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Full text of "Dante, Béatrice et la Poésie amoureuse; essai sur l'idéal féninin en Italie à la fin du XIIIe siècle"

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in  2010  with  funding  from 

Uni  vers  ity  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/dantebatriceetOOgour 


DANS  LA  MÊME  COLLECTION 


nENRi  de  Régnier  et  son  œuvre,  par  Jean  de  Gourmont. 

LA     NAISSANCE     ET     L'ÉVANOUISSEMENT      DE     LA      MATIÈRE,     par    le 

Dr  Gustave  Le  Bon. 

dante,  Béatrice  et  la  poésie  amoureuse,  Essai  sur  l'Idéal  fémi- 
nin en  Italie  à  la  fin  du  XIIIe  siècle,  par  Remy  de  Gourmont. 

François  coppée  et  son  œuvre,  par  Gauthier  Ferrières 

les  harmonies  de  l'évolution  terrestre,  par  Stanislas  Meu- 
nier, professeur  au  Muséum. 

la  révolution  russe  et  ses  résultats,  par  P.-G.  La  Chesnais. 

magnétisme  et  spiritisme,  par  Gaston  Danville. 

FRANCIS    JAMMES    ET    LE    SENTIMENT    DE    LA    NATURE,  par    Edmond 

Pilon. 
le  génie  et  les  théories  de  M.  lombroso,  par  Etienne  Rabaud. 
la  question  d'homère,  Les  Poèmes  homériques,  l'archéologie  et  la 

poésie  populaire,  par  A.  van  Gennep,  suivi  d'une  bibliographie 

critique,  par  A.-J.  Reinach. 
LA  pensée  de  Maurice  barrés,  par  Henri  Massis. 
l'intelligence  et  le  cerveau,  par  Georges  Matisse. 
remy  de  gourmont  et  son  œuvre,  par  Paul  Escoube. 
Gustave  le  bon  et  son  œuvre,  par  Edmond  Picard. 
jules  renard  et  son  œuvre,  par  Henri  Bachelin. 

CUVIER    ET    GEOFFROY    SAINT-HH-AIRE    D' APRÈS    LES    NATURALISTES 

allemands,  par  E.-L.  Trouessart,  professeur  au  Muséum. 

le  salaire,  ses  formes,  ses  lois,  par  Christian  Cornélissen. 

l'évolution  idéologique  d'émile  verhaeren,  par  Georges  Buis- 
seret. 

alfred  giard  et  son  œuvre,  par  Georges  Bohn,  avec  la  Biblio- 
graphie complète  de  son  œuvre. 

rené  quinton,  Origines  marines  de  la  vie.  Lois  de  constance  origi- 
nelles. Essai  sur  l'esprit  scientifique,  par  Lucien  Corpechot. 

henri  poincaré,  par  Jules    Sageret. 

le  végétarisme,  par  Raymond  Meunier,  chef  de  Travaux  à  l'Ecole 
des  Hautes-Etudes. 

la  philosophie  du  bovarysme,  Jules  de  Gaultier,  par  Georges 
Palante. 

L'ŒUVRE  DE  MAURICE  MAETERLINCK,  par  M.   Esch. 

la  pensée  d'henri  bergson,  par  Joseph  Desaymard. 
les  ruines  de  l'idée  de  dieu,  par  Georges  Matisse. 
la  graphologie,  par  E.  de  Rougemont,  préface  de  Remy  de  Gour- 
mont. 
Baudelaire  et  la  religion  du  dandysme,  par  Ernest  Raynaud. 

LE  SYMBOLISME   FRANÇAIS   ET  LA  POÉSIE   ESPAGNOLE  MODERNE,  par 

A.  Zéréga-Fombona. 
jules  tellier,  par  Henriette  Charasson. 


DANTE,  BÉATRICE 
ET   LA   POÉSIE   AMOUREUSE 


DANTE  ET  BEATRICE  ARRIVANT  AD  PARADIS 

(D'après  le  Dante  de  1A91.) 


do  LES  HOMMES  ET  LES   IDÉES 


Dante,  Béatrice 

7 

et  la    Poésie   amoureuse 

ESSAI    SUR 

L'IDÉAL    FÉMININ    EN    ITALIE 

A  LA  FIN  DU  XHIe  SIÈCLE 


REMY    DE    GOURMONT 


AVEC     PLUSIEURS     GRAVURES    SUR     BOIS 


PARIS 
MERCVRE  DE  FRANGE 

XXVI,  R'VE  DE  CONDÉ,  XXVI 


La  Béatrice  de  Dante  a-t-elle  existé?  Quels  rap- 
ports y  a-t-il  entre  sa  figure  réelle  et  sa  figure  idéale? 
Est-elle  une  femme,  une  abstraction,  une  création 
romanesque?  Enfin,  la  réponse  à  ces  différentes 
questions  ne  se  trouverait-elle  pas  dans  l'œuvre  du 
poète  comparée  aux  œuvres  des  poètes,  ses  pré- 
décesseurs ou  ses  contemporains?  Tels  sont  les 
points,  qu'après  de  longues  études,  je  voudrais 
essayer  de  résoudre.  J'y  travaillais  déjà,  il  y  a  plus 
de  vingt  ans,  dans  la  Revue  du  monde  latin  :  de 
nouvelles  lectures  m'ont  engagé  à  reprendre  un 
essai  qui  a  le  mérite  de  s'appuyer  à  la  plus  pure  et 
à  la  plus  noble  des  poésies  (i). 


(i)  J'ai  emprunté  beaucoup  de  renseignements  à  la  Storia  délia 
letteratura  italiana  d'Aldolfo  Bartoli  :  tome  IV,  la  Nuova  Liri- 
ca  toscana,  Florence,  1881  ;  tome  V,  délia  Vita  di  Dante  Alighie- 
ri,  Florence,  1884,  mais  la  base  du  travail  est  le  jrrand  ouvrage  de 
Crescimbeni,  L'Istoria  délia  volgar  poesia,  6  vol.  in-4,  avec  les 
Commentai  j,  Venise,  1781. 


ï 

LA   VITA   NUOVA 


Le  premier  et  le  plus  important  document  que 
nous  ayons  sur  la  jeunesse  de  Dante,  c'est  naturel- 
lement sa  Vita  nuova  (ï).  Il  faut  de  la  bonne  vo- 
lonté et  une  naïveté  singulière  pour  y  voir,  comme 
M.Fraticelli(2),  un  récit  ingénu  des  amours  du  poète 
avec  une  certaine  Béatrice  ou  Bice  Portinari,  jeune 
Florentine  mariée  vers  1283  à  Simone  de' Bardi, 
morte  en  1290.  Rien  n'est,  au  contraire,  plus  tour- 
menté de  forme  et  de  fond, ni  ne  montre  un  mélange 
plus  complet  de  possible  et  d'impossible,  d'appa- 
rences véridiques  et  de  rêveries,  de  vraisemblable 
et  de  fantastique.  A  première  lecture,  on  n'y  com- 
prend à  peu  près  rien,  et  l'on  juge  que  le  commen- 
taire en  prose  obscurcit  et  gâte  les  sonnets  et  les 
canzone.  Peu  à  peu  on  se  fait  une  opinion,  ou  bien, 

(1)  La  Vita  Nuova  di  Dante  ;  édition  A.  Agresti.  Rome  et  Tu- 
rin, 1902,  in-4. 

(2)  Pietro  Fraticelli,  Dissertazione  sulla  Vita  nuova;  Florence, 
186 1. 


DANTE,   BEATRICE 


ce  qui  est  plus  court,  on  oublie  Je  principal  pour 
goûter  le  détail  et  s'y  attarder. 

Nel  mezzo  de!  cammin  di  nostra  vita, 
Mi  ri  (rouai  per  una  scloa  oscura, 
Chè  la  dirkla  via  era  smarrita. 

A  moitié  du  chemin  de  notre  vie, 
Je  me  trouvai  en  une  forêt  obscure, 
Ayant  perdu  la  bonne  voie. 

Cette  selva  oscura  est  l'image  de  la  Vita  nuova 
aussi  bien  que  de  l'état  d'esprit  dans  lequel  se  trou- 
vait Dante  au  début  de  sa  Commedia;  et  il  est 
malaisé  d'y  retrouver  son  chemin  :  nul  Virgile  ne 
vient  au  secours  du  lecteur. 

Le  peu  de  renseignements  que  nous  ayons  sur  le 
poète  ont  été  recueillis  et  amplifiés  par  Boccace, 
dans  sa  Vita  di  Dante  Alighieri  (i).  Aux  sources 
écrites,  en  très  petit  nombre,  il  joignit  sans  doute 
quelques  traditions  et  raconta  la  vie  du  maître  avec 
ces  belles  phrases  cicéroniennes  et  ces  magnifiques 
périodes  où,  mieux  que  nul  autre,  il  sut  envelopper 
la  pauvreté  d'un  document.  Après  lui,  son  récit  fut 
souvent  repris  en  différentes  formes  sans  qu'on 
apportât  jamais  un  fait  nouveau.  Boccace,  lui- 
même,  ne  dit  à  peu  près  rien  qui  ne  soit  dans  la 
Vita  naova.  Il  n'ajoute  guère,  pour  la  période  qui 

(i)  Attribution  que  l'on  peut  contester  :  La  Vita  di  Darde.  Testo 
del  cosi  detlo  Compendio  attribuito  a  Giovanni  Boccacçio,  per  purji 
di  E.Rostagno;  Bologne,  1899. 


DANTE,   BÉATHICE 


nous  occupe,  aux  faits  qu'il  extrait  du  nuage  méta- 
physique et  poétique  où  les  dérobait  le  poète,  que 
des  considérations  sur  la  fragilité  des  choses 
humaines  et  sur  la  malice  des  femmes,  son  thème 
favori,  sa  matière  inépuisable.  Dante  rencontre 
Béatrice,  l'aime,  la  perd  de  vue,  la  revoit  neuf  ans 
plus  tard.  Elle  meurt,  il  se  console,  au  moins  en 
apparence,  se  marie,  se  sépare  de  sa  femme,  bien 
qu'il  en  eût  plusieurs  enfants  ;  puis  revient  au  sou- 
venir de  Béatrice,  dont  il  se  fait  un  culte,  ainsi  qu'à 
des  amours  moins  spirituelles. 

Ni  dans  la  Vita  nuova,  ni  dans  le  récit  de  Boc- 
cace,  Béatrice  n'est  à  aucun  moment  réellement 
vivante.  Dante  avait  le  cœur  à  la  fois  violent  et 
tendre;  mais,  si  cette  Béatrice  a  vraiment  existé, 
c'est  que  le  poète  aurait  précieusement  gardé  sa 
sensibilité  pour  les  amours  d'autrui.  Béatrice,  à 
aucun  moment,  ne  lui  inspire,  même  à  sa  mort, 
d'accents  aussi  émus  et  aussi  passionnés  que  ceux 
que  lui  arrachent  les  amours  éternellement  malheu* 
reuses  de  Francesca  et  de  Paolo.  Devant  Fran- 
cesca  disant  : 

Amor  cKa  nullo  amato  amar'  perdona, 
Mi  prese  del  costui  piacer  si  forte, 
Che  corne  vedi  ancor  non  m'abbandona, 

L'amour  veut  qu'on  aime  qui  vous  aime, 
J'aimais  tant  celui  que  tu  vois,  d'amour  si  fort, 
Que,  comme  tu  vois,  je  lui  appartiens  encore, 


DANTE,    BÉATRICE 


on  se  sent  en   présence  d'une  femme  qui  a  vécu, 

profondément  aimé,  et,  nuage  que  le  vent  balaye, 

c'est  encore  une  femme,  et  un  cœur  vibre  dans  ses 

paroles.  Dans  tout  le  personnage  de  Béatrice,  on^ 

ne  trouve  rien  de  spontané,  rien  qui  fasse  croire  à 

la  sincérité,  qui  réclame  le  partage  des  sentiments 

exprimés.  Lorsque  le  poète  parle  de  son  amour  pour 

Béatrice, aucun  désir  humain  ne  trouble  son  cœur; 

il  la  contemple  comme  une  sainte,  un  ange  sans 

sexe.  Mais,  quand  il  s'agit  de  Francesca,    il   lui 

demande  : 

Ma,  dimmi  :  al  tempo  de'  dolci  sospiri, 
A  che,  e  corne  concedette  A  more 
Che  conoceste  i  dubbiosi  désir i? 

Mais,  dis-moi,  dans  le  temps  des  doux  soupirs, 
Comment  permit  l'Amour  que  la  lumière 
Se  fît  enfin  dans  vos  obscurs  désirs? 

Là,  il  est  question  d'amour  humain  et  vrai,  et 
le  poète  est  humain  et  fait  rêver  d'amour,  môme 
au  prix  du  châtiment  éternel.  Mais  quelle  femme, 
ayant  lu  la  Vita  huoua,  a  jamais  envié  Béatrice, 
cette  statue  auréolée  ? 

Après  avoir  écouté  le  récit  de  Francesca,  et  com- 
ment : 

Galeotto  fu  il  libro  et  chi  lo  scrisso, 
Galéaut  (1)  fut  le  livre  et  son  auteur, 

(i)  Galéaut  ou  Gallehot,  entrcmelieur  des  amours  de  Genièvre  et 
de  Laocelot  dans  le  roman  de  chevalerie  Lancelot  du  Lac,  très  popu- 
laire en  Italie  pendant  tout  le  moyen  âge. 


DANTE,    BÉATRICE  l3 


Dante,  il  le  dit  lui-même,  fut  si  profondément  ému 
ju'il  s'évanouit  de  pitié  : 

E  caddi  corne  corpo  morte  cade. 

Et  je  tombai  comme  tombe  un  corps  mort. 

La  damnée  par  amour  est  toujours  vivante  ; 
nais,  de  Béatrice,  voit-on  seulement  les  plis  de  sa 
•obe? 

Cependant  l'Alighieri  aurait  pu  avoir  ses  raisons 
>our  n'appuyer  que  d'une  main  légère  sur  le  por- 
rait  de  la  jeune  Florentine.  Il  la  vit  à  peine  et  ne 
ui  parla  qu'une  fois;  mais  aime-t-on  pendant  neuf 
ins,  quand  on  n'a  soi-même  que  huit  ans,  une  en- 
ant  du  même  âge  que  l'on  n'a  aperçue  qu'une  fois 
i  l'église?  Dès  qu'on  prend  la  plume  pour  ana- 
yser  le  caractère  de  Béatrice,  les  objections  contre 
;a  réalité  arrivent  en  foule.  On  s'aperçoit  bientôt 
pie  l'on  se  trouve  en  présence  d'un  roman  ou 
l'une  légende;  en  tout  cas,  d'une  énigme  poétique 
lont  le  mot  est  :  illusion. 

Que  la  Béatrice  de  la  Vita  nuova,  du  Canzoniere 
;t  du  Paradiso  ait  existé  ou  non,  son  caractère 
eminin  demeure  le  même,  et  n'est  aucunement 
itteint  dans  son  essence.  Le  jour  est  si  extra-ter- 
'estre,  sous  lequel  le  poète  nous  la  montre,  que 
es  deux  ou  trois  faits  de  vie  réelle  qu'on  pourrait 
ijouter  à  sa  vie  poétique  n'en  altéreraient  pas  le 
Dor trait  idéal.  De  sorte  qu'au  fond,  cette  question 


l4  DANTE,   BÉATRICE 

si  curieuse  à  étudier,  à  cause  des  problèmes  qu'elle 
soulève,  en  apportant  les  moyens  de  les  résoudre, 
n'a  peut-être  pas  toute  l'importance  littéraire  qu'on 
lui  donne. 

Abstraction  poétique,  idéalisation  d'une  créature 
vivante,  Béatrice  est  l'un  ou  l'autre,  et,  dans  la 
seconde  hypothèse,  il  reste  si  peu  de  réalité  hu- 
maine à  la  femme  sortie  du  cerveau  du  poète  qu'elle 
est  comme  si  elle  n'avait  pas  vécu.  Il  demeure  de 
la  femme,  en  Béatrice,  ce  qui  se  retrouverait  d'une 
paysanne  entrevue  dans  une  vierge  d'Holbein,  d'un 
bruit  d'orage  dans  une  symphonie  d'Haydn  :  il  ne 
peut  y  avoir  aucun  rapport  d'exactitude  entre  le  mo- 
dèle et  le  portrait. 

