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DANS LA MÊME COLLECTION
nENRi de Régnier et son œuvre, par Jean de Gourmont.
LA NAISSANCE ET L'ÉVANOUISSEMENT DE LA MATIÈRE, par le
Dr Gustave Le Bon.
dante, Béatrice et la poésie amoureuse, Essai sur l'Idéal fémi-
nin en Italie à la fin du XIIIe siècle, par Remy de Gourmont.
François coppée et son œuvre, par Gauthier Ferrières
les harmonies de l'évolution terrestre, par Stanislas Meu-
nier, professeur au Muséum.
la révolution russe et ses résultats, par P.-G. La Chesnais.
magnétisme et spiritisme, par Gaston Danville.
FRANCIS JAMMES ET LE SENTIMENT DE LA NATURE, par Edmond
Pilon.
le génie et les théories de M. lombroso, par Etienne Rabaud.
la question d'homère, Les Poèmes homériques, l'archéologie et la
poésie populaire, par A. van Gennep, suivi d'une bibliographie
critique, par A.-J. Reinach.
LA pensée de Maurice barrés, par Henri Massis.
l'intelligence et le cerveau, par Georges Matisse.
remy de gourmont et son œuvre, par Paul Escoube.
Gustave le bon et son œuvre, par Edmond Picard.
jules renard et son œuvre, par Henri Bachelin.
CUVIER ET GEOFFROY SAINT-HH-AIRE D' APRÈS LES NATURALISTES
allemands, par E.-L. Trouessart, professeur au Muséum.
le salaire, ses formes, ses lois, par Christian Cornélissen.
l'évolution idéologique d'émile verhaeren, par Georges Buis-
seret.
alfred giard et son œuvre, par Georges Bohn, avec la Biblio-
graphie complète de son œuvre.
rené quinton, Origines marines de la vie. Lois de constance origi-
nelles. Essai sur l'esprit scientifique, par Lucien Corpechot.
henri poincaré, par Jules Sageret.
le végétarisme, par Raymond Meunier, chef de Travaux à l'Ecole
des Hautes-Etudes.
la philosophie du bovarysme, Jules de Gaultier, par Georges
Palante.
L'ŒUVRE DE MAURICE MAETERLINCK, par M. Esch.
la pensée d'henri bergson, par Joseph Desaymard.
les ruines de l'idée de dieu, par Georges Matisse.
la graphologie, par E. de Rougemont, préface de Remy de Gour-
mont.
Baudelaire et la religion du dandysme, par Ernest Raynaud.
LE SYMBOLISME FRANÇAIS ET LA POÉSIE ESPAGNOLE MODERNE, par
A. Zéréga-Fombona.
jules tellier, par Henriette Charasson.
DANTE, BÉATRICE
ET LA POÉSIE AMOUREUSE
DANTE ET BEATRICE ARRIVANT AD PARADIS
(D'après le Dante de 1A91.)
do LES HOMMES ET LES IDÉES
Dante, Béatrice
7
et la Poésie amoureuse
ESSAI SUR
L'IDÉAL FÉMININ EN ITALIE
A LA FIN DU XHIe SIÈCLE
REMY DE GOURMONT
AVEC PLUSIEURS GRAVURES SUR BOIS
PARIS
MERCVRE DE FRANGE
XXVI, R'VE DE CONDÉ, XXVI
La Béatrice de Dante a-t-elle existé? Quels rap-
ports y a-t-il entre sa figure réelle et sa figure idéale?
Est-elle une femme, une abstraction, une création
romanesque? Enfin, la réponse à ces différentes
questions ne se trouverait-elle pas dans l'œuvre du
poète comparée aux œuvres des poètes, ses pré-
décesseurs ou ses contemporains? Tels sont les
points, qu'après de longues études, je voudrais
essayer de résoudre. J'y travaillais déjà, il y a plus
de vingt ans, dans la Revue du monde latin : de
nouvelles lectures m'ont engagé à reprendre un
essai qui a le mérite de s'appuyer à la plus pure et
à la plus noble des poésies (i).
(i) J'ai emprunté beaucoup de renseignements à la Storia délia
letteratura italiana d'Aldolfo Bartoli : tome IV, la Nuova Liri-
ca toscana, Florence, 1881 ; tome V, délia Vita di Dante Alighie-
ri, Florence, 1884, mais la base du travail est le jrrand ouvrage de
Crescimbeni, L'Istoria délia volgar poesia, 6 vol. in-4, avec les
Commentai j, Venise, 1781.
ï
LA VITA NUOVA
Le premier et le plus important document que
nous ayons sur la jeunesse de Dante, c'est naturel-
lement sa Vita nuova (ï). Il faut de la bonne vo-
lonté et une naïveté singulière pour y voir, comme
M.Fraticelli(2), un récit ingénu des amours du poète
avec une certaine Béatrice ou Bice Portinari, jeune
Florentine mariée vers 1283 à Simone de' Bardi,
morte en 1290. Rien n'est, au contraire, plus tour-
menté de forme et de fond, ni ne montre un mélange
plus complet de possible et d'impossible, d'appa-
rences véridiques et de rêveries, de vraisemblable
et de fantastique. A première lecture, on n'y com-
prend à peu près rien, et l'on juge que le commen-
taire en prose obscurcit et gâte les sonnets et les
canzone. Peu à peu on se fait une opinion, ou bien,
(1) La Vita Nuova di Dante ; édition A. Agresti. Rome et Tu-
rin, 1902, in-4.
(2) Pietro Fraticelli, Dissertazione sulla Vita nuova; Florence,
186 1.
DANTE, BEATRICE
ce qui est plus court, on oublie Je principal pour
goûter le détail et s'y attarder.
Nel mezzo de! cammin di nostra vita,
Mi ri (rouai per una scloa oscura,
Chè la dirkla via era smarrita.
A moitié du chemin de notre vie,
Je me trouvai en une forêt obscure,
Ayant perdu la bonne voie.
Cette selva oscura est l'image de la Vita nuova
aussi bien que de l'état d'esprit dans lequel se trou-
vait Dante au début de sa Commedia; et il est
malaisé d'y retrouver son chemin : nul Virgile ne
vient au secours du lecteur.
Le peu de renseignements que nous ayons sur le
poète ont été recueillis et amplifiés par Boccace,
dans sa Vita di Dante Alighieri (i). Aux sources
écrites, en très petit nombre, il joignit sans doute
quelques traditions et raconta la vie du maître avec
ces belles phrases cicéroniennes et ces magnifiques
périodes où, mieux que nul autre, il sut envelopper
la pauvreté d'un document. Après lui, son récit fut
souvent repris en différentes formes sans qu'on
apportât jamais un fait nouveau. Boccace, lui-
même, ne dit à peu près rien qui ne soit dans la
Vita naova. Il n'ajoute guère, pour la période qui
(i) Attribution que l'on peut contester : La Vita di Darde. Testo
del cosi detlo Compendio attribuito a Giovanni Boccacçio, per purji
di E.Rostagno; Bologne, 1899.
DANTE, BÉATHICE
nous occupe, aux faits qu'il extrait du nuage méta-
physique et poétique où les dérobait le poète, que
des considérations sur la fragilité des choses
humaines et sur la malice des femmes, son thème
favori, sa matière inépuisable. Dante rencontre
Béatrice, l'aime, la perd de vue, la revoit neuf ans
plus tard. Elle meurt, il se console, au moins en
apparence, se marie, se sépare de sa femme, bien
qu'il en eût plusieurs enfants ; puis revient au sou-
venir de Béatrice, dont il se fait un culte, ainsi qu'à
des amours moins spirituelles.
Ni dans la Vita nuova, ni dans le récit de Boc-
cace, Béatrice n'est à aucun moment réellement
vivante. Dante avait le cœur à la fois violent et
tendre; mais, si cette Béatrice a vraiment existé,
c'est que le poète aurait précieusement gardé sa
sensibilité pour les amours d'autrui. Béatrice, à
aucun moment, ne lui inspire, même à sa mort,
d'accents aussi émus et aussi passionnés que ceux
que lui arrachent les amours éternellement malheu*
reuses de Francesca et de Paolo. Devant Fran-
cesca disant :
Amor cKa nullo amato amar' perdona,
Mi prese del costui piacer si forte,
Che corne vedi ancor non m'abbandona,
L'amour veut qu'on aime qui vous aime,
J'aimais tant celui que tu vois, d'amour si fort,
Que, comme tu vois, je lui appartiens encore,
DANTE, BÉATRICE
on se sent en présence d'une femme qui a vécu,
profondément aimé, et, nuage que le vent balaye,
c'est encore une femme, et un cœur vibre dans ses
paroles. Dans tout le personnage de Béatrice, on^
ne trouve rien de spontané, rien qui fasse croire à
la sincérité, qui réclame le partage des sentiments
exprimés. Lorsque le poète parle de son amour pour
Béatrice, aucun désir humain ne trouble son cœur;
il la contemple comme une sainte, un ange sans
sexe. Mais, quand il s'agit de Francesca, il lui
demande :
Ma, dimmi : al tempo de' dolci sospiri,
A che, e corne concedette A more
Che conoceste i dubbiosi désir i?
Mais, dis-moi, dans le temps des doux soupirs,
Comment permit l'Amour que la lumière
Se fît enfin dans vos obscurs désirs?
Là, il est question d'amour humain et vrai, et
le poète est humain et fait rêver d'amour, môme
au prix du châtiment éternel. Mais quelle femme,
ayant lu la Vita huoua, a jamais envié Béatrice,
cette statue auréolée ?
Après avoir écouté le récit de Francesca, et com-
ment :
Galeotto fu il libro et chi lo scrisso,
Galéaut (1) fut le livre et son auteur,
(i) Galéaut ou Gallehot, entrcmelieur des amours de Genièvre et
de Laocelot dans le roman de chevalerie Lancelot du Lac, très popu-
laire en Italie pendant tout le moyen âge.
DANTE, BÉATRICE l3
Dante, il le dit lui-même, fut si profondément ému
ju'il s'évanouit de pitié :
E caddi corne corpo morte cade.
Et je tombai comme tombe un corps mort.
La damnée par amour est toujours vivante ;
nais, de Béatrice, voit-on seulement les plis de sa
•obe?
Cependant l'Alighieri aurait pu avoir ses raisons
>our n'appuyer que d'une main légère sur le por-
rait de la jeune Florentine. Il la vit à peine et ne
ui parla qu'une fois; mais aime-t-on pendant neuf
ins, quand on n'a soi-même que huit ans, une en-
ant du même âge que l'on n'a aperçue qu'une fois
i l'église? Dès qu'on prend la plume pour ana-
yser le caractère de Béatrice, les objections contre
;a réalité arrivent en foule. On s'aperçoit bientôt
pie l'on se trouve en présence d'un roman ou
l'une légende; en tout cas, d'une énigme poétique
lont le mot est : illusion.
Que la Béatrice de la Vita nuova, du Canzoniere
;t du Paradiso ait existé ou non, son caractère
eminin demeure le même, et n'est aucunement
itteint dans son essence. Le jour est si extra-ter-
'estre, sous lequel le poète nous la montre, que
es deux ou trois faits de vie réelle qu'on pourrait
ijouter à sa vie poétique n'en altéreraient pas le
Dor trait idéal. De sorte qu'au fond, cette question
l4 DANTE, BÉATRICE
si curieuse à étudier, à cause des problèmes qu'elle
soulève, en apportant les moyens de les résoudre,
n'a peut-être pas toute l'importance littéraire qu'on
lui donne.
Abstraction poétique, idéalisation d'une créature
vivante, Béatrice est l'un ou l'autre, et, dans la
seconde hypothèse, il reste si peu de réalité hu-
maine à la femme sortie du cerveau du poète qu'elle
est comme si elle n'avait pas vécu. Il demeure de
la femme, en Béatrice, ce qui se retrouverait d'une
paysanne entrevue dans une vierge d'Holbein, d'un
bruit d'orage dans une symphonie d'Haydn : il ne
peut y avoir aucun rapport d'exactitude entre le mo-
dèle et le portrait.
