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Full text of "Écrits sur le théatre"

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o 



7 ^ - 



ÉCRITS 



SUR LE 



THEATRE 



/ 



DU MÊME AUTEUR 



POESIES 



La Chambre Blanche (Mercure de France) 
(épuisé) 1 vol. 

La Divine Tragédie (Fasquelle). ... 1 vol. 

Le Beau Voyage (Nouvelle édition) (Fas- 
quelle) 1 vol. 



ALBUM 



Têtes et Pensées, 22 lithographies origi* 
nales (Portraits de Rodenbach, Mendès, 
Mirbeau, J. Renard, J. Lorrain, de Ré- 
gnier, etc..) (Ollendorff) 1 vol. 



THÉÂTRE 



La Lépreuse. Ton Sang (Mercure de 

France). . 1 vol. 

L'Enchantement. Maman Colibri (Fas- 
quelle) 1 vol. 

Le Masque. La Marche nuptiale (Fas- 
quelle) 1 vol. 

Résurrection (Fasquelle) 4 vol. 

La Femme Nue. Poliche (Fayard) ... 1 vol. 

La Vierge folle (Fasquelle) 1 vol. 

Le Scandale. Le Songe d'un soir 

d'amour (Fayard) i vol. 

L'Enfant de l'amour (Fayard) 1 vol. 

Les Flambeaux. L'Amazone (Fasquelle). 1 vol. 

La Déclaration (Illustration) 1 vol. 

A paraître prochainement : 

Le Phalène (Théâtre). 
La Quadrature de l'Amour (Essai). 
La Divine Tragédie {%^ partie). 
Une journée de femme (album de lithographies 
originales). 



HENRY BATAILLE 

ÉCRITS 

SUR LE 

THÉÂTRE 



EDITIONS GEORGES GRÈS & G" 

H6, lloui.Kv*iiD Sai-it-Geiimain, Pauis 
T, RiUlSTHISSK. ZuniCB 



1 



IL A LTE TIRE DE CET OUVRAGE : 



25 exemplaires Japon impérial (dont 10 hors commerce) 
numérotés de 1 à 15 et de 16 à 23 

35 exemplaires vélin de Rives (dont 10 hors commerce) 
numérotés de 26 à 50 et de 51 à 60 



Copyright by H. Bataille, 1917. 
Tous droits de traduclioD, de reproduction et d'adaptation 

réservés pour tous pays. 



HAMLET 
Le tueur de rats. 



L'universalité de Shakespeare est l'image 
même du génie. Tout est en lui : il est l'arbre 
et l'homme, le soleil, la pluie, la montagne, 
la poussière, l'ouragan, le va-et-vient des 
choses, la guerre, le monde des esprits, le 
peuple, la foule, le rêve solitaire et accroupi, 
il est toute la création, rire, joie, déses- 
poir... Il est la lumière qui monte de tous 
les abimes. La scène est partout et ailleurs. 
Il nous apporte la définition même du poète 
tragique. La matière historique et humaine 
qui est passée en lui, devient de pâte im- 
mortelle. On ne peut plus, lorsqu'on a vécu 
avec elle de la vie imaginaire qu'il lui a iu- 



î ÉCRITS SUR LE THEATRE 

sufflée, réver d'une autre Cléopâtre que celle 
dont il plaça le délicieux fardeau entre les 
mains moites du conquérant... Seul au théâtre ^ 
Shakespeare a mis Thomme en relation avec 
rinfini, — et j'estime qu'on ne doit susciter 
au théâtre que des créatures dont Tombre 
portée s'allonge sur les causes et les con- 
naissances universelles. Jamais un génie n'a 
déplacé autant de rêve que Shakespeare. Les 
siècles n'ont pas épuisé les commentaires et 
les interprétations de ses personnages qui se 
dressent comme des hypothèses au seuil de 
l'impossible... Je crois bien me souvenir 
que c'est Oscar Wilde qui a dit : « Il y a autant 
d'Hamlet qu'il y a de mélancolies. » Voilà 
énoncé le principe du sortilège unique. 
Lorsque nous analysons le grand Alceste du 
Misanthrope, nous ne sommes point assurés 
que le « non-dit » ne soit pas une lacune de 
l'auteur. Nous réclamons un supplément 
de lumière et de clarté sur un personnage 
précis, aux contours arrêtés. Il ne se prête 
pas à nous-mêmes : il ne se diversifie pas : 
ses humeurs et sa mélancolie sont stric- 
tement siennes et jamais nôtres. Tandis 



HAMLET 



qu'Hamlet se fait tout de suite complaisam- 
ment fraternel. Oui il y a autant d'Hamlet 
qu'il y a de mélancolies ! Pourtant n'exagé- 
rons rien. Sa personnalité n'est point diffuse 
et Shakespeare en Tinclinànt vers le rêve ne 
Ta pas déraciné de la vie. Le caractère se tient 
et ne supporte pas les déformations que ses 
exégètes prétendent parfois lui infliger. 

Au cours du siècle dernier, cette opinion 
s'est accréditée : « Hamlet, c'est le doute. » Le 
doute de quoi? Frissons de l'inconnu, effroi 
de l'au-delà?..., Homme unique et privilégié, 
auquel l'au-delà consent la faveur d'ouvrir 
ses tombes dans des entretiens terriblement 
particuliers, Hamlet est des mortels le plus 
en droit d'avoir des certitudes; il les a. 

Ce serait trop absurde ! Alors que veut 
dire ce mot: doute? L'hésitation par peur de 
l'acte ? Scrupule ? C'est à pareille lâcheté 
que cet esprit déterminé devrait de mettre 
tant de temps à détruire d'un coup de 
dague l'être qu'il exècre le plus au monde? 
Que voilà donc une peur et une conception 
delà vie singulièrement peu seizième siècle 



4 ECRITS SUR LE THEATRE 

Allons donc ! un rat ! un rat ! Ce grand dé- 
daigneux du mal de vivre n'a aucun respect 
de l'existence humaine : il tue, avec désin- 
volture, au contraire, n'importe qui, n'im- 
porte quoi, Polonius, Laërte, sans y mettre 
de façon ! 

Reste alors l'incapacité d'agir, la maladie 
de la volonté ? Mais il se définit lui-même, 
avec soin, pour les commentateurs futurs 
qui manqueraient de clairvoyance : « Rien 
ne m'a manqué, même la volonté. » Je ne 
vois vraiment pas sur quoi peut s'appuyer 
cette assertion qui voudrait faire du héros 
d'Elseneur le père lointain de nos modernes 
neurasthénies. 

Non, Hamlet n est pas un aboulique, c'est, 
à le définir d'un mot : ie Raisonneur. C'est 
un cas d'intellectualité forcenée ; il s'en 
explique d'ailleurs à tout bout de champ : 
(c J'approfondis trop l'action que je médite. » 
Une hypertrophié de la conscience, maladie 
de rêveurs, a fait de ce jeune cerveau le 
royaume absolu du subjectif, jusqu'à l'oubli 
d'agir. Il représente le refus le plus total à 
la simple raison d'être. Shakespeare a dressé 



HAMLET 



dans un sublime face à face les deux anti- 
thèses : Hamlet cet intellectuel; Othello ce 
soldat. 

La Voix dit à Othello : « Réfléchis avant 
d'agir », et Othello agit avant de réfléchir; 
il tue parce qu'il est Pinstinct. La Voix dit à 
Hamlet : « Agis sans discuter. Tue » et il ne 
tue pas, parce qu'il est la pensée. 

Shakespeare s'est complu à réaliser proba- 
blement dans ces âmes les deux faces de 
l'àme qu'il portait peut-être, lourde du cruel 
antagonisme, à travers ce seizième siècle 
formidable, barbare et tout bruissant du choc 
des armes et des idées ! 






En somme, voilà le cas. Un charmant jeune 
homme, nourri d'excellente lecture univer- 
sitaire, ployé aux exercices du corps et de 
Tesprit, d'haleine courte, ergoteur du reste 
déjà insupportable, qu'on écoute plus volon- 
tiers parce qu'il est prince ; enthousiaste 
plus qu'exalté... Il n'a môme jamais aimé, 
que, d'un amour de collégien, la demoiselle 



6 ECRITS SUR LE THEATRE 

d^un intendant. Soudain, brusque comme la 
foudre, l'événement se produit : la mort de 
son père. Alors, il lève les yeux sur la vie 
et il est troublé au delà de toute expres- 
sion. 

« Je souffre là », dit-il, et il met la main 
sur son cœur, gêné... C'est le point de dé- 
part de toutes les philosophies. L'homme, dit 
Shopenhauer, est le seul animal étonné de sa 
propre existence. Hamlet est le plus étonné 
et le plus candide des hommes. A partir du 
moment où le phénomène Ta arraché brus- 
quement à sa rêverie, à sa baguenauderie de 
prince, à partir de la blessure, il s'étonne... 
Ah! comme il s'étonne!... Il jette des yeux 
indignés sur la vie qui vient de lui faire mal, 
et désormais il ne s'attache plus qu'à ce seul 
problème, point de départ de toutes les phi- 
losophies : « Pourquoi ai-je mal ? Pourquoi 
suis-je ? » 

A dater de cet instant, avec frénésie, il va 
se livrer à la méditation : la passion de penser, 
qui était en lui, s'empare furieusement de 
tout son être. Et c'est sur cette nature et 
cette jeunesse, si bien préparées, que tombe 



HAMLBT 



l'aventure inouïe : la confrontation avec le 
mystère, la complicité de l'au-delà, la con- 
fidence prématurée du tombeau!... 

La belle thèse ! Quelle aubaine pour un 
pareil esprit ! Le voici du premier coup 
placé au-dessus de l'humanité qu'il va juger; 
le poste important que la voix des dieux 
vient de lui confier le met presque de con- 
cert avec la volonté inconnue ; il est l'inter- 
prète du grand pourquoi ! Par sa mission 
qui flatte sa manie et son orgueil de péda- 
gogue, le voici en admirable posture désor- 
mais pour regarder s'agiter et se perpétrer 
les pauvres vanités d'ici-bas : « C'est moi 
qui suis chargé de raccommoder le monde. » 
Il exagère terriblement ! mais un cérébral 
de cet acabit a vite fait de transformer un 
tel secret en une fructifiante et douloureuse 
aubaine. Il l'emporte comme un jouet mo- 
rose ou comme un os qu'il va ronger à loi- 
sir pour délecter sa solitude. Et, en bon 
philosophe qu'il est, avant d'attaquer son 
homme, il fait quatre pas en arrière, caresse 
sa dague, et prend son temps. « Le temps 
m'appartient», déclare-t-il. 



8 ECRITS SUR LE THÉÂTRE 

Du premier coup, lui ont été révélés, à 
vingt ans, sa raison d'être, et le but de son 
destin ; il était désemparé, il sait ce qu41 a 
à faire dorénavant. Seulement, voilà, cen^est 
pas un voyage au long cours, un pays à con- 
quérir qu'on vient de lui désigner, un grand 
problème à résoudre, non : lever une épée, 
l'enfoncer dans quelques centimètres de 
chair, tout bien évalué deux minutes ! Deux 
minutes pour lui la réflexion, pour lui le 
temps, Tamoureux de Téternité !... 

Il sait bien que cet homme mort, la des- 
tinée d'Hamlet est effacée du grand livre. Ce 
sera là toute sa participation à Tobscure 
Anankè; après quoi Hamlet peut dispa- 
raître. L'action brève est en disproportion 
avec les ondes que cette action déplace dans 
l'infini. Piquer la pointe d'une épingle dans 
un rat ! Si peu de chose pour tant de choses ! 
Il se prend le front à deux mains. Misère î 
Il n'a que cela à faire dans la vie ! C'est là sa 
participation à la ténébreuse destinée! Be- 
sogne mince, bonne tout au plus pour le ha- 
sard! Il sait bien aussi, philosophe astucieux, 
qu'avec la raison d'être la raison de penser 



HAMLET 



va disparaître et cela lui est particulière- 
ment insoutenable. Ah! que celte besogne 
mince et précieuse lui serve donc au moins 
à pénétrer le spectacle du monde ! Il va s'en 
alimenter désormais et voici qu'il prolonge 
à plaisir, inconsciemment, l'intérim céleste 
qui s'ouvre, mystérieux, au seuil de sa jeu- 
nesse ardente ; cette besogne, elle va lui 
servir de point d'assise philosophique; ce 
pessimisme accidentel va devenir tout un 
système à travers quoi il regardera l'Univers. 
Il va se retrancher dans la méditation de 
Pacte, derrière les prérogatives de son nouvel 
emploi ; son point de vue est devenu telle- 
ment abstrait qu'il se détache même des êtres 
qui lui étaient, la veille, les plus chers. (C'est 
un fait assez connu des ascètes et des tem- 
pérauients à idée fixe.) Et, dilettante impé- 
tueux, bouillonnant d'idées, mais la vue char- 
gée de ce lorgnon fumé, le voici qui joue 
avec la petite bête promise à sa dague, et voca- 
lise quelques sublimes arabesques funèbres, 
pour la seule joie de sa solitude. Il commente, 
commente à n'en plus finir, d'associations 
d'idées en associations d'idées. Les deux fa- 



A 



10 ECRITS SUR LE THEATRE 

meuses minutes d'exécution? Bah! Tocca- 
sion les lui fournira bien !... Il a le temps !.. 
Et remett^ant l'acte de jour en jour, il ne lui 
apparaît plus cet acte, à force de ratiociner, 
que comme une conséquence presque théo- 
rique, un chiffre dans Tespace (la voilà bien 
la déformation de la vie par la pensée !), à 
ce point — et ceci est un coup de génie de 
Shakespeare très amusant — que c'est l'âme 
dé son père, Tlmmatériel, qui est obligée 
de venir le secouer de temps à autre et le 
rappeler à la réalité de la vie !... 

O comble ingénieux ! 

Il est d'une nature si facilement distraite! 
La moindre pensée l'attire comme une mu- 
sique... Et, de plus, sa parfaite ignorance 
psychologique, son innocence le gênent. 
Le pessimisme de ce jeune garçon n'est dé- 
cidément pas naturel ! Il était si bien fait pour 
aimer, pour être heureux ; les dieux l'avaient 
affligé d'un tempéraments! sensible et si bien- 
séant î... Il s'en rend compte d'ailleurs. Il dit : 
« Pardonnez-moi ma vertu. » Notez ce mot. Il 
est detouteimportancepourla compréhension 

■ 

du caractère. Hamlet n'a pas en lui la plus pe- 



HAMLET 41 



tite parcelle de haine. Son amertume est pu- 
rement méditative. Et cette absence de toute 
haine explique sa prodigieuse faculté d'ironie. 
Les vrais désespérés ne sont pas ironistes! 
Lui ne se sent pas de fiel pour les gens qu'il 
bafoue. Même je ne suis fpas bien sur qu'il 
parvienne jamais à haïr tout à fait le roi !... 
- Oui, détrompe-toi, Hamlet. Tes sarcasmes 
n'émanent pas d'une âme haineuse ; ils sont 
d'un tendre cœur blessé dans son enthou- 
siasme et tu portes le poids de ton aristo- 
cratie. 



* 



Tout jeune, botté de son pessimisme ado- 
lescent et un peu artificiel, llamlet va décou- 
vrir le monde. On a la sensation d'un sombre 
Anacharsis qui part en voyage et prend des 
notes. Il est fringant, dans sa désinvolture 
funèbre; il est ingénu dans sa morgue excen- 
trique, très poseur, terriblement /tomme de 
lettres. Gela est décrit par Shakespeare de 
main de maître. Souvenez-vous, lorsque le 
grand mystère vient de s'ériger à ses yeux 



42 ECRITS SUR LE THEATRE 

SOUS la forme terrifiante du spectre, que fait- 
il?... Il saisit. son petit carnet de poche, son 
beau carnet tout neuf et vite, vite, il note ses 
impressions. 

Première impression : quelle est-elle, 
voyons ? Que va-t-il rapporter de cette au- 
guste confrontation ? « Un homme peut sou- 
rire et n'être qu'un scélérat — du moins 
en Danemark. » Et nous pouffons!... Oh ! 
la charmante et puérile naïveté ! Ce trait de 
Shakespeare est parfait; on n'est pas plus 
vrai. Ah ! le beau jeune homme ! 11 ne par- 
lait que de roses, de vertu, de pudeur, de 
fidélité !... Et les vers qu'il adressait à la 
petite Ophélie, donc!... Incommensurable- 
ment naïf, il verse de suite dans le pessi- 
misme le plus noir. Il en est insupportable 
d'ailleurs, sarcastique à peu de frais. Il 
fait du mal à l'aveuglette et — voilà la pen- 
sée la plus flagrante et la plus profonde du 
drame — il tue la Vie, Ja belle vie épanouie 
en la personne radieuse d'Ophélie. Car il 
n'y a pas à s'y tromper, la Vie dans cette 
tragédie humaine est représentée sous ses 
deux formes, l'une ; l'Inconscience (la bête 



HAMLET 43 



noire d'Hamlet), la simple joie d'être : Ophé- 
lie; Tautre, agissante : Fortinbras, la noble et 
forte action qui marche à pas formidables 
dans la coulisse, et jaillit juste au moment 
où périt rin utile... Pour Hamlet, c'est fini ! 
La grande maladie s'est emparée de son 
cerveau. La méditation de l'acte développe 
en lui, inéluctable, ses longs et mystérieux 
anneaux. 

Afin de mieux se lester il renonce à l'amour. 
Il a fait vœu de chasteté. Dans sa mère il pour- 
suit l'abomination de la femme. Avec Ophé- 
lie, il éparpille des ronds sur l'eau trouble 
de la métaphysique et continue le rôle sar- 
donique qu'il a entrepris; mais il est sincère 
avec celle qui Ta créé. Il est nu comme l'en- 
fant qui vient de naitre. A elle il peut crier 
l'épouvantable mensonge de l'amour qui a 
pour lui obscurci toute la terre... Devant 
Ophélie ce pessimisme au biberon pose 
avantageusement. C'est déjà On ne badine 
pas avec Vamour\ c'est déjà Perdican. Entre 
les quatre murs de la chambre maternelle, 
il se livre au contraire à toute la frénésie de 
sa sincérité. Il est lui, à pleins bords. 



A 



44 ECRITS SUR LE THEATRE 

« Laissez-moi vous torturer le cœur», clame 
le dilettante de la douleur. Il lui faut tout 
le spectacle du mensonge, de la trahison, du 
vice ! Ce grand tragique veut connaître tous 
les reflets du miroir aux mille facettes. Aussi 
comme il a accueilli les comédiens, ses amis, 
ses frères ! Il voit en eux les porteurs de 
masques, lui qui s'est collé à la figure le 
masque rassurant de la folie; mais, mieux 
encore, il voit en eux les interprètes de la vie, 
des passions et des déceptions humaines... 
Oh ! quelle fraternité le lie à ces histrions 
lyriques!... Jeune, dans les tavernes. Mé- 
cène royal et verbeux, écouté avec complai- 
sance, il se plaisait dans leur compagnie 
un peu anarchiste et toujours hostile au 
pouvoir et à la royauté... Aujourd'hui il les 
accueille comme des compagnons d'armes. 
Commilitones^ s'écrierait-il presque, en fu- 
nèbre raillerie, comme l'empereur romain... 
Ces adaptateurs de contingences vont lui 
souffler la mise en scène où la 'réalité sera 
prise au piège comme une mouche dans les 
fils de l'araignée. De la mise en scène il lui en 
M toujours fallu à cet amateur d'art î Son goût 




HAMLET 45 



d'esthétique bavarde cadre d'ailleurs avec le 
désir de retarder Tacte final le plus loin pos- 
sible!... Quand il tue Polonius, derrière la 
tapisserie, il a presque peur d'avoir déjà tué 
le roi... Et cependant il n'éprouve plus la 
morgue frémissante et orgueilleuse du début ; 
il subit à ce moment quelque lassitude ; car au 
début, était-il assez passionné de recherche ! 
Rappelez-vous : « Mes muscles, ne vieillissez 
pas un instant. Soutenez-moi. » 

Mais ce n'était qu'un débutant^... La pièce 
s'écoule. Laissons-la s'écouler et rejoignons 
le voyageur à sa sortie. 

C'est toujours le voyageur; seulement le 
mal de penser a fait son œuvre ; le pli d'amer- 
tume à la lèvre, on le sent réel, éprouvé. Ana- 
charsis est devenu un vieillard, le scepticisme 
un cruel désenchantement de soi-même. Prise 
à son propre piège, la victime de V héautonti- 
morouménos redoutable, qu'est-elle devenue 
au bout du drame ? Pauvre carnet de notes, 
depuis cette première ligne ingénue tracée 
d'une main sure, comme il s'est couvert et 
comme l'écriture en est devenue incertaine î 
Ah ! Hamlet, ton âme bien-ainiéey comme tu 




16 ECRITS SUR LE THEATRE 

l'appelais, ta belle âme bien-aimée, Tunique 
réalité pour toi, qu'est-elle devenue à la re- 
cherche de laconscience du monde?... Tu mu- 
sardes, certes; tu éprouves toujours un petit 
frisson philosophique, un plaisir, c^ est toi qui 
le dis, à bafouer Tartificier, à jouer avec ta 
future victime, et à prolonger Taventure, mais 
c'est d'un cœur de moins en moins assuré; tu 
persistes, par attitude ; tu ne trouves même 
plus la farce drôle, ni l'assassin curieux; 
mauvais détective, tu t'en es, songes-y, 
presque complètement désintéressé. Quelle 
pitié! Ah! c'est que tu commences à com- 
prendre la duperie flétrissante de ton cer- 
veau ; tu te fatigues de ta propre beauté, 
âme chérie ! Ton soliloque se lasse. Mais ce 
n'est guère qu'en trébuchant sur la tombe 
d'Ophélie, dont tu saisis l'horrible fin et la 
morale accablante, que tu avoueras la vanité 
de ta recherche et que tu as eu trop d'esprit, 
vois-tu, mon bonhomme, que tout le monde 
en est mort autour de toi, excepté celui qui 
devait en mourir — et que la vie est plus 
sérieuse que cela!... De quel œil tu les en- 
vies maintenant, les impulsifs, les lyriques, 




HAMLKT 47 



ceux de la chimère même absurde! Tu rêves 
dans les camps de guerre, en soupirant 
« Heureux ces soldats !... » et comme tu bai- 
serais amoureusement la main de Fortin 
bras, au moment de mourir, au son des 
trompettes de cuivre, en lui léguant l'héri- 
tage du monde ! 

A mesure que Tacte approche (car il faut 
bien se décider pourtant), la raison de finir 
apparaît. Et Hamlet la contemple avec une 
poignante mélancolie ; la recherche ne lui a 
apporté que catastrophes, aucune solution, 
aucun triomphe, et il se livre, le cerveau 
pourri de son inutile exercice, résigné enfin, 
à la loi naturelle. Une seule chose Tinquiète 
pourtant encore, Tagace indiciblement : la 
Mort... non pour elle-même, grands dieux! 
Il accepterait sans mot dire sa laideur insul- 
tante, mais la cessation de la conscience! 
du moins la conscience terrestre, car si scep- 
tique qu'il soit, Hamlet ne peut prendre au 
sérieux sa propre répartie sur la mort « dont 
nul voyageur nVst encore revenu » puisque 
Tâme paternelle lui a révélé que les préoccupa- 
tions de l'au-delà ne paraissent passensible- 

2 



18 ECRITS SUR LE THEATRE 

ment différentes des nôtres. Mais la cessation 
de la conscience humaine, le brusque adieu 
à cette immense comédie de la vie, la fin des 
apparences, il ne peut s'y faire, décidément ! 
Depuis, il hante les cimetières, il veut 
essayer de faire parler la Mort, de Texciter à 
la discussion... Peine perdue !... Alors il 
sourit, tire Tépée, crie à Tobscure pensée 
du monde : « Voilà, c'est fait. J'obéis enfin... 
Je te le donne ! » et tue le Rat. Puis il dis- 
paraît d'un geste... Par une affreuse ironie, 
il finit, pauvre bavard, sur ce mot (f silence » 
qui implique bien l'idée testamentaire de la 
résignation et le grand aveu : l'inutilité de 
la Pensée humaine. Et se sont bien accom- 
plies en effet, poignantes au-delà de toute 
expression, les noces mortelles du Secret et 
du Silence... 

Voilà la véridique histoire d'Hamlet, le 
Tueur de rats. 




LES MORTS DANS SHAKESPEARE 



Il est des morts tellement impression- 
nantes et tellement caractéristiques qu'elles 
semblent avoir été combinées par les puis- 
sances suprêmes pour frapper Timagination. 
Certaines morts ont le caractère d'un châti- 
ment, d'autres semblent le total de toute une 
vie; tantôt on dirait une conclusion, tantôt 
une antithèse. 

Le génie de Shakespeare s'est complu à 
trouver pour chaque héros la mort la plus 
expressive et la plus en rapport avec son ca- 
ractère ou avec l'idée de la pièce. Dans les 
tragédies classiques françaises nous ne 
voyons que deux sortes de dénouements tra- 
giques: le fer ou le poison. La mort se pas- 
sait généralement en coulisse et c'est plutôt 



/ 



II. 



20 ECRITS SUR LE THEATRE 

la suppression du personnage qui importait 
à Corneille ou à Racine. Un récit réglait l'af- 
faire. 

Pour Shakespeare la mort a autant d'im- 
portance que la vie; tous ses dénouements 
sont soignés, variés et d'une terrible logique. 
Si, en esprit, nous substituons une manière 
de mourir à celle que Shakespeare imposa à 
son personnage, nous constatons, la plupart 
du temps, une diminution sensible d'intérêt. 
Les adapteurs des comédies de Shakespeare 
n'ont, en général, pas assez tenu compte de 
ce pittoresque nécessaire et philosophique 
que le dieu du théâtl'e a mis dans ses termi- 
naisons. Quoi de plus beau que le dénoue- 
ment de Macbeth par exemple ? 

Macbeth, c'estle mouvement, c'est l'homme 
de proie, c'est le conquérant qui conquiert, 
non pour le but lui-même, mais pour la joie 
seule de conquérir, sans profiter jamais de la 
victoire... et alors, il tue... il tue... Il tue pour 
assouvir son destin, et il ne connaît aucune 
rémission de la volonté. . . 11 tue jusqu'au som- 
meil, suivant l'expression pathétique de lady 
Macbeth. Il n'y a plus de repos possible pour 



% 



LES MORTS DANS SHAKESPEARE ^i 

* ■ I ■ I ^— ^^^— — ■ 1 . ■■!■ I II I ■ I I I I I ^ 

lui sur la terre. Prises du délire contagieux, 
les choses elles-mêmes se mettent à graviter 
autour de lui, à s'actionner, pour entrer en 
lutte. « Quand la forêt de Birman s'avancera 
vers la haute montagne de Dulcinan et mar- 
chera contre toi !... » Telle a été la prophétie 
de l'apparition. Et voici que la marche prophé- 
tisée des éléments se réalise au milieu du 
combat tournoyant. Une voix clame : « Voilà 
la forêt en marche ! » « Aux armes ! aux 
armes ! », répond Macbeth. Mais une fatigue 
immense le saisit. « Je commence à être las 
de la lumière du soleil et je voudrais voir 
l'univers is'arreter ! » Puis il reprend sa 
course en criant : « Du moins nous mour- 
rons le harnais sur l'échiné ! » 

Il pleut des désastres de toutes parts sur 
sa tête; c'est l'hallali suprême. Alors Shakes- 
peare le fait sortir de scène en combattant, 
frappant à droite et à gauche, tourneboulant 
à travers la mêlée et l'attaque. « Frappe, 
Macduf, et damné soit celui qui criera : c'est 
fini, arrête, arrête!... » Quelques instants se 
passent et c'est alors qu'après ce vertige, ce 
tournoiement de clown^ droite, immobile, 



22 ECRITS SUR LE THEATRE 

fixe, coupée, apparaît la tête de Macbeth au 
bout d'une lance ! La trouvaille est saisis- 
sante : il ne peut pas y avoir de conclusion 
plus frappante que celte antithèse du mou- 
vement et de rimmobilité, à une minute de 
distance, cet arrêt subît de la vie, cette ren- 
trée du héros démembré, dont le chef aux 
yeux dilatés, au bout de la lance, a Tair d'un 
grand point d'exclamation barrant le drame 
de son trait vertical ! Ce dénouement est au- 
trement nerveux que si l'on avait vu s'effon- 
drer Macbeth comme don Juan ou comme 
Hamlet. 

La mort couplée d'Othello et de Desdé- 
mone sont-elles assez belles ! C'est une idée 
justicière que celle d'avoir voulu qu'Othello 
étouffât sous l'oreiller des caresses, et dans 
Tombre, l'âme ténue et fidèle de Desdé- 
mone; lumière qu'il souffle, capuchon qu'il 
met sur une flamme; il ne la frappe pas; 
ce n'est pas un meurtre, c'est une strangu- 
lation instinctive; les poings se resserrent 
et l'on dirait qu'en étouffant la victime 
il étouffe, en même temps, la voix de sa 
conscience, la voix des ténèbres... Et c'est à 



LES MORTS DANS SHAKESPEARE 23 

la bouche qu'il vise ! à la bouche menteuse, à 
la gorge qui a proféré le parjure. Le barbare 
agit dans Tômbre ; il a vo ulu une mort bestiale ; 
il allonge Tétreinte du tigre dans les ténè- 
bres. Mais quand vient son tour à lui, lorsque 
ce soldat, aux yeux dessillés, ce brave veut 
se châtier, alors il n'hésite pas; il a retrouvé 
tout son courage, tout son honneur : autant il 
fut lâche quand il s'agissait d'une femme, 
autant il devient militaire lorsqu'il s*agit de 
punir un soldat. Et c'est encore à la gorge 
qu'il vise, à la sienne, cette fois, à la gorge qui 
a proféré des pauvres mots d'amour et de 
haine, à la gorge qui n'a pas menti mais qui 
a rugi l'anathème ! 

« Racontez cela et dites qu'un jour dans 
Alep voyant un Turc, un mécréant en tur- 
ban, battre un Vénitien et insulter l'Etat, il 
saisit ce chien à la gorge et le frappa comme 
ceci... » Et pendant qu'il expire, le dernier 
roucoulement de cette gorge sanglante dé- 
verse sa plainte, comme la dernière goutte 
d'une urne brisée : « Il ne me restait 
plus qu'à mourir en me tuant sur un bai- 
ser... » 



24 ECRITS SUR LE THEATRE 

Toutes les morts, toutes, sont des trou- 
vailles du génie ! 

Pourrait-on, désormais, séparer Roméo et 
Juliette du tombeau?... A ce drame de la 
jeunesse et de l'amour, Shakespeare a imposé 
le décor de la mort. Il a voulu que la mâ- 
choire du tombeau s'ouvrît, suivant sa propre 
expression, pour engloutir les deux amants. 
C'est à coup de levier que Roméo ouvre Thor- 
rible gueule, matrice de la mort. « Je par- 
viendrai bien, dit-il, à ouvrir les lèvres pour- 
ries et à te fourrer de force une nouvelle 
proie. » Il conclut un pacte indéfini avec le 
sépulcre accapareur, et cette chambre mor- 
tuaire est aussi belle que le ciel étoile de 
Tristan et Ysolde... 

Regardez expirer le roi Lear. Ce pauvre 
vieillard erraut ne meurt pas à proprement 
parler, il s'évapore comme un souffle ; il est 
tout mince, tout amenuisé, léger comme la 
plume qu'il vient de placer sur la bouche de 
Cordélia, pour voir si elle vivait encore. Le 
pauvre vieillard exsangue n'emploie plus que 
de petits gestes consolateurs et berceurs. « Sa 
voix était toujours douce, calme et basse », 



LES MORTS DANS SHAKESPEARE fô 

dit-il en touchantla pauvre étranglée et quand 
il rend sa vieille âme à Dieu, il murmure 
simplement: « Défaites-moi ce bouton, je 
vous prie, monsieur... » tandis qu'une voix, 
à côté de lui, gémit : « Ne troublez pas son 
âme. Oh ! laissez-la partir ! » 

Nous pourrions ainsi passer en revue toutes 
les fins typiques, imaginées par Shakes- 
peare... A ceux qui objecteraient que ces fins 
lui ont été indiquées, pour la plupart, par les 
légendes ou les contes dont ses pièces sont 
issues, il serait aisé de répondre que le parti 
qu'il en a tiré lui appartient en propre. Avoir 
trouvé (( tout fait » Toreiller d'Othello, ou 
plutôt, s'il m'en souvient bien, le ciel de lit 
qui s'écroule, n'implique pas du tout que le 
conteur italienaitassocié comme Shakespeare 
Ta su faire, l'idée de Tamour, des confidences 
nocturnes, des baisers et de la chair, à cet 
accessoire par lui-même assez vulgaire. Sha- 
kespeare, comme tous les génies, a traité la 
légende par droit de conquête, comme il trai- 
tait la vie elle-même. 11 y a puisé la source 
de son inspiration, car rien ne sort de rien. 
Il faut savoir associer, abstraire... (Combien 



â 



% ECRITS SUR LE THEATRE 

de gens en sont incapables ! Combien passent 
au travers des événements quotidiens, des 
êtres et des sociétés, sans en avoir rien vu ! 
A peine un abstracteur en a-t-il découvert la 
signification, tiré des déductions curieuses 
et significatives que les mômesgens s'écrient: 
« C'était bien facile ! Il n'y avait qu'à se baisser 
pour le prendre! » Que ne Tont-ils fait? 
Avant qu'un tempérament soit venu leur tra- 
duire le sens des réalités, ils n'en avaient 
rien extrait... Le premier peintre qui, au 
siècle dernier, a reproduit le brouillard et 
l'aspect des choses entrevues à travers ce 
brouillard, a créé un état pictural qui n'avait 
jamais été soupçonné par des générations sé- 
culaires d'artistes. Depuis lors cet état pic- 
tural est devenu banalité courante... Que de 
combinaisons restent encore insoupçonnées 
de nous en musique, en harmonie, et qui ap- 
paraîtront toutes simples le jour où un homme 
les aura arrachées au néant où elles dorment 
encore ! Il y a dans l'àme humaine des zones 
qui nous sont encore inconnues : elles af- 
fleureront quelque jour à la surface sous les 
mains d'un magicien, — philosophe ou poète. 



LES MORTS DANS SHAKESPEARE 27 

Nous passons, dans la vie, à côté d'événe- 
ments, de rapprochements extraordinaires, 
si extraordinaires parfois qu'on y pourrait 
voir le doigt de Dieu ou le signe particulier 
du miracle, — et nous ne nous y attardons 
même pas ! Nous n'en avons tiré aucune dé- 
duction et pour une raison toute simple : leurs 
manifestations nousonttotalementéchappé... 
Notre esprit n'y a apporté aucune attention. 
Le rôle créateur du poète dramatique devrait 
être justement de diriger toutes les forces de 
son observation, vers les spectacles allégo- 
riques que nous présente la vie à chaque pas. 
Ces morts typiques qui atteignent parfois 
à la puissance du symbole et que Skakes- 
peare, lui, a recueillies se rotrouvent-elles 
dans la réalité ? Oui : à chaque instant. Per- 
sonnellement, j'en note atout bout de champ. 
J'en pourrais citer vingt que j'ai retenues. 
Mais, sans aller bien loin, ne suffit-il pas de 
se reporter à certaines morts célèbres de 
ces dernières années? Méditez quelques se- 
condes la fin d'Emile Zola qui succombe 
dans une sorte de parodie scientifique, digne 
du docteur Pascal, procédant, dirait-on, de 



A 



28 ECRITS SUR LE THSATRE 

ces exemples naïfs dont il bourrait ses livres 
médico-psychologiques : quatre boulets Ber- 
not, la nuit, dans une cheminée mal ramo- 
née, suffisent à provoquer une invraisem- 
blable asphyxie et il meurt sur la carpette 
du lit, au milieu de déjections... 

Entre tant de dénouements emblématiques 
j'en citerai un d'absolue authenticité et dont 
la rigueur semble tellement concertée qu'on 
a presque peine à n'y point reconnaître une 
intervention de la Providence. 

J'ai vu, durant une dizaine d'années, le 
peintre Rochegrosse travailler à un somp- 
tueux mausolée, couvert de fresques en 
mosaïque, adorné de sculptures dont les plus 
fameux artistes avaient accepté la commande. 
Cette nécropole du mauvais gont et de la 
richesse bourgeoise était la conception d'une 
vieille veuve éplorée, épicière parvenue, aux 
yeux de laquelle rien n'était trop beau pour 
la tombe de son époux ni pour sa propre et 
future dépouille. Dans ce monument à l'édi- 
fication duquel travaillaient incessamment 
des équipes d'artistes et d'artisans, la ter- 
rible veuve avait orné et marqué sa place, aux 



LES MORTS DANS SHAKESPEARE 29 

■ . _. 

côtés de son mari. Tous les jours, elle allait 
tricoter là ; elle y passait des heures, véri- 
fiant les ors et tâtant les onyx. Elle se pré- 
parait ainsi à entrer triomphalement dans 
ce repos éternel dont elle avait fait son rêve 
et son orgueil. Quand le mausolée, après dix 
ans de travaux, fut achevé, des amis con- 
seillèrent vivement à la septuagénaire, un 
peu anémiée par la régularité de son effort, 
une cure d*aîr, un voyage de délassement. 
Et cette femme qui n'avait jamais voyagé 
quitta tout à coup son mausolée et s'en fut 
vers la Grèce. Or il advint qu'une fièvre 
maligne la prît, durant la traversée. Elle 
rendit Tâme. Le capitaine fit jeter le corps 
à la mer; la vaniteuse postulante en éternité 
fut dévorée par les poissons... N'est-ce 
point là la matière d'un conte moral qu'on 
appellerait : le Châtiment de V orgueil? 

La Fable est éternellement renaissante. 
Et les cîeux muets parlent par signes et sym- 
boles... 





TOLSTOÏ 



Précisément la mort de Tolstoï est une 
mort quasi shakespearienne ; elle a Tair 
aussi d'un jeu combiné de la destinée. G*est 
la mort d'un prophète, c'est la mort de 
Moïse. Le patriarche a senti un souffle pas- 
ser sur les broussailles de sa barbe monas- 
tique, le baiser de Tange. Un annonciateur 
mystérieux est venu lui dire : « Tu vas en- 
trer dans ton agonie. » Sur quoi il prend son 
grand bâton de voyage et monte sur le tourne- 
bride du Sinaï pour entrer dans le repos de la 
terre. En fin de compte, Tolstoï n'est peut 
être pas mort; il a disparu à jamais. Les 
nuages se sont refermés sur ce Moïse pèle- 
rin. Je me souviens de l'émotion que nous 
étions quelques-uns à éprouver pendant les 



TOLSTOÏ 31 



deux jours où nous attendions la nouvelle 
prodigieuse : « Tolstoï n'est plus. » 

Personnellement, moi qui ai porté à la 
scène Résurrection et qui éprouvai toujours 
quelque remords de n'avoir pu, à cause de 
la proportion théâtrale, développer Néklou- 
dof comme dans le roman, tout en laissant 
sa place à la Maslowa, je me vois encore 
près du feu relisant, la nuit, cette œuvre 
gigantesque, si naïve et si douce; il me sem- 
blait alors que j'accomplissais la veillée 
funèbre. Et quand la nouvelle nous parvint, 
lequel d'entre nous n'éprouva point ce fré- 
missement religieux que seule sait nous 
communiquer la mort des héros ou des 
apôtres? J'entendis sous mes tempes les 
deux coups wagnériens de la mort du héros. 
Et pourtant pas le héros barbare, car nous 
étions en présence d'une ascension plus 
biblique, plus grandiose encore et tout em- 
plie d'une terreur sacrée ! 

Quelle mqrt que celle de cet aduste vieil- 
lard, fou, flambant d'un mysticisme inouï, 
s'évadant de la vie, en proie à Ton ne sait 
quelle crise auguste d'extase, d'ascétisme ou 



à 



32 ECRITS SUR LE THEATRE 

de pitié, brisant tous les liens de la vie et 
ceux de la famille, si beau et si rempli de ce 
délire divin que Ton ne peut s'empêcher de 
penser devant un pareil exode et devant les 
lamentations des siens éperdus, à la terrible 
et dure parole du Christ se retournant vers 
ceux qui le réclamaient aux soins de Marie : 
« Quelle est ma mère ? » 

Je vénère avant tout les grandes œuvres 
populaires dans Tart ; avant tout j'estime 
qu'il faut aller au primitif : c'est la source 
féconde par excellence. En considérant les 
lignes pures de l'art égyptien et môme les 
premières œuvres grecques, on mesure tou- 
jours avec émotion le chemin parcouru, 
les erreurs de l'humanité. Je sais bien que 
ces erreurs proviennent d'une recherche 
éternelle du Beau et surtout de la Vérité ; et 
nous ne pourrions plus être que de faux pri- 
mitifs, si nous voulions remonter le cours 
des âges : nous avons perdu la naïveté di- 
vine. Résignons-nous à cela; nous sommes 
des artistes qui avons quintessencié les 
nuances, les frissons de l'âme, des passions, 
toute la vie moderne. Nous sentons bien que 



TOLSTOÏ 33 



Tart le plus digne, Tart le plus pur, le plus 
linéaire, nous ne pouvons plus y atteindre 
que par réflexion ou par volonté. Le pre- 
mier artiste grec qui a fait hancher une 
statue, s'est rapproché du mouvement et de 
la vie, mais, qui sait? il a peut-être été par 
cela même un criminel. C'était déjà le com- 
mencement de la décadence I 

Nous n'avons plus de primitifs, même 
dans les arts plastiques ; les artistes qui se 
sont le plus rapprochés des ancêtres: Puvis 
de Chavannes et Rodin, valent surtout par 
cet amour des formes et du style originel, 
mais traduit par une technique toute mo- 
derne et par des apports contemporains : la 
lumière, le plein air, la ronde-bosse. 

Seulement, si nous n'avons pas de primitifs 
au sens absolu du mot, nous avons des popu- 
laires. C'est déjà beaucoup. Tolstoï est le 
premier de ceux-là. Au point de vue théâtral 
la Puissance des ténèbres est le drame popu- 
laire par excellence. 11 sera bon de le consul* 
ter de temps en temps, dans l'avenir. Tolstoï 
nouB laisse une Bible révolutionnaire. Son 
puissant enseignement sociali aura quelque 



É 



34 ECRITS SUR LE THEATRE 

jour des répercussions immenses; Tolstoï 
renaîtra comme un prophète qui a dit vrai et 
qui a dicté son chemin à tout un pays ; mais 
son mysticisme passera ; les sociétés futures 
ne retiendront qu'une part de son œuvre dé- 
mocratique. Toutefois ce mysticisme il con- 
vient de le respecter comme une consé- 
quence nécessaire de cette primitivité qui fut 
son but. La régénérescence de l'humanité et 
des sociétés par le retour aux grandes lois na- 
turelles a été un culte éminemment français. 
Le grand Russe y a ajouté la religiosité de 
son pays : les deux évangiles, bien qu'adverses 
ont d'énormes points de contact. Mais à quoi 
bon discuter si Rousseau a influencé sa philo- 
sophie ou si son schisme était inné en lui ? 
Pourquoi rapprocher Karénine de Résurrec- 
tion, opposer le réalisme du début au mys- 
ticisme de la maturité ? Ce n'est plus que de 
l'histoire !... Ce qu'il importe de retenir uni- 
quement c'est le souffle pur et ardent dont il 
aviva ses personnages, ce sont les vérités 
qu'il a semées dans les champs de l'avenir. 
Apre naturaliste, il connaissait la sécheresse 
humaine, le tuf des mauvais instincts. Il ju- 



TOLSTOÏ 35 



geaitla valeur ingrate du terrain, mais aussi^ 
prophète convaincu, il frappait le sol pour 
en faire sortir les eaux bienheureuses. 

A cause de cette primitivité, nous devons 
l'aimer, même si nous ne partageonspas toutes 
ses idées; nous devons l'aimer pour cette 
philosophie idéaliste et si pure qui le faisait 
se retourner sans cesse et de plus en plus 
vers les origines de l'âme. Il rêvait, comme 
Faust mourant, d'un univers qui serait devenu 
un phanlanstère de justice, de droiture et de 
simplicité. Quelle sera la réponse de l'avenir ? 

Certes, une autre philosophie peut aujour- 
d'hui nous agiter, certes notre modernité a 
subi d'autres influences que celle de Tolstoï, 
et, bien que l'auteur de ces lignes se soit per- 
mis de toucher à Résurrection^ ce chef-d'œu- 
vre, il "est de ceux qui croient à Tindissolu- 
bilité de l'esprit et de la matière et qui s'in- 
clinent au contraire devant leur merveilleuse 
unité. Telle est sa foi. Lui, au contraire, le 
grand patriarche spiritualiste, s'était mis en 
route vers les sources originelles du monde; 
mais c'était seulement pour y rechercher les 
formations de l'esprit divin dans la genèse 



À 



36 ECRITS SUR LE THEATRE 

de la matière, c'était pour y retrouver Dieu. 
Il a fait le chemin inverse de celui que nous 
parcourons presque tous; car presque tous, 
insensiblement, nous allons ^e la foi à la rai- 
son. Même les plus orthodoxes, sans aban- 
donner leur culte, à mesure qu'ils avancent 
en âge, ajoutent à leur foi le poids d'une hu- 
manité plus inquiète et plus curieuse des con- 
naissances et des doutes... Tolstoï lui aussi 
avait suivi cette voie commune. Mais, à cin- 
quante ans, à l'âge de la barbe blanche, il a 
pris son bâton, il a renié son bagage et il a 
rebroussé chemin. L'illumination de Damas ! 
Alors on dirait que pour laisser l'anormal 
voyageur, l'errant privilégié, accomplir son 
retour, les puissances suprêjnes étonnées, 
reconnaissantes même, aient prolongé ses 
jours jusqu'aux limites du possible. Par un 
décret d'en haut, il semble qu'il ait obtenu 
facilement la grâce d'ai*river au seuil de ses 
cent ans. Il devenait de jour en jour plus dé- 
pouillé, plus nu. Au cours de cet immense 
voyage intérieur, a-t-il enfin touché Dieu ? 
Est-il enfin parvenu a la grande source ori* 

ginelle à laquelle il aspirait, à ee pôle mer^ 



TOLSTOÏ 37 



veilleux ?... Nous ne le saurons pas, nous ne 
le saurons jamais. 

Toujours est-il qu'un grand frisson Ta 
secoué. Sa contemplation sereine s'est subi- 
tement interrompue, sa face s'est contrac- 
tée et, sans rien dire, il s'est levé et il est 
parti, vite, très vite... aspiré par des voixser 
crêtes et dans un grand bouleversement. 
C'était l'heure sans doute... «Voici Dieu !...» 
clamaient pour lui les trompettes célestes. Il 
meurt dans une extase et dans une précipita- 
tion extraordinaire, comme s'il avait répondu 
à cet appel en criant : « Me voici !... » 

Et c'est là-bas, alors, une fin digne des 
temps antiques. Le voici, centenaire, tel un 
roi Lear gigantesque, abandonnant sa maison 
remplie de cris et de lamentations, courant, 
poursuivi, vers les montagnes, frappant aux 
portes des monastères, mourant de la neige 
et du froid, ayant pour seul compagnon de 
sa furie, non pas un fou, mais on ne sait quel 
fantastique médecin de rêve, que l'on ima- 
gine prodiguant en vain sa science et sa sa- 
gesse à ce vieillard mystique et délirant ! Il 
s'est levé, sublime, il va avec sa barbe seul- 



A 



38 ECRITS SUR LE THEATRE 

ptée par des Michel-Ange d'apocalypse ! Il 
est pareil à ces saints patriarches dpnt les 
carcasses se dressent à l'objurgation de 
Jehovah, il est pareil aux prophètes. On le 
croit parti, évadé de la vie moderne vers 
quelque montagne sainte? Mais non. Il n'a 
pas atteint, pas plus que les autres, lui le 
dernier prophète, la Terre promise, où il rê- 
vait d'étendre son repos et de se recueillir 
dans la grande nuit. Ce préhistorique meurt 
tout de même comme un moderne — mais 
quel moderne! — devant une petite gare qui 
lui barre la route, la gare où la Maslowa vit 
disparaître Nekloudoff pour la dernière fois, 
celle où passent les longs exils, les exodes 
pour la Sibérie et toute la vie quotidienne. 
Quel spectacle que celui de ce vieillard 
sacré, ébroué, formidable, qui agonise là, à 
mi-chemin, devant l'arrêt symbolique de 
deux rails, sur lesquels véhiculera son ca- 
davre ! Il s'est éteint dans un effort majes- 
tueux que la vie n'a pas rendu théâtral en 
vain — car je demeure persuadé que pour 
le spectateur attentif, la vie n'est pas seule- 
ment un théâtre ingénieux, mais une com- 



TOLSTOÏ 39 



binaison d'événements extraordinairement 
significatifs et que, selon l'expression du 
poète, nous avançons toujours « à travers la 
forêt des symboles ». 

Les églises schismatiques de nos cœurs 
ont fait sonner leurs battements, et ce furent 
là de superbes funérailles ! Une des plus 
belles statues de l'église de la pitié s'est 
écroulée. Mais le temple reste debout. Car 
tu ne mourras jamais, toi. Pitié ! 




\ 



£ 




MUSSET 



Musset, est pour ainsi dire, un état d'âme 
populaire. De tous les poètes du dix-neu- 
vième siècle français, et peut-être de tous les 
temps, c'est celui qui évoque le plus chez le 
peuple ridée, la superstition même de la 
poésie. A tort ou à raison. A raison, car il 
fut et demeure un grand poète. Mais, chose 
étrange, il l'est pour des raisons différentes 
de celles qui lui ont créé cette popularité. 
Le sentiment unanime, qui n'est pas tou- 
jours exact, a accepté sans contrôle la lé- 
gende du chantre inspi/'é, tel que Musset 
lui-même se complut à la façonner ou à l'en- 
courager, car le don de l'inspiration spon- 
tanée, du délire lyrique et quasi divin lui 
apparaissait le critérium définitif de l'art. 



MUSSET 41 



par quoi s'essore et se répand le génie. Or, 
très nettement, le moindre examen nous 
persuade que Musset n'est pas le poète qu'il 
a désiré paraître : l'inspiré, le Byron du bou- 
ldvard> tantôt saisi par le flot fiévreux du 
génie, avec un cœur bondissant, une poitrine 
qui ne peut retenir les mouvements de l'exal- 
tation, tantôt capricieux, paresseux et mol, 
ou désinvolte, pâle de débauche, orgiaque et 
pimpant — français et clair tout de même 
comme du vin de terroir, narguant sots et 
pédants, spontané, cocardier... quoi encore ? 
Bref, l'homme du cri du cœur. 