Elvire  a-t-elle  existé  ?  Sans  doute,  mais  non  pas 
en  tant  qu'Elvire,  en  tant  qu'amante  idéale.  C'était 
une  femme  d'une  beauté  modeste,  d'un  esprit  ordi- 
naire, d'un  cœur  tiède,  d'une  jeunesse  douteuse  ; 
mais  elle  fut  aimée  par  un  homme  qui  avait  le  ciel 
dans  la  tête  et  qui  était  un  grand  poète.  On  sait 
qu'il  faut  admirer  de  confiance  les  maîtresses  de 
poète,  et  les  regarder  à  travers  leurs  poésies  comme 
un  pastel  à  travers  une  glace.  Parny,  lui-même, idéa- 
lisa  son  Eléonore  et  Verlaine  ses  «  amies  ».  Les  j 
Catulle  sont  rares  qui  disent  la  vérité  sur  leurs  ; 
amours. 

Dans  la  poésie  de  la  fin  du  xine  siècle,  il  n'y  a 
pas  qu'une  Béatrice;  chaque  poète  a  la  sienne,  et 


DANTE,    BEATRICE 


i5 


toutes  sont  pareilles,  nulle  n'a  plus  de  consistance 
réelle.  Quelques-unes  ont  un  nom,   d'autres  s'ap- 


NL, 


Dante 


d'après  Giotto. 

pellent  seulement  la  mia  donna  ou  questa  donna, 
et  le  vrai  nom  qui  leur  convient,  c'est  :  la  femme, 


DANTE,  BEATRICE 


la  femme  telle  que  la  poésie  la  comprenait  alors  ; 
un  mélange  d'ange  et  de  châtelaine,  de  jeune  fille 
et  de  déesse,  un  idéal  très  pur,  mais  aussi  très 
singulier. 

Avant  de  chercher  ce  qu'est  Béatrice,  il  me  faut 
bien  cependant  dire  ce  qu'elle  n'est  pas.  Je  ne 
demande  pas  qu'on  me  croie  sur  parole.  Mon  pre- 
mier devoir  est  donc  de  démontrer  que  la  Vita 
nuova  n'a  aucune  valeur  historique. 

Rarement  autant  de  difficultés  d'interprétation 
ont  été  réunies  dans  un  si  petit  volume.  Mais,  pour 
moi,  je  n'y  chercherai  aucun  sens  nouveau,  ni  n'a- 
dopterai aucune  des  solutions  données  jusqu'à  ce 
jour.  Je  tiens  la  Vita  nuova  pour  un  roman  mys- 
tique aussi  vague  et  aussi  indéchiffrable  que  peut 
l'être  un  récit  où  aucun  personnage  n'a  de  nom, 
où  le  lieu  des  scènes  n'est  pas  indiqué,  où  les 
dates  ne  sont  que  des  chiffres  cabalistiques. 

Dante  ne  raconte  pas,  il  procède  par  visions  et 
décrit  ce  qu'il  a  vu.  Au  cours  du  volume,  il  y  en  a 
sept.  La  question  de  vérité  historique  se  trouve 
donc  tranchée  du  premier  coup.  Quelque  porté  aux 
rêves  que  soit  un  homme,  sa  vie  ne  se  passe  pas 
tout  entière  dans  le  monde  des  songes.  Il  faudrait 
tenir  Dante  pour  un  halluciné,  et  l'on  sait,  au  con- 
traire, que  jamais  intelligence  ne  fut  mieux  pon- 
dérée. Giovanni  Villani  lui  accorde  une  égale  supé- 
riorité dans  toutes  les  branches  des  connaissances 


DANTE,    BEATRICE  I7 


humaines  cultivées  de  son  temps,  et  sa  poésie 
comme  ses  traités  le  montrent  doué  de  la  clair- 
voyance des  esprits  de  haute  logique.  Il  ne  faitdonc 
qu'user  d'une  méthode  littéraire,  d'un  procédé  fort 
en  usage  à  son  époque  et  qui  s'imposait  à  lui. 
N'est-ce  pas  aussi  un  moyen  de  nous  dire  :  Tout 
ceci  n'est  que  fiction  ?  S'imaginer  que  Dante  a 
voulu  faire  croire,  même  ses  contemporains,  à  la 
véracité,  même  relative,  de  son  récit,  c'est  prendre 
le  grand  poète  pour  un  conteur  naïf  et  faire  preuve 
soi-même  d'une  rare  ingénuité.  Dans  une  de  ces 
visions,  l'Amour  lui  apparaît  dans  un  nuage  cou- 
leur de  feu.  Il  tient  dans  ses  bras  Béatrice  endor- 
mie, enveloppée  d'un  voile  léger  couleur  de  sang  ; 
montrant  au  poète  son  cœur  enflammé,  elle  dit  : 
Vide  cor  tuum.  Après  cette  vision,  qu'il  appelle, 
non  sans  raison,  vision  merveilleuse,  Dante  trans- 
crit un  sonnet  qu'il  avait  écrit  sur  l'heure  et  adressé 
aux  principaux  poètes  de  son  temps.  Il  nous  ap- 
prend qu'il  reçut  plusieurs  réponses,  entre  autres 
celles  de  Guido  Calvacanti.  Mais  on  possède  égale- 
ment les  réponses  de  deux  autres  poètes,  de  Gino 
de  Pistoie  et  de  Dante  de  Majano.  Or  Gino  avait 
alors  treize  ans  ;  comment  aurait-il  été  connu 
parmi  les  famosi  trovatori  du  temps  ?  Dante 
n'avait  alors  lui-même  que  dix-sept  ans  (i). 


(i)  Selon  une  nouvelle  opinion,  l'AIighieri  serait  né  en  ia68,    ce 
qui  donnerait  à  Gino,  à  l'époque  du  sonnet,  quinze  ans.    Mais  cette 


18  *i 


DANTE,   BEATRICE 


Une  autre  singularité  de  la  Vita  nuova,  c'est  la 
répétition  constante  du  nombre  neuf.  La  seconde 
fois  qu'il  voit  Béatrice,  il  s'est  écoulé  neuf  ans  et 
neuf  jours  depuis  leur  première  rencontre.  La 
deuxième  vision  a  lieu  à  «  la  première  des  neuf  der- 
nières heures  de  la  nuit  »  ;  la  troisième,  à  la  neuvième 
heure  du  jour.  Dans  la  Sirvente,  où  il  nomme  les 
plus  belles  dames  de  la  ville  pour  pouvoir  parler  de 
Béatrice  sans  attirer  l'attention  sur  elle,  une  force 
supérieure  l'oblige  à  la  présenter  la  neuvième.  Elle 
s'avance,  selon  la  remarque  d'Aroux,  comme  la  Su- 
lamite  au  neuvième  verset  du  Cantique  des  Canti- 
ques. En  parlant  de  la  mort  du  père  de  Béatrice, 
il  ajoute  qu'il  fut  lui-même  malade  de  douleur  pen- 
dant neuf  jours.  Tous  ces  neuf,  et  il  y  en  a  d'au- 
tres, comme  ceux  de  la  mort  de  Béatrice,  le  9  juin 
1290,  malgré  le  grand  hasard  des  nombres,  con- 
tribuent à  renverser  la  vraisemblance  du  récit  ;  et 
Dante  s'en  est  si  bien  aperçu  qu'il  a  tenté  d'en  don- 
ner deux  explications,  l'une  astrologique,  l'autre 
théologique,  étranges  toutes  deux,  où  1  astronomie 
de  Ptolémée  est  invoquée  en  même  temps  que  le 
nom  de  la  Sainte  Trinité.  Ce  sont  là  des  réminis- 
cences pythagoriciennes,  néoplatoniciennes,  mysti- 
ques, cabalistiques  et  même  poétiques,  car  Virgile, 
son  maître,  fait  un  certain  usage  des  nombres,  qui 

date  est  hasardée.  Voir  à  ce  sujet  :  Stadi  e polemiche  danUsche,  ai 
Olindo  Guerrini  e  Corrado  Ricci.  Bologne,  1880  ;  in- 18. 


DANTE,    BÉATRICE  IQ 


montrent  que  nous  sommes  en  pleine  fiction,  que 
le  poète  raconte,  non  ce  qui  s'est  passé,  mais  ce  qu'il 
a  imaginé. 

11  n'y  a  dans  la  Vita  nuova  que  bien  peu  de  pas- 
sages qui  puissent  se  prendre  à  la  lettre.  Doit-on 
croire,  par  exemple,  que  les  Florentins  disaient, 
comme  le  rapporte  le  poète,  envoyant  passer  Béa- 
trice :  «  Ce  n'est  pas  une  femme,  mais  un  des  plus 
beaux  anges  du  ciel.  Que  béni  soit  le  Seigneur  qui 
sait  si  bien  opérer  »?  Ce  sont  de  ces  compliments 
que  Dante  se  fait  à  lui-même.  Il  a  une  très  haute  et 
très  juste  idée  de  sa  valeur,  et  sait  l'exprimer  cha- 
que fois  que  l'occasion  vient.  Il  la  fait  même  sur- 
gir à  son  gré.  C'était  vrai  en  ce  temps  et  encore 
aujourd'hui  :  Béatrice,  création  merveilleuse,  est  un 
des  plus  beaux  anges  du  ciel  poétique. 

On  ne  voit  pas  trop  bien  encore  pourquoi  Dante, 
ainsi  qu'il  le  raconte,  aurait,  de  peur  de  compro- 
mettre Béatrice,  feint  d'en  aimer  une  autre,  lui  au- 
rait adressé  des  vers,  et,  du  geste  et  des  lèvres,  non 
du  cœur,  ses  hommages.  Qu'avait  donc  de  si  fâ- 
cheux pour  la  jeune  Florentine  l'amour  si  discret 
du  poète?  On  comprendrait  qu'une  passion  partagée, 
née  et  poursuivie  en  dehors  de  la  morale  sociale, 
eût  besoin  de  se  cacher  et  de  faire  prendre  le  change; 
mais  un  culte  si  pur  et  si  poétique  ne  pouvait  qu'ho- 
norer grandement  Béatrice.  Cette  simulation,  en 
tout  cas,  a  quelque  chose  de  laid  et  de  louche  qui 


DANTE,    BEA 


aurait  dû  répugner  à  la  franchise  de  Dante,  surtout 
lorsque  aucun  péril  ne  la  justifiait.  Il  est  vrai  que, 
dans  toutes  les  interprétations,  ce  passage  demeure 
obscur.  On  comprend  cependant  que  le  poète  ait 
tout  simplement  voulu  dire  qu'il  tenait  à  dérober 
au  vulgaire  le  mystère  de  son  idéal.  Ce  trait  n'est 
pas  d'un  amoureux.  Mais,  chose  plus  étrange,  cet 
mr  qu'il  cache  pendant  que  Béatrice  était  jeune 
ivulguë alors  qu'elle  est.  morte  mariée, 
I  plus  là  ■ 
les  r<  Licences  du  poète  pouvaient  passer  pour  une 
honnête  discrétion.  Ce  passage  prouverait  seul,  il 
me  semble,  que  la  Vita  nuova  n'est  pas,  ainsi  que 
l'on  dit  maintenant,  un  livre  vécu.  Après  avoir  écrit, 
au  hasard  de  son  cœur,  des  sonnets  et  des  canzone 
d'amour,  Dante  a  voulu  les  relier  par  un  commen- 
taire, et  de  fragments  faire  un  tout.  Pour  nous  in- 
téresser à  son  mystérieux  idéal,  il  l'a  incarné  dans 
un  type  féminin  :  il  a  fait  un  roman,  et  l'on  a  cru 
à  une  autobiographie. 

Ce  roman  est  même,  quant  à  sa  forme  et  à  sa 
contexture,  une  imitation,  presque  une  transposi- 
tion. La  Vita  nuova,  c'est  le  Pasteur,  d'Hermas, 
où  l'amour  humain  a  remplacé  l'amour  divin,  et  les 
subtilités  de  la  passion,  les  subtilités  de  la  théo- 
logie. 

La  Vita  nuova  commence  ainsi)  après  quelques 
lignes  d'introduction  : 


DANTE,    BEATRICE  SI 


«  Neuf  fois  déjà,  après  ma  naissance,  le  ciel  de 
la  lumière  était  retourné  au  même  point,  quand 
parut  à  mes  yeux,  pour  la  première  fois,  la  glo- 
rieuse Dame  de  ma  pensée,  à  laquelle  beaucoup  de 
personnes,  ne  sachant  comment  la  désigner,  ont 
donné  le  nom  de  Béatrice.  Elle  avait  déjà  assez 
vécu  en  ce  monde  pour  que,  dans  cet  espace  de 
temps,  le  ciel  étoile  se  fût  porté  vers  l'orient  de  la 
douzième  partie  d'un  degré;  en  sorte  qu'elle  m'ap- 
parut  dans  le  commencement  de  sa  neuvième  année 
et  lorsque  j'accomplissais  la  mienne.  Elle  m'appa- 
rut  vêtue  d'une  couleur  rougeâtre,  imposante  et 
modeste;  et  la  manière  dont  sa  ceinture  retenait 
sa  robe  était  appropriée  à  son  extrême  jeunesse. 
Je  dis  avec  vérité  qu'en  ce  moment  l'esprit  de  la 
vie,  qui  réside  dans  la  voûte  la  plus  secrète  du  cœur, 
commença  à  trembler  avec  tant  de  force  que  le 
mouvement  s'en  fit  ressentir  dans  mes  plus  petites 
veines;  et,  tremblant,  il  dit  ces  paroles  :  Ecce  Deus 
fortior  me,  qui  veniens  dominabitur  mihi  :  Voilà 
un  Dieu  plus  fort  que  moi,  il  va  me  dominer.  Alors 
V esprit  animal,  qui  se  tient  dans  la  haute  voûte  où 
tous  les  esprits  sensitifs  vont  porter  leurs  percep- 
tions, commença  à  s'étonner  beaucoup  et,  s'adres- 
sant  particulièrement  aux  esprits  de  la  vue,  dit  ces 
paroles  :  Apparuit  jam  beatitudo  nostra  :  Notre 
béatitude  est  apparue  (i)...  » 

(i)  Trad.  E.-J.  Delécluze. 


DANTE,  BEATRICE 


Qu'on  lise  maintenant  le  début  de  la  première 
Vision  du  Pasteur  : 

«  Celui  qui  fut  mon  hôte  à  Rome  me  vendit  une 
jeune  fille.  Beaucoup  d'années  après,  je  la  reconnus 
et  je  me  mis  à  l'aimer  comme  une  sœur.  Mais 
avant  cela,  un  jour  qu'elle  s'apprêtait  à  se  bai- 
gner dans  le  Tibre,  je  lui  tendis  la  main  et  la  me- 
nai vers  le  fleuve.  En  la  regardant,  je  me  disais  en 
mon  cœur  :  Je  serais  heureux  de  posséder  une 
telle  femme,  si  belle  et  si  honnête.  Je  pensais  cela 
et  pas  davantage.  Or,  quelque  temps  après,  en  me 
promenant  avec  ces  pensées,  je  rendis  hommage  à 
la  créature  de  Dieu,  songeant  combien  elle  était 
magnifique  et  belle.  Et  m'étant  promené,  je  m'en- 
dormis. Et  l'Esprit  me  ravit  et  m'enleva  vers  la 
droite,  en  un  lieu  où  un  homme  n'aurait  pu  mar- 
cher. Car  c'était  un  lieu  plein  de  rochers  et  abrupt, 
et  impraticable  à  cause  des  eaux.  Quand  j'eus  fran- 
chi ce  lieu,  j'arrivai  dans  une  plaine  :  et,  les  genoux 
fléchis,  je  commençai  de  prier  le  Seigneur  et  de 
confesser  mes  péchés.  Et  comme  je  priais,  le  ciel 
s'ouvrit,  et  j'aperçus  cette  femme  que  j'avais  dési- 
rée, me  saluant  du  haut  du  ciel  et  disant  :  Hermas, 
salut.  Et  moi,  l'apercevant,  je  lui  dis  :  Madame, 
que  faites-vous  là?  Et  elle  me  répondit  :  J'ai  été 
reçue  ici  pour  dévoiler  tes  péchés  au  Seigneur.  Ma- 
dame, demandai-je,  les  dévoilerez-vous  vraiment? 
Non,  dit-elle.  Mais  écoute  les  paroles  que  je  vais  te 


DANTE.    BÉATRICE  a 3 


dire.  Dieu,  qui  habite  dans  les  cieux  et  qui  de  rien 
a  créé  toutes  choses  et  les  a  multipliées  pour  sa 
sainte  Eglise,  Dieu  est  irrité  contre  toi  :  parce  que 
tu  as  péché  envers  moi.  Répondant,  je  lui  dis  :  Ma- 
dame, si  j'ai  péché  envers  vous,  où,  en  quel  lieu 
et  en  quel  temps  vous  ai-je  jamais  adressé  une  pa- 
role déshonnête?  Ne  vous  ai-je  pas  toujours  esti- 
mée comme  une  dame?  Ne  vous  ai-je  pas  toujours 
révérée  comme  une  sœur?  Pourquoi  donc  m'accu- 
sez-vous d'actions  si  abominables?  Alors, se  met- 
tant à  rire  de  moi,  elle  dit  :  En  ton  cœur  est  mon- 
tée la  concupiscence  du  mal.  Et  ne  te  paraît-il  pas 
que  c'est  une  laide  chose  pour  l'homme  juste  que  la 
concupiscence  du  mal  soit  montée  dans  son  cœur? 
C'est  un  péché  pour  lui,  un  très  grand  péché. 
L'homme  juste  en  effet  pense  des  choses  justes. Et 
c'est  en  pensant  des  choses  qui  sont  justes  et 
s'avançant  dans  cette  droite  voie  qu'il  trouvera  au 
ciel  un  Seigneur  propice  à  sa  cause.  Mais  ceux  qui 
pensent  en  leur  cœur  des  choses  défendues  assu- 
ment la  mort  et  la  captivité  :  surtout  ceux  qui 
aiment  ce  siècle  et  qui  se  glorifient  dans  leurs  ri- 
chesses: et  ceux  qui  ne  pensent  pas  aux  biens  futurs 
leurs  âmes  sont  vidées  de  tout.  Ainsi  font  les 
douteux  qui  n'ont  pas  d'espoir  en  le  Seigneur  et 
méprisent  et  négligent  sa  vie.  Mais  toi,  prie  le  Sei- 
gneur et  il  guérira  tes  péchés  et  ceux  de  toute  ta 
maison  et  ceux  de  tous  les  saints.  Quand   elle  eut 


M  DANTE,    BÉATRICE 


prononcé  ces  paroles,  les  cieux  se  fermèrent.  » 
Voilà  bien  le  prototype  de  la  Vita  nuova  de 
Dante;  mais  Dante  a  aussi  connu  Boèce,  qui  dans 
sa  Consolation  imita  à  la  fois  le  Pasteur  et  le  Ban- 
quet de  Platon.  Tous  ces  livres  et  d'autres  ont  des 
analogies  de  filiation.  Diotime,laZ)o/nmad'Hermas, 
la  Monique  évoquée  dans  la  Vie  heureuse  de  saint 
Augustin,  la  Philosophie  telle  que  la  voit  Boèce, 
Béatrice,  —  autant  d'êtres  de  rêve  ou  d'idéalisation 
appartenant  à  la  même  mystérieuse  famille. 