Elvire a-t-elle existé ? Sans doute, mais non pas
en tant qu'Elvire, en tant qu'amante idéale. C'était
une femme d'une beauté modeste, d'un esprit ordi-
naire, d'un cœur tiède, d'une jeunesse douteuse ;
mais elle fut aimée par un homme qui avait le ciel
dans la tête et qui était un grand poète. On sait
qu'il faut admirer de confiance les maîtresses de
poète, et les regarder à travers leurs poésies comme
un pastel à travers une glace. Parny, lui-même, idéa-
lisa son Eléonore et Verlaine ses « amies ». Les j
Catulle sont rares qui disent la vérité sur leurs ;
amours.
Dans la poésie de la fin du xine siècle, il n'y a
pas qu'une Béatrice; chaque poète a la sienne, et
DANTE, BEATRICE
i5
toutes sont pareilles, nulle n'a plus de consistance
réelle. Quelques-unes ont un nom, d'autres s'ap-
NL,
Dante
d'après Giotto.
pellent seulement la mia donna ou questa donna,
et le vrai nom qui leur convient, c'est : la femme,
DANTE, BEATRICE
la femme telle que la poésie la comprenait alors ;
un mélange d'ange et de châtelaine, de jeune fille
et de déesse, un idéal très pur, mais aussi très
singulier.
Avant de chercher ce qu'est Béatrice, il me faut
bien cependant dire ce qu'elle n'est pas. Je ne
demande pas qu'on me croie sur parole. Mon pre-
mier devoir est donc de démontrer que la Vita
nuova n'a aucune valeur historique.
Rarement autant de difficultés d'interprétation
ont été réunies dans un si petit volume. Mais, pour
moi, je n'y chercherai aucun sens nouveau, ni n'a-
dopterai aucune des solutions données jusqu'à ce
jour. Je tiens la Vita nuova pour un roman mys-
tique aussi vague et aussi indéchiffrable que peut
l'être un récit où aucun personnage n'a de nom,
où le lieu des scènes n'est pas indiqué, où les
dates ne sont que des chiffres cabalistiques.
Dante ne raconte pas, il procède par visions et
décrit ce qu'il a vu. Au cours du volume, il y en a
sept. La question de vérité historique se trouve
donc tranchée du premier coup. Quelque porté aux
rêves que soit un homme, sa vie ne se passe pas
tout entière dans le monde des songes. Il faudrait
tenir Dante pour un halluciné, et l'on sait, au con-
traire, que jamais intelligence ne fut mieux pon-
dérée. Giovanni Villani lui accorde une égale supé-
riorité dans toutes les branches des connaissances
DANTE, BEATRICE I7
humaines cultivées de son temps, et sa poésie
comme ses traités le montrent doué de la clair-
voyance des esprits de haute logique. Il ne faitdonc
qu'user d'une méthode littéraire, d'un procédé fort
en usage à son époque et qui s'imposait à lui.
N'est-ce pas aussi un moyen de nous dire : Tout
ceci n'est que fiction ? S'imaginer que Dante a
voulu faire croire, même ses contemporains, à la
véracité, même relative, de son récit, c'est prendre
le grand poète pour un conteur naïf et faire preuve
soi-même d'une rare ingénuité. Dans une de ces
visions, l'Amour lui apparaît dans un nuage cou-
leur de feu. Il tient dans ses bras Béatrice endor-
mie, enveloppée d'un voile léger couleur de sang ;
montrant au poète son cœur enflammé, elle dit :
Vide cor tuum. Après cette vision, qu'il appelle,
non sans raison, vision merveilleuse, Dante trans-
crit un sonnet qu'il avait écrit sur l'heure et adressé
aux principaux poètes de son temps. Il nous ap-
prend qu'il reçut plusieurs réponses, entre autres
celles de Guido Calvacanti. Mais on possède égale-
ment les réponses de deux autres poètes, de Gino
de Pistoie et de Dante de Majano. Or Gino avait
alors treize ans ; comment aurait-il été connu
parmi les famosi trovatori du temps ? Dante
n'avait alors lui-même que dix-sept ans (i).
(i) Selon une nouvelle opinion, l'AIighieri serait né en ia68, ce
qui donnerait à Gino, à l'époque du sonnet, quinze ans. Mais cette
18 *i
DANTE, BEATRICE
Une autre singularité de la Vita nuova, c'est la
répétition constante du nombre neuf. La seconde
fois qu'il voit Béatrice, il s'est écoulé neuf ans et
neuf jours depuis leur première rencontre. La
deuxième vision a lieu à « la première des neuf der-
nières heures de la nuit » ; la troisième, à la neuvième
heure du jour. Dans la Sirvente, où il nomme les
plus belles dames de la ville pour pouvoir parler de
Béatrice sans attirer l'attention sur elle, une force
supérieure l'oblige à la présenter la neuvième. Elle
s'avance, selon la remarque d'Aroux, comme la Su-
lamite au neuvième verset du Cantique des Canti-
ques. En parlant de la mort du père de Béatrice,
il ajoute qu'il fut lui-même malade de douleur pen-
dant neuf jours. Tous ces neuf, et il y en a d'au-
tres, comme ceux de la mort de Béatrice, le 9 juin
1290, malgré le grand hasard des nombres, con-
tribuent à renverser la vraisemblance du récit ; et
Dante s'en est si bien aperçu qu'il a tenté d'en don-
ner deux explications, l'une astrologique, l'autre
théologique, étranges toutes deux, où 1 astronomie
de Ptolémée est invoquée en même temps que le
nom de la Sainte Trinité. Ce sont là des réminis-
cences pythagoriciennes, néoplatoniciennes, mysti-
ques, cabalistiques et même poétiques, car Virgile,
son maître, fait un certain usage des nombres, qui
date est hasardée. Voir à ce sujet : Stadi e polemiche danUsche, ai
Olindo Guerrini e Corrado Ricci. Bologne, 1880 ; in- 18.
DANTE, BÉATRICE IQ
montrent que nous sommes en pleine fiction, que
le poète raconte, non ce qui s'est passé, mais ce qu'il
a imaginé.
11 n'y a dans la Vita nuova que bien peu de pas-
sages qui puissent se prendre à la lettre. Doit-on
croire, par exemple, que les Florentins disaient,
comme le rapporte le poète, envoyant passer Béa-
trice : « Ce n'est pas une femme, mais un des plus
beaux anges du ciel. Que béni soit le Seigneur qui
sait si bien opérer »? Ce sont de ces compliments
que Dante se fait à lui-même. Il a une très haute et
très juste idée de sa valeur, et sait l'exprimer cha-
que fois que l'occasion vient. Il la fait même sur-
gir à son gré. C'était vrai en ce temps et encore
aujourd'hui : Béatrice, création merveilleuse, est un
des plus beaux anges du ciel poétique.
On ne voit pas trop bien encore pourquoi Dante,
ainsi qu'il le raconte, aurait, de peur de compro-
mettre Béatrice, feint d'en aimer une autre, lui au-
rait adressé des vers, et, du geste et des lèvres, non
du cœur, ses hommages. Qu'avait donc de si fâ-
cheux pour la jeune Florentine l'amour si discret
du poète? On comprendrait qu'une passion partagée,
née et poursuivie en dehors de la morale sociale,
eût besoin de se cacher et de faire prendre le change;
mais un culte si pur et si poétique ne pouvait qu'ho-
norer grandement Béatrice. Cette simulation, en
tout cas, a quelque chose de laid et de louche qui
DANTE, BEA
aurait dû répugner à la franchise de Dante, surtout
lorsque aucun péril ne la justifiait. Il est vrai que,
dans toutes les interprétations, ce passage demeure
obscur. On comprend cependant que le poète ait
tout simplement voulu dire qu'il tenait à dérober
au vulgaire le mystère de son idéal. Ce trait n'est
pas d'un amoureux. Mais, chose plus étrange, cet
mr qu'il cache pendant que Béatrice était jeune
ivulguë alors qu'elle est. morte mariée,
I plus là ■
les r< Licences du poète pouvaient passer pour une
honnête discrétion. Ce passage prouverait seul, il
me semble, que la Vita nuova n'est pas, ainsi que
l'on dit maintenant, un livre vécu. Après avoir écrit,
au hasard de son cœur, des sonnets et des canzone
d'amour, Dante a voulu les relier par un commen-
taire, et de fragments faire un tout. Pour nous in-
téresser à son mystérieux idéal, il l'a incarné dans
un type féminin : il a fait un roman, et l'on a cru
à une autobiographie.
Ce roman est même, quant à sa forme et à sa
contexture, une imitation, presque une transposi-
tion. La Vita nuova, c'est le Pasteur, d'Hermas,
où l'amour humain a remplacé l'amour divin, et les
subtilités de la passion, les subtilités de la théo-
logie.
La Vita nuova commence ainsi) après quelques
lignes d'introduction :
DANTE, BEATRICE SI
« Neuf fois déjà, après ma naissance, le ciel de
la lumière était retourné au même point, quand
parut à mes yeux, pour la première fois, la glo-
rieuse Dame de ma pensée, à laquelle beaucoup de
personnes, ne sachant comment la désigner, ont
donné le nom de Béatrice. Elle avait déjà assez
vécu en ce monde pour que, dans cet espace de
temps, le ciel étoile se fût porté vers l'orient de la
douzième partie d'un degré; en sorte qu'elle m'ap-
parut dans le commencement de sa neuvième année
et lorsque j'accomplissais la mienne. Elle m'appa-
rut vêtue d'une couleur rougeâtre, imposante et
modeste; et la manière dont sa ceinture retenait
sa robe était appropriée à son extrême jeunesse.
Je dis avec vérité qu'en ce moment l'esprit de la
vie, qui réside dans la voûte la plus secrète du cœur,
commença à trembler avec tant de force que le
mouvement s'en fit ressentir dans mes plus petites
veines; et, tremblant, il dit ces paroles : Ecce Deus
fortior me, qui veniens dominabitur mihi : Voilà
un Dieu plus fort que moi, il va me dominer. Alors
V esprit animal, qui se tient dans la haute voûte où
tous les esprits sensitifs vont porter leurs percep-
tions, commença à s'étonner beaucoup et, s'adres-
sant particulièrement aux esprits de la vue, dit ces
paroles : Apparuit jam beatitudo nostra : Notre
béatitude est apparue (i)... »
(i) Trad. E.-J. Delécluze.
DANTE, BEATRICE
Qu'on lise maintenant le début de la première
Vision du Pasteur :
« Celui qui fut mon hôte à Rome me vendit une
jeune fille. Beaucoup d'années après, je la reconnus
et je me mis à l'aimer comme une sœur. Mais
avant cela, un jour qu'elle s'apprêtait à se bai-
gner dans le Tibre, je lui tendis la main et la me-
nai vers le fleuve. En la regardant, je me disais en
mon cœur : Je serais heureux de posséder une
telle femme, si belle et si honnête. Je pensais cela
et pas davantage. Or, quelque temps après, en me
promenant avec ces pensées, je rendis hommage à
la créature de Dieu, songeant combien elle était
magnifique et belle. Et m'étant promené, je m'en-
dormis. Et l'Esprit me ravit et m'enleva vers la
droite, en un lieu où un homme n'aurait pu mar-
cher. Car c'était un lieu plein de rochers et abrupt,
et impraticable à cause des eaux. Quand j'eus fran-
chi ce lieu, j'arrivai dans une plaine : et, les genoux
fléchis, je commençai de prier le Seigneur et de
confesser mes péchés. Et comme je priais, le ciel
s'ouvrit, et j'aperçus cette femme que j'avais dési-
rée, me saluant du haut du ciel et disant : Hermas,
salut. Et moi, l'apercevant, je lui dis : Madame,
que faites-vous là? Et elle me répondit : J'ai été
reçue ici pour dévoiler tes péchés au Seigneur. Ma-
dame, demandai-je, les dévoilerez-vous vraiment?
Non, dit-elle. Mais écoute les paroles que je vais te
DANTE. BÉATRICE a 3
dire. Dieu, qui habite dans les cieux et qui de rien
a créé toutes choses et les a multipliées pour sa
sainte Eglise, Dieu est irrité contre toi : parce que
tu as péché envers moi. Répondant, je lui dis : Ma-
dame, si j'ai péché envers vous, où, en quel lieu
et en quel temps vous ai-je jamais adressé une pa-
role déshonnête? Ne vous ai-je pas toujours esti-
mée comme une dame? Ne vous ai-je pas toujours
révérée comme une sœur? Pourquoi donc m'accu-
sez-vous d'actions si abominables? Alors, se met-
tant à rire de moi, elle dit : En ton cœur est mon-
tée la concupiscence du mal. Et ne te paraît-il pas
que c'est une laide chose pour l'homme juste que la
concupiscence du mal soit montée dans son cœur?
