
ou quatre gestes zébrant Fair de leur an-
goisse et des remuements de draps dans
l'ombre, voilà ma première vision de Ré-
jane. C'est Germinie, là-bas, au fond ^éjà
de ma mémoire d'écolier — douce face que
j'enfouissais dans ma solitude au collège.
Aujourd'hui, masque de femme douloureux,
compliqué de sourires, avec Thabitude prise
et invétérée de la souffrance jusqu'à s'en
faire une grâce, jusqu'à paraître réellement
la « solitaire des tables d'hôtes », « la dame
RÉJANE 93
en noir qui a dû être jolie » (comme elle le
disait elle-même dans le Masque),
Mon premier et mon dernier souvenir de-
Réjane.
Entre ces deux visions, s'inscrit toute une
vie d'art. A bien interroger les deux figures
distantes qui s'évoquent en ma pensée, au-
cune différence bien sensible. Quelque chose
cependant les sépare de plus de quinze anr
nées et leur donne une expression étrange-
ment différente : c'est que la première allait
vers la douleur et que l'autre en revient. Dans
Germiniey Réjane inaugurait la souffrance. Il
y avait alors en elle je ne sais quelle ardeur
à souffrir, quelle âpre nouveauté à s'élancer,
toute fringante et comme impatiente de bri-
ser ses nerfs, vers la grande vague pathé-
tique; maintenant, le' masque transformé
garde la fatale empreinte ; l'apprentissage
amer est fait. Elle est toute chargée de mor-
bidesse, et c'est pourquoi, sans effort, sans
apprêt, elle incarne si parfaitement « la dame
en noir qui a du ôlre jolie !... »
Réjane, en effet, n'est pas née une doulou-
reuse. Toute jeune, mutine, comme un petit
94 ECRITS SUR LE THEATRE
lapin des vignes, les muscles tendus, tout
alerte de vie drôle et saugrenue, un beau
•jour elle a rencontré la douleur et s'y est
aventurée peu à peu... Elle a mis le pied
prudemment, puis, à coups brusques, elle s'y
est trempée jusqu'au cœur. Désormais quoi
qu'elle fasse et quoiqu'elle joue,- elle en aura
toujours la belle nostalgie et son visage en
garde à jamais la saveur ineffacée.
La curieuse figure de théâtre ! Figure tout
élastique, en caoutchouc ; le point concen-
trique est le nez; le reste se meut avec agi-
lité autour, descend, monte, se crispe ou se
calme. Les sourcils ascensionnent, en même
temps que la bouche plonge. Et quelle ar-
dente fixité dans ces yeux clairs d'actrice
pour regarder droit, devant eux, cet infini
particulier qu'est le sable noir et tapi de la
foule ! Les yeux des acteurs, à force de dar-
der toujours cet horizon, en rapportent par-
fois une beauté magique d'au-delà, plus
grande encore que celle des yeux pourtant
si beaux, des marins ! Chacun a son horizon
professionnel.
Mais sans plus de préoccupation aucune
RÉJANK 93
d'infiiji, bonne fille, tout éclatante de vie
vraie, allante et si vive, voici Tactrice !... Elle
se retourne, boit, mange, déplace tout un
appartement ; casquée de cette fameuse
mèche rebelle qu'elle tape comme un coussin
ou qu'elle châtie d'un geste sec des doigts. Les
belles prunelles jouent, virent et s'arrêtent
brusquement, comme par un choc du cœur.
C'est très joli. Suit un silence, un tout petit
silence, comme d'oiseau perché... On attend,
surpris, quoi ? un rire, peut-être? On ne sait.
Et voilà que tout à coup ce masque sans
bouger, sans remuer, en un^ minute — par
une sombre poussée intérieure — s'altère,
vieillit, vieillit à vue d'œil... Cette femme
peut vieillir instantanénient, par une faculté
unique et animale de sentir la douleur. On
dirait que tout le corps fléchit devant l'ap-
proche delà mort : et cela vient de loin, de
profond, navre atrocement le visage où pas-
sent furieusement, une à une, les années
après les années, si rapidement qu'on a l'im-
preîssion d'avoir, comme les enfants du conte,
tiré trop vite tout le fil d'une destinée.
Réjane n'a pourtant pas un visage poé-
96 ECRITS SUR LE THEATRE
tique ; j'entends par là qu'elle n'a pas Je vi-
sage mystérieux d'une Duse. Tout en elle
dit la vérité réaliste et l'horreur du style
«distingué ». Elle est d'abord, avant tout,
socialement la femme qu'elle joue ; elle ne
la transpose pas.
Cependant, je n'ai jamais vu, par la toute-
puissance de son magnétisme, se créer,
dans une salle, des silences plus poétiques.
Je n'ai jamais entendu écouter comme l'on
écoute quand elle dit sa plainte. Quelle pro-
digieuse chose d'ailleurs que ce silence de
toute une foule attentive, qui se tait respec-
tueusement dans l'ombre pour écouter cettO;^
souffrance étrangère et inconnue qu'elle est
venue consulter !
Immense curiosité sensuelle, presque sa
dique, de la nature profonde, et qui s'étend
à tout ce qui respire, même aux animaux; car,
avez-vous remarqué que, parfois, le soir,
aussi, dans les plaines, s'élève une grande
plainte de bête blessée, et la campagne se
tait pour l'écouter; les rainettes, les grillons
eux-mêmes, tout fait silence pour laisser
s'exhaler seule, au loin, la plainte qui emplit
t '
REJANË 97
la nuit de son chagrin. On dirait que toute
la vie animée retient son souffle — peut-être
par curiosité, afin de ne rien perdre du
drame solitaire qui se joue, là-bas, devant
le public attentif des bois, des -marais et des
plaines.
Une des plus grandes gloires de Réjane.
aura été de se donner toute comme un cri,
et aussi de se livrer à toutes les manifes-
tations nouvelles de son époque, de vou-
loir tout jouer, tout interpréter, être tous
les cœurs l'un après l'autre... Elle aurait
pu se cantonner dans des humanités de
théâtre dont le succès lui garantissait une
renommée facile. Tant de gens font comme
ce personnage d'Andersen « qui ne savait
qu'une histoire et qui la trouvait pour cela
si belle ! » Réjane a voulu savoir toutes les
histoires. Evidemment elle aura perdu à cela
l'illusion de les croire w si belles », car le
bonheur est de n'en connaître qu'une, mais
elle n'a pas perdu néanmoins la foi, ni le
désir toujours renouvelé de faire mieux et
diflerent.
Elle a compris que se cassaient peu à peu
à
98 ÉCRITS SUR LE THEATRE
les moules de la vieille comédie. Elle est
allée vers ceux qui apportaient au théâtre
une humanité plus vraie et plus conforme à
la vie, ceux qui la voulaient plus robuste,
plus nuancée à Timage de nos rêves et de nos
volontés profondes. Elle satisfait en nous
le sens de Texact, Thorreur du poncif, le
dégoût dé l'éloquence conventionnelle et,
en môme temps, Famour de l'observation.
Qu'elle représente donc de l'humanité d'anec-
dote ou de l'humanité générale, elle est bien,
à tous ces titres, le meilleur protagoniste de
ce mystérieux ^mais si bel art dramatique,
auquel chacun s'emploie humblement de son
mieux, mais qui mériterait, hélas ! à le traiter
avec des mains dignes de lui, cette triple
royauté d'apparences inaccordables : le gé-
nie, l'intelligence et la sagesse. »
Quelles retouches apporterais-je à ce fu-
gace et imparfait croquis ?... On ne retouche
pas un portrait; môme imparfait, on ne cor-
rige pas un croquis. S'il n'est plus tout à fait
ressemblant, on le classe ou on l'encadre,
selon sa valeur, on le détruit s'il ne vaut pas
RÉJANE 99
grand'chose, mais on n'y change rien. Sans
doute, si j'avais à écrire une étude plus dé-
taillée, aujourd'hui, sur Réjane, assemblerais-
je d'autres mots et tresserais-j« à sa louange
une couronne plus conforme à son front ac-
tuel. Toutefois, ce n'est pas sûr... Ghange-
t-on vraiment tant que cela ? Le génie se per-
fectionne, s'agrandit ou se condense, mais
au fond, la personnalité demeure dès qu'elle
s'est trouvée, et peut-être toute la vie res-
tons-nous étrangement semblables à ce que
nous fumes dans notre jeunesse. . . Avons-nous
évolué ?... Nous en chérissons tout au moins
l'illusion. Mais, entrez au musée du Louvre ;
regardez la Barque du Dante, de Delacroix.
Elle a été faite à vingt et un ans ! Regardez,
en face, l'Entrée des Croisés à Jérusalem,
exécutée en pleine maturité... L'expérience a
délivré l'artiste de l'imperfection, mais, au
fond, c'est la même chose ! Ça n'est même
pas mieux... Et cette leçon ne va pas sans
quelque mélancolie.
Mais les artistes qu'il faut, en tout cas,
louer sans réserve, sont ceux qui, en durant,
ne sont pas tombés dans le procédé, et se sont
à
400 ECRITS SUR LE THEATRE
cherchés avec opiniâtreté. Ce que Ton peut
dire maintenant de Réjane, c'est que son art
s'est fait encore plus « direct ». Elle ose
le trait caractéristique sans réticence au-
cune, elle ne recule pas môme devant le pa-
roxysme... Comme la joie ou la douleur s'em-
pare d'elle, maintenant ! Les déesses sont
là qui la pétrissent, la malaxent comme une
proie abandonnée et consentante... Je gar-
derai toujours la vision de la courtisane
qu'elle a façonnée dans une pièce de moi. On
aurait dit qu'elle charriait avec elle tous les
cahots, toutes les lassitudes de la vieille
amertume amoureuse ; les rancœurs atroces,
les puérilités infinies, l'égoïsme terrible et
ingénu, les clameurs impudiq^ues, beuglées
de ces cœurs d'esclaves, tout cela elle Ta
rendu d'une façon magistrale. Elle avait l'air
d'un Rops vivant. Et je dois ajouter, corri-
geant les épreuves de ce livre, qu!elle vient
de donner dans V Amazone toute la mesure de
son génie et de sa tragique sincérité. La ca^
•
tastrophe (|ui s'est abattue sur l'humanité, a
bouleversé son cœur ; et ce cœur elle Ta porté,
tout saignant sur le Théâtre, dont elle a fait
REJANE 401
un autel, Tautel de la douleur. Elle a voulu,
gravement, saintement, à toutes les femmes
de France qui Técoutaient dire la pitié de nos
âmes. Elle réincarne leur martyre et leur
amour crucifié, devant elles. Elle a en quelque
sorte doublé leurs larmes et leur passion.
Et qui Ta vue, abîmée tout les soirs dans sa
souffrance, sortir de scène, inlassablement à
demi-morte, exténuée de ces larmes qu'elle
prolongeait encore derrière le rideau baissé,
celui-là seul peut comprendre la noblesse an-
tique d'un art, qui s^est éleVé en l'occasion à
la hauteur d'un culte. Elle a semblé la Pleu-
reuse nationale, chargée de pleurer derrière
le char funèbre et de crier le péan de gloire
et de martyre. Nul cabotinage, nulle insincé-
rité théâtrale. Elle résumait toutes les larmes
des femmes, et elle faisait l'offrande des sien-
nes, comme le meilleur hommage qu'elle put
offrir à sa patrie».. A ce degré l'art est une
mission.
Réjane a dominé son époque pour vingt'
raisons, dont la première est que jamais peut-
être actrice n'eut à sa disposition un clavier
plus étendu. Elle a rendu toutes les gammes
102 ECRITS SUR LE THEATRE
de la femme, sans effort. Elle est aussi natu-
rellement gaie qu'elle est naturellement
torturée, ou catastrophale. Je ne crois pas
que les dieux construisent plus d'une fois par
siècle un instrument ausâi combiné et aussi
sonore.
GUITRY
Guitry est le premier homme qui soit
monté sur la scène. Je ne veux pas prétendre
qu'avant lui il n y ait point eu d'acteurs
capables d'interpréter et de produire sur la
scène des joies semblables à nos joies, des
inquiétudes qui portassent nos visages. Mais
on n'y avait vu, malgré tout, que des trans-
positeurs ; c'étaient toujours des héros gra-
ves ; ils avaient quelque chose de proces-
sionnel et d'étranger à la vie... Un beau soir,
un monsieur, en tout point semblable au
« monsieur qui passe », s'est décidé à en-
jamber les planches d'un théâtre et il a paru
tout à coup à la foule assemblée que ce mon-
sieur se détachait du groupe des spectateurs
et ne sortait pas du tout des coulisses ; il avait
JM ECRITS SUR LE THEATRE
dîné, comme le premier venu, au restaurant;
il s'était dirigé machinalement jusque-là, et
le voici qui ne faisait pas autre chose que de
continuer à vivre en public, déballant ses
gestes coutumiers, ses soucis, ses querelles,
sur un ton à peine plus élevé que celui qu'il
employait tout à l'heure, chez lui ou chez
son amie. Et le théâtre, du coup, ne devenait
plus qu'une indiscrétion passionnée. *
*
Ce miracle si simple en soi et en apparence
si aisé ne s'est pas opéré pourtant en un
jour; il fallait d'abord que naquît un homme
capable de le tenter et que ce prédestiné
avant réellement vécu de la vie sociale con-
temporaine n'eût à interpréter que des sen-
timents en somme éprouvés.
De plus, constatons hardiment que, pour
donner jour à ce monstre bourgeois, il ne
fallait pas moins de trois ou quatre siècles
d'ébauches et d'hésitations, oui, pas moins ;
et encore lui-même ne s'est-il définitive-
ment trouvé qu'après une vingtaine d'années
GUITRY lOo
•
dapprentisaage. Un tel stage fut nécessaire
pour assujettir son art à une stricte et com-
pacte observation de la nature. Maintenir
TArt à la température du cœur et du corps
humains, ne pas dépasser les 37 degrés
stables nécessaires à la Vie, cela exige, avant
toute chose, une discipline et une dextérité
de métier dont le public ne se rend pas bien
compte... Guitry est un thermomètre prodi-
gieusement réglé, que tout comédien doit
consulter avec attention. Son jeu ne s'égare
jamais hors de la réalité et il ramène tout à
elle. Pour me servir d'une autre comparai-
son tirée de Tharmonie, je dirai qu'il n'y a
pas de plus admirable diapason, et le la
qu'il donne est d'une telle précision, que
tout inusicien doit le prendre pour guide et
recourir à lui, lorsque l'inspiration, la virtuo
site ou Tabus ont désaccordé l'instrument —
ce qui arrive aux meilleurs, dans la chaleur
des exercices.
Mais la perfection de ce diapason n*était
pas commode à obtenir , croyez-le. Nous avons
vu nous-mêmes en ces dernières années,
combien il a fallu d'ingénieuses recherches à
106 ECRITS SUR LE THEATRE
radmirable comédien pour atteindre ce point
où il n'y a plus guère à progresser. Son
goût de la vérité est enfin récompensé. Ah!
c'est que la vérité est une impérieuse maî-
tresse, qui ne lâche pas ses amants à rai-
route, et celui qui a connu son amère et sa-
voureuse emprise ne peut plus rétrograder :
il faut toujours aller plus loin avec elle et par
elle. Parti du théâtre léger et purement gra-
cieux qui fut même sa spécialité et qu'il im-
posa à la mode, Guitry, selon les faveurs du
public, a évolué du théâtre rose au théâtre
optimiste, du théâtre optimiste, quand il
décéda, au théâtre amer, et enfin il est par-
venu au drame intense, sans démentir sa
propre méthode ; il l'a simplement agrandie
jusqu'aux limites de la perfection.
Le public, en parlant de lui, s'exclame :
« Gomme il est naturel ! » voulant signifier,
par là, la ligne de démarcation qu'il établit
entre lui et les autres acteurs. Je ne crois pas
qu'il apprécie toutefois toute l'étendue de la
difficulté qu'il y a à joindre la nature même.
En principe, rien n'est plus facile que
de jouer la comédie : n'importe qui, dans la
GUITRY , 107
vie, est un remarquable comédien — dès
qu'il ment. Le commerçant qui vous per-
suade, la quémandeuse qui invente, l'enfant
qui forge un mensonge circonstancié et narre
une scène imaginaire, le domestique haineux
qui nous imite, tous trouvent dans leur arti-
fice, dans les accents de leur colère, dans
leurs moindres détails d'inflexions, un extra-
ordinaire génie d'imitation et de vérité que
le^ plus grands comédiens ne sauraient dé-
passer. Ils font du meilleur théâtre. Demandez
pourtant à ces mêmes protagonistes de la co-
médie réelle, demandez-leur de vous débiter
deux phrases du texte le plus simple sur un
ton qui soit seulement juste : ce sera le néant
complet. Pourquoi ? Ils ne pourront même
plus répéter devant vous le mensonge natu-
rel où ils ont tout à l'heure excellé — sim-
plement parce qu'ils en auront pris con-
science.
Sous l'empire d'une passion personnelle
et dans le contact immédiat de leurs senti-
ments avec ceux d'autrui, ils ont eu, d'ins-
tinct, le génie même du théâtre. Supprimez-
leur cet apport inconscient de la passion
108 , ECRITS SUR LE THEATRE
directe, ils retombent au dernier degré de
l'impuissance d'expression ; ils ne peuvent
plus dire juste le moindre mot. Tel est le
mécanisme de nos facultés et leurs lois. La
reconstitution de ce premier travail cérébral
inconscient qui lui avait insufflé tant de ta-
lent, le simple ne peut plus y parvenir. Et
c'est ce travail de reconstitution qui fera tout
l'art du comédien — je dis tout l'art, car ce
qui le complète n'est plus que d'un mérite
très accessoire à côté de cette proposition
où tout un infini est inscrit.
Du temps de Diderot et bien après encore,
on discutait à perte de vue afin d'élucider si
le comédien devait se dépouiller de sa sen-
sibilité propre, jouer de sang-froid ou tout
le contraire. Aujourd'hui nous sommes plus
renseignés sur les phénomènes de la per-
sonnalité et nous commençons à savoir de
reste que le meilleur acteur est celui qui
possède la plus grande faculté de dédouble-
ment, c'est-à-dire celui dont une partie de la
personnalité se livre aux émotions même por-
tées au paroxyme, tandis que l'autre partie
de lui-même assiste, contrôle et commande
GUITRY 109
avec une étonnante clairvoyance. Il y a là
comme un état second et qui n'est pas même
consécutif au premier ; il s'agit, au contraire,
de deux états simultanés et indissolubles qui
ne se nuisent ni se se contrarient en rien.
Autrefois la dualité du phénomène eût paru
inadmissible.
Aujourd'hui elle est du domaine scienti-
fique.
Tous les comédiens ne possèdent pas, loin
de là, cette faculté et cet équilibre dans le
déséquilibre. Mais il est aisé de voir que
chez Guitry ces dons sont à un degré excep-
tionnel et à valeur égale.
La lucidité ne vient pas une féconde, pen-
dant qu'il est en scène, contrarier la spon-
tanéité de son jeu. Aucune réflexion n'atté-
nue la flamme de son regard, ne jette un
voile sur tant de capricieuses mobilités et
cependant tout est fait, stylisé, mis au point;
il réinvente chaque soir, voilà tout... La voix
est placée, le geste aussi, mais sur ce méca-
nisme la réimprovisalion quotidienne s'opère
tout naturellement.
Il on est do lui comme du musicien (|ui a
140 ECRITS SUR LE THEATRE
son morceau dans^ les doigts et peut toutefois
en recréer Témotion première indéfiniment,
avec toutes les fraîcheurs de ses premières
lectures. Regardez comme, chez ce comé-
dien, tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit est
fluctuant, improvisé; et pourtant Tart est
partout. Grâce à quoi, science et naturel,
science acquise et libre don, il parvient à
ridentification complète, s'étant approprié
toutd'un personnage, jusqu'aux plus subtiles
particularités et les ravivant en ces extraor-
dinaires gestes courts et voulus, qui vont
si bien avec les meubles, ces gestes pour
appartements, dirais-je , merveilleusement
appropriés à notre atmosphère urbaine.
4- ♦
> jCar Guitry, avec son intelligence avisée,
est avant tout ce qu'on appelle un « acteur
de composition », mais sans l'encombrement
du détail parasitaire* sans le côté postiche
que la composition en général^ entraine et
qui sont choses parfaitement insupportables,
GUITRY 111
bien qu'aimées du public. Chez Guitry tout
est sobre, tout est à son pian ; ce sont plutôt
infinitésimales nuances, tout un microcosme
d'observation qui a pour effet d'exprimer
toujours plus de vie, d'une vie sournoise et
que l'on dirait malicieusement embusquée •
derrière son sourire... C'est le fait d'une in-
telligence vive qui est ironique en son fond,
acerbe, sans bienveillance aucune, prête tou-
jours à s'emparer d'un ridicule, d'une tare
pittoresque qui passe, même quand il s'agit
d'unproche ou d'un anii. Sa faculté d'assimila-
tion tient du prodige. Il y a quelque chose de
fulgurant et d'immédiat dans son observation
de la vie, du personnage entrevu, dans son
intuition attentive. C'est un comédien qui de-
vance presque les répliques, tant il pousse
loin l'esprit de répartie et de saillie. Il est
m
tellement pressé de bien faire et d'exceller
que, dans la conversation, il lui arrive de se
servir des mots en un rapide et curieux as-
semblage qui abonde en trouvailles, en syn-
thèses souvent un peu obscures, mais infini-
ment attrayantes. Il parle par ellipses et se
meut dans cette sphère elliptique très pé-
â
112 ECRITS SUR LE THEATRE
rilleuse du langage comme un Landais su.r
des échasses. Il s'en sort toujours et laisse
la sensation d'une prouesse à Tauditeur in-
quiet et émerveillé... Dans sa mémoire il
emmagasine sans effort les matériaux, il fait
des clichés perpétuels et tous trouvent leur
place dans une anecdote qu'il mime à ses amis,
dans une pièce qu'il interprète. Jamais homme
n'a poussé plus loin l'imitation ironique, sa-
tirique, mais sans singerie facile, en en re-
cherchant, au contraire, le vrai mécanisme
intérieur! Un trait d'observation correspond
toujours à la particularité intellectuelle qui
l'a déterminé chez son modèle.
fjuitry est donc un réaliste né. Il a Thor-
reui; instinctive de ce qui n'est pas conforme
à la vie apparente.
Observez comme sa diction prend soin
d'être toujours parlée et pousse jusqu'au
* scrupule le soucifde ne pas chanter le moindre
mot, de ne pas se laisser aller à la moindre
apparence de tirade. Il met de l'air, des
temps, entre les répliques, quitte à ralentir
le mouvement. Il a du rationaliste endurci,
méfiant detout ce qui n'est pas la raison pure,
GUITRY 113
répugnant aux sphères excessives de la pas-
sion. Mais aussi comme il trouve sa récom-
pehse dianô cette aisance, Cette facilité insigne
à jongler avec la Vie !... Seà mains en dé-
montent incessamment le i'ouage pour le réa-
dapter ; elles font jouer les petites pièces com-
pliquées et il s'amuâe comme uti fou dé cette
horiôgerie mécanique.
Il connaît à fond la boîte humaine, la dé--
composition du mouvement le plus banal
comtne le plus coihplexe. Ce n'est pas Tâc-
teur le moins acteur, ainsi qu'on le dit, mais
au contraire « V acteur le plus acteur qui soit » ,
Facteur par excellence, celui qui ne peut plus
être autre chose qu'un acteur, mêàië dans la
vie* car il la recrée mécaniquement à Son
insu tout en la vivant. Et à force d'observa-
tion, de volonté, de précision, il en est ar-
rivé presque à joneT plus nature que nature.
Car s'il y avait, non pas une réserve mais
une chicane à faire, elle serait tirée précisé-
ment de la trop grande perfection et de la
trop grande autorité de cet art admirable. La
vie réelle est plus asymétrique ; elle contient
plus de gaucherie ; nous aVons certainement
8
444 ECRITS SUR LE THEATRE
moins de laienl que ça, moins de fini... Nous
ouvrons, par exemple, une fenêtre avec du
hasard dans le geste... Nous mangeons sans
rvthme... Nous évoluons sans adresse...
L'harmonie n'est pas toujours présente à nos
actions, ni même la justesse...
Quand on considère la réalité que nous
avons sous les yeux, la sensation de la per-
fection ne s'en dégage jamais... Très peu
d'eurythmie, — et, à part quelques^étres sou-
verains et naturellement sûrs d'eux-mêmes,
beaucoup de timidité, d'hésitation!.,. Guitry
semble ne pas vouloir condescendre à quitter
sa terrienne autorité. 11 ne s'efface pas, il ne
se mêle pas à la foule ; il reste le protagoniste
de premier plan| — et, presque face au public,
il lui apporte, comme un grand virtuose, les
mille prodiges de sa fabrication... Le comble
absolu de l'Art serait de ne pas donner le sen-
timent de la perfection... Mais est-ce même
possible et serait-ce aussi bien nécessaire ?
Peut-être, en effet, pouvons-nous incliner
à penser que la gaucherie, la maladresse sont
une des émanations de la spontanéité et
qu'elles rentrent pour cela dans le domaine
GUITRY 4 m
de l'art au même titre que l'harmonie, étant
de puissantes extériorisations de la sincérité,
des facteurs de Tâme^ TAme a ses troubles,
ses imprécisions. Nietzsche à la théorie de
Tart pour Tart opposait celle du pouvoir émo-
tionnel de Tart, supérieure à toute autre con-
sidération. Mais quelle futile digression de
principe que celle-ci et ne sentez-vous pas,
par la nature môme d'une pareille question,
à quelle excellence admirable nous avons à
faire ?
N'oublions pï!s que Tart de Thomme n'est
pas Tart de la femme. (]e sont les comé-
, diennes qui peuvent manquer à la possession
d'elles-mêmes parce que les femmes y man-
quent dans la vie et que la force de leur
charme est tout autre, faite d'inquiète ardeur,
de faiblesse et de sensibilité. L'art de Guitrv
est vraiment un art d'homme, tout d'intelli-
gence et dont la précision correspond juste-
ment à toutes les qualités volontaires et con-
scientes du mâle. Oui c'est cela, il inf;arne le
principe mâle, dans toute sa puissance. Il
n'a que des joies et des douleurs d'homme,
et quand on lui compare, dans l'expression 4^
â
416 ÉCRITS SUR LE THEATRE
la douleur, d'autres acteui'S, on s'aperçoit
toujours qu'ils ont je ne sais qiioi d'interlope,
de f émininement exagéré , qui liôus répugne. . .
Lui, il est là, en scène, racine au sol, pt*esque
droit comme un chêne épais, et sa stature
n'est qu'à peine secouée par le vent des tetn-
pêtes et despassions . Le di*ame est à l'intérieur,
toujours un grand drame d'orgueil, Uhe lutte
âpre de la volonté contre les faiblesses du
cœUr, de l'esprit et de la chair. Giliti*y ne
joue les passifs et les faibles (et supérieure*
ment) que dans la composition. Rappelez-
vous Ctainquebille. Et, alors, il pousse si
loin l'observation de la fatalité obscui^e, de
rahurissement opposé par la ci^éaturé aux
leux des destinées, qu'on dirait qu'il se
venge ainsi et se dédommage de ne pouvoir
pas étfe, sous le veston ciontëmpoi^ain lin
pauvre cœur tout simple. 11 faut qu'il soit
ainsi : super-robuste, plein de clarté, de so-
leil, d'orgueil, dé santé!... Uti abîme se-
pare ce comédien de tous ses côncut'rents
actuels, dans le métier de vivre la vie, dé
protioticer les mots, de les pfettser et dé é*ën
servir, datis le simple et difficile métier
GUITUY il7
d'aller, de venir ~ et aus^i d'interpréter
des êtres de la société contemporaine, tels
que nous les représentons avec leur cortège
d'idées et leurs mentalités modernes. Son
talent est spécialement fraQçais, exçmpt de
cette morbidezza propre à tous les comédiens
passé notre frontière. \\ la remplace par son
grand charme robuste. Et nul mieux que cet
homme ne sait piquer sa force un peu mas-
sive de la grâce d'un sourire, comme on met
une rose à sa boutonnière.
C'est chez nous le plus nécessaire des ac-
teurs, le plus représentatif de notre race,
Tacteur intellectuel — dans le bon sens du
mot. Soyez persuadés que la nature avare
n'en produira pas souvent d'équivalent et
qu'à l'heure présente, on peut, je crois bien,
assurer, sans être taxé d'exagération,, que
Guitry par ses dons merveilleux, sa puissance
nuancée, sa nette et souple autorité, la sub-
tilité aussi de sa technique et cette effusion
d'intelligence qui répand autour de lui un
nimbe tommunicatif et irrésistible, est sans
conteste le premier comédien du monde.
C'est l'impression que la foule emporte,
à
118
ECRITS SUR LR THÉÂTRE
■■'■■ ■ ■ ' ' "^W f
lorsque devant nous le rideau descend,
comme une paupière, et vient clore la pru-
nelle un peu hagarde du théâtre où défilèrent
à rinstant nos songes imagés et ces chères
filles d'illusion, nos pâles et balbutiantes
poupées, sur lesquelles Tacteur-roi a jeté
toute la brutalité pathétique de la vie.
A PROPOS
D'ART DRAMATIQUE
A PROPOS D'ART DRAMATIQUE
a C'est toujours par ce qu'elle contient dk
VÉRITÉ qu'une œuvre NOUVEIJ.E CHOQUE SES
CONTEMPORAIhS. G'eST TOUJOURS ET SEULEMENT
POUR CE qu'elle aura CONTENU DE VÉRITÉ QUE
CETTE ŒUVRE EST APPELEE A SUBSISTER DANS
l'avenir. » Voilà la phrase qu'il faudrait in-
scrire au frontoH de toute salle de spectacle,
voilà l'éternelle et funeste contradiction dont
se doit persuader l'écrivain de théâtre dès le-
début de sa carrière. A lui de faire choix.
Ce' qui constitue soa obstacle aujourd'hui
sera sa gloire de demain, ce qui est sa sau-
vegarde aujourd'hui sera plus tard sa ruine.
Mais quelque route qu'il adopte cet écrivain
peut tenir pour assuré l'aphorisme suivant :
« Ce qui n'est pas vérité est destiné à périr,
\
122 ÉCRITS SUR LE THEATRE
et s'il y a dans son œuvre une part quel-
conque de convention, en dépit du succès
qui Taura accueillie, ou du talent qui Ta dé-
fendue, cette part-là est d'avance frappée de
caducité et de mort. »
La vérité ! Profond et difficile idéal. Source
et fin de tout art. C'est avec un soin studieux
et jamais lassé que les générations se pas-
sent le miroir où se réfléchit son image,
sans jamais parvenir à Tembrasser tout en-
tière. Et cependant, Tinaccessible vérité est
là sans cesse sous nos yeux. Ce n'est point
un trésor caché ; elle se livre à nous comme
une mère nourricière et patiente. Malgré
cela, nous en sommes toujours distants et
elle continue de faire notre constant remords
comme notre meilleure inquiétude.
Cette difficulté que nous éprouvons à pé-
nétrer un si patient modèle ne provient pas
seulement de notre indignité personnelle. Le
goût des contemporains, l'ostracisme rétro-
grade du public (des critiques surtout car le
public ne demande qu'à être persuadé), voilà
les principaux fauteurs. Ensuite, il faut bien
ajouter que la vérité est terriblement pro-
A PROPOS d'art dramatique 423
téiforme et que chaque époque, tour à tour,
s'en fait une conception différente. Il est en
effet curieux de constater que c'est en son
nom que se sont opérées toutes les révolu-
tions; chaque drapeau a porté, l'un après
Tautre, cette inscription merveilleuse en
lettres d'or : Vérité — Gela n'a empêché ni
les erreurs, ni les faillitcTs de programme.
La vérité échappe toujours. Et cependant^
bien que nous n'arrivions même pas à nous
entendre seulement dix ans de suite sur sa
définition, elle est une, elle existe. Voilà qui
est certain et nous vivons de son atmosphère.
Elle est compatible avec l'art qu'elle baigne
tout entier de son effluve. Elle constitue notre
seule sauvegarde à nous, auteurs, comme
elle engendre notre pire châtiment. On pour-
rait l'appeler notre pain quotidien. Efforçons-
nous donc encore et toujours de l'étreindre
de plus près et de la traduire suivant l'idée
momentanée que nous nous en faisons.
Quel avenir est réservé à cette recherche?
On ne saurait le dire; mais à cause pourtant
de la passion même que nous apportons à
rendre l'expression de plus en plus nuancée
iU ÉCRITS SUR LE THEATRE
de la vie, il est facile de prévoir que les ré-
volutions qui se produiront désormais dans
le domaine de l'art seront toutes de sagesse
et de sincérité. Ce seront des révolutions
de raison. Elles ne s'écriront plus à coup de
préfaces de Gromwell ; et nous les verrons
s'accomplir sans grand bouleversement appa-
rent, puisqu'elles seront seulement à base
de vérité plus intense et plus ressemblante
à la vie.
Déjà, de nos jours, une pièce de théâtre
meilleure au point de vue art que telle autre
ne se distingue point d'une pièce moins va-
lable par des signes d'apparence bien carac-
téristiques. La différence ne réside ou du
moins ne paraît résider que dans ce je ne sais
quoi dé plus profond et de plus réel auquel
le public devient heureusement assez sen-
sible, tout en ne le discernant pas du pre-
mier coup d'œil; le public se rend, en effet,
toujours assez mal compte des différences
essentielles qu'il y a dans la littérature de
son époque. 11 peut confondre les vraies pro-
ductions et les sous-produits, surtout si on
ne les lui désigne pas. Il suit ou subit les
A PROPOS b'ÀRT DRAMATIQUE 425
métamofphoseB que nous lui imposons ^ soit
avee pkisir, sOit avec mbiaise, mais en tout
cas, sans jamais se les expliquerttettëmént. Il
ne se téJid pas bieti compte de ce qui se passé.
Toute- beauté nouvelle lui paraît choquante à
cause de ce qu'elle abolit en lui d'acquis et
de pfécédelit ; itiais il li'analyse pas seS Sen-
sations, il attend d'elles une Source de jouis-
sances oU d'émotions. Cestparlà tnôme qu'on
peut l'atteindre en dépit de 8a i'ésistance na-
turelle. Il tie faUdrËilt pas ajouter, à vt*ai
dire, trop d'impdrtaticô à cette résistaiicé
padsàgèi*ë de la foule ; l'évôlutioU artistique
dôla étèûe li'eiiserâ pas retardée. Le théâtre
dépoiiiilet^a fatalement et peu à peu Tiiinom-
brable faisôèaii des conventions, ce poids
mort qu'il traîne comme un boulet à travers
les siècles. Car il faut que l'art dramatique
devienne la chose admirable qu'il lui appar-
tient de devenir. N'est-il pas en somme l'art
unique où tous les autres viennent se fondre,
puisqu'il est la parole aussi bien que le si-
lence, l'exprimé aussi bien que l'inexprimé :
le geste, l'âme, la nature ? 11 dépeint l'être
intégral... L'état ttctuel de la scène et du
12(5 ECRITS SUR LE THEATRE
public, l'éducation des comédiens, ne nous
permettent que peu de réformes, mais le
théâtre atteindra tout de même un jour ou
l'autre ce degré de perfection totale auquel il
peut prétendre, cette plénitude d'expression
qui paraît être son but dernier et Tessence
même de ses lois. L'époque que nous traver-
sons est déjà plus favorable que les précé-
dentes à une telle éclosion; elle coïncide jus-
tement avec des évolutions de morale, de doc-
trine et de conscience étrangement passion-
nées. L'âme humaine est lourde de son été,
elle est parvenue, non à son apogée, mais à
un de ces moments tout enrichis de frondai-
sons où l'arbre étale et porte ses feuilles
avec une puissance merveilleuse, quoiqu'un
peu accablée du poids de ses rameaux.
Qu'est-ce donc que cette fameuse vérité,
but des bons pèlerins, Mecque éternelle des
artistes? Au premier abord, il paraît un peu
puéril de la juger si rebelle; elle semble
d'un accès commode... Mais ne nous y trom-
A. PROPOS D ART DRAMATIQUE 427
•
pons pas. Nous ne voulons point parler d'un^
vérité superficielle, toute d'apparences, d'un
réalisme brutal en effet, aisé à conquérir et
qui donne à bon marché au public l'illusion
de la vie ; celle-là est, à Thumanité, ce que
la carte postale est à Velasquez ; non, nous
voulons dire : les rapports des vérités exté-
'rieures et des vérités intérieures. La con-
frontation de ces deux mondes, mais c'est
tout le théâtre!... De leur conflit ou de leur-
amalgame il naît toutes sortes de beautés.
Expliquons-nous, et avec le moins de pédan-
terie possible, — ce qui n'est pas commode.
Nous appelons vérités extérieures les appa-
rences exacteset proportionnelles des choses,
tout ce qui est tangible et énoncé dans la
nature; c'est aussi bien le langage parlé que
le spectacle ambiant, leur amalgame. Cela,
c'est l'armature môme du théâtre.
Nous appelons vérités intérieures le se-
cret des êtres, ce qui bouillonne en l'indi-
vidu et qu'il n'exprime pas directement;
ce sont aussi les sphères inconscientes de
l'être. L'homme ne s'exprime entièrement
dans la vie qu'à de rares occasions. Ce qu'il
128 ÉCRITS SUR LE THKATtlE
_^.^ — . ._ )
dit ii'eât généraleméttt qu'un asjp^ct de lui-
mêiïle, uti t*a|)pot*t momentané de soi avec lés
êtres et léâ événements.