Le  seul  point  du  roman  qui  pourrait  avoir  un 
caractère  historique,  c'est  la  mention  que  fait  le 
poète  du  père  de  sa  Béatrice.  Les  partisans  de  la 
vérité  littérale  s'en  sont  fait  un  grand  argument,  et 
pourtant  un  simple  rapprochement  en  détruit  toute 
la  valeur.  Dans  le  Convito,  dont  le  caractère  allé- 
gorique n'a  jamais  été  contesté,  la  Philosophie,  qui 
en  est  l'héroïne,  a  un  père,  des  parents,  des  amis, 
et  Dante  se  laisse  emporter  à  parler  de  son  cœur  et 
de  ses  yeux.  Il  devient  amoureux  d'elle,  et  ingénu- 
ment le  confesse  (i).  Si,  dans  le  Convito,  il  ne  s'a- 
git que  d'une  de  ces  personnifications  si  en  faveur 
au  moyen  âge,  pourquoi  en  serait-il  autrement  dans 
la  Vita  nuova  ? 


(i)  Ces  singularités  n'étonnaient  personne.  On  les  trouvait  toutes 
naturelles.  Dante,  d'ailleurs,  n'inventait  rien.  N'avait-il  pas  lu  le 
poème  de  Martianus  Capella,  dont  le  titre  seul  est  une  curiosité  : 
Les  Noces  de  Mercure  et  de  la  Philologie  ? 


DANTE,    BÉATRICE  25 

Je  n'ai  exposé  que  quelques-uns  des  arguments 
contre  l'existence  de  Béatrice  tirés  du  récit  dantes- 
que lui-même  ;  l'examen  complet  du  texte  ne  sau- 
rait trouver  sa  place  ici.  Il  reste  à  réfuter  le  témoi- 
gnage même  de  l'histoire.  En  apparence,  il  est  for- 
mel ;  tous  les  écrivains  du  xrve  siècle  qui  ont  parlé 
de  Dante  ont  parlé  de  Béatrice  :  Boccace,  Benve- 
nuto  da  Imola,  Filippo  Villani,  continuateur  de  Gio- 
vanni, Landino,  Bonni,  sont  tous  d'accord  pour 
rapporter  les  amours  du  poète  et  d'une  Béatrice 
Portinari.  Mais  voici  ce  qui  s'est  passé  :  lorsque 
Dante  fit  paraître  sa  Vita  nuova,  il  était  peu  connu 
comme  écrivain  ;  le  public,  de  tendance  crédule, 
distinguait  mal  la  vérité  de  l'allégorie  ;  on  lut  le 
livre  :  il  parlait  d'amour,  les  femmes  le  vantèrent, 
s'y  plurent,  s'intéressèrent  à  cette  Béatrice.  Jamais 
les  maîtresses  chantées  par  les  poètes  n'étaient  plus 
clairement  désignées  :  on  aimait  encore  à  deviner, 
et  le  secret  de  tout  dire  n'était  point  connu.  Les 
questions  allèrent  leur  train,  on  s'informa.  Ce  nom 
de  Béatrice  fit  penser  à  une  Béatrice  Portinari,  qui 
avait  été  fort  jolie,  s'était  mariée,  comme  toutes  les 
jeunes  filles  se  marient,  et  finalement  était  morte 
vers  1290.  Il  n'en  fallait  pas  plus  :  la  légende  était 
faite.  Boccace  la  recueillit  dans  sa  Vie  de  Dante, 
et  tous  les  autres,  hormis  Filippo  Villani,  qui  d'ail- 
leurs ne  nomme  pas  la  Portinari,  copièrent  Boc- 
cace. Une  dernière  remarque  montrera  que  la  Vita 


26 


DANTE,    BEATRICE 


nuova  ne  saurait  faire  preuve.  Dante  prétend  l'écrire 
un  an  après  la  mort  de  Béatrice,  et  il  mentionne  un 
fait  arrivé  l'an  1000. 


PROFIL    DO   MAUSOLEE   DE    RAVEN^B 


Examinons  maintenant  Béatrice  elle-même.  Tout 
d'abord  ce  nom  est-il  bien  le  sien  ?  Lorsque  Dante 
parle  pour  la  première  fois  de  sa  donna  beatay  il 
ajoute  :  a  La  quale  fu  chiamata  da  molti  Beatri- 


DANTE,    BÉATTUCS  27 

ce,  i  quali  non  sapeano  che  si  chiamare.  —  Elle 
était  appelée  par  beaucoup  Béatrice,  lesquels  ne 
savaient  quel  nom  lui  donner  (quel  était  son  vrai 
nom),  »  Gomment  Dante,  lui,  l'appelait-il  ?  N'était- 
il  pas  aussi  embarrassé  que  ces  molti?  Mais  ces 
molti  ne  seraient-ils  pas  les  mêmes  que  ces  autres 
molti,  «  i  quali  erano  famosi  trovatori  in  quel 
tempo,  —  lesquels  étaient  de  fameux  trouvères  de 
ce  temps  »,  et  auxquels  Dante  adressait  le  sonnet, 
A  ciascunalma presa  e gentil  core?  Nous  saurions 
alors  que  parmi  ces  affidés  se  trouvaient,  d'abord, 
Dante  lui-même,  puis  Guido  Cavalcanti  et  Cino  de 
Pistoie.  Le  mot  de  l'énigme  que  ne  donne  pas  la 
Vita  nuoua  se  trouverait-il  chez  ces  poètes  ?  Feuil- 
letons leurs  œuvres  et  celles  de  quelques  autres, 
remontons  un  peu  en  arrière  ;  en  s'élargissant,  le 
problème  se  simplifiera  certainement.  Dante,  pas 
plus  que  nul  autre  poète,  ne  peut  se  comprendre  si 
on  l'isole  de  son  siècle,  de  son  groupe  ;  si  l'on  n'é- 
tudie, en  même  temps  que  ses  œuvres,  les  œuvres 
écloses  sous  le  même  soleil, nées  desmêmes  amours, 
fécondées  par  la  même  inspiration. 


II 


LA    BEATRICE 
DES  CONTEMPORAINS    DE    DANTE 


Au  temps  de  la  poésie  provençale,  l'amour  était 
un  sentiment,  mais  surtout  une  occupation.  La  ' 
maîtresse,  adorée  de  loin  souvent,  était  une  idole 
qu'on  se  faisait  despotique  ;  on  était  dévot  assidu, 
plein  de  petits  soins  humbles  et  recherchés.  Les 
cours  d'amour,  d'ailleurs,  ces  institutions  étranges, 
avaient  tout  réglé  minutieusement.  Il  était  tout  d'a- 
bord convenu  que  l'amour  ne  pouvait  exister  entre 
mari  et  femme,  c'était  formel,  et  l'une  des  peines 
encourues  par  l'infraction  à  cette  règle  aurait  été  le 
ridicule  (i). 

L'amour,  à  cette  époque  du  moyen  âge,  dit  Ver- 

(i)  Jugement  de  la  Cour  d'amour  de  la  comtesse  de  Champagne, 
arrêt  de  l'an  1174  :  «  Utrum  inter  conjugatos...  Le  véritable  amour 
peut-il  exister  entre  personnes  mariées  ?  —  Nous  disons  et  assurons 
par  la  teneur  des  présentes,  que  l'amour  ne  peut  étendre  ses  droits 
sur  deux  personnes  mariées...  »  S'ensuivent  les  motifs  du  jugement. 
—  Voir  l'ouvrage  d'André  Le  Chapelain,  Erotica  sea  Amaloria 
Andreœ  Çapellani  regii,  etc.  1610.  André  écrivait  vers  l'an  1180. 


DANTK,    BEATRICE 


non  Lee  dans  une  étude  sur  cette  question  si  cu- 
rieuse (  i),  avait  pour  fondement  un  état  chronique 
d'adultère.  Pour  aimer,  il  fallait  être  marié  et  ai- 
mer en  dehors  du  mariage.  Pas  plus  qu'entre  époux, 
entre  jeunes  gens  libres  l'amour  n'était  admis.  Afin 
d'avoir  droit  aux  hommages  des  chevaliers,  il  faut 
que  la  jeune  fille  se  marie.  Ce  que  nous  laissent 
constamment  entrevoir  les  poètes  provençaux,  c'est 
une  dame  noble,  belle,  puissante,  entourée  d'une 
jeunes  chevaliers,  parmi  lesquels  il  lui  était 
permis,  sinon  dûment  ordonné,  d'en  distinguer  un 
et  de  se  l'attacher.  Le  lien  formé,  ils  se  devaient 
mutuellement  amour  sous  peine  de  déchéance;  rien 
ne  pouvait  les  séparer  que,  momentanément,  la 
mort.  C'était  la  fidélité  dans  l'adultère.  Gela  allait 
si  loin  que  des  poètes  amoureux  s'adressaient  au 
mari  de  leur  dame,  pour  les  avertir  de  leur  choix. 
Ainsi  fit  Guilhem  de  Cabestan,  vantant  «  la  grande 
beauté  et  tous  les  biens  qu'il  voj'ait  en  sa  maî- 
tresse »  : 

Sen  Remon,  la  gran  bellessa 
Et  lotis  bens  qu'en  ma  dama  es 
M 'an  say  lassât  e  près. 

Contrairement  au  Code  d'amour,  Rémon  de 
Seglians,  le  mari  de  la  dame,  se  fâcha,  et  il  s'en 
suivit  une  histoire  tragique  analogue  à  celle  de  la 
Dame  de  Coucy. 

(i)  Euphorion;  188a. 


30  DANTE,    BÉATRICE 

La  poésie  provençale  du  xme  siècle  est,  pour  le 
reste,  assez  conforme  de  ton  avec  l'ordinaire  poé- 
sie amoureuse.  La  dame  provençale  n'est  nullement 
c  angélisée  ».  On  ne  la  craint  pas,  on  la  désire.  On 
veut  la  contempler,  l'admirer,  ce  que  n'oserait  faire 
un  poète  italien  de  la  même  époque.  Ainsi  Blan- 
caet  : 

E  sil  plagu.es  ckem  fezes  tan  donor 
Qa  ienoillous  sopleian  humilmen 
Son  bel  cors  gag  gen  format  avinen, 
EU  duoz  esgar  e  la  fresca  color 
Me  laissas  sospiran  remirar, 
Ben  vei  iamas  non  fallira  nun  bes... 

«  Et  si  lui  plaisait  de  me  faire  tant  d'honneur, 
que  de  me  laisser  admirer,  à  moi  qui  l'en  supplie  à 
genoux,  son  beau  corps,  sa  forme  avenante,  son 
doux  regard,  sa  fraîche  couleur,  je  suis  certain  que 
jamais  ne  me  manquerait  le  bonheur.  » 

Ces  mœurs  se  retrouvent  dans  la  poésie  sicilienne 
et  la  première  poésie  florentine.  Cependant  elles 
ne  s'acclimatèrent  pas  définitivement  en  Italie,  où 
elles  ne  revinrent,  pour  durer  jusqu'au  commence- 
ment de  cesiècle,qu'importées  parles  Espagnols  (i). 
Les  sigisbées  de  Flarence  firent,  pour  arriver  à 
Naples,  le  tour  par  Madrid.  C'était  encore  la  mode 
au  commencement  du  xme  siècle,   avant  l'éclosion 

(i)  On  n'en  trouve  aucune  trace  dans  Boccace,  à  qui  nulle  variété 
de  l'amour  n'a  échappé. 


DANTE,     BÉATRICE  3l 


de  la  nouvelle  école  florentine  (i),  qui  devait  modi- 
fier profondément  la  conception  de  l'amour,  et  par 
conséquent  les  mœurs.  L'amour  des  poètes  devient 
pur,  presque  impersonnel  ;  son  objet  n'est  plus  une 
femme,  mais  la  beauté,  la  féminité  personnifiée 
dans  une  créature  idéale.  Aucune  idée  de  mariage 
ni  de  possession  ne  les  hante.  Leur  maîtresse  chan- 
tée est  vraiment  pour  eux  la  déesse  que  l'on  révère 
à  genoux,  que  l'on  aime  et  que  l'on  craint.  L'amour 
a  tous  les  caractères  d'un  culte,  dont  le  sonnet  et 
la  canzone  sont  les  hymnes.  Tel  il  nous  apparaît 
dans  les  poésies  de  Lapo  Gianni,  Dino  Frescobaldi, 
Guido  Orlando,  Gianni  Alfani,  Cino  de  Pistoie, 
Guido  Cavalcanti  et,  finalement,  Dante.  Cette  école, 
sans  se  guère  modifier,  aboutira  naturellement  à 
Pétrarque  ;  mais  l'amant  de  Laure,  s'il  est  moins 
grand  poète,  est  peut-être  plus  sincère  et  plus  hu- 
main en  amour  que  Dante  lui-même. 

Il  est  étrange  qu'il  y  ait  une  mode  pour  l'expres- 
sion du  sentiment  comme  pour  la  forme  des  vête- 
ments; qu'à  de  certaines  époques  l'humanité  se 
mette  à  nu  ou  se  voile  à  peine;  qu'en  d'autres,  sous 
l'allégorie,  on  doute  si  un  cœur  bat  ou  si  seule- 
ment se  condense  la  logique  d'une  abstraction 
laborieusement    travaillée.    Après  les   singulières 

(i)  Ou  nouveau  style.  Voir  le  XXIVe  chant  du  Pargatoire,  où 
Bonagiunta,  il  Notajo  et  Guittone,  poètes  de  l'ancienne  école,  inter- 
rogent Dante  sur  le  dolce  stil  nuovo. 


32  DANTE,    BEATRICE 

subtilités  des  Provençaux,  copiées  par  les  premiers 
poètes  en  volgare,  c'est  un  plaisir  charmant  de  voir 
enfinapparaître,dansla  poésie  de  Lapo  et  de  Dino, 
la  jeune  fille.  C'est  une  date  dans  l'histoire  de  l'évo- 
lution des  sentiments  humains;  c'est  un  pas  vers 
la  vérité  et  un  progrès  social  immense.  La  dame 
disparaît,  pour  faire  place  à  la  femme,  et  la  Giovi- 
netta,  —  une  jeune  fille,  —  entre  en  scène.  Le 
poète  rend  à  l'amour  sa  logique,  en  réprouvant  par 
son  silence  la  g-alanterie  conventionnelle  du  pro- 
vençaiisme,et  du  même  coup  crée  un  nouvel  idéal. 
La  femme  que  chante  ordinairement  Lapo  est 
une  sorte  de  madone  douée  d'un  pouvoir  surnatu- 
rel. Celui  qu'elle  a  salué  d'un  signe  de  tête  est  béni 
à  jamais  : 

Beata  l'aima  che  questa  salata. 

