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Vtfc. Ft: E 11. Sii?
1
i
DANTE
ET GOETHE
DU MÊME AUTEUR.
Histoire de la révolution de 1848, 2 vol., 2 e édition.
Essai sur la liberté, 2 e édition.
Esquisses morales, pensées, réflexions et maximes, 3' édition.
Floaencb et Turin.
Jeanne d'Arc, drame en cinq actes.
NÉLIDA.
PABIB. — S. CLAYB, IMPRIMEUR, RUE S AINT-B INOIT, 1
DANTE
ET GCETHE
DIALOGUES
DANIEL STERN
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET C", LIBRAIRES-ÉDITEURS
55, QUAI DES AUCESTIH», 55
II DCCC LXVI
» -^
I /
DANTE ET GCETHE
DIALOGUES.
A COSIMA.
Ta naissance et ton nom sont italiens ; ton désir
ou ta destinée t'ont faite Allemande. Je suis née
sur la terre d'Allemagne; mon étoile est au ciel
de l'Italie. C'est pourquoi j'ai voulu t'adresse r des
souvenirs oh se mêlent Dante et Gœthc : double
culte, où nos âmes se rencontrent; patrie idéale,
où toujours, quoi qu'il arrive, et quand tout ici-bas
nous devrait séparer, nous resterons unies d'un
inaltérable amour.
PREMIER DIALOGUE.
DIOTIME, EUE. — in peu plus tard, VIVIANE,
MARCEL.
Us marchaient sur la grève sans se parler. Ils s'é-
taient d'abord . entretenus de leurs amis et d'eux-
mêmes, de leurs opinions sur les choses du jour. Puis,
insensiblement, le silence s'était fait. La grandeur de
ce lieu désert s'imposait à eux. La marée qui montait
lentement, en battant de ses flots le cap Plouha, impri-
1
DANTE ET GGETHE.
mait à leur esprit son rhythme solennel. — A quoi
pensez-vous? dit enfin Élie.
DIOTIME.
La question est brusque. La réponse va vous sur-
prendre... Je pense à Dante.
ELIE.
A Dante !... ici ! au poète florentin, sur les cotes de
Bretagne! Voilà qui me surprend, en effet.
DIOTIME.
Ce site est véritablement dantesque. Regardez ces
formidables entassements de rochers, précipités les uns
sur les autres ! Voyez ces blocs de granit aux flancs
noirs, tout hérissés d'algues marines, que la vague, en
se retirant, laisse couverts d'écume, et que d'ici l'on
prendrait pour des monstres accroupis sur le sable!
Écoutez les gémissements du flot qui s'engouffre dans
ces antres béants ! Ne se croirait-on pas aux abords
d'un monde infernal? Tout à l'heure, à la lueur bla-
farde de votre triste soleil, il me semblait lire sur ce
pan de roc taillé à pic l'inscription sinistre : Per me si
va; et je voyais, là-bas, dans cet enfoncement, l'ombre
de Dante, qui s'avançait, pâle et muette, vers les
régions obscures.
ÉLIE.
Votre imagination confond mes faibles esprits. Vous
franchissez d'un bond l'espace et les siècles...
PREMIER DIALOGUE. 3
DIOTIME.
Le génie n'est jamais loin. Il est présent partout,
comme Dieu. Combien de fois ne l'ai-je pas éprouvé !
Qu'un spectacle inaccoutumé de la nature ou quelque
événement soudain ébranle et trouble ma pensée, aus-
sitôt, par je ne sais quelle évocation secrète, qui se fait
en moi comme à mon insu, il me semble voir à mes
côtés deux figures immortelles, deux génies lumineux,
dont la seule présence fait rentrer en moi la paix, et en
qui je vois toute chose se réfléchir, s'ordonner, s'éclai-
rer, comme en un miroir magique.
ÉLIE.
Per spéculum in enigmate. N'est-ce pas ainsi que
parlait saint Paul ? Il y a longtemps, Diotime, que je
vous soupçonnais d'être tant soit peu visionnaire !... Et
ces deux génies sont Dante?,..
DIOTIME.
Dante et Goethe.
ÉLIE.
Dante et Goethe !... étrange association de noms !
DIOTIME.
Pourquoi étrange?
ÉLIE.
Pourquoi?... Parce que ce sont bien les deux
4 DANTE ET GOETHE.
génies, les deux hommes les plus opposés qui furent
jamais.
DIOTIME.
Je ne les vois point opposés ; tout au contraire.
ÉLIE.
Point opposés, bon Dieu ! L'Italien du xm e siècle et
le Germain du xix e I Le poëte catholique, qui chante en
sa Divine Comédie l'orthodoxie de saint Thomas et les
catégories d'Arislote, et ce païen panthéiste, qui cache
sous la robe et le nom du réprouvé docteur Faust les
témérités de Spinosa et le système suspect de Geof-
froy Saint-Hilaire ! Point opposés !
DIOTIME.
Ne vous arrêtez pas en si beau chemin ; continuez.
Quelle comparaison, n'est-ce pas, entre le belliqueux
enfant de la cité de Mars, entre le noble fils du croisé
toscan Cacciaguida, et le petit bourgeois d'une ville
marchande, dont le bisaïeul ferrait les chevaux, dont
l'aïeul tenait une auberge !
ÉLIE.
Ajoutons, puisque vous le souffrez, quel rapport
entre le citoyen héroïque que l'ardeur de ses passions
jette aux guerres civiles, et qui, proscrit, dépouillé,
meurt bien avant l'âge, tout chargé de calamités, tout
ému de haine et d'amour pour son ingrate patrie ; entre
PREMIER DIALOGUE. 5
ce grand imprécateur à la face sinistre, « qui allait en
enfer et qui en revenait , » et le rayonnant Apollon,
qui se faisait appeler monsieur le conseiller de Goethe,
anobli, décoré, ministre d'un grand-duc allemand,
froidement recueilli dans sa haute indifférence, obser-
vant les jeux du prisme quand la Révolution française
éclate sur le monde, et qui meurt plein de jours, d'hon-
neurs et de biens, au milieu des jardins qu'il a plantés,
au milieu des curiosités, des offrandes, que lui appor-
tent, de tous les points du globe, ses admirateurs à
genoux !
DIOTIME.
Comme vous, je me suis étonnée, en ses commen-
cements, de cette passion de mon esprit qui le rame-
nait en toute occasion dans la compagnie de deux
poètes aussi dissemblables. Je m'expliquais mal ce choix
involontaire qui me faisait emporter ensemble, partout
où j'allais, les deux petits volumes que vous regardiez
hier sur ma table, et qui sont devenus pour moi, à peu
de chose près, ce que le bréviaire est pour le prêtre :
Im Commedia di Dante Allighieri, et Faust, eine Tra-
gœdie von Wolfgang Gœthe. Je ne voyais pas trop le
sens de cette double prédilection. Mais comme elle
était en moi véritable et obstinée, il me fallut bien en
trouver la raison ; et c'est en cherchant celte raison
que j'en suis venue à pénétrer peu à peu jusqu'à
ces profondeurs de la vie idéale où nous sentons
les harmonies, et non plus les dissonances des
choses.
6 DANTE ET G CET HE.
ÉLIE.
Comment cela?
DIOTIME.
Je veux dire... mais ce serait un long discours.
ÉLIE.
Ne sommes-nous pas de loisir?
DIOTIME.
Nous avons beaucoup marché sans nous en aperce-
voir; je me sens un peu lasse.
ÉLIE.
Arrêtons- nous ici. Le vent se calme, l'Océan
s'apaise. La marée ne dépasse jamais ce rocher. Voici
mon plaid étendu sur le sable. Asseyez-vous, Diotime.
Prenez quelqu'une de ces figues que j'ai apportées pour
vous dans ce panier. Je les crois mûres, bien que
venues sous un ciel inclément.
DIOTIME.
Depuis les figues que je cueillais sur les bords du
lac de Corne, dans les jardins de la villa Melzi, je n'en
avais pas goûté d'aussi savoureuses.
ÉLIE.
Vous le voyez, noire soleil du Nord a ses caresses ;
nos landes, âpres et rudes, ont leur douceur. Ce malin,
PREMIER DIALOGUE. 7
m
en venant de Portrieux, vos regards s'arrêtaient avec
plaisir sur la pourpre de nos bruyères et sur les tons
rosés de nos champs de blés noirs. Ne me disiez-vous
pas aussi que la lumière qui descendait à ce moment
sur nos campagnes vous rappelait les brumes transpa-
rentes qui, à certains jours d'automne, enveloppent
le Lido ?
DIOTIME.
En effet, la nature, en ses diversités les plus frap-
pantes, a des rappels soudains à la grande unité. Il en
est ainsi des hommes de génie : c'est le même Dieu,
c'est le Dieu unique, éternel, qui parle par leur voix
sur des modes divers. Il ne tiendrait qu'à nous de l'y
reconnaître.
ÉLIE.
Je vois où vous voulez en venir ; et, si vous restez
dans cea généralités, je me garderai de vous contre-
dire. Mais précisons davantage et dites-moi, je vous
prie, quels sont ces rappels, ces analogies, que vous
avez su découvrir entre deux œuvres où je n'ai jamais
pu voir qu'opposition et contraste?
Élie parlait encore, qu'on vit surgir à l'extrémité de
la grève, en pleine lumière, un point noir. Ce point
noir se mouvait et venait vers eux rapidement. Presque
aussitôt, on put distinguer un cavalier et une amazone,
dont la robe flottante semblait poussée par le vent et le
défier de vitesse. Un lévrier de grande taille courait
devant les chevaux. Il bondissait de rocher en rocher.
"8 DANTE ET GOETHE.
Tout d'un coup, il s'arrête : il venait d'apercevoir
son mattre, assis aux pieds de Diotime; et peut-être
aussi, qui sait? le panier ouvert entre eux deux, qui
promettait à son appétit quelques reliefs. Quoi qu'il en
soit, d'un trait, Grifagno franchit l'espace ; il se jette
sur Élie avec une impétuosité folle, renverse le panier,
les figues, et, de son long museau désappointé, les cul-
bute sur le sable. Tout cela avait été l'affaire d'un clin
d'œil. Dans le même temps, la svelte amazone arrivait
à fond de train. Elle sautait lestement à bas de son
cheval, détachait de la selle une gerbe de fleurs sau-
vages, e( s'avançait vers Diotime avec un air gracieux.
DIOTIME.
Quelle surprise! Nous ne vous attendions plus.
VIVIANE.
C'est par hasard que nous vous rejoignons. Nous
reprenions la route de Portrieux, pensant vous y trou-
ver, quand Marcel s'est avisé de demander au garde-
côtes s'il ne vous aurait point vus. C'est ce brave doua-
nier qui nous a dit que vous aviez laissé la voiture à
Tréveneuc et que vous deviez être encore par ici
quelque part.
ÉLIE.
Le cap Plouha a exercé sur nous sa magie. Diotime
a eu des visions, j'ai fait des rêves. Les heures ont
glissé sans bruit, comme ces voiles qui disparaissent
PREMIER DIALOGUE. 9
ià-has à l'horizon. Et quand nous nous en sommes
aperçus, au lieu de hâter le retour, nous avons décidé
de rester ici jusqu'au soir.
MARCEL.
Et Ton vous dérangerait en y restant avec vous?
Viviane n'attendit pas la réponse. Prenant des
mains de son frère un épais manteau qu'elle roula en
coussin, elle s'assit auprès de Diotime. Marcel fit
signe à des enfants de pêcheurs, qui cherchaient des
crabes dans les rochers, de venir tenir les chevaux. Le
lévrier haletant s'étendit tout de son long sur le bout
du plaid d'Élie. Et, chacun ainsi établi à sa guise, la
conversation reprit son cours.
VIVIANE.
De quoi parliez-vous donc quand nous vous avons
surpris? Vous m'aviez tout l'air de dire de fort belles
choses.
ÉLIE.
Voilà qui s'appelle deviner. Diotimç était en verve.
Elle entreprenait de me persuader que la Comédie de
Dante et le Faust de Goethe sont deux oeuvres tout à fait
semblables.
DIOTIME.
Je n'ai pas dit tout à fait, mais 1res- sembla-
bles.
10 DANTE ET GGETHE.
VIVIANE.
A la bonne heure. Vive le paradoxe ! Depuis quel-
ques jours, ne vous déplaise, nous échangions avec une
satisfaction assez plate des vérités incontestables. J'ai
grand besoin de stimuler mes esprits... Eh bien !
Diotime, parlez. Persuadez-nous. Par Apollon et les
Muses! je jure de vous décerner le prix d'éloquence.
Si je n'ai pas pour vous couronner les violettes et les
bandelettes d'Alcibiade, je saurai du moins tresser ces
verveines avec assez d'art pour qu'elles n'offusquent
point votre grand front lumineux.
DIOTIME.
Une couronne, des belles mains de la fée Viviane !
voilà de quoi tenter mon ambition. « Les ailes m'en
viennent au dos, » auraient dit vos amis d'Athènes.
VIVIANE.
Eh bien! déployez-les. Parlez.
DIOTIME.
Laissez-moi me recueillir un peu.
Viviane mit un doigt sur sa bouche. Chacun se tut.
Après quelques instants, Diotime continua d'un ton
grave.
DIOTIME.
L'analogie première que je vois entre le poëme de
Dante et le poëme de Gœthe, c'est que tous deux ils
PREMIER DIALOGUE. 11
embrassent, ils élèvent à son expression la plus haute
l'idée la plus vaste qu'il soit donné à l'homme de con-
cevoir : la notion de sa propre destinée dans le monde
terrestre et dans le monde céleste ; le mystère, l'intérêt
suprême de son existence en deçà de la tombe et au
delà ; le salut de son âme immortelle. Le sujet de la
Comédie et le sujet de Faust, ce n'est plus, comme dans
l'épopée antique, une expédition guerrière et nationale,
la fondation de la cité ou de l'État ; c'est la représen-
tation des rapports de l'homme avec Dieu dans le fini
et dans l'infini ; c'est le grand problème du bien et du
mal, tel qu'il s'est agité de tout temps dans la con-
science humaine, avec la réponse qu'y donnent, selon
la différence des âges, la religion, la philosophie, la
science, la politique.
ÉL1E.
Pardon. Ce que vous dites ne s'appliquerait-il
pas également bien au Paradis perdu de Mil ton, à la
Messiade de Klopstock ?
• DIOTIME.
Pas entièrement. D'ailleurs, ce n'est là qu'un point
touché de ma comparaison. Nous allons la serrer de
plus près. Remarquez d'abord que les deux poèmes,
tout en étant l'expression d'une préoccupation perma-
nente et universelle de l'esprit humain, sont aussi l'ex-
pression particulière des préoccupations d'une époque
et d'une nation. La Comédie dantesque est un monu-
ment historique où se perpétuent à jamais les croyances,
12 DANTE ET GOETHE.
les doctrines, les passions, et surtout les terreurs du
moyen âge. Dans Faust, la postérité la plus reculée
sentira les conflits, les angoisses, les défaillances, mais
surtout l'espoir intrépide de la génération qui vit le
jour à la limite du xyiu" et du xix e siècle, dans ce
moyen âge nouveau entre une société qui finit et une
société qui commence, entre la dissolution et la renais-
sance d'un monde.
Mais celte représentation, cette image d'un siècle,
elle va prendre, selon le génie qui Ta conçue, un tem-
pérament de race et de nationalité. Par Dante, elle sera
latine et toscane; de Goethe, elle recevra le souffle de la
vie germanique ; car, et notez bien cette similitude, on
a pu dire avec une égale justesse, de Goethe, qu'il était
le plus allemand des Allemands; de Dante, qu'il était
le plus italien des Italiens qui furent jamais.
Ce n'est pas tout. Malgré ce grand air de race et
de nationalité qu'ils donnent à leur création, ni Dante
ni Gœthe n'y disparaissent, comme l'ont fait dans
leurs poèmes Homère, Virgile, Lucrèce, et plus tard
Camoëns, Milton, Klopstock. Bien au contraire, Dante
entre en scène dès les premières lignes de sa Comldie;
il en est l'acteur principal ; Virgile et Béatrice le con-
duisent; les réprouvés et les élus s'entretiennent avec
lui; il reconnaît, dans l'enfer, dans le purgatoire et
dans le paradis, ses amis et ses proches; on lui prédit
sa gloire future. 11 est enfin le seul lien entre les per-
sonnages épisodiques qui passent devant nos yeux ; et
l'intérêt, la réalité sensible de ce merveilleux voyage
à travers l'éternité, ce sont les impressions du voya-
is
PREMIER DIALOGUE. 13
geur qui le raconte. Quant à Gœlhe , sans se nommer,
il se fait assez connaître dans son héros. Tout ce qu'il
a senti, rêvé, pensé, voulu, écrit déjà dans ses ou-
vrages antérieurs, il le met dans la bouche du docteur
Faust. Sous ce masque transparent, il nous livre le
secret de sa vie, son idéal. Et c'est ici, Élie, que la
ressemblance devient surprenante. A travers un inter-
valle de cinq siècles, chez des hommes dont vous avez
justement signalé l'extrême opposition de race, de
nature et de condition, cet idéal où tendent les aspi-
rations de Faust et qui resplendit dans les visions de
Dante, est exactement le même : c'est l'amour infini,
absolu , tout-puissant de l'éternel Dieu , attirant à soi,
du sein des réalités périssables de l'existence finie,
l'amour de la créature mortelle. Et, chez tous les
deux, c'est l'être excellemment aimant, c'est la femme,
vierge et mère, qui sert de médiateur entre l'amour
divin et l'amour humain; c'est Marie pleine de grâce,
vers qui montent les prières exaucées de Béatrice et de
Marguerite; c'est la Mater gloriosa y la reine du ciel,
qui accorde à Dante la vision des splendeurs, à Faust
la connaissance de la sagesse de Dieu. La Comédie de
Dante et la tragédie de Goethe ont un même couron-
nement. Le dernier vers du poème dantesque célèbre
l'amour qui meut le soleil et les étoiles. « L'amor che
muove il sole e l'altre stelle. » Le chœur mystique par
qui se termine le poème gœthéen chante « l'Eternel-
Féminin, » « Das Ewig-AVeibliche, » qui nous élève à
Dieu. Seraient-ce là, Viviane, des analogies qu'il m'ait
fallu chercher d'un esprit de paradoxe?
14 DANTE ET GGETHE.
VIVIANE.
L'aspect sous lequel vous nous faites entrevoir ces
deux poèmes me semble nouveau.
DIOTIME.
En Allemagne, où, dans les représentations scé-
niques de Faust, la salle entière dit les vers du poète
simultanément avec l'acteur qui les déclame et dans un
sentiment à peu près semblable à celui des dévots qui
chantent la messe en même temps que l'officiant , où
Ton connaît la Divine Comédie tout aussi bien, mieux
peut-être qu'en Italie, je risquerais fort de ne rien dire
sur ce sujet qui ne parût une banalité. Mais en France,
il n'en va pas ainsi. Un écrivain satirique a observé
que nous autres Français, nous voulons tout com-
prendre de prime abord , et que ce que nous ne sau-
rions saisir de cette façon cavalière , nous le décla-
rons, sans plus, indigne d'être compris. De là vient
que, malgré les travaux considérables de Fauriel,
d'Ozanam, de Villemain, d'Ampère, malgré les tra-
ductions de Rivarol, de Brizeux, de Lamennais, de
Ratisbonne, si l'on parle chez nous de la Divine
Comédie^ c'est toujours exclusivement de l'Enfer, la
plus dramatique et la moins obscure des trois Can-
tiques. Pareillement, lorsqu'on discute avec un Français
des mérites de Faust, on s'aperçoit bien vite que ses
arguments ne s'appliquent jamais qu'à la première
partie, c'est-à-dire à la moitié environ du poëme, à la
plus dramatique aussi, sans doute, à la plus émou-
PREMIER DIALOGUE. 15
vante, j'en conviens, mais qui n'en laisse pas moins le
sens philosophique de l'œuvre en suspens, et qui semble
même lui donner un dénoûment en complet désaccord
avec la pensée de Goethe.
On ne peut s'empêcher de sourire lorsqu'on se rap-
pelle quelques-uns des graves jugements portés par la
critique française et par les honnêtes gens sur Dante
ou sur Goethe. Depuis Voltaire, qui appelle la Comédie
un salmigondis, jusqu'à M. Alexandre Dumas, qui
préfère à Faust Polichinelle, on rencontre une grande
variété d'opinions grotesques. Mais poursuivons nos
rapprochements... à moins toutefois que ma disserta-
tion ne vous semble déjà suffisamment longue.
VIVIANE.
Ma couronne est à peine commencée. Voyez comme
ces pavots rouges se détachenl parmi ces verveines !
Vous savez que la nuit on les voit tout lumineux,
entourés d'une auréole comme l'auréole des saints.
Cela ne fait pas doute. C'est Linné et votre grand Gœthe
qui le disent... mais continuez.
DIOTIME.
On a comparé Dante (c'est le philosophe Gioberti,
si je ne me trompe) à l'arbre indien açvattha qui , à lui
tout seul, par l'infinité de ses rameaux et de ses reje-
tons, forme une forêt. L'image serait applicable à
Gœthe, et j'y voudrais ajouter, pour tout dire, que
la vaste cime de l'arbre s'étend au loin dans l'espace
éthéré , tandis que ses racines plongent au plus avant
16 DANTE ET GGETHE.
de la masse solide. La Divine Comédie et Faust,
qui s'élèvent aux plus grandes hauteurs de la spécu-
lation métaphysique, prennent leur ferme appui dans
le fond même des croyances populaires. Ni Dante ni
Gœlhe n'ont inventé leur sujet; l'un et l'autre l'ont
reçu d'un poète plus puissant qu'eux-mêmes, du
peuple. Ils ont écoulé la voix de cet Adam toujours
jeune, que le Créateur a doué du pouvoir de nommer
les choses de leur nom véritable et de figurer, dans ses
fictions naïves, les grands aspects de l'âme et de la vie
humaine.
Le voyage eu enfer, la vision surnaturelle des
lieux où s'exerce la justice divine, était, vous le savez,
une donnée familière aux imaginations du moyen âge.
Depuis le vi c siècle, la tradition s'en était accréditée.
Sortie des monastères, elle s'était répandue dans tous
les rangs de la société laïque. La plus fameuse de ces
légendes, celle du purgatoire de saint Patrice, d'ori-
gine celtique, avait été écrite en vers et en prose, dans
la langue latine d'abord, puis dans les langues vul-
gaires. Celle du frère Albéric, moine du Mont-Cassin,
qui se rapporte à la première moitié du xn e siècle, et
celle de Nicolas de Guidonis, moine de Modène, qui
racontait en 1300, l'année même que Dante voulut
prendre pour date de sa vision, les merveilles qu'il
avait vues dans l'autre monde; étaient devenues popu-
laires en Italie, de telle sorte que la représentation de
l'enfer sur le pont alla Carraia, pendant les fêtes de
mai 1304, fut l'un des principaux divertissements des
Florentins et l'occasion d'une horrible catastrophe.
PREMIER DIALOGUE. 17
Quant à la légende qui forme le cadre du poëme de
Goethe, elle remonte, dans sa donnée générale du pacte
avec le démon, au commencement du vi c siècle; mais
elle ne devient essentiellement germanique, elle ne
prend le nom du docteur Faust que vers la fin du
xvi% en se rattachant tout à la 'fois à l'invention de
l'imprimerie, considérée longtemps par le peuple comme
une œuvre diabolique, et à la Réformation, que la
catholicité tout entière attribuait aux suggestions de
Satan.
Le héros de la légende allemande (je laisse de côté
celles qui se produisent dans le même temps en Angle-
terre, en Hollande, en Pologne) est un certain Jean
Faust, qui mène avec lui le diable sous apparence de
chien, qui procure par magie à l'empereur d'Allema-
gne ses victoires en Italie, et qui s'entretient longue-
ment h Wittenberg avec son compatriote Mêla ne h ton.
C'est à ce docteur nécromant que se rapportent les
peintures et les rimes que l'on voit encore aujour-
d'hui a Leipzig, dans la fameuse cave d'Auerbach.
C'est ce Jean Faust qui se signe a philosophus philo-
sophorum, » qui figure dans les Sermons de table
(Sermones convivales) des théologiens prolestants ; qui
devient, en empruntant quelques traits au Kobold du
foyer domestique, le héros du théâtre des marion-
nettes, se répand en mille variantes par toute l'Aile-
magne, et dont Phistoire authentique parait enfin
imprimée à Francfort-sur-le-Mein, pendant la foire
d'automne de l'année 1587. Une préface de l'éditeur
l'offre en exemple à toute la chrétienté et lui présente,
2
18 DANTK ET GGETHE.
comme un salutaire avertissement, la fin lamentable
du téméraire docteur, abominablement trompé par les
ruses du diable.
Le sens de ces deux légendes est exactement le
même. Malgré le mélange qui s'y introduit, comme
dans presque toutes les créations du moyen âge et de
la renaissance, d'éléments empruntés à la mythologie
païenne, il est parfaitement chrétien. La vision de
l'enfer, du purgatoire et du paradis, a pour objet de
ramener par la certitude des récompenses et des châti-
ments éternels, par une salutaire frayeur et par une
espérance vive, les âmes qu'ont entraînées au péché
l'orgueil de la science et les concupiscences de la chair.
La tentation de Faust, permise par Dieu comme la
tentation de Job, et le voyage en enfer ne sont, dans la
conscience populaire, autre chose qu'une exhortation à
bien vivre.
C'est en prenant ces données, telles que les avait
conçues le génie du peuple, que Dante et Goethe ont
créé chacun un poème d'une originalité inimitable,
dont on peut prédire, à coup sûr, qu'il ne cessera
jamais d'intéresser les esprits , à moins que, par im-
possible, les hommes ne cessent un jour de s'intéresser
à ce qu'il y a ici-bas de plus divin tout ensemble et de
plus humain : au mystère même de l'art dans ses rap-
ports avec cet insatiable désir de l'infini, qui repose
au plus profond de la nature humaine.
Voulez-vous que nous nous arrêtions un moment
à considérer ce travail d'appropriation qui s'accomplit
de la même manière dans la généreuse intelligence de
PREMIER DIALOGUE. 19
nos deux poètes, et que nous nous remettions sous les
yeux ce qu'étaient lés temps où ils vécurent?
VIVIANE.
Assurément. Je suis tout oreilles.
DIOTIME.
Je m'engage là bien témérairement, et je crains
que ma mémoire ne me fasse défaut.
ÉLIE.
De ceci, ne vous mettez point en peine ; vous rious
avez maintes fois prouvé qu'elle ne se fatigue pas plus
que votre imagination.
DIOTIME.
Eh bien, soit I Lorsque Dante ou Durante des Àlli-
ghieri (la coutume florentine voulait qu'on s'appelât
tantôt d'un sobriquet, tantôt d'un diminutif : Dante
pour Durante ; Bice pour Béatrice) naissait à Florence,
au mois de mai de l'année 1265, les peuples italiens,
comme vous savez, devançaient en culture tous les
autres peuples.
Ils vivaient d'une vie pleine de trouble, mais forte
et passionnée, où leur génie inventif s'essayait, sous les
formes les plus variées, aux arts de la guerre et de la
paix, aux institutions civiles et politiques. L'Italie était
alors le centre et comme la force motrice de la civili-
sation. Il y avait à. Home un pape et un peuple qui
20 DANTE ET GOETHE.
tenaient de leur antique et noble origine le droit de
faire des empereurs, et qui avaient restauré ce grand
nom d'empire romain, le plus grand, dit Fauriel, qui
eût été donné à des choses humaines; dans les Deux-
Siciles, un royaume féodal, une dynastie florissante
qui cherchait la gloire et la gaieté des lettres ; à Venise,
une oligarchie opulente, et profonde déjà dans sa po-
litique; h Milan, une seigneurie nouvelle, tyrannique,
mais remplie d'habileté; à Florence enfin, une dé-
mocratie vive et hardie, exercée aux affaires par un
gouvernement électif et de courte durée, et chez qui
s'éveillaient ces nobles curiosités dont la satisfaction
allait prendre dans l'histoire le nom de Renaissance;
partout, sous l'action opposée des ambitions papales
et impériales, des soulèvements, des ligues, des con-
jurations, des guerres civiles où se trempait dans le
sang italien le tempérament italien; des chocs violents
d'où jaillissait la flamme d'un patriotisme exalté;
des haines sauvages, des vertus héroïques, tous les
excès, tous les emportements d'une société sans règle
et sans frein, où se produisaient aussi, par contraste,
chez un grand nombre d'âmes, le dégoût des choses
d'ici-bas, l'amour contemplatif, mystique et vision-
naire des choses éternelles.
Les dissensions civiles ne faisaient pas de trêves sur
les bords de l'Àrno. Au dire des chroniqueurs, le sang
étrusque de Fiesole et le sang romain de Florence
n'avaient jamais pu ni se mêler ni s'accommoder.
Fondée sous l'invocation du dieu Mars, qui devait à
jamais la rendre inexpugnable, l'antique cité païenne
PREMIER DIALOGUE. 1\
n'avait subi qu'en frémissant la loi tardive de saint
Jean-Baptiste, et l'idole offensée du dieu, chassé de son
temple, se vengeait en soufflant au cœur des Floren-
tins le feu des discordes. Sur les rives d'un fleuve tran-
quille, entre des collines charmantes où l'abeille faisait
son plus doux miel, sous un ciel d'une incomparable
sérénité, Florence, retranchée derrière ses murs épais,
toute hérissée de tours, de châteaux crénelés qui se
défiaient l'un l'autre et provoquaient l'ennemi du
dehors, apparaissait au loin dans la campagne, fière et
dominatrice.
Après une longue suite de fortunes diverses, favo-
rable un jour au parti guelfe, un jour au parti gibelin,
la cité, vers cette époque, restait aux guelfes. Ils y
avaient établi le gouvernement populaire. La com-
mune,- organisée en corporations armées, souveraine
en ses délibérations, mais ombrageuse à l'excès et
pleine de ressentiments, avait exclu les grands de pres-
que toutes les magistratures. Elle infligeait, comme un
châtiment, la noblesse aux familles qui encouraient sa
disgrâce. On devenait noble ou Magnat, Sopra Grande,
comme on disait, pour cause d'empoisonnement, de
vol, d'inceste. Toute personne noble, si elle voulait
se rendre apte au gouvernement de la chose publique,
devait renier son ordre en se faisant inscrire dans les
corporations sur les registres des arts.
C'est là, sur un registre des arts majeurs (celui des
médecins et des apothicaires), que se lisait, de 1297
à 1300, le nom patricien de Dante d'Aldighiero degli
Aldighieri, poêla fiorenlino.
2*2 DANTE ET GOETHE.
MARCEL.
Dante médecin! peut-être apothicaire! Voici qui
me gâte furieusement ses lauriers et sa Béatrice !
DIOTIME.
Aux temps dont nous parlons, Molière lui-même
n'eût pas trouvé là le plus petit mot pour rire. Les
apothicaires étaient lettrés. C'est chez eux que l'on ache-
tait les livres, chose alors si rare et si respectée. La
médecine était considérée, avec la théologie et la juris-
prudence, comme une science à part, au-dessus de
toutes les autres. Elle était venue des Arabes avec
l'algèbre ; elle en parlait la langue abstraite. Un chi-
rurgien qui remettait un membre, faisait une équation,
il s'appelait alors, en Italie, comme encore aujourd'hui
en Espagne et en Portugal, un algebrista. Comme les
médecins orientaux, les médecins italiens entourés du
prestige de l'astrologie qu'ils pratiquaient presque tous,
étaient très-influents dans l'État. Ils devenaient am-
bassadeurs, évêques. Ils portaient un costume d'une
grande richesse, on les comblait d'honneurs. On les
persécutait aussi; l'Inquisition avait l'œil sur eux,
craignant ce qu'elle appelait les profanations de l'ana-
tomie, sévèrement interdite par le souverain pontife.
Le célèbre Pierre d'Abano fut deux fois condamné
par les inquisiteurs. Après sa mort, pour sauver ses
restes des flammes, il ne fallut rien de moins que les
sollicitations du peuple de Ppdoue et l'intervention di-
PREMIER DIALOGUE. 23
recte du pape, à qui Pierre d'Abano avait donné des
soins dans une grave maladie.
ÉLIE.
Serait-ce, par hasard, en sa qualité de médecin,
que Dante fut menacé et forcé d'écrire son Credo ?
DÏOTIME.
Non. Ce fut pour avoir mis des papes en enfer et
des païens en paradis, que, pendant son exil à Ra-
venne, il fut mandé et interrogé par l'inquisiteur.
J'ajoute que ce Credo est d'origine suspecte, bien qu'il
figure dans quelques éditions très-anciennes des œuvres
de Dante. — Mais retournons à Florence. Vous rappe-
lez-vous, Élie, le tableau que fait Dino Compagni de
cette période animée qui s'écoule entre la venue de
Charles de Valois et la descente en Italie de l'empereur
Henri VII? L'historien, plein de colère, nous montre
sous un aspect tout h fait dantesque sa ville natale en
proie aux factions, à la licence des mœurs. La belle
cité où il a vu le jour et qu'il aime d'une tendresse
passionnée, devient sous son pinceau la forêt des vices,
un enfer...
ELIE.
Je croirais qu'il a quelque peu forcé les couleurs.
Cet enfer ne parait pas avoir été trop horrible. On s'y
divertissait passablement, si je m'en rapporte à Villani,
qui a vu les choses d'aussi près que Dino Compagni.
21 DANTE ET GOETHE.
Que dites-vous de ces fêles dont il nous fait la descrip-
tion avec tant de complaisance? Que vous semble de
ces belles dames, de ces galants cavaliers vêtus de
blanc et couronnés de fleurs, qui se réunissaient deux
mois durant sous la présidence d'un Seigneur d amour ■,
qui dansaient, chantaient, rimaient, riaient sans fin ;
s'en allaient cavalcadant par la ville, au son des in-
struments de musique; tenaient soir et matin table
ouverte où venaient, des deux bouts de l'Italie, des
baladins, des jongleurs, des gentilshommes, allègres et
plaisants à voir?
DIOTIME.
C'était le temps des contrastes. Malgré la fureur
des guerres civiles, ou plutôt à cause de ces fureurs,
qui faisaient la vie si précaire, on avait hâte de jouir.
Chateaubriand a dit sur la Révolution française un mot
qui m'a frappée, et qu'on pourrait appliquer à presque
tous les moments tragiques de l'histoire : « En ce
temps-là, il y avait beaucoup de vie, parce qu'il y avait
beaucoup de mort. »
Disons aussi, à l'honneur du peuple florentin, qu'il
avait le goût inné des élégances, et que, tout en chas-
sant des conseils de la république une aristocratie op-
pressive et insolente, tout en fondant une démocratie
dont le travail était la loi, il avait su y garder les grâces
patriciennes, l'amour du beau parler, des belles ma-
nières, l'instinct des plaisirs délicats. Florence, où le
commerce amenait la richesse et qui, dès celte époque,
\
PREMIER DIALOGUE. 25
surpassait Rome en population, était le lieu privilégié
des compagnies agréables. L'amour, la poésie amou-
reuse, y semblaient, même aux hommes les plus graves,
la principale affaire. Selon Dante, qui devait le savoir,
la poésie italienne avait pour origine le désir de dire
(Vamour aux femmes qui n'entendaient pas le latin ; •
Dante ajoute qu'il était malséant d'y parler d'autre
chose. La beauté, à qui les chroniqueurs florentins
rapportaient la première occasion des guerres civiles,
y était, comme dans Athènes, l'objet d'un culte. Les
femmes intervenaient partout, même dans les délibéra-
tions guerrières. Leurs bonnes grâces étaient le prix
suprême ambitionné par la valeur et par le talent. À
l'âge de neuf ans, sans étonner personne, Dante tom-
bait éperdument épris d'une enfant de même âge. À
dix-huit ans, fidèle et malheureux, il célébrait ses
amours dans un énigmatique sonnet qu'il adressait aux
poètes de son temps, en les provoquant à des réponses
rimées. Et les artisans de Florence, plus cultivés dans
leur petite cité que ne le sont aujourd'hui ceux des
plus grandes capitales, charmaient leur travail en réci-
tant ou en chantant ces sonnets, ces canzoni, qui les
intéressaient à la vie intime de leurs concitoyens fa-
meux.
On aurait peine à se figurer chez nous, où le senti-
ment de la beauté est le partage d'un si petit nombre
de personnes, l'exquise sensibilité de la population flo-
rentine pour les arts, et son enthousiasme pour le
talent. Quand je lis les récits contemporains, il me
semble le voir, ce peuple aimable, transporté d'admi-
26 DANTE ET GOETHE.
ration devant la madone de Cimabue, courir au palais
du roi Charles et l'entraîner avec lui, « à tumulte de
joie, » a tumulto di gioja, aux jardins solitaires, à
l'atelier du peintre ; puis, quelques jours après, porter
en triomphe cette Vierge d'invention nouvelle, telle
qu'on n'en avait point encore vue, disent les chroni-
queurs, et la placer sur l'autel, dans l'église qui porte
son nom, avec le plus gracieux et le plus florentin des
attributs : Sainte Marie de la fleur, Santa Maria del
fiore. C'est pour plaire à cette démocratie magnifique,
qui voulait la gloire et savait la donner, qu'Arnolfo
Lapi construisait, non loin des nobles maisons des
Uberti, renversées par le courroux populaire, un édi-
fice qu'on nommait le Palais du Peuple. C'est pour
elle encore qu'il bâtissait Santa-Croce, ce panthéon
italien qui devait un jour abriter les monuments fu-
nèbres de Machiavel, de Galilée, de Dante, de Michel-
Ange, d'ÀlGeri, de Cavour. C'est sur l'ordre des mar-
chands de laine que le grand architecte avait jeté, pour
l'église de Sonia Maria del fiore, des fondements soli-
des à ce point que, deux siècles plus tard, Brunelleschi
n'hésitait pas à leur faire porter cette coupole fameuse
dont Michel-Ange, en ses rêves de gloire, désespérait
de surpasser la hardiesse. C'est pour enlever les suffra-
ges de ce peuple épris du beau que la sculpture, l'art
des mosaïstes et des enlumineurs, la musique, dans les
cloîtres et hors des cloîtres, parmi les disciples d'Épi-
cure et la gaie milice des frati Gaudenti, célébraient à
l'envi l'amour divin et l'amour profane, et, dans leur
élan juvénile, rivalisaient d'inventions charmantes.
PREMIER DIALOGUE. 27
Les études aussi, les études graves et fortes se pour-
suivaient dans les Universités de Bologne, la Mater
Sludiorum, de Padoue, de Naples, d'Àrezzo, de" Cré-
mone. C'était partout, de ville à ville, de contrée à
contrée, une émulation passionnée de savoir et de
gloire. La science était petite encore et peu expéri-
mentée; mais elle était bien vivante et promettait
beaucoup. Elle n'enseignait pas tristement, le front
penché sur les livres; elle parlait de bouche è bouche,
de cœur à cœur, dans de belles enceintes sonores, en
plein air, à une jeunesse ardente, qui, de loin, à tra-
vers mille dangers, accourait l'épée au poing comme
pour la bataille. La science voyageait, elle s'offrait à
tous généreusement. Elle donnait des franchises et des
immunités; elle décernait avec magnificence des palmes
et des couronnes. Elle aimait. Plutôt que de quitter
leurs élèves, des professeurs refusaient la souveraineté.
Le premier qui fut docteur à Florence, le jurisconsulte
Francesco da Barberino, fut gradué après avoir écrit
les Documents d'Amour : / Dociimenti d'Amore.
Des hommes éloquents, des orateurs, vous imaginez
s'il en devait naitre là où chaque jour, à toute heure,
pour le salut de la république ou pour lé triomphe de
son parti, il fallait s'efforcer de convaincre ou d'entraî-
ner le peuple !
Les écrivains non plus, en vers et en prose, ne
manquaient pas. Ils ne s'étaient pas laissé devancer par
les artistes. La poésie chevaleresque, venue de la Pro-
vence dans les cours de Sicile où elle avait jeté un vif
éclat, la trovatoria, comme on disait alors, s'était"
28 DANTE KT GOETHE.
répandue dans l'Italie entière. Elle y avait rencontré
une poésie populaire qui se dégageait du latin et s'es-
sayait en de nombreux dialectes (Dante n'en compte
pas moins de quatorze principaux). A ce contact, elle
s'était modifiée, italianisée. On rapporte à saint Fran-
çois d'Assise l'honneur d'avoir un des premiers chanté
dans l'italien naissant son hymne au soleil, que les
« Jongleurs du Christ, » Joculatores Chrisli, s'en al-
laient disant par toute l'Italie. Après lui, on nomme
Guido Guinicelli, de Bologne, que Dante,, en l'accostant
dans le Purgatoire, appelle Padre mio, et qui fut.
bientôt suivi de Cino da Pistoia et du grand Florentin
Guido Cavalcanti. Aussitôt que la poésie a touché le sol
toscan, y trouvant à la fois le plus beau des idiomes
et ce génie si subtil que le pape Boniface l'appelait le
cinquième élément de l'univers, elle s'épanouit et l'on
voit rapidement fleurir un groupe nombreux de poètes
dont les œuvres, écrites dans le vulgaire illustre (c'est
l'expression de Dante), assurent à la patrie dans les
lettres la prééminence qu'elle avait conquise déjà dans
la politique. C'étaient, entre autres, Guittone d'Arezzo,
Dino dei Frescobaldi, Dante da Maiano qui correspon-
dait en vers avec une poétesse sicilienne qu'il appelait
(( sa noble panthère, » et qui s'était éprise de lui ou de
sa gloire jusqu'à se faire appeler la Nina di Dante.
VIVIANE.
Eh quoi ! cette Nina n'est pas la Nina du grand
Dante?
PHEMJER DIALOGUE. 29
DIOTIME.
Le grand Dante, Viviane, c'était alors Dante da
Maiano. Il était très-fameux, tandis que Dante Allighieri
n'avait encore qu'une très-humble part dans la gloire.
L'illustre Sicilienne, dont le monument se voit à Pa-
ïenne, entre celui d'Empédocle et celui d'Archimède,
ignorait peut-être jusqu'à l'existence du futur auleur
de la Vita Nuova.
La renommée fait souvent de ces méprises. J'ai ouï
conter à M. de Lamartine que, arrivant à Paris, jeune
et plein de respect, il aspirait, sans trop oser y pré-
tendre, h l'honneur d'approcher, mais d'un peu loin,
dans quelque salon, le poète fameux dont s'entrete-
naient alors la cour et la ville, l'auteur de Ninus 1I }
M. Brifaut. Lamartine se rappelait, non sans sourire,
son émotion lorsque l'auteur tragique avait daigné lui
faire, de son front couronné, une inclination distraite.
H en allait ainsi à Florence, Viviane. Ni plus ni moins
que Dante da Maiano, Cino Sinibaldi et les autres
« maîtres du doux style nouveau, » comme parle Dante,
se sentaient assurément fort au-dessus de lui dans l'es-
time publique. Quant à Guido Cavalcanti, on ne lui
reconnaissait point d'égaux; on l'appelait «le Prince
de la poésie amoureuse. »
VIVIANE.
Est-ce lui de qui Boccace raconte que le peuple de
Florence, en le voyant passer rêveur, solitaire et dé-
30 DANTE ET GOETHE.
daigneux, disait qu'il s'en allait ainsi par les chemins,
«fantastiquant, » fantasticando , spéculant, el cherchant
si l'on ne pourrait pas prouver que Dieu n'existe pas?
DIOTIME.
C'est lui-même; seulement Boccace, en ceci, fait
une confusion. Guido était platonicien ; c'est son père,
Çavalcante dei Cavalcanti, qui professait certaines opi-
nions peu favorables à l'existence de Dieu, et qu'on
désignait alors sous le nom un peu vague d'épicurisme.
EUE.
Parmi tous ces écrivains fameux, amis ou émules
de Dante, vous ne nous avez pas nommé Brunetto
Latini ?
DIOTIME.
J'allais y venir. Celui-ci mérite une place à part;
son importance est extrême. C'était un homme de
grande race, de grand caractère et de grand esprit.
Tout ^n s'adonnant aux affaires d'État, tout en menant
pendant près de vingt années le parti guelfe, envoyé
tour à tour en ambassade et en exil, secrétaire ou no-
taire de la République florentine, Brunetto Latini
trouva le temps, néanmoins, d'approfondir toutes les
sciences alors connues, de traduire les classiques
latins dans une prose italienne originale et pure, d'en-
seigner la jeunesse , de composer dans la langue fran-
çaise un ouvrage encyclopédique qu'il appela le Trésor,
PREMIER DIALOGUE. 31
et auparavant dans son idiome natal, réputé indigne
encore de matières si hautes, il Tesorettà, recueil de
sentences morales, qui mettait à la portée de tous le
fruit de l'expérience de son auteur, et qui est encore à
celte heure pour le dictionnaire de la Crusca ce que
celui-ci appelle un texte de langue. Ajoutons, pour
couronner la gloire de Brunelto, qu'il fut très-véri-
tablement le mattre de Dante.
VIVIANE.
Est-ce que la prose italienne a précédé la poésie ?
DIOTIME.
En Italie, comme ailleurs, elle ne vient qu'après.
Pendant quelque temps elle lutte avec désavantage
contre le latin qui restait la langue officielle, contre le
provençal et le français qui semblaient être plus élé-
gants, et, comme parle Brunelto, plus déli tables. Mais
à Florence, dans une population de 160,000 âmes, où
chaque année dix mille enfants recevaient gratuitement
l'instruction, dans une démocratie fière et libre qui
savait se gouverner elle-même, l'idiome natal et popu-
laire devait rapidement l'emporter. Les ordres men-
diants qui démocratisaient l'Église, parlaient et écri-
vaient l'italien. Le goût très-vif du peuple toscan pour
les récits romanesques suscitait des conteurs et des
chroniqueurs en langue vulgaire. On conserve, du
temps de Frédéric II, un recueil, il Novellino, ou Fleur
du parler gentil, dont le style est déjà plein de grâce.
Dans le Journal de Matteo Spinelli, le latin, le pro-
:« DANTE ET GOETHE.
vençal, le sicilien, se confondent encore; mais les
Histoires florentines des deux Malaspini (tirées en
grande partie de ces registres nommés Ricordanze où
les chefs de maisons patriciennes se transmettaient de
père en fils, selon l'usage du palriciat romain, les évé-
nements dont se composait la tradition domestique) et
la chronique piquante de Yillani sont des œuvres ita-
liennes. Enfin parait Dino Compagni, appelé tour à
tour le Sali uste ou le Thucydide de la Toscane, plein
de force et de douceur, d'élégance et de précision, et
dont l'œuvre tout entière est animée des deux grands
sentiments qui pénètrent de part en part la Comédie
dantesque, l'indignation et la pitié.
C'est du milieu de ce groupe d'hommes éminenls,
dont les uns le précèdent et les autres lui survivent,
que se détache et vient à nous en pleine lumière la
figure sculpturale de Dante Allighieri.
Tout annonce a ses contemporains un homme ex-
traordinaire. Un songe symbolique a promis à sa mère
enceinte un fils glorieux. Il naSt sous la constellation
des Gémeaux. Le sang du patricial romain qui coule
dans ses veines donne à son visage un caractère de
force et de fierté. Il a, de la race toscane, le front vaste,
le nez aquilin, les yeux grands. Son visage est al-
longé; sa démarche et son geste sont graves; sa parole
est rare et réfléchie. Le charme même de l'enfance et
de la jeunesse revêt en lui quelque chose de solennel,
qui semble comme la muette expression d'un grand
destin. C'est ainsi que nous le montre son ami et son
condisciple Giotlo, dans la fresque du BargeUo.
PREMIER DIALOGUE. 3.)
MARCEL.
Pardon, pardon! II me semble que vous poétisez
quelque peu les choses. Il était fort laid, votre Dante.
Je ne sais plus dans quel auteur j'ai lu qu'il avait la
lèvre inférieure affreusement épaisse et débordant
l'autre, et qu'on le trouvait de son temps un philoso-
phe mal gracieux.
VIVIANE .
Le portrait de Giotto est là pour te répondre.
ÉLIE.
La fresque de Giotto ne prouve rien, Viviane. Le
portrait comma nous l'entendons, la physionomie, la
ligne caractéristique, telle que l'a faite, un des pre-
miers, Masaccio, personne n'y songeait alors, et je crois
que Marcel pourrait bien avoir raison.
MARCEL.
Mais j'en suis sûr; le vrai Dante, c'est celui de qui
les femmes de Vérone, en regardant son teint jaune,
sa barbe, ses cheveux noirs et crépus, disaient qu'il
avait été ainsi tout enfumé par le feu d'enfer.
VIVIANE.
Quelle belle érudition !... Ne faites pas attention à
ce qu'il dit, chère Diotime, et continuez. Vous m'inté-
ressez au plus haut point.
3
34 DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
u Tout conspire, tout concourt, tout consent » au
développement de cette organisation exquise : la nais-
sance et les biens qui ouvrent tous les accès; l'in-
fluence maternelle (le père de Dante mourut qu'il avait
dix ans à peine) qui plane doucement sur la liberté de
l'enfant pour la protéger, tandis que, trop souvent, le
pouvoir paternel pèse sur elle et l'opprime; le haut
enseignement de Brunetto Latini, qui fortifie le carac-
tère en même temps que la pensée de Etante ; l'école
de Cimabue, les leçons de Casella, qui l'initient aux
arts du dessin et à la musique; des émules, des amis,
tels que Giotto, Guido Cavalcanli, Oderisi d'Agubbio;
avant tout, par-dessus tout, le rayon soudain de l'a-
mour, qui le touche à cet âge de candeur première où
rien ne trouble encore l'effet de la grâce divine, et qui
le consacre pour l'immortalité.
MARCEL.
Avec la permission de Viviane, je vous dirai que
vous abordez là un point de la vie de Dante qui m'a
toujours paru incroyable, inexplicable...
DIOTIME.
C'est un cercle très-étroit, Marcel, que le cercle de
l'explicable, et ce n'est pas l'orbite des grandes desti-
nées. Faites attention, d'ailleurs, que nous voici en
présence d'un fait. Si vous ne pouvez pas l'expliquer,
vous pouvez encore moins le supprimer. Concluez donc
PREMIER DIALOGUE. 35
modestement, avec l'écolier de Wittenberg : « Qu'il y
a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n'en
rêvent nos philosophies ; » ce sera plus raisonnable
que de prétendre déterminer exactement l'action divine
dans ces êtres pleins de mystère que nous n'appelons
pas sans motif des hommes de génie, c'est-à-dire des
hommes possédés d'un démon supérieur, révélé à nos
perceptions grossières seulement par l'éclat et la puis-
sance des œuvres qu'il inspire.
MARCEL.
Nous voici en plein mysticisme.
DIOT1ME.
Je vous défie bien d'y échapper en parlant de Dante
ou de Gœthe. Mais votre maftre lui-même, le très-
sensé Voltaire, n'a-t-il pas confessé, à sa façon gau-
loise, l'inexplicable, le mystère, au commencement de
toutes choses, aussi bien de la vie physique que de la
vie morale?
MARCEL.
« Les hommes ne savent point encore comme ils
font des enfants et des idées. » C'est à cette boutade
que vous faites allusion?
DÏOTIME.
Boutade plus profonde encore qu'humoristique, et
qui devrait vous rendre moins prompt h rejeter l'inex-
36 DANTE ET GOETHE.
plicable; car elle vous montre que les plus grands
actes de la création divine dans l'humanité restent
absolument incompréhensibles à l'homme qui paraft
les vouloir, et qui les accomplit.
ELIE.
Y a-t-il quelqu'un de vous qui se rappelle le beau
passage d'Arago sur la naissance des idées?
DIOTIME.
Je ne crois pas le connaître.
VIVIANE.
Ni moi.
ELIE.
Je ne le connaissais pas hier ; mais j'en ai été si
frappé, en feuilletant ce matin, par hasard, la notice
sur Ampère, que je l'ai aussitôt transcrit sur mon cale-
pin... Écoutez : « Eh ! grand Dieu! que savons-nous
du travail intérieur qui accompagne la naissance et le
développement d'une idée? Ainsi qu'un astre à son
lever, une idée commence à poindre aux dernières
limites de notre horizon intellectuel. Elle est d'abord
très-circonscrite ; sa lueur incerlaine, vacillante, sem-
ble nous arriver à travers un brouillard épais. Ensuite,
elle grandit, prend assez d'éclat pour qu'il soit possible
d'en entrevoir toutes les nuances, ses contours se dis-
tinguent avec précision de ce qui n'est pas elle. A
celle dernière période, mais alors seulement, la parole
PREMIER DIALOGUE. 37
s'en empare avec avantage, la féconde, lui imprime
la forme hardie, pittoresque, socratique, qui la gravera
dans la mémoire des générations. »
DIOTIME.
Voilà qui est admirable, et cette belle prose, à la
fois scientifique et imagée, est d'inspiration tout à fait
gœlhéenne... Mais revenons à notre jeune Dante. Il a
neuf ans. On est aux premiers jours du mois de mai.
Il accompagne son père dans la maison voisine de
Folco Porlinari , magnifique patricien , qui célèbre,
selon la coutume florentine, par des danses et des
festins, le retour du printemps. Dans cette maison,
ouverte à la joie et aux bruyants plaisirs, Dante aper-
çoit, pour la première fois, la fille de Folco, Béatrice.
Elle est plus jeune que lui de quelques mois à peine.
Elle est, comme lui, grave et noble en son air enfan-
tin. Elle porte un vêtement couleur de pourpre que
retient une ceinture, « telle qu'elle convenait à son
extrême jeunesse. »
« Elle avait, dit la Vit a Nuova, une attitude et une
démarche si pleines de dignité, de grâce céleste, qu'on
aurait pu dire d'elle ce qu'Homère dit d'Hélène :
<( qu'elle paraissait fille, non d'un mortel, mais d'un
dieu. » A sa vue, l'enfant poëte sent à ces profondeurs
qu'il appellera plus tard le foyer le plus secret de
l'âme, l'esprit de vie tressaillir. Son cœur a des palpi-
tations terribles. Il subit l'empire du Dieu. Il s'y sou-
met. « Ecce deus fortior me! »
En ce moment solennel, qui passe inaperçu au mi-
38 DANTE ET GOETHE.
Heu du tumulte de la fête domestique, et dont notre
raison ne saurait pénétrer le mystère, la Divine Co-
médie natt en germe dans l'esprit de Dante. Béatrice
est vouée à l'immortalité. Tous deux, sans que jamais
aucun lien apparent les unisse dans la vie réelle, ils
sont unis d'un lien idéal et que rien ne saurait rompre
dans la mémoire des siècles. — Neuf années s'écou-
lent. Durant cet intervalle, Dante ne voit plus Béatrice
que de loin. D'enfant, elle est devenue jeune fille. Un
jour, comme elle passait, vêtue de blanc, entre deux
nobles dames d'un âge un peu plus avancé que n'était
le sien, on se rencontre ; Béatrice se tourne vers Dante,
le salue, lui adresse la parole avec une ineffable cour-
toisie, et ce salut le remplit d'une joie si vive, elle le
jette en de tels transports, qu'il court se renfermer
dans sa chambre pour se recueillir et penser tout a
l'aise à son bonheur. Bientôt, comme accablé par
l'émotion, il s'endort. Béatrice lui apparaît en songe,
portée sur une nuée de feu, et ravie par l'amour jus-
qu'aux sphères célestes. A cette époque, Dante, c'est
lui qui nous l'apprend, s'était déjà exercé dans « l'art de
rijner des paroles. » Il met en vers sa vision ; il l'adresse
aux plus fameux rimeurs de son temps, aux fidèles
d'amour, en leur demandant de l'expliquer. La ré-
ponse qu'il reçoit de Guido Cavalcanti donne naissance
à cette amitié glorieuse à laquelle toute sa vie il de-
meure aussi fidèle, aussi dévot qu'à l'amour de Béatrice.
Une autre réponse de Dante da Maiano le traite de fou,
et charitablement lui conseille l'ellébore.
C'est ce que vous auriez fait apparemment, Marcel;
PREMIER DIALOGUE. 39
c'est ce que font d'ordinaire les personnes sensées, lors-
qu'elles sont consultées par les hommes de génie.
MARCEL.
Le trait est sanglant.
VIVIANE.
Il a touché juste.
DIOTIME.
Ces sortes de bons avis, ces opinions du sens com-
mun sur les premiers essais du génie, formeraient un
curieux chapitre dans l'histoire des vocations contra-
riées. U est bon quelquefois de se rappeler, pour se
tenir en garde contre les jugements téméraires, que le
contrôleur général Silhouette, par exemple, conseillait
à Montesquieu de jeter au feu le manuscrit de YEsprit
des lois y que le petit Michel-Ange fut battu comme
plâtre, « stranamente battuto, » par son père et par ses
oncles, pour avoir dessiné; qu'un des plus grands musi-
ciens de notre temps s'est vu contraint par ses parents
à disséquer des cadavres ; que Herder trouvait à re-
dire aux éludes de Goethe, et demandait, impatienté,
« s'il n'y aurait donc pas moyen de lui faire lire autre
chose que l'Éthique de Spinosa. »
Le conseil est œuvre de prudence. La prudence est
négative de sa nature, d'où il suit que généralement les
faibles font bien de suivre l'avis des conseillers, mais
que les forts font mieux de passer outre...
40 DANTE ET GOETHE.
Vous n'avez pas oublié, Viviane, ce passage de la
Vita Nuova où notre poêle rappelle, dans une prose
digne de Platon, l'effet que produit sur lui le salut
gracieux de Béatrice?
VIVIANE.
Je n'en ai pas souvenir.
DIOTI3IE.
Il me revient si souvent à la pensée que je crois
bien l'avoir retenu : « Lorsque je la voyais paraître
quelque part, écrit Dante, tout entier à l'espoir de son
salut ineffable, je ne me connaissais plus d'ennemi;
tout au contraire, je me sentais embrasé d'une flamme
de charité telle, que j'avais hâte de pardonner à qui-
conque m'avait offensé. Et mon unique réponse à qui
m'aurait alors demandé quoi que ce fût, c'eût été
Amour ! »
VIVIA.\E.
Que cela est singulier d'expression !
DIOTIME.
Et plus singulier encore si l'on songe dans quelles
circonstances cette flamme de charité s'allumait au
cœur de Dante; combien était insolite et prodigieux le
besoin de pardonner dans celte Florence des guelfes et
PREMIER DIALOGUE. 41
des gibelins, des noirs el des blancs, barricadée, tendue
de chaînes, semée d'embûches, où la vengeance criait
à tous les angles des rues, où l'honneur commandait le
meurtre.
Convenez qu'il faudrait avoir l'esprit bien mal fait
pour ne voir là que les jeux d'une imagination oisive, et
pour ne pas reconnaître dans ces accents inimitables la
simplicité des affections profondes. Mais continuons.
Dante, comme la plupart des Florentins de son temps,
était possédé tout ensemble d'un grand désir de savoir
et d'un grand besoin d'agir. Les conjonctures étaient
très-propices à ce complet développement de la per-
sonnalité, qui fait l'homme à la fois propre à l'action et
capable de contemplation. On a beaucoup trop dit que
la paix fait fleurir les arts; que les temps calmes, que
les gouvernements réguliers favorisent l'éclosion des
talents. Cela est faux comme la plupart des senten-
ces de la sagesse vulgaire. La Grèce, l'Italie, l'Angle-
terre, la Hollande, toute l'Europe enfin, aux époques
révolutionnaires : Eschyle, Sophocle, Socrate, l'exilé
Phidias, le condamné Galilée, le régicide Mil ton, La voi-
sier sur l'échafaud, Condorcet qui n'échappe à l'écha-
faud que par le suicide, sans parler de tant d'autres,
montrent assez que le génie se plait aux orages. Ce
qu'il faut à ses créations, comme aux créations de
la nature, c'est la chaleur et le mouvement; ce sont
ces grands courants de la vie publique, qui, dans
les démocraties, plus que dans tous les autres États,
mêlent et combinent l'élément populaire, c'est-à-dire
l'instinct, le sentiment, l'imagination spontanée, avec
42 DANTE ET GOETHE.
l'élément aristocratique par excellence, le goût, la
réflexion, la délicatesse.
Jamais, peut-être, plus qu'au temps de rAllighieri,
ces courants de chaleur, de lumière et d'électricité
n'avaient pénétré ce que nous appellerions aujourd'hui
le corps social, ce que l'on appelait alors en Italie la
patrie, la cité : grands mots dont nous avons perdu le
sens. Tout le monde se connaissait, se jalousait, s'aimait
ou se haïssait fortement dans cette vivante Florence où
le peuple enthousiaste et railleur, prenant part à tous
les progrès, convié à toutes les études, véritablement
souverain même dans les choses de l'esprit, déversait en
acclamations, en ostracismes, en attributs, en sobriquets,
honorifiques ou ironiques, la gloire ou l'ignominie sur
les citoyens, nobles et riches, chevaliers, artistes ou ar-
tisans, qui combattaient pour lui ou contre lui sur la
place publique. Il y avait assurément dans cette vie flo-
rentine bien des périls; il s'y commettait bien des injus-
tices. On y voyait de rapides extinctions de familles. Les
maisons, à peine édifiées , étaient rasées de fond en
comble ; aucune propriété n'était assurée contre la con-
fiscation ou le pillage ; d'iniques persécutions abrégeaient
l'existence ; mais la chaleur et le mouvement étaient
partout, réparaient tout, entretenaient la fécondité des
cœurs et des esprits. Et toute cette guerre intestine,
cette lutte acharnée des instincts et des passions, pro-
duisait dans les régions de l'art quelque chose d'ana-
logue à ce qui se voit dans les grandes scènes de la
nature : au-dessus du combat, de la destruction, du
carnage, au-dessus du struggle for life, dirait Darwin,
PREMIER DIALOGUE. 43
une majestueuse el calme apparence de douceur, d'har-
monie et de sérénité.
ÉLIE.
Je voudrais croire avec vous 5 ces effets merveil-
leux de la turbulence démocratique. Athènes et Flo-
rence en sont des persuasions assez vives. Mais chez
nous, sous nos yeux, quel flagrant démenti à votre opi-
nion ! Voyez ce qu'elle inspire aux arts, cette démocra-
tie que vous vantez ! Regardez les édifices qu'elle se
construit ! Quelle pauvreté de l'esprit et quelle ostenta-
tion de la matière dans ces masses monotones, symétri-
ques et froides, sans caractère et sans vie, dont on fe-
rait indifféremment, à l'occasion, des églises ou des
théâtres, des casernes ou des maisons de ville! Que di-
raient nos reines florentines, si elles étaient condamnées
à voir ce que, d'année en année, deviennent, sous la
main de nos embellisseurs, les palais du Luxembourg,
du Louvre el des Tuileries? Et notre grand Le Nôtre, le
plus vraiment français entre les artistes français, par
la clarté, la logique, la mesure, par l'art suprême de
la composition, qu'aurait-il à répondre, ce Racine des
jardins, à vos démocrates affairés qui se plaignent que
les magnificences de son architecture végétale sont une
gêne à la circulation? Comment obtiendrait-il grâce
pour ces solennels ombrages qui annonçaient la de-
meure desdeifii-dieux, des héros, auprès de nos spécu-
lateurs de la Bourse qui voudraient là une rue pavée,
afin d'arriver plus vite à la grande bataille des cupi-
dités? — Et ce présomptueux Palais de l'Industrie qui
N
44 DANTE ET GOETHE.
s'étale sotlemenl, en nous dérobant la vue de la cou-
pole de Mansard, sur un des rares points de Paris où
Ton pouvait encore admirer la belle ordonnance d'un
massif d'arbres séculaires, ces galeries où la lumière
entre à flots contrariés par des ouvertures banales, et
qui servent tantôt à l'exposition de l'art étrusque, tantôt
à l'exposition des bétes à cornes, ces statues qui dé-
ploient dans le brouillard leurs grands bras stupides,
qu'en dirons-nous, je vous prie ?
DIOTIME.
11 ne faut pas rendre la démocratie responsable des
circonstances dans lesquelles elle se produit, etquifont
qu'elle ne saurait avoir à Paris, au xix c siècle, le goût
et la passion du beau qu'elle avait à Florence au temps
de Dante...
Nous l'avons laissé comme accablé sous la puis-
sance de ce Dieu plus fort, de cet amour de nature
divine qui s'est emparé de lui dès avant l'éveil des
sens et de la raison. Mais il ne s'abandonne pas long-
temps lui-même dans ce ravissement de tout son être;
bien au contraire. Comme il arrive dans les grandes
âmes, la passion exalte en lui le sentiment de la per-
sonnalité, avec le besoin de l'excellence en toutes cho-
ses et le vertueux désir d'une vie glorieuse. 11 souhaite
la gloire ardemment ; et non pas seulement celle gloire
abstraite, telle que nous la concevons dans nos sociétés
vieillies, et dont le froid éclat ne resplendit que sur les
tombeaux; il en veut sentir à son front le rayon vivant.
PREMIER DIALOGUE. 45
Avec la naïveté de ces jours de florissante jeunesse où
l'esprit se confondait encore avec l'imagination, où toute
pensée prenait Ggure, Dante ambitionnait de ceindre,
dans ce beau temple de Saint-Jean où il avait reçu les
eaux du baptême, la couronne, de lauriers, « l'honneur
des empereurs et des poètes, » comme parle Pétrarque.
Pour l'obtenir, il s'efforce de tout apprendre; il veut se
môler à tout, être le premier partout. Dans l'intervalle
qui s'écoule entre sa première rencontre avec Béatrice
et son exil, on le voit s'attacher à Brunetto Latini qui
lui enseigne la science et la philosophie ; visiter les uni-
versités; fréquenter l'atelier des peintres; rechercher
les sociétés élégantes, celle des femmes surtout, la con-
versation des poètes et des artistes ; combattre « vigou-
reusement à cheval, nous dit Léonard Arétin, à la ba-
taille de Campaldino, dans les rangs des guelfes, ses
amis et ses proches ; se signaler au siège de Caprona ;
participer activement aux affaires de la commune;
s'acquitter avec honneur d'importantes ambassades;
exercer les fonctions de Prieur de la république : poète,
soldat, citoyen, ami, amant passionné, homme enfin
dans le sens le plus élevé et le plus complet du mot,
dans le sens qu'y attachait le poète antique. ,
Mais s'il nous importe assez peu de connaître avec
détail, selon un ordre chronologique, d'ailleurs très-
contesté, les faits dont se compose la carrière extérieure
de Dante, il convient de nous arrêter à l'événement qui
imprime à l'ensemble de sa vie un caractère religieux ;
à ce profond et douloureux ébranlement de son âme
d'où devait sortir un jour la Comédie^ que ses contem-
46 DANTE ET GOETHE.
porains, et après eux la postérité, oui déclaré divine :
il nous faut rappeler la mort de Béatrice.
Dante avait alors vingt-cinq ans. 11 rentrait dans
Florence» après la victoire de Campaldino, où il avait
eu tour à tour, et selon les hasards de la journée, c'est
lui-même qui l'écrit avec une simplicité antique, « beau-
coup de peur et beaucoup d'allégresse. » Il allait dépo-
ser ses armes heureuses dans le temple de Saint-Jean,
lorsqu'il apprit inopinément la mort de Béatrice Por-
tinari.
EUE.
Mais, si j'ai bonne mémoire, Béatrice ne portait plus
alors le nom de Portinari, que vous lui donnez. La
Béatrice de Dante, tout comme la Laure de Pétrarque,
était mariée; et, si elle n'avait pas onze enfants comme
l'angélique marquise de Sades, c'est uniquement parce
que le temps avait manqué.
DIOTIME.
Le mariage de Béatrice avec un gentilhomme de la
maison de Bardi est un de ces faits sur lesquels les
commentateurs ont longuement disputé. Il ne parait plus
douteux aujourd'hui qu'elle fut mariée, vers l'âge de
vingt-un ans, au chevalier Simon de Bardi. Quoi qu'il en
soit, Béatrice était frappée dans la fleur de sa jeunesse
et de sa beauté, le 9 juin 1290. Ce coup terrible jette
notre poêle à la solitude. 11 fuit toute compagnie, il
s'absorbe dans sa douleur. Chose grave, dans cette ville
PREMIER DIALOGUE. 47
des élégances attiques, Dante néglige tout soin de sa
personne ; il demeure inculte de corps et d'esprit. Son
ami Guido lui en fait de tendres reproches.
« Que de fois, lui dit-il dans un sonnet charmant,
je viens vers toi dans la journée, et toujours je te trouve
dans une attitude abattue ; et je déplore ces grâces de
ton esprit, ces grands talents qui te sont ôtés. » Les
exhortations d'un tel ami et aussi celte forte vitalité
qui est propre au véritable génie arrachent Dante à son
accablement; il ouvre son esprit à la consolation.
Comme plus tard Elisabeth d'Angleterre, blessée dans
ses royales espérances par l'abjuration du Béarnais, il
lit Boèce. 11 étudie le traité de Cicéron sur l'Amitié; il
cherche à pénétrer le sens difficile des auteurs latins.
Il assiste dans les cloîtres à des discussions théologiques.
11 trace sur ses tablettes de belles figures d'anges. Sa
douleur s'attendrit, son intelligence se ranime. 11 com-
mence, dit-il, « à entrevoir beaucoup de choses.» Enfin,
une vision extraordinaire achève de le relever. La
grafide consolatrice lui apparaît sous les traits de celle
qu'il a aimée. « La fille très-belle et très-sage de l'em-
pereur de l'univers, nous dit-il dans le langage hyper-
bolique du temps, celle à qui Pythagore a donné le
nom de Philosophie, » vient à lui et l'exhorte. A peu de
temps de là, sous son inspiration, il met la main à cet
écrit mystique qu'il a intitulé la Vie nouvelle. Il l'écrit
tout d'un trait et le termine en annonçant la résolution
«de ne plus rien dire de celte bienheureuse (Béatrice),
jusqu'à ce qu'il en puisse parler d'une manière plus
digne d'elle. » 11 confie à ceux qui le liront l'espérance
18 DANTE ET GOETHE.
de dire d'elle, un jour, « ce qui n'a jamais été dit d'au-
cune femme. »
Remarquez, Viviane, ce travail latent, ce progrès
de la consolation dans les grandes âmes. Elle commence
à naître quand, du sein de l'accablement, de la pros-
tration de toutes les facultés, se produit un vague besoin
de laisser couler les larmes, de donner une issue,
quelle qu'elle soit, au désespoir. A ce besoin corres-
pond d'ordinaire une circonstance fortuite, une voix du
dehors qui nous rappelle à nous-mêmes, un ami, un
Guido Cavalcanti qui nous tend la main. L'âme alors
se soulève un peu et regarde autour d'elle. Elle cherche
dans les douleurs semblables à la sienne un écho
sympathique. Elle généralise sa souffrance, et, d'un
état personnel, d'une misère en quelque sorte égoïste,
elle passe à la considération de la parité des misères
humaines. C'est là un grand progrès dans la consola-
tion, parce qu'il élève la tristesse sur les hauteurs delà
philosophie. C'est ce progrès que fit Dante en lisant
le livre de Boëce. fie la méditation des pensées d'autrui,
de l'impression reçue, de ce que j'appellerai la conso-
lation passive, qui vient à nous du dehors, par la voix
de nos amis, de nos proches dans la vie spirituelle; de
ce premier degré d'acceptation philosophique de la dou-
leur, où s'arrêtent la plupart des hommes, les plus doués
s'élèvent encore à une région supérieure. Ils se sentent
pleins d'un grand désir de confesser leur douleur. Ils
veulent que son objet soit connu, aimé, admiré de tous;
ils le veulent exalté dans la mémoire des hommes.
C'est l'éveil de la faculté créatrice ; c'est la consolation
PREMIER DIALOGUE. 49
suprême du génie. C'est, chez Dante, la Vita Nuova et
la Commedia; chez Gœthe, Werther et Faust.
MARCEL.
Brava, Diotime! j'admire votre éloquence. Mais ne
me sera-t-il pas permis de hasarder une observation?...
Ne te fâche pas, Viviane, il me semble que je garde de-
puis assez longtemps le plus humble silence. Je me
mords les lèvres de peur qu'il ne leur échappe quelque
sottise.
DIOTIME.
Voyons, quelle est l'observation qui vous étouffe?
MARCEL.
Oh, mon Dieu ! c'est au fond toujours la même.
Votre très-grand esprit prend son vol vers l'idéal, le
tout petit mien s'accroche à la réalité. Là où vous voyez
Dante consolé par Boëce et la philosophie, adorant à
genoux la pure image de la bienheureuse Béatrice, je
le vois, moi, qui se distrait et se divertit dans la galan-
terie; épris en un clin d'œil d'une jolie femme qui le
regarde de sa fenêtre; amoureux, perpétuellement
amoureux à Florence, à Lucques, à Bologne, à Padoue ;
et, en fin de compte, acceptant de la main de ses pa-
rents la plus bourgeoise des consolations, celle d'une
femme légitimement possédée, en vertu du sacrement
de mariage, et qui lui donne la bénédiction de six à
4
50 DANTE ET GOETHE.
sept enfants, tant miles que femelles! Je me rappelle
bien avoir lu à sa décharge que, à une des filles qu'il eut
de Gemma Donati, il donne le nom de Béatrice; te
serais-tu contentée, Viviane, de ce singulier mode de
fidélité?
DIOTIME.
Béatrice ne s'en contentait pas "non plus. Dans le
Purgatoire, elle adresse h Dante de sévères reproches.
« Pourquoi t'es-tu éloigné de moi après ma mort? lui
dit-elle fièrement. Mon souvenir seul aurait dû te main-
tenir dans la route de la vertu et l'élever toujours vers
le ciel. » Et Dante, les yeux baissés, muet, fait assez
voir qu'il se sent coupable. Tous les commentateurs,
les uns après les autres, se sont affligés de rencontrer
dans un divin génie ces faiblesses humaines. Le premier
en date, Boccace, après avoir reproché à Dante ses
amours mondaines qu'il appelle sans euphémisme « sa
luxure, » le tance vertement au sujet de son mariage
avec Monna Gemma. Ce n'est pas moi qui me charge-
rai de le disculper. Voyons seulement, pour rester
équitable, ce qu'étaient alors l'amour et le mariage, et
ne tombons pas dans Terreur commune qui nous forait
juger les hommes d'une époque selon la conscience
d'une autre.
MARCEL.
Je vous supplie de croire que je ne m'érige point
ici en censeur. Bien que j'aie assez mal profité des le-
PREMIER DIALOGUE. 51
çons du catéchisme, je n'ai pas oublié mon Évangile.
Je ne me sens ni le droit ni l'envie de jeter à Dante
amoureux la première pierre. Je proleste seulement
contre l'hypocrisie de cette désolation immense et de
cette religion sévère du souvenir qui, selon vous, en-
fanta la Divine Comédie.
DIOTIME.
L'amour de Dante pour Béatrice fut un amour pla-
tonique dans le grand sens que ce mol gardait au moyen
âge; dans le sens que lui donne, au banquet de Platon,
YÊlrangère de Mantinée, cette Diotime, de qui, un
jour, dans vos gaietés ironiques, vous m'avez infligé le
nom. C'était l'adoration de la beauté éternelle, dans sa
plus exquise représentation ici-bas, la femme ; c'était
le désir de la béatitude divine, exalté dans les âmes par
le désir non satisfait d'une béatitude humaine, dont la
femme était considérée comme le plus pur miroir;
c'était une initiation, un charme médiateur et purifi-
cateur ; c'était en même temps une sorte de possession
séraphique. Mélange presque incompréhensible pour
nous d'ascétisme et de sensualité, pieuse équivoque
gui donna au culte de Marie une incroyable puissance,
amena à Jésus tant d'épouses passionnées, et dont le
dangereux attrait ne s'explique que trop lorsque l'on
considère le délaissement où restèrent toujours dans le
platonisme christianisé à qui l'on a donné le nom de
mysticisme, et le Père éternel que l'on se figurait vieux,
et le Saint-Esprit qui n'avait pas revêtu la forme hu-
maine ! Ce qu'osaient dire de très-saintes femmes tou-
52 DANTE ET GOETHE.
chant leurs noces spirituelles avec Jésus, cette montagne
de contemplation dont il est si souvent parlé, où on
languit, où Ton meurt, où l'on vit d'amour, ces délec-
tations du souper mystique d'une sainte Claire avec un
saint François, ces délires, ces extases, ces violences
de l'imagination, ces métaphores hardies renouvelées
du Cantique des Cantiques, aujourd'hui scandaliseraient
nos timides esprits; alors, elles édifiaient la commu-
nauté chrétienne, elles remplissaient le vide, elles ani-
maient la monotonie des cloîtres. Mais chez les hommes
de la vie publique, chez un Dante, homme de parti,
poète célèbre et conséquemment recherché de toutes
les femmes, un tel amour ne pouvait ni dompter les
instincts ni préserver les sens des séductions du siècle.
