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LÀUREANO VÂLLENILLA LANZ
CÉSARISME
DÉMOCRATIQUE
EN AMÉRIQUE
TRADUCTION ET PRÉFACE
PAR
Marius ANDRÉ
PARIS
ÉDITIONS DE LA
REVUE DE L'AMÉRIQUE LATINE
CHEZ EXPRINTER
Rue Scribe, 2
THE UNIVERSITY LIBRARY
JNIVERSITY OF CALIFORNIA, SAN DIEGO
LA JOLLA, CALIFORNIA
PROFESSOR JOSÉ MIRANDA
COLLECTION
UNIVSRSITV OP
CALIFOWHIA
SAN DIEGO
\
J
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE
EN AMÉRIQUE
CESARISME DEMOCRATIQUE EN AMERIQUE.
LAUREANO VALLENILLA LANZ
CÉSARISME
EN AMÉRIQUE
TRADUCTION ET PRÉFACE
PAR
Marius ANDRÉ
PARIS
ÉDITIONS DE LA
REVUE DE L'AMÉRIQUE LATINE
CHEZ EXPRINTER
Rue Scribe, 2
PREFACE
Il y a une quinzaine d'années, un écrivain véné-
zuélien, M. Laureano Vallenilla Lanz, déjà célèbre
en Amérique espagnole par ses travaux histori-
ques, commençait en ces termes une conférence
prononcée à l'Institut National des Beaux-Arts de
Caracas : « La seule annonce du sujet que nous
allons traiter a éveillé une certaine curiosité crain-
tive chez quelques esprits aussi cultivés que patrio-
tes... qui ont peur que je vienne ici commettre un
attentat contre les gloires les plus pures de la
patrie... »
Dans des études précédentes, ce descendant de
conquistadors et de héros de la guerre de l'Indé-
pendance hispanoaméricaine avait, avec une ardeur
servie par une documentation implacable, démoli
quelques-unes des erreurs de l'Histoire officielle
ou écrite par des étrangers. En cette soirée, il s'at-
taquait à la plus énorme de toutes, à celle qui,
dénaturant complètement l'histoire de la guerre
d'émancipation, est la conséquence des mensonges
accumulés sur trois siècles d'histoire antérieure et
6 CESARISME DEMOCRATIQUE EX AMERIQUE
implique une partie des erreurs et des incom-
préhensions dont l'histoire du dix-neuvième siècle
est l'objet.
A ses auditeurs, qui appartenaient tous à la
meilleure société d'une des villes les plus culti-
vées de l'Amérique, M. Vallenilla Lanz tint un dis-
cours qui est le premier chapitre de son livre de
reconstruction historique : Césarisme démocratique,
et peut se résumer en quelques lignes : notre révo-
lution n'a rien à voir avec l'exemple et les théories
de la Révolution française ; notre guerre de déli-
vrance n'est pas, comme l'Histoire officielle
l'affirme, une lutte entre les Américains patriotes
et les armées du roi d'Espagne, mais une guerre
civile et sociale entre Américains partisans de
l'autonomie ou de l'indépendance et Américains
qui soutenaient la cause du roi. Au début d'une
guerre acharnée qui dura quinze ans, ces derniers
étaient les plus nombreux. Tous mes auditeurs
sont d'excellents patriotes, républicains et démo-
crates, mais les arrière-grands-pères de plus de la
moitié d'eux furent des royalistes qui prirent les
armes pour défendre les droits de la Couronne
d'Espagne contre la jeune République.
L'orateur avait résumé et cité des chiffres et des
documents d'archives, des mémoires, des lettres,
des proclamations, des rapports officiels de chefs
de guerre et d'hommes d'Etat des Républiques sud-
américaines émancipées, — toutes pièces qui se
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 7
trouvent dans des centaines de gros volumes
de documents publiés par les gouvernementsi d'Es-
pagne et d'Amérique. Et ce fut un scandale, car il
y a des vérités qui ne sont pas bonnes à dire en
public.
Et il y a, dans les pays démocratiques d'Améri-
que comme d'Europe, deux manières d'écrire
l'Histoire. Il y a deux Histoires : la fausse et la
vraie. La première est destinée aux enfants de
l'école primaire, au peuple, et à ceux de la bour-
geoisie qui, ayant terminé leurs études vers l'âge
de seize ans, ne les poursuivent pas et se contentent
de la lecture d'ouvrages dits de vulgarisation. En
somme, cette Histoire est celle où la grande masse
des électeurs puise des idées, des opinions, des
amours et des haines, celle du suffrage universel.
L'autre a un caractère presque confidentiel, si
restreinte est l'élite à laquelle elle s'adresse; on en
apprend une partie aux candidats à la licence et à
l'agrégation d'histoire, une partie seulement car,
jusque dans les plus hautes sphères de l'Univer-
sité, l'enseignement public commet des erreurs
souvent volontaires commandées par l'intérêt
qu'on a à défendre, par ce moyen, une doctrine ou
un régime. Il y a, en effet, des régimes qui ne
dureraient pas trente ans de plus si l'on enseignait
l'Histoire vraie dans les écoles primaires et les
collèges. La séparation entre les deux classes est si
nette qu'on a pu voir, en France, un professeur
8 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
illustre publier deux ouvrages d'Histoire, l'un
pour renseignement primaire, l'autre pour l'ensei-
gnement supérieur, qui, sur plusieurs épisodes,
sont en contradiction formelle, l'un étant la néga-
tion de l'autre.
Pour l'Histoire de l'Amérique, il n'y a, en France,
aucune différence entre les deux enseignements :
c'est, aggravée d'une multitude d'erreurs incohé-
rentes de faits et de dates, l'Histoire officielle qu'on
apprend aux enfants des Ecoles primaires d'Amé-
rique, et cette Histoire est le chef-d'œuvre — s'il
est permis d'employer ce mot — le pire chef-d'œu-
vre de la mystique révolutionnaire. D'après elle,
les Indiens, les nègres, les métis et les blancs de
l'Amérique espagnole ont vécu plus de trois cents
ans sous un régime d'obscurantisme, d'absolutisme
et de tyrannie, martyrisés par les vice-rois et leurs
séides, et par l'Inquisition ; les indigènes, les créo-
les même de pur sang espagnol étaient exclus de
toutes les fonctions publiques ; toutes les indus-
tries étaient interdites, la fabrication du moindre
instrument étant punie de mort par l'Inquisition,
etc., etc. En 1810, instruit et entraîné par l'exemple
de la Révolution française, le Peuple se soulève,
depuis le Rio de la Plata jusqu'aux frontières des
Etats-Unis du Nord, brise ses fers et proclame la
République. Le roi d'Espagne envoie des armées
pour le remettre sous son joug. Après quinze ans de
guerre, la Liberté triomphe, l'Amérique est libre et
le Peuple souverain.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 9
L'Histoire vraie, celle qu'on cache à ce Peuple,
celle dont toute réfutation est absolument impos-
sible, dit : l'administration espagnole en Améri-
que ne fut pas parfaite, mais elle pourrait être,
elle est même proposée comme un modèle sur de
nombreux points. Elle fut surtout paternelle à
l'égard des indigènes. L'Inquisition à qui on repro-
che, en vers et en prose, d'avoir brûlé des centaines
de milliers d'Indiens, n'en a même pas brûlé un
seul ; quant aux blancs, elle en a condamné, pour
le crime d'hérésie, moins sur tout un continent et
en deux cent cinquante ans que certains tribunaux
laïques d'Europe en un an et dans une seule ville.
II y avait en Amérique des libertés et des franchi-
ses municipales qui n'existent plus dans aucune
République de l'Ancien et du Nouveau Monde.
Aucune industrie n'était prohibée ; quelques-unes
étaient plus prospères qu'aujourd'hui. Les Améri-
cains n'étaient pas exclus des fonctions publiques ;
les créoles hauts fonctionnaires étaient plus nom-
breux que ne le sont dans mainte colonie euro-
péenne du vingtième siècle les fonctionnaires
natifs de cette colonie. Les auteurs de Manuels
donnent comme preuve de l'asservissement de
l'Amérique par la monarchie espagnole qu'il n'y
eut que dix-huit vice-rois ou gouverneurs créoles.
Eh ! combien y a-t-il eu de vice-rois ou de gouver-
neurs généraux natifs du paysi, aux Indes et en
Algérie ? Cette indignation est d'autant plus comi-
10 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
que que les promoteurs de la Révolution émanci-
patrice furent, en majorité, des oflBlciers et des
hauts fonctionnaires créoles.
Dans certains cas et certaines régions, le peu-
ple des gens de couleur subissait une véritable tyran-
nie, non celle du gouvernement de la métropole,
mais celle des créoles, nobles, patrons d'industries
et grands propriétaires. Les émeutes populaires ne
sont pas rares. Elles se font toutes au cri de :
« Vive le roi ! » Car le roi et ses agents immédiats
sont les protecteurs de ce peuple, mais leurs lois et
règlements sont souvent inefficaces. Les patrons se
plaignent de la législation qui met des entraves à
l'industrie ; les « philosophes » européens se font
leurs porte-parole et accusent le roi d'Espagne de
tyrannie. Qu'on lise ces lois et l'on verra que la
plupart des articles qualifiés de méticuleux et tra-
cassiers n'ont d'autre objet que de protéger le
prolétariat indigène contre l'inhumanité et la rapa-
cité patronales.
Or le signal de la révolution va être donné par
ces patrons et ces grands propriétaires auxquels
se joignent des avocats, des médecins, des profes-
seurs ; il va être donné par les nobles qui ont été
souvent en conflit avec les représentants du roi
parce que ceux-ci veulent faciliter l'accession de la
petite bourgeoisie aux fonctions réservées à la
noblesse et favorisent même les hommes de cou-
leur, parce que, en un mot, le roi et ses ministres
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 11
sont imbus d'idées « démocratiques » ! M. Valle-
nilla Lanz donne, là-dessus, de nombreuses réfé-
rences et des documents officiels de l'époque qui
stupéfieraient ceux qui ignorent cette Histoire.
Quoi d'étonnant, alors, à ce que le Peuple se soit
soulevé en armes contre ceux qui l'appelaient à
l'Indépendance ? Jamais le mythe révolutionnaire
et démocratique n'aura reçu un démenti plus
éclatant ; c'est pourquoi nulle Histoire n'est plus
falsifiée que celle-là.
La cause immédiate de la Révolution émanci-
patrice de l'Amérique espagnole est l'invasion de
l'Espagne par l'armée de Napoléon, le renversement
par lui du roi légitime et l'élévation au trône de
Joseph Bonaparte. L'Amérique entière prend parti
pour le roi emprisonné par l'empereur français qui
est considéré dans le Nouveau Monde comme une
incarnation des principes révolutionnaires et anti-
catholiques. Il n'est point de pays où là Révolution
française ait inspiré plus d'horreur qu'en Amérique
espagnole pendant les premières années de luttes
pour l'émancipation. Les lettrés et les aristocrates
enthousiastes des idées de V Encyclopédie sont en
une minorité si infime qu'ils n'auraient pu susciter
aucune action. Ils suivent le mouvement et essaient
de le canaliser, « Nous voulons l'ancien roi ou per-
sonne î » Tel est le cri unanime. Des juntes locales
12 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
et régionales, à l'exemple de celles de l'Espagne, se
forment « pour la sauvegarde des droits de Ferdi-
nand VII et la défense de la religion catholique et
de l'Immaculée Conception » ; elles réclament ou
proclament l'autonomie et affirment leur droit de
gouverner et d'administrer le pays tant que le
trône sera vacant. Le conseil de Régence commet
la faute de les traiter en rebelles.
Et c'est la guerre. Mais dès qu'il est évident que
les chefs du mouvement tendent à l'indépendance
et ne cesseront pas de combattre pour l'obtenir,
même si la monarchie légitime est restaurée,
l'Amérique espagnole se divise en deux camps :
celui des partisans de l'indépendance sous l'auto-
rité de Ferdinand VII ou d'un autre prince
de la famille des Bourbons désigné par lui, et
celui des royalistes partisans de l'Espagne. En
droit strict les premiers avaient raison, car légale-
ment, l'Amérique n'était pas une colonie de l'Espa-
gne (le mot de « colonie » ne se trouve dans aucun
document), mais des royaumes, des domaines, des
républiques (les trois mots étaient synonymes),
propriétés personnelles des héritiers et successeurs
légitimes d'Isabelle la Catholique. La force des
choses, l'abîme creusé par la guerre, l'intransi-
geance du gouvernement espagnol et du roi lui-
même conduiront ensuite à l'indépendance absolue,
puis à la République.
La guerre de l'Indépendance est donc une guerre
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 13
civile ; et c'est pour cela qu'elle dura quinze ans
et se poursuivit avec férocité, avec un acharne-
ment inouï de part et d'autre. Si l'Espagne n'avait
eu pour combattre les rebelles que ses propres sol-
dats et son Trésor, la lutte n'aurait pas duré six
mois. Que l'on songe que, pendant les premières
années de la guerre, elle était presque entièrement
occupée par les armées de Napoléon contre lesquel-
les toutes les forces de la patrie luttaient avec un
farouche héroïsme. Même après la restauration de
Ferdinand VII, elle était trop pauvre, trop épuisée
pour soutenir une guerre contre tout un continent
révolté. Les chiffres, d'ailleurs, sont d'une élo-
quence écrasante : le total des troupes parties
d'Espagne à destination de toutes les colonies insur-
gés, de 1811 à 1819, est de 42.167 soldats. De 1811
à 1815, environ 1.800 hommes seulement débar-
quèrent au Venezuela où la guerre était le plus
acharnée. En 1820, au plus fort de la guerre géné-
rale dans toute l'Amérique espagnole, le nombre
des soldats métropolitains est de 23.400 qui n'au-
raient même pas suffi pour soumettre un seul pays.
La cause de l'Espagne en Amérique a été défendue
par les Américains.
Le caractère de guerre civile a été affirmé — avec
quelle colère patriotique, avec quelle poignante
indignation ! — par les chefs militaires et civils
de l'Indépendance : « Les habitants s'opposent à
leur propre bien, et le soldat républicain est vu
14 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
avec horreur, — écrit le général Urdaneto, futur
président de la Colombie. — Nos troupes traversent
les pays les plus abondants et ne trouvent pas de
quoi manger. A leur approche, les villages sont
désertés, leurs habitants s'en vont dans les monta-
gnes, emmènent leurs troupeaux et toute sorte de
vivres, et le malheureux soldat qui se sépare de
ses camarades pour chercher des aliments est
assassiné. »
« Nos compatriotes se sont prêtés à être les ins-
truments des scélérats espagnols », dit Bolivar
dans un document ofïïciel et public.
Et, lorsque, après une série de défaites sanglan-
tes, la cause républicaine agonise au Venezuela, le
Libérateur lance, dans une proclamation, cette
accusation terrible : « Si le destin inconstant fit
alterner la victoire entre les ennemis et nous, ce
fut uniquement grâce à ces Américains qu'une
inconcevable démence fit prendre les armes pour
anéantir leurs libérateurs. Il semble que le ciel a
permis, pour notre humiliation et notre gloire, que
nos vainqueurs fussent nos frères et que, seuls, nos
frères triomphassent de nous... Ce sont vos frères
et non les Espagnols qui ont déchiré votre sein,
répandu votre sang, incendié vos foyers et vous
ont condamnas à l'fixil... »
Ces caractères sont communs aux guerres de
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 15
l'émancipation de tous les peuples hispanoaméri-
cains. Mais chaque grande région ou futur Etat a
ses caractères particuliers, en opposition souvent
à ceux des autres quoique le point de départ soit
partout le même. C'est que, contrairement à une
erreur trop répandue, ces peuples diffèrent les
uns des autres autant que ceux d'Europe entre
eux, bien qu'il y ait unité de langue et de religion.
Ils diffèrent par les races plus ou moins amalga-
mées ici, en antagonisme violent là, par leur nom-
bre plus ou moins grand d'Indiens, de nègres et
de métis, par l'origine des créoles, descendants
d'Espagnols ou d'autres Européens, par le passé
précolombien qui persiste dans les mœurs d'indi-
gènes appartenant à cent races diverses, par l'éter-
nelle influence du milieu géographique — climat,
montagne, plaine, mer, — qui commande l'His-
toire. Examinons les traits particuliers dans cha-
cun des trois grands centres des luttes pour
l'émancipation : le Mexique, les provinces du Rio
de la Plata (future Argentine) et le Venezuela qui
par son union avec la Nouvelle-Grenade et l'Equa-
teur, forme la Grande Colombie éphémère.
Au Mexique, en 1810, un curé. Hidalgo, suscite
un formidable soulèvement d'Indiens qu'il attire
et enrôle par l'appât d'un massacré des blancs, du
pillage de leurs propriétés et du partage des terres
qu'il leur promet. Un pauvre curé de campagne,
dit l'Histoire officielle, un homme du peuple qui
16 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
avait étudié l'Encyclopédie et Rousseau, et se pen-
chait sur les misères des indigènes. Or, ce pauvre
curé avait des rentes annuelles d'une valeur de
quatre cent mille francs de notre monnaie. Il sou-
lève une guerre de races et une guerre sociale au
cri de : « Vivent le roi et la Vierge de Guada-
lupe » dont les images précèdent le front de son
armée. C'est un dévoyé de l'Eglise qui s'entoure
d'une cour qu'il veut royale, aux fêtes de laquelle
préside sa maîtresse. Il prend le titre d'Altesse
Sérénissime et se propose de soumettre le Mexique
à une monstrueuse théocratie démagogique dont il
sera le souverain. Son successeur, un autre curé,
Morelos, est ausi sinistre et extravagant : il réta-
blit l'Inquisition en l'affublant d'un autre nom et
prépare des lois contre les étrangers à qui le séjour
de l'Amérique sera interdit parce qu'ils mettent en
péril « la pureté de la Sainte Vierge ». Les hordes
de ces deux anabaptistes mettent plus de la moitié
du Mexique à feu et à sang et sont finalement vain-
cues, anéanties ou dispersées en 1816 par les
armées du vice-roi composées, en immense majo-
rité, de Mexicains. Donc, guerre civile.
Il est impossible de trouver dans cette aventure
un seul trait qUi permette d'y voir la moindre
influence des encyclopédistes, des constituants et
des conventionnels français.
En 1821 l'émancipation est réalisée, sans com-
bat, par un accord de la presque unanimité des
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 17
Mexicains de toutes classes et castes. Ce n'est
pas une révolution, mais une contre-révolution,
une réaction catholique contre le parlementarisme
libéral qui est maître de l'Espagne depuis que,
à la suite des révoltes militaires dont Riego a donné
le signal, Ferdinand Vil a été obligé de rétablir la
Constitution de 1812. Les Mexicains s'opposent à
ce que cette Constitution soit mise en vigueur chez
eux ; ils réclament le maintien des vieilles lois des
Indes, ils protestent contre l'expulsion des jésui-
tes ; ils s'indignent de voir que le vice-roi et tous
les officiers sup'^rieurs espagnols en garnison au
Mexique sont des francs-maçons. Le haut clergé
prend la tête du mouvement pour l'indépendance.
La franc-maçonnerie, qui prétend aujourd'hui que
l'émancipation du Mexique est son œuvre et celle
de l'influence de la Révolution française, interdit,
sous peine de mort, à ses membres d'y prendre
part : elle veut que le Mexique reste une colonie
espagnole.
Le plan du soulèvement et les articles essentiels
de la Constitution du Mexique indépendant, dont
Ferdinand VIT ou un de ses parents sera le souve-
rain, sont élaborés dans la cellule d'un moine
« inquisiteur honoraire », L'exécution est confiée
au colonel Iturbide. Celui-ci marche sur Mexico
avec une armée de Mexicains dont beaucoup
s'étaient battus contre les hordes de Hidalgo et de
Morelos. Il n'a qu'à paraître pour que les villes
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE. 2.
18 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
s'ouvrent et racclament ; dans un rapport il recon-
naît qu'il a triomphé sans efforts et que son armée
a marché comme sur des tapis de roses. La puis-
sance espagnole s'écroule instantanément parce
qu'elle n'a pas d'armée, parce que, tous les Mexi-
cains s'étant mis d'accord, la guerre de l'indépen-
dance, qui est une guerre civile, est terminée.
Malheureusement, Iturbide, enivré par de trop
faciles succès, prend la couronne, aux acclamations
du peuple et de l'armée, au lieu de l'offrir à un
prince de la maison de Bourbon. Des officiers
jaloux le détrônent. Et c'est le début d'une longue
période de nouvelles guerres civiles et d'anarchie
dans laquelle des loges maçonniques « yorqui-
nes », fondées par des Anglo-Saxons des Etats-
Unis, joueront un rôle considérable.
Dans le vice-royaume de la Plata, la révolution
libératrice est faite par les grands commerçants à
leur profit et à celui du port de Buenos-Aires.
L'ennemi n'est pas le roi d'Espagne mais le com-
merce de Cadix qui ne veut pas renoncer à des
privilèges fructueux. On fait la révolution non pour
proclamer les Droits de l'Homme, mais pour des
questions de droits de douane. Depuis près d'un
demi-siècle que Charles III lui a octroyé des liber-
tés de navigation et de commerce, le port de Buenos-
Aires a pris un essor extraordinaire ; la ville,
auparavant pauvre et abandonnée, se peuple et
s'enrichit. On veut plus de libertés encore, on veut
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 19
l'autonomie complète afin qu'elle devienne plus
prospère encore. Il semble qu'on prévoit que
Buenos-Aires est destiné à être un des plus grands
ports du monde. Mais son commerce se heurte à
l'intransigeance de celui de Cadix, dont les diri-
geants — des libéraux pourtant — imposent leur
volonté au Parlement libéral espagnol réfugié en
cette ville pendant que l'armée française occupe
presque toute la péninsule. Dès que Ferdinand VII
est restauré, ces commerçants de la métropole
paient les frais d'une expédition militaire contre
l'Amérique du Sud. Les derniers liens sont rom-
pus avec l'Espagne, mais non avec le roi car on
espère qu'il acceptera de rester le souverain de la
Plata ou lui donnera un prince de sa famille. L'in-
dépendance est proclamée en 1816 par un Congrès
dont plus de la moitié des membres sont des prê-
tres et des moines professeurs de l'Université.
Le nouvel Etat prend le nom de Provinces-Unies
de la Plata, nom immérité car on ne peut être plus
désuni qu'elles ne le sont. Buenos-Aires a fait la
révolution à son seul profit et veut imposer sa
volonté et son gouvernement aux provinces. Les
provinces se dressent contre la capitale en même
temps que Montevideo, le port voisin et rival. La
fidélité au roi et à l'Espagne n'est pas seulement
une question de sentiment ; de puissants intérêts
économiques sont en jeu, il y a même des heurts
de races. Et cela continuera durant de nombreuses
20 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
années après que la guerre de l'Indépendance sera
achevée. Après cette guerre contre le tyran étran-
ger, dit l'Histoire officielle, commence une période
de guerres civiles et d'anarchie. Non ; c'est la même
guerre civile qui continue.
Des forces de la nature s'entrechoquent : la
steppe lutte contre la ville, la province contre la
capitale, la montagne contre le rivage maritime. Le
gaucho, l'homme des plaines immenses, le pasteur
nomade, le centaure, le demi-barbare est le héros de
ces luttes épiques. Il a des instincts égalitaires,
njais, pour ses chefs, et à plus forte raison pour lui,
la doctrine démocratique inscrite dans la Consti-
tution n'est qu'une façade derrière laquelle se
déroulent de grands drames où la littérature poli-
tique européenne n'a rien à voir.
« Les pasteurs cavaliers, grâce aux chevaux
rapides dévoreurs d'espace, ont été, par le cheval,
des conquérants...
« A partir du iv° siècle de l'ère chrétienne, les
invasions des audacieux (que nous avons appelés
les « Barbares ») n'ont cessé de déferler sur le
monde des cultivateurs méditerranéens. De même
en Asie, ils n'ont guère cessé d'envahir ou de mena-
cer les riches domaines des cultivateurs chinois. »
De même en Amérique, au xix^ siècle.
« De ces steppes (d'Asie) sont sortis quelques-
uns des plus grands et plus hardis conquérants de
l'histoire, Gengis Khan, Timour, Koubilaï : on peut
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 21
affirmer que c'est par ces steppes, par les aptitudes
conférées aux peuples pasteurs par la subordination
géographique au milieu, que s'expliquent en partie
les qualités qui ont fait leur pouvoir » (1).
Les mêmes phénomènes de Géographie humaine
ou politique se produisent dans les steppes de
l'Amérique. Mais c'est surtout au Venezuela — où
le pasteur à cheval est nommé llanero (de llano,
plaine) — qu'il convient de les étudier ; ils y dépas-
sent, en importance historique et sociale, ceux de
la pampa argentine, et leur étude approfondie
donne à l'ouvrage de M, Vallenilla Lanz un intérêt
considérable.
Le Venezuela est le seul pays d'Amérique où,
dès le début de l'insurrection, on ait proclamé la
République et les Droits de l'Homme. C'est qu'au
Venezuela, plus que partout ailleurs, les promo-
teurs de la Révolution ont été des nobles et des
lettrés. Le grand patricien Bolivar débute en vrai
disciple des jacobins français, mais avant même
d'avoir la responsabilité du pouvoir, instruit, trans-
formé par de terribles expériences, il pensera,
écrira — et, plus tard, agira — en réactionnaire,
en traditionnaliste, en positiviste. Au reste, les
théories révolutionnaires européennes n'ont aucun
sens pour la masse populaire ni même pour la
(1) Jean Brunhes : La Géographie humaine, pp. 395, 396, 802.
22 CESARISME DEMOCRATIQUE EN AMERIQUE
bourgeoisie ; ils savent seulement que la religion
catholique est menacée par les novateurs euro-
péens, et c'est assez pour justifier leur haine. Plus
qu'à la Plata, les formules étrangères ne sont que
de fragiles façades. D'ailleurs, ici, la fidélité au roi
ne sera aussi (non pour la totalité de la population
mais pour les grands et sauvages acteurs du drame)
qu'une autre façade, qu'un coup de pied de cheval
brisera.
Ce sont les llaneros, ces pasteurs à cheval des
pampas vénézuéliennes, qui vont noyer dans le
sang et ensevelir sous les ruines la première en
date des Républiques hispanoaméricaines. Au nom-
bre de douze mille, sous le commandement d'un
contrebandier espagnol, Boves, ils parcourent, au
galop de leurs chevaux, une partie du Venezuela,
pillant, incendiant, tuant partout, sans épargner les
femmes et les enfants. C'est un ouragan, un cyclone
qui passe. Ils sont poussés par leurs instincts de
primitifs, par la haine du barbare contre le civi-
lisé, de l'Indien et du métis contre le blanc, du
nomade contre le sédentaire et le citadin. Là-dessus,
les auteurs de manuels et d'histoires conformes au
mythe révolutionnaire du « Peuple », secouant le
joug du tyran étranger, écrivent des pages élo-
quentes et vengeresses contre la manière sangui-
naire dont les Espagnols firent la guerre aux répu-
blicains d'Amérique. Des Espagnols ? Il n'y en avait
pas deux cents dans cette armée, dans ces hordes
CÉSAIUSME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 23
« royalistes ». Tous les llaneros étaient Véné-
zuéliens.
Les mêmes historiens célèbrent les exploits de
l'armée de purs héros, de citoyens vénézuéliens,
qui finissent par prendre le dessus, relever et res-
susciter la République. Ils opposent les héros aux
bandits. Or, bandits et héros sont les mêmes per-
sonnages. Les llaneros sont passés au service de la
République parce que les autorités espagnoles ne
leur ont pas donné la « part du combattant » qui
leur avait été promise, parce que des officiers supé-
rieurs espagnols ont voulu les soumettre à la dis-
cipline d'une armée de peuple civilisé et parce que,
enfin, après la mort de Boves, ils ont trouvé en l'un
d'eux, le général Pâez qu'ils appellent leur « major-
dome », un chef merveilleux, et que Pâez a opté
pour la République. ,
Un officier anglais qui servit la cause de l'Indé-
pendance dans l'armée de Pâez a écrit dans un
Mémoire la page suivante sur les mœurs des
llaneros :
« Ils ont l'habitude de s'approprier le bien d'au-
trui, et ce vice est tellement ancré en eux qu'il
n'y a pas de crainte de châtiment qui puisse les
corriger. Les llaneros sont de taille élevée, bien
musclés, capables de supporter de grandes fatigues,
très sobres, mais fourbes, astucieux, prompts à la
vengeance. Pour satisfaire cette passion, ils ne
reculent devant aucun moyen, et ils vont jusqu'aux
24 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
actes les plus sanguinaires. Ils versent le sang de
leurs proches les plus chers pour le motif le plus
futile, avec la plus grande indifférence, et si l'acti-
vité de l'énergie de leur chef ne les avait contenus,
ils se seraient emparés de toutes les richesses du
pays. Le général Pâez possède tous les dons néces-
saires pour commander à ces gens et les tenir dans
la soumission ; il est peut-être le seul homme en
Colombie qui puisse contenir efficacement leur
rapacité et leur passion pour l'assassinat. Il ne les
gouverne pas au moyen des lois, mais il se fie à sa
propre force pour apaiser les troubles et punir les
coupables. Quand quelqu'un commet une action
qui mérite un châtiment ou manifeste de l'opposi-
tion aux ordres donnés, Pâez le provoque pour une
lutte corps à corps que l'autre est obligé d'accep-
ter, conformément à la coutume, sans quoi ses
compagnons le chasseraient de leurs rangs. Ils
reçoivent ainsi le châtiment de leurs fautes des
mains de leurs propres chefs que sa vaillance fait
toujours vainqueur ; et cela, plus que tout autre
raison, accroît le respect qu'ont pour lui de pareils
soldats...
« ...Pâez est la première lance du monde... Lors-
que je servais avec lui, il ne savait ni lire ni écrire
et, jusqu'à l'arrivée des Anglais dans les llanos, il
ignorait l'usage de la fourchette et du couteau,
tant sa vie antérieure avait été rude et dépour\'ue
de toute éducation ; mais lorsqu'il commença à
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 25
fréquenter les officiers de la légion britannique, il
imita leurs manières, coutumes et vêtements ; il se
conduisit en tout comme eux, autant que le per-
mettaient les habitudes de sa première éducation. »
Avec de pareils centaures et un pareil général,
comme nous voilà loin de V Encyclopédie et des
immortels principes européens ! Mais ce Pâez qu'on
a comparé, avec juste raison, à un Khan tartare,
est une très haute et lucide intelligence, il a tous
les dons innés du chef militaire et de l'homme de
gouvernement ; il fait penser à ces rudes barons
illettrés du moyen âge, dont parle Auguste Comte,
qui étaient à la fois de farouches guerriers, des
administrateurs habiles et des magistrats parfaits.
Devenu dictateur souverain du Venezuela sous le
titre de président constitutionnel, après la disloca-
tion de la Grande Colombie, il est un des chefs
d'Etat les plus admirables de l'Amérique entière,
un mainteneur de l'ordre, un sauveur.
Après la reconquête du Venezuela par les troupes
royalistes, Bolivar reprend la lutte ; son génie et
sa dévorante activité tirent des ressources du néant
et des ruines : il reconstitue des régiments de
volontaires qui, accrus des llaneros de Pâez, assu-
reront en quelques années le triomphe définitif de
la République. Les llaneros suivent Bolivar par-
tout, jusqu'à l'Equateur, jusqu'au Pérou ; le grand
patricien blanc, demi-dieu de la guerre, intrépide
centaure comme eux, leur inspire un fanatique
26 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
enthousiasme; mais, malgré le prestige et la puis-
sance du généralissime-dictateur et du « major-
dome », il est toujours difiScile et souvent impossi-
ble de les soumettre à la stricte discipline des
armées régulières. On est obligé de les laisser piller
les fermes et voler les troupeaux des royalistes; et
ils qualifient de royalistes toutes les fermes qu'il
leur plaît de piller, tous les troupeaux qui se trou-
vent sur leur passage. Ils sont à la fois le salut et
le fléau de la République.
« Moi-même qui ai toujours été à leur tête, écrit
Bolivar à un de ses amis à la fin de la guerre, je ne
sais pas encore de quoi ils sont capables. Je les
traite avec la plus grande considération, et cela ne
suffit pas pour leur inspirer la confiance et la fran-
chise qui doivent régner entre camarades et conci-
toyens. Soyez bien persuadé que nous sommes sur
un abîme ou plutôt sur un volcan prêt à faire explo-
sion. Je redoute la paix plus que la guerre. »
Parlant de ces mêmes llancros et d'autres élé-
ments de l'armée libératrice, Bolivar dit à un
Français qui fut un de ses ofBciers d'ordonnance:
« Dans les premières années de l'indépendance
on cherchait des hommes, et la première qualité
était la vaillance. Ils étaient tous bons, quelle que
fût leur classe, pourvu qu'ils se battissent coura-
geusement. On ne pouvait récompenser personne
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 27
avec de l'argent puisqu'il n'y en avait point ; on
ne pouvait donner que des grades militaires pour
stimuler l'enthousiasme et récompenser les exploits.
C'est pourquoi on trouve aujourd'hui des gens de
toutes les castes parmi nos généraux et nos offi-
ciers ; la plupart n'ont d'autre mérite que la
valeur qui a été si utile à la République, celui
d'avoir tué beaucoup d'Espagnols et de s'être ren-
dus redoutables. Des nègres, des métis, des mulâ-
tres, des blancs, des hommes de toutes les classes
qui aujourd'hui, au milieu de la paix, sont des
obstacles à l'ordre et à la tranquillité. Mais ce fut
un mal nécessaire. » (1).
Ce mal, qui était nécessaire pour délivrer l'Amé-
rique de la domination espagnole, ne cesse pas ins-
tantanément le jour où le dernier fonctionnaire et
le dernier officier espagnols ont quitté les rives du
Nouveau Monde. Les formidables et barbares cava-
liers de la plaine ont vécu, pendant quinze années
de guerre, du pillage des pays dont ils étaient les
héroïques libérateurs ; leurs instincts se sont
donné libre cours, il n'y avait pas de lois pour
punir leurs rapines et leurs dévastations, et y en
aurait-il eu qu'elles eussent été inapplicables. Les
maîtres de la steppe sont devenus aussi les maîtres
de la montagne et des villes. Dès que le régime
(1) Péru de Lacroix : Diario de Bucaramanga.
28 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
n'est plus en question, c'est-à-dire dès que la cause
de l'Espagne est perdue, ils constituent un péril
angoissant pour l'Etat qu'ils ont sauvé et qui veut
s'organiser dans l'ordre et la paix intérieure. Leurs
instincts sont déchaînés plus que jamais. Des lois
terribles, allant jusqu'à la peine de mort, sont
votées contre les voleurs de troupeaux. On ne peut
les mettre à exécution. Des juges sont assassinés.
Des rhéteurs, des illuminés, des doctrinaires de
l'idéologie révolutionnaire européenne, des fabri-
cants de Constitution exploitent ces instincts et l'on
voit des bandes de Uaneros et des gens du peuple
des villes se soulever en exigeant des réformes cons-
lutionnelles au nom de principes qu'on leur a dit
immortels et qui, pour eux, ne signifient pas autre
chose que la suppression des impôts et la liberté
de voler.
Pâez, leur chef, devenu homme d'ordre et de
gouvernement, sévit contre ses Uaneros avec une
énergie et une cruauté nécessaires et s'appuie, pour
gouverner, sur les conservateurs, sur les anciens
ennem.is dont il est maintenant l'idole. Revirement
inattendu, mais combien logique ! Sur les événe-
ments de cette période, M. Vallenilla Lanz a pro-
jeté, avec un courage et une conscience exemplai-
res, une lumière inconnue jusqu'à lui. Avec lui
tout s'explique : la guerre de l'Indépendance est
une guerre civile entre deux partis ; une fois
l'indépendance assurée, au Venezuela, les deux
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 29
partis changent de nom et la lutte continue tantôt
dans le Parlement, tantôt dans la rue et dans les
champs, les armes à la main. Les royalistes anciens
combattants, ou appartenant à des familles dont
des membres ont fait la guerre, acceptent le fait
accompli et, forcément, se placent sur le terrain
national et républicain. Ils entrent dans la Répu-
blique, non seulement avec leurs idées, mais aussi
avec leurs rancunes, leurs haines \iolentes contre
les ennemis des quinze années antérieures qui les
ont ruinés et ont tué leurs pères, leurs frères et
leurs amis. Le premier objet de leur haine et de
leur désir de vengeance est Bolivar qui, pourtant,
est un homme d'ordre, un conservateur, un réac-
tionnaire; mais ils le rendent responsable des
atrocités de la « Guerre à mort » au début de la
lutte pour l'Indépendance, tandis que Pâez n'a
aucune responsabilité dans ces événements. Ils
soutiennent ce dernier et s'acharnent, en partisans,
contre Bolivar qui, sous leurs coups combinés avec
ceux des démagogues, est forcé d'abandonner le
pouvoir et d'aller mourir misérablement dans un
village lointain, sous les insultes de ceux qui lui
devaient tout. Nul, avant M. Vallenilla Lanz n'avait
tiré ces vérités, et bien d'autres lourdes de consé-
quences, des profondeurs de l'histoire, parce que
nul n'avait osé afifîmer comme lui, preuves en
main, en détruisant le mythe et en brisant une
Idole du forum: « La guerre de l'Indépendance
fut une guerre civile ».
30 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Les anciens royalistes du Venezuela entrent si
bien dans la République qu'en peu de temps ils
en sont les maîtres ; ils peuplent les administra-
tions de l'Etat, les tribunaux sont à eux, et ils
deviennent si forts qu'ils peuvent élever l'un d'eux
à la présidence de la République.
Reprenons la citation de Bolivar sur le mal néces-
saire pendant les années de luttes pour l'émanci-
pation. II persiste pour d'autres raisons que celles
que nous venons de voir. Beaucoup des officiers
qui, autant que leurs soldats, faisaient dire au
Libérateur qu'il craignait la paix plus que la
guerre, veulent, par une ambition personnelle que
rien ne justifie, être des hommes d'Etat, des chefs
de partis, des réformateurs. Ils se mettent à fabri-
quer des Constitutions. Ils avaient été précédés
dans cette voie, au cours même des années de guerre,
par des avocats, des lettrés et des bourgeois ivres de
chimères et de funestes idéologies et qui prétendent
imposer à l'Amérique espagnole des Constitutions
modèles empruntées à la France révolutionnaire, à
l'Angleterre parlementaire et aux Etats-Unis. Alors
interviennent dans le gouvernement des peuples
les principes révolutionnaires européens qui n'ins-
piraient que de l'horreur aux promoteurs du mou-
vement de l'indépendance. Cette déviation aggrave
l'anarchie dans laquelle l'Amérique est plongée
pendant un siècle et d'où elle ne peut sortir, en
d'heureuses périodes, que par l'ordre césarien.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 31
M. Vallenilla Laiiz montre, dans une de ses études,
les plus récentesi, que « le mouvement émancipa-
leur, commencé par une minorité audacieuse, n'a
rien à voir avec l'incapacité des peuples américains
de mettre en pratique des principes exotiques, des
théories importées qui, s'emparant de l'esprit de
demi-lettrés, bouleversèrent l'évolution naturelle
de ces pays lequels, sans l'exemple de la Révolution
française et des Etats-Unis, auraient trouvé dans
leur propre idiosyncrasie les formes politiques les
plus appropriées à l'état rudimentaire des niasses
et à leurs nouveaux modes d'existence. »
Seul, le génie politique du grand positiviste
qu'est Bolivar, avant même qu'Auguste Comte ait
formulé sa Politique positive, voit où sont la rai-
son, l'ordre et le salut. Pour qui a lu ses lettres,
ses discours et les préambules des projets qu'il
soumettait à des Congrès d'idéologues d'une démo-
cratie d'importation, des citations caractéristiques
affluent à l'esprit, qui sont dignes de Comte, ou de
Joseph de Maistre ou du Renan de la Réforme intel-
lectuelle et morale.
« Les codes que consultaient nos magistrats
n'étaient point de ceux qui pouvaient leur ensei-
gner la science pratique du gouvernement, mais
ceux fabriqués par de doux visionnaires qui, ima-
ginant des républiques aériennes, ont voulu s'éle-
ver à la perfection politique en présupposant la
perfectibilité du genre humain...
32 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
« Les événements du Venezuela nous ont prouvé
que les institutions représentatives ne sont pas en
harmonie avec notre caractère, nos mœurs et l'état
actuel de notre culture...
« Le système de gouvernement le plus parfait
est celui qui produit la plus grande somme de féli-
cité possible, la plus grande somme de sécurité
sociale et la plus grande somme de stabilité poli-
tique. » Le gouvernement démocratique tel qu'il
est préconisé par les philosophes européens n'a
pas ces qualités, car « il est si débile que le moin-
dre embarras le bouleverse et le ruine ».
« Il ne faut jamais oublier que l'excellence d'un
gouvernement ne consiste pas en sa théorie, mais
en ce qu'il est approprié à la nature et au carac-
tère de la nation pour laquelle il est institué.
« Il ne faut pas laisser tout au hasard et à
l'aventure des élections; le peuple se trompe plus
facilement que la nature perfectionnée par l'édu-
cation...
« La liberté indéfinie, la démocratie absolue sont
les écueils contre lesquels sont allées se briser
toutes les Républiques...
« Les cris du genre humain sur les champs de
bataille et dans les assemblées tumultueuses sont
des témoignages élevés vers le ciel contre les légis-
lateurs inconsidérés qui ont pensé qu'on peut
impunément faire des essais de Constitutions chi-
mériques.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 33
« Le gouvernement démocratique absolu est
aussi tyrannique que le despotisme.
« La Révolution française ne cessa de tituber
dans le tumulte d'agitation infinie jusqu'au jour
où les principes du gouvernement s'occordèrent
avec la nature des choses et l'esprit des citoyens.
TTn phénomène aussi remarquable et récent de
l'inconsistance humaine en tout ce qui est actuel-
lement spéculatif nous démontre que même la nation
la plus instruite de l'univers antique et moderne
n'a pu résister à la violence des tempêtes inhéren-
tes aux théories pures. Si la France européenne,
toujours souveraine et indépendante, n'a pu sup-
porter le poids d'une liberté infinie, comment
serait-il donné à la Colombie de réaliser le délire
de Robespierre et de Marat ? Peut-on même songer
à un pareil somnambulisme politique ? Législa-
teurs, gardez-vous bien d'être comparés, par le
jugement inexorable de la postérité, aux monstres
de la France ! »
Aux premiers temps des luttes pour l'émancipa-
tion, tous les grands chefs de guerre et les hommes
d'Etat — dont la plupart, d'ailleurs, surtout en
Argentine, étaient monarchistes — avaient la même
opinion ; mais lorsque Bolivar, en 1828, l'exprime
en ces termes, les idéologues ont accompli leur
œuvres, ils plongent l'Amérique dans un « som-
nambulisme politique » ; des idées démocratiques
d'importation étrangère, ils la mènent à la déma-
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE. 3.
34 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMERIQUE
gogie, puis à l'anarchie. C'est en vain que des muni-
cipalités qui sont les derniers refuges des princi-
pes d'ordre et d'autorité, c'est en vain que les bons
travailleurs de toutes les classes tendent des mains
suppliantes vers le Libérateur et lui demandent
d'imposer la paix par une dictature de fer et, si
c'est nécessaire, par la monarchie. L'Amérique
est empoisonnée. Les destins vont s'accomplir.
Suivant l'expression d'un écrivain sud-américain,
« l'Amérique du Sud verse des torrents de sang en
hommage au Contrat social » (1).
« La roijaiité disparue, le peuple aspira à la
restaurer sous une nouvelle forme •>■>. Cette phrase
de M. Vallenilla Lanz — que bien peu d'Améri-
cains auraient osé écrire, tant le mythe est puis-
sant encore, au Nouveau Monde, même sur les
esprits plus désillusionnés — explique une des
principales causes des révolutions des Républi-
ques hispanoaméricaines depuis 1825 jusqu'à nos
jours.
« Une Constitution qui est faite pour toutes les
nations, dit Joseph de Maistre, n'est faite pour
aucune ; c'est une pure abstraction, une œuvre
scolastique faite pour exercer l'esprit d'après une
(1) L.-A. DE Herrera : La Révolution française et l'Amérique
du Sud ; trad. française, p. 57.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 35
hypothèse idéale et qu'il faut adresser à VHomme
dans les espaces imaginaires où il habite. Qu'est-ce
qu'une Constitution? N'est-ce pas la solution du
problème suivant : Etant données la population, la
religion, la situation géographique, les relations
politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises
qualités de chaque nation, trouver les lois qui lui
conviennent ? » (1).
C'est ce que Bolivar n'a cessé de dire, toute sa
vie de chef d'Etat, et même avant de prendre le
pouvoir. Les législateurs américains ont-ils trouvé
les lois qui convenaient à leurs peuples ? Pour
reprendre une phrase du Libérateur, les cris des
hommes sur les champs de bataille et dans les
assemblées tumultueuses certifient que non. Aucune
des Républiques de l'Amérique latine n'a la Cons-
titution qui lui convient parce que les fabricants
de ces Constitutions ont légiféré pour l'homme
idéal, l'homme abstrait, en s'inspirant des livres
de philosophes et de textes de lois rédigés par des
idéologues d'un autre continent tombés eux-mêmes
dans ce défaut. Ils ont adopté des Constitutions
étrangères non parce qu'elles convenaient à leurs
peuples — ce qui, d'ailleurs, eût été impossible —
mais parce qu'elles étaient conformes à la doctrine
des Droits d'un Homme inexistant. On voit souvent
(1) Considérations sur la France, chap. VI.
36 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
des littérateurs et des politiciens de ces Républiques
soutenir naïvement que leur Constitution est ins-
pirée de celle de la France républicaine ou des
Etats-Unis, mais qu'elle est plus parfaite, parce
que les trois Pouvoirs y sont mieux balancés, qu'elle
est plus démocratique, plus fidèle aux principes de
la Liberté et de l'Egalité — également abstraites.
Or, ces Constitutions « parfaites « sont sans cesse
violées par le parti au pouvoir ; un parti d'oppo-
sition fait une révolution au nom des principes
constitutionnels outragés et les viole à son tour
dès qu'il a remplacé l'autre.
« Je considère le Nouveau Monde, disait Bolivar
en 1828, comme un hémisphère qui est devenu fou,
dont les habitants sont attaqués de frénésie et au
milieu duquel, pour contenir cette flottaison de
délires, on met un gardien avec un livre (la Consti-
tution) à la main pour leur faire entendre leur
devoir. »
Mais, de temps en temps, la Constitution effec-
tive l'emporte sur la Constitution chimérique écrite
sur du papier, les peuples acceptent ou se donnent
des présidents que M. Vallenilla Lanz qualifie de
« bolivariens » parce que Bolivar, partisan de
r « hérédité sociocratique » avant que Comte
n'eût trouvé cette expression et n'en eût exposé la
théorie, aurait voulu qu'à la tête de chacune des
Républiques fondées ou délivrées par lui, il y eût
un président à vie et nommant son successeur. Ce
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 37
président est un César. Il surgit parfois de la
masse populaire, il restaure l'ordre et répare avec
une rude et sage autorité les fautes des idéologues
et des lettrés qui le méprisent parce qu'il n'est
pourvu d'aucun diplôme de docteur. Dans les pays
de plaines et de chevaux, il a des caractères par-
ticuliers; c'est le caudillo, mot aussi intraduisible
que ceux de gaucho et de llanero. Où il y a des
chevaux et des plaines, il y eut, et il y aura encore
des caudillos.
Il y a de mauvais caudillos comme il y a de
mauvais césars. Mais en retournant au « caudil-
lisme », les Américains du Venezuela, de l'Atgen-
tine et de quelques autres Républiques retournent
à leur Constitution effective. Ils restaurent la
royauté « sous une nouvelle forme », celle qui
convient à leurs instincts démocratiques et égali-
taires et qui, n'étant pas basée sur le principe de
l'hérédité du sang, est plus précaire que l'autre.
Le caudillisme se rapproche du césarisme euro-
péen, en ce qu'il est la domination d'un souverain
porté au pouvoir par la démocratie et revêtu d'une
autorité absolue. Le caudillo ne prend pas le titre
de souverain, il garde celui de président constitu-
tionnel ; il n'abolit pas la Constitution importée
par les idéologues, il l'interprète à sa guise.
Sous le nom de caudillisme ou tout autre, la dic-
tature est, depuis plus de cent ans et sera vraisem-
blablement longtemps encore, le régime qui
38 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
donne à l'Amérique latine tout entière ce que
Bolivar désirait pour elle, « la plus grande somme
de félicité possible, la plus grande somme de sécu-
rité sociale et la plus grande somme de stabilité
politique », même au Chili, où le pouvoir est entre
les mains d'une oligarchie de grands propriétaires
terriens battue en brèche, d'ailleurs et de plus en
plus, par la démagogie et son alliée la Banque.
La loi bolivarienne s'est accomplie presque par-
tout. A l'exemple du Mexique, sous Porfirio Diaz
signalé par l'éminent historien et sociologue Gil
Fortoul dans une étude que M. Vallenilla Lanz cite
et commente, l'auteur de Césarisme démocratique
ajoute celui, peut-être plus caractéristique encore,
de la République Argentine où, après la chute de
Rosas, continua de prédominer, pendant très
longtemps, le régime du caudillisme « jusqu'au
général Julio Roca, considéré, à cause de ses condi-
tions d'homme d'Etat en un milieu profondément
modifié par le développement économique et l'im-
migration européenne, comme une superstructure
du caudillo primitif » ; il fut, durant trente ans, le
maître absolu, le pontife de la politique nationale,
« mettant en pratique la loi bolivarienne au point
de nommer son successeur, en faisant toujours
triompher le candidat ojBficiel. C'est ce que les
Argentins ont dénommé « postérités présidentiel-
les. »
Le Pérou, un des pays les plus troublés par la
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 39
démagogie, a eu des périodes de paix intérieure,
de stabilité administrative, de réformes financières
et de prospérité économique sous la dictature de
trois caiidillos: Santa-Cruz, Castilla et Pierola. Le
président Pardo, qui fut l'homme de la réaction
des civils contre le militarisme de Castilla, fut aussi
un bon chef d'Etat parce qu'il estimait que « la Cons-
titution est lettre morte » et qu'il agissait en
conséquence, c'est-à-dire en dictateur.
La Colombie est le pays qui a le plus souffert
des sophismes de la fin du xviii" siècle et des Cons-
titutions étrangères ; en moins de quatre-vingts
ans, elle a été ravagée par vingt-sept guerres civi-
les dont une seule, celle 1879, a causé la mort de
quatre-vingt mille hommes. Mais elle a eu vingt
ans de paix intérieure et de prospérité sous le
gouvernement d'un caudillo, Rafaël Nunez, un
incroyant, mais positiviste, qui fait appel au clergé
pour l'aider à sauver le pays: « Nunez, dit M. Val-
lenilla Lanz, vit clairement que l'unique tête
visible de l'unité colombienne était alors l'arche-
vêque de Bogota parce que là où n'arrivaient pas
les ordres du gouvernement national parvenaient
ceux du prélat ; et, ne croyant pas ou croyant peu
à l'influence divine, il crut aveuglément à celle de
l'Eglise catholique et il s'allia à elle pour rétablir
dans sa patrie la stabilité et la tranquillité sociale ».