Bienheureuse  est  l'àme  qu'elle  salue. 

Celle  de  Dino  est  toute  pareille.  Elle  a  toute  vertu; 
elle  détruit  tout  vice,  et  son  salut  aussi  est  chose 
d'importance. 

Que  sont,  au  vrai,  ces  femmes?  sont-elles  réelles 
ou  vivantes?  On  n'aperçoit  bien,  tout  d'abord,  tant 
elles  paraissent  madonisées,  en  place  de  corps,  que 
deux  yeux  derrière  lesquels  battent  les  ailes  de 
l'ang-e,  avec,  pour  fond,  un  ciel  d'azur  semé  d'é- 
toiles d'or,  et  l'on  se  souvient  malgré  soi  de  la 
bizarre  image  de  Sainte-Beuve  : 

Sur  ma  table  un  lait  pur,  dans  mon  lit  un  œil  noir. 


il 


DANTE,    BKATIUCK  33 

C'est,  comme  le  dit  spirituellement  M.  Bartoli,  la 
femme  réduite  à  sa  plus  simple  expression,  qu'on 
n'ose  désirer,  à  peine  aimer,  que  l'on  contemple 
dans  une  extase  céleste. 

Il  se  peut  qu'une  figure  de  femme  servît  de  fon- 
dation à  cet  édifice  mystique  ;  que  cela  fût  une 
réalité  s'idéalisant,  s' abstrayant  jusqu'à  perdre 
même  la  vie  poétique,  jusqu'à  défier  l'analyse  d'y 
retrouver  des  traces  du  possible.  C'est  le  commen- 
cement de  cette  divinisation  de  la  femme  qui  sera 
complète  à  Dante  et  atteindra  ses  dernières  limites 
avec  Béatrice  ;  mais  Dante  essaiera  de  mettre  dans 
son  idéal  quelques  parcelles  de  réel,  et  c'est  préci- 
sément ce  qui  déroutera  le  lecteur.  Avec  Lapo  et 
les  autres,  l'amour  va  jusqu'à  perdre  son  caractère 
passionné,  il  se  fait  prière.  C'est  la  prière  et  non 
le  désir  que  l'on  voit  monter  comme  un  parfum 
d'encens  au  trône  de  la  divinité  nouvelle,  qui  béa- 
tifiait d'un  salut,  et  rien  que  d'un  salut,  son  dévot, 
ascète  d'amour,  en  soupirs  et  en  larmes,  s'age- 
nouillant  devant  Pimag-e 

De  l'ange  qu'on  dirait  venu  du  ciel. 
Angela,  che  par  dal  ciel  venuta. 

Pour  Lapo  degli  Uberti,  la  vertu  d'amour  est  un 
don  d'en  haut, une  grâce  qui  descend  dans  le  cœur 
de  l'homme,  s'il  en  est  digne, 

3 


34  DANTE,    BÉATRICE 


Gentil  Madonna,  la  verlà  d'amore 

Cheper  gracia  discende 

In  core  humano,  sel  trova  gentile. 

Nous  suivrons  cette  forme  nouvelle  de  la  poésie 
jusqu'à  Dante,  et  nous  verrons  que  l'originalité  de 
l' Alighieri  consiste  surtout  à  avoir  traité  de  l'amour  I 
en  prose,  en  ajoutant  ainsi  au  mysticisme  une 
pointe  de  romanesque.  L'étude  de  la  donna  ange- 
licata,  de  la  femme  faite  ange,  à  travers  les  poètes 
du  nouveau  style  florentin, nous  rendra  toute  claire 
sa  mystérieuse  Béatrice. 

Guido  Orlandi  n'offre  que  peu  de  traces  de  la 
manière  inaugurée  par  Lapo.  Il  appartient  pour 
une  bonne  part  à  l'ancienne  école,  mais  ses  meil- 
leures poésies  sont  des  sonnets  satiriques.  Je  veux 
retenir  de  lui,  en  passant,  ce  vers  sentencieux  : 

Amor  sincero  non  pi  ange  ne  ride. 
L'amour  sincère  ne  pleure  ni  ne  rit. 

Gianni  Alfani,  au  contraire,  rentre  bien  dans  la 
nouvelle  école.  Il  dit  de  sa  maîtresse  : 

.....  Con  gli  occhi  mi  toise 

Il  cor,  quando  si  uolse 

Per  salutarmi,  e  non  mel  rende  mai. 

Avec  les  yeux  elle  me  prit 

Le  cœur,  tournant  la  tête  pour  me  faire 
Un  salut,  et  jamais  ne  me  le  rendit. 

Il  revient  sans  cesse  sur  le  beau  salut  de  sa.  donna. 


DANTE,    BÉATRICE  35 

Ce  salut  l'effraie,  le  fait  changer  de  couleur.  Il  a 
tous  les  signes  de  la  terreur  amoureuse,  caracté- 
ristique de  l'école  : 

La  prima  voila  ched  io  la  guardai, 

Volsemi  gli  occhi  sui 

Si pien  d'amor,  che  mi  preser  nel  cor 

L'anima  sbigottita  si  che  mai 

Non  ragionà  d' ait  rai, 

Corne  legger  si  puonel  mio  colore. 

Quand  mes  regards  d'abord  la  rencontrèrent, 
Elle  tourna  vers  moi  ses  yeux 
Tout  pleins  d'amour.  Et  tant  ils  pénétrèrent 
En  mon  cœur,  et  j'en  devins  si  peureux 
Que  jamais  plus  je  ne  pensai  à  autre  chose, 
Comme  on  peut  le  voir  à  mon  visage. 

Elle  resplendit  au  milieu 

Des  rais  de  lumière  épandus  par  elle. 
Nelli  raggi  del  lame  ch'ella  spande. 

En  changeant  de  poète,  on  ne  change  pas  de 
sujet.  Guido  Gavalcanti,  ce  poète  de  la  métaphy- 
sique et  de  la  scolastique  de  l'amour,  a  le  même 
idéal  que  Lapo  Gianni  et  que  Gianni  Alfani,  et  celui 
de  Gino  sera  encore  pareil,  et  pareil  encore  celui 
de  Dante.  Guido  ose  à  peine  chanter  sa  maîtresse 
idéale  : 

Di  questa  donna  non  si  puô  contare 
Che  di  tante  belleze  adorna  viene 
Che  mente  di  quaggià  nolla  sostene. 


36  DANTE,    BÉATRICE 

Parler  d'elle  !  Les  mots  sont  impuissants, 
Car  elle  est  revêtue  de  tant  de  beautés 
Que  nul  ici-bas  n'en  peut  soutenir  la  vue. 

Son  regard  aussi  a  des  vertus  merveilleuses  :  il 
chasse  au  loin  .le  mal.  Elle  apparaît  ainsi  qu'une 
vision  qui  s'avance,  surnaturelle  et  dominatrice. 
Les  vers  resplendissent  comme  elle  : 

Chi  (>  questa  che  ven,  ch'  ngn'  o/n'  la  mira, 
Et  Ja  Irernar  di  claritate  l'aere 
E  mena  scco  amor,  si  che  parlare 
Om'  non  puô,  ma  ciascun  ne  sospira  ? 

Quelle  est  celle  qui  vient,  le  point  de  mire 
De  tous  ?  L'air  a  frissonné  de  clarté, 
L'amour  est  avec  elle.  Sa  beauté 
Nous  a  rendus  muets,  mais  on  soupire. 

Elle  surpasse  en  grâce  toutes  les  grâces  naturel- 
les ou  artistiques,  et  en  quels  vers  divins  le  poète 
traduit  son  extase  !  Guido  a  des  trouvailles  que 
Dante  envierait  lui-même.  La  charmante  compa- 
raison qui  nous  montre  cette  femme  plus  belle  que 
la  neige  blanche  qui  tombe  dans  l'air  calme  ! 

Aria  serena,  quand'  appar  l'albore  ; 
E  bianca  neve  scender  senca  vento... 
Cio passa  la  beltate... 
De  la  mi  a  donna. 

Sérénité  du  ciel,  quand  apparaît  l'aurore, 
Blanche  neige  tombant,  molle,  dans  l'air  paisible... 
S'effacent  devant  la  beauté... 
De  ma  maîtresse. 

On  retrouve  dans  les  vers  de  ce  poète,  si  maître 


DANTE,    BÉATRICE  $7 


de  lui,  dit  M.  Bartoli,  «  la  même  créature  impal- 
pable, noyée  de  lumière,  perdue  comme  une  étoile 
au  fond  d'un  firmament  clair,  et  qui,  par  son  mys- 
tère même,  répand  autour  d'elle  l'étonnement  et  la 
terreur.  »  Le  poète  pleure  de  la  voir  insensible  : 

Lagrime  scendon  de  la  mente  mia. 

Du  fond  de  mon  cœur  des  larmes  me  viennent. 

Il  n'ose  la  regarder  en  face.  Son  regard  est  ter- 
rible et  frappe  de  mort.  Elle  ne  souffrirait  pas  une 

telle  audace  : 

...  Non  po!  'maginare 
Ch'  om'  d'esto  monde  l'ardisca  amirare... 
Ed  i',  s'i'  la  sguardasse,  ne  morira. 

...  On  ne  peut  imaginer 
Qu'homme  de  ce  monde  sur  elle  osât  lever  les  yeux... 
Et  de  la  regarder,  moi,  j'en  mourrais. 

Brunetto  Latini  ne  s'exprimait  pas  autrement  : 

Ma  corne  tréma  a  ogni  vento  fogl/'a, 
Cosi  trem'  io  quando  vi  son  présente. 

Mais  comme  à  tout  vent  tremble  la  feuille, 
Ainsi  je  tremble  en  sa  présence. 

Ni  Matteo  de  Messine,  qui  frissonne  à  la  seule 
idée  de  la  beauté  de  sa  dame  : 

Cosi  pensando  alla  vostra  beltate 
Amor  mi  fa  paura... 

Pour  Guido  délie  Colonne,  sa  dame  est  une  Sainte 
Vierge,  une  Stella  Maris,  qui  sauve  les  nefs,  prises 


38  DANTB,    BÉATRICE 

dans  la  tempête.  Pour  oser  seulement  la  regarder, 
il  faut  à  Neffo  d'OItrano  un  grand  courage  ;  Bar- 
tholommeo  Maconilui  promet  une  obéissance  abso- 
lue, et  le  vieux  Rainieri  de  Palerme  déclare  qu'un 
homme  que  l'amour  ne  tfait  pas  trembler  n'est  pas 
un  véritable  amoureux  : 

Homo  senza  timoré 

Non  par  que  si'  amoroso. 

A  mor  senza  timoré 

Non  si  convene  a'  namorato . 

Quelleestcette  femme  ?  A-t-elIe  eu  une  existence? 
De  ses  nombreux  amours,  lequel  Guido  s'est-il  plu 
à  spiritualiser  ainsi?  L'objet  de  ce  culte  si  profon- 
dément mystique  a-t-il  un  nom?  Faut-il  l'appeler  la 
Giovanna,  la  Primavera,  la  Forosetta,la  Pastorella 
ou  la  Pinella?  la  Giovane  de  Pise  ou  la  Giovane  de 
Toulouse?  ou  bien  encore  la  Mandetta  ou  laMonna 
Lagia?  Parmi  toutes  les  maîtresses  que  Guido  a 
chantées,  on  ne  distingue  pas  bien  celle  qui  fut  la 
préférée,  celle  qu'il  éleva  au  rang  de  donna  ange- 
licata.  Il  ne  la  nomme  jamais  personnellement,  et 
la  lecture  de  ses  poésies  fait  conclure  que  le  poète 
ne  s'adresse  pas  à  une  femme,  mais  à  l'idéal,  un 
idéal  formé  de  tous  ses  amours,  à  la  femme  com- 
posée de  toutes  les  perfections  féminines.  Ce  n'est 
pas  de  la  passion  factice,  cependant,  mais  un  peu 
de  réel,  peut-être,  dans  beaucoup  de  rêve;  une 
goutte  d'éiixir  dans  un  verre  d'eau  de  source.  C'est 


DÀNTB,    BÉATRICE  3q 

à  la  fois  la  belle  Toulousaine  contemplée  dans 
l'église  de  la  Daurade,  et  la  pastourelle  qui,  sotto 
lafreschettafoglia^TixvYQ  Guido  d'amour  ;  ce  sont 
tous  ses  souvenirs,  tous  ses  désirs,  tous  ses  baisers, 
toutes  ses  larmes,  toutes  ses  tristesses,  ses  joies  et 
ses  terreurs  d'amoureux,  fondus,  puis  cristallisés 
en  un  tout  :  l'idéal. 

Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  et  de  très  humain,  en 
même  temps  que  de  très  platonicien,  c'est  que  cet 
amour  idéal  entre  toujours  au  cœur  par  les  yeux  ; 
c'est  la  beauté  matérielle  qui  allume  sa  flamme  spi- 
rituelle. Aussi  Guido  Orlandi  se  demande-t-il  avec 
inquiétude,  ce  que  c'est  que  l'amour,  s'il  a  sa  cause 
dans  les  yeux  ou  s'il  est  «  un  vouloir  du  cœur  »  ? 

E  cagion  d'occhi,  o  è  voler  di  cuore  ? 

Les  yeux,  répond  Jacopo  di  Cavalcante,  sont  la 
porte  du  cœur:  «Par  mes  yeux  une  dame  et  l'amour 
sont  passés  en  courant  ;  de  là,  ils  sont  descendus 
dans  mon  cœur...  » 

Pegli  occhi  miei  una  donna  ed  amore 
Passer  correndo  e  gianser  nela  mente... 

C'est  pendant  que  je  la  regardais  qu'elle  a  pris 
mon  cœur,  dit  Jacopo  da  Lentino, 

Che  isguardante  mi  toise  lo  cuore. 
Dino  Frescobaldi  parle  d'une  jeune  fille  guidée 


/JO  DANTE,    BÉATRICE 


par  l'amour  qui  entre  dans  les  yeux  de  tous  ceux 
qui  la  regardent  : 

Qaest'è  la  giovmetta  ch'amor  guide 
CKentra  per  gli  occhi  a  ciascun  che  la  vede. 

Ce  ne  sont  pas  des  amours  d'âme,  ce  sont  bien 
des  amours  d'origine  charnelle,  mais  tellement  idéa- 
lisés que  la  femme  n'est  plus  qu'une  figure  de 
rêve. 


III 

SELYAGGIA,  LA    BEATRICE    DE    CINQ    DE   PISTOIE 


Déjà  nous  voyons,  sous  la  poésie  des  Florentins 
de  la  nouvelle  école,  comme  dans  une  pénombre, 
briller  à  demi  le  manteau  constellé  d'une  Donna 
beata,  à  qui  il  n'a  manqué  qu'un  Dante  pour  être 
une  Béatrice.  En  feuilletant  les  vers  d'amour  de 
Cino,  nous  nous  rapprocherons  de  plus  en  plus  du 
type  féminin  que  l'Alighieri  a  fait  sien  par  droit  de 
génie.  La  légende  de  Cino  dei  Sinibuldi,  plus  connu 
sous  le  nom  de  Cino  da  Pistoja  (i),  a  quelque  res- 
semblance avec  celle  de  Dante,  mais  elle  est  encore 
plus  obscure.  Presque  tout  le  monde  s'accorde  à 
dire  que  la  femme  qu'il  a  chantée  était  une  Selvag- 
gia  de'  Vergiolesi,  mais  de  trace  historique  on  n'en 
trouve  aucune.  Filippo  de'  Vergiolesi  n'a  jamais  eu 
de  fille  du  nom  de  Selvaggia  qui  puisse  jouer  dans 
la  légende  de  Cino  le  rôle  qu'une  Béatrice  réelle  a 

(i)  Vita  e  Poésie  di  Messer  Cino  da  Pistoia  ;  novella  edizione 
rivista  ed  accresciuta  dall'autore  abate  Sebastiano  Ciampi,  Pise, 
1813,  in-8. 


4»  DANTE,    BÉATRICE 

joué  dans  celle  de  Dante.  En  italien,  Selvaggia 
n'est  pas  seulement  un  nom  de  femme,  c'est  aussi 
un  adjectif.  Cino  appelait  sa  maîtresse  Selvaggia, 
sauvage,  comme  un  poète  français  l'appellerait 
cruelle,  et  les  passages  où  le  mot  est  réellement  un 
nom  propre,  ou  du  moins  en  a  l'air,  ne  sont,  selon 
M.  Bartoli,  dans  toute  l'œuvre  de  Cino,  qu'au 
nombre  de  quatre. 