Lorsque Béatrice dit à son amant que son seul souve-
nir aurait dû régner sur lui sans partage, elle exprime
la théorie, l'idée de l'amour platonique, où la beauté
de l'âme a plus de part que la beauté du corps. Elle
rappelle un vertueux effort vers la perfection spiri-
tuelle, un desideratum beaucoup plus qu'un précepte
qui n'aurait pu être scrupuleusement observé par per-
sonne dans la vie réelle.
Quant au mariage, il était d'une mince considéra-
tion parmi les esprits d'élite, chez les fidèles d amour
et les fidèles de science. L'esprit chevaleresque des uni-
versités le dédaignait comme un lien trop charnel.
Rappelez-vous le refus opiniâtre d'Héloïse qui, tout
éprise de la gloire d'Abélard, ne saurait souffrir pour
lui les embarras du ménage et les tracas de la vie
domestique. L'opinion sur ce point était unanime.
PREMIER DIALOGUE. 53
L'Apôtre, et avec lui la plupart des théologiens, ran-
geaient le mariage parmi ces nécessités vulgaires que ne
subissent point les grandes âmes. De doctes religieuses
enseignaient dans les couvents ce qu'avatent décidé les
cours d'amour : à savoir que le véritable amour ne
saurait exister entre les époux. On répétait, après Théo-
phraste et Cicéron, qu'il est impossible de donner à la
fois ses soins à une épouse et à la philosophie. On esti-
mait glorieux, digne des poètes et des chevaliers, de
célébrer sa maîtresse, sa dame, comme on disait alors ;
on ne parlait jamais de la mère de ses enfants. Pas une
seule fois, dans ses nombreux écrits, Dante ne pro-
nonce le nom de Monna Gemma. Il n'a jamais parlé
de ses fils, de sa famille, bien qu'il parle constamment
de lui-même, de ses amis, de ses proches. Nous ne sau-
nions plus rien comprendre à ces mœurs; mais, dites-
moi, les nôtres vaudraient-elles beaucoup mieux?
Qu'est-ce donc que l'amour aujourd'hui? Un passager
entraînement des sens, une faiblesse. Qu'est devenu
chez nous le mariage? Un contrat de vente honteux, qui
cherche à s'ennoblir par l'éclat, par l'ostentation des
vaines cérémonies dont il s'entoure.
Depuis quelques instants Viviane était entrée en
rêverie. Elle prenait, comme au hasard, quelque tige
dans la gerbe de fleurs, et l'y remettait aussitôt avec
distraction... A ce moment, la couronne qu'elle oubliait
de tresser échappait à ses doigts. Elle tombait, elle se
flétrissait sur le sable, si, d'un mouvement plus prompt
que la pensée, Élie ne l'avait retenue.
5i DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
Qu'avez-vous, Viviane? Vous voici toute pâle.
VIVIANE.
Ce n'est rien... Marcel, donne-moi mon châle. Le
temps fraîchit un peu. Si nous marchions?
DIOTIME.
Nous ferons sagement. Je crains que le froid ne
vous ait saisie. Vous voici couleur de perle comme
Béatrice; couleur d' amour y disait encore TAllighieri,
ajouta Diotime en baissant la voix.
»
Viviane ne répondit pas. On se mit à marcher sur
le sable que la mer, en se retirant, laissait à sec, et qui
étincelait comme des paillettes d'or sous les rayons du
soleil couchant. Quelque lointain orage, pressenti des
mouettes, les poussait vers la rive. Elles arrivaient par
bandes, se ralliaient, se pressaient contre le rocher de
la Mauve. Le sombre et rude granit se couvrait ainsi
peu à peu d'un duvet blanc de neige. Il prenait l'appa-
rence d'un oiseau fantastique. On eût dit qu'il allait
ouvrir ses ailes gigantesques et s'envoler vers de fabu-
leuses contrées. D'autres mouettes, plus hardies, se
berçaient à la cime des vagues. Elles se confondaient
avec l'écume, dont elles semblaient, apparaissant et
disparaissant dans le mouvement houleux, comme
une fugitive métamorphose.
Viviane s'appuyait au bras d'Élie; elle marchait
pensive. On pria Diotime de reprendre l'entretien.
PREMIER DIALOGUE. 55
DIOTIME.
La Vita Nuova, en se répandant, avait fait à Dante
une grande renommée. Le parti guelfe en voulut tirer
honneur. On lui confia des négociations difficiles où il
obtint des succès. On cite plusieurs occasions où les
harangues latines, françaises ou italiennes de Dante (il
parlait éloquemment ces (rois idiomes) persuadèrent,
à l'avantage florentin, les princes et les peuples. Vers
la fin de Tannée 1299, on le nomma prieur de la Répu-
blique.
Ce fut le commencement de ses calamités. A ce mo-
ment, Florence était plus que jamais en proie aux
factions. L'envie qui couvait depuis longtemps entre
deux familles voisines et rivales, les Donati et les Cer-
chi, avait éclaté. Corso Donati que le peuple, à cause
de son antiquité et de sa superbe, appelait le baron.
comme s'il n'y en eût eu qu'un seul, n'avait pu souffrir
l'insolence des Cerchi, gens de petite origine, récem-
ment établis, venus de la campagne, gens inurbains ,
comme disaient les raffinés florentins, sauvages (d'où
le nom de parte selvaggia donné à leurs adhérents et
que nous retrouverons dans la Comédie), qui se cré-
nelaient dans leurs palais agrandis et faisaient ostenta-
tion de leurs richesses. Aux fêtes de mai, dans une
querelle survenue entre deux femmes de ces deux mai-
sons ennemies, le sang avait coulé. Les superstitions
populaires étaient entrées en alarme sur cette obser-
vation que la statue de Mars, ôtée de la place qu'elle
occupait sur le ponte Vecchio, au lieu de regarder vers
» DANTE ET GOETHE.
l'orient, comme elle le faisait de temps immémorial,
avait désormais la face tournée vers l'occident. De
cette volte-face du vieux dieu païen, les chrétiens de
Florence pronostiquaient les plus grands malheurs; et,
dans cette croyance superstitieuse, le peuple souffrait
comme une fatalité les rivalités qui ensanglantaient la
place publique.
Sous le prétexte de rendre la paix à la fille de
Rome (c'était le nom dont Florence se glorifiait), et
aussi pour demander réparation d'un grief personnel,
le pape Boniface envoyait un légat, un pacier h la Ré-
publique. Vers le même temps, il négociait avec Charles
de Valois, l'invitait, selon la tradition pontificale, à
descendre en Italie, lui promettait ce qu'il n'avait ni le
droit ni le pouvoir de donner, la souveraineté de Flo-
rence. C'était alors, comme aujourd'hui, la querelle
du spirituel et du temporel. Les Florentins repoussaient
énergiquement toute immixtion du pontife romain dans
leurs affaires. De son côté, le pontife, pour mieux mar-
quer son droit, excommuniait en masse les Florentins.
C'est dans de telles circonstances que Dante parait
pour la première fois sur la scène politique avec le
grand prestige qui s'attachait au nom de poète, avec
l'autorité d'un caractère éprouvé déjà dans les guerres
civiles.
Rien de plus singulier que cette magistrature des
prieurs. Comme toutes les autres charges du gouverne-
ment populaire, elle avait subi de fréquentes altéra-
tions. A cette heure, les prieurs, au nombre de dix,
étaient élus par leurs prédécesseurs et pour deux mois
PREMIER DIALOGUE. 57
seulement, pendant lesquels ils demeuraient enfermés
dans le palais du peuple,, sans aucune communication
avec le dehors, hormis pour les affaires de la Républi-
que. En dépit de la jalousie populaire, on n'élevait au
priorat que des grands, c'est-à-dire des riches, nobles
ou plébéiens d'origine. Les prieurs, ainsi que le capi-
taine du peuple ou défenseur des corporations, avaient
des attributions assez mal déterminées, politiques ou
judiciaires, avec l'initiative de toutes les mesures que
réclamait le bien public.
En entrant dans cette magistrature suprême, Dante
qui appartenait par ses origines au parti populaire,
mais dont le génie et le tempérament étaient patriciens,
fit voir aussitôt de quelle hauteur il dominerait l'esprit
de faction. On lui attribue un décret qui, en vue de la
paix publique, frappait d'ostracisme, comme on l'avait
fait aux plus beaux temps de la démocratie athénienne,
les chefs des Noirs et des Blancs (c'est le nom qu'avaient
pris les guelfes divisés après leur victoire sur les gibe-
lins). Et il n'avait pas hésité à écrire, en tête de la liste
des exilés, d'une main impartiale et politique, à côté
du nom haï de Corso Donati, le chef des Noirs, le nom
de son ami le plus cher, de celui qu'il aimait comme
un autre lui-même, le nom de Guido Cavalcanti.
Cependant, l'approche de Charles de Yalois que l'on
savait d'accord avec le pape pour établir la domina-
tion des Noirs, jetait les Blancs en alarme. Dante fut
envoyé par eux à Rome pour tâcher d'écarter ce péril.
C'est dans la délibération du conseil, au sujet de cette
ambassade, que Boccace lui fait dire ce mot fameux,
58 DANTE ET GOETHE.
qui montre assez en quel dédain il tenait ceux de son
parti, et quelle opinion il était autorisé h concevoir
de lui-même au milieu des médiocrités dont il était
forcé de prendre l'avis : « Si je vas, qui reste? et si je
reste, qui va? »
Je ne garantis pas l'authenticité du mot, mais il
n'en est pas moins historique, en ce sens qu'il caracté-
rise la hauteur de fierté propre à l'esprit du patriciat
toscan. Celte hauteur s'est transmise de génération en
génération, et j'entendais récemment attribuer à celui
que les Florentins appellent, comme jadis Corso Donati,
le baron, par excellence...
EUE.
Le baron Ricasoli?
DIOTIME.
Précisément; je lui entendais attribuer un mot
analogue à celui qu'on met dans la bouche de l'Alli-
ghieri : « Reslerez-vous longtemps dans les conseils du
roi? » lui aurait demandé un député piémonlais, en
1862. — u Aussi longtemps qu'il en sera digne! »
Vous voyez que le vieux sang florentin, étrusque ou
romain, ne s'est pas beaucoup christianisé, du moins
en ce qui concerne la vertu par excellence du christia-
nisme, l'humilité. Mais passons... Nous avons laissé
Dante partant pour Rome. Il y est reçu avec honneur,
choyé, caressé, trompé à la manière traditionnelle de
la diplomatie cléricale. Pendant ce temps, Charles de
PREMIER DIALOGUE. 59
Valois entre à Florence, en compagnie de Corso Donati.
Il y rétablit le gouvernement des Noirs ; il livre la ville
à ses soldats.
Ce ne furent, pendant huit jours entiers, que mas-
sacres, incendies, viols et pillages; puis, la soldates-
que lassée, on régularisa les choses. Un décret général
de bannissement fut prononcé contre les Blancs, et
bientôt une sentence particulière, rendue sans juge-
ment, dans un latin barbare, condamne Dante Àlli-
ghieri, lui onzième, pour cause de baraterie, d'extor-
sions et de lucre, à être brûlé vif, si jamais il remet les
pieds sur le territoire florentin. Dante, qui revenait à
Florence, apprend à Sienne que sa maison est rasée,
que ses biens sont dévastés, qu'il est ruiné, proscrit. Il
va rejoindre ses compagnons d'exil; il commence à
trente-huit ans ce long et douloureux pèlerinage qui ne
devait finir qu'avec sa vie.
L'exil était alors pour les Florentins, amoureux,
idolâtres de la terre natale, ce qu'il avait été dans
l'antiquité pour les enfants d'Athènes, une sorte de
mort morale. Mais ce qui devait le rendre plus cruel
encore pour l'AUighieri, et tout à fait insupportable,
c'était, il nous l'apprend lui-même, la compagnie mau-
vaise et inepte, malvaggia e scempia, avec laquelle il
s'y voyait envoyé. Au lieu de son cher Guido, dont il
pleurait, non sans remords peut-être, la fin préma-
urée...
VIVIANE.
Pourquoi, non sans remords?
60 DANTE ET GOETHE.
DIOT1ME.
Parce que Guîdo était mort à la suite des fièvres
de la malaria qu'il avait prises à Sarzana, pendant
son exil, sous le priorat de Dante, avec les Cerchi,
les Tosinghi, les Bonaparte. Au lieu de son noble
ami Guido, il ne voyait à ses côtés que des gens
sans valeur, des insensés, des impies (c'est ainsi qu'il
les qualifie), dont il lui fallait entendre et subir les
sottises infinies. Ce que les grands hommes ont à
souffrir des partis auxquels ils se rangent, même
alors qu'ils paraissent les commander, n'est pas
croyable. Ce serait un triste, mais salutaire ensei-
gnement, de voir quelle puissance malfaisante peut
exercer sur les caractères généreux, sur les hommes
de génie, la médiocrité enrégimentée sous le drapeau
d'un parti. J'en ai vu de nos jours plus d'un exemple.
Peut-être avez-vous entendu raconter comment, ac-
couru du fond de sa Bretagne pour défendre des
conspirateurs qu'il ne connaissait pas, l'abbé de
Lamennais fut raillé, bafoué clans la prison où il venait
offrir, avec une naïveté sublime, à ces hommes gros-
siers, l'appui de son nom et de sa plume illustre. Vous
n'avez pas oublié Manin, accusé de trahison pour avoir
dit que la maison de Savoie pouvait avancer l'œuvre
de l'unité italienne J'ai ouï dire d'Armand Carrel qu'il
avait souhaité de mourir, tant lui était à charge le soin
de conduire les républicains infatués et indisciplina-
blés. Elle serait longue et tragique l'histoire de ces
âmes Gères et justes que la révolution jette en pâture
PREMIER DIALOGUE. 01
à la vulgarité des partis. Ce serait un martyrologe, la
liste de ces grands cœurs méconnus, calomniés, étouf-
fés, navrés, succombant enfin, non sous les coups de
leurs adversaires, mais dans les dégoûts dont les
accablent leurs prétendus amis politiques. Dante, qui
était envoyé en exil sous le prétexte qu'il penchait vers
le parti gibelin, se voyait en quelque sorte solidaire des
passions gibelines. Il dut participer à des entreprises
insensées. Avec les chefs des gibelins, il erra de ville
en ville. On le voit tour à tour à Vérone qui était la
capitale du gibelinisme lombard, à Padoue, à Bologne,
à Pistoïa, dans la Lunigiana chez les Malaspini, à
Venise, puis enfin à Ravenne chez les Polentani.
VIVIANE.
' Est-il venu à Paris comme on le raconte ?
DIOTIME.
Une fois tout au moins, peut-êlre deux fois. Cela ne
fait pas doute; on ne varie que sur l'époque. Dégoûté
de l'esprit de faction, préoccupé comme il l'était alors
de ses Cantiques, il lui fallait approfondir la science de
la théologie. L'Université de Paris, était fameuse entre
toutes, surtout parmi les Italiens. Pierre Lombard,
saint Thomas, saint Bonaventure, Rémi de Florence,
Gilles de Rome, y avaient professé avec éclat. Robert
de Bardi en fut chancelier. Le pape Jean XXII y fit ses
études. On disait dans le langage du temps que les sept
arts y brillaient comme les sept chandeliers de l'Àpo-
62 DANTE ET GOETHE.
calypse, et qu'entre tous y brillait la théologie. On
sait avec certitude que Dante y vint lui aussi, comme
un peu après Pétrarque et Boccace; qu'il y sou-
tint contre d'habiles et nombreux adversaires un quod
libety réputé prodigieux, ce qui valut à l'amant de
Béatrice, avec le renom de poète, le renom de théo-
logien à jamais consacré par la fresque de Raphaël
où il prend place parmi les Docteurs, et fît inscrire
sur son tombeau ce vers curieux :
Teologus Dantes nullius dogmatis expers.
A part deux ou trois faits comme celui-ci, il n'y a
rien, d'ailleurs, de plus controversé que les traditions
qui se rapportent à l'exil de Dante. Ce qui est positif,
c'est que cet exil douloureux fut sinon consolé, du
moins ennobli et animé par les plus belles études et
par des travaux glorieux. C'est alors que Dante refait
et achève en italien l'Enfer commencé en langue latine;
c'est- alors qu'il écrit il Convito, le Banquet. Malgré
les préjugés régnants sur l'indignité de l'idiome vul-
gaire en matière philosophique, malgré la difficulté
extrême de rendre des idées abstraites dans une langue
populaire à peine formée, Dante écrit il Convito en
prose italienne, afin de mettre à la portée des humbles,
de ceux qui ne se repaissent que d'une nourriture bes-
tiale, la nourriture spirituelle, le pain des anges,
comme il l'appelle, qui fait la joie des âmes d'élite. Il
écrit aussi le traité de l'Eloquence vidgaire, de rulgari
Eloquentia. Dans le même temps, il avance son œuvre
suprême : il conduit à bien le Purgatoire et le Paradis.
PREMIER DIALOGUE. 63
Le sentiment qui soutenait Dante, qui l'animait
dans ses travaux, c'était, avec le grand désir d'excel-
lence en toutes choses et d'immortalité, le désir pas-
sionné de rentrer dans sa patrie ; de se rendre illlustre
à ce point que Florence, l'ingrate Florence, ne pût
souffrir de rester plus longtemps privée d'un citoyen
dont elle recevrait tant de gloire.
ÉLIE.
Il ne me faudrait, entre toutes les ingratitudes dont
est remplie l'histoire des républiques, que cet exil de
Dante pour haïr la démocratie.
DIOTIME.
Je vous demande une seule chose avant de vous
abandonner à cette haine, mon cher Élie, c'est de
relire dans les annales de la royauté les ingratitudes
célèbres des princes, et, à l'occasion, dans le premier
livre des Discours de Machiavel, ce que pense à ce
sujet le plus sagace des politiques... il suffît. Dante
eut un instant d'illusion. Les guelfes, lassés eux-
*
mêmes de leurs rigueurs, voulurent, après seize années,
rappeler quelques bannis. Dans le nombre était Dante.
11 fut invité par la commune de Florence à se présenter
à l'église de Saint-Jean pour y être offert.
VIVIANE.
Offert! Qu'est-ce que cela signifie?
64 DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
C'était une ancienne coutume. A la fête de saint
Jean-Baptiste, avocat, protecteur > maître de la Repu-
Nique, ce sont les titres que lui donnait encore, deux
siècles après, le secrétaire de la République florentine,
Machiavel, on graciait d'ordinaire quelques malfai-
teurs; on les offrait au saint patron de la ville, devant
lequel ils devaient paraître pieds nus, un cierge à la
main, dans l'attitude du repentir , et faire amende
honorable.
Cette année -là, on eut la pensée d'étendre la
grâce à des condamnés politiques, et Dante fut de ceux
que l'on désigna pour rentrer dans Florence. Avant de
savoir à quel prix, il s'exalta dans la joie. Mais aussitôt
que, selon l'usage, un religieux lui eut notifié les con-
ditions de l'amnistie, il entra en grande colère. A ses
amis, à ses proches, qui lui conseillaient vivement de
subir les conditions imposées, il répond par des accents
indignés : « C'est donc là, s'écrie-t-il, la révocation
glorieuse par laquelle Dante Allighieri est rappelé dans
sa patrie après trois lustres d'exil ! C'est là ce qu'a mé-
rité un citoyen dont l'innocence est manifeste! Loin de
moi, loin de celui qui s'est élevé au culte de la philo-
sophie, une telle bassesse ! S'il n'est pas d'autre che-
min pour rentrer dans Florence, je n'y rentrerai ja-
mais. Eh quoi! ne pourrai-je donc, où que je sois,
contempler la splendeur du soleil et des étoiles! Ne
pourrai-je spéculer sur la très-douce vérité, dolcissima
verità, n'importe sous quel ciel, plutôt que de repa-.
PREMIER DIALOGUE. 65
raitre devant le peuple florentin, dénué de gloire, nu-
dato di gloria, que dis-je? couvert d'ignominie ! » Et
il rejette, comme une dernière insulte à son malheur,
la grâce qu'on lui apporte.
A peu de temps de là, une grande nouvelle, un
événement inattendu, rallument dans son cœur, comme
une flamme subite, l'espoir de rentrer triomphant dans
sa patrie. Henri de Luxembourg est élu roi des Ro-
mains; il va passer les Alpes. L'accord des deux puis-
sances impériale et papale promet aux Italiens une ère
de paix. La renommée dit merveille de l'empereur
d'Allemagne. Guelfes et Gibelins, lassés de combals,
attendent sa venue comme celle d'un Messie. L'Italie,
toujours trompée, mais toujours facile à tromper, et
qui attend toujours du dehors un sauveur, se précipite
au-devant de Henri avec des frémissements de joie.
Plus que personne, Dante avait droit de se réjouir. Ce
qu'annonçait la venue de Henri VII, c'était l'accom-
plissement de son idéal politique. Dans son traité de
Monarchia, une de ses dernières œuvres, il venait
d'exposer avec une précision parfaite sa doctrine sur
le meilleur gouvernement des choses humaines.
ÉLIE.
Vous dites qu'il a exposé ses doctrines avec préci-
sion : d'où vient donc qu'il a passé tantôt pour guelfe,
tantôt pour gibelin?
DIOTIME.
La doctrine de Dante n'était, à bien parler, ni guelfe
5
66 DANTE ET GOETHE.
ni gibeline dans le sens étroit du mot, tel que l'avait
fait l'esprit de faction ; et c'est pourquoi elle a servi de
texte à des assertions opposées. Elle était catholique et
particulièrement latine. Dante, en homme qui avait
subi les maux auxquels sont exposés, plus que d'autres,
les communes, les républiques, les gouvernements
populaires, considérait que l'unité et la stabilité des
pouvoirs étaient la condition essentielle de l'État.
Un seul empire là-haut, un monarque de l'univers
qui réside dans le ciel ; un seul empire d'institution
divine ici-bas, le saint Empire romain, gouverné par
l'empereur, qui représente Dieu dans les choses tempo-
relles, et par le saint pontife, qui représente Dieu dans
les choses spirituelles , l'un inattaquable dans sa sou-
veraineté politique, l'autre inviolable dans son Église,
tous deux entièrement distincts dans leurs attributions,
tel était, selon l'Alligliieri, et selon l'opinion la plus
répandue de son temps, Tordre éternel et parfait. Selon
ces opinions, le règne d'Auguste, sous lequel voulut
naître Jésus-Christ, était le moment idéal de l'histoire.
Les usurpations, les querelles des papes et des empe-
reurs, la confusion des pouvoirs spirituel et temporel,
avaient tout gâté; mais tout serait un jour rétabli. La
paix et la concorde seraient ramenées dans le monde
par la réconciliation des deux pouvoirs, à la grande
édification de la chrétienté, au plus grand bien des
nations, à la plus grande gloire de l'Italie.
Telle était l'utopie de la science politique au moyen
âge, où l'on croyait fermement, comme le fonl encore
de nos jours certaines écoles, qu'il appartient aux spé-
PKEMIER DIALOGUE. 67
dilations des philosophes de régler exactement le cours
des choses humaines. Tel était l'avenir rêvé par
Dante, et qui tout à coup lui apparut comme réalisé
dans la personne de Henri Vil, qui, de concert avec le
Pontife, venait revendiquer ses droits, imposer aux
factions F obéissance, remettre en Italie Tordre et la
paix, et lui rendre l'unité qu'elle avait perdue.
ÉLIE.
Pardon si je vous interromps. Mais dans cet idéal
dantesque de pouvoir absolu, de stabilité, d'ordre et
de paix, que devenait la liberté?
DIOTIME.
Lorsque Dante parlait de l'unité du pouvoir, il
n'entendait en aucune façon le pouvoir absolu, croyez-
le bien. Dante aimait la liberté par-dessus toutes
choses : rappelez-vous ce vers d'un accent si tendre :
Libertà Ta cercando ch* è si car a!
Son système d'une souveraineté unique ne porte
aucune atteinte aux droits des communes et des ci-
toyens. « Les nations ne sont pas pour les rois, mais
les rois pour les nations, » dit-il dans sa Monarchie.
Le héros véritable de son livre, c'est le peuple romain
bien plutôt que l'empereur, qui n'est à ses yeux qu'un
personnage éloigné, un peu abstrait, et qui n'a pas des
attributions plus étendues que celles d'un président de
f>S DANTE ET GOETHE.
république. Quant au pape, Dante le circonscrit avec
rigueur dans ses atlributions spirituelles. Ni plus ni
moins que le philosophe Gioberti et Camille de Cavour,
ce grand homme d'État, Dante voulait l'Église libre
dans l'État libre; et, tout gibelin qu'on l'a fait faute
de le bien connaître, il maintient dans son système à
l'abri de tout empiétement, il croit préserver de toute
atteinte la cité, le municipe, cet antique et solide fon-
dement de la civilisation latine.
Il serait difficile, si nous n'en avions des témoi-
gnages écrits de sa main, de se figurer l'exaltation
de Dante, ses transports à la venue de Henri de
Luxembourg. Pour lui, nul doute : ce chevaleresque,
ce pacifique Henri, que précède une si haute renom-
mée, c'est le rédempteur attendu. Dans un juste senti-
ment de son pouvoir intellectuel et de son ascendant
sur les esprits, Dante s'adresse aux princes, aux tyrans,
aux peuples. Il leur parle d'égal à égal, d'un accent
de tribun et de prophète, avec l'autorité du sacerdoce.
11 les adjure d'accueillir ce souverain de l'Italie. « Le-
vez-vous, s'écrie-t-il, levez-vous, rois et ducs, seigneu-
ries et républiques, sortez de vos ténèbres! Le fiancé
de l'Italie, la joie du siècle, la gloire des peuples, le
vrai héritier des Césars, vient au-devant de sa fiancée !»
Et il répand à longs flots d'éloquence son espoir, son
enthousiasme, ses ardentes illusions. Il se croit si près
de leur accomplissement qu'il ne saurait plus tenir en
place. Il accourt* sur les pas de Henri, se figurant déjà
voir s'ouvrir les portes de sa chère Florence. Il s'avance
jusqu'à l'extrême fontière ; il est h Pise.
PREMIER DIALOGUE. 69
C'est là, lout près de* son terrestre paradis, presque
à portée d'ouïr les cloches de son beau temple de
Saint-Jean, qu'un coup violent du sort l'en repousse à
jamais et le rejette désespéré dans l'exil.
C'est à Pise que Dante apprend la mort soudaine de
l'empereur Henri VII. C'est de Pise que, navré d'une
blessure mortelle, et quittant lui aussi toute espé-
rance, il reprend seul et triste le chemin de Ravenne.
Un protecteur généreux, Guido da Polenta, l'y atten-
dait. Il y est reçu avec respect, entouré de soins et
d'honneurs. De plusieurs points de l'Italie, on s'em-
presse, pour distraire ses peines, de lui offrir le triom-
phe poétique. Giovanni da Yirgilio l'appelle à Bologne
pour y recevoir la couronne de lauriers. Dante refuse.
C'était dans sa ville natale, ft dans le doux bercail où il
avait dormi agneau, » dans ce temple de Saint-Jean,
où il avait reçu le baptême de la foi, qu'il souhaitait
de recevoir le baptême de la gloire; il ne voulait pas
ceindre son front d'un laurier cueilli sur la terre
étrangère. D'ailleurs, il en venait peu à peu à retirer
ses esprits des choses de la terre. Comme de nos jours,
Lamennais, qui lui était si semblable par les ardeurs
de son âme superbe et toujours trompée, Dante était
« las de ce qui passe et qui nous déchire en pas-
sant. »
VIVIANE.
Quel sombre dédain d'expression ! Où donc M. de
Lamennais a-t-il écrit cela?
70 DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
Dans une lettre à M me de Senft, si je ne me trompe.
— Dante avait accepté une mission à Venise, où il
croyait pouvoir servir les intérêts de son hôte ; il ne
réussit pas. Ce lui fut un avertissement de quitter les
soucis de ce monde et de tourner désormais toutes ses
pensées vers le ciel.
Que de fois j'ai cherché, j'ai cru suivre sa trace sur
ces grèves de Ravenne, dans cette forêt désolée où
gémit le vent de l'Adriatique, dans cette pineta qui
mêle au bruit des flots le bruit de ses cimes sonores !
Que de fois j'ai cru entendre le poète se parler à haute
voix, se réciter dans celte vaste solitude les dernières
tercines de sa divine cantique, se préparant, s'initiant
ainsi lui-même, par l'exaltation de son propre génie, à
cette vie en Dieu dont il était tout proche !
Le ii du mois de septembre 1321, après cin-
quante-six années d'une existence en proie à ta ni de
trouble, Dante Àllighieri exhala son dernier soupir dans
cet asile de Ravenne qu'il avait appelé « arnica solitudo»
et où l'on peut croire, en effet, qu'une noble amitié,
le recueillement, la claire vue de son immortalité,
donnèrent quelques heures d'une paix suprême à sa
grande âme inquiétée.
Sa destinée, nous l'avons vu, avait été étroitement
liée aux destinées de sa patrie. Il avait été, avec toute
sa génération, profondément agité par de vives curio-
sités, par d'extrêmes terreurs, par de fortes passions,
de grandes joies et de grands désastres. Il avait reçu
PREMIER DIALOGUE. 71
de son siècle tout ce qu'il était possible d'en recevoir.
Il avait su ce que savaient les plus doctes ; il avait rêvé,
espéré, agi, pensé, douté, aimé, haï avec les plus vail-
lants et les plus fiers.
Plus heureux qu'eux tous, il laissait dans une créa-
tion de son génie, dans une œuvre qui lui appartient
en propre, l'image impérissable de ce qu'avaient été
son temps, son peuple et lui-même.
Un moment de silence suivit ces mots. Diotime avait
parlé longtemps. Les heures s'étaient écoulées. Déjà
le soleil, descendu très-bas à l'horizon, plongeait à
demi dans les flots.
Le premier, Marcel en fit la remarque : — La nuit
vient, dit-il en s'arrêtant brusquement. Nous n'avons
pas moins de trois lieues à lairepour regagner Portrieux.
VIVIANE.
Te voilà bien pressé! Moi, je ne quitte pas la grève
qu'on n'ait promis d'y revenir demain. Je ne me senti-
rais pas ailleurs aussi recueillie, aussi bien disposée à
entendre ce que Diotime doit nous dire encore.
DIOTIME.
Vous me voyez couverte de confusion. J'ai disserté
sans fin, et je m'aperçois qu'à peine j'ai abordé mon
sujet.
VIVIANE.
C'est bien pourquoi il nous faudra revenir. Le si-
72 DANTE ET GOETHE.
lencc de cette grève m'attire. Le lointain accompagne-
ment des vagues fait merveille quand vous prononcez
ces grands noms, Dante et Goethe.
DIOTIME.
En ceci, comme en toutes choses, qu'il soit fait selon
le bon plaisir de la fée Viviane.
Pendant qu'on échangeait encore quelques paroles
et qu'on jetait un dernier regard vers les splendeurs
du soleil couchant, Marcel était allé chercher les che-
vaux. De son côté, le cocher, après avoir attendu à
Tréveneuc bien au delà de l'heure fixée, venait au-
devant des promeneurs. Un moment, Grifagno hésita ;
il ne savait s'il suivrait la voiture d'où l'appelait Élie,
ou bien Viviane qui, du bout de sa cravache, lui mon-
trait le chemin des cavaliers. Mais lorsqu'il vit son
ami, le petit cheval breton, partir gaiement au galop
en secouant au vent sa crinière, la tentation fut trop
forte; Grifagno désobéit à son mattre et s'élança de
toute sa vitesse vers la rapide Viviane.
A huit heures, les amis s'asseyaient à une table où
les attendait un repas frugal de poissons et de coquil-
lages. Un monstrueux homard, que la bonne hôtesse
du Talus, M me Évenous, descendante, à en croire son
nom, des anciens rois d'Ecosse, avait jeté tout vivant,
ni plus ni moins que si c'eût été un hérétique» dans la
chaudière d'eau bouillante, en était ressorti couleur
d'écarlate, les yeux hors de tête, dans une attitude
PREMIER DIALOGUE. 73
crispée. Pendant que Marcel, aussi bon gastronome
qu'il était mauvais métaphysicien, raccommodait d'un
condiment de son invention, fort goûté dans tous les
châteaux des Côtes-du-Nord, Viviane était montée à sa
chambre où elle avait noué d'un ruban aux trois cou-
leurs italiennes sa guirlande de verveines. S'avançant,
sans être vue, derrière Diotime, elle posa doucement
sur le front de son amie cette agreste couronne.
C'était le signal. Les verres s'emplirent.
— Vive à jamais Diotime! s'écrièrent Élie et
Marcel.
— Vive la Nina du vrai Dante ! reprit l'aimable
Viviane.
DEUXIÈME DIALOGUE.
DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL.
Le lendemain, en se réunissant dans la matinée
pour Pexcursion projetée au cap Plouha, on s'aperçut
que le temps n'y était pas favorable. Le vent soufflait
de l'ouest; les nuages s'amoncelaient, bas et lourds;
par intervalles, une pluie fine tombait. Les mouettes vo-
laient au ras des flots et poussaient leur cri aigu. On
délibéra s'il serait prudent de se mettre en route; et,
comme la fatigue du jour précédent se faisait encore
sentir, on s'accorda vite sur les motifs de rester à Por-
trieux, et l'on s'établit dans le pavillon.
Ce pavillon, bâti sur une légère élévation de terrain
isolé, abrité d'un bouquet d'arbres, était très en renom
dans le pays. On y venait de fort loin, dans les longs
jours d'été, respirer la brise de mer et s'égayer au con-
cert des oiseaux qui nichaient en multitude sous l'épaisse
feuillée. La bonne M me Évenous, qui tirait quelque va-
nité de ce lieu de plaisance où se donnaient les plus
DEUXIÈME DIALOGUE. 75
beaux repas de la saison, l'avait fait décorer avec beau-
coup de soin ; mais pour nos amis son agrément était
tout entier dans ses deux fenêtres d'où la vue s'éten-
dait, d'une part, jusqu'à la jetée, de l'autre, jusqu'à un
promontoire de roches granitiques que le flot, à la
marée haute, recouvre et qu'il laisse en se retirant tout
enveloppées de goémons, ce qui leur donne un. air
échevelé et pleureur singulièrement pittoresque.
À ce moment, le bateau qui, chaque semaine,
vient faire à Portrieux les approvisionnements de l'Ile
de Jersey, était dans le port, prêt à remettre à la voile.
De longues Oies de bœufs s'avançaient sur la plage,
lentement, tristement, avertis de je ne sais quel mau-
vais destin par les mugissements qui partaient de l'ex-
trémité de la jetée, où l'on procédait à l'embarquement
des animaux. Quelques-uns s'arrêtaient comme frappés
de stupeur, et demeuraient dans un état d'immobilité
presque incroyable. Des enfants de pêcheurs suivaient
cette procession morne, les plus grands portant les plus
petits, tous déguenillés, infirmes, chétifs et hâves, plus
hébétés d'aspect que le bétail, et consternants à voir
pour qui veut croire à la providence divine et à la bonté
humaine. Grifagno, à qui ces enfants et ces bœufs ne
plaisaient pas, avait essayé de les poursuivre et de
mettre, par ses aboiements, quelque désordre dans
cette monotonie ; mais les enfants de la campagne ne
s'émeuvent de rien, et le premier d'entre les bœufs à
qui s'attaqua le gai lévrier lui ayant fait sentir d'une
atteinte de ses cornes qu'il n'entendait pas la plaisan-
terie, Grifagno s'était résigné. Il regardait à distance et
78 DANTE KT GGETHK.
fer l'idiome national, quand une littérature académique,
sans tempérament de race ou de peuple, s'imposait au
goût perverti, ces querelles d'érudits ont, à diverses
reprises, ramené les esprits égarés à la source vive de
poésie que Dante a fait jaillir du sol toscan.
MARCEL.
C'est possible; mais enfin vous l'avez à peu près dit
tout à l'heure : s'il fallait, pour comprendre Dante, lire
tout ce fatras de dissertations, une vie d'homme n'y
suffirait pas.
VIVIANE.
Et puis, tous ces commentateurs ne se contredisent-
ils pas l'un l'autre? Il me semble que, bien loin d'éclair-
cir les textes, ils doivent embrouiller très-fort la cer-
velle du pauvre lecteur.
DIOTIME.
Il y a du vrai dans ce que vous dites là, Viviane.
Durant cette longue controverse qui n'a pas encore
pris (in et qui remplirait à elle seule toute une biblio-
thèque, on a subtilisé, sophistiqué à l'envi sur un hé-
mistiche ou sur un mot, sans parvenir à s'entendre, et
les opinions les plus modernes ne sont pas, peut-être,
les moins opposées.
VIVIANE.
Et vous avez eu le courage de lire tout cela?
DEUXIÈME DIALOGUE. 77
voici délivré d'un grand souci. Il faut bien que je vous
le confesse, la vue de ce gros portefeuille, tout bourré
de notes, à ce que je suppose, ne me présageait rien de
bon; car je ne connais pas, pour ma part, de peste plus
noire que ces cuistres, ces triples pédants qu'on baptise
du nom de commentateurs, et qui s'abattent sur les
œuvres du génie comme le., sauterelles sur les mois-
sons d'Egypte.
DIOTIME.
Vous me louez trop vite, Marcel, de ce que je n'ai
point dit. Il s'en faut que j'aie cette haine vigoureuse
que vous portez aux commentateurs. A mon sens, ceux
de la Comédie ont rendu de vrais services. Sans eux,
je parle des anciens surtout, nous aurions aujourd'hui
perdu toute trace d'une multitude de particularités de
la vie florentine, auxquelles Dante fait allusion dans son
poème et qui rompent très-heureusement, par un ac-
cent de vérité familière, la solennité de l'ensemble.
Selon l'opinion de Fauriel, qui compare les commen-
tateurs de Dante à ceux d'Homère, ils auraient eu un
mérite plus grand encore : ils auraient contribué, pour
leur bonne part, au maintien de la nationalité littéraire
de l'Italie.
ÉLIE.
Comment cela ?
DIOTIME.
Quand le classicisme grec ou latin menaçait d'étouf-
80 DANTK ET GOETHK.
ai mis une grande persévérance, mais c'était plus forl
que moi; et, chaque fois que je m'y reprenais, le livre
me tombait des mains.
DIOTIME.
Nous le relèverons respectueusement, Viviane, et, si
vous m'en croyez, nous suivrons l'exemple de ce sage
prélat qui un jour, à Oxford, sommé par des théologiens
qui disputaient sur la Bible, d'entrer dans leurs que-
relles, prit de leurs mains les saintes Écritures et y dé-
posa un pieux baiser.
VIVIANE.
Mais la Comédie n'est pas la Bible.
DIOTIME.
Elle a été longtemps appelée le poème sacro-saint,
il sacratissimo poema, et, assurément, elle est, elle
restera toujours le Livre par excellence de ce peuple
florentin qui, lui aussi, se nommait le Peuple de Dieu.
MARCEL.
Comment! ces Florentins du diable ont eu le front
de s'appeler le Peuple de Dieu ?
DIOTIME.
Tout comme les Hébreux, mon cher Marcel, qui ne
les valaient certes pas. Savonarole, en leur donnant
pour roi Jésus-Christ, ne les appelle pas autrement ; et,
DEUXIEME DIALOGUE. 81
cent ans auparavant, le cardeur de laine Michel Lando,
quand triomphait à Florence le tumulte des Ciompi, se
faisait proclamer, dans la grande salle du Palais de la
Seigneurie, Gonfalonier de la République du Peuple
de Dieu... Mais je reviens à vos objections, Viviane.
Avec votre justesse habituelle, vous faites de la Comé-
die une critique qui allège singulièrement ma tâche.
D'un trait vous avez marqué les défauts, les grands dé-
fauts de la trilogie dantesque; je n'y veux pas contre-
dire. Je ne suis pas de ces idolâtres qui transforment en
beautés les défauts du maitre. Je ne confonds pas l'ob-
scurité avec la profondeur; je ne pense pas que la mo-
notonie soit un effet de la perfection. Pas plus que vous
je ne parviens à ranimer dans mon esprit celte triple
orthodoxie théologique, métaphysique et scientifique
que saint Thomas, Àrislote et Ptolémée imposaient au
moyen âge, et dont le génie de Dante lui-même était si
bien pénétré, que, à part certaines opinions particu-
lières et quelques idées empruntées aux Arabes et à
Platon (au Platon d'Alexandrie s'entend), il ne pouvait
rien imaginer en dehors d'elle. J'admire Dante non pas
à cause des doctrines et des symboles qui lui sont sug-
gérés par son siècle, mais en dépit de tout cela. Je
l'admire pour la merveilleuse puissance de son génie
qui, dans, ce monde d'abstractions, dans ces régions
d'un surnaturel qui n'a plus aucune prise sur notre
imagination, fait palpiter la douleur, la haine, la ven-
geance, la joie, l'amour, toutes les passions de la vie
réelle, et l'éternelle jeunesse d'un cœur héroïque.
Songez donc, Viviane, à tout ce que la Comédie a
6
82 DANTE ET GOETHE.
inspiré aux arts, de chefs-d'œuvre qui nous charment
encore! Rappelez-vous ces églises, ces palais de Flo-
rence, que nous visitions ensemble Tan passé! ces
fresques du Dôme, de Santa Maria Novella, du Bargello,
les peintures de Saint-François d'Assise, celles d'Or-
vieto, de Padoue, du Campo-Santo , les stances du
Vatican, la chapelle Sixtine, où la personne et l'œuvre
de l'AHighieri ont reçu de la main des Giotto, des
Gaddi, des Àngelico, des Orgagna, des Masaccio, ils
Michel-Ange et des Raphaël, une réalité pittoresque et
sculpturale qui suffirait à elle seule, à supposer que
la Comédie eût péri, pour la rendre immortelle ! el de
nos jours, tout à l'heure, les plus grands artistes,
Flaxman, Cornélius, Ingres, Scheffer, Delacroix, y
trouvant le sujet de compositions qui deviennent aus-
sitôt populaires! et le culte passionné d'un Alfieri, d'un
Gioberti, d'un Giusti pour le grari Padre Allighierii
et l'enthousiasme de la Jeune Italie qui fait de la
Divine Comédie son Évangile ! et la piété d'un Manin
qui consacre les veilles de l'exil è l'étude et à l'ensei-
gnement du poème dantesque ! et les supplications ré-
pétées de Florence pour obtenir de Ravenne, qui les
veut garder comme un glorieux dépôt, les ossements
sacrés de l'AHighieri ! et la fête solennelle qui se prépare
en ce moment même, à Florence, par les soins de toutes
les municipalités italiennes, pour célébrer l'anniversaire
duGrand Italien! Tout cela, que serait-ce donc, Viviane,
si ce n'était le signe manifeste de celle puissance de vie
que cinq siècles de durée n'ont point affaiblie, qui nous
attire, nous aussi, quoi que nous en ayons, et que vous
DEUXIÈME DIALOGUE. H3
allez bientôt sentir, soyez-en sûre, se communiquer à
vous, si vous ne craignez pas de tenter une fois encore
avec moi le voyage dantesque?
VIVIANE.
À vos côtés je ne craindrai jamais ni fatigue ni en-
nui. Me voici prête à vous suivre de l'enfer au ciel.
DIOTIME.
Mais vous, Marcel, qu'en dites-vous? N'allez-vous
pas faire comme ce bon monsieur Gervais dont parle
votre ami Voltaire, à qui l'on proposait le même voyage,
mais qui recula de deux pas, trouvant le chemin un peu
long?
MARCEL.
Non vraiment. Par le temps qu'il fait, cette excur-
sion métaphysique me semble fort à propos. Vous me
permettrez bien, d'ailleurs, de loin à loin, pour me ra-
fraîchir l'esprit de tant de sublimités, quelque légère
critique, et vous ne me laisserez pas dans les flammes
de l'enfer pour cause d'incrédulité, n'est-ce pas, Dio-
time?... Et tenez, avant de nous mettre en route, expli-
quez-moi donc ce titre de Comédie, qui, tout d'abord,
me choque; car enfin, à part quelques diableries assez
drôles, je ne vois pas le plus petit mol pour rire dans
cette fameuse Comédie.
DIOTIME.
L'intention de Dante ne fut pas un moment de vous
84 DANTE ET GOETHE.
faire rire, mon cher Marcel ; il ne prétendait aucune-
ment amuser, il voulait non pas divertir, mais avertir,
et, s'il se pouvait, convertir ceux qui le liraient. A la
façon des prophètes hébraïques dont il a le génie vision-
naire et imprécateur, il veut émouvoir d'une terreur
salutaire les âmes endurcies; il cherche à ranimer la
foi des croyants en mettant sous leurs yeux les récom-
penses et les châtiments réservés dans l'autre vie aux
fidèles et aux pécheurs, en rendant visible et palpable
la vérité des jugements de Dieu. Dans ce poème extraor-
dinaire, Dante raconte sa propre conversion, de quelle
manière son âme, égarée dans les dissipations de la vie
mondaine, fut ramenée au bien par l'étude et la con-
templation des choses divines. Il veut, à son exemple,
retirer ses contemporains du vice et de l'erreur, leur
offrir, pour nourrir leur âme, tout l'ensemble des véri-
tés qu'il a acquises, la somme, comme on eût dit alors,
de son savoir, ce qu'il appelle lui-même, dans son lan-
gage métaphorique, le pain spirituel. Il veut aussi, avec
toute l'ardeur de son ambition poétique, faire de son
œuvre une apothéose de la femme qu'il a aimée, et
s'éterniser avec elle. Il veut enfin, comme de nos jours
l'auteur de Faust, à qui je le compare, unir à jamais,
couronner, dans la gloire céleste, les trois aspirations
suprêmes de l'homme vers Dieu, la foi, la science et
l'amour.
VIVIANE.
Mais alors, je dis comme Marcel : pourquoi ce titre de
Comédie qui trompe?
DEUXIÈME DIALOGUE. 85,
ELIE.
Il faut savoir, Viviane, que le mot comédie n'avait
pas au moyen âge le sens qu'il a pris plus tard. Les
comédies ou plutôt les spectacles de marionnettes qui
se donnaient dans les foires, sous les porches des égli-
ses, et dont le sujet était presque toujours emprunté à
la Bible ou à la légende, étaient généralement des pan-
tomimes. Placé sur le devant de la scène, un coryphée
récitait ou chantait, en prose ou en vers, l'action que
les personnages de bois exprimaient par leurs gestes.
On appelait ces explications narratives des cantiques.
DIOTIME.
Votre observation est juste, Élie ; et, quant h moi,
je ne doute pas que la division du poëme de Dante en
cantiques et son titre de comédie ne vienne de ces re-
présentations scéniques que les Florentins avaient hé-
ritées des Romains, leurs ancêtres, et qu'ils aimaient
passionnément.
ÉLIE.
Mais j'y songe..., vous rappelez-vous les vers que
chantait Trimalcion à ses convives, pendant que pas-
sait à la ronde, sur la table du festin, le fameux sque-
lette d'argent décrit par Pétrone? Ce squelette, qui
faisait des gestes et prenait des attitudes expressives,
c'était une marionette funèbre, un personnage de comé-
die ; ces vers étaient un canticum :
Heu I heu! nos miseros, quam totus homuncio nil est.
# 86 DANTE HT GOETHE.
Cola n'avait rien de fort gai ni de précisément comique,
comme vous voyez, Viviane.
DIOTIME.
Il y a, d'ailleurs, une autre raison encore de ce titre
de Comédie qui a dérouté même la critique allemande,
que Srhelling et Gervinus déclarent inexplicable, et
dont Schopenhauer s'égaye comme d'une ironie ; selon
l'opinion du temps, ce titre convenait aux compositions
d'un genre mixte et tempéré, écrites dans un style sim-
ple. C'est pourquoi, au vingtième chant de l'Enfer,
Dante fait dire à Virgile parlant de l'Enéide Val ta mia
tragedia, et que, de son propre poème, il dit, au chant
suivant, la mia commedia.
ÉLIE.
En cherchant bien, je crois que nous trouverions
plus d'un exemple de ce titre de Comédie appliqué à
des sujets fort graves; à l'instant, il me revient d'avoir
vu, je ne sais plus où, sur un catalogue de livres por-
tugais du xv e siècle, la Comedieta diPonza, par le mar-
quis de Santillane, et la préface que j'ai feuilletée appe-
lait ce poëme une allégorie tragique.
MARCEL.
Voilà qui est plaisant! Mais, si modeste que fût, à
l'en croire, l'idée que se faisait Dante du genre et du
style de sa Comédie, il ne lui en attribue pas moins une
qualification fort peu modeste en l'appelant divine.
DEUXIÈME DIALOGUE. 87
DIOTIME.
Ce n'est pas Dante, mon cher Marcel, qui a donné
à sa Comédie l'épithète de divine. Elle ne l'a reçue
qu'après sa mort, de la foule qui se pressait dans les
églises pour l'entendre lire. Et encore, ce n'a pas été
tout de suite. Le décret de la commune de Florence
qui institue la première chaire pour l'exposition des
Cantiques (c'était, si je ne me trompe, en 1373), ne les
appelle encore que le Livre de Dante.
MARCEL.
Et on les lisait en guise de prêche! Oh! mais cela
change la question. En tant que comédie, je ne les
trouve point divertissantes vos cantiques, mais en tant
que sermon Si M. le curé de Saint-Jacques voulait
bien nous lire en chaire quelques chants de l'Enfer de
Dante, je serais plus assidu à l'office, car enfin, si les
démons de l'Allighieri ne sont pas toujours amusants,
il leur arrive du moins, par-ci par-là, de dire de fort
beaux vers, tandis que son diable à lui parle une bien
méchante prose.
DIOTIME.
Par-ci par-là ! quelle indulgence pour ce barbare
Allighieri!
MARCEL.
Voltaire comptait dans la Comédie une trentaine de
bonnes tercines.
88 DANTE ET GOETHE.
ÉLIE.
Je crois me rappeler que Bettinelli en accorde cenl
cinquante environ; M. de Lamartine, qui doit s'y con-
naître, assure que Dante a écrit soixante très-beaux
vers. Mais, dites-moi, cette exposition de la Comédie,
qui se faisait dans les églises, elle s'accorde mal, ce me
semble, avec ce que vous nous disiez hier, que Dante
avait été de son vivant suspecté d'hérésie.
DIOTIME.
La Comédie a été tour à tour considérée comme un
sujet d'édification ou de scandale, selon le sentiment
plus particulièrement chrétien du papiste dans lequel
on la lisait. Elle a été recommandée ou prohibée à
Rome, selon qu'y soufflait un esprit plus zélé pour les
intérêts spirituels de l'Église ou plus jaloux des préro-
gatives du Saint-Siège. Les prieurs de Florence, en
conférant au vieux Boccace le soin d'exposer publique-
ment dans l'église de San-Stefano la Comédie, pensaient
que, pour le peuple florentin, elle serait une école
de vertu ; et c'était aussi la persuasion du gouvernement
national qui restaura en Toscane la liberté, quand, aux
premières heures d'un pouvoir en proie aux plus pres-
sants soucis de la politique, il rouvrait avec éclat la
chaire dantesque supprimée par les princes étrangers
qui auraient voulu imposer à l'Italie jusqu'à l'oubli de
son nom et de son histoire. Quant au peuple, qui allait
entendre dans les églises le récit de la vision dantesque,
il la tenait, non pour fiction, mais pour réalité. Il rêvé-
DEUXIÈME DIALOGUE. 8U
rait Dante comme un autre saint Paul. Les Dominicains,
non plus, lorsqu'ils expliquaient les cantiques h Santa
Maria del flore et à San-Lorenzo, ne doutaient certes
pas de leur orthodoxie. De très-saints personnages les
recommandaient comme lecture de carême. Ce fut à la
prière du concile qui condamnait Jean Huss, qu'un
évêque italien, Giovanni da Serravalle, entreprit une
version latine de la Comédie. D'autre part, 5 la vérité,
on en jugeait différemment. Nousavons vu Dante mandé
devant l'inquisiteur. Après sa mort, on ne saurait lais-
ser en paix ses os. La cour de Rome en voulait h Dante,
non-seulement pour avoir jeté en enfer des cardinaux,
des papes et jusqu'à un pontife canonisé, mais encore,
chose plus grave, pour avoir soutenu, dans son traité
de la Monarchie, que le pouvoir de l'empereur égale
celui des souverains pontifes, et que l'autorité de la tra-
dition est moindre que celle des saintes Écritures (pro-
positions condamnées plus tard par le concile de Trente).
Ajoutons que l'Allighieri, lorsqu'il faisait partie du Con-
seil des Anciens, s'était toujours opposé aux subsides
demandés par le pape à sa chère ville de Florence.
ÉLIE.
Atto Vannucci m'a fait voir un jour à la bibliothè-
que Magliabechiana, sur les registres du Conseil des
Anciens, ce vote laconique signé Dante Àllighieri :
Ni ente per il papa.
DIOTIME.
C'était aussi de très- mauvais œil que l'on voyait à
90 DA.NTE ET GOETHE.
Rome la langue populaire mise par Dante en honneur,
au détriment du latin, qui élait la langue du parti guelfe
et qui gardait inaccessible aux profanes le trésor dan-
gereux de la science et de la philosophie.
ÉLIE.
On aurait voulu à Rome arrêter l'essor de la langue
italienne! Et pourquoi?
DIOTIME.
L'essor de cette belle langue, que Ton appelait alors
nouvelle, c'était l'essor de l'esprit nouveau d'indépen-
dance et de libre examen. On le sentait instinctivement
à Rome. Nouveauté, liberté, deux termes synonymes, éga-
lement suspects au clergé romain. Sur ce point, jamais
il n'a varié. Le souverain pontife condamne l'astronomie
nouvelle de Copernic, parce qu'elle est contraire à l'as-
tronomie ancienne de Josué, comme il a blâmé la mu-
sique nouvelle, le chant en parties, parce qu'elle est
contraire à la musique ancienne, à l'unisson du chant
grégorien. Le cardinal-légat Bertrand du Poyet ou del
Poggotto, envoyé par Jean XXII à Ravenne pour faire ex-
humer les os de Dante et jeter aux vents ses cendres,
pensait exactement comme de nos jours le cardinal Pacca,
chargé par Léon XII d'annoncer à l'abbé de Lamen-
nais la condamnation du journal l'Avenir, et qui lui
écrivailà cette occasion une phrasedont je me souviens
mol pour mol, tant elle exprime clairement la doctrine
pontificale touchant les libertés de la société civile et
politique. « Si, dans certaines circonstances, dit le car-
DEUXIÈME DIALOGUE. 01
dinal Pacca, la prudence exige de les tolérer comme un
moindre mal, elles ne peuvent jarrfais être présentées
par un catholique comme un bien, ou comme un état
de choses désirable. » Je cite fidèlement, bien que de
mémoire.
ÉLIE.
Mais, permettez...
VIVIANE.
Ne permettez pas qu'il discute ; vous savez qu'un
Breton ne cède jamais. Pour peu que Marcel s'en mêle,
nous ne commencerons pas aujourd'hui le voyage dan-
tesque.
DIOTIME.
Pour expliquer, sinon pour excuser la mission du
cardinal del Poggetto, il faut dire que l'orthodoxie de
Dante a toujours et partout été contestée. Un des plus
convaincus entre les réformés du xvi e siècle, Duplessis-
Mornay, salue Dante comme un précurseur; un autre
l'inscrit au catalogue des illustres Témoins de la vérité;
le concile de Trente se range à cet avis et condamne la
Comédie. C'est encore aujourd'hui l'opinion de la cri-
tique protestante en Allemagne, que le poème dantes-
que est tout pénétré de ce qu'elle appelle l'élément
réformateur. Lorsque l'inquisition d'Espagne, au
xvii e siècle, prend pied en Italie, elle expurge rigoureu-
sement les Cantiques, puis, au siècle suivant, la Société
de Jésus les explique à la jeunesse, en fait une édition
02 DANTE ET GOETHE.
qu'elle dédie au souverain pontife, et à laquelle elle
ajoute cette versioh italienne du Magnificat, du Credo
et des Psaumes qui mettrait hors de doute, si elle était
authentique, la parfaite orthodoxie du poète. La dispute
à ce sujet n'a pas encore cessé de nos jours. Ozanam
et Balbo pensent, avec le cardinal Bellarmin, que Dante
était bon catholique. Renouvelant les excentricités du
Père Hardouin, qui attribuait la Comédie à un adepte
deWiclef, un écrivain contemporain voit dans les Can-
tiques le mystérieux langage d'un sectaire. Ugo Foscolo
et Rossetti ont fait de Dante un libre penseur, un révo-
lutionnaire du xix° siècle. Mazzini, qui Ta étudié avec
amour, ne consent à voir en lui qu'un chrétien et non
un catholique. Enfin, tout « l'heure, la congrégation
de l'Index met sur la liste des ouvrages dont la lecture
est interdite aux fidèles, avec les Mémoires du Diable,
par Frédéric Soulié, et les Bourgeois de Molinchart,
par Champfleury,.une édition nouvelle de la Divine Co-
médie; et le Calendrier évangélique qui se publie à
Berlin porte le nom de Dante, avec les noms de Joa-
chim de Flore, de Calvin, de Luther, de Coligni. Vous
le voyez, Élie, selon les temps, je me trompe, dans le
même temps, le pgème de Dante a été revendiqué
tout ensemble par les partisans et par les adversaires
de Rome.
ÉLIE.
Mais vous, qu'en pensez-vous?
DEUXIÈME DIALOGUE. 93
DIOTIME.
r Je pense que la Comédie est catholique, et par le
milieu où elle a été conçue, et par sa donnée générale,
et par l'occasion qui en hâte l'exécution et même par le
sentiment moral qui l'inspire, mais que, à l'insu peut-
être de Dante, elle est mêlée, comme la société dans
laquelle il vivait et comme son propre génie, d'un grand
nombre d'élémenis étrangers ou contraires à l'ortho-
doxie, en sorte que l'Église romaine et la critique pro-
testante ou rationaliste n'ont eu ni tout à fait raison ni
tout à fait tort quand elles l'ont déclarée non catho-
lique.
VIVIANE.
Expliquez-vous, je vous prie.
DIOTIME.
Par exemple, si nous considérons le lieu et le mo-
ment où la Comédie se produit, hésiterons- nous à don-
ner au xiv e siècle italien l'épithète de catholique? Kl
pourtant, quelle licence effrénée de mœurs et d'opi-
nions dans Florence ! quelle incrédulité railleuse dans
le peuple, quel dédain de la cour de Rome dans le gou-
vernement de laRépublique, quelle rébellion incessante
aux décrets pontificaux! Au sein des universités, en
plein enseignement, quelles infiltrations des idées ara-
bes, quel excès d'enthousiasme pour l'antiquité païenne,
quelles témérités de l'astrologie et de l'alchimie, quel
matérialisme de la médecine et de l'anatomie qui corn-
VU DANTE ET GOETHE.
mence! Parmi les grands et les riches, que d'épicuriens
et de libertins, que d'esprits forts, et qu'on était voisin
du temps où Boccace, devançant de trois siècles un
Lessing et un Voltaire, allait comparer, en les égalant,
les trois religions juive, chrétienne et musulmane! Et
cet horoscope hardi que Pierre d'Abano tirait de leurs
destinées futures , et cet Evangile Etemel qui annon-
çait une troisième révélation supérieure à celle du
Christ et qui, du fond de la Calabre, agitait toute l'Italie,
ne cachaient-ils pas en germes cette question que
nous croyons née dans notre siècle : Comment les dog-
mes finissent! Et ce Millenium annoncé qui n'était
pas venu! Quel ébranlement de la foi, quel trouble dans
les consciences! Et ces vertus héroïques dont Florence
était si fière, ces vertus fatalistes, superbes et vindica-
tives des Farinata, des Cavalcanti qui ne s'humilient
pas même dans l'enfer, n'étaient-elles pas formées sur
le modèle stoïcien bien plus que sur l'idéal de la sain-
teté chrétienne? et les grands hommes ne pratiquaient-
ils pas l'imitation de Caton, bien plutôt que l'imitation
de Jésus-Christ? Il s'en faut, Viviane, que ces temps
de foi que pleurent les dévots et qu'ils voudraient ra-
mener, aient été exempts d'incrédulités et de doutes.
Dans un vaste horizon catholique, ces siècles, tout
comme le nôtre, renfermaient une infinité de choses,
d'idées et de personnes qui n'étaient point du tout ca-
tholiques. Ne soyons donc pas surpris de retrouver
dans le génie de Dante et dans son œuvre les contra-
dictions de son siècle.
DEUXIÈME DIALOGUE. 95
ÉLIE.
Vous venez de nous dire que l'occasion delà Divine
Comédie avait été catholique. Comment l'entendez-
vous?
DIOTIME.
Cette occasion fut le grand Jubilé célébré à Rome
dans la première année du xiv e siècle. C'est la date que
Dante assigne n sa vision. On ne sait pas avec certitude
s'il assista à cette solennité extraordinaire qui vit pen-
dant quelque temps arriver au siège de la catholicité deux
cent mille pèlerins par jour, mais cela paraît bien pro-
bable; en tous tas, Yillani, qui se trouvait à Rome, dut
lui en faire une vive peinture, et plusieurs comparai-
sons des cantiques qui s'y rapportent montrent que
l'imagination du poète avait reçu du moins le contre-
coup de l'exaltation universelle produite par la pompe
et la nouveauté d'un tel spectacle. Je ne voudrais pas
omettre non plus cette autre occasion, quoique secon-
daire, dont je vous parlais hier, cette représentation de
l'enfer sur le pont alla Carraia, qui eut pour dénoû-
menl, le pont s'étant rompu, l'engloutissement d'une
foule immense accourue, comme elle y était conviée,
« pour apprendre des nouvelles de l'autre monde. »
Quant au sentiment moral qui inspire la Comédie, il est
presque toujours catholiqne; c'est la foi dans la purifi-
cation du péché par la vertu de la confession et de l'ex-
piation volontaire, c'est un humble et amoureux espoir
du salut par l'intercession de la Vierge et des saints...
WJ DANTE KT GOETHE.
ELIE.
Sans doute, j'ai bien entrevu tout cela dans la 6b-
médie; mais j'y ai vu d'autres sentiments aussi qui ne
me paraissent pas du tout catholiques, l'orgueil qui
éclate partout, la passion de la gloire, la colère, la ven-
geance... une opinion de soi la plus éloignée qui se
puisse de l'humilité chrétienne.
DIOTIME.
Je vous disais à l'instant, mon cher Élie, que Dante
avait été, avec toute sa génération, en proie à des in-
fluences di\ erses où le paganisme grec et latin avait au-
tant de part que la révélation chrétienne. Bien des élé-
ments opposés entraient comme en fusion dans son tem-
pérament ardent, bien des passionscontraires étaient en-
traînées ensemble dans le généreux essor de son génie.
Nous allons voir tout à l'heure comment il introduit,
sans scrupule, dans cette donnée légendaire de la vision
et dans cette trilogie catholique que lui impose la foi du
moyen âge, une foule de personnages, dieux, démons,
héros de l'antiquité polythéiste, absolument étrangers à
la mythologie chrétienne.
VIVIANE.
Vous disiez que cette donnée de la vision est impo-
sée à Dante ?
DIOTIME.
Imposée serait trop dire. Klle était familière aux
imaginations, elle s'offrait d'elle-même au poêle.
DEUXIÈME DIALOGUE. 97
VIVIANE.
Mais c'était une raison, ce me semble, pour un
homme de génie, d'écarter, puisqu'elle était si banale,
une forme si ennuyeuse.
DIOTIMK.
Vous êtes trop artiste, Viviane, pour ne pas sentir
quel avantage c'est pour le poète de trouver un cadre
tout fait, accepté par l'imagination populaire. De tous
les poètes modernes, celui qui a le plus réfléchi sur les
lois de l'art, Gœthe, en jugeait ainsi lorsqu'il choisis-
sait pour cadre à une invention entièrement originale
quant aux sentiments et aux idées, une vieille pièce de
marionnettes qui traînait depuis deux cents ans sur
tous les théâtres de la foire. Avant lui Lessing avait eu
la même pensée et voulait également faire un drame du
docteur Faust. Dante qui sentait s'agiter en lui un es-
prit tout nouveau, Dante qui avait tout à créer, jusqu'à
celte langue hardie, personnelle à ce point qu'on en a
pu dire qu'elle était dantesque avant d'être italienne et
que certains mots créés par lui n'ont servi qu'à lui seul,
Dante était trop heureux de prendre en quelque sorle
des mains du peuple cette donnée de la vision, devenue
pour nous une convention inanimée comme le songe
de la tragédie classique, mais qui alors, dans la viva-
cité des croyances populaires, avait une réalité sensible.
Faire accepter des formes nouvelles, c'est, pour les
poètes, une tension de l'esprit où s'use beaucoup de la
force créatrice qu'ils appliqueraient plus heureusement
à la composition intime du sujet. Quel privilège pour
7
98 DANTE ET GOETHE.
les artistes grecs et italiens de sculpter ou peindre des
sujets connus de tous! L'émotion était instantanée;
l'intérêt pour les personnages, l'adoration pour les di-
vinités représentées, se confondaient avec l'enthousiasme
pour le talent qui les figurait aux yeux. Il n'y avait pas
d'hésitation; il n'était besoin d'aucune recherche de
l'esprit pour admirer la Minerve de Phidias ou le Juge-
ment dernier de Michel-Ange. Mais voyez ce qui arrive
aujourd'hui ! Les lettrés seuls comprennent la plupart
des sujets traités par les arts. Que sait la foule touchant
l 1 Orphée de Delacroix, V Œdipe de M. Ingres, ou la Mi-
gnon de Scheffer? Et lorsqu'il lui faut lire dans le livret
de nos expositions un long argument qui lui explique
un sujet d'histoire ou de sainteté qu'elle ignore, com-
ment éprouverait-elle ces frémissements, ces transports,
ce « tumulte de joie, » dont je vous rapportais hier un
effet si charmant, à propos de la Madone de Cimabuë !
VIVIANE.
Je le crois comme vous. L'indifférence du peuple
pour la plupart des sujets traités par nos artistes doit
être pour beaucoup dans la froideur publique dont ils
se plaignent.... Ces visions si populaires, ne nous avez-
vous pas dit qu'elles étaient originaires des cloîtres?
DIOTIME.
Elles étaient naturelles à des hommes qui renon-
çaient à tous les attachements de la vie présente, pour
s'absorber dans la contemplation des choses de la vie
future, et c'est là, en effet, dans les cloîtres, qu'elles
ont pris commencement. Mais, à son tour, le peuple,
DEUXIÈME DIALOGUE. 99
quand il crut que le monde allait finir, s'inquiéta fort
de ce qui l'attendait par delà. Les traditions autorisées
par l'Église admettaient des communications surnatu-
relles entre le ciel et la terre. Quelques textes de saint
Pierre, commentés par les Pères des premiers siècles,
l'Apocalypse, l'Évangile de Nicodème, la Vision de saint
Paul, celle d'Hermas que l'on croyait écrite sous l'in-
spiration divine, celle que le pape Grégoire VII avait eue
et qu'il se plaisait à raconter en chaire, ne laissaient à
cet égard aucun doute. Les descriptions de l'autre vie
abondaient dans une multitude d'ouvrages qu'on lisait
avidement. Les chansons populaires étaient remplies de
peintures de l'enfer; la fiction d'un trou, d'un puits par
lequel on y descendait, était généralement répandue.
Pour satisfaire les curiosités de Clément V, un nécro-
mant y transportait son chapelain. Ces sortes de visions
ou de voyages dans l'autre monde n'étonnaient guère
plus d'ailleurs que les voyages entrepris par de hardis
navigateurs et par des missionnaires dans les contrées
inconnues de notre globe, d'où l'on rapportait alors
tant de prodiges. C'était le temps des Mirabilia.
VIVIANE.
Les Mirabilia? Qu'est-ce que cela?
DIOTIME.
C'était le nom de toute une classe de livres consa-
crés à la description des choses émerveillables qui se
voyaient aux pays lointains. Il y avait les Mirabilia de
l'Orient, les Mirabilia de l'Irlande, les Mirabilia du
monde. En ces temps d'ignorance, les récits véridiques
100 DANTE ET GOETHE.
ne semblaient pas moins prodigieux que les fictions.
L'océan Atlantique et les mers polaires excitaient pres-
que autant de curiosité et d'effroi que les régions infer-
nales. Quand Marco Polo, revenantà Venise après vingt
ans d'absence, raconta à ses compatriotes les choses
qu'il avait vues sur l'océan Indien, lorsqu'il publia son
Livre des choses merveilleuses^ ce ne fut qu'un cri
d'étonnement. La première carte géographique, où un
autre Vénitien, Marco Sanuto, avait situé, d'après les
cartes arabes, le continent africain au milieu des eaux,
causa une indicible surprise. Beaucoup plus tard, dans
la légende de Faust, on trouve encore de vives traces
de la passion populaire pour ces voyages merveilleux à
travers les mers et les airs, dans l'ancien et le nouveau
monde. La vie elle-même était alors considérée comme
un voyage. Selon le tour métaphorique que l'on prenait
dans la lecture habituelle des- Livres saints, l'homme,
ici-bas, était un pèlerin, un fils égaré dans la vallée des
larmes, qui cherchait son chemin pour rentrer dans la
maison du Père céleste... Et vous auriez voulu, Viviane,
que Dante ne tînt pas compte d'une préoccupation, d'une
passion universelle des esprits? qu'il écartât cette
forme de la vision et du voyage qui rencontrait dans le
peuple une croyance naïve, que l'Église autorisait, et
que les esprits les plus cultivés acceptaient sans hési-
tation? Il eût fallu pour cela qu'il ne fût pas ce qu'il
était dans toutes les fibres de son être, un grand, un
véritable artiste.
VIVIANE.
J'ai parlé sans réflexion ; ce que vous dites est de
toute évidence.
DEUXIÈME DIALOGUE. 101
DIOTIME.
Nous allons voir de quelle manière notre poète
prend possession de cette donnée banale, comment il la
transforme, la fait servir à l'expression de ses senti-
ments, de ses idées propres, et lui imprime le sceau de
son génie.
VIVIANE.
J'écoute de toute mon attention.
DIOTIME.
La composition de la trilogie de Dante, c'est-à-dire
la représentation qu'il s'est faite des trois royaumes où
s'exerce la justice finale de Dieu, est d'une précision
parfaite. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, avec leurs
divisions et leurs subdivisions, sont construits selon la
rigueur des lois mathématiques et se suivent dans un
ordre savamment combiné, en formant un parallélisme
exact, de telle sorte que l'on a pu tracer au compas
des cartes topographiques de ces lieux imaginaires, et
planter de jalons la route que le voyageur y a parcourue
en rêve. J'ai ici la copie de l'une de ces cartes. C'est
celle que Philaléthès, le roi Jean de Saxe, a jointe à son
excellent commentaire. Jetons-y un coup d'oeil. Ma
mémoire y trouvera un peu d'aide, et mes explications
vous paraîtront moins obscures.
MARCEL.
Quelle invention bizarre, et véritablement de l'autre
monde !
102 DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
L'Enfer de Dante a pour origine la chute des anges
rebelles. Leur chef, le beau et resplendissant Lucifer,
précipité du ciel, tombe la tête la première sur notre
planète, qui est, selon l'astronomie du moyen âge, le
centre du monde. Il s'y abfme, en creusant un vide qui
prend la forme de cône renversé, jusqu'au milieu de
l'hémisphère de terre ferme, c'est-à-dire, d'après les
géographes du temps, jusqu'aux antipodes de Jérusa-
lem.
ÉLIE.
Ista est Jérusalem ; in medio gentium posui eam et
in circuitu ejus terrain.
DIOTIME.
C'est cela. Mais comment savez-vous si couramment
votre Ézéchiel?
ÉLIE.
Parce que la passion que vous avez pour l'Alli-
ghieri, je l'ai, moi, pour les prophètes.
DIOTIME.
Cela n'est pas si différent qu'il semblerait. Le génie
de Dante est tout à fait biblique. A chaque pas, dans sa
Comédie, nous rencontrerons des réminiscences des
prophètes, en particulier d'Ézéchiel et de Jérémie. —
Lucifer, dont la rayonnante beauté devient laideur hor-
DEUXIÈME DIALOGUE. 103
rible, et qui va désormais se nommer Satan ou Dite,
demeure éternellement fixé dans un lac de glace qui fait
le fond du séjour de la damnation. La terre qui occu-
pait l'espace où s'est creusé l'abîme, est poussée au de-
hors, vers l'hémisphère austral, que Ton se figurait
alors couvert d'eau ; elle y forme, au sein de la mer du
Sud, une montagne isolée. Cette montagne, qui corres-
pond exactement, dans son élévation conique, au puits
conique de l'enfer, est le séjour de l'expiation et de la
purification, le purgatoire. A son sommet est le paradis
terrestre, qu'entoure le fleuve Léthé, et au centre du-
quel s'élève l'arbre de la science du bien et du mal.
Au-dessus de ce paradis, dans la lumière éthérée, est
le paradis céleste. Il se compose de neuf sphères ou
ciels qui ont pour centre la terre, et qui tournent, d'un
mouvement épicyclique, de plus en plus rapides et lu-
mineuses, à mesure qu'elles s'éloignent de leur axe.
Par delà ces neuf sphères, et les enveloppant toutes,
est l'empyrée, qui est la demeure suprême de Dieu. Là
il siège, entouré de sa cour séraphique. Là sont assis,
sur des milliers de trônes qui figurent les pétales d'une
immense rose mystique, les esprits bienheureux, tout
rayonnants d'une candeur éblouissante. Tel est l'ordre,
telle est la forme générale de la trilogie dantesque.
Suivons maintenant le poète dans le chemin qu'il se
fraye, de cantique en cantique, à travers les épouvan-
tements de l'enfer et les mélancolies du purgatoire,
jusqu'à la béatitude céleste.
Un jour, au sortir du sommeil, Dante se trouve
égaré, sans qu'il sache comment, au fond d'une vallée
104 DANTE ET GOETHE.
déserte, dans une forêt obscure. En en cherchant l'is-
sue, il arrive au pied d'uue colline éclairée à son som-
met des premiers rayons du soleil levant. Comme il
s'apprête à gravir cette riante colline, trois bêtes féro-
ces, une panthère, une louve, un lion, lui barrent le
passage. Effrayé, il recule, il va retomber aux ténèbres
de la forêt, quand soudain une ombre lui apparaît qui
le rassure et l'invite à le suivre. Cette ombre est Virgile.
Le chantre de YÈnèide annonce à Dante qu'il lui est
expressément envoyé pour le tirer de la forêt périlleuse
et pour le guider dans les commencements d'un grand
voyage aux mondes invisibles. Et comme Dante s'étonne,
il s'explique davantage. Trois dames célestes, lui dit-il,
ont eu de lui compassion. L'une, il ne la nomme pas ;
l'autre, il l'appelle Lucie; la troisième est Béatrice. C'est
cette dernière qui, avertie par les deux autres du péril
où est Dante, descend des hauteurs suprêmes pour ve-
nir trouver Virgile dans les limbes de l'enfer où il de-
meure banni avec Homère et les autres grands poètes
antiques qui n'ont point connu le vrai Dieu. C'est N Béa-
trice qui prie Virgile de voler au secours de Dante et
de le conduire aux royaumes douloureux que, par
grâce spéciale, il lui sera permis de visiter. A l'entrée
du royaume de la béatitude où Virgile n'a point d'accès
Béatrice réapparaîtra; et, à sa suite, Dante montera
jusqu'au pied du trône de l'Éternel. En entendant le
nom de Béatrice, Dante, qui s'était effrayé, qui dou-
tait, « n'étant ni ÉnéeniPaul, » qu'une faveur extraor-
dinaire lui permit la vue des choses éternelles, s'incline.
Et le cœur enhardi, il entre avec Virgile dans un che-
DEUXIEME DIALOGUE. 105
min sauvage et profond qui va les conduire jusqu'aux
portes de l'enfer.
MARCEL.
Vous expliquez tout cela avec une clarté parfaite ;
mais dans ce qui vous semble si bien ordonné je ne vois,
moi, que confusion. Quel baroque amalgame que ce
puits , cette montagne et cette rose blanche ! Qu'ont
affaire ensemble, je vous prie, Virgile et Béatrice, le
Léthé et le paradis terrestre? D'honneur, je ne saurais
m'étonner beaucoup que Voltaire ait qualifié toutes ces
belles choses de salmigondis !
D10T1ME.