C'est un péché pour lui, un très grand péché.
L'homme juste en effet pense des choses justes. Et
c'est en pensant des choses qui sont justes et
s'avançant dans cette droite voie qu'il trouvera au
ciel un Seigneur propice à sa cause. Mais ceux qui
pensent en leur cœur des choses défendues assu-
ment la mort et la captivité : surtout ceux qui
aiment ce siècle et qui se glorifient dans leurs ri-
chesses: et ceux qui ne pensent pas aux biens futurs
leurs âmes sont vidées de tout. Ainsi font les
douteux qui n'ont pas d'espoir en le Seigneur et
méprisent et négligent sa vie. Mais toi, prie le Sei-
gneur et il guérira tes péchés et ceux de toute ta
maison et ceux de tous les saints. Quand elle eut
M DANTE, BÉATRICE
prononcé ces paroles, les cieux se fermèrent. »
Voilà bien le prototype de la Vita nuova de
Dante; mais Dante a aussi connu Boèce, qui dans
sa Consolation imita à la fois le Pasteur et le Ban-
quet de Platon. Tous ces livres et d'autres ont des
analogies de filiation. Diotime,laZ)o/nmad'Hermas,
la Monique évoquée dans la Vie heureuse de saint
Augustin, la Philosophie telle que la voit Boèce,
Béatrice, — autant d'êtres de rêve ou d'idéalisation
appartenant à la même mystérieuse famille.
Le seul point du roman qui pourrait avoir un
caractère historique, c'est la mention que fait le
poète du père de sa Béatrice. Les partisans de la
vérité littérale s'en sont fait un grand argument, et
pourtant un simple rapprochement en détruit toute
la valeur. Dans le Convito, dont le caractère allé-
gorique n'a jamais été contesté, la Philosophie, qui
en est l'héroïne, a un père, des parents, des amis,
et Dante se laisse emporter à parler de son cœur et
de ses yeux. Il devient amoureux d'elle, et ingénu-
ment le confesse (i). Si, dans le Convito, il ne s'a-
git que d'une de ces personnifications si en faveur
au moyen âge, pourquoi en serait-il autrement dans
la Vita nuova ?
(i) Ces singularités n'étonnaient personne. On les trouvait toutes
naturelles. Dante, d'ailleurs, n'inventait rien. N'avait-il pas lu le
poème de Martianus Capella, dont le titre seul est une curiosité :
Les Noces de Mercure et de la Philologie ?
DANTE, BÉATRICE 25
Je n'ai exposé que quelques-uns des arguments
contre l'existence de Béatrice tirés du récit dantes-
que lui-même ; l'examen complet du texte ne sau-
rait trouver sa place ici. Il reste à réfuter le témoi-
gnage même de l'histoire. En apparence, il est for-
mel ; tous les écrivains du xrve siècle qui ont parlé
de Dante ont parlé de Béatrice : Boccace, Benve-
nuto da Imola, Filippo Villani, continuateur de Gio-
vanni, Landino, Bonni, sont tous d'accord pour
rapporter les amours du poète et d'une Béatrice
Portinari. Mais voici ce qui s'est passé : lorsque
Dante fit paraître sa Vita nuova, il était peu connu
comme écrivain ; le public, de tendance crédule,
distinguait mal la vérité de l'allégorie ; on lut le
livre : il parlait d'amour, les femmes le vantèrent,
s'y plurent, s'intéressèrent à cette Béatrice. Jamais
les maîtresses chantées par les poètes n'étaient plus
clairement désignées : on aimait encore à deviner,
et le secret de tout dire n'était point connu. Les
questions allèrent leur train, on s'informa. Ce nom
de Béatrice fit penser à une Béatrice Portinari, qui
avait été fort jolie, s'était mariée, comme toutes les
jeunes filles se marient, et finalement était morte
vers 1290. Il n'en fallait pas plus : la légende était
faite. Boccace la recueillit dans sa Vie de Dante,
et tous les autres, hormis Filippo Villani, qui d'ail-
leurs ne nomme pas la Portinari, copièrent Boc-
cace. Une dernière remarque montrera que la Vita
26
DANTE, BEATRICE
nuova ne saurait faire preuve. Dante prétend l'écrire
un an après la mort de Béatrice, et il mentionne un
fait arrivé l'an 1000.
PROFIL DO MAUSOLEE DE RAVEN^B
Examinons maintenant Béatrice elle-même. Tout
d'abord ce nom est-il bien le sien ? Lorsque Dante
parle pour la première fois de sa donna beatay il
ajoute : a La quale fu chiamata da molti Beatri-
DANTE, BÉATTUCS 27
ce, i quali non sapeano che si chiamare. — Elle
était appelée par beaucoup Béatrice, lesquels ne
savaient quel nom lui donner (quel était son vrai
nom), » Gomment Dante, lui, l'appelait-il ? N'était-
il pas aussi embarrassé que ces molti? Mais ces
molti ne seraient-ils pas les mêmes que ces autres
molti, « i quali erano famosi trovatori in quel
tempo, — lesquels étaient de fameux trouvères de
ce temps », et auxquels Dante adressait le sonnet,
A ciascunalma presa e gentil core? Nous saurions
alors que parmi ces affidés se trouvaient, d'abord,
Dante lui-même, puis Guido Cavalcanti et Cino de
Pistoie. Le mot de l'énigme que ne donne pas la
Vita nuoua se trouverait-il chez ces poètes ? Feuil-
letons leurs œuvres et celles de quelques autres,
remontons un peu en arrière ; en s'élargissant, le
problème se simplifiera certainement. Dante, pas
plus que nul autre poète, ne peut se comprendre si
on l'isole de son siècle, de son groupe ; si l'on n'é-
tudie, en même temps que ses œuvres, les œuvres
écloses sous le même soleil, nées desmêmes amours,
fécondées par la même inspiration.
II
LA BEATRICE
DES CONTEMPORAINS DE DANTE
Au temps de la poésie provençale, l'amour était
un sentiment, mais surtout une occupation. La '
maîtresse, adorée de loin souvent, était une idole
qu'on se faisait despotique ; on était dévot assidu,
plein de petits soins humbles et recherchés. Les
cours d'amour, d'ailleurs, ces institutions étranges,
avaient tout réglé minutieusement. Il était tout d'a-
bord convenu que l'amour ne pouvait exister entre
mari et femme, c'était formel, et l'une des peines
encourues par l'infraction à cette règle aurait été le
ridicule (i).
L'amour, à cette époque du moyen âge, dit Ver-
(i) Jugement de la Cour d'amour de la comtesse de Champagne,
arrêt de l'an 1174 : « Utrum inter conjugatos... Le véritable amour
peut-il exister entre personnes mariées ? — Nous disons et assurons
par la teneur des présentes, que l'amour ne peut étendre ses droits
sur deux personnes mariées... » S'ensuivent les motifs du jugement.
— Voir l'ouvrage d'André Le Chapelain, Erotica sea Amaloria
Andreœ Çapellani regii, etc. 1610. André écrivait vers l'an 1180.
DANTK, BEATRICE
non Lee dans une étude sur cette question si cu-
rieuse ( i), avait pour fondement un état chronique
d'adultère. Pour aimer, il fallait être marié et ai-
mer en dehors du mariage. Pas plus qu'entre époux,
entre jeunes gens libres l'amour n'était admis. Afin
d'avoir droit aux hommages des chevaliers, il faut
que la jeune fille se marie. Ce que nous laissent
constamment entrevoir les poètes provençaux, c'est
une dame noble, belle, puissante, entourée d'une
jeunes chevaliers, parmi lesquels il lui était
permis, sinon dûment ordonné, d'en distinguer un
et de se l'attacher. Le lien formé, ils se devaient
mutuellement amour sous peine de déchéance; rien
ne pouvait les séparer que, momentanément, la
mort. C'était la fidélité dans l'adultère. Gela allait
si loin que des poètes amoureux s'adressaient au
mari de leur dame, pour les avertir de leur choix.
Ainsi fit Guilhem de Cabestan, vantant « la grande
beauté et tous les biens qu'il voj'ait en sa maî-
tresse » :
Sen Remon, la gran bellessa
Et lotis bens qu'en ma dama es
M 'an say lassât e près.
Contrairement au Code d'amour, Rémon de
Seglians, le mari de la dame, se fâcha, et il s'en
suivit une histoire tragique analogue à celle de la
Dame de Coucy.
(i) Euphorion; 188a.
30 DANTE, BÉATRICE
La poésie provençale du xme siècle est, pour le
reste, assez conforme de ton avec l'ordinaire poé-
sie amoureuse. La dame provençale n'est nullement
c angélisée ». On ne la craint pas, on la désire. On
veut la contempler, l'admirer, ce que n'oserait faire
un poète italien de la même époque. Ainsi Blan-
caet :
E sil plagu.es ckem fezes tan donor
Qa ienoillous sopleian humilmen
Son bel cors gag gen format avinen,
EU duoz esgar e la fresca color
Me laissas sospiran remirar,
Ben vei iamas non fallira nun bes...
« Et si lui plaisait de me faire tant d'honneur,
que de me laisser admirer, à moi qui l'en supplie à
genoux, son beau corps, sa forme avenante, son
doux regard, sa fraîche couleur, je suis certain que
jamais ne me manquerait le bonheur. »
Ces mœurs se retrouvent dans la poésie sicilienne
et la première poésie florentine. Cependant elles
ne s'acclimatèrent pas définitivement en Italie, où
elles ne revinrent, pour durer jusqu'au commence-
ment de cesiècle,qu'importées parles Espagnols (i).
Les sigisbées de Flarence firent, pour arriver à
Naples, le tour par Madrid. C'était encore la mode
au commencement du xme siècle, avant l'éclosion
(i) On n'en trouve aucune trace dans Boccace, à qui nulle variété
de l'amour n'a échappé.
DANTE, BÉATRICE 3l
de la nouvelle école florentine (i), qui devait modi-
fier profondément la conception de l'amour, et par
conséquent les mœurs. L'amour des poètes devient
pur, presque impersonnel ; son objet n'est plus une
femme, mais la beauté, la féminité personnifiée
dans une créature idéale. Aucune idée de mariage
ni de possession ne les hante. Leur maîtresse chan-
tée est vraiment pour eux la déesse que l'on révère
à genoux, que l'on aime et que l'on craint. L'amour
a tous les caractères d'un culte, dont le sonnet et
la canzone sont les hymnes. Tel il nous apparaît
dans les poésies de Lapo Gianni, Dino Frescobaldi,
Guido Orlando, Gianni Alfani, Cino de Pistoie,
Guido Cavalcanti et, finalement, Dante. Cette école,
sans se guère modifier, aboutira naturellement à
Pétrarque ; mais l'amant de Laure, s'il est moins
grand poète, est peut-être plus sincère et plus hu-
main en amour que Dante lui-même.
Il est étrange qu'il y ait une mode pour l'expres-
sion du sentiment comme pour la forme des vête-
ments; qu'à de certaines époques l'humanité se
mette à nu ou se voile à peine; qu'en d'autres, sous
l'allégorie, on doute si un cœur bat ou si seule-
ment se condense la logique d'une abstraction
laborieusement travaillée. Après les singulières
(i) Ou nouveau style. Voir le XXIVe chant du Pargatoire, où
Bonagiunta, il Notajo et Guittone, poètes de l'ancienne école, inter-
rogent Dante sur le dolce stil nuovo.
32 DANTE, BEATRICE
subtilités des Provençaux, copiées par les premiers
poètes en volgare, c'est un plaisir charmant de voir
enfinapparaître,dansla poésie de Lapo et de Dino,
la jeune fille. C'est une date dans l'histoire de l'évo-
lution des sentiments humains; c'est un pas vers
la vérité et un progrès social immense. La dame
disparaît, pour faire place à la femme, et la Giovi-
netta, — une jeune fille, — entre en scène. Le
poète rend à l'amour sa logique, en réprouvant par
son silence la g-alanterie conventionnelle du pro-
vençaiisme,et du même coup crée un nouvel idéal.
La femme que chante ordinairement Lapo est
une sorte de madone douée d'un pouvoir surnatu-
rel. Celui qu'elle a salué d'un signe de tête est béni
à jamais :
Beata l'aima che questa salata.