On  y  trouve,  il  est  vrai,  assez  souvent  selvaggia, 
mais  dans  des  locutions  qui  ne  laissent  aucun  doute 
sur  sa  signification  :  pianta  selvaggia,  selvaggia 
gente,  ellera  selvaggia,  fera  selvaggia. 

Le  premier  coupable,  c'est  Pétrarque,  qui  a  écrit 
au  chant  IV  de  son  Trionfo  d'Amore,  où  il  cite 
tous  les  poètes  d'amour  et  tous  les  amoureux  de 
l'antiquité,  de  son  temps  et  de  tous  les  temps  : 

Ecco  Dante  e  Béatrice  ;  ecco  Selvaggia, 
Ecco  Cin  da  Pistoj'a,  Guitton  d'Arezzo... 
Ecco  i  duo  Guidi... 

Il  n'y  a  pas  d'autres  preuves  de  l'existence  de 
Selvaggia.  Ce  n'est  qu'un  nom  en  l'air  sous  lequel 
les  femmes  les  plus  diverses  ont  été  chantées  par 
le  poète.  Cino  était  fort  volage  ;  il  avait  même  une 
assez  mauvaise  réputation,  et  un  contemporain  l'ap- 
pelle maximus  amator.  Dans  un  sonnet  qu'il  adres- 
sait à  Dante  pour  lui  demander  conseil  au  sujet 
d'un  nouvel  amour,  se  trouvait  ce  vers  : 


DANTE,    BEATRICE 


Ella  saràdel  mP  cor  beatrice. 

Qu'elle  soit  de  mon  cœur  la  beatrice  (1). 


43 


. 


MASQUE    MOHTUAIRE 

L'Alighieri  parut  froissé  de  l'emploi  de  ce  mot, 

(i)  Le  jeu   de  mot    sur  bèatrice-béali fiante  interdit  toute  autre 
traduction. 


44  DANTE,    BÉATRICE 

~ : : — : — : — 7 

qu'il  se  réservait  pour  christianiser  son  idéal,  et  il 
répondit  assez  vertement  dans  le  dernier  tercet  du 
sonnet  Ma  perch'i'ho  : 

Se  7  vostro  cor  sipiega  in  tante  vogke, 
Per  Dio  vi  prego  che  voi  'l  correggiati, 
Si  che  s'accordi  i  fatti  a'  dolci  detti. 

Si  votre  cœur  à  tout  désir  se  plie, 

Par  Dieu  je  vous  prie  de  le  corriger, 

Afin  que  s'accordent  les  faits  et  les  mots  d'amour. 

Dante  savait  certainement  à  quoi  s'en  tenir,  et  le 
renseignement  est  précieux.  Cino  chantait  à  côté 
de  ses  amours,  il  ne  faut  pas  chercher  qui,  on  s'y  : 
perdrait.  Il  en  avoue  beaucoup,  et  en  quels  char- 
mants vers  : 

Orne  cliio  sono  all'amoroso  nodo 

Legato  condue  belle  treize  blonde 

E  strettamente  ritenuto,  a  modo 

D'uccel  ch'è  preso  al  vischio  ira  le  fronde. 

Au  nœud  d'amour  je  me  trouve  à  la  fois 
Lié  par  deux  belles  tresses  blondes, 
Et  retenu  très  étroitement,  tout  ainsi 
Que  s'englue  l'oiselet  parmi  les  feuilles. 

Et  non  seulement  les  tresses  blondes  lui  plai- 
saient, mais  aussi  les  trezze  nere  et  généralement 
toutes  les  nuances  qui  s'harmonisaient  à  d'agréables 
visages.  Il  compare  l'une  de  ses  maîtresses  à  une 
merlette  qui  a  su,  peut-être  pendant  quelques  mois, 
le  retenir  à  son  nid: 


DANTE,     BÉATRICE  ^5 


, . .  Queuta  merla  m' ha  si  Jatto  suo 
Che  sol  voler  mia  libertà  non  oso. 

Cette  merlette  m'a  si  bien  fait  sienne 

Que  de  vouloir  ma  liberté,  jen'ose.  , 

Au  milieu  de  son  dévergondage,  Cino,  infidèle 
aux  femmes,  est  fidèle  à  la  femme  idéale.  Lassé  de 
ses  amours,  il  revient  sans  cesse  à  l'amour,  et  pour 
en  parler  son  inspiration  est  chaste  et  sévère.  Quanta 
la  donna  qu'il  chante,  c'est  celle  de  Guido,  c'est  celle 
de  Dante.  Prenons  la  magnifique  canzone  l'Alta 
Speransa,  nous  y  verrons  comme  un  abrégé  de  la 
Vita  nuoua,  l'analyse  de  la  naissance  de  l'amour, 
la  description  de  la  vision  dont  Dante  fait  si  grand 
usage,  le  portrait,  dessiné  avec  une  grâce  et  une  net- 
teté artistique  singulière,  d'un  véritable  pendant  à 
la  Béatrice,  beauté  de  rêve  ou  beauté  d'extase.  Elle 
n'a  presque  rien  d'humain  :  c'est  un  ange  de  Dieu  : 

Angel  di  Dio  simiglia  in  ciascun  atto, 
Questa  giovane  bel  la. 

En  tout  acte,  elle  est  un  ange  de  Dieu, 
Cette  jeune  belle. 

Son  origine  est  extra-terrestre  : 

Questa  non  è  terrena  crcalura  ; 

Dio  la  manda  dal  ciel,  tanto  è  novella. 

Elle  n'est  pas  une  vulgaire  créature  ; 
Dieu  l'envoya  du  ciel,  tant  elle  est  pure. 

De  même  que  les  anges  deviennent  bienheureux, 


DAN'IE,    BEATfVICB 


rien  qu'en  contemplant  la  majesté  divine,  ainsi,  dit 
Cino, 

Cosi  essendo  umana  creatura, 
Gaardando  la  figura 
Di  questa  donna  che  liene  il  cor  mio 
Potria  beato  divenir  qui  io. 

Ainsi,  moi,  pauvre  créature, 

Rien  qu'en  regardant  la  figure 

De  cette  femme  pour  qui  tient  mon  cœur, 

Je  pourrais  devenir  bienheureux. 

Il  découvre  sans  cesse  en  elle  de  nouvelles  per- 
fections : 

Parmi  veder  in  lei,  quand'  io  la  guardo 
Tuttor  nuova  bellesa. 

En  la  regardant,  je  découvre  en  elle 
A  chaque  instant  une  nouvelle  beauté. 

On  n'en  finirait  pas  de  décrire  tous  ses  caractères 
surnaturels.  Je  jette  les  yeux  sur  elle,  et  du  même 
coup,  s'écrie-t-il, 

Partissi  allora  ciascun  pensier  vile. 
Quitte  mon  cœur  toute  pensée  vile. 

Il  nous  la  montre  de  plus  en  plus  angélique  ;  son 
amour  s'élève  à   de  hautes  régions  mystiques;  k\ 
l'extase  se  mêle  la  terreur  : 

Amor  ch'è piena  cosa  di paura... 
Ella  m'ha  fatto  tanto pauroso.., 
Tanta  paura  m'è  giunta  d'amore 
Ch'io  non  credo  già  mai  spaurire. 


DANTK,    BÉATRICE  47 


L'amour  qui  est  chose  pleine  de  peur... 
Elle  m'a  rendu  si  peureux. . . 
De  tant  de  peur  l'amour  m'a  pénétré, 
Que  je  me  sens  pour  jamais  apeuré. 

De  sa  figure,  qui  rayonne  comme  celle  d'un  sé- 
raphin, 

...  Esce  uno  ardente  splendare 
Che  toile  agli  occhi  miei  tutto  valore. 

. . .  Sort  une  ardente  splendeur 

Qui  de  mes  yeux  consume  toute  la  couleur. 

Il  n'ose  la  regarder  en  face,  tant  sa  beauté  sur- 
passe l'harmonie  humaine,  si  terrible  est  la  puis- 
sance de  son  regard  : 

5e  'l  viso  mio  alla  terra  s'inchina 
E  di  vedervi  non  si  rassicura, 
lo  vi  dico,  madonna,  che  paura 
Lo  face,  che  di  me  si  fa  regina. 

Perché  la  beltà  vostra  pellegrina 
Quaggiù.  tra  noi  soverchia  rnia  natura, 
Tanto  che  quando  vien,  se  per  ventura 
Vi  miro,  tutta  mia  virtù  ruina. 

Lorsque,  le  front  vers  la  terre  incliné, 
Mon  œil  fuit  l'éclat  de  votre  figure, 
Je  vous  le  dis,  ô  ma  dame,  c'est  pure 
Frayeur,  c'est  la  peur  qui  m'a  dominé. 

Passante  dont  le  monde  s'est  orné, 
Votre  beauté  gouverne  ma  nature  ; 
Je  l'ai  regardée  un  peu,  d'aventure  : 
Ma  force  croule  en  mon  cœur  ruiné. 


48  DANTÏ,    BÉATRICE 


Si  la  femme  se  fait  divinité,  il  est  naturel  que  la 
prière  passionnelle  s'imprègne  de  piété  ;  le  chant 
d'amour  paraphrase  Y  In  manus  : 

Nelle  man  vostre,  dolce  donna  mia, 
Raccomando  lo  spirito  che  muore... 
Gentil  madonna,  mentre  ho  délia  vita, 
Acciô  ch'io  mora  consolato  inpace, 
Piacciavi  agli  occhi  miei  non  esser  cara. 

Entre  vos  mains,  douce  femme  aimée, 
Je  remets  mon  souffle  qui  va  mourir... 
Noble  femme,  cependant  que  j'ai  vie, 
Afin  que  je  meure  consolé  en  paix, 
Ne  vous  refusez  pas  à  mes  regards. 

Ces  citations  multipliées  de  vers,  qui  seront  une 
nouveauté  pour  bien  des  lecteurs,  doivent,  il  me 
semble,  faire  comprendre  la  Vita  nuova  et  les  élans 
mystiques  de  Dante,  mieux  que  tout  commentaire 
direct.  Il  faut  bien  admettre,  en  effet,  que  Cino,  peu 
platonique  en  ses  amours,  comme  j'ai  tenu  à  le 
prouver  tout  d'abord,  s'adresse  ici,  non  à  une 
femme  en  chair  et  en  os,  mais  à  un  idéal  de  femme  ; 
et,  dès  lors,  on  n'aura  nulle  difficulté  ni  nulle  répu- 
gnance à  transporter  cette  première  conclusion  à  la 
Vita  nuova.  Si  la  Béatrice  a  une  certaine  vie  d'illu- 
sion, la  donna  angelicata,  qui  inspire  à  la  nouvelle 
école  florentine  des  vers  qu'on  dirait  dictés  par  une 
hallucination  fantastique,  présente,  elle  aussi,  une 
singulière  intensité  d'objectivation.  Moins  l'idée  a 
de  réalité,  plus  leur  poésie  devient  précise  dans 


DANTE,    BÉATRICE  ^9 

l'expression  ;  les  lignes  sont  impalpables,  mais  elles 
sont  nettes.  Si  cette  femme,  questa  donna,  selon  le 
mot  de  ses  poètes,  n'est  pas  une  créature  humaine, 
que  symbolise-t-elle?  Nous  avons  maintenant  tous 
les  éléments  du  problème,  et  il  est  facile  de  voir 
comment  elle  se  rattache  à  la  dame  des  Provençaux. 
L'héroïne  des  trovatori  était  une  femme  qu'ils 
douaient  de  mille  perfections,  une  reine,  une  souve- 
raine féodale,  qui  était  la  belle,  l'orgueilleuse  dame 
du  castel,  vers  laquelle  s'élevaient  les  vœux  timides 
du  poète.  C'était  une  forme  d'idéal.  Avec  la  nou- 
velle école,  elle  ne  prend  pas  une  apparence  plus 
humaine,  loin  de  là;  elle  ne  s'individualise  pas, 
elle  ne  se  fait  pas  plus  tendre,  plus  compatissante, 
à  peine  un  peu  plus  féminine  :  elle  reste  un  type, 
mais  d'un  autre  genre.  Elle  change  d'aspect  en 
changeant  de  milieu.  Descendant  du  trône  féodal, 
elle  monte  les  marches  de  l'autel;  elle  perd  de  sa 
rigidité  pour  prendre  une  morbidesse  mystique. 
C'est  une  sainte,  un  peu  étrange,  qui  fait  peur  à 
ses  fidèles  par  sa  sainteté  même,  vers  laquelle  ils 
tendent  les  bras  en  fermant  les  yeux  de  peur  d'être 
aveuglés.  Telle  est,  d'après  Carducci,  le  passage 
du  type  chevaleresque  au  type  mystique.  Ce  n'est 
peut-être  que  spécieux  ;  car  si  nous  voyons  la  trans- 
formation, le  type  intermédiaire  nous  échappe. 
Entre  l'école  provençale  et  la  nouvelle  école  floren- 
tine on  ne  trouve  pas  de  milieu,  et  Lapo  et  Dino 

i 


50  DANTE,    BÉATRICE 

ont  autant  d'idéalité  mystique  que  Cino  et  que 
Dante  lui-même.  Il  n'y  a  point  de  doute  pour  moi 
sur  l'interprétation  qu'il  faut  donner  à  leur  donna 
angelicata.  Les  deux  courants  qui  se  croisent  sans 
se  mêler  dans  leurs  poésies,  notamment  dans  celle 
du  Gavalcanti  et  de  Cino,  rendent  la  démonstra- 
tion plus  facile.  Dante  n'avoue  qu'à  peine  quelques- 
uns  de  ses  amours  terrestres,  Cino  les  chante  sans 
honte,  et  l'on  ne  s'y  trompe  pas  :  la  Merla,  la  Bolo- 
naise, Teccia  ou  la  Pisane,  sont  bien  des  femmes 
dans  les  veines  desquelles  a  circulé  le  sang-.  Mais 
aussi  quel  contraste  avec  sa  donna  angelicata  I  A 
moins  de  vouloir  rester  éternellement  dans  le  mys- 
tère, il  me  semble  qu'il  n'y  a  plus  qu'à  dire  que 
cette  femme  sourde  aux  prières  comme  une  idole, 
inaccessible  aux  désirs  des  hommes  qui  montent 
vers  elle,  représente  bien  la  forme  sous  laquelle  les 
poètes  de  la  période  dantesque  et  prédantesque 
concevaient  l'idéal.  La  donna  angelicata,  c'est 
l'idéal,  le  bonheur  vaguement  entrevu  auquel  le 
poète,  comme  l'artiste,  tend  sans  cesse,  et  qu'il 
n'atteindra  jamais. 


IV 

LA    BÉATRICE    DE    DANTE 


Béatrice  ne  serait-elle  pas,  elle  aussi,  une  idéalité 
et  les  famosi  trovatori  ne  l'appelaient-ils  point 
Béatrice  précisément  parce  qu'elle  n'avait  aucun 
nom  réel,  n'étant  point  réelle  elle-même?  Ces  jeux 
de  mots  surbeatitudine,  beata,  Béatrice,  sur salute, 
qui  veut  dire  salut  et  santé,  annoncent-ils  un  cœur 
bien  épris?  Il  est  vrai  que  Pétrarque,  qui  a  réelle- 
ment aimé  celle  qu'il  a  chantée,  semble  prendre 
un  plaisir  extrême  à  confondre  Laura  avec  iauro, 
le  laurier  dont  l'amour  lui  tressera  sa  couronne,  ou 
l'aura,  la  brise  qui  a  caressé  ses  cheveux.  Laissons 
donc  cela.  Les  poètes  que  nous  venons  de  parcou- 
rir nous  offrent  des  moyens  plus  sûrs  et  plus 
sérieux  de  contrôle.  Je  prie  qu'on  se  souvienne  de 
mes  citations,  et  au  besoin  qu'on  s'y  reporte. 

Comme  la  donna  angelicata,  Béatrice  à  une  ori-? 
gine  surnaturelle  : 

E  par  che  sia  una  cosa  venuta 
Di  cielo  in  terra.,. 


52 


DANTE,   BEATRICE 


Et  l'on  dirait  qu'elle  est  une  chose  venue 
Du  ciel  sur  terre. . . 

Le  mal  fuit  devant  elle, les  vertus  l'accompagnent, 
son  regard  a  des  pouvoirs  merveilleux,  ceux  qui 
jettent  les  yeux  sur  elle  sont  comme  touchés  de  la 
grâce,  à  moins  qu'ils  n'aient  pu  résister  à  l'effluve 
de  ses  prunelles  : 

Fuggon  di nanti  a  lei  super bia  ed  ira... 
Si  fa  gentil  ciô  ch'ella  mira... 
E  quai  soffrisse  di  starla  a  vedere 
Diverria  nobil  cosa,  o  si  morria. 