En effet, mon cher Marcel, tout ce mélange de paga-
nisme et de christianisme, de personnages de la Bible
et de héros latins , semble bizarre, si nous le considé-
rons avec notre savoir et noire goût modernes. Ces in-
ventions se ressentent de la barbarie du moyen âge et
de l'incohérence qu'un ensemble de notions supersti-
tieuses et de connaissances fragmentaires jetaient dans
les meilleurs esprits. Fausse astronomie imposée par
Ptolémée, confirmée par saint Thomas, et dont l'auto-
rité ne devait rencontrer un premier doute qu'à deux
siècles et à trois cents lieues de là, dans le cerveau d'un
Copernic, lequel, notez-le bien, a été excommunié
par l'Église et frappé d'une sentence de réprobation
qui n'a été levée formellement que de nos jours! —
Fausse classification des sciences et des arts, dans le
trivium et le quadrivium des écoles. — Fausse cosmo-
106 DANTE ET GOETHE.
gonie, sur la foi d'un Aristote latin altéré parles Arabes,
christianisé par Albert le Grand et saint Thomas. —
Fausse histoire envahie par la légende, écrite en vue
de l'édification bien plus que de la vérité, et qui tourne
les événements à la démonstration perpétuelle des justes
jugements de Dieu. — Fausse histoire naturelle tirée
des Bestiaires. — Fausse mathématique qui cherche
la quadrature du cercle. — Fausse antiquité où l'on
entrevoit à peine Homère, où Ton ne sait de Virgile que
ce qu'en donnent des manuscrits et des traductions
pleines d'erreurs. — Fausse morale, enfin, à la fois
astrologique et théologique, qui croit à l'influence des
planètes sur les passions de l'homme, et qui ne repose
que sur la crainte servile d'un maître jaloux. Il n'était
pas possible que de toutes ces notions fausses sortit
spontanément un art pur. Et nous devrions nous éton-
ner, Marcel, non pas de ce que le poème de Dante
renferme beaucoup de ces choses qui blessent le goût
de Voltaire, mais de ce qu'on y rencontre en si grand
nombre des traits d'une simplicité homérique, des sen-
timents, des images d'une vérité si vivante, d'une grâce
si naturelle, que rien n'a pu, ne pourra jamais en altérer
la force et l'inimitable beauté. Et voyez, tout d'abord,
dès le début de la Comédie, dans cette première scène
par qui s'ouvrent les deux chants les plus obscurs
peut-être, les plus allégoriques de tout le poëme :
Nel mezzo del cammin di nostra vita
Mi ritrovai per una sel va oscura
Che la diritta via era smarrita...
DEUXIEME DIALOGUE. 107
MARCEL.
Ah ! de grâce 1 pitié pour les ignorants. Un peu de
bon français, pour l'amour de Dieu ; car, mon italien
appris, s'il vous en souvient, de notre vetturino sur la
route de Sienne à Pérouse, ne saurait me servir beau-
coup à l'intelligence des Cantiques.
DIOTIME.
Avec quelque attention, votre latin y pourrait suf-
fire ; mais je ne veux pas vous imposer un tel effort, et
je vais risquer de traduire.
ÉLIE.
De quelle traduction vous servez-vous?
DIOTIME.
De toutes et d'aucune; souvent de la mienne. C'est
présomptueux, peut-être ; mais que voulez-vous? En
cette circonstance, je dis avec Goethe : « La passion
supplée le génie. » D'ailleurs, je ne saurais quelle ver-
sion préférer, n'ayant de choix que dans l'insuffisance.
Notre vieux français, dans sa vive allure, le français
que parle Grangier, se prêtait à la tâche du traducteur
qui consiste, comme le dit si bien Rivarol, à « marcher
fidèlement et avec grâce sur les pas d'un autre, » mais
le français moderne est absolument impropre, il faut
bien le dire, à cette pénétration du génie d'une autre
langue, sans laquelle toute traduction d'une grande
œuvre poétique n'est qu'impertinence et mensonge.
108 DANTE ET GOETHE.
Quand un traducteur français vise à l'exactitude, il
devient aussitôt tendu, inintelligible; lorsqu'il cherche
l'élégance, il ne garde de l'original ni sève, ni saveur,
ni essor, ni vibration, il tombe dans la platitude. Il
serait temps que l'on renonçât à la prétention de faire
passer dans notre langue sans hardiesse, sans naïveté,
sans mystère , ces créations primitives des grandes
poésies nationales qui ne sont que hardiesses, naïvetés,
mystères.
MARCEL.
Mais à ce compte, vous condamneriez la plupart
d'entre nous à ignorer ces cinq ou six grandes œuvres
dont tout le monde parle et qu'il semble honteux de
ne pas connaître.
DIOT1ME.
Je me fais mal comprendre, Marcel. Je voudrais,
au contraire, qu'on les connût beaucoup mieux en les
lisant dans l'original. A la rigueur, je puis vous accor-
der que les langues orientales, le sanscrit ou l'hébreu,
restent l'objet d'un luxe ou d'une vocation particulière
de l'esprit ; mais je n'admets guère, je l'avoue, que
l'on ne prenne pas la peine, chez nous, d'apprendre
l'idiome vivant des quatre nations modernes qui ont
exprimé leur génie dans une grande littérature.
MARCEL.
Cela vous plaît à dire; mais, apparemment, cela
ne serait pas si aisé.
DEUXIÈME DIALOGUE. 109
DIOTIME.
Ce devrait être un jeu pour un Français, qui a
étudié pendant tout le cours de son éducation univer-
sitaire le grec et le latin, que d'apprendre par surcroit
les deux langues sœurs de la sienne, comme elle filles
de Rome. Resterait donc l'étude des langues germani-
ques, l'allemand et l'anglais. Je reconnais qu'il y a là
quelque difficulté. Mais, pour peu que l'on réfléchisse
sur les conditions nouvelles de la vie européenne, on
verra que, indépendamment des joies intellectuelles qui
nous attendent dans l'intimité d'un Shakespeare, d'un
Milton, d'un Goethe, les études philosophiques, scien-
tifiques et politiques, les affaires industrielles et com-
merciales elles-mêmes qui jouent un si grand rôle dans
l'existence moderne, ont déjà beaucoup à souffrir et
souffriront de plus en plus, chez nous, de notre infé-
riorité dans la connaissance des langues.
ÉLIE.
J'ai eu dans les mains un livre curieux du xiv* siè-
cle, un traité sur le commerce, dont l'auteur, un cer-
tain Baldinucci, abonde dans votre sens. Il recom-
mande aux négociants italiens la connaissance d'une
langue orientale, qu'il appelle le Coman, et dont il ne
reste plus d'autre trace. 11 y a cependant un inconvé-
nient réel à cette culture des idiomes étrangers : c'est
que, à force de parler et d'écrire en d'autres langues,
on parlera et on écrira beaucoup moins bien dans la
sienne.
MO DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
Il y aura certainement, lorsqu'on parlera un grand
nombre de langues diverses, un effort à faire pour
rester fidèle au génie de la sienne propre, et pour évi-
ter la banalité cosmopolite qui déjà envahit le journa-
lisme européen. A mesure que notre domaine intellec-
tuel s'étend, il nous devient moins facile de le posséder
et de le fertiliser. Voyez de nos jours l'histoire! Elle
embrasse un champ si vaste et si encombré de maté-
riaux, elle exige dans l'écrivain une telle force de con-
trôle et d'appropriation, la composition, la propor-
tion, Tordre et la suite y paraissent si impossibles, que
les plus excellents artistes, les maîtres en l'art d'écrire,
un Thucydide, un Salluste, un Machiavel, un Bossuet,
s'y pourraient sentir troublés. Mais un tel état n'est pas
pour durer, et l'ordre renaîtra bientôt en toutes choses:
un ordre supérieur dans une société qui saura mieux
user de ses richesses et au sein de laquelle se produi-
ront de nouveaux génies créateurs. Ceux-là, d'une
science plus vaste, feront jaillir une poésie plus vraie
et qui des profondeurs mieux pénétrées de la nature et
de l'humanité s'élèvera plus haut vers Dieu.
ÉLIE.
Vous croyez qu'un jour un poète viendra qui pour-
rait surpasser Homère ou Virgile ?
DIOTIME.
Je pense, avec le philosophe allemand, que les des-
DEUXIEME DIALOGUE. 111
tinées de l'art dépendent des destinées générales de
l'esprit humain. Comment donc, ayant une persuasion
si vive des progrès de la civilisation, doulerais-je que
d'une société renouvelée doive sortir un jour un art
nouveau?
MARCEL.
« grand poète qui naîtrez ! » vous voilà parlant
comme Amaury !
DIOTIME.
On pourrait parler plus mal. — Mais où en étions-
nous donc de mon grand poète et de mon petit com-
mentaire?
MARCEL.
A la première tercine de l'enfer, que je vous priais
de me traduire.
DIOTIME.
Au milieu du chemin de notre vie,
Je me trouvai dans une forêt obscure,
Ayant perdu la droite voie.
Quelle simplicité dans ce début, Viviane, quel
mouvement rhylhmique! Et comme aussitôt l'artiste
se déclare dans la manière tout imagée dont il expose
l'action! Rien d'abstrait, un chemin, une forêt, un
voyageur. Avec quelle franchise Dante entre tout d'a-
bord en scène 1 Comme cela est personnel et vivant,
112 DANTE ET GOETHE.
familier et solennel tout ensemble ! C'est le grand secret
d'Homère.
VIVIANE.
Assurément, si l'on voulait bien me laisser prendre
les choses comme elles semblent diles. Mais voici les
commentateurs qui m'étourdissent, dès ces premiers
pas, de leurs sens quadruple et de leurs allégories.
DIOTIME.
L'allégorie est ici presque aussi simple que le sens
littéral. La voie droite, le vrai chemin, sont les images
familières de la vie chrétienne. « Celui qui me suit
ne marche point dans les ténèbres, » dit le Sauveur.
Les litanies comparent la Vierge à l'étoile qui guide le
voyageur dans ce chemin, dont la moitié est l'âge de
trente-cinq ans qu'avait Dante dans l'année 1300 où
il suppose avoir commencé son voyage.
MARCEL.
Mais voilà qui est fort arbitraire. Pourquoi prendre
trente-cinq ans, plutôt que trente ou quarante, pour
le milieu de la vie?
DIOTIME.
Au temps del'Allighieri, mon cher Marcel, on avait
sur toutes choses des idées dogmatiques. Nourri, comme
il l'était, des saintes Écritures, Dante n'ignorait pas les
années comptées à l'homme par David et Jérémie :
Dies annorum nostrorum septuaginta anni. Et déjà,
DEUXIEME DIALOGUE. m
dans son Convito, il avait dit que l'âge de trenle-cinq
ans est le point culminant de la vie pour les hommes
bien nés, ai perfettamente naturati.
ELIE.
Nos paysans de l'Ouest disent encore vivre son
droit âge, et ils entendent par là ne pas mourir avant
soixante-dix ans.
DIOTIME.
Quant à la forêt sauvage, c'est la forêt des vices et
de la barbarie, cela ne peut pas faire question. La
sociélé du moyen âge, 5 peine policée dans les villes
et dans les cours, charmée et comme surprise de cette
civilisation urbaine, figurait sous l'image de la forêt,
du désert, toutes les passions brutales et anarchiques.
La cité, au contraire, était prise comme emblème des
vertus et des grâces. Urbanité, courtoisie, étaient les
attributs par excellence des nobles esprits; les mœurs
rustiques étaient en grand dédain à Florence; on y
appelait la noblesse nouvelle, que l'on détestait, le
parti sauvage. Dans le Purgatoire, la France est qua-
liOée de trista selva ; dans le livre de VEloquence, c'est
l'Italie tout entière aux mains des guelfes qui prend ce
nom de réprobation.
VIVIANE.
Et cette colline, éclairée des rayons du soleil levant,
que Dante veut gravir pour s'arracher aux ténèbres de
114 DANTE ET GOETHE.
la forêt, comment la faudra-l-il entendre dans votre
interprétation?
DIOTIME.
N'y reconnaissez-vous pas la montagne sainte dont
s'approche le prêtre au sacrifice de la messe, la mon-
tagne de vie et de délectation qui apparaît si souvent
dans les livres mystiques? Ne vous rappelez-vous pas
cette belle mosaïque du dôme de Sienne où Socrate et
Craies sont représentés gravissant avec effort la mon-
tagne escarpée de la vertu?
ÉLIE.
Il faut croire que c'est une image bien naturelle à
l'esprit humain, car on la trouve partout. Je l'ai vue
dans Hésiode, et on remploie jusque dans le style le
moins mystique des temps les plus modernes. Souvenez-
vous de celte ellipse de Mirabeau qui parle de gravir
au bien public. Évidemment il y sous-entend la mon-
tagne de Dante.
DIOTIME.
Pour Mirabeau, cette montagne est celle de la vertu
civique. Pour tout le moyen âge, elle est l'emblème de
la vertu contemplative, et le soleil qui réclaire n'est
autre que Dieu lui-même, le soleil des intelligences,
comme dit l'Ecclésiaste, l'astre de vérité qui éclaire
tout homme venant en ce monde.
DEUXIÈME DIALOGUE. 115
MARCEL.
Cet astre-là ressemble furieusement au roi soleil de
mon cher empereur Julien ; ne trouvez-vous pas ?
DIOTIME.
Je ne dis pas non .
L'alto sol chc tu disiri.
Le suprême soleil que tu désires,
dira Virgile parlant à Sordello dans le Purgatoire.
Selon Plolémée, le soleil, qu'il tient pour une planète,
est le foyer ardent d'où émanent les clartés prophéti-
ques et l'inspiration des poètes.
VIVIANE.
Et ces animaux furieux, qui m'ont fait autant de
peur qu'à Dante lui-même, cette panthère, ce lion,
cette louve, qui le menacent et le font redescendre
vers la forêt, trouvez-vous que l'explication en soit si
facile?
DIOTIME.
Ces bêtes féroces, qui ont tant tourmenté les com-
mentateurs, Dante les a prises tout simplement dans
Jérémie. Il n'a fait que transcrire. Tenez, voici le pas-
sage : Percussit eos leo de silva ; lupus ad vesperam
vastavit; pardus vi gitans super civitates eorum.
116 DANTE ET GOETHE.
VIVIANE.
Mais cela ne me dit pas du tout la signification allé-
gorique de ces animaux.
DIOTIME.
N'en déplaise aux commentateurs, je la trouve
très-simple. Dans la Bible, qu'il ne faut pas ici perdre
de vue, car elle forme avec les Pères de l'Église et
Âristote le fond même du savoir à cette époque, la pan-
thère est légère et dissolue. Le lion est un roi terrible,
dévorateur des peuples.
EUE.
Saint Paul, qui emprunte à lïzéchiel cette méta-
phore, rend grâces à Dieu de l'avoir délivré du lion
Néron.
DIOTIME.
Un autre auteur que Dante lisait beaucoup, Boëce,
prend le lion comme emblème de l'orgueil et de l'am-
bition. Quant à la louve, partout la Bible lui donne
l'épithète d'avide, de rapace. Ainsi donc, la panthère,
le lion et la louve figurent trois péchés capitaux : la
luxure, l'orgueil, l'avarice, qui s'opposent a ce que
l'homme en général, ou Dante plus particulièrement
ici, s'avance dans la voie du salut. Mais notre poêle
nous avertit lui-môme que, selon l'usage, son allégorie
est susceptible de plusieurs interprétations, et que sa
Comédie est polisensa.
DEUXIEME DIALOGUE. 117
VIVIANE.
Et c'est bien ce qui me décourage. Comment se
décider à chercher quatre ou cinq sens différents à un
seul vers ?
ÉLIE.
Vous manquez de l'esprit rabbinique, ma chère
Viviane. Selon les rabbins, il n'y avait pas moins de
soixante et dix sens légitimes pour un seul verset de la
Bible.
DIOTIME.
Et les docteurs chrétiens étaient entrés à l'envi
dans cette voie, ouverte par les Juifs, de l'interpréta-
tion mystique, anagogique, tropologique, que sais- je
encore? Et les commentateurs de Dante ne font rien
que de conforme à l'esprit du temps en voyant dans la
forêt l'emblème des calamités politiques de l'Italie;
dans la panthère, cruelle et pleine de grâce, au pelage
tacheté, à laquelle les rimeurs comparaient souvent
les belles femmes, la démocratie des Noirs et des Blancs,
ces Florentins inquiets et injustes qui semblaient nés,
comme Thucydide le dit du peuple d'Athènes, « pour
ne jamais connaître le repos et pour le ravir aux
autres. »
Le lion, selon cette interprétation historique, c'est
l'emblème des rois de France, et en particulier celui
de l'ambitieux Charles do Valois qui entre à Florence,
118 DANTE ET GOETH'E.
dans cette première année du siècle, furieux et dévas-
tateur, et qui en chasse tous les amis de Dante.
VIVIANE.
Et la louve ?
OIOTIME.
La louve, qui « paraît, dans sa maigreur, toute
chargée de convoitises, » qui, « s'étant repue, a plus
faim qu'auparavant, » c'est l'Église romaine, insatiable
de richesses, de qui le Méphistophélès de Gœthe dira
un jour que « elle a l'estomac assez vaste pour dévorer
des provinces et pour se repaître du bien mal acquis
sans qu'il lui cause jamais d'indigestion. » La louve,
chez les Latins, synonyme de prostituée, s'applique
également à cette épouse adultère de Jésus-Christ, ac-
cusée par notre poète et par tant d'autres de s'unir à
tous les princes étrangers. Partout dans la Comédie,
les guelfes, qui servaient les intérêts temporels de
l'Église, sont appelés loups et louveteaux, lupi, lupi-
cini. Vous voyez donc bien, Viviane, que le sens
historique n'est pas ici plus difficile à saisir que le sens
moral.
VIVIANE.
Me voilà presque réconciliée avec ces terribles ani-
maux. Mais le lévrier, je vous prie, ce Veltro qui doit,
à ce que dit Virgile, chasser la louve en enfer, et qui
sera le salut de l'Italie, qui est-il ?
DEUXIÈME DIALOGUE 110
DIOTIME.
Les ennemis de la louve, les chiens, c'étaient au
temps de Dante les gibelins, les Mastini, les Cane délia
Scala, etc. A mon avis, ce lévrier, ce grand chien
libérateur, n'est autre que Can Francesco, seigneur
de Vérone, le puissant gibelin sous l'invocation de qui
notre poète a mis sa troisième cantique ; d'autres voient
dans le lévrier Uguccione délia Faggiola ; d'autres en-
core l'empeYeur Henri VIL Au commencement de ce
siècle, Troia a publié tout un gros volume sur le Veltro
allegorico. De nos jours, de naïfs adorateurs de Dante,
voulant à toute force faire de lui un prophète au sens
le plus strict du mot, ont appliqué l'allégorie du lévrier
sauveur, les uns à l'empereur des Français, Napoléon III,
pendantlacampagnede 1859 (avant Villafranca, comme
bien vous pensez), les autres, à Victor-Emmanuel roi
d'Italie. Cette prédiction du lévrier, j'en conviens, est,
comme toutes les prédictions, extrêmement vague; mais
bien qu'elle intéresse vivement les imaginations ita-
liennes, elle n'est pour nous qu'un accessoire, un détail,
une curiosité qui se peut négliger dans une exposition
générale du poème.
MARCEL.
En admettant et en expliquant, comme vous le
faites si bien, toutes ces allégories chrétiennes de la
voie droite, de la forêt des vices, de la montagne de
contemplation, du soleil spirituel, de la panthère, du
lion et de la louve, que ferons-nous, je vous prie,
dans cet ensemble mystique, de ce grand païen Virgile?
120 DANTE ET GOETHE.
DIOTIWE.
Le Virgile du xm e siècle, ne l'oublions pas, ne res-
semble guère à notre Virgile du xix e . Une auréole de
sagesse, presque de sainteté, entoure son front. On lui
attribue la chasteté parfaite, et Ton tire son nom de sa
virginité. On fait de lui une sorte de médiateur entre le
monde païen et le monde chrétien, entre la raison et
la foi. En ce siècle, Y Enéide compte lout autant de
lecteurs et d'aussi pieux que l'Ancien Testament. On
lui Tait l'honneur de l'interprétation allégorique et
mystique, tout comme 5 la Bible.
VIVIANE.
Mais cela ne se comprend pas.
DIOTIME.
L'enthousiasme qu'inspirait le beau et lumineux
génie de l'antiquité à une génération encore tout enté-
nêbrêe (passez-moi cette expression dantesque), élève
à l'égal, au-dessus des plus grandes gloires du chris-
tianisme, Aristote, Platon, Virgile. L'Église, qui avait
vu d'abord d'un œil jaloux une telle exaltation du
paganisme, avait fini, ne l'osant trop combattre, par
s'en accommoder. Elle qui devait, plus tard, en haine
de l'antiquité, proscrire jusqu'au mot Acadômie, elle
admettait avec saint Jérôme, saint Augustin, saint
Ambroise, saint Justin, saint Clément d'Alexandrie,
qu'un se iffle précurseur de la révélation dans le
inonde an i^n avait ému les âmes vertueuses. Un car-
DEUXIÈME DIALOGUE. 121
dinal osail dire qu'il eût manqué quelque chose à la
perfection du dogme si Aristote n'avait point écrit.
L'Église adoptait l'application des vers delà quatrième
églogue à la venue du Messie et la supposition que le
poète Stace avait été converti à la foi chrétienne par
ces vers mystérieux. Elle laissait s'accréditer une lé-
gende selon laquelle saint Paul aurait visité, à Naples,
le tombeau de Virgile; elle souffrait qu'à Mantoue, le
jour de la fêle du saint, on chantât, pendant la messe,
une hymne où l'apôtre du Christ pleurait de regret de
n'avoir pas connu le chantre d'Auguste. Ce que je vous
dis là est de toute exactitude. Un de mes amis qui était à
Mantoue, il n'y a pas très-longtemps, m'a dit avoir encore
entendu cet hymne à l'office de saint Paul. Quant au
populaire, il n'avait pas manqué, non plus, de se faire
un Virgile à sa mode. Par le même procédé qui lui fait
changer les divinités de la mythologie païenne en fées
et en démons, il habille Virgile en magicien ; il en fait
un nécromant, un miraculier, comme on disait alors.
L'auteur de V Enéide fait ses éludes à Tolède, ce foyer
de magie; il bâtit pour l'empereur Auguste un vaste
édifice qu'il nomme Salvatio Romœ. Il plante des jar-
dins enchantés où règne un printemps éternel. 11 s'en
va vers Babylone où il épouse la fille du Sultan; il
revient avec elle à Naples sur un pont qu'il jette à
travers les airs. 11 fabrique une mouche d'airain et une
sangsue d'or qui délivrent la ville de grands fléaux; il
creuse, à la requête de l'empereur, dans les flancs du
Pausilippe, une grotte immense. On le voit paraître à la
cour du roi Artus. Et ces légendes populaires n'étaient
12*2 DANTE ET GOETHE.
pas absolument rejetces des esprits sérieux. Villani
semble croire. que Virgile exerçait la magie; Boccace
ne doute pas qu'il n'ait été un grand astrologue; un
peu plus tard, Pétrarque se plaindra que le pape le
tient pour sorcier, « parce qu'il lit Virgile! » Cepen-
dant, au récit de ses prodiges et de ses bienfaits se
mêlent des anecdotes moins favorables, inventées peut-
être dans les cloîtres, pour discréditer la sagesse anti-
que. On suppose Virgile, comme on a imaginé Aris-
tote, oubliant la sagesse aux pieds d'une courtisane,
et celle-ci, en grande malice et dérision, le suspendant
tout au haut d'une tour, dans un panier, où, un jour
de procession publique, toute la ville de Rome le voit
et le raille.
ÉLIE.
Que dirons-nous du bonhomme Virgile
Que tu pendis, si vray que l'Évangile,
Dans ta corbeille jadis en ta fenestre
Dont tant marry fut qu'estoit possible estre.
C'est le motif d'une des plus jolies gravures de
Lucas de Levde.
VIVIANE.
Est-ce que vous l'avez dans votre collection?
ÉLIE.
Non. Je l'ai vue dans YHistoire des Peintres, de
Charles Blanc.
DEUXIÈME DIALOGUE. 123
DIOTIME.
Lucas de Leyde parait s'être préoccupé beaucoup
de nos deux poètes, car il a fait une autre composition
qui représentait Dante au moment fatal où il apprend
la mort de Henri VII.
VIVIANE.
Cette composition est-elle aussi dans Y Histoire des
Peintres ?
DIOTIME.
Je ne l'ai vue nulle part, et je ne sais si elle existe
encore. En dépit de ces récits malveillants et sarcas-
tiques, le peuple, qui aime assez que les grands hom-
mes soient amoureux et qui ne se laisse pas troubler
par le ridicule, continuait, avec les érudits, d'adorer
Virgile. Vous voyez, Viviane, par quelle heureuse con-
cordance notre poète trouve dans toutes les imagina-
tions un Virgile en quelque sorte national, transformé
à la fois par les docteurs de l'Église et par le génie
populaire, et qui entrait sans difficulté dans une fiction
catholique. J'ajoute que, dans la Comédie, Virgile
subit une autre transformation encore, et qu'il y de-
vient, non pas tant un prophète, un précurseur de
Jésus-Christ, qu'un précurseur de Dante lui-même.
VIVIANE.
En quelle manière ?
124 DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
Je vous disais que la Comédie, si vaste en son des-
sein, est une œuvre très-personnelle, une sorte d'his-
toire intime de la conversion de Dante, le voyage, le
progrès, nous dirions aujourd'hui l'évolution de son
âme, des ténèbres h la lumière, de la vie mondaine à
la vie en Dieu. Eh bien, dans ce voyage dont le der-
nier terme est la céleste Rome où Béatrice promet à
Dante, que, avec elle, il sera citoyen dans l'éternité,
E sarai meco senza fine cive
Di quella Roma onde Cristo è Romano
Virgile ne joue qu'un rôle secondaire. Malgré la défé-
rence avec laquelle Dante lui adresse la parole, ne
l'appelant jamais que son maître et son seigneur, bien
qu'il le consulte et lui obéisse en toutes choses, Virgile
n'a d'autre mission néanmoins que de le conduire à
travers les régions inférieures où Béatrice ne saurait
descendre. Du moment que l'on touche aux régions de
la pure lumière, à l'entrée du paradis terrestre, Virgile
s'en retourne aux limbes d'où il est venu. Une autre
plus digne, c'est lui-même qui parle, va mener Dante
là où le plus grand des païens ne saurait être admis,
au pied du trône de l'Éternel. Et, ce qui semble bien
étrange, dès que Béatrice se montre, Virgile disparait
soudain, sans que Dante s'en aperçoive, sans qu'il lui
dise une parole d'adieu; et Béatrice ne souffre même
pas qu'il donne un regret, une larme, à ce guide si
cher.
DEUXIKMK DIALOGUE. 125
Dante, perché Virgilio se ne vada
Non pian gère anco; non piangere ancora,
Che pianger ti convien per altra spada.
Et, sur cette parole presque dédaigneuse, sur cette
défense de le pleurer, nous quittons le chantre de
Y Enéide. Dante ne fait pas plus de façons pour congé-
dier le poète magicien qui vient de traverser avec lui
les flammes de l'enfer, que n'en fera Goethe pour con-
gédier le démon Méphistophélès , lorsque l'âme de
Faust, après avoir traversé toutes les misères de la vie
humaine, entre dans l'immortalité. Cette analogie m'a
beaucoup fait songer. Mais nous y reviendrons. J'ai
encore à vous rendre attentifs à la remarque d'un grand
critique, qui concorde avec ce que je vous disais de la
subordination de Virgile à Dante. Fauriel observe que,
sans avoir égard aux champs Élysées ni à l'enfer, tels
que Virgile les a décrits dans son Enéide, Dante place
celui-ci dans les limbes, et, par deux fois, le fait des-
cendre dans l'enfer catholique : une première fois,
pour y assister ù la venue triomphale de Jésus-Christ,
une seconde fois sans aucun autre but que celui d'y
conduire notre poêle. Si vous voulez bien tenir compte
aussi de l'opinion de Uossetti, qui attribue le choix que
fait Dante de Virgile à l'importance qu'avait au point
de vue personnel de l'auteur du de Monarchia le chan-
tre de l'empire romain, et si vous considérez qde Dante
fait parler et penser ce grand Latin en Italien du
xm e siècle, qu'il lui prête ses propres pensées avec la
connaissance des choses de son temps, vous ne mettrez
126 DANTE ET GOETHE.
plus guère en doute ce qui vous a tant surpris d'abord,
ce que Fauriel appelle la négation audacieuse de Vir-
gile, c'est-à-dire cette transformation dantesque que
subit, dans la Comédie, le Virgile déjà transformé à
trois reprises différentes par les érudits, par l'Église,
et par le peuple du moyen âge.
MARCEL.
Et transformé en ce moment, pour la cinquième
fois, par le poëte Diotime!...
VIVIANE.
Mais, avec tout cela, je ne me vois pas dispensée de
tenir ce Virgile pour une allégorie. Je n'y aurais, quant
à lui, qu'une demi-répugnance, et je consentirais en-
core à le prendre pour la raison naturelle ou pour la
sagesse profane, comme le veulent les commentateurs ;
mais, si je leur fais cette concession, ils ne me tiendront
pas quitte ; me voici condamnée à ne plus voir dans
cette belle et touchante Béatrice, que la froide, l'insen-
sible, l'ennuyeuse théologie.
DIOTIME.
Ne vous tourmentez pas, Viviane ; et, comme nous
le disions en commençant, prenez-en tout à votre aise
avec les allégories. Il n'y a d'indispensables et aussi
d'évidentes que les premières : celles de la voie droite,
de la forêt, de la colline et des animaux sauvages. Le
sens allégorique dans la figure de Virgile est déjà moins
nécessaire et aussi moins certain ; arrivés à Béatrice,
DEUXIEME DIALOGUE. 127
nous pourrons le négliger presque entièrement. Bien
que la description de son apparition, et ce que disent
d'elle les bienheureux, ne puisse pas s'entendre au
sens réel et ne s'applique qu'à la science des choses di-
vines, la femme que le poète a aimée garde dans son
poème une vie, une grâce, un charme ineffables, et qui
permettent heureusement d'oublier qu'elle figure la
théologie. Le vieux Fauriel, tout épris de Béatrice,
s'emporte, en cette occasion, contre les commentateurs,
et les traite de stupides. Sans entrer en colère, comme
il le fait au sujet de cette Béatrice abstraite, nous l'ou-
blierons souvent pour nous attacher de préférence à
cette douce enfant dont la vue causait à Dante des « pal-
pitations terribles, » à cette Florentine sitôt ravie par
la mort, à cette Béatrice Portinari, dont la vie ne fut
en quelque sorte qu'un éclair de beauté, mais tel qu'il
alluma au plus profond d'un cœur de poète et de héros
un foyer inextinguible d'amour. Lorsque nous en serons
à sa venue au paradis terrestre, vous verrez que la
peinture du char sur lequel elle descend du ciel, ne
peut s'appliquer qu'à une idée symbolisée. Mais nous
n'en sommes pas là. Pour le moment, nous arrivons,
avec Virgile et Dante, aux portes de l'enfer, où nous
lisons l'inscription tragique :
Per me si va nella città dolente.
Par moi l'on va dans la cité dolente.
Par moi Ton va dans l'étemelle douleur.
Par moi Ton va chez la race perdue,
La justice fut le mobile de mon grand Facteur;
128 DANTE ET COETHK.
Me firent la divine puissance,
La suprême sagesse et le premier amour.
Avant moi il n'y eut point de choses créées.
Sinon éternelles; et éternellement je dure :
Laissez toute espérance, vous qui entrez.
VIVIANE.
Celte inscriplion est vraiment sinistre.
MARCEL.
Mais quelle idée bizarre a eue Dante d'inscrire le
mot amour sur les portes de l'enfer ! Que la puissance
divine ail créé des tortures sans fin pour la pauvre créa-
ture d'un jour, admettons-le ; la sagesse et la justice...,
passe encore, quoique cela devienne assez peu compré-
hensible; mais l'amour!... convenez que c'est là une
licence poétique par trop forte
DIOTIME.
Dante fait comme vous, Marcel ; trouvant difficulté
au sens de ces paroles, il s'adresse à Virgile pour
qu'on les lui explique. Mais Virgile n'éprouve pas à
cet égard l'embarras que j'aurais aujourd'hui. Le
chantre d'Énée répond selon saint Thomas. L'enfer
créé, comme nous l'avons vu, à la chute des anges,
est l'œuvre du Dieu en trois personnes, de ce Dieu qui
est amour autant que sagesse et puissance. Le Saint-
Esprit, l'amour du père pour le fils, qui gouverne et
vivifie la création tout entière, l'enfer y compris, ne
pouvait être écarté ni par la théologie, ni conséquem-
ment par le poète théologien Allighieri, au seuil de
DEUXIEME DIALOGUE. 129
son poème sacré. Quoi qu'il en soit, Virgile el Dante
franchissent la porte fatale. Ils arrivent sur les bords
de l'Achéron, où le vieux nocher Caron passe dans
sa barque les âmes damnées. L'Achéron traversé,
ils entrent au premier cercle de l'enfer, où sont les
limbes. C'est de là que Virgile est venu vers Dante. C'est
là qu'ils rencontrent la belle compagnie des poêles de
l'antiquité, Horace, Ovide, Lucain, à la tête desquels
s'avance, l'épée à la main, le chantre de Y Iliade.
MARCEL.
Ne nous disiez-vous pas tout à l'heure, et je le
croyais aussi, qu'au temps de Dante on connaissait à
peine Homère?
DIOTIME.
Dans le midi de l'Italie, l'élude des lettres grecques
n'avait jamais été abandonnée. Mais, dans le nord, en
Lombardie, et même en Toscane, on ne s'en occupait
guère. Avant Pétrarque il n'est jamais question de textes
grecs, el Dante ne cite rien que sur les versions latines;
je doute fort qu'Homère ait été pour lui plus qu'un grand
nom, un nom presque symbolique, le nom d'un clerc
merveilleux, tel à peu près qu'il figure dans notre Ro-
man de Troie.
ÉLIE.
L'Homère grec, en effet, ne fut révélé à l'Italie qu'a-
près la mort de Dante. Ce fut un moine de Saint-Basile,
envoyé par l'empereur Andronic, en 1339, si je ne me
trompe, qui l'apporta et le fit connattre à Pétrarque. La
9
130 DANTE ET GOETHE.
première édilion de Y Iliade, publiée à Florence par
le Grec Chalcondyle, est de Tannée 1488, par consé-
quent près de deux siècles après que rAUighieri avait
cessé d'exister.
DIOTIME.
Dante reçoit d'Homère et de ses illustres compa-
gnons, dans les limbes, un accueil plein d'honneur.
On le salue poète. Il est admis, lui sixième, nous dit-il
avec celte simplicité fière qui est un attribut de son
génie, à ces nobles entretiens, et Virgile sourit à son
triomphe. On entre dans un lieu ouvert, lumineux et
haut, où Dante voit passer des personnages à l'air ma-
jestueux. Ce sont les ombres des grands guerriers et
des sages hellènes, troyens et latins, les ombres de ces
Arabes fameux de qui l'on apprenait les sciences dan-
gereuses : Hector, Énée, l'ancien Brutus, César « armé
de ses yeux de proie, » Aristote « le maître de ceux qui
savent, » Socrate, Platon, Euelide, Ptolémée, Hippo-
crate, Avicenne, Averroës; avec eux des femmes hé-
roïques dans la cité, dans la famille, dans l'État, ama-
zones, reines, filles, épouses, amantes illustres : Pen-
thésilée, Lucrèce, Cornélie; puis, seul, à l'écart,
Salatlm, le loyal et généreux sultan de Babylone :
toute une école de vertus guerrières, civiles et politiques,
réunies par le grand sens moral de Dante et par la to-
lérance naturelle à l'Église romaine avant qu'elle eut
ouï gronder le rigorisme farouche des Savonarole et des
Calvin. La peinture de ces limbes au quatrième chant
de la première cantique est, selon moi, un des raor-
DEUXIÈME DIALOGUE. 131
ceaux les plus captivants de la Comédie. Cette lumière
éthérée qui éclaire de vertes prairies tout émaillées de
fleurs et qu'arrose une rivière limpide; ces nobles om-
bres au regard lent et grave, de grande autorité dans
leur aspect, qui ne paraissent ni joyeuses ni tristes,
dont la parole est rare et la voix mélodieuse ; la
suavité, la fraîcheur de cette atmosphère de paix
que Ton respire un moment avant d'entrer au tu-
multe ténébreux des cris de l'abîme, tout cet ensem-
ble d'une harmonie sereine et tempérée produit un
effet de contraste que je n'ai vu surpassé ni peut-être
même égalé dans aucun art. Écoutez la musique en-
chanteresse de quelques-unes de ces tercines :
Genti v' eran con occhi tardi e gravi,
Di grande autorità ne' Jor sembianti ;
Parlavan rado con voci soavi .
Traemmoci cosl dall' un de' canti
In luogo aperto, luminoso, e alto,
Si che \eder si potean tutti quanti
Cola diritto sopra '1 verde smalto,
Mi fur mostrati gli spiriti magni,
Che di vederli in me stesso m' esalto.
VIVIANE.
C'est un bien grand charme que d'entendre les mo-
dulations si douces de votre voix virile, et je ne sais
quelle vibration qui semble venir de votre âme à vos
lèvres, quand vous dites ces beaux vers dans cette belle
langue toscane.
13* DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
Sortis des limbes, Dante et Virgile descendent au
second cercle où ils se trouvent en présence de Minos,
juge des crimes et distributeur des châtiments. Mais re-
gardez encore une fois la disposition de ces cercles in-
fernaux, Viviane; voyez, ils vont toujours se rétrécis-
sant. Des supplices de plus en plus horribles, selon une
loi du talion assez rigoureusement observée et selon des
catégories conformes en général à la doctrine de l'Église,
mais avec des particularités propres à Dante, et bien
des ressouvenirs de V Ethique (Vkristoie, y punissent des
âmes de plus en plus réprouvées. A chaque cercle pré-
side un démon. Les sept péchés capitaux, la luxure, la
gourmandise, l'avarice, la colère, l'orgueil, l'envie, la
paresse, et tous leurs dérivés et tous leurs contraires vont
nous faire descendre de spirale en spirale jusqu'au neu-
vième et dernier cercle où Dante n châtié le crime le plus
exécrable à ses yeux, le plus opposé à sa nature magna-
nime, la trahison. A mesure que l'on descend, la fumée,
les brouillards, les vapeurs des lacs fétides eldes fleuves
de sang obscurcissent davantage l'air plus épais. Le tour-
billon du premier cercle, où sonl emportées les âmes qui
ont failli par amour, celles que l'Église appelle luxurieu-
ses, et parmi lesquelles Danle voit passer rapides, éper-
dues, Sémiramis, Cléopâtre, Hélène, et cette Francesca f
sœur de Juliette, qui l'émeut d'une compassion si vive
qu'à l'entendre gémir il tombe évanoui, ce tourbillon où
notre poète met ensemble le grand Achille et Paris avec
Tristan, le preux des chansons de geste, est trop connu
DEUXIÈME DIALOGUE. 133
pour nous y arrêter. Lorsqu'il sort de sa défaillance,
Dante est entouré de nouveaux tourments et de nou-
veaux tourmentés.
Nuovi tormenti e nuovi tormentati
Mi veggio intorno.
Nous sommes avec lui au troisième cercle où tombe
sur les pécheurs par gourmandise une pluie froide et
lourde, mêlée de grêle et de neige. Notre poêle y est
reconnu par un Florentin que ses compatriotes avaient
surnommé Ciacco, pourceau , à cause de sa gloutonne
rie. C'était un parasite de la maison Donati, uotno ghio-
tissimo quanto alcun fosse giammai, mais agréable,
pieno di belli e piacevoli motti, dit Boccace, et de qui
il raconte, dans une de ses plus gaies nouvelles, un
tour fort plaisant. C'est dans la bouche de ce Ciacco que
notre poète met une première satire de ses concitoyens
à laquelle il reviendra. C'est là qu'il est question pour
la première fois aussi de ce parti sauvage, dont nous
parlions tout à l'heure, et qui a pour chef Vieri de' Cer-
chi, venu avec avec les siens des forêts du val deSieve.
C'est ce Ciacco qui , répondant aux questions de Dante
sur sa patrie, lui dit que la superbe, l'envie, l'avarice
(nos trois bêtes féroces du commencement), y régnent,
et que Florence ne compte que deux hommes justes.
MARCEL.
Deux justes 1 moins qu'à Sodome! Oh! quel peuple
de Dieu 1
134 DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
Et ils n'y sont pas compris, ajoute le satirique
Ciacco.
Giusti son due, ma non vi sono intesi.
Plusieurs croient que, parlant de ces deux justes, Dante
entend Guido Cavalcanli et s'entend lui-même. Cela
semble vraisemblable, car, plus loin, Dante va faire
encore une allusion à sa propre gloire, à propos de Ca-
valcanli, lorsqu'il dira que celui-ci a ravi l'honneur des
lettres à un autre Guido (Guido Guinicelli), mais qu'un
troisième est né qui, peut-être, les éclipsera tous deux.
MARCEL.
Décidément, il n'est pas modeste, votre Dante.
DIOTIME.
Il n'est pas modeste, Marcel, selon qu'il nous est
recommandé de l'être dans les rapports extérieurs de
celte vie tout artificielle que nous nous sommes faite
aujourd'hui; il l'est selon l'instinct naturel des hommes
bien nés. Il est surtout équitable, hiérarchique, comme
le sont généralement les grands esprits. Il s'incline de-
vant Virgile qu'il reconnaît son maître; il lui parle
« d'un front rougissant; » il confesse qu'il tient de lui
« ce beau style qui lui a fait honneur, avec l'art de
chanter les hommes et les dieux. » Malgré le grand
privilège qui lui permet de visiter les royaumes incon-
nus aux mortels, il n'y marche qu'avec révérence, à la
DEUXIÈME DIALOGUE. 135
suite de Virgile et des autres ombres. Dante est humble
envers Béatrice, par qui il se laisse reprendre et tancer
comme un enfant. Il s'assigne à lui-même, sans pré-
somption, mais sans fausse pudeur, la place qui lui re-
vient dans Tordre spirituel, absolument comme Goethe
lorsque, parlant de je ne sais plus quels écrivains en
vogue de son temps, il disait : « Je suis au-dessus d'eux
de tout la distance qui met au-dessus de moi Shakes-
peare. »
ÉLIE.
Si Dante a pris ce beau sentiment de la hiérarchie
morale à la démocratie florentine, il faut croire qu'elle
ne ressemblait guère à la démocratie française, qui ne
sait ce que c'est que rospect et tradition ; qui souffre de
toute supériorité ; qui ne veut rien recevoir et ne sait
rien transmettre ; où chacun enfin n'est occupé qu'à
rabaisser autrui et à se hisser soi-même, de telle sorte
que le niveau égalitaire repose bien d'aplomb sur la tête
du plus triste sot et sur le front d'un homme de génie !
Car c'est là, vous n'en disconviendrez pas, l'idéal dé-
mocratique de vos républicains prétendus et parvenus !
VIVIANE.
Que voilà bien le gentilhomme breton !
ELIE.
Le gentilhomme breton, étant de sa nature indé-
pendant, désintéressé, prêt à donner sa vie pour ce qu'il
croit juste, pourrait bien, ma chère Viviane, être de
136 DANTE ET GOETHE.
trempe plus républicaine que tel de vos républicains
envieux, qui trouvent plus commode de tirer en bas la
grandeur que de gravir (je parle comme votre cher
Mirabeau) à la vertu et au bien public.
DIOTIME.
La démocratie florentine ne valait peut-être pas
beaucoup mieux que la nôtre, Élie. Elle était entachée,
elle aussi, de ces deux vices funestes, l'ingratitude et
l'envie. Mais elle avait beaucoup d'esprit avec beaucoup
d'enthousiasme. — Je reprends. Dans le quatrième
cercle où r£gne Plutus, le démon de l'avarice que Vir-
gile apostrophe en rappelant « loup maudit, » les pro-
digues et les avares, chargés de poids énormes, courent
l'un sur l'autre et se frappent mutuellement. Là sont
en très-grand nombre des papes, des cardinaux, des
clercs, des tonsurés de tous grades, qui, selon la dédai-
gneuse expression de Dante, se sont laissé tromper par
« la courte moquerie des biens de la fortune. »
La corta buffa
De' ben, che son commessi alla Fortuna.
Un peu plus bas, le Styx forme un marais stagnant que
Dante traverse dans la barque de Phlégias, et où l'on
voit, plongées sous les eaux fangeuses, les âmes des
hommes colères et violents. Là, notre poète est accosté
par ce Florentin bizarre,
Lo fiorentino spirito bizzarro,
par ce dédaigneux et irascible Filippo, « di molto
DEUXIÈME DIALOGUE. 137
spese et di poca virlute, » que ses concitoyens surnom-
maient argentieri, parce qu'il passait, comme un peu
plus tard chez nous Jacques Cœur, cet autre argentier,
pour faire mettre, par grande bravade, à tous les che-
vaux de son écurie des fers d'argent. Filippo, de ses
bras fangeux, embrasse Dante et s'écrie : « Bénie soit
celle qui t'a porlé dans ses flancs! Benedetta colei che
in te s'incin&e ! »
MARCEL.
Toujours la même modestie !
DIOTIME.
Le sixième cercle et les Irois inférieurs où sont
punis les superbes, c'est-à-dire les mécréants, les
hérésiarques, les impies, est appelé par le poète la cité
de Dite.
VIYIANE.
Qu'est-ce que ce nom de Dite?
DIOTIME.
Il vient probablement du Dis des Latins qui était le
Jupiter infernal. Dans cette cité qu'entourent les eaux
du Styx, s'aggravent les tourments et commencent les
flammes. Les trois furies, voulant en interdire l'entrée
à Dante et à son guide, les menacent de la tète de la
Gorgone, mais un envoyé du ciel vient à leur secours.
La porte de Dite leur est ouverte. Une vaste et lugubre
plaine s'offre alors aux yeux de Dante. Elle est parse-
138 DANTE ET GOETHE.
mée de sépulcres entourés de flammes ardentes. Dans
ces sépulcres sont couchés les hérésiarques, les parti-
sans d'Épicure, « qui font mourir l'âme avec le corps, »
dit Virgile à Dante :
Che 1' anima col corpo morta fanno.
Là est l'empereur Frédéric II, ce grand lettré, excom-
munié par l'Église, de qui un écrivain presque con-
temporain disait naïvement : Seppe lalino, greco,
saracinesço; fu largo, savio, lussurioso, soddomita,
epicureo. C'est là que nous allons entendre ce dialogue
sublime entre Dante et le grand gibelin Farinata degP
Uberli, interrompu par Cavalcante Cavalcanti, et, selon
mon opinion, un des plus beaux morceaux et des plus
vraiment dantesques de toute la Comédie. Voulez-vous
que je vous le dise?
VIVIANE.
Assurément.
DIOTIME.
Pour voir ce phénomène étrange, un homme vi-
vant dans l'enfer, Farinata s'est dressé dans son sé-
pulcre :
Toscan qui, par la cité du feu,
Vivant, t'en vas, ainsi parlant discrètement,
Qu'il te plaise t'arrèter dans ce lieu.
Ton langage te déclare manifestement
Citoyen de cette noble patrie
A laquelle, peut-être, je fus trop rigoureux.
DEUXIÈME DIALOGUE. 139
(H l'a il I savoir qu'après une bataille gagnée sur les
guelfes, Farinata exerça dans Florence des représailles
cruelles.) Ainsi parle le gibelin à Dante qui s'effraye et
se serre contre son guide. Mais Virgile le pousse des
deux mains vers la tombe où Farinata se tient, le front
et la poitrine haute, « comme s'il avait l'enfer en grand
dédain. »
Corn* avesse lo 'nferno in gran dispitto.
Après qu'il a jeté sur notre poêle un regard hautain :
« Qui furent tes ancêtres? » lui dit-il. A peine quel-
ques paroles sont échangées entre les deux Toscans
que, d'une tombe voisine, une ombre qui semble s'êfre
levée sur ses genoux, surgit. Elle regarde tout autour
d'elle, comme pour s'assurer si personne n'est avec
Dante, et le voyant seul : « Si, dans ce sombre cachot,
tu viens par la puissance de ton génie, dit-elle en pleu-
rant, mon fils où est-il? et pourquoi n'cst-il pas avec
toi ? w Cette ombre inquiète, qui garde dans l'enfer la
sollicitude et les illusions de l'amour paternel, et qui
ne connaît pas à son fils de supérieur en génie, c'est
Cavalcante Cavalcanti, le père de Guido. Je ne viens
pas ici de moi-même, lui répond PAllighieri, qui le re-
connaît aussitôt à son langage et à la nature de son
supplice. J'y suis conduit par celui qui attend là (mon-
trant Virgile), et que votre Guido eut peut-être à dédain.
(Dante ici semble faire un reproche h son ami Guido
d'avoir négligé l'élude des poètes classiques.) « Com-
ment dis-tu, s'écrie Cavalcanti en se dressant tout droit
dans sa tombe : il eut?... Aurait-il donc cessé de vivre?
140 DANTE ET GOETHE.
Ses yeux ne verraient-ils plus la douce lumière? » —
Et comme Dante tarde à répondre,
11 retombe en arrière et ne reparaît plus.
Supin ricadde, e più non parve fuora.
EUE.
Il me semble que Dante a, plus qu'aucun autre
poète, de ces ellipses hardies de la pensée. Quand
Francesca, par exemple, dit ce mot si simple :
Et ce jour-là nous ne lûmes pas davantage,
on se sent frissonner de la tête aux pieds. La passion
terrible, le meurtre, la colère divine, le châtiment éter-
nel, tout est là, dans ce livre qui tombe à terre, et dont
on ne lit pas davantage.
DIOTIME.
Après cette interruption tragique, le dialogue avec
Farinata reprend. Cet autre magnanime, « quell' altro
magnanimo, *> c'est ainsi que le désigne Dante (ailleurs
il appellera Florence, mère des magnanimes)^ sans
changer de visage, sans se mouvoir, s'informe de sa
ville natale et du doux monde des vivants. Il voudrait
savoir pourquoi le peuple florentin se montre si cruel
envers les siens dans toutes ses lois. Il explique à Dante
qui, à son tour, l'interroge, comment il se fait que les
damnés qu'il a rencontrés lui ont prophétisé les temps
futurs, mais paraissent, comme Cavalcanti, ignorer le
temps présent. Dante charge Farinata do dire au père
DEUXIÈME DIALOGUE. 141
de Guido que celui-ci existe encore. Puis, rappelé par
Virgile, ils descendent ensemble au septième cercle,
où sont punis d'autres catégories de pécheurs par vio-
lence d'âme.
Je me suis arrêtée à cet épisode, parce que rien
dans la Comédie ne me paraît plus caractéristique du
génie de Dante, à la fois si tendre et si fier. Cet orgueil
paternel du vieux Cavalcanti, sa désolation à la pensée
que son fils ne jouit plus de la douce lumière du jour,
aussi chère aux Florentins qu'aux héros d'Homère,
l'amour que gardent pour leurs proches, leurs amis,
leur patrie, ces héros désintéressés d'eux-mêmes, insen-
sibles à leurs propres tourments, et cette admirable
mise en scène, comme nous dirions aujourd'hui, ces
tombes ardentes d'où sortent des gémissements, que
cela est tragique et grand 1 Enfin la facilité avec la-
quelle notre poète admet que ces magnanimes, ces
héros de la vie civile, sont en enfer, est un trait qui
marque le temps et ce singulier état des esprits, sou-
mis aux décisions de l'Église touchant le dogme, mais
d'une manière extérieure, en quelque sorte, et qui
n'atteignait point, au fond, le sentiment moral. L'enfer
de Dante est tout rempli de ces contradictions; le rigo-
risme du théologien s'y allie à l'humanité, à la ten-
dresse, au respect, h l'admiration de l'homme pour ces
grands réprouvés qu'il est contraint de damner avec
l'Église. Kt ce n'est pas là un des moindres attraits de
celte mystérieuse Comédie, où nous voyons en conflit
la loi acceptée et le sentiment révolté contre la loi.
Nous allons trouver un exemple frappant de cette oppo-
142 DANTE ET GOETHE.
sition dans la catégorie de ceux qui, selon les paroles
de l'Allighieri, « font violence à la nature, » dans ce
cercle des sodomites où iUrencontre son maître vénéré,
Brunetto Latini.
MARCEL.
Mais voilà une ingratitude abominable !
DIOTIME.
Pas le moins du monde, mon cher Marcel. En
mettant Brunetto dans le cercle des « violents contre
nature, » Dante ne croyait assurément faire aucun tort
à son honneur. La compagnie qu'il lui donne est celle
des hommes les plus lettrés, les plus en renom de son
temps.
Tutti furcherci,
E letterati grandi e di gran fama.
Dans le vingt-sixième chant du Purgatoire, il fait
, expier ce même vice à Guido Guinicelli qu'il appelle
il padre mio e degli altri miei miglior. On avait alors
à ce sujet des euphémismes étranges. Yillani, qui donne
à Brunetto les louanges les plus grandes, lui attribuant
l'honneur d'avoir, le premier, enseigné aux Florentins
l'art de bien parler et les règles de la politique, l'ac-
cuse seulement d'avoir été mondain, un poco monda-
netlo. C'est aussi ce que Brunetto dit de lui-même dans
son Tesoretto.
ÉLIE.
Et puis, l'enfer de Dante n'est-il pas assez sembla-
DEUXIÈME DIALOGUE. 143
ble à cet enfer de Florence dont nous avons parlé hier,
tout mêlé de choses atroces e( charmantes, de saccages,
de meurtres, de festins, d'amours et de musique?
DIOTIME.
En effet. Le peuple, en ses chansons, parle très-
gaiement de l'enfer, où il suppose très-nombreuse et
très-bonne compagnie.
Son' andato ail' inferno, e son' tornato,
Misericordia, la gente che c'era!
Les amoureux s'y donnaient de tendres baisers :
Ora caro mio ben, bacciami in bocca
Bacciami tanto ch' io contenta sia !
Le Callimaque de Machiavel, lorsqu'il s'exhorte à
n'avoir ni peur ni vergogne d'aller en enfer, se dit qu'il
y rencontrera tant de gens de bien !
Sono là tanti uomini da bene!
El certainement, en mettant dans l'enfer, avec les
plus grands caractères et les plus grands génies de
l'antiquité, avec des trouvères illustres et avec les plus
touchants personnages des romans de chevalerie ,
Cavalcanti, Farinata, Brunetto, Il Tegghiaio, « qu
furent si dignes, » et qui mirent à faire le bien tout
leur esprit, che a ben far poser l'ingegni, Dante ne
croyait porter la moindre atteinte ni h la haute estime
où les tenait Florence ni à leur part de gloire dans la
postérité. Cela semble incompréhensible à notre logi-
144 DANTE ET GOETHE.
que rationaliste. En ce temps de jeunesse d'âme, c'était
une manière poétique de tourner le dogme de la dam-
nation éternelle, inacceptable pour tous les grands
cœurs.
MARCEL.
Mais aujourd'hui personne ne prend plus cette peine.
Personne ne croit à l'enfer.
DIOTIME.
C'est absolument comme si vous disiez que personne
n'est plus catholique. Sur ce point, il n'y pas de com-
position possible. La grande raison de Bossue! n'hésite
pas à punir des châtiments éternels un Socrate, un
Scipion, un Marc-Aurèle. Le grand cœur de Pascal
est moins surpris de la sévérité de Dieu envers les
damnés que de sa miséricorde envers les élus. Il se
plait à conjecturer que les tourments des hérésiarques
s'aggravent de siècle en siècle, à mesure que leurs doc-
trines séduisent des âmes nouvelles.
MARCEL.
Vous ne répondez pas tout à Tait à ma proposition.
J'ai dit que, aujourd'hui, personne ne croyait plus aux
flammes éternelles.
DIOTIME.
Rappelez-vous . donc , c'est d'hier, le concile de
Périgueux décrétant que l'enfer doit être l'objet d'une
toi 1res- fer me, tout à fait immuable, et que, si quel-
DEUXIÈME DIALOGUE. 145
qu'un en doute, il a encouru ces mimes peines dont il
nie l'existence! Plus récemment encore, dans une
instruction synodale, un évêque, très-grand docteur,
ne dénonce-t-il pas à toute la catholicité la conspira-
tion qui se produit partout à cette heure contre le
dogme de la damnation éternelle? L'Église reste en
cela invariable, Marcel. Le catholicisme théologique
ayant rejeté de son sein l'interprétation progressive
de l'Évangile, ne peut pas céder aux exigences de la
conscience moderne, excitée par l'esprit de la réfor-
mation et par les découvertes de la science.
Quoi qu'il en soit, la rencontre de Dante avec Bru-
netto est extrêmement touchante. Brunetto s'exclame :
Quai mariaviglial en reconnaissant son cher disciple.
11 tend vers lui les bras ; il le prie de permettre qu'il
fasse quelques pas à ses côtés, et Dante baisse la tête
en signe de révérence.
Il capo chino
Tenea, corn' uom che riverente vada.
Et alors Brunetto l'interroge avec un accent de ten-
dresse paternelle, sur lui-même, sur Virgile ; puis il
lui prédit sa gloire future : « Si tu suis ton étoile
(vous vous rappelez que Dante est né sous le signe des
Gémeaux, tenu en astrologie pour favorable aux lettrés
et aux savants), tu ne saurais manquer le port glo-
rieux. (Toujours, vous le voyez, la ligure de Voyage,
l'étoile, le port, appliquée à la vie.) Et si ma mort
n'avait été si hâtive, te voyant le ciel si favorable, à
l'œuvre je t'aurais encouragé. » Mais, ajoute Brunetto,
10
146 DANTE ET GOETHE.
cet ingrat et méchant peuple qui descendit de Fiesole
aux temps anciens, et qui tient de la montagne et de
la pierre, se fera, à cause de ta vertu, ton ennemi.
Ti si farà, per tuo ben far, nimico.
Remarquez, Viviane, cette façon pittoresque de parler :
pour exprimer que les Florentins sont durs et hautains,
ils tiennent de la montagne et de la pierre, dit Brunetto.
« Race avare, envieuse, superbe! fais en sorte de te
nettoyer de leurs mœurs I »
Da' lor costumi fa che tu ti forbi.
C'est la même censure amère des mœurs florentines
qui se retrouve dans le titre primitif que Dante avait
écrit de sa main sur son manuscrit, et qui a été re-
tranché de toutes les éditions, hormis de l'édition faite
par Mazzini sur le manuscrit d'Ugo Foscolo :
LIBRI T1TULUS EST I
INCIP1T COMUEDIA
DANTIS ALLAGHERII
FLORENTINI NATIONK
NON MORIBUS.
Sans s'étonner à l'annonce de sa gloire future, Dante
exprime à Brunetto la gratitude qu'il lui garde en
son cœur pour lui avoir enseigné comment l'homme
s'éternise, corne V uom s'eterna. Avec une touchante
simplicité, Brunetto recommande à son disciple, son
Trésor, ilmio Tesoro, dans lequel, il vit encore, dit-il.
La croyance à l'immortalité dans les œuvres est domi-
nante dans tout le poème de Dante; elle y prévaut très-
DEUXIEME DIALOGUE. 147
manifestement sur le senlimenl de l'éternité des peines
ou des récompenses célestes; elle y est plus vivement
exprimée et de manière à nous émouvoir davantage.
Descendons, avec Virgile, sur les épaules de Géryon,
monstre ailé qui figure la fraude, au huitième cercle
nommé Malebolge. Dante y voit châtiés tous ceux qui
ont trompé leurs semblables : les séducteurs, les adu-
lateurs, les simoniaques, parmi lesquels il met le pape
Nicolas III ; les faux monnayeurs, les faux alchimistes
(car il y avait alors [a vraie et la fausse alchimie) ; les
calomniateurs, les devins, la face tournée vers les
talons ; les hypocrites, le front chargé de chapes de
plomb, écrasantes sous l'éclat menteur de leur revête-
ment doré.
MARCEL.
Des chapes de plomb, au milieu des flammes I Elles
ne devaient pas durer longtemps.
DIOTIME.
Dante n'a pas inventé ce supplice. Plusieurs sou-
verains, Frédéric II entre autres, punissaient de la sorte
le crime de lèse-majesté.
Enfin, de crime en crime, d'épouvante en épouvante,
de tourment en tourment, nous arrivons au neuvième
et dernier cercle de l'abîme infernal. Ce cercle est
divisé en quatre zones : Caïna, Anténora, Toloméa,
Guidecca, où sont châtiées quatre manières de trahir
dans l'humanité : la trahison envers la famille, celle
envers les amis, celle envers la patrie (c'est dans cette
148 DANTE ET GOETHE.
catégorie qu'est le terrible épisode du comte Ugolin),
et enfin la haute trahison divine et humaine, le plus
grand de fous les attentats selon la conscience de
Dante, la trahison à l'empereur de la terre et à l'em-
pereur du ciel, à César et à Dieu. Là, dans une sorte
d'enfer de l'enfer, du milieu d'un lac de glace où les
cris mômes ont cessé, où règne l'épouvante suprême
pour l'imagination italienne : le froid et le silence,
sortent les épaules gigantesques aux ailes de chauves-
souris et la tête monstrueuse de celui qui fut le pre-
mier des traîtres : de Lucifer, le plus beau des anges
devenu l'empereur du royaume douloureux,
Lo Imperador del doloroso regno.
Dans ses trois gueules énormes il broie éternellement
les trois plus grands traîtres qui furent sur la terre :
Judas, Brutus et Cassius.
VIVIANE.
Brutus et Cassius avec Judas! voilà ce que je ne
saurais comprendre; car enfin, pour bien des histo-
riens, n'est-ce pas, c'est César qui est le grand traître
envers le droit et la liberté, et non Brutus qui veut et
croit être leur vengeur?
DIOTIME.
La lecture la plus attentive de la Comédie ne sau-
rait, en effet, ma chère Viviane, nous rendre raison
d'une assimilation qui blesse toutes nos idées du juste
et de l'injuste. Il faut lire, pour comprendre ce Juge-
DEUXIÈME DIALOGUE. 449
ment dernier de l'AUighieri, tout l'ensemble de ses
œuvres, la Vita nuova, il Convito, le de Monarchia,
les Lettres surtout. Il faut savoir quo Dante, dans sa
Comédie, a voulu, comme il Ta dit, chanter le droit
de la monarchie, c'est-à-dire l'ordre universel, tel
qu'il le croyait institué de toute éternité dans les con-
seils de Dieu. Dante, ma chère Viviane, ne fut pas
seulement un grand poète épique, lyrique ou tragique;
sa pensée, comme celle des plus grands philosophes de
l'antiquité et des temps modernes, comme celle d'un
Pylhagore et d'un Spinosa, concevait toutes choses
d'une manière synthétique. Toutes, et au-dessus de
toutes ici-bas, la personne humaine, la famille, la
société naturelle, civile et religieuse, il les considérait
à leur place, dans leur relation mutuelle, au sein de
l'immensité, dans la grande mer de TEtre.
Per lo gran' mar dell' Essere ;
toutes, il les voyait, dans leur évolution sidérale, morale
ou politique, surgissant, se développant, s'élevant, par
une réciproque influence, des ténèbres à la lumière,
de l'inertie à la liberté, à l'amour, c'est-à-dire à la
conformité de plus en plus libre et parfaite des esprits
et des destinées aux lois de la sagesse éternelle,
lo che era al divino dalF umano,
Ed ail' eterno dal tempo venuto,
E di Fiorenza in popol giuslo e sano,
dit-il au trente et unième chant du Paradis.
C'est la grande pensée des temps modernes; c'est
150 DANTE ET GOETHE.
la pensée qui pénètre de part en part l'œuvre de Goethe.
Eh bien, Viviane, celte union parfaite de toutes choses,
cet ordre éternel au sein de Dieu, Dante les symbolise
sous l'image d'une double cité, d'un double empire
céleste et terrestre, entrés dans l'immuable paix où le
citoyen par excellence, le justicier, le pacier (c'est
ainsi qu'on parlait au moyen âge), est, dans le paradis
invisible, dans la Rome céleste, Jésus; dans le paradis
visible, sur la terre, en Italie, dans la sainte Rome
d'ici-bas, César. Le génie de Dante, éminemment sacer-
dotal comme le génie de Gœthe, ramène toutes choses
à ce qu'il appelle, dans son Convito, la religion uni-
verselle de la nature humaine. Dans sa conception
vaste et puissante d'une civilisation philosophique, la
trahison à Jésus et la trahison à César, c'est tout autre
chose que l'attenfat contre une personne, si auguste
qu'elle soit; c'est la main portée sur l'édifice de la
création divine; c'est une sacrilège atteinte à Tordre
politique et religieux de l'univers. Dans le Purgatoire
et dans le Paradis, nous trouverons de cette grande
conception de notre poète les plus belles évidences.
Et, Dieu soit loué ! voici que notre voyage parmi la
race perdue touche à sa fin; voici que nous touchons
au seuil des régions lumineuses. Parvenus au fond du
cône infernal qui est le centre de la terre, Virgile et
Dante changent de pôle. Ils tournent transversalement
sur eux-mêmes et commencent à remonter vers l'autre
hémisphère ; ils revoient enfin les étoiles.
E quindi uscimmo a riveder le stelle.
DEUXIÈME DIALOGUE. 151
C'est ainsi, sur ce mot mélodieux qui nous rend à
l'espérance, que Dante a voulu terminer sa première
cantique.
Je ne sais si, dans ma sèche analyse, à travers les
timides à peu près que me permettait notre français
abstrait et morne, vous avez pu entrevoir les splendeurs
poétiques de ce chant de l'abîme. Je crains bien de ne
vous avoir pas fait sentir, comme je m'en étais flattée,
la grâce ineffable, la piélé, l'amour que Dante n'a ni
pu ni voulu éteindre, tant son âme en était remplie,
dans cet affreux séjour des vengeances éternelles. J'au-
rais voulu insister sur Part accompli avec lequel, dès
les premiers chants, le poète tempère les horreurs d'un
tel séjour, par l'expression répétée de sa tendresse pour
Virgile et par l'apparition de Béatrice dans les limbes.
J'aurais dû vous peindre cette douce Francesca, avec
l'amant « qui jamais d'elle ne sera séparé, » venant vers
Dante, à travers les airs, d'une aile ouverte et ferme,
ainsi que vers leur nid deux colombes pressées par le
désir.
Quali colombe dal disio chiamate,
Con V ali aperte e ferme, al dolce nido.
Il eût fallu, d'une main plus délicate, m'essayera vous
rendre tant d'images fraîches et gracieuses, tirées de la
lumière du jour, de l'attitude des plantes, des mœurs
des animaux, que Dante avait observées tout ensemble
en naturaliste et en poète. 11 eût fallu vous faire voir
ces fleurettes inclinées sous la gelée nocturne, qui se
redressent et s'entr'ouvrent aux premiers rayons du
152 DANTE ET GOETHE.
matin; ces dauphins et leurs jeux, soudain rappelés
au milieu des vapeurs de l'étang de poix bouillante;
ces cigognes, ces grues qui s'en vont « chantant leur
lai ; » ces ruisselets limpides qui descendent des vertes
collines du Casentin vers l'Àrno. — El celte manière
charmante de marquer les heures du jour d'après
l'aspect du ciel et le lieu des constellations, ce tendre
désir d'être rappelé aux siens et de vivre dans la
mémoire de ses semblables, cette profonde humanité
du poète qui le fait pâlir, frissonner, pleurer, s'éva-
nouir au récit des malheurs d'autrui, tout cet art
incomparable, quel art il m'eût fallu pour vous le
rendre sensible! — Comme Dante a bien tenu la
promesse de l'inscription tracée sur le seuil de son
enfer, et comme il a pénétré d'amour son royaume des
vengeances !
VIVIANE.
Je ne me lasserais jamais de vous entendre; mais
je sens que nous abusons de votre bonté; vous devez
être fatiguée. Voici près de deux heures que nous vous
laissons parler presque seule.
DIOTIME.
Je ne me sens pas lasse, Viviane, mais plutôt comme
un peu étonnée. Notre entretien a tourné, sans que je
m'en doutasse, en leçon. Et j'ai peur maintenant d'avoir
occupé bien mal cette chaire dantesque, à laquelle votre
amitié m'élève. Nous autres Françaises, nous ne sommes
pas habituées, comme l'étaient les dames italiennes.
DEUXIEME DIALOGUE. 453
au professorat. Et si, au lieu d'être à Portrieux, nous
étions à Paris, et si, au lieu de quatre, nous étions
seulement dix ou douze, je m'intimiderais toute fait;
il me semblerait faire quelque chose de malséant, pis
que cela, de ridicule.
ÉLIE.
Voilà une chose que la simplicité bretonne ne sau-
rait comprendre. Pourquoi donc semble-t-il ridicule à
nos Français que les femmes enseignent ce qu'elles
savent? Pourquoi leur serait-il malséant de dire, dans
une salle d'université par exemple, avec un peu plus
de soin et d'enchaînement, ce qu'on trouve très-naturel
et très-agréable de leur entendre dire dans les salons,
où l'on prétend qu'elles régnent et gouvernent les opi-
nions en toutes choses?
VIVIANE.
Où elles régnaient, Élie.
DIOTIME.
A la bonne heure ; mais enfin, même au temps où
elles régnaient, on eût trouvé extravagant que M me de
Staël, je suppose, ce grand orateur, qui, chaque soir,
haranguait dans son salon les hommes d'État, les pu-
blicisles, les diplomates des deux mondes, fût montée à
la tribune de l'Assemblée pour y exposer, avec sa vive
éloquence, ses vues et ses idées politiques. Et, pourtant,
elle eût été là véritablement à sa place, belle, de la
beauté de Mirabeau, portant comme lui la conviction
154 DANTE ET GOETHE.
dans réclair de son regard, dans son geste, dans sa voix
virile; tandis que (je l'ai ouï dire à ma mère qui Ta
beaucoup connue, et c'était aussi l'avis de Goethe), dans
les bals, dans les réunions mondaines, les bras nus,
son turban aurore sur la tête, à la main sa branche de
laurier, déclamant à l'angle d'une cheminée d'inter-
minables tirades sur l'impôt, sur le crédit, elle parais-
sait quelque peu théâtrale, et déplaisante à voir.
EUE.
Ce qu'il y a de bizarre, c'est que ce préjugé contre
l'intervention directe des femmes dans l'enseignement
et dans la politique n'existe nulle part ailleurs que chez
nous, qui nous croyons de bonne foi le peuple le plus
chevaleresque du monde. Les étrangers n'y compren-
nent rien. Je me rappelle (c'était en 1848, au moment
que s'ouvrait à Paris un club de femmes) que le mora-
liste Emerson, nous voyant rire, et moi tout le premier,
de ces dames orateurs, me demandait, avec son sérieux
du Massachusetts, ce qu'il y avait donc là de si
risible ?
DIOTIME.
C'est l'opinion aux États-Unis, en effet, et particu-
lièrement dans le plus cultivé de tous, dans ce Massa-
chusetts où la religion a fait une si heureuse alliance
avec la philosophie, que le talent, le don de Dieu,
comme ils disent dans leur langage puritain, ne doit
jamais demeurer inutile. Faculty demands fonction.
c'est la formule concise du pasteur Henri Ward-Beecher
DEUXIÈME DIALOGUE. 155
et du grand orateur Wendell-Philipps, lorsqu'ils ré-
clament pour les femmes l'égalité des droits et des
devoirs.
VIVIANE,
Vous disiez, Diotime, que les dames italiennes avaient
l'habitude du professorat?
DIOTIME.
Elles se sont illustrées dans l'enseignement univer-
sitaire. Tout récemment, en Italie, on s'entretenait
encore de la docte M me Tambroni, qui, en 1817, à
Bologne, occupait la chaire de lettres grecques. A la
même université au siècle précédent, Gaétana Agnesi
avait été désignée par le souverain pontife lui-même
pour enseigner à la jeunesse les hautes mathématiques.
Dans le même temps à peu près, Maria Amoretti était
acclamée docteur en droit civil et en droit canon à
l'université de Pavie.
MARCEL.
Une femme en robe et en bonnet de docteur ! voilà
qui ne me plait guère.
DIOTIME. *
J'ignore quel était au juste le costume de ces dames,
mais il paraît bien qu'il ne portait aucun préjudice h
leur beauté. La tradition garde le souvenir des grâces
pleines de noblesse d'Andréa Novella, qui suppléait son
père dans la chaire de droit canon. On se rappelle
aussi Olympia Morata, enflammant d'enthousiasme la
156 DANTE ET GGETHE.
studieuse jeunesse de Fer rare. Relisez, Élie, ce que
raconte 5 ce sujet votre compatriote Renan dans ses
Essais de Morale. Il a vu, dans l'église de Saint-
Antoine à Padoue, le buste de la philosophe Hélène
Piscopia, en robe de bénédictine, et il affirme qu'elle
devait être d'une grande beauté. Lorsque Dante met
sur les lèvres de Béatrice renseignement de la théo-
logie, il ne néglige pas de nous apprendre que ses yeux
rayonnent comme des étoiles, et que son sourire le
consume d'amour...
Mais où m'avez-vous entraînée, bon Dieu! En quelles
digressions je m'égare encore ! et que, tout en célébrant
les vertus de mon sexe, je donne prise à ses plus iro-
niques détracteurs! Vous savez comment nous traite
Polybe : Sexe bavard et panégyriste... C'est bien cela,
n'est-il pas vrai, Marcel? On croirait qu'il m'avait
en vue.
VIVIANE.
Rien ne me platt comme cette manière d'apprendre.
Vous nous menez par le sentier qui côtoie le grand
chemin et qui, tout en faisant mille circuits, semble
moins long dans sa diversité que la voie droite.
OIOTIME.
Vous avez toujours l'interprétation aimable des dé-
fauts de vos amis, Viviane pleine de grâce! Mais
rentrons-y au plus vite, dans cette voie droite que j'ai
perdue; revenons à Dante, et, avec lui, montons les
degrés de la montagne sainte où le péché s'expie.
DEUXIÈME DIALOGUE. 157
Nous revoyons le ciel. Sa douce couleur de saphir
oriental rend la joie aux yeux de Dante.
Dolce color d' oriental zaffiro,
Che s'accoglieva nel sereno aspetto
Dell' aer puro in fi no al primo giro,
Agli occhi miei ricominciô diletto.
Les astres reparaissent à sa vue; mais ce sont les
astres d'un autre hémisphère où brille d'un éclat mer-
veilleux la Croix du Sud, il Crociero. Dante salue
avec transport cette constellation inconnue aux hommes
du Septentrion.
settentrional vedovo sito
Poichè privato se' di mirar quelle!
ÉLIE.
Comment Dante a-t-il pu parler de la Croix du Sud,
découverte plus de trois cents ans après sa mort?.
DIOTIME.
C'est le souci des commentateurs, mon cher Élie.
Car, en effet, les quatre étoiles de la Croix du Sud,
que Dante décrit avec cet étonnement naïf qui donne
aux peintures homériques un si grand charme, n'ont
été introduites parles astronomes dans la sphère céleste
que vers la fin du xvn e siècle. Au temps de l'Allighieri,
aucun Européen ne les avait encore vues. Mais les
Arabes les connaissaient et on suppose que par eux les
Italiens pouvaient en avoir eu quelque idée. D'autres
158 DANTE ET GOETHE.
croient que Marco Polo, qui avait passé les tropiques,
avait parlé du Crociero à ses compatriotes. Beaucoup
de commentateurs ne voient dans ces quatre étoiles
qu'une allégorie des quatre vertus cardinales, et ils se
fondent sur ce vers où le poêle parle des quatre lu-
mières saintes :
Li raggi délie quattro luci santé.
Quoi qu'il en soit, à peine Dante a-t-il poussé son
exclamation de joyeuse surprise, qu'il se trouve, avec
Virgile, sur des rivages doucement éclairés, en présence
d'un vieillard vénérable, Calon d'Utique.
MARCEL.
Caton d'Utique, à l'entrée du purgatoire !
ÉLTE.
L'évêque Synésius met bien, dans un de ses
hymnes grecs, le chien Cerbère aux portes de l'enfer
catholique.
DIOTIME.
Cela n'avait rien alors d'offensant, ni pour le goût, ni
pour la foi. Dante a dit de Caton dans le Convito que
jamais créature terrestre n'avait été plus digne de servir
le vrai Dieu. Nous avons vu qu'il était considéré comme
type de la vertu profane et que l'Église admettait à cette
époque le salut des justes de l'antiquité. Elle avait
adopté de cette croyance une très-poélique expression;
elle reconnaissait trois baptêmes : le baptême d'eau,
DEUXIÈME DIALOGUE. 159
le baptême de sang (le martyre) ; et le baptême de
désir.
EUE.
Cela est beau ; mais pourtant, mettre Caton dans le
purgatoire, c'est y mettre en quelque sorte l'apologie
du suicide, ce qui n'est guère catholique.
DIOTIME.
Rappelons-nous ce que nous avons eu occasion déjà
de reconnaître au sujet de cette disposition bienveil-
lante du catholicisme primitif. Caton, en quittant volon-
tairement la vie mortelle, croyait à l'immortalité. Pour
s'affermir dans sa résolution, il se faisait lire Platon,
le divin. On pouvait hardiment le ranger parmi ces
hommes que vante saint Paul et qui, « n'ayant pas
connu la Loi, onf été a eux-mêmes leur loi ; » et puis
il était mort pour la liberté, cet idéal des grandes âmes.
Dans le de Monarchia, Dante loue Caton d'avoir voulu
librement mourir plutôt que de vivre asservi. Et ici je
voudrais revenir encore avec vous à ce que nous disions
des opinions catholiques et monarchiques de Dante.