Bienheureuse est l'àme qu'elle salue.
Celle de Dino est toute pareille. Elle a toute vertu;
elle détruit tout vice, et son salut aussi est chose
d'importance.
Que sont, au vrai, ces femmes? sont-elles réelles
ou vivantes? On n'aperçoit bien, tout d'abord, tant
elles paraissent madonisées, en place de corps, que
deux yeux derrière lesquels battent les ailes de
l'ang-e, avec, pour fond, un ciel d'azur semé d'é-
toiles d'or, et l'on se souvient malgré soi de la
bizarre image de Sainte-Beuve :
Sur ma table un lait pur, dans mon lit un œil noir.
il
DANTE, BKATIUCK 33
C'est, comme le dit spirituellement M. Bartoli, la
femme réduite à sa plus simple expression, qu'on
n'ose désirer, à peine aimer, que l'on contemple
dans une extase céleste.
Il se peut qu'une figure de femme servît de fon-
dation à cet édifice mystique ; que cela fût une
réalité s'idéalisant, s' abstrayant jusqu'à perdre
même la vie poétique, jusqu'à défier l'analyse d'y
retrouver des traces du possible. C'est le commen-
cement de cette divinisation de la femme qui sera
complète à Dante et atteindra ses dernières limites
avec Béatrice ; mais Dante essaiera de mettre dans
son idéal quelques parcelles de réel, et c'est préci-
sément ce qui déroutera le lecteur. Avec Lapo et
les autres, l'amour va jusqu'à perdre son caractère
passionné, il se fait prière. C'est la prière et non
le désir que l'on voit monter comme un parfum
d'encens au trône de la divinité nouvelle, qui béa-
tifiait d'un salut, et rien que d'un salut, son dévot,
ascète d'amour, en soupirs et en larmes, s'age-
nouillant devant Pimag-e
De l'ange qu'on dirait venu du ciel.
Angela, che par dal ciel venuta.
Pour Lapo degli Uberti, la vertu d'amour est un
don d'en haut, une grâce qui descend dans le cœur
de l'homme, s'il en est digne,
3
34 DANTE, BÉATRICE
Gentil Madonna, la verlà d'amore
Cheper gracia discende
In core humano, sel trova gentile.
Nous suivrons cette forme nouvelle de la poésie
jusqu'à Dante, et nous verrons que l'originalité de
l' Alighieri consiste surtout à avoir traité de l'amour I
en prose, en ajoutant ainsi au mysticisme une
pointe de romanesque. L'étude de la donna ange-
licata, de la femme faite ange, à travers les poètes
du nouveau style florentin, nous rendra toute claire
sa mystérieuse Béatrice.
Guido Orlandi n'offre que peu de traces de la
manière inaugurée par Lapo. Il appartient pour
une bonne part à l'ancienne école, mais ses meil-
leures poésies sont des sonnets satiriques. Je veux
retenir de lui, en passant, ce vers sentencieux :
Amor sincero non pi ange ne ride.
L'amour sincère ne pleure ni ne rit.
Gianni Alfani, au contraire, rentre bien dans la
nouvelle école. Il dit de sa maîtresse :
..... Con gli occhi mi toise
Il cor, quando si uolse
Per salutarmi, e non mel rende mai.
Avec les yeux elle me prit
Le cœur, tournant la tête pour me faire
Un salut, et jamais ne me le rendit.
Il revient sans cesse sur le beau salut de sa. donna.
DANTE, BÉATRICE 35
Ce salut l'effraie, le fait changer de couleur. Il a
tous les signes de la terreur amoureuse, caracté-
ristique de l'école :
La prima voila ched io la guardai,
Volsemi gli occhi sui
Si pien d'amor, che mi preser nel cor
L'anima sbigottita si che mai
Non ragionà d' ait rai,
Corne legger si puonel mio colore.
Quand mes regards d'abord la rencontrèrent,
Elle tourna vers moi ses yeux
Tout pleins d'amour. Et tant ils pénétrèrent
En mon cœur, et j'en devins si peureux
Que jamais plus je ne pensai à autre chose,
Comme on peut le voir à mon visage.
Elle resplendit au milieu
Des rais de lumière épandus par elle.
Nelli raggi del lame ch'ella spande.
En changeant de poète, on ne change pas de
sujet. Guido Gavalcanti, ce poète de la métaphy-
sique et de la scolastique de l'amour, a le même
idéal que Lapo Gianni et que Gianni Alfani, et celui
de Gino sera encore pareil, et pareil encore celui
de Dante. Guido ose à peine chanter sa maîtresse
idéale :
Di questa donna non si puô contare
Che di tante belleze adorna viene
Che mente di quaggià nolla sostene.
36 DANTE, BÉATRICE
Parler d'elle ! Les mots sont impuissants,
Car elle est revêtue de tant de beautés
Que nul ici-bas n'en peut soutenir la vue.
Son regard aussi a des vertus merveilleuses : il
chasse au loin .le mal. Elle apparaît ainsi qu'une
vision qui s'avance, surnaturelle et dominatrice.
Les vers resplendissent comme elle :
Chi (> questa che ven, ch' ngn' o/n' la mira,
Et Ja Irernar di claritate l'aere
E mena scco amor, si che parlare
Om' non puô, ma ciascun ne sospira ?
Quelle est celle qui vient, le point de mire
De tous ? L'air a frissonné de clarté,
L'amour est avec elle. Sa beauté
Nous a rendus muets, mais on soupire.
Elle surpasse en grâce toutes les grâces naturel-
les ou artistiques, et en quels vers divins le poète
traduit son extase ! Guido a des trouvailles que
Dante envierait lui-même. La charmante compa-
raison qui nous montre cette femme plus belle que
la neige blanche qui tombe dans l'air calme !
Aria serena, quand' appar l'albore ;
E bianca neve scender senca vento...
Cio passa la beltate...
De la mi a donna.
Sérénité du ciel, quand apparaît l'aurore,
Blanche neige tombant, molle, dans l'air paisible...
S'effacent devant la beauté...
De ma maîtresse.
On retrouve dans les vers de ce poète, si maître
DANTE, BÉATRICE $7
de lui, dit M. Bartoli, « la même créature impal-
pable, noyée de lumière, perdue comme une étoile
au fond d'un firmament clair, et qui, par son mys-
tère même, répand autour d'elle l'étonnement et la
terreur. » Le poète pleure de la voir insensible :
Lagrime scendon de la mente mia.
Du fond de mon cœur des larmes me viennent.
Il n'ose la regarder en face. Son regard est ter-
rible et frappe de mort. Elle ne souffrirait pas une
telle audace :
... Non po! 'maginare
Ch' om' d'esto monde l'ardisca amirare...
Ed i', s'i' la sguardasse, ne morira.
... On ne peut imaginer
Qu'homme de ce monde sur elle osât lever les yeux...
Et de la regarder, moi, j'en mourrais.
Brunetto Latini ne s'exprimait pas autrement :
Ma corne tréma a ogni vento fogl/'a,
Cosi trem' io quando vi son présente.
Mais comme à tout vent tremble la feuille,
Ainsi je tremble en sa présence.
Ni Matteo de Messine, qui frissonne à la seule
idée de la beauté de sa dame :
Cosi pensando alla vostra beltate
Amor mi fa paura...
Pour Guido délie Colonne, sa dame est une Sainte
Vierge, une Stella Maris, qui sauve les nefs, prises
38 DANTB, BÉATRICE
dans la tempête. Pour oser seulement la regarder,
il faut à Neffo d'OItrano un grand courage ; Bar-
tholommeo Maconilui promet une obéissance abso-
lue, et le vieux Rainieri de Palerme déclare qu'un
homme que l'amour ne tfait pas trembler n'est pas
un véritable amoureux :
Homo senza timoré
Non par que si' amoroso.
A mor senza timoré
Non si convene a' namorato .
Quelleestcette femme ? A-t-elIe eu une existence?
De ses nombreux amours, lequel Guido s'est-il plu
à spiritualiser ainsi? L'objet de ce culte si profon-
dément mystique a-t-il un nom? Faut-il l'appeler la
Giovanna, la Primavera, la Forosetta,la Pastorella
ou la Pinella? la Giovane de Pise ou la Giovane de
Toulouse? ou bien encore la Mandetta ou laMonna
Lagia? Parmi toutes les maîtresses que Guido a
chantées, on ne distingue pas bien celle qui fut la
préférée, celle qu'il éleva au rang de donna ange-
licata. Il ne la nomme jamais personnellement, et
la lecture de ses poésies fait conclure que le poète
ne s'adresse pas à une femme, mais à l'idéal, un
idéal formé de tous ses amours, à la femme com-
posée de toutes les perfections féminines. Ce n'est
pas de la passion factice, cependant, mais un peu
de réel, peut-être, dans beaucoup de rêve; une
goutte d'éiixir dans un verre d'eau de source. C'est
DÀNTB, BÉATRICE 3q
à la fois la belle Toulousaine contemplée dans
l'église de la Daurade, et la pastourelle qui, sotto
lafreschettafoglia^TixvYQ Guido d'amour ; ce sont
tous ses souvenirs, tous ses désirs, tous ses baisers,
toutes ses larmes, toutes ses tristesses, ses joies et
ses terreurs d'amoureux, fondus, puis cristallisés
en un tout : l'idéal.
Ce qu'il y a de curieux, et de très humain, en
même temps que de très platonicien, c'est que cet
amour idéal entre toujours au cœur par les yeux ;
c'est la beauté matérielle qui allume sa flamme spi-
rituelle. Aussi Guido Orlandi se demande-t-il avec
inquiétude, ce que c'est que l'amour, s'il a sa cause
dans les yeux ou s'il est « un vouloir du cœur » ?
E cagion d'occhi, o è voler di cuore ?
Les yeux, répond Jacopo di Cavalcante, sont la
porte du cœur: «Par mes yeux une dame et l'amour
sont passés en courant ; de là, ils sont descendus
dans mon cœur... »
Pegli occhi miei una donna ed amore
Passer correndo e gianser nela mente...
C'est pendant que je la regardais qu'elle a pris
mon cœur, dit Jacopo da Lentino,
Che isguardante mi toise lo cuore.
Dino Frescobaldi parle d'une jeune fille guidée
/JO DANTE, BÉATRICE
par l'amour qui entre dans les yeux de tous ceux
qui la regardent :
Qaest'è la giovmetta ch'amor guide
CKentra per gli occhi a ciascun che la vede.
Ce ne sont pas des amours d'âme, ce sont bien
des amours d'origine charnelle, mais tellement idéa-
lisés que la femme n'est plus qu'une figure de
rêve.
III
SELYAGGIA, LA BEATRICE DE CINQ DE PISTOIE
Déjà nous voyons, sous la poésie des Florentins
de la nouvelle école, comme dans une pénombre,
briller à demi le manteau constellé d'une Donna
beata, à qui il n'a manqué qu'un Dante pour être
une Béatrice. En feuilletant les vers d'amour de
Cino, nous nous rapprocherons de plus en plus du
type féminin que l'Alighieri a fait sien par droit de
génie. La légende de Cino dei Sinibuldi, plus connu
sous le nom de Cino da Pistoja (i), a quelque res-
semblance avec celle de Dante, mais elle est encore
plus obscure. Presque tout le monde s'accorde à
dire que la femme qu'il a chantée était une Selvag-
gia de' Vergiolesi, mais de trace historique on n'en
trouve aucune. Filippo de' Vergiolesi n'a jamais eu
de fille du nom de Selvaggia qui puisse jouer dans
la légende de Cino le rôle qu'une Béatrice réelle a
(i) Vita e Poésie di Messer Cino da Pistoia ; novella edizione
rivista ed accresciuta dall'autore abate Sebastiano Ciampi, Pise,
1813, in-8.
4» DANTE, BÉATRICE
joué dans celle de Dante. En italien, Selvaggia
n'est pas seulement un nom de femme, c'est aussi
un adjectif. Cino appelait sa maîtresse Selvaggia,
sauvage, comme un poète français l'appellerait
cruelle, et les passages où le mot est réellement un
nom propre, ou du moins en a l'air, ne sont, selon
M. Bartoli, dans toute l'œuvre de Cino, qu'au
nombre de quatre.