Elle  met  en  fuite  orgueil  et  colère. . . 
Elle  ennoblit  tout  ce  qu'elle  regarde. . . 
Celui  à  qui  il  serait  permis  de  la  contempler 
Deviendrait  une  noble  chose  ou  bien  mourrait. 

Il  tremble  devant  elle  :  «  Ella  volse  gli  occhi 
verso  quella  parte  ov'  io  era  molto  pauroso.  —  Elle 
tourna  les  yeux  vers  l'endroit  où  je  me  tenais  moult 
peureux.  »  Et  encore  : 

E  se  io  levo  gli  occhi  per  guardare 
Nel  cor  mi  si  comincia  uno  tremoto 
Che  fa  da'  polsi  l'anima  partire. 

Quand  je  lève  les  yeux  sur  cette  femme, 

Je  sens  un  tremblement  naître  en  mon  cœur, 

Mon  pouls  bat  si  fort  qu'il  m'emporte  l'âme. 

Sur  tous,  elle  produit  le  même  effet  : 

Tanto  gentile  e  tanta  onesta  pare 
La  donna  mia,  quand'ella  altrui  saluta 
Ch'ogni  lingua  dioien  tremando  muta 
E  gli  occhi  non  ardiscon  di  guardare... 


DANTE,    BÉATRICE  53 

Si  noble  elle  paraît  et  si  honnête, 

Ma  dame,  quand  elle  salue, 

Que  toute  langue  tremble  et  se  fait  muette 

Et  que  les  yeux  n'osent  regarder. 

Cette  Béatrice  n'appartient-elle  pas  à  Guido  ou  à 
Cino,  aussi  bien  qu'à  Dante?  Il  y  aurait  des  pages 
et  des  pages  à  remplir  de  -rapprochements  de  ce 
genre.  Aux  poètes  florentins  du  nouveau  style, 
l'amour  vient  par  la  vue,  subitement.  Guido  Caval- 
canti  ne  lui  reconnaît  pas  d'autre  origine,  dans  sa 
fameuse  canzone  de  métaphysique  amoureuse,  Don- 
na mi  priega,  et  Dante  dit  à  son  tour  : 

Beltate  appare  insaggiadonna  più 
Che  piace  agli  occhi,  si  che  dentro  aloore 
Nasce  un  desio  délia  cosa  piacente. . . 
Esimil  face  in  donna  uomo  valente. 

C'est  aux  regards  qu'une  beauté  de  femme 
S'adresse  pour  entrer  au  fond  du  cœur  : 
Du  plaisir  des  yeux  naît  un  désir. . . 
Ainsi  sur  la  femme  agit  l'homme  valeureux . 

Et  aussi  Cino,  et  tous  ceux  que  nous  avons  déjà 
cités  : 

Cosi  fa  io  Jerito  risguardando. 
C'est  en  regardant  que  je  fus  blessé. 

Un  regard,  et  c'est  fait.  L'amour  frappe  du  pre- 
mier coup  et  à  jamais.  C'est  d'ailleurs  un  fait  psy- 
chologique d'expérience  que  l'amour  peut  naître 
ainsi  violemment;  les  anciens  le  savaient,  et,  bien 


54  DANTE,    BÉATRICE 

avant  Stendhal,  dès  le  temps  de  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet, on  appelait  cela  le  coup  de  foudre.  Ce  qui 
demeure  caractéristique  dans  ces  poètes  du  nou- 
veau style,  c'est  qu'ils  ne  conçoivent  pas  pour 
l'amour  un  autre  commencement.  On  peut  cepen- 
dant remarquer  que  Dante  et  la  plupart  des  poètes 
de  son  temps  étaient  des  maîtres  à  en  remontrer 
aux  modernes  analystes  de  l'amour: 

«  Dico  che  '1  naturale  amore,  écrit-il  dans  son 
Conviio,  principalmentemuovel'amatore  a  trecose: 
l'una  si  è  a  magnificare  l'amato  ;  l'altra  è  a  essere 
geloso  di  quello  ;  la  terza  è  a  difenderelui.  —  Je  dis 
que  l'amour  naturel  pousse  principalement  l'amant 
à  trois  choses  :  l'une  est  de  glorifier  l'objet  aimé  ; 
l'autre,  d'en  être  jaloux;  la  troisième  de  le  défen- 
dre. » 

N'est-ce  point  bien  observé,  et  faut-il  s'éton- 
ner s'il  a  pu,  par  une  profonde  connaissance  du 
cœur  humain,  construire  si  bien  un  personnage  que, 
malgré  de  volontaires  invraisemblances,  on  a  pris 
la  conception  toute  subjective  pour  un  portrait  et 
une  analyse  sur  le  vif?  Mais  si  Béatrice  n'a  pas 
existé,  que  représente-t-elle  donc?  En  dehors  de 
son  rôle  d'héroïne  mystique  d'un  amour  spirituel, 
ne  concrète-t-elle  point  quelque  haute  aspiration 
humaine?  Est-elle  tout  bellement  le  vague  idéal? 
Est-elle  une  allégorie?  Cette  dernière  question  est 
trop  vieille  pour  que  je  m'y  arrête  volontiers. 


DANTE,    BÉATRICE  55 


Sans  remonter  jusqu'à  Filelfi,  Biscioni  considère 
la  Vita  nuova  comme  un  traité  d'amour  purement 
intellectuel.  Pour  lui  (i),  Béatrice  n'est  pas  une 
femme,  mais  la  Sagesse,  individualisée  au  plus  haut 
degré,  représentant  l'état  le  plus  élevé  de  l'entende- 
ment humain.  L'amour  du  poète  signifie  l'étude;  le 
salut  de  Béatrice  montre  la  capacité  scientifique; 
les  dames  qui  l'accompagnent  sont  les  diverses 
sciences,  servantes  ou  compagnes  de  la  Sagesse. 
Pour  Rossetti  (2),  Béatrice  est  la  personnification 
de  la  monarchie  impériale  ;  mais  tout  le  monde  sait 
qu'à  cette  époque  Dante  était  guelfe.  M.  Antonio 
Perez  (3)  a  repris  la  thèse  de  Biscioni  :  Béatrice  est 
pour  lui  l'intelligence  active.  Selon  M.  A.  d'An- 
cona  (4),  il  y  aurait  en  Béatrice  une  part  de  vérité 
et  une  part  de  rêve.  De  la  réalité,  Béatrice  serait 
peu  à  peu  montée  à  l'allégorie.  Ceci  est  encore  l'opi- 
nion d'un  Allemand,  M.  Wegele  (5).  J'ai  men- 
tionné l'opinion  naïve  de  M.  Fraticelli;  il  y  a  encore 
celle  d'Aroux  (6),  pour  qui  Béatrice  est  la  représen- 

(1)  Préface  à  l'édition  des  Prose  de  Dante;  Florence,  1723. 

(2)  II  Mistero  dell'  amor platonico  ;  Londres,  1840,  et  la  Béatrice 
di  Dante  ;  Londres,  1842.  Cf.  aussi  son  édition  de  la  Divina  Gom- 
media . 

(3)  La  Béatrice  svelala;  Païenne,  i865. 

(4)  La  Vita  nuova  illustrata  con  note,  epreceduta  da  ano  studio 
su  Béatrice.  Pise,  1884. 

(5)  Dante  Aliahieri's  Leben  und  Werke;  Iena,  1874. 

(6)  Dante  hérétique,  révolutionnaire  et  socialiste;  Paris,  i854. 
Outre  que  ce  livre  est  curieux  par  sa  singularité,  il  est  rempli  de 
détails  intéressants  sur  les  hérésies  au  moyen-âge. 


56  DANTE,    BÉATRICE 

tation  d'une  sorte  de  franc-maçonnerie  albigeoise 
à  laquelle  Dante  aurait  été  affilié.  Enfin,  pour  M.  Bar- 
toli,  Béatrice  est  la  femme,  «  la  femme  terrestre 
contemplée  dans  les  plus  nobles,  les  plus  hautes, 
les  plus  célestes  finalités;  regardée  par  les  yeux 
mystiques  de  l'homme  du  moyen  âge,  et  en  parti- 
culier de  ces  Blancs  de  Florence  de  la  fin  du  xiue 
siècle;  la  femme  qui  peu  à  peu  acquiert  quelque 
chose  de  l'ange  :  un  être  vague,  abstrait,  impalpa- 
ble, qui  se  concrète  en  tout  beau  visage  de  belle 
fille,  pour  s'évanouir  et  s'évaporer  finalement  en 
une  forme  éthérée.  »  Plus  loin,  M.  Bartoli  dit  le 
mot,  Béatrice  est  l'idéal,  et  quelles  que  soient  les 
différences  de  signification  que  donneraient  à  ce  mot 
un  médiévin  et  un  homme  du  xxe  siècle,  je  crois, 
comme  je  l'ai  déjà  laissé  entendre,  que  l'éminent 
critique  italien  a  trouvé  la  vraie  solution.  Si  elle 
n'était  pas  exacte  de  tous  points,  elle  le  serait  en- 
core en  quelques-uns,  même  quand  Béatrice  aurait 
réellement  existé,  aurait  vraiment  été  aimée  par  le 
poète.  L'interprétation  peut,  en  grande  partie,  s'ap- 
pliquer à  tous  les  Florentins  de  la  nouvelle  école, 
et,  c'est  le  lieu  de  le  dire,  avec  elle  tout  s'explique. 
Dans  un  passage  de  la  Vita  nuova  que  nul  commen- 
tateur n'avait  encore  réussi  à  interpréter  d'une  façon 
sensée,  Dante  rapporte  que  Béatrice  s'est  moquée 
de  lui.  Comment  admettre  ce  gabbarsi,  s'il  s'agit 
d'une  jeune  fille  aux  yeux  baissés,  ou  même  de  la 


DANTE,     BEATRICE  57 

Sagesse,  ou  de  la  Monarchie  impériale,  ou  de  n'im- 
,.  ^porte  quel  autre  personnage  allégorique?  Mais  si, 
au  contraire,  le  poète  entend  l'idéal ,  l'idéal  ironi- 
que, le  mot,  de  malheureux  devient  charmant.  On 
comprend  alors  toutes  ces  expressions  de  terreur, 
ces  craintes  de  mort  qui  saisissent  le  poète  au  pa- 
roxysme du  désir  ;  c'est  l'inspiration  qui  le  hante, 
qu'il  appelle  et  dont  il  redoute  la  venue. 

S'il  dit  d'une  femme  :  «  Non  pare  figliuola  d'uo- 
mo  mortale,  ma  di  Dio.  —  Elle  ne  ressemble  pas  à 
la  fille  d'un  mortel,  mais  à  un  enfant  de  Dieu  »  ; 
ou  s'il  l'appelle  «  Distruggitrice  de  tutlti  i  vizi  e 
regina  délie  virtù.  —  Destructrice  de  tous  les  vices 
et  reine  des  vertus  »,  ce  ne  sont  que  de  banales 
exagérations  ;  mais,  appliqués  à  l'idéal,  ces  mêmes 
mots  prennent  une  signification  profonde  et  con- 
solatrice. Après  avoir  noté  la  mort  de  Béatrice, 
Dante  ajoute  :  «  Forse  piaccerabbe  al  présente  trat- 
tare  alquanto  délia  sua  partita  da  noi  »,  ma  «  non 
è  convenevole  a  me  trattare  di  ciô,  per  quello  che, 
trattando,  mi  converrebe  essere  lodatore  di  me  me- 
desimo  (la  quai  cosa  è  al  postutto  biasmevole  a  chi 
'1  fa),  e  perô  lascio  cotale  trattata  ad  altro  chiosa- 
tore.  —  «  Peut-être  me  faudrait-il  maintenant  parler 
quelque  peu  de  son  départ  d'au  milieu  de  nous  », 
mais  «  ce  ne  serait  pas  convenable  à  moi  de  parler 
sur  ce  sujet,  par  cette  raison  que,  si  je  commençais 
je  me  verrais  obligé  de  me  louanger  moi-même  (ce 


58  DANTE,    BÉATRICE 

qui,  d'ailleurs,  est  une  action  blâmable  pour  qui 
l'entreprend)  ;  je  laisse  donc  ce  soin  à  tout  autre 
écrivain.  » 

Pourquoi  donc  le  poète  aurait-il  à  se  louer  lui- 
même  çn  faisant  des  réflexions  sur  la  mort  de  sa 
maîtresse?  Cela  semble  absurde, d'autant  plus  qu'il 
n'en  donne  aucune  raison  bonne,  ou  mauvaise.  Si, 
au  contraire,  Béatrice  n'est  autre  chose  que  la  repré- 
sentation de  ses  rêves  de  jeunesse  et  d'amour,  des 
quels,  avançant  en  âge,  il  a  voulu  se  séparer  pour  se 
consacrer  à  la  science, aux  hautes  pensées,  on  conçoit 
qu'il  puisse  s'en  applaudir,  louer  la  fermeté  de  ses 
résolutions  et  aussi  qu'il  n'ose  le  faire.  C'est  de  la 
réserve,  peut-être  une  affectation  de  modestie,  mais 
cela  s'entend  à  merveille.  Il  salue  la  mort  de  ses 
illusions  d'un  sourire  triste,  mais  en  homme  sévère 
à  lui-même,  conscient  de  sa  destinée,  arrivé  au 
bout  de  la  jeunesse,  de  la  «  vita  nuova  »,  c'est-à- 
dire  de  la  vie  printanière.  Le  tableau  de  cette  lutte, 
il  en  transmet  l'exécution  à  d'autres  mains,  l'ajour- 
nant au  delà  de  sa  propre  mort,  quand  sera  visible 
le  résultat  de  ses  efforts,  cette  Commedia  à  laquelle 
il  rêvait  déjà  et  qui  doit  le  tirer  du  rang-  des  Cino 
etdes  Guido,  pour  en  faire  le  maître  de  tous.  Disant 
adieu  à  l'amour  et  aux  dolci  rime,  il  se  tourne  vers 
la  philosophie  et  les  hautes  conceptions,  ainsi  qu'il 
le  laisse  entendre  dans  ces  derniers  chapitres  qui 
forment  une  deuxième  partie  de  la  Vita  nuova.  Elle 


DANTB,    BÉATRICE  5g 

commence  avec  le  chapitre  xvme,  où  le  poète 
annonce  :  «  Materia  nuova  e  più  nobile  che  la  pas- 
sata.  —  Matière  nouvelle  et  plus  noble  que  la  pré- 
cédente. »  Dans  cette  partie,  la  jeune  fille  se  fait 
tout  à  fait  angélique,  et  de  plus  en  plus  mystique 
le  sentiment  du  poète.  L'hymne  d'amour  se  sanctifie 
et  prend,  selon  le  mot  de  M.  Carducci,  quelque 
chose  de  l'enthousiasme  eucharistique,  mais  qui  ne 
dépasse  pas  celui  de  Cino  chantant  son  in  manus . 
C'est  alors  qu'il  l'appelle  «  la  gloriosa  donna  délia 
mia  mente,  —  la  fille  glorieuse  de  mon  esprit  »,  ex- 
pression qui  ne  saurait,  encore  une  fois,  s'appliquer 
qu'à  une  idée,  non  pas  à  une  créature,  mais  à  une 
création  «  contemplée,  selon  l'expression  de  M.  Bar- 
toli,  dans  l'extase  d'un  amour  qui  de  la  terre  tend 
au  ciel  ».  Est-ce  d'une  femme  ou  d'un  idéal  que  le 
poète  parle  en  ces  termes  :  «  Si  tosto  corn'  io  imma- 
gino  la  sua  mirabil  belleza,  si  tosto  mi  giugne  un 
desiderio  di  vederla,  il  quale  è  di  tanta  virtute,  che 
uccidee  distrugge  nella  mia  memoria  ciô  che  contra 
lui  si  potesse  levare,  e  pèrô  non  mi  ritrag°ono  le 
passate  passioni  da  cercare  la  veduta  di  costei.  — 
Sitôt  que  je  représente  sa  merveilleuse  beauté,  sitôt 
m'arrive  le  désir  de  la  voir,  et  ce  désir  a  tant  de 
force,  qu'il  tue  et  détruit  dans  mon  souvenir  tout  ce 
qui  pourrait  s'élever  contre  lui  ;  c'est  pour  cela  que 
les  souffrances  passées  ne  me  détournent  pas  d'en 
rechercher  toujours  la  vue  »  ? 


60  DANTJt,    BÉATRICE 

Autrement,  comment  comprendrait-on  ce  passage 
où  le  poète  identifie  Béatrice  et  l'Amour  :  «  Chi 
volesse  sottilmente  considerare  »,  fait-il  dire  à 
l'Amour  lui-même,  «  quella  Béatrice  chiamerebbe 
Amore,  per  molta  somiglianza  che  ha  meco.  —  A 
subtilement  réfléchir,  il  faudrait  appeler  cette  Béa- 
trice Amour,  pour  la  grande  ressemblance  qu'elle 
a  avec  moi.  » 

Sa  mort  n'est  pas  celle  d'une  femme  dont  les 
éléments  périssables  se  désagrègent  : 

Non  la  ci  toise  qualità  di  gelo 
Ne  di  calor. 