Cette conception qu'il s'était formée du 
poète supérieur, il Ta due à ses succès d'en- 
fant terrible qui l'encouragèrent - dès- le 
début, dans cette voie, et peut-être, mon 
Dieu, s'est-il convaincu lui-même jusqu'à son 
dernier jour qu'il fut le caprice inconscient 
en personne ! Légende fausse et factice ; mais 
il faut bien avouer qu'elle a prévalu jusque 
dans la postérité. Musset eut donc raison de 
se fier à elle. Mais pour qui sait lire, l'œuvre 
dément nettement la légende. Musset est 
avant tout un artiste, beaucoup plus qu'un 



M 



42 ECRITS SUR LE THEATRE 

inspiré ; c'est un écrivain de culture tout ce 
qu'il y a de plus averti, possédant le sens 
exact et ténu de la couleur locale, jouant du 
vocabulaire, de toutes les ressources de la 
rhétorique, pourvu en outre d'un sens cri- 
tique en éveil auquel se joint l'ironie la plus 
suraiguê et la plus clairvoyante; il s'est 
attaché mieux qu'aucun de son temps à la 
forme, quoi qu'on en dise, et môme à l'effet 
extérieur du poème ; il calcule soigneuse- 
ment son action sur le public ; il a jusqu*au 
souci de son actualité avantageuse [Une 
bonne fortune^ Une soirée perdue^ etc.) Au 
premier plan, chez lui, s'avère ce dandysme 
intellectuel, très aristocratique et raffiné 
d'ailleurs, dont nous trouvons le parallé- 
lisme voulu dans toute sa personne physi- 
que. Il joue le style direct, improvisé mais en 
réalité, le poète ne travaille pas sur un tré- 
pied. Son abondance qui est incontestable 
l'a tenu lui-même dans cette conception er- 
ronée de lui-même. Il a pris sincèrement le 
débit de l'imagination prolixe pour la grande 
inspiration céleste. Or, si ses strophes ne 
sont pas parfaitement travaillées (il laisse du 



MUSSET 43 



flou exprès, da négligé royal) elles sont du 
moins parfaitement réfléchies et calculées. 
Un peintre ou un illustrateur dirait qu'elles 
sont « à l'effet », ce qui ne veut pas du tout 
dire qu'elles aient été conçues pour Téblouis- 
sement superficiel du public, mais ce qui 
veut dire qu'elles sont disposées habilement 
pour obtenir un ensemble frappant de valeurs 
en oppositions et de couleurs en harmonie. 
La formç tient donc la première place 
dans Tœuvre de ce grand littérateur qui 
veut toutefois lui laisser, pour la parer 
encore mieux, le charme du lâché, la vapeur 
de l'inspiration... II n'y a pas là dans mon 
esprit une observation péjorative. Je cons- 
tate un des traits dominants de la nature de 
Musset : cette volonté d'extérioriser tout 
jusqu'à établir même, au besoin, une fami- 
liarité un peu basse avec le lecteur. Il veut, 
plaire et séduire. S'il y a inspiration, ce n'est 
en tous cas pas une inspiration issue direc- 
tement de la vérité nue, de l'émotion pure, 
non plus que de l'observation directe. Elle ne 
repose pas, en outre, sur une sensibilité irré- 
sistible ou rare comme celle d'un Baudelaire, 



 



44 ECRITS SUR LE THEATRE 

: : 

par exemple ; en son fond elle est molle, 
facile, un peu banale, vibrante par exemple, 
quoique déclamatoire, vivante aussi jusqu'à 
Téloquence; elle se confie à son élan et au ^ 
mouvement mécanique du mètre; mais nous 
la percevons touj^ours à travers Part, et même 
à ses meilleurs moments, elle s'enveloppe 
toujours de littérature. Elle semble nous 
parvenir à travers quelque prisme acquis et 
séduisant — époque, histoire, décor — car 
Musset n'est pas le créateur qui tire son art 
de rien, de l'observation unique des choses, 
du spectacle vivant et réel. La qualité domi- 
nante de sa nature Imaginative, c'est d'être 
un pasticheur délicieux, un pasticheur iro- 
niste, sentimental, comme Verlaine le fut 
pour Watteau. Musset a tout pastiché; il a 
pastiché le romantisme, Byron, Shakespeare, 
*Boccafce, Beaumarchais. Son génie passe à 
travers les galeries de ce musée intérieur 
comme un promeneur légèrement ivre qui 
chatouillerait du bout des gants le menton* 
de la Joconde ou d'une belle princesse tos- 
cane. Ne nous en plaignons pas ! C'est à ce 
goût artiste dû pastiche que nous devons 



MUSSET 45 



justement son aâmirable, unique et précieux 

théâtre, théâtre de goût s'il en fut jamais, à 

< 

cause du SQns infaillible des époques que 
Ton y trouve et où s'enguirlande si délica- 
tement un amour attendri pour les poncifs 
et les tableautins surannés. C'est en cher- 
chant le pittoresque dans les phrases de Boc- 
cace et do Shakespeare, parmi les méandres 
des jardins italiens, comme aussi, cela est 
incontestable, au sein des archives et des 
bibliothèques, que le poète a trouvé la for- 
mule définitive de son style, lequel est mer- 
veilleux quoique livresque. 

Je souhaite qu'on me comprenne bien. Je 
ne veux pas inférer une seconde qu'il ait été 
un déénarqueur penché sur les livres à la 
façon d'un collectionneur de haut goût. Il 
fut un ironiste attendri. Et, bien au con- 
traire, c'est dans le sens raffiné de la cou- 
leur d'une époque, dans son ton général, ses 
vocables, qu'il à trouvé sa personnalité. Le 
premier, il a réussi la rêverie rétrospective. 
Le romantisme tenta en vain les reconstitu- 
tions de la couleur locale — qu'il crut dé 
couvrir^ Or^ tout le romantisme Ta manquéei 



â 



46 ECRITS SUR LE THEATRE 

avec un ensemble, unanime ! Le pastiche a 
complètement avorté, môme dans les œuvres 
de Hugo. Il est. parfaitement réussi dans 
Tœuvre seule de Musset. » 

Est-ce assez voulu, est-ce assez habile et 
charmantce style délié de son théâtre, avec ses 
absences très artistes d'indications de scène, 
ce manque d'effets prémédité à la fin des ta- 
bleaux, ces banalités de conversation, ces sor- 
ties de personnages, imitées de Shakespeare, 
ces simplicités subtiles qui prennent des airs 
de traduction; leurs grâces caduques se fa- 
nent en tons de vieux répertoires que vien- 
nent souligner encore des mouvements poin- 
tus de marionnettes, car ce sont des marion- 
nettes tristes, mélancoliques, vues àfravers 
le voile des âgesque Glavaroche, Fortunioet 
les abbés, les clercs de notaires, etc., toute la 
kyrielle... Ce sont des calques sentimentaux 
et Toeil du fureteur patient que fut Musset se 
devine à tous les mots! Par moments, le pro- 
cédé même tire la corde. Fantasio paraît fait 
de bouts de notes, de croquis rassemblés; le 
clinquant philosophique des répliques est un 
peu en toc, mal juxtaposé, terriblement in- 



MUSSET 47 



sincère. On sent le cahier de notes à tout bout 
de champ. L'incohérence de génie y apparaît 
systématique ; elle ne nous trompe pas; c'est 
de la fausse incohérence, du fauxgénie prime- 
sautier. Nous sommes loin d^Hamlet; le pla- 
qué abonde Rappelez-vous le Coup de rétrier 
et même Tadorable, oji ! l'adorable tirade du 
Monsieur qui passe. Et devant un travail 
aussi artiste et fignolé (je répète inlassable- 
ment le mot) on demeure stupéfait de voir 
que l'auteur lui-môme tient à honneur d'igno- 
rer sa propre science, son habileté réfléchie 
de pinceau... Il s'excuse d'être l'enfant capri- 
cieux et impondéré qui ignore tout du 
monstre-théâtre !... Duperie ! Combien nous, 
gens de métier, nous savourons, au contraire, 
sa connaissance approfondie de la matière et 
de la grâce théâtrales. Le poète dramatique 
nie en vain la clairvoyance éclatante, subtile 
en diable de son esprit. A quoi bon tenter 
de nous leurrer, puisque c'est au contraire 
à ces dons de pasticheur exquis et rêveur 
que nous devons un théâtre unique, unique 
parce qu'il n'en existe pas qui repose mieux 
sur la vérité livresque et le charme de la 



/ 



48 ECRITS SUR LK THEATRE 

légende ? Comparez ravortement de l'histoire 
et de la légende dans les autres drames ro- 
mantiques de Dumas père et même dans ceux 
de Hugo, malgré leur splendeur verbale. 
Nous trouvons certes dans Musset des ma- 
rionnettes, jamais des fantoches comme 
Marion Delorme, comme Hernani et tant 
d'autres. C'est justement parce qu'il s'ap- 
puie sur un tact aussi averti, c'est justement 
parce qu'il a rêvé autour de Beaumarchais 
et de Boccace, revécu le passé dans son cer- 
veau songeur, que Musset a pu nous donner 
cette fresque unique qui est un joyau de 
notre littérature — comme l'on dit fort juste- 
ment — et qui fera toujours notre adoration. . . 
Aucun poète ne peut prononcer désormais 
le nom de Perdican sans éprouver quelque 
secrèle extase ! Évidemment, ce théâtre trop 
exquis c'est tout de même un peu de la dé- 
cadence, un art pas très viril, pas tout à fait 
humain, pas frappé du grand don comme le 
théâtre des vrais animateurs qui sont Sha- 
kespeare, Racine et d'autres, maisquel théâtre 
fut plus attirant? Il subsiste encore avec tout 
•on sortilège ; il vieillit même en beauté^ 



MUSSET 49 



délicieusement délavé camme de vieilles 
draperies, froid jusque dans ses ivresses, 
jusque dans ses délicatesses, parce qu'il aie 
parfum mortel du passé ! 

Pour ces raisons diverses, le théâtre de 
Musset fera toujours le désespoir des ac- 
teurs, des directeurs et même du public. 
Attiré par son charme on constate vite que, 
si on le transporte sur la scène, il ne résiste 
guère à la rampe et surtout à la mise en 
scène. On ne sait pas bien pourquoi. Il 
faut en chercher les raisons dans ce que je 
viens de dire. 11 ne résiste pas à la rampe, 
car ta rampe brûle vite ces facticités manié- 
rées, spirituelles et trop adorables, ces ten- 
dresses en écho, tous ces paillons de couleur 
échantillonnés !... Le théâtre veut une plus 
solide et plus frappante humanité. 11 veut la , 
vie, il veut la force; il veut la nature. Qui 
ne voit que tous les charmes de cette phrase : 
« Elle est mocte : adieu Perdican » résident 
justement en ceci qu'elle est une phrase et 
rien qu'une phrase?... Si l'acteur prend un 
temps entre « morte » et « adieu » ,il annihile du 
couple charme delà contexture, la puissance 



à 



50 ECRITS SUR LE THEATRE 

de la synthèse. S'il ne prend pas au contraire 
le temps voulu, il va à rencontre de toute 
humanité, de toute vérité. Dans ce dernier 
cas, je défie Pacteur de sortir de scène au- 
trement que comme une marionnette con- 
ventionnelle. Voilà l'antagonisme que con- 
tient ce théâtre et qu'on ne pourra jamais 
arriver à résoudre ! Voilà la contradiction 
formelle qu'on trouve au premier plan de 
cette œuvre. La vie est l'ennemie de sa grâce.. 

Les maîtres sont bien là toujours ; ils pal- 
pitent encore, mais on les voit à travers des 
miroirs apâlis et « plaintifs »... 

Il serait aisé de démontrer que dans ses 
poèmes, également, Musset, tout en jouant 
l'improvisateur, emploie, transposés dans un 
autre ordre d'idées, la même nature et les 
mêmes procédés. On retrouve toujours l'ad- 
mirable arrangeur de tableaux, le littérateur 
qui met en branle toutes les ressources 
de la rhétorique : apostrophe, développe- 
ment, etc.. etc.. Musset s'y entraîna d'abord 
insincèrement, à la blague, puisqu'il fut le 
caricaturiste du romantisme et il avoue lui- 

• 

même dans ses vers son étonnement de voir 



MUSSET 51 



qu'il y eut des gens qui prirent au sérieux 
la Ballade à la Lune, Puis, du pastiche un 
peu facile des Contes (T Espagne^ le voici qui 
s'attaque délicieusementà d'autres manières. 
Sa poésie devient jolie, bibelotière, déco- 
rative, pimpante et romance. Puis encore, 
comme il se trouve à juste titre du génie, il 
s'élève à la poésie pure, qui lui parait le 
tréteau suprême. C'est là qu'il clame l'inspi- 
ration en des vers abondants, heureux, que 
nous avons faits immortels. Mais là comme 
ailleurs, il est aisé de voir que cette légende 
d'inspiration spontanée n'est pas en confor- 
mité avec la vérité. 

Les grands inspirés le sont sans attitude ; 
ils le sont d'une façon grave et puissante qui 
laisse de fort loin l'inspiration un peu « des- 
sus de pendule » de la Nuit de Mai ! Les 
grands inspirés sont aussi les grands sym- 
phonistes comme Beethoven, Goethe, Wa- 
gner, Baudelaire, qui résument en levir uni- 
versalité toutes les harmonies augustes de 
la nature. Les élans d'âmes sincères s'ac- 
cordent comme de merveilleux instruments 
au rythme et aux vibrations essentielles de 



A 



52 ÉCRITS sur' LE THEATRE 



la nature. Ce n'est pas VEspoir en Dieu, c'est 
la Maison du berger, d'Alfred de Vigny. Ce 
sont les orgues de Baudelaire. 

Mère des souvenirs, maitresse des maîtresses. 

Mon enfant, ma sœur, 
Songe à la douceur... 

Et mille autres vers qui chantent en notre 
mémoire, sans effacer d'ailleurs, mais en les 
dépassant de beaucoup, les vers tendres, 
ineffables, de celui qu'on a appelé p^r défé- 
rence pour la légende : le chantre des nuits ! 

Pour résumer, il faut dire que Musset n'est 
pas le plus grand poète de son époque, mais 
qu'il en a été le premier krtiste. 

Sa poésie a plus de cent ans de bouteille: 
elle les supporte. Les rayons de l'art se 
jouent encore à travers ses topazes fanées 

et ses rubis craquelés. Le culte populaire 

* 

s'est dépêché, dans ces dernières années, de 
lui élever trois statues à Paris. lia bien fait. 
Trois statues : une pour le poète, une pour 
le dramaturge, et la dernière... pour la lé- 
gende! Sur les trois, il y en a deux qui ne 



MUSSET 53 



sont pas, s'il m'en souvient, beaucoup plus 
réussies que l'autre, mais elles sont coulées 
en matière perdurable, comme l'œuvre 
qu'elles honorent. La troisième... celle de la 
légende ? Ce sera, si vous le voulez bien, 
celle de M. Ântonin Mercié, place du Théâtre- 
Français. G'estcelle qui est en sUcre. Légende 
et statue se conforment l'une à l'autre. Elles 
fondront sous le soleil ardent de la vérité. 




 




BECQUE 



Les ennemis du théâtre se mettent toujours 
d'accord sur le nom de Henri Becque. C'est 
d'ailleurs de leur part une preuve de goût 
incontestable. Mais leur admiration a des 
sources plus suspectes ; Tindigence dans la- * 
quelle vécut Técrivain, l'impossibilité qu'ont 
toujours connue ses pièces de tenir l'affiche, 
autant de raisons qui comblèrent d'une joie 
éternellement renouvelée ceux qui ont voué 
au théâtre une rancune* jalouse, ceux aussi 
qui n'y comprennent rien du tout! Comme il 
est avéré que la Parisienne et les Corbeaux 
sont deux œuvres maîtresses authentiques, il 
est toujours aisé à ces détracteurs du théâtre 
d'en conclure que les belles œuvres sont né- 
cessairement des échecs et l'on a tôt fait d'ar- 



BECQUE 55 

t ~ ' • Il 

guer que Tiasuccès de Becque est en propo^ 
tion des nobles qualités qu'il a dépensées 
dans ses pièces. De là à admettre que s'il y eut 
ajouté quelque piment ou quelque habile con- 
cession. Tune et l'autre de ces pièces eussent 
trouvé la faveur du public, il n'y a qu'un pas. 
C'est là un jugement bien superficiel. 

D'abord nous savons qu'il existe des chefs- 
d'œuvre populaires et le répertoire de la Co- 
médie-Française est là pour témoigner de la 
vitalité persistante de nos classiques. On ne 
souhaiterait pas à la Parisienne une autre 
forme de durée que celle des comédies de Mo- 
lière, ou, du Mariage de Figaro. Non, les rai- 
sons pour lesquelles le public s'en tient éloi- 
gné ne résident pas dans l'intégrité de cet art 
si noble, si simple et si concret. Serait-ce alors 
dans l'amertume môme des sujets qu'il fau- 
drait trouver la cause de tant d'injuste indiffé- 
rence? Non plus. Nous connaissons des chefs- 
d'œuvre amers, je dirai même qu'il n'y a pas 
de chef-d'œuvre sans une dose d'amertume. 
Témoin le Misanthrope, Je sais bien qu'on 
pourrait objecter à cet exemple que le Misan- 
thrope et d'ailleurs toutes les comédies de 



M 



56 ECRITS SUR LE THEATRE 

•lôlière n'ont rien de décevant. L'homme aux 
rubans verts a flagellé sans tristesse et sa 
colère est réconfortante; mais par ailleurs et 
sans pousser si loin ni si haut, nous retrou- 
verions aisément des succès durables qui 
empruntent leur plus grande séduction à la 
tristesse humaine dont ils sont emplis. 
Seulement je suis persuadé que ce sont tou- 
jours, dans ce cas, des œuvres de vaste 
envergure qui vont très loin en profondeur 
et dont rhumanité même ne fait que s'ac- 
centuer èur la scène. Tel n'est pas le cas de 
la Parisienne et des Corbeaux» A la repré- 
sentation ce style si plein, à la contexture si 
.solide, je ne dirai pas qu'il s'éparpille, mais 
il se banalise à coup sûr. Des traits subsis- 
tent, mais ce sont surtout les traits de bon 
comique et, comme toujours, les mots de si- 
tuation. 

Si la portée générale et artistique de l'ou- 
vrage s'abaisse sensiblement sur la scène de 
quelques degrés, à la lecture elle reprend 
son niveau. Je me rappelle avoir rencontré, 
à une représentation de la Parisienne^ un 
Russe de la haute société, peu érudit, comme 



BECQUE 57 

on le verra, mais pas inintelligent le moins 
du monde; on donnait dans la môme soirée, 
la Parisienne avec je ne sais plus quel autre 
drame : « Gentille aussi, me dit-il, la petite 
pièce qu'on vient de jouer en lever de ri- 
deau... » La petite pièce... en parlant de la 
Parisienne, quel blasphème ! En y réfléchis- 
sant, je m'avouais tout de môme que, si 
Ton ne tient pas compte des raisons pour 
lesquelles la pièce s'apparente aux grandes 
œuvres françaises, il ne subsiste plus qu'une 
trame assez légère et presque insuffisante. 
C'est la portée de l'ironie qui agrandit 
l'œuvre. Les qualités fondamentales de la 
pièce sont de moins haute qualité. Le mari 
de la Parisienne est vaudevillesque, Simson 
rococo, etc. (^e sont là des défaillances 
qui se sentent mieux, dès que l'acteur inter- 
vient et aggrave par son jeu des banalités ou 
des superficialités qui, à la lecture, nous 
laissaient plus indifférents. 

D'une façon générale, le public est réfrac- 
taire à une certaine sécheresse d'esprit; il a 
soif d'émotions plus généreuses, il souhaite 
un parti pris plus franc dans le rire comme 



£ 



58 ECRITS SUR LE THEATRE 

dans la doLileur. C'est pourquoi la belle so- 
briété d'Henri Becque qui fait sa gloire pour 
les lettrés, ne lui conquiert pas la popularité 
à laquelle il devrait prétendre. Il manque à 
ce cœur classique quelques battements de 
plus à la minute. 

Et cependant, Becque était né romantique. 
Il écrivit on le sait des drames débridés, Mi- 
chel Paupery des livrets d'opéra... Ceux que 
pareille contradiction de carrière étonne de- 
vraient pourtant se rappeler, qu'à l'époque 
où vécut Becque ces cas de métamorphose 
étaient assez communs. Beaucoup naquirent 
dans le romantisme, qui, finalement, chaus- 
sèrent les lunettes du naturalisme, lequel 
n'est, après tout, que la conséquence du 
mouvement romantique. 

Le naturalisme issu du mouvement de 1830? 
(]ela est démontrable et la preuve a été faite 
bien des fois. Les créations de l'esprit humain 
qui paraissent les plus spontanées ne sont, 
après tout, que des modifications d'essence; 
seulement, ces modifications, il suffit qu'elles 
soient inédites pour qu'elles nous paraissent 
spontanées. 



BKCQUE 59 



Donc Becque s'est rangé au naturalisme ; 
il le fit naturellement à Tépoque où le natu- 
ralisme était déjà en décroissance, car le 
théâtre n'est jamais en avance sur les mou- 
vements littéraires. (On sait «pourquoi : à 
cause de la timidité des auteurs, à cause de 
la résistance dil public, et aussi de Téternelle 
morale qui s'offusque cent fois plus au théâtre 
que dans les autres domaines de Tart.) Il est 
facile d'apercevoir que c'est le romantisme 
d'ailleurs qui était acquis chez Becque et s'il a 
découvert tardivement sa personnalité, celle- 
ci n'en était pas moins conforme au mouve- 
ment réaliste de la seconde partie du siècle. 
En lisant Becque on se souvient à peine de 
Balzac et, Ton découvre très bien Guy de 
Maupassant. Au reste, dans la vie l'auteur 
des Corbeaux était un bon bourgeois répu- 
blicain ; il avait cette forme d'esprit caustique 
que Ton trouve chez des politiciens et chez 
de grands journalistes. Becque n'avait rien 
d'un nihiliste; il n'est pas antisocial; de nos 
jours il serait un radical socialiste de tout 
repos. Il participe à la nuance et à la qualité 
de son époque, post-communarde. Qu'oji est 



 



60 ECRITS SUR LE THEATRE 

r 
I 

loin d'un Stendhal ! Il y a quelque chose de 
vulgaire, dans le bon sens rieui' de ce polé- 
miste à tous crins, à gros souliers et à re- 
dingote de drap. On est assuré tout de suite, 
dès les premières phrases de ses œuvres qu'il 
ne fait pas commerce avec l'infini, et qu'il 
ne pataugera jamais dans lès abstractions. 
C'est Hugo qui disait familièrement à Con- 
court, en le reconduisant à la porte : « Vous 
ne vous penchez pas assez sur les arcanes, » 
avec une emphase un peu doctorale. Il vou- 
lait signifier surtout que le génie, amoureux 
d'infini, ne doit pas nécessairement vivre 
dans la clarté ; il produit dans la sura 
bondance de la sensation et l'idée se dé- 
gage peu à peu de cette amplification : elle 
devient la cause finale, l'œuvre elle-même, 
fnais par tâtonnements. Il est certain que 
l'art direct de Becque et de ses congénères, 
collectionneurs patients du trait de mœurs 
ou du stigmate spécifique, est à l'opposé de 
cette production ténébreuse du génie. Chez 
ceux-là la pensée commande toujours à l'ins- 
trument. Quand on n'est point poète (Becque 
ne Tétait guère) ni artiste, ni peintre, ni mu- 



BEGQUE 61 

sicien à aucun degré et qu'on ne commande 
pas à beaucoup de capitaux à la fois, on est 
d'instinct l'ennemi du prolifisme, mais ce 
qu'on perd en sublimité on le regagne en so- 
briété. L'esprit se fait strictement objectif 
avec quelque peu d'indigence. Les caracté- 
ristiques de ces sortes d'écrivains sont d'ha- 
bitude : l'horreur des métaphores, du néolo- 
gisme, le refus à tout impressionnisme, 
l'amour du terme propre, des syntaxes 
simples, la pauvreté voulue du vocabulaire, 
les idées concrètes, les traits ramassés (dé- 
goût des mots qui ne sont point des termes 
de conversations, comme : frissonnant, ul- 
céré, etc. la crainte du qualificatif poussée 
jusqu'à la manie), Tanatomie ramassée de la 
phrase. Tout cela d'ailleurs constitue un sin- 
gulier avantage et assure une survie certaine 
à l'écrivain lorsqu'il atteint son but : il peut 
même, en s'en tenant rigoureusement à son 
programme écrire tantôt de détestables 
poèmes, tels que JJecque sut en écrire, tan- 
tôt pour peu que la réussite le favorise, un 
chef-d'œuvre comme il advint au même Henri 
Becque, lorsqu'après avoir platement taquiné 



/ 




6-2 ECRITS SUR LE THEATRE 

les muses d'Auguste Barbier, il écrivit ce 
sonnet, parfait de style et d'allure que tout 
le monde a dans la mémoire : Rupture.., 

» 

Comme deux ennemis vaincus 
yue leur haine ne soutient plus 
Et qui laissent tomber leurs armes. 

Je Tai un peu connu, dans ma jeune jeu- 
nesse : je possède de lui un sonnet autographe 
qu'il m'envoya un beau matin. Je ne sais s'il 
est édité maintenant ; c'est probable. Le voici : 

Bientôt j'aurai quitté ce monde douloureux 

Je n'ai plus que la forme apparente d'un être ! 

Je regarde les jours s'enfuir et disparaître. 

Ils n'ont plus rien pour moi : je n'ai plus rien pour eux. 

J'approche en souriant du terme rigoureux. 
L'homme, pauvre jouet, passe de maître en maître. 
Il voudrait tout savoir et ne peut rien connaître. 
11 espère sans fin et reste malheureux. 

charme pénétrant des dernières années ! 

Les rêves sont finis, les tâches terminées. 

Nous n'attendons plus rien des hommes et du sort. 

Ceux qui nous ont aimé ne sont plus que poussière. 
Notre place est déjà marquée au cimetière 
Et nous nous préparons doucement à la mort. 



BECQUK 63 



Les deux premières strophes sont belles, 
le reste vain. Et il y a là un exemple assez 
typique de ce que peut donner d'agrémeiV: 
la sobriété, lorsqu'elle est réussie, et d'irri- 
tation lorsqu'elle avorte. 

Un style sobre et pur c'est déjà le style 
éternel, quand ce n'est pas la platitude ; — 
s'y tenir scrupuleusement n'est pas seule- 
ment un signe de caractère, c'est aussi un 
gage assuré d'immortalité. Il fallut par 
exemple à Flaubert un effort immense pour 
s'exercer à cette continence du langage. Les 
structures de phrases, simplifiées et réduita^^ 
au rudiment (sujet, verbe, complément) sont 
le plus sûr moyen, j'allais dire le plus sûr 
procédé d'éviter le suranné et les désuétudes 
de la mode. Se dégager du style d'époque 
par ce noble artifice c'est s'imposer, pour 
certains esprits, une haire et une discipline 
qui vous payent en immortalité^.. Les styles 
d'époque nuisent à certains écrivains gran- 
dioses ; c'est là le déchet de Racine et de Cha 
teaubriand. 

Mais voilà, hélas ! toute cuirasse a son dé- 
faut! Si le style de Becque est encore en 



à 



64 ECRITS SUR LE THEATRE 



pleine santé, son métier dramatique a par 
endroit terriblement vieilli. Un peu plus d'ap- 
plication ou de vigueur lui eût épargné cette 
caducité précoce. Il s'est subordonné trop 
facilement à ce métier tel qu'il avait cours à 
son époque. Faute de surveillance, il n'est 
pas allé assez loin dans l'observation réaliste 
où se maintient son langage. Il emploie par 
exemple la forme du monologue.. Horreur ! 
Et pas le monologue supérieur (on doit d'ail- 
leurs toujours le repousser dans la comédie 
moderne) pas celui de Shakespeare : ti Voici 
la cause^ la cause, ô mon âme..., » mais le 
petit monologue placé là pour les besoins de 
la scène et, qui n'est plus qu'un expédient, 
une pure convention. Puis encore il se com- 
plaît dans des effets perpétuels d'antithèse 
(le rôle de Clotilde en abonde)... 

Contrairement à ce que pourraient penser 
les jeunes, toujours un peu ignorants des 
choses théâtrales, les œuvres de Becque ti- 
rent, comme les œuvres qui les ont précé- 
dées, aux yeux du public leur principal agré- 
ment d'une sorte d'effet voulu et théâtral. 
Exemple : le célèbre « Prenez garde, voilà 



BEGQUE 65 

mon mari. » C'est là un q.uiproquo, un effet de 
métier. Résultat : on rit, la première fois; 
dès la seconde audition, l'imprévu ayant dis- 
paru, on attend le trait, on lui sourit encore 
avec reconnaissance, mais il ne porte déjà 
plus ; aux représentations suivantes, on lui 
résiste, ou Ton bâille. Cela n'empêche pas le 
trait de caractère de conserver toute sa va- 
leur mais l'ingéniosité qu'a mise l'auteur à le 
présenter lui a joué le tourque joue toujours 
le métier lorsqu'on lui donne le pas. Vous 
savez de reste que c'est la tare des Scribe, 
des Sardou. Toute la proposition de ces au- 
teurs résidant sur le doute dans lequel le 
spectateur doit rester plongé, ou sur la 
surprise qui lui est réservée, à -peine l'in- 
trigue est-elle dévoilée, que l'intérêt s'ef- 
fondre du môme coup. Becque n'en est pas 
descendu jusque-là, mais, s'il ne s'est guère 
servi du métier pour ses intrigues, il l'a 
conservé dans le dialogue ou les jeux de 
scène ; et je viens d'en citer un exemple 
frappant. Au premier acte des Corbeaux, 
voyez encore l'antithèse arbitraire du jeune 
homme parodiant son père et revêtant sa 

5 



66 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

robe de chambre au moment même où Ton 
rapporte le cadavre. C'est du théâtre, unique- 
ment du théâtre! On peut être assuré qu'il 
y a dans cette convention une des raisons 
fondamentales à la résistance du public; il 
est difficile de rire indéfiniment ou de s'inté- 
resser toujours aux mêmes effets, surtout si 
Ton y voit le procédé. Le sens humain si ma- 
nifeste dans les œuvres de Becque n'est pas 
secondé par un métier de premier ordre. Le 
métier de premier ordre, nous le savons, 
consiste à tirer les agencements scéniques 
de l'observation même et de la vie. Les 
pièces qui résistent le mieux et le plus long- 
temps sont celles où l'humanité se trouve 
tellement -concentrée, réfléchie qu'on y dé- 
couvre encore cent ans après, des raisons 
nouvelles de les admirer. Ce sont celles où 
les personnages ne sont, pas encore complè- 
tement dépouillés même à la vingtième audi- 
tion, celles où subsistent toujours quelques 
coins inattendus, quelques rapprochements 
encore non remarqués. Voilà en quoi réside 
la vertu des tragédies raciniennes. 

D'ailleurs le théâtre précis de Becque ne 



BECQUE 67 

prétend pas à une humanité extrêmement 
générale ; c'est un théâtre de mœurs, d'ob- 
servation, sur la société, sur la vie d'activité 
et de relations. Il est plein de robustesse, de 
franchise et de cordialité classique. Mais fer- 
mant les yeux volontairement sur la nature, 
la poésie, les mysticités, les enthousiasmes, 
la science, la vie intérieure ou imaginative, 
comme ce théâtre s'est limité à lui-même! 
Il se rapproche de celui de Molière en ap- 
parence. Gomme lui il est sain, ample et 
plantureux, mais chez Molière, il n'y a pas 
que de l'art de satiriste; il s'y épanche une 
générosité naturelle, un élan qui est loin 
de ressembler à la sécheresse de Becque ! 
Considérez que chez Molière, du reste, il y 
a la tirade ; c'est dans la tirade que Molière 
exprime le cœur humain et va si loin. Dans 
ses traits il reste court d'haleine comme 
tous les satiristes. Becque, lui, n'a pas la 
tirade! Il n'a pas le cœur. Issu du natura- 
lisme son théâtre gifle et châtie les mœurs; 
on y reconnaît plus l'envie de la pitié que 
la pitié elle-même. Son amertume a des dé- 
tentes douloureuses, émues, mais le plaisir 



68 ECRITS SUR LE THEATRE 

du trait cruel l'emporte sur tout! On dirait 
des successions de légendes à la Daumier. 
Le mal de l'époque, la raillerie y développe 
son ferment. Becque a touché au grand tra- 
gique, mais, au fond, il ne Ta pas compris, 
et il nous en laisse toujours la déception. 
Observateur réaliste, pour lui le théâtre est 
fonction de l'évolution sociale. Il ne se com- 
plaît pas dans la contemplation des vies har- 
monieuses ou idéales ; il côtoie la- pitié, il 
lutine la charité. L'exaltation des miséri- 
cordes exigé des religieux d'une autre 
trempe! Becque n'en aurait eu ni la pa- 
tience ni l'ardeur. 

Son œuvre est belle, et salutaire. Mais, en 
somme, il faudrait la rentoiler sur une trame 
plus éternelle. 





PORTO-RICHE 



On relit des journaux, des mémoires, des 
livres de philosophie, des lettres. On relit 
peu de pièces de théâtre, ou si, par hasard, 
renvie vous en prend c'est plutôt par curio- 
sité et pour mesurer la distance qui s'accu- 
mule entre nos impressions du temps passé 
et celles du temps présent... « Comment se 
peut-il, que j'aie tant aimé ça!... » est une 
exclamation déçue que nous entendons bien 
souvent, autour de nous. 

Quelques auteurs font exception à- la règle; 
ils sont rares : en dehors de cinq ou six tra- 
gédies classiques, de deux ou trois comédies 
de Molière, on cite Musset et parmi les pro- 
sateurs modernes, Georges de Porto-Riche. 
Amourensc et le Passé ont le privilège tendre 




70 ECRITS SUR LE THEATRE 

et charmant de ne pas s^effeuiller quand on 
en tourne les pages qui semblent se refer- 
mer d'elles-niêmes comme pour se préparer 
à une future confidence. C'est un livre qu'on 
rouvrira : on en est sûr. 

Le mérite est d'autant plus exceptionnel 
que l'antagonisme entre la lettre et la pa- 
role suffit à rendre illogique, avant tout, le 
fait de convertir en lettre ce qui ne voulut 
être que parole. Une pièce pour avoir com- 
plètement atteint son but de vie doit devenir 
méconnaissable à la lecture. Il y aura mort 
apparente. Bien plus l'écrivain s'est subor- 
donné dans son travail à des inflexions sup- 
posées de l'acteur qui, anéanties, enlèvent à 
la phrase son sens exprès, voire sa cohérence. 
Cela s'applique surtout à un théâtre comme le 
théâtre moderne où l'exclçimation pure équi- 
vaut maintes fois à la phrase. Quant au pathé- 
tique seulement du geste, du silence et du 
bruit, qui sont comme le développement de 
l'action, par quoi les remplacer? La suppo- 
sition n'est, après tout, qu'une faible image 
de l'évidence. Il faut donc, on l'a ressassé, 
que toute œuvre de théâtre valable se ré- 




PORTO-RICHE 71 



duise en pages à peu de chose et tienne pour 
ainsi dire dans le creux de la main. Maia on 
ne peut cependant retarder indéfiniment la 
publication de son théâtre. Et toute réserve 
de ce genre ne servirait-elle pas à reculer 
tout simplement jusqu'à Toubli, des œuvres 
qui n'eurent que quelques soirs dans des 
théâtres plus ou moins éphémères ? Aussi 
bien est-on trahi de mille manières sur la 
scène, et ne Test-on guère plus, tout compte 
fait, à la lecture ! 

A la lecture, on éprouve le besoin d'une 
perfection de forme qui est l'ennemi même, 
au théâtre, d'un certain abandon et parfois 
même d'une négligence nécessaires dont rien 
ne saurait remplacer la saveur. Je me sou- 
viens de n'avoir pu supporter, en corrigeant 
mes épreuves, celte phrase prononcée par une 
femme sans culture, mais phrase telhement 
incorrecte que la vue seule m'en était insup- 
portable. « Je te dis tu, alors que j'ai encore sur 
la langue de t'appeler monsieur ! » Je l'ai rem- 
placée, mais que la remplaçante est fade en 
comparaison de l'originale naïveté de l'excla- 
mation ! Le véritable courage pour l'écrivain 



â 



7-2 ECRITS SUR LE THEATRE 

de théâtre consiste à laisser telles incorrec- 
tions, telles formes de style, voire barbarismes 
et solécismes, telles répétitions qui plurent 
à son oreille ; à respecter intégralement jus- 
qu'aux mots faux, dont la fausseté pourra 
s'accroître à la lecture, mais qu'il voulut 
tels, parce que dans la vie on dit peu de 
mots justes, et que les mots justes, c'est 
• pour le livre ! Il faut, au théâtre, tâcher 
d'écrire bien avec incorrection; — et s'in- 
génier à calculer simultanément l'effet scé- 
nique et Teffet écrit nous paraît un travail 
un peu méprisable et d'ailleurs négatif. 

Mais Georges de Porto-Riche, ce bénédic- 
tin du cœur, ce détective du désir et des 
sens, a tellement tenu ses fiches à jour, tant 
noirci de calepins, si peu sacrifié de sa ré- 
colte, que ses pièces, bourrées de sentences 
sentimentales, se laissent lire comme d'an- 
tiques et savantes maîtresses se laissent 
prendre la taille, persuadées justement 
qu'elles sont assez substantielles et assez 
expertes pour ne point décevoir même un 
dernier baiser... 
Il y a de petites phrases courtes, hachées, 



n 



PORTO-RICHE / 73 



artificiellement posées là, en garniture... Au 
théâtre, elles se perdent dans l'ensemble ; à 
la lecture elles font bouquet. Il y a de lon- 
gues phrases douloureuses et mélancoliques,/ 
qui se traînent, avec des rampements lents 
de chenille... Il y a tous les échantillons de 
la prose... et c'est miracle que tout cela, en 
scène, se tienne, et semble s'effacer mo- 
destement devant l'humanité toute nue des 
personnages... A la lecture, il en est de ces 
échantillons comme de ces dessins d'étoffe, 
ces jolis dessins de cretonne ancienne, qui, 
de loin, se marient en un ensemble harmo- 
nieux, et de près nous abandonnent leurs 
secrets, détail par détail... 

Au moment d'une douleur, d'un chagrin, 
qui éprouve jamais le besoin de se replon- 
ger dans une pièce de théâtre ? Personne. 
On recherche la confidence d'un poème, la 
distraction d'un roman, mais on n'a nulle 
envie de se rechercher dans une comédie 
même si elle vous a jadis ému. L'esprit pres- 
sent une désillusion; il sait que l'écriture et 
l'intrigue sont trop limitées à elles-mêmes, 
qu'il y aura peu a glaner. Comme d'autres 



â 



74 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

-, i_ I , — " 

livres ne sont pas encore épuisés, c'est à eux 
qu'on a recours. . . Pourtant combien de décep- 
tions ces lectures nous ont déjà procui*ées î 

Nous conserverions mieux la certitude de 
la beauté durable, si notre cœur ne s'était 
égaré et attardé, successivement dans des 
amours si riches et si divers que leur richesse 
et leur diversité même nous ont fait perdre 
la foi que nous leur gardions, et peut-être 
jusqu'à la foi dans la suprématie... Ce n'est 
pas qu'en général on relise beaucoup. En vil- 
légiature, au temps du repos, par supersti- 
tion, je m'entoure comme les autres d'une 
vingtaine de livres qui me suivent partout. 
Je ne les ouvre presque jamais : il suffit que 
je sente leur présence amicale dans la maison. 
Ils me protègent et me gardent des malheurs, 
bien insuffisamment d'ailleurs! C'est chez 
moi plutôt une superstition qu'un culte... Je 
les emporte aussi comme une pharmacie 
spirituelle, persuadé que j'aurai recours à 
leurs vertus, durant l'été, lorsque les souf* 
frances dont ils sont les antidotes viendront 
frapper à ma porte... Et la plupart du temps, 
ces amis inutiles restent à dormir sur des 



9% 



POHTO'HICHE 75 



planches poussiéreuses. D'ailleurs, quand je 
les ai par hasard rouverts, mes exaltations 
juvéniles pour eux ne se sont pas toujours 
retrouvées : les parfums s'usent, le pouvoir 
de fascination s'affaiblit, les affinités s'éva- 
porent, la confiance s'émousse... Rien ne 
vieillit comme Timmortalilé !... 

Ce qui vit éternellement jeune, admirable, 
secourable, c'est ce qui se renouvelle : la 
feuille, l'eau, les fleurs, même le décevant et 
mélancolique amour... Mais la fixité de 
l'œuvre d'art! Le sol desséché, pelleverâé du 
livre!... Phèdre, c'est bien beau, Phèdre!... 
Voilà un indubitable chef-d'œuvre drama- 
tique! Eh bien, un régent de collège seul 
peut faire encore ses délices de commenter, 
pour la millième fois « Tu le savais », sous un 
pommier ombreux ou au pied d'une meule 
de foin!... Ily a bien labibliothèque immuable 

des génies? Hugo, qui peut-être ne les reli- 
sait pas aussi souvent qu'il le disait, en a 
dressé la liste : Eschyle, Homère, Juvénal, 
Dante, Rabelais, Cervantes, etc.. Il y a aussi 
la bibliothèque des très français : Montaigne, 
Pascal, Labruyère, Racine, Descartes, Vol- 



76 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

taire, La Fontaine, etc.. Mais est-on bien 
sûr que les esprits qui invoquent ces grandes 
ombres tutélaires, puisent en elles des jouis- 
sances toujours renouvelées? Et pourtant le 
vrai bonheur consisterait peut-être à n'avoir 
qu'une maison, qu'un horizon, et qu'un 
livre !... On va, on avance; le livre n'avance 
pas avec vous. Hélas ! les mots semblent 
s'évaporer. C'est qu'on en a sans doute ex- 
primé toute l'essence!... 

Les Fleurs du mal^ la Correspondance de 
Flaubert, Schopenhauer, les Contes d'An- 
dersen, sont pour moi des compagnons de- 
meurés inamovibles. — Et encore ne suis-je 
bien sûr que d'un seul , car il est pour moi le 
livre de prédilection : les Fleurs du mal^ le 
plus haut sommet, à mon sens, de la poésie 
française, avec quatre poèmes d'Alfred de 
Vigny. 

Je suis de ceux qui déplorent que Amou- 
reuse et le Passé ne soient pas régulièrement 
représentés à la Comédie-Française et in- 
scrits définitivement au répertoire. C'est au 
répertoire que se maintiennent ces sortes 
d'œuvres qui ont l'air de venir directement 



PORTO-RICHE 77 



du cabinet de lecture pour prendre vie et se 
parer hâtivement de quelques oripeaux, pres- 
sées, dirait-on, d'aller reprendre leurs places 
dans les rayons de la bibliothèque qui est 
leur véritable séjour et d'où elles ne sortent 
qu'à des invitations annuelles, comme cer- 
tains sédentaires ne sortent qu'en l'honneur 
de quelque gala ou de quelque réception de 
famille. Malheureusement ces deux pièces ne 
sont pas invitées fort souvent et elles restent 
chez elles ! 

A cette abstention nous trouvons une 
raison plus prépondérante encore que la 
qualité même de ces pièces. (Jeorges de 
Porto-Riche a eu le bonheur ou le malheur, 
c'est selon qu'on envisage le résultat, de 
créer des types de femme qui ne s'accommo- 
dent pas facilement de n'importe ([uelle ac- 
trice. Ce n'est pas une question de talent, 
mais un^e question d'emploi. Lorsque les 
héroïnes atteignent certain degré de vie 
passionnelle, lorsque ces héroïnes ont été 
dépeintes avec des couleurs frappantes, ca- 
ractéristiques, lorsque les traits en ont été 
sculptés dans la chair même des mots, de telle 



 



78 ECRITS SUR LE THEATRE 

sorte qu'une actrice est tenue de réaliser cette 
identification, il y a peu de chances qu'on 
rencontre souvent son interprète! Georges 
de Porto-Riche a trouvé Réjane pour Amou* 
reuse et nulle n'a pu jusqu'ici l'égaler. En- 
core une fois, il n'est pas question de plus ou 
moins de valeur, mais il suffit qu'une actrice 
soit plus ou moins charnelle, de taille plus 
ou moins grande, plus ou moins extérieure, 
trop lourde ou trop légère, etc., pour rendre 
l'interprétation impossible. 

L'auteur en créant une héroïne supérieure 
s'est soumis à de pareilles éventualités. Des 
types moins définis, de figure moins précise, 
s'adaptent plus facilement au physique et à 
l'interprétation de n'importe quelle comé- 
dienne consacrée. Ces caractères de femmes 
qui appartiennent à la littérature et que l'au- 
teur a frappés du grand don de vie, subsistent 
dans notre mémoire parés d'une «certaine 
grâce, d'une certaine atmosphère qui leur 
sont indispensables. Si on les leur supprimé, 
le spectateur éprouve une désillusion aga- 
cée ; il s'irrite de ne pas retrouver le poé- 
tique recul, la survie grandiose môme dans 



1 



POHTO-RICHË 79 



la réalité qui lui paraissent indispensables à 
ces évocations de femmes célèbres, frappées 
de la grande fatalité de Tamour. 

Plus tard, lorsque le chef-d'œuvre a pris 
de la bouteille, que les siècles ont passé 
sur lui, les défauts d'interprétation sont 
plus aisément acceptés. Nous en avons la 
preuve dans les tentatives de ces acteurs qui, 
à la Comédie-Française, tour à tour, ratent 
le Misanthrope ou Tartufe : Molière ne s'en 
trouve pas plus mal. Le grand rocher de- 
meure au3si stable et aussi inaccessible. 
Quelques pygmées ont essayé de l'escala- 
der et sont retombés sur leurs pieds, voilà 
tout ! Encore est-il plus facile de trouver des 
acteurs répondant, du moins en apparence, 
aux qualités qu'exigent le Tartufe ou le Mi- 
santhrope^ que de trouver une actrice répon- 
dant à la tendre vivacité à' Amoureuse ou à 
la sombre féminité de Dominique. Georges 
de Porto-Riche est le premier homme qui ait 
fait en scène pleurer le Désir. Dans ce châti- 
ment de la chair, il y a une telle expression, 
une si grande ardeur désenchantée, un tel 
pressentiment de l'enfer qu'il n'est pas éton- 



 



80 ECRITS SUR LE THEATRE 

nanty après tout, que ces rôles se trouvent 
sans titulaires î 

Au théâtre, comme ailleurs, on porte tou- 
jours la peine d'avoir dépassé le niveau com- 
mun. Chacun sait qu'il n'y a rien au monde 
de plus décevant que le métier de jolie 
femme. 




■^ 




JULES RENARD 



11 faut toujours être du côté de Tart. Où 
qu'il soit, où qu'on le trouve, dans Tœuvre 
passante comme dans l'œuvre éternelle, 
môme dans l'œuvre incomplète, il faut en 
ro^eillir attentivement la moindre parcelle, 
puisque Tart ne se présente pas toujours en 
lingot solide, mais en filons parfois dissé- 
minés. 

Jules Renard rentre dans la catégorie des 
petits maîtres. Ce ne sont pas les moins inté- 
ressants. Ils nous font l'effet, par moments, 
de comprimés plus nutritifs que bien des 
mets d'apparence substantiels. Au théâtre, 
ces qualités de condensation, si appréciables 
dans le iSre, deviennent malheureusement 

des qualités de second ordre. Elles ne pro- 

6 




82 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

(luisent pas l'effet qu'on en pourrait at- 
tendre. Le style elliptique, oui, ça c'est autre 
chose ! Il est d'un effet fulgurant ; mais c'est 
le style des génies!... 

Les phrases bien syntaxées, condensées, 
trop équilibrées, ont un sort moins heureux ; 
elles perdent leur perfection, semble-t-il, en 
passant par la bouche des acteurs ; elles s'ame- 
nuisent ou se dispersent tout à coup, on ne 
sait pourquoi. Les écrivains qui ne sont pas 
familiarisés avec le théâtre tombent souvent 
dans cette erreur ; ils s'acharnent sur la 
phrase définitive, formulaire, comme si elle 
constituait le nec plus ultra de l'art draina* 
tique ; et leur désillusion n'est pas mince 
lorsqu'ils s'aperçoivent qu'à la réalisation il 
ne subsiste plus grand'chose et que l'effet 
est parfois diamétralement opposé à celui 
qu'ils en attendaient. 

Pourtant le petit dialogue, serré, bourré de 
Poil de Carotte fait une heureuse exception 
à la règle. Je sais bien que ce pouvoir provient 
de l'humanité qu'il y a derrière cet amas de 
phrases précises et ramassées sur elles- 
mêmes, et en cela elles se conforment à la 



k ^ 



JULES RENARD 83 



règle habituelle du théâtre, qui vit de vérité 
intérieure. Il se dégage incontestablement de 
cette écriture un don très spécial et assez 
rare, en fin de compte. Le public ne fait pas 
bien la différence entre la qualité de ce style 
et des qualités plus inférieures; cela n'em- 
pêche pas qu'elle ne soit manifeste. 

Jules Renard aurait pu produire d'excel- 
lentes pièces, s'il n'avait été retenu par ses 
soucis de forme, et par la myopie étudiée 
de sa vision. Il se complaisait trop à n'être 
pas abondant. Malgré cela, ses ouvrages 
sont bien ceux que devait produire, selon 
la chère expression du dix-huitième siècle, 
un amant de la nature. 

Par là, il nous touche et il s'agrandit. C'est 
ce qui le rapproche des maîtres et lui confère 
une place enviable, dans le mouvement lit- 
téraire de ces dernières années. 

Nous commençons à respecter la Nature, à 
retourner à elle, à la comprendre en la vé- 
nérant. Plus que jamais, ou, du moins, mieux 
qu'à aucune autre épocjue, s'élève dans toutes 
les sphères de la pensée un besoin impérieux 
de rétablir des lois ou des aperçus faussés, 



A 



84 ECRITS SUR LE THEATRE 

— ' 

sur les fondements naturels et sublimes de 
la vie. De toutes parts, depuis des années, 
s'édifie ce nouvel amour si nécessaire. Ceux 
qui ne le discernent pas sont des aveugles- 
nés, et leur pesante réaction nerietardera pas 
la marche en avant de Thumanité. 

En philosophie, Bergson restitue a Tins- 
tinct et à l'intuition leur part grandiose. Il 
nous a montré que le cerveau est un instru- 
ment d'adaptation au réel et que la sécrétion 
de la pensée n'est qu'un produit restreint 
dans l'éternelle et puissante mobilité des 
élans vitaux et du travail ininterrompu de la 
matière. Et cette doctrine qui fut toujours la 
mienne, trouve, à mon sens, son expression 
immédiate au théâtre où elle n'est plus seu- 
lement un exposé statique, car les consciences 
dont nous décrivons les luttes avec cet en- 
semble de forces que l'on appelle destinées, 
y deviennent, à notre guise, des démonstra- 
tions en mouvement de la doctrine. 

Un effort analogue s'étend à tous les arts. 
Nous voyons une musique prédite s'inspirer 
directement des rythmes de la nature et des 
impressions véridiques de l'âme. Dans la plas- 



"^ 



r 



JULES RENARD 85 



tique pure, pareille recherche, pareil amour. 
Rodin retrouve de sublimes enseignements 
naturels et les adapte à la vérité de son temps. 
Dans la plastique les mouvements logiques de 
la vie, amplifiés et stylisés, forment la base 
4'unenouvelle école ; même les ballets russes, 
et la tentative musicale de Stravinsky furent, 
à ce point de vue, une réalisation démonstra- 
tive. Dans Tart dramatique, malgré les piail- 
leriôs des protestataires, s'inaugure un 
théâtre qui prend aussi pour fondement la 
nature intégrale et non plus la nature arbi- 
traire de nos prédécesseurs directs. La cons- 
cience universelle s'agrandit et s'affermit 
partout, dans les arts. Je n'entrerai pas dans 
le détail de cette assertion qui désole les cuis- 
tres et les politiciens littéraires. Mais elle est 
l'évidence même pour ceux qui savent voir et 
déduire... Toutes les écoles, direz-vous, sur- 
tout depuis deux siècles, ont cru se rappro- 
cher fervemment de la nature ; c'est exact, mais 
aucune ne l'a encore embrassée ni traduite. 
Les romantiques se perdirent dans un idéa- 
lisme factice et dans la terrible et stupide an- 
tithèse du bien et du mal, du laid et du beau. 



86 ECRITS SUR LE THEATRE 

Le naturalisme qui vint après ne fit pas autre 
chose que de sanctionner cette classification 
arbitraire, en ne tenant plus compte que d'un 
des facteurs : le laid. 

Aujourd'hui, une conscience mûrie, une 
raison plus émue ont élargi les limites de 
notre optique et les sphères de notre obser- 
vation. Nous voici déjà dotés d'une plus haute 
notion du bien et du mal. Les morales so- 
ciales ne nous paraissent plus des travaux de 
mandarins. Et cette notion rejoint en même 
temps harmonieusement des vérités scienti- 
fiques... Il est hors de doute que Tair du 
large se met à emplir nos poumons de re- 
grattiers... L'esprit de la terre monte en nous. 
Si la nature devient la grande conseillère, 
ceux qui la détestent et ont pour mission de 
la détester ne peuvent que s'inquiéter. Ils le 
font avec des hauts cris et ce sont par con- 
séquent toujours les naturistes qu'ils visent 
(j'emploie ce mot, faute d'un meilleur). C'est, 
du reste, grâce à ce titre de naturiste que 
Jules Renard a reçu, il n'y a pas longtemps à 
l'Odéon quelques balles plus ou moins mâ- 
churées , car Jules Renard fut un « terrien » . Il 



/ 



JULES RENARD 87 



y en eut, certes, de plus lyriques, il y en eut 
de plus puissants,iln'yen eut pas de plus mé- 
ticuleux. Son œuvre est emplie de recueille- 
ment, et son regard sur les choses ne fut pas, 
comme on le croit généralement, un regard 
desséchant. Il demeura exact, précis, mais il 
sut aussi rester ému, et, sous les étoiles, 
parmi la fraternité charmante de ses compa- 
gnons, les chiens et toutes les bétes des 
champs, Poil de Carotte passe en grand petit 
héros... Jules Renard considérait la nature 
avec un œil de pigeon étonné ; il abritait pour- 
tant un cœur excellemment humain. Il a 
cherché à définir l'indéfinissable, à préciser 
l'imprécis, à formuler Pinformulable, à ré- 
duire en quelques lignes, par des synthèses 
éloquentes, tout l'espace, tout le flou du ciel, 
des arbres, des horizons et des âmes vouées 
au silence, ce grand silence impénétrable 
des instinctifs qui les rapproche des choses 
et des éléments. 

