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Full text of "Césarisme démocratique en Amérique;"

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f  ^-oiiTvo,  *Digitized  by  the  Internet  Archive  4?  ^oînvo^  <?, 
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LÀUREANO  VÂLLENILLA  LANZ 


CÉSARISME 
DÉMOCRATIQUE 

EN  AMÉRIQUE 

TRADUCTION   ET   PRÉFACE 

PAR 

Marius  ANDRÉ 


PARIS 

ÉDITIONS  DE  LA 

REVUE  DE  L'AMÉRIQUE   LATINE 

CHEZ     EXPRINTER 
Rue  Scribe,  2 


THE  UNIVERSITY  LIBRARY 
JNIVERSITY  OF  CALIFORNIA,  SAN  DIEGO 
LA  JOLLA,  CALIFORNIA 


PROFESSOR  JOSÉ  MIRANDA 

COLLECTION 


UNIVSRSITV  OP 
CALIFOWHIA 

SAN  DIEGO 


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J 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE 
EN  AMÉRIQUE 


CESARISME    DEMOCRATIQUE    EN    AMERIQUE. 


LAUREANO  VALLENILLA  LANZ 


CÉSARISME 


EN  AMÉRIQUE 

TRADUCTION   ET   PRÉFACE 

PAR 

Marius  ANDRÉ 


PARIS 

ÉDITIONS  DE  LA 

REVUE  DE  L'AMÉRIQUE   LATINE 

CHEZ     EXPRINTER 
Rue  Scribe,  2 


PREFACE 


Il  y  a  une  quinzaine  d'années,  un  écrivain  véné- 
zuélien, M.  Laureano  Vallenilla  Lanz,  déjà  célèbre 
en  Amérique  espagnole  par  ses  travaux  histori- 
ques, commençait  en  ces  termes  une  conférence 
prononcée  à  l'Institut  National  des  Beaux-Arts  de 
Caracas  :  «  La  seule  annonce  du  sujet  que  nous 
allons  traiter  a  éveillé  une  certaine  curiosité  crain- 
tive chez  quelques  esprits  aussi  cultivés  que  patrio- 
tes... qui  ont  peur  que  je  vienne  ici  commettre  un 
attentat  contre  les  gloires  les  plus  pures  de  la 
patrie...  » 

Dans  des  études  précédentes,  ce  descendant  de 
conquistadors  et  de  héros  de  la  guerre  de  l'Indé- 
pendance hispanoaméricaine  avait,  avec  une  ardeur 
servie  par  une  documentation  implacable,  démoli 
quelques-unes  des  erreurs  de  l'Histoire  officielle 
ou  écrite  par  des  étrangers.  En  cette  soirée,  il  s'at- 
taquait à  la  plus  énorme  de  toutes,  à  celle  qui, 
dénaturant  complètement  l'histoire  de  la  guerre 
d'émancipation,  est  la  conséquence  des  mensonges 
accumulés  sur  trois  siècles  d'histoire  antérieure  et 


6  CESARISME    DEMOCRATIQUE   EX    AMERIQUE 

implique  une  partie  des  erreurs  et  des  incom- 
préhensions dont  l'histoire  du  dix-neuvième  siècle 
est  l'objet. 

A  ses  auditeurs,  qui  appartenaient  tous  à  la 
meilleure  société  d'une  des  villes  les  plus  culti- 
vées de  l'Amérique,  M.  Vallenilla  Lanz  tint  un  dis- 
cours qui  est  le  premier  chapitre  de  son  livre  de 
reconstruction  historique  :  Césarisme  démocratique, 
et  peut  se  résumer  en  quelques  lignes  :  notre  révo- 
lution n'a  rien  à  voir  avec  l'exemple  et  les  théories 
de  la  Révolution  française  ;  notre  guerre  de  déli- 
vrance n'est  pas,  comme  l'Histoire  officielle 
l'affirme,  une  lutte  entre  les  Américains  patriotes 
et  les  armées  du  roi  d'Espagne,  mais  une  guerre 
civile  et  sociale  entre  Américains  partisans  de 
l'autonomie  ou  de  l'indépendance  et  Américains 
qui  soutenaient  la  cause  du  roi.  Au  début  d'une 
guerre  acharnée  qui  dura  quinze  ans,  ces  derniers 
étaient  les  plus  nombreux.  Tous  mes  auditeurs 
sont  d'excellents  patriotes,  républicains  et  démo- 
crates, mais  les  arrière-grands-pères  de  plus  de  la 
moitié  d'eux  furent  des  royalistes  qui  prirent  les 
armes  pour  défendre  les  droits  de  la  Couronne 
d'Espagne  contre  la  jeune  République. 

L'orateur  avait  résumé  et  cité  des  chiffres  et  des 
documents  d'archives,  des  mémoires,  des  lettres, 
des  proclamations,  des  rapports  officiels  de  chefs 
de  guerre  et  d'hommes  d'Etat  des  Républiques  sud- 
américaines    émancipées,  —  toutes    pièces    qui    se 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN  AMÉRIQUE  7 

trouvent  dans  des  centaines  de  gros  volumes 
de  documents  publiés  par  les  gouvernementsi  d'Es- 
pagne et  d'Amérique.  Et  ce  fut  un  scandale,  car  il 
y  a  des  vérités  qui  ne  sont  pas  bonnes  à  dire  en 
public. 

Et  il  y  a,  dans  les  pays  démocratiques  d'Améri- 
que comme  d'Europe,  deux  manières  d'écrire 
l'Histoire.  Il  y  a  deux  Histoires  :  la  fausse  et  la 
vraie.  La  première  est  destinée  aux  enfants  de 
l'école  primaire,  au  peuple,  et  à  ceux  de  la  bour- 
geoisie qui,  ayant  terminé  leurs  études  vers  l'âge 
de  seize  ans,  ne  les  poursuivent  pas  et  se  contentent 
de  la  lecture  d'ouvrages  dits  de  vulgarisation.  En 
somme,  cette  Histoire  est  celle  où  la  grande  masse 
des  électeurs  puise  des  idées,  des  opinions,  des 
amours  et  des  haines,  celle  du  suffrage  universel. 

L'autre  a  un  caractère  presque  confidentiel,  si 
restreinte  est  l'élite  à  laquelle  elle  s'adresse;  on  en 
apprend  une  partie  aux  candidats  à  la  licence  et  à 
l'agrégation  d'histoire,  une  partie  seulement  car, 
jusque  dans  les  plus  hautes  sphères  de  l'Univer- 
sité, l'enseignement  public  commet  des  erreurs 
souvent  volontaires  commandées  par  l'intérêt 
qu'on  a  à  défendre,  par  ce  moyen,  une  doctrine  ou 
un  régime.  Il  y  a,  en  effet,  des  régimes  qui  ne 
dureraient  pas  trente  ans  de  plus  si  l'on  enseignait 
l'Histoire  vraie  dans  les  écoles  primaires  et  les 
collèges.  La  séparation  entre  les  deux  classes  est  si 
nette    qu'on   a  pu   voir,  en   France,  un   professeur 


8  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

illustre  publier  deux  ouvrages  d'Histoire,  l'un 
pour  renseignement  primaire,  l'autre  pour  l'ensei- 
gnement supérieur,  qui,  sur  plusieurs  épisodes, 
sont  en  contradiction  formelle,  l'un  étant  la  néga- 
tion de  l'autre. 

Pour  l'Histoire  de  l'Amérique,  il  n'y  a,  en  France, 
aucune  différence  entre  les  deux  enseignements  : 
c'est,  aggravée  d'une  multitude  d'erreurs  incohé- 
rentes de  faits  et  de  dates,  l'Histoire  officielle  qu'on 
apprend  aux  enfants  des  Ecoles  primaires  d'Amé- 
rique, et  cette  Histoire  est  le  chef-d'œuvre  —  s'il 
est  permis  d'employer  ce  mot  —  le  pire  chef-d'œu- 
vre de  la  mystique  révolutionnaire.  D'après  elle, 
les  Indiens,  les  nègres,  les  métis  et  les  blancs  de 
l'Amérique  espagnole  ont  vécu  plus  de  trois  cents 
ans  sous  un  régime  d'obscurantisme,  d'absolutisme 
et  de  tyrannie,  martyrisés  par  les  vice-rois  et  leurs 
séides,  et  par  l'Inquisition  ;  les  indigènes,  les  créo- 
les même  de  pur  sang  espagnol  étaient  exclus  de 
toutes  les  fonctions  publiques  ;  toutes  les  indus- 
tries étaient  interdites,  la  fabrication  du  moindre 
instrument  étant  punie  de  mort  par  l'Inquisition, 
etc.,  etc.  En  1810,  instruit  et  entraîné  par  l'exemple 
de  la  Révolution  française,  le  Peuple  se  soulève, 
depuis  le  Rio  de  la  Plata  jusqu'aux  frontières  des 
Etats-Unis  du  Nord,  brise  ses  fers  et  proclame  la 
République.  Le  roi  d'Espagne  envoie  des  armées 
pour  le  remettre  sous  son  joug.  Après  quinze  ans  de 
guerre,  la  Liberté  triomphe,  l'Amérique  est  libre  et 
le  Peuple  souverain. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  9 

L'Histoire  vraie,  celle  qu'on  cache  à  ce  Peuple, 
celle  dont  toute  réfutation  est  absolument  impos- 
sible, dit  :  l'administration  espagnole  en  Améri- 
que ne  fut  pas  parfaite,  mais  elle  pourrait  être, 
elle  est  même  proposée  comme  un  modèle  sur  de 
nombreux  points.  Elle  fut  surtout  paternelle  à 
l'égard  des  indigènes.  L'Inquisition  à  qui  on  repro- 
che, en  vers  et  en  prose,  d'avoir  brûlé  des  centaines 
de  milliers  d'Indiens,  n'en  a  même  pas  brûlé  un 
seul  ;  quant  aux  blancs,  elle  en  a  condamné,  pour 
le  crime  d'hérésie,  moins  sur  tout  un  continent  et 
en  deux  cent  cinquante  ans  que  certains  tribunaux 
laïques  d'Europe  en  un  an  et  dans  une  seule  ville. 
II  y  avait  en  Amérique  des  libertés  et  des  franchi- 
ses municipales  qui  n'existent  plus  dans  aucune 
République  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Monde. 
Aucune  industrie  n'était  prohibée  ;  quelques-unes 
étaient  plus  prospères  qu'aujourd'hui.  Les  Améri- 
cains n'étaient  pas  exclus  des  fonctions  publiques  ; 
les  créoles  hauts  fonctionnaires  étaient  plus  nom- 
breux que  ne  le  sont  dans  mainte  colonie  euro- 
péenne du  vingtième  siècle  les  fonctionnaires 
natifs  de  cette  colonie.  Les  auteurs  de  Manuels 
donnent  comme  preuve  de  l'asservissement  de 
l'Amérique  par  la  monarchie  espagnole  qu'il  n'y 
eut  que  dix-huit  vice-rois  ou  gouverneurs  créoles. 
Eh  !  combien  y  a-t-il  eu  de  vice-rois  ou  de  gouver- 
neurs généraux  natifs  du  paysi,  aux  Indes  et  en 
Algérie  ?  Cette  indignation  est  d'autant  plus  comi- 


10  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

que  que  les  promoteurs  de  la  Révolution  émanci- 
patrice  furent,  en  majorité,  des  oflBlciers  et  des 
hauts  fonctionnaires  créoles. 

Dans  certains  cas  et  certaines  régions,  le  peu- 
ple des  gens  de  couleur  subissait  une  véritable  tyran- 
nie, non  celle  du  gouvernement  de  la  métropole, 
mais  celle  des  créoles,  nobles,  patrons  d'industries 
et  grands  propriétaires.  Les  émeutes  populaires  ne 
sont  pas  rares.  Elles  se  font  toutes  au  cri  de  : 
«  Vive  le  roi  !  »  Car  le  roi  et  ses  agents  immédiats 
sont  les  protecteurs  de  ce  peuple,  mais  leurs  lois  et 
règlements  sont  souvent  inefficaces.  Les  patrons  se 
plaignent  de  la  législation  qui  met  des  entraves  à 
l'industrie  ;  les  «  philosophes  »  européens  se  font 
leurs  porte-parole  et  accusent  le  roi  d'Espagne  de 
tyrannie.  Qu'on  lise  ces  lois  et  l'on  verra  que  la 
plupart  des  articles  qualifiés  de  méticuleux  et  tra- 
cassiers  n'ont  d'autre  objet  que  de  protéger  le 
prolétariat  indigène  contre  l'inhumanité  et  la  rapa- 
cité patronales. 

Or  le  signal  de  la  révolution  va  être  donné  par 
ces  patrons  et  ces  grands  propriétaires  auxquels 
se  joignent  des  avocats,  des  médecins,  des  profes- 
seurs ;  il  va  être  donné  par  les  nobles  qui  ont  été 
souvent  en  conflit  avec  les  représentants  du  roi 
parce  que  ceux-ci  veulent  faciliter  l'accession  de  la 
petite  bourgeoisie  aux  fonctions  réservées  à  la 
noblesse  et  favorisent  même  les  hommes  de  cou- 
leur, parce  que,  en  un  mot,  le  roi  et  ses  ministres 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE  11 

sont  imbus  d'idées  «  démocratiques  »  !  M.  Valle- 
nilla  Lanz  donne,  là-dessus,  de  nombreuses  réfé- 
rences et  des  documents  officiels  de  l'époque  qui 
stupéfieraient  ceux  qui  ignorent  cette  Histoire. 
Quoi  d'étonnant,  alors,  à  ce  que  le  Peuple  se  soit 
soulevé  en  armes  contre  ceux  qui  l'appelaient  à 
l'Indépendance  ?  Jamais  le  mythe  révolutionnaire 
et  démocratique  n'aura  reçu  un  démenti  plus 
éclatant  ;  c'est  pourquoi  nulle  Histoire  n'est  plus 
falsifiée  que  celle-là. 


La  cause  immédiate  de  la  Révolution  émanci- 
patrice  de  l'Amérique  espagnole  est  l'invasion  de 
l'Espagne  par  l'armée  de  Napoléon,  le  renversement 
par  lui  du  roi  légitime  et  l'élévation  au  trône  de 
Joseph  Bonaparte.  L'Amérique  entière  prend  parti 
pour  le  roi  emprisonné  par  l'empereur  français  qui 
est  considéré  dans  le  Nouveau  Monde  comme  une 
incarnation  des  principes  révolutionnaires  et  anti- 
catholiques. Il  n'est  point  de  pays  où  là  Révolution 
française  ait  inspiré  plus  d'horreur  qu'en  Amérique 
espagnole  pendant  les  premières  années  de  luttes 
pour  l'émancipation.  Les  lettrés  et  les  aristocrates 
enthousiastes  des  idées  de  V Encyclopédie  sont  en 
une  minorité  si  infime  qu'ils  n'auraient  pu  susciter 
aucune  action.  Ils  suivent  le  mouvement  et  essaient 
de  le  canaliser,  «  Nous  voulons  l'ancien  roi  ou  per- 
sonne î  »  Tel  est  le  cri  unanime.  Des  juntes  locales 


12  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

et  régionales,  à  l'exemple  de  celles  de  l'Espagne,  se 
forment  «  pour  la  sauvegarde  des  droits  de  Ferdi- 
nand VII  et  la  défense  de  la  religion  catholique  et 
de  l'Immaculée  Conception  »  ;  elles  réclament  ou 
proclament  l'autonomie  et  affirment  leur  droit  de 
gouverner  et  d'administrer  le  pays  tant  que  le 
trône  sera  vacant.  Le  conseil  de  Régence  commet 
la  faute  de  les  traiter  en  rebelles. 

Et  c'est  la  guerre.  Mais  dès  qu'il  est  évident  que 
les  chefs  du  mouvement  tendent  à  l'indépendance 
et  ne  cesseront  pas  de  combattre  pour  l'obtenir, 
même  si  la  monarchie  légitime  est  restaurée, 
l'Amérique  espagnole  se  divise  en  deux  camps  : 
celui  des  partisans  de  l'indépendance  sous  l'auto- 
rité de  Ferdinand  VII  ou  d'un  autre  prince 
de  la  famille  des  Bourbons  désigné  par  lui,  et 
celui  des  royalistes  partisans  de  l'Espagne.  En 
droit  strict  les  premiers  avaient  raison,  car  légale- 
ment, l'Amérique  n'était  pas  une  colonie  de  l'Espa- 
gne (le  mot  de  «  colonie  »  ne  se  trouve  dans  aucun 
document),  mais  des  royaumes,  des  domaines,  des 
républiques  (les  trois  mots  étaient  synonymes), 
propriétés  personnelles  des  héritiers  et  successeurs 
légitimes  d'Isabelle  la  Catholique.  La  force  des 
choses,  l'abîme  creusé  par  la  guerre,  l'intransi- 
geance du  gouvernement  espagnol  et  du  roi  lui- 
même  conduiront  ensuite  à  l'indépendance  absolue, 
puis  à  la  République. 

La  guerre  de  l'Indépendance  est  donc  une  guerre 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  13 

civile  ;  et  c'est  pour  cela  qu'elle  dura  quinze  ans 
et  se  poursuivit  avec  férocité,  avec  un  acharne- 
ment inouï  de  part  et  d'autre.  Si  l'Espagne  n'avait 
eu  pour  combattre  les  rebelles  que  ses  propres  sol- 
dats et  son  Trésor,  la  lutte  n'aurait  pas  duré  six 
mois.  Que  l'on  songe  que,  pendant  les  premières 
années  de  la  guerre,  elle  était  presque  entièrement 
occupée  par  les  armées  de  Napoléon  contre  lesquel- 
les toutes  les  forces  de  la  patrie  luttaient  avec  un 
farouche  héroïsme.  Même  après  la  restauration  de 
Ferdinand  VII,  elle  était  trop  pauvre,  trop  épuisée 
pour  soutenir  une  guerre  contre  tout  un  continent 
révolté.  Les  chiffres,  d'ailleurs,  sont  d'une  élo- 
quence écrasante  :  le  total  des  troupes  parties 
d'Espagne  à  destination  de  toutes  les  colonies  insur- 
gés, de  1811  à  1819,  est  de  42.167  soldats.  De  1811 
à  1815,  environ  1.800  hommes  seulement  débar- 
quèrent au  Venezuela  où  la  guerre  était  le  plus 
acharnée.  En  1820,  au  plus  fort  de  la  guerre  géné- 
rale dans  toute  l'Amérique  espagnole,  le  nombre 
des  soldats  métropolitains  est  de  23.400  qui  n'au- 
raient même  pas  suffi  pour  soumettre  un  seul  pays. 
La  cause  de  l'Espagne  en  Amérique  a  été  défendue 
par  les  Américains. 

Le  caractère  de  guerre  civile  a  été  affirmé  —  avec 
quelle  colère  patriotique,  avec  quelle  poignante 
indignation  !  —  par  les  chefs  militaires  et  civils 
de  l'Indépendance  :  «  Les  habitants  s'opposent  à 
leur  propre  bien,   et  le   soldat  républicain  est   vu 


14  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

avec  horreur,  —  écrit  le  général  Urdaneto,  futur 
président  de  la  Colombie.  —  Nos  troupes  traversent 
les  pays  les  plus  abondants  et  ne  trouvent  pas  de 
quoi  manger.  A  leur  approche,  les  villages  sont 
désertés,  leurs  habitants  s'en  vont  dans  les  monta- 
gnes, emmènent  leurs  troupeaux  et  toute  sorte  de 
vivres,  et  le  malheureux  soldat  qui  se  sépare  de 
ses  camarades  pour  chercher  des  aliments  est 
assassiné.  » 

«  Nos  compatriotes  se  sont  prêtés  à  être  les  ins- 
truments des  scélérats  espagnols  »,  dit  Bolivar 
dans  un  document  ofïïciel  et  public. 

Et,  lorsque,  après  une  série  de  défaites  sanglan- 
tes, la  cause  républicaine  agonise  au  Venezuela,  le 
Libérateur  lance,  dans  une  proclamation,  cette 
accusation  terrible  :  «  Si  le  destin  inconstant  fit 
alterner  la  victoire  entre  les  ennemis  et  nous,  ce 
fut  uniquement  grâce  à  ces  Américains  qu'une 
inconcevable  démence  fit  prendre  les  armes  pour 
anéantir  leurs  libérateurs.  Il  semble  que  le  ciel  a 
permis,  pour  notre  humiliation  et  notre  gloire,  que 
nos  vainqueurs  fussent  nos  frères  et  que,  seuls,  nos 
frères  triomphassent  de  nous...  Ce  sont  vos  frères 
et  non  les  Espagnols  qui  ont  déchiré  votre  sein, 
répandu  votre  sang,  incendié  vos  foyers  et  vous 
ont  condamnas  à  l'fixil...  » 


Ces    caractères   sont  communs  aux  guerres    de 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  15 

l'émancipation  de  tous  les  peuples  hispanoaméri- 
cains.  Mais  chaque  grande  région  ou  futur  Etat  a 
ses  caractères  particuliers,  en  opposition  souvent 
à  ceux  des  autres  quoique  le  point  de  départ  soit 
partout  le  même.  C'est  que,  contrairement  à  une 
erreur  trop  répandue,  ces  peuples  diffèrent  les 
uns  des  autres  autant  que  ceux  d'Europe  entre 
eux,  bien  qu'il  y  ait  unité  de  langue  et  de  religion. 
Ils  diffèrent  par  les  races  plus  ou  moins  amalga- 
mées ici,  en  antagonisme  violent  là,  par  leur  nom- 
bre plus  ou  moins  grand  d'Indiens,  de  nègres  et 
de  métis,  par  l'origine  des  créoles,  descendants 
d'Espagnols  ou  d'autres  Européens,  par  le  passé 
précolombien  qui  persiste  dans  les  mœurs  d'indi- 
gènes appartenant  à  cent  races  diverses,  par  l'éter- 
nelle influence  du  milieu  géographique  —  climat, 
montagne,  plaine,  mer,  —  qui  commande  l'His- 
toire. Examinons  les  traits  particuliers  dans  cha- 
cun des  trois  grands  centres  des  luttes  pour 
l'émancipation  :  le  Mexique,  les  provinces  du  Rio 
de  la  Plata  (future  Argentine)  et  le  Venezuela  qui 
par  son  union  avec  la  Nouvelle-Grenade  et  l'Equa- 
teur, forme  la  Grande  Colombie  éphémère. 

Au  Mexique,  en  1810,  un  curé.  Hidalgo,  suscite 
un  formidable  soulèvement  d'Indiens  qu'il  attire 
et  enrôle  par  l'appât  d'un  massacré  des  blancs,  du 
pillage  de  leurs  propriétés  et  du  partage  des  terres 
qu'il  leur  promet.  Un  pauvre  curé  de  campagne, 
dit  l'Histoire  officielle,  un    homme  du  peuple    qui 


16  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

avait  étudié  l'Encyclopédie  et  Rousseau,  et  se  pen- 
chait sur  les  misères  des  indigènes.  Or,  ce  pauvre 
curé  avait  des  rentes  annuelles  d'une  valeur  de 
quatre  cent  mille  francs  de  notre  monnaie.  Il  sou- 
lève une  guerre  de  races  et  une  guerre  sociale  au 
cri  de  :  «  Vivent  le  roi  et  la  Vierge  de  Guada- 
lupe  »  dont  les  images  précèdent  le  front  de  son 
armée.  C'est  un  dévoyé  de  l'Eglise  qui  s'entoure 
d'une  cour  qu'il  veut  royale,  aux  fêtes  de  laquelle 
préside  sa  maîtresse.  Il  prend  le  titre  d'Altesse 
Sérénissime  et  se  propose  de  soumettre  le  Mexique 
à  une  monstrueuse  théocratie  démagogique  dont  il 
sera  le  souverain.  Son  successeur,  un  autre  curé, 
Morelos,  est  ausi  sinistre  et  extravagant  :  il  réta- 
blit l'Inquisition  en  l'affublant  d'un  autre  nom  et 
prépare  des  lois  contre  les  étrangers  à  qui  le  séjour 
de  l'Amérique  sera  interdit  parce  qu'ils  mettent  en 
péril  «  la  pureté  de  la  Sainte  Vierge  ».  Les  hordes 
de  ces  deux  anabaptistes  mettent  plus  de  la  moitié 
du  Mexique  à  feu  et  à  sang  et  sont  finalement  vain- 
cues, anéanties  ou  dispersées  en  1816  par  les 
armées  du  vice-roi  composées,  en  immense  majo- 
rité, de  Mexicains.  Donc,  guerre  civile. 

Il  est  impossible  de  trouver  dans  cette  aventure 
un  seul  trait  qUi  permette  d'y  voir  la  moindre 
influence  des  encyclopédistes,  des  constituants  et 
des  conventionnels  français. 

En  1821  l'émancipation  est  réalisée,  sans  com- 
bat,   par    un  accord  de  la  presque    unanimité    des 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  17 

Mexicains  de  toutes  classes  et  castes.  Ce  n'est 
pas  une  révolution,  mais  une  contre-révolution, 
une  réaction  catholique  contre  le  parlementarisme 
libéral  qui  est  maître  de  l'Espagne  depuis  que, 
à  la  suite  des  révoltes  militaires  dont  Riego  a  donné 
le  signal,  Ferdinand  Vil  a  été  obligé  de  rétablir  la 
Constitution  de  1812.  Les  Mexicains  s'opposent  à 
ce  que  cette  Constitution  soit  mise  en  vigueur  chez 
eux  ;  ils  réclament  le  maintien  des  vieilles  lois  des 
Indes,  ils  protestent  contre  l'expulsion  des  jésui- 
tes ;  ils  s'indignent  de  voir  que  le  vice-roi  et  tous 
les  officiers  sup'^rieurs  espagnols  en  garnison  au 
Mexique  sont  des  francs-maçons.  Le  haut  clergé 
prend  la  tête  du  mouvement  pour  l'indépendance. 
La  franc-maçonnerie,  qui  prétend  aujourd'hui  que 
l'émancipation  du  Mexique  est  son  œuvre  et  celle 
de  l'influence  de  la  Révolution  française,  interdit, 
sous  peine  de  mort,  à  ses  membres  d'y  prendre 
part  :  elle  veut  que  le  Mexique  reste  une  colonie 
espagnole. 

Le  plan  du  soulèvement  et  les  articles  essentiels 
de  la  Constitution  du  Mexique  indépendant,  dont 
Ferdinand  VIT  ou  un  de  ses  parents  sera  le  souve- 
rain, sont  élaborés  dans  la  cellule  d'un  moine 
«  inquisiteur  honoraire  »,  L'exécution  est  confiée 
au  colonel  Iturbide.  Celui-ci  marche  sur  Mexico 
avec  une  armée  de  Mexicains  dont  beaucoup 
s'étaient  battus  contre  les  hordes  de  Hidalgo  et  de 
Morelos.  Il  n'a  qu'à  paraître    pour  que  les    villes 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  2. 


18  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

s'ouvrent  et  racclament  ;  dans  un  rapport  il  recon- 
naît qu'il  a  triomphé  sans  efforts  et  que  son  armée 
a  marché  comme  sur  des  tapis  de  roses.  La  puis- 
sance espagnole  s'écroule  instantanément  parce 
qu'elle  n'a  pas  d'armée,  parce  que,  tous  les  Mexi- 
cains s'étant  mis  d'accord,  la  guerre  de  l'indépen- 
dance, qui  est  une  guerre  civile,  est  terminée. 

Malheureusement,  Iturbide,  enivré  par  de  trop 
faciles  succès,  prend  la  couronne,  aux  acclamations 
du  peuple  et  de  l'armée,  au  lieu  de  l'offrir  à  un 
prince  de  la  maison  de  Bourbon.  Des  officiers 
jaloux  le  détrônent.  Et  c'est  le  début  d'une  longue 
période  de  nouvelles  guerres  civiles  et  d'anarchie 
dans  laquelle  des  loges  maçonniques  «  yorqui- 
nes  »,  fondées  par  des  Anglo-Saxons  des  Etats- 
Unis,  joueront  un  rôle  considérable. 

Dans  le  vice-royaume  de  la  Plata,  la  révolution 
libératrice  est  faite  par  les  grands  commerçants  à 
leur  profit  et  à  celui  du  port  de  Buenos-Aires. 
L'ennemi  n'est  pas  le  roi  d'Espagne  mais  le  com- 
merce de  Cadix  qui  ne  veut  pas  renoncer  à  des 
privilèges  fructueux.  On  fait  la  révolution  non  pour 
proclamer  les  Droits  de  l'Homme,  mais  pour  des 
questions  de  droits  de  douane.  Depuis  près  d'un 
demi-siècle  que  Charles  III  lui  a  octroyé  des  liber- 
tés de  navigation  et  de  commerce,  le  port  de  Buenos- 
Aires  a  pris  un  essor  extraordinaire  ;  la  ville, 
auparavant  pauvre  et  abandonnée,  se  peuple  et 
s'enrichit.  On  veut  plus  de  libertés  encore,  on  veut 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  19 

l'autonomie  complète  afin  qu'elle  devienne  plus 
prospère  encore.  Il  semble  qu'on  prévoit  que 
Buenos-Aires  est  destiné  à  être  un  des  plus  grands 
ports  du  monde.  Mais  son  commerce  se  heurte  à 
l'intransigeance  de  celui  de  Cadix,  dont  les  diri- 
geants —  des  libéraux  pourtant  —  imposent  leur 
volonté  au  Parlement  libéral  espagnol  réfugié  en 
cette  ville  pendant  que  l'armée  française  occupe 
presque  toute  la  péninsule.  Dès  que  Ferdinand  VII 
est  restauré,  ces  commerçants  de  la  métropole 
paient  les  frais  d'une  expédition  militaire  contre 
l'Amérique  du  Sud.  Les  derniers  liens  sont  rom- 
pus avec  l'Espagne,  mais  non  avec  le  roi  car  on 
espère  qu'il  acceptera  de  rester  le  souverain  de  la 
Plata  ou  lui  donnera  un  prince  de  sa  famille.  L'in- 
dépendance est  proclamée  en  1816  par  un  Congrès 
dont  plus  de  la  moitié  des  membres  sont  des  prê- 
tres et  des  moines  professeurs  de  l'Université. 

Le  nouvel  Etat  prend  le  nom  de  Provinces-Unies 
de  la  Plata,  nom  immérité  car  on  ne  peut  être  plus 
désuni  qu'elles  ne  le  sont.  Buenos-Aires  a  fait  la 
révolution  à  son  seul  profit  et  veut  imposer  sa 
volonté  et  son  gouvernement  aux  provinces.  Les 
provinces  se  dressent  contre  la  capitale  en  même 
temps  que  Montevideo,  le  port  voisin  et  rival.  La 
fidélité  au  roi  et  à  l'Espagne  n'est  pas  seulement 
une  question  de  sentiment  ;  de  puissants  intérêts 
économiques  sont  en  jeu,  il  y  a  même  des  heurts 
de  races.  Et  cela  continuera  durant  de  nombreuses 


20  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

années  après  que  la  guerre  de  l'Indépendance  sera 
achevée.  Après  cette  guerre  contre  le  tyran  étran- 
ger, dit  l'Histoire  officielle,  commence  une  période 
de  guerres  civiles  et  d'anarchie.  Non  ;  c'est  la  même 
guerre  civile  qui  continue. 

Des  forces  de  la  nature  s'entrechoquent  :  la 
steppe  lutte  contre  la  ville,  la  province  contre  la 
capitale,  la  montagne  contre  le  rivage  maritime.  Le 
gaucho,  l'homme  des  plaines  immenses,  le  pasteur 
nomade,  le  centaure,  le  demi-barbare  est  le  héros  de 
ces  luttes  épiques.  Il  a  des  instincts  égalitaires, 
njais,  pour  ses  chefs,  et  à  plus  forte  raison  pour  lui, 
la  doctrine  démocratique  inscrite  dans  la  Consti- 
tution n'est  qu'une  façade  derrière  laquelle  se 
déroulent  de  grands  drames  où  la  littérature  poli- 
tique européenne  n'a  rien  à  voir. 

«  Les  pasteurs  cavaliers,  grâce  aux  chevaux 
rapides  dévoreurs  d'espace,  ont  été,  par  le  cheval, 
des  conquérants... 

«  A  partir  du  iv°  siècle  de  l'ère  chrétienne,  les 
invasions  des  audacieux  (que  nous  avons  appelés 
les  «  Barbares  »)  n'ont  cessé  de  déferler  sur  le 
monde  des  cultivateurs  méditerranéens.  De  même 
en  Asie,  ils  n'ont  guère  cessé  d'envahir  ou  de  mena- 
cer les  riches  domaines  des  cultivateurs  chinois.  » 
De  même  en  Amérique,  au  xix^  siècle. 

«  De  ces  steppes  (d'Asie)  sont  sortis  quelques- 
uns  des  plus  grands  et  plus  hardis  conquérants  de 
l'histoire,  Gengis  Khan,  Timour,  Koubilaï  :  on  peut 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  21 

affirmer  que  c'est  par  ces  steppes,  par  les  aptitudes 
conférées  aux  peuples  pasteurs  par  la  subordination 
géographique  au  milieu,  que  s'expliquent  en  partie 
les  qualités  qui  ont  fait  leur  pouvoir  »  (1). 

Les  mêmes  phénomènes  de  Géographie  humaine 
ou  politique  se  produisent  dans  les  steppes  de 
l'Amérique.  Mais  c'est  surtout  au  Venezuela  —  où 
le  pasteur  à  cheval  est  nommé  llanero  (de  llano, 
plaine)  —  qu'il  convient  de  les  étudier  ;  ils  y  dépas- 
sent, en  importance  historique  et  sociale,  ceux  de 
la  pampa  argentine,  et  leur  étude  approfondie 
donne  à  l'ouvrage  de  M,  Vallenilla  Lanz  un  intérêt 
considérable. 


Le  Venezuela  est  le  seul  pays  d'Amérique  où, 
dès  le  début  de  l'insurrection,  on  ait  proclamé  la 
République  et  les  Droits  de  l'Homme.  C'est  qu'au 
Venezuela,  plus  que  partout  ailleurs,  les  promo- 
teurs de  la  Révolution  ont  été  des  nobles  et  des 
lettrés.  Le  grand  patricien  Bolivar  débute  en  vrai 
disciple  des  jacobins  français,  mais  avant  même 
d'avoir  la  responsabilité  du  pouvoir,  instruit,  trans- 
formé par  de  terribles  expériences,  il  pensera, 
écrira  —  et,  plus  tard,  agira  —  en  réactionnaire, 
en  traditionnaliste,  en  positiviste.  Au  reste,  les 
théories  révolutionnaires  européennes  n'ont  aucun 
sens    pour  la    masse    populaire  ni  même    pour    la 


(1)  Jean  Brunhes  :  La  Géographie  humaine,  pp.  395,  396,  802. 


22  CESARISME    DEMOCRATIQUE   EN    AMERIQUE 

bourgeoisie  ;  ils  savent  seulement  que  la  religion 
catholique  est  menacée  par  les  novateurs  euro- 
péens, et  c'est  assez  pour  justifier  leur  haine.  Plus 
qu'à  la  Plata,  les  formules  étrangères  ne  sont  que 
de  fragiles  façades.  D'ailleurs,  ici,  la  fidélité  au  roi 
ne  sera  aussi  (non  pour  la  totalité  de  la  population 
mais  pour  les  grands  et  sauvages  acteurs  du  drame) 
qu'une  autre  façade,  qu'un  coup  de  pied  de  cheval 
brisera. 

Ce  sont  les  llaneros,  ces  pasteurs  à  cheval  des 
pampas  vénézuéliennes,  qui  vont  noyer  dans  le 
sang  et  ensevelir  sous  les  ruines  la  première  en 
date  des  Républiques  hispanoaméricaines.  Au  nom- 
bre de  douze  mille,  sous  le  commandement  d'un 
contrebandier  espagnol,  Boves,  ils  parcourent,  au 
galop  de  leurs  chevaux,  une  partie  du  Venezuela, 
pillant,  incendiant,  tuant  partout,  sans  épargner  les 
femmes  et  les  enfants.  C'est  un  ouragan,  un  cyclone 
qui  passe.  Ils  sont  poussés  par  leurs  instincts  de 
primitifs,  par  la  haine  du  barbare  contre  le  civi- 
lisé, de  l'Indien  et  du  métis  contre  le  blanc,  du 
nomade  contre  le  sédentaire  et  le  citadin.  Là-dessus, 
les  auteurs  de  manuels  et  d'histoires  conformes  au 
mythe  révolutionnaire  du  «  Peuple  »,  secouant  le 
joug  du  tyran  étranger,  écrivent  des  pages  élo- 
quentes et  vengeresses  contre  la  manière  sangui- 
naire dont  les  Espagnols  firent  la  guerre  aux  répu- 
blicains d'Amérique.  Des  Espagnols  ?  Il  n'y  en  avait 
pas  deux  cents  dans  cette  armée,  dans  ces  hordes 


CÉSAIUSME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  23 

«  royalistes  ».  Tous  les  llaneros  étaient  Véné- 
zuéliens. 

Les  mêmes  historiens  célèbrent  les  exploits  de 
l'armée  de  purs  héros,  de  citoyens  vénézuéliens, 
qui  finissent  par  prendre  le  dessus,  relever  et  res- 
susciter la  République.  Ils  opposent  les  héros  aux 
bandits.  Or,  bandits  et  héros  sont  les  mêmes  per- 
sonnages. Les  llaneros  sont  passés  au  service  de  la 
République  parce  que  les  autorités  espagnoles  ne 
leur  ont  pas  donné  la  «  part  du  combattant  »  qui 
leur  avait  été  promise,  parce  que  des  officiers  supé- 
rieurs espagnols  ont  voulu  les  soumettre  à  la  dis- 
cipline d'une  armée  de  peuple  civilisé  et  parce  que, 
enfin,  après  la  mort  de  Boves,  ils  ont  trouvé  en  l'un 
d'eux,  le  général  Pâez  qu'ils  appellent  leur  «  major- 
dome »,  un  chef  merveilleux,  et  que  Pâez  a  opté 
pour  la  République.  , 

Un  officier  anglais  qui  servit  la  cause  de  l'Indé- 
pendance dans  l'armée  de  Pâez  a  écrit  dans  un 
Mémoire  la  page  suivante  sur  les  mœurs  des 
llaneros  : 

«  Ils  ont  l'habitude  de  s'approprier  le  bien  d'au- 
trui,  et  ce  vice  est  tellement  ancré  en  eux  qu'il 
n'y  a  pas  de  crainte  de  châtiment  qui  puisse  les 
corriger.  Les  llaneros  sont  de  taille  élevée,  bien 
musclés,  capables  de  supporter  de  grandes  fatigues, 
très  sobres,  mais  fourbes,  astucieux,  prompts  à  la 
vengeance.  Pour  satisfaire  cette  passion,  ils  ne 
reculent  devant  aucun  moyen,  et  ils  vont  jusqu'aux 


24  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

actes  les  plus  sanguinaires.  Ils  versent  le  sang  de 
leurs  proches  les  plus  chers  pour  le  motif  le  plus 
futile,  avec  la  plus  grande  indifférence,  et  si  l'acti- 
vité de  l'énergie  de  leur  chef  ne  les  avait  contenus, 
ils  se  seraient  emparés  de  toutes  les  richesses  du 
pays.  Le  général  Pâez  possède  tous  les  dons  néces- 
saires pour  commander  à  ces  gens  et  les  tenir  dans 
la  soumission  ;  il  est  peut-être  le  seul  homme  en 
Colombie  qui  puisse  contenir  efficacement  leur 
rapacité  et  leur  passion  pour  l'assassinat.  Il  ne  les 
gouverne  pas  au  moyen  des  lois,  mais  il  se  fie  à  sa 
propre  force  pour  apaiser  les  troubles  et  punir  les 
coupables.  Quand  quelqu'un  commet  une  action 
qui  mérite  un  châtiment  ou  manifeste  de  l'opposi- 
tion aux  ordres  donnés,  Pâez  le  provoque  pour  une 
lutte  corps  à  corps  que  l'autre  est  obligé  d'accep- 
ter, conformément  à  la  coutume,  sans  quoi  ses 
compagnons  le  chasseraient  de  leurs  rangs.  Ils 
reçoivent  ainsi  le  châtiment  de  leurs  fautes  des 
mains  de  leurs  propres  chefs  que  sa  vaillance  fait 
toujours  vainqueur  ;  et  cela,  plus  que  tout  autre 
raison,  accroît  le  respect  qu'ont  pour  lui  de  pareils 
soldats... 

«  ...Pâez  est  la  première  lance  du  monde...  Lors- 
que je  servais  avec  lui,  il  ne  savait  ni  lire  ni  écrire 
et,  jusqu'à  l'arrivée  des  Anglais  dans  les  llanos,  il 
ignorait  l'usage  de  la  fourchette  et  du  couteau, 
tant  sa  vie  antérieure  avait  été  rude  et  dépour\'ue 
de  toute  éducation  ;   mais  lorsqu'il    commença    à 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  25 

fréquenter  les  officiers  de  la  légion  britannique,  il 
imita  leurs  manières,  coutumes  et  vêtements  ;  il  se 
conduisit  en  tout  comme  eux,  autant  que  le  per- 
mettaient les  habitudes  de  sa  première  éducation.  » 

Avec  de  pareils  centaures  et  un  pareil  général, 
comme  nous  voilà  loin  de  V Encyclopédie  et  des 
immortels  principes  européens  !  Mais  ce  Pâez  qu'on 
a  comparé,  avec  juste  raison,  à  un  Khan  tartare, 
est  une  très  haute  et  lucide  intelligence,  il  a  tous 
les  dons  innés  du  chef  militaire  et  de  l'homme  de 
gouvernement  ;  il  fait  penser  à  ces  rudes  barons 
illettrés  du  moyen  âge,  dont  parle  Auguste  Comte, 
qui  étaient  à  la  fois  de  farouches  guerriers,  des 
administrateurs  habiles  et  des  magistrats  parfaits. 
Devenu  dictateur  souverain  du  Venezuela  sous  le 
titre  de  président  constitutionnel,  après  la  disloca- 
tion de  la  Grande  Colombie,  il  est  un  des  chefs 
d'Etat  les  plus  admirables  de  l'Amérique  entière, 
un  mainteneur  de  l'ordre,  un  sauveur. 

Après  la  reconquête  du  Venezuela  par  les  troupes 
royalistes,  Bolivar  reprend  la  lutte  ;  son  génie  et 
sa  dévorante  activité  tirent  des  ressources  du  néant 
et  des  ruines  :  il  reconstitue  des  régiments  de 
volontaires  qui,  accrus  des  llaneros  de  Pâez,  assu- 
reront en  quelques  années  le  triomphe  définitif  de 
la  République.  Les  llaneros  suivent  Bolivar  par- 
tout, jusqu'à  l'Equateur,  jusqu'au  Pérou  ;  le  grand 
patricien  blanc,  demi-dieu  de  la  guerre,  intrépide 
centaure    comme    eux,    leur    inspire    un    fanatique 


26  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

enthousiasme;  mais,  malgré  le  prestige  et  la  puis- 
sance du  généralissime-dictateur  et  du  «  major- 
dome »,  il  est  toujours  difiScile  et  souvent  impossi- 
ble de  les  soumettre  à  la  stricte  discipline  des 
armées  régulières.  On  est  obligé  de  les  laisser  piller 
les  fermes  et  voler  les  troupeaux  des  royalistes;  et 
ils  qualifient  de  royalistes  toutes  les  fermes  qu'il 
leur  plaît  de  piller,  tous  les  troupeaux  qui  se  trou- 
vent sur  leur  passage.  Ils  sont  à  la  fois  le  salut  et 
le  fléau  de  la  République. 

«  Moi-même  qui  ai  toujours  été  à  leur  tête,  écrit 
Bolivar  à  un  de  ses  amis  à  la  fin  de  la  guerre,  je  ne 
sais  pas  encore  de  quoi  ils  sont  capables.  Je  les 
traite  avec  la  plus  grande  considération,  et  cela  ne 
suffit  pas  pour  leur  inspirer  la  confiance  et  la  fran- 
chise qui  doivent  régner  entre  camarades  et  conci- 
toyens. Soyez  bien  persuadé  que  nous  sommes  sur 
un  abîme  ou  plutôt  sur  un  volcan  prêt  à  faire  explo- 
sion. Je  redoute  la  paix  plus  que  la  guerre.  » 


Parlant  de  ces  mêmes  llancros  et  d'autres  élé- 
ments de  l'armée  libératrice,  Bolivar  dit  à  un 
Français  qui  fut  un  de  ses  ofBciers  d'ordonnance: 

«  Dans  les  premières  années  de  l'indépendance 
on  cherchait  des  hommes,  et  la  première  qualité 
était  la  vaillance.  Ils  étaient  tous  bons,  quelle  que 
fût  leur  classe,  pourvu  qu'ils  se  battissent  coura- 
geusement.   On  ne    pouvait  récompenser    personne 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  27 

avec  de  l'argent  puisqu'il  n'y  en  avait  point  ;  on 
ne  pouvait  donner  que  des  grades  militaires  pour 
stimuler  l'enthousiasme  et  récompenser  les  exploits. 
C'est  pourquoi  on  trouve  aujourd'hui  des  gens  de 
toutes  les  castes  parmi  nos  généraux  et  nos  offi- 
ciers ;  la  plupart  n'ont  d'autre  mérite  que  la 
valeur  qui  a  été  si  utile  à  la  République,  celui 
d'avoir  tué  beaucoup  d'Espagnols  et  de  s'être  ren- 
dus redoutables.  Des  nègres,  des  métis,  des  mulâ- 
tres, des  blancs,  des  hommes  de  toutes  les  classes 
qui  aujourd'hui,  au  milieu  de  la  paix,  sont  des 
obstacles  à  l'ordre  et  à  la  tranquillité.  Mais  ce  fut 
un  mal  nécessaire.  »  (1). 

Ce  mal,  qui  était  nécessaire  pour  délivrer  l'Amé- 
rique de  la  domination  espagnole,  ne  cesse  pas  ins- 
tantanément le  jour  où  le  dernier  fonctionnaire  et 
le  dernier  officier  espagnols  ont  quitté  les  rives  du 
Nouveau  Monde.  Les  formidables  et  barbares  cava- 
liers de  la  plaine  ont  vécu,  pendant  quinze  années 
de  guerre,  du  pillage  des  pays  dont  ils  étaient  les 
héroïques  libérateurs  ;  leurs  instincts  se  sont 
donné  libre  cours,  il  n'y  avait  pas  de  lois  pour 
punir  leurs  rapines  et  leurs  dévastations,  et  y  en 
aurait-il  eu  qu'elles  eussent  été  inapplicables.  Les 
maîtres  de  la  steppe  sont  devenus  aussi  les  maîtres 
de    la  montagne    et  des   villes.  Dès    que  le    régime 


(1)  Péru  de  Lacroix  :  Diario  de  Bucaramanga. 


28  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

n'est  plus  en  question,  c'est-à-dire  dès  que  la  cause 
de  l'Espagne  est  perdue,  ils  constituent  un  péril 
angoissant  pour  l'Etat  qu'ils  ont  sauvé  et  qui  veut 
s'organiser  dans  l'ordre  et  la  paix  intérieure.  Leurs 
instincts  sont  déchaînés  plus  que  jamais.  Des  lois 
terribles,  allant  jusqu'à  la  peine  de  mort,  sont 
votées  contre  les  voleurs  de  troupeaux.  On  ne  peut 
les  mettre  à  exécution.  Des  juges  sont  assassinés. 
Des  rhéteurs,  des  illuminés,  des  doctrinaires  de 
l'idéologie  révolutionnaire  européenne,  des  fabri- 
cants de  Constitution  exploitent  ces  instincts  et  l'on 
voit  des  bandes  de  Uaneros  et  des  gens  du  peuple 
des  villes  se  soulever  en  exigeant  des  réformes  cons- 
lutionnelles  au  nom  de  principes  qu'on  leur  a  dit 
immortels  et  qui,  pour  eux,  ne  signifient  pas  autre 
chose  que  la  suppression  des  impôts  et  la  liberté 
de  voler. 

Pâez,  leur  chef,  devenu  homme  d'ordre  et  de 
gouvernement,  sévit  contre  ses  Uaneros  avec  une 
énergie  et  une  cruauté  nécessaires  et  s'appuie,  pour 
gouverner,  sur  les  conservateurs,  sur  les  anciens 
ennem.is  dont  il  est  maintenant  l'idole.  Revirement 
inattendu,  mais  combien  logique  !  Sur  les  événe- 
ments de  cette  période,  M.  Vallenilla  Lanz  a  pro- 
jeté, avec  un  courage  et  une  conscience  exemplai- 
res, une  lumière  inconnue  jusqu'à  lui.  Avec  lui 
tout  s'explique  :  la  guerre  de  l'Indépendance  est 
une  guerre  civile  entre  deux  partis  ;  une  fois 
l'indépendance    assurée,    au    Venezuela,    les    deux 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  29 

partis  changent  de  nom  et  la  lutte  continue  tantôt 
dans  le  Parlement,  tantôt  dans  la  rue  et  dans  les 
champs,  les  armes  à  la  main.  Les  royalistes  anciens 
combattants,  ou  appartenant  à  des  familles  dont 
des  membres  ont  fait  la  guerre,  acceptent  le  fait 
accompli  et,  forcément,  se  placent  sur  le  terrain 
national  et  républicain.  Ils  entrent  dans  la  Répu- 
blique, non  seulement  avec  leurs  idées,  mais  aussi 
avec  leurs  rancunes,  leurs  haines  \iolentes  contre 
les  ennemis  des  quinze  années  antérieures  qui  les 
ont  ruinés  et  ont  tué  leurs  pères,  leurs  frères  et 
leurs  amis.  Le  premier  objet  de  leur  haine  et  de 
leur  désir  de  vengeance  est  Bolivar  qui,  pourtant, 
est  un  homme  d'ordre,  un  conservateur,  un  réac- 
tionnaire; mais  ils  le  rendent  responsable  des 
atrocités  de  la  «  Guerre  à  mort  »  au  début  de  la 
lutte  pour  l'Indépendance,  tandis  que  Pâez  n'a 
aucune  responsabilité  dans  ces  événements.  Ils 
soutiennent  ce  dernier  et  s'acharnent,  en  partisans, 
contre  Bolivar  qui,  sous  leurs  coups  combinés  avec 
ceux  des  démagogues,  est  forcé  d'abandonner  le 
pouvoir  et  d'aller  mourir  misérablement  dans  un 
village  lointain,  sous  les  insultes  de  ceux  qui  lui 
devaient  tout.  Nul,  avant  M.  Vallenilla  Lanz  n'avait 
tiré  ces  vérités,  et  bien  d'autres  lourdes  de  consé- 
quences, des  profondeurs  de  l'histoire,  parce  que 
nul  n'avait  osé  afifîmer  comme  lui,  preuves  en 
main,  en  détruisant  le  mythe  et  en  brisant  une 
Idole  du  forum:  «  La  guerre  de  l'Indépendance 
fut  une  guerre  civile  ». 


30  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

Les  anciens  royalistes  du  Venezuela  entrent  si 
bien  dans  la  République  qu'en  peu  de  temps  ils 
en  sont  les  maîtres  ;  ils  peuplent  les  administra- 
tions de  l'Etat,  les  tribunaux  sont  à  eux,  et  ils 
deviennent  si  forts  qu'ils  peuvent  élever  l'un  d'eux 
à  la  présidence  de  la  République. 

Reprenons  la  citation  de  Bolivar  sur  le  mal  néces- 
saire pendant  les  années  de  luttes  pour  l'émanci- 
pation. II  persiste  pour  d'autres  raisons  que  celles 
que  nous  venons  de  voir.  Beaucoup  des  officiers 
qui,  autant  que  leurs  soldats,  faisaient  dire  au 
Libérateur  qu'il  craignait  la  paix  plus  que  la 
guerre,  veulent,  par  une  ambition  personnelle  que 
rien  ne  justifie,  être  des  hommes  d'Etat,  des  chefs 
de  partis,  des  réformateurs.  Ils  se  mettent  à  fabri- 
quer des  Constitutions.  Ils  avaient  été  précédés 
dans  cette  voie,  au  cours  même  des  années  de  guerre, 
par  des  avocats,  des  lettrés  et  des  bourgeois  ivres  de 
chimères  et  de  funestes  idéologies  et  qui  prétendent 
imposer  à  l'Amérique  espagnole  des  Constitutions 
modèles  empruntées  à  la  France  révolutionnaire,  à 
l'Angleterre  parlementaire  et  aux  Etats-Unis.  Alors 
interviennent  dans  le  gouvernement  des  peuples 
les  principes  révolutionnaires  européens  qui  n'ins- 
piraient que  de  l'horreur  aux  promoteurs  du  mou- 
vement de  l'indépendance.  Cette  déviation  aggrave 
l'anarchie  dans  laquelle  l'Amérique  est  plongée 
pendant  un  siècle  et  d'où  elle  ne  peut  sortir,  en 
d'heureuses    périodes,    que    par    l'ordre    césarien. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  31 

M.  Vallenilla  Laiiz  montre,  dans  une  de  ses  études, 
les  plus  récentesi,  que  «  le  mouvement  émancipa- 
leur,  commencé  par  une  minorité  audacieuse,  n'a 
rien  à  voir  avec  l'incapacité  des  peuples  américains 
de  mettre  en  pratique  des  principes  exotiques,  des 
théories  importées  qui,  s'emparant  de  l'esprit  de 
demi-lettrés,  bouleversèrent  l'évolution  naturelle 
de  ces  pays  lequels,  sans  l'exemple  de  la  Révolution 
française  et  des  Etats-Unis,  auraient  trouvé  dans 
leur  propre  idiosyncrasie  les  formes  politiques  les 
plus  appropriées  à  l'état  rudimentaire  des  niasses 
et  à  leurs  nouveaux  modes  d'existence.  » 

Seul,  le  génie  politique  du  grand  positiviste 
qu'est  Bolivar,  avant  même  qu'Auguste  Comte  ait 
formulé  sa  Politique  positive,  voit  où  sont  la  rai- 
son, l'ordre  et  le  salut.  Pour  qui  a  lu  ses  lettres, 
ses  discours  et  les  préambules  des  projets  qu'il 
soumettait  à  des  Congrès  d'idéologues  d'une  démo- 
cratie d'importation,  des  citations  caractéristiques 
affluent  à  l'esprit,  qui  sont  dignes  de  Comte,  ou  de 
Joseph  de  Maistre  ou  du  Renan  de  la  Réforme  intel- 
lectuelle et  morale. 

«  Les  codes  que  consultaient  nos  magistrats 
n'étaient  point  de  ceux  qui  pouvaient  leur  ensei- 
gner la  science  pratique  du  gouvernement,  mais 
ceux  fabriqués  par  de  doux  visionnaires  qui,  ima- 
ginant des  républiques  aériennes,  ont  voulu  s'éle- 
ver à  la  perfection  politique  en  présupposant  la 
perfectibilité  du  genre  humain... 


32  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

«  Les  événements  du  Venezuela  nous  ont  prouvé 
que  les  institutions  représentatives  ne  sont  pas  en 
harmonie  avec  notre  caractère,  nos  mœurs  et  l'état 
actuel  de  notre  culture... 

«  Le  système  de  gouvernement  le  plus  parfait 
est  celui  qui  produit  la  plus  grande  somme  de  féli- 
cité possible,  la  plus  grande  somme  de  sécurité 
sociale  et  la  plus  grande  somme  de  stabilité  poli- 
tique. »  Le  gouvernement  démocratique  tel  qu'il 
est  préconisé  par  les  philosophes  européens  n'a 
pas  ces  qualités,  car  «  il  est  si  débile  que  le  moin- 
dre embarras  le  bouleverse  et  le  ruine  ». 

«  Il  ne  faut  jamais  oublier  que  l'excellence  d'un 
gouvernement  ne  consiste  pas  en  sa  théorie,  mais 
en  ce  qu'il  est  approprié  à  la  nature  et  au  carac- 
tère de  la  nation  pour  laquelle  il  est  institué. 

«  Il  ne  faut  pas  laisser  tout  au  hasard  et  à 
l'aventure  des  élections;  le  peuple  se  trompe  plus 
facilement  que  la  nature  perfectionnée  par  l'édu- 
cation... 

«  La  liberté  indéfinie,  la  démocratie  absolue  sont 
les  écueils  contre  lesquels  sont  allées  se  briser 
toutes  les  Républiques... 

«  Les  cris  du  genre  humain  sur  les  champs  de 
bataille  et  dans  les  assemblées  tumultueuses  sont 
des  témoignages  élevés  vers  le  ciel  contre  les  légis- 
lateurs inconsidérés  qui  ont  pensé  qu'on  peut 
impunément  faire  des  essais  de  Constitutions  chi- 
mériques. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  33 

«  Le  gouvernement  démocratique  absolu  est 
aussi  tyrannique  que  le  despotisme. 

«  La  Révolution  française  ne  cessa  de  tituber 
dans  le  tumulte  d'agitation  infinie  jusqu'au  jour 
où  les  principes  du  gouvernement  s'occordèrent 
avec  la  nature  des  choses  et  l'esprit  des  citoyens. 
TTn  phénomène  aussi  remarquable  et  récent  de 
l'inconsistance  humaine  en  tout  ce  qui  est  actuel- 
lement spéculatif  nous  démontre  que  même  la  nation 
la  plus  instruite  de  l'univers  antique  et  moderne 
n'a  pu  résister  à  la  violence  des  tempêtes  inhéren- 
tes aux  théories  pures.  Si  la  France  européenne, 
toujours  souveraine  et  indépendante,  n'a  pu  sup- 
porter le  poids  d'une  liberté  infinie,  comment 
serait-il  donné  à  la  Colombie  de  réaliser  le  délire 
de  Robespierre  et  de  Marat  ?  Peut-on  même  songer 
à  un  pareil  somnambulisme  politique  ?  Législa- 
teurs, gardez-vous  bien  d'être  comparés,  par  le 
jugement  inexorable  de  la  postérité,  aux  monstres 
de  la  France  !  » 

Aux  premiers  temps  des  luttes  pour  l'émancipa- 
tion, tous  les  grands  chefs  de  guerre  et  les  hommes 
d'Etat  —  dont  la  plupart,  d'ailleurs,  surtout  en 
Argentine,  étaient  monarchistes  —  avaient  la  même 
opinion  ;  mais  lorsque  Bolivar,  en  1828,  l'exprime 
en  ces  termes,  les  idéologues  ont  accompli  leur 
œuvres,  ils  plongent  l'Amérique  dans  un  «  som- 
nambulisme politique  »  ;  des  idées  démocratiques 
d'importation  étrangère,  ils  la  mènent  à  la  déma- 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  3. 


34  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN    AMERIQUE 

gogie,  puis  à  l'anarchie.  C'est  en  vain  que  des  muni- 
cipalités qui  sont  les  derniers  refuges  des  princi- 
pes d'ordre  et  d'autorité,  c'est  en  vain  que  les  bons 
travailleurs  de  toutes  les  classes  tendent  des  mains 
suppliantes  vers  le  Libérateur  et  lui  demandent 
d'imposer  la  paix  par  une  dictature  de  fer  et,  si 
c'est  nécessaire,  par  la  monarchie.  L'Amérique 
est  empoisonnée.  Les  destins  vont  s'accomplir. 
Suivant  l'expression  d'un  écrivain  sud-américain, 
«  l'Amérique  du  Sud  verse  des  torrents  de  sang  en 
hommage  au  Contrat  social  »  (1). 


«  La  roijaiité  disparue,  le  peuple  aspira  à  la 
restaurer  sous  une  nouvelle  forme  •>■>.  Cette  phrase 
de  M.  Vallenilla  Lanz  —  que  bien  peu  d'Améri- 
cains auraient  osé  écrire,  tant  le  mythe  est  puis- 
sant encore,  au  Nouveau  Monde,  même  sur  les 
esprits  plus  désillusionnés  —  explique  une  des 
principales  causes  des  révolutions  des  Républi- 
ques hispanoaméricaines  depuis  1825  jusqu'à  nos 
jours. 

«  Une  Constitution  qui  est  faite  pour  toutes  les 
nations,  dit  Joseph  de  Maistre,  n'est  faite  pour 
aucune  ;  c'est  une  pure  abstraction,  une  œuvre 
scolastique  faite  pour  exercer  l'esprit  d'après  une 


(1)  L.-A.  DE  Herrera  :  La  Révolution  française  et  l'Amérique 
du  Sud  ;  trad.  française,  p.  57. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  35 

hypothèse  idéale  et  qu'il  faut  adresser  à  VHomme 
dans  les  espaces  imaginaires  où  il  habite.  Qu'est-ce 
qu'une  Constitution?  N'est-ce  pas  la  solution  du 
problème  suivant  :  Etant  données  la  population,  la 
religion,  la  situation  géographique,  les  relations 
politiques,  les  richesses,  les  bonnes  et  les  mauvaises 
qualités  de  chaque  nation,  trouver  les  lois  qui  lui 
conviennent  ?  »  (1). 

C'est  ce  que  Bolivar  n'a  cessé  de  dire,  toute  sa 
vie  de  chef  d'Etat,  et  même  avant  de  prendre  le 
pouvoir.  Les  législateurs  américains  ont-ils  trouvé 
les  lois  qui  convenaient  à  leurs  peuples  ?  Pour 
reprendre  une  phrase  du  Libérateur,  les  cris  des 
hommes  sur  les  champs  de  bataille  et  dans  les 
assemblées  tumultueuses  certifient  que  non.  Aucune 
des  Républiques  de  l'Amérique  latine  n'a  la  Cons- 
titution qui  lui  convient  parce  que  les  fabricants 
de  ces  Constitutions  ont  légiféré  pour  l'homme 
idéal,  l'homme  abstrait,  en  s'inspirant  des  livres 
de  philosophes  et  de  textes  de  lois  rédigés  par  des 
idéologues  d'un  autre  continent  tombés  eux-mêmes 
dans  ce  défaut.  Ils  ont  adopté  des  Constitutions 
étrangères  non  parce  qu'elles  convenaient  à  leurs 
peuples  —  ce  qui,  d'ailleurs,  eût  été  impossible  — 
mais  parce  qu'elles  étaient  conformes  à  la  doctrine 
des  Droits  d'un  Homme  inexistant.  On  voit  souvent 


(1)  Considérations  sur  la  France,  chap.  VI. 


36  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

des  littérateurs  et  des  politiciens  de  ces  Républiques 
soutenir  naïvement  que  leur  Constitution  est  ins- 
pirée de  celle  de  la  France  républicaine  ou  des 
Etats-Unis,  mais  qu'elle  est  plus  parfaite,  parce 
que  les  trois  Pouvoirs  y  sont  mieux  balancés,  qu'elle 
est  plus  démocratique,  plus  fidèle  aux  principes  de 
la  Liberté  et  de  l'Egalité  —  également  abstraites. 
Or,  ces  Constitutions  «  parfaites  «  sont  sans  cesse 
violées  par  le  parti  au  pouvoir  ;  un  parti  d'oppo- 
sition fait  une  révolution  au  nom  des  principes 
constitutionnels  outragés  et  les  viole  à  son  tour 
dès  qu'il  a  remplacé  l'autre. 

«  Je  considère  le  Nouveau  Monde,  disait  Bolivar 
en  1828,  comme  un  hémisphère  qui  est  devenu  fou, 
dont  les  habitants  sont  attaqués  de  frénésie  et  au 
milieu  duquel,  pour  contenir  cette  flottaison  de 
délires,  on  met  un  gardien  avec  un  livre  (la  Consti- 
tution) à  la  main  pour  leur  faire  entendre  leur 
devoir.  » 

Mais,  de  temps  en  temps,  la  Constitution  effec- 
tive l'emporte  sur  la  Constitution  chimérique  écrite 
sur  du  papier,  les  peuples  acceptent  ou  se  donnent 
des  présidents  que  M.  Vallenilla  Lanz  qualifie  de 
«  bolivariens  »  parce  que  Bolivar,  partisan  de 
r  «  hérédité  sociocratique  »  avant  que  Comte 
n'eût  trouvé  cette  expression  et  n'en  eût  exposé  la 
théorie,  aurait  voulu  qu'à  la  tête  de  chacune  des 
Républiques  fondées  ou  délivrées  par  lui,  il  y  eût 
un  président  à  vie  et  nommant  son  successeur.  Ce 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  37 

président  est  un  César.  Il  surgit  parfois  de  la 
masse  populaire,  il  restaure  l'ordre  et  répare  avec 
une  rude  et  sage  autorité  les  fautes  des  idéologues 
et  des  lettrés  qui  le  méprisent  parce  qu'il  n'est 
pourvu  d'aucun  diplôme  de  docteur.  Dans  les  pays 
de  plaines  et  de  chevaux,  il  a  des  caractères  par- 
ticuliers; c'est  le  caudillo,  mot  aussi  intraduisible 
que  ceux  de  gaucho  et  de  llanero.  Où  il  y  a  des 
chevaux  et  des  plaines,  il  y  eut,  et  il  y  aura  encore 
des  caudillos. 

Il  y  a  de  mauvais  caudillos  comme  il  y  a  de 
mauvais  césars.  Mais  en  retournant  au  «  caudil- 
lisme  »,  les  Américains  du  Venezuela,  de  l'Atgen- 
tine  et  de  quelques  autres  Républiques  retournent 
à  leur  Constitution  effective.  Ils  restaurent  la 
royauté  «  sous  une  nouvelle  forme  »,  celle  qui 
convient  à  leurs  instincts  démocratiques  et  égali- 
taires  et  qui,  n'étant  pas  basée  sur  le  principe  de 
l'hérédité  du  sang,  est  plus  précaire  que  l'autre. 
Le  caudillisme  se  rapproche  du  césarisme  euro- 
péen, en  ce  qu'il  est  la  domination  d'un  souverain 
porté  au  pouvoir  par  la  démocratie  et  revêtu  d'une 
autorité  absolue.  Le  caudillo  ne  prend  pas  le  titre 
de  souverain,  il  garde  celui  de  président  constitu- 
tionnel ;  il  n'abolit  pas  la  Constitution  importée 
par  les  idéologues,  il  l'interprète  à  sa  guise. 

Sous  le  nom  de  caudillisme  ou  tout  autre,  la  dic- 
tature est,  depuis  plus  de  cent  ans  et  sera  vraisem- 
blablement    longtemps     encore,     le     régime     qui 


38  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

donne  à  l'Amérique  latine  tout  entière  ce  que 
Bolivar  désirait  pour  elle,  «  la  plus  grande  somme 
de  félicité  possible,  la  plus  grande  somme  de  sécu- 
rité sociale  et  la  plus  grande  somme  de  stabilité 
politique  »,  même  au  Chili,  où  le  pouvoir  est  entre 
les  mains  d'une  oligarchie  de  grands  propriétaires 
terriens  battue  en  brèche,  d'ailleurs  et  de  plus  en 
plus,  par  la  démagogie  et  son  alliée  la  Banque. 

La  loi  bolivarienne  s'est  accomplie  presque  par- 
tout. A  l'exemple  du  Mexique,  sous  Porfirio  Diaz 
signalé  par  l'éminent  historien  et  sociologue  Gil 
Fortoul  dans  une  étude  que  M.  Vallenilla  Lanz  cite 
et  commente,  l'auteur  de  Césarisme  démocratique 
ajoute  celui,  peut-être  plus  caractéristique  encore, 
de  la  République  Argentine  où,  après  la  chute  de 
Rosas,  continua  de  prédominer,  pendant  très 
longtemps,  le  régime  du  caudillisme  «  jusqu'au 
général  Julio  Roca,  considéré,  à  cause  de  ses  condi- 
tions d'homme  d'Etat  en  un  milieu  profondément 
modifié  par  le  développement  économique  et  l'im- 
migration  européenne,  comme  une  superstructure 
du  caudillo  primitif  »  ;  il  fut,  durant  trente  ans,  le 
maître  absolu,  le  pontife  de  la  politique  nationale, 
«  mettant  en  pratique  la  loi  bolivarienne  au  point 
de  nommer  son  successeur,  en  faisant  toujours 
triompher  le  candidat  ojBficiel.  C'est  ce  que  les 
Argentins  ont  dénommé  «  postérités  présidentiel- 
les. » 

Le  Pérou,  un  des  pays  les  plus  troublés  par  la 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  39 

démagogie,  a  eu  des  périodes  de  paix  intérieure, 
de  stabilité  administrative,  de  réformes  financières 
et  de  prospérité  économique  sous  la  dictature  de 
trois  caiidillos:  Santa-Cruz,  Castilla  et  Pierola.  Le 
président  Pardo,  qui  fut  l'homme  de  la  réaction 
des  civils  contre  le  militarisme  de  Castilla,  fut  aussi 
un  bon  chef  d'Etat  parce  qu'il  estimait  que  «  la  Cons- 
titution est  lettre  morte  »  et  qu'il  agissait  en 
conséquence,  c'est-à-dire  en  dictateur. 