Tout ce monde tiluet et mystérieux né cons-
titiie-t-il pas l'intérêt le plus inteiiâe de la vie ?
Voilà Tautrê grand rôle admirable ! Com-
ment l'atteindre, dites-vous, dans un art jus-
teméiit tout de surface et d'apparence comme
le théâtre, et où il est interdit de décrire ?
Ah! précisément c'est là toUt lé génie du
théâtre. Il est elliptique... Par des cris, des
motà, des portes ouvertes sur l'âme, de& syn-
thèses met'veilleuses et vraies, il conduit lé
public jusqu'aux ondes obscures et vivâtites
de l'être, sans pour cela nuire le moins du
monde à la réalité extérieure et à la vraisem-
blance orale que nous voulons complète chez
nos personnages.
Nous avons'j/our parvenir à cette fin deux
lahgàges qui correspondent exacteiiient à ces ^
deux étatfe <i extérieurs » et « iritél'ieurs » le
langage direct et le langage indirect. Le lan^
gage dirétît, — èat-il beëoin de le définir? —
yc'eàt celui que nous eniployons pour exprimer
sans détour nos déàirs et nos sentiments. Cela
A PROPOS d'art dramatique 129
va de soi. Le langage indirect est c^lui dont le
sens n'est pas celui même de l'expression em-
ployée, mais celui qui voile ou révèle le sen-
timent intérieur. C'est notre langage dans la
vie le plus usuel, celui qui communique à
nos paroles ce pouvoir particulier parfois si
émouvant, si nuancé. Un personnage du
Masque en donne, sans le vouloir, la défini-
tion : « Que dire après : je vous aime ? Tout est
dit! Non ; ce qui est varié et profond, c'est ce
qu'on ne dit pas, c'est l'insignifiance des
paroles auxquelles nous faisons porter tout
notre pauvre petit infini. . . Tenez, vous êtes là,
vous pianotez deux mesures de piano et per-
sonne au monde ne peut savoir ce que je mets
d'amour dans ces deux mesures... Comme
c'est vous cet air-là!... Et c'est la vie qu'on
puisse entrer dans un salon et y entendre
dire : — Voulez-vous du café ? sans se douter
que ce « voulez-vous du café » veut peut-être
dire des choses charmantes ou infinies ! »
Le langage direct était le langage presque
unique du théâtre primitif (et par théâtre
primitif il faut entendre depuis Sophocle
jusqu'au seizième siècle inclus). Shakespeare
9
â
130 EGR1T8 SUR LE THEA.TAÉ
seul s*y dérobe et encore le trouvons-nous
chez lui dans sa formule la plus schéma-
tique : le monologue. Le langage indirect
n'aurait sans doute pas été perceptible au pu-
blic des temps anciens. Notre public à nous,
qui se raffine sans s'en douter, est devenu
déjà assez pénétrant pour en suivre les
nuances, non point encore dans toute leur
étendue et leur variété, mais du moins dans
leur intérêt essentiel.
Le juste mélange de ces deux moyens
d'expression formera donc la base même du
théâtre et constituera un de ses progrès^ les
plus certains. Ce n'est point que cette forme
indirecte n'ait été souvent employée jus-
qu'ici ; elle a déjà des exemples do^génie,
mais il faut bien convenir que le théâtre
jusqu'à A. Dumas inclus, n'a su employer
ni l'un ni l'autre langage. L'écriture dite de
théâtre n'est vraie ni en apparence, ni en
profondeur ; ce n'est ni de la conversation ni
du style impressionné par les effluves inté-
rieurs ; il n'est vrai à aucun point de vue.
C'est une sorte de langue écrite, syntaxique
comme celle du roman, descriptive jusqu'à
A PROPOS d'art dramatique 431
Tingénuité : c'est renoncé pur et simple de
la situation ou <^es caractères. On dit tout,
jusqu'aux idées du public. C'est la conven-
tion même. Il paraîtra dans une centaine
d'années d'une puérilité infinie.
Est-ce à dire qu'il faille proscrire la litté-
rature et réduire la langue théâtrale soit, d'un
côté, à un idiome quelconque de conversa-
tion, soit, de l'autre, à des balbutiements
plus ou moins intelligibles ? Non pas! L'art,
l'art tout entier est précisément de styliser
la nature sans la déformer, d'agrandir l'ob-
servation, mais sans jamais la perdre de
vue. De même qu'on est en droit de sélec-
tionner tout ce qui nous paraît élément
dramatique (car le théâtre c'est l'action, de
la vie agissante, et sur ce point Testhélique
de la foule ne se trompe pas), de même nous
pouvons faire choix de l'expression pitto-
resque ou colorée" pourvu qu'elle soit juste
dans la bouche du personnage. r2st-«e que
d'abord les êtres les plus instinctifs et les
moins lettrés ne possèdent pas souvent le
génie même de l'expression ? Ne trouvent-
ils pas couramment une épithète saisis-
Â
432 ECRITS SUR LE THEATRE
santé, n'arrivent-ils pas aussi à l'éloquence
sous l'empire des passions? Au reste le
métier ou l'état civil du personnage nous
maintiendra dans son langage possible, et
c'est à nous de trouver et démettre au point
la beauté de son vocabulaire propre, sans
répudier le moins du monde, bien au con-
traire ! les fautes grammaticales, les incor-
rections, les solécismes courants (la beauté
verbale du théâtre n'est pas du tout la même
que celle du livre), les synthèses d'expres-
sions, les ellipses furieuses, le flou de la
parole, répétitions, scories, enfin, tout le
ciel changeant des mots. C'est à nous de les
grouper, de les associer, tout en ne faisant
pas déchoir le style. ^
Voilà notre littérature. Elle est compatible
au suprême degré avec la vérité. Vérité ne
veut pas dire seulement vulgarité ; elle a
des faces sublimes et le théâtre peut parfai-
tement aller même jusqu'au lyrisme, à con-
dition que ce ne soit pas l'exaltation ver-
bale quV,n entend généralement par ce* vo-
cable, .livrasse des mots qui. nous vient de
ce fâcheux romantisme dont le théâtre porte
A PROPOS D ART DRAMATIQUE 133
encore la tare! A ce lyrisme-là qui n'a que
trop sévi et qui tente de parvenir à l'inten-
sité par le leurre des épithètes entassées et
la divagation des images, il faut substituer
ce que j'appellerai le « LYRISME Ë'XACT »
et qui est bien le fils direct des vérités ar-
tistiques que nous proclamons ici. A vrai
dire, ce n'est point encore la foule qui reven-
dique pareille métamorphose; elle est celle
qui se délecte encore souvent du mensonge
et du clinquant avec des yeux d'enfant cré-
dule, et la légion n'est pas décimée des specta-
teurs qui applaudissent encore et frémissent,
lorsque nos Francillons tonitruent : « Il me
semble que j'ai passé la nuit sur les dalles
froides de la Morgue et le cynisme de mon
aveu n'est que le dernier soupir de ma di-
gnité perdue ! »
Oui, l'état d'âme lyrique existe aussi bien
que tel autre; il faut seulement désormais
lui trouver sa juste expression. C'est comme
je le disais, par le rapport exact et étudié
entre les vérités extérieures et le mouvement
intérieur de l'âme que nous y atteindrons;
par les rapports judicieusement observés
434 ECRITS SUR LE THEATRE
entre le spectacle tangible et le spectacle
intangible, entre les rayons visibles et les
X mystérieux de nos sentiments. Ce lyrisme
qu'il dénomme exact, Tauteur personnelle-
ment s'est toujours fait une loi de l'ob-
server depuis qu'enfant il confia ses pre-
mières impressions au miroir des cahiers,
(^ue ce soit en vers ou en prose, notre sin-
cérité doit être immense. Elle n'y perdra
pas en intensité, et c'est dans ce flot pur et
vierge que nous renouvellerons désormais
les forces un peu usées et déviées de notre
littérature.
Il faut ajouter pour être juste que la jeu-
nesse pensante qui se lève actuellement ne
paraît guère préoccupée de ce rajeunisse-
ment ; jamais les formes usagées n'ont sévi
avec plus de monotonie ; le bavardage et la
divagation de l'autre tentent un dernier ef-
fort désespéré et rétrograde. Est-ce l'intimi-
dation des milices aînées, du gérontisme
éternellement puissant, est-ce incapacité de
mieux faire ? Il n'y a d'ailleurs pas à s'inquié-
ter. L'évolution ne peut dévier de sa ligne de
progrès, pas plus que l'inspiration de l'écri-
\
A PROPOS d'art dramatique 138
vain ne saurait être détournée de sa loi et de
son cheQiin rationnel. L'avenir est là qui
porte en lui toute l'expression moderne et
l'infaillibilité de son génie nouveau.
Donc le monde intérieur, le monde exté-
rieur, leur relation et leurs positions respec-
tives, voilà la grande réalité et voilà Tétude;
elle n'est pas commode. Le romantisme
ignora Tune comme l'autre, la vérité inté-
rieure comme la vérité extérieure ; le réa-
lisme ne voulut connaître que la seconde ; les
psychologues, fragmentèrent à Tinfini quel-
ques parcelles de la première; quant au sym-
bolisme, lui, il se réfugia dans les abstractions
pures, à égale distance de Tune et de l'autre
étude. Voilà le bilan, du moins au théâtre,
exception faite des quelques grands phares
isolés. En dehors de ces écoles, des amu-
seurs se plurent avec un talent, une virtuo-
sité parfois extraordinaires, à distraire la
foule au moyen de fantaisies sans fondement,
dont le mensonge s'effrite de lui-même au-
jourd'hui. C'est que les auteurs dramatiques
du dix-neuvième siècle, pour atteindre à
cette réalité supérieure, n'ont pas assez tenu
136 ÉCRITS SUR LE THEATRE
compte de ses lois constitutives. Le théâtre
envisagé comme art, exige impérieusement
la formule que je viens d'en donner, et que
je ne craindrai point de rabâcher. Rapports
des vérités intérieures de Vâmey générales et
particulières j avec les vérités extérieures.
C'est là son génie même et son essence. Hors
de cela pas de salut! Il faut s'y soumettre.
Nous ne pouvons entrer ici dans plus de défi-
nition, mais le simple énoncé de la formule
suffit à faire comprendre qu'une telle sou-
mission à des règles aussi admirables ne
manque déjà pas de beauté, et qu'un art
ainsi compris se présente, contrairement
à l'idée répandue, comme l'art supérieur par
excellence, auquel le plus riche avenir est
réservé. Le théâtre n'est nullement le moyen
d'expression usé que l'on croit; dirai-je
comme je le pense, qu'il sort à peine de
l'enfance? Il est d'ailleurs toujours d'une
cinquantaine d'années en retard sur le mou-
vement littéraire, ce qui le rajeunit en tous
cas de pas mal. Lorsque ses moyens d'exé-
cution, môme les pli^s matériels, car ils ont
hélas ! leur importance, seront perfectionnés
A PROPOS D ART DRAMATIQUE 137
suffisamment, quel nouvel avata;: Tattend ! La
rapidité des changements de décors nous
permettra de revenir à la méthode de Sha-
kespeare, la meilleure celle qui facilite l'ubi-
quité ; la diversité des lieux, la fragmen-
tation en. scènes et non plus en actes. L'in-
telligence de la fouie, la sensibilité du public,
la confiance des auteurs en lui, la rupture
totale des vieux moules, jcomme par exemple
(choisi entre ceYit) cette fastidieuse coupe en
trois ou quatre actes que les machineries
moins primitives aboliront, en permettant
d'agrandir le champ visuel de dix ou quinze
tableaux plus véridiques, tout cela, et bien
d'autres choses encore à ne pas désigner ici,
constitue autant de réformes préparatoires
qu'il faut attendre patiemment et que les
générations à venir sauront accomplir au fur
et à mesiire.
Pas de confusion, pourtant. J'insiste. Cette
vérité théâtrale très supérieure que nous ap-
pelons de tous nos vœux ne sera jamais la
réalité absolue, n'y comptez pas. Ce n'est
pas elle d'ailleurs que nous souhaitons. L'art
la répudie. Il veut toujours dégager les
138 ÉCRITS SUR LE THEATRE
côtés plastiques des vérités. L'art, c'est la
vérité amplifiée et esthétique. Quelle que
soit cette vérité-là, elle ne pourra jamais
satisfaire entièrement ceux qui dans le
public la souhaitent restreinte et antiplas*
tique. Il n'importe!... Allons bravement de
Pavant.
En dehors de son intérêt particulier, de
ses qualités intrinsèques, il y a dans la pièce
de théâtre — digne de ce nom — des res-
sorts, vous le voyez, très cachés.: sa volonté
artistique, sa participation au progrès géné-
ral et au perfectionnement de ses lois. C'est
là une tâche à côté tout obscure et désin-
téressée. Ce n'est pas la moins belle, car elle
est parfois sans récompense et elle est tou-
jours comme un sacrifice ou une subordi-
nation très chaste à quelque Moloch invisible,
à quelque dieu caché de l'art ; elle tire toute
sa récompense de soi-même. C'est une con-
tribution à la beauté de l'avenir, pojirtant
douteuse, une chaîne sacrée qu'on se passe
de main en main, à la façon de ces Japonais
qui consacrent leur vie à la culture de cer-
taines espèces, dans un but purement esthé-
A PROPOS d'art dramatique 139
tique dont ils ne verront jamais le résultat,
puisqu'il ne pourra être atteint que dans des
centaines d'années.
*
Si court que soit pour lui le chemin par-
couru, qu'on permette à Tauteur un regard
en arrière, non pour se louer lui-même le
moins du monde, mais pour indiquer aux
rares personnes de bonne volonté qui pour-
raient y prêter un peu d'indulgente atten-
tion, l'esprit qui a présidé à la conception de
ses drames, le fil conducteur qui l'a mené
de l'un à l'autre.
Le jeune homme, presque l'adolescent,
qui, dans la forêt bretonne du Huelgoat,
pour avoir écouté un paysan chanter, laissa
tomber ses pinceaux et se prit à crayonner
fiévreusement sur ses genoux les pages de
la Lépreuse^ ne se doutait certes pas à ce
moment qu'il devait par la suite donner des
rejetons à cette songerie passagère. Il es-
sayait seulement, pour son plaisir personnel,
à travers la chanson populaire, de retrouver
à
140 ECRITS SUR LE THEATRE
un peu la source maternelle de nos âmes, là-
bas, dans ce tragique primordial et divin de
la légende. Inconsciemment, il posait cet
humble petit drame au seuil de sa jeunesse,
comme une invocation salutaire aux divinités
lointaines de la Vérité et de la Poésie. La
Lépreuse^ c'est un peu (très peu, mais un
peu) de Tâme ancestrale dont nous sommes
tous sortis; son intrigue met en présence
les forces primitives de la nature, le drame
' de rhomme et de la femme, tel qu'il se
dressa d'abord, sous les grands chênes, au
bord des flots et sous le toit des villages.
UHolocauste qui vint après (car* tel est le
premier titre qu'il conviendrait de restituer
aux quatre actes qui furent représentés sous
le titre de Ton Sang) remettait en présence
les mêmes forces naturelles, mais modifiées
par le lent travail des siècles ; et c'était, cette
fois, en une légende parallèle, l'homme et la
femme modernes, le drame de leur échange
moral et physique sous nos cieux contem-
porains, à travers la montée de la vie nou-
velle où nos âmes se cherchent, se repous-
sent selon des rythmes inconnus de ces
A PROPOS d'art dramatique 141
temps qui virent les beaux rapsodes paysans
de la Lépreuse.
Après ces deux rêveries générales, l'ado-
lescent qui les écrivit s'approcha plus près
de la vie et, à mesure que lui-même avançait
à travers sa propre expérience, il comprit,
en se donnant pour tâche d'écrire des pièces
de toute réalité, ce qu'il manquait encore
au théâtre actuel. L'état conventionnel de la
scène vers 1900, malgré les faibled essais de
libération précédents, réclamait que l'on
tentât d'abolir, chacun du moins dans< la
mesure de ses forces, cette entrave de Con-
vention, à laquelle s'était habitué le public
au point de ne pouvoir plus s'en passer et
de renier ce qui ne s'y soumettait pas. Au
premier rang des cent conventions immua-
bles (car heureusement il en est cent autres
qui s'effritent peu à peu graduellement
d'elles-mêmes et sans grand effort), se place
la fameuse « séparation des genres ». U En-
chantement eut ce mérite de rompre un
joug barbare et d'inaugurer, pour la pre-
mière fois depuis que l'on fait du théâtre, un
comique dramatique, du moins, pour être
à
442 ECRITS SUR LE THEATRE
plus exact, une fusion complète de rélément
comique et de l'élément dramatique d'un
sujet; et cela sans Taide dé personnages
chargés spécialement de représenter les
rires et les larmes ainsi que le fit le ro-
mantisme, mais bien chez les mêmes per-
sonnages, dans les mêmes âmes, aux mêmes
instants, selon les caprices et les lois de la
vie. J*eus la douce joie réalisée de voir
pleurer et rire en même temps, d'un même
sentiment, ces spectateurs sincères ano-
nymes qui composent notre meilleur aréo-
page. L'épreuve avait réussi. Mais qu'est
ce peu de chose à côté de ce qui reste à
faire ?
Le Masque à son tour tentait d'apporter
sur la scène une psychologie un peu moins
simpliste et des personnages d'une sincérité
moins élémentaire que celle que l'on a accou-
tumé d'y voir le plus souvent. Certes, le
visage de la vie est d'une expression infini-
ment multiple et subtile. Le roman sait le
réfléchir. Il est injuste qu'on ne laisse au
théâtre que la suprématie de la violence et
de l'action et qu'on lui accorde un droit si
A PROPOS d'art dramatique 143
«
limité d'exploration. J'ai voulu dans le
Masque montrer chez mes héros une sincé*
rite un peu plus nuancée que ces sincérités
de théâtre toutes faites à quoi se reconnaît
généralement Téternel et fastidieux person-
nage sympathiqi^e.
Pour champ de démonstratiort, j'ai pris
délibérément un milieu de cérébraux, parmi
ces gens qui interprètent toujours Texis-
tence. Et l'ironie avec laquelle il sied d'as-
sister au spectacle de leurs gestes, n'exclut
pas rintérôt ni la beauté qu'ils comportent.
. Sont-ce là des états d'âme trop compliqués
pour le public ? D'aucuns le prétendent. Pour
ma part, je ne m'en suis pas aperçu, du moins
en cette occasion.
Un public c'est des êtres, des âmes qui
écoutent rassemblées; ces spectateurs divers
s'assimilent différemment les vérités qu'on
leur jette et l'essentiel est qu'ils en empor-
tent au sortir du spectacle une parcelle
quelconque, fût-elle « pas plus grosse que
l'œil d'un roitelet », comme disait Shakes-
peare.
Mais à ce jeu de réformer une à une les
à
ii4 ÉCRITS SUR LE THEATRE
lois faussées ou incomplètes de notre métier,
je m'aperçus vite du danger personnel à
courir ; la conséquence fatale d'une telle ap-
plication est d'incliner l'œuvre vers le pa-
radoxe et vers des sujets trop voulus. A quoi
bon, d'ailleurs ! Eût-on entassé cent et cent
réformes valables, la belle avance!... Il y a
plus et mieux à faire, il y a tout simplement
à s'efforcer de rendre le plus d'humanité
possible etde construire les meilleurs drames
possibles. Redoutons les théories et plions
l'esthétique aux exigences de la libre obser-
vation ; les ailes du drame doivent s'éployer ,
sans contrainte d'aucune sorte, pour être
fortes, pour être grandes. Ce sont mesquins
esprits que ceux qui ambitionnent le titre
de novateurs. Pourquoi se restreindre à la
tâche stérile de redresser les arceaux faussés?
De son temps, on est toujours méconnu, après
on est dépassé, oui, dépassé par les généra-
tions suivantes qui portent encorfe plus loin
le flambeau, le goût de la vérité, et reculent
les limites où l'on s'était arrêté. Qui pourrait
se douter a l'heure actuelle que Géricault,
par exemple, fut un révolutionnaire et un
A PROPOS d\rT DRÀMA.TIQUE 145
5
excentrique à une époque qui ne prévoyait
pas Delacroix? Ce qu'il faut, c*est peindre,
sans que les formules, les principes transpa-
raissent à travers le travail, avec le plus
d'amour possible, et au milieu de tout cela,
sans que nous le perdions jamais de vue
pourtant, Tart saura bien se subordonner à
l'inspiration ! Et même ne se dégagera-t*il
pas plus intense ou plus naturel ?
Quand je fus persuadé de ce principe
que le tempérament de l'artiste est l'essen-
tiel d'abord, et que le don d'être simple et
spontané est le plus indispensable des don&,
je poussai la barque plus au large, et j'avan-
çai vers les grands sujets, c'est-à-dire vers
ceux qui comportent les données plus larges,
plus réelles, du sentiment. Avancer, certes
ne veut pas dire parvenir ! Maman Colibri
et la Marche Nuptiale ne sont que de pre-
mières escales, si j'ose m'exprimer ainsi, et
si tant est qu'une humble barque puisse
être susceptible jamais d'un plus important
voyage.
Tel fut le tracé du chemin. Etait-il bien
intéressant et même bien utile de le men-
ip
à
146 ECRITS SUR LE THEATRE
tionner?... Je ne crois pas. La sincérité ne
va pas sans quelque naïveté ; il faut excuser
Tune en faveur de Tautre. ^
De ces divers drames émergent quelques
figures de femmes. C'est peut-être tout ce
qu'il est souhaitable qu'on en retienne. Un
même destin d'amour fatal les unit, bien
qu'elles soient situées aux pôles extrêmes
de la conscience.' Aliette, la lointaine âme
•
fruste de la glèbe qui tend le verre empoi-
sonné au bord duquel fraternisent les lèvres
de l'amour et de la mort : Marthe, la petite
destinée aux yeux morts, holocauste de mi-
séricorde. Puis ce furent les sœurs naïves de
V Enchantement^ la cérébrale du Masque^ etc.
— Entre toutes, il en est trois pour les-
quelles, personnellement, je ne puis me dé-
fendre d'une certaine prédilection : Jeannine
AqV Enchantement, Maman Colibri et Théroïne
de la Marche nuptiale. Jeannine peut-être
avant toutes les autres parce qu'elle est l'ins-
tinct pur et sans mélange ; elle fut d'ailleurs
très honnie dans le temps où elle parut, et
scandalisa fort. Maman Colibri^ en proie aux
diverses fatalités du temps et de la nature,
A PROPOS d'rAT dramatique 147
ne fut pas non plus sans soulever une at-
mosphère de scandale, on s'en souvient. A
ce propos, certains esprits avancés ont cru
voir dans mon quatrième acte, le retour de
Maman Colibri au foyer de famille, une
concession bourgeoise. C'est fâcheusement
comprendre une pensée fort claire. Ce qua-
trième acte fut pour moi, bien au contraire,
le point déterminant de la conception ; il n'est
pas seulement un total logique, il est toute
la pièce ; on ne saurait l'interpréter comme
une concession d'auteur. Tout l'ouvrage est
pour montrer justement ceci : la femme obéis-
sant à des fonctions passionnées et passa-
gères qui sont successivement en elle...
Au contraire de l'homme, qui peut se dé-
vouer à une idée parfaitement en dehors de
son destin ou de son bonheur personnel, qui
peut même lui rester fidèle bien après tout
accomplissement, les femmes sont des hé-
roïnes momentanées; elles se haussent jus-
qu'à la pire abnégation, mais elles ne sont
jamais que des héroïnes d'occasion avec la
passion et le pur instinct pour levier.' Elles
sont poussées par dés forces intérieures, des
M
148 EGÏIITS SUR LE THEATRE
dévouements sans limites, mais ce sont là
des métamorphoses temporaires que leur
inspirent les mystérieux desseins de la na-
ture dont elles sont les meilleures servantes.
La passion qui les a fait agir, une fois morte
ou détruite, elles retombent au degré moyen
du thermomètre de. la vie, avec parfois la
plus absolue contradiction d'attitude ; elles
attendent patiemment de la vie une autre uti-
lisation de leurs forces. Le parallélisme du
second et du quatrième acte m'a séduit au
contraire par sa vérité. L'amante hérissée qui
s'engage à renier pour toujours trente ans
de vie morale, d'habitudes, de tendresses,
sous Tempire d'un moment d'ardeur inusité :
ça c'est « le passage de Vénus ».
Vénus a passé, Vénus est partie. L'amante
Ta, de ses propres mains vieillies, chassée
dans les confins du ciel. D'instinct, domes-
tique naturelle de la vie, sans même avoir à
y réfléchir, elle se dirige vers sa nouvelle
métamorphose. Oh! sans joie, sans grand es-
poir, à la façon inconsciente des oiseaux qui,
ayant hésité quelques secondes dans les airs,
prennent la vague direction du bonheur, et
A PROPOS d'art dramatique 149
lorsque Maman Colibri revient vers l'enfant
nouveau qui sera pour elle la solution de
continuité, elle répond, telle Kundry inter-
rogée : « Que viens-tu faire ici ? — Servir ! »
Servir, servir encore !... A la jeunesse, à plus
de jeunesse encore, mère toujours dans
l'amour ! La jeunesse, c'est le leitmotiv caché
delà pièce, lo dessin d'orchestre de A/r/w«/î
Colibri: « Jeunesse, totit pour toi ! » Irène a
comblé, par cet amour, le vide momentané
de son cœur, l'interruption de fonction qui
se produisit après que la mère eut élevé se»
enfants. Le printemps, en retard, a éclaté,
mais alors vers quelles ténèbres voulez-vous
désormais, après le drame, que cette femme,
ruinée à tous points de vue et sans res-
sources, se dirige, si ce n'est vers cette nou-
velle réincarnation du passé et de l'avenir ?
Elle va vers son petit-fils. Quelle erreur
seulement de supposer que ce soit avec amour
ou avec joie! Non! Elle revient à tâtons,
mystérieuse, résignée à la plus horrible des
consomptions. C'est une fin qu'elle réclame,
et l'aïeule sait bien, en rentrant dans la mai-
son, la place qui lui sera' réservée bientôt,
450 ECRITS SUR LK THEATRE
dans une chambre là-haut, au second, où
elle pourra, à loisir, se livrer aux regrets so-
litaires, en proie toute à la maladie du
passé.
Respires-en sur moi redorant souvenir!...
pourrait-elle soupirer, en songeant aux roses
que Taïeule a portées aux lèvres de Chéru-
bin.
La chaste et sincère Grâce de Plessans de
la Marche Nuptiale représente assez bien à
mes yeux le troupeau d'âmes provinciales
dont elle généralise les aspirations trem-
blantes, la femme prise entre les devoirs, les
croyances de son passé et le sentiment nou-
veau de sa liberté, de son destin. Hélas !
cette maigre et chancelante héroïne fut-elle
parfaitement comprise ? Sa candeur surprit
des esprits qui avaient admis jadis sans
sourciller Textrème spiritualité de la dame
du Masque^ peut-être seulement à cause de
la gravité peu divertissante de sentiments
que Grâce éprouvait devant la vie, peut-être
et surtout à cause des antiques conventions
théâtrales dont je parlais tout à l'heure, qui
5
A PROPOS d'art dramatique 151
ne permettent pas à des gens rassemblés
d'admettre ce principe de psychologie auquel
ils soumettent pourtant tous les jours leurs
propres existences, à savoir que « l'amour
est l'extériorisation d'un idéal intérieur mo-
mentané, quel qu'il soit » . Tandis que l'amour
au théâtre c'est toujours Éros jeune pre-
mier! Ou la beauté ou la valeur, on nous
donne à choisir ! Et, bien que dans une salle
les visages réunis attestent ironiquement de
la médiocrité du désir et la vulgarité de l'idéal
choisi en dépit de toute réalité, le mensonge;
subsiste sur la scène d'Eros aux yeux de
cire, seul digne et seul maître des im-
molations amoureuses. Que Grâce de Ples-
sans conforme strictement sa vie à ses aS'
pirations de*jeune fille et qu'elle fasse, avec
son néo-mysticisme orgueilleux, le choix
d'un amour très médiocre, d'une existence
d'humilité, mais honnête, mais répondant à
ses rêveries closes de couve ntine, voilà qui
a renversé le bon public parisien du ving-
tième siècle ! En quelles tristes conventions
languit encore le génie du théâtre !
Le cas de Poliche est plus joyeux. Malgré
450 ECRITS SUR LK THEATRE
dans une chambre là-haut, au second, où
elle pouira, à loisir, se livrer aux regrets so-
litaires, en proie toute à la maladie du
passé.
Respires-en sur moi l'odorant souvenir!...
pourrait-elle soupirer, en songeant aux roses
que Taïeule a portées aux lèvres de Chéru-
bin.
La chaste et sincère Grâce de Plessans de
la Marche Nuptiale représente assez bien à
mes yeux le troupeau d'âmes provinciales
dont elle généralise les aspirations trem-
blantes, la femme prise entre les devoirs, les
croyances de son passé et le sentiment nou-
veau de sa liberté, de son destin. Hélas!
cette maigre et chancelante héroïne fut-elle
parfaitement comprise ? Sa candeur surprit
des esprits qui avaient admis jadis sans
sourciller Textrême spiritualité de la dame
du Masque^ peut-être seulement à cause de
la gravité peu divertissante de sentiments
que Grâce éprouvait devant la vie, peut-être
et surtout à cause des antiques conventions
théâtrales dont je parlais tout à l'heure, qui
A PROPOS d'art dramatique 151
ne permettent pas à des gens rassemblés
d'admettre ce principe de psychologie auquel
ils soumettent pourtant tous les jours leurs
propres existences, à savoir que « l'amour
est l'extériorisation d'un idéal intérieur mo-
mentané, quel qu^il soit » . Tandis que l'amour
au théâtre c'est toujours Éros jeune pre-
mier! Ou la beauté ou la valeur, on nous
donne à choisir ! Et, bien que dans une salle
les visages réunis attestent ironiquement de
la médiocrité du désir et la vulgarité de l'idéal
choisi en dépit de toute réalité, le mensonge;
subsiste sur la scène d'Éros aux yeux de
cire, seul digne et seul maître des im-
molations amoureuses. Que Grâce de Ples-
sans conforme strictement sa vie à ses aS'
pirations de*jeune fille et qu'elle fasse, avec
son néo-mysticisme orgueilleux, le choix
d'un amour très médiocre, d'une existence
d'humilité, mais honnête, mais répondant à
ses rêveries closes de couventine, voilà qui
a renversé le bon public parisien du ving-
tième siècle ! En quelles tristes conventions
languit encore le génie du théâtre !
Le cas de Poliche est plus joyeux. Malgré
154 ECRITS SUR LE THEATRE
ces gens, que ce que je méritais. J'étais tombé
dans Texcès de mes défauts. Après avoir écrit
des pièces immorales, je devais arriver à en
écrire d'indécentes. Ce n'était plus de la
passion que je mettais en scène, c'était du
libertinage, etc., etc. »
Qui dit cela ? Cela semble d'hier : A. Du-
mas, à propos d'une de ses pièces, une de
celles dont le sentiment bourgeois et con-
servateur eût dû lui attirer le plus de sym-
pathies : VAmi des Femmes,
Le public s'en tient à la lettre. Il ne
s'applique jamais à découvrir le sens in-
time d'une œuvre. Dans le cas de Poliche, il
ne s'est pas seulement tenu à la lettre, il s'y
est cramponné. Il a suffi de quelques mots
d'argot nécessaires pour qu'on se soit écrié:
« Les apaches et les hétaïres ont franchi le
seuil de la Comédie-Française. » On a déploré
à bon droit qu'un poète de mérite, par une
étrange aberration ou par une négligence
d'enfant gâté, ait voulu déchoir jusqu'au style
et à la fréquentation de la plus mauvaise
compagnie à l'heure même où il s'agissait
pour lui de s'élever. O puérilité ! Ainsi le
A PROPOS D ART DRAMATIQUE 155
naïf respect de la tradition et des formes
officielles qui dorment avec sécurité au cœur
du français le plus frondeur a masqué le
sens pourtant fort clair de cette œuvrette,
petit conte dialogué, qui n'a pas, je le re- .
connais, au point de vue dramatique, grande
importance, — un peintre n'a-t-il pas le droit
de faire quelquefois un tableau de chevalet?
— mais qui se trouve être précisément l'apo-
logie du sentiment et de la spiritualité la
plus catégorique qu'on ait peut-être portée
au théâtre.
Pareille méprise semble impossible. Elle
fut cependant, et les comptes rendus de la
presse bien pensante en fourniraient des té-
moignages abondants et indubitables. Cette
presse qui stigmatisait le poète dépravé
était-elle sincère ? Est-ce de bonne foi que
de semblables confusions se produisent ?
11 se peut. Toutefois, je me méfie. Person-
nellement je ne partage pas Tavis connu
et qu'A. Dumas résume dans le paragraphe
que je viens de citer sur la sincérité du
public. Elle m'a toujours semblé fort sus-
pecte cette sincérité, et je crois qu'il y a là
156 ECRITS SUR LE THEATRE
à son propos une de ces légendes toutes
faites qui demandent à être re visées. Le pu-
blic, dans les grands théâtres, jusqu'à un
nombre très avancé de représentations du
moins, est un petit monde de choix fort au
courant. Ce n'est pas la foule, la juste
foule. Il croit faire partie de Télite -^^ cette
fameuse phalange qui existe en effet mais
dont personne n'a encore vu l'uniforme ; —
il apporte ses haines, ses préjugés, ses con-
victions, ses préférences, son' snobisme et
aussi rhumeijr changeante de ses prédilec-
tions, et croyez bien qu'il ne se prive pas de
faire de la « politique littéraire ». La preuve
de son insincérité c'est qu'il manifeste bien
haut ses impressions, — ce qui ne se pro-»'
duit plus, passé certain nombre de repré-
sentations. Pourquoi voudriez -vous qu'un
homme abdiquât à la porte d'un théâtre des
années d'habitudes intellectuelles et dé-
pouillât l'insincérité de sa vie ? Il apporte
au contraire la prétention sommaire de ses
juridictions dans quelque branche d'art que
.ce soit. L'homme ne cesse jamais d'être
homme en aucune circonstance et le pouvoir
A PROPOS d'art dramatique 457
du théâtre n'est pas tel, quoi qu'on dise,
qu'il le transforme ou l'arrache à lui-même
avec cette soudaineté. Non, le spectateur
boude très souvent ses propres impres-
sions ; il n'est sincère ni vis-à-vis de lui-
même, ni vis-à-vis de l'auteur; Que de fois
j'ai vu dans une salle ,de spectacle, tel
s'amuser ou pleurer, qui nie après énergi-
quement y avoir pris le moindre plaisir ou
le moindre émoi ! Snobisme, panurgisme,
sentiment vague et agressif aussi de son
pouvoir et de son autorité. De là découle l'in-
dulgence^ éternelle de ce public spécial, son
engouement même pour les œuvres moyen-
nes, parfois incolores et fades, auxquelles il
ne s'intéresse pas plus vivement qu'à bien
d'autres, mais qui ne Toffensent ni ne le dé-
passent. Ue là aussi la servitude inimaginable
des auteurs qui de tout temps ont redouté sa
colère. Ce premier public des théâtres a con-
science de sa force comme toutes les majori-
tés. Il en abuse parfois etil est reconnaissant,
ainsi que tout monarque inférieur, des mar-
ques de respect qui lui sont témoignées. Le
public se fait souvent plus rétif qu'il n'est en
158 ECRITS SUR LE THEATRE
réalité pour refuser une pâture qui ne lui plaît
pas. Irrévérencieusement, disons qu'il lui
arrive de faire la bête pour refuser le foin.
Il y a quelque ironie à constater que l'his-
toire de Poliche c'est l'histoire d'une âme
moyenne mais délicate et élevée qui, pour
plaire et conquérir, s'abaisse jusqu'au niveau
commun. C'est toute la servitude de la su-
périorité devant la ^suprématie des forces
vulgaires de la vie. C'est le drame de l'être
qui porte en soi le rare et le beau, non seu-
lement comme un oi)stacle à parvenir, mais '
comme une tare ou une honte naturelle.
Séduire par la vulgarité, repousser par la
beauté, n'est-ce pas une aventure répandue
dont, à y réfléchir, dans l'ordre intellectuel,
les auteurs dramatiques ne sont point abso-
lument exempts.^ Savourons en passant la
joyeuse mélancolie de ce rapprochement et
demandons-nous comment il se peut qu'on
ait détourné l'abnégation devant Rosine du
bonhomme Poliche, jusqu'à en faire une at-
teinte à la dignité du spectateur, un appel à
la veulerie de caractère. Ah! c'est qu^au lieu
d'agir et de s'exprimer comme il le fait, de
A PROPOS d'art dramatique 159
dire en son langage à lui des choses qui si-
gnifient à peu près ceci : « matière ! ma-
tière cruelle et triomphante de la vie, tu es
supérieure à tout parce que tu es belle ! L'in^
telligence n'est rien en face de ta loi. Il est
nécessaire, logique, qu'elle s'immole à ta
royauté. X^^ es la vie bête, adorable, incons-
ciente et pour cela sublime. Pardon de t'avoir
troublée », il eût fallu qu'il s'indignât au con-
traire et,qu*il flétrit la rose de ses jours en des
termes tels qu'on en doit aux hétaïres de ce
genre. Il eût fallu qu'il s'évadât de ce que tout
esprit bien pensant dénomme la lâcheté mo-
rale, par la porte de l'idéal et de la dignité hu-
maine, si j'ose employer une aussi palpitante
métaphore queje dédie à Joseph Prudhomme.