Je crayonnai naguère sur l'écrivain des 
Bucoliques au bas de son portrait des mots 
de ce genre : 

« La figure est parfois tout un grand pay- 




88 ECRITS SBR LE THEATRE 

sage..>Voici les champs et Tépi dru qui 
pousse mal — le défrichage. La tête en forme 
de haricot et le double menton des oies 
vexées. L'oéil, ni méchant ni bon, mais pareil 
à celui des paysans attentifs et rempli d'eau 
de puits, bleue, très pure et très glacée, tels 
ces vieux portraits d'autrefois et natifs de 
Hollande, avec dix siècles bruts d'hérédité 
paysanne... Il regarde calme, du fond du 
passé — du sang aux joues, encore fouetté 
par Tair des routes ; et l'oreille, comme celle 
des lapins, dressée pour le silence micro- 
scopique des choses, écoute. » 

On pourrait écrire des choses plus graves 
sur son compte. Au surplus sa mémoire se 
passe d'apologie. Même ceux qui ne con- 
naissent pas toutes ses œuvres ne peuvent 
s'empêcher de penser à lui de temps en 
temps. Au fond des mémoires demeurent 
certaines phrases, certaines définitions que 
l'on ne peut oublier, et que le plus igno- 
rant ou le plus distrait se répète chemin fai- 
sant, en traversant un champ, un jardin ou 
un village... Quelques rares écrivains ont 
ainsi associé leur nom à l'idée du prin- 




JULES RENARD 89 



temps ou de l'été. Il est impossible de ne 
pas penser, quand on les a lus, à une 
phrase de Jules Renard ou à un vers de 
Francis Jammes, entre le mois de juin et le 
mois d'octobre. Et quel admirable privilège 
que celui d'être ainsi périodique dans les 
mémoires, comme le sont les roses ou les 
hirondelles ! Les œuvres rurales de Jules 
Renard resteront. Sans doute, il a écrit 
d'autres pages, de petits actes mondains, 
notamment le Plaisir de rompre et le Pain 
de ménage. Ce sont de jolies pièces, mais 
Poil de Carotte est immortel. Et des pas- 
sages de VEcornifleur ne sont pas ^ dédai- 
gner. 

Cela ne diminue point Tœuvre de Jules 
Renard .qu'il n'ait point approfondi la femme 
ou du moins ce que nous appelons la Femme 
— car il n'y a plus que nous, les psycho- 
logues et les collégiens (c'est la même chose) 
(Jui disions emphatiquement « la Femme », 
et ce singulier restreint prétentieusement la 
classification que Ton peut faire des femmes 
aux donneuses de joie ou [de souffrance, à 
la mondaine ou à la courtisane. N'es-tu pas 



^ 



90 ÉCRITS SUR LK THEATRE 

la femme toi aussi, ô vieille paysanne dépar- 
tementale, dame de chaumine aux mains 
éprouvées, assise devant le seuil tiède de 
ta maison et ta luzerne annuelle?... Ton 
cœur sacré qui a battu nous est aussi inconnu 
pourtant que les contrées sauvages. Nous 
l'imaginons d'après des données et des tra- 
ditions bien incertaines ; mais, au fond, rien 
de tes tendresses, de tes angoisses et de tes 
détours, rien ne parvient jusqu'à nous. Tu 
n'es pas « la Femme ». Mais tu es la fille, 
réponse, la mère. Tu es, plus quetout autre, 
le grand régulateur terrestre, notre sœur 
farouche, comme disait Jules Renard. Un des 
honneurs de cet écrivain aura été de te re- 
mettre au premier plan et de te faire parti- 
ciper à la nature qui t'entoure 'et -que les 
poètes ont décrite jusqu'ici sans toi, comme 
l'auraient fait des voyageurs hâtifs. Même à 
Paris, Jules Renard , lui, est demeuré dans son 
village. Il avait pris pour limite son horizon: 
quatre pommiers, une haie et un dessin 
d'étoiles. Il modela sa phrase sur ce décor 
éternel. Elle en a la mobilité et la fixité à la 
fois. Jules Renard a contemplé longuement 



JULES RENARD 91 



renseignement des étoiles, et son orgueil 
têtu semble avoir voulu égaler leurs leçons. 
En effet, Tétoile conserve quand nous la 
regardons une sensibilité frémissante qui 
ne détruit pas pourtant sa forme rigide et 
définitive. Ce fut sans doute Tambition du 
poète, à force de regarder ces étoiles pay- 
sannes, d'avoir voulu leur emprunter leur 
secret fait de fugacité et d'éternité ! 

Et, comme lesdouxcrapaudsnoyés d'ombre 
et de ciel, les soirs d'été, il leur a répondu 
en leur envoyant là-haut sa chanson précise 
et ouatée, ses petites phrases courtes comme 
des haleines amoureuses... 






j 



REJANE 



Voici le portrait que je traçai d'elle en 
1902 : 

« Une jupe bleue, mais bleue, mais bleue ! 
des doigts gourds, deux gros yeux dé chien 
de berger, puis de la cernure éparse, trois 
ou quatre gestes zébrant Fair de leur an- 
goisse et des remuements de draps dans 
l'ombre, voilà ma première vision de Ré- 
jane. C'est Germinie, là-bas, au fond ^éjà 
de ma mémoire d'écolier — douce face que 
j'enfouissais dans ma solitude au collège. 
Aujourd'hui, masque de femme douloureux, 
compliqué de sourires, avec Thabitude prise 
et invétérée de la souffrance jusqu'à s'en 
faire une grâce, jusqu'à paraître réellement 
la « solitaire des tables d'hôtes », « la dame 



RÉJANE 93 



en noir qui a dû être jolie » (comme elle le 
disait elle-même dans le Masque), 

Mon premier et mon dernier souvenir de- 
Réjane. 

Entre ces deux visions, s'inscrit toute une 
vie d'art. A bien interroger les deux figures 
distantes qui s'évoquent en ma pensée, au- 
cune différence bien sensible. Quelque chose 
cependant les sépare de plus de quinze anr 
nées et leur donne une expression étrange- 
ment différente : c'est que la première allait 
vers la douleur et que l'autre en revient. Dans 
Germiniey Réjane inaugurait la souffrance. Il 
y avait alors en elle je ne sais quelle ardeur 
à souffrir, quelle âpre nouveauté à s'élancer, 
toute fringante et comme impatiente de bri- 
ser ses nerfs, vers la grande vague pathé- 
tique; maintenant, le' masque transformé 
garde la fatale empreinte ; l'apprentissage 
amer est fait. Elle est toute chargée de mor- 
bidesse, et c'est pourquoi, sans effort, sans 
apprêt, elle incarne si parfaitement « la dame 
en noir qui a du ôlre jolie !... » 

Réjane, en effet, n'est pas née une doulou- 
reuse. Toute jeune, mutine, comme un petit 




94 ECRITS SUR LE THEATRE 

lapin des vignes, les muscles tendus, tout 
alerte de vie drôle et saugrenue, un beau 
•jour elle a rencontré la douleur et s'y est 
aventurée peu à peu... Elle a mis le pied 
prudemment, puis, à coups brusques, elle s'y 
est trempée jusqu'au cœur. Désormais quoi 
qu'elle fasse et quoiqu'elle joue,- elle en aura 
toujours la belle nostalgie et son visage en 
garde à jamais la saveur ineffacée. 

La curieuse figure de théâtre ! Figure tout 
élastique, en caoutchouc ; le point concen- 
trique est le nez; le reste se meut avec agi- 
lité autour, descend, monte, se crispe ou se 
calme. Les sourcils ascensionnent, en même 
temps que la bouche plonge. Et quelle ar- 
dente fixité dans ces yeux clairs d'actrice 
pour regarder droit, devant eux, cet infini 
particulier qu'est le sable noir et tapi de la 
foule ! Les yeux des acteurs, à force de dar- 
der toujours cet horizon, en rapportent par- 
fois une beauté magique d'au-delà, plus 
grande encore que celle des yeux pourtant 
si beaux, des marins ! Chacun a son horizon 
professionnel. 

Mais sans plus de préoccupation aucune 



RÉJANK 93 



d'infiiji, bonne fille, tout éclatante de vie 
vraie, allante et si vive, voici Tactrice !... Elle 
se retourne, boit, mange, déplace tout un 
appartement ; casquée de cette fameuse 
mèche rebelle qu'elle tape comme un coussin 
ou qu'elle châtie d'un geste sec des doigts. Les 
belles prunelles jouent, virent et s'arrêtent 
brusquement, comme par un choc du cœur. 
C'est très joli. Suit un silence, un tout petit 
silence, comme d'oiseau perché... On attend, 
surpris, quoi ? un rire, peut-être? On ne sait. 
Et voilà que tout à coup ce masque sans 
bouger, sans remuer, en un^ minute — par 
une sombre poussée intérieure — s'altère, 
vieillit, vieillit à vue d'œil... Cette femme 
peut vieillir instantanénient, par une faculté 
unique et animale de sentir la douleur. On 
dirait que tout le corps fléchit devant l'ap- 
proche delà mort : et cela vient de loin, de 
profond, navre atrocement le visage où pas- 
sent furieusement, une à une, les années 
après les années, si rapidement qu'on a l'im- 
preîssion d'avoir, comme les enfants du conte, 
tiré trop vite tout le fil d'une destinée. 
Réjane n'a pourtant pas un visage poé- 



96 ECRITS SUR LE THEATRE 

tique ; j'entends par là qu'elle n'a pas Je vi- 
sage mystérieux d'une Duse. Tout en elle 
dit la vérité réaliste et l'horreur du style 
«distingué ». Elle est d'abord, avant tout, 
socialement la femme qu'elle joue ; elle ne 
la transpose pas. 

Cependant, je n'ai jamais vu, par la toute- 
puissance de son magnétisme, se créer, 
dans une salle, des silences plus poétiques. 
Je n'ai jamais entendu écouter comme l'on 
écoute quand elle dit sa plainte. Quelle pro- 
digieuse chose d'ailleurs que ce silence de 
toute une foule attentive, qui se tait respec- 
tueusement dans l'ombre pour écouter cettO;^ 
souffrance étrangère et inconnue qu'elle est 
venue consulter ! 

Immense curiosité sensuelle, presque sa 
dique, de la nature profonde, et qui s'étend 
à tout ce qui respire, même aux animaux; car, 
avez-vous remarqué que, parfois, le soir, 
aussi, dans les plaines, s'élève une grande 
plainte de bête blessée, et la campagne se 
tait pour l'écouter; les rainettes, les grillons 
eux-mêmes, tout fait silence pour laisser 
s'exhaler seule, au loin, la plainte qui emplit 



t ' 



REJANË 97 



la nuit de son chagrin. On dirait que toute 
la vie animée retient son souffle — peut-être 
par curiosité, afin de ne rien perdre du 
drame solitaire qui se joue, là-bas, devant 
le public attentif des bois, des -marais et des 
plaines. 

Une des plus grandes gloires de Réjane. 
aura été de se donner toute comme un cri, 
et aussi de se livrer à toutes les manifes- 
tations nouvelles de son époque, de vou- 
loir tout jouer, tout interpréter, être tous 
les cœurs l'un après l'autre... Elle aurait 
pu se cantonner dans des humanités de 
théâtre dont le succès lui garantissait une 
renommée facile. Tant de gens font comme 
ce personnage d'Andersen « qui ne savait 
qu'une histoire et qui la trouvait pour cela 
si belle ! » Réjane a voulu savoir toutes les 
histoires. Evidemment elle aura perdu à cela 
l'illusion de les croire w si belles », car le 
bonheur est de n'en connaître qu'une, mais 
elle n'a pas perdu néanmoins la foi, ni le 
désir toujours renouvelé de faire mieux et 
diflerent. 

Elle a compris que se cassaient peu à peu 



à 



98 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

les moules de la vieille comédie. Elle est 
allée vers ceux qui apportaient au théâtre 
une humanité plus vraie et plus conforme à 
la vie, ceux qui la voulaient plus robuste, 
plus nuancée à Timage de nos rêves et de nos 
volontés profondes. Elle satisfait en nous 
le sens de Texact, Thorreur du poncif, le 
dégoût dé l'éloquence conventionnelle et, 
en môme temps, Famour de l'observation. 
Qu'elle représente donc de l'humanité d'anec- 
dote ou de l'humanité générale, elle est bien, 
à tous ces titres, le meilleur protagoniste de 
ce mystérieux ^mais si bel art dramatique, 
auquel chacun s'emploie humblement de son 
mieux, mais qui mériterait, hélas ! à le traiter 
avec des mains dignes de lui, cette triple 
royauté d'apparences inaccordables : le gé- 
nie, l'intelligence et la sagesse. » 

Quelles retouches apporterais-je à ce fu- 
gace et imparfait croquis ?... On ne retouche 
pas un portrait; môme imparfait, on ne cor- 
rige pas un croquis. S'il n'est plus tout à fait 
ressemblant, on le classe ou on l'encadre, 
selon sa valeur, on le détruit s'il ne vaut pas 



RÉJANE 99 



grand'chose, mais on n'y change rien. Sans 
doute, si j'avais à écrire une étude plus dé- 
taillée, aujourd'hui, sur Réjane, assemblerais- 
je d'autres mots et tresserais-j« à sa louange 
une couronne plus conforme à son front ac- 
tuel. Toutefois, ce n'est pas sûr... Ghange- 
t-on vraiment tant que cela ? Le génie se per- 
fectionne, s'agrandit ou se condense, mais 
au fond, la personnalité demeure dès qu'elle 
s'est trouvée, et peut-être toute la vie res- 
tons-nous étrangement semblables à ce que 
nous fumes dans notre jeunesse. . . Avons-nous 
évolué ?... Nous en chérissons tout au moins 
l'illusion. Mais, entrez au musée du Louvre ; 
regardez la Barque du Dante, de Delacroix. 
Elle a été faite à vingt et un ans ! Regardez, 
en face, l'Entrée des Croisés à Jérusalem, 
exécutée en pleine maturité... L'expérience a 
délivré l'artiste de l'imperfection, mais, au 
fond, c'est la même chose ! Ça n'est même 
pas mieux... Et cette leçon ne va pas sans 
quelque mélancolie. 

Mais les artistes qu'il faut, en tout cas, 
louer sans réserve, sont ceux qui, en durant, 
ne sont pas tombés dans le procédé, et se sont 



à 



400 ECRITS SUR LE THEATRE 

cherchés avec opiniâtreté. Ce que Ton peut 
dire maintenant de Réjane, c'est que son art 
s'est fait encore plus « direct ». Elle ose 
le trait caractéristique sans réticence au- 
cune, elle ne recule pas môme devant le pa- 
roxysme... Comme la joie ou la douleur s'em- 
pare d'elle, maintenant ! Les déesses sont 
là qui la pétrissent, la malaxent comme une 
proie abandonnée et consentante... Je gar- 
derai toujours la vision de la courtisane 
qu'elle a façonnée dans une pièce de moi. On 
aurait dit qu'elle charriait avec elle tous les 
cahots, toutes les lassitudes de la vieille 
amertume amoureuse ; les rancœurs atroces, 
les puérilités infinies, l'égoïsme terrible et 
ingénu, les clameurs impudiq^ues, beuglées 
de ces cœurs d'esclaves, tout cela elle Ta 
rendu d'une façon magistrale. Elle avait l'air 
d'un Rops vivant. Et je dois ajouter, corri- 
geant les épreuves de ce livre, qu!elle vient 
de donner dans V Amazone toute la mesure de 
son génie et de sa tragique sincérité. La ca^ 

• 

tastrophe (|ui s'est abattue sur l'humanité, a 
bouleversé son cœur ; et ce cœur elle Ta porté, 
tout saignant sur le Théâtre, dont elle a fait 



REJANE 401 



un autel, Tautel de la douleur. Elle a voulu, 
gravement, saintement, à toutes les femmes 
de France qui Técoutaient dire la pitié de nos 
âmes. Elle réincarne leur martyre et leur 
amour crucifié, devant elles. Elle a en quelque 
sorte doublé leurs larmes et leur passion. 
Et qui Ta vue, abîmée tout les soirs dans sa 
souffrance, sortir de scène, inlassablement à 
demi-morte, exténuée de ces larmes qu'elle 
prolongeait encore derrière le rideau baissé, 
celui-là seul peut comprendre la noblesse an- 
tique d'un art, qui s^est éleVé en l'occasion à 
la hauteur d'un culte. Elle a semblé la Pleu- 
reuse nationale, chargée de pleurer derrière 
le char funèbre et de crier le péan de gloire 
et de martyre. Nul cabotinage, nulle insincé- 
rité théâtrale. Elle résumait toutes les larmes 
des femmes, et elle faisait l'offrande des sien- 
nes, comme le meilleur hommage qu'elle put 
offrir à sa patrie».. A ce degré l'art est une 
mission. 

Réjane a dominé son époque pour vingt' 
raisons, dont la première est que jamais peut- 
être actrice n'eut à sa disposition un clavier 
plus étendu. Elle a rendu toutes les gammes 




102 ECRITS SUR LE THEATRE 

de la femme, sans effort. Elle est aussi natu- 
rellement gaie qu'elle est naturellement 
torturée, ou catastrophale. Je ne crois pas 
que les dieux construisent plus d'une fois par 
siècle un instrument ausâi combiné et aussi 
sonore. 





GUITRY 



Guitry est le premier homme qui soit 
monté sur la scène. Je ne veux pas prétendre 
qu'avant lui il n y ait point eu d'acteurs 
capables d'interpréter et de produire sur la 
scène des joies semblables à nos joies, des 
inquiétudes qui portassent nos visages. Mais 
on n'y avait vu, malgré tout, que des trans- 
positeurs ; c'étaient toujours des héros gra- 
ves ; ils avaient quelque chose de proces- 
sionnel et d'étranger à la vie... Un beau soir, 
un monsieur, en tout point semblable au 
« monsieur qui passe », s'est décidé à en- 
jamber les planches d'un théâtre et il a paru 
tout à coup à la foule assemblée que ce mon- 
sieur se détachait du groupe des spectateurs 
et ne sortait pas du tout des coulisses ; il avait 




JM ECRITS SUR LE THEATRE 

dîné, comme le premier venu, au restaurant; 
il s'était dirigé machinalement jusque-là, et 
le voici qui ne faisait pas autre chose que de 
continuer à vivre en public, déballant ses 
gestes coutumiers, ses soucis, ses querelles, 
sur un ton à peine plus élevé que celui qu'il 
employait tout à l'heure, chez lui ou chez 
son amie. Et le théâtre, du coup, ne devenait 
plus qu'une indiscrétion passionnée. * 



* 



Ce miracle si simple en soi et en apparence 
si aisé ne s'est pas opéré pourtant en un 
jour; il fallait d'abord que naquît un homme 
capable de le tenter et que ce prédestiné 
avant réellement vécu de la vie sociale con- 
temporaine n'eût à interpréter que des sen- 
timents en somme éprouvés. 

De plus, constatons hardiment que, pour 
donner jour à ce monstre bourgeois, il ne 
fallait pas moins de trois ou quatre siècles 
d'ébauches et d'hésitations, oui, pas moins ; 
et encore lui-même ne s'est-il définitive- 
ment trouvé qu'après une vingtaine d'années 



GUITRY lOo 



• 



dapprentisaage. Un tel stage fut nécessaire 
pour assujettir son art à une stricte et com- 
pacte observation de la nature. Maintenir 
TArt à la température du cœur et du corps 
humains, ne pas dépasser les 37 degrés 
stables nécessaires à la Vie, cela exige, avant 
toute chose, une discipline et une dextérité 
de métier dont le public ne se rend pas bien 
compte... Guitry est un thermomètre prodi- 
gieusement réglé, que tout comédien doit 
consulter avec attention. Son jeu ne s'égare 
jamais hors de la réalité et il ramène tout à 
elle. Pour me servir d'une autre comparai- 
son tirée de Tharmonie, je dirai qu'il n'y a 
pas de plus admirable diapason, et le la 
qu'il donne est d'une telle précision, que 
tout inusicien doit le prendre pour guide et 
recourir à lui, lorsque l'inspiration, la virtuo 
site ou Tabus ont désaccordé l'instrument — 
ce qui arrive aux meilleurs, dans la chaleur 
des exercices. 

Mais la perfection de ce diapason n*était 
pas commode à obtenir , croyez-le. Nous avons 
vu nous-mêmes en ces dernières années, 
combien il a fallu d'ingénieuses recherches à 



106 ECRITS SUR LE THEATRE 

radmirable comédien pour atteindre ce point 
où il n'y a plus guère à progresser. Son 
goût de la vérité est enfin récompensé. Ah! 
c'est que la vérité est une impérieuse maî- 
tresse, qui ne lâche pas ses amants à rai- 
route, et celui qui a connu son amère et sa- 
voureuse emprise ne peut plus rétrograder : 
il faut toujours aller plus loin avec elle et par 
elle. Parti du théâtre léger et purement gra- 
cieux qui fut même sa spécialité et qu'il im- 
posa à la mode, Guitry, selon les faveurs du 
public, a évolué du théâtre rose au théâtre 
optimiste, du théâtre optimiste, quand il 
décéda, au théâtre amer, et enfin il est par- 
venu au drame intense, sans démentir sa 
propre méthode ; il l'a simplement agrandie 
jusqu'aux limites de la perfection. 

Le public, en parlant de lui, s'exclame : 
« Gomme il est naturel ! » voulant signifier, 
par là, la ligne de démarcation qu'il établit 
entre lui et les autres acteurs. Je ne crois pas 
qu'il apprécie toutefois toute l'étendue de la 
difficulté qu'il y a à joindre la nature même. 

En principe, rien n'est plus facile que 
de jouer la comédie : n'importe qui, dans la 



GUITRY , 107 



vie, est un remarquable comédien — dès 
qu'il ment. Le commerçant qui vous per- 
suade, la quémandeuse qui invente, l'enfant 
qui forge un mensonge circonstancié et narre 
une scène imaginaire, le domestique haineux 
qui nous imite, tous trouvent dans leur arti- 
fice, dans les accents de leur colère, dans 
leurs moindres détails d'inflexions, un extra- 
ordinaire génie d'imitation et de vérité que 
le^ plus grands comédiens ne sauraient dé- 
passer. Ils font du meilleur théâtre. Demandez 
pourtant à ces mêmes protagonistes de la co- 
médie réelle, demandez-leur de vous débiter 
deux phrases du texte le plus simple sur un 
ton qui soit seulement juste : ce sera le néant 
complet. Pourquoi ? Ils ne pourront même 
plus répéter devant vous le mensonge natu- 
rel où ils ont tout à l'heure excellé — sim- 
plement parce qu'ils en auront pris con- 
science. 

Sous l'empire d'une passion personnelle 
et dans le contact immédiat de leurs senti- 
ments avec ceux d'autrui, ils ont eu, d'ins- 
tinct, le génie même du théâtre. Supprimez- 
leur cet apport inconscient de la passion 




108 , ECRITS SUR LE THEATRE 

directe, ils retombent au dernier degré de 
l'impuissance d'expression ; ils ne peuvent 
plus dire juste le moindre mot. Tel est le 
mécanisme de nos facultés et leurs lois. La 
reconstitution de ce premier travail cérébral 
inconscient qui lui avait insufflé tant de ta- 
lent, le simple ne peut plus y parvenir. Et 
c'est ce travail de reconstitution qui fera tout 
l'art du comédien — je dis tout l'art, car ce 
qui le complète n'est plus que d'un mérite 
très accessoire à côté de cette proposition 
où tout un infini est inscrit. 

Du temps de Diderot et bien après encore, 
on discutait à perte de vue afin d'élucider si 
le comédien devait se dépouiller de sa sen- 
sibilité propre, jouer de sang-froid ou tout 
le contraire. Aujourd'hui nous sommes plus 
renseignés sur les phénomènes de la per- 
sonnalité et nous commençons à savoir de 
reste que le meilleur acteur est celui qui 
possède la plus grande faculté de dédouble- 
ment, c'est-à-dire celui dont une partie de la 
personnalité se livre aux émotions même por- 
tées au paroxyme, tandis que l'autre partie 
de lui-même assiste, contrôle et commande 



GUITRY 109 



avec une étonnante clairvoyance. Il y a là 
comme un état second et qui n'est pas même 
consécutif au premier ; il s'agit, au contraire, 
de deux états simultanés et indissolubles qui 
ne se nuisent ni se se contrarient en rien. 
Autrefois la dualité du phénomène eût paru 
inadmissible. 

Aujourd'hui elle est du domaine scienti- 
fique. 

Tous les comédiens ne possèdent pas, loin 
de là, cette faculté et cet équilibre dans le 
déséquilibre. Mais il est aisé de voir que 
chez Guitry ces dons sont à un degré excep- 
tionnel et à valeur égale. 

La lucidité ne vient pas une féconde, pen- 
dant qu'il est en scène, contrarier la spon- 
tanéité de son jeu. Aucune réflexion n'atté- 
nue la flamme de son regard, ne jette un 
voile sur tant de capricieuses mobilités et 
cependant tout est fait, stylisé, mis au point; 
il réinvente chaque soir, voilà tout... La voix 
est placée, le geste aussi, mais sur ce méca- 
nisme la réimprovisalion quotidienne s'opère 
tout naturellement. 

Il on est do lui comme du musicien (|ui a 




140 ECRITS SUR LE THEATRE 

son morceau dans^ les doigts et peut toutefois 
en recréer Témotion première indéfiniment, 
avec toutes les fraîcheurs de ses premières 
lectures. Regardez comme, chez ce comé- 
dien, tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit est 
fluctuant, improvisé; et pourtant Tart est 
partout. Grâce à quoi, science et naturel, 
science acquise et libre don, il parvient à 
ridentification complète, s'étant approprié 
toutd'un personnage, jusqu'aux plus subtiles 
particularités et les ravivant en ces extraor- 
dinaires gestes courts et voulus, qui vont 
si bien avec les meubles, ces gestes pour 
appartements, dirais-je , merveilleusement 
appropriés à notre atmosphère urbaine. 



4- ♦ 



> jCar Guitry, avec son intelligence avisée, 
est avant tout ce qu'on appelle un « acteur 
de composition », mais sans l'encombrement 
du détail parasitaire* sans le côté postiche 
que la composition en général^ entraine et 
qui sont choses parfaitement insupportables, 



GUITRY 111 



bien qu'aimées du public. Chez Guitry tout 
est sobre, tout est à son pian ; ce sont plutôt 
infinitésimales nuances, tout un microcosme 
d'observation qui a pour effet d'exprimer 
toujours plus de vie, d'une vie sournoise et 
que l'on dirait malicieusement embusquée • 
derrière son sourire... C'est le fait d'une in- 
telligence vive qui est ironique en son fond, 
acerbe, sans bienveillance aucune, prête tou- 
jours à s'emparer d'un ridicule, d'une tare 
pittoresque qui passe, même quand il s'agit 
d'unproche ou d'un anii. Sa faculté d'assimila- 
tion tient du prodige. Il y a quelque chose de 
fulgurant et d'immédiat dans son observation 
de la vie, du personnage entrevu, dans son 
intuition attentive. C'est un comédien qui de- 
vance presque les répliques, tant il pousse 
loin l'esprit de répartie et de saillie. Il est 

m 

tellement pressé de bien faire et d'exceller 
que, dans la conversation, il lui arrive de se 
servir des mots en un rapide et curieux as- 
semblage qui abonde en trouvailles, en syn- 
thèses souvent un peu obscures, mais infini- 
ment attrayantes. Il parle par ellipses et se 
meut dans cette sphère elliptique très pé- 



â 



112 ECRITS SUR LE THEATRE 

rilleuse du langage comme un Landais su.r 
des échasses. Il s'en sort toujours et laisse 
la sensation d'une prouesse à Tauditeur in- 
quiet et émerveillé... Dans sa mémoire il 
emmagasine sans effort les matériaux, il fait 
des clichés perpétuels et tous trouvent leur 
place dans une anecdote qu'il mime à ses amis, 
dans une pièce qu'il interprète. Jamais homme 
n'a poussé plus loin l'imitation ironique, sa- 
tirique, mais sans singerie facile, en en re- 
cherchant, au contraire, le vrai mécanisme 
intérieur! Un trait d'observation correspond 
toujours à la particularité intellectuelle qui 
l'a déterminé chez son modèle. 

fjuitry est donc un réaliste né. Il a Thor- 
reui; instinctive de ce qui n'est pas conforme 
à la vie apparente. 

Observez comme sa diction prend soin 
d'être toujours parlée et pousse jusqu'au 
* scrupule le soucifde ne pas chanter le moindre 
mot, de ne pas se laisser aller à la moindre 
apparence de tirade. Il met de l'air, des 
temps, entre les répliques, quitte à ralentir 
le mouvement. Il a du rationaliste endurci, 
méfiant detout ce qui n'est pas la raison pure, 



GUITRY 113 



répugnant aux sphères excessives de la pas- 
sion. Mais aussi comme il trouve sa récom- 
pehse dianô cette aisance, Cette facilité insigne 
à jongler avec la Vie !... Seà mains en dé- 
montent incessamment le i'ouage pour le réa- 
dapter ; elles font jouer les petites pièces com- 
pliquées et il s'amuâe comme uti fou dé cette 
horiôgerie mécanique. 

Il connaît à fond la boîte humaine, la dé-- 
composition du mouvement le plus banal 
comtne le plus coihplexe. Ce n'est pas Tâc- 
teur le moins acteur, ainsi qu'on le dit, mais 
au contraire « V acteur le plus acteur qui soit » , 
Facteur par excellence, celui qui ne peut plus 
être autre chose qu'un acteur, mêàië dans la 
vie* car il la recrée mécaniquement à Son 
insu tout en la vivant. Et à force d'observa- 
tion, de volonté, de précision, il en est ar- 
rivé presque à joneT plus nature que nature. 

Car s'il y avait, non pas une réserve mais 
une chicane à faire, elle serait tirée précisé- 
ment de la trop grande perfection et de la 
trop grande autorité de cet art admirable. La 
vie réelle est plus asymétrique ; elle contient 
plus de gaucherie ; nous aVons certainement 

8 




444 ECRITS SUR LE THEATRE 

moins de laienl que ça, moins de fini... Nous 
ouvrons, par exemple, une fenêtre avec du 
hasard dans le geste... Nous mangeons sans 
rvthme... Nous évoluons sans adresse... 
L'harmonie n'est pas toujours présente à nos 
actions, ni même la justesse... 

Quand on considère la réalité que nous 
avons sous les yeux, la sensation de la per- 
fection ne s'en dégage jamais... Très peu 
d'eurythmie, — et, à part quelques^étres sou- 
verains et naturellement sûrs d'eux-mêmes, 
beaucoup de timidité, d'hésitation!.,. Guitry 
semble ne pas vouloir condescendre à quitter 
sa terrienne autorité. 11 ne s'efface pas, il ne 
se mêle pas à la foule ; il reste le protagoniste 
de premier plan| — et, presque face au public, 
il lui apporte, comme un grand virtuose, les 
mille prodiges de sa fabrication... Le comble 
absolu de l'Art serait de ne pas donner le sen- 
timent de la perfection... Mais est-ce même 
possible et serait-ce aussi bien nécessaire ? 

Peut-être, en effet, pouvons-nous incliner 
à penser que la gaucherie, la maladresse sont 
une des émanations de la spontanéité et 
qu'elles rentrent pour cela dans le domaine 




GUITRY 4 m 



de l'art au même titre que l'harmonie, étant 
de puissantes extériorisations de la sincérité, 
des facteurs de Tâme^ TAme a ses troubles, 
ses imprécisions. Nietzsche à la théorie de 
Tart pour Tart opposait celle du pouvoir émo- 
tionnel de Tart, supérieure à toute autre con- 
sidération. Mais quelle futile digression de 
principe que celle-ci et ne sentez-vous pas, 
par la nature môme d'une pareille question, 
à quelle excellence admirable nous avons à 
faire ? 

N'oublions pï!s que Tart de Thomme n'est 
pas Tart de la femme. (]e sont les comé- 
, diennes qui peuvent manquer à la possession 
d'elles-mêmes parce que les femmes y man- 
quent dans la vie et que la force de leur 
charme est tout autre, faite d'inquiète ardeur, 
de faiblesse et de sensibilité. L'art de Guitrv 
est vraiment un art d'homme, tout d'intelli- 
gence et dont la précision correspond juste- 
ment à toutes les qualités volontaires et con- 
scientes du mâle. Oui c'est cela, il inf;arne le 
principe mâle, dans toute sa puissance. Il 
n'a que des joies et des douleurs d'homme, 
et quand on lui compare, dans l'expression 4^ 



â 



416 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

la douleur, d'autres acteui'S, on s'aperçoit 
toujours qu'ils ont je ne sais qiioi d'interlope, 
de f émininement exagéré , qui liôus répugne. . . 
Lui, il est là, en scène, racine au sol, pt*esque 
droit comme un chêne épais, et sa stature 
n'est qu'à peine secouée par le vent des tetn- 
pêtes et despassions . Le di*ame est à l'intérieur, 
toujours un grand drame d'orgueil, Uhe lutte 
âpre de la volonté contre les faiblesses du 
cœUr, de l'esprit et de la chair. Giliti*y ne 
joue les passifs et les faibles (et supérieure* 
ment) que dans la composition. Rappelez- 
vous Ctainquebille. Et, alors, il pousse si 
loin l'observation de la fatalité obscui^e, de 
rahurissement opposé par la ci^éaturé aux 
leux des destinées, qu'on dirait qu'il se 
venge ainsi et se dédommage de ne pouvoir 
pas étfe, sous le veston ciontëmpoi^ain lin 
pauvre cœur tout simple. 11 faut qu'il soit 
ainsi : super-robuste, plein de clarté, de so- 
leil, d'orgueil, dé santé!... Uti abîme se- 
pare ce comédien de tous ses côncut'rents 
actuels, dans le métier de vivre la vie, dé 
protioticer les mots, de les pfettser et dé é*ën 
servir, datis le simple et difficile métier 



GUITUY il7 



d'aller, de venir ~ et aus^i d'interpréter 
des êtres de la société contemporaine, tels 
que nous les représentons avec leur cortège 
d'idées et leurs mentalités modernes. Son 
talent est spécialement fraQçais, exçmpt de 
cette morbidezza propre à tous les comédiens 
passé notre frontière. \\ la remplace par son 
grand charme robuste. Et nul mieux que cet 
homme ne sait piquer sa force un peu mas- 
sive de la grâce d'un sourire, comme on met 
une rose à sa boutonnière. 

C'est chez nous le plus nécessaire des ac- 
teurs, le plus représentatif de notre race, 
Tacteur intellectuel — dans le bon sens du 
mot. Soyez persuadés que la nature avare 
n'en produira pas souvent d'équivalent et 
qu'à l'heure présente, on peut, je crois bien, 
assurer, sans être taxé d'exagération,, que 
Guitry par ses dons merveilleux, sa puissance 
nuancée, sa nette et souple autorité, la sub- 
tilité aussi de sa technique et cette effusion 
d'intelligence qui répand autour de lui un 
nimbe tommunicatif et irrésistible, est sans 
conteste le premier comédien du monde. 

C'est l'impression que la foule emporte, 



à 



118 



ECRITS SUR LR THÉÂTRE 



■■'■■ ■ ■ ' ' "^W f 



lorsque devant nous le rideau descend, 
comme une paupière, et vient clore la pru- 
nelle un peu hagarde du théâtre où défilèrent 
à rinstant nos songes imagés et ces chères 
filles d'illusion, nos pâles et balbutiantes 
poupées, sur lesquelles Tacteur-roi a jeté 
toute la brutalité pathétique de la vie. 




A PROPOS 
D'ART DRAMATIQUE 




A PROPOS D'ART DRAMATIQUE 



a C'est toujours par ce qu'elle contient dk 

VÉRITÉ qu'une œuvre NOUVEIJ.E CHOQUE SES 
CONTEMPORAIhS. G'eST TOUJOURS ET SEULEMENT 
POUR CE qu'elle aura CONTENU DE VÉRITÉ QUE 
CETTE ŒUVRE EST APPELEE A SUBSISTER DANS 

l'avenir. » Voilà la phrase qu'il faudrait in- 
scrire au frontoH de toute salle de spectacle, 
voilà l'éternelle et funeste contradiction dont 
se doit persuader l'écrivain de théâtre dès le- 
début de sa carrière. A lui de faire choix. 
Ce' qui constitue soa obstacle aujourd'hui 
sera sa gloire de demain, ce qui est sa sau- 
vegarde aujourd'hui sera plus tard sa ruine. 
Mais quelque route qu'il adopte cet écrivain 
peut tenir pour assuré l'aphorisme suivant : 
« Ce qui n'est pas vérité est destiné à périr, 



\ 

122 ÉCRITS SUR LE THEATRE 



et s'il y a dans son œuvre une part quel- 
conque de convention, en dépit du succès 
qui Taura accueillie, ou du talent qui Ta dé- 
fendue, cette part-là est d'avance frappée de 
caducité et de mort. » 

La vérité ! Profond et difficile idéal. Source 
et fin de tout art. C'est avec un soin studieux 
et jamais lassé que les générations se pas- 
sent le miroir où se réfléchit son image, 
sans jamais parvenir à Tembrasser tout en- 
tière. Et cependant, Tinaccessible vérité est 
là sans cesse sous nos yeux. Ce n'est point 
un trésor caché ; elle se livre à nous comme 
une mère nourricière et patiente. Malgré 
cela, nous en sommes toujours distants et 
elle continue de faire notre constant remords 
comme notre meilleure inquiétude. 

Cette difficulté que nous éprouvons à pé- 
nétrer un si patient modèle ne provient pas 
seulement de notre indignité personnelle. Le 
goût des contemporains, l'ostracisme rétro- 
grade du public (des critiques surtout car le 
public ne demande qu'à être persuadé), voilà 
les principaux fauteurs. Ensuite, il faut bien 
ajouter que la vérité est terriblement pro- 



A PROPOS d'art dramatique 423 

téiforme et que chaque époque, tour à tour, 
s'en fait une conception différente. Il est en 
effet curieux de constater que c'est en son 
nom que se sont opérées toutes les révolu- 
tions; chaque drapeau a porté, l'un après 
Tautre, cette inscription merveilleuse en 
lettres d'or : Vérité — Gela n'a empêché ni 
les erreurs, ni les faillitcTs de programme. 
La vérité échappe toujours. Et cependant^ 
bien que nous n'arrivions même pas à nous 
entendre seulement dix ans de suite sur sa 
définition, elle est une, elle existe. Voilà qui 
est certain et nous vivons de son atmosphère. 
Elle est compatible avec l'art qu'elle baigne 
tout entier de son effluve. Elle constitue notre 
seule sauvegarde à nous, auteurs, comme 
elle engendre notre pire châtiment. On pour- 
rait l'appeler notre pain quotidien. Efforçons- 
nous donc encore et toujours de l'étreindre 
de plus près et de la traduire suivant l'idée 
momentanée que nous nous en faisons. 

Quel avenir est réservé à cette recherche? 
On ne saurait le dire; mais à cause pourtant 
de la passion même que nous apportons à 
rendre l'expression de plus en plus nuancée 




iU ÉCRITS SUR LE THEATRE 

de la vie, il est facile de prévoir que les ré- 
volutions qui se produiront désormais dans 
le domaine de l'art seront toutes de sagesse 
et de sincérité. Ce seront des révolutions 
de raison. Elles ne s'écriront plus à coup de 
préfaces de Gromwell ; et nous les verrons 
s'accomplir sans grand bouleversement appa- 
rent, puisqu'elles seront seulement à base 
de vérité plus intense et plus ressemblante 
à la vie. 

Déjà, de nos jours, une pièce de théâtre 
meilleure au point de vue art que telle autre 
ne se distingue point d'une pièce moins va- 
lable par des signes d'apparence bien carac- 
téristiques. La différence ne réside ou du 
moins ne paraît résider que dans ce je ne sais 
quoi dé plus profond et de plus réel auquel 
le public devient heureusement assez sen- 
sible, tout en ne le discernant pas du pre- 
mier coup d'œil; le public se rend, en effet, 
toujours assez mal compte des différences 
essentielles qu'il y a dans la littérature de 
son époque. 11 peut confondre les vraies pro- 
ductions et les sous-produits, surtout si on 
ne les lui désigne pas. Il suit ou subit les 



A PROPOS b'ÀRT DRAMATIQUE 425 

métamofphoseB que nous lui imposons ^ soit 
avee pkisir, sOit avec mbiaise, mais en tout 
cas, sans jamais se les expliquerttettëmént. Il 
ne se téJid pas bieti compte de ce qui se passé. 
Toute- beauté nouvelle lui paraît choquante à 
cause de ce qu'elle abolit en lui d'acquis et 
de pfécédelit ; itiais il li'analyse pas seS Sen- 
sations, il attend d'elles une Source de jouis- 
sances oU d'émotions. Cestparlà tnôme qu'on 
peut l'atteindre en dépit de 8a i'ésistance na- 
turelle. Il tie faUdrËilt pas ajouter, à vt*ai 
dire, trop d'impdrtaticô à cette résistaiicé 
padsàgèi*ë de la foule ; l'évôlutioU artistique 
dôla étèûe li'eiiserâ pas retardée. Le théâtre 
dépoiiiilet^a fatalement et peu à peu Tiiinom- 
brable faisôèaii des conventions, ce poids 
mort qu'il traîne comme un boulet à travers 
les siècles. Car il faut que l'art dramatique 
devienne la chose admirable qu'il lui appar- 
tient de devenir. N'est-il pas en somme l'art 
unique où tous les autres viennent se fondre, 
puisqu'il est la parole aussi bien que le si- 
lence, l'exprimé aussi bien que l'inexprimé : 
le geste, l'âme, la nature ? 11 dépeint l'être 
intégral... L'état ttctuel de la scène et du 




12(5 ECRITS SUR LE THEATRE 

public, l'éducation des comédiens, ne nous 
permettent que peu de réformes, mais le 
théâtre atteindra tout de même un jour ou 
l'autre ce degré de perfection totale auquel il 
peut prétendre, cette plénitude d'expression 
qui paraît être son but dernier et Tessence 
même de ses lois. L'époque que nous traver- 
sons est déjà plus favorable que les précé- 
dentes à une telle éclosion; elle coïncide jus- 
tement avec des évolutions de morale, de doc- 
trine et de conscience étrangement passion- 
nées. L'âme humaine est lourde de son été, 
elle est parvenue, non à son apogée, mais à 
un de ces moments tout enrichis de frondai- 
sons où l'arbre étale et porte ses feuilles 
avec une puissance merveilleuse, quoiqu'un 
peu accablée du poids de ses rameaux. 






Qu'est-ce donc que cette fameuse vérité, 
but des bons pèlerins, Mecque éternelle des 
artistes? Au premier abord, il paraît un peu 
puéril de la juger si rebelle; elle semble 
d'un accès commode... Mais ne nous y trom- 



A. PROPOS D ART DRAMATIQUE 427 

• 

pons pas. Nous ne voulons point parler d'un^ 
vérité superficielle, toute d'apparences, d'un 
réalisme brutal en effet, aisé à conquérir et 
qui donne à bon marché au public l'illusion 
de la vie ; celle-là est, à Thumanité, ce que 
la carte postale est à Velasquez ; non, nous 
voulons dire : les rapports des vérités exté- 
'rieures et des vérités intérieures. La con- 
frontation de ces deux mondes, mais c'est 
tout le théâtre!... De leur conflit ou de leur- 
amalgame il naît toutes sortes de beautés. 

Expliquons-nous, et avec le moins de pédan- 
terie possible, — ce qui n'est pas commode. 

Nous appelons vérités extérieures les appa- 
rences exacteset proportionnelles des choses, 
tout ce qui est tangible et énoncé dans la 
nature; c'est aussi bien le langage parlé que 
le spectacle ambiant, leur amalgame. Cela, 
c'est l'armature môme du théâtre. 

Nous appelons vérités intérieures le se- 
cret des êtres, ce qui bouillonne en l'indi- 
vidu et qu'il n'exprime pas directement; 
ce sont aussi les sphères inconscientes de 
l'être. L'homme ne s'exprime entièrement 
dans la vie qu'à de rares occasions. Ce qu'il 




128 ÉCRITS SUR LE THKATtlE 

_^.^ — . ._ ) 

dit ii'eât généraleméttt qu'un asjp^ct de lui- 
mêiïle, uti t*a|)pot*t momentané de soi avec lés 
êtres et léâ événements. 

Tout ce monde tiluet et mystérieux né cons- 
titiie-t-il pas l'intérêt le plus inteiiâe de la vie ? 

Voilà Tautrê grand rôle admirable ! Com- 
ment l'atteindre, dites-vous, dans un art jus- 
teméiit tout de surface et d'apparence comme 
le théâtre, et où il est interdit de décrire ? 

Ah! précisément c'est là toUt lé génie du 
théâtre. Il est elliptique... Par des cris, des 
motà, des portes ouvertes sur l'âme, de& syn- 
thèses met'veilleuses et vraies, il conduit lé 
public jusqu'aux ondes obscures et vivâtites 
de l'être, sans pour cela nuire le moins du 
monde à la réalité extérieure et à la vraisem- 
blance orale que nous voulons complète chez 
nos personnages. 

Nous avons'j/our parvenir à cette fin deux 
lahgàges qui correspondent exacteiiient à ces ^ 
deux étatfe <i extérieurs » et « iritél'ieurs » le 
langage direct et le langage indirect. Le lan^ 
gage dirétît, — èat-il beëoin de le définir? — 
yc'eàt celui que nous eniployons pour exprimer 
sans détour nos déàirs et nos sentiments. Cela 




A PROPOS d'art dramatique 129 

va de soi. Le langage indirect est c^lui dont le 
sens n'est pas celui même de l'expression em- 
ployée, mais celui qui voile ou révèle le sen- 
timent intérieur. C'est notre langage dans la 
vie le plus usuel, celui qui communique à 
nos paroles ce pouvoir particulier parfois si 
émouvant, si nuancé. Un personnage du 
Masque en donne, sans le vouloir, la défini- 
tion : « Que dire après : je vous aime ? Tout est 
dit! Non ; ce qui est varié et profond, c'est ce 
qu'on ne dit pas, c'est l'insignifiance des 
paroles auxquelles nous faisons porter tout 
notre pauvre petit infini. . . Tenez, vous êtes là, 
vous pianotez deux mesures de piano et per- 
sonne au monde ne peut savoir ce que je mets 
d'amour dans ces deux mesures... Comme 
c'est vous cet air-là!... Et c'est la vie qu'on 
puisse entrer dans un salon et y entendre 
dire : — Voulez-vous du café ? sans se douter 
que ce « voulez-vous du café » veut peut-être 
dire des choses charmantes ou infinies ! » 

Le langage direct était le langage presque 
unique du théâtre primitif (et par théâtre 
primitif il faut entendre depuis Sophocle 
jusqu'au seizième siècle inclus). Shakespeare 

9 



â 



130 EGR1T8 SUR LE THEA.TAÉ 

seul s*y dérobe et encore le trouvons-nous 
chez lui dans sa formule la plus schéma- 
tique : le monologue. Le langage indirect 
n'aurait sans doute pas été perceptible au pu- 
blic des temps anciens. Notre public à nous, 
qui se raffine sans s'en douter, est devenu 
déjà assez pénétrant pour en suivre les 
nuances, non point encore dans toute leur 
étendue et leur variété, mais du moins dans 
leur intérêt essentiel. 

Le juste mélange de ces deux moyens 
d'expression formera donc la base même du 
théâtre et constituera un de ses progrès^ les 
plus certains. Ce n'est point que cette forme 
indirecte n'ait été souvent employée jus- 
qu'ici ; elle a déjà des exemples do^génie, 
mais il faut bien convenir que le théâtre 
jusqu'à A. Dumas inclus, n'a su employer 
ni l'un ni l'autre langage. L'écriture dite de 
théâtre n'est vraie ni en apparence, ni en 
profondeur ; ce n'est ni de la conversation ni 
du style impressionné par les effluves inté- 
rieurs ; il n'est vrai à aucun point de vue. 
C'est une sorte de langue écrite, syntaxique 
comme celle du roman, descriptive jusqu'à 




A PROPOS d'art dramatique 431 

Tingénuité : c'est renoncé pur et simple de 
la situation ou <^es caractères. On dit tout, 
jusqu'aux idées du public. C'est la conven- 
tion même. Il paraîtra dans une centaine 
d'années d'une puérilité infinie. 

Est-ce à dire qu'il faille proscrire la litté- 
rature et réduire la langue théâtrale soit, d'un 
côté, à un idiome quelconque de conversa- 
tion, soit, de l'autre, à des balbutiements 
plus ou moins intelligibles ? Non pas! L'art, 
l'art tout entier est précisément de styliser 
la nature sans la déformer, d'agrandir l'ob- 
servation, mais sans jamais la perdre de 
vue. De même qu'on est en droit de sélec- 
tionner tout ce qui nous paraît élément 
dramatique (car le théâtre c'est l'action, de 
la vie agissante, et sur ce point Testhélique 
de la foule ne se trompe pas), de même nous 
pouvons faire choix de l'expression pitto- 
resque ou colorée" pourvu qu'elle soit juste 
dans la bouche du personnage. r2st-«e que 
d'abord les êtres les plus instinctifs et les 
moins lettrés ne possèdent pas souvent le 
génie même de l'expression ? Ne trouvent- 
ils pas couramment une épithète saisis- 



 



432 ECRITS SUR LE THEATRE 

santé, n'arrivent-ils pas aussi à l'éloquence 
sous l'empire des passions? Au reste le 
métier ou l'état civil du personnage nous 
maintiendra dans son langage possible, et 
c'est à nous de trouver et démettre au point 
la beauté de son vocabulaire propre, sans 
répudier le moins du monde, bien au con- 
traire ! les fautes grammaticales, les incor- 
rections, les solécismes courants (la beauté 
verbale du théâtre n'est pas du tout la même 
que celle du livre), les synthèses d'expres- 
sions, les ellipses furieuses, le flou de la 
parole, répétitions, scories, enfin, tout le 
ciel changeant des mots. C'est à nous de les 
grouper, de les associer, tout en ne faisant 
pas déchoir le style. ^ 

Voilà notre littérature. Elle est compatible 
au suprême degré avec la vérité. Vérité ne 
veut pas dire seulement vulgarité ; elle a 
des faces sublimes et le théâtre peut parfai- 
tement aller même jusqu'au lyrisme, à con- 
dition que ce ne soit pas l'exaltation ver- 
bale quV,n entend généralement par ce* vo- 
cable, .livrasse des mots qui. nous vient de 
ce fâcheux romantisme dont le théâtre porte 




A PROPOS D ART DRAMATIQUE 133 

encore la tare! A ce lyrisme-là qui n'a que 
trop sévi et qui tente de parvenir à l'inten- 
sité par le leurre des épithètes entassées et 
la divagation des images, il faut substituer 
ce que j'appellerai le « LYRISME Ë'XACT » 
et qui est bien le fils direct des vérités ar- 
tistiques que nous proclamons ici. A vrai 
dire, ce n'est point encore la foule qui reven- 
dique pareille métamorphose; elle est celle 
qui se délecte encore souvent du mensonge 
et du clinquant avec des yeux d'enfant cré- 
dule, et la légion n'est pas décimée des specta- 
teurs qui applaudissent encore et frémissent, 
lorsque nos Francillons tonitruent : « Il me 
semble que j'ai passé la nuit sur les dalles 
froides de la Morgue et le cynisme de mon 
aveu n'est que le dernier soupir de ma di- 
gnité perdue ! » 

Oui, l'état d'âme lyrique existe aussi bien 
que tel autre; il faut seulement désormais 
lui trouver sa juste expression. C'est comme 
je le disais, par le rapport exact et étudié 
entre les vérités extérieures et le mouvement 
intérieur de l'âme que nous y atteindrons; 
par les rapports judicieusement observés 




434 ECRITS SUR LE THEATRE 

entre le spectacle tangible et le spectacle 
intangible, entre les rayons visibles et les 
X mystérieux de nos sentiments. Ce lyrisme 
qu'il dénomme exact, Tauteur personnelle- 
ment s'est toujours fait une loi de l'ob- 
server depuis qu'enfant il confia ses pre- 
mières impressions au miroir des cahiers, 
(^ue ce soit en vers ou en prose, notre sin- 
cérité doit être immense. Elle n'y perdra 
pas en intensité, et c'est dans ce flot pur et 
vierge que nous renouvellerons désormais 
les forces un peu usées et déviées de notre 
littérature. 

Il faut ajouter pour être juste que la jeu- 
nesse pensante qui se lève actuellement ne 
paraît guère préoccupée de ce rajeunisse- 
ment ; jamais les formes usagées n'ont sévi 
avec plus de monotonie ; le bavardage et la 
divagation de l'autre tentent un dernier ef- 
fort désespéré et rétrograde. Est-ce l'intimi- 
dation des milices aînées, du gérontisme 
éternellement puissant, est-ce incapacité de 
mieux faire ? Il n'y a d'ailleurs pas à s'inquié- 
ter. L'évolution ne peut dévier de sa ligne de 
progrès, pas plus que l'inspiration de l'écri- 




\ 



A PROPOS d'art dramatique 138 

vain ne saurait être détournée de sa loi et de 
son cheQiin rationnel. L'avenir est là qui 
porte en lui toute l'expression moderne et 
l'infaillibilité de son génie nouveau. 