La  Colombie  est  le  pays  qui  a  le  plus  souffert 
des  sophismes  de  la  fin  du  xviii"  siècle  et  des  Cons- 
titutions étrangères  ;  en  moins  de  quatre-vingts 
ans,  elle  a  été  ravagée  par  vingt-sept  guerres  civi- 
les dont  une  seule,  celle  1879,  a  causé  la  mort  de 
quatre-vingt  mille  hommes.  Mais  elle  a  eu  vingt 
ans  de  paix  intérieure  et  de  prospérité  sous  le 
gouvernement  d'un  caudillo,  Rafaël  Nunez,  un 
incroyant,  mais  positiviste,  qui  fait  appel  au  clergé 
pour  l'aider  à  sauver  le  pays:  «  Nunez,  dit  M.  Val- 
lenilla  Lanz,  vit  clairement  que  l'unique  tête 
visible  de  l'unité  colombienne  était  alors  l'arche- 
vêque de  Bogota  parce  que  là  où  n'arrivaient  pas 
les  ordres  du  gouvernement  national  parvenaient 
ceux  du  prélat  ;  et,  ne  croyant  pas  ou  croyant  peu 
à  l'influence  divine,  il  crut  aveuglément  à  celle  de 
l'Eglise  catholique  et  il  s'allia  à  elle  pour  rétablir 
dans  sa  patrie  la  stabilité  et  la  tranquillité  sociale  ». 
En  partageant  le  pouvoir  avec  la  plus  haute  auto- 
rité religieuse,  Rafaël  Nuiiez  brise  la  Constitution 


40  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   ETSI    AMÉRIQUE 

chimérique  et  meurtrière  et  rétablit,  dans  ce  pays 
où  les  Indiens  sont  en  majorité,  la  Constitution 
antérieure  à  l'arrivée  des  conquistadors.  Le  pou- 
voir y  était  exercé  par  le  Zaque,  chef  séculier,  et  le 
Lama,  chef  religieux.  «  C'est  l'union  du  Zaque  et 
du  Lama,  représentés,  en  plein  xix^  siècle,  par 
Nuiîez  et  rarchevêque  Paul,  qui  vient  reconstituer 
l'organisme  de  la  Nation,  dominer  l'anarchie,  éta- 
blir l'ordre  et  s'imposer  par-dessus  toutes  les 
idéologies  constitutionnalistes.   » 

Le  Venezuela  où,  contrairement  à  la  Colombie, 
le  clergé  n'a  jamais  joué  un  rôle  politique  consi- 
dérable, est,  par  excellence,  la  terre  des  caudillos; 
il  est  la  patrie  du  plus  grand  de  tous,  le  «  Khan  » 
Pâez.  Précisément  parce  que  la  masse  de  sa  popu- 
lation est  fortement  imprégnée  de  sentiments  éga- 
litaires,  depuis  des  temps  immémoriaux,  il  ne  peut 
trouver  la  paix  intérieure  que  sous  l'autorité  d'un 
César  d'origine  populaire.  Nulle  part,  plus  que  là,  le 
césarisme  est  l'aboutissement  nécessaire  de  la 
démocratie.  Un  des  meilleurs  historiens  de  notre 
époque,  M.  Carlos  Pereyra,  qui  excelle  dans  l'art 
de  dire  beaucoup  de  choses  en  peu  de  mots  ou 
par  quelques  chiffres,  donne,  dans  sa  grande  His- 
toire de  V Amérique  espagnole,  la  statistique  sui- 
vante sur  le  Venezuela  : 

«  La  production  qui,  en  1830,  était  de  quatorze 
bolivars  par  habitant,  s'élevait  à  quarante-huit  boli- 
vars  en  1875.  Après  avoir  baissé  jusqu'à  quarante 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  41 

et  un  en  1887  et  à  quinze  en  1903,  elle  s'est  élevée 
à  cinquante  en  1913.  Pourquoi  ?  Parce  que,  en 
1875,  le  Venezuela  était  sous  le  poids  de  l'autorité 
représentée  par  Guzman  Blanco  et  qu'en  1913, 
l'homme  le  plus  fort  de  toute  son  histoire,  Juan 
Vicente  Gomez,  était  au  pouvoir.  »  Il  y  est  encore, 
et  la  prospérité  n'a  fait  que  croître  depuis  1913. 


On  croit,  généralement,  qu'un  certain  nombre  de 
Républiques  hispanoaméricaines,  l'Argentine  et 
l'Uruguay  entre  autres,  ont  échappé  à  la  nécessité 
du  dictateur  ou  du  caudillo  et  que  le  fonctionne- 
ment de  leur  Constitution  ne  sera  plus  interrompu 
par  des  coups  d'Etat  et  des  luttes  civiles.  Rien 
n'est  moins  sûr.  Le  Nouveau  Monde  n'est  pas  à 
l'abri  des  mouvements  et  des  tendances  qui  agitent 
l'Ancien  ;  ils  y  prennent  môme  des  formes  incon- 
nues, impossibles  en  Europe.  Le  Mexique,  par 
exemple,  où  plus  des  trois  quarts  de  la  population 
sont  des  Indiens  et  des  métis,  est,  depuis  deux  ou 
trois  ans,  une  terre  de  prodigieuses  expériences 
dont  il  est  surprenant  qu'elle  n'attire  pas  davan- 
tage l'attention  des  historiens,  des  sociologues  et 
des  économistes.  On  assiste  à  la  naissance  et  au 
développement  d'un  nationalisme  indien  qui  se 
manifeste  sur  tous  les  plans  de  l'activité  humaine, 
y  compris  celui  des  beaux-arts.  Il  ne  lui  manque 
qu'un    chef  prestigieux,    qu'il  trouvera    peut-être, 


42  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

pour  abolir  jusqu'aux  derniers  vestiges  des  Cons- 
titutions chimériques  au  nom  desquelles  le  xix*  siè- 
cle a  été  ensanglanté.  La  dictature  est  au  Vene- 
zuela où  elle  représente  ce  que  M.  Vallenilla  Lanz 
appelle  la  «  Constitution  effective  »  du  pays.  Elle 
est  en  train  de  s'installer  au  Pérou.  Le  Chili  même 
y  marche  à  grands  pas,  —  le  Chili  qui,  depuis  plus 
de  cent  ans,  est  proposé  en  modèle  à  tous  les  autres 
Etats  hispanoaméricains  et  qui,  pourtant,  a  déjà 
eu  un  véritable  et  grand  dictateur  en  la  personne 
de  Portales.  Loin  d'être  en  régression,  le  caudil- 
lisme  —  un  césarisme  national  et  non  d'importa- 
tion —  est  en  progrès. 

En  Uruguay  et  en  Argentine,  la  question  indienne 
ne  se  pose  pas,  mais  le  développement  de  l'indus- 
trie et  l'énorme  affluence  des  travailleurs  euro- 
péens y  ont  amené  le  péril  socialiste  et  commu- 
niste. 

Partout,  enfin,  les  besoins  de  défense  et  les  aspi- 
rations vers  l'autorité  sont  les  mêmes.  Aussi,  le 
mot  Démocratie  a-t-il  cessé,  depuis  quelques  années 
seulement,  d'être  un  fétiche  en  Amérique  ;  le 
nationaliste  Vallenilla  Lanz,  qui  soutient  une  doc- 
trine démocratique,  spécifie  qu'il  ne  lui  donne 
pas  le  même  sens  que  Rousseau  et  les  révolution- 
naires européens. 

L'Amérique  espagnole  n'a  pas  le  choix  des 
moyens  de  salut.  Aucun  de  ses  Etats  n'a  eu  une 
dynastie  royale  qu'il  puisse  rappeler.  D'autre  part. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  43 

aucun  ne  possède  une  aristocratie.  Or,  l'Histoire 
de  tous  les  peuples  enseigne,  et  Bolivar,  le  génie, 
le  plus  clairvoj'^ant  du  Nouveau  Monde,  n'a  cessé 
de  dire,  qu'une  République  démocratique  est  vouée 
à  l'anarchie,  surtout  en  Amérique  si  elle  est  basée 
sur  les  doctrines  révolutionnaires  européennes.  Il 
n'y  a  qu'un  moyen  d'assurer  la  paix  intérieure  et 
plus  d'un  siècle  d'Histoire  américaine  le  prouve  : 
une  dictature  à  la  fois  paternelle  et  forte,  positi- 
viste, bolivarienne,  d'origine  populaire  ou  qui  ait 
l'assentiment  du  peuple,  ce  qu'on  appelle  au 
Venezuela  :  le  césarisme  démocratique. 

Marius  André. 


Il  n'y  a  pas  dans  le  monde 
une  raison  assez  forte  pour 
empêcher  un  homme  de  science 
de  publier  ce  qu'il  croit  être  la 
vérité. 

Renan. 


CE  FUT  UNE  GUERRE  CIVILE 


Le  seul  énoncé  du  sujet  que  nous  allons  traiter 
a  éveillé  une  certaine  curiosité  pusillanime  chez 
quelques  esprits  aussi  cultivés  que  patriotes  qui, 
convaincus  de  la  nécessité  qu'ont  les  peuples  de 
nourrir  un  idéal  et  de  professer  une  religion,  crai- 
gnent que  je  vienne  commettre  un  attentat  contre 
les  gloires  les  plus  pures  de  la  patrie  en  disant  et 
prouvant  que  la  guerre  à  laquelle  nous  devons  le 
bien  inestimable  d'être  des  citoyens  d'une  nation, 
et  non  des  colons,  peut  être  assimilée  à  n'importe 
laquelle  de  nos  fréquentes  et  sanglantes  luttes 
intestines.  Soit  dit  en  passant,  il  n'y  a  pas  de  rai- 
son d'avoir  honte  de  celles-ci,  car  les  révolutions, 
comme  phénomènes  sociaux,  sont  soumises  au 
déterminisme  sociologique  dans  lequel  la  faible 
volonté  humaine  prend  une  part  très  petite,  et  la 
guerre  a  été  chez  nous,  comme  dans  tous  les  temps 
et  tous  les  pays,  un  des  facteurs  les  plus  puissants 
de  l'évolution  progressive  de  l'humanité. 

Dire  que  la  guerre  de  l'Indépendance  fut  une 
guerre  civile,  n'amoindrit  en  rien  la  gloire  de  nos 
libérateurs  :  «  Toute  guerre  entre  hommes,  a  dit 
Victor  Hugo,  est  une  guerre  entre  frères  ;  l'unique 
distinction  qu'on  peut  faire  est  celle  de  la  guerre 
juste  et  de  ia  guerre  injuste  »  ;    et,  depuis    long- 


48  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

temps,  l'humanité  considère  comme  les  plus  jus- 
tes des  révolutions,  celles  qui  ont  pour  objet  l'éman- 
cipation des  peuples  et  l'accroissement  de  la  dignité 
humaine. 


I 


Notre  guerre  de  l'Indépendance  eut  une  double 
orientation  car,  en  même  temps  que  se  rompaient 
les  liens  politiques  qui  nous  unissaient  à  la  mère- 
patrie,  au  sein  de  l'organisme  colonial  commençait 
à  se  réaliser  une  évolution  libératrice  qui  a  duré 
tout  un  siècle  et  nous  a  amenés  à  l'état  social  où 
nous  nous  trouvons  et  qui  réclame  les  deux  grands 
remèdes  de  tous  nos  maux  :  le  peuplement  pour 
cesser  d'être  un  misérable  désert  et  rendre  effec- 
tive la  démocratie  par  l'uniformité,  et  l'éducation 
pour  élever  le  niveau  moral  de  notre  peuple  et  met- 
tre fin  au  paradoxe  qu'est  une  république  sans 
citoj'ens.  Nous  ne  savons,  en  vérité,  pourquoi  le 
mérite  de  l'œuvre  des  révolutionnaires  de  1810  et 
1811  et  des  soldats  qui  réalisèrent  ou  consolidèrent 
l'Indépendance  de  l'Amérique,  serait  amoindri  par 
le  fait  que  leurs  adversaires  furent  en  majorité 
Américains.  La  gloire  de  Pàez  à  la  Mata  de  la  Miel 
et  au  Yagual  doit-elle  être  rapetissée  sous  prétexte 
que  l'armée  royaliste  était  commandée  par  le  P. 
lorrellos  et  Facundo  Mirabal  ?  Les  lauriers  de  Las 
Queseras  pâliront-ils  si  l'on  apprend  qu'en  ce  jour 
glorieux  l'adversaire  le  plus  terrible  fut  le  Véné- 
zuélien Narciso  Lôpez,  dans  cette  charge  formida- 
ble où  Randôn,  stupéfiant  Pâez  même,  répond  aux 
applaudissements  de  celui-ci  par  une  <^es  phrases 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  49 

les  plus  épiques  de  Thistoire  militaire  de  l'Amé- 
rique :  «  Lorsque  je  vis  Randôn,  écrit  Pâez,  cueil- 
lir tant  de  lauriers  sur  le  champ  de  bataille,  je  ne 
pus  m'empêcher  de  crier  :  «  Bravo,  bravissimo, 
commandant  !  —  Général  (me  répondit-il  en  fai- 
sant allusion  à  une  réprimande  que  je  lui  avais 
adressée  quelques  jours  auparavant  au  cours  d'une 
autre  charge  contre  le  même  Narciso  Lôpez),  géné- 
ral, c'est  ainsi  que  se  battent  les  fils  de  VAlto  Lla- 
no  »  (1). 

Je  crois  —  et  je  me  base  sur  l'étude  circonstan- 
ciée que  j'ai  faite  de  notre  histoire  —  que,  loin 
d'être  un  déshonneur  pour  nos  Libérateurs,  le  fait 
d'avoir  combattu  presque  toujours  contre  les  pro- 
pres fils  du  pays,  donne  à  leur  héroïsme  et  à  leur 
persévérance  une  plus  grande  valeur.  Comment 
pourrait-on  expliquer  la  prolongation  de  cette 
guerre,  la  plus  acharnée  de  l'Amérique  espagnole, 
si  nos  chefs  n'avaient  eu  à  combattre  que  contre 
les  quinze  mille  soldats  que  l'Espagne  nous  envoya 
durant  tout  le  cours  de  la  guerre  ? 

L'indépendance  de  presque  toutes  les  Républi- 
ques de  l'Amérique  du  Sud  fut  décidée  en  une 
grande  bataille.  A  Carabobo  on  conquit  Caracas, 
mais  la  guerre,  qui  durait  déjà  depuis  dix  ans, 
continua  dans  le  reste  du  pays  presque  avec  la 
même  intensité.  Il  n'y  avait  plus  d'armées  espa- 
gnoles ;  à  peine  signalait-on,  par  endroits,  quelque 
officier  expéditionnaire,  mais  des  régions  entières 
persévérèrent  dans  leur  fidélité  au  roi  d'Espagne 
jusqu'en   1827   avec  la  révolution  d'Augustin  Bes- 


(1)  PÂEZ  :  Autobioqrafia,  p.  182. 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    ASIÉRIQUE.  4. 


50  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   E\    AMÉRIQUE 

canza,  et  1829  avec  Arizâbalo  ;  dans  ces  mouve- 
ments étaient  compromis  une  multitude  de  Véné- 
zuéliens dont  nous  prononçons  les  noms  tous  les 
jours. 

L'entrée  en  scène  des  troupes  de  la  métropole  au 
Venezuela  n'eut  pas  l'influence  énorme  qu'on  a 
crue,  et  l'on  peut  dire  que  rien  ne  favorisa  la  cause 
de  la  Patrie  plus  que  l'arrivée  de  l'armée  expédi- 
tionnaire de  Morillo,  car  on  voit  clairement  com- 
ment, dès  que  les  Espagnols  vainqueurs  de  Napo- 
léon ont  mis  le  pied  sur  notre  terre,  des  patriotes 
commencent  à  surgir  de  ce  sol  que  le  cheval  de 
Boves  semblait  avoir  épuisé. 

Mais,  pour  plus  de  clarté,  nous  allons  montrer 
avec  des  chiffres  comment  l'Espagne  ne  fît  que 
venir  en  aide,  tard  et  mesquinement,  à  la  grande 
majorité  des  Vénézuéliens  qui  soutenaient  sa  cause. 

A  Maturin,  dans  la  terrible  déroute  que  souffrit 
Monteverde  en  1813,  succomba  toute  la  troupe  espa- 
gnole, peu  nombreuse  d'ailleurs,  qu'il  y  avait  au 
Venezuela.  De  1813  à  l'arrivée  de  Morillo,  c'est  à 
peine  si  1.500  hommes  débarquent  sur  nos  plages, 
et  il  faut  remarquer  que  c'est  dans  cette  période 
que  Bolivar  réalise  sa  prodigieuse  campagne  qui 
commence  à  Cùcuta,  avec  les  batailles  de  Niquitao, 
Barquisimeto,  Bârbula,  las  Trincheras  et  Araure, 
que  José-Félix  Ribas  combat  à  la  Victoria,  avec  la 
jeunesse  de  Caracas,  contre  les  llaneros  purs  du 
Guârico  ;  que  Campo-Elias,  aussi  Espagnol  que 
Boves,  combat  contre  celui-ci,  chacun  comman- 
dant des  troupes  vénézuéliennes  ;  que  Rafaël  Urda- 
neta  soutient  le  siège  de  Valencia  contre  ces  mêmes 
llaneros  qui,  bientôt,  envahissent  Caracas,  pour- 
suivent rémigration  jusqu'à  l'Orient,  couvrent  de 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  51 

sang  et  de  cadavres  les  trois  cents  lieues  qui  sépa- 
rent Caracas  de  Maturin  et  d'Urica  et,  après  la 
mort  de  Boves,  reçoivent  à  Carùpano,  sous  les 
ordres  de  Morales,  au  nombre  de  quatre  mille, 
l'armée  métropolitaine  de  Morillo.  Dans  cette  lon- 
gue période  d'une  guerre  très  cruelle,  je  ne  vois 
autre  chose  qu'une  lutte  entre  frères,  une  guerre 
intestine,  civile  ;  et  j'ai  beau  chercher  le  caractère 
international  que  la  légende  a  voulu  lui  donner,  je 
ne  le  trouve  point  (1). 

Il  y  a  un  fait  digne  d'être  pris  en  considération 
et  que  je  ne  suis  pas  le  premier  à  avoir  remarqué. 
Les  hommes  qui  commandaient  les  bandes  de  délin- 
quants de  ces  années,  bien  qu'en  grande  partie 
insulaires  et  Espagnols,  résidaient  depuis  très  long- 
temps dans  le  pays,  y  avaient  exercé  des  métiers 
qui  les  mettaient  en  contact  avec  les  gens  du  peu- 


(1)  Le  total  des  troupes  parties  d'Espagne  à  destination  de 
toutes  les  colonies  insurgées  de  1811  à  1819  fut  de  42.167  soldats 
de  toutes  les  armes.  De  1811  à  1815,  environ  1.800  hommes 
seulement  débarquèrent  au  Venezuela.  Des  10.000  qui  compo- 
saient l'expédition  de  Morillo,  1.700  allèrent  au  Pérou  et  600  à 
Puerto-Rico  (Mémoire  présenté  aux  Cortes  par  le  ministre  de 
la  Guerre,  marquis  de  las  Amarillas,  le  14  juillet  1820).  Pour  la 
même  année,  d'après  les  statistiques  du  ministre  de  la  guerre 
espagnol,  l'armée  royaliste,  dans  toute  l'Amérique  s'élevait  à 
95.578  hommes,  dont  23.400  seulement  expéditionnaires  (métro- 
politains) ;  de  sorte  que  le  nombre  de  soldats  américains 
s'élevait  à  73.178.  Au  Venezuela  le  nombre  total  était  de  12.016 
ainsi  répartis  : 

Expéditionnaires 5.811 

Vétérans  du  pays 6.080 

Miliciens 125 

Total 12.016 

Le  nombre  de  chevaux  était,  au  Venezuela,  de  6.426  dont  426 
seulement  avaient  été  amenés  d'Espagne.  Il  faut  tenir  compte, 
en  ce  qui  concerne  le  Venezuela,  qu'à  partir  de  1816  la  plus 
grande  partie  des  Vénézuéliens  qui  composaient  les  armées  de 
Boves  et  de  Yanes  avaient  passé  dans  les  rangs  des  patriotes. 


52  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

pie  ;  devant  l'armée  métropolitaine,  ils  étaient 
aussi  étrangers  que  n'importe  quel  llanero  du 
Guârico  ou  de  l'Apure,  de  Barcelona  ou  de  Barinas. 
Morillo  fit  avec  finesse  la  même  observation  et, 
parlant  du  colonel  Sébastian  de  la  Calzada,  il  dit 
que  :  «  Quoique  vaillant,  comme  il  connaissait 
très  bien  les  provinces,  et  avait  une  grande  in- 
fluence sur  leurs  habitants  au  caractère  et  aux 
mœurs  desquels  il  a  su  s'adapter,  il  a  été  plus  utile 
pour  le  maniement  des  grandes  réunions  de  gens 
du  pays  que  pour  le  commandement  d'une  divi- 
sion d'Européens  »  (1).  Calzada  était  donc  un  géné- 
ral aussi  créole  que  tous  ceux  qui  ont  figuré  dans 
nos  guerres  civiles,  et,  comme  Calzada,  il  y  en  avait 
beaucoup  d'autres  qui,  attachés  au  sol  vénézuéUen 
et  étroitement  unis  à  ses  habitants,  luttaient  dans 
cette  guerre  pour  des  intérêts  et  des  passions  que 
couvrait  alors  le  nom  du  roi  d'Espagne  comme, 
plus  tard,  les  mêmes  passions  et  les  mêmes  intérêts 
ont  été  couverts  par  d'autres  noms  plus  abstraits. 


II 


Jusqu'en  1815,  l'immense  majorité  du  peuple 
vénézuélien  fut  royaliste  ou  gothe,  c'est-à-dire 
ennemie  des  patriotes  (2).  L'historien  Restrepo  qui. 


(1)  Rodriguez  Villa  :  Biog.  de  Morillo.  t.  III,  p.  481. 

(2)  Après  la  capitulation  de  Maracaibo,  en  1823,  s'embarquè- 
rent pour  Cuba  «  plus  de  mille  habitants  qui,  par  aversion 
pour  la  cause  de  l'indépendance,  ne  voulaient  pas  se  soumettre 
au  gouvernement  de  la  République,  » 

Restrepo   :   Historia    de   la   Repûblica    de  Colombia,   t.    III. 
p.  333. 
A  son  passage  par  Coro  à  la  fin  de  1826,  Bolivar  écrit  à  Urda- 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  53 

pour  suivre  une  tactique  politique  de  déclamation 
contre  les  cruautés  espagnoles,  oublie  parfois  ses 
propres  paroles,  se  demande  avec  surprise  en  rela- 
tant les  événements  de  ces  cruelles  années  : 

«  Pour  quelles  causes,  des  rives  de  l'Unare  jus- 
qu'au lac  de  Maracaibo  et  de  l'Orénoque  et  du 
Meta  jusqu'aux  côtes  de  l'Atlantique,  la  plus 
grande  partie  des  habitants  prirent-ils  les  armes  et 
s'égorgèrent-ils  les  uns  les  autres,  la  supériorité 
du  nombre  étant  peut-être  du  côté  de  ceux  qui  se 
battaient  pour  un  roi  prisonnier  qu'ils  ne  son- 
naissaient  pas  ?  »  (1).  Et  plus  loin  :  «  A  la  fin  de 
1813,  nul  patriote  ne  pouvait  habiter  dans  la  cam- 
pagne ni  aller  seul  par  les  chemins.  Il  était  néces- 
saire de  vivre  dans  les  villes  et  les  lieux  peuplés, 
ou  de  marcher  unis  en  groupes  armés.  » 

Le  général  Rafaël  Urdaneta,  l'illustre  guerrier 
qui  fut,  plus  tard,  président  de  la  Grande  Colombie, 
nous  a  laissé  aussi  une  peinture  effrayante  de 
l'état  des  villages  à  cette  époque  :  «  D'ici  jusque 
vers  Caracas,  écrivait-il  de  Trujillo,  il  y  a  autant 
de  voleurs  que  le  Venezuela  compte  d'habitants. 
Les  habitants  s'opposent  à  leur  propre  bien  et  le 
soldat  républicain  est  vu  avec  horreur  ;  il  n'y  a  pas 
un  homme  qui  ne  soit  notre  ennemi  ;  ils  se  réunis- 
sent volontairement  dans  la  campagne  pour  nous 
faire  la  guerre.  Nos  troupes  traversent  les  pays  les 
plus  abondants  et  ne  trouvent  pas  de  quoi  manger. 


neta  :  «  Le  reste  du  peuple  est  aussi  goth  qu'avant.  On  ne  s'est 
même  pas  approché  pour  me  voir,  ils  ne  reconnaissent  que  les 
chefs  espagnols  (royalistes).  Je  crois  que  si  les  Espagnols 
abordent  à  ces  côtes,  ils  soulèveront  quatre  ou  cinq  mille 
Indiens  dans  cette  seule  province.  » 

O'Leary  :  Mcmorias,  t.  XXX,  p.  300  (Cartas  del  Libertador). 

(1)  Ouo.  cité,  t.  II,  p.  213. 


54  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

A  leur  approche,  les  villages  sont  désertés,  leurs 
habitants  s'en  vont  dans  les  montagnes,  emmenant 
leurs  troupeaux  et  toute  sorte  de  vi\Tes,  et  le 
malheureux  soldat  qui  se  sépare  de  ses  camarades, 
pour  chercher  des  aliments  est  assassiné.  » 

Eh  bien  !  ces  villages  dont  parle  le  général  Urda- 
neta  n'étaient  pas  espagnols  ;  leurs  habitants  étaient 
aussi  vénézuéliens  que  les  soldats  qui  accompa- 
gnaient l'héroïque  défenseur  de  Valencia  et  je  ne 
puis  trouver  la  raison  pour  laquelle  cette  guerre  ne 
pourrait  être  qualifiée  de  guerre  entre  frères,  de 
guerre  civile  (1). 

Bolivar  même  qui  mit  tant  de  soins  par  son 
décret  de  Trujillo  et  ses  fréquentes  amnisties  à 
établir  une  profonde  séparation  entre  Vénézué- 
liens et  Espagnols  et  qui,  dans  les  documents 
publics,  guidé  par  l'intérêt  politique,  pairla  plu- 
sieurs fois  de  guerre  internationale,  nous  a  laissé 
la  preuve  la  plus  évidente  de  ce  que  nous  venons 
de  dire. 

En  apprenant,  de  San  Carlos,  aux  populations 
vénézuéliennes   la   victoire    d'Araure,    il    leur    dit  : 

«  La  bonne  cause  a  triomphé  de  l'iniquité.  La 
justice,  la  liberté  et  la  paix  commencent  à  vous 
combler  de  leurs  dons...  Nous  avons,  pourtant,  à 


(1)  D'après  le  recensement  de  1810,  le  Venezuela  ne  comptait 
que  12.000  Espagnols  nés  dans  la  péninsule  ou  aux  Canaries. 
Quelle  ignorance  révèle  celui  qui  parle  de  millions  d'Espagnols 
résidant  au  Venezuela  et  de  cinquante  mille  Espagnols  aptes  à 
porter  les  armes  !  Les  chiffres  généralement  acceptés  par  les 
historiens  sont  les  suivants  : 

Indiens  de  race  pure 120.000 

Esclaves  noirs 62.000 

Blancs  européens  et  canariens 12.000 

Créoles  blancs  hispano-américains 200.000 

Castes  mixtes  de  toutes  races 406.000 

Total 800.000 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN  AMÉRIQUE  55 

déplorer  un  mal  trop  sensible  :  nos  compatriotes 
se  sont  prêtés  à  être  les  instruments  des  scélérats 
espagnols.  Bien  que  je  sois  disposé  à  les  traiter 
avec  indulgence  malgré  leurs  crimes,  ils  s'obstinent 
dans  leurs  délits  ;  les  uns,  adonnés  au  vol,  ont  éta- 
bli leur  demeure  dans  les  déserts,  les  autres  fuient 
dans  les  montagnes,  aimant  mieux  ce  sort  déses- 
péré que  de  retourner  au  sein  de  leurs  frères  et  se 
mettre  sous  la  protection  du  gouvernement  qui  tra- 
vaille pour  leur  bien.  Mes  sentiments  d'humanité 
n'ont  pu  contempler  sans  compassion  l'état  déplo- 
rable où  vous  vous  êtes  réduits  vous-mêmes,  Amé- 
ricains, trop  prompts  à  vous  enrôler  sous  les  dra- 
peaux des  assassins  de  vos  concitoyens.  » 

Tels  étaient  les  concepts  du  grand  homme,  en 
plein  triomphe,  lorsqu'il  réalisait  sa  glorieuse  cam- 
pagne de  1813.  Un  an  après,  lorsque,  après  la  série 
de  défaites  commencée  à  la  Puerta,  il  voit  succom- 
ber la  Patrie  sous  les  sabots  des  chevaux  llaneros, 
désillusionné  et  violent,  il  lance,  contre  ces  mêmes 
localités  ennemies  de  l'Indépendance,  cette  terrible 
accusation  : 

«  Si  le  destin  inconstant  fit  alterner  la  victoire 
entre  les  ennemis  et  nous,  ce  fut  uniquement  grâce 
à  ces  Américains  qu'une  inconcevable  démence  fit 
prendre  les  armes  pour  anéantir  leurs  libérateurs 
et  restituer  le  sceptre  à  leurs  tyi'ans.  Il  semble  que 
le  ciel  a  permis,  pour  notre  humiliation  et  notre 
gloire,  que  nos  vainqueurs  fussent  nos  frères  et 
que,  seuls,  nos  frères  triomphassent  de  nous  (1)... 


(1)  Ces  frères,  ces  compatriotes,  dont  parlait  le  Libérateur, 
étaient  les  défenseurs  du  roi  d'Espagne,  commandés  par  Boves, 
Yanes,  Morales,  etc.  ;  c'étaient  des  Vénézuéliens  qu'un  patrio- 
tisme mal  compris  veut  convertir  en  Espagnols  européens  pour 
satisfaire  de  niaises  illusions. 


56  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

Ne  VOUS  lamentez  donc  que  sur  vos  compatriotes 
qui,  poussés  par  les  fureurs  de  la  discorde,  vous 
ont  plongés  dans  cet  océan  de  calamités  dont  l'as- 
pect seul  fait  frémir  la  nature  et  qu'il  serait  aussi 
horrible  qu'impossible  de  vous  peindre.  Ce  sont  vos 
frères  et  non  les  Espagnols  qui  ont  déchiré  votre 
sein,  répandu  votre  sang,  incendié  vos  foyers  et 
vous  ont  condamnés  à  l'exil.  Vos  clameurs  doivent 
s'élever  contre  ces  esclaves  aveugles  qui  préten- 
dent vous  imposer  les  chaînes  qu'ils  traînent  eux- 
mêmes.  Un  petit  nombre  de  succès  de  nos  adver- 
saires a  fait  crouler  l'édifice  de  notre  gloire,  la 
masse  du  peuple  étant  égarée  par  le  fanatisme  reli- 
gieux et  séduite  par  l'aiguillon  de  l'anarchie,   » 


III 


On  a  prétendu  cacher  pour  toujours,  sous  un  voile 
pudique,  aux  yeux  de  la  postérité,  ce  mécanisme 
intime  de  notre  Révolution,  cette  guerre  sociale, 
sans  nous  rendre  compte  de  l'énorme  transcen- 
dance qu'eut  cette  anarchie  des  éléments  propres 
du  pays,  tant  dans  notre  développement  historique 
que  dans  le  sort  de  presque  toute  l'Amérique  du 
Sud.  Le  Venezuela  fut,  pour  cette  cause,  une  école 
de  guerre  pour  tout  le  continent. 

Si  le  soulèvement  contre  l'Espagne  avait  été  una- 
nime ;  si  tous  les  centres  de  la  population  véné- 
zuélienne avaient  levé  l'étendard  de  la  révolte  en 
conservant,  bien  entendu  —  comme  cela  se  fit  dans 
l'Amérique  du  Nord,  même  en  pleine  guerre  — 
l'organisation  sociale  de  la  Colonie,  tout  autre 
aurait    été    l'histoire    nationale  ;    et    l'exemple    du 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE  57 

Chili  suffît  à  prouver  ce  que  nous  affirmons  (1). 
Alors  l'Espagne  n'aurait  pu  soutenir  la  guerre 
longtemps,  deux  batailles  comme  celles  de  Chaca- 
buco  et  de  Maipô  auraient  assuré  l'indépendance 
du  Venezuela  et  de  la  Nouvelle-Grenade,  Jamais  nos 
chevaux  llaneros  n'auraient  foulé  les  hautes  cimes 
des  Andes  méridionales  et  notre  Libérateur  aurait 
dans  l'Histoire,  plus  ou  moins,  les  mêmes 
proportions  que  le  général  José  de  San  Martin. 

Mais  tout  autre  aussi  aurait  été  notre  développe- 
ment social  et  politique.  Car  le  Venezuela  gagna 
en  gloire  ce  qu'il  perdit  en  éléments  de  réorganisa- 
sation  sociale,  en  tranquillité  future  et  en  progrès 
moral  et  matériel  effectifs.  Nous  donnâmes  à  l'In- 
dépendance de  l'Amérique  tout  ce  que  nous  avions 
de  grand  ;  la  fleur  de  notre  société  succomba  sous 
le  couteau  des  barbares,  et  de  la  classe  haute  et 
noble  qui  avait  produit  Simon  Bolivar,  il  ne  restait, 
après  Carabobo,  que  quelques  dépouilles  vivantes 
qui  erraient,  dispersées  dans  les  Antilles,  et  d'au- 
tres dépouilles  mortelles  qui  couvraient  ce  long 
chemin  de  gloire  de  l'Avila  jusqu'au  Potosi  (2). 


(1)  «  Si  la  Grande-Bretagne  avait  pu  compter  au  moins  sur 
40  ou  50.000  hommes  attachés  à  sa  cause  sur  les  différents 
points  de  notre  pays  et  s'ils  avaient  possédé  la  plus  grande 
partie  du  capital  actif  et  occupé  les  principaux  emplois  publics, 
notre  résistance  aurait  été  infructueuse.  » 

Brackenridge  :  Histoire  de  l'Indépendance  des  Etais-Unis. 

Laboulaye,  comparant  la  révolution  nord-américaine  à  la 
française,  écrit  :  «  Ajoutons  que  cette  révolution  ne  ressemblait 
pas  à  la  nôtre,  car  toutes  les  classes  de  citoyens  étaient 
d'accord  :  l'ennemi  était  un  maître  étranger  qui  voulait  s'im- 
poser à  l'Amérique  ;  il  n'y  avait  pas  d'ennemis  intérieurs.  La 
résistance  était  partout,  l'anarchie  nulle  part.  »  Etudes  sur  la 
Constitution  des  Etats-Unis,  p.  125. 

Le  Chili  est  encore  gouverné  par  une  oligarchie  qui  provient 
de  la  classe  dominante  de  la  colonie. 

(2)  «  Depuis  le  commencement  de  la  guerre  les  blancs  dispa- 


58  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

De  sorte  que,  quand  le  Libérateur  revint  du 
Pérou  en  1927,  il  était  un  homme  pour  ainsi  dire 
étranger  au  Venezuela,  il  lui  manquait  l'ambiance 
où  il  avait  vécu,  où  s'étaient  formés  son  âme  et  son 
cerveau.  Rien  de  plus  éloquent,  rien  de  plus  sug- 
gestif que  la  lettre  célèbre  écrite  de  Cuzco  à  son 
oncle  Esteban  Palacios,  émigré  en  Europe  dès  le 
commencement  de  la  Révolution,  car  telles  durent 
être  les  propres  impressions  du  Libérateur  lors- 
qu'il foula  le  sol  de  sa  cité  natale  après  les  désas- 
tres de  1814  : 

«  Si  vous  retournez  à  Caracas,  ce  sera  comme 
un  fantôme  qui  vient  de  l'autre  vie  et  vous  n'obser- 
verez rien  de  ce  qui  fut  jadis. 

«  Vous  avez  laissé  une  grande  et  belle  famille  : 
elle  a  été  fauchée  par  une  foule  sanguinaire  ;  vous 
avez  laissé  une  patrie  naissante  qui  développait  les 
premiers  germes  de  la  création  et  les  premiers  élé- 
ments de  la  société  :  vous  trouverez  tout  en  ruines, 
tout  en  souvenirs. 

«  Les  vivants  ont  disparu  :  les  œuvres  des  hom- 
mes, les  choses  de  Dieu,  les  champs  même  ont  res- 
senti la  dévastation  formidable  de  la  nature. 

«  Vous  vous  demanderez  :  où  sont  mes  parents, 
mes  frères,  mes  neveux  ? 

«  Les  plus  heureux  ont  été  ensevelis  sous  leurs 
propres  demeures  (1),  et  les  plus  infortunés  ont 
couvert  les  champs  du  Venezuela  de  leurs  osse- 
ments après  les  avoir  arrosés  de  leur  sang.  Pour 


raissent  peu  à  peu  ;  c'est  à  peine  si  on  en  voit  quelques-uns 
dans  l'intérieur,  et  jusque  sur  la  côte  l'immense  majorité  des 
habitants  est  composée  de  nègres  et  de  mulâtres.  »  (Lettre  du 
général  Morillo  au  gouvernement  espagnol). 
(1)  Victimes  du  terrible  tremblement  de  terre  de  1812. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  59 

k  seul  délit  d'avoir  aimé  la  justice  !  Les  champs 
an  osés  par  la  sueur  de  trois  siècles  ont  été  épuisés 
par  une  fatale  combinaison  des  météores  et  des 
crimes.  Où  est  Caracas  ?  vous  demanderez-vous. 
Caracas  n'existe  plus  !     » 

Et,  en  vérité,  cette  Caracas  qui  avait  eu  en  son 
sein  une  des  sociétés  les  plus  brillantes  de  l'Amé- 
rique espagnole,  ce  groupe  de  femmes  enchante- 
resses qui  avaient  subjugué  le  comte  de  Ségur,  ces 
maisons  qui  paraissaient  l'asile  de  la  félicité,  — 
tout  avait  été  fauché,  tout  avait  été  détruit,  non  par 
les  Espagnols  mais  par  le  torrent  irrésistible  de 
la  démocratie.  La  liberté  proclamée  si  généreuse- 
ment, si  candidement  par  les  nobles  patriciens  qui 
avaient  commencé  la  Révolution,  avait  pris  les  for- 
mes de  cet  horrible  serpent  dont  nous  parle  Macau- 
lay  en  une  belle  périphrase. 

Lorsque  l'âme  populaire  se  sent  secouée  par  une 
commotion  soudaine  et  violente,  elle  lance  au  loin 
son  cri  ou  son  gémissement,  comme  le  tintement 
d'une  cloche  qui  se  répercute  dans  l'esipace  ;  mais 
comme  l'alliage  du  métal  qui  vibre,  le  sentiment 
populaire  est  toujours  impur.  La  vase  où  se  con- 
densent les  sentiments  des  multitudes  a,  dans  son 
fond,  un  sédiment  que  toute  secousse  peut  faire 
monter  à  la  surface,  couvrant  d'une  écume  de 
honte  la  liqueur  brillante  et  généreuse.  C'est  ce  qui 
se  produit  dans  tous  les  bouleversements  de  la 
nature,  cyclones,  tremblements  de  terre,  révolu- 
tions. Tous  les  peuples  ont  souffert  cette  doulou- 
reuse expérience  :  les  hommes  qui  restent  à  l'om- 
bre tant  que  règne  l'ordre,  se  révoltent  dès  que  le 
frein  social  disparaît,  avec  leurs  instincts  d'assas- 
sinat, de  destruction  et  de  rapine. 


60  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

Dans  notre  guerre  de  l'Indépendance,  la  face  la 
plus  intéressante  pour  le  sociologue,  la  plus  digne 
d'étude  est  celle  où  l'anarchie  de  toutes  les  classes 
sociales  donna  Firapulsion  au  mouvement  égalitaire 
qui  a  rempli  l'histoire  de  tout  ce  siècle  de  vie  indé- 
pendante. 


IV 


La  lutte  entre  les  patriotes  et  les  Espagnols 
envoyés  expressément  de  la  Péninsule  pour  sou- 
tenir la  guerre  n'emplit  qu'un  petit  nombre  de 
pages  de  notre  histoire.  Les  armées  de  Morillo  ne 
pouvaient  en  aucune  manière  affronter,  en  un  terri- 
toire et  sous  un  climat  comme  les  nôtres,  ces  mas- 
ses héroïques,  ces  formidables  Uaneros  qui  traver- 
saient à  la  nage  les  fleuves  les  plus  larges  tandis 
que  les  Européens  avaient  besoin  de  ponts.  A 
ceux-ci  il  fallait  les  aliments  auxquels  ils  étaient 
habitués  et  tous  les  services  des  armées  régulières, 
alors  que  les  Vénézuéliens  mangeaient  de  la  viande 
sans  sel,  allaient  tout  nus  et  soignaient  les  blessu- 
res avec  de  la  cocuiza  (1). 

La  correspondance  de  Morillo  avec  le  Gouverne- 
ment espagnol  est  une  longue  lamentation  sur 
l'abandon  où  on  l'avait  laissé  ;  et  c'est,  en  même 
temps,  un  hymne  à  la  valeur  et  à  la  constance  de 
nos  Libérateurs. 

Quatre  ans  après  l'arrivée  à  la  Côte  Ferme  de 
cette  expédition  qui,  croyait-on,  allait  restaurer  pour 


(1)  PÂEz  :  Autobiografia  ;  Santander  :  Apuntamientos  hist. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  61 

toujours    la    domination    espagnole    en    Amérique, 
l'armée  de  Morillo  était  réduite  à  moins  du  tiers. 

«  Plusieurs  fois,  écrit  Morillo  au  ministre  de  la 
Guerre,  j'ai  entretenu  V.  E.  de  l'inclémence,  pour 
des  troupes  européennes,  de  ce  climat  et  de  ces 
plaines  dont  la  rigueur  éprouve  si  durement  la 
santé  du  soldat...  La  traversée  fréquente  de  cours 
d'eau,  des  jours  entiers  passés  dans  des  bourbiers 
et  des  marais  avec  de  l'eau  jusqu^à  la  ceinture, 
l'insuffisante  et  misérable  nourriture  du  soldat 
dans  les  sables  ardents  du  Llano,  ont  causé  de 
nombreuses  et  très  graves  maladies  ;  nombreux 
aussi  sont  les  soldats  blessés  par  les  morsures  des 
poissons  nommés  «  caribes  »  et  «  trembleurs  »,  et 
beaucoup  sont  dévorés  par  les  caïmans.  Au  milieu 
de  tant  de  travaux  et  de  souffrances,  du  dénue- 
ment et  de  la  misère  de  quelques  corps  et  de  la 
pauvreté  générale  de  tous,  je  puis  assurer  à  V.  E. 
qu'on  n'a  jamais  vu  une  armée  accablée  par  tant 
de  privations  ni  animée  de  tant  d'ardeur  pour  sou- 
tenir les  droits  sacrés  de  son  souverain  bien- 
aimé.  »  (1). 

«  L'infanterie  européenne  qui  vint  avec  moi  à 
l'Apure,  dit-il  dans  une  autre  communication  à  son 
gouvernement,  a  été  diminuée  d'un  tiers,  en  peu  de 
jours  de  marche,  par  les  fièvi^es  et  les  plaies  ;  le 
reste  est  trop  débilité  pour  continuer,  avant  quel- 
que temps,  de  supporter  la  fatigue,  non  point  tant 


(1)  Pascual  Enrile,  envoj'é  en  Espagne  pour  solliciter  des 
secours,  montre,  en  juin  1817,  au  ministre  de  la  guerre  l'état 
désastreux  oii  se  trouvait  l'armée  :  «  Il  résulte  de  tout  cela 
que  la  force  principale  du  général  Morillo  est  dans  les  gens 
du  pays  et  que  plus  de  la  moitié  des  soldats  amenés  d'Europe 
sont,  par  mort  ou  blessures,  hors  de  combat  ». 

Rodriguez  Villa  :  Ouv.  cité,  t.  III,  p.  296  et  suiv. 


62  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

à  cause  des  ardeurs  accablantes  du  soleil  et  de  la 
marche  constante  à  travers  des  marais  avec  de 
l'eau  jusqu'à  la  ceinture  qu'à  cause  de  l'insuffi- 
sance de  l'alimentation  qui  n'est  jamais  que  de 
viande,  souvent  sans  sel,  et  du  manque  de  toute 
sorte  de  ressources.  » 

Dans  la  même  note,  il  établit  la  différence  avec 
les  llaneros  :  «  L'équipement  ne  les  gêne  pas,  puis- 
qu'ils vont  tous  nus,  et  les  subsistances  ne  leur 
donnent  aucun  souci  puisqu'ils  vivent  sains  et 
robustes  uniquement  de  viande.  Ils  font  des  mou- 
vements rapides  et  heureux  qu'on  ne  peut  éviter, 
si  grands  que  soient  les  efforts  que  nos  soldats 
font  dans  leurs  marches.  Les  llaneros  se  précipi- 
tent à  cheval  dans  un  fleuve,  avec  la  selle  sur  leur 
tête  et  la  lance  à  la  bouche,  et  ils  passent  deux  ou 
trois  mille  chevaux  en  un  quart  d'heure  aussi  aisé- 
ment que  par  un  large  pont,  sans  crainte  de  se 
noyer  ni  de  perdre  leurs  armes  et  bagages.  De  cette 
manière  ils  harassent  les  colonnes  qui  les  poursui- 
vent en  des  marches  si  pénibles  qu'on  ne  peut  s'en 
faire  une  idée,  en  peu  de  jours  on  perd  un  grand 
nombre  de  soldats  qui  tombent  malades  sur  ce  ter- 
rain marécageux.  Lorsqu'ils  ont  constaté  ces  per- 
tes ainsi  que  la  fatigue  et  l'inutilité  de  nos  che- 
vaux qui  n'ont  même  pas  de  lieu  où  se  refaire,  les 
Uaneros  viennent  nous  attaquer  ou  attendent  le 
combat,  comme  cela  s'est  produit  le  27  janvier  de 
cette  année  (1817)  dans  la  savane  de  Mucuritas  où 
le  brigadier  La  Torre  qui  les  poursuivait  depuis 
Casanare  (sur  150  lieues)  ne  put  guère  faire  autre 
chose  que  résister  à  l'élan  impétueux  de  leur  nom- 
breuse cavalerie.  » 

Malgré  tout,  l'héroïque  soldat  soutint  trois  ans 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  63 

de  plus  cette  terrible  lutte,  parce  que,  durant  ce 
laps  de  temps,  il  eut  encore  à  son  service  des  trou- 
pes vénézuéliennes.  Lorsqu'il  résolut  de  rentrer  en 
Espagne  et  de  laisser  à  La  Torre  la  responsabilité 
de  la  déroute  finale,  ce  fut  parce  que  la  désertion 
des  Vénézuéliens  ne  pouvait  plus  être  arrêtée. 

Morillo  qui,  en  1816,  croyait  qu'avec  ses  dix 
mille  Européens  il  pouvait,  après  une  marche 
triomphale  à  travers  la  Nouvelle-Grenade,  assurer 
la  paix  de  toute  l'Amérique,  demandait,  en  1819, 
trente  mille  hommes,  sans  même  être  sûr  du 
succès  au  Venezuela. 

Rien  de  plus  naturel,  car  à  la  date  de  la  com- 
munication que  nous  venons  de  citer,  il  présente  la 
situation  des  patriotes  sous  les  plus  heureuses 
couleurs:  «  La  Guyane,  dit-il,  a  été  approvision- 
née à  profusion  d'armes,  de  munitions,  de  vivres, 
d'équipements  et  de  bâtiments  de  guerre.  Bolivar, 
après  avoir  vêtu  et  armé  ses  troupes,  a  encore, 
selon  les  renseignements  les  plus  sûrs,  des  dépôts 
considérables  de  tout  ce  dont  il  peut  avoir  besoin 
et  des  secours  lui  parviennent  de  tous  côtés.  »  Et 
il  donne  un  détail  très  intéressant:  «  Nous  avons 
vu  pour  la  première  fois,  écrit  Morillo,  les  troupes 
rebelles  vêtues  complètement  à  l'anglaise,  et  les 
Uaneros  de  l'Apure  avec  des  morions  et  des  harnais 
de  la  cavalerie  britannique.  » 

Cela  nous  donne  l'occasion  de  rendre  hommage 
à  la  probité  historique  de  notre  éminent  artiste 
Martin  Tovar  y  Tovar  qui,  dans  son  beau  tableau 
de  la  bataille  de  Carabobo,  présente  l'armée  patriote 
revêtue  de  luxueux  uniformes  ;  on  y  voit  le  nègre 
Primero  en  dolman  rouge,  avec  des  guêtres,  et  sans 
souliers.  C'est  une  véritable  reconstitution. 


64'  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

Le  nègre  Primero,  cx)mme  tout  homme  primitif, 
avait  un  grand  amour  pour  les  uniformes  brillants. 
Lorsque  Bolivar  allait  rencontrer,  pour  la  première 
fois,  le  générai  Pâez,  raconte  celui-ci,  le  nègre 
«  recommandait  à  tous  très  vivement  de  ne  pas 
dire  au  Libérateur  qu'il  avait  servi  dans  l'armée 
royaliste  ».  Cela  suffit  pour  qu'on  parlât  du  nègre 
à  Bolivar  avec  enthousiasme,  mais  en  ajoutant 
qu'il  tenait  énormément  à  ce  qu'on  ne  sût  pas  qu'il 
avait  été  au  service  du  roi. 

Lorsque  Bolivar  le  vit,  il  s'approcha  de  lui 
affectueusement  et,  après  l'avoir  félicité  de  sa 
vaillance,  il  lui  dit  : 

—  Mais  quelle  raison  vous  a  poussé  à  servir 
dans  les  rangs  de  nos  ennemis  ? 

Le  nègre  regarda  les  assistants  comme  pour  leur 
reprocher  l'indiscrétion  qu'ils  avaient  commise, 
puis  il  répondit  : 

—  Seiïor,  la  cupidité. 

—  Comment  cela  ?  demanda  Bolivar. 

—  J'avais  remarqué  que  tout  le  monde  allait  à 
la  guerre  sans  chemise  et  sans  le  sou  et  en  revenait 
avec  un  uniforme  très  joli  et  avec  de  l'argent  dans  la 
poche.  Alors,  je  voulus  aussi  aller  chercher  fortune, 
et,  plus  que  tout,  gagner  trois  harnais  d'argent:  un 
pour  le  nègre  Mindola,  un  pour  Juan  Rafaël  et  un 
autre  pour  moi.  La  première  bataille  que  nous 
livrâmes  aux  patriotes  fut  celle  d'Araure  ;  ils 
avaient  plus  de  mille  hommes,  comme  je  le  disais 
à  mon  compagnon  José  Félix,  Nous  étions  beau- 
coup plus  nombreux  et  je  criais  pour  qu'on  me 
donnât  une  arme  quelconque  pour  combattre,  car 
j'étais  sûr  que  nous  allions  vaincre.  Lorsque  je 
crus  que  la  bataille  était  terminée  je  descendis  de 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  65 

mon  cheval  et  j'allai  prendre  une  casaque  très 
jolie  à  un  blanc  qui  était  étendu  mort  sur  le  sol. 
A  ce  moment  arriva  le  commandant  qui  criait  :  «  A 
cheval  !  —  Comment  !  lui  dis-je,  cette  guerre  n'est 
donc  pas  finie  ?  —  Finie  !  Ah  !  non.  »  Des  gens 
accouraient  en  foule,  turbulents... 

—  Que  disiez-vous  alors  ?  demanda  Bolivar. 

—  Je  désirais  qu'on  fît  la  paix.  Il  n'y  eût  pas 
d'autre  recours  que  la  fuite  ;  je  me  mis  à  cou- 
rir sur  ma  mule,  mais  le  maudit  animal  se  fatigua 
et  je  dus  gagner  la  montagne  à  pied.  Le  jour  sui- 
vant, nous  fûmes,  José  Félix  et  moi,  dans  une  ber- 
gerie pour  voir  si  on  nous  donnerait  à  manger  ; 
mais  lorsqu'il  sut  que  j'étais  de  la  troupe  de  Yaiîes, 
le  maître  me  regarda  avec  des  yeux  si  méchants 
que  je  crus  devoir  fuir  et  m'en  aller  à  Apure. 

—  On  dit,  interrompit  Bolivar,  que  là  vous 
tuiez  des  vaches  qui  ne  vous  appartenaient  pas. 

—  Eh  !  sans  cela,  qu'aurais-je  mangé  ?  Enfin  le 
Majordome  (c'est  ainsi  que  les  îlaneros  appelaient 
Pâez)  vint  à  Apure  et  nous  apprit  ce  que  c'est  que 
la  Patrie,  et  que  la  diablocratie  n'est  pas  une  mau- 
vaise chose,  et  depuis  je  sers  dans  l'armée 
patriote  (1). 

Cette  anecdote  est  d'une  grande  signification 
historique,  car  elle  révèle  la  mentalité  de  la  majo- 
rité des  hommes  qui,  après  avoir  servi  sous  les 
ordres  de  Boves  et  de  Yanes,  commis  les  crimes 
les  plus  abominables,  converti  le  territoire  entier 
du  Venezuela  «  en  un  vaste  champ  de  carnage  », 
devinrent,  avec  Pâez,  Monagas,  Cedeîïo  et  Zaraza, 


(1)  PÂEZ  :  Ouv.  cité,  t.  I. 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE. 


66  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE 

les  héroïques  défenseurs  de  l'indépendance  ;  elle 
montre,  en  outre,  quel  prestige  la  cause  de  la 
Patrie  était  en  train  de  gagner  au  sein  des  basses 
classes  populaires,  gràte  aux  énormes  efforts  des 
patriciens.  Déjà  la  Patrie  pouvait  offrir  à  ceux  qui 
abandonnaient  les  rangs  royalistes  ce  qui  consti- 
tuait pour  eux  une  illusion  :  un  uniforme  et  un 
harnais  d'argent  ;  déjà  elle  pouvait  leur  ouvrir  le 
le  chemin  des  honneurs  en  élevant  même  des 
esclaves,  comme  Pedro  Camejo,  aux  plus  hauts 
grades  de  la  hiérarchie  militaire. 


A  partir  de  1819,  le  général  Morillo  comprend 
combien  l'Espagne  perd  de  son  antique  prestige. 
«  L'opinion  publique,  disait-il,  a  changé  d'une 
manière  stupéfiante,  même  dans  les  régions  les 
plus  dévouées  à  la  cause  du  roi.  »  Cette  armée 
«  composée  en  majorité  de  gens  du  pays  »  déser- 
tait par  milliers.  Pourtant  le  docteur  Juan  Germân 
Roscio,  en  rendant  compte  au  Libérateur  des  pro- 
positions de  paix  adressées  par  Morillo  aux  patrio- 
tes, au  milieu  de  l'année  1820,  lui  dit  :  «  Tant  que 
les  Espagnols  auront  des  créoles  pour  nous  com- 
battre, je  n'espérerai  pas  d'autres  propositions  de 
paix  que  celles  de  Morillo  ;  tant  qu'ils  lutteront 
contre  nous  à  nos  propres  frais,  ils  ne  changeront 
pas  de  système... 

«  A  la  prestation  de  serment  à  la  Constitution 
espagnole,  on  leur  fit  croire  que  nous  nous  y  sou- 
mettrions ;  le  résultat  contraire  leur  prouve  que 
nous  sommes  assez  forts  pour  la  repousser  et  conti- 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  67 

nuer  la  lutte,  ou  que  nous  sommes  déjà  plus  puis- 
sants que  Morillo  et  ses  commettants,  et  la  consé- 
quence est  qu'ils  passent  dans  notre  camp... 

«  ...Si  l'abandon  de  son  parti  par  les  créoles 
continue,  l'Espagne  est  obligée  de  faire  la  paix  ; 
sinon,  non;  car  l'Espagne,  dans  cette  guerre,  a 
toujours  eu  pour  force  principale  celle  des  créoles 
guerriers  et  contribuables.  Il  le  savait  bien,  cet 
officier  espagnol  qui,  interrogé  par  un  étranger  sur 
la  fin  de  cette  lutte,  répondit  :  «  Elle  se  terminera 
lorsque  nous  n'aurons  plus  de  créoles  pour  nous 
aider.  » 

Et  lorsqu'il  est  informé  que  les  royalistes  véné- 
zuéliens désertent  par  milliers,  il  est  encore  plus 
explicite  :  «  De  cette  manière,  nous  parviendrons 
moins  tard  au  terme  auquel  nous  aspirons  car 
l'Espagne  nous  a  fait  la  guerre  avec  des  hommes 
créoles,  avec  de  l'argent  créole,  avec  des  provisions 
créoles,  avec  des  moines  et  des  clercs  créoles,  avec 
des  chevaux  créoles,  et  avec  presque  tout  ce  qu'il 
y  a  de  créole  ;  et  tant  qu'elle  pourra  continuer 
ainsi  et  à  nos  frais,  nous  n'avons  pas  à  espérer 
d'elle  la  paix  avec  reconnaissance  de  notre  indépen- 
dance. »  (1). 

Il  serait  fastidieux  de  continuer  et  de  faire  tou- 
tes les  citations  qui  prouvent  notre  thèse.  Il  suffit 
d'ajouter  que  nous  avons  eu  le  soin  de  recueillir, 
tant  au  Venezuela  qu'en  Espagne,  plus  de  trois 
cents  noms  de  familles  vénézuéliennes  très  distin- 
guées dont  les  ancêtres  soutinrent,  par  tous  les 
moyens,  la  cause  du  roi  d'Espagne  ou,  pour  parler 


(1)  O'Leary  :  Memorias,  t.  VIII,  pp.  495  et  suiv, 


68  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

plus    nettement,  combattirent    contre  les    indépen- 
dants (1). 

C'est  pourquoi  nous  affirmons  que  cacher  le 
caractère  de  guerre  civile  qu'eut  la  révolution  non 
seulement  au  Venezuela,  mais  aussi  dans  toute 
l'Amérique  espagnole,  c'est,  non  seulement  dimi- 
nuer la  taille  des  Libérateurs,  mais  encore  établir 
des  solutions  de  continuité  dans  notre  évolution 
sociale  et  politique  en  laissant  sans  explication  pos- 
.sible  les  faits  les  plus  transcendants  de  notre  his- 
toire. 

VI 

La  croyance  trop  généralisée  que  les  soutiens  de 
l'ancien  régime  surgirent  uniquement  des  classes 
basses  de  la  colonie,  ignorantes  et  fanatiques,  est 


(1)  Ceux  qui,  de  leur  propre  aveu,  ne  connaissent  de  nos 
annales  que  ce  qu'ils  ont  appris  sur  les  bancs  ds  l'école  et 
s'érigent  pourtant  en  critiques,  ne  se  rendent  pas  compte  de 
l'opiniâtreté  que  mettaient  Bolivar  et  les  écrivains  patriotes  à 
donner  à  cette  guerre  civile  le  caractère  de  guerre  internatio- 
nale, afin  d'obtenir  la  reconnaissance  de  la  belligérance  par  les 
Etats-Unis,  l'Angleterre,  la  Russie  et  la  France  et  d'obliger 
l'Espagne  à  reconnaître  l'indépendance. 

«  Si  les  Etats-Unis,  l'Angleterre,  la  Russie  et  la  France 
s'interposent  en  faveur  de  l'indépendance,  l'Espagne  leur 
montrera  les  listes  et  états  de  sa  forée  armée  en  Amérique 
composée  presque  entièrement  de  créoles,  elle  leur  remettia  le 
cens  des  provinces  qui  lui  obéissent  et  qui  ont  juré  fidélité  à 
la  Constitution  ;  elle  leur  montrera  le  registre  des  contribu- 
tions, dons,  suppléments,  etc.,  déboursés  par  les  créoles.  La 
majorité  des  Américains  obéissant  à  l'ennemi  est  l'obstacle  à 
la  reconnaissance  de  notre  indépendance.  Les  écrivains  ennemis 
insistent  beaucoup  sur  ce  point,  et  eux-mêmes  confessent  que 
sans  l'aide  de  cette  majorité,  nous  faire  la  guerre  eût  été  la 
ténacité  la  plus  désespérée.  » 

Correspondance  du  docteur  Juan  Germân  Roscio  avec  le 
Libérateur,  dans  les  Mémoires  du  général  O'Leary,  t.  VIII, 
pp.  495  et  suiv. 

Ces  lettres  sont  de  septembre  1820. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  69 

absolument  erronée.  Parmi  les  royalistes  du  Vene- 
zuela, comme  de  toute  l'Amérique  espagnole,  figura 
une  multitude  d'hommes  notables  qui  restèrent 
dans  le  pays,  luttèrent  sur  les  champs  de  bataille, 
dans  la  presse,  dans  les  fonctions  publiques,  aux 
tribunaux  de  justice,  coopérant  avec  leur  activité, 
leur  talent  ou  leur  argent  à  soutenir  la  lutte  ;  d'au- 
tres émigrèrent  aux  Antilles  espagnoles  ou  à  la 
Mère-Patrie  même  et  ne  cessèrent  de  se  montrer 
fidèles  au  gouvernement  espagnol. 

Si  des  militaires  comme  les  Torrellas,  les  Iturbe, 
les  Ramos,  les  Lôpez,  les  Quero,  les  Arcaya,  Car- 
rera y  Golina,  Armas,  Meserôn,  Rubin,  Cape,  Ola- 
varria,  Lizarraga,  Ramos,  Gorrin,  Llamozas, 
Osio,  Cârdenas,  Casas,  Camero,  Inchauspe,  Baca, 
Izquierdo,  Illas,  les  Monagas  (de  Valencia)  et  mille 
autres  combattants  constituèrent  le  formidable 
appui  sur  lequel  l'Espagne  compta  durant  tout  le 
cours  de  la  guerre,  une  multitude  de  civils  parmi 
lesquels  se  signalèrent  les  docteurs  José-Manuel 
Oropeza,  Andrés  Level  de  Goda,  Felipe  Fermin 
Paul,  Francisco  Rodriguez  Tosta,  Ramôn  Monzôn, 
José  de  los  Reyes  Pifial,  Juan  Antonio  Zârraga, 
Pedro  de  Echezuria,  Tomàs  José  Hernândez  Sana- 
bria,  José  Maria  Gragirena,  Juan  Vicente  Arévalo 
et  avec  eux  Juan  Rodriguez  del  Toro,  Nicolas  de 
Castro,  Feliciano  Palacios,  José  Maria  Correa,  Ve- 
gas y  Mendoza,  Herrera,  Mijares,  Troconis,  Miche- 
lena,  Rojas,  Fortique,  Aguerrevere,  Quintero, 
Planas,  Bescanza,  Blanco  y  Plaza,  Escorihuela, 
Burgos,  Elizondo,  Alvarado,  Gallegos,  Vaamonde, 
Altuna,  Ezpelosin  et  tant  d'autres  dont  nous  avons 
recueilli  soigneusement  les  noms,  constituaient, 
unis  à  une  multitude  d'Espagnols  et  de  Canariens 


70  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

mariés  au  Venezuela,  y  résidant  depuis  longtemps, 
commerçants,  propriétaires,  procureurs  et  employés 
dans  l'administration,  un  parti  puissant  d'où  sor- 
tirent les  conseillers  les  plus  intimes  de  ISIonte- 
verde,  de  Boves,  de  Morales,  de  Morillo,  et  jusque 
de  Rosete  qui  eut  pour  assesseur  le  docteur  Tosta. 
C'étaient  eux  qui  dressaient  les  listes  de  proscrip- 
tion et  de  mort,  composaient  les  juntes  de  séques- 
tres, formaient  les  municipalités  qui  protestaient 
à  chaque  pas  contre  l'indépendance  (1),  récla- 
maient sur  tous  les  tons  l'extermination  totale  des 
patriotes  ;  et  beaucoup  méritèrent,  par  la  terrible 
exaltation  de  leurs  passions  et  l'insatiable  férocité 
de  leur  haine,  le  sobriquet  de  somatenes  (2)  que 
leur  donnaient  les  fonctionnaires  espagnols  eux- 
mêmes. 

Par  contre,  les  Espagnols  récemment  arrivés,  ou 
d'une  position  sociale  élevée,  en  qui  ne  pouvaient 
exister  ces  passions,  lesquelles  n'étaient  que  l'ex- 
plosion de  ressentiments  accumulés  durant  de  lon- 
gues années  dans  une  société  comme  la  coloniale, 
composée  d'éléments  hétérogènes,  minée  par  des 
hostilités  latentes  ou  déclarées  et  dont  l'équilibre 
se  soutenait  grâce  à  l'immobilité  et  au  misonéisme 
où  l'Espagne  maintenait  ses  possessions,  —  ces 
Espagnols  essayèrent  souvent  de  dominer  ces  fac- 
tions exaltées,  de  chercher  des  moyens  de  concilia- 
tion avec  ceux  qu'ils  appelaient  des  insurgés  et  de 


(1)  Voir,  par  exemple,  le  Manifeste  des  Provinces  du  Vene- 
zuela à  toutes  les  nations  civilisées  d'Europe,  généralement 
appelé  Manifeste  trilingue,  parce  qu'il  fut  publié  en  espagnol, 
français  et  anglais,  dont  tous  les  signataires  sont  des  Véné- 
zuéliens membres  des  Conseils  Municipaux  en  1819. 

(2)  Heredia  :  Memorias,  p.  220.  On  surnommait  ainsi  les 
goths  exaltés. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  71 

rétablir  l'ordre  par  l'empire  de  la  justice  et  l'équité 
des  procédés.  Dans  leur  nombre  se  distinguèrent 
des  militaires  comme  Cagigal,  Correa,  Miyares,  La 
Torre,  Urefta  que  les  patriotes  mêmes  qualifiaient 
de  «  généreux  et  humains  »  ;  des  juges  impecca- 
bles comme  Heredia,  Vilches,  Urcelay,  Castro  y 
Gali,  qui,  tant  de  fois  furent  victimes  des  outrages 
et  calomnies  des  goths  vénézuéliens  et  des  scélé- 
rats qui  méconnurent  leur  autorité  et,  en  certaines 
occasions,  prétendirent  les  assassiner.  Bolivar  lui- 
même  établit  cette  distinction  lorsque,  en  1821, 
s'adressant  aux  goths  de  Caracas  qui  se  prépa- 
raient à  émigrer,  il  leur  dit  :  «  Royalistes  !  votre 
crainte  des  armes  du  roi  en  leurs  terribles  réac- 
tions n'est  plus  fondée,  puisque  les  chefs  espagnols 
sont  les  généraux  La  Torre  et  Correa,  et  non  plus 
Boves  ni  Morales.  » 

Dans  les  crimes  énormes  attribués  exclusivement 
à  l'Espagne,  la  plus  grande  responsabilité  incombe 
sans  aucun  doute  aux  royalistes  vénézuéliens  et 
aux  Espagnols  et  Canariens  qui,  comme  Boves, 
Yaiïes,  Morales,  Rosete,  Calzada,  étaient  établis 
dans  le  pays  depuis  de  longues  années,  y  exer- 
çaient des  métiers  de  la  classe  basse  et  avaient 
naturellement  assimilé  ses  instincts  et  ses  passions. 
Mais  la  raison  politique  a  fini  par  influencer  la  tra- 
dition et  l'histoire  d'une  manière  telle  que  la 
croyance  est  presque  générale  que,  dans  cette  lutte, 
se  détachèrent,  tant  au  Venezuela  que  dans  les 
autres  pays  de  l'Amérique  espagnole,  deux  partis 
parfaitement  définis  :  d'un  côté,  les  Américains 
«  qui  luttaient  pour  se  libérer  de  la  domination 
d'une  nation  étrangère  usurpatrice  de  leurs  droits 
les  plus  sacrés  »,  et  de  l'autre,    «  les  Espagnols, 


72  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

les  étrangers,  représentants  de  cette  horrible  tyran- 
nie, qui  luttaient  pour  maintenir  le  joug  ignomi- 
nieux ».  Et  on  a  toujours  cru  que,  par  devoir 
patriotique,  il  fallait  cacher  les  véritables  carac- 
tères de  la  révolution  qui  fut,  sans  aucun  doute,  la 
première  de  cette  longue  série  de  luttes  civiles  qui 
ont  rempli  le  premier  siècle  de  vie  indépendante  de 
toutes  ces  nations  et  qui,  dans  la  nôtre,  fut  l'ori- 
gine des  deux  partis  politiques  qui,  sous  diverses 
dénominations  et  en  proclamant  les  principes 
abstraits  du  jacobisme,  perpétuaient  inconsciem- 
ment les  haines  engendrées  dans  cette  guerre  san- 
glante. 

Boves,  Morales,  Yanes,  Rosete,  Puig,  Antoiian- 
zas,  Zuazola,  exécrés  par  la  légende  et  par  l'his- 
toire, ne  furent  ni  plus  tenaces,  ni  plus  vaillants,  ni 
plus  cruels,  ni  plus  funestes  à  la  cause  de  la  Patrie 
que  la  multitude  de  Vénézuéliens  roj'alistes  qui 
composaient  leurs  armées  et  dont  on  n'a  pu  savoir 
les  noms  qu'après  de  minutieuses  recherches  dans 
l'embrouillement  où  les  tenaient  cachés  l'intérêt  et 
la  coutume  qui  persistait  à  appeler  Espagnols  tous 
ceux  qui  avaient  servi  dans  les  rangs  royalistes  ; 
même  des  hommes  de  couleur  apparaissent  dans 
l'histoire  avec  la  qualité  d'Espagnols  et  le  titre  de 
Don. 

Par  nécessité,  devaient  être  Espagnols  et  Cana- 
riens les  auteurs  de  ces  épouvantables  attentats 
que  Bolivar  et  Muiîoz  Tébar  dénoncèrent,  de  lenr 
brillante  plume,  devant  le  monde,  en  la  funeste 
année  1814.  Mais  Caracas  et  Cumanâ  auraient 
acclamé  Boves  pour  délivrer  leur  cou  du  couteau 
insatiable  du  Caraquène  Népomucène  Quero  et  du 
Cumanais  Miguel  Gaspar  de  Salaverria  ;  et  Anto- 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  73 

nanzas  s'appuya  sur  les  raisons  les  plus  justifiées 
pour  accuser  devant  la  Régence  d'Espagne  le  doc- 
teur Andrés  Level  de  Goda  qui,  comme  gouver- 
neur civil  de  Cumanâ,  avait  commis  de  tels  excès 
contre  ses  compatriotes  que,  «  en  comparant  son 
administration  avec  celle  d'Antoiïanzas,  celui-ci 
paraissait  un  homme  juste  et  un  soutien  des 
lois   »  (1). 