Pauvre bon bougre à l'obscur héroïsme !
Poliche n'a pas été compris de Rosine, il
était juste qu'il ne le fut pas de la foule
moyenne qui présente, avec Rosine, une si-
militude manifeste. Comme elle, elle éprouve
le besoin d'être distraite, d'être subjuguée;
elle veut que le rire soit dans l'amour, la bes-
tialité dans la passion; elle est une maîtresse
exigeante, superficielle et insatisfaite. Po-
160 ECRITS SUR LE THEATRE
liche dit : « Je suis ennuyeux. » Il a raison. Et
s'il a su le prouver et si le public le lui a
montré, c'est que la philosophie de la pièce
n'était pas dénuée de quelque vérité. Et j'ai
fort bien fait d'envoyer ce balourd à Lyon.
Qu'il y reste! G*est à la foule, symbolisée
par le monsieur qui passe, qu'il balbutie en
s'en allant, très humblement: « Pardon. »
♦ ♦
On a trop dit au Français qu'il avait du
goût. Il a fini par le croire. Le moindre bou-
tiquier se targue de cet apanage qu'il croit
héréditaire et constitutionnel. Il supporte
vaillamment les platitudes pornographiques
de mille vaudevilles parce qu'elles sont ex-
primées avec décence, facticité et selon des
coutumes nationales. Mais soudain un mot
vrai le choque. Il est blessé. N'y touchons
pas... Taine le premier a dit fortement que
le bon goût français était la tare indélébile
de notre littérature et nous empêcherait tou-
jours d'avoir une grande littérature drama-
tique. Et il prend à partie pour le démontrer
A PROPOS d'art dramatique 161
cet amour du terme impropre et déguisé,cette
peur des situations franches, cette prédilec-
tion inaltérable pour le classicisme, etc, etc.,
qui nous confinent dans la nuance, dans une
superficie élégante des sentiments que nous
croyons, parce qu'on nous Ta trop répété,
une conformation de notre supériorité. Il est
juste de dire qu'il ne peut y avoir de théâtre
grand s'il n'atteint pas les parties nobles et
les parties basses de la passion. Il faut l'huma-
nité totale, et le peuple qui a peur des mots
et des situations est un peuple timoré qui
rend à sa littérature un service détestable.
C'est pour ces raisons que Shakespeare
nous dépasse de trente-six coudées. Cela
n'empêche pas qu'auxyeux du public français,
malgré toute sa puissance, il demeure encore
un barbare et que par exemple, lorsque j'ai
adapté Faust en vue d'une scène parisienne,
j'ai été obligé d'émasculer nombre d'expres-
sions et de jeux de scène qui eussent révolté
un public de choix comme le nôtre... Je nesais
si la prédiction de Taine se réalisera. Il faut
se persuader que non, mais avouer pourtant
que nous sommes loin de l'avoir démentie,
^ u
i6^1 ÉCRITS SUR LE THEATRE
Du reste, il est deux reproches que les con-
temporains font toujours aux écrivains et par-
ticulièrement aux dramaturges : le défaut
d'idéal et Vamoralité, Ce furent de tout temps
les griefs qu'on invoqua pour tenter le procès
de la génération montante. Ajoutons pourtant
que la postérité, lorsqu'elle daigne s'occuper
de Pun d'entre nous, revise toujours ce juge-
ment, ou ce spécieux subterfuge plutôt, en
raison des lois fatales du progrès et de l'évo-
lution. Seulement cette cour de cassation est
une juridiction bien lointaine et les contem-
porains ont sur elle un bien terrible avan-
tage ! Immoral et malsain. Deux vocables qui
sont les deux armes ancestrales de la réac-
tion : c'est le sabre, le sabre de nos pères ;
— un sabre de garde nationale, et que Prud-
homme a fait flamboyer. L'un de ces vo-
cables, — immoral ou amoral suivant les cir-
constances, — s'il veut signifier atteinte aux
conventions bourgeoises, dans ce cas, em-
prunte un sens dont on peut contrôler le
plus ou moins d'à-propos , mais enfin un sens.
L'autre: malsain, ne veut rien dire du tout.
C'est un argumentai aô^wrrfoqu'on emploie
■
■
A PROPOS d'art dramatique 163
perfidement parce qu'il est sans réplique ;
il a la force d'un argument ^d'intimidation :
aussi est-il d'un usage courant et le voyez-
vous reparaître, suivant les besoins de la
cause, devant toute œuvre audacieuse, plus
particulièrement devant les œuvres de pitié.
Maisain, faisandé, morbide, etc. Tour à tour
nos meilleurs livres, nos plus robustes ten-
tatives se sont vu appliquer ces épithètes fla-
gellantes. Dédaignons pareilles pauvretés.
Nietzsche assurait que ce sont les peuples
ou les individus débilités, qui font le plus
appel au bon sens et à la santé, parce qu'ils
ont besoin de se sentir étayés par des bornes
de toute sécurité...
On a beaucoup agité ces temps derniers
en nous nommant en toutes lettres par nos
noms d'écrivains l'autre grief d'amoralité.
Celui-là est plus spécieux quoique aussi dé-
nué de valeur, en ce qui concerne plus d'un
d'entre nous. Si amoral signifie — par son
a privatif — privé de sanctions morales, il n'y
aurait déjà guère motif à reproche, car toute
œuvre d'art, tableau, statue, roman, pièce,
a le droit strict de n'être que purement
Ml
166 ECRITS SUR LE THEATRE
rement flatteur et plus chaleureux encore
que le mérite des ouvrages ne le comportait !
Ce n'est point croyez-le, le plus ou moins de
succès immédiat ou durable qui vaut l'in-
quiétude de récrivain indépendant, soucieux
de sauvegarder, même devant le succès, sa
liberté de pensée et décidé à n'obéir qu'à lui-
m^me. Les contingences de la réussite, ses
étapes et ses routines, sont de peu de poids,
pour qui se confine résolument dans une soli-
tude où les joies et les vicissitudes de la vie
théâtrale n'acquièrent plus la signification
ordinaire. Mais la méconnaissance de ses in-
tentions, voilà le grand chagrin de l'artiste !
Surtout dans une forme d'art qui exige si
rigoureusement Timpersonnalité de l'auteur,
et qui provoque par conséquent, à foison,
les équivoques. On préfère à toute récom-
pense celle d'être pénétré, compris. Nous
préférons, si invraisemblable que cela pa-
raisse, qu'on nous accuse de n'avoir pas eu
la puissance nécessaire pour soutenir nos
desseins, au chagrin de les voir méconnus
ou calomniés. Étrange spéculation, soit !
Mais elle est réelle et sans ridicule. Vous en
A PROPOS d'art dramatique 167
trouverez la trace saignante dans l'histoire
de la littérature, et les lettres d'un Flaubert
ou d'un Baudelaire, pour prendre l'exemple
de haut, sont remplies de cette mélancolie
que la renommée ne suffit pas à dissiper.
Notre pays je le sais, est de ceux qu'irritent
ou font sourire les paroles de foi des vivants,
quand ils né sont pas, et môme d'ailleurs
quand ils sont marqués du sceau définitif.
Pourtant leur opportunité est grande. Les
intérêts de Tart, le dévouement qu'on lui
consacre ne sont point vanité. L'art est la
raison suprême. Il siirvit à tout, aux reli-
gions, aux patries ; rien ne subsiste dans le
passé, que par lui. Il est la vérité à laquelle
tout aboutit, en laquelle tout se fond; ses in-
térêts parfois passagèrement chancelants, en
butte à de longs combats, font la préoccupa-
tion de ses adeptes, s'ils vont à lui d'un cœur
sincère et pénétré. La grandeur du culte
excuse l'insuffisance du servant.
M
168 ECRITS SUR LE THEATRE
4 4
\
Il faut absolument rénover, assainir, forti-
fier l'armature faussée du théâtre. C'est la
tâche de l'avenir. En attendant ces temps
meilleurs et de meilleures tentatives que
celles-ci, mes comédies font uniment et
sans prétendre y réussir ce qu'ont fait beau-
coup de leurs sœurs aînées ; elles s'occupent
du mieux qu'elles peuvent, de l'amour, du
mariage, de la famille, de l'union libre, dé
la morale des passions, du développement
du sentiment de conscience que doit pour-
suivre l'humanité en route vers la justice*^ la
raison, la pitié. Elles ont foi dans l'avenir
démocratique de la race humaine, et cepen-
dant elles sont individualistes et aristocra-
tiques, les deux seules situations valables de
l'artiste en face des lois formidables de
l'espèce et de la vie... Ce sont peut-être des
rebelles, mais, j'espère, des rebelles équi-
tables, pitoyables... Réussi ou non, c'est
beaucoup que tout cela! et l'on serait en
droit de demander à l'auteur si vraiment il
A PROPOS d'art dramatique 169
__•
y a seulement un peu de cela, puisque pres-
que rien n'en apparaît.
Il répondra que le théâtre n'est point fait
pour exposer des idées, mais seulement
pour les suggérer. Les pièces de théâtre doi-
vent avoir des dessous de pensée , une trame
philosophique, ainsi que les vêtements ont
des doublures : nécessaires mais résolument
invisibles. Ainsi l'exige l'élégance du cos-
tume. J'en ai exposé tout à l'heure les rai-
sons artistiques, en définissant les lois con-
stitutives du théâtre, et en posant les pré-
liminaires d'un catéchisme théâtral qu'il
serait intéressant d'établir plus complète-
ment...
Laissons ici ces doublures sans agrément.
Si le rôle qu'elles jouent dans l'organisation
générale est indispensable, mais dissimulé,
ce n'est pas pour que je m'y appesantisse au-
jourd'hui. Les principes de l'auteur sur ce
chapitre n'ont pas varié, d'ailleurs, depuis le
premier jour où il écrivit : « S'il est néces-
saire que le drame comporte une idée, des
idées, la pensée pour le public doit être chose
facultative. Il faut qu'une œuvre vaille par
170 ECRITS SUR LE THEATRE
elle-même. Les idées, c'est pour nous, c'est
un travail en dehors, sans importance, dont
le seul résultat est de donner au public, par
sensation, un aperçu plus pénétrant et plus
ému de la vie. L'idée ne doit pas plus débor-
der que le fait. L'idée doit être contenue,
incluse en la matière, s'étendant à tout et ja-
mais hors les choses. Et c'est la tare du drame
ibsénien par exemple qu'elle y excède la vie.
Plus le conflit apparaît simple et dépourvu
de haute signification, mieux le vrai but est
atteint. » Ce n'est point pour éviter au pu-
blic un travail de réflexion, c'est, pour de-
meurer dans l'humanité et aussi dans les lois
du théâtre. Les personnages doivent se mou-
voir libres et agir selon eux, non pas selon
les besoins delà cause. C'est eux-mêmes qui
doivent conduire la pièce, non la pièce qui
doit les conduire. Il faut les soustraire au
joug de la thèse, comme autant que faire
se peut, au joug de la situation dramatique,
laquelle a pris dans le théâtre une place
par trop prépondérante. Tant pis pour nos
idées si elles passent inaperçues ou ense-
velies ! Plaignons-nous de cette loi cruelle.
^
A PROPOS d'art dramatique 171
nécessaire, et qui entretient les équivoques
mais résignons -nous. Fuyons Téloquence
des idées et des, paroles, qui nous valent
pourtant de si commodes et de si faciles
suffrage». Plantons Tarbre, mais que ses
racines qui plongent dans la terre nour-
ricière et généreuse, demeurent invisibles, ^
sous peine de mort... Que le champ visuel
de la scène s'élargisse, que les êtres figurés
ne laissent pas leur vie dans les coulisses,
qu^on les sente se continuer dans Tespace et
venus à nous tout chargés déjà d'un passé,
issus d'une enfance ou d'une jeunesse dé-
terminées, (Qu'ils se dirigent vers un point
où la mémoire les prolongera bien au delà
du drame ; il faut du mystère derrière les
portes, de Pair qui circule ; la douleur ou la
joie seront appropriées à Tinstant, au lieu où
elles éclateront. Que les paroles ne soient
pas de ces paroles de théâtre, avec leurs
syntaxes spéciales où les répliques se ren-
voient comme des balles de raquettes, — ce
qu'on croit être bien à tort, généralement, le
style des maîtres, — mais que les mots
soient ailés, pareils à ceux que le vent em-
Â
172 ECRITS SUR LE THEATRE
porte et que la vie étouffe ; nous voulons
les sentir sur les lèvres où ils expirent,
montés des profondeurs de l'être dont ils
traduiront tant bien que mal, avec leurs
résonances obscures, tout le langage inté-
rieur, tout le lyrisme refoulé, l'inexprimé
des volontés, des souffrances, des élans,
des joies, des énergies, des désirs. Et que
tout cela soit pourtant banal et betè comme
l'existence éternelle !
Ah! je I9 jure ici, ce n'est point à mes
propres pièces que j'attribue la moindre de
ces parures ou de ces réalisations; elles ne
sont, elles, en attendant de ffeire mieux,
que d'indigentes œuvrettes, pleines seule-
ment de bonne volonté; ce sont les filles
d'un passant qui n'aura guère tracé sur le
mur que de faibles cfoquis, selon le caprice
de l'heure, dénués d'ailleurs de tout autre
mérite que leur sincérité résolue et impla-
cable. Peu de chose, en vérité ! tantôt un
dessin maladroit, une comédie plus habile...
Ce n'est pas à ces pauvres témoins que je
ferais le moins du monde appel, en célébrant
un théâtre dont je vol» cependant les formes
A PROPOS d'art dramatique 173
s'ébaucher dans Tavenir. Ce théâtre-là, j'en
pressens Tiavènenient et j'en puis préciser
merveilleusement le génie,, lorsque je me
révoque à moi-même. Il ne peut manquer de
venir, celui-là, et pas un autre ; il faut que
son jour se fasse peu à peu, à tâtons, afin
qu'il exprime toute notre vie. moderne, avec
ses atmosphères mêlées aux instants, son
visage extraordinairement ému, ses puis-
sances, ses faiblesses, ses simplicités infinies
comme ses complications extrêmes, la so-
briété de ses intrigues, l'intensité des senti-
ments qui l'agitent, tout ce qui est nous en-
fin, le drame particulier de chacun, si âpre,
si têtu, avec pourtant sa participation à
la terrible existence universelle. II faut
que ce théâtre-là traduise non seulement
nos luttes, nos conflits intimes et publics,
nos sensibilités exactes, mais aussi qu'il
soit imprégné des efforts collectifs de la
société, à l'image de nos morales nou-
velles, réglant son pas aux cadences de notre
marche en avant, à travers la vie obscure et
les équilibres du monde ! Et ce n'est pas en-
core assez! Qu'au milieu de tout cela, bien
â
174 ECRITS SUR LE THEATRE
au centre, à côté de rHomme, il y ait, per-
sonnage invisible auquel il faut restituer dé-
sormais toute son importance, le Destin, non
plus le Fa^w/w antique, mais le faisceau coor-
donné de ces lois immuables de la nature
qui président éternellement à nos actes, dont
elles sont les régulateurs impassibles. En un
mot, que se dresse enfin, très ressemblant
aux modèles, vaste et simple à la fois, sin-
cère toujours, le seul vrai drame, le drame
des Consciences et du Destin.
Juillet 4907.
Près de dix ans se sont écoulés depuis que
je confessai ces opinions sur le théâtre. Se
sont-elles sensiblement modifiées après dix
années de . production ? Oui et non. A bien
relire ces notes, il ne m'apparaît pas que le
fond même de mes convictions ait beaucoup
changé. Elles semblent procéder toutes de la
même origine. Je crois plus que jamais à la
même cause littéraire artistique et sociale ;
pourtant Thomme mùr accorde moins de place
à la préoccupation esthétique qui parait tou-
jours, dans la jeunesse, prédominer. En pos-
session de son métier, un métier qui doit lui
devenir naturel, tout artiste, après avoir
passé le stade où Ton interroge les lois de
•
son art (ce qui n'est après tout qu'une
curiosité de novice) n'a plus, à mon sens,
d'autre devoir que celui de se passion-
M
176 ECRITS SUR LE THEATRE
ner pour les sujets qu'il entreprend et de
se laisser aller à leur force, à leur véhé-
mence en toute bonne foi et en toute sim-
plicité de cœur. 11 n'a plus qu'à écrire de
plein jet. Il appartient à ses personnages
plus qu'à son art. La vie littéraire d'un
dramaturge est particulièrement brève :
une trentaine de pièces de théâtre, c'est à
peu près son maximum de production (cinq à
six mois pour écrire la pièce, préalablement
conçue; deux mois de répétitions; le reste
pour les représentations, voilà l'ordinaire
bilan annuel). C'est peu pour ceux, qui, en
cours de route ont amassé des matériaux,
conflits, idées, personnages, personnages
surtout, qui prendraient place sans con-
trainte dans une de ces abondantes et larges
séries de romans où les types les plus divers
se meuvent à leur aise, alors qu'ils se trou-
vent terriblement à l'étroit dans le cadre
exigu du théâtre ! La scène n'est pas l'amie
de la fécondité, mais de la synthèse.
De vingt à trente ans, l'inspiration est ca-
pricieuse, riche et diffuse. Dans les œuvres
de la quarantaine, le sang bat plus tim-
A PROPOS d'art dramatique 177
bré. A cette époque, l'esprit conçoit avec
aisance et tend à serrer de plus près Tidéal
dont on laissait vagabonder le caprice. En
général, l'écrivain se dirige vers plus de
simplicité et de conviction. Il s'interdit les
déviations du sujet; il s'irrite aux noncha-
lances. Habitué à concevoir à plans plus
larges, il répugne aux surcharges. Le don
de simplicité n'est pas inné en nous ; il
s'acquiert avec la vie. La vraie simplicité
est un aboutissement, non un point de dé-
part. Les idées imposent peu à peu leur
force. Une curiosité plus avide, un respect
plus ému des êtres, de leurs souffrances, de
leurs héroïsmes, de leur sincérité s'emparent
de nous en môme temps que l'on avance
sans entrave à travers sa propre production.
Ce sont là les effets ordinaires de la matu-
turité. Sont-ils efficaces ? Sont-ils d'ordre
inférieur ? Ils ne nous appartient pas de
juger.
En tout cas, si l'auteur ne s'aperçoit pas
qu'il ait à renier grand'chose de ses convic-
tions du début, il doit constater deux chan-
gements très nets qui se sont produits au
12
4Î8 ECKITS SUR LE THEATHK
— ■■ I ■- - - -\ — - — ■ — ■
Cours de' ces dix années. L'âccord s'est
fait entre le public et Tauteur; autant la
résistance des premières années avait été
nette, autant elle paraît s'être aplanie. Les
idées ônt-elIes gagné là foule? En fait, alors
que les pièces précédentes avaient à. demi
échoué, toutes les pièces qui suivirent con-
nurent aisément leurs centièmes représenta-
tions et pour la plupart les dépassèrent. En
outre, et ceci est plus significatif, les re-
prises de ces premières pièces — dont on
vient de lire qu'elles heurtèrent leur époque
— ne trouvèrent plus que sympathie là où
elles n'avaient suscité que résistance ou hos-
tilité, même parmi les critiques ' qui les
avaient le plus dénigrées. Il en fut de rEn-
chantement comme de Maman Colibri^ comme
de Poliche et je citerai particnlièrement là
Marche Nuptiale qui se débattit péniblement
à soïi apparition au Vaudeville contre l'animo-
sité de la presse et la froideur du public pen-
dant une trentaine de soirs et qui à la Comé-
die-Française tient régulièrement l'affiche
depuis quatre ans, fait sans précédent, dans
les annales de ce théâtre, pour une reprise.
A PROPOS 1)'aHT dramatique 179
Il ne s'agit pas du tout d'en inférer que
l'équité est proportionnée à la valeur très
modeste de ces pièces. L'auteur n'a pas le
moins du monde la niaiserie de se targuer
ici de cette faveur public[ue. Comme suite
aux lignes que l'on vient délire sur le théâtre
et sur ses errements, il croit sijuplement
judicieuxde iiiettre en regardl'apparente con-
tradiction du public. Peut-on en conclure que
l'évolution s'effectue rapide et que, comme
je le prétendais à trente ans, en dépit des ré-
sistances passagères, toute vérité se fait jour
et contient une force indépendante de la va-
leur même de cc^ui ([lii la manie? Oui, sans
doute. Il y a aussi que le public n'est pas
charge de chicouvrir par lui-même la jeunesse
littéraire; il est i)ien oblige de s'en référer
aux on-dit, aux échos de la mode et de la
presse. Il rap|)orte chms les conversations
ces jugements tout faits que Molière flétris-
sait déjà (le son Ic^mps. l^lus tard, Tautour
s'adresse directement non plus à un public,
mais à la foule, la foule de tous les pays du
monde. De nos jours, les pièces connaissent
une diffusion mondiale, dont les générations
180 ECRITS SUR LK THEATRE
précédentes ne bénéficiaient pas. L'auteur
pénètre dans les pays les plus reculés. Sa
pensée s'infiltre ; peu à peu, il se fait com-
prendre. Les jugements de la foule sont
alors étayés sur sa propre sensibilité : sa
religion s'éclaire. Elle se souvient des pièces
précédentes, qui sous la même signature,
Pont touchée, remuée. Elle a la foi : son sens
critique lui permet des réserves, des désap-
probations, mais elle n'est plus de parti pris;
elle ne vit plus dans l'aberration de l'igno-
rance où on l'entretenait. Je crois à la grande
foule. Je crois à l'admirable sincérité qu'elle
met à ratifier ses erreurs ou ses injustices ;
j'en ai eu la preuve. L'auteur, en tout cas,
n'a fait aucune concession dans les pièces
.qui ont suivi; au contraire, elles ne se dif-
férencient guère des précédentes que par
plus d'âpreté ; et le succès de celles qui
avaient jadis rencontré le plus de résistance
m'est garant . que toute sincérité porte en
elle son châtiment momentané et sa récom-
pense future. Simple et mathématique^cons-
tatation qui s'est répétée de génération en
:génération et qui peut, aux jeunes gens, ser-
A PROPOS D ART DR VMATIQUE -|81
vir de nouvel exemple. A force de se répéter
dails rhistoire des lettres et des arts, cette
expérience prendra peut-être un jour la va-
leur d'une loi générale.
Un éditeur ayant eu la pensée de réunir
les différents feuillets de route que Tauteur
avait disséminés au hasard, je crois que
le meilleur parti à prendre est de les tran-
scrire ici, en toute sincérité et tels qu'ils fu-
rent brouillonnes au fur et à mesure de la
bataille littéraire. Les notes qui suivent n'ont
donc qu'un intérêt restreinte tout documen-
taire. Ce sont des réflexions « d'avant-pre-
mières » qui parurent, éparses,dans différents
quotidiens ou revues. On les a conservées et
même groupées ici, non point parce qu'elles
servent de commentaires à des ouvrages dé-
sormais jugés, mais en raison de quelques
points de doctrine qu'il n'était peut-être pas
absolument inutile de soustraire à Toubli.
De'îcembre i9i6.
NOTES
D'AVANT-PREMIÈRES
LA FEMME NUE >
Le titre en doit être pris dans un sens
^ exact et dans le sens métaphorique le plus
large, puisqu'il s'agit en l'espèce d'un être
qui fut nu sur la table à modèles des peintres
comme dans la vie. C'est le nu grave et
sacré. Ce titre est même triplement méta-
phorique, car il faut encore ajouter à l'in-
consciente héroïne, qui traverse ma pièce,
cette nudité priuiitive et originelle d'une
âme riche seulement de son instinct, sans
autre parure que cette mystérieuse et pré-
caire beauté.
A côté d'elle, vous verrez « les Vêtus »,
si l'on peut ainsi parler, les êtres enrichis,
non seulement de la force sociale, maïs de
toutes les cristallisations séculaires de
186 ÉCRITS SUR LE THEATKE
r^sprit, de toutes les ressources assouplies
de la conscience avec, dans leurs mains,
les arm,es habituelles qui leur sont propres,
parmi lesquelles le mariage peut être consi-
déré comme la plus forte.
J'ai placé le débat dans le seul milieu so-
cial où il devait logiquement se produire,
le seul aussi où pouvait se réaliser la triple
métaphore, c'est-à-dire chez les artistes. A
eux seuls, en effet, appartient de s'élever,
s'ils le veulent, sans encombre jusqu'à la ,
grande morale naturelle. Ce sont vraiment
des intlividualités libres par définition.
Si j'avais conféré à l'un de mes person-
nages, un vieux peintre, qui a épousé un
pauvre être subalterne, la faculté d'exprimer
ses idées, il dirait ceci :
« Le devoir de l'artiste est de restituer à
la vie toute sa réalité, de rejeter le faux, le
factice, conventions et préjugés, pour n'aller
qu'à la vérité, car elle seule est la base de
tout, la source de notre inspiration comme
de notre amour. Je veux .la même concep-
tion pour l'art et pour l'amour : un code
naturel. Aimer la femme de cette manière-
LA FEMME NUE 487
là et respecter en elle tout ce qui est vrai,
naïf, instinctif et nu, c'est peindre encore là
un admirable tableau ! Nous devons aller à
la femme nature et à Tamour libres, non
point dans le sens reçu de ce mot, mais
dans le sens qui veut signifier amour libéré,
libéré de tous les préjugés, de toutes les
faiblesses et donnant l'exemple à ceux ({ui
n'en ont pas les moyens d'une joie indépen-
danto et robuste. »
Ma pièce pourrait^onc être dédiée à la
gloire des instinctifs, de ces êtres qui dé-
tiennent, dans les profondeurs incons-
cientes de l'âme, la plus grande beauté du
monde moral. Ce sont eux la force la plus
belle de la vie.
Et à ce propos, il faudrait restituer à ce
mot : Instinct, sa véritable signification.
Par une habitude défectueuse on le rabaisse
généralement à l'animalité la plus débri-
dée, animalité qui n'est qu'une de ses faces.
Par définition c'est là faculté d'accomplir
certains actes impulsifs, sans connaissance
de leurs fins, et en dépit des éducations
préalables; mais s'il revêt l'apparence du
488 ECRITS SUR LE THEATRE
désir pur, Tinstihct s'en distingue aussi
par des complexités multiples. Faire de
Tinstinct, môme chez Tanimal, une force
entièrement aveugle, immuable, est une
simple théorie; on a reconnu qu'il y a un
passage perpétuel du réflexe à l'instinct, de
l'instinct à l'activité réfléchie : les impul-
sions instinctives s'enrichissent ou se com-
pliquent suivant les conditions vitales des
espèces et de l'individu. L'instinct qui
pousse le chien à sauver la vie à son maître
participe de l'intuition réfléchie, mais c'est
un instinct tout de même. L'amour sous sa
forme la plus effective, la plus généreuse,
par conséquent la plus opposée à l'instinct
de conservation existe chez les animaux et
doit être considérée comme une émanation
de l'instinct. La sélection par l'accouplement
(c'est-à-dire le mariage lui-même et l'amour
dans sa tendance la plus haute) se vérifie
dans la nature. Voyez certains couples
d'oiseaux et le dépérissement de celui des
deux qui survit à l'autre. L'instinct mis au
service de nos facultés intuitives, est tout
un monde dont les forces sont encore,
LA FEMME NUE 189
semble- t-il, indéchiffrées et qui, créant la
volonté, a dans tous. nos actes une partici-
pation que nous ne mesurons pas encore.
On pourrait, en s'appuyant sur lui, et en le
prenant pour base en tirer presque un code
primitif et subconscient que nous appelle-
rions V Evangile naturel^ auquel , bien entendu ,
il ne faudrait pas pour cela se soumettre
sans contrôle, car ce serait alors la négation
même du progrès et de révolution; — mais
nos complexités y trouveraient souvent
l'avantage de se retremper et d'être régies
selon des fins normales; nous y retrouve-
rions aussi les sources pures du sentiment
et nous y examinerions méthodiquement
ces forces continues qui s'imposent malgré
tout et avec lesquelles il faudra toujours
compter, quoiqu'on puisse dire et faire.
Qui sait si de là vénération des instincts
ne serait pas dérivée non une barbarie
comme on le croit, mais toute une civilisa-
tion morale qui serait parvenue peut-être à
un faîte plus élevé que celui où nous sommes
parvenus, et par des chemins plus rapides ?
L'instinct aurait pu rectifier des directions
190 ECRITS SUR LE THEATRE
^ — • — ^
faussées et néfastes dont le sentiment popu-
laire lui attribue la responsabilité sans con-
trôle : exemple, la guerre qui passe pour
une conséquence dérivée de l'instinct de
conservation. La guerre est au contraire
dérivée d'tme perception acquise, diamétra-
lement opposée à l'instinct de l'espèce. En
effet, il n'est pas démontrable que dans la
nature les individus d'une même espèce se
soient collectivement acharnés à se détruire ;
cotte aberration est non pas un « barba-
risme » mais une notion acquise, fonction
même de la civilisation.
N'accumulons pas ici les arguments. Ce re-
tour profitable vers nos origines mentales a
d'ailleurs été le rêve utopiquo de quelques
philosophes humanitaires. Sans remonter à
ces utopies, il serait bon de consulter, de
temps en temps, l'instinct, comme un régula-
teur des actions humaines; parties de lui,
spiritualisons ces actions, parce que la spiri-
tualité est la fin suprême de la connaissance.
L'évolution de la nature obéit incontestable-
ment à un plan dont l'intelligence semble de-
voir être une des fins suprêmes: l'intelligence
TA VEMME NUE * 191
est un effet de révolution non sa cause ; elle
se libère peu à peu des entraves de la ma-
tière, mais n'oublions jamais qu'elle en est
directement issue. C'est pourquoi l'instinct
doit être regardé et vénéré par nous, comme
notre « père nourricier ».
L'instinct de l'amour, — le plus impé-
rieux de tous, — n'est pas seulement l'ins-
tinct de la conservation de l'espèce. Il est
absurde et sommaire de le réduire à ce ru-
diment. La moindre observation, même sur
l'animal, nous invite à considérer que
l'amour est aussi le grand refuge de l'indi-
vidu contre la solitude, l'immense solitude
muette que lui ont imposée la nature et les
lois éternelles. Il est un acte de réaction.
Pourquoi Thomme qui s'est ingénié à le pa-
rer de sentiment, à lui donner une place
prépondérante dans la vie, à illimiter sa-
puissance, a-t-il cru devoir le déformer et
l'entacher d'abord par la religion qui met le
péché à sa base, ensuite par la société qui
l'a surchargé de nouvelles entraves, soumis
à ses conventions, adapté à ses nécessités ?
Sa logi(iue naturelle semble être trop sou-
M
19-2 ÉCtiTS SUR LK THEATRE
vent en contradiction avec les morales qui
lui sont imposées ^ar les mœurs. 11 semble
surtout qu'une complicité universelle des
hommes le maintienne en esclavage et en
tutelle par crainte de son émancipation. En
sorte qu'il a pris du retard sur l'évolution
générale et donne bien la sensation d'un
captif adapté que Ton maintient volontaire-
ment dans l'ignorance de sa force et dont on
ne vante plus guère que la souplesse. Mais,
déformé, amoindri ou abêti, Tinstinct de
l'amour reste sublime et admirable. 11 do-
mine la matière. L'amour, c'est le cri de ré-
bellion contre le néant de la vie. C'est aussi
ce captif charitable qui arrache aux servi-
tudes l'individu enchaîné par mille autres en-
traves, entraves de l'atavisme, de l'hérédité,
de la loi. Le malheur est que ce sentiment
tenant par sa base môme à la nature est in-
complet et soumis au transitoire, à la mort.
Et l'amour meurt indépendamment de la
volonté ; et c'est là une des plus effroyables
tristesses qui soient!...
De ces considérations diverses est née la
Femme nue, \
LA FEMME NUE 193
C'est la première fois que je porte à la
scène un personnage aussi simple et aussi
dépouillé de complications.
Est-il téméraire ou trop orgueilleux d'ajou-
ter en terminant que la réussite de l'ou-
vrage ne prime pas à mes yeux ?
Certes, j'espère de tout cœur que le pu-
blic me sera encore indulgent. Mais si le
contraire se produisait, je n'en continue-
rais pas moins allègrement à combattre ce
que je crois le bon combat. L'important
1
est de dire tout ce que Ton a à dire. Pour
un écrivain décidé à ne briguer jamais au-
cun décorum de carrière officielle, la plus
grande joie consiste à écrire ce qui lui plaît
en sauvegardant son indépendance.
13
â
(. LE SCANDALE »
Ici on se trouvera en présence d'un fait
impératif. Mais il ne faudrait pas conclure
pour cela à un changement de manière. C'est
la position morale des individus autour de ce
fait, ce sont les consciences et les caractères
qui gravitent autour d'une action, c'est tout
cela qui constitue le Scandale et son intérêt.
Voici ce que veut signifier à peu près un de
mes personnages : « Nos actions malchan-
ceuses sont celles qui éclatent... Il y a dans
la vie le bruit et le silence... Ce n'est peut-
être qu'une affaire de fatalité et c'est effrayant
la part de hasard qui entre dans la plupart
des actions humaines! Il y a des actions
qui n'ont pas fait de bruit... on n'y peng^
LE SCANDALE 195
pas... et pourtant quelles étranges réper-
cussions derrière nous ! Elles s'écoulent
comme des avalanches, terribles, loin des pas
qui les ont déterminées... Nous n'en sominés
plus les témoins, et loin de nous elles dé-
vident leur lourd mystère et leurs généra-
tions* enchevêtrées. »
C'est en effet la fatalité qui, de son poing
terrible ou clément, conduit toute notre vie !
Que d'êtres ont vu leur existence métamor-
phosée pour le reste de leurs jours, à cause
du hasard d'un baiser, à cause du hasard
d'une rencontre, d'un geste, d'une action en
apparence moins grave, moins importante
que mille autres !
*
» *
Il y a plusieurs sortes de hasards. Il j
a le hasard absurde, incontrôlable, l'acci-
dent bête, imprévu. Ce n'est pas celui-là
qui nous intéresse. Celui-là n'a rien à voir
avec l'art dramatique. Mais il y a lin autre
hasard, celui qui provient de la combinaison
des rêves intérieurs avec l'événement pas-
A
i96 ECRITS SUR LE THEATRE
sager; c'est celui-là qui crée Taction ; c*est
celui-là qui est pathétique et qui donne en
général à tout scandale qui éclate le pouvoir
de nous émouvoir si étrangement.
Le scandale brusquement, s'empare de
quelques êtres et livre le mystère de leur
vie, de leur âme, tout à coup, à la brutale
publicité et à la sanction. C'est pour nous,
spectateur^, l'effraction soudaine de celte
vie muette et secrète des individus qui en-
gendre cette curiosité passionnée dont nous
ne pouvons guère nous défendre.
Pauvre et terrible fatalité qui désigne et
saisit ainsi, comme un châtiment, certaines
actions qui ne méritaient point ce privilège
et dont la société fait tout à coup son aliment
et sa morale! Rêves déracinés, arbres abat-
tus, désastres de rêves conçus dans le silence
et précipités tout à coup au bruit et à la
clarté.
Oui, ce sont les actions malchanceuses, les
damnées qui payent pour les autres ; et les
autres, ce sont ces actions étouffées, silen-
cieuses, qui n'ont pas fait de bruit, dont les
répercussions ne i^ont pourtant point moins
graves ni moins criminelles mais qui s'étei-
gnent derrière nous sans contrôle, comme
meurent en effet les avalanches solitaires.
•
Le point de vue de conscience reste le même,
mais celles-là ce sont les actions malheu-
reuses ! Et c'est Tautre part de la vie.
Le scandale particulier qu'étudie ma pièce
est d'ordre extrêmement général. Si je ne
craignais pas ce rapprochement de mots ri-
dicule, je dirais qu'il estd'ordre départemen-
tal. La combinaison des faits, les états d'âme
qui motivent ces événements sont particu-
liers à la province. A Paris, le scandale de
famille est tout autre. Il est soumis à une
autre morale, à une autre conception de
Pexistence sociale.
La crise que j'ai mise au jour est de cellesqui
éclatent communément dans les provinces.
Un personnage le dit prétentieusement : les
éphémérides des départements regorgent
d'aventures analogues... Dans bien des sous-
préfectures, il y a la dame scandaleuse qui
d
198 ECRITS SUR LE THEATRE
porte sa terrible légende comme une auréole
redoutable et attirante.
Que d'événements analogues on pourrait
sans doute rapprocher de ceux que j'ai étu-
diés et imaginés ! C'est à la fois un petit et
un grand drame de famille. Il contient en
lui-même, je le crois, une part d'humanité
assez véridique et assez générale pour qu'on
s'y intéresse comme je l'ai fait moi-même
— mais probablement avec moins de passion.
Toutefois, je le répète, ce n'est point l'in-
trigueen elle-même qui est le point important
de mon ouvrage, c'est l'impressionnalbilité
morale de mes personnages et, en somme,
comme je le disais à peu près plus haut, la
combinaison des rêves intérieurs avec l'évé-
nement passager et fortuit, combinaison qui
produit la fatalité, qui l'explique aux yeux de
l'analyste et la détermine aux yeux du philo-
sophe.