Donc le monde intérieur, le monde exté- 
rieur, leur relation et leurs positions respec- 
tives, voilà la grande réalité et voilà Tétude; 
elle n'est pas commode. Le romantisme 
ignora Tune comme l'autre, la vérité inté- 
rieure comme la vérité extérieure ; le réa- 
lisme ne voulut connaître que la seconde ; les 
psychologues, fragmentèrent à Tinfini quel- 
ques parcelles de la première; quant au sym- 
bolisme, lui, il se réfugia dans les abstractions 
pures, à égale distance de Tune et de l'autre 
étude. Voilà le bilan, du moins au théâtre, 
exception faite des quelques grands phares 
isolés. En dehors de ces écoles, des amu- 
seurs se plurent avec un talent, une virtuo- 
sité parfois extraordinaires, à distraire la 
foule au moyen de fantaisies sans fondement, 
dont le mensonge s'effrite de lui-même au- 
jourd'hui. C'est que les auteurs dramatiques 
du dix-neuvième siècle, pour atteindre à 
cette réalité supérieure, n'ont pas assez tenu 




136 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

compte de ses lois constitutives. Le théâtre 
envisagé comme art, exige impérieusement 
la formule que je viens d'en donner, et que 
je ne craindrai point de rabâcher. Rapports 
des vérités intérieures de Vâmey générales et 
particulières j avec les vérités extérieures. 
C'est là son génie même et son essence. Hors 
de cela pas de salut! Il faut s'y soumettre. 
Nous ne pouvons entrer ici dans plus de défi- 
nition, mais le simple énoncé de la formule 
suffit à faire comprendre qu'une telle sou- 
mission à des règles aussi admirables ne 
manque déjà pas de beauté, et qu'un art 
ainsi compris se présente, contrairement 
à l'idée répandue, comme l'art supérieur par 
excellence, auquel le plus riche avenir est 
réservé. Le théâtre n'est nullement le moyen 
d'expression usé que l'on croit; dirai-je 
comme je le pense, qu'il sort à peine de 
l'enfance? Il est d'ailleurs toujours d'une 
cinquantaine d'années en retard sur le mou- 
vement littéraire, ce qui le rajeunit en tous 
cas de pas mal. Lorsque ses moyens d'exé- 
cution, môme les pli^s matériels, car ils ont 
hélas ! leur importance, seront perfectionnés 




A PROPOS D ART DRAMATIQUE 137 

suffisamment, quel nouvel avata;: Tattend ! La 
rapidité des changements de décors nous 
permettra de revenir à la méthode de Sha- 
kespeare, la meilleure celle qui facilite l'ubi- 
quité ; la diversité des lieux, la fragmen- 
tation en. scènes et non plus en actes. L'in- 
telligence de la fouie, la sensibilité du public, 
la confiance des auteurs en lui, la rupture 
totale des vieux moules, jcomme par exemple 
(choisi entre ceYit) cette fastidieuse coupe en 
trois ou quatre actes que les machineries 
moins primitives aboliront, en permettant 
d'agrandir le champ visuel de dix ou quinze 
tableaux plus véridiques, tout cela, et bien 
d'autres choses encore à ne pas désigner ici, 
constitue autant de réformes préparatoires 
qu'il faut attendre patiemment et que les 
générations à venir sauront accomplir au fur 
et à mesiire. 

Pas de confusion, pourtant. J'insiste. Cette 
vérité théâtrale très supérieure que nous ap- 
pelons de tous nos vœux ne sera jamais la 
réalité absolue, n'y comptez pas. Ce n'est 
pas elle d'ailleurs que nous souhaitons. L'art 
la répudie. Il veut toujours dégager les 




138 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

côtés plastiques des vérités. L'art, c'est la 
vérité amplifiée et esthétique. Quelle que 
soit cette vérité-là, elle ne pourra jamais 
satisfaire entièrement ceux qui dans le 
public la souhaitent restreinte et antiplas* 
tique. Il n'importe!... Allons bravement de 
Pavant. 

En dehors de son intérêt particulier, de 
ses qualités intrinsèques, il y a dans la pièce 
de théâtre — digne de ce nom — des res- 
sorts, vous le voyez, très cachés.: sa volonté 
artistique, sa participation au progrès géné- 
ral et au perfectionnement de ses lois. C'est 
là une tâche à côté tout obscure et désin- 
téressée. Ce n'est pas la moins belle, car elle 
est parfois sans récompense et elle est tou- 
jours comme un sacrifice ou une subordi- 
nation très chaste à quelque Moloch invisible, 
à quelque dieu caché de l'art ; elle tire toute 
sa récompense de soi-même. C'est une con- 
tribution à la beauté de l'avenir, pojirtant 
douteuse, une chaîne sacrée qu'on se passe 
de main en main, à la façon de ces Japonais 
qui consacrent leur vie à la culture de cer- 
taines espèces, dans un but purement esthé- 




A PROPOS d'art dramatique 139 

tique dont ils ne verront jamais le résultat, 
puisqu'il ne pourra être atteint que dans des 
centaines d'années. 



* 



Si court que soit pour lui le chemin par- 
couru, qu'on permette à Tauteur un regard 
en arrière, non pour se louer lui-même le 
moins du monde, mais pour indiquer aux 
rares personnes de bonne volonté qui pour- 
raient y prêter un peu d'indulgente atten- 
tion, l'esprit qui a présidé à la conception de 
ses drames, le fil conducteur qui l'a mené 
de l'un à l'autre. 

Le jeune homme, presque l'adolescent, 
qui, dans la forêt bretonne du Huelgoat, 
pour avoir écouté un paysan chanter, laissa 
tomber ses pinceaux et se prit à crayonner 
fiévreusement sur ses genoux les pages de 
la Lépreuse^ ne se doutait certes pas à ce 
moment qu'il devait par la suite donner des 
rejetons à cette songerie passagère. Il es- 
sayait seulement, pour son plaisir personnel, 
à travers la chanson populaire, de retrouver 



à 



140 ECRITS SUR LE THEATRE 

un peu la source maternelle de nos âmes, là- 
bas, dans ce tragique primordial et divin de 
la légende. Inconsciemment, il posait cet 
humble petit drame au seuil de sa jeunesse, 
comme une invocation salutaire aux divinités 
lointaines de la Vérité et de la Poésie. La 
Lépreuse^ c'est un peu (très peu, mais un 
peu) de Tâme ancestrale dont nous sommes 
tous sortis; son intrigue met en présence 
les forces primitives de la nature, le drame 
' de rhomme et de la femme, tel qu'il se 
dressa d'abord, sous les grands chênes, au 
bord des flots et sous le toit des villages. 
UHolocauste qui vint après (car* tel est le 
premier titre qu'il conviendrait de restituer 
aux quatre actes qui furent représentés sous 
le titre de Ton Sang) remettait en présence 
les mêmes forces naturelles, mais modifiées 
par le lent travail des siècles ; et c'était, cette 
fois, en une légende parallèle, l'homme et la 
femme modernes, le drame de leur échange 
moral et physique sous nos cieux contem- 
porains, à travers la montée de la vie nou- 
velle où nos âmes se cherchent, se repous- 
sent selon des rythmes inconnus de ces 




A PROPOS d'art dramatique 141 

temps qui virent les beaux rapsodes paysans 
de la Lépreuse. 

Après ces deux rêveries générales, l'ado- 
lescent qui les écrivit s'approcha plus près 
de la vie et, à mesure que lui-même avançait 
à travers sa propre expérience, il comprit, 
en se donnant pour tâche d'écrire des pièces 
de toute réalité, ce qu'il manquait encore 
au théâtre actuel. L'état conventionnel de la 
scène vers 1900, malgré les faibled essais de 
libération précédents, réclamait que l'on 
tentât d'abolir, chacun du moins dans< la 
mesure de ses forces, cette entrave de Con- 
vention, à laquelle s'était habitué le public 
au point de ne pouvoir plus s'en passer et 
de renier ce qui ne s'y soumettait pas. Au 
premier rang des cent conventions immua- 
bles (car heureusement il en est cent autres 
qui s'effritent peu à peu graduellement 
d'elles-mêmes et sans grand effort), se place 
la fameuse « séparation des genres ». U En- 
chantement eut ce mérite de rompre un 
joug barbare et d'inaugurer, pour la pre- 
mière fois depuis que l'on fait du théâtre, un 
comique dramatique, du moins, pour être 



à 



442 ECRITS SUR LE THEATRE 

plus exact, une fusion complète de rélément 
comique et de l'élément dramatique d'un 
sujet; et cela sans Taide dé personnages 
chargés spécialement de représenter les 
rires et les larmes ainsi que le fit le ro- 
mantisme, mais bien chez les mêmes per- 
sonnages, dans les mêmes âmes, aux mêmes 
instants, selon les caprices et les lois de la 
vie. J*eus la douce joie réalisée de voir 
pleurer et rire en même temps, d'un même 
sentiment, ces spectateurs sincères ano- 
nymes qui composent notre meilleur aréo- 
page. L'épreuve avait réussi. Mais qu'est 
ce peu de chose à côté de ce qui reste à 
faire ? 

Le Masque à son tour tentait d'apporter 
sur la scène une psychologie un peu moins 
simpliste et des personnages d'une sincérité 
moins élémentaire que celle que l'on a accou- 
tumé d'y voir le plus souvent. Certes, le 
visage de la vie est d'une expression infini- 
ment multiple et subtile. Le roman sait le 
réfléchir. Il est injuste qu'on ne laisse au 
théâtre que la suprématie de la violence et 
de l'action et qu'on lui accorde un droit si 




A PROPOS d'art dramatique 143 

« 

limité d'exploration. J'ai voulu dans le 
Masque montrer chez mes héros une sincé* 
rite un peu plus nuancée que ces sincérités 
de théâtre toutes faites à quoi se reconnaît 
généralement Téternel et fastidieux person- 
nage sympathiqi^e. 

Pour champ de démonstratiort, j'ai pris 
délibérément un milieu de cérébraux, parmi 
ces gens qui interprètent toujours Texis- 
tence. Et l'ironie avec laquelle il sied d'as- 
sister au spectacle de leurs gestes, n'exclut 
pas rintérôt ni la beauté qu'ils comportent. 
. Sont-ce là des états d'âme trop compliqués 
pour le public ? D'aucuns le prétendent. Pour 
ma part, je ne m'en suis pas aperçu, du moins 
en cette occasion. 

Un public c'est des êtres, des âmes qui 
écoutent rassemblées; ces spectateurs divers 
s'assimilent différemment les vérités qu'on 
leur jette et l'essentiel est qu'ils en empor- 
tent au sortir du spectacle une parcelle 
quelconque, fût-elle « pas plus grosse que 
l'œil d'un roitelet », comme disait Shakes- 
peare. 

Mais à ce jeu de réformer une à une les 



à 



ii4 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

lois faussées ou incomplètes de notre métier, 
je m'aperçus vite du danger personnel à 
courir ; la conséquence fatale d'une telle ap- 
plication est d'incliner l'œuvre vers le pa- 
radoxe et vers des sujets trop voulus. A quoi 
bon, d'ailleurs ! Eût-on entassé cent et cent 
réformes valables, la belle avance!... Il y a 
plus et mieux à faire, il y a tout simplement 
à s'efforcer de rendre le plus d'humanité 
possible etde construire les meilleurs drames 
possibles. Redoutons les théories et plions 
l'esthétique aux exigences de la libre obser- 
vation ; les ailes du drame doivent s'éployer , 
sans contrainte d'aucune sorte, pour être 
fortes, pour être grandes. Ce sont mesquins 
esprits que ceux qui ambitionnent le titre 
de novateurs. Pourquoi se restreindre à la 
tâche stérile de redresser les arceaux faussés? 
De son temps, on est toujours méconnu, après 
on est dépassé, oui, dépassé par les généra- 
tions suivantes qui portent encorfe plus loin 
le flambeau, le goût de la vérité, et reculent 
les limites où l'on s'était arrêté. Qui pourrait 
se douter a l'heure actuelle que Géricault, 
par exemple, fut un révolutionnaire et un 




A PROPOS d\rT DRÀMA.TIQUE 145 

5 
excentrique à une époque qui ne prévoyait 

pas Delacroix? Ce qu'il faut, c*est peindre, 
sans que les formules, les principes transpa- 
raissent à travers le travail, avec le plus 
d'amour possible, et au milieu de tout cela, 
sans que nous le perdions jamais de vue 
pourtant, Tart saura bien se subordonner à 
l'inspiration ! Et même ne se dégagera-t*il 
pas plus intense ou plus naturel ? 

Quand je fus persuadé de ce principe 
que le tempérament de l'artiste est l'essen- 
tiel d'abord, et que le don d'être simple et 
spontané est le plus indispensable des don&, 
je poussai la barque plus au large, et j'avan- 
çai vers les grands sujets, c'est-à-dire vers 
ceux qui comportent les données plus larges, 
plus réelles, du sentiment. Avancer, certes 
ne veut pas dire parvenir ! Maman Colibri 
et la Marche Nuptiale ne sont que de pre- 
mières escales, si j'ose m'exprimer ainsi, et 
si tant est qu'une humble barque puisse 
être susceptible jamais d'un plus important 
voyage. 

Tel fut le tracé du chemin. Etait-il bien 
intéressant et même bien utile de le men- 

ip 



à 



146 ECRITS SUR LE THEATRE 

tionner?... Je ne crois pas. La sincérité ne 
va pas sans quelque naïveté ; il faut excuser 
Tune en faveur de Tautre. ^ 

De ces divers drames émergent quelques 
figures de femmes. C'est peut-être tout ce 
qu'il est souhaitable qu'on en retienne. Un 
même destin d'amour fatal les unit, bien 
qu'elles soient situées aux pôles extrêmes 
de la conscience.' Aliette, la lointaine âme 

• 

fruste de la glèbe qui tend le verre empoi- 
sonné au bord duquel fraternisent les lèvres 
de l'amour et de la mort : Marthe, la petite 
destinée aux yeux morts, holocauste de mi- 
séricorde. Puis ce furent les sœurs naïves de 
V Enchantement^ la cérébrale du Masque^ etc. 
— Entre toutes, il en est trois pour les- 
quelles, personnellement, je ne puis me dé- 
fendre d'une certaine prédilection : Jeannine 
AqV Enchantement, Maman Colibri et Théroïne 
de la Marche nuptiale. Jeannine peut-être 
avant toutes les autres parce qu'elle est l'ins- 
tinct pur et sans mélange ; elle fut d'ailleurs 
très honnie dans le temps où elle parut, et 
scandalisa fort. Maman Colibri^ en proie aux 
diverses fatalités du temps et de la nature, 




A PROPOS d'rAT dramatique 147 



ne fut pas non plus sans soulever une at- 
mosphère de scandale, on s'en souvient. A 
ce propos, certains esprits avancés ont cru 
voir dans mon quatrième acte, le retour de 
Maman Colibri au foyer de famille, une 
concession bourgeoise. C'est fâcheusement 
comprendre une pensée fort claire. Ce qua- 
trième acte fut pour moi, bien au contraire, 
le point déterminant de la conception ; il n'est 
pas seulement un total logique, il est toute 
la pièce ; on ne saurait l'interpréter comme 
une concession d'auteur. Tout l'ouvrage est 
pour montrer justement ceci : la femme obéis- 
sant à des fonctions passionnées et passa- 
gères qui sont successivement en elle... 

Au contraire de l'homme, qui peut se dé- 
vouer à une idée parfaitement en dehors de 
son destin ou de son bonheur personnel, qui 
peut même lui rester fidèle bien après tout 
accomplissement, les femmes sont des hé- 
roïnes momentanées; elles se haussent jus- 
qu'à la pire abnégation, mais elles ne sont 
jamais que des héroïnes d'occasion avec la 
passion et le pur instinct pour levier.' Elles 
sont poussées par dés forces intérieures, des 



M 



148 EGÏIITS SUR LE THEATRE 

dévouements sans limites, mais ce sont là 
des métamorphoses temporaires que leur 
inspirent les mystérieux desseins de la na- 
ture dont elles sont les meilleures servantes. 
La passion qui les a fait agir, une fois morte 
ou détruite, elles retombent au degré moyen 
du thermomètre de. la vie, avec parfois la 
plus absolue contradiction d'attitude ; elles 
attendent patiemment de la vie une autre uti- 
lisation de leurs forces. Le parallélisme du 
second et du quatrième acte m'a séduit au 
contraire par sa vérité. L'amante hérissée qui 
s'engage à renier pour toujours trente ans 
de vie morale, d'habitudes, de tendresses, 
sous Tempire d'un moment d'ardeur inusité : 
ça c'est « le passage de Vénus ». 

Vénus a passé, Vénus est partie. L'amante 
Ta, de ses propres mains vieillies, chassée 
dans les confins du ciel. D'instinct, domes- 
tique naturelle de la vie, sans même avoir à 
y réfléchir, elle se dirige vers sa nouvelle 
métamorphose. Oh! sans joie, sans grand es- 
poir, à la façon inconsciente des oiseaux qui, 
ayant hésité quelques secondes dans les airs, 
prennent la vague direction du bonheur, et 




A PROPOS d'art dramatique 149 

lorsque Maman Colibri revient vers l'enfant 
nouveau qui sera pour elle la solution de 
continuité, elle répond, telle Kundry inter- 
rogée : « Que viens-tu faire ici ? — Servir ! » 
Servir, servir encore !... A la jeunesse, à plus 
de jeunesse encore, mère toujours dans 
l'amour ! La jeunesse, c'est le leitmotiv caché 
delà pièce, lo dessin d'orchestre de A/r/w«/î 
Colibri: « Jeunesse, totit pour toi ! » Irène a 
comblé, par cet amour, le vide momentané 
de son cœur, l'interruption de fonction qui 
se produisit après que la mère eut élevé se» 
enfants. Le printemps, en retard, a éclaté, 
mais alors vers quelles ténèbres voulez-vous 
désormais, après le drame, que cette femme, 
ruinée à tous points de vue et sans res- 
sources, se dirige, si ce n'est vers cette nou- 
velle réincarnation du passé et de l'avenir ? 
Elle va vers son petit-fils. Quelle erreur 
seulement de supposer que ce soit avec amour 
ou avec joie! Non! Elle revient à tâtons, 
mystérieuse, résignée à la plus horrible des 
consomptions. C'est une fin qu'elle réclame, 
et l'aïeule sait bien, en rentrant dans la mai- 
son, la place qui lui sera' réservée bientôt, 




450 ECRITS SUR LK THEATRE 

dans une chambre là-haut, au second, où 
elle pourra, à loisir, se livrer aux regrets so- 
litaires, en proie toute à la maladie du 
passé. 

Respires-en sur moi redorant souvenir!... 

pourrait-elle soupirer, en songeant aux roses 
que Taïeule a portées aux lèvres de Chéru- 
bin. 

La chaste et sincère Grâce de Plessans de 
la Marche Nuptiale représente assez bien à 
mes yeux le troupeau d'âmes provinciales 
dont elle généralise les aspirations trem- 
blantes, la femme prise entre les devoirs, les 
croyances de son passé et le sentiment nou- 
veau de sa liberté, de son destin. Hélas ! 
cette maigre et chancelante héroïne fut-elle 
parfaitement comprise ? Sa candeur surprit 
des esprits qui avaient admis jadis sans 
sourciller Textrème spiritualité de la dame 
du Masque^ peut-être seulement à cause de 
la gravité peu divertissante de sentiments 
que Grâce éprouvait devant la vie, peut-être 
et surtout à cause des antiques conventions 
théâtrales dont je parlais tout à l'heure, qui 




5 



A PROPOS d'art dramatique 151 

ne permettent pas à des gens rassemblés 
d'admettre ce principe de psychologie auquel 
ils soumettent pourtant tous les jours leurs 
propres existences, à savoir que « l'amour 
est l'extériorisation d'un idéal intérieur mo- 
mentané, quel qu'il soit » . Tandis que l'amour 
au théâtre c'est toujours Éros jeune pre- 
mier! Ou la beauté ou la valeur, on nous 
donne à choisir ! Et, bien que dans une salle 
les visages réunis attestent ironiquement de 
la médiocrité du désir et la vulgarité de l'idéal 
choisi en dépit de toute réalité, le mensonge; 
subsiste sur la scène d'Eros aux yeux de 
cire, seul digne et seul maître des im- 
molations amoureuses. Que Grâce de Ples- 
sans conforme strictement sa vie à ses aS' 
pirations de*jeune fille et qu'elle fasse, avec 
son néo-mysticisme orgueilleux, le choix 
d'un amour très médiocre, d'une existence 
d'humilité, mais honnête, mais répondant à 
ses rêveries closes de couve ntine, voilà qui 
a renversé le bon public parisien du ving- 
tième siècle ! En quelles tristes conventions 
languit encore le génie du théâtre ! 

Le cas de Poliche est plus joyeux. Malgré 



450 ECRITS SUR LK THEATRE 

dans une chambre là-haut, au second, où 
elle pouira, à loisir, se livrer aux regrets so- 
litaires, en proie toute à la maladie du 
passé. 

Respires-en sur moi l'odorant souvenir!... 

pourrait-elle soupirer, en songeant aux roses 
que Taïeule a portées aux lèvres de Chéru- 
bin. 

La chaste et sincère Grâce de Plessans de 
la Marche Nuptiale représente assez bien à 
mes yeux le troupeau d'âmes provinciales 
dont elle généralise les aspirations trem- 
blantes, la femme prise entre les devoirs, les 
croyances de son passé et le sentiment nou- 
veau de sa liberté, de son destin. Hélas! 
cette maigre et chancelante héroïne fut-elle 
parfaitement comprise ? Sa candeur surprit 
des esprits qui avaient admis jadis sans 
sourciller Textrême spiritualité de la dame 
du Masque^ peut-être seulement à cause de 
la gravité peu divertissante de sentiments 
que Grâce éprouvait devant la vie, peut-être 
et surtout à cause des antiques conventions 
théâtrales dont je parlais tout à l'heure, qui 



A PROPOS d'art dramatique 151 

ne permettent pas à des gens rassemblés 
d'admettre ce principe de psychologie auquel 
ils soumettent pourtant tous les jours leurs 
propres existences, à savoir que « l'amour 
est l'extériorisation d'un idéal intérieur mo- 
mentané, quel qu^il soit » . Tandis que l'amour 
au théâtre c'est toujours Éros jeune pre- 
mier! Ou la beauté ou la valeur, on nous 
donne à choisir ! Et, bien que dans une salle 
les visages réunis attestent ironiquement de 
la médiocrité du désir et la vulgarité de l'idéal 
choisi en dépit de toute réalité, le mensonge; 
subsiste sur la scène d'Éros aux yeux de 
cire, seul digne et seul maître des im- 
molations amoureuses. Que Grâce de Ples- 
sans conforme strictement sa vie à ses aS' 
pirations de*jeune fille et qu'elle fasse, avec 
son néo-mysticisme orgueilleux, le choix 
d'un amour très médiocre, d'une existence 
d'humilité, mais honnête, mais répondant à 
ses rêveries closes de couventine, voilà qui 
a renversé le bon public parisien du ving- 
tième siècle ! En quelles tristes conventions 
languit encore le génie du théâtre ! 

Le cas de Poliche est plus joyeux. Malgré 




154 ECRITS SUR LE THEATRE 

ces gens, que ce que je méritais. J'étais tombé 
dans Texcès de mes défauts. Après avoir écrit 
des pièces immorales, je devais arriver à en 
écrire d'indécentes. Ce n'était plus de la 
passion que je mettais en scène, c'était du 
libertinage, etc., etc. » 

Qui dit cela ? Cela semble d'hier : A. Du- 
mas, à propos d'une de ses pièces, une de 
celles dont le sentiment bourgeois et con- 
servateur eût dû lui attirer le plus de sym- 
pathies : VAmi des Femmes, 

Le public s'en tient à la lettre. Il ne 
s'applique jamais à découvrir le sens in- 
time d'une œuvre. Dans le cas de Poliche, il 
ne s'est pas seulement tenu à la lettre, il s'y 
est cramponné. Il a suffi de quelques mots 
d'argot nécessaires pour qu'on se soit écrié: 
« Les apaches et les hétaïres ont franchi le 
seuil de la Comédie-Française. » On a déploré 
à bon droit qu'un poète de mérite, par une 
étrange aberration ou par une négligence 
d'enfant gâté, ait voulu déchoir jusqu'au style 
et à la fréquentation de la plus mauvaise 
compagnie à l'heure même où il s'agissait 
pour lui de s'élever. O puérilité ! Ainsi le 




A PROPOS D ART DRAMATIQUE 155 

naïf respect de la tradition et des formes 
officielles qui dorment avec sécurité au cœur 
du français le plus frondeur a masqué le 
sens pourtant fort clair de cette œuvrette, 
petit conte dialogué, qui n'a pas, je le re- . 
connais, au point de vue dramatique, grande 
importance, — un peintre n'a-t-il pas le droit 
de faire quelquefois un tableau de chevalet? 
— mais qui se trouve être précisément l'apo- 
logie du sentiment et de la spiritualité la 
plus catégorique qu'on ait peut-être portée 
au théâtre. 

Pareille méprise semble impossible. Elle 
fut cependant, et les comptes rendus de la 
presse bien pensante en fourniraient des té- 
moignages abondants et indubitables. Cette 
presse qui stigmatisait le poète dépravé 
était-elle sincère ? Est-ce de bonne foi que 
de semblables confusions se produisent ? 
11 se peut. Toutefois, je me méfie. Person- 
nellement je ne partage pas Tavis connu 
et qu'A. Dumas résume dans le paragraphe 
que je viens de citer sur la sincérité du 
public. Elle m'a toujours semblé fort sus- 
pecte cette sincérité, et je crois qu'il y a là 



156 ECRITS SUR LE THEATRE 

à son propos une de ces légendes toutes 
faites qui demandent à être re visées. Le pu- 
blic, dans les grands théâtres, jusqu'à un 
nombre très avancé de représentations du 
moins, est un petit monde de choix fort au 
courant. Ce n'est pas la foule, la juste 
foule. Il croit faire partie de Télite -^^ cette 
fameuse phalange qui existe en effet mais 
dont personne n'a encore vu l'uniforme ; — 
il apporte ses haines, ses préjugés, ses con- 
victions, ses préférences, son' snobisme et 
aussi rhumeijr changeante de ses prédilec- 
tions, et croyez bien qu'il ne se prive pas de 
faire de la « politique littéraire ». La preuve 
de son insincérité c'est qu'il manifeste bien 
haut ses impressions, — ce qui ne se pro-»' 
duit plus, passé certain nombre de repré- 
sentations. Pourquoi voudriez -vous qu'un 
homme abdiquât à la porte d'un théâtre des 
années d'habitudes intellectuelles et dé- 
pouillât l'insincérité de sa vie ? Il apporte 
au contraire la prétention sommaire de ses 
juridictions dans quelque branche d'art que 
.ce soit. L'homme ne cesse jamais d'être 
homme en aucune circonstance et le pouvoir 



A PROPOS d'art dramatique 457 

du théâtre n'est pas tel, quoi qu'on dise, 
qu'il le transforme ou l'arrache à lui-même 
avec cette soudaineté. Non, le spectateur 
boude très souvent ses propres impres- 
sions ; il n'est sincère ni vis-à-vis de lui- 
même, ni vis-à-vis de l'auteur; Que de fois 
j'ai vu dans une salle ,de spectacle, tel 
s'amuser ou pleurer, qui nie après énergi- 
quement y avoir pris le moindre plaisir ou 
le moindre émoi ! Snobisme, panurgisme, 
sentiment vague et agressif aussi de son 
pouvoir et de son autorité. De là découle l'in- 
dulgence^ éternelle de ce public spécial, son 
engouement même pour les œuvres moyen- 
nes, parfois incolores et fades, auxquelles il 
ne s'intéresse pas plus vivement qu'à bien 
d'autres, mais qui ne Toffensent ni ne le dé- 
passent. Ue là aussi la servitude inimaginable 
des auteurs qui de tout temps ont redouté sa 
colère. Ce premier public des théâtres a con- 
science de sa force comme toutes les majori- 
tés. Il en abuse parfois etil est reconnaissant, 
ainsi que tout monarque inférieur, des mar- 
ques de respect qui lui sont témoignées. Le 
public se fait souvent plus rétif qu'il n'est en 



158 ECRITS SUR LE THEATRE 

réalité pour refuser une pâture qui ne lui plaît 
pas. Irrévérencieusement, disons qu'il lui 
arrive de faire la bête pour refuser le foin. 
Il y a quelque ironie à constater que l'his- 
toire de Poliche c'est l'histoire d'une âme 
moyenne mais délicate et élevée qui, pour 
plaire et conquérir, s'abaisse jusqu'au niveau 
commun. C'est toute la servitude de la su- 
périorité devant la ^suprématie des forces 
vulgaires de la vie. C'est le drame de l'être 
qui porte en soi le rare et le beau, non seu- 
lement comme un oi)stacle à parvenir, mais ' 
comme une tare ou une honte naturelle. 
Séduire par la vulgarité, repousser par la 
beauté, n'est-ce pas une aventure répandue 
dont, à y réfléchir, dans l'ordre intellectuel, 
les auteurs dramatiques ne sont point abso- 
lument exempts.^ Savourons en passant la 
joyeuse mélancolie de ce rapprochement et 
demandons-nous comment il se peut qu'on 
ait détourné l'abnégation devant Rosine du 
bonhomme Poliche, jusqu'à en faire une at- 
teinte à la dignité du spectateur, un appel à 
la veulerie de caractère. Ah! c'est qu^au lieu 
d'agir et de s'exprimer comme il le fait, de 



A PROPOS d'art dramatique 159 

dire en son langage à lui des choses qui si- 
gnifient à peu près ceci : « matière ! ma- 
tière cruelle et triomphante de la vie, tu es 
supérieure à tout parce que tu es belle ! L'in^ 
telligence n'est rien en face de ta loi. Il est 
nécessaire, logique, qu'elle s'immole à ta 
royauté. X^^ es la vie bête, adorable, incons- 
ciente et pour cela sublime. Pardon de t'avoir 
troublée », il eût fallu qu'il s'indignât au con- 
traire et,qu*il flétrit la rose de ses jours en des 
termes tels qu'on en doit aux hétaïres de ce 
genre. Il eût fallu qu'il s'évadât de ce que tout 
esprit bien pensant dénomme la lâcheté mo- 
rale, par la porte de l'idéal et de la dignité hu- 
maine, si j'ose employer une aussi palpitante 
métaphore queje dédie à Joseph Prudhomme. 

Pauvre bon bougre à l'obscur héroïsme ! 

Poliche n'a pas été compris de Rosine, il 
était juste qu'il ne le fut pas de la foule 
moyenne qui présente, avec Rosine, une si- 
militude manifeste. Comme elle, elle éprouve 
le besoin d'être distraite, d'être subjuguée; 
elle veut que le rire soit dans l'amour, la bes- 
tialité dans la passion; elle est une maîtresse 
exigeante, superficielle et insatisfaite. Po- 



160 ECRITS SUR LE THEATRE 

liche dit : « Je suis ennuyeux. » Il a raison. Et 
s'il a su le prouver et si le public le lui a 
montré, c'est que la philosophie de la pièce 
n'était pas dénuée de quelque vérité. Et j'ai 
fort bien fait d'envoyer ce balourd à Lyon. 
Qu'il y reste! G*est à la foule, symbolisée 
par le monsieur qui passe, qu'il balbutie en 
s'en allant, très humblement: « Pardon. » 



♦ ♦ 



On a trop dit au Français qu'il avait du 
goût. Il a fini par le croire. Le moindre bou- 
tiquier se targue de cet apanage qu'il croit 
héréditaire et constitutionnel. Il supporte 
vaillamment les platitudes pornographiques 
de mille vaudevilles parce qu'elles sont ex- 
primées avec décence, facticité et selon des 
coutumes nationales. Mais soudain un mot 
vrai le choque. Il est blessé. N'y touchons 
pas... Taine le premier a dit fortement que 
le bon goût français était la tare indélébile 
de notre littérature et nous empêcherait tou- 
jours d'avoir une grande littérature drama- 
tique. Et il prend à partie pour le démontrer 



A PROPOS d'art dramatique 161 



cet amour du terme impropre et déguisé,cette 
peur des situations franches, cette prédilec- 
tion inaltérable pour le classicisme, etc, etc., 
qui nous confinent dans la nuance, dans une 
superficie élégante des sentiments que nous 
croyons, parce qu'on nous Ta trop répété, 
une conformation de notre supériorité. Il est 
juste de dire qu'il ne peut y avoir de théâtre 
grand s'il n'atteint pas les parties nobles et 
les parties basses de la passion. Il faut l'huma- 
nité totale, et le peuple qui a peur des mots 
et des situations est un peuple timoré qui 
rend à sa littérature un service détestable. 

C'est pour ces raisons que Shakespeare 
nous dépasse de trente-six coudées. Cela 
n'empêche pas qu'auxyeux du public français, 
malgré toute sa puissance, il demeure encore 
un barbare et que par exemple, lorsque j'ai 
adapté Faust en vue d'une scène parisienne, 
j'ai été obligé d'émasculer nombre d'expres- 
sions et de jeux de scène qui eussent révolté 
un public de choix comme le nôtre... Je nesais 
si la prédiction de Taine se réalisera. Il faut 
se persuader que non, mais avouer pourtant 
que nous sommes loin de l'avoir démentie, 

^ u 




i6^1 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

Du reste, il est deux reproches que les con- 
temporains font toujours aux écrivains et par- 
ticulièrement aux dramaturges : le défaut 
d'idéal et Vamoralité, Ce furent de tout temps 
les griefs qu'on invoqua pour tenter le procès 
de la génération montante. Ajoutons pourtant 
que la postérité, lorsqu'elle daigne s'occuper 
de Pun d'entre nous, revise toujours ce juge- 
ment, ou ce spécieux subterfuge plutôt, en 
raison des lois fatales du progrès et de l'évo- 
lution. Seulement cette cour de cassation est 
une juridiction bien lointaine et les contem- 
porains ont sur elle un bien terrible avan- 
tage ! Immoral et malsain. Deux vocables qui 
sont les deux armes ancestrales de la réac- 
tion : c'est le sabre, le sabre de nos pères ; 
— un sabre de garde nationale, et que Prud- 
homme a fait flamboyer. L'un de ces vo- 
cables, — immoral ou amoral suivant les cir- 
constances, — s'il veut signifier atteinte aux 
conventions bourgeoises, dans ce cas, em- 
prunte un sens dont on peut contrôler le 
plus ou moins d'à-propos , mais enfin un sens. 
L'autre: malsain, ne veut rien dire du tout. 
C'est un argumentai aô^wrrfoqu'on emploie 




■ 

■ 



A PROPOS d'art dramatique 163 



perfidement parce qu'il est sans réplique ; 
il a la force d'un argument ^d'intimidation : 
aussi est-il d'un usage courant et le voyez- 
vous reparaître, suivant les besoins de la 
cause, devant toute œuvre audacieuse, plus 
particulièrement devant les œuvres de pitié. 
Maisain, faisandé, morbide, etc. Tour à tour 
nos meilleurs livres, nos plus robustes ten- 
tatives se sont vu appliquer ces épithètes fla- 
gellantes. Dédaignons pareilles pauvretés. 
Nietzsche assurait que ce sont les peuples 
ou les individus débilités, qui font le plus 
appel au bon sens et à la santé, parce qu'ils 
ont besoin de se sentir étayés par des bornes 
de toute sécurité... 

On a beaucoup agité ces temps derniers 
en nous nommant en toutes lettres par nos 
noms d'écrivains l'autre grief d'amoralité. 
Celui-là est plus spécieux quoique aussi dé- 
nué de valeur, en ce qui concerne plus d'un 
d'entre nous. Si amoral signifie — par son 
a privatif — privé de sanctions morales, il n'y 
aurait déjà guère motif à reproche, car toute 
œuvre d'art, tableau, statue, roman, pièce, 
a le droit strict de n'être que purement 



Ml 



166 ECRITS SUR LE THEATRE 

rement flatteur et plus chaleureux encore 
que le mérite des ouvrages ne le comportait ! 
Ce n'est point croyez-le, le plus ou moins de 
succès immédiat ou durable qui vaut l'in- 
quiétude de récrivain indépendant, soucieux 
de sauvegarder, même devant le succès, sa 
liberté de pensée et décidé à n'obéir qu'à lui- 
m^me. Les contingences de la réussite, ses 
étapes et ses routines, sont de peu de poids, 
pour qui se confine résolument dans une soli- 
tude où les joies et les vicissitudes de la vie 
théâtrale n'acquièrent plus la signification 
ordinaire. Mais la méconnaissance de ses in- 
tentions, voilà le grand chagrin de l'artiste ! 
Surtout dans une forme d'art qui exige si 
rigoureusement Timpersonnalité de l'auteur, 
et qui provoque par conséquent, à foison, 
les équivoques. On préfère à toute récom- 
pense celle d'être pénétré, compris. Nous 
préférons, si invraisemblable que cela pa- 
raisse, qu'on nous accuse de n'avoir pas eu 
la puissance nécessaire pour soutenir nos 
desseins, au chagrin de les voir méconnus 
ou calomniés. Étrange spéculation, soit ! 
Mais elle est réelle et sans ridicule. Vous en 



A PROPOS d'art dramatique 167 

trouverez la trace saignante dans l'histoire 
de la littérature, et les lettres d'un Flaubert 
ou d'un Baudelaire, pour prendre l'exemple 
de haut, sont remplies de cette mélancolie 
que la renommée ne suffit pas à dissiper. 
Notre pays je le sais, est de ceux qu'irritent 
ou font sourire les paroles de foi des vivants, 
quand ils né sont pas, et môme d'ailleurs 
quand ils sont marqués du sceau définitif. 
Pourtant leur opportunité est grande. Les 
intérêts de Tart, le dévouement qu'on lui 
consacre ne sont point vanité. L'art est la 
raison suprême. Il siirvit à tout, aux reli- 
gions, aux patries ; rien ne subsiste dans le 
passé, que par lui. Il est la vérité à laquelle 
tout aboutit, en laquelle tout se fond; ses in- 
térêts parfois passagèrement chancelants, en 
butte à de longs combats, font la préoccupa- 
tion de ses adeptes, s'ils vont à lui d'un cœur 
sincère et pénétré. La grandeur du culte 
excuse l'insuffisance du servant. 



M 



168 ECRITS SUR LE THEATRE 



4 4 



\ 



Il faut absolument rénover, assainir, forti- 
fier l'armature faussée du théâtre. C'est la 
tâche de l'avenir. En attendant ces temps 
meilleurs et de meilleures tentatives que 
celles-ci, mes comédies font uniment et 
sans prétendre y réussir ce qu'ont fait beau- 
coup de leurs sœurs aînées ; elles s'occupent 
du mieux qu'elles peuvent, de l'amour, du 
mariage, de la famille, de l'union libre, dé 
la morale des passions, du développement 
du sentiment de conscience que doit pour- 
suivre l'humanité en route vers la justice*^ la 
raison, la pitié. Elles ont foi dans l'avenir 
démocratique de la race humaine, et cepen- 
dant elles sont individualistes et aristocra- 
tiques, les deux seules situations valables de 
l'artiste en face des lois formidables de 
l'espèce et de la vie... Ce sont peut-être des 
rebelles, mais, j'espère, des rebelles équi- 
tables, pitoyables... Réussi ou non, c'est 
beaucoup que tout cela! et l'on serait en 
droit de demander à l'auteur si vraiment il 



A PROPOS d'art dramatique 169 

__• 

y a seulement un peu de cela, puisque pres- 
que rien n'en apparaît. 

Il répondra que le théâtre n'est point fait 
pour exposer des idées, mais seulement 
pour les suggérer. Les pièces de théâtre doi- 
vent avoir des dessous de pensée , une trame 
philosophique, ainsi que les vêtements ont 
des doublures : nécessaires mais résolument 
invisibles. Ainsi l'exige l'élégance du cos- 
tume. J'en ai exposé tout à l'heure les rai- 
sons artistiques, en définissant les lois con- 
stitutives du théâtre, et en posant les pré- 
liminaires d'un catéchisme théâtral qu'il 
serait intéressant d'établir plus complète- 
ment... 

Laissons ici ces doublures sans agrément. 
Si le rôle qu'elles jouent dans l'organisation 
générale est indispensable, mais dissimulé, 
ce n'est pas pour que je m'y appesantisse au- 
jourd'hui. Les principes de l'auteur sur ce 
chapitre n'ont pas varié, d'ailleurs, depuis le 
premier jour où il écrivit : « S'il est néces- 
saire que le drame comporte une idée, des 
idées, la pensée pour le public doit être chose 
facultative. Il faut qu'une œuvre vaille par 



170 ECRITS SUR LE THEATRE 

elle-même. Les idées, c'est pour nous, c'est 
un travail en dehors, sans importance, dont 
le seul résultat est de donner au public, par 
sensation, un aperçu plus pénétrant et plus 
ému de la vie. L'idée ne doit pas plus débor- 
der que le fait. L'idée doit être contenue, 
incluse en la matière, s'étendant à tout et ja- 
mais hors les choses. Et c'est la tare du drame 
ibsénien par exemple qu'elle y excède la vie. 
Plus le conflit apparaît simple et dépourvu 
de haute signification, mieux le vrai but est 
atteint. » Ce n'est point pour éviter au pu- 
blic un travail de réflexion, c'est, pour de- 
meurer dans l'humanité et aussi dans les lois 
du théâtre. Les personnages doivent se mou- 
voir libres et agir selon eux, non pas selon 
les besoins delà cause. C'est eux-mêmes qui 
doivent conduire la pièce, non la pièce qui 
doit les conduire. Il faut les soustraire au 
joug de la thèse, comme autant que faire 
se peut, au joug de la situation dramatique, 
laquelle a pris dans le théâtre une place 
par trop prépondérante. Tant pis pour nos 
idées si elles passent inaperçues ou ense- 
velies ! Plaignons-nous de cette loi cruelle. 



^ 



A PROPOS d'art dramatique 171 

nécessaire, et qui entretient les équivoques 
mais résignons -nous. Fuyons Téloquence 
des idées et des, paroles, qui nous valent 
pourtant de si commodes et de si faciles 
suffrage». Plantons Tarbre, mais que ses 
racines qui plongent dans la terre nour- 
ricière et généreuse, demeurent invisibles, ^ 
sous peine de mort... Que le champ visuel 
de la scène s'élargisse, que les êtres figurés 
ne laissent pas leur vie dans les coulisses, 
qu^on les sente se continuer dans Tespace et 
venus à nous tout chargés déjà d'un passé, 
issus d'une enfance ou d'une jeunesse dé- 
terminées, (Qu'ils se dirigent vers un point 
où la mémoire les prolongera bien au delà 
du drame ; il faut du mystère derrière les 
portes, de Pair qui circule ; la douleur ou la 
joie seront appropriées à Tinstant, au lieu où 
elles éclateront. Que les paroles ne soient 
pas de ces paroles de théâtre, avec leurs 
syntaxes spéciales où les répliques se ren- 
voient comme des balles de raquettes, — ce 
qu'on croit être bien à tort, généralement, le 
style des maîtres, — mais que les mots 
soient ailés, pareils à ceux que le vent em- 



 



172 ECRITS SUR LE THEATRE 

porte et que la vie étouffe ; nous voulons 
les sentir sur les lèvres où ils expirent, 
montés des profondeurs de l'être dont ils 
traduiront tant bien que mal, avec leurs 
résonances obscures, tout le langage inté- 
rieur, tout le lyrisme refoulé, l'inexprimé 
des volontés, des souffrances, des élans, 
des joies, des énergies, des désirs. Et que 
tout cela soit pourtant banal et betè comme 
l'existence éternelle ! 

Ah! je I9 jure ici, ce n'est point à mes 
propres pièces que j'attribue la moindre de 
ces parures ou de ces réalisations; elles ne 
sont, elles, en attendant de ffeire mieux, 
que d'indigentes œuvrettes, pleines seule- 
ment de bonne volonté; ce sont les filles 
d'un passant qui n'aura guère tracé sur le 
mur que de faibles cfoquis, selon le caprice 
de l'heure, dénués d'ailleurs de tout autre 
mérite que leur sincérité résolue et impla- 
cable. Peu de chose, en vérité ! tantôt un 
dessin maladroit, une comédie plus habile... 
Ce n'est pas à ces pauvres témoins que je 
ferais le moins du monde appel, en célébrant 
un théâtre dont je vol» cependant les formes 



A PROPOS d'art dramatique 173 

s'ébaucher dans Tavenir. Ce théâtre-là, j'en 
pressens Tiavènenient et j'en puis préciser 
merveilleusement le génie,, lorsque je me 
révoque à moi-même. Il ne peut manquer de 
venir, celui-là, et pas un autre ; il faut que 
son jour se fasse peu à peu, à tâtons, afin 
qu'il exprime toute notre vie. moderne, avec 
ses atmosphères mêlées aux instants, son 
visage extraordinairement ému, ses puis- 
sances, ses faiblesses, ses simplicités infinies 
comme ses complications extrêmes, la so- 
briété de ses intrigues, l'intensité des senti- 
ments qui l'agitent, tout ce qui est nous en- 
fin, le drame particulier de chacun, si âpre, 
si têtu, avec pourtant sa participation à 
la terrible existence universelle. II faut 
que ce théâtre-là traduise non seulement 
nos luttes, nos conflits intimes et publics, 
nos sensibilités exactes, mais aussi qu'il 
soit imprégné des efforts collectifs de la 
société, à l'image de nos morales nou- 
velles, réglant son pas aux cadences de notre 
marche en avant, à travers la vie obscure et 
les équilibres du monde ! Et ce n'est pas en- 
core assez! Qu'au milieu de tout cela, bien 



â 



174 ECRITS SUR LE THEATRE 

au centre, à côté de rHomme, il y ait, per- 
sonnage invisible auquel il faut restituer dé- 
sormais toute son importance, le Destin, non 
plus le Fa^w/w antique, mais le faisceau coor- 
donné de ces lois immuables de la nature 
qui président éternellement à nos actes, dont 
elles sont les régulateurs impassibles. En un 
mot, que se dresse enfin, très ressemblant 
aux modèles, vaste et simple à la fois, sin- 
cère toujours, le seul vrai drame, le drame 
des Consciences et du Destin. 

Juillet 4907. 



Près de dix ans se sont écoulés depuis que 
je confessai ces opinions sur le théâtre. Se 
sont-elles sensiblement modifiées après dix 
années de . production ? Oui et non. A bien 
relire ces notes, il ne m'apparaît pas que le 
fond même de mes convictions ait beaucoup 
changé. Elles semblent procéder toutes de la 
même origine. Je crois plus que jamais à la 
même cause littéraire artistique et sociale ; 
pourtant Thomme mùr accorde moins de place 
à la préoccupation esthétique qui parait tou- 
jours, dans la jeunesse, prédominer. En pos- 
session de son métier, un métier qui doit lui 
devenir naturel, tout artiste, après avoir 
passé le stade où Ton interroge les lois de 

• 

son art (ce qui n'est après tout qu'une 
curiosité de novice) n'a plus, à mon sens, 
d'autre devoir que celui de se passion- 



M 



176 ECRITS SUR LE THEATRE 

ner pour les sujets qu'il entreprend et de 
se laisser aller à leur force, à leur véhé- 
mence en toute bonne foi et en toute sim- 
plicité de cœur. 11 n'a plus qu'à écrire de 
plein jet. Il appartient à ses personnages 
plus qu'à son art. La vie littéraire d'un 
dramaturge est particulièrement brève : 
une trentaine de pièces de théâtre, c'est à 
peu près son maximum de production (cinq à 
six mois pour écrire la pièce, préalablement 
conçue; deux mois de répétitions; le reste 
pour les représentations, voilà l'ordinaire 
bilan annuel). C'est peu pour ceux, qui, en 
cours de route ont amassé des matériaux, 
conflits, idées, personnages, personnages 
surtout, qui prendraient place sans con- 
trainte dans une de ces abondantes et larges 
séries de romans où les types les plus divers 
se meuvent à leur aise, alors qu'ils se trou- 
vent terriblement à l'étroit dans le cadre 
exigu du théâtre ! La scène n'est pas l'amie 
de la fécondité, mais de la synthèse. 

De vingt à trente ans, l'inspiration est ca- 
pricieuse, riche et diffuse. Dans les œuvres 
de la quarantaine, le sang bat plus tim- 



A PROPOS d'art dramatique 177 

bré. A cette époque, l'esprit conçoit avec 
aisance et tend à serrer de plus près Tidéal 
dont on laissait vagabonder le caprice. En 
général, l'écrivain se dirige vers plus de 
simplicité et de conviction. Il s'interdit les 
déviations du sujet; il s'irrite aux noncha- 
lances. Habitué à concevoir à plans plus 
larges, il répugne aux surcharges. Le don 
de simplicité n'est pas inné en nous ; il 
s'acquiert avec la vie. La vraie simplicité 
est un aboutissement, non un point de dé- 
part. Les idées imposent peu à peu leur 
force. Une curiosité plus avide, un respect 
plus ému des êtres, de leurs souffrances, de 
leurs héroïsmes, de leur sincérité s'emparent 
de nous en môme temps que l'on avance 
sans entrave à travers sa propre production. 
Ce sont là les effets ordinaires de la matu- 
turité. Sont-ils efficaces ? Sont-ils d'ordre 
inférieur ? Ils ne nous appartient pas de 
juger. 

En tout cas, si l'auteur ne s'aperçoit pas 
qu'il ait à renier grand'chose de ses convic- 
tions du début, il doit constater deux chan- 
gements très nets qui se sont produits au 

12 




4Î8 ECKITS SUR LE THEATHK 

— ■■ I ■- - - -\ — - — ■ — ■ 

Cours de' ces dix années. L'âccord s'est 
fait entre le public et Tauteur; autant la 
résistance des premières années avait été 
nette, autant elle paraît s'être aplanie. Les 
idées ônt-elIes gagné là foule? En fait, alors 
que les pièces précédentes avaient à. demi 
échoué, toutes les pièces qui suivirent con- 
nurent aisément leurs centièmes représenta- 
tions et pour la plupart les dépassèrent. En 
outre, et ceci est plus significatif, les re- 
prises de ces premières pièces — dont on 
vient de lire qu'elles heurtèrent leur époque 
— ne trouvèrent plus que sympathie là où 
elles n'avaient suscité que résistance ou hos- 
tilité, même parmi les critiques ' qui les 
avaient le plus dénigrées. Il en fut de rEn- 
chantement comme de Maman Colibri^ comme 
de Poliche et je citerai particnlièrement là 
Marche Nuptiale qui se débattit péniblement 
à soïi apparition au Vaudeville contre l'animo- 
sité de la presse et la froideur du public pen- 
dant une trentaine de soirs et qui à la Comé- 
die-Française tient régulièrement l'affiche 
depuis quatre ans, fait sans précédent, dans 
les annales de ce théâtre, pour une reprise. 



A PROPOS 1)'aHT dramatique 179 



Il ne s'agit pas du tout d'en inférer que 
l'équité est proportionnée à la valeur très 
modeste de ces pièces. L'auteur n'a pas le 
moins du monde la niaiserie de se targuer 
ici de cette faveur public[ue. Comme suite 
aux lignes que l'on vient délire sur le théâtre 
et sur ses errements, il croit sijuplement 
judicieuxde iiiettre en regardl'apparente con- 
tradiction du public. Peut-on en conclure que 
l'évolution s'effectue rapide et que, comme 
je le prétendais à trente ans, en dépit des ré- 
sistances passagères, toute vérité se fait jour 
et contient une force indépendante de la va- 
leur même de cc^ui ([lii la manie? Oui, sans 
doute. Il y a aussi que le public n'est pas 
charge de chicouvrir par lui-même la jeunesse 
littéraire; il est i)ien oblige de s'en référer 
aux on-dit, aux échos de la mode et de la 
presse. Il rap|)orte chms les conversations 
ces jugements tout faits que Molière flétris- 
sait déjà (le son Ic^mps. l^lus tard, Tautour 
s'adresse directement non plus à un public, 
mais à la foule, la foule de tous les pays du 
monde. De nos jours, les pièces connaissent 
une diffusion mondiale, dont les générations 




180 ECRITS SUR LK THEATRE 

précédentes ne bénéficiaient pas. L'auteur 
pénètre dans les pays les plus reculés. Sa 
pensée s'infiltre ; peu à peu, il se fait com- 
prendre. Les jugements de la foule sont 
alors étayés sur sa propre sensibilité : sa 
religion s'éclaire. Elle se souvient des pièces 
précédentes, qui sous la même signature, 
Pont touchée, remuée. Elle a la foi : son sens 
critique lui permet des réserves, des désap- 
probations, mais elle n'est plus de parti pris; 
elle ne vit plus dans l'aberration de l'igno- 
rance où on l'entretenait. Je crois à la grande 
foule. Je crois à l'admirable sincérité qu'elle 
met à ratifier ses erreurs ou ses injustices ; 
j'en ai eu la preuve. L'auteur, en tout cas, 
n'a fait aucune concession dans les pièces 
.qui ont suivi; au contraire, elles ne se dif- 
férencient guère des précédentes que par 
plus d'âpreté ; et le succès de celles qui 
avaient jadis rencontré le plus de résistance 
m'est garant . que toute sincérité porte en 
elle son châtiment momentané et sa récom- 
pense future. Simple et mathématique^cons- 
tatation qui s'est répétée de génération en 
:génération et qui peut, aux jeunes gens, ser- 



A PROPOS D ART DR VMATIQUE -|81 

vir de nouvel exemple. A force de se répéter 
dails rhistoire des lettres et des arts, cette 
expérience prendra peut-être un jour la va- 
leur d'une loi générale. 