VII 

Les  qualificatifs  d'espagnol  et  de  patriote  n'appa- 
raissent que  dans  les  documents  officiels.  Goth  fut 
le  nom  du  parti  royaliste  au  Venezuela  comme 
dans  presque  toute  l'Amérique,  et  on  continua 
d'appeler  goths,  chez  nous,  les  anciens  royalistes 
qui,  grâce  aux  nombreuses  amnisties  de  Bolivar, 
se  rallièrent  au  drapeau  de  la  Patrie  et  prirent  une 
part  active  à  la  vie  politique  dès  les  premières  com- 
motions de  la  Grande  Colombie.  Rien  de  plus  natu- 
rel, rien  de  plus  humain  que  ces  hommes  aient 
apporté  dans  les  luttes  politiques  de  la  patrie 
émancipée,  les  ressentiments,  les  haines,  les  pas- 
sions et  soifs  de  vengeance  engendrés  durant  la 
cruelle  guerre  de  l'Indépendance. 


(1)  Restrepo  :  Hisloria  de  Colombia,  t.  II,  p.  115. 

Et  aux  pages  267  et  281  du  même  ouvrage  : 

«  Les  mémoires  de  cette  malheureuse  époque  assurent  que 
Quero  se  montra  plus  cruel  que  Boves  lui-même  qui  se  laissait 
influencer  par  les  conseils  de  quelques  rojalistes  probes 
comme  les  Joves,  Navas  Espïnola  et  José  Domingo  Duarte  ; 
aussi  son  départ  subit  de  Caracas  fut-il  considéré  comme  un 
grand  malheur. 

«  Les  jours  suivants  le  massacre  fut  continué  par  le  gouver- 
neur que  Boves  avait  nommé,  Miguel  Gaspar  Salaverrîa,  de 
Cumana.  Celui-ci  fut  l'assassin  féroce  de  ses  compatriotes.  » 


74  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

Car  ce  fut  naturellement  sur  les  royalistes  exal- 
tés que  s'exercèrent  les  représailles  des  patriotes 
aux  jours  sanglants  de  la  Guerre  à  mort.  Non  seu- 
lement Espagnols  et  Canariens  succombèrent  au  fil 
de  l'épée  inexorable  de  1814,  malgré  les  termes  pré- 
cis du  décret  de  Trujillo  ;  mais  aussi  avec  eux, 
dont  la  plupart  étaient  mariés  au  Venezuela,  tom- 
bèrent de  nombreux  Vénézuéliens. 

Combien  de  familles  dont  les  noms  figurent 
dans  les  luttes  ci\'iles  de  la  République,  furent  bles- 
sées dans  leurs  affections  et  atteintes  dans  leurs 
intérêts  par  les  terribles  représailles  de  cette  épou- 
vantable époque  !  Combien  émigrèrent  vers  des 
plages  étrangères  en  emportant  dans  le  cœur  les 
souvenirs  indélébiles  de  ce  drame  de  mort  et 
d'extermination,  soumises  —  de  la  même  manière 
que  les  familles  patriotes  —  aux  horreurs  de  la  mi- 
sère à  laquelle  les  condamnaient  la  confiscation  et 
la  destruction  de  leurs  propriétés  ! 

Que  l'on  considère,  en  outre,  que,  dans  les  mas- 
sacres de  1814,  selon  tous  les  historiens,  «  l'épée 
frappa  indistinctement  l'innocent  et  le  coupable  et 
que,  dans  ses  desseins  inscrutables,  la  Providence 
avait  disposé  que  le  même  sort  écherrait  au  paisi- 
ble et  inofîensif  citoyen  qu'au  criminel  qui  mérite- 
rait une  aussi  terrible  fin  «  (1).  Eveillés  à  la  vie  au 
milieu  de  ces  immenses  douleurs,  éduqués  dans 
l'horreur  et  la  haine  que  devaient  inspirer  les 
auteurs  de  ces  mesures  fatales  prises  dans  l'intérêt 
d'une  cause  politique  considérée  par  leurs  pères 
comme  un  délit  contre  le  roi  et  contre  les    princi- 


(1)  O'Learv  :  Ouv.  cité.  t.  I,  p.  192. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN  AMÉRIQUE  75 

pes  les  plus  sacrés  de  la  société,  beaucoup  d'hom- 
mes se  formèrent  qui,  lorsque  le  territoire  véné- 
zuélien sera  définitivement  indépendant,  revien- 
dront à  l'appel  de  leurs  anciens  foyers,  profiteront 
des  lois  d'amnistie  et  des  préceptes  de  la  Constitu- 
tion qui  accordait  «  l'égalité  des  droits  »  à  tous 
les  natifs  sans  tenir  compte  des  opinions  passées, 
mais  porteront  semées  dans  l'âme  toutes  les  forces 
des  traditions  de  famille,  les  haines  et  les  ressen- 
timents qui  perpétueront  la  division  et  l'anarchie. 
Juan  Vicente  Gonzalez  précise  avec  son  génial 
talent  toute  la  transcendance  qu'eurent  nécessaire- 
ment ces  faits  dans  les  commotions  qui  agitèrent 
longtemps  la  vie  nationale  :  «  Pourquoi,  s'écrie-t-il, 
proscrire  une  multitude  d'hommes  laborieux  et  de 
bonnes  mœurs,  qui  fécondaient  les  champs,  alliés 
à  des  familles  vénézuéliennes,  étaient  pères  de  com- 
patriotes nôtres,  lesquels  allaient  être  nécessaire- 
ment les  ennemis  de  ceux  qui  immolaient  les  au- 
teurs de  leurs  jours  ?  N'était-ce  pas  une  terrible 
alternative  que  de  placer  le  Vénézuélien,  fils  d'un 
Espagnol,  entre  la  patrie  et  ses  parents  et  risquer 
de  faire  de  lui  un  parricide  dans  un  cas  ou  dans 
l'autre  ?  Faire  de  l'acte  de  naissance  un  titre  à  la 
mort,  proscrire  pères,  oncles,  parents,  n'était-ce 
pas  semer  la  discorde  dans  les  familles,  rompre  les 
liens  les  plus  saints,  détruire  le  respect,  préparer 
les  jours  que  nous  traversons  ?...  Pure  de  sang,  la 
révolution  par  son  héroïque  amour  de  l'humanité 
ne  nous  aurait  pas  légué  le  présent  »  (1).  Gonzalez 
écrivait  cela  en  présence  d'événements  qui  avaient 


(1)  Biografia  de  José  Félix  Ribas,  pp.  59  et  61. 


76  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

leur  origine  dans  la  guerre  civile  de  l'Indépendance, 
et  en  constatant  que  la  course  des  années  ne  fai- 
sait qu'aviver  les  haines  nées  de  cette  guerre. 
N'obsersait-il  pas,  en  effet,  que,  presqu'un  demi- 
siècle  après  la  Guerre  à  mort,  figuraient  dans  les 
deux  partis  en  opposition  les  mêmes  noms  que 
ceux  de  la  grande  lutte  ?  D'un  côté  les  Goths  :  Tor- 
rellas,  Rubin,  Capô,  Baca,  Gorrin,  Cârdenas, 
Uncein,  Ramos,  Casas,  Camero,  Illas,  Quintero,  Quin- 
tana,  Vegas,  Rivas  et  la  majorité  des  noms  du 
royalisme  ;  de  l'autre  côté,  les  patriotes,  libéraux, 
fédéraux  :  Urdaneta,  Briceno,  Arismendi,  Monagas, 
Pulido,  Ayala,  Alcântara,  Sotillo,  toute  la  légion 
des  descendants  des  Libérateurs  et  des  Patriciens 
civils  ;  les  exceptions  étaient  rares  dans  l'un  et 
l'autre  parti. 


VIII 


Ce  furent  les  royalistes,  militaires  et  civils,  et 
leurs  descendants  immédiats  qui,  unis  aux  patrio- 
tes adversaires  de  Bolivar  et  opposés  à  l'union 
colombienne,  constituèrent  le  parti  puissant  qui,  à 
partir  de  1822,  s'empara  de  la  presse  et  des  muni- 
cipalités dont  ils  firent,  comme  sous  l'ancien  régi- 
me, les  interprètes  et  défenseurs  de  leurs  intérêts 
et  de  leurs  passions,  en  commençant  par  protester 
contre  la  Constitution  de  Cùcuta.  En  1825,  ce  parti 
accuse  Pâez,  qui  jusqu'alors  était  resté  plus  ou 
moins  fidèle  à  Bolivar  et  au  gouvernement  de 
Bogota,  à  cause  de  l'exécution  de  la  loi  des  milices, 
puis  se  rallie  à  lui,  un  an  plus  tard,  lorsqu'il  se 
prononce  contre  la  Constitution  et  méconnaît  l'au- 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  77 

lorité  du  vice-président.  Le  même  parti  maintien- 
dra le  Venezuela  dans  un  état  de  constante  agita- 
tion en  proclamant  les  principes  politiques  les  plus 
opposés,  en  intervenant  dans  les  élections  pour 
faire  élire  ses  candidats  au  Congrès,  en  s'emparant 
des  tribunaux  de  justice,  des  préfectures  ;  enfin, 
avec  Pâez,  à  sa  tête,  il  suscitera  le  mouvement 
éminemment  populaire  de  dissolution  de  la  Grande 
Colombie,  pour  fonder,  sur  des  bases  absolument 
opposées  aux  idées  réactionnaires  du  parti  boliva- 
rien  dans  les  derniers  jours  de  la  Colombie  et  aux 
tendances  naturelles  des  Libérateurs  à  la  supré- 
matie, la  République  centro-fédérale  de  1830.  Ce 
fut  la  première  fusion  qui  se  réalisa  au  Venezuela, 
une  courte  trêve  dans  la  lutte  des  partis,  puis, 
comme  conséquence  immédiate,  la  réaction  violente 
des  patriotes,  avec  les  révolutions  de  1831  et  1835. 
Ce  furent  les  royalistes,  avec  la  collaboration  de 
quelques-uns  de  leurs  anciens  adversaires  qui, 
maîtres  du  gouvernement  de  la  République,  préten- 
dirent faire  revivre  les  disciplines  traditionnelles, 
les  forces  conservatrices  de  la  société  presque  dis- 
parues dans  le  mouvement  tumultueux  et  ochlocra- 
tique  de  la  révolution  et  établir,  contre  les  princi- 
pes constitutionnels  et  en  prenant  le  nom  d'amis  de 
l'ordre,  une  espèce  de  mandarinat  basé  principale- 
ment sur  une  oligarchie  caraquène  de  «  bouti- 
quiers enrichis  prenant  des  attitudes  de  personna- 
ges »  ;  ils  poussèrent  l'énergie  et  l'audace  jusqu'à 
commettre  l'erreur  de  substituer  à  Pâez,  pur  repré- 
sentant de  la  révolution  sociale  victorieuse,  le  doc- 
teur José  Maria  Vargas  qui,  au  milieu  d'un  peuple 
militarisé,  n'avait  d'autres  prestiges  que  ceux  de 
la  science  et  de  la  vertu,  et  à  qui  les  patriotes  intran- 


78  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

sigeants  et  orgueilleux  donnaient  le  nom  très  mérité 
de  goth. 

Les  historiens  qui  n'ont  pas  observé  avec  atten- 
tion les  diverses  étapes  de  notre  évolution  politi- 
que et  sociale  et  n'ont  pas  tenu  compte  du  fait  que 
la  Révolution  de  l'Indépendance  fut  en  même  une 
guerre  civile,  une  lutte  intestine  entre  deux  partis 
composés  de  Vénézuéliens  appartenant  à  toutes  les 
classes  sociales  de  la  colonie,  ne  peuvent  pas  com- 
prendre la  véritable  signification,  l'origine  précise 
du  qualificatif  de  goth  qui  désigna  les  royalistes  et 
fils  de  royalistes  qui  entourèrent  le  général  Pâez  à 
partir  de  1826  (1). 


(1)  En  cette  même  année,  le  général  Pedro  Briceno  Méudez 
écrivait  à  Bolivar  : 

«  En  ce  qui  concerne  l'opinion  publique,  je  crois  que  nous 
n'avons  quelque  chose  à  craindre  que  de  la  part  des  goihs 
parce  que  c'est  le  parti  dominant.  » 

O'Leary  :  Correspondencia.  t.  VIII,  p.  232. 

Le  général  Urdaneta  écrit  au  général  Pâez  en  lui  reprochant 
sa  rébellion  contre  le  Gouvernement  de  Bogota  : 

«  N'en  doutez  pas,  mon  camarade,  vous  êtes  entouré  de  Goths 
et  de  scélérats.  Je  vous  renouvelle  ma  prière  et  j'appelle  encore 
votre  attention  sur  la  dernière  démarche  des  Goths  ;  c'est  un 
fait  que  nous  sommes  environnés  d'espions  qui  travaillent  à 
nous  diviser.  Sera-ce  possible  qu'involontairement  vous  contri- 
buiez à  leur  rendre  ce  service  ?  » 

Oiw.  cité,  t.  VI,  p.  137. 

Goth  ne  signifia  jamais  en  notre  jargon  politique,  ni  docteur, 
ni  propriétaire  et  encore  moins  blanc  et  aristocrate,  comme 
on  l'a  cru  à  tort.  On  appela  goth  l'ancien  roj-aliste  et  ses 
descendants,  quelles  que  fussent  leur  condition  sociale,  leur 
fortune,  la  couleur  de  leur  peau  et  leurs  principes  politiques. 
On  qualifia  aussi  de  goths  les  anciens  patriotes  et  leurs  descen- 
dants qui,  individuellement,  et  par  conséquences  naturelles  de 
la  politique,  s'unirent  à  leurs  anciens  adversaires  dans  les  luttes 
civiles  postérieures.  De  même,  et  pour  des  raisons  semblables, 
on  appela  libéraux  certains  descendants  de  royalistes  qui 
individuellement  s'unirent  aux  anciens  patriotes  à  partir  de 
183.').  Ces  exceptions,  dont  nous  ferons  mention  dans  un  autre 
chapitre,  ne  font  que  confirmer  l'existence  en  pleine  Répu- 
blique des  deux  mêmes  partis  antagonistes  qui  combattirent 
durant  la  guerre  civile  de  l'Indépendance,  ce  qui  anéantit  le 
faux  concept  de  la  création  d'un  parti  libéral,  en  1840. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  79 

La  signification  politique  de  la  bataille  de  Cara- 
bobo  et  son  influence  sur  l'évolution  interne  du 
Venezuela  n'ont  pas  encore  été  appréciées  dans 
toute  leur  importance.  Le  splendide  triomphe  de 
Pâez,  qui  nécessairement  décida  le  Libérateur  à 
lui  conférer  le  commandement  suprême  de  la 
région  centrale  du  Venezuela,  fut  une  singulière 
fortune  pour  ces  temps.  Pâez  était  le  seul  homme 
capable  de  contenir,  par  son  autorité  et  son  pres- 
tige, les  hordes  de  llaneros  disposés  à  chaque  ins- 
tant à  répéter,  sur  les  populations  sédentaires,  les 
mêmes  crimes  qu'en  1814  ;  il  était  aussi  le  seul 
qui,  par  suite  de  circonstances  spéciales,  pût  être 
une  sorte  de  Providence  pour  les  nombreux  élé- 
ments royalistes  qui,  jusqu'à  la  dernière  heure, 
combattirent  contre  la  Patrie.  Déjà  le  nom  du 
grand  caudillo  devait  être  sympathique  à  ce  parti 
pour  sa  conduite  envers  les  anciens  subalternes  de 
Boves  et  de  Yanes  qu'il  avait  su  attirer,  avec  une 
rare  sagacité,  dans  les  armées  de  l'Indépendance. 
Désormais,  dans  le  commandement  du  Venezuela, 
il  se  convertit  en  protecteur  de  l'élément  civil,  en 
défenseur  des  somatenes,  des  émigrés,  et  il  ira  jus- 
qu'à désobéir  au  gouvernement  de  Bogota  en  s'op- 
posant  à  l'exécution  du  décret  de  1823  qui  ordon- 
nait d'expulser  du  pays  les  adversaires  de  la  cause 
de  l'Indépendance.  Pâez  n'avait  pas  pris  part  aux 
sanglantes  tragédies  de  1814,  son  nom  n'était 
associé  à  aucun  de  ces  faits  qui  engendrent  des 
haines  et  des  vengeances  inextinguibles,  et  il  était, 
par  conséquent,  le  mieux  désigné  pour  unifier  sous 
son  autorité  tous  les  groupes  qui  avaient  perdu 
l'espoir  de  voir  restaurer  l'ancien  régime,  mais  qui 
forcément    apportaient    dans    la    politique    toutes 


80  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

leurs  passions  contre  les  indépendants,  leurs 
principes  de  conservation  sociale,  leurs  ambitions 
de  dominer,  dans  une  patrie  qui,  s'ils  ne  l'avaient 
pas  créée,  n'en  était  pas  inoins  à  eux  et  qu'ils  ne 
pouvaient  cesser  d'aimer  avec  la  même  ferveur  que 
leurs  adversaires.  Ils  avaient  été  patriotes  à  leur 
manière  et,  en  luttant  pour  l'Espagne,  ils  avaient 
cru  sincèrement  défendre  une  cause  juste.  N'y  a-t-il 
pas,  encore  aujourd'hui,  des  personnes  qui  afïiir- 
ment  que  la  révolution  de  l'Indépendance  fut  pré- 
maturée ? 

Sans  étudier  avec  un  critère  libre  de  préjugés 
tous  les  antécédents  que  nous  avons  cités  ;  sans 
appliquer  à  notre  copieuse  documentation  les 
méthodes  établies  par  les  maîtres  de  la  science,  il 
est  absolument  impossible  d'expliquer  la  réaction 
antibolivarienne,  de  laver  le  peuple  vénézuélien 
de  la  tache  d'ingratitude  dont  l'ont  marqué  les 
historiens  superficiels  et  d'exposer  les  raisons 
essentiellement  humaines  de  cette  explosion  de 
haines  qui  se  déchargea  sur  le  Père  de  la  Patrie  ; 
et,  enfin,  d'étudier,  d'accord  avec  le  déterminisme 
sociologique,  l'origine  et  le  développement  néces- 
saire et  fatal  de  tous  les  germes  anarchiques  qui 
surgirent,  comme  des  ivraies  vénéneuses,  des  rui- 
nes de  la  discipline  sociale  de  la  colonie,  et  qui  ont 
influé  d'une  manière  si  puissante  sur  tous  les  évé- 
nements de  notre  vie  nationale. 


LES  PROMOTEURS 

DE  LA  RÉVOLUTION 


ï 


Lorsqu'on  étudie  l'histoire  de  notre  indépen- 
dance on  constate,  dès  le  premier  abord,  que  non 
seulement  les  classes  élevées  de  la  Colonie  furent 
celles  qui  déclanchèrent  la  Révolution,  mais  aussi 
qu'en  même  temps  elles  proclamèrent  les  Droits 
de  l'Homme  et  prétendirent  fonder  la  République 
de  1811  sur  les  bases  de  la  démocratie  et  du  fédé- 
ralisme. 

Quelle  était  l'origine  de  ces  idées  ?  Comment 
pouvait-on  proclamer  des  principes  si  avancés  dans 
la  capitale  d'une  province  obscure  et  oubliée,  la 
plus  ignorée  de  toutes  celles  qui  composaient  les 
vastes  possessions  de  l'Espagne  en  Amérique  ? 

Débarrassons  notre  esprit  des  préjugés,  et  gui- 
dés par  la  tendance  analytique  de  notre  époque, 
cherchons  les  origines,  les  antécédents  historiques 
de  ce  phénomène  attribué,  d'après  les  vieilles 
théories,  à  une  espèce  de  fiat  biblique  ou  à  l'acci- 
dent et  au  cas  des  rationalistes. 

Les  premiers  législateurs  de  la  République,  les 
révolutionnaires  du  19  avril  et  les  constituants  de 

CÉSARISMB    DÉMOCBATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  6. 


82  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

1811  sortis  de  la  plus  vieille  aristocratie  coloniale, 
«  créoles  indolents  et  orgueilleux  »,  qui  «  jouis- 
saient auprès  de  la  populace  d'une  considération 
telle  que  jamais  les  grands  d'Espagne  ne  bénéfi- 
cièrent d'une  pareille  dans  la  capitale  du  royaume  »» 
proclamèrent  pourtant  le  dogme  de  la  souveraineté 
populaire  et  appelèrent  à  l'exercice  des  droits  du 
citoyen  le  même  peuple  méprisé  par  eux.  Sur  l'iné- 
galité sociale  qui  était  le  fondement  de  leur  puis- 
sance, sur  l'hétérogénéité  de  race  qui  alimentait 
leurs  préoccupations,  ils  dressèrent  l'édifice  de  la 
République  démocratique. 

D'après  ces  principes,  la  tradition  coloniale  dis- 
parut pour  toujours  le  jour  même  où  furent  pro- 
clamés les  droits  des  Vénézuéliens.  De  sorte  que, 
politiquement  et  socialement,  les  hommes  de  l'In- 
dépendance naissaient  à  la  vie  à  l'âge  qu'ils  comp- 
taient à  la  date  de  ce  jour,  puisque,  au  coup  magi- 
que de  la  Révolution,  ils  avaient  laissé  entre  les 
ruines  du  «  régime  d'opprobre  «  tout  le  legs  héré- 
ditaire de  trois  siècles  de  colonie  et  de  milliers 
d'années  antérieures  à  la  Conquête. 

L'hérédité  psj'chologique  formée  par  les  instincts 
et  les  préjugés  inconscients,  les  opinions,  les  goûts, 
les  inclinations  naturelles,  les  sentiments,  les 
préoccupations  religieuses  et  sociales,  le  mépris  du 
blanc  créole  pour  l'homme  de  couleur,  la  haine  de 
celui-ci  pour  le  créole,  les  rivalités  et  intransi- 
geances de  chaque  groupe  social,  —  tous  les  mobi- 
les enfin  qui  déterminent  la  cruelle  et  éternelle 
lutte  de  l'humanité  dans  tous  les  temps  et  dans 
tous  les  pays,  disparurent  pour  toujours  au  seul 
énoncé  des  Droits  du  Citoyen. 

Une    fois    supprimées    les    profondes    inégalités 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE  83 

qui,  durant  des  siècles,  avaient  caractérisé  l'orga- 
nisme social  de  la  colonie,  il  ne  restait  plus  que 
l'homme  abstrait.  Ne  pas  être  esclave,  avoir 
vingt  et  un  ans  accomplis  et  mener  une  vie  hon- 
nête, voilà  ce  qu'on  exigeait  d'un  homme,  quelle 
que  fût  la  couleur  de  sa  peau,  pour  pouvoir  exercer 
des  droits  et  aspirer  aux  dignités  les  plus  élevées 
de  la  naissante  République. 

Ces  nouvelles  théories,  prédominantes  dans  le 
monde  civilisé  et  illuminées  de  l'incendie  de  la 
Révolution  française,  s'étaient  introduites  peu  à  peu 
clandestinement  avec  les  marchandises  venues  des 
Antilles  en  contrebande  grâlce  à  la  complicité  des 
agents  infidèles  du  gouvernement  espagnol.  Théo- 
ries que  les  créoles  adoptaient  sans  examen  et  pro- 
fessaient avec  enthousiasme  ;  principes  abstraits 
qui  avaient  pour  eux  l'attrait  piquant  et  stimulant 
du  fruit  défendu,  ingurgités  comme  un  nectar 
savoureux  à  la  clarté  d'une  bougie,  dans  le  silence 
profond  de  la  nuit,  en  une  ville  qui  s'abandonne  au 
sommeil  au  son  des  oraisons. 

L'apparition  de  ces  mêmes  théories  avait  été  en 
France  le  produit  d'un  long  travail  d'élaboration; 
pourtant,  Taine  montre  que,  chez  les  aristocrates, 
les  principes  démocratiques  restaient  à  l'étage 
supérieur  de  l'esprit,  et  que  lorsqu'ils  proclamaient 
l'égalité  au  Parlement  et  accueillaient  dans  leurs 
salons  les  plébéiens  illustres  par  le  talent,  les  pré- 
jugés de  classe  réapparaissaient  au  moindre  rai- 
sonnement ou  éclataient,  indignés,  dans  la  sincé- 
rité de  l'alcôve. 

«  Entre  les  deux  étages  de  l'esprit  humain,  le 
supérieur  où  se  tissent  les  raisonnements  purs  et 
l'intérieur    où    siègent    les    croyances    actives,    la 


84  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EX    AMÉRIQUE 

communication  n'est  ni  complète,  ni  prompte. 
Nombre  de  principes  ne  sortent  pas  de  l'étage 
supérieur;  ils  y  demeurent  à  l'état  de  curiosités;  ce 
sont  des  mécaniques  délicates,  ingénieuses,  dont 
volontiers  on  fait  parade,  mais  dont  presque 
jamais  on  ne  fait  emploi.  Si  parfois  le  propriétaire 
les  transporte  à  l'étage  inférieur,  il  ne  s'en  sert 
qu'à  demi;  des  habitudes  établies,  des  intérêts  ou 
des  instincts  antérieurs  et  plus  forts  en  restrei- 
gnent l'usage.  En  cela  il  n'est  pas  de  mauvaise  foi, 
il  est  homme  ;  chacun  de  nous  professe  des  vérités 
qu'il  ne  pratique  pas.  Un  soir,  le  lourd  avocat 
Target  ayant  pris  du  tabac  dans  la  tabatière  de 
la  maréchale  de  Beauvan,  celle-ci,  dont  le  salon  est 
un  petit  club  démocratique,  reste  suffoquée  d'une 
familiarité  si  monstrueuse.  Plus  tard,  Mirabeau, 
qui  rentre  chez  lui  ayant  voté  l'abolition  des  titres 
de  noblesse,  saisit  son  valet  de  chambre  par 
l'oreille  et  lui  crie  en  riant  de  sa  voix  tonnante  : 
«  Ah  ça  !  drôle,  j'espère  bien  que  pour  toi  je  suis 
toujours  Monsieur  le  Comte.  »  Cela  montre  jusqu'à 
quel  point,  dans  une  tête  aristocratique,  les  nouvel- 
les théories  sont  admises.   »  (1). 

En  France,  les  idées  démocratiques  avaient 
envahi  peu  à  peu  toutes  les  classes  sociales.  La 
philosophie,  les  sciences  naturelles  et  exactes,  la 
littérature,  la  politique,  l'économie  politique,  l'en- 
semble harmonieux  de  toutes  les  branches  de  l'in- 
telligence humaine,  avaient  pris  lentement  une 
nouvelle  direction,  s'étaient  introduits  par  tous  les 
interstices    de    l'édifice    social    et    avaient    fini    par 


(1)  H.  Taine    :    Les   origines    de    la   France    contemporaine. 
L  Ancien  régime,  p.  376. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  85 

envahir  les  hautes  classes  et  s'emparer  des  cer- 
veaux démocratiques.  Les  philosophes,  les  littéra- 
teurs, les  hommes  de  science  coudoyaient  la 
noblesse  depuis  longtemps  ;  le  savoir  était  un  titre 
légitime  pour  conquérir  les  plus  grandes  distinc- 
tions ;  les  personnes  envahissaient  en  même  temps 
que  les  idées.  Et  pourtant  nous  avons  vu  quelle 
puissance  gardaient  encore  les  préoccupations 
nobiliaires  (1). 

Dans  l'évolution  du  Venezuela,  la  marche  est 
beaucoup  plus  rapide.  La  noblesse  coloniale  passe 
d'un  extrême  à  l'autre,  sans  aucune  préparation; 
et  comme  ces  nobles  sont  presque  les  seuls  en  pos- 
session d'une  culture,  les  seuls  qui  ont  le  rare  pri- 
vilège de  s'instruire,  l'évolution  prend  un  carac- 
tère complètement  distinct. 


II 


En  1796,  les  nobles  de  Caracas  —  cette  forte  et 
puissante  oligarchie  constituée  en  municipalité  — 
accusent,  devant  le  roi  d'Espagne,  les  magistrats 
qui  venaient  de  la  métropole,  à  cause  de  «  la  pro- 
tection ouverte  qu'ils  accordent  scandaleusement 
aux  métis  et  à  tous  gens  vils  pour  rabaisser  le 
prestige    des    familles    anciennes,     distinguées    et 


(1)  «  Les  salons  du  xviii«  siècle  ne  préparent  pas  seulement 
l'égalité  des  hommes  parce  qu'ils  réunissent  et  confondent 
seigneurs  et  hommes  de  lettres,  mais  parce  que,  prisant  l'esprit 
par-dessus  tout,  ils  fournissent  aux  roturiers  l'occasion  de 
racheter  par  la  supériorité  du  talent,  l'infériorité  de  la  nais- 
sance :  dans  le  ro3'^aume  de  l'esprit  un  enfant  trouvé  peut  être 
roi.  » 

C.  BouGLÉ  :  Les  idées  égalitaires,  p.  202. 


86  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

honorables  »  ;  et  parce  que  «  laissant  courir  la 
plume  sur  des  fondements  puérils  et  sur  la  surface 
des  choses,  ils  représentent  d'une  manière  très  dif- 
férente de  la  réalité  l'état  de  la  province,  le  mode 
de  penser  des  familles  distinguées  et  de  sang  pur, 
leur  séparation  totale  des  mulâtres  ou  métis  avec 
lesquels  elles  ne  veulent  avoir  aucune  relation, 
oublieux  que  sont  ces  magistrats  de  la  gravité  da 
l'injure  que  conçoit  une  personne  blanche  à  la 
seule  idée  qu'on  puisse  dire  qu'elle  fréquente  ces 
métis,  et  de  l'impossibilité  que  ces  sentiments 
soient  effacés,  même  si  intervenaient  la  loi,  le  pri- 
vilège ou  la  grâ'ce  royale.  » 

Ces  nobles  vassaux  de  Caracas  qui,  jusqu'en 
1801,  protestent  contre  les  «  grâces  »  accordées 
par  le  monarque  à  la  nombreuse  classe  de  métis, 
quinterons,  quarterons  et  «  blancs  de  rivage  » 
constituant  la  grande  masse  de  la  population  des 
"ailles,  et  qui  considèrent  comme  un  grand  outrage 
le  fait  de  «  faciliter  aux  métis,  au  moyen  de 
l'exemption  des  règlements  auxquels  est  soumise 
leur  basse  classe,  l'instruction  dont  ils  ont  été  pri- 
vés jusqu'à  maintenant  et  doivent  être  privés  tou- 
jours »,  —  ces  fidèles  vassaux,  entre  lesquels  figu- 
rent beaucoup  de  ceux  qui,  peu  d'années  après, 
vont  être  des  facteurs  ou  principaux  promoteurs 
de  la  Révolution  et  des  apôtres  fervents  de  la  démo- 
cratie, ne  peuvent  supporter  en  aucune  façon  que 
le  roi  d'Espagne,  suivant  les  propositions  do  ses 
agents  à  Caracas,  élève  les  «  classes  viles  »  jusqu'à 
eux  pour  le  prix  de  quelques  milliers  de  réaux 
dont  le  Trésor  royal  avait  besoin. 

Ce  sont  eux,  ou  leurs  descendants  immédiats 
qui,  possédés  d'un  pur  idéalisme  démocratique  né 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  87 

à  la  chaleur  des  principes  abstraits  préconisés  par 
les  philosophes  français,  vont  laisser  de  côté,  pour 
un  moment,  dans  les  juntes  patriotiques  ou  au 
Congrès,  leurs  préoccupations  enracinées  de  caste 
et,  effaçant  d'un  trait  de  plume  les  «  odieuses  dis- 
tinctions »,  appelleront  ces  mêmes  «  classes  viles  » 
à  partager  avec  eux  les  honneurs  et  préémi- 
nences de  la  République  démocratico-tedérative 
rêvée. 

Les  hommes  des  «  classes  basses  avilies  par  toute 
sorte  de  bâtardises  et  de  turpitudes  »  qui,  en  1796, 
«  ont  l'effronterie  d'aller  par  les  rues  vêtus  contre 
les  prescriptions  de  la  loi,  au  grand  scandale  des 
personnes  distinguées  »,  pourront,  en  1810,  se 
confondre  avec  celles-ci  en  vertu  d'une  simple 
déclaration.  La  «  terrible  égalité  »  décrétée  par  le 
monarque  concédant  des  grâces  et  des  prérogatives 
à  la  plèbe  et  que  les  nobles  avaient  considérée 
comme  la  cause  certaine  «  d'un  désordre  social 
qui  convertira  cette  magnifique  partie  de  l'univers 
en  une  masse  dégoûtante  et  fétide  de  péchés,  délits 
et  scélératesses  de  tout  genre  »  sera,  quand  écla- 
tera la  rébellion,  «  une  revendication  des  fors 
sacrés  de  la  nature  outragés  par  le  despotisme  de 
l'Espagne  ».  Un  décret,  un  seul  décret,  quelques 
traits  de  plume  d'oie  opéreront  le  prodige. 

La  «  Junte  suprême  »  de  Caracas  décrète  «  l'éga- 
lité de  tous  les  hommes  libres  »;  et  le  Congrès 
Constituant  «  confère  au  noble  et  vertueux  peuple 
du  Venezuela  la  digne  et  honorable  investiture  de 
citoyens  libres,  le  véritable  titre  de  l'homme  ration- 
nel »,  et  «  proscrit  les  préoccupations  insensées, 
les  haines  et  les  personnalités  qui  détestent  tant  les 
sages  maximes  naturelles,  politiques  et  religieu- 
ses ». 


88  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

Les  dispositions  de  la  cédule  royale  qui,  en  1796 
et  en  1801,  constituaient,  d'après  les  nobles  du 
Venezuela,  un  péril  pour  la  société  et  qui  émurent 
si  profondément  la  municipalité  de  Caracas,  seront 
pâles  à  côté  de  la  large  Déclaration  de  droits 
formulée  par  la  même  municipalité  transformée 
en  Junte  suprême  et  en  Congrès.  La  menace  que 
«  les  métis,  quinterons,  «  blancs  de  rivage  »,  gué- 
risseurs, commerçants,  etc.,  dispensés  de  leur 
basse  qualité  »  pourraient  être  déclarés  aptes  aux 
professions  et  dignités  qui  étaient  le  privilège  des 
personnes  blanches,  n'existera  plus  neuf  ans 
après,  quand  la  République  et  l'Indépendance 
auront  été  proclamées  ;  «  l'immense  distance  qui, 
pendant  des  siècles,  avait  séparé  les  classes 
sociales  de  la  colonie,  l'avantage  et  la  supériorité 
des  blancs,  la  bassesse  et  la  subordination  des 
mulâtres  auront  disparu  pour  toujours.  » 

On  ne  peut  observer  qu'une  différence  entre  les 
deux  dispositions.  Le  roi  d'Espagne  élevait  les 
métis  à  la  dignité  de  blancs  moyennant  quelques 
milliers  de  réaux;  la  révolution  qui  a  les  nobles  à 
sa  tête,  nivelle  toutes  les  classes  libres  et  les 
confond  sous  la  dénomination  de  citoyens,  en  vertu 
des  principes  abstraits  qui  avaient  ébranlé  les 
trônes  et  qui,  par  un  enchaînement  logique  des 
événements,  mirent  entre  les  mains  d'un  plébéien 
consacré  par  son  génie  «  Roi  des  rois  »  les  destins 
du  monde  ;  le  seigneur  et  maître  de  ces  possessions 
se  traîna  à  ses  pieds  comme  un  vassal  et  y  déposa 
son  sceptre. 

Lorsque  le  roi  ordonnait  que  cette  dignité  fût 
accordée,  c'était  un  sujet  d'effroi  pour  les  blancs 
natifs  et  habitants  de  l'Amérique.  Comment  est-ce 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  89 

possible,  demandaient  les  nobles,  que  Sa  Majesté 
confonde  les  vassaux  de  sang  pur,  distingués  et 
honorables  avec  des  hommes  de  lignée  vile  et 
détestable  ?  Si  Sa  Majesté  obéissant  aux  rapports 
passionnés  des  employés  espagnols,  persistait  dans 
son  projet  de  concéder  «  la  grâce  »,  eux,  les  nobles, 
dans  leur  désolation,  renonceraient  à  leurs  offices 
et  abandonneraient  la  salle  capitulaire  pour  qu'elle 
fût  occupée  par  des  boutiquiers  et  autres  gens  de 
vile  extraction. 


III 


De  quelle  manière  s'était  réalisée  cette  rapide  et 
profonde  transition  dans  l'esprit  de  notre  noblesse 
créole  ? 

La  Révolution  qui  renversa  le  capitaine-général 
Emparan,  convertissant  les  nobles  en  démocrates 
et  républicains,  avait  fait  des  «  hommes  avilis  par 
un  enchaînement  de  bâtardises  et  de  turpitudes  » 
un  peuple  vertueux,  noble,  intelligent,  capable  de 
s'élever  à  la  dignité  de  citoyen.  Oubliées,  éteintes 
à  jamais  étaient  les  haines,  les  dissensions  et  les 
tracasseries  qui  jusqu'alors  avaient  causé  entre  les 
nobles  eux-mêmes  ces  procès  interminables  sur  la 
pureté  de  sang  qui  occupèrent  presque  entièrement 
les  tribunaux  durant  deux  cents  ans.  Désormais 
on  n'emploierait  plus  dans  les  églises  paroissiales 
les  registres  dénommés  «  de  métis  »  qui  perpé- 
tuaient les  odieuses  distinctions  de  caste  à  l'instant 
où  l'enfant  recevait  le  saint  sacrement  du  baptême 
et  qui,  comme  une  tache  d'opprobre,  flétrissait  sa 


90  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

descendance  dans  de  nombreuses  générations.  On 
ne  se  livrerait  plus  à  ces  terribles  et  prolixes  inqui- 
sitions généalogiques  indispensables  non  seule- 
ment pour  contracter  mariage  et  recevoir  le 
sacrement  de  l'ordre,  mais  aussi  pour  pouvoir 
occuper  des  postes  dans  les  municipalités,  les  tri- 
bunaux, les  chapitres  ecclésiastiques,  le  Collège 
Royal  des  Avocats,  le  Consulat,  l'Université,  dans 
toutes  les  institutions  réservées  uniquement  aux 
classes  élevées. 

«  Nous  instituons  et  mandons  —  dit  la  Cédule 
Royale  qui  crée  le  Collège  Royal  des  Avocats  de 
Caracas  —  que,  pour  être  reçu  en  notre  Collège, 
tout  avocat  doit  être  de  bonnes  vie  et  mœurs,  apte 
à  exercer  sa  profession,  fils  de  parents  connus  et 
non  bâtard,  ni  illégitime;  que,  comme  les  candi- 
dats, leurs  parents  et  aïeux  paternels  et  maternels 
aient  été  de  vieux  chrétiens,  purs  de  tout  mélange 
de  sang  de  mauvaises  races  de  nègres,  mulâtres  ou 
autres  semblables,  sans  tache  de  Mores,  de  juifs  ou 
de  gens  nouvellement  convertis  à  notre  Sainte  Foi 
Catholique,  ou  d'autre  qui  soit  marquée  d'infamie; 
et  que  tout  candidat  qui  ne  réunira  pas  ces  condi- 
tions ne  sera  pas  admis.  » 

Le  candidat  était  obligé  de  présenter  «  un 
mémoire  de  ses  origines,  de  celles  de  ses  pères  et 
ancêtres,  avec  mention  individuelle  de  leurs  noms 
et  prénoms,  trois  copies  de  l'acte  de  baptême  ;  si, 
après  examen  de  ces  pièces,  le  secrétaire  reconnaît 
qu'elles  sont  en  règle,  il  en  rendra  compte  au 
doyen  pour  que  celui-ci,  avant  de  procéder  à  une 
enquête  secrète  sur  la  qualité  et  la  conduite  du 
candidat,  lui  désigne  deux  informants  qui,  s'ils 
apprennent    auparavant    que    le    candidat    a    une 


CÉSARISMR   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  91 

note  ou  un  défaut  qui  soit  un  obstacle,  tâcheront  de 
le  dissuader  de  poursuivre  ses  démarches  ». 

On  ne  s'en  tenait  pas  aux  recherches  généalogi- 
ques car  le  candidat  qui  se  tirait  à  son  avantage  des 
premières  inquisitions,  étaient  ensuite  soumis  à  un 
interrogatoire  dans  lequel  il  devait  faire  justifier 
«  ses  qualités  par  sept  témoins  munis  de  leurs 
actes  de  baptême  et  de  ceux  de  leurs  pères,  léga- 
lisés en  due  forme  ».  De  toutes  ces  preuves  on 
composait  enfin  un  dossier  dans  lequel,  souvent, 
étant  donné  les  préoccupations  exagérées  de  l'épo- 
que, étaient  outragés  beaucoup  de  candidats,  hom- 
mes de  qualités  supérieures,  qui,  plus  tard,  pren- 
dront parti  pour  la  cause  royaliste  par  haine  contre 
la  noblesse,  et  se  distingueront  par  leurs  cruautés, 
comme  nous  le  verrons. 

Ce  Collège  fut  institué  en  1792,  dix-huit  ans 
avant  la  Révolution  ;  ses  statuts  furent  rédigés  par 
les  avocats  créoles  et  approuvés  par  le  roi. 

Dans  cette  corporation,  comme  dans  toutes  les 
autres,  régnait  le  même  esprit  d'exclusivisme  ;  on 
ne  tenait  aucun  compte  des  conditions  intellectuel- 
les, de  la  vertu,  du  caractère,  des  aptitudes,  ni  de 
ces  hautes  qualités  morales  qui,  plus  tard,  ont 
servi  de  piédestal  à  beaucoup  d'hommes  éminents, 
honneur  et  gloire  de  la  République  dans  toutes  les 
sphères  de  l'activité  sociale. 

IV 

Au  commencement  du  xix"  siècle,  les  préoccupa- 
tions aristocratiques  n'avaient  souffert  aucune 
altération  car,  pour  occuper  le  plus  humble  emploi, 
celui    de   portier   par  exemple,   dans  ces    corpora- 


92  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

lions,    il    fallait    encore    être    «    homme    blanc    et 
honorable  ». 

Dans  la  requête  de  la  municipalité  que  nous 
avons  analysée,  les  nobles  sollicitent  du  roi  la 
suppression  des  milices  de  métis  «  parce  qu'elles  ne 
servent  qu'à  fomenter  leur  orgueil  et  causent  des 
confusions  de  personnes,  car  souvent  un  officier, 
paré  de  son  uniforme,  des  aiguillettes  et  de  l'épée, 
usurpe  des  hommages  qui  élèvent  ses  pensées  vers 
des  objets  plus  hauts  ». 

Caracas   n'était  pas  le  seul   siège   de  cette  caste 
aristocratique,  hermétique   et  intransigeante.  Dans 
chacune  des  capitales  de  province  et  des  cités  capi- 
tulaires  comme  Barcelone,  Barquisimeto,  Coro,  San 
Carlos,     San     Felipe,    Guanare,     Mérida,     Trujillo, 
Valencia,    Carora,    Tocuyo,    etc.,    et    jusque    dans 
quelques  villes  importantes,  il  existait  des  groupes 
de     nobles     qui    professaient    des    exclusivisismes 
semblables    ou    pires    et    formaient    une    oligarchie 
oppressive   et  tyrannique   toujours   en  conflit  avec 
les  fonctionnaires  envoyés  d'Espagne.  Ils  destituent 
souvent  les  gouverneurs  et  les  capitaines  généraux  ; 
ils    résistent    à    la    mise    en    vigueur    des    Cédules 
Royales  qui  pouvaient  restreindre  leurs  prérogati- 
ves   ou    blesser    leurs    susceptibilités    de    classe  ; 
ils    s'élèvent    contre    les    décisions    émanant    des 
Audiences  ;  ils  forment  des  corps  de  milice  exclu- 
sifs  pour    être    séparés    non    seulement   des    métis 
mais  des  blancs  même  qui  ne  peuvent  faire    osten- 
tatation  d'un  «  lignage  pur  »  ou  exercent  des  «  offi- 
ces  et   professions  non    nobles  »  ;    ils   poursuivent 
d'insultes,    de    plaisanteries  et    de    calomnies    qui 
envahissent  jusqu'au  plus  sacré  du  foyer,  les  plé- 
béiens  qui   osent   porter    l'uniforme   milicien  ;    ils 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  93 

obtiennent  de  la  Cour  la  dérogation  des  disposi- 
tions qui,  un  certain  temps,  permirent  le  mariage 
entre  personnes  blanches  et  métisses  et  l'entrée 
de  celles-ci  dans  les  communautés  religieuses  ;  ils 
veillent  à  la  stricte  observation  des  règlements 
somptuaires  qui  interdisent  aux  femmes  de  cou- 
leur de  se  parer  «  d'or,  de  soie,  de  châles  et  de  dia- 
mants »  et  les  privent  même  du  droit  de  «  se  servir 
de  tapis  pour  s'agenouiller  ou  s'asseoir  dans  les 
temples  »  ;  et  enfin,  ils  occupent  les  tribunaux  et 
dépensent  une  partie  de  leurs  rentes  à  faire  des 
procès  sur  des  questions  de  pureté  de  sang  afin  de 
purifier  leur  lignage  et,  pour  consolider  leur  pré- 
pondérance, d'exclure  de  leur  cercle  en  rendant 
publiques  des  fautes  anciennes  et  oubliées,  des 
familles  illustres  par  la  vertu,  le  travail  et  l'intel- 
ligence d'où  sortiront  de  nombreux  personnages 
remarquables  dont  l'un,  Francisco  de  Miranda, 
remplira  de  son  nom  des  pages  de  gloire  dans  l'His- 
toire des  deux  continents. 

Qu'on  se  rappelle  ce  qui  arriva  à  Sébastian  de 
Miranda,  père  du  généralissime.  Lorsque,  en  1764, 
on  organisa  les  milices  et  que  Miranda  fut  nommé 
capitaine  de  la  compagnie  des  Blancs  canariens  de 
Caracas,  un  grand  scandale  se  produisit  parmi  les 
nobles  par  le  seul  fait  que  Sébastian,  comme  com- 
merçant, «  métier  bas  et  impropre  de  personnes 
blanches  »,  pourrait  «  se  parer  dans  les  rues  du 
même  uniforme  que  les  hommes  de  qualité  supé- 
rieure et  de  sang  pur  ». 

Miranda  fut  qualifié  dans  les  cercles  et  dans  la 
rue  de  mulâtre,  d'inculpé,  d'aventurier,  d'homme 
indigne,  moqué  sans  cesse  par  les  nobles  en  public. 
Enfin,  il  y  eut  un  procès  d'où  il  sortit  triomphant 


94  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

parce  que  les  autorités  espagnoles  furent  de  son 
côté,  mais,  ne  pouvant  supporter  les  affronts  dont 
ses  ennemis  l'accablaient,  il  donna  sa  démission 
de  capitaine  de  la  milice. 

Dans  tout  ce  procès  la  municipalité  fut,  comme 
toujours,  le  boulevard  puissant  des  préoccupations 
et  des  manigances  de  la  noblesse  créole  ;  c'est  elle 
qui,  passant  par-dessus  le  gouvernement  et  les  tri- 
bunaux, interdit  à  Sébastian  de  Miranda  «  l'usage 
de  l'uniforme  et  du  bâton  de  comma-ndement,  en 
l'avertissant  que,  s'il  les  portait,  il  serait  incarcéré 
dans  la  prison  publique  pour  deux  mois,  son  bâton 
et  son  uniforme  seraient  saisis  et  le  produit  de  la 
vente  réparti  entre  les  prisonniers  ». 

José  Solano,  alors  gouverneur  de  la  province  de 
Venezuela,  qui  avait  conseillé  à  Miranda  d'accepter 
sa  nomination  de  capitaine,  l'appuya  ouvertement; 
il  obtint  que  le  roi  désapprouvât  tous  les  actes  de 
la  municipalité  et  accordât  à  Miranda  «  avec  la 
jouissance  de  toutes  les  prééminences,  fors  et  pré- 
rogatives militaires,  le  droit  au  bâton  et  à  l'uni- 
forme de  capitaine  de  milices  »,  et,  en  outre,  que 
le  roi  ordonnât  «  un  perpétuel  silence  sur  l'enquête 
au  sujet  de  sa  qualité  et  origine  »,  et  déclarât  pas- 
sible de  révocation  et  autres  peines  sévères  tout 
militaire  ou  membre  de  la  municipalité  qui,  par 
écrit  ou  verbalement,  se  raillerait  de  lui  ou  le  trai- 
terait comme  on  avait  fait  antérieurement.  Mais  il 
ne  put  mettre  fin  aux  tracasseries  et  aux  humilia- 
tions ni  suffoquer  la  calomnie  qui,  pour  le  souiller, 
allait  jusqu'à  attaquer  l'honneur  de  la  mère  du 
futur  généralissime. 

En  relatant  ces  faits,  en  essayant  de  pénétrer 
dans  l'état  mental  de  ces  générations,  nous  nous 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE  95 

confirmons  dans  la  croyance  que  c'est  à  ces  riva- 
lités qu'est  dû  en  grande  partie  le  triste  sort  qui 
échut  au  général  Miranda  au  Venezuela.  On  n'a 
qu'à  se  rappeler  qu'en  1800,  la  noblesse  de  Caracas 
protesta  contre  les  expéditions  de  Miranda  et 
appuya  le  capitaine  général  aussi  résolument 
qu'elle  l'avait  fait  contre  la  révolution  de  Gual  et 
Espaiia  ;  et  qu'en  1813  la  «  Suprême  Junte  de 
Venezuela  »  dans  son  «  Allocution  aux  habitants 
des  districts  voisins  de  la  cité  de  Coro  »,  dit  :  «  Le 
gouvernement  a  appris  avec  la  plus  vive  douleur 
qu'en  comparant  la  conduite  actuelle  de  quelques- 
uns  des  notables  de  la  cité  de  Coro  à  celle  qu'ils 
tinrent  en  1806,  on  leur  attribue  le  délit  d'avoir 
abandonné  alors  leurs  foyers  à  une  poignée  de  ban- 
dits qui  insultaient  les  droits  de  la  Couronne.  »  (1). 
On  n'a  qu'à  se  rappeler  que  cette  même  Junte 
interdit  à  Miranda  l'entrée  du  Venezuela  non  par 
peur  de  ses  idées  radicales  au  sujet  de  l'Indépen- 
dance —  car  on  sait  que  les  directeurs  du  mou- 
vement étaient  bien  décidés  à  la  réaliser  —  mais 
parce  que  cet  hommes,  malgré  la  célébrité  qu'il 
avait  conquise  en  Europe  par  ses  qualités  éminen- 
tes  continuait  d'être,  pour  les  nobles  de  Caracas,  le 
même  plébéien,  le  fils  du  commerçant  canarien,  qui 
portait  l'uniforme  de  général  français  alors  qu'on 
avait  interdit  à  son  père  de  revêtir  celui  de  capi- 


(1)  Blanco  y  Azpurûa  :  Ouv.  cité,  t.  II. 

M.  Carlos  B.  Figueredo,  qui  possède  une  précieuse  collection 
de  documents  copiés  dans  les  archives  d'Espagne,  a  publié 
dans  El  Cajo  ihistrado  du  1"  décembre  1911,  une  longue  liste 
des  personnes  qui,  en  1807,  contribuèrent  à  la  mise  à  prix  de 
la  tête  du  traître  Miranda.  Il  est  curieux  de  remarquer  que  le 
seul  nom  noble  qui  n'apparaît  pas  sur  cette  liste  est  celui  de 
Bolivar. 


96  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

taine  de  milices  urbaines.  D'où  la  froideur  avec 
laquelle  il  fut  accueilli  à  son  arrivée  à  Caracas  et 
il  n'est  pas  aventuré  de  supposer  que  dans  l'hosti- 
lité des  nobles  contre  le  fils  de  Sébastian  Miranda 
se  trouve  la  clef  de  quelques  faits  inexplicables  qui 
eurent  pour  conséquence  la  perte  de  la  République 
en  1812. 

Et  remarquez  bien  que  dans  ce  procès  où  les 
préoccupations  nobiliaires  des  créoles  s'exaltèrent 
tellement,  il  s'agissait  d'exclure  non  un  métis, 
mais  un  commerçant  canarien,  honorable  à  tous 
les  points  de  vue,  établi  dans  le  pays,  propriétaire 
d'une  maison  et  en  relations  intimes  avec  les  hauts 
fonctionnaires  espagnols. 


Les  obstacles  et  les  oppositions  ne  concernaient 
pas  seulement,  comme  on  le  voit,  les  «  gens  de  cou- 
leur ».  La  ville,  avec  ses  18.669  habitants,  d'après 
le  recensement  de  l'évêque  Marti,  n'était  pas  seu- 
lement divisée  en  esclaves,  quinterons,  quarterons 
et  métis,  mais  la  classe  même  des  blancs  se  divi- 
sait aussi  en  groupes  désignés,  en  signe  de  mépris, 
par  le  nom  du  quartier  où  ils  étaient  domiciliés  ; 
le  qualificatif  général  était  celui  de  «  blancs  de 
rivage  »  ;  tous  étaient  séparés  profondément. 
«  Leurs  dissidences  constantes  incendiaient  la 
population  de  brocarts,  d'intrigues  et  de  calomnies. 
La  principale  occupation  des  juges  était  de  décider 
de  la  qualité  des  personnes  ;  on  voyait  à  Caracas, 
comme  dans  la  majeure  partie  des  autres  villes, 
un    nombre    considérable    d'hommes    secouer    les 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  97 

poussières  des  archives  et  chercher  des  documents 
à  l'appui  de  leurs  requêtes,  tandis  que  d'autres 
fomentaient  la  brouille  entre  familles...,  véritable 
ver  rongeur  de  la  société,  plus  préjudiciable  que 
la  famine  et  que  la  peste.  »  (1). 

Lorsque  la  société  sera  ébranlée,  lorsque  les 
entraves  sociales  et  politiques  qui  retenaient  jus- 
qu'à un  certain  point  ces  haines  disparaîtront, 
alors  on  verra  surgir  les  instincts  impitoyables  et 
la  guerre  éclatera  entre  ces  classes  comme  entre 
des  hordes  sauvages. 

Devant  ces  détails  qui  constituent  la  vie  intime 
de  la  colonie,  inconnus  ou  dédaignés  de  presque 
tous  nos  historiens,  il  convient  de  se  demander  : 
Quels  étaient  au  Venezuela,  par  une  loi  sociologi- 
que parfaitement  définie,  les  véritables  oppresseurs 
des  classes  populaires  ?  Seraient-ce,  par  hasard,  les 
agents  venus  de  la  métropole  qui,  d'après  la  pro- 
pre expression  des  nobles,  «  considéraient  la  pro- 
vince comme  une  auberge  et  se  résignaient  à  sup- 
porter ses  désagréments  pendant  le  peu  de  temps 
que  devait  durer  leur  séjour  »  ;  ou  bien  ceux  qui, 
attachés  au  terroir,  jaloux  de  leur  haute  situation, 
dominant  toutes  les  corporations,  occupant  tous 
les  emplois  par  eux-mêmes  ou  par  l'intermédiaire 
d'hommes  de  leur  clientèle,  gouvernaient  les  popu- 
lations et  les  tyrannisaient,  étaient  les  seuls  à  exer- 
cer les  fonctions  d'alcades,  de  corregidors,  de  syn- 
dics, de  magistrats,  de  lieutenants  de  justice,  d'offi- 
ciers de  milices,  de  percepteurs  d'impôts,  d'agents 
du  fisc,  etc.,  et  composaient  la  troupe  entière  des 


(1)  Baralt  :  Hist.  Aut.,  p.  302. 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE. 


98  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMERIQUE 

employés  municipaux  perpétuels  ou  électifs  qu'exi- 
geait l'organisme  administratif  compliqué  de  la 
colonie  ? 

Lorsque  la  Révolution  éclatera  la  majeure  partie 
de  ces  agents  subalternes,  espagnols  ou  créoles, 
entreront  dans  l'un  ou  l'autre  parti.  Lorsque  la 
République  s'organisera,  ceux  qui  se  seront  sau- 
vés du  grand  naufrage,  reprendront  leurs  anciens 
emplois.  C'est,  à  peu  de  choses  près,  le  même  pro- 
cessus de  nos  révolutions  civiles  postérieures. 

Les  annales  de  toutes  les  villes  coloniales  de 
l'Amérique  espagnole  sont  pleines  des  luttes  entre 
Espagnols  et  créoles  et  de  celles  de  ces  derniers 
entre  eux.  Les  illustres  voyageurs  Jorge  Juan  et 
Antonio  de  Ulloa  qui  parcoururent,  en  mission 
scientifique,  une  grande  partie  de  l'Amérique  du 
Sud,  nous  ont  laissé,  dans  leurs  Notices  secrètes 
d'Amérique  une  relation  circonstanciée  de  cette 
anarchie  que  rien  ne  put  modifier  et  dont  les  nou- 
velles nationalités  devaient  recueillir  les  funestes 
conséquences. 

«  Ce  mal  est  si  général,  disent  ces  auteurs,  que 
les  premières  têtes  des  peuples,  les  dignités  les 
plus  respectables  et  les  ordres  religieux  ne  peuvent 
s'en  délivrer,  car  il  attaque  les  plus  cultivées,  les 
plus  honnêtes,  les  plus  sages.  Les  populations  sont 
le  théâtre  public  des  deux  partis  opposés  ;  ainsi 
que  les  cabildos  où  l'inimitié  la  plus  acharnée  éja- 
cule  son  venin,  et  les  communautés,  où  continuel- 
lement s'enflamment  les  esprits,  qui  deviennent  un 
enfer  pour  leurs  membres,  lesquels  perdent  toute 
tranquillité  et  sont  tenus  en  une  perpétuelle  inquié- 
tude par  les  batailles  que  suscitent  les  divers 
motifs  de  discorde  qui  servent  d'aliment  au  feu  de 
la  haine.  » 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  99 

Les  mêmes  auteurs  font  remarquer  que  «  les 
villes  et  villages  où  ces  motifs  de  discorde  provo- 
quent le  plus  de  scandales  sont  ceux  des  monta- 
gnes ;  ce  qui  provient  sans  doute  de  leur  manque 
de  relations  avec  les  étrangers  ».  De  sorte  que  si 
l'on  considère  la  pauvreté  et  l'isolement  où  vécu- 
rent pendant  plus  de  deux  siècles  les  précaires 
établissements  coloniaux  de  la  Côte-Ferme,  on  peut 
calculer  jusqu'à  quel  point  montaient  la  haine  de 
nos  créoles  contre  les  Espagnols  et  leurs  préoccu- 
pations aristocratiques.  ; 

«  Quoique  la  mésentente  entre  Européens  et 
Créoles,  disent-ils  encore,  puisse  avoir  plusieulrs 
causes,  il  en  est  deux  qui  paraissent  essentielles  : 
ce  sont  l'excessive  vanité  et  la  présomption  qui 
régnent  chez  les  Créoles  et  l'état  de  pauvreté  des 
Européens  qui  viennent  d'Espagne  en  Amérique... 
La  vanité  et  la  présomption  des  Créoles  s'élèvent  à 
un  tel  degré  qu'ils  croient  n'avoir  rien  à  envier  en 
fait  de  noblesse  et  d'ancienneté  aux  premières  mai- 
sons d'Espagne.  Ils  en  sont  tellement  entichés  que, 
dès  leur  premier  entretien  avec  des  étrangers 
récemment  arrivés,  chacun  se  met  à  les  instruire  de 
la  noblesse  de  sa  maison.  Mais  si  on  fait  quelque 
investigation  impartiale,  on  finit  par  savoir  que 
rares  sont  les  familles  où  il  n'y  ait  pas  eu  de  mélan- 
ge de  sang.  Ce  qui  est  très  divertissant,  c'est  qu'eux- 
mêmes  dévoilent  ces  taches,  de  sorte  qu'on  n'a  pas 
besoin  de  faire  d'enquête  sur  ce  sujet,  car  en  même 
temps  qu'il  se  vante  de  la  noblesse  illustre  de  sa 
famille,  chacun  vous  met  en  garde  contre  celle  des 
autres  de  la  même  ville,  étale  bien  clairement  leurs 
faiblesses,  les  flétrissures  et  les  taches  qui  obscur- 
cissent leur  pureté,  de  sorte  que  tout  finit  par  se 


100  CÉSARISME   DÉMOCR.\TIQUE   EN   AMÉRIQUE 

savoir  et  qu'en  peu  de  temps  on  sait  à  quoi  s'en 
tenir  sur  toutes  ces  familles.  Les  Européens  qui 
épousent  des  femmes  de  cette  aristocratie  n'igno- 
rent rien  de  ce  que  leurs  familles  laissent  à  désirer 
au  point  de  vue  généalogique  ;  aussi  lorsqu'on 
veut  leur  faire  honte  de  la  pauvreté  dont  ils  souf- 
fraient à  leur  arrivée,  ils  se  vengent  en  jetant  à  la 
figure  de  ceux  qui  les  méprisent  la  vérité  sur  cette 
noblesse  dont  on  fait  parade  ;  et  cela  donne  assez 
de  matière  à  chacun  pour  ne  jamais  oublier  les 
affronts  qu'il  reçoit  du  parti  contraire.  » 

Si  de  pareilles  choses  se  passaient  dans  les  opu- 
lentes colonies  du  Pérou  qui  sont  celles  auxquelles 
se  réfèrent  les  deux  voyageurs,  et  où  affluaient, 
attirés  par  la  richesse  de  leurs  mines,  une  multi- 
tude d'Espagnols  de  toute  condition,  quels  excès  ne 
devaient  pas  amener  ces  dissidences,  cette  guerre 
sourde  et  terrible  dans  les  villes  ignorées  du  pauvre 
Venezuela  où,  en  outre,  les  gens  de  couleur  étaient 
si  nombreux  ? 

Les  renseignements  que  nous  avons  sur  ce  sujet 
sont  extrêmement  curieux.  Le  licencié  Sanz,  qui 
appartenait  à  la  noblesse  créole,  fut  un  des  auteurs 
des  statuts  du  Collège  des  Avocats  et,  plus  tard, 
l'un  des  premiers  et  plus  importants  promoteurs  de 
la  Révolution,  nous  a  laissé  le  témoignage  de  ce 
qu'étaient  alors  les  préjugés  aristocratiques  dans  la 
classe  élevée  du  Venezuela.    ■ 

Toute  la  génération  qui  proclama  l'Indépendance 
avait  été  éduquée  dans  ces  pratiques  «  bonnes 
seulement  à  former  des  hommes  faux  et  hypo- 
crites »,  capables  de  donner  à  ce  mouvement,  dès 
les  premiers  jours,  tous  les  caractères  de  la  politi- 
que italienne  aux    xv*  et  xvi*    siècles  ;    politique 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  101 

d'astuce,  de  dissimulation,  de  sourdes  intrigues,  de 
procédés  ambigus,  qui  avait  pour  objet  la  domina- 
tion absolue  du  pays,  l'exercice  de  ce  que  le  Libé- 
rateur devait  appeler  plus  tard  «  la  tyrannie  active 
dominante  ». 

«  Sous  forme  de  préceptes,  dit  le  licencié  Sanz, 
on  inculque  à  l'enfant  des  maximes  d'orgueil  et  de 
vanité  qui,  plus  tard,  l'inclinent  à  abuser  des  pré- 
rogatives de  la  naissance  ou  de  la  fortune  dont  il 
ignore  l'objet  et  la  fin.  Il  y  a  peu  d'enfants  à  Cara- 
cas qui  ne  grandissent  imbus  de  la  niaise  per- 
suasion qu'ils  sont  plus  nobles  que  les  autres  et 
qui  ne  soient  infatués  de  l'idée  qu'ils  ont  eu  un 
ancêtre  porte-étendard,  un  oncle  alcade,  un  frère 
moine.  Et  qu'entendent-ils  au  foyer  paternel  pour 
corriger  cette  odieuse  éducation  ?  Que  Pedro  n'était 
pas  d'un  sang  aussi  bleu  qu'Antonio,  lequel  pouvait, 
avec  raison,  se  flatter  d'être  très  noble,  bien  appa- 
renté, et  parfait  caballero  ;  que  la  famille  de  Juan 
avait  telle  ou  telle  tache  et  que  lorsque  la  famille 
de  Francisco  s'unit  par  une  mésalliance  à  celle  de 
Diego,  celle-ci  prit  le  deuil.  Ces  puérilités  et  ces 
misères  qui  pervertissent  l'âme,  influent  puissam- 
ment sur  les  mœurs,  divisent  les  familles,  rendent 
les  alliances  difîîciles,  maintiennent  entre  elles  la 
méfiance  et  rompent  les  liens  de  la  charité  qui  est 
à  la  fois  le  motif,  l'occasion  et  le  fondement  de  la 
société.  »  I 

Il  faut  remarquer  que  ces  observations  de  Sanz 
se  référaient  exclusivement  aux  classes  élevées,  aux 
descendants  plus  ou  moins  purs  des  conquistadors 
qui,  lorsque  la  guerre  éclatera,  porteront  dans  le 
domaine  de  la  politique  les  divisions  nées  et  fomen- 
tées   au  foyer,    soutiendront  ardemment    la    lutte 


102  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

entre  patriotes  et  royalistes  et,  lorsque  la  Républi- 
que sera  définitivement  constituée,  continueront 
d'être  divisés,  puis  leurs  descendants  aussi  le 
seront,  et  ils  fomenteront  tous  les  révolutions  intes- 
tines, préchant  les  principes  politiques  les  plus 
avancés,  se  groupant  autour  de  toutes  les  ban- 
nières ;  et,  devant  la  nécessité  de  vivre,  ils  feront 
taire  les  exclusivismes  de  classe  pour  se  soumet- 
tre à  des  caudillos  tirés  des  couches  inférieures  de 
la  société  par  l'ouragan  des  révolutions. 
Mais  n'anticipons  pas. 


VI 


Arrêtons-nous  sur  quelques  autres  détails  qui 
mettront  mieux  en  relief  ces  germes  anarchiques 
qui  pousseront  vigoureusement  avec  la  Révolution 
et  nous  donneront  la  clef  de  quelques  événements 
dont  les  causes  profondes  restent  encore  dans  la  plus 
complète  obscurité. 

Les  Espagnols  qui  arrivaient  au  Venezuela 
n'étaient  pas  de  très  bonnes  familles.  Ceux,  peu 
nombreux,  qui  venaient  pour  leur  compte  fuyaient 
la  misère  qui,  dans  la  péninsule,  les  accablait,  et 
cherchaient  une  fortune  qu'ils  imaginaient  facile  ; 
quant  aux  employés,  le  gouvernement  ne  fut  jamais 
scrupuleux  dans  leur  choix.  Il  n'y  a  qu'à  lire  de 
nombreux  romans  et  drames  des  siècles  passés 
pour  se  rendre  compte  de  la  véritable  qualité  des 
aventuriers  qu'en  Espagne  on  appelle  encore  In- 
diens, représentés  régulièrement  par  des  person- 
nages qui  retournaient  d'Amérique  enrichis,  mais 
sordides  et  brutaux  à  l'extrême. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  103 

Déjà  étaient  passés  les  temps  de  l'immigration 
des  hidalgos,  cadets  de  maisons  nobles,  soldats  qui 
s'étaient  distingués  dans  les  guerres  d'Italie  et  de 
Flandres,  et  qui,  comme  Damiân  del  Barrio,  Garcia 
de  Paredes,  Garci-Gonzâlez  de  Silva,  Fernândez  de 
Zerpa,  Villegas,  etc.,  réalisèrent  les  miraclesi  de  la 
conquête.  La  légende  du  Dorado  s'était  évanouie 
de  l'imagination  populaire  depuis  deux  siècles,  et  ce 
n'étaient  pas  les  produits  de  la  terre  arrachés  par 
un  incessant  labeur  sous  nos  climats  brûlants  qui 
pouvaient  attirer  la  cupidité  espagnole,  même  aux 
temps  où  le  soleil  des  Carlos  et  des  Philippe  descen- 
dait au  couchant. 

C'est  seulement  dans  les  vice-royaumes  du  Mexi- 
que, du  Pérou  et,  peut-être,  de  la  Nouvelle-Grenade 
qu'émigrait  de  temps  en  temps  quelque  noble  ruiné, 
nommé  par  faveur  gouverneur  d'une  province  ou 
pourvu  d'un  autre  emploi  lucratif  aux  colonies. 
Ceux  qui  vinrent  au  Venezuela  dans  les  derniers 
temps  de  la  domination  «  devaient  leurs  emplois 
à  quelque  favori  de  la  cour  corrompue  »  et  comme, 
en  général,  ils  n'étaient  pas  de  basse  extraction, 
ils  devaient  voir  de  mauvais  œil  la  vaniteuse 
noblesse  créole  toujours  prête  à  leur  fermer  les  por- 
tes et  à  discuter  leur  prépondérance  olRcielle. 