En partageant le pouvoir avec la plus haute auto-
rité religieuse, Rafaël Nuiiez brise la Constitution
40 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE ETSI AMÉRIQUE
chimérique et meurtrière et rétablit, dans ce pays
où les Indiens sont en majorité, la Constitution
antérieure à l'arrivée des conquistadors. Le pou-
voir y était exercé par le Zaque, chef séculier, et le
Lama, chef religieux. « C'est l'union du Zaque et
du Lama, représentés, en plein xix^ siècle, par
Nuiîez et rarchevêque Paul, qui vient reconstituer
l'organisme de la Nation, dominer l'anarchie, éta-
blir l'ordre et s'imposer par-dessus toutes les
idéologies constitutionnalistes. »
Le Venezuela où, contrairement à la Colombie,
le clergé n'a jamais joué un rôle politique consi-
dérable, est, par excellence, la terre des caudillos;
il est la patrie du plus grand de tous, le « Khan »
Pâez. Précisément parce que la masse de sa popu-
lation est fortement imprégnée de sentiments éga-
litaires, depuis des temps immémoriaux, il ne peut
trouver la paix intérieure que sous l'autorité d'un
César d'origine populaire. Nulle part, plus que là, le
césarisme est l'aboutissement nécessaire de la
démocratie. Un des meilleurs historiens de notre
époque, M. Carlos Pereyra, qui excelle dans l'art
de dire beaucoup de choses en peu de mots ou
par quelques chiffres, donne, dans sa grande His-
toire de V Amérique espagnole, la statistique sui-
vante sur le Venezuela :
« La production qui, en 1830, était de quatorze
bolivars par habitant, s'élevait à quarante-huit boli-
vars en 1875. Après avoir baissé jusqu'à quarante
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 41
et un en 1887 et à quinze en 1903, elle s'est élevée
à cinquante en 1913. Pourquoi ? Parce que, en
1875, le Venezuela était sous le poids de l'autorité
représentée par Guzman Blanco et qu'en 1913,
l'homme le plus fort de toute son histoire, Juan
Vicente Gomez, était au pouvoir. » Il y est encore,
et la prospérité n'a fait que croître depuis 1913.
On croit, généralement, qu'un certain nombre de
Républiques hispanoaméricaines, l'Argentine et
l'Uruguay entre autres, ont échappé à la nécessité
du dictateur ou du caudillo et que le fonctionne-
ment de leur Constitution ne sera plus interrompu
par des coups d'Etat et des luttes civiles. Rien
n'est moins sûr. Le Nouveau Monde n'est pas à
l'abri des mouvements et des tendances qui agitent
l'Ancien ; ils y prennent môme des formes incon-
nues, impossibles en Europe. Le Mexique, par
exemple, où plus des trois quarts de la population
sont des Indiens et des métis, est, depuis deux ou
trois ans, une terre de prodigieuses expériences
dont il est surprenant qu'elle n'attire pas davan-
tage l'attention des historiens, des sociologues et
des économistes. On assiste à la naissance et au
développement d'un nationalisme indien qui se
manifeste sur tous les plans de l'activité humaine,
y compris celui des beaux-arts. Il ne lui manque
qu'un chef prestigieux, qu'il trouvera peut-être,
42 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
pour abolir jusqu'aux derniers vestiges des Cons-
titutions chimériques au nom desquelles le xix* siè-
cle a été ensanglanté. La dictature est au Vene-
zuela où elle représente ce que M. Vallenilla Lanz
appelle la « Constitution effective » du pays. Elle
est en train de s'installer au Pérou. Le Chili même
y marche à grands pas, — le Chili qui, depuis plus
de cent ans, est proposé en modèle à tous les autres
Etats hispanoaméricains et qui, pourtant, a déjà
eu un véritable et grand dictateur en la personne
de Portales. Loin d'être en régression, le caudil-
lisme — un césarisme national et non d'importa-
tion — est en progrès.
En Uruguay et en Argentine, la question indienne
ne se pose pas, mais le développement de l'indus-
trie et l'énorme affluence des travailleurs euro-
péens y ont amené le péril socialiste et commu-
niste.
Partout, enfin, les besoins de défense et les aspi-
rations vers l'autorité sont les mêmes. Aussi, le
mot Démocratie a-t-il cessé, depuis quelques années
seulement, d'être un fétiche en Amérique ; le
nationaliste Vallenilla Lanz, qui soutient une doc-
trine démocratique, spécifie qu'il ne lui donne
pas le même sens que Rousseau et les révolution-
naires européens.
L'Amérique espagnole n'a pas le choix des
moyens de salut. Aucun de ses Etats n'a eu une
dynastie royale qu'il puisse rappeler. D'autre part.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 43
aucun ne possède une aristocratie. Or, l'Histoire
de tous les peuples enseigne, et Bolivar, le génie,
le plus clairvoj'^ant du Nouveau Monde, n'a cessé
de dire, qu'une République démocratique est vouée
à l'anarchie, surtout en Amérique si elle est basée
sur les doctrines révolutionnaires européennes. Il
n'y a qu'un moyen d'assurer la paix intérieure et
plus d'un siècle d'Histoire américaine le prouve :
une dictature à la fois paternelle et forte, positi-
viste, bolivarienne, d'origine populaire ou qui ait
l'assentiment du peuple, ce qu'on appelle au
Venezuela : le césarisme démocratique.
Marius André.
Il n'y a pas dans le monde
une raison assez forte pour
empêcher un homme de science
de publier ce qu'il croit être la
vérité.
Renan.
CE FUT UNE GUERRE CIVILE
Le seul énoncé du sujet que nous allons traiter
a éveillé une certaine curiosité pusillanime chez
quelques esprits aussi cultivés que patriotes qui,
convaincus de la nécessité qu'ont les peuples de
nourrir un idéal et de professer une religion, crai-
gnent que je vienne commettre un attentat contre
les gloires les plus pures de la patrie en disant et
prouvant que la guerre à laquelle nous devons le
bien inestimable d'être des citoyens d'une nation,
et non des colons, peut être assimilée à n'importe
laquelle de nos fréquentes et sanglantes luttes
intestines. Soit dit en passant, il n'y a pas de rai-
son d'avoir honte de celles-ci, car les révolutions,
comme phénomènes sociaux, sont soumises au
déterminisme sociologique dans lequel la faible
volonté humaine prend une part très petite, et la
guerre a été chez nous, comme dans tous les temps
et tous les pays, un des facteurs les plus puissants
de l'évolution progressive de l'humanité.
Dire que la guerre de l'Indépendance fut une
guerre civile, n'amoindrit en rien la gloire de nos
libérateurs : « Toute guerre entre hommes, a dit
Victor Hugo, est une guerre entre frères ; l'unique
distinction qu'on peut faire est celle de la guerre
juste et de ia guerre injuste » ; et, depuis long-
48 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
temps, l'humanité considère comme les plus jus-
tes des révolutions, celles qui ont pour objet l'éman-
cipation des peuples et l'accroissement de la dignité
humaine.
I
Notre guerre de l'Indépendance eut une double
orientation car, en même temps que se rompaient
les liens politiques qui nous unissaient à la mère-
patrie, au sein de l'organisme colonial commençait
à se réaliser une évolution libératrice qui a duré
tout un siècle et nous a amenés à l'état social où
nous nous trouvons et qui réclame les deux grands
remèdes de tous nos maux : le peuplement pour
cesser d'être un misérable désert et rendre effec-
tive la démocratie par l'uniformité, et l'éducation
pour élever le niveau moral de notre peuple et met-
tre fin au paradoxe qu'est une république sans
citoj'ens. Nous ne savons, en vérité, pourquoi le
mérite de l'œuvre des révolutionnaires de 1810 et
1811 et des soldats qui réalisèrent ou consolidèrent
l'Indépendance de l'Amérique, serait amoindri par
le fait que leurs adversaires furent en majorité
Américains. La gloire de Pàez à la Mata de la Miel
et au Yagual doit-elle être rapetissée sous prétexte
que l'armée royaliste était commandée par le P.
lorrellos et Facundo Mirabal ? Les lauriers de Las
Queseras pâliront-ils si l'on apprend qu'en ce jour
glorieux l'adversaire le plus terrible fut le Véné-
zuélien Narciso Lôpez, dans cette charge formida-
ble où Randôn, stupéfiant Pâez même, répond aux
applaudissements de celui-ci par une <^es phrases
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 49
les plus épiques de Thistoire militaire de l'Amé-
rique : « Lorsque je vis Randôn, écrit Pâez, cueil-
lir tant de lauriers sur le champ de bataille, je ne
pus m'empêcher de crier : « Bravo, bravissimo,
commandant ! — Général (me répondit-il en fai-
sant allusion à une réprimande que je lui avais
adressée quelques jours auparavant au cours d'une
autre charge contre le même Narciso Lôpez), géné-
ral, c'est ainsi que se battent les fils de VAlto Lla-
no » (1).
Je crois — et je me base sur l'étude circonstan-
ciée que j'ai faite de notre histoire — que, loin
d'être un déshonneur pour nos Libérateurs, le fait
d'avoir combattu presque toujours contre les pro-
pres fils du pays, donne à leur héroïsme et à leur
persévérance une plus grande valeur. Comment
pourrait-on expliquer la prolongation de cette
guerre, la plus acharnée de l'Amérique espagnole,
si nos chefs n'avaient eu à combattre que contre
les quinze mille soldats que l'Espagne nous envoya
durant tout le cours de la guerre ?
L'indépendance de presque toutes les Républi-
ques de l'Amérique du Sud fut décidée en une
grande bataille. A Carabobo on conquit Caracas,
mais la guerre, qui durait déjà depuis dix ans,
continua dans le reste du pays presque avec la
même intensité. Il n'y avait plus d'armées espa-
gnoles ; à peine signalait-on, par endroits, quelque
officier expéditionnaire, mais des régions entières
persévérèrent dans leur fidélité au roi d'Espagne
jusqu'en 1827 avec la révolution d'Augustin Bes-
(1) PÂEZ : Autobioqrafia, p. 182.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN ASIÉRIQUE. 4.
50 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE E\ AMÉRIQUE
canza, et 1829 avec Arizâbalo ; dans ces mouve-
ments étaient compromis une multitude de Véné-
zuéliens dont nous prononçons les noms tous les
jours.
L'entrée en scène des troupes de la métropole au
Venezuela n'eut pas l'influence énorme qu'on a
crue, et l'on peut dire que rien ne favorisa la cause
de la Patrie plus que l'arrivée de l'armée expédi-
tionnaire de Morillo, car on voit clairement com-
ment, dès que les Espagnols vainqueurs de Napo-
léon ont mis le pied sur notre terre, des patriotes
commencent à surgir de ce sol que le cheval de
Boves semblait avoir épuisé.
Mais, pour plus de clarté, nous allons montrer
avec des chiffres comment l'Espagne ne fît que
venir en aide, tard et mesquinement, à la grande
majorité des Vénézuéliens qui soutenaient sa cause.
A Maturin, dans la terrible déroute que souffrit
Monteverde en 1813, succomba toute la troupe espa-
gnole, peu nombreuse d'ailleurs, qu'il y avait au
Venezuela. De 1813 à l'arrivée de Morillo, c'est à
peine si 1.500 hommes débarquent sur nos plages,
et il faut remarquer que c'est dans cette période
que Bolivar réalise sa prodigieuse campagne qui
commence à Cùcuta, avec les batailles de Niquitao,
Barquisimeto, Bârbula, las Trincheras et Araure,
que José-Félix Ribas combat à la Victoria, avec la
jeunesse de Caracas, contre les llaneros purs du
Guârico ; que Campo-Elias, aussi Espagnol que
Boves, combat contre celui-ci, chacun comman-
dant des troupes vénézuéliennes ; que Rafaël Urda-
neta soutient le siège de Valencia contre ces mêmes
llaneros qui, bientôt, envahissent Caracas, pour-
suivent rémigration jusqu'à l'Orient, couvrent de
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 51
sang et de cadavres les trois cents lieues qui sépa-
rent Caracas de Maturin et d'Urica et, après la
mort de Boves, reçoivent à Carùpano, sous les
ordres de Morales, au nombre de quatre mille,
l'armée métropolitaine de Morillo. Dans cette lon-
gue période d'une guerre très cruelle, je ne vois
autre chose qu'une lutte entre frères, une guerre
intestine, civile ; et j'ai beau chercher le caractère
international que la légende a voulu lui donner, je
ne le trouve point (1).
Il y a un fait digne d'être pris en considération
et que je ne suis pas le premier à avoir remarqué.
Les hommes qui commandaient les bandes de délin-
quants de ces années, bien qu'en grande partie
insulaires et Espagnols, résidaient depuis très long-
temps dans le pays, y avaient exercé des métiers
qui les mettaient en contact avec les gens du peu-
(1) Le total des troupes parties d'Espagne à destination de
toutes les colonies insurgées de 1811 à 1819 fut de 42.167 soldats
de toutes les armes. De 1811 à 1815, environ 1.800 hommes
seulement débarquèrent au Venezuela. Des 10.000 qui compo-
saient l'expédition de Morillo, 1.700 allèrent au Pérou et 600 à
Puerto-Rico (Mémoire présenté aux Cortes par le ministre de
la Guerre, marquis de las Amarillas, le 14 juillet 1820). Pour la
même année, d'après les statistiques du ministre de la guerre
espagnol, l'armée royaliste, dans toute l'Amérique s'élevait à
95.578 hommes, dont 23.400 seulement expéditionnaires (métro-
politains) ; de sorte que le nombre de soldats américains
s'élevait à 73.178. Au Venezuela le nombre total était de 12.016
ainsi répartis :
Expéditionnaires 5.811
Vétérans du pays 6.080
Miliciens 125
Total 12.016
Le nombre de chevaux était, au Venezuela, de 6.426 dont 426
seulement avaient été amenés d'Espagne. Il faut tenir compte,
en ce qui concerne le Venezuela, qu'à partir de 1816 la plus
grande partie des Vénézuéliens qui composaient les armées de
Boves et de Yanes avaient passé dans les rangs des patriotes.
52 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
pie ; devant l'armée métropolitaine, ils étaient
aussi étrangers que n'importe quel llanero du
Guârico ou de l'Apure, de Barcelona ou de Barinas.
Morillo fit avec finesse la même observation et,
parlant du colonel Sébastian de la Calzada, il dit
que : « Quoique vaillant, comme il connaissait
très bien les provinces, et avait une grande in-
fluence sur leurs habitants au caractère et aux
mœurs desquels il a su s'adapter, il a été plus utile
pour le maniement des grandes réunions de gens
du pays que pour le commandement d'une divi-
sion d'Européens » (1). Calzada était donc un géné-
ral aussi créole que tous ceux qui ont figuré dans
nos guerres civiles, et, comme Calzada, il y en avait
beaucoup d'autres qui, attachés au sol vénézuéUen
et étroitement unis à ses habitants, luttaient dans
cette guerre pour des intérêts et des passions que
couvrait alors le nom du roi d'Espagne comme,
plus tard, les mêmes passions et les mêmes intérêts
ont été couverts par d'autres noms plus abstraits.
II
Jusqu'en 1815, l'immense majorité du peuple
vénézuélien fut royaliste ou gothe, c'est-à-dire
ennemie des patriotes (2). L'historien Restrepo qui.
(1) Rodriguez Villa : Biog. de Morillo. t. III, p. 481.
(2) Après la capitulation de Maracaibo, en 1823, s'embarquè-
rent pour Cuba « plus de mille habitants qui, par aversion
pour la cause de l'indépendance, ne voulaient pas se soumettre
au gouvernement de la République, »
Restrepo : Historia de la Repûblica de Colombia, t. III.
p. 333.
A son passage par Coro à la fin de 1826, Bolivar écrit à Urda-
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 53
pour suivre une tactique politique de déclamation
contre les cruautés espagnoles, oublie parfois ses
propres paroles, se demande avec surprise en rela-
tant les événements de ces cruelles années :
« Pour quelles causes, des rives de l'Unare jus-
qu'au lac de Maracaibo et de l'Orénoque et du
Meta jusqu'aux côtes de l'Atlantique, la plus
grande partie des habitants prirent-ils les armes et
s'égorgèrent-ils les uns les autres, la supériorité
du nombre étant peut-être du côté de ceux qui se
battaient pour un roi prisonnier qu'ils ne son-
naissaient pas ? » (1). Et plus loin : « A la fin de
1813, nul patriote ne pouvait habiter dans la cam-
pagne ni aller seul par les chemins. Il était néces-
saire de vivre dans les villes et les lieux peuplés,
ou de marcher unis en groupes armés. »
Le général Rafaël Urdaneta, l'illustre guerrier
qui fut, plus tard, président de la Grande Colombie,
nous a laissé aussi une peinture effrayante de
l'état des villages à cette époque : « D'ici jusque
vers Caracas, écrivait-il de Trujillo, il y a autant
de voleurs que le Venezuela compte d'habitants.
Les habitants s'opposent à leur propre bien et le
soldat républicain est vu avec horreur ; il n'y a pas
un homme qui ne soit notre ennemi ; ils se réunis-
sent volontairement dans la campagne pour nous
faire la guerre. Nos troupes traversent les pays les
plus abondants et ne trouvent pas de quoi manger.
neta : « Le reste du peuple est aussi goth qu'avant. On ne s'est
même pas approché pour me voir, ils ne reconnaissent que les
chefs espagnols (royalistes). Je crois que si les Espagnols
abordent à ces côtes, ils soulèveront quatre ou cinq mille
Indiens dans cette seule province. »
O'Leary : Mcmorias, t. XXX, p. 300 (Cartas del Libertador).
(1) Ouo. cité, t. II, p. 213.
54 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
A leur approche, les villages sont désertés, leurs
habitants s'en vont dans les montagnes, emmenant
leurs troupeaux et toute sorte de vi\Tes, et le
malheureux soldat qui se sépare de ses camarades,
pour chercher des aliments est assassiné. »
Eh bien ! ces villages dont parle le général Urda-
neta n'étaient pas espagnols ; leurs habitants étaient
aussi vénézuéliens que les soldats qui accompa-
gnaient l'héroïque défenseur de Valencia et je ne
puis trouver la raison pour laquelle cette guerre ne
pourrait être qualifiée de guerre entre frères, de
guerre civile (1).
Bolivar même qui mit tant de soins par son
décret de Trujillo et ses fréquentes amnisties à
établir une profonde séparation entre Vénézué-
liens et Espagnols et qui, dans les documents
publics, guidé par l'intérêt politique, pairla plu-
sieurs fois de guerre internationale, nous a laissé
la preuve la plus évidente de ce que nous venons
de dire.
En apprenant, de San Carlos, aux populations
vénézuéliennes la victoire d'Araure, il leur dit :
« La bonne cause a triomphé de l'iniquité. La
justice, la liberté et la paix commencent à vous
combler de leurs dons... Nous avons, pourtant, à
(1) D'après le recensement de 1810, le Venezuela ne comptait
que 12.000 Espagnols nés dans la péninsule ou aux Canaries.
Quelle ignorance révèle celui qui parle de millions d'Espagnols
résidant au Venezuela et de cinquante mille Espagnols aptes à
porter les armes ! Les chiffres généralement acceptés par les
historiens sont les suivants :
Indiens de race pure 120.000
Esclaves noirs 62.000
Blancs européens et canariens 12.000
Créoles blancs hispano-américains 200.000
Castes mixtes de toutes races 406.000
Total 800.000
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 55
déplorer un mal trop sensible : nos compatriotes
se sont prêtés à être les instruments des scélérats
espagnols. Bien que je sois disposé à les traiter
avec indulgence malgré leurs crimes, ils s'obstinent
dans leurs délits ; les uns, adonnés au vol, ont éta-
bli leur demeure dans les déserts, les autres fuient
dans les montagnes, aimant mieux ce sort déses-
péré que de retourner au sein de leurs frères et se
mettre sous la protection du gouvernement qui tra-
vaille pour leur bien. Mes sentiments d'humanité
n'ont pu contempler sans compassion l'état déplo-
rable où vous vous êtes réduits vous-mêmes, Amé-
ricains, trop prompts à vous enrôler sous les dra-
peaux des assassins de vos concitoyens. »
Tels étaient les concepts du grand homme, en
plein triomphe, lorsqu'il réalisait sa glorieuse cam-
pagne de 1813. Un an après, lorsque, après la série
de défaites commencée à la Puerta, il voit succom-
ber la Patrie sous les sabots des chevaux llaneros,
désillusionné et violent, il lance, contre ces mêmes
localités ennemies de l'Indépendance, cette terrible
accusation :
« Si le destin inconstant fit alterner la victoire
entre les ennemis et nous, ce fut uniquement grâce
à ces Américains qu'une inconcevable démence fit
prendre les armes pour anéantir leurs libérateurs
et restituer le sceptre à leurs tyi'ans. Il semble que
le ciel a permis, pour notre humiliation et notre
gloire, que nos vainqueurs fussent nos frères et
que, seuls, nos frères triomphassent de nous (1)...
(1) Ces frères, ces compatriotes, dont parlait le Libérateur,
étaient les défenseurs du roi d'Espagne, commandés par Boves,
Yanes, Morales, etc. ; c'étaient des Vénézuéliens qu'un patrio-
tisme mal compris veut convertir en Espagnols européens pour
satisfaire de niaises illusions.
56 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Ne VOUS lamentez donc que sur vos compatriotes
qui, poussés par les fureurs de la discorde, vous
ont plongés dans cet océan de calamités dont l'as-
pect seul fait frémir la nature et qu'il serait aussi
horrible qu'impossible de vous peindre. Ce sont vos
frères et non les Espagnols qui ont déchiré votre
sein, répandu votre sang, incendié vos foyers et
vous ont condamnés à l'exil. Vos clameurs doivent
s'élever contre ces esclaves aveugles qui préten-
dent vous imposer les chaînes qu'ils traînent eux-
mêmes. Un petit nombre de succès de nos adver-
saires a fait crouler l'édifice de notre gloire, la
masse du peuple étant égarée par le fanatisme reli-
gieux et séduite par l'aiguillon de l'anarchie, »
III
On a prétendu cacher pour toujours, sous un voile
pudique, aux yeux de la postérité, ce mécanisme
intime de notre Révolution, cette guerre sociale,
sans nous rendre compte de l'énorme transcen-
dance qu'eut cette anarchie des éléments propres
du pays, tant dans notre développement historique
que dans le sort de presque toute l'Amérique du
Sud. Le Venezuela fut, pour cette cause, une école
de guerre pour tout le continent.
Si le soulèvement contre l'Espagne avait été una-
nime ; si tous les centres de la population véné-
zuélienne avaient levé l'étendard de la révolte en
conservant, bien entendu — comme cela se fit dans
l'Amérique du Nord, même en pleine guerre —
l'organisation sociale de la Colonie, tout autre
aurait été l'histoire nationale ; et l'exemple du
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 57
Chili suffît à prouver ce que nous affirmons (1).
Alors l'Espagne n'aurait pu soutenir la guerre
longtemps, deux batailles comme celles de Chaca-
buco et de Maipô auraient assuré l'indépendance
du Venezuela et de la Nouvelle-Grenade, Jamais nos
chevaux llaneros n'auraient foulé les hautes cimes
des Andes méridionales et notre Libérateur aurait
dans l'Histoire, plus ou moins, les mêmes
proportions que le général José de San Martin.
Mais tout autre aussi aurait été notre développe-
ment social et politique. Car le Venezuela gagna
en gloire ce qu'il perdit en éléments de réorganisa-
sation sociale, en tranquillité future et en progrès
moral et matériel effectifs. Nous donnâmes à l'In-
dépendance de l'Amérique tout ce que nous avions
de grand ; la fleur de notre société succomba sous
le couteau des barbares, et de la classe haute et
noble qui avait produit Simon Bolivar, il ne restait,
après Carabobo, que quelques dépouilles vivantes
qui erraient, dispersées dans les Antilles, et d'au-
tres dépouilles mortelles qui couvraient ce long
chemin de gloire de l'Avila jusqu'au Potosi (2).
(1) « Si la Grande-Bretagne avait pu compter au moins sur
40 ou 50.000 hommes attachés à sa cause sur les différents
points de notre pays et s'ils avaient possédé la plus grande
partie du capital actif et occupé les principaux emplois publics,
notre résistance aurait été infructueuse. »
Brackenridge : Histoire de l'Indépendance des Etais-Unis.
Laboulaye, comparant la révolution nord-américaine à la
française, écrit : « Ajoutons que cette révolution ne ressemblait
pas à la nôtre, car toutes les classes de citoyens étaient
d'accord : l'ennemi était un maître étranger qui voulait s'im-
poser à l'Amérique ; il n'y avait pas d'ennemis intérieurs. La
résistance était partout, l'anarchie nulle part. » Etudes sur la
Constitution des Etats-Unis, p. 125.
Le Chili est encore gouverné par une oligarchie qui provient
de la classe dominante de la colonie.
(2) « Depuis le commencement de la guerre les blancs dispa-
58 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
De sorte que, quand le Libérateur revint du
Pérou en 1927, il était un homme pour ainsi dire
étranger au Venezuela, il lui manquait l'ambiance
où il avait vécu, où s'étaient formés son âme et son
cerveau. Rien de plus éloquent, rien de plus sug-
gestif que la lettre célèbre écrite de Cuzco à son
oncle Esteban Palacios, émigré en Europe dès le
commencement de la Révolution, car telles durent
être les propres impressions du Libérateur lors-
qu'il foula le sol de sa cité natale après les désas-
tres de 1814 :
« Si vous retournez à Caracas, ce sera comme
un fantôme qui vient de l'autre vie et vous n'obser-
verez rien de ce qui fut jadis.
« Vous avez laissé une grande et belle famille :
elle a été fauchée par une foule sanguinaire ; vous
avez laissé une patrie naissante qui développait les
premiers germes de la création et les premiers élé-
ments de la société : vous trouverez tout en ruines,
tout en souvenirs.
« Les vivants ont disparu : les œuvres des hom-
mes, les choses de Dieu, les champs même ont res-
senti la dévastation formidable de la nature.
« Vous vous demanderez : où sont mes parents,
mes frères, mes neveux ?
« Les plus heureux ont été ensevelis sous leurs
propres demeures (1), et les plus infortunés ont
couvert les champs du Venezuela de leurs osse-
ments après les avoir arrosés de leur sang. Pour
raissent peu à peu ; c'est à peine si on en voit quelques-uns
dans l'intérieur, et jusque sur la côte l'immense majorité des
habitants est composée de nègres et de mulâtres. » (Lettre du
général Morillo au gouvernement espagnol).
(1) Victimes du terrible tremblement de terre de 1812.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 59
k seul délit d'avoir aimé la justice ! Les champs
an osés par la sueur de trois siècles ont été épuisés
par une fatale combinaison des météores et des
crimes. Où est Caracas ? vous demanderez-vous.
Caracas n'existe plus ! »
Et, en vérité, cette Caracas qui avait eu en son
sein une des sociétés les plus brillantes de l'Amé-
rique espagnole, ce groupe de femmes enchante-
resses qui avaient subjugué le comte de Ségur, ces
maisons qui paraissaient l'asile de la félicité, —
tout avait été fauché, tout avait été détruit, non par
les Espagnols mais par le torrent irrésistible de
la démocratie. La liberté proclamée si généreuse-
ment, si candidement par les nobles patriciens qui
avaient commencé la Révolution, avait pris les for-
mes de cet horrible serpent dont nous parle Macau-
lay en une belle périphrase.
Lorsque l'âme populaire se sent secouée par une
commotion soudaine et violente, elle lance au loin
son cri ou son gémissement, comme le tintement
d'une cloche qui se répercute dans l'esipace ; mais
comme l'alliage du métal qui vibre, le sentiment
populaire est toujours impur. La vase où se con-
densent les sentiments des multitudes a, dans son
fond, un sédiment que toute secousse peut faire
monter à la surface, couvrant d'une écume de
honte la liqueur brillante et généreuse. C'est ce qui
se produit dans tous les bouleversements de la
nature, cyclones, tremblements de terre, révolu-
tions. Tous les peuples ont souffert cette doulou-
reuse expérience : les hommes qui restent à l'om-
bre tant que règne l'ordre, se révoltent dès que le
frein social disparaît, avec leurs instincts d'assas-
sinat, de destruction et de rapine.
60 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Dans notre guerre de l'Indépendance, la face la
plus intéressante pour le sociologue, la plus digne
d'étude est celle où l'anarchie de toutes les classes
sociales donna Firapulsion au mouvement égalitaire
qui a rempli l'histoire de tout ce siècle de vie indé-
pendante.
IV
La lutte entre les patriotes et les Espagnols
envoyés expressément de la Péninsule pour sou-
tenir la guerre n'emplit qu'un petit nombre de
pages de notre histoire. Les armées de Morillo ne
pouvaient en aucune manière affronter, en un terri-
toire et sous un climat comme les nôtres, ces mas-
ses héroïques, ces formidables Uaneros qui traver-
saient à la nage les fleuves les plus larges tandis
que les Européens avaient besoin de ponts. A
ceux-ci il fallait les aliments auxquels ils étaient
habitués et tous les services des armées régulières,
alors que les Vénézuéliens mangeaient de la viande
sans sel, allaient tout nus et soignaient les blessu-
res avec de la cocuiza (1).
La correspondance de Morillo avec le Gouverne-
ment espagnol est une longue lamentation sur
l'abandon où on l'avait laissé ; et c'est, en même
temps, un hymne à la valeur et à la constance de
nos Libérateurs.
Quatre ans après l'arrivée à la Côte Ferme de
cette expédition qui, croyait-on, allait restaurer pour
(1) PÂEz : Autobiografia ; Santander : Apuntamientos hist.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 61
toujours la domination espagnole en Amérique,
l'armée de Morillo était réduite à moins du tiers.
« Plusieurs fois, écrit Morillo au ministre de la
Guerre, j'ai entretenu V. E. de l'inclémence, pour
des troupes européennes, de ce climat et de ces
plaines dont la rigueur éprouve si durement la
santé du soldat... La traversée fréquente de cours
d'eau, des jours entiers passés dans des bourbiers
et des marais avec de l'eau jusqu^à la ceinture,
l'insuffisante et misérable nourriture du soldat
dans les sables ardents du Llano, ont causé de
nombreuses et très graves maladies ; nombreux
aussi sont les soldats blessés par les morsures des
poissons nommés « caribes » et « trembleurs », et
beaucoup sont dévorés par les caïmans. Au milieu
de tant de travaux et de souffrances, du dénue-
ment et de la misère de quelques corps et de la
pauvreté générale de tous, je puis assurer à V. E.
qu'on n'a jamais vu une armée accablée par tant
de privations ni animée de tant d'ardeur pour sou-
tenir les droits sacrés de son souverain bien-
aimé. » (1).
« L'infanterie européenne qui vint avec moi à
l'Apure, dit-il dans une autre communication à son
gouvernement, a été diminuée d'un tiers, en peu de
jours de marche, par les fièvi^es et les plaies ; le
reste est trop débilité pour continuer, avant quel-
que temps, de supporter la fatigue, non point tant
(1) Pascual Enrile, envoj'é en Espagne pour solliciter des
secours, montre, en juin 1817, au ministre de la guerre l'état
désastreux oii se trouvait l'armée : « Il résulte de tout cela
que la force principale du général Morillo est dans les gens
du pays et que plus de la moitié des soldats amenés d'Europe
sont, par mort ou blessures, hors de combat ».
Rodriguez Villa : Ouv. cité, t. III, p. 296 et suiv.
62 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
à cause des ardeurs accablantes du soleil et de la
marche constante à travers des marais avec de
l'eau jusqu'à la ceinture qu'à cause de l'insuffi-
sance de l'alimentation qui n'est jamais que de
viande, souvent sans sel, et du manque de toute
sorte de ressources. »
Dans la même note, il établit la différence avec
les llaneros : « L'équipement ne les gêne pas, puis-
qu'ils vont tous nus, et les subsistances ne leur
donnent aucun souci puisqu'ils vivent sains et
robustes uniquement de viande. Ils font des mou-
vements rapides et heureux qu'on ne peut éviter,
si grands que soient les efforts que nos soldats
font dans leurs marches. Les llaneros se précipi-
tent à cheval dans un fleuve, avec la selle sur leur
tête et la lance à la bouche, et ils passent deux ou
trois mille chevaux en un quart d'heure aussi aisé-
ment que par un large pont, sans crainte de se
noyer ni de perdre leurs armes et bagages. De cette
manière ils harassent les colonnes qui les poursui-
vent en des marches si pénibles qu'on ne peut s'en
faire une idée, en peu de jours on perd un grand
nombre de soldats qui tombent malades sur ce ter-
rain marécageux. Lorsqu'ils ont constaté ces per-
tes ainsi que la fatigue et l'inutilité de nos che-
vaux qui n'ont même pas de lieu où se refaire, les
Uaneros viennent nous attaquer ou attendent le
combat, comme cela s'est produit le 27 janvier de
cette année (1817) dans la savane de Mucuritas où
le brigadier La Torre qui les poursuivait depuis
Casanare (sur 150 lieues) ne put guère faire autre
chose que résister à l'élan impétueux de leur nom-
breuse cavalerie. »
Malgré tout, l'héroïque soldat soutint trois ans
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 63
de plus cette terrible lutte, parce que, durant ce
laps de temps, il eut encore à son service des trou-
pes vénézuéliennes. Lorsqu'il résolut de rentrer en
Espagne et de laisser à La Torre la responsabilité
de la déroute finale, ce fut parce que la désertion
des Vénézuéliens ne pouvait plus être arrêtée.
Morillo qui, en 1816, croyait qu'avec ses dix
mille Européens il pouvait, après une marche
triomphale à travers la Nouvelle-Grenade, assurer
la paix de toute l'Amérique, demandait, en 1819,
trente mille hommes, sans même être sûr du
succès au Venezuela.
Rien de plus naturel, car à la date de la com-
munication que nous venons de citer, il présente la
situation des patriotes sous les plus heureuses
couleurs: « La Guyane, dit-il, a été approvision-
née à profusion d'armes, de munitions, de vivres,
d'équipements et de bâtiments de guerre. Bolivar,
après avoir vêtu et armé ses troupes, a encore,
selon les renseignements les plus sûrs, des dépôts
considérables de tout ce dont il peut avoir besoin
et des secours lui parviennent de tous côtés. » Et
il donne un détail très intéressant: « Nous avons
vu pour la première fois, écrit Morillo, les troupes
rebelles vêtues complètement à l'anglaise, et les
Uaneros de l'Apure avec des morions et des harnais
de la cavalerie britannique. »
Cela nous donne l'occasion de rendre hommage
à la probité historique de notre éminent artiste
Martin Tovar y Tovar qui, dans son beau tableau
de la bataille de Carabobo, présente l'armée patriote
revêtue de luxueux uniformes ; on y voit le nègre
Primero en dolman rouge, avec des guêtres, et sans
souliers. C'est une véritable reconstitution.
64' CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Le nègre Primero, cx)mme tout homme primitif,
avait un grand amour pour les uniformes brillants.
Lorsque Bolivar allait rencontrer, pour la première
fois, le générai Pâez, raconte celui-ci, le nègre
« recommandait à tous très vivement de ne pas
dire au Libérateur qu'il avait servi dans l'armée
royaliste ». Cela suffit pour qu'on parlât du nègre
à Bolivar avec enthousiasme, mais en ajoutant
qu'il tenait énormément à ce qu'on ne sût pas qu'il
avait été au service du roi.
Lorsque Bolivar le vit, il s'approcha de lui
affectueusement et, après l'avoir félicité de sa
vaillance, il lui dit :
— Mais quelle raison vous a poussé à servir
dans les rangs de nos ennemis ?
Le nègre regarda les assistants comme pour leur
reprocher l'indiscrétion qu'ils avaient commise,
puis il répondit :
— Seiïor, la cupidité.
— Comment cela ? demanda Bolivar.
— J'avais remarqué que tout le monde allait à
la guerre sans chemise et sans le sou et en revenait
avec un uniforme très joli et avec de l'argent dans la
poche. Alors, je voulus aussi aller chercher fortune,
et, plus que tout, gagner trois harnais d'argent: un
pour le nègre Mindola, un pour Juan Rafaël et un
autre pour moi. La première bataille que nous
livrâmes aux patriotes fut celle d'Araure ; ils
avaient plus de mille hommes, comme je le disais
à mon compagnon José Félix, Nous étions beau-
coup plus nombreux et je criais pour qu'on me
donnât une arme quelconque pour combattre, car
j'étais sûr que nous allions vaincre. Lorsque je
crus que la bataille était terminée je descendis de
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 65
mon cheval et j'allai prendre une casaque très
jolie à un blanc qui était étendu mort sur le sol.
A ce moment arriva le commandant qui criait : « A
cheval ! — Comment ! lui dis-je, cette guerre n'est
donc pas finie ? — Finie ! Ah ! non. » Des gens
accouraient en foule, turbulents...
— Que disiez-vous alors ? demanda Bolivar.
— Je désirais qu'on fît la paix. Il n'y eût pas
d'autre recours que la fuite ; je me mis à cou-
rir sur ma mule, mais le maudit animal se fatigua
et je dus gagner la montagne à pied. Le jour sui-
vant, nous fûmes, José Félix et moi, dans une ber-
gerie pour voir si on nous donnerait à manger ;
mais lorsqu'il sut que j'étais de la troupe de Yaiîes,
le maître me regarda avec des yeux si méchants
que je crus devoir fuir et m'en aller à Apure.
— On dit, interrompit Bolivar, que là vous
tuiez des vaches qui ne vous appartenaient pas.
— Eh ! sans cela, qu'aurais-je mangé ? Enfin le
Majordome (c'est ainsi que les îlaneros appelaient
Pâez) vint à Apure et nous apprit ce que c'est que
la Patrie, et que la diablocratie n'est pas une mau-
vaise chose, et depuis je sers dans l'armée
patriote (1).
Cette anecdote est d'une grande signification
historique, car elle révèle la mentalité de la majo-
rité des hommes qui, après avoir servi sous les
ordres de Boves et de Yanes, commis les crimes
les plus abominables, converti le territoire entier
du Venezuela « en un vaste champ de carnage »,
devinrent, avec Pâez, Monagas, Cedeîïo et Zaraza,
(1) PÂEZ : Ouv. cité, t. I.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE.
66 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
les héroïques défenseurs de l'indépendance ; elle
montre, en outre, quel prestige la cause de la
Patrie était en train de gagner au sein des basses
classes populaires, gràte aux énormes efforts des
patriciens. Déjà la Patrie pouvait offrir à ceux qui
abandonnaient les rangs royalistes ce qui consti-
tuait pour eux une illusion : un uniforme et un
harnais d'argent ; déjà elle pouvait leur ouvrir le
le chemin des honneurs en élevant même des
esclaves, comme Pedro Camejo, aux plus hauts
grades de la hiérarchie militaire.
A partir de 1819, le général Morillo comprend
combien l'Espagne perd de son antique prestige.
« L'opinion publique, disait-il, a changé d'une
manière stupéfiante, même dans les régions les
plus dévouées à la cause du roi. » Cette armée
« composée en majorité de gens du pays » déser-
tait par milliers. Pourtant le docteur Juan Germân
Roscio, en rendant compte au Libérateur des pro-
positions de paix adressées par Morillo aux patrio-
tes, au milieu de l'année 1820, lui dit : « Tant que
les Espagnols auront des créoles pour nous com-
battre, je n'espérerai pas d'autres propositions de
paix que celles de Morillo ; tant qu'ils lutteront
contre nous à nos propres frais, ils ne changeront
pas de système...
« A la prestation de serment à la Constitution
espagnole, on leur fit croire que nous nous y sou-
mettrions ; le résultat contraire leur prouve que
nous sommes assez forts pour la repousser et conti-
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 67
nuer la lutte, ou que nous sommes déjà plus puis-
sants que Morillo et ses commettants, et la consé-
quence est qu'ils passent dans notre camp...
« ...Si l'abandon de son parti par les créoles
continue, l'Espagne est obligée de faire la paix ;
sinon, non; car l'Espagne, dans cette guerre, a
toujours eu pour force principale celle des créoles
guerriers et contribuables. Il le savait bien, cet
officier espagnol qui, interrogé par un étranger sur
la fin de cette lutte, répondit : « Elle se terminera
lorsque nous n'aurons plus de créoles pour nous
aider. »
Et lorsqu'il est informé que les royalistes véné-
zuéliens désertent par milliers, il est encore plus
explicite : « De cette manière, nous parviendrons
moins tard au terme auquel nous aspirons car
l'Espagne nous a fait la guerre avec des hommes
créoles, avec de l'argent créole, avec des provisions
créoles, avec des moines et des clercs créoles, avec
des chevaux créoles, et avec presque tout ce qu'il
y a de créole ; et tant qu'elle pourra continuer
ainsi et à nos frais, nous n'avons pas à espérer
d'elle la paix avec reconnaissance de notre indépen-
dance. » (1).
Il serait fastidieux de continuer et de faire tou-
tes les citations qui prouvent notre thèse. Il suffit
d'ajouter que nous avons eu le soin de recueillir,
tant au Venezuela qu'en Espagne, plus de trois
cents noms de familles vénézuéliennes très distin-
guées dont les ancêtres soutinrent, par tous les
moyens, la cause du roi d'Espagne ou, pour parler
(1) O'Leary : Memorias, t. VIII, pp. 495 et suiv,
68 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
plus nettement, combattirent contre les indépen-
dants (1).
C'est pourquoi nous affirmons que cacher le
caractère de guerre civile qu'eut la révolution non
seulement au Venezuela, mais aussi dans toute
l'Amérique espagnole, c'est, non seulement dimi-
nuer la taille des Libérateurs, mais encore établir
des solutions de continuité dans notre évolution
sociale et politique en laissant sans explication pos-
.sible les faits les plus transcendants de notre his-
toire.
VI
La croyance trop généralisée que les soutiens de
l'ancien régime surgirent uniquement des classes
basses de la colonie, ignorantes et fanatiques, est
(1) Ceux qui, de leur propre aveu, ne connaissent de nos
annales que ce qu'ils ont appris sur les bancs ds l'école et
s'érigent pourtant en critiques, ne se rendent pas compte de
l'opiniâtreté que mettaient Bolivar et les écrivains patriotes à
donner à cette guerre civile le caractère de guerre internatio-
nale, afin d'obtenir la reconnaissance de la belligérance par les
Etats-Unis, l'Angleterre, la Russie et la France et d'obliger
l'Espagne à reconnaître l'indépendance.
« Si les Etats-Unis, l'Angleterre, la Russie et la France
s'interposent en faveur de l'indépendance, l'Espagne leur
montrera les listes et états de sa forée armée en Amérique
composée presque entièrement de créoles, elle leur remettia le
cens des provinces qui lui obéissent et qui ont juré fidélité à
la Constitution ; elle leur montrera le registre des contribu-
tions, dons, suppléments, etc., déboursés par les créoles. La
majorité des Américains obéissant à l'ennemi est l'obstacle à
la reconnaissance de notre indépendance. Les écrivains ennemis
insistent beaucoup sur ce point, et eux-mêmes confessent que
sans l'aide de cette majorité, nous faire la guerre eût été la
ténacité la plus désespérée. »
Correspondance du docteur Juan Germân Roscio avec le
Libérateur, dans les Mémoires du général O'Leary, t. VIII,
pp. 495 et suiv.
Ces lettres sont de septembre 1820.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 69
absolument erronée. Parmi les royalistes du Vene-
zuela, comme de toute l'Amérique espagnole, figura
une multitude d'hommes notables qui restèrent
dans le pays, luttèrent sur les champs de bataille,
dans la presse, dans les fonctions publiques, aux
tribunaux de justice, coopérant avec leur activité,
leur talent ou leur argent à soutenir la lutte ; d'au-
tres émigrèrent aux Antilles espagnoles ou à la
Mère-Patrie même et ne cessèrent de se montrer
fidèles au gouvernement espagnol.
Si des militaires comme les Torrellas, les Iturbe,
les Ramos, les Lôpez, les Quero, les Arcaya, Car-
rera y Golina, Armas, Meserôn, Rubin, Cape, Ola-
varria, Lizarraga, Ramos, Gorrin, Llamozas,
Osio, Cârdenas, Casas, Camero, Inchauspe, Baca,
Izquierdo, Illas, les Monagas (de Valencia) et mille
autres combattants constituèrent le formidable
appui sur lequel l'Espagne compta durant tout le
cours de la guerre, une multitude de civils parmi
lesquels se signalèrent les docteurs José-Manuel
Oropeza, Andrés Level de Goda, Felipe Fermin
Paul, Francisco Rodriguez Tosta, Ramôn Monzôn,
José de los Reyes Pifial, Juan Antonio Zârraga,
Pedro de Echezuria, Tomàs José Hernândez Sana-
bria, José Maria Gragirena, Juan Vicente Arévalo
et avec eux Juan Rodriguez del Toro, Nicolas de
Castro, Feliciano Palacios, José Maria Correa, Ve-
gas y Mendoza, Herrera, Mijares, Troconis, Miche-
lena, Rojas, Fortique, Aguerrevere, Quintero,
Planas, Bescanza, Blanco y Plaza, Escorihuela,
Burgos, Elizondo, Alvarado, Gallegos, Vaamonde,
Altuna, Ezpelosin et tant d'autres dont nous avons
recueilli soigneusement les noms, constituaient,
unis à une multitude d'Espagnols et de Canariens
70 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
mariés au Venezuela, y résidant depuis longtemps,
commerçants, propriétaires, procureurs et employés
dans l'administration, un parti puissant d'où sor-
tirent les conseillers les plus intimes de ISIonte-
verde, de Boves, de Morales, de Morillo, et jusque
de Rosete qui eut pour assesseur le docteur Tosta.
C'étaient eux qui dressaient les listes de proscrip-
tion et de mort, composaient les juntes de séques-
tres, formaient les municipalités qui protestaient
à chaque pas contre l'indépendance (1), récla-
maient sur tous les tons l'extermination totale des
patriotes ; et beaucoup méritèrent, par la terrible
exaltation de leurs passions et l'insatiable férocité
de leur haine, le sobriquet de somatenes (2) que
leur donnaient les fonctionnaires espagnols eux-
mêmes.
Par contre, les Espagnols récemment arrivés, ou
d'une position sociale élevée, en qui ne pouvaient
exister ces passions, lesquelles n'étaient que l'ex-
plosion de ressentiments accumulés durant de lon-
gues années dans une société comme la coloniale,
composée d'éléments hétérogènes, minée par des
hostilités latentes ou déclarées et dont l'équilibre
se soutenait grâce à l'immobilité et au misonéisme
où l'Espagne maintenait ses possessions, — ces
Espagnols essayèrent souvent de dominer ces fac-
tions exaltées, de chercher des moyens de concilia-
tion avec ceux qu'ils appelaient des insurgés et de
(1) Voir, par exemple, le Manifeste des Provinces du Vene-
zuela à toutes les nations civilisées d'Europe, généralement
appelé Manifeste trilingue, parce qu'il fut publié en espagnol,
français et anglais, dont tous les signataires sont des Véné-
zuéliens membres des Conseils Municipaux en 1819.
(2) Heredia : Memorias, p. 220. On surnommait ainsi les
goths exaltés.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 71
rétablir l'ordre par l'empire de la justice et l'équité
des procédés. Dans leur nombre se distinguèrent
des militaires comme Cagigal, Correa, Miyares, La
Torre, Urefta que les patriotes mêmes qualifiaient
de « généreux et humains » ; des juges impecca-
bles comme Heredia, Vilches, Urcelay, Castro y
Gali, qui, tant de fois furent victimes des outrages
et calomnies des goths vénézuéliens et des scélé-
rats qui méconnurent leur autorité et, en certaines
occasions, prétendirent les assassiner. Bolivar lui-
même établit cette distinction lorsque, en 1821,
s'adressant aux goths de Caracas qui se prépa-
raient à émigrer, il leur dit : « Royalistes ! votre
crainte des armes du roi en leurs terribles réac-
tions n'est plus fondée, puisque les chefs espagnols
sont les généraux La Torre et Correa, et non plus
Boves ni Morales. »
Dans les crimes énormes attribués exclusivement
à l'Espagne, la plus grande responsabilité incombe
sans aucun doute aux royalistes vénézuéliens et
aux Espagnols et Canariens qui, comme Boves,
Yaiïes, Morales, Rosete, Calzada, étaient établis
dans le pays depuis de longues années, y exer-
çaient des métiers de la classe basse et avaient
naturellement assimilé ses instincts et ses passions.
Mais la raison politique a fini par influencer la tra-
dition et l'histoire d'une manière telle que la
croyance est presque générale que, dans cette lutte,
se détachèrent, tant au Venezuela que dans les
autres pays de l'Amérique espagnole, deux partis
parfaitement définis : d'un côté, les Américains
« qui luttaient pour se libérer de la domination
d'une nation étrangère usurpatrice de leurs droits
les plus sacrés », et de l'autre, « les Espagnols,
72 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
les étrangers, représentants de cette horrible tyran-
nie, qui luttaient pour maintenir le joug ignomi-
nieux ». Et on a toujours cru que, par devoir
patriotique, il fallait cacher les véritables carac-
tères de la révolution qui fut, sans aucun doute, la
première de cette longue série de luttes civiles qui
ont rempli le premier siècle de vie indépendante de
toutes ces nations et qui, dans la nôtre, fut l'ori-
gine des deux partis politiques qui, sous diverses
dénominations et en proclamant les principes
abstraits du jacobisme, perpétuaient inconsciem-
ment les haines engendrées dans cette guerre san-
glante.
Boves, Morales, Yanes, Rosete, Puig, Antoiian-
zas, Zuazola, exécrés par la légende et par l'his-
toire, ne furent ni plus tenaces, ni plus vaillants, ni
plus cruels, ni plus funestes à la cause de la Patrie
que la multitude de Vénézuéliens roj'alistes qui
composaient leurs armées et dont on n'a pu savoir
les noms qu'après de minutieuses recherches dans
l'embrouillement où les tenaient cachés l'intérêt et
la coutume qui persistait à appeler Espagnols tous
ceux qui avaient servi dans les rangs royalistes ;
même des hommes de couleur apparaissent dans
l'histoire avec la qualité d'Espagnols et le titre de
Don.