Avec son droit de la monarchie,
Jura Monarchiae, superos, Phlegetonta, lacusque
Lu^trando, cecini, voluerunt fata quousque,
avec son empire céleste et son empire terrestre, son
césar et son pontife, Dante n'en garde pas moins pour
idéal suprême la liberté. En ses commencements, c'était
aussi l'idéal de l'Église chrétienne qui considérait le
160 DANTE ET GOETHE.
péché comme un esclavage de l'âme. C'est librement,
du plein consentement de l'âme coupable, c'est avec
amour que le péché s'expie dans le Purgatoire de
Dante; et c'est pourquoi il fait luire sur le seuil la
belle planète qui invile à aimer, lo bel pianeta cK ad
amar conforta, l'étoile de Vénus. C'est avec une
liberté joyeuse que l'âme purifiée, maîtresse d'elle-
même, s'élève dans le ciel jusqu'à la claire vue de
Dieu. LiberOy dritto, sano è tuo arbitrio, dira Virgile
à Dante en le quittant à l'entrée du paradis terrestre.
Lorsqu'il explique à Caton, le vieillard juste et véné-
rable, comme il l'a fait à cet autre vieillard, le démo-
niaque Caron, aux abords de l'enfer (il y a dans toute
la Comédie de ces parallélismes), par quel ordre et
dans quel dessein Dante vient en ces lieux, le chantre
de YÉnéide dit ces beaux vers souvent cités :
Libéria va cercando, ch'è si car a,
Corne sa chi per lei vita rifiuta.
Il va cherchant la liberté, qui est si chère,
Comme sait celui qui pour elle a quitté la vie.
C'est au nom de l'amour encore, en rappelant les chastes
yeux de Marcie,
... gli occhi casti
Di Marzia tua,
que Virgile, associant ainsi les deux idées saintes de
l'amour et de la liberté, implore de Caton l'accès de la
montagne purificatrice. C'est la plus belle doctrine
DEUXIÈME DIALOGUE. 161
religieuse et morale qui se puisse concevoir, et jamais
elle ne sera dépassée.
La montagne du Purgatoire, située au milieu des
eaux, est divisée, comme l'enfer, en neuf cercles ou
plates-formes, où règne un clair-obscur mélancolique,
et présidés chacun par un ange céleste. Là, plus de
cris, plus de hurlements, mais les soupirs, les larmes,
les chants pieux des humbles et amoureuses espé-
rances :
Luogo è laggiù non trislo da martiri
Ma di ténèbre solo, ove i lamenti,
Non suonan com guai, ma son sospiri.
Au premier cercle ou anté-purgatoire sont les âmes
négligentes et tardives au repentir. Puis, ainsi que
dans l'Enfer, nos poêles passent en revue les sept péchés
capitaux. De degré en degré, avec une fatigue moindre,
ils montent jusqu'au sommet où s'offrent à leur vue les
ombrages délicieux du paradis terrestre :
Questa monlagna è taie
Che sempreal cominciar di sotto è grave,
E quanto uom più va su, e men fa maie:
Cette montagne est telle
Que toujours au commencement, en bas, elle est plus pénible;
Et plus l'homme monte, moins il a de peine à monter,
dit Virgile, exprimant ainsi, avec une simplicité naïve,
une des plus hautes doctrines de l'éthique chré-
tienne.
11
162 DANTE ET GOETHE.
EUE.
C'était une doctrine connue de la plus haute anti-
quité. Dans les Travaux et les Jours, il est dit que la
route de la vertu est escarpée et d'abord hérissée d'ob-
stacles, mais que, en approchant du sommet, on la
trouve facile.
DIOTIME.
Dans cette seconde cantique, comme dans la pre-
mière, l'inspiration poétique et l'idée morale sont à la
fois très-personnelles et très-générales. L'expiation du
purgatoire comme la réprobation de l'enfer se rappor-
tent symboliquement à Dante, à l'Italie, à la société.
La liberté que le poète retrouve sous les traits de Caton,
en quittant les fatalités de l'abîme; les vertus primitives
dont la sainte lumière illumine le sentier au sortir
des ténèbres sataniques; l'humble jonc baigné de la
rosée du matin qui rafraîchit les tempes du voyageur
fatigué et qui en enlève toute trace de la fumée infer-
nale; la barque légère qui glisse sur les ondes, conduite
par un céleste nocher, et qui retentit du chant de déli-
vrance In exitu Israël; les différents degrés de la puri-
fication par le repentir, par le détachement des convoi-
tises d'ici-bas, par la contemplation et le désir de la
sagesse divine; ces eaux salutaires où, en perdant la
mémoire des maux passés, on se retrempe pour une
vie nouvelle, tout cela n'est que figure, allégorie, images
tour à tour bibliques, chrétiennes, pythagoriciennes ou
platoniciennes, du progrès de l'homme vers Dieu. Dans
DEUXIÈME DIALOGUE. 163
cette cantique, donl la diction et le mode s'assouplis-
sent et se rassérènent, se font suaves et pénétrants
comme le sujet dont le poète s'inspire, Dante a pro-
digué les fraîches images, les apparitions charmantes de
femmes et d'artistes.
C'est là qu'il rencontre son ami Casella, qui lui
chante une de ses propres canzoni :
Amor che nella mente mi ragiona,
Comincib egli allor si dolcemente
Che la dolcezza ancor dentro mi suona.
Et les ombres, attirées par ce chant délicieux, s'assem-
blent autour de Casella, s'y oublient, ainsi que des
colombes autour de l'oiselier.
Corne quando, cogliendo biada o loglio,
Gli colombi adunati alla pastura,
Queti, senza mostrar l'usato orgoglio.
Un peu plus loin, Belacqua, le fameux guitariste, Sor-
dello, le troubadour aimé des femmes, Arnaldo Daniello,
gran maestro d'amor; puis aussi ce doux complice de
la vie mondaine, que Dante chérit au point de souhaiter
mourir pour le rejoindre bientôt, Forese Donati; et
cette myslérieuse Pia, à peine entrevue à travers le
voile funèbre des vapeurs de la Maremme, qui prie
Dante de se souvenir d'elle, et de qui la postérité se
souvient à jamais;
Ricorditi di me, che son la Pia.
Et cette Sapia, qui ne fut pas sage, dil-elle avec une
grâce charmante,
Savia non fui, avvegna che Sapia fossi chiamata.
104 DANTE ET GOETHE.
Car, exaltée par la victoire des siens, elle défia le sort,
comme le merle affolé qui, dans les beaux jours d'hiver,
croit le printemps venu, et s'en va sifflant par les
bois.
Gome fe il merlo per poca bonaccia.
Et cet Oderisi, le miniaturiste, Y enlumineur célèbre,
V honneur d'Agubbio, qui proclame la gloire de Giotto
au-dessus de Cimabue ! Comment choisir entre tant de
tableaux enchanteurs! entre ces entretiens rapides,
entre ces murmures bienveillants qu'échangent les
ombres dans une atmosphère azurée, toute pénétrée
déjà du souffle de la grâce divine, dans cette admirable
cantique que Balbo appelle si bien un crescendo
d'amor!
ÉLIE.
Mais, si mes souvenirs ne me trompent, il y a aussi
dans le Purgatoire des passages satiriques, des invec-
tives terribles contre la démocratie florentine et la cour
de Rome.
DIOTIME.
Le ton général de la seconde cantique est une séré-
nité plaintive, mais Dante est trop artiste pour ne pas
en sauver la monotonie par de hardis contrastes. Ainsi,
par exemple, l'apostrophe de Sordello :
Ahi serva ïtalia, di dolore ostello.
Nave senza nocchiero in gran tempesta!
Hélas serve Italie, asile de douleur,
Nef sans nocher dans la grande tempête.
DEUXIÈME DIALOGUE. 165
et la description du cours de l'Arno par Guido del Duca;
ainsi encore, au vingt-troisième chant, la menace aux
dévergondées Florentines qui, si elles savaient ce qui
les attend dans l'enferme ouvriraient déjà la bouche pour
hurler. »
Ma se le svergognate fosser certe
Di quel che'l ciel veloce loro ammanna,
Già per urlare avrian le bocche a perte.
MARCEL.
Les Florentines avaient donc de bien mauvaises
mœurs?
DIOTIME.
Dès cette époque elles s'insurgeaient contre la sévé-
rité des mœurs antiques et se jetaient dans le luxe et
les plaisirs. Les magistrats faisaient contre elles des lois
somptuaires, mais en vain. Yillani nous apprend que,
dans l'artifice et l'extravagance de leurs parures, il
entrait plus de choses étrangères qu'il n'en restait leur
appartenant en propre. Pas plus que les femmes déver-
gondées, les prêtres gourmands ne sont épargnés au
Purgatoire; le pape Martin IV y expie dans le jeûne et
l'amaigrissement son goût excessif pour les anguilles
du lac Bolsena. La maison royale de France aussi y
est en butte à l'animosité du poète, qui met dans la
bouche de Hugues Capet toute une généalogie aussi peu
historique que peu flatteuse de ses ancêtres et de ses
descendants. Il lui fait dire qu'il est fils d'un boucher:
Figliuol fui d'un beccaio di Parigi.
lWi DANTE ET GOETHE.
MARCEL.
Voilà qui passe permission !
DIOTIME.
Tout ce passage a fort scandalisé les commentateurs
français, d'autant que l'erreur de Dante, volontaire ou
involontaire, se retrouve ailleurs, dans les poésies de
Villon par exemple, dans un ouvrage d'Agrippa, etc.
Bayle raconte que le roi François I er , se faisant lire la
Comédie par « un bel esprit réfugié d'Italie, » quand
on en vint à ces vers, commanda « qu'on ôtât le livre,
et fut en délibération de l'interdire en son royaume. »
Le chanoine Grangier, qui le premier a traduit en vers
les Cantiques, excuse son auteur en supposant que le
terme de boucher n'est ici qu'une métaphore pour dire
un prince a grand justicier de gentilshommes et autres
malfaiteurs. » Etienne Pasquier rejette également la
faute de Dante sur le ton métaphorique d'un passage
« escrit à la traverse, et comme faisant autre chose. »
Dans son Purgatoire comme dans son Enfer, Dante
mêle les deux mythologies polythéiste et monothéiste.
Le paradis terrestre lui rappelle le Parnasse; la com-
tesse Mathilde cueillant des fleurs sur les rives du Léthé
est semblable à Vénus et à Proserpine. Dante donne à
Jésus le nom de Sommo Jove. De longues expositions
de dogmes selon saint Thomas, saint Augustin, saint
Victor: le libre arbitre, le péché originel, la responsa-
bilité, l'âme triple, la théorie physique et métaphysique
de la génération, le développement continu de l'âme
DEUXIÈME DIALOGUE. 167
humaine avant et après ta mort (idée que nous retrou-
verons dans Faust), l'efficacité de la prière, les suites
funestes de la confusion des pouvoirs spirituel et tem-
porel, prennent une large place dans cette seconde
cantique. On y rencontre de fréquentes allusions aux
hypothèses scientifiques du temps et aux propres expé-
riences du poète. Il y parle de la circulation de la sève
dans les végétaux, de l'action de la lumière sur la matu-
ration des fruits et sur la coloration des feuilles, de la
scintillation des étoiles. Quant à l'allégorie, elle y main-
tient ses droits dans la personne de Lucie, la grâce,
gratia prœveniens ; dans Mathilde, la piété généreuse;
dans Lia et Rachel, la vertu active et la vertu con-
templative; dans la vision finale où Dante symbolise
obscurément les choses futures. Mais c'est surtout dans
la description du char de Béatrice, que Dante» troublé
sans doute par le désir passionné de glorifier celle qu'il
aime, multiplie sans mesure et presque sans goût, en
amant plus qu'en artiste, les images apocalyptiques.
Ce char descend du ciel. Une lueur soudaine resplendit
dans les airs d'où se dégage une douce mélodie.
Ed una melodia dolce correva
Per I' aer luminoso.
Sept flambeaux, radieux comme les sept étoiles du char
de David, vingt-quatre vieillards vêtus de blanc, quatre
animaux ailés, tels que les a peints Ézéchiel, nous dit
le poêle, ouvrent un céleste cortège.
Ventiquattro seniori, a due a due,
Coronati venian di fiordaliso.
Tutti cantavan : Benedetta tue
168 DANTE ET GOETHE.
m
Nelle figlie d'Adamo ; e benedette
Sieno in eterno le bellezze tue 1
Mais il faut que je vous lise ce passage dans la tra-
duction en vers de Louis Ratisbonne. Il Ta faite avec
beaucoup de soin, aidé des conseils de Manin, et avec
un don très-rare de souplesse dans l'art des rimes. Je
ne crois pas qu'il soit possible de mieux faire :
Sous ce beau ciel paré comme pour une fête,
Vingt-quatre beaux vieillards, de lis ceignant leur tète,
S'avançaient deux à deux en ordre régulier.
Ils chantaient tous en chœur : « toi, fille choisie
Entre les filles d'Eve, à jamais sois bénie!
Sois bénie à jamais dans tes belles vertus 1 »
Puis, quand le gazon frais et la flore irisée,
Qui brillaient devant moi sur la rive opposée,
Ne furent plus foulés par ce troupeau d'élus,
Comme au ciel un éclair après l'autre flamboie,
Vinrent quatre animaux après eux dans la voie,
Tous quatre couronnés de rameaux verdoyants.
Et chacun d'eux avait six ailes admirables
Que parsemaient des yeux aux yeux d'Argus semblables.
Si les mille yeux d'Argus pouvaient être vivants.
Mais je ne perdrai plus de vers à les décrire,
lecteur! il me faut répandre ailleurs ma lyre,
Et force m'est ici de me restreindre un peu.
Mais Us Ézéchiel qui nous dépeint ces bêtes,
Comme il les vit du fond du nord et des tempêtes
Venir avec le vent, la nuée et le feu.
DEUXIEME DIALOGUE. 169
MARCEL.
Voilà, ne vous déplaise, une fort belle traduction
et qui me dispense de prendre un professeur italien.
DIOTIME.
Cette traduction a quelque chose de surprenant par
sa .fidélité et son allure naturelle. Mais pourtant le tra-
ducteur fait un sacrifice qui doit lui coûter beaucoup,
étant poète. Il ne reproduit pas (et cela n'était guère
possible) la mesure tout italienne du vers de onze syl-
labes, qui, avec sa rime alternée de trois en trois, son
enjambement, son accent variable, tantôt à la dixième
et à la sixième syllabes, tantôt à la quatrième et à la
huitième, forme l'admirable tercine de la Divine Comé-
die. Entre les quatre animaux vient un char triomphal
tratné par un griffon aux ailes immenses. Jamais, dit le
poêle, Rome ne vit, au triomphe d'Auguste ou bien de
l'Africain, char plus beau ; celui même du soleil eût
semblé pauvre auprès.
Non che Roma di carro cosï bello
Rallegrasse Africano, ovvero Augusto ;
Ma quel del sol saria pover con ello.
À la droite et à la gauche du char, sept dames forment
une danse sacrée. Après le char s'avancent deux
vénérables vieillards, dont l'un porte à la main un
glaive flamboyant, quatre autres encore, d'une humble
contenance, puis, à distance et seul, un vieillard au
front lumineux, qui marche les yeux clos..
Et quand fut vis-à-vis de moi le char insigne
Un tonnerre éclata...
Et cortège et flambeaux, soudain tout s'arrêta.
170 DANTE ET GOETHE.
Disons brièvement que ce char symbolique sur
lequel descend Béatrice est regardé par les commenta-
teurs comme le char de l'Église et de l'État ensemble,
l'antique Carroccio, peut-être, des républiques ita-
liennes où la patrie était présente dans sa double expres-
sion civile et religieuse. Les sept candélabres figurent
les sept dons du Saint-Esprit, les sacrements; Tes
vieillards sont les patriarches ; les sept femmes dansant
sont les trois vertus théologales et les quatre vertus
cardinales; les quatre animaux sont les quatre évan-
gélistes; enfin le griffon, moitié aigle, moitié lion, est
pris pour Jésus-Christ lui-même, en sa double nature
divine et humaine. Un chœur d'anges séraphiques fait
tomber sur le char une pluie de fleurs, sous laquelle
apparaît debout, triomphante, le front ceint d'un voile
blanc et d'une couronne des feuilles de l'olivier cher à
Minerve, vêtue d'une tunique couleur de flamme et
d'un manteau couleur d'émeraude, Béatrice. À son
approche, avant même qu'il ose lever les yeux sur
elle, Dante, comme au premier jour, sent l'esprit de
vie tressaillir au plus secret foyer de son âme. 11 recon-
naît de l'antique amour la grande puissance :
Per occulta virtù, che da lei mosse
D'antico dmor senti la gran potenza.
Et Béatrice abaisse vers lui les yeux. « Regarde-moi
bien : je suis, je suis Béatrice. »
Guardami ben : ben son, ben son Béatrice.
Et les paroles qu'elle adresse au poète sont celles d'une
mère superbe à son fils :
Cosi la madré al figlio par superba.
i
DEUXIÈME DIALOGUE. 171
Et le cœur de Dante éclate en sanglots; et Béatrice
approuve que « sa douleur soit égale à ses égarements. »
Et se tournant vers les anges qui lui forment cortège,
elle leur dit les erreurs de son ami; comment celui qui
avait été si bien doué dans son jeune âge, après avoir
marché dans la droite voie pendant qu'elle était encore
sur la terre, entra dans les voies fallacieuses, quand
elle eut « changé de vie; » et comment, tout autre
moyen de l'en arracher demeurant inutile, elle a voulu
lui faire voir le royaume des damnés.
Tanto giù cadde, che tutti argomenti
Alla salute sua eran già corti,
Fuorche mostrargli le perdute genti.
Ici Dante place une vision fort compliquée, dans laquelle
il annonce, aussi peu intelligiblement qu'il Ta fait en
enfer pour le lévrier sauveur, la venue d'un grand capi-
taine qui affranchira du joug étranger l'Église et l'Italie.
Ensuite Béatrice ordonne à Mathilde (nous avons vu
comment Virgile a disparu) de plonger Dante dans les
eaux du Léthé pour qu'il y perde la mémoire de ses
péchés, puis dans TEunoé, fleuve divin, où il retrouve
le souvenir du bien qu'il a fait. Ainsi renouvelé, Dante
sort des eaux « pur et disposé à monter aux étoiles. »
Puro, c disposto a sa lire aile stelle.
Diotime se tut. Elle attendait qu'on lui fît quelque
observation, mais on garda le silence. A mesure que
l'on avançait dans le voyage dantesque, on se sentait
plus porté au recueillement. Il n'est pas jusqu'à Marcel
qui ne parût en humeur sérieuse. Depuis quelques
instants déjà, il oubliait de rallumer sa pipe turque et
172 DANTE ET GGETHE.
regardait, mais avec distraction, le dessin de sa sœur.
Viviane, tout en écoutant les cantiques, avait retracé
d'un crayon fidèle la scène qui se passait sur la plage.
Par les moyens les plus simple? et sans chercher l'effet,
elle avait su rendre, dans un tout petit espace, la tris-
tesse infinie du ciel, avec le caractère tragique de celte
procession d'animaux et d'enfants qu'elle avait vue
défiler triste et morne pendant deux heures, au bruit
de l'Océan, sous la pluie de plus en plus obstinée.
Diotime loua beaucoup le dessin de sa jeune amie;
mais voyant que personne ne semblait disposé à quitter
Dante, elle se rassit sur le fauteuil à escabeau qui figu-
rait la chaire professorale, et reprit ainsi l'analyse de
la troisième cantique.
DIOTIME.
Le paradis, le ciel, le royaume de Dieu, l'ordre
universel et idéal, selon que le génie de Dante l'a conçu,
a pour principe l'amour éternel, considéré comme le
premier moteur et la fin suprême de la gravitation des
âmes et des astres. L'âme du monde, c'est Dieu, un
Dieu aimant et aimé,
Il primo amante,
de qui tout procède et vers qui tout aspire. Point d'autre
voie pour aller à lui que l'attraction de l'esprit et du
cœur, la vertu, la science, la sagesse amoureuse »
uno amoroso uso di sapienza; point d'autres progrès,
en nous et hors de nous, que l'accroissement du
désir.
DEUXIÈME DIALOGUE. 173
MARCEL.
Il y a dans les poésies de ce pauvre Musset des vers
qui rendent, à sa manière juvénile, ce système plané-
taire et psychologique de Dante :
J'aime! voilà le mot de la nature entière...
Oh 1 vous le murmurez dans vos sphères sacrées,
Etoiles du matin, ce mot triste et charmant.
La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées,
A voulu traverser les plaines éthérées
Pour chercher le soleil, son immortel amant.
Elle s'est élancée au sein des nuits profondes,
Mais une autre l'aimait elle-même — et les mondes
Se sont mis en voyage autour du firmament.
VIVIANE.
Ils sont charmants, ces vers. Mais continuez, Dio-
lime.
DIOTIME.
Le ciel de Dante s'ordonne selon YAlmageste de
Ptolémée, adopté par saint Thomas; il est composé de
sept planètes : la Lune, Mercure, Yénus, le Soleil, Mars,
Jupiter, Saturne; puis vient le ciel des étoiles fixes,
au-dessus duquel notre poêle met le neuvième ciel, ou
le premier mobile, qui donne le mouvement à tous
les autres et n'a au-dessus de lui que l'empyrée, siège
de l'Éternel.
ÉLIE.
Cet empyrée figure dans la cosmogonie pythago-
ricienne.
174 DANTE ET GOETHK.
DIOTIME.
En effet; cependant il n'est pas admis par les com-
mentateurs que Dante se soit préoccupé particulière-
ment des idées attribuées à Pythagore. Mais les idées
pythagoriciennes étaient alors comme flottantes dans
toute ritalie; elles y circulaient à travers Platon,
Aristote et saint Augustin.
ÉLIE.
Dante devait bien aussi, ce me semble, connaître
de très-près Pythagore par son traducteur et son disciple
Boëce.
DIOTIME.
Cela est très-vraisemblable; et quant à moi, si vous
me demandiez mon sentiment propre, j'ai toujours
reconnu dans la Comédie une influence pythagoricienne
très-sensible, venue, sans aucun doute, à l'Allighieri
par Boèce qu'il lisait sans cesse.
VIVIANE.
Je croyais que Boèce était à demi-chrétien.
DIOTIME.
Cela s'est beaucoup dit dans l'Église, mais je ne vois
pas trop sur quel fondement. Tout l'ensemble des idées
de Boëce est pythagoricien, nous dirions aujourd'hui
panthéiste. Boëce croit à l'éternité de la matière, à la
préexistence des âmes, à leur ressouvenir des existences
DEUXIÈME DIALOGUE. 175
antérieures ; il croit à l'identité de nature qui fait de
l'homme un être semblable et même égal aux dieux.
Lui aussi, il avait été, de son temps, accusé de magie,
ce qui prouverait bien qu'on ne le considérait pas
comme enclin au christianisme.
— Mais où en étais-je?...
De planète en planète, de vertu en vertu, de science
en science, car la théorie morale de Dante est étroite-
ment liée à son système astronomique où les planètes
sont à la fois symbole et foyer d'une vertu qui leur est
propre, l'ascension vers Dieu se fait à la fois plus ra-
pide, plus libre, plus facile et plus manifeste.
ÉLIE.
Cela revient à dire, ce me semble, que plus l'intel-
ligence s'élève et plus s'accroît en elle le désir des
choses divines.
DIOT1ME.
En effet.
Bene operando 1' uom, di giorno in giorno,
S'accorge che la sua virtute avanza.
Comme Dante a toujours besoin d'exprimer par
une image ses idées les plus abstraites, de même qu'il
a dit, en décrivant la montagne du Purgatoire, que
plus on monte moins on a de peine à monter, il nous
peint ici les yeux de Béatrice et son sourire brillant
d'un plus radieux éclat à mesure qu'elle s'élève et se
i7G DANTE ET GGETHE.
rapproche du soleil divin. Nous avons vu que Dante,
au paradis terrestre, a été plongé dans les eaux puri-
ficatrices ; il se sent renouvelé, transfiguré. Les yeux
fixés sur Béatrice, qui elle-même lève le regard vers
les hauteurs élhérées, il monte avec elle, par la vertu
de l'attraction divine, à travers les airs.
Béatrice in suso, ed io in lei guardava.
Admirez encore ici, Viviane, le génie de notre poète :
en un seul vers, en une image, la plus simple du monde,
il fait voir en quelque sorte toute la théorie de l'amour
platonique; il rend sensible la puissance abstraite de
jcet Éternel féminin que chante le chœur mystique, à
la fin du poëme de Gœthe, dans les profondeurs du
ciel, aux pieds de la reine des anges.
ÉLIE.
Combien, par ce sentiment de l'attraction vers les
choses divines qui fait l'âme de la femme supérieure au
génie de l'homme, Dante et Gœthe me semblent à la
fois plus poétiques et plus vrais que Miltonl
DIOTIME.
En effet, dans le Paradis perdu, Adam seul est
créé pour Dieu; tout au contraire de Béatrice, Eve
reste subordonnée et ne saurait voir Dieu que dans
Adam.
ELIE.
He for God only
She for God in bim.
DEUXIÈME DIALOGUE. 477
DIOTIME.
Dans les trois planètes inférieures que Dante visite
en premier lieu, sont les âmes les moins parfaites. Dans
la lune, Diane, le ciel de la chasteté, notre poêle revoit
Piccarda (ou peut-être Riccarda, car je soupçonne ici
une erreur des copistes), la sœur de son ami Forese, à
qui, au Purgatoire, en un seul vers, il a donné le
plus enviable renom que puisse souhaiter une femme
ici-bas :
Tra bella e buona
Non so quai fosse più,
et dont le front resplendit au séjour des bienheureux
d'un non so chè divino. Là, Béatrice explique à Dante
le problème de la liberté, le plus grand don, dit-elle,
que Dieu, dans sa largesse, ait fait au monde :
Lo maggior don, che Dio per sua larghezza,
Fesse creando, e alla sua bontate
Più coiiformalo, e quel en' ei più apprezza,
Fu délia volonté la libertate,
Di che le créature inlelligenti,
Et tutte e sole furo e son dotale.
Au chant sixiètne, dans la planète de Mercure,
Dante se trouve en présence de l'empereur Justinien.
Il entend de sa bouche un récit grandiose, fait à la
façon de Bossuet, des vicissitudes de l'empire, d'Énée
à César, de César à Charlemagne, et de Charlemagne
aux temps du poète. Dans celte planète, où sont les
12
178 DANTE ET G CE THE.
âmes qui par amour de la gloire ont fait des actions
vertueuses, Dante met un épisode charmant. Il ren-
contre Roméo de Villeneuve , habile et dévoué servi-
teur de Raymond Bérenger, comte de Provence, mais
victime de l'envie et de l'ingratitude des cours et s'exi-
lant pour les fuir. Il m'a toujours semblé que notre
poète avait vu en Roméo sa propre image, lorsque
l'appelant a ce juste, » quel giusto> et, après l'avoir
loué des grands services rendus à son maitre, il ajoute
avec émotion :
Mais alors il partit, pauvre et tout chargé d'âge.
Si le monde savait ce qu'il eut de courage
En mendiant son pain, et morceau par morceau,
Son renom déjà grand serait encor plus beau.
Indi parti ssi povero e vêtus to.
E se '1 mondo sapesse il cuor ch' egli ebbe
Mendicando sua vita a frusto a frusto,
Assai lo loda, e più lo loderebbe.
Un des plus beaux chants du Raradis, c'est le
huitième. Le poète décrit la planète de Venus, où sont
les âmes qui surent grandement aimer. Il y retrouve
Charles Martel, le fils aîné du roi de Naples, qui, à Flo-
rence, s'était lié avec Dante de l'amitié la plus tendre.
In costuiy dit Boccace, regnb molta bêliez za e assai
innamoramento . Charles Martel vient vers Dante et
l'accoste en lui disant, comme l'a fait Sordello au Pur-
gatoire, le premier vers d'une de ses canzoni:
Voiche inlendendo il terzo ciel movete;
DEUXIÈME DIALOGUE. 179
il lui rappelle qu'ils se sont beaucoup aimés :
Âssai m'amasti ed avesti ben onde.
Il demeure, comme naguère à Florence, à discourir
longuement avec l'ami de son cœur. Dans ce discours,
une chose me semble plus particulièrement intéres-
sante, c'est la théorie d'une hiérarchie naturelle des
intelligences, d'une relation entre les aptitudes et les
fonctions qui constituerait, si. elle était bien observée
par les hommes, la véritable harmonie sociale. Dante
met cette théorie dans la bouche de Charles Martel. En
l'an 1300, il lui fait exposer en très-beaux vers ce que
plusieurs de nos théoriciens socialistes, croyant l'in-
venter, ont dit de nos jours en assez médiocre prose.
Tel natt Solon, tel Xerxès, dit le poète, ou Melchisé-
dech, ou Dédale ; mais la société n'a point égard à ces
vocations naturelles.
Si le monde observait pour chaque créature
Le premier fondement que pose la nature
Et s'il s'y conformait, il aurait de bon grain :
Biais en religion pour le froc on élève
Tel que le ciel avait fait naître pour le glaive;
L'on fait un roi de tel qui naquil pour prêcher.
. De là vient qu'au hasard on vous voit trébucher.
Ma voi torcete alla religione
Tal che fu nato a cingersi la spada;
E fate re di tal ch'è da sermone.
Onde la traccia vostra è fuor di strada.
180 DANTE ET GOETHE.
MARCEL.
Mais c'est du fouriérisme tout pur !
VIVIANE.
Je me rappelle, dans Y Histoire de la Révolution
de Miehelet,~un passage sur Louis XVI entièrement
conforme à ce sentiment de Dante.
DIOTIME.
Goethe a dit, en plusieurs endroits, des choses toutes
semblables. L'esprit de Dante est au milieu de nous, Vi-
viane ; car c'était, dans les entraves du dogme, un esprit
de liberté d'un tel essor, qu'aucun esprit moderne ne Ta
dépassé en hardiesse. « Chaque jour, dit M. Littré,
Dante prend la main de quelqu'un de nous, comme
Virgile prit la sienne, et l'introduit en ces demeures où
éclatent la justice et la miséricorde divines. »
Au chant suivant, Dante rencontre Cunizzaja sœur
du tyran Ezzelino, l'amante de Sordello, de qui on a
parlé déjà au Purgatoire, qui vécut amoureusement,
dit le commentateur anonyme, dans les parures, les
chansons, les jeux ; mais qui fut néanmoins pieuse et
miséricordieuse. Simul erat pia, benigna, misericors,
compatiem miseris quos frater crudeliter affligebat.
Non loin d'elle est Folco ou Folchelto de Marseille, le
troubadour, bello di corpo, ornato parladore, cortese
donatore, e in amore acceso, nia coperto e savio, dit
YOltimo. Et Dante, soudain, tout au milieu de ces sou-
venirs d'amour, rappelle et flétrit, pour la troisième
DEUXIÈME DIALOGUE. 184
fois, l'envie et la superbe de ses concitoyens ; il maudit
le florin, il maledelto flore, qui fut semence de mal
pour toute l'Italie, et surtout pour l'Église.
TITIANE.
Qui faut-il entendre par ce florin maudit?
DIOTIME.
Il n'y a point ici d'allusion, mais une réalité, ma
chère Viviane. Le florin, il florin giallo, appelé plus
tard zecchinOy était une monnaie de For le plus pur, à
l'effigie de saint Jean-Baptiste, et qui fut frappée à Flo-
rence, pour la première fois, au milieu du xm e siècle.
Celte monnaie d'un titre supérieur donna un avantage
considérable aux Florentins dans les échanges ; elle
contribua à leur puissance commerciale ; mais elle
devint bientôt l'objet des convoitises de Rome, l'occa-
sion d'un luxe excessif, et fut à la fois ainsi pour la
république une cause de richesse et de calamités.
Parvenus au quatrième ciel , le soleil, nous entrons
dans la compagnie insigne des âmes qui vécurent en-
tièrement exemptes de péchés. Selon une cosmologie
commune à Platon , aux Pères de l'Église et aux mys-
tiques, le soleil est la demeure des doctes dans la
science divine, des philosophes, des théologiens, de
ceux qu'on appelait les flambeaux du monde.
ÉLIE.
Qui docti fuerint , fulgeBunt quasi splendor /îr-
mamenti, dit le prophète Daniel.
182 DANTE ET GOETHE.
OIOTIMË.
Là sont Thomas d'Aquin , Albert le Grand , Pierre
Lombard, Richard de Saint-Victor, Boèce le grand
consolateur, Orose, Denis l'Aréopagile, Siger de Bra-
bant...
ÉLIE.
Mais voilà, ce me semble, une compagnie de doc-
teurs assez mêlée ; et Dante, entre ces flambeaux du
catholicisme, met des hommes dont la science est bien
loin d'être pure. Albert le Grand, par exemple, un
disciple d'Avicenne, un docteur dans toutes les sciences
licites et illicites, comme on écrit alors! Siger, cet
obstiné studieux d'Averroës et de Maimonide, qui ne
trouvait déjà plus que trente- six arguments conlre
trente en faveur de l'immortalité de l'âme l
DIOTIME.
Dante reste au Paradis ce que nous Pavons vu dans
l'Enfer, mon cher Élie, catholique au plus large sens
du mot, mais absolument étranger aux exclusions
d'une étroite orthodoxie. Son Église à lui est véritable-
ment universelle, car ses fondements reposent non
sur la tradition particulière de tel ou tel sacerdoce,
mais sur la tradition naturelle du genre humain. Nous
pouvons encore aujourd'hui, on pourra toujours dans
les temps futurs, honorer les martyrs, les bienheureux,
les saints de l'Allighieri* car ils n'appartiennent pas en
propre à cette Église romaine qui commence avec
DEUXIÈME DIALOGUE. 183
saint Pierre et s'achève au concile de Trente ; ils sont
à nous, Viviane, ils sont la gloire et la vertu de la
grande Église humaine qui n'a pas eu de commence-
ment et n'aura pas de fin.
L'apologie de saint Dominique et celle de saint
François d'Assise sont parmi les plus beaux morceaux
de la Comédie. Il élait impossible que ces deux hommes
extraordinaires, fondateurs de deux ordres nouveaux
qui remplissaient le monde de leurs rivalités, n'eussent
pas une place considérable dans le Ciel de Dante. Les
Dominicains et les Franciscains se partageaient alors la
catholicité tout entière. Saint Dominique et saint Fran-
çois personnifiaient le double mouvement qu'avait pro-
duit dans les Âmes l'appréhension du danger dont l'É-
glise était menacée par sa propre corruption et par les
progrès de l'hérésie. Ce grand esprit et ce grand cœur
voulaient tous deux la sauver, l'un par la science, l'au-
tre par l'amour. Prenant pour idéal la splendeur des
chérubins et l'ardeur des séraphins, l'école domini-
caine et l'école franciscaine avaient entrepris de ré-
chauffer à ce double foyer la foi languissante du siècle.
Saint Dominique visait à l'empire des consciences par
un dogmatisme absolu et par une logique implacable.
En vrais limiers du Seigneur, Domini canes, ses disci-
ples parcourent le monde pour dépister les hérétiques,
les poursuivre, les faire rentrer par la menace au ber-
cail, ou les mordre d'une morsure mortelle. Ils font
alliance avec les grands, avec les puissants de ce
monde. Ils allument les bûchers ; ils y jettent les livres
et les hommes. Saint Français, au contraire, l'apôtre
184 DANTE ET GOETHE.
de la mansuétude, embrasse d'une tendresse sans bor-
nes toutes les créatures; les plus pauvres et les plus
humbles, il les chérit au-dessus des autres. Il évangé-
liseles oiseaux du ciel, les poissons des rivières ; il se
lie de fraternelle amitié avec les loups féroces. Ses
disciples, à lui, seront les rêveurs, les visionnaires, les
extatiques, les communistes de l'état populaire. Us an-
nonceront comme très-prochain (pour Tan 1260, si je
ne me trompe) l'avènement du troisième Testament, le
règne de l'Esprit, YEvangile éternel. Ils oseront dire
que Jésus-Christ n'a pas été parfait dans la vie contem-
plative, et que l'esprit de vie s'est retiré de l'Église.
Tout pénétrés d'une aspiration innommée vers la liberté
de conscience, ils diront encore que l'amour pur, par
qui l'àme entre en communion avec Dieu, la délie de
tous les liens de la discipline. Agitateurs d'une société
nouvelle, ils ne dresseront point les bûchers, ils y mon-
teront joyeux et doux.
ÉLIE.
Dante appartenait-il h l'école dominicaine ou à l'é-
cole franciscaine?
DIOTIME.
Dante, en théologie, n'est, à proprement parler, ni
dominicain ni franciscain, de même qu'en politique il
n'est ni gibelin ni guelfe. Il faut toujours en revenir à
dire: Dante est Dante. Dans la Comédie, il se tient
généralement aux doctrines de saint Thomas. Mais, par
sa tendresse d'âme, par son imagination, par sa vive
DEUXIÈME DIALOGUE. 185
curiosité des choses nouvelles, des vérités importunes,
invidiosi veri, comme il dit au dixième chant du Para-
dis à propos de Siger, par sa grande compréhension de
la nature et de l'histoire, qui ne tient aucun compte des
censures de l'Église, qui nomme avec honneur ses en-
nemis, un Àverroës, un Frédéric II, qui célèbre les
prophètes de sa ruine, un Joachim de Flore,
Il calavrese abate Giovacchino,
Di spirito profetico dotato,
Dante semble tout inspiré du souffle qui plane sur
Assise. Comme son ami Giotto, il peint avec prédilec-
tion saint François, et je ne doute pas, à son style,
qu'il n'ait lu et relu avec amour le livre des Fioretti.
VIVIANE.
Ou'est-ce que les Fioretti ?
DIOTIME.
/ Fioretti del glorioso poverello di Cristo, messer
san Francesco, sont un recueil de récits concernant
saint François et ses disciples. On n'en sait pas l'auteur,
mais il remonte certainement aux premiers jours de la
prose italienne, et il tient aujourd'hui un rang à part
entre les classiques trecentisti. J'aurais bien quelque
autre sujet de soupçonner notre poète de n'avoir pas
incliné vers les Dominicains. Au xiv* siècle, les princi-
paux chefs de l'ordre furent des Français, et force nous
est bien de reconnaître, hélas! que Dante n'aimait pas
la France. Dante disamava la Francia y écrit Mazzini,
186 DANTE ET GOETHE.
de qui, soit dit en passant, les biographes pourront bien
en dire autant quelque jour sans trop d'injustice. En
tout cas, selon l'esprit légendaire, Danle réconcilie au
ciel les deux rivaux, en mettant l'apologie de saint Fran-
çois d'Assise dans la bouche de saint Thomas et celle
de saint Dominique dans la bouche du fervent francis-
cain saint Bonaventure.
MARCEL.
Ce Joachim de Flore que vous venez de nommer,
serait-ce l'abbé calabrais que cile Montaigne, et « qui
prédisait, dit-il, tous les papes futurs, leurs noms et
formes ? »
DIOTIME.
C'est lui-même. Au quatorzième chant, Dante arrive
dans le ciel de Mars, où sont les âmes de ceux qui ont
glorieusement péri dans les guerres justes. Son bisaïeul
Cacciaguida s'empresse vers lui : « mon sang! ô&an-
guis meus! » s'écrie-t-il, du plus loin qu'il l'aperçoit.
En Irès-beaux vers et dans un style d'une simplicité
épique, le patricien toscan. fait à son petit- fils l'histoire
de leur maison. La racine parle à la feuille.
fronda mia in che io compiacemmi
Pure aspettando, io fui la tua radice.
Cacciaguida retrace à Dante les mœurs anciennes. Flo-
rence sobre et pudique, le beau vivre des citoyens.
A cosi bello
Viver di cittadini, e cosi fida
DEUXIÈME DIALOGUE. 187
Cittadinanza, a cosi dolce ostello,
Maria mi diè...
Il fait un tableau tout hellénique, et d'une grâce sur-
prenante dans la bouche d'un vieux guerrier, de ces
mères florentines attentives au berceau, qui consolaient
l'enfant dans le doux idiome natal, et, filant la que-
nouille, discouraient en famille des gestes des Troyens,
de Fiesole et de Rome.
L'una vegghiava a studio délia culla
E consolando usava 1' idioma
Cbe pria li padri e le madri traslulla.
L'altra, traendo alla rocca la chioma,
- Pavoleggiava con la sua famiglia
De' Troiani, e di Fiesole, e di Rom a.
C'est dans cet entretien, au début du seizième chant,
que Dante fait une réflexion sur la noblesse du sang qui
révèle de quelle nature était en lui le sentiment aris-
tocratique. La noblesse, à ses yeux, c'est un manteau
bien vite usé et raccourci par le temps, si l'on ne tra-
vaille chaque jour à le réparer.
Ben se' tu manto che tosto raccorce.
Goethe, dans ses Mémoires, à propos d'une très-
belle lettre d'Ulrich de Hulten qu'il cite, développe
exactement la même pensée. C'est l'idée moderne,
l'idée anglaise, de l'aristocratie qui ne voit dans l'or-
gueil des ancêtres qu'un engagement d'honneur à
l'excellence en toutes choses. Dans le Convito, Dante
18* DANTE ET GOETHE.
Ta exprimée déjà en appelant vilissimo tout homme
noble par le sang qui ne le devient pas aussi par la
vertu, et en déclarant que ce n'est pas la race qui
ennoblit la personne, mais la personne qui ennoblit la
race.
ÉLIE.
N'est-ce pas un peu dans ce sentiment des aïeux
qu'Alfred de Vigny écrit ces beaux vers dans son
poème de UEsprit pur que la critique a blâmé comme
trop peu modeste :
C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre.
Si j'écris leur histoire ils descendront de moi.
DIOTIME.
«
Sans doute. — C'est Cacciaguida, vous vous le
rappelez, Viviane, qui fait h Dante cette prédiction, si
souvent citée, de sa gloire future et de l'exil où il
mangera le pain amer et montera l'escalier d'aulrui :
Tu lascerai ogni cosa diletta
Più caramente : e questo è quello strale
Che 1' arco dell' esilio pria saetta.
Tu proverai s\ corne sa di sale
Lo pane altrui, e com' è duro calle
Lo scendere e '1 salir per 1' altrui scale.
C'est par Cacciaguida que Dante se fait approuver
d'avoir quitté la compagnie des factieux guelfes ou
gibelins, et de s'être fait à lui seul son propre parti :
A te 6a bello
Averti fatto parte per te stes9o.
DEUXIEME DIALOGUE. 189
C'est à ce noble aïeul que notre poète demande conseil
pour savoir s'il devra taire ou révéler à son retour ici-
bas la vision qu'il a eue des choses éternelles. Dante
craint, s'il redit ce qu'il a appris « dans le inonde des
douleurs sans lin, sur la montagne au riant sommet,
et dans le ciel, de lumière en lumière, » que ses paroles
n'aient une saveur trop acre à plusieurs :
A molli fia savor di forte agrume.
Mais il craint encore davantage, a s'il est un timide
amant du vrai, » de perdre sa vie dans la postérité :
E s'io al vero son timido amico,
Temo di perder vita tra coloro
Che questo tempo chiameranno antico.
Cette question de Dante à Cacciaguida : Les droits de
la justice ou les devoirs de la bienveillance doivent-
ils remporter dans les témoignages que chacun de
nous porte au tribunal de la conscience publique?
Doit-on confesser la vérité, même cruelle à autrui, ou
bien serait-il mieux de l'ensevelir dans un miséricor-
dieux silence? celle question, une des plus délicates
delà vie morale, est tranchée dans le sens le plus hardi
par « une intelligence et une volonté droites, et qui
aiment. »
Che vide e vuol dirittamente, ed ama.
Assurément, dit Cacciaguida à Dante, ta parole portera
le trouble dans plus d'une conscience ; mais quoi qu'il
en soit, écarte tout mensonge et manifeste toute ta
vision :
190 DANTE ET GOETHE.
Ma nondimen, rimossa ogni menzogna,
Tutta tua vision, fa manifesta.
Et il résume son opinion par une de ces sentences pro-
verbiales, par une de ces images triviales et cyniques
qui abondent dans les livres saints :
E lascia pur grattar dov'è la rogna.
Puis, relevant aussitôt et sa diction et sa pensée : « Ce cri
de ton cœur, dit Cacciaguida à Dante, fera comme le
vent qui assaille avec le plus de fureur les cimes les
plus hautes. Et ce ne sera pas pour toi un honneur mé-
diocre. »
Questo tuo grido fera corne vento
Che le più alte cime più percuote.
E cio non fia d* onor poco argomento.
Vous le voyez , mes amis , n'y eût-il dans toute la Co-
médie que ce seul discours de Cacciaguida qui se rap-
portât au but du poète, aucun doute ne pourrait sub-
sister. Dante met dans la bouche de son aïeul ce que
que lui dicte sa propre conscience : la résolution de
piquer de l'aiguillon d'une vérité acérée « la génération
ingrate, insensée et impie » de ses ennemis, qui sont
aussi à ses yeux et dans le juste sentiment qu'il nourrit
de son sacerdoce, les ennemis du droit et de la liberté,
les ennemis de Dieu.
Le sixième ciel, le ciel de Jupiter, où nous montons
avec Dante et Béatrice, est le séjour de la justice. Les
âmes, les étoiles des princes justes et saints composent
ensemble la figure de l'aigle impériale aux ailes éployées.
DEUXIÈME DIALOGUE. 191
Cette aigle resplendissante, dont les millions de lumières
ne forment qu'une lumière et les millions de voix
qu'une voix, qui, en parlant, dit je et moi, quand sa
pensée est nous et noire,
Nella voce ed lo e Mio
Quand* era nel concelto Noi e' No$lro y
qui n'a qu'un même amour, a paru à quelques inter-
prètes de Dante l'emblème de ce que nous appellerions
aujourd'hui la vie collective de l'humanité, de ce qui
s'appela longtemps en Europe la république chrétienne,
de ce qui prenait alors, dans les esprits synthétiques, le
nom de saint empire romain. Dante, on ne saurait trop le
redire, n'appartenait pas à ces mystiques moroses qui,
dédaigneux des destinées de l'homme sur la terre ,
ajournaient toute justice, toute paix et toute joie à la
vie future. Dante était un chrétien politique qui se
préoccupait des destinées sociales de l'homme ici-bas,
et qui voulait aussi positivement que nous le voulons
aujourd'hui établir la cité et l'État sur les fondements
d'une liberté, d'une justice, d'une science et d'une foi
tout humaines. A cet égard, le commentateur royal
Philaléthèsetle commentateur républicain Mazzini sont
d'accord. Ils ne diffèrent que dans les mots. Ce que
Mazzini appelle « la contemplation prophétique » d'un
ordre universel , le roi Jean de Saxe l'appelle « un gi-
belinisme idéal; » et tous deux déclarent que Dante
attribue la réalisation de cet idéal ou de cette prophétie
au peuple romain, providentiellement prédestiné au
gouvernement du monde.
192 DANTE ET GOETHE.
ELIE.
Il me semble que c'est uu idéal analogue que pour-
suit aujourd'hui encore, sous une autre forme, toute
une école politique qui revendique pour la nation
française l'honneur d'être, depuis la révolution de 89,
la nation initiatrice du droit et de la morale politique.
DIOTIME.
Précisément. Le génie de Dante avait clairement
pressenti la grande unité , la religion scientifique qui
devra régner un jour sur le globe; il avait conçu, dans
son vaste génie, tout cet ensemble d'idées que M. Littré
appelle l'esprit qui vivifie la société moderne, et dont
il donne une définition que Dante assurément n'eût pas
désavouée.
VIVIANE.
Laquelle?
DIOTIME.
J'en ai pris note précisément à propos de la Comé-
die; la voici : a L'esprit qui vivifie, dit M. Littré, c'est
la combinaison du savoir humain avec la morale so-
ciale, afin que tout ce que l'humanité acquiert de vrai
s'applique à développer tout ce qu'elle a de bon. »
Seulement M. Littré considère celte combinaison comme
« nouvelle dans le monde, » et en cela je ne saurais
être entièrement de son avis, car le désir de la voir se
réaliser est le mobile principal qui fait écrire à Dante
DEUXIÈME DIALOGUE. 193
le poëme sacré dont il dit que le ciel -et la terre y ont
mis la main, el cette combinaison se trouve, avant la
Comédie, dans l'idée génératrice du Tesoretto de Bru-
netto Latini; elle est au fond de tous les essais d'ency-
clopédie qui ont été faits en divers tetnps; seulement
elle a acquis de nos jours, en se vulgarisant, une puis-
sance d'expansion toute nouvelle.
Dante voit dans l'aigle lumineuse les âmes de
Constantin, d'Ézéchias, de Guillaume le Bon, roi de
Sicile; aux deux côtés du roi David, Trajan et Riphée.
MARCEL.
Et il oublie de mettre, dans l'astre de Jupiter, son
prêtre fervent, Julien?
DIOTIME.
La légende n'autorisait pas Dante à sauver l'apos-
tat, mon cher Marcel. Elle ne lui était pas favorable,
tandis que pour Trajan, elle supposait que, après cinq
siècles de séjour en enfer, il en avait été tiré par les
prières du pape saint GrégoiFe; et notre poëte, avec
saint Thomas, complète la légende, pour la mieux con-
former aux doctrines de l'Église, en supposant à son
tour que le grand empereur, revenu sur la terre, y a
confessé Jésus-Christ et mérité le ciel.
Quant au Troyen Riphée, de qui Virgile a dit :
Justissimus unus
Qui fuit in Teucris et servantissimus aequi,
Dante le baptise de ce baptême de désir que l'Église
accordait aux païens vertueux, parce qu'ils avaient
ta
194 DANTE ET GOETHE.
pressenti obscurément, disait-elle, la rédemption chré-
tienne.
Dans le ciel de Jupiter où Dante exalte les rois
justes, il flagelle les mauvais princes. Il entend la
royauté comme nous la pourrions entendre aujour-
d'hui. Sa doctrine à cet égard est sans aucune ambi-
guïté : les rois sont les ministres et non les maîtres des
peuples.
Non enim gens propter regem, sed rex propter gentom.
Nous voici au septième ciel, dans Saturne, l'astre
des mélancoliques, des taciturnes, selon Ptolémée, le
séjour des solitaires contemplatifs. Là Béatrice devient
si radieuse qu'elle n'oserait plus sourire :
Ed oila non ridea; ma : S* io ridessi,
Mi cominciô, lu li faresli quale
Fu Scmelè quando di cener fessi.
Saint Damien et saint Benoit parlent à Dante. Le
premier, en quelques vers d'une causticité shakespea-
rienne, fait un parallèle satirique entre les anciens pas-
teurs de l'Église et ceux d'aujourd'hui : les uns, dit-il,
saint Pierre et saint Paul, s'en allant par le monde,
Maigres et pieds nus,
h'ous n'importe quel toit mangeant au jour le jour;
Magri e scalzi,
Prendendo il cibo di qualunque ostello;
les autres, si engraissés, si lourds, qu'il leur faut des
serviteurs en avant et en arrière, qui les hissent et les
soutiennent sur leurs palefrois couverts de riches man-
teaux :
DEUXIÈME DIALOGUE. 195
Si che due bestie van sott' una pelle.
Saint Benoit, à son tour, compare la discipline relâchée
elles mœurs corrompues des ordres religieux à ce que
furent à l'origine la règle austère, la pauvreté, l'humi-
lité, le jeûne et la prière des fondateurs.
Puis nous montons avec Dante au ciel des étoiles
fixes par la constellation des Gémeaux, d'où le poète
jette un regard sur les sept planètes qu'il vient de par-
courir. En voyant la terre si petite, il sourit :
E vidi questo globo
Tal, ch' io sorrisi del suo vil semblante.
Vous vous rappelez que Dante est né sous cette constel-
lation , propice aux esprits doctes. Il invoque ces astres
glorieux ; il leur rend grâces, en très-beaux vers, de
Tintelligence, quelle qu'elle soit, qu'il a reçue d'eux
tout entière,
Oh gloriose stelle, oh lume pregno
Dî gran virtù, dal quale io riconosco
Tutto (quai che si sia) il mio ingegno.
Cependant nous approchons du dénoûment. Dante,
qui a senti, d'étoile en étoile, se fortifier sa puissance
de vision, peut maintenant soutenir l'éclat du sourire
de Béatrice. Il la voit en attente d'un grand spectacle.
Dans une image d'une grâce infinie, il la peint sem-
blable 5 l'oiseau qui, posé sur le bord du nid où repose
sa douce couvée, regarde fixement et prévient d'un
ardent désir le lever du soleil, guettant les premières
lueurs de l'aube sous la nocturne feuillée.
19C DANTE ET GOETHE.
Corne l'augello, intra l'amate fronde,
Posato al ni do de* suoi doici nati,
La notte che le cose ci nasconde,
Previene' 1 tempo in su l'aperta frasca,
E con ardente affetto il Sole aspetta,
Fiso guardando, pur che l'alba nasoa.
Soudain, les voici tous deux illuminés d'une lumière
« à qui rien ne résiste. » Jésus-Christ apparaît, suivi
de la vierge Marie et d'un cortège triomphal d'âmes
bienheureuses.
Tout ce chant n'est qu'un hymne à l'éternelle beauté.
Arrivé presque au terme de sa longue carrière poétique,
où tant d'autres auraient senti leur essor se ralentir,
Dante, au contraire, a de plus vigoureux coups d'aile, il
s'élève plus libre et plus lier vers les suprêmes sommets.
Examiné comme un bachelier par les saints apô-
tres, par saint Pierre, saint Jacques et saint Jean,
sur les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la
charité, et ayant répondu en bon chrétien, Dante a
pénétré jusqu'au neuvième ciel, où Béatrice lui fait con-
naître la hiérarchie des neuf chœurs angéliques; de là
il s'élève avec elle jusqu'au seuil de l'empyrée. A ce
moment, Béatrice se transfigure; elle resplendit d'une
telle béatitude que l'œil et l'âme du poète en sont
comme foudroyés. Cette beauté ineffable, dit-il, est
au-dessus de toute vision mortelle; il croit môme que
les anges n'en sauraient supporter toute la splendeur,
et que Dieu seul, lui qui l'a créée, en peut jouir entiè-
rement.
DEUXIÈME DIALOGUE. 197
La bellezza ch' io vidi si trasmoda
Non pur di là da noi, ma certo io credo
Chc solo il suo Fattor tutta la goda.
Quant à lui, qui du premier jour où elle lui apparut
ici-bas, Ta suivie et chantée, il sent que désormais la
tâche est au-dessus de ses forces et de son art.
Dal primo giorno ch' io vidi il suo viso
In questa vita, insino a questa vista,
Non è '1 seguire al mio cantar preciso ;
Ma or convien, che'l mio seguir désista.
Più dietro a sua bellezza, poetando,
Corne ail' ultimo suo ciascuno artista.
Béatrice montre à Dante les abords de la cité céleste,
Timmense amphithéâtre où siègent sur des trônes les
bienheureux qui ont là leur demeure fixe et ne font
qu'apparaître momentanément au poète dans les astres
dont ils ont subi l'influence. Un trône est resté vide, et
semble attendre un grand élu. La, dit Béatrice, vien-
dra l'âme auguste du souverain qui voulut relever
de son abaissement l'Italie, mais avant qu'elle y fût
disposée.
In quel gran seggio, a che tu gli occhi tieni,
Per la corona che già v' è su posta,
Prima che lu a queste nozze ceni,
Sederà 1' aima, che fia giù agosta,
Dell 1 alto Arrigo, ch' a drizzare Italia
Verra in prima ch' ella sia disposta.
Et pendant que Dante s'absorbe dans le souvenir du
198 DANTE ET GGETHE.
grand Henri, pendant qu'il regarde, ébloui, la divine
assemblée, Béatrice va se rasseoir sur son trône, entre
Rachel et Lia, aux pieds de la reine des anges. Lorsque
Dante se tourne vers elle et s'apprête à l'interroger,
il ne la voit plus à ses côtés, elle a disparu ; saint Ber-
nard a pris sa place. « Où donc est-elle? » s'écrie le
poète,
Ed : Ella ov' è? di subito diss' io.
Et saint Bernard lui ordonne de lever les yeux. Alors
Dante voit dans sa gloire la femme qui fut ici-bas son
amour, sa passion, son culte, son salut. Et instantané-
ment d&son cœur prosterné sort un hymne d'amour et
de reconnaissance. Dante adresse à Béatrice des paroles
telles que jamais ni amant ni poëte n'en dira de plus
belles à aucune femme. Il fait monter vers elle, comme
un pur encens, la prière ardente de son âme et de sa vie.
À cette prière, Béatrice répond par un sourire ; puis elle
relève les yeux vers l'éternel foyer de tout amour.
Alors saint Bernard explique à Dante Tordre et la
division de la rose mystique. Il lui fait voir, feuille à
feuille, dans cette fleur d'allégresse où plonge, enivré
du suc divin, l'essaim des abeilles célestes, les âmes
des anges, des pieuses femmes qui consolèrent la croix
du Sauveur, les âmes innombrables des tout petits
enfants dont le pied ne fit qu'effleurer la terre et dont
le berceau fut la tombe; le saint proclame les noms des
grands patriciens de l'empire éternel,
I gran patrici
Di questo imperio giustissimo e pio.
DEUXIÈME DIALOGUE. 199
Il invoque la Reine du ciel, afin que, par son inter-
cession, Dante puisse soutenir l'éclat formidable de la
face de Dieu et que sa raison ne soit pas submergée
dans la lumière infinie. En signe d'assentiment, Marie
abaisse les yeux vers son fidèle; dans un rapide éclair,
Dante pénèlre l'essence divine. Il voit en Dieu l'uni-
verselle harmonie des âmes et des mondes. Il sent son
désir, sa volonté, attirés invinciblement dans l'immense
orbite de l'amour éternel « qui meut le soleil et les
étoiles. »
Ma già volgeva il mio disiro, e '1 velle,
Sî come ruota, che igualmente è mossa,
L'Amor che muove il Sole e I' altre stelle.
Tel est, ma chère Viviane, le dénoûment de cette
Comédie divine dont l'humanité est à la fois le sujet,
l'acteur principal et l'éternel auditoire. Telle est la fin
de cette œuvre unique à laquelle ont travaillé ensemble
le génie d'un grand poète, le génie d'une grande nation,
et ce génie, le plus grand de tous, qui veille, d'âge
en âge, sur la conservation, l'accroissement et la trans-
mission de ces vérités essentielles, qui passent de nation
en nation, d'art en art, de science en science, pour
former, un jour réunies, le commun trésor de la race
humaine, la religion qu'elle se sera révélée à elle-
même en s'avançant comme Dante, des ténèbres à la
lumière, de la servitude h la liberté, du royaume de
Satan au royaume de Dieu.
La Divine Comédie, je voudrais vous l'avoir fait
mieux sentir et comprendre, c'est dans les conditions
200 DANTE ET GOETHE.
de personnification et d'images imposées à Fart et sous
le rayon qui éclairait le xm e siècle, l'histoire symbo-
lique de l'esprit humain, le. tableau de son évolution
ascendante, au sein des nécessités divines, de la liberté
instinctive, confuse, aisément rebelle et produisant le
mal, à la liberté rationnelle, éclairée, de plus en plus
soumise à la loi, voulant et aimant avec Dieu le salut
du monde.
Pour exprimer d'une manière sensible cette donnée
abstraite, qui pour d'autres n'eût été qu'un sujet de
dissertation rimée et de froide rhétorique, Dante possé-
dait heureusement l'intelligence profonde de tous les
arts : une faculté plastique extraordinaire tout à la fois
grecque et latine, avec un sentiment musical que l'on
pourrait dire moderne et qui lui fait trouver, dans un
idiome encore âpre et contracté, des effets de mélodie et
d'harmonie tels que les langues les mieux assouplies et
les poésies les plus exquises en offrent peu d'exem-
ples. On a remarqué avec justesse que dans la savante
construction des trois cantiques où se développe l'action
de la Comédie, dans cette symétrie presque incroyable
des trois royaumes où Dante a distribué presque éga-
lement en trente-trois chants quatorze mille deux cent
trente vers, il a donné à l'Enfer un caractère plus par-
ticulièrement architectural et sculptural, au Purgatoire
un aspect plus pittoresque, et que, au Paradis enfin, il
semble avoir voulu nous faire entendre les vibrations
éthérées, la musique des sphères.
Pourtant je pense avec Schelling qu'il ne faudrait
ici rien séparer. Dans l'idée comme dans l'art de l'Alli-
DEUXIÈME DIALOGUE. 201
ghieri tout se tient; l'excellence propre à chaque partie
n'apparaît entièrement que dans sa relation avec l'en-
semble. Depuis le premier jusqu'au dernier vers de
cette Divine Comédie, point de brisements, point de
défaillances. Un rhytbme intérieur qui jamais ne fléchit,
le rhythme passionné d'une âme héroïque, nous en-
traîne; il nous élève, parce grand crescendo d'amour
dont parle Balbo, par des variétés insensibles de mode,
de mesure et de style, du fond des troubles, des déchi-
rements, des douleurs aiguës et confuses de la vie mor-
telle, jusqu'à cette existence sereine, harmonieuse,
ineffable, où rien ne change, ne souffre, ne périt.
Mais que dirais-je encore, Viviane, de ce poème
incomparable que vous ne sentiez mieux que moi ! Cet
idéal de l'amour pur à qui Dante, dans sa poétique
conception des mondes, rapporte toute science, toute
sagesse, toute vertu, toule béatitude, cet Eternel fémi-
nin que lui révèle Béatrice et qu'il chante cinq siècles
avant Goethe, qu'ai-je besoin d'en disserter davantage,
quand, chaque jour, à toute heure, il nous apparaît en
vous, dans vos joies, dans vos tristesses, dans toutes les
piétés, dans toutes les grâces de votre vie si jeune et
déjà si haute?
Pendant que Diotime parlait encore, Viviane, comme
involontairement, s'était rapprochée d'elle. En silence,
elle s'était assise sur l'escabeau et reposait sur les
genoux de son amie sa tête charmante. N'entendant
plus la voix de la Nina, la jeune fille releva le front,
son front pèle et pur; puîs, d'un léger mouvement,
20-2 DANTE ET GOETHE.
Tayant dégagé des longues boucles blondes qui l'ofl'us-
quaient :
Béatrice, dolce guida e cara !
dit-elle, en attachant ses beaux yeux sur les yeux de
Diotime.
TROISIEME DIALOGUE.
DIOTIME, VIVIANE, EUE, MARCEL.
Par une de ces brusques variations des vents qui sont
si fréquentes au bord de la mer et qui changent instan-
tanément l'aspect du ciel et des eaux, l'horizon de Por-
trieux dans la matinée du deux septembre n'était que
splendeur. Une sorte de vibration sonore et chaude
animait l'atmosphère. Les oiseaux fêlaient le retour du
soleil. Tout présageait une de ces belles journées d'au-
tomne qui, pareilles à certaines joies du tard de la vie,
nous charment et nous émeuvent d'autant plus que
nous les sentons plus proches de l'heure où tout -va
s'assombrir. On partit pour le cap Plouha. Les chemins
défoncés par la pluie ne permettaient pas d'y risquer
une voiture et îles chevaux de ville; nos amis montè-
rent dans la carriole rustique de leur hôte. Depuis
quinze ans qu'elle allait à toutes les foires, celte brave
carriole était accoutumée aux ornières, et la jument
aveugle qui la traînait, connaissait d'instinct et de
204 DANTE ET GOETHE.
mémoire tous les mauvais pas, si bien que, sans at-
tendre d'avis, elle changeait d'allure, ralentissant ou
pressant à propos, pour éviter les heurts et les em-
bourbements. La distance fut vite franchie. On traversa
au grand trot le village de Saint-Quai; on laissa sur
la gauche le château de Trèveneuc avec sa longue
avenue d'ormes; vers midi, on mettait pied à terre,
et Ton descendait par un chemin creux resserré entre
deux haies d'ajoncs vers les grèves de Plouha.
Viviane ne put retenir un cri de surprise lorsque,
au détour du sentier, elle aperçut tout à coup la mer
immense et tranquille qui se déployait dans toute sa
solennité. Entre la masse aiguë du cap Plouha, à
laquelle on touchait presque, el la ligne argentée, à
peine visible, que traçait le cap Fréhel au plus lointain
horizon, une vaste étendue d'eau, en pleine lumière,
unissait, par des effets merveilleux de coloration et de
perspective, ses profondeurs glauques aux profondeurs
azurées du ciel. Pas un mouvement, pas un bruit, pas
une ombre à la surface des flots transparents, sous le
dôme éthëré qu'embrasaient, à ce milieu du jour, tous
les feux du soleil. De clartés en clartés, d'étincelles en
étincelles, l'œil ébloui ne savait plus où se prendre.
C'était comme un enivrement de lumière, comme un
rêve extatique de la nature endormie.
Diotime ayant rejoint Viviane, elles demeurèrent
longtemps ensemble à contempler ce spectacle. Sans se
parler, elles avaient enlacé leurs bras, el la main dans
la main, émues d'une même pensée, elles s'appuyaient
l'une à l'autre.
TROISIÈME DIALOGUE. 205
Qui les eût vues ainsi, ces deux nobles figures de
femmes, Tune sous ses voiles de deuil, l'autre sous les
plis droits de son vêtement blanc, debout, immobiles,
se détachant comme un marbre antique, dans la pure
atmosphère, à ces derniers confins de la terre et de
l'Océan, il eûl dit avec le poète : Numen adest. Il était
là, en effet, le dieu ; il parlait dans le silence sacré de
l'espace infini et dans le silence plus sacré encore des
tendresses humaines.
Ce fut la voix de Grifagno qui rompit le charme. Le
lévrier avait suivi son maitre, qui, avec l'aide de Marcel
et de M. Kvenous, était allé disposer tout pour un cam-
pement sur la plage. Mais s'ennuyant bientôt de ne pas
voir Viviane, Grifagno revenait sur ses pas; il bondis-
sait, japait, agitait l'air de sa longue queue fauve; il
avertissait enfin à sa façon que l'heure du repas lui
semblait venue.
Lorsque les deux amies s'avancèrent dans les ro-
chers, elles y trouvèrent, qui les attendait, une table
dressée. Dans une enceinte naturelle, d'aspect druidique,
autour d'un quartier de roche aplati, poli par la vague
et qu'on aurait pu croire façonné de main d'homme, on
avait étendu des nattes épaisses sur lesquelles, au dire
d'Ëlie, on allait, à demi couché, dîner à la romaine.
Un pâté énorme, des salaisons, des galettes, du miel et
des figues, quelques bouteilles d'un vin vieux de Bor-
deaux, tel qu'il ne s'en boit qu'en Bretagne, chargeaient
la table cyclopéenne. Une voile empruntée 5 Portrieux
au patron de la barque qui conduisait nos amis en mer,
et que l'on avait nouée n deux perches solidement fixées
206 DANTE ET GOETHE.
dans le sol, projetait son ombre légère sur la salle du
festin et l'abriterait du vent s'il venait à s'élever.
Diotime et Viviane louèrent beaucoup les ordonna-
teurs de la fête; mets et vins furent trouvés exquis.
Marcel manifestait gaiement un appétit héroïque; Gri-
fagno sollicitait du regard et happait au vol les mor-
ceaux rapides qu'on lui lançait à l'envi pour éprouver
son agilité.
— Convenez, dit Marcel , que M me Évenous a bien
fait les choses et que notre banquet en plein air sur-
passe le banquet de Platon.
— Pourvu, dit la gracieuse Viviane, que YEtran-
gère de Paris l'assaisonne et le relève de sa sagesse ;
pourvu que notre Diotime à nous, de qui l'autre eût été
jalouse, veuille nous faire entendre sa parole à ravir
Soc rate.
Diotime s'inclina en signe de modestie et de con-
sentement.
ÉLIE.
Aujourd'hui, Diotime, c'est à moi, ne vous déplaise,
que vous allez avoir affaire. Jusqu'ici vous avez eu
beau jeu à nous parler de Danle, mais je n'ai pas ou-
blié, comme dit Montaigne, « notre premier propos »
quand nous étions seul à seul, à cette même place, et
que je m'étonnais si fort de vous entendre comparer
Dante et Gœthe. Nous nous sommes beaucoup écartés
(je ne m'en plains pas) de notre point de départ. La
dispute, s'il vous en souvient, avait commencé au sujet
du rapprochement que vous vouliez faire entre la
TROISIÈME DIALOGUK. 207
Divine Comédie et le poëme de Faust. Vous nous avez
admirablement démontré et fait sentir que la Comédie
est un chef-d'œuvre, je suis porté à croire que Faust
en est un autre; mais franchement ce n'est là encore
qu'une analogie trop générale pour que je me déclare
vaincu, et, malgré votre éloquence, ou plutôt sous le
charme de votre éloquence, je dis avec Viviane : Vive
le paradoxe !
DIOTIME.
En vous parlant si au long de Dante, je n'ai pas ou-
blié notre dispute, mon cher Élie. Je me suis laissé en-
traîner par mon sujet, c'est là tout; et pourtant je ne
vous ai pas dit la dixième partie de ce que j'aurais dû
vous dire. Il est très-malaisé de quitter la Divine Co-
médie, plus malaisé encore d'en parler dignement.
Enthousiastes ou critiques, ignorants ou doctes, nous
n'arrivons qu'à une compréhension très-incomplète de
ce monument extraordinaire vers qui l'esprit humain,
à mesure qu'il s'en éloigne, se retourne de siècle en
siècle, pour le contempler mieux, d'un point de vue
nouveau, dans une autre perspective, et qui semble
toujours grandir à l'horizon comme pour dominer tou-
jours la scène agrandie. Il en sera ainsi du poëme de
Faust 9 tout l'atteste déjà, bien que pour lui la postérité
commence à peine; et puisque vous me rappelez, Élie,
notre premier propos, j'y reviens, et je vous propose
maintenant de me suivre dans le voyage où je voudrais
m'aventurer de l'enfer au ciel de Gœthe, comme vous
m'avez suivie hier de l'enfer au ciel de Dante.
ANTE ET GOETHE.
Nous voici tout prêts.
Disons auparavant quelques mots de la vie de
Gœthe, sans laquelle sa tragédie ne s'expliquerait guère
mieux que la Comédie sans la vie de Dante; et malgré
vos préventions, Élie, peut-être en viendrez-vous à
convenir que si ces deux génies sont pour moi comme
un seul guide et un seul maître, et si, en éclairant
l'une par l'autre leur œuvre et leur vie, je vois s'en
dégager l'idéal complet de la conscience et du la des-
tinée humaine, une sorte de poétique du salut, passez-
moi l'expression, il pourrait bien y avoir là autre
chose qu'un jeu de mon esprit et le goût puéril du pa-
radoxe.
ÉLIE.
Vous êtes sévère pour vos amis, Uiolime; mais je
l'ai mérité, et j'implore mon pardon.
Diolime tendit la main à Élie en s'excnsanl à son
tour de sa vivacité. Par une question jetée à la tra-
verse, Viviane coupa court à ce petit incident.
L'ai-je rêvé, ou ne m'avez-vous pas dit que vous
avez connu Goethe?
DIOTIME.
Je l'ai vu une fois, étant tout entant.
TROISIEME DIALOGUE. 209
VIVIANE.
Et vous vous en souvenez ?
DIOTIME.
Comme si c'était hier.
MARCEL.
Où donc avez-vous vu le grand homme?
DIOTIME.
A Francfort, en 1815. Vous savez que ma mère
était Allemande.
MARCEL.
Il y paraît bien un peu, sans reproche.
DIOTIME.
Sa famille était en relation d'amitié et de bon voi-
sinage avec la famille de Gœthe. La mère de Wolfgang
venait très-fréquemment chez ma grand'mère. C'est là
qu'eut lieu la majestueuse entrevue de Frau Rath avec
M me de Staël, si plaisamment racontée par Bettina.
C'est dans la maison de campagne tout proche de la
ville, où ma grand'mère passait ses étés et où vous êles
allé voir Y Ariane de Dannecker, que j'entendis pour la
première fois le nom de Gœthe...
MARCEL.
Et que le dieu vous apparut! Vous rappelez-vous en
quelles circonstances?
14
210 DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
Tous les moindres détails me sont restés présents.
Celait un après-dîner; je jouais au jardin avec de pe-
tites compagnes. Tout à coup nous voyons venir à nous,
par une longue allée droite, un vieillard entouré d'une
société nombreuse et qui paraissait lui rendre de grands
honneurs. Notre premier mouvement fut de fuir, mais
trop tard-; ou nous avait aperçues, on m'appelait. Il
fallut s'approcher. Le vieillard me sourit; il me prît
par la main, me dit quelques paroles que je n'entendis
pas, et s'étant assis sur un banc, il me retint à ses
côtés, interdite. Peu à peu , pendant qu'il s'entretenait
avec mes parents, je m'enhardis jusqu'à lever sur lui
les yeux.
VIVIANE.
Quel âge avait-il alors?
DIOTIME.
Voyons... Goethe est né en 1749. Ceci se passait
pendant les Cent-Jours. Mon père, en partant pour la
Vendée, voulant nous savoir en sûreté, nous avait en-
voyées attendre dans la famille maternelle la chute de
Vusurpateur (c'est ainsi que les royalistes appelaient
alors Bonaparte). Gœthe devait donc avoir alors
soixante-six ans. Mais je me rappelle très-bien qu'il ne
me fit pas du tout l'effet que produisaient sur moi les
autres vieillards. Il se tenait très-droit. Son visage me
paraissait plus grand, plus ouvert, et comme mieux
TROISIÈME DIALOGUE. 211
éclairé que celui des personnes qui l'entouraient. Ses
yeux énormes, qui me regardaient avec une extrême
douceur, me donnaient à la fois envie de pleurer et de
Fem brasser. Lorsque, prenant congé de mes parents, il
mit sa main sur ma tête, et l'y laissa (Gœthe aimait pas-
sionément les beaux cheveux blonds, et les miens res-
semblaient alors aux vôtres, Viviane), je n'osais plus
respirer. Peu s'en fallut que je ne me misse à genoux,
comme pour ma prière. — Et tenez, encore aujour-
d'hui, je ne parle pas avec indifférence de ce moment.
J'y attache je ne sais quelle superstition. Je me persuade,
— vous souriez, Marcel, vous devinez ce que je vais dire,
— eh bien, oui, je me persuade que la main du vieillard
sur la tête de l'enfant y a laissé de lui quelque chose , je
ne sais quelle vague et triste bénédiction... Avant-hier
encore, me promenant ici avec vous sur ces belles
grèves de Plouha, tout heureuse de votre tendre ami-
tié, et tout émue de ce doux rayon du soir à mes che-
veux blanchis, j'en rendais grâces, à part moi, au bon
génie apparu à mon enfance, dans le jardin maternel ;
à ce génie bienfaisant que j'ai senti là toujours , près
de moi, dans mes peines les plus cruelles, que je n'ai
jamais invoqué en vain dans mes délaissements, et vers
qui, à cette heure, réconciliée avec le sort et récom-
pensée par vous, je m'écrie du fond de l'âme : mon
père Gœthe, vous du moins, vous jamais, vous ne m'a-
vez abandonnée!
Diotime se leva et fit quelques pas sur la grève. On
feignit de n'y pas prendre garde. Elle avait de ces
brusques retours sur elle-même, au réveil de poignantes
212 DANTE ET GOETHE.
tristesses que ses amis n'avaient pas connues et qu'ils
respectaient en silence. — Lorsqu'elle revint s'asseoir,
il n'en est pas moins vrai, dit Viviane en renouant de
sa main légère le fil brisé de l'entretion, que ce n'est
pas l'analogie, mais le contraste qui frappe tout d'abord
entre Dante et Goethe.
ELIE.
Vous pourriez dire entre le génie italien et le génie
allemand, qui sont aux antipodes.
DIOTIME.
Pas autant que vous croyez, mon cher Élie. La poli-
tique a opposé les deux nations, mais leur instinct, dès
qu'il se sent libre, les rapproche. L'Allemagne et l'Ita-
lie aspirent l'une vers l'autre, sentant peut-être qu'elles
devront un jour se compléter Tune par l'autre.
MARCEL.
11 paraîtrait, en effet, que les idées allemandes se
propagent rapidement en Italie à mesure que les'Alle-
mands s'en vont.
DIOTIME.
Plus d'un de vos amis a pu vous le dire, et les Italiens
en conviennent. Ces jours passés, en ouvrant son cours
à Milan, Ausonio Franchi signalait à ses jeunes com-
patriotes le danger de se laisser par trop entédesquer,
« intedescare. » Hegel est là déjà, introduit par le suc-
cesseur de Vico, en plein soleil de Naples. Les psaumes
TROISIEME DIALOGUE. 213
protestants se chantent sur les bords de l'Arno ; on lit
à haute voix la bible germanique sous le toit féodal des
barons toscans. La circulation indéfinie de Moleschott,
descendue avec lui des Alpes, pénètre les universités
du Piémont. Et voici que, enchanté a son tour par Part
italien, l'enchanteur Fausto captive en ses rimes sonores
l'oreille italienne.
ELIE.
Est-ce que le Faust de Goethe a été traduit en
italien?
DIOTIME.