Les  Espagnols,  de  leur  côté,  devaient  s'appuyer 
sur  les  classes  basses  et  les  favoriser  de  leur 
influence.  D'où  ces  rapports  envoyés  à  la  Cour  pour 
solliciter  des  prérogatives  en  faveur  des  blancs  et 
des  métis  du  tiers-état  qui  soulevèrent  un  si  grand 
scandale  au  sein  de  la  municipalité,  et  les  «  pro- 
cès entamés  par  des  métis  qui  prétendent  faire 
croire  qu'ils  sont  blancs  »  et  que  la  Cour  a  ter- 
minés, en  dernière  instance,  par  une  sentence  en 
leur  faveur. 


104  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

A  partir  de  1790,  les  métis  furent  favorisés  à 
Caracas  par  l'auditeur  Francisco  Ignacio  Cortines 
«  qui,  disent  les  nobles,  bien  qu'ayant  des  motifs 
particuliers  de  les  détester  à  cause  de  leur  audace, 
se  déclara  leur  protecteur  avec  tant  d'ardeur  et 
d'efficacité  qu'il  fit  partager  ses  idées  par  Rafaël 
Alcalde,  lieutenant  du  gouverneur  de  cette  pro- 
vince, lequel  se  conforma  à  ses  modes  de  penser  et 
d'agir  en  cette  matière,  et  séduisit  les  autres  magis- 
trats de  l'Audience  pour  qu'ils  fissent  de  même  ;  il 
les  persuade,  à  l'aide  d'informations  calomnieuses 
dont  il  garantit  la  vérité  en  se  prévalant  de  l'expé- 
rience acquise  par  un  long  séjour  qui  lui  a  inspiré 
du  mépris  pour  les  habitants  de  pur  sang  et  hono- 
rables, qu'ils  doivent  rendre  des  décrets  et  des  sen- 
tences en  faveur  des  métis.  Aussi,  c'est  une  vérita- 
ble honte  que  de  voir  déclarés  Blancs  des  hommes 
qui  sont  tenus  et  réputés  pour  métis,  en  dépit  des 
protestations  de  la  municipalité  de  la  capitale  et  de 
celles  des  autres  villes  de  la  province,  A  cause  de 
ces  faits,  on  perd  tout  respect  de  l'autorité  publi- 
que, les  motifs  indécents  d'une  pareille  protection 
se  propagent  par  les  rues  et  les  places  publiques,  et 
ledit  Cortines  est  considéré  comme  l'auteur  de  pré- 
tentions aussi  répugnantes  et  de  la  ruine  de  l'ordre 
des  familles...  »  (1). 

Comme  on  le  voit,  les  employés  espagnols  tra- 
vaillent indirectement  à  l'évolution  démocratique, 
par  l'égalisation  des  castes,  tandis  que  les  nobles, 
qui  vont  proclamer  en  1810  les  Droits  de  l'Homme, 
clameront   contre   le   despotisme   de   l'Espagne,   et 


(1)  Blanco  y  Azpurûa  :  Ouv.  cité,  t.  I,  pp.  294,  295,  311  à  319. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  105 

lutteront,  jusqu'à  la  veille  même  de  la  Révolution, 
pour  conserver  les  profondes  inégalités  sociales. 
C'est  pourquoi,  en  179G  et  en  1801,  «  la  lutte  entre 
les  habitants  (nobles)  et  les  employés  n'est  plus 
secrète,  mais  publique  ;  ceux-ci  croient  tout  le  mal 
qu'on  leur  a  dit  ou  qu'ils  se  sont  imaginés,  ceux-là 
sont  persuadés  que  si  leurs  droits  sont  méconnus 
par  des  juges  prévenus,  ils  ne  peuvent  espérer 
aucun  bien  »  (2).  Ainsi  se  justifie  ce  fait  singulier 
que,  dans  le  parti  royaliste  ou  goth,  figure  la  grande 
majorité  des  plébéiens  et  gens  de  couleur. 

C'est  en  vain  que  nous  avons  cherché  des  docu- 
ments sur  le  despotisme  des  employés  espagnols  au 
Venezuela  dont  on  a  tant  parlé.  La  révolution  de 
Gual  et  Espaîla,  dont  quelques-uns  de  ceux  qui  y 
prirent  part  furent  pendus  et  beaucoup  emprison- 
nés ou  expulsés,  trouva  la  noblesse  de  Caracas  à 
côté  des  Espagnols,  et  sa  décision  en  faveur  de 
l'Espagne  fut  telle  que  le  rapport  adressé  par  le 
capitaine  général  Carbonell  au  prince  de  la  Paix 
exalte  le  zèle  de  la  noblesse  et  demande  des  récom- 
penses au  roi,  entre  autres  pour  le  marquis  del  Toro, 
pour  Francisco  Espejo  et  Rafaël  Diego  Mérida, 
alors  secrétaire  de  chambre  de  l'Audience  Royale, 
qui  signa  les  sentences  contre  les  conspirateurs. 
Plus  tard,  le  même  homme,  accusé  de  s'être  enri- 
chi des  biens  des  victimes  de  la  Révolution  de  Gual 
et  Espana,  sera  ministre  de  Bolivar,  patriote  exalté 
et  révolutionnaire  turbulent. 

C'est  que  dans  cette  révolution  avortée  ne  figu- 
rèrent qu'un  petit  nombre  de  personnes    apparte- 


(2)  Ibid.  :  id. 


106  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

nant  à  la  classe  moyenne  ;  les  autres  étaient  de 
petits  commerçants,  des  laboureurs,  des  cordon- 
niers, des  forgerons,  des  barbiers,  des  soldats,  des 
sergents,  des  caporaux  de  milice,  etc.,  et  il  est 
facile  de  découvrir  la  bénignité  avec  laquelle  pro- 
cédaient les  autorités,  car  il  serait  ridicule  de  juger 
avec  le  critère  d'aujourd'hui  les  lois  terribles  qui 
frappaient  alors  les  criminels  d'Etat.  Ni  Carbonell, 
ni  Guevara  Vasconcellos  ne  méritent  le  qualificatif 
de  despote  et  de  cruel.  Quant  à  Emparan,  voué  à 
l'exécration  par  les  déclamations  patriotiques  exal- 
tées qui  eurent  leur  raison  d'être  à  cette  époque,  ses 
égaids  pour  les  nobles  conspirateurs,  avant  le  19 
avril,  et  sa  chute  facile,  prouvent  plutôt  qu'il  fut  un 
homme  faible  et  un  gouvernant  inepte. 

En  somme,  dans  tout  le  procès  justificatif  de  la 
Révolution,  on  ne  doit  voir  que  la  lutte  des  nobles 
contre  les  autorités  espagnoles,  la  lutte  des  proprié- 
taires terriens  contre  le  monopole  commercial,  la 
querelle  pour  la  domination  absolue  entreprise 
longtemps  auparavant  par  la  classe  sociale  puis- 
sante et  absorbante  qui,  avec  raison,  se  croyait 
maîtresse  exclusive  de  cette  terre  découverte,  con- 
quise, colonisée,  cultivée  par  ses  ancêtres.  C'est  sur 
toutes  ces  causes  que  se  fondait  le  pouvoir  et  l'in- 
fluence dont  elle  jouissait,  et  non  sur  une  problé- 
matique pureté  de  sang  qui,  là  comme  partout, 
n'était  qu'un  préjugé. 


LES  PRÉJUGES  DE  CASTE 

Hétérogénéité  et  Démocratie 


Ayons  présent  à  l'esprit  que  notre  peuple 
n'est  pas  l'Européen,  ni  l'Américain  du 
Nord,  que  c'est  plutôt  un  composé  d'Afri- 
que et  d'Amérique  qu'une  émanation  de 
l'Europe,  car  l'Espagne  même  cesse  d'être 
européenne  par  son  sang  africain,  par  ses 
institutions  et  par  son  caractère. 

Le  Libérateur  Simon  Bolivar  :  Discours 
d'Angostura. 


Il  serait  aussi  aventuré  d'affirmer  que  la  noblesse 
coloniale  de  l'Amérique  espagnole,  qui  au  Vene- 
zuela portait  le  nom  de  mantouanisme,  n'avait  pas 
dans  les  veines  une  grande  quantité  de  sang  indien 
et  noir,  que  de  prétendre  que  les  Espagnols  mêmes 
n'avaient  pas  été  mélangés  de  Mores  et  de  Juifs,  — 
en  comprenant  dans  la  dénomination  de  more,  non 
seulement  les  Arabes  asiatiques  qui  implantèrent 
leur  domination  dans  presque  toute  la  péninsule, 
mais  aussi  les  Barbaresques  et  les  noirs  purs  pro- 
venant d'Afrique  qui  fournirent  les  plus  forts 
contingents  de  l'invasion  car   «  il  leur  suflBsait  de 


108  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

traverser  le  détroit  de  Gibraltar  pour  aller  chercher 
fortune  en  Espagne  ». 

Presque  dans  toute  l'Amérique  espagnole  a  per- 
sisté longtemps  le  préjugé  de  considérer  les  Espa- 
gnols comme  une  race  pure,  sans  tenir  compte  des 
divers  mélanges  qui,  durant  de  longs  siècles,  se 
réalisèrent  entre  les  populations  autochtones  et  les 
peuples  envahisseurs. 

Après  les  Phéniciens,  les  Grecs,  les  Carthaginois 
et  les  Romains  qui  dominèrent  en  Espagne  et  se 
mêlèrent  à  ses  peuples  autochtones,  «  les  Arabes  se 
ser\irent  de  femmes  chrétiennes  pour  peupler  leuris 
harems  et  perpétuer  leur  race  ».  Les  chroniqueurs 
racontent  que  dans  les  premières  expéditions, 
trente  mille  femmes  espagnoles  furent  destinées  à 
ce  service,  et  il  existe  encore  aujourd'hui,  à  l'alca- 
zar  de  Séville,  une  cour  nommée  Patio  de  las  Don- 
cellas  ;  ce  nom  provient  du  tribut  annuel  de  cent 
jeunes  filles  que  les  chrétiens  étaient  obligés  de 
payer  à  un  souverain  arabe.  Si  l'on  considère  que 
ces  jeunes  filles  étaient  d'origines  diverses  et  que 
courait  dans  leur  veine  du  sang  ibère,  latin,  grec  et 
visigoth,  on  reconnaîtra  facilement  que  le  mélange 
de  chrétiens,  barbaresques  et  arabes,  répété  «  du- 
rant huit  siècles  »  (1)  devait  produire  une  race 
complètement  métisse  dans  laquelle  étaient  com- 
prises toutes  les  classes  sociales.  «  Les  Arabes  pou- 
vant se  marier  avec  des  chrétiennes  et  des  juives 
s^ns  que  celles-ci  fussent  tenues  d'abjurer  leur 
religion,  il  arriva  très  fréquemment  que  des  rois 
et  des  chefs  arabes  se  marièrent  avec  des  chrétien- 


Ci)  Gustave  Le  Bon  :  La  Civilisation  des  Arabes. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  109 

nés.  »  Altamira  fait  remarquer  que  l'opposition  des 
intérêts  politiques  et  la  lutte  constante    entre    les 
centres  chrétiens  péninsulaires  et  les  envahisseurs 
ne  doit  pas  induire  en  erreur  pour  ce  qui  touche  aux 
relations  ordinaires  entre  les  deux  éléments.  Hors 
des  champs  de  bataille,  les  deux  peuples  se    trai- 
taient   mutuellement    d'une    manière    cordiale    et 
intime.  Cela  s'explique  par  les  exigences  naturelles 
de  la  fréquentation  et  du  voisinage,  par  la  manière, 
très  différente  de  celle  de  notre  époque,  qu'on  avait 
alors  d'apprécier  cette  même  opposition  entre  chré- 
tiens et  musulmans,  par  la  communauté  d'intérêts 
ou  la  nécessité  de  s'aider  les  uns  les  autres  qui  les 
liaient  parfois.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  qu'ils 
se  visitassent  fréquemment,  qu'ils  se    vinssent    en 
aide  dans  les  guerres  civiles,  commerçassent  entre 
eux  et  même  que  des  personnes  d'un  peuple  contrac- 
tassent mariage  avec  celles  de  l'autre  ;  et  cela,  non 
seulement  dans  les  classes  basses  et  les  moins  cul- 
tivées, mais  aussi  dans  les  plus  hautes  et  les  plus 
puissantes.   Ainsi,  Muza,  prince   musulman   d'Ara- 
gon, marie  une  de  ses  filles  au  comte  Garcia  ;  doiïa 
Sancha,    fille  du  comte  aragonais  Asnar    Galindo, 
épouse  Mahommad  Altawil,  roi  more  de  Huesca  ; 
leur  fils,  Muza,  fut  le  mari  de  dona  Dodilde,  fiJle 
du  roi    navarrais    Jimén    Garces  ;    une    petite-fille 
d'Iiïigo    Arista,    nommée  dona  Onneca,    épousa   en 
secondes   noces   le  prince   cordouan    Abdal  ;    leur 
j>etit-fils  fut  Abderrahaman  III  ;    enfin,    Almanzor 
même   prend  pour   femme    Teresa,   fille    de    Ber- 
mudo  II,  puis  une  autre  princesse  dont  on  ne  sait 
si  elle  était  fille  du  comte  Sancho  de  Castille  ou  du 
roi    de    Navarre.  Le  plus    extraordinaire    est    que, 
quoique  la  loi  musulmane  n'exigeât  pas  la  conver- 


110  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

sion  de  la  femme,  il  y  eut  des  chrétiennes  sans  scru- 
pule qui  se  convertirent  avec  le  consentement  de 
leur  famille,  comme  la  seconde  femme  d'Almanzor. 
Les  croisements  durent  être  très  nombreux  dans 
toutes  les  classes  sociales,  d'autant  plus  que  les 
guerriers  envahisseurs  manquaient  de  femmes, 
différents  en  cela  des  Germains  dont  les  immigra- 
tions se  faisaient  en  masse  de  la  population 
entière  (1). 

Mais  ce  ne  furent  pas  seulement  les  Arabes  asia- 
tiques et  les  Barbaresques  qui  se  mêlèrent  à  la 
population  espagnole.  Dès  les  commencements  de 
la  domination  romaine,  il  y  eut,  dans  la  péninsule, 
des  nègres  africains  en  qualité  d'esclaves,  confon- 
dus avec  des  gens  d'autres  races,  tombés  en 
esclavage  comme  prisonniers  de  guerre  ou  étran- 
gers vendus  (2).  Il  est  naturel  de  supposer  que  ces 
esclaves  se  croisèrent  entre  eux,  sans  difficultés, 
puisqu'ils  étaient  de  la  même  condition  sociale. 

Un  autre  grand  apport  de  sang  nègre  pur  fut 
amené  par  les  Portugais  lorsque,  après  s'être  établis 
sur  les  côtes  occidentales  d'Afrique,  ils  commen- 
cèrent à  s'adonner  au  commerce  des  esclaves.  Vers 
le  milieu  du  xvi*  siècle,  Damiân  de  Goes  évaluait  à 
dix  ou  douze  mille  le  nombre  des  esclaves  qu'on 
transportait  annuellement  du  pays  des  noirs  à  Lis- 
bonne, sans  compter  ceux  qui  provenaient  du  Maroc. 
De  Lisbonne,  les  uns  passaient  à  Séville  pour  être 
transportés  en   Amérique,  d'autres    en  Espagne   où 


(1)  R.  Altamira  :  Historia   de  Espana   y   de   la  civilizaciôn 
espanola,  t.  I,  pp.  249-250. 

(2)  Ibid,  ;  id.,  p.  117. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  111 

ils  trouvaient  une  condition  moins  dure  que  les 
premiers  (1). 

Que  ces  nègres  se  soient  mêlés  immédiatement 
avec  les  Espagnols  dans  la  péninsule  même,  on  ne 
peut  en  douter,  étant  donné  le  peu  de  scrupule  des 
méridionaux  d'Europe  à  se  mêler  à  des  races 
anthropologiquement  distinctes  (2).  En  Amérique, 
ils  furent  si  peu  délicats  en  cette  matière,  que  fray 
Antonio  de  Zuniga,  parlant  du  royaume  de  Quito, 
dit  au  roi  Philippe  II  en  un  mémoire  du  15  juin 
3579  :  «  L'Espagnol  a  pour  maîtresse  une  métisse 
ou  une  négresse,  et  celle-ci  a  pour  esclave  une 
Indienne  »  (3). 

Les  négresses  furent  en  Espagne  régal  même  de 
rois.  François  I",  prisonnier  de  Charles-Quint,  «  ne 
put  se  procurer  alors  qu'une  seule  négresse,  obtenue 
à  grand'peine  par  sa  sœur  Marguerite  qui  demanda 


(1)  J.-M.  GocNON-LouBENS  :  Essais  sur  l'administration  de  la 
Castille  au  XVI«  siècle.  Paris,  1760,  p.  92. 

(2)  Dans  ce  sens  les  Espagnols  se  différencièrent  profondé- 
ment des  Anglais,  ce  qui  devait  influer  sur  le  développement 
des  colonies  fondées  par  l'un  et  l'autre  peuple  comme  dans 
l'évolution  politique  et  sociale  de  chacune  des  métropoles.  Les 
colons  anglais  de  l'Amérique  du  Nord  ne  se  mêlèrent  pas  aux 
nègres.  «  En  1620,  les  colons  sentant  la  nécessité  du  peuplement 
recrutèrent  en  Angleterre  un  chargement  de  femmes,  reconnues 
pures  et  sans  taches,  qui  furent  vendues  soixante-quinze  livres 
de  tabac  chacune.  Je  dois  dire  à  l'honneur  de  la  justice  que  le 
chargement  fut  reconnu  de  si  bonne  qualité  que  les  prix  de 
l'article  doublèrent  l'année  suivante.  » 

E.  Laboulaye  :  Oiiv.  cité,  p.  58. 

Tocqueville  établit  la  différence  entre  les  Anglais  et  les  Fran- 
çais qui  colonisèi'ent  l'Amérique  du  Nord.  Tandis  que  ceux-ci 
se  mêlèrent  immédiatement  aux  Indiens,  l'Anglais,  au  contraire, 
restant  obstinément  attaché  aux  opinions,  usages  et  coutumes 
de  ses  pères  est,  au  milieu  des  solitudes  américaines,  ce  qu'il 
était  au  milieu  des  villes  d'Europe,  il  n'a  voulu  établir  aucun 
contact  avec  les  sauvages  qu'il  méprisait  et  il  a  évité  soigneu- 
sement de  mêler  son  sang  à  celui  des  barbares. 

(3)  Documentas  inéditos  de  Indias,  t.  XXVI. 


112  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

de  ses  nouvelles  après  son  retour  en  France  :  «  Le 
roi,  écrit-on  à  la  princesse,  a  toujours  bon  appétit  ; 
votre  négresse  passe  avec  lui  une  heure  chaque 
matin  »  (2). 


II 


Lorsque  l'Inquisition,  exerçant  une  influence 
puissante  sur  les  coutumes  du  peuple  espagnol, 
suscita  une  forte  répulsion  religieuse  contre  les 
incrédules,  toutes  les  petites  sociétés  qui  pouvaient 
se  donner  des  lois  particulières  exigèrent  de  celles 
qui  voulaient  entrer  en  elles  des  preuves  plus  ou 
moins  rigoureuses  de  leur  pureté  de  race  et 
repoussaient  tous  les  prétendants  qui  ne  pouvaient 
les  fournir.  Ce  fut  l'origine  des  statuts  de  pureté 
de  sang  qui,  au  Venezuela,  furent  tant  en  vogue 
jusqu'à  la  veille  de  la  Révolution  et  même  à  l'épo- 
que où  Caracas  retomba  sous  la  domination  espa- 
gnole (1814  à  1821).  Les  corporations  scientifiques, 
les  ordres  militaires,  quelques  communautés 
religieuses,  l'église  de  Tolède  et  plusieurs  autres  à 
leur  exemple,  les  confréries,  les  municipalités  et 
une  multitude  d'autres  corporations  décrétèrent  des 
statuts  semblables  en  vertu  desquels  une  exclusion 
absolue  était  prononcée  contre  toute  personne  qui 
tomberait  dans  la  disgrâce  que  la  preuve  serait 
faite  qu'elle  descendrait  d'un  juif,  d'un  musulman 
ou  d'un  condamné  du  Saint-Office,  quels  que  fus- 
sent   son  mérite,    sa  noblesse    ou  la    pureté  de    sa 


(1)  FoRNEROu  :  Histoire  de  Philippe  II,  p.  53.  —  Champollion  : 
Captivité  de  François  I". 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  113 

foi  (1).  Les  familles  ne  pouvaient  être  moins  scru- 
puleuses que  les  corporations;  elles  devaient  l'être 
d'autant  plus  que  toute  mésalliance  était  suffisante 
pour  priver  à  jamais  tous  les  descendants  des  hon- 
neurs et  bénéfices  placés  sous  l'empire  des  statuts, 
et  les  faisait  déchoir  dans  une  classe  entachée  d'in- 
famie comme,  dans  nos  provinces,  celle  des  mulâ- 
tres. Les  mariages  ne  pouvaient  être  célébrés 
qu'après  les  plus  laborieuses  investigations  pour 
lesquelles  on  n'hésitait  pas  à  entreprendre  des 
voyages  lointains  et  coûteux;  au  moindre  doute, 
au  plus  léger  soupçon  de  mélange  avec  les  races 
infidèles  ou  avec  les  condamnés  de  l'Inquisition, 
on  renonçait  à  des  projets  avantageux  de  mariage. 

Mais  il  ne  faut  pas  prendre  les  choses  d'une 
manière  si  absolue.  L'humanité  ne  s'enferme 
jamais  dans  des  moules  inflexibles  et  si  étroits.  De 
nombreuses  familles  chrétiennes  vieilles,  comme 
on  disait  dans  le  langage  de  l'époque,  dont  le  patri- 
moine avait  été  dissipé  dans  le  faste  ou  par  opéra- 
tions désordonnées,  usaient  de  stratagèmes  et  d'in- 
fluences pour  s'unir  avec  des  morisques  et  des 
juifs  convertis  afin  de  rétablir  leur  fortune  et 
conserver  leur  rang  ;  car  les  juifs  enrichis  par 
l'usure  et  les  Mores,  laborieux  et  économes,  avaient 
gardé,  en  se  convertissant,  leurs  qualités  et  leur 
fortune  (2).  Les  chrétiens  vieux  ne  faisaient,  d'autre 


(1)  Les  tailleurs  de  pierre  même  décrétèrent  leurs  statuts,  ce 
qui  fit  rire  l'auteur  des  Claros  varones  de  Castilla  ;  mais  il  fut 
indigné  par  l'ordonnance  des  autorités  de  Guipuzcoa  qui 
déclarait  suspects  d'alliance  avec  les  infidèles  tous  les  habitants 
du  Midi  et  prohibait  par  conséquent  de  contracter  mariage 
avec  eux  et  même  de  se  fixer  dans  ces  provinces. 

(2)  Au  Venezuela,  où  n'existaient  ni  Mores,  ni  juifs,  ni  nou- 
veaux convertis,  les  scrupules  se  réduisirent  à  n'avoir  pas  de 
niélanges  de  noirs  ni  de  mulâtres,  car  la  descendance  d'indi- 
gènes n'était  pas  considérée  comme  une  tache. 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  8. 


114  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

part,  que  suivre  l'exemple  du  prince  qui  acceptait 
et  récompensait  les  services  de  tous,  sans  distinc- 
tion d'origine,  et  l'exemple  de  l'Eglise  même  qui 
conférait  ses  bénéfices  et  ses  dignités  sans  exiger 
d'autre  condition  que  de  professer  ouvertement  son 
credo  (1). 

Durant  le  règne  de  Charles-Quint,  les  statuts  de 
pureté  de  sang  furent  appliqués  avec  une  certaine 
modération  ;  mais  sous  le  rigorisme  de  Philippe  II 
on  en  vint  à  une  telle  extrémité  que  le  roi  même, 
—  bien  que,  par  une  inclination  naturelle  de  son 
caractère,  il  approuvât  les  statuts  par  cela  seul 
qu'ils  étaient  en  vigueur,  —  reconnut  les  troubles 
de  toute  sorte  qu'ils  produisaient  et,  admettant 
l'opportunité  d'une  réforme,  nomma  une  commis- 
sion spéciale  qui  proposa  de  réduire  le  champ  des 
investigations  à  un  espace  de  cent  ans  pour  les 
ordres  militaires,  les  églises  et  les  collèges.  Mais 
sous  le  règne  de  Philippe  II,  une  réforme  aurait  été 
un  contresens  et  les  choses  restèrent  dans  le  même 
état. 

Pendant  le  règne  suivant,  on  discuta  de  nouveau 
la  nécessité  de  limiter  par  une  loi  les  exclusions 
prononcées  par  les  statuts,  et,  à  cette  occasion,  une 
multitude  d'écrits  d'un  grand  intérêt  historique  et 
social  furent  produits,  parmi  lesquels  on  remarque 
l'œuvre  de  fray  Agustin  Salucio,  théologien  de 
l'ordre  de  Saint-Dominique.  Le  moine  résume  dans 


(1)  GouNON-LouBENS  :  Ouv.  cité.  Fernan  Ferez  de  Guzman  : 
Generaciones  y  semblanzas,  ch.  26  :  «  Vie  de  don  Pablo,  grand 
savant  et  homme  notable  ».  Ce  juif,  après  sa  conversion,  fut 
nommé  évêque  de  Carthagène  et  de  Burgos,  et  plus  tard  Grand 
Chancelier  de  Castille  sous  Henri  III  qui  le  mit,  en  outre,  au 
nombre  de  ses  exécuteurs  testamentaires. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  115 

ce  livre,  avec  autant  de  force  que  de  modération, 
les  arguments  contraires  aux  statuts.  A  l'aide  d'un 
calcul  très  simple,  il  démontrait  que  chacun  des 
Espagnols,  même  de  la  plus  illustre  famille,  pou- 
vait être  convaincu,  sans  l'ombre  d'un  doute,  de 
descendre  d'un  More  ou  d'un  juif  et  de  tirer  son 
origine  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  vil  au  monde  ;  affir- 
mation dont  doivent  tenir  compte  les  généalogistes 
qui  ne  craignent  pas  de  rencontrer  soudain  dans 
leurs  recherches  le  nègre  ou  l'Indien  ancestral. 

Considérant  les  ascendants  de  n'importe  lequel 
de  ses  contemporains,  il  montrait  que  leur  nombre, 
dans  chaque  génération  s'accroissait,  dans  l'ordre 
rétrograde,  selon  une  progression  géométrique  dont 
la  raison  est  2,  de  sorte  que  chacun  d'eux  descen- 
dait de  1.048.576  personnes  qui  avaient  vécu  dans 
l'espace  de  six  siècles.  Et  il  serait  insensé  de  pré- 
tendre que  dans  cette  multitude  on  ne  trouverait 
pas  quelques  individus  entachés  par  les  statuts.  Si 
on  embrasse  seulement  une  période  de  deux  cents 
ans,  chaque  individu  comptait  250  ascendants,  nom- 
bre suffisant  pour  jeter  une  obscurité  absolue  sur 
l'origine  des  plus  nobles  familles.  Par  conséquent, 
concluait  le  dominicain,  il  est  odieux  et  ridicule  de 
se  livrer  à  ces  inquisitions,  qui,  nécessairement, 
doivent  s'égarer  dans  la  plus  impure  promiscuité 
de  l'espèce  (1). 


(1)  GouNON-LouBENS  :  Ouv.  cité,  cli.  III  :  «  Division  des  per- 
sonnes ».  Le  savant  biologiste  français,  Félix  Le  Dantec,  dans 
l'introduction  de  son  admirable  ouvrage.  Les  influences  ances- 
traîes,  p.  15,  fait  le  même  calcul  que  le  P.  Salucio  :  «  La  lignée 
d'un  homme  ou  d'un  animal  supérieur  n'est  pas  simple  ;  un 
homme  provient  de  deux  parents  qui,  chacun  pour  son  compte, 
avaient  également  deux  parents,  et  ainsi  de  suite  ;  notre  lignée 
ascendante  est  infiniment  dichotome  ;  au  tarif  de  quatre  gêné- 


116  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

Mais,  en  Espagne,  le  nombre  plus  grand  d'indhd- 
dus  de  race  indo-européenne  absorba  presque  com- 
plètement les  éléments  asiatiques  et  africains,  sur- 
tout dans  les  régions  froides  où  le  climat  aidait  à 
leur  prompte  élimination. 

Dans  tout  le  midi  non  seulement  de  l'Espagne, 
mais  de  l'Europe  entière  où  le  nombre  d'éléments 
africains  fut  plus  grand  et  domina  plus  longtemps, 
prévalent  encore,  quoique  très  atténués,  leurs 
caractères  somatiques  et  peut-être  bien  aussi  leurs 
caractères  moraux. 

En  Espagne,  comme  en  France,  le  préjugé  reli- 
gieux prévalut  sur  le  préjugé  de  race  :  phénomène 
exactement  pareil  à  celui  qu'on  observe  chez  les 
musulmans  qui  ne  sont  pas  choqués  par  l'hétéro- 
généité de  races,  mais  ne  peuvent  supporter  l'hété- 
rogénéité de  religions  ;  leurs  armées  se  composent 
d'Arabes,  de  Kurdes,  de  Barbaresques,  de  Circas- 
siens,  mais  ils  ne  pourraient  y  supporter  un  chré- 
tien. 

Au  Venezuela,  au  contraire,  la  grande  quantité 
d'éléments  hétérogènes  fit  que  les  distinctions 
sociales  se  fondèrent  sur  la  couleur  de  la  peau. 
Comme  dans  l'Inde,  a  différence  de  castes  signifia 
originairement  différence  de  couleur  (varna)  »  (1) 
et  la  hiérarchisation  des  classes  fut  «  la  consécration 
sociale  de  l'échelle  ethnographique  »  (2). 


rations  par  siècle,  cela  fait,  pour  chacun  de  nous,  il  3'  a  huit 
siècles,  plusieurs  centaines  de  millions  d'ancêtres  directs  dont 
l'étude,  ainsi  que  celle  des  générations  intermédiaires,  serait 
indispensable  ?i  l'établissement  de  toutes  les  influences  ances- 
trales  possibles  ». 

(1)  Senart  :  Les  castes  dans  l'Inde.  Revue  des  Deux-Mondes, 
1894,  I,  p.  110. 

(2)  RisLEY.  Résumé  de  Senart. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  117 

L'Espagnol  et  son  descendant  plus  ou  moins 
pur,  le  blanc,  au  sommet  de  la  société  coloniale, 
jouissant  de  tous  les  droits  et  prérogatives,  c'était 
naturel  que  les  hommes  des  autres  classes  missent 
tous  leurs  efforts  à  prouver  leur  pureté  de  sang 
pour  obtenir  les  mêmes  privilèges  politiques  et 
sociaux  que  la  Couronne  concéda,  dès  les  premiers 
temps,  aux  descendants  des  conquérants,  des  fon- 
dateurs et  premiers  habitants  des  villes,  lesquels,  à 
l'organisation  du  régime  colonial,  constituèrent  la 
classe  élevée,  le  mantouanisme. 

Mais  ces  investigations  de  pureté  de  sang  devaient 
être  là  aussi  arbitraires  qu'en  Espagne  même,  et 
comme  le  nombre  de  femmes  que  les  conquistadors 
et  fondateurs  amenèrent  de  la  péninsule  n'était  pas 
très  grand,  un  calcul  aussi  simple  que  eelui  de 
fray  Agustin  Salucio  suffisait  pour  déclarer  de  mau- 
vaise race  ceux  qui  se  vantaient  le  plus  de  leur 
pureté.  Et  il  arrivait  que  plus  la  famille  était 
ancienne,  plus  il  y  avait  de  probabilités  de  trouver 
entre  ses  ascendants  quelque  élément  pur  africain. 


III 


Nous  avons  vu  que  la  couleur  de  la  peau,  c'est-à- 
dire  les  caractères  somatiques,  après  la  réalisation  de 
l'évolution  ethnique  dans  le  sens  du  blanc,  pou- 
vaient d'autant  moins  constituer  une  preuve  que 
n'importe  quel  quinteron  pouvait  être  de  la  même 
couleur  et  même  plus  blanc  qu'un  Andalou  récem- 
ment débarqué, 

Booker  Washington,  l'éminent  nègre  nord-amé- 
ricain, parle  plaisamment  des  difficultés  où  se  trou- 


118  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE 

vent  fréquemment  les  chefs  de  train  aux  Etats-Unis 
où  les  préjugés  de  race  l'emportent  sur  les  plus 
rudimentaires  notions  d'humanité.  «  Tel  voyageur 
est-il  nègre  ou  ne  l'est-il  pas  ?  se  demandent  les 
employés  perplexes.  Dans  le  premier  cas,  il  faut  le 
faire  entrer  dans  les  wagons  destinés  aux  gens  de 
couleur.  Mais...  s'il  n'est  pas  nègre  et  qu'on  lui  assi- 
gne une  place  considérée  comme  humiliante  pour 
les  blancs,  quelle  responsabilité  !  »  Les  tribunaux 
américains  —  ajoute  Jean  Finot  dans  l'ouvrage  de 
qui  je  prends  cette  citation  —  ont  eu  à  juger  souvent 
des  cas  où  des  Méridionales  d'Europe,  «  prises  par 
erreur  pour  des  femmes  de  couleur  et  introduites  par 
force  dans  les  wagons  destinés  aux  nègres,  ont 
demandé  et  obtenu  de  fortes  indemnités  »  (1). 

En  se  référant  aux  inquisitions  de  pureté  de  sang, 
le  docteur  Gil  Fortoul  dit  très  justement  que  «  la 
couleur  plus  ou  moins  claire  ou  obscure  de  la  peau 
ne  pouvait  guère  servir  de  critère  à  la  recherche 
des  origines  parce  que  beaucoup  d'Espagnols  mêlés 
de  sang  arabe  étaient  plus  noirs  que  les  métis  »  (2). 

Nous  nous  rappelons  à  ce  propos  que  lorsque,  en 
1834,  on  fonda  à  Caracas  la  Société  des  Amis  du 
Pays,  quelques  personnages  appartenant  à  l'ancien 
mant onanisme,  qui  gardaient  encore  les  préjugés 
coloniaux  dans  toute  leur  force,  malgré  le  mouve- 
ment égalitaire  qui  avait  été  réalisé  sous  les  dra- 
peaux de  l'Indépendance,  publièrent  un  manifeste 
proposant  d'exclure  les  métis  de  cette  société  :  «  Au 
Venezuela,  disaient-ils,  on  n'arrivera  jamais  à  réveil- 
ler l'esprit  d'association  si  nous  continuons  à  vou- 


(1)  Jean  Finot  :  Le  préjugé  des  races,  p.  452. 

(2)  Historia  constitucional  de  Venezuela,  t.  I,  p.  58. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  119 

loir  que  dans  chaque  association  entrent  des  indi- 
vidus   des  diverses    classes    qui,    malheureusement, 
composent    notre    République,    mais    nous    serions 
parfaitement  d'accord  si  chacune  restant  dans  son 
orbite  naturel,  toutes  contribuaient  à  la  fin  louable 
que  nous   nous  proposons  ».  Et  ils   ajoutaient  en 
une  note  :  «  Nous  ne  voulons  pas  offenser  les  per- 
sonnes dignes  qui,  par  leur  bonne  réputation,  ont 
été  admises  comme  membres,  bien  qu'elles  n'appar- 
tiennent pas  à  la  même  classe  que  les  autres.  Enfin 
elles  sont  riches  (sic)  et  c'est  déjà  quelque  chose  ; 
mais   nous  sommes  obligés  d'émettre   franchement 
nos  idées  sur  des  questions  d'un  si  grand  intérêt  ». 
Peu  de  jours  après,  le  journal  El  Nacional,  rédigé 
par  le  notable  écrivain  Domingo  Briceiio  y  Briceiio, 
soutint  les  mêmes  idées,  à  quoi  les  métis  répondi- 
rent par  une  autre  feuille  signée  Quelques  hommes: 
«     Au     scandale     des    vrais     républicains,     circule 
aujourd'hui  entre  nous  le  numéro  26  du  Nacional 
qui,    dans    son    dernier    paragraphe,    prétend    qu'il 
faut  conserver  les  anciennes  classifications  et  nom- 
mer métis  une  majorité  de  Vénézuéliens  à  qui,  pour 
la  première  fois   depuis  le   10  avril   1810,   on  fait 
entendre  que  leurs  sacrifices  faits  sur  l'autel  de  la 
patrie  ont  été  infructueux.  Leur  sang  versé  dans  les 
combats  pour  l'Indépendance,  des  milliers  de  victi- 
mes sacrifiées  sur  les  autels  de  VEgalité,  leurs  droits 
politiques  garantis  par  la  Constitution,  tout  cela  ne 
vaut  rien  parce  qu'ainsi  le  veulent  le  rédacteur  du 
Nacional  et   quelques  autres    patriotes  de   nouvelle 
couche.  Quels  sont  ces  métis  que  la  philosophie  ne 
connaît    point,  que    le  Venezuela    refondit  dans    la 
grande  masse  de  ses  fils  par  sa  régénération  politi- 
que et   qui,  enfin,    ne  peuvent   exister  que    dans  la 


120  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

fantasmagorie  nobiliaire  ou  dans  la  pauvre  imagi- 
nation de  quelque  aspirant  visionnaire  ?  Si  les  hom- 
mes d'une  certaine  couleur  brune  sont  métis,  certai- 
nement nous  devrions  placer  à  leur  avant-garde 
notre  Briceiio  y  Briceiïo.  « 


IV 


Au  Venezuela,  les  préjugés  de  race  persistèrent 
plus  longtemps  que  dans  d'autres  pays  précisé- 
ment à  cause  de  la  grande  quantité  de  gens  de  cou- 
leur qui  résulta  de  l'union  des  Espagnols  avec  les 
nègres.  A  la  fin  du  xviii"  siècle,  on  évaluait  à 
406.000  le  nombre  de  «  gens  de  races  mixtes  ou  de 
couleur  »,  et  le  nombre  considérable  d'esclaves, 
surtout  dans  l'ancienne  province  de  Venezuela,  était 
une  source  inépuisable  de  mulâtres  qui  alarmait  les 
blancs. 

En  1817,  en  pleine  évolution  égalitaire,  déjà  le 
sj'ndic  procureur  général  de  la  municipalité  de  la 
cité  de  Goro,  Mariano  de  Arcaya  y  Chirinos,  mani- 
feste l'alarme  que  lui  causent  «  les  soucis  et  sur- 
sauts qui  inquiètent  les  familles  nobles  et  blanches 
de  cette  cité  et  de  son  district  à  cause  de  la  facilité 
avec  laquelle  on  voit  actuellement  se  célébrer  des 
mariages  entre  des  personnes  notoirement  inégales  », 
et  il  croit  «  qu'il  manquerait  à  son  devoir  s'il  ne 
présentait  pas  le  fait  comme  un  mal  public  qui  est 
tombé  sur  les  habitants  et  les  menace  d'une  confu- 
sion des  classes,  renversant  l'ordre  des  hiérarchies 
ci\iles,  base  fondamentale  de  notre  système  politi- 
que... Le  peuple,  messieurs,  réclame  hautement  la 
répression  de  tels  abus  que  les  uns  pleurent  et  que 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  121 

les  autres  craignent.  Les  familles  d'une  noblesse 
notoire  et  d'une  pureté  de  sang  reconnue  vivent 
dans  l'eiïroi  et  l'attente  du  moment  où  elles  verront 
un  de  leurs  membres  marié,  à  l'improviste,  avec  un 
coyote  ou  un  zambo...  Si  cela  continue,  bientôt  dis- 
paraîtront à  Coro  les  maisons  d'une  antique  noblesse 
réputée  tant  ici  que  dans  leurs  lieux  d'origine,  et 
cette  qualité  qui  a  tant  coûté  à  leurs  ascendants 
pour  l'acquérir  à  la  pointe  de  leur  lance,  et  tant  de 
fatigues  et  de  travaux  aux  descendants  pour  la 
conserver,  s'effacera  pour  toujours  ».  Ce  curieux 
document,  avec  beaucoup  d'autres  de  la  même 
espèce,  se  trouve  dans  les  Archives  nationales. 
Notons  en  passant  que  l'éminent  docteur  P.  -  M. 
Arcaya  nie  l'existence  de  ces  aristocraties  munici- 
pales, de  ces  oligarchies  oppressives  et  tyranniques 
dans  les  villes  du  Venezuela  qui  constituaient  non 
pas  une  classe,  mais  une  caste  avec  tous  les  carac- 
tères typiques  de  cette  institution  (1).  Celle  de 
Coro  fut  non  seulement  une  des  plus  intransi- 
geantes de  la  colonie,  mais  aussi  la  plus  conséquente 
avec  ses  principes,  puisque,  comme  nous  le  verrons, 
elle  combattit,  jusqu'à  la  dernière  heure,  la  Révo- 
lution de  l'Indépendance. 

Tocqueville  observe  que  la  préoccupation  de  race 
était  plus  grande  dans  ceux  des  Etats-Unis  qui 
avaient  aboli  l'esclavage  que  dans  ceux  qui  l'avaient 
conservé,  et  qu'elle  ne  se  montrait  nulle  part  aussi 


(1)  «  Horreur  des  mésalliances,  crainte  des  contacts  impurs, 
répulsion  à  l'égard  de  tous  ceux  dont  on  n'est  pas  parent,  tels 
nous  paraissent  être  les  signes  caractéristiques  de  l'esprit  de 
caste...  Répulsion,  hiérarchie,  spécialisation  héréditaire,  l'esprit 
de  caste  réunit  ces  trois  tendances.  » 

C.  BouGLÉ  :  Essais  sur  le  régime  des  castes,  p.  4. 


122  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

intolérante  que  dans  les  Etats  où  il  n'y  avait  jamais 
eu  d'esclaves.  Là  où  l'esclavage  avait  été  aboli,  la 
loi  accordait  aux  nègres  des  droits  électoraux  et  leur 
ouvrait  le  banc  du  jury  ;  mais,  de  tous  côtés,  ils 
étaient  repoussés  par  les  blancs.  Les  préoccupations 
augmentaient  proportionnellement  au  nombre  des 
nègres  qui  cessaient  d'être  esclaves,  et  l'inégalité 
s'accentuait  dans  les  mœurs  à  mesure  qu'elle  s'effa- 
çait des  lois  (1). 

C'était  précisément  contre  ceux  dont  la  ressem- 
blance avec  les  blancs  criait  à  l'injustice  des  préju- 
gés de  race  que  s'exaspérait  le  plus  l'intransigeance 
des  mantouans,  car  il  n'était  déjà  plus  possible 
d'alléguer  les  différences  de  couleurs  comme  fon- 
dement des  inégalités  sociales.  Le  progrès  de  la 
nature,  qui  se  réalisait  fatalement  depuis  les  pre- 
miers temps  de  la  colonie,  ouvrant  le  chemin  de 
l'ascension  sociale  aux  descendants  d'Africains  qui 
amélioraient  leurs  caractères  somatiques  par  leurs 
alliances  successives  avec  les  blancs  jusqu'à  se 
confondre  avec  ceux-ci,  —  devait  continuer  imper- 
turbablement en  dépit  des  entraves  sociales. 

Ceux  qui,  imbus  encore  des  vieux  préjugés  et  peu 
au  courant  des  conclusions  de  la  science,  éprouvent 
quelque  désagrément  à  lire  ces  lignes,  doivent  se 
consoler  en  se  disant  que  jamais,  du  moins  à  l'épo- 
que historique,  il  n'a  existé  de  races  pures  dans  le 
monde.  Le  comte  de  Gobineau,  précurseur  d'une 
science  en  déroute  nommée  anthroposociologie,  se 
lamentait  de  la  croissante  promiscuité  européenne, 
la    <(  chimie  des  races  »   qui,   selon  lui,   produirait 


(1)  La  Démocratie  en  Amérique,  pp.  264-265. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  123 

la  complète  décadence  des  peuples  civilisés,  et  il 
criait  aux  nations  européennes  :  «  Métis,  cent  fois 
métis  !   >>  (1). 

L'assimilation  des  groupes  sociaux  aux  espèces 
ethniques  «  a  pu  servir  certains  intérêts  ou  certai- 
nes passions  politiques  ;  mais  la  science  proprement 
dite  paraît  y  renoncer  définitivement  »  (2).  Entre 
race  et  nation,  il  n'existe  aujourd'hui  aucune  rela- 
tion. «  Les  races  sont  des  conceptions  »,  a  dit  Topi- 
nard  (3).  Seuls,  les  peuples  sont  des  réalités.  L'im- 
pureté des  nations  augmente  en  même  temps  que 
leur  civilisation  (4).  Dans  tous  les  pays  et  dans  tous 
les  temps  on  a  vu,  comme  chez  nous,  des  races  dif- 
férentes en  opposition.  Qu'est-ce  que  l'Histoire, 
d'après  de  nombreux  sociologues,  sinon  «  une  lutte 
de  races  ?  »  Mais  chez  tous  les  peuples,  même  chez 
ceux  de  l'Inde  qui  a  été  le  pays  classique  du  régime 
des  castes,  les  plus  fortes  oppositions  finissent  par 
céder.  L'amour  est  plus  puissant  que  tous  les  préju- 
gés. Dans  les  histoires  sanglantes,  comme  dans  les 
comédies,  tout  finit  par  le  mariage  (5). 

La  prépondérance  que  la  noblesse  créole  eut  au 
Venezuela  s'appuyait,  nous  le  répétons,  sur  des  fon- 
dements plus  solides  que  sa  problématique  pureté 
de  sang  ;  fondements  historiques,  sociaux  et  écono- 
miques qui  donnèrent  à  cette  caste  dominante  le 
droit  de  secouer  le  joug  qui  la  maintenait  en  un 
degré  humiliant  d'infériorité  politique  dans  sa  pro- 


(1)  Essai  sur  l'inégalité  des  races  humaines  (2«  édition),  t.  I. 
p.  219. 

(2)  Seignobos  :  Introduction  aux  études  historiques,  p.  208. 

(3)  L'Homme  dans  la  nature,  pp.  37-39. 

(4)  BouGLÉ  :  Ouv.  cité,  p.  152. 

(5)  Ibid.,  p.  123. 


124  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

pre  patrie.  Voilà  l'argument  primordial  de  l'indé- 
pendance, —  ou  de  l'émancipation,  qui  est  le  terme 
le  plus  précis. 

Il  faut  avoir  présentes  à  l'esprit  toutes  les  circons- 
tances que  nous  avons  notées  pour  comprendre  les 
profondes  répercussions  que  devait  avoir  la  Révolu- 
tion dans  cette  société  «  affectée  par  une  anarchie 
latente  »  et  dont  l'histoire  intime  n'est  autre  chose 
que  la  lutte  constante,  le  choc  quotidien,  le  combat 
séculaire  des  castes  ;  la  répulsion,  d'une  part,  la 
haine  profonde  et  implacable,  de  l'autre,  qui  éclata 
avec  toute  sa  violence  lorsque  le  mouvement  révolu- 
tionnaire vint  rompre  l'équilibre,  détruire  l'immo- 
bilisme et  le  misonéisme  que  maintenait  la  hiérar- 
chisation sociale.  «  Le  repos,  dit  Humboldt  parlant 
de  notre  société  coloniale,  a  été  le  résultat  de 
l'habitude  de  la  prépondérance  de  quelques  familles 
puissantes  et  surtout  de  l'équilibre  qui  se  trouve 
établi  entre  des  forces  ennemies.  »  (1).  «  L'immobi- 
lisme ou  misonéisme  est  l'unique  loi  de  conserva- 
tion dans  les  sociétés  composées  d'éléments  hétéro- 
gènes et  affectées  d'hostilités  latentes  ou  déclarées, 
et  dans  lesquelles  toute  secousse,  d'où  qu'elle 
vienne,  constitue  un  péril  ;  et  même  les  mesures  les 
plus  utiles  doivent  être  évitées,  s'il  doit  en  résulter 
une  secousse  quelconque.  »  (1).  Il  faut  tenir  compte 
aussi  de  ce  que  «  l'idée  de  l'égalité  théorique  a  été 
suggérée  à  l'homme  par  la  nécessité  pratique.  Con- 
trariée par  des  mobiles  politiques  et  économiques, 
retardée  par  des  événemenst  tels  que  la  guerre, 
l'esclavage  ou  l'usurpation  du  sol,  la  tendance  éga- 


(1)  Palantes  :  Précis  de  sociologie,  p.  88. 


ÇÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  125 

litaire,  la  démocratie,  pour  la  nommer  d'un  seul 
mot,  profite  de  tout  ce  qui  bouleverse  l'ordre  dans 
une  société  à  castes  et  à  classes.  Dès  qu'un  événe- 
ment quelconque  vient  à  briser  un  groupe,  à  le  dis- 
soudre en  poussière  individuelle,  l'égalité  s'étend  ù 
la  place,  comme  l'eau  s'étendrait  dans  un  vase  à 
compartiments,  si  on  les  brisait  ».  (1).  Le  caractère 
féroce  que  prit  la  révolution  au  Venezuela,  ainsi  que 
notre  rapide  évolution  égalitaire,  faits  dont  il  n'y  a 
pas  d'exemple  chez  aucun  autre  peuple  de  l'Amé- 
rique espagnole,  se  trouve  expliqué  en  partie  par 
l'hétérogénéité  même  de  la  société  coloniale. 


(1)  Paul  Lacombe  :  De  l'Histoire  considérée  comme  une  science, 
p.  95. 


L'INSURRECTION  POPULAIRE 


C'est  au  nom  de  l'Encyclopédie,  au  nom  de  la  phi- 
losophie rationaliste,  au  nom  de  l'optimiste  huma- 
nitaire de  Condorcet  et  de  Rousseau  que  les  révolu- 
tionnaires de  1910  et  les  constituants  de  1811  sur- 
gis, en  leur  totalité,  des  hautes  classes,  décrètent 
l'égalité  politique  et  civile  de  tous  les  hommes 
libres. 

Dans  ce  sens,  notre  Révolution  fut  aussi  une 
«  erreur  de  psychologie  ».  Considérant  l'homme  à 
l'état  de  nature  comme  un  être  essentiellement  rai- 
sonnable et  bon,  dépravé  accidentellement  par  une 
organisation  sociale  défectueuse,  ils  crurent,  comme 
les  précurseurs  et  les  théoriciens  de  la  Révolution 
française,  qu'une  simple  Déclaration  des  Droits  suffi- 
sait pour*  que  ceux  mêmes  «  que  le  barbare  système 
colonial  condamnait  à  l'abject  état  de  demi-hommes 
ou  demi-bêtes  »,  se  transformassent  avec  une 
incroyable  rapidité  en  «  un  peuple  noble  et  ver- 
tueux, conscient  de  sa  mission  et  arbitre  de  ses 
droits  »  (1). 


(1)  Blanco  y  Azpurûa  :  Documentos...,  t.  II  et  III. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  127 

I 

Mais  lorsque  le  peuple  vertueux  se  révolte  ;  que 
l'autorité  étant  destituée,  et  brisées  les  disciplines 
qui  contenaient  les  passions  brutales,  celles-ci  se 
déchaînent,  que  la  société  se  dissout,  et  les  contre- 
maîtres, les  contrebandiers,  les  épiciers  apparaissent 
à  la  tête  des  foules  soulevées  ;  lorsque  des  provin- 
ces entières  poussées  par  leurs  patriciens  se  soulè- 
vent pour  venger  de  vieilles  rancunes  ;  lorsque,  au 
fond  de  chaque  cité,  de  chaque  village,  de  chaque 
bourgade  éclatent  les  haines  et  les  rivalités  hérédi- 
taires ;  lorsque  les  esclaves  se  lèvent  contre  les 
maîtres,  les  ouvriers  agricoles  contre  les  proprié- 
taires, les  plébéiens  contre  les  nobles,  les  contre- 
bandiers contre  les  agents  du  fisc,  et  que  le  pays 
entier  se  convertit  en  «  un  vaste  et  horrible  champ 
de  carnage  »  ;  lorsqu'on  voit  surgir  du  fond  de  nos 
plaines  des  hordes  barbares  sans  sujétion  à  aucune 
autorité  ni  à  aucune  loi  humaine,  —  alors,  ah  ! 
alors,  le  réveil  est  épouvantable.  Aux  rêves  souriants 
de  régénération  sociale,  à  la  conception  idéale  du 
monde  abstrait,  à  la  foi  utopique  en  l'influence 
puissante  des  principes  et  des  déclamations  cons- 
titutionnalistes,  succédera  la  réalité  des  faits,  sur- 
gira tout-puissant  l'instinct  de  conservation  et  une 
vague  de  sang  et  d'extermination  engloutira  les 
belles  illusions  de  ces  nobles  et  généreux  patriciens 
qui,  imbus  des  théories  politiques  de  l'époque,  en 
étaient  arrivés  jusqu'à  oublier  leurs  propres  convic- 
tions et  les  caractères  innés  de  ces  «  hommes  de 
lignage  infâme,  sans  éducation,  prompts  à  se  por- 
ter aux  pires  excès,  et  de  la  férocité  des  principes 
desquels   on  ne   pouvait  attendre   que  des   mouve- 


128  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

ments  subversifs  de  l'ordre  établi  par  les  sages  lois  » 
qui  régissaient  alors  la  société  ;  ils  oublièrent,  en 
un  moment  d'ambition  et  d'idéalisme  politique,  le 
portrait  qu'ils  avaient  tracé  des  plébéiens,  pour  le 
présenter  au  monarque  lorsqu'ils  prévoyaient,  cinq 
ans  auparavant,  qu'il  suffirait  de  leur  accorder 
quelques  prérogatives  pour  «  qu'ils  ouvrissent  pas- 
sage par  la  violence  à  toutes  leurs  prétentions,  et 
que,  pour  les  contenir,  il  faudrait  des  châtiments, 
des  souffrances  et  des  désastres  »  (1). 

ils  ne  pensèrent  ni  ne  virent  qu'en  altérant 
l'ordre,  en  brisant  le  misonéisme  colonial,  en  éle- 
vant tous  les  hommes  libres  à  la  dignité  de  citoyens. 


(1)  Représentation  des  nobles  de  Caracas  au  roi  d'Espagne  en 
1796.  Blanco  y  Azpurla  :  Ouv.  cité,  t.  I,  pp.  267  et  suiv. 

Très  tN'pique,  entre  autres,  est  la  protestation  de  Juan  Rodri- 
guez  del  Toro,  qui  avait  été  rien  moins  que  président  du 
Congrès  Constituant  de  1811,  et  dans  laquelle  non  seulement  il 
jure  fidélité  au  roi  en  son  nom  et  en  celui  de  ses  frères,  le 
marquis  et  don  Fernando,  mais  encore  condamne  l'indépen- 
dance et  l'esprit  démocratique  de  la  Révolution  «  qui,  pour  des 
raisons  pli^'siques  et  morales,  ne  peut  s'adapter  qu'à  une 
société  de  meilleur  rang  ».  Malgré  toutes  les  emphatiques 
déclarations  de  droit  des  premiers  jours,  un  des  membres  de  la 
Sociélé  patriotique,  qui  était  une  espèce  de  club  révolutionnaire, 
prévoj^ant  que  «  la  mauvaise  intelligence  des  mots  Liberté  et 
Egalité  peut  introduire  chez  nous  la  désunion,  et  celle-ci  la 
discorde,  l'émulation,  les  prétentions  ambitieuses  des  uns  sur 
les  autres,  origine  des  guerres  intestines  »,  dit  aux  cito3'ens  que 
la  Révolution  vient  de  créer  :  «  Convenons  que  les  hommes 
sont  sortis  de  la  Nature,  œuvre  du  Créateur  Suprême,  de 
distinctes  couleurs,  distinction  que  ne  peut  réformer  la  Consti- 
tution civile  qui  n'a  aucun  pouvoir  sur  ces  accidents  ;  mais 
elle  égalisera  tous  les  cito3'ens  dans  leurs  droits  et  ouvrira  aux 
mulâtres  honorables  le  chemin  pour  que  grâce  au  progrès  de 
certaines  générations,  celles  qui  seront  indispensables  pour 
améliorer  l'éducation  qu'ils  ont  reçue  jusqu'à  maintenant  et 
tempérer  leur  superficie  (sic),  ils  entrent  dans  le  cercle  des 
citoN'ens  blancs,  sans  qu'il  y  ait  d'autre  différence  que  celle  de 
la  couleur  que  leur  a  donnée  la  Nature  et  qu'elle  seule,  à  l'aide 
des  générations,  peut  altérer.  »  Et  rappelant  qu'Emparan, 
lorsqu'il  eut  été  destitué,  avait  prévu  que  la  guerre  civile  écla- 
terait entre  blancs  et  mulâtres,  il  ajoute  :  i,(  Et  nous  verrons 
s'accomplir  le  fatal  pronostic   qu'avec  un  regard  d'indignation 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN  AMÉRIQUE  129 

ils  détruisaient  la  hiérarchie  sociale,  fondement  de 
leur  prépondérance  ;  et,  devant  cette  tempête  déchaî- 
née, les  uns,  poussant  un  cri  de  repentir,  reconnu- 
rent de  nouveau  l'autorité  du  monarque  (1),  d'au- 
tres prirent  la  fuite,  se  réfugièrent  dans  des  pays 
étrangers  pour  attendre  le  résultat  final  de  la  lutte, 
les  plus  vaillants,  les  plus  convaincus,  les  plus  pos- 
sédés de  l'idéal  d'une  Patrie  libre  et  indépendante, 
tinrent  tête  aux  bandes  de  délinquants. 

La  plus  épouvantable  anarchie  se  déchaîne  alors 
avec  tous  les  caractères  des  grandes  catastrophes 
de  la  nature  et  comme  conséquence  nécessaire  et 
fatale  du  déséquilibre  produit  par  la  révolution 
dans  cette  société  «  affectée  par  une  lutte  latente 
produite  par  sa  composition  hétérogène  »  en  même 
temps  que  de  la  constitution  géographique  du  paysi 
qui  la  condamnait  aux  périls  que  cause  le  voisinage 
des  peuples  nomades  toujours  disposés  à  commettre 
sur  les  populations  urbaines  et  sédentaires  les  plus 
horribles  déprédations  lorsqu'elles  sont  poussées 
par  leurs  instincts  caractéristiques.  Le  Venezuela 
présenta,  dans  cette  période,  le  même  aspect  que  le 
monde  romain  à  l'invasion  des  barbares. 

Les  bandits  ne  peuvent  se  soumettre  qu'à  la  force 
brute  ;  du  sein  de  cette  immense  anarchie  surgira 
pour  la  première  fois  la  classe  des  dominateurs  : 
les  caudillos,  les  caciques,  les  chefs  de  parti. 


firent  les  despotes  en  lâchant  leur  proie,  dont  il  y  a  de  nom- 
breux témoins  dans  cette  respectable  société,  la  guerre  intes- 
tine dévorera  ce  pays  et  Caracas  se  repentira  de  son  procédé  ». 
Le  citoyen  Pablo  Garrido  à  la  Société  patriotique  du  Venezuela, 
22  février  de  l'an  premier  de  sa  liberté.  Document  publié  par 
le  général  P.  Arismendi  Brito  dans  El  Tiempo,  de  Caracas, 
le  30  avril  1910. 
(1)  Baralt  :  Resumen  de  la  Historia  de  Venezuela,  t.  I,  p.  110. 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  9_ 


130  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

II 

C'est  alors  qu'apparût  à  la  tête  de  dix  ou  douze 
mille  llaneros  l'homme  qui  devait  remplir  avec  sa 
figure  héroïque  et  cruelle  les  plus  sanglantes  pages 
de  la  grande  guerre. 

«  On  ne  peut  encore  —  dit  l'historien  O'Leary 
en  parlant  du  tremblement  de  terre  de  1812  et  de 
la  guerre  à  mort  —  résoudre  quelle  est  de  ces  deux 
calamités,  le  fléau  de  Boves  ou  celui  des  tremble- 
ments, celle  qui  produisit  les  plus  grands  malheurs 
et  a  laissé  les  plus  horribles  souvenirs  ».  A  ces  con- 
cepts, la  science  moderne,  le  déterminisme  sociolo- 
gique, répond  :  toutes  deux  furent  simplement  des 
événements  naturels  résultant  de  la  coopération  de 
forces  aveugles.  «  L'unique  différence  entre  l'un  et 
l'autre  consiste  en  ce  que,  dans  l'événement  politi- 
que, nous  croyons  voir  les  véliicules  du  fait,  tandis 
que,  dans  les  tremblements  de  terre,  nous  ne  les 
découvrons  pas.  C'est  pourquoi  le  premier  est  qua- 
lifié de  crime  par  ceux  qui  en  sont  victimes,  tandis 
que  dans  le  second,  les  gens  simples  voient  un  châ- 
timent du  ciel.  »  (1). 

José  Tomâs  Rodriguez  Boves  ne  peut  être  consi- 
déré comme  Espagnol  dans  le  sens  d'étranger  sous 
lequel  on  a  voulu  le  présenter.  Tous  les  historiens 
sont  d'accord  pour  dire  qu'il  arriva  au  Venezuela 
très  jeune  et  que,  à  l'époque  où  sa  figure  se  détacha 
sur  le  tableau  effroyable  de  la  guerre  à  mort,  il  était 
un  homme  d'â'ge  mûr  :  «  Pendant  peu  de  temps, 
affii-me  O'Leary,  il  fut  domestique  ;  puis  il  se  mit  à 
faire   la   contrebande,    et   dans    cette   vile   carrière 


(1)  GuMGLOWic  :  Sociologie. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  131 

propre  de  son  caractère  d'aventurier,  il  acquit  une 
subsistance  précaire  et  s'accoutuma  aux  périls  qui 
le  préparèrent  à  la  vie  hasardeuse  qu'il  devait  mener 
plus  tard.  »  Le  général  Briceno  Méndez  dit  qu'il 
était  très  connu  dans  les  Uanos  ;  et  d'autres  qu'il 
s'appelait  Rodriguez  et  prit  le  surnom  de  Boves  par 
corruption  du  nom  de  Jove  que  portait  une  ancienne 
et  riche  famille  de  Puerto  Cabello  dans  la  maison 
de  qui  il  avait  passé  ses  premières  années  en  qua- 
lité de  domestique  (1). 

Des  écrivains  modernes  ont  prétendu  le  faire 
vénézuélien,  mulâtre  ou  zambo,  imbus  peut-être  de 
la  fausse  croyance  que  ce  n'est  qu'en  participant, 
pour  des  raisons  ethniques,  des  caractères  psycho- 
logiques de  nos  peuples,  qu'il  aurait  pu  être,  comme 
il  a  été  en  réalité,  le  premier  de  nos  caudillos  popu- 
laires. 

D'après  les  renseignements  que  nous  avons 
recueillis  en  Espagne,  Tomâs  Rodriguez  Boves 
naquit  à  Oviedo  (province  des  Asturies).  Son  nom 
de  Bobes  et  non  Boves  qui  est  une  mauvaise  ortho- 
graphe, est  très  courant  dans  ces  régions  et  s'appli- 
que au  natif  de  la  Bobia,  terme  orographique  très 
commun  en  Asturies.  Bobes  est  aussi  le  nom  d'une 
paroisse  du  Concejo  de  Siero,  de  sorte  que,  étant  un 
nom  d'origine  géographique,  on  le  porte  toujours 
précédé  d'un  autre  patronyme,  comme  Rodriguez- 
Bobes,  Fernândez-Bobes,  Alvarez-Bobes,  Garcia- 
Bobes,  etc.,  noms  que  portent  beaucoup  de  familles 
asturiennes  (2). 


(1)  Gil  FoRTOUL  :  Oiiv.  cité,  t.  I  ;   Baralt  :   Oitv.   cité,  t.  Il  ; 
Restrepo  :  Ouv.  cité,  t.  II. 

(2)  Boves  est  aussi  le   nom   d'un   village  de   1.900  habitants 
dans  le  département  de  la  Somme  (arrondissement  d'Amiens). 


132  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

Dans  la  liste  des  soixante  premiers  élèves  qui 
inaugurèrent,  le  7  janvier  1794,  l'Institut  Royal 
Asturien  (école  navale)  figure  le  nom  de  Tomâs 
Rodriguez  Boves;  dans  le  livre  de  Jovellanos,  Notice 
sur  l'Institut  Royal  Asturien,  il  est  cité  avec 
cette  mention  :  «  Tomâs  Rodriguez  Boves,  natif 
d'Oviedo,  âgé  de  onze  ans  «.  A  l'appendice  III,  de 
l'Histoire  de  l'Institut  Jovellanos  de  Gijôn,  de  Lama 
y  Lena,  il  figure  comme  pilote  ayant  terminé  ses 
études  pour  la  carrière  nautique,  commencées  en 
1796  et  terminées  en  1798. 

Il  fut  donc  pilote  à  l'âge  de  quinze  ans,  et  c'est  en 
cette  qualité,  disent  les  historiens  et  la  tradition 
qu'il  vint  au  Venezuela. 

«  Il  avait  des  cheveux  blonds,  de  grand  yeux  gris, 
un  teint  clair  et  révélait  plutôt  un  air  humain.  Il 
était  de  haute  taille,  bien  proportionné  et  capable 
de  supporter  les  fatigues  les  plus  extraordinaires.  » 
Comme  Bermûdez,  ses  instincts  de  cruauté  furent 
éveillés  par  un  grand  coup  moral,  et  il  lava  dans  le 
sang  l'injure  reçue.  Conservant,  au  milieu  de  son  œu- 
vre de  dévastation,  son  caractère  indolent  et  brutal 
de  marin,  il  tuait  et  ne  s'arrêtait  pas  pour  voir  com- 
ment expiraient  ses  victimes.  »  Il  n'avait  pas  cette 
né\T0se  de  la  douleur  et  du  sang  qui  fut  une  carac- 
téristique de  beaucoup  d'hommes  de  son  époque 
dans  l'un  et  l'autre  camp.  Soldat  à  toute  heure,  sans 
autre  excitant  que  le  combat,  «  méprisant  tout  ce 
n'était  pas  les  armes,  il  laissait  à  la  soldatesque 
l'infâme  profit  du  butin.  Vaillant,  impétueux  et 
terrible,  il  était  toujours  le  premier  à  affronter  le 
péril.  ))  (1). 


(1)  Baralt,  O'Leary,  Restrepo  :  Ouv.  cités. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  133 

Son  courage  héroïque,  disent  les  mêmes  histo- 
riens, le  porta,  en  plusieurs  occasions,  à  réaliser  des 
actes  de  générosité  et  môme  de  clémence.  Aussi 
ignorant  que  presque  tous  ses  adversaires  patriotes, 
«  il  n'était  pas  rebelle  aux  conseils  et,  par  une  parti- 
cularité de  son  caractère,  il  écoutait  avec  plaisir  et 
déférence  ceux  des  honnêtes  gens  ».  Aussi  n'est-il 
pas  rare  de  rencontrer  des  personnages  qui  furent 
ses  conseillers  et  secrétaires  intimes  et  qui,  plus 
tard,  servirent  dans  les  armées  patriotes  et  occupè- 
rent des  postes  délicats  dans  le  gouvernement  de  la 
République  sans  que  l'on  considérât  comme  une 
tâche  pour  leur  honneur  le  fait  d'avoir  servi  sous 
les  ordres  de  Boves.  «  Son  ancienne  profession  et 
ses  malheurs  l'avaient  mis  en  relations  avec  beau- 
coup de  personnes  qui  le  servirent  et  pour  lesquel- 
les il  conserva  toujours  une  profonde  gratitude. 
Ainsi  les  Joves  et  José  Domingo  Duarte  avaient  sur 
lui  un  puissant  ascendant  qui  fut  très  utile  aux 
habitants  de  Caracas  car  ils  l'employèrent  souvent 
et  presque  toujours  avec  succès  en  faveur  du  bien 
public  »  (1),  c'est-à-dire  des  patriotes  persécutés. 

Il  était  soucieux  de  son  prestige,  au  point  de 
récompenser  constamment  avec  des  cadeaux  et  des 
secours  les  parents  des  officiers  et  des  soldats  qui 
mouraient  sous  ses  drapeaux. 

«  On  a  dit  qu'il  était  adonné  à  la  boisson  et  que 
c'est  à  cette  cause  que  ses  ennemis  attribuaient 
l'intrépidité  qu'il  déployait  dans  les  batailles  ;  mais 
la  valeur  qui  émane  de  cette  source  s'évapore  avec 
la  même  facilité  qu'elle  s'acquiert,  et  Boves  ne 
donna  jamais  des  signes  de  lâcheté.  »  (2). 


(1)  Baralt  :  Otiv.  cité. 

(2)  O'Leary  :  Ouv.  cité,  t.  I. 


134  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

Il  émancipa  les  esclaves  et  il  fut  le  premier  à 
commencer  l'égalisation  des  classes  en  élevant  les 
zambos  et  les  mulâtres  aux  hautes  hiérarchies  mili- 
taires. Sa  popularité  devint  immense  et  «  partout 
on  le  recevait  respectueusement  et  avec  des  accla- 
mations ». 

Lorsqu'il  l'appela  «  le  premier  chef  de  la  Démo- 
cratie vénézuélienne  »,  Juan  Vicente  Gonzalez  péné- 
tra très  profondément  dans  les  entrailles  de  notre 
révolution. 

Si  nous  examinons  d'un  esprit  impartial  la  per- 
sonnalité de  cet  héroïque  soldat  en  le  mettant  en 
parallèle  avec  les  chefs  purement  nationaux  nous 
ne  pouvons  le  considérer  que  comme  un  fils  légi- 
time du  milieu  où  il  devint  un  homme  et  dans  le 
sein  duquel  il  agit  en  chef  logique  d'une  énorme 
majorité  dont  il  partageait  intensément  les  haines 
instinctives,  les  passions  plébéiennes,  les  mobiles 
inconscients,  la  valeur  héroïque,  l'esprit  aventurier 
et  la  légendaire  férocité. 