Par nécessité, devaient être Espagnols et Cana-
riens les auteurs de ces épouvantables attentats
que Bolivar et Muiîoz Tébar dénoncèrent, de lenr
brillante plume, devant le monde, en la funeste
année 1814. Mais Caracas et Cumanâ auraient
acclamé Boves pour délivrer leur cou du couteau
insatiable du Caraquène Népomucène Quero et du
Cumanais Miguel Gaspar de Salaverria ; et Anto-
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 73
nanzas s'appuya sur les raisons les plus justifiées
pour accuser devant la Régence d'Espagne le doc-
teur Andrés Level de Goda qui, comme gouver-
neur civil de Cumanâ, avait commis de tels excès
contre ses compatriotes que, « en comparant son
administration avec celle d'Antoiïanzas, celui-ci
paraissait un homme juste et un soutien des
lois » (1).
VII
Les qualificatifs d'espagnol et de patriote n'appa-
raissent que dans les documents officiels. Goth fut
le nom du parti royaliste au Venezuela comme
dans presque toute l'Amérique, et on continua
d'appeler goths, chez nous, les anciens royalistes
qui, grâce aux nombreuses amnisties de Bolivar,
se rallièrent au drapeau de la Patrie et prirent une
part active à la vie politique dès les premières com-
motions de la Grande Colombie. Rien de plus natu-
rel, rien de plus humain que ces hommes aient
apporté dans les luttes politiques de la patrie
émancipée, les ressentiments, les haines, les pas-
sions et soifs de vengeance engendrés durant la
cruelle guerre de l'Indépendance.
(1) Restrepo : Hisloria de Colombia, t. II, p. 115.
Et aux pages 267 et 281 du même ouvrage :
« Les mémoires de cette malheureuse époque assurent que
Quero se montra plus cruel que Boves lui-même qui se laissait
influencer par les conseils de quelques rojalistes probes
comme les Joves, Navas Espïnola et José Domingo Duarte ;
aussi son départ subit de Caracas fut-il considéré comme un
grand malheur.
« Les jours suivants le massacre fut continué par le gouver-
neur que Boves avait nommé, Miguel Gaspar Salaverrîa, de
Cumana. Celui-ci fut l'assassin féroce de ses compatriotes. »
74 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Car ce fut naturellement sur les royalistes exal-
tés que s'exercèrent les représailles des patriotes
aux jours sanglants de la Guerre à mort. Non seu-
lement Espagnols et Canariens succombèrent au fil
de l'épée inexorable de 1814, malgré les termes pré-
cis du décret de Trujillo ; mais aussi avec eux,
dont la plupart étaient mariés au Venezuela, tom-
bèrent de nombreux Vénézuéliens.
Combien de familles dont les noms figurent
dans les luttes ci\'iles de la République, furent bles-
sées dans leurs affections et atteintes dans leurs
intérêts par les terribles représailles de cette épou-
vantable époque ! Combien émigrèrent vers des
plages étrangères en emportant dans le cœur les
souvenirs indélébiles de ce drame de mort et
d'extermination, soumises — de la même manière
que les familles patriotes — aux horreurs de la mi-
sère à laquelle les condamnaient la confiscation et
la destruction de leurs propriétés !
Que l'on considère, en outre, que, dans les mas-
sacres de 1814, selon tous les historiens, « l'épée
frappa indistinctement l'innocent et le coupable et
que, dans ses desseins inscrutables, la Providence
avait disposé que le même sort écherrait au paisi-
ble et inofîensif citoyen qu'au criminel qui mérite-
rait une aussi terrible fin « (1). Eveillés à la vie au
milieu de ces immenses douleurs, éduqués dans
l'horreur et la haine que devaient inspirer les
auteurs de ces mesures fatales prises dans l'intérêt
d'une cause politique considérée par leurs pères
comme un délit contre le roi et contre les princi-
(1) O'Learv : Ouv. cité. t. I, p. 192.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 75
pes les plus sacrés de la société, beaucoup d'hom-
mes se formèrent qui, lorsque le territoire véné-
zuélien sera définitivement indépendant, revien-
dront à l'appel de leurs anciens foyers, profiteront
des lois d'amnistie et des préceptes de la Constitu-
tion qui accordait « l'égalité des droits » à tous
les natifs sans tenir compte des opinions passées,
mais porteront semées dans l'âme toutes les forces
des traditions de famille, les haines et les ressen-
timents qui perpétueront la division et l'anarchie.
Juan Vicente Gonzalez précise avec son génial
talent toute la transcendance qu'eurent nécessaire-
ment ces faits dans les commotions qui agitèrent
longtemps la vie nationale : « Pourquoi, s'écrie-t-il,
proscrire une multitude d'hommes laborieux et de
bonnes mœurs, qui fécondaient les champs, alliés
à des familles vénézuéliennes, étaient pères de com-
patriotes nôtres, lesquels allaient être nécessaire-
ment les ennemis de ceux qui immolaient les au-
teurs de leurs jours ? N'était-ce pas une terrible
alternative que de placer le Vénézuélien, fils d'un
Espagnol, entre la patrie et ses parents et risquer
de faire de lui un parricide dans un cas ou dans
l'autre ? Faire de l'acte de naissance un titre à la
mort, proscrire pères, oncles, parents, n'était-ce
pas semer la discorde dans les familles, rompre les
liens les plus saints, détruire le respect, préparer
les jours que nous traversons ?... Pure de sang, la
révolution par son héroïque amour de l'humanité
ne nous aurait pas légué le présent » (1). Gonzalez
écrivait cela en présence d'événements qui avaient
(1) Biografia de José Félix Ribas, pp. 59 et 61.
76 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
leur origine dans la guerre civile de l'Indépendance,
et en constatant que la course des années ne fai-
sait qu'aviver les haines nées de cette guerre.
N'obsersait-il pas, en effet, que, presqu'un demi-
siècle après la Guerre à mort, figuraient dans les
deux partis en opposition les mêmes noms que
ceux de la grande lutte ? D'un côté les Goths : Tor-
rellas, Rubin, Capô, Baca, Gorrin, Cârdenas,
Uncein, Ramos, Casas, Camero, Illas, Quintero, Quin-
tana, Vegas, Rivas et la majorité des noms du
royalisme ; de l'autre côté, les patriotes, libéraux,
fédéraux : Urdaneta, Briceno, Arismendi, Monagas,
Pulido, Ayala, Alcântara, Sotillo, toute la légion
des descendants des Libérateurs et des Patriciens
civils ; les exceptions étaient rares dans l'un et
l'autre parti.
VIII
Ce furent les royalistes, militaires et civils, et
leurs descendants immédiats qui, unis aux patrio-
tes adversaires de Bolivar et opposés à l'union
colombienne, constituèrent le parti puissant qui, à
partir de 1822, s'empara de la presse et des muni-
cipalités dont ils firent, comme sous l'ancien régi-
me, les interprètes et défenseurs de leurs intérêts
et de leurs passions, en commençant par protester
contre la Constitution de Cùcuta. En 1825, ce parti
accuse Pâez, qui jusqu'alors était resté plus ou
moins fidèle à Bolivar et au gouvernement de
Bogota, à cause de l'exécution de la loi des milices,
puis se rallie à lui, un an plus tard, lorsqu'il se
prononce contre la Constitution et méconnaît l'au-
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 77
lorité du vice-président. Le même parti maintien-
dra le Venezuela dans un état de constante agita-
tion en proclamant les principes politiques les plus
opposés, en intervenant dans les élections pour
faire élire ses candidats au Congrès, en s'emparant
des tribunaux de justice, des préfectures ; enfin,
avec Pâez, à sa tête, il suscitera le mouvement
éminemment populaire de dissolution de la Grande
Colombie, pour fonder, sur des bases absolument
opposées aux idées réactionnaires du parti boliva-
rien dans les derniers jours de la Colombie et aux
tendances naturelles des Libérateurs à la supré-
matie, la République centro-fédérale de 1830. Ce
fut la première fusion qui se réalisa au Venezuela,
une courte trêve dans la lutte des partis, puis,
comme conséquence immédiate, la réaction violente
des patriotes, avec les révolutions de 1831 et 1835.
Ce furent les royalistes, avec la collaboration de
quelques-uns de leurs anciens adversaires qui,
maîtres du gouvernement de la République, préten-
dirent faire revivre les disciplines traditionnelles,
les forces conservatrices de la société presque dis-
parues dans le mouvement tumultueux et ochlocra-
tique de la révolution et établir, contre les princi-
pes constitutionnels et en prenant le nom d'amis de
l'ordre, une espèce de mandarinat basé principale-
ment sur une oligarchie caraquène de « bouti-
quiers enrichis prenant des attitudes de personna-
ges » ; ils poussèrent l'énergie et l'audace jusqu'à
commettre l'erreur de substituer à Pâez, pur repré-
sentant de la révolution sociale victorieuse, le doc-
teur José Maria Vargas qui, au milieu d'un peuple
militarisé, n'avait d'autres prestiges que ceux de
la science et de la vertu, et à qui les patriotes intran-
78 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
sigeants et orgueilleux donnaient le nom très mérité
de goth.
Les historiens qui n'ont pas observé avec atten-
tion les diverses étapes de notre évolution politi-
que et sociale et n'ont pas tenu compte du fait que
la Révolution de l'Indépendance fut en même une
guerre civile, une lutte intestine entre deux partis
composés de Vénézuéliens appartenant à toutes les
classes sociales de la colonie, ne peuvent pas com-
prendre la véritable signification, l'origine précise
du qualificatif de goth qui désigna les royalistes et
fils de royalistes qui entourèrent le général Pâez à
partir de 1826 (1).
(1) En cette même année, le général Pedro Briceno Méudez
écrivait à Bolivar :
« En ce qui concerne l'opinion publique, je crois que nous
n'avons quelque chose à craindre que de la part des goihs
parce que c'est le parti dominant. »
O'Leary : Correspondencia. t. VIII, p. 232.
Le général Urdaneta écrit au général Pâez en lui reprochant
sa rébellion contre le Gouvernement de Bogota :
« N'en doutez pas, mon camarade, vous êtes entouré de Goths
et de scélérats. Je vous renouvelle ma prière et j'appelle encore
votre attention sur la dernière démarche des Goths ; c'est un
fait que nous sommes environnés d'espions qui travaillent à
nous diviser. Sera-ce possible qu'involontairement vous contri-
buiez à leur rendre ce service ? »
Oiw. cité, t. VI, p. 137.
Goth ne signifia jamais en notre jargon politique, ni docteur,
ni propriétaire et encore moins blanc et aristocrate, comme
on l'a cru à tort. On appela goth l'ancien roj-aliste et ses
descendants, quelles que fussent leur condition sociale, leur
fortune, la couleur de leur peau et leurs principes politiques.
On qualifia aussi de goths les anciens patriotes et leurs descen-
dants qui, individuellement, et par conséquences naturelles de
la politique, s'unirent à leurs anciens adversaires dans les luttes
civiles postérieures. De même, et pour des raisons semblables,
on appela libéraux certains descendants de royalistes qui
individuellement s'unirent aux anciens patriotes à partir de
183.'). Ces exceptions, dont nous ferons mention dans un autre
chapitre, ne font que confirmer l'existence en pleine Répu-
blique des deux mêmes partis antagonistes qui combattirent
durant la guerre civile de l'Indépendance, ce qui anéantit le
faux concept de la création d'un parti libéral, en 1840.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 79
La signification politique de la bataille de Cara-
bobo et son influence sur l'évolution interne du
Venezuela n'ont pas encore été appréciées dans
toute leur importance. Le splendide triomphe de
Pâez, qui nécessairement décida le Libérateur à
lui conférer le commandement suprême de la
région centrale du Venezuela, fut une singulière
fortune pour ces temps. Pâez était le seul homme
capable de contenir, par son autorité et son pres-
tige, les hordes de llaneros disposés à chaque ins-
tant à répéter, sur les populations sédentaires, les
mêmes crimes qu'en 1814 ; il était aussi le seul
qui, par suite de circonstances spéciales, pût être
une sorte de Providence pour les nombreux élé-
ments royalistes qui, jusqu'à la dernière heure,
combattirent contre la Patrie. Déjà le nom du
grand caudillo devait être sympathique à ce parti
pour sa conduite envers les anciens subalternes de
Boves et de Yanes qu'il avait su attirer, avec une
rare sagacité, dans les armées de l'Indépendance.
Désormais, dans le commandement du Venezuela,
il se convertit en protecteur de l'élément civil, en
défenseur des somatenes, des émigrés, et il ira jus-
qu'à désobéir au gouvernement de Bogota en s'op-
posant à l'exécution du décret de 1823 qui ordon-
nait d'expulser du pays les adversaires de la cause
de l'Indépendance. Pâez n'avait pas pris part aux
sanglantes tragédies de 1814, son nom n'était
associé à aucun de ces faits qui engendrent des
haines et des vengeances inextinguibles, et il était,
par conséquent, le mieux désigné pour unifier sous
son autorité tous les groupes qui avaient perdu
l'espoir de voir restaurer l'ancien régime, mais qui
forcément apportaient dans la politique toutes
80 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
leurs passions contre les indépendants, leurs
principes de conservation sociale, leurs ambitions
de dominer, dans une patrie qui, s'ils ne l'avaient
pas créée, n'en était pas inoins à eux et qu'ils ne
pouvaient cesser d'aimer avec la même ferveur que
leurs adversaires. Ils avaient été patriotes à leur
manière et, en luttant pour l'Espagne, ils avaient
cru sincèrement défendre une cause juste. N'y a-t-il
pas, encore aujourd'hui, des personnes qui afïiir-
ment que la révolution de l'Indépendance fut pré-
maturée ?
Sans étudier avec un critère libre de préjugés
tous les antécédents que nous avons cités ; sans
appliquer à notre copieuse documentation les
méthodes établies par les maîtres de la science, il
est absolument impossible d'expliquer la réaction
antibolivarienne, de laver le peuple vénézuélien
de la tache d'ingratitude dont l'ont marqué les
historiens superficiels et d'exposer les raisons
essentiellement humaines de cette explosion de
haines qui se déchargea sur le Père de la Patrie ;
et, enfin, d'étudier, d'accord avec le déterminisme
sociologique, l'origine et le développement néces-
saire et fatal de tous les germes anarchiques qui
surgirent, comme des ivraies vénéneuses, des rui-
nes de la discipline sociale de la colonie, et qui ont
influé d'une manière si puissante sur tous les évé-
nements de notre vie nationale.
LES PROMOTEURS
DE LA RÉVOLUTION
ï
Lorsqu'on étudie l'histoire de notre indépen-
dance on constate, dès le premier abord, que non
seulement les classes élevées de la Colonie furent
celles qui déclanchèrent la Révolution, mais aussi
qu'en même temps elles proclamèrent les Droits
de l'Homme et prétendirent fonder la République
de 1811 sur les bases de la démocratie et du fédé-
ralisme.
Quelle était l'origine de ces idées ? Comment
pouvait-on proclamer des principes si avancés dans
la capitale d'une province obscure et oubliée, la
plus ignorée de toutes celles qui composaient les
vastes possessions de l'Espagne en Amérique ?
Débarrassons notre esprit des préjugés, et gui-
dés par la tendance analytique de notre époque,
cherchons les origines, les antécédents historiques
de ce phénomène attribué, d'après les vieilles
théories, à une espèce de fiat biblique ou à l'acci-
dent et au cas des rationalistes.
Les premiers législateurs de la République, les
révolutionnaires du 19 avril et les constituants de
CÉSARISMB DÉMOCBATIQUE EN AMÉRIQUE. 6.
82 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
1811 sortis de la plus vieille aristocratie coloniale,
« créoles indolents et orgueilleux », qui « jouis-
saient auprès de la populace d'une considération
telle que jamais les grands d'Espagne ne bénéfi-
cièrent d'une pareille dans la capitale du royaume »»
proclamèrent pourtant le dogme de la souveraineté
populaire et appelèrent à l'exercice des droits du
citoyen le même peuple méprisé par eux. Sur l'iné-
galité sociale qui était le fondement de leur puis-
sance, sur l'hétérogénéité de race qui alimentait
leurs préoccupations, ils dressèrent l'édifice de la
République démocratique.
D'après ces principes, la tradition coloniale dis-
parut pour toujours le jour même où furent pro-
clamés les droits des Vénézuéliens. De sorte que,
politiquement et socialement, les hommes de l'In-
dépendance naissaient à la vie à l'âge qu'ils comp-
taient à la date de ce jour, puisque, au coup magi-
que de la Révolution, ils avaient laissé entre les
ruines du « régime d'opprobre « tout le legs héré-
ditaire de trois siècles de colonie et de milliers
d'années antérieures à la Conquête.
L'hérédité psj'chologique formée par les instincts
et les préjugés inconscients, les opinions, les goûts,
les inclinations naturelles, les sentiments, les
préoccupations religieuses et sociales, le mépris du
blanc créole pour l'homme de couleur, la haine de
celui-ci pour le créole, les rivalités et intransi-
geances de chaque groupe social, — tous les mobi-
les enfin qui déterminent la cruelle et éternelle
lutte de l'humanité dans tous les temps et dans
tous les pays, disparurent pour toujours au seul
énoncé des Droits du Citoyen.
Une fois supprimées les profondes inégalités
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 83
qui, durant des siècles, avaient caractérisé l'orga-
nisme social de la colonie, il ne restait plus que
l'homme abstrait. Ne pas être esclave, avoir
vingt et un ans accomplis et mener une vie hon-
nête, voilà ce qu'on exigeait d'un homme, quelle
que fût la couleur de sa peau, pour pouvoir exercer
des droits et aspirer aux dignités les plus élevées
de la naissante République.
Ces nouvelles théories, prédominantes dans le
monde civilisé et illuminées de l'incendie de la
Révolution française, s'étaient introduites peu à peu
clandestinement avec les marchandises venues des
Antilles en contrebande grâlce à la complicité des
agents infidèles du gouvernement espagnol. Théo-
ries que les créoles adoptaient sans examen et pro-
fessaient avec enthousiasme ; principes abstraits
qui avaient pour eux l'attrait piquant et stimulant
du fruit défendu, ingurgités comme un nectar
savoureux à la clarté d'une bougie, dans le silence
profond de la nuit, en une ville qui s'abandonne au
sommeil au son des oraisons.
L'apparition de ces mêmes théories avait été en
France le produit d'un long travail d'élaboration;
pourtant, Taine montre que, chez les aristocrates,
les principes démocratiques restaient à l'étage
supérieur de l'esprit, et que lorsqu'ils proclamaient
l'égalité au Parlement et accueillaient dans leurs
salons les plébéiens illustres par le talent, les pré-
jugés de classe réapparaissaient au moindre rai-
sonnement ou éclataient, indignés, dans la sincé-
rité de l'alcôve.
« Entre les deux étages de l'esprit humain, le
supérieur où se tissent les raisonnements purs et
l'intérieur où siègent les croyances actives, la
84 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EX AMÉRIQUE
communication n'est ni complète, ni prompte.
Nombre de principes ne sortent pas de l'étage
supérieur; ils y demeurent à l'état de curiosités; ce
sont des mécaniques délicates, ingénieuses, dont
volontiers on fait parade, mais dont presque
jamais on ne fait emploi. Si parfois le propriétaire
les transporte à l'étage inférieur, il ne s'en sert
qu'à demi; des habitudes établies, des intérêts ou
des instincts antérieurs et plus forts en restrei-
gnent l'usage. En cela il n'est pas de mauvaise foi,
il est homme ; chacun de nous professe des vérités
qu'il ne pratique pas. Un soir, le lourd avocat
Target ayant pris du tabac dans la tabatière de
la maréchale de Beauvan, celle-ci, dont le salon est
un petit club démocratique, reste suffoquée d'une
familiarité si monstrueuse. Plus tard, Mirabeau,
qui rentre chez lui ayant voté l'abolition des titres
de noblesse, saisit son valet de chambre par
l'oreille et lui crie en riant de sa voix tonnante :
« Ah ça ! drôle, j'espère bien que pour toi je suis
toujours Monsieur le Comte. » Cela montre jusqu'à
quel point, dans une tête aristocratique, les nouvel-
les théories sont admises. » (1).
En France, les idées démocratiques avaient
envahi peu à peu toutes les classes sociales. La
philosophie, les sciences naturelles et exactes, la
littérature, la politique, l'économie politique, l'en-
semble harmonieux de toutes les branches de l'in-
telligence humaine, avaient pris lentement une
nouvelle direction, s'étaient introduits par tous les
interstices de l'édifice social et avaient fini par
(1) H. Taine : Les origines de la France contemporaine.
L Ancien régime, p. 376.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 85
envahir les hautes classes et s'emparer des cer-
veaux démocratiques. Les philosophes, les littéra-
teurs, les hommes de science coudoyaient la
noblesse depuis longtemps ; le savoir était un titre
légitime pour conquérir les plus grandes distinc-
tions ; les personnes envahissaient en même temps
que les idées. Et pourtant nous avons vu quelle
puissance gardaient encore les préoccupations
nobiliaires (1).
Dans l'évolution du Venezuela, la marche est
beaucoup plus rapide. La noblesse coloniale passe
d'un extrême à l'autre, sans aucune préparation;
et comme ces nobles sont presque les seuls en pos-
session d'une culture, les seuls qui ont le rare pri-
vilège de s'instruire, l'évolution prend un carac-
tère complètement distinct.
II
En 1796, les nobles de Caracas — cette forte et
puissante oligarchie constituée en municipalité —
accusent, devant le roi d'Espagne, les magistrats
qui venaient de la métropole, à cause de « la pro-
tection ouverte qu'ils accordent scandaleusement
aux métis et à tous gens vils pour rabaisser le
prestige des familles anciennes, distinguées et
(1) « Les salons du xviii« siècle ne préparent pas seulement
l'égalité des hommes parce qu'ils réunissent et confondent
seigneurs et hommes de lettres, mais parce que, prisant l'esprit
par-dessus tout, ils fournissent aux roturiers l'occasion de
racheter par la supériorité du talent, l'infériorité de la nais-
sance : dans le ro3'^aume de l'esprit un enfant trouvé peut être
roi. »
C. BouGLÉ : Les idées égalitaires, p. 202.
86 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
honorables » ; et parce que « laissant courir la
plume sur des fondements puérils et sur la surface
des choses, ils représentent d'une manière très dif-
férente de la réalité l'état de la province, le mode
de penser des familles distinguées et de sang pur,
leur séparation totale des mulâtres ou métis avec
lesquels elles ne veulent avoir aucune relation,
oublieux que sont ces magistrats de la gravité da
l'injure que conçoit une personne blanche à la
seule idée qu'on puisse dire qu'elle fréquente ces
métis, et de l'impossibilité que ces sentiments
soient effacés, même si intervenaient la loi, le pri-
vilège ou la grâ'ce royale. »
Ces nobles vassaux de Caracas qui, jusqu'en
1801, protestent contre les « grâces » accordées
par le monarque à la nombreuse classe de métis,
quinterons, quarterons et « blancs de rivage »
constituant la grande masse de la population des
"ailles, et qui considèrent comme un grand outrage
le fait de « faciliter aux métis, au moyen de
l'exemption des règlements auxquels est soumise
leur basse classe, l'instruction dont ils ont été pri-
vés jusqu'à maintenant et doivent être privés tou-
jours », — ces fidèles vassaux, entre lesquels figu-
rent beaucoup de ceux qui, peu d'années après,
vont être des facteurs ou principaux promoteurs
de la Révolution et des apôtres fervents de la démo-
cratie, ne peuvent supporter en aucune façon que
le roi d'Espagne, suivant les propositions do ses
agents à Caracas, élève les « classes viles » jusqu'à
eux pour le prix de quelques milliers de réaux
dont le Trésor royal avait besoin.
Ce sont eux, ou leurs descendants immédiats
qui, possédés d'un pur idéalisme démocratique né
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 87
à la chaleur des principes abstraits préconisés par
les philosophes français, vont laisser de côté, pour
un moment, dans les juntes patriotiques ou au
Congrès, leurs préoccupations enracinées de caste
et, effaçant d'un trait de plume les « odieuses dis-
tinctions », appelleront ces mêmes « classes viles »
à partager avec eux les honneurs et préémi-
nences de la République démocratico-tedérative
rêvée.
Les hommes des « classes basses avilies par toute
sorte de bâtardises et de turpitudes » qui, en 1796,
« ont l'effronterie d'aller par les rues vêtus contre
les prescriptions de la loi, au grand scandale des
personnes distinguées », pourront, en 1810, se
confondre avec celles-ci en vertu d'une simple
déclaration. La « terrible égalité » décrétée par le
monarque concédant des grâces et des prérogatives
à la plèbe et que les nobles avaient considérée
comme la cause certaine « d'un désordre social
qui convertira cette magnifique partie de l'univers
en une masse dégoûtante et fétide de péchés, délits
et scélératesses de tout genre » sera, quand écla-
tera la rébellion, « une revendication des fors
sacrés de la nature outragés par le despotisme de
l'Espagne ». Un décret, un seul décret, quelques
traits de plume d'oie opéreront le prodige.
La « Junte suprême » de Caracas décrète « l'éga-
lité de tous les hommes libres »; et le Congrès
Constituant « confère au noble et vertueux peuple
du Venezuela la digne et honorable investiture de
citoyens libres, le véritable titre de l'homme ration-
nel », et « proscrit les préoccupations insensées,
les haines et les personnalités qui détestent tant les
sages maximes naturelles, politiques et religieu-
ses ».
88 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Les dispositions de la cédule royale qui, en 1796
et en 1801, constituaient, d'après les nobles du
Venezuela, un péril pour la société et qui émurent
si profondément la municipalité de Caracas, seront
pâles à côté de la large Déclaration de droits
formulée par la même municipalité transformée
en Junte suprême et en Congrès. La menace que
« les métis, quinterons, « blancs de rivage », gué-
risseurs, commerçants, etc., dispensés de leur
basse qualité » pourraient être déclarés aptes aux
professions et dignités qui étaient le privilège des
personnes blanches, n'existera plus neuf ans
après, quand la République et l'Indépendance
auront été proclamées ; « l'immense distance qui,
pendant des siècles, avait séparé les classes
sociales de la colonie, l'avantage et la supériorité
des blancs, la bassesse et la subordination des
mulâtres auront disparu pour toujours. »
On ne peut observer qu'une différence entre les
deux dispositions. Le roi d'Espagne élevait les
métis à la dignité de blancs moyennant quelques
milliers de réaux; la révolution qui a les nobles à
sa tête, nivelle toutes les classes libres et les
confond sous la dénomination de citoyens, en vertu
des principes abstraits qui avaient ébranlé les
trônes et qui, par un enchaînement logique des
événements, mirent entre les mains d'un plébéien
consacré par son génie « Roi des rois » les destins
du monde ; le seigneur et maître de ces possessions
se traîna à ses pieds comme un vassal et y déposa
son sceptre.
Lorsque le roi ordonnait que cette dignité fût
accordée, c'était un sujet d'effroi pour les blancs
natifs et habitants de l'Amérique. Comment est-ce
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 89
possible, demandaient les nobles, que Sa Majesté
confonde les vassaux de sang pur, distingués et
honorables avec des hommes de lignée vile et
détestable ? Si Sa Majesté obéissant aux rapports
passionnés des employés espagnols, persistait dans
son projet de concéder « la grâce », eux, les nobles,
dans leur désolation, renonceraient à leurs offices
et abandonneraient la salle capitulaire pour qu'elle
fût occupée par des boutiquiers et autres gens de
vile extraction.
III
De quelle manière s'était réalisée cette rapide et
profonde transition dans l'esprit de notre noblesse
créole ?
La Révolution qui renversa le capitaine-général
Emparan, convertissant les nobles en démocrates
et républicains, avait fait des « hommes avilis par
un enchaînement de bâtardises et de turpitudes »
un peuple vertueux, noble, intelligent, capable de
s'élever à la dignité de citoyen. Oubliées, éteintes
à jamais étaient les haines, les dissensions et les
tracasseries qui jusqu'alors avaient causé entre les
nobles eux-mêmes ces procès interminables sur la
pureté de sang qui occupèrent presque entièrement
les tribunaux durant deux cents ans. Désormais
on n'emploierait plus dans les églises paroissiales
les registres dénommés « de métis » qui perpé-
tuaient les odieuses distinctions de caste à l'instant
où l'enfant recevait le saint sacrement du baptême
et qui, comme une tache d'opprobre, flétrissait sa
90 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
descendance dans de nombreuses générations. On
ne se livrerait plus à ces terribles et prolixes inqui-
sitions généalogiques indispensables non seule-
ment pour contracter mariage et recevoir le
sacrement de l'ordre, mais aussi pour pouvoir
occuper des postes dans les municipalités, les tri-
bunaux, les chapitres ecclésiastiques, le Collège
Royal des Avocats, le Consulat, l'Université, dans
toutes les institutions réservées uniquement aux
classes élevées.
« Nous instituons et mandons — dit la Cédule
Royale qui crée le Collège Royal des Avocats de
Caracas — que, pour être reçu en notre Collège,
tout avocat doit être de bonnes vie et mœurs, apte
à exercer sa profession, fils de parents connus et
non bâtard, ni illégitime; que, comme les candi-
dats, leurs parents et aïeux paternels et maternels
aient été de vieux chrétiens, purs de tout mélange
de sang de mauvaises races de nègres, mulâtres ou
autres semblables, sans tache de Mores, de juifs ou
de gens nouvellement convertis à notre Sainte Foi
Catholique, ou d'autre qui soit marquée d'infamie;
et que tout candidat qui ne réunira pas ces condi-
tions ne sera pas admis. »
Le candidat était obligé de présenter « un
mémoire de ses origines, de celles de ses pères et
ancêtres, avec mention individuelle de leurs noms
et prénoms, trois copies de l'acte de baptême ; si,
après examen de ces pièces, le secrétaire reconnaît
qu'elles sont en règle, il en rendra compte au
doyen pour que celui-ci, avant de procéder à une
enquête secrète sur la qualité et la conduite du
candidat, lui désigne deux informants qui, s'ils
apprennent auparavant que le candidat a une
CÉSARISMR DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 91
note ou un défaut qui soit un obstacle, tâcheront de
le dissuader de poursuivre ses démarches ».
On ne s'en tenait pas aux recherches généalogi-
ques car le candidat qui se tirait à son avantage des
premières inquisitions, étaient ensuite soumis à un
interrogatoire dans lequel il devait faire justifier
« ses qualités par sept témoins munis de leurs
actes de baptême et de ceux de leurs pères, léga-
lisés en due forme ». De toutes ces preuves on
composait enfin un dossier dans lequel, souvent,
étant donné les préoccupations exagérées de l'épo-
que, étaient outragés beaucoup de candidats, hom-
mes de qualités supérieures, qui, plus tard, pren-
dront parti pour la cause royaliste par haine contre
la noblesse, et se distingueront par leurs cruautés,
comme nous le verrons.
Ce Collège fut institué en 1792, dix-huit ans
avant la Révolution ; ses statuts furent rédigés par
les avocats créoles et approuvés par le roi.
Dans cette corporation, comme dans toutes les
autres, régnait le même esprit d'exclusivisme ; on
ne tenait aucun compte des conditions intellectuel-
les, de la vertu, du caractère, des aptitudes, ni de
ces hautes qualités morales qui, plus tard, ont
servi de piédestal à beaucoup d'hommes éminents,
honneur et gloire de la République dans toutes les
sphères de l'activité sociale.
IV
Au commencement du xix" siècle, les préoccupa-
tions aristocratiques n'avaient souffert aucune
altération car, pour occuper le plus humble emploi,
celui de portier par exemple, dans ces corpora-
92 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
lions, il fallait encore être « homme blanc et
honorable ».
Dans la requête de la municipalité que nous
avons analysée, les nobles sollicitent du roi la
suppression des milices de métis « parce qu'elles ne
servent qu'à fomenter leur orgueil et causent des
confusions de personnes, car souvent un officier,
paré de son uniforme, des aiguillettes et de l'épée,
usurpe des hommages qui élèvent ses pensées vers
des objets plus hauts ».
Caracas n'était pas le seul siège de cette caste
aristocratique, hermétique et intransigeante. Dans
chacune des capitales de province et des cités capi-
tulaires comme Barcelone, Barquisimeto, Coro, San
Carlos, San Felipe, Guanare, Mérida, Trujillo,
Valencia, Carora, Tocuyo, etc., et jusque dans
quelques villes importantes, il existait des groupes
de nobles qui professaient des exclusivisismes
semblables ou pires et formaient une oligarchie
oppressive et tyrannique toujours en conflit avec
les fonctionnaires envoyés d'Espagne. Ils destituent
souvent les gouverneurs et les capitaines généraux ;
ils résistent à la mise en vigueur des Cédules
Royales qui pouvaient restreindre leurs prérogati-
ves ou blesser leurs susceptibilités de classe ;
ils s'élèvent contre les décisions émanant des
Audiences ; ils forment des corps de milice exclu-
sifs pour être séparés non seulement des métis
mais des blancs même qui ne peuvent faire osten-
tatation d'un « lignage pur » ou exercent des « offi-
ces et professions non nobles » ; ils poursuivent
d'insultes, de plaisanteries et de calomnies qui
envahissent jusqu'au plus sacré du foyer, les plé-
béiens qui osent porter l'uniforme milicien ; ils
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 93
obtiennent de la Cour la dérogation des disposi-
tions qui, un certain temps, permirent le mariage
entre personnes blanches et métisses et l'entrée
de celles-ci dans les communautés religieuses ; ils
veillent à la stricte observation des règlements
somptuaires qui interdisent aux femmes de cou-
leur de se parer « d'or, de soie, de châles et de dia-
mants » et les privent même du droit de « se servir
de tapis pour s'agenouiller ou s'asseoir dans les
temples » ; et enfin, ils occupent les tribunaux et
dépensent une partie de leurs rentes à faire des
procès sur des questions de pureté de sang afin de
purifier leur lignage et, pour consolider leur pré-
pondérance, d'exclure de leur cercle en rendant
publiques des fautes anciennes et oubliées, des
familles illustres par la vertu, le travail et l'intel-
ligence d'où sortiront de nombreux personnages
remarquables dont l'un, Francisco de Miranda,
remplira de son nom des pages de gloire dans l'His-
toire des deux continents.
Qu'on se rappelle ce qui arriva à Sébastian de
Miranda, père du généralissime. Lorsque, en 1764,
on organisa les milices et que Miranda fut nommé
capitaine de la compagnie des Blancs canariens de
Caracas, un grand scandale se produisit parmi les
nobles par le seul fait que Sébastian, comme com-
merçant, « métier bas et impropre de personnes
blanches », pourrait « se parer dans les rues du
même uniforme que les hommes de qualité supé-
rieure et de sang pur ».
Miranda fut qualifié dans les cercles et dans la
rue de mulâtre, d'inculpé, d'aventurier, d'homme
indigne, moqué sans cesse par les nobles en public.
Enfin, il y eut un procès d'où il sortit triomphant
94 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
parce que les autorités espagnoles furent de son
côté, mais, ne pouvant supporter les affronts dont
ses ennemis l'accablaient, il donna sa démission
de capitaine de la milice.
Dans tout ce procès la municipalité fut, comme
toujours, le boulevard puissant des préoccupations
et des manigances de la noblesse créole ; c'est elle
qui, passant par-dessus le gouvernement et les tri-
bunaux, interdit à Sébastian de Miranda « l'usage
de l'uniforme et du bâton de comma-ndement, en
l'avertissant que, s'il les portait, il serait incarcéré
dans la prison publique pour deux mois, son bâton
et son uniforme seraient saisis et le produit de la
vente réparti entre les prisonniers ».
José Solano, alors gouverneur de la province de
Venezuela, qui avait conseillé à Miranda d'accepter
sa nomination de capitaine, l'appuya ouvertement;
il obtint que le roi désapprouvât tous les actes de
la municipalité et accordât à Miranda « avec la
jouissance de toutes les prééminences, fors et pré-
rogatives militaires, le droit au bâton et à l'uni-
forme de capitaine de milices », et, en outre, que
le roi ordonnât « un perpétuel silence sur l'enquête
au sujet de sa qualité et origine », et déclarât pas-
sible de révocation et autres peines sévères tout
militaire ou membre de la municipalité qui, par
écrit ou verbalement, se raillerait de lui ou le trai-
terait comme on avait fait antérieurement. Mais il
ne put mettre fin aux tracasseries et aux humilia-
tions ni suffoquer la calomnie qui, pour le souiller,
allait jusqu'à attaquer l'honneur de la mère du
futur généralissime.
En relatant ces faits, en essayant de pénétrer
dans l'état mental de ces générations, nous nous
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 95
confirmons dans la croyance que c'est à ces riva-
lités qu'est dû en grande partie le triste sort qui
échut au général Miranda au Venezuela. On n'a
qu'à se rappeler qu'en 1800, la noblesse de Caracas
protesta contre les expéditions de Miranda et
appuya le capitaine général aussi résolument
qu'elle l'avait fait contre la révolution de Gual et
Espaiia ; et qu'en 1813 la « Suprême Junte de
Venezuela » dans son « Allocution aux habitants
des districts voisins de la cité de Coro », dit : « Le
gouvernement a appris avec la plus vive douleur
qu'en comparant la conduite actuelle de quelques-
uns des notables de la cité de Coro à celle qu'ils
tinrent en 1806, on leur attribue le délit d'avoir
abandonné alors leurs foyers à une poignée de ban-
dits qui insultaient les droits de la Couronne. » (1).
On n'a qu'à se rappeler que cette même Junte
interdit à Miranda l'entrée du Venezuela non par
peur de ses idées radicales au sujet de l'Indépen-
dance — car on sait que les directeurs du mou-
vement étaient bien décidés à la réaliser — mais
parce que cet hommes, malgré la célébrité qu'il
avait conquise en Europe par ses qualités éminen-
tes continuait d'être, pour les nobles de Caracas, le
même plébéien, le fils du commerçant canarien, qui
portait l'uniforme de général français alors qu'on
avait interdit à son père de revêtir celui de capi-
(1) Blanco y Azpurûa : Ouv. cité, t. II.
M. Carlos B. Figueredo, qui possède une précieuse collection
de documents copiés dans les archives d'Espagne, a publié
dans El Cajo ihistrado du 1" décembre 1911, une longue liste
des personnes qui, en 1807, contribuèrent à la mise à prix de
la tête du traître Miranda. Il est curieux de remarquer que le
seul nom noble qui n'apparaît pas sur cette liste est celui de
Bolivar.
96 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
taine de milices urbaines. D'où la froideur avec
laquelle il fut accueilli à son arrivée à Caracas et
il n'est pas aventuré de supposer que dans l'hosti-
lité des nobles contre le fils de Sébastian Miranda
se trouve la clef de quelques faits inexplicables qui
eurent pour conséquence la perte de la République
en 1812.
Et remarquez bien que dans ce procès où les
préoccupations nobiliaires des créoles s'exaltèrent
tellement, il s'agissait d'exclure non un métis,
mais un commerçant canarien, honorable à tous
les points de vue, établi dans le pays, propriétaire
d'une maison et en relations intimes avec les hauts
fonctionnaires espagnols.
Les obstacles et les oppositions ne concernaient
pas seulement, comme on le voit, les « gens de cou-
leur ». La ville, avec ses 18.669 habitants, d'après
le recensement de l'évêque Marti, n'était pas seu-
lement divisée en esclaves, quinterons, quarterons
et métis, mais la classe même des blancs se divi-
sait aussi en groupes désignés, en signe de mépris,
par le nom du quartier où ils étaient domiciliés ;
le qualificatif général était celui de « blancs de
rivage » ; tous étaient séparés profondément.
« Leurs dissidences constantes incendiaient la
population de brocarts, d'intrigues et de calomnies.
La principale occupation des juges était de décider
de la qualité des personnes ; on voyait à Caracas,
comme dans la majeure partie des autres villes,
un nombre considérable d'hommes secouer les
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 97
poussières des archives et chercher des documents
à l'appui de leurs requêtes, tandis que d'autres
fomentaient la brouille entre familles..., véritable
ver rongeur de la société, plus préjudiciable que
la famine et que la peste. » (1).
Lorsque la société sera ébranlée, lorsque les
entraves sociales et politiques qui retenaient jus-
qu'à un certain point ces haines disparaîtront,
alors on verra surgir les instincts impitoyables et
la guerre éclatera entre ces classes comme entre
des hordes sauvages.
Devant ces détails qui constituent la vie intime
de la colonie, inconnus ou dédaignés de presque
tous nos historiens, il convient de se demander :
Quels étaient au Venezuela, par une loi sociologi-
que parfaitement définie, les véritables oppresseurs
des classes populaires ? Seraient-ce, par hasard, les
agents venus de la métropole qui, d'après la pro-
pre expression des nobles, « considéraient la pro-
vince comme une auberge et se résignaient à sup-
porter ses désagréments pendant le peu de temps
que devait durer leur séjour » ; ou bien ceux qui,
attachés au terroir, jaloux de leur haute situation,
dominant toutes les corporations, occupant tous
les emplois par eux-mêmes ou par l'intermédiaire
d'hommes de leur clientèle, gouvernaient les popu-
lations et les tyrannisaient, étaient les seuls à exer-
cer les fonctions d'alcades, de corregidors, de syn-
dics, de magistrats, de lieutenants de justice, d'offi-
ciers de milices, de percepteurs d'impôts, d'agents
du fisc, etc., et composaient la troupe entière des
(1) Baralt : Hist. Aut., p. 302.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE.
98 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMERIQUE
employés municipaux perpétuels ou électifs qu'exi-
geait l'organisme administratif compliqué de la
colonie ?
Lorsque la Révolution éclatera la majeure partie
de ces agents subalternes, espagnols ou créoles,
entreront dans l'un ou l'autre parti. Lorsque la
République s'organisera, ceux qui se seront sau-
vés du grand naufrage, reprendront leurs anciens
emplois. C'est, à peu de choses près, le même pro-
cessus de nos révolutions civiles postérieures.
Les annales de toutes les villes coloniales de
l'Amérique espagnole sont pleines des luttes entre
Espagnols et créoles et de celles de ces derniers
entre eux. Les illustres voyageurs Jorge Juan et
Antonio de Ulloa qui parcoururent, en mission
scientifique, une grande partie de l'Amérique du
Sud, nous ont laissé, dans leurs Notices secrètes
d'Amérique une relation circonstanciée de cette
anarchie que rien ne put modifier et dont les nou-
velles nationalités devaient recueillir les funestes
conséquences.
« Ce mal est si général, disent ces auteurs, que
les premières têtes des peuples, les dignités les
plus respectables et les ordres religieux ne peuvent
s'en délivrer, car il attaque les plus cultivées, les
plus honnêtes, les plus sages. Les populations sont
le théâtre public des deux partis opposés ; ainsi
que les cabildos où l'inimitié la plus acharnée éja-
cule son venin, et les communautés, où continuel-
lement s'enflamment les esprits, qui deviennent un
enfer pour leurs membres, lesquels perdent toute
tranquillité et sont tenus en une perpétuelle inquié-
tude par les batailles que suscitent les divers
motifs de discorde qui servent d'aliment au feu de
la haine. »
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 99
Les mêmes auteurs font remarquer que « les
villes et villages où ces motifs de discorde provo-
quent le plus de scandales sont ceux des monta-
gnes ; ce qui provient sans doute de leur manque
de relations avec les étrangers ». De sorte que si
l'on considère la pauvreté et l'isolement où vécu-
rent pendant plus de deux siècles les précaires
établissements coloniaux de la Côte-Ferme, on peut
calculer jusqu'à quel point montaient la haine de
nos créoles contre les Espagnols et leurs préoccu-
pations aristocratiques. ;
« Quoique la mésentente entre Européens et
Créoles, disent-ils encore, puisse avoir plusieulrs
causes, il en est deux qui paraissent essentielles :
ce sont l'excessive vanité et la présomption qui
régnent chez les Créoles et l'état de pauvreté des
Européens qui viennent d'Espagne en Amérique...
La vanité et la présomption des Créoles s'élèvent à
un tel degré qu'ils croient n'avoir rien à envier en
fait de noblesse et d'ancienneté aux premières mai-
sons d'Espagne. Ils en sont tellement entichés que,
dès leur premier entretien avec des étrangers
récemment arrivés, chacun se met à les instruire de
la noblesse de sa maison. Mais si on fait quelque
investigation impartiale, on finit par savoir que
rares sont les familles où il n'y ait pas eu de mélan-
ge de sang. Ce qui est très divertissant, c'est qu'eux-
mêmes dévoilent ces taches, de sorte qu'on n'a pas
besoin de faire d'enquête sur ce sujet, car en même
temps qu'il se vante de la noblesse illustre de sa
famille, chacun vous met en garde contre celle des
autres de la même ville, étale bien clairement leurs
faiblesses, les flétrissures et les taches qui obscur-
cissent leur pureté, de sorte que tout finit par se
100 CÉSARISME DÉMOCR.\TIQUE EN AMÉRIQUE
savoir et qu'en peu de temps on sait à quoi s'en
tenir sur toutes ces familles. Les Européens qui
épousent des femmes de cette aristocratie n'igno-
rent rien de ce que leurs familles laissent à désirer
au point de vue généalogique ; aussi lorsqu'on
veut leur faire honte de la pauvreté dont ils souf-
fraient à leur arrivée, ils se vengent en jetant à la
figure de ceux qui les méprisent la vérité sur cette
noblesse dont on fait parade ; et cela donne assez
de matière à chacun pour ne jamais oublier les
affronts qu'il reçoit du parti contraire. »
Si de pareilles choses se passaient dans les opu-
lentes colonies du Pérou qui sont celles auxquelles
se réfèrent les deux voyageurs, et où affluaient,
attirés par la richesse de leurs mines, une multi-
tude d'Espagnols de toute condition, quels excès ne
devaient pas amener ces dissidences, cette guerre
sourde et terrible dans les villes ignorées du pauvre
Venezuela où, en outre, les gens de couleur étaient
si nombreux ?
Les renseignements que nous avons sur ce sujet
sont extrêmement curieux. Le licencié Sanz, qui
appartenait à la noblesse créole, fut un des auteurs
des statuts du Collège des Avocats et, plus tard,
l'un des premiers et plus importants promoteurs de
la Révolution, nous a laissé le témoignage de ce
qu'étaient alors les préjugés aristocratiques dans la
classe élevée du Venezuela. ■
Toute la génération qui proclama l'Indépendance
avait été éduquée dans ces pratiques « bonnes
seulement à former des hommes faux et hypo-
crites », capables de donner à ce mouvement, dès
les premiers jours, tous les caractères de la politi-
que italienne aux xv* et xvi* siècles ; politique
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 101
d'astuce, de dissimulation, de sourdes intrigues, de
procédés ambigus, qui avait pour objet la domina-
tion absolue du pays, l'exercice de ce que le Libé-
rateur devait appeler plus tard « la tyrannie active
dominante ».
« Sous forme de préceptes, dit le licencié Sanz,
on inculque à l'enfant des maximes d'orgueil et de
vanité qui, plus tard, l'inclinent à abuser des pré-
rogatives de la naissance ou de la fortune dont il
ignore l'objet et la fin. Il y a peu d'enfants à Cara-
cas qui ne grandissent imbus de la niaise per-
suasion qu'ils sont plus nobles que les autres et
qui ne soient infatués de l'idée qu'ils ont eu un
ancêtre porte-étendard, un oncle alcade, un frère
moine. Et qu'entendent-ils au foyer paternel pour
corriger cette odieuse éducation ? Que Pedro n'était
pas d'un sang aussi bleu qu'Antonio, lequel pouvait,
avec raison, se flatter d'être très noble, bien appa-
renté, et parfait caballero ; que la famille de Juan
avait telle ou telle tache et que lorsque la famille
de Francisco s'unit par une mésalliance à celle de
Diego, celle-ci prit le deuil. Ces puérilités et ces
misères qui pervertissent l'âme, influent puissam-
ment sur les mœurs, divisent les familles, rendent
les alliances difîîciles, maintiennent entre elles la
méfiance et rompent les liens de la charité qui est
à la fois le motif, l'occasion et le fondement de la
société. » I
Il faut remarquer que ces observations de Sanz
se référaient exclusivement aux classes élevées, aux
descendants plus ou moins purs des conquistadors
qui, lorsque la guerre éclatera, porteront dans le
domaine de la politique les divisions nées et fomen-
tées au foyer, soutiendront ardemment la lutte
102 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
entre patriotes et royalistes et, lorsque la Républi-
que sera définitivement constituée, continueront
d'être divisés, puis leurs descendants aussi le
seront, et ils fomenteront tous les révolutions intes-
tines, préchant les principes politiques les plus
avancés, se groupant autour de toutes les ban-
nières ; et, devant la nécessité de vivre, ils feront
taire les exclusivismes de classe pour se soumet-
tre à des caudillos tirés des couches inférieures de
la société par l'ouragan des révolutions.
Mais n'anticipons pas.
VI
Arrêtons-nous sur quelques autres détails qui
mettront mieux en relief ces germes anarchiques
qui pousseront vigoureusement avec la Révolution
et nous donneront la clef de quelques événements
dont les causes profondes restent encore dans la plus
complète obscurité.
Les Espagnols qui arrivaient au Venezuela
n'étaient pas de très bonnes familles. Ceux, peu
nombreux, qui venaient pour leur compte fuyaient
la misère qui, dans la péninsule, les accablait, et
cherchaient une fortune qu'ils imaginaient facile ;
quant aux employés, le gouvernement ne fut jamais
scrupuleux dans leur choix. Il n'y a qu'à lire de
nombreux romans et drames des siècles passés
pour se rendre compte de la véritable qualité des
aventuriers qu'en Espagne on appelle encore In-
diens, représentés régulièrement par des person-
nages qui retournaient d'Amérique enrichis, mais
sordides et brutaux à l'extrême.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 103
Déjà étaient passés les temps de l'immigration
des hidalgos, cadets de maisons nobles, soldats qui
s'étaient distingués dans les guerres d'Italie et de
Flandres, et qui, comme Damiân del Barrio, Garcia
de Paredes, Garci-Gonzâlez de Silva, Fernândez de
Zerpa, Villegas, etc., réalisèrent les miraclesi de la
conquête. La légende du Dorado s'était évanouie
de l'imagination populaire depuis deux siècles, et ce
n'étaient pas les produits de la terre arrachés par
un incessant labeur sous nos climats brûlants qui
pouvaient attirer la cupidité espagnole, même aux
temps où le soleil des Carlos et des Philippe descen-
dait au couchant.
C'est seulement dans les vice-royaumes du Mexi-
que, du Pérou et, peut-être, de la Nouvelle-Grenade
qu'émigrait de temps en temps quelque noble ruiné,
nommé par faveur gouverneur d'une province ou
pourvu d'un autre emploi lucratif aux colonies.
Ceux qui vinrent au Venezuela dans les derniers
temps de la domination « devaient leurs emplois
à quelque favori de la cour corrompue » et comme,
en général, ils n'étaient pas de basse extraction,
ils devaient voir de mauvais œil la vaniteuse
noblesse créole toujours prête à leur fermer les por-
tes et à discuter leur prépondérance olRcielle.