Il a été traduit au commencement de ce siècle par
Giovila Scalvini, et tout récemment encore, avec un
rare bonheur, par Anselmo Guerrieri. — Nous voici
bien loin, comme vous voyez, du temps où l'opinion
italienne considérait la langue allemande comme un
« aboyement de chiens, » et reculait devant « l'épou-
vantail de leur parole. » Les Allemands, cela se com-
prend mieux, subissent jusqu'à la folie, jusqu'à la
Sehnsuchl dont on meurt, le charme irrésistible de
l'Italie. Le tombeau de Platen à Syracuse en fait foi;
Winckelmann, et après lui les plus grands peintres
contemporains, quittent le pays natal, le foyer, la reli-
gion des ancêtres, toutes choses aimées, par désir de
la beauté romaine. Nulle part la dévotion à Dante
n'a trouvé d'aussi fervents adeptes que dans la patrie
de Klopstock. Schlegel, Schelling, Schlosser, de Witte,
le roi Jean de Saxe et tant d'autres célèbrent à l'envi,
interprètent avec une érudition passionnée la Comédie
214 DANTE ET GOETHE.
divine. Pour sa plus grande et sa meilleure partie, la
littérature dantesque est allemande.
Quant à Goethe, lui qui jamais n'exagère, il date de
son séjour à Rome une révolution dans tout son être.
Lorsqu'il entre dans Rome, il est saisi d'un saint res-
pect; il y voudrait garder « le silence de Pythagore. »
C'est à Rome qu'il se recueille véritablement pour la
première fois, et que, « se sentant petit, » il entre
humblement à cette grande école de la destinée humaine,
d'où il sortira changé de part en part, pénétré jusqu'à
la moelle des os (c'est toujours lui qui parle) de ce sen-
timent solennel de l'existence, de cette paix, de cette
inaltérable sérénité, qui le feront semblable aux dieux.
VIVIANE.
Comment un voyage en Italie a-t-il pu changer jus-
qu'à la moelle des os un homme de la trempe de Gœthe,
fort et froid comme ce granit?
DIOTIME.
Vous tombez dans l'erreur française, ma chère Vi-
viane, en attribuant à la jeunesse de Gœthe la force de
son âge mûr et le calme de sa vieillesse.
VIVIANE.
Je ne me suis jamais figuré Gœthe, il est vrai, autre-
ment qu'avancé en âge, assez indifférent et tout à fait
impassible.
DIOTIME.
Gœthe a été jeune, et très-jeune, Viviane. Sa jeu-
TROISIÈME DIALOGUE. 215
nesse a été la proie des passions. Son imagination,
comme celle de Dante, s'emportait à toutes les ardeurs.
Assailli de tentations, pressé de désirs contraires, « la
tête ceinte d'erreurs » comme le Florentin , sollicité,
lui aussi, par l'inquiet esprit de nouveauté qui commen-
çait à souffler sur le monde, prenant et quittant tous
les chemins, « la voie droite et les voies fallacieuses, »
fantasque, dissipé, présomptueux, indisciplinable; tour
à tour épicurien, stoïcien, mystique, tourmenté et tour-
mentant, dévastateur de sa propre paix et de la paix
d'autrui, entraîné, comme il l'a dit, « sur le char du
destin par de fougueux coursiers que fouettent les
esprits invisibles, » tel fut longtemps celui de qui l'on
pouvait douter en le voyant « s'il était le diable ou
Goethe; » tel il s'esl peint lui-même dans le récit qu'il
nous a laissé de sa jeunesse.
ELIE.
Accorderiez-vous aux Mémoires de Gœthe une con-
fiance entière? Le titre qu'il leur donne, Vérité et Poé-
sie, ne doit-il pas nous tenir en garde?
DIOTIME.
Ce titre si philosophique m'avertit seulement qu'il ne
s'agit pas ici d'une de ces existences médiocres, sans
poésie comme sans vérité, où les faits glissent à la sur-
face et ne s'enchaînent dans la mémoire de celui qui les
raconte que par leur ordre de date, mais que nous
sommes en présence d'une de ces grandes destinées où
l'idéal et la réalité, s'entre-croisant perpétuellement,
216 DANTE ET GOETHE.
forment dans les profondeurs de l'être une trame el
une chaine serrées, et composent ensemble un harmo-
nieux dessin où rien ne saurait plus être ni distingué
ni séparé, fût-ce dans le aouvenir d'un Goethe.
MARCEL.
Mais savez-vous que vous nous faites là une mys-
tique apologie du mensonge?
DIOTIME.
Mettre tout son art dans sa vie et toute sa vie dans
son art, comme le fait Goethe, c'est un divin mensonge,
Marcel, et par qui Ton gagne l'immortalité.
MARCEL.
Mais enfin votre Dante ne l'a pas fait, lui, ce men-
songe divin.
DIOTIME.
Ne venons-nous pas de voir que, dans sa Comé-
die, il a reproduit, en les poétisant jusque dans leurs
moindres détails, transformé, symbolisé les réalités de
sa vie?
ÉLIE.
En effet, plus qu'aucun poète, Dante a mis, comme
vous le dites si bien, toute sa vie dans son art; mais
son art dans sa vie, je ne l'y saurais voir. Ce parfait
équilibre qui s'établit, après de courts orages, dans
l'intelligence de Gœlhe, ce raisonnable arrangement
des choses , cette accommodation à la circonstance,
TROISIÈME DIALOGUE. 217
cotte objectivité, pour parler comme les Allemands, qui
le met, lui et son génie, hors de l'atteinte des passions,
hors des combats, hors des perplexités de son siècle,
il n'y en a pas trace dans l'existence révoltée de l'Alli-
ghieri, dans cette âme dévorée d'angoisses jusqu'à sa
dernière heure.
DIOTIME.
Ladernière heure sonna pour l'Allighieri au moment
où la révolte achevait de gronder dans son âme et dans
sa vie. Il quitta le monde prématurément, sans avoir
parcouru comme Goethe toutes les phases de son exis-
tence. Il mourut, ne l'oublions pas, à cinquante-six
ans, au seuil de l'âge désabusé, retiré des factions dans
une « solitude amie, » alors que, venant d'achever sa
cantique céleste, il entrait enfin dans la paix que sa
jeunesse inquiète demandait vainement à la porte des
cloîtres et cherchait éperdue sur le sein des femmes.
Dante cessait de vivre quand, guéri de toutes ambitions
et de toutes illusions terrestres, il se faisait peu à peu
semblable à ces grandes ombres tranquilles dont il
avait vu passer dans les limbes le majestueux cortège,
et qui s'y étaient entretenues avec lui des choses éter-
nelles. Qui pourrait dire ce qu'eussent été pour le
chantre du Paradis ces années, retranchées par la
mort, qui mirent au front de Gœthe la sérénité? Rap-
pelons-nous que c'est précisément dans ce long cours
de temps qui s'écoule pour le poète germanique entre
sa cinquante -sixième et sa quatre-vingt-deuxième
année, qu'il élève sa pensée, pour ne l'en plus laisser
218 DANTE ET GOETHE.
descendre, dans les régions les plus hautes de la science
et de la religion. C'est durant cet intervalle que, rom-
pant avec ces grands révoltés, Tantale, Ixion, Sisyphe,
le Juif-Errant, Lucifer, les Titans, les Démons, qui
furent, comme il Ta dit, les saints de sa jeunesse, il
s'attache de tout son génie à l'étude des lois immuables
de la nature, qu'il achève de s'initier aux mystères
de la beauté grecque, qu'il se tourne, en esprit de
sacerdoce, vers l'antique et lumineux Orient. C'est
alors qu'ayant poétiquement transformé, lui aussi, ses
révoltes et ses désespoirs, tout <*e qui restait en lui de
son Werther et de son Prométhée, il enseigne dans ses
œuvres cette noble morale d'équité compatissante
envers les hommes et d'adoratioii désintéressée de
Dieu, qui désormais sera la règle de sa vie et la joie de
son grand cœur pacifié. C'est dans ces vingt-six années
refusées à Dante que Goethe, étouffant de sa propre
main les explosions d'un tempérament toujours jeune
et les flammes menaçantes des tardives amours, déve-
loppe dans la calme atmosphère de ses romans philo-
sophiques tout l'ensemble de ses idées sur les rapports
de l'homme avec la nature, avec son semblable, avec
son Dieu. C'est alors que, de sa parole et de son exem-
ple, il atteste le progrès indéfini de l'esprit humain, la
sanctification de la vie par le travail, l'amélioration
mutuelle des hommes justes par l'amitié, la grandeur
des humbles, l'innocence des coupables; et que, péné-
trant des tendresses de Jésus le panthéisme géométrique
de Spinosa, il chante, dans son second Faust, à la
sagesse éternelle, l'hymne de l'éternel amour.
TROISIÈME DIALOGUE. 219
ÉLIE.
Votre explication est très-belle, mais, dans vQtre
désir d'atténuer les contrastes, ne prêtez-vous pas à
Dante plus d'inclination à la paix qu'il n'y en eut
jamais dans son âme, et ne supposez-vous pas chez
Goethe des tempêtes intérieures qui n'ont grondé, peut-
être, que dans votre imagination? Goethe aurait-il
jamais pu écrire YEnfer } lui qui ne voulait pas même
écrire des chants guerriers, parce qu'il ignorait la
haine? Et Dante eût-il pu voir éclater la Révolution
sans s'y jeter?
OIOT1HE.
Regardez, Élie, cette mer paisible; rappelez-vous
ce qu'elle était avant-hier. Que s'est-il donc passé dans
le mystère des eaux profondes pour qu'elles aient ainsi
changé d'aspect et d'accent? Ligne, couleur, lumière,
mouvement, tout est contrasté; et pourtant c'est le
même océan ; ce sont les mêmes rochers, le même ciel ;
et nous sentons là je ne sais quelle identité de vie, une
sorte d'individualité déterminée à qui nous donnons le
même nom, et qui nous attire d'un même attrait. Il en
est ainsi pour moi du calme gœthéen et de la tour-
mente dantesque. J'y reconnais le même élément,
apaisé ou soulevé, le même génie.
Il se fit un silence. Puis Diotime, ayant tiré d'un
étui de voyage qu'elle avait apporté avec elle un petit
cahier écrit de sa main, elle en parcourut rapidement
quelques feuillets et commença ainsi :
220 DANTE ET GOETHE.
A l'heure où Wolfgang Goethe voyait le jour (c'était
le 28 août, en plein midi, à Franefort-sur-le-Mein),
les constellations étaient propices. Goethe, pas plus que
Dante, ne néglige de nous l'apprendre. Le soleil, nous
dit-il, était dans le signe de la Vierge; Jupiter et
Vénus...
MARCEL.
Jupiter et Vénus en plein xviii 6 siècle ! Votre Gœthe,
l'ami des Humboldt, croyait aux astres propices!'
DIOTIME.
Il y croyait poétiquement, à peu près comme Dante,
je suppose; comme il croyait aux songes, aux démons.
Il en parlait en souriant, mais d'un sourire grave ; il
n'en aurait pas ri. Bien qu'il eût poussé, comme Dante,
aussi loin qu'il était possible l'observation des phéno-
mènes naturels et l'étude de leurs lois, peut-être môme
à cause de cela, les relations occultes de l'homme avec
le monde invisible ne le trouvaient point esprit fort.
Les superstitions populaires lui étaient sacrées.
VIVIANE.
Goethe n'appartenait- il pas au peuple par sa nais-
sance?
DIOTIME.
La famille de Gœthe était d'humble origine; son
bisaïeul ferrait les chevaux dans le comté de Mansfeld,
son aïeul taillait le drap. Devenu maître en sa profes-
TROISIÈME DIALOGUE. *21
sion et citoyen de la ville de Francfort, où il était venu
s'établir et où il se maria deux fois, en possession
d'une petite fortune bien acquise, le grand-père de
notre poêle avait pu quitter les ciseaux et donner à ses
fils l'éducation libérale. L'un d'eux, Jean-Gaspard,
celui qui fut le père de Wolfgang, épousa une jeune
fille riche de la famille syndicale des Weber, qui, pour
se rehausser selon la mode du xvi e siècle, avait latinisé
son nom et se faisait appeler Textor. Celait un juris-
consulte distingué; il reçut de l'empereur Charles VII
le titre de conseiller impérial, ce qui ne l'empêcha pas
de mettre dans son blason trois fers à cheval, en mé-
moire de ses origines.
MARCEL.
J'ai vu ces trois fers à cheval sculptés sur la maison
où l'on dit que votre poète est né. Au-dessus des fers
à cheval, il y a une étoile.
DIOTIME.
C'est l'étoile du matin, pour laquelle l'auteur de Faust
avait un culte et qu'il voulut ajouter au blason pater-
nel : emblème de la poésie rayonnant sur l'industrie.
ÉLIE.
Vous dites que Jean-Gaspard était conseiller impé-
rial. Comment y avait-il des conseillers impériaux dans
une ville libre? car Francfort était bien alors une répu-
blique, n'est-ce pas?
m DANTE ET GOETHE.
DIOÏIME.
Francfort était politiquement une ville libre, histo-
riquement une ville impériale. Elle se vantait de tirer
son nom du passage des armées de Charlemagne, et
gardait avec orgueil la bulle d'or de Charles IV dans
son antique Rœmer, où se faisaient l'élection et le
couronnement des empereurs. Mais elle avait, comme
le£ cités italiennes, son gouvernement municipal où les
artisans avaient part. Elle élisait, en des scrutins
compliqués à la vénitienne, ses magistrats pour une
durée très-courte. Pas plus que la commune de Flo-
rence, elle n'entendait qu'on vînt du dehors s'immiscer
dans ses affaires.
MARCEL.
Vous n'allez pas comparer, je suppose, Francfort à
Florence ?
DIOTIRTE.
Il ne faudrait pas m'en défier. Je ne voudrais pas
pousser la chose à outrance; mais quelques traits géné-
raux de comparaison, je les trouverais bien dans le
site, dans la physionomie, dans l'activité propre aux
deux villes.
ÉLIE.
Je n'ai jamais vu Francfort, quoique j'aie fait une
partie de mes études à Ileidelberg.
TROISIÈME DIALOGUE. 223
DIOTIME.
Francfort est une des villes les plus agréables que
je connaisse, et des plus originales par ses contrastes.
Elle est assise sur les bords d'une rivière charmante,
dans une large vallée, bornée à l'horizon par la chaîne
du Taunus, que Ton a comparée aux montagnes de la
Sabine. Aujourd'hui les remparts de Francfort sont
abattus, mais au temps de Goethe ils se dressaient,
rudes et noircis, au milieu des prairies, des vergers,
des jardins, où l'air pur qui descend des cimes boisées
entretient une fraîcheur délicieuse. Sa vieille cathé-
drale, les hautes grilles de ses couvents, ses tours, ses
ruelles tortueuses, ses escaliers obscurs senfonçant
sous des voûtes profondes, son immonde Ghetto, ses
toits aigus habités des cigognes, rendaient présent et
vivant dans Francfort tout le moyen âge. Les fêtes du
couronnement avec leurs pompes traditionnelles, les
grandes foires privilégiées depuis le xiv e siècle et qui'
s'ouvraient au pied du Rœmer par des cortèges symbo-
liques, le gymnase dont la fondation datait du xvi e siècle,
l'esprit indépendant et railleur de la population, son
goût vif pour le théâtre, animaient et relevaient dans
cette cité marchande la médiocrité de la vie bourgeoise.
Comme dans tous les pays protestants, le désir du pro-
grès et la culture y descendaient jusqu'au plus bas des
couches populaires; les artisans étaient aisés et in-
struits. La Bible imagée, le chant des psaumes, les
vieilles légendes du Rhin entretenaient au foyer et
même au comptoir une certaine flamme poétique. On
*24 DANTE ET GOETHE.
croyait dans Francfort h la puissance des livres ; on
leur faisait l'honneur de les brûler.
VIVIANE.
On brûlait les livres dans votre chère ville natale?
DIOTIME.
Eh mon Dieu oui; tout comme à Florence. A deux
pas de la maison de Luther, à la veille de la Révolu-
tion, le petit Wolfgang vit un jour tout un ballot de
livres français jetés sur le bûcher, aux flammes de
Yanathème où trois siècles auparavant Savonarole
brûlait le divin Platon. L'histoire est ainsi faite : elle
souffre des attardements et des invraisemblances que
la plus hardie fiction n'oserait admettre.
L'imagination du jeune Goethe fut très-troublée par
cette exécution sauvage d'une chose inanimée; plus
encore par les vestiges humains qu'il aperçut un jour,
dans ses récréations enfantines, pendants, depuis deux
siècles, aux fourches patibulaires. L'humiliation des
juifs, renfermés chaque soir dans leur quartier boueux
et puant, n'étonnait pas moins son âme candide. Bien-
tôt d'autres spectacles, plus terribles et plus grandioses,
lui ouvrent, comme à Dante, ce que Ton pourrait ap-
peler les horizons épiques. Le tremblement de terre de
Lisbonne, plus retentissant que la catastrophe du pont
alla Carraia 9 la guerre de Sept-Ans et son héros, l'oc-
cupation de Francfort par les Français, les passages
rapides etcalamiteux de troupes amies ou ennemies,
le canon des batailles rangées aux portes de la ville, les
TROISIÈME DIALOGUE. 225
incendies, les pillages, et, pour parler avec le poète,
« le démon de l'épouvante répandant ses frissons par
toute la terre; » puis enfin, comme gage de temps meil-
leurs, le couronnement du roi des Romains, qui me
semble, dans l'existence de Goethe, jouer le même rôle
que le jubilé du pape Boniface dans l'existence de
Dante : tous ces événements précipités imprimèrent de
bonne heure à l'âme de Wolfgang quelque chose de
cette solennité que le pinceau de Giotto a mise au front
du jeune Dante. Gœthe est de bonne heure, comme
rAllighieri, porté par le spectacle des injustices hu-
maines et des rigueurs divines à la méditation, à la
rêverie solitaire. Il vit en crainte et en respect des vo-
lontés d'en haut, attentif au destin , ahnungsvoll, ehr-
furchtsvoll, nous n'avons pas en français de mots pour
exprimer ces nuances, ces degrés dans la profondeur
de la religiosité germanique ; et ce mot même de reli-
giosité dont je me sers, faute de mieux, il est à la fois
chez nous hors d'usage et sans valeur.
MARCEL.
Dans cette religiosité de Gœthe, auriez-vous, par
hasard, découvert une Béatrice?
DIOTIME.
Pas précisément une Béatrice, du moins en per-
sonne; mais, dès les plus jeunes années de Wolfgang,
une influence sensible, dominante, de ce que j'appelle-
rai l'idéal féminin dans l'amour et dans l'amitié; et,
tout aux premières heures de l'enfance, une passion
15
'22G DANTE ET GOETHE.
exaltée pour sa sœur au berceau, qui parait plus in-
croyable encore que l'amour du petit Dante pour la
fille des Portinaiï.
VIVIANE.
Mais cette passion n'a pas, comme l'autre, laissé de
traces. Elle n'a inspiré ni une Vit a Nuova ni une
Divine Comédie.
DIOTIME.
Si Cornélie Goethe n'a pas reçu de Wolfgang la cou-
ronne poétique que Dante a mise au front de Béatrice ;
si l'auteur de Faust n'a pas réalisé ce qu'il appelle « le
beau et pieux dessein » d'immortaliser son amie; si,
au lieu de la faire revivre tout entière, comme il l'avait
projeté et comme il s'y essaya, dans une œuvre de
longue haleine, il n'a fait qu'évoquer un moment son
ombre pour en saisir à la hâte les vagues contours,
Goethe en accuse ses heures trop rapides et le tourbillon
qui les emporte. Mais dans ces vagues contours 011
l'émotion tremble encore, quel charme, et que cette
morte adorée nous apparaît touchante en son linceul !
VIVIANE.
Je n'ai pas souvenir de cette sœur Cornélie.
DIOTIME.
Les biographes l'ont trop négligée. Silencieuse, a
l'écart, elle passe voilée dans le cortège triomphant des
femmes aimées du poète. Elle demeure, elle semble
TROISIÈME DIALOGUE. 227
arrêtée par une invisible main, au seuil du temple, loin
des chants el des parfums, et comme en crainte de
l'apothéose. Lui-même, le grand artiste, il renonce à
rendre toute la dignité pudique, toute la puissance
douloureuse qui réside en cette personne « indéfinis-
sable et impénétrable, » absorbée dans l'amour pur
qu'elle avait voué à son frère, et qui n'entrevit des joies
d'ici-bas que celle qu'il lui était interdit de souhaiter,
même en rêve.
Dès le berceau, je vous le disais tout à l'heure, Cor-
nélie fut pour son frère l'objet d'une passion jalouse. Tl
lui prodiguait les présents, les caresses; mais il la
voulait à lui seul ; il entrait en fureur quand d'autres
que lui l'approchaient. A mesure qu'ils grandirent en-
semble, et quand la mort de leurs autres frères et sœurs
les eut laissés seuls en butle aux sévérités paternelles,
les deux enfants s'unirent d'une tendresse plus étroite
et se devinrent l'un à l'autre plus indispensables. Les
moralistes n'ont point assez observé ces grandes amours
fraternelles. Dans les temps et dans les circonstances
les plus diverses, elles gardent toutes néanmoins un
caractère particulier et en quelque sorte typique. Plus
craintives et plus fidèles que les autres amours, elles
sont à la fois plus tristes et plus charmantes, parce que
le désintéressement est leur loi et que, toujours mena-
cées par le cours régulier des choses, elles ne sauraient
jamais être entièrement satisfaites. J'entrevois dans la
résignée Cornélie quelque chose des Lucile, des Eugé-
nie, des Henriette : le tourment d'une âme fière et déli-
cate qui sent qu'elle aime « comme on n'aime plus, a
228 DANTE ET GOETHE.
dit Tune d'elles, comme on ne doit peut-être pas ai-
mer. » Dans le pâle nuage où s'enveloppent la vie et la
mort de ces sœurs de poètes, que la Muse n'a fait qu'ef-
fleurer de son aile, je sens gronder sourdement la même
orageuse électricité.
VIVIANE.
Est-ce que Cornélie Goethe ressemblait à son frère?
DIOTIME.
Plus jeune que lui d'une année, elle avait assuré-
ment quelque chose de son génie ; mais la nature ne
lui donna point en partage la force et l'éclat. Elle ne
naquit point belle et en pâtit. Son sexe ne lui permet-
tant pas, comme à Wolfgang, de s'échapper au dehors,
elle fut beaucoup plus que lui opprimée par le despo-
tisme d'un père qui semble avoir été, dans la maison
bourgeoise de Francfort, aussi redouté que le seigneur
de Chateaubriant au féodal manoir de Combourg. La
jeune fille couva longtemps au foyer des ressentimenls
taciturnes et d'exaspérés désirs de liberté. La noblesse
de son être moral, qui lui donnait sur ses compagnes
une supériorité marquée, ne suffisait pas, dans les jeux
où venaient se joindre de jeunes garçons, à la faire
rechercher. Elle demeurait isolée, et son frère était
seul à lui rendre des soins.
MARCEL.
Comment Gœtfie, l'adorateur idolâtre de la beauté,
'le païen, pouvait-il se plaire auprès d'un laideron?
TROISIÈME DIALOGUE. 229
DIOTIME.
Ce païen, comme vous l'appelez et comme on l'ap-
pela longtemps en Allemagne, était, plus que per-
sonne, sensible à la beauté souffrante de l'âme chré-
tienne. On voil, même alors qu'il décrit avec une
exactitude cruelle les disgrâces physiques de Cornélie,
qu'elle exerçait sur lui un grand charme. « Elle avait,
nous dit-il, si ce n'est les plus beaux yeux, du moins
les plus profonds » qu'il eût jamais vus. Son regard gé-
néreux, c'est ainsi qu'il le caractérise, parce que « il
donnait tout et ne demandait rien en retour, » édait sem-
blable au regard des saintes extatiques. C'était « un pur
rayon de l'âme la plus chaste qui fut jamais. » La taille
de Cornélie était svelte et bien proportionnée ; elle avait
dans son port et dans son air quelque chose à la fois
d'imposant et de languissant. Sa voix prenait tour à
tour des accents brusques et les intonations les plus
suaves. Mais, entre le regard lent de ses grands yeux h
fleur de tête, son front haut, modelé avec délicatesse,
où se marquaient durement de noirs sourcils, et les
autres traits du visage, il y avait désaccord. Parfois
aussi un mouvement précipité du sang laissait à sa joue
des traces fâcheuses, et cela le plus souvent aux jours
où Cornélie devait paraître dans quelque fête, si bien
qu'elle semblait alors, écrit Goethe, le jouet d'un démon
railleur qui trahissait à tous les yeux les troubles con-
tenus de son âme ardente. Cette étrange jeune fille
était quelque peu hallucinée. Elle louchait au surna-
turel ; elle sentait la mort à dislance ; elle pleurait les
230 DANTE ET GOETHE.
maux à venir. En relisant, ces jours passés, les Mé-
moires de Gœlhe, j'ai été frappée d'une scène bizarre
à laquelle je n'avais pas d'abord pris garde, et qui jette
un jour singulier sur les relations du frère et de la
sœur. C'est une véritable explosion de tempérament qui
peut faire soupçonner les violences que souffrait en son
cœur Cornélie.
La voici cette scène, telle que je l'ai notée. Elle est
à la fois tragique et comique, comme il arrive quand de
grandes figures se trouvent resserrées dans un cadre
étroit.
C'était par une soirée d'hiver, un samedi, à l'heure
où, selon sa coutume, le vieux conseiller Gœthe faisait
venir en sa maison le barbier afin d'être rasé de frais
et de pouvoir, au lendemain dimanche, s'accommoder
tout à son loisir pour le service divin. Les deux enfants,
blottis derrière le poêle immense qui domine de sa
masse noire tous les intérieurs germaniques, se réci-
taient l'un à l'autre par récréation un chant de la
Messiade. Wolfgang avait pris le rôle de Satan ; Cor-
nélie, au nom d'Àdramalech, lui adressait des repro-
ches.
Tous deux, en commençant, ne faisaient que mur-
murer les vers h voix basse, pour ne pas attirer l'at-
tention (le père de Gœthe n'aimait pas cette poésie nou-
velle et sans rimes que Klopstock venait d'introduire,
et la Messiade n'entrait qu'en contrebande dans sa
maison); mais tout à coup, au moment qu'Adramalech
s'emporte aux invectives, Cornélie, oubliant la fiction,
s'identifiant avec son personnage, saisit le bras de
TROISIÈME DIALOGUE. 231
Wolfgang; elle se prend à déclamer, d'une voix de
plus en plus stridente et comme hors d'elle-même,
cette pathétique apostrophe :
Sauve-moi! je t'en supplie. Si tu l'exiges,
Je t'adorerai, ô monstre, réprouvé, noir malfaiteur 1
Sauve-moi 1 je souffre l'éternel tourment de la mort vengeresse!
Autrefois j'ai pu te haïr d'une haine ardente et farouche,
Aujourd'hui je ne le saurais plus; et cela aussi m'est une ter-
Oh! que je suis broyée !... [rible angoisse.
Et le cri de détresse d'Adramalech éclate ; et le bar-
bier épouvanté laisse choir le plat à barbe, et l'eau
savonneuse inonde la vénérable poitrine quasi nue du
conseiller Jean-Gaspard ; et le père redouté entre en
courroux; et les enfants balbutient de timides excuses...
MARCEL.
Quelle scène grotesque !
DIOTIME.
Je ne sais, mais il m'a toujours semblé que, à ce
moment où l'Adramalech de Rlopstock pousse par la
bouche de Cornélie le cri d'angoisse, la puissance fas-
cinatrice de Gœthe, à son insu, agissait sur sa sœur,
et qu'elle subissait, en s'en défendant, cette irrésistible
magie du poëte qu'il devait exercer plus tard sur ses
amis, et dont ils ne savaient, disaient-ils, si elle était
du ciel ou de l'enfer.
ÉLIE.
Qu'est devenue cette étrange personne?
232 DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
Pendant un certain temps, calmée en apparence,
Cornélie continue de vivre avec son frère, au foyer,
dans une intimité profonde ; seule aimée de lui .seul ;
associée à toutes ses études, pressentant son génie,
l'excitant au travail ; se faisant gaie pour lui plaire aux
heures des loisirs; enchantée à sa voix par le vieil
Homère dont il lui disait les vers dans la langue mater-
nelle. Aux premières absences, elle le sent proche
encore par les lettres sans fin, par les confidences qui
raniment, en la blessant, l'amitié fraternelle. Puis, peu
à peu, elle est négligée dans les égarements que Ton
ne veut plus dire ; puis oubliée, hélas! quand la passion
s'empare de la vie. Qui saura jamais ce que souffrit
alors la fière Cornélie? Goethe lui-même ne fait que
le deviner plus tard, à son propre désespoir, lorsqu'il
apprend de la bouche de son ami Schlosser, qu'entre
celui-ci et sa sœur l'anneau des fiançailles vient d'être
échangé. Gœlhe n'ignorait pas combien la seule pensée
d'appartenir à un homme causait naguère de répu-
gnance et d'effroi à sa Cornélie. 11 n'avait jamais pu se
la figurer, n'étant plus à ses côtés, ailleurs qu'au fond
d'un cloître; il se sent jaloux, éperdument jaloux,
de cette sœur délaissée, comme au temps où il la veil-
lait en son berceau. Il est près de tout rompre. Pour
apaiser du moins l'offense de son orgueil, il se dit bien
basa lui-même que, le frère présent, jamais l'ami n'eût
été ni amant ni époux.
Cet ami était un honnête homme. Il avait été choisi
TROISIÈME DIALOGUE. 233
sans doute par la triste Cornélie pour l'aider à sortir
moins brusquement d'elle-même et de son passé. Mais
ces sagesses de la passion sont toujours trompées.
Cornélie ne trouva point le repos dans les bras de cet
honnête homme. Goethe le dit, il en juge à la contrainte
du foyer conjugal lorsqu'il y vient s'asseoir; il en juge
surtout à la véhémence avec laquelle sa sœur le dé-
tourne d'un mariage qu'il projetait, lui aussi, pour fuir
l'isolement du cœur.
Quatre ans après le jour où Cornélie quittait le nom
de Goethe, elle quittait sans regret la vie. La nouvelle
de sa mort fut pour notre poète une commotion terri-
ble. « Une des plus fortes racines de son existence
était tranchée. » C'est lui qui parle ainsi. A la page de
ses souvenirs où il inscrit la date funèbre, 8 juin 1777
(il avait alors vingt-huit ans), on lit ces mots : « Jour
sombre et déchiré; douleur et rêves. »
MARCEL.
Vous n'aviez pas tort de nous dire que cette amitié
de Goethe pour sa sœur au berceau est plus incom-
préhensible encore que l'amour du petit Dante pour
Béatrice. Un sentiment aussi mal défini, aussi exalté,
est assurément une des plus curieuses, une des plus
maladives variétés de l'amour platonique, et je l'aurais
cru tout à fait incompatible avec le bon sens et la saine
raison de Gœthe.
DIOTIMS.
Détrompez-vous, Marcel. L'idéal platonique, un
234 DANTE ET GOETHE.
peu germanisé, est au fond de tous les attachements de
Gœthe. Et si c'est là une maladie, il l'apporte en nais-
sant pour n'en guérir jamais. La plupart des amours de
sa jeunesse sont malheureuses; il aime souvent sans
espoir. De ses deux grandes passions, Charlotte et
M me de Stein, la première ne fut qu'un renoncement
enthousiaste qui put avoir le fiancé pour témoin; pour
confident, l'époux ; dont la femme aimée put paraître
émue ; dont la jeune mère n'hésitait pas h perpétuer le
souvenir en donnant à son fils le nom de son amant ;
que le poète enfin put rendre public, dans un récit qui
agita toute l'Allemagne, sans qu'aucune des trois per-
sonnes intéressées en reçût, au plus délicat de l'hon-
neur, la moindre atteinte. Beaucoup plus tard, pendant
les dix années que M* 6 de Stein occupe le cœur de
Goethe, leur intimité est de telle nature que les plus
proches amis, Schiller par exemple, la croient entiè-
rement platonique, et que lui-même un jour, quand il
en rappellera le souvenir, ne craindra pas de profaner
la piété des tombeaux en la comparant au lien sacré
qui l'unissait à sa sœur Cornélie. — Que cela étonne
votre bon sens français, Marcel, je le trouve très-sim-
ple ; mais ne perdons pas de vue que nous sommes en
Allemagne, où la rêverie, la Schwaermerei, se mêle et
se confond avec les sentiments les plus réels. Et Gœthe,
sur ce point eomme sur tant d'autres, était bien vérita-
blement « le plus allemand des Allemands. »
ÉLIE.
Mais ces deux figures d'exception à part, il me
TROISIÈME DIALOGUE. 235
semble que la galerie des femmes de Gœthe, pour me
servir de l'expression consacrée, n'a que des portraits
vulgaires, à tout le moins bourgeois, et qui ne suppor-
teraient pas le voisinage de la noble Porfinari.
DIOTIME.
Rien de moins bourgeois, selon l'acception française
du mot, c'est-à-dire rien de moins prosaïque, que les
amours de Goethe pour les plus petites bourgeoises. Ces
fillettes, ces pargolette que Béatrice reproche si fière-
ment à Dante, sont, dans leur atmosphère germanique,
exemptes de toute vulgarité. La pure imagination du
poète, le très-jeune âge de ses Gretchen, de ses Fré-
dérique, de ses Catherine, les revêt de candeur; et
c'est presque sans altération qu'il les fera passer un
jour de la réalité dans ses créations les plus idéales.
Selon Gœthe, la femme est plus vraie que l'homme
dans l'amour comme dans la haine, et c'est pourquoi
il la trouve aussi plus poétique. Auprès d'elle, il se
sent devenir meilleur; il est plus aisément, plus douce-
ment transporté dans le monde des rêves. Même alors
qu'il la rencontre dans un milieu vicié, il l'en abstrait
sans effort; la plus suspecte, Gretchen, il l'aime naïve-
ment. Jamais Gœthe ne séduit, au sens bourgeois du
mot, jamais il ne raille, même la femme facile. Igno-
rante, frivole, trompeuse, elle demeure encore pour lui
un être sacré. Jamais il n'a parlé des femmes autre-
ment qu'avec tendresse et respect. Vous ne trouverez
pas dans toute l'œuvre de Gœthe une seule parole (j'en
excepte ce que dit Méphistophélès, le blasphémateur de
236 DANTE ET GOETHE.
toules choses saintes) que Dante eût désavouée; pas la
moindre arrière-pensée qui offense le sentiment reli-
gieux de l'amour dont nous avons vu toutes pénétrées
les divines cantiques.
ELIE.
»
Vous oubliez, ce me semble, les Elégies romaines,
les Èpigrammes de Venise, d'autres poésies encore en
assez grand nombre, et plusieurs pages de prose où
l'expression de l'amour est extrêmement vive.
MARCEL.
Sans compter que votre poète platonique finit par
épouser sa servante.
DIOTIME.
Christiane Vulpius ne fut jamais la servante de
Goethe, mon cher Marcel, mais sa compagne fidèle et
dévouée pendant vingt-huit ans. Elle ne fut point pour
lui la Thérèse de qui l'on rougit. Le fils qu'il eut d'elle,
il l'aima tendrement et réleva à ses côtés avec le plus
grand soin. S'il donna tardivement h son union avec
Christiane la sanction légale, c'est qu'il n'y atlachait
pas d'importance; c'est que Christiane aussi, dans un
sentiment à la fois humble et lier, dissuadait son amant
de ce mariage officiel, comme d'une condescendance à
l'opinion qui n'ajouterait rien ni à son bonheur ni à sa
sécurité. Du reste, le mariage, pas plus dans la vie de
Goethe que dans celle de Dante, n'exerce d'influence
appréciable; ni l'un ni l'autre n'unit son sort à la
TROISIÈME DIALOGUE. 237
femme qui eût été, selon l'esprit môme de l'union
conjugale, sa moitié véritable. La société ne parait pas
jusqu'ici disposée à suivre le conseil de Platon, qui
voulait aux meilleurs les meilleures; elle n'obéit pas à
la loi de sélection que Darwin croit être la loi de
nature. Elle ne prend pas souci, tout au contraire,
d'unir aux grands hommes les grandes femmes.
MARCEL.
Mais cette Christiane, si j'en crois Bettina, qui
l'appelle quelque part « une saucisse enragée, » loin
d'être une grande femme, n'élait pas même une femme
médiocre. Elle n'avait aucun esprit, pas la moindre
culture.
DIOTIME.
Christiane a eu le sort de Monna Gemma, de qui les
biographes de Dante font une Xantippe, elle a été jus-
qu'ici fort maltraitée des admirateurs de Gœlhe. Mais
quelques critiques plus équitables commencent à la
réhabiliter. 11 parait certain qu'elle avait l'intelligence
vive et le désir d'apprendre. Goethe prenait plaisir à
l'instruire, h causer avec elle de choses élevées; je n'en
voudrais pour témoignage que cette belle poésie scien-
tifique sur la métamorphose des plantes, ce chef-d'œuvre
du* genre, qu'il lui dédie, et qu'il a composée évidem-
ment pour répondre aux curiosités intellectuelles de sa
maîtresse. Cependant, je n'en disconviendrai pas, c'est
bien moins l'esprit que la beauté de Christiane qui
captive Wolfgang. Lorsqu'elle lui apparaît dans la fleur
238 DANTE ET GOETHE.
de son printemps, elle est, dit-il, « riante et rayonnante
comme un jeune Bacchus; » et jamais, depuis les temps
helléniques, l'ascendant, la magie de la beauté, n'avaient
été sentis et subis comme par notre poète.
MARCEL.
Autrement dit, votre platonique Goethe était le plus
sensuel des hommes.
DIOTIME.
Que voilà bien une traduction française 1 mais je ne
saurais l'accepter. Rien de moins sensuel que les ar-
deurs de Goethe. Il faut bien que j'y insiste, puisque
votre incrédulité s'obstine ; les Manon, les Lisette, tous
les types libertins des amours françaises lui sont abso •
I liment inconnus; jamais les aveux éhontés d'un Jean-
Jacques ne souilleront les lèvres de Goethe. Relisez,
pour mieux sentir le contraste, dans ses lettres écrites
de Suisse, cette page incomparable de ses confessions
à lui, où il rappelle son émotion profonde, quand, pour
la première fois, il lui est donné de voir la forme hu-
maine dans toute sa vivante beauté. Comme il reste
saisi d'admiration, quel enthousiasme d'artiste! et
comme l'antiquité présente à son esprit le préserve de
toute pensée licencieuse ! Cette belle femme qui laisse
tomber ses voiles, ce n'est pas à ses yeux la Suzanne,
la Bethsabé biblique, dont les charnels attraits éveillent
la convoitise i c'est « Minerve devant Péris. » Ce bel
adolescent, c'est « Narcisse au bord des eaux ; » c'est
Adonis poursuivant dans les forêts le sanglier farouche.
TROISIÈME DIALOGUE. 239
Et aussitôt le poète rend grâces uu ciel de la faveur qui
lui est accordée de pouvoir contempler, dans sa plus
pure image ici-bas, la perfection de la beauté divine*
On dirait Michel-Ange en extase devant sa Léda, Ingres
peignant la Source. Nous avons quelque peine à com-
prendre de tels sentiments. Nos idées, toujours un peu
gauloises, cette verve moqueuse qui s'épanche au
Roman de la Rose et qui n'est pas encore épuisée,
quelques restes aussi des préventions de l'Église en ses
premiers temps, quand elle faillit décréter un dieu
chétif et laid, nous mettent en défiance de nos meilleurs
instincts et nous disposent mal à ce culte désintéressé
des grâces physiques qui s'alliait chez Gœthe au senti-
ment le plus exquis des grâces morales. — Mais, bon
Dieu, que me voici encore divaguant! vous devriez
m'avertir... J'en étais restée, ce me semble, aux pre-
miers temps de l'enfance. Revenons-y, et voyons ce
qu'a. fait pendant ma longue digression notre petit
Gœthe.
Il a ouvert ses grands yeux profonds au spectacle
de la nature. Il s'est pénétré par tous ses sens de l'at-
mosphère sociale où il est né. Il a nourri confusément,
mais abondamment, son esprit avide. Sous les yeux
d'un père plein de gravité, qui veut le préparer, i\ son
exemple, au savoir et aux devoirs du jurisconsulte, aux
côtés d'une jeune mère de dix-huit ans, qui toujours
rit, chante et conte, accoutumée qu'elle est, dit Wic-
land, à « avaler le diable sans le regarder, » notre
poète adolescent voyait tour à tour dans l'ombre et dans
la lumière les contrastes de la vie. Dès sa première
240 DANTE ET GOETHE.
enfance, comme le petit Dante, il veul trouver en Dieu
la raison de toutes choses. Il y rêve sans fin dans ses
promenades solitaires. A sept ans, tout possédé qu'il
est du besoin d'adorer, il invente une religion, il s'in-
stitue pontife.
VIVIANE.
Comment!
DIOTIME.
Le sentiment religieux de Goethe, si précoce et si
spontané, a paru à quelques critiques rationalistes tout
à fait invraisemblable, et ils auraient nié l'anecdote qui
s'y rapporte et que je vais vous dire, si Goethe ne l'avait
racontée dans ses Mémoires avec un accent de vérité le
plus convaincant du monde. Celte passion pour Dieu,
qui pousse le petit Wolfgang à se faire prêtre d'un
culte qu'il imagine, n'est ni plus précoce d'ailleurs ni
plus improbable que sa passion pour sa sœur Cornélie,
dont nous venons de voir les effets étranges; loin de là.
La lecture des histoires saintes dans la Bible du foyer
avait familiarisé l'enfant avec l'idée d'un Créateur de
qui les hommes s'approchent par l'offrande et l'adora-
tion. Trois Églises, la juive, la catholique, la réformée,
l'infinité des sectes qui divisaient, dans Francfort comme
dans toute l'Allemagne, le protestantisme, et dont on
discutait librement les pratiques diverses, ouvraient au
sentiment religieux toutes sortes de voies, et suscitaient
dans chacun la pensée d'un commerce personnel et
direct avec Dieu. Wolfgang, après y avoir songé long-
TROISIÈME DIALOGUE. 241
temps, en vint un jour à l'idée de représenter en
abrégé le mystère de la création et d'adorer en son nom
le Créateur. Il rassemble sur un pupitre à musique de
forme pyramidale des exemplaires choisis d'une collec-
tion d'histoire naturelle que possédait son père, en pre-
nant soin de les ranger dans un ordre agréable aux
yeux, selon le rang qu'ils occupent dans la hiérarchie
des êtres. Au sommet de la pyramide, une pastille à
brûler, sa douce lueur, son parfum, vont figurer les
prières de l'âme humaine qui montent vers le ciel. Le
pupitre en laque rouge à fleurs d'or est orienté selon les
rites. Aux premiers rayons du soleil levant qui vient
frapper, sous son miroir ardent, la pastille symbolique,
le jeune prêtre, avec recueillement, offre son sacrifice.
VIVIANE.
Quelle idée poétique!
DIOTIME.
Le mystère ne manquait pas non plus h cette ini-
tiation sacerdotale que Wolfgang s'était préparée à lui-
même. La famille et les amis ne voyaient dans ce riche
pupitre, décoré de cristaux et de végétaux rares, qu'un
ornement du salon ; l'enfant seul connaissait et taisait,
nous dit-il, son caractère sacré.
MARCEL.
Voilà qui est bizarre, en effet ; et votre Gœthe ne
ressemble guère à celui que je me figurais.
16
Ui DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
Ce qui, pour moi, donne à cette anecdote un in-
térêt très-grand, c'est qu'elle montre dans Gœtbe enfant
ce puissant instinct religieux, cette ardeur à chercher
le lien entre le visible et l'invisible, entre le fini et Tin*
fini, qui va dominer toute la vie de l'homme. A toutes
les époques de sa carrière, en effet, au plus fort de la
dissipation ou d'une activité qui semble uniquement
occupée aux choses terrestres, nous verrons Goethe
revenir à la contemplation des choses divines. A deux
ou trois reprises, il reprendra l'étude des livres saints.
Dans son extrême besoin de croyance, il fera d'inouïs
efforts pour concilier le Dieu de Moïse avec le Dieu de
Platon, puis avec le Dieu de Spinosa. Au sortir d'une
phase déréglée de sa vie universitaire, après une grave
maladie, sous l'influence d'une noble demoiselle amie
de sa mère, Suzanne de Kleltenberg, la « belle âme »
du roman de Wilhelm Meister, il se laisse égarer à la
recherche de l'infini dans les sentiers perdus de l'illu-
minisme. Magie, kabbale, astrologie, alchimie, chiro-
mancie, Paracelse, Van Helmont, Peuschel, le comte
de Zinzendorf, plus tard Cagliostro, Goethe interroge
avec anxiété toutes ces voix confuses, pour tâcher d'y
surprendre quelque lointain écho des demeures célestes.
Pressé, comme l'Allighieri, d'un fiévreux désir de paix,
il est tenté de se faire initier aux sociétés secrètes,
Francs-Maçons, Illuminés, Rose-croix, qui enveloppaient
alors de leurs réseaux, comme on l'avait vu en Italie
au temps de la Divine Comédie, la société allemande
TROISIÈME DIALOGUE. 143
tout entière. Il est tout près de s'affilier aux congréga-
tions quiétistes des saints du protestantisme. Dans un
âge très-avancé, en rappelant d'un cœur ému le sou-
venir de son angélique amie, c'est ainsi qu'il nomme
M Ue de Klettenberg, il se demandera encore s'il n'était
pas avec ces élus de la grâce dans sa voie véritable, et
s'il n'eût pas mieux fait d'y rester.
ÉLIE.
Vous venez de faire allusion à la vie universitaire
de Goethe; je croyais avoir lu que son éducation s'était
faite dans la maison paternelle.
DIOTIME.
Le père de Goethe fut, en effet, son premier éduca-
teur. Il avait pour son fils de l'ambition et se flattait de
le voir quelque jour se placer, dans les lettres, au rang
des Gellert et des Hagedorn. Comme il était d'ailleurs
fort instruit et que Wolfgang était fort studieux, il put
le conduire assez loin. Mais dans l'Allemagne du
xvm e siècle, comme dans l'Italie du xm e , les univer-
sités en plein éclat, en grande émulation et en grande
liberté, attiraient irrésistiblement la jeunesse. Leipzig,
la Mater studiorum germanique, Iéna, Gœttingue,
Wittenberg, Halle, Berlin, Kœnigsberg, comme Bologne,
Salerne, Padoue, Naples, Crémone, se disputaient la
palme des sciences et des lettres. En 1765, à l'âge de
seize ans, Goethe commençait à Leipzig le cours de
ses éludes académiques, et se faisait inscrire dans la
nation bavaroise (les étudiants se divisaient alors en
nations), à la faculté de droit. Le moment était critique.
2U DANTE ET GOETHE.
L'autorité professorale, honorée encore en apparence,
avait perdu crédit sur la jeunesse. Entre les curiosités
vives qui s'éveillaient dans la génération nouvelle et les
règles arides de renseignement établi, il n'y avait plus
aucune concordance. Les méthodes préconisées dans la
chaire, les formules, les catégories surannées, qui ne
valaient guère mieux que le Trivium et le Quadririum
des écoles italiennes, rebutaient les intelligences où fer-
mentait déjà, comme chez les condisciples de l'Alli-
ghieri, la sève des temps nouveaux. Goethe déplore
dans ses Mémoires le « désarroi » où il trouve les es-
prits, le trouble de sa « pauvre cervelle » incapable
de concilier le respect des professeurs à longues per-
ruques, la soumission aux lourdes disciplines d'un
Gottsch'eât, d'un Gellert, avec l'enthousiasme qu'in-
spirent les mâles accents d'un Klopstock, les hardiesses
généreuses d'un Lessing, d'unWinckelmann, qui reten-
tissent au loin. Mais ce que Gœthe ne sentait pas alors,
ce dont il est pourtant avec Dante un éclatant témoi-
gnage, c'est combien, plus que l'ordre accoutumé, sont
favorables à la spontanéité créatrice du génie ce « dé-
sarroi, » cet « état chaotique » du monde moral (j'em-
prunte ces expressions aux Mémoires), à ces confins de
deux siècles, où les idées qui finissent et les idées qui
commencent se mêlent et se pénètrent dans une vague
lumière, dont on ne saurait dire si elle est du crépus-
cule ou de l'aurore.
VIVIANE.
Voudriez-vous nous dire les causes de cet état
TROISIÈME DIALOGUE. 245
chaotique au temps de Goethe? J'avoue à cet égard mon
ignorance.
DIOTIME.
Il y en avait plusieurs qu'il me serait difficile de
vous exposer ici tout au long, mais que je puis réduire
5 une seule : les Allemands, avec tous les instincts des
grandes races, ne se sentaient pas une grande nation.
VIVIANE,
Qu'entendez-vous parla? .
DIOTIME.
Rien que de très-simple. Au temps dont je parle,
les Allemands n'avaient, à bien dire, ni patrie ni art
qui leur fussent propres. Divisée, comme l'Italie, en
une infinité d'États, de provinces, de dialectes et de
sectes, exposée comme elle à la fréquence des inva-
sions étrangères, l'Allemagne, où tout à l'heure nous
allons voir apparaître une glorieuse pléiade de génies
nalionaux, souffrait dans son orgueil, dans sa con-
science inlime, et n'avait pas même pour se plaindre de
langue nationale.
ÉLIE.
Et la langue de Luther?
DIOTIME.
La langue de Luther, si populaire, si forte et si
poétique tout ensemble, était tombée en désuétude. On
246 DANTE ET GOETHE.
la chantait encore dans les églises, mais on ne la savait
plus ni écrire ni parler.
ÉLIE.
Comment cela?
DIOTIME.
Après la guerre de Trente-Ans, où la littérature
naissante et les ails avaient été ensemble submergés
dans le désastre public, les souverains rendus aux loi-
sirs de la paix, les cours où Ton voulait rappeler les
plaisirs de l'esprit, ne trouvèrent point digne d'eux
l'idiome que parlait le peuple. On prétendait se mode-
ler sur les grands airs de Versailles, et, suivant l'exem-
ple que donnait la diplomatie, on se mit à parler
français, du moins mal qu'il (ut possible. Bientôt, à
l'imitation de la noblesse et sous l'influence des savants,
théologiens, médecins, jurisconsultes, parmi lesquels le
latin demeurait seul en usage, la bourgeoisie négligea
la langue maternelle. Elle s'accoutuma peu à peu à un
parler bâtard, où se mêlaient des constructions, des
tours, des images empruntés à trois idiomes, et qui
méritait trop bien les railleries du grand Frédéric, par
qui fut achevé le discrédit des lettres allemandes.
ÉLIE.
Et ce discrédit durait encore au temps de Goethe?
DIOTIME.
A la cour de Berlin, on fermait obstinément l'oreille
TROISIÈME DIALOGUE. 247
fta beau langage de Wieland, de Klopstock et de Lea-
sing ; Gellert lui-même n'avait pu trouver grâce ; et
quand Gœthe publiait son Gœtz von Berlichingen t le
roi faisait pleuvoir le sarcasme sur ce qu'il appelait
k une imitation détestable des abominables pièces de
Shakespeare. » Mais la jeunesse avait pris autrement les
choses. Elle acclamait Shakespeare, introduit par Wic-
iand, comme un génie vraiment germanique. Elle exal-
tait ses beautés plus qu'on ne le faisait alors en Angle-
terre. La Me&siade de Klopstock avait été pour elle une
révélation. L'hexamètre, si naturel aux idiomes ger-
maniques, bien mieux que l'alexandrin emprunté, en-
traînait dans son rhylhme les imaginations ; les cœurs
s'ouvraient sans effort à l'émotion chrétienne qui, dans
ce poëme solennel , se substituait, grave et profonde, à
la froideur d'un faux classicisme dont ou était lassé.
L'enthousiasme de Klopstock pour la belle langue natale
se communiquait. Et ce premier ébranlement du senti-
ment national préparait, sans qu'on pût encore la
pressentir, une révolution complète des idées alle-
mandes.
ÉL1E.
Klopstock est contemporain de Kant, n'est-il pas
vrai?
DIOTIME.
A quelques années près. Les derniers chants de la
Messiade paraissent en 1773; Kant publiait, en 1781,
la Critique de la raison pure. Dans le seul rapproche-
24* DANTE ET GGETHE.
ment de ces deux noms, les premiers d'une longue série
qui, pendant plus d'un demi-siècle, par Lessing, Win-
ckelmann, Herder,Heyne, Jacobi, Fichte,Schelling, Jean-
Paul, Schiller, les Humboldt, les Schlegel, les Grimai,
Niebuhr, Creuzer, Wolf, Jean de Millier, Bœckh, etc.,
atteindra son point culminant dans Hegel et Gœlhe, nous
pouvons saisir le caractère et mesurer l'étendue du
mouvement allemand. Nous sommes aux sources vives
de ce double courant de religiosité poétique et de cri-
tique rationaliste qui* rappelle les complexités* de la
renaissance dantesque où nous avons vu ensemble saint
Thomas et Cavalcanti, Aristote et Joachim de Flore, et
qui va donner au grand siècle du peuple allemand une
part d'influence incalculable dans l'accroissement de
l'esprit moderne.
La muse de Klopstock réveillait d'un long sommeil
la conscience allemande. Presque aussitôt, dans un sur-
prenant instinct de sa force, elle s'insurge contre toutes
les oppressions qu'elle a subies depuis deux siècles. Par
la bouche du « Vieux de Kœnigsberg, » c'est ainsi que
Goethe appellera Kant, elle se proclame libre et souve-
raine; elle revendique, au-dessus de tous les droits, le
droit de la raison pure; et, à peine ce principe libéra-
teur proclamé, elle en poursuivra, dans tous les ordres
de la pensée, les conséquences extrêmes. Soudainement,
sur tous les points à la fois, l'Allemagne va vouloir la
liberté. Elle la veut dans la religion, dans l'art, dans la
science, dans la philosophie, dans la morale, et si elle
ne la peut vouloir encore, elle va du moins la rêver
dans la politique.
TROISIÈME DIALOGUE. 249
Comme par enchantement, l'idée du progrès s'em-
pare de tous les esprits. D'une voix grave et touchante,
Lessing enseigne Y Education du genre humain par des
révélations successives. En dépit des préjugés, il fait
applaudir au théâtre l'égalité des religions devant Dieu
et devant le sage. Avec les rêveurs du xm e siècle, il
en appel le de la lettre des Écritures à l'esprit de Y Évan-
gile éternel. Dédaigneux des Genèses, des miracles
puérils et du vain appareil des cultes établis, il se sent,
il ose se dire pénétré du grand souffle de Spinosa»
Non loin de lui, du haut de la chaire évangélique, le
pieux Hcrder ne craint pas d'interroger les mythes et
l'esprit caché des races. Par delà les variations d'idio-
mes, de mœurs et d'instincts, il découvre, il salue à
son berceau l'humanité. Le premier, il prononce avec
vénération ce nom auguste. 11 proclame l'essence, l'ori-
gine unique et le salut universel du genre humain, au
nom d'un Dieu d'amour, au nom d'un Christ idéal, qui,
sans privilège de race ou de vocation, embrasse dans
sa tendresse infinie l'homme de tous les temps et de
tous les peuples. A la même heure, Winckelmann,
écartant, lui aussi, dans les régions de l'art, les super-
stitions,' les idoles, y ramène le culte de la nature
immortelle et le respect de la noble antiquité. Et ces
esprits sévères, ces philosophes, ces savants, ces criti-
ques à qui rien n'impose de ce qui asservit le vulgaire,
sont ensemble des enthousiastes, des inspirés, des
apôtres bienveillants, qui entraînent i\ leur suite une
foule d'adeptes. Encyclopédique et religieuse, comme
la science de Brunetto et de l'Allighieri, la science du
250 DANTE ET GOETHE.
xix* siècle allemand se propose pour fin le bonheur et
la sagesse des hommes. Elle cherche, dans l'enthou-
siasme de son hellénisme renaissant, ce qu'elle appelle
V éducation humaine des belles individualités , et la
religion universelle des peuples. Elle contracte avec la
poésie une alliance intime. Elle se rapproche des fem-
mes, qui mettront la douceur et la grâce dans une ré-
volution dont on a pu dire qu'elle fut un 93 philoso-
phique plus radical que notre 93 politique. Les Meta,
les Caroline, les Betty, les Sophie, les Johanna, s'u-
nissent aux efforts de leurs époux, de leurs frères, de
leurs amis. Elles encouragent, elles récompensent,
elles consolent, elles enseignent à leur manière. Auprès
d'elles, les plus hauts esprits apprennent la simplicité.
On appelle à soi les petits enfants, les humbles. La
sympathie préside aux rapports; les nobles amitiés se
nouent; tout va s'épurer, s'attendrir. Un désintéresse-
ment que j'appellerai féminin, tant il me semble natu-
rel à notre sexe, Viviane, élèvera la morale. On dédai-
gnera, on ira jusqu'à nier la vertu pratiquée en vue
des récompenses ou des châtiments éternels. On la
voudra supérieure à toute sanction, et trouvant son
bonheur dans la seule conformité aux lois de la con-
science intime.
MARCEL.
Nous voici loin de la morale de Dante, qui tire
toute sa force des tisons de l'enfer et des chansons du
paradis.
TROISIÈME DIALOGUE. ftl
DIOTIME.
Il y aurait à dire sur ce point, Marcel. Les magna-
nimes de Florence que nous avons vus en enfer, les
païens au paradis, le fleuve d'oubli au purgatoire,
sont des signes assez notables, pour le temps où vivait
Dante, d'une morale indépendante du dogme. — Mais
revenons à nos Allemands. En ce beau moyen âge, qui
s'ouvre avec la seconde moitié du xvut e siècle, le cri
d'Ulrich de Uutten : « Par la liberté à la vérité, par la
vérité à la liberté, » semble le mot d'ordre de toute
une génération sincère et généreuse de cœur et d'es-
prit. Une confiance enthousiaste dans la nature la
pousse à la recherche de ses plus secrets mystères.
Religions, idiomes, esprit des races et des temps, for-
mations et révolutions des peuples, on veut tout péné-
trer, tout comparer, tout analyser, mais aussi tout
ramener à l'unité d'un idéal plus haut dans le sein
d'un Dieu plus grand et plus parfait. On voudrait sou-
lager tous les maux, redresser toutes les erreurs,
reculer toutes les limites, élargir tous les horizons. Le
désir du progrès anime aux aventures de la pensée.
Comme au siècle de Dante, d'intrépides voyageurs
s'élancent vers les contrées inconnues ; ils en rappor-
tent des Mirabilia véridiques, qui préparent aux Hum-
boldt la gloire du Cosmos. Les sciences qui se ratta-
chent le plus directement à l'amélioration de la vie
humaine, la médecine, la chirurgie, l'art des accou-
chements, la physiologie, la chimie, la pédagogie,
sont en honneur. La célébrité des Hufeland, des Ztm-
2v>2 DANTE ET GOETHE.
mermann, des Lobstein, des Ehrmann, des Sœmmer-
ring, des Gall, rappelle les Saliceto, les Taddco, les
Pierre d'Abano. Je ne sais quel souffle sibyllin porte
partout avec lui la chaleur et le mouvement. Et, comme
pour prêter des accents plus beaux à ce renouvellement
mystérieux des âmes, le plus religieux de tous les arts
et le plus allemand, la musique, invente des accords
sublimes et tels qu'on n'en avait point encore entendu.
Haydn, Gluck, Mozart, Weber, Beethoven qui s'inspirera
de Faust y comme Michel-Ange s'est inspiré de la Divine
Comédie, achèveront la perfection d'un cycle incom-
parable, à qui je voudrais donner pour épitaphe les
trois mots inscrits d'une main pieuse sur le tombeau
de Herder : Lumière, Amour, Vie; Licht, Liebe,
Leben.
VIVIANE.
Je vous avoue que je comprends de moins en moins.
Comment tant de lumière, d'amour et de vie produi-
sent-ils dans l'âme de Gœthe Y état chaotique?
DIOTIME.
Ce que nous voyons aujourd'hui clairement dans la
révolution accomplie n'était en ses commencements,
et pour ceux-là mêmes qui contribuaient à la faire, que
fermentation obscure. Les peuples, comme les indi-
vidus, ma chère Viviane, ne passent d'un âge à un
autre qu'en des crises où tout l'organisme se trouble,
et qui ne s'expliquent point à celui qui les subit. Les
premiers symptômes de la crise allemande, avant qu'elle
TROISIÈME DIALOGUE. 253
fût entrée dans la période aclive donl je viens de vous
parler, c'avait été une langueur extrême, un dégoût,
unelassitude, qui demeurèrent longtemps, par contraste,
dans un grand nombre d'âmes, après que la lumière et
l'amour eurent fait explosion dans les autres. J'ai anti-
cipé sur les dates afin de vous donner l'ensemble d'une
métamorphose dont le génie de Goethe sera, dans son
âge viril, l'éclosion splendide; mais nous en sommes
encore avec lui à sa première jeunesse, à la phase in-
quiète, au « désarroi » de sa nature ardente et de son
esprit incertain qui se passionne à la fois pour Rous-
seau et Rabelais, pour Klopstock et Diderot, pour
Shakespeare et Voltaire. L'Allemagne en est alors, avec
\Tolfgang, aux vagues mélancolies.
MARCEL.
Ces mélancolies, n'était-ce pas une mode, une
affectation plutôt qu'une réalité?
DIOTIME.
Rien de plus réel et rien qui s'explique mieux. En
passant brusquement de la guerre à la paix, des aven-
tures de la vie des camps à la monotonie de la vie
bourgeoise, la jeunesse allemande s'était sentie prise
d'ennui. La réaction contre la France, lorsqu'elle com-
mença, ne fit qu'aggraver le mal. En quittant les Fran-
çais, on quittait l'esprit de gaieté. En s'arrachanl au
déisme aimable de Voltaire, au matérialisme insouciant
des d'Holbach, des d'Argens, des La Mettrie, on ne
25i DANTE ET GOETHE.
retrouvait plus les consolations du Christ de Luther. Plus
d'une atteinte avait été portée au Sauveur des hommes;
son existence historique était mise en doute; on avait
nié, non plus seulement l'authenticité, mais la possi-
bilité de ses miracles. C'était là pour beaucoup d'esprits
un sujet de grand malaise. Perdre une certitude, quelle
qu'elle soit (fût-ce la certitude de la damnation éter-
nelle), sans pouvoir lui en substituer aussitôt une
autre, paraît au plus grand nombre un étal insuppor-
table ; et cet état était général aussi bien dans les lettres
que dans la philosophie. Les oracles français désertés,
la Grèce à peine encore entrevue (d'Homère ou de
Sophocle on ne savait avant Herder pas beaucoup plus
que le nom ; Winckelmann lui-même connut très-mal
Phidias), on s'égarait dans les brouillards d'Ossian, sur
les landes désertes, aux pâles clairs de lune. L'Angle-
terre et son spleen assombrissaient les imaginations
allemandes. Le spectre de Hamlet apparaissait au seuil
des universités. La folie et le suicide faisaient d'affreux
ravages.
VIVIANE.
Tout cela semble un peu contradictoire.
DIOTIME.
Nous avons vu des contradictions analogues au
temps de Dante, où la fatigue des choses d'ici-bas in-
clinait les uns à la contemplation mystique du ciel, les
autres à l'incrédulité, à l'athéisme. Ne nous étonnons
donc pas trop du trouble de notre jeune Wolfgang.
TROISIÈME DIALOGUE. 265
Pendant le temps qui s'écoule pour lui à Leipzig, à
Strasbourg, à Darmstadt, à Wetzlar, H est en proie,
comme la plupart de ses contemporains, mais avec une
puissance de lutte plus intense, aux suggestions oppo-
sées de la foi et du doute, du sentiment et de la raison,
qui, du dehors et du dedans, se disputent sa « pauvre
cervelle, » ou, pour parler plus juste, son grand génie.
N'oublions pas que ce génie est le plus vaste et le plus
complexe qui ait paru depuis Dante, le plus incapable
par conséquent de se satisfaire , hormis dans rentière
possession de la vérité, de cette vérité divine et humaine
à laquelle, lui aussi, il élèvera un jour un temple im-
mortel.
A ce moment, tout l'attire à la fois, tout le sollicite.
Pendant que, selon Tordre paternel, il apprend la
jurisprudence, pendant qu'il se prépare à la pratiqua
des affaires telles qu'elles se règlent au saint empire
romain, sa fantaisie s'en va errant et rêvant dans le
monde idéal. Il passe de longues heures méditatives
dans les églises, dans les musées. II contemple, il étudie
les chefs-d'œuvre nouvellement rassemblés dans la
galerie royale de Dresde, où Winckelmann s'initiait à
l'esprit de l'antiquité. Il recherche, comme le jeune
Dante, la compagnie des poètes, des artistes; comme
lui, il a ses Guido, ses Giotlo, ses Casella, ses Oderisi.
Il s'essaye à peindre, à graver; il joue de plusieurs
instruments de musique, du piano, du violoncelle;
comme un berger de Virgile, il souffle de sa belle lèvre
adolescente dans ce qu'on appelait alors la a flùle
douce. » 11 rime ses premiers Lieder et se les entend
% 250 DANTE ET GOETHE.
chanter avec délices. La aussi, dans ces sociétés d'ar-
tistes, comme dans le cénacle des saints où le conduit
Suzanne de Kleltenberg, il entre si avant, avec une si
parfaite bonne foi, qu'il se demande s'il ne ferait pas
bien d'y resler toujours, et qu'il consulte le sort pour
savoir s'il est écrit là-haut que, toutes choses quittées,
il doit se consacrer à l'art do la peinture.
VIVIANE.
Qu'entendez -vous par consulter le sort?
DIOTIME.
Je l'entends au sens le plus naïf. Un jour que Wolf-
gang s'en allait de Wetzlar à Coblentz vers une femme
aimable qui préoccupait alors sa pensée, cheminant par
un beau soir d'été sur les bords de la Lahn, il songe à
son destin. Il s'inquiète de savoir quelle est sa voca-
tion véritable. Sera-t-il, comme le voudrait son père, •
avocat, docteur en droit? Sera-t-il docteur en méde-
cine? Ne serait-il pas né, comme le dira Gall, ora-
teur populaire? Serait-il poète? 11 en doute très-fort;
il a déjà bravement jeté au feu tout un amas de rimes
raillées par ses amis (car les Dante de Majano ne man-
quent jamais aux Dante Allighieri). Ne ferait-il pas
mieux, suivant l'avis de plusieurs, de tâcher de devenir
un bon peintre paysagiste, de s'appliquer à rendre
quelques traits de cette belle et grande nature qu'il
chérit, qu'il adore au-dessus de toutes choses? — Et
voici qu'une voix intérieure lui commande d'interroger
le mystère des eaux. De la main gauche, il saisit, non
TROISIÈME DIALOGUE. 257
sans émotion, un couteau de poche qu'il porte sur lui;
il le lance dans l'espace. Si, en retombant, le couteau
s'abîme aux flots de la Lahn, Goethe sera peintre de
paysage; si la lame fatidique reste suspendue au bran-
chage des saules qui bordent la rive, il quiltera la pa-
lette et les pinceaux.
MARCEL.
Et le couteau s'accroche aux branches?
DIOTIME.
Comme tous les oracles, celui-ci reste ambigu. Le
couteau disparaît dans l'épaisseur de la feuillée,et notre
jeune superstitieux ne peut savoir si les rameaux des
saules l'ont retenu, ou s'il est emporté au courant du
fleuve.
VIVIANE.
Vous nous disiez que Goethe avait eu ses Giotto, ses
Casella; qui sont-ils?
DIOTIME.
Ils n'ont pas les beaux noms sonores des amis de
Dante, ma chère Viviane. Us n'ont pas non plus l'éclat
de célébrité qui rayonne au loin. Goethe ne devait
rencontrer que plus tard ses égaux, un Schiller, un
Beethoven. 11 ne connut de Winckelmann que sa tin
tragique. En ce moment, les hommes distingués qui
l'initient aux arts du dessin et à la musique et qui les
lui font comprendre dans leur mutuel rapport, se nom-
ment ÛEser, Seekalz, Kayser, Mengs, Breitkopf...
17
DANTE ET GŒTHK.
C'est pour le coup que nous voilà bel et bien enté-
desquès! Oh I que Voltaire avait donc raison de souhaiter
aux Allemands plus d'esprit et moins de consonnes!
Et que je te souhaiterais, moi, plus d'à-propos et
moins de badinage! Vous disiez, Diotime?...
Je vous parlais du plaisir que prenait Gœthe à ces
compagnies d'artistes où se mêlent des femmes char-
mantes, qui relèvent, dit-il, en faisant mine de le gâter,
le corrigent de ses rudesses francfortoises , de ses pro-
vincialisroes d'accent et d'ajustement. Néanmoins, pas
plus que Dante, les plaisirs du bel esprit ne le détour-
nent des études austères. Poussé par le désir de se
rendre secourable à ceux qui souffrent (c'est un des
grands traits dominants dans la vie de Gœthe), il veut
devenir, comme l'Allighieri, savant en médecine. Il
surmonte les répugnances de son organisation délicate
pour suivre les leçons de l'amphithéâtre et la clinique
d'un savant professeur dont il vante la belle méthode
hippocralique. Il parvient, dit-il, et ceci est une ex-
pression caractéristique de son génie, à « transformer
en notions utiles ses sensations désagréables. »
ÉLIE.
Voilà une admirable parole !
TROISIÈME DIALOGUE. 259
DIOTIME.
C'est la parole que je crois entendre quand je re-
garde une des plus belles œuvres de cet autre grand
génie germanique : la Leçon d'anatomie de Rembrandt.
Vous rappelez-vous, Êlie, cette composition où tout
l'art du maître hollandais s'applique précisément à la
noble transformation dont parle le poète allemand?
Quelle merveille que cette réalité repoussante, un ca-
davre en dissection, et qui, pourtant, grâce à la magie
du pinceau, n'excite en nous d'autre mouvement que
celui d'une vive curiosité scientifique! Comme elle est
habilement graduée et ménagée, la lumière qui conduit
notre œil à ces raccourcis horribles, à ces chairs blêmes
et verdàtres, à ces pieds qui s'appuient, rigides, contre
Tin-folio grand ouvert où l'esprit vit immortel t Quelle
imposante sérénité dans le regard du professeur! comme
il tient le scalpel d'une main maîtresse! Quelles alti-
tudes, quels airs de tête, quels beaux ajustements se
contrastent et s'harmonisent dans le groupe qui l'en-
toure et l'écoute avec une intelligence avide ! Que tout
cela est animé, attrayant, et comme l'artiste a vaincu
les terreurs de la mort en la forçant à servir aux dé-
monstrations de la vie !
MARCEL.
Voilà qui est fort ingénieux ; mais franchement, je
doute un peu que Rembrandt ait eu ces hautes visées.
DIOTIME.
Qu'importe? Il ne s'agit pas dans les arts de ce que
266 DANTE ET GOETHE.
l'artiste a pensé; il s' agi! de ce qu'il fait penser et
sentir. — Mais où en étions-nous?
VIVIANE.
Aux études de Goethe.
DIOTIME.
En diversion de son application scientifique et du
travail sédentaire, Wolfgang, aux heures de loisir, se
livrait avec ardeur à tous les exercices que voulait,
dans la Grèce antique, l'éducation du gymnase. Il
aimait passionnément l'équitation, l'escrime, la nata-
tion, la danse, tout ce qui donne aux muscles la sou-
plesse, tout ce qui fait couler plus vif et plus chaud
dans les veines un sang généreux. Le patinage hardi
des Frisons , introduit en Allemagne par Klopstock,
jetait Wolfgang en de véritables transports. Je ne
sais rien, dans toute son œuvre, de plus poétique-
ment pittoresque que la page où il décrit ces allégresses
du Nord dans leur cadre de frimas. Il nous fait voir, il
déploie sous nos yeux ces vastes surfaces planes, étin-
celantes et retentissantes, où, de leurs pieds ailés,
pareils aux dieux d'Homère, passent et repassent les
agiles patineurs. On les suit dans leurs évolutions
rhythmées, on les entend qui se renvoient l'un h l'autre
en se croisant, rapides, dans l'atmosphère sonore, les
strophes du grand lyrique à qui l'on doit ce joyeux
« accroissement de vie. » Et cet accroissement de vie,
Goethe ne l'entendait pas seulement au sens physiolo-
gique; il attribue quelque part à l'excitation du pati-
TROISIEME DIALOGUE. 261
nage le réveil de sa fantaisie créatrice, assoupie sur
les bancs de l'école.
Notre Wolfgang avait bien aussi, peut-être, quelque
autre cause de faiblesse à l'endroit du patinage. Rien
n'y égalait, dit-on, sa bonne grâce. Quand Frau Rath
en écrite Bettina, elle ne peut se contenir. Elle a battu
des mains, dit-elle, en voyant son Wolfgang paraître
et disparaître sous les arches du pont de Francfort, la
chevelure au vent, l'œil en feu, la joue empourprée
par la bise aiguë, sa pelisse cramoisie aux glands d'or
flottant comme un manteau royal sur l'épaule du jeune
triomphateur à qui sourit la beauté. « Il est beau
comme un fils des dieux, s'écrie l'orgueilleuse mère,
et jamais on ne verra rien de semblable ! »
MARCEL.
Vous allez me trouver bien obstiné; mais dans cette
beauté, dans cette joie, dans cette activité incessante du
corps et de l'esprit, du code aux patins, de l'amphi-
théâtre à la flûte douce, je ne découvre toujours ni
place ni prétexte à la mélancolie.
DIOTIME.
La faute eu est à moi, Marcel, et à cette sérénité
finale de la vie de Gœthe contre laquelle je vous met-
tais en garde tout à l'heure et qui vient de m'éblouir.
Je me suis arrêtée complaisammeut à ce qui pouvait
vous faire mieux comprendre le poète olympien, le
chantre d'Iphîgénie, le peintre iï Hélène, j'ai oublié
l'auteur de Werther.
202 DANTE ET GOËTHK.
MARCEL.
Et c'est bien le, pour moi, le Goethe inexplicable,
ce Werther, fils de Saint-Preux, frère d'Obermann, de
René...
DIOTIME.
J'espère vous l'expliquer sans peine. Comme tous
les êtres bien doués de force et de jeunesse, Gœthe veut
le bonheur. Il le veut impérieusement, impétueuse-
ment, pour lui-même et pour autrui. Il a besoin» d'être
bon, de trouver les autres bons. » Vous savez l'alle-
mand, Viviane : Ich hatte grosse Lust gui zu seyn und
die andern gui zu finden, dira— t-il dans ses Mémoires,
avec une candeur charmante. Mais il ne saurait être
ni bon ni heurenx à la façon du vulgaire. Il ne saurait
s'attacher aux apparences; il lui faut en toutes choses
la vérité, la durée ; et dans le temps, dans le monde
où il vit, tout semble à Goethe incertitude et mensonge.
L'enfant qui, à sept ans, s'instituait prêtre, le jeune
homme qui voudrait faire de son existence un monu-
ment, une pyramide à la gloire de Dieu, le chrétien
qui voit dans l'Évangile la plus pure révélation de la
vérité divine, et qui célébrera un jour, en des pages
dignes de Dante ou de Poussin, la consécration de
la vie humaine par les sacrements de l'Église, ne
trouve dans le Dieu du catéchisme et de la théologie
qu'un créateur tyrannique et capricieux qui se repent
de son œuvre et se venge sur ses enfants. Wolfgang,
le pieux Wolfgang, se voit contraint 5 quitter l'assem-
TROISIÈME DIALOGUE. 263
blée des fidèles et la table sainte parce qu'il ne saurait
réciter d'une lèvre sincère la confession de foi or-
thodoxe. Et ce qu'il cherche en vain dans l'Église,
l'esprit de charité, de simplicité, de paix, la béatitude
ici-bas, Goethe ne le trouve pas davantage dans la
société laïque. Sous l'hypocrisie des bonnes mœurs,
il surprend dans l'intimité des familles d'affreux dé-
sordres, des conflits tragiques, dont sa jeune âme est
épouvantée. Interroge-t-il la science et l'histoire,
aussi bien celle qui se lit aux vieux auteurs que
celle qui se fait sous ses yeux, des iniquités effroyables
lui montrent partout, non la douce Providence qu'il
voudrait bénir, mais l'inexorable Destin. Cherehe-t-il
un refuge dans la nature, s'enfonce-t-il aux solitudes
alpestres, il s'y sent enveloppé d'une muette terreur.
Demande-t-il au cœur d'une femme le dernier mot de
la vie, ce sont des larmes encore qui lui répondent. Et
quand, lui aussi, il voudrait pleurer, pleurer ses espé-
rances évanouies, ses erreurs, ses égarements, le rire
de ses amis sceptiques, le sarcasme des athées, le con-
sternent et tarissent en lui la source des bienfaisants
repentirs. Alors le génie de Gœthe s'obscurcit, son âme
cède 5 la tristesse, il devient comme Dante sombre,
taciturne, hypocondre, c'était le mot du xvm e siècle
pour caractériser le dégoût de l'existence. Sa robuste
constitution s'altère, son cœur entre en angoisse ; il ne
comprend plus rien à la vie. Il passe et repasse en
esprit par tous les sentiers du labyrinthe. Il n'y voit
qu'une issue, la mort. Il s'abandonne à l'attrait funèbre
du suicide.