Quelle  importance  historique  peut  avoir  alors  le 
fait  que  Boves  soit  né  en  Espagne  ?  Que  pouvait 
signifier,  dans  l'âme  de  cet  homme,  le  souvenir  de 
la  patrie,  l'amour  de  cette  terre  lointaine  ?  Quant 
au  respect  envers  le  roi,  il  valait  autant  à  ses  yeux 
que  le  respect  envers  les  autorités  coloniales  avec 
lesquelles  il  fut  en  lutte  constante  dans  sa  vie  de 
contrebandier,  et  que  le  respect  envers  ses  supé- 
rieurs hiérarchiques  durant  la  guerre  qui  ne  furent 
pour  lui  que  des  objets  de  raillerie,  d'insubordina- 
tion et  de  mépris.  Il  lutta,  non  en  faveur  de  l'Espa- 
gne, mais  contre  les  insurgés,  «  c'est-à-dire,  suivant 
son  opinion,  tous  les  créoles  blancs,  et  ainsi  il 
devint  l'idole  des  gens  de  couleur  qu'il  adulait  avec 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN  AMÉRIQUE  135 

l'espoir  de  voir  détruire  la  caste  dominante  »  (1). 
La  psychologie  de  cet  «  homme  effroyable  »  n'a 
pas  encore  été  étudiée  avec  un  critère  libre  de  pré- 
jugés, soit  à  cause  du  soin  qu'ont  eu  nos  historiens 
d'adultérer  le  véritable  caractère  de  guerre  civile 
qu'eut  la  révolution,  afin  de  rejeter  sur  l'Espagne 
les  responsabilités  des  grands  crimes  de  1814  ;  soit 
parce  que  la  tradition  et  la  légende,  s'emparant  de 
l'imagination  nationale,  ont  fini  par  donner  à 
l'héroïque  soldat  des  reliefs  absolument  capricieux 
et,  l'arrachant  de  la  scène  où  se  déroulèrent  ses 
prouesses  et  celles  de  l'immense  groupe  de  Vénézué- 
liens qui  partagèrent  ses  triomphes  et  ses  crimes, 
accablent  son  nom  et  ceux  de  quelques-uns  de  ses 
subordonnés  espagnols  et  canariens  de  «  toute 
l'exécration  du  patriotisme  blessé  ». 


III 


L'historien  Restrepo,  après  nous  avoir  dit  que, 
dans  l'armée  de  Boves,  il  n'y  eut  jamais  plus  de  cent 
soixante  Espagnols,  oublie  bientôt  ce  fait  du  plus 
haut  intérêt  et,  devant  les  horreurs  commises  à 
Valencia,  en  1814,  par  ces  mêmes  troupes,  il 
s'exclame  :  «  Il  semblait  que  le  siège  avait  été  mis 
non  par  des  soldats  d'une  nation  chrétienne  et  civi- 
lisée, mais  par  des  hordes  féroces  de  barbares.  »  Et 
jugeant,  plus  loin,  les  caractères  sanglants  de  la 
lutte,  il  nous  dit  :  «  La  postérité  impartiale  et  juste 
décidera   du  côté   de  qui   était  la  raison  :  de   celui 


(1)  Heredia  :  Oiw.  cité. 


136  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

des  Américains  qui  se  virent  obligés  d'exécuter  des 
actes  de  représailles  douloureuses  en  violentant  leur 
sensibilité  naturelle  et  la  douceur  de  leur  caractère 
(sic)  ;  ou  de  celui  des  Espagnols  qui,  en  ce  siècle  de 
la  culture  et  de  la  philosophie,  ont  renouvelé  en 
Amérique  les  scènes  sanglantes  de  la  première 
conquête,  y. 

Si  l'histoire  de  notre  émancipation  est  basée  sur 
un  critère  si  contradictoire,  si  des  écrivains  moder- 
nes acceptent  sans  examen  des  appréciations  pareil- 
les, comment  est-il  possible  d'étudier  consciencieu- 
sement notre  évolution  historique  ? 

Considérer  comme  Espagnols,  c'est-à-dire  comme 
représentant  du  gouvernement  espagnol  au  Vene- 
zuela, des  hommes  obscurs,  résidant  depuis  long- 
temps dans  le  pays,  identifiés  par  leur  métier  avec 
la  classe  la  plus  basse  de  la  population  ;  qualifier 
de  défenseurs  conscients  du  régime  colonial  et  du 
monarque  les  dix  ou  douze  mille  zambos,  mulâtres, 
Indiens  et  nègres  qui  constituaient  les  armées  de 
Boves,  Yanes,  Rosete,  etc,  et  n'établir  aucune  diffé- 
rence entre  ceux-ci  et  les  véritables  représentants 
de  l'Espagne  qui  furent,  en  général,  humains,  géné- 
reux et  justes  et,  à  cause  de  cela  même,  victimes  de 
la  haine  et  des  persécutions  de  ces  mêmes  bandits 
«  qui  s'appelaient  défenseurs  du  roi  »,  —  équivaut 
à  enlever  à  notre  révolution  ses  caractères  les  plus 
particuliers  et  les  plus  typiques. 

Francisco  Tomâs  Morales,  le  plus  distingué  des 
lieutenants  de  Boves,  natif  des  îles  Canaries,  qui, 
comme  lui,  vint  tout  jeune  dans  le  paj's  où  il  fut 
domestique,  contrebandier  et  épicier,  nous  a  laissé 
le  plus  précieux  témoignage  du  caractère  de  notre 
révolution  en  ses  premières  années  :  «  Il  est  néces- 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  137 

saire,  écrivait-il  en  1816  au  général  Morillo,  d'avoir 
présent  à  l'esprit  l'état  des  populations  à  cette  épo- 
que et  de  considérer  contre  qui  l'on  faisait  la  guerre. 
Toutes  les  provinces  étaient  en  combustion  ;  les 
unes  proclamaient  qu'elles  aimaient  le  roi,  les 
autres  qu'elles  lui  étaient  contraires  et  aspiraient  à 
l'indépendance.  La  lutte  éclata  entre  les  fidèles  et 
les  révoltés  sans  que  les  uns  ni  les  autres  sollicitas- 
sent des  appuis  extérieurs  qui  les  aidassent  à  faire 
triompher  leur  opinion.  Les  Américains,  les  créoles 
étaient  agents  et  exécutants  dans  les  actions  :  le 
père  contre  le  fils,  le  frère  contre  le  frère,  et  peut- 
être  les  époux  l'un  contre  l'autre.  Les  cliefs  espa- 
gnols, qui  pouvaient  prendre  ou  tenaient  en  main 
les  rênes  du  gouvernement,  n'avaient  pas  la  con- 
naissance nécessaire  du  caractère  et  des  moeurs  des 
habitants,  ou  bien,  voulant  faire  la  guerre  d'après 
les  méthodes  apprises  dans  les  livres,  ils  se  voyaient 
enveloppés  et  pris  comme  dans  un  filet  par  l'agi- 
lité des  troupes  sans  pouvoir  faire  un  pas  avec 
succès  à  moins  qu'ils  ne  fussent  suivis  des  indigè- 
nes même. 

«  José  Tomâs  Boves  eut  l'habileté  de  pénétrer 
les  sentiments  de  ceux-ci  et  de  gagner  du  prestige 
auprès  d'eux,  par  cette  sj'^mpathie  ou,  comme  on 
dit,  par  ce  je  ne  sais  quoi  qui  excelle  dans  les 
actions  d'un  homme  et  le  fait  maître  de  ses  sem- 
blables. 

«  Boves  dominait  impérieusement  les  llaneros, 
gens  belliqueux  et  tels  qu'il  faut  savoir  les  manier 
pour  pouvoir  utiliser  leur  nombre  et  leur  adresse. 
Avec  eux  il  vainquit  à  La  Puerta,  à  Bocachica,  à 
Valencia,  dans  les  llanos,  dans  la  capitale  même  et. 
dernièrement,  à  Urica  où  il  perdit  la  vie.  Les    sol- 


138  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

dats  l'adoraient  et  le  craignaient  ;  et  ils  allaient  au 
combat  avec  la  foi  que  sa  valeur  et  son  intrépidité 
les  feraient  vainqueurs.  Il  mangeait  avec  eux,  il 
dormait  au  milieu  d'eux  ;  ils  étaient  toute  sa  joie 
et  son  divertissement,  car  il  savait  que  ce  n'était 
que  de  cette  manière  qu'il  pouvait  les  tenir  à  sa 
dévotion  et  compter  sur  leurs  bras  pour  les  com- 
bats. Ces  vérités  étaient  rendues  plus  évidentes 
encore  par  le  contraste  avec  les  armées  ou  divisions 
que  commandaient  les  chefs  de  la  province  nom- 
més par  le  gouvernement.  ...Boves  mourut  aimé  de 
ses  soldats  et  comblé  de  gloire  par  ses  vic- 
toires. »  (1). 

Par  contre,  le  général  Morales  confesse  toute  la 
haine  qu'inspiraient  aux  hordes  royalistes  les  mili- 
taires venus  d'Espagne  :  «  N'est-ce  pas  moi,  dit-il, 
qui  sauvai  la  vie  de  Juan  Manuel  Cagigal  lorsque 
d'autres,  qui  se  vantent  d'être  Espagnols  et  le  sont 
peut-être  de  nom,  tentèrent  de  le  perdre  ?  »  Et 
plus  loin,  il  ajoute  :  «  Je  savais  que  les  soldats 
n'aimaient  pas  Cagigal,  qu'ils  désiraient  même  sa 
mort  et  que  certains  pensèrent  aller  à  Puerto- 
Cabello  pour  le  tuer.  « 

Heredia  raconte  que  lorsque  Monteverde  prit  la 
fuite  à  Puerto-Cabello,  en  août  1813,  devant  l'armée 


(1)  Rodrîguez  Villa  :  Oun.  cité,  t.  III. 

Pâez,  qui  hérita,  chez  les  Uaneros,  le  prestige  de  Boves,  lui 
ressemble  par  beaucoup  de  traits  caractéristiques.  «  Malgré  la 
vanité  naturelle  du  sauvage,  Paez  vit  dans  une  égalité  parfaite 
avec  ses  soldats  ;  quand  il  est  avec  eux,  leur  table,  leurs  jeux, 
leurs  exercices  sont  les  siens.  C'est  ainsi  qu'il  est  parvenu  à 
être  tout-puissant  au  milieu  de  sa  troupe  indiciplinée  et  que, 
dociles  à  un  chef  qui  donne  l'exemple  du  courage,  les  soldats 
obéissent  à  ses  ordres  avec  la  soumission  de  la  servitude  ». 

G.  MoLLiEN  :  Voyage  dans  la  République  de  Colombie  en  1823» 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN  AMÉRIQUE  139 

victorieuse  de  Bolivar,  «  les  zambos,  réputés  fidè- 
les royalistes,  couraient,  ivres  par  les  riies  de  Va- 
lencia,  et  l'on  craignait  à  chaque  instant  qu'ils  com- 
mençassent leurs  prouesses  par  l'assassinat  des 
blancs  et  le  pillage  des  maisons  ».  Et  il  ajoute  : 
«  Dans  la  maison  du  capitaine  général,  je  fus 
menacé  par  quelques-uns  des  rares  mulâtres  de 
la  garde  de  Monteverde,  qui  disaient  à  haute  voix 
qu'avant  l'entrée  des  insurgés  à  Valencia,  quelques 
têtes  de  blancs  tomberaient  et  que  la  mienne  serait 
la  première.  Pour  retourner  à  ma  demeure,  qui 
était  à  l'extrémité  opposée  de  la  ville,  je  dus  traver- 
ser ces  bandes  de  furieux,  avec  la  crainte  d'être 
assassiné  à  chaque  pas.  »  (1). 


IV 


La  profonde  différence  d'instincts  et  de  mobiles 
qui  exista  toujours  entre  les  troupes  commandées 
par  Boves  et  ses  semblables  et  celles  qui  venaient 
directement  d'Espagne,  commandées  par  des  offi- 
ciers qui  foulaient  pour  la  première  fois  le  sol 
américain,  nous  la  trouvons  clairement  établie  dans 
des  documents  qui  émanent  de  nombreux  patriotes. 

Le  gouverneur  de  Barinas,  Manuel  Antonio 
Pulido  disait  à  Bolivar  en  octobre  1813  :  «  L'armée 
de  Yaiïes  se  compose  d'Américains  (Vénézuéliens) 
qui  sont  nos  ennemis  acharnés  et  d'Espagnols  qui, 
lésés  dans  leurs  intérêts,  ont  le  plus  vif  désir  de 
reprendre  leurs  biens  et  aussi  celui  de  se    venger 


(1)  Blanco  y  Azpurua  :  Doc,  t.  IV,  p.  742. 


140  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

contre  l'héroïsme  de  nos  troupes  qui  les  ont  expul- 
sés de  notre  sol  qu'ils  considèrent  comme  leur  pro- 
priété. Ces  barbares  ont,  chez  nous,  des  agents  et 
des  espions  habiles  qui  ne  sont  autres  que  leurs 
femmes,  leurs  fils,  leurs  domestiques  et  même 
leurs  amis.  » 

Et,  se  référant  aux  1.200  Espagnols  qui  venaient 
d'arriver  à  Puerto-Cabello  sous  les  ordres  du  colo- 
nel José  Salomon,  il  dit  :  «  Ces  soldats  qui  arri- 
vaient d'Espagne  ne  se  battirent  que  pour  gagner 
leur  solde  et  non  pour  se  venger  ni  défendre  un 
intérêt  personnel  comme  le  font  ceux  de  Yanes 
qu'il  faut  ménager  et  détruire  immédiatement  », 
car  «  cette  armée  est  composée  d'hommes  connus, 
de  militaires  ayant  la  pratique  du  terrain,  avec  des 
relations  et  des  connaissances  dans  ces  villages  où 
ils  comptent  trouver  et  trouveront  effectivement  des 
soldats  et  des  complices  à  l'instant  où  ils  entrepren- 
dront leur  marche  contre  nous.  Argent,  armes, 
cavalerie,  tout  sera  prêt  à  l'instant  où  l'ennemi  nous 
attaquera,  tout  leur  sera  fourni  par  ceux-là  même 
qui,  malgré  notre  vigilance,  se  réunissent  en  ban- 
des, par  instincts  diaboliques,  pour  ravager  notre 
pays  au  nom  de  Ferdinand  VII. 

«  La  nature  de  ces  bandes  m'épouvante  :  pres- 
que toutes  sont  stimulées  par  le  même  principe,  par 
le  désir  qu'ont  les  mulâtres  de  se  mettre  en  crédit 
auprès  des  Espagnols  pour  que  ceux-ci,  à  leur 
retour  au  pouvoir,  les  récompensent  et  les  élèvent 
au-dessus  des  créoles  blancs,  » 

Des  mois  plus  tard,  le  Caraquenais  royaliste 
José  Manuel  Oropeza,  assesseur  de  l'Intendance  de 
Venezuela,  écrivant  à  Dionisio  Franco,  royaliste 
comme  lui,  se  lamentait  amèrement  du  peu  de  zèle 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  141 

de  ses  compagnons,  de  leur  insubordination  et  indis- 
cipline ;  il  disait  «  que  les  chefs  se  voyaient  obli- 
gés, ne  pouvant  faire  autrement,  d'autoriser  le 
désordre,  le  vol,  l'assassinat,  le  vice,  l'insubordina- 
tion, le  scandale  et  je  ne  sais  quoi  encore  ;  les  vil- 
lages sont  dévastés,  tous  ceux  à  qui  on  peut  voler 
quelque  chose  sont  poignardés  indistinctement,  le 
vil  assassin  et  l'infâme  voleur  sont  ensuite  récom- 
pensés. Il  n'y  a  plus  de  provinces,  des  populations 
de  milliers  d'àmes  ont  été  réduites  à  quelques  cen- 
taines, d'autres  à  des  dizaines,  et  d'autres  il  ne  reste 
que  des  vestiges  de  l'existence,  en  ces  lieux,  d'êtres 
raisonnables.  Je  n'exagère  point,  c'est  la  vérité  que 
j'ai  palpée,  avec  quelle  douleur  !  J'ai  été  étonné  de 
voir  les  chemins  et  les  champs  couverts  de  cadavres 
sans  sépulture,  les  villages  incendiés,  des  familles 
entières  dont  il  ne  reste  que  le  souvenir,  et  qui  n'ont 
peut-être  commis  d'autre  délit  que  celui  d'avoir 
une  fortune  qui  les  faisait  vivre  honorablement. 
J'ai  vu  les  églises  souillées,  pleines  de  sang,  leurs 
tabernacles  même  étaient  saccagés.  On  ne  peut  en 
dire  davantage,  et  je  n'ose  pas  référer  ce  que  j'ai 
vu  encore  et  sur  quoi  j'ai  pleuré.  Le  péril  que  nous 
courons  est  imminent.  Seule  la  conviction  que  nous 
défendons  une  cause  qui  intéresse  la  religion,  le 
roi  et  notre  propre  tranquillité,  pourrait  nous  don- 
ner assez  de  sérénité  et  de  courage  pour  voir  de 
près,  sans  fuir,  un  risque  et  un  péril  que  va  nous 
apporter  une  scène  plus  inhumaine  et  plus  tragi- 
que que  celle  que  nous  souffrons.  Elle  va  se  pré- 
senter à  visage  découvert  car  elle  est  déjà  à  l'exécu- 
tion sous  le  voile  :  c'est  nous,  les  blancs,  qui  en 
sommes  l'objet  !   » 

Les    royalistes    distingués.    Espagnols    et    Véné- 


142  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

zuéliens,  ne  crurent  jamais  que  Boves,  Morales, 
Yanes,  avec  leurs  hordes,  défendissent  honorable- 
ment la  cause  du  roi  et,  dès  les  premiers  jours,  ils 
comprirent,  comme  le  gouverneur  patriote  de  Bari- 
nas,  les  vrais  mobiles  de  cette  guerre  d'extermi- 
nation. 

«  En  conviant  à  toute  sorte  de  désordre,  disait 
Montalvo,  Boves  est  parvenu  à  réunir  dix  ou  douze 
mille  zambos  et  nègres,  qui  combattent  maintenant 
pour  détruire  les  créoles  blancs,  leurs  maîtres,  à 
cause  de  l'intérêt  qu'ils  voient  dans  cet  anéantisse- 
ment ;  ensuite  ils  entreprendront  la  destruction  des 
blancs  européens  qui  sont  aussi  leurs  maîtres  et 
dont  la  mort  leur  procurera  le  même  bénéfice  que 
celle  des  premiers.  » 

Restrepo  appuie  ces  affirmations  en  disant  que 
«  les  malheurs  répétés  des  patriotes  furent  dus 
non  point  tant  aux  horreurs  et  excès  qu'ils  commi- 
rent sans  doute  ac  milieu  de  l'incendie  produit  par 
l'exaltation  des  passions  révolutionnaires,  qu'au 
soulèvement  presque  général  des  castes  contre  les 
créoles  blancs  ».  Dans  des  pages  antérieures,  il 
avait  défini  le  caractère  de  notre  révolution  sous 
cette  forme  aussi  graphique  que  significative  : 
«  Presque  tous  les  soldats  roj^alistes  étant  des 
indiens,  des  zambos,  des  nègres  et  des  mulâtres, 
Boves  avait  déchaîné  la  plus  basse  classe  de  la 
société  contre  celle  qui  possédait  la  richesse  du 
pays.  Les  races  blanche,  noire  et  bronzée  allaient 
se  livrer  un  combat  de  destruction  et  de  mort  dans 
les  plaines  et  sur  les  montagnes  du  Venezuela.   »  (1). 


(1)  Restrepo  :  Ouv.  cité,  t.  II,  pp,  283-208. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  143 

Morillo  assurait  le  gouvernement  que  les  classes 
élevées,  attachées  à  la  cause  de  l'indépendance, 
«  travaillaient  aveuglément  en  faveur  des  gens  de 
couleur  »  ;  et,  en  novembre  1816,  il  insiste  pour 
qu'on  lui  envoie  des  troupes  de  réserve,  tant  par 
crainte  de  l'expédition  de  Bolivar,  des  Cayos,  que 
parce  qu'il  s'agissait  maintenant  d'une  «  .guerre 
de  nègres  contre  blancs  »  et  qu'il  craignait,  natu- 
rellement, qu'un  soulèvement  eût  lieu  dans  ses  pro- 
pres troupes. 

Voici  la  peinture  suggestive  que  le  général  espa- 
gnol  fait  de  l'état  du  Venezuela  en  mai  1817  :  «  La 
mortalité  et  les  ravages  qu'une  guerre  aussi  cruelle 
a  causés  diminuent  d'une  manière  évidente  la  race 
des  blancs  et  l'on  ne  voit  presque  plus  que  des  gens 
de  couleur,  leurs  ennemis,  qui  ont  tenté  d'en  finir 
avec  eux.  Piar,  qui  est  mulâtre  et  le  plus  impor- 
tant des  hommes  de  caste,  est  en  relations  très 
étroites  avec  Alexandre  Petion,  mulâtre  rebelle  qui 
s'intitule  président  d'Haïti,  et  tous  deux  se  propo- 
sent de  fonder  en  Guyane  un  établissement  qui  assu- 
rerait leur  domination  en  Amérique  et  où  il  est  à 
présumer  qu'ils  voudront  renouveler  les  scènes  du 
Guarico  et  autres  possessions  françaises  de  St-Do- 
mingue.  » 

L'esprit  qui  animait  les  mulâtres  de  son  armée 
inspirait  tant  de  craintes  au  Pacificateur  que,  quel- 
ques mois  après,  il  résolut  d'envoyer  en  Espagne, 
pour  y  être  jugé,  le  capitaine  Alejo  Mirabal,  malgré 
les  grands  services  que  ce  vaillant  de  l'Apure  avait 
rendus  à  la  cause  du  roi  :  «  D'après  les  renseigne- 
ments que  je  tiens  de  personnes  judicieuses  et 
dignes  de  foi,  écrit  Morillo  au  ministre  de  la  guerre, 
il  est  un  ennemi  acharné  de    tous  les  blancs.  Il  a, 


144  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMERIQUE 

d'ailleurs,  commandé  des  hommes  de  sa  couleur  et 
il  a  trop  d'influence  sur  eux.  »  Morillo  croit  «  qu'il 
serait  imprudent  et  très  dangereux  de  garder  dans 
le  pays  un  ennemi  trop  connu  comme  tel,  qui  pour- 
rait nuire  à  l'ordre  et  susciter  des  troubles  »,  et  il 
opine  «  que  Mirabal  ne  doit  jamais  retourner  au 
Venezuela,  qu'il  doit  être  retenu  loin  de  tout  port 
de  mer,  en  un  lieu  où  la  fuite  lui  serait  le  moins 
possible,  sans  que,  toutefois,  cessent  d'être  dignes 
de  la  considération  royale  les  bons  services  qu'il  a 
rendus  à  la  défense  de  la  cause  juste  ». 

Peu  d'années  après,  ce  sont  les  chefs  patriotes  qui 
se  voient  obligés,  pour  éviter  la  guerre  de  couleur 
—  comme  on  disait  alors  —  d'envoyer  aux  armées 
auxiliaires  qui  luttaient  pour  l'Indépendance  du 
Sud,  tous  les  hommes  dangereux,  qu'ils  fussent 
royalistes  ou  patriotes.  Restrepo,  parlant  d'une  des 
expéditions  qui  partirent  du  Venezuela  en  1824, 
dit  que  beaucoup  d'officiers  llaneros  qui  avaient 
servi  dans  l'armée  du  roi  y  furent  incorporés  :  «  Le 
général  Pâez,  ajoute-t-il,  connaissait  leur  nature 
inquiète  et  savait  combien  ils  étaient  dangereux 
autant  parce  qu'ils  n'avaient  pas  d'emploi  que 
parce  qu'étant  de  la  caste  des  hommes  de  couleur, 
ils  avaient  des  aspirations  qui  pouvaient  troubler 
l'ordre  public.   »  (1). 

Le  même  général  Pâez  se  lamente,  dans  ses  let- 
tres de  la  même  époque  au  Libérateur,  de  ce  que 
les  ordres  pour  lever  des  troupes  aient  été  trop 
hâtifs.  «  J'aurais  pu,  dit-il,  réunir  un  nombre  plus 
considérable  d'hommes  dont  la  présence  au  Véné- 


(1)  Ouv.  cité,  t.  III. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  145 

zuéla  n'est  pas  désirable  et  qui  auraient  été  très 
utiles  sur  le  théâtre  des  opérations.  Pourtant,  je 
continue  à  m'occuper  de  l'affaire  et,  lorsque  j'en 
aurai  les  moyens,  je  ne  manquerai  pas  de  vous 
envoyer  des  contingents  de  ces  hommes  que  vous 
connaissez  bien  et  qui  peuvent  décider  du  succès 
d'une  campagne  douteuse.  »  (1). 


Nous  verrons  comment  ces  hommes  se  conver- 
tissent d'  «  égorgeurs  »  en  «  héros  légendaires  »,  et 
comment,  au  service  des  chefs  patriotes,  déployant 
les  mêmes  énergies,  la  même  valeur,  la  même  féro- 
cité, les  mêmes  instincts  de  sang  et  de  pillage,  le 
même  enthousiasme  fanatique  que  lorsqu'ils  cou- 
raient se  grouper  autour  de  la  lance  invincible  de 
Boves,  ils  contribueront  à  la  noble  entreprise  de 
créer  des  nations  en  parcourant  triomphalement  la 
moitié  d'un  continent  depuis  l'Orénoque  jusqu'aux 
rives  même  du  Rio  de  la  Plata. 

Ils  trouveront  dans  les  rangs  patriotes  l'oubli  le 
plus  complet  de  leurs  crimes  passés.  Les  grades 
militaires  obtenus  aux  jours  ténébreux  de  la  Guerre 
à  mort  par  des  crimes  dont  les  légendes  nationales 
n'accusent  que  les  Espagnols,  étaient  reconnus  par 
les  indépendants.  Et  Bolivar,  qui  n'avait  dans  son 
grand  esprit  d'autre  morale  que  celle  qui  le  condui- 
sait au  succès  de  la  noble  cause  qu'il  défendait, 
était  le  premier  à  leur  offrir  des  récompenses  et  des 
honneurs   (2).   Combien  de  ces  insignes  bandits  — 


(1)  O'Leary  :  Ouv.  cité,  t.  II,  correspondance  du  général  Pâez. 

(2)  O'Leary  :  Ouv.  cité,  t.  X.  Indultos. 

CÉSARISHE    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  10. 


146  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

pour  employer  le  style  de  la  légende  —  portèrent, 
plus  tard,  sur  la  poitrine  la  croix  des  Libérateurs  ! 
Randôn,  le  héros  de  Las  Queseras  et  de  Pantano 
de  Vargos,  n'avait-il  pas  été  un  des  officiers  les 
plus  distingués  de  Boves  ? 

Avec  ce  critère,  il  n'est  pas  aventuré  d'affilrmer 
que  si  Boves  lui-même  fût  resté  au  service  de  l'In- 
dépendance ou  se  fût  rallié  à  ses  drapeaux,  nul 
n'aurait  eu  plus  de  titres  aux  grands  honneurs  par 
lesquels  la  patrie  stimula  le  courage  et  récompensa 
les  prouesses  des  Libérateurs.  Et  notre  littérature 
d'épopée  aurait  des  pages  chargées  de  dithyrambes 
pour  exalter  la  gloire  de  l'héroïque  soldat,  de  la 
même  manière  qu'elle  a  des  anathèmes  pour  exé- 
crer ses  crimes  abominables  (1). 

L'histoire,  comme  la  vie,  est  très  complexe.  Non 
l'histoire  inspirée  du  critère  simpliste  qui  ne  voit 
dans  notre  grande  révolution  que  la  guerre  contre 
l'Espagne  et  la  création  de  notre  nationalité,  mais 
celle  qui  va  jusqu'au  plus  profond  des  entrailles  de 
cette  effroyable  lutte  sociale,  qui  étudie  la  psycho- 
logie de  nos  masses  populaires  et  analyse  tout 
l'ensemble  de  désirs  vagues,  d'aspirations  impréci- 
ses, d'impulsijons  égalitaires,  de  confuses  revendica- 
tions économiques,  qui  constituent  toute  la  trame 
de  l'évolution  sociale  et  politique  du  Venezuela. 


(1)  M.  Ernest  Lavisse  dit  qu'il  n'y  a  pas  de  panégyriques  pour 
les  méchants  ;  M.  Fouillée  lui  répond  que  ce  n'est  pas  sûr 
lorsqu'il  s'agit  de  méchants  victorieux. 


PSYCHOLOGIE 
DE  LA  MASSE  POPULAIRE 


Afin  de  justifier  en  quelque  manière  l'opposition 
acharnée  que  la  majorité  des  Américains  fit  à  la 
Cause  de  l'Indépendance,  les  penseurs  patriotes, 
et,  avant  tous,  le  Libérateur  Simon  Bolivar,  l'attri- 
buèrent presque  toujours  à  l'ignorance  et  au  fana- 
tisme des  masses  populaires.  Mais  si  nous  exami- 
nons cette  raison,  tenue  jusqu'à  maintenant  pour 
bonne,  nous  découvrons  qu'il  est  absolument  impos- 
sible d'établir,  chez  aucun  peuple  bouleversé  par 
une  guerre  intestine  comme  le  fut  le  nôtre,  ces 
grandes  classifications  :  d'un  côté,  les  fanatiques, 
les  ignorants,  les  serviles,  les  dégradés  par  le  régime 
tyrannique  de  la  Colonie,  incapables  de  comprendre 
et  encore  moins  d'aimer  la  Liberté  ;  de  l'autre  côté 
les  plus  intelligents,  les  plus  libres,  les  plus  ins- 
truits, les  plus  capables  d'apprécier  les  immenses 
bienfaits  de  la  fondation  d'une  patrie  libre,  d'une 
république  démocratique  (1). 


(1)  Dans  nos  luttes  civiles  postérieures  à  celle  de  l'Indépen- 
dance, on  a  établi  des  divisions  semblables  :  pour  les  goths  le 
pays  se  divisa  en  deux  classes  d'hommes  :  les  bons,  les  honnêtes, 
les  amis  de  l'ordre,  les  défenseurs  de  la  société,  les  représentants 


148  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

I 

Opposons  les  faits  aux  paroles.  Ils  nous  disent 
que  tous  les  chefs  qui  prirent  part  à  la  lutte  ayant 
surgi  du  même  milieu  social,  la  majorité  des  uns 
devait  être  aussi  fanatique  et  ignorante  que  celle 
des  autres.  Quelles  différences  profondes,  en  effet, 
pouvaient  exister  entre  la  mentalité  de  Boves,  de 
Remigio  Ramos,  de  Rafaël  Lôpez,  et  celle  de  Pâez, 
Arismendi,  Zaraza  ou  Cedeno  ?  (1).  Lorsqu'elle 
relate  avec  épouvante  les  scènes  horribles  de  la 
Guerre  à  mort,  l'histoire  qualifie  les  soldats  roya- 
listes de  «  masse  fanatisée  et  stupide,  bande  de 
voleurs  et  d'assassins  »,  Et  c'est,  néanmoins,  de 
ces  troupes  de  délinquants,  de  «  ces  hordes  furieu- 
ses de  barbares  »  que  surgissent,  peu  après,  des 
guerriers  insignes  de  l'Indépendance,  qui,  d'abord 
dans  les  plaines  de  l'Apure  et  du  Guàrico,  sous  les 
ordres    de    Pâez,    Monagas,    Zaraza    frapperont    de 


de  la  civilisation  qui  étaient  eux-mêmes  ;  les  escrocs,  les  voleurs, 
les  méchants,  les  destructeurs  de  la  société,  les  représentants 
de  l'ochlocratie,  etc.  qui  étaient  les  libéraux.  Pour  ceux-ci,  à 
l'inverse,  il  y  avait  les  magnanimes,  les  rédempteurs  du  peuple, 
les  amis  de  tous  les  progrès  sociaux,  politiques  et  économiques, 
les  régénérateurs  moraux  et  matériels  du  pajs  qui  étaient  eux- 
mêmes,  et,  dans  le  parti  opposé  les  sanguinaires,  les  fanatiques, 
les  aristocrates,  les  ennemis  jurés  de  tout  progrès  et  de  toute 
lumière,  les  goths,  les  conservateurs  enfin.  Ces  opinions  ne 
supportent  pas  la  plus  légère  analyse.  Elles  sont  bonnes  pour 
les  polémiques  de  presse  et  de  place  publiques  et  non  pour 
l'Histoire. 

(1)  La  plus  grande  partie  des  vrais  chefs  patriotes  étaient 
illettrés.  Beaucoup  parvinrent,  plus  tard,  à  acquérir  une  culture 
supérieure  ;  mais  nous  en  pourrions  citer  d'autres  qui,  même 
ayant  joué  un  grand  rôle  politique  après  la  guerre,  savaient  à 
peine  écrire  leur  nom.  Quant  aux  royalistes,  nous  nous  rappelons 
que  l'illustre  écrivain  Pérez  Galdôs,  dans  une  visite  que  nous 
lui  fîmes  à  Santander  en  1908,  nous  parlant  du  général  Morales 
et  de  son  rôle  important  aux  Canaries  après  l'Indépendance, 
nous  dit  qu'il  était  mort  sans  savoir  lire  ni  écrire. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  149 

stupeur  les  troupes  expéditionnaires,  «  les  vain- 
queurs de  Napoléon  le  Grand  en  Espagne  »,  et  qui 
ensuite,  recrutés  par  le  même  Pâez  dans  leurs 
llanos  comme  des  fauves  et  incorporés  de  vive 
force  dans  les  corps  auxiliaires  qui  marchaient 
vers  les  Républiques  du  Sud  pour  achever  l'œuvre 
de  l'Indépendance  de  l'Amérique,  «  porteront  leurs 
armes  triomphantes  et  rédemptrices  jusqu'aux 
champs  lointains  d'Ayacucho  et  contribueront  à 
sceller  l'émancipation  du  Continent  sous  la  direc- 
tion du  Libérateur  et  les  ordres  immédiats  du  géné- 
ral Antonio  José  de  Sucre  ». 

C'est  le  même  général  Pâez  qui  va  nous  dire 
comment  ses  brillants  centaures  étaient  exactement 
les  mêmes  «  égorgeurs  et  assassins  »  qui,  comman- 
dés par  Boves,  Yaiïes  et  Morales  avaient  ravagé  le 
Venezuela  en  1814. 

«  Je  résolus,  dit  Pâez,  de  réaliser  le  projet  que 
j'avais  fait  à  Mérida  d'aller  aux  llanos  de  Casanare 
pour  voir  si,  là,  je  pouvais  entreprendre  des  opéra- 
tions contre  le  Venezuela,  en  m'emparant  du  terri- 
toire d'Apuré  et  des  mêmes  hommes  qui  avaient 
anéanti  les  patriotes  sous  les  ordres  de  Boves, 
Ceballos  et  Yaiïes.  Tous  ceux  à  qui  je  communi- 
quai mon  projet  crurent,  plus  ou  moins,  que  c'était 
une  folie,  car  ils  ne  voyaient  aucune  possibilité  à 
ce  que  les  llaneros,  qui  s'étaient  montrés  si  enthou- 
siastes pour  la  cause  du  roi  d'Espagne  et  s'étaient 
tant  compromis  dans  la  lutte  contre  les  patriotes, 
changeassent  d'opinion  et  se  décidassent  à  défen- 
dre la  cause  de  ceux-ci.  » 

«  Je  traitai  bien  les  prisonniers,  dit-il  plus  loin, 
et  je  laissai  assez  de  liberté  à  ceux  que  je  n'envoyai 
pas  en  Nouvelle-Grenade,  pour  qu'ils  pussent  s'en- 


150  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

fuir,  s'ils  voulaient,  et  retourner  chez  eux  ;  aussi, 
j'eus  la  satisfaction  de  voir  beaucoup  d'eux  revenir 
dans  nos  rangs,  car  ils  étaient  tous  Vénézuéliens  et, 
à  cette  époque,  il  n'j'  avait  pas  de  moyen  terme 
entre  ami  et  ennemi.  La  nouvelle  de  ma  générosité 
pour  les  prisonniers  et  le  prestige  que  donne  la  vic- 
toire se  répandirent  par  tous  les  villages  de  Barinas 
et  d'Apuré,  et  leurs  habitants  qui,  auparavant, 
avaient  une  mauvaise  opinion  des  patriotes  à  cause 
de  la  conduite  cruelle  de  quelques-uns  de  leurs 
chefs,  furent  persuadés  de  la  justice  de  notre  cause 
et,  flattés  par  l'humanité  avec  laquelle  nous  traitions 
les  vaincus,  ils  commencèrent,  quoique  lentement, 
à  se  réunir  à  nos  troupes  pour  arriver,  plus  tard,  à 
être  le  soutien  de  l'indépendance  de  la  Colom- 
bie. »  (1). 

«  Bolivar  s'étonnait,  continue  Pâez,  non  que 
j'eusse  formé  cette  armée,  mais  que  je  fusse  par- 
venu à  la  conserver  en  bon  état  et  discipline,  car, 
en  sa  majorité,  elle  se  composait  des  mêmes  indi- 
vidus qui,  sous  les  ordres  de  Yaiïes  et  de  Boves, 
avaient  été  le  fléau  des  patriotes.  En  effet,  qui 
aurait  jamais  cru  que  ces  hommes,  que  quelques 
écrivains  ont  qualifiés  de  sauvages,  accoutumés  à 
vénérer  le  nom  du  roi  comme  celui  d'une  divinité, 
pourraient    jamais     abandonner     la    cause     qu'ils 


(1)  Une  autre  cause,  beaucoup  plus  positive,  plus  logique, 
d'une  complexité  psjchologique  moindre  et  plus  conforme  aux 
instincts  de  pillage  qui  caractérisent  les  nomades  dans  tous  les 
temps  et  sous  toutes  les  latitudes,  produisit  cette  rapide  trans- 
formation où  n'entrèrent  pour  rien  des  idées,  des  sentiments 
ou  des  affections  politiques  qui  n'entrent  pas  dans  la  complexion 
psychologique  des  masses  primitives  mues  toujours  par  des 
appétits  matériels.  Nous  trouvons  l'explication  dans  des  docu- 
ments dont  l'autorité  ne  prête  à  aucun  doute. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  151 

appelaient  sainte  pour  défendre  celle  de  la  patrie, 
nom  qui,  pour  eux,  n'avait  aucune  signification  ? 
Qui  aurait  cru  qu'il  serait  possible  de  faire  com- 
prendre à  des  hommes  qui  méprisaient  ceux  qui 
ne  pouvaient  rivaliser  avec  eux  en  force  brutale 
qu'il  y  avait  une  autre  force  supérieure  à  laquelle 
ils  devaient  se  soumettre  ?  »  (1). 

Nous  devons  écarter,  comme  pure  littérature, 
l'affirmation  que  les  Uaneros  apprirent  dans  les 
^rangs  de  l'armée  indépendante  et  sous  les  ordres 
du  général  Pâez  ce  que  c'est  que  la  patrie,  car 
celui-ci  même,  comme  tous  les  autres  chefs,  ne  le 
savait  pas,  à  cette  époque;  encore  moins  avaient-ils 
acquis  l'idée  de  la  justice  et  respectaient-ils  une 
autre  autorité  que  celle  de  la  force  brute. 

«  Les  Uaneros  que  commandaient  Pâez,  Zaraza, 
Monagas  et  les  autres  chefs  républicains,  dit  avec 
raison  l'historien  Restrepo,  étaient  en  grande  partie 
les  mêmes  et  de  la  même  race  que  ceux  qu'avaient 
réunis,  en  1813  et  1814,  Boves,  Morales,  Yaiies  et 
Rosete  ;  ils  avaient  donc  les  mêmes  vices  et  étaient 
aussi  insubordonnés  »  (2). 

L'opinion  du  général  Morillo  sur  ce  sujet  est 
d'une  valeur  historique  considérable,  autant  parce 
qu'elle  coïncide  parfaitement  avec  celle  des  écri- 
vains patriotes  que  parce  qu'elle  explique  parfaite- 
ment en  quoi  consista  l'adhésion  des  Uaneros  à  la 
cause  du  roi:  , 

«  Les  rebelles  d'Apuré  et  de  l'Arauca,  gens  féro- 
ces et  paresseux  qui,  même  en  temps  de  paix,  ont 


(1)  PÂEZ  :  Ouo.  cité,  pp.  57,  83,  135. 

(2)  Ouv.  cité,  t.  II,  p.  436,  note. 


152  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

erré  en  caravanes  par  l'immense  étendue  des  plai- 
nes, volant  les  troupeaux  et  saccageant  les  villages 
voisins,  ont  trouvé  dans  la  guerre  une  occasion  très 
favorable  pour  vivre  conformément  à  leurs  désirs 
et  à  leurs  instincts.  Il  y  eut  un  homme  qui  sut  les 
connaître  et  les  grouper,  et  les  faire  combattre 
pour  la  cause  du  Roi,  avec  l'espoir  de  la  rapine  et 
du  pillage,  seul  mobile  qui  les  anime.  Ce  fut  le  feu 
colonel  José  Tomâs  Boves  qui,  se  trouvant  dans 
l'Apure,  lorsque  Bolivar  et  les  autres  chefs  rebelles 
dominaient  ces  provinces,  se  mit  à  la  tête  de  ces 
mêmes  llaneros  qui,  aujourd'hui,  nous  font  la 
guerre,  et  leur  montrant  les  villes  opulentes  à  l'in- 
térieur les  y  conduisit  et  en  finit  avec  les  traîtres. 
Mais  le  gouvernement  légitime  aj^ant  été  rétabli, 
ces  hommes,  qui  ne  peuvent  vivre  qu'à  cheval,  dans 
leurs  plaines  et  au  milieu  des  troupeaux,  retour- 
nèrent chez  eux  ;  peu  à  peu,  ils  se  réunirent  en 
petits  groupes  et  proclamèrent  l'indépendance  qui 
était  le  mot  au  nom  duquel  ils  pouvaient  continuer 
de  voler. 

«  Je  fis  ce  que  je  pus  pour  les  anéantir,  et  effec- 
tivement je  parvins  à  surprendre  un  grand  nombre 
des  plus  renommés,  à  les  chasser  des  Uanos  de  San 
Martin  et  de  Casanare  en  les  poursuivant,  depuis 
mon  arrivée  d'Espagne  jusqu'à  l'époque  de  la 
bataille  de  Mucuritas,  bergerie  située  dans  le  banc 
que  forment  l'Apure  et  l'Arauca  où  tous  les  lanciers 
s'étaient  réunis  sous  les  ordres  de  l'audacieux  José 
Antonio  Pâez.  Ce  chef,  qui  ne  manque  ni  d'intelli- 
gence, ni  de  courage,  sut  profiter  du  chemin  que  le 
fameux  Boves  avait  laissé  ouvert  et  il  fit  comme  lui 
avec  les  lanciers,  s'emparant  de  tous  les  chevaux 
et  de  tous  les  troupeaux  et  laissant  leurs  adversai- 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  153 

j-es  sans  moyens  de  pouvoir  leur  faire  la  guerre  dans 
Je  désert  où  ils  établissaient  leur  résidence.  »  (1). 

Le  général  Pâez  va  se  charger  de  nous  dire  ce 
que  furent  ces  héros  dans  les  rangs  patriotes  :  «  Je 
vous  assure,  écrit-il  au  Libérateur  en  1818,  que  les 
faits  dévoilés  par  l'enquête  sur  le  colonel  Nonato 
Pérez  ne  sont  que  peu  de  chose  en  comparaison  de 
ce  dont  j'ai  été  moi-même  témoin.  Femmes,  vieil- 
lards, enfants,  tous,  tous,  crient  contre  ses  méfaits  ; 
l'agent  le  plus  efficace  de  la  tyrannie  n'aurait  pas 
mis  à  exécution  des  mesures  si  violentes.  Guasdua- 
lito  et  Arauca  qui  pleurent  encore  sur  ce  qu'elles 
ont  enduré,  tremblent  au  seul  souvenir  de  l'auteur 
de  leurs  souffrances  ;  telle  a  été  la  conduite  de  ce 
chef.  Après  avoir  tyrannisé  la  population  avec  son 
despotisme  et  son  orgueil,  il  quitta  le  masque  de 
son  ambition,  se  déclara  maître  exclusif  de  tout  et 
commit  des  vilenies  incroyables,  extorqua  des  sub- 
sides et  se  livra  à  toutes  sortes  de  rapines  pour  en 
finir  avec  les  derniers  moyens  d'existence  de  ces 
habitants.  »  (2). 

Le  même  Pâez,  parlant  des  groupes  de  cavaliers 


(1)  Rodriguez  Villa  :  Ouv.  cité,  t.  III,  pp.  511-512. 

(2)  O'Leary  :  Ouv.  cité,  t.  XVIII. 

Notre  ami  don  Carlos  Hernâiz  nous  a  raconté  qu'un  jour  il 
demanda  à  son  grand-père,  le  général  Soublette,  pourquoi  le 
colonel  Nonato  Pérez,  qui  était  grenadier,  n'avait  pas  assisté  à 
la  bataille  de  Boj'acâ,  et  qu'il  répondit  malicieusement  : 
«Parce  que  nous  étions  en  train  de  le  juger  pourvoi.  »  Et 
aussitôt  il  ajouta  en  riant  :  «  Et  nous,  qui  nous  jugeait  ?  »  Le 
général  Santander  dit  dans  ses  Apuntamientos  historicos,  en  se 
référant  à  la  campagne  des  Uanos,  de  1816  à  1818  :  «  On  prenait 
des  chevaux  et  du  bétail  où  on  en  trouvait,  sans  compter, 
comme  des  biens  communs  ».  Cela  fera  sourire  nos  militaires, 
car  en  un  siècle  il  n'y  a  eu  aucun  changement  ;  le  droit  de 
propriété  disparaît  au  premier  cri  de  guerre.  C'est  ce  que  notre 
auteur  d'études  de  mœurs  Francisco  de  Sales  Pérez  a  S3'^nthé- 
tisé  dans  cette  phrase  :  Vive  la  liberté  !  Meurent  les  troupeaux  ! 


154  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

destinés  par  lui  à  harceler  l'armée  royaliste  en 
1818,  dit  :  «  Quelques-uns  de  ces  groupes,  abusant 
de  la  liberté  qui  leur  avait  été  donnée  d'agir  à  leur 
guise  contre  l'ennemi  et  surtout  ceux  qui  parcou- 
raient la  province  de  Barinas  et  les  llanos  de  San 
Carlos,  commirent  des  excès  contre  les  citoyens  paci- 
fiques, et  je  me  vis  obligé  de  donner  l'ordre  de  les 
faire  revenir  à  l'Apure.  Quelques-uns,  qui  avaient 
retiré  de  bons  profits  de  leurs  courses,  recom- 
mencèrent sans  mon  consentement  et  je  me  vis  dans 
le  cas  de  publier  un  ordre  général  menaçant  de  la 
peine  de  mort  ceux  qui,  sans  mon  autorisation, 
passeraient  sur  le  territoire  ennemi.  En  vertu  de  cet 
ordre,  je  dus  en  faire  fusiller  quatre  :  le  fameux 
commandant  Villasana,  un  vaillant  capitaine  de  la 
Garde,  nommé  Garrido,  un  sous-lieutenant  et  un 
sergent.  »  (1). 

«  L'armée  républicaine,  dit  Restrepo,  étant  divi- 
sée en  un  grand  nombre  de  groupes  et  de  petites 
divisions,  chaque  officier  disposait  arbitrairement 
des  biens  de  tous  ceux  qu'il  qualifiait  lui-même  de 
royalistes,  et  tuait  les  Espagnols,  les  Canariens  et 
même  les  Vénézuéliens  ennemis  de  notre  cau- 
se. ))  (2). 

Mais  rien  de  plus  suggestif  que  le  portrait  qu'a 
tracé  Bolivar  du  colonel  Leonardo  Infante,  car,  avec 
de  légères  modifications,  il  peut  être  celui  de  la 
majorité  des  officiers  llaneros.  A  la  réception  de  la 
nouvelle  du  fusillement  d'Infante  et  de  la  protesta- 
tion contre  cet  «  assassinat  juridique  »  lancée  par 


(1)  PÂEZ  :  Ouv.  cité,  t.  I,  p.  169. 

(2)  Ouv.  cité,  t.  II,  p.  211. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  155 

le  docteur  Miguel  Pena,  ministre  de  la  Cour  de 
Justice  à  Bogota,  Bolivar  écrivit  à  Fernando  de 
Peiïalver  : 

«  Dites  à  Peiia  que  j'ai  regretté  beaucoup  sa 
dispute  sur  l'affaire  d'Infante  ;  mais  que,  main- 
tenant que  le  malheureux  a  été  exécuté,  il  n'aille 
pas  soulever  des  scandales  et  tuer  ceux  qui  restent 
vivants.  ...Dites-lui  que  personne  ne  l'aimait  et 
estimait  plus  que  moi,  mais  que  nul  n'était  plus 
féroce  que  lui  ;  qu'il  avait  dit  mille  fois  que  son 
instinct  le  poussait  à  tuer  les  vivants  et  à  détruire 
ce  qui  est  inanimé  ;  que  s'il  voyait  un  agneau  sus- 
pendu il  lui  donnait  un  coup  de  lance,  et  s'il  voyait 
une  maison,  il  la  brûlait  ;  et  tout  cela  en  ma  pré- 
sence. Mille  fois,  il  a  voulu  tuer  Rondôn  qui  valait 
mille  fois  plus  que  lui.  Et  avec  cela  j'ai  tout 
dit  »  (1). 


II 


Bolivar  avait  pénétré  si  profondément  dans 
l'esprit  de  ces  hommes  que,  dès  1821,  il  avait 
prévu  l'impossibilité  d'établir  au  Venezuela  une 
paix  solide,  à  moins  de  contenir  par  la  force  les 
disciples  de  Boves,  ce  qui,  toutefois,  était  extrê- 
mement périlleux. 

«  Vous  ne  pouvez  vous  faire  une  idée  exacte, 
écrivait-il  au  docteur  Pedro  Gual,  de  l'esprit  qui 
anime  nos  militaires.  Ce  ne  sont  pas  ceux  que  vous 
connaissez   là-bas   (en    Nouvelle-Grenade),    ce    sont 


(1)  O'Leary  :  Ouv.  Q.ité,  t.  XXX  (Cartas  del  Libertador), 


156  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

c^ux  que  vous  ne  connaissez  pas  :  des  hommes  qui 
ont  combattu  longtemps,  se  croient  des  «  bien- 
méritants  »  et  se  considèrent  comme  humiliés, 
misérables  et  sans  espoir  de  cueillir  le  fruit  des 
acquisitions  de  leurs  lances.  Ce  sont  des  llaneros 
déterminés  et  qui  ne  se  croient  jamais  les  égaux 
des  autres  hommes,  même  de  ceux  qui  valent  plus 
qu'eux.  Moi-même,  qui  ai  toujours  été  à  leur  tête, 
je  ne  sais  pas  encore  de  quoi  ils  sont  capables.  Je  les 
traite  avec  une  particulière  considération  et  elle 
n'est  pas  suffî'sante  pour  leur  inspirer  la  confiance 
et  la  franchise  qui  doit  régner  entre  camarades  et 
concitoyens.  Soyez  persuadé  que  nous  sommes  sur 
un  volcan  prêt  à  faire  explosion.  Je  crains  la  paix 
plus  que  la  guerre,  et,  avec  ces  mots,  je  vous  donne 
une  idée  de  tout  ce  que  je  ne  dis  ni  ne  puis 
dire.  »  (1), 

Bolivar  était  si  bien  convaincu  des  mobiles  qui 
avaient  poussé  les  llaneros  à  s'enrôler  sous  les  dra- 
peaux de  l'Indépendance  après  la  mort  de  Boves 
qu'en  1821,  peu  de  jours  après  la  bataille  de  Cara- 
bobo,  il  écrivait  au  ministre  des  Finances  de  la 
Grande  Colombie,  par  l'organe  de  son  secrétaire  le 
général  Pedro  Bricefio  Méndez  :  «  Lorsque  le 
général  Pâez  occupa  l'Apure  en  1816,  se  voyant 
isolé  au  milieu  d'un  pays  ennemi,  sans  appui  ni 
espérance  de  pouvoir  en  trouver  quelque  part,  sans 
pouvoir  même  compter  sur  l'opinion  générale  du 
territoire,  il  se  vit  obligé  d'offrir  à  ses  troupes  que 
toutes  les  propriétés  qui  appartiendraient  au  gou- 
vernement   dans    l'Apure  (qui    étaient  celles   qu'on 


(1)  O'Leary  :  Ouv.  cité,  t.  XXIX,  p.  207. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  157 

avait  avait  confisquées  à  l'ennemi)  seraient  distri- 
buées entre  elles  libéralement:  Tel  fut  le  moyen  le 
plus  efficace  pour  retenir  ces  soldats  et  augmen- 
ter leur  nombre  parce  que  tous  accoururent  pour 
participer  à  des  avantages  égaux. 

«  Le  général  Pâez,  ajoute  le  secrétaire,  était  si 
persuadé  de  l'importance  de  cette  promesse  et  des 
excellents  effets  qu'elle  avait  produits,  qu'en  se 
soumettant  à  l'autorité  de  S.  E.  le  Président,  alors 
chef  suprême,  et  en  la  reconnaissant,  il  n'exigea 
que  la  ratification  de  son  offre.  S.  E.  ne  put  s'y 
refuser  et,  la  croyant  juste  dans  son  objet,  il  crut 
convenable  de  la  modifier  et  de  l'étendre  à  toute 
l'armée.  » 

Le  Libérateur  avait  fait  promulguer,  en  octobre 
1817,  une  loi  de  répartitions  qui  ne  fut  pas  exécu- 
tée. Plus  tard,  le  Congrès,  composé  d'hommes  qui 
ignoraient  complètement  l'esprit  de  nos  nomades, 
adopta  le  système  de  distribution  de  billets  ou 
obligations  que  les  llaneros  virent  avec  la  plus 
grande  méfiance  «  et  cela  causa  toute  sorte  de 
plaintes  et  de  récriminations  parce  qu'ils  crurent 
qu'on  donnait  des  billets  pour  ne  pas  donner  les 
propriétés  que  ces  papiers  représentaient  ».  Le 
ïlanero  méfiant,  soupçonneux  et  pour  qui  un  sim- 
ple papier  n'avait  aucune  valeur,  vit  avec  mépris 
ces  billets,  et  le  secrétaire  Briceiio  Méndez  croyait 
avec  raison  que  «  le  discrédit  de  ces  papiers  ne  ces- 
serait de  grandir  si  on  ne  suspendait  pas  leur  émis- 
sion et  leur  distribution  et  si  on  ne  rendait  pas 
effective  d'une  autre  manière  la  distribution  des 
biens  dont  le  Libérateur  avait  ordonné  qu'elle  se  fît 
«   sur  les  propriétés  mêmes  ». 

Le    Venezuela  ayant    été  définitivement   libéré  à 


158  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

Carabobo,  les  llaneros  réclamèrent  péremptoire- 
ment leur  dû.  Les  billets  étaient  offerts  au  dix  pour 
cent,  sans  qu'il  y  eût  des  acheteurs,  et  le  Libérateur 
demandait  que  le  Congrès  s'occupât  de  préférence 
d'une  affaire  «  qui,  si  on  en  retardait  la  solution, 
pouvait  causer  des  troubles  graves...  Du  moins  en 
ce  qui  concerne  la  division  d'Apuré  et  les  autres 
du  Llano  la  distribution  immédiate  des  propriétés 
est  d'une  nécessité  forcée  si  l'on  veut  prévenir  les 
désastres  que  j'ai  déjà  annoncés.  Si  on  ne  la  fait 
pas,  vous  pouvez  dès  maintenant  avertir  le  Congrès 
général  que  ni  le  Président  ni  aucun  chef  subalterne 
ne  peuvent  être  rendus  responsables  des  révoltes  et 
des  subversions  qui  troubleront  la  tranquillité 
publique  ».  Le  Libérateur  «  regrettait  de  se  voir 
obligé  de  faire  une  pareille  déclaration  quand  tout 
le  monde  croj'ait  au  patriotisme  sentimental  et 
platonique  des  llaneros  qu'ont  célébré  jusqu'à 
maintenant  les  historiens,  les  romanciers  et  les 
poètes.  Mais  si,  en  même  temps,  disait  le  secrétaire, 
le  Libérateur  comprend  que  la  stabilité  de  la  Répu- 
blique en  dépend  de  quelque  manière,  comment 
pourrait-il  s'abstenir  de  faire  cette  déclaration  ?  » 
On  voit  par  les  appréciations  suivantes  combien 
Bolivar  connaissait  profondément  la  psychologie 
de  nos  llaneros  et  savait  de  quoi  ils  étaient  capables 
si  on  ne  tenait  pas  les  promesses  de  récompenser 
leurs  services  :  «  Avec  des  hommes  habitués  à  tout 
obtenir  par  la  force,  disait-il  dans  la  même  note, 
habitués  à  la  guerre,  peu  ou  point  sensibles  aux 
sentiments  de  générosité  et  de  désintéressement,  et 
tant  de  fois  trompés  par  nos  ennemis,  on  ne  peut 
adopter  des  moyens  qui  ne  soient  pas  extrêmes  ; 
on  ne  peut  les   entretenir  de   flatteries  ni   d'espé- 


CÈSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN  AMÉRIQUE  159 

rances  et  quelle  que  soit  la  promesse  que  leur  fasse 
le  Congrès,  ils  n'y  verront  qu'un  moyen  d'éluder  ce 
qu'ils  peuvent  exiger.  « 

Trois  jours  seulement  avant  la  date  de  cette  note, 
le  Libérateur  avait  écrit  dans  le  même  sens  au 
ministre  des  Finances,  ce  qui  prouve  que  les  Cen- 
taures s'impatientaient  et  réclamaient,  avec  des 
menaces,  «  le  fruit  des  acquisitions  de  leurs  lan- 
ces ».  Dans  cette  communication  il  disait  :  «  Il  est 
d'une  nécessité  absolue  que  le  Congrès  prenne  des 
mesures  qui  donnent  à  l'armée  l'espoir  certain  que 
les  promesses  qu'on  lui  a  faites  tant  de  fois  seront 
tenues.  Il  serait  très  dangereux  qu'elle  arrivât  à 
douter  de  l'accomplissement  de  ces  promesses  sur 
lesquelles  chacun  a  mis  ses  espérances.  Le  jour  de 
la  paix  s'approche  et,  avec  lui,  le  moment  de  licen- 
cier l'armée  ;  et  alors,  si,  en  rentrant  chez  eux,  ils 
n'emportent  pas  l'assurance  d'entrer  en  jouissance 
de  ce  qui  leur  a  été  assigné,  il  n'y  aura  rien  d'éton- 
nant à  ce  que  se  renouvellent  les  mêmes  défections 
que  souffrirent  les  Espagnols  lorsqu'ils  subjuguè- 
rent le  Venezuela  en  1814,  et  plaise  à  Dieu  que  ce 
ne  soit  pas  le  signal  de  la  désastreuse  guerre  civile 
qui  nous  menace  au  milieu  de  la  déférence  appa- 
rente de  notre  population  !  »  (1). 


(1)  O'Leary,  t.  XVIII,  pp.  394  et  400.  Ces  cas  ne  sont  pas  rares, 
dans  l'histoire.  «  Il  est  bon  d'examiner  les  choses  de  près  pour 
connaître  le  véritable  motif  des  actions  humaines.  Ainsi  nous 
avons  tous  vécu  sur  cette  idée  que  la  terrible  inondation  des 
Arabes  au  vue  siècle  était  dictée  surtout  par  des  mobiles  reli- 
gieux. Les  disciples  de  Mahomet  s'élancèrent,  disait-on,  à  la 
conquête  du  monde  pour  le  convertir  par  l'épée.  Il  n'en  a  pas 
été  absolument  ainsi.  Les  Arabes  avaient  en  vue  la  richesse 
plus  que  le  prosélj'tisme.  «  Le  nombre  des  partisans  de  Maho- 
met, dit  M.  Wahl  (Histoire  générale,  t.  I.  p.  452),  infime  tant 
qu'il  ne  s'annonçait  que  comme  un  apôtre,  avait  grandi  le  jour 


160  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

Nous  avons  souligné  la  dernière  phrase  parce 
qu'elle  contient  des  appréciations  d'une  significa- 
tion immense.  Le  Libérateur  dit  que,  comme  les 
Uaneros  se  firent  les  ennemis  des  Espagnols  lorsque 
ceux-ci,  après  avoir  subjugué  le  Venezuela  grâce  à 
eux,  ne  tinrent  pas  les  promesses  faites  par  Boves 
et  Yanes,  de  même,  maintenant,  ils  soulèveraient 
la  guerre  civile  contre  le  gouvernement  s'il  ne  tenait 
pas  les  siennes.  Le  Congrès  suivit  les  indications 
du  Libérateur,  mais  l'exécution  de  la  loi  ne  fut 
pas  aussi  équitable  qu'on  l'avait  espéré.  Pâez  et 
quelques  autres  chefs,  secondés  par  des  spécula- 
lateurs,  commencèrent  à  acheter  les  titres  des 
soldats,  surtout  ceux  des  Uaneros  de  l'Apure,  à  des 
prix  dérisoires,  de  sorte  que  les  latifundia  colo- 
niaux passèrent  sans  modification  aux  mains  de 
Pâez,  de  Monagas  et  de  quelques  autres  qui,  étant 
entrés  en  guerre  sans  aucune  fortune,  furent,  à 
peine  le  Venezuela  était-il  constitué,  les  plus  riches 
propriétaires  du  pays.  Cette  violation  de  la  loi  fut 
suivie  de  la  réaction  du  parti  royaliste  qui,  maître 
des  Conseils  du  gouvernement  et  des  tribunaux  de 
justice,  commença  d'annuler  les  confiscations  des 
biens  des  émigrés  qu'ils  reprirent  aux  guerriers  de 


où  il  offrait  à  qui  voulait  le  suivre,  la  guerre,  le  pillage  et  la 
dépouille  des  infidèles.  » 

J.  Novicow  :  Conscience  et  Volonté  sociales,  p.  261. 

C'est  exactement  le  concept  des  acteurs  et  témoins  de  la 
Révolution  au  sujet  des  mobiles  qui  poussèrent  les  hordes 
llaneras  à  combattre  en  faveur  de  la  cause  royaliste  au  commen- 
cement de  la  guerre  et  à  s'enrôler  ensuite  sous  les  drapeaux  de 
la  patrie  lorsque  le  chef  de  l'armée  expéditionnaire  voulut  les 
soumettre  à  la  discipline  et  leur  imposer  le  respect  de  la 
propriété.  Heredia  dit  que  «  Boves  se  fit  l'idole  des  gens  de 
couleur,  de  ces  hordes  de  Cosaques  qu'on  appelait  Corps  de 
Cavalerie  parce  qu'il  les  animait  de  l'espoir  de  détruire  la 
caste  dominante  et  de  la  liberté  du  pillage.  » 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN  AMÉRIQUE  161 

l'Indépendance,  auxquels  on  les  avait  assignés  en 
récompense  de  leurs  services,  pour  les  rendre  à  leurs 
anciens  propriétaires  ou  à  leurs  descendants  qui 
revenaient  au  pays.  Bien  entendu,  cette  mesure 
n'atteignit  ni  ne  pouvait  atteindre  le  général  Pâez 
ni  aucun  des  autres  magnats  qui  continuèrent 
d'accroître  leur  richesse  territoriale. 

Alors,  il  advint  ce  qu'avait  prévu  le  Libérateur: 
les  llaneros  s'adonnèrent  de  nouveau  au  vol  et  au 
pillage,  comme  ils  avaient  coutume  de  le  faire 
depuis  les  temps  coloniaux,  avec  cette  différence 
que,  maintenant,  ils  pouvaient  déguiser  leurs  impul- 
sions barbares  en  proclamant  des  principes  politi- 
ques et  des  «  réformes  »  constitutionnelles. 


III 


On  a  vu  comment  la  guerre  qui  continua  au  Sud 
du  Continent  fournit  à  quelques-uns  de  ces  hommes 
l'occasion  d'aller  faucher  des  lauriers  avec  leur 
bravoure  innée  dans  les  batailles  finales  de  l'Indé- 
pendance de  l'Amérique.  «  Le  général  Pâez,  dit 
Restrepo,  voulut  les  appeler  sur  le  chemin  de  la 
gloire,  les  uns  au  Pérou,  d'autres  au  Sud  de  la 
Colombie...;  leurs  lances  firent  trembler  plus  d'une 
fois  les  Espagnols  sur  le  sol  des  Incas.  »  (1). 

Cependant,  non  sur  le  chemin  de  la  gloire,  mais 
au  sein  de  la  gloire  même,  et  portant  sur  leur 
luxueux  uniforme  les  insignes  de  leur  triomphe, 
beaucoup  de  ces  hommes  en  qui  la  discipline  des 


(1)  Ouv.  cité,  t.  III. 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  ll_ 


162  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EX    AMÉRIQUE 

armées  régulières  n'avait  pas  encore  eu  le  temps 
d'exercer  son  action  éducatrice,  ne  cessaient  de 
constituer,  par  l'individualisme  barbare  qui  carac- 
térise les  peuples  pasteurs,  un  grand  péril  pour  la 
tranquillité  publique. 

C'est  que  le  fait  de  changer  de  drapeau  ne  pou- 
^ait  correspondre  en  aucune  manière  à  une  modi- 
fication profonde  de  l'organisme  psychologique  de 
nos  llaneros.  En  passant  d'un  parti  à  l'autre,  ils  ne 
faisaient  que  changer  de  chef  ;  dans  le  fond  obscur 
de  leur  esprit  et  de  leurs  affections,  le  majordome 
Pâez  était  l'héritier  légitime  du  papa  Boves. 

La  psychologie  reconnaît,  chez  les  individus 
comme  chez  les  peuples,  l'impossibilité  de  ces  modi- 
fications brusques  et  totales  (1). 

Dans  l'évolution  historique  du  Venezuela,  on 
observe  clairement  comment,  à  chaque  commotion, 
éclataient  les  mêmes  instincts  brutaux,  les  mêmes 
haines,  les  mêmes  passions,  les  mêmes  impulsions 
d'assassinat  et  de  pillage,  et  comment  continuaient 
à  surgir  du  sein  de  nos  masses  populaires  les 
mêmes  hordes  de  Boves  et  de  Yaiîes,  prêtes  à  répé- 
ter, au  nom  des  principes  républicains,  les  mêmes 
crimes  qu'elles  avaient  commis  au  nom  de  Ferdi- 
nand VIT,  également  ignorantes  de  ce  que  signifiait 
le  gouvernement  colonial  ou  le  gouvernement  pro- 
pre. C'est  que,  malgré  toutes  nos  idéologiques  trans- 
formations politiques,  le  fonds  intime  de  notre  peu- 
ple   continua,  de    longues  années,    d'être  le    même 


(1)  «  Lorsqu'on  étudie  de  près  tous  ces  prétendus  change- 
ments, on  s'aperçoit  bientôt  que  les  noms  seuls  des  choses 
varient,  tandis  que  les  réalités  qui  se  cachent  derrière  les  mots 
continuent  à  vivre  et  ne  se  transforment  qu'avec  une  extrême 
lenteur.  » 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  163 

que  durant  la  Colonie.  Les  passions,  les  instincts,  les 
mobiles  inconscients,  les  préjugés  héréditaires 
devaient  continuer  d'être,  dans  ce  fonds,  des  élé- 
ments de  destruction  et  de  ruine,  contenus  unique- 
ment par  les  moyens  coercitifs  dont  a  disposé  si 
amplement  le  chef  de  l'Etat  sans  sujétion  possible 
aux  garanties  rêvées  écrites  dans  les  constitu- 
tions (1).  i 

Déjà,  en  pleine  République  et  après  avoir  cueilli 
les  gloires  et  les  honneurs  de  la  guerre,  le  général 
Pâez  même  qui  se  vantait  tant  d'avoir  enseigné  aux 
llaneros  de  l'Apure  à  aimer  la  Patrie,  la  Liberté  et 
la  Justice  et  de  leur  avoir  fait  respecter  un  autre 
pouvoir  que  celui  qui  émane  de  la  force  brute,  se 
voit  obligé,  en  présence  des  faits  concrets,  de  pein- 
dre ses  compagnons  de  gloire,  comme  on  le  verra 
plus  loin,  avec  les  couleurs  les  plus  vraies  et  les 
plus  suggestives. 


(1)  Juan  Vincente  Gonzalez,  le  seul  des  historiens  vénézuéliens 
qui,  encore  dans  la  chaleur  de  la  lutte  des  partis,  eut  conscience 
de  la  continuité  historique  dans  l'évolution  sociale  et  politique 
du  pays,  disait  en  1846,  plein  de  fraj'eur  devant  les  menaces  de 
soulèvement  qui  venaient  des  llanos  :  «  Tout  est  à  craindre  des 
points  où  existent  tant  d'éléments  de  guerre,  où  se  leva  la 
faction  de  Farfân...  d'où  sortirent,  pour  une  œuvre  de  destruc- 
tion, les  hordes  de  Boves...  De  toutes  parts,  les  méchants 
lèvent  impunément  le  front.  Des  tumultes  et  des  émeutes 
mettent  en  alarme  les  llanos  de  Galabozo  qui  suffirent  à  Boves 
pour  ravager  ce  pays  ;  sur  plusieurs  points  bouillonnent  des 
projets  de  conspirations  et  d'assassinats...  ».  Pourtant,  Gonzalez 
attribue  à  l'influence  du  rédacteur  du  Venezolano,  Antonio 
Leocadio  Guzmân,  cet  état  d'effervescence  :  «  Que  M.  Guzmân 
soit  félicité,  disait-il,  lui  qui  s'appelle  l'ami  des  institutions  et 
les  vilipende,  qui  se  vante  d'aimer  la  paix  et  allume  la  guerre 
la  plus  cruelle  dont  la  malheureuse  Amérique  donnera  l'exemple 
(la  «  guerre  de  couleurs  »),  qui  se  flatte  de  contenir  les  masses 
qui  secouent,  à  sa  voix,  toute  espèce  de  frein,  et  assiste  en 
souriant  au  pillage  et  à  l'assassinat,  œuvre  exclusive  de  sa 
vengeance  contre  la  société.  » 

Diario  de  la  tarde,  juin  1846. 