Les Espagnols, de leur côté, devaient s'appuyer
sur les classes basses et les favoriser de leur
influence. D'où ces rapports envoyés à la Cour pour
solliciter des prérogatives en faveur des blancs et
des métis du tiers-état qui soulevèrent un si grand
scandale au sein de la municipalité, et les « pro-
cès entamés par des métis qui prétendent faire
croire qu'ils sont blancs » et que la Cour a ter-
minés, en dernière instance, par une sentence en
leur faveur.
104 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
A partir de 1790, les métis furent favorisés à
Caracas par l'auditeur Francisco Ignacio Cortines
« qui, disent les nobles, bien qu'ayant des motifs
particuliers de les détester à cause de leur audace,
se déclara leur protecteur avec tant d'ardeur et
d'efficacité qu'il fit partager ses idées par Rafaël
Alcalde, lieutenant du gouverneur de cette pro-
vince, lequel se conforma à ses modes de penser et
d'agir en cette matière, et séduisit les autres magis-
trats de l'Audience pour qu'ils fissent de même ; il
les persuade, à l'aide d'informations calomnieuses
dont il garantit la vérité en se prévalant de l'expé-
rience acquise par un long séjour qui lui a inspiré
du mépris pour les habitants de pur sang et hono-
rables, qu'ils doivent rendre des décrets et des sen-
tences en faveur des métis. Aussi, c'est une vérita-
ble honte que de voir déclarés Blancs des hommes
qui sont tenus et réputés pour métis, en dépit des
protestations de la municipalité de la capitale et de
celles des autres villes de la province, A cause de
ces faits, on perd tout respect de l'autorité publi-
que, les motifs indécents d'une pareille protection
se propagent par les rues et les places publiques, et
ledit Cortines est considéré comme l'auteur de pré-
tentions aussi répugnantes et de la ruine de l'ordre
des familles... » (1).
Comme on le voit, les employés espagnols tra-
vaillent indirectement à l'évolution démocratique,
par l'égalisation des castes, tandis que les nobles,
qui vont proclamer en 1810 les Droits de l'Homme,
clameront contre le despotisme de l'Espagne, et
(1) Blanco y Azpurûa : Ouv. cité, t. I, pp. 294, 295, 311 à 319.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 105
lutteront, jusqu'à la veille même de la Révolution,
pour conserver les profondes inégalités sociales.
C'est pourquoi, en 179G et en 1801, « la lutte entre
les habitants (nobles) et les employés n'est plus
secrète, mais publique ; ceux-ci croient tout le mal
qu'on leur a dit ou qu'ils se sont imaginés, ceux-là
sont persuadés que si leurs droits sont méconnus
par des juges prévenus, ils ne peuvent espérer
aucun bien » (2). Ainsi se justifie ce fait singulier
que, dans le parti royaliste ou goth, figure la grande
majorité des plébéiens et gens de couleur.
C'est en vain que nous avons cherché des docu-
ments sur le despotisme des employés espagnols au
Venezuela dont on a tant parlé. La révolution de
Gual et Espaîla, dont quelques-uns de ceux qui y
prirent part furent pendus et beaucoup emprison-
nés ou expulsés, trouva la noblesse de Caracas à
côté des Espagnols, et sa décision en faveur de
l'Espagne fut telle que le rapport adressé par le
capitaine général Carbonell au prince de la Paix
exalte le zèle de la noblesse et demande des récom-
penses au roi, entre autres pour le marquis del Toro,
pour Francisco Espejo et Rafaël Diego Mérida,
alors secrétaire de chambre de l'Audience Royale,
qui signa les sentences contre les conspirateurs.
Plus tard, le même homme, accusé de s'être enri-
chi des biens des victimes de la Révolution de Gual
et Espana, sera ministre de Bolivar, patriote exalté
et révolutionnaire turbulent.
C'est que dans cette révolution avortée ne figu-
rèrent qu'un petit nombre de personnes apparte-
(2) Ibid. : id.
106 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
nant à la classe moyenne ; les autres étaient de
petits commerçants, des laboureurs, des cordon-
niers, des forgerons, des barbiers, des soldats, des
sergents, des caporaux de milice, etc., et il est
facile de découvrir la bénignité avec laquelle pro-
cédaient les autorités, car il serait ridicule de juger
avec le critère d'aujourd'hui les lois terribles qui
frappaient alors les criminels d'Etat. Ni Carbonell,
ni Guevara Vasconcellos ne méritent le qualificatif
de despote et de cruel. Quant à Emparan, voué à
l'exécration par les déclamations patriotiques exal-
tées qui eurent leur raison d'être à cette époque, ses
égaids pour les nobles conspirateurs, avant le 19
avril, et sa chute facile, prouvent plutôt qu'il fut un
homme faible et un gouvernant inepte.
En somme, dans tout le procès justificatif de la
Révolution, on ne doit voir que la lutte des nobles
contre les autorités espagnoles, la lutte des proprié-
taires terriens contre le monopole commercial, la
querelle pour la domination absolue entreprise
longtemps auparavant par la classe sociale puis-
sante et absorbante qui, avec raison, se croyait
maîtresse exclusive de cette terre découverte, con-
quise, colonisée, cultivée par ses ancêtres. C'est sur
toutes ces causes que se fondait le pouvoir et l'in-
fluence dont elle jouissait, et non sur une problé-
matique pureté de sang qui, là comme partout,
n'était qu'un préjugé.
LES PRÉJUGES DE CASTE
Hétérogénéité et Démocratie
Ayons présent à l'esprit que notre peuple
n'est pas l'Européen, ni l'Américain du
Nord, que c'est plutôt un composé d'Afri-
que et d'Amérique qu'une émanation de
l'Europe, car l'Espagne même cesse d'être
européenne par son sang africain, par ses
institutions et par son caractère.
Le Libérateur Simon Bolivar : Discours
d'Angostura.
Il serait aussi aventuré d'affirmer que la noblesse
coloniale de l'Amérique espagnole, qui au Vene-
zuela portait le nom de mantouanisme, n'avait pas
dans les veines une grande quantité de sang indien
et noir, que de prétendre que les Espagnols mêmes
n'avaient pas été mélangés de Mores et de Juifs, —
en comprenant dans la dénomination de more, non
seulement les Arabes asiatiques qui implantèrent
leur domination dans presque toute la péninsule,
mais aussi les Barbaresques et les noirs purs pro-
venant d'Afrique qui fournirent les plus forts
contingents de l'invasion car « il leur suflBsait de
108 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
traverser le détroit de Gibraltar pour aller chercher
fortune en Espagne ».
Presque dans toute l'Amérique espagnole a per-
sisté longtemps le préjugé de considérer les Espa-
gnols comme une race pure, sans tenir compte des
divers mélanges qui, durant de longs siècles, se
réalisèrent entre les populations autochtones et les
peuples envahisseurs.
Après les Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois
et les Romains qui dominèrent en Espagne et se
mêlèrent à ses peuples autochtones, « les Arabes se
ser\irent de femmes chrétiennes pour peupler leuris
harems et perpétuer leur race ». Les chroniqueurs
racontent que dans les premières expéditions,
trente mille femmes espagnoles furent destinées à
ce service, et il existe encore aujourd'hui, à l'alca-
zar de Séville, une cour nommée Patio de las Don-
cellas ; ce nom provient du tribut annuel de cent
jeunes filles que les chrétiens étaient obligés de
payer à un souverain arabe. Si l'on considère que
ces jeunes filles étaient d'origines diverses et que
courait dans leur veine du sang ibère, latin, grec et
visigoth, on reconnaîtra facilement que le mélange
de chrétiens, barbaresques et arabes, répété « du-
rant huit siècles » (1) devait produire une race
complètement métisse dans laquelle étaient com-
prises toutes les classes sociales. « Les Arabes pou-
vant se marier avec des chrétiennes et des juives
s^ns que celles-ci fussent tenues d'abjurer leur
religion, il arriva très fréquemment que des rois
et des chefs arabes se marièrent avec des chrétien-
Ci) Gustave Le Bon : La Civilisation des Arabes.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 109
nés. » Altamira fait remarquer que l'opposition des
intérêts politiques et la lutte constante entre les
centres chrétiens péninsulaires et les envahisseurs
ne doit pas induire en erreur pour ce qui touche aux
relations ordinaires entre les deux éléments. Hors
des champs de bataille, les deux peuples se trai-
taient mutuellement d'une manière cordiale et
intime. Cela s'explique par les exigences naturelles
de la fréquentation et du voisinage, par la manière,
très différente de celle de notre époque, qu'on avait
alors d'apprécier cette même opposition entre chré-
tiens et musulmans, par la communauté d'intérêts
ou la nécessité de s'aider les uns les autres qui les
liaient parfois. Il ne faut donc pas s'étonner qu'ils
se visitassent fréquemment, qu'ils se vinssent en
aide dans les guerres civiles, commerçassent entre
eux et même que des personnes d'un peuple contrac-
tassent mariage avec celles de l'autre ; et cela, non
seulement dans les classes basses et les moins cul-
tivées, mais aussi dans les plus hautes et les plus
puissantes. Ainsi, Muza, prince musulman d'Ara-
gon, marie une de ses filles au comte Garcia ; doiïa
Sancha, fille du comte aragonais Asnar Galindo,
épouse Mahommad Altawil, roi more de Huesca ;
leur fils, Muza, fut le mari de dona Dodilde, fiJle
du roi navarrais Jimén Garces ; une petite-fille
d'Iiïigo Arista, nommée dona Onneca, épousa en
secondes noces le prince cordouan Abdal ; leur
j>etit-fils fut Abderrahaman III ; enfin, Almanzor
même prend pour femme Teresa, fille de Ber-
mudo II, puis une autre princesse dont on ne sait
si elle était fille du comte Sancho de Castille ou du
roi de Navarre. Le plus extraordinaire est que,
quoique la loi musulmane n'exigeât pas la conver-
110 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
sion de la femme, il y eut des chrétiennes sans scru-
pule qui se convertirent avec le consentement de
leur famille, comme la seconde femme d'Almanzor.
Les croisements durent être très nombreux dans
toutes les classes sociales, d'autant plus que les
guerriers envahisseurs manquaient de femmes,
différents en cela des Germains dont les immigra-
tions se faisaient en masse de la population
entière (1).
Mais ce ne furent pas seulement les Arabes asia-
tiques et les Barbaresques qui se mêlèrent à la
population espagnole. Dès les commencements de
la domination romaine, il y eut, dans la péninsule,
des nègres africains en qualité d'esclaves, confon-
dus avec des gens d'autres races, tombés en
esclavage comme prisonniers de guerre ou étran-
gers vendus (2). Il est naturel de supposer que ces
esclaves se croisèrent entre eux, sans difficultés,
puisqu'ils étaient de la même condition sociale.
Un autre grand apport de sang nègre pur fut
amené par les Portugais lorsque, après s'être établis
sur les côtes occidentales d'Afrique, ils commen-
cèrent à s'adonner au commerce des esclaves. Vers
le milieu du xvi* siècle, Damiân de Goes évaluait à
dix ou douze mille le nombre des esclaves qu'on
transportait annuellement du pays des noirs à Lis-
bonne, sans compter ceux qui provenaient du Maroc.
De Lisbonne, les uns passaient à Séville pour être
transportés en Amérique, d'autres en Espagne où
(1) R. Altamira : Historia de Espana y de la civilizaciôn
espanola, t. I, pp. 249-250.
(2) Ibid, ; id., p. 117.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 111
ils trouvaient une condition moins dure que les
premiers (1).
Que ces nègres se soient mêlés immédiatement
avec les Espagnols dans la péninsule même, on ne
peut en douter, étant donné le peu de scrupule des
méridionaux d'Europe à se mêler à des races
anthropologiquement distinctes (2). En Amérique,
ils furent si peu délicats en cette matière, que fray
Antonio de Zuniga, parlant du royaume de Quito,
dit au roi Philippe II en un mémoire du 15 juin
3579 : « L'Espagnol a pour maîtresse une métisse
ou une négresse, et celle-ci a pour esclave une
Indienne » (3).
Les négresses furent en Espagne régal même de
rois. François I", prisonnier de Charles-Quint, « ne
put se procurer alors qu'une seule négresse, obtenue
à grand'peine par sa sœur Marguerite qui demanda
(1) J.-M. GocNON-LouBENS : Essais sur l'administration de la
Castille au XVI« siècle. Paris, 1760, p. 92.
(2) Dans ce sens les Espagnols se différencièrent profondé-
ment des Anglais, ce qui devait influer sur le développement
des colonies fondées par l'un et l'autre peuple comme dans
l'évolution politique et sociale de chacune des métropoles. Les
colons anglais de l'Amérique du Nord ne se mêlèrent pas aux
nègres. « En 1620, les colons sentant la nécessité du peuplement
recrutèrent en Angleterre un chargement de femmes, reconnues
pures et sans taches, qui furent vendues soixante-quinze livres
de tabac chacune. Je dois dire à l'honneur de la justice que le
chargement fut reconnu de si bonne qualité que les prix de
l'article doublèrent l'année suivante. »
E. Laboulaye : Oiiv. cité, p. 58.
Tocqueville établit la différence entre les Anglais et les Fran-
çais qui colonisèi'ent l'Amérique du Nord. Tandis que ceux-ci
se mêlèrent immédiatement aux Indiens, l'Anglais, au contraire,
restant obstinément attaché aux opinions, usages et coutumes
de ses pères est, au milieu des solitudes américaines, ce qu'il
était au milieu des villes d'Europe, il n'a voulu établir aucun
contact avec les sauvages qu'il méprisait et il a évité soigneu-
sement de mêler son sang à celui des barbares.
(3) Documentas inéditos de Indias, t. XXVI.
112 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
de ses nouvelles après son retour en France : « Le
roi, écrit-on à la princesse, a toujours bon appétit ;
votre négresse passe avec lui une heure chaque
matin » (2).
II
Lorsque l'Inquisition, exerçant une influence
puissante sur les coutumes du peuple espagnol,
suscita une forte répulsion religieuse contre les
incrédules, toutes les petites sociétés qui pouvaient
se donner des lois particulières exigèrent de celles
qui voulaient entrer en elles des preuves plus ou
moins rigoureuses de leur pureté de race et
repoussaient tous les prétendants qui ne pouvaient
les fournir. Ce fut l'origine des statuts de pureté
de sang qui, au Venezuela, furent tant en vogue
jusqu'à la veille de la Révolution et même à l'épo-
que où Caracas retomba sous la domination espa-
gnole (1814 à 1821). Les corporations scientifiques,
les ordres militaires, quelques communautés
religieuses, l'église de Tolède et plusieurs autres à
leur exemple, les confréries, les municipalités et
une multitude d'autres corporations décrétèrent des
statuts semblables en vertu desquels une exclusion
absolue était prononcée contre toute personne qui
tomberait dans la disgrâce que la preuve serait
faite qu'elle descendrait d'un juif, d'un musulman
ou d'un condamné du Saint-Office, quels que fus-
sent son mérite, sa noblesse ou la pureté de sa
(1) FoRNEROu : Histoire de Philippe II, p. 53. — Champollion :
Captivité de François I".
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 113
foi (1). Les familles ne pouvaient être moins scru-
puleuses que les corporations; elles devaient l'être
d'autant plus que toute mésalliance était suffisante
pour priver à jamais tous les descendants des hon-
neurs et bénéfices placés sous l'empire des statuts,
et les faisait déchoir dans une classe entachée d'in-
famie comme, dans nos provinces, celle des mulâ-
tres. Les mariages ne pouvaient être célébrés
qu'après les plus laborieuses investigations pour
lesquelles on n'hésitait pas à entreprendre des
voyages lointains et coûteux; au moindre doute,
au plus léger soupçon de mélange avec les races
infidèles ou avec les condamnés de l'Inquisition,
on renonçait à des projets avantageux de mariage.
Mais il ne faut pas prendre les choses d'une
manière si absolue. L'humanité ne s'enferme
jamais dans des moules inflexibles et si étroits. De
nombreuses familles chrétiennes vieilles, comme
on disait dans le langage de l'époque, dont le patri-
moine avait été dissipé dans le faste ou par opéra-
tions désordonnées, usaient de stratagèmes et d'in-
fluences pour s'unir avec des morisques et des
juifs convertis afin de rétablir leur fortune et
conserver leur rang ; car les juifs enrichis par
l'usure et les Mores, laborieux et économes, avaient
gardé, en se convertissant, leurs qualités et leur
fortune (2). Les chrétiens vieux ne faisaient, d'autre
(1) Les tailleurs de pierre même décrétèrent leurs statuts, ce
qui fit rire l'auteur des Claros varones de Castilla ; mais il fut
indigné par l'ordonnance des autorités de Guipuzcoa qui
déclarait suspects d'alliance avec les infidèles tous les habitants
du Midi et prohibait par conséquent de contracter mariage
avec eux et même de se fixer dans ces provinces.
(2) Au Venezuela, où n'existaient ni Mores, ni juifs, ni nou-
veaux convertis, les scrupules se réduisirent à n'avoir pas de
niélanges de noirs ni de mulâtres, car la descendance d'indi-
gènes n'était pas considérée comme une tache.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE. 8.
114 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
part, que suivre l'exemple du prince qui acceptait
et récompensait les services de tous, sans distinc-
tion d'origine, et l'exemple de l'Eglise même qui
conférait ses bénéfices et ses dignités sans exiger
d'autre condition que de professer ouvertement son
credo (1).
Durant le règne de Charles-Quint, les statuts de
pureté de sang furent appliqués avec une certaine
modération ; mais sous le rigorisme de Philippe II
on en vint à une telle extrémité que le roi même,
— bien que, par une inclination naturelle de son
caractère, il approuvât les statuts par cela seul
qu'ils étaient en vigueur, — reconnut les troubles
de toute sorte qu'ils produisaient et, admettant
l'opportunité d'une réforme, nomma une commis-
sion spéciale qui proposa de réduire le champ des
investigations à un espace de cent ans pour les
ordres militaires, les églises et les collèges. Mais
sous le règne de Philippe II, une réforme aurait été
un contresens et les choses restèrent dans le même
état.
Pendant le règne suivant, on discuta de nouveau
la nécessité de limiter par une loi les exclusions
prononcées par les statuts, et, à cette occasion, une
multitude d'écrits d'un grand intérêt historique et
social furent produits, parmi lesquels on remarque
l'œuvre de fray Agustin Salucio, théologien de
l'ordre de Saint-Dominique. Le moine résume dans
(1) GouNON-LouBENS : Ouv. cité. Fernan Ferez de Guzman :
Generaciones y semblanzas, ch. 26 : « Vie de don Pablo, grand
savant et homme notable ». Ce juif, après sa conversion, fut
nommé évêque de Carthagène et de Burgos, et plus tard Grand
Chancelier de Castille sous Henri III qui le mit, en outre, au
nombre de ses exécuteurs testamentaires.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 115
ce livre, avec autant de force que de modération,
les arguments contraires aux statuts. A l'aide d'un
calcul très simple, il démontrait que chacun des
Espagnols, même de la plus illustre famille, pou-
vait être convaincu, sans l'ombre d'un doute, de
descendre d'un More ou d'un juif et de tirer son
origine de ce qu'il y a de plus vil au monde ; affir-
mation dont doivent tenir compte les généalogistes
qui ne craignent pas de rencontrer soudain dans
leurs recherches le nègre ou l'Indien ancestral.
Considérant les ascendants de n'importe lequel
de ses contemporains, il montrait que leur nombre,
dans chaque génération s'accroissait, dans l'ordre
rétrograde, selon une progression géométrique dont
la raison est 2, de sorte que chacun d'eux descen-
dait de 1.048.576 personnes qui avaient vécu dans
l'espace de six siècles. Et il serait insensé de pré-
tendre que dans cette multitude on ne trouverait
pas quelques individus entachés par les statuts. Si
on embrasse seulement une période de deux cents
ans, chaque individu comptait 250 ascendants, nom-
bre suffisant pour jeter une obscurité absolue sur
l'origine des plus nobles familles. Par conséquent,
concluait le dominicain, il est odieux et ridicule de
se livrer à ces inquisitions, qui, nécessairement,
doivent s'égarer dans la plus impure promiscuité
de l'espèce (1).
(1) GouNON-LouBENS : Ouv. cité, cli. III : « Division des per-
sonnes ». Le savant biologiste français, Félix Le Dantec, dans
l'introduction de son admirable ouvrage. Les influences ances-
traîes, p. 15, fait le même calcul que le P. Salucio : « La lignée
d'un homme ou d'un animal supérieur n'est pas simple ; un
homme provient de deux parents qui, chacun pour son compte,
avaient également deux parents, et ainsi de suite ; notre lignée
ascendante est infiniment dichotome ; au tarif de quatre gêné-
116 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Mais, en Espagne, le nombre plus grand d'indhd-
dus de race indo-européenne absorba presque com-
plètement les éléments asiatiques et africains, sur-
tout dans les régions froides où le climat aidait à
leur prompte élimination.
Dans tout le midi non seulement de l'Espagne,
mais de l'Europe entière où le nombre d'éléments
africains fut plus grand et domina plus longtemps,
prévalent encore, quoique très atténués, leurs
caractères somatiques et peut-être bien aussi leurs
caractères moraux.
En Espagne, comme en France, le préjugé reli-
gieux prévalut sur le préjugé de race : phénomène
exactement pareil à celui qu'on observe chez les
musulmans qui ne sont pas choqués par l'hétéro-
généité de races, mais ne peuvent supporter l'hété-
rogénéité de religions ; leurs armées se composent
d'Arabes, de Kurdes, de Barbaresques, de Circas-
siens, mais ils ne pourraient y supporter un chré-
tien.
Au Venezuela, au contraire, la grande quantité
d'éléments hétérogènes fit que les distinctions
sociales se fondèrent sur la couleur de la peau.
Comme dans l'Inde, a différence de castes signifia
originairement différence de couleur (varna) » (1)
et la hiérarchisation des classes fut « la consécration
sociale de l'échelle ethnographique » (2).
rations par siècle, cela fait, pour chacun de nous, il 3' a huit
siècles, plusieurs centaines de millions d'ancêtres directs dont
l'étude, ainsi que celle des générations intermédiaires, serait
indispensable ?i l'établissement de toutes les influences ances-
trales possibles ».
(1) Senart : Les castes dans l'Inde. Revue des Deux-Mondes,
1894, I, p. 110.
(2) RisLEY. Résumé de Senart.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 117
L'Espagnol et son descendant plus ou moins
pur, le blanc, au sommet de la société coloniale,
jouissant de tous les droits et prérogatives, c'était
naturel que les hommes des autres classes missent
tous leurs efforts à prouver leur pureté de sang
pour obtenir les mêmes privilèges politiques et
sociaux que la Couronne concéda, dès les premiers
temps, aux descendants des conquérants, des fon-
dateurs et premiers habitants des villes, lesquels, à
l'organisation du régime colonial, constituèrent la
classe élevée, le mantouanisme.
Mais ces investigations de pureté de sang devaient
être là aussi arbitraires qu'en Espagne même, et
comme le nombre de femmes que les conquistadors
et fondateurs amenèrent de la péninsule n'était pas
très grand, un calcul aussi simple que eelui de
fray Agustin Salucio suffisait pour déclarer de mau-
vaise race ceux qui se vantaient le plus de leur
pureté. Et il arrivait que plus la famille était
ancienne, plus il y avait de probabilités de trouver
entre ses ascendants quelque élément pur africain.
III
Nous avons vu que la couleur de la peau, c'est-à-
dire les caractères somatiques, après la réalisation de
l'évolution ethnique dans le sens du blanc, pou-
vaient d'autant moins constituer une preuve que
n'importe quel quinteron pouvait être de la même
couleur et même plus blanc qu'un Andalou récem-
ment débarqué,
Booker Washington, l'éminent nègre nord-amé-
ricain, parle plaisamment des difficultés où se trou-
118 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
vent fréquemment les chefs de train aux Etats-Unis
où les préjugés de race l'emportent sur les plus
rudimentaires notions d'humanité. « Tel voyageur
est-il nègre ou ne l'est-il pas ? se demandent les
employés perplexes. Dans le premier cas, il faut le
faire entrer dans les wagons destinés aux gens de
couleur. Mais... s'il n'est pas nègre et qu'on lui assi-
gne une place considérée comme humiliante pour
les blancs, quelle responsabilité ! » Les tribunaux
américains — ajoute Jean Finot dans l'ouvrage de
qui je prends cette citation — ont eu à juger souvent
des cas où des Méridionales d'Europe, « prises par
erreur pour des femmes de couleur et introduites par
force dans les wagons destinés aux nègres, ont
demandé et obtenu de fortes indemnités » (1).
En se référant aux inquisitions de pureté de sang,
le docteur Gil Fortoul dit très justement que « la
couleur plus ou moins claire ou obscure de la peau
ne pouvait guère servir de critère à la recherche
des origines parce que beaucoup d'Espagnols mêlés
de sang arabe étaient plus noirs que les métis » (2).
Nous nous rappelons à ce propos que lorsque, en
1834, on fonda à Caracas la Société des Amis du
Pays, quelques personnages appartenant à l'ancien
mant onanisme, qui gardaient encore les préjugés
coloniaux dans toute leur force, malgré le mouve-
ment égalitaire qui avait été réalisé sous les dra-
peaux de l'Indépendance, publièrent un manifeste
proposant d'exclure les métis de cette société : « Au
Venezuela, disaient-ils, on n'arrivera jamais à réveil-
ler l'esprit d'association si nous continuons à vou-
(1) Jean Finot : Le préjugé des races, p. 452.
(2) Historia constitucional de Venezuela, t. I, p. 58.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 119
loir que dans chaque association entrent des indi-
vidus des diverses classes qui, malheureusement,
composent notre République, mais nous serions
parfaitement d'accord si chacune restant dans son
orbite naturel, toutes contribuaient à la fin louable
que nous nous proposons ». Et ils ajoutaient en
une note : « Nous ne voulons pas offenser les per-
sonnes dignes qui, par leur bonne réputation, ont
été admises comme membres, bien qu'elles n'appar-
tiennent pas à la même classe que les autres. Enfin
elles sont riches (sic) et c'est déjà quelque chose ;
mais nous sommes obligés d'émettre franchement
nos idées sur des questions d'un si grand intérêt ».
Peu de jours après, le journal El Nacional, rédigé
par le notable écrivain Domingo Briceiio y Briceiio,
soutint les mêmes idées, à quoi les métis répondi-
rent par une autre feuille signée Quelques hommes:
« Au scandale des vrais républicains, circule
aujourd'hui entre nous le numéro 26 du Nacional
qui, dans son dernier paragraphe, prétend qu'il
faut conserver les anciennes classifications et nom-
mer métis une majorité de Vénézuéliens à qui, pour
la première fois depuis le 10 avril 1810, on fait
entendre que leurs sacrifices faits sur l'autel de la
patrie ont été infructueux. Leur sang versé dans les
combats pour l'Indépendance, des milliers de victi-
mes sacrifiées sur les autels de VEgalité, leurs droits
politiques garantis par la Constitution, tout cela ne
vaut rien parce qu'ainsi le veulent le rédacteur du
Nacional et quelques autres patriotes de nouvelle
couche. Quels sont ces métis que la philosophie ne
connaît point, que le Venezuela refondit dans la
grande masse de ses fils par sa régénération politi-
que et qui, enfin, ne peuvent exister que dans la
120 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
fantasmagorie nobiliaire ou dans la pauvre imagi-
nation de quelque aspirant visionnaire ? Si les hom-
mes d'une certaine couleur brune sont métis, certai-
nement nous devrions placer à leur avant-garde
notre Briceiio y Briceiïo. «
IV
Au Venezuela, les préjugés de race persistèrent
plus longtemps que dans d'autres pays précisé-
ment à cause de la grande quantité de gens de cou-
leur qui résulta de l'union des Espagnols avec les
nègres. A la fin du xviii" siècle, on évaluait à
406.000 le nombre de « gens de races mixtes ou de
couleur », et le nombre considérable d'esclaves,
surtout dans l'ancienne province de Venezuela, était
une source inépuisable de mulâtres qui alarmait les
blancs.
En 1817, en pleine évolution égalitaire, déjà le
sj'ndic procureur général de la municipalité de la
cité de Goro, Mariano de Arcaya y Chirinos, mani-
feste l'alarme que lui causent « les soucis et sur-
sauts qui inquiètent les familles nobles et blanches
de cette cité et de son district à cause de la facilité
avec laquelle on voit actuellement se célébrer des
mariages entre des personnes notoirement inégales »,
et il croit « qu'il manquerait à son devoir s'il ne
présentait pas le fait comme un mal public qui est
tombé sur les habitants et les menace d'une confu-
sion des classes, renversant l'ordre des hiérarchies
ci\iles, base fondamentale de notre système politi-
que... Le peuple, messieurs, réclame hautement la
répression de tels abus que les uns pleurent et que
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 121
les autres craignent. Les familles d'une noblesse
notoire et d'une pureté de sang reconnue vivent
dans l'eiïroi et l'attente du moment où elles verront
un de leurs membres marié, à l'improviste, avec un
coyote ou un zambo... Si cela continue, bientôt dis-
paraîtront à Coro les maisons d'une antique noblesse
réputée tant ici que dans leurs lieux d'origine, et
cette qualité qui a tant coûté à leurs ascendants
pour l'acquérir à la pointe de leur lance, et tant de
fatigues et de travaux aux descendants pour la
conserver, s'effacera pour toujours ». Ce curieux
document, avec beaucoup d'autres de la même
espèce, se trouve dans les Archives nationales.
Notons en passant que l'éminent docteur P. - M.
Arcaya nie l'existence de ces aristocraties munici-
pales, de ces oligarchies oppressives et tyranniques
dans les villes du Venezuela qui constituaient non
pas une classe, mais une caste avec tous les carac-
tères typiques de cette institution (1). Celle de
Coro fut non seulement une des plus intransi-
geantes de la colonie, mais aussi la plus conséquente
avec ses principes, puisque, comme nous le verrons,
elle combattit, jusqu'à la dernière heure, la Révo-
lution de l'Indépendance.
Tocqueville observe que la préoccupation de race
était plus grande dans ceux des Etats-Unis qui
avaient aboli l'esclavage que dans ceux qui l'avaient
conservé, et qu'elle ne se montrait nulle part aussi
(1) « Horreur des mésalliances, crainte des contacts impurs,
répulsion à l'égard de tous ceux dont on n'est pas parent, tels
nous paraissent être les signes caractéristiques de l'esprit de
caste... Répulsion, hiérarchie, spécialisation héréditaire, l'esprit
de caste réunit ces trois tendances. »
C. BouGLÉ : Essais sur le régime des castes, p. 4.
122 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
intolérante que dans les Etats où il n'y avait jamais
eu d'esclaves. Là où l'esclavage avait été aboli, la
loi accordait aux nègres des droits électoraux et leur
ouvrait le banc du jury ; mais, de tous côtés, ils
étaient repoussés par les blancs. Les préoccupations
augmentaient proportionnellement au nombre des
nègres qui cessaient d'être esclaves, et l'inégalité
s'accentuait dans les mœurs à mesure qu'elle s'effa-
çait des lois (1).
C'était précisément contre ceux dont la ressem-
blance avec les blancs criait à l'injustice des préju-
gés de race que s'exaspérait le plus l'intransigeance
des mantouans, car il n'était déjà plus possible
d'alléguer les différences de couleurs comme fon-
dement des inégalités sociales. Le progrès de la
nature, qui se réalisait fatalement depuis les pre-
miers temps de la colonie, ouvrant le chemin de
l'ascension sociale aux descendants d'Africains qui
amélioraient leurs caractères somatiques par leurs
alliances successives avec les blancs jusqu'à se
confondre avec ceux-ci, — devait continuer imper-
turbablement en dépit des entraves sociales.
Ceux qui, imbus encore des vieux préjugés et peu
au courant des conclusions de la science, éprouvent
quelque désagrément à lire ces lignes, doivent se
consoler en se disant que jamais, du moins à l'épo-
que historique, il n'a existé de races pures dans le
monde. Le comte de Gobineau, précurseur d'une
science en déroute nommée anthroposociologie, se
lamentait de la croissante promiscuité européenne,
la <( chimie des races » qui, selon lui, produirait
(1) La Démocratie en Amérique, pp. 264-265.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 123
la complète décadence des peuples civilisés, et il
criait aux nations européennes : « Métis, cent fois
métis ! >> (1).
L'assimilation des groupes sociaux aux espèces
ethniques « a pu servir certains intérêts ou certai-
nes passions politiques ; mais la science proprement
dite paraît y renoncer définitivement » (2). Entre
race et nation, il n'existe aujourd'hui aucune rela-
tion. « Les races sont des conceptions », a dit Topi-
nard (3). Seuls, les peuples sont des réalités. L'im-
pureté des nations augmente en même temps que
leur civilisation (4). Dans tous les pays et dans tous
les temps on a vu, comme chez nous, des races dif-
férentes en opposition. Qu'est-ce que l'Histoire,
d'après de nombreux sociologues, sinon « une lutte
de races ? » Mais chez tous les peuples, même chez
ceux de l'Inde qui a été le pays classique du régime
des castes, les plus fortes oppositions finissent par
céder. L'amour est plus puissant que tous les préju-
gés. Dans les histoires sanglantes, comme dans les
comédies, tout finit par le mariage (5).
La prépondérance que la noblesse créole eut au
Venezuela s'appuyait, nous le répétons, sur des fon-
dements plus solides que sa problématique pureté
de sang ; fondements historiques, sociaux et écono-
miques qui donnèrent à cette caste dominante le
droit de secouer le joug qui la maintenait en un
degré humiliant d'infériorité politique dans sa pro-
(1) Essai sur l'inégalité des races humaines (2« édition), t. I.
p. 219.
(2) Seignobos : Introduction aux études historiques, p. 208.
(3) L'Homme dans la nature, pp. 37-39.
(4) BouGLÉ : Ouv. cité, p. 152.
(5) Ibid., p. 123.
124 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
pre patrie. Voilà l'argument primordial de l'indé-
pendance, — ou de l'émancipation, qui est le terme
le plus précis.
Il faut avoir présentes à l'esprit toutes les circons-
tances que nous avons notées pour comprendre les
profondes répercussions que devait avoir la Révolu-
tion dans cette société « affectée par une anarchie
latente » et dont l'histoire intime n'est autre chose
que la lutte constante, le choc quotidien, le combat
séculaire des castes ; la répulsion, d'une part, la
haine profonde et implacable, de l'autre, qui éclata
avec toute sa violence lorsque le mouvement révolu-
tionnaire vint rompre l'équilibre, détruire l'immo-
bilisme et le misonéisme que maintenait la hiérar-
chisation sociale. « Le repos, dit Humboldt parlant
de notre société coloniale, a été le résultat de
l'habitude de la prépondérance de quelques familles
puissantes et surtout de l'équilibre qui se trouve
établi entre des forces ennemies. » (1). « L'immobi-
lisme ou misonéisme est l'unique loi de conserva-
tion dans les sociétés composées d'éléments hétéro-
gènes et affectées d'hostilités latentes ou déclarées,
et dans lesquelles toute secousse, d'où qu'elle
vienne, constitue un péril ; et même les mesures les
plus utiles doivent être évitées, s'il doit en résulter
une secousse quelconque. » (1). Il faut tenir compte
aussi de ce que « l'idée de l'égalité théorique a été
suggérée à l'homme par la nécessité pratique. Con-
trariée par des mobiles politiques et économiques,
retardée par des événemenst tels que la guerre,
l'esclavage ou l'usurpation du sol, la tendance éga-
(1) Palantes : Précis de sociologie, p. 88.
ÇÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 125
litaire, la démocratie, pour la nommer d'un seul
mot, profite de tout ce qui bouleverse l'ordre dans
une société à castes et à classes. Dès qu'un événe-
ment quelconque vient à briser un groupe, à le dis-
soudre en poussière individuelle, l'égalité s'étend ù
la place, comme l'eau s'étendrait dans un vase à
compartiments, si on les brisait ». (1). Le caractère
féroce que prit la révolution au Venezuela, ainsi que
notre rapide évolution égalitaire, faits dont il n'y a
pas d'exemple chez aucun autre peuple de l'Amé-
rique espagnole, se trouve expliqué en partie par
l'hétérogénéité même de la société coloniale.
(1) Paul Lacombe : De l'Histoire considérée comme une science,
p. 95.
L'INSURRECTION POPULAIRE
C'est au nom de l'Encyclopédie, au nom de la phi-
losophie rationaliste, au nom de l'optimiste huma-
nitaire de Condorcet et de Rousseau que les révolu-
tionnaires de 1910 et les constituants de 1811 sur-
gis, en leur totalité, des hautes classes, décrètent
l'égalité politique et civile de tous les hommes
libres.
Dans ce sens, notre Révolution fut aussi une
« erreur de psychologie ». Considérant l'homme à
l'état de nature comme un être essentiellement rai-
sonnable et bon, dépravé accidentellement par une
organisation sociale défectueuse, ils crurent, comme
les précurseurs et les théoriciens de la Révolution
française, qu'une simple Déclaration des Droits suffi-
sait pour* que ceux mêmes « que le barbare système
colonial condamnait à l'abject état de demi-hommes
ou demi-bêtes », se transformassent avec une
incroyable rapidité en « un peuple noble et ver-
tueux, conscient de sa mission et arbitre de ses
droits » (1).
(1) Blanco y Azpurûa : Documentos..., t. II et III.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 127
I
Mais lorsque le peuple vertueux se révolte ; que
l'autorité étant destituée, et brisées les disciplines
qui contenaient les passions brutales, celles-ci se
déchaînent, que la société se dissout, et les contre-
maîtres, les contrebandiers, les épiciers apparaissent
à la tête des foules soulevées ; lorsque des provin-
ces entières poussées par leurs patriciens se soulè-
vent pour venger de vieilles rancunes ; lorsque, au
fond de chaque cité, de chaque village, de chaque
bourgade éclatent les haines et les rivalités hérédi-
taires ; lorsque les esclaves se lèvent contre les
maîtres, les ouvriers agricoles contre les proprié-
taires, les plébéiens contre les nobles, les contre-
bandiers contre les agents du fisc, et que le pays
entier se convertit en « un vaste et horrible champ
de carnage » ; lorsqu'on voit surgir du fond de nos
plaines des hordes barbares sans sujétion à aucune
autorité ni à aucune loi humaine, — alors, ah !
alors, le réveil est épouvantable. Aux rêves souriants
de régénération sociale, à la conception idéale du
monde abstrait, à la foi utopique en l'influence
puissante des principes et des déclamations cons-
titutionnalistes, succédera la réalité des faits, sur-
gira tout-puissant l'instinct de conservation et une
vague de sang et d'extermination engloutira les
belles illusions de ces nobles et généreux patriciens
qui, imbus des théories politiques de l'époque, en
étaient arrivés jusqu'à oublier leurs propres convic-
tions et les caractères innés de ces « hommes de
lignage infâme, sans éducation, prompts à se por-
ter aux pires excès, et de la férocité des principes
desquels on ne pouvait attendre que des mouve-
128 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
ments subversifs de l'ordre établi par les sages lois »
qui régissaient alors la société ; ils oublièrent, en
un moment d'ambition et d'idéalisme politique, le
portrait qu'ils avaient tracé des plébéiens, pour le
présenter au monarque lorsqu'ils prévoyaient, cinq
ans auparavant, qu'il suffirait de leur accorder
quelques prérogatives pour « qu'ils ouvrissent pas-
sage par la violence à toutes leurs prétentions, et
que, pour les contenir, il faudrait des châtiments,
des souffrances et des désastres » (1).
ils ne pensèrent ni ne virent qu'en altérant
l'ordre, en brisant le misonéisme colonial, en éle-
vant tous les hommes libres à la dignité de citoyens.
(1) Représentation des nobles de Caracas au roi d'Espagne en
1796. Blanco y Azpurla : Ouv. cité, t. I, pp. 267 et suiv.
Très tN'pique, entre autres, est la protestation de Juan Rodri-
guez del Toro, qui avait été rien moins que président du
Congrès Constituant de 1811, et dans laquelle non seulement il
jure fidélité au roi en son nom et en celui de ses frères, le
marquis et don Fernando, mais encore condamne l'indépen-
dance et l'esprit démocratique de la Révolution « qui, pour des
raisons pli^'siques et morales, ne peut s'adapter qu'à une
société de meilleur rang ». Malgré toutes les emphatiques
déclarations de droit des premiers jours, un des membres de la
Sociélé patriotique, qui était une espèce de club révolutionnaire,
prévoj^ant que « la mauvaise intelligence des mots Liberté et
Egalité peut introduire chez nous la désunion, et celle-ci la
discorde, l'émulation, les prétentions ambitieuses des uns sur
les autres, origine des guerres intestines », dit aux cito3'ens que
la Révolution vient de créer : « Convenons que les hommes
sont sortis de la Nature, œuvre du Créateur Suprême, de
distinctes couleurs, distinction que ne peut réformer la Consti-
tution civile qui n'a aucun pouvoir sur ces accidents ; mais
elle égalisera tous les cito3'ens dans leurs droits et ouvrira aux
mulâtres honorables le chemin pour que grâce au progrès de
certaines générations, celles qui seront indispensables pour
améliorer l'éducation qu'ils ont reçue jusqu'à maintenant et
tempérer leur superficie (sic), ils entrent dans le cercle des
citoN'ens blancs, sans qu'il y ait d'autre différence que celle de
la couleur que leur a donnée la Nature et qu'elle seule, à l'aide
des générations, peut altérer. » Et rappelant qu'Emparan,
lorsqu'il eut été destitué, avait prévu que la guerre civile écla-
terait entre blancs et mulâtres, il ajoute : i,( Et nous verrons
s'accomplir le fatal pronostic qu'avec un regard d'indignation
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 129
ils détruisaient la hiérarchie sociale, fondement de
leur prépondérance ; et, devant cette tempête déchaî-
née, les uns, poussant un cri de repentir, reconnu-
rent de nouveau l'autorité du monarque (1), d'au-
tres prirent la fuite, se réfugièrent dans des pays
étrangers pour attendre le résultat final de la lutte,
les plus vaillants, les plus convaincus, les plus pos-
sédés de l'idéal d'une Patrie libre et indépendante,
tinrent tête aux bandes de délinquants.
La plus épouvantable anarchie se déchaîne alors
avec tous les caractères des grandes catastrophes
de la nature et comme conséquence nécessaire et
fatale du déséquilibre produit par la révolution
dans cette société « affectée par une lutte latente
produite par sa composition hétérogène » en même
temps que de la constitution géographique du paysi
qui la condamnait aux périls que cause le voisinage
des peuples nomades toujours disposés à commettre
sur les populations urbaines et sédentaires les plus
horribles déprédations lorsqu'elles sont poussées
par leurs instincts caractéristiques. Le Venezuela
présenta, dans cette période, le même aspect que le
monde romain à l'invasion des barbares.
Les bandits ne peuvent se soumettre qu'à la force
brute ; du sein de cette immense anarchie surgira
pour la première fois la classe des dominateurs :
les caudillos, les caciques, les chefs de parti.
firent les despotes en lâchant leur proie, dont il y a de nom-
breux témoins dans cette respectable société, la guerre intes-
tine dévorera ce pays et Caracas se repentira de son procédé ».
Le citoyen Pablo Garrido à la Société patriotique du Venezuela,
22 février de l'an premier de sa liberté. Document publié par
le général P. Arismendi Brito dans El Tiempo, de Caracas,
le 30 avril 1910.
(1) Baralt : Resumen de la Historia de Venezuela, t. I, p. 110.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE. 9_
130 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
II
C'est alors qu'apparût à la tête de dix ou douze
mille llaneros l'homme qui devait remplir avec sa
figure héroïque et cruelle les plus sanglantes pages
de la grande guerre.
« On ne peut encore — dit l'historien O'Leary
en parlant du tremblement de terre de 1812 et de
la guerre à mort — résoudre quelle est de ces deux
calamités, le fléau de Boves ou celui des tremble-
ments, celle qui produisit les plus grands malheurs
et a laissé les plus horribles souvenirs ». A ces con-
cepts, la science moderne, le déterminisme sociolo-
gique, répond : toutes deux furent simplement des
événements naturels résultant de la coopération de
forces aveugles. « L'unique différence entre l'un et
l'autre consiste en ce que, dans l'événement politi-
que, nous croyons voir les véliicules du fait, tandis
que, dans les tremblements de terre, nous ne les
découvrons pas. C'est pourquoi le premier est qua-
lifié de crime par ceux qui en sont victimes, tandis
que dans le second, les gens simples voient un châ-
timent du ciel. » (1).
José Tomâs Rodriguez Boves ne peut être consi-
déré comme Espagnol dans le sens d'étranger sous
lequel on a voulu le présenter. Tous les historiens
sont d'accord pour dire qu'il arriva au Venezuela
très jeune et que, à l'époque où sa figure se détacha
sur le tableau effroyable de la guerre à mort, il était
un homme d'â'ge mûr : « Pendant peu de temps,
affii-me O'Leary, il fut domestique ; puis il se mit à
faire la contrebande, et dans cette vile carrière
(1) GuMGLOWic : Sociologie.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 131
propre de son caractère d'aventurier, il acquit une
subsistance précaire et s'accoutuma aux périls qui
le préparèrent à la vie hasardeuse qu'il devait mener
plus tard. » Le général Briceno Méndez dit qu'il
était très connu dans les Uanos ; et d'autres qu'il
s'appelait Rodriguez et prit le surnom de Boves par
corruption du nom de Jove que portait une ancienne
et riche famille de Puerto Cabello dans la maison
de qui il avait passé ses premières années en qua-
lité de domestique (1).
Des écrivains modernes ont prétendu le faire
vénézuélien, mulâtre ou zambo, imbus peut-être de
la fausse croyance que ce n'est qu'en participant,
pour des raisons ethniques, des caractères psycho-
logiques de nos peuples, qu'il aurait pu être, comme
il a été en réalité, le premier de nos caudillos popu-
laires.
D'après les renseignements que nous avons
recueillis en Espagne, Tomâs Rodriguez Boves
naquit à Oviedo (province des Asturies). Son nom
de Bobes et non Boves qui est une mauvaise ortho-
graphe, est très courant dans ces régions et s'appli-
que au natif de la Bobia, terme orographique très
commun en Asturies. Bobes est aussi le nom d'une
paroisse du Concejo de Siero, de sorte que, étant un
nom d'origine géographique, on le porte toujours
précédé d'un autre patronyme, comme Rodriguez-
Bobes, Fernândez-Bobes, Alvarez-Bobes, Garcia-
Bobes, etc., noms que portent beaucoup de familles
asturiennes (2).
(1) Gil FoRTOUL : Oiiv. cité, t. I ; Baralt : Oitv. cité, t. Il ;
Restrepo : Ouv. cité, t. II.
(2) Boves est aussi le nom d'un village de 1.900 habitants
dans le département de la Somme (arrondissement d'Amiens).
132 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Dans la liste des soixante premiers élèves qui
inaugurèrent, le 7 janvier 1794, l'Institut Royal
Asturien (école navale) figure le nom de Tomâs
Rodriguez Boves; dans le livre de Jovellanos, Notice
sur l'Institut Royal Asturien, il est cité avec
cette mention : « Tomâs Rodriguez Boves, natif
d'Oviedo, âgé de onze ans «. A l'appendice III, de
l'Histoire de l'Institut Jovellanos de Gijôn, de Lama
y Lena, il figure comme pilote ayant terminé ses
études pour la carrière nautique, commencées en
1796 et terminées en 1798.
Il fut donc pilote à l'âge de quinze ans, et c'est en
cette qualité, disent les historiens et la tradition
qu'il vint au Venezuela.
« Il avait des cheveux blonds, de grand yeux gris,
un teint clair et révélait plutôt un air humain. Il
était de haute taille, bien proportionné et capable
de supporter les fatigues les plus extraordinaires. »
Comme Bermûdez, ses instincts de cruauté furent
éveillés par un grand coup moral, et il lava dans le
sang l'injure reçue. Conservant, au milieu de son œu-
vre de dévastation, son caractère indolent et brutal
de marin, il tuait et ne s'arrêtait pas pour voir com-
ment expiraient ses victimes. » Il n'avait pas cette
né\T0se de la douleur et du sang qui fut une carac-
téristique de beaucoup d'hommes de son époque
dans l'un et l'autre camp. Soldat à toute heure, sans
autre excitant que le combat, « méprisant tout ce
n'était pas les armes, il laissait à la soldatesque
l'infâme profit du butin. Vaillant, impétueux et
terrible, il était toujours le premier à affronter le
péril. )) (1).
(1) Baralt, O'Leary, Restrepo : Ouv. cités.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 133
Son courage héroïque, disent les mêmes histo-
riens, le porta, en plusieurs occasions, à réaliser des
actes de générosité et môme de clémence. Aussi
ignorant que presque tous ses adversaires patriotes,
« il n'était pas rebelle aux conseils et, par une parti-
cularité de son caractère, il écoutait avec plaisir et
déférence ceux des honnêtes gens ». Aussi n'est-il
pas rare de rencontrer des personnages qui furent
ses conseillers et secrétaires intimes et qui, plus
tard, servirent dans les armées patriotes et occupè-
rent des postes délicats dans le gouvernement de la
République sans que l'on considérât comme une
tâche pour leur honneur le fait d'avoir servi sous
les ordres de Boves. « Son ancienne profession et
ses malheurs l'avaient mis en relations avec beau-
coup de personnes qui le servirent et pour lesquel-
les il conserva toujours une profonde gratitude.
Ainsi les Joves et José Domingo Duarte avaient sur
lui un puissant ascendant qui fut très utile aux
habitants de Caracas car ils l'employèrent souvent
et presque toujours avec succès en faveur du bien
public » (1), c'est-à-dire des patriotes persécutés.
Il était soucieux de son prestige, au point de
récompenser constamment avec des cadeaux et des
secours les parents des officiers et des soldats qui
mouraient sous ses drapeaux.
« On a dit qu'il était adonné à la boisson et que
c'est à cette cause que ses ennemis attribuaient
l'intrépidité qu'il déployait dans les batailles ; mais
la valeur qui émane de cette source s'évapore avec
la même facilité qu'elle s'acquiert, et Boves ne
donna jamais des signes de lâcheté. » (2).
(1) Baralt : Otiv. cité.
(2) O'Leary : Ouv. cité, t. I.
134 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Il émancipa les esclaves et il fut le premier à
commencer l'égalisation des classes en élevant les
zambos et les mulâtres aux hautes hiérarchies mili-
taires. Sa popularité devint immense et « partout
on le recevait respectueusement et avec des accla-
mations ».
Lorsqu'il l'appela « le premier chef de la Démo-
cratie vénézuélienne », Juan Vicente Gonzalez péné-
tra très profondément dans les entrailles de notre
révolution.
Si nous examinons d'un esprit impartial la per-
sonnalité de cet héroïque soldat en le mettant en
parallèle avec les chefs purement nationaux nous
ne pouvons le considérer que comme un fils légi-
time du milieu où il devint un homme et dans le
sein duquel il agit en chef logique d'une énorme
majorité dont il partageait intensément les haines
instinctives, les passions plébéiennes, les mobiles
inconscients, la valeur héroïque, l'esprit aventurier
et la légendaire férocité.