On y trouve, il est vrai, assez souvent selvaggia,
mais dans des locutions qui ne laissent aucun doute
sur sa signification : pianta selvaggia, selvaggia
gente, ellera selvaggia, fera selvaggia.
Le premier coupable, c'est Pétrarque, qui a écrit
au chant IV de son Trionfo d'Amore, où il cite
tous les poètes d'amour et tous les amoureux de
l'antiquité, de son temps et de tous les temps :
Ecco Dante e Béatrice ; ecco Selvaggia,
Ecco Cin da Pistoj'a, Guitton d'Arezzo...
Ecco i duo Guidi...
Il n'y a pas d'autres preuves de l'existence de
Selvaggia. Ce n'est qu'un nom en l'air sous lequel
les femmes les plus diverses ont été chantées par
le poète. Cino était fort volage ; il avait même une
assez mauvaise réputation, et un contemporain l'ap-
pelle maximus amator. Dans un sonnet qu'il adres-
sait à Dante pour lui demander conseil au sujet
d'un nouvel amour, se trouvait ce vers :
DANTE, BEATRICE
Ella saràdel mP cor beatrice.
Qu'elle soit de mon cœur la beatrice (1).
43
.
MASQUE MOHTUAIRE
L'Alighieri parut froissé de l'emploi de ce mot,
(i) Le jeu de mot sur bèatrice-béali fiante interdit toute autre
traduction.
44 DANTE, BÉATRICE
~ : : — : — : — 7
qu'il se réservait pour christianiser son idéal, et il
répondit assez vertement dans le dernier tercet du
sonnet Ma perch'i'ho :
Se 7 vostro cor sipiega in tante vogke,
Per Dio vi prego che voi 'l correggiati,
Si che s'accordi i fatti a' dolci detti.
Si votre cœur à tout désir se plie,
Par Dieu je vous prie de le corriger,
Afin que s'accordent les faits et les mots d'amour.
Dante savait certainement à quoi s'en tenir, et le
renseignement est précieux. Cino chantait à côté
de ses amours, il ne faut pas chercher qui, on s'y :
perdrait. Il en avoue beaucoup, et en quels char-
mants vers :
Orne cliio sono all'amoroso nodo
Legato condue belle treize blonde
E strettamente ritenuto, a modo
D'uccel ch'è preso al vischio ira le fronde.
Au nœud d'amour je me trouve à la fois
Lié par deux belles tresses blondes,
Et retenu très étroitement, tout ainsi
Que s'englue l'oiselet parmi les feuilles.
Et non seulement les tresses blondes lui plai-
saient, mais aussi les trezze nere et généralement
toutes les nuances qui s'harmonisaient à d'agréables
visages. Il compare l'une de ses maîtresses à une
merlette qui a su, peut-être pendant quelques mois,
le retenir à son nid:
DANTE, BÉATRICE ^5
, . . Queuta merla m' ha si Jatto suo
Che sol voler mia libertà non oso.
Cette merlette m'a si bien fait sienne
Que de vouloir ma liberté, jen'ose. ,
Au milieu de son dévergondage, Cino, infidèle
aux femmes, est fidèle à la femme idéale. Lassé de
ses amours, il revient sans cesse à l'amour, et pour
en parler son inspiration est chaste et sévère. Quanta
la donna qu'il chante, c'est celle de Guido, c'est celle
de Dante. Prenons la magnifique canzone l'Alta
Speransa, nous y verrons comme un abrégé de la
Vita nuoua, l'analyse de la naissance de l'amour,
la description de la vision dont Dante fait si grand
usage, le portrait, dessiné avec une grâce et une net-
teté artistique singulière, d'un véritable pendant à
la Béatrice, beauté de rêve ou beauté d'extase. Elle
n'a presque rien d'humain : c'est un ange de Dieu :
Angel di Dio simiglia in ciascun atto,
Questa giovane bel la.
En tout acte, elle est un ange de Dieu,
Cette jeune belle.
Son origine est extra-terrestre :
Questa non è terrena crcalura ;
Dio la manda dal ciel, tanto è novella.
Elle n'est pas une vulgaire créature ;
Dieu l'envoya du ciel, tant elle est pure.
De même que les anges deviennent bienheureux,
DAN'IE, BEATfVICB
rien qu'en contemplant la majesté divine, ainsi, dit
Cino,
Cosi essendo umana creatura,
Gaardando la figura
Di questa donna che liene il cor mio
Potria beato divenir qui io.
Ainsi, moi, pauvre créature,
Rien qu'en regardant la figure
De cette femme pour qui tient mon cœur,
Je pourrais devenir bienheureux.
Il découvre sans cesse en elle de nouvelles per-
fections :
Parmi veder in lei, quand' io la guardo
Tuttor nuova bellesa.
En la regardant, je découvre en elle
A chaque instant une nouvelle beauté.
On n'en finirait pas de décrire tous ses caractères
surnaturels. Je jette les yeux sur elle, et du même
coup, s'écrie-t-il,
Partissi allora ciascun pensier vile.
Quitte mon cœur toute pensée vile.
Il nous la montre de plus en plus angélique ; son
amour s'élève à de hautes régions mystiques; k\
l'extase se mêle la terreur :
Amor ch'è piena cosa di paura...
Ella m'ha fatto tanto pauroso..,
Tanta paura m'è giunta d'amore
Ch'io non credo già mai spaurire.
DANTK, BÉATRICE 47
L'amour qui est chose pleine de peur...
Elle m'a rendu si peureux. . .
De tant de peur l'amour m'a pénétré,
Que je me sens pour jamais apeuré.
De sa figure, qui rayonne comme celle d'un sé-
raphin,
... Esce uno ardente splendare
Che toile agli occhi miei tutto valore.
. . . Sort une ardente splendeur
Qui de mes yeux consume toute la couleur.
Il n'ose la regarder en face, tant sa beauté sur-
passe l'harmonie humaine, si terrible est la puis-
sance de son regard :
5e 'l viso mio alla terra s'inchina
E di vedervi non si rassicura,
lo vi dico, madonna, che paura
Lo face, che di me si fa regina.
Perché la beltà vostra pellegrina
Quaggiù. tra noi soverchia rnia natura,
Tanto che quando vien, se per ventura
Vi miro, tutta mia virtù ruina.
Lorsque, le front vers la terre incliné,
Mon œil fuit l'éclat de votre figure,
Je vous le dis, ô ma dame, c'est pure
Frayeur, c'est la peur qui m'a dominé.
Passante dont le monde s'est orné,
Votre beauté gouverne ma nature ;
Je l'ai regardée un peu, d'aventure :
Ma force croule en mon cœur ruiné.
48 DANTÏ, BÉATRICE
Si la femme se fait divinité, il est naturel que la
prière passionnelle s'imprègne de piété ; le chant
d'amour paraphrase Y In manus :
Nelle man vostre, dolce donna mia,
Raccomando lo spirito che muore...
Gentil madonna, mentre ho délia vita,
Acciô ch'io mora consolato inpace,
Piacciavi agli occhi miei non esser cara.
Entre vos mains, douce femme aimée,
Je remets mon souffle qui va mourir...
Noble femme, cependant que j'ai vie,
Afin que je meure consolé en paix,
Ne vous refusez pas à mes regards.
Ces citations multipliées de vers, qui seront une
nouveauté pour bien des lecteurs, doivent, il me
semble, faire comprendre la Vita nuova et les élans
mystiques de Dante, mieux que tout commentaire
direct. Il faut bien admettre, en effet, que Cino, peu
platonique en ses amours, comme j'ai tenu à le
prouver tout d'abord, s'adresse ici, non à une
femme en chair et en os, mais à un idéal de femme ;
et, dès lors, on n'aura nulle difficulté ni nulle répu-
gnance à transporter cette première conclusion à la
Vita nuova. Si la Béatrice a une certaine vie d'illu-
sion, la donna angelicata, qui inspire à la nouvelle
école florentine des vers qu'on dirait dictés par une
hallucination fantastique, présente, elle aussi, une
singulière intensité d'objectivation. Moins l'idée a
de réalité, plus leur poésie devient précise dans
DANTE, BÉATRICE ^9
l'expression ; les lignes sont impalpables, mais elles
sont nettes. Si cette femme, questa donna, selon le
mot de ses poètes, n'est pas une créature humaine,
que symbolise-t-elle? Nous avons maintenant tous
les éléments du problème, et il est facile de voir
comment elle se rattache à la dame des Provençaux.
L'héroïne des trovatori était une femme qu'ils
douaient de mille perfections, une reine, une souve-
raine féodale, qui était la belle, l'orgueilleuse dame
du castel, vers laquelle s'élevaient les vœux timides
du poète. C'était une forme d'idéal. Avec la nou-
velle école, elle ne prend pas une apparence plus
humaine, loin de là; elle ne s'individualise pas,
elle ne se fait pas plus tendre, plus compatissante,
à peine un peu plus féminine : elle reste un type,
mais d'un autre genre. Elle change d'aspect en
changeant de milieu. Descendant du trône féodal,
elle monte les marches de l'autel; elle perd de sa
rigidité pour prendre une morbidesse mystique.
C'est une sainte, un peu étrange, qui fait peur à
ses fidèles par sa sainteté même, vers laquelle ils
tendent les bras en fermant les yeux de peur d'être
aveuglés. Telle est, d'après Carducci, le passage
du type chevaleresque au type mystique. Ce n'est
peut-être que spécieux ; car si nous voyons la trans-
formation, le type intermédiaire nous échappe.
Entre l'école provençale et la nouvelle école floren-
tine on ne trouve pas de milieu, et Lapo et Dino
i
50 DANTE, BÉATRICE
ont autant d'idéalité mystique que Cino et que
Dante lui-même. Il n'y a point de doute pour moi
sur l'interprétation qu'il faut donner à leur donna
angelicata. Les deux courants qui se croisent sans
se mêler dans leurs poésies, notamment dans celle
du Gavalcanti et de Cino, rendent la démonstra-
tion plus facile. Dante n'avoue qu'à peine quelques-
uns de ses amours terrestres, Cino les chante sans
honte, et l'on ne s'y trompe pas : la Merla, la Bolo-
naise, Teccia ou la Pisane, sont bien des femmes
dans les veines desquelles a circulé le sang-. Mais
aussi quel contraste avec sa donna angelicata I A
moins de vouloir rester éternellement dans le mys-
tère, il me semble qu'il n'y a plus qu'à dire que
cette femme sourde aux prières comme une idole,
inaccessible aux désirs des hommes qui montent
vers elle, représente bien la forme sous laquelle les
poètes de la période dantesque et prédantesque
concevaient l'idéal. La donna angelicata, c'est
l'idéal, le bonheur vaguement entrevu auquel le
poète, comme l'artiste, tend sans cesse, et qu'il
n'atteindra jamais.
IV
LA BÉATRICE DE DANTE
Béatrice ne serait-elle pas, elle aussi, une idéalité
et les famosi trovatori ne l'appelaient-ils point
Béatrice précisément parce qu'elle n'avait aucun
nom réel, n'étant point réelle elle-même? Ces jeux
de mots surbeatitudine, beata, Béatrice, sur salute,
qui veut dire salut et santé, annoncent-ils un cœur
bien épris? Il est vrai que Pétrarque, qui a réelle-
ment aimé celle qu'il a chantée, semble prendre
un plaisir extrême à confondre Laura avec iauro,
le laurier dont l'amour lui tressera sa couronne, ou
l'aura, la brise qui a caressé ses cheveux. Laissons
donc cela. Les poètes que nous venons de parcou-
rir nous offrent des moyens plus sûrs et plus
sérieux de contrôle. Je prie qu'on se souvienne de
mes citations, et au besoin qu'on s'y reporte.
Comme la donna angelicata, Béatrice à une ori-?
gine surnaturelle :
E par che sia una cosa venuta
Di cielo in terra.,.
52
DANTE, BEATRICE
Et l'on dirait qu'elle est une chose venue
Du ciel sur terre. . .
Le mal fuit devant elle, les vertus l'accompagnent,
son regard a des pouvoirs merveilleux, ceux qui
jettent les yeux sur elle sont comme touchés de la
grâce, à moins qu'ils n'aient pu résister à l'effluve
de ses prunelles :
Fuggon di nanti a lei super bia ed ira...
Si fa gentil ciô ch'ella mira...
E quai soffrisse di starla a vedere
Diverria nobil cosa, o si morria.