Il y a de nombreux revirements au cours
de nia pièce. Je ne sais s'ils dérouteront le pu-
blic. Ce sont les réactions diverses produites
par l'échappée du scandale. Ce scandale est
une pierre de touche d-e la conscience.
LE SCANDALE 199
La conclusion, s'il y en a une ? Celle-ci :
Il faut que le monde s'élève peu à peu à
une conception supérieure du bien et du
mal. De là il verra clairement qu'il y a de
petites et grandes morales, mais qu'il n'y a
pas de morale sans justice, ni de justice sans
pitié.
\
»
À
« LA VIERGE FOLLE »
La Vierge Folle touche à ce grand su-
jet : la responsabilité de Pamour. Il y a le
cas de l'homme marié qui, emporté par
la crise passionnelle, a défloré une jeune
fille. Tout ce qui gravite autour des consé-
quences de cet acte est examiné. Pourtant,
partie de ce cas particulier, Tidée, je Tes-
père du moins (et j'ose espérer que le pu-
blic suppléera aux lacunes), Tidée s'agrandit.
Si ce n'était trop présumer de moi-même, et
si, je le répète, il n'était parfaitement insup-
portable d'écouter l'auteur se définir, môme
quand il y est invité, j'avouerais que j'ai
conçu une petite histoire qui voudrait être
un peu comme la course du flambeau de
■%
u vienoK voLtfs toi
M.ll M mi. V''Tm^igfll^ffmu^mmmmÊmÊ0mmam>mmmmammm^mmtmaiÊmmmmÊmmimmmmmmtB UL.SJi-iV. * U Mm '
Tamour : le mari défendant sa proie nou^
velle et^ la femme légitime défendant son
mari.
Et j'ai voulu que de cette étreinte, de mes
pauvres héros malgré eux, sans qu'ils le
sachent, sans qu'ils en perçoivent même la
beauté, jaillisse l'instinct de l'amour, le pur
instinct, fait de générosité, d'abnégation et
de sincérité suprême, qui est bien la vertu
la plus belle, et (|ui fait qu'au-dessus de tous
les égoïsmes , affleure par moments , dans des
gestes grandioses, chez les simples comme
chez les compliqués, l'idée même de l'amour.
L'amour c'est la lumière splehdide de la
vie, ce que l'homme porte en lui de plus
merveilleux, l'amour qui s'échappe de lui par-
fois comme un cri de protestation en' face de
toutes les lois inéluctables de la nature et de
toutes les fatalités dont nous sommes les
esclaves !
En tout, dans l'ordre social comme dans
l'art lui-même, il appartient à l'avenir de
retourner aux sources fécondes de l'instinct,
de la justice, et de la sincérité.
La Vierge folle est mon personnage se-
202, ÉCRITS SUR LE THEATRE
condaire, mais comme il est déterminant de
tout le^rame, j'ai cru devoir lui donner les
honneurs du titre. D'autant plus que la pa-
rabole du banquet des Vierges folles et des
Vierges sages fait partie intégrante de l'anec-
dote et de l'idée. Pourtant je regrette presque
de n'avoir pas donné le titre qui aurait le
mieux éclairé la pièce ;par sa simple gravité
il me séduisait : UEpouse. La femme dans
le sens le plus élevé et le plus spiritua-
liste, pas dans le sens juridique ni adminis-
tratif, mais dans celui qui lui e^t nettement
attribué par un ancien texte dramatique du
quatorzième siècle qui, posément, met en
scène les Vierges sages et les Vierges folles,
attendant le Sauveur. Cette ode lyrique et
liturgique, écrite en strophes alternées la-
tines et françaises s'intitule : Le Mystère de
VÉpoux, Elle nous fait assister au châtiment
des Vierges folles.
Ne pouvant réunir les deux mots en un
seul titre, je me suis décidé à donner le pas
à réponse impure, et j'ai délaissé le beau
titre décoratif de la pièce médiévale. Dans
cette course au sublime, que l'amour impose
tA VIEHGE FOLtE 203
_ •
à mes deux héroïnes, vers la fin de la pièce,
c'est VUxor qui l'emporte. .
Presque au moment où ma pièce est repré-
sentée, vous venez sans doute de lire dans les
journaux certaine affaire mondaine qui a Tair
d'être le commentaire ou du moins la preuve
même de mon personnage. Deux hommes
viennent de se battre, à cause de la même
maîtresse (et ceci est très éloigné de la Vierge
Folle) \ mais voici où le rapprochement s'im-
pose. L'un des deux bretteurs était marié, et
la femme légitime, malgré le scandale public,
n'a pu résister à l'instinct d'amour qui la
poussait. Irrésistiblement, elle s'est seiiti
attirée sur le terrain même du duel, — et le
mouchoir aux lèvres, en proie à la terreur du
meurtre, derrière un arbre, indifférente aux
objectifs photographiques braqués sur elle,
elle a attendu l'instant où son mari s'est
abattu, frappé par le fer de son adversaire,
pour se précipiter sur le corps meurtri, sans
souci de la morale mondaine, de la révolte
ou du sourire.
Quand le sentiment est jliste, la vie le con-
firme toujours et l'on s'aperçoit qu'on n'a
d
jamais outrepassé la vérité, mais que le plus
souvent on est resté bien en deçà...
Les passionnés sont utiles. La passion
donne aux amants le coup d'étrier né-
cessaire pour se joindre à travers les obs-
tacles, pour se secourir même, à travers les
haines réciproques. Les passionnés dépasr
sent le sentiment affectif habituel, et, par
cela même, ils atteignent une zone interdite
au commun des mortels, mais qui semble
rhabitacle des énergies et des vertus su-
prêmes. En apparence ils soiit des déments
ou des déséquilibrés : et les psychiatres les
jugent tels. En réalité ils sont nécessaires à
la nature qui, sans eux, laisserait péricliter
peut-être ou se refroidir le zèle de ses créa-
tures... Dans le troupeau commun, les pas-
sionnés servent à exalter le sentiment uni-
versel de Taniour.
s
(( L'ENFANT DE L'AMOUR »
Ce n'est pas le fils naturel. Ce sont ces pe-
tites âmes non désirées que Tamour a fait
éclore sur son triomphant et fatal passage.
Ce sont les fils du hasard, que le pollen de
Tamour a semés par-ci par-là, dans la grande
forêt humaine, parmi la foule compacte de nos
joies pressées, de nos douleurs comprimées.
,Ceux qui voudront bien écouter ma pièce
comprendront que j'ai envisagé une de ces
mille fatalités de l'amour, de la naissance et
de la mort. Ici c'est le cas d'un enfant de cour-
tisane. J'ai essayé de préciser et de généra-
liser aussi ce qu'il y a de pitoyable, d'inéluc-
table et de mélancolique infiniment dans ces
naissances improvisées et dans ces destins
derrière lesquels transparaît toujours le
grand visage mystérieux de l'amour.
A
206 ÉCRitS SUR LE THEATRE
-- - ' , ,, ■ I ■ I I Il - - ■ — — ^
Ce n'est pas Tenfant martyr, ce n'est pas
du tout (( Jack ». Au contraire. Je n'ai pas
présenté Tenfant abandonné, mais le bel
enfant de l'amour qui s'auréole du luxe de
sa mère et dont l'éclatante jeunesse, saine et
fraîche,' est simplement aux yeux de la cour-
tisane-mère l'horloge terrible qui marque
l'heure et la mort du Désir. L'éloignement
dont il est la victime provient d'un dépla-
cement de l'amour maternel chez une Créa-
ture esclave des hommes et du temps.
C'est un type très répandu. Il existe à des
milliers d'exemplaires dans la vie de Paris
et d'ailleurs; ce sont des obscurs, perdus
dans la foiile ; ils sont généralement iritél-
ligents et précocement sensibles. Ils pos--
sèdent une conscience parfaite de leiir
condition sociale. Je les ai vus, je les ai
observés. Eh bieti, quelle est l'observa-
tion générale, que j'en ai retirée et qui
constitué lé sujet rfiême de VEnfànt de
VAîriour? Celle-di : chez un jeune hcimme,
l'amoraliié ingéniie, engendrée nécessaî-
iïient, logiquement, par Une éducation
faussée et par le déplacement des notions
L^ENtANT DE L^\MOtJft 207
I « ■ »
ordinait*e8 de la vie; mais cette amoralité se
mélangeant, avec cândeUr et sans apprêt,
aux instincts les meilleurs, au grand rythme
éternel du sentiment. L'équilibte habituel est
rompu. Seulement cherchez et vous retrou-
verez vite toutes les noblesses et tontes les
beautés de l'instinct pur qu'il y a dans
rhomme : tendresse, abnégation, courage.
Et c'est un duel effrayant et charmant que
ce pire au service du meilleur, que cet amal-
game de beautés etde laideurs inconscientes
chez des êtres qui vivent en marge de la
société, sans autre guide que leur falote
conscience ingénue, et qui ne sont pas ap-
pelés aux festins ordinaires des hommes, aux
festins de là tendresse et des joies épurées.
Pour moi, je trouve ce sujet émouvant :
c'est Une intéressante lutte que celle où se
précipite ce petit être têtu qui fonce au hasard
de son âme, de la vie et des circonstances,
pour défendre sa mère. Que de mélancolie
dans ses tendresses ! Et je vois au;dessus
de ces deux êtres, mère et fils, je vois la
riatufè, riWlmehsê, terrible et belle nature
faisant à travers toutes les entraves des
à
208 ÉCRITS SUR LE THEATRE
hommes son œuvre éternelle, la nature que
rien n'étouffe, que rien n'arrête, et dont on
observe toujours la marche souveraine dans
les cœurs les plus humbles, à travers les
gestes les plus vaitis ! C'est une terrible et
méchante bataille que celle de la vie, nous le
savons tous ; mais regardons les combattants
du haut en bas de la citadelle humaine :
quelle grande pitié se dégage d'eux ! Je plains
cet enfant tel que je l'ai dépeint, tel qu'il
existe, tel qu'il agit réellement dans la vie.
Certes, quelques-uns vont me jeter la
pierre. Je les connais, ces pharisiens hypo-
crites qui vont se boucher les oreilles et les
yeux. Elles vont se montrer, ces nobles âmes
pourries des boulevards parisiens qui parle-
ront dès demain au nom de l'idéal méconnu ;
ceux-là qui vont invoquer le fameux cas patho-
logique, et aussi les autres, les impuissants
haineux qui affectent de prendre la simpli-
cité pour la banalité, les termites sournois
de l'esprit et de la rancune artistique ! Je
leur pardonne d'avance. Ce n'est pas pour
eux que j'écris. Mes ouvrages téméraires le
leur disept avec franchise. Riei^ nç in'ew
l'enfant de l'amour 209
péchera de produire et de mettre au jour
tranquillement les sujets que je porte en
moi. Faisons-le sans concession. Du fond
de la solitude de l'écrivain, penchons-nous
ardemment vers la vie. On a souvent cité
la parole du naturaliste Fabre, qui a écrit de
lui-même et de son œuvre : « J'observe sous
le ciel bleu. Vous soumettez au réactif la cel-
lule et le protoplasma. J'étudie l'instinct dans
ses manifestations les plus élevées. Vous
scrutez la mort, je scrute la vie. »
A l'heure funèbre où l'on juge les efforts
d'un homme qui disparaît, je ne souhaiterais
pas de plus bel éloge. Mais comment le mé-
riter ? Car c'est dans le domaine de l'âme
humaine que j'aurais voulu, si j'en avais eu la
puii^sance, apporter le souci d'une pareille
étude, bu du moins d'une étude plus pré-
somptueuse et plus belle encore, celle des
luttes et des amalgames que forment en nous
ces deux forces : l'instinct et la volonté, les
deux pôles de l'âme humaine.
Laissons les scalpels, la pédagogie, la pé-
danterie à ceux qui scrutent la mort, les
livres, les mots. Buvons à même la vie.
À
210 ecr'its sur le théâtre
■ I I « I I I — I I I — ^J^ii^
Si je n'étais pas qu'un simple passant,
peut-être même un simple amateur, notant
des impressions fugaces et distraites, je
souhaiterais de m'enfoncer dans les études
opiniâtres de révolution spirituelle, et, à
l'aide de souvenirs et d'hypothèses, en me
réfugiantdans quelque solituded'anachorète,
je deviendrais celui qui s'écrie : « Nature,
nature! je t'aime et je te hais, pour ton im-
mensité et tes bornes, pour ta force et ton
impuissance, pour ton parfum et ton néant!
Je ne puis rien concevoir hors de toi et pour-
tant j'ai la sensation que tu n'es que l'ébauche
de ta perfection ! A quel cruel amour de toi
tu m'as condamné! »
Mais bornons-nous, sans génie, à notre
rôle de comparse; délaissons le rêve ambi-
tieux d'un ouvrage d'ensemble auquel de
plus qualifiés peuvent prétendre. C'est assez
d'être le poète mineur qui s'est dicté à lui-
même cet ordre et s'y conforme : « Sois sin-
cère dans les mots, dans tous tes écrits, dans
tous tes actes, dans tous tes désirs : sois
sincère jusque dans la mort. »
« LES FLAMBEAUX »
Le mot « flambeaux » désigne ici les savants,
les esprits consultants du domaine intellec-
tuel. Pourtant, dès les premières scènes, il
apparaîtra nettement que Tallégorie du titre
se prolonge par delà ces têtes laurées et que
les Flambeaux signifient aussi et surtout, en
l'occasion, les Idées, les grandes Idées, qui
éclairent en la précédant la marche de Thu-
manité dans le dédale de ses ténèbres, les
idées presque indépendantes denous-mèmes,
dont nos actes sdnt les tributaires ou les
satellites empressés. Fouillée, dans une
vieille formule qui n'est pas exempte de jus-
tesse, les nomma idées-forces...
Sereines lumières en cours d'évolution qui
nous emportent ou se projettent hors de
à
212 ECRITS SUR LE THEATRE
ê
nous-mêmes (nous ne pouvons même plus
en faire le départ!), agrégation merveilleuse
de la pensée humaine dont rien ne se perd
et qui, émanant de toutes les directions,
semble former, de siècle en siècle, un noyau
de plus en plus compact, une sorte de nébu-
leuse emportée, comme les autres; vers des
fins de clarté ou de néant.
Ces entités, si lumineuses soient-elles, ne
constitueraient en elles-mêmes que des per-
sonnages de théâtre bien incertains, bien fa-
lots, et presque chaque fois qu'on les a portés
à la scène, ce n'a été que pour leur dresser,
de façon un peu romantique et vaine, des au-
tels avec leur cortège de sacrificateurs ou de
martyrs nouveaux comme dans la belle pièce
de M. de Gurel, Z« Nouvelle Idolel Ici, il
s'agira d'un débat autrement précis, et, me
semble-t-il, autrement éternel. J'ai voulu re-
tracer quelques phases actuelles d'une bien
grande et bien ancienne bataille; la lutte en-
tre le fait et l'idée, la lutte de la matière et de
l'esprit, celle même du corps et de l'âme...
selon, du moins, les anciennes classifica-
tions. Vous verrez dans les Flambeaux le
LES FLAMBEAUX 213
conflit entre l'interprétation supérieure du fait
et son interprétation instinctive ou relative...
Mon savant a commis une action qui à ses
yeux n'a pas du tout la valeur que lui attri-
bue la société : il se comporte donc selon les
données de sa conscience, et entraine, de
ce fait, un conflit terrible. « Je n'ai point
perdu le sens des responsabilités, gémit-il,
dan^ un aveu naïf et douloureux. Mais je l'ai
soumis, comme je le sentais, à des idées
ou à des morales supérieures : sans doute
ai-je trop présumé de mes forces ou de la
clémence de la vie et ne suis-je pas arrivé à
mettre d'accord la vie et la pensée... Uto-
piste ! Ah fatal utopiste !... Savant naïf, mau-
vais critique, qui crois tenir les fils de la
vie entre les quatre murs de la chambre où
tu travailles en reclus !... »
Un savant peut-il manquer de sens critique ?
Mais est-ce bien le lieu et l'heure d'épilo-
guer sur une pièce qui n'est pas encore jouée ?
Ici, sous la plume, le fatal cortège des mots
apparaît de suite, pédantesque et livresque...
Il faut écouter les mots mais seulement lors-
qu'ils sont à leur place.
M
214 ÉCRITS SUR LE THEATRE
n'y a dans mon drame cette fois un person-
nage invisible. . . Tldée-Force passe, subjugue
et terrasse. Quelque nom qu'on lui donne en
tous cas, c'est une de ces émanations supé-
rieures du cerveau et de la conscience, telle
qu'elle se dresse en face des codes éternels
de la nature et de la société. Un jour loin-
tain, ces forces contradictoires de la nature
et de Tesprit se joindront-elles en une paci-
fique harmonie ? Qui sait ? Qui peut le nier
ou nous en interdire la magnifique et dou-
loureuse espérance ? Espérance certes, et
seulement cela ; grand soupir de Tâme hu-
maine, encore si loin de son but!... Nous
sommes une humanité de transition.
Mais permettez-moi d'ajouter que, si ce
personnage à la fois invisible et tangible en-
veloppe les autres personnages de la pièce et
plane au-dessus d'eux durant le cours des
trois actes, il demeurera pour le spectateur
tout facultatif... Rassurez vos lecteurs. Ils
pourront, s'ils le veulent,, suivre une toute
petite hislorielte et se donner le loisir de ne
pas penser... Ce n'est pas affaire de conces-
sion. C'est un devoir que m'impose la con-
LES FLAMBEAUX 218
ception que j'ai du théâtre, celle que je pro-
clame depuis quinze ans. Le théâtre, art
vivant par excellence, doit se soumettre en-
tièrement à la vie et à sa représentation
exacte... Si nous y ajoutons par surcroît des
idées, elles doivent être incluses dans l'œuvre
même. C'est à nous de manier ou de coor-
donner les faits pour les joindre aux idées,
mais jamais, au grand jamais, celles-ci ne
doivent s'interposer d'elles-mêmes. Elles
peuvent faire partie intégrante de l'ouvrage,
jamais partie extérieure. Il peut donc y avoir
à côté du drame humain un drame de pen-
sée, mais lié à l'autre à ce point qu'il se dé-
gage de manière toute facultative, selon le
cerveau et l'interprétation du spectateur.
Ce point de vue n'a rien de personnel. 11
est peut-être à la base de tout art, môme pu-,
rement plastique. Cet enseignement se re-
trouve dans les classiques.
Je contemplais, l'autre jour encore, la
Victoire de iiamot/irace, Uldée est' là, — en
elle. Qui peut prétendre qu'elle n'emplit pas
tous les plis énamourés de la tunique vers
l'azur et en pleine marche.^ Mais regardez...
â
216 ECRITS SUR LE THEATRE
par contre, pas trace d'emphase, pas de dra-
peries lyriques ou balancées selon le caprice
de l'artiste, ainsi que se le permirent les
artistes du dix-septième siècle français !
Non ; la vérité la plus stricte, la plus réaliste
est devant nous^ combinée comme le serait
une froide et méticuleuse recherche. Chaque
pli est structuré, et se lie à l'autre, presque
photographiquement. Oh ! quel enseigne-
ment ! Un génie a écrit la Prière sur V Acro-
pole. Que n'a-t-il écrit la prière à la Vie-
toire de Samothrace ! L'exactitude dans le
mouvement, égale l'improvisation lyrique.
Il ne manque à cette statue éducalnce que ce
qui doit virtuellement lui manquer aujour-
d'hui, ce que le temps a bien fait de muti-
1er : le visage et les mains. Le grand des-
tructeur a volontairement, dans cette statue
vivante, supprimé ce qui ne correspondait
plus à notre âme moderne, et il nous a donné
la déesse acéphale...
Car elle nous paraîtrait probablement bien
froide et bien glacée, maintenant, l'expres-
sion de* la tête à jamais disparue ! Il nous
faut aujourd'hui sur ce corps tendu une face
LES FLAMBEAUX 217
baigiiée de plus douloureuse angoisse, char-
gée de plus de rêves séculaires et tournée
aussi vers des mystères plus étoiles.
Donc pour en revenir à la pièce sur la-
quelle vousm'interrogez, la donnée est celle-
ci : un savaat un grand esprit encyclopé-
dique, philosophe et biologiste, à force de
considérer la chose en soi, perd le sens des
relativités et même le sens critique; habitué
aux abstractions il s'égare hors de Thuma-
nité et de la société, avec la meilleure foi du
monde.
Mourant il fait appel à une interprétation
plus généreuse et plus compréhensive de la
vie, il prophétise un temps où Tesprit aura
une place prépondérante et se fondra harmo-
nieusement avec les lois de la matière au lieu
de leur être opposé.
Le destin est immuable. C'est un axe. Les
consciences qui gravitent autour sont éter-
nellement variables. Examinez les rapports
permanents de ces deux personnages : Des-
Â
218 ECRITS SUR LE THEATRE
tin et Conscience, Tun fixe et pareil à lui-
même, l'autre mouvant et varié. Vous aurez
la base merveilleuse du théâtre : c'est cela
qu'il faut rendre. Je ne saurais assez le ré-
péter !
Et qu'on ne dise pas que le cadre de la
scène est trop limité pour y faire tenir un
modèle aussi considérable. Nous avons, dans
le passé, l'exemple rassurant de Shakespeare.
Le théâtre c'est l'art le plus large; ce doit
être la nature intégrale. C'est lui seul qui
peut et doit réunir cette indissoluble tri-
nité : l'émotion de fait, de sentiment et de
pensée.
Voilà la nouvelle règle des trois unités.
V,
« LE PHALENE »
Il arrive que des écrivains coordonnent
leurs travaiijk-et leur impriment une direc-
tion générale; ces œuvres sont reliées entre
elles par des ramifications cachées ou appa-
rentes. Je sais bien qu'il y a aussi le cas in-
verse ; des auteurs, même de génie, ont en-
fanté des œuvres qui n'avaient entre elles
que des rapports de sensibilité. On ne peut
pourtant pas refusera un humble auteur dra-
matique le droit de concevoir d'ensemble et
de se dévouer à un plan général; des roman-
ciers ont pu le faire; la témérité ne consiste
donc pas à avouer un tel but, mais à réclamer
du public une vision rétrospective qu'il est
en droit de nous refuser. Toutefois s'il ad-
vient à quelques-uns, lorsqu'ils écouteront
A
2^20 ^ ECRITS SUR LE THEATRE
SOUS peu la Marche Nuptiale^ à la Comédie-
Française, de se rappeler Théroïne du Pha-
Une et s'ils veulent bien jeter sur elles deux
un coup d'œil comparatif, je leur en aurai
quelque gratitude... Je me rends compte
de mon outrecuidance, en formant ce vœu,
car, hélas î il faut bien que l'ouvrage de
ce soir se soumette avant tout au jugement
un peu brutal et un peu sommaire, même
dans l'indulgence, que nous portons tous
au milieu de l'effervescence d'une répéti-
tion générale ou d'una première. Ce ne
sont que les œuvres de pur génie, et seu-
lement encore lorsqu'elles parviennent à
la postérité, qui peuvent se soustraire à ce
genre de jugement fragmentaire ou limité.
Nous ne disons plus, à propos de Britanni-
eus ou à^ Andromaque : a Le deuxième acte
est meilleur que le troisième », ou bien :
« J'adore le premier acte de Tartufe. » Mais
les contemporains ne i'ont-ils pas dit autre-
fois ?...
Ces grandes œuvres sont aujourd'hui in-
séparables de l'esprit général qui les anima ;
nous ne les jugeons plus fragmentairement.
LE PH\LENE 224
Le génie bénéficie ainsi à travers les âges
d'une attention spirituelle et élargie que de
plus humbles ne connaîtront jamais de leur
vivant.
Ne voyez dans ces lignes aucun reproche,
aucune amertume. J'ai eu à me louer sou-
vent de la façon accueillante, loyale dont la
haute critique m'a encouragé et soutenu.
Je ne parle pas de cette horde de polémistes,
de scandalisés professionnels (les Triste
France ! les défenseurs de la morale soi-di-
sant offusquée). Ceux-là, je les ai retrouvés à
chaque tournant, je les retrouverai demain ;
ils ne manqueront pas à l'appel ; peut-être
ont-ils déjà fourbi leurs armes^ démodées.
Elles font partie de l'arsenal littéraire, et
d'autres que moi se sont honorés de leurs
attaques.
Ce soir, on se trouvera en présence, comme
toujours, d'une œuvre sincère, sans conces-
sions, bien ou mal écrite, mais tout emplie
de sa conviction. Elle se différencie pourtant
un peu de mes œuvres précédentes. Plus je
vais, plus il m'apparaît que les moindres faits
doivent avoir leur valeur allégorique ou sym-
\
222 ÉCRITS SUR LE THEATRE
bolique ; ils doivent souligner de façon per-
pétuelle les sursauts de Tâme, les positions
de conscience ; on doit, par eux, agrandir
les débats intimes. L'aine qui s'exhale, la
propagation de ses ondes sonores montant
jusqu'à l'azur de Tristan, n'est pas et ne doit
pas être l'apanage exclusif de la musique.
Ceux-là qui n'ont pas porté leur âme en vain
le savent bien s'ils ont senti, à de certains
moments, sourdre en eux l'harmonie des pas-
sions, tout l'orchestre de leurs désirs tendus
ou désespérés. Le héros qui meurt au combat,
l'amant qui clame sa passion, la victime qui
gémit, l'exilé qui se révolte, la solitude qui
tend les bras, tous ont projeté, à un instant
quelconque, l'écho lyrique de leur élan.
Pour le traduire au théâtre, point n'est besoin
de poésie artificielle ni de la métrique des
vers. Au contraire, ce rythme voulu, cette
fausse cadence qui engendre si facilement
l'enflure et la rhétorique, ne sont que le
poids mort de l'inspiration. Pas besoin même
d'un vocabulaire bien étendu. De pauvres
mots, de pauvres mots ordinaires, mais sou*
levés par le rythme vrai, scandés par les
LE PHALENE 2f3
mouvements générateurs de Tâme, ce serait
suffisant ! L'art dramatique ne doit pas re-
nier sa forme première ; il ne peut pas mentir
aux origines de Tode. Mais plus il va, plus il
doit s'allier à la réalité. Soulever le specta-
teur de cette réalité stricte jusqu'à l'essor de
l'ode éternelle, jusqu'à l'art apollonien, ce
sera le but des générations de demain peut-
être. Je suis persuadé que, tout en faisant
Vrai, on peut atteindre à la valeur du chant
et à la symphonie musicale.
Pourquoi, par exemple, en musique le duo
gtteint-il les régions de l'infini lorsque c'est
Tristan et Ysoldequi le chantent? Pourquoi,
au contraire, en poésie dramatique ou ver-
sifiée, le duo est-il généralement une chose-
insipide ou ennuyeuse ? C'est injuste, n'est-
ce pas ?
L'honneur de notre siècle aura été de don-
ner des ailes nouvelles à l'homme, de rendre
possible son équilibre mathématique dans
l'espace, nié par toutes les générations pré-
cédentes. Pourquoi la poésie, à son tour,
n'aurait-elle pas, quelque jour, l'honneur
d'atteindre à une pareille stabilité dans
2«4 ÉCRITS. SUR LE THEATRE
les espaces qui l'ont tant de fois déçue ?
Sans prétendre àThonneur d'une sympho-
nie plus haute, je m'estimerai satisfait si,
demain, persiste aux oreilles du public un
peu de cette musicalité ardente et douce que
j'écoutais, les soirs de cet été, sur la terrasse
où j'écrivais, lorsque les phalènes montaient
delà vallée et venaient sur la soie des lampes^
poser leurs bruits ^d'osselets, leur caresse
extasiée, leurs inexplicables silences, durant
lesquels ils semblaient tour à tour aspirer le
suc de la lumière ou la saveur de leur mort.
mm
PRÉFACE AU a PHALÈNE J»
15
à
-A
PRÉFACE AU « PHALKNE »
I jeune homme, dans trenl
s lignes parviennent jusqu
Ce fut une belle soirée !,.. Tout ce iju'il y
a de pur, d'iionnéte, trintègre, dans une ré
pétition générale (et Dieu sait ce qu'il en
entre dans la composition de ces solennités
parisiennes !) par une de ces agrégations
spontanées que seul le péril de l'art ou de
la nation peut provoquer, se concentra eu
une poussée vengeresse... L'excès de la
pourriture, le scandale éhonté, la liuérature
morbide venaient de provoquer un Kaut-le-
cœur libérateur et de rendre, aux fidèles
gardiens du goût, le sentiment de leur di-
gnité endormie... Ce fut un concert quasi
unanime et superbe, un de ces réveils de la
i
2-28 ÉCRITS SUR LE THEATRE
conscience parisienne, auquel je regrette
que, pour ton édification, tu n'aies pas as-
sisté... Il y avait dans la salle, ce soir-là, de
la joie, de la fraternité émue. On respirait...
On se serrait les mains, et le lendemain,
fiers de leur tâche ardue, les critiques et
leurs directeurs, comme un seul homme,
annonçaient au public, en des lignes emplies
d'indignation et de mépris mesuré, que jus-
tice était faite, le parvis lavé. Encore une
fois, la vertu, en France, venait d'être sauvée
par le journalisme !...
En vérité ce fut une belle soirée.
Certes, je te vois sourire déjà d'un mau-
vais sourire. Tu te trompes, jeune homme !
Ne calomnie pas imprudemment une élite
que tu n'as pas connue et qui ne ressemble
pas à celle de ton temps. Ne te dis pas que
la haine de l'audace, l'envie embusquée, l'ir-
ritation, l^agacement de voir un écrivain in-
dépendant s'accréditer depuis plus de dix
ans auprès du public par le seul moyen de
ses œuvres libres, ne te dis pas que l'amour
de la médiocrité, le culte du gérontisme,
trouvèrent enfin le moyen de se concerter et
PRÉFACE AU (( PHALENE » 2i9
de se manifester mieux que dans toute autre
occasion... Non, jeune homme, tu calomnies
une époque qui rie ressemble pas à la tienne !
Mon temps était intègre, je n'ai pas connu
de ces compromissions de plume ni de ces
haines littéraires... Si tu lisais les articles
de journaux qui, pendant vingt ans, (mt pré-
• cédé de leurs scrupules des œuvres comme
le Phalène^ tu y trouverais en toute circon-
stance la même fermeté de conscience de-
vant la pornographie déguisée, la platitude
littéraire, le vaudeville obscène et bête...
Mais il a fallu qu'une fois les bornes fussent
réellement transgressées- et la mauvaise lit-
térature excédée, pour qu'une coalition in-
consciente se produisît devant le péril immi-
nent... Et il est bon que cet accès (dont je
n'exagère pas Timportance, car que restera-
t-il de tout cela, œuvres et critiques, dans
trente ans, grand Dieu !) demeure ainsi qu'il
a été dit et écrit par eux-mêmes, une date...
Le mot dépasse la chose : un signet, un tout
petit signet ! Et si lu sors de cette lecture
édifié, une fois de plus, sur l'infaillibilité de
la critique, son impartialité, la nécessité du
à
230 ECRITS SUR LE THEATRE
point de vue moral dans l'œuvre d'art et Tin-
grité des mœurs littéraires, eh bien, c'est
déjà quelque chose et le Phalène n'aura pas
été écrit en vain !...
Mais le plus drôle de l'affaire, c'est que le
public auquel on faisait vigoureusement ap-
pel pour boycotter l'ouvrage ne se soucia
pas du tout de cet appel ! Il vint comme
d'habitude et fit, pendant plus de deux mois
un accueil empressé, très chaleureux à
l'œuvre décriée. Il parut s'émouvoir, il ne
fut pas offusqué, il applaudit; bref il agit
comme s'il se trouvait en face d'une pièce
sainement pensée, sainement écrite, et
comme si, chose étrange, dans sa sensibilité
et son intuition naturelles, il découvrait
Tidéal secret de l'auteur, ou comme si, fami-
liarisé depuis des années avec des œuvres
précédentes dont il n'avait suspecté ni la sin-
cérité ni la bonne foi, il ne pouvait croire que
l'auteur lui eût apporté une autre nourriture.
Sans doute s'abusait-il, — mais le public
PRÉFACE AU « PIIALÈNC » 231
est si facilement dupe de ses larmes ! Il y
avait même dans ses applaudissements une
ironie qui visiblement ne s'adressait pas à
l'auteur... Alors des journaux revinrent à la
charge. Pourquoi diable crurent-ils que l'hon-
neur de leur influence sur le public était en-
gagé dans cette aventure, pourquoi s'ima-
ginèrent-ils à tort que ce verdict d'une part
et, de Tautre, l'indifférence de la foule à ce
verdict compromettaient de façon trop appa-
rente leur apanage de mandataires ou d'inter-
médiaires patentés, nous ne le saurons pas, et
ce point de conscience est sans intérêt à élu-
cider!... Ecoutèrent-ils, tout à coup, des voix
intérieures qui, fallacieusement, leur souf-
flaient qu'il y avait, dans cette méprise litté-
raire et dans ce don-quichottisme, quelque
chose d'un tantinet ridicule ? Toujours est-il
que certaines feuilles récidivèrent, abondam
ment, et ce fut alors un autre son de cloche. Les
motsd' « insuccès, insuccès, insuccès, chute,
chute » revinrent curieusement comme un
leitmotiv. Une publication quotidienne don-
nait le ton par ce libellé : « Avis. — Le Phalène
est une pièce sale, mais c'est aussi une pièce
i
5âi ÉCRITS StJR LE THEATRE
ennuyeuse ». D'autres: « Si le Phalène fait
salle comble, c'est que les critiques en ont
mis en valeur la morbidité, le faisandé. »
Succès de scandale. D'autres encore : « La mo-
rale n'est pour rien dans l'insuccès de M. Ba-
taille, etc. Qu'on le sache bien, seule la mau-
vaise littérature de M. Bataille, son impuis-
sance manifeste, etc. » Hélas ! rien n'y fit.
L'œuvre ne parvint pas à périr.
Et rien ne fut changé. Encore un coup
d'épée dans l'eau ! La morale, la vertu et la
littérature demeurèrent ce qu'elles étaient au-
paravant, c'est-à-dire florissantes... des jours
passèrent... on ne se souvint pas de l'accès de
vertu qui souleva la presse et le public des
répétitions générales ; les vaudevilles res-
serrèrent leurs rangs . . . les plumes rentrèrent
dans l'ordre... on parla d'autres choses plus
intéressantes et le théâtre qui représenta le
Phalène connut des jours calmes, sereins et
prospères.
♦ ♦
Une des choses les plus burlesques de la
glorieuse époque où nous avons le bonheur
PRÉFACE AU « PHALENE » 233
de vivre est incontestablement la réhabili-
tation de la vertu entreprise par tous les
journaux^ de quelque couleur qu'ils soient.
La vertu est assurément quelque chose de
fort respectable, et nous n'avons pas envie
de lui manquer. Dieu nous en préserve ! La
bonne et digne femme! C'est une grand '-
mère très agréable, mais c'est une grand'-
mère... Les journaux les plus monstrueuse-
ment vertueux ne sauraient être d'un avis
différent; et, s'ils disent le contraire, il est
probable qu'ils ne le pensent pas. Penser
une chose, en écrire une autre, cela arrive
tous les jours, surtout aux gens vertueux.
Mon doux Jésus ! Quel déchaînement !
quelle furie ! Eh ! Mon Dieu ! messieurs les
prédicateurs, si l'on était vertueux, où pla-
ceriez-vous vos articles sur l'immoralité du
siècle ? Vous voyez bien que le vice est bon
à quelque chose.
Mais c'est la mode maintenant d'être ver-
tueux et chrétien ; on parle de la sainteté de
l'art, de la haute mission de l'artiste, de la
poésie du catholicisme, de l'humanité pro-
gressive, et de mille autres choses. Quel-
À
234 ECRITS ÇUR LE THEATRE
ques-uns fojit infuser dans leur religion un
peu de républicanisme, ce ne sont pas les
moins curieux.
Pour se poser en journaliste proprement
dit moral, il faut quelques ustensiles prépa-
ratoires, — tels que deux ou trois femmes
légitimes, quelques mères^ le plus de sœurs
possible, un assortiment de filles complet et
dps cousines innombrablement. Ensuite il
faut une pièce de théâtre ou un roman quel-
conque, une plume, de Tencre, du papier
et un imprimeur.
Quand on a tout cela, on peut s'établir
journaliste moral. Les recettes suivantes,
convenablement variées, suffisent à la rédac-
tion :
Modèles d'articles vertueux sur' une pre*
mière représentation,
« Après la littérature de sang, la littéra-
ture de fange, après la morgue et le bagne,
Talcôve et le lupanar, etc. (selon le be-
soin et l'espace, on peut continuer sur ce
ton depuis six lignes jusqu'à cinquante et
au delà)-; le théâtre est devenu une école de
prostitution où l'on n'ose se hasarder qu'en
PRÉFACE AU « PHALÈNE » 235
tremblant avec une femme qu'on respecte.