2(H DANTE ET GOETHE.
VIVIANE.
N'est-ce pas à la suite d'un désespoir d'amour que
Goethe a tenté de se tuer?
DIOTIME.
On a beaucoup trop dit que le mariage de Charlotte
Buff avec Kesiner avait jeté Goethe, passionnément épris
de la jeune fille, au désespoir et à l'impiété du suicide.
Les souffrances de notre poète provenaient de causes
multiples et qui agissaient non sur lui seul, maïs sur
sa génération tout entière.
La mort volontaire était à cette époque très en hon-
neur dans la jeunesse allemande. On la considérait,
ainsi qu'au temps de Dante (vous vous rappelez Caton
devenu presque un saint), comme un acte de vertu, de
liberté suprême; et ce serait se tromper étrangement
que d'attribuer à l'influence de Goethe et de son Wer-
ther l'épidémie de suicide qui sévissait alors sur toute
l'Allemagne.
ELIE.
Mais lui-même, que pensait-il du suicide?
DIOTIME.
Il en parle avec tristesse et réserve. 11 ne saurait
qu'en dire, écrit-il. Il le compare à un naufrage, à une
maladie mystérieuse. Il y voudrait la compassion, non
la condamnation des moralistes. Il proteste contre
1'imitntiou de son héros, et lui met dans la bouche des
TR0ISIKV1K DIALOGUE. 265
vers pleins de sagesse où, s* adressant au lecteur, il lui
défend de le suivre :
Sey ein Mann, und folge mir nicht nach.
Quoi qu'il en soit, pendant quelque temps, Wolfgang
repaft son esprit de projets de suicide. Chaque soir il
place sous son chevet un poignard ; dans les ténèbres
de la nuit, il en essaye à son cœur la pointe acérée.
Cependant, sa nature sérieuse ne saurait se laisser
distraire longtemps à ce jeu avec les noirs fantômes.
Wolfgang s'indigne, il se prend en pitié, lorsqu'il croit
s'apercevoir qu'il a peur de franchir le seuil du monde
inconnu. Un matin il va remettre le poignard dans la
collection d'armes où il l'a pris, et c'en est fait pour
lui désormais de ces « lugubres simagrées. » Mais, dès
qu'il est rentré en lui-même, et guéri de son extrava-
gance, Goethe veut aussitôt (c'est l'invincible penchant
de son esprit aclif et généreux) essayer d'en guérir les
autres. 11 lui faut pour cela étudier les causes du mal.
Pour s'y mieux appliquer, il s'isole, se renferme,
s'analyse; il se confesse 'enfin; il écrit les Souffrances
du jeune Werther.
ÉL1E.
Vous nous avez dit que le Werther de Goethe était
à son Faust ce que la Vita Ntiom est à la Divine Co-
médie?
DIOTIME.
Werther, comme la Vita Nuora, est une sorte de
2tt6 DANTE ET GOETHE.
confession fragmentaire qui précède et prépare la con-
fession générale de nos deux poètes. Werther ou Goethe,
ce qui est tout un, en voyant la femme qu'il aime se
donner à un autre, Dante, en apprenant la mort de
Béatrice, sont frappés d'un étonnement douloureux.
Ils se sentent tout à coup seuls et comme perdus dans
la vie. Ils tombent dans l'accablement. Mais bientôt,
pressés qu'ils sont lous deux par le secret aiguillon du
génie, ils se relèvent. Dans ce que Dante appelle « le
combat des pensées diverses, la battaglia delli diversi
pensieri, » qui se livre au plus profond de leur âme,
ils sont illuminés soudain d'un éclair de la grâce poé-
tique. Ils entendent en eux la voix inspirée qui veut
célébrer le « Dieu plus fort. » Comme ces excellents
dont parle Goethe, ils sont sollicités du désir de l'immor-
talité. En même temps que la Vita Nuova et Werther,
Dante et Gœthe conçoivent la première pensée de la
Divine Comédie et de Faust. Tous deux, retirés dans
la solitude, d'une âme trop émue, d'une main encore
mal assurée, ils préludent par de mélancoliques ar-
pèges, par les accords brisés d'un lyrisme juvénile, à
l'héroïque symphonie où s'exprimera un jour, dans
toute son imposante grandeur, pacifiée et transfigurée,
la douleur qui les a fait poètes.
Les suites de cette première confession publique
sont, pour Gœthe comme pour Dante, tout à la fois le
soulagement du cœur qui s'est épanché et l'exaltation
du talent qui s'est fait connaître. Comme à Dante, la
faveur des princes vient à Gœthe avec la renommée.
L'auteur de Werther trouve à Weimar ses Scaligeri,
TROISIEME DIALOGUE. 267
ses Polentani. Le prince héréditaire de Saxe-Weimar,
Charles-Auguste, s'éprend pour lui d'une affection vive;
il l'attache a sa personne et bientôt à son gouvernement
par les charges, par les honneurs dont il le comble,
plus encore par le pouvoir qu'il lui donne de faire le
bien.
EUE.
J'ai lu dans plusieurs ouvrages allemands d'amères
censures de ce séjour de Gœthe à Weimar. On reproche
à l'auteur de Werther d'y avoir perdu tout son temps;
de s'être abaissé, pour divertir les princes et les princes-
ses, aux fonctions subalternes d'un poète de cour; pis que
cela, de s'être jeté avec son grand-duc dans toutes sortes
d'excentricités, de désordres, de scandales... Voilà qui
ne ressemble guère à Dante.
DIOTIME.
Les courtisans de Cane délia Scala trouvaient aussi
fort à redire à Dante, mon cher Élie. On lui reprochait
ses caprices, son humeur hautaine, l'ambition des
ambassades et du triomphe poétique. Le vulgaire, et
surtout le vulgaire désœuvré des cours, est tout à fait
intraitable à l'endroit du génie; il prétend qu'il soit
parfait, et parfait à sa mode; il le veut docile comme
un enfant, modeste comme une jeune fille, régulier
comme une horloge, prévenant et amusant à toute
heure. Soyons moins exigeants; faisons pour (ioethe ce
qu'il a si bien fait toujours pour autrui; tâchons de le
268 DAN'IK ET GOETHE.
bien comprendre et n'essayons pas de le mesurer à la
mesure commune.
A l'heure où j'en suis de mon récit, lorsque Goethe
parait à Weimar, immédiatement après la publication
de Werther et de Gœtz von Berlichingen, c'est-à-dire
dans tout l'éclat d'un succès inouï et du plus brillant
début qu'on eût jamais vu dans les lettres (c'était au
commencement de l'année 1775), il n'a pas encore
vingt-six ans. La fièvre intense qui l'a exaspéré jusqu'au
suicide est calmée; mais le trouble où l'ont mis les
doutes religieux, les amours brisées, le mysticisme, la
pratique des sciences « licites et illicites, » dure encore.
Comme Dante, le jeune Wolfgang a vu de près « bien
des choses incertaines et bien des choses terrribles,
moite rose dubitose e moite cose paventose. » La fin de
son Werther, de ce Faust ébauché et non sauvé, est
un dénoûment provisoire, emprunté à la réalité ex-
térieure et accidentelle; il lui faut maintenant en (irer
un autre pour lui-même de la vérité intime des choses
et de sa propre nature. Quand notre poète arrive ù
Weimar, il vient de s'arracher à l'ivresse de la mort,
mais il ne sait où porter ses pas chancelants. « Phi-
losophie, jurisprudence et médecine, théologie aussi,
hélas! » il a tout interrogé. Comme Faust, il a con-
sulté les astres, évoqué les esprits; il a tenté de con-
soler, de soulager les maux de ses semblables, mais
en vain. La solitude, la contemplation, le travail, la
bienfaisance même, ne lui ont rien appris. « Il sait qu'il
ne peut rien savoir; » il désespère de lui-même et de
Dieu. Alors, comme son héros, Gœthe va se jeter au
TROIS! KME DIALOGUE. 269
tumulte des sensations: il va boire à la coupe du plaisir
l'ivresse de la vie. L'amitié d'un jeune souverain, le
plus libre esprit du monde et le plus charmant, offre à
Wolfgang de royales occasions de s'étourdir, il les
saisit. Tous deux inséparables désormais, le prince et
le poète, ils s'excitent mutuellement, ils rivalisent d'in-
ventions bruyantes et surprenantes. Cavalcades et mas-
carades, comédies et féeries, ballets, festins, musique,
fillettes et dames galantes, nuit et jour on mène à Weimar
« un train du diable, » qui m'a bien quelque faux air
de cet enfer épicurien de Florence où Dante, avec son
ami Forèse, prenait de si joyeux ébats. Cependant la
noblesse de cour murmure en vovant un homme de
•i
peu, un artiste, donner le ton des plaisirs. Les amis
rigides, un Herder, un Klopstock, s'indignent...
KLIE.
Mais ne trouvez-vous pas qu'il y a bien de quoi? Je
ne comprends guère, je l'avoue, ce que j'ai lu à ce
sujet; je ne saurais me figurer Goethe ordonnateur des
fêtes à la cour de Weimar, imprésario, composileur de
ballets, fabricant d'épithalames. Quel contraste avec la
grandeur de Dante!
DIOTIME.
A la distance où nous sommes de Dante, mon cher
Élie, tout le détail de sa vie nous échappe. Nous la
voyons par masses, dans une lumière vague, un peu
triste, ainsi que l'on voit h Rome, par une belle nuit,
2 il) DANTE ET GOETHE.
éclairées des rayons de la lune, les majestueuses ruines
du Cotisée. Pour Goethe, c'est tout le contraire. Autour
de lui le détail se multiplie. Cependant, même dans ce
détail, pour peu que Ton y cherche la ligne essentielle,
on retrouve la grandeur.
Dès sa première apparition à Weimar, Goethe y
produit un effet de fascination tout à fait extraordinaire.
Un cri de surprise s'échappe de toutes les lèvres, tant
la beauté, le génie, la bonté, éclatent dans sa personne.
Sa haute et noble stature, sa démarche, son port, son
front superbe où se dessine fièrement Tare de ses noirs
sourcils, son nez aquilin, sa chevelure d'ébène, son
grand œil italien qui flamboie, imposent à qui rap-
prochent admiration et respect. « Une pareille alliance de
la beauté physique et de la beauté intellectuelle ne
s'était encore vue chez aucun homme, » dit Hufeland.
Ce qui me frappe dans le portrait que tracent du jeune
Goethe ses contemporains, c'est la sensation de lumière
qui domine tout, « Mon âme est pleine de lui comme
la rosée des rayons du soleil levant, » écrit Wieland.
Pour d'autres, Goethe est « le noble et brillant acier
qui, de toutes pierres brutes, fait jaillir l'étincelle; »
il est l'étoile, la flamme, l'Apollon radieux devant qui
Ton voudrait se prosterner. Et lui, dans ce premier
éblouissement de la gloire, dans le tourbillon des plai-
sirs, croyez-vous qu'il va s'oublier? Loin de là. Dans
notre Werther ressuscité fermente puissamment déjà le
second Faust. Pendant qu'il semble se perdre à la va-
nité des choses, je le vois se reprendre aux grandes
attaches de l'esprit et du cœur, se recueillir, s'exalter
TROISIÈME DIALOGUE. 271
pour une femme fière et délicate qui met au plus haut
prix son amour.
MARCEL.
Quelque dixième Béatrice?
DIOTIMK.
Quelle que soit la différence des noms, des per-
sonnes ou des relations, M me de Stein inspire à Goethe
une passion aussi noble en son principe et en ses effets
que l'amour de Dante pour Béatrice. Pour se rendre
moins indigne d'elle, Goethe, docile comme l'Àllighieri
aux reproches de son exigeante amie, maîtrise jusqu'à
la passion qu'elle lui inspire; il ouvre son cœur aux
ambitions hautes. Du milieu des plaisirs, il incline son
jeune souverain au désir du bien public; il s'applique
à la bonne administration des affaires, à l'économie des
finances, au redressement des abus. Sans système et
par la simple impulsion de son grand cœur, Gœlhe se
préoccupe incessamment d'améliorer le sort des classes
laborieuses. Il lutte avec la fatalité de la misère « comme
Jacob avec l'ange invisible. » Et tout le bien qu'il
entreprend et qu'il réalise, toute l'activité qu'il déploie,
ne suffisent pas encore à remplir son existence. Au sein
des plus brillantes compagnies, l'ennui l'obsède; au-
près de la femme qu'il aime, un malaise inexplicable
le tourmente. Il s'appelle Légion, dit-il, et il se sent
seul. Il cherche l'ombre épaisse des forêts; il gravit
les cimes désertes; il descend dans la nuit des mi-
neurs. Comme Dante, errant et inquiet dans la vallée
27 4 2 DANTE KT (JOETHE.
de la Magra, Goethe demande aux silences d'Ilmenau
la paix. Mais quelque chose d'indéfinissable le travaille;
de lointains horizons raturent; il a le mal du pays,
d'un pays qu'il n'a jamais vu. Une voix chante en lui:
«Dahin, Dahin! » Il faut qu'il parte; il le sent, il le dit;
il faut qu'il voie, il faut qu'il possède l'Italie, ou bien
il est perdu.
MARCEL.
Et d'où lui vient tout à coup ce mortel caprice?
DIOTIME.
Le désir de l'Italie était en quelque sorte inné chez
Goethe. C'était comme une voix du sang, une transmis-
sion paternelle. Le conseiller Jean-Gaspard , que nous
avons vu si sombre et qui meurt vers ce temps d'hypo-
condrie, nourrissait en sou cœur le souvenir ineffaçable
et le regret d'un séjour qu'il avait fait en sa jeunesse
dans la patrie de Virgile et du Tasse. Il avait écrit de
son voyage une relation qu'il aimait à lire et à relire
en famille, ne manquant jamais en finissant de pro-
noncer cet axiome : « Aux yeux de qui a vu l'Italie,
rien ne saurait plus désormais plaire en ce monde. »
Aussi exigeait-il que sa femme et ses enfants parlassent
l'italien, et se faisait-il habituellement chanter au piano
des mélodies italiennes. Aussi sa maison du Hirsch-
graben était-elle décorée à tous les étages d'estampes,
de moulages, de dessins et de terres cuites rapportés de
Florence et de Home. Dès sa petite enfance, le Cotisée,
le château Saint -Ange, la coupole de Saint-Pierre,
TROISIÈME DJALOGUP.. 273
étaient pour Wolfgang des objets familiers autant que
le Bœmer el l'église de Saint-Barthélémy. Plus tard, les
songes de l'adolescent se peuplaient de fantômes ita-
liens; plus tard encore, chez l'homme fait, chez l'ar-
tiste, la persuasion que son idéal poétique était en
Italie ne fut que le développement des premières im-
pressions et des premiers enseignements de la maison
paternelle.
« Lire Tacite dans Rome, » c'est le vœu viril par
lequel s'exprime chez Gœthe la Sehnsucht de l'Italie.
Respirer le parfum des myrtes et des orangers, c'était
à ses moments de langueur le soupir de sa jeunesse.
Parfois même l'appétit des figues s'éveille à sa lèvre
de barbare, et son impatience s'en irrite à ce point
qu'il n'y saurait plus tenir. Il part précipitamment,
presque secrètement.
Et son instinct était si vrai qu'aussitôt les Alpes
franchies, il se sent apaisé. Au premier souffle
qui vient à sa poitrine des rives virgiliennes du
BenacOy
Fluctibus et fremitu assurgens Benace mari no,
aux premiers échos du Tasse sur la lagune, il verse des
pleurs de joie. A Naples, à Palerme, il entre en posses-
sion d'une intensité dé vie dont il ne s'était formé jus-
que-là aucune idée. Dans Rome, enfin, dans sa Rome,
comme il ose le dire en amant passionné, son génie
s'épanouit en pleine lumière. Il se sent libre, heureux.
Comme l'Allighieri, il a atteint les hauts sommets de la
1*
274 DANTE ET GOETHE.
contemplation. Il renaft à une vie nouvelle; il est
sauvé.
Après deux années de l'existence à la fois la plusacti-
ve et la plus paisible, la plus conforme à sa nature, dans
le pays de ses prédilections, Gœlhe rentre en Allema-
gne. Il est maître de lui-même, de ses passions, de son
art. La grande période généreuse de sa vie va s'ouvrir.
Son immense renommée, qui vient de s'accroître encore
par la publication de deux chefs-d'œuvre, Iphigénie et
Tasso, l'ascendant qu'il exerce sur un prince libéral et
qui le meta même de protéger, de récompenser magni-
fiquement le mérite, cette admirable conscience du de-
voir social qui le pousse à répandre au dehors les trésors
de savoir qu'il s'est acquis par la puissance d'une volonté
infatigable, le font agissant et bienfaisant comme il a été
donné de l'être à peu d'hommes privilégiés. Il prend
une part active au mouvement des affaires et de l'opi-
nion. « Également puissant à consoler et à ravir
gleirh mlichtig zu trôsten nnd zu entzûcken , » dira
Wieland, il noue des relations dans tous les pays,
dans toutes les classes; il veut tout voir, tout savoir; il
entre dans toutes les controverses, il anime toutes les
questions, il y jette la lumière. Par le rayonnement
d'une chaleureuse sympathie, il attire, il groupe dans
une action commune les plus belles intelligences. Il
s'attache profondément à la plus belle entre toutes, à
la seule qui aurait pu lui porter ombrage : il aime jus-
qu'à la Gn, il honore, il encourage, il fait admirer
Schiller. Avec lui et pour lui, pour ce rival préféré de
TROISIEME DIALOGLK. 5Î75
la foule, il dirige un théâtre national. Il institue des
musées, des bibliothèques, des écoles, des jardins bota-
niques; il organise des congrès, des expositions d'oeu-
vres d'art; il bâtit des observatoires. Pressentant avant
tout le monde l'importance de la chimie moderne qui
va changer, dit-il, les conditions de la vie industrielle,
il ouvre de vastes laboratoires où il s'applique aux ex-
périences des Lavoisier, des Berthollet, des Berzélius.
Et pendant qu'il s'occupe sans relâche à l'avancement
et à la propagation de la science, à l'encouragement des
arts, au bien public, Gœthe continue, comme s'il n'a-
vait d'autre souci, l'œuvre de sa propre culture. Il re-
vient incessamment aux grandes sources primitives de
la poésie hébraïque et hellénique, à l'Orient des aryens.
Il se plonge à la fois dans Shakespeare, dans Spinosa,
dans Linné. II allie à l'étude l'observation, les essais
et les expériences. Il interroge tous les grands esprits.
Anatomie, osléologie, comparées, optique, météorologie,
botanique, morphologie, physiologie, chimie, magné-
tisme, électricité, cranioscopie, physiognomonie, rien ne
lui échappe: tout, hormis la mathématique, a laquelle
son génie répugne invinciblement, devient pour lui oc-
casion de progrès, d'activité à la fois spéculative et
positive. Il accomplit enfin en lui-même cette union
intime de la philosophie et de la poésie que nous
avons admirée chez Dante. Étudiant à la fois, comme
l'Allighieri, toutes les branches du savoir humain , ob-
servant tous les phénomènes de la nature qui, pour lui,
est « le poème sacré, » pratiquant tous les arts, et re-
venant toujours aux grands problèmes de la destinée
276 DANTE ET GOETHE.
humaine, Gœthe s'avance, comme le Florentin, des té-
nèbres au crépuscule, du crépuscule à la lumière, le
regard attaché sur les lueurs naissantes, animé et ébloui
par la clarté suprême, qui « justifie ses efforts et réalise
tous ses désirs. » — Je cite, Élie, les propres paroles
de Gœthe, afin de mieux marquer l'analogie des con-
ceptions et des images dans le génie de nos deux
poètes.
ELIE.
Elles paraissent ici très-évidentes, en effet.
DIOTIME.
Tout en achevant ses compositions magistrales,
Wilhelm Meister, les Affinités électives, Faust, tout en
écrivant les Mémoires et en surveillant la publication
de ses Œuvres, Goethe recueille ses observations scien-
tifiques; il les relie et les systématise. Le premier il
proclame le grand principe qui va désormais présider
à tous les progrès.
ÉLIE.
L'idée de la métamorphose?
DIOTIME.
L'idée de la plante primordiale et typique, dont il a
pu dire avec candeur que « la nature la lui envierait; »
TROISIÈME DIALOGUE. 277
ou, pour parler avec Geoffroy Saint-Hilaire, ridée de
l'unité de composition organique, dont les savants fran-
çais lui attribuent tout l'honneur.
EUE.
Je vois le nom de Gœthe cité très-fréquemment, en
effet, dans les ouvrages de science.
DIOTIME.
Les savants ne prononcent son nom qu'avec recon-
naissance et respect, car, outre ces deux grands prin-
cipes de l'unité et de la métamorphose, on doit encore
à Gœthe plusieurs observations très-importantes. Doué
comme Dante d'un vif instinct des transformations de
la vie, attentif à celte puissance de métamorphose
dont il admirait dans un des plus beaux chants de
l'Enfer une peinture merveilleuse, Gœthe observe,
comme l'auteur des cantiques, des phénomènes qui
n'ont point été observés avant lui. C'est lui qui dé-
couvre dans la structure de l'homme l'os intermaxillaire
que nieront encore, longtemps après, des savants de
profession, tels que Camper et Blumenbach ; c'est à lui
que l'on rapporte les plus curieuses observations sur la
double tendance spirale et verticale qui détermine la
vie des végétaux. Chez le grand Allemand comme chez
le grand Italien, le génie de la spéculation intuitive
s'allie à l'esprit d'observation le plus rigoureux. Gœthe
porte en lui, il conçoit sans effort l'idée d'ordre et de
beauté dans l'univers; ses plus humbles, ses plus obs-
278 DANTE ET GOETHE.
cures parties, comme ses plus splendides infinités, il
les voit, il les pressent à leur place et dans leur
mutuelle attraction. Esprit ou matière, idéal ou réalité,
force ou forme, accident ou loi, tout lui apparaît dis-
tinct, mais profondément uni dans le sein de Dieu. El
son Dieu, comme celui de rAUighieri, est le premier,
le tout-puissant amour, der AUliebende. La science de
Gœthe a les palpitations de la vie; sa raison a les
ravissements de l'enthousiasme; et c'est pourquoi il
étreint la vérité d'une si forte étreinte. Et c'est pour-
quoi, rien qu'en le voyant, on reconnaît en lui une
harmonie si parfaite, qu'un Herder, un Napoléon,
s'écrieront spontanément, comme frappés d'un même
éclair : Voilà un homme!
EUE.
•
Assurément une telle parole, une louange à la fois
si simple et si profonde, dans de telles bouches, si elle
était méritée, ferait mieux que tout le reste comprendre
votre rapprochement entre Gœthe et Dante, car on peut
bien dire que jamais poète ne fut, plus que rAUighieri,
un homme véritable. Mais c'est ici précisément que je
sens, pour ma part, la différence essentielle ; car enfin,
l'homme véritable, ce n'est pas seulement celui qui est
à la fois, comme Gœthe, un savant, un philosophe, un
artisle; l'homme véritable, c'est aussi, c'est avant tout,
dans mes idées bretonnes, le patriote, le soldat, le ci-
toyen. C'est Dante à la bataille de Campaldino, dans les
conseils de la république; c'est l'exilé indomptable qui
TROISIÈME DIALOGUE. '219
monte fièrement l'escalier d'autrui ; c'est le tribun qui
harangue princes et peuples et les convie à la liberté.
Or, dans toute la longue vie de voire Goethe, il n'y
a pas un jour pour la pairie, il n'y a pas un Vœu pour
la liberté. Il se détourne de la révolution française qui
troublerait, s'il y regardait, ses études de naturaliste.
Pendant la campagne de France, où il suit par bien-
séance de cour son souverain, il s'absorbe dans
ses rêveries contemplatives. A Verdun, il observe un
phénomène d'optique ; au siège de Mayence, il établit
tranquillement sa théorie des couleurs. Je ne parle pas
de l'incroyable préoccupation qui lui fait appliquer à la
querelle de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire les nou-
velles qu'on lui apporte du combat des trois journées
dans les rues de Paris. Enfin rien, absolument rien,
chez cet homme si attentif à la métamorphose des
plantes et aux révolutions du globe, où se trahisse le
moindre intérêt pour le grand soulèvement politique
qui va remuer de fond en comble toutes les couches de
la vie sociale.
DIOTIME.
Yous touchez ici, en effet, mon cher Élie, à une
différence sensible entre nos deux poètes ; mais c'est
différence d'origines , beaucoup plus que différence de
personnes. Dante, ne l'oublions pas, appartient à la plus
grande race politique des temps anciens et modernes.
H est issu de ce peuple romain qui se sentait né pour
dominer le monde. Avec son sang coule dans ses veines
2 H(> DANTE ET GOETHE.
l'ambition, l'instinct impérieux des destinées latines, le
sentiment de l'État, l'idéal de l'unité, de la force et du
droit. Il est tout pénétré de ce vertueux orgueil de la
patrie qui va se perpétuer après lui, de grand homme
en grand homme, dans l'Italie subjuguée, humiliée,
divisée, pour éclater de nos jours avec une incroyable
puissance, et triompher demain, plaise à Dieu, à la face
du ciel, sur les hauteurs antiques et toujours vivantes
du Capitole.
Tout au contraire, Wolfgang Goethe natt chez un
peuple à qui la notion de l'État semble étrangère. Cette
grande chose publique qui impose au Romain le sacri-
fice de tout autre devoir, de tout bonheur intime, l'Al-
lemand ne la trouve nulle part dans son passé. Indé-
pendant et libre, hardi et fier dans les domaines de la
pensée pure, il redevient timide et gauche, il demeure
comme empêché dès qu'il veut s'essayer à la pratique
du bien commun; il trébuche, il chancelle, dès qu'il
sort de sa maison pour descendre sur la place pu-
blique.
Il y a donc dans la race et dans la tradition de nos
deux poêles une première inclination opposée, cela
n'est pas niable; mais il ne faudrait rien exagérer.
Gœthe, en politique, comme en toutes choses, avait un
idéal, et un idéal très-haut.
EUE.
Si haut apparemment qu'il ne pouvait espérer de le
voir réaliser, et c'est pourquoi il n'y songeait pas.
TROISIÈME DIALOGUE. 281
DIOTIME.
L'idéal de Goethe, tel que nous allons le voir dans
son poëme, le dernier mot de la sagesse humaine dans
la bouche de Faust mourant, a la plus haute félicité où
l'homme puisse atteindre, » ressemble trait pour Irait,
mon cher Élie, à l'idéal de Dante. Monarchie ou répu-
blique, c'est la conception, exprimée dans un vers de
Faust, du « peuple libre sur le sol libre, » conquérant
chaque jour, méritant par le travail, par la lutte, par
la conspiration de toutes les forces, par l'association de
toutes les volontés, son droit à l'existence et son droit
au bonheur.
MARCEL.
C'est un peu vague.
DIOTIME.
•
Pas plus vague que l'idéal de l'Allighieri, sur lequel
on a disputé pendant plusieurs siècles. Avec l'auteur
du de Monarchia, Gœthe considérait l'unité, l'ordre et
la paix comme les signes par excellence du bon gou-
vernement. Il croyait, comme lui, que la liberté ne se
trouve que dans l'obéissance 5 la loi. Avec Dante, il
croyait aux grands rois paciers et justiciers. De même
que l'Allighieri attendait de la venue de l'empereur
Henri VU l'apaisement des troubles civils, ainsi Gœthe,
dans sa jeunesse, espérait du grand Frédéric qu'il « ré-
duirait les superbes et soutiendrait la force propre de
282 DANTE ET GOETHE.
l'Allemagne. » Mais Goethe croyait également à la puis-
sance des instincts populaires. Il admirait les ver! us
humbles et patientes des classes laborieuses, qu'il dé-
clarait, dans leur injuste abaissement, les plus hautes
aux yeux de Dieu, il reconnaissait aux malheureux
» le pouvoir de bénir, auquel l'homme heureux ne sait
comment atteindre. »
VIVIANE.
Quelle expression touchante et quelle grande pen-
sée!
DIOTIME.
Et qui, celle-là, vient assurément du cœur, car ja-
mais l'esprit à lui tout seul n'eût senti et proclamé
ainsi le droit divin du malheur.
ÉLIE.
• Mais cette pensée très-touchante, je n'en discon-
viens pas, ne nous dit aucunement la part que Goethe
réservait au peuple dans son idéal politique.
DIOTIME.
(iœthe n'a jamais rédigé de projet de constitution,
mon cher Élie. Mais il avait coutume de dire que, si
une très-petite élite dans la société y représente la
raison, le peuple y représente le sentiment, la passion,
que Phomme d'État ne doit jamais négliger. Lorsqu'il
s'essaie à Part de gouverner, il se propose pour but
principal de donner aux classes inférieures « le sen-
TROISIÈME D1ALOGCK. 283
liment d'une noble existence. » Rappelez-vous, Élie,
cet admirable poëme A'Hermann et Dorothée, où
Gœthe chante d'une voix homérique les grandeurs de
la vie populaire. Relisez, quand vous serez de loisir,
le roman de Wilhelm Mehter. Vous serez surpris d'y
voir sur le prolétariat, sur la propriété, sur le rôle
social des femmes, sur les vocations naturelles, sur la
rétribution du travail et la répartition des richesses,
sur l'unité future du genre humain, sur la culture en
commun du globe, sur les destinées grandioses de
l'Amérique républicaine et de la démocratie chrétienne,
sur le pouvoir de l'association et de la colonisation,
des choses dont la hardiesse n'a pas été dépassée par
nos plus hardis réformateurs.
Dans ce curieux roman, Gœthe ramène les phases
successives du progrès moral et social aux trois degrés
de l'initiation ouvrière : l'apprentissage, le compagnon-
nage et la maîtrise. Il y cherche, il y exprime avec
amour la poésie des plus humbles professions, des plus
petits trafics. Il rapproche l'industrie de l'art, l'utile du
beau. Knfin, si je ne me trompe, vous trouverez dans
Wilhelm Meister, dans la dernière partie surtout, un
Gœthe à qui vous n'avez pas donné, je crois, suffisam-
ment d'attention, un Gœthe précurseur et prophète,
comme l'Allighieri, d'une patrie, d'une société, d'une
#
civilisation nouvelle, organisateur du bon Etat; voi-
lant, comme l'auteur des cantiques, sous le symbole,
une représentation pythagoricienne de l'ordre social
intimement uni à l'ordre universel dans les conseils
de Dieu.
284 DANTE ET GOETHE.
EUE.
Mais enfin, j'en reviens toujours là, Gœlhe ne prend
aucune part au mouvement politique.
DIOTIME.
Un moment, on le voit dans ses lettres et dans ses
mémoires, Gœlhe, chargé par le grand-duc de Weimar
de conduire les affaires publiques, s'applique, comme
il s'est appliqué à tous les arts, au grand art de
l'homme d'État. Il lit avec émotion nos cahiers de 89;
il aurait voulu en réaliser la pensée. Il parle avec le
sérieux candide qu'il apporte en toutes choses de* la
grande tâche qui lui est imposée. Il en remplit, dit-il,
ses veilles et ses rêves, il y sacrifie ses plus chères
occupations ; il interrompt ses études, ses travaux,
parce que son devoir (son devoir de ministre s'entend,
car il semble oublier à ce moment son œuvre poétique)
lui devient chaque jour plus cher. C'est en l'accom-
plissant dignement qu'il voudrait « se rendre l'égal des
plus grands hommes. » Mais il est vrai de dire aussi
que les espérances prochaines de Goethe sont bientôt
dissipées. Les horreurs de la guerre dont il pense,
sous la canonnade de Yalmy, qu'elles commencent une
époque nouvelle dans l'histoire, le persuadent que des
générations entières seront sacrifiées i\ la révolution
immense qui, selon lui, va changer les destinées,
non-seulement de l'Europe, mais du monde. Alors,
comme il hait tous les agents violents (il est anti-
TROISIÈME DIALOGUE. 285
vu! caniste en histoire comme en géologie) ; comme il
sent douloureusement le malheur d'appartenir à une
nation faible, incapable de cohésion, impuissante en
politique; comme il n'a pas de foi dans la vertu des
petites constitutions, des petits parlements, des petites
promesses et des petits souverains de la Confédération
germanique; comme il ne croit en définitive qu'au
pouvoir de l'esprit, au progrès par la science et la
persuasion, et non par les improvisations hasardées
ou la contrainte, Goethe se met à l'écart. Il se retire des
factions. Il se fait à lui seul, comme Dante (qui parait bien,
lui aussi, à un certain jour, avoir désespéré de ses amis),
son propre parti. Voyant la confusion où tout allait chez
ce pauve peuple allemand, le plus grand dans l'ordre
moral, dit-il, mais le plus misérable dans son organi-
sation politique, il rentre, pour n'en plus sortir, dans
la sphère de l'art, où son autorité s'exerce sans entraves!
Mais c'est pour y tenter, à sa manière, l'unité alle-
mande. Il forme le plan d'un grand congrès général
qui sera, dans l'opinion de Herder, le premier institut
patriotique de l'Allemagne; et s'il n'y réussit pas, il en
répand du moins dans les esprits l'idée qui y germera
plus tard. Une voix intime dit au poète qu'il importe
assez peu à l'Allemagne de compter un soldat, un clu-
biste, un pamphlétaire ou un harangueur de plus,
mais que, en lui léguant un Goethe, il aura fait pour la
patrie future tout ce qui lui est commandé par Dieu et
par son génie.
Et qui oserait l'en blâmer? Qui oserait accuser
d'indifférence patriotique celui dont on a pu dire :
tffi DANTK KT GGETHK.
L'Allemagne a* est sentie grande tant que Gœthe a
vécu?
ELIE.
Vous idéalisez, vous me feriez presque aimer le sage
égoïsme du grand artiste ; mais comment l'égaler à
l'héroïsme du grand citoyen, et que les effets en sont
moins vivants dans les cœurs! L'Allemagne, sans doute,
admire, elle adore son Gœthe; mais qu'il y a loin du
culte un peu abstrait qu'elle lui rend au frémissement
d'amour de toute cette jeune Italie qui portait naguère
aux combats pour la liberté les couleurs de Béatrice,
et que les chants divins de l'Allighieri consolaient dans
les durs cachots du Spielberg, exaltaient au martyre
de Cosenza !
DIOTIME.
J'en tombe d'accord avec vous, Élie, avec cette
seule réserve, que je n'oppose pa« ici l'égoïsme d'un
caractère a l'héroïsme d'un autre, mais, comme je vous
le disais tout à l'heure, le génie et la tradition des deux
peuples qui se personnifient dans nos deux poêles. Et
tenez, même dans cette retraite studieuse, dans cette
<( solitude amie » que vous seriez tenté de reprocher à
Gœthe, dans ce calme où sa verte vieillesse poursuit
sans dissipation l'œuvre, patriotique aussi à sa manière,
qu'il a entreprise de grandir dans les lettres et dans les
arts le nom allemand, la colère vient un jour le saisir
et lui inspire des accents tout à fait dantesques.
TROJSIKMK DIALOGUE. 287
KLIB.
En quelle occasion ?
DIOTIME.
C'est en 1805. L'invasion française a réduit l'Alle-
magne à la dernière détresse. Le grand-duc de Weimar,
le souverain bien-aimé de son peuple, est, sous de men-
songers prétextes, accusé de trahison, menacé par Bo-
naparte de déchéance et d'exil. Geelhe pousse un cri
d'indignation; tant d'injustice le révolte. 11 ressent au
plus profond les humiliations de la patrie sous le ca-
price du dominateur étranger. Tout aussitôt son parti
est pris. Il n'hésite pas; il va suivre son royal ami dans
l'infortune. Il s'en ira, dit-il, de village en village, de
chaumière en chaumière, d'école en d'école, « partout
où l'on connaît le nom du vieux Goethe ; » il rimera,
il chantera les afflictions du peuple ; et les femmes
et les enfants s'attacheront à ses pas et répéteront en
chœur sa grande complainte... 11 n'est pas indifférent,
alors, le vieux Wolfgang; sa voix tremble; des larmes
coulent de ses yeux ; ses genoux fléchissent. Lorsqu'il
parle ainsi d'exil et de pauvreté, je songe à cet autre
Juste, « quel Giusto, » à ce mendiant au grand cœur
que l'Allighieri rencontre dans le ciel de Justinien, à
ce Romeo en qui le poète semble se reconnaître... Vous
vous rappelez, Viviane, ces belles tercines que je vous
citais hier :
Indi partissi povero e vetusto.
2*8 DATNK KT GOETHE.
MARCEL.
Mais cel exil et cette pauvreté ne sont qu'imagi-
naires; et, bien différemment de Dante, votre Goethe
linit ses jours dans sa maison, dans la jouissance de
tous les conforts...
DIOTIME.
Que ce mot de confort eût sonné étrangement à
l'oreille de Goethe, mon cher Marcel, et que l'image du
prosaïque bien-être que ce mot exprime était loin de
son esprit! Ce qu'il fallait à Goethe, ce que le grand-duc
Charles-Auguste sut lui assurer, en lui donnant tout
auprès de lui, « champ, verger, jardin et maison, » ce
n'était pas la combinaison savante et opulente de ces
inventions confortables où s'endorment les vanités de
nos bourgeois parvenus ; c'était la simplicité noble
d'une demeure où toutes choses bien ordonnées dans
un ensemble harmonieux le portaient au recueillement
et à une douce activité de la pensée.
Dans cette maison modeste où Goethe va finir ses
jours glorieux, les chambres sont peu ornées, médio-
crement meublées (notre poète avait coutume de dire
que les riches ameublements sont faits pour les gens
qui n'ont point d'idées et ne se soucient pas d'en avoir;
quant à lui, il ne pouvait ni penser ni rêver dans un
trop bon fauteuil); mais on y monte par des degrés
majestueux où de graves figures antiques commandent
le silence ; et les beaux souvenirs qu'il a rassemblés là,
ses collections, ses portefeuilles, ses livres, le pénètrent
TROISIÈME DIALOGUE. 289
à toute heure de ce « sentiment d'une noble existence, »
qu'il avait espéré, un jour, lorsqu'il exerçait le pou-
voir, de donner même aux plus déshérités, même aux
plus oubliés de la fortune.
Dans son jardin, bien abrité du nord, au penchant
d'une colline, sous ses grands sapins germaniques, non
loin desquels, de sa main, le vieillard a planté le doux
figuier de la Brenta, si cher à sa jeunesse, Goethe vient
en plein midi s'asseoir. Il se recueille; il écoute « la
respiration de la terre pendant le sommeil de Pan. »
A son front de Jupiter olympien rayonnent les souve-
nirs d'un passé sans tache ; dans ses yeux, les certitudes
sereines de la vie future. Et lorsque, par une matinée
de printemps, à son tour, Gœthe s'endort dans la pléni-
tude de ses facultés et dans la calme conscience de son
œuvre accomplie (le 22 mars 1832; peu de temps au-
paravant il a mis la dernière main à son poëme de
Faust), sa lèvre souriante demande « plus de lumière. »
Sans effort et sans effroi, son âme va passer d'un monde
à l'autre. Comme l'Allighieri, au sortir des épreuves de
la montagne d'expiation , il s'est renouvelé aux flots
vivifiants du Léthé. Il se sent, lui aussi,
Pur et disposé à monter aux étoiles.
Diotime se lut. En la voyant fermer son cahier de
notes, Viviane se récria. Elle n'aurait pas voulu que la
fin du récit vint si vite. Elle aurait désiré plus de dé-
tails; elle avait mille questions à faire encore. Diotime
promit d'y répondre à mesure que l'analyse de Faust
19
290 DANTE ET GOETHE.
les amènerait, ce qui ne pouvait manquer. Mais elle se
sentait fatiguée d'avoir parlé pendant près de deux
heures au grand air, et priait qu'on voulût bien la lais-
ser reprendre haleine.
On se dispersa sur la plage.
QUATRIÈME DIALOGUE.
DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL.
On s'oublia longtemps sur la plage, chacun à ses
pensées. Diotime s'était éloignée. Viviane prenait un
curieux plaisir à regarder, à examiner de près les mil-
liers d'animalcules et de plantes marines que le reflux
avait abandonnés sur le sable. Elle questionnait Élie.
Avec sa vivacité féminine, elle aurait voulu, en moins
d'une heure, tirer de lui et s'approprier tout ce que de
longues années d'études lui avaient appris. Mollusques
et madrépores, infusoires, astéries, coquilles, écailles,
varechs, débris de toutes sortes, elle voulait aussitôt
nommer et classer l'infinité des formes équivoques de
celte vie flottante qui, poussée par je ne sais quel vague
et universel désir de lumière, vient incessamment vers
nous, des crépuscules de l'abime, à la pleine clarté des
cieux.
Quant à Marcel, après avoir suivi d'un œil de chas-
seur plusieurs files d'oies sauvages qui traversaient les
292 DANTE ET GOETHE.
airs du nord au sud, et, de leurs blanches ailes éployées,
laissaient tomber sur ce beau jour d'automne comme
un premier frisson des neiges d'hiver, il était parti pour
le village, en quête d'un fusil, bon ou mauvais.
Depuis quelques instants une méduse énorme, ca-
chée sous une touffe d'algues, absorbait l'attention de
Viviane. Lorsqu'elle releva la tête, grande fut sa sur-
prise de ne plus voir Élie à ses côtés. Après qu'elle
l'eut cherché des yeux tout alentour :
«— Où étes-vous donc allé et qu'avez-vous? lui
cria-t-elle en le voyant revenir à pas pressés dans la
direction que Diotime avait prise; vous êtes pâle à faire
peur.
— Ce n'est rien, dit Élie en l'abordant; c'est le
démon du cap Plouha qui m'a troublé la cervelle...
Pouvez-vous distinguer là-bas, à l'horizon, tout à l'ex-
trémité de ce rocher qui surplombe, Diotime et son
grand voile noir qui flotte au vent?
VIVIANE.
Eh bien?
ÉLIE.
Eh bienl figurez-vous que, tout à l'heure, en la
voyant qui s'avançait lentement, comme une somnam-
bule, sur cette pointe étroite, j'ai pris peur. J'ai couru ;
la respiration m'a manqué, mes jambes ont fléchi; si
j'étais femme, je dirais que j'ai failli me trouver mal...
Que voulez-vous 1 on n'est pas maître de ces choses-là;
il me semblait que le pied lui glissait, qu'elle chancelait,
qu'elle disparaissait.
QUATRIÈME DIALOGUE. 293
VIVIANE.
Quelle folie! Rappelez-vous donc qu'avant-hier,
par une mer très-houleuse, vous m'avez conduite jus-
que-là. Il y a place pour trois personnes de front; pas
le moindre danger, même si Ton tombait.
ÉLIE.
Encore une fois, que voulez-vous que je vous dise?
c'est le démon du cap Ploulia qui fait des siennes. Dio-
time était si triste depuis hier!... Ce matin même, elle
m'avait très-longuement parlé de notre pauvre George.
J'étais hanté par les idées les plus noires... Enfin, je
n'avais pas le sens commun, et je m'en suis convaincu
quand, au moment de ma plus vive angoisse, j'ai vu
Diotime s'asseoir aussi tranquillement que possible et
s'entretenir avec un petit chercheur de crabes que,
dans mon agitation extrême, je n'avais pas aperçu tout
d'abord à ses côtés.
VIVIANE.
Vous étiez très-lié avec George, n'est-il pas vrai?
ÉLIE.
Je m'étais beaucoup attaché à lui dans le peu de
temps que nous avons passé ensemble; c'était une na-
ture charmante, la mieux douée que j'aie jamais ren-
contrée, et aussi la plus à plaindre.
VIVIANE.
J'ai vu son portrait, peint par Lehmunn, dans la
294 DANTE ET GOETHE.
chambre de Diotime ; il devait lui ressembler beaucoup.
Quel noble visage, mais quelle mélancolie empreinte sur
tous ses traits ! Sans rien savoir, je l'aurais dit prédes-
tiné à quelque chose de funeste.
ÉLIE.
Il avait apporté en naissant l'inclination à la mélan-
colie, à cette grande mélancolie germanique dont Dio-
time nous parlait tout à l'heure, et dont il est, je crois,
bien difficile de guérir. La mort mystérieuse de sa mère
avait jeté sur son enfance une ombre froide; très-jeune
encore, il s'était, comme elle, essayé plusieurs fois,
sans y réussir, au suicide.
VIVIANE.
Et sa famille l'avait su?
ÉLIE.
Sans doute. Mais comme il refusa toujours de s'ex-
pliquer, ses proches, oubliant la morne hérédité qui
mettait dans son sang le dégoût de la vie, ne prirent
point au sérieux ces tentatives vaines. On ne vit là
qu'un peu d'ennui qu'il fallait distraire. On décida que
George voyagerait.
VIVIANE.
Mais Diotime?
ÉLIE.
Diotime, sur qui la mort tragique d'une sœur très-
QUATRIÈME DIALOGUE. 205
aimée avait produit une impression ineffaçable, conce-
vait à ce sujet plus d'inquiétude ; mais, par des motifs
que j'ignore, elle ne pensa pas devoir s'opposer aux
volontés qui éloignaient George de la maison pater-
nelle. Elle me pria seulement de l'accompagner, et je
partis avec lui pour la Grèce. Au bout de quelque
temps, rappelé par des affaires, je crus pouvoir le
quitter. Je ne le laissais pas seul; nous avions noué
amitié avec Evodos. Vous le connaissez; vous savez
de quel ascendant naturel, malgré sa jeunesse, il en-
traîne, il sait gagner à ses belles ambitions tout ce qui
l'approche. J'espérais que, par ce lien nouveau,
George insensiblement se rattacherait à la vie, et que
peut-être même il en viendrait quelque jour à entrer
de cœur et d'esprit dans les vues, dans les projets,
dans les passions généreuses du jeune Hellène. Hélas!
à peine rentré chez moi, je recevais une lettre d'Athè-
nes; elle était scellée de noir; je l'ouvris en tremblant.
Evodos m'écrivait qu'au lendemain de mon départ,
George avait soudain disparu, et qu'après plusieurs
jours de recherches, on avait appris, par des femmes
de pécheurs, venues de grand matin au Pirée pour y
vendre leurs filets, que, pendant leur marche noc-
turne sur le rivage, elles avaient vu, bercé par la
vague, un beau corps endormi, d'une blancheur an-
gélique, et qui semblait comme enveloppé de lueurs
merveilleuses...
VIVIANE.
J'avais bien deviné quelque chose de tout cela, mais
29tt DANTE ET GOETHE.
j'ignorais les détails. Croiriez- vous que Diotime n'a
jamais prononcé devant moi le nom de George !
ÉLIS.
La dernière fois que nous avions parlé de lui ensem-
ble, c'était à l'occasion d'une lettre d'Evodos qui s'oc-
cupait de faire placer, à l'endroit même où Ton a
retrouvé le corps, une pierre funéraire. Les larmes que
j'avais vues tomber des yeux de Diotime sur ses joues
d'une pâleur mortelle m'avaient à tout jamais interdit
d'éveiller ce souvenir. D'elle-même, ce matin, après
plusieurs années de silence, elle l'avait rappelé, et j'en
étais resté troublé plus que je ne saurais dire...
Comme ils en étaient là, Viviane mit un doigt sur
sa bouche, et s'avançant vivement à la rencontre de
son amie qui déjà se trouvait à portée de la voix :
Qu'avez-vous donc vu là-bas de si extraordinaire, lui
dit-elle, et comment pouvez-vous si longtemps vous
passer de nous?
— J'étais avec un autre ami, dit en souriant Diotime.
*
VIVIANE.
Un autre ami?
DIOTIME.
Un ami invisible, un ami absent, un ami très-éloi-
gné... mais pas autant peut-être que nous nous le figu-
rons. Vous savez que j'ai parfois des pressentiments
étranges; ce n'est pas pour rien que je suis née à minuit
et dans la pairie de Goethe. Nous autres Mitternachts-
QUATRIÈME DIALOGUE. 297
kinder> comme on nous appelle en Allemagne, nous
découvrons les trésors. A cet égard j'ai fait mes preuves,
et j'en ai trouvé un que tout le monde m'envie dans
votre Bretaigne grif aigrie (n'est-ce pas ainsi, Élie, que
dit la chanson?). Mais ce n'est pas tout; nous conver-
sons aussi avec les esprits... Eh bien, là-bas, sur mon
rocher solitaire, je pensais à Evodos; je peux dire que
je le voyais auprès de moi...
Les yeux de Viviane s'illuminèrent d'un éclair ra-
pide. Au même moment, elle entendit la voix de son
frère qui rapportait le meilleur fusil du garde de Tréve-
neuc et qui descendait en chantonnant sur la plage.
— Trop tard! lui cria-t-elle en montrant du geste
l'horizon; les oiseaux sont envolés La Providence les
protège et les enlève à tes coups.
— Oui vraiment, reprit Marcel avec humeur et en
contrefaisant l'accent nasillard du curé de Saint-Jac-
ques, admirons la divine Providence, mes frères; quand
le gibier vient au chasseur, c'est le fusil qui lui manque;
et quand le chasseur tient le fusil, le gibier a disparu!
On rit de cette boutade; puis on revint s'asseoir
autour de la table de granit. Alors, à la demande géné-
rale, Diotime reprit ainsi :
DIOTIMlï.
Vous m'avez fait un reproche qu'on adresse rare-
ment aux professeurs, ma chère Viviane, vous m'avez
trouvée trop courte. Mon récit de la vie de Gœlhe et
l'idée que j'ai tâché de vous donner de sa personne
vous semblent insuffisants. Hélas! oui, j'en conviens, il
298 DANTE ET GOETHE.
m'arrive avec Goethe ce qui m'est arrivé avec Dante :
h mesure que j'avance, les horizons reculent, et quand
je crois toucher au port, ma sonde jetée m'avertit que
je suis bien loin encore de tous rivages, en haute mer :
voi che siete in piccioletta barca,
Non vi mettete in pela go,
dit l'Allighieri, à ceux qui voudraient, dans leur frêle
esquif, suivre son vaisseau superbe; plus je vais, plus
je m'effraie de l'entreprise où je me suis hasardée.
A ne parler que du temps, savez -vous que, si je voulais
tout dire sur Goethe, ce ne serait pas quelques heures,
mais quelques semaines qu'il nous faudrait rester à
Plouha ?
VI V IANE.
Je le voudrais bien...
DIOT131E.
Et je devrai m'estimer heureuse si j'achève aujour-
d'hui d'esquisser les grands traits généraux qui font de
Gœthe, à mes yeux, le Dante du xix e siècle. Vous ne
sauriez vous figurer, Viviane, le nombre et l'étendue
des ouvrages écrits sur 'Gœthe. La littérature dantesque
est déjà dépassée, je crois, par la littérature goelhéenne.
La controverse au sujet des idées et des sentiments
de l'auteur de Faust ne finira pas de longtemps en
Allemagne; elle ne fait que commencer en Europe.
Comme aussi Gœthe, en ce qui le touchait person-
QUATRIÈME DIALOGUE. 299
nellement, gardait volontiers le silence; comme il ne
daigna jamais répondre à ses détracteurs; comme il
ne lui déplaisait pas de voir son Faust devenir l'objet
d'une infinité d'interprétations et de commentaires qui
donnaient au vieillard un sentiment vif de sa puissance
croissante sur les imaginations; comme il souriait com-
plaisamment à ce Faust polisensa qui déconcertait la
critique, il en a été de lui comme de l'Allighieri : dans
les deux camps opposés, guelfes ou gibelins, croyants
ou sceptiques, conservateurs ou réformateurs, on s'est
disputé l'honneur de son nom. Les nuages se sont amas-
sés tout alentour ; l'obscurité s'est accrue, le tonnerre
a grondé ; et, pareil aux demi-dieux antiques, le poëte
a disparu, il a été ravi aux cieux dans l'orage. — Je
crois bien, quoique je vous aie dit peu de chose au
regard de ce qu'il y aurait eu à dire, vous avoir montré
dans Goethe l'homme de sa nation, de son temps, mais
aussi l'homme universel, l'homme de l'humanité, en
qui s'expriment et luttent, avec une puissance extraor-
dinaire, les passions, les espérances, les tristesses, les
joies, tout le réel et tout l'idéal de la destinée humaine.
Si je ne m'abuse, je vous ai fait entrevoir les analogies
profondes qui, sous les différences de temps, de lieux,
de races et de caractères, relient l'un à l'autre l'auteur
de Faust et l'auteur de la Comédie : un génie essen-
tiellement religieux, traditionnel autant que novateur,
qui reçoit avec respect du passé tout ce qu'il est possible
d'en recevoir, et qui transmet à l'avenir un héritage
agrandi, fécondé par le travail d'une pensée libre et
généreuse. Nous avons admiré chez nos deux poètes un
300 DANTE ET GOETHE.
talent spontané et réfléchi, lyrique et épique tout en-
semble; une âme ouverte à la plus haute conception de
l'amour. Nous touchons maintenant à ce qui va achever
la ressemblance entre Dante et Goethe, à ce désir qui les
possède également de mettre tout leur génie, toute leur
vertu, la Somme, le Trésor, le Miroir de leur con-
naissance, aurait-on dit au moyen âge, dans une œuvre
grandiose qu'ils vont portçr en eux, méditer, quitter et
reprendre, remanier, améliorer sans cesse, jusqu'à la
fin. Sans se mettre ouvertement en scène dans son
Faust, Goethe y est présent tout aussi bien que Dante
dans sa Comédie. Étudier l'œuvre, c'est ici, plus qu'en
aucune autre création de l'art, étudier l'homme. Et c'est
pourquoi tantôt, Viviane, je vous disais que vous alliez
avoir plus d'une occasion, à mesure que nous entrerions
dans l'analyse de Faust, de revenir sur ce que j'ai pu
négliger, et de remettre où bon vous semblera vos
grands points d'interrogations despotiques.
VIVIANE.
Comptez que je ne m'en ferai pas faute, malgré
l'épithète railleuse.
DIOTIME.
Nous avons vu déjà que Goethe, en concevant le plan
de sa tragédie, était mû, comme Dante, non-seulement
par le désir de la gloire qui leur est commun avec tous
les grands artistes, mais encore par le désir généreux
qu'ont seuls les grands cœurs de faire servir l'exemple
de leurs fautes et de leurs égarements au bien d 'autrui.
QUATRIÈME DIALOGUE. 301
En étudiant l'un et l'autre poëme, nous n'apprenons
pas seulement à connaître un chef-d'œuvre littéraire,
mais encore le moyen que, dans la société du xiv e et
du xix e siècle, deux nobles esprits jugeaient le plus
propre h gagner la béatitude, à faire son salut ; si bien
que je serais parfois tentée d'examiner Faust et la Co-
médie de ce point de vue dévot, et de les considérer
comme un livre d'édification qui se pourrait nommer
Y Imitation de Dante ou l'Imitation de Gœthe. Mais,
pour le moment, ne nous engageons pas dans ces con-
sidérations morales, et tenons-nous-en à notre Faust
poétique et légendaire.
ÉLIE.
Vous nous avez dit, je crois, que la légende de
Faust remonte au vi e siècle.
DIOTIME.
En ce qui touche la donnée générale du pacte avec
le démon, la légende se produit dès le 111 e siècle. Le
païen Cyprien d'Antioche, qui veut séduire par magie
Justine, la vierge galiléenne, et qui, pour cela, fait
alliance avec le diable, semble, dans la légende grec-
que, comme une sorte de Faust anticipé.
ÉLIE.
Ce Cyprien d'Antioche est le type du Magico Pro-
digioso de Calderon, si je ne me trompe?
DIOTIME.
En effet. Mais de même qu'il y a eu plusieurs visions
302 DANTE ET GOETHE.
et plusieurs voyages en enfer, nous allons voir se
produire un grand nombre de Faust. Celui du vi e siè-
cle se nomme Théophilus $ c'est un clerc de l'Église
d'Àdana en Cilicie , qui , par l'entremise d'un juif,
signe de son sang le pacte avec le démon, mais qui finit
par lui échapper néanmoins, grâce à l'intercession de
la Vierge Marie. L'histoire de ce Théophilus figure
dans un poëme latin de la nonne Hroswitha ; elle a été
rimée chez nous par le trouvère Rutebeuf, et on la voit
représentée sur les vitraux de plusieurs de nos cathé-
drales du xTn e siècle.
ÉLIE.
Je crois me rappeler l'avoir vue sur un vitrail de
Notre-Dame de Paris.
DIOT1ME.
Après ce Théophilus, une longue succession de
personnages illustres, parmi lesquels beaucoup de
papes, de savants, de docteurs, sont, du x* au xv e siè-
cle, en mauvais renom de pratiques diaboliques. L'in-
nombrable famille des écoliers errants, scholastici
vacantes ou bacchants, comme on les appelait, qui
rapportent des universités de Tolède, de Salamanque
et de Cracovie, où on les apprenait des Juifs, des Sar-
rasins, parfois même du diable en personne, les secrets
de la sorcellerie; qui fréquentent les saltimbanques,
les escrimeurs, les jongleurs de toutes sortes; qui
visitent en Allemagne le Mont de Vénus et qu'excom-
munie l'Église, perpétuent et répandent au loin la
QUATRIÈME DIALOGUK. 303
tradition du pacte infernal. Il y a un Fatist polonais, un
Faust bohème, un Faust hollandais, etc. ; mais le Faust
véritable, le Faust historique de qui s'empare la légende
allemande, appartient en propre à l'Allemagne et au
xvi c siècle.
KLIE.
Vous admettez donc un Faust historique?
DIOTIME.
La réalité d'un ou même de plusieurs Faust n'est
pas contestable. 11 y a d'abord Faust ou Fust, l'associé,
le trahisseur de Gultenberg, de qui le nom se rattache
avec certitude à l'invention de l'imprimerie. On trouve
aussi le nom de Faust inscrit dans Tannée 1509, sur
les registres de l'université de Heidelberg, au grade de
bachelier de via moderna (ce qui signifie, paratt-il,
qu'il était nominaliste). On ne saurait nier non plus,
car il figure dans les lettres du temps sous le nom de
Georgius Sabellicus, l'existence d'un aventurier prodi-
gieux qui prenait le titre de prince des nécromants ou
de Second Faust, ce qui en suppose un premier. Enfin,
hors de doute est le compatriote de Mélanchthon, l'ami
d'Agrippa, le protégé de Franz von Sickingen, le doc-
teur Johannes Faustus. Celui-ci, en un rien de temps,
forme comme le noyau de toutes les nébulosités légen-
daires. Il s'empare de toutes les attributions des autres
Faust. Il leur imprime, en les absorbant, et malgré
les transformations qu'il subit dans différents milieux,
un caractère typique. Et ce caractère se compose sous
304 DANTE ET GOETHE.
la double influence de l'esprit théologique de la Ré-
forme et de l'esprit humaniste de la Renaissance qui
travaillaient alors loule l'Allemagne. La crainte du
diable qui possède encore Luther et l'audace de la
science qui commence à paraître dans Copernic, ont
une part égale à la formation de ce Faust définitif, qui
devient le héros des chansons populaires et le person-
nage favori des pièces de marionnettes.
Il s'accrédite rapidement en tous lieux, de telle
sorte que bientôt il n'est plus personne dans le peuple,
dit un contemporain, qui ne sache raconter un tour de
sa façon. Et ces tours, empruntés à tous les Faust
précédents, emmêlent, à la manière dantesque, l'anti-
quité classique, la chronique du moyen âge et les
affaires contemporaines. Né en pleine Allemagne, dans
une petite ville du Palatinat, noire Faust fait ses
études à Witlenberg, le berceau de la théologie pro-
testante. Il est, comme il convient, ensemble nécro-
mant, astrologue et alchimiste. Il récite de mémoire
tout Platon et tout Aristote. II restituerait, pour peu
qu'on l'en priât, les comédies perdues de Plante et de
Térence. Se rendant invisible à volonté, il assiste aux
combats de Pavie et de la Bicoque. II est porté à
travers les airs, tantôt par les chevaux, tantôt sur le
manteau du diable. Il fait ainsi des voyages fabuleux ;
il va en Thrace, dans les Indes ; il visite à Naples le
tombeau de Virgile; il monte sur une haute montagne
d'où il s'élance jusque dans les astres. II explique les
comètes et les étoiles fil an les ; il découvre les trésors
cachés dans les chapelles en ruine ; il joue aux élu-
QUATRIÈME DIALOGUE. 305
diants, aux hôteliers, au pape, mille lours pendables.
Partout, sous apparence de chien, son démon Méphis-
tophélès le suit, docile h ses commandements; il lui
amène, pour ses plaisirs, les sept plus belles femmes
des Pays-Bas, de la Hongrie, de l'Angleterre, de la
Souabe et de la France, etc.; il va lui chercher Hélène.
Faust Tépouse; il en a un fils. Puis enfin, le temps du
pacte expiré, et après qu'il a institué pour son héritier
son disciple Wagner, Faust meurt de mort violente ; il
est emporté dans la nuit par le diable, au milieu des
éclats de la foudre et du tonnerre, et la moralité de la
légende chrétienne, c'est le danger de la science :
In f dix mpientia.
ELIE.
C'est une chose bien curieuse et qui m'a souvent
fait songer, que ce penchant, celte facilité de l'imagina-
tion populaire, à créer des types et à former d'une
multitude de trait* épars dans la réalité une figure
mythique.
DIOTIME.
C'est au fond le besoin d'unifier, de composer;
c'est l'instinct des artistes ; tout le contraire de l'es-
prit d'analyse et de critique. Bien que spontané, et en
apparence capricieux dans ses effets, ce don naturel de
l'enfance de l'homme et de l'enfance des peuples obéit,
si l'on y regarde de près, à une loi rigoureuse. Ce
travail inconscient a son procédé régulier, et l'on peut
y observer une des plus sensibles applications de la
20
306 DANTE ET GOETHE.
grande loi de métamorphose qui préside non-seule-
ment, comme Ta constaté Goethe, à la vie de la
plante, mais encore à la vie de l'esprit humain. Il faut
lire, pour s'en convaincre, les recherches de la critique
allemande sur l'origine des mythes, et, chez nous, les
beaux travaux d'Alfred Maury.
MARCEL.
Je parcourais précisément, ces jours passés, le
volume de La Yillemarqué sur notre enchanteur Merlin
et sur sa douce amie, ta marraine, Viviane, qui, par
parenthèse, était passablement curieuse et fantasque;
et savez- vous quelle réflexion je faisais, moi, sur ces
temps légendaires?
DIOTIME.
Laquelle?
MARCEL.
En songeant à ces fictions charmantes qui naissaient
au bruit du rouet dans nos veillées de village ; en me
rappelant ces longues complaintes que rimaient nos
Homères celtiques, et qui se chantaient par tout le
pays, de grange en grange, de barque en barque, de
berceau en berceau, avec mille variantes improvisées
selon le goût particulier des gens de la mer, de la
plaine ou de la montagne, pour de là se fixer en images
dans nos livrets et se dramatiser dans les gestes de
nos acteurs de la foire ; en me remettant à l'esprit tout
QUATRIÈME DIALOGUE. 307
cet art naïf d'un temps que Ton appelle barbare, toute
cette poésie qui coulait intarissable, à pleins bords, au
milieu de nos landes et de nos forêts sauvages, je ne
voyais pas bien, je l'avoue, ce que nous avions gagné
au progrès, et je me posais cette question : Le suffrage
universel, avec ses urnes de cuisine, avec ses carrés de
papier qui, par la main du gendarme, du pompier ou
du garde champêtre, apportent à nos paysans, qui ne
savent pas les lire, les choix tout imprimés d'un préfet
qu'ils n'ont jamais vu, ce grand droit de vote dont on
ne sait que faire, répand-il dans nos campagnes plus
de contentement que cet Espoir breton que nous avait
mis au cœur le fils de la terre bretonne? Charme-t-il
autant notre vie que ces belles pommes d'or qui tom-
baient une à une sur l'herbe verte, quand notre blond
Merlin chantait dans le Jardin de la Joie, où les arbres,
dit la légende, portaient autant de fleurs que de feuilles
et autant de fruits que de fleurs?
DIOTIME.
Il n'y a vraiment que vous au monde, Marcel, pour
rapprocher des choses aussi dissemblables, l'urne élec-
torale et les pommes d'or du Jardin de la Joie ! Vous
me rappelez ce bon bourgeois de Fribourg qui, tout
ravi des deux chefs-d'œuvre dont venait de s'orner sa
ville natale, m'adressait un jour, comme je venais de
visiter la cathédrale et le pont suspendu, cette question
étourdissante : a Que préférez-vous, madame, du pont
ou de l'orgue?.... »
Assurément c'était un doux rêve que celui des fruits
308 DANTE ET GOETHE.
d'or de l'enchanteur Merlin et des guirlandes magiques
que tressait sa Viviane pour l'enchaîner toujours à ses
côtés sous le buisson d'aubépine ; mais, croyez-moi,
avant peu, ce sera une puissante réalité, cette urne
domestique qui blesse aujourd'hui votre goût ; ce sera
une irrésistible magie, ce carré de papier blanc où le
paysan, de sa main rude, écrira un jour le nom qui lui
plaira, et qui, selon ce que lui dictera sa conscience,
sa passion ou son intérêt, donnera 5 la république,
pour la gouverner, un Cromwell, un Lincoln, un Médicis
ou un Bonaparte!
... Mais revenons à la légende de Faust. Elle a
eu, comme toutes les légendes, son développement na-
turel. Elle a passé du récit à la complainte, de la com-
plainte au livre imagé, aux pantomimes des tréteaux de
la foire. Soudain, elle fait un pas énorme, elle fran-
chit les mers; elle touche le sol anglais travaillé déjà
par ces puissants génies dramatiques qui préparent
à Shakespeare la première scène du monde; elle s'em-
pare de l'esprit du plus puissant d'entre eux. Elle y
prend une signification profonde, un élan qui d'un bond
la porte sur les hauteurs; elle devient la Tragédie du
docteur Faust. La voici représentée sur le théâtre du
comte de Nottingham, telle que l'a composée Christophe
Marlowe. D'autant plus et d'autant mieux ce libre gé-
nie devait pénétrer et féconder la légende faustienne
qu'il paraît avoir été lui-même, bien que né dans l'é-
choppe d'un cordonnier, une sorte de Faust, accusé en
son temps, lui aussi, de curiosités défendues, d'épicu-
risme et d'athéisme.
QUATRIÈME DIALOGUE. 309
VIVIANE.
Je n'ai jamais lu le Faust de Marlowe. Il a donc fait
de son héros un athée?
DIOTIME.
Pas le moins du monde. Les bonnes gens s'y sont
mépris. Le Faust de Marlowe, comme le Faust allemand,
est un bon protestant de la confession d'Augsbourg. Il
commande au démon de chasser des Pays-Bas le duc
de Parme et de prendre au roi Philippe les lingots de
la flotte des Tndes. 11 s'en va vers* Rome. Il s'y déguise
en cardinal et s'y égayé très-fort aux dépens du pape
et de l'antipape. Mais il est aussi très-bon humaniste,
à l'aise, comme en sa maison, dans l'antiquité classique.
Il porte à la plume de son chapeau les couleurs de la
fille de Jupiter. Pour les beaux yeux de la belle traî-
tresse il ferait de Wittenberg « une autre Troie. » Son
vœu le plus cher, c'est d'aller, après sa mort, converser
sous les bosquets de l'Elysée avec les ombres des sages
de la Grèce et de Rome. II sait tout ce que l'on peut
savoir. Il a vu de près les planètes, les étoiles et jus-
qu'au Primum Mobile. Comme l'auteur des Cantiques, v
il a souri à la petite figure que fait notre globe dans
l'univers. Et c'est pour le respect de son prodigieux
savoir que, malgré son effroyable fin, les écoliers en
deuil lui feront à Wittenberg d'honorables funérailles.
VIVIANE.
Est-ce que Gœlhe s'est inspiré du Faust de Mar-
lowe?
310 DANTE ET GCÉfflÊ.
DIOTIME.
Il est probable que le Faust de Marlowe, qui défraya
bientôt avec Punchinello tous les Puppet-Schows de
l'Angleterre, ne fut pas sans influence sur les marion-
nettes allemandes; mais Gœthe n'avait pas besoin de
chercher au loin l'inspiration ou les motifs de son
Faust, ma chère Viviane. Rappelez-vous que Wolfgang
vient au monde à Francfort-sur-le-Mein, en pleine
atmosphère faustienne. C'est à Francfort qu'a paru la
première histoire complète du docteur Faust, extraite
en grande partie, comme le dit naïvement le titre du
livre, de ses propres manuscrits, et rédigée « pour
l'effroi et l'avertissement des orgueilleux, curieux et
impies. » Un débit considérable de livres populaires se
faisait, deux fois Tan, pendant la foire, dans la vieille
ville impériale ; à tous les étalages du Rœmer, noire
petit poète, moyennant quelques kreutzer, se pourvoyait
amplement de bouquins, d'images et de complaintes
concernant le merveilleux docteur. Les marionnettes
aussi, la première passion de Gœthe, et qui, apportées,
selon l'usage allemand, dans la nuit de Noël, par
l'Enfant Jésus aux enfants de Jean-Gaspard, s'établirent
à demeure dans la maison du Hirschgraben y étaient,
depuis la fin du siècle précédent, occupées par l'histoire
lamentable. Le poète favori de la jeunesse francfor-
toise, Ilans Sachs, avait rimé la légende; tout le long
du Mein et du Rhin elle allait et venait, avec le Juif-
Errant, sans fin ni trêve. Lorsque Gœthe vient à Stras-
bourg, il y trouve sur tous les tréteaux le docteur
QUATRIÈME DIALOGUE. 311
Faust ; à Leipzig, il le voit en peinture, à cheval sur
un tonneau, dans la cave d'Àuerbach. Comment donc
aurait-il été chercher en Angleterre le Faust émigré,
quand, sans sortir de sa maison, il y vivait en famille
avec le Faust national, patriote et populaire? La vision
du voyage surnaturel en enfer, le pacte surnaturel avec
le diable s'offrait, s'imposait en quelque sorte à Goethe
comme à Dante. Une chose achève d'expliquer le choix
du poète : c'est combien l'histoire de Faust (à laquelle
croyaient Luther et tout le peuple allemand, comme le
pape Grégoire YII et le peuple florentin croyaient à la
vision du moine Albéric) s'ajustait exactement à sa
nature intime. On peut bien dire que, dès le sein de sa
mère, les inquiétudes de Faust sommeillaient en Gœthe,
et que la perpétuelle préoccupation de ce sujet mysté-
rieux fut, pendant toute sa vie, le développement suc-
cessif, la métamorphose, aurait-il dit, de son propre
génie. Ce génie respire si à l'aise et si fortement dans
une œuvre qui lui était si naturelle; il absorbe, il
transforme si bien tout ce qui la précède et tout ce qui
s'y rapporte; il se l'approprie si entièrement, il la pé-
nètre si profondément de sa pensée, de sa religion,
de sa morale propre, il l'emporte si haut avec lui dans
l'immortalité, que désormais les destinées poétiques de
Faust sont accomplies. La vertu créatrice de la légende
est épuisée, ou du moins elle n'agit plus directement
sur les imaginations. C'est le héros de Gœthe de qui, à
l'avenir, vont s'inspirer les arts. De même que la Co-
médie, son Faust fournira, de siècle en siècle, des
images à la sculpture et à la peinture, des motifs à la
312
DANTE ET GOETHE.
musique, des sujets de réflexion au moraliste ; mais,
de même que, après Dante, un poète n'aurait pu re-
prendre heureusement la donnée de la vision, ainsi,
après Goethe, le cycle de l'existence faustienne semble
complètement parcouru.
VIVIANE.
Vous dites que la tragédie de Faust est l'œuvre de
toute la vie de Gœthe?
DIOTIME.
J'allais vous signaler cette nouvelle analogie entre
les deux œuvres et les deux poètes.
La première pensée de la Comédie s'entrevoit, je
crois vous l'avoir fait remarquer, dans la première
canzone de Dante. Cette canzone porte la date de 1289;
notre poète est alors dans sa vingt-cinquième année.
Quatre ans plus lard, à la fin de la Vita-Nuova, il
raconte une vision, une révélation qu'il a eue de Béa-
trice dans sa gloire; il annonce l'intention d'en perpé-
tuer le souvenir. A Florence, en 1300, il commence
sa première cantique. Interrompu par les affaires pu-
bliques et par ses propres désastres, par la douleur
que lui cause la mort de son ami Guido et parce qu'il
appellera lui-même le cose presenti, les choses pré-
sentes, il l'achève dans l'exil, chez les Malaspini. Selon
une tradition accréditée, à la veille de franchir les
Alpes, il en confie le manuscrit à Frate Ilario, prieur
du monastère de Sanla-Croce, dans la Lnnigiana. On
s'accorde à croire que la plus grande partie de la se-
QUATRIÈME DIALOGUE. 313
coude cantique est écrite pendant le séjour de Dante à
Paris. Enfin, après avoir maintes fois pris, quitté,
repris, quitté encore, pendant l'espace de trente années,
ce poème divin, sans jamais cesserd'y penser, il l'achève
à Ravenne; il en écrit la dernière tercine une année
environ avant sa mort.
La même continuité dans la pensée, avec les mêmes
interruptions dans l'exécution, se voit dans la création
de Faust. Goethe conçoit le plan de sa tragédie en
même temps que celui de son Werther et de son Gœtz.
En 1774 (il a vingt-cinq ans, lui aussi!), il en lit les
premières scènes à Klopstock et 5 Jacobi ; il l'emporte
à Weimar. Dans sou voyage en Suisse, même en Italie,
son manuscrit, déjà tout enfumé, ne le quitte plus. Il
écrit la scène de la sorcière dans les jardins de la villa
Borghèse. L'explosion de la révolution française l'in-
terrompt; la grande tragédie sociale lui fait oublier sa
tragédie philosophique. Mais Schiller en a lu quelques
fragments publiés au retour de Rome, et ces fragments
ont produit sur son esprit l'effet du « torse d'Hercule. »
Dans les épanchements mutuels de cette grande amitié
sur laquelle, dira Goethe, veille un bon génie, l'auteur
de Don Carlos exhorte l'auteur de Faust h reprendre
son œuvre inachevée. A cette voix qui a sur son cœur
une puissance de tendresse irrésistible, Gœthe se sent
ranimé...
MARCEL.
Pardon si je vous interromps, mais n'a-t-on pas
inventé après coup, et pour le besoin de la sentimen-
314 DANTE ET GGETHE.
talité allemande, celte prétendue tendresse de deux
rivaux, et de deux rivaux en art théâtral ?
DIOTIME.
Je ne crois pas, mon cher Marcel, qu'il y ail jamais
eu en ce monde de sentiment plus profond et plus
véritable que l'amitié de Goethe et de Schiller. Les
anciens l'auraient divinisée. J'y retrouve des traits
frappants de la noble amitié de Dante pour Guido
Cavalcanti. Des nuances délicates, des accents variés à
Tinfini comme le génie même de nos deux poêles,
donnaient à cette intimité un charme toujours nou-
veau. Schiller y mêlait plus d'admiration et de respect,
Goethe plus de tendresse et de sollicitude. Selon le tour
de son imagination plus riante, il sentait s'épanouir en
lui « comme un printemps » cette amitié naissante;
et quand elle subit la dure loi des choses mortelles,
lorsqu'elle lui fut ravie, il lui sembla, dit-il, en perdant
son ami, qu'il se perdait lui-même.
Ainsi encouragé, Gœthe revient avec amour à Faust.
Il taille pour lui, dans le marbre de Paros, la figure
d'Hélène. Mais bientôt une grave maladie et plus tard
la tristesse où le plonge la mort de son Schiller para-
lysent ses facultés créatrices. Comme l'Allighieri s'est
relevé de son abattement dans le commerce de Boëce et
de Cicéron, ainsi Gœthe cherchera son refuge dans Spi-
nosa et dans Linné. Mais les épreuves de la mort se suc-
cèdent, elles se pressent dans sa vie. Il perd sa mère, sa
femme, son royal protecteur, son fils unique. Ce' dernier
coup, le plus terrible, le plus inattendu, surprend sa rai-
QUATRIÈME DIALOGUE. 31â
son. II veut refouler là douleur, il lui commande le si-
lence; il croit lui échapper en s'emportant à tous les
excès du travail. Une apoplexie violente l'avertit, le
ramène à la modération, et triomphe ainsi, mieux que sa
volonté, du désespoir. Rentré en possession de lui-même,
Goethe reprend son Faust si souvent abandonné. Dans
l'extrême désir de ne pas laisser inachevée cette œuvre
où il sent bien qu'il revivra tout entier, il se recueille
profondément ; il élreint son sujet avec une vigueur nou-
velle. Ses amis s'étonnent; ils admirent, ils ne sauraient
comprendre une telle verve dans une vieillesse déjà si
avancée. « C'est un dieu qui travaille en toi ! » s'écrie
Zelter. Enfin, dans sa quatre-vingt-deuxième année,
Gœthe met la dernière main au poème qu'il a com-
mencé à l'âge de vingt-cinq ans. Il en confie le manus-
crit à des mains fidèles. Comme les derniers chants du
Paradis, les dernières scènes de Faust demeurent igno-
rées du vivant de leur auteur. La plus pure flamme de
ces deux grands génies s'élèvera sur leur tombe.