Un éditeur ayant eu la pensée de réunir 
les différents feuillets de route que Tauteur 
avait disséminés au hasard, je crois que 
le meilleur parti à prendre est de les tran- 
scrire ici, en toute sincérité et tels qu'ils fu- 
rent brouillonnes au fur et à mesure de la 
bataille littéraire. Les notes qui suivent n'ont 
donc qu'un intérêt restreinte tout documen- 
taire. Ce sont des réflexions « d'avant-pre- 
mières » qui parurent, éparses,dans différents 
quotidiens ou revues. On les a conservées et 
même groupées ici, non point parce qu'elles 
servent de commentaires à des ouvrages dé- 
sormais jugés, mais en raison de quelques 
points de doctrine qu'il n'était peut-être pas 
absolument inutile de soustraire à Toubli. 

De'îcembre i9i6. 




NOTES 
D'AVANT-PREMIÈRES 




LA FEMME NUE > 



Le titre en doit être pris dans un sens 
^ exact et dans le sens métaphorique le plus 
large, puisqu'il s'agit en l'espèce d'un être 
qui fut nu sur la table à modèles des peintres 
comme dans la vie. C'est le nu grave et 
sacré. Ce titre est même triplement méta- 
phorique, car il faut encore ajouter à l'in- 
consciente héroïne, qui traverse ma pièce, 
cette nudité priuiitive et originelle d'une 
âme riche seulement de son instinct, sans 
autre parure que cette mystérieuse et pré- 
caire beauté. 

A côté d'elle, vous verrez « les Vêtus », 
si l'on peut ainsi parler, les êtres enrichis, 
non seulement de la force sociale, maïs de 
toutes les cristallisations séculaires de 



186 ÉCRITS SUR LE THEATKE 

r^sprit, de toutes les ressources assouplies 
de la conscience avec, dans leurs mains, 
les arm,es habituelles qui leur sont propres, 
parmi lesquelles le mariage peut être consi- 
déré comme la plus forte. 

J'ai placé le débat dans le seul milieu so- 
cial où il devait logiquement se produire, 
le seul aussi où pouvait se réaliser la triple 
métaphore, c'est-à-dire chez les artistes. A 
eux seuls, en effet, appartient de s'élever, 
s'ils le veulent, sans encombre jusqu'à la , 
grande morale naturelle. Ce sont vraiment 
des intlividualités libres par définition. 

Si j'avais conféré à l'un de mes person- 
nages, un vieux peintre, qui a épousé un 
pauvre être subalterne, la faculté d'exprimer 
ses idées, il dirait ceci : 

« Le devoir de l'artiste est de restituer à 
la vie toute sa réalité, de rejeter le faux, le 
factice, conventions et préjugés, pour n'aller 
qu'à la vérité, car elle seule est la base de 
tout, la source de notre inspiration comme 
de notre amour. Je veux .la même concep- 
tion pour l'art et pour l'amour : un code 
naturel. Aimer la femme de cette manière- 



LA FEMME NUE 487 



là et respecter en elle tout ce qui est vrai, 
naïf, instinctif et nu, c'est peindre encore là 
un admirable tableau ! Nous devons aller à 
la femme nature et à Tamour libres, non 
point dans le sens reçu de ce mot, mais 
dans le sens qui veut signifier amour libéré, 
libéré de tous les préjugés, de toutes les 
faiblesses et donnant l'exemple à ceux ({ui 
n'en ont pas les moyens d'une joie indépen- 
danto et robuste. » 

Ma pièce pourrait^onc être dédiée à la 
gloire des instinctifs, de ces êtres qui dé- 
tiennent, dans les profondeurs incons- 
cientes de l'âme, la plus grande beauté du 
monde moral. Ce sont eux la force la plus 
belle de la vie. 

Et à ce propos, il faudrait restituer à ce 
mot : Instinct, sa véritable signification. 
Par une habitude défectueuse on le rabaisse 
généralement à l'animalité la plus débri- 
dée, animalité qui n'est qu'une de ses faces. 
Par définition c'est là faculté d'accomplir 
certains actes impulsifs, sans connaissance 
de leurs fins, et en dépit des éducations 
préalables; mais s'il revêt l'apparence du 



488 ECRITS SUR LE THEATRE 



désir pur, Tinstihct s'en distingue aussi 
par des complexités multiples. Faire de 
Tinstinct, môme chez Tanimal, une force 
entièrement aveugle, immuable, est une 
simple théorie; on a reconnu qu'il y a un 
passage perpétuel du réflexe à l'instinct, de 
l'instinct à l'activité réfléchie : les impul- 
sions instinctives s'enrichissent ou se com- 
pliquent suivant les conditions vitales des 
espèces et de l'individu. L'instinct qui 
pousse le chien à sauver la vie à son maître 
participe de l'intuition réfléchie, mais c'est 
un instinct tout de même. L'amour sous sa 
forme la plus effective, la plus généreuse, 
par conséquent la plus opposée à l'instinct 
de conservation existe chez les animaux et 
doit être considérée comme une émanation 
de l'instinct. La sélection par l'accouplement 
(c'est-à-dire le mariage lui-même et l'amour 
dans sa tendance la plus haute) se vérifie 
dans la nature. Voyez certains couples 
d'oiseaux et le dépérissement de celui des 
deux qui survit à l'autre. L'instinct mis au 
service de nos facultés intuitives, est tout 
un monde dont les forces sont encore, 



LA FEMME NUE 189 



semble- t-il, indéchiffrées et qui, créant la 
volonté, a dans tous. nos actes une partici- 
pation que nous ne mesurons pas encore. 
On pourrait, en s'appuyant sur lui, et en le 
prenant pour base en tirer presque un code 
primitif et subconscient que nous appelle- 
rions V Evangile naturel^ auquel , bien entendu , 
il ne faudrait pas pour cela se soumettre 
sans contrôle, car ce serait alors la négation 
même du progrès et de révolution; — mais 
nos complexités y trouveraient souvent 
l'avantage de se retremper et d'être régies 
selon des fins normales; nous y retrouve- 
rions aussi les sources pures du sentiment 
et nous y examinerions méthodiquement 
ces forces continues qui s'imposent malgré 
tout et avec lesquelles il faudra toujours 
compter, quoiqu'on puisse dire et faire. 

Qui sait si de là vénération des instincts 
ne serait pas dérivée non une barbarie 
comme on le croit, mais toute une civilisa- 
tion morale qui serait parvenue peut-être à 
un faîte plus élevé que celui où nous sommes 
parvenus, et par des chemins plus rapides ? 
L'instinct aurait pu rectifier des directions 



190 ECRITS SUR LE THEATRE 

^ — • — ^ 

faussées et néfastes dont le sentiment popu- 
laire lui attribue la responsabilité sans con- 
trôle : exemple, la guerre qui passe pour 
une conséquence dérivée de l'instinct de 
conservation. La guerre est au contraire 
dérivée d'tme perception acquise, diamétra- 
lement opposée à l'instinct de l'espèce. En 
effet, il n'est pas démontrable que dans la 
nature les individus d'une même espèce se 
soient collectivement acharnés à se détruire ; 
cotte aberration est non pas un « barba- 
risme » mais une notion acquise, fonction 
même de la civilisation. 

N'accumulons pas ici les arguments. Ce re- 
tour profitable vers nos origines mentales a 
d'ailleurs été le rêve utopiquo de quelques 
philosophes humanitaires. Sans remonter à 
ces utopies, il serait bon de consulter, de 
temps en temps, l'instinct, comme un régula- 
teur des actions humaines; parties de lui, 
spiritualisons ces actions, parce que la spiri- 
tualité est la fin suprême de la connaissance. 
L'évolution de la nature obéit incontestable- 
ment à un plan dont l'intelligence semble de- 
voir être une des fins suprêmes: l'intelligence 



TA VEMME NUE * 191 



est un effet de révolution non sa cause ; elle 
se libère peu à peu des entraves de la ma- 
tière, mais n'oublions jamais qu'elle en est 
directement issue. C'est pourquoi l'instinct 
doit être regardé et vénéré par nous, comme 
notre « père nourricier ». 

L'instinct de l'amour, — le plus impé- 
rieux de tous, — n'est pas seulement l'ins- 
tinct de la conservation de l'espèce. Il est 
absurde et sommaire de le réduire à ce ru- 
diment. La moindre observation, même sur 
l'animal, nous invite à considérer que 
l'amour est aussi le grand refuge de l'indi- 
vidu contre la solitude, l'immense solitude 
muette que lui ont imposée la nature et les 
lois éternelles. Il est un acte de réaction. 
Pourquoi Thomme qui s'est ingénié à le pa- 
rer de sentiment, à lui donner une place 
prépondérante dans la vie, à illimiter sa- 
puissance, a-t-il cru devoir le déformer et 
l'entacher d'abord par la religion qui met le 
péché à sa base, ensuite par la société qui 
l'a surchargé de nouvelles entraves, soumis 
à ses conventions, adapté à ses nécessités ? 
Sa logi(iue naturelle semble être trop sou- 



M 



19-2 ÉCtiTS SUR LK THEATRE 

vent en contradiction avec les morales qui 
lui sont imposées ^ar les mœurs. 11 semble 
surtout qu'une complicité universelle des 
hommes le maintienne en esclavage et en 
tutelle par crainte de son émancipation. En 
sorte qu'il a pris du retard sur l'évolution 
générale et donne bien la sensation d'un 
captif adapté que Ton maintient volontaire- 
ment dans l'ignorance de sa force et dont on 
ne vante plus guère que la souplesse. Mais, 
déformé, amoindri ou abêti, Tinstinct de 
l'amour reste sublime et admirable. 11 do- 
mine la matière. L'amour, c'est le cri de ré- 
bellion contre le néant de la vie. C'est aussi 
ce captif charitable qui arrache aux servi- 
tudes l'individu enchaîné par mille autres en- 
traves, entraves de l'atavisme, de l'hérédité, 
de la loi. Le malheur est que ce sentiment 
tenant par sa base môme à la nature est in- 
complet et soumis au transitoire, à la mort. 

Et l'amour meurt indépendamment de la 
volonté ; et c'est là une des plus effroyables 
tristesses qui soient!... 

De ces considérations diverses est née la 
Femme nue, \ 



LA FEMME NUE 193 



C'est la première fois que je porte à la 
scène un personnage aussi simple et aussi 
dépouillé de complications. 

Est-il téméraire ou trop orgueilleux d'ajou- 
ter en terminant que la réussite de l'ou- 
vrage ne prime pas à mes yeux ? 

Certes, j'espère de tout cœur que le pu- 
blic me sera encore indulgent. Mais si le 
contraire se produisait, je n'en continue- 
rais pas moins allègrement à combattre ce 
que je crois le bon combat. L'important 

1 

est de dire tout ce que Ton a à dire. Pour 
un écrivain décidé à ne briguer jamais au- 
cun décorum de carrière officielle, la plus 
grande joie consiste à écrire ce qui lui plaît 
en sauvegardant son indépendance. 




13 



â 




(. LE SCANDALE » 



Ici on se trouvera en présence d'un fait 
impératif. Mais il ne faudrait pas conclure 
pour cela à un changement de manière. C'est 
la position morale des individus autour de ce 
fait, ce sont les consciences et les caractères 
qui gravitent autour d'une action, c'est tout 
cela qui constitue le Scandale et son intérêt. 

Voici ce que veut signifier à peu près un de 
mes personnages : « Nos actions malchan- 
ceuses sont celles qui éclatent... Il y a dans 
la vie le bruit et le silence... Ce n'est peut- 
être qu'une affaire de fatalité et c'est effrayant 
la part de hasard qui entre dans la plupart 
des actions humaines! Il y a des actions 
qui n'ont pas fait de bruit... on n'y peng^ 



LE SCANDALE 195 



pas... et pourtant quelles étranges réper- 
cussions derrière nous ! Elles s'écoulent 
comme des avalanches, terribles, loin des pas 
qui les ont déterminées... Nous n'en sominés 
plus les témoins, et loin de nous elles dé- 
vident leur lourd mystère et leurs généra- 
tions* enchevêtrées. » 

C'est en effet la fatalité qui, de son poing 
terrible ou clément, conduit toute notre vie ! 
Que d'êtres ont vu leur existence métamor- 
phosée pour le reste de leurs jours, à cause 
du hasard d'un baiser, à cause du hasard 
d'une rencontre, d'un geste, d'une action en 
apparence moins grave, moins importante 
que mille autres ! 



* 
» * 



Il y a plusieurs sortes de hasards. Il j 
a le hasard absurde, incontrôlable, l'acci- 
dent bête, imprévu. Ce n'est pas celui-là 
qui nous intéresse. Celui-là n'a rien à voir 
avec l'art dramatique. Mais il y a lin autre 
hasard, celui qui provient de la combinaison 
des rêves intérieurs avec l'événement pas- 



A 



i96 ECRITS SUR LE THEATRE 

sager; c'est celui-là qui crée Taction ; c*est 
celui-là qui est pathétique et qui donne en 
général à tout scandale qui éclate le pouvoir 
de nous émouvoir si étrangement. 

Le scandale brusquement, s'empare de 
quelques êtres et livre le mystère de leur 
vie, de leur âme, tout à coup, à la brutale 
publicité et à la sanction. C'est pour nous, 
spectateur^, l'effraction soudaine de celte 
vie muette et secrète des individus qui en- 
gendre cette curiosité passionnée dont nous 
ne pouvons guère nous défendre. 

Pauvre et terrible fatalité qui désigne et 
saisit ainsi, comme un châtiment, certaines 
actions qui ne méritaient point ce privilège 
et dont la société fait tout à coup son aliment 
et sa morale! Rêves déracinés, arbres abat- 
tus, désastres de rêves conçus dans le silence 
et précipités tout à coup au bruit et à la 
clarté. 

Oui, ce sont les actions malchanceuses, les 
damnées qui payent pour les autres ; et les 
autres, ce sont ces actions étouffées, silen- 
cieuses, qui n'ont pas fait de bruit, dont les 
répercussions ne i^ont pourtant point moins 



graves ni moins criminelles mais qui s'étei- 
gnent derrière nous sans contrôle, comme 
meurent en effet les avalanches solitaires. 

• 

Le point de vue de conscience reste le même, 
mais celles-là ce sont les actions malheu- 
reuses ! Et c'est Tautre part de la vie. 






Le scandale particulier qu'étudie ma pièce 
est d'ordre extrêmement général. Si je ne 
craignais pas ce rapprochement de mots ri- 
dicule, je dirais qu'il estd'ordre départemen- 
tal. La combinaison des faits, les états d'âme 
qui motivent ces événements sont particu- 
liers à la province. A Paris, le scandale de 
famille est tout autre. Il est soumis à une 
autre morale, à une autre conception de 
Pexistence sociale. 

La crise que j'ai mise au jour est de cellesqui 
éclatent communément dans les provinces. 
Un personnage le dit prétentieusement : les 
éphémérides des départements regorgent 
d'aventures analogues... Dans bien des sous- 
préfectures, il y a la dame scandaleuse qui 



d 



198 ECRITS SUR LE THEATRE 

porte sa terrible légende comme une auréole 
redoutable et attirante. 

Que d'événements analogues on pourrait 
sans doute rapprocher de ceux que j'ai étu- 
diés et imaginés ! C'est à la fois un petit et 
un grand drame de famille. Il contient en 
lui-même, je le crois, une part d'humanité 
assez véridique et assez générale pour qu'on 
s'y intéresse comme je l'ai fait moi-même 
— mais probablement avec moins de passion. 

Toutefois, je le répète, ce n'est point l'in- 
trigueen elle-même qui est le point important 
de mon ouvrage, c'est l'impressionnalbilité 
morale de mes personnages et, en somme, 
comme je le disais à peu près plus haut, la 
combinaison des rêves intérieurs avec l'évé- 
nement passager et fortuit, combinaison qui 
produit la fatalité, qui l'explique aux yeux de 
l'analyste et la détermine aux yeux du philo- 
sophe. 

Il y a de nombreux revirements au cours 
de nia pièce. Je ne sais s'ils dérouteront le pu- 
blic. Ce sont les réactions diverses produites 
par l'échappée du scandale. Ce scandale est 
une pierre de touche d-e la conscience. 




LE SCANDALE 199 



La conclusion, s'il y en a une ? Celle-ci : 
Il faut que le monde s'élève peu à peu à 
une conception supérieure du bien et du 
mal. De là il verra clairement qu'il y a de 
petites et grandes morales, mais qu'il n'y a 
pas de morale sans justice, ni de justice sans 
pitié. 




\ 



» 



À 




« LA VIERGE FOLLE » 



La Vierge Folle touche à ce grand su- 
jet : la responsabilité de Pamour. Il y a le 

cas de l'homme marié qui, emporté par 
la crise passionnelle, a défloré une jeune 
fille. Tout ce qui gravite autour des consé- 
quences de cet acte est examiné. Pourtant, 
partie de ce cas particulier, Tidée, je Tes- 
père du moins (et j'ose espérer que le pu- 
blic suppléera aux lacunes), Tidée s'agrandit. 
Si ce n'était trop présumer de moi-même, et 
si, je le répète, il n'était parfaitement insup- 
portable d'écouter l'auteur se définir, môme 
quand il y est invité, j'avouerais que j'ai 
conçu une petite histoire qui voudrait être 
un peu comme la course du flambeau de 



■% 



u vienoK voLtfs toi 

M.ll M mi. V''Tm^igfll^ffmu^mmmmÊmÊ0mmam>mmmmammm^mmtmaiÊmmmmÊmmimmmmmmtB UL.SJi-iV. * U Mm ' 

Tamour : le mari défendant sa proie nou^ 
velle et^ la femme légitime défendant son 
mari. 

Et j'ai voulu que de cette étreinte, de mes 
pauvres héros malgré eux, sans qu'ils le 
sachent, sans qu'ils en perçoivent même la 
beauté, jaillisse l'instinct de l'amour, le pur 
instinct, fait de générosité, d'abnégation et 
de sincérité suprême, qui est bien la vertu 
la plus belle, et (|ui fait qu'au-dessus de tous 
les égoïsmes , affleure par moments , dans des 
gestes grandioses, chez les simples comme 
chez les compliqués, l'idée même de l'amour. 
L'amour c'est la lumière splehdide de la 
vie, ce que l'homme porte en lui de plus 
merveilleux, l'amour qui s'échappe de lui par- 
fois comme un cri de protestation en' face de 
toutes les lois inéluctables de la nature et de 
toutes les fatalités dont nous sommes les 
esclaves ! 

En tout, dans l'ordre social comme dans 
l'art lui-même, il appartient à l'avenir de 
retourner aux sources fécondes de l'instinct, 
de la justice, et de la sincérité. 

La Vierge folle est mon personnage se- 




202, ÉCRITS SUR LE THEATRE 

condaire, mais comme il est déterminant de 
tout le^rame, j'ai cru devoir lui donner les 
honneurs du titre. D'autant plus que la pa- 
rabole du banquet des Vierges folles et des 
Vierges sages fait partie intégrante de l'anec- 
dote et de l'idée. Pourtant je regrette presque 
de n'avoir pas donné le titre qui aurait le 
mieux éclairé la pièce ;par sa simple gravité 
il me séduisait : UEpouse. La femme dans 
le sens le plus élevé et le plus spiritua- 
liste, pas dans le sens juridique ni adminis- 
tratif, mais dans celui qui lui e^t nettement 
attribué par un ancien texte dramatique du 
quatorzième siècle qui, posément, met en 
scène les Vierges sages et les Vierges folles, 
attendant le Sauveur. Cette ode lyrique et 
liturgique, écrite en strophes alternées la- 
tines et françaises s'intitule : Le Mystère de 
VÉpoux, Elle nous fait assister au châtiment 
des Vierges folles. 

Ne pouvant réunir les deux mots en un 
seul titre, je me suis décidé à donner le pas 
à réponse impure, et j'ai délaissé le beau 
titre décoratif de la pièce médiévale. Dans 
cette course au sublime, que l'amour impose 




tA VIEHGE FOLtE 203 

_ • 

à mes deux héroïnes, vers la fin de la pièce, 
c'est VUxor qui l'emporte. . 

Presque au moment où ma pièce est repré- 
sentée, vous venez sans doute de lire dans les 
journaux certaine affaire mondaine qui a Tair 
d'être le commentaire ou du moins la preuve 
même de mon personnage. Deux hommes 
viennent de se battre, à cause de la même 
maîtresse (et ceci est très éloigné de la Vierge 
Folle) \ mais voici où le rapprochement s'im- 
pose. L'un des deux bretteurs était marié, et 
la femme légitime, malgré le scandale public, 
n'a pu résister à l'instinct d'amour qui la 
poussait. Irrésistiblement, elle s'est seiiti 
attirée sur le terrain même du duel, — et le 
mouchoir aux lèvres, en proie à la terreur du 
meurtre, derrière un arbre, indifférente aux 
objectifs photographiques braqués sur elle, 
elle a attendu l'instant où son mari s'est 
abattu, frappé par le fer de son adversaire, 
pour se précipiter sur le corps meurtri, sans 
souci de la morale mondaine, de la révolte 
ou du sourire. 

Quand le sentiment est jliste, la vie le con- 
firme toujours et l'on s'aperçoit qu'on n'a 



d 



jamais outrepassé la vérité, mais que le plus 
souvent on est resté bien en deçà... 

Les passionnés sont utiles. La passion 
donne aux amants le coup d'étrier né- 
cessaire pour se joindre à travers les obs- 
tacles, pour se secourir même, à travers les 
haines réciproques. Les passionnés dépasr 
sent le sentiment affectif habituel, et, par 
cela même, ils atteignent une zone interdite 
au commun des mortels, mais qui semble 
rhabitacle des énergies et des vertus su- 
prêmes. En apparence ils soiit des déments 
ou des déséquilibrés : et les psychiatres les 
jugent tels. En réalité ils sont nécessaires à 
la nature qui, sans eux, laisserait péricliter 
peut-être ou se refroidir le zèle de ses créa- 
tures... Dans le troupeau commun, les pas- 
sionnés servent à exalter le sentiment uni- 
versel de Taniour. 





s 



(( L'ENFANT DE L'AMOUR » 



Ce n'est pas le fils naturel. Ce sont ces pe- 
tites âmes non désirées que Tamour a fait 
éclore sur son triomphant et fatal passage. 
Ce sont les fils du hasard, que le pollen de 
Tamour a semés par-ci par-là, dans la grande 
forêt humaine, parmi la foule compacte de nos 
joies pressées, de nos douleurs comprimées. 
,Ceux qui voudront bien écouter ma pièce 
comprendront que j'ai envisagé une de ces 
mille fatalités de l'amour, de la naissance et 
de la mort. Ici c'est le cas d'un enfant de cour- 
tisane. J'ai essayé de préciser et de généra- 
liser aussi ce qu'il y a de pitoyable, d'inéluc- 
table et de mélancolique infiniment dans ces 
naissances improvisées et dans ces destins 
derrière lesquels transparaît toujours le 
grand visage mystérieux de l'amour. 



A 



206 ÉCRitS SUR LE THEATRE 

-- - ' , ,, ■ I ■ I I Il - - ■ — — ^ 

Ce n'est pas Tenfant martyr, ce n'est pas 
du tout (( Jack ». Au contraire. Je n'ai pas 
présenté Tenfant abandonné, mais le bel 
enfant de l'amour qui s'auréole du luxe de 
sa mère et dont l'éclatante jeunesse, saine et 
fraîche,' est simplement aux yeux de la cour- 
tisane-mère l'horloge terrible qui marque 
l'heure et la mort du Désir. L'éloignement 
dont il est la victime provient d'un dépla- 
cement de l'amour maternel chez une Créa- 
ture esclave des hommes et du temps. 

C'est un type très répandu. Il existe à des 
milliers d'exemplaires dans la vie de Paris 
et d'ailleurs; ce sont des obscurs, perdus 
dans la foiile ; ils sont généralement iritél- 
ligents et précocement sensibles. Ils pos-- 
sèdent une conscience parfaite de leiir 
condition sociale. Je les ai vus, je les ai 
observés. Eh bieti, quelle est l'observa- 
tion générale, que j'en ai retirée et qui 
constitué lé sujet rfiême de VEnfànt de 
VAîriour? Celle-di : chez un jeune hcimme, 
l'amoraliié ingéniie, engendrée nécessaî- 
iïient, logiquement, par Une éducation 
faussée et par le déplacement des notions 




L^ENtANT DE L^\MOtJft 207 

I « ■ » 

ordinait*e8 de la vie; mais cette amoralité se 
mélangeant, avec cândeUr et sans apprêt, 
aux instincts les meilleurs, au grand rythme 
éternel du sentiment. L'équilibte habituel est 
rompu. Seulement cherchez et vous retrou- 
verez vite toutes les noblesses et tontes les 
beautés de l'instinct pur qu'il y a dans 
rhomme : tendresse, abnégation, courage. 
Et c'est un duel effrayant et charmant que 
ce pire au service du meilleur, que cet amal- 
game de beautés etde laideurs inconscientes 
chez des êtres qui vivent en marge de la 
société, sans autre guide que leur falote 
conscience ingénue, et qui ne sont pas ap- 
pelés aux festins ordinaires des hommes, aux 
festins de là tendresse et des joies épurées. 
Pour moi, je trouve ce sujet émouvant : 
c'est Une intéressante lutte que celle où se 
précipite ce petit être têtu qui fonce au hasard 
de son âme, de la vie et des circonstances, 
pour défendre sa mère. Que de mélancolie 
dans ses tendresses ! Et je vois au;dessus 
de ces deux êtres, mère et fils, je vois la 
riatufè, riWlmehsê, terrible et belle nature 
faisant à travers toutes les entraves des 



à 



208 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

hommes son œuvre éternelle, la nature que 
rien n'étouffe, que rien n'arrête, et dont on 
observe toujours la marche souveraine dans 
les cœurs les plus humbles, à travers les 
gestes les plus vaitis ! C'est une terrible et 
méchante bataille que celle de la vie, nous le 
savons tous ; mais regardons les combattants 
du haut en bas de la citadelle humaine : 
quelle grande pitié se dégage d'eux ! Je plains 
cet enfant tel que je l'ai dépeint, tel qu'il 
existe, tel qu'il agit réellement dans la vie. 
Certes, quelques-uns vont me jeter la 
pierre. Je les connais, ces pharisiens hypo- 
crites qui vont se boucher les oreilles et les 
yeux. Elles vont se montrer, ces nobles âmes 
pourries des boulevards parisiens qui parle- 
ront dès demain au nom de l'idéal méconnu ; 
ceux-là qui vont invoquer le fameux cas patho- 
logique, et aussi les autres, les impuissants 
haineux qui affectent de prendre la simpli- 
cité pour la banalité, les termites sournois 
de l'esprit et de la rancune artistique ! Je 
leur pardonne d'avance. Ce n'est pas pour 
eux que j'écris. Mes ouvrages téméraires le 
leur disept avec franchise. Riei^ nç in'ew 




l'enfant de l'amour 209 



péchera de produire et de mettre au jour 
tranquillement les sujets que je porte en 
moi. Faisons-le sans concession. Du fond 
de la solitude de l'écrivain, penchons-nous 
ardemment vers la vie. On a souvent cité 
la parole du naturaliste Fabre, qui a écrit de 
lui-même et de son œuvre : « J'observe sous 
le ciel bleu. Vous soumettez au réactif la cel- 
lule et le protoplasma. J'étudie l'instinct dans 
ses manifestations les plus élevées. Vous 
scrutez la mort, je scrute la vie. » 

A l'heure funèbre où l'on juge les efforts 
d'un homme qui disparaît, je ne souhaiterais 
pas de plus bel éloge. Mais comment le mé- 
riter ? Car c'est dans le domaine de l'âme 
humaine que j'aurais voulu, si j'en avais eu la 
puii^sance, apporter le souci d'une pareille 
étude, bu du moins d'une étude plus pré- 
somptueuse et plus belle encore, celle des 
luttes et des amalgames que forment en nous 
ces deux forces : l'instinct et la volonté, les 
deux pôles de l'âme humaine. 

Laissons les scalpels, la pédagogie, la pé- 
danterie à ceux qui scrutent la mort, les 
livres, les mots. Buvons à même la vie. 



À 



210 ecr'its sur le théâtre 

■ I I « I I I — I I I — ^J^ii^ 

Si je n'étais pas qu'un simple passant, 
peut-être même un simple amateur, notant 
des impressions fugaces et distraites, je 
souhaiterais de m'enfoncer dans les études 
opiniâtres de révolution spirituelle, et, à 
l'aide de souvenirs et d'hypothèses, en me 
réfugiantdans quelque solituded'anachorète, 
je deviendrais celui qui s'écrie : « Nature, 
nature! je t'aime et je te hais, pour ton im- 
mensité et tes bornes, pour ta force et ton 
impuissance, pour ton parfum et ton néant! 
Je ne puis rien concevoir hors de toi et pour- 
tant j'ai la sensation que tu n'es que l'ébauche 
de ta perfection ! A quel cruel amour de toi 
tu m'as condamné! » 

Mais bornons-nous, sans génie, à notre 
rôle de comparse; délaissons le rêve ambi- 
tieux d'un ouvrage d'ensemble auquel de 
plus qualifiés peuvent prétendre. C'est assez 
d'être le poète mineur qui s'est dicté à lui- 
même cet ordre et s'y conforme : « Sois sin- 
cère dans les mots, dans tous tes écrits, dans 
tous tes actes, dans tous tes désirs : sois 
sincère jusque dans la mort. » 





« LES FLAMBEAUX » 



Le mot « flambeaux » désigne ici les savants, 
les esprits consultants du domaine intellec- 
tuel. Pourtant, dès les premières scènes, il 
apparaîtra nettement que Tallégorie du titre 
se prolonge par delà ces têtes laurées et que 
les Flambeaux signifient aussi et surtout, en 
l'occasion, les Idées, les grandes Idées, qui 
éclairent en la précédant la marche de Thu- 
manité dans le dédale de ses ténèbres, les 
idées presque indépendantes denous-mèmes, 
dont nos actes sdnt les tributaires ou les 
satellites empressés. Fouillée, dans une 
vieille formule qui n'est pas exempte de jus- 
tesse, les nomma idées-forces... 

Sereines lumières en cours d'évolution qui 
nous emportent ou se projettent hors de 



à 



212 ECRITS SUR LE THEATRE 

ê 

nous-mêmes (nous ne pouvons même plus 
en faire le départ!), agrégation merveilleuse 
de la pensée humaine dont rien ne se perd 
et qui, émanant de toutes les directions, 
semble former, de siècle en siècle, un noyau 
de plus en plus compact, une sorte de nébu- 
leuse emportée, comme les autres; vers des 
fins de clarté ou de néant. 

Ces entités, si lumineuses soient-elles, ne 
constitueraient en elles-mêmes que des per- 
sonnages de théâtre bien incertains, bien fa- 
lots, et presque chaque fois qu'on les a portés 
à la scène, ce n'a été que pour leur dresser, 
de façon un peu romantique et vaine, des au- 
tels avec leur cortège de sacrificateurs ou de 
martyrs nouveaux comme dans la belle pièce 
de M. de Gurel, Z« Nouvelle Idolel Ici, il 
s'agira d'un débat autrement précis, et, me 
semble-t-il, autrement éternel. J'ai voulu re- 
tracer quelques phases actuelles d'une bien 
grande et bien ancienne bataille; la lutte en- 
tre le fait et l'idée, la lutte de la matière et de 
l'esprit, celle même du corps et de l'âme... 
selon, du moins, les anciennes classifica- 
tions. Vous verrez dans les Flambeaux le 




LES FLAMBEAUX 213 



conflit entre l'interprétation supérieure du fait 
et son interprétation instinctive ou relative... 

Mon savant a commis une action qui à ses 
yeux n'a pas du tout la valeur que lui attri- 
bue la société : il se comporte donc selon les 
données de sa conscience, et entraine, de 
ce fait, un conflit terrible. « Je n'ai point 
perdu le sens des responsabilités, gémit-il, 
dan^ un aveu naïf et douloureux. Mais je l'ai 
soumis, comme je le sentais, à des idées 
ou à des morales supérieures : sans doute 
ai-je trop présumé de mes forces ou de la 
clémence de la vie et ne suis-je pas arrivé à 
mettre d'accord la vie et la pensée... Uto- 
piste ! Ah fatal utopiste !... Savant naïf, mau- 
vais critique, qui crois tenir les fils de la 
vie entre les quatre murs de la chambre où 
tu travailles en reclus !... » 

Un savant peut-il manquer de sens critique ? 

Mais est-ce bien le lieu et l'heure d'épilo- 
guer sur une pièce qui n'est pas encore jouée ? 
Ici, sous la plume, le fatal cortège des mots 
apparaît de suite, pédantesque et livresque... 
Il faut écouter les mots mais seulement lors- 
qu'ils sont à leur place. 



M 



214 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

n'y a dans mon drame cette fois un person- 
nage invisible. . . Tldée-Force passe, subjugue 
et terrasse. Quelque nom qu'on lui donne en 
tous cas, c'est une de ces émanations supé- 
rieures du cerveau et de la conscience, telle 
qu'elle se dresse en face des codes éternels 
de la nature et de la société. Un jour loin- 
tain, ces forces contradictoires de la nature 
et de Tesprit se joindront-elles en une paci- 
fique harmonie ? Qui sait ? Qui peut le nier 
ou nous en interdire la magnifique et dou- 
loureuse espérance ? Espérance certes, et 
seulement cela ; grand soupir de Tâme hu- 
maine, encore si loin de son but!... Nous 
sommes une humanité de transition. 

Mais permettez-moi d'ajouter que, si ce 
personnage à la fois invisible et tangible en- 
veloppe les autres personnages de la pièce et 
plane au-dessus d'eux durant le cours des 
trois actes, il demeurera pour le spectateur 
tout facultatif... Rassurez vos lecteurs. Ils 
pourront, s'ils le veulent,, suivre une toute 
petite hislorielte et se donner le loisir de ne 
pas penser... Ce n'est pas affaire de conces- 
sion. C'est un devoir que m'impose la con- 




LES FLAMBEAUX 218 



ception que j'ai du théâtre, celle que je pro- 
clame depuis quinze ans. Le théâtre, art 
vivant par excellence, doit se soumettre en- 
tièrement à la vie et à sa représentation 
exacte... Si nous y ajoutons par surcroît des 
idées, elles doivent être incluses dans l'œuvre 
même. C'est à nous de manier ou de coor- 
donner les faits pour les joindre aux idées, 
mais jamais, au grand jamais, celles-ci ne 
doivent s'interposer d'elles-mêmes. Elles 
peuvent faire partie intégrante de l'ouvrage, 
jamais partie extérieure. Il peut donc y avoir 
à côté du drame humain un drame de pen- 
sée, mais lié à l'autre à ce point qu'il se dé- 
gage de manière toute facultative, selon le 
cerveau et l'interprétation du spectateur. 

Ce point de vue n'a rien de personnel. 11 
est peut-être à la base de tout art, môme pu-, 
rement plastique. Cet enseignement se re- 
trouve dans les classiques. 

Je contemplais, l'autre jour encore, la 
Victoire de iiamot/irace, Uldée est' là, — en 
elle. Qui peut prétendre qu'elle n'emplit pas 
tous les plis énamourés de la tunique vers 
l'azur et en pleine marche.^ Mais regardez... 



â 



216 ECRITS SUR LE THEATRE 

par contre, pas trace d'emphase, pas de dra- 
peries lyriques ou balancées selon le caprice 
de l'artiste, ainsi que se le permirent les 
artistes du dix-septième siècle français ! 

Non ; la vérité la plus stricte, la plus réaliste 
est devant nous^ combinée comme le serait 
une froide et méticuleuse recherche. Chaque 
pli est structuré, et se lie à l'autre, presque 
photographiquement. Oh ! quel enseigne- 
ment ! Un génie a écrit la Prière sur V Acro- 
pole. Que n'a-t-il écrit la prière à la Vie- 
toire de Samothrace ! L'exactitude dans le 
mouvement, égale l'improvisation lyrique. 
Il ne manque à cette statue éducalnce que ce 
qui doit virtuellement lui manquer aujour- 
d'hui, ce que le temps a bien fait de muti- 
1er : le visage et les mains. Le grand des- 
tructeur a volontairement, dans cette statue 
vivante, supprimé ce qui ne correspondait 
plus à notre âme moderne, et il nous a donné 
la déesse acéphale... 

Car elle nous paraîtrait probablement bien 
froide et bien glacée, maintenant, l'expres- 
sion de* la tête à jamais disparue ! Il nous 
faut aujourd'hui sur ce corps tendu une face 




LES FLAMBEAUX 217 



baigiiée de plus douloureuse angoisse, char- 
gée de plus de rêves séculaires et tournée 
aussi vers des mystères plus étoiles. 

Donc pour en revenir à la pièce sur la- 
quelle vousm'interrogez, la donnée est celle- 
ci : un savaat un grand esprit encyclopé- 
dique, philosophe et biologiste, à force de 
considérer la chose en soi, perd le sens des 
relativités et même le sens critique; habitué 
aux abstractions il s'égare hors de Thuma- 
nité et de la société, avec la meilleure foi du 
monde. 

Mourant il fait appel à une interprétation 
plus généreuse et plus compréhensive de la 
vie, il prophétise un temps où Tesprit aura 
une place prépondérante et se fondra harmo- 
nieusement avec les lois de la matière au lieu 
de leur être opposé. 



Le destin est immuable. C'est un axe. Les 
consciences qui gravitent autour sont éter- 
nellement variables. Examinez les rapports 
permanents de ces deux personnages : Des- 



 



218 ECRITS SUR LE THEATRE 

tin et Conscience, Tun fixe et pareil à lui- 
même, l'autre mouvant et varié. Vous aurez 
la base merveilleuse du théâtre : c'est cela 
qu'il faut rendre. Je ne saurais assez le ré- 
péter ! 

Et qu'on ne dise pas que le cadre de la 
scène est trop limité pour y faire tenir un 
modèle aussi considérable. Nous avons, dans 
le passé, l'exemple rassurant de Shakespeare. 

Le théâtre c'est l'art le plus large; ce doit 
être la nature intégrale. C'est lui seul qui 
peut et doit réunir cette indissoluble tri- 
nité : l'émotion de fait, de sentiment et de 
pensée. 

Voilà la nouvelle règle des trois unités. 





V, 




« LE PHALENE » 



Il arrive que des écrivains coordonnent 
leurs travaiijk-et leur impriment une direc- 
tion générale; ces œuvres sont reliées entre 
elles par des ramifications cachées ou appa- 
rentes. Je sais bien qu'il y a aussi le cas in- 
verse ; des auteurs, même de génie, ont en- 
fanté des œuvres qui n'avaient entre elles 
que des rapports de sensibilité. On ne peut 
pourtant pas refusera un humble auteur dra- 
matique le droit de concevoir d'ensemble et 
de se dévouer à un plan général; des roman- 
ciers ont pu le faire; la témérité ne consiste 
donc pas à avouer un tel but, mais à réclamer 
du public une vision rétrospective qu'il est 
en droit de nous refuser. Toutefois s'il ad- 
vient à quelques-uns, lorsqu'ils écouteront 



A 



2^20 ^ ECRITS SUR LE THEATRE 

SOUS peu la Marche Nuptiale^ à la Comédie- 
Française, de se rappeler Théroïne du Pha- 
Une et s'ils veulent bien jeter sur elles deux 
un coup d'œil comparatif, je leur en aurai 
quelque gratitude... Je me rends compte 
de mon outrecuidance, en formant ce vœu, 
car, hélas î il faut bien que l'ouvrage de 
ce soir se soumette avant tout au jugement 
un peu brutal et un peu sommaire, même 
dans l'indulgence, que nous portons tous 
au milieu de l'effervescence d'une répéti- 
tion générale ou d'una première. Ce ne 
sont que les œuvres de pur génie, et seu- 
lement encore lorsqu'elles parviennent à 
la postérité, qui peuvent se soustraire à ce 
genre de jugement fragmentaire ou limité. 
Nous ne disons plus, à propos de Britanni- 
eus ou à^ Andromaque : a Le deuxième acte 
est meilleur que le troisième », ou bien : 
« J'adore le premier acte de Tartufe. » Mais 
les contemporains ne i'ont-ils pas dit autre- 
fois ?... 

Ces grandes œuvres sont aujourd'hui in- 
séparables de l'esprit général qui les anima ; 
nous ne les jugeons plus fragmentairement. 




LE PH\LENE 224 



Le génie bénéficie ainsi à travers les âges 
d'une attention spirituelle et élargie que de 
plus humbles ne connaîtront jamais de leur 
vivant. 

Ne voyez dans ces lignes aucun reproche, 
aucune amertume. J'ai eu à me louer sou- 
vent de la façon accueillante, loyale dont la 
haute critique m'a encouragé et soutenu. 
Je ne parle pas de cette horde de polémistes, 
de scandalisés professionnels (les Triste 
France ! les défenseurs de la morale soi-di- 
sant offusquée). Ceux-là, je les ai retrouvés à 
chaque tournant, je les retrouverai demain ; 
ils ne manqueront pas à l'appel ; peut-être 
ont-ils déjà fourbi leurs armes^ démodées. 
Elles font partie de l'arsenal littéraire, et 
d'autres que moi se sont honorés de leurs 
attaques. 

Ce soir, on se trouvera en présence, comme 
toujours, d'une œuvre sincère, sans conces- 
sions, bien ou mal écrite, mais tout emplie 
de sa conviction. Elle se différencie pourtant 
un peu de mes œuvres précédentes. Plus je 
vais, plus il m'apparaît que les moindres faits 
doivent avoir leur valeur allégorique ou sym- 



\ 




222 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

bolique ; ils doivent souligner de façon per- 
pétuelle les sursauts de Tâme, les positions 
de conscience ; on doit, par eux, agrandir 
les débats intimes. L'aine qui s'exhale, la 
propagation de ses ondes sonores montant 
jusqu'à l'azur de Tristan, n'est pas et ne doit 
pas être l'apanage exclusif de la musique. 
Ceux-là qui n'ont pas porté leur âme en vain 
le savent bien s'ils ont senti, à de certains 
moments, sourdre en eux l'harmonie des pas- 
sions, tout l'orchestre de leurs désirs tendus 
ou désespérés. Le héros qui meurt au combat, 
l'amant qui clame sa passion, la victime qui 
gémit, l'exilé qui se révolte, la solitude qui 
tend les bras, tous ont projeté, à un instant 
quelconque, l'écho lyrique de leur élan. 
Pour le traduire au théâtre, point n'est besoin 
de poésie artificielle ni de la métrique des 
vers. Au contraire, ce rythme voulu, cette 
fausse cadence qui engendre si facilement 
l'enflure et la rhétorique, ne sont que le 
poids mort de l'inspiration. Pas besoin même 
d'un vocabulaire bien étendu. De pauvres 
mots, de pauvres mots ordinaires, mais sou* 
levés par le rythme vrai, scandés par les 




LE PHALENE 2f3 



mouvements générateurs de Tâme, ce serait 
suffisant ! L'art dramatique ne doit pas re- 
nier sa forme première ; il ne peut pas mentir 
aux origines de Tode. Mais plus il va, plus il 
doit s'allier à la réalité. Soulever le specta- 
teur de cette réalité stricte jusqu'à l'essor de 
l'ode éternelle, jusqu'à l'art apollonien, ce 
sera le but des générations de demain peut- 
être. Je suis persuadé que, tout en faisant 
Vrai, on peut atteindre à la valeur du chant 
et à la symphonie musicale. 

Pourquoi, par exemple, en musique le duo 
gtteint-il les régions de l'infini lorsque c'est 
Tristan et Ysoldequi le chantent? Pourquoi, 
au contraire, en poésie dramatique ou ver- 
sifiée, le duo est-il généralement une chose- 
insipide ou ennuyeuse ? C'est injuste, n'est- 
ce pas ? 

L'honneur de notre siècle aura été de don- 
ner des ailes nouvelles à l'homme, de rendre 
possible son équilibre mathématique dans 
l'espace, nié par toutes les générations pré- 
cédentes. Pourquoi la poésie, à son tour, 
n'aurait-elle pas, quelque jour, l'honneur 
d'atteindre à une pareille stabilité dans 




2«4 ÉCRITS. SUR LE THEATRE 

les espaces qui l'ont tant de fois déçue ? 
Sans prétendre àThonneur d'une sympho- 
nie plus haute, je m'estimerai satisfait si, 
demain, persiste aux oreilles du public un 
peu de cette musicalité ardente et douce que 
j'écoutais, les soirs de cet été, sur la terrasse 
où j'écrivais, lorsque les phalènes montaient 
delà vallée et venaient sur la soie des lampes^ 
poser leurs bruits ^d'osselets, leur caresse 
extasiée, leurs inexplicables silences, durant 
lesquels ils semblaient tour à tour aspirer le 
suc de la lumière ou la saveur de leur mort. 



mm 



PRÉFACE AU a PHALÈNE J» 



15 



à 



-A 



PRÉFACE AU « PHALKNE » 



I jeune homme, dans trenl 
s lignes parviennent jusqu 



Ce fut une belle soirée !,.. Tout ce iju'il y 
a de pur, d'iionnéte, trintègre, dans une ré 
pétition générale (et Dieu sait ce qu'il en 
entre dans la composition de ces solennités 
parisiennes !) par une de ces agrégations 
spontanées que seul le péril de l'art ou de 
la nation peut provoquer, se concentra eu 
une poussée vengeresse... L'excès de la 
pourriture, le scandale éhonté, la liuérature 
morbide venaient de provoquer un Kaut-le- 
cœur libérateur et de rendre, aux fidèles 
gardiens du goût, le sentiment de leur di- 
gnité endormie... Ce fut un concert quasi 
unanime et superbe, un de ces réveils de la 



i 



2-28 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

conscience parisienne, auquel je regrette 
que, pour ton édification, tu n'aies pas as- 
sisté... Il y avait dans la salle, ce soir-là, de 
la joie, de la fraternité émue. On respirait... 
On se serrait les mains, et le lendemain, 
fiers de leur tâche ardue, les critiques et 
leurs directeurs, comme un seul homme, 
annonçaient au public, en des lignes emplies 
d'indignation et de mépris mesuré, que jus- 
tice était faite, le parvis lavé. Encore une 
fois, la vertu, en France, venait d'être sauvée 
par le journalisme !... 

En vérité ce fut une belle soirée. 

Certes, je te vois sourire déjà d'un mau- 
vais sourire. Tu te trompes, jeune homme ! 
Ne calomnie pas imprudemment une élite 
que tu n'as pas connue et qui ne ressemble 
pas à celle de ton temps. Ne te dis pas que 
la haine de l'audace, l'envie embusquée, l'ir- 
ritation, l^agacement de voir un écrivain in- 
dépendant s'accréditer depuis plus de dix 
ans auprès du public par le seul moyen de 
ses œuvres libres, ne te dis pas que l'amour 
de la médiocrité, le culte du gérontisme, 
trouvèrent enfin le moyen de se concerter et 




PRÉFACE AU (( PHALENE » 2i9 

de se manifester mieux que dans toute autre 
occasion... Non, jeune homme, tu calomnies 
une époque qui rie ressemble pas à la tienne ! 
Mon temps était intègre, je n'ai pas connu 
de ces compromissions de plume ni de ces 
haines littéraires... Si tu lisais les articles 
de journaux qui, pendant vingt ans, (mt pré- 
• cédé de leurs scrupules des œuvres comme 
le Phalène^ tu y trouverais en toute circon- 
stance la même fermeté de conscience de- 
vant la pornographie déguisée, la platitude 
littéraire, le vaudeville obscène et bête... 

Mais il a fallu qu'une fois les bornes fussent 
réellement transgressées- et la mauvaise lit- 
térature excédée, pour qu'une coalition in- 
consciente se produisît devant le péril immi- 
nent... Et il est bon que cet accès (dont je 
n'exagère pas Timportance, car que restera- 
t-il de tout cela, œuvres et critiques, dans 
trente ans, grand Dieu !) demeure ainsi qu'il 
a été dit et écrit par eux-mêmes, une date... 
Le mot dépasse la chose : un signet, un tout 
petit signet ! Et si lu sors de cette lecture 
édifié, une fois de plus, sur l'infaillibilité de 
la critique, son impartialité, la nécessité du 



à 



230 ECRITS SUR LE THEATRE 

point de vue moral dans l'œuvre d'art et Tin- 
grité des mœurs littéraires, eh bien, c'est 
déjà quelque chose et le Phalène n'aura pas 
été écrit en vain !... 






Mais le plus drôle de l'affaire, c'est que le 
public auquel on faisait vigoureusement ap- 
pel pour boycotter l'ouvrage ne se soucia 
pas du tout de cet appel ! Il vint comme 
d'habitude et fit, pendant plus de deux mois 
un accueil empressé, très chaleureux à 
l'œuvre décriée. Il parut s'émouvoir, il ne 
fut pas offusqué, il applaudit; bref il agit 
comme s'il se trouvait en face d'une pièce 
sainement pensée, sainement écrite, et 
comme si, chose étrange, dans sa sensibilité 
et son intuition naturelles, il découvrait 
Tidéal secret de l'auteur, ou comme si, fami- 
liarisé depuis des années avec des œuvres 
précédentes dont il n'avait suspecté ni la sin- 
cérité ni la bonne foi, il ne pouvait croire que 
l'auteur lui eût apporté une autre nourriture. 
Sans doute s'abusait-il, — mais le public 




PRÉFACE AU « PIIALÈNC » 231 

est si facilement dupe de ses larmes ! Il y 
avait même dans ses applaudissements une 
ironie qui visiblement ne s'adressait pas à 
l'auteur... Alors des journaux revinrent à la 
charge. Pourquoi diable crurent-ils que l'hon- 
neur de leur influence sur le public était en- 
gagé dans cette aventure, pourquoi s'ima- 
ginèrent-ils à tort que ce verdict d'une part 
et, de Tautre, l'indifférence de la foule à ce 
verdict compromettaient de façon trop appa- 
rente leur apanage de mandataires ou d'inter- 
médiaires patentés, nous ne le saurons pas, et 
ce point de conscience est sans intérêt à élu- 
cider!... Ecoutèrent-ils, tout à coup, des voix 
intérieures qui, fallacieusement, leur souf- 
flaient qu'il y avait, dans cette méprise litté- 
raire et dans ce don-quichottisme, quelque 
chose d'un tantinet ridicule ? Toujours est-il 
que certaines feuilles récidivèrent, abondam 
ment, et ce fut alors un autre son de cloche. Les 
motsd' « insuccès, insuccès, insuccès, chute, 
chute » revinrent curieusement comme un 
leitmotiv. Une publication quotidienne don- 
nait le ton par ce libellé : « Avis. — Le Phalène 
est une pièce sale, mais c'est aussi une pièce 



i 



5âi ÉCRITS StJR LE THEATRE 

ennuyeuse ». D'autres: « Si le Phalène fait 
salle comble, c'est que les critiques en ont 
mis en valeur la morbidité, le faisandé. » 
Succès de scandale. D'autres encore : « La mo- 
rale n'est pour rien dans l'insuccès de M. Ba- 
taille, etc. Qu'on le sache bien, seule la mau- 
vaise littérature de M. Bataille, son impuis- 
sance manifeste, etc. » Hélas ! rien n'y fit. 
L'œuvre ne parvint pas à périr. 

Et rien ne fut changé. Encore un coup 
d'épée dans l'eau ! La morale, la vertu et la 
littérature demeurèrent ce qu'elles étaient au- 
paravant, c'est-à-dire florissantes... des jours 
passèrent... on ne se souvint pas de l'accès de 
vertu qui souleva la presse et le public des 
répétitions générales ; les vaudevilles res- 
serrèrent leurs rangs . . . les plumes rentrèrent 
dans l'ordre... on parla d'autres choses plus 
intéressantes et le théâtre qui représenta le 
Phalène connut des jours calmes, sereins et 
prospères. 



♦ ♦ 



Une des choses les plus burlesques de la 
glorieuse époque où nous avons le bonheur 




PRÉFACE AU « PHALENE » 233 

de vivre est incontestablement la réhabili- 
tation de la vertu entreprise par tous les 
journaux^ de quelque couleur qu'ils soient. 

La vertu est assurément quelque chose de 
fort respectable, et nous n'avons pas envie 
de lui manquer. Dieu nous en préserve ! La 
bonne et digne femme! C'est une grand '- 
mère très agréable, mais c'est une grand'- 
mère... Les journaux les plus monstrueuse- 
ment vertueux ne sauraient être d'un avis 
différent; et, s'ils disent le contraire, il est 
probable qu'ils ne le pensent pas. Penser 
une chose, en écrire une autre, cela arrive 
tous les jours, surtout aux gens vertueux. 