164  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

IV 

«  Les  Vénézuéliens  accoutumés  pendant  de  lon- 
gues années  à  vivre  dans  des  camps  au  milieu  du 
bruit  des  armes  et  sous  une  discipline  qui  n'avait 
pu  être  sévère  en  aucune  manière,  se  trouvaient 
habitués,  surtout  dans  les  plaines  qu'arrosent 
l'Apure  et  ses  affluents,  à  ce  que  les  biens  fussent 
en  commun  pendant  toute  la  durée  de  la  guerre  : 
c'est-à-dire  le  bétail  bovin  et  les  chevaux  qui  peu- 
plent ces  immenses  plaines.  La  guerre  finie,  on 
licencia  un  grand  nombre  de  llaneros  qui,  de  retour 
dans  leur  pays,  se  trouvèrent  sans  fojer  ni  occupa- 
tion. Ils  ne  pouvaient  se  persuader  qu'il  était  inter- 
dit de  s'emparer  des  vaches  et  des  veaux  qui 
paissaient  dans  les  prairies  et  ils  voulaient 
continuer  de  vivre  comme  en  temps  de  guerre. 
Sachant  que  le  cuir  et  la  graisse  des  animaux  trou- 
vaient des  acheteurs  partout,  ils  se  groupèrent,  sur- 
tout dans  la  région  de  l'Apure,  en  bandes  de  voleurs 
qui  tuaient  les  bêtes  éparpillées  dans  les  savanes, 
sans  autre  objet  que  de  s'emparer  du  cuir  et  de  la 
graisse  pour  les  vendre  aux  usuriers  dont  la  cupi- 
dité les  excitait  à  se  livrer  à  ces  excès.  Avec  de  tels 
appâts  de  gain  les  fleuves  navigables  furent  infes- 
tés d'embarcations  montées  par  des  voleurs  de 
bétail  qui  transportaient  le  fruit  de  leurs  rapines 
pour  le  vendre  dans  les  villages.  Les  savanes  étaient 
partout  couvertes  de  squelettes  de  bêtes  et  une 
pareille  destruction  menaçait  d'une  extermination 
prochaine  les  troupeaux  de  l'Apure,  unique  richesse 
de  ces  vastes  plaines.  »  (1). 

<1)  Restrepo  :  Oiw.  cité,  t.  III,  p.  412.  L'historien  colombien 
ne  se  rappelait  pas  alors  que  ces  bandes  de  voleurs  existaient 
depuis  les  temps  coloniaux  et  existent  partout  oii  il  y  a  des 
plaines  et  des  chevaux. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  165 

Alors  ne  suffisent  pas,  pour  les  contenir,  les 
mesures  sévères  dictées,  et  parfois  exécutées  per- 
sonnellement, par  le  général  Pâez,  par  Cornelio 
Muiïoz  et  par  l'ancien  colonel  royaliste  Facundo 
Mirabâl,  ces  deux  derniers  chefs  des  camps  volants, 
qui  appréhendaient  les  voleurs  de  bestiaux  et  les 
fusillaient  sans  forme  de  procès.  Cela  se  passait  en 
1824.  Ceux  qui  ne  succombaient  pas  aux  mains 
de  cette  justice  expéditive  étaient  envoyés,  comme 
nous  l'avons  dit,  aux  armées  auxiliaires  du  Pérou  : 
«  Là-bas,  un  théâtre  de  gloires  s'ouvrait  à  eux  et  on 
leur  donnait  une  occupation  qui  convenait  à  leurs 
instincts  belliqueux  et  à  leurs  vieilles  habitudes.  » 

Mais  rien  ne  put  réprimer  le  pillage  ni  réduire  à 
l'obéissance  du  gouvernement  ces  troupes  de  ban- 
douliers  qui  se  reproduisaient  sans  cesse  comme  si 
elles  eussent  surgi  d'un  sol  encore  trop  inculte  pour 
produire  d'autres  fruits.  La  situation  tardera  de 
longues  années  à  se  modifier.  «  Avec  leur  foi  abso- 
lue dans  l'influence  efficace  des  lois,  les  hommes 
cultivés  prétendront  changer  cet  état  d'anarchie 
spontanée  sans  même  soupçonner  qu'il  était 
l'expression  logique  d'un  organisme  social  rudi- 
mentaire  en  plein  travail  d'intégration,  le  même 
qui  était  en  train  de  se  réaliser  dans  tous  les  autres 
pays  de  l'Amérique  espagnole  avec  des  manifesta- 
tions plus  barbares  et  plus  sanglantes  dans  ceux  où 
prévaut  la  plaine  et  où  la  vie  pastorale  s'était  déve- 
loppée avec  tous  ses  caractères  disgrégatifs,  consti- 
tuant des  groupes  ou  clans  nomades  antagonistes, 
sans  sujétion  possible  à  aucun  régime  régulier  de 
gouvernement,  s'unissant  occasionnellement  sous 
l'autorité  temporelle  d'un  chef  «  pour  semer  par- 
tout sur  leur  passage,  la  terreur  et  la  dévastation  », 


166  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

Le  Venezuela,  comme  l'Argentine  et  l'Uruguay, 
souffrit  alors  les  conséquences  nécessaires  et  fatales 
qui  découlaient  de  sa  constitution  géographique  (1). 
Les  blancs  avaient  toujours  été  les  maîtres,  les 
propriétaires,  les  dominateurs,  les  privilégiés  des 
lois  et  des  mœurs.  Exécuteurs  de  la  justice  et 
administrateurs  perpétuels  des  biens  de  la  commu- 
nauté, une  ambition  très  légitime  les  avait  poussés 
à  proclamer  l'indépendance,  à  ne  plus  reconnaître 
le  roi  d'Espagne,  dans  l'unique  objet,  d'après  l'opi- 
nion des  royalistes,  de  se  substituer  au  monarque 
pour  établir  ce  que  Bolivar  appellera  «  la  tyrannie 
domestique  active  et  dominante  ».  Or,  c'est  contre 
cette  caste  que  devaient  se  déchaîner,  naturelle- 
ment, les  haines  des  classes  populaires.  Contre  leur 
vie  et  contre  leurs  intérêts.  Blanc,  propriétaire  et 
patriote  étaient  synonymes  pour  les  soldats  de 
Boves  et  de  Yanes  ;  blanc,  propriétaire  et  goth  fut 


(1)  «  Là  où  il  3'  a  des  plaines  et  des  chevaux,  existent  des 
bandouliers  »,  dit  Helhvald.  Et  Schweiger.  se  référant  à  ce  qui 
se  passait,  il  y  a  peu  d'années,  entre  les  nomades  de  la  Mésopo- 
tamie et  les  autorités  turques,  explique  la  situation  des  Uaneros 
vénézuéliens  à  l'époque  coloniale  et  donne  la  clef  des  événe- 
ments postérieurs.  «  Le  gouvernement  ottoman,  dit-il,  manque 
complètement  de  la  force  et  de  la  capacité  suffisantes,  pour 
implanter  une  civilisation  acceptable  dans  l'Irak-Arabi.  Harcelés 
depuis  longtemps  par  les  grandes  tribus  des  Chamara,  des 
Montofik,  des  Béni  Lam  et  autres  qui  errent  par  la  plaine,  les 
gouverneurs  turcs  se  voient  obligés  de  penser  uniquement  au 
mo3'en  de  conserver  la  stabilité  des  conditions  existantes  ;  de 
sorte  que  l'histoire  de  ces  dernières  décades  d'années  se  réduit 
à  une  lutte  incessante  dans  laquelle,  plus  d'une  fois,  les  adver- 
saires du  gouvernement  ont  été  vainqueurs.  Si  les  tribus  arabes 
des  plaines  de  la  Mésopotamie  pouvaient  se  mettre  d'accord,  le 
gouvernement  se  verrait  dans  un  grave  embarras  en  face  de  ces 
hordes  puissantes  qui  peuvent  fréquemment  réunir  de  10.000  à 
20.000  combattants.  »  Citation  de  Helhvald  :  La  Terre  et  l'Homme. 
y.  De.molins  :  Comment  la  route  crée  le  type  social,  t.  L  Nous 
insisterons  sur  ces  points  lorsque  nous  étudierons  l'influence 
du  milieu  dans  notre  évolution  historique. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  167 

ensuite  le  drapeau  qu'arborèrent  les  mêmes  bédouins 
lorsque  Morillo,  obligé  de  restaurer  l'ancien  régime 
et  de  soumettre  les  troupes  vénézuéliennes  à  la 
même  rigoureuse  discipline  que  celle  de  l'armée 
métropolitaine,  se  vit  abandonné  par  eux  pour  pas- 
ser dans  les  troupes  de  l'Indépendance. 

Morillo  perdit  alors  le  prestige  du  gouvernement 
espagnol  pour  les  mêmes  raisons  qui  produisirent, 
dès  1827,  l'impopularité  absolue  de  Bolivar  et,  plus 
tard,  celle  du  général  Pâez  lui-même.  Après  la 
fondation  de  la  seconde  République  dans  la  Cons- 
titution de  laquelle  entra  comme  élément  principal 
du  procès  justificatif  «  la  réaction  contre  les  lois 
draconiennes  du  général  Bolivar  qui  l'avaient  rendu 
si  odieux  au  peuple  »,  ce  fut  Pâez  même  qui  se  vit 
obligé  de  réprimer  de  la  manière  la  plus  cruelle  ses 
anciens  lieutenants  soulevés  à  chaque  instant  pour 
renverser  les  autorités  exécutrices  des  mêmes  lois 
draconiennes  qu'elles  avaient  tant  reprochées  au 
Libérateur. 

Le  Congrès  de  1836,  alarmé  de  la  continuation  des 
vols  de  troupeaux  et  des  soulèvements  continuels, 
vote,  malgré  les  beaux  principes  sanctionnés  par 
la  nouvelle  Constitution,  la  nouvelle  loi  sur  le  vol, 
par  laquelle  «  les  capitaines  ou  chefs  de  bandes  qui 
infestent  les  villes  et  les  routes  seront  condamnés  à 
mort,  et  leurs  complices  à  cent  cinquante  coups  de 
verge  appliqués  en  trois  fois,  de  quinze  à  quinze 
jours,  et  à  dix  ans  de  prison  ».  Pour  les  vols  de 
cent  à  cinq  cents  piastres,  la  peine  était  de  cin- 
quante coups  de  verge  et  deux  ans  de  travail  forcé 
dans  les  entreprises  de  travaux  publics  du  canton 
ou  de  la  province.  Entre  cinq  cents  et  mille  piastres, 
la  peine  était  du  même  nombre  de  coups  de  verge 


168  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EX    AMÉRIQUE 

et  de  cinq  ans  de  travaux,  forcés;  au-dessus  de  raille 
piastres,  les  coups  de  verge  s'élevaient  à  soixante- 
cinq,  avec  six  ans  de  prison. 

Cette  loi  venait  réformer  celle  de  Colombie  du 
3  mai  1826  dont  l'exposé  des  motifs  s'inspire  de 
l'impérieuse  nécessité  qui  l'avait  dictée  (1).  Mais 
comme  c'était  précisément  sur  le  principal  élément 
de  toute  révolution  que  devait  s'appesantir  le  poids  de 
la  loi,  celle-ci  tomba  en  désuétude  lorsque  les  adver- 
saires de  la  Colombie  et  de  Bolivar  eurent  besoin 
de  flatter  les  passions  populaires  et  établir  l'impu- 
nité en  système  comme  l'avaient  fait  d'abord  Boves, 
puis  les  patriotes  et,  dans  le  cours  de  notre  vie  natio- 
nale agitée,  tous  ceux  qui,  obéissant  aux  mêmes  ins- 
tincts et  aux  mêmes  passions  qui  constituent  la 
trame  inconsciente  de  notre  évolution  nationale, 
furent  entraînés  par  le  torrent  de  haines  et  de  pas- 
sions dont  les  patriciens  ingénus  du  19  avril  1810 
avaient  rompu  les  digues  sans  se  rendre  compte  des 
conséquences. 

En  vertu  de  la  loi  sur  le  vol,  «  un  juge  de  la 
paroisse  Urbana  (province  de  Guyane),  dit  un  jour- 
nal de  l'époque,  fit  fixer  un  boute-hors  pour  fouet- 
ter les  voleurs  ;  quelques  habitants  l'enlevèrent  ;  le 
juge,  fort  de  son  autorité,  voulut  le  remettre  en 
place,  et  les  mutins  l'assassinèrent  lui  et  deux 
autres  juges.  Ce  crime  commis,  ils  se  convertirent 
en  une  faction  politique  contre  le  gouvernement  et 
proclamèrent  des  réformes  et  autres  choses  »  (2). 

(1)  «  Considérant  :  que  par  une  conséquence  de  la  longue 
guerre  qu'a  soufferte  la  République,  une  certaine  classe  d'hom- 
mes s'est  démoralisée  au  point  d'attaquer  fréquemment  de  la 
manière  la  plus  scandaleuse  la  propriété  et  la  sécurité  indivi- 
duelle du  pacifique  citoyen,  etc.,  etc.  » 

(2)  Francisco  figure  comme  lieutenant-colonel  parmi  les  Cent 
Cinquante  Héros  de  las  Queseras  del  Medio  ;  et  Juan  Pablo 
était  le  fameux  llanero  qui,  à  la  bataille  de  Semen,  blessa  d'un 
coup  de  lance  au  ventre  le  général  Morillo. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  169 

Juan  Pablo  et  Francisco  Farfân,  les  chefs  de 
cette  faction  qui  ébranla  profondément  la  Répu- 
blique, étaient  de  ces  vaillants  officiers  llaneros 
qui,  après  avoir  été  de  furieux  royalistes  avec 
Yailes,  se  convertirent  en  «  héros  légendaires  » 
sous  les  drapeaux  de  l'Indépendance.  Et,  bien 
qu'ils  eussent  été  du  petit  nombre  des  favorisés 
dans  la  distribution  qu'on  fit  des  bergeries  de 
l'Apure,  ils  persévèrent  dans  leur  vie  de  bandits, 
confirmant  ainsi  les  justes  appréciations  du  Libé- 
rateur. 

Les  Farfân,  dit  Pâez,  «  étaient  de  ceux  qui,  en 
plus  d'une  occasion,  m'avaient  puissamment  aidé 
à  réussir  dans  mes  plus  téméraires  entreprises. 
-Véritable  type  du  llanero  bédouin  :  hommes  de 
stature  géante,  de  musculature  athlétique,  d'une 
valeur  faite  de  férocité  et  n'obéissant  qu'à  la  force 
brute.  Ils  avaient  servi  dans  les  rangs  du  royaliste 
Yafies  ;  mais  lorsque  j'offris  de  nommer  capitaine 
tout  llanero  qui  m'amènerait  quarante  hommes, 
ils  se  présentèrent  à  moi  avec  quelques-uns  et, 
depuis  lors,  ils  ont  fait  la  guerre  avec  moi  dans 
l'Apure.  Si  j'avais  été  très  sévère  avec  mes  troupes, 
j'aurais  eu  à  châtier  rigoureusement  les  Farfân, 
car  souvent  ils  désertaient  avec  leur  escadron,  et, 
après  avoir  commis  des  actes  de  violence,  ils  se 
présentaient  de  nouveau  à  moi  et  ils  essayaient  de 
se  disculper  de  leur  absence  par  des  prétextes 
inadmissibles.  La  tolérance  —  ajoute  Pâez,  contre- 
disant ce  qu'il  affirme  en  d'autres  pages  de  ses 
Mémoires  —  était,  à  cette  époque,  une  vertu  que 
recommandait  la  prudence  et  qu'exigeait  la  néces- 
sité de  compter  avec  les  vaillants. 

«  Peu    avant    la    bataille    de    Mucuritos,    conti- 


170  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

nue-t-il,  les  Farfân  m'en  firent  une  des  leurs  et  je 
les  congédiai  en  les  menaçant  de  les  tuer  à  coups 
de  lance  s'ils  ne  se  retiraient  pas  immédiatement 
de  ma  présence,  avec  tous  leurs  gens.  C'est  pour- 
quoi ils  n'assistèrent  pas  à  cette  fameuse  journée. 
Plus  tard,  je  consentis  à  les  reprendre,  et  l'on  a  vu 
les  services  qu'ils  me  rendirent  à  la  prise  de 
Puerto  Cabello  en  1823.  » 

Pâez  réussit  à  les  soumettre  alors  «  rien  qu'avec 
ses  conseils  »  et  eux,  «  comme  de  bons  Uaneros, 
ils  firent  un  faux  serment  »;  et,  l'année  suivante, 
ils  se  soulevèrent  de  nouveau  en  proclamant 
n'importe  quoi,  la  première  chose  qui  vint  à  l'es- 
prit d'un  écrivassier  à  leur  service  :  la  résurrec- 
tion de  la  Grande-Colombie,  la  réforme  de  la  Cons- 
titution, le  rétablissement  du  for  militaire  et 
ecclésiastique,  le  jury,  etc.,  toutes  choses  sur  les- 
quelles ils  étaient  aussi  bien  au  courant  que 
Cisneros,  le  guerrillero  royaliste  des  Vallées  de 
Tuy,  lorsque,  en  1829,  il  acclamait  à  la  fois  le  roi 
d'Espagne  et  le  général  Santander  et  criait  : 
«  Mort  aux  blancs  !  »  Ils  cherchaient  en  réalité  ce 
qui  leur  importait  le  plus,  l'impunité  absolue  pour 
leurs  crimes  et  l'abolition  des  impôts  qui,  sous  ui! 
nom  différent,  étaient  les  mêmes  qui  avaient 
rendu  l'ancien  régime  si  odieux. 

Pâez  avait  manqué  réellement  à  sa  parole.  Car 
il  leur  avait  promis,  après  la  mort  de  Boves,  non 
seulement  de  partager  entre  eux  les  propriétés  de 
l'Apure,  mais  encore  de  les  exempter  de  toute 
espèce  d'impôts,  et  ce  sont  ces  deux  promesses  qui 
firent  les  Uaneros  se  résoudre  à  convenir  que  l'In- 
dépendance ou  la  diahlocratie,  comme  ils  disaient, 
«  n'était   pas    une   mauvaise  chose  »    et  qu'il   leur 


CÉSARISMli:   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  171 

était  égal  de  tuer  et  de  voler  en  criant  :  vive  Fer- 
dinand VII  !  ou  :  vive  la  Patrie  ! 

Mais  le  «  majordome  »  Pâez  n'était  plus  le  cheik 
arabe,  le  Khan  de  Tartares  dont  nous  parlent 
ceux  qui  l'avaient  connu  en  des  temps  antérieurs, 
ou  le  Seigneur  absolu  décrit  par  lui-même  au  géné- 
ral Santander,  ni  le  successeur  de  Boves,  comme 
l'appelle  Morillo,  ni  le  chef  de  bandouliers  dont 
parlent  les  royalistes,  obligé  à  exercer  «  la  tolé- 
rance de  tous  les  délits  comme  une  vertu  que  la 
prudence  recommandait  ».  Pâez  était,  en  1837,  le 
Fondateur  du  Pouvoir  Civil,  le  Citoyen  illustre  du 
Venezuela,  le  Restaurateur  de  la  Constitution,  le 
Chef  de  l'Oligarchie  Conservatrice.  Ses  glorieux 
services  qui  l'avaient  élevé  au  premier  poste  de  la 
République,  en  avaient  fait  aussi  le  plus  riche 
propriétaire.  Instinctivement  il  inclinait  vers  la 
vie  civilisée,  il  avait  commencé  son  éducation  en 
imitant  les  Anglais  qui  arrivèrent  à  Apure  en 
1818;  et,  en  fréquentant  constamment  depuis  lors 
les  hommes  les  plus  notables  de  l'époque,  il 
avait  acquis  toutes  les  idées  et  tous  les  usages  de 
l'homme  de  gouvernement,  donnant  ainsi  une 
preuve  de  l'extraordinaire  capacité  d'adaptation 
qui  caractérise  les  caudillos  vénézuéliens. 

Pâez  procéda  alors  conformément  à  sa  nouvelle 
situation,  à  son  caractère  de  «  représentant  de  la 
société  »,  et  à  ses  hautes  fonctions  de  Gendarme 
Nécessaire  qui  l'éloignaient  complètement  de  ses 
anciens  lieutenants.  S'étant  fait  nommer  Chef 
suprême  de  l'armée  par  le  général  Carlos  Soublette, 
chargé  de  la  présidence  de  la  République,  il  tomba 
violemment  sur  la  faction  criminelle  des  Farfân 
et,  dans  un  fait  d'armes  qui  lui  valut  le  surnom 


172  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

de  «  Lion  de  Payara  »,  il  passa  au  couteau  ses 
anciens  compagnons  de  gloires  et  de  fatigues. 
Alors  sa  popularité  commença  à  décliner,  et  il 
souffrit  la  même  loi  qui,  à  toutes  les  époques 
d'anarchie,  a  poussé  le  peuple  à  briser  ses  idoles 
lorsque  celles-ci,  guidées  par  d'autres  sentiments 
et  d'autres  intérêts  plus  élevés  et  plus  nobles, 
cessent  de  flatter  les  passions  les  plus  ignobles  de 
la  foule  et,  de  complices  de  ses  délits,  se  convertis- 
sent en  défenseurs  de  l'ordre  social  et  en  exécu- 
teurs de  la  justice. 


LE  GENDARME  NÉCESSAIRE 


Si,  dans  tous  les  pays  et  tous  les  temps  —  même 
en  ces  temps  très  modernes  où  nous  nous  enor- 
gueillissons d'avoir  conquis  pour  la  raison  humaine 
une  vaste  partie  du  terrain  où  les  instincts  com- 
mandaient jadis  absolument  —  il  a  été  prouvé 
qu'au-dessus  de  tous  les  mécanismes  d'institu- 
tions aujourd'hui  établis,  existe  toujours,  comme 
une  nécessité  fatale,  le  gendarme  électif  ou  héré- 
ditaire, à  l'œil  prévoyant,  à  la  main  dure,  qui  par 
les  voies  de  fait  inspire  la  crainte  et,  par  la  crainte, 
maintient  la  paix,  il  est  évident  que,  dans  beau- 
coup de  nations  hispano-américaines  condamnées, 
pour  des  causes  complexes,  à  une  vie  turbulente, 
le  caudillo  a  représenté  une  nécessité  sociale,  et 
qu'ainsi  se  réalise  encore  le  phénomène  que  les 
hommes  de  science  signalent  dans  les  étapes  d'in- 
tégration des  sociétés  :  les  chefs  ne  sont  pas  élus, 
ils  s'imposent.  L'élection  et  l'hérédité,  même  dans 
la  forme  irrégulière  de  leurs  débuts,  constituent 
une  étape  ultérieure  (2). 


(1)  Taine  :  Les  Origines,  t.  I,  p.  341. 

(2)  Mariano  Cornejo  :  Sociologia  gênerai,  t.  II,  p.  501. 


174  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

C'est  le  caractère  typique  de  l'état  guerrier  où  la 
préservation  de  la  vie  sociale  contre  les  agressions 
incessantes  exige  la  subordination  obligatoire  à  un 
chef  (1). 

Quiconque  lit  l'histoire  du  Venezuela  avec  un 
esprit  libre  de  préjugés  découvre  que,  même  lors- 
que l'indépendance  fut  assurée,  la  préservation 
sociale  ne  pouvait  d'aucune  manière  être  confiée 
aux  lois,  mais  aux  caudillos  prestigieux,  aux  plus 
redoutés,  comme  cela  s'était  passé  dans  les  campe- 
ments. «  Dans  l'état  guerrier,  l'armée  est  la  société 
mobilisée,  et  la  société  est  l'armée  au  repos  ». 

Rien  de  plus  logique  que  Pâez,  Bermiidez,  Mona- 
gas  fussent  les  gendarmes  armés  contre  les  bandes 
sauvages  prêtes  à  chaque  instant  et  sous  le  pre- 
mier prétexte  venu  à  répéter  les  crimes  horribles 
qui  détruisirent,  en  1814,  selon  la  phrase  éloquente 
de  Bolivar,  «  trois  siècles  de  culture,  d'illustra- 
tion et  d'industrie  ». 

Fernando  de  Peiïalver  écrivait  en  1823  :  «  C'est 
une  vérité  que  personne  ne  pourra  nier  que  la  tran- 
quillité dont  a  joui  le  Venezuela  depuis  que  nos 
armées  l'ont  occupé  est  due  au  général  Pâez,  et  il 
est  également  certain  que  s'il  s'éloignait  de  son  sol, 
le  pays  serait  exposé  à  une  explosion  car,  pour  que 
ce  malheur  arrive,  il  ne  manque  que  d'appliquer 
les  mèches  à  la  mine.  »  (2). 

Pefiaher  fut  un  des  premiers  à  comprendre  l'im- 
portance capitale  du  rôle  que  Pâez  jouait  au  Vene- 
zuela  bien    que,    comme  il   l'avait    dit   en    1821,   il 


(1)  Spencer  :  Principes  de  Sociologie.  Bourdeau  :  Les  Maîtres 
de  la  Pensée  contemporaine. 

(2)  O'Leary  :  Ouv.  cité,  t.  VIII,  p.  397. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  175 

n'existât  qu'un  «  peuple  composé  de  diverses 
castes  et  couleurs,  accoutumé  au  despotisme  et  à 
la  superstition,  extrêmement  ignorant,  pauvre  et 
plein,  en  même  temps,  des  vices  du  gouvernement 
espagnol  et  de  ceux  qui  étaient  nés  au  cours  des 
dix  ans  de  révolution  »  ;  et  le  fidèle  ami  de  Bolivar 
croj^ait  que  la  République  «  avait  besoin  pour  long- 
temps d'un  conducteur  vertueux  dont  l'exemple 
servirait  de  modèle  particulièrement  à  ceux  qui 
avaient  rendu  des  services  importants  et  qui,  pour 
ce  molif,  croyaient  avoir  des  droits  que  ni  eux,  ni 
personne  ne  pouvait  prendre  »  (1). 

Mais  lorsque  éclata  la  Révclution  de  1826  pro- 
voquée par  ceux  qui  croyaient  à  la  panacée  des 
constitutions  écrites  (2),  sans  même  soupçonner 
l'existence  des  constitutions  efTectives  surgies  de 
l'état  social,  lesquelles  sont  celles  qui  gouvernent 
vraiment  les  nations,  il  imprime  ce  conseil  suivi 
si  fidèlement  par  le  Libérateur  dont  la  conduite  fut 
si  âprement  censurée,  surtout  par  Santander, 
«  l'homme  des  lois  »,  irrité  par  sa  conduite  envers 
Pâez  qui  s'était  révolté  contre  la  Constitution  et 
contre  le  gouvernement  de  la  Grande  Colombie. 

«  Je  crois  que  ce  général  (Pâez),  disait  Peiialver, 
doit  être  traité  avec  beaucoup  de  douceur  par  toi 
et  par  le  gouvernement,  car  si  l'on  veut  employer 
contre  lui  la  rigueur  des  lois  et  non  la  politique, 
les  plus  funestes  conséquences  sont  à  redouter.  Tu 
connais  mieux  que  personne  les  éléments  dont  se 


(1)  iBiD.,  Id.,  p.  370. 

(2)  Le  parti  «  civiliste  »  de  Caracas  accusa  Pâez,  devant  le 
Congrès,  de  violation  des  garanties  constitutionnelles,  et  ce 
furent  des  civils,  parmi  lesquels  se  trouvaient  des  anciens 
royalistes,  qui  donnèrent  cours  à  raccusation. 


176  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

compose  notre  pays,  dont  les  combustibles  enflam- 
més par  une  personne  comme  le  général  Pâez 
feraient  les  plus  horribles  ravages  »  (1). 

Briceilo  Méndez,  qui  pensait  aussi  très  profon- 
dément, critique  les  mesures  prises  par  Santander 
avec  la  prétention  de  présenter  sous  un  jour  favo- 
rable l'influence  de  Pâez  et  de  «  contenir  le  pro- 
grès de  la  révolution  par  de  petites  intrigues  ». 

«  Le  général  Santander,  dit-il,  ne  connaît  peut- 
être  pas  le  péril,  mais  Soublette,  qui  a  vu  le  pays 
et  a  dû  étudier  le  coryphée  de  la  gent  de  couleur, 
ne  peut  être  excusé.  Je  vais  voir  si  je  parviens  à 
me  faire  entendre,  quoique  je  craigne  beaucoup 
que  les  partis  étouffent  ma  voix  si  toutefois  ils  ne 
m'étoufïent  avant  même  de  m'entendre.  »  (2). 

Si  le  Libérateur,  s'inspirant  de  Santander  et  des 
constitutionnalistes,  avait  déclaré  Pâez  «  hors  la 
loi  »,  si,  pour  soutenir  les  préceptes  abstraits  d'un 
Code  qui  n'était  qu'un  plagiat,  une  servile  imita- 
tion des  institutions  démocratiques  de  la  France 
révolutionnaire  avant  la  révolution  thermido- 
rienne, si,  faisant  abstraction  de  ses  propres  con- 
victions, il  s'é*ait  laissé  guider  par  les  idéologues, 
le  peu  de  culture  qui  avait  été  sauvé  de  la  grande 
Guerre  aurait  disparu  dans  une  lutte  semblable  à 
celle  de  1813-1814. 

Les  historiens  qui  se  contentent  des  sources 
officielles  négligent  l'étude  détaillée  de  ces  années 
où  la  majorité  de  la  population  du  Venezuela 
vivait  dans  les  montagnes  comme  les  tribus  indi- 
gènes, où  les  llaneros  royalistes,  mulâtres  et  zam- 


(1)  O'Leary  :  Oiw.  cité,  t.  VIII. 

(2)  Ibid.,  Id. 


CÊSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  177 

bos  fuyant  de  Carabobo  au  nombre  de  quatre  raille 
allaient  par  bandes,  volant  et  assassinant  ;  où  les 
patriotes  orgueilleux  de  leurs  lauriers  croyaient 
avoir  des  droits  encore  plus  grands,  au  point 
qu'Arismendi.  par  exemple,  se  convertit  en  un 
iléau  des  populations  du  llano  et  qu'il  fallut  le 
chasser  comme  un  tigre  ;  où  les  soulèvements  des 
gens  de  couleur  se  succédaient  chaque  jour  dans 
tout  le  pays;  où  à  Cumanà  et  à  Barcelona,  en 
Guyane  et  Barinas,  et  même  dans  les  environs  de 
Caracas,  on  répétait  le  cri  effroyable  de  1814: 
«  Vive  le  roi  !  Mort  aux  blancs  !  »  quel  rôle  pou- 
vaient représenter,  dans  un  milieu  social  pareil,  la 
Constitution  et  les  lois  ? 

Les  révoltes  ne  se  réprimaient  même  pas  par 
des  fusillements  en  masse.  Pâez,  Bermùdez,  Mona- 
gas,  Urdaneta,  avaient  le  devoir  suprême  de  pro- 
téger, avec  la  force  inflexible  de  leurs  bras,  l'ordre 
social  renaissant  contre  ces  bandes  qui  ravageaient 
les  champs,  saccageaient  et  incendiaient  les  villa- 
ges, se  moquaient  des  autorités  et  assassinaient  les 
blancs. 

Les  détails,  les  faits  menus,  les  petits  faits  que 
les  historiens  retardataires  négligent  tant,  consti- 
tuent la  trame  d'une  multitude  d'événements  qu'on 
n'a  pu  expliquer  jusqu'à  maintenant. 

Lorsqu'on  examine  la  situation  du  Venezuela 
depuis  la  guerre,  lorsqu'on  voit  que  la  grande 
richesse  accumulée,  surtout  dans  les  soixante-dix 
dernières  années  de  la  Colonie  avait  disparu  ;  que 
la  classe  élevée,  les  possesseurs  de  la  culture  et  de 
la  richesse  avaient  succombé  ou  émigré  et  que  le 
peuple,  la  masse  des  esclaves,  des  gens  de  couleur 
et    des  indigènes    se  trouvait    en  pleine    évolution 

CÊSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  12. 


178  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

régressive  par  le  fait  de  ces  quatorze  années  de 
guerres  dévastatrices,  —  il  est  facile  de  s'expliquer 
la  suprématie,  l'élévation  des  plus  vaillants  et  des 
plus  redoutés  :  «  Livré  à  lui-même,  ramené  subi- 
tement à  l'état  naturel,  le  troupeau  humain,  dit 
Taine,  ne  saurait  que  s'agiter,  combattre  jusqu'à  ce 
que  la  force  brute  parvînt  enfin  à  dominer,  comme 
aux  temps  barbares,  et  que  du  fracas  de  la  lutte 
surgît  un  chef  militaire  qui,  généralement,  est  un 
bourreau,  »  (1). 

Pàez  ne  le  fut  jamais  ;  et  c'est  le  côté  le  plus 
noble  et  le  plus  surprenant  de  sa  figure  domina- 
trice. , 


II 


D'autres  causes  contribuaient  à  maintenir  cet  état 
d'anarchie  spontanée. 

De  1821  à  1830,  la  misère  fut  épouvantable.  Boli- 
var qui  poétisait  tout  écrivait  à  Sucre,  de  Caracas, 
le  10  février  1827  :  «  II  est  vrai  que  nous  avons 
étouffé  la  guerre  civile  dès  sa  naissance  ;  mais  la 
misère  nous  effraie,  car  vous  ne  pouvez  vous  ima- 
giner la  pauvreté  qui  afflige  ce  pays.  Caracas 
pleine  de  gloire  périt  de  sa  gloire  même  et  est  une 
vivante  image  de  la  Liberté  assise  sur  des  ruines. 
Le  Venezuela  tout  entier  présente  ce  beau  mais 
triste  spectacle...  Cumana  est  tranquille,  mais  le 
reste  du  Venezuela  est  dans  la  plus  affreuse 
misère.  »  (2). 


(1)  Taine  :  Oiw.  cité,  t.  I,  p.  345. 

(2)  O'Leary  :  Oiw.  cité.  Correspondencia  del  Libertador.  Cette 
idée  de  la  Liberté  nue  ou  vêtue  de  haillons    et  entourée  de 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN  AMÉRIQUE  179 

«  Le  commerce  était  paralysé,  les  opérations  de 
banque  suspendues,  on  n'achetait  ni  ne  vendait 
rien  en  gros  ;  le  détail  était  très  limité,  les  douanes 
ne  produisaient  rien  car  les  entrées  de  navires 
étaient  très  rares,  les  contributions  directes 
n'étaient  pas  perçues,  les  débiteurs  profitaient  du 
désordre  et  alléguaient  la  difficulté  de  vendre  les 
produits  à  des  prix,  rémunérateurs.  »  (1), 

En  1828,  le  général  Briceiio  Méndez,  alors 
intendant  du  département  de  Venezuela,  dit  :  «  Le 
grand  mal  que  nous  avons  ici  est  la  misère.  L'état 
du  pays  ne  peut  se  décrire.  Personne  ne  possède 
quoi  que  ce  soit  et  il  s'en  est  fallu  de  peu  que  la 
faim  se  transformât  en  peste.  » 

Le  docteur  Alamo,  chef  de  la  Haute-Police,  écri- 
vait au  Libérateur  à  la  même  époque  :  «  La  misère 
s'accroît  à  Caracas  d'une  manière  inimaginable.  Il 
suffit  de  vous  dire  que  même  vos  amis  (ceux  dé 
Bolivar)  les  plus  prévoyants  sont  sans  ressources  ; 
nul  fruit  n'a  de  la  valeur,  on  ne  l'achète  à  aucun 
prix...  Nos  artisans,  avec  leurs  apprentis  et 
manœuvres,  se  sont  abandonnés  à  l'oisiveté  et 
même  aux  mauvaises  actions,  de  sorte  que  les  pri- 
sons sont  pleines  d'hommes  que  nous  avons  connus 
autrefois  de  bonne  conduite  et  laborieux.  C'est 
horrible,  mon  général.  Le  soir,  on  rencontre,  par 
les  rues,  des  femmes  qui  donnent  des  chaises,  des 
tables,    des    coffres    et    autres    meubles    pour    un 


ruines  ou  surgissant  d'une  terre  couverte  de  cadavres,  comme 
la  rêva  Coto  Paul,  a  été  funeste  pour  tous  les  peuples  de 
l'Amérique  espagnole  ;  car  quiconque  ruine  et  tue  croit  avoir 
le  droit  de  se  considérer  comme  un  Libérateur,  et  toute  révolu- 
tion a  toujours  eu  pour  objet  de  délivrer  la  République. 
(1)  IBID.  Id.,  t.  VIII,  p,  421. 


180  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EX    AMÉRIQUE 

repas  ;    on    n'allume    presque    plus    de    lumière    à 
CaFacas.  » 

Pourtant,  le  gouvernement  se  montrait  inflexi- 
ble contre  les  débiteurs  des  fonds  publics  et  le 
Congrès  avait  recours  au  triste  expédient  des  lois 
très  dures  contre  les  voleurs  qu'il  punissait  de  la 
peine  de  mort  et  contre  les  vagabonds  —  au  nom- 
bre desquels  on  comptait  des  milliers  d'hommes 
qui  ne  travaillaient  point  parce  qu'ils  ne  trou- 
vaient pas  d'occupation  —  qu'il  condamnait  à  ser- 
vir pendant  des  années  comme  soldats  dans  la 
marine  de  guerre. 

«  La  loi  contre  les  débiteurs,  écrivait  Briceiïo 
Méndez,  a  des  adversaires  et  mérite  d'être  méditée 
car,  comme  aujourd'hui  tous  sont  débiteurs  et,  la 
majorité,  de  mauvaise  foi,  il  est  dangereux  d'exci- 
ter leur  indignation.  »  (1). 

Beaucoup  de  ces  débiteurs  de  mauvaise  foi 
étaient  des  hommes  d'une  grande  importance 
sociale  et  politique.  Le  docteur  Francisco  Aranda, 
par  exemple,  qui  se  trouvait,  en  1828,  «  dans  l'im- 
possibilité de  tenir  divers  engagements  qu'il  avait 
pris  pour  l'achat  et  l'amélioration  d'une  propriété, 
se  trouve  maintenant,  dit  Briceiïo  Méndez,  telle- 
ment pressé  par  ses  créanciers  que,  malgré  ma 
pauvreté,  j'ai  dû  lui  prêter  deux  mille  pesos  pour 
éviter  qu'il  soit  mis  en  prison.  C'est  un  homme  de 
bien  et  il  veut  payer.  »  Entre  temps,  le  docteur 
Aranda  refusait  le  poste  de  ministre  juge  de  la  Cour 
que  Bolivar  lui  offrait  «  afin  de  ne  pas  s'exposer  à 
des  censures,  lui  qui  avait  contracté  une  dette  de 
mauvaise  foi,  en  prononçant  des  sentences  contre 
ceux  qui  étaient  dans  le  même  cas.  » 


(1)  O'Leary  :  Oiw.  cité,  t.  VIII,  p.  273. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  181 

III 

Le  Libérateur  avait  cru,  lui  aussi,  que  le  mal 
n'était  que  dans  le  manque  d'exécution  des  lois  ou 
dans  leur  trop  grande  douceur  et,  en  1826,  il 
commença  à  dicter  des  mesures  terribles  qui  con- 
tribuèrent beaucoup  à  la  perte  de  son  prestige  chez 
un  peuple  où  la  popularité  s'obtenait  alors  en  lais- 
sant tous  les  délits  impunis.  Boves,  le  premier,  en 
avait  fait  éloquemment  la  preuve. 

De  Coro,  il  écrit  au  général  Urdaneta  :  «  Il  sem- 
ble qu'on  veuille  saccager  la  République  pour 
l'abandonner  ensuite.  Chaque  jour,  je  me  convaincs 
davantage  par  ce  que  je  vois  et  entends  dans  le 
pays  que  la  belle  organisation  républicaine  l'a 
converti  en  une  grande  Sierra-Morena.  //  n'y  a  que 
des  bandits.  C'est  une  horreur  !  Et  le  pire  de  tout 
est  que,  comme  un  martyr,  je  vais  me  battre  pour 
la  sainteté  des  lois.  »  (1). 

C'était  vrai  :  le  Venezuela  entier  vivait  de  la 
fraude  sous  toutes  ses  formes,  et  l'on  pouvait 
compter  les  employés  qui  avaient  les  mains  pures. 
Il  y  avait  des  départements,  comme  celui  de  Matu- 
rin  (qui  comprenait  les  provinces  de  Barcelona, 
Cumanâ,  Maturin  et  Margarita),  «  qui  avait  été 
ruiné  par  les  maux  de  la  paix  plus  que  par  ceux 
de  la  guerre  ;  où  une  multitude  d'employés  absorbe 
plus  de  numéraire  que  n'en  recueille  son  Trésor 
agonisant.  Une  Cour  des  Comptes  sans  comptes  à 
examiner...  Et  par  malheur,  ajoute  le  ministre 
Revenga,  le  Libérateur  n'a  pas  de  renseignements 


(1)  O'Leary  :   Oiiv.  cité,  t.  XXXI,  p.  299.  Les  mots  soulignés 
le  sont  dans  le  texte. 


182  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

qui  puissent  lui  faire  croire  que  ces  rapports  sont 
exagérés  ». 

La  sévérité  des  lois,  comme  le  montre  l'histoire 
tles  institutions  juridiques,  est  la  preuve  la  plus 
sûre  de  la  force  des  vices  qu'elles  prétendent  cor- 
riger. 

Le  décret  du  8  mars  1827  sur  les  Finances  publi- 
ques, dicté  par  le  Libérateur,  châtiait  de  la  peine 
de  mort  le  délit  de  fraude  contre  l'Etat,  «  si  petite 
que  fût  la  somme  soustraite  ». 

«  L'abîme  où  nous  sommes  se  fait  de  plus  en 
plus  profond,  disait  Bolivar  à  Pâez,  le  20  mars.  A 
Cumanâ  et  à  Barcelona  les  insurrections  conti- 
nuent. Trois  ou  quatre  cantons  de  ces  provinces  se 
sont  armés  contre  leurs  chefs.  Le  général  Rojas 
m'informe  de  tout  cela  et  me  conseille  en  même 
temps  de  prendre  des  mesures  très  énergiques  et 
très  résolues.  »  (1). 

Il  avait  commencé  à  les  prendre  sans  attendre 
ce  conseil.  A  la  rébellion  de  quelques  troupes  can- 
tonnées à  Valencia,  il  répondit  avec  son  énergie 
accoutumée  :  «  Les  individus  compris  dans  la 
rébellion  de  Valencia  seront  fusillés  sur-le-champ.  » 

Ce  soulèvement  des  troupes  provenait  de  ce  que 
les  soldats  ne  recevaient  par  leur  paye  et  qu'ils 
avaient  peur  d'être  embarqués  pour  le  Sud  de  la 
Colombie,  d'où  ils  savaient  qu'on  ne  laissait  pas 
revenir  les  officiers  de  couleur  par  crainte  des 
insurrections  constantes. 

«  Nous  sommes  dans  une  crise  affreuse,  écri- 
vait-il quelques  jours  après  ;  la  République  n'avait 


(1)  O'Leary  :  Ouu.  cité,  t.  XXXI,  p.  367. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  183 

qu'un  point  d'appui,  et  ce  point  a  été  attaqué  de 
toutes  parts,  comme  vous  le  voyez,  et  d'une  manière 
telle  que  les  troupes  de  Colombie  ont  perdu  le  res- 
pect qu'elles  avaient  pour  moi,  comme  l'ont 
montré  ces  soldats  de  Valence  sur  le  simple  soup- 
çon qu'on  voulait  les  embarquer.  »     ' 

Et  c'était  contre  ces  hommes,  dangereux  par 
leur  audace,  leur  valeur  et  leurs  tendances  qu'on 
donnait  des  ordres  de  fusillement  sans  jugement. 
Fatale  nécessité,  aussi  fatale  que  le  résultat  qu'elle 
devait  produire. 

Convaincu  qu'il  était  nécessaire  de  déployer 
«  une  énergie  cruelle  pour  fortifier  le  gouverne- 
ment »  (1),  Bolivar  ne  s'arrêtait  pas  aux  mesures 
de  répression  et  de  châtiment  si  dures  qu'elles  fus- 
sent: 

«  J'ai  donné  l'ordre  de  fusiller  tous  les  rebelles 
et  quatre  qui  sont  venus  ici  seront  fusillés  aujour- 
d'hui... Je  me  suis  montré  inexorable  en  cette  cir- 
constance. J'ai  fait  frapper  de  la  peine  de  mort 
tous  les  criminels  et  mettre  en  prison  les  débiteurs 
de  l'Etat.  »  (2). 

«  Je  suis  résolu  à  tout:  pour  délivrer  ma  patrie 
je  déclarai  la  guerre  à  mort,  me  soumettant,  par 
conséquent,  à  toute  sa  rigueur;  pour  sauver  ce 
même  pays,  je  suis  prêt  à  faire  la  guerre  aux  rebel- 
les, dussé-je  tomber  sous  leurs  coups  de  poignard. 
Je  ne  puis  abandonner  le  Venezuela  au  couteau  de 
l'anarchie  ;  je  dois  me  sacrifier  pour  empêcher  sa 
ruine.  »  (3). 


(1)  OLeary  :  Oiw.  cité,  t.  XXXI,  p.  371-372. 

(2)  iBiD.,  Id.,p.  373. 

(3)  O'Leary  :  Ouv.  cité,  t.  XXXI,  p.  365. 


184  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

Les  conséquences  de  ce  rigorisme  sont  faciles  à 
déduire  chez  un  peuple  où  la  cause  de  l'indépen- 
dance n'avait  eu  aucun  prestige,  où  la  grande  majo- 
rité était  non  seulement  illettrée,  mais  barbare, 
concevait  à  peine  une  autre  patrie  que  le  lambeau 
de  terre  où  elle  était  née,  et  ne  pouvait  avoir  d'au- 
tre idée  de  la  liberté  que  celle  d'une  licence  absolue, 
limitée  uniquement  par  la  crainte  d'un  chef.  De 
tous  côtés,  circulaient  les  bruits  les  plus  étranges, 
surtout  dans  les  llanos  où  était  générale  la  croyance 
que  Bolivar  «  embarquait  les  hommes  de  couleur 
pour  payer  aux  Anglais  la  dette  de  la  République, 
et  l'on  ajoutait  que  les  jeunes  aussi  devaient  être 
saisis  pour  cette  remise.  »  (1). 

Le  péril  était  immense  parce  que  ce  peuple  ne 
ressemblait  en  rien  aux  tribus  d'Indiens  soumis  de 
la  Nouvelle-Grenade,  de  l'Equateur  et  de  la  Boli- 
vie (2). 

«  Gens  féroces  et  paresseux,  dit  Morillo,  qui, 
même  dans  les  temps  de  paix,  avaient  erré  en 
caravanes  par  l'immense  étendue  des  plaines, 
volant    et  saccageant    les  bergeries    et  les    villages 


(1)  Ibid.,  Id.  t.  II,  p.  87.  Pâez  au  Libérateur,  Achaguas, 
31  mars  1827. 

II  est  curieux  de  voir  surgir  cette  fable  à  chaque  commotion, 
même  après  l'abolition  de  l'esclavage.  En  1859,  la  croyance  était 
générale  qu'on  allait  rétablir  l'esclavage;  «  les  pauvres  croyaient 
qu'on  voulait  les  vendre  aux  Anglais  pour  faire  du  savon  avec 
leur  chair,  et  des  manches  de  couteau,  de  canne  et  d'ombrelle 
avec  leurs  os.  V.  Laureano  Villanueva  :  Biografia  de  Zamora, 
p.  291.  —  Gil  F'oRTOUL  :  Historia  constitncional  de  Venezuela, 
t.  II,  p.  389.  —  Lisandro  Alvarado  :  Historia  de  la  Revoluciôn 
fédéral  en  Venezuela,  p.  48.  —  On  voit  comment  à  travers  toutes 
les  pseudo-transformations  constitutionnelles  le  milieu  social 
restait  le  même.  Pourquoi  ses  produits  auraient-ils  changé? 

(2)  La  différence  d'évolution  entre  ces  paj's  et  le  nôtre  est  une 
«  question  de  caste  »,  disait  Rafaël  Nûnez  —  et  de  race,  en 
outre,  comme  nous  le  verrons. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  185 

voisins  »,  ils  étaient  parvenus  au  développement 
complet  de  leurs  instinct  régressifs  en  quatorze  ans 
d'anarchie. 

Le  général  espagnol  faisait  particulièrement 
allusion  aux  llaneros;  il  faut  considérer  aussi  que, 
dans  la  masse  de  la  population  urbaine,  ce  n'est 
pas  l'Indien  réduit  qui  prédominait,  ni  le  métis 
«  au  caractère  doux  et  bon  »,  mais  le  mulâtre  à 
l'imagination  ardente,  individualiste,  niveleur, 
astucieux  et  anarchiste,  «  race  servile  et  astu- 
cieuse »,  comme  la  qualifia  l'Argentin  Sarmiento, 
dans  laquelle  il  semble  que  la  désagrégation  des 
caractères  somatiques  des  races  mères  correspon- 
drait, comme  une  conséquence  nécessaire,  à  la 
désagrégation  des  caractères  psychologiques,  relâ- 
chant les  liens  qui  doivent  les  unir  l'une  à  l'autre 
pour  produire  un  type  isolé,  sans  idées  ni  senti- 
ments collectivistes,  sans  esprit  de  sociabilité, 
confiant  toujours  dans  ses  propres  forces  pour 
aplanir  les  obstacles  qui  s'opposent  à  son  élévation. 
Terrain  admirablement  préparé  pour  recevoir  et 
faire  fructifier  violemment  les  principes  démolis- 
seurs et  niveleurs  du  jacobinisme  dominateur. 


IV 


Il  n'y  avait  plus  d'esclaves.  Dès  1812,  patriotes  et 
royalistes  avaient,  de  fait  et  de  droit,  réalisé  l'éman- 
cipation et  tout  retour  à  l'ancienne  discipline  aurait 
constitué  un  grave  péril  pour  le  parti  qui  l'aurait 
entrepris.  «  Ils  les  mettent  en  liberté  complète, 
écrivait  le  général  Morillo  critiquant  les  patriotes, 
ils  les  appellent  citoyens  et  en  font  des  capitaines. 


186  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

des  colonels  et  des  généraux  ;  ...et  quoique  le  pays 
où  ils  se  trouvent  soit  de  nouveau  occupé  par  les 
armes  du  loi,  ces  anciens  esclaves  sont  réclamés 
par  leurs  maîtres,  ou  bien  ils  se  dispersent  par  les 
champs  où  ils  augmentent  le  nombre  des  bandits. 

«  Il  n'y  a  pas  moyen  de  ramener  au  travail  des 
hommes  qui  ont  pris  goût  à  la  vie  militaire  »  parce 
qu'il  est  «  moralement  impossible  qu'un  homme 
qui  a  joui  de  la  liberté  vive  tranquille  dans  la  ser- 
vitude ;  son  calme  est  celui  des  volcans  qui  restent 
inactifs  pendant  que  se  réunissent  les  matériaux 
qui,  quelque  jour,  doivent  causer  l'explosion  la 
plus  terrifiante.   »  (1). 

Poursuivis  par  les  autorités  royalistes,  soumis 
par  la  force  au  travail  des  haciendas  ou  à  la  dure 
discipline  de  l'armée  métropolitaine,  ils  se  joi- 
gnaient aux  hommes  libres  et  s'enfuyaient  dans  les 
llanos  «  où  ils  se  réunissaient  en  petites  bandes, 
et  proclamaient  l'Indépendance  qui  était  le  mot  au 
nom  duquel  ils  pouvaient  continuer  de  voler  après 
avoir  commencé  leur  œuvre  de  ravage  en  accla- 
mant le  roi  d'Espagne. 

Les  patriotes,  de  leur  côté,  étaient  dans  l'impé- 
rieuse nécessité  de  les  accueillir  dans  leurs  rangs 
et  de  récompenser  leurs  services,  sans  même  pen- 
ser aux  conséquences,  car  pour  eux  il  n'y  avait  et 
il  ne  pouvait  y  avoir  alors  d'autres  propos  que 
celui  de  vaincre  l'ennemi,  de  réaliser  l'indépen- 
dance, de  créer  la  Patrie,  et  ces  hommes  étaient 
Vénézuéliens  comme  les  autres.  Il  y  avait  pour  les 
patriotes  un  autre  avantage  de  caractère    social    à 


(1)  Rodriguez  Villa  :  Oiiv.  cité,  t.  III. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  187 

convertir  les  esclaves  en  soldats.  En  1819,  le  Libé- 
rateur ordonne  l'enrôlement  de  cinq  mille  esclaves 
jeunes  et  robustes  pour  accroître  l'armée.  Le  vice- 
président  Santander  fit  des  observations  légales  sur 
cette  mesure  qui  arrachait  une  multitude  de  bras 
utiles  à  l'agriculture  ;  mais  le  Libérateur  la  fît  exé- 
cuter «  alléguant  qu'elle  était  hautement  propice 
au  rétablissement  de  l'égalité  civile  et  politique,  car 
elle  maintiendrait  l'équilibre  entre  les  diverses 
races  de  la  population.  La  race  blanche  était  celle 
qui  avait  supporté  le  poids  de  la  guerre  »  (1). 

L'Indépendance  étant  réalisée,  surgit,  avec  les 
préjugés  de  classe  et  la  nécessité  de  la  conserva- 
tion sociale,  le  puissant  mobile  des  intérêts  maté- 
riels ;  et,  en  même  temps  que  le  Congrès  rétablit 
en  une  certaine  manière  l'esclavage  par  la  loi  de 
manumission,  j^es  opinions  des  royalistes  concor- 
dent absolument  avec  celles  des  patriotes  clamant 
contre  le  péril  que  représentait  la  liberté  des  noirs. 

«  Bolivar,  écrivait  le  royaliste  furibond  José  Do- 
mingo Diaz,  Bolivar  dispose  de  vos  propriétés  avec 
la  libération  de  vos  esclaves  ;  il  vous  condamne  à 
la  misère  en  vous  dépouillant  de  votre  pi-incipale 
richesse  et  il  vous  prépare  des  maux  dont  il  faut 
envisager   silencieusement   la   perspective.  »    (2). 

Et  le  général  Briceiio  Méndez  disait  au  Libéra- 
teur en  1828  :  «  Les  esclaves  sont  perdus.  Ils  ne 
parlent  que  de  droits  et  ils  ont  totalement  oublié 
leurs  devoirs.  »  Et  il  opinait  pour  le  rétablissement 
de  l'ancienne  discipline  afin  de  ne    pas    favoriser 


(1)  Restrepo  :  Oiw.  cité,  t.  III,  p.  19. 

(2)  Recuerda  de  la  rebeliôn  de  Caracas,  p.  317. 


188  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

«  la  paresse,  les  vices  et  l'insubordination  de  cette 
classe  sordide  et  brutale  qui  peut  devenir  dange- 
reuse peur  nous  »  (3). 


V 


Si  jusqu'en  1824  il  n'exista  pour  Bolivar  pas 
d'autre  nécessité  primordiale  que  celle  de  l'Indé- 
pendance, la  pensée  qui  allait  prévaloir,  à  partir 
de  cette  date,  dans  l'esprit  du  grand  homme  fut 
celle  de  la  réorganisation  sociale.  Son  honnêteté  que 
ses  ennemis  même  n'ont  jamais  mise  en  doute, 
son  éducation,  sa  race,  qui  l'éloignaient  d'une  éga- 
lité qui,  pendant  de  longues  années  encore,  ne 
serait  qu'une  pure  abstraction,  —  tout  contribuait 
à  mettre  le  Libérateur  en  choc  ouvert  avec  les  faits 
émanés  du  déterminisme  historique,  et  devait  le 
condamner  nécessairement  à  la  plus  complète  impo- 
pularité. 

Alors,  on  ne  se  souvint  plus  de  sa  gloire  ;  ses 
ennemis,  anciens  royalistes  en  majorité,  en  vinrent 
à  discuter  publiquement  les  grands  bénéfices  de 
l'Indépendance  et  les  faits  sanglants  de  1814  furent 
rappelés  à  la  mémoire  du  peuple  sans  une  seule 
atténuation.  En  même  temps  que  son  prestige 
s'écroulait,  de  tous  côtés  les  éléments  réactionnai- 
res qui  devaient  produire  la  dissolution  de  la  Gran- 
de Colombie  se  regroupaient  et  exhibaient,  peut- 
être  malicieusement,  le  général  Pâez  comme  le 
représentant  légitime  du  peuple  vénézuélien,  comme 


(3)  O'Leary  :  Ouu.  cité,  t.  VII,  p.  274. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  189 

le  Chef-né  des  grandes  majorités  populaires  — 
pour  employer  le  jargon  de  nos  jacobins  — ,  comme 
l'homme  représentatif  de  son  peuple,  comme  'la 
pure  émanation  du  milieu  social  profondément 
transformé  par  la  révolution. 

De  sa  seigneurie  d'Apuré,  il  écrivait  à  Bolivar  en 
1827  :  «  Ici,  on  ne  m'a  même  pas  fait  reconnaître 
comme  commandant  général,  et  si  je  suis  obéi 
c'est  beaucoup  plus  par  habitude  que  pour  le  com- 
mandement dont  je  suis  investi.  C'est  que  les  habi- 
tants me  consultent  comme  protecteur  de  la  reli- 
gion et  me  demandent  des  curés  et  des  réparations 
des  églises  ;  comme  avocat  pour  résoudre  leurs 
procès  ;  comme  militaire  pour  réclamer  leur  dû, 
soldes  et  grades  ;  comme  chef  pour  que  j'adminis- 
tre la  justice  ;  comme  ami  pour  que  je  les  secoure 
dans  leurs  besoins  ;  les  esclaves  même  qui  jadis 
ont  été  émancipés  et  que  des  maîtres  imprudents 
réclament,  se  plaignent  à  moi  et  n'attendent  que  ma 
décision  pour  rester  dans  l'esclavage  ou  s'appeler 
libres.  »  (1). 

De  quelle  Constitution  républicaine  et  démocra- 
tique pouvaient  émaner  de  si  amples  attributions  ? 

Le  voyageur  qui  compara  Pâez  à  un  khan  de 
Tartares  ou  à  un  cheick  arabe  était  dans  le  vrai. 
Et,  en  le  comparant  à  Artigas,  il  établit  un  paral- 
lèle entre  les  peuples  de  plaines  qui  produisirent 
les  deux  grands  caudillos  (2). 


(1)  O'Leary  :  Ouv.  cité,  t.  II.  Lettre  de  Pâez  au  Libérateur, 
Achaguas,  31  mars  1827.  En  1822,  Pâez  avait  écrit  à  Saiitander  : 
«  J'ai  été  un  des  liants  représentants  accoutumés  à  œuvrer  par 
eux-mêmes...  j'ai  commandé  un  corps  d'armée  sans  autre  loi 
que  ma  volonté,  j'ai  frappé  de  la  monnaie  et  j'ai  fait  tout  ce 
qu'un  seigneur  absolu  peut  faire  dans  ses  Etats  ». 

(2)  «  Cet  lionime  qui  pouvait  jouer  sur  les  rives  de  l'Orénoque 


190  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

A  la  haute  structure  morale  de  don  Simon  Boli- 
var, cette  investiture  demi-barbare  ne  pouvait 
s'adapter. 


VI 


Mais,  heureusement  pour  le  Venezuela,  le  géné- 
ral Pâez  parvint  à  devenir  un  véritable  homme 
d'Etat,  Concept  que  trouveront  étrange  ceux  qui  se 
figurent  encore  que  la  science  de  gouverner 
s'apprend  dans  les  livres  et  ne  se  rendent  pas 
compte  des  enseignement  positifs  de  l'histoire.  On 
naît  homme  de  gouvernement  comme  on  naît  poète. 
Lorsqu'on  lit  sans  prévention  la  vie  de  Pâez,  qu'on 
se  rappelle  son  humble  origine,  son  manque  absolu 
d'instruction,  le  genre  de  guerre  qu'il  eut  à  faire 
et  où  il  se  détache  plus  comme  un  chef  de  horde 
ou  un  capitaine  de  bandouliers  que  comme  un 
militaire  dans  le  sens  habituel  du  mot,  son  rôle 
dans  le  gouvernement  régulier  du  pays,  au  milieu 
de  ce  désordre  organique,  de  cette  épouvantable 
anarchie  créée  par  la  guerre  et  accentuée  par  le 
désordre  politique  et  administratif  de  la  Grande 
Colombie,  est  digne  des  plus  grandes  louanges  et 
paraîtrait  un  fait  singulier  si  l'histoire  ne  présen- 
tait pas  de  nombreux  exemples  semblables. 

Lorsque  les  fils  de  Tancrède  de  Hauteville 
envahissent  l'Italie  méridionale  en  véritables  voleurs 


le  rôle  d'Artigas  sur  celles  de  la  Plata,  resta  fidèle  à  Bolivar 
dont  les  manières  affables  et  généreuses  l'ont  gagné.  » 

MoLLiEN   :    Voyage   dans  la   République   de   Colombie,    t.    II, 
pp.  202-207. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  191 

de  grands  chemins  et  que  Robert  Guiscar,  le  plus 
vaillant  et  le  plus  audacieux  de  tous,  se  conduit  en 
véritable  larron,  comme  dit  la  Chronique  d'Ama- 
tus  citée  par  Demolins  (1),  il  est  admirable  de  voir 
comment,  après  avoir  établi  définitivement  leur 
domination,  ils  se  transforment  en  hommes  de  gou- 
vernement, font  renaître  le  travail,  développent  la 
culture,  protègent  la  propriété,  constituent  la  hié- 
rarchie sociale  et  substituent  enfin  l'ordre  à  l'anar- 
chie. Ces  rudes  batailleurs,  dit  Lenormant,  qui  à 
leurs  débuts  ne  rougissaient  pas  d'exercer  un 
métier  de  véritables  voleurs  de  grands  chemins  et 
étaient  complètement  illettrés,  furent  ensuite  d'ad- 
mirables promoteurs  du  progrès  et  des  lumières. 
Ils  favorisèrent  avec  amour  dans  leur  cour  et  leurs 
Etats  les  arts  et  les  sciences  sans  faire  de  distinc- 
tion entre  catholiques,  grecs  et  musulmans,  et  se 
convertirent  eux-mêmes  en  hommes  cultivés, 
recherchant  le  talent,  récompensant  le  mérite  et 
la  capacité  dans  tous  les  milieux,  dans  toutes  les 
races,  dans  toutes  les  religions  où  ils  se  manifes- 
taient. »  (2). 

Dans  notre  Amérique,  l'éminent  publiciste  argen- 
tin Alberdi  écrivait,  en  1852,  au  sujet  de  son  pays, 
dans  ses  célèbres  Bases  de  la  Constitution  :  «  Ceux 
qui,  auparavant,  étaient  repoussés  avec  le  surnom 
de  caciques  sont  aujourd'hui  acceptés  au  sein  de 
la  société  dont  ils  se  sont  rendus  dignes  en  acqué- 
rant les  habitudes  les  plus  polies,  les  sentiments 
les  plus  civilisés.  Ces  chefs,  jadis  rudes  et  sauvages. 


(1)  Les  grandes  routes  des  peuples,  t.  II,  p.  321 , 

(2)  La  Grande  Grèce,  t.  II. 


192  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

ont  cultivé  leur  esprit  et  leur  caractère  à  l'école  du 
commandement  où,  souvent,  les  hommes  inférieurs 
s'ennoblissent  et  s'illustrent.  Gouverner  dix  ans, 
c'est  faire  un  cours  de  politique  et  d'administra- 
tion. » 

Rien  de  plus  juste,  dit  Proal,  que  le  régime  dans 
lequel  tous  les  citoyens  peuvent,  par  le  mérite,  le 
travail  et  le  patriotisme,  parvenir  aux  plus  hautes 
situations.  Mais  il  est  certain  que  les  meilleurs 
ministres  et  les  meilleurs  présidents  n'ont  pas  tou- 
jours été  des  lettrés  et  encore  moins  des  orateurs. 
Aux  Etats-Unis  on  a  vu  ce  phénomène  que  des 
anciens  ouvriers  sont  devenus  des  hommes  d'Etat 
éminents.  Franklin  avait  été  imprimeur,  Lincoln, 
boucher,  Horace  Mann,  laboureur,  Johnson,  tail- 
leur et  Grant,  tanneur,  comme  Félix  Faure.  Les 
peuples  de  race  latine  qui  aiment  si  passionnément 
l'éloquence  se  figurent  que,  seul,  le  don  de  la 
parole  confère  toutes  les  compétences  et  particu- 
lièrement le  don  de  gouverner.  D'où  le  nombre  tou- 
jours croissant  des  orateurs  de  profession,  des 
avocats  et  des  professeurs  qui  remplissent  les  assem- 
blées, bien  que  l'histoire  de  tous  les  peuples  civi- 
lisés montre  que  ce  sont  les  industriels  et  les  com- 
merçants, les  ingénieurs,  les  agriculteurs,  les  an- 
ciens administrateurs  qui,  plus  que  les  brillants 
orateurs,  ont  produit  les  politiques  les  plus  avisés, 
les  gouvernants  les  plus  aptes  ;  car,  en  règle  géné- 
rale, les  orateurs  ne  sont  que  des  artistes  dont  on 
peut  dire  :  verba  et  voces,  prœtereaque  nihil.  Beau- 
coup d'orateurs  éprouvent  le  besoin  de  parler 
comme  les  chanteurs  celui  de  chanter  et  les  musi- 
ciens celui  de  jouer  de  leur  instrument,  sans  pren- 
dre garde  aux  conséquences  de  leurs  paroles,  ni  à 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  193 

la  précision  de  leurs  idées,  ni  à  l'exactitude  de 
leurs  affirmations.  Virtuoses  de  la  parole,  ils  aiment 
la  tribune  comme  un  musicien  aime  son  violon 
pour  le  seul  plaisir  de  lui  arracher  de  beaux 
accords.  Le  don  de  la  parole  ne  peut  être  considéré 
comme  un  signe  inéquivoque  de  mérite  ;  il  ^'im- 
plique pas  ce  qui  importe  le  plus  en  un  homme  de 
gouvernement  :  un  jugement  droit  et  l'expérience 
des  hommes  et  des  choses  ;  on  peut  très  bien  par- 
ler de  tout,  soutenir  avec  succès  les  thèses  les  plus 
contradictoires,  et  manquer  en  même  temps  des 
qualités  les  plus  élémentaires  d'un  bon  gouver- 
nant (1). 

Le  général  José  Antonio  Pâez  qui  savait  à  peine 
lire  en  1818  et  «  jusqu'à  l'arrivée  des  Anglais  dans 
les  llanos,  ne  connaissait  pas  l'usage  de  la  four- 
chette et  du  couteau  tant  son  éducation  antérieure 
avait  été  grossière  et  inculte  »,  à  peine  eut-il  com- 
mencé de  fréquenter  les  officiers  de  la  Légion  bri- 
tannique qu'il  les  imita  dans  leurs  façons  d'agir, 
leurs  habitudes,  leurs  vêtements  et  se  conduisit  en 
tout  comme  eux  autant  que  les  coutumes  de  sa  pre- 
mière éducation  le  lui  permettaient  (2).  Et  ce  rude 
îlanero,  placé  à  la  tête  du  mouvement  séparatiste 
du  Venezuela,  avec  les  faibles  éléments  de  culture 
sauvés  de  la  guerre,  et  ceux,  peu  nombreux,  qui 
revenaient  de  l'émigration,  eut  le  talent,  le  patrio- 
tisme et  l'élévation  de  caractère  suffisants  non  pour 
«  se  soumettre  à  la  Constitution  »,  comme  ont  dit 
ses  idolâtres,  car  son  pouvoir  fut  toujours  le  même. 


d)  Proal  :  La  criminalité  politique. 

(2)  Citation  que  Pâez  lui-même  fait  dans  son  Autobiographie 
d'un  livre  écrit  par  un  officier  de  la  Légion  britannique. 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    A3IÉRIQUE.  J3 


194  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EX   AMÉRIQUE 

mais  pour  favoriser  par  son  autorité  absolue  l'éta- 
blissement d'un  gouvernement  régulier  qui  fut, 
pour  cette  époque,  le  plus  ordonné,  le  plus  civili- 
sateur et  celui  qui  jouit  du  plus  grand  crédit  dans 
l'Amérique  récemment  émancipée.  Et,  instinctive- 
ment, donnant  ainsi  les  plus  solides  fondements  à 
sa  prépondérance  politique,  il  parvint  à  être  le  plus 
riche  propriétaire  foncier  du  pays,  comme  s'il  eût 
deviné  ce  célèbre  aphorisme  de  John  Adams,  un 
des  fondateurs  des  Etats-Unis,  dont  la  vérité  est 
prouvée  jusqu'à  la  satiété  par  l'histoire  de  tous  les 
peuples  :  «  Ceux  qui  possèdent  la  terre  tiennent 
en  main  les  destinées  des  nations.  »  (1). 