Mais que sont devenus mes deux petits volumes,
Élie? Je ne les vois plus, et je vais en avoir bien besoin,
si vous voulez que nous revoyions ensemble, ainsi qae
nous avons fait la Comédie, le poëme de Gœthe.
ÉLIE.
Les voici, et nous écoutons.
DIOTIME.
L'analyse de Faust ne sera, il faut vous y attendre,
ni aussi simple ni aussi brève que celle dont vous avez
316 DANTE ET G CET HE.
pu vous contenter pour la Comédie. Bien que Goethe
lui-même déclare son sujet barbare (il entend par là
créé par la poésie du Nord), et qu'il l'emprunte aui
récits populaires, on conçoit que la barbarie, au
xix e siècle, ne saurait plus avoir la simplicité de geste
et d'accent qu'elle avait au xiv e . Le génie germanique,
d'ailleurs, qui n'a ni la clarté ni la précision du 'génie
latin, nous est, beaucoup plus que lui, étranger. L'ima-
gination du peuple allemand affectionne ce que notre
goût français repousse, ce que Goethe appellera quelque
part, à propos même de sa tragédie, « les compositions
problématiques. » J'ajoute que, dans cette composition
problématique de Faust, sous cette forme dramatisée
beaucoup moins simple que la narration épique de la
Comédie, Gœthe va tenter de faire entrer l'infini du
panthéisme moderne, auprès duquel l'infini de In théo-
logie catholique semble bien limité et bien facile à
étreindre. Dante peut diviser son poème, comme l'était
alors l'éternité, en trois règnes distincts; il peut bâtir
avec une rigueur géométrique, sculpter et peindre son
enfer conique, son purgatoire en corniche et son para-
dis en amphithéâtre. Mais l'éternité de Gœthe? celle-ci
n'a bien véritablement ni commencement ni fin. Son
enfer, son purgatoire et son paradis n'existent que dans
la conscience humaine; ils appartiennent au royaume
des idées pures, et ne sauraient, même sous le pinceau
d'un puissant artiste, prendre figure autrement que
vague et nébuleuse. Et ce n'est pas seulement l'éternité
théologique qui a changé totalement du xrv* au
xix e siècle, c'est la représentation de l'univers; c'est la
QUATRIÈME DIALOGUE. 317
connaissance de la nature et de l'huma i>i té; c'est la
science, c'est la philosophie, c'est le sentiment moral ;
ce sont toutes les prises de l'esprit et du cœur humain
sur l'espace et sur la durée, sur la nature et sur Dieu.
L'humanité qui gravit, elle aussi, la Montagne de con-
templation^ a, dans sa marche ascendante de Dante à
Gœthe, atteint des sommets d'où l'on voit de plus haut
et de plus loin dans le passé et dans l'avenir. Tandis
que Dante aperçoit à peine quelques lueurs au delà des
temps virgiliens, Gœthe embrasse du regard tout l'ho-
rizon homérique et découvre, par delà, l'antiquité
sacrée de l'Egypte et de l'Inde. Quand les quatre étoiles
du Sud et les Mirabilia de l'Irlande laissent encore in-
crédules les contemporains de l'Allighieri, la généra-
lion de Humboldt contemple sans s'étonner, au sein du
Cosmos, les astres innombrables qui naissent et meu-
rent. Quelles distances intellectuelles franchies de
l'Adam de Moïse au genre humain de Lessing,du déluge
de Noé aux théories neptuniennes de Werner, du Ro-
mulus deTite-Live aux origines mythiques de Niebuhr,
du Virgile napolitain aux Homères de Wolf, de l'alchi-
mie de Cecco d'Ascoli à la chimie de Lavoisier, de Pto-
léraéeà Uerschell, des catégories d'Aristote au devenir
de Hegel, du salut selon saint Thomas à la béatitude
selon Spiuosa, du Christ de saint Mathieu au Christ
de Herder, qui sera tout à l'heure le Christ de Strauss!
Combien, dans la différence même de la matière
poétique qui lui est offerte, la force créatrice de nos
deux poètes va trouver des nécessités et des difficultés
différentes 1 Le génie de l'Allighieri ne doit agir sur un
318 DANTE ET GOETHE.
monde sensible et figuré, au sein d'un merveilleux
parfaitement connu, qu'en vertu d'une foi précise et
qui reste toujours plastique, jusque dans ses spécula-
tions les plus hautes; tandis que le génie de Gcethe,
tout au contraire, ne saura en quelque sorte où prendre
pied dans l'insaisissable abstraction de la métamorphose
éternelle. Sollicité de tous côtés à la fois, en plein ratio-
nalisme, en pleine critique, au regard de la matière
sans limite et sans repos du panthéisme , s' efforçant de
voir l'invisible, de toucher l'impalpable, de retenir ce
qui fuit, de donner une forme à ce qui n'existe pas
encore, une voix à ce qui ne saurait parler, l'artiste est
à toute minute en danger de s'égarer, de se perdre au
doute profond où s'évanouissent incessamment tous les
fantômes et toutes les chimères qui, jusqu'à lui, ont fait
le charme ou l'effroi, l'attrait ou l'horreur de l'âme
humaine. Et cette âme elle-même, qui garde encore
dans la Divine Comédie les apparences de la forme
corporelle, elle n'est plus dans l'imagination de Goethe
que la monade problématique qui, dépouillée de toute
figure, traverse des régions indescriptibles pour s'élever
vers une vague béatitude, yers un Dieu sans forme et
presque sans nom.
MARCEL.
Ah ! bon Dieu ! je prévois que je vais regretter l'en-
fer, peut-être bien même le paradis du Florentin.
DIOTIME.
Je vais vous mettre à même de choisir . — Dèslespre-
QUATRIÈME DIALOGUE. 319
raiers vers de nos deux poèmes, la différence d'étendue
et d'intensité philosophique se marque, et l'on peut efn
entrevoir toutes les conséquences. Dante, vous vous en
souvenez, entre en scène le plus simplement du monde.
C'est lui-même qui parle en son propre nom. En quatre
tercines, il expose tout ce qu'il a besoin de faire con-
naître pour préparer l'action qui commence. Il raconte
que, à trente-cinq ans, il s'est égaré hors de la droite
voie; et qu'un jour, s'étant endormi, il se trouve au
réveil dans une forêt sauvage où il a fait les rencontres
qu'il va dire.
Goethe ne pourrait plus procéder d'une manière
aussi directe. Il n'a plus pour auditoire une foule
croyante qui se presse dans les églises pour entendre le
récit véritable d'un voyage qu'elle tient pour réel. Per-
sonne, dans l'Allemagne du xix e siècle, ne prendrait
le poète au sérieux, s'il racontait qu'il a fait un pacte
avec le diable. Sur ce point, les bonnes femmes de
Francfort ne sont guère moins différentes des bonnes
femmes de Vérone que Herder ne l'est de saint François
d'Assise. Il faudra donc, pour la vraisemblance poéti-
que, que Wolfgang Goethe revête la robe et le bonnet
du docteur Faust. 11 faudra qu'il nous montre son héros
égaré, non plus métaphoriquement dans la forêt obscure,
mais véritablement dans les ombres métaphysiques de
son propre esprit; épouvanté non plus par trois bêtes
féroces, visibles et tangibles, mais par les ignorances
monstrueuses de la science humaine, par les insonda-
bles mystères de la nature. Il ne lui suffit pas, comme
à Dante, de nous dire qu'il est hors de la droite voie ;
320 DANTE ET GOETHE.
nos curiosités modernes voudront savoir pourquoi et
comment il l'a quittée.
ÉLIE.
Je ne vois pas bien la raison de cette différence.
DIOTIME.
La raison, Élie, elle est tirée encore de la différence
des conceptions. Il serait d'un intérêt médiocre, vous
en conviendrez, de connaître exactement, avec détail,
par quelles distractions mondaines, par quel libertinage
de l'esprit ou des sens, par quels doutes particuliers
sur tel ou tel point de dogme ou de doctrine, par quelles
faiblesses accidentelles, par quels entraînement passa-
gers, Dante s'est éloigné de la voie droite. Le nom,
l'âge ou l'état de ses pargolctte nous importe très-peu ;
tout au contraire le désespoir de Faust, qui est le grand
doute philosophique de la pensée allemande, cette per-
manente inquiétude de Dieu qui fait à la fois sa fai-
blesse et sa grandeur, aura droit, dans tous les temps,
au plus profond intérêt de tous les hommes. Et c'est
pourquoi, au lieu de quelques le reines, Gœthe, pour
nous bien faire comprendre le trouble de son héros, et
ce qui l'a causé, écrira tout un prologue, plusieurs
scènes très-longues, et fera intervenir une foule de
personnes dont l'Allighieri n'aurait que faire. Gœthe
ne pourra non plus qu'à l'aide d'une certaine ironie
faire arriver devant des spectateurs sans crédulité le
démon Méphistophélès, tandis que le magicien de
Naples, le sage de Mantoue, le bon Virgile, est au
QUATRIÈME DIALOGUE. 321
xiv e siècle si sérieusement accepté des lettrés, si fami-
lier à l'imagination populaire qu'il n'est besoin à Dante
d'aucun artifice pour se mettre en rapport personnel
avec lui. Virgile aussi, malgré sa réalité historique,
n'a pas à beaucoup près, dans la Comédie, la réalité de
Méphistophélès dans la tragédie de Faust. Tous deux
sont envoyés d'en haut, et ils apparaissent d'une ma-
nière surnaturelle ; mais le chantre de V Enéide n'est
qu'une ombre qui va faire voir à Dante des ombres.
Méphistophélès, nu contraire, est une créature en chair
et en os. Il ne se bornera pas, lui, à échanger avec
Faust quelques courtoisies ; il va lui faire signer de son
sang sur parchemin un pacte authentique. Conformé-
ment à ce pacte, il servira Faust ici-bas; il vivra avec
lui de la vie positive, de la vie « du petit et du grand
monde ; » il satisfera tous les désirs de son maître, sous
la condition d'être à son tour, à l'expiration du temps,
mattre et seigneur de Faust dans l'autre vie.
ÉLIE.
Mais ce petit et ce grand monde, où Faust va vivre
avec Méphistophélès, je ne saisis pas leur analogie avec
l'enfer et le purgatoire de Dante.
DIOTIME.
La même différence que nous venons de signaler
entre Virgile et Méphistophélès, nous la retrouverons
entre les deux règnes de Dante et les deux règnes de
Goethe. L'enfer et le purgatoire de Faust ont quelque
chose à la fois de moins réel et de moins idéal que
21
322 DANTE BT GOETHE. ~
l'enfer et le purgatoire de la Comédie. Dante, vous
l'avez vu, y va de sa personne, mais ce n'est qu'en
songe. Il ne fait que regarder, écouter ce qui s'y passe,
il n'y prend part à aucune action ; il n'y vient ni pour
chercher Alceste ou Eurydice, ni pour ravir Proserpine
ou délivrer Thésée, ni pour consulter Tirésias ; tandis
que Goethe, sous le nom et le masque du docteur
Faust, au lieu de regarder en rêve un enfer et un
purgatoire matériels qui ne feraient plus ni peur ni
compassion à personne, vivra effectivement de la vie
véritable, et s'y fera à lui-même, par ses fautes et par
le sentiment des malheurs qu'elles entraînent, une
damnation intérieure. D'un effort courageux, il se dé-
gagera de cet enfer moral, il se purifiera dans un pur-
gatoire intime, jusqu'à ce que, s'élevant toujours par
le bon désir, innocenté par l'amour qu'il ressent et par
l'amour qu'il inspire, délivré enfin des épreuves de
l'existence terrestre, il entre dans les régions supé-
rieures de la vie divine. Et cette vie divine, ce paradis
de Goethe, il ne sera pas, comme le paradis dantesque,
réalisé, matérialisé (le génie moderne ne pourrait plus
tenter de décrire les demeures de Dieu) ; Goethe nous
arrêtera au seuil. Il n'y aura pour son héros d'autre
béatitude que le pressentiment extatique d'un dieu
prochain, mais incommunicable aux mortels.
MARCEL.
En d'autres termes, Gœthe doutait de tout et Dante
ne doutait de rien. Celui-ci est un parfait croyant,
l'autre un parfait sceptique.
QUATRIÈME DIALOGUE. 323
DIOTIME.
Relisez le quatrième chant du Paradis, mon cher
Marcel, vous y verrez si Dante ignorait le doute! Il le
faiU naître el pousser comme un surgeon au pied de
toute vérité.
Nasce per quello, a guisa dl rampollo,
Appiè del vero il dubbio : ed è natura
Ch' al sommo pinge noi di collo in collo.
C'est exactement, comme nous allons le voir, la pensée
qui inspire à Gœthe son Méphistophélès. N'avons -nous
pas déjà constaté, d'ailleurs, clans la vie du poète alle-
mand, combien le scepticisme était contraire 5 la na-
ture religieuse de son esprit? Gœthe considérait avec
Spinosa le scepticisme comme une maladie de l'àmc,
à laquelle il fallait « non des raisonnements , mais
des remècles. » Sa foi n'était pas moins fervente que
celle de Dante.
ÉLIE.
J'ai bien vu que Goethe avait un grand besoin
d'adorer et que sa pensée montait naturellement vers
Dieu, mais il ne faudrait pas, ce me semble, donner à
cette religiosité vague le nom de foi; car enfin, sans la
croyance positive à un flieu personnel, sans la croyance
à l'immortalité de l'àme, il n'y a pas de foi, il ne sau-
rait y avoir de religion véritable.
DIOTIME.
Gœthe croyait très-positivement en Dieu, mon cher
Élie, non pas, à la vérité, à ce Dieu jaloux de la
324 DANTE ET GOETHE.
Genèse que Ton dirait inspiré de la Némésîs antique et
qui ne saurait souffrir la puissance et la noblesse de
l'homme ; il croyait à un Dieu unique, tout-puissant et
conscient, je ne dirai pas beaucoup plus mais beau-
coup mieux que Dante, car il ne laissait pas subsister
à ses côtés, pendant toute l'éternité, cet anti-Dieu,
ce Satan horrible qui demeure à jamais souverain de
l'empire infernal. Goethe croyait aussi très-certaine-
ment à l'immortalité de l'âme.
ÉLIE.
A l'immortalité, peut-être; mais à la personnalité?
diotime.
Goethe croyait à une âme qui avait, comme Dieu,
conscience d'elle-même. Il croyait à une intelligence
pure, à une monade humaine (il empruntait volontiers
ce mol à la philosophie de Leibnitz), qui, tombée du
sein de l'éternité dans l'existence terrestre, n'y épuisait
pas toute sa puissance d'intention, et aspirait à remon-
ter vers la monade suprême, vers Dieu, l'objet de son
amour « toujours renaissant et toujours satisfait. » Il
pensait, comme Épictète, que l'univers se compose
d'une immense hiérarchie d'âmes ou de monades;
qu'il y a des âmes de rosiers, de fourmis, d'étoiles. 11
admettait que les âmes humaines étaient également
hiérarchiques et douées d'une vertu d'immortalité
variable. Il supposait (et cette supposition lui a fait
écrire, dans une des plus belles scènes du second Faust,
le chœur des suivantes d'Hélène) que les âmes ou
QUATRIÈME DIALOGUE. 325
monades inférieures, quand le corps se dissolvait à la
mort, retournaient chacune où l'entraînait sa pente
naturelle, à la terre, à l'eau, au feu, à Pair; et que,
seules, les âmes purifiées de tout élément terrestre, les
monades parfaites, essentielles, entélêchiques, comme
il les appelait, celles que la raison pure, l'amour
désintéressé, avaient gouvernées, entraient dans des
régions supérieures, dans une vie plus éthérée, où,
douées d'une faculté de développement indéfinie, elles
devenaient , selon son heureuse expression : « de
joyeuses coopératrices de Dieu dans l'univers. » Soit
ressouvenir, soit imagination, Goethe se croyait certain
d'avoir passé déjà par des états antérieurs et d'empor-
ter avec lui dans la tombe des forces qui ne trouve-
raient à se satisfaire que par delà, Sans une existence
nouvelle. -11 nourrissait à cet égard une espérance in-
vincible, s'en remettant volontiers à Dieu, comme
Herder, du soin de décider ce qui, de son existence
terrestre, aurait mérité de survivre. Mais avec son
imperturbable justesse, ne confondant jamais les deux
ordres de la connaissance, notre poëte avouait que ces
objets de son espoir étaient des vérités de sentiment
pour lesquelles, quoi qu'en disent les théologiens, il
n'est point de démonstration, autrement qu'insuffi-
sante. Sur ces problèmes éternels, avait-il coutume de
dire, les philosophes ne nous apprendront jamais rien
de plus que ce que nous dit l'instinct.
EL1E.
Si je vous ai bien comprise, Goethe investissait les
326 DANTE ET GOETHE.
ômes d'un droit à l'immortalité conditionnel et en
quelque sorte facultatif?
DIOTIME.
Il le dit explicitement : « Nous sommes tous immor-
tels, mais nous ne le sommes pas de la même façon ; »
et ailleurs : « A mesure que nous nous rendons plus
raisonnables, nous augmentons nos droits à l'immor-
talité. » C'était, vous le savez, la doctrine de Spinosa,
qui^est à Goethe ce que saint Thomas est à rAllighieri.
C'était, avant Spinosa, l'idée de Pythagore, de Platon,
d'Épictète.
MARCEL.
Ce que je vois* de plus clair dans tout ce que vous
venez de dire, c'est que voire Goethe est complètement
spinosiste, autrement dit athée.
DIOTIME.
Spinosa est un athée, Marcel, absolument comme
Socrate est un corrupteur de la jeunesse, fipicure un
débauché, Mahomet un imposteur, Machiavel \in scé-
lérat, Voltaire un impie, le docteur Strauss un néga-
teur du Christ. Laissons ces qualifications aux histoires
édifiantes. Les impies et les athées, ce sont les bonnes
gens qui répèlent, sans y regarder, de pareilles choses;
car, en vérité, ce serait grande confusion pour Dieu
que des intelligences telles que Voltaire, Machiavel ou
Spinosa n'eussent aucun rapport avec l'éternel foyer de
toute; lumière. Gœthe était disciple de Spinosa, disciple
QUATRIÈME DIALOGUE. 337
fervent, il s'en fait gloire; non pas de ce Spinosa qu'un
zèle détestable a marqué du signant reprobationis,
mais du Spinosa véritable, de notre Spinosa h nous,
de celui que j'appelle un saint, tant sa vie a été pure
et désintéressée, tant il croyait profondément et pas-
sionnément en Dieu.
VIVIANE.
Mais Goethe, pas plus que Spinosa, ne croyait en
Jésus-Christ?
DIOT1ME.
Goethe, comme les plus éminents entre ses contem-
porains, comme les premiers initiateurs de ce grand
mouvement religieux qui commence à Lessing , à
Herder, et qui se continue sous nos yeux, au sein du
protestantisme allemand , américain , hollandais et
français, par Parker et par ses disciples, croyait à un
Christ de plus en plus dégagé des étroites formules de
l'orthodoxie, renouvelé et grandi, lui aussi, avec tout
l'ensemble des conceptions humaines.
MARCEL.
Vous voulez dire à un Christ de fantaisie, qui n'a
aucun rapport avec le Christ de l'Évangile, n'est-ce
pas?
DIOTIME.
Goethe croyait de toute son àrae au Christ de l'Évan-
328 DANtE ET GOETHE.
gile, mon cher Marcel ; à ce Christ en qui, selon Spi-
nosa, u l'éternelle sagesse de Dieu s'est manifestée plus
qu'en aucun autre... »
MARCEL.
Plus qu'en aucun autre homme, apparemment;
mais aux miracles qui le font Dieu ? Gœthe n'y croyait
pas plus que Voltaire.
DIOTIME.
Assurément, Goethe ne croyait pas à ces miracles
puérils par qui Dieu, à un certain jour, suspendrait,
pour Tébahissement des esprits grossiers, les lois que,
dans son infaillible conseil, il a données de toute éter-
nité à la nature. Il ne croyait pas à ce merveilleux char-
nel, insupportable aux intelligences élevées, qui change
l'eau en vin dans un repas de noces, dessèche le figuier
parce qu'il ne porte point de fruits, et pousse les dé-
mons dans le corps des pourceaux ; cependant, il ne
l'expliquait pas à la façon de l'école voltairienne, par
la fourbe et la supercherie. Il considérait les miracles
comme une création spontanée de l'imagination du
peuple; à ce litre, il les respectait.
MARCEL.
Vous voulez dire que Gœtlie avait pour Jésus-Christ
les sentiments qu'il pouvait avoir pour Moïse, je sup-
pose, pour Mahomet, pour Bouddha...
L
QUATRIÈME DIALOGUE. 329
DIOTIME.
Goethe mettait la révélation chrétienne au-dessus de
toutes les autres.
MARCEL.
Par quelle raison, s'il ne croyait pas que le révéla-
teur était Dieu ?
DIOTIME.
Par la raison, c'est lui-même qui le dit, que le
christianisme a apporté aux hommes un sentiment qui
n'existait pas auparavant, ou qui, du moins, n'existait
que d'une manière voilée : la sanctification de la souf-
france (on a trop oublié les stoïciens et, bien avant
eux, les héros d'Homère qui disent que les étrangers
et les pauvres viemient de Dieu). C'est encore là une
de ces grandes pensées qui viennent du cœur et qui
abondent, quoi qu'on en ail dit, chez notre poëte.
Gœlhe était chrétien, sincèrement chrétien, au sens le
plus vrai et le plus spiritualiste, par cette grande re-
connaissance historique et philosophique des mérites
divins du christianisme. Il avait coutume de dire que la
religion chrétienne était sublime et n'avait nul besoin
des preuves de la théologie. Mais il était entré trop
avant dans l'idée d'une éducation perpétuelle du genre
humain, il admirait trop la grandeur du panthéisme
oriental et la beauté du polythéisme hellénique, pour
consentir à voir dans l'orthodoxie chrétienne, qui n'oc-
cupe qu'un moment dans le temps et dans l'espace,
le salut exclusif et définitif du monde.
330 DANTE ET GOETHE.
MARCEL.
Voilà un singulier chrétien; qu'en dis-tu, Viviane?
DIOTIME.
Je ne sais pas trop de quel droit nous serions ici
plus exigeants que les saints du quiélîsrae et que cette
« belle âme » chrétienne, Snzanne de Klettenberg, qui
ne concevait pas le moindre doute, nous dit Goethe,
louchant son salut.
MARCEL.
C'est-à-dire que cette demoiselle voulait faire de
Goethe un saint à sa mode, et qu'elle avait probable-
ment un grand faible pour les beaux yeux du jeune
néophyte.
DIOTIME.
Mais la Faculté de théologie de l'université d'Iéna,
direz-vous qu'elle était sensible aux beaux yeux de
Goethe, quand, pour honorer le cinquantième anniver-
saire de sa naissance, elle lui offrait le diplôme de
théologien (encore une ressemblance avec rAllighieri),
lui rendant grâces d'avoir « honoré, encouragé, pro-
tégé et avancé les vrais intérêts de l'Église chrétienne?»
VIVIANE.
Je voudrais me faire une idée plus nette de ce
que Goethe entendait par l'Église.
DIOTIME.
Goethe qui, malgré sa puissante personnalité, ne
QUATRIÈME DIALOGUE. 331
croyait h rien de grand que par l'association des cœurs
et des volontés, aimait les Églises. Il haïssait, au moins
autant que Dante, l'esprit d'inquisition et de domina-
tion qu'engendre dans les sacerdoces la prétention à la
possession de la vérité absolue ; il croyait que vouloir
l'immobilité d'une religion, c'est vouloir sa mort ; mais
il voyait dans la communauté des fidèles un moyen
d'édification et de sanctification incomparable.
MARCEL.
Les fidèles à qui et à quoi?
DIOTIME.
Les fidèles à un Dieu grand et bon; les fidèles à
une humanité souffrante et méritante ; les enfants d'un
même père s'aimant les uns les autres, et* persévérant
ensemble, non dans la minutieuse observance de pré-
ceptes et de rites puérils ou ostentatoires, mais dans le
culte désintéressé de l'idéal, dans la virile pratique de
la justice et de la charité. Et nulle part Gœthe ne voyait
une telle assemblée de fidèles plus près de se réaliser
que parmi les vrais chrétiens.
ÉLIE.
Réalisée, ce me semble, et non pas près de se
réaliser.
DIOTIME.
Gœthe, tout en faisant sa part, sa grande part à
332 DANTE ET G CET HE.
l'Église chrétienne dans l'éducation du genre humain,
la trouvait encore trop étroite et trop incomplète. Pour
devenir véritablement universelle et conquérir un lé-
gitime empire sur les Ames dans le monde tout entier,
elle avait, selon lui, quelque chose de très-considéra-
ble à accomplir. Il lui restait, en laissant tomber de sa
doctrine tout ce qui offense la raison, a se réconcilier
pleinement avec la science et avec la philosophie. Il
fallait que, au lieu d'exclure, comme elle l'a fait
jusqu'ici, les religions antérieures, les schismes et les
é hérésies, elle leur ouvrît son sein. Il fallait que, à rôle
des révélateurs et des saints qui lui sont propres, elle
fit place, dans un panthéon élargi, aux prophètes, aux
saints, aux martyrs de l'humanité, dans tous les temps
et chez tous les peuples. Il fallait enfin que, cessant
de s'acharner à la possession exclusive et en quelque
sorte matérielle d'un Christ dogmatique et surhumain,
elle réalisât le type du Christ idéal, type humain d'une
perfection toujours croissante, et que, dans une conci-
liation suprême, conforme au génie de Jésus, mais
écartée par l'âprelé violente de ses successeurs, elle
osât proclamer à la face du monde, avec la sanctifica-
tion de la souffrance, la sanctification de la joie.
ÉLIE.
Mais permettez, c'est là une erreur renouvelée des
Grecs et des Romains. Les philosophes païens n'ont-ils
pas cru longtemps, même après la tentative avortée de
Julien, à un Olympe rajeuni, renouvelé par l'admission
de toutes les divinités de l'Orient? Platon, dans sa belle
QUATRIÈME DIALOGUE. 333
interprétation des mythes du paganisme et des fables
populaires, ne s'efforçail-il pas d'en dégager le sens
religieux? Les habiles et les sages du polythéisme n'ont-
ils pas poursuivi très-longtemps la pensée d'une ré-
forme, d'une épuration, d'une idéalisation des croyances
païennes dégénérées? Qu'est-il advenu de tout cela?
Quand les dogmes et les mythes périssent, force est
bien que les culles périssent avec eux... Oserai-je
vous demander où vous trouvez exprimées ces opinions
de Goethe touchant le christianisme de l'avenir ?
DIOTIME.
Partout, dans ses romans, dans ses poésies, dans
ses lettres, dans ses entretiens, dans le cycle entier de
son œuvre, des premières pages de Werther à la der-
nière scène de Faust, mais nulle part aussi explicite-
ment, d'une manière aussi didactique, que dans son
Wilhelm Meister, particulièrement à la fin des Wan-
derjahre, dans cette mystérieuse initiation des sanc-
tuaires, des tabernacles d'une religion nouvelle, où
Gœthe s'est fait, comme il l'a dit, le prophète de ses
propres songes.
ÉLIE.
Mais, en admettant cette religion progressive, à part
la tolérance (et la tolérance, c'est au fond l'indiffé-
rence), je ne vois pas du tout ce que gagnerait la
morale à perdre la sanction des dogmes. Car je suppose
que, en rejetant le dogme chrétien, Gœthe rejetait du
même coup l'idée de récompense et de châtiment dans
334 DANTE ET GOETHE.
une autre vie, cette antique et utile croyance sur
laquelle repose, avec la religion, la morale de tous les
temps.
DIOTIME.
Les croyances qui inspirent YEthique de Spinosa,
celles qui ont dicté le Manuel d'Épictète, et les pensées
de Marc-Aurèle, ne me laissent, à parler vrai, aucune
inquiétude touchant la morale qui en découle, mon
cher Élie, bien que cette morale, d'une pureté parfaite,
ne cherche d'autre sanction que celle de la conscience
intime. Quand les stoïciens déclarent qu'il n'y a de
vertu véritable que celle qu'on embrasse avec désinté-
ressement, quand Spinosa écrit que la béatitude n'est
pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-
même, je me sens pénétrée pour la nature humaine
d'un respect profond qui s'ébranle quelque peu, je
l'avoue, au spectacle de ces châtiments et de ces béa-
titudes, de ces enfers et de ces paradis, que les législa-
teurs des religions dogmatiques ont jugés indispensa-
bles pour porter les hommes au bien. Je ne vois pas du
tout, par exemple, ce que perdrait la douce morale de
Jésus à ne plus s'appuyer sur l'idée juive du Dieu
jaloux et vengeur, et sur cette abominable loi du talion
imposée par la barbarie des temps à la miséricorde
éternelle et infinie.
VIVIANE.
Mettriez-vous au-dessus de la morale chrétienne la
morale païenne?
QUATRIÈME DIALOGUE. 335
DIOTIHE.
La morale des païens, aussi bien celle de Zenon,
de Marc-Aurèle et d'Épiclète que celle de Pythagore
et de Socrate. n'était pas plus pure assurément que la
morale évangélique, mais elle avait cet avantage, qu'elle
formait l'homme tout entier, pour la vie active, poli-
tique et même esthétique. La recherche du beau s'y
confondait avec la recherche du juste. Les récits de
l'Évangile, au contraire, et après eux les plus beaux
livres de la sagesse chrétienne, ne font que reprendre
la morale de l'Ecclésiaste pour qui toute chose terres-
tre est vanité, toute nature corruption. La beauté leur
est suspecte et tient de près au péché. Ils n'enseignent
que le renoncement; ils ne sont propres qu'à former
des ascètes. Us ont mis dans le monde moderne le ma-
rasme, le spleen, le dégoût de la vie. Dans le Nouveau
Testament comme dans l'Ancien, le principe même
de la société est condamné ; le désir de savoir a nom
Satan. La civilisation a pour origine le péché de
l'homme : les premières villes sont bâties, les premiers
arts sont inventés par les méchants, par les fils de Caïn
le fratricide. Pour écarter de lui jusqu'à l'idée de
famille, Jésus, d'ordinaire si doux, n'a que des paroles
acerbes. L'image de la vie parfaite, il la tire du lis des
champs et des oiseaux du ciel, ce qui devient de jour
en jour moins conciliable avec l'opinion et l'état mo-
dernes, où tout se fonde sur la science, l'industrie, le
travail et l'association ; qui récompensent des plus
grands honneurs les grandes poursuites de l'esprit, les
336 DANTE ET GOETHE.
découvertes, les entreprises;. où la vie contemplative
ne s'appellerait plus que la vie oisive.
Mais il me semble que la vertu stoïcienne, qui
menait à la résignation conjugale rie Marc-Aurèle et
au suicide de Caton, reposait bien nussi sur l'idée dit
renoncement, et qu'elle n'était pas exemple d'exagéra-
tion.
La résignation débonnaire de Marc-Aurèle aux dé-
portemenls de Faustine, c'est encore là une histoire
édifiante inventée pour ridiculiser la sagesse païenne.
Quant au suicide de Caton, c'était l'acte d'une volonté
libre qui savait préférer, à une certaine heure, dans
certaines circonstances fatales, la mort à la vie- tandis
que l'idéal infime de ta perfection chrétienne ferait de
toute la vie un long suicide. La morale stoïcienne avait
pour fondement, il est vrai, la parfaite soumission à la
nécessité des choses. Pour procurer à l'homme la liberté
intérieure, elle mettait le frein aux sens, a l'emporte-
ment des passions, mais elle ne commandait rien qui
ne fût selon la nature. Avec un sentiment profond de la
mesure, de celte mesure souveraine qui fait la perfec-
tion de l'art grec, elle visait à faire des sages non, des
saints, des hommes, non des anges, des actions excel-
lentes, non des miracles. Elle ignorait ces excès , ces
tensions de l'imagination chrétienne qui louchent à
QUATRIÈME DIALOGUE. 337
l'insanité ou à l'insincérilé, tant elles semblent contraires
à la raison. Elle ne conseillait pas l'abstinence et l'hu-
milité, mais la frugalité et la modestie. Elle ne souhai-
tait pas la maladie, comme Pascal, parce qu'elle est
« l'état naturel du chrétien, » elle se contentait de dire
avec Épictète : « Si tu supportes la fièvre comme il
convient, tu as tout ce qu'il y a de meilleur dans la
fièvre. » Elle ne contristait pas la nature enfin, elle
n'amoindrissait pas la vie ; elle ne fuyait pas le monde,
comme le voudraient nos moralistes chrétiens; elle
enseignait à y vivre courageusement, modérément,
justement^ en y pratiquant, non pas cette vertu servile
et superstitieuse qui ploie sous la tyrannie céleste ou
terrestre, mais celte vertu noble et libératrice qui
s'appuie sur le droit et résiste énergiquement à toute
usurpation, à toute tyrannie d'où qu'elle vienne, de
César ou de Jupiter. De cette grande vertu sociale
et politique des âmes républicaines , on ne trouve
aucune trace dans l'Évangile. Elle n'y pouvait pas
même être soupçonnée, tant elle était étrangère à la
nation juive, à la personne contemplative de Jésus et
aux circonstances du petit troupeau galiléen qui le
suivait. Mais, après le long intervalle du moyen âge
où le mysticisme chrétien l'avait obscurcie, elle a
reparu lumineuse; elle a parlé avec force et gravité
par la bouche du juif Spinosa ; elle a retrempé le chris-
tianisme de Uerder; elle a revêtu enfin, dans l'œuvre
de Goethe, sa forme idéale...
Mais si nous continuons à disserter de la sorte sur
Dieu, sur l'immortalité, sur l'Évangile, sur le stoï-
22
338 DANTE ET GOETHE.
cisme, sur toul au monde, vous me ferez perdre entiè-
rement de vue mon sujet, et je m'en irai à l'aventure,
au plus loin de Faust...
VIVIANE.
Vous avez raison ; pour ma part, je lâcherai de ne
plus interrompre.
DIOTIME.
Vous avez vu que la tragédie de Goethe repose,
comme la Comédie de Dante, sur la donnée première
des communications surnaturelles entre le monde ter-
restre et le monde céleste. Dès le prologue de Faust,
le poète germanique frappe l'accord qui nous ouvre les
régions merveilleuses de la mythologie chrétienne. Nous
sommes en pleine légende. La scène se passe dans le
ciel. Les personnages sont Dieu le Père, les trois ar-
changes, un suppôt de Satan, le démon Méphistophélès.
Celui-ci, qui parait en assez bons termes avec le Sei-
gneur, vient de temps en temps causer avec lui et
l'entretenir de ce qui se passe sur la terre. Cette fois le
bon Dieu lui demande des nouvelles du docteur Faust,
qu'il appelle son serviteur et qu'il qualifie d'homme
juste. Méphistophélès, impatienté de ces louanges
données à une espèce de fou, à un métaphysicien tout
absorbé à la recherche de l'infini et qui ne sait rien de
la vie réelle, veut gager avec le Seigneur qu'il ne lui
sera pas difficile de tenter cet esprit malade et de l'en-
traîner hors de la droite voie. Le Seigneur, en sou-
riant, accepte la gageure, bien certain qu'il est de ne
QUATRIÈME DIALOGUE. 339
pas la perdre, l'homme dans ses obscurs instincts ayant
toujours, dit-il, conscience du droit chemin.
MARCEL.
A la bonne heure ! Voici un bon Dieu qui parle
fort bien. Il est de l'avis de la demoiselle de Gournay,
celte aimable fille de notre grand Montaigne, laquelle
écrit quelque part : « L'homme nait à la suffisance et
à la bonté tout ainsi que le cerf nait à la course. »
DIOTIME.
Après quelques paroles courtoises, échangées entre
le bon Dieu et le démon, Méphistophélès quitte le ciel,
et l'action terrestre commence.
MARCEL.
C'est la vieille histoire de Job. Mais qu'est-ce au
juste que ce démon qui n'est pas Satan en personne, et
d'où vient ce nom de Méphistophélès?
DIOTIME.
Le nom de Méphistophélès, donné par Goethe à son
démon, n'est qu'une variante du Méphistophel,Méphos-
tophiles ou Méphistophilus qui figurent dans la légende,
du Méphistophlès des marionnettes et du Méphos-
lophilis de Marlowe. Les commentateurs ne s'accor-
dent pas entièrement sur sa signification. On le sup-
pose provenant d'une mauvaise étymologie grecque, et
voulant dire ou bien celui qui n'aime pas la lumière ou
bien celui qui aime Mêphitis, la divinité qui préside
aux miasmes. Quant au caractère moral de Méphisto-
MU DANTE ET GOETHE.
phélès, il est tout simplement, dans les livres popu-
laires, le tentateur des Écritures, qui promet à nos
premiers parents de les rendre semblables à Dieu, cl
qui offre à Jésus la domination sur tous les royaumes
de la terre. Gœtlie, en transformant la légende du
xvi e siècle selon le génie du xix*, fait de son démon
une incarnation du doute et de l'ironie inhérents
à l'esprit humain. Son Méphislophélès est le Satan
moderne, le Satan de bonne compagnie, comme l'a
si bien dit Lamartine, le galant cavalier qui porte
l'épée au côté, la plume au chapeau, le manteau court
sur l'épaule, qui se fait appeler M. le baron et sait par
cœur son Voltaire. C'est à peine si, au sabbat, les sor-
cières le reconnaîtront, tant il sent peu son enfer, si
lestement il a dépouillé les attributs du vieux diable.
Un des interprètes les plus profonds de Faust, le bio-
graphe de Hegel, Karl Rosenkranz, incline à croire
que Goethe, en créant ce diable contemporain, a voulu
en quelque sorte dédoubler son héros, et que Méphis-
tophélès, à la façon des sorcières dans Macbeth, per-
sonnifie la lutte intime des passions ambitieuses daas
l'âme de Faust. Ce qui est certain, ce qui est claire-
ment énoncé dans le prologue, c'est que, aux yeux du
poète, le mal personnifié dans Méphislophélès n'est pas
le mal absolu, infernal, de la théologie chrétienne, mais
le mal relatif, inséparable de la condition humaine et
qui, dans l'ordre universel, est subordonné au bien.
ÉLIE.
C'est là encore, si je ne me trompe, une idée toute
QUATRIÈME DIALOGUE. 341
spinosiste. Spinosa ne dit-il pas quelque part que rien
n'arrive dans l'univers qu'on puisse attribuer à un vice
de la nature?
DIOTIME.
En effet. — Méphistophélès, c'est lui-même qui le dit,
voudrait le mal, mais quoi qu'il fasse, finalement, il
se trouve avoir coopéré au bien. Il est railleur des
ambitions spéculatives de l'homme et de sa prétention
à la vie angélique ; il est sensuel et libertin, convoi-
teux des plaisirs charnels; mais il n'est ni athée ni
même méchant à outrance. Il a compassion des pau-
vres humains; il se fait quelque scrupule de les tour-
menter; il se platt dans la société du bon Dieu, qui, à
son tour, le souffre et lui permet d'en agir à sa guise,
afin d'exciter par la tentation et la contradiction la
paresse naturelle de l'homme. Aussi Méphistophélès,
tout en se flattant d'entraîner Faust à la perdition,
va-t-il lui servir d'aiguillon et le pousser, de curiosité
en curiosité , d'erreur en erreur, vers une vie plus
haute. Nous en sommes avertis dès le prologue. Le sou-
rire du Seigneur nous rassuré, non-seulement quant
au salut de Faust, mais encore quant au châtiment du
démon, le Père Éternel voulant la confusion de Méphis-
tophélès, non sa réprobation, et n'ayant d'autre but,
en acceptant la gageure, que d'amener la créature
démoniaque à reconnaître la bonté native de la créature
humaine. Il paraît même que, à l'origine, Goethe avait
formé le plan plus hardi de réhabiliter entièrement, de
sauver Méphistophélès. 11 avait pour lui un faible ; il
342 DANTE ET GOETHE.
ne lui déplaisait pas du tout qu'on le reconnût lui-
même dans son cher démon. Il avouait à son ami Merck,
qui ne s'en offensait pas, lui avoir emprunté, pour
en douer Méphistophélès, les traits les plus piquants de
son esprit railleur et cotte verve satirique qui tant de
fois avait contenu et ramené à la raison les élans dé-
sordonnés, les enthousiasmes excessifs de notre jeune
Werther. Méphistophélès, dans la conception de Goethe,
n'est donc pas un obstacle au salut, mais un agent du
salut, agent dont le concours est nécessaire, quoique
subalterne. C'est en ce sens qu'il n'est pas très-diffé-
rent du Virgile de la Comédie.
VIVIANE.
Comment cela?
niOTIME.
Le Virgile de la légende, vous vous le rappelez,
s'il n'est pas précisément un démon, est du moins un
sorcier, un magicien. Il n'a pas connu le vrai Dieu;
Dante le met au premier cercle de l'enfer,
Nel primo cerchio del carcere cieco.
Il fait de lui le représentant de la raison naturelle,
de la sagesse antique, comme Méphistophélès est le
représentant du doute, de la critique, qui sont les élé-
ments essentiels de la sagesse moderne. Virgile, pas
plus que Méphistophélès, ne saurait entrer au paradis.
QUATRIEME DIALOGUE. 343
Il quille Dante au seuil, non pas, il est vrai, moqué,
bafoué comme le sera Méphistophélès par les anges qui
lui enlèveront Famé de Faust, mais négligé, oublié,
nous l'avons vu, se reconnaissant lui-même un guide
indigne, inutile du moment que l'âme du poète s'est
ouverte à la sagesse divine qui lui apparaît sous les
traits de Béatrice.
ÉLIE.
Je trouve votre interprétation ingénieuse , mais j'ai
besoin d'y réfléchir avant de l'adopter, car, je l'avoue,
elle me surprend un peu.
DIOTIME.
Pas plus que pour tout le reste, Élie, je ne vous
demande ici d'entrer dans mon sentiment sans le con-
trôler. Mon désir, c'est que, en nous quittant, vous
emportiez de nos entretiens l'envie de relire les deux
poèmes, et que, de la comparaison que je vous aurai
suggérée, il naisse dans votre esprit quelques clartés
nouvelles. Mais où en étais-je restée?
VIVIANE.
Vous ne nous avez parlé encore que du prologue
de Faust.
DIOTIME.
La scène s'ouvre, comme dans la Comédie, atù
premiers jours du printemps. C'est le moment où, selon
la légende, le monde a pris naissance; c'est, pour l'Église
3M DANTE ET GOETHE.
chrétienne, le temps sacré de l'incarnation et de la résur-
rection du Sauveur. C'est, en astrologie, l'heure où bril-
lent les constellations propices. En Allemagne comme
en Italie, la douce saison, « la dolce stagione, » se
célébrait en des fêtes charmantes.
Il n'y a pas longtemps que je lisais dans une lettre
de Pétrarque le récit d'une fête du printemps a laquelle
il assistait à Cologne. On ne peut rien imaginer de plus
poétique. Ce devait être un reste de quelque solennité
païenne. De longues processions de femmes, vêtues de
blanc et ceintes de guirlande?, descendaient en chanLint
des cantiques sur les bords du fleuve. Elles lui portaient
en offrande des touffes d'herbes symboliques qui, jetées
au courant des flots rapides, entraînaient avec elles
tous les malheurs de l'année.
11 existe encore a celte heure une coutume toute
semblable an royaume de Siam. Un marin de mes
amis, qui a fait partie de l'expédition en Cochinchine,
m'a décrit ce que les bouddhistes appellent le Jour du
pardon. Pour apaiser l'ange du fleuve, que l'on suppose
irrité de la souillure de ses eaux, les lalapoins et géné-
ralement tous les bons bouddhistes viennent sur le
rivage réciter a haute voix de longues oraisons fluviales.
Jusque très-avant dans la nuit, au son des instruments
de musique, à la lueur des torches et des lanternes on
lance incessamment au flot des dons de toute sorte ex-
QUATRIÈME DIALOGUE. 345
voto, amulettes, images peinles ou sculptées, monnaies
d'or et d'argent, barques et radeaux chargés de fleurs
et de fruits. Il paraîtrait que c'est le spectacle le plus
curieux, le plus bariolé, le plus pittoresque du monde.
DIOTIME.
Pour nos deux poètes, le printemps était la saison
sacrée. Ce fut dans les fêtes de mai qu'apparut pour la
première fois à Dante Béatrice Portinari, en compagnie
de sa jeune amie Yanna, qui fut plus tard l'amante de
Guido Cavalcanti et qui avait pour surnom de beauté,
persopranome di bellezza, Primavera. Quant à Goethe,
il appelait le printemps la saison lyrique, et se plaisait
à y voir éclore ses créations les plus chères. Mais,
non contents de commencer leur poëme à l'aube de
l'année, Dante et Gœlhe veulent encore qu'il s'ouvre
à l'aube du jour.
Temp' era del principio del mattino,
dira l'Àllighieri, en gravissant, au sortir du sommeil,
la colline éclairée des premiers feux du matin. Ce sont
les matines de Pâques, chantées aux lueurs crépuscu-
laires du jour de la résurrection, qui vont arracher
Faust aux appréhensions de la nuit, aux ténèbres de
son propre cœur.
Il est là, le vieux docteur, seul et pensif sous les
sombres voûtes du laboratoire; il est là, tel que Ta vu
Rembrandt, assis sur son fauteuil vermoulu, dans une
atmosphère épaisse, entouré de livres poudreux, de
346 DANTE ET GOETHE.
parchemins enfumés, de crânes, de squelettes, d'appa-
reils et d'instruments de toute sorte, gisant pêle-mêle el
dans un désordre affreux. Il a passé depuis longtemps,
lui, « la moitié du chemin de notre vie ; » il a perdu
'a droite voie, mais ce n'est pas dans la poursuite des
plaisirs et des cupidités mondaines, dans les sentiers
fleuris des vanités, c'est dans l'âpre recherche de celle
science terrible du bien et du mal que notre premier
père a payée de l'exil et de la mort. Au moment où le
démon obtient la permission de le tenter, Faust n'est pas,
comme Dante, endormi dans l'oubli de Dieu : il veille
en proie aux tourments d'une âme ardente qui voudrait
posséder Dieu à tout prix. Richesses, honneurs, plai-
sirs, amours, amitiés, toutes les joies périssables, Faust
a tout négligé, tout dédaigné pour se vouer sans réserve
à l'étude des lois éternelles, à la pénétration des causes.
S'il a vieilli prématurément, s'il a pâli dans la solitude,
c'est par amour pour la science, et par désir du bien
de ses semblables; parce qu'il aurait voulu découvrir
une vérité « capable de convertir les hommes et de les
rendre meilleurs. » Philosophie, médecine, jurispru-
dence, théologie, magie même, toutes les sciences
humaines, divines ou infernales, Faust a tout étudié,
tout approfondi. Il sait tout ce qu'on peut savoir; il sait
de plus « qu'on ne peut rien savoir. » Il est las de
l'aridité des spéculations métaphysiques, las des for-
mules de l'école. Il compare sa vie au vent d'automne
qui souffle sur les feuilles sèches. Il sourit amèrement
à la puérilité des satisfactions humaines, à l'éclat de la
vaine gloire, au bruit de son nom, à la reconnaissance
QUATRIÈME DIALOGUE. 3i7
des hommes simples qui se croient guéris par son
art, tandis qu'ils ne le sont que par la nature. Le
mensonge des choses d'ici-bas répugne à sa cons-
cience austère. Les élans de sa grande âme se heur-
tent et se blessent incessamment aux limites de son
existence terrestre. Sa patrie est ailleurs. Son esprit,
fait à l'image de Dieu, voudrait entrer en commerce
avec ses pareils, les esprits divins qui président à l'har-
monie des mondes, etplonger aveceuxau sein toujours
vivant de la nature infinie. A l'aide des formules de la
magie qui lui sont familières, Faust évoque les esprits
invisibles; il les interroge. Leur apparition fugitive,
leurs réponses énigmatiques le consternent, car il voit
que, s'il a eu la puissance de les appeler, il ne saurait
ni les retenir ni les comprendre. C'est alors que le
désespoir s'empare de lui, et que, n'attendant plus rien
de la vie, il s'adresse à la mort. D'une main hardie
il saisit la coupe des aïeux; il y verse le breuvage
libérateur.
L'invocation de Faust, ce chant sacerdotal d'un
sacrifice dont il est à la fois le prêtre et la victime,
atteint aux plus sublimes hauteurs où puissent s'élever
Tâme et la poésie. Pour Faust, la mort n'a rien de lugu-
bre. Il n'y voit ni une fin, ni un néant, ni même un
sommeil dans la tombe. Les images sous lesquelles elle
s'offre à lui sont toutes de mouvement. C'est la vague
qui l'emportera comme Dante « dans la grande mer de
l'Etre; » c'est le char de feu qui le ravira jusqu'aux
sphères célestes :
34* DANTE ET GOETHE.
Zu neuen Ufern lockt ein neuer Tag,
Ein Feucrwagen schwebt, auf leichten Schwingen,
An mich heran 1
Le suicide de Faust a plus de grandeur encore qui'
le suicide de Caton; car, en rejetant la vie, Faust m;
proteste pas seulement, comme le vertueux Latin, contre
l'esclavage politique dans la prison romaine : il proteste,
vaincu dans le combat avec Dieu, contre l'esclavage
de l'humanité dans sa prison terrestre.
Et pourtant, combien il faut peu de chose pour que
Faust renaisse à l'espérance et pour que la coupe
fatale échappe à sa main !
Un souvenir, le son lointain d'une cloche, un chant
d'église, lui rappellent la fête de Pâques, où jadis son
enfance heureuse célébrait, avec le retour du prin-
temps, la résurrection du Sauveur des hommes. 11 s'at-
tendrit en songeant aux consolations apportées à la
terre par le miséricordieux crucifié. Toute l'austérité
de sa pensée s'amollit. Un souffle de tendresse dissipe
les noires vapeurs amassées dans son cerveau par ta
science solitaire. Tout ù l'heure, il va se faire simple
avec les simples, enfant avec les enfants. Suivi de son
disciple Wagner, il va se mêler à la foule des prome-
neurs, dont les gais propos, les rires, les chansons
célèbrent à leur manière la Tête chrétienne. Mais le
spectacle de la vie extérieure ne saurait longtemps cap-
tiver l'âme de Faust. Lassé bientôt de ces joies bruyan-
tes, il s'assied à l'écart; il contemple les magnificences
du soleil couchant; son inquiétude renaît, sa soit
de la lumière éternelle. Il voudrait suivre les rayons de
QUATRIÈME DIALOGUE. 349
l'astre qui va quitter notre hémisphère. Il envie à l'aigle
son aile, à l'alouette son chant, à la grue qui traverse les
airs la puissance de l'instinct qui la guide. Il appelle à
son aide les génies qui planent invisibles entre la terre et
le ciel, il les adjure de remporter avec eux dans l'espace.
C'est alors qu'apparaît Méphistophélès. Sous la figure
d'un chien, il s'attache aux pas de Faust; il le suit à
son retour dans la ville; il entre avec lui dans le labo-
ratoire. La nuit est venue. — Cette longue exposition
terminée, qui dans la Comédie n'occupe que la moitié
d'un chant, l'action proprement dite, la tentation va
commencer.
Je suppose, ma chère Viviane, que vous n'avez pas
eu de peine jusqu'ici à reconnaître, sous les traits de
Faust, Wolfgang Goethe, à celte première période de sa
jeunesse où nous l'avons vu, profondément troublé par
l'incertitude et la discordance des choses de la vie, se
jeter tout éperdu à l'enthousiasme de la mort.
VIVIANE.
La fiction est transparente, et Dante n'est pas plus
Dante, ce me semble, que Faust n'est Goethe.
DIOTIME.
Un coup d'oeil sur la relation qui se noue entre
Faust et Méphistophélès nous rendra plus sensible
encore cette identité. Bien loin que le suicide de Faust
et sa tentation nous soient donnés par Goethe comme un
signe de déchéance, il les entoure d'une solennité reli-
gieuse. C'est au moment où l'âme de Faust vient de
350
DANTE ET GOETHE.
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s'exalter dans la contemplation d'un grand spectacle de
la nature, c'est lorsque, absorbé dans une profonde
méditation, ému, attendri, il cherche d'un cœur droit
« mit redlichem Gefûhl, » pour le mettre à la portée
de tous, le sens véritable des Évangiles, c'est à l'heure
du recueillement et d'un pieux travail que Méphisto-
phélès, quittant son apparence de chien, se présente au
grave docteur. De même, lorsque Faust consent à se
laisser arracher par le démon à ses rêveries solitaires,
pour se jeter avec lui au train du monde, lorsqu'il va
signer le pacte et qu'il en dicte fièrement les conditions,
il se montre de tout point supérieur à celui qu'il
appelle avec dédain « un pauvre diable, » et la pensée
intime du poêle devient manifeste. Faust n'admet pas
un instant que l'esprit de l'homme puisse être com-
pris de Méphistophélès et de ses pareils. « Si tu peux
m'abuser par les flatteries, lui dit-il, de telle sorte que
je me plaise h moi-même, si tu peux me séduire par
la jouissance, si jamais je goûte le repos dans le plaisir,
que ce soit là mon heure dernière et que mon âme
soit ta proie! »
Mais que veut-il donc, qu'altend-t-il du démon, ce
dédaigneux Faust? Lui-même il va nous le dire; il y
va insister de peur qu'on ne s'y méprenne. « Tu m'en-
tends bien, dit-il à Méphistophélès, il ri est pas question
de plaisir. Mon esprit, guéri du désir de savoir, veut
vivre désormais de la vie active, et telle qu'elle est faite
à l'iiumanilé tout entière. Je veux étreindre tout ce que
la destinée humaine enferme de bien et de mal ; toutes
ses douleurs, toutes ses joies, je les veux ressentir;
u
>•
QUATIUÈME DIALOGUE. 351
je veux éperduinent me plonger dans l'immense tour-
billon de son activité sans relâche; puis, comme elle
et avec elle, à la fin, être brisé ! »
Vous le voyez, à peine l'âme de Faust a-t-elle perdu
l'espoir de pénétrer par la science et par la philosophie
jusqu'à l'essence de Dieu, que, intrépide, elle se jette à
l'espoir de pénétrer par le sentiment, par l'action, jus-
qu'à l'essence de l'humanité. Serait-ce là une défail-
lance, une dépravation de sa noble nature? Aucune-
ment. C'est une ambition moindre à laquelle il se
résigne, après qu'il a reconnu vaine son ambition pre-
mière. De vulgaires appétits, de lassitude, nulle trace
dans les conditions altières de son pacte démoniaque.
Nous y sentons toujours le môme Faust dont l'âme est
« habitée de Dieu. » Nous y sentons notre insatiable
Goethe dans la fougue généreuse, et que l'on disait
endiablée, de son ardente jeunesse.
MARCEL.
Pardon si je vous interromps. Vous venez de nous
dire que Méphistophélès quittait son apparence de
chien; pourquoi ce chien? aurait-il, comme les bêtes
de la Comédie, un sens allégorique?
DIOTIME.
Dès l'antiquité, le chien est un animal démoniaque.
La déesse protectrice des sorciers, Hécate, Luciféra, se
plaît à ses aboiements. Elle-même, elle prend souvent
la forme d'une chienne. De la sorcellerie païenne, le
chien magique passe dans la sorcellerie chrétienne;
3S2 DANTE ET GCETHK. '
de la légende d'Apollonius de Tyane, le chien noir
passe dans celle d' Agrippa, le nécromancien allemand.
Celle-ci nomme le chien du plus ancien Faust, qui n'est
autre que le diable en personne, Prœstigiar. Gœtbe,
que nous avons vu très-superstitieux, n'était pas
exempt d'une certaine antipathie fort peu rationnelle
pour la race canine.
Mais continuons. La supériorité morale de Faust
sur Méphistophélès se marque de plus eu plus à mesure
qu'on avance dans le drame. Quand Méphistophélès,
qui a promis & Faust de lui faire Taire un cours complet
du petit et du grand monde, le mène à la taverne
d'Auerbach, rendez-vous de gais compagnons et d'étu-
diants en goguette, quand il le conduit à la cuisine de
la sorcière pour y boire le philtre qui lui rend la jeu-
nesse, Faust n'exprime que répugnance et dégoût.
Dans la taverne, il assiste, impassible, aux expansions
bruyantes de l'insipide orgie, et n'exprime qu'un désir,
celui de quitter de tels lieux. Chez la sorcière, son
dégoût est au comble. Mais là, tout à coup, dans un
miroir magique, il aperçoit une figure de femme qui
attire et captive son regard. Celte femme qui ne res-
semble à aucune autre, cette apparition céleste, celte
beauté pure dont la seule image, au milieu des laideurs
d'une basse sorcellerie, le fait tressaillir d'amour, c'est
Marguerite.
Je vous admire, Diotime. Vous avez le talent de
l'Rglise catholique en son premier génie; vous trans-
QUATRIÈME DIALOGUE. 353
formez les démons en saints ou en quasi-saints. Vous
venez de nous habiller très-joliment Méphistophélès en
Virgile ; je suis curieux de voir comment vous allez vous
y prendre pour vêtir la petite Gretchen des rayons de
Béatrice.
DIOTIME.
Si vous voulez, nous dirons auparavant deux mots de
l'idée générale que nos deux poètes se faisaient de la
femme, de son caractère, de sa vocation, de sa puissance
morale; vous comprendrez plus aisément l'analogie que
je crois voir entre Marguerite et Béatrice.
MARCEL»
Je suis on ne peut plus curieux, sérieusement cu-
rieux, quoi que vous en puissiez croire, de connaître, à
cet égard, vos idées.
DIOTIME.
Pour Goethe comme pour Dante, mon cher Marcel,
la femme dans ce qu'on pourrait appeler sa double
nature, doublement myslérieuse et sacrée, la femme
vierge et mère est un être supérieur à l'homme.
MARCEL.
Mais pourquoi? Elle est visiblement inférieure en
force physique; elle est inférieure en génie, car elle n'a
jamais rien inventé; et quant à son être moral, il me
semble que les récits bibliques ne laissent aucun doute
sur son infériorité.
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354
DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
À mes yeux, il n'y a ni supériorité ni infériorité
d'un sexe sur l'autre. Les deux sexes ont des dons qui
leur sont communs, et chaque sexe a une supériorité
qui lui est propre. Mais si je devais traiter à fond ce
sujet, il me faudrait vous dicter tout un livre ; cela ne
vous amuserait guère, et ce n'est pas ici le lieu. Nous
n'avons besoin de savoir en ce moment qu'une seule
chose : l'opinion de nos deux poètes. C'est poétique-
ment que Dante et Gœlhe mettent la femme au-dessus
de l'homme. Dante, tout pénétré de l'idéal catholique,
tel qu'il s'est dégagé peu à peu des rudesses bibliques
et des sévérités qui restent encore dans l'Évangile, a
mis dans la prière de saint Bernard, au dernier chant
du Paradis, toute la sublimité de son sentiment, toul
son idéal de l'amour féminin. Béatrice, dans ses canti-
ques, semblablement h Marie, est toute beauté, toute
grâce, toute miséricorde, toute compassion. Même au
sein de la béatitude, elle se trouble à la vue des périls
de Dante; elle est remplie d'angoisses pour son ami;
pour « son ami qui n'est point l'ami de la fortune, »
L'amico mio e non délia ventura,
dit-elle avec une subtilité charmante et toute féminine.
Elle a une hâte, une impatience toute féminine aussi, de
le voir délivré des ténèbres et des bêtes féroces. Elle
presse Virgile de voler à son secours; au. secours de
son Adèle, de « celui qui l'aima tant et qui sortit pour
»i
1
/
QUATRIÈME DIALOGUE. 355
elle de la foule du vulgaire. » Ses beaux yeux, « plus
brillants que les étoiles, » se voilent de pleurs. Elle
veut être consolée,
L'aiuta si oh' io ne sia consolata.
EUE.
*
Est-ce que cette compassion, ces larmes, ce besoin
de consolation dans le ciel, sont bien orthodoxes ?
DIOTIME.
J'en doute; comme aussi du plaisir qui s'accroît
dans les âmes bienheureuses quand elles peuvent satis-
faire aux questions de Dante,
Per allegrezza nuova che s'accrebbe,
Quand' io parlai, air allegrezze sue.
C'est le sentiment que nous verrons exprimé aussi dans
le ciel de Faust quand le Père Séraphique et les jeunes
anges s'exaltent dans la joie de voir arriver l'âme par-
donnée du pécheur. En plusieurs rencontres déjà nous
avons vu que nos poètes, tout en traitant un sujet tiré
de la légende chrétienne, en usaient librement avec
l'orthodoxie, et qu'ils avaient, l'un et l'autre, de ces
belles inconséquences sans lesquelles la plupart des
dogmes seraient inacceptables. La compassion de Béa-
trice descendue en enfer pour secourir Dante, la joie
qu'éprouvé son royal ami, Charles Martel, à le revoir
au ciel de Vénus, c'est la protestation éternelle du cœur
humain qui repousse l'indifférence dogmatique des
V
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II
356
DANTE ET GOETHE.
béatitudes du paradis, aussi bien que la justice impla-
cable des châtiments de l'enfer. — Mais je reprenà
Dante ne conçoit son propre salut, comme le salut
de l'humanité, que par la médiation de cet amour
miséricordieux, désintéressé, de cette grâce par excel-
lence et véritablement divine qui réside au sein de la
femme. C'est le rayon des yeux de Béatrice qui l'allire
à sa suite dans la droite voie, tant qu'elle demeure
ici-bas; c'est après qu'il l'a perdue qu'il se perd lui-
même. C'est elle qui l'avertit, par des songes et des
révélations, des dangers qui le menacent ; c'est dans
l'espoir de ia retrouver, sur l'assurance que lui eo
donne Virgile , qu'il prend courage et s'avance au
travers des flammes d'enfer. C'est par « l'occulte vertu
qui d'elle émane, » qu'il peut gravir la montagne puri-
ficatrice. Parvenu au seuil de la béatitude Dante re-
connaît humblement « la grâce et la vertu, la puis-
sance et la bonté, la magnificence de la femme aimée,
qui Ta conduit de la servitude à la liberté, des choses
mortelles aux choses divines, de la perdition au salut»
Dal tuo podere e dalla tua bontate
Riconosco la grazia e la virtute.
Tu m'hai di servo tratto a libertate
Per tutte quelle vie, per tutt' i modi
Ghe dicib fare aveau la po testa te.
C'est le même idéal de la grâce féminine qui inspire à
Goethe, au quatrième acte de Faust, les vers admira-
bles où il décrit l'apparition céleste de Marguerite ce
mystérieux regard, cette forme pure qui s'élève dans
// /à
QUATRIÈME DIALOGUE. 357
l'éther et qui attire à elle « le meilleur de son âme. »
Wie Seelenschônheit steigert sien die holde Form,
Los't sich nicht auf, erhebt sich in den Aether hjn,
Und zieht das Beste meines Innern mit sich fort.
Et cette conception platonicienne de la beauté, de
l'amour, Gœthe la met à la fin de son poëme dans la
bouche de la Reine du ciel :
Komm ! hebe dich zu hohern Spharen l
Wenn er dich ahnet, folgt er* nach.
« Viens, élève-toi vers des sphères supérieures ; s'il te
pressent, il* te suivra, » dit la Mater Gloriosa à Mar-
guerite déjà transfigurée.
MARCEL.
Béatrice est semblable par un de ses aspects à Mar-
guerite, elle symbolise comme elle l'amour pur, je le
veux bien; mais Béatrice est aussi, dans les cantiques, la
sagesse. Elle n'a jamais failli, que je sache ; elle expose
à Dante les vraies doctrines ; elle parle pour le moins
aussi bien que saint Thomas. Elle ressemble à la Dame
Philosophie, à la superbe stoïcienne qui consolait
Boëce, beaucoup plus qu'à cette ignorante Gretchen qui
n'a jamais rien appris qu'un peu de catéchisme, qui se
laisse abuser comme une pauvre villageoise qu'elle est,
qui tue ou fait tuer, sans trop s'en douter, sa mère,
son frère, son enfant, et qui perd à la fin de la tragédie
le peu de bon sens, le peu d'esprit qu'elle avait au
commencement.
DANTE ET GOETHE.
A la fin de la première partie, Marcel; mais dans
la seconde, où ,nous la verrons reparaître transfigurée,
elle sera aussi puissante dans son humilité que Faîtière
Béatrice. Je ne veux pas nier cependant que voire
remarque ne soit juste en une certaine manière. Mar-
guerite, même dans la gloire céleste, reste toujours la
candide et simple jeune fille qui a péché, qui a souffert.
Vna Pœnitenltum est son nom. Elle n'est ni une stoi-
cienne ni une héroïne, la pauvre enfant, mais une
douce chrétienne. Elle n'a jamais rien su, rien voulu
ici-bas qu'aimer, aimer de ce profond amour du cour
où tes sens n'ont qu'une part inconsciente ; et c'est
pourquoi elle est demeurée pure, innocente jusque
dans le crime, et c'est pourquoi, lorsque l'àme de
Faust est tout éblouie encore des splendeurs célestes.
elle est appelée a l'initier aux clartés du jour nouveau.
Vergonne mir j fin zu beletiren,
Noch blendel ibn der neue Tag.
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Je vous avoue que je trouve cet idéal tout chrétien
asseï étrange et fort peu d'accord avec ce qu'il y avait
de si païen dans le génie de Goethe.
Rassurez-vous, Marcel. L'idéal païen ne perdra pas
ses droits dans le poème germanique. Pour l'y intro-
duire, (iœthe va dédoubler son type de femme. De
i»
QUATRIÈME DIALOGUE. 359
même qu'il a représenté la nature virile sous deux
faces dans la figure de Faust et de Méphistophélès,
ainsi il montrera son Éternel-Féminin, sous son double
aspect antique et moderne, daus Ta personne d'Hélène
et de Marguerite. La légende l'autorisait comme Dante
à celte introduction de l'élément païen dans son action
chrétienne. ,
Mais n'anticipons pas trop sur la marche du drame.
Nous n'en sommes encore pour le moment qu'à l'ap-
parition de l'image de Marguerite dans le miroir de la
sorcière. L'amour qui s'allume à sa vue dans l'âme de
Faust et qui va former le nœud de la tragédie, a été
célébré chez nous par tous les arts; il a pbtenu grâce
en France pour la philosophie du poème. Rappelons
brièvement son caractère et son développement. Lors-
que Faust est conduit par Méphistophélès dans le mo-
deste réduit de la jeune fille absente, à la vue de cet
asile où s'écoulent ignorés des jours d'innocence, dans
ce « sanctuaire, » c'est l'expression que Goethe ne
trouve pas trop haute, Faust est saisi de respect. La
présence de Méphistophélès, dans un tel lieu, l'impor-
tune; il le congédie; resté seul, il ouvre sou âme à
l'ineffable suavité de cette atmosphère de paix. Il con-
temple le fauteuil vénérable de l'aïeule; d'une main
tremblante, il soulève les rideaux du lit virginal; il
frémit à la pensée qu'il pourrait vouloir séduire tant
de candeur. A Méphistophélès survenu brusquement
pour l'avertir que Marguerite est là qui va rentrer :
« Parlons, partons, dit-il en s'éloignant avec précipi-
tation, jamais, non jamais je ne reviendrai! »
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360
DANTE ET GOETHE.
Dans la promenade au jardin, ménagée" par Méphb-
tophélès qui poursuit son plan de séduction, les pa-
roles de Faust h Marguerite sont empreintes encore
d'un respect profond. II admire du meilleur de soc
cœur, comme le plus beau don de la nature, la simpli-
cité de la jeune fille; l'amour qu'elle lui inspire, il le
sent « inexprimable, divin, éternel. » La (in d'un tel
amour, s'écrie-t-il exalté, ce serait le désespoir! Sou;
point de fin ! point de fin !
Qu'en dites-vous, Élie? Est-ce bien là le sceptique,
le libertin, le poète indifférent que la critique française
a découvert en Goethe, et qu'il n'est pas permis de
comparer à Dante?
ELIE.
J'ai bien peur que vous n'arrangiez un peu tout
cela à votre belle façon imaginative.
DIOTIME.
Aucunement, je vous jure. Et ce que j'essaye de
vous rendre dans ma prose sans génie, il n'est besoin
de vous le dire, n'approche ni de près ni de loin de*
élans passionnés de la poésie de Goethe.
Le monologue de Faust sur les cimes alpestres où
il a fui le tentateur, est d'une poésie plus profonde
encore que le monologue si célèbre du commencement
Arraché par un effort de sa volonté à l'entraînemen
des sens, l'âme de Faust a repris l'empire d'elle-même
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QUATRIÈME DIALOGUE. 361
laisse pas longtemps à ses contemplations. Il accourt
vers lui ; il raille sa vie d'anachorète. Par des images
licencieuses, il essaye de réveiller en lui les appétits
charnels. Puis, voyant que les suggestions des sens ne
troublent plus la sérénité de Faust, il s'adresse à son
cœur; il lui peint les tristesses de Marguerite, l'amour
qui la consume, le regret qui la ronge dans le cruel
abandon de celui qu'elle ne saurait plus oublier. Faust
s'émeut. Ce cœur si fort ne saurait supporter la pensée
des douleurs qu'il a causées. Il se défend encore contre
Méphistophélès, mais sa défense faiblit. Il commande
au tentateur de s'éloigner, mais sa voix tremble. Avec
la pitié, la passion est rentrée dans son cœur. Toutes
les péripéties, toutes les émotions de cette passion ter-
rible qui entraînent l'innocence de Marguerite à la
faute, au crime, à la plus épouvantable catastrophe,
vous sont trop présentes pour que nous nous y arrê-
tions, malgré leur beauté. Je voudrais seulement vous
rendre attentifs à l'idée morale qui en ressort.
MARCEL.
Mais il me semble que c'est une morale très-simple
et que notre curé n'a que trop fréquemment occasion
de faire aux innocentes de sa paroisse.
DIOTIME.
J'en doute. Relisez toute la suite de ces amours de
Faust et de Marguerite : vous verrez avec quel art infini
Gœlhe nous fait sentir (c'était la pensée fondamentale
de sa morale à lui) combien dans l'âme humaine sont
362 DANTE ET GOETHE.
•
voisines et promptes à se confondre les sources du bien
et du mal. C'est par le plus désintéressé des sentiments,
par la compassion, que Faust est arraché à la sérénité
de la vie contemplative. Tout à l'heure, entre les deux
amants réunis, dans un entretien où Dieu lui-même
est présent, entre la candeur de Marguerite qui veut
savoir ai son amant croit en Dieu et l'idéalisme de
Faust qui lui fait la plus belle réponse qui soit jamais
venue à des lèvres humaines, se glisse, à peine enten-
due d'abord, mais bientôt impérieuse, la voix de la
sensualité. L'invincible désir de l'entière possession
que le Créateur a mis au cœur de l'homme et de la
femme, lorsqu'il a voulu {aire naître d'eux la perpé-
tuité de la famille humaine, est aussi pour eux la plus
funeste occasion de chute. Une telle contradiction
étonne notre esprit, mais c'est l'ordre, c'est la logique
d'en haut. « Il n'y a rien contre Dieu, si ce n'est Dieu
lui-même. Nihil contra Deum nisi Deus ipse. » C'est
la parole que Goethe aimait à se redire en ses heures
de doute; c'est l'idée de suprême conciliation qu'il
nous rappelle jusque dans les chocs les plus violents de
la tragédie.
MARCEL.
Ainsi Faust et Marguerite ne seraient ni tout à fait
coupables ni tout à fait innocents?
DIOTIME.
tout ce que Faust fait de mal, Goethe l'impute à
l'influence extérieure, au souffle du démon. Oh ne l'a
QUATRIEME DIALOGUE. 363
pas assez remarqué, c'est le philtre de la sorcière qui
allume dans les veines de Faust le feu des désirs
impurs; ce n'est pas Faust, c'est Méphistophélès qui
place dans l'armoire de Marguerite la cassette de bijoux
pour tenter sa vanité enfantine; c'est le démon qui
prépare le breuvage mortel que, sur la foi de son
amant, Marguerite, abusée comme' il l'est lui-même,
fait boire à sa vieille mère, croyant l'endormir. C'est
Méphistophélès qui, sur sa guitare satanique, joue à
l'heure du rendez-vous la sérénade, et provoque ainsi
la colère de Yalentin et le duel fatal. Sur le Brocken,
au sabbat des sorcières, où Faust se laisse entraîner,
Gœlhe ne néglige pas de nous faire connaître qu'à
dessein Méphistophélès l'a laissé dans l'ignorance des
suites du duel pour la pauvre Marguerite, accusée par
la voix publique de la mort de sa mère, de son frère et
de son enfant. Et lorsque Faust apprend tout à coup l'é-
vénement funeste, lorsqu'il voit dans les ténèbres de la
nuit sabbatique glisser, pâle et sanglant, le fantôme
de celle qu'il a perdue, quelle explosion terrible de
désespoir! Quel soulèvement de tout son être contre
lui-même! Quelle malédiction au misérable déwon qui
lui a tout caché et qui l'étourdit dans l'immonde orgie!
ELIE.
Voudriez-vous m'expliquer cet intermède du sabbat
qui vient interrompre l'action au moment le plus pathé-
tique, quand Marguerite, poursuivie jusqu'au pied
des autels par les voix de sa conscience, par l'angoisse
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364
DANTE ET GOETHE.
de la maternité qui s'éveille dans son sein et par les
accents funèbres du Dies irœ, tombe évanouie?
DIOTIME.
Le sabbat des sorcières, mon cher Élie, à cette place
et dans ce moment, c'est la parodie sanglante de Faction
de Faust, c'est l'ironie plantée en plein cœur de l'action
pour nous rappeler la misère de la condition humaine.
C'est le vulgaire, mais profond axiome a du sublime
au ridicule il n'y a qu'un pas, » mis en scène avec la
hardiesse du génie et cette forte conscience du philoso-
phe qui ne craint pas d'offenser parle rire la grandeur
de la morale. C'était le sentiment de l'Église catholique
lorsqu'elle permettait la caricature dans les détails dé-
coratifs de ses cathédrales, quand elle y souffrait ces
fêtes burlesques où l'on célébrait l'âne et le fou. C'était
le sentiment des inventeurs de la parodie, de ces Grecs
si pleins de goût et de mesure, qui, dans leurs repré-
sentations théâtrales, exigeaient; après la trilogie du
destin tragique, la comédie, la satire des héros et des
dieux.
La nuit du premier mai ou de la Walpurgis % qui
figure fréquemment aux procès de sorcellerie, et qui
protège de ses ombres le sabbat des sorcières, cet
espèce de mardi gras de l'enfer, parodié dans le poème
de Gœihe la fêle du printemps, la Pâque angélique, et
ce religieux enthousiasme qu'inspire au cœur de l'homme
le renouvellement, la floraison de la vie au sein de la
nature. Suivant une superstition populaire de l'Alle-
magne, qui remonte, selon toute apparence, à la con-
\
wl-Ji
QUATRIÈME DIALOGUE. 365
•
version dès Saxons par le glaive de Charlemagne et à
la persécution des divinités païennes, forcées de fuir aux
déserts, le rendez-vous général des démons a lieu sur
les hauteurs du Brocken dans les montagnes du Harz.
Empçrté par les tourbillons du vent qui siffle et hurle
sur les cimes désolées, en proie au vertige des brutales
convoitises, tout le peuple de Béelzébuth se presse et
se pousse vers les hauteurs infernales. La vieille Baubo,
montée sur sa truie, ouvre la marche.
MARCEL.
Qui est cette Baubo ?
DIOTIME.
C'est la Baubo mythologique, la nourrice de Démé-
ter qui, par un geste obscène, surprit un jour à la grave
déesse un rire malséant. A la suite de Baubo viennent
grands et petits animaux, esprits mauvais, hiboux,
crapauds, limaces, feux des marécages, manches à
balai, fourches et boucs immondes, toute l'engeance
satanique.
•
Cela se presse et se pousse, glisse et clapote,
Siffle et grouille, tire et jacasse,
Cela reluit, écume et pue et flambe.
Un vrai train de sorcellerie!
Das drângt.und stosst, das rutscht und klappert,
Das zischt und qùirlt, das zieht und plappert !
Das leuchtet, spriiht und stinkt und brennt!
Ein wahres HexenelementI
366
!>ÀftTE Et GOETHE.
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dit Méphistophélès avec un incroyable accent de réalité
imita tire. Et ces paroles sont tout l'abrégé du vertige
sabbatique où le poète a voulu nous montrer la contre-
partie et comme Ken vers, passez-moi l'expression, de
l'exaltation sera phi que.