Mon doux Jésus ! Quel déchaînement ! 
quelle furie ! Eh ! Mon Dieu ! messieurs les 
prédicateurs, si l'on était vertueux, où pla- 
ceriez-vous vos articles sur l'immoralité du 
siècle ? Vous voyez bien que le vice est bon 
à quelque chose. 

Mais c'est la mode maintenant d'être ver- 
tueux et chrétien ; on parle de la sainteté de 
l'art, de la haute mission de l'artiste, de la 
poésie du catholicisme, de l'humanité pro- 
gressive, et de mille autres choses. Quel- 



À 



234 ECRITS ÇUR LE THEATRE 



ques-uns fojit infuser dans leur religion un 
peu de républicanisme, ce ne sont pas les 
moins curieux. 

Pour se poser en journaliste proprement 
dit moral, il faut quelques ustensiles prépa- 
ratoires, — tels que deux ou trois femmes 
légitimes, quelques mères^ le plus de sœurs 
possible, un assortiment de filles complet et 
dps cousines innombrablement. Ensuite il 
faut une pièce de théâtre ou un roman quel- 
conque, une plume, de Tencre, du papier 
et un imprimeur. 

Quand on a tout cela, on peut s'établir 
journaliste moral. Les recettes suivantes, 
convenablement variées, suffisent à la rédac- 
tion : 

Modèles d'articles vertueux sur' une pre* 
mière représentation, 

« Après la littérature de sang, la littéra- 
ture de fange, après la morgue et le bagne, 
Talcôve et le lupanar, etc. (selon le be- 
soin et l'espace, on peut continuer sur ce 
ton depuis six lignes jusqu'à cinquante et 
au delà)-; le théâtre est devenu une école de 
prostitution où l'on n'ose se hasarder qu'en 




PRÉFACE AU « PHALÈNE » 235 



tremblant avec une femme qu'on respecte. 
Vous venez sur la foi d'un nom illustre et 
vous êtes obligé de vous retirer au troisième 
acte, etc.. » (il y en a un qui a poussé, la 
moralité jusqu'à dire : je n'irai pas voir ce 
drame avec ma maîtresse.^ Celui-là, je 
l'admire et je l'aime ; je le porte en mon cœur 
comme Louis XVIII portait toute la France 
dans le sien). « Il faut, dans toute œuvre, 
une idée, une idée... là, une idée morale et 
religieuse qui... une vue haute et profonde 
répondant aux besoins de l'humanité; il est 
déplorable que de jeunes écrivains sacrifient 
aux succès des choses saintes, et usent un 
talent estimable, d'ailleurs, à des peintures 
lubriques, etc.. » 

Et de fait, à côté de ces Bossuets de café, 
de ces Gâtons à tant la ligne, je me trouve 
le plus épouvantable scélérat qui ait jamais 
souillé la face de la terre. 

Mais quand je pense que j'ai rencontré 
sous la table, ou même ailleurs, un assez 
grand nombre de ces dragons de vertu, je 
reviens à une meilleure opinion de moi- 
même et j'estime qu'avec tous les défauts 



â 



• 



236 ECRITS SUR LE THEATRE 

que je puis avoir ils en ont un autre qui est 
bien à mes yeux le pire de tous : c'est Thypo- 
crisie que je veux dire. 

En cherchant bien on trouverait peut-être 
un autre petit vice à ajouter; mais celui-là 
est tellement hideux, qu'en vérité, je n'ose 
presque pas le nommer. Approchez-vous et 
je m'en vais vous couler son nom à l'oreille : 
— c'est Tenvie. 

L'envie et pas autre chose. 

C'est elle qui s'en va rampant et serpen- 
tant à travers toutes ces paternes homélies : 
quelque soin qu'on prenne de se cacher, on 
voit briller de temps en temps au-dessus 
des métaphores et des figures de rhétorique 
sa petite tête plate de vipère; on la surprend 
à lécher de sa langue fourchue ses lèvres 
toutes bleues de venin, on l'entend siffloter 
tout doucement à l'ombre d'une épithète 
insidieuse... 

Il y a d'abord l'antipathie du critique pour 
le poète — de celui qui ne fait rien, contre 
celui qui fait — du frelon contre l'abeille — 
du cheval hongre contre l'étalon. 

Vous ne vous faites critique qu'après qu'il 



PRÉFACE AU « PHALÈNE » 237 

^^M B^^ii iiiir- n - ■ ■ ■ I I II I - -- ~' 1~^ —— 

est bien constaté à vos propres yeux que 
vous ne pouvez être poète. Avant de vous 
réduire au triste rôle de garder les manteaux 
et de noter les coups comme un garçon de 
billard, vous avez longtemps courtisé la 
Muse, vous avez essayé de la dévirginiser 
mais vous n'avez pas assez de vigueur pour 
cela; rhaleine vous a manqué, et vous êtes 
retombé pâle et efflanqué au pied de la 
sainte montagne. 

Je conçois donc cette haine. Il est doulou- 
reux de voir un autre s'asseoir au banquet 
où Ton n'est pas invité... Alors on se venge. 

Il y a différentes armes et différentes 
manières d'être journaliste moral. 

Une des principales manies de ces petits 
çrrimauds à cervelle étroite est de substituer 
toujours l'auteur à Touvrage et de recourir à 
la personnaliié, pour donner quelque pauvre 
intérêt de scandale à leurs misérables rap- 
sodies,*qu'ils savent bien que personne ne 
lirait si elles ne contenaient que leur opinion 
individuelle. 

Il est aussi absurde de dire qu'un homme 
est un ivrogne parce qu'il décrit une orgie, 



à 



238 ECRITS SUR LE THEATRE 

f f ■! .■ I II 

un débauché parce qu'il raconte une dé- 
bauche, que de prétendre qu'un homme est 
vertueux parce qu'il a fait un livré de mo- 
rale; tous les jours on voit le contraire. — 
C'est lé personnage qui parle et non l'auteur; 
son héros est athée, cela ne veut pas dire 
qu'il soit athée; il fait agir et parler les 
brigands en brigands, cela ne veut pas. dire 
qu'il est brigand. A ce compte il faudrait 
guillotiner Shakespeare, Corneille et tous 
les tragiques; ils ont plus commis de 
meurtres que Mandrin et Cartouche : on ne 
l'a pas fait pourtant et je ne crois pas qu'on 
le fasse de longtemps, si vertueuse et si mo- 
rale que puisse devenir la critique. 

A côté des journalistes moraux, il y a aussi 
les critiques utilitaires. 

« A quoi sert ce livre ? Gomment peut-on 
l'appliquer à la moralisation et au bien-être 
de la classe la plus nombreuse et la plus 
pauvre ? Quoi, pas un mot des besoins de 
la société ? Rien de civilisant et de progres- 
sif ! Comment, au lieu dé faire la grande 
synthèse de l'humanité, et de suivre, à tra- 
vers les événements de l'histoire, les phases 




PREFÀCfe AU « PHALÈNE )) 239 

— É- t 

V 

de l'idée régénératrice et providentielle, 
peut-on faire dés pièces et des romans qui 
he mènent à rien, et qui ne font pas avancer 
la génération dans le chemin de l'avenir? 
C'est au poète à chercher la cause de ce ma- 
laisé et à le guérir. Le moyen il le trouvera 
en sympathisant de cœur et d'âme avec 
l'humanité. Ce poète, nous l'attendons, nous 
l'appelons de tous nos vœux. Quand il pa- 
raîtra, à lui les acclamations de la fdule, à 
lui les palmés, à lui les couronnes... » 

Après les journalistes progressifs et 
comme pour leur servir d'antithèse, il y a 
les journalistes i)lasés, qui ont habituelle- 
ment vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont 
jamais sortis de leur quartier et n'ont encore 
couché qu'avec leur femme de ménage. 
Ceux-là tout les ennuie, tout les excède, 
tout les assomme : ils sont rassasiés, bla- 
sés, usés, inaccessibles. Ils connaissent 
d'avance ce que vous allez leur dire, il& ont 
Vu, senti, éprouvé tout ce qu'il est possible 
de voir, de sentir, d'éprouver et d'entendre; 
le cœur humain n'a pas de recoin si inconnu 
qu'ils n'y aient porté leur lanterne. Ils vous 




S40 ECRITS SUR LE THEATRE 

— 
• 

disent avec un aplomb merveilleux : le 
cœur humain n'est pas comme cela ; les 
femmes ne sont pas faites ainsi, ce caractère 
est faux. — Vous croyez, monsieur, que votre 
fable est neuve ? Elle est neuve à la façon 
du Pont-Neuf : rien n'est plus commun ; j'ai 
lu cela je ne sais où, quand j'étais en nour- 
rice, on m'en rabat les oreilles depuis dix 
ans. » 

Ceux-là se plaignent continuellement d'être 
obligés de voir des pièces de théâtre et de 
lire des livres. 

Il y a aussi la critique prospective. La re- 
cette est simple. Le livre qui sera beau et 
qu'on louera est le livre qui n'a pas encore 
paru. Celui qui parait est détestable. 

Toujours, le critique avance ceci ou cela 
avec aplomb. Il tranche du grand et taille en 
plein drap. Absurde, détestable, mons- 
trueux, pela ne ressemble à rien, cela res- 
semble à tout. On donne un drame, le "cri- 
tique le va voir; dans sa feuille il substitue 
son drame à lui au drame de Fauteur, il fait 
de grandes tartines d'érudition, et traite de 
Turc à Maure des genschez qui ildevrait aller 




PREFACE AU « PHALENE )) .241 

à Técole et dont le moindre en remontrerait 
à de plus forts que lui. 

Les auteurs endurent cela avec une magna- 
nimité, une longanimité qui me paraît vrai- \ 
ment inconcevable. Quels sont ces critiques 
au ton si tranchant, à la parole si brève, que 
Ton croirait les vrais fils des dieux? Ce sont 
tout bonnement des hommes avec qui nous 
avons été au collège, et à qui, évidemment, 
leurs études ont moins profité qu'à nous, 
puisqu'ils n'ont produit aucun ouvrage et ne 
peuvent faire autre chose que conchier et 
gâter ceux des autres. 11 y aurait de quoi 
remplir un journal quotidien et du plus grand 
format : leurs bévues historiques ou autres, 
leurs citations controuvées, leurs fautes de 
français, leurs plagiats, leur radotage, leurs 
plaisanteries rebattues et de mauvais goût, 
leur pauvreté d*idées, leur manque d'intel- 
ligence et de tact, leur ignorance des choses 
les plus simples, fourniraient amplement 
aux auteurs de quoi prendre leur revanche, 
sans autre travail que de souligner les pas- 
sages au crayon et de les reproduire textuel- 
lement, car on ne reçoit pas, avec le brevet de 



A 



242 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

critique, le brevet de grand écrivain, et il ne 
suffit point de reprocher aux autres des fautes 
de langage poUr n'en point faire soi-même, 
nos critiques le prouvent tous les jours; 
mais que MM. Z.., K.., Y.., V.., Q.., X.., 
ou telle autre lettre de Talphabet vous gour- 
mandent au nom de la morale, c'est ce qui 
me révolte toujours et me fait entrer dans 
des colères non pareilles. 

Charles X avait seul bien compris la ques- 
tion. En ordonnant la suppression des jour- 
naux, il rendait un grand service aux arts 
et à la civilisation. Les journaux sont des 
espèces de courtiers qui s'interposent entre 
les artistes et le public, entre l'État et le 
peuple. On sait les belles choses qui en sont 
résultées. Ces aboiements perpétuels assour- 
dissent l'inspiration, et jettent une telle mé- 
fiance dans les cœurs et dans les esprits que 
l'on n'ose se fier ni à un poète ni à un gou- 
vernement. Il n'y avait point de critiques 
d'art sous Jules II et je ne connais pas de 
feuilleton sur Daniel de Volterre, Sébastien 
del Plombio, Michel- Ange, Raphaël, ni sur 
Ghiberti délie Porte, ni sur Benvenuto Gel- 




PRÉFACE AtJ « PHALENE )) 243 

Uni; et pourtant je pense que pour des gens 
qui n'avaient point de journaux, qui ne con- 
naissaient ni le mot art ni le mot artistique, 
ils avaient assez de talent pour cela et ne 
s'acquittaient pas trop mal de leur métier. 
La lecture des journaux empêche qu'il y ait 
de vrais savants et de vrais artistes ; c'est 
comme un excès quotidien qui vous fait ar- 
river énervé et sans force sur la couche des 
Muses, ces filles dures et difficiles qui veu- 
lent des amants vigoureux et tout neufs. Le 
journal tue le livre... 

Eh bien, non, imbéciles, non, crétins goi- 
treux que vous êtes... 



Mais je m'arrête... Tupo.urrais croire que 
je me laisse entraîner par le ressentiment 
ou rinfâme colère... Je vois un nouveau sou- 
rire effleurer tes lèvres. J'aime mieux te le 
révéler immédiatement, car tu manques 
étrangement d'érudition. Jeune homme, le 
long paragraphe que tu viens de lire n'est 
pas de moi. Depuis la phrase initiale de cette 



i 



444 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

diatribe : « Une des choses les plus burles- 
ques de la glorieuse époque où nous vivons », 
tu lis du Théophile Gautier, tu lis, réunies 
sans y changer un mot, mais en lès rappro- 
chant seulement pour t'éviter une lecture 
fastidieuse, quelques pages de la célèbre 
préface à Mademoiselle de Maupin, Avons- 
nous si peu changé qUe tu aies pu t'y mé- 
prendre?... Bon Théophile, tuas épanché là 
toute ton amertume et ta verte franchise, tu 
as osé donner cours à ton indignation, à la 
vertu de ton âme devant tous les couards, les 
Basiles de Téternelle opposition... Pauvre 
grand homme courageux, sain, robuste, qui 
ne prévoyais même pas alors les accès de pu- 
dibonderie qui ont salué sinistrement tes 
contemporains : Baudelaire, Flaubert, et, plus 
tard, Maupassant, Goncourt, Zola, Verlaine 
(la liste est trop longue, hélas!); peux-tu 
juger du trône où tu sièges, une pipe de terre 
cuite à la bouche, Téternité de ta cause, puis- 
qu'un lecteur d'aujourd'hui s y est mépris, et, 
bien à la légère, j'en conviens, a pu attri- 
buer l'éternité de ta prose à quelque Tris- 
sotin mécontent, falot et dyspeptique!... 




PREFACE AU « PHALENE » 245 






Je m'arrêterais sur ce plagiat déloyal, mai^ 
j'ai besoin d'ajouter quelques explications 
reUtives à Théroïne du Phalène. Pardonne 
cette digression... Lorsque la Comédie-Fran- 
çaise décida de reprendre au mois de no- 
vembre, cette année même, la Marche Nup- 
tiale^ je choisis tout exprès, dans les sujets 
que jai résolu de porter à la scène, celui du 
Phalène, Je conçus le dessein d'exposer au 
public cette coïncidence ou ce rapproche- 
ment. Puisque je m'étais donné la tâche de 
dépeindre le mieux que je pourrais, dans tous 
Içs cœurs et dans tous les milieux, le sen- 
timent de l'amour et, en face de lui, les fluc- 
tuations de la personnalité, je voulus, cette 
fois, opposer la païenne à la chrétienne, — la 
jeune fille française, formée par la tradition 
catholique et provinciale de notre pays, à 
la jeune fille étrangère, l'intellectuelle sans 
tradition ou plutôt la barbare éprise de toutes 
les traditions, eh qui se mêlent confusément 
rapport des races et de leurs idées anciennes 



à 



246 ECRITS SUR LE THEATRE 

OU contemporaines, — bref, Texotique telle 
qu'elle fleurit dans notre société, mais par 
exemple dans son plus intéressant terrain de 
culture : Fart et l'amour... Je Tai assez fidèle- 
ment décrite, je le crois du moins ; et, en oppo- 
sition à la femme française, têtue, mystique, 
fidèle à sa race, même dans ses écarts ou 
ses révoltes, j'ai peint l'ardente et tumul- 
tueuse Slave, sans discipline morale, en proie 
à ses instincts brutaux et superbes cepen- 
dant, qui semblent, dans notre société un peu 
nonchalante, renouveler, si curieusement, 
, des forces et des goûts que nous connais- 
sions certes depuis longtemps, dont nous 
étions même quelque peu las, mais qu'un 
néo-romantisme particulier et une ardeur si 
expressive à les découvrir métamorphosent 
presque complètement à nos yeux... On m'a 
reproché ce romantisme et ce barbarisme 
mêlés, comme s'ils étaient miens ! Je décri- 
vais, au contraire, des romantiques renou- 
velés au milieu de la société contemporaine, 
en prenant soin de mettre en valeur toutefois, 
ce qu'il y' a d'intéressant et de neuf dans 
cette assimilation que font les « barbares » 




PRÉFACE AU « PHALÈNE » 247 

de nos goûts et de notre passé. Ce que j'ai 
écrit jusqu'à ce jour, est la négation même 
du romantisme! Le moindre sens critique 
suffirait à en témoigner. 
* Des noms, auraient dû venir spontané- 
ment en mémoire... Nous côtoyons chaque 
jour des Thyra de Marliew; j'en ai connu 
dix exemples; mais est-ce que Ton écoute, 
est-ce que l'on songe au théâtre ?... Je 
ne partage pas plus l'idéal de Grâce de 
Plessans que celui de Thyra de Marliew. Je 
décris, mal sans doute, mais sincèrement 
mon époque, — pas seulement ses mœurs 
(ce fut la tâche du naturalisme), mais son 
idéal momentané. 

L'histoire du Phalène est presque rigou- 
reusement authentique, et elle n'aurait pu 
se passer dans un autre temps que le nôtre. 
Dans trente ans, elle sera peut-être deve- 
nue incompréhensible. Alors que je faisais 
mes études de peinture, j'ai connu, comme 
bien d'autres, cette jeune Américaine qui 
peignait des tableaux genre Rose-Croix avec 
le tempérament d'une femme née bien plu- 
tôt pour peindre des rognons ou des bœufs 




248 ECRITS SUR LE THEA.TRE 

éventrés, miss G.. . Une nuit, je la rencontrai , 
non sans quelque stupéfaction, au bal de 
Tacadémie Julian ; elle passait an bras d'un 
de mes camarades. Deux jours après, je re- 
çus ses confidences. Elle ressemblait éton- 
namment à mon héroïne. Certes elle n'était 
pas fiancée à un prince de Thyeste, mais 
elle était rongée de tuberculose, jeune, belle 
et de plus, presque ruinée. Son désespoir 
s'extériorisa dans cette révolte farouche qui 
l'avait jetée aux bras presque d'un inconnu. 
J'écoutai avea scepticisme cette confidence, 
et même avec d'autant plus de scepticisme 
qu'elle émanait d'une exaltée et d'une étran- 
gère... Il y a quelque six ans seulement, 
j'appris sa mort; je me renseignai; elle 
s'était tuée et beaucoup se rappellent cette 
fin à peu près identique à celle de mon hé- 
roïne, accompagnée seulement d'un esthé- 
tisme « meilleur marché ». Pendant que ses 
amis réunis dinaient, elle s'étendit somp- 
tueusement dans sa chambre, au milieu d'un 
éclairage préparé. Un masque de chloro- 
forme adhérait à la figure... 

L'héroïne du Phalène lui ressemble beau- 




PRÉFACE AU « PHALENE » 249 

coup. Cette pauvre âme, qui croyait entrer 
dans la mort par une voie triomphale et en- 
chantée, se marquait elle-même pour une 
mort sans grandeur et sans force, malgré 
son panthéisme apparent. On a souvent pro- 
noncé le nom de Marie Baskirstchef et je me 
suis expliqué dans une lettre à ce sujet ; je 
n'y reviens plus. Assimiler la vie de Marie 
Baskirstchef à celle de mon héroïne est abu- 
sif ; son journal est là comme un démenti 
irréfutable. Ce n'est pas Marie Baskirstchef 
qui m'inspira le drame, mais, cet été, en 
l'écrivant, je relus cç journal que je n'avais 
pas ouvert depuis mes premières années 
d'atelier... Je fus frappé de l'analogie, non 
des faits mais de la situation. Et sur l'ange 
de la mort et sur le démon de la gloire, la 
malheureuse et orgueilleuse Marié écrivit 
certains traits frappants d'une grande beauté ; 
je les ai transcrits fidèlement ; ils ont pris 
leur place au cours de ces dialogues enfiévrés 
et, si j'ai laissé le nom de Lepage, ce maître 
de Thyra de Marliew, c'est que je désirais 
avant tout que l'on ne se méprît pas sur 
l'attribution de quelques phrases qui appar- 



A 



250 ECRITS SUR LE THEATRE 

tiennent en propre à Marie Baskirtchef, dont 
les entretiens avec son maître Bastien Le- 
page nous sont pour ainsi dire parvenus par 
la voie de ce journal, si éloquemment vécu. 
Mais je répète que toute confusion est im- 
possible. 

La vie de Marie Baskirtchef est trop con- 
nue pour qu'on puisse lui attribuer les agis- 
sements d'une Thyra,qui se jette dans l'abso- 
lutisme plastique, par désespoir, au moment 
même où elle découvrait le monde moral, 
terre promise dans laquelle il ne lui aura 
pas été permis d'entrer î 

Entre autres références d'authenticité, j'af- 
firme que mon héroïne est, au surplus, con- 
forme à la vérité scientifique. Je n'ai pas été pa- 
radoxal en montrant la mentalité d'une Thyra. 
De mon temps, au moins, jeune homme, elle 
était exacte, quoique je Taie stylisée. C'est 
nettement le type des « tuberculeux intellec- 
tuels », comme l'a écrit une autorité médicale 
à ce propos mémo, « grands artistes ou grands 
amoureux, avec leurs alternatives de force et 
de prostration, mais avec augmentation de 
la vie nerveuse et créatrice... » Ce n'est là, 



> 



PRÉFACE AU <( PHALENE » 251 

d'ailleurs, qu'un des petits côtés de la ques- 
tion, et cette authenticité est à mes yeux de 
peu d'importance, bien qu'elle ait présidé à la 
conception de cette pièce, car je n'ai jamais 
rien tiré que de la vie et de l'autorité du fait. 



* 



Il n'existe pas de sentiment plus usé en 
littérature et peut-être plus conventionnel 
que : la fraternité de lai mort et de l'amour. 
Toutefois, il me parut que dans aucune occa- 
sion la mort et Tamour ne s'étaient juxta- 
posés de plus éloquente et véridique façon. 
Ici la convention fait place a la réalité... La 
germination de la vie dans la mort, l'aile 
palpitante de l'amour se consumant à la lu- 
mière... n'avais-je pas le droit d'être tenté par 
ce sujet? J'ai voulu que, semblable au modèle 
que me proposait la nature, l'aile du phalène 
fût chargée d'un peu trop d'ornements inu- 
tiles et de diaprures qui, issues de la nuit, 
semblent destinées à la lumière. Il appar- 
tient à l'auteur dramatique d'exalter et de 
critiquer en même temps son modèle, car 
dans la vie tout est admirable et critiquable. 



 



i52 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

• 

Je n'aime point, pour ma part, les person- 
nages sympathiques. J'ai témoigné depuis 
V Enchantement d'une volonté bien établie 
de mêler l'ironie à la pitié, le comique au 
dramatique; il n'y a guère de réalité exacte 
sans cet amaigane... On m'a refusé (je dis, 
dans la critiqué seulement) le droit de con- 
sidérer la nature d'un point de vue qui fut 
divers, et un peu universel. Également, je 
croyais avoir assez témoigné d'expérience 
théâtrale pour qu'il me fût permis, sans 
avoir l'air pour cela de m'ètre trompé, d'écrire 
une pièce dialoguée, s'écartant de la formule 
ou du moule habituels... Du tout! Les férules 
sont toujours là pour nous accuser d'igno- 
rance ou d'erreur, comme au collège !... 
Les lois du théâtre, monsieur, après les lois 
de la morale ! disent les gens qui ne sont ni 
des auteurs dramatiques, ni des moralistes, 
bien entendu!... J'ai voulu, une fois, et 
parce que le sujet s'y prêtait, délaisser la 
pièce bien faite, bien construite, soumise 
à des lois réelles dont je ne nie pas la 
suprématie, mais que je crus pouvoir mo- 
mentanément oublier pour me borner à 



PREFACE AU « PHALENE » 253 

écrire une sorte de dialogue philosophique, 
ou plutôt de soliloque enfiévré, chez un 
personnage que la proximité de la tombe, 
rend lyrique, tumultueux et abondant. 

J'ai encore le sentiment de n'avoir commis 
aucun crime. 

Il eh sera peut-être du Phalène comme il 
en a été de mes autres pièces. UEnchanfe- 
mentj Maman Colibri ^ Poliche, la Marcht 
NuptiaUy suscitèrent les objections ou les 
oppositions les plus sérieuses, les plus fu- 
ribondes, à leurs premières « générales »... 
Or en ces trois dernières années, les œuvres 
que je cite ont été reprises, et, à leurs nou- 
velles « générales », les objections sont tom- 
bées. Lequel remporte en raison du premier 
jugement ou du dernier ? Ce n'est pas à moi 
de conclure... 

Je ne témoigne à la presse, en écrivant ces 
lignes, aucune ingratitude. 

Je me souviens avec une reconnaissance 
attendrie de certains enthousiasmes, de quel- 
ques mains tendues et je n'ai pas de peine à 
me rappeler les noms aimés — assez rares, 
à vrai dire, — qui sont attachés au souvenir 



234 ECRITS SUR LE THÉÂTRE 

de mes premiers essais. J'ai plaisir à rappe- ' 
1er ici ceux de Catulle Mendès, de Muhlfeld, 
de Nozière, de Jean Lorrain, entre autres, 
qui, dès la première heure, me défendirent, 
me suivirent et m'encouragère]||t. L*idée sau- 
grenue ne me vient donc pas de prétendre, 
après une déjà longue carrière, que je sois 
un méconnu et que. des éloges ne m'aient 
pas été prodigués au delà même de ce que 
je méritais. Mais ce n'est pas la vanité seule 
qui nous incite à écrire des œuvres sincères 
dont la portée nous intéresse parfois plus 
que le résultat effectif... La douleur, l'émo- 
tion, la joie, la dure^ou mélancolique expé- 
rience nous poussent à regarder au delà de 
nos propres pensées comme à travers des 
cristaux colorés. C'est le mirage créateur. 
Ce que Ton veut dire est parfois plus impor- 
tant que ce que Ton dit. Le dessein d'un 
ouvrage est quelquefois la préoccupation 
supérieure qui plane au-dessus de toutes les 
autres, et nous souffrons plus de voir mé-. 
connaître nos intentions artistiques, probes 
et désintéressées, que nos productions elles^ 
mêmes. 




PREFACE AU ft PHALENE « 2^)5 

Or, jusque dans les éloges, la critique, 
depuis quinze ans, n'a jamais cessé, à de 
rares exceptions près, de s'inscrire contre le 
sens de mes ouvrages, d'incriminer leur 
morale ; je peux môme dire qu'elle n'a jamais 
cessé de les flétrir devant l'opinion publique, 
tout en en reconnaissant le talent ou la 
réussite. Elle n'a pas cessé de les inculper 
et de les écraser de charges dont elles étaient 
indemnes. C'est la critique qui, dès mes dé- 
buts, s'est interposée entre le public et elles, 
qui, dès la première représentation de cha- 
cune d'entre elles, a volontairement placé 
entre la scène et la foule cette espèce de 
voile susceptible d'inquiéter des spectateurs 
que les audaces, s'il y en a, et les sincérités 
de ma production eussent séduits ou attirés 
plus facilement. Encore maintenant, c'est le 
public qui s'est fait à la longue une convic- 
tion personnelle, et n'écoute plus d'autre ex- 
périence que la sienne; il vient d'en donner 
une nouvelle preuve et en rejetant le verdict 
insidieux de la presse, il a eu, cette fois plus 
de mérite que de coutume ! On l'a trompé : 
il le sait. Il a compris pourquoi. 




256 ÉCRitS SUR LK, THÉÂTRE 

Jeune homme, puisque c'est à toi que ces 
pages ^'adressent, tu liras plus loin quélquee- 
unes de ces violences qui furent adressées 
au Phalène. Elles me sont familières. Dès 
nia première pièce j'ai connu ce langage : ce 
fut le ton avec lequel on accueillit mes pre* 
mières démonstrations; c'est à l'aide de ces 
armes qu'une certaine presse forgea tout de 
suite cette cuirasse de mascarade, créa cette 
légende d'immoralité suspecte de complica- 
tions inquiétantes dont le souvenir n'est sans 
doute jamais parvenu jusqu'à toi... Maman 
Colibri^ Poliche^ la Marche Nuptiale, pro- 
voquèrent la même obstruction véhémente, 
un chœur de protestations indignées. 

Exactement l'opposé de ce que l'on aurait 
dû dire !... Morne idiotie ! 

La décadence, la névrose, le morbide, c'est 
l'appauvrissement des formes et la dégéné- 
rescence des vérités fondamentales qui ali- 
mentent l'art et la morale. 

Et justement il faut voir, dans toutes les 

'^époques, avec quelle rage Géronte essaie de 

jeter l'accusation d'une infirmité dont il sent 

ses moelles s'ankyloser, à la tète de ceux 




PREFACE AU « PHALENE » 257 

qui viennent ouvrir les fenêtres et balayer les 
ordures... Oui, il existe un malsain en art : 
c'est celui qui s'épanouit le plus librement 
sous la protection de ces sévères censeurs et 
qui corrompt le théâtre. C'est la pornogra- 
phie du vaudeville national, l'autre ^sournoise 
pornographie de la pièce légère qui dissi- 
mule sous des dehors de convention le vice 
le plus vulgaire, c'est le mélodrame pleurni- 
cheur, la sucrerie élégiaque et bourgeoise, 
le faux optimisme béotien, signe suprême 
de décadence. 

Les voilà avec leurs complices éhontés de la 
presse, les officines de salles de rédaction, 
les voilà les corrupteurs de la bourgeoisie 
française et les exploiteurs du mauvais goût 
public... 

Ce sont généralement de froids métho- 
distes, des spéculateurs sans sincérité qui 
habillent la routine au goût du jour, — avec 
la complicité bienveillante de toute la cor- 
poration, auteurs et journalistes. 

Mais l'art veille, — et la France a toujours 
été la première à se porter aux avant-postes. 

Ah ! la vérité... Sais-tu, jeune homme, — 

17 




/ 



258 ECRITS SUR LE THEATRE 

9 

j'y songe parfois — ce qui m'en a donné le 
goût, sans pour cela m'en avoir donné le 
pouvoir, hélas ! je le reconnais ? C'est mon 
éducation de peintre. A contempler cinq ans 
la nature au milieu de ces gens sains et 
frustes que sont pour la plupart les peintres, 
dans leur adolescence, j'ai acquis la véné- 
ration des formes vraies, de la ligne d'ex- 
pression. La pureté du nu m'a donné le goût 
de la noblesse naturelle de l'homme, l'hor- 
reur de la pornographie, de l'hypocrisie, de 
l'équivoque, du sournois en art... Le nu a 
même eu, par son enseignement hautain, 
des retentissements plus profonds en moi... 
Il m'a justement donné la probité intellec- 
tuelle, et cette religion de la nature que de- 
puis je porte en moi... Ce fut durant les an- 
nées d'atelier que je compris la composition 
en art, le dessin ferme et synthétique, et 
conçus à jamais l'horreur de l'anémie et de 
la mollesse... Je me souviens que cet amour 
du trait essentiel et de la ligne d'expression, 
je les ai toujours enviés chez les maîtres qui 
donnèrent de la vie des représentations sin- 
cères et directement inspirées : Rembrandt, 




PREFACE \U « PHALENE » 259 



Yelasquez, Manet, Degas, Degas surtout... 
dont le dessin est un puissant enseignement. 
Pour les infirmes, ce dessin-là c'est la dé- 
formation, le laid, l'exceptionnel, le morbide. 
Point du tout. La structure humaine et son 
expression sont établies chez Degas, selon 
des observations de plan, de valeurs, de rap- 
ports qui sont autrement puissants que les 
faux muscles d'école (oh ! le faux muscle en 
littérature aussi, quelle plaie!) ou le modèle 
académique, — nous vint-il de Raphaël et de 
la Renaissance !... 

Je ne suis cependant pasde ceux qu'on ap* 
pelle des réalistes ou du moins de ceux qui 
demeurent dans les données précises du réa- 
lisme... mais d'autre part s'il m'est arrivé de 
trop subtiliser la matière, — même quand je 

me suis trompé, et ce dut être souvent, — le 
sens humain m'a seul préoccupé. Et j'aiacquis 

aussi, chemin faisant, à ce contact permanent 

avec la nature,d'excellentes certitudes comm e 

celle-ci : que dans toutes les branches de 

l'art on ne peut atteindre au général que par 

le particulier... C'est une grande leçon. 

Mais je ne m'attarderai pas ici à des dis- 



à 



•260 ECRITS SUR LE THEATRE 

eussions d'art. Je veux souligner simple- 
ment Terreur flagrante de la critique d'au- 
jourd'hui lorsqu'elle adresse des reproches 
qui consistent, en fin de compte, à prendre 
bénévolement du nu pour du déshabillé, 
des franchises pour des licences, des. exac- 
titudes pour de l'anormal, des développe- 
ments ou de la synthèse pour de la précio- 
sité ou de la brutalité; ainsi de suite!... 
Hé quoi! diras-tu, jeune homme, n*est-ce 
pas la loi ancestrale, depuis deux ou trois 
siècles au moins, mais pas plus, que la cri- 
tique s'est inféodée dans les arts..,? Votre , 
cas ne fut pas unique!... Et tu as raison, 
jeune homme. Les plus hardis comme les 
plus minimes novateurs n'ont-ils pas été ac- 
cueillis par les mêmes épithètes ?. . . Et puis le 
temps passe... tout disparaît.. . et l'on s'étonne 
des résistances oubliées; on arrive même à 
les nier... Dans mon cas, l'intéressant c'est 
que la résistance ne vint pas du public (c'est 
généralement le contraire qui se produit), 
mais d'une élite soi-disant chargée de diriger 
ce public ! Le public, lui, transgressa les or- 
dres donnés. 11 comprit peu à peu la sincé- 




• PRÉFACE AU « PHALÈNE )) 261 

rite indubitable de mes pièces, et s'y livra 
parfois totalement. Ce ne fut qu'aux reprises 
de ces pièces que les~ détracteurs désarmè- 
rent, ce qui prouverait peut-être, en partie 
au moins, la bonne foi de leurs objections ou 
de leur colère, si Ton ne savait de reste qu'il 
est plus aisé de rendre justice à des ouvrages 
passés qu'à des ouvrages récents, et que 
très souvent on n'encense le passé que pour 
mieux écraser le présent. Je constate, quoi 
qu'il en soit, qu'à ces reprises, la presse fit 
entendre un autre son de cloche : « Est-ce 
nous qui avons changé à ce point?... Le pu- 
blic n'était pas mûr, il y a quelques années, 
pour écouter cette œuvre qui, aujourd'hui, 
apparaît claire, directe, etc. ; elle a gagné 
en vieillissant comme le bon vin, etc. » Image 
absurde d'ailleurs et inopportune ! 

La plupart de nies pièces ont été ainsi 
reprises dans ces trois dernières années et 
ont rencontré la même palinodie ; j'ai cité : 
l'Enchantement, Maman Colibri, Poliche. Et 
je songe que si l'on avait tout de suite rendu 
justice à la mentalité de ces pièces et à leur 
probité artistique, au lieu de les honnir au 



â 



262 ÉCRITS SUR LE THEATRE * 

début, il n'y aurait plus maintenant à souffler 
sur cette fumée encombrante et asphyxiante 
qui se renouvelle à chaque expérience, et de- 
vient procédé stratégique chez une certaine 
opposition. « Calomniez, calomniez, il en res- 
tera toujours quelque chose », comme disait 
un grand créateur de légendes! Et, de fait, la 
légende a le plus souvent force acquise. Ceux 
qui la créent savent bien ce qu'ils font. La 
postérité elle-même l'accepte sans contrôle et 
que de fois elle a été la dupe d'une poignée 
d'anecdotiers ou de mystificateurs ! La pure 
spiritualité d'un Baudelaire, pour ne pas re- 
monter plus haut, ne porte-t-elle pas, devant 
le public, le poids d'une légende suspecte, 
créée par ses contemporains?... Les salis- 
seurs professionnels sont d'habiles psycholo- 
gues ! Croyez-vous que lorsqu'un Ferdinand 
Brunetière écrivait des choses déshonorantes 
comme celles que je cite ici à propos de Bau- 
delaire, il faisait œuvre de critique ou de 
malfaiteur ? 

«Le pauvre diable (Baudelaire) n'avait rien 
du poète que la rage de le devenir. Non seu- 
lement le. style mais l'harmonie, l'imagina- 



'\ 



PRÉFACE AU « PHALÈNE » 263 

_ • 

tion lui manquent. Si Baudelaire ne fut pas ce 
qu'on appelle un fou, du moins fut-ce un ma- 
lade, et il faut avoir pitié d'un malade... Ce 
serait un scandale, ou plutôt une espèce d'ob- 
scénité que de voir un Baudelaire en bronze 
de son piédestal continuer de mystifier les 
collégiens. Il faut bien que quelqu'un le 
dise!... » Non, ce critique était conscient de 
son mensonge. Plein de fiel et d'envie,'il pro- 
fitait de son crédit (sur lequel il s'illusion- 
nait comme tant d'autres) pour tenter d'étouf- 
fer le génie. Il le diffamait et souhaitait de le 
déshonorer!... 

C'est Sainte-Beuve qui pour châtier Balzac 
d'avoir osé « louera mort » Stendhal (on sait, 
écrivait-il avec modestie, combien je suis loin 
de partager l'enthousiasme de M. de Balzac) 
accusa publiquement, dans une causerie du 
lundi, — et le [)auvre grand homme n'était 
plus là pouf se défendre — l'auteur du Père 
Goriot d'avoir été payé de cet éloge par l'au- 
teur de la Chartreuse de Parme: 3.000 francs 
(on précise, dans le métier). « Un service d'ar- 
gent contre un service d'amour-propre, com- 
mente-t-il. Je n'ajouterai qu'un mot: ce mé- 




264 ÉCRITS 'SUR LE THEATRE 

lange de gloire et de gain m'importune ! » 
Quelle intégrité professionnelle!... Ah! les 
braves gens ! 

Croyez-vous qu'un Gustave Planche faisait 
œuvre de critique lorsqu'il écrivait : «M.Vic- 
tor Hugo a maintenant trente-six ans et voici 
que Pautorité de son nom s'affaiblit de plus 
en plus !.. » J'ai recueilli cette sottise tendan- 
cieuse parce qu'elle est si monumentale et si 
symptomatique qu'après cela il semble qu'il 
n'y ait plus qu'à tirer l'échelle ! 

Quand, plus près de nous, Jules Lemaitrè 
(je cite ici impartialement un critique qui fut 
toujours sympathique à mes productions) écri- 
vait de Verlaine : « Les ahuris du symbolisme 
le considèrent comme un maître et un initia- 
teur », n'essayait il pas tout simplement d'in- 
timider le sentiment public ? Le procédé est 
habituel. Je n'hésite pas 4 'dire qu'il sera 
éternel comme la répulsion qu'il nous ins- 
pire. 

Il faut en prendre son parti et écrire selon 
son cœur. Cette équivoque, entre autres, 
dont parle Théophile Gautier, qui tente 
d'assimiler l'auteur à ses personnages, est 



<\ 



PRÉFACE AU « PHALENE )) 5i65 

une arme basse qui a trop rendu de services 
à l^opposition, depuis qu'il existe une cri- 
tique, pour qu^elle soit abandonnée de si- 
tôt !... Ayons confiance dans un arsenal aussi 
éprouvé ! A V Enfant de l^ Amour, cette feinte 
indignation atteignit déjà au paroxysme. Sans 
paraître^ comprendre quoi que ce soit à l'idéa- 
lisme d'un auteur qui poursuit son étude 
dans tous les milieux, la plus grande partie 
de la critique fut prise d'un haut-le-cœur 
comparable à celui que provoqua le Pha- 
lène, Une ligue contre l'immoralité de la 
Scène française livrée à l'ordure, fut même 
fondée à cette occasion par des journalistes, 
il m'en souvient!... Je ne vois dans mes 
œuvres que la Femme nue qui ne souleva pas 
cette objection d'immoralité et à la rigueur 
les Flambeawx:, mais encore dans ce dernier 
cas avec de fortes restrictions. On me traita 
alors comme une brebis égarée qui revient 
au bercail de la salubrité publique ! Mais il y 
avait sans doute maldonne. Les apparences 
seules, le milieu où j'avais situé les Flam- 
beaux^ la pitoyable et simple aventure de 
la Femme nue, avaient dû égarer Topinion de 




266 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

la presse, car le malheureux auteur récidi- 
viste eut le chagrin de contrister à nouveau 
la classe la plus susceptible et la plus délicate 
de la société parisienne !... 

Je ne mets en cause que le grief d'immora- 
lisme, car j'en donne ici la plus formelle as- 
surance, je ne m'insurge pas le moins du 
monde contre les critiques qui furent adres- 
sées aux défauts ou aux défaillances ^artisti- 
ques de mes pièces. Je ne vais pas si loin que 
Théophile Gautier et je m'incline devant la 
tâche un peu vaine, mais non sans intérêt, de 
la critique lorsqu'elle verse dans l'analyse," 
et lorsqu'elle n'est pas l'émanation de l'esprit 
négateur qui retarde la marche du monde. 
La critique a droit de vie dans les lettres. 
Toutes les formes de la pensée sont belles. 
Si la censure en soi est chose absurde, l'ana- 
lyse attentive, le disséquage réfléchi des œu- 
vres est un louable exercice qui a ses maîtres, 
s'il n'eut jamais ses génies. Certes, la petite 
critique imbécile qui consiste à relever que 
le troisième acte est meilleur que le deuxième 
ou que la fin du premier paraît insuffisante, 
est tout à fait dénuée de valeur ou d'intérêt ; 






PRl&FAGE AU « PHALÈNE » 267 

mais quand la presse n'est pas la circulation 
de la mort {voyez même les grossières et per- 
nicieuses erreurs d'un Sainte-Beuve), elle est, 
au contraire, la circulation delà vie. Elle fait 
l'effet d'un sérum généreux qui active l'orga- 
nisme et enrichit les échanges cérébraux. 
Non, jamais il ne me viendrait à l'idée, en- 
core une fois, de m'insurger contre les criti 
ques adressées à des faiblesses d'exécution 
ou à des tares littéraires, le reproche fût-il 
inexact ou sévère. 11 est fort possible que je 
ne sache pas écrire en français, ni construire 
un caractère et que mes ouvrages soient, se- 
lon l'expression dont ftn critique notoire (1) 
salua mes débuts, « un crime de lèse-litté- 
rature qui devrait être puni par les tribu- 
naux ». En tous cas, c'est un droit de l'écrire. 
Je m'élève seulement contre l'intervention 
du point de vue moral, qui constitue une éter- 
nelle déloyauté. 

Toutefois cette déloyauté n'est pas seule- 
ment le fait de l'envie embusquée. Songez au 
nombre d'ennemis naturels que l'on compte 
dans une salle de théâtre ! Ceux qui se sen- 

(1) M. Adolphe Brissom 




268 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

tcnt atteints confusément dans leurs habi- 
tudes littéraires, dans leurs convictions po- 
litique (ceci domine terriblement toutes les 
aufres questions) ou artistiques, voire même 
dans leurs habitudes confessionnelles. Beau- 
coup de ces gens ont une clientèle à satis- 
faire? Il faut compter aussi les naïfs qui ne 
peuvent pas dépasser leurs doses coutu- 
mières, ceux qui n'ont jamais réfléchi sur 
eux-mêmes et se trouvent en face tout à coup 
d'un spectacle où la vie est exposée, selon 
une excellente expression, « en profondeur», 
les demi-intellectuels qui s'en tiennent à la 
lettre, les snobs qui spont des microbes pro- 
lifères et contagieux; il y a des négateurs 
systématiques ; les admirateurs éternels du 
poncif .en art; d'autres qui, sur des œuvres 
assez diverses comme les miennes, ne savent 
pas bien sur quoi étayer leurs convictions 
ou leurs répulsions;^. ceux qui croient sin- 
cèrement que parce qu'on traite des sujets 
vivants ou bourgeois, on déchoit de la poésie; 
côux pour qui le gros succès de public, la 
centième représentation, est un critérium 
infaillible d'infériorité. Il y a les partisans du 




PREFACE AU « PHALENE )) 269 

- - ■-. 

réalisme intégral qui haïssent Tapproche de 
tout lyrisme et aussi les arrière-gardes des 
anciennes écoles d'avant-garde... Que sais- 
je!... Les rédacteurs qui sont obligés d'obéir 
à leurs directeurs et aux amis de la maison! 
Tous s'accordent sur un point : trouver en 
face d'eux le signe de l'immoralité. C'est 
là, pour l'opposition, un terrain d'entente 
toujours très facile parce qu'il est vague et 
que l'accusation portée a la force d'un argu- 
ment d'intimidation. 

Mais on trouve encore à cette résistance 
une raison supérieure : elle est d'ordre 
général, éternel, celle-là, et dépasse toutes 
les autres. C'est qu'une pièce, lorsqu'elle 
apporte une conception un peu neuve doit 
choquer non pas les êtres incultes ou à cul- 
ture assez inférieure pour qu'ils ignorent le 
parti pris, mais ceux au contraire qui sont 
enrichis de formules, de traditions, de con- 
ventions antérieures et de beautés classi- 
fiées. La brièveté du spectacle, le tumulte 
des couloirs, le goût naturel de nier ou de 
rabaisser l'effort, la joie d'avilir, de déni- 
grer, de défendre des intérêts opposés et des 



â 



270 ECRITS SUR LE THEATRE 

firmes commerciales, l'impossibilité aussi 
où se trouve Tauteur de développer en scène 
ridée profonde de son œuvre, chargé qu'il 
est de représenter de la vie directe, Thabi* 
tude que l'on a de considérer la valeur de la 
pièce intrinsèquement, sans la rattacher à 
des conceptions générales de l'auteur, cette 
légèreté dans l'information qui est une des 
plaies du journalisme et de l'opinion, tout 
cela fait le reste et forme un poids mort qui 
retarde effroyablement la vérité, — malgré 
l'intelligence ou la capacité de l'élite! Je 
parie de cette véritable élite dont le silence 
ou la réprobation « font le tourment des 
mauvais écrivains », et qu'un auteur du dix- 
huitième siècle appelait : les quarante justes 
de la capitale. 

Mais, que vous donniez une heure, un 
jour ou une semaine de réflexion, ou même 
cinq ans (cinq ans vaut mieux cependant), 
à qui doit nous juger, il n'en subsistera pas 
moins ceci : toute œuvre qui apporte une 
nouveauté de conception doit nécessairement 
choquer ses contemporains en vertu de ce 
principe que toute beauté nouvelle dérange 



PRÉFACE AU « PHALENE » 271 

en nous ce qu'il y a* de précédent, d'acquis. 

C'est toujours le point déterminant de la 
conception qui suscite Vobjection première. 
Ety par un fatal mais un peu mélancolique 
retour^ c'est lui qui sera plus tard la sauve- 
garde et V intérêt de V œuvre. Reportez- vous 
aux novateurs d'autrefois ou de naguère et 
vous constaterez vous-même cette loi d'équi- 
libre. 

Une impression neuve froisse en nous les 
traditions. On traite de lacune le fruit des 
vérités retrouvées ou renouvelées. Manet re- 
joignait les classiques; ses contemporains le 
prenaient pour un anarchiste ou un malade. 

Jadis, j'ai moi-même souri du Balzac de 
Rodin, par première impulsion. La volonté 
d'art du Balzac est pourtant belle, saine, lo- 
gique. J'étais absurde comme tout le monde ! 
Il faut, même à un esprit averti, le crible du 
temps pour qu'il puisse concevoir la sincé- 
rité ou l'étendue d'un point de vue nou- 
veau, d'une formule qui rompt avec les ca- 
nons établis. 

On devrait savoir surmonter la première 
impression que vous procure le contact 




272 ÉCRITS SUR LK THEATRE 

*^ 

d'une œuvre un peu nouvelle, car cette pre- 
mière impression, désagréable en ce qu'elle 
blesse, comme je Taî dit, les conceptions 
acquises, ne peut être évitée. Des gens qui, 
en musique, avaient la conception de la mé- 
lodie selon le mode de Gounod, devaient être 
nécessairement choqués par la conception de la 
mélodie wagnérienne; ainsi de suite. Chaque 
œuvre apporte une atmosphère à elle parti- 
culière, qui Tenveloppe, Tétreint et procure 
toujours au premier auditeur une vague sen- 
sation d'incohérence. Il faut la dépas&er. 
Malheur à ceux qui s'arrêtent à l'objection ! 
Ils seront éternellement Bouvard et Pécu- 
chet et, avouons-le, c'est la plupart du 
temps, le cas de la critique. L'objection est 
dans tout, même dans les chefs-d'œuvre. 
Wagner faisait du bruit, c'était vrai!... 
Debussy aujourd'hui est compliqué... Eu- 
gène Carrière peint dans la fumée :. c'est 
vrai!... Besnard éclaire ses personnages 
avec des lanternes : c'est vrai !... Puvis est 
un déformateur : c'est vrai!... Et qu'est-ce 
que cela peut faire, grands dieux!... Le ju- 
gement initial des contemporains s'arrête à 




t>K£FÀX2£ Atl « PHALÈNE » ÎTà 

m 

ces ii^preâsions. Les auditeurs ou l^s spec- 
talLeurs ae savieot pas ^'accusef euxrmAmes 
d'iaiéfioriié ai supaionteF l'irritatioa que 
LeuF proouFâ ee pFemier coiitad; indécis, 
ffaiLehip les frontières au-delà desquelles, 
ave£ u« peu d «{fort j^t de bonae yoionté, ils 
trouiveraieiit d>e suite ces satisfactions inteU 
leetoelies et ces piéi^itude^ d^esprit qu'ils 
finissent par trouver quelques anné-es plus 
tard, lorsque d'autres novateurs sont arrivés 
à leur toUr et ont porté plus loin encore leurs 
jalons dans un champ où Texpérjence est 
illimité^ et où l'évolution s'accroît de façon 
inx^essanjte. 

Mes pièces, sans étr,e, je l''avoue, des 
phares (de cette importance, et avec toutes 
leurs faiblesses, mais parce qu'elles appor- 
taient successivement quelques nouveautés 
de point de vue, parce que la douleur ou 
la joie, les moviveinents de Tâme, Tamour- 
passion, s'y exprimaient selon des modes 
inaccoutumés à la scène et peut-être sur- 
tout parce que ma franchise jetait un jour 
plus concentré sur certains aspects inté- 
rieurs, lues pièces subirent ce sort commun. 

18 




274 ECRITS SUR LE THEATRE 

J'ai toujours eu horreur de me répéter, 
et j'ai par cela même déçu souvent des 
sympathies à l'heure juste où elles venaient 
de s'habituer à mes précédentes tejatatives. 
Il m'eût été facile de faire le contraire. Le 
vrai succès, hélas ! n'est généralement obtenu 
par l'artiste qu'au moment même où il ra- 
bâche et ne vit plus que sur ses procédés. 
Progresser, chercher autre chose, c'est l'art 
certain de décevoir. 

Mettons que mes pièces aient été, quand 
elles ont paru, quelque peu en avance sur le 
mouvement théâtral (ce qui ne veut pas dire 
qu'elles aient été meilleures ni plus parfaites 
pour cela), et voilà peut-être ce qui explique 
le mieux les différences d'accueil qui leur 
ont été réservées à leur création et à leur 
reprise. Je n'exagère pas d'ailleurs l'impor- 
tance de cette avance et n'en tire d'autre 
vanité que celle d'avoir un peu poussé à la 
roue, avec ardeur. Car, qu'est-ce que cinq 
ou six ans d'avance, lorsqu'il s'agit d'un art 
comme l'art dramatique, lequel, grâce aux 
mensonges et aux artifices florissants, re- 
tarde toujours, comme, il a été dit, de cin- 




PKEFACE AU « PHALENE » 275 

quante bonnes années sur les autres formes 
de la littérature !... Paradoxe tout de même 
un peu exagéré que ce retard, si l'on veut bien 
se reporter aux chefs-d'œuvre de la comédie 
dramatique qui n'ont jamais été plus abon- 
dants que dans les trente dernières années : 
Amoureuse, le Passée la Course du Flam- 
beau, Amants, V Invitée, etc.. tout ce réper- 
toire si riche et si varié où, dans les sphères 
les plus diverses ou les plus opposées de la 
pensée, voisinent journellement et de façon 
si vivante, des œuvres comme le Repas du 
Lion et le Tribun^ la Foi et le Duel, de beaux 
rêves de visionnaires comme Intérieur,- on 
Pelléas, des farces tragiques, comme les 
Affaires sont les affaires, et tant d'autres té- 
moignages de l'activité productive de notre 
époque ! 