Il  faut,  en  outre,  tenir  compte  de  ce  que  l'in- 
fluence de  Bolivar  dut  être  puissante  sur  la  men- 
talité des  caudillos.  Le  respectant,  l'admirant  ou, 
plutôt,  éblouis  par  son  génie  et  par  l'idéal  gran- 
diose de  l'Indépendance,  ils  s'accoutumèrent  de 
bonne  heure  à  regarder  avec  une  certaine  considé- 
ration les  hommes  qui  leur  étaient  intellectuelle- 
ment supérieurs.  O'Leary  observa  ce  trait  caracté- 
ristique chez  le  général   Pâez  :    «  En  présence   de 


(1)  Cité  par  Loria  :  Les  bases  économiques  de  la  Constitution 
sociale,  p.  370,  où  le  célèbre  sociologue  étudie  longuement  les 
relations  de  la  propriété  avec  la  constitution  politique  des 
peuples.  «  Un  fait  véritablement  caractéristique,  dit-il,  c'est 
que  ces  vérités  évidentes,  ignorées  des  économistes  modernes, 
furent  parfaitement  comprises  par  plusieurs  écrivains  des 
siècles  passés.  C'est,  en  effet,  en  1656  que  l'Anglais  James 
Harrington  expose,  pour  la  première  fois,  la  théorie  qui  repré- 
sente la  constitution  politique  comme  un  produit  des  rapports 
économiques...  «  La  propriété  monétaire,  aCRrma-t-il,  n'a  pas 
d'importance  relativement  à  la  constitution  politique,  excepté 
dans  les  villes  qui  n'ont  point  ou  qui  n'ont  que  peu  de  territoire. 
Mais  la  propriété  foncière,  suivant  le  mode  de  sa  répartition, 
détermine  l'équilibre  politique  et  produit  un  gouvernement  de 
nature  analogue.  »  P,  367. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  195 

personnes  qu'il  supposait  instruites,  il  était  silen- 
cieux et  même  timide,  il  s'abstenait  de  prendre 
part  aux  conversations  ou  de  faire  des  observa- 
tions. »  (1). 

On  ne  peut  dire,  par  conséquent,  de  nos  caudil- 
los,  ce  qu'Ayarragaray  fait  remarquer  des  Argen- 
tins «  plus  disposés  à  l'émeute  qu'aux  occupations 
sédentaires  et  techniques  que  réclame  un  gouver- 
nement régulier  ;  toute  initiative  ou  personnalisme 
intellectuel  disparaît  sous  le  cacique  politique  qui 
«xerce  un  pouvoir  indisputé  ».  L'organisation 
de  la  République  du  Venezuela  en  1830  est  la  preuve 
la  plus  éloquente  de  ce  que,  sous  l'autorité  du  géné- 
ral Pâez,  les  hommes  intellectuels  de  l'époque, 
quelles  qu'eussent  été  leurs  opinions  antérieures, 
eurent  la  liberté  absolue  de  prendre  des  initiati- 
ves :  «  Par  instinct  plus  que  par  réflexion,  comme 
l'observe  très  justement  Gil  Fortoul,  il  tendait  à 
jouer  le  rôle  de  certains  rois  constitutionnels,  pré- 
férant seulement  les  fonctions  d'apparat,  tant  que 
ne  surgissait  pas  quelque  grand  conflit  national,  et 
laissait  à  ses  ministres  la  tâ'che  quotidienne  de 
gouverner.  » 

Si  le  progrès  ne  fut  pas  plus  grand,  si,  dès  cette 
époque,  on  ne  jeta  pas  les  bases  d'un  développe- 
ment économique  qui  eût  réparé,  en  quelques 
années,  les  ravages  affreux  de  la  guerre  et  préparé 
le  pays  pour  l'immigration  européenne,  comme 
l'avait  pensé  le  Libérateur,  ce  ne  fut  pas  la  faute 
du  Caudillo  qui  eut  toujours  le  mérite  de  laisser 
faire  les  classes  dirigeantes  ;  la  cause  en  est  le  man- 


(1)  Ouv.  cité.  t.  I,  p.  441. 


196  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

que  de  vraie  culture,  de  sens  pratique  et  de  sens 
historique  qui  caractérisa  tous  les  hommes  de  ce 
temps,  et  la  croyance  qui,  malheureusement,  per- 
siste encore  dans  les  milieux  intellectuels,  que  la 
solution  de  tous  les  problèmes  sociaux,  politiques 
et  économiques  consistait  dans  la  pratique  de  prin- 
cipes abstraits  que  la  plupart  de  ces  hommes  con- 
naissaient par  les  doctrines  fragmentaires  des 
encyclopédistes  et  des  jacobins  français.  Tous,  goths 
et  libéraux,  cherchaient  le  remède  de  nos  maux 
profonds  dans  la  liberté  du  suffrage,  dans  la  liberté 
de  la  presse  et  surtout  dans  l'alternance  du  pou- 
voir suprême  sans  s'arrêter  à  cette  pensée  que  le 
pouvoir  exercé  alors  par  le  général  Pâez  dans  la 
République,  comme  celui  des  caudillos  régionaux, 
était  intransmissible  parce  qu'il  était  essentielle- 
ment personnel  ;  il  n'émanait  d'aucune  doctrine 
politique  et  d'aucun  principe  constitutionnel,  parce 
que  ses  racines  s'enfonçaient  dans  les  instincts 
politiques  les  plus  profonds  de  nos  masses  colo- 
nisatrices, engendrés  par  l'hérédité  et  par  le 
milieu  et  amalgamés  dans  le  creuset  brûlant  de  la 
Révolution. 


LES 

PRINCIPES  CONSTITUTIONNELS 
DU  LIBÉRATEUR 

La  loi  bolivarienne  (^> 
I 

L'éminent  professeur  de  Droit  constitutionnel  a 
été  très  intéressant,  comme  toujours,  dans  sa  confé- 
rence de  jeudi  dernier.  Il  était  impossible  que  celui 
qui  a  écrit  l'Histoire  constitutionnelle  du  Venezuela 
réduisît  son  enseignement  à  un  simple  commen- 
taire de  principes  généraux  et  abstraits  sur  lesquels 
existe  une  bibliographie  aussi  étendue  que  connue. 
Comme  sociologue,  le  docteur  Gil  Fortoul  sait  que 
les  constitutions  ne  sont  pas  des  oeuvres  artificielles, 
qu'elles  se  font  elles-mêmes  parce  qu'elles  ne  sont 


(1)  Cette  étude  fut  inspirée  à  l'auteur  par  une  conférence  faite 
à  l'Ecole  des  Sciences  politiques  de  Caracas  par  le  docteur  José 
Gil  Fortoul,  professeur  de  Droit  constitutionnel,  et  fut  publiée 
en  grande  partie  dans  le  Nuevo  Diario,  27  octobre  1917. 


198  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

que  des  expressions  de  l'instinct  politique  de  cha- 
que peuple  à  un  moment  donné  de  son  évolution  ; 
et  que,  par-dessus  les  préceptes  écrits,  existe  un 
droit  coutumier  qui  s'impose  fatalement  en  dépit 
des  idéologues  fabricants  de  constitutions,  définiti- 
vement condamnés  par  la  science  positive. 

Avec  de  telles  convictions,  il  était  naturel  que 
M.  Gil  Fortoul  commençât  par  commenter  l'unique 
constitutionnaliste,  l'unique  homme  d'Etat  origi- 
nal et  génial  qu'ait  produit  l'Amérique  espagnole  : 
le  Libérateur  Simon  Bolivar.  Emancipé  des  préju- 
gés de  son  époque,  alors  que  les  disciples  de  Rous- 
seau et  de  Mably  croyaient  «  qu'on  fait  un  peu- 
ple comme  on  fabrique  une  serrure  »,  et  que  «  les 
sociétés  sont  dans  les  mains  du  législateur  comme 
l'argile  dans  celles  du  potier  »,  Bolivar  révéla,  dès 
son  célèbre  manifeste  de  Carthagène-des-Indes  en 
1812,  le  plus  profond  dédain  pour  ces  législateurs  qui 
«  au  lieu  de  consulter  les  codes  qui  pourraient  leur 
enseigner  la  science  pratique  du  gouvernement, 
suivaient  les  maximes  des  bons  visionnaires  qui, 
imaginant  des  républiques  aériennes,  essayaient 
d'atteindre  la  perfection  politique  en  présupposant 
la  perfectibilité  du  genre  humain  ».  Son  intuition 
géniale  lui  fît  voir,  dès  lors,  «  que  l'excellence  d'un 
gouvernement  ne  consiste  pas  dans  sa  théorie,  ni 
dans  son  mécanisme,  mais  dans  le  fait  qu'il  est 
approprié  à  la  nature  et  au  caractère  de  la  nation 
pour  laquelle  il  est  institué.  Le  système  de  gouver- 
nement le  plus  parfait  est  celui  qui  produit  la  plus 
grande  somme  de  félicité  possible,  la  plus  grande 
somme  de  sécurité  sociale  et  la  plus  grande  somme 
de  stabilité  politique  ».  Et  il  ne  parlait  pas  de 
caractère  national,  concept  presque   complètement 


CÉSÂRISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  199 

inconnu  alors  ;  c'eût  été  seulement  faire  une  phrase. 
Lorsque,  à  Angostura,  il  recommandait  aux  légis- 
lateurs d'étudier  la  conception  ethnique  de  notre 
peuple,  il  opinait,  comme  l'a  très  bien  montré  le 
docteur  Gil  Fortoul,  exactement  comme  pourrait  le 
faire  aujourd'hui  l'un  des  grands  sociologues  qui 
considèrent  les  lois  de  l'hérédité  comme  un  facteur 
de  la  plus  grande  importance  dans  la  constitution 
et  le  développement  des  sociétés  et,  par  conséquent, 
dans  les  instincts  politiques  qui  servent  de  base  aux 
institutions  effectives. 

S'il  est  vrai  que  ce  fut  Aristote  qui,  le  premier, 
considéra  le  gouvernement  comme  «  une  œuvre  de 
la  nature,  ou  comme  la  résultante  de  l'accroisse- 
ment naturel  de  la  société  »,  cette  idée  avait  été 
complément  oubliée  ;  et  c'est  maintenant,  dans 
ces  derniers  temps,  après  tout  un  siècle  de  sophis- 
mes  inspirés  de  la  théorie  si  funestement  inter- 
prétée du  Contrat  social,  que  l'opinion  d'Aristote 
a,  de  nouveau,  prévalu  en  une  base  scientifique 
positive.  C'est  pourquoi  il  admire  la  précision  avec 
laquelle  le  Libérateur,  au  début  du  xix*  siècle,  a 
parlé  de  l'influence  que  nécessairement  devaient 
avoir,  sur  la  Constitution  du  Venezuela,  la  race,  le 
climat,  le  milieu  physique  et  tellurien,  la  situation 
géographique,  l'étendue  territoriale,  le  genre  de  vie 
et,  comme  compléments  de  ces  facteurs  primor- 
diaux, la  religion,  les  inclinations  (instincts  et  ten- 
dances), la  densité  de  la  population,  les  coutumes, 
et  tous  les  traits  spéciaux  qui  agissent  d'une 
manière  en  quelque  sorte  automatique  sur  l'exis- 
tence et  le  destin  des  nations. 

Lorsque  nos  sophistes  —  qui,  malheureusement, 
ont    abondé    à    toutes    les    époques    de    l'existence 


200  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

nationale  —  acceptant  la  théorie  de  l'homme  abs- 
trait croyaient  qu'en  brisant  les  liens  politiques 
avec  l'Espagne,  on  brisait  aussi  les  liens  psycholo- 
giques héréditaires  et  qu'en  décrétant  l'égalité  poli- 
tique et  civile  on  détruisait  les  préjugés  de  caste, 
fondement  séculaire  de  la  hiérarchie  coloniale,  le 
Libérateur  conseillait  aux  constituants  d'Angos- 
tura  d'avoir  présent  à  l'esprit  que  «  notre  peuple 
n'est  pas  l'Européen  ni  l'Américain  du  Nord,  que 
c'est  plutôt  un  composé  d'Afrique  et  d'Amérique 
qu'une  émanation  de  l'Europe,  car  l'Espagne 
même  cesse  d'être  européenne  par  son  sang  afri- 
cain, par  ses  institutions  et  par  son  caractère.  » 
(Ce  n'est  que  de  nombreuses  années  après  qu'on  a 
dit  que  l'Afrique  commence  aux  Pyrénées  et  que 
de  grands  penseurs  comme  Joaquin  Costa  ont 
parlé  de  l'européanisation  de  l'Espagne).  Comment 
pouvions-nous  rompre  avec  ce  passé  au  sein  duquel 
avait  été  engendrée  notre  nationalité  naissante  ? 
Ces  idées  de  Bolivar  paraissent  avoir  inspiré  quel- 
ques écrivains  modernes,  Crâne  et  Moses  entre 
autres,  lorsqu'ils  formulent  la  théorie  de  l'influence 
héréditaire  sur  la  forme  des  institutions  politiques: 
«  La  longue  soumission  d'un  peuple  à  un  ordre 
politique  déterminé,  quel  qu'il  soit,  engendre  des 
coutumes  et  une  manière  d'agir  qui  devient  une 
espèce  d'instinct  politique  lequel  contribue  puis- 
samment à  déterminer  la  forme  des  institutions  et 
la  direction  des  progrès  politiques.  »  C'est  pour- 
quoi le  Libérateur  demandait  qu'on  dictât  «  un 
code  de  lois  vénézuéliennes  ».  Nous  l'attendons 
encore,  afiBrme  le  docteur  Gil  Fortoul.  Et  ce  retard 
s'explique  parce  que  nos  constitutionnalistes  n'ont 
été  à  toutes  les  époques  que  des  copistes,  avec  plus 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  201 

OU  moins  de  talent,  qui,  manquant  de  sens  prati- 
que et  de  sens  historique,  n'ont  fait  au  Venezuela, 
comme  dans  toute  l'Amérique,  du  Mexique  à  l'Ar- 
gentine, que  jouer  le  rôle  du  gardien  d'hôpital  de 
fous  dont  parle  Bolivar  dans  cet  admirable  apolo- 
gue: «  Je  considère  le  Nouveau-Monde,  disait-il 
en  1828,  comme  un  hémisphère  qui  est  devenu  fou, 
dont  les  habitants  sont  attaqués  de  frénésie  et  au 
milieu  duquel,  pour  contenir  cette  flottaison  de 
délires,  on  met  un  gardien  avec  un  livre  à  la  main 
pour  leur  faire  entendre  leur  devoir.  » 


II 


En  aucun  des  éléments  qui  composaient  notre 
société  politique,  Bolivar  ne  trouvait  les  instincts 
qui  auraient  pu  induire  consciemment  les  législa- 
teurs à  adopter  certains  principes  républicains  qui 
jusqu'alors  —  à  l'exception  des  Etats-Unis  — 
étaient  purement  théoriques.  Pour  cette  raison,  il 
voulut  dès  les  premiers  moments  que  fût  établi  un 
gouvernement  stable  afin  qu'il  y  eût  «  le  moins  de 
frottement  possible  entre  la  volonté  générale  et  le 
pouvoir  légitime  ».  D'où,  comme  une  nécessité 
impérieuse,  l'institution  du  président  «  bolivarien  » 
qui  a  été  réalisée  dans  l'Amérique  espagnole  en 
dépit  de  toutes  les  Constitutions  qui  ont  établi  le 
principe  contraire;  car,  conformément  aux  lois  du 
déterminisme  sociologique,  ni  dans  l'Espagnol,  ni 
dans  l'indigène,  quel  que  fût  son  degré  de  civilisa- 
tion à  l'arrivée  des  conquistadors,  ni  dans  l'Afri- 
cain ne  se  trouvaient  les  instincts  politiques  qui 
déterminent  l'alternance  du  pouvoir  suprême. 


202  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

Le  principe  bolivarien  a  été,  dans  toute  l'Améri- 
que espagnole,  un  canon  invariable  de  la  Constitu- 
tion effective.  Le  président  «  bolivarien  »  s'est 
imposé  malgré  les  idéologues  dont  l'œuvre  a  tou- 
jours été  funeste  pour  la  tranquillité,  la  prospérité 
et  l'évolution  nationaliste  et  civilisée  de  ces  peu- 
ples. C'est  pour  cela  que  l'Argentin  Alberti  disait, 
peu  après  la  chute  de  Rosas:  «  Dans  l'Amérique 
du  Sud,  on  rencontre  le  talent  à  chaque  pas  ;  ce 
qu'on  y  rencontre  le  moins  est  ce  qu'on  appelle 
improprement  sens  commun,  bon  sens  ou  juge- 
ment droit.  Il  n'est  pas  paradoxal  de  soutenir  que 
le  talent  a  désorganisé  la  République  Argentine.  La 
présomption  de  nos  demi-savants  a  occasionné  plus 
de  maux  au  pays  que  le  manque  d'instruction  de 
nos  caudillos...  Le  simple  bon  sens  de  nos  hommes 
pratiques  est  une  meilleure  règle  de  gouverne- 
ment que  les  pédantesques  réminiscences  de  la 
Grèce  et  de  Rome.  Il  faut  fuir  les  gouvernants  qui 
décrètent  beaucoup,  comme  les  médecins  qui  pro- 
diguent les  recettes.  La  meilleure  administration, 
comme  la  meilleure  médecine,  est  celle  qui  laisse 
opérer  la  nature.  Il  convient  de  distinguer  les 
talents  d'après  leurs  spécialités  et  leurs  aptitudes 
lorsqu'il  s'agit  de  leur  confier  des  emplois  publics. 
Un  homme  qui  a  beaucoup  de  talent  pour  écrire 
des  feuilletons  peut  n'en  avoir  aucun  pour  admi- 
nistrer les  affaires  de  l'Etat.  Comprendre  et  expo- 
ser par  la  parole  ou  le  style  une  théorie  de  gouver- 
nement n'est  pas  une  attribution  de  l'écrivain  de 
talent.  Gouverner  d'après  cette  théorie  est,  commu- 
nément, un  don  instinctif  qui  peut  exister,  et 
existe  souvent,  chez  des  hommes  sans  instruction 
spéciale  ». 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  203 

Les  idéologues  de  toute  l'Amérique,  préconisant 
la  panacée  des  Constitutions  écrites,  ont  contrarié 
l'œuvre  de  la  nature  ;  et  considérant  comme  un 
crime  de  lèse-démocratie  tout  ce  qui  ne  s'accorde 
pas  avec  les  dogmes  abstraits  des  jacobins  théori- 
ciens du  droit  politique,  ils  nous  ont  éloigné  pour 
longtemps  de  la  possibilité  d'accorder  les  préceptes 
écrits  avec  les  réalités  de  gouvernement,  en  éta- 
blissant cette  constante  et  fatale  disparité  entre  la 
loi  et  le  fait,  entre  la  théorie  et  la  réalité,  entre  la 
forme  importée  de  l'étranger  et  les  modalités  pra- 
tiques de  notre  droit  politique  coutumier,  en  un 
mot  entre  la  Constitution  écrite  et  la  Constitution 
effective. 

Au  Venezuela,  comme  dans  toute  l'Amérique 
espagnole,  la  Loi  bolivarienne  traduite  en  préceptes 
est  la  seule  qui  aurait  pu  assurer  la  stabilité  poli- 
tique, le  développement  social  et  économique  et  la 
consolidation  du  sentiment  national,  si  les  idéolo- 
gues ne  lui  avaient  opposé  systématiquement  les 
principes  anarchiques  qui  ont  légitimé  en  une  cer- 
taine manière  les  ambitions  des  uns,  les  impulsions 
désordonnées  des  autres  et  fourni  des  drapeaux  aux 
révolutions.  Pourtant,  cette  loi,  comme  nous 
l'avons  dit.  s'est  accomplie  dans  presque  tous  ces 
pays  et,  à  l'exemple  du  Mexique  sous  Porfîrio  Diaz 
signalé  par  le  docteur  Gil  Fortoul,  nous  pouvons 
ajouter  celui  de  la  République  Argentine  où,  après 
la  chute  de  Rosas,  continua  de  prédominer,  pen- 
dant de  longues  années,  le  régime  que  les  écrivains 
de  ce  pays  appellent  la  «  caudillocratie  »,  jusqu'au 
général  Julio  Roca  considéré  à  cause  de  ses 
conditions  d'homme  d'Etat  en  un  milieu  profon- 
idément  modifié  par  le  développement  économique 


204  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

et  rimmigration  européenne,  comme  une  super- 
structure du  caiidillo  primitif;  «  durant  trente  ans 
il  fut  le  grand  pontife  de  la  politique  nationale, 
établissant  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'uniperson- 
nalisme  présidentiel  et  qui,  dans  le  langage  cou- 
rant, reçut  le  nom  à'unicato  »  et  mettant  en  prati- 
que la  Loi  bolivarienne  au  point  de  nommer  son 
successeur,  en  faisant  toujours  triompher  le  can- 
didat officiel  ;  c'est  ce  que  les  Argentins  ont 
dénommé  postérités  présidentielles.  Cette  méthode 

—  dit  l'écrivain  à  qui  nous  empruntons  ces  détails 

—  a  pour  but  la  consolidation  de  l'unipersonna- 
lisme  pour  un  temps  indéterminé. 

En  Colombie,  dont  la  constitution  géographique 
n'a  pas  été  propice  au  caudillisme  (1)  et  où  le  germe 
îhéocratique  du  conquistador  espagnol  fructifia  et 
se  perpétua  en  se  mêlant  à  la  théocratie  indigène 
qu'avait  engendrée  la  montagne,  l'anarchie  établie 
en  système  par  les  fédéralistes  de  Rio  Negro,  les 
plus  idéalistes  de  toute  l'Amérique,  ne  fut  arrêtée 
dans    son  œuvre    de  désagrégation    que  lorsque    la 


(1)  Le  postulat  qu'en  Amérique  espagnole  le  caudillisme 
surgit  entre  les  pieds  des  chevaux  est  un  axiome  de  sociologie 
basé  sur  l'influence  du  milieu  géographique  :  «  L'influence  du 
cheval  a  été  telle  que  dans  les  pays  o£i  il  ne  se  trouve  pas  en 
abondance,  comme  la  Bolivie  et  l'Equateur  (et  la  Nouvelle- 
Grenade)  les  tribus  d'Indiens  conservent  leur  caractère  sécu- 
laire. »  Sarmiexto  :  Conflicto  y  armonia  de  las  razas  de  America. 
Acevedo  DiAZ  :  Los  Niiestros.  Où  il  y  a  des  chevaux  et  des 
plaines,  il  y  eut  des  caudillos.  C'est  pourquoi  nous  avons 
affirmé  que  si  les  plaines  de  Casanare  avaient  compris  les  trois 
quarts  du  territoire  de  la  Colombie  actuelle  et  si  Bogota  avait 
été,  comme  Buenos  Aires  et  Caracas,  accessible  à  l'invasion  des 
hordes  de  gauchos  et  de  Uaneros,  l'évolution  de  ce  pajs  aurait 
été  toutedifférente;  et  au  lieudugénéralSantander.hommelettré, 
qui  avait  abandonné  la  carrière  sacerdotale  pour  entrer  dans 
l'armée  patriote,  un  autre  Pâez  aurait  été  l'homme  le  plus 
représentatif  de  la  Nouvelle-Grenade  au  moment  de  la  disloca- 
tion de  la  Grande  Colombie. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN  AMÉRIQUE  205 

Loi  bolivarienne  fut  mise  en  pratique  par  l'éminent 
Rafaël  Nùiïez,  politique  spencerien,  qui,  comme 
Julio  Roca,  tint,  pendant  de  longues  années,  le 
rôle  de  grand  pontife  de  la  politique  nationale  et, 
quoique  éloigné,  en  apparence,  de  la  présidence  de 
la  République,  dirigeait  le  gouvernement  de  sa 
retraite  de  Cabrero. 

Devant  la  désagrégation  localiste,  devant  le 
«  paroissialisme  »  anarchique  sanctionné  par  la 
Constitution  de  Rio  Negro  qui,  au  bout  de  vingt- 
sept  ans,  avait  presque  dissout  l'organisme  natio- 
nal, un  politique  positiviste  comme  Nùnez  vit  clai- 
rement que  l'unique  tète  visible  de  l'unité  colom- 
bienne était  alors  l'archevêque  de  Bogota  parce  que 
là  où  n'arrivaient  pas  les  ordres  du  gouvernement 
national  parvenaient  ceux  du  prélat  ;  et,  ne 
croyant  pas  ou  croyant  peu  à  l'influence  divine, 
il  crut  aveuglément  à  celle  de  l'Eglise  catholique  et 
il  s'allia  à  elle  pour  rétablir  dans  sa  patrie  la 
stabilité  politique  et  la  tranquillité  sociale  en 
s'appuyant  sur  l'immense  majorité  du  peuple 
composé  d'Indiens  et  de  métis  sédentaires.  Et  alors 
on  vit  avec  quelle  force  se  perpétuent  les  instincts 
politiques  des  peuples  déterminant  la  forme  effec- 
tive et  pratique  de  leurs  institutions.  Les  Conquis- 
ladors  espagnols  trouvèrent  la  race  indigène  qui 
habitait  la  plus  grande  partie  du  territoire  de  l'ac- 
tuelle République  de  Colombie,  dans  une  étape 
avancée  de  développement  social;  ce  peuple  déjà 
sédentaire  et  agricole,  possédait  toutes  les  coutu- 
mes qu'engendre  la  montagne,  il  était  soumis  à  un 
gouvernement  régulier  dans  lequel  le  Zaque,  chef 
séculier  de  Cundinamarca  partageait  le  pouvoir  avec 
le  Grand-Prêtre  d'Iraca,  nommé  Lama,   et,   à  tra- 


206  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

vers  toutes  les  modifications  imposées  par  le 
régime  colonial  et  toutes  les  illusoires  influences 
du  républicanisme  et  du  jacobinisme  qu'apporta 
avec  elle  la  révolution  de  l'Indépendance,  c'est 
l'union  du  chef  séculier  et  du  chef  sacerdotal,  du 
Zaque  et  du  Lama,  représentés  en  plein  xix*  siècle 
par  le  docteur  Nùiiez  et  l'archevêque  Paiil,  qui 
vient  reconstituer  l'organisme  de  la  Nation,  domi- 
ner l'anarchie,  établir  l'ordre  et  s'imposer  par-des- 
sus toutes  les  idéologies  constitutionnalistes.  Et  il 
n'y  a  pas  eu  dans  notre  Amérique  un  seul  gouver- 
nant ni  un  seul  caudillo  qui  ait  été  l'objet  de  dithy- 
rambes plus  exagérés,  «  ses  amis  poussèrent  la 
passion  jusqu'à  le  déifier:  «  Jeûnez  est  comme  Dieu, 
il  crée  tout,  chantait  un  barde  »,  et  le  docteur 
Miguel  Antonio  Caro,  «  la  plus  haute  vertu  et 
l'homme  le  plus  cultivé  de  Colombie,  proclama 
l'infaillibilité  absolue  de  Nùiïez  en  affirmant  qu'il 
ne  s'était  jamais  trompé  »  (1),  ce  qui  démontre 
combien  les  instincts  théocratiques  du  peuple 
colombien  influent  même  sur  les  esprits  les  plus 
élevés.  , 

En  Uruguay,  au  Paraguay,  à  l'Equateur,  dans 
toutes  ou  presque  toutes  les  Républiques  hispano- 
américaines,  l'ordre  social,  la  stabilité  du  gouverne- 
ment, le  progrès  et  la  prospérité  économique  n'ont 
été  efl"ectifs  que  lorsque,  pendant  de  longues 
années,  le  pouvoir  a  été  entre  les  mains  d'un 
homme  prestigieux,  conscient  des  nécessités  de  son 
peuple,  fondant  la  paix  sur  l'assentiment  général 
et  soutenu  par  la  volonté  de  la  majorité  en  dépit 


(1)  Carlos  E.  Restrepo  :  Orientaciôn  republicana. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  207 

du  principe  alternatif  (1).  Et  ce  fait  liistorique  a 
été  plus  clair  et  plus  précis  dans  les  Républiques 
où  les  masses  populaires  sont  parvenues  à  avoir, 
depuis  la  guerre  de  l'Emancipation,  une  ingérence 
absolue  dans  les  affaires  publiques  par  l'intermé- 
diaire de  leurs  hommes  représentatifs,  car  dans  ces 
pays  ce  ne  sont  pas,  comme  dans  les  autres,  des 
oligarchies,  influencées  par  les  idées  importées,  qui 
représentent  l'instinct  politique  des  peuples. 

Au  Pérou,  le  général  Ramôn  Castiîla,  que 
F.  Garcia  Calderôn  compare  à  Pâez,  surgi,  comme 
notre  grand  caudillo,  des  immenses  plaines, 
nomade  et  chef  de  légions,  qui,  plus  qu'à  son  héré- 
dité indigène  et  asturienne,  dut  au  milieu  où  il 
passa  sa  jeunesse  la  résistance  et  l'astuce  qui  réle- 
vèrent au-dessus  de  tous  les  caiidillos  provinciaux, 
fut,  durant  vingt  ans,  «  l'énergique  directeur  de  la 
vie  nationale  »  malgré  tous  ceux  qui,  prenant  pour 
prétexte  la  Constitution  bolivarienne,  protestèrent 
contre  le  héros  vénézuélien  auquel  ils  devaient  l'in- 
dépendance. Sans  grande  culture,  il  paraissait  ins- 
truit à  force  d'être  astucieux.  Il  connaissait  par 
intuition  la  valeur  des  hommes  et  la  manière  de  les 
gouverner,  il  possédait  au  plus  haut  degré  le  don 
du  commandement.  Simple  dans  ses  idées,  conser- 
vateur dans  l'ordre  politique,  il  respectait  le  prin- 
cipe d'autorité.  Comme  Bolivar  et  San  Martin,  il 
haïssait  l'anarchie  et,  au  milieu  du  tumulte  révo- 
lutionnaire, il  comprit  la  nécessité  d'établir  un  gou- 
vernement fort.  Après  vingt  ans  de  révoltes  intes- 


(1)  Cf.  l'œuvre  remarquable  de  Francisco  Garcia  Calderôn  : 
Les  Démocraties  latines  de  l'Amérique  où,  avec  un  critère  socio- 
logique, se  trouve  sjMithétisée  l'évolution  de  ces  démocraties. 


208  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

tines,  le  gouvernement  du  général  Castilla  marque, 
pour  le  Pérou,  le  commencement  d'une  nouvelle 
période  de  stabilité  administrative  dans  laquelle 
le  commerce  se  développe,  les  rentes  publiques 
s'accroissent,  le  crédit  se  consolide  et,  enfin,  la  vie 
économique  du  pays  se  transforme. 

Le  gouvernement  du  général  Castilla,  dit  F.  Gar- 
cia Calderôn  que  nous  résumons,  finit  pacifique- 
ment :  de  1844  à  1860,  il  dirigea  d'une  main  de 
fer  la  politique  nationale;  personne  avant  lui 
n'avait  donné  au  pays  une  pareille  continuité. 
Comme  Garcia  Moreno  à  l'Equateur  et  Portales  au 
Chili,  le  général  Castilla  affermit  la  paix,  stimule 
la  richesse,  protège  l'instruction,  crée  une  marine 
et  impose  au  pays  une  nouvelle  Constitution.  Son 
action  n'est  pas  seulement  politique,  elle  est  aussi 
sociale  :  en  libérant  les  esclaves  et  les  Indiens,  il 
prépare  la  future  démocratie.  Les  journaux  de 
l'époque  condamnèrent  son  absolutisme  :  «  La 
formule  du  général  est  :  l'Etat,  c'est  moi,  écrivait 
José  Casimiro  Ulloa  en  1852.  Castilla  fut,  durant 
quinze  ans,  conclut  F.  Garcia  Calderôn,  le  dicta- 
teur nécessaire  dans  une  République  instable  »  (1). 

Au  Chili,  qu'on  a  considéré  comme  une  excep- 
tion en  Amérique,  se  sont  accomplies,  comme  l'a 
remarqué  le  docteur  Gil  Fortoul,  les  prophéties  du 
Libérateur  dans  sa  lettre  de  la  Jamaïque.  Mais  le 
Chili  est  une  République  aristocratique  où  la  masse 
véritable  du  peuple,  le  roto,  vit  «  comme  ont  vécu 
ses  pères  depuis  les  temps  immémoriaux  de  la 
Colonie,   dans  l'état  de  fermier  ou  d'ouvrier  agri- 


(1)  Oiiv.  cité,  p.  96. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  209 

cole,    c'est-à-dire    dans    une    soumission    politique, 
sociale  et  économique  absolue  »,  tandis  qu'une  cen- 
taine de   familles  patriciennes  exerce,   de  père  en 
fils,  d'une  manière  exclusive,  les  fonctions  du  gou- 
vernement. Le  Chili  a  mérité  les  louanges  du  monde 
entier  pour  sa  sagesse  au  milieu  du  désordre  où  a 
vécu  l'Amérique.  «  Mais  entre  la  fumée  de  l'encens 
que  les  initiés  prodiguent  à  l'Isis  chilienne,  a  dit 
un  grand  écrivain,  on  croit  deviner  que  le  manteau 
républicain,  démocratique  et  américain,   enveloppe 
le  corps  toujours  accroupi  de  la  colonie,  qui  s'est 
arrêté  en  pleine  transformation  et  s'est  contenté  de 
se  couvrir  d'habits  royaux  sans  changer  ses  vête- 
ments de  dessous  ».  De    sorte  que  chez  le    peuple 
modèle  de  notre  Amérique,  la  Constitution  écrite 
se   trouve    aussi    très   éloignée    de    la    Constitution 
effective  et  pratique,  et  le  temps  dira  ce  qui  devra 
arriver  le  jour  où  la  démocratie,  que  Tocqueville 
saluait  avec  un  religieux  recueillement  parce  qu'elle 
marche  triomphalement  vers  l'avenir,  s'implantera 
aussi  au  Chili  et  secouera  l'âme  rudimentaire  du 
roto  de  son  assoupissement  colonial.  Malgré  cette 
organisation  aristocratique,   le  Chili  eut   aussi  son 
<y  homme  système  »,  son  président  «  bolivarien  » 
en  la  personne  de  l'illustre  Portales.   «  Dans  l'his- 
toire de  nos  administrations,  dit  un  historien  chi- 
lien, il  y  a  un  homme  qui  porte  le  titre  de  ministre 
par  excellence  :  cet  homme  est  Portales.  Comme  si 
l'autorité  avait   été   faite  pour  lui   ou   s'il  était  né 
pour  l'autorité,  il  lui  suffit  de  l'exercer  pour  que 
ses   contemporains  et  les   générations  postérieures 
le    considérassent    comme    l'incarnation    même    du 
pouvoir...  Ce  ne  fut  pas  un  homme  instruit,  dans 
le  sens    propre  du    mot,  et    son  éducation    scolaire 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  14. 


210  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

avait  été  sommaire...  Il  ne  s'exerça  pas  à  la  tri- 
bune... Il  fut  avant  tout  un  grand  caractère:  c'est 
pourquoi  il  y  avait  en  lui  un  sentiment  puissant  de 
la  justice  et  une  volonté  inébranlable  toujours  prête 
aux  résolutions  ardues.  Cela  lui  suffisait  pour 
dominer  beaucoup  d'autres  volontés.  Il  connaissait 
peu  les  livres,  mais  il  connaissait  admirablement 
les  hommes.  »  (1). 

Ces  traits  ne  peuvent-ils  être  appliqués  à  beau- 
coup de  ces  hommes  qui  ont  dominé  et  dominent 
encore  dans  quelques-unes  des  Républiques  his- 
pano-américaines et  qui,  par  la  seule  vertu  de  leur 
caractère,  établissent  la  paix,  l'ordre,  le  crédit,  le 
progrès  et  tout  ce  qui  constitue  «  la  plus  grande 
somme  de  tranquillité  sociale  et  la  plus  grande 
somme  de  stabilité  politique  »  que  les  philosophes 
du  constitutionnalisme  ont  cherchées  vainement 
dans  leurs  canons  fondamentaux  ? 


III 


Les  hommes  qui,  comme  Bolivar,  possédèrent 
l'ampleur  de  critère  suffisante  pour  rompre  avec 
les  dogmes  et  chercher  non  la  meilleure  Constitu- 
tion mais  celle  qui  convenait  le  mieux  à  des  peu- 
ples inorganiques  récemment  émancipés  d'une  lon- 
gue tutelle  monarchique,  devaient  se  heurter  à 
ceux  qui,  au  contraire,  croyaient  «  qu'il  suffit  de 
décréter  pour  créer  »,  et  qui,  prenant  au  sérieux  le 
rôle  de  représentants  de  peuples  qui  ne  soupçon- 


(1)  Cité  par  Qcesada  :  Ouo.  cité,  p.  318. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  21t 

naient  même  pas  l'existence  de  leurs  législateurs 
comme  cela  se  produisit  avec  ceux  de  Rosario  de 
Cùcuta,  s'adonnèrent  à  la  tâche  de  fabriquer  une 
Constitution  quand  le  territoire  de  la  République 
était  encore  presque  tout  entier  au  pouvoir  de  ses 
anciens  maîtres. 

La  démonstration  la  plus  évidente  de  l'idéologie, 
du  manque  absolu  de  sens  pratique  et  de  sens 
historique  qui  caractérisent  la  majorité  des  légis- 
lateurs de  l'Amérique,  se  trouve  dans  l'entêtement 
qu'ils  mirent  non  seulement  à  établir  un  système 
compliqué  comme  celui  de  la  république  représen- 
tative au  milieu  de  la  guerre  qui  est  la  négation  de 
tous  les  droits,  mais  encore,  comme  beaucoup  le 
firent,  à  prétendre  implanter  le  système  fédéraliste 
qui,  alors,  ne  pouvait  être  autre  chose  que  la  sanc- 
tion légale  de  l'anarchie  paroissiale  et  «  caudilles- 
que  »,  autorisant  l'insubordination  et  la  désobéis- 
sance à  l'unique  pouvoir  nécessaire  et  efficace  en 
ces  moments  où  la  fin  primordiale  était  de  vaincre 
les  ennemis  et  de  conquérir  l'indépendance  par 
tous  les  moyens  possibles  :  ce  pouvoir  unique,  per- 
sonnel, despotique  comme  tout  pouvoir  militaire 
en  temps  de  guerre  était  incarné,  pour  la  Colombie, 
en  Bolivar.  Le  reste  n'était  que  chimères  et  nuisait 
à  cette  cause  de  l'indépendance. 

«  La  société  guerrière  idéale  est  celle  qui  agit  le 
plus  aisément  comme  un  seul  homme,  celle  par 
suite  dans  laquelle  les  ordres,  vivement  conçus  par 
un  centre  cérébral  unique,  sont  rapidement  trans- 
mis jusqu'aux  extrémités  du  corps  social  et  immé- 
diatement exécutés.  L'autorité  militaire,  pliant 
tout  aux  nécessités  du  combat  et  subordonnant  les 
besoins  des  civils  à  ceux  des  combattants  est  néces- 


212  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EX    AMÉRIQUE 

sairement  une,  comme  ses  règlements  uniformes. 
En  un  mot,  tandis  qu'une  société  industrielle  se 
prête  à  la  décentralisation  des  fonctions  sociales, 
une  société  militaire  est  rigoureusement  centra- 
lisée. ')(!). 

On  avait  besoin,  alors,  d'unités  égales  dirigées 
par  un  chef  unique  et  non  d'organismes  indépen- 
dants pouvant  marcher  d'eux-mêmes. 

Quoique,  en  1821,  la  cause  royaliste  fût  perdue 
dans  l'opinion  publique  car  on  sait  bien  que  non 
seulement  les  Américains  qui  avaient  combattu 
avec  tant  de  ténacité  et  d'héroïsme  contre  l'Indé- 
pendance, mais  aussi  les  propres  troupes  métropo- 
litaines abandonnaient  cette  cause  ;  et  quoique  le 
triomphe  de  la  Patrie  apparût  comme  certain  sur 
tout  le  territoire  de  la  Colombie,  la  vérité  est  que 
l'Indépendance  ne  pourrait  être  consolidée  que 
lorsque,  sur  toute  l'étendue  du  continent,  il  ne  res- 
terait plus  un  seul  corps  d'armée  royaliste,  comme 
le  Libérateur  s'en  rendit  compte  dans  sa  campa- 
gne du  Pérou  où  il  alla  non  pas  seulement  poussé 
par  l'ambition  de  la  gloire,  mais  aussi  pour  assurer 
l'existence  de  la  Grande  République  qui  était  son 
oeuvre  et  son  piédestal.  Le  nécessaire,  pour  attein- 
dre cet  objet,  n'était  pas  une  Constitution  qui,  dès 
sa  naissance,  devait  forcément  mourir  d'asphyxie 
dans  cette  atmosphère  incandescente,  ni  une  assem- 
blée délibérante,  mais  une  armée  aguerrie,  ayant  à 
son  sers'ice  la  société  entière,  dominée  par  une 
seule  volonté,  fanatisée  par  la  gloire  et  le  prestige 
indiscutable    et    indiscuté    d'un    homme    supérieur 


(1)  C.  BouGLÉ  :  Ouv.  cilé,  p.  228. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  213 

qui,  par  la  puissance  de  son  génie,  avait  conduit  la 
révolution  par  des  routes  insoupçonnées  des  gens 
médiocres. 

D'autre  part,  nul  ne  peut  nier  qu'après  que  le 
dernier  soldat  royaliste  eût  disparu  du  continent, 
l'Amérique  espagnole  resta  encore  en  état  de 
guerre.  L'autorité  de  la  métropole  étant  anéantie, 
la  lutte  civile  continuait  et  continuerait  pendant  de 
longues  années  à  l'impulsion  des  mêmes  haines 
traditionnelles  exaspérées  par  la  guerre,  sous  une 
dénomination  quelconque,  se  couvrant  de  n'importe 
quel  drapeau,  mais  perpétuant  l'anarchie  qui  ren- 
dait nécessaire  la  prépondérance  du  pouvoir  per- 
sonnel, l'existence  du  Gendarme  Nécessaire. 

«  Une  loi  rigide,  précise,  concise,  voilà  le  pre- 
mier besoin  du  genre  humain  ;  voilà  ce  qui  lui  est 
avant  et  par-dessus  tout  nécessaire  pour  former  un 
noyau  d'habitudes,  de  coutumes,  d'idées.  Tous  les 
actes  de  la  vie  doivent  être  soumis  à  une  règle  uni- 
que, en  vue  d'un  but  unique.  Si  ce  régime  interdit 
la  liberté  de  penser,  ce  n'est  pas  un  mal;  ou  plutôt, 
bien  que  ce  soit  un  mal,  c'est  la  base  indispensable 
d'un  grand  bien:  c'est  ce  qui  forme  le  substratum 
de  la  civilisation  et  ce  qui  devient  la  fibre  encore 
tendre  de  l'homme  primitif. 

«  Les  siècles  de  monotonie,  d'égalité,  de  servi- 
tude, ont  eu  leur  utilité  :  ils  ont  formé  l'homme 
pour  les  siècles  où  il  devait  être  libre,  indépendant, 
original. 

«  Cette  nécessité  historique  qui  s'est  développée 
dans  le  temps  et  que  Bagehot  a  magistralement 
décrite  nous  la  voyons  encore  aujourd'hui  en  pleine 
action.  » 

Et   l'illustre    sociologue   italien   qui    formula   ses 


214  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

théories  quand  la  paix  régnait  dans  le  monde 
civilisé  et  que  les  idéologues  du  pacifisme  croyaient 
qu'elle  serait  éternelle,  les  aurait  vues  pleinement 
confirmées  dans  la  grande  guerre  qui  vient  de 
flageller  le  genre  humain  et  de  jeter  à  terre  toutes 
les  vaines  illusions,  sur\ivances  du  rationalisme. 

«  Aujourd'hui  encore,  écrivait  Sighele  en  1897, 
dans  la  guerre  qui,  malgré  ses  transformations,  est 
encore  le  résidu  atavique  de  l'époque  primitive  le 
plus  grand  et  le  plus  naturel,  nous  conservons  la 
tactique  ancienne,  c'est-à-dire  l'obéissance  aveu- 
gle de  tous  à  un  seul,  pour  atteindre  au  but  unique 
et  suprême  :  la  victoire.  Nous  sentons  et  nous 
savons  que  si  la  discipline  n'était  pas  de  fer,  que 
si  le  commandement  n'était  pas  absolu  comme 
l'obéissance,  le  but  ne  serait  pas  atteint.  Dans  cet 
ordre  d'idées,  il  est  remarquable  que  tout  le 
monde  reconnaît  la  nécessité,  pour  l'heureuse  issue 
d'une  guerre,  d'un  chef  unique.  Une  pluralité 
d'esprits  délibérant  ne  peut  que  porter  préjudice, 
justement  parce  que  l'unisson  disparaît,  et  que 
l'uniformité  nécessaire  à  un  agrégat  d'hommes,  qui 
doivent  concorder  comme  un  seul  homme  pour 
tâcher  à  atteindre  un  but  donné,  s'évanouit. 

«  Macaulay  disait  avec  raison  que  souvent  une 
armée  a  été  heureuse  sous  les  ordres  d'un  capitaine 
incapable,  mais  que  jamais  une  armée  n'a  rem- 
porté la  victoire  sous  la  direction  d'une  assemblée 
délibérante:  ce  monstre  à  mille  têtes  produit  tou- 
jours des  effets  désastreux.  »  (1). 


(1)  Scipio  Sighele  :  Psychologie  des  sectes,  pp.  89-90. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  215 

IV 

Tout  cela  fait  encore  mieux  ressortir  la  préten- 
tion de  ceux  qui,  au  nom  de  certains  dogmes  abs- 
traits, voulurent  mettre  des  entraves  au  pouvoir 
discrétionnaire  de  Bolivar.  Aveuglés  par  les  théo- 
ries, ils  ne  considéraient  en  rien  le  milieu  ni  le 
moment  où  ils  prétendaient  légiférer  et  gouverner; 
et  presque  toujours,  de  bonne  foi,  ils  travaillaient 
à  restreindre  le  pouvoir  unique,  personnel,  absor- 
bant, centralisateur  et  despotique  imposé  par  les 
circonstances  et  par  la  suprême  nécessité  de  vain- 
cre. Lorsque  Bolivar  demandait  l'unité,  non  seule- 
ment les  idéologues  rédigeaient  une  Déclaration  des 
Droits,  mais  encore  ils  réclamaient  la  fédération 
qui  n'était,  en  définitive,  que  l'émiettement  com- 
muniste du  «  paroissialisme  »  étroit  et  misér-^ble 
qui  servait  de  fondement  au  régime  colonial,  ^'s 
prétendaient  être  des  révolutionnaires,  des  réfor- 
mateurs avancés  et  ils  n'étaient  que  des  tradition- 
nalistes.  Rappelons  ce  que  le  général  Morillo  écri- 
vait, de  Bogota,  au  gouvernement  espagnol,  le 
3  août  1816  :  «  Ce  vice-royaume  avait  un  gouver- 
nement insurgé  central,  constitué  par  la  force  et 
arrosé  du  sang  d'un  peuple  candide  et  opposé  au 
système  de  centralisation  que,  par  la  main  du 
caraïbe  Bolivar,  les  jacobins  établissent  par 
force.  »  (1),  C'est  ce  qui  explique  pourquoi  le  mot 
fédération  fut  si  populaire  dans  toute  l'Amérique. 
Les  peuples  ne  pouvaient  comprendre  la  théorie,  la 
doctrine,    le    système;    le    mécanisme    fédéral,   non 


(1)  Rodriguez  Villa  :  Ouv.  cité,  t.  III,  p.  181. 


216  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

dans  le  sens  d'union,  d'alliance,  d'intégration,  mais 
dans  celui  de  séparation,  antagonisme,  commu- 
nisme, rivalité  de  clocher,  correspondait  parfaite- 
ment à  la  manière  traditionnelle  et  unique  de  vivre, 
au  sentiment  paroissial,  à  l'amour  profond  pour  le 
morceau  de  terre  natale,  unique  patrie  qu'ils  pou- 
vaient concevoir  alors,  car  les  autres,  les  grandes, 
celles  qui  devaient  surgir  du  sein  ardent  de  la 
guerre  où  les  héros  étaient  en  train  de  forger  l'élé- 
ment primordial  de  la  nationalité,  qu'est  l'His- 
toire (1)  ;  celles  qui  n'étaient  encore  qu'une  simple 
abstraction,  une  conception  vague  et  imprécise, 
d'autant  plus  difficiles  à  comprendre  et  à  aimer 
qu'elles  étaient  plus  étendues,  ces  républiques  qui, 
à  la  fin  de  la  guerre  contre  l'Espagne,  n'existaient 
encore  que  comme  des  fictions  officielles,  des  orga- 
nismes encore  inconnexes,  ne  pouvaient  éveiller 
aucun  sentiment  précis,  aucune  émotion  concrète 
dans  l'âme  de  peuples  primitifs. 

Dans  cette  lutte  de  Bolivar  contre  les  constitu- 
tionnalistes  et  les  fédéralistes  se  trouvent  précisé- 
ment définis  les  deux  mouvements,  les  deux  ten- 
dances, les  deux  termes  de  l'évolution  qu'ont  fata- 
lement suivie  tous  les  organismes  :  désintégration 
et  intégration.  Intégration  des  cellules  jusqu'à  arri- 
ver, par  étapes  successives,  à  constituer  l'organisme 
animal  dont  la  plus  parfaite  représentation  est 
l'homme  ;  et  intégration  de  races,  de  peuples  et  de 
classes  jusqu'à  arriver,  par  une  évolution  analogue, 
à  la  constitution  d'organismes  sociaux  supérieurs  ou 


(1)  «  La   Patrie  est,    avant    tout,    l'histoire    de   la   Patrie.  » 
(E.  Faguet). 


CÉSARISME   DÉMOCRATICUE   EN   AMÉRIQUE  217 

de  super-organismes  que  sont  les  nationalités 
actuelles.  Le  mouvement  de  désintégration, 
première  étape  des  nations  hispano-américaines 
lorsqu'elles  brisèrent  leurs  liens  avec  la  métropole 
et  dont  le  mouvement  fut  exactement  semblable  à 
celui  qui  se  réalisa  dans  toute  l'Europe  à  l'écrou- 
lement de  l'Empire  romain,  fut  baptisé  du  nom  de 
Fédération  ;  et  jugeant  avec  une  inconcevable 
légèreté  des  phénomènes  aussi  compliqués  que  ceux 
qui  engendrent  la  formation  des  sociétés,  la  majo- 
rité de  nos  historiens  ont  attribué  cette  tendance  — 
si  logique,  si  spontanée,  si  bien  ajustée  aux  lois  de 
la  biologie  sociale  qu'on  peut  la  qualifier  de  pure- 
ment instinctive  —  à  l'inlluence  des  principes 
adoptés  par  la  Constitution  des  Etats-Unis,  au  sim- 
ple esprit  d'imitation  du  système  adopté  par  les 
anciennes  colonies  anglaises  qui  se  trouvaient  alors 
dans  le  même  travail  d'intégration  que  les  nôtres, 
travail  qui,  au  bout  de  cent  ans,  n'est  pas  encore 
achevé  pour  elles. 

Il  est  véritablement  surprenant  de  constater  que 
le  système  fédéral,  considéré  par  Bolivar  lui-même 
comme  le  summum  de  la  perfectibilité  politique, 
comme  la  conception  la  plus  élevée  à  laquelle 
soient  parvenus  les  apôtres  de  la  démocratie,  ait 
coïncidé  avec  les  tendances  instinctives  de  peuples 
primitifs  sans  autre  idée  collective  que  celle  du 
clan  ou  de  la  tribu  dont  ils  n'étaient  séparés  que 
par  quelques  générations  et  dont  les  classes  supé- 
rieures ne  possédaient  d'autres  traditions  que  celles 
du  municipe  castillan  avec  presque  toutes  les  pré- 
rogatives d'autonomie  et  d'indépendance  dont  les 
municipalités  jouissaient  en  Espagne  avant  le 
régime  centralisateur  et  despotique  introduit  par 
les  rois  de  la  Maison  d'Autriche. 


218  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EX   AMÉRIQUE 

L'œuvre  des  constituants  de  Cucutâ  devait  être 
éphémère  parce  qu'elle  était  fatalement  contradic- 
toire. Ils  ne  se  bornèrent  pas  à  décréter  l'union  des 
trois  pays  qui  allaient  constituer  la  Grande  Répu- 
blique colombienne,  la  seule  chose  rationnelle  à  ce 
moment,  mais,  se  considérant,  d'après  la  théorie 
du  système  représentatif  qui  les  inspirait,  comme 
les  délégués  légitimes  de  la  volonté  et  des  droits  de 
peuples  qui  ne  connaissaient  même  pas  l'existence 
de  cette  Assemblée,  ils  crurent  qu'ils  ne  rempli- 
raient pas  leur  mission,  s'ils  ne  rédigeaient  pas  une 
Constitution.  Et,  comme  les  révolutionnaires  fran- 
çais qui  leur  servaient  de  modèles,  leur  œuvre  eut 
le  même  caractère  de  «  hâte  fébrile,  d'improvisa- 
tion, de  contradiction,  de  violence  et  de  débilité, 
voulant  à  la  fois  légiférer  rationnellement  pour 
l'avenir,  pour  la  paix  et  légiférer  empiriquement 
pour  le  présent,  pour  la  guerre.  »  (1).  Ces  deux 
desseins  se  mêlèrent  dans  les  esprits  et  dans  la 
réalité;  aussi,  il  n'y  eut  ni  unité  de  plan,  ni  conti- 
nuité de  méthode,  ni  succession  logique  dans  les 
prétendues  modifications  de  l'édifice  social.  Quel 
que  fût  le  système  adopté,  ils  devaient  tomber 
nécessairement  dans  la  même  contradiction.  Mais 
si  la  fédération,  sanctionnant  la  tradition  coloniale, 
anarchique  et  dissolvante,  contrariait  et  annulait 
l'action  du  pouvoir  centralisateur  et  unique  imposé 
non  seulement  par  les  nécessités  de  la  lutte,  mais 
aussi  par  la  nécessité  d'intégrer  les  éléments  qui 
devaient  constituer  la  nationalité  en  convertissant 


(1)  AULARD   :   Histoire  politique  de  la   Révolution   française 
avertissement,  p,  vii. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  219 

une  simple  fiction  officielle  en  une  réalité  tangible, 
—  le  système  centralisateur,  prétendant  uniformi- 
ser ces  peuples  en  les  soumettant  à  la  domination 
impersonnelle  de  la  loi,  d'une  loi  qui  n'était,  en 
aucune  manière,  l'expression  concrète  de  ses  ins- 
tincts politiques  ni  des  impérieuses  nécessités  du 
moment,  devait  être  forcément  dupé  et  abâtardi  à 
chaque  instant  et  ne  laisser  debout,  comme  on  le 
vit  clairement  à  la  révolution  de  Pâez,  en  1826,  que 
la  suprême  volonté  du  Caiidillo,  du  Chef  Unique 
qui  imposait,  avec  raison,  la  soumission  absolue  et 
l'obéissance  aveugle. 

Ceux  qui  critiquèrent  le  Libérateur,  ceux  qui, 
dans  leur  aveuglement,  en  arrivèrent  à  le  qualifier 
de  despote,  d'autocrate,  de  tyran  et  attentèrent 
contre  sa  vie  en  croyant  réaliser  un  acte  de  justice 
et  d'amour  de  la  liberté,  sont  condamnés  par  l'his- 
toire et,  en  outre,  la  science  même  les  classe  parmi 
les  êtres  pernicieux  pour  la  société,  lesquels  «  avec 
des  paroles  enflammées,  des  discours  et  des  écrits 
incendiaires,  échauffant  les  esprits  et  créant  une 
atmosphère  d'électricité,  produisent  des  explosions 
d'émotivité,  de  suggestions  et  d'impulsions  crimi- 
nelles »  (1). 

Empoisonnés  par  ce  débordement  de  sophismes 
et  d'utopies  que  déchaîna  sur  le  monde  la  Révolu- 
tion française,  ils  ne  se  rendaient  pas  compte  qu'en 
provoquant  la  désobéissance  et  la  rébellion  contre 
l'unique  autorité  possible  à  ce  moment,  ils  retar- 
daient l'évolution  logique  qu'ont  suivie  tous  les 
peuples  et  à  laquelle  ne  pouvaient  se  soustraire  les 


(1)  Proal  :  La  criminalité  politique. 


220  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

Hispano-Américains,  en  allant  de  la  désagrégation 
à  l'unité  pour  se  constituer  en  véritables  nationali- 
tés sous  l'autorité  du  César  qu'engendre  l'anarchie. 
Henri  Mazel  a  défini  ainsi  ce  principe  que  l'histoire 
a  prouvé  mainte  fois  :  «  L'absolutisme  a  fondu  le 
moule  des  nationalités  actuelles  en  unifiant  leur 
administration  économique,  civile  et  militaire.  »  (1). 


Le  génie  pénétrant  du  Libérateur  essaya,  dans  sa 
Constitution  bolivarienne  et  par  une  monarchie 
sans  couronne,  de  soumettre  à  une  loi,  de  systéma- 
tiser un  fait  rigoureusement  scientifique,  néces- 
saire et  fatal  comme  tout  phénomène  sociologique, 
en  instituant  un  président  à  vie  avec  faculté  d'élire 
son  successeur.  L'histoire  de  toutes  les  nations 
hispano-américaines  dans  cent  ans  de  turbulences 
et  d'autocraties  est  la  preuve  la  plus  éloquente  de 
l'accomplissement  de  cette  loi  par-dessus  tous  les 
préceptes  contraires  écrits  dans  les  Constitutions 
et  en  dépit  d'eux.  Depuis  l'Argentine  jusqu'à 
Mexico,  nul  peuple  d'Amérique  ne  s'est  soustrait  à 
cette  Loi  bolivarienne.  Depuis  Rosas,  sous  le  des- 
potisme sanguinaire  de  qui  s'unifia  la  grande 
République  de  la  Plata  jusqu'à  Porfirio  Diaz  qui 
donna  à  sa  patrie  les  années  de  plus  grand  bien- 
être  et  de  plus  grand  progrès  effectif  de  son  his- 
tiOire,  toutes  nos  démocraties  ne  sont  parvenues  à 
se  délivrer  de  l'anarchie  aue    sous  l'autorité  d'un 


(1)  La  Synergie  sociale. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  221 

homme  représentatif,  capable  d'imposer  sa  volonté, 
de  dominer  tous  les  égoïsmes  rivaux  et  d'être, 
enfin,  comme  le  dit  Garcia  Calderôn  du  général 
Castilla  le  dictateur  nécessaire  chez  des  peuples  qui 
évoluent  vers  la  consolidation  de  leur  individualité 
nationale. 

On  sait,  d'ailleurs,  qu'aucun  système  de  gou- 
vernement, aucune  Constitution  ne  peuvent  être 
permanents  et  immuables.  Tous  sont  transitoires, 
changeants  comme  la  société  même  soumise 
comme  tout  organisme  aux  lois  de  l'évolution.  Un 
investigateur  aussi  sérieux  et  juste  que  Maine,  a 
démontré  que  beaucoup  de  choses  que  l'on  consi- 
dère, dans  le  sj^stème  démocratique,  comme  cer- 
taines et  définitivement  établies  n'ont  que  le  carac- 
tère d'une  expérience  et  d'un  essai. 

Le  caudillisme  désagrégeant  et  anarchique  qui 
surgit  avec  la  guerre  de  l'Indépendance  et  que  Boli- 
var domina  et  utilisa  en  faveur  de  l'Emancipation 
de  l'Amérique  espagnole,  établissant  dès  lors  au 
Venezuela  ce  que  les  sociologues  ont  appelé  solida- 
rité mécanique  par  l'engrenage  et  la  subordination 
des  petits  caudillos  autour  du  caudillo  central 
représentant  de  l'unité  nationale,  et  fondée  sur  le 
compromis  individuel,  sur  la  loyauté  d'homme  à 
homme,  ne  se  transforme  que  très  lentement  en 
solidarité  organique  lorsque  le  développement  de 
tous  les  facteurs  qui  constituent  le  progrès  moder- 
ne, impose  à  l'organisme  national  de  nouvelles 
conditions  d'existence  et,  par  conséquent,  de  nou- 
velles formes  de  droit  politique. 

Ceux  qui  ont  qualifié  d'antirépublicaines  les 
idées  du  Libérateur  et  qui,  empiriquement,  ont  cru 
à  l'existence  réelle  des  moules  classiques  du  cons- 


222  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

titutionnalisme  démocratique,  ignorèrent  sûrement 
que  dans  la  plus  républicaine  des  Constitutions  qui 
ont  existé  dans  le  monde,  dans  celle  qui  a  servi  de 
modèle  aux  partis  les  plus  radicaux  de  l'Amérique 
espagnole,  dans  la  Constitution  des  Etats-Unis  — 
comme  l'observe  un  éminent  sociologue  nord-amé- 
ricain —  «  on  trouve,  à  côté  d'éléments  purement 
démocratiques,  des  éléments  d'un  caractère  abso- 
lument opposé.  Ainsi,  en  ce  qui  concerne  les  pou- 
voirs attribués  à  l'Exécutif,  il  est  généralement 
admis  que  la  Constitution  nord-américaine  est  plus 
monarchique  que  celle  du  Royaume-Uni  de  Grande- 
Bretagne.  Et  si,  quelque  jour,  les  idées  démocra- 
tiques actuellement  en  vogue  arrivaient  à  chan- 
ger, comme  cela  s'est  produit  en  d'autres  époques 
où  les  opinions  politiques  ont  souffert  une  espèce 
de  bouleversement,  on  verrait  avec  surprise  que  la 
Constitution  des  Etats-Unis  n'aurait  besoin  que  de 
très  légères  modifications  pour  s'adapter  facile- 
ment à  des  théories  absolument  différentes  »  (1). 
L'éminent  auteur  de  ce  livre,  qu'on  devrait  faire 
circuler  à  profusion  dans  notre  Amérique  où  exis- 
tent malheureusement  tant  de  mentalités  égarées 
par  les  vieilles  théories  et  où  le  jacobinisme  fait 
encore  des  victimes,  termine  par  les  réflexions  sui- 
vantes, aussi  éloquentes  que  précises,  le  chapitre 
destiné  à  analyser  les  principes  démocratiques  de 
la  Constitution  américaine  :  «  Si  désagréables  que 
puissent  être  des  observations  de  ce  genre  pour  les 
lecteurs  à  tendances  ultra-démocratiques,  elles  met- 


(1)  C.   Ellis  Stevens  :    Les  sources   de    la  Constitution  des 
Etats-Unis. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  223 

tent  en  lumière  cette  grande  vérité  que  ce  n'est  pas 
dans  la  démocratie  qu'il  faut  chercher  la  source  des 
institutions  américaines.  Au  point  de  vue  histo- 
rique ou  froidement  scientifique,  on  doit  être  tou- 
jours prêt,  dans  ce  genre  d'étude,  à  examiner  les 
choses  honnêtement  et  sans  crainte,  telles  qu'elles 
sont  et  non  telles  qu'elles  semblent  être  ou  comme 
elles  devraient  être  d'accord  avec  les  hypothèses 
des  théoriciens  de  la  politique.  » 

La  Révolution  de  l'Indépendance  devait  produire 
dans  toute  l'Amérique,  avec  plus  ou  moins  d'inten- 
sité, une  profonde  rénovation  sociale.  Ce  n'était  pas, 
comme  dit  Fustel  de  Coulanges  parlant  des  révo- 
lutions de  la  Cité  antique,  une  classe  d'hommes  qui 
remplaçait  une  autre  classe  au  pouvoir  ;  mais  les 
vieux  principes  étant  écartés,  de  nouvelles  règles 
de  gouvernement  devaient  régir  les  sociétés  humai- 
nes. La  suggestion  de  la  royauté  disparue,  le  peu- 
ple aspira  à  la  restaurer  sous  une  nouvelle  forme. 
Les  chefs  surgirent  par  génération  spontanée  et,  ne 
pouvant  les  appeler  rois,  on  les  appela  caudillos  ; 
mais  il  est  curieux  d'observer  que  tous  ces  caudil- 
los furent  qualifiés  de  tyrans  par  leurs  adversaires. 
Et  si  périlleuses  que  soient  aux  yeux  des  hommes 
de  science  les  comparaisons  entre  les  révolutions 
modernes  et  celles  de  l'antiquité  classique,  nous 
trouvons  dans  le  chef-d'œuvre  de  l'éminent  histo- 
rien français  que  nous  venons  de  citer,  des  considé- 
rations qui  conviennent  parfaitement  à  notre  évo- 
lution politique  : 

«  L'apparition  du  mot  tyran  dans  la  langue 
grecque  marque  l'apparition  d'un  principe  que  les 
générations  précédentes  n'avaient  pas  connu,  l'obéis- 
sance de  l'homme  à  l'homme...  L'obéissance  à  un 


224  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EX   AMÉRIQUE 

homme,  l'autorité  donnée  à  cet  homme  par  d'autres 
hommes,  un  pouvoir  d'origine  et  de  nature  tout 
humaines,  cela  avait  été  inconnu  aux  anciens  eupa- 
trides,  et  cela  ne  fut  conçu  que  le  jour  où  les  clas- 
ses inférieures  rejetèrent  le  joug  de  l'aristocratie 
et  cherchèrent  un  gouvernement  nouveau... 

«  Partout  ces  tyrans,  avec  plus  ou  mois  de  vio- 
lence, avaient  la  même  politique.  Un  tyran  de 
Corinthe  demandait  un  jour  à  un  tyran  de  Milet 
des  conseils  sur  le  gouvernement.  Celui-ci  pour 
toute  réponse  coupa  les  épis  de  blé  qui  dépassaient 
les  autres.  Ainsi  leur  règle  de  conduite  était  d'abat- 
tre les  hautes  têtes  et  de  frapper  l'aristocratie  en 
s'appuyant  sur  le  peuple.  »  (1). 

Garcia  Caîderôn  a  fait  dans  son  intéressant 
ouvrage  déjà  cité,  en  parlant  des  caudillos  et  de  la 
démocratie,  cette  synthèse  admirable  :  «  L'his- 
toire de  ces  Républiques  se  réduit  à  la  biographie 
de  leurs  hommes  représentatifs.  L'esprit  national 
se  concentre  dans  les  caudillos,  chefs  absolus, 
tjrans  bienfaisants.  Ils  dominent  par  la  valeur,  le 
prestige  personnel,  l'audace  agressive.  Ils  ressem- 
blent aux  démocraties  qui  les  déifient.  Si  l'on  n'étu- 
die point  Pâez,  Castilla,  Santa-Cruz,  Lavalleja,  il 
est  impossible  d'expliquer  l'évolution  du  Vene- 
zuela, du  Pérou,  de  la  Bolivie,  de  l'Uruguay. 

«  Les  dictateurs,  comme  les  rois  du  féodalisme 
—  dit-il  encore  —  abattent  les  caciques  locaux,  les 
généraux  de  province  :  ainsi  firent  Porfirio  Diaz, 
Garcia  Moreno,  Guzman  Blanco.  Et  les  révolutions 
succèdent    aux    révolutions   jusqu'à    l'arrivée    du 


(1)  Fustel  DE  CouLANGES  :  La  Cité  antique,  pp.  349-350. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  225 

tyran  attendu,  qui  domine,  durant  vingt  ou  trente 
ans,  la  vie  nationale.  »  (1). 

Ces  hommes,  exerçant  une  autorité  tutélaire, 
ont  réalisé  durant  cent  ans,  dans  toute  l'Amérique, 
le  principe  fondamental  de  gouvernement  formulé 
par  Bolivar  dès  1815  : 

«  Les  Etats  américains  ont  besoin  de  la  sollici- 
tude de  gouvernements  paternels  qui  guérissent  les 
plaies  et  les  blessures  du  despotisme  et  de  la 
guerre.  » 

Et  il  n'y  a  pas  eu,  en  Amérique,  un  seul  parti 
politique  qui  n'ait  soutenu,  en  fait,  le  même  prin- 
cipe, bien  que  chacun,  lorsqu'il  était  dans  l'oppo- 
sition, ait  protesté  en  théorie  contre  la  tyrannie, 
contre  l'autocratie,  contre  le  personnalisme,  en  se 
prévalant  du  principe  opposé  qui  est  celui  de 
l'alternance  au  pouvoir,  le  seul  de  tout  l'échafau- 
dage idéologique  des  temps  passés  qui  soit  resté 
debout  pour  servir  de  drapeau  aux  révolutions  ou 
pour  produire  des  changements  funestes  à  l'ordre 
social  et  de  violentes  solutions  de  continuité  dans  la 
marche  régulière  que  réclame  l'existence  de  nations 
qui  n'ont  pas  encore  perfectionné  leur  organisme  ; 
car,  écartant  des  illusions  présomptueuses,  des 
idéologies  et  des  optimismes  généreux,  la  réalité 
leur  impose,  sous  peine  de  disparaître  dans  l'anar- 
chie et  la  ruine,  la  prépondérance  de  1'  «  homme 
nécessaire  ». 

Par  un  très  grave  défaut  d'éducation  et  même 
par  la  paresse  mentale  caractéristique  de  notre 
race,  le  critère  fataliste  se  confondant  avec  le  pro- 


(1)  Ouv.  cité,  pp.  72-83. 