Vous venez sur la foi d'un nom illustre et
vous êtes obligé de vous retirer au troisième
acte, etc.. » (il y en a un qui a poussé, la
moralité jusqu'à dire : je n'irai pas voir ce
drame avec ma maîtresse.^ Celui-là, je
l'admire et je l'aime ; je le porte en mon cœur
comme Louis XVIII portait toute la France
dans le sien). « Il faut, dans toute œuvre,
une idée, une idée... là, une idée morale et
religieuse qui... une vue haute et profonde
répondant aux besoins de l'humanité; il est
déplorable que de jeunes écrivains sacrifient
aux succès des choses saintes, et usent un
talent estimable, d'ailleurs, à des peintures
lubriques, etc.. »
Et de fait, à côté de ces Bossuets de café,
de ces Gâtons à tant la ligne, je me trouve
le plus épouvantable scélérat qui ait jamais
souillé la face de la terre.
Mais quand je pense que j'ai rencontré
sous la table, ou même ailleurs, un assez
grand nombre de ces dragons de vertu, je
reviens à une meilleure opinion de moi-
même et j'estime qu'avec tous les défauts
â
•
236 ECRITS SUR LE THEATRE
que je puis avoir ils en ont un autre qui est
bien à mes yeux le pire de tous : c'est Thypo-
crisie que je veux dire.
En cherchant bien on trouverait peut-être
un autre petit vice à ajouter; mais celui-là
est tellement hideux, qu'en vérité, je n'ose
presque pas le nommer. Approchez-vous et
je m'en vais vous couler son nom à l'oreille :
— c'est Tenvie.
L'envie et pas autre chose.
C'est elle qui s'en va rampant et serpen-
tant à travers toutes ces paternes homélies :
quelque soin qu'on prenne de se cacher, on
voit briller de temps en temps au-dessus
des métaphores et des figures de rhétorique
sa petite tête plate de vipère; on la surprend
à lécher de sa langue fourchue ses lèvres
toutes bleues de venin, on l'entend siffloter
tout doucement à l'ombre d'une épithète
insidieuse...
Il y a d'abord l'antipathie du critique pour
le poète — de celui qui ne fait rien, contre
celui qui fait — du frelon contre l'abeille —
du cheval hongre contre l'étalon.
Vous ne vous faites critique qu'après qu'il
PRÉFACE AU « PHALÈNE » 237
^^M B^^ii iiiir- n - ■ ■ ■ I I II I - -- ~' 1~^ ——
est bien constaté à vos propres yeux que
vous ne pouvez être poète. Avant de vous
réduire au triste rôle de garder les manteaux
et de noter les coups comme un garçon de
billard, vous avez longtemps courtisé la
Muse, vous avez essayé de la dévirginiser
mais vous n'avez pas assez de vigueur pour
cela; rhaleine vous a manqué, et vous êtes
retombé pâle et efflanqué au pied de la
sainte montagne.
Je conçois donc cette haine. Il est doulou-
reux de voir un autre s'asseoir au banquet
où Ton n'est pas invité... Alors on se venge.
Il y a différentes armes et différentes
manières d'être journaliste moral.
Une des principales manies de ces petits
çrrimauds à cervelle étroite est de substituer
toujours l'auteur à Touvrage et de recourir à
la personnaliié, pour donner quelque pauvre
intérêt de scandale à leurs misérables rap-
sodies,*qu'ils savent bien que personne ne
lirait si elles ne contenaient que leur opinion
individuelle.
Il est aussi absurde de dire qu'un homme
est un ivrogne parce qu'il décrit une orgie,
à
238 ECRITS SUR LE THEATRE
f f ■! .■ I II
un débauché parce qu'il raconte une dé-
bauche, que de prétendre qu'un homme est
vertueux parce qu'il a fait un livré de mo-
rale; tous les jours on voit le contraire. —
C'est lé personnage qui parle et non l'auteur;
son héros est athée, cela ne veut pas dire
qu'il soit athée; il fait agir et parler les
brigands en brigands, cela ne veut pas. dire
qu'il est brigand. A ce compte il faudrait
guillotiner Shakespeare, Corneille et tous
les tragiques; ils ont plus commis de
meurtres que Mandrin et Cartouche : on ne
l'a pas fait pourtant et je ne crois pas qu'on
le fasse de longtemps, si vertueuse et si mo-
rale que puisse devenir la critique.
A côté des journalistes moraux, il y a aussi
les critiques utilitaires.
« A quoi sert ce livre ? Gomment peut-on
l'appliquer à la moralisation et au bien-être
de la classe la plus nombreuse et la plus
pauvre ? Quoi, pas un mot des besoins de
la société ? Rien de civilisant et de progres-
sif ! Comment, au lieu dé faire la grande
synthèse de l'humanité, et de suivre, à tra-
vers les événements de l'histoire, les phases
PREFÀCfe AU « PHALÈNE )) 239
— É- t
V
de l'idée régénératrice et providentielle,
peut-on faire dés pièces et des romans qui
he mènent à rien, et qui ne font pas avancer
la génération dans le chemin de l'avenir?
C'est au poète à chercher la cause de ce ma-
laisé et à le guérir. Le moyen il le trouvera
en sympathisant de cœur et d'âme avec
l'humanité. Ce poète, nous l'attendons, nous
l'appelons de tous nos vœux. Quand il pa-
raîtra, à lui les acclamations de la fdule, à
lui les palmés, à lui les couronnes... »
Après les journalistes progressifs et
comme pour leur servir d'antithèse, il y a
les journalistes i)lasés, qui ont habituelle-
ment vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont
jamais sortis de leur quartier et n'ont encore
couché qu'avec leur femme de ménage.
Ceux-là tout les ennuie, tout les excède,
tout les assomme : ils sont rassasiés, bla-
sés, usés, inaccessibles. Ils connaissent
d'avance ce que vous allez leur dire, il& ont
Vu, senti, éprouvé tout ce qu'il est possible
de voir, de sentir, d'éprouver et d'entendre;
le cœur humain n'a pas de recoin si inconnu
qu'ils n'y aient porté leur lanterne. Ils vous
S40 ECRITS SUR LE THEATRE
—
•
disent avec un aplomb merveilleux : le
cœur humain n'est pas comme cela ; les
femmes ne sont pas faites ainsi, ce caractère
est faux. — Vous croyez, monsieur, que votre
fable est neuve ? Elle est neuve à la façon
du Pont-Neuf : rien n'est plus commun ; j'ai
lu cela je ne sais où, quand j'étais en nour-
rice, on m'en rabat les oreilles depuis dix
ans. »
Ceux-là se plaignent continuellement d'être
obligés de voir des pièces de théâtre et de
lire des livres.
Il y a aussi la critique prospective. La re-
cette est simple. Le livre qui sera beau et
qu'on louera est le livre qui n'a pas encore
paru. Celui qui parait est détestable.
Toujours, le critique avance ceci ou cela
avec aplomb. Il tranche du grand et taille en
plein drap. Absurde, détestable, mons-
trueux, pela ne ressemble à rien, cela res-
semble à tout. On donne un drame, le "cri-
tique le va voir; dans sa feuille il substitue
son drame à lui au drame de Fauteur, il fait
de grandes tartines d'érudition, et traite de
Turc à Maure des genschez qui ildevrait aller
PREFACE AU « PHALENE )) .241
à Técole et dont le moindre en remontrerait
à de plus forts que lui.
Les auteurs endurent cela avec une magna-
nimité, une longanimité qui me paraît vrai- \
ment inconcevable. Quels sont ces critiques
au ton si tranchant, à la parole si brève, que
Ton croirait les vrais fils des dieux? Ce sont
tout bonnement des hommes avec qui nous
avons été au collège, et à qui, évidemment,
leurs études ont moins profité qu'à nous,
puisqu'ils n'ont produit aucun ouvrage et ne
peuvent faire autre chose que conchier et
gâter ceux des autres. 11 y aurait de quoi
remplir un journal quotidien et du plus grand
format : leurs bévues historiques ou autres,
leurs citations controuvées, leurs fautes de
français, leurs plagiats, leur radotage, leurs
plaisanteries rebattues et de mauvais goût,
leur pauvreté d*idées, leur manque d'intel-
ligence et de tact, leur ignorance des choses
les plus simples, fourniraient amplement
aux auteurs de quoi prendre leur revanche,
sans autre travail que de souligner les pas-
sages au crayon et de les reproduire textuel-
lement, car on ne reçoit pas, avec le brevet de
A
242 ÉCRITS SUR LE THEATRE
critique, le brevet de grand écrivain, et il ne
suffit point de reprocher aux autres des fautes
de langage poUr n'en point faire soi-même,
nos critiques le prouvent tous les jours;
mais que MM. Z.., K.., Y.., V.., Q.., X..,
ou telle autre lettre de Talphabet vous gour-
mandent au nom de la morale, c'est ce qui
me révolte toujours et me fait entrer dans
des colères non pareilles.
Charles X avait seul bien compris la ques-
tion. En ordonnant la suppression des jour-
naux, il rendait un grand service aux arts
et à la civilisation. Les journaux sont des
espèces de courtiers qui s'interposent entre
les artistes et le public, entre l'État et le
peuple. On sait les belles choses qui en sont
résultées. Ces aboiements perpétuels assour-
dissent l'inspiration, et jettent une telle mé-
fiance dans les cœurs et dans les esprits que
l'on n'ose se fier ni à un poète ni à un gou-
vernement. Il n'y avait point de critiques
d'art sous Jules II et je ne connais pas de
feuilleton sur Daniel de Volterre, Sébastien
del Plombio, Michel- Ange, Raphaël, ni sur
Ghiberti délie Porte, ni sur Benvenuto Gel-
PRÉFACE AtJ « PHALENE )) 243
Uni; et pourtant je pense que pour des gens
qui n'avaient point de journaux, qui ne con-
naissaient ni le mot art ni le mot artistique,
ils avaient assez de talent pour cela et ne
s'acquittaient pas trop mal de leur métier.
La lecture des journaux empêche qu'il y ait
de vrais savants et de vrais artistes ; c'est
comme un excès quotidien qui vous fait ar-
river énervé et sans force sur la couche des
Muses, ces filles dures et difficiles qui veu-
lent des amants vigoureux et tout neufs. Le
journal tue le livre...
Eh bien, non, imbéciles, non, crétins goi-
treux que vous êtes...
Mais je m'arrête... Tupo.urrais croire que
je me laisse entraîner par le ressentiment
ou rinfâme colère... Je vois un nouveau sou-
rire effleurer tes lèvres. J'aime mieux te le
révéler immédiatement, car tu manques
étrangement d'érudition. Jeune homme, le
long paragraphe que tu viens de lire n'est
pas de moi. Depuis la phrase initiale de cette
i
444 ÉCRITS SUR LE THEATRE
diatribe : « Une des choses les plus burles-
ques de la glorieuse époque où nous vivons »,
tu lis du Théophile Gautier, tu lis, réunies
sans y changer un mot, mais en lès rappro-
chant seulement pour t'éviter une lecture
fastidieuse, quelques pages de la célèbre
préface à Mademoiselle de Maupin, Avons-
nous si peu changé qUe tu aies pu t'y mé-
prendre?... Bon Théophile, tuas épanché là
toute ton amertume et ta verte franchise, tu
as osé donner cours à ton indignation, à la
vertu de ton âme devant tous les couards, les
Basiles de Téternelle opposition... Pauvre
grand homme courageux, sain, robuste, qui
ne prévoyais même pas alors les accès de pu-
dibonderie qui ont salué sinistrement tes
contemporains : Baudelaire, Flaubert, et, plus
tard, Maupassant, Goncourt, Zola, Verlaine
(la liste est trop longue, hélas!); peux-tu
juger du trône où tu sièges, une pipe de terre
cuite à la bouche, Téternité de ta cause, puis-
qu'un lecteur d'aujourd'hui s y est mépris, et,
bien à la légère, j'en conviens, a pu attri-
buer l'éternité de ta prose à quelque Tris-
sotin mécontent, falot et dyspeptique!...
PREFACE AU « PHALENE » 245
Je m'arrêterais sur ce plagiat déloyal, mai^
j'ai besoin d'ajouter quelques explications
reUtives à Théroïne du Phalène. Pardonne
cette digression... Lorsque la Comédie-Fran-
çaise décida de reprendre au mois de no-
vembre, cette année même, la Marche Nup-
tiale^ je choisis tout exprès, dans les sujets
que jai résolu de porter à la scène, celui du
Phalène, Je conçus le dessein d'exposer au
public cette coïncidence ou ce rapproche-
ment. Puisque je m'étais donné la tâche de
dépeindre le mieux que je pourrais, dans tous
Içs cœurs et dans tous les milieux, le sen-
timent de l'amour et, en face de lui, les fluc-
tuations de la personnalité, je voulus, cette
fois, opposer la païenne à la chrétienne, — la
jeune fille française, formée par la tradition
catholique et provinciale de notre pays, à
la jeune fille étrangère, l'intellectuelle sans
tradition ou plutôt la barbare éprise de toutes
les traditions, eh qui se mêlent confusément
rapport des races et de leurs idées anciennes
à
246 ECRITS SUR LE THEATRE
OU contemporaines, — bref, Texotique telle
qu'elle fleurit dans notre société, mais par
exemple dans son plus intéressant terrain de
culture : Fart et l'amour... Je Tai assez fidèle-
ment décrite, je le crois du moins ; et, en oppo-
sition à la femme française, têtue, mystique,
fidèle à sa race, même dans ses écarts ou
ses révoltes, j'ai peint l'ardente et tumul-
tueuse Slave, sans discipline morale, en proie
à ses instincts brutaux et superbes cepen-
dant, qui semblent, dans notre société un peu
nonchalante, renouveler, si curieusement,
, des forces et des goûts que nous connais-
sions certes depuis longtemps, dont nous
étions même quelque peu las, mais qu'un
néo-romantisme particulier et une ardeur si
expressive à les découvrir métamorphosent
presque complètement à nos yeux... On m'a
reproché ce romantisme et ce barbarisme
mêlés, comme s'ils étaient miens ! Je décri-
vais, au contraire, des romantiques renou-
velés au milieu de la société contemporaine,
en prenant soin de mettre en valeur toutefois,
ce qu'il y' a d'intéressant et de neuf dans
cette assimilation que font les « barbares »
PRÉFACE AU « PHALÈNE » 247
de nos goûts et de notre passé. Ce que j'ai
écrit jusqu'à ce jour, est la négation même
du romantisme! Le moindre sens critique
suffirait à en témoigner.
* Des noms, auraient dû venir spontané-
ment en mémoire... Nous côtoyons chaque
jour des Thyra de Marliew; j'en ai connu
dix exemples; mais est-ce que Ton écoute,
est-ce que l'on songe au théâtre ?... Je
ne partage pas plus l'idéal de Grâce de
Plessans que celui de Thyra de Marliew. Je
décris, mal sans doute, mais sincèrement
mon époque, — pas seulement ses mœurs
(ce fut la tâche du naturalisme), mais son
idéal momentané.
L'histoire du Phalène est presque rigou-
reusement authentique, et elle n'aurait pu
se passer dans un autre temps que le nôtre.
Dans trente ans, elle sera peut-être deve-
nue incompréhensible. Alors que je faisais
mes études de peinture, j'ai connu, comme
bien d'autres, cette jeune Américaine qui
peignait des tableaux genre Rose-Croix avec
le tempérament d'une femme née bien plu-
tôt pour peindre des rognons ou des bœufs
248 ECRITS SUR LE THEA.TRE
éventrés, miss G.. . Une nuit, je la rencontrai ,
non sans quelque stupéfaction, au bal de
Tacadémie Julian ; elle passait an bras d'un
de mes camarades. Deux jours après, je re-
çus ses confidences. Elle ressemblait éton-
namment à mon héroïne. Certes elle n'était
pas fiancée à un prince de Thyeste, mais
elle était rongée de tuberculose, jeune, belle
et de plus, presque ruinée. Son désespoir
s'extériorisa dans cette révolte farouche qui
l'avait jetée aux bras presque d'un inconnu.
J'écoutai avea scepticisme cette confidence,
et même avec d'autant plus de scepticisme
qu'elle émanait d'une exaltée et d'une étran-
gère... Il y a quelque six ans seulement,
j'appris sa mort; je me renseignai; elle
s'était tuée et beaucoup se rappellent cette
fin à peu près identique à celle de mon hé-
roïne, accompagnée seulement d'un esthé-
tisme « meilleur marché ». Pendant que ses
amis réunis dinaient, elle s'étendit somp-
tueusement dans sa chambre, au milieu d'un
éclairage préparé. Un masque de chloro-
forme adhérait à la figure...
L'héroïne du Phalène lui ressemble beau-
PRÉFACE AU « PHALENE » 249
coup. Cette pauvre âme, qui croyait entrer
dans la mort par une voie triomphale et en-
chantée, se marquait elle-même pour une
mort sans grandeur et sans force, malgré
son panthéisme apparent. On a souvent pro-
noncé le nom de Marie Baskirstchef et je me
suis expliqué dans une lettre à ce sujet ; je
n'y reviens plus. Assimiler la vie de Marie
Baskirstchef à celle de mon héroïne est abu-
sif ; son journal est là comme un démenti
irréfutable. Ce n'est pas Marie Baskirstchef
qui m'inspira le drame, mais, cet été, en
l'écrivant, je relus cç journal que je n'avais
pas ouvert depuis mes premières années
d'atelier... Je fus frappé de l'analogie, non
des faits mais de la situation. Et sur l'ange
de la mort et sur le démon de la gloire, la
malheureuse et orgueilleuse Marié écrivit
certains traits frappants d'une grande beauté ;
je les ai transcrits fidèlement ; ils ont pris
leur place au cours de ces dialogues enfiévrés
et, si j'ai laissé le nom de Lepage, ce maître
de Thyra de Marliew, c'est que je désirais
avant tout que l'on ne se méprît pas sur
l'attribution de quelques phrases qui appar-
A
250 ECRITS SUR LE THEATRE
tiennent en propre à Marie Baskirtchef, dont
les entretiens avec son maître Bastien Le-
page nous sont pour ainsi dire parvenus par
la voie de ce journal, si éloquemment vécu.
Mais je répète que toute confusion est im-
possible.
La vie de Marie Baskirtchef est trop con-
nue pour qu'on puisse lui attribuer les agis-
sements d'une Thyra,qui se jette dans l'abso-
lutisme plastique, par désespoir, au moment
même où elle découvrait le monde moral,
terre promise dans laquelle il ne lui aura
pas été permis d'entrer î
Entre autres références d'authenticité, j'af-
firme que mon héroïne est, au surplus, con-
forme à la vérité scientifique. Je n'ai pas été pa-
radoxal en montrant la mentalité d'une Thyra.
De mon temps, au moins, jeune homme, elle
était exacte, quoique je Taie stylisée. C'est
nettement le type des « tuberculeux intellec-
tuels », comme l'a écrit une autorité médicale
à ce propos mémo, « grands artistes ou grands
amoureux, avec leurs alternatives de force et
de prostration, mais avec augmentation de
la vie nerveuse et créatrice... » Ce n'est là,
>
PRÉFACE AU <( PHALENE » 251
d'ailleurs, qu'un des petits côtés de la ques-
tion, et cette authenticité est à mes yeux de
peu d'importance, bien qu'elle ait présidé à la
conception de cette pièce, car je n'ai jamais
rien tiré que de la vie et de l'autorité du fait.
*
Il n'existe pas de sentiment plus usé en
littérature et peut-être plus conventionnel
que : la fraternité de lai mort et de l'amour.
Toutefois, il me parut que dans aucune occa-
sion la mort et Tamour ne s'étaient juxta-
posés de plus éloquente et véridique façon.
Ici la convention fait place a la réalité... La
germination de la vie dans la mort, l'aile
palpitante de l'amour se consumant à la lu-
mière... n'avais-je pas le droit d'être tenté par
ce sujet? J'ai voulu que, semblable au modèle
que me proposait la nature, l'aile du phalène
fût chargée d'un peu trop d'ornements inu-
tiles et de diaprures qui, issues de la nuit,
semblent destinées à la lumière. Il appar-
tient à l'auteur dramatique d'exalter et de
critiquer en même temps son modèle, car
dans la vie tout est admirable et critiquable.
Â
i52 ÉCRITS SUR LE THEATRE
•
Je n'aime point, pour ma part, les person-
nages sympathiques. J'ai témoigné depuis
V Enchantement d'une volonté bien établie
de mêler l'ironie à la pitié, le comique au
dramatique; il n'y a guère de réalité exacte
sans cet amaigane... On m'a refusé (je dis,
dans la critiqué seulement) le droit de con-
sidérer la nature d'un point de vue qui fut
divers, et un peu universel. Également, je
croyais avoir assez témoigné d'expérience
théâtrale pour qu'il me fût permis, sans
avoir l'air pour cela de m'ètre trompé, d'écrire
une pièce dialoguée, s'écartant de la formule
ou du moule habituels... Du tout! Les férules
sont toujours là pour nous accuser d'igno-
rance ou d'erreur, comme au collège !...
Les lois du théâtre, monsieur, après les lois
de la morale ! disent les gens qui ne sont ni
des auteurs dramatiques, ni des moralistes,
bien entendu!... J'ai voulu, une fois, et
parce que le sujet s'y prêtait, délaisser la
pièce bien faite, bien construite, soumise
à des lois réelles dont je ne nie pas la
suprématie, mais que je crus pouvoir mo-
mentanément oublier pour me borner à
PREFACE AU « PHALENE » 253
écrire une sorte de dialogue philosophique,
ou plutôt de soliloque enfiévré, chez un
personnage que la proximité de la tombe,
rend lyrique, tumultueux et abondant.
J'ai encore le sentiment de n'avoir commis
aucun crime.
Il eh sera peut-être du Phalène comme il
en a été de mes autres pièces. UEnchanfe-
mentj Maman Colibri ^ Poliche, la Marcht
NuptiaUy suscitèrent les objections ou les
oppositions les plus sérieuses, les plus fu-
ribondes, à leurs premières « générales »...
Or en ces trois dernières années, les œuvres
que je cite ont été reprises, et, à leurs nou-
velles « générales », les objections sont tom-
bées. Lequel remporte en raison du premier
jugement ou du dernier ? Ce n'est pas à moi
de conclure...
Je ne témoigne à la presse, en écrivant ces
lignes, aucune ingratitude.
Je me souviens avec une reconnaissance
attendrie de certains enthousiasmes, de quel-
ques mains tendues et je n'ai pas de peine à
me rappeler les noms aimés — assez rares,
à vrai dire, — qui sont attachés au souvenir
234 ECRITS SUR LE THÉÂTRE
de mes premiers essais. J'ai plaisir à rappe- '
1er ici ceux de Catulle Mendès, de Muhlfeld,
de Nozière, de Jean Lorrain, entre autres,
qui, dès la première heure, me défendirent,
me suivirent et m'encouragère]||t. L*idée sau-
grenue ne me vient donc pas de prétendre,
après une déjà longue carrière, que je sois
un méconnu et que. des éloges ne m'aient
pas été prodigués au delà même de ce que
je méritais. Mais ce n'est pas la vanité seule
qui nous incite à écrire des œuvres sincères
dont la portée nous intéresse parfois plus
que le résultat effectif... La douleur, l'émo-
tion, la joie, la dure^ou mélancolique expé-
rience nous poussent à regarder au delà de
nos propres pensées comme à travers des
cristaux colorés. C'est le mirage créateur.
Ce que Ton veut dire est parfois plus impor-
tant que ce que Ton dit. Le dessein d'un
ouvrage est quelquefois la préoccupation
supérieure qui plane au-dessus de toutes les
autres, et nous souffrons plus de voir mé-.
connaître nos intentions artistiques, probes
et désintéressées, que nos productions elles^
mêmes.
PREFACE AU ft PHALENE « 2^)5
Or, jusque dans les éloges, la critique,
depuis quinze ans, n'a jamais cessé, à de
rares exceptions près, de s'inscrire contre le
sens de mes ouvrages, d'incriminer leur
morale ; je peux môme dire qu'elle n'a jamais
cessé de les flétrir devant l'opinion publique,
tout en en reconnaissant le talent ou la
réussite. Elle n'a pas cessé de les inculper
et de les écraser de charges dont elles étaient
indemnes. C'est la critique qui, dès mes dé-
buts, s'est interposée entre le public et elles,
qui, dès la première représentation de cha-
cune d'entre elles, a volontairement placé
entre la scène et la foule cette espèce de
voile susceptible d'inquiéter des spectateurs
que les audaces, s'il y en a, et les sincérités
de ma production eussent séduits ou attirés
plus facilement. Encore maintenant, c'est le
public qui s'est fait à la longue une convic-
tion personnelle, et n'écoute plus d'autre ex-
périence que la sienne; il vient d'en donner
une nouvelle preuve et en rejetant le verdict
insidieux de la presse, il a eu, cette fois plus
de mérite que de coutume ! On l'a trompé :
il le sait. Il a compris pourquoi.
256 ÉCRitS SUR LK, THÉÂTRE
Jeune homme, puisque c'est à toi que ces
pages ^'adressent, tu liras plus loin quélquee-
unes de ces violences qui furent adressées
au Phalène. Elles me sont familières. Dès
nia première pièce j'ai connu ce langage : ce
fut le ton avec lequel on accueillit mes pre*
mières démonstrations; c'est à l'aide de ces
armes qu'une certaine presse forgea tout de
suite cette cuirasse de mascarade, créa cette
légende d'immoralité suspecte de complica-
tions inquiétantes dont le souvenir n'est sans
doute jamais parvenu jusqu'à toi... Maman
Colibri^ Poliche^ la Marche Nuptiale, pro-
voquèrent la même obstruction véhémente,
un chœur de protestations indignées.
Exactement l'opposé de ce que l'on aurait
dû dire !... Morne idiotie !
La décadence, la névrose, le morbide, c'est
l'appauvrissement des formes et la dégéné-
rescence des vérités fondamentales qui ali-
mentent l'art et la morale.
Et justement il faut voir, dans toutes les
'^époques, avec quelle rage Géronte essaie de
jeter l'accusation d'une infirmité dont il sent
ses moelles s'ankyloser, à la tète de ceux
PREFACE AU « PHALENE » 257
qui viennent ouvrir les fenêtres et balayer les
ordures... Oui, il existe un malsain en art :
c'est celui qui s'épanouit le plus librement
sous la protection de ces sévères censeurs et
qui corrompt le théâtre. C'est la pornogra-
phie du vaudeville national, l'autre ^sournoise
pornographie de la pièce légère qui dissi-
mule sous des dehors de convention le vice
le plus vulgaire, c'est le mélodrame pleurni-
cheur, la sucrerie élégiaque et bourgeoise,
le faux optimisme béotien, signe suprême
de décadence.
Les voilà avec leurs complices éhontés de la
presse, les officines de salles de rédaction,
les voilà les corrupteurs de la bourgeoisie
française et les exploiteurs du mauvais goût
public...
Ce sont généralement de froids métho-
distes, des spéculateurs sans sincérité qui
habillent la routine au goût du jour, — avec
la complicité bienveillante de toute la cor-
poration, auteurs et journalistes.
Mais l'art veille, — et la France a toujours
été la première à se porter aux avant-postes.
Ah ! la vérité... Sais-tu, jeune homme, —
17
/
258 ECRITS SUR LE THEATRE
9
j'y songe parfois — ce qui m'en a donné le
goût, sans pour cela m'en avoir donné le
pouvoir, hélas ! je le reconnais ? C'est mon
éducation de peintre. A contempler cinq ans
la nature au milieu de ces gens sains et
frustes que sont pour la plupart les peintres,
dans leur adolescence, j'ai acquis la véné-
ration des formes vraies, de la ligne d'ex-
pression. La pureté du nu m'a donné le goût
de la noblesse naturelle de l'homme, l'hor-
reur de la pornographie, de l'hypocrisie, de
l'équivoque, du sournois en art... Le nu a
même eu, par son enseignement hautain,
des retentissements plus profonds en moi...
Il m'a justement donné la probité intellec-
tuelle, et cette religion de la nature que de-
puis je porte en moi... Ce fut durant les an-
nées d'atelier que je compris la composition
en art, le dessin ferme et synthétique, et
conçus à jamais l'horreur de l'anémie et de
la mollesse... Je me souviens que cet amour
du trait essentiel et de la ligne d'expression,
je les ai toujours enviés chez les maîtres qui
donnèrent de la vie des représentations sin-
cères et directement inspirées : Rembrandt,
PREFACE \U « PHALENE » 259
Yelasquez, Manet, Degas, Degas surtout...
dont le dessin est un puissant enseignement.
Pour les infirmes, ce dessin-là c'est la dé-
formation, le laid, l'exceptionnel, le morbide.
Point du tout. La structure humaine et son
expression sont établies chez Degas, selon
des observations de plan, de valeurs, de rap-
ports qui sont autrement puissants que les
faux muscles d'école (oh ! le faux muscle en
littérature aussi, quelle plaie!) ou le modèle
académique, — nous vint-il de Raphaël et de
la Renaissance !...
Je ne suis cependant pasde ceux qu'on ap*
pelle des réalistes ou du moins de ceux qui
demeurent dans les données précises du réa-
lisme... mais d'autre part s'il m'est arrivé de
trop subtiliser la matière, — même quand je
me suis trompé, et ce dut être souvent, — le
sens humain m'a seul préoccupé. Et j'aiacquis
aussi, chemin faisant, à ce contact permanent
avec la nature,d'excellentes certitudes comm e
celle-ci : que dans toutes les branches de
l'art on ne peut atteindre au général que par
le particulier... C'est une grande leçon.
Mais je ne m'attarderai pas ici à des dis-
à
•260 ECRITS SUR LE THEATRE
eussions d'art. Je veux souligner simple-
ment Terreur flagrante de la critique d'au-
jourd'hui lorsqu'elle adresse des reproches
qui consistent, en fin de compte, à prendre
bénévolement du nu pour du déshabillé,
des franchises pour des licences, des. exac-
titudes pour de l'anormal, des développe-
ments ou de la synthèse pour de la précio-
sité ou de la brutalité; ainsi de suite!...
Hé quoi! diras-tu, jeune homme, n*est-ce
pas la loi ancestrale, depuis deux ou trois
siècles au moins, mais pas plus, que la cri-
tique s'est inféodée dans les arts..,? Votre ,
cas ne fut pas unique!... Et tu as raison,
jeune homme. Les plus hardis comme les
plus minimes novateurs n'ont-ils pas été ac-
cueillis par les mêmes épithètes ?. . . Et puis le
temps passe... tout disparaît.. . et l'on s'étonne
des résistances oubliées; on arrive même à
les nier... Dans mon cas, l'intéressant c'est
que la résistance ne vint pas du public (c'est
généralement le contraire qui se produit),
mais d'une élite soi-disant chargée de diriger
ce public ! Le public, lui, transgressa les or-
dres donnés. 11 comprit peu à peu la sincé-
• PRÉFACE AU « PHALÈNE )) 261
rite indubitable de mes pièces, et s'y livra
parfois totalement. Ce ne fut qu'aux reprises
de ces pièces que les~ détracteurs désarmè-
rent, ce qui prouverait peut-être, en partie
au moins, la bonne foi de leurs objections ou
de leur colère, si Ton ne savait de reste qu'il
est plus aisé de rendre justice à des ouvrages
passés qu'à des ouvrages récents, et que
très souvent on n'encense le passé que pour
mieux écraser le présent. Je constate, quoi
qu'il en soit, qu'à ces reprises, la presse fit
entendre un autre son de cloche : « Est-ce
nous qui avons changé à ce point?... Le pu-
blic n'était pas mûr, il y a quelques années,
pour écouter cette œuvre qui, aujourd'hui,
apparaît claire, directe, etc. ; elle a gagné
en vieillissant comme le bon vin, etc. » Image
absurde d'ailleurs et inopportune !
La plupart de nies pièces ont été ainsi
reprises dans ces trois dernières années et
ont rencontré la même palinodie ; j'ai cité :
l'Enchantement, Maman Colibri, Poliche. Et
je songe que si l'on avait tout de suite rendu
justice à la mentalité de ces pièces et à leur
probité artistique, au lieu de les honnir au
â
262 ÉCRITS SUR LE THEATRE *
début, il n'y aurait plus maintenant à souffler
sur cette fumée encombrante et asphyxiante
qui se renouvelle à chaque expérience, et de-
vient procédé stratégique chez une certaine
opposition. « Calomniez, calomniez, il en res-
tera toujours quelque chose », comme disait
un grand créateur de légendes! Et, de fait, la
légende a le plus souvent force acquise. Ceux
qui la créent savent bien ce qu'ils font. La
postérité elle-même l'accepte sans contrôle et
que de fois elle a été la dupe d'une poignée
d'anecdotiers ou de mystificateurs ! La pure
spiritualité d'un Baudelaire, pour ne pas re-
monter plus haut, ne porte-t-elle pas, devant
le public, le poids d'une légende suspecte,
créée par ses contemporains?... Les salis-
seurs professionnels sont d'habiles psycholo-
gues ! Croyez-vous que lorsqu'un Ferdinand
Brunetière écrivait des choses déshonorantes
comme celles que je cite ici à propos de Bau-
delaire, il faisait œuvre de critique ou de
malfaiteur ?
«Le pauvre diable (Baudelaire) n'avait rien
du poète que la rage de le devenir. Non seu-
lement le. style mais l'harmonie, l'imagina-
'\
PRÉFACE AU « PHALÈNE » 263
_ •
tion lui manquent. Si Baudelaire ne fut pas ce
qu'on appelle un fou, du moins fut-ce un ma-
lade, et il faut avoir pitié d'un malade... Ce
serait un scandale, ou plutôt une espèce d'ob-
scénité que de voir un Baudelaire en bronze
de son piédestal continuer de mystifier les
collégiens. Il faut bien que quelqu'un le
dise!... » Non, ce critique était conscient de
son mensonge. Plein de fiel et d'envie,'il pro-
fitait de son crédit (sur lequel il s'illusion-
nait comme tant d'autres) pour tenter d'étouf-
fer le génie. Il le diffamait et souhaitait de le
déshonorer!...
C'est Sainte-Beuve qui pour châtier Balzac
d'avoir osé « louera mort » Stendhal (on sait,
écrivait-il avec modestie, combien je suis loin
de partager l'enthousiasme de M. de Balzac)
accusa publiquement, dans une causerie du
lundi, — et le [)auvre grand homme n'était
plus là pouf se défendre — l'auteur du Père
Goriot d'avoir été payé de cet éloge par l'au-
teur de la Chartreuse de Parme: 3.000 francs
(on précise, dans le métier). « Un service d'ar-
gent contre un service d'amour-propre, com-
mente-t-il. Je n'ajouterai qu'un mot: ce mé-
264 ÉCRITS 'SUR LE THEATRE
lange de gloire et de gain m'importune ! »
Quelle intégrité professionnelle!... Ah! les
braves gens !
Croyez-vous qu'un Gustave Planche faisait
œuvre de critique lorsqu'il écrivait : «M.Vic-
tor Hugo a maintenant trente-six ans et voici
que Pautorité de son nom s'affaiblit de plus
en plus !.. » J'ai recueilli cette sottise tendan-
cieuse parce qu'elle est si monumentale et si
symptomatique qu'après cela il semble qu'il
n'y ait plus qu'à tirer l'échelle !
Quand, plus près de nous, Jules Lemaitrè
(je cite ici impartialement un critique qui fut
toujours sympathique à mes productions) écri-
vait de Verlaine : « Les ahuris du symbolisme
le considèrent comme un maître et un initia-
teur », n'essayait il pas tout simplement d'in-
timider le sentiment public ? Le procédé est
habituel. Je n'hésite pas 4 'dire qu'il sera
éternel comme la répulsion qu'il nous ins-
pire.
Il faut en prendre son parti et écrire selon
son cœur. Cette équivoque, entre autres,
dont parle Théophile Gautier, qui tente
d'assimiler l'auteur à ses personnages, est
<\
PRÉFACE AU « PHALENE )) 5i65
une arme basse qui a trop rendu de services
à l^opposition, depuis qu'il existe une cri-
tique, pour qu^elle soit abandonnée de si-
tôt !... Ayons confiance dans un arsenal aussi
éprouvé ! A V Enfant de l^ Amour, cette feinte
indignation atteignit déjà au paroxysme. Sans
paraître^ comprendre quoi que ce soit à l'idéa-
lisme d'un auteur qui poursuit son étude
dans tous les milieux, la plus grande partie
de la critique fut prise d'un haut-le-cœur
comparable à celui que provoqua le Pha-
lène, Une ligue contre l'immoralité de la
Scène française livrée à l'ordure, fut même
fondée à cette occasion par des journalistes,
il m'en souvient!... Je ne vois dans mes
œuvres que la Femme nue qui ne souleva pas
cette objection d'immoralité et à la rigueur
les Flambeawx:, mais encore dans ce dernier
cas avec de fortes restrictions. On me traita
alors comme une brebis égarée qui revient
au bercail de la salubrité publique ! Mais il y
avait sans doute maldonne. Les apparences
seules, le milieu où j'avais situé les Flam-
beaux^ la pitoyable et simple aventure de
la Femme nue, avaient dû égarer Topinion de
266 ÉCRITS SUR LE THEATRE
la presse, car le malheureux auteur récidi-
viste eut le chagrin de contrister à nouveau
la classe la plus susceptible et la plus délicate
de la société parisienne !...
Je ne mets en cause que le grief d'immora-
lisme, car j'en donne ici la plus formelle as-
surance, je ne m'insurge pas le moins du
monde contre les critiques qui furent adres-
sées aux défauts ou aux défaillances ^artisti-
ques de mes pièces. Je ne vais pas si loin que
Théophile Gautier et je m'incline devant la
tâche un peu vaine, mais non sans intérêt, de
la critique lorsqu'elle verse dans l'analyse,"
et lorsqu'elle n'est pas l'émanation de l'esprit
négateur qui retarde la marche du monde.