Elle met en fuite orgueil et colère. . .
Elle ennoblit tout ce qu'elle regarde. . .
Celui à qui il serait permis de la contempler
Deviendrait une noble chose ou bien mourrait.
Il tremble devant elle : « Ella volse gli occhi
verso quella parte ov' io era molto pauroso. — Elle
tourna les yeux vers l'endroit où je me tenais moult
peureux. » Et encore :
E se io levo gli occhi per guardare
Nel cor mi si comincia uno tremoto
Che fa da' polsi l'anima partire.
Quand je lève les yeux sur cette femme,
Je sens un tremblement naître en mon cœur,
Mon pouls bat si fort qu'il m'emporte l'âme.
Sur tous, elle produit le même effet :
Tanto gentile e tanta onesta pare
La donna mia, quand'ella altrui saluta
Ch'ogni lingua dioien tremando muta
E gli occhi non ardiscon di guardare...
DANTE, BÉATRICE 53
Si noble elle paraît et si honnête,
Ma dame, quand elle salue,
Que toute langue tremble et se fait muette
Et que les yeux n'osent regarder.
Cette Béatrice n'appartient-elle pas à Guido ou à
Cino, aussi bien qu'à Dante? Il y aurait des pages
et des pages à remplir de -rapprochements de ce
genre. Aux poètes florentins du nouveau style,
l'amour vient par la vue, subitement. Guido Caval-
canti ne lui reconnaît pas d'autre origine, dans sa
fameuse canzone de métaphysique amoureuse, Don-
na mi priega, et Dante dit à son tour :
Beltate appare insaggiadonna più
Che piace agli occhi, si che dentro aloore
Nasce un desio délia cosa piacente. . .
Esimil face in donna uomo valente.
C'est aux regards qu'une beauté de femme
S'adresse pour entrer au fond du cœur :
Du plaisir des yeux naît un désir. . .
Ainsi sur la femme agit l'homme valeureux .
Et aussi Cino, et tous ceux que nous avons déjà
cités :
Cosi fa io Jerito risguardando.
C'est en regardant que je fus blessé.
Un regard, et c'est fait. L'amour frappe du pre-
mier coup et à jamais. C'est d'ailleurs un fait psy-
chologique d'expérience que l'amour peut naître
ainsi violemment; les anciens le savaient, et, bien
54 DANTE, BÉATRICE
avant Stendhal, dès le temps de l'hôtel de Ram-
bouillet, on appelait cela le coup de foudre. Ce qui
demeure caractéristique dans ces poètes du nou-
veau style, c'est qu'ils ne conçoivent pas pour
l'amour un autre commencement. On peut cepen-
dant remarquer que Dante et la plupart des poètes
de son temps étaient des maîtres à en remontrer
aux modernes analystes de l'amour:
« Dico che '1 naturale amore, écrit-il dans son
Conviio, principalmentemuovel'amatore a trecose:
l'una si è a magnificare l'amato ; l'altra è a essere
geloso di quello ; la terza è a difenderelui. — Je dis
que l'amour naturel pousse principalement l'amant
à trois choses : l'une est de glorifier l'objet aimé ;
l'autre, d'en être jaloux; la troisième de le défen-
dre. »
N'est-ce point bien observé, et faut-il s'éton-
ner s'il a pu, par une profonde connaissance du
cœur humain, construire si bien un personnage que,
malgré de volontaires invraisemblances, on a pris
la conception toute subjective pour un portrait et
une analyse sur le vif? Mais si Béatrice n'a pas
existé, que représente-t-elle donc? En dehors de
son rôle d'héroïne mystique d'un amour spirituel,
ne concrète-t-elle point quelque haute aspiration
humaine? Est-elle tout bellement le vague idéal?
Est-elle une allégorie? Cette dernière question est
trop vieille pour que je m'y arrête volontiers.
DANTE, BÉATRICE 55
Sans remonter jusqu'à Filelfi, Biscioni considère
la Vita nuova comme un traité d'amour purement
intellectuel. Pour lui (i), Béatrice n'est pas une
femme, mais la Sagesse, individualisée au plus haut
degré, représentant l'état le plus élevé de l'entende-
ment humain. L'amour du poète signifie l'étude; le
salut de Béatrice montre la capacité scientifique;
les dames qui l'accompagnent sont les diverses
sciences, servantes ou compagnes de la Sagesse.
Pour Rossetti (2), Béatrice est la personnification
de la monarchie impériale ; mais tout le monde sait
qu'à cette époque Dante était guelfe. M. Antonio
Perez (3) a repris la thèse de Biscioni : Béatrice est
pour lui l'intelligence active. Selon M. A. d'An-
cona (4), il y aurait en Béatrice une part de vérité
et une part de rêve. De la réalité, Béatrice serait
peu à peu montée à l'allégorie. Ceci est encore l'opi-
nion d'un Allemand, M. Wegele (5). J'ai men-
tionné l'opinion naïve de M. Fraticelli; il y a encore
celle d'Aroux (6), pour qui Béatrice est la représen-
(1) Préface à l'édition des Prose de Dante; Florence, 1723.
(2) II Mistero dell' amor platonico ; Londres, 1840, et la Béatrice
di Dante ; Londres, 1842. Cf. aussi son édition de la Divina Gom-
media .
(3) La Béatrice svelala; Païenne, i865.
(4) La Vita nuova illustrata con note, epreceduta da ano studio
su Béatrice. Pise, 1884.
(5) Dante Aliahieri's Leben und Werke; Iena, 1874.
(6) Dante hérétique, révolutionnaire et socialiste; Paris, i854.
Outre que ce livre est curieux par sa singularité, il est rempli de
détails intéressants sur les hérésies au moyen-âge.
56 DANTE, BÉATRICE
tation d'une sorte de franc-maçonnerie albigeoise
à laquelle Dante aurait été affilié. Enfin, pour M. Bar-
toli, Béatrice est la femme, « la femme terrestre
contemplée dans les plus nobles, les plus hautes,
les plus célestes finalités; regardée par les yeux
mystiques de l'homme du moyen âge, et en parti-
culier de ces Blancs de Florence de la fin du xiue
siècle; la femme qui peu à peu acquiert quelque
chose de l'ange : un être vague, abstrait, impalpa-
ble, qui se concrète en tout beau visage de belle
fille, pour s'évanouir et s'évaporer finalement en
une forme éthérée. » Plus loin, M. Bartoli dit le
mot, Béatrice est l'idéal, et quelles que soient les
différences de signification que donneraient à ce mot
un médiévin et un homme du xxe siècle, je crois,
comme je l'ai déjà laissé entendre, que l'éminent
critique italien a trouvé la vraie solution. Si elle
n'était pas exacte de tous points, elle le serait en-
core en quelques-uns, même quand Béatrice aurait
réellement existé, aurait vraiment été aimée par le
poète. L'interprétation peut, en grande partie, s'ap-
pliquer à tous les Florentins de la nouvelle école,
et, c'est le lieu de le dire, avec elle tout s'explique.
Dans un passage de la Vita nuova que nul commen-
tateur n'avait encore réussi à interpréter d'une façon
sensée, Dante rapporte que Béatrice s'est moquée
de lui. Comment admettre ce gabbarsi, s'il s'agit
d'une jeune fille aux yeux baissés, ou même de la
DANTE, BEATRICE 57
Sagesse, ou de la Monarchie impériale, ou de n'im-
,. ^porte quel autre personnage allégorique? Mais si,
au contraire, le poète entend l'idéal , l'idéal ironi-
que, le mot, de malheureux devient charmant. On
comprend alors toutes ces expressions de terreur,
ces craintes de mort qui saisissent le poète au pa-
roxysme du désir ; c'est l'inspiration qui le hante,
qu'il appelle et dont il redoute la venue.
S'il dit d'une femme : « Non pare figliuola d'uo-
mo mortale, ma di Dio. — Elle ne ressemble pas à
la fille d'un mortel, mais à un enfant de Dieu » ;
ou s'il l'appelle « Distruggitrice de tutlti i vizi e
regina délie virtù. — Destructrice de tous les vices
et reine des vertus », ce ne sont que de banales
exagérations ; mais, appliqués à l'idéal, ces mêmes
mots prennent une signification profonde et con-
solatrice. Après avoir noté la mort de Béatrice,
Dante ajoute : « Forse piaccerabbe al présente trat-
tare alquanto délia sua partita da noi », ma « non
è convenevole a me trattare di ciô, per quello che,
trattando, mi converrebe essere lodatore di me me-
desimo (la quai cosa è al postutto biasmevole a chi
'1 fa), e perô lascio cotale trattata ad altro chiosa-
tore. — « Peut-être me faudrait-il maintenant parler
quelque peu de son départ d'au milieu de nous »,
mais « ce ne serait pas convenable à moi de parler
sur ce sujet, par cette raison que, si je commençais
je me verrais obligé de me louanger moi-même (ce
58 DANTE, BÉATRICE
qui, d'ailleurs, est une action blâmable pour qui
l'entreprend) ; je laisse donc ce soin à tout autre
écrivain. »
Pourquoi donc le poète aurait-il à se louer lui-
même çn faisant des réflexions sur la mort de sa
maîtresse? Cela semble absurde, d'autant plus qu'il
n'en donne aucune raison bonne, ou mauvaise. Si,
au contraire, Béatrice n'est autre chose que la repré-
sentation de ses rêves de jeunesse et d'amour, des
quels, avançant en âge, il a voulu se séparer pour se
consacrer à la science, aux hautes pensées, on conçoit
qu'il puisse s'en applaudir, louer la fermeté de ses
résolutions et aussi qu'il n'ose le faire. C'est de la
réserve, peut-être une affectation de modestie, mais
cela s'entend à merveille. Il salue la mort de ses
illusions d'un sourire triste, mais en homme sévère
à lui-même, conscient de sa destinée, arrivé au
bout de la jeunesse, de la « vita nuova », c'est-à-
dire de la vie printanière. Le tableau de cette lutte,
il en transmet l'exécution à d'autres mains, l'ajour-
nant au delà de sa propre mort, quand sera visible
le résultat de ses efforts, cette Commedia à laquelle
il rêvait déjà et qui doit le tirer du rang- des Cino
etdes Guido, pour en faire le maître de tous. Disant
adieu à l'amour et aux dolci rime, il se tourne vers
la philosophie et les hautes conceptions, ainsi qu'il
le laisse entendre dans ces derniers chapitres qui
forment une deuxième partie de la Vita nuova. Elle
DANTB, BÉATRICE 5g
commence avec le chapitre xvme, où le poète
annonce : « Materia nuova e più nobile che la pas-
sata. — Matière nouvelle et plus noble que la pré-
cédente. » Dans cette partie, la jeune fille se fait
tout à fait angélique, et de plus en plus mystique
le sentiment du poète. L'hymne d'amour se sanctifie
et prend, selon le mot de M. Carducci, quelque
chose de l'enthousiasme eucharistique, mais qui ne
dépasse pas celui de Cino chantant son in manus .
C'est alors qu'il l'appelle « la gloriosa donna délia
mia mente, — la fille glorieuse de mon esprit », ex-
pression qui ne saurait, encore une fois, s'appliquer
qu'à une idée, non pas à une créature, mais à une
création « contemplée, selon l'expression de M. Bar-
toli, dans l'extase d'un amour qui de la terre tend
au ciel ». Est-ce d'une femme ou d'un idéal que le
poète parle en ces termes : « Si tosto corn' io imma-
gino la sua mirabil belleza, si tosto mi giugne un
desiderio di vederla, il quale è di tanta virtute, che
uccidee distrugge nella mia memoria ciô che contra
lui si potesse levare, e pèrô non mi ritrag°ono le
passate passioni da cercare la veduta di costei. —
Sitôt que je représente sa merveilleuse beauté, sitôt
m'arrive le désir de la voir, et ce désir a tant de
force, qu'il tue et détruit dans mon souvenir tout ce
qui pourrait s'élever contre lui ; c'est pour cela que
les souffrances passées ne me détournent pas d'en
rechercher toujours la vue » ?
60 DANTJt, BÉATRICE
Autrement, comment comprendrait-on ce passage
où le poète identifie Béatrice et l'Amour : « Chi
volesse sottilmente considerare », fait-il dire à
l'Amour lui-même, « quella Béatrice chiamerebbe
Amore, per molta somiglianza che ha meco. — A
subtilement réfléchir, il faudrait appeler cette Béa-
trice Amour, pour la grande ressemblance qu'elle
a avec moi. »
Sa mort n'est pas celle d'une femme dont les
éléments périssables se désagrègent :
Non la ci toise qualità di gelo
Ne di calor.