Et  ce  n'est  pas  le  froid  qui  nous  l'a  prise, 
Ni  la  chaleur. 

Elle  s'éteint  pour  se  rallumer  resplendissante  au 
ciel  où  l'on  prépare  sa  venue  : 

Madonna  e  desiata  in  l'alto  cielo. 

Ma  dame  est  attendue  au  plus  haut  du  ciel. 

Et  finalement  : 

Ita  n'è  Béatrice  in  Valto  cielo, 

Béatrice  est  montée  au  plus  haut  du  ciel  (1). 

(i)  Dante,  à  son  tour,  car  tout  en  ces  temps-là  finissait  par  l'en- 
fer ou  le  paradis,  fut  béatifié,  mis  au  rang  des  saints.  Mucchio  da 
Lucca  l'invoque  avec  piété  : 

A  te  il  quale  io  crede  fermamente 
Mi  raccommando  et  per  mla  salute 
Prieffo... 
Crescimbeni  croit  que   cette  prière  est  une  ironie.  J'y  vois,  plu. 


DANTE,    BEATRICE 


61 


Si  donc  Béatrice  a  commencé  par  être  une 
femme,  elle  n'a  point  tardé  à  devenir,  comme  ses 
devancières,  une  abstraction,  l'idéal  même,  la 
personnification  en  un  seul  être  de  tout  ce  qu'il  y 


DANTE  ET    BÉATRICE   AU   PARADIS 

(D'après  le  Dante  de  1491). 

a  de  beau,  de  vrai  et  de  bon  dans  la  créature 
humaine.  Et  c'est  peut-être  pour  cela  qu'elle  est 
si  complexe  et  que  l'on  peut  voir  en  elle,  selon  le 

tôt  la  naïveté  d'une  foi  littéraire,  non  moins  que  religieuse^  Dante 
devient,  en  l'esprit  de  ses  disciples,  ce  que  Béatrice  était  devenue 
pour  le  poète  :  un  Bienheureux. 


6s 


DANTE,    BEATRICE 


point  de  vue  auquel  on  se  place,  l'image  vivante  de 
la  beauté,  de  la  science,  de  la  sainteté. 

Pour  arriver  à  la  connaissance  et  à  la  possession 
de  Dieu,  selon  l'idée  chrétienne,  la  seule  voie  est 
la  sainteté  ;  selon  la  philosophie  scolastique,  c'est 
la  science,  résumée  en  la  science  des  sciences,  la 
théologie;  selon  Platon,  c'est  la  contemplation  de 
la  beauté.  Dante  en  prenant  Béatrice  pour  guide  à 
travers  la  vie  comme  à  travers  son  oeuvre,  réunit 
donc  d'abord  en  elle  les  trois  moyens  naturels  et 
surnaturels  qui  sont  offerts  à  l'homme  pour  par- 
venir en  la  présence  «  de  la  divine  Puissance,  de  la 
suprême  Sagesse  et  du  primordial  Amour  (i)  ». 

Virgile,  qui  est  le  guide  visible  du  poète  dans 
l'Enfer  et  le  Purgatoire,  n'est  que  le  délégué  de 
Béatrice,  celui  auquel  la  «  femme  divine  »  a  confié 
le  protégé  sur  qui  elle  veille  et  qu'elle  viendra  re- 
cevoir elle-même  à  la  porte  du  Paradis  (2). 

La  Béatrice  représentant  la  sainteté  ou  la  science 
a  été  le  sujet  de  bien  des  études  et  de  bien  des 
commentaires,  mais  on  pourrait  la  montrersous  un 
jour  nouveau  en  examinant  surtout  en  elle  son  troi- 
sième attribut,  là  beauté. 

En  plusieurs  endroits  de  la  Divine  Comédie,  on 
trouve  des  traces  des  idées  platoniciennes,  plus  ou 
moins  modifiées  par  leur  voyage  à   travers   saint 

(1)  Inferno,  III,  5. 
[%)Inf.,  II,  5a-ia6: 


DANTE.     BÉATRICE  63 


Augustin,  Hermas,  Boèce.  C'est  dans  Boèce,  sur- 
tout, que  Dante  s'est  familiarisé  avec  certaines 
théories  du  philosophe  grec,  avec  celle  qui  est 
exposée  dans  le  Banquet.  La  voici,  résumée  aussi 
brièvement  que  possible,  d'après  la  traduction  de 
Cousin  (i)  : 

«  Celui  qui  veut  s'y  prendre  comme  il  convient 
doit,  après  s'être  attaché  dès  son  jeune  âge  à  aimer 
une  seule  des  manifestations  visibles  de  la  beauté, 
s'efforcer  ensuite  d'aimer  tout  ce  qui  est  beau,  sans 
distinction.  Après  cela  il  doit  considérer  la  beauté 
de  l'âme  comme  bien  plus  relevée  que  la  beauté 
visible,  de  sorte  qu'une  belle  âme  suffise  pour  l'at- 
tirer. Delà  il  sera  amené  à  considérer  le  beau  dans 
les  actions  des  hommes  et  dans  les  lois  et  à  voir 
que  la  beauté  morale  est  partout  de  la  môme  na- 
ture. De  la  sphère  d'action  il  devra  passer  à  celle 
de  l'intelligence  et  contempler  la  beauté  des  scien- 
ces, jusqu'à  ce  que,  grandi  et  affermi  dans  ces  ré- 
gions supérieures,  il  n'aperçoive  plus  qu'une  science, 
celle  du  beau. 

«  Celui  qui  s'est  avancé  jusque-là  par  une  con- 
templation progressive  et  bien  conduite,  parvenu 
au   dernier  degré,  verra  tout  à  coup  apparaître  à 
I  ses    regards    une    beauté    merveilleuse,    celle,    ô 
Socrate,  qui  est  le  but   de  tous  les  travaux  précé- 

(i)  Platon  :  Œuvres  complètes,  trad.  par  M.  Cousin,  le  Banquet, 
passim. 


64  DANTE,    BÉATRICE 


dents,  beauté  éternelle,  non  engendrée  et  non  pé- 
rissable. Donc,  le  vrai  chemin,  c'est  de  commencer 
par  les  beautés  d'ici-bas  et,  les  jeux  attachés  sur 
la  beauté  suprême,  de  s'y  élever  sans  cesse  en  pas- 
sant par  tous  les  degrés  de  l'échelle.  0  mon  cher 
Socrate,  ce  qui  peut  donner  du  prix  à  cette  vie, 
c'est  le  spectacle  de  la  beauté  éternelle  1  Je  le  de- 
mande, qu'elle  ne  serait  pas  la  destinée  d'un  mortel 
à  qui  il  serait  donné  de  contempler  le  beau  sans 
mélange,  dans  sa  pureté  et  simplicité,  non  plus 
vêtu  de  chairs  et  de  couleurs  humaines  et  de  tous 
ces  vains  agréments  condamnés  à  périr,  à  qui  il 
serait  donné  de  voir  face  à  face  sous  sa  forme  uni- 
que, la  beauté  divine  1  » 

Dante  mettant  en  action  les  préceptes  de  Platon, 
plus  heureux  que  lui,  a  l'espérance  formelle  d'ar- 
river à  la  contemplation  de  la  beauté  divine,  et 
pourtant  il  prend  un  chemin  plus  court  que  celui 
qui  est  conseillé  par  le  philosophe  grec.  La  beauté 
de  Béatrice,  seule,  le  conduira  directement  au  but 
suprême,  sans  qu'il  change  de  culte.  C'est  Béatrice 
elle-même  qui  se  modifiera  et  qui,  après  l'avoir 
soutenu  dans  le  droit  chemin,  par  le  charme  de  sa 
beauté  terrestre,  le  soutiendra  encore,  quand  elle 
aura  quitté  ce  monde,  par  la  beauté  cachée  de  son 
âme,  par  cette  seconde  beauté  qui  n'est  visible 
qu'aux  yeux  de  l'esprit  : 


DANTB,    BEATRICE 


65 


Alcun  tempo  7 sostenni  col  mio  voîto  : 
Mostrando  gli  occhi  giovinetti  a  lui, 
Meco  7  menava  in  dritta  uarte  vollo  (4). 

Et  plus  tard,  lorsque  le  poète  est  arrivé  au  Pa- 
radis, il  entend  chanter  autour  de  lui  : 

Volgi,  Béatrice,  volgi  gli  occhi  santi 
(Era  la  sua  canzone)  al  tuo  fedele. . . 
Per  grazia  fa  noi  grazia  clie  disvele 
A  lui  la  bocca  tua  si  che  discerna 
La  seconda  belleza  che  tu  celé  (2). 

Mais  Dante  est  poète,  plus  encore  que  philoso- 
phe, et  il  avoue  que  lorsque  la  vue  de  la  «  femme 
belle  et  bienheureuse  h  lui  a  été  enlevée,  il  s'est 
laissé  entraîner  hors  de  la  bonne  voie  :  «  Les 
objets  présents  et  les  faux  plaisirs  ont  détourné 
mes  pas  depuis  que  votre  visage  m'est  caché  (3).  » 
Alors  Béatrice  lui  fait  de  mélancoliques  reproches 
où  l'on  sent  passer  non  pas  un  regret,  mais  un 
souvenir  complaisant  des  jours  vécus  sur  terre, 
pendant  lesquels  elle  pouvait  offrir  son  pur  visage 
à  la  contemplation  de  son  poète  :  Tu  m'as  quel- 
quefois oubliée,  et  pourtant,  lui  dit-elle,  «  jamais 
la  nature  ou  l'art  ont-ils  pu  t'offrir  un  plaisir  pareil 

(i)  Purg.,XXX,  121  :  «Quelque  temps  mon  regard  le  soutint  :je 
lui  montrais,  mes  yeux  d'enfant,  je  le  conduisais  dans  la  véritable 
route.  » 

^2)  Purg.,  XXXI,  i33  :  «  Tourne,  Béatrice,  tourne  tes  yeux  saints 
vers  ton  fidèle  ami.  Par  grâce, fais-nous  la  grâce  de  lui  faire  enten- 
dre ta  voix,  afin  qu'il  distingue  la  seconde  beauté  que  tu  caches.  » 

(3)  Purg.,  XXXI,  34. 


66  DANTE,    BÉATRICE 


à  celui  que  tu  ressentais  à  admirer  ma  beauté, 
maintenant  ensevelie  et  perdue  sous  la  terre  (i)  !  » 
Chaque  fois  qu'il  parle  de  Béatrice,  Dante  a  des 
mots  charmants  pour  caractériser  sa  beauté.  Tan- 
tôt il  exalte  la  douceur  de  sa  voix  : 

...  mia  donna 
Che   mi  disseta  colie  dolci  stille  (2)  ; 

tantôt  son  sourire  : 

ragyiandomi  d'un  riso 

Tal  che  nel  fnoco  faria  Vuom  felice(3). 

Puis,  c'est  le  fameux  portrait  de  Béatrice,  lors- 
qu'elle lui  apparaît  aux  portes  du  Paradis,  encadrée 
dans  un  paysage  céleste,  triomphante  et  resplen- 
dissante d'une  incomparable  beauté  :  «  J'ai  vu,  au 
commencement  du  jour,  tout  l'horizon  affranchi  de 
nuages,  et  nuancée  de  rose  la  partie  de  l'orient  au 
milieu  de  laquelle  naissait  le  soleil,  dont  on  pou- 
vait supporter  l'éclat  tempéré  par  les  vapeurs  du 
matin  :  de  même  à  travers  un  nuage  de  fleurs  qui 
retombaient  de  toutes  parts,  je  vis  une  femme,  les 
épaules  couvertes  d'un  manteau  vert  :  elle  était 
vêtue  d'une  draperie  couleur  de  flamme  ardente; 

(1)  Purg.,  xxxi,  49. 

(3)  Par.,  VII,  ia  :  «  Ma  dame,  qui  me  désaltère  avec  les  douces 
gouttes  (de  sa  voix.  » 

('i)  Par.,  VII,  18  :  «  Me  rayonnant  d'un  sourire  tel  qu'il  rendrait 
heureux  l'homme  au  milieu  des  flammes.  » 


DANTE,    BÉATRICE  67 


un  voile  blanc  et  une  couronne  d'olivier  ornaient 
encore  sa  tète...  (i). 

«  0  splendeur  d'une  lumière  éternelle  :  quel  est 
celui  qui  ne  serait  pas  découragé  en  essayant  de  te 
reproduire  telle  que  tu  .me  parus  dans  l'air  libre, 
là  où  le  ciel  t'environne  de  son  harmonie  (2)!  » 


O  isplendor  di  viva  luce  eterna. 


Idéal  de  beauté,  idéal  de  lumière,  sainte  du  pa- 
radis, cette  femme  n'est  vraiment  pas  de  ce  monde. 
Fut-elle  jamais  autre  chose  que  le  jeu  de  l'imagi- 
nation la  plus  féconde  et  la  plus  exaltée? 


(i)  Purff.,XXX,  32. 
(3)Pi*/y.,  XXXI,  u4.  i3g- 


V 

LES    AUTRES    AMOURS     DE    DANTE 


On  peut  encore  trouver  une  objection  à  la  réalité 
de  Béatrice  dans  les  autres  amours  de  Dante.  Pour- 
quoi aurait-il  chanté  une  jeune  fille  entr'aperçue, 
lorsqu'il  est  si  discret,  presque  muet  sur  les  femmes 
dont  l'amour  dut  souvent  lui  rendre  moins  lourdes 
ses  pénibles  douleurs  d'exilé?  Par  quelle  ingra- 
titude aurait-il  accordé  à  l'une  d'elles  ce  merveilleux 
privilège  de  l'immortalité?  C'est  assurément  en 
am,our  que  les  caprices  sont  à  leur  place  et  que  le 
raisonnement,  au  contraire,  est  le  plus  déplacé; 
mais,  pourtant,  il  y  aurait  entre  l'amour  de  Dante 
et  l'indifférence  ironique  de  Béatrice  une  dispro- 
portion presque  immorale.  Cette  jeune  fille  abuse 
du  droit  qu'ont  les  femmes  d'être  insensibles  et  de 
faire  souffrir  ceux  que  l'amour  a  faits,  par  l'ordre 
supérieur  de  la  nature,  leurs  esclaves;  elle  est 
cruelle  jusqu'au  raffinement  pour  celui  qui  vit  par 
elle  et  pour  elle.  Si  c'est  là  un  amour  vécu,  l'his- 
toire est  douloureuse,  et  Dante  a  montré  bien  de  la 


DANTE,    BÉATRICB  69 

faiblesse  ou  bien  de  la  grandeur  d'âme  en  restant 
fidèle  au  souvenir  d'une  femme  que  M.  Bartoli 
appelle  une  femme  de  glace,  un  monstre.  C'est 
pourtant  à  cette  conclusion  inattendue,  bien  que 
logique,  que  devraient  en  arriver  les  partisans  de 
la  réalité  de  Béatrice.  Aussi  l'un  d'eux,  s'en  aper- 
cevant (1),  a  tourné  la  difficulté  en  prétendant  que 
Béatrice  avait  payé  le  poète  de  retour.  Ce  n'est 
qu'une  supposition  que  l'analyse  de  la  Vita  nuova 
ne  permet  pas  de  soutenir.  Au  contraire,  Dante 
ressent  la  cruauté  de  Béatrice  sans  se  plaindre;  la 
divina  fanciulla  lui  fait  souffrir  mille  tortures 
qu'il  supporte  noblement,  car  une  voix  le  lui  dit  : 
«La  donna  per  cui  amore  tistringe  cosi  non  è  come 
le  altre  donne,  —  la  femme  pour  qui  ton  cœur  est 
étreint  par  l'amour  n'est  pas  semblable  aux  autres 
femmes.  »  Et  il  ne  lui  demande  rien  de  ce  qu'on 
demande  à  une  créature,  content  si  l'inspiratrice 
idéale  descend  parfois  vers  lui  comme  une  bienfai- 
sante vision. 

Dante  a  aimé  pourtant,  comme  devait  aimer  un 
poète  de  cœur  ardent  et  d'inépuisable  imagination. 
Ce  n'est  pas  un  mensonge  sous  sa  plume  que  ce 
vers  divin  : 

Tutti  li  miei  pensier  parlan  d 'amore. 
Toutes  mes  pensées  parlent  d'amour. 

(1)  M.  Scartazzini,  dans  le  Convivio,  journal  de  Syracuse,  des  4» 
5,  3o  mars  et  16  avril  i8S3. 