Quelle importance historique peut avoir alors le
fait que Boves soit né en Espagne ? Que pouvait
signifier, dans l'âme de cet homme, le souvenir de
la patrie, l'amour de cette terre lointaine ? Quant
au respect envers le roi, il valait autant à ses yeux
que le respect envers les autorités coloniales avec
lesquelles il fut en lutte constante dans sa vie de
contrebandier, et que le respect envers ses supé-
rieurs hiérarchiques durant la guerre qui ne furent
pour lui que des objets de raillerie, d'insubordina-
tion et de mépris. Il lutta, non en faveur de l'Espa-
gne, mais contre les insurgés, « c'est-à-dire, suivant
son opinion, tous les créoles blancs, et ainsi il
devint l'idole des gens de couleur qu'il adulait avec
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 135
l'espoir de voir détruire la caste dominante » (1).
La psychologie de cet « homme effroyable » n'a
pas encore été étudiée avec un critère libre de pré-
jugés, soit à cause du soin qu'ont eu nos historiens
d'adultérer le véritable caractère de guerre civile
qu'eut la révolution, afin de rejeter sur l'Espagne
les responsabilités des grands crimes de 1814 ; soit
parce que la tradition et la légende, s'emparant de
l'imagination nationale, ont fini par donner à
l'héroïque soldat des reliefs absolument capricieux
et, l'arrachant de la scène où se déroulèrent ses
prouesses et celles de l'immense groupe de Vénézué-
liens qui partagèrent ses triomphes et ses crimes,
accablent son nom et ceux de quelques-uns de ses
subordonnés espagnols et canariens de « toute
l'exécration du patriotisme blessé ».
III
L'historien Restrepo, après nous avoir dit que,
dans l'armée de Boves, il n'y eut jamais plus de cent
soixante Espagnols, oublie bientôt ce fait du plus
haut intérêt et, devant les horreurs commises à
Valencia, en 1814, par ces mêmes troupes, il
s'exclame : « Il semblait que le siège avait été mis
non par des soldats d'une nation chrétienne et civi-
lisée, mais par des hordes féroces de barbares. » Et
jugeant, plus loin, les caractères sanglants de la
lutte, il nous dit : « La postérité impartiale et juste
décidera du côté de qui était la raison : de celui
(1) Heredia : Oiw. cité.
136 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
des Américains qui se virent obligés d'exécuter des
actes de représailles douloureuses en violentant leur
sensibilité naturelle et la douceur de leur caractère
(sic) ; ou de celui des Espagnols qui, en ce siècle de
la culture et de la philosophie, ont renouvelé en
Amérique les scènes sanglantes de la première
conquête, y.
Si l'histoire de notre émancipation est basée sur
un critère si contradictoire, si des écrivains moder-
nes acceptent sans examen des appréciations pareil-
les, comment est-il possible d'étudier consciencieu-
sement notre évolution historique ?
Considérer comme Espagnols, c'est-à-dire comme
représentant du gouvernement espagnol au Vene-
zuela, des hommes obscurs, résidant depuis long-
temps dans le pays, identifiés par leur métier avec
la classe la plus basse de la population ; qualifier
de défenseurs conscients du régime colonial et du
monarque les dix ou douze mille zambos, mulâtres,
Indiens et nègres qui constituaient les armées de
Boves, Yanes, Rosete, etc, et n'établir aucune diffé-
rence entre ceux-ci et les véritables représentants
de l'Espagne qui furent, en général, humains, géné-
reux et justes et, à cause de cela même, victimes de
la haine et des persécutions de ces mêmes bandits
« qui s'appelaient défenseurs du roi », — équivaut
à enlever à notre révolution ses caractères les plus
particuliers et les plus typiques.
Francisco Tomâs Morales, le plus distingué des
lieutenants de Boves, natif des îles Canaries, qui,
comme lui, vint tout jeune dans le paj's où il fut
domestique, contrebandier et épicier, nous a laissé
le plus précieux témoignage du caractère de notre
révolution en ses premières années : « Il est néces-
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 137
saire, écrivait-il en 1816 au général Morillo, d'avoir
présent à l'esprit l'état des populations à cette épo-
que et de considérer contre qui l'on faisait la guerre.
Toutes les provinces étaient en combustion ; les
unes proclamaient qu'elles aimaient le roi, les
autres qu'elles lui étaient contraires et aspiraient à
l'indépendance. La lutte éclata entre les fidèles et
les révoltés sans que les uns ni les autres sollicitas-
sent des appuis extérieurs qui les aidassent à faire
triompher leur opinion. Les Américains, les créoles
étaient agents et exécutants dans les actions : le
père contre le fils, le frère contre le frère, et peut-
être les époux l'un contre l'autre. Les cliefs espa-
gnols, qui pouvaient prendre ou tenaient en main
les rênes du gouvernement, n'avaient pas la con-
naissance nécessaire du caractère et des moeurs des
habitants, ou bien, voulant faire la guerre d'après
les méthodes apprises dans les livres, ils se voyaient
enveloppés et pris comme dans un filet par l'agi-
lité des troupes sans pouvoir faire un pas avec
succès à moins qu'ils ne fussent suivis des indigè-
nes même.
« José Tomâs Boves eut l'habileté de pénétrer
les sentiments de ceux-ci et de gagner du prestige
auprès d'eux, par cette sj'^mpathie ou, comme on
dit, par ce je ne sais quoi qui excelle dans les
actions d'un homme et le fait maître de ses sem-
blables.
« Boves dominait impérieusement les llaneros,
gens belliqueux et tels qu'il faut savoir les manier
pour pouvoir utiliser leur nombre et leur adresse.
Avec eux il vainquit à La Puerta, à Bocachica, à
Valencia, dans les llanos, dans la capitale même et.
dernièrement, à Urica où il perdit la vie. Les sol-
138 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
dats l'adoraient et le craignaient ; et ils allaient au
combat avec la foi que sa valeur et son intrépidité
les feraient vainqueurs. Il mangeait avec eux, il
dormait au milieu d'eux ; ils étaient toute sa joie
et son divertissement, car il savait que ce n'était
que de cette manière qu'il pouvait les tenir à sa
dévotion et compter sur leurs bras pour les com-
bats. Ces vérités étaient rendues plus évidentes
encore par le contraste avec les armées ou divisions
que commandaient les chefs de la province nom-
més par le gouvernement. ...Boves mourut aimé de
ses soldats et comblé de gloire par ses vic-
toires. » (1).
Par contre, le général Morales confesse toute la
haine qu'inspiraient aux hordes royalistes les mili-
taires venus d'Espagne : « N'est-ce pas moi, dit-il,
qui sauvai la vie de Juan Manuel Cagigal lorsque
d'autres, qui se vantent d'être Espagnols et le sont
peut-être de nom, tentèrent de le perdre ? » Et
plus loin, il ajoute : « Je savais que les soldats
n'aimaient pas Cagigal, qu'ils désiraient même sa
mort et que certains pensèrent aller à Puerto-
Cabello pour le tuer. «
Heredia raconte que lorsque Monteverde prit la
fuite à Puerto-Cabello, en août 1813, devant l'armée
(1) Rodrîguez Villa : Oun. cité, t. III.
Pâez, qui hérita, chez les Uaneros, le prestige de Boves, lui
ressemble par beaucoup de traits caractéristiques. « Malgré la
vanité naturelle du sauvage, Paez vit dans une égalité parfaite
avec ses soldats ; quand il est avec eux, leur table, leurs jeux,
leurs exercices sont les siens. C'est ainsi qu'il est parvenu à
être tout-puissant au milieu de sa troupe indiciplinée et que,
dociles à un chef qui donne l'exemple du courage, les soldats
obéissent à ses ordres avec la soumission de la servitude ».
G. MoLLiEN : Voyage dans la République de Colombie en 1823»
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 139
victorieuse de Bolivar, « les zambos, réputés fidè-
les royalistes, couraient, ivres par les riies de Va-
lencia, et l'on craignait à chaque instant qu'ils com-
mençassent leurs prouesses par l'assassinat des
blancs et le pillage des maisons ». Et il ajoute :
« Dans la maison du capitaine général, je fus
menacé par quelques-uns des rares mulâtres de
la garde de Monteverde, qui disaient à haute voix
qu'avant l'entrée des insurgés à Valencia, quelques
têtes de blancs tomberaient et que la mienne serait
la première. Pour retourner à ma demeure, qui
était à l'extrémité opposée de la ville, je dus traver-
ser ces bandes de furieux, avec la crainte d'être
assassiné à chaque pas. » (1).
IV
La profonde différence d'instincts et de mobiles
qui exista toujours entre les troupes commandées
par Boves et ses semblables et celles qui venaient
directement d'Espagne, commandées par des offi-
ciers qui foulaient pour la première fois le sol
américain, nous la trouvons clairement établie dans
des documents qui émanent de nombreux patriotes.
Le gouverneur de Barinas, Manuel Antonio
Pulido disait à Bolivar en octobre 1813 : « L'armée
de Yaiïes se compose d'Américains (Vénézuéliens)
qui sont nos ennemis acharnés et d'Espagnols qui,
lésés dans leurs intérêts, ont le plus vif désir de
reprendre leurs biens et aussi celui de se venger
(1) Blanco y Azpurua : Doc, t. IV, p. 742.
140 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
contre l'héroïsme de nos troupes qui les ont expul-
sés de notre sol qu'ils considèrent comme leur pro-
priété. Ces barbares ont, chez nous, des agents et
des espions habiles qui ne sont autres que leurs
femmes, leurs fils, leurs domestiques et même
leurs amis. »
Et, se référant aux 1.200 Espagnols qui venaient
d'arriver à Puerto-Cabello sous les ordres du colo-
nel José Salomon, il dit : « Ces soldats qui arri-
vaient d'Espagne ne se battirent que pour gagner
leur solde et non pour se venger ni défendre un
intérêt personnel comme le font ceux de Yanes
qu'il faut ménager et détruire immédiatement »,
car « cette armée est composée d'hommes connus,
de militaires ayant la pratique du terrain, avec des
relations et des connaissances dans ces villages où
ils comptent trouver et trouveront effectivement des
soldats et des complices à l'instant où ils entrepren-
dront leur marche contre nous. Argent, armes,
cavalerie, tout sera prêt à l'instant où l'ennemi nous
attaquera, tout leur sera fourni par ceux-là même
qui, malgré notre vigilance, se réunissent en ban-
des, par instincts diaboliques, pour ravager notre
pays au nom de Ferdinand VII.
« La nature de ces bandes m'épouvante : pres-
que toutes sont stimulées par le même principe, par
le désir qu'ont les mulâtres de se mettre en crédit
auprès des Espagnols pour que ceux-ci, à leur
retour au pouvoir, les récompensent et les élèvent
au-dessus des créoles blancs, »
Des mois plus tard, le Caraquenais royaliste
José Manuel Oropeza, assesseur de l'Intendance de
Venezuela, écrivant à Dionisio Franco, royaliste
comme lui, se lamentait amèrement du peu de zèle
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 141
de ses compagnons, de leur insubordination et indis-
cipline ; il disait « que les chefs se voyaient obli-
gés, ne pouvant faire autrement, d'autoriser le
désordre, le vol, l'assassinat, le vice, l'insubordina-
tion, le scandale et je ne sais quoi encore ; les vil-
lages sont dévastés, tous ceux à qui on peut voler
quelque chose sont poignardés indistinctement, le
vil assassin et l'infâme voleur sont ensuite récom-
pensés. Il n'y a plus de provinces, des populations
de milliers d'àmes ont été réduites à quelques cen-
taines, d'autres à des dizaines, et d'autres il ne reste
que des vestiges de l'existence, en ces lieux, d'êtres
raisonnables. Je n'exagère point, c'est la vérité que
j'ai palpée, avec quelle douleur ! J'ai été étonné de
voir les chemins et les champs couverts de cadavres
sans sépulture, les villages incendiés, des familles
entières dont il ne reste que le souvenir, et qui n'ont
peut-être commis d'autre délit que celui d'avoir
une fortune qui les faisait vivre honorablement.
J'ai vu les églises souillées, pleines de sang, leurs
tabernacles même étaient saccagés. On ne peut en
dire davantage, et je n'ose pas référer ce que j'ai
vu encore et sur quoi j'ai pleuré. Le péril que nous
courons est imminent. Seule la conviction que nous
défendons une cause qui intéresse la religion, le
roi et notre propre tranquillité, pourrait nous don-
ner assez de sérénité et de courage pour voir de
près, sans fuir, un risque et un péril que va nous
apporter une scène plus inhumaine et plus tragi-
que que celle que nous souffrons. Elle va se pré-
senter à visage découvert car elle est déjà à l'exécu-
tion sous le voile : c'est nous, les blancs, qui en
sommes l'objet ! »
Les royalistes distingués. Espagnols et Véné-
142 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
zuéliens, ne crurent jamais que Boves, Morales,
Yanes, avec leurs hordes, défendissent honorable-
ment la cause du roi et, dès les premiers jours, ils
comprirent, comme le gouverneur patriote de Bari-
nas, les vrais mobiles de cette guerre d'extermi-
nation.
« En conviant à toute sorte de désordre, disait
Montalvo, Boves est parvenu à réunir dix ou douze
mille zambos et nègres, qui combattent maintenant
pour détruire les créoles blancs, leurs maîtres, à
cause de l'intérêt qu'ils voient dans cet anéantisse-
ment ; ensuite ils entreprendront la destruction des
blancs européens qui sont aussi leurs maîtres et
dont la mort leur procurera le même bénéfice que
celle des premiers. »
Restrepo appuie ces affirmations en disant que
« les malheurs répétés des patriotes furent dus
non point tant aux horreurs et excès qu'ils commi-
rent sans doute ac milieu de l'incendie produit par
l'exaltation des passions révolutionnaires, qu'au
soulèvement presque général des castes contre les
créoles blancs ». Dans des pages antérieures, il
avait défini le caractère de notre révolution sous
cette forme aussi graphique que significative :
« Presque tous les soldats roj^alistes étant des
indiens, des zambos, des nègres et des mulâtres,
Boves avait déchaîné la plus basse classe de la
société contre celle qui possédait la richesse du
pays. Les races blanche, noire et bronzée allaient
se livrer un combat de destruction et de mort dans
les plaines et sur les montagnes du Venezuela. » (1).
(1) Restrepo : Ouv. cité, t. II, pp, 283-208.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 143
Morillo assurait le gouvernement que les classes
élevées, attachées à la cause de l'indépendance,
« travaillaient aveuglément en faveur des gens de
couleur » ; et, en novembre 1816, il insiste pour
qu'on lui envoie des troupes de réserve, tant par
crainte de l'expédition de Bolivar, des Cayos, que
parce qu'il s'agissait maintenant d'une « .guerre
de nègres contre blancs » et qu'il craignait, natu-
rellement, qu'un soulèvement eût lieu dans ses pro-
pres troupes.
Voici la peinture suggestive que le général espa-
gnol fait de l'état du Venezuela en mai 1817 : « La
mortalité et les ravages qu'une guerre aussi cruelle
a causés diminuent d'une manière évidente la race
des blancs et l'on ne voit presque plus que des gens
de couleur, leurs ennemis, qui ont tenté d'en finir
avec eux. Piar, qui est mulâtre et le plus impor-
tant des hommes de caste, est en relations très
étroites avec Alexandre Petion, mulâtre rebelle qui
s'intitule président d'Haïti, et tous deux se propo-
sent de fonder en Guyane un établissement qui assu-
rerait leur domination en Amérique et où il est à
présumer qu'ils voudront renouveler les scènes du
Guarico et autres possessions françaises de St-Do-
mingue. »
L'esprit qui animait les mulâtres de son armée
inspirait tant de craintes au Pacificateur que, quel-
ques mois après, il résolut d'envoyer en Espagne,
pour y être jugé, le capitaine Alejo Mirabal, malgré
les grands services que ce vaillant de l'Apure avait
rendus à la cause du roi : « D'après les renseigne-
ments que je tiens de personnes judicieuses et
dignes de foi, écrit Morillo au ministre de la guerre,
il est un ennemi acharné de tous les blancs. Il a,
144 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMERIQUE
d'ailleurs, commandé des hommes de sa couleur et
il a trop d'influence sur eux. » Morillo croit « qu'il
serait imprudent et très dangereux de garder dans
le pays un ennemi trop connu comme tel, qui pour-
rait nuire à l'ordre et susciter des troubles », et il
opine « que Mirabal ne doit jamais retourner au
Venezuela, qu'il doit être retenu loin de tout port
de mer, en un lieu où la fuite lui serait le moins
possible, sans que, toutefois, cessent d'être dignes
de la considération royale les bons services qu'il a
rendus à la défense de la cause juste ».
Peu d'années après, ce sont les chefs patriotes qui
se voient obligés, pour éviter la guerre de couleur
— comme on disait alors — d'envoyer aux armées
auxiliaires qui luttaient pour l'Indépendance du
Sud, tous les hommes dangereux, qu'ils fussent
royalistes ou patriotes. Restrepo, parlant d'une des
expéditions qui partirent du Venezuela en 1824,
dit que beaucoup d'officiers llaneros qui avaient
servi dans l'armée du roi y furent incorporés : « Le
général Pâez, ajoute-t-il, connaissait leur nature
inquiète et savait combien ils étaient dangereux
autant parce qu'ils n'avaient pas d'emploi que
parce qu'étant de la caste des hommes de couleur,
ils avaient des aspirations qui pouvaient troubler
l'ordre public. » (1).
Le même général Pâez se lamente, dans ses let-
tres de la même époque au Libérateur, de ce que
les ordres pour lever des troupes aient été trop
hâtifs. « J'aurais pu, dit-il, réunir un nombre plus
considérable d'hommes dont la présence au Véné-
(1) Ouv. cité, t. III.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 145
zuéla n'est pas désirable et qui auraient été très
utiles sur le théâtre des opérations. Pourtant, je
continue à m'occuper de l'affaire et, lorsque j'en
aurai les moyens, je ne manquerai pas de vous
envoyer des contingents de ces hommes que vous
connaissez bien et qui peuvent décider du succès
d'une campagne douteuse. » (1).
Nous verrons comment ces hommes se conver-
tissent d' « égorgeurs » en « héros légendaires », et
comment, au service des chefs patriotes, déployant
les mêmes énergies, la même valeur, la même féro-
cité, les mêmes instincts de sang et de pillage, le
même enthousiasme fanatique que lorsqu'ils cou-
raient se grouper autour de la lance invincible de
Boves, ils contribueront à la noble entreprise de
créer des nations en parcourant triomphalement la
moitié d'un continent depuis l'Orénoque jusqu'aux
rives même du Rio de la Plata.
Ils trouveront dans les rangs patriotes l'oubli le
plus complet de leurs crimes passés. Les grades
militaires obtenus aux jours ténébreux de la Guerre
à mort par des crimes dont les légendes nationales
n'accusent que les Espagnols, étaient reconnus par
les indépendants. Et Bolivar, qui n'avait dans son
grand esprit d'autre morale que celle qui le condui-
sait au succès de la noble cause qu'il défendait,
était le premier à leur offrir des récompenses et des
honneurs (2). Combien de ces insignes bandits —
(1) O'Leary : Ouv. cité, t. II, correspondance du général Pâez.
(2) O'Leary : Ouv. cité, t. X. Indultos.
CÉSARISHE DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE. 10.
146 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
pour employer le style de la légende — portèrent,
plus tard, sur la poitrine la croix des Libérateurs !
Randôn, le héros de Las Queseras et de Pantano
de Vargos, n'avait-il pas été un des officiers les
plus distingués de Boves ?
Avec ce critère, il n'est pas aventuré d'affilrmer
que si Boves lui-même fût resté au service de l'In-
dépendance ou se fût rallié à ses drapeaux, nul
n'aurait eu plus de titres aux grands honneurs par
lesquels la patrie stimula le courage et récompensa
les prouesses des Libérateurs. Et notre littérature
d'épopée aurait des pages chargées de dithyrambes
pour exalter la gloire de l'héroïque soldat, de la
même manière qu'elle a des anathèmes pour exé-
crer ses crimes abominables (1).
L'histoire, comme la vie, est très complexe. Non
l'histoire inspirée du critère simpliste qui ne voit
dans notre grande révolution que la guerre contre
l'Espagne et la création de notre nationalité, mais
celle qui va jusqu'au plus profond des entrailles de
cette effroyable lutte sociale, qui étudie la psycho-
logie de nos masses populaires et analyse tout
l'ensemble de désirs vagues, d'aspirations impréci-
ses, d'impulsijons égalitaires, de confuses revendica-
tions économiques, qui constituent toute la trame
de l'évolution sociale et politique du Venezuela.
(1) M. Ernest Lavisse dit qu'il n'y a pas de panégyriques pour
les méchants ; M. Fouillée lui répond que ce n'est pas sûr
lorsqu'il s'agit de méchants victorieux.
PSYCHOLOGIE
DE LA MASSE POPULAIRE
Afin de justifier en quelque manière l'opposition
acharnée que la majorité des Américains fit à la
Cause de l'Indépendance, les penseurs patriotes,
et, avant tous, le Libérateur Simon Bolivar, l'attri-
buèrent presque toujours à l'ignorance et au fana-
tisme des masses populaires. Mais si nous exami-
nons cette raison, tenue jusqu'à maintenant pour
bonne, nous découvrons qu'il est absolument impos-
sible d'établir, chez aucun peuple bouleversé par
une guerre intestine comme le fut le nôtre, ces
grandes classifications : d'un côté, les fanatiques,
les ignorants, les serviles, les dégradés par le régime
tyrannique de la Colonie, incapables de comprendre
et encore moins d'aimer la Liberté ; de l'autre côté
les plus intelligents, les plus libres, les plus ins-
truits, les plus capables d'apprécier les immenses
bienfaits de la fondation d'une patrie libre, d'une
république démocratique (1).
(1) Dans nos luttes civiles postérieures à celle de l'Indépen-
dance, on a établi des divisions semblables : pour les goths le
pays se divisa en deux classes d'hommes : les bons, les honnêtes,
les amis de l'ordre, les défenseurs de la société, les représentants
148 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
I
Opposons les faits aux paroles. Ils nous disent
que tous les chefs qui prirent part à la lutte ayant
surgi du même milieu social, la majorité des uns
devait être aussi fanatique et ignorante que celle
des autres. Quelles différences profondes, en effet,
pouvaient exister entre la mentalité de Boves, de
Remigio Ramos, de Rafaël Lôpez, et celle de Pâez,
Arismendi, Zaraza ou Cedeno ? (1). Lorsqu'elle
relate avec épouvante les scènes horribles de la
Guerre à mort, l'histoire qualifie les soldats roya-
listes de « masse fanatisée et stupide, bande de
voleurs et d'assassins », Et c'est, néanmoins, de
ces troupes de délinquants, de « ces hordes furieu-
ses de barbares » que surgissent, peu après, des
guerriers insignes de l'Indépendance, qui, d'abord
dans les plaines de l'Apure et du Guàrico, sous les
ordres de Pâez, Monagas, Zaraza frapperont de
de la civilisation qui étaient eux-mêmes ; les escrocs, les voleurs,
les méchants, les destructeurs de la société, les représentants
de l'ochlocratie, etc. qui étaient les libéraux. Pour ceux-ci, à
l'inverse, il y avait les magnanimes, les rédempteurs du peuple,
les amis de tous les progrès sociaux, politiques et économiques,
les régénérateurs moraux et matériels du pajs qui étaient eux-
mêmes, et, dans le parti opposé les sanguinaires, les fanatiques,
les aristocrates, les ennemis jurés de tout progrès et de toute
lumière, les goths, les conservateurs enfin. Ces opinions ne
supportent pas la plus légère analyse. Elles sont bonnes pour
les polémiques de presse et de place publiques et non pour
l'Histoire.
(1) La plus grande partie des vrais chefs patriotes étaient
illettrés. Beaucoup parvinrent, plus tard, à acquérir une culture
supérieure ; mais nous en pourrions citer d'autres qui, même
ayant joué un grand rôle politique après la guerre, savaient à
peine écrire leur nom. Quant aux royalistes, nous nous rappelons
que l'illustre écrivain Pérez Galdôs, dans une visite que nous
lui fîmes à Santander en 1908, nous parlant du général Morales
et de son rôle important aux Canaries après l'Indépendance,
nous dit qu'il était mort sans savoir lire ni écrire.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 149
stupeur les troupes expéditionnaires, « les vain-
queurs de Napoléon le Grand en Espagne », et qui
ensuite, recrutés par le même Pâez dans leurs
llanos comme des fauves et incorporés de vive
force dans les corps auxiliaires qui marchaient
vers les Républiques du Sud pour achever l'œuvre
de l'Indépendance de l'Amérique, « porteront leurs
armes triomphantes et rédemptrices jusqu'aux
champs lointains d'Ayacucho et contribueront à
sceller l'émancipation du Continent sous la direc-
tion du Libérateur et les ordres immédiats du géné-
ral Antonio José de Sucre ».
C'est le même général Pâez qui va nous dire
comment ses brillants centaures étaient exactement
les mêmes « égorgeurs et assassins » qui, comman-
dés par Boves, Yaiïes et Morales avaient ravagé le
Venezuela en 1814.
« Je résolus, dit Pâez, de réaliser le projet que
j'avais fait à Mérida d'aller aux llanos de Casanare
pour voir si, là, je pouvais entreprendre des opéra-
tions contre le Venezuela, en m'emparant du terri-
toire d'Apuré et des mêmes hommes qui avaient
anéanti les patriotes sous les ordres de Boves,
Ceballos et Yaiïes. Tous ceux à qui je communi-
quai mon projet crurent, plus ou moins, que c'était
une folie, car ils ne voyaient aucune possibilité à
ce que les llaneros, qui s'étaient montrés si enthou-
siastes pour la cause du roi d'Espagne et s'étaient
tant compromis dans la lutte contre les patriotes,
changeassent d'opinion et se décidassent à défen-
dre la cause de ceux-ci. »
« Je traitai bien les prisonniers, dit-il plus loin,
et je laissai assez de liberté à ceux que je n'envoyai
pas en Nouvelle-Grenade, pour qu'ils pussent s'en-
150 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
fuir, s'ils voulaient, et retourner chez eux ; aussi,
j'eus la satisfaction de voir beaucoup d'eux revenir
dans nos rangs, car ils étaient tous Vénézuéliens et,
à cette époque, il n'j' avait pas de moyen terme
entre ami et ennemi. La nouvelle de ma générosité
pour les prisonniers et le prestige que donne la vic-
toire se répandirent par tous les villages de Barinas
et d'Apuré, et leurs habitants qui, auparavant,
avaient une mauvaise opinion des patriotes à cause
de la conduite cruelle de quelques-uns de leurs
chefs, furent persuadés de la justice de notre cause
et, flattés par l'humanité avec laquelle nous traitions
les vaincus, ils commencèrent, quoique lentement,
à se réunir à nos troupes pour arriver, plus tard, à
être le soutien de l'indépendance de la Colom-
bie. » (1).
« Bolivar s'étonnait, continue Pâez, non que
j'eusse formé cette armée, mais que je fusse par-
venu à la conserver en bon état et discipline, car,
en sa majorité, elle se composait des mêmes indi-
vidus qui, sous les ordres de Yaiïes et de Boves,
avaient été le fléau des patriotes. En effet, qui
aurait jamais cru que ces hommes, que quelques
écrivains ont qualifiés de sauvages, accoutumés à
vénérer le nom du roi comme celui d'une divinité,
pourraient jamais abandonner la cause qu'ils
(1) Une autre cause, beaucoup plus positive, plus logique,
d'une complexité psjchologique moindre et plus conforme aux
instincts de pillage qui caractérisent les nomades dans tous les
temps et sous toutes les latitudes, produisit cette rapide trans-
formation où n'entrèrent pour rien des idées, des sentiments
ou des affections politiques qui n'entrent pas dans la complexion
psychologique des masses primitives mues toujours par des
appétits matériels. Nous trouvons l'explication dans des docu-
ments dont l'autorité ne prête à aucun doute.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 151
appelaient sainte pour défendre celle de la patrie,
nom qui, pour eux, n'avait aucune signification ?
Qui aurait cru qu'il serait possible de faire com-
prendre à des hommes qui méprisaient ceux qui
ne pouvaient rivaliser avec eux en force brutale
qu'il y avait une autre force supérieure à laquelle
ils devaient se soumettre ? » (1).
Nous devons écarter, comme pure littérature,
l'affirmation que les Uaneros apprirent dans les
^rangs de l'armée indépendante et sous les ordres
du général Pâez ce que c'est que la patrie, car
celui-ci même, comme tous les autres chefs, ne le
savait pas, à cette époque; encore moins avaient-ils
acquis l'idée de la justice et respectaient-ils une
autre autorité que celle de la force brute.
« Les Uaneros que commandaient Pâez, Zaraza,
Monagas et les autres chefs républicains, dit avec
raison l'historien Restrepo, étaient en grande partie
les mêmes et de la même race que ceux qu'avaient
réunis, en 1813 et 1814, Boves, Morales, Yaiies et
Rosete ; ils avaient donc les mêmes vices et étaient
aussi insubordonnés » (2).
L'opinion du général Morillo sur ce sujet est
d'une valeur historique considérable, autant parce
qu'elle coïncide parfaitement avec celle des écri-
vains patriotes que parce qu'elle explique parfaite-
ment en quoi consista l'adhésion des Uaneros à la
cause du roi: ,
« Les rebelles d'Apuré et de l'Arauca, gens féro-
ces et paresseux qui, même en temps de paix, ont
(1) PÂEZ : Ouo. cité, pp. 57, 83, 135.
(2) Ouv. cité, t. II, p. 436, note.
152 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
erré en caravanes par l'immense étendue des plai-
nes, volant les troupeaux et saccageant les villages
voisins, ont trouvé dans la guerre une occasion très
favorable pour vivre conformément à leurs désirs
et à leurs instincts. Il y eut un homme qui sut les
connaître et les grouper, et les faire combattre
pour la cause du Roi, avec l'espoir de la rapine et
du pillage, seul mobile qui les anime. Ce fut le feu
colonel José Tomâs Boves qui, se trouvant dans
l'Apure, lorsque Bolivar et les autres chefs rebelles
dominaient ces provinces, se mit à la tête de ces
mêmes llaneros qui, aujourd'hui, nous font la
guerre, et leur montrant les villes opulentes à l'in-
térieur les y conduisit et en finit avec les traîtres.
Mais le gouvernement légitime aj^ant été rétabli,
ces hommes, qui ne peuvent vivre qu'à cheval, dans
leurs plaines et au milieu des troupeaux, retour-
nèrent chez eux ; peu à peu, ils se réunirent en
petits groupes et proclamèrent l'indépendance qui
était le mot au nom duquel ils pouvaient continuer
de voler.
« Je fis ce que je pus pour les anéantir, et effec-
tivement je parvins à surprendre un grand nombre
des plus renommés, à les chasser des Uanos de San
Martin et de Casanare en les poursuivant, depuis
mon arrivée d'Espagne jusqu'à l'époque de la
bataille de Mucuritas, bergerie située dans le banc
que forment l'Apure et l'Arauca où tous les lanciers
s'étaient réunis sous les ordres de l'audacieux José
Antonio Pâez. Ce chef, qui ne manque ni d'intelli-
gence, ni de courage, sut profiter du chemin que le
fameux Boves avait laissé ouvert et il fit comme lui
avec les lanciers, s'emparant de tous les chevaux
et de tous les troupeaux et laissant leurs adversai-
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 153
j-es sans moyens de pouvoir leur faire la guerre dans
Je désert où ils établissaient leur résidence. » (1).
Le général Pâez va se charger de nous dire ce
que furent ces héros dans les rangs patriotes : « Je
vous assure, écrit-il au Libérateur en 1818, que les
faits dévoilés par l'enquête sur le colonel Nonato
Pérez ne sont que peu de chose en comparaison de
ce dont j'ai été moi-même témoin. Femmes, vieil-
lards, enfants, tous, tous, crient contre ses méfaits ;
l'agent le plus efficace de la tyrannie n'aurait pas
mis à exécution des mesures si violentes. Guasdua-
lito et Arauca qui pleurent encore sur ce qu'elles
ont enduré, tremblent au seul souvenir de l'auteur
de leurs souffrances ; telle a été la conduite de ce
chef. Après avoir tyrannisé la population avec son
despotisme et son orgueil, il quitta le masque de
son ambition, se déclara maître exclusif de tout et
commit des vilenies incroyables, extorqua des sub-
sides et se livra à toutes sortes de rapines pour en
finir avec les derniers moyens d'existence de ces
habitants. » (2).
Le même Pâez, parlant des groupes de cavaliers
(1) Rodriguez Villa : Ouv. cité, t. III, pp. 511-512.
(2) O'Leary : Ouv. cité, t. XVIII.
Notre ami don Carlos Hernâiz nous a raconté qu'un jour il
demanda à son grand-père, le général Soublette, pourquoi le
colonel Nonato Pérez, qui était grenadier, n'avait pas assisté à
la bataille de Boj'acâ, et qu'il répondit malicieusement :
«Parce que nous étions en train de le juger pourvoi. » Et
aussitôt il ajouta en riant : « Et nous, qui nous jugeait ? » Le
général Santander dit dans ses Apuntamientos historicos, en se
référant à la campagne des Uanos, de 1816 à 1818 : « On prenait
des chevaux et du bétail où on en trouvait, sans compter,
comme des biens communs ». Cela fera sourire nos militaires,
car en un siècle il n'y a eu aucun changement ; le droit de
propriété disparaît au premier cri de guerre. C'est ce que notre
auteur d'études de mœurs Francisco de Sales Pérez a S3'^nthé-
tisé dans cette phrase : Vive la liberté ! Meurent les troupeaux !
154 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
destinés par lui à harceler l'armée royaliste en
1818, dit : « Quelques-uns de ces groupes, abusant
de la liberté qui leur avait été donnée d'agir à leur
guise contre l'ennemi et surtout ceux qui parcou-
raient la province de Barinas et les llanos de San
Carlos, commirent des excès contre les citoyens paci-
fiques, et je me vis obligé de donner l'ordre de les
faire revenir à l'Apure. Quelques-uns, qui avaient
retiré de bons profits de leurs courses, recom-
mencèrent sans mon consentement et je me vis dans
le cas de publier un ordre général menaçant de la
peine de mort ceux qui, sans mon autorisation,
passeraient sur le territoire ennemi. En vertu de cet
ordre, je dus en faire fusiller quatre : le fameux
commandant Villasana, un vaillant capitaine de la
Garde, nommé Garrido, un sous-lieutenant et un
sergent. » (1).
« L'armée républicaine, dit Restrepo, étant divi-
sée en un grand nombre de groupes et de petites
divisions, chaque officier disposait arbitrairement
des biens de tous ceux qu'il qualifiait lui-même de
royalistes, et tuait les Espagnols, les Canariens et
même les Vénézuéliens ennemis de notre cau-
se. )) (2).
Mais rien de plus suggestif que le portrait qu'a
tracé Bolivar du colonel Leonardo Infante, car, avec
de légères modifications, il peut être celui de la
majorité des officiers llaneros. A la réception de la
nouvelle du fusillement d'Infante et de la protesta-
tion contre cet « assassinat juridique » lancée par
(1) PÂEZ : Ouv. cité, t. I, p. 169.
(2) Ouv. cité, t. II, p. 211.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 155
le docteur Miguel Pena, ministre de la Cour de
Justice à Bogota, Bolivar écrivit à Fernando de
Peiïalver :
« Dites à Peiia que j'ai regretté beaucoup sa
dispute sur l'affaire d'Infante ; mais que, main-
tenant que le malheureux a été exécuté, il n'aille
pas soulever des scandales et tuer ceux qui restent
vivants. ...Dites-lui que personne ne l'aimait et
estimait plus que moi, mais que nul n'était plus
féroce que lui ; qu'il avait dit mille fois que son
instinct le poussait à tuer les vivants et à détruire
ce qui est inanimé ; que s'il voyait un agneau sus-
pendu il lui donnait un coup de lance, et s'il voyait
une maison, il la brûlait ; et tout cela en ma pré-
sence. Mille fois, il a voulu tuer Rondôn qui valait
mille fois plus que lui. Et avec cela j'ai tout
dit » (1).
II
Bolivar avait pénétré si profondément dans
l'esprit de ces hommes que, dès 1821, il avait
prévu l'impossibilité d'établir au Venezuela une
paix solide, à moins de contenir par la force les
disciples de Boves, ce qui, toutefois, était extrê-
mement périlleux.
« Vous ne pouvez vous faire une idée exacte,
écrivait-il au docteur Pedro Gual, de l'esprit qui
anime nos militaires. Ce ne sont pas ceux que vous
connaissez là-bas (en Nouvelle-Grenade), ce sont
(1) O'Leary : Ouv. Q.ité, t. XXX (Cartas del Libertador),
156 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
c^ux que vous ne connaissez pas : des hommes qui
ont combattu longtemps, se croient des « bien-
méritants » et se considèrent comme humiliés,
misérables et sans espoir de cueillir le fruit des
acquisitions de leurs lances. Ce sont des llaneros
déterminés et qui ne se croient jamais les égaux
des autres hommes, même de ceux qui valent plus
qu'eux. Moi-même, qui ai toujours été à leur tête,
je ne sais pas encore de quoi ils sont capables. Je les
traite avec une particulière considération et elle
n'est pas suffî'sante pour leur inspirer la confiance
et la franchise qui doit régner entre camarades et
concitoyens. Soyez persuadé que nous sommes sur
un volcan prêt à faire explosion. Je crains la paix
plus que la guerre, et, avec ces mots, je vous donne
une idée de tout ce que je ne dis ni ne puis
dire. » (1),
Bolivar était si bien convaincu des mobiles qui
avaient poussé les llaneros à s'enrôler sous les dra-
peaux de l'Indépendance après la mort de Boves
qu'en 1821, peu de jours après la bataille de Cara-
bobo, il écrivait au ministre des Finances de la
Grande Colombie, par l'organe de son secrétaire le
général Pedro Bricefio Méndez : « Lorsque le
général Pâez occupa l'Apure en 1816, se voyant
isolé au milieu d'un pays ennemi, sans appui ni
espérance de pouvoir en trouver quelque part, sans
pouvoir même compter sur l'opinion générale du
territoire, il se vit obligé d'offrir à ses troupes que
toutes les propriétés qui appartiendraient au gou-
vernement dans l'Apure (qui étaient celles qu'on
(1) O'Leary : Ouv. cité, t. XXIX, p. 207.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 157
avait avait confisquées à l'ennemi) seraient distri-
buées entre elles libéralement: Tel fut le moyen le
plus efficace pour retenir ces soldats et augmen-
ter leur nombre parce que tous accoururent pour
participer à des avantages égaux.
« Le général Pâez, ajoute le secrétaire, était si
persuadé de l'importance de cette promesse et des
excellents effets qu'elle avait produits, qu'en se
soumettant à l'autorité de S. E. le Président, alors
chef suprême, et en la reconnaissant, il n'exigea
que la ratification de son offre. S. E. ne put s'y
refuser et, la croyant juste dans son objet, il crut
convenable de la modifier et de l'étendre à toute
l'armée. »
Le Libérateur avait fait promulguer, en octobre
1817, une loi de répartitions qui ne fut pas exécu-
tée. Plus tard, le Congrès, composé d'hommes qui
ignoraient complètement l'esprit de nos nomades,
adopta le système de distribution de billets ou
obligations que les llaneros virent avec la plus
grande méfiance « et cela causa toute sorte de
plaintes et de récriminations parce qu'ils crurent
qu'on donnait des billets pour ne pas donner les
propriétés que ces papiers représentaient ». Le
ïlanero méfiant, soupçonneux et pour qui un sim-
ple papier n'avait aucune valeur, vit avec mépris
ces billets, et le secrétaire Briceiio Méndez croyait
avec raison que « le discrédit de ces papiers ne ces-
serait de grandir si on ne suspendait pas leur émis-
sion et leur distribution et si on ne rendait pas
effective d'une autre manière la distribution des
biens dont le Libérateur avait ordonné qu'elle se fît
« sur les propriétés mêmes ».
Le Venezuela ayant été définitivement libéré à
158 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Carabobo, les llaneros réclamèrent péremptoire-
ment leur dû. Les billets étaient offerts au dix pour
cent, sans qu'il y eût des acheteurs, et le Libérateur
demandait que le Congrès s'occupât de préférence
d'une affaire « qui, si on en retardait la solution,
pouvait causer des troubles graves... Du moins en
ce qui concerne la division d'Apuré et les autres
du Llano la distribution immédiate des propriétés
est d'une nécessité forcée si l'on veut prévenir les
désastres que j'ai déjà annoncés. Si on ne la fait
pas, vous pouvez dès maintenant avertir le Congrès
général que ni le Président ni aucun chef subalterne
ne peuvent être rendus responsables des révoltes et
des subversions qui troubleront la tranquillité
publique ». Le Libérateur « regrettait de se voir
obligé de faire une pareille déclaration quand tout
le monde croj'ait au patriotisme sentimental et
platonique des llaneros qu'ont célébré jusqu'à
maintenant les historiens, les romanciers et les
poètes. Mais si, en même temps, disait le secrétaire,
le Libérateur comprend que la stabilité de la Répu-
blique en dépend de quelque manière, comment
pourrait-il s'abstenir de faire cette déclaration ? »
On voit par les appréciations suivantes combien
Bolivar connaissait profondément la psychologie
de nos llaneros et savait de quoi ils étaient capables
si on ne tenait pas les promesses de récompenser
leurs services : « Avec des hommes habitués à tout
obtenir par la force, disait-il dans la même note,
habitués à la guerre, peu ou point sensibles aux
sentiments de générosité et de désintéressement, et
tant de fois trompés par nos ennemis, on ne peut
adopter des moyens qui ne soient pas extrêmes ;
on ne peut les entretenir de flatteries ni d'espé-
CÈSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 159
rances et quelle que soit la promesse que leur fasse
le Congrès, ils n'y verront qu'un moyen d'éluder ce
qu'ils peuvent exiger. «
Trois jours seulement avant la date de cette note,
le Libérateur avait écrit dans le même sens au
ministre des Finances, ce qui prouve que les Cen-
taures s'impatientaient et réclamaient, avec des
menaces, « le fruit des acquisitions de leurs lan-
ces ». Dans cette communication il disait : « Il est
d'une nécessité absolue que le Congrès prenne des
mesures qui donnent à l'armée l'espoir certain que
les promesses qu'on lui a faites tant de fois seront
tenues. Il serait très dangereux qu'elle arrivât à
douter de l'accomplissement de ces promesses sur
lesquelles chacun a mis ses espérances. Le jour de
la paix s'approche et, avec lui, le moment de licen-
cier l'armée ; et alors, si, en rentrant chez eux, ils
n'emportent pas l'assurance d'entrer en jouissance
de ce qui leur a été assigné, il n'y aura rien d'éton-
nant à ce que se renouvellent les mêmes défections
que souffrirent les Espagnols lorsqu'ils subjuguè-
rent le Venezuela en 1814, et plaise à Dieu que ce
ne soit pas le signal de la désastreuse guerre civile
qui nous menace au milieu de la déférence appa-
rente de notre population ! » (1).
(1) O'Leary, t. XVIII, pp. 394 et 400. Ces cas ne sont pas rares,
dans l'histoire. « Il est bon d'examiner les choses de près pour
connaître le véritable motif des actions humaines. Ainsi nous
avons tous vécu sur cette idée que la terrible inondation des
Arabes au vue siècle était dictée surtout par des mobiles reli-
gieux. Les disciples de Mahomet s'élancèrent, disait-on, à la
conquête du monde pour le convertir par l'épée. Il n'en a pas
été absolument ainsi. Les Arabes avaient en vue la richesse
plus que le prosélj'tisme. « Le nombre des partisans de Maho-
met, dit M. Wahl (Histoire générale, t. I. p. 452), infime tant
qu'il ne s'annonçait que comme un apôtre, avait grandi le jour
160 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Nous avons souligné la dernière phrase parce
qu'elle contient des appréciations d'une significa-
tion immense. Le Libérateur dit que, comme les
Uaneros se firent les ennemis des Espagnols lorsque
ceux-ci, après avoir subjugué le Venezuela grâce à
eux, ne tinrent pas les promesses faites par Boves
et Yanes, de même, maintenant, ils soulèveraient
la guerre civile contre le gouvernement s'il ne tenait
pas les siennes. Le Congrès suivit les indications
du Libérateur, mais l'exécution de la loi ne fut
pas aussi équitable qu'on l'avait espéré. Pâez et
quelques autres chefs, secondés par des spécula-
lateurs, commencèrent à acheter les titres des
soldats, surtout ceux des Uaneros de l'Apure, à des
prix dérisoires, de sorte que les latifundia colo-
niaux passèrent sans modification aux mains de
Pâez, de Monagas et de quelques autres qui, étant
entrés en guerre sans aucune fortune, furent, à
peine le Venezuela était-il constitué, les plus riches
propriétaires du pays. Cette violation de la loi fut
suivie de la réaction du parti royaliste qui, maître
des Conseils du gouvernement et des tribunaux de
justice, commença d'annuler les confiscations des
biens des émigrés qu'ils reprirent aux guerriers de
où il offrait à qui voulait le suivre, la guerre, le pillage et la
dépouille des infidèles. »
J. Novicow : Conscience et Volonté sociales, p. 261.
C'est exactement le concept des acteurs et témoins de la
Révolution au sujet des mobiles qui poussèrent les hordes
llaneras à combattre en faveur de la cause royaliste au commen-
cement de la guerre et à s'enrôler ensuite sous les drapeaux de
la patrie lorsque le chef de l'armée expéditionnaire voulut les
soumettre à la discipline et leur imposer le respect de la
propriété. Heredia dit que « Boves se fit l'idole des gens de
couleur, de ces hordes de Cosaques qu'on appelait Corps de
Cavalerie parce qu'il les animait de l'espoir de détruire la
caste dominante et de la liberté du pillage. »
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 161
l'Indépendance, auxquels on les avait assignés en
récompense de leurs services, pour les rendre à leurs
anciens propriétaires ou à leurs descendants qui
revenaient au pays. Bien entendu, cette mesure
n'atteignit ni ne pouvait atteindre le général Pâez
ni aucun des autres magnats qui continuèrent
d'accroître leur richesse territoriale.
Alors, il advint ce qu'avait prévu le Libérateur:
les llaneros s'adonnèrent de nouveau au vol et au
pillage, comme ils avaient coutume de le faire
depuis les temps coloniaux, avec cette différence
que, maintenant, ils pouvaient déguiser leurs impul-
sions barbares en proclamant des principes politi-
ques et des « réformes » constitutionnelles.
III
On a vu comment la guerre qui continua au Sud
du Continent fournit à quelques-uns de ces hommes
l'occasion d'aller faucher des lauriers avec leur
bravoure innée dans les batailles finales de l'Indé-
pendance de l'Amérique. « Le général Pâez, dit
Restrepo, voulut les appeler sur le chemin de la
gloire, les uns au Pérou, d'autres au Sud de la
Colombie...; leurs lances firent trembler plus d'une
fois les Espagnols sur le sol des Incas. » (1).
Cependant, non sur le chemin de la gloire, mais
au sein de la gloire même, et portant sur leur
luxueux uniforme les insignes de leur triomphe,
beaucoup de ces hommes en qui la discipline des
(1) Ouv. cité, t. III.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE. ll_
162 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EX AMÉRIQUE
armées régulières n'avait pas encore eu le temps
d'exercer son action éducatrice, ne cessaient de
constituer, par l'individualisme barbare qui carac-
térise les peuples pasteurs, un grand péril pour la
tranquillité publique.
C'est que le fait de changer de drapeau ne pou-
^ait correspondre en aucune manière à une modi-
fication profonde de l'organisme psychologique de
nos llaneros. En passant d'un parti à l'autre, ils ne
faisaient que changer de chef ; dans le fond obscur
de leur esprit et de leurs affections, le majordome
Pâez était l'héritier légitime du papa Boves.
La psychologie reconnaît, chez les individus
comme chez les peuples, l'impossibilité de ces modi-
fications brusques et totales (1).
Dans l'évolution historique du Venezuela, on
observe clairement comment, à chaque commotion,
éclataient les mêmes instincts brutaux, les mêmes
haines, les mêmes passions, les mêmes impulsions
d'assassinat et de pillage, et comment continuaient
à surgir du sein de nos masses populaires les
mêmes hordes de Boves et de Yaiîes, prêtes à répé-
ter, au nom des principes républicains, les mêmes
crimes qu'elles avaient commis au nom de Ferdi-
nand VIT, également ignorantes de ce que signifiait
le gouvernement colonial ou le gouvernement pro-
pre. C'est que, malgré toutes nos idéologiques trans-
formations politiques, le fonds intime de notre peu-
ple continua, de longues années, d'être le même
(1) « Lorsqu'on étudie de près tous ces prétendus change-
ments, on s'aperçoit bientôt que les noms seuls des choses
varient, tandis que les réalités qui se cachent derrière les mots
continuent à vivre et ne se transforment qu'avec une extrême
lenteur. »
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 163
que durant la Colonie. Les passions, les instincts, les
mobiles inconscients, les préjugés héréditaires
devaient continuer d'être, dans ce fonds, des élé-
ments de destruction et de ruine, contenus unique-
ment par les moyens coercitifs dont a disposé si
amplement le chef de l'Etat sans sujétion possible
aux garanties rêvées écrites dans les constitu-
tions (1). i
Déjà, en pleine République et après avoir cueilli
les gloires et les honneurs de la guerre, le général
Pâez même qui se vantait tant d'avoir enseigné aux
llaneros de l'Apure à aimer la Patrie, la Liberté et
la Justice et de leur avoir fait respecter un autre
pouvoir que celui qui émane de la force brute, se
voit obligé, en présence des faits concrets, de pein-
dre ses compagnons de gloire, comme on le verra
plus loin, avec les couleurs les plus vraies et les
plus suggestives.
(1) Juan Vincente Gonzalez, le seul des historiens vénézuéliens
qui, encore dans la chaleur de la lutte des partis, eut conscience
de la continuité historique dans l'évolution sociale et politique
du pays, disait en 1846, plein de fraj'eur devant les menaces de
soulèvement qui venaient des llanos : « Tout est à craindre des
points où existent tant d'éléments de guerre, où se leva la
faction de Farfân... d'où sortirent, pour une œuvre de destruc-
tion, les hordes de Boves... De toutes parts, les méchants
lèvent impunément le front. Des tumultes et des émeutes
mettent en alarme les llanos de Galabozo qui suffirent à Boves
pour ravager ce pays ; sur plusieurs points bouillonnent des
projets de conspirations et d'assassinats... ». Pourtant, Gonzalez
attribue à l'influence du rédacteur du Venezolano, Antonio
Leocadio Guzmân, cet état d'effervescence : « Que M. Guzmân
soit félicité, disait-il, lui qui s'appelle l'ami des institutions et
les vilipende, qui se vante d'aimer la paix et allume la guerre
la plus cruelle dont la malheureuse Amérique donnera l'exemple
(la « guerre de couleurs »), qui se flatte de contenir les masses
qui secouent, à sa voix, toute espèce de frein, et assiste en
souriant au pillage et à l'assassinat, œuvre exclusive de sa
vengeance contre la société. »
Diario de la tarde, juin 1846.