Et ce n'est pas le froid qui nous l'a prise,
Ni la chaleur.
Elle s'éteint pour se rallumer resplendissante au
ciel où l'on prépare sa venue :
Madonna e desiata in l'alto cielo.
Ma dame est attendue au plus haut du ciel.
Et finalement :
Ita n'è Béatrice in Valto cielo,
Béatrice est montée au plus haut du ciel (1).
(i) Dante, à son tour, car tout en ces temps-là finissait par l'en-
fer ou le paradis, fut béatifié, mis au rang des saints. Mucchio da
Lucca l'invoque avec piété :
A te il quale io crede fermamente
Mi raccommando et per mla salute
Prieffo...
Crescimbeni croit que cette prière est une ironie. J'y vois, plu.
DANTE, BEATRICE
61
Si donc Béatrice a commencé par être une
femme, elle n'a point tardé à devenir, comme ses
devancières, une abstraction, l'idéal même, la
personnification en un seul être de tout ce qu'il y
DANTE ET BÉATRICE AU PARADIS
(D'après le Dante de 1491).
a de beau, de vrai et de bon dans la créature
humaine. Et c'est peut-être pour cela qu'elle est
si complexe et que l'on peut voir en elle, selon le
tôt la naïveté d'une foi littéraire, non moins que religieuse^ Dante
devient, en l'esprit de ses disciples, ce que Béatrice était devenue
pour le poète : un Bienheureux.
6s
DANTE, BEATRICE
point de vue auquel on se place, l'image vivante de
la beauté, de la science, de la sainteté.
Pour arriver à la connaissance et à la possession
de Dieu, selon l'idée chrétienne, la seule voie est
la sainteté ; selon la philosophie scolastique, c'est
la science, résumée en la science des sciences, la
théologie; selon Platon, c'est la contemplation de
la beauté. Dante en prenant Béatrice pour guide à
travers la vie comme à travers son oeuvre, réunit
donc d'abord en elle les trois moyens naturels et
surnaturels qui sont offerts à l'homme pour par-
venir en la présence « de la divine Puissance, de la
suprême Sagesse et du primordial Amour (i) ».
Virgile, qui est le guide visible du poète dans
l'Enfer et le Purgatoire, n'est que le délégué de
Béatrice, celui auquel la « femme divine » a confié
le protégé sur qui elle veille et qu'elle viendra re-
cevoir elle-même à la porte du Paradis (2).
La Béatrice représentant la sainteté ou la science
a été le sujet de bien des études et de bien des
commentaires, mais on pourrait la montrersous un
jour nouveau en examinant surtout en elle son troi-
sième attribut, là beauté.
En plusieurs endroits de la Divine Comédie, on
trouve des traces des idées platoniciennes, plus ou
moins modifiées par leur voyage à travers saint
(1) Inferno, III, 5.
[%)Inf., II, 5a-ia6:
DANTE. BÉATRICE 63
Augustin, Hermas, Boèce. C'est dans Boèce, sur-
tout, que Dante s'est familiarisé avec certaines
théories du philosophe grec, avec celle qui est
exposée dans le Banquet. La voici, résumée aussi
brièvement que possible, d'après la traduction de
Cousin (i) :
« Celui qui veut s'y prendre comme il convient
doit, après s'être attaché dès son jeune âge à aimer
une seule des manifestations visibles de la beauté,
s'efforcer ensuite d'aimer tout ce qui est beau, sans
distinction. Après cela il doit considérer la beauté
de l'âme comme bien plus relevée que la beauté
visible, de sorte qu'une belle âme suffise pour l'at-
tirer. Delà il sera amené à considérer le beau dans
les actions des hommes et dans les lois et à voir
que la beauté morale est partout de la môme na-
ture. De la sphère d'action il devra passer à celle
de l'intelligence et contempler la beauté des scien-
ces, jusqu'à ce que, grandi et affermi dans ces ré-
gions supérieures, il n'aperçoive plus qu'une science,
celle du beau.
« Celui qui s'est avancé jusque-là par une con-
templation progressive et bien conduite, parvenu
au dernier degré, verra tout à coup apparaître à
I ses regards une beauté merveilleuse, celle, ô
Socrate, qui est le but de tous les travaux précé-
(i) Platon : Œuvres complètes, trad. par M. Cousin, le Banquet,
passim.
64 DANTE, BÉATRICE
dents, beauté éternelle, non engendrée et non pé-
rissable. Donc, le vrai chemin, c'est de commencer
par les beautés d'ici-bas et, les jeux attachés sur
la beauté suprême, de s'y élever sans cesse en pas-
sant par tous les degrés de l'échelle. 0 mon cher
Socrate, ce qui peut donner du prix à cette vie,
c'est le spectacle de la beauté éternelle 1 Je le de-
mande, qu'elle ne serait pas la destinée d'un mortel
à qui il serait donné de contempler le beau sans
mélange, dans sa pureté et simplicité, non plus
vêtu de chairs et de couleurs humaines et de tous
ces vains agréments condamnés à périr, à qui il
serait donné de voir face à face sous sa forme uni-
que, la beauté divine 1 »
Dante mettant en action les préceptes de Platon,
plus heureux que lui, a l'espérance formelle d'ar-
river à la contemplation de la beauté divine, et
pourtant il prend un chemin plus court que celui
qui est conseillé par le philosophe grec. La beauté
de Béatrice, seule, le conduira directement au but
suprême, sans qu'il change de culte. C'est Béatrice
elle-même qui se modifiera et qui, après l'avoir
soutenu dans le droit chemin, par le charme de sa
beauté terrestre, le soutiendra encore, quand elle
aura quitté ce monde, par la beauté cachée de son
âme, par cette seconde beauté qui n'est visible
qu'aux yeux de l'esprit :
DANTB, BEATRICE
65
Alcun tempo 7 sostenni col mio voîto :
Mostrando gli occhi giovinetti a lui,
Meco 7 menava in dritta uarte vollo (4).
Et plus tard, lorsque le poète est arrivé au Pa-
radis, il entend chanter autour de lui :
Volgi, Béatrice, volgi gli occhi santi
(Era la sua canzone) al tuo fedele. . .
Per grazia fa noi grazia clie disvele
A lui la bocca tua si che discerna
La seconda belleza che tu celé (2).
Mais Dante est poète, plus encore que philoso-
phe, et il avoue que lorsque la vue de la « femme
belle et bienheureuse h lui a été enlevée, il s'est
laissé entraîner hors de la bonne voie : « Les
objets présents et les faux plaisirs ont détourné
mes pas depuis que votre visage m'est caché (3). »
Alors Béatrice lui fait de mélancoliques reproches
où l'on sent passer non pas un regret, mais un
souvenir complaisant des jours vécus sur terre,
pendant lesquels elle pouvait offrir son pur visage
à la contemplation de son poète : Tu m'as quel-
quefois oubliée, et pourtant, lui dit-elle, « jamais
la nature ou l'art ont-ils pu t'offrir un plaisir pareil
(i) Purg.,XXX, 121 : «Quelque temps mon regard le soutint :je
lui montrais, mes yeux d'enfant, je le conduisais dans la véritable
route. »
^2) Purg., XXXI, i33 : « Tourne, Béatrice, tourne tes yeux saints
vers ton fidèle ami. Par grâce, fais-nous la grâce de lui faire enten-
dre ta voix, afin qu'il distingue la seconde beauté que tu caches. »
(3) Purg., XXXI, 34.
66 DANTE, BÉATRICE
à celui que tu ressentais à admirer ma beauté,
maintenant ensevelie et perdue sous la terre (i) ! »
Chaque fois qu'il parle de Béatrice, Dante a des
mots charmants pour caractériser sa beauté. Tan-
tôt il exalte la douceur de sa voix :
... mia donna
Che mi disseta colie dolci stille (2) ;
tantôt son sourire :
ragyiandomi d'un riso
Tal che nel fnoco faria Vuom felice(3).
Puis, c'est le fameux portrait de Béatrice, lors-
qu'elle lui apparaît aux portes du Paradis, encadrée
dans un paysage céleste, triomphante et resplen-
dissante d'une incomparable beauté : « J'ai vu, au
commencement du jour, tout l'horizon affranchi de
nuages, et nuancée de rose la partie de l'orient au
milieu de laquelle naissait le soleil, dont on pou-
vait supporter l'éclat tempéré par les vapeurs du
matin : de même à travers un nuage de fleurs qui
retombaient de toutes parts, je vis une femme, les
épaules couvertes d'un manteau vert : elle était
vêtue d'une draperie couleur de flamme ardente;
(1) Purg., xxxi, 49.
(3) Par., VII, ia : « Ma dame, qui me désaltère avec les douces
gouttes (de sa voix. »
('i) Par., VII, 18 : « Me rayonnant d'un sourire tel qu'il rendrait
heureux l'homme au milieu des flammes. »
DANTE, BÉATRICE 67
un voile blanc et une couronne d'olivier ornaient
encore sa tète... (i).
« 0 splendeur d'une lumière éternelle : quel est
celui qui ne serait pas découragé en essayant de te
reproduire telle que tu .me parus dans l'air libre,
là où le ciel t'environne de son harmonie (2)! »
O isplendor di viva luce eterna.
Idéal de beauté, idéal de lumière, sainte du pa-
radis, cette femme n'est vraiment pas de ce monde.
Fut-elle jamais autre chose que le jeu de l'imagi-
nation la plus féconde et la plus exaltée?
(i) Purff.,XXX, 32.
(3)Pi*/y., XXXI, u4. i3g-
V
LES AUTRES AMOURS DE DANTE
On peut encore trouver une objection à la réalité
de Béatrice dans les autres amours de Dante. Pour-
quoi aurait-il chanté une jeune fille entr'aperçue,
lorsqu'il est si discret, presque muet sur les femmes
dont l'amour dut souvent lui rendre moins lourdes
ses pénibles douleurs d'exilé? Par quelle ingra-
titude aurait-il accordé à l'une d'elles ce merveilleux
privilège de l'immortalité? C'est assurément en
am,our que les caprices sont à leur place et que le
raisonnement, au contraire, est le plus déplacé;
mais, pourtant, il y aurait entre l'amour de Dante
et l'indifférence ironique de Béatrice une dispro-
portion presque immorale. Cette jeune fille abuse
du droit qu'ont les femmes d'être insensibles et de
faire souffrir ceux que l'amour a faits, par l'ordre
supérieur de la nature, leurs esclaves; elle est
cruelle jusqu'au raffinement pour celui qui vit par
elle et pour elle. Si c'est là un amour vécu, l'his-
toire est douloureuse, et Dante a montré bien de la
DANTE, BÉATRICB 69
faiblesse ou bien de la grandeur d'âme en restant
fidèle au souvenir d'une femme que M. Bartoli
appelle une femme de glace, un monstre. C'est
pourtant à cette conclusion inattendue, bien que
logique, que devraient en arriver les partisans de
la réalité de Béatrice. Aussi l'un d'eux, s'en aper-
cevant (1), a tourné la difficulté en prétendant que
Béatrice avait payé le poète de retour. Ce n'est
qu'une supposition que l'analyse de la Vita nuova
ne permet pas de soutenir. Au contraire, Dante
ressent la cruauté de Béatrice sans se plaindre; la
divina fanciulla lui fait souffrir mille tortures
qu'il supporte noblement, car une voix le lui dit :
«La donna per cui amore tistringe cosi non è come
le altre donne, — la femme pour qui ton cœur est
étreint par l'amour n'est pas semblable aux autres
femmes. » Et il ne lui demande rien de ce qu'on
demande à une créature, content si l'inspiratrice
idéale descend parfois vers lui comme une bienfai-
sante vision.
Dante a aimé pourtant, comme devait aimer un
poète de cœur ardent et d'inépuisable imagination.
Ce n'est pas un mensonge sous sa plume que ce
vers divin :
Tutti li miei pensier parlan d 'amore.
Toutes mes pensées parlent d'amour.
(1) M. Scartazzini, dans le Convivio, journal de Syracuse, des 4»
5, 3o mars et 16 avril i8S3.