•JO  DANTE,    BEATRICE 


«  Quelque  temps  après  la  mort  de  Béatrice,  rap- 
porte Boccace,  qui  mêle  la  légende  à  la  tradition 
historique,  Dante  cessa  enfin  de  se  livrer  à  sa  dou- 
leur, et  bientôt  il  prêta  l'oreille  aux  conseils  que  lui 
donnaient  les  siens  de  chercher  quelques  conso- 
lations. Ce  que  voyant,  ses  parents,  afin  non  seule- 
ment de  l'enlever  à  son  chagrin,  mais  aussi  de  lui 
procurer  de  nouvelles  joies,  résolurent  de  lui  faire 
prendre  femme;  de  sorte  que,  tandis  que  celle  qu'il 
avait  perdue  lui  avait  été  une  cause  de  tristesse,  la 
nouvelle  venue  lui  fût  une  cause  de  plaisirs.  Et, 
ayant  trouvé  une  jeune  fille  qui  convenait  à  sa 
condition,  ils  lui  exposèrent  leurs  intentions  avec 
les  raisons  les  plus  engageantes.  Pour  ne  point 
exposer  chaque  chose  en  détail,  après  une  longue 
lutte,  les  conseils  eurent  leur  effet  et  il  fut  marié,  e 
fu  sposato.  » 

Toilà  donc  ce  grand  deuil  vaincu  encore  assez 
vite,  et  cet  amour  immense  et  unique  aboutissant  à 
un  mariage  de  raison,  de  consolation.  Le  but  fut 
manqué;  Boccace  en  rejette  tous  les  torts  sur 
Gemma  Donati,  qu'il  doue  libéralement  de  toutes 
les  fourberies  et  malices  féminines;  le  résultat  fut 
net  :  «  Il  se  sépara  de  celle  qui  lui  avait  été  donnée 
en  consolation  de  ses  peines,  et  jamais  il  ne  voulut 
aller  où  elle  se  trouvait,  ni  jamais  ne  permit  qu'elle 
le  vînt  joindre,  où  que  ce  fùt,et  pourtant  ils  avaient 
eu  plusieurs  enfants.  »  Sur  quoi  Boccace,  toujours 


DANTE,    BÉATRICE 


7» 


fidèle  reflet  de  l'esprit  de  son  temps,  où  le  mariage 
était  à  peu  près  aussi  mal  vu  qu'au  temps  de  Ter- 
tullien,  profite  de  l'occasion  pour  s'écrier  :  «  Que 


jltosiSHBMMHHi 


BUSTE   DE   NAPLES 


les  philosophes  laissent  donc  le  mariage  aux  riches 
imbéciles,  aux  bourgeois,  aux  artisans;  qu'ils  ap- 
prennent donc  à  trouver  leurs  délices  dans  la  Phi- 


72  DANTE,    BEATRICE 


losophie,  cette  épouse  meilleure  que  toutes  les 
épouses.  »  Le  souvenir  de  Béatrice  n'avait  pas  em- 
pêché Dante  de  se  marier;  son  mariage  n'immo- 
bilisa pas  son  cœur,  et,  en  dépit  de  Béatrice  et  de 
sa  femme,  il  aima  tout  d'abord  une  belle  jeune 
femme  dont  la  piété  l'avait  frappé.  Il  est  vrai  aussi 
qu'il  eut  le  courage  de  renoncer  à  ses  désirs;  mais 
un  amour  vaincu,  un  autre  le  remplace.  S'il  ne  faut 
pas  croire  à  la  lettre  Boccace,  du  moins  faut-il  tenir 
compte  de  ses  insinuations  et  se  souvenir  de  ce 
qu'il  a  dit  de  Dante  :  «  In  questo  mirifîco  poeta 
trovô  amplissimo  luogo  la  lussuria.  » 

Dante  a  avoué  quelques-uns  de  ses  péchés.  Il  se 
fait  prédire  le  premier  en  termes  assez  clairs,  au 
XXIV6  chant  du  Purgatoire  : 

Femmina  è  nata  e  non  porta  ancor  benda  (1), 
Comincio  ei,  che  ti  Jarà  oiacere 
La  mia  cil  ta. 

Une  femme  est  née  et  n'a  pas  encore  la  coiffe, 
Commença-t-il,  par  qui  te  viendra  l'amour 
De  ma  cité. 

Il  s'agit  de  la  Gentucca,  femme  d'un  Bernardo 
Morla,  que  Dante  connut  et  aima  pendant  son  sé- 
jour à  Lucques,  en  i3i4-  A  propos  d'une  autre,  il 
se  fait  adresser  des  reproches  par  Béatrice,  un  peu 
plus  loin,  au  chant  XXXIe  :  Après  m'avoir  aimée, 

(i)  Dante  suppose  qu'il  fait  son  voyage  dans  les  trois  royaumes 
en  l'ai  i3oo.     , 


DANTE,    BÉATIUCE  'jZ 

lui  dit  la  donna  divina,  comment  as-tu  pu  descen- 
dre à  de  vulgaires  amours? 

Non  ti  dovea  gravar  le  penne  in  giuso 
Al  aspettar  pi  à  colpi,  o  pargoletla, 
O  altra  vanità  con  si  brève  uso. 

Nuovo  augelletto  due  o  Ire  aspetta, 
Ma  dinanzi  dagli  occhi  de  pennuti 
Rete  si  spiega  indarno,  o  si  saetta  (1). 

Quelle  est  cette  pargoletla,  cette  fiUette,  on  n'a 
jamais  pu  le  savoir  au  juste,  mais  il  s'agit  d'une  des 
premières  amours  de  Dante  après  son  mariage, 
puisqu'en  Fan  i3oo  c'est  déjà  chose  passée.  A  la 
glose  de  ce  passage,  au  vers  55,  l'auteur  anonyme 
de  YOttimo  Commente  cite  une  certaine  Lizetta, 
qui  aurait  été  tout  à  tait  le  premier  péché  du  poète, 
et  le  fait  est  possible,  puisqu'en  l'an  i3oo  c'est  chose 
depuis  longtemps  passée.  Pour  justifier  pleine- 
ment la  grande  colère  de  Béatrice,  cet  amour  aurait 
pris  Dante  peu  de  temps  après  sa  mort,  dans  les 
années  qui  suivirent  1290.  Le  souvenir  est  encore 
resté  d'une  femme  que  Dante  aurait  aimée,  selon 
son  aveu,  dans  les  montagnes  du  Casentin,  et  qu'on 
appelle  pour  cela  la  Casentina  ou  la  Montanina.  Il 

(1)  «  Tu  ne  devais  point  abaisser  tes  ailes  pour  attendre  là-bas  de 
nouvelles  blessures,  ou  bien  quelque  fillette,  ou  quelque  autre  vanité 
de  pareille  durée. 

«  Le  jeune  oiseau  attend  bien  deux  ou  trois  coups,  mais  devant 
les  yeux  des  oiseaux  depuis  longtemps  garnis  de  plumes,  les  rets  se 
déploient  en  vain,  en  vain  se  lancent  les  llccb.es.  » 


74  DANTE,    BÉATRICE 


semble  la  mentionner  dans  un  passage  de  la  canzo- 
ne  Amor  daccJiè  convien. 

Cosi  nChm  concio,  arnore,  in  mezzo  Valpi... 

Amour,  tu  m'as  tant  malmené  dans  les  Alpes... 

Et  aussi  dans  une  lettre  écrite  du  Casentin,  en 
i3o6  :  «  Il  (l'Amour)  détruisit  la  louable  résolution 
en  vertu  de  laquelle  j'avais  renoncé  aux  femmes  et 
à  leurs  louanges...  Il  a  subjugué  mon  libre  arbitre 
à  tel  point  qu'il  a  fallu  me  tourner  du  côté  non  où 
je  voulais,  mais  où,  lui,  le  voulait.  »  Enfin  l'exis- 
tence parmi  ses  maîtresses  d'une  Pietra  a  été 
induite  d'un  sonnet  où  ce  nom  revient  avec  insis- 
tance. De  tout  cela  il  ressort  que,  si  Béatrice  n'est 
qu'un  amour  rêvé,  Dante  a  eu  des  amours  réelles. 
Il  n'y  a  pas  là  de  quoi  le  diminuer  :  c'était  un 
homme.  Mais  tant  d'autres  passions  rendent  en- 
core plus  problématique  son  culte  unique  pour  une 
Béatrice  Portinari,  près  de  laquelle  il  aurait  passé, 
sans  presque  chercher  à  l'atteindre,  qu'il  aurait 
laissée  se  marier  sous  ses  yeux  sans  un  effort  pour 
l'attirer  à  lui  et  la  faire  sienne  à  jamais.  On  com- 
prendrait cette  sublime  réserve  si,  par  la  suite,  il 
s'était  voué  à  une  profonde  chasteté,  s'il  avait  réel- 
lement vécu  dans  le  souvenir  de  l'amour  de  ses  jeu- 
nes années;  ce  serait  une  étrange  contradiction 
dans  la  vie  d'un  homme  qui,  à  cinquante  ans,  se 
laisse  encore  prendre  aux  beaux  yeux  de  la   belle 


DANTB,    BÉATRICE  75 


Lucquoise.  Qu'il  ait  existé  une  Béatrice  Portinari, 
il  n'y  a  aucun  doute  là-dessus,  un  document  le 
prouve  (1),  mais  que  cette  Portinari  ait  quelque 
chose  de  commun  avec  la  Béatrice  de  la  Vitanuova, 
que  Dante  seulement  Tait  connue,  il  n'y  a  plus  la 
moindre  apparence.  Dans  tous  les  cas,  la  Portinari 
n'aurait  été,  pourDante,  qu'un  point  de  départ,  un 
jalon  provisoirepris  dans  le  réel  :  «  S'il  y  a  un  fond 
de  réalité  dans  ce  personnage,  dit  M.  Wegele  (2), 
il  faut  avouer  que  la  vérité  et  la  poésie  sont  si  bien 
entremêlées  qu'il  est  difficile  de  les  séparer  (3).  » 
Ceci  ne  serait  pas  absolument  impossible,  mais    il 


(1)  On  sait  en  effet  qu'elle  naquit  en  avril  12G6,  et,  par  le  testa- 
ment de  Folco  Portinari,  lequel  est  de  1287,  qu'elle  était,  à  cette 
date,  la  femme  de  Simone  de' Bardi.  Voici  le  paragraphe  qui  la  con- 
cerne :  «  Ilem  Dominée  Bici  filiao  suœ  etuxori  Domini  Simonis  de 
Bardis  reliquit  libr.  5o  ad  florem.  »  —  A  remarquer,  cependant, 
qu'elle  s'appelle  Bice,  même  en  latin,  et  non  Béatrice,  nom  qui 
n'était  peut-être  pas  d'usage  courant  à  l'époque. 

(a)  Op.  cit.,  p.  no. —  A  ceux  qui  voudraient  étudier  la  question 
dans  tous  ses  détails,  je  signalerai  les  ouvrages  suivants,  parmi 
les  plus  récents,  outre  ceux  que  j'ai  déjà  cités  :Minich,  Degli  Amo- 
ri  di  Dante  ;  Padoue,  1871.  —  Lubin,  La  Gommediadi  Dante  Ali- 
ghieri  ;  Padoue,  1881.  —  Del  Lungo,  Detl'Esilio  di  Dante  ;  Flo- 
rence, 1881 .  —  G.  Fenaroli,  La  Vita  e  i  Tempi  di  Dante  Alighie» 
ri  ;  Turin,  1883.  —  Fornaciari,  Studi  su  Dante  ;  Milan,  i883.  — 
Karl  Witte, Dante-Fovschungen  ;  Heilbronn,  1879,  a  vol.  — R. 
Renier.La  Vita  nuova  e  la  Fiammetia,  studio  critico,  Turin,  1879. 

—  Scartazzini,  Abhandlungen  ùber Dante  ;  Francfort,  1880.  —  Les 
publications  de  la  Biblioteca  Storica  critica  délia  letteratura  dan- 
tesca,  diretla  da  G.  L.  Passerini  et  P.  Papa  ;  Bologne,  Zanichelli. 

—  Enrico  Panzacchi,  //  Libro  degli  artisti.  Milan,  190a,  in-8°. 

(3)  «  Nach  langer  und  sorgfàltiger  Erwâgung,  sind  wir  vielmehr 
zu  der  Ueberzeugung  gelangt,  dass  in  dicsem  in  Rede    stehenden 


DANTE,    BEATRICE 


il  y  aurait  encore  loin  de  là  à  l'opinion  courante. 
Il  se  serait  produit  dans  l'esprit  du  poète  une  con- 
fusion entre  le  réel  et  le  rêve,  tout  au  profit  du  rêve. 
Leopardi  a  fait  en  beaux  vers  la  psychologie  de  cette 
illusion  : 

Simile  ejfette 
Fan  la  bêliez z a  e  i  musicali  accord i, 
Ch'allo  mistero  d'ignorati  Eliseï 
Paion  sovente  rivelar.   Vagheggia 
Il  piagaio  mortal  guindi  la  Jiglia 
Délia  sua  mente,  Vamorosa  idea, 
Che  gran  parle  d'Olimpo  in  se  racchiade, 
Tulta  al  volto,  al  costumi,  alla  favella 
Pari  alla  donna  cheil  rapito  amante 
Vagheggiare  ed  amar  confuso  estima  (i). 

Vérité  et  Poésie,  la  devise  de  Gœthe,  tel  pour- 
rait être  le  mot  de  l'énigme  :  le  poème,  amoureux 
d'une  idée,  s'est  cru,  par  la  puissance  de  son  ima- 
gination, amoureux  d'une  femme.  Comme  Balzac^ 
ses  héroïnes,  Dante  n'aurait  peut-être  pas  été  très  | 
étonné  de  rencontrer  sa  Béatrice  piazza  de'  Donati, 
ou  dans  l'église  Santa-Maria-Nuova,  et  qui  sait  si, 
après  avoir  rêvé,  il  ne  l'a  point  vue  réellement  se 
dresser  devant  lui,  rayonnante  et  sereine,  comme 
une  madone  de  vitrail  ?  Dante  extatique,  par  mo- 
ments, dans  la  fièvre  de  l'inspiration,  ne  me  sem- 

Verhâitnisse,  Wahrheit  und  Dichtung  in  so  hohem  Grade  gemischt 
sind,  dases  unmôglich  ist,  sie  vollslandig  von  einander  zu    schei- 
den.  » 
(i)  Leopardi,  Canti,  Aspasia,  t.  34-43. 


DANTE,     BÉATRICE  Tj 


blerait  pas  une  conception  montrueuse,  ni  en  rien 
offensante.  Qu'il  ait  réellement  entendu  la  voix  de 
l'Amour  lui  dictant  ses  vers  d'amour,  je  ne  m'en 
étonnerais  qu'à  demi.  L'inspiration,  en  sa  réalité 
physiologique,  a  de  ces  effets  ;  ce  n'est  qu'un  des 
mystères  de  la  sensation  surexcitée. 

Je  prendrais  volontiers  à  la  lettre  ces  vers  du 
Purgatoire: 

...  Io  mi  son  un  che  quando 

Amor  mi  spira,  noto,  e  a  quel  modo 

Ch'ei  detta  dentro,  vo  significando  (1). 

Que  Béatrice  ait  été  ou  non  une  «  vera  donna 
in  carne  e  in  ossa  colle  sue  giunture,  —  une  vraie 
femme  en  chair  et  en  os,  avec  toutes'ses  jointures  », 
elle  n'en  a  pas  moins  eu,  non  seulement  dans  les 
œuvres,  mais  aussi  dans  la  vie  du  poète,  un  rôle 
immense.  Elle  a  été  pour  lui  l'idéal  personnifié, 
rendu  visible,  toujours  présent,  et,  pour  bien  des 
générations  de  poètes  et  d'artistes,  elle  en  est  restée 
et  elle  en  restera  toujours  l'expression  la  plus  haute. 
Par  les  mains  de  celui  de  qui  l'on  peut  dire  ce  qu'il 
a  écrit  de  Virgile  : 

Tu  duca,  tu  signore,  e  tu  maestro, 


(i)XXIV,  5î-54  :  «  Je  suis  ainsi  que  lorsque  Amour  m'inspire,  je 
note,  et  sur  le  mode  qu'il  me  dicte  au  dedans  je  m'en  vais  le  répan- 
dant au  dehors.  » 


78 


DANTE.    BÉATRICE 


la  donna  angelicata  est  à  nouveau  façonnée,  et  si 
poétiquement  que  l'idéal  d'un  siècle  devient  celui 
de  la  postérité,  et  l'ambroisie  d'un  poète, 

Lo  dolca  bcr  che  mai  non  m'avria  sazio. 


IMPRIMERIE 

MARC   TEXIER 

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