164 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
IV
« Les Vénézuéliens accoutumés pendant de lon-
gues années à vivre dans des camps au milieu du
bruit des armes et sous une discipline qui n'avait
pu être sévère en aucune manière, se trouvaient
habitués, surtout dans les plaines qu'arrosent
l'Apure et ses affluents, à ce que les biens fussent
en commun pendant toute la durée de la guerre :
c'est-à-dire le bétail bovin et les chevaux qui peu-
plent ces immenses plaines. La guerre finie, on
licencia un grand nombre de llaneros qui, de retour
dans leur pays, se trouvèrent sans fojer ni occupa-
tion. Ils ne pouvaient se persuader qu'il était inter-
dit de s'emparer des vaches et des veaux qui
paissaient dans les prairies et ils voulaient
continuer de vivre comme en temps de guerre.
Sachant que le cuir et la graisse des animaux trou-
vaient des acheteurs partout, ils se groupèrent, sur-
tout dans la région de l'Apure, en bandes de voleurs
qui tuaient les bêtes éparpillées dans les savanes,
sans autre objet que de s'emparer du cuir et de la
graisse pour les vendre aux usuriers dont la cupi-
dité les excitait à se livrer à ces excès. Avec de tels
appâts de gain les fleuves navigables furent infes-
tés d'embarcations montées par des voleurs de
bétail qui transportaient le fruit de leurs rapines
pour le vendre dans les villages. Les savanes étaient
partout couvertes de squelettes de bêtes et une
pareille destruction menaçait d'une extermination
prochaine les troupeaux de l'Apure, unique richesse
de ces vastes plaines. » (1).
<1) Restrepo : Oiw. cité, t. III, p. 412. L'historien colombien
ne se rappelait pas alors que ces bandes de voleurs existaient
depuis les temps coloniaux et existent partout oii il y a des
plaines et des chevaux.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 165
Alors ne suffisent pas, pour les contenir, les
mesures sévères dictées, et parfois exécutées per-
sonnellement, par le général Pâez, par Cornelio
Muiïoz et par l'ancien colonel royaliste Facundo
Mirabâl, ces deux derniers chefs des camps volants,
qui appréhendaient les voleurs de bestiaux et les
fusillaient sans forme de procès. Cela se passait en
1824. Ceux qui ne succombaient pas aux mains
de cette justice expéditive étaient envoyés, comme
nous l'avons dit, aux armées auxiliaires du Pérou :
« Là-bas, un théâtre de gloires s'ouvrait à eux et on
leur donnait une occupation qui convenait à leurs
instincts belliqueux et à leurs vieilles habitudes. »
Mais rien ne put réprimer le pillage ni réduire à
l'obéissance du gouvernement ces troupes de ban-
douliers qui se reproduisaient sans cesse comme si
elles eussent surgi d'un sol encore trop inculte pour
produire d'autres fruits. La situation tardera de
longues années à se modifier. « Avec leur foi abso-
lue dans l'influence efficace des lois, les hommes
cultivés prétendront changer cet état d'anarchie
spontanée sans même soupçonner qu'il était
l'expression logique d'un organisme social rudi-
mentaire en plein travail d'intégration, le même
qui était en train de se réaliser dans tous les autres
pays de l'Amérique espagnole avec des manifesta-
tions plus barbares et plus sanglantes dans ceux où
prévaut la plaine et où la vie pastorale s'était déve-
loppée avec tous ses caractères disgrégatifs, consti-
tuant des groupes ou clans nomades antagonistes,
sans sujétion possible à aucun régime régulier de
gouvernement, s'unissant occasionnellement sous
l'autorité temporelle d'un chef « pour semer par-
tout sur leur passage, la terreur et la dévastation »,
166 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Le Venezuela, comme l'Argentine et l'Uruguay,
souffrit alors les conséquences nécessaires et fatales
qui découlaient de sa constitution géographique (1).
Les blancs avaient toujours été les maîtres, les
propriétaires, les dominateurs, les privilégiés des
lois et des mœurs. Exécuteurs de la justice et
administrateurs perpétuels des biens de la commu-
nauté, une ambition très légitime les avait poussés
à proclamer l'indépendance, à ne plus reconnaître
le roi d'Espagne, dans l'unique objet, d'après l'opi-
nion des royalistes, de se substituer au monarque
pour établir ce que Bolivar appellera « la tyrannie
domestique active et dominante ». Or, c'est contre
cette caste que devaient se déchaîner, naturelle-
ment, les haines des classes populaires. Contre leur
vie et contre leurs intérêts. Blanc, propriétaire et
patriote étaient synonymes pour les soldats de
Boves et de Yanes ; blanc, propriétaire et goth fut
(1) « Là où il 3' a des plaines et des chevaux, existent des
bandouliers », dit Helhvald. Et Schweiger. se référant à ce qui
se passait, il y a peu d'années, entre les nomades de la Mésopo-
tamie et les autorités turques, explique la situation des Uaneros
vénézuéliens à l'époque coloniale et donne la clef des événe-
ments postérieurs. « Le gouvernement ottoman, dit-il, manque
complètement de la force et de la capacité suffisantes, pour
implanter une civilisation acceptable dans l'Irak-Arabi. Harcelés
depuis longtemps par les grandes tribus des Chamara, des
Montofik, des Béni Lam et autres qui errent par la plaine, les
gouverneurs turcs se voient obligés de penser uniquement au
mo3'en de conserver la stabilité des conditions existantes ; de
sorte que l'histoire de ces dernières décades d'années se réduit
à une lutte incessante dans laquelle, plus d'une fois, les adver-
saires du gouvernement ont été vainqueurs. Si les tribus arabes
des plaines de la Mésopotamie pouvaient se mettre d'accord, le
gouvernement se verrait dans un grave embarras en face de ces
hordes puissantes qui peuvent fréquemment réunir de 10.000 à
20.000 combattants. » Citation de Helhvald : La Terre et l'Homme.
y. De.molins : Comment la route crée le type social, t. L Nous
insisterons sur ces points lorsque nous étudierons l'influence
du milieu dans notre évolution historique.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 167
ensuite le drapeau qu'arborèrent les mêmes bédouins
lorsque Morillo, obligé de restaurer l'ancien régime
et de soumettre les troupes vénézuéliennes à la
même rigoureuse discipline que celle de l'armée
métropolitaine, se vit abandonné par eux pour pas-
ser dans les troupes de l'Indépendance.
Morillo perdit alors le prestige du gouvernement
espagnol pour les mêmes raisons qui produisirent,
dès 1827, l'impopularité absolue de Bolivar et, plus
tard, celle du général Pâez lui-même. Après la
fondation de la seconde République dans la Cons-
titution de laquelle entra comme élément principal
du procès justificatif « la réaction contre les lois
draconiennes du général Bolivar qui l'avaient rendu
si odieux au peuple », ce fut Pâez même qui se vit
obligé de réprimer de la manière la plus cruelle ses
anciens lieutenants soulevés à chaque instant pour
renverser les autorités exécutrices des mêmes lois
draconiennes qu'elles avaient tant reprochées au
Libérateur.
Le Congrès de 1836, alarmé de la continuation des
vols de troupeaux et des soulèvements continuels,
vote, malgré les beaux principes sanctionnés par
la nouvelle Constitution, la nouvelle loi sur le vol,
par laquelle « les capitaines ou chefs de bandes qui
infestent les villes et les routes seront condamnés à
mort, et leurs complices à cent cinquante coups de
verge appliqués en trois fois, de quinze à quinze
jours, et à dix ans de prison ». Pour les vols de
cent à cinq cents piastres, la peine était de cin-
quante coups de verge et deux ans de travail forcé
dans les entreprises de travaux publics du canton
ou de la province. Entre cinq cents et mille piastres,
la peine était du même nombre de coups de verge
168 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EX AMÉRIQUE
et de cinq ans de travaux, forcés; au-dessus de raille
piastres, les coups de verge s'élevaient à soixante-
cinq, avec six ans de prison.
Cette loi venait réformer celle de Colombie du
3 mai 1826 dont l'exposé des motifs s'inspire de
l'impérieuse nécessité qui l'avait dictée (1). Mais
comme c'était précisément sur le principal élément
de toute révolution que devait s'appesantir le poids de
la loi, celle-ci tomba en désuétude lorsque les adver-
saires de la Colombie et de Bolivar eurent besoin
de flatter les passions populaires et établir l'impu-
nité en système comme l'avaient fait d'abord Boves,
puis les patriotes et, dans le cours de notre vie natio-
nale agitée, tous ceux qui, obéissant aux mêmes ins-
tincts et aux mêmes passions qui constituent la
trame inconsciente de notre évolution nationale,
furent entraînés par le torrent de haines et de pas-
sions dont les patriciens ingénus du 19 avril 1810
avaient rompu les digues sans se rendre compte des
conséquences.
En vertu de la loi sur le vol, « un juge de la
paroisse Urbana (province de Guyane), dit un jour-
nal de l'époque, fit fixer un boute-hors pour fouet-
ter les voleurs ; quelques habitants l'enlevèrent ; le
juge, fort de son autorité, voulut le remettre en
place, et les mutins l'assassinèrent lui et deux
autres juges. Ce crime commis, ils se convertirent
en une faction politique contre le gouvernement et
proclamèrent des réformes et autres choses » (2).
(1) « Considérant : que par une conséquence de la longue
guerre qu'a soufferte la République, une certaine classe d'hom-
mes s'est démoralisée au point d'attaquer fréquemment de la
manière la plus scandaleuse la propriété et la sécurité indivi-
duelle du pacifique citoyen, etc., etc. »
(2) Francisco figure comme lieutenant-colonel parmi les Cent
Cinquante Héros de las Queseras del Medio ; et Juan Pablo
était le fameux llanero qui, à la bataille de Semen, blessa d'un
coup de lance au ventre le général Morillo.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 169
Juan Pablo et Francisco Farfân, les chefs de
cette faction qui ébranla profondément la Répu-
blique, étaient de ces vaillants officiers llaneros
qui, après avoir été de furieux royalistes avec
Yailes, se convertirent en « héros légendaires »
sous les drapeaux de l'Indépendance. Et, bien
qu'ils eussent été du petit nombre des favorisés
dans la distribution qu'on fit des bergeries de
l'Apure, ils persévèrent dans leur vie de bandits,
confirmant ainsi les justes appréciations du Libé-
rateur.
Les Farfân, dit Pâez, « étaient de ceux qui, en
plus d'une occasion, m'avaient puissamment aidé
à réussir dans mes plus téméraires entreprises.
-Véritable type du llanero bédouin : hommes de
stature géante, de musculature athlétique, d'une
valeur faite de férocité et n'obéissant qu'à la force
brute. Ils avaient servi dans les rangs du royaliste
Yafies ; mais lorsque j'offris de nommer capitaine
tout llanero qui m'amènerait quarante hommes,
ils se présentèrent à moi avec quelques-uns et,
depuis lors, ils ont fait la guerre avec moi dans
l'Apure. Si j'avais été très sévère avec mes troupes,
j'aurais eu à châtier rigoureusement les Farfân,
car souvent ils désertaient avec leur escadron, et,
après avoir commis des actes de violence, ils se
présentaient de nouveau à moi et ils essayaient de
se disculper de leur absence par des prétextes
inadmissibles. La tolérance — ajoute Pâez, contre-
disant ce qu'il affirme en d'autres pages de ses
Mémoires — était, à cette époque, une vertu que
recommandait la prudence et qu'exigeait la néces-
sité de compter avec les vaillants.
« Peu avant la bataille de Mucuritos, conti-
170 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
nue-t-il, les Farfân m'en firent une des leurs et je
les congédiai en les menaçant de les tuer à coups
de lance s'ils ne se retiraient pas immédiatement
de ma présence, avec tous leurs gens. C'est pour-
quoi ils n'assistèrent pas à cette fameuse journée.
Plus tard, je consentis à les reprendre, et l'on a vu
les services qu'ils me rendirent à la prise de
Puerto Cabello en 1823. »
Pâez réussit à les soumettre alors « rien qu'avec
ses conseils » et eux, « comme de bons Uaneros,
ils firent un faux serment »; et, l'année suivante,
ils se soulevèrent de nouveau en proclamant
n'importe quoi, la première chose qui vint à l'es-
prit d'un écrivassier à leur service : la résurrec-
tion de la Grande-Colombie, la réforme de la Cons-
titution, le rétablissement du for militaire et
ecclésiastique, le jury, etc., toutes choses sur les-
quelles ils étaient aussi bien au courant que
Cisneros, le guerrillero royaliste des Vallées de
Tuy, lorsque, en 1829, il acclamait à la fois le roi
d'Espagne et le général Santander et criait :
« Mort aux blancs ! » Ils cherchaient en réalité ce
qui leur importait le plus, l'impunité absolue pour
leurs crimes et l'abolition des impôts qui, sous ui!
nom différent, étaient les mêmes qui avaient
rendu l'ancien régime si odieux.
Pâez avait manqué réellement à sa parole. Car
il leur avait promis, après la mort de Boves, non
seulement de partager entre eux les propriétés de
l'Apure, mais encore de les exempter de toute
espèce d'impôts, et ce sont ces deux promesses qui
firent les Uaneros se résoudre à convenir que l'In-
dépendance ou la diahlocratie, comme ils disaient,
« n'était pas une mauvaise chose » et qu'il leur
CÉSARISMli: DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 171
était égal de tuer et de voler en criant : vive Fer-
dinand VII ! ou : vive la Patrie !
Mais le « majordome » Pâez n'était plus le cheik
arabe, le Khan de Tartares dont nous parlent
ceux qui l'avaient connu en des temps antérieurs,
ou le Seigneur absolu décrit par lui-même au géné-
ral Santander, ni le successeur de Boves, comme
l'appelle Morillo, ni le chef de bandouliers dont
parlent les royalistes, obligé à exercer « la tolé-
rance de tous les délits comme une vertu que la
prudence recommandait ». Pâez était, en 1837, le
Fondateur du Pouvoir Civil, le Citoyen illustre du
Venezuela, le Restaurateur de la Constitution, le
Chef de l'Oligarchie Conservatrice. Ses glorieux
services qui l'avaient élevé au premier poste de la
République, en avaient fait aussi le plus riche
propriétaire. Instinctivement il inclinait vers la
vie civilisée, il avait commencé son éducation en
imitant les Anglais qui arrivèrent à Apure en
1818; et, en fréquentant constamment depuis lors
les hommes les plus notables de l'époque, il
avait acquis toutes les idées et tous les usages de
l'homme de gouvernement, donnant ainsi une
preuve de l'extraordinaire capacité d'adaptation
qui caractérise les caudillos vénézuéliens.
Pâez procéda alors conformément à sa nouvelle
situation, à son caractère de « représentant de la
société », et à ses hautes fonctions de Gendarme
Nécessaire qui l'éloignaient complètement de ses
anciens lieutenants. S'étant fait nommer Chef
suprême de l'armée par le général Carlos Soublette,
chargé de la présidence de la République, il tomba
violemment sur la faction criminelle des Farfân
et, dans un fait d'armes qui lui valut le surnom
172 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
de « Lion de Payara », il passa au couteau ses
anciens compagnons de gloires et de fatigues.
Alors sa popularité commença à décliner, et il
souffrit la même loi qui, à toutes les époques
d'anarchie, a poussé le peuple à briser ses idoles
lorsque celles-ci, guidées par d'autres sentiments
et d'autres intérêts plus élevés et plus nobles,
cessent de flatter les passions les plus ignobles de
la foule et, de complices de ses délits, se convertis-
sent en défenseurs de l'ordre social et en exécu-
teurs de la justice.
LE GENDARME NÉCESSAIRE
Si, dans tous les pays et tous les temps — même
en ces temps très modernes où nous nous enor-
gueillissons d'avoir conquis pour la raison humaine
une vaste partie du terrain où les instincts com-
mandaient jadis absolument — il a été prouvé
qu'au-dessus de tous les mécanismes d'institu-
tions aujourd'hui établis, existe toujours, comme
une nécessité fatale, le gendarme électif ou héré-
ditaire, à l'œil prévoyant, à la main dure, qui par
les voies de fait inspire la crainte et, par la crainte,
maintient la paix, il est évident que, dans beau-
coup de nations hispano-américaines condamnées,
pour des causes complexes, à une vie turbulente,
le caudillo a représenté une nécessité sociale, et
qu'ainsi se réalise encore le phénomène que les
hommes de science signalent dans les étapes d'in-
tégration des sociétés : les chefs ne sont pas élus,
ils s'imposent. L'élection et l'hérédité, même dans
la forme irrégulière de leurs débuts, constituent
une étape ultérieure (2).
(1) Taine : Les Origines, t. I, p. 341.
(2) Mariano Cornejo : Sociologia gênerai, t. II, p. 501.
174 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
C'est le caractère typique de l'état guerrier où la
préservation de la vie sociale contre les agressions
incessantes exige la subordination obligatoire à un
chef (1).
Quiconque lit l'histoire du Venezuela avec un
esprit libre de préjugés découvre que, même lors-
que l'indépendance fut assurée, la préservation
sociale ne pouvait d'aucune manière être confiée
aux lois, mais aux caudillos prestigieux, aux plus
redoutés, comme cela s'était passé dans les campe-
ments. « Dans l'état guerrier, l'armée est la société
mobilisée, et la société est l'armée au repos ».
Rien de plus logique que Pâez, Bermiidez, Mona-
gas fussent les gendarmes armés contre les bandes
sauvages prêtes à chaque instant et sous le pre-
mier prétexte venu à répéter les crimes horribles
qui détruisirent, en 1814, selon la phrase éloquente
de Bolivar, « trois siècles de culture, d'illustra-
tion et d'industrie ».
Fernando de Peiïalver écrivait en 1823 : « C'est
une vérité que personne ne pourra nier que la tran-
quillité dont a joui le Venezuela depuis que nos
armées l'ont occupé est due au général Pâez, et il
est également certain que s'il s'éloignait de son sol,
le pays serait exposé à une explosion car, pour que
ce malheur arrive, il ne manque que d'appliquer
les mèches à la mine. » (2).
Pefiaher fut un des premiers à comprendre l'im-
portance capitale du rôle que Pâez jouait au Vene-
zuela bien que, comme il l'avait dit en 1821, il
(1) Spencer : Principes de Sociologie. Bourdeau : Les Maîtres
de la Pensée contemporaine.
(2) O'Leary : Ouv. cité, t. VIII, p. 397.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 175
n'existât qu'un « peuple composé de diverses
castes et couleurs, accoutumé au despotisme et à
la superstition, extrêmement ignorant, pauvre et
plein, en même temps, des vices du gouvernement
espagnol et de ceux qui étaient nés au cours des
dix ans de révolution » ; et le fidèle ami de Bolivar
croj^ait que la République « avait besoin pour long-
temps d'un conducteur vertueux dont l'exemple
servirait de modèle particulièrement à ceux qui
avaient rendu des services importants et qui, pour
ce molif, croyaient avoir des droits que ni eux, ni
personne ne pouvait prendre » (1).
Mais lorsque éclata la Révclution de 1826 pro-
voquée par ceux qui croyaient à la panacée des
constitutions écrites (2), sans même soupçonner
l'existence des constitutions efTectives surgies de
l'état social, lesquelles sont celles qui gouvernent
vraiment les nations, il imprime ce conseil suivi
si fidèlement par le Libérateur dont la conduite fut
si âprement censurée, surtout par Santander,
« l'homme des lois », irrité par sa conduite envers
Pâez qui s'était révolté contre la Constitution et
contre le gouvernement de la Grande Colombie.
« Je crois que ce général (Pâez), disait Peiialver,
doit être traité avec beaucoup de douceur par toi
et par le gouvernement, car si l'on veut employer
contre lui la rigueur des lois et non la politique,
les plus funestes conséquences sont à redouter. Tu
connais mieux que personne les éléments dont se
(1) iBiD., Id., p. 370.
(2) Le parti « civiliste » de Caracas accusa Pâez, devant le
Congrès, de violation des garanties constitutionnelles, et ce
furent des civils, parmi lesquels se trouvaient des anciens
royalistes, qui donnèrent cours à raccusation.
176 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
compose notre pays, dont les combustibles enflam-
més par une personne comme le général Pâez
feraient les plus horribles ravages » (1).
Briceilo Méndez, qui pensait aussi très profon-
dément, critique les mesures prises par Santander
avec la prétention de présenter sous un jour favo-
rable l'influence de Pâez et de « contenir le pro-
grès de la révolution par de petites intrigues ».
« Le général Santander, dit-il, ne connaît peut-
être pas le péril, mais Soublette, qui a vu le pays
et a dû étudier le coryphée de la gent de couleur,
ne peut être excusé. Je vais voir si je parviens à
me faire entendre, quoique je craigne beaucoup
que les partis étouffent ma voix si toutefois ils ne
m'étoufïent avant même de m'entendre. » (2).
Si le Libérateur, s'inspirant de Santander et des
constitutionnalistes, avait déclaré Pâez « hors la
loi », si, pour soutenir les préceptes abstraits d'un
Code qui n'était qu'un plagiat, une servile imita-
tion des institutions démocratiques de la France
révolutionnaire avant la révolution thermido-
rienne, si, faisant abstraction de ses propres con-
victions, il s'é*ait laissé guider par les idéologues,
le peu de culture qui avait été sauvé de la grande
Guerre aurait disparu dans une lutte semblable à
celle de 1813-1814.
Les historiens qui se contentent des sources
officielles négligent l'étude détaillée de ces années
où la majorité de la population du Venezuela
vivait dans les montagnes comme les tribus indi-
gènes, où les llaneros royalistes, mulâtres et zam-
(1) O'Leary : Oiw. cité, t. VIII.
(2) Ibid., Id.
CÊSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 177
bos fuyant de Carabobo au nombre de quatre raille
allaient par bandes, volant et assassinant ; où les
patriotes orgueilleux de leurs lauriers croyaient
avoir des droits encore plus grands, au point
qu'Arismendi. par exemple, se convertit en un
iléau des populations du llano et qu'il fallut le
chasser comme un tigre ; où les soulèvements des
gens de couleur se succédaient chaque jour dans
tout le pays; où à Cumanà et à Barcelona, en
Guyane et Barinas, et même dans les environs de
Caracas, on répétait le cri effroyable de 1814:
« Vive le roi ! Mort aux blancs ! » quel rôle pou-
vaient représenter, dans un milieu social pareil, la
Constitution et les lois ?
Les révoltes ne se réprimaient même pas par
des fusillements en masse. Pâez, Bermùdez, Mona-
gas, Urdaneta, avaient le devoir suprême de pro-
téger, avec la force inflexible de leurs bras, l'ordre
social renaissant contre ces bandes qui ravageaient
les champs, saccageaient et incendiaient les villa-
ges, se moquaient des autorités et assassinaient les
blancs.
Les détails, les faits menus, les petits faits que
les historiens retardataires négligent tant, consti-
tuent la trame d'une multitude d'événements qu'on
n'a pu expliquer jusqu'à maintenant.
Lorsqu'on examine la situation du Venezuela
depuis la guerre, lorsqu'on voit que la grande
richesse accumulée, surtout dans les soixante-dix
dernières années de la Colonie avait disparu ; que
la classe élevée, les possesseurs de la culture et de
la richesse avaient succombé ou émigré et que le
peuple, la masse des esclaves, des gens de couleur
et des indigènes se trouvait en pleine évolution
CÊSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE. 12.
178 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
régressive par le fait de ces quatorze années de
guerres dévastatrices, — il est facile de s'expliquer
la suprématie, l'élévation des plus vaillants et des
plus redoutés : « Livré à lui-même, ramené subi-
tement à l'état naturel, le troupeau humain, dit
Taine, ne saurait que s'agiter, combattre jusqu'à ce
que la force brute parvînt enfin à dominer, comme
aux temps barbares, et que du fracas de la lutte
surgît un chef militaire qui, généralement, est un
bourreau, » (1).
Pàez ne le fut jamais ; et c'est le côté le plus
noble et le plus surprenant de sa figure domina-
trice. ,
II
D'autres causes contribuaient à maintenir cet état
d'anarchie spontanée.
De 1821 à 1830, la misère fut épouvantable. Boli-
var qui poétisait tout écrivait à Sucre, de Caracas,
le 10 février 1827 : « II est vrai que nous avons
étouffé la guerre civile dès sa naissance ; mais la
misère nous effraie, car vous ne pouvez vous ima-
giner la pauvreté qui afflige ce pays. Caracas
pleine de gloire périt de sa gloire même et est une
vivante image de la Liberté assise sur des ruines.
Le Venezuela tout entier présente ce beau mais
triste spectacle... Cumana est tranquille, mais le
reste du Venezuela est dans la plus affreuse
misère. » (2).
(1) Taine : Oiw. cité, t. I, p. 345.
(2) O'Leary : Oiw. cité. Correspondencia del Libertador. Cette
idée de la Liberté nue ou vêtue de haillons et entourée de
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 179
« Le commerce était paralysé, les opérations de
banque suspendues, on n'achetait ni ne vendait
rien en gros ; le détail était très limité, les douanes
ne produisaient rien car les entrées de navires
étaient très rares, les contributions directes
n'étaient pas perçues, les débiteurs profitaient du
désordre et alléguaient la difficulté de vendre les
produits à des prix, rémunérateurs. » (1),
En 1828, le général Briceiio Méndez, alors
intendant du département de Venezuela, dit : « Le
grand mal que nous avons ici est la misère. L'état
du pays ne peut se décrire. Personne ne possède
quoi que ce soit et il s'en est fallu de peu que la
faim se transformât en peste. »
Le docteur Alamo, chef de la Haute-Police, écri-
vait au Libérateur à la même époque : « La misère
s'accroît à Caracas d'une manière inimaginable. Il
suffit de vous dire que même vos amis (ceux dé
Bolivar) les plus prévoyants sont sans ressources ;
nul fruit n'a de la valeur, on ne l'achète à aucun
prix... Nos artisans, avec leurs apprentis et
manœuvres, se sont abandonnés à l'oisiveté et
même aux mauvaises actions, de sorte que les pri-
sons sont pleines d'hommes que nous avons connus
autrefois de bonne conduite et laborieux. C'est
horrible, mon général. Le soir, on rencontre, par
les rues, des femmes qui donnent des chaises, des
tables, des coffres et autres meubles pour un
ruines ou surgissant d'une terre couverte de cadavres, comme
la rêva Coto Paul, a été funeste pour tous les peuples de
l'Amérique espagnole ; car quiconque ruine et tue croit avoir
le droit de se considérer comme un Libérateur, et toute révolu-
tion a toujours eu pour objet de délivrer la République.
(1) IBID. Id., t. VIII, p, 421.
180 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EX AMÉRIQUE
repas ; on n'allume presque plus de lumière à
CaFacas. »
Pourtant, le gouvernement se montrait inflexi-
ble contre les débiteurs des fonds publics et le
Congrès avait recours au triste expédient des lois
très dures contre les voleurs qu'il punissait de la
peine de mort et contre les vagabonds — au nom-
bre desquels on comptait des milliers d'hommes
qui ne travaillaient point parce qu'ils ne trou-
vaient pas d'occupation — qu'il condamnait à ser-
vir pendant des années comme soldats dans la
marine de guerre.
« La loi contre les débiteurs, écrivait Briceiïo
Méndez, a des adversaires et mérite d'être méditée
car, comme aujourd'hui tous sont débiteurs et, la
majorité, de mauvaise foi, il est dangereux d'exci-
ter leur indignation. » (1).
Beaucoup de ces débiteurs de mauvaise foi
étaient des hommes d'une grande importance
sociale et politique. Le docteur Francisco Aranda,
par exemple, qui se trouvait, en 1828, « dans l'im-
possibilité de tenir divers engagements qu'il avait
pris pour l'achat et l'amélioration d'une propriété,
se trouve maintenant, dit Briceiïo Méndez, telle-
ment pressé par ses créanciers que, malgré ma
pauvreté, j'ai dû lui prêter deux mille pesos pour
éviter qu'il soit mis en prison. C'est un homme de
bien et il veut payer. » Entre temps, le docteur
Aranda refusait le poste de ministre juge de la Cour
que Bolivar lui offrait « afin de ne pas s'exposer à
des censures, lui qui avait contracté une dette de
mauvaise foi, en prononçant des sentences contre
ceux qui étaient dans le même cas. »
(1) O'Leary : Oiw. cité, t. VIII, p. 273.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 181
III
Le Libérateur avait cru, lui aussi, que le mal
n'était que dans le manque d'exécution des lois ou
dans leur trop grande douceur et, en 1826, il
commença à dicter des mesures terribles qui con-
tribuèrent beaucoup à la perte de son prestige chez
un peuple où la popularité s'obtenait alors en lais-
sant tous les délits impunis. Boves, le premier, en
avait fait éloquemment la preuve.
De Coro, il écrit au général Urdaneta : « Il sem-
ble qu'on veuille saccager la République pour
l'abandonner ensuite. Chaque jour, je me convaincs
davantage par ce que je vois et entends dans le
pays que la belle organisation républicaine l'a
converti en une grande Sierra-Morena. // n'y a que
des bandits. C'est une horreur ! Et le pire de tout
est que, comme un martyr, je vais me battre pour
la sainteté des lois. » (1).
C'était vrai : le Venezuela entier vivait de la
fraude sous toutes ses formes, et l'on pouvait
compter les employés qui avaient les mains pures.
Il y avait des départements, comme celui de Matu-
rin (qui comprenait les provinces de Barcelona,
Cumanâ, Maturin et Margarita), « qui avait été
ruiné par les maux de la paix plus que par ceux
de la guerre ; où une multitude d'employés absorbe
plus de numéraire que n'en recueille son Trésor
agonisant. Une Cour des Comptes sans comptes à
examiner... Et par malheur, ajoute le ministre
Revenga, le Libérateur n'a pas de renseignements
(1) O'Leary : Oiiv. cité, t. XXXI, p. 299. Les mots soulignés
le sont dans le texte.
182 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
qui puissent lui faire croire que ces rapports sont
exagérés ».
La sévérité des lois, comme le montre l'histoire
tles institutions juridiques, est la preuve la plus
sûre de la force des vices qu'elles prétendent cor-
riger.
Le décret du 8 mars 1827 sur les Finances publi-
ques, dicté par le Libérateur, châtiait de la peine
de mort le délit de fraude contre l'Etat, « si petite
que fût la somme soustraite ».
« L'abîme où nous sommes se fait de plus en
plus profond, disait Bolivar à Pâez, le 20 mars. A
Cumanâ et à Barcelona les insurrections conti-
nuent. Trois ou quatre cantons de ces provinces se
sont armés contre leurs chefs. Le général Rojas
m'informe de tout cela et me conseille en même
temps de prendre des mesures très énergiques et
très résolues. » (1).
Il avait commencé à les prendre sans attendre
ce conseil. A la rébellion de quelques troupes can-
tonnées à Valencia, il répondit avec son énergie
accoutumée : « Les individus compris dans la
rébellion de Valencia seront fusillés sur-le-champ. »
Ce soulèvement des troupes provenait de ce que
les soldats ne recevaient par leur paye et qu'ils
avaient peur d'être embarqués pour le Sud de la
Colombie, d'où ils savaient qu'on ne laissait pas
revenir les officiers de couleur par crainte des
insurrections constantes.
« Nous sommes dans une crise affreuse, écri-
vait-il quelques jours après ; la République n'avait
(1) O'Leary : Ouu. cité, t. XXXI, p. 367.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 183
qu'un point d'appui, et ce point a été attaqué de
toutes parts, comme vous le voyez, et d'une manière
telle que les troupes de Colombie ont perdu le res-
pect qu'elles avaient pour moi, comme l'ont
montré ces soldats de Valence sur le simple soup-
çon qu'on voulait les embarquer. » '
Et c'était contre ces hommes, dangereux par
leur audace, leur valeur et leurs tendances qu'on
donnait des ordres de fusillement sans jugement.
Fatale nécessité, aussi fatale que le résultat qu'elle
devait produire.
Convaincu qu'il était nécessaire de déployer
« une énergie cruelle pour fortifier le gouverne-
ment » (1), Bolivar ne s'arrêtait pas aux mesures
de répression et de châtiment si dures qu'elles fus-
sent:
« J'ai donné l'ordre de fusiller tous les rebelles
et quatre qui sont venus ici seront fusillés aujour-
d'hui... Je me suis montré inexorable en cette cir-
constance. J'ai fait frapper de la peine de mort
tous les criminels et mettre en prison les débiteurs
de l'Etat. » (2).
« Je suis résolu à tout: pour délivrer ma patrie
je déclarai la guerre à mort, me soumettant, par
conséquent, à toute sa rigueur; pour sauver ce
même pays, je suis prêt à faire la guerre aux rebel-
les, dussé-je tomber sous leurs coups de poignard.
Je ne puis abandonner le Venezuela au couteau de
l'anarchie ; je dois me sacrifier pour empêcher sa
ruine. » (3).
(1) OLeary : Oiw. cité, t. XXXI, p. 371-372.
(2) iBiD., Id.,p. 373.
(3) O'Leary : Ouv. cité, t. XXXI, p. 365.
184 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Les conséquences de ce rigorisme sont faciles à
déduire chez un peuple où la cause de l'indépen-
dance n'avait eu aucun prestige, où la grande majo-
rité était non seulement illettrée, mais barbare,
concevait à peine une autre patrie que le lambeau
de terre où elle était née, et ne pouvait avoir d'au-
tre idée de la liberté que celle d'une licence absolue,
limitée uniquement par la crainte d'un chef. De
tous côtés, circulaient les bruits les plus étranges,
surtout dans les llanos où était générale la croyance
que Bolivar « embarquait les hommes de couleur
pour payer aux Anglais la dette de la République,
et l'on ajoutait que les jeunes aussi devaient être
saisis pour cette remise. » (1).
Le péril était immense parce que ce peuple ne
ressemblait en rien aux tribus d'Indiens soumis de
la Nouvelle-Grenade, de l'Equateur et de la Boli-
vie (2).
« Gens féroces et paresseux, dit Morillo, qui,
même dans les temps de paix, avaient erré en
caravanes par l'immense étendue des plaines,
volant et saccageant les bergeries et les villages
(1) Ibid., Id. t. II, p. 87. Pâez au Libérateur, Achaguas,
31 mars 1827.
II est curieux de voir surgir cette fable à chaque commotion,
même après l'abolition de l'esclavage. En 1859, la croyance était
générale qu'on allait rétablir l'esclavage; « les pauvres croyaient
qu'on voulait les vendre aux Anglais pour faire du savon avec
leur chair, et des manches de couteau, de canne et d'ombrelle
avec leurs os. V. Laureano Villanueva : Biografia de Zamora,
p. 291. — Gil F'oRTOUL : Historia constitncional de Venezuela,
t. II, p. 389. — Lisandro Alvarado : Historia de la Revoluciôn
fédéral en Venezuela, p. 48. — On voit comment à travers toutes
les pseudo-transformations constitutionnelles le milieu social
restait le même. Pourquoi ses produits auraient-ils changé?
(2) La différence d'évolution entre ces paj's et le nôtre est une
« question de caste », disait Rafaël Nûnez — et de race, en
outre, comme nous le verrons.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 185
voisins », ils étaient parvenus au développement
complet de leurs instinct régressifs en quatorze ans
d'anarchie.
Le général espagnol faisait particulièrement
allusion aux llaneros; il faut considérer aussi que,
dans la masse de la population urbaine, ce n'est
pas l'Indien réduit qui prédominait, ni le métis
« au caractère doux et bon », mais le mulâtre à
l'imagination ardente, individualiste, niveleur,
astucieux et anarchiste, « race servile et astu-
cieuse », comme la qualifia l'Argentin Sarmiento,
dans laquelle il semble que la désagrégation des
caractères somatiques des races mères correspon-
drait, comme une conséquence nécessaire, à la
désagrégation des caractères psychologiques, relâ-
chant les liens qui doivent les unir l'une à l'autre
pour produire un type isolé, sans idées ni senti-
ments collectivistes, sans esprit de sociabilité,
confiant toujours dans ses propres forces pour
aplanir les obstacles qui s'opposent à son élévation.
Terrain admirablement préparé pour recevoir et
faire fructifier violemment les principes démolis-
seurs et niveleurs du jacobinisme dominateur.
IV
Il n'y avait plus d'esclaves. Dès 1812, patriotes et
royalistes avaient, de fait et de droit, réalisé l'éman-
cipation et tout retour à l'ancienne discipline aurait
constitué un grave péril pour le parti qui l'aurait
entrepris. « Ils les mettent en liberté complète,
écrivait le général Morillo critiquant les patriotes,
ils les appellent citoyens et en font des capitaines.
186 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
des colonels et des généraux ; ...et quoique le pays
où ils se trouvent soit de nouveau occupé par les
armes du loi, ces anciens esclaves sont réclamés
par leurs maîtres, ou bien ils se dispersent par les
champs où ils augmentent le nombre des bandits.
« Il n'y a pas moyen de ramener au travail des
hommes qui ont pris goût à la vie militaire » parce
qu'il est « moralement impossible qu'un homme
qui a joui de la liberté vive tranquille dans la ser-
vitude ; son calme est celui des volcans qui restent
inactifs pendant que se réunissent les matériaux
qui, quelque jour, doivent causer l'explosion la
plus terrifiante. » (1).
Poursuivis par les autorités royalistes, soumis
par la force au travail des haciendas ou à la dure
discipline de l'armée métropolitaine, ils se joi-
gnaient aux hommes libres et s'enfuyaient dans les
llanos « où ils se réunissaient en petites bandes,
et proclamaient l'Indépendance qui était le mot au
nom duquel ils pouvaient continuer de voler après
avoir commencé leur œuvre de ravage en accla-
mant le roi d'Espagne.
Les patriotes, de leur côté, étaient dans l'impé-
rieuse nécessité de les accueillir dans leurs rangs
et de récompenser leurs services, sans même pen-
ser aux conséquences, car pour eux il n'y avait et
il ne pouvait y avoir alors d'autres propos que
celui de vaincre l'ennemi, de réaliser l'indépen-
dance, de créer la Patrie, et ces hommes étaient
Vénézuéliens comme les autres. Il y avait pour les
patriotes un autre avantage de caractère social à
(1) Rodriguez Villa : Oiiv. cité, t. III.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 187
convertir les esclaves en soldats. En 1819, le Libé-
rateur ordonne l'enrôlement de cinq mille esclaves
jeunes et robustes pour accroître l'armée. Le vice-
président Santander fit des observations légales sur
cette mesure qui arrachait une multitude de bras
utiles à l'agriculture ; mais le Libérateur la fît exé-
cuter « alléguant qu'elle était hautement propice
au rétablissement de l'égalité civile et politique, car
elle maintiendrait l'équilibre entre les diverses
races de la population. La race blanche était celle
qui avait supporté le poids de la guerre » (1).
L'Indépendance étant réalisée, surgit, avec les
préjugés de classe et la nécessité de la conserva-
tion sociale, le puissant mobile des intérêts maté-
riels ; et, en même temps que le Congrès rétablit
en une certaine manière l'esclavage par la loi de
manumission, j^es opinions des royalistes concor-
dent absolument avec celles des patriotes clamant
contre le péril que représentait la liberté des noirs.
« Bolivar, écrivait le royaliste furibond José Do-
mingo Diaz, Bolivar dispose de vos propriétés avec
la libération de vos esclaves ; il vous condamne à
la misère en vous dépouillant de votre pi-incipale
richesse et il vous prépare des maux dont il faut
envisager silencieusement la perspective. » (2).
Et le général Briceiio Méndez disait au Libéra-
teur en 1828 : « Les esclaves sont perdus. Ils ne
parlent que de droits et ils ont totalement oublié
leurs devoirs. » Et il opinait pour le rétablissement
de l'ancienne discipline afin de ne pas favoriser
(1) Restrepo : Oiw. cité, t. III, p. 19.
(2) Recuerda de la rebeliôn de Caracas, p. 317.
188 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
« la paresse, les vices et l'insubordination de cette
classe sordide et brutale qui peut devenir dange-
reuse peur nous » (3).
V
Si jusqu'en 1824 il n'exista pour Bolivar pas
d'autre nécessité primordiale que celle de l'Indé-
pendance, la pensée qui allait prévaloir, à partir
de cette date, dans l'esprit du grand homme fut
celle de la réorganisation sociale. Son honnêteté que
ses ennemis même n'ont jamais mise en doute,
son éducation, sa race, qui l'éloignaient d'une éga-
lité qui, pendant de longues années encore, ne
serait qu'une pure abstraction, — tout contribuait
à mettre le Libérateur en choc ouvert avec les faits
émanés du déterminisme historique, et devait le
condamner nécessairement à la plus complète impo-
pularité.
Alors, on ne se souvint plus de sa gloire ; ses
ennemis, anciens royalistes en majorité, en vinrent
à discuter publiquement les grands bénéfices de
l'Indépendance et les faits sanglants de 1814 furent
rappelés à la mémoire du peuple sans une seule
atténuation. En même temps que son prestige
s'écroulait, de tous côtés les éléments réactionnai-
res qui devaient produire la dissolution de la Gran-
de Colombie se regroupaient et exhibaient, peut-
être malicieusement, le général Pâez comme le
représentant légitime du peuple vénézuélien, comme
(3) O'Leary : Ouu. cité, t. VII, p. 274.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 189
le Chef-né des grandes majorités populaires —
pour employer le jargon de nos jacobins — , comme
l'homme représentatif de son peuple, comme 'la
pure émanation du milieu social profondément
transformé par la révolution.
De sa seigneurie d'Apuré, il écrivait à Bolivar en
1827 : « Ici, on ne m'a même pas fait reconnaître
comme commandant général, et si je suis obéi
c'est beaucoup plus par habitude que pour le com-
mandement dont je suis investi. C'est que les habi-
tants me consultent comme protecteur de la reli-
gion et me demandent des curés et des réparations
des églises ; comme avocat pour résoudre leurs
procès ; comme militaire pour réclamer leur dû,
soldes et grades ; comme chef pour que j'adminis-
tre la justice ; comme ami pour que je les secoure
dans leurs besoins ; les esclaves même qui jadis
ont été émancipés et que des maîtres imprudents
réclament, se plaignent à moi et n'attendent que ma
décision pour rester dans l'esclavage ou s'appeler
libres. » (1).
De quelle Constitution républicaine et démocra-
tique pouvaient émaner de si amples attributions ?
Le voyageur qui compara Pâez à un khan de
Tartares ou à un cheick arabe était dans le vrai.
Et, en le comparant à Artigas, il établit un paral-
lèle entre les peuples de plaines qui produisirent
les deux grands caudillos (2).
(1) O'Leary : Ouv. cité, t. II. Lettre de Pâez au Libérateur,
Achaguas, 31 mars 1827. En 1822, Pâez avait écrit à Saiitander :
« J'ai été un des liants représentants accoutumés à œuvrer par
eux-mêmes... j'ai commandé un corps d'armée sans autre loi
que ma volonté, j'ai frappé de la monnaie et j'ai fait tout ce
qu'un seigneur absolu peut faire dans ses Etats ».
(2) « Cet lionime qui pouvait jouer sur les rives de l'Orénoque
190 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
A la haute structure morale de don Simon Boli-
var, cette investiture demi-barbare ne pouvait
s'adapter.
VI
Mais, heureusement pour le Venezuela, le géné-
ral Pâez parvint à devenir un véritable homme
d'Etat, Concept que trouveront étrange ceux qui se
figurent encore que la science de gouverner
s'apprend dans les livres et ne se rendent pas
compte des enseignement positifs de l'histoire. On
naît homme de gouvernement comme on naît poète.
Lorsqu'on lit sans prévention la vie de Pâez, qu'on
se rappelle son humble origine, son manque absolu
d'instruction, le genre de guerre qu'il eut à faire
et où il se détache plus comme un chef de horde
ou un capitaine de bandouliers que comme un
militaire dans le sens habituel du mot, son rôle
dans le gouvernement régulier du pays, au milieu
de ce désordre organique, de cette épouvantable
anarchie créée par la guerre et accentuée par le
désordre politique et administratif de la Grande
Colombie, est digne des plus grandes louanges et
paraîtrait un fait singulier si l'histoire ne présen-
tait pas de nombreux exemples semblables.
Lorsque les fils de Tancrède de Hauteville
envahissent l'Italie méridionale en véritables voleurs
le rôle d'Artigas sur celles de la Plata, resta fidèle à Bolivar
dont les manières affables et généreuses l'ont gagné. »
MoLLiEN : Voyage dans la République de Colombie, t. II,
pp. 202-207.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 191
de grands chemins et que Robert Guiscar, le plus
vaillant et le plus audacieux de tous, se conduit en
véritable larron, comme dit la Chronique d'Ama-
tus citée par Demolins (1), il est admirable de voir
comment, après avoir établi définitivement leur
domination, ils se transforment en hommes de gou-
vernement, font renaître le travail, développent la
culture, protègent la propriété, constituent la hié-
rarchie sociale et substituent enfin l'ordre à l'anar-
chie. Ces rudes batailleurs, dit Lenormant, qui à
leurs débuts ne rougissaient pas d'exercer un
métier de véritables voleurs de grands chemins et
étaient complètement illettrés, furent ensuite d'ad-
mirables promoteurs du progrès et des lumières.
Ils favorisèrent avec amour dans leur cour et leurs
Etats les arts et les sciences sans faire de distinc-
tion entre catholiques, grecs et musulmans, et se
convertirent eux-mêmes en hommes cultivés,
recherchant le talent, récompensant le mérite et
la capacité dans tous les milieux, dans toutes les
races, dans toutes les religions où ils se manifes-
taient. » (2).
Dans notre Amérique, l'éminent publiciste argen-
tin Alberdi écrivait, en 1852, au sujet de son pays,
dans ses célèbres Bases de la Constitution : « Ceux
qui, auparavant, étaient repoussés avec le surnom
de caciques sont aujourd'hui acceptés au sein de
la société dont ils se sont rendus dignes en acqué-
rant les habitudes les plus polies, les sentiments
les plus civilisés. Ces chefs, jadis rudes et sauvages.
(1) Les grandes routes des peuples, t. II, p. 321 ,
(2) La Grande Grèce, t. II.
192 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
ont cultivé leur esprit et leur caractère à l'école du
commandement où, souvent, les hommes inférieurs
s'ennoblissent et s'illustrent. Gouverner dix ans,
c'est faire un cours de politique et d'administra-
tion. »
Rien de plus juste, dit Proal, que le régime dans
lequel tous les citoyens peuvent, par le mérite, le
travail et le patriotisme, parvenir aux plus hautes
situations. Mais il est certain que les meilleurs
ministres et les meilleurs présidents n'ont pas tou-
jours été des lettrés et encore moins des orateurs.
Aux Etats-Unis on a vu ce phénomène que des
anciens ouvriers sont devenus des hommes d'Etat
éminents. Franklin avait été imprimeur, Lincoln,
boucher, Horace Mann, laboureur, Johnson, tail-
leur et Grant, tanneur, comme Félix Faure. Les
peuples de race latine qui aiment si passionnément
l'éloquence se figurent que, seul, le don de la
parole confère toutes les compétences et particu-
lièrement le don de gouverner. D'où le nombre tou-
jours croissant des orateurs de profession, des
avocats et des professeurs qui remplissent les assem-
blées, bien que l'histoire de tous les peuples civi-
lisés montre que ce sont les industriels et les com-
merçants, les ingénieurs, les agriculteurs, les an-
ciens administrateurs qui, plus que les brillants
orateurs, ont produit les politiques les plus avisés,
les gouvernants les plus aptes ; car, en règle géné-
rale, les orateurs ne sont que des artistes dont on
peut dire : verba et voces, prœtereaque nihil. Beau-
coup d'orateurs éprouvent le besoin de parler
comme les chanteurs celui de chanter et les musi-
ciens celui de jouer de leur instrument, sans pren-
dre garde aux conséquences de leurs paroles, ni à
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 193
la précision de leurs idées, ni à l'exactitude de
leurs affirmations. Virtuoses de la parole, ils aiment
la tribune comme un musicien aime son violon
pour le seul plaisir de lui arracher de beaux
accords. Le don de la parole ne peut être considéré
comme un signe inéquivoque de mérite ; il ^'im-
plique pas ce qui importe le plus en un homme de
gouvernement : un jugement droit et l'expérience
des hommes et des choses ; on peut très bien par-
ler de tout, soutenir avec succès les thèses les plus
contradictoires, et manquer en même temps des
qualités les plus élémentaires d'un bon gouver-
nant (1).
Le général José Antonio Pâez qui savait à peine
lire en 1818 et « jusqu'à l'arrivée des Anglais dans
les llanos, ne connaissait pas l'usage de la four-
chette et du couteau tant son éducation antérieure
avait été grossière et inculte », à peine eut-il com-
mencé de fréquenter les officiers de la Légion bri-
tannique qu'il les imita dans leurs façons d'agir,
leurs habitudes, leurs vêtements et se conduisit en
tout comme eux autant que les coutumes de sa pre-
mière éducation le lui permettaient (2). Et ce rude
îlanero, placé à la tête du mouvement séparatiste
du Venezuela, avec les faibles éléments de culture
sauvés de la guerre, et ceux, peu nombreux, qui
revenaient de l'émigration, eut le talent, le patrio-
tisme et l'élévation de caractère suffisants non pour
« se soumettre à la Constitution », comme ont dit
ses idolâtres, car son pouvoir fut toujours le même.
d) Proal : La criminalité politique.
(2) Citation que Pâez lui-même fait dans son Autobiographie
d'un livre écrit par un officier de la Légion britannique.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN A3IÉRIQUE. J3
194 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EX AMÉRIQUE
mais pour favoriser par son autorité absolue l'éta-
blissement d'un gouvernement régulier qui fut,
pour cette époque, le plus ordonné, le plus civili-
sateur et celui qui jouit du plus grand crédit dans
l'Amérique récemment émancipée. Et, instinctive-
ment, donnant ainsi les plus solides fondements à
sa prépondérance politique, il parvint à être le plus
riche propriétaire foncier du pays, comme s'il eût
deviné ce célèbre aphorisme de John Adams, un
des fondateurs des Etats-Unis, dont la vérité est
prouvée jusqu'à la satiété par l'histoire de tous les
peuples : « Ceux qui possèdent la terre tiennent
en main les destinées des nations. » (1).