En tète de la Marche Nuptiale, j'écrivais 
jadis ceci : 

« C'est toujours par ce qu'elle contient de 
vérité qu'une œuvre nouvelle choque ses 
contemporains. C'est toujours et seulement 



27^ £GAITS SUR Lg^THBA.TaS 

pour ce qu'elle aura couteau de vériié que 
cette œuvre egt appelée à «ubaister dans 
i'avanir. )> 

Précisément, à Theure où j'écris ceslignes, 
la Marche Nuptiale à non tour reçoit à la 
Comédie -Frânoal^e, de la pari du piU^Ue et 
des critiques mêmes qui, jadis, Tout pour- 
fendue, un accueil presque sans restriction 4 
bref, uue cott^écratioa telle qu'il m'est per- 
mis de me reporter au jour de sa créatioju où 
La pièce fat tellement discutée, et si médio-- 
cremeat goâtée. Alors coiiiime aujourd'hui^ 
moÎQS Apres mais tooit aussi flagrantes, 
c étaient les éternelles rengaines : « détra- 
quement, lUévrose, malsai», etc.^, » Et il 
n'y a que sept ans de c«lai Le temps maix^he 
vite et révoliition se fait rapide* Ce qui 
était impur hier est pur aujourd'hui... AÎAsi 
va le monde, et c'est très beau, très récon- 
fortant et très sain ! 

Mes prophéties ne «ont d<inc pas técué- 
raires et pas une preuve, en tous cas, ne 
m'a été dounôe -que je me {usse troiàpé. Il 
faut fMir oojiséqueiit exctiser ana pcHîserwp- 
tkm. La cour 4'appeil fait autorité. U reste 



PHéFACf! AU « PHALàKK » 277 

■ Il 1 1 1 1 1 1 - - ■.....—— — - 

bien une autre 6t suprême juridiction, mais 
celle-là, il Ml trop hasardeux d'y prétendre : 
elle ne dépend que de la postérité. Godten* 
tons-nous de la leçon du présent. 

Pour moi) je continuerai, dans ma bonne 
foi et dans une solitude résolue, de donner 
les ouvrages dont j'ai le dessein ou l'ambi- 
tion... Je crois qu'il n'est pas de plus grand 
honneur que celui de recevoir l'éloge de 
ses pairs, lorsqu'il se présente; qu41 faut 
être fier de recueillir l'assentiment de ceux 
que Fon admire, l'assentiment aussi de la 
grande foule; mais si, par hasard, ils vous 
font défaut, l'un ou l'autre, ou tous deux, il 
convient de ne s'en inquiéter guère et de 
continuer son chemin, insensible au concert 
d'imprécations, plus ou moins sincères, 
que, pour ma part, j'entends à mes oreilles 
depuis quinze ans, et derrière les voix plus 
autorisées que nous aimons et que nous vé- 
nérons. 

Si je me trompe, je le ferai en toute hon- 
nêteté, et aussi en toute indépendance (il n'y 
a d'intéressant que de produire sans s'oc- 
cuper du résultat), persuadé, par ma propre 



â 



278 ECRITS SUR LE THEATRE 

sincérité, qu'en matière dramatique j'ai ap- 
porté des œuvres bonnes ou mauvaises — 
c'est un autre point de vue — mais à coup 
sûr les plus idéalistes, les plus droites et 
peut-être aussi les plus morales, de ces der- 
nières années. Je le dis comme je le pense... 
Au bout du compte, c'est l'ensemble de ces 
pièces et de ces personnages qui sera peut- 
être intéressant. 

J'ai devant moi des sujets tout tracés, de 
quoi alimenter de longues années encore de 
ma vie. Chaque pièce viendra à son heure; 
il faut écrire ce que l'on a l'envie impérieuse 
ou distraite d'écrire. 

Je serai peut-être iînpuissant à réaliser 
mon espoir dignement, mais je peindrai 
jusqu'à l'amour dans le peuple et même 
chez des cœurs bourgeois. Je dirai l'amour 
dans tous les cœurs. Et j'estime que je fais 
œuvre saine et robuste si cette œuvre émane 
au fond d'un esprit d'idéaliste passionné. Je 
vais même paraître plus présomptueux en- 
core ! Je suis sûr que tout ce que j'ai ^crit 
doit témoigpier de cette recherche de beauté 
à travers le jardin des âmes et que tout y 



PREFACE AU « PHALENE » 279 

clame la pitié, la forme la plus haute de la 
justice. J'ai pitié de tout ce qui souffre, de 
toutes les forces écrasées, je hais les hypo- 
crites, les opportunistes, les oppresseurs. 
J'aime. la France de la liberté et de la pen- 
sée généreuse. Je crois au peuple ; à l'affran- 
chissement de la femme, et de tous les es- 
claves. J'ai foi dans le progrès humain. Je 
déteste les idées conventionnelles. J'aime 

passionnément la nature, et je mourrai avec 

• 

la conviction que l'humanité marche vers des 
codes merveilleux de justice, et de frater- 
nité, en dépit de toutes les horreurs. J'ac- 
cepte de nos pères cet héritage d'idéalisme. 
J'ai écrit en épigraphe, quelque part : 
« Ariel est dans Caliban. » Cette phrase ré- 
sume à peu près toute ma conviction. Elle 
veut dire que la matière et l'esprit sont in- 
dissolubles, se combinent l'une l'autre et 
que les forces admirables mais terribles 
de la vie sont éternellement perfectibles : 
Ariel est partout prêt à jaillir, comme l'eau 
du rocher. Cette phrase veut dire que toutes 
les lois de nature sont belles et respectables, 
à commencer par l'amour, splendeur de la 



â 



t80 ÉOftlTd dtR L£ THÉAtUt: 

Tie^ et que le {iéché et Fofddrd lie soht pAS à 
sa basé.' Bile veut dire, dette phrase, qtie le 
rrthfhe de la yie, arec &es Instincfs et ses lois 
imposée&y est la chose adÉfiirable contre 1«^ 
quelle il né faut pas ©'insurger en la salis- 
sant, niais cfu'on doit admettre en la yéné^ 
rant. Les homnies, les sociétés et les reli-» 
gions ont eu le tort antique de nier ou de 
défortner la beauté de ces farces génératrices.- 
Mais^ par contre, ces forces ne sont que des 
bases;- Caliban n'est quel de la matière^ Et 
cette J)hi'ase veut dire aussi, par conséquenty 
que l'honneur de l'htimanité doit être de 
s'attacher à spiritualiser l'instinct et Tintui- 
tion^à agrandir les limites de la conscieilce. 
J'ai été heureux de voir préciseï' magnifique* 
ment, en ces dernières années^ par Bergson, 
des idées sur l'intuition qui^ chez moi élé-= 
mentaire^, faisaient l'objet de mes préoccu- 
pationSi Dans leur humble et minde sphère* 
mes pièces ne signifient pds autre chose que 
celai quelques luttes de l'âme humaine eii 
face des lois secrètes^ indestructibles^ belles 
ou fatales de la vie et de l'évolution.- C'est 
une très simple philosophie^ voyez-vous^qui 



m'inspire, une philosophie de «constatation», 
si j'ose m'exprimer ainsi. Plus de thèses, plus 
de théorisa, pluâ de i^ys^tèmei», plus dé sialires ! 
L'auiettf drAtodtiqtie ne doit pâ» être atitre 
chose qù'uû enregistredi* impanial et un 
obserVatétit- résôla. âatts cela nouâ né péi- 
gnôûs plus et tLë dramatisons plus la rie, 
mais des entités ou des chimères arides. Le 
réel doit sang ees«e baigner, envelopper les 
contours de nds dotideptions et elles doivent 
cependant plonger leurs racines dans le sol 
Invisible (jui est le creuSét mystérieu)^ de là 
ndture. Goethe a Imaginé les Mères, les ma- 
trices càdKéêS du niônde, procréatrices loin- 
iftlnes, toujours tangibles, du moindre de 
nos gestes, génératrices de ôés forces Indis- 
ciplinées que Ton nomme: l'instinct et l'in- 
tuition. Eh bien, il faut que malgré le sens 
humain sans lequel il n*ést pas d'art drama*- 
tique, malgré les apparences lés plus sub- 
tiles du réel, il y ait, dans la coulisse comme 
dans le tuf profond •que nous foulons, ces 
personnages vénérables, ces déesses inamo- 
vibles qu'un poète nomma si exactement; les 

Mères. 



à 



282 ECRITS SUR LE THEATRE 



« 4 



Mais l'entreprise serait trop grande!... Je 
laisse à d'autres Tespoir de la réaliser !... 
Je connais mes forces et je n'ai ni fausse 
humilité ni sot orgueil. Je veux dire simple- 
ment que les intentions sont bonnes, Texé- 
cution plus douteuse, et qu'au surplus il ne 
faut travailler que lorsqu'on a quelque chose 
à dire. Mes écrits sont dépourvus de conces- 
sion ou d'inquiétudes de carrière ; leur simple 
franchise passe même pour de la suffisance ou 
de la morgue — à tort d'ailleurs!... Au point 
où j'ensuis, je n'ai qu'à continuer*d'écrire ce 
que je désire écrire, sans m'occuper du ré- 
sultat, tout bonnement, et les pieds au feu... 

Dans la solitude seulement, on peut ré- 
créer un peu la vie et se la rappeler... Il 
n'est rien de tel que de rêver et, dans le se- 
cret de soi-même, d'embrasser des images, 
ou de réveiller des souvenirs... pour s'en 
aller un soir comme un petit Poucet, qui, 
le long de la routo aura semé des cailloux 
blancs noirs ou roses, devant que le temps 
les chasse dans le fossé... 

4 



PRÉFACE AU « PHALÈNE )) 283 



* 



Mais je m'aperçois, jeune homme, que je 
t'oubliais!... La violence et la prolixité des 
attaques m'ont entraîné à enfreindre la pu- 
deur naturelle de l'écrivain. Tant pis ! Au 
moment où tu lis ces lignes, tout ceci est un 
débat si lointain, si oublié, n'^est-ce pas! A 
l'heure actuelle, tù sais que rien dans aucune 
branche de l'esprit, n'a pu arrêter le progrès 
et la marche de l'évolution qui entraîne la 
France vers des buts de clarté, jde justice... 
Et c'est l'essentiel ! Le monde s'est sans 
doute encore éclairci, illuminé pour toi, 
avant que tu tendes le flambeau à d'autres 
coureurs... Pardonne-moi de t'avoir aussi 
longuement importuné de moi-môme. Mais 
si, par hasard, la morale de ton temps n'est 
pas meilleure que celle du nôtre, si, par 
impossible, tu as souffert des mêmes souf- 
frances, triomphé peut-être des mômes er- 
reurs, tire de ces lignes un léger mais sa- 
lutaire enseignement! Va, console-toi allè- 
grement ; travaille avec douceur dans la 



 



^4 écKin mn le thratbe 

« 
solitude, sans t'occuper d'autre souci que 

celui, par surcroît, d'aimer, de t'enthousias- 
mer et de vivre... Permets que je te quitte, 
en le rappelant -^ pour le cas où tu doute- 
rais de toi-mèmd et où \e» voix fallacieuses 
auraient troublé ta volonté — deux belles 
paroles; Tune de Renan qui termine les Sou* 
venirê de Jeunesse: « Le public a Tesprit plus 
large que n'importe qui. « Tous » renferme 
beaucoup de sots : c'est vrai ; mais tous reti^ 
ferme les quelques milliers d'hommes ou de 
femmes d'esprit pour qui soûls le monde 
existe. Écrivez en vue de ceux-là. » 

L'autre de Banville est plus belle encore : 
« On périt de ne pas oser. » 

Oui, on ne meurt que de cela... Mais on 
meurt bien. 

Décembre 49<3, 





EXTRAITS 
DE LA PRESSE DU « PHALÈNE » 



JUa pubJiciaiiiojj où 4 pafv k Phalène et des 
passage;» de la préface <|u'on yien«t die lire ^ 
cpuJtmiue de fair^ ^uivr^ cbaqvie pièce qw'ejje 
édite ides élog^g xlécerué^s pjar la pr«^$ê^ 
Cette foi» J'auteur ,du Phalène ImX k ce qxie 
cette revue des journaux fût impartialem^nX 
ejcacte^ E» témoignage des incidejats reUtés 
dwis la pi\éface,,v^ à titre documentaire, *pu.s 
détachons jqweJqu^js-wjas de ces extraits^ ati 
tasard ; à ceux qui, plus taid, doigteraient de 
la violettce des ^ttaques^ ils doxwiexowit u»e 
idée de «ce quie iut la pre&s^ parisienjie et 
prvovificiale au lendemaiga de Ja représenta- 
tion du Phalène^ en OGtol)r.e 1913. 

Noie de Védiieur. 




286 EGHITS SUR LE THEATRE 



Le Figaro : 

Comme à Bayreuth pour les représenta- 
tions du Dieu allemand on ne pouvait hier 
avoir accès dans la salle de la Chaussée 
d'Antin quand le nouveau mystère était com- 
mencé. 

Les invités d'une avant-première ne peu- 
vent, comme hier, que s'étonner de ces or- 
gueilleuses consignes ; les spectateurs moins 
favorisés des représentations suivantes, en 
payant à la porte le droit de protester, déci- 
deront, à moins qu'ils ne préfèrent porter 
leurs pas plus satisfaits vers des scènes plus 
gaies. 

Quel théâtre pénible, en effet, quel théâtre 
morbide nous crée l'immense talent de 
M. Bataille ! C'est contre sa production nou- 
velle qu'il faut protester ; toute son œuvre 
s'en effondrerait s'il persistait : après les 
ravages de la lèpre, ce sont des folies ero- 
tiques d'une phtisie embrasée, pressée de 
vivre, puis de mourir, qu'il nous décrit au 
Vaudeville... Je suis certain que le public 




LA PRESSE DU « PHALENE ))' 287 

s'étonnera, comme nous tous, de la singu- 
I 

lière idée de Fauteur du Phalène choisissant 
les ruines d'un cimetière et ses pieuses 
tombes pour les flirts , les danses et les chants 
d'une société malade en folie qu'il qualifie 
fort innocemment de gens du monde.... 

Tout y est immoral,. en effet, tout y est 
faisandé, et, quand la toile est enfin tombée, 
on sort avec un sentiment de profonde com- 
misération pour l'auteur dont l'incontestable 
talent vingt fois consacré par de beaux suc- 
cès se fourvoie maintenant comme par ga- 
geure en ces choses nauséabondes et dépra- 
vées. 

Paris mérite d'autres œuvres que celles 
que la Russie, l'Allemagne, l'Angleterre in- 
terdiraient comme avilissantes sur leurs 
scènes respectées. 

Gaston Galmette. 



' UÉcho de Paris : 

J'hésite vraiment à raconter le sujet de 
cette pièce, car ce journal a des lectrices et 




Op «^nt que je pr^jv^^ U cUos^e e» soar 
rwftt pour »e p9,<$ *y<>ir à i^i'e^ f4^b^F. Mais 
il ^&t b'wn euteodv .qu^, â^fi^ -cet aFjtiçiç 
écrit çn bâta, Jq Cai§j i^e^ pii*s ^^xpress^e^ r<ér 
serves ii^ur le ^uje4;, ]ii9 tojm 4u dialogiui^ et 
l'ijsamorole niaiserie <l(e tojii^ Jle^ sentiments 
exprimés. 

FftANÇOIjS DE NdtQN. 



U Action Française : 

Pauvre Bataille, pauvre faisandeur de pou- 
lets jaaaigr.es J II ^ur.a doiwji^é (co^isé.cutiveniient 
d^ans to.mtes Les sottises des m'a^-tu-lu, .ejt. 
ooffiibieii sa prétendue complexité .i^^jiflae»- 
taie apparaît aujourd'hui ce .qiu'-elle est en 
réalité : Tentortillement des rêves malsains 
autour d'une vanité de potache. 

LÉON Daudet. 



U Action Française : 
CeUielfois, le gabier «éftali tro^j faisjS^d^. H 




N 



L\ PRÇ9SE DU « PHALENE » 



était même pourri jusqu'à la corde, en sorte 
que la corde a cassé. Cela devait arriver, et 
il y avait quelque temps déjà que cet évé- 
nement était prévu. 

... Que ces extravagances de collégien 
soient prises au sérieux, jouées sur un thé- 
âtre du boulevard, examinées par la critique, 
voilà, au fond, ce qu'il y a de plus surpre- 
nant dans l'affaire. 



La Libre Parole : 

Il est bien inutile de critiquer les détails 
de cette pièce que l'auteur a visiblement crue 
titanesque et où il se révèle surtout comme 
un Ipuftingue- grandiloquent. Les deux der- 
niers actes sont surtout désopilants et le 
théâtre d'aujourd'hui ne nous donne pas tel- 
lement l'occasion de rire. 

M. Bataille qui scribouille en prose n'a 
donc d'autre excuse que celle-ci, qu'il veut 
en tout se montrer licencieux. 

Jean Drault. 



19 



M 



-290 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

La Liberté: 

/ 

Le Phalène^ c'est le second Faust d'Henry 
Bataille, son Chantecler. C'est le testament 
du symbolisme et du théâtre mufle réunis. 
Vingt-cinq ans d'anarchie intellectuelle, mo- 
rale et sentimentale se terminent par cette 
fête de nuit décadente et bizarre où le Pha- 
lène a brûlé ses ailes diaprées. 

Jean de Pierrefeu. 

Comœdia : 

C'est un désordre moral prodigieux qui ne 
laisse dans notre esprit q'une pénible im- 
pression d'incohérence, parfois même de 

démence. 

G. de Pawlowski. 

Le Gaulois: 

Il est impossible de s'intéresser à cette 
femme qui est peut-être phtisique au troi- 
sième degré, mais qui est assurément folle 
au dernier degré, ce qui est la çeule explica- 
tion de sa débauche. 



LA PRESSE DU « PHALENE )) !29i 



Jamais n'ont été concentrées tant de malo- 
dorantes et grouillantes fermentations. 

FÉLIX DUQUESNEL. 

Paris-Midi : 

Avec le Phalène on tombe dans la plus 
misérable animalité. 

On voudrait ouvrir toutes larges quelques 
fenêtres, faire passer un grand courant d'air 
frais sur ces âmes avilies. 

Robert Catteau. 

Gil Blas : 

M. Bataille nous a fait beaucoup de bien 
mais il peut nous faire plus de mal encore. 
Et il ne faudrait tout de même pas que les 
spectateurs (ils se composent d'hommes et 
de femmes enfin !) qu'il nous a conquis, le 
lâchent et nous lâchent pour retourner écœu- 
rés, épuisés et ahuris à des amusettes moins 
littéraires qui, du moins, ne les fatigueraient 
pas autant, mais les déshonoreraient davan- 
tage ! 

Edmond Sée. 




KCHITS SUR LE THEATRE 



Le Progrès, k Lyon : 

C'est le destin des auteurs médiocres de 

connaître Tinsuceès dès qu'ils se réalisent 

complètement. M. Bataille, qui se cherchait, 

s'est trouvé ici. 

EuGÈfîE Morand, 

U Auto rite: 

Je crois que cette fois M. Henry Bataille 
a désiré se révéler à nous comme humo^ 
riste. 

Il m'est absolument impossible de raconter 
en détail cette pièce particulièrement amo- 
rale. 

C. Guet. 

Journal de Bruxelles^ à Bruxelles : 
L'EXÉCUTION D'UN MALFAITEUR. 

Nou^n'e§3aierons de diesimuler notre joie, 
D'un commun accord, comme si Ton voulait 
d'un seul coup se venger d'un long temps dq 
dur esclavage, toute U presse s'est révoltée. 
Ah ! quel bonheur ! 

Fontemay. 



LA ftlfiHHË Dt « t>HAtÉNK » S93 

Revue critique des Idées et des Livres : 

_ La convention, le mensonge et la barbarie 

se nomment Henry Bataille. 

Je ne me sens pas le courage de Tiladi- 

gnation. 

Du Fresnoy. 

U Œuvre : 

Un monceau d'ordure... 

Cette fois, la preuse y a répondu de la belle 
manière. C'est assurément pour les rédac- 
teurs de r Œuvre une vive satisfaction d'en- 
tendre a peu près tous les critiques répéter 
aujourd'hui en un chœur indigné, ce que 
nous avons dit si souvent de cette drama- 
turgie déliquescente... Nous n'avons qu'un 
regret^ c'est que M. Bataille ne soit pas is' 
raélite. 

Urbain Gohiek. 

Le Mercure de France : 

La répulsion que je n'ai cessé de profes- 
ser pour le génie lyrique et dramatique de 
M. Bataille, vient de faire définitivement 




294 ECRITS SUR LE THEATRE 

^■ " ^ ' " "^ '— ^ " — ^— — ■ '^ ■■■—■^■1 ■■■■■■ ■ ■■ ■■■■■■■■ 1,.^ 

place à un sentiment de pitié très sincère. 
Le voici éteint, ce soleil dont la lumière 
trouble ravit tant de sensibilités faussées 
par la mauvaise littérature et contribua à 
dévoyer Tart dramatique et contemporain! 
La niaiserie incessante des quatre actes a 
dessillé les yeux de chacun, voire de M. Gas- 
ton Calmette, et je doute fort que l'auteur de 
Maman Colibri puisse se relever jamais du 
faux pas qu'il vient de faire. 

Paul Léautaud. 

Express du Midi : 

Cette pièce n'est seulement pas une or- 
dure, mais une ânerie. On y meurt à la fois 
dedégoûtet d'ennui. Les malheureux acteurs 
obligés d'interpréter cette malpropreté s'en 
sont tirés le plus mal possible. Cette médio- 
crité a d'ailleurs fait plaisir. La salle a, une 
fois de plus, constaté non sans une vive sa- 
tisfaction, que les priapées ne portaient pas 
bonheur aux comédiens et aux comédiennes. 
Tout ce monde succombait sous la honte et 
sous l'opprobre. Les honnêtes gens étaient 
vengés. 




LA PRESSE DU « PHALENE » 295 

Voilà, certes, un bon signe. Est-ce que les 
directeurs de théâtre qui spéculent sur la 
luxure ne finiront pas par comprendre la 
leçon que leur donne la faillite de la porno- 
graphie ? 

Romans-Revue : 

La pièce est un très grave scandale. On se 

demande, écrit le Bulletin des Amis de VArt 

dramatique^ si M. Bataille n'est pas détraqué 

lui-même. Le public écœuré, ajoute-t-il, ne 

va-t-il pas se lever pour protester contre de 

pareilles turpitudes ? 

M. Lebon. 

La Croix diM Nord : 

Une pièce infâme. 

Henry Bataille, polisson des lettres... On se 
demande quelle hypocrisie sociale fait tolérer 
de tels spectacles aux gardiens responsables 
de la moralité publique. Ils parlent de fer- 
mer les bars suspects, ils traduisent devant 
les tribunaux les misérables qui sèment les 
doctrines de la dépopulation. Nous n'imagi- 
nons pas dans rhonnête bourgeoisie un seul 



M 



296 ECRITS SUR LE THEATRE 



père, une seule mère, pour aller applaudir 
un monsieur qui bafoue leur autorité de chefs 
de famille, en échange des paquets de boue. 
Il y a des maisons condamnées aux personnes 
qui se respectent. La morale n'y est pas plus 
outragée que dans les pièces infâmes de Ba* 
taille. 

Etc. Etc».. 






Pour être impartial, il faut mettre en re- 
gard quelques extraits de journaux et revues 
qui ont défendu la pièce. 

La France : 
J'imagine que M. Bataille a dû prendre 
plaisir à lire certain nombre d'articles qui 
furent écrits sur sa dernière pièce, le Pha- 
lène. On lui a reproché de ne pas savoir 
construire une pièce ; on a affirmé qu'il igno- 
rait la langue française, et rien n'est plus co-, 
miques il s'agit, en effet, d'un homme 
qui nous a donné plusieurs chefs-d'œuvre. 
Le directeur d'un quotidien littéraire n'a pas 
hésité à rédiger lui-même un Éditorial, ce 




LA PRESSE DU « PItALENE » 297 

qu'il ne fait qu'en cas de graves circons- 
tances, quand M. Poincaré est notnmé Pré- 
sident de la République, quand le Ministère 
tombe, quand l'impôt sur le revenu menace, 
quand M. Nijinski crée V Après-midi d'un 
faune. Il parait que la pièce de M. Bataille 
déshonorerait TAUemagne et ses scènes res- 
pectées, si elle y était représentée. 

... Malgré les lois, malgré les justes pré- 
jugés, il y -a des moments où toute Thuma- 
nité cède à la violence de l'instinct, à cette 
protestation merveilleuse de tout l'être contre 
les forces de la mort. Songez-y bien ; Pat- 
trait qui assure la perpétuité de la race a été 
considéré par les religions les plus austères 
comme le péché le plus nécessaire. Eve 
écoute le serpent et quand elle a suivi ses con- 
seils, Adam sent naître en lui Pamour. Quelle 
différence y a-t-il entre cette histoire sacrée 
et Paventure qui unit à Thyra le prince de 
Thyeste ? Les légendes primitives du peuple 
qui proclama l'unité de Dieu mêlent la créa- 
ture humaine à tout Tunivers. Elles ont la 
splendeur du panthéisme, il est impossible 
de séparer Pesprit de la chair. Gomme Pécri- 




298 ECRITS SUR LE THEATRE 

vit dans une dédicace, M. Henry Bataille : 
« Ariel e^t dans.Caliban. » 

... Rien n'est plus pur que cette fin de 
Thyra, qui n'accepte pas l'humiliation de 
la maladie, qui se glorifie d'avoir con- 
servé intacte l'harmonie de son corps et qui 
s'en va après une fête délicate sous les roses 
qu'elle prit soin elle-même d'amonceler. 

C'est ainsi que j'ai compris la pièce nou- 
velle de M. Bataille. J'ai été très ému et 
peut-être y a-t-il dans cette œuvre un autre 
papillon que le Phalène. Au moment où 
s'échappe le dernier souffle de Thyra, j'ai 
cru voir s'envoler le papillon qui s'appelle 
Psyché et qui est son âme nuancée. 

NOZIERE. 

Gil Bios : 

Malgré l'enseignement qu'elle eût pu re- 
tirer de tant de ses prophéties que les événe- 
ments ont infirmées, la critique dramatique 
ne cesse point de retomber dans les mêmes 
erreurs; et le cas du Phalène l'oblige une 
fois encore à avouer son manque de perspi- 
cacité. Ses reproches, au lendemain de la 




L\ PRESSE DU « PHALENE » 299 

répétition générale, furent, on s'en souvient, 
quasi unanimes. Durant quelques jours les 
journaux publièrent des protestations ver- 
tueuses contre ce qu'on est convenu d'appe- 
ler depuis dé longues années : « Théâtre de 
décadence », littérature morbide », « spec- 
tacles immoraux ». 

Le bel artiste qu'est M. Henry Bataille fut 
traité avec une commisération presque in- 
sultante, comme si le Phalène n'était point 
de la môme veine si hautement poétique et 
si profondément humaine qui a déjà donné 
aux lettres françaises : Poliche et Maman 
Colibri^ la Marche Nuptiale et la Femme 
nue. Quelques-uns de nos confrères firent 
mieux que de protester: ils réclamèrent le 
silence en prétendant que les protestations 
mêmes risquaient d'accroître le scandale et 
allaient assurer à la pièce un succès qu'elle 
ne méritait pas. 

Puis la critique dramatique alla exercer 
sur d'autres œuvres son infaillible dia- 
gnostic, etc.. Le Phalène poursuivit au Vau- 
deville, devant son véritable et dernier juge : 
le public, sa triomphale carrière. 




300 ECRItS SUR LE tMt.VTRK 

Les spectateurs se passionnèrent chaque 
soir pour Thyra de Marliew. Ils pleurèrent, 
admirèrent et applaudirent. 

Le cas du Phalène et celui de la Marche 
Nuptiale sont identiques. Qu'on se souvienne 
des critiques amères qui, voici se^ ans, sa* 
tuèrent l'apparition de cette dernière pièce. 
On disait déjà — ces clichés sont éternels — 
« spectacle immoral, littérature morbide, 
théâtre de décadence ». Le temps a fait son 
œuvre. Il a mis à sa place, la première, 
Tœuvre critiquée. Le jPAa^è/2e subira Je môme 
sort. Souhaitons que M. Henry Bataille donne 
aussi fréquemment à la critique dramatique 
l'occasion de se tromper. 

Pierre Mortier. 

Le Matin : 

M. Bataille n'a jamais manifesté plus har- 
diment ses dons, qui sont ceux d'un maître, 
don de créer une qualité particulière d'inté- 
rêt et d'angoisse; don de créer autour du 
spectateur comme la musique ou la poésie, 
une atmosphère différente; don de pénétrer 
et de révéler le fond des cœurs, de faire tou- 




L\ PRRSSP.PU « PHALÈNE » 301 



% 



cher, à travers des cas ou des êtres d'excep- 
tion, la réalité et la généralité de la vie. 

LÉON Blum. 

Lç Touche à tout. : 

J'ignore le pourquoi de la résistance sou- 
daine de la critique à cette nouvelle et très 
belle pièce de M. Henry Bataille. 

Dans le Phalène^ comme dans toutes ses 
autres œuvres, M. Henry Bataille reste un 
observateurd'âme clairvoyant, rigoureux, vé- 
ridique et en même temps un poète rare, un 
évocatcur de beauxsymboles,uncréateur d'at- 
mosphères, pour tout dire un grand artiste. 

Pierrp: Valdagne. 

Femina : 

'Il y a tant de beautés dans Tœuvre d'Henry 
Bataille, qu'elles ont échappé à la plupart 
des critiques habitués à trouver les phrases 
originales et profondes habilement encadrées 
et présentées par des écrivains astucieux... 

Mais au plus fort de sa gloire, l'écrivain, 
au lieu de se reposer timidement sur ses 
lauriers, affronte la combat. 

Henri Duvernoks. 




Wi ECRITS SUR LE THEATRE 

Le Parthénon : 

Cette œuvre a soulevé devant le vertueux 
tout-Paris des générales, un toile de répro- 
bation unanime et de pudeur outragée. On 
est parti en guerre avec un touchant en- 
semble contre cette pièce immorale, nausé- 
abonde, outrageante... Les épithètes ont 
manqué sur bien des points. Je /suis donc 
allé voir le Phalène (c'était la seconde re- 
présentation) en ayant pris soin de cuirasser 
mon âme d'un triple airain et j'avoue que 
je n'ai pas très bien compris l'indignation 
générale. J'ai écouté fort attentivement et, 
je le dis à ma honte, je n'ai pas rougi un 
seul instant. Paris aurait-il été victime, une 
fois de plus, d'un de ces mouvements irrai- 
sonnés qui le secouent de temps en temps, 
ou avait-il été indisposé qu'on eût fait clore 
les portes de la salle dès le lever du rideau 
et fait attendre dans les couloirs quelques- 
uns des plus notoires représentants ? 

Au demeurant, vous verrez qu'il en sera 
de cette œuvre de Bataille comme des pré- 
cédentes et que, lorsqu'on la reprendra dans 



LA PRESSE DU « PHALENE » 303 

quelques années sur une autre scène, on la 
traitera de chef-d'œuvre. 

Louis Payen. 

U Indépendance belge : 

La répétition du Phalène a présenté ceci 
de particulier que la salle témoigna d'un for- 
midable enthousiasme et que les couloirs 
prirent l'allure d'un cirque où l'auteur eût 
été livré aux bêtes. 

Henri de Weindel. 

Le Monde Artiste : 

Le public des répétitions générales, dont 
les ridicules nous paraissaient un peu nom- 
breux, vient d'en ajouter à sa liste. Les per- 
sonnages que l'on a coutume d'assembler 
pour juger la valeur de notre production 
théâtrale, ont été pris d'un accès de pudeur 
qui dépasse en comique tout ce que pour- 
raient inventer nos chansonniers les plus 
rosses, associés à nos revuistes les plus 
cinglants. Ce public qui se plait d'ordinaire 
au libertinage; qui trouve affriolants les 
scandales les plus gros; ce public dont les 




304 BcniTS SUR LE thh;atre - 

femmes « poussent à bout leç traductions 
exactes du collant », comme disaient les 
Goncourt; ce public qui a inventé Fart com- 
pliqué de joindre « Thypocrisie réglée au 
cynisme de ses propres dérèglfiments », 
comme disait à son tour Barbey d'Aurevilly; 
ce public s'est regimbé tout à coup en écou- 
tant une comédie de M. Henry Bataille; il a 
rougi, il s'est voilé la face; il a déclaré que 
Tétude de caractère qu'on lui présentait allait, 
par son immoralité, mettre en péril la bonne 
renommée de la France auprès des nations 
étrangères! Notez qu'il gf'agit d'un écrivain 
qui a doté notre littérature dramatique de 
plusieurs chefs-d'œuvre. Et loin d'en vou' 
loir au public des "répétitions générales de 
son ineffable pudibonderie, remercions-le. 
Mais oui, remercions-le, car son accès de 
vertu est pour nous une source de gaîtç dé- 
licieuse, 

Paul Miluet. 

Conférences des Hautes-Etudes sociales 
du Î2 janvier 191i : 

Il est possible que le Phalène ne soit pas 



V 



• 



Ul presse du « PHALENE )) 305 

le chef-d'œuvre dramatique de M. Henry 
Bataille (l'auteur y fait table rase de trop de 
détails de métier), mais c'est assurément 
son chef-d'œuvre poétique. Jamais on n'a 
décrit avec autant de magnificence l'ardente 
flambée d'une âme et d'un corps consumés 
par le même incendie passionnel. Musset 
seul a évoqué cette formidable image dans 
une de ses strophes les plus ardentes : 

Puisque c'est par toi que j'expire, 

Ouvre ta robe, Déjanire, 

Que je monte sur mon bûcher. 

Et ceci emportera cela. Non seulement 
devant la postérité, mais devant le public 
de demain, le Phalène connaîtra les triom- 
phales revanches de la Marche Nuptiale, 

Camille Le Senne. 




20 



L'AMAZONE 




) 



Et la guerre survint î... Écroulement de 
tous les espoirs, subit étranglement des 
conquêtes séculaires de l'esprit, suicide de 
l'homme parvenu à mi-chemin du faite con- 
voité, l'animal fou se. précipite dans les 
activités les plus embrouillées et les moins 
conformes à la vie. Les forces naturelles 
sont déviées jusqu'à l'absurdité. C'est la 
saignée de la race, la mort des idées, le 
néant de l'erreur, l'aberration suprême!... 
Toutes lumières éteintes. L'ombre antique 
redevenue maltresse du globe... déluge de 
ténèbres qui ensevelit la planète... Ma géné- 
ration ne semblait pas appelée à respirer 
d'autre air que l'air pur de l'intelligence, 
des libertés, du progrès, de l'idéal social 



310 ÉcaiTS SUR LE THEATRE 

^^■i^— ^-W^— I ilIliN W »» ••m^ Il I II II III ..Il 

et mordl... Bruyamment la civilisation vient 
d*être coupée en deux du tranchant de 
Fépée... Quel est ce cataclysme qui s'abat 
sur tant de fronts levés naïvement vers le 
ciel ?. . . C'est ce que tout le monde se demande 
avec effroi... On commence par s'interroger, 
on se tâte, au milieu des flaques de sang qui 
giclent de toutes parts ! Est-ce la fin de l'in- 
telligence?... Sera-ce un jour la débâcle défi- 
nitive de la pensée devenue agent suspect et 
subversif?... Est-ce l'esclavage qui recom- 
mence?... Est-ce la liberté qui va rugir au 
contraire son cri suprême de dégoût et de 
rébellion?... Qui sait? Le tocsin sonne. Le 
canon s'approche déjà de ma maison de cam- 
pagne... Les pigeons blancs du toit prennent 
leur vol... Les champs désertés ont l'air de 
préparer des tombes... On m'annonce que 
l'ennemi est proche... En effet les premiers 
obus incendient la forêt... Il faut partir... 
Chaque coup de canon fait s'érrouler des 
roses sur la terrasse... Non, non, ce ne sera 
pas la défaite ! non, non ce ne sera pas la 
mort de toute beauté... C'est impossible! 
Des rêves rajeunis renaîtront; des volontés 




l'amazons 3ii 



plus extraordinaires encore vont sortir de 
ce fumier sanglant... Et, si par hasard, ce 
n'était pas là les réalités que ton destin nous 
réserve, — 6 Insatiable! — je m'inclinerais 
encore sans comprendre, persuadé que tes 
fins sont merveilleuses et que nous ne pou- 
vons les embrasser; mais je jure qu'elles ne 
seront jamais le règne de la Force, de la 
Bestialité, de l'Esclavage. Oui, c'est ma 
fierté d'homme de le croire, quand bien 
même la Raison dévasterait momentanément 
l'univers, même si elle s'acharnait contre la 
perfection de son passé... C'est vers la liberté, 
vefs les' flambeaux que Thumanité sanglante 
tend « d'un geste droit son* cœur comme un 
jet d'eau ». 

Gomme tous les Français surpris dans leur 
vie contemplative, tel est Tacle de foi que je 
prononçai fervemment quand il me fallut 
quitter ma maison, mes champs, sous la 
ruée des obus, et abandonner aux envahis- 
seurs le morceau de sol exigu, ou chacun 
continue le rêve des ancêtres... 

# 

Peu après, c'était la (( Marne. » Jours bénis ! 
Aurpre dans le crépuscule ! Ah ! les belles 




312 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

heures où Ton vivait suspendu à Tespoir, 
accroché aux minutes comme Tenfant aux 
mamelles qui vont lui prolonger le souffle. 
C'était enfin la preuve de Tespérance. Déjà le 
départ de la nation, aux jours de la mobilisa- 
tion nous avait tout enorgueillis, — et le fris- 
son de la mort qui venait de passer nous ren- 
dait plus radieux encore le reflux de la France. 
Quelle perspe^ctive s'étendait déjà à la portée 
du rêve! C'est à ce moment, au plein de Tan- 
goisse, que, loin des choses saccagées, au 
hasard môme des tables d'auberge ou de 
campagne, je couvris les pages qui com- 
posent la première partie de la Divine Tra* 
gédie,.. On écrivait tout ce qui vous passait 
par le coeur comme pour se venger de son 
impuissance!... 

Ensuite deux années s'écoulèrent. Quelles 
années ! Depuis cette inauguration tragique 
du drame européen, depuis ces premières 
heures où seule, l'obsédante idée : la dé- 
fense du sol et de la race, accaparait toute 
notre ardeur, quel chemin parcouru ! Tant 
de spectacles se sont offerts à notre esprit, 
tant de méditations nous ont sollicités^tant 




l'amazone 313 



de points de vue se sont découverts à nos 
regards lentement, tant de choses nous ont 
apparu à travers la déchirure progressive 
du voile, que nous avons peine à reconnaî- 
tre rhomme que nous fûmes à ce moment- 
là !... A rheure où j'écris, le danger subsiste 
malgré le goût dç victoire qui se commu- 
nique à tout, mais le danger s'est déplacé, 
amplifié, il revêt des formes multiples!... 
Nous avons éprouvé des déconvenues si 
diverses, nous avons assiisté à une si to- 
tale faillite de l'intelligence, de l'observa- 
tion, de l'organisation, nous avons frémi en 
face de telles hétacombes, imp|udemment 
occasionnées, notre poing s'est crispé avec 
indignation devant tellement d'agiotages de 
pensée, de spéculations politiques ; tant de 
haine, de bêtise fratricide, ont mêlé leurs 
fumées dans le but d'obscurcir le ciel, tant 
et tant de problèmes ont été agités, tant de 
formes obscures s'ébauchent, montent de 
ces champs de carnage et projettent leur 
ombre grandissante sur la cité, — que notre 

I conscience troublée, avide, s'est ressaisie 
de tout son effort pour embrasser l'étendue 



A 



314 ECRITS SUR LE THEATRE 

I 

qui se déroule à nos regards et qui n'est 
plus celle du début de la guerre I C'est tout 
un déplacement des valeurs, une coalition 
des idées en marche autour du drame. Pen- 
dant que la race donne, le long de la rouge 
diagonale qui cravache la France, l'exemple 
de courage le plus inouï, le plus sublime qui 
ait jamais été atteint, ici notre angoisse inter- 
roge tous les tribunaux de la pensée... Jus- 
tice, Pitié, Charité, Fraternité, les jeunes et 
vivaces entités qui ont présidé à l'effort de 
nos pères se pressent, plus impérieuses, plus 
tragiques et plus courroucées autour de la 
magnifiqu%et douce image de la Patrie î 

Et c'est pendant que nous vivons plongés 
dans cette méditation frémissante et doulou- 
reuse que des esprits, apparemment bien lé- 
gers et bien superficiels, des panbéotiens in- 
génus et affiliés sans le vouloir peut-être au 
troupeau destrafi(|ueurs de guerre, réclament 
à cor et à cri un panégyriste de l'hécatombe, 
le chantre énamouré de la tuerie... La France 
régénérée par la guerre !... Nous connaissons 
l'antienne tendancieuse !... Non, il n'y aura 
pas l'Homère des tranchées... Ce seront d'au- 




L^MAZONE 315 



très poètes qui parleront et qui diront la 
Vérité, la grande Vérité, — et proféreront 
d'autres paroles que de simples et vaines 
paroles de gloire. Il n'est pas un homme 
digne de ce nom, il n'est pas même un chré- 
tien digne de l'être qui ne doive exécrer la 
guerre. Il n'y a plus de guerre sainte. C'est 
Tesprit du mal qui, à l'arrière, à l'abri, la 
ppône, la vante, la couve, s'en sert comme 
d'un bouclier, une arme de protection poli- 
tique, un mot de passe fulminant qui per- 
mettrait à la troupe sans scrupules ou ver- 
gogneuse, de prendre les devants, sous le 
déguisement du patriotisme, sous le masque 
défoncé de Thonnéte homme — masque que 
d'un revers de main, peut-être, le peuple 
soufflettera, à l'heure où il pourra parler et 
agir. Invoquons la défense du sol envahi, et 
la hideuse nécessité 'de la guerre, mais dé- 
fions-nous de ses panégyristes ! 

Je vénère les hautes et pures convictions. 
— -je m'incline respectueusement devant l'es- 
prit religieux qui tire laloi desonChrist,mais 
je renie aussi bien ceux qui s'écrient comme 
l'archevêque de Bordeaux: « La guerre est un 



à 



316 ECRITS SUR LE THEATRE 

apôtre suscité de Dieu dans un but de régé- 
nération religieuse et sociale )),que ceux qui 
comme le protestant Johannès MuUer écri- 
vent : « Si Jésus vivait aujourd'hui au milieu 
de nous, il aurait sans hésiter, comme Alle- 
mand, pris les armes tout brûlant d'amour 
pour sa patrie »... Quelle insulte à la cou- 
ronne d'épines!.. Quelle injureau patriotisme 
libéral et populaire !... Ils ne passeront pas ! 
ni ceux-là ni les autres!... Ce n'est pas pour 
eux que de si grands yeux se sont clos. Ce 
n'est pas pour eux que les hommes de France 
ont donné leur vie et dit ^idieu à la lumière 
du jour... Pas de régénération ! Oh! le blas- 
phème ! Jamais mon pays n'avait été plus beau 
ni plus grand que lorsqu'à éclaté le cata- 
clysme. Inutile de baver sur la France d'hier. 
Celle d'aujourd'hui ne s'est pas improvisée, 
— et elle vient de prouver surabondam- 
ment sa hauteur d'âme ; ceux qui se livrent 
à des anticipations de ce genre sont pour la 
plupart des esprits au rancart, des réaction- 
naires à qui la guerre ne fait pas oublier . 
leur visée. « Il n'y a pas d'enfant prodigue, a 
dit quelqu'un, ne tuons pas le veau gras. » 




l'amazone 347 



Pas de régénération, non !... Mais une évo- 
lution, logique, rapide, irrésistible, après la 
guerre, voilà ce que l'on peut prophétiser. 
Et sur toute la Terre ! La sainte Démocratie 
tout en sang, en haillons de misère et de 
gloire, celle-là qui reviendra des tranchées, 
les entrailles dans les mains, comme le 
roi de la légende, se souvenant du crime 
allemand, celle-là ne permettra plus aux 
despotes d'aucun pays de lui faire subir 
un fléau pareil, sans son propre consente- 
ment. Par le sacrifice de leur sang, par la 
grandeur d'âme à laquelle ils ont atteint, par 
la preuve qu'ils viennent de donner de leur 
valeur, les peuples ont acquis le droit défini- 
tif de disposer d'eux-mêmes. Ils se sont ra- 
chetés à jamais de l'esclavage. L'homme s'est 
sacré divin et libre... Il s'est réalisé, et ne 
se dépassera peut-être jamais !... Mais être 
le thuriféraire de cette buverie de sang!... 
Jamais ! A d'autres le péan, Tivresse sanglante 
sur les buttes de terre molle où dorment 
nos enfants et avec eux tous les germes 
merveilleux qu'ils eussent engendrés et 
dont la terre est à jamais sevrée !... 



à 



Îi8 


1 

ÉCRITS SUR LE THEATRE 


/ 


1 




* 







Cette guerre, en dépit de ses proportions 
gigantesques, n'est pour nous qu'une guerre 
de défense, une guerre haïe de Tesprît, 
méprisée du cœur. Seul le sacrifice unanime 
de la nation à la cause aura rayonné d'une 
gloire impérissable, insurpassable ! Mais 
l'appel aux armes nous a surpris en plein 
rêve humanitaire, en plein idéal de progrès, 
à l'heure d'une riche maturité. Cet effondre- 
ment total de plus de cent ans d'efforts vers 
toutes les belles espérances de fraternité et 
de justice humaines, est voué avant tout à 
Texécration des âges. Cette guerre est la plus 
terrible offense qui ait jamais été portée à 
la noblesse de vivre, à la dignité de pen- 
ser. Nous traversons à coup sur une des 
heures les plus ignominieuses de l'histoire. 
vSi tout le monde n'ose pas le dire, chacun le 
sent en son cœur. Chaque soldat fait le sa* 
crifice de sa vie non pour conserver une li- 
berté de plus, un idéal nouveau, mais pour 
conserver une liberté acquise depuis tant de 



l\mazone 319 



temps qu'elle ne semblait plus devoir nous 
être à nouveau ravie ; on combat en vue de 
maintenir Tidéal qui est, de tous, l'idéal le 
plus élémentaire : la préservation du pa- 
trimoine. Pour un peuple qui a brandi des 
torches plus radieiises dont la flamme illu- 
mina, même aux prix de révolutions, les 
peuples de tous les continents, il est dur 
d'accorder à une cause aussi primitive le 
plus formidable sacrifice qui ait jamais été 
consenti!... Savoir que le progrès humain 
était en jeu dans cette terrible aventure, et 
que si la PVance ne sortait pas victorieuse 
du pugilat, toutes les chaînes naguère bri- 
sées viendraient d'elles-mêmes se souder 
et peut-être pour jamais aux poignets de 
l'homme esclave, sentir que notre patrie, 
même exsangue, devra projeter plus grands 
encore ses rayons tutélaires sur les peuples 
sauvés pgir son abnégation, ces certitudes-là 
ne sont qu'une compensation à la douleur 
d'avoir vu couler tant de veines ouvertes, 
d'avoir précipité à la fosse un siècle d'espé- 
ranceSy un trésor d'énergies radieuses, — 
tandis que s'opérait sous nos yeux, le sac- 



M 



320 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

cage le plus éhonté de toutes les plus belles 
conquêtes de Tâme, : Raison, Sagesse, Pitié, 
Charité ! . . . 

Le soldat peut encore s'illusionner sur 
les finalités de son œuvre, car un soldat 
perdu dans la mentalité collective de la foule 
ne pense pas, — il sent et subit. Mais le 
poète, lui, s'il est sincèrement ému, est trop 
renseigné sur le jeu des causes et des effets, 
pour ne pas distinguer que la seule réelle 
sublimité de cette tuerie est celle qui a 
exhaussé le courage de Thomme à la hau- 
teur jamais atteinte du sacrifice sans illusion 
et de la résignation sans espoir. Un poète 
digne de ce nom ne sera pas le chantre en- 
thousiaste de cet égorgement monstrueux; 
c'est impossible ! Il ne se trouvera pas un 
grand poète épique pour clamer, même en 
strophes patriotiques; autre chose que sa 
^douleur, son affliction, sa pitié désolée, sa 
rage devant un meurtre, un carnage mé- 
thodique comme celui qui est en train de 
dévaster le monde. Les ivresses brusques 
empoignent l'homme et le précipitent hors 
de lui-même, jusqu'aux confins de Tenthou- 




l\mazone 321 



siasme et du lyrisme. L'es ivresses lentes 
l'intoxiquent, c'est une loi physique. Cette 
guerre est une guerre triste : elle ne connaît 
pas Tallégresse des combats, des victoires 
inopinées, prochaines. Elle est une guerre 
d'abattoir, et le sang qui coule inépuisable- 
ment se répercute, en bruit sinistre, au cœur 
de tout être sensible. 

Le grand témoin divin, là-haut, c'est le 
Regret. 

Mais par exemple, de quel émoi le 
poète pourra frémir s'il étend ses mains 
vers la douleur terrestre!... Il sentira son 
âme se gonfler d'autres sanglots que de 
simples sanglots de gloire, et s'il découvre 
une beauté magique, divine, à ces tragédies, 
c'est uniquement celle qui se dégage du sa- 
crifice merveilleux que l'homme fait sans 
répit de son bonheur et de sa vie, de ce mé- 
pris souverain de la mort qu'il aura montré, 
de cette souveraine éducation morale qui le 
fait tomber au champ d'honneur, devant la 
fatalité de son idéal, non pas la joie au cœur 
comme le prétendent les pharisiens hypo- 
crites chargés d'entretenir le mensonge de 

21 




3-2-2 ECRITS SUR LE THEATRE 

la guerre, mais un courage indicible dans 
l'àme... et au bout de ses poings meurtris! 
L'immense Passion de Notre-Dame Thuma- 
nité, voilà le vrai poème, du moins tant que 
durera regorgement. Durant la monstrueuse 
et sublime célébration du mystère, il n'y a 
qu'à prier devant le calice. 

De ce grand drame, ne retiens 
Qu'une expression de la vie. 
Poète ! ne compte pour rien 
L'autre phase du sacrifice. 
Rien ne demeure — hors l'humain. 

S'il est un tant soit peu enclin aux idées 
générales, le poète outre la gloire de 
Phomme, pourra considérer, dans sa pléni- 
tude, une autre sombre beauté : celle de la 
Mort, — ce vieux capitaine comme l'appe- 
lait notre plus grand poète idéaliste, — 
parce que la mort est nécessairement fé- 
conde, parce que c'est elle qui renouvelle 
les forces dégénérescentes de la vie, et que 
si l'on dépasse en esprit le moment d'hor- 
reur qu'elle nous impose, on entrevoit alors 
des royaumes nouveaux, libres, fiers, ceux 
qu'appellent nos espoirs, nos certitudes i 




l'amazone 323 



notre foi inébranlable, — fussent-ils oublieux 
de nos sacrifices, des désastres passés et 
des Atlantides écroulées. 

* 

A rimmortelle douleur des femmes de France, 

A tous les cœurs broyés 

Par le bel et cruel Idéal, 

A toutes celles qui auront le droit, un jour, 

Dans la Cité douloureuse, 

De dicter cet ordre qui n'a été jusqu'ici qu'une prière : 

In Memorinm a'iernam. 

C'est la dédicace que j'apposai à la pre- 
mière page de l'Amazone. L'antagonisme 
entre l'impérieuse voix — étrangère à 
l'amour — qui exalte le renoncement, le sa- 
crifice de soi, comme le plus haut sommet 
de Ténergie humaine, et l'amour déchiré, 
martyrisé, ruiné par l'héroïque suggestion, 
voilà le récent et éternel débat, voilà les 
deux faces de la guerre. Nous n'en avons 
pas seulement le spectacle sous les yeux, 
mais on dirait que les deux êtres cohabitent 
en nous-mêmes; inaccordables tant que du- 
rera la catastrophe. Ce ne sera que durant 



324 ECRITS SUR LE THEATRE 

la veillée du corps, autour de la mémoire 
de la victime absente, que s'élèvera entre 
les deux veuves, après le duel tragique, un 
accord scellé par l'échange de la méditation. 
L'heure alors sera venue des devoirs respec- 
tifs. Ce pacte pourra être divers selon les 
circonstances et selon les gens. Chacun aura 
son devoir établi d'après les responsabilités 
engagées. Ce devoir multiple est aussi infini 
que toutes les formes qu'auront prises le 
sacrifice et la douleur. 