La critique a droit de vie dans les lettres.
Toutes les formes de la pensée sont belles.
Si la censure en soi est chose absurde, l'ana-
lyse attentive, le disséquage réfléchi des œu-
vres est un louable exercice qui a ses maîtres,
s'il n'eut jamais ses génies. Certes, la petite
critique imbécile qui consiste à relever que
le troisième acte est meilleur que le deuxième
ou que la fin du premier paraît insuffisante,
est tout à fait dénuée de valeur ou d'intérêt ;
PRl&FAGE AU « PHALÈNE » 267
mais quand la presse n'est pas la circulation
de la mort {voyez même les grossières et per-
nicieuses erreurs d'un Sainte-Beuve), elle est,
au contraire, la circulation delà vie. Elle fait
l'effet d'un sérum généreux qui active l'orga-
nisme et enrichit les échanges cérébraux.
Non, jamais il ne me viendrait à l'idée, en-
core une fois, de m'insurger contre les criti
ques adressées à des faiblesses d'exécution
ou à des tares littéraires, le reproche fût-il
inexact ou sévère. 11 est fort possible que je
ne sache pas écrire en français, ni construire
un caractère et que mes ouvrages soient, se-
lon l'expression dont ftn critique notoire (1)
salua mes débuts, « un crime de lèse-litté-
rature qui devrait être puni par les tribu-
naux ». En tous cas, c'est un droit de l'écrire.
Je m'élève seulement contre l'intervention
du point de vue moral, qui constitue une éter-
nelle déloyauté.
Toutefois cette déloyauté n'est pas seule-
ment le fait de l'envie embusquée. Songez au
nombre d'ennemis naturels que l'on compte
dans une salle de théâtre ! Ceux qui se sen-
(1) M. Adolphe Brissom
268 ÉCRITS SUR LE THEATRE
tcnt atteints confusément dans leurs habi-
tudes littéraires, dans leurs convictions po-
litique (ceci domine terriblement toutes les
aufres questions) ou artistiques, voire même
dans leurs habitudes confessionnelles. Beau-
coup de ces gens ont une clientèle à satis-
faire? Il faut compter aussi les naïfs qui ne
peuvent pas dépasser leurs doses coutu-
mières, ceux qui n'ont jamais réfléchi sur
eux-mêmes et se trouvent en face tout à coup
d'un spectacle où la vie est exposée, selon
une excellente expression, « en profondeur»,
les demi-intellectuels qui s'en tiennent à la
lettre, les snobs qui spont des microbes pro-
lifères et contagieux; il y a des négateurs
systématiques ; les admirateurs éternels du
poncif .en art; d'autres qui, sur des œuvres
assez diverses comme les miennes, ne savent
pas bien sur quoi étayer leurs convictions
ou leurs répulsions;^. ceux qui croient sin-
cèrement que parce qu'on traite des sujets
vivants ou bourgeois, on déchoit de la poésie;
côux pour qui le gros succès de public, la
centième représentation, est un critérium
infaillible d'infériorité. Il y a les partisans du
PREFACE AU « PHALENE )) 269
- - ■-.
réalisme intégral qui haïssent Tapproche de
tout lyrisme et aussi les arrière-gardes des
anciennes écoles d'avant-garde... Que sais-
je!... Les rédacteurs qui sont obligés d'obéir
à leurs directeurs et aux amis de la maison!
Tous s'accordent sur un point : trouver en
face d'eux le signe de l'immoralité. C'est
là, pour l'opposition, un terrain d'entente
toujours très facile parce qu'il est vague et
que l'accusation portée a la force d'un argu-
ment d'intimidation.
Mais on trouve encore à cette résistance
une raison supérieure : elle est d'ordre
général, éternel, celle-là, et dépasse toutes
les autres. C'est qu'une pièce, lorsqu'elle
apporte une conception un peu neuve doit
choquer non pas les êtres incultes ou à cul-
ture assez inférieure pour qu'ils ignorent le
parti pris, mais ceux au contraire qui sont
enrichis de formules, de traditions, de con-
ventions antérieures et de beautés classi-
fiées. La brièveté du spectacle, le tumulte
des couloirs, le goût naturel de nier ou de
rabaisser l'effort, la joie d'avilir, de déni-
grer, de défendre des intérêts opposés et des
â
270 ECRITS SUR LE THEATRE
firmes commerciales, l'impossibilité aussi
où se trouve Tauteur de développer en scène
ridée profonde de son œuvre, chargé qu'il
est de représenter de la vie directe, Thabi*
tude que l'on a de considérer la valeur de la
pièce intrinsèquement, sans la rattacher à
des conceptions générales de l'auteur, cette
légèreté dans l'information qui est une des
plaies du journalisme et de l'opinion, tout
cela fait le reste et forme un poids mort qui
retarde effroyablement la vérité, — malgré
l'intelligence ou la capacité de l'élite! Je
parie de cette véritable élite dont le silence
ou la réprobation « font le tourment des
mauvais écrivains », et qu'un auteur du dix-
huitième siècle appelait : les quarante justes
de la capitale.
Mais, que vous donniez une heure, un
jour ou une semaine de réflexion, ou même
cinq ans (cinq ans vaut mieux cependant),
à qui doit nous juger, il n'en subsistera pas
moins ceci : toute œuvre qui apporte une
nouveauté de conception doit nécessairement
choquer ses contemporains en vertu de ce
principe que toute beauté nouvelle dérange
PRÉFACE AU « PHALENE » 271
en nous ce qu'il y a* de précédent, d'acquis.
C'est toujours le point déterminant de la
conception qui suscite Vobjection première.
Ety par un fatal mais un peu mélancolique
retour^ c'est lui qui sera plus tard la sauve-
garde et V intérêt de V œuvre. Reportez- vous
aux novateurs d'autrefois ou de naguère et
vous constaterez vous-même cette loi d'équi-
libre.
Une impression neuve froisse en nous les
traditions. On traite de lacune le fruit des
vérités retrouvées ou renouvelées. Manet re-
joignait les classiques; ses contemporains le
prenaient pour un anarchiste ou un malade.
Jadis, j'ai moi-même souri du Balzac de
Rodin, par première impulsion. La volonté
d'art du Balzac est pourtant belle, saine, lo-
gique. J'étais absurde comme tout le monde !
Il faut, même à un esprit averti, le crible du
temps pour qu'il puisse concevoir la sincé-
rité ou l'étendue d'un point de vue nou-
veau, d'une formule qui rompt avec les ca-
nons établis.
On devrait savoir surmonter la première
impression que vous procure le contact
272 ÉCRITS SUR LK THEATRE
*^
d'une œuvre un peu nouvelle, car cette pre-
mière impression, désagréable en ce qu'elle
blesse, comme je Taî dit, les conceptions
acquises, ne peut être évitée. Des gens qui,
en musique, avaient la conception de la mé-
lodie selon le mode de Gounod, devaient être
nécessairement choqués par la conception de la
mélodie wagnérienne; ainsi de suite. Chaque
œuvre apporte une atmosphère à elle parti-
culière, qui Tenveloppe, Tétreint et procure
toujours au premier auditeur une vague sen-
sation d'incohérence. Il faut la dépas&er.
Malheur à ceux qui s'arrêtent à l'objection !
Ils seront éternellement Bouvard et Pécu-
chet et, avouons-le, c'est la plupart du
temps, le cas de la critique. L'objection est
dans tout, même dans les chefs-d'œuvre.
Wagner faisait du bruit, c'était vrai!...
Debussy aujourd'hui est compliqué... Eu-
gène Carrière peint dans la fumée :. c'est
vrai!... Besnard éclaire ses personnages
avec des lanternes : c'est vrai !... Puvis est
un déformateur : c'est vrai!... Et qu'est-ce
que cela peut faire, grands dieux!... Le ju-
gement initial des contemporains s'arrête à
t>K£FÀX2£ Atl « PHALÈNE » ÎTà
m
ces ii^preâsions. Les auditeurs ou l^s spec-
talLeurs ae savieot pas ^'accusef euxrmAmes
d'iaiéfioriié ai supaionteF l'irritatioa que
LeuF proouFâ ee pFemier coiitad; indécis,
ffaiLehip les frontières au-delà desquelles,
ave£ u« peu d «{fort j^t de bonae yoionté, ils
trouiveraieiit d>e suite ces satisfactions inteU
leetoelies et ces piéi^itude^ d^esprit qu'ils
finissent par trouver quelques anné-es plus
tard, lorsque d'autres novateurs sont arrivés
à leur toUr et ont porté plus loin encore leurs
jalons dans un champ où Texpérjence est
illimité^ et où l'évolution s'accroît de façon
inx^essanjte.
Mes pièces, sans étr,e, je l''avoue, des
phares (de cette importance, et avec toutes
leurs faiblesses, mais parce qu'elles appor-
taient successivement quelques nouveautés
de point de vue, parce que la douleur ou
la joie, les moviveinents de Tâme, Tamour-
passion, s'y exprimaient selon des modes
inaccoutumés à la scène et peut-être sur-
tout parce que ma franchise jetait un jour
plus concentré sur certains aspects inté-
rieurs, lues pièces subirent ce sort commun.
18
274 ECRITS SUR LE THEATRE
J'ai toujours eu horreur de me répéter,
et j'ai par cela même déçu souvent des
sympathies à l'heure juste où elles venaient
de s'habituer à mes précédentes tejatatives.
Il m'eût été facile de faire le contraire. Le
vrai succès, hélas ! n'est généralement obtenu
par l'artiste qu'au moment même où il ra-
bâche et ne vit plus que sur ses procédés.
Progresser, chercher autre chose, c'est l'art
certain de décevoir.
Mettons que mes pièces aient été, quand
elles ont paru, quelque peu en avance sur le
mouvement théâtral (ce qui ne veut pas dire
qu'elles aient été meilleures ni plus parfaites
pour cela), et voilà peut-être ce qui explique
le mieux les différences d'accueil qui leur
ont été réservées à leur création et à leur
reprise. Je n'exagère pas d'ailleurs l'impor-
tance de cette avance et n'en tire d'autre
vanité que celle d'avoir un peu poussé à la
roue, avec ardeur. Car, qu'est-ce que cinq
ou six ans d'avance, lorsqu'il s'agit d'un art
comme l'art dramatique, lequel, grâce aux
mensonges et aux artifices florissants, re-
tarde toujours, comme, il a été dit, de cin-
PKEFACE AU « PHALENE » 275
quante bonnes années sur les autres formes
de la littérature !... Paradoxe tout de même
un peu exagéré que ce retard, si l'on veut bien
se reporter aux chefs-d'œuvre de la comédie
dramatique qui n'ont jamais été plus abon-
dants que dans les trente dernières années :
Amoureuse, le Passée la Course du Flam-
beau, Amants, V Invitée, etc.. tout ce réper-
toire si riche et si varié où, dans les sphères
les plus diverses ou les plus opposées de la
pensée, voisinent journellement et de façon
si vivante, des œuvres comme le Repas du
Lion et le Tribun^ la Foi et le Duel, de beaux
rêves de visionnaires comme Intérieur,- on
Pelléas, des farces tragiques, comme les
Affaires sont les affaires, et tant d'autres té-
moignages de l'activité productive de notre
époque !
En tète de la Marche Nuptiale, j'écrivais
jadis ceci :
« C'est toujours par ce qu'elle contient de
vérité qu'une œuvre nouvelle choque ses
contemporains. C'est toujours et seulement
27^ £GAITS SUR Lg^THBA.TaS
pour ce qu'elle aura couteau de vériié que
cette œuvre egt appelée à «ubaister dans
i'avanir. )>
Précisément, à Theure où j'écris ceslignes,
la Marche Nuptiale à non tour reçoit à la
Comédie -Frânoal^e, de la pari du piU^Ue et
des critiques mêmes qui, jadis, Tout pour-
fendue, un accueil presque sans restriction 4
bref, uue cott^écratioa telle qu'il m'est per-
mis de me reporter au jour de sa créatioju où
La pièce fat tellement discutée, et si médio--
cremeat goâtée. Alors coiiiime aujourd'hui^
moÎQS Apres mais tooit aussi flagrantes,
c étaient les éternelles rengaines : « détra-
quement, lUévrose, malsai», etc.^, » Et il
n'y a que sept ans de c«lai Le temps maix^he
vite et révoliition se fait rapide* Ce qui
était impur hier est pur aujourd'hui... AÎAsi
va le monde, et c'est très beau, très récon-
fortant et très sain !
Mes prophéties ne «ont d<inc pas técué-
raires et pas une preuve, en tous cas, ne
m'a été dounôe -que je me {usse troiàpé. Il
faut fMir oojiséqueiit exctiser ana pcHîserwp-
tkm. La cour 4'appeil fait autorité. U reste
PHéFACf! AU « PHALàKK » 277
■ Il 1 1 1 1 1 1 - - ■.....—— — -
bien une autre 6t suprême juridiction, mais
celle-là, il Ml trop hasardeux d'y prétendre :
elle ne dépend que de la postérité. Godten*
tons-nous de la leçon du présent.
Pour moi) je continuerai, dans ma bonne
foi et dans une solitude résolue, de donner
les ouvrages dont j'ai le dessein ou l'ambi-
tion... Je crois qu'il n'est pas de plus grand
honneur que celui de recevoir l'éloge de
ses pairs, lorsqu'il se présente; qu41 faut
être fier de recueillir l'assentiment de ceux
que Fon admire, l'assentiment aussi de la
grande foule; mais si, par hasard, ils vous
font défaut, l'un ou l'autre, ou tous deux, il
convient de ne s'en inquiéter guère et de
continuer son chemin, insensible au concert
d'imprécations, plus ou moins sincères,
que, pour ma part, j'entends à mes oreilles
depuis quinze ans, et derrière les voix plus
autorisées que nous aimons et que nous vé-
nérons.
Si je me trompe, je le ferai en toute hon-
nêteté, et aussi en toute indépendance (il n'y
a d'intéressant que de produire sans s'oc-
cuper du résultat), persuadé, par ma propre
â
278 ECRITS SUR LE THEATRE
sincérité, qu'en matière dramatique j'ai ap-
porté des œuvres bonnes ou mauvaises —
c'est un autre point de vue — mais à coup
sûr les plus idéalistes, les plus droites et
peut-être aussi les plus morales, de ces der-
nières années. Je le dis comme je le pense...
Au bout du compte, c'est l'ensemble de ces
pièces et de ces personnages qui sera peut-
être intéressant.
J'ai devant moi des sujets tout tracés, de
quoi alimenter de longues années encore de
ma vie. Chaque pièce viendra à son heure;
il faut écrire ce que l'on a l'envie impérieuse
ou distraite d'écrire.
Je serai peut-être iînpuissant à réaliser
mon espoir dignement, mais je peindrai
jusqu'à l'amour dans le peuple et même
chez des cœurs bourgeois. Je dirai l'amour
dans tous les cœurs. Et j'estime que je fais
œuvre saine et robuste si cette œuvre émane
au fond d'un esprit d'idéaliste passionné. Je
vais même paraître plus présomptueux en-
core ! Je suis sûr que tout ce que j'ai ^crit
doit témoigpier de cette recherche de beauté
à travers le jardin des âmes et que tout y
PREFACE AU « PHALENE » 279
clame la pitié, la forme la plus haute de la
justice. J'ai pitié de tout ce qui souffre, de
toutes les forces écrasées, je hais les hypo-
crites, les opportunistes, les oppresseurs.
J'aime. la France de la liberté et de la pen-
sée généreuse. Je crois au peuple ; à l'affran-
chissement de la femme, et de tous les es-
claves. J'ai foi dans le progrès humain. Je
déteste les idées conventionnelles. J'aime
passionnément la nature, et je mourrai avec
•
la conviction que l'humanité marche vers des
codes merveilleux de justice, et de frater-
nité, en dépit de toutes les horreurs. J'ac-
cepte de nos pères cet héritage d'idéalisme.
J'ai écrit en épigraphe, quelque part :
« Ariel est dans Caliban. » Cette phrase ré-
sume à peu près toute ma conviction. Elle
veut dire que la matière et l'esprit sont in-
dissolubles, se combinent l'une l'autre et
que les forces admirables mais terribles
de la vie sont éternellement perfectibles :
Ariel est partout prêt à jaillir, comme l'eau
du rocher. Cette phrase veut dire que toutes
les lois de nature sont belles et respectables,
à commencer par l'amour, splendeur de la
â
t80 ÉOftlTd dtR L£ THÉAtUt:
Tie^ et que le {iéché et Fofddrd lie soht pAS à
sa basé.' Bile veut dire, dette phrase, qtie le
rrthfhe de la yie, arec &es Instincfs et ses lois
imposée&y est la chose adÉfiirable contre 1«^
quelle il né faut pas ©'insurger en la salis-
sant, niais cfu'on doit admettre en la yéné^
rant. Les homnies, les sociétés et les reli-»
gions ont eu le tort antique de nier ou de
défortner la beauté de ces farces génératrices.-
Mais^ par contre, ces forces ne sont que des
bases;- Caliban n'est quel de la matière^ Et
cette J)hi'ase veut dire aussi, par conséquenty
que l'honneur de l'htimanité doit être de
s'attacher à spiritualiser l'instinct et Tintui-
tion^à agrandir les limites de la conscieilce.
J'ai été heureux de voir préciseï' magnifique*
ment, en ces dernières années^ par Bergson,
des idées sur l'intuition qui^ chez moi élé-=
mentaire^, faisaient l'objet de mes préoccu-
pationSi Dans leur humble et minde sphère*
mes pièces ne signifient pds autre chose que
celai quelques luttes de l'âme humaine eii
face des lois secrètes^ indestructibles^ belles
ou fatales de la vie et de l'évolution.- C'est
une très simple philosophie^ voyez-vous^qui
m'inspire, une philosophie de «constatation»,
si j'ose m'exprimer ainsi. Plus de thèses, plus
de théorisa, pluâ de i^ys^tèmei», plus dé sialires !
L'auiettf drAtodtiqtie ne doit pâ» être atitre
chose qù'uû enregistredi* impanial et un
obserVatétit- résôla. âatts cela nouâ né péi-
gnôûs plus et tLë dramatisons plus la rie,
mais des entités ou des chimères arides. Le
réel doit sang ees«e baigner, envelopper les
contours de nds dotideptions et elles doivent
cependant plonger leurs racines dans le sol
Invisible (jui est le creuSét mystérieu)^ de là
ndture. Goethe a Imaginé les Mères, les ma-
trices càdKéêS du niônde, procréatrices loin-
iftlnes, toujours tangibles, du moindre de
nos gestes, génératrices de ôés forces Indis-
ciplinées que Ton nomme: l'instinct et l'in-
tuition. Eh bien, il faut que malgré le sens
humain sans lequel il n*ést pas d'art drama*-
tique, malgré les apparences lés plus sub-
tiles du réel, il y ait, dans la coulisse comme
dans le tuf profond •que nous foulons, ces
personnages vénérables, ces déesses inamo-
vibles qu'un poète nomma si exactement; les
Mères.
à
282 ECRITS SUR LE THEATRE
« 4
Mais l'entreprise serait trop grande!... Je
laisse à d'autres Tespoir de la réaliser !...
Je connais mes forces et je n'ai ni fausse
humilité ni sot orgueil. Je veux dire simple-
ment que les intentions sont bonnes, Texé-
cution plus douteuse, et qu'au surplus il ne
faut travailler que lorsqu'on a quelque chose
à dire. Mes écrits sont dépourvus de conces-
sion ou d'inquiétudes de carrière ; leur simple
franchise passe même pour de la suffisance ou
de la morgue — à tort d'ailleurs!... Au point
où j'ensuis, je n'ai qu'à continuer*d'écrire ce
que je désire écrire, sans m'occuper du ré-
sultat, tout bonnement, et les pieds au feu...
Dans la solitude seulement, on peut ré-
créer un peu la vie et se la rappeler... Il
n'est rien de tel que de rêver et, dans le se-
cret de soi-même, d'embrasser des images,
ou de réveiller des souvenirs... pour s'en
aller un soir comme un petit Poucet, qui,
le long de la routo aura semé des cailloux
blancs noirs ou roses, devant que le temps
les chasse dans le fossé...
4
PRÉFACE AU « PHALÈNE )) 283
*
Mais je m'aperçois, jeune homme, que je
t'oubliais!... La violence et la prolixité des
attaques m'ont entraîné à enfreindre la pu-
deur naturelle de l'écrivain. Tant pis ! Au
moment où tu lis ces lignes, tout ceci est un
débat si lointain, si oublié, n'^est-ce pas! A
l'heure actuelle, tù sais que rien dans aucune
branche de l'esprit, n'a pu arrêter le progrès
et la marche de l'évolution qui entraîne la
France vers des buts de clarté, jde justice...
Et c'est l'essentiel ! Le monde s'est sans
doute encore éclairci, illuminé pour toi,
avant que tu tendes le flambeau à d'autres
coureurs... Pardonne-moi de t'avoir aussi
longuement importuné de moi-môme. Mais
si, par hasard, la morale de ton temps n'est
pas meilleure que celle du nôtre, si, par
impossible, tu as souffert des mêmes souf-
frances, triomphé peut-être des mômes er-
reurs, tire de ces lignes un léger mais sa-
lutaire enseignement! Va, console-toi allè-
grement ; travaille avec douceur dans la
Â
^4 écKin mn le thratbe
«
solitude, sans t'occuper d'autre souci que
celui, par surcroît, d'aimer, de t'enthousias-
mer et de vivre... Permets que je te quitte,
en le rappelant -^ pour le cas où tu doute-
rais de toi-mèmd et où \e» voix fallacieuses
auraient troublé ta volonté — deux belles
paroles; Tune de Renan qui termine les Sou*
venirê de Jeunesse: « Le public a Tesprit plus
large que n'importe qui. « Tous » renferme
beaucoup de sots : c'est vrai ; mais tous reti^
ferme les quelques milliers d'hommes ou de
femmes d'esprit pour qui soûls le monde
existe. Écrivez en vue de ceux-là. »
L'autre de Banville est plus belle encore :
« On périt de ne pas oser. »
Oui, on ne meurt que de cela... Mais on
meurt bien.
Décembre 49<3,
EXTRAITS
DE LA PRESSE DU « PHALÈNE »
JUa pubJiciaiiiojj où 4 pafv k Phalène et des
passage;» de la préface <|u'on yien«t die lire ^
cpuJtmiue de fair^ ^uivr^ cbaqvie pièce qw'ejje
édite ides élog^g xlécerué^s pjar la pr«^$ê^
Cette foi» J'auteur ,du Phalène ImX k ce qxie
cette revue des journaux fût impartialem^nX
ejcacte^ E» témoignage des incidejats reUtés
dwis la pi\éface,,v^ à titre documentaire, *pu.s
détachons jqweJqu^js-wjas de ces extraits^ ati
tasard ; à ceux qui, plus taid, doigteraient de
la violettce des ^ttaques^ ils doxwiexowit u»e
idée de «ce quie iut la pre&s^ parisienjie et
prvovificiale au lendemaiga de Ja représenta-
tion du Phalène^ en OGtol)r.e 1913.
Noie de Védiieur.
286 EGHITS SUR LE THEATRE
Le Figaro :
Comme à Bayreuth pour les représenta-
tions du Dieu allemand on ne pouvait hier
avoir accès dans la salle de la Chaussée
d'Antin quand le nouveau mystère était com-
mencé.
Les invités d'une avant-première ne peu-
vent, comme hier, que s'étonner de ces or-
gueilleuses consignes ; les spectateurs moins
favorisés des représentations suivantes, en
payant à la porte le droit de protester, déci-
deront, à moins qu'ils ne préfèrent porter
leurs pas plus satisfaits vers des scènes plus
gaies.
Quel théâtre pénible, en effet, quel théâtre
morbide nous crée l'immense talent de
M. Bataille ! C'est contre sa production nou-
velle qu'il faut protester ; toute son œuvre
s'en effondrerait s'il persistait : après les
ravages de la lèpre, ce sont des folies ero-
tiques d'une phtisie embrasée, pressée de
vivre, puis de mourir, qu'il nous décrit au
Vaudeville... Je suis certain que le public
LA PRESSE DU « PHALENE ))' 287
s'étonnera, comme nous tous, de la singu-
I
lière idée de Fauteur du Phalène choisissant
les ruines d'un cimetière et ses pieuses
tombes pour les flirts , les danses et les chants
d'une société malade en folie qu'il qualifie
fort innocemment de gens du monde....
Tout y est immoral,. en effet, tout y est
faisandé, et, quand la toile est enfin tombée,
on sort avec un sentiment de profonde com-
misération pour l'auteur dont l'incontestable
talent vingt fois consacré par de beaux suc-
cès se fourvoie maintenant comme par ga-
geure en ces choses nauséabondes et dépra-
vées.
Paris mérite d'autres œuvres que celles
que la Russie, l'Allemagne, l'Angleterre in-
terdiraient comme avilissantes sur leurs
scènes respectées.
Gaston Galmette.
' UÉcho de Paris :
J'hésite vraiment à raconter le sujet de
cette pièce, car ce journal a des lectrices et
Op «^nt que je pr^jv^^ U cUos^e e» soar
rwftt pour »e p9,<$ *y<>ir à i^i'e^ f4^b^F. Mais
il ^&t b'wn euteodv .qu^, â^fi^ -cet aFjtiçiç
écrit çn bâta, Jq Cai§j i^e^ pii*s ^^xpress^e^ r<ér
serves ii^ur le ^uje4;, ]ii9 tojm 4u dialogiui^ et
l'ijsamorole niaiserie <l(e tojii^ Jle^ sentiments
exprimés.
FftANÇOIjS DE NdtQN.
U Action Française :
Pauvre Bataille, pauvre faisandeur de pou-
lets jaaaigr.es J II ^ur.a doiwji^é (co^isé.cutiveniient
d^ans to.mtes Les sottises des m'a^-tu-lu, .ejt.
ooffiibieii sa prétendue complexité .i^^jiflae»-
taie apparaît aujourd'hui ce .qiu'-elle est en
réalité : Tentortillement des rêves malsains
autour d'une vanité de potache.
LÉON Daudet.
U Action Française :
CeUielfois, le gabier «éftali tro^j faisjS^d^. H
N
L\ PRÇ9SE DU « PHALENE »
était même pourri jusqu'à la corde, en sorte
que la corde a cassé. Cela devait arriver, et
il y avait quelque temps déjà que cet évé-
nement était prévu.
... Que ces extravagances de collégien
soient prises au sérieux, jouées sur un thé-
âtre du boulevard, examinées par la critique,
voilà, au fond, ce qu'il y a de plus surpre-
nant dans l'affaire.
La Libre Parole :
Il est bien inutile de critiquer les détails
de cette pièce que l'auteur a visiblement crue
titanesque et où il se révèle surtout comme
un Ipuftingue- grandiloquent. Les deux der-
niers actes sont surtout désopilants et le
théâtre d'aujourd'hui ne nous donne pas tel-
lement l'occasion de rire.
M. Bataille qui scribouille en prose n'a
donc d'autre excuse que celle-ci, qu'il veut
en tout se montrer licencieux.
Jean Drault.
19
M
-290 ÉCRITS SUR LE THEATRE
La Liberté:
/
Le Phalène^ c'est le second Faust d'Henry
Bataille, son Chantecler. C'est le testament
du symbolisme et du théâtre mufle réunis.
Vingt-cinq ans d'anarchie intellectuelle, mo-
rale et sentimentale se terminent par cette
fête de nuit décadente et bizarre où le Pha-
lène a brûlé ses ailes diaprées.
Jean de Pierrefeu.
Comœdia :
C'est un désordre moral prodigieux qui ne
laisse dans notre esprit q'une pénible im-
pression d'incohérence, parfois même de
démence.
G. de Pawlowski.
Le Gaulois:
Il est impossible de s'intéresser à cette
femme qui est peut-être phtisique au troi-
sième degré, mais qui est assurément folle
au dernier degré, ce qui est la çeule explica-
tion de sa débauche.
LA PRESSE DU « PHALENE )) !29i
Jamais n'ont été concentrées tant de malo-
dorantes et grouillantes fermentations.
FÉLIX DUQUESNEL.
Paris-Midi :
Avec le Phalène on tombe dans la plus
misérable animalité.
On voudrait ouvrir toutes larges quelques
fenêtres, faire passer un grand courant d'air
frais sur ces âmes avilies.
Robert Catteau.
Gil Blas :
M. Bataille nous a fait beaucoup de bien
mais il peut nous faire plus de mal encore.
Et il ne faudrait tout de même pas que les
spectateurs (ils se composent d'hommes et
de femmes enfin !) qu'il nous a conquis, le
lâchent et nous lâchent pour retourner écœu-
rés, épuisés et ahuris à des amusettes moins
littéraires qui, du moins, ne les fatigueraient
pas autant, mais les déshonoreraient davan-
tage !
Edmond Sée.
KCHITS SUR LE THEATRE
Le Progrès, k Lyon :
C'est le destin des auteurs médiocres de
connaître Tinsuceès dès qu'ils se réalisent
complètement. M. Bataille, qui se cherchait,
s'est trouvé ici.
EuGÈfîE Morand,
U Auto rite:
Je crois que cette fois M. Henry Bataille
a désiré se révéler à nous comme humo^
riste.
Il m'est absolument impossible de raconter
en détail cette pièce particulièrement amo-
rale.
C. Guet.
Journal de Bruxelles^ à Bruxelles :
L'EXÉCUTION D'UN MALFAITEUR.
Nou^n'e§3aierons de diesimuler notre joie,
D'un commun accord, comme si Ton voulait
d'un seul coup se venger d'un long temps dq
dur esclavage, toute U presse s'est révoltée.
Ah ! quel bonheur !
Fontemay.
LA ftlfiHHË Dt « t>HAtÉNK » S93
Revue critique des Idées et des Livres :
_ La convention, le mensonge et la barbarie
se nomment Henry Bataille.
Je ne me sens pas le courage de Tiladi-
gnation.
Du Fresnoy.
U Œuvre :
Un monceau d'ordure...
Cette fois, la preuse y a répondu de la belle
manière. C'est assurément pour les rédac-
teurs de r Œuvre une vive satisfaction d'en-
tendre a peu près tous les critiques répéter
aujourd'hui en un chœur indigné, ce que
nous avons dit si souvent de cette drama-
turgie déliquescente... Nous n'avons qu'un
regret^ c'est que M. Bataille ne soit pas is'
raélite.
Urbain Gohiek.
Le Mercure de France :
La répulsion que je n'ai cessé de profes-
ser pour le génie lyrique et dramatique de
M. Bataille, vient de faire définitivement
294 ECRITS SUR LE THEATRE
^■ " ^ ' " "^ '— ^ " — ^— — ■ '^ ■■■—■^■1 ■■■■■■ ■ ■■ ■■■■■■■■ 1,.^
place à un sentiment de pitié très sincère.
Le voici éteint, ce soleil dont la lumière
trouble ravit tant de sensibilités faussées
par la mauvaise littérature et contribua à
dévoyer Tart dramatique et contemporain!
La niaiserie incessante des quatre actes a
dessillé les yeux de chacun, voire de M. Gas-
ton Calmette, et je doute fort que l'auteur de
Maman Colibri puisse se relever jamais du
faux pas qu'il vient de faire.
Paul Léautaud.
Express du Midi :
Cette pièce n'est seulement pas une or-
dure, mais une ânerie. On y meurt à la fois
dedégoûtet d'ennui. Les malheureux acteurs
obligés d'interpréter cette malpropreté s'en
sont tirés le plus mal possible. Cette médio-
crité a d'ailleurs fait plaisir. La salle a, une
fois de plus, constaté non sans une vive sa-
tisfaction, que les priapées ne portaient pas
bonheur aux comédiens et aux comédiennes.
Tout ce monde succombait sous la honte et
sous l'opprobre. Les honnêtes gens étaient
vengés.
LA PRESSE DU « PHALENE » 295
Voilà, certes, un bon signe. Est-ce que les
directeurs de théâtre qui spéculent sur la
luxure ne finiront pas par comprendre la
leçon que leur donne la faillite de la porno-
graphie ?
Romans-Revue :
La pièce est un très grave scandale. On se
demande, écrit le Bulletin des Amis de VArt
dramatique^ si M. Bataille n'est pas détraqué
lui-même. Le public écœuré, ajoute-t-il, ne
va-t-il pas se lever pour protester contre de
pareilles turpitudes ?
M. Lebon.
La Croix diM Nord :
Une pièce infâme.
Henry Bataille, polisson des lettres... On se
demande quelle hypocrisie sociale fait tolérer
de tels spectacles aux gardiens responsables
de la moralité publique. Ils parlent de fer-
mer les bars suspects, ils traduisent devant
les tribunaux les misérables qui sèment les
doctrines de la dépopulation. Nous n'imagi-
nons pas dans rhonnête bourgeoisie un seul
M
296 ECRITS SUR LE THEATRE
père, une seule mère, pour aller applaudir
un monsieur qui bafoue leur autorité de chefs
de famille, en échange des paquets de boue.
Il y a des maisons condamnées aux personnes
qui se respectent. La morale n'y est pas plus
outragée que dans les pièces infâmes de Ba*
taille.
Etc. Etc»..
Pour être impartial, il faut mettre en re-
gard quelques extraits de journaux et revues
qui ont défendu la pièce.
La France :
J'imagine que M. Bataille a dû prendre
plaisir à lire certain nombre d'articles qui
furent écrits sur sa dernière pièce, le Pha-
lène. On lui a reproché de ne pas savoir
construire une pièce ; on a affirmé qu'il igno-
rait la langue française, et rien n'est plus co-,
miques il s'agit, en effet, d'un homme
qui nous a donné plusieurs chefs-d'œuvre.
Le directeur d'un quotidien littéraire n'a pas
hésité à rédiger lui-même un Éditorial, ce
LA PRESSE DU « PItALENE » 297
qu'il ne fait qu'en cas de graves circons-
tances, quand M. Poincaré est notnmé Pré-
sident de la République, quand le Ministère
tombe, quand l'impôt sur le revenu menace,
quand M. Nijinski crée V Après-midi d'un
faune. Il parait que la pièce de M. Bataille
déshonorerait TAUemagne et ses scènes res-
pectées, si elle y était représentée.
... Malgré les lois, malgré les justes pré-
jugés, il y -a des moments où toute Thuma-
nité cède à la violence de l'instinct, à cette
protestation merveilleuse de tout l'être contre
les forces de la mort. Songez-y bien ; Pat-
trait qui assure la perpétuité de la race a été
considéré par les religions les plus austères
comme le péché le plus nécessaire. Eve
écoute le serpent et quand elle a suivi ses con-
seils, Adam sent naître en lui Pamour. Quelle
différence y a-t-il entre cette histoire sacrée
et Paventure qui unit à Thyra le prince de
Thyeste ? Les légendes primitives du peuple
qui proclama l'unité de Dieu mêlent la créa-
ture humaine à tout Tunivers. Elles ont la
splendeur du panthéisme, il est impossible
de séparer Pesprit de la chair. Gomme Pécri-
298 ECRITS SUR LE THEATRE
vit dans une dédicace, M. Henry Bataille :
« Ariel e^t dans.Caliban. »
... Rien n'est plus pur que cette fin de
Thyra, qui n'accepte pas l'humiliation de
la maladie, qui se glorifie d'avoir con-
servé intacte l'harmonie de son corps et qui
s'en va après une fête délicate sous les roses
qu'elle prit soin elle-même d'amonceler.
C'est ainsi que j'ai compris la pièce nou-
velle de M. Bataille. J'ai été très ému et
peut-être y a-t-il dans cette œuvre un autre
papillon que le Phalène. Au moment où
s'échappe le dernier souffle de Thyra, j'ai
cru voir s'envoler le papillon qui s'appelle
Psyché et qui est son âme nuancée.
NOZIERE.
Gil Bios :
Malgré l'enseignement qu'elle eût pu re-
tirer de tant de ses prophéties que les événe-
ments ont infirmées, la critique dramatique
ne cesse point de retomber dans les mêmes
erreurs; et le cas du Phalène l'oblige une
fois encore à avouer son manque de perspi-
cacité. Ses reproches, au lendemain de la
L\ PRESSE DU « PHALENE » 299
répétition générale, furent, on s'en souvient,
quasi unanimes. Durant quelques jours les
journaux publièrent des protestations ver-
tueuses contre ce qu'on est convenu d'appe-
ler depuis dé longues années : « Théâtre de
décadence », littérature morbide », « spec-
tacles immoraux ».
Le bel artiste qu'est M. Henry Bataille fut
traité avec une commisération presque in-
sultante, comme si le Phalène n'était point
de la môme veine si hautement poétique et
si profondément humaine qui a déjà donné
aux lettres françaises : Poliche et Maman
Colibri^ la Marche Nuptiale et la Femme
nue. Quelques-uns de nos confrères firent
mieux que de protester: ils réclamèrent le
silence en prétendant que les protestations
mêmes risquaient d'accroître le scandale et
allaient assurer à la pièce un succès qu'elle
ne méritait pas.
Puis la critique dramatique alla exercer
sur d'autres œuvres son infaillible dia-
gnostic, etc.. Le Phalène poursuivit au Vau-
deville, devant son véritable et dernier juge :
le public, sa triomphale carrière.