Il faut, en outre, tenir compte de ce que l'in-
fluence de Bolivar dut être puissante sur la men-
talité des caudillos. Le respectant, l'admirant ou,
plutôt, éblouis par son génie et par l'idéal gran-
diose de l'Indépendance, ils s'accoutumèrent de
bonne heure à regarder avec une certaine considé-
ration les hommes qui leur étaient intellectuelle-
ment supérieurs. O'Leary observa ce trait caracté-
ristique chez le général Pâez : « En présence de
(1) Cité par Loria : Les bases économiques de la Constitution
sociale, p. 370, où le célèbre sociologue étudie longuement les
relations de la propriété avec la constitution politique des
peuples. « Un fait véritablement caractéristique, dit-il, c'est
que ces vérités évidentes, ignorées des économistes modernes,
furent parfaitement comprises par plusieurs écrivains des
siècles passés. C'est, en effet, en 1656 que l'Anglais James
Harrington expose, pour la première fois, la théorie qui repré-
sente la constitution politique comme un produit des rapports
économiques... « La propriété monétaire, aCRrma-t-il, n'a pas
d'importance relativement à la constitution politique, excepté
dans les villes qui n'ont point ou qui n'ont que peu de territoire.
Mais la propriété foncière, suivant le mode de sa répartition,
détermine l'équilibre politique et produit un gouvernement de
nature analogue. » P, 367.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 195
personnes qu'il supposait instruites, il était silen-
cieux et même timide, il s'abstenait de prendre
part aux conversations ou de faire des observa-
tions. » (1).
On ne peut dire, par conséquent, de nos caudil-
los, ce qu'Ayarragaray fait remarquer des Argen-
tins « plus disposés à l'émeute qu'aux occupations
sédentaires et techniques que réclame un gouver-
nement régulier ; toute initiative ou personnalisme
intellectuel disparaît sous le cacique politique qui
«xerce un pouvoir indisputé ». L'organisation
de la République du Venezuela en 1830 est la preuve
la plus éloquente de ce que, sous l'autorité du géné-
ral Pâez, les hommes intellectuels de l'époque,
quelles qu'eussent été leurs opinions antérieures,
eurent la liberté absolue de prendre des initiati-
ves : « Par instinct plus que par réflexion, comme
l'observe très justement Gil Fortoul, il tendait à
jouer le rôle de certains rois constitutionnels, pré-
férant seulement les fonctions d'apparat, tant que
ne surgissait pas quelque grand conflit national, et
laissait à ses ministres la tâ'che quotidienne de
gouverner. »
Si le progrès ne fut pas plus grand, si, dès cette
époque, on ne jeta pas les bases d'un développe-
ment économique qui eût réparé, en quelques
années, les ravages affreux de la guerre et préparé
le pays pour l'immigration européenne, comme
l'avait pensé le Libérateur, ce ne fut pas la faute
du Caudillo qui eut toujours le mérite de laisser
faire les classes dirigeantes ; la cause en est le man-
(1) Ouv. cité. t. I, p. 441.
196 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
que de vraie culture, de sens pratique et de sens
historique qui caractérisa tous les hommes de ce
temps, et la croyance qui, malheureusement, per-
siste encore dans les milieux intellectuels, que la
solution de tous les problèmes sociaux, politiques
et économiques consistait dans la pratique de prin-
cipes abstraits que la plupart de ces hommes con-
naissaient par les doctrines fragmentaires des
encyclopédistes et des jacobins français. Tous, goths
et libéraux, cherchaient le remède de nos maux
profonds dans la liberté du suffrage, dans la liberté
de la presse et surtout dans l'alternance du pou-
voir suprême sans s'arrêter à cette pensée que le
pouvoir exercé alors par le général Pâez dans la
République, comme celui des caudillos régionaux,
était intransmissible parce qu'il était essentielle-
ment personnel ; il n'émanait d'aucune doctrine
politique et d'aucun principe constitutionnel, parce
que ses racines s'enfonçaient dans les instincts
politiques les plus profonds de nos masses colo-
nisatrices, engendrés par l'hérédité et par le
milieu et amalgamés dans le creuset brûlant de la
Révolution.
LES
PRINCIPES CONSTITUTIONNELS
DU LIBÉRATEUR
La loi bolivarienne (^>
I
L'éminent professeur de Droit constitutionnel a
été très intéressant, comme toujours, dans sa confé-
rence de jeudi dernier. Il était impossible que celui
qui a écrit l'Histoire constitutionnelle du Venezuela
réduisît son enseignement à un simple commen-
taire de principes généraux et abstraits sur lesquels
existe une bibliographie aussi étendue que connue.
Comme sociologue, le docteur Gil Fortoul sait que
les constitutions ne sont pas des oeuvres artificielles,
qu'elles se font elles-mêmes parce qu'elles ne sont
(1) Cette étude fut inspirée à l'auteur par une conférence faite
à l'Ecole des Sciences politiques de Caracas par le docteur José
Gil Fortoul, professeur de Droit constitutionnel, et fut publiée
en grande partie dans le Nuevo Diario, 27 octobre 1917.
198 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
que des expressions de l'instinct politique de cha-
que peuple à un moment donné de son évolution ;
et que, par-dessus les préceptes écrits, existe un
droit coutumier qui s'impose fatalement en dépit
des idéologues fabricants de constitutions, définiti-
vement condamnés par la science positive.
Avec de telles convictions, il était naturel que
M. Gil Fortoul commençât par commenter l'unique
constitutionnaliste, l'unique homme d'Etat origi-
nal et génial qu'ait produit l'Amérique espagnole :
le Libérateur Simon Bolivar. Emancipé des préju-
gés de son époque, alors que les disciples de Rous-
seau et de Mably croyaient « qu'on fait un peu-
ple comme on fabrique une serrure », et que « les
sociétés sont dans les mains du législateur comme
l'argile dans celles du potier », Bolivar révéla, dès
son célèbre manifeste de Carthagène-des-Indes en
1812, le plus profond dédain pour ces législateurs qui
« au lieu de consulter les codes qui pourraient leur
enseigner la science pratique du gouvernement,
suivaient les maximes des bons visionnaires qui,
imaginant des républiques aériennes, essayaient
d'atteindre la perfection politique en présupposant
la perfectibilité du genre humain ». Son intuition
géniale lui fît voir, dès lors, « que l'excellence d'un
gouvernement ne consiste pas dans sa théorie, ni
dans son mécanisme, mais dans le fait qu'il est
approprié à la nature et au caractère de la nation
pour laquelle il est institué. Le système de gouver-
nement le plus parfait est celui qui produit la plus
grande somme de félicité possible, la plus grande
somme de sécurité sociale et la plus grande somme
de stabilité politique ». Et il ne parlait pas de
caractère national, concept presque complètement
CÉSÂRISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 199
inconnu alors ; c'eût été seulement faire une phrase.
Lorsque, à Angostura, il recommandait aux légis-
lateurs d'étudier la conception ethnique de notre
peuple, il opinait, comme l'a très bien montré le
docteur Gil Fortoul, exactement comme pourrait le
faire aujourd'hui l'un des grands sociologues qui
considèrent les lois de l'hérédité comme un facteur
de la plus grande importance dans la constitution
et le développement des sociétés et, par conséquent,
dans les instincts politiques qui servent de base aux
institutions effectives.
S'il est vrai que ce fut Aristote qui, le premier,
considéra le gouvernement comme « une œuvre de
la nature, ou comme la résultante de l'accroisse-
ment naturel de la société », cette idée avait été
complément oubliée ; et c'est maintenant, dans
ces derniers temps, après tout un siècle de sophis-
mes inspirés de la théorie si funestement inter-
prétée du Contrat social, que l'opinion d'Aristote
a, de nouveau, prévalu en une base scientifique
positive. C'est pourquoi il admire la précision avec
laquelle le Libérateur, au début du xix* siècle, a
parlé de l'influence que nécessairement devaient
avoir, sur la Constitution du Venezuela, la race, le
climat, le milieu physique et tellurien, la situation
géographique, l'étendue territoriale, le genre de vie
et, comme compléments de ces facteurs primor-
diaux, la religion, les inclinations (instincts et ten-
dances), la densité de la population, les coutumes,
et tous les traits spéciaux qui agissent d'une
manière en quelque sorte automatique sur l'exis-
tence et le destin des nations.
Lorsque nos sophistes — qui, malheureusement,
ont abondé à toutes les époques de l'existence
200 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
nationale — acceptant la théorie de l'homme abs-
trait croyaient qu'en brisant les liens politiques
avec l'Espagne, on brisait aussi les liens psycholo-
giques héréditaires et qu'en décrétant l'égalité poli-
tique et civile on détruisait les préjugés de caste,
fondement séculaire de la hiérarchie coloniale, le
Libérateur conseillait aux constituants d'Angos-
tura d'avoir présent à l'esprit que « notre peuple
n'est pas l'Européen ni l'Américain du Nord, que
c'est plutôt un composé d'Afrique et d'Amérique
qu'une émanation de l'Europe, car l'Espagne
même cesse d'être européenne par son sang afri-
cain, par ses institutions et par son caractère. »
(Ce n'est que de nombreuses années après qu'on a
dit que l'Afrique commence aux Pyrénées et que
de grands penseurs comme Joaquin Costa ont
parlé de l'européanisation de l'Espagne). Comment
pouvions-nous rompre avec ce passé au sein duquel
avait été engendrée notre nationalité naissante ?
Ces idées de Bolivar paraissent avoir inspiré quel-
ques écrivains modernes, Crâne et Moses entre
autres, lorsqu'ils formulent la théorie de l'influence
héréditaire sur la forme des institutions politiques:
« La longue soumission d'un peuple à un ordre
politique déterminé, quel qu'il soit, engendre des
coutumes et une manière d'agir qui devient une
espèce d'instinct politique lequel contribue puis-
samment à déterminer la forme des institutions et
la direction des progrès politiques. » C'est pour-
quoi le Libérateur demandait qu'on dictât « un
code de lois vénézuéliennes ». Nous l'attendons
encore, afiBrme le docteur Gil Fortoul. Et ce retard
s'explique parce que nos constitutionnalistes n'ont
été à toutes les époques que des copistes, avec plus
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 201
OU moins de talent, qui, manquant de sens prati-
que et de sens historique, n'ont fait au Venezuela,
comme dans toute l'Amérique, du Mexique à l'Ar-
gentine, que jouer le rôle du gardien d'hôpital de
fous dont parle Bolivar dans cet admirable apolo-
gue: « Je considère le Nouveau-Monde, disait-il
en 1828, comme un hémisphère qui est devenu fou,
dont les habitants sont attaqués de frénésie et au
milieu duquel, pour contenir cette flottaison de
délires, on met un gardien avec un livre à la main
pour leur faire entendre leur devoir. »
II
En aucun des éléments qui composaient notre
société politique, Bolivar ne trouvait les instincts
qui auraient pu induire consciemment les législa-
teurs à adopter certains principes républicains qui
jusqu'alors — à l'exception des Etats-Unis —
étaient purement théoriques. Pour cette raison, il
voulut dès les premiers moments que fût établi un
gouvernement stable afin qu'il y eût « le moins de
frottement possible entre la volonté générale et le
pouvoir légitime ». D'où, comme une nécessité
impérieuse, l'institution du président « bolivarien »
qui a été réalisée dans l'Amérique espagnole en
dépit de toutes les Constitutions qui ont établi le
principe contraire; car, conformément aux lois du
déterminisme sociologique, ni dans l'Espagnol, ni
dans l'indigène, quel que fût son degré de civilisa-
tion à l'arrivée des conquistadors, ni dans l'Afri-
cain ne se trouvaient les instincts politiques qui
déterminent l'alternance du pouvoir suprême.
202 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Le principe bolivarien a été, dans toute l'Améri-
que espagnole, un canon invariable de la Constitu-
tion effective. Le président « bolivarien » s'est
imposé malgré les idéologues dont l'œuvre a tou-
jours été funeste pour la tranquillité, la prospérité
et l'évolution nationaliste et civilisée de ces peu-
ples. C'est pour cela que l'Argentin Alberti disait,
peu après la chute de Rosas: « Dans l'Amérique
du Sud, on rencontre le talent à chaque pas ; ce
qu'on y rencontre le moins est ce qu'on appelle
improprement sens commun, bon sens ou juge-
ment droit. Il n'est pas paradoxal de soutenir que
le talent a désorganisé la République Argentine. La
présomption de nos demi-savants a occasionné plus
de maux au pays que le manque d'instruction de
nos caudillos... Le simple bon sens de nos hommes
pratiques est une meilleure règle de gouverne-
ment que les pédantesques réminiscences de la
Grèce et de Rome. Il faut fuir les gouvernants qui
décrètent beaucoup, comme les médecins qui pro-
diguent les recettes. La meilleure administration,
comme la meilleure médecine, est celle qui laisse
opérer la nature. Il convient de distinguer les
talents d'après leurs spécialités et leurs aptitudes
lorsqu'il s'agit de leur confier des emplois publics.
Un homme qui a beaucoup de talent pour écrire
des feuilletons peut n'en avoir aucun pour admi-
nistrer les affaires de l'Etat. Comprendre et expo-
ser par la parole ou le style une théorie de gouver-
nement n'est pas une attribution de l'écrivain de
talent. Gouverner d'après cette théorie est, commu-
nément, un don instinctif qui peut exister, et
existe souvent, chez des hommes sans instruction
spéciale ».
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 203
Les idéologues de toute l'Amérique, préconisant
la panacée des Constitutions écrites, ont contrarié
l'œuvre de la nature ; et considérant comme un
crime de lèse-démocratie tout ce qui ne s'accorde
pas avec les dogmes abstraits des jacobins théori-
ciens du droit politique, ils nous ont éloigné pour
longtemps de la possibilité d'accorder les préceptes
écrits avec les réalités de gouvernement, en éta-
blissant cette constante et fatale disparité entre la
loi et le fait, entre la théorie et la réalité, entre la
forme importée de l'étranger et les modalités pra-
tiques de notre droit politique coutumier, en un
mot entre la Constitution écrite et la Constitution
effective.
Au Venezuela, comme dans toute l'Amérique
espagnole, la Loi bolivarienne traduite en préceptes
est la seule qui aurait pu assurer la stabilité poli-
tique, le développement social et économique et la
consolidation du sentiment national, si les idéolo-
gues ne lui avaient opposé systématiquement les
principes anarchiques qui ont légitimé en une cer-
taine manière les ambitions des uns, les impulsions
désordonnées des autres et fourni des drapeaux aux
révolutions. Pourtant, cette loi, comme nous
l'avons dit. s'est accomplie dans presque tous ces
pays et, à l'exemple du Mexique sous Porfîrio Diaz
signalé par le docteur Gil Fortoul, nous pouvons
ajouter celui de la République Argentine où, après
la chute de Rosas, continua de prédominer, pen-
dant de longues années, le régime que les écrivains
de ce pays appellent la « caudillocratie », jusqu'au
général Julio Roca considéré à cause de ses
conditions d'homme d'Etat en un milieu profon-
idément modifié par le développement économique
204 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
et rimmigration européenne, comme une super-
structure du caiidillo primitif; « durant trente ans
il fut le grand pontife de la politique nationale,
établissant ce qu'on pourrait appeler l'uniperson-
nalisme présidentiel et qui, dans le langage cou-
rant, reçut le nom à'unicato » et mettant en prati-
que la Loi bolivarienne au point de nommer son
successeur, en faisant toujours triompher le can-
didat officiel ; c'est ce que les Argentins ont
dénommé postérités présidentielles. Cette méthode
— dit l'écrivain à qui nous empruntons ces détails
— a pour but la consolidation de l'unipersonna-
lisme pour un temps indéterminé.
En Colombie, dont la constitution géographique
n'a pas été propice au caudillisme (1) et où le germe
îhéocratique du conquistador espagnol fructifia et
se perpétua en se mêlant à la théocratie indigène
qu'avait engendrée la montagne, l'anarchie établie
en système par les fédéralistes de Rio Negro, les
plus idéalistes de toute l'Amérique, ne fut arrêtée
dans son œuvre de désagrégation que lorsque la
(1) Le postulat qu'en Amérique espagnole le caudillisme
surgit entre les pieds des chevaux est un axiome de sociologie
basé sur l'influence du milieu géographique : « L'influence du
cheval a été telle que dans les pays o£i il ne se trouve pas en
abondance, comme la Bolivie et l'Equateur (et la Nouvelle-
Grenade) les tribus d'Indiens conservent leur caractère sécu-
laire. » Sarmiexto : Conflicto y armonia de las razas de America.
Acevedo DiAZ : Los Niiestros. Où il y a des chevaux et des
plaines, il y eut des caudillos. C'est pourquoi nous avons
affirmé que si les plaines de Casanare avaient compris les trois
quarts du territoire de la Colombie actuelle et si Bogota avait
été, comme Buenos Aires et Caracas, accessible à l'invasion des
hordes de gauchos et de Uaneros, l'évolution de ce pajs aurait
été toutedifférente; et au lieudugénéralSantander.hommelettré,
qui avait abandonné la carrière sacerdotale pour entrer dans
l'armée patriote, un autre Pâez aurait été l'homme le plus
représentatif de la Nouvelle-Grenade au moment de la disloca-
tion de la Grande Colombie.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 205
Loi bolivarienne fut mise en pratique par l'éminent
Rafaël Nùiïez, politique spencerien, qui, comme
Julio Roca, tint, pendant de longues années, le
rôle de grand pontife de la politique nationale et,
quoique éloigné, en apparence, de la présidence de
la République, dirigeait le gouvernement de sa
retraite de Cabrero.
Devant la désagrégation localiste, devant le
« paroissialisme » anarchique sanctionné par la
Constitution de Rio Negro qui, au bout de vingt-
sept ans, avait presque dissout l'organisme natio-
nal, un politique positiviste comme Nùnez vit clai-
rement que l'unique tète visible de l'unité colom-
bienne était alors l'archevêque de Bogota parce que
là où n'arrivaient pas les ordres du gouvernement
national parvenaient ceux du prélat ; et, ne
croyant pas ou croyant peu à l'influence divine,
il crut aveuglément à celle de l'Eglise catholique et
il s'allia à elle pour rétablir dans sa patrie la
stabilité politique et la tranquillité sociale en
s'appuyant sur l'immense majorité du peuple
composé d'Indiens et de métis sédentaires. Et alors
on vit avec quelle force se perpétuent les instincts
politiques des peuples déterminant la forme effec-
tive et pratique de leurs institutions. Les Conquis-
ladors espagnols trouvèrent la race indigène qui
habitait la plus grande partie du territoire de l'ac-
tuelle République de Colombie, dans une étape
avancée de développement social; ce peuple déjà
sédentaire et agricole, possédait toutes les coutu-
mes qu'engendre la montagne, il était soumis à un
gouvernement régulier dans lequel le Zaque, chef
séculier de Cundinamarca partageait le pouvoir avec
le Grand-Prêtre d'Iraca, nommé Lama, et, à tra-
206 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
vers toutes les modifications imposées par le
régime colonial et toutes les illusoires influences
du républicanisme et du jacobinisme qu'apporta
avec elle la révolution de l'Indépendance, c'est
l'union du chef séculier et du chef sacerdotal, du
Zaque et du Lama, représentés en plein xix* siècle
par le docteur Nùiiez et l'archevêque Paiil, qui
vient reconstituer l'organisme de la Nation, domi-
ner l'anarchie, établir l'ordre et s'imposer par-des-
sus toutes les idéologies constitutionnalistes. Et il
n'y a pas eu dans notre Amérique un seul gouver-
nant ni un seul caudillo qui ait été l'objet de dithy-
rambes plus exagérés, « ses amis poussèrent la
passion jusqu'à le déifier: « Jeûnez est comme Dieu,
il crée tout, chantait un barde », et le docteur
Miguel Antonio Caro, « la plus haute vertu et
l'homme le plus cultivé de Colombie, proclama
l'infaillibilité absolue de Nùiïez en affirmant qu'il
ne s'était jamais trompé » (1), ce qui démontre
combien les instincts théocratiques du peuple
colombien influent même sur les esprits les plus
élevés. ,
En Uruguay, au Paraguay, à l'Equateur, dans
toutes ou presque toutes les Républiques hispano-
américaines, l'ordre social, la stabilité du gouverne-
ment, le progrès et la prospérité économique n'ont
été efl"ectifs que lorsque, pendant de longues
années, le pouvoir a été entre les mains d'un
homme prestigieux, conscient des nécessités de son
peuple, fondant la paix sur l'assentiment général
et soutenu par la volonté de la majorité en dépit
(1) Carlos E. Restrepo : Orientaciôn republicana.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 207
du principe alternatif (1). Et ce fait liistorique a
été plus clair et plus précis dans les Républiques
où les masses populaires sont parvenues à avoir,
depuis la guerre de l'Emancipation, une ingérence
absolue dans les affaires publiques par l'intermé-
diaire de leurs hommes représentatifs, car dans ces
pays ce ne sont pas, comme dans les autres, des
oligarchies, influencées par les idées importées, qui
représentent l'instinct politique des peuples.
Au Pérou, le général Ramôn Castiîla, que
F. Garcia Calderôn compare à Pâez, surgi, comme
notre grand caudillo, des immenses plaines,
nomade et chef de légions, qui, plus qu'à son héré-
dité indigène et asturienne, dut au milieu où il
passa sa jeunesse la résistance et l'astuce qui réle-
vèrent au-dessus de tous les caiidillos provinciaux,
fut, durant vingt ans, « l'énergique directeur de la
vie nationale » malgré tous ceux qui, prenant pour
prétexte la Constitution bolivarienne, protestèrent
contre le héros vénézuélien auquel ils devaient l'in-
dépendance. Sans grande culture, il paraissait ins-
truit à force d'être astucieux. Il connaissait par
intuition la valeur des hommes et la manière de les
gouverner, il possédait au plus haut degré le don
du commandement. Simple dans ses idées, conser-
vateur dans l'ordre politique, il respectait le prin-
cipe d'autorité. Comme Bolivar et San Martin, il
haïssait l'anarchie et, au milieu du tumulte révo-
lutionnaire, il comprit la nécessité d'établir un gou-
vernement fort. Après vingt ans de révoltes intes-
(1) Cf. l'œuvre remarquable de Francisco Garcia Calderôn :
Les Démocraties latines de l'Amérique où, avec un critère socio-
logique, se trouve sjMithétisée l'évolution de ces démocraties.
208 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
tines, le gouvernement du général Castilla marque,
pour le Pérou, le commencement d'une nouvelle
période de stabilité administrative dans laquelle
le commerce se développe, les rentes publiques
s'accroissent, le crédit se consolide et, enfin, la vie
économique du pays se transforme.
Le gouvernement du général Castilla, dit F. Gar-
cia Calderôn que nous résumons, finit pacifique-
ment : de 1844 à 1860, il dirigea d'une main de
fer la politique nationale; personne avant lui
n'avait donné au pays une pareille continuité.
Comme Garcia Moreno à l'Equateur et Portales au
Chili, le général Castilla affermit la paix, stimule
la richesse, protège l'instruction, crée une marine
et impose au pays une nouvelle Constitution. Son
action n'est pas seulement politique, elle est aussi
sociale : en libérant les esclaves et les Indiens, il
prépare la future démocratie. Les journaux de
l'époque condamnèrent son absolutisme : « La
formule du général est : l'Etat, c'est moi, écrivait
José Casimiro Ulloa en 1852. Castilla fut, durant
quinze ans, conclut F. Garcia Calderôn, le dicta-
teur nécessaire dans une République instable » (1).
Au Chili, qu'on a considéré comme une excep-
tion en Amérique, se sont accomplies, comme l'a
remarqué le docteur Gil Fortoul, les prophéties du
Libérateur dans sa lettre de la Jamaïque. Mais le
Chili est une République aristocratique où la masse
véritable du peuple, le roto, vit « comme ont vécu
ses pères depuis les temps immémoriaux de la
Colonie, dans l'état de fermier ou d'ouvrier agri-
(1) Oiiv. cité, p. 96.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 209
cole, c'est-à-dire dans une soumission politique,
sociale et économique absolue », tandis qu'une cen-
taine de familles patriciennes exerce, de père en
fils, d'une manière exclusive, les fonctions du gou-
vernement. Le Chili a mérité les louanges du monde
entier pour sa sagesse au milieu du désordre où a
vécu l'Amérique. « Mais entre la fumée de l'encens
que les initiés prodiguent à l'Isis chilienne, a dit
un grand écrivain, on croit deviner que le manteau
républicain, démocratique et américain, enveloppe
le corps toujours accroupi de la colonie, qui s'est
arrêté en pleine transformation et s'est contenté de
se couvrir d'habits royaux sans changer ses vête-
ments de dessous ». De sorte que chez le peuple
modèle de notre Amérique, la Constitution écrite
se trouve aussi très éloignée de la Constitution
effective et pratique, et le temps dira ce qui devra
arriver le jour où la démocratie, que Tocqueville
saluait avec un religieux recueillement parce qu'elle
marche triomphalement vers l'avenir, s'implantera
aussi au Chili et secouera l'âme rudimentaire du
roto de son assoupissement colonial. Malgré cette
organisation aristocratique, le Chili eut aussi son
<y homme système », son président « bolivarien »
en la personne de l'illustre Portales. « Dans l'his-
toire de nos administrations, dit un historien chi-
lien, il y a un homme qui porte le titre de ministre
par excellence : cet homme est Portales. Comme si
l'autorité avait été faite pour lui ou s'il était né
pour l'autorité, il lui suffit de l'exercer pour que
ses contemporains et les générations postérieures
le considérassent comme l'incarnation même du
pouvoir... Ce ne fut pas un homme instruit, dans
le sens propre du mot, et son éducation scolaire
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE. 14.
210 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
avait été sommaire... Il ne s'exerça pas à la tri-
bune... Il fut avant tout un grand caractère: c'est
pourquoi il y avait en lui un sentiment puissant de
la justice et une volonté inébranlable toujours prête
aux résolutions ardues. Cela lui suffisait pour
dominer beaucoup d'autres volontés. Il connaissait
peu les livres, mais il connaissait admirablement
les hommes. » (1).
Ces traits ne peuvent-ils être appliqués à beau-
coup de ces hommes qui ont dominé et dominent
encore dans quelques-unes des Républiques his-
pano-américaines et qui, par la seule vertu de leur
caractère, établissent la paix, l'ordre, le crédit, le
progrès et tout ce qui constitue « la plus grande
somme de tranquillité sociale et la plus grande
somme de stabilité politique » que les philosophes
du constitutionnalisme ont cherchées vainement
dans leurs canons fondamentaux ?
III
Les hommes qui, comme Bolivar, possédèrent
l'ampleur de critère suffisante pour rompre avec
les dogmes et chercher non la meilleure Constitu-
tion mais celle qui convenait le mieux à des peu-
ples inorganiques récemment émancipés d'une lon-
gue tutelle monarchique, devaient se heurter à
ceux qui, au contraire, croyaient « qu'il suffit de
décréter pour créer », et qui, prenant au sérieux le
rôle de représentants de peuples qui ne soupçon-
(1) Cité par Qcesada : Ouo. cité, p. 318.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 21t
naient même pas l'existence de leurs législateurs
comme cela se produisit avec ceux de Rosario de
Cùcuta, s'adonnèrent à la tâche de fabriquer une
Constitution quand le territoire de la République
était encore presque tout entier au pouvoir de ses
anciens maîtres.
La démonstration la plus évidente de l'idéologie,
du manque absolu de sens pratique et de sens
historique qui caractérisent la majorité des légis-
lateurs de l'Amérique, se trouve dans l'entêtement
qu'ils mirent non seulement à établir un système
compliqué comme celui de la république représen-
tative au milieu de la guerre qui est la négation de
tous les droits, mais encore, comme beaucoup le
firent, à prétendre implanter le système fédéraliste
qui, alors, ne pouvait être autre chose que la sanc-
tion légale de l'anarchie paroissiale et « caudilles-
que », autorisant l'insubordination et la désobéis-
sance à l'unique pouvoir nécessaire et efficace en
ces moments où la fin primordiale était de vaincre
les ennemis et de conquérir l'indépendance par
tous les moyens possibles : ce pouvoir unique, per-
sonnel, despotique comme tout pouvoir militaire
en temps de guerre était incarné, pour la Colombie,
en Bolivar. Le reste n'était que chimères et nuisait
à cette cause de l'indépendance.
« La société guerrière idéale est celle qui agit le
plus aisément comme un seul homme, celle par
suite dans laquelle les ordres, vivement conçus par
un centre cérébral unique, sont rapidement trans-
mis jusqu'aux extrémités du corps social et immé-
diatement exécutés. L'autorité militaire, pliant
tout aux nécessités du combat et subordonnant les
besoins des civils à ceux des combattants est néces-
212 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EX AMÉRIQUE
sairement une, comme ses règlements uniformes.
En un mot, tandis qu'une société industrielle se
prête à la décentralisation des fonctions sociales,
une société militaire est rigoureusement centra-
lisée. ')(!).
On avait besoin, alors, d'unités égales dirigées
par un chef unique et non d'organismes indépen-
dants pouvant marcher d'eux-mêmes.
Quoique, en 1821, la cause royaliste fût perdue
dans l'opinion publique car on sait bien que non
seulement les Américains qui avaient combattu
avec tant de ténacité et d'héroïsme contre l'Indé-
pendance, mais aussi les propres troupes métropo-
litaines abandonnaient cette cause ; et quoique le
triomphe de la Patrie apparût comme certain sur
tout le territoire de la Colombie, la vérité est que
l'Indépendance ne pourrait être consolidée que
lorsque, sur toute l'étendue du continent, il ne res-
terait plus un seul corps d'armée royaliste, comme
le Libérateur s'en rendit compte dans sa campa-
gne du Pérou où il alla non pas seulement poussé
par l'ambition de la gloire, mais aussi pour assurer
l'existence de la Grande République qui était son
oeuvre et son piédestal. Le nécessaire, pour attein-
dre cet objet, n'était pas une Constitution qui, dès
sa naissance, devait forcément mourir d'asphyxie
dans cette atmosphère incandescente, ni une assem-
blée délibérante, mais une armée aguerrie, ayant à
son sers'ice la société entière, dominée par une
seule volonté, fanatisée par la gloire et le prestige
indiscutable et indiscuté d'un homme supérieur
(1) C. BouGLÉ : Ouv. cilé, p. 228.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 213
qui, par la puissance de son génie, avait conduit la
révolution par des routes insoupçonnées des gens
médiocres.
D'autre part, nul ne peut nier qu'après que le
dernier soldat royaliste eût disparu du continent,
l'Amérique espagnole resta encore en état de
guerre. L'autorité de la métropole étant anéantie,
la lutte civile continuait et continuerait pendant de
longues années à l'impulsion des mêmes haines
traditionnelles exaspérées par la guerre, sous une
dénomination quelconque, se couvrant de n'importe
quel drapeau, mais perpétuant l'anarchie qui ren-
dait nécessaire la prépondérance du pouvoir per-
sonnel, l'existence du Gendarme Nécessaire.
« Une loi rigide, précise, concise, voilà le pre-
mier besoin du genre humain ; voilà ce qui lui est
avant et par-dessus tout nécessaire pour former un
noyau d'habitudes, de coutumes, d'idées. Tous les
actes de la vie doivent être soumis à une règle uni-
que, en vue d'un but unique. Si ce régime interdit
la liberté de penser, ce n'est pas un mal; ou plutôt,
bien que ce soit un mal, c'est la base indispensable
d'un grand bien: c'est ce qui forme le substratum
de la civilisation et ce qui devient la fibre encore
tendre de l'homme primitif.
« Les siècles de monotonie, d'égalité, de servi-
tude, ont eu leur utilité : ils ont formé l'homme
pour les siècles où il devait être libre, indépendant,
original.
« Cette nécessité historique qui s'est développée
dans le temps et que Bagehot a magistralement
décrite nous la voyons encore aujourd'hui en pleine
action. »
Et l'illustre sociologue italien qui formula ses
214 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
théories quand la paix régnait dans le monde
civilisé et que les idéologues du pacifisme croyaient
qu'elle serait éternelle, les aurait vues pleinement
confirmées dans la grande guerre qui vient de
flageller le genre humain et de jeter à terre toutes
les vaines illusions, sur\ivances du rationalisme.
« Aujourd'hui encore, écrivait Sighele en 1897,
dans la guerre qui, malgré ses transformations, est
encore le résidu atavique de l'époque primitive le
plus grand et le plus naturel, nous conservons la
tactique ancienne, c'est-à-dire l'obéissance aveu-
gle de tous à un seul, pour atteindre au but unique
et suprême : la victoire. Nous sentons et nous
savons que si la discipline n'était pas de fer, que
si le commandement n'était pas absolu comme
l'obéissance, le but ne serait pas atteint. Dans cet
ordre d'idées, il est remarquable que tout le
monde reconnaît la nécessité, pour l'heureuse issue
d'une guerre, d'un chef unique. Une pluralité
d'esprits délibérant ne peut que porter préjudice,
justement parce que l'unisson disparaît, et que
l'uniformité nécessaire à un agrégat d'hommes, qui
doivent concorder comme un seul homme pour
tâcher à atteindre un but donné, s'évanouit.
« Macaulay disait avec raison que souvent une
armée a été heureuse sous les ordres d'un capitaine
incapable, mais que jamais une armée n'a rem-
porté la victoire sous la direction d'une assemblée
délibérante: ce monstre à mille têtes produit tou-
jours des effets désastreux. » (1).
(1) Scipio Sighele : Psychologie des sectes, pp. 89-90.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 215
IV
Tout cela fait encore mieux ressortir la préten-
tion de ceux qui, au nom de certains dogmes abs-
traits, voulurent mettre des entraves au pouvoir
discrétionnaire de Bolivar. Aveuglés par les théo-
ries, ils ne considéraient en rien le milieu ni le
moment où ils prétendaient légiférer et gouverner;
et presque toujours, de bonne foi, ils travaillaient
à restreindre le pouvoir unique, personnel, absor-
bant, centralisateur et despotique imposé par les
circonstances et par la suprême nécessité de vain-
cre. Lorsque Bolivar demandait l'unité, non seule-
ment les idéologues rédigeaient une Déclaration des
Droits, mais encore ils réclamaient la fédération
qui n'était, en définitive, que l'émiettement com-
muniste du « paroissialisme » étroit et misér-^ble
qui servait de fondement au régime colonial, ^'s
prétendaient être des révolutionnaires, des réfor-
mateurs avancés et ils n'étaient que des tradition-
nalistes. Rappelons ce que le général Morillo écri-
vait, de Bogota, au gouvernement espagnol, le
3 août 1816 : « Ce vice-royaume avait un gouver-
nement insurgé central, constitué par la force et
arrosé du sang d'un peuple candide et opposé au
système de centralisation que, par la main du
caraïbe Bolivar, les jacobins établissent par
force. » (1), C'est ce qui explique pourquoi le mot
fédération fut si populaire dans toute l'Amérique.
Les peuples ne pouvaient comprendre la théorie, la
doctrine, le système; le mécanisme fédéral, non
(1) Rodriguez Villa : Ouv. cité, t. III, p. 181.
216 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
dans le sens d'union, d'alliance, d'intégration, mais
dans celui de séparation, antagonisme, commu-
nisme, rivalité de clocher, correspondait parfaite-
ment à la manière traditionnelle et unique de vivre,
au sentiment paroissial, à l'amour profond pour le
morceau de terre natale, unique patrie qu'ils pou-
vaient concevoir alors, car les autres, les grandes,
celles qui devaient surgir du sein ardent de la
guerre où les héros étaient en train de forger l'élé-
ment primordial de la nationalité, qu'est l'His-
toire (1) ; celles qui n'étaient encore qu'une simple
abstraction, une conception vague et imprécise,
d'autant plus difficiles à comprendre et à aimer
qu'elles étaient plus étendues, ces républiques qui,
à la fin de la guerre contre l'Espagne, n'existaient
encore que comme des fictions officielles, des orga-
nismes encore inconnexes, ne pouvaient éveiller
aucun sentiment précis, aucune émotion concrète
dans l'âme de peuples primitifs.
Dans cette lutte de Bolivar contre les constitu-
tionnalistes et les fédéralistes se trouvent précisé-
ment définis les deux mouvements, les deux ten-
dances, les deux termes de l'évolution qu'ont fata-
lement suivie tous les organismes : désintégration
et intégration. Intégration des cellules jusqu'à arri-
ver, par étapes successives, à constituer l'organisme
animal dont la plus parfaite représentation est
l'homme ; et intégration de races, de peuples et de
classes jusqu'à arriver, par une évolution analogue,
à la constitution d'organismes sociaux supérieurs ou
(1) « La Patrie est, avant tout, l'histoire de la Patrie. »
(E. Faguet).
CÉSARISME DÉMOCRATICUE EN AMÉRIQUE 217
de super-organismes que sont les nationalités
actuelles. Le mouvement de désintégration,
première étape des nations hispano-américaines
lorsqu'elles brisèrent leurs liens avec la métropole
et dont le mouvement fut exactement semblable à
celui qui se réalisa dans toute l'Europe à l'écrou-
lement de l'Empire romain, fut baptisé du nom de
Fédération ; et jugeant avec une inconcevable
légèreté des phénomènes aussi compliqués que ceux
qui engendrent la formation des sociétés, la majo-
rité de nos historiens ont attribué cette tendance —
si logique, si spontanée, si bien ajustée aux lois de
la biologie sociale qu'on peut la qualifier de pure-
ment instinctive — à l'inlluence des principes
adoptés par la Constitution des Etats-Unis, au sim-
ple esprit d'imitation du système adopté par les
anciennes colonies anglaises qui se trouvaient alors
dans le même travail d'intégration que les nôtres,
travail qui, au bout de cent ans, n'est pas encore
achevé pour elles.
Il est véritablement surprenant de constater que
le système fédéral, considéré par Bolivar lui-même
comme le summum de la perfectibilité politique,
comme la conception la plus élevée à laquelle
soient parvenus les apôtres de la démocratie, ait
coïncidé avec les tendances instinctives de peuples
primitifs sans autre idée collective que celle du
clan ou de la tribu dont ils n'étaient séparés que
par quelques générations et dont les classes supé-
rieures ne possédaient d'autres traditions que celles
du municipe castillan avec presque toutes les pré-
rogatives d'autonomie et d'indépendance dont les
municipalités jouissaient en Espagne avant le
régime centralisateur et despotique introduit par
les rois de la Maison d'Autriche.
218 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EX AMÉRIQUE
L'œuvre des constituants de Cucutâ devait être
éphémère parce qu'elle était fatalement contradic-
toire. Ils ne se bornèrent pas à décréter l'union des
trois pays qui allaient constituer la Grande Répu-
blique colombienne, la seule chose rationnelle à ce
moment, mais, se considérant, d'après la théorie
du système représentatif qui les inspirait, comme
les délégués légitimes de la volonté et des droits de
peuples qui ne connaissaient même pas l'existence
de cette Assemblée, ils crurent qu'ils ne rempli-
raient pas leur mission, s'ils ne rédigeaient pas une
Constitution. Et, comme les révolutionnaires fran-
çais qui leur servaient de modèles, leur œuvre eut
le même caractère de « hâte fébrile, d'improvisa-
tion, de contradiction, de violence et de débilité,
voulant à la fois légiférer rationnellement pour
l'avenir, pour la paix et légiférer empiriquement
pour le présent, pour la guerre. » (1). Ces deux
desseins se mêlèrent dans les esprits et dans la
réalité; aussi, il n'y eut ni unité de plan, ni conti-
nuité de méthode, ni succession logique dans les
prétendues modifications de l'édifice social. Quel
que fût le système adopté, ils devaient tomber
nécessairement dans la même contradiction. Mais
si la fédération, sanctionnant la tradition coloniale,
anarchique et dissolvante, contrariait et annulait
l'action du pouvoir centralisateur et unique imposé
non seulement par les nécessités de la lutte, mais
aussi par la nécessité d'intégrer les éléments qui
devaient constituer la nationalité en convertissant
(1) AULARD : Histoire politique de la Révolution française
avertissement, p, vii.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 219
une simple fiction officielle en une réalité tangible,
— le système centralisateur, prétendant uniformi-
ser ces peuples en les soumettant à la domination
impersonnelle de la loi, d'une loi qui n'était, en
aucune manière, l'expression concrète de ses ins-
tincts politiques ni des impérieuses nécessités du
moment, devait être forcément dupé et abâtardi à
chaque instant et ne laisser debout, comme on le
vit clairement à la révolution de Pâez, en 1826, que
la suprême volonté du Caiidillo, du Chef Unique
qui imposait, avec raison, la soumission absolue et
l'obéissance aveugle.
Ceux qui critiquèrent le Libérateur, ceux qui,
dans leur aveuglement, en arrivèrent à le qualifier
de despote, d'autocrate, de tyran et attentèrent
contre sa vie en croyant réaliser un acte de justice
et d'amour de la liberté, sont condamnés par l'his-
toire et, en outre, la science même les classe parmi
les êtres pernicieux pour la société, lesquels « avec
des paroles enflammées, des discours et des écrits
incendiaires, échauffant les esprits et créant une
atmosphère d'électricité, produisent des explosions
d'émotivité, de suggestions et d'impulsions crimi-
nelles » (1).
Empoisonnés par ce débordement de sophismes
et d'utopies que déchaîna sur le monde la Révolu-
tion française, ils ne se rendaient pas compte qu'en
provoquant la désobéissance et la rébellion contre
l'unique autorité possible à ce moment, ils retar-
daient l'évolution logique qu'ont suivie tous les
peuples et à laquelle ne pouvaient se soustraire les
(1) Proal : La criminalité politique.
220 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Hispano-Américains, en allant de la désagrégation
à l'unité pour se constituer en véritables nationali-
tés sous l'autorité du César qu'engendre l'anarchie.
Henri Mazel a défini ainsi ce principe que l'histoire
a prouvé mainte fois : « L'absolutisme a fondu le
moule des nationalités actuelles en unifiant leur
administration économique, civile et militaire. » (1).
Le génie pénétrant du Libérateur essaya, dans sa
Constitution bolivarienne et par une monarchie
sans couronne, de soumettre à une loi, de systéma-
tiser un fait rigoureusement scientifique, néces-
saire et fatal comme tout phénomène sociologique,
en instituant un président à vie avec faculté d'élire
son successeur. L'histoire de toutes les nations
hispano-américaines dans cent ans de turbulences
et d'autocraties est la preuve la plus éloquente de
l'accomplissement de cette loi par-dessus tous les
préceptes contraires écrits dans les Constitutions
et en dépit d'eux. Depuis l'Argentine jusqu'à
Mexico, nul peuple d'Amérique ne s'est soustrait à
cette Loi bolivarienne. Depuis Rosas, sous le des-
potisme sanguinaire de qui s'unifia la grande
République de la Plata jusqu'à Porfirio Diaz qui
donna à sa patrie les années de plus grand bien-
être et de plus grand progrès effectif de son his-
tiOire, toutes nos démocraties ne sont parvenues à
se délivrer de l'anarchie aue sous l'autorité d'un
(1) La Synergie sociale.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 221
homme représentatif, capable d'imposer sa volonté,
de dominer tous les égoïsmes rivaux et d'être,
enfin, comme le dit Garcia Calderôn du général
Castilla le dictateur nécessaire chez des peuples qui
évoluent vers la consolidation de leur individualité
nationale.
On sait, d'ailleurs, qu'aucun système de gou-
vernement, aucune Constitution ne peuvent être
permanents et immuables. Tous sont transitoires,
changeants comme la société même soumise
comme tout organisme aux lois de l'évolution. Un
investigateur aussi sérieux et juste que Maine, a
démontré que beaucoup de choses que l'on consi-
dère, dans le sj^stème démocratique, comme cer-
taines et définitivement établies n'ont que le carac-
tère d'une expérience et d'un essai.
Le caudillisme désagrégeant et anarchique qui
surgit avec la guerre de l'Indépendance et que Boli-
var domina et utilisa en faveur de l'Emancipation
de l'Amérique espagnole, établissant dès lors au
Venezuela ce que les sociologues ont appelé solida-
rité mécanique par l'engrenage et la subordination
des petits caudillos autour du caudillo central
représentant de l'unité nationale, et fondée sur le
compromis individuel, sur la loyauté d'homme à
homme, ne se transforme que très lentement en
solidarité organique lorsque le développement de
tous les facteurs qui constituent le progrès moder-
ne, impose à l'organisme national de nouvelles
conditions d'existence et, par conséquent, de nou-
velles formes de droit politique.
Ceux qui ont qualifié d'antirépublicaines les
idées du Libérateur et qui, empiriquement, ont cru
à l'existence réelle des moules classiques du cons-
222 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
titutionnalisme démocratique, ignorèrent sûrement
que dans la plus républicaine des Constitutions qui
ont existé dans le monde, dans celle qui a servi de
modèle aux partis les plus radicaux de l'Amérique
espagnole, dans la Constitution des Etats-Unis —
comme l'observe un éminent sociologue nord-amé-
ricain — « on trouve, à côté d'éléments purement
démocratiques, des éléments d'un caractère abso-
lument opposé. Ainsi, en ce qui concerne les pou-
voirs attribués à l'Exécutif, il est généralement
admis que la Constitution nord-américaine est plus
monarchique que celle du Royaume-Uni de Grande-
Bretagne. Et si, quelque jour, les idées démocra-
tiques actuellement en vogue arrivaient à chan-
ger, comme cela s'est produit en d'autres époques
où les opinions politiques ont souffert une espèce
de bouleversement, on verrait avec surprise que la
Constitution des Etats-Unis n'aurait besoin que de
très légères modifications pour s'adapter facile-
ment à des théories absolument différentes » (1).
L'éminent auteur de ce livre, qu'on devrait faire
circuler à profusion dans notre Amérique où exis-
tent malheureusement tant de mentalités égarées
par les vieilles théories et où le jacobinisme fait
encore des victimes, termine par les réflexions sui-
vantes, aussi éloquentes que précises, le chapitre
destiné à analyser les principes démocratiques de
la Constitution américaine : « Si désagréables que
puissent être des observations de ce genre pour les
lecteurs à tendances ultra-démocratiques, elles met-
(1) C. Ellis Stevens : Les sources de la Constitution des
Etats-Unis.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 223
tent en lumière cette grande vérité que ce n'est pas
dans la démocratie qu'il faut chercher la source des
institutions américaines. Au point de vue histo-
rique ou froidement scientifique, on doit être tou-
jours prêt, dans ce genre d'étude, à examiner les
choses honnêtement et sans crainte, telles qu'elles
sont et non telles qu'elles semblent être ou comme
elles devraient être d'accord avec les hypothèses
des théoriciens de la politique. »
La Révolution de l'Indépendance devait produire
dans toute l'Amérique, avec plus ou moins d'inten-
sité, une profonde rénovation sociale. Ce n'était pas,
comme dit Fustel de Coulanges parlant des révo-
lutions de la Cité antique, une classe d'hommes qui
remplaçait une autre classe au pouvoir ; mais les
vieux principes étant écartés, de nouvelles règles
de gouvernement devaient régir les sociétés humai-
nes. La suggestion de la royauté disparue, le peu-
ple aspira à la restaurer sous une nouvelle forme.
Les chefs surgirent par génération spontanée et, ne
pouvant les appeler rois, on les appela caudillos ;
mais il est curieux d'observer que tous ces caudil-
los furent qualifiés de tyrans par leurs adversaires.
Et si périlleuses que soient aux yeux des hommes
de science les comparaisons entre les révolutions
modernes et celles de l'antiquité classique, nous
trouvons dans le chef-d'œuvre de l'éminent histo-
rien français que nous venons de citer, des considé-
rations qui conviennent parfaitement à notre évo-
lution politique :
« L'apparition du mot tyran dans la langue
grecque marque l'apparition d'un principe que les
générations précédentes n'avaient pas connu, l'obéis-
sance de l'homme à l'homme... L'obéissance à un
224 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EX AMÉRIQUE
homme, l'autorité donnée à cet homme par d'autres
hommes, un pouvoir d'origine et de nature tout
humaines, cela avait été inconnu aux anciens eupa-
trides, et cela ne fut conçu que le jour où les clas-
ses inférieures rejetèrent le joug de l'aristocratie
et cherchèrent un gouvernement nouveau...
« Partout ces tyrans, avec plus ou mois de vio-
lence, avaient la même politique. Un tyran de
Corinthe demandait un jour à un tyran de Milet
des conseils sur le gouvernement. Celui-ci pour
toute réponse coupa les épis de blé qui dépassaient
les autres. Ainsi leur règle de conduite était d'abat-
tre les hautes têtes et de frapper l'aristocratie en
s'appuyant sur le peuple. » (1).
Garcia Caîderôn a fait dans son intéressant
ouvrage déjà cité, en parlant des caudillos et de la
démocratie, cette synthèse admirable : « L'his-
toire de ces Républiques se réduit à la biographie
de leurs hommes représentatifs. L'esprit national
se concentre dans les caudillos, chefs absolus,
tjrans bienfaisants. Ils dominent par la valeur, le
prestige personnel, l'audace agressive. Ils ressem-
blent aux démocraties qui les déifient. Si l'on n'étu-
die point Pâez, Castilla, Santa-Cruz, Lavalleja, il
est impossible d'expliquer l'évolution du Vene-
zuela, du Pérou, de la Bolivie, de l'Uruguay.
« Les dictateurs, comme les rois du féodalisme
— dit-il encore — abattent les caciques locaux, les
généraux de province : ainsi firent Porfirio Diaz,
Garcia Moreno, Guzman Blanco. Et les révolutions
succèdent aux révolutions jusqu'à l'arrivée du
(1) Fustel DE CouLANGES : La Cité antique, pp. 349-350.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 225
tyran attendu, qui domine, durant vingt ou trente
ans, la vie nationale. » (1).
Ces hommes, exerçant une autorité tutélaire,
ont réalisé durant cent ans, dans toute l'Amérique,
le principe fondamental de gouvernement formulé
par Bolivar dès 1815 :
« Les Etats américains ont besoin de la sollici-
tude de gouvernements paternels qui guérissent les
plaies et les blessures du despotisme et de la
guerre. »
Et il n'y a pas eu, en Amérique, un seul parti
politique qui n'ait soutenu, en fait, le même prin-
cipe, bien que chacun, lorsqu'il était dans l'oppo-
sition, ait protesté en théorie contre la tyrannie,
contre l'autocratie, contre le personnalisme, en se
prévalant du principe opposé qui est celui de
l'alternance au pouvoir, le seul de tout l'échafau-
dage idéologique des temps passés qui soit resté
debout pour servir de drapeau aux révolutions ou
pour produire des changements funestes à l'ordre
social et de violentes solutions de continuité dans la
marche régulière que réclame l'existence de nations
qui n'ont pas encore perfectionné leur organisme ;
car, écartant des illusions présomptueuses, des
idéologies et des optimismes généreux, la réalité
leur impose, sous peine de disparaître dans l'anar-
chie et la ruine, la prépondérance de 1' « homme
nécessaire ».
Par un très grave défaut d'éducation et même
par la paresse mentale caractéristique de notre
race, le critère fataliste se confondant avec le pro-
(1) Ouv. cité, pp. 72-83.