Ici, j'ai voulu désigner seulement le de- 
voir futur de « Tappeleuse » , l'Amazone, cette 
belle entraîneuse qui a parlé non pas au 
nom de la nécessité du combat mais au nom 
de la beauté en soi du sacrifice à La patrie, 
considéré comme le plan le plus élevé de 
l'énergie humaine, le sursum corda défi- 
nitif. Car il ne faut pas qu'il y ait confusion 
dans l'esprit du public sur cette termino- 
logie un peu vague : Idéal, ni croire non 
plus que tous les soldats qui font leur de- 
voir en exposant leur vie, se sacrifient aune 
même catégorie d'idéals ; certains ne font 
pas œuvre d'idéalistes le moins du monde... 




L*AMAZONÉ 32o 



i^ft a 



Être brave, défendre son pays menacé et 
payer même cette défense nécessaire de son 
existence implique une idée d'abnégation 
civique fort belle, mais positive, rationnelle, 
qui ne s'évade nullement du réel et ne s'op- 
pose à aucune réalité objective. On peut 
être un héros dépourvu d'idéal, nous le 
voyons chaque jour dans la guerre présente. 
Un soldat qui meurt héroïquement en ac- 
complissant ce qu'il estime son devoir n'est 
pas nécessairement un idéaliste, voilà ce 
qu'il importe de distinguer. Quelquefois, il 
ignore même les raisons qui le font agir. 
Tandis que le soldat qui s'écrie : « Mourir 
pour la patrie est le sort le plus beau » est 
un idéaliste absolu. 

L'idéal est de plus individuel : il n'a pas 
de caractères généraux. Dans une crise pa- 
triotique comme celle-ci les formes d'idéals 
sont diverses : les uns se sacrifient à une 
idée confessionnelle, à Dieu, les autres à une 
idée humanitaire de progrès, les autres à la 
race future, à la suprématie de sa patrie... 
autant d'idéalistes. 11 peut y en avoir d'admi- 
rables et même de détestables : l'Allemand 



 



326 ECRITS SUR LE THEATRE 

qui se bat pour le triomphe unique de sa race 
fait œuvre exécrable d'idéaliste, comme Cy- 
rano en combattant les préjugés, les lâchetés 
et même les chimères du laurier et de la rose 
fait œuvre individuelle d'idéaliste. 

Une forme d'Idéal qui aura été très ré- 
pandue chez les Enrôleurset celle à laquelle 
instinctivement souscrit l'Amazone, c'est la 
beauté en soi du sacrifice, considéré ainsi 
que je le disais plus haut, comme la cime 
de l'énergie humaine, la vertu la plus altière. 
« Ah ! si j'étais homme, bon Dieu, je ne 
pourrais pas tenir en place tandis que tous 
ces braves petits se font tuer... » Le but 
devient plus incertain, noyé qu'il est dans 
l'apologie du courage et de la fraternité; les 
attributs ne sont plus seulement ceux du 
patriotisme intégral, — malgré qu'ils en re- 
vêtent toutes les apparences. 

Je supplie qu'on ne croie pas que je m'in- 
surge le moins du monde contre le consente- 
ment à cette forme d'idéal amplifiée et pous- 
sée jusqu'au paroxysme ; il n'y a pas que les 
Amazones, les mystiques de l'Idée qui aient 
fait du prosélytisme acharné pendant la 




l'amazone 327 



guerre (parfois les femmes ont été très véhé- 
mentes, parce qu'elles sont plus impulsives 
que nous et toujours fascinées par le cou- 
rage masculin) mais nous-mêmes, interro- 
geons-nous... Au début de la guerre surtout, 
n'avonsnous pas entendu en nous des voix 
aussi exigeantes du sacrifice d'autrui?. .. 

C'est très bien. Et quel que soit l'idéal 
qui nous a poussé à sortir du silence, pour 
crier :« Partez, sachez vaincre ou mourir », 
ce furent, j'en suis certain, toujours de gé- 
néreuses exhortations. Mais alors que tous 
ceux-là qui ont exigé des autres, non d'eux- 
mêmes, le sacrifice de la vie, ne se croient 
pas libérés par leur seul acte de foi et par 
la pacification des peuples quand celle-ci 
viendra. La victoire elle-même ne leur aura 
pas donné quittance, comme le dit un de 
mes personnages. L'idéal dont ils se sont 
faits volontairement les porte-voix leur a 
créé une continuité du devoir par delà la 
mort. Ce devoir, s'il est tenu, la portée mo- 
rale peut en être immense et la noblesse 
mémo de la Nation en dépendra en partie. 
In memoriam wternam ! criera l'Erynnic pi- 




328 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

toyable, au grand cœur douloureux ! A vos 
Morts ! maintenant, comme vous avez crié : 
A vos pièces ! C'est ce devoir-là qu'a finale- 
ment compris r Amazone de mon ouvrage, 
cruelle par impulsion, consciente par ré- 
flexion, noble par résolution. A vos Morts ! 
Voilà le grand devoir, la respectueuse pensée 
que j'ai voulu signifier à des vivants pendant 
que là-bas se perpétuait l'hécatombe. Et la 
foule a approuvé et hoché la lôte; la grande 
foule est venue méditer sur sa propre douleur, 
et sur certains devoirs supérieurs de con- 
science. Elle a répondu à la sincérité de cet 
appel. Ah ! Tâme pure de la foule, comme il 
faut la saluer respectueusement ! Quelle au- 
guste France que la France presque anonyme 
et tacite que compose maintenant ce peuple 
de veuves, de pères sans enfants, d'orphelins, 
d'esseulés, ou dans l'angoisse de le devenir ! 
Comme elle comprend la sincérité celle-là ! 
Par ailleurs, dans une partie de la presse, 
j'ai été insulté, gratifié de boue, honteuse- 
ment calomnié. Qu'importe si les pharisiens 
ont parlé de sacrilège au nom d'un public qui 
n'y a même pas pris garde ! qu'importe qu'ils 




L AMAZONE 339 



aient clamé : « Cachez ce sein rouge que nous 
ne saurions voir », en réclamant un petit en- 
couragement pour le civil! Rien n'a em- 
pêché le sentiment populaire de réserver 
pendant des mois à la pièce l'accueil qu'il 
fait à toute sincérité. Depuis deux ans la 
presse préférait sans doute consacrer ses 
louanges aux innombrables histoires d'es- 
pions, aux opérettes sur la guerre, aux dé- 
filés de petites femmes déguisées en porte- 
drapeau, aux « on les aura » piétines sur les 
planches des tréteaux, avec force baïon- 
nettes de carton, etc. Le théâtre en était là 
aprèsdeuxans de guerre. 11 aurait pu se taire, 
il parlait. J'estimais ce genre de paroles dé- 
gradant pour le public de mon pays. Alors 
j'ai pensé que l'heure était venue et qu'il fal- 
lait élever la voix. V Amazone n'est qu'une 
petite porte ouverte sur l'espace, voilà tout. 
Ce n'est qu'un pâle début, mais il m'a semblé 
qu'il devenait nécessaire et salubre dans une 
époque comme celle que nous traversons. La 
veille de la représentation, je faisais paraître 
dans un quotidien Tavant-propos suivant : 




330 ÉCRITS SUR LE THEATRE 



* 



« J'accueille avec plaisir Toccasion qui 
m'est offerte d'expliquer pourquoi je me suis 
permis de porter, pour la première fois, à 
la scène un peu de cette grande vérité qui 
étreint un pays entier, mais que le théâtre 
n'avait pas encore abordée de front. 

Après un recul de plus de deux ans, la 
guerre peut enfin entrer dans l'art comme 
elle est entrée dans l'histoire. Que, par toutes 
les portes ouvertes, elle s'engouffre dans la 
cité ! Déjà le poème, le livre, Timage en fu- 
rent avides. Seul, le théâtre s'est tenu à 
l'écart. C'est un tort ! Je dis plus : tout écri- 
vain chargé de représenter son époque qui 
n'aura pas tenu compte de l'immense évé- 
nement, de sa répercussion sociale, du bou- 
leversement qu'il apporte dans le domaine 
des âmes, aura failli à sa tâche; cette tâche 
simple et fondamentale a été, de tout temps, 
de peindre, à mesure qu'on avance dans la 
réalité, le monde extérieur et intérieur, tel 
qu'il se déroule à nos regards. Alors, au- 
jourd'hui ? Aujourd'hui ?... Ah ! qui pourrait, 




l'amazone 334 



qui oserait rester muet devant une France 
pareille, devant la passion de l'humanité!... 
Comprenons-nous bien. Il s'agit d'art. Je 
ne parle pas des spectacles occasionnels qui 
purent avoir leur intérêt et leur raison 
d'être. Il ne s'agit plus de rendre puérile- 
ment à nos admirables soldats un hommage 
dont ils se sont lassés, ni d'exalter chez le 
civil un patriotisme, d'emphase plus ou 
moins vulgaire, qu'il n'écoute même plus; 
de telles entreprises sont périmées. Je ré- 
prouve également tous les simulacres à 
uniformes militaires qui, à mon avis, pro- 
fanent la grande tragédie qui se joue ac- 
tuellement et dont les morts, même au sein 
de la terre, n'ont pas cessé d'être les acteurs 
sublimes. Cette tragédie-là ne supporte pas 
son simulacre... Mais nous n'avons pas be- 
soin de lui- pour faire tenir dans nos œuvres 
l'esprit des vivants, l'esprit des mofts, 
tout l'avenir, l'âme d'un pays ! Notre do- 
maine à nous, auteurs, c'est la conscience 
humaine. Ce domaine, la guerre vient de 
lui donner subitement des proportions si gi- 
gantesques et d'en bouleverser avec une 




332 ECRITS SÛR LE tHEATRÉ 

■ I I ■ ■ I .^m^amméi 

telle ampleur les faces, les plans, les as- 
pects que, devant une pareille évolution, le 
poète épris de réalité commettrait quelque 
lâcheté à ne point s'emparer de sa plume. 11 
est utile, il est nécessaire qu'un aussi grand 
sujet pénètre et inspire Tart le plus vivant, 
le plus direct et le plus intérieur qui soit, 
je veux dire Tart dramatique. Mais, par 
exemple, on ne peut y toucher qu'avec une 
grande franchise et une totale indépendance 
d'esprit. 11 faut répudier toute fausse élo* 
quence ; aucun de ces faciles appels au pa- 
triotisme de théâtre ; rien qui ne soit de la 
vérité stricte et profonde, comme avant qu'il 
y ait eu la guerre, — rien surtout qui ne soit de 
l'art selon ses lois de construction éternelles, 
ses lois indifférentes aux circonstances. Le 
temps est venu où nous pouvons peindre et 
rendre l'extraordinaire, tragique et merveil- 
leuseépoquequ'ilnousestdonnéde traverser. 
Si formidable que soit le sujet, il ne s'agit 
aucunement encore une fois de modifier les 
assises essentielles de l'art dramatique , elles 
demeurent les mêmes, nous devons nous y 
subordonner entièrement. Il faut se pen- 




l'amazone 333 



cher sur une autre réalité que celle d'hier, 
voilà tout. Comme toujours, nous devons 
porter à la scène les êtres les plus repré- 
sentatifs de notre époque au furet à mesure 
qu'elle se modifier. Tel est notre devoir de 
contemporains, et c'est aussi ce que l'avenir 
réclamera de nous, ainsi que nous le récla- 
mons du passé... En art, il n'y a de types 
éternels que ceux qui font tenir leur infini 
dans une stricte réalité. L'auteur dramatique 
n'est pas à proprement parler un mora- 
liste, c'est-à-dire qu'il n'a point à défigurer 
la vérité, même au profit des plus belles 
causes. N'est-ce pas suffisant qu'il puisse 
demeurer un poète ou un devin du cœur? 
Aussi modèlera-t-il des êtres ressemblants, 
authentiques, tout en les choisissant parmi 
les plus expressifs de son temps, de même 
que les conflits, imaginés ou reproduits par 
lui, devront être exacts, mais allégoriques 
et généraux le plus possible. Notre plus 
haute recherche, notre ambition la meilleure 
tiennent tout entière dans ce dilemme. 

h'Amazone qui sera représentée demain 
soir est donc comme mes pièces précédentes 




33 i ECRITS SUR LE THEATRE 

une « pièce de consciences ». Les états d'âme 
que j'y ai portés sont issus de la guerre, 
inspirés par elle. On pourra suivre comme 
d'habitude une anecdote rigoureusement 
plausible et même véridique. Mais ceux qui 
voudront bien réfléchir un peu n'auront pas 
de peine à démêler que chaque personnage 
sous ses simples apparences a des prolonge- 
ments qu'il sera aisé de suivre à la réflexion. 
C'est un peu de la réalité de la guerre en- 
visagée sans artifice et abordée, si j'ose 
dire, de plain-pied. Ce sont trois petits actes 
qui décrivent le précipité chimique du for- 
midable événement, ses répercussions sur 
une famille, sur l'amour, sur certaines forces 
tumultueuses de l'âme. Dans cette très simple 
et très normale aventure bourgeoise, le pu- 
blic distinguera que le personnage central, 
l'Amazone, représente l'Idéal sous les traits 
de la jeunesse qui a arraché l'homme à son 
foyer et entraîné le monde. Dans l'autre per- 
sonnage de femme, j'ai voulu représenter 
l'Humanité douloureuse et déchirée, partagée 
entre ses devoirs et ses instincts. Je demeure 
persuadé que la vraie foule douloureuse et 




l'amazone 335 



pensive écoutera les sanglots ou les rires 
de nos personnages nouveaux avec autant 
d'attention qu'elle écoutait les sanglots et 
les rires de nos personnages précédents et 
peut-êtr.e ajoutera-t-elle, sans déplaisir, aux 
longs défilés de nos héroïnes d'autrefois, ce 
type récent de femme que la guerre a en- 
gendré, cette Amazone qui représente la 
femme nouvelle, une femme d'aujourd'hui, 
personnage peut-être momentané ou de 
transition, mais qu'il nous est impossible 
de ne pas considérer. Les traits épars qui 
caractérisent ces femmes d'aujourd'hui, leur 
rôle actuel, même la particularité de leur 
rôle social, il fallait les résumer dans un 
type qui empruntât à l'actualité sa vérité et 
sa curieuse beauté. 

Et si ce dessein apparaît avorté, on m'ex- 
cusera en faveur de l'intention. U subsis- 
tera au moins ceci que j'ai voulu — comme 
tant d'autres mais le premier au théâtre, — 
pousser mon humble chant en votre hon- 
neur, ô morts de France ! vous qui nous avez 
dicté le devoir de la vie spirituelle la phis 
haute,.. Que la Patrie tout entière puise son 




336 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

^^-— ^^^^— I ■ I II 

inspiration en vous, morts d'hier et morts 
de demain !... 

Pour nous, spectateurs de Timmense tra- 
gédie, les personnages fondamentaux n'ont 
pas varié, môme sous des masques intensi- 
fiés, même sous les aspects les plus terribles. 
Ce sont les mômes forces de l'infini : la 
mort, Tamour ; ce sont nos passions, nos 
idéals, nos immolations. Oui... Mais à tra- 
vers ces piliers immuables qui se dressent, 
témoins tragiques, sur la route, écoutons... 
regardons... La pauvre et grande âme hu- 
maine chemine... » 



II 



Durant cette guerre il y a eu beaucoup de 
bonté, de charité individuelle, mais il n'y 
aura pasjeu assez de pitié énoncée. Non ! il 
n'y en aura pas eu assez sur la terre pour 
répondre à la somme immense de douleur et 
d'horreur qui a été dépensée. Devant l'his- 
toire, ce sera une tache pour l'humanité 
qu^un grand cri de pitié, un cri formidable, 
ne se soit pas élevé au cours de cette tuerie, 




l'amazone 337 



et qu'il n'ait pas été proféré par ceux-là 
mêmes de qui on était en droit 'd'espérer 
plus de courage. Un Tolstoï n'eût pas manqué 
de faire retentir sa vaste voix. Ce cri, il au- 
rait pu sortir du sein de la chrétienté,, des 
peuples neutres, du cénacle des penseurs. 
D'où provient cette abstention ou cette timi- 
dité? Où est-il l'imbécile ou l'hypocrite qui 
prétendra que la pitié est déprimante ? Allons 
donc!... Celui qui parlerait ainsi, je proclame 
d'avance qu'il ne saurait être autre qu'un 
installé de la guerre à moins qu'il ne soit 
seulement un minus habens dépourvu d'ima- 
gination ? Où aurait-il pris que les cris de 
pitié n'encouragent pas plus nos sublimes 
soldats dans leur tâche obscure et doulou- 
reuse que les coups de panache et d'encen- 
soir perpétués par la littérature ?. . . Le simple 
sanglot d'une mère à son fils :« Mon pauvre 
petit» ïestun viatique autrement réconfortant 
queles : « Nous vous envions l'honneur d'aller 
se faire tuer, sans sourciller, comme des fils 
de Corneille, etc.. » C'est un fait que les 
soldats n'Dnt pas apprécié du tout le los 
inutile entonné en leur honneur : cette race 

22 




338 ECRITS SUR LE THEATRE 

merveilleuse qui n'éprouvait pas le besoin 
d'être réconfortée et qui Ta suffisamment 
xmontré, semble avoir trouvé de mauvais goût 
les cantates de Tarrière... Mais elle eût senti 
un Jien plus solide avec l'arrière, si nous 
avions aidé à réveiller partout les notions de 
justice et de bonté oubliées. Ah! pourquoi la 
pitié s*est*elle jugulée elle-même ?... Pour 
ne pas contrister le civil et de peur de ra- 
lentir les affaires ? Je n'y crois pas ! Sommes- 
nous à ce point pusillanimes ? Quelle fable ! 
Si la foule avait dû être déprimée, elle l'au- 
rait été et bien autrement, par la série de 
déceptions que l'écriture et la parole lui ont 
fait subir, par les promesses perpétuelles 
des feuilles publiques démenties au fur et à 
mesure, par les mensonges dont on l'a bercée 
— par les insanités débitées à tout bout de 
champ, sur l'ennemi, — par les bravacheries 
et les satisfecit que de faute en faute les in- 
téressés se décernaient indéfiniment dans 
notre pays, par le billet de banque du men- 
songe mis en circulation, par les traites 
d'illusions qu'on tirait sur le peuple, en les 
renouvelant éternellement, — et si elle a 







l'amazone 339 



résisté à ce traitement-là c'est que la foule a 
une fière santé et une robuste constitution ! 
Prétendre que des sentiments de pitié, des 
élans généreux, des torches hardiment bran- 
dies auraient déprimé le civil plus que ne 
l'a fait ce monopole de duperie, c'est le plus 
impudent peut-être de tous les mensonges, 
si ce n'est pas le plus hypocrite des remords ! 
La pitié, veilleuse à petite flamme courte et 
haletante, obscure lumière humiliée, elle est 
au cœur des mères, des pères, des femmes 
au chevet des mourants, elle est dans toutes 
les âmes déchirées... c'est la lampe du sanc- 
tuaire... Ah ! ceux-là, comme je comprends 
leurs silences dont ils usent pour répondre 
en noblesse et en magnanimité à l'exemple 
que leur ont légué des morts qui furent 
aussi héroïques que pudiques !... Et puis ils 
n'avaient pas mission de parler!... Ils sont 
le peuple de la douleur... Mais ceux qui pen- 
sent ouvertement, qu'on écoute quand ils 
parlent, les esprits indépendants et libres, 
je ne comprends pas qu'ils aient si facile- 
ment pris leur parti du silence et qu'ils s'en 
soient remis au vague fatalisme du consen- 




340 ECRITS SUR LE THEATRE 

tement universel. Ont-ils eu peur de troubler 
la tâche énergique de la patrie ? Ils l'auraient 
au contraire agrandie et assainie. Ont-ils re- 
douté d'être mal compris, de tomber dans des 
équivoques ? Plutôt. Ont-ils été préoccupés, 
par opportunisme, d'équilibrer leur attitude 
et de se réserver prudemment pour le dé- 
nouement? Ont-ils redouté que la haine et 
l'hypocrisie embusquées ne les accusassent 
faussement de patriotisme refroidi, voire de 
lâcheté... Jésus ne se fût pas posé cette ques- 
tion !... Et même si la calomnie les avait 
' atteints, la belle affaire !... Est-ce donc un si 
' lourd sacrifice de passer des rangs de la 
majorité à ceux d'une minorité ? Quand on a 
dans le cœur une foi bien ancrée, quand on 
porte en soi l'amour de son pays comme une 
religion intangible, que peut-on redouter de 
la calomnie, même lorsqu'on est en pleine 
renommée ? A supposer qu'elle s'exerce 
contre nous, n'est-il pas juste lorsque nos 
enfants reçoivent des balles mortelles, que 
nous exposions une plus calme existence 
aux balles mâchurées et moins dangereuses 
de la calomnie?... Oui, c'est vrai, hélas ! des 




• 

l'amazone 341 



> 



gens se sont servis du patriotisme comme 
d'une arme dissimulée sous des flots de rhé- 
toriques tricolores et ils ont fait du plus noble 
des sentiments Tinstrunient de leurs haines 
ou de leurs convoitises ! Mais à cette arme 
n'aurions-nous pas pu en opposer une autre 
dont le pouvoir (qui sait!) eût pu devenir 
incalculable ? Au milieu de cette faillite 
universelle de l'intelligence, à laquelle est 
due en partie la durée de cette guerre, com- 
ment ne nous sommes-nous pas aperçus plus 
vite que la pitié, la simple pitié aurait pu 
devenir une arme capitale, irrésistible, qui 
soulevant les peuples aurait peut-être aidé à 
terminer cette monstrueuse hécatombe ? Qui 
peut prétendre qu'elle n'eût pas été d'un 
appoint tout aussi considérable que le fameux 
(c facteur moral » dont on a tant abusé pour 
excuser l'inertie et Tincurie ! L'expérience 
n'a pas été tentée. Oui, la pitié, c'était la 
sixième arme. 

Nous en avons douté. A peine est-elle 
sortie du fourreau qu'on l'a jugée tout de 
suite suspecte ! Honte à nous ! Nous n'avons 
pas osé la brandir et nous ne pouvons pas 




342 ECRITS SUR LE THEATRE 

calculer de quelle force nous nous sommes 
privés!... Trop tard d'ailleurs maintenant! 
Ces tîrrémédiable. Nous subissons et con- 
tinuons à subir la conséquence de ce total 
oubli. La pitié ! Oh ! en nous laissant aller à 
son élan, nous n'aurions pour cela rien ab- 
diqué de nos justes volontés, nous n'aurions 
pas arrêté la justice française en si beau 
chemin... L'élan opposé de nos soldats vers 
le combat et pour le triomphe de notre cause 
aurait été plus raffermi encore par la pensée 
que, là-bas, derrière eux, des frères s'em- 
ployaient à rapprocher le terme de l'effort 
sacré et de leur long martyre, sans pour cela 
rien distraire de nos revendications et de 
nos buts d'état. 

Nous' n'aurions point remis l'épée au four- 
reau ni cessé d'exposer tant de poitrines à 
la mitraille ennemie ; la même énergie eût 
été déployée contre l'invasion « pour la vic- 
toire du droit et de la justice » selon la for- 
mule désormais consacrée... Mais il n'est 
point dit que pendant que des millions 
d'hommes s'égorgeaient, une ligue, un con- 
sortium d'intellectuels opposé à celui des fa- 




l'amazone 343 



meux signataires allemands n'eût point en- 
digué le flot perpétuellement montant que 
n'a barré aucune autre écluse que la résis- 
tance de nos soldats. La conscience univer- 
selle des peuples est peut-être plus facile à 
réveiller qu'on ne le pense. La haine a porté 
partout son fer rouge ; elle a avivé toutes les ^ 
plaies, mais jamais des mains crispées par la 
douleur ne se sont élevées entre les combat- 
tants. L'amour, personnage suspect, ne s'est 
réfugié qu'au cœur des victimes et de leurs 
consolateurs; les genoux n'ont pas voulu se 
plier pour implorer la conscience humaine 
en délire. 

Rien ne nous prouve que la grande 
voix de la pitié ne se fût pas propagée et 
n'eût pas apporté une intimidation en Alle- 
magne au moins égale à celle qu'y ont pro- 
duite nos cris d'indignation légitimes mais 
d'effets nécessairement minimes. Quant à 
nos protestations journalières de patriotisme 
et de ténacité nos soldats n'en avaient que 
faire ! En admettant que son action n'eût pas 
été immédiate, cette vertu archi-théologale 
n'en eut pas moins secouru petit à petit la 




su ECRITS SUR LE THEATRE 

morale saccagée, l'idéal meurtri, tout ce que 
l'ivresse des peuples a anéanti dans un coup 
de saoulerie. Elle eut aidé à la marche de la 
lumière et de la vérité. Elle eut entraîné les 
masses démocratiques de tous les pays, 
masses qui feront ces révolutions nécessaires 
et salutaires dont on peut prédire qu'elles 
seront le dénouement de Torgie autocra- 
tique. Elle eut facilité également une ligue 
des pays neutres. Sur la fièvre de l'uni- 
vers, nous n'avons eu pour baume ^ue les 
paroles malheureusement tardives du prési- 
dent Wilson. Elles ont eu une grande auto- 
rité, assez pour que nous jugions du pou- 
voir qu'auraient eu un appel plus éloquent, 
plus horrifié, une sollicitude plus émue. 
Un homme pourtant a parlé au nom de la 
masse silencieuse de l'humanité accablée et 
ruinée, au nom des collectivités martyrisées 
et ces messages n'ont pas été vains, même si 
ce peuple un jour, était forcé d'entrer en 
lice. Des ondes de lumière ont été agitées 
et tout au moins les grands ^principes de 
l'humanité et les vastes espérances d'avant- 
guerre ont relevé leurs fronts humiliés. Elles 



l'amazone 345 



fructifieront, ayons confiance. L'idée dépasse 
les êtres qui la mettent en branle, elle en- 
traîne les nations à sa remorque ! 

Mais ce n'était pas assez que cette tardive 
objurgation; il fallait plus ! Par malheur une 
sorte de terreur instituée p.ar la presse mon- 
diale a imposé le silence à ceux qui avaient 
peut-être le plus envie de prendre la parole 
ou de pousser le cri d'une conscience dé- 
chirée. 

On peut évaluer maintenant quelle a 
été la responsabilité de la presse de tous 
les pays dans la prolongation et dans les er- 
reurs de cette guerre. Elle a instauré ou 
subi, — on n'en peut plus distinguer le dé- 
part — la féodalité du mensonge et peut-être 
la presse est-elle moins responsable qu'on 
ne le pense, car elle a agi par tâtonnement 
et plus par suggestion que par intérêt. N'im- 
porte ! Elle a eu sa part dans la propagation 
des erreurs de toutes sortes. Elle a été le 
plus souvent dans son ensemble la parodie 
de la guerre. Elle a sophistiqué l'histoire et 
son soldat, rapetissé la grande résolution 
douloureuse et mélancolique de l'homme sur 



â 



346 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

» 

toutes les terres où l'on saigne, môme celles 
de l'ennemi. Elle s'est faite marchande de 
sornettes. A aucun moment elle n*a reflété la 

* 

sensibilité française. Elle n'a pas distingué 
les grandes directions de la pensée, ni les 
forces des événements en conflagration. Elle 
est restée en dehors de l'état d'âme populaire 
qui s'est passé d'elle. Elle est demeurée, 
bureaucratique, sédentairement confinée 
dans des errements de jadis. Heureusement, 
il y eut, il y a toujours à sa tête des hommes 
d'action, des braves lutteurs qui ont fait du 
bien, des organisateurs et des esprits de 
pure race. L'ensemble ne constitue pas une 
force suffisante qui pallie l'effet déconcer- 
tant d'une si lourde consommation d'erreurs 
et de puérilités qui justifieraient à elles seules 
la réputation de légèreté que nous nous 
sommes faite à travers les âges! On a cru 
qu'à ces masses redevenues les troupeaux des 
anciens temps, il fallait conférer un idéal 
collectif énorme, des idoles grossières, des 
abstractions ingénues. Erreur ! Un sourd 
travail se produit dans l'Europe auquel la 
presse est restée étrangère. Mais la plus 



l'amazone 347 



grande faute de la presse a été de faire subir 
sa tyrannie aux esprits indépendants et d'im- 
poser le silence aux élans généreux et à la 
contrition de l'Europe. Ah! la simple bonté, 
comme nous en reconnaissons intérieure- 
ment la puissance depuis que nous sommes 
privés de son effluve ! Nous nous reportons 
•aux grandes paroles évaporées aujourd'hui 
et qui émanaient de Toxpérience nazaréenne ; 
nous comprenons que l'humilité qu'il y a 
dans la charité est peut-être, sans qu'il y pa- 
raisse, une force tout aussi habile que l^s di- 
plomaties d'États modernes, une source qu'on 
n'a pas capté parce qu'on la méprisait. On 
l'a laissée se dériver au hasard. Après cette 
débauche d'erreurs, l'intelligence humaine 
aura un gros effort à faire pour reprendre 
son attitude et reconquérir son rang! Il fau- 
dra qu'elle aussi connaisse l'humilité et ce 
n'est qu'en confessant son erreur qu'elle 
recouvrera sa beauté. 

Peu à peu heureusement des modifications 
tardives se produisent, trop tardives hélas ! 
pour qu'elles aient quelque poids mainte- 
nant dans les solutions du conflit. Des filets 




348 ECRITS SUR LE THEVTRE 

de lumière annoncent l'invasion future du 
soleil. Il viendra, il éclairera les peuples. 
Dans le simple domaine de la littérature, 
nous venons d'avoir une belle œuvre de 
pitié et de réalité stricte pour l'apprécia- 
tion de laquelle il est permis d'employer 
l'adjectif numéral cardinal. Ce n'est qu'un 
roman mais il nous a ouvert des espaces, 
que l'on retenait prisonniers. C'est le Feu 
d'Henri Barbusse. Sévère et puissante accu- 
mulation de témoignages, accent d'une âme 
fiévreuse et fraternelle, ce livre a déjà et 
aura de jour en jour plus encore une ré- 
percussion salubre. Or, je ne sache pas que 
ces pages où la vérité saigne tout entière, 
et qu'un cœur passionné d'espérance a dicté, 
aient affaibli nos courages, déprimé les sol- 
dats par le récit de leurs misères, entamé 
la noblesse de notre cause!... Jamais la vé- 
rité ne déçoit. Nous sommes instruits par le 
passé que les pires erreurs des dirigeants 
ont été toujours de poser le boisseau sur la 
lumière !... Elle finit toujours par faire sau- 
ter le boisseau. 

Malheureusement, après trois ans bientôt 




l'amazone 349 



de guerre et d'adaptation au malheur autant 
qu'à rhéroïsme éperdu, je crois bien que 
toute intervention, autre que celle du fusil 
et du canon> est sans avenir ! On est allé trop 
loin dans l'invraisemblable pour que l'expé- 
rience suprême ne soit pas tentée ! et les 
peuples y sont amèrement résolus; ils con- 
tinueront tête baissée dans Torage du 
sang!... La victoire sans doute décidera. 
Prions pour notre sainte et immortelle pa- 
trie ! Prions pour le sort des armes, et pour 
tous les saccages exécrés qu'elles vont ac- 
cumuler encore!... Prions parce que notre 
victoire peut tout réparer, elle est le salut 
de l'humanité en peine. Elle suscitera une 
réaction formidable et féconde, mais au prix 
de quelles ruines!... Comment ne pas frémir 
en y songeant ! 

Ce n'est plus maintenant que la pitié et la 
raison peuvent s'imposer avec utilité. C'est 
au moment où se produisit la chute de l'or- 
gueiL allemand, après la Marne et l'Yser, 
quand les peuples étourdis se mirent à 
fourbir, chacun de leur côté, des armes dé- 
mesurées, à entraîner dans leurs filets les 



j 



350 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

autres peuples neutres et à préparer ainsi le 
cercueildes vieux régimes, c'est à ce moment- 

' là qu'elles devaient intervenir ! Maintenant il 
ne nous reste plus qu'à invoquer platonique- 
ment la déesse Raison, — et à écrire chacun 
selon son cœur, du plus humble au plus 
autorisé. 

Et quand bien même l'effet de la pitié dé- 
chaînée n'eût pas été ce qu'on en aurait pu 
attendre, je ne vois pas en quoi l'esprit hu- 
main se serait déshonoré pour avoir tenté par 
son imploration de hâter la fin logique d'une 
catastrophe qui n'a plus aucun rapport avec ce 
qu'on appelait du nom de guerre, avec ce 
que nous envisagions aux jours sublimes et 
légers de la mobilisation ; alors que mainte- 
nant le pugilat est devenu à proprement par- 

. 1er le suicide de la vieille Europe, la cachexie 
des races. Certes devant ce piétinement sur 
le charnier, comme elle est sans risque l'atti- 
tude de celui qui s'écrie : « Sont-ils beaux ! 
Pas une plainte ! De la vaillance et de la gaîté 
française ! Arrière le pessimisme ! La France 
est régénérée quand elle était hier gan- 
grenée aux moelles et divisée. Vive l'union 



l'amazone 351 



sacrée, etc.. » cependant qu'on voit, de 
toutes parts, grimacer au contraire les haines 
des partis et que manifestement ils aigui- 
sent leurs armes et leurs ongles, pour un 
corps à corps qui sera un des plus irréduc- 
tibles qu'on aura jamais vus!... La pitié les 
eût aidés peut-être à se reprendre et à éviter 
l'attaque fratricide qu'ils préparent, mais qui 
semble inéluctable désormais. 

Pour ceux qui ne se soumettent pas à des 
soucis de carrière, la juste attitude est de par- 
ler sans rébellion, sans colère, — mais avec 
la décision de ne pas mentir ni à la vérité ni 
à la dignité d'écrire. Quand on n'est pas un 
flambeau, qu'on n'a pas rang dans cette pha- 
lange qui a le droit et la puissance de faire 
retentir jusqu'aux confins du monde le cri 
inentendu qui soulagerait la masse des peu 
pies opprimés et résignés, il n'y a qu'à re- 
tracer simplement ce que Ton voit et ce que 
l'on ressent en face des évidences. Gela 
constitue déjà par le temps qui court, un 
acte de courage!... Triste constatation!... 
Les entrepreneurs de scandale dont le mé- 
tier est le chantage, les trafiqueurs de guerre. 




352 ÉCRITS SUR LE THKATRE 

les termites de la calomnie organisée sont 
là pour pétrir automatiquement les pincées 
de boue qu'ils puisent à la grande auge. Non 
contents de déshonorer la presse, ils ren- 
dent vains les efforts des moralistes et des 
écrivains sérieux. Plus d'un a remarqué tris- 
tement qu'entre la satire du moraliste et le 
pamphlet du calomniateur, le public mis en 
garde par trop d'expériences ne sait plus 
distinguer : il confond dans la même dé- 
fiance, l'œuvre de salubrité et le trafic d'in- 
térêt. Heureusement, ces manufactures de 
calomnies officielles et privées se sont 
tellement discréditées elles-mêmes que si 
elles parviennent à jeter la suspicion sur les 
bonnes entreprises, elles n'arrivent pourtant 
point à renouveler leur propre crédit auprès 
d'une fouïe que les excès de duperie ont 
lassée depuis longtemps. 

J'en ai eu encore la preuve à propos de 
cette pièce qui ne prétend pas à être une 
œuvre importante, mais que défendait sa sin- 
cérité. La masse profonde du public ne s'y 
est pas trompée et cette fois encore la cons- 
piration dirigée contre la pièce a fait long feu. 



i/amazone 353 



Il sera néanmoins intéressant plus tard, 
pour rinforination littéraire, de rechercher 
quel a été durant la guerre le réveil de la 
critique dramatique après trois années de 
silence. Le formidable événement, hélas, ne 
paraît avoir été d'aucune conséquence pour 
elle! Aucune évolution. Elle est demeurée 
semblable à elle-même; elle a amplifié le 
ton, voilà tout. Les injures dont j'ai été 
abreuvé cette fois passent de beaucoup 
celles que j'avais reçues pour mes pièces 
précédentes. On sent une volonté plus ra- 
massée de donner le coup décisif. Il est in- 
connu qu'un écrivain, surtout un auteur dra- 
matique ait été attaqué avec autant d'âpreté. 
Les invectives de ce genre sont générale- 
ment réservées aux hommes politiques ou à 
ceux dont la vie publique s'est mêlée à des 
effervescences de partis. Je voudrais bien 
dire que ces attaques s'adressent à l'esprit 
de la pièce et à ce (ju'elle peut contenir de 
volonté artistique ou de tendance morale. 
Ilélas! j'en serais complètement empêché. 
Les tendances de l'œuvre y sont pour peu 
dç chose pu pour rien du tout. La coalition 

23 




354 ECRITS SUR LE THEATRE 

a été nettement dirigée contre la person- 
nalité d'un écrivain dont Pindépendance et 
risolement semblent avoir servi de cible. A 
part quelques esprits coutumiers d^analyse 
qui honorent leur profession, — combien 
rares ! — et qu'il est superflu de désigner 
ici, un flot d'articles conçus dans un style 
d'une rare indigence ont charrié tous les 
lieux communs de l'invective... La plume a 
peine à reproduire ces gentillesses... Je me 
suis vu traité successivement dans les grands 
quotidiens de « bandit crapuleux, empoison- 
neur public, excrémentiel, pourriture, faus- 
saire, lubrique, honte de la France... le plus 
nauséabond des mercantis, farceur et sali- 
gaud, de Sade dans son cachot, palefrenier 
morphinomane, potard convulsionnaire, ga- 
touille de bateau, ordure suprême... etc.. 
etc. . . » Que sais-je ! . . . Injures qui n'ont aucune 
relation d'idée avec la pièce ! Mais c'est là le 
procédé habituel de la calomnie. Ce n'est triste 
que parce que de pareilles choses s'écrivent 
durant que les Allemands piétinent encore 
le sol de France! Ma pièce, elle, était com- 
munément traitée de parodie sacrilège, de 




l'amazone 3o5 



chiennerie, de pauvreté ignominieuse et de 
spéculation révoltante, etc.. Et il ne faut pas 
croire que ce genre de critique ait été un 
langage spécifique réservé aux entrepre- 
neurs habituels de l'injure et de la haine. Je 
citerai tel poète sans talent, mais connu — 
qui osa écrire : « Par ici les nettoyeurs de 
tranchées ! » L'essai d'obstruction ne s'arrê- 
tait pas là. Dès le lendemain de la représen- 
tation, des directeurs de journaux importants 
et de quelques feuilles de choux s'en fu- 
rent au ministère réclamer la fermeture du 
théâtre qui représentait V Amazone ou l'in- 
terdiction de la pièce. (Jolies préoccupations 
de guerre !) Quelques critiques ont résumé 
eux-mêmes la physionomie de l'événement. 
Je leur laisse la parole : « Une partie de la 
presse n'a été qu'une explosion de haine per- 
sonnelle, depuis longtemps contenue. Il s'agit 
d'une coalition de concurrence... Certains 
fournisseurs ne pardonnent pas à l'auteur 
d'avoir dénoncé dans V Amazone la faillite de 
la littérature de poilus sentimentaux, d'infir- 
mières angéliques et de marraines siru- 
penses. De là ce concert d'imprécations. Si 



à 



356 ECRITS SUR LE THEATRE 

ce n'est pas le cloaque (M. II. Bataille aurait 
le droit de ne pas. ménager les qualités mé- 
prisantes à ceux qui ne lui mesurent pas 
les calomnies) cVst bien la mare aux gre- 
nouilles (1). 

« On n'a guère étudié Tœuvre, mais on 
a davantage insulté l'auteur. La critique dra- 
matique a donné avec excès dans la polé- 
mique personnelle. Elle a eu tort... LAma- 
zone n'a pas été un succès pour les critiques 
etc. (2)... » 

D'autres ont marqué le dessein politique 
de cette cabale tendancieuse. Que le public, 
dont la religion est faite depuis longtemps 
à ce point de vue, ait répondu par un haus- 
sement d'épaules à ces diffamations et à 
ces salisseurs professionnels, il y a là un 
signe d'époque. Depuis longtemps il exerce 
son contrôle lui-même et il casse les gages 
d'anciens mandataires qui d'ûge en âge, de 
compromission en compromission, d'incom- 
pétence en incompétence en sont arrivés à se 
disqualifier presque complètement; il leur 

(1) Camille Le Sionne. 
{%) Eu>E3T Charles, 




l'amazone 357 



faudra faire un sérieux pas en arrière et re- 
venir à des procédés plus décents pour re- 
trouver une autorité dont ils se sont peu à 
peu dépouillés. La juste appréciation de la 
foule qui s'est libérée de leur influence a 
définitivement percé à jour le jeu de ces dis- 
créditeurs attitrés de la pensée française, 
assermentés à leur parti ou à leur clientèle 
qui n'ont d'autre mission que d'avilir les 
forces intellectuelles de leur pays, parce 
qu'elles se dirigent vers des chemins qui ne 
sont pas les leurs, et sur lesquels il est tou- 
jours facile d'exercer ce qu'on pourrait appe- 
ler des tirs de barrage. A ceux-là la guerre 
était apparue une aubaine pres()ue inespé- 
rée, une raison d'être nouvelle et à la faveur 
d'un patriotisme devenu leur bonne à tout 
faire — c'est-à-dire (|u'ils l'ont mis à tous les 
ouvrages, — ils espèrent organiser le sac- 
cage de leurs ennemis et se refaire des 
virginités compromises au moyen de cette 
vieille idéologie : la guerre, qui vient au se- 
cours de leur système politique et privé. Sur 
la garde de leur sabre, ils inscrivirent le 
nouveau mot d'ordre d'agression : union 




358 ÉCRITS SUR LE THEATRE 

sacrée. Mais dans tous les domaines de la 
vie nationale il ne semble pas que ce soula- 
gement leur ait été octroyé ! Le bon sens 
français, la robustesse populaire, en atten- 
dant le retour des soldats, demeurent inatta- 
quables. La nation leur montrera, preuves 
en mains, que depuis cent ans et plus qu'elle 
s'achemine vers la réalisation de ses grands 
programmes, il n'y a plus d'obscurantisme 
qui puisse désorienter une race soumise en 
tant de siècles à trop d'expériences. 

Mais pour en revenir à l'humble littérature 
et à la plus humble de toutes, la littérature 
dramatique, — constatons qu'à vrai dire 
l'occasion paraissait belle de passer au fil 
de l'union sacrée un écrivain que Ton sait 
vivre dans un isolement complet et qui 
n'étant soutenu par aucun parti, par aucune 
amitié, semblait devoir représenter, dans les 
circonstances actuelles, un des obstacles les 
plus faciles et les moins lourds à renverser. 
La tentation était grande. 11 est, en effet, 
assez anormal que l'homme seul, c'est-à-dire 
l'homme qui passe de son cabinet de travail 
à son jardin, et qui a la prétention d'exercer 



L*AMAZONE 3S9 



librement au dehors son métier, soit en rela- 
tion directe avec la grande foule et fasse 
avec elle échange de sincérité. Il y a là une 
anomalie évidente. Les ennemis de la li- 
berté de penser voient dans ce libre com- 
merce de sympathies obtenu sans truche- 
ment, un mauvais présage pour Tavenir. La 
liberté de penser, la seule que pour ma part 
je réclame, la tradition veut qu^on ait bien 
du mal à l'exercer, dans notre pays, même 
lorsqu'elle est sans aspérité et qu'elle s'ex- 
prime sans violence! Mais « l'homme seul » 
la considère par contre, cette liberté, comme 
le plus précieux quoique le plus fragile 
des biens ; la perte de son indépendance est 
la seule privation dont il puisse souffrir, 
l'unique risque auquel il soit décidé de ne 
pas s'exposer. Chacun a une conception par- 
ticulière de sa vie et de son devoir et il ne 
faut pas s'étonner que le solitaire entende 
avoir le bénéfice de son isolement. Pour qui 
vit loin de toute compétition de carrière, loin 
de tout honneur officiel et de la vie de rela- 
tions, de telles résolutions ne comportent 
d'ailleurs qu'un minimum d'inconvénients 



360 ECRITS SUR LE THEATRE 

(être méconnu et provoquer les légendes 
malveillantes ou absurdes, qu'importe!) et 
pour s'en garder, il suffit de s'abstraire dans 
un travail toujours renouvelé. Personnelle- 
ment, je continuerai donc et il est fort à 
croire que les coups de boutoir continueront, 
de leur côté; l'attaque redoublera vraisem- 
blement, d'autant plus qu'elle n'a subi jus- 
qu'ici que des échecs et que Tauteur n'est 
disposé à faire aucune concession ; mais dé- 
sormais je me refuserai même à prendre 
connaissance de ses tentatives d'obstruction 
et j'ignorerai de parti pris les diverses réac- 
tions auxquelles mes pièces donneront lieu. 
J'estime qu'il n'y aura pas de meilleure ré- 
ponse que de soumettre mon hygiène litté- 
raire à plus de solitude encore; non point 
par sentiment de suffisance mais pour pro- 
téger mieux cette fameuse indépendance si 
nécessaire à l'écrivain, et sans laquelle notre 
métier deviendrait le dernier et le plus misé- 
rable des métiers. Je suis, par ailleurs, 
mieux instruit que tout autre de mon infé- 
riorité. Je ne défends que la bonne foi de 
mes ouvrages où les lacunes, les fautes et 



l'amazone 361 



les faiblesses abondent. Sur le terrain de la 
sincérité seulement je les sais inattaquables. 
A part quoi je n'ai point du tout la préten- 
tion ni la sottise de penser que leur exécu- 
tion soit irréprochable. Pour m'excuser de 
de tant de tares manifestes, je m'en réfère 
seulement à quelques vers griffonnés il y a 
des années sur des cahiers intimes aujour- 
d'hui livrés au public et où se résumait toute 
la foi naïve de ma jeunesse : 

Mais mou pardon serapeiil-elre 

D'avoir avec un soiu pieux noté ces voix 
Oui fout le ^^raud (^clio du cœur, ces cris de l'être 
Désespéré, perdu au seiu des vieux pourquois... 
Mon pardon, ce sera de ni'ôtre fait petit, 
Proche, attentif, sincère, et d'avoir consenti 
yue le rêve s'incline, ou que la main se pose 
Sur l'immense pitié (jui sort du cœur des choses î 
En sorte que j'ai l)ien mérité, quoique indigne, 
Mon pardon. D'un cœur pur, l'ouvrier se résigne 
A n'être qu'humblement l'artisan de sa cause, 
Heureux s'il j)eut encor [)ermettre à son orgueil 
De déi)oser, ainsi que des Heurs à l'autel, 
— Révoltés et soumis au destin, tour à tour, 
Mais beaux d'avoir battu la charge universelle, 
Trophées sans gloire, en gerbe é])arse, pêle-mêle — 
Tousces('a»urs exhaussés sur ton décombre, Amour !.. 




362 ÉCRITS SUR LE THEATRE 






La tâche qui s'offre aux vrais écrivains d'au- 
jourd'hui est belle et féconde. Elle consiste 
à se presser fraternellement autour de l'Idée, 
autour du Flambeau, plus menacé que jamais. 
Qu'ils considèrent sincèrement le péril qui 
l'assiège, — péril que nous voulons croire 
aussi momentané que celui de la patrie. Mais 
ce ne sera jamais un poncif de répéter que 
ridée également est une patrie à laquelle 
nous devons un dévouement filial. Le monde 
intellectuel dans une nation démocratique 
devrait constituer une élite conductrice. Je 
n'ai point prétendu ici en faire la critique ni 
définir les rapports de la littérature et de la 
guerre. Il y a eu de grands esprits, il y en a 
eu de modestes qui tous, et d'une volonté 
égale, se sont ennoblis à écrire les choses 
essentielles; mais j'ai déploré certaines ré- 
serves, certains excès dans la prudence; une 
sorte de maussaderie générale qui n'a pas 
su faire opposition aux quelques tentatives 
de domination criardes et agressives dont 




t/amazone 363 



nous avons le spectacle. Courage et ré- 
sistance sur tous les terrains de la patrie 
intellectuelle ! Exaltons en nous le goût de 
l'éternel. Je suis persuadé que désormais la 
pensée un peu mortifiée prendra mieu-x 
conscience de sa puissance, de son rôle dans 
l'organisation sociale dont elle est un instru- 
ment de précision et de régulation. Elle ne 
voudra pas que l'histoire puisse dire qu'elle 
n'a pas su tenir son poste durant une pertur- 
bation aussi formidable et aussi menaçante. 
Eh quoi ! serait-il possible que les errements 
de naguère, cette ardeur héréditaire au dé- 
nigrement mutuel qui est une tare des Fran- 
çais, cette espèce d'indolente anarchie que 
nous connaissons trop, la guerre civile des 
lettres, la fidélité des haines, un scepticisme 
d'attitude, la confusion volontaire et dédai- 
gneuse en littérature du pire et du meilleur, 
notre vieux gérontisme aveugle stagnant et 
officiel, tout cet attirail d'intimidation su- 
rannée, subsiste comme si rien ne s'était 
produit. Quoi ? serait-il vraiment possible 
qu'ayant en face de nous le terrible exemple 
donné par une Allemagne soucieuse, hélas, 




364 ECRITS SUR LE THEATRE 



d'orgaaiser la hiérarchie de ses valeurs, tant 
d'expériences ne nous servent pas de leçon 
et que nous ne profitions pas d'une aussi dure 
épreuve ? Ouvrons les yeux ! Ouvrons-les 
grands et que les vrais écrivains se tendent 
la main, non pour défendre leur collectivité, 
mais leur religion en péril, la Raison. Le règne 
de la force oppressive heurte aux portes de la 
vieille Byzance. Une représaille éternelle 
flotte sur la terre; l'odeur nauséabonde du 
sang et du crime ne fait que s'accroitre. Un 
désespoir monte de Thorizon. Que l'homme 
intègre reste à son poste de vigie, en atten- 
dant que se dissipent les assauts de ténèbres ! 
Non, la confiance dans le beau, dans le pur, 
dans le bon et le vrai ne sera pas une vaine 
espérance. Ces mots-là sont pour nous l'hon- 
neur même de vivre. Nous attendons leur 
réalisation. 

Jamais le grand principe ternaire de nos 
pères et de nos maîtres n'a resplendi d'un 
éclat plus radieux, malgré l'ombre implacable 
où le saag les éclabousse; liberté, égalité, 
fraternité ! Et c'est le sang des justes qui 
vient encore de rajeunir ces trois catéchu- 



l'amazone 36o 



mènes. En avant, peuples, vers le soleil de 
là-bas, la république sociale universelle qui 
un jour renouvellera le monde ! Si, par mal- 
heur, nous faisons défection, que ce soit à toi 
jeunesse de France, dont Teffort n'aura pas 
affaibli le courage, que ce soit à toi qu'in- 
combe la tâche de remettre tout en ordre 
dans les grands foyers sociaux et de détruire 
ce qui subsiste des vieilles féodalités qui t'ont 
rompu les os. Tu feras nette et pure la place 
où tu projettes d'asseoir ton repos. C'est toi 
seule qui détermineras les grandes directions 
immédiates de. la conscience au lendemain 
même du jour où cessera brusquement cette 
régence de la haine à laquelle toutes les 
vieilles fédérations de Tesprit humain se 
sont soumises avec une docilité momenta- 
née, comme l'ont fait nations et rovaumes. Et 
Tenfance aussi, celle qui joue en ce moment 
au cerceau et à la toupie, alors (pie les aînés 
se battent, cette enfance verra et accom- 
plira de grandes choses ! A Theure tragique 
et enténébrée que nous vivons, on ne peut 
se défendre d'une grande émotion lorsqu'on 
regarde les enfants bâtir leurs pâtés dans 




3(J6 ECIUTS SUIl LK TIIE.VTRK 

le sable... Quel héritage nous laisserons à 
leurs petites mains ! Peut-être verront-ils 
enfin de grandes innovations continentales ? 
Peut-être de beaux repentirs jailliront-ils de 
cet avortement monstrueux de la guerre ? 
Croyons! La plus immorale des expériences 
entraînera le plus fécond des châtiments 
lorsque, après le cauchemar forcené qu'elle 
est en train de vivre, après cette hypnose 
farouche de Tidée fixe — car tout sommeil 
n'est pas forcément léthargique — l'huma- 
nité entière tendra les bras vers la lumière, 
comme un dormeur qui se réveille. 

Janvier 1917. 



p. -S. — Depuis (|ue ces pages ont été écrites et 
imprimées, des événements extérieurs importants 
ont commencé la réalisation de nos espérances. 
L'auteur n'a rien à ajouter, rien à rectifier. L'ave- 
nir se fixe et pose ses points de repère. 

IL IL 




TABLE 



Pages. 

Ham-let 4 

Les morts dans Shakespeare il) 

Tolstoï 30 

Musset 40 

Becque 'M 

Georges de Porto-Riche ()9 

Jules Renard M 

Réjane \>1 

Guitry 1(3 

A PROPOS d'aiit dramatique 1^21 

Notes i)'ava>t-premii:rks Ib3 

La Femme nue 1b5 

Le Scandale. ... li)4 

La Vierge folle :200 

L'Knlant de l'amour '205 

Les Flambeaux 211 

Le Phalène '217 

pRKFACK AL (( Piialkm: )) 227 

Extraits de la priasse du « Phalène » . . . . 2(^t> 

L'Amazone 3C9