300 ECRItS SUR LE tMt.VTRK
Les spectateurs se passionnèrent chaque
soir pour Thyra de Marliew. Ils pleurèrent,
admirèrent et applaudirent.
Le cas du Phalène et celui de la Marche
Nuptiale sont identiques. Qu'on se souvienne
des critiques amères qui, voici se^ ans, sa*
tuèrent l'apparition de cette dernière pièce.
On disait déjà — ces clichés sont éternels —
« spectacle immoral, littérature morbide,
théâtre de décadence ». Le temps a fait son
œuvre. Il a mis à sa place, la première,
Tœuvre critiquée. Le jPAa^è/2e subira Je môme
sort. Souhaitons que M. Henry Bataille donne
aussi fréquemment à la critique dramatique
l'occasion de se tromper.
Pierre Mortier.
Le Matin :
M. Bataille n'a jamais manifesté plus har-
diment ses dons, qui sont ceux d'un maître,
don de créer une qualité particulière d'inté-
rêt et d'angoisse; don de créer autour du
spectateur comme la musique ou la poésie,
une atmosphère différente; don de pénétrer
et de révéler le fond des cœurs, de faire tou-
L\ PRRSSP.PU « PHALÈNE » 301
%
cher, à travers des cas ou des êtres d'excep-
tion, la réalité et la généralité de la vie.
LÉON Blum.
Lç Touche à tout. :
J'ignore le pourquoi de la résistance sou-
daine de la critique à cette nouvelle et très
belle pièce de M. Henry Bataille.
Dans le Phalène^ comme dans toutes ses
autres œuvres, M. Henry Bataille reste un
observateurd'âme clairvoyant, rigoureux, vé-
ridique et en même temps un poète rare, un
évocatcur de beauxsymboles,uncréateur d'at-
mosphères, pour tout dire un grand artiste.
Pierrp: Valdagne.
Femina :
'Il y a tant de beautés dans Tœuvre d'Henry
Bataille, qu'elles ont échappé à la plupart
des critiques habitués à trouver les phrases
originales et profondes habilement encadrées
et présentées par des écrivains astucieux...
Mais au plus fort de sa gloire, l'écrivain,
au lieu de se reposer timidement sur ses
lauriers, affronte la combat.
Henri Duvernoks.
Wi ECRITS SUR LE THEATRE
Le Parthénon :
Cette œuvre a soulevé devant le vertueux
tout-Paris des générales, un toile de répro-
bation unanime et de pudeur outragée. On
est parti en guerre avec un touchant en-
semble contre cette pièce immorale, nausé-
abonde, outrageante... Les épithètes ont
manqué sur bien des points. Je /suis donc
allé voir le Phalène (c'était la seconde re-
présentation) en ayant pris soin de cuirasser
mon âme d'un triple airain et j'avoue que
je n'ai pas très bien compris l'indignation
générale. J'ai écouté fort attentivement et,
je le dis à ma honte, je n'ai pas rougi un
seul instant. Paris aurait-il été victime, une
fois de plus, d'un de ces mouvements irrai-
sonnés qui le secouent de temps en temps,
ou avait-il été indisposé qu'on eût fait clore
les portes de la salle dès le lever du rideau
et fait attendre dans les couloirs quelques-
uns des plus notoires représentants ?
Au demeurant, vous verrez qu'il en sera
de cette œuvre de Bataille comme des pré-
cédentes et que, lorsqu'on la reprendra dans
LA PRESSE DU « PHALENE » 303
quelques années sur une autre scène, on la
traitera de chef-d'œuvre.
Louis Payen.
U Indépendance belge :
La répétition du Phalène a présenté ceci
de particulier que la salle témoigna d'un for-
midable enthousiasme et que les couloirs
prirent l'allure d'un cirque où l'auteur eût
été livré aux bêtes.
Henri de Weindel.
Le Monde Artiste :
Le public des répétitions générales, dont
les ridicules nous paraissaient un peu nom-
breux, vient d'en ajouter à sa liste. Les per-
sonnages que l'on a coutume d'assembler
pour juger la valeur de notre production
théâtrale, ont été pris d'un accès de pudeur
qui dépasse en comique tout ce que pour-
raient inventer nos chansonniers les plus
rosses, associés à nos revuistes les plus
cinglants. Ce public qui se plait d'ordinaire
au libertinage; qui trouve affriolants les
scandales les plus gros; ce public dont les
304 BcniTS SUR LE thh;atre -
femmes « poussent à bout leç traductions
exactes du collant », comme disaient les
Goncourt; ce public qui a inventé Fart com-
pliqué de joindre « Thypocrisie réglée au
cynisme de ses propres dérèglfiments »,
comme disait à son tour Barbey d'Aurevilly;
ce public s'est regimbé tout à coup en écou-
tant une comédie de M. Henry Bataille; il a
rougi, il s'est voilé la face; il a déclaré que
Tétude de caractère qu'on lui présentait allait,
par son immoralité, mettre en péril la bonne
renommée de la France auprès des nations
étrangères! Notez qu'il gf'agit d'un écrivain
qui a doté notre littérature dramatique de
plusieurs chefs-d'œuvre. Et loin d'en vou'
loir au public des "répétitions générales de
son ineffable pudibonderie, remercions-le.
Mais oui, remercions-le, car son accès de
vertu est pour nous une source de gaîtç dé-
licieuse,
Paul Miluet.
Conférences des Hautes-Etudes sociales
du Î2 janvier 191i :
Il est possible que le Phalène ne soit pas
V
•
Ul presse du « PHALENE )) 305
le chef-d'œuvre dramatique de M. Henry
Bataille (l'auteur y fait table rase de trop de
détails de métier), mais c'est assurément
son chef-d'œuvre poétique. Jamais on n'a
décrit avec autant de magnificence l'ardente
flambée d'une âme et d'un corps consumés
par le même incendie passionnel. Musset
seul a évoqué cette formidable image dans
une de ses strophes les plus ardentes :
Puisque c'est par toi que j'expire,
Ouvre ta robe, Déjanire,
Que je monte sur mon bûcher.
Et ceci emportera cela. Non seulement
devant la postérité, mais devant le public
de demain, le Phalène connaîtra les triom-
phales revanches de la Marche Nuptiale,
Camille Le Senne.
20
L'AMAZONE
)
Et la guerre survint î... Écroulement de
tous les espoirs, subit étranglement des
conquêtes séculaires de l'esprit, suicide de
l'homme parvenu à mi-chemin du faite con-
voité, l'animal fou se. précipite dans les
activités les plus embrouillées et les moins
conformes à la vie. Les forces naturelles
sont déviées jusqu'à l'absurdité. C'est la
saignée de la race, la mort des idées, le
néant de l'erreur, l'aberration suprême!...
Toutes lumières éteintes. L'ombre antique
redevenue maltresse du globe... déluge de
ténèbres qui ensevelit la planète... Ma géné-
ration ne semblait pas appelée à respirer
d'autre air que l'air pur de l'intelligence,
des libertés, du progrès, de l'idéal social
310 ÉcaiTS SUR LE THEATRE
^^■i^— ^-W^— I ilIliN W »» ••m^ Il I II II III ..Il
et mordl... Bruyamment la civilisation vient
d*être coupée en deux du tranchant de
Fépée... Quel est ce cataclysme qui s'abat
sur tant de fronts levés naïvement vers le
ciel ?. . . C'est ce que tout le monde se demande
avec effroi... On commence par s'interroger,
on se tâte, au milieu des flaques de sang qui
giclent de toutes parts ! Est-ce la fin de l'in-
telligence?... Sera-ce un jour la débâcle défi-
nitive de la pensée devenue agent suspect et
subversif?... Est-ce l'esclavage qui recom-
mence?... Est-ce la liberté qui va rugir au
contraire son cri suprême de dégoût et de
rébellion?... Qui sait? Le tocsin sonne. Le
canon s'approche déjà de ma maison de cam-
pagne... Les pigeons blancs du toit prennent
leur vol... Les champs désertés ont l'air de
préparer des tombes... On m'annonce que
l'ennemi est proche... En effet les premiers
obus incendient la forêt... Il faut partir...
Chaque coup de canon fait s'érrouler des
roses sur la terrasse... Non, non, ce ne sera
pas la défaite ! non, non ce ne sera pas la
mort de toute beauté... C'est impossible!
Des rêves rajeunis renaîtront; des volontés
l'amazons 3ii
plus extraordinaires encore vont sortir de
ce fumier sanglant... Et, si par hasard, ce
n'était pas là les réalités que ton destin nous
réserve, — 6 Insatiable! — je m'inclinerais
encore sans comprendre, persuadé que tes
fins sont merveilleuses et que nous ne pou-
vons les embrasser; mais je jure qu'elles ne
seront jamais le règne de la Force, de la
Bestialité, de l'Esclavage. Oui, c'est ma
fierté d'homme de le croire, quand bien
même la Raison dévasterait momentanément
l'univers, même si elle s'acharnait contre la
perfection de son passé... C'est vers la liberté,
vefs les' flambeaux que Thumanité sanglante
tend « d'un geste droit son* cœur comme un
jet d'eau ».
Gomme tous les Français surpris dans leur
vie contemplative, tel est Tacle de foi que je
prononçai fervemment quand il me fallut
quitter ma maison, mes champs, sous la
ruée des obus, et abandonner aux envahis-
seurs le morceau de sol exigu, ou chacun
continue le rêve des ancêtres...
#
Peu après, c'était la (( Marne. » Jours bénis !
Aurpre dans le crépuscule ! Ah ! les belles
312 ÉCRITS SUR LE THEATRE
heures où Ton vivait suspendu à Tespoir,
accroché aux minutes comme Tenfant aux
mamelles qui vont lui prolonger le souffle.
C'était enfin la preuve de Tespérance. Déjà le
départ de la nation, aux jours de la mobilisa-
tion nous avait tout enorgueillis, — et le fris-
son de la mort qui venait de passer nous ren-
dait plus radieux encore le reflux de la France.
Quelle perspe^ctive s'étendait déjà à la portée
du rêve! C'est à ce moment, au plein de Tan-
goisse, que, loin des choses saccagées, au
hasard môme des tables d'auberge ou de
campagne, je couvris les pages qui com-
posent la première partie de la Divine Tra*
gédie,.. On écrivait tout ce qui vous passait
par le coeur comme pour se venger de son
impuissance!...
Ensuite deux années s'écoulèrent. Quelles
années ! Depuis cette inauguration tragique
du drame européen, depuis ces premières
heures où seule, l'obsédante idée : la dé-
fense du sol et de la race, accaparait toute
notre ardeur, quel chemin parcouru ! Tant
de spectacles se sont offerts à notre esprit,
tant de méditations nous ont sollicités^tant
l'amazone 313
de points de vue se sont découverts à nos
regards lentement, tant de choses nous ont
apparu à travers la déchirure progressive
du voile, que nous avons peine à reconnaî-
tre rhomme que nous fûmes à ce moment-
là !... A rheure où j'écris, le danger subsiste
malgré le goût dç victoire qui se commu-
nique à tout, mais le danger s'est déplacé,
amplifié, il revêt des formes multiples!...
Nous avons éprouvé des déconvenues si
diverses, nous avons assiisté à une si to-
tale faillite de l'intelligence, de l'observa-
tion, de l'organisation, nous avons frémi en
face de telles hétacombes, imp|udemment
occasionnées, notre poing s'est crispé avec
indignation devant tellement d'agiotages de
pensée, de spéculations politiques ; tant de
haine, de bêtise fratricide, ont mêlé leurs
fumées dans le but d'obscurcir le ciel, tant
et tant de problèmes ont été agités, tant de
formes obscures s'ébauchent, montent de
ces champs de carnage et projettent leur
ombre grandissante sur la cité, — que notre
I conscience troublée, avide, s'est ressaisie
de tout son effort pour embrasser l'étendue
A
314 ECRITS SUR LE THEATRE
I
qui se déroule à nos regards et qui n'est
plus celle du début de la guerre I C'est tout
un déplacement des valeurs, une coalition
des idées en marche autour du drame. Pen-
dant que la race donne, le long de la rouge
diagonale qui cravache la France, l'exemple
de courage le plus inouï, le plus sublime qui
ait jamais été atteint, ici notre angoisse inter-
roge tous les tribunaux de la pensée... Jus-
tice, Pitié, Charité, Fraternité, les jeunes et
vivaces entités qui ont présidé à l'effort de
nos pères se pressent, plus impérieuses, plus
tragiques et plus courroucées autour de la
magnifiqu%et douce image de la Patrie î
Et c'est pendant que nous vivons plongés
dans cette méditation frémissante et doulou-
reuse que des esprits, apparemment bien lé-
gers et bien superficiels, des panbéotiens in-
génus et affiliés sans le vouloir peut-être au
troupeau destrafi(|ueurs de guerre, réclament
à cor et à cri un panégyriste de l'hécatombe,
le chantre énamouré de la tuerie... La France
régénérée par la guerre !... Nous connaissons
l'antienne tendancieuse !... Non, il n'y aura
pas l'Homère des tranchées... Ce seront d'au-
L^MAZONE 315
très poètes qui parleront et qui diront la
Vérité, la grande Vérité, — et proféreront
d'autres paroles que de simples et vaines
paroles de gloire. Il n'est pas un homme
digne de ce nom, il n'est pas même un chré-
tien digne de l'être qui ne doive exécrer la
guerre. Il n'y a plus de guerre sainte. C'est
Tesprit du mal qui, à l'arrière, à l'abri, la
ppône, la vante, la couve, s'en sert comme
d'un bouclier, une arme de protection poli-
tique, un mot de passe fulminant qui per-
mettrait à la troupe sans scrupules ou ver-
gogneuse, de prendre les devants, sous le
déguisement du patriotisme, sous le masque
défoncé de Thonnéte homme — masque que
d'un revers de main, peut-être, le peuple
soufflettera, à l'heure où il pourra parler et
agir. Invoquons la défense du sol envahi, et
la hideuse nécessité 'de la guerre, mais dé-
fions-nous de ses panégyristes !
Je vénère les hautes et pures convictions.
— -je m'incline respectueusement devant l'es-
prit religieux qui tire laloi desonChrist,mais
je renie aussi bien ceux qui s'écrient comme
l'archevêque de Bordeaux: « La guerre est un
à
316 ECRITS SUR LE THEATRE
apôtre suscité de Dieu dans un but de régé-
nération religieuse et sociale )),que ceux qui
comme le protestant Johannès MuUer écri-
vent : « Si Jésus vivait aujourd'hui au milieu
de nous, il aurait sans hésiter, comme Alle-
mand, pris les armes tout brûlant d'amour
pour sa patrie »... Quelle insulte à la cou-
ronne d'épines!.. Quelle injureau patriotisme
libéral et populaire !... Ils ne passeront pas !
ni ceux-là ni les autres!... Ce n'est pas pour
eux que de si grands yeux se sont clos. Ce
n'est pas pour eux que les hommes de France
ont donné leur vie et dit ^idieu à la lumière
du jour... Pas de régénération ! Oh! le blas-
phème ! Jamais mon pays n'avait été plus beau
ni plus grand que lorsqu'à éclaté le cata-
clysme. Inutile de baver sur la France d'hier.
Celle d'aujourd'hui ne s'est pas improvisée,
— et elle vient de prouver surabondam-
ment sa hauteur d'âme ; ceux qui se livrent
à des anticipations de ce genre sont pour la
plupart des esprits au rancart, des réaction-
naires à qui la guerre ne fait pas oublier .
leur visée. « Il n'y a pas d'enfant prodigue, a
dit quelqu'un, ne tuons pas le veau gras. »
l'amazone 347
Pas de régénération, non !... Mais une évo-
lution, logique, rapide, irrésistible, après la
guerre, voilà ce que l'on peut prophétiser.
Et sur toute la Terre ! La sainte Démocratie
tout en sang, en haillons de misère et de
gloire, celle-là qui reviendra des tranchées,
les entrailles dans les mains, comme le
roi de la légende, se souvenant du crime
allemand, celle-là ne permettra plus aux
despotes d'aucun pays de lui faire subir
un fléau pareil, sans son propre consente-
ment. Par le sacrifice de leur sang, par la
grandeur d'âme à laquelle ils ont atteint, par
la preuve qu'ils viennent de donner de leur
valeur, les peuples ont acquis le droit défini-
tif de disposer d'eux-mêmes. Ils se sont ra-
chetés à jamais de l'esclavage. L'homme s'est
sacré divin et libre... Il s'est réalisé, et ne
se dépassera peut-être jamais !... Mais être
le thuriféraire de cette buverie de sang!...
Jamais ! A d'autres le péan, Tivresse sanglante
sur les buttes de terre molle où dorment
nos enfants et avec eux tous les germes
merveilleux qu'ils eussent engendrés et
dont la terre est à jamais sevrée !...
à
Îi8
1
ÉCRITS SUR LE THEATRE
/
1
*
Cette guerre, en dépit de ses proportions
gigantesques, n'est pour nous qu'une guerre
de défense, une guerre haïe de Tesprît,
méprisée du cœur. Seul le sacrifice unanime
de la nation à la cause aura rayonné d'une
gloire impérissable, insurpassable ! Mais
l'appel aux armes nous a surpris en plein
rêve humanitaire, en plein idéal de progrès,
à l'heure d'une riche maturité. Cet effondre-
ment total de plus de cent ans d'efforts vers
toutes les belles espérances de fraternité et
de justice humaines, est voué avant tout à
Texécration des âges. Cette guerre est la plus
terrible offense qui ait jamais été portée à
la noblesse de vivre, à la dignité de pen-
ser. Nous traversons à coup sur une des
heures les plus ignominieuses de l'histoire.
vSi tout le monde n'ose pas le dire, chacun le
sent en son cœur. Chaque soldat fait le sa*
crifice de sa vie non pour conserver une li-
berté de plus, un idéal nouveau, mais pour
conserver une liberté acquise depuis tant de
l\mazone 319
temps qu'elle ne semblait plus devoir nous
être à nouveau ravie ; on combat en vue de
maintenir Tidéal qui est, de tous, l'idéal le
plus élémentaire : la préservation du pa-
trimoine. Pour un peuple qui a brandi des
torches plus radieiises dont la flamme illu-
mina, même aux prix de révolutions, les
peuples de tous les continents, il est dur
d'accorder à une cause aussi primitive le
plus formidable sacrifice qui ait jamais été
consenti!... Savoir que le progrès humain
était en jeu dans cette terrible aventure, et
que si la PVance ne sortait pas victorieuse
du pugilat, toutes les chaînes naguère bri-
sées viendraient d'elles-mêmes se souder
et peut-être pour jamais aux poignets de
l'homme esclave, sentir que notre patrie,
même exsangue, devra projeter plus grands
encore ses rayons tutélaires sur les peuples
sauvés pgir son abnégation, ces certitudes-là
ne sont qu'une compensation à la douleur
d'avoir vu couler tant de veines ouvertes,
d'avoir précipité à la fosse un siècle d'espé-
ranceSy un trésor d'énergies radieuses, —
tandis que s'opérait sous nos yeux, le sac-
M
320 ÉCRITS SUR LE THEATRE
cage le plus éhonté de toutes les plus belles
conquêtes de Tâme, : Raison, Sagesse, Pitié,
Charité ! . . .
Le soldat peut encore s'illusionner sur
les finalités de son œuvre, car un soldat
perdu dans la mentalité collective de la foule
ne pense pas, — il sent et subit. Mais le
poète, lui, s'il est sincèrement ému, est trop
renseigné sur le jeu des causes et des effets,
pour ne pas distinguer que la seule réelle
sublimité de cette tuerie est celle qui a
exhaussé le courage de Thomme à la hau-
teur jamais atteinte du sacrifice sans illusion
et de la résignation sans espoir. Un poète
digne de ce nom ne sera pas le chantre en-
thousiaste de cet égorgement monstrueux;
c'est impossible ! Il ne se trouvera pas un
grand poète épique pour clamer, même en
strophes patriotiques; autre chose que sa
^douleur, son affliction, sa pitié désolée, sa
rage devant un meurtre, un carnage mé-
thodique comme celui qui est en train de
dévaster le monde. Les ivresses brusques
empoignent l'homme et le précipitent hors
de lui-même, jusqu'aux confins de Tenthou-
l\mazone 321
siasme et du lyrisme. L'es ivresses lentes
l'intoxiquent, c'est une loi physique. Cette
guerre est une guerre triste : elle ne connaît
pas Tallégresse des combats, des victoires
inopinées, prochaines. Elle est une guerre
d'abattoir, et le sang qui coule inépuisable-
ment se répercute, en bruit sinistre, au cœur
de tout être sensible.
Le grand témoin divin, là-haut, c'est le
Regret.
Mais par exemple, de quel émoi le
poète pourra frémir s'il étend ses mains
vers la douleur terrestre!... Il sentira son
âme se gonfler d'autres sanglots que de
simples sanglots de gloire, et s'il découvre
une beauté magique, divine, à ces tragédies,
c'est uniquement celle qui se dégage du sa-
crifice merveilleux que l'homme fait sans
répit de son bonheur et de sa vie, de ce mé-
pris souverain de la mort qu'il aura montré,
de cette souveraine éducation morale qui le
fait tomber au champ d'honneur, devant la
fatalité de son idéal, non pas la joie au cœur
comme le prétendent les pharisiens hypo-
crites chargés d'entretenir le mensonge de
21
3-2-2 ECRITS SUR LE THEATRE
la guerre, mais un courage indicible dans
l'àme... et au bout de ses poings meurtris!
L'immense Passion de Notre-Dame Thuma-
nité, voilà le vrai poème, du moins tant que
durera regorgement. Durant la monstrueuse
et sublime célébration du mystère, il n'y a
qu'à prier devant le calice.
De ce grand drame, ne retiens
Qu'une expression de la vie.
Poète ! ne compte pour rien
L'autre phase du sacrifice.
Rien ne demeure — hors l'humain.
S'il est un tant soit peu enclin aux idées
générales, le poète outre la gloire de
Phomme, pourra considérer, dans sa pléni-
tude, une autre sombre beauté : celle de la
Mort, — ce vieux capitaine comme l'appe-
lait notre plus grand poète idéaliste, —
parce que la mort est nécessairement fé-
conde, parce que c'est elle qui renouvelle
les forces dégénérescentes de la vie, et que
si l'on dépasse en esprit le moment d'hor-
reur qu'elle nous impose, on entrevoit alors
des royaumes nouveaux, libres, fiers, ceux
qu'appellent nos espoirs, nos certitudes i
l'amazone 323
notre foi inébranlable, — fussent-ils oublieux
de nos sacrifices, des désastres passés et
des Atlantides écroulées.
*
A rimmortelle douleur des femmes de France,
A tous les cœurs broyés
Par le bel et cruel Idéal,
A toutes celles qui auront le droit, un jour,
Dans la Cité douloureuse,
De dicter cet ordre qui n'a été jusqu'ici qu'une prière :
In Memorinm a'iernam.
C'est la dédicace que j'apposai à la pre-
mière page de l'Amazone. L'antagonisme
entre l'impérieuse voix — étrangère à
l'amour — qui exalte le renoncement, le sa-
crifice de soi, comme le plus haut sommet
de Ténergie humaine, et l'amour déchiré,
martyrisé, ruiné par l'héroïque suggestion,
voilà le récent et éternel débat, voilà les
deux faces de la guerre. Nous n'en avons
pas seulement le spectacle sous les yeux,
mais on dirait que les deux êtres cohabitent
en nous-mêmes; inaccordables tant que du-
rera la catastrophe. Ce ne sera que durant
324 ECRITS SUR LE THEATRE
la veillée du corps, autour de la mémoire
de la victime absente, que s'élèvera entre
les deux veuves, après le duel tragique, un
accord scellé par l'échange de la méditation.
L'heure alors sera venue des devoirs respec-
tifs. Ce pacte pourra être divers selon les
circonstances et selon les gens. Chacun aura
son devoir établi d'après les responsabilités
engagées. Ce devoir multiple est aussi infini
que toutes les formes qu'auront prises le
sacrifice et la douleur.
Ici, j'ai voulu désigner seulement le de-
voir futur de « Tappeleuse » , l'Amazone, cette
belle entraîneuse qui a parlé non pas au
nom de la nécessité du combat mais au nom
de la beauté en soi du sacrifice à La patrie,
considéré comme le plan le plus élevé de
l'énergie humaine, le sursum corda défi-
nitif. Car il ne faut pas qu'il y ait confusion
dans l'esprit du public sur cette termino-
logie un peu vague : Idéal, ni croire non
plus que tous les soldats qui font leur de-
voir en exposant leur vie, se sacrifient aune
même catégorie d'idéals ; certains ne font
pas œuvre d'idéalistes le moins du monde...
L*AMAZONÉ 32o
i^ft a
Être brave, défendre son pays menacé et
payer même cette défense nécessaire de son
existence implique une idée d'abnégation
civique fort belle, mais positive, rationnelle,
qui ne s'évade nullement du réel et ne s'op-
pose à aucune réalité objective. On peut
être un héros dépourvu d'idéal, nous le
voyons chaque jour dans la guerre présente.
Un soldat qui meurt héroïquement en ac-
complissant ce qu'il estime son devoir n'est
pas nécessairement un idéaliste, voilà ce
qu'il importe de distinguer. Quelquefois, il
ignore même les raisons qui le font agir.
Tandis que le soldat qui s'écrie : « Mourir
pour la patrie est le sort le plus beau » est
un idéaliste absolu.
L'idéal est de plus individuel : il n'a pas
de caractères généraux. Dans une crise pa-
triotique comme celle-ci les formes d'idéals
sont diverses : les uns se sacrifient à une
idée confessionnelle, à Dieu, les autres à une
idée humanitaire de progrès, les autres à la
race future, à la suprématie de sa patrie...
autant d'idéalistes. 11 peut y en avoir d'admi-
rables et même de détestables : l'Allemand
Â
326 ECRITS SUR LE THEATRE
qui se bat pour le triomphe unique de sa race
fait œuvre exécrable d'idéaliste, comme Cy-
rano en combattant les préjugés, les lâchetés
et même les chimères du laurier et de la rose
fait œuvre individuelle d'idéaliste.
Une forme d'Idéal qui aura été très ré-
pandue chez les Enrôleurset celle à laquelle
instinctivement souscrit l'Amazone, c'est la
beauté en soi du sacrifice, considéré ainsi
que je le disais plus haut, comme la cime
de l'énergie humaine, la vertu la plus altière.
« Ah ! si j'étais homme, bon Dieu, je ne
pourrais pas tenir en place tandis que tous
ces braves petits se font tuer... » Le but
devient plus incertain, noyé qu'il est dans
l'apologie du courage et de la fraternité; les
attributs ne sont plus seulement ceux du
patriotisme intégral, — malgré qu'ils en re-
vêtent toutes les apparences.
Je supplie qu'on ne croie pas que je m'in-
surge le moins du monde contre le consente-
ment à cette forme d'idéal amplifiée et pous-
sée jusqu'au paroxysme ; il n'y a pas que les
Amazones, les mystiques de l'Idée qui aient
fait du prosélytisme acharné pendant la
l'amazone 327
guerre (parfois les femmes ont été très véhé-
mentes, parce qu'elles sont plus impulsives
que nous et toujours fascinées par le cou-
rage masculin) mais nous-mêmes, interro-
geons-nous... Au début de la guerre surtout,
n'avonsnous pas entendu en nous des voix
aussi exigeantes du sacrifice d'autrui?. ..
C'est très bien. Et quel que soit l'idéal
qui nous a poussé à sortir du silence, pour
crier :« Partez, sachez vaincre ou mourir »,
ce furent, j'en suis certain, toujours de gé-
néreuses exhortations. Mais alors que tous
ceux-là qui ont exigé des autres, non d'eux-
mêmes, le sacrifice de la vie, ne se croient
pas libérés par leur seul acte de foi et par
la pacification des peuples quand celle-ci
viendra. La victoire elle-même ne leur aura
pas donné quittance, comme le dit un de
mes personnages. L'idéal dont ils se sont
faits volontairement les porte-voix leur a
créé une continuité du devoir par delà la
mort. Ce devoir, s'il est tenu, la portée mo-
rale peut en être immense et la noblesse
mémo de la Nation en dépendra en partie.
In memoriam wternam ! criera l'Erynnic pi-
328 ÉCRITS SUR LE THEATRE
toyable, au grand cœur douloureux ! A vos
Morts ! maintenant, comme vous avez crié :
A vos pièces ! C'est ce devoir-là qu'a finale-
ment compris r Amazone de mon ouvrage,
cruelle par impulsion, consciente par ré-
flexion, noble par résolution. A vos Morts !
Voilà le grand devoir, la respectueuse pensée
que j'ai voulu signifier à des vivants pendant
que là-bas se perpétuait l'hécatombe. Et la
foule a approuvé et hoché la lôte; la grande
foule est venue méditer sur sa propre douleur,
et sur certains devoirs supérieurs de con-
science. Elle a répondu à la sincérité de cet
appel. Ah ! Tâme pure de la foule, comme il
faut la saluer respectueusement ! Quelle au-
guste France que la France presque anonyme
et tacite que compose maintenant ce peuple
de veuves, de pères sans enfants, d'orphelins,
d'esseulés, ou dans l'angoisse de le devenir !
Comme elle comprend la sincérité celle-là !
Par ailleurs, dans une partie de la presse,
j'ai été insulté, gratifié de boue, honteuse-
ment calomnié. Qu'importe si les pharisiens
ont parlé de sacrilège au nom d'un public qui
n'y a même pas pris garde ! qu'importe qu'ils
L AMAZONE 339
aient clamé : « Cachez ce sein rouge que nous
ne saurions voir », en réclamant un petit en-
couragement pour le civil! Rien n'a em-
pêché le sentiment populaire de réserver
pendant des mois à la pièce l'accueil qu'il
fait à toute sincérité. Depuis deux ans la
presse préférait sans doute consacrer ses
louanges aux innombrables histoires d'es-
pions, aux opérettes sur la guerre, aux dé-
filés de petites femmes déguisées en porte-
drapeau, aux « on les aura » piétines sur les
planches des tréteaux, avec force baïon-
nettes de carton, etc. Le théâtre en était là
aprèsdeuxans de guerre. 11 aurait pu se taire,
il parlait. J'estimais ce genre de paroles dé-
gradant pour le public de mon pays. Alors
j'ai pensé que l'heure était venue et qu'il fal-
lait élever la voix. V Amazone n'est qu'une
petite porte ouverte sur l'espace, voilà tout.
Ce n'est qu'un pâle début, mais il m'a semblé
qu'il devenait nécessaire et salubre dans une
époque comme celle que nous traversons. La
veille de la représentation, je faisais paraître
dans un quotidien Tavant-propos suivant :
330 ÉCRITS SUR LE THEATRE
*
« J'accueille avec plaisir Toccasion qui
m'est offerte d'expliquer pourquoi je me suis
permis de porter, pour la première fois, à
la scène un peu de cette grande vérité qui
étreint un pays entier, mais que le théâtre
n'avait pas encore abordée de front.
Après un recul de plus de deux ans, la
guerre peut enfin entrer dans l'art comme
elle est entrée dans l'histoire. Que, par toutes
les portes ouvertes, elle s'engouffre dans la
cité ! Déjà le poème, le livre, Timage en fu-
rent avides. Seul, le théâtre s'est tenu à
l'écart. C'est un tort ! Je dis plus : tout écri-
vain chargé de représenter son époque qui
n'aura pas tenu compte de l'immense évé-
nement, de sa répercussion sociale, du bou-
leversement qu'il apporte dans le domaine
des âmes, aura failli à sa tâche; cette tâche
simple et fondamentale a été, de tout temps,
de peindre, à mesure qu'on avance dans la
réalité, le monde extérieur et intérieur, tel
qu'il se déroule à nos regards. Alors, au-
jourd'hui ? Aujourd'hui ?... Ah ! qui pourrait,
l'amazone 334
qui oserait rester muet devant une France
pareille, devant la passion de l'humanité!...
Comprenons-nous bien. Il s'agit d'art. Je
ne parle pas des spectacles occasionnels qui
purent avoir leur intérêt et leur raison
d'être. Il ne s'agit plus de rendre puérile-
ment à nos admirables soldats un hommage
dont ils se sont lassés, ni d'exalter chez le
civil un patriotisme, d'emphase plus ou
moins vulgaire, qu'il n'écoute même plus;
de telles entreprises sont périmées. Je ré-
prouve également tous les simulacres à
uniformes militaires qui, à mon avis, pro-
fanent la grande tragédie qui se joue ac-
tuellement et dont les morts, même au sein
de la terre, n'ont pas cessé d'être les acteurs
sublimes. Cette tragédie-là ne supporte pas
son simulacre... Mais nous n'avons pas be-
soin de lui- pour faire tenir dans nos œuvres
l'esprit des vivants, l'esprit des mofts,
tout l'avenir, l'âme d'un pays ! Notre do-
maine à nous, auteurs, c'est la conscience
humaine. Ce domaine, la guerre vient de
lui donner subitement des proportions si gi-
gantesques et d'en bouleverser avec une
332 ECRITS SÛR LE tHEATRÉ
■ I I ■ ■ I .^m^amméi
telle ampleur les faces, les plans, les as-
pects que, devant une pareille évolution, le
poète épris de réalité commettrait quelque
lâcheté à ne point s'emparer de sa plume. 11
est utile, il est nécessaire qu'un aussi grand
sujet pénètre et inspire Tart le plus vivant,
le plus direct et le plus intérieur qui soit,
je veux dire Tart dramatique. Mais, par
exemple, on ne peut y toucher qu'avec une
grande franchise et une totale indépendance
d'esprit. 11 faut répudier toute fausse élo*
quence ; aucun de ces faciles appels au pa-
triotisme de théâtre ; rien qui ne soit de la
vérité stricte et profonde, comme avant qu'il
y ait eu la guerre, — rien surtout qui ne soit de
l'art selon ses lois de construction éternelles,
ses lois indifférentes aux circonstances. Le
temps est venu où nous pouvons peindre et
rendre l'extraordinaire, tragique et merveil-
leuseépoquequ'ilnousestdonnéde traverser.
Si formidable que soit le sujet, il ne s'agit
aucunement encore une fois de modifier les
assises essentielles de l'art dramatique , elles
demeurent les mêmes, nous devons nous y
subordonner entièrement. Il faut se pen-
l'amazone 333
cher sur une autre réalité que celle d'hier,
voilà tout. Comme toujours, nous devons
porter à la scène les êtres les plus repré-
sentatifs de notre époque au furet à mesure
qu'elle se modifier. Tel est notre devoir de
contemporains, et c'est aussi ce que l'avenir
réclamera de nous, ainsi que nous le récla-
mons du passé... En art, il n'y a de types
éternels que ceux qui font tenir leur infini
dans une stricte réalité. L'auteur dramatique
n'est pas à proprement parler un mora-
liste, c'est-à-dire qu'il n'a point à défigurer
la vérité, même au profit des plus belles
causes. N'est-ce pas suffisant qu'il puisse
demeurer un poète ou un devin du cœur?
Aussi modèlera-t-il des êtres ressemblants,
authentiques, tout en les choisissant parmi
les plus expressifs de son temps, de même
que les conflits, imaginés ou reproduits par
lui, devront être exacts, mais allégoriques
et généraux le plus possible. Notre plus
haute recherche, notre ambition la meilleure
tiennent tout entière dans ce dilemme.
h'Amazone qui sera représentée demain
soir est donc comme mes pièces précédentes
33 i ECRITS SUR LE THEATRE
une « pièce de consciences ». Les états d'âme
que j'y ai portés sont issus de la guerre,
inspirés par elle. On pourra suivre comme
d'habitude une anecdote rigoureusement
plausible et même véridique. Mais ceux qui
voudront bien réfléchir un peu n'auront pas
de peine à démêler que chaque personnage
sous ses simples apparences a des prolonge-
ments qu'il sera aisé de suivre à la réflexion.
C'est un peu de la réalité de la guerre en-
visagée sans artifice et abordée, si j'ose
dire, de plain-pied. Ce sont trois petits actes
qui décrivent le précipité chimique du for-
midable événement, ses répercussions sur
une famille, sur l'amour, sur certaines forces
tumultueuses de l'âme. Dans cette très simple
et très normale aventure bourgeoise, le pu-
blic distinguera que le personnage central,
l'Amazone, représente l'Idéal sous les traits
de la jeunesse qui a arraché l'homme à son
foyer et entraîné le monde. Dans l'autre per-
sonnage de femme, j'ai voulu représenter
l'Humanité douloureuse et déchirée, partagée
entre ses devoirs et ses instincts. Je demeure
persuadé que la vraie foule douloureuse et
l'amazone 335
pensive écoutera les sanglots ou les rires
de nos personnages nouveaux avec autant
d'attention qu'elle écoutait les sanglots et
les rires de nos personnages précédents et
peut-êtr.e ajoutera-t-elle, sans déplaisir, aux
longs défilés de nos héroïnes d'autrefois, ce
type récent de femme que la guerre a en-
gendré, cette Amazone qui représente la
femme nouvelle, une femme d'aujourd'hui,
personnage peut-être momentané ou de
transition, mais qu'il nous est impossible
de ne pas considérer. Les traits épars qui
caractérisent ces femmes d'aujourd'hui, leur
rôle actuel, même la particularité de leur
rôle social, il fallait les résumer dans un
type qui empruntât à l'actualité sa vérité et
sa curieuse beauté.