CÉ5ABISMB DÉMOCBATIQUE EN AMÉRIQUE. 15,
226 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
videncialisme qui attribue aux conducteurs de peu-
ples des conditions extrahuniaines, est celui qui a
prévalu chez nous dans l'appréciation des événe-
ments historiques et dans le jugement que nous
portons généralement sur ce qui se passe autour
de nous. C'est pourquoi nous attribuons unique-
ment au hasard ce qui est un effet des lois sociolo-
giques en même temps que de la réflexion, de la
volonté et du caractère individuel des hommes qui,
à un moment donné, savent imprimer à la société
qu'ils gouvernent le mouvement qui la sauve des
grandes crises, parce qu'ils connaissent mieux que
les autres ce qui convient le mieux à sa stabilité et
à son bien-être. C'est pour cela qu'existe et prévaut,
non le providentiel, mais l'être simplement humain,
« l'homme du moment » qui a su prévoir le mal,
a eu l'énergie nécessaire pour le conjurer et le tact
d'unifier et d'utiliser les forces vives de la société
pour atteindre une fin utile et permanente.
LES PARTIS HISTORIQUES
Nos partis historiques, qui naquirent avec la
guerre civile de l'Indépendance, parce que, dès
lors, la population urbaine du Venezuela se divisa
«n deux camps, celui des goths et celui des patriotes,
qui, après l'établissement de la République, s'appe-
lèrent goths et libéraux, n'ont professé de doctrines
politiques définies que lorsque les uns soutenaient
la cause du roi d'Espagne et les autres luttaient
pour l'Indépendance.
Les goths, commerçants en majorité, lettrés et
bureaucrates, avaient dû nécessairement soutenir
le régime colonial, les uns pour conserver leurs
places, les autres pour accroître leurs prérogatives
absorbées presque complètement par le « man-
touanisme » (ou patriciat) révolutionnaire, et les
premiers afin de perpétuer le monople auquel ils
devaient leur prospérité, car c'est un fait bien connu
que le commerce colonial du Venezuela se déve-
loppa grâce à la célèbre Compagnie Guipuzcoane
qui fit disparaître la libre exportation des pro-
duits naturels, établie depuis un temps immémo-
rial entre les ports vénézuéliens et ceux de Vera-
cruz, des Canaries et des Antilles étrangères ; cette
228 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Compagnie enrichit en peu de temps l'aristocratie
territoriale, absorba complètement la société mono-
polisatrice et, quelques années plus tard, le com-
merce de Cadix si opiniâtre et puissant et qui,
adversaire de l'Indépendance du Venezuela, orga-
nisa à ses frais l'expédition commandée par le géné-
ral Morillo en 1815. « Jamais, dit Heredia, n'était
partie d'Espagne pour l'Amérique une expédition
plus brillante et plus nombreuse ; c'était le dernier
effort des commerçants de Cadix par l'intermédiaire
de la Junte de remplacements qui paya tous les
frais. »
A travers tous les événements de notre histoire,
on peut observer la continuation de cette lutte entre
agriculteurs et commerçants. Lorsque la guerre de
l'Indépendance fut terminée et que les derniers
espoirs de restaurer l'ancien régime furent perdus,
les goths ou royalistes, qui étaient passés presque
tous dans les rangs patriotes, protégés par les lois
constitutionnelles qui accordaient l'égalité des
droits à tous les habitants nés sur le territoire,
d'abord de la Grande Colombie, puis du Venezuela,
quelles que fussent leurs anciennes opinions, se
réfugièrent à l'ombre de Pâez, le puissant caudillo,
et, unis aux patriotes ennemis de Bolivar et de
l'Union colombienne, ils entrèrent comme facteurs
dans tous les événements qui eurent pour consé-
quence la dissolution de la Grande République et
la réorganisation du Venezuela.
Mais il était humainement impossible, pour les
hommes qui, durant vingt ans, s'étaient entre-
déchirés dans une des plus terribles guerres qu'en-
registre l'histoire, d'oublier leurs haines profondes
par le simple fait d'une transformation politique ;
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 229
et la lutte continua, formidable, sous l'impulsion
des mêmes causes lointaines, modifiées naturelle-
ment par la disparition de l'Espagne comme élément
de combat, et sous la poussée des classes populai-
res auxquelles la Révolution avait ouvert le chemin
de l'ascension politique et sociale. La haine, exas-
pérée par la cruauté et la prolongation de la guerre
avec tout son cortège de fusillements, de prison, de
confiscations de part et d'autre, passa, comme un
héritage inaliénable des pères aux fils (1) ; et lors-
que les classes populaires entraînées par leurs
instincts d'assassinat et de pillage, continuaient de
parcourir l'immense étendue de nos plaines en
commettant les mêmes crimes dont elles avaient
l'habitude et qui sont caractéristiques des peuples
pasteurs sous toutes les latitudes, crimes légitimés
en quelque sorte maintenant par les prédications
du. jacobinisme créole, — dans les villes, les deux
partis antagonistes, changeant de drapeau et se
déguisant sous des manteaux constitutionnels,
s'acharnaient à la tâche funeste de transplanter
d'Europe et des Etats-Unis les doctrines politiques
les plus avancées sans jamais penser aux possibili-
tés de leur application.
Les goths, comme pour effacer le souvenir de
leur lutte en faveur de la domination espagnole,
exagéraient en théorie leurs principes radicaux et
disputaient à leurs adversaires le qualificatif de
(1) Au Venezuela, en général, on naissait golh ou libéral selon
que l'ascendant avait été roj^aliste ou patriote ; et non seulement
les qualificatifs étaient traditionnels, mais encore les couleurs
respectives des partis étaient les mêmes que celles des deux
armées du temps de la guerre.
230 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
libéraux. Ceux-ci, en majorité, n'avaient pas appar-
tenu, comme on l'a cru, à l'aristocratie coloniale
presque disparue dans la bourrasque de la Révolu-
tion et dont les rares survivants étaient dans la
misère. C'étaient, comme nous l'avons dit, les repré-
sentants de la bourgeoisie, de la classe moyenne
de la colonie, constituée principalement par une
oligarchie de boutiquiers favorisés par la Constitu-
tion de 1830 qui n'avait accordé les droits électo-
raux qu'à ceux qui avaient des revenus ; cela faci-
lita l'audace inconcevable d'appliquer à Pâez, chef-
né de la nation, le principe exotique de l'alternance
républicaine en nommant, pour lui succéder à la
présidence de la République, le docteur José Maria
Vargas, suspect, avec raison, de royalisme, pour
avoir résidé à Puerto-Rico pendant les temps les
plus cruels de la guerre. D'autre part, en s'appuyant
sur les doctrines économiques de l'école libérale
de Manchester, ils réagirent contre la législation
coloniale qui fixait l'intérêt de l'argent et poursui-
vait l'usure comme un crime, en sanctionnant la
célèbre loi du 10 avril 1834 sur la liberté de contrats
dont l'exécution causa des émeutes et contribua
à fomenter l'opposition au gouvernement, cai* cette
loi, favorisant le capital, donnait au commerce et,
par conséquent, aux goths, une prépondérance
beaucoup plus grande qu'à l'époque coloniale. En
même temps, étaient votées les lois les plus rigou-
reuses : contre le vol de bestiaux coutumier chez
les llaneros, contre les conspirateurs sans considé-
rer que le premier conspirateur avait été Pâez lors-
qu'il se révolta contre le gouvernement colombien
et que la République même du Venezuela était née
d'une conspiration contre ce gouvernement. (Nous
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 231
prenons ce concept de conspiration dans le sens
purement légal et abstrait, car dans le concept his-
torique et sociologique, les Révolutions de 1826 et
1830 étaient parfaitement justifiées). Toutes ces
lois, qui avaient pour sanction la peine de mort,
furent appliquées rigoureusement et avec la plus
grande fréquence, car dans la période de 1830 à
1847, nommée à tort conservatrice, il n'y eut pas un
seul jour de paix au Venezuela. Des groupes de
bandouliers infestaient les déserts, assaillaient les
bergeries et les villages des llanos comme aux temps
coloniaux ; et dans la Gaceta de Venezuela on peut
lire des comptes rendus de procès et des sentences
dont nous ne savons pas pourquoi ils n'ont jamais
été allégués par les libéraux dans leur campagne
contre le parti goth. On y voit que ce n'étaient pas
seulement des Uaneros qui composaient ces bandes;
beaucoup étaient des ouvriers, des artisans, des
agriculteurs sans travail accompagnés d'une mul-
titude d'esclaves et d'affranchis qui fuyaient leurs
maîtres, lesquels voulaient les soumettre à des
juges et à des autorités qui, surtout dans les pro-
vinces llaneras, violaient constamment la loi
d'affranchissement en faveur des propriétaires.
II
ïl faut observer, en outre, que la justice colo-
niale n'avait jamais été ni pu être rigoureuse au
Venezuela. Malgré l'abondance des délinquants,
rares furent les exécutions capitales, et il n'y eut
dans aucune localité un bourreau officiel. Depuis les
temps les plus reculés, les bergeries les plus éloi-
232 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
gnées avaient été un lieu de refuge sûr pour tous
ceux qui fuyaient la justice. Pâez même fut un de
ces fugitifs. Maintenant, au milieu de cette anar-
chie engendrée par la guerre et par l'impunité à
laquelle les patriotes avaient dû forcément se résou-
dre pour gagner des prosélytes, l'application rigou-
reuse de ces lois devait être considérée par le peu-
ple comme une iniquité, comme une épouvantable
injustice. « Un délit généralisé, a dit Tarde, devient
vite un droit. » Pâez môme avait autorisé le vol de
bestiaux lorsqu'il autorisa les llaneros à se payer
eux-mêmes leurs soldes militaires sur les troupeaux
appartenant aux royalistes. Et eux, naturellement,
qualifièrent de royalistes tous ceux à qui on pouvait
voler quelque chose, comme au temps de Boves et
autres bandits, ils avaient dénommé blancs et
patriotes tous les propriétaires. La révolution de
Farfân, comme on l'a vu et d'après la propre décla-
ration du gouvernement, n'eut d'autre origine que
les coups de verge appliqués par un juge à un
neveu de cet héroïque soldat, conformément à la
loi contre le vol. La révolte de Rangel, en 1846, eut
une cause semblable.
Nous répétons que l'impunité de tous les délits
dut être la règle de la Révolution de l'Indépendance,
car ce n'est que par ce moyen qu'elle pût arracher
au royalisme la popularité dont il jouit chez les
llaneros jusqu'au jour où le général Morillo voulut
les soumettre à la rigoureuse discipline de l'armée
métropolitaine. Ce n'était pas seulement la vie
qu'on garantissait aux Vénézuéliens « si coupables
qu'ils fussent » — d'après le décret de Trujillo qui
n'a jamais été interprété dans son sens politique
élevé — mais, grâce aux amnisties répétées, promi-
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 233
ses et accordées par le Libérateur en faveur des
plus cruels des hommes qui avaient commis tous
les crimes sous les ordres de Boves, Yafies, Rosete,
etc., on les accueillait dans les rangs indépendants
où ils entraient avec les grades qu'ils avaient con-
quis dans les journées les plus épouvantables de la
Guerre à mort. Nous avons déjà cité une multitude
de noms qui figurèrent dans les luttes civiles posté-
rieures.
Dans un état social semblable, avec des hommes
habitués à tous les périls, ayant participé à une
longue guerre semée d'héroïsmes, connaissant déjà
le chemin par où Pâez et tant d'autres de leurs
compagnons étaient parvenus au sommet des hon-
neurs, sans avoir jamais été soumis à une autre
discipline que celle du caudillo lorsque, de pas-
teurs, ils se convertissaient en guerriers, — quel
respect pouvaient leur inspirer ces lois opposées à
ce qu'ils croyaient être leur droit ou les acquisi-
tions de leur lance, comme disait le Libérateur ? De
là naquit naturellement l'impopularité du gouver-
nement goth et, par conséquent, le prestige de
l'opposition libérale : d'où « la haine et l'horreur
de l'oligarchie » qui fut, en 1846, le credo de
Zamora, de Rangel, de Calvareiïo et de tous les
guerrilleros qui acclamèrent le parti libéral et, en
1859, la Fédération.
Tel devait être et tel était nécessairement le cri-
tère, la conscience sociale d'un peuple demi-bar-
bare et militarisé où le nomade, le llanero, le
bédouin l'emportait par le nombre et par la force
de son bras. Seule, l'action du Caudillo, du Gen-
darme Nécessaire, pouvait être efficace pour main-
tenir l'ordre. Le Venezuela restait dans la situa-
234 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EX AMÉRIQUE
tion que Fernando de Penalver décrivait au Libé-
rateur, en 1826 :
« C'est une vérité que personne ne peut nier que
la tranquillité dont a joui le Venezuela depuis que
nos armes l'ont occupé a été due exclusivement au
général Pâez ; il est également vrai que si celui-ci
s'éloignait du pays, nous serions exposés à une
explosion, car pour que ce malheur se produise, il
ne manque que d'appliquer les mèches à la mine. »
Mais l'influence et le pouvoir du général Pâez, con-
quis dans les campements par ses grandes qualités
de guerrier et de caudillo, avaient été débilités par
l'acharnement des lettrés de l'époque, inspirés de
doctrines purement spéculatives alors tant en
vogue, à mettre des entraves à un pouvoir person-
nel qui n'était que l'expression concrète des ins-
tincts politiques de notre peuple. Sous l'influence
de ces mêmes abstractions et voyant dans l'armée
régulière une base du despotisme, ils poursuivirent
et détruisirent ces légions héroïques qui avaient fait
l'indépendance de l'Amérique, et permirent que les
tribunaux de justice, composés presque tous d'an-
ciens royalistes, leur arrachassent, en faveur des
anciens maîtres, les propriétés que la Patrie leur
avait données en récompense de leurs services. C'est
sur Pâez, chef du gouvernement, que tombait for-
cément toute la responsabilité de ces faits qui
détruisirent le prestige et le respect dont il jouissait
chez ses anciens compagnons.
L'autorité de Pâez, comme celle de tous les cau-
dillos de l'Amérique espagnole, était fondée sur la
suggestion inconsciente de la majorité. Notre peu-
ple peut être considéré comme un groupe social
instable d'après la classification scientifique, car il
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 235
était alors, et il est même encore, dans la période
de transition de la solidarité mécanique à la soli-
darité organique qui est le degré où se trouvent
aujourd'hui les sociétés légitimes et stables ; il se
groupait instinctivement autour du plus fort, du
plus vaillant, du plus sagace, autour de qui l'ima-
gination populaire avait créé la légende qui est un
des éléments psychologiques les plus puissants du
prestige, et il attendait de lui la protection la plus
absolue et l'impunité la plus complète de ses délits
habituels.
Il faut remarquer aussi que toutes les lois poli-
tiques d'un radicalisme outrancier qui tendaient à
nous éloigner des formes dictatoriales, sans qu'on
prît en considération le milieu anarchique où on
prétendait les implanter, étaient en même temps
inspirées par une réaction contre le parti boliva-
rien qualifié de monarchiste, de théocratique, de
prétorien, parce que, au milieu de l'anarchie qui,
comme un ouragan, se déchaînait par toute l'Amé-
rique, menaçant de détruire l'œuvre de l'Indépen-
dance encore sans racines profondes dans la cons-
cience publique, — le Libérateur et beaucoup des
plus hauts représentants de cette cause, conscients
de leur responsabilité devant l'Histoire, avaient
essayé, par tous les moyens, d'instaurer l'ordre ;
et, comme dans tous les cas d'extrême gravité, ils
en avaient appelé à des remèdes héroïques qui
étaient vraiment contraires à l'idéalisme républi-
cain, à l'esprit démocratique de la Révolution, aux
principes politiques considérés alors comme géné-
rateurs infaillibles de la félicité humaine.
236 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
III
Lancés sur ce chemin, alors qu'on avait le plus
besoin d'une main de fer capable de réprimer le
banditisme et d'intimider les démagogues qui,
pour gagner la popularité, paraphrasaient les doc-
trines abstraites des philosophes européens de la
politique, les hommes dirigeants, imbus aussi des
mêmes idées, en arrivèrent à annuler complète-
ment l'action de l'Etat en invoquant la doctrine du
laisser faire, laisser passer, qui fut le credo de
Soublette, non seulement en économie, mais aussi
en politique, sans comprendre que cette doctrine
« de la concurrence illimitée et sans frein » si
funeste, même dans les sociétés bien constituées
— comme l'afiSrme Spencer — parce qu'en elle
ressuscitait sous une nouvelle forme la vieille
théorie de Hobbes, de la lutte de tous contre un, et
que, dans notre milieu, sa seule conséquence était
de donner une sanction absolue à l'anarchie popu-
laire qui allait continuer de causer tant de désas-
tres.
Ce n'était pas que les libéraux gagnassent de la
popularité avec leurs doctrines dissolvantes; le
mal était que les goths, annulant dans leur incons-
cience l'action du caudillo, « appliquassent les
mèches à la mine » pour produire l'explosion que
Penalver redoutait en 1826. Prétendre remplacer
le prestige personnel du caudillo, unique institu-
tion possible dans notre peuple, unique ressort
puissant d'ordre social, par le prestige imperson-
nel de la loi, de lois qui n'étaient pas l'expression
concrète des nécessités ni de l'état social, qui ne
correspondaient pas à des conditions de fait, ni
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 237
aux modalités propres de l'ambiance, ni aux
mœurs nationales, — ce fut le comble de l'impré-
voyance et de l'aveuglement.
La tendance de tous les écrivains et hommes poli-
tiques de l'époque était de restreindre, limiter ou
annuler le pouvoir du caudillo (1). Les goths au
gouvernement, comme les libéraux dans l'opposi-
tion, cherchaient par divers chemins les moyens
d'en finir avec ce qu'ils appelaient le personnalisme.
Mais ni les uns ni les autres n'arrivèrent à com-
prendre qu'en fomentant l'anarchie et en perpé-
tuant l'état de guerre civile, ils ne faisaient cha-
que fois que rendre plus nécessaire le Gendarme et,
comme conséquence, la soumission absolue et
l'obéissance aveugle. Il est curieux d'observer
l'aveuglement avec lequel tous travaillaient contre
les fins même qu'ils se proposaient d'atteindre. Ils
ne tirèrent même pas de la chute du docteur
Vargas renversé par une simple mutinerie, l'expé-
rience qui aurait dû les mettre en garde contre le
(1) Un des fondements les plus puissants de l'opposition
libérale en 1840 était le pouvoir exercé par le général Pâez
durant vingt-cinq ans, sans qu'on pût comprendre que cette
influence décisive n'était et ne pouvait être l'œuvre exclusive de
la volonté du grand Caudillo mais l'expression concrète des
instintcs politiques du peuple vénézuélien. Et il est curieux
d'observer que les arguments d'Antonio Leocadio Guzmân
contre l'autocratie de Pâez furent les mêmes que, plus tard,
goths et libéraux employèrent contre l'autocratie du général
Guzmân Blanco, aveuglés aussi par le préjugé de l'alternance ou
se basant sur ce principe transplanté pour couvrir des ambitions
de personnes et remplacer un autocrate par un autre après
l'inévitable période d'anarchie qui précède presque toujours,
dans presque toutes les Républiques hispano-américaines, le
gouvernant eflFectif, le « Gendarme Nécessaire », capable, par la
supériorité de son caractère et la force de son bras, d'imposer
la paix et de faire progresser la société. Le Mexique, après la
chnte de Porfirio Diaz, est l'exemple le plus récent et le plus
éloquent de cette vérité.
238 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EX AMÉRIQUE
dogmatisme constitutionnaliste. Ils croyaient peut-
être sincèrement que Pâez, en se dépouillant de
l'investiture présidentielle, s'était dépouillé aussi
du pouvoir qui émanait de la Constitution effective
du pays ; mais à peine eurent-ils compris la débi-
lité du régime qu'ils avaient voulu implanter, qu'ils
coururent implorer le Caudillo et reconnurent de
nouveau son autorité.
En se vantant « d'avoir soumis Pàez à la loi
contitutionnelle », ils ne se rendaient pas compte
que le pouvoir personnel du Caudillo était la véri-
table Constitution effective du pays (1), et qu'en
prétendant établir l'ordre sans compter sur l'action
directe et efficace du « Gendarme >>, ils ne faisaient
pas autre chose qu'augmenter l'anarchie, systéma-
tiser le désordre et ouvrir un vaste champ aux agi-
tateurs qui, invoquant aussi les principes abstraits
et réclamant l'accomplissement de la Constitution
pour déguiser leurs ressentiments personnels et
leur ambition du pouvoir, lanceraient à la fin le
pays dans une autre guerre d'extermination et
détruiraient les bases d'une organisation économi-
que, sociale et administrative qui avait pu se déve-
lopper amplement sous l'autorité indiscutée d'un
homme aux qualités exceptionnelles comme le
général Pâez.
Ce n'est pas que les idées positives du gouverne-
ment fussent alors absolument inconnues. Il y avait
(1) Ayarragaray dit, en parlant de la République Argentine :
« Le caudillisme fut toujours notre Constitution positive ; c'est
en vain que l'imposture des partis ou l'ingénuité des théoriciens
ont prétendu couvrir par des institutions importées les mons-
truosités congénitales de notre Constitution politique. » La
anarquia y el caudillismo.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 239
de nombreuses années que le Libérateur avait
recommandé aux constituants d'Angostura de
n'oublier jamais « que l'excellence d'un gouverne-
ment ne consiste pas dans sa théorie, dans sa
forme, ni dans son mécanisme, mais en ce qu'elle
est appropriée à la nature et au caractère de la
nation pour laquelle il est institué. Le sj'^stème de
gouvernement le plus parfait est celui qui produit
la plus grande somme de sécurité sociale et la plus
grande somme de stabilité politique ».
IV
Les goths ont rejeté sur les libéraux la responsa-
bilité exclusive de ces événements en attribuant à
leurs prédications démagogiques une influence qui
ne pouvait être alors que très limitée. Nous avons
eu beau chercher dans de nombreux journaux de
l'époque ces articles subversifs capables de « cor-
rompre les masses populaires » et « d'égarer l'in-
telligence du public », nous ne les avons pas trou-
vés.
Le Venezolano de Guzmân, le Patriota de Lar-
raziibal, le Torrente de Rendôn, le Republicano de
Bruzual, qui furent les organes principaux de
l'opposition libérale à partir de 1840, si subversifs
qu'ils fussent, étaient écrits en un style trop élevé
pour pénétrer dans l'esprit rudimentaire de la
petite minorité qui pouvait les lire. En outre, à
combien d'exemplaires pouvait tirer un de ces
journaux ? En 1897, Novicow disait : « Il y a cin-
quante ans, les presses à bras tiraient à peine six
240 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
cents exemplaires à l'heure » (1). L'influence de la
presse, d'après le même sociologue, dépend de la
yapeur et de la force électrique qui, mouvant les
machines Marinoni, permettent d'imprimer soixante
mille exemplaires à l'heure, et du bas prix du
papier qui a rendu possible le journal à bon mar-
ché. C'est, par conséquent, une erreur d'attribuer à
la presse libérale de 1846 la profonde commotion
de cette époque. Pour s'en rendre compte, il suffit
de considérer qu'en 1846, comme en 1859, se répé-
tèrent exactement les phénomènes des années 1813
et 1814 où il n'y eut ni tribuns ni journaux incen-
diaires pour soulever les masses populaires.
Comment peut-on raisonnablement rendre la
seule propagande du Venezolano responsable de
l'apparition de ces mêmes hordes qui acclamaient
le parti libéral et la fédération avec la même
inconscience qu'elles avaient acclamé d'abord Fer-
dinand VII et Boves puis, plus tard, Bolivar et la
Patrie? Tous ces mouvements étaient simplement
la continuation de la même lutte commencée en
1810, la propagation du même incendie tantôt caché
sous les cendres et tantôt élevant ses flammes au
point de faire rougeoyer l'horizon, mais toujours
implacable dans son œuvre de ravage et de nivelle-
ment. En 1846, comme en 1859, les mêmes hordes
de Boves et de Yahes se rassemblèrent sous le bras
vigoureux d'un autre grand caudillo à la même
physionomie morale, aux mêmes dons de comman-
dement, au même entrain héroïque, à la même
générosité, aux mêmes instincts ochlocratiques, et
(1) Conscience et volonté sociale, p, 76,
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 241
de la même race, pourrions-nous ajouter, que le
légendaire Asturien (1).
Preuve évidente que, dans notre évolution égali-
laire, l'influence des idées n'a jamais été aussi
J3uissante qu'on le croit. Antonio Leocadio Guzmân
fut toujours un défenseur opiniâtre de la Consti-
tution de 1830 et de son régime électoral oligar-
chique, et jamais il ne demanda l'abolition de l'es-
clavage, ni de la peine de mort, ni des peines infa-
mantes ; il ne réclama même pas à son profit
l'abrogation de la loi contre les conspirateurs qui
portait sa signature et en vertu de laquelle il fut
fusillé par ses ennemis. Felipe Larrazâbal était un
littérateur romantique qui imitait et parfois pla-
giait Lamennais, et jamais il ne mania le style
incandescent ni la satire empoisonnée et grossière
qui aurait pu flatter le palais grossier de nos popu-
laces urbaines. Estanislao Rendôn fut toujours un
rhéteur, obscur dans les idées, plus obscur encore
dans l'expression, il aimait à employer les mots les
plus rares pour désigner les choses les plus cou-
rantes, de sorte qu'il est impossible, même pour
(1) Ce parallèle paraîtra étrange à ceux qui s'entêtent à
méconnaître les lois de la continuité historique et se figurent
que chaque génération crée son état social. Nous tenons à faire
remarquer que nous ne voyons pas la figure d'Ezequiel Zamora
à travers des préjugés de parti. Nous appartenons à une famille
de libéraux fédéralistes et nous pouvons dire avec orgueil que
nos ancêtres honorèrent leur nom sur les champs de bataille et
dans les luttes civiles. Aussi, nous affirmons avec la liberté la
plus absolue de jugement que par sa race, car Zamora était
parfaitement blanc, par son héroïsme, par la rudesse de son
caractère et par l'influence qu'il eut sur nos masses populaires
ne peut être comparé à personne mieux qu'à Boves, bien que
nous ayons toujours considéré comme arbitraires ces parallèles
entre des personnages placés dans des ambiances politiques et
des circonstances différentes.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE. 16.
242 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
ceux qui sont le plus familiarisés avec la langue,
de lire ses articles et ses discours sans avoir recours
au dictionnaire; cela contribua, pourtant, à lui
donner une grande réputation car, comme dit Le
Dantec, « la magie des mots a été et sera longtemps
encore un mobile puissant de nos actions et de nos
jugements. » Rendôn, à défaut d'arguments, avait
des exclamations comme lorsque, à la Convention de
Valence, en 1858, il défendait le système fédéral en
disant : « La Fédération est sainte, céleste,
divine ! » Seul, Blas Bruzual avait une plume et un
cerveau de combattant; seul, il possédait la concep-
tion claire et les idéals sincères de son parti et de
son credo. Il fut aussi honnête que Rendôn, mais
plus en contact que lui avec la réalité et les néces-
sités du moment. On sent vibrer encore dans les
pages du Republicano les terribles diatribes, les
concepts vigoureux et incendiés par une convic-
tion et une foi absolues en l'excellence de son credo.
Bruzual était, en outre, un libéral de pur lignage.
Il avait toujours été patriote, il avait dans le sang
les passions de la cruelle lutte pour rindépendance
tandis que Guzmân, Larrazâbal et Rendôn étaient
fils de royalistes. Mais le Republicano n'eût même
pas de résidence fixe et, dans plus de sept ans, il
ne publia qu'un petit nombre de numéros comme
on peut le voir par la collection conservée à la
Bibliothèque Nationale.
Si la rigoureuse exactitude de ces considérations
sauve Guzmân et les écrivains libéraux des lourdes
responsabilités que firent peser sur eux leurs
adversaires, elle enlève aussi à Guzmân le titre,
qu'il ne mérite pas, de « Fondateur du parti libé-
ral ».
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 243
Les masses populaires, qui avaient été royalistes
avec Boves et patriotes avec Pâez durant la guerre
de l'Indépendance, furent ensuite libérales avec
Guzmân et Zamora en 1846, fédéralistes avec le
même Zamora, avec Falcôn et avec Sotillo en 1859.
Quant aux classes supérieures en lutte depuis
l'Indépendance, jamais, à aucune époque, elles
n'ont été divisées par des questions de principes.
Au Venezuela on a considéré comme un déshon-
neur le nom de conservateur, au point qu'un des
livres politiques les plus sensationnels parus dans
les dix dernières années du siècle passé, Etudes
historico-politiques, de M. Domingo Antonio Ola-
varria (Luis Ruiz) et qui est un plaidoyer pas-
sionné contre les conquêtes du parti libéral, prouve
jusqu'à la satiété que les goths furent toujours plus
radicaux et même plus jacobins que leurs adver-
saires nommés libéraux.
Etudier ces mouvements avec un autre critère et
les attribuer exclusivement à des influences doctri-
naires, c'est méconnaître les causes fondamentales
de notre évolution historique et rester dans la
croyance erronée qu'au Venezuela ont existé des
partis doctrinaires aux tendances opposées et que
nos luttes intestines furent causées par des ques-
tions constitutionnelles : « A l'heure actuelle, dit
Bené Worms, on distingue au moins deux partis:
les libéraux et les conservateurs. Mais ce ne sont
que des étiquettes fréquemment trompeuses et qui
désignent des choses très différentes selon les temps
et les pays, ne servant qu'à dissimuler sous des
noms pompeux des ambitions et des rivalités de
personnes. » (1). Nous ne disons donc rien de nou-
(1) Philosophie des sciences sociales, t. I, p. 69.
244 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
veau, et nous ne prétendons pas que la question
des partis doctrinaires n'ait été un mensonge qu'au
Venezuela. Un journaliste colombien disait derniè-
rement qu'il n'y avait jamais eu que deux partis
en Colombie : le clérical et l'anticlérical. C'est une
différence radicale avec le Venezuela où le clergé
n'a jamais eu d'influence politique.
Et quel fut, à la fin, le résultat de cette lutte en
faveur des principes républicains sanctionnés dans
la Constitution ? L'apparition immédiate de l'autre
caudillo, le remplacement de Pâez par Monagas,
l'alternance du pouvoir personnel, que les haines
traditionnelles firent violente, au lieu de la succes-
sion légale et pacifique écrite dans le code fonda-
mental. Si Pâez commença de consolider son pou-
voir absolu avec sa rébellion de 1826, Monagas
consacra le sien par le fait sanglant du 24 janvier
1848, né d'un mouvement populaire.
Nous ne tomberons pas dans l'erreur d'affirmer
que le peuple vénézuélien soit démocratique dans
le sens scientifique du mot et que les idées et les
principes démocratiques — comme l'affirme à
tort l'Argentin Sarmiento en parlant de son pays
— aient pénétré jusque dans les couches inférieu-
res de la population. Les visions de Rousseau,
découvrant dans les sociétés primitives l'égalita-
risme, l'indépendance individuelle et tous les prin-
cipes proclamés par les sociétés modernes ne sont
plus admises aujourd'hui même par les hommes
d'une instruction moyenne. « L'Histoire n'est pas
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 245
un serpent qui se mord la queue ». Le commu-
nisme archaïque n'est pas le collectivisme de notre
époque ; entre l'un et l'autre, il n'existe qu'une
identité apparente et superficielle. Les confondre
équivaut à établir, par exemple, une ressemblance
absolue entre la coexistence d'une femme et d'un
homme chez les peuples primitifs et le mariage
monogamique de l'Europe moderne. « Chez les
peuplades errantes et inorganiques, dit Port, un
savant préoccupé d'une théorie pourrait découvrir
aussi bien la promiscuité que la polygamie, la pro-
priété privée que la propriété collective », et Bougie
ajoute: « l'inégalité aussi bien que l'égalité ».
Le caractère typique des peuples pasteurs, au
Venezuela comme dans tous les pays où il y a des
plaines et des troupeaux, est l'égalité de conditions,
l'absence complète de hiérarchie sociale : « Les
peuples pasteurs ou issus directement de pasteurs,
n'ont pas d'aristocratie. » (1).
Mais est-ce bien là l'idéal de la démocratie
moderne ? « La formule des exigences logiques de
l'égalitarisme est « proportionnalité » et non
« uniformité » ; égalité n'est pas identité. Si l'idée
d'égalité exclut à nos yeux celles de classe ou d'es-
pèce, elle implique d'abord celles d'individualité
et d'humanité; ou, en d'autres termes, lorsqu'on
déclare que tous les hommes sont égaux, le senti-
ment qu'ils sont semblables n'exclut pas le senti-
ment qu'ils sont différents; réclamer, comme le
veut la démocratie, l'égalité des facultés juridiques
n'est pas proclamer l'égalité des facultés réelles. Le
(1) E. Demolins : Les grandes routes des peuples, t. II.
246 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
véritable concept de la démocratie est celui d'un
concours où toutes les possibilités sont égales au
début, mais justement pour mieux apprécier ensuite
les différentes valeurs des actes individuels.
« L'égalité des possibilités n'est pas faite pour
effacer, mais pour mettre au contraire en relief
l'inégalité des puissances... Qui veut mesurer exac-
tement la différence des deux forces les fait partir
du même niveau.
« ...Pour l'égalité civile et juridique, il est trop
clair qu'en la réclamant on ne nie nullement les
différences individuelles ; on veut, au contraire,
qu'il soit tenu compte, et tenu compte seulement,
des mérites ou démérites personnels. Déclarer tous
les citoyens égaux devant la loi, ce n'est pas deman-
der qu'elle assure à leurs actions, si différentes
qu'elles soient, les mêmes sanctions, mais au con-
traire qu'elle proportionne, à l'inégalité des fautes
commises ou des services rendus, les sanctions
dont elle dispose. De même, lorsqu'on décrète que
tous les citoyens seront a également admissibles à
toutes dignités, places et emplois publics », on
efface — pour reprendre la formule de la Déclara-
tion des Droits — toute distinction autre que
« celle de leurs vertus et de leurs talents » ; mais
c'est précisément à seule fin de mettre cette distinc-
tion en relief qu'on veut effacer toutes les autres.
Le régime démocratique du concours, proclamant
l'égalité des droits des concurrents, a justement
pour but de mesurer les différences de leurs
facultés. » (1).
(1) C. BouGLÉ : Ouv. cité, pp. 27-41.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 247
Lorsque nous disons que les doctrines libérales
importées d'Europe par les hommes de la Révolu-
tion, coïncidèrent au Venezuela avec les instincts
niveleurs de notre population hétérogène et des
masses llaneras victorieuses qui dominèrent le
pays à partir de l'Indépendance, nous ne préten-
dons en aucune manière affirmer que les Vénézué-
liens aient mieux, compris et apprécié les excel-
lences de la doctrine démocratique, par un mouve-
ment libéré et conscient.
Nous voulons simplement montrer que notre
peuple était plus disposé qu'aucun autre de l'Amé-
rique espagnole à recevoir et à transformer au pro-
fit de ses instincts niveleurs ces idées qui, prêchées
par les classes élevées des deux partis, représen-
taient la réaction contre le régime social de la
colonie. Les distinctions qu'établissent aujour-
d'hui les sociologues en interprétant scientifique-
ment la doctrine démocratique et en suivant l'évo-
lution des idées égalitaires, ne pouvaient être
appréciées alors par ceux qui prêchaient sincère-
ment le dogme de la souveraineté populaire. D'où
le grand nombre d'idéalistes repentis, de jacobins
dupés qui fuyaient la vie publique pour aller,
désillusionnés, pleurer les funestes conséquences
de leurs prédications ou bien, pleins de scepticisme,
reniaient, au pouvoir, les principes qu'ils avaient
défendus dans l'opposition et dans les armées révo-
lutionnaires.
Que l'on compare l'évolution des idées égalitaires
au Venezuela et en Colombie, par exemple, et l'on
verra que c'est chez nous qu'elles ont pénétré le
plus vite et le plus profondément jusqu'aux cou-
ches populaires les plus basses ; et cela, quoique
248 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
la Colombie soit le pays où l'élite libérale poussa
son radicalisme à un extrême où ne parvinrent
jamais les Vénézuéliens même entre 1840 et 1846,
période où notre jacobinisme atteignit son plus
haut degré ; le peuple colombien reste encore immo-
bile, attaché à ses traditions, soumis à l'Eglise
catholique, respectueux des hiérarchies sociales,
sans que les secousses révolutionnaires, les guerres
civiles, aussi fréquentes que chez nous, ni les décla-
mations dissolvantes des radicaux — dans les rangs
desquels on a toujours trouvé des orateurs et des
écrivains éminents et disposant, en outre, d'une
liberté absolue dans la presse et les congrès —
aient pu éveiller chez le métis et encore moins chez
l'Indien, les instincts niveleurs et démolisseurs des
populations Uaneras et côtières du Venezuela. En
Colombie même, on observe une grande différence
entre les instincts politiques des montagnards qui
constituent la majorité de la population et ceux des
habitants de la plaine et de la côte qui ressemblent
le plus aux Vénézuéliens.
Nous ne devons en aucune manière chercher
l'explication la plus rationnelle de notre rapide
évolution égalitaire dans l'influence exclusive des
idées importées d'Europe et professées indistinc-
tement par tous les partis, mais dans la coïnci-
dence nécessaire et fatale de ces idées avec les ins-
tincts politiques de notre peuple hétérogène et
conformé, en sa grande majorité, par la vie pasto-
rale. « Pour qu'une idée pénètre une société, il
faut qu'il y ait, entre la nature de celle-là et la
structure de celle-ci, une sorte d'harmonie prééta-
blie. » (1).
(1) C. BouGLÉ : Ouv. cite, p. 84.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 249
C'est pour cette raison que nous avons affirmé
que des deux faces de notre Révolution de l'Indé-
pendance, la plus intéressante pour le sociologue
n'est pas la lutte contre l'Espagne. Que l'étude des
grandes campagnes reste un sujet pour l'histoire
militaire, et pour l'épopée l'exaltation de nos héros
dans l'œuvre de rédemption politique d'un conti-
nent ! Autres sont les conclusions que l'investiga-
teur doit tirer de cette lutte où « la moitié de la
population combattit contre l'autre moitié » durant
quatorze ans, car dans cette guerre civile, plus
sociale et économique que politique, se trouve la
clef de notre évolution nationale.
Alors que, dans d'autres pays de l'Amérique
espagnole, la Révolution de l'Indépendance se
réduisit presque à un changement d'autorité et que
le gouvernement suprême passa sans profondes
modifications des mains des agents de l'Espagne à
celles de l'aristocratie créole habituée à la supré-
matie sociale, municipale et économique, — au
Venezuela, les premiers mouvements révolution-
naires ont aussi à leur tête, au début, les classes
élevées; mais au bout de quatorze ans d'une lutte
cruelle et pour des causes ethniques et mésologi-
ques qui donnent un caractère particulier à notre
évolution et la différencient de celle de presque
tous les autres peuples du continent, on observe
avec la plus évidente clarté qu'un profond mouve-
ment égalitaire, une véritable révolution sociale
avait été réalisée dans l'organisme de l'ancienne
capitainerie générale. Il suffit de comparer le rang
et la mentalité des hommes du 19 avril 1810 et du
5 juillet avec la mentalité et le rang des caudillos
qui, en vertu de leurs promesses, occupèrent les
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE. 16 *
250 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EK AMÉRIQUE
situations les plus élevées de la jeune République
et qui étaient en réalité les purs représentants de
la Révolution, pour comprendre l'énorme transcen-
dance de la guerre. La « rébellion » qui commence
« comme un jeu d'enfants », dirigée par les mains
finement gantées du marquis del Toro, se termina
dans une grande mare de sang et un immense mon-
ceau de ruines, comme un poulain sauvage sous la
main âpre et brutale du llanero Pâez. Dès lors, la
pyramide fut définitivement renversée.
L'élévation de Pâez, qui de l'humble condition de
journalier d'une bergerie était parvenu au plus
haut poste de l'armée et de la politique, devait pro-
duire de profondes répercussions au sein de nos
masses llaneras, anarchiques, individualistes et
demi-barbares: « L'homme qui atteint à une haute
position élève avec lui la classe à laquelle il appar-
tenait et reflète sur elle les honneurs qu'on lui
rend. C'est pour cette raison que l'imagination
populaire se complaît à attribuer aux grands une
humble origine. Si l'on en croit les légendes, plus
d'un roi avait été pasteur et conservait, en un lieu
caché de son splendide palais, les pauvres instru-
ments de son ancien métier. » (1). Le fait qu'un
plébéien, un humble journalier comme Pâez, fût
parvenu — chez un peuple profondément boule-
versé par quatorze ans de guerre et qui professe
jusqu'au fanatisme le culte de la valeur person-
nelle — à être, par la seule vertu de ses prouesses
militaires, non seulement le chef suprême de la
République, mais aussi l'homme le plus riche, le
(1) BouGLÉ : Ouv. cité.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 251
plus adulé, le plus applaudi, le plus redouté, devait
nécessairement stimuler dans l'esprit des classes
populaires le désir de s'élever aussi, de monter à
l'assaut de tous les sommets, après l'efïondrement
de presque tous les anciens et puissants obstacles
que le régime colonial avait opposés à l'ascension
démocratique. Pâez, Chef suprême de la Nation,
a eu, pour la démocratie vénézuélienne, une signi-
fication mille fois plus grande que toutes les prédi-
cations des jacobins et tous les principes sacro-
saints inscrits dans les Constitutions.
Et nos luttes politiques postérieures à celles de
l'Indépendance n'ont pas été, comme celles des
autres pays de l'Amérique espagnole, des chocs de
deux oligarchies qui se disputaient la prédominance
politique. Véritables révolutions sociales, elles ont
été comme les étapes de cette évolution qui, au
bout d'un siècle, a donné comme résultat le triom-
phe de l'égalitarisme, un peu confus encore, ayant
été engendré par la violence, mais démontrant
par ses types représentatifs la vigoureuse com-
plexion psychologique de ce peuple hétérogène qui
dément, jusqu'à un certain point, par sa facilité
d'adaptation la théorie de l'inégalité mentale des
races.
C'était en 1859. La Révolution fédérale venait
d'éclater, et l'un de ces guerrilleros qui allaient
rôdant par VAlto Llano arriva, un soir, au village
de Parapara. Il mit ses gens de garde à la porte
d'ure humble maison où il entra, et posant son
épée sur une table, il se jeta sur un boulier de pal-
mier pour se reposer de sa course. Peu après arriva.
252 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
sifflant allcgrement et une cruche d'eau sur la tête,
un garçon de quatorze à quinze ans, à la peau
blanche et aux cheveux plats, mais dont le mélange
de sang avec une autre race était dénoncé par des
lèvres lippues qui furent toujours, malgré la barbe
épaisse qu'il porta plus tard, un des traits sail-
lants de sa physionomie. Il mit la cruche dans un
coin et, apercevant l'épée, il s'en approcha vite; il
la contempla un long moment et la prenant en ses
mains, après s'être assuré que son maître était
endormi, il la tira du fourreau et la brandit comme
s'il eût été à la tête d'une guerrilla, et ébloui comme
par un jouet précieux ; l'homme, qui s'était éveillé
et le voyait entre les mailles du filet, lui dit avec
flegme.
— Alors, la carrière militaire te plaît ?
— A moi ? Oui, Monsieur, répondit le garçon.
— Veux-tu venir avec moi ?
— Volontiers. Mais cela dépend de ma mère.
Un moment après, celle-ci entrait, et en enten-
dant la proposition du guerrillero, elle s'y opposa
fortement. Cet enfant, qui était le second de ses
fils, l'aidait aux travaux de la maison, car l'aîné
était à la guerre et le père, rebouteur de son métier,
était toujours absent. Mais devant l'observation
très juste que lui fit l'homme que s'il ne l'emme-
nait pas, les goths qui, à chaque instant pouvaient
entrer dans le village, le prendraient comme
recrue, elle se résigna à le voir partir avec les
cavaliers du guerrillero. Le général Medrano pou-
vait-il penser que ce garçon devait être plus tard,
le général Joaquin Crespo, grand caudillo, politi-
que sagace et deux fois président de la Républi-
que ?
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 253
Ce qui caractérise essentiellement la démocratie,
a écrit Robert Michels, l'éminent professeur de
l'Université de Turin, répétant une phrase célèbre,
c'est que, sous son régime, chaque soldat porte
dans sa giberne un bâton de maréchal ; et, parlant
du Venezuela, un écrivain colombien, le docteur
Ricardo Becerra, parodia ce mot en disant que,
depuis la guerre de l'Indépendance, le bâ'ton de la
magistrature suprême est dans l'équipement de
tout conscrit.
Le véritable caractère de la démocratie véné-
zuélienne a été, depuis l'Indépendance, la prédomi-
nance individuelle ayant son origine et son fonde-
ment dans la volonté collective de la grande majo-
rité populaire tacitement ou explicitement exprimée.
Nos instincts absolument égalitaires, notre indivi-
dualisme encore indiscipliné, aventurier, irréducti-
ble et héroïque, ont rendu impossible la domina-
tion d'une caste, d'une classe, d'une oligarchie,
quelle que soit son origine ; et il est bien reconnu
que l'Eglise catholique même, réduite à sa mission
purement spirituelle, sans influence aucune sur la
vie civile, se trouve sous le patronat du chef de
l'Etat qui l'exerce avec une ampleur plus grande
que le monarque espagnol à l'époque coloniale.
Le César démocratique, comme l'a observé en
France un esprit sagace, Edouard Laboulaye, est
toujours le représentant et le régulateur de la sou-
veraineté populaire. « Il est la démocratie person-
nifiée, la nation faite homme. En lui se synthéti-
sent ces deux concepts en apparence antagoniques :
démocratie et autocratie », c'est-à-dire : Césarisme
Démocratique ; l'égalité sous un chef ; le pouvoir
individuel surgi du peuple au-dessus d'une grande
254 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
égalité collective, reproduisant dans cette ancienne
colonie espagnole, par de rares coïncidences socio-
logiques, le même régime de gouvernement qu'un
illustre historien lusitanien considère comme l'idéal
de la race ibérique lorsque sous l'autorité d'un seul
se fondirent les nationalités péninsulaires : la
guerre fut alors une école d'égalisation sociale, le
peuple conquit les plus hautes prérogatives, les pri-
vilèges s'éliminèrent, les grands furent abattus et
l'on établit le plus pai'fait accord « entre l'esprit
national et les institutions surgies naturellement de
l'évolution organique qui furent, pour cette raison,
l'expression pure du génie collectif et donnèrent à
l'Espagne l'unité et la force nécessaires pour impo-
ser au monde sa volonté et sa pensée. » (1).
Le concept organiciste, d'après lequel les nations,
comme êtres collectifs, suivent en tout un mouve-
ment analogue à celui des êtres individuel, se
trouve donc définitivement établi. Science de la vie,
la biologie embrasse aussi l'histoire des sociétés.
Les organes du corps social apparaissent d'abord
comme des ébauches rudimentaires, possédant à
peine dans leur ensemble un caractère d'agréga-
tion. Soumis à l'action et à la réaction des uns sur
les autres dans cette lutte incessante qui constitue
la manifestation même de l'existence, ces divers
éléments se définissent et se spécialisent peu à peu
jusqu'à ce que surgisse le principe de coordination
commun qui est le principe vital de la société, com-
me la primitive agrégation cellulaire est celui de
l'organisme individuel. De la même manière que
(1) J.-P. Oliveiba Martins : Histoire de la civilisation ibérique.
CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE 255
celui-ci, une fois constitué, trouve en lui-même tous
les éléments nécessaires pour développer et forti-
fier ses organes, la société engendre aussi en elle-
même un idéal, un intérêt qui devient en même
temps la boussole qui la dirige et la force intérieure
qui la pousse dans son développement et dans
l'affirmation de sa personnalité nationale, par des
étapes successives que le sociologue doit observer
avec la même curiosité et le même esprit scienti-
fique que le biologue met à l'étude de l'évolution de
l'organisme individuel dans les diverses phases de
son développement.
Croire que les nationalités actuelles sont sorties
faites ou complètement constituées des mains de
leurs conquérants, de leurs Libérateurs ou de leurs
législateurs, comme l'Univers des mains omnipo-
tentes du Créateur, d'après la légende biblique, est
un concept qui, aujourd'hui, n'entre même pas
dans un esprit d'une culture moyenne. Organismes
ou superorganismes, toutes les sociétés parfaite-
ment constituées sont le résultat d'une longue évo-
lution qui est parvenue au moment culminant où
« toutes les forces se trouvent équilibrées, tous les
hommes pénétrés d'une pensée à laquelle on peut
et doit donner le nom d'âme nationale parce qu'il
a le même caractère que ce que, chez les individus,
nous appelons âme. » (1).
(1) Nous refondons dans ces paragraphes les concepts des
sociologues nommés organicistes, en acceptant les assimilations
biologiques, mais sans tomber dans les exagérations de l'école
spencérienne. René Worms lui-même a quelque peu modifié le
critère avec lequel il écrivit son œuvre remarquable Organisme
et société en 1896, comme on peut le voir dans sa Philosophie
des sciences sociales, I, ch. III. A notre humble avis, c'est
256 CÉSARISME DÉMOCRATIQUE EN AMÉRIQUE
Tel est le critère qui, d'accord avec les maîtres
de la sociologie, nous a servi de guide pour écrire
dans un cadre aux proportions très limitées ces
simples essais que nous recueillons aujourd'hui
avec la croyance qu'il existe entre eux un lien qui
peut donner une idée du développement suivi par
notre Patrie jusqu'à l'affirmation de son indivi-
dualité. Un mobile puissant a précipité, à notre
avis, cette évolution, et c'est l'Histoire, notre grande
histoire, la plus cruelle de toutes, celle qui, en Amé-
rique, comporte les plus grands sacrifices pour la
conquête de l'Indépendance, celle qui compte le
plus grand nombre de héros et d'hommes d'Etat
dans l'Emancipation du continent, celle au sommet
de laquelle resplendit l'incomparable figure du
Libérateur Simon Bolivar qui, s'il est pour toute
l'Amérique « le symbole de l'idéal républicain »,
est aussi, pour les Vénézuéliens, le symbole sacré
de la nationalité et de la Patrie.
Fin
Oliveira Martins, daus son livre précité, qui applique avec le
plus declarté et en une sA'nthèse admirable, la doctrine orga-
niciste à l'évolution sociale ; c'est pourquoi nous nous sommes
référés à lui pour faire ce résumé.
TABLE DES MATIERES
Pages
Préface 5
Ce fut une guerre civile 47
Les promoteurs de la Révolution. 81
Les préjugés de caste 107
L'insurrection populaire 126
Psychologie de la masse populaire. 147
Le gendarme nécessaire 173
Les principes constitutionnels du Libérateur. 197
Les partis historiques. . 227
Cahors, Imp. Coueslant (personnel intéresse). — 31,783
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