CÉ5ABISMB    DÉMOCBATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  15, 


226  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

videncialisme  qui  attribue  aux  conducteurs  de  peu- 
ples des  conditions  extrahuniaines,  est  celui  qui  a 
prévalu  chez  nous  dans  l'appréciation  des  événe- 
ments historiques  et  dans  le  jugement  que  nous 
portons  généralement  sur  ce  qui  se  passe  autour 
de  nous.  C'est  pourquoi  nous  attribuons  unique- 
ment au  hasard  ce  qui  est  un  effet  des  lois  sociolo- 
giques en  même  temps  que  de  la  réflexion,  de  la 
volonté  et  du  caractère  individuel  des  hommes  qui, 
à  un  moment  donné,  savent  imprimer  à  la  société 
qu'ils  gouvernent  le  mouvement  qui  la  sauve  des 
grandes  crises,  parce  qu'ils  connaissent  mieux  que 
les  autres  ce  qui  convient  le  mieux  à  sa  stabilité  et 
à  son  bien-être.  C'est  pour  cela  qu'existe  et  prévaut, 
non  le  providentiel,  mais  l'être  simplement  humain, 
«  l'homme  du  moment  »  qui  a  su  prévoir  le  mal, 
a  eu  l'énergie  nécessaire  pour  le  conjurer  et  le  tact 
d'unifier  et  d'utiliser  les  forces  vives  de  la  société 
pour  atteindre  une  fin  utile  et  permanente. 


LES  PARTIS  HISTORIQUES 


Nos  partis  historiques,  qui  naquirent  avec  la 
guerre  civile  de  l'Indépendance,  parce  que,  dès 
lors,  la  population  urbaine  du  Venezuela  se  divisa 
«n  deux  camps,  celui  des  goths  et  celui  des  patriotes, 
qui,  après  l'établissement  de  la  République,  s'appe- 
lèrent goths  et  libéraux,  n'ont  professé  de  doctrines 
politiques  définies  que  lorsque  les  uns  soutenaient 
la  cause  du  roi  d'Espagne  et  les  autres  luttaient 
pour  l'Indépendance. 

Les  goths,  commerçants  en  majorité,  lettrés  et 
bureaucrates,  avaient  dû  nécessairement  soutenir 
le  régime  colonial,  les  uns  pour  conserver  leurs 
places,  les  autres  pour  accroître  leurs  prérogatives 
absorbées  presque  complètement  par  le  «  man- 
touanisme  »  (ou  patriciat)  révolutionnaire,  et  les 
premiers  afin  de  perpétuer  le  monople  auquel  ils 
devaient  leur  prospérité,  car  c'est  un  fait  bien  connu 
que  le  commerce  colonial  du  Venezuela  se  déve- 
loppa grâce  à  la  célèbre  Compagnie  Guipuzcoane 
qui  fit  disparaître  la  libre  exportation  des  pro- 
duits naturels,  établie  depuis  un  temps  immémo- 
rial entre  les  ports  vénézuéliens  et  ceux  de  Vera- 
cruz,  des  Canaries  et  des  Antilles  étrangères  ;  cette 


228  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

Compagnie  enrichit  en  peu  de  temps  l'aristocratie 
territoriale,  absorba  complètement  la  société  mono- 
polisatrice  et,  quelques  années  plus  tard,  le  com- 
merce de  Cadix  si  opiniâtre  et  puissant  et  qui, 
adversaire  de  l'Indépendance  du  Venezuela,  orga- 
nisa à  ses  frais  l'expédition  commandée  par  le  géné- 
ral Morillo  en  1815.  «  Jamais,  dit  Heredia,  n'était 
partie  d'Espagne  pour  l'Amérique  une  expédition 
plus  brillante  et  plus  nombreuse  ;  c'était  le  dernier 
effort  des  commerçants  de  Cadix  par  l'intermédiaire 
de  la  Junte  de  remplacements  qui  paya  tous  les 
frais.  » 

A  travers  tous  les  événements  de  notre  histoire, 
on  peut  observer  la  continuation  de  cette  lutte  entre 
agriculteurs  et  commerçants.  Lorsque  la  guerre  de 
l'Indépendance  fut  terminée  et  que  les  derniers 
espoirs  de  restaurer  l'ancien  régime  furent  perdus, 
les  goths  ou  royalistes,  qui  étaient  passés  presque 
tous  dans  les  rangs  patriotes,  protégés  par  les  lois 
constitutionnelles  qui  accordaient  l'égalité  des 
droits  à  tous  les  habitants  nés  sur  le  territoire, 
d'abord  de  la  Grande  Colombie,  puis  du  Venezuela, 
quelles  que  fussent  leurs  anciennes  opinions,  se 
réfugièrent  à  l'ombre  de  Pâez,  le  puissant  caudillo, 
et,  unis  aux  patriotes  ennemis  de  Bolivar  et  de 
l'Union  colombienne,  ils  entrèrent  comme  facteurs 
dans  tous  les  événements  qui  eurent  pour  consé- 
quence la  dissolution  de  la  Grande  République  et 
la  réorganisation  du  Venezuela. 

Mais  il  était  humainement  impossible,  pour  les 
hommes  qui,  durant  vingt  ans,  s'étaient  entre- 
déchirés dans  une  des  plus  terribles  guerres  qu'en- 
registre l'histoire,  d'oublier  leurs  haines  profondes 
par  le  simple  fait  d'une  transformation  politique  ; 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  229 

et  la  lutte  continua,  formidable,  sous  l'impulsion 
des  mêmes  causes  lointaines,  modifiées  naturelle- 
ment par  la  disparition  de  l'Espagne  comme  élément 
de  combat,  et  sous  la  poussée  des  classes  populai- 
res auxquelles  la  Révolution  avait  ouvert  le  chemin 
de  l'ascension  politique  et  sociale.  La  haine,  exas- 
pérée par  la  cruauté  et  la  prolongation  de  la  guerre 
avec  tout  son  cortège  de  fusillements,  de  prison,  de 
confiscations  de  part  et  d'autre,  passa,  comme  un 
héritage  inaliénable  des  pères  aux  fils  (1)  ;  et  lors- 
que les  classes  populaires  entraînées  par  leurs 
instincts  d'assassinat  et  de  pillage,  continuaient  de 
parcourir  l'immense  étendue  de  nos  plaines  en 
commettant  les  mêmes  crimes  dont  elles  avaient 
l'habitude  et  qui  sont  caractéristiques  des  peuples 
pasteurs  sous  toutes  les  latitudes,  crimes  légitimés 
en  quelque  sorte  maintenant  par  les  prédications 
du.  jacobinisme  créole,  —  dans  les  villes,  les  deux 
partis  antagonistes,  changeant  de  drapeau  et  se 
déguisant  sous  des  manteaux  constitutionnels, 
s'acharnaient  à  la  tâche  funeste  de  transplanter 
d'Europe  et  des  Etats-Unis  les  doctrines  politiques 
les  plus  avancées  sans  jamais  penser  aux  possibili- 
tés de  leur  application. 

Les  goths,  comme  pour  effacer  le  souvenir  de 
leur  lutte  en  faveur  de  la  domination  espagnole, 
exagéraient  en  théorie  leurs  principes  radicaux  et 
disputaient    à    leurs  adversaires  le    qualificatif    de 


(1)  Au  Venezuela,  en  général,  on  naissait  golh  ou  libéral  selon 
que  l'ascendant  avait  été  roj^aliste  ou  patriote  ;  et  non  seulement 
les  qualificatifs  étaient  traditionnels,  mais  encore  les  couleurs 
respectives  des  partis  étaient  les  mêmes  que  celles  des  deux 
armées  du  temps  de  la  guerre. 


230  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

libéraux.  Ceux-ci,  en  majorité,  n'avaient  pas  appar- 
tenu, comme  on  l'a  cru,  à  l'aristocratie  coloniale 
presque  disparue  dans  la  bourrasque  de  la  Révolu- 
tion et  dont  les  rares  survivants  étaient  dans  la 
misère.  C'étaient,  comme  nous  l'avons  dit,  les  repré- 
sentants de  la  bourgeoisie,  de  la  classe  moyenne 
de  la  colonie,  constituée  principalement  par  une 
oligarchie  de  boutiquiers  favorisés  par  la  Constitu- 
tion de  1830  qui  n'avait  accordé  les  droits  électo- 
raux qu'à  ceux  qui  avaient  des  revenus  ;  cela  faci- 
lita l'audace  inconcevable  d'appliquer  à  Pâez,  chef- 
né  de  la  nation,  le  principe  exotique  de  l'alternance 
républicaine  en  nommant,  pour  lui  succéder  à  la 
présidence  de  la  République,  le  docteur  José  Maria 
Vargas,  suspect,  avec  raison,  de  royalisme,  pour 
avoir  résidé  à  Puerto-Rico  pendant  les  temps  les 
plus  cruels  de  la  guerre.  D'autre  part,  en  s'appuyant 
sur  les  doctrines  économiques  de  l'école  libérale 
de  Manchester,  ils  réagirent  contre  la  législation 
coloniale  qui  fixait  l'intérêt  de  l'argent  et  poursui- 
vait l'usure  comme  un  crime,  en  sanctionnant  la 
célèbre  loi  du  10  avril  1834  sur  la  liberté  de  contrats 
dont  l'exécution  causa  des  émeutes  et  contribua 
à  fomenter  l'opposition  au  gouvernement,  cai*  cette 
loi,  favorisant  le  capital,  donnait  au  commerce  et, 
par  conséquent,  aux  goths,  une  prépondérance 
beaucoup  plus  grande  qu'à  l'époque  coloniale.  En 
même  temps,  étaient  votées  les  lois  les  plus  rigou- 
reuses :  contre  le  vol  de  bestiaux  coutumier  chez 
les  llaneros,  contre  les  conspirateurs  sans  considé- 
rer que  le  premier  conspirateur  avait  été  Pâez  lors- 
qu'il se  révolta  contre  le  gouvernement  colombien 
et  que  la  République  même  du  Venezuela  était  née 
d'une  conspiration  contre  ce  gouvernement.  (Nous 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  231 

prenons  ce  concept  de  conspiration  dans  le  sens 
purement  légal  et  abstrait,  car  dans  le  concept  his- 
torique et  sociologique,  les  Révolutions  de  1826  et 
1830  étaient  parfaitement  justifiées).  Toutes  ces 
lois,  qui  avaient  pour  sanction  la  peine  de  mort, 
furent  appliquées  rigoureusement  et  avec  la  plus 
grande  fréquence,  car  dans  la  période  de  1830  à 
1847,  nommée  à  tort  conservatrice,  il  n'y  eut  pas  un 
seul  jour  de  paix  au  Venezuela.  Des  groupes  de 
bandouliers  infestaient  les  déserts,  assaillaient  les 
bergeries  et  les  villages  des  llanos  comme  aux  temps 
coloniaux  ;  et  dans  la  Gaceta  de  Venezuela  on  peut 
lire  des  comptes  rendus  de  procès  et  des  sentences 
dont  nous  ne  savons  pas  pourquoi  ils  n'ont  jamais 
été  allégués  par  les  libéraux  dans  leur  campagne 
contre  le  parti  goth.  On  y  voit  que  ce  n'étaient  pas 
seulement  des  Uaneros  qui  composaient  ces  bandes; 
beaucoup  étaient  des  ouvriers,  des  artisans,  des 
agriculteurs  sans  travail  accompagnés  d'une  mul- 
titude d'esclaves  et  d'affranchis  qui  fuyaient  leurs 
maîtres,  lesquels  voulaient  les  soumettre  à  des 
juges  et  à  des  autorités  qui,  surtout  dans  les  pro- 
vinces llaneras,  violaient  constamment  la  loi 
d'affranchissement  en  faveur  des  propriétaires. 


II 


ïl  faut  observer,  en  outre,  que  la  justice  colo- 
niale n'avait  jamais  été  ni  pu  être  rigoureuse  au 
Venezuela.  Malgré  l'abondance  des  délinquants, 
rares  furent  les  exécutions  capitales,  et  il  n'y  eut 
dans  aucune  localité  un  bourreau  officiel.  Depuis  les 
temps  les  plus  reculés,  les  bergeries  les   plus  éloi- 


232  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

gnées  avaient  été  un  lieu  de  refuge  sûr  pour  tous 
ceux  qui  fuyaient  la  justice.  Pâez  même  fut  un  de 
ces  fugitifs.  Maintenant,  au  milieu  de  cette  anar- 
chie engendrée  par  la  guerre  et  par  l'impunité  à 
laquelle  les  patriotes  avaient  dû  forcément  se  résou- 
dre pour  gagner  des  prosélytes,  l'application  rigou- 
reuse de  ces  lois  devait  être  considérée  par  le  peu- 
ple comme  une  iniquité,  comme  une  épouvantable 
injustice.  «  Un  délit  généralisé,  a  dit  Tarde,  devient 
vite  un  droit.  »  Pâez  môme  avait  autorisé  le  vol  de 
bestiaux  lorsqu'il  autorisa  les  llaneros  à  se  payer 
eux-mêmes  leurs  soldes  militaires  sur  les  troupeaux 
appartenant  aux  royalistes.  Et  eux,  naturellement, 
qualifièrent  de  royalistes  tous  ceux  à  qui  on  pouvait 
voler  quelque  chose,  comme  au  temps  de  Boves  et 
autres  bandits,  ils  avaient  dénommé  blancs  et 
patriotes  tous  les  propriétaires.  La  révolution  de 
Farfân,  comme  on  l'a  vu  et  d'après  la  propre  décla- 
ration du  gouvernement,  n'eut  d'autre  origine  que 
les  coups  de  verge  appliqués  par  un  juge  à  un 
neveu  de  cet  héroïque  soldat,  conformément  à  la 
loi  contre  le  vol.  La  révolte  de  Rangel,  en  1846,  eut 
une  cause  semblable. 

Nous  répétons  que  l'impunité  de  tous  les  délits 
dut  être  la  règle  de  la  Révolution  de  l'Indépendance, 
car  ce  n'est  que  par  ce  moyen  qu'elle  pût  arracher 
au  royalisme  la  popularité  dont  il  jouit  chez  les 
llaneros  jusqu'au  jour  où  le  général  Morillo  voulut 
les  soumettre  à  la  rigoureuse  discipline  de  l'armée 
métropolitaine.  Ce  n'était  pas  seulement  la  vie 
qu'on  garantissait  aux  Vénézuéliens  «  si  coupables 
qu'ils  fussent  »  —  d'après  le  décret  de  Trujillo  qui 
n'a  jamais  été  interprété  dans  son  sens  politique 
élevé  —  mais,  grâce  aux  amnisties  répétées,  promi- 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  233 

ses  et  accordées  par  le  Libérateur  en  faveur  des 
plus  cruels  des  hommes  qui  avaient  commis  tous 
les  crimes  sous  les  ordres  de  Boves,  Yafies,  Rosete, 
etc.,  on  les  accueillait  dans  les  rangs  indépendants 
où  ils  entraient  avec  les  grades  qu'ils  avaient  con- 
quis dans  les  journées  les  plus  épouvantables  de  la 
Guerre  à  mort.  Nous  avons  déjà  cité  une  multitude 
de  noms  qui  figurèrent  dans  les  luttes  civiles  posté- 
rieures. 

Dans  un  état  social  semblable,  avec  des  hommes 
habitués  à  tous  les  périls,  ayant  participé  à  une 
longue  guerre  semée  d'héroïsmes,  connaissant  déjà 
le  chemin  par  où  Pâez  et  tant  d'autres  de  leurs 
compagnons  étaient  parvenus  au  sommet  des  hon- 
neurs, sans  avoir  jamais  été  soumis  à  une  autre 
discipline  que  celle  du  caudillo  lorsque,  de  pas- 
teurs, ils  se  convertissaient  en  guerriers,  —  quel 
respect  pouvaient  leur  inspirer  ces  lois  opposées  à 
ce  qu'ils  croyaient  être  leur  droit  ou  les  acquisi- 
tions de  leur  lance,  comme  disait  le  Libérateur  ?  De 
là  naquit  naturellement  l'impopularité  du  gouver- 
nement goth  et,  par  conséquent,  le  prestige  de 
l'opposition  libérale  :  d'où  «  la  haine  et  l'horreur 
de  l'oligarchie  »  qui  fut,  en  1846,  le  credo  de 
Zamora,  de  Rangel,  de  Calvareiïo  et  de  tous  les 
guerrilleros  qui  acclamèrent  le  parti  libéral  et,  en 
1859,  la  Fédération. 

Tel  devait  être  et  tel  était  nécessairement  le  cri- 
tère, la  conscience  sociale  d'un  peuple  demi-bar- 
bare et  militarisé  où  le  nomade,  le  llanero,  le 
bédouin  l'emportait  par  le  nombre  et  par  la  force 
de  son  bras.  Seule,  l'action  du  Caudillo,  du  Gen- 
darme Nécessaire,  pouvait  être  efficace  pour  main- 
tenir l'ordre.   Le  Venezuela  restait   dans  la  situa- 


234  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EX    AMÉRIQUE 

tion  que  Fernando  de  Penalver  décrivait  au  Libé- 
rateur, en  1826  : 

«  C'est  une  vérité  que  personne  ne  peut  nier  que 
la  tranquillité  dont  a  joui  le  Venezuela  depuis  que 
nos  armes  l'ont  occupé  a  été  due  exclusivement  au 
général  Pâez  ;  il  est  également  vrai  que  si  celui-ci 
s'éloignait  du  pays,  nous  serions  exposés  à  une 
explosion,  car  pour  que  ce  malheur  se  produise,  il 
ne  manque  que  d'appliquer  les  mèches  à  la  mine.  » 
Mais  l'influence  et  le  pouvoir  du  général  Pâez,  con- 
quis dans  les  campements  par  ses  grandes  qualités 
de  guerrier  et  de  caudillo,  avaient  été  débilités  par 
l'acharnement  des  lettrés  de  l'époque,  inspirés  de 
doctrines  purement  spéculatives  alors  tant  en 
vogue,  à  mettre  des  entraves  à  un  pouvoir  person- 
nel qui  n'était  que  l'expression  concrète  des  ins- 
tincts politiques  de  notre  peuple.  Sous  l'influence 
de  ces  mêmes  abstractions  et  voyant  dans  l'armée 
régulière  une  base  du  despotisme,  ils  poursuivirent 
et  détruisirent  ces  légions  héroïques  qui  avaient  fait 
l'indépendance  de  l'Amérique,  et  permirent  que  les 
tribunaux  de  justice,  composés  presque  tous  d'an- 
ciens royalistes,  leur  arrachassent,  en  faveur  des 
anciens  maîtres,  les  propriétés  que  la  Patrie  leur 
avait  données  en  récompense  de  leurs  services.  C'est 
sur  Pâez,  chef  du  gouvernement,  que  tombait  for- 
cément toute  la  responsabilité  de  ces  faits  qui 
détruisirent  le  prestige  et  le  respect  dont  il  jouissait 
chez  ses  anciens  compagnons. 

L'autorité  de  Pâez,  comme  celle  de  tous  les  cau- 
dillos  de  l'Amérique  espagnole,  était  fondée  sur  la 
suggestion  inconsciente  de  la  majorité.  Notre  peu- 
ple peut  être  considéré  comme  un  groupe  social 
instable  d'après  la  classification  scientifique,  car  il 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  235 

était  alors,  et  il  est  même  encore,  dans  la  période 
de  transition  de  la  solidarité  mécanique  à  la  soli- 
darité organique  qui  est  le  degré  où  se  trouvent 
aujourd'hui  les  sociétés  légitimes  et  stables  ;  il  se 
groupait  instinctivement  autour  du  plus  fort,  du 
plus  vaillant,  du  plus  sagace,  autour  de  qui  l'ima- 
gination populaire  avait  créé  la  légende  qui  est  un 
des  éléments  psychologiques  les  plus  puissants  du 
prestige,  et  il  attendait  de  lui  la  protection  la  plus 
absolue  et  l'impunité  la  plus  complète  de  ses  délits 
habituels. 

Il  faut  remarquer  aussi  que  toutes  les  lois  poli- 
tiques d'un  radicalisme  outrancier  qui  tendaient  à 
nous  éloigner  des  formes  dictatoriales,  sans  qu'on 
prît  en  considération  le  milieu  anarchique  où  on 
prétendait  les  implanter,  étaient  en  même  temps 
inspirées  par  une  réaction  contre  le  parti  boliva- 
rien  qualifié  de  monarchiste,  de  théocratique,  de 
prétorien,  parce  que,  au  milieu  de  l'anarchie  qui, 
comme  un  ouragan,  se  déchaînait  par  toute  l'Amé- 
rique, menaçant  de  détruire  l'œuvre  de  l'Indépen- 
dance encore  sans  racines  profondes  dans  la  cons- 
cience publique,  —  le  Libérateur  et  beaucoup  des 
plus  hauts  représentants  de  cette  cause,  conscients 
de  leur  responsabilité  devant  l'Histoire,  avaient 
essayé,  par  tous  les  moyens,  d'instaurer  l'ordre  ; 
et,  comme  dans  tous  les  cas  d'extrême  gravité,  ils 
en  avaient  appelé  à  des  remèdes  héroïques  qui 
étaient  vraiment  contraires  à  l'idéalisme  républi- 
cain, à  l'esprit  démocratique  de  la  Révolution,  aux 
principes  politiques  considérés  alors  comme  géné- 
rateurs infaillibles  de  la  félicité  humaine. 


236  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

III 

Lancés  sur  ce  chemin,  alors  qu'on  avait  le  plus 
besoin  d'une  main  de  fer  capable  de  réprimer  le 
banditisme  et  d'intimider  les  démagogues  qui, 
pour  gagner  la  popularité,  paraphrasaient  les  doc- 
trines abstraites  des  philosophes  européens  de  la 
politique,  les  hommes  dirigeants,  imbus  aussi  des 
mêmes  idées,  en  arrivèrent  à  annuler  complète- 
ment l'action  de  l'Etat  en  invoquant  la  doctrine  du 
laisser  faire,  laisser  passer,  qui  fut  le  credo  de 
Soublette,  non  seulement  en  économie,  mais  aussi 
en  politique,  sans  comprendre  que  cette  doctrine 
«  de  la  concurrence  illimitée  et  sans  frein  »  si 
funeste,  même  dans  les  sociétés  bien  constituées 
—  comme  l'afiSrme  Spencer  —  parce  qu'en  elle 
ressuscitait  sous  une  nouvelle  forme  la  vieille 
théorie  de  Hobbes,  de  la  lutte  de  tous  contre  un,  et 
que,  dans  notre  milieu,  sa  seule  conséquence  était 
de  donner  une  sanction  absolue  à  l'anarchie  popu- 
laire qui  allait  continuer  de  causer  tant  de  désas- 
tres. 

Ce  n'était  pas  que  les  libéraux  gagnassent  de  la 
popularité  avec  leurs  doctrines  dissolvantes;  le 
mal  était  que  les  goths,  annulant  dans  leur  incons- 
cience l'action  du  caudillo,  «  appliquassent  les 
mèches  à  la  mine  »  pour  produire  l'explosion  que 
Penalver  redoutait  en  1826.  Prétendre  remplacer 
le  prestige  personnel  du  caudillo,  unique  institu- 
tion possible  dans  notre  peuple,  unique  ressort 
puissant  d'ordre  social,  par  le  prestige  imperson- 
nel de  la  loi,  de  lois  qui  n'étaient  pas  l'expression 
concrète  des  nécessités  ni  de  l'état  social,  qui  ne 
correspondaient   pas   à   des   conditions   de   fait,   ni 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN  AMÉRIQUE  237 

aux  modalités  propres  de  l'ambiance,  ni  aux 
mœurs  nationales,  —  ce  fut  le  comble  de  l'impré- 
voyance et  de  l'aveuglement. 

La  tendance  de  tous  les  écrivains  et  hommes  poli- 
tiques de  l'époque  était  de  restreindre,  limiter  ou 
annuler  le  pouvoir  du  caudillo  (1).  Les  goths  au 
gouvernement,  comme  les  libéraux  dans  l'opposi- 
tion, cherchaient  par  divers  chemins  les  moyens 
d'en  finir  avec  ce  qu'ils  appelaient  le  personnalisme. 
Mais  ni  les  uns  ni  les  autres  n'arrivèrent  à  com- 
prendre qu'en  fomentant  l'anarchie  et  en  perpé- 
tuant l'état  de  guerre  civile,  ils  ne  faisaient  cha- 
que fois  que  rendre  plus  nécessaire  le  Gendarme  et, 
comme  conséquence,  la  soumission  absolue  et 
l'obéissance  aveugle.  Il  est  curieux  d'observer 
l'aveuglement  avec  lequel  tous  travaillaient  contre 
les  fins  même  qu'ils  se  proposaient  d'atteindre.  Ils 
ne  tirèrent  même  pas  de  la  chute  du  docteur 
Vargas  renversé  par  une  simple  mutinerie,  l'expé- 
rience qui  aurait  dû  les  mettre  en  garde  contre  le 


(1)  Un  des  fondements  les  plus  puissants  de  l'opposition 
libérale  en  1840  était  le  pouvoir  exercé  par  le  général  Pâez 
durant  vingt-cinq  ans,  sans  qu'on  pût  comprendre  que  cette 
influence  décisive  n'était  et  ne  pouvait  être  l'œuvre  exclusive  de 
la  volonté  du  grand  Caudillo  mais  l'expression  concrète  des 
instintcs  politiques  du  peuple  vénézuélien.  Et  il  est  curieux 
d'observer  que  les  arguments  d'Antonio  Leocadio  Guzmân 
contre  l'autocratie  de  Pâez  furent  les  mêmes  que,  plus  tard, 
goths  et  libéraux  employèrent  contre  l'autocratie  du  général 
Guzmân  Blanco,  aveuglés  aussi  par  le  préjugé  de  l'alternance  ou 
se  basant  sur  ce  principe  transplanté  pour  couvrir  des  ambitions 
de  personnes  et  remplacer  un  autocrate  par  un  autre  après 
l'inévitable  période  d'anarchie  qui  précède  presque  toujours, 
dans  presque  toutes  les  Républiques  hispano-américaines,  le 
gouvernant  eflFectif,  le  «  Gendarme  Nécessaire  »,  capable,  par  la 
supériorité  de  son  caractère  et  la  force  de  son  bras,  d'imposer 
la  paix  et  de  faire  progresser  la  société.  Le  Mexique,  après  la 
chnte  de  Porfirio  Diaz,  est  l'exemple  le  plus  récent  et  le  plus 
éloquent  de  cette  vérité. 


238  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EX   AMÉRIQUE 

dogmatisme  constitutionnaliste.  Ils  croyaient  peut- 
être  sincèrement  que  Pâez,  en  se  dépouillant  de 
l'investiture  présidentielle,  s'était  dépouillé  aussi 
du  pouvoir  qui  émanait  de  la  Constitution  effective 
du  pays  ;  mais  à  peine  eurent-ils  compris  la  débi- 
lité du  régime  qu'ils  avaient  voulu  implanter,  qu'ils 
coururent  implorer  le  Caudillo  et  reconnurent  de 
nouveau  son  autorité. 

En  se  vantant  «  d'avoir  soumis  Pàez  à  la  loi 
contitutionnelle  »,  ils  ne  se  rendaient  pas  compte 
que  le  pouvoir  personnel  du  Caudillo  était  la  véri- 
table Constitution  effective  du  pays  (1),  et  qu'en 
prétendant  établir  l'ordre  sans  compter  sur  l'action 
directe  et  efficace  du  «  Gendarme  >>,  ils  ne  faisaient 
pas  autre  chose  qu'augmenter  l'anarchie,  systéma- 
tiser le  désordre  et  ouvrir  un  vaste  champ  aux  agi- 
tateurs qui,  invoquant  aussi  les  principes  abstraits 
et  réclamant  l'accomplissement  de  la  Constitution 
pour  déguiser  leurs  ressentiments  personnels  et 
leur  ambition  du  pouvoir,  lanceraient  à  la  fin  le 
pays  dans  une  autre  guerre  d'extermination  et 
détruiraient  les  bases  d'une  organisation  économi- 
que, sociale  et  administrative  qui  avait  pu  se  déve- 
lopper amplement  sous  l'autorité  indiscutée  d'un 
homme  aux  qualités  exceptionnelles  comme  le 
général  Pâez. 

Ce  n'est  pas  que  les  idées  positives  du  gouverne- 
ment fussent  alors  absolument  inconnues.  Il  y  avait 


(1)  Ayarragaray  dit,  en  parlant  de  la  République  Argentine  : 
«  Le  caudillisme  fut  toujours  notre  Constitution  positive  ;  c'est 
en  vain  que  l'imposture  des  partis  ou  l'ingénuité  des  théoriciens 
ont  prétendu  couvrir  par  des  institutions  importées  les  mons- 
truosités congénitales  de  notre  Constitution  politique.  »  La 
anarquia  y  el  caudillismo. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  239 

de  nombreuses  années  que  le  Libérateur  avait 
recommandé  aux  constituants  d'Angostura  de 
n'oublier  jamais  «  que  l'excellence  d'un  gouverne- 
ment ne  consiste  pas  dans  sa  théorie,  dans  sa 
forme,  ni  dans  son  mécanisme,  mais  en  ce  qu'elle 
est  appropriée  à  la  nature  et  au  caractère  de  la 
nation  pour  laquelle  il  est  institué.  Le  sj'^stème  de 
gouvernement  le  plus  parfait  est  celui  qui  produit 
la  plus  grande  somme  de  sécurité  sociale  et  la  plus 
grande  somme  de  stabilité  politique  ». 


IV 


Les  goths  ont  rejeté  sur  les  libéraux  la  responsa- 
bilité exclusive  de  ces  événements  en  attribuant  à 
leurs  prédications  démagogiques  une  influence  qui 
ne  pouvait  être  alors  que  très  limitée.  Nous  avons 
eu  beau  chercher  dans  de  nombreux  journaux  de 
l'époque  ces  articles  subversifs  capables  de  «  cor- 
rompre les  masses  populaires  »  et  «  d'égarer  l'in- 
telligence du  public  »,  nous  ne  les  avons  pas  trou- 
vés. 

Le  Venezolano  de  Guzmân,  le  Patriota  de  Lar- 
raziibal,  le  Torrente  de  Rendôn,  le  Republicano  de 
Bruzual,  qui  furent  les  organes  principaux  de 
l'opposition  libérale  à  partir  de  1840,  si  subversifs 
qu'ils  fussent,  étaient  écrits  en  un  style  trop  élevé 
pour  pénétrer  dans  l'esprit  rudimentaire  de  la 
petite  minorité  qui  pouvait  les  lire.  En  outre,  à 
combien  d'exemplaires  pouvait  tirer  un  de  ces 
journaux  ?  En  1897,  Novicow  disait  :  «  Il  y  a  cin- 
quante ans,  les  presses  à  bras  tiraient  à  peine  six 


240  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

cents  exemplaires  à  l'heure  »  (1).  L'influence  de  la 
presse,  d'après  le  même  sociologue,  dépend  de  la 
yapeur  et  de  la  force  électrique  qui,  mouvant  les 
machines  Marinoni,  permettent  d'imprimer  soixante 
mille  exemplaires  à  l'heure,  et  du  bas  prix  du 
papier  qui  a  rendu  possible  le  journal  à  bon  mar- 
ché. C'est,  par  conséquent,  une  erreur  d'attribuer  à 
la  presse  libérale  de  1846  la  profonde  commotion 
de  cette  époque.  Pour  s'en  rendre  compte,  il  suffit 
de  considérer  qu'en  1846,  comme  en  1859,  se  répé- 
tèrent exactement  les  phénomènes  des  années  1813 
et  1814  où  il  n'y  eut  ni  tribuns  ni  journaux  incen- 
diaires pour  soulever  les  masses  populaires. 

Comment  peut-on  raisonnablement  rendre  la 
seule  propagande  du  Venezolano  responsable  de 
l'apparition  de  ces  mêmes  hordes  qui  acclamaient 
le  parti  libéral  et  la  fédération  avec  la  même 
inconscience  qu'elles  avaient  acclamé  d'abord  Fer- 
dinand VII  et  Boves  puis,  plus  tard,  Bolivar  et  la 
Patrie?  Tous  ces  mouvements  étaient  simplement 
la  continuation  de  la  même  lutte  commencée  en 
1810,  la  propagation  du  même  incendie  tantôt  caché 
sous  les  cendres  et  tantôt  élevant  ses  flammes  au 
point  de  faire  rougeoyer  l'horizon,  mais  toujours 
implacable  dans  son  œuvre  de  ravage  et  de  nivelle- 
ment. En  1846,  comme  en  1859,  les  mêmes  hordes 
de  Boves  et  de  Yahes  se  rassemblèrent  sous  le  bras 
vigoureux  d'un  autre  grand  caudillo  à  la  même 
physionomie  morale,  aux  mêmes  dons  de  comman- 
dement, au  même  entrain  héroïque,  à  la  même 
générosité,  aux  mêmes  instincts  ochlocratiques,  et 


(1)  Conscience  et  volonté  sociale,  p,  76, 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  241 

de   la  même    race,  pourrions-nous    ajouter,  que    le 
légendaire  Asturien  (1). 

Preuve  évidente  que,  dans  notre  évolution  égali- 
laire,    l'influence    des    idées    n'a    jamais    été    aussi 
J3uissante  qu'on  le  croit.  Antonio  Leocadio  Guzmân 
fut  toujours  un  défenseur  opiniâtre  de  la  Consti- 
tution de    1830  et    de  son    régime  électoral   oligar- 
chique, et  jamais  il  ne  demanda  l'abolition  de  l'es- 
clavage, ni  de  la  peine  de  mort,  ni  des  peines  infa- 
mantes ;    il    ne  réclama    même  pas    à  son    profit 
l'abrogation  de  la  loi  contre  les  conspirateurs  qui 
portait  sa  signature  et  en  vertu  de  laquelle  il  fut 
fusillé  par  ses  ennemis.  Felipe  Larrazâbal  était  un 
littérateur  romantique   qui  imitait   et  parfois  pla- 
giait   Lamennais,    et   jamais    il  ne    mania  le    style 
incandescent  ni  la  satire  empoisonnée  et  grossière 
qui  aurait  pu  flatter  le  palais  grossier  de  nos  popu- 
laces urbaines.  Estanislao  Rendôn  fut  toujours  un 
rhéteur,  obscur    dans  les  idées,   plus  obscur  encore 
dans  l'expression,  il  aimait  à  employer  les  mots  les 
plus  rares   pour  désigner   les  choses    les  plus  cou- 
rantes,   de  sorte    qu'il  est   impossible,    même    pour 


(1)  Ce  parallèle  paraîtra  étrange  à  ceux  qui  s'entêtent  à 
méconnaître  les  lois  de  la  continuité  historique  et  se  figurent 
que  chaque  génération  crée  son  état  social.  Nous  tenons  à  faire 
remarquer  que  nous  ne  voyons  pas  la  figure  d'Ezequiel  Zamora 
à  travers  des  préjugés  de  parti.  Nous  appartenons  à  une  famille 
de  libéraux  fédéralistes  et  nous  pouvons  dire  avec  orgueil  que 
nos  ancêtres  honorèrent  leur  nom  sur  les  champs  de  bataille  et 
dans  les  luttes  civiles.  Aussi,  nous  affirmons  avec  la  liberté  la 
plus  absolue  de  jugement  que  par  sa  race,  car  Zamora  était 
parfaitement  blanc,  par  son  héroïsme,  par  la  rudesse  de  son 
caractère  et  par  l'influence  qu'il  eut  sur  nos  masses  populaires 
ne  peut  être  comparé  à  personne  mieux  qu'à  Boves,  bien  que 
nous  ayons  toujours  considéré  comme  arbitraires  ces  parallèles 
entre  des  personnages  placés  dans  des  ambiances  politiques  et 
des  circonstances  différentes. 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  16. 


242  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

ceux  qui  sont  le  plus  familiarisés  avec  la  langue, 
de  lire  ses  articles  et  ses  discours  sans  avoir  recours 
au  dictionnaire;  cela  contribua,  pourtant,  à  lui 
donner  une  grande  réputation  car,  comme  dit  Le 
Dantec,  «  la  magie  des  mots  a  été  et  sera  longtemps 
encore  un  mobile  puissant  de  nos  actions  et  de  nos 
jugements.  »  Rendôn,  à  défaut  d'arguments,  avait 
des  exclamations  comme  lorsque,  à  la  Convention  de 
Valence,  en  1858,  il  défendait  le  système  fédéral  en 
disant  :  «  La  Fédération  est  sainte,  céleste, 
divine  !  »  Seul,  Blas  Bruzual  avait  une  plume  et  un 
cerveau  de  combattant;  seul,  il  possédait  la  concep- 
tion claire  et  les  idéals  sincères  de  son  parti  et  de 
son  credo.  Il  fut  aussi  honnête  que  Rendôn,  mais 
plus  en  contact  que  lui  avec  la  réalité  et  les  néces- 
sités du  moment.  On  sent  vibrer  encore  dans  les 
pages  du  Republicano  les  terribles  diatribes,  les 
concepts  vigoureux  et  incendiés  par  une  convic- 
tion et  une  foi  absolues  en  l'excellence  de  son  credo. 
Bruzual  était,  en  outre,  un  libéral  de  pur  lignage. 
Il  avait  toujours  été  patriote,  il  avait  dans  le  sang 
les  passions  de  la  cruelle  lutte  pour  rindépendance 
tandis  que  Guzmân,  Larrazâbal  et  Rendôn  étaient 
fils  de  royalistes.  Mais  le  Republicano  n'eût  même 
pas  de  résidence  fixe  et,  dans  plus  de  sept  ans,  il 
ne  publia  qu'un  petit  nombre  de  numéros  comme 
on  peut  le  voir  par  la  collection  conservée  à  la 
Bibliothèque  Nationale. 

Si  la  rigoureuse  exactitude  de  ces  considérations 
sauve  Guzmân  et  les  écrivains  libéraux  des  lourdes 
responsabilités  que  firent  peser  sur  eux  leurs 
adversaires,  elle  enlève  aussi  à  Guzmân  le  titre, 
qu'il  ne  mérite  pas,  de  «  Fondateur  du  parti  libé- 
ral ». 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN  AMÉRIQUE  243 

Les  masses  populaires,  qui  avaient  été  royalistes 
avec  Boves  et  patriotes  avec  Pâez  durant  la  guerre 
de  l'Indépendance,  furent  ensuite  libérales  avec 
Guzmân  et  Zamora  en  1846,  fédéralistes  avec  le 
même  Zamora,  avec  Falcôn  et  avec  Sotillo  en  1859. 
Quant  aux  classes  supérieures  en  lutte  depuis 
l'Indépendance,  jamais,  à  aucune  époque,  elles 
n'ont  été  divisées  par  des  questions  de  principes. 
Au  Venezuela  on  a  considéré  comme  un  déshon- 
neur le  nom  de  conservateur,  au  point  qu'un  des 
livres  politiques  les  plus  sensationnels  parus  dans 
les  dix  dernières  années  du  siècle  passé,  Etudes 
historico-politiques,  de  M.  Domingo  Antonio  Ola- 
varria  (Luis  Ruiz)  et  qui  est  un  plaidoyer  pas- 
sionné contre  les  conquêtes  du  parti  libéral,  prouve 
jusqu'à  la  satiété  que  les  goths  furent  toujours  plus 
radicaux  et  même  plus  jacobins  que  leurs  adver- 
saires nommés  libéraux. 

Etudier  ces  mouvements  avec  un  autre  critère  et 
les  attribuer  exclusivement  à  des  influences  doctri- 
naires, c'est  méconnaître  les  causes  fondamentales 
de  notre  évolution  historique  et  rester  dans  la 
croyance  erronée  qu'au  Venezuela  ont  existé  des 
partis  doctrinaires  aux  tendances  opposées  et  que 
nos  luttes  intestines  furent  causées  par  des  ques- 
tions constitutionnelles  :  «  A  l'heure  actuelle,  dit 
Bené  Worms,  on  distingue  au  moins  deux  partis: 
les  libéraux  et  les  conservateurs.  Mais  ce  ne  sont 
que  des  étiquettes  fréquemment  trompeuses  et  qui 
désignent  des  choses  très  différentes  selon  les  temps 
et  les  pays,  ne  servant  qu'à  dissimuler  sous  des 
noms  pompeux  des  ambitions  et  des  rivalités  de 
personnes.  »  (1).  Nous  ne  disons  donc  rien  de  nou- 


(1)  Philosophie  des  sciences  sociales,  t.  I,  p.  69. 


244  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EN    AMÉRIQUE 

veau,  et  nous  ne  prétendons  pas  que  la  question 
des  partis  doctrinaires  n'ait  été  un  mensonge  qu'au 
Venezuela.  Un  journaliste  colombien  disait  derniè- 
rement qu'il  n'y  avait  jamais  eu  que  deux  partis 
en  Colombie  :  le  clérical  et  l'anticlérical.  C'est  une 
différence  radicale  avec  le  Venezuela  où  le  clergé 
n'a  jamais  eu  d'influence  politique. 

Et  quel  fut,  à  la  fin,  le  résultat  de  cette  lutte  en 
faveur  des  principes  républicains  sanctionnés  dans 
la  Constitution  ?  L'apparition  immédiate  de  l'autre 
caudillo,  le  remplacement  de  Pâez  par  Monagas, 
l'alternance  du  pouvoir  personnel,  que  les  haines 
traditionnelles  firent  violente,  au  lieu  de  la  succes- 
sion légale  et  pacifique  écrite  dans  le  code  fonda- 
mental. Si  Pâez  commença  de  consolider  son  pou- 
voir absolu  avec  sa  rébellion  de  1826,  Monagas 
consacra  le  sien  par  le  fait  sanglant  du  24  janvier 
1848,  né  d'un  mouvement  populaire. 


Nous  ne  tomberons  pas  dans  l'erreur  d'affirmer 
que  le  peuple  vénézuélien  soit  démocratique  dans 
le  sens  scientifique  du  mot  et  que  les  idées  et  les 
principes  démocratiques  —  comme  l'affirme  à 
tort  l'Argentin  Sarmiento  en  parlant  de  son  pays 
—  aient  pénétré  jusque  dans  les  couches  inférieu- 
res de  la  population.  Les  visions  de  Rousseau, 
découvrant  dans  les  sociétés  primitives  l'égalita- 
risme,  l'indépendance  individuelle  et  tous  les  prin- 
cipes proclamés  par  les  sociétés  modernes  ne  sont 
plus  admises  aujourd'hui  même  par  les  hommes 
d'une  instruction  moyenne.   «  L'Histoire  n'est  pas 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  245 

un  serpent  qui  se  mord  la  queue  ».  Le  commu- 
nisme archaïque  n'est  pas  le  collectivisme  de  notre 
époque  ;  entre  l'un  et  l'autre,  il  n'existe  qu'une 
identité  apparente  et  superficielle.  Les  confondre 
équivaut  à  établir,  par  exemple,  une  ressemblance 
absolue  entre  la  coexistence  d'une  femme  et  d'un 
homme  chez  les  peuples  primitifs  et  le  mariage 
monogamique  de  l'Europe  moderne.  «  Chez  les 
peuplades  errantes  et  inorganiques,  dit  Port,  un 
savant  préoccupé  d'une  théorie  pourrait  découvrir 
aussi  bien  la  promiscuité  que  la  polygamie,  la  pro- 
priété privée  que  la  propriété  collective  »,  et  Bougie 
ajoute:  «  l'inégalité  aussi  bien  que  l'égalité  ». 

Le  caractère  typique  des  peuples  pasteurs,  au 
Venezuela  comme  dans  tous  les  pays  où  il  y  a  des 
plaines  et  des  troupeaux,  est  l'égalité  de  conditions, 
l'absence  complète  de  hiérarchie  sociale  :  «  Les 
peuples  pasteurs  ou  issus  directement  de  pasteurs, 
n'ont  pas  d'aristocratie.  »  (1). 

Mais  est-ce  bien  là  l'idéal  de  la  démocratie 
moderne  ?  «  La  formule  des  exigences  logiques  de 
l'égalitarisme  est  «  proportionnalité  »  et  non 
«  uniformité  »  ;  égalité  n'est  pas  identité.  Si  l'idée 
d'égalité  exclut  à  nos  yeux  celles  de  classe  ou  d'es- 
pèce, elle  implique  d'abord  celles  d'individualité 
et  d'humanité;  ou,  en  d'autres  termes,  lorsqu'on 
déclare  que  tous  les  hommes  sont  égaux,  le  senti- 
ment qu'ils  sont  semblables  n'exclut  pas  le  senti- 
ment qu'ils  sont  différents;  réclamer,  comme  le 
veut  la  démocratie,  l'égalité  des  facultés  juridiques 
n'est  pas  proclamer  l'égalité  des  facultés  réelles.  Le 


(1)  E.  Demolins  :  Les  grandes  routes  des  peuples,  t.  II. 


246  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

véritable  concept  de  la  démocratie  est  celui  d'un 
concours  où  toutes  les  possibilités  sont  égales  au 
début,  mais  justement  pour  mieux  apprécier  ensuite 
les  différentes  valeurs  des  actes  individuels. 

«  L'égalité  des  possibilités  n'est  pas  faite  pour 
effacer,  mais  pour  mettre  au  contraire  en  relief 
l'inégalité  des  puissances...  Qui  veut  mesurer  exac- 
tement la  différence  des  deux  forces  les  fait  partir 
du  même  niveau. 

«  ...Pour  l'égalité  civile  et  juridique,  il  est  trop 
clair  qu'en  la  réclamant  on  ne  nie  nullement  les 
différences  individuelles  ;  on  veut,  au  contraire, 
qu'il  soit  tenu  compte,  et  tenu  compte  seulement, 
des  mérites  ou  démérites  personnels.  Déclarer  tous 
les  citoyens  égaux  devant  la  loi,  ce  n'est  pas  deman- 
der qu'elle  assure  à  leurs  actions,  si  différentes 
qu'elles  soient,  les  mêmes  sanctions,  mais  au  con- 
traire qu'elle  proportionne,  à  l'inégalité  des  fautes 
commises  ou  des  services  rendus,  les  sanctions 
dont  elle  dispose.  De  même,  lorsqu'on  décrète  que 
tous  les  citoyens  seront  a  également  admissibles  à 
toutes  dignités,  places  et  emplois  publics  »,  on 
efface  —  pour  reprendre  la  formule  de  la  Déclara- 
tion des  Droits  —  toute  distinction  autre  que 
«  celle  de  leurs  vertus  et  de  leurs  talents  »  ;  mais 
c'est  précisément  à  seule  fin  de  mettre  cette  distinc- 
tion en  relief  qu'on  veut  effacer  toutes  les  autres. 
Le  régime  démocratique  du  concours,  proclamant 
l'égalité  des  droits  des  concurrents,  a  justement 
pour  but  de  mesurer  les  différences  de  leurs 
facultés.  »  (1). 


(1)  C.  BouGLÉ  :  Ouv.  cité,  pp.  27-41. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE  247 

Lorsque  nous  disons  que  les  doctrines  libérales 
importées  d'Europe  par  les  hommes  de  la  Révolu- 
tion, coïncidèrent  au  Venezuela  avec  les  instincts 
niveleurs  de  notre  population  hétérogène  et  des 
masses  llaneras  victorieuses  qui  dominèrent  le 
pays  à  partir  de  l'Indépendance,  nous  ne  préten- 
dons en  aucune  manière  affirmer  que  les  Vénézué- 
liens aient  mieux,  compris  et  apprécié  les  excel- 
lences de  la  doctrine  démocratique,  par  un  mouve- 
ment libéré  et  conscient. 

Nous  voulons  simplement  montrer  que  notre 
peuple  était  plus  disposé  qu'aucun  autre  de  l'Amé- 
rique espagnole  à  recevoir  et  à  transformer  au  pro- 
fit de  ses  instincts  niveleurs  ces  idées  qui,  prêchées 
par  les  classes  élevées  des  deux  partis,  représen- 
taient la  réaction  contre  le  régime  social  de  la 
colonie.  Les  distinctions  qu'établissent  aujour- 
d'hui les  sociologues  en  interprétant  scientifique- 
ment la  doctrine  démocratique  et  en  suivant  l'évo- 
lution des  idées  égalitaires,  ne  pouvaient  être 
appréciées  alors  par  ceux  qui  prêchaient  sincère- 
ment le  dogme  de  la  souveraineté  populaire.  D'où 
le  grand  nombre  d'idéalistes  repentis,  de  jacobins 
dupés  qui  fuyaient  la  vie  publique  pour  aller, 
désillusionnés,  pleurer  les  funestes  conséquences 
de  leurs  prédications  ou  bien,  pleins  de  scepticisme, 
reniaient,  au  pouvoir,  les  principes  qu'ils  avaient 
défendus  dans  l'opposition  et  dans  les  armées  révo- 
lutionnaires. 

Que  l'on  compare  l'évolution  des  idées  égalitaires 
au  Venezuela  et  en  Colombie,  par  exemple,  et  l'on 
verra  que  c'est  chez  nous  qu'elles  ont  pénétré  le 
plus  vite  et  le  plus  profondément  jusqu'aux  cou- 
ches populaires  les  plus  basses  ;   et  cela,  quoique 


248  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

la  Colombie  soit  le  pays  où  l'élite  libérale  poussa 
son  radicalisme  à  un  extrême  où  ne  parvinrent 
jamais  les  Vénézuéliens  même  entre  1840  et  1846, 
période  où  notre  jacobinisme  atteignit  son  plus 
haut  degré  ;  le  peuple  colombien  reste  encore  immo- 
bile, attaché  à  ses  traditions,  soumis  à  l'Eglise 
catholique,  respectueux  des  hiérarchies  sociales, 
sans  que  les  secousses  révolutionnaires,  les  guerres 
civiles,  aussi  fréquentes  que  chez  nous,  ni  les  décla- 
mations dissolvantes  des  radicaux  —  dans  les  rangs 
desquels  on  a  toujours  trouvé  des  orateurs  et  des 
écrivains  éminents  et  disposant,  en  outre,  d'une 
liberté  absolue  dans  la  presse  et  les  congrès  — 
aient  pu  éveiller  chez  le  métis  et  encore  moins  chez 
l'Indien,  les  instincts  niveleurs  et  démolisseurs  des 
populations  Uaneras  et  côtières  du  Venezuela.  En 
Colombie  même,  on  observe  une  grande  différence 
entre  les  instincts  politiques  des  montagnards  qui 
constituent  la  majorité  de  la  population  et  ceux  des 
habitants  de  la  plaine  et  de  la  côte  qui  ressemblent 
le  plus  aux  Vénézuéliens. 

Nous  ne  devons  en  aucune  manière  chercher 
l'explication  la  plus  rationnelle  de  notre  rapide 
évolution  égalitaire  dans  l'influence  exclusive  des 
idées  importées  d'Europe  et  professées  indistinc- 
tement par  tous  les  partis,  mais  dans  la  coïnci- 
dence nécessaire  et  fatale  de  ces  idées  avec  les  ins- 
tincts politiques  de  notre  peuple  hétérogène  et 
conformé,  en  sa  grande  majorité,  par  la  vie  pasto- 
rale. «  Pour  qu'une  idée  pénètre  une  société,  il 
faut  qu'il  y  ait,  entre  la  nature  de  celle-là  et  la 
structure  de  celle-ci,  une  sorte  d'harmonie  prééta- 
blie. »  (1). 


(1)  C.  BouGLÉ  :  Ouv.  cite,  p.  84. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  249 

C'est  pour  cette  raison  que  nous  avons  affirmé 
que  des  deux  faces  de  notre  Révolution  de  l'Indé- 
pendance, la  plus  intéressante  pour  le  sociologue 
n'est  pas  la  lutte  contre  l'Espagne.  Que  l'étude  des 
grandes  campagnes  reste  un  sujet  pour  l'histoire 
militaire,  et  pour  l'épopée  l'exaltation  de  nos  héros 
dans  l'œuvre  de  rédemption  politique  d'un  conti- 
nent !  Autres  sont  les  conclusions  que  l'investiga- 
teur doit  tirer  de  cette  lutte  où  «  la  moitié  de  la 
population  combattit  contre  l'autre  moitié  »  durant 
quatorze  ans,  car  dans  cette  guerre  civile,  plus 
sociale  et  économique  que  politique,  se  trouve  la 
clef  de  notre  évolution  nationale. 

Alors  que,  dans  d'autres  pays  de  l'Amérique 
espagnole,  la  Révolution  de  l'Indépendance  se 
réduisit  presque  à  un  changement  d'autorité  et  que 
le  gouvernement  suprême  passa  sans  profondes 
modifications  des  mains  des  agents  de  l'Espagne  à 
celles  de  l'aristocratie  créole  habituée  à  la  supré- 
matie sociale,  municipale  et  économique,  —  au 
Venezuela,  les  premiers  mouvements  révolution- 
naires ont  aussi  à  leur  tête,  au  début,  les  classes 
élevées;  mais  au  bout  de  quatorze  ans  d'une  lutte 
cruelle  et  pour  des  causes  ethniques  et  mésologi- 
ques qui  donnent  un  caractère  particulier  à  notre 
évolution  et  la  différencient  de  celle  de  presque 
tous  les  autres  peuples  du  continent,  on  observe 
avec  la  plus  évidente  clarté  qu'un  profond  mouve- 
ment égalitaire,  une  véritable  révolution  sociale 
avait  été  réalisée  dans  l'organisme  de  l'ancienne 
capitainerie  générale.  Il  suffit  de  comparer  le  rang 
et  la  mentalité  des  hommes  du  19  avril  1810  et  du 
5  juillet  avec  la  mentalité  et  le  rang  des  caudillos 
qui,    en  vertu    de  leurs    promesses,  occupèrent   les 

CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE    EN    AMÉRIQUE.  16   * 


250  CÉSARISME    DÉMOCRATIQUE   EK    AMÉRIQUE 

situations  les  plus  élevées  de  la  jeune  République 
et  qui  étaient  en  réalité  les  purs  représentants  de 
la  Révolution,  pour  comprendre  l'énorme  transcen- 
dance de  la  guerre.  La  «  rébellion  »  qui  commence 
«  comme  un  jeu  d'enfants  »,  dirigée  par  les  mains 
finement  gantées  du  marquis  del  Toro,  se  termina 
dans  une  grande  mare  de  sang  et  un  immense  mon- 
ceau de  ruines,  comme  un  poulain  sauvage  sous  la 
main  âpre  et  brutale  du  llanero  Pâez.  Dès  lors,  la 
pyramide  fut  définitivement  renversée. 

L'élévation  de  Pâez,  qui  de  l'humble  condition  de 
journalier  d'une  bergerie  était  parvenu  au  plus 
haut  poste  de  l'armée  et  de  la  politique,  devait  pro- 
duire de  profondes  répercussions  au  sein  de  nos 
masses  llaneras,  anarchiques,  individualistes  et 
demi-barbares:  «  L'homme  qui  atteint  à  une  haute 
position  élève  avec  lui  la  classe  à  laquelle  il  appar- 
tenait et  reflète  sur  elle  les  honneurs  qu'on  lui 
rend.  C'est  pour  cette  raison  que  l'imagination 
populaire  se  complaît  à  attribuer  aux  grands  une 
humble  origine.  Si  l'on  en  croit  les  légendes,  plus 
d'un  roi  avait  été  pasteur  et  conservait,  en  un  lieu 
caché  de  son  splendide  palais,  les  pauvres  instru- 
ments de  son  ancien  métier.  »  (1).  Le  fait  qu'un 
plébéien,  un  humble  journalier  comme  Pâez,  fût 
parvenu  —  chez  un  peuple  profondément  boule- 
versé par  quatorze  ans  de  guerre  et  qui  professe 
jusqu'au  fanatisme  le  culte  de  la  valeur  person- 
nelle —  à  être,  par  la  seule  vertu  de  ses  prouesses 
militaires,  non  seulement  le  chef  suprême  de  la 
République,   mais  aussi   l'homme  le   plus  riche,   le 


(1)  BouGLÉ  :  Ouv.  cité. 


CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  251 

plus  adulé,  le  plus  applaudi,  le  plus  redouté,  devait 
nécessairement  stimuler  dans  l'esprit  des  classes 
populaires  le  désir  de  s'élever  aussi,  de  monter  à 
l'assaut  de  tous  les  sommets,  après  l'efïondrement 
de  presque  tous  les  anciens  et  puissants  obstacles 
que  le  régime  colonial  avait  opposés  à  l'ascension 
démocratique.  Pâez,  Chef  suprême  de  la  Nation, 
a  eu,  pour  la  démocratie  vénézuélienne,  une  signi- 
fication mille  fois  plus  grande  que  toutes  les  prédi- 
cations des  jacobins  et  tous  les  principes  sacro- 
saints  inscrits  dans  les  Constitutions. 

Et  nos  luttes  politiques  postérieures  à  celles  de 
l'Indépendance  n'ont  pas  été,  comme  celles  des 
autres  pays  de  l'Amérique  espagnole,  des  chocs  de 
deux  oligarchies  qui  se  disputaient  la  prédominance 
politique.  Véritables  révolutions  sociales,  elles  ont 
été  comme  les  étapes  de  cette  évolution  qui,  au 
bout  d'un  siècle,  a  donné  comme  résultat  le  triom- 
phe de  l'égalitarisme,  un  peu  confus  encore,  ayant 
été  engendré  par  la  violence,  mais  démontrant 
par  ses  types  représentatifs  la  vigoureuse  com- 
plexion  psychologique  de  ce  peuple  hétérogène  qui 
dément,  jusqu'à  un  certain  point,  par  sa  facilité 
d'adaptation  la  théorie  de  l'inégalité  mentale  des 
races. 


C'était  en  1859.  La  Révolution  fédérale  venait 
d'éclater,  et  l'un  de  ces  guerrilleros  qui  allaient 
rôdant  par  VAlto  Llano  arriva,  un  soir,  au  village 
de  Parapara.  Il  mit  ses  gens  de  garde  à  la  porte 
d'ure  humble  maison  où  il  entra,  et  posant  son 
épée  sur  une  table,  il  se  jeta  sur  un  boulier  de  pal- 
mier pour  se  reposer  de  sa  course.  Peu  après  arriva. 


252  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE 

sifflant  allcgrement  et  une  cruche  d'eau  sur  la  tête, 
un  garçon  de  quatorze  à  quinze  ans,  à  la  peau 
blanche  et  aux  cheveux  plats,  mais  dont  le  mélange 
de  sang  avec  une  autre  race  était  dénoncé  par  des 
lèvres  lippues  qui  furent  toujours,  malgré  la  barbe 
épaisse  qu'il  porta  plus  tard,  un  des  traits  sail- 
lants de  sa  physionomie.  Il  mit  la  cruche  dans  un 
coin  et,  apercevant  l'épée,  il  s'en  approcha  vite;  il 
la  contempla  un  long  moment  et  la  prenant  en  ses 
mains,  après  s'être  assuré  que  son  maître  était 
endormi,  il  la  tira  du  fourreau  et  la  brandit  comme 
s'il  eût  été  à  la  tête  d'une  guerrilla,  et  ébloui  comme 
par  un  jouet  précieux  ;  l'homme,  qui  s'était  éveillé 
et  le  voyait  entre  les  mailles  du  filet,  lui  dit  avec 
flegme. 

—  Alors,  la  carrière  militaire  te  plaît  ? 

—  A  moi  ?  Oui,  Monsieur,  répondit  le  garçon. 

—  Veux-tu  venir  avec  moi  ? 

—  Volontiers.  Mais  cela  dépend  de  ma  mère. 

Un  moment  après,  celle-ci  entrait,  et  en  enten- 
dant la  proposition  du  guerrillero,  elle  s'y  opposa 
fortement.  Cet  enfant,  qui  était  le  second  de  ses 
fils,  l'aidait  aux  travaux  de  la  maison,  car  l'aîné 
était  à  la  guerre  et  le  père,  rebouteur  de  son  métier, 
était  toujours  absent.  Mais  devant  l'observation 
très  juste  que  lui  fit  l'homme  que  s'il  ne  l'emme- 
nait pas,  les  goths  qui,  à  chaque  instant  pouvaient 
entrer  dans  le  village,  le  prendraient  comme 
recrue,  elle  se  résigna  à  le  voir  partir  avec  les 
cavaliers  du  guerrillero.  Le  général  Medrano  pou- 
vait-il penser  que  ce  garçon  devait  être  plus  tard, 
le  général  Joaquin  Crespo,  grand  caudillo,  politi- 
que sagace  et  deux  fois  président  de  la  Républi- 
que ? 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  253 

Ce  qui  caractérise  essentiellement  la  démocratie, 
a  écrit  Robert  Michels,  l'éminent  professeur  de 
l'Université  de  Turin,  répétant  une  phrase  célèbre, 
c'est  que,  sous  son  régime,  chaque  soldat  porte 
dans  sa  giberne  un  bâton  de  maréchal  ;  et,  parlant 
du  Venezuela,  un  écrivain  colombien,  le  docteur 
Ricardo  Becerra,  parodia  ce  mot  en  disant  que, 
depuis  la  guerre  de  l'Indépendance,  le  bâ'ton  de  la 
magistrature  suprême  est  dans  l'équipement  de 
tout  conscrit. 

Le  véritable  caractère  de  la  démocratie  véné- 
zuélienne a  été,  depuis  l'Indépendance,  la  prédomi- 
nance individuelle  ayant  son  origine  et  son  fonde- 
ment dans  la  volonté  collective  de  la  grande  majo- 
rité populaire  tacitement  ou  explicitement  exprimée. 
Nos  instincts  absolument  égalitaires,  notre  indivi- 
dualisme encore  indiscipliné,  aventurier,  irréducti- 
ble et  héroïque,  ont  rendu  impossible  la  domina- 
tion d'une  caste,  d'une  classe,  d'une  oligarchie, 
quelle  que  soit  son  origine  ;  et  il  est  bien  reconnu 
que  l'Eglise  catholique  même,  réduite  à  sa  mission 
purement  spirituelle,  sans  influence  aucune  sur  la 
vie  civile,  se  trouve  sous  le  patronat  du  chef  de 
l'Etat  qui  l'exerce  avec  une  ampleur  plus  grande 
que  le  monarque  espagnol  à  l'époque  coloniale. 

Le  César  démocratique,  comme  l'a  observé  en 
France  un  esprit  sagace,  Edouard  Laboulaye,  est 
toujours  le  représentant  et  le  régulateur  de  la  sou- 
veraineté populaire.  «  Il  est  la  démocratie  person- 
nifiée, la  nation  faite  homme.  En  lui  se  synthéti- 
sent ces  deux  concepts  en  apparence  antagoniques  : 
démocratie  et  autocratie  »,  c'est-à-dire  :  Césarisme 
Démocratique  ;  l'égalité  sous  un  chef  ;  le  pouvoir 
individuel  surgi  du  peuple  au-dessus  d'une  grande 


254  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN   AMÉRIQUE 

égalité  collective,  reproduisant  dans  cette  ancienne 
colonie  espagnole,  par  de  rares  coïncidences  socio- 
logiques, le  même  régime  de  gouvernement  qu'un 
illustre  historien  lusitanien  considère  comme  l'idéal 
de  la  race  ibérique  lorsque  sous  l'autorité  d'un  seul 
se  fondirent  les  nationalités  péninsulaires  :  la 
guerre  fut  alors  une  école  d'égalisation  sociale,  le 
peuple  conquit  les  plus  hautes  prérogatives,  les  pri- 
vilèges s'éliminèrent,  les  grands  furent  abattus  et 
l'on  établit  le  plus  pai'fait  accord  «  entre  l'esprit 
national  et  les  institutions  surgies  naturellement  de 
l'évolution  organique  qui  furent,  pour  cette  raison, 
l'expression  pure  du  génie  collectif  et  donnèrent  à 
l'Espagne  l'unité  et  la  force  nécessaires  pour  impo- 
ser au  monde  sa  volonté  et  sa  pensée.  »  (1). 

Le  concept  organiciste,  d'après  lequel  les  nations, 
comme  êtres  collectifs,  suivent  en  tout  un  mouve- 
ment analogue  à  celui  des  êtres  individuel,  se 
trouve  donc  définitivement  établi.  Science  de  la  vie, 
la  biologie  embrasse  aussi  l'histoire  des  sociétés. 
Les  organes  du  corps  social  apparaissent  d'abord 
comme  des  ébauches  rudimentaires,  possédant  à 
peine  dans  leur  ensemble  un  caractère  d'agréga- 
tion. Soumis  à  l'action  et  à  la  réaction  des  uns  sur 
les  autres  dans  cette  lutte  incessante  qui  constitue 
la  manifestation  même  de  l'existence,  ces  divers 
éléments  se  définissent  et  se  spécialisent  peu  à  peu 
jusqu'à  ce  que  surgisse  le  principe  de  coordination 
commun  qui  est  le  principe  vital  de  la  société,  com- 
me la  primitive  agrégation  cellulaire  est  celui  de 
l'organisme  individuel.  De  la    même  manière  que 


(1)  J.-P.  Oliveiba  Martins  :  Histoire  de  la  civilisation  ibérique. 


CÉSARISME  DÉMOCRATIQUE   EN   AMÉRIQUE  255 

celui-ci,  une  fois  constitué,  trouve  en  lui-même  tous 
les  éléments  nécessaires  pour  développer  et  forti- 
fier ses  organes,  la  société  engendre  aussi  en  elle- 
même  un  idéal,  un  intérêt  qui  devient  en  même 
temps  la  boussole  qui  la  dirige  et  la  force  intérieure 
qui  la  pousse  dans  son  développement  et  dans 
l'affirmation  de  sa  personnalité  nationale,  par  des 
étapes  successives  que  le  sociologue  doit  observer 
avec  la  même  curiosité  et  le  même  esprit  scienti- 
fique que  le  biologue  met  à  l'étude  de  l'évolution  de 
l'organisme  individuel  dans  les  diverses  phases  de 
son  développement. 

Croire  que  les  nationalités  actuelles  sont  sorties 
faites  ou  complètement  constituées  des  mains  de 
leurs  conquérants,  de  leurs  Libérateurs  ou  de  leurs 
législateurs,  comme  l'Univers  des  mains  omnipo- 
tentes du  Créateur,  d'après  la  légende  biblique,  est 
un  concept  qui,  aujourd'hui,  n'entre  même  pas 
dans  un  esprit  d'une  culture  moyenne.  Organismes 
ou  superorganismes,  toutes  les  sociétés  parfaite- 
ment constituées  sont  le  résultat  d'une  longue  évo- 
lution qui  est  parvenue  au  moment  culminant  où 
«  toutes  les  forces  se  trouvent  équilibrées,  tous  les 
hommes  pénétrés  d'une  pensée  à  laquelle  on  peut 
et  doit  donner  le  nom  d'âme  nationale  parce  qu'il 
a  le  même  caractère  que  ce  que,  chez  les  individus, 
nous  appelons  âme.  »  (1). 


(1)  Nous  refondons  dans  ces  paragraphes  les  concepts  des 
sociologues  nommés  organicistes,  en  acceptant  les  assimilations 
biologiques,  mais  sans  tomber  dans  les  exagérations  de  l'école 
spencérienne.  René  Worms  lui-même  a  quelque  peu  modifié  le 
critère  avec  lequel  il  écrivit  son  œuvre  remarquable  Organisme 
et  société  en  1896,  comme  on  peut  le  voir  dans  sa  Philosophie 
des  sciences  sociales,   I,   ch.   III.  A   notre   humble   avis,   c'est 


256  CÉSARISME   DÉMOCRATIQUE  EN    AMÉRIQUE 

Tel  est  le  critère  qui,  d'accord  avec  les  maîtres 
de  la  sociologie,  nous  a  servi  de  guide  pour  écrire 
dans  un  cadre  aux  proportions  très  limitées  ces 
simples  essais  que  nous  recueillons  aujourd'hui 
avec  la  croyance  qu'il  existe  entre  eux  un  lien  qui 
peut  donner  une  idée  du  développement  suivi  par 
notre  Patrie  jusqu'à  l'affirmation  de  son  indivi- 
dualité. Un  mobile  puissant  a  précipité,  à  notre 
avis,  cette  évolution,  et  c'est  l'Histoire,  notre  grande 
histoire,  la  plus  cruelle  de  toutes,  celle  qui,  en  Amé- 
rique, comporte  les  plus  grands  sacrifices  pour  la 
conquête  de  l'Indépendance,  celle  qui  compte  le 
plus  grand  nombre  de  héros  et  d'hommes  d'Etat 
dans  l'Emancipation  du  continent,  celle  au  sommet 
de  laquelle  resplendit  l'incomparable  figure  du 
Libérateur  Simon  Bolivar  qui,  s'il  est  pour  toute 
l'Amérique  «  le  symbole  de  l'idéal  républicain  », 
est  aussi,  pour  les  Vénézuéliens,  le  symbole  sacré 
de  la  nationalité  et  de  la  Patrie. 


Fin 


Oliveira  Martins,  daus  son  livre  précité,  qui  applique  avec  le 
plus  declarté  et  en  une  sA'nthèse  admirable,  la  doctrine  orga- 
niciste  à  l'évolution  sociale  ;  c'est  pourquoi  nous  nous  sommes 
référés  à  lui  pour  faire  ce  résumé. 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages 

Préface  5 

Ce  fut  une  guerre  civile 47 

Les  promoteurs   de  la   Révolution. 81 

Les  préjugés  de  caste 107 

L'insurrection   populaire 126 

Psychologie  de  la  masse  populaire. 147 

Le   gendarme   nécessaire 173 

Les  principes  constitutionnels  du  Libérateur.  197 

Les  partis  historiques. . 227 


Cahors,  Imp.  Coueslant  (personnel  intéresse).  —  31,783 


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