Et si ce dessein apparaît avorté, on m'ex-
cusera en faveur de l'intention. U subsis-
tera au moins ceci que j'ai voulu — comme
tant d'autres mais le premier au théâtre, —
pousser mon humble chant en votre hon-
neur, ô morts de France ! vous qui nous avez
dicté le devoir de la vie spirituelle la phis
haute,.. Que la Patrie tout entière puise son
336 ÉCRITS SUR LE THEATRE
^^-— ^^^^— I ■ I II
inspiration en vous, morts d'hier et morts
de demain !...
Pour nous, spectateurs de Timmense tra-
gédie, les personnages fondamentaux n'ont
pas varié, môme sous des masques intensi-
fiés, même sous les aspects les plus terribles.
Ce sont les mômes forces de l'infini : la
mort, Tamour ; ce sont nos passions, nos
idéals, nos immolations. Oui... Mais à tra-
vers ces piliers immuables qui se dressent,
témoins tragiques, sur la route, écoutons...
regardons... La pauvre et grande âme hu-
maine chemine... »
II
Durant cette guerre il y a eu beaucoup de
bonté, de charité individuelle, mais il n'y
aura pasjeu assez de pitié énoncée. Non ! il
n'y en aura pas eu assez sur la terre pour
répondre à la somme immense de douleur et
d'horreur qui a été dépensée. Devant l'his-
toire, ce sera une tache pour l'humanité
qu^un grand cri de pitié, un cri formidable,
ne se soit pas élevé au cours de cette tuerie,
l'amazone 337
et qu'il n'ait pas été proféré par ceux-là
mêmes de qui on était en droit 'd'espérer
plus de courage. Un Tolstoï n'eût pas manqué
de faire retentir sa vaste voix. Ce cri, il au-
rait pu sortir du sein de la chrétienté,, des
peuples neutres, du cénacle des penseurs.
D'où provient cette abstention ou cette timi-
dité? Où est-il l'imbécile ou l'hypocrite qui
prétendra que la pitié est déprimante ? Allons
donc!... Celui qui parlerait ainsi, je proclame
d'avance qu'il ne saurait être autre qu'un
installé de la guerre à moins qu'il ne soit
seulement un minus habens dépourvu d'ima-
gination ? Où aurait-il pris que les cris de
pitié n'encouragent pas plus nos sublimes
soldats dans leur tâche obscure et doulou-
reuse que les coups de panache et d'encen-
soir perpétués par la littérature ?. . . Le simple
sanglot d'une mère à son fils :« Mon pauvre
petit» ïestun viatique autrement réconfortant
queles : « Nous vous envions l'honneur d'aller
se faire tuer, sans sourciller, comme des fils
de Corneille, etc.. » C'est un fait que les
soldats n'Dnt pas apprécié du tout le los
inutile entonné en leur honneur : cette race
22
338 ECRITS SUR LE THEATRE
merveilleuse qui n'éprouvait pas le besoin
d'être réconfortée et qui Ta suffisamment
xmontré, semble avoir trouvé de mauvais goût
les cantates de Tarrière... Mais elle eût senti
un Jien plus solide avec l'arrière, si nous
avions aidé à réveiller partout les notions de
justice et de bonté oubliées. Ah! pourquoi la
pitié s*est*elle jugulée elle-même ?... Pour
ne pas contrister le civil et de peur de ra-
lentir les affaires ? Je n'y crois pas ! Sommes-
nous à ce point pusillanimes ? Quelle fable !
Si la foule avait dû être déprimée, elle l'au-
rait été et bien autrement, par la série de
déceptions que l'écriture et la parole lui ont
fait subir, par les promesses perpétuelles
des feuilles publiques démenties au fur et à
mesure, par les mensonges dont on l'a bercée
— par les insanités débitées à tout bout de
champ, sur l'ennemi, — par les bravacheries
et les satisfecit que de faute en faute les in-
téressés se décernaient indéfiniment dans
notre pays, par le billet de banque du men-
songe mis en circulation, par les traites
d'illusions qu'on tirait sur le peuple, en les
renouvelant éternellement, — et si elle a
l'amazone 339
résisté à ce traitement-là c'est que la foule a
une fière santé et une robuste constitution !
Prétendre que des sentiments de pitié, des
élans généreux, des torches hardiment bran-
dies auraient déprimé le civil plus que ne
l'a fait ce monopole de duperie, c'est le plus
impudent peut-être de tous les mensonges,
si ce n'est pas le plus hypocrite des remords !
La pitié, veilleuse à petite flamme courte et
haletante, obscure lumière humiliée, elle est
au cœur des mères, des pères, des femmes
au chevet des mourants, elle est dans toutes
les âmes déchirées... c'est la lampe du sanc-
tuaire... Ah ! ceux-là, comme je comprends
leurs silences dont ils usent pour répondre
en noblesse et en magnanimité à l'exemple
que leur ont légué des morts qui furent
aussi héroïques que pudiques !... Et puis ils
n'avaient pas mission de parler!... Ils sont
le peuple de la douleur... Mais ceux qui pen-
sent ouvertement, qu'on écoute quand ils
parlent, les esprits indépendants et libres,
je ne comprends pas qu'ils aient si facile-
ment pris leur parti du silence et qu'ils s'en
soient remis au vague fatalisme du consen-
340 ECRITS SUR LE THEATRE
tement universel. Ont-ils eu peur de troubler
la tâche énergique de la patrie ? Ils l'auraient
au contraire agrandie et assainie. Ont-ils re-
douté d'être mal compris, de tomber dans des
équivoques ? Plutôt. Ont-ils été préoccupés,
par opportunisme, d'équilibrer leur attitude
et de se réserver prudemment pour le dé-
nouement? Ont-ils redouté que la haine et
l'hypocrisie embusquées ne les accusassent
faussement de patriotisme refroidi, voire de
lâcheté... Jésus ne se fût pas posé cette ques-
tion !... Et même si la calomnie les avait
' atteints, la belle affaire !... Est-ce donc un si
' lourd sacrifice de passer des rangs de la
majorité à ceux d'une minorité ? Quand on a
dans le cœur une foi bien ancrée, quand on
porte en soi l'amour de son pays comme une
religion intangible, que peut-on redouter de
la calomnie, même lorsqu'on est en pleine
renommée ? A supposer qu'elle s'exerce
contre nous, n'est-il pas juste lorsque nos
enfants reçoivent des balles mortelles, que
nous exposions une plus calme existence
aux balles mâchurées et moins dangereuses
de la calomnie?... Oui, c'est vrai, hélas ! des
•
l'amazone 341
>
gens se sont servis du patriotisme comme
d'une arme dissimulée sous des flots de rhé-
toriques tricolores et ils ont fait du plus noble
des sentiments Tinstrunient de leurs haines
ou de leurs convoitises ! Mais à cette arme
n'aurions-nous pas pu en opposer une autre
dont le pouvoir (qui sait!) eût pu devenir
incalculable ? Au milieu de cette faillite
universelle de l'intelligence, à laquelle est
due en partie la durée de cette guerre, com-
ment ne nous sommes-nous pas aperçus plus
vite que la pitié, la simple pitié aurait pu
devenir une arme capitale, irrésistible, qui
soulevant les peuples aurait peut-être aidé à
terminer cette monstrueuse hécatombe ? Qui
peut prétendre qu'elle n'eût pas été d'un
appoint tout aussi considérable que le fameux
(c facteur moral » dont on a tant abusé pour
excuser l'inertie et Tincurie ! L'expérience
n'a pas été tentée. Oui, la pitié, c'était la
sixième arme.
Nous en avons douté. A peine est-elle
sortie du fourreau qu'on l'a jugée tout de
suite suspecte ! Honte à nous ! Nous n'avons
pas osé la brandir et nous ne pouvons pas
342 ECRITS SUR LE THEATRE
calculer de quelle force nous nous sommes
privés!... Trop tard d'ailleurs maintenant!
Ces tîrrémédiable. Nous subissons et con-
tinuons à subir la conséquence de ce total
oubli. La pitié ! Oh ! en nous laissant aller à
son élan, nous n'aurions pour cela rien ab-
diqué de nos justes volontés, nous n'aurions
pas arrêté la justice française en si beau
chemin... L'élan opposé de nos soldats vers
le combat et pour le triomphe de notre cause
aurait été plus raffermi encore par la pensée
que, là-bas, derrière eux, des frères s'em-
ployaient à rapprocher le terme de l'effort
sacré et de leur long martyre, sans pour cela
rien distraire de nos revendications et de
nos buts d'état.
Nous' n'aurions point remis l'épée au four-
reau ni cessé d'exposer tant de poitrines à
la mitraille ennemie ; la même énergie eût
été déployée contre l'invasion « pour la vic-
toire du droit et de la justice » selon la for-
mule désormais consacrée... Mais il n'est
point dit que pendant que des millions
d'hommes s'égorgeaient, une ligue, un con-
sortium d'intellectuels opposé à celui des fa-
l'amazone 343
meux signataires allemands n'eût point en-
digué le flot perpétuellement montant que
n'a barré aucune autre écluse que la résis-
tance de nos soldats. La conscience univer-
selle des peuples est peut-être plus facile à
réveiller qu'on ne le pense. La haine a porté
partout son fer rouge ; elle a avivé toutes les ^
plaies, mais jamais des mains crispées par la
douleur ne se sont élevées entre les combat-
tants. L'amour, personnage suspect, ne s'est
réfugié qu'au cœur des victimes et de leurs
consolateurs; les genoux n'ont pas voulu se
plier pour implorer la conscience humaine
en délire.
Rien ne nous prouve que la grande
voix de la pitié ne se fût pas propagée et
n'eût pas apporté une intimidation en Alle-
magne au moins égale à celle qu'y ont pro-
duite nos cris d'indignation légitimes mais
d'effets nécessairement minimes. Quant à
nos protestations journalières de patriotisme
et de ténacité nos soldats n'en avaient que
faire ! En admettant que son action n'eût pas
été immédiate, cette vertu archi-théologale
n'en eut pas moins secouru petit à petit la
su ECRITS SUR LE THEATRE
morale saccagée, l'idéal meurtri, tout ce que
l'ivresse des peuples a anéanti dans un coup
de saoulerie. Elle eut aidé à la marche de la
lumière et de la vérité. Elle eut entraîné les
masses démocratiques de tous les pays,
masses qui feront ces révolutions nécessaires
et salutaires dont on peut prédire qu'elles
seront le dénouement de Torgie autocra-
tique. Elle eut facilité également une ligue
des pays neutres. Sur la fièvre de l'uni-
vers, nous n'avons eu pour baume ^ue les
paroles malheureusement tardives du prési-
dent Wilson. Elles ont eu une grande auto-
rité, assez pour que nous jugions du pou-
voir qu'auraient eu un appel plus éloquent,
plus horrifié, une sollicitude plus émue.
Un homme pourtant a parlé au nom de la
masse silencieuse de l'humanité accablée et
ruinée, au nom des collectivités martyrisées
et ces messages n'ont pas été vains, même si
ce peuple un jour, était forcé d'entrer en
lice. Des ondes de lumière ont été agitées
et tout au moins les grands ^principes de
l'humanité et les vastes espérances d'avant-
guerre ont relevé leurs fronts humiliés. Elles
l'amazone 345
fructifieront, ayons confiance. L'idée dépasse
les êtres qui la mettent en branle, elle en-
traîne les nations à sa remorque !
Mais ce n'était pas assez que cette tardive
objurgation; il fallait plus ! Par malheur une
sorte de terreur instituée p.ar la presse mon-
diale a imposé le silence à ceux qui avaient
peut-être le plus envie de prendre la parole
ou de pousser le cri d'une conscience dé-
chirée.
On peut évaluer maintenant quelle a
été la responsabilité de la presse de tous
les pays dans la prolongation et dans les er-
reurs de cette guerre. Elle a instauré ou
subi, — on n'en peut plus distinguer le dé-
part — la féodalité du mensonge et peut-être
la presse est-elle moins responsable qu'on
ne le pense, car elle a agi par tâtonnement
et plus par suggestion que par intérêt. N'im-
porte ! Elle a eu sa part dans la propagation
des erreurs de toutes sortes. Elle a été le
plus souvent dans son ensemble la parodie
de la guerre. Elle a sophistiqué l'histoire et
son soldat, rapetissé la grande résolution
douloureuse et mélancolique de l'homme sur
â
346 ÉCRITS SUR LE THEATRE
»
toutes les terres où l'on saigne, môme celles
de l'ennemi. Elle s'est faite marchande de
sornettes. A aucun moment elle n*a reflété la
*
sensibilité française. Elle n'a pas distingué
les grandes directions de la pensée, ni les
forces des événements en conflagration. Elle
est restée en dehors de l'état d'âme populaire
qui s'est passé d'elle. Elle est demeurée,
bureaucratique, sédentairement confinée
dans des errements de jadis. Heureusement,
il y eut, il y a toujours à sa tête des hommes
d'action, des braves lutteurs qui ont fait du
bien, des organisateurs et des esprits de
pure race. L'ensemble ne constitue pas une
force suffisante qui pallie l'effet déconcer-
tant d'une si lourde consommation d'erreurs
et de puérilités qui justifieraient à elles seules
la réputation de légèreté que nous nous
sommes faite à travers les âges! On a cru
qu'à ces masses redevenues les troupeaux des
anciens temps, il fallait conférer un idéal
collectif énorme, des idoles grossières, des
abstractions ingénues. Erreur ! Un sourd
travail se produit dans l'Europe auquel la
presse est restée étrangère. Mais la plus
l'amazone 347
grande faute de la presse a été de faire subir
sa tyrannie aux esprits indépendants et d'im-
poser le silence aux élans généreux et à la
contrition de l'Europe. Ah! la simple bonté,
comme nous en reconnaissons intérieure-
ment la puissance depuis que nous sommes
privés de son effluve ! Nous nous reportons
•aux grandes paroles évaporées aujourd'hui
et qui émanaient de Toxpérience nazaréenne ;
nous comprenons que l'humilité qu'il y a
dans la charité est peut-être, sans qu'il y pa-
raisse, une force tout aussi habile que l^s di-
plomaties d'États modernes, une source qu'on
n'a pas capté parce qu'on la méprisait. On
l'a laissée se dériver au hasard. Après cette
débauche d'erreurs, l'intelligence humaine
aura un gros effort à faire pour reprendre
son attitude et reconquérir son rang! Il fau-
dra qu'elle aussi connaisse l'humilité et ce
n'est qu'en confessant son erreur qu'elle
recouvrera sa beauté.
Peu à peu heureusement des modifications
tardives se produisent, trop tardives hélas !
pour qu'elles aient quelque poids mainte-
nant dans les solutions du conflit. Des filets
348 ECRITS SUR LE THEVTRE
de lumière annoncent l'invasion future du
soleil. Il viendra, il éclairera les peuples.
Dans le simple domaine de la littérature,
nous venons d'avoir une belle œuvre de
pitié et de réalité stricte pour l'apprécia-
tion de laquelle il est permis d'employer
l'adjectif numéral cardinal. Ce n'est qu'un
roman mais il nous a ouvert des espaces,
que l'on retenait prisonniers. C'est le Feu
d'Henri Barbusse. Sévère et puissante accu-
mulation de témoignages, accent d'une âme
fiévreuse et fraternelle, ce livre a déjà et
aura de jour en jour plus encore une ré-
percussion salubre. Or, je ne sache pas que
ces pages où la vérité saigne tout entière,
et qu'un cœur passionné d'espérance a dicté,
aient affaibli nos courages, déprimé les sol-
dats par le récit de leurs misères, entamé
la noblesse de notre cause!... Jamais la vé-
rité ne déçoit. Nous sommes instruits par le
passé que les pires erreurs des dirigeants
ont été toujours de poser le boisseau sur la
lumière !... Elle finit toujours par faire sau-
ter le boisseau.
Malheureusement, après trois ans bientôt
l'amazone 349
de guerre et d'adaptation au malheur autant
qu'à rhéroïsme éperdu, je crois bien que
toute intervention, autre que celle du fusil
et du canon> est sans avenir ! On est allé trop
loin dans l'invraisemblable pour que l'expé-
rience suprême ne soit pas tentée ! et les
peuples y sont amèrement résolus; ils con-
tinueront tête baissée dans Torage du
sang!... La victoire sans doute décidera.
Prions pour notre sainte et immortelle pa-
trie ! Prions pour le sort des armes, et pour
tous les saccages exécrés qu'elles vont ac-
cumuler encore!... Prions parce que notre
victoire peut tout réparer, elle est le salut
de l'humanité en peine. Elle suscitera une
réaction formidable et féconde, mais au prix
de quelles ruines!... Comment ne pas frémir
en y songeant !
Ce n'est plus maintenant que la pitié et la
raison peuvent s'imposer avec utilité. C'est
au moment où se produisit la chute de l'or-
gueiL allemand, après la Marne et l'Yser,
quand les peuples étourdis se mirent à
fourbir, chacun de leur côté, des armes dé-
mesurées, à entraîner dans leurs filets les
j
350 ÉCRITS SUR LE THEATRE
autres peuples neutres et à préparer ainsi le
cercueildes vieux régimes, c'est à ce moment-
' là qu'elles devaient intervenir ! Maintenant il
ne nous reste plus qu'à invoquer platonique-
ment la déesse Raison, — et à écrire chacun
selon son cœur, du plus humble au plus
autorisé.
Et quand bien même l'effet de la pitié dé-
chaînée n'eût pas été ce qu'on en aurait pu
attendre, je ne vois pas en quoi l'esprit hu-
main se serait déshonoré pour avoir tenté par
son imploration de hâter la fin logique d'une
catastrophe qui n'a plus aucun rapport avec ce
qu'on appelait du nom de guerre, avec ce
que nous envisagions aux jours sublimes et
légers de la mobilisation ; alors que mainte-
nant le pugilat est devenu à proprement par-
. 1er le suicide de la vieille Europe, la cachexie
des races. Certes devant ce piétinement sur
le charnier, comme elle est sans risque l'atti-
tude de celui qui s'écrie : « Sont-ils beaux !
Pas une plainte ! De la vaillance et de la gaîté
française ! Arrière le pessimisme ! La France
est régénérée quand elle était hier gan-
grenée aux moelles et divisée. Vive l'union
l'amazone 351
sacrée, etc.. » cependant qu'on voit, de
toutes parts, grimacer au contraire les haines
des partis et que manifestement ils aigui-
sent leurs armes et leurs ongles, pour un
corps à corps qui sera un des plus irréduc-
tibles qu'on aura jamais vus!... La pitié les
eût aidés peut-être à se reprendre et à éviter
l'attaque fratricide qu'ils préparent, mais qui
semble inéluctable désormais.
Pour ceux qui ne se soumettent pas à des
soucis de carrière, la juste attitude est de par-
ler sans rébellion, sans colère, — mais avec
la décision de ne pas mentir ni à la vérité ni
à la dignité d'écrire. Quand on n'est pas un
flambeau, qu'on n'a pas rang dans cette pha-
lange qui a le droit et la puissance de faire
retentir jusqu'aux confins du monde le cri
inentendu qui soulagerait la masse des peu
pies opprimés et résignés, il n'y a qu'à re-
tracer simplement ce que Ton voit et ce que
l'on ressent en face des évidences. Gela
constitue déjà par le temps qui court, un
acte de courage!... Triste constatation!...
Les entrepreneurs de scandale dont le mé-
tier est le chantage, les trafiqueurs de guerre.
352 ÉCRITS SUR LE THKATRE
les termites de la calomnie organisée sont
là pour pétrir automatiquement les pincées
de boue qu'ils puisent à la grande auge. Non
contents de déshonorer la presse, ils ren-
dent vains les efforts des moralistes et des
écrivains sérieux. Plus d'un a remarqué tris-
tement qu'entre la satire du moraliste et le
pamphlet du calomniateur, le public mis en
garde par trop d'expériences ne sait plus
distinguer : il confond dans la même dé-
fiance, l'œuvre de salubrité et le trafic d'in-
térêt. Heureusement, ces manufactures de
calomnies officielles et privées se sont
tellement discréditées elles-mêmes que si
elles parviennent à jeter la suspicion sur les
bonnes entreprises, elles n'arrivent pourtant
point à renouveler leur propre crédit auprès
d'une fouïe que les excès de duperie ont
lassée depuis longtemps.
J'en ai eu encore la preuve à propos de
cette pièce qui ne prétend pas à être une
œuvre importante, mais que défendait sa sin-
cérité. La masse profonde du public ne s'y
est pas trompée et cette fois encore la cons-
piration dirigée contre la pièce a fait long feu.
i/amazone 353
Il sera néanmoins intéressant plus tard,
pour rinforination littéraire, de rechercher
quel a été durant la guerre le réveil de la
critique dramatique après trois années de
silence. Le formidable événement, hélas, ne
paraît avoir été d'aucune conséquence pour
elle! Aucune évolution. Elle est demeurée
semblable à elle-même; elle a amplifié le
ton, voilà tout. Les injures dont j'ai été
abreuvé cette fois passent de beaucoup
celles que j'avais reçues pour mes pièces
précédentes. On sent une volonté plus ra-
massée de donner le coup décisif. Il est in-
connu qu'un écrivain, surtout un auteur dra-
matique ait été attaqué avec autant d'âpreté.
Les invectives de ce genre sont générale-
ment réservées aux hommes politiques ou à
ceux dont la vie publique s'est mêlée à des
effervescences de partis. Je voudrais bien
dire que ces attaques s'adressent à l'esprit
de la pièce et à ce (ju'elle peut contenir de
volonté artistique ou de tendance morale.
Ilélas! j'en serais complètement empêché.
Les tendances de l'œuvre y sont pour peu
dç chose pu pour rien du tout. La coalition
23
354 ECRITS SUR LE THEATRE
a été nettement dirigée contre la person-
nalité d'un écrivain dont Pindépendance et
risolement semblent avoir servi de cible. A
part quelques esprits coutumiers d^analyse
qui honorent leur profession, — combien
rares ! — et qu'il est superflu de désigner
ici, un flot d'articles conçus dans un style
d'une rare indigence ont charrié tous les
lieux communs de l'invective... La plume a
peine à reproduire ces gentillesses... Je me
suis vu traité successivement dans les grands
quotidiens de « bandit crapuleux, empoison-
neur public, excrémentiel, pourriture, faus-
saire, lubrique, honte de la France... le plus
nauséabond des mercantis, farceur et sali-
gaud, de Sade dans son cachot, palefrenier
morphinomane, potard convulsionnaire, ga-
touille de bateau, ordure suprême... etc..
etc. . . » Que sais-je ! . . . Injures qui n'ont aucune
relation d'idée avec la pièce ! Mais c'est là le
procédé habituel de la calomnie. Ce n'est triste
que parce que de pareilles choses s'écrivent
durant que les Allemands piétinent encore
le sol de France! Ma pièce, elle, était com-
munément traitée de parodie sacrilège, de
l'amazone 3o5
chiennerie, de pauvreté ignominieuse et de
spéculation révoltante, etc.. Et il ne faut pas
croire que ce genre de critique ait été un
langage spécifique réservé aux entrepre-
neurs habituels de l'injure et de la haine. Je
citerai tel poète sans talent, mais connu —
qui osa écrire : « Par ici les nettoyeurs de
tranchées ! » L'essai d'obstruction ne s'arrê-
tait pas là. Dès le lendemain de la représen-
tation, des directeurs de journaux importants
et de quelques feuilles de choux s'en fu-
rent au ministère réclamer la fermeture du
théâtre qui représentait V Amazone ou l'in-
terdiction de la pièce. (Jolies préoccupations
de guerre !) Quelques critiques ont résumé
eux-mêmes la physionomie de l'événement.
Je leur laisse la parole : « Une partie de la
presse n'a été qu'une explosion de haine per-
sonnelle, depuis longtemps contenue. Il s'agit
d'une coalition de concurrence... Certains
fournisseurs ne pardonnent pas à l'auteur
d'avoir dénoncé dans V Amazone la faillite de
la littérature de poilus sentimentaux, d'infir-
mières angéliques et de marraines siru-
penses. De là ce concert d'imprécations. Si
à
356 ECRITS SUR LE THEATRE
ce n'est pas le cloaque (M. II. Bataille aurait
le droit de ne pas. ménager les qualités mé-
prisantes à ceux qui ne lui mesurent pas
les calomnies) cVst bien la mare aux gre-
nouilles (1).
« On n'a guère étudié Tœuvre, mais on
a davantage insulté l'auteur. La critique dra-
matique a donné avec excès dans la polé-
mique personnelle. Elle a eu tort... LAma-
zone n'a pas été un succès pour les critiques
etc. (2)... »
D'autres ont marqué le dessein politique
de cette cabale tendancieuse. Que le public,
dont la religion est faite depuis longtemps
à ce point de vue, ait répondu par un haus-
sement d'épaules à ces diffamations et à
ces salisseurs professionnels, il y a là un
signe d'époque. Depuis longtemps il exerce
son contrôle lui-même et il casse les gages
d'anciens mandataires qui d'ûge en âge, de
compromission en compromission, d'incom-
pétence en incompétence en sont arrivés à se
disqualifier presque complètement; il leur
(1) Camille Le Sionne.
{%) Eu>E3T Charles,
l'amazone 357
faudra faire un sérieux pas en arrière et re-
venir à des procédés plus décents pour re-
trouver une autorité dont ils se sont peu à
peu dépouillés. La juste appréciation de la
foule qui s'est libérée de leur influence a
définitivement percé à jour le jeu de ces dis-
créditeurs attitrés de la pensée française,
assermentés à leur parti ou à leur clientèle
qui n'ont d'autre mission que d'avilir les
forces intellectuelles de leur pays, parce
qu'elles se dirigent vers des chemins qui ne
sont pas les leurs, et sur lesquels il est tou-
jours facile d'exercer ce qu'on pourrait appe-
ler des tirs de barrage. A ceux-là la guerre
était apparue une aubaine pres()ue inespé-
rée, une raison d'être nouvelle et à la faveur
d'un patriotisme devenu leur bonne à tout
faire — c'est-à-dire (|u'ils l'ont mis à tous les
ouvrages, — ils espèrent organiser le sac-
cage de leurs ennemis et se refaire des
virginités compromises au moyen de cette
vieille idéologie : la guerre, qui vient au se-
cours de leur système politique et privé. Sur
la garde de leur sabre, ils inscrivirent le
nouveau mot d'ordre d'agression : union
358 ÉCRITS SUR LE THEATRE
sacrée. Mais dans tous les domaines de la
vie nationale il ne semble pas que ce soula-
gement leur ait été octroyé ! Le bon sens
français, la robustesse populaire, en atten-
dant le retour des soldats, demeurent inatta-
quables. La nation leur montrera, preuves
en mains, que depuis cent ans et plus qu'elle
s'achemine vers la réalisation de ses grands
programmes, il n'y a plus d'obscurantisme
qui puisse désorienter une race soumise en
tant de siècles à trop d'expériences.
Mais pour en revenir à l'humble littérature
et à la plus humble de toutes, la littérature
dramatique, — constatons qu'à vrai dire
l'occasion paraissait belle de passer au fil
de l'union sacrée un écrivain que Ton sait
vivre dans un isolement complet et qui
n'étant soutenu par aucun parti, par aucune
amitié, semblait devoir représenter, dans les
circonstances actuelles, un des obstacles les
plus faciles et les moins lourds à renverser.
La tentation était grande. 11 est, en effet,
assez anormal que l'homme seul, c'est-à-dire
l'homme qui passe de son cabinet de travail
à son jardin, et qui a la prétention d'exercer
L*AMAZONE 3S9
librement au dehors son métier, soit en rela-
tion directe avec la grande foule et fasse
avec elle échange de sincérité. Il y a là une
anomalie évidente. Les ennemis de la li-
berté de penser voient dans ce libre com-
merce de sympathies obtenu sans truche-
ment, un mauvais présage pour Tavenir. La
liberté de penser, la seule que pour ma part
je réclame, la tradition veut qu^on ait bien
du mal à l'exercer, dans notre pays, même
lorsqu'elle est sans aspérité et qu'elle s'ex-
prime sans violence! Mais « l'homme seul »
la considère par contre, cette liberté, comme
le plus précieux quoique le plus fragile
des biens ; la perte de son indépendance est
la seule privation dont il puisse souffrir,
l'unique risque auquel il soit décidé de ne
pas s'exposer. Chacun a une conception par-
ticulière de sa vie et de son devoir et il ne
faut pas s'étonner que le solitaire entende
avoir le bénéfice de son isolement. Pour qui
vit loin de toute compétition de carrière, loin
de tout honneur officiel et de la vie de rela-
tions, de telles résolutions ne comportent
d'ailleurs qu'un minimum d'inconvénients
360 ECRITS SUR LE THEATRE
(être méconnu et provoquer les légendes
malveillantes ou absurdes, qu'importe!) et
pour s'en garder, il suffit de s'abstraire dans
un travail toujours renouvelé. Personnelle-
ment, je continuerai donc et il est fort à
croire que les coups de boutoir continueront,
de leur côté; l'attaque redoublera vraisem-
blement, d'autant plus qu'elle n'a subi jus-
qu'ici que des échecs et que Tauteur n'est
disposé à faire aucune concession ; mais dé-
sormais je me refuserai même à prendre
connaissance de ses tentatives d'obstruction
et j'ignorerai de parti pris les diverses réac-
tions auxquelles mes pièces donneront lieu.
J'estime qu'il n'y aura pas de meilleure ré-
ponse que de soumettre mon hygiène litté-
raire à plus de solitude encore; non point
par sentiment de suffisance mais pour pro-
téger mieux cette fameuse indépendance si
nécessaire à l'écrivain, et sans laquelle notre
métier deviendrait le dernier et le plus misé-
rable des métiers. Je suis, par ailleurs,
mieux instruit que tout autre de mon infé-
riorité. Je ne défends que la bonne foi de
mes ouvrages où les lacunes, les fautes et
l'amazone 361
les faiblesses abondent. Sur le terrain de la
sincérité seulement je les sais inattaquables.
A part quoi je n'ai point du tout la préten-
tion ni la sottise de penser que leur exécu-
tion soit irréprochable. Pour m'excuser de
de tant de tares manifestes, je m'en réfère
seulement à quelques vers griffonnés il y a
des années sur des cahiers intimes aujour-
d'hui livrés au public et où se résumait toute
la foi naïve de ma jeunesse :
Mais mou pardon serapeiil-elre
D'avoir avec un soiu pieux noté ces voix
Oui fout le ^^raud (^clio du cœur, ces cris de l'être
Désespéré, perdu au seiu des vieux pourquois...
Mon pardon, ce sera de ni'ôtre fait petit,
Proche, attentif, sincère, et d'avoir consenti
yue le rêve s'incline, ou que la main se pose
Sur l'immense pitié (jui sort du cœur des choses î
En sorte que j'ai l)ien mérité, quoique indigne,
Mon pardon. D'un cœur pur, l'ouvrier se résigne
A n'être qu'humblement l'artisan de sa cause,
Heureux s'il j)eut encor [)ermettre à son orgueil
De déi)oser, ainsi que des Heurs à l'autel,
— Révoltés et soumis au destin, tour à tour,
Mais beaux d'avoir battu la charge universelle,
Trophées sans gloire, en gerbe é])arse, pêle-mêle —
Tousces('a»urs exhaussés sur ton décombre, Amour !..
362 ÉCRITS SUR LE THEATRE
La tâche qui s'offre aux vrais écrivains d'au-
jourd'hui est belle et féconde. Elle consiste
à se presser fraternellement autour de l'Idée,
autour du Flambeau, plus menacé que jamais.
Qu'ils considèrent sincèrement le péril qui
l'assiège, — péril que nous voulons croire
aussi momentané que celui de la patrie. Mais
ce ne sera jamais un poncif de répéter que
ridée également est une patrie à laquelle
nous devons un dévouement filial. Le monde
intellectuel dans une nation démocratique
devrait constituer une élite conductrice. Je
n'ai point prétendu ici en faire la critique ni
définir les rapports de la littérature et de la
guerre. Il y a eu de grands esprits, il y en a
eu de modestes qui tous, et d'une volonté
égale, se sont ennoblis à écrire les choses
essentielles; mais j'ai déploré certaines ré-
serves, certains excès dans la prudence; une
sorte de maussaderie générale qui n'a pas
su faire opposition aux quelques tentatives
de domination criardes et agressives dont
t/amazone 363
nous avons le spectacle. Courage et ré-
sistance sur tous les terrains de la patrie
intellectuelle ! Exaltons en nous le goût de
l'éternel. Je suis persuadé que désormais la
pensée un peu mortifiée prendra mieu-x
conscience de sa puissance, de son rôle dans
l'organisation sociale dont elle est un instru-
ment de précision et de régulation. Elle ne
voudra pas que l'histoire puisse dire qu'elle
n'a pas su tenir son poste durant une pertur-
bation aussi formidable et aussi menaçante.
Eh quoi ! serait-il possible que les errements
de naguère, cette ardeur héréditaire au dé-
nigrement mutuel qui est une tare des Fran-
çais, cette espèce d'indolente anarchie que
nous connaissons trop, la guerre civile des
lettres, la fidélité des haines, un scepticisme
d'attitude, la confusion volontaire et dédai-
gneuse en littérature du pire et du meilleur,
notre vieux gérontisme aveugle stagnant et
officiel, tout cet attirail d'intimidation su-
rannée, subsiste comme si rien ne s'était
produit. Quoi ? serait-il vraiment possible
qu'ayant en face de nous le terrible exemple
donné par une Allemagne soucieuse, hélas,
364 ECRITS SUR LE THEATRE
d'orgaaiser la hiérarchie de ses valeurs, tant
d'expériences ne nous servent pas de leçon
et que nous ne profitions pas d'une aussi dure
épreuve ? Ouvrons les yeux ! Ouvrons-les
grands et que les vrais écrivains se tendent
la main, non pour défendre leur collectivité,
mais leur religion en péril, la Raison. Le règne
de la force oppressive heurte aux portes de la
vieille Byzance. Une représaille éternelle
flotte sur la terre; l'odeur nauséabonde du
sang et du crime ne fait que s'accroitre. Un
désespoir monte de Thorizon. Que l'homme
intègre reste à son poste de vigie, en atten-
dant que se dissipent les assauts de ténèbres !
Non, la confiance dans le beau, dans le pur,
dans le bon et le vrai ne sera pas une vaine
espérance. Ces mots-là sont pour nous l'hon-
neur même de vivre. Nous attendons leur
réalisation.
Jamais le grand principe ternaire de nos
pères et de nos maîtres n'a resplendi d'un
éclat plus radieux, malgré l'ombre implacable
où le saag les éclabousse; liberté, égalité,
fraternité ! Et c'est le sang des justes qui
vient encore de rajeunir ces trois catéchu-
l'amazone 36o
mènes. En avant, peuples, vers le soleil de
là-bas, la république sociale universelle qui
un jour renouvellera le monde ! Si, par mal-
heur, nous faisons défection, que ce soit à toi
jeunesse de France, dont Teffort n'aura pas
affaibli le courage, que ce soit à toi qu'in-
combe la tâche de remettre tout en ordre
dans les grands foyers sociaux et de détruire
ce qui subsiste des vieilles féodalités qui t'ont
rompu les os. Tu feras nette et pure la place
où tu projettes d'asseoir ton repos. C'est toi
seule qui détermineras les grandes directions
immédiates de. la conscience au lendemain
même du jour où cessera brusquement cette
régence de la haine à laquelle toutes les
vieilles fédérations de Tesprit humain se
sont soumises avec une docilité momenta-
née, comme l'ont fait nations et rovaumes. Et
Tenfance aussi, celle qui joue en ce moment
au cerceau et à la toupie, alors (pie les aînés
se battent, cette enfance verra et accom-
plira de grandes choses ! A Theure tragique
et enténébrée que nous vivons, on ne peut
se défendre d'une grande émotion lorsqu'on
regarde les enfants bâtir leurs pâtés dans
3(J6 ECIUTS SUIl LK TIIE.VTRK
le sable... Quel héritage nous laisserons à
leurs petites mains ! Peut-être verront-ils
enfin de grandes innovations continentales ?
Peut-être de beaux repentirs jailliront-ils de
cet avortement monstrueux de la guerre ?
Croyons! La plus immorale des expériences
entraînera le plus fécond des châtiments
lorsque, après le cauchemar forcené qu'elle
est en train de vivre, après cette hypnose
farouche de Tidée fixe — car tout sommeil
n'est pas forcément léthargique — l'huma-
nité entière tendra les bras vers la lumière,
comme un dormeur qui se réveille.
Janvier 1917.
p. -S. — Depuis (|ue ces pages ont été écrites et
imprimées, des événements extérieurs importants
ont commencé la réalisation de nos espérances.
L'auteur n'a rien à ajouter, rien à rectifier. L'ave-
nir se fixe et pose ses points de repère.
IL IL
TABLE
Pages.
Ham-let 4
Les morts dans Shakespeare il)
Tolstoï 30
Musset 40
Becque 'M
Georges de Porto-Riche ()9
Jules Renard M
Réjane \>1
Guitry 1(3
A PROPOS d'aiit dramatique 1^21
Notes i)'ava>t-premii:rks Ib3
La Femme nue 1b5
Le Scandale. ... li)4
La Vierge folle :200
L'Knlant de l'amour '205
Les Flambeaux 211
Le Phalène '217
pRKFACK AL (( Piialkm: )) 227
Extraits de la priasse du « Phalène » . . . . 2(^t>
L'Amazone 3C9