•JO DANTE, BEATRICE
« Quelque temps après la mort de Béatrice, rap-
porte Boccace, qui mêle la légende à la tradition
historique, Dante cessa enfin de se livrer à sa dou-
leur, et bientôt il prêta l'oreille aux conseils que lui
donnaient les siens de chercher quelques conso-
lations. Ce que voyant, ses parents, afin non seule-
ment de l'enlever à son chagrin, mais aussi de lui
procurer de nouvelles joies, résolurent de lui faire
prendre femme; de sorte que, tandis que celle qu'il
avait perdue lui avait été une cause de tristesse, la
nouvelle venue lui fût une cause de plaisirs. Et,
ayant trouvé une jeune fille qui convenait à sa
condition, ils lui exposèrent leurs intentions avec
les raisons les plus engageantes. Pour ne point
exposer chaque chose en détail, après une longue
lutte, les conseils eurent leur effet et il fut marié, e
fu sposato. »
Toilà donc ce grand deuil vaincu encore assez
vite, et cet amour immense et unique aboutissant à
un mariage de raison, de consolation. Le but fut
manqué; Boccace en rejette tous les torts sur
Gemma Donati, qu'il doue libéralement de toutes
les fourberies et malices féminines; le résultat fut
net : « Il se sépara de celle qui lui avait été donnée
en consolation de ses peines, et jamais il ne voulut
aller où elle se trouvait, ni jamais ne permit qu'elle
le vînt joindre, où que ce fùt,et pourtant ils avaient
eu plusieurs enfants. » Sur quoi Boccace, toujours
DANTE, BÉATRICE
7»
fidèle reflet de l'esprit de son temps, où le mariage
était à peu près aussi mal vu qu'au temps de Ter-
tullien, profite de l'occasion pour s'écrier : « Que
jltosiSHBMMHHi
BUSTE DE NAPLES
les philosophes laissent donc le mariage aux riches
imbéciles, aux bourgeois, aux artisans; qu'ils ap-
prennent donc à trouver leurs délices dans la Phi-
72 DANTE, BEATRICE
losophie, cette épouse meilleure que toutes les
épouses. » Le souvenir de Béatrice n'avait pas em-
pêché Dante de se marier; son mariage n'immo-
bilisa pas son cœur, et, en dépit de Béatrice et de
sa femme, il aima tout d'abord une belle jeune
femme dont la piété l'avait frappé. Il est vrai aussi
qu'il eut le courage de renoncer à ses désirs; mais
un amour vaincu, un autre le remplace. S'il ne faut
pas croire à la lettre Boccace, du moins faut-il tenir
compte de ses insinuations et se souvenir de ce
qu'il a dit de Dante : « In questo mirifîco poeta
trovô amplissimo luogo la lussuria. »
Dante a avoué quelques-uns de ses péchés. Il se
fait prédire le premier en termes assez clairs, au
XXIV6 chant du Purgatoire :
Femmina è nata e non porta ancor benda (1),
Comincio ei, che ti Jarà oiacere
La mia cil ta.
Une femme est née et n'a pas encore la coiffe,
Commença-t-il, par qui te viendra l'amour
De ma cité.
Il s'agit de la Gentucca, femme d'un Bernardo
Morla, que Dante connut et aima pendant son sé-
jour à Lucques, en i3i4- A propos d'une autre, il
se fait adresser des reproches par Béatrice, un peu
plus loin, au chant XXXIe : Après m'avoir aimée,
(i) Dante suppose qu'il fait son voyage dans les trois royaumes
en l'ai i3oo. ,
DANTE, BÉATIUCE 'jZ
lui dit la donna divina, comment as-tu pu descen-
dre à de vulgaires amours?
Non ti dovea gravar le penne in giuso
Al aspettar pi à colpi, o pargoletla,
O altra vanità con si brève uso.
Nuovo augelletto due o Ire aspetta,
Ma dinanzi dagli occhi de pennuti
Rete si spiega indarno, o si saetta (1).
Quelle est cette pargoletla, cette fiUette, on n'a
jamais pu le savoir au juste, mais il s'agit d'une des
premières amours de Dante après son mariage,
puisqu'en Fan i3oo c'est déjà chose passée. A la
glose de ce passage, au vers 55, l'auteur anonyme
de YOttimo Commente cite une certaine Lizetta,
qui aurait été tout à tait le premier péché du poète,
et le fait est possible, puisqu'en l'an i3oo c'est chose
depuis longtemps passée. Pour justifier pleine-
ment la grande colère de Béatrice, cet amour aurait
pris Dante peu de temps après sa mort, dans les
années qui suivirent 1290. Le souvenir est encore
resté d'une femme que Dante aurait aimée, selon
son aveu, dans les montagnes du Casentin, et qu'on
appelle pour cela la Casentina ou la Montanina. Il
(1) « Tu ne devais point abaisser tes ailes pour attendre là-bas de
nouvelles blessures, ou bien quelque fillette, ou quelque autre vanité
de pareille durée.
« Le jeune oiseau attend bien deux ou trois coups, mais devant
les yeux des oiseaux depuis longtemps garnis de plumes, les rets se
déploient en vain, en vain se lancent les llccb.es. »
74 DANTE, BÉATRICE
semble la mentionner dans un passage de la canzo-
ne Amor daccJiè convien.
Cosi nChm concio, arnore, in mezzo Valpi...
Amour, tu m'as tant malmené dans les Alpes...
Et aussi dans une lettre écrite du Casentin, en
i3o6 : « Il (l'Amour) détruisit la louable résolution
en vertu de laquelle j'avais renoncé aux femmes et
à leurs louanges... Il a subjugué mon libre arbitre
à tel point qu'il a fallu me tourner du côté non où
je voulais, mais où, lui, le voulait. » Enfin l'exis-
tence parmi ses maîtresses d'une Pietra a été
induite d'un sonnet où ce nom revient avec insis-
tance. De tout cela il ressort que, si Béatrice n'est
qu'un amour rêvé, Dante a eu des amours réelles.
Il n'y a pas là de quoi le diminuer : c'était un
homme. Mais tant d'autres passions rendent en-
core plus problématique son culte unique pour une
Béatrice Portinari, près de laquelle il aurait passé,
sans presque chercher à l'atteindre, qu'il aurait
laissée se marier sous ses yeux sans un effort pour
l'attirer à lui et la faire sienne à jamais. On com-
prendrait cette sublime réserve si, par la suite, il
s'était voué à une profonde chasteté, s'il avait réel-
lement vécu dans le souvenir de l'amour de ses jeu-
nes années; ce serait une étrange contradiction
dans la vie d'un homme qui, à cinquante ans, se
laisse encore prendre aux beaux yeux de la belle
DANTB, BÉATRICE 75
Lucquoise. Qu'il ait existé une Béatrice Portinari,
il n'y a aucun doute là-dessus, un document le
prouve (1), mais que cette Portinari ait quelque
chose de commun avec la Béatrice de la Vitanuova,
que Dante seulement Tait connue, il n'y a plus la
moindre apparence. Dans tous les cas, la Portinari
n'aurait été, pourDante, qu'un point de départ, un
jalon provisoirepris dans le réel : « S'il y a un fond
de réalité dans ce personnage, dit M. Wegele (2),
il faut avouer que la vérité et la poésie sont si bien
entremêlées qu'il est difficile de les séparer (3). »
Ceci ne serait pas absolument impossible, mais il
(1) On sait en effet qu'elle naquit en avril 12G6, et, par le testa-
ment de Folco Portinari, lequel est de 1287, qu'elle était, à cette
date, la femme de Simone de' Bardi. Voici le paragraphe qui la con-
cerne : « Ilem Dominée Bici filiao suœ etuxori Domini Simonis de
Bardis reliquit libr. 5o ad florem. » — A remarquer, cependant,
qu'elle s'appelle Bice, même en latin, et non Béatrice, nom qui
n'était peut-être pas d'usage courant à l'époque.
(a) Op. cit., p. no. — A ceux qui voudraient étudier la question
dans tous ses détails, je signalerai les ouvrages suivants, parmi
les plus récents, outre ceux que j'ai déjà cités :Minich, Degli Amo-
ri di Dante ; Padoue, 1871. — Lubin, La Gommediadi Dante Ali-
ghieri ; Padoue, 1881. — Del Lungo, Detl'Esilio di Dante ; Flo-
rence, 1881 . — G. Fenaroli, La Vita e i Tempi di Dante Alighie»
ri ; Turin, 1883. — Fornaciari, Studi su Dante ; Milan, i883. —
Karl Witte, Dante-Fovschungen ; Heilbronn, 1879, a vol. — R.
Renier.La Vita nuova e la Fiammetia, studio critico, Turin, 1879.
— Scartazzini, Abhandlungen ùber Dante ; Francfort, 1880. — Les
publications de la Biblioteca Storica critica délia letteratura dan-
tesca, diretla da G. L. Passerini et P. Papa ; Bologne, Zanichelli.
— Enrico Panzacchi, // Libro degli artisti. Milan, 190a, in-8°.
(3) « Nach langer und sorgfàltiger Erwâgung, sind wir vielmehr
zu der Ueberzeugung gelangt, dass in dicsem in Rede stehenden
DANTE, BEATRICE
il y aurait encore loin de là à l'opinion courante.
Il se serait produit dans l'esprit du poète une con-
fusion entre le réel et le rêve, tout au profit du rêve.
Leopardi a fait en beaux vers la psychologie de cette
illusion :
Simile ejfette
Fan la bêliez z a e i musicali accord i,
Ch'allo mistero d'ignorati Eliseï
Paion sovente rivelar. Vagheggia
Il piagaio mortal guindi la Jiglia
Délia sua mente, Vamorosa idea,
Che gran parle d'Olimpo in se racchiade,
Tulta al volto, al costumi, alla favella
Pari alla donna cheil rapito amante
Vagheggiare ed amar confuso estima (i).
Vérité et Poésie, la devise de Gœthe, tel pour-
rait être le mot de l'énigme : le poème, amoureux
d'une idée, s'est cru, par la puissance de son ima-
gination, amoureux d'une femme. Comme Balzac^
ses héroïnes, Dante n'aurait peut-être pas été très |
étonné de rencontrer sa Béatrice piazza de' Donati,
ou dans l'église Santa-Maria-Nuova, et qui sait si,
après avoir rêvé, il ne l'a point vue réellement se
dresser devant lui, rayonnante et sereine, comme
une madone de vitrail ? Dante extatique, par mo-
ments, dans la fièvre de l'inspiration, ne me sem-
Verhâitnisse, Wahrheit und Dichtung in so hohem Grade gemischt
sind, dases unmôglich ist, sie vollslandig von einander zu schei-
den. »
(i) Leopardi, Canti, Aspasia, t. 34-43.
DANTE, BÉATRICE Tj
blerait pas une conception montrueuse, ni en rien
offensante. Qu'il ait réellement entendu la voix de
l'Amour lui dictant ses vers d'amour, je ne m'en
étonnerais qu'à demi. L'inspiration, en sa réalité
physiologique, a de ces effets ; ce n'est qu'un des
mystères de la sensation surexcitée.
Je prendrais volontiers à la lettre ces vers du
Purgatoire:
... Io mi son un che quando
Amor mi spira, noto, e a quel modo
Ch'ei detta dentro, vo significando (1).
Que Béatrice ait été ou non une « vera donna
in carne e in ossa colle sue giunture, — une vraie
femme en chair et en os, avec toutes'ses jointures »,
elle n'en a pas moins eu, non seulement dans les
œuvres, mais aussi dans la vie du poète, un rôle
immense. Elle a été pour lui l'idéal personnifié,
rendu visible, toujours présent, et, pour bien des
générations de poètes et d'artistes, elle en est restée
et elle en restera toujours l'expression la plus haute.
Par les mains de celui de qui l'on peut dire ce qu'il
a écrit de Virgile :
Tu duca, tu signore, e tu maestro,
(i)XXIV, 5î-54 : « Je suis ainsi que lorsque Amour m'inspire, je
note, et sur le mode qu'il me dicte au dedans je m'en vais le répan-
dant au dehors. »
78
DANTE. BÉATRICE
la donna angelicata est à nouveau façonnée, et si
poétiquement que l'idéal d'un siècle devient celui
de la postérité, et l'ambroisie d'un poète,
Lo dolca bcr che mai non m'avria sazio.
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