Le fantôme de Marguerite, soudain entrevu, ramène
Faust au sentiment de l'horrible réalité. Il éclate en
fureurs. Il commande à Méphistophélès de le conduire
vers l'infortunée jeune fille, de l'arracher au cachot,
au supplice qui l'attend. Il s'élance sur les coursiers
infernaux, il fend les airs; le voici dans la prison, il
brise les chaînes de la pauvre Marguerite. Hélas ! elle a
perdu la raison. Elle chante comme Ophélie la chanson
obscène; elle ne reconnaît plus son amant. Il se jette à
ses pieds, il l'implore; le temps presse, l'aube du jour
paraît, les noirs coursiers hennissent. Tout à coup
Marguerite retrouve comme une lueur de souvenir.
Elle reconnaît la voix de Faust. — Est-ce toi? s'écrie-
t-elle. Et elle se jette dans ses bras, et toute sa misère
a disparu, et elle se croit sauvée. Dans l'ivresse de son
bonheur, elle s'oublie. Elle repose avec amour sur le
sein de son amant, de celui qu'elle a aimé plus que
la vie, plus que l'honneur, mais non plus que Dieu.
Soudain, comme il veut l'entraîner hors du cachot,
elle aperçoit Méphistophélès qui parait sur le seuil.
Elle frémit, elle se détourne, elle s'arrache aux bras
de Faust. Elle se jette en arrière; elle s'abandonne à la
justice de Dieu.
Gericbt Gottes, dirhab' ich mich utorgebeh!
QUATRIÈME DIALOGUE. 367
Elle appelle à son secours le chœur des anges. Sa voix
est entendue au ciel.
— Elle est jugée, dit froidement Méphistophélès.
— Elle est sauvée, disent les voix d'en haut.
— A moi! crie le démon, et il disparaît avec
Faust.
— Henri! Henri! Sur ce cri de Marguerite, tout
vibrant à la fois de désespoir et de je ne sais quelle
indicible espérance, tombe le rideau du premier Faust.
Le démon, le principe du mal, semble vainqueur,
mais ce n'est qu'en apparence et dans les faits. Il est
vaincu dans la vérité idéale des sentiments, doublement
vaincu dans l'âme altière et puissante de Faust, dans
l'âme tendre et simple de Marguerite. Le sens moral
du drame reste encore voilé, suspendu ; tout à l'heure
l'action va le reprendre et le mettre en pleine lumière.
Nous allons voir dans le second Faust la morale, la
philosophie, la religion de Gœthe se d,évjelopper, s'éle-
ver et resplendir d'un éclat épique.
VIVIANE.
t
Ne voudriez-vous pas vous reposer un moment ?
Vous semblez fatiguée?
ÉLIB.
Prenez mon iras, Diotime, et faisons quelques pas
sur la plage.
CINQUIÈME DIALOGUE.
DIOTIME, VIVIANE, ÊLIE, MARCEL.
Plus tard ÉVODOS.
Lorsqu'on revint s'asseoir, Diotime reprit ainsi :
Les tableaux qui vont se dérouler dans la seconde
partie de Faust répéteront, sous un voile symbolique
d'un plus riche tissu et dans des proportions agran-
dies, les scènes de la première partie. Le parallélisme
qui s'établit entre les deux moitiés de la tragédie, n'est
guère moins apparent que le parallélisme des trois
cantiques. Il produit dans l'un et l'autre poème un
grand effet de solennité, de cette solennité primitive
dont nos deux poètes avaient en eux l'instinct, et qui,
chez Gœthe, s'était singulièrement accrue dans la mé-
ditation et l'étude de la tragédie grecque.
Dès les premiers vers du second Faust, on sent que le
style s'élève. Les voiles se gonflent; les horizons s'ou-
vrent. Comme Dante, au sortir de l'enfer, Gœthe semble
ici se placer sous l'invocation de la muse épique :
CINQUIÈME DIALOGUE. 260
... alza le vêle
Ornai la navicella del mio ingegno.
L'affreux cachot où Faust a « laissé toute espé r
rance » est derrière nous. Nous voici au seuil des
régions purificatrices où notre héros, lui aussi, va se
rendre digne de monter au ciel, e di satire al ciel
diventa degno. Sous la voûte immense du firmament,
dans une vaste campagne, aux approches de l'heure
où le soleil ramène à notre hémisphère la lumière, le
mouvement, la vie, Faust, couché sur des gazons en
fleur , est doucement bercé par la voix des sylphes,
aux sons de la harpe éolienne.
MARCEL.
Mais comment, du cachot de Marguerite et de la
compagnie du diable, Faust se trouve-t-il tout à coup
transporté sur des gazons fleuris, dans la compagnie
des sylphes?
DIOTIME.
Goethe ne prend pas grand souci des transitions
dans un poëme dont Faction repose tout entière sur un
fond merveilleux. Pour transporter son héros d'un lieu
à un autre, il lui suffit, comme à l'auteur des Cantiques,
de le supposer endormi, endormi de ce sommeil sacré
des temples où les dieux parlaient en songe aux mor-
tels et les guérissaient de tous les maux. Dante procède
ainsi quand, au neuvième chant du Purgatoire, il se
•24
370
DANTE ET GOETHE.
suppose vaincu par le sommeil, « à l'heure où l'hiron-
delle salue l'aube du jour, » et se Tait raconter par
Virgile qu'une dame céleste est venue qui Ta emporté,
tout endormi, au lieu où il s'éveille.
Venne una donna, e disse : P son Lucia:
La scia te mi pigliar costui che dorme,
SI P aggevolerô per la sua via.
Poi ella e'I sonno ad una se n 'andaro.
Pendant le cours des heures nocturnes, le chœur
des bons génies, sensible du malheur de l'amant de
Marguerite, a calmé les agitations de son âme; il a
détourné de lui « la flèche acérée du remords; » il a
rafraîchi son front brûlant dans la rosée du Léthé.
EUE.
Ce Léthé m'étonne dans les deux poèmes. Quelle
peut être sa signification morale? Nos auteurs enten-
draient-ils dire qu'il faut n'avoir ni remords ni sou-
venir du mal qu'on a fait? La morale serait aisée, mais
fort peu chrétienne.
DIOTIME.
J'ignore quel est l'enseignement théologique sur ce
point délicat ; peut-être, dans l'aspersion de notre eau
bénite, faudrait-il voir quelque secrète réminiscence
de cette vertu du Léthé ; mais très-probablement ici
Dante et Goethe suivent leur sentiment propre sans se
CINQUIÈME DIALOGUE. 371
préoccuper de la doctrine de l'Église. Aux yeux de
Gœthe, la première condition du salut, c'est la résolu-
tion énergique de « tendre incessamment à la vie la
plus haute, »
Ein kraeftiges Beschliessen
Zum hœchsten Daseyn immerfort zu streben,
en apprenant toujours et en communiquant incessam-
ment à ses semblables, dans une généreuse et bienfai-
sante activité, tout ce qu'on a en soi de meilleur. Selon
cette conception, qui était celle des stoïciens à peu de
chose près, le remords ne serait qu'une entrave à l'essor
de J'âme, une dépression, une diminution de force, et
l'oubli devrait être considéré comme une grâce, une
paix divine, qui allège à l'homme de bonne volonté le
poids du jour.
VIVIANE.
Est-ce qu' Emerson ne dit pas quelque chose d'ana-
logue dans ses Essais? Je me rappelle vaguement un
passage où il conseille à l'homme de bien de ne pas
traîner après lui le cadavre de la mémoire, this corpse
ofmeinory.
DIOTIME.
C'est le sentiment de quiconque est animé du génie
de la vie active et mû par la conscience du mal à ré-
parer plutôt que du mal à pleurer. Gœlhe, d'ailleurs,
constamment occupé, comme il l'élail, du problème de
la responsabilité humaine, n'avait jamais pu arriver à
312 DANTE ET GOBTHK.
une certitude autre qu'a celle de l'inextricable compli-
cation de nécessité et de liberté dont se composent la
vie et les malheurs de l'homme. Il en concluait que la
vraie morale, la vraie justice ici-bas, c'était une iné-
puisable compassion. Qu'il soit saint, qu'il soit mé-
chant, nous plaignons l'infortuné;
Ob er heilig, ob er bose,
Jammert sie der Unglucksmann,
chante le chœur des sylphes avec une mélancolie pleine
de tendresse. Il y a là un sentiment de doute miséri-
cordieux qui n'existe pas au même degré, tant s'en faut,
dans les Cantiques où Béatrice, tout en accourant au
secours de celui qu'elle aime, ne lui épargne ni les
humiliations ni les dures réprimandes.
On sent dans cette appréciation différente de la
culpabilité (péché et remords pour Danle, erreur et
réparation pour Goethe) l'intervalle de cinq siècles
durant lesquels les sciences naturelles et historiques,
affranchies de tous les dogmes, et s'éclairant l'une
l'autre, ont éclairé aussi la morale d'un jour nouveau.
Au temps de l'Allighieri, on croit à la vengeance de
Dieu, parce que l'on honore la vengeance humaine. Au
temps de Goethe, la torture est abolie, la peine de mort
combattue dans son principe; l'enfer n'est plus pour
Faust qu'une « légende bizarre. » Aussi, dans les plus
terribles catastrophes de la tragédie, n'exprime-t-il pas
une seule fois le sentiment delà peur, tandis que Dante,
épouvanté, tremble et s'évanouit à tout instant dans
sa marche à travers les supplices de l'enfer. Aussi
CINQUIÈME DIALOGUE. 373
Faust est-il sauvé sans condition, sans s'humilier, sans
se confesser autrement qu'à lui-même et à sa propre
conscience, sans aucun acte de foi explicite. Il est sauvé
par le seul effet d'une loi générale et divine qui élève à
Dieu tout ce qui a puissamment aspiré vers lui et tenté,
fût-ce en se trompant de voie, de faire le bien ici-
bas.
Le chœur des sylphes qui, d'une main légère, en
quelques vagues arpèges à peine entendus au sein du
crépuscule, nous rappelle ces graves problèmes, est
soudain interrompu par une explosion de lumière.
C'est le char du soleil qui s'avance avec une majesté
homérique.
Horchet! horcht! dem Sturm der Horen !
Phœbus' Raeder rollen prasselnd ;
Welch Getœse bringt das Lichtî
L'imagination de Dante, vous vous le rappelez, con-
çoit ainsi la lumière retentissante de l'astre du jour,
et dit hardiment au début de l'Enfer qu'il est repoussé
par la panthère vers la vallée « où le soleil se tait, là
dov'l sol lace. »
Faust s'éveille. Son monologue, écrit dans la
forme dantesque des tercines (Goethe ne l'emploie que
cette seule fois dans toute son œuvre), ne reste pas au-
dessous des plus beaux élans lyriques de la Comédie.
Faust salue le roi des cieux ; il écoule, il bénit, dans
un transport de joie, les pulsations de la vie qui renait
dans son sein et dans le sein de la terre. Il se sent re-
374 DANTE ET GGETHE.
nouvelé comme les feuilles et les fleurs que baigne
la rosée du matin.
Corne piante novelle
Rinnovellate di novella fronda,
a dit l'Allighieri. Faust chante avec amour l'hymne à
la lumière. Son regard est attiré vers les hautes cimes
où resplendissent leâ premiers feux du jour. Hinauf-
geschaut! C'est le Guardai in alto de Dante ; c'est l'i-
mage perpétuellement rajeunie de la poésie primitive
qui figure la sainteté, la béatitude, par l'altitude des
montagnes et le rayonnement du soleil.
Cependant Faust, qui parle ici plus manifestement
encore que dans la première partie du poème, au nom
de l'homme et de l'humanité, ne saurait, non plus que
Dante, soutenir les splendeurs de l'astre divin. Une
douleur vive à sa paupière l'avertit que l'œil mortel
n'est pas fait pour les clartés éternelles. Il détourne sa
vue et la ramène vers la terre, où l'iris qui se balance
dans l'écume des eaux jaillissantes l'attire et le captive.
Faust y voit l'emblème de la vie humaine. L'homme
ne peut ici-bas ni posséder ni même contempler face à
face la vérité pure à laquelle son âme aspire. Il ne peut
que l'entrevoir dans ses reflets; il ne saurait voir Dieu
que dans le miroir indistinct de la nature. C'est la pen-
sée maîtresse qui domine toute l'œuvre de Gœlhe; c'est
là même pensée, la même image que nous retrouvons
dans les Cantiques, quand, au dernier chant du Paradis,
saint Bernard ordonnant à Dante de lever les yeux vers
la gloire céleste, le poète sent son œil ébloui, blessé
CINQUIÈME DIALOGUE. 375
par les rayons perçants, incapable d'en supporter
Téclat.
Io credo, per 1' acume ch' io soffersi
Del vivo raggio, ch' io sarei smarrito
Se gli occhi miei da lui fossero aversi.
Celte première scène de la seconde partie du poëme
de Goethe, ce chant des esprits aériens, ce monologue à
la fois si solennel et si doux, célèbrent dans le plus
beau langage la réconciliation de l'âme de Faustavec la
vie. Elle consent désormais, cette âme ambitieuse, à
tempérer ses désirs, à limiter ses poursuites, à resserrer
dans le cadre étroit assigné à l'homme par la nature son
activité passionnée. Faust se résigne, il renonce, mais
sans abandon de soi-même. Son renoncement est viril,
héroïque. Il ne va plus vouloir, il est vrai, que le pos-
sible, mais il voudra, sans illusion ni dédain, tout le
possible. À partir de cette heure, qui commence pour
Faust la vie nouvelle^ Méphistophélèsest plus d'à demi
vaincu ; sans qu'il s'en aperçoive encore, le démon est
subalternisé, rejeté à l'arrière-plan. Le doute et l'ironie
s'effacent insensiblement aux clartés grandissantes de
l'amour. C'est l'ascendant de la femme, médiateur et
sauveur, que l'on pressent dès l'entrée de ce purgatoire
où déjà Faust est, comme les ombres à qui parle Dante,
assuré de voir la lumière suprême.
gente sicura,
Incominciai, di veder Y alto lume.
Du moment que Faust est maître de lui, il est
maîlre aussi dn démon. Il va lui commander plus im-
376 DANTE ET GOETHE.
périeusement des choses plus difficiles. Il va se faire
conduire à la cour de l'empereur germanique, prendre
part aux affaires de l'Élat. De la vie individuelle, il
va entrer dans la vie sociale ; il va s'élever à la dignité,
à la puissance du sacerdoce.
ELIE.
Qu'entendez-vous par là ?
DIOTIME.
L'idée qui possède visiblement l'esprit et l'œuvre de
nos deux poètes, Élie, c'est que la vie humaine doit
être un culte, une offrande, un sacrifice perpétuel à
Dieu, où l'homme est à la fois prêtre et victime.
ELIE.
C'était le sentiment de Proclus, de Porphyre, quand
ils disaient que l'homme est le pontife de l'univers.
C'était aussi le sentiment de l'apôtre saint Paul.
DIOTIME.
Ce sera éternellement, dans la triste vanité des
choses périssables, le sentiment, exprimé ou non, des
âmes capables d'adoration et d'amour. Nous avons vu
que c'était l'instinct du petit Wolfgang quand, tout au
haut de son autel enfantin, il allumait l'encens.
Au sortir du purgatoire, Virgile couronne, en
vers majestueux, de la mitre sacerdotale le front de
l'Ail ighieri. Durant tout le cours de la tragédie de
Gœthe, cette idée de sacerdoce, plus ou moins voilée,
CINQUIÈME DIALOGUE. 377
apparaît. Dès le premier monologue de la première par-
tie, Faust veut être confesseur de la vérité ; il souhaite
l'apostolat; il voudrait enseigner, améliorer, convertir
les hommes. A ses yeux, la demeure de la femme aimée
est un temple, un sanctuaire, je cite les propres expres-
sions de Faust. Au second acte, investi de la clef ma-
gique, qui est également symbole du pouvoir sacerdotal,
et qui rappelle les clefs d'or et d'argent avec lesquelles
l'ange divin ouvre à Dante la porte du purgatoire, il
va chercher dans les profondeurs ténébreuses, chez les
Mères, le trépied sacré des oracles. Il en revient vêtu
des ornements pontificaux. Il a puissance d'évocation
sur le royaume des ombres.
Im Priesterkleid, bekraenzt, ein Wundermann,
Der nun vollbringt was er getrost begann.
Ein Dreifuss steigt mit ihm aus hohler Gruft.
Faust ne comprend la vie, il n'en conçoit la beauté
que depuis sa vocation.
Wie war die Welt mir nichtig, unerschlossen !
Was ist sie nun seit meiner Priesterschafl?
Erst wiinschenswerth, gegrundet, dauerhaft !
EUE.
Vous venez de dire que Faust descend chez les
Mères; voilà pour moi l'obscurité des obscurités,
l'abstraction des abstractions, auprès desquelles les
allégories de Dante ne sont que jeux d'enfants.
378 DANTE ET GOETHE.
DIOTIME.
C'est en effet la conception la plus obscure de tout
le poème; et, bien qu'elle soit essentiellement germa-
nique, on n'est pas encore parvenu à s'entendre, même
en Allemagne, sur ces Mères mystérieuses; comment
donc nos cerveaux français s'accommoderaienl-ils de
ces ténébreux fantômes? Essayons cependant de péné-
trer dans la pensée du poêle. Voyons d'abord pourquoi
et comment Faust va trouver les Mércs.
Après des scènes très-gaies à la cour de l'empe-
reur, après que Méphistophélès a tiré de la ruine, par
la richesse trompeuse des assignats, le monarque et
ses courtisans, après une brillante mascarade, on sou-
haite, pour couronner les divertissements, quelque
chose de tout à fait extraordinaire. L'empereur, selon
qu'il est dit dans la légende, demande à voir la plus
belle femme du monde, l'Hélène antique. Faust pro-
met de la faire apparaître. Il exige de Méphistophélès
les moyens de réaliser sa promesse. Le démon se
récrie. Le diable de la Bible n'a nul pouvoir sur l'en-
fer du paganisme; d'ailleurs l'entreprise est téméraire,
inouïe, pleine de périls. Faust insiste; il ignore la peur.
Il a donné sa parole; il faut qu'il la tienne.
— Tu oserais descendre chez les Mères? dit Mé-
phisto.
Faust, en frissonnant d'horreur à ce mot inconnu,
mais sans hésiter :
— Par quel chemin ?
— Aucun chemin.
CINQUIÈME DIALOGUE. 379
Les Mères habitent le vide, le silence impéné-
trable. Autour d'elles, point de lieu, point de temps;
elles trônent par delà, inaccessibles à la prière, à la
pensée même. Environnées de ce qui n'est plus, de ce
qui n'est pas encore, elles président à la métamorphose
infinie des types, des idées divines.
EUE.
Les Mères seraient alors quelque chose comme les
Idées de Platon? Goethe ne s'explique-t-il nulle part à
ce sujet?
DIOTIME.
Gœlhe dit à Eckermann que la première pensée de
ses Mères lui a été suggérée par la lecture d'un pas-
sage de Plutarque, qui parle d'une ville très-ancienne
de la Sicile (Engyum, si j'ai bonne mémoire) et d'un
temple bâti par les Cretois, où l'on adorait, sous le nom
de Mères, les divinités conservatrices qui protègent la
fécondité. Un autre ouvrage de Plutarque, dont notre
poète ne fait pas mention, mais qu'il n'ignorait certes
pas, la Chute des Oracles, décrit le centre, le foyer de
l'univers, le Champ de la Vérité éternelle, où résident
les causes, les types, les formes primordiales de tout ce
qui a existé et de tout ce qui existera. Dans Plutarque,
les mondes (il en compte cent quatre-vingt-trois) s'or-
donnent selon la figure du triangle, et c'est l'espace
situé entre les trois angles qu'occupe ce champ mys-
térieux de la vérité. Rien ne ressemble davantage au
séjour que Goethe assigne à ses Mères, el aux fonctions
380 DANTE ET GOETHE.
qu'il leur attribue. D'après le peu qu'on entrevoit dans
les mythologies Scandinave, celtique ou germanique
du rôle de ces divinités, filles de la nuit obscure, elles
auraient partout figuré la fécondation, la reproduction,
la multiplication de l'être; mais Goethe ne s'étend point
sur ce sujet, et se contente de dire que, hormis le nom,
il a tout inventé dans ses Mères.
•
MARCEL.
Je me souviens d'avoir lu dans un commentateur,
Henri Blaze, je crois, que les Mères figurent les prin-
cipes des métaux, ces matrices de Paracelse, Matrices
rerum omnium, où se combinent les éléments, où
s'élabore la semence de vie. Il me semble que cette
explication ne manque pas de vraisemblance, puisque
nous sommes, avec la légende de Faust, en pleine
alchimie.
DIOTIME.
Plusieurs commentateurs pensent comme vous,
Marcel, et ils se fondent sur la poursuite des secrets
de l'alchimie où, pendant assez longtemps, s'obstina
notre poète. La clef magique que le démon donne h
Faust pour lui ouvrir l'accès des profondeurs téné-
breuses, appartient à cet ordre d'idées et semblerait
vous donner raison. Pour ma part, je considère les
Mères de Goethe, qui assignent à l'identité de la sub-
stance infinie son existence, sa forme, sa beauté, finies
et phénoménales, comme beaucoup plus semblables à la
CINQUIÈME DIALOGUE. 381
Nature naturante et naturée de Spinosa qu'aux Ma-
trices de Paracelse, comme beaucoup plus apparentées
avec le Devenir de Hegel qu'avec les types de Platon.
Et s'il me fallait absolument expliquer une obscurité
par une autre obscurité, un nom par un nom, je les
appellerais les Parques du panthéisme.
MARCEL.
Mon ami, le hégélien Moritz a pris la peine de
m'expliquer, huit jours durant qu'il pleuvait à Ostende,
comme quoi le trépied des Mares, ce sont les trois
catégories du mattre : thèse, antithèse, synthèse! Vous
imaginez si j'avais appétit de cette métaphysique à
triple dose !
OIOTIME.
Je lisais ce matin même, dans la traduction de
M. Litlré, un passage d'Hippocrale : Rien ne naît, rien
ne meurt y qui ferait, selon moi, comprendre les Mères
beaucoup mieux que tous les commentaires modernes.
Vous le rappelez- vous, Élie?
ÉL1E.
Pas précisément.
DlOTlfilE.
Hippocrate y déclare que rien dans l'univers ne
s'anéantit, que rien ne nait non plus, qui ne fût au-
paravant; mais que, se mêlant et se séparant, les choses
cliangent, et que c'est là proprement, aux yeux du vul-
gaire, naître et mourir. — Que vous en semble? Mêler
: !
];,
182 DANTE ET GOETHE.
et séparer, faire naître et mourir, n'est-ce pas «icfe-
ment l'office des Mares?... Du reste, sans aller cher-
cher si loin une explication que nous avons tout pro-
che, les Mares, qui unissent l'idéal à la réalrit.
l'infini au fini dans une fécondité généreuse, n'auraieal-
elles pas, dans la pensée de Gœthe, exactement k
même sens que f Eternel féminin par qui Faust, à la lin
du poème, s'élève de la vie terrestre au ciel ?
Je n'y ai , quant à moi, aucune objection. — M
que nous voilà loin de la cour de l'empereur! Ces di-
vertissements, ces belles mascarades qui l'égayent, ne
nous en direz-vous pas un petit mot?
OIOTIME.
Elles en valent bien la peine. Gœthe a prodigué,
dans la description qu'il en donne, l'imagination, la
grâce, la verve humoristique. 11 y réalise, sans doute.
l'idéal qu'il s'était fait des fêtes publiques, au tenu*
ou on le chargeait du soin de divertir la cour de ffei-
mar. Il compose sa merveilleuse mascarade de ses
plus riants souvenirs, d'allusions piquantes et char-
mantes aui circonstances et aux personnages con-
temporains. Le système de Low, le romantisme, le
carnaval romain, les bouquclières de Florence; le
chœur des bûcherons qui chante, en vrai démomie,
l'utilité de son rude labeur, sans lequel, pour les
riches, point d'élégances, et qui lance vertement Pul-
i-imllo le désœuvré, l'oisif opulent, dédaigneux du
CINQUIEME DIÀLOGUK. 383
peuple; le parasite, le gourmand, l'envieux, l'ivrogne,
le poète vaniteux et servile, la femme bavarde, raillés
à la façon de l'Àllighieri ; le char de Phœbus, le triom-
phe de Pan, préparent avec beaucoup d'art, tout en
distrayant les yeux, les conclusions philosophiques du
poème. — Mais il faudrait lire ou plutôt il faudrait voir
ce spectacle fantastique dont mon pâle résumé ne sau-
rait vous donner la moindre idée. Faust réparait. Il
a accompli le voyage mystérieux ; il rapporte le tré-
pied symbolique. L'encens fume ; du sein des vapeurs
embaumées, aux sons d'une suave harmonie, se dé-
gage peu à peu la figure d'Hélène. La voici, calme et
grave dans sa candeur épique, la fille de Jupiter, la
sœur des Dioscures. La voici , telle qu'elle apparut au
berger phrygien, quand, vêtue de la pourpre dorée au
soleil , entourée de ses jeunes compagnes, elle cueillait,
de sa mainM'une blancheur de cygne, pour les autels
de Vénus, tes roses nouvelles. Telle on l'admirait à la
fois, illusion, enchantement magique, sur les bords du
Scamandre où retentit le choc des armes, pour elle en-
sanglantées, et sur les bords paisibles du Nil où la pro-
tège, dans Memphis, l'hospitalité des rois. Telle elle po-
sait son pied délicat sur la galère sidonienne qui la ra-
mène, triomphante, à son peuple et à son époux, « par
la volonté des dieux. » Telle encore la peignait Poly-
gnole dans les parvis sacrés du temple de Delphes.
On voit que, en créant son Hélène, le génie de
Gœthe s'anime d'une émulation généreuse. Homère,
Hérodote, Euripide, Phidias, Polygnote, sont présents
à la pensée du poète germanique. Pour mieux douer
38* DANTE ET GOETHE.
cette fille chérie de la Muse, il s'inspire de ce que les
innombrables légendes antiques et modernes ont in-
venté de plus gracieux.
VIVIANE.
Mais Hélène, ce me semble, n'est pas trop bien trai-
tée des poètes. Elle est infidèle, perfide, elle est un objei
de haine, de mépris...
DIOTIME.
Assurément. Mais l'admiration pour sa beauté rem-
porte à la fin sur le ressentiment de ses fautes ; on par-
donne, on oublie le mal qu'elle a causé. L'imagination
populaire, aussi bien dans l'antiquité que dans le moyen
âge, ne saurait consentir au châtiment d'une personne
aussi belle. Tantôt, pour la mieux innocenter, on la fait
naître de Némésis et jouet de l'implacable Bestin; tan-
tôt on la suppose calomniée, on inflige à son calomnia-
teur la cécité, on le contraint à chanter la Palinodie.
On soumet à ses charmes, encore enfantins, le plus
noble entre les héros, Thésée, semblable à Hercule.
Plus lard, sans se troubler d'aucune contradiction,
la légende la donne en mariage au plus vaillant
des Grecs ; Hélène met au monde, dans l'île de Leuké,
le bel Euphorion, l'enfant ailé d'Achille. Puis on
réconcilie l'épouse infidèle avec l'époux outragé. Ad-
mise, après la mort, au rang des déesses, Hélène, dans
l'Olympe, parait aussi bonne que belle. Elle obtient de
partager avec Ménélas les honneurs divins ; elle fait
donner à ses frères, les Dioscures, une place glorieuse
CINQUIÈME DIALOGUE. 385
\
parmi les astres. Dans des temps postérieurs, on lui
passe au doigt l'anneau magique. De ses dernières
larmes enfin nait la fleur Hélénion, qui, attachée sur
le sein des femmes, y répand, avec ses parfums, la
beauté.
Au moment où Goethe fait apparaître Hélène sur le
seuil du temple antique, Faust entre en extase. Trou-
blé, éperdu, hors de lui à l'aspect d'une beauté si par-
faite, il oublie que ce n'est là qu'un fantôme qu'il a
lui-même évoqué; il s'élance, il va l'étreindre; une
explosion terrible le repousse. Il tombe inanimé. Le
fantôme s'évanouit dans les ténèbres. Un tumulte épou-
vantable clôt cette scène d'incantation et le premier
acte de la tragédie.
MARCEL.
Quel symbolisme à outrance ! Vous aviez raison de
dire, Élie, que les allégories de Dante ne sont rien au-
près.
DIOTIME.
Le symbolisme d'Hélène ne me parait pas plus
obscur que celui de Béatrice, de Lucie, de Mathilde, en
qui Dante a voulu figurer toutes les nuances de la grâce
divine. Il faut bien en prendre votre parti, Marcel, ni
Dante ni Goethe, les plus vrais des poêles, n'ont songé
un seul instant à toucher au moyen des procédés de
l'art réaliste.
25
386 DANTE ET GGETHE.
MARCEL.
Mais enfin, un critique a dit, et je suis de son opi-
nion, qu'il préférait à tout le symbolisme d'Hélène un
baiser de Marguerite.
DIOTIME.
Vous parlez ici, sans doute, avec tous les lecteurs
français, de la Marguerite du premier Faust, oubliant
qu'elle réparait dans le second, qu'elle n'y est pas
moins symbolique qu'Hélène, et qu'elle finit par se
confondre avec la fille de Léda dans le même nuage
poétique.
MARCEL.
Des nuages! toujours des nuages!
DIOTIME.
Celui-ci est assez transparent, ce me semble. Faust
est une fois encore seul et rêveur dans les hautes soli-
tudes. Il contemple le ciel. Il voit passer dans les nuées
le fantôme d'Hélène; le nuage se dissipe, et lorsqu'il se
reforme un peu plus haut, c'est l'image de Marguerite
qui apparait. « Une image enchanteresse m'abuse-
l-elle? » s'écrie Faust. La félicité de mes plus jeunes
années renait dans mon cœur,
D'antico a m or senti la gran potenza,
a dit l'Àllighieri. C'est l'aube de l'amour, le regard à
peine compris, la beauté pure qui attire à elle le meil-
leur de Tâme de Faust.
CINQUIÈME DIALOGUE. 387
MARCEL.
Mais cet enlèvement, tenté et manqué, d'Hélène
par Faust, comment doit-on l'entendre?
OIOTIME.
Les commentateurs allemands prétendent que Goethe'
a ï oulu nous dire que la passion aveugle, véhémente,
ne saurait atteindre dans l'art à la beauté idéale; qu'on
ne s'impose pas à elle par violence ; qu'elle se donne
librement & l'adoration désintéressée. Ils ajoutent que
c'était là pour Goethe un fait d'expérience, le souvenir
de ses passionnés mais vains efforts pour devenir un
grand peintre. Quoi qu'il en soit, la transition du pre-
mier au second acte se fait encore, à la manière dan-
tesque, par le sommeil. Le poète nous ramène dans le
laboratoire de Faust (la chimie, cette science toute mo-
derne, a, dans le poème de Gœthe, l'importance que
Dante donne à la métaphysique dans sa Comédie).
Méphistophélès, pendant son évanouissement, l'y a
transporté; il l'a jeté tout endormi sur le lit gothi-
que. Dans quelques scènes de haute comédie et rem-
plies d'allusions, Goethe nous montre le disciple Wagner,
devenu à son tour docteur es sciences, occupé à fabri-
quer dans ses appareils, selon la recette de Paracelse
et selon la théorie toute récente que professait un disci-
ple de Schelling, un homuncule. La création de l'homme
sera le dernier mot de la science, comme elle est le
dernier effort de la nature. Un souffle de Méphistophé-
lès fait éclore dans la fiole la petite créature phospho-
!-
3SH DANTE ET GOETHE.
rescente qui demeure, comme toute création artificielle,
isolée, dans son enveloppe de cristal, de la grande sk
universelle. Bientôt, a sa lueur vacillante, Faust a
Méphislophélès, portés par le manteau magique, se re-
mettent en route à travers les airs ; ils s'en vont en
Thessalie; le sabbat de la mythologie antique va s'y
célébrer. Méphislophélès est curieux de nouer connais-
sance avec les sorcières païennes. L'homuncule (celle
ironie de la science impuissante à suppléer la nalure;
a des pressentiments qui l'entraînent vers ces régions
mystérieuses où il espère prendre vie. Faust s'est éveillé
tout en proie au désir de retrouver Hélène ; il brille de
mettre le pied sur le sol sucré de la Grèce où elle a vu
le jour.
Le sabbat classique auquel Faust se joindra, dans
l'espoir d'y apprendre où réside la femme qui possède
sa pensée, est assurément de toutes les fantaisies de
Goethe la plus étrange. 11 y a représenté aux yeux, il y
a caractérisé avec une fierté de dessin et une puissance
d'images, dont la Divine Comédie offre seule l'exemple,
toutes les figures de la mythologie antique, telles que
venait à peine de les reconstituer la symbolique alle-
mande dans les récents travaux des Creiizer, des Hevne.
des Jacobi. Il y a mêlé poétiquement la personnifica-
tion des idées scientifiques les plus modernes.
Dans les champs de Pharsalc, sur les rives du Pé-
néios, au bord des golfes de la mer Egée, sous l'invo-
cation d'Érychto, la plus fameuse entre ces sorcières
thessaliennes, si puissantes qu'elles faisaient à leur gré
descendre la lune du firmament, le poète déroule un
1)1
CINQUIÈME DIALOGUE. 389
prestigieux cortège où se succèdent, depuis les mon-
struosités téoébreuses de l'Egypte, de l'Inde, de la Perse,
jusqu'aux délicats symboles des écoles d'Alexandrie et
d'Athènes, toutes les créations du génie mythique des
peuples anciens; où passent, et se définissent en pas-
sant, les systèmes et les idées qui préoccupaient alors
Goethe et son siècle.
Sphinx, Griffons, Lamies, Kabyres, MarseselPsyllcs,
Telchines, Pygmées, Daktyles, Imses et Arimaspes,
Phorkyades, Triions, Dorides et Néréides, Séismos, la
personnification du soulèvement des montagnes, Protée,
le dieu de la divination, de la science subtile, Anaxa-
gore et Thaïes exposent tour h tour en beaux vers la
lutte primitive des éléments et la métamorphose ascen-
dante de toutes choses dans l'univers par la lumière et
l'amour. Us défilent sous nos yeux comme dans un
rêve dantesque. Nous assistons & la grande fête de la
mer. L'apparition de Galathée-Aphrodile sur sa conque
triomphale qui n'est pas sans analogie avec le char de
Béatrice, l'homuncule qui brise sa fiole de cristal et se
répand sur les vagues en lueurs phosphorescentes, cé-
lèbrent symboliquement l'union éternelle de l'amour
et de la beauté. Le chœur chante le règne d'Ëros par
qui tout a commencé :
So herrsche denn Eros, der ailes begonnen !
Cependant Méphistophélès, bien qu'étonné, se plait 5 ce
romantisme de l'antiquité légendaire. H se sent là pres-
que autant chez lui que sur les cimes du Brocken. Mais
Faust ne se laisse pas plus distraire à ce sabbat païen
300 DANTE ET GOETHE.
qu'il ne l'a fait au sabbat chrétien. De même que Danle,
au milieu des visions de l'enfer et du purgatoire, n'a
qu'une seule pensée : rejoindre Béatrice, Faust ne songe
ici qu'à retrouver Hélène. Wo ist sie? Où est-elle (il ne
la nomme même pas, tant il la suppose présente à tous
les esprits)? s'écrie-t-il en mettant le pied sur le sol de
la Grèce. Où est-elle? c'est le cri de Dante à saint Ber-
nard : Ella ov\ è? quand Béatrice disparaît soudain
•dans la gloire céleste.
C'est là un de ces mots comme en ont seuls trouvé
les plus grands poètes, et dont la simplicité familière
fait éclater sans bruit toute l'intensité, toute la flamme
du désir humain.
Dans un paysage délicieux où, d'un pinceau digne
ensemble de Léonard et du Corrége, Goethe abrite les
amours de ce beau nid de Léda , del bel nido di I*eda<
que Dante n'a pas craint de rappeler au Paradis, Faust
écoule avec ravissement le zéphyr qui courbe les ro-
seaux sur le bain des nymphes amoureuses, et, glissant
sur les eaux limpides, le frissonnement des ailes du
cygne divin. Songe-t-il? est-il éveillé? Faust ne le sau-
rait dire ; et ce tableau voluptueux nous laisse, comme
à lui, une sensation indécise, qui tient du souvenir et
du rêve. Mais tout à coup le sol retentit sous le pas d'un
coursier rapide. C'est le centaure Chiron qui fend la
plaine ; c'est l'éducateur des héros, habile dans l'art de
guérir. A la demande de Faust, et le sentant atteint
d'un mal sacré, il le prend sur sa croupe et le porte à
la rive opposée. Ensemble ils vont consulter Manto, la
fille d'Asclépios, Vaspera Virgo de Virgile, la fonda-
CINQUIÈME DIALOGUE. 391
trice de l'étrusque Mantoue, que Dante a rencontrée en
enfer dans le cercle des devins. C'est elle qui conduira
Faust au royaume de Perséphone, où jadis elle condui-
sit Orphée, et où il retrouvera Hélène. L'en ramènera-
t-il? L'acte suivant va nous l'apprendre.
Dans ce troisième acte, le plus beau de tous peut-
être, Goethe s'est inspiré, comme pour son Iphigénie,
du profond sentiment de la tragédie grecque. Son début
rappelle celui des Eumênides. Nous sommes au seuil du
palais de Ménélas. Le chœur des vierges troyennes,
conduites par Panthalis, escorte l'épouse du roi. On
craint pour ses jours. Un sacrifice s'apprête. On ignore
la victime. Sous le masque de Phorkyas qu'il a em-
prunté au sabbat classique, et qui personnifie la lai-
deur, Méphistophélès remplit d'épouvante l'âme d'Hé-
lène; il lui persuade de fuir la vengeance d'un époux
courroucé. Il l'enlève et la transporte dans les murailles
d'un château gothique, où elle est reçue avec de grands
honneurs par un noble chevalier germanique, venu
avec les siens à la conquête du Péloponèse, et qui fait
d'elle aussitôt la souveraine dispensatrice des grâces,
l'inspiratrice des actions généreuses. Ce chevalier, vous
le devinez, n'est autre que Faust.
MARCEL.
Quelle invention bizarre I et que signifie cette Hélène
ravie dans un château gothique ?
DIOTIME.
Elle a fort exercé les commentateurs. Selon la cri-
302 DANTE ET GOETHE.
tique allemande, Hélène, la beauté pure de Fart anti-
tique, échappe à la décadence de la Grèce qui va re-
tomber dans la barbarie, pour venir résider au milieu
des nations modernes. De l'union de la beauté païenne
avec le sentiment chrétien naîtra dans le monde renou-
velé un nouveau génie, le bel Euphorion, l'aspiration
inquiète de la pensée moderne vers un idéal plus haut
qu'elle n'atteindra pas.
ÉL1E.
N'a-t-on pas dit que cet Euphorion, fils de Faust el
d'Hélène, c'était lord Byron?
DIOTIME.
Euphorion, dans la pensée de Goethe, est le fruit
de la réconciliation du monde antique et du monde
moderne, du classicisme et du romantisme. Rien n'éfait
plus insupportable à Goethe que cette lutte des classi-
ques et des romantiques qui passionnait ses contempo-
rains ; il les appelait les guelfes et les gibelins du
xix e siècle. Chacun de nous, avait-il coutume de dire,
au lieu de tant disputer, devrait s'efforcer d'être ensem-
ble, comme l'a été dans son art le peintre d'Urbino,
païen et chrétien. Et c'est pourquoi, à Venise, lorsqu'il
écrivait son Iphigénie, il allait méditer devant la
sainte Agathe de Raphaël, afin, dit-il, que sa vierge
païenne ne prononçât pas une parole qui ne pût être
entendue de la vierge chrétienne.
EUE.
11 y a bien quelque chose de ce sentiment dans
i
CINQUIÈME DIALOGUE. 393
notre Chateaubriand lorsqu'il compare le passé et le
présent à deux statues incomplètes, dont Tune a été
retirée toute mutilée du débris des âges, et dont l'autre
n'a pas encore reçu sa perfection de l'avenir.
OIOTIME.
Assurément. — En donnant à son Euphorion quel-
ques traits de lord Byron, Goethe voulait aussi laisser h
la postérité le témoignage de son admiration vive pour
celui qu'il proclamait « un poêle grandiose, tout à fait
inimitable en ses prodigieuses audaces. »
Un détail plein de grâce des noces de Faust et
d'Hélène qui remplissent ce troisième acte, c'est le dia-
logue du couple amoureux, où chacun, en alternant,
achève le vers commencé par l'autre et lui donne la
rime. Gœthe s'est rappelé là une légende persane qu'il
avait racontée dans son West-ô&tlicher-Divan, et selon
laquelle deux amants, Behramgur et Dilaram, dans un
transport de joie, inventent la rime pour «dire d'amour,»
aurait dit le Florentin. Si j'en croyais mon goût, nous
nous arrêterions longtemps à cette idylle épique des
noces de Faust et d'Hélène dans une délicieuse Arcadie
où notre poète a répandu les fleurs les plus suaves de
son génie. Mais l'heure avance, il faut me hâter.
Au quatrième acte, Hélène et Euphorion ont dis-
paru. Ils sont rentrés ensemble dans le royaume des
ombres, dans le Hadès auquel ils appartiennent. Le
bonheur et la beauté ne sauraient rester longtemps unis
sur la terre. Une fois encore, Faust reste seul, inas-
souvi après la possession de la beauté comme il Tétait
I
i
39V DANTE ET GOETHE.
après la possession de la science. Pas plus que l'enfant
de Marguerite, l'enfant d'Hélène ne doit vivre à se*
côtés. Pour les révélateurs, pour les prophètes, pour un
Faust comme pour un Dante, il n'est point de famille,
point de postérité particulière ; leur famille, c'est le
genre humain ; leur postérité, c'est l'esprit des siècles.
Le caractère sacerdotal de Faust, son humanité
profonde, ont besoin, pour se manifester entièrement,
d'une épreuve, d'une initiation nouvelle. De la vie de
contemplation et de spéculation, de la vie amoureuse
et poétique, il faut que Faust s'élève à la vie d'action.
à la vie bienfaisante et héroïque.
Im anfang war die Thaï.
Au commencement était l'action.
C'est ainsi qu'il comprenait, qu'il traduisait, au dê-
but de la tragédie, le sens véritable de l'Évangile de
saint Jean. Son désir, lorsqu'il voulait hâter par le
suicide la fin de sa carrière terrestre, c'était d'entrer
plus vite dans une existence supérieure, où il pourrait
témoigner, par de nobles actes, que la dignité de
l'homme ne le cède pas à la grandeur des dieux.
Hier ist es Zeit durch Thaten zu beweisen
Dass Mannesvviirde nicht der Gœtterhœhe weicht.
Faust, n'ignore donc pas que la vocation de l'homme,
que son devoir, c'est d'agir. Il sait, comme le noble
empereur à qui parlait Minerve, « qu'il n'y a pas dans
le ciel un être aussi grand que l'homme qui agit et qui
CINQUIÈME DIALOGUE. 395
lutte sur la terre. » Mais il sait aussi, il en a fait l'expé-
rience, que l'homme seul ne peut que rêver le bien ;
pour le réaliser, pour effectuer de grandes choses, il
est nécessaire que l'homme s'unisse à l'homme; il faut
que, ensemble associés, ils concertent, ils combinent
toutes les forces de leur intelligence et de leur volonté
pour lutter contre le destin.
Gesellig nur laesst sich Gefahr erproben
Wenn einer wirkt, die andern loben.
C'est la parole de Chiron à Faust en lui vantant
l'expédition des Argonautes. C'est le sentiment de l'ex-
cellence de l'association qui pénètre de part en part le
roman de Wilhelm-Meister, et qui dominait toute la
conception morale que Goethe s'était formée du devoir
de l'homme ici-bas.
Quand, après la disparition d'Hélène, Faust se re-
trouve seul, au désert, méditant sur lui-même et sur
son passé; quand Méphistophélès vient encore une fois
le tenter en lui offrant toutes les richesses, toutes les
voluptés d'un Sardanapale, avec la gloire que donnent
les poêles, Faust lui répond : La gloire n'est rien; l'ac-
tion est tout.
Die That ist ailes, nirhts der Ruhm.
Il sent en lui les deux grandes forces de l'Ame, selon
Spinosa : l'intrépidité et la générosité. Il brûle de
l'ambition d'une noble entreprise. Il demande au
démon la possession de vastes territoires, non pour en
3% DANTE ET GGETHK.
jouir, « la jouissance, dit- il, rend médiocre, ■ mai-
pour y exercer au profit des hommes un pouvoir en*
leur.
Le territoire que Fausl décrit à Méphistophélès «
en proie à la fureur des (lois. Ce sont îles rivages infer-
tiles, des sables mouvants toujours menacés, d'insalu-
bres marécages. Comme les demi-dieux de la fabfe.
comme les saints héroïques du christianisme primitif.
Faust voudrait exercer ces puissantes vertus civilisa-
trices qui domplent la force aveugle des éléments. P
voudrait repousser, contenir les vagues, dissiper Ik
vapeurs empeslées de l'almosphère, coloniser, établir
» sur un sol libre un peuple libre, » pour y vivre avec
lui, non dans la sécurilé (même à la fin de sa carrière
Faust ne voit jamais te bonheur sous l'imigc du repos ,
mais dans une activité héroïque. Faust a abjuré la
magie; il ne poursuit plus qu'un but humain par de-
moyens humains.
Dieu me pardonne! voilà ce fantastique Faust qui
tourne au positif, à l'utile; le voilà qui se fait Hollan-
dais !
Je croirais plutôt que notre poêle avait en pensée
Venise. On voit dans son voyage d'Italie quelle vive
impression avait faite sur son esprit cette cité enchantée,
sortie du sein des eaux, si longtemps reine des mers
CINQUIÈME DIALOGUE. 307
par la hardiesse de ses navigateurs, par retendue de
son commerce et par la profonde habileté de sa politi-
que. Ce qu'il aimait, ce qu'il admirait surtout dans la
républicaine Venise, c'est qu'elle était un monument
glorieux de la volonté puissante, « non d'un monarque,
mais de tout un peuple. » Il l'honorait, celte république
déchue, parce que, disait-il, elle n'avait succombé que
sous l'effort des siècles. 11 la trouvait majestueuse
encore sous son voile de vapeurs, dans le deuil de ses
grandeurs évanouies. Il s'attendrissait, il pleurait au
chant du gondolier...
ÉLIE.
Je me souviens d'avoir rendu Manin tout heureux
un jour que je lui lisais ce passage de Goethe.
VIVIANE.
Vous avez connu Manin?
ELIE.
Sans doute.
VIVIANE.
Et où donc ?
EUE. «
Je l'ai vu très-souvent chez Diolime.
VIVIANE.
Je ne l'y ai jamais rencontré.
39* DANTE ET GOETHE.
EUE.
Vous étiez. alors en Allemagne.
VIVIANE.
Vous aviez connu Manin en Italie, Diotime?
DIOTIME.
J'avais été en rapport avec plusieurs de ses amis
pendant mon séjour à Venise; mais c'est à Paris seule-
ment, quand il y vint exilé, que je nouai avec lui des
relations personnelles.
VIVIANE.
Que j'aurais voulu le voir !
DIOTIME.
Je ne pourrais même plus vous faire voir, à cette
heure, la place qu'il occupait h mon foyer, la place où
tant de fois, dans de longues veilles, nous l'écoutions
parler de Dante et de sa pauvre Italie... Cette maison
qui m'était si chère et qui concentrait des bonheurs
dispersés aujourd'hui à tous les vents de la fortune et
de la mort, j'en chercherais en vain la trace. Elle
n'existe plus que dans mon souvenir. Elle a été rasée
par le zèle des embellisseursde Paris; ils ont fait passer
sur le coin de terre où elle s'isolait dans l'ombre et la
fraîcheur d'un bouquet d'arbres, la ligne droite et im-
placable d'un bruyant et poussiéreux boulevard.
CINQUIÈME DIALOGUE. 391*
ÉLIE.
Combien vous devez la regretter, votre charmante
maison rose, avec sa vigne vierge et son bel acacia
pleureur i avec ses médaillons, ses grandes tapisseries
flamandes, avec son jardin d'hiver qu'égayait la fleur
d'or des mimosas du Nil !
MARCEL.
La maison rose, dites-vous? quel nom singulier!
ÉLIE.
On l'appelait ainsi, celte maison qui ne ressemblait
à aucune autre, à cause du ton de brique pâle d'une
partie de sa façade ; à cause aussi, je crois, des florai-
sons de rosiers qui, à chaque saison, lui faisaient une
riante ceinture.
DIOTIME.
Je me rappellerai toujours la première visite que
m'y fit Manin. Il s'était fait annoncer. Je l'attendais
avec une sorte d'inquiétude, me demandant si j'oserais
ou non lui dire jusqu'à quel point sa patrie m'était
chère et combien je ressentais pour lui de respect et
d'admiration. Avertie qu'il était là, je descendis au
salon où on l'avait introduit. Comme la portière en
tapisserie ne fit, en s'entr'ouvrant, aucun bruit, Manin
ne me vit pas entrer ; je restai quelque temps sans
rien dire; il était là, debout, absorbé, visiblement ému,
lui aussi, les yeux fixés sur un buste en marbre, ou-
vrage du statuaire florentin Bartolini.
400 DANTE ET GOETHE.
Après que nous eûmes échangé un long serrent
de main :
— « Quelle beauté ! s'écria-l-il, en interrompant
l'entretien avant presque qu'il eût commencé; et quelle
autre qu'une main italienne aurait fait vivre ainsi «
marbre italien! >• Et moi, étonnée, muette, je reganfap
tour à tour, croyant rêver, le front calme et pensif*
la figure de marbre et l'œil sombre du proscrit doî
jaillissait l'étincelle!... Quand il eut quitté ma maison,
il me sembla qu'elle était à jamais consacrée. J'aurais
voulu, comme le noble castillan visité par son ni
entourer d'une chaîne d'or mon humble demeure.
Mais revenons à Faust. — La bataille que livre
l'empereur d'Allemagne à son compétiteur, la victoire
qu'il remporte à l'aide des artifices de Méphistophéfc,
procure à Faust la souveraineté qu'il a souhaitée. Dans
les scènes où le monarque victorieux partage les terre
conquises, l'archevêque, qui veut accaparer la meilleure
part du butin, domaines, dîmes, corvées, fait de la
donation aux églises une condition hypocrite de la
rémission des péchés; Il reproche à l'empereur d'avoir
fait alliance avec le diable, et jette l'effroi dans son
âme. Ici Goethe a égalé Dante dans la peinture satirique
des cupidités de l'Église, et de ces loups rapaces qui
revêtent l'habit du pasteur,
In veste di pastor lupi rapaci.
Il s'égaye, d'une ironie toute florentine, à peindre
l'avarice insidieuse et insatiable de la sacristie rusée.
CINQUIEME DIALOGUE. 401
t Mais voici que nous approchons du dénoùment.
Faust est à l'œuvre. Le cinquième acte nous le montre
sur la terrasse de son palais, tout occupé à l'exécution
i de ses desseins. Il contemple d'un œil charmé les mer-
veilles qu'il a créées déjà : les digues, les canaux, le
port immense où, des extrémités du monde, entrent les
navires superbes, chargés de riches cargaisons; les sil-
lons, les pâturages où paissent de nombreux troupeaux,
tout ce mouvement de l'agriculture, du commerce et
de l'industrie, dont il est l'initiateur, et qui donne à
tout un peuple l'abondance et la joie. Cependant l'ex-
cès de son ardeur à la poursuite du bien lui devient,
ici encore, occasion de chute. Quelques paroles impa-
tientes donnent prise à Méphistophélès qui s'est fait
pirate (la piraterie est pour notre poëte la parodie du
commerce). Une cabane habitée par deux vieillards,
une petite chapelle bâtie sur la dune, gênent l'œil du
maître (le bruit des cloches importune Faust comme il
importunait Gœthe lui-môme) ; le démon y souffle l'in-
cendie.
MARCEL.
Mais voilà qui est fort vilain !
DIOTIME.
Faust pense comme vous, Marcel. En voyant s'éle-
ver les flammes, eu entendant l'écroulement où péris-
sent les pauvres vieillards , il maudit l'action brutale.
Bien qu'elle ait été commise à son insu, car il voulait
« l'échange et non la spoliation, » il en subit la peine.
26
402
DANTE ET GOETHE.
i i
Le Souci entre dans sa demeure. Son œil se Tenue à la
clarté du jour. — Chose admirable, et qui montre dans
toute sa grandeur la beauté morale du héros de Goethe,
Faust frappé de cécité n'a pas une plainte; il n'accuse
ni la Providence ni le Destin. Souduin enveloppé Je
ténèbres, « la nuit du dehors semble vouloir pénétrer en
moi, dit-il avec calme; mais c'est en vain , une pleine
lumière éclaire mon âme; » et il ne se détourne pas uo
moment de son œuvre.
EUE.
• i
Ce moment où Faust, en perdant la vue des sens,
sent se fortifier en lui le regard de l'âme, m'a singuliè-
rement ému quand j'ai lu pour la première fois la tra-
gédie de Goethe. Ne trouvez-vous pas qu'il rappelle le
passage des Confessions où saint Augustin, méditant
sur les plaisirs de la vue, s'écrie tout d'un coup, dans
un élan lyrique admirable : « lumière que voyait
Tobie, lorsqu'étant aveugle des yeux du corps, il ensei-
gnait à son fils le véritable chemin de la vie ! lumière
que voyait Jacob... »
DIOTIME.
i
• i
Vous avez raison. Le sentiment qui inspire nos deux
auteurs, nos deux poêles, car saint Augustin est un
grand poète, est le môme. Faust aveugle exhorte les
travailleurs; il promet des récompenses; il est plus
heureux qu'il ne l'a jamais été, dans le pressentiment
de ce qui s'accomplira un jour après lui ; il tressaille à
■il
CINQUIÈME DIALOGUE. 403
l'image de ce paradis terrestre qu'il aura tiré du chaos.
C'est le beau sentiment moderne du progrès, c'est l'ex-
pression d'un amour désintéressé des générations à
venir, qui fait dès ici-bas, au juste, une béatitude que
l'homme de l'antiquité n'a pas connue et que l'Église
chrétienne n'a fait qu'entrevoir. Faust n'a jamais joui
d'aucune réalité présente. Il est incapable d'une satis-
faction limitée à sa personne. Il conçoit pour l'huma-
nité un avenir idéal ; il s'efforce d'en hâter la venue ; il
la sent proche; c'est là toute sa félicité et c'est aussi la
On de son épreuve. Au moment où il se déclare satisfait,
au moment où il a conscience que pour avoir seulement
conçu, souhaité, cherché le bien, fût-ce même en de
fausses voies, préparé un état meilleur pour des hommes
qui naîtront plus libres et plus heureux qu'il ne l'a été
lui-même, le droit à l'immortalité lui est acquis, le but
de sa destinée en ce monde est atteint. Faust a par-
couru toutes les phases de l'activité humaine. Il a
touché les deux pôles de l'existence terrestre.
u Tout est consommé. » Ailes ist vollbracht. Faust
tombe dans un évanouissement profond dont il ne se
relèvera plus. Il expire. La lutte entre le bien et le mal
cesse avec les battements de sou cœur.
La partie qui se jouait entre Dieu et le diable est
terminée. Qui demeure victorieux? À qui va-t-elle
appartenir, cette âme superbe qui a voulu connaître et
aimer tout ce qu'il est possible à l'homme de connaître
et d'aimer ici-bas? C'est le sujet d'un combat entre les
démons et les anges.
Ce combat sur les bords de la fosse, autour du corps
i
'\
iO\ DAME ET GOETHE.
étendu de Faust, est assurément l'invention laplus^r-
prenanle de tout le poëme et aussi la plus personnelle;
Goethe. Notre poète se surpasse lui-même dans le m-
nologue inouf où Méphislophéfès, en vertu de son lilrt
juridique, guette, à la sortie du corps, cette grande m
de Faust dont il se croit désormais le possesseur légi-
time. Par la bouche du démon, Gœthe décrit, avecuis
clarté d'expression que la prose la plus parfaite aUeifl
rarement, avec une précision scientifique eitraordi-
uuire, et comme il a Tait du beau phénomène de la mé-
tamorphose des planles, le phénomène répulsif à n»
organes de la dissolution du corps humain. S'inspirani
des plus récentes découverte» de ta pfcyswlouîe, de In
chimie organique (des recherches de Sœmmerringsurk
siège de l'âme, je suppose, et des observations de Hen-
sing qui attribuait au phosphore une part principale
dans la production de la pensée) , Gasthe raille I*
représentations grossières que l'ignorance du moyen k(
"se faisait de la manière dont l'âme quittait le corn-.
C'était chose très-simple, dit Méphistophélès- elle n'a-
vait qu'une issue pour s'échapper; elle sortait par 1»
bouche avec le dernier soupir. Papillon, oiseau, figure
ailée, je la guettais comme le chat guette la souris et je
l'emportais dans mes griffes. Aujourd'hui c'est bien
différent; l'âme hésite à quitter sa morne demeure- on
ne sait plus ni quand, ni comment, ni par où elle s'en
va. On ne sait plus même si elle s'en va.
A ces considérations de l'ordre physique, Méphis-
lophélès ajoute des réflexions morales d'un sens pro-
fond. Autrefois, dit-il, l'âme pouvait difficilement
M
C1NQUIÈMK DIALOGUE. 405
échapper aux flammes; mais à celle heure que de
moyens pour elle de tromper le diable 1 Et, dans ses
perplexités, Méphistophélès appelle à son aide toule
l'engeance des diables inférieurs qui obéissent à son
commandement. On voit apparaître, dans le fond de la
scène, la gueule d'enfer.
MARCEL.
La gueule d'enfer!
DIOTIME.
La vraie gueule d'enfer de la légende. Gœlhe la
décrit d'un pinceau dantesque. II nous fait voir tout
au fond la cité infernale.
Dem Gewœlb des Schlundcs
Entquillt der Feuerstrom in Wuth ;
Und in dem Siedequalm des Hintergrundes
Seh* ich die Flammenstadt in ew'ger Gluth.
Des profondeurs du gouffre
Se précipite, en fureur, le fleuve de feu ;
Et plus loin, par delà le bouillonnement,
J'aperçois, dans son éternelle ardeur, la cité des flammes.
On a dit qu'en faisant celte peinture Goethe avait
certainement pensé à la cité de Dite dans l'Enfer de
Dante.
MARCEL.
Est-ce que votre poète germanique faisait cas du
poète toscan ?
!
DANTE ET GOETHE.
I) le nomme avec les plus grands, avec Homèn,
Eschyle, Shakespeare. H admirait la tète puissante de
Dante et l'œuvre puissante qu'elle avait conçue; mat,
bien que, a chaque pas, dans son Faust, on trouve des
pensées, des images et jusqu'à des mots qui semblent
accuser la préoccupation des Cantiques, je ne vois nulle
part un jugement complet de Goethe sur Dante, eljedois
même avouer qu'il qualifie en un endroit, avec une
délicatesse de goût par trop raffinée, le grandiose de la
Comédie, de grandiose barbare, monstrueux et répulsif.
Mais je reviens a nos démons. Dans le même temps
qu'ils accourent à la voix de Méphistopbélès, un chœur
d'anges est descendu des nuées, la bataille commence.
Ce combat des bons et des mauvais esprits, ce sujet si
souvent représenté par les artistes du moyen âge, est
traité aussi par l'Alliglûeri avec une naïveté adorable.
L'ange de Dieu et celui de l'enfer se disputent l'âme du
comte de Montefclf.ro, sauvé pour une « toute petite
larme i> de repentir qu'il a versée en mourant.
I.'angel di Dio mi prese; e quel d' in fer no
Gridava : tu dal ciel, perché mi privi?
Tu te ne portî di costui l'etemo
Per una lagrimetta ch' I mi toglie.
Dans le combat selon Goethe, les anges dispersent
les démons en répandant sur eux des roses célestes; la
grâce écarte avec douceur la malfaigance. Ils remontent
vers le ciel, emportant l'âme de Faust. Les démons
1)
CINQUIÈME DIALOGUE. 407
rentrent dans la gueule d'enfer. Méphistophélès aban-
donné ne prend pas la chose au tragique. Il se raille
lui-même; il se traite de maflre sot. Quoi! des jouven-
ceaux, des innocents, des simples, lui ont joué un si
bon tour, à lui le vieux renard rusé et madré ! Mais
aussi qu'avait-il affaire de s'embarquer dans une telle
aventure ! il n'a que ce qu'il mérite, après tout ! Le
poète n'en dit pas plus pour congédier Méphistophélès.
La punition est légère, comme vous voyez. L'enfer et le
diable disparaissent de la tragédie de Gœthe, comme
ils ont disparu de l'imagination et de la conscience
modernes.
MARCEL.
A la bonne heure, et voici qui me réconcilierait
presque avec ce terrible second Faust! Il me platt que
votre Méphistophélès se dégermanise ainsi, et qu'il
s'en retourne de belle humeur en enfer, comme le
ferait un diable de Voltaire.
DIOTIME.
O buono Apollo! bon Apollon ! s'écrie l'Allighieri
au début de sa troisième Cantique; et il demande au
dieu des poêles de l'assister en ce dernier labeur, alV
ultimo lavoro, afin que, en ses chants, il se rende
digne du laurier divin. Gœthe, lorsqu'il eut mis la
dernière rnain à l'épilogue de sa tragédie, à ce paradis
où il chante, lui aussi, sur un mode sacré, le triomphe
de l'amour divin, rendait grâces au ciel. Il avait touché
le but, il considérait sa carrière comme remplie, a Peu
Il"
W8 DANTE ET GOETHE.
importe, disait-il, que désormais mes heures soient
longues ou brèves; peu importe que je les occupe d'om
ou d'autre façon ; ma tâche est achevée. » Nos deoi
poètes avaient tous deux conscience , et bien juste-
ment, d'une œuvre suprême accomplie « par la vo-
lonté des dieux. »
Pardon si j'interromps toujours el fort mal à propos;
mais d'où vient que Dante qualifie ses personnages h
plus graves de l'épilhèle vulgaire de bon ? Le bon Apol-
lon, le bon Virgile, le bon Auguste?
DIOTIHE.
11 emploie le mot bon nu sens italien où il es)
t'équivalent de puissant, de vaillant.
Le paradis de Gcelhe, très-différent par son étendue
et par son aspect de celui de Dante, est cependant tout
à fait semblable, non-seulement parce qu'il appartient
également à la symbolique catholique, mais surtout par
sa conception idéale et par le caractère musical, sym-
iphonique, comme on l'a dit, de la représentation As
joies célestes. Dans les régions mystiques où nous trans-
porte l'épilogue de Faust, nous entendons les chants
de l'extase. La sainteté, la pureté, la beauté, la joie
■ineffable, y rendent de plus parfaites harmonies à me-
sure qu'on s'élève dans la lumière. C'est un véritable
•crescendo d'amour, comme Balbo l'a dit de la seconde
'Cantique. Au-dessus des saints anachorètes, au-dessus
•des intelligences séraphiques, qui rappellent la hiérar-
CINQUIÈME DIALOGUE. 409
chie des saints contemplatifs du ciel de Saturne dans
la Comédie, l'idéal de tout amour, la Vierge mère, plane
sur les nuages éthérés. A ses pieds les douces péche-
resses de l'Évangile et de la légende, Magna Peccatrix,
Mulier Samaritana, Maria Egyptiaca, l'implorent
pour celle qui fut coupable seulement d'avoir trop
aimé. La Mater Gloriosa sourit h Marguerite qui
s'avance. Pas plus que Béatrice, et c'est encore là un
trait de génie commun à nos deux poètes, Marguerite
ne saurait jouir de la béatitude si elle ne la partageait
avec celui qu'elle a aimé. Dans un autre langage que
la noble Florentine, mais dans un sentiment tout sem-
blable, elle demande que le soin de guider l'âme de
son amant lui soit confié. Sa prière est exaucée. Elle
s'élève, en attirant à sa suite l'âme de Faust, vers les
régions suprêmes, où l'on aime, où l'on connaît davan-
tage la sagesse éternelle.
Al cerchio che più a ma, e che più sape.
Ils entrent ensemble au ciel de la pure lumière, dans
l'allégresse amoureuse de la vérité.
Al ciel ch'è pura luce;
Luce intelle ttual piena d'amore,
Amor di vero ben pien* di letizia.
L'amour de la créature pour son Dieu et l'amour
de Dieu, il primo amante, pour sa créature se rencon-
trent. Le salut de l'homme est accompli. Et de même
que l'Allighieri déclare ce qu'il a vu au-dessus de
toute parole humaine,
410 DANTE KT GGETHE.
Il mio veder fu raaggio
Che il parlar nostro....
. . . . e vidi cose che ridire
Ne sa, ne puô quai di lassù discende,
ainsi le chœur mystique par qui se termine le poëme
de Faust, exalte Y inexprimable, Y indescriptible béa-
titude du royaume céleste, et le mystère insondable
qui relie à la vérité permanente de la vie divine les
apparences fugitives de notre vie mortelle.
Tout ce qui passe
N'est que symbole;
L'impénétrable
Ici s'accomplit ;
L'indescriptible
Ici se manifeste ;
L'Éternel féminin
Nous attire en haut..
Ailes vergaengliche
Ist nur ein Gleichniss ;
Das Unzugaengliche
Hier wird's Ereigniss ;
Das Unbeschreibliche,
Hier ist es gethan ;
Das Evvig-Weibliche
Zieht uns hinanl
Diotime cessa de parler. Mais aprè3 quelques in-
stants, voyant que tout le monde se taisait, et ne voulant
pas laisser ses jeunes amis sous l'impression trop grave
de ses dernières réflexions, elle se tourna gaiement
vers Élie. — Eh bien, lui dit-elle, voici que le bon Dieu
CINQUIÈME DIALOGUE. 411
*
a gagné son pari contre le diable ! Que vous en sem-
ble? N'ai-je pas aussi gagné le mien? Confesserez-vous
pas à la fin que j'avais raison, et que Ton peut bien
aimer ensemble Dante et Goethe, sans avoir pour cela
l'esprit mal fait, bizarre et fantasque?
ÉLIE.
Je rentre, comme Méphistophélès, dans ma pous-
sière. Mais pourtant, vous ne me ferez pas dire que je
regrette de vous avoir porté un défi , car ce défi nous a
valu à tous des heures que nous n'oublierons plus.
•
VIVIANE.
Et bien des motifs de vous admirer davantage.
DIOTIME.
Si j'avais le droit de parler comme Faust, je vous
dirais, Viviane, l'admiration n'est rien, l'amour est
tout.
VIVIANE.
Admiration, respect, amour et quelque chose encore
par delà à quoi je ne trouve pas de nom, qu'est-ce que
nous ne vous donnons pas, Diotime, et du plus profond
de nos cœurs 1
ÉLIE.
Combien vous seriez bonne si, avant de quitter nos
deux poètes, vous rappeliez en quelques mois, afin de
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412
DANTE ET GOETHE.
nous les graver mieux dans la mémoire, les principaux
traits par qui vous nous les avez montrés semblables!
DIOTIME.
Je vais essayer. — Nous avons reconnu d'abord, ce
me semble, que la Divine Comédie et Faust sont deux
œuvres profondément religieuses. Dans chacun de ces
poèmes, qui ont été pour Dante comme pour Goethe
l'œuvre de toute la vie, l'un et l'autre ils ont voulu
enseigner aux hommes la vérité divine dont chaque
science humaine est un rayon, la doctrine du salut.
Sous le voile du symbole et dans une action légendaire,
ils ont intéressé l'esprit humain au mystère de sa propre
destinée, temporelle et éternelle. lisse sont faits apôtres
et confesseurs d'une foi religieuse, morale et politique,
où nous avons admiré l'expression la plus haute du
problème de la vie en Dieu. Tous deux, par l'union
intime de la science et de la poésie, de la raison et de
la foi, ils ont essayé de rétablir l'harmonie primitive de
l'âme humaine dans ses rapports avec l'âme du monde;
ils ont cherché, dans les régions de l'infini, la concilia-
tion des discordances et des contradictions de l'existence
finie. Tous deux enfin ils ont tenté d'édifier une répu-
blique, une cité idéale, où régneraient ensemble la
liberté et la loi, la nature et l'esprit; où la contempla-
tion et l'action, la science et l'amour, se prêtant une
force mutuelle, donneraient dès ici-bas à l'homme le
pressentiment joyeux et l'image de la cité céleste.
Dante et Gœthe ont suivi une marche inverse en ceci,
que le premier, partant de la vie active, s'élève
)i
CINQUIÈME DIALOGUE. 413
peu 5 peu à la vie contemplative, tandis que le second,
au contraire, s'arrachant à la contemplation, entre de
plus en plus dans la vie d'action. Mais pour tous deux
le terme suprême est cette cité céleste où la vie recom-
mencera plus puissante , où l'homme, actif et contem-
platif, renaîtra plus parfait, plus semblable à Dieu.
Nous sommes tombés d'accord aussi, n'est-il pas
vrai? que Dante et Goethe sont restés, dans l'exécution
d'un plan grandiose qui n'allait à rien de moins qu'à
l'exposition d'une philosophie générale de l'univers et
de la destinée humaine, singulièrement personnels,
originaux, subjectifs, comme on dirait aujourd'hui ;
tirant, à la façon d'Homère et des prophètes bibliques,
de la réalité la plus familière et de leur expérience
propre, les motifs, les figures, les réflexions, toute la
matière et tout le tissu de leur ouvrage ; et cela de telle
façon qu'ils ont fait tous deux une œuvre incomparable,
d'un genre impossible à classer, et qui demeure uni-
que.
ÉLIE.
Lequel de ces deux poètes vous semble avoir le plus
approché d'Homère?
DIOTIME.
Ils possèdent tous deux, à un degré égal, la puis-
sance homérique par excellence, la faculté de penser
par image, de voir, en quelque sorte, ce qu'ilspensenl :
Dante, qui n'a connu Homère que de nom, est de sa
filiation très-directe ; il est son petit-fils par Virgile.
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414
DANTE ET GOETHE.
EUE.
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h
ElGœthe?
DIOTIME.
Peut-être y a-t-il pour Gœlhe alliance plutôt qw
filiation. Je me persuade que la légende germanique, si
elle gardait sa force créatrice, pourrait bien, un jour à
venir, dans quelque fie du Rhin (flfonnenwerth m
Grafenwerthy je suppose), célébrer les noces épiques
de celui que l'Allemagne appelait l'Olympien, avec la
tille de Léda, la blonde et divine Hélène !...
Mais reprenons notre parallèle. En regardant dans
le miroir magique où Gœlhe et Dante ont reflété leur
propre image, nous avons été étonnés de voir jusqu'à
quel point cette image se trouvait être la reproduction
héroïque et satirique tout à la fois du caractère et
de la physionomie de leur race, de leur peuple et de
leur siècle. Ce n'est pas tout. Jusque dans les détails,
nous avons fait des rencontres surprenantes. Nous
avons entendu de ces grands cris d'entrailles, de ces
soupirs, de ces accents brisés et profonds, de ces mots
d'une candeur sublime que l'art ne saurait feindre, où
se révèlent, sans qu'il soit possible de s'y tromper, des
âmes de même trempe et de même timbre.
Dans le langage qu'ils ont parlé avec tant d'amour,
et en maîtres tous deux ; dans cette italien de Florence,
si personnel ensemble et si national, où Dante fondait
tous les dialectes de l'Italie dont il rêvait et sentait in-
stinctivement déjà l'unité future; dans ce haut allemand,
Il M
CINQUIÈME DIALOGUE. 415
de vraie souche populaire, auquel Goethe a su impri-
mer à la fois le sceau de son génie propre et la perfection
classique, nous avons senti une puissance, une liberté de
création égale, avec l'autorité suprême qui fixe à jamais
la règle et la beauté.
Chose étrange , et qui les rapproche encore ! Danle
et Goethe, dans cette admirable formation d'une langue
et d'une œuvre nationales, ont suivi exactement même
fortune. Il leur a fallu à tous deux s'arracher à l'habi-
tude des idiomes étrangers. Avec tous ses contempo-
rains, Danle, vous vous le rappelez, écrit d'abord en
latin ; il subit très-longtemps le charme de la poésie
provençale et l'autorité établie de la langue française.
Goethe, contrarié aussi dans l'essor de sa verve, empêché
dans les provincialismes bourgeois d'un allemand cor-
rompu, façonné avec sa génération au joug des littéra-
tures étrangères, subissant l'ascendant de nos grands
écrivains du xvi* et du xviu e siècles, commence dé rimer
en français et en anglais; il ne revient pas sans quel-
que effort à la pente naturelle, à la saveur germanique
de sa pensée et de sa parole.
Ainsi donc, pour tout résumer: caractère religieux,
pensée philosophique, sentiment de l'idéal, largeur du
plan, merveilleux du sujet tiré également de la légende
chrétienne, savoir encyclopédique, spontanéité, beaulé
du langage, inspiration personnelle et populaire tout
ensemble, la Divine Comédie et Faust offrent à no^
admirations les mêmes grandeurs. Dans une niétamor-
phose poétique d'une incroyable puissance, Dante élève
les conceptions variées du polythéisme latin à l'unité
411) DANTE ET GOETHE.
d'un catholicisme grandiose. A son tour, plushardieo-
core et doué d'une vertu poétique qui s'est nourrie lit
savoir accru de cinq siècles , Gœthe accorde, en b
transformant, dans la vaste harmonie du panlhéw
moderne, les dieux de la Rome antique avec le Di*
supérieur de la Home chrétienne.
Sans m'arréter aux ressemblances dans les détail;.
dans les images, dans les expressions même de n*
deux poêles (à cette rencontre singulière, par exemple
des noms de Béatrice et de Faust, qui tous deux signi-
fient heureux), sans iusislcr sur des inspirations Irè-
semblables qu'ils puisent, l'un dans le senti nient prita
goricien, l'autre dans le sentiment spinosisle de la vie.
j'ajoute que les vicissitudes subies et les influences eier-
cées par le génie de Dante et de Gœthe présentent de>
analogies non moins remarquables. Aucun poêle, y
crois, n'a passé, comme ils l'ont fait, par des alterna-
tives aussi contrastées d'éclat et d'oubli, de méconnais-
sance et d'adoration.
Je croyais que Gœthe n'avait jamais été ni contesté
ni méconnu. Encore tout dernièrement, je lisais, dan-
un Entretien de Lamartine, que la vie de Goethe avait
été un règne.
DIOTIXE.
Un règne fort traversé de rébellions, Marcel, et au-
quel certaines humiliations même ne furent point épar-
gnées. A son retour d'Italie, Gœthe nous dit que l'Aile-
i a
CINQUIÈME DIALOGUE. 417
magne l'avait oublié, « ne voulait plus entendre parler
de lui ; » il se plaint que la critique traite ses œuvres
« avec la dernière barbarie. » On tente, à force d'ironie
et de dédain, de déconcerter à la fois son génie et sa
bonté. On s'attaque, avec un acharnement presque
sans exemple, à ses livres et à sa personne. Objet de
haine à la fois pour les partis les plus contraires, pour
les violents de toutes les opinions, piétistes ou jacobins,
romantiques ou pédants ; insupportable au faux goût et
à la fausse morale, Goethe est calomnié dans son carac-
tère, dans son talent, et jusque dans les plus nobles
affections de son grand cœur. En le représentant comme
un indifférent, un égoïste, un rimeur bourgeois, maté-
rialiste et réaliste, on parvient à éloigner de lui la jeu-
nesse et à obscurcir son nom. On annonce que, avant
dix années, il sera rentré dans le néant. On exalte au-
dessus de lui non-seulement Schiller, mais la tourbe
des auteurs infimes; on le déclare frappé d'impuis-
sance. Les éditeurs refusent d'imprimer ses manuscrits;
ses envieux le harcèlent de telle sorte et ses amis le
défendent si faiblement, qu'il se sent comme exilé, seul,
absolument seul dans son pays, et qu'il est tout près de
renoncer à l'art et à la poésie !
VIVIANE.
Mais cela ne paraît pas croyable.
DIOTIME.
Ce qui est presque incroyable aussi, c'est In diver-
27
418
DANTE ET G CE THE.
f !
ta •
I I
» I
. ( «
site, l'opposition des jugements qui ont été portée
Fausi comme sur la Comédie.
Ces deux œuvres grandioses et profondes ayaflU
besoin dès leur apparition de commentateurs et dW
prèles» elles sont devenues aussitôt le sujet de quertfe
passionnées. L'une comme l'autre elles attirent ^
repoussent, captivent et irritent les imaginations. Danfe
nous l'avons vu, est déjà pour ses contemporains, d
de plus en plus dans la suite des générations, fouri
tour orthodoxe et hérétique, guelfe et gibelin, voué à
l'anathème et à l'apothéose. En butte aux fureors oa
aux dédains des inquisitions ou des académies, tnfc
d'impie par les uns, de barbare par les autres, Darë
traverse de longues éclipses de gloire. Lui qui pas-
sionnera des esprits tels que Buonarroti, Galilée, là
qu'on a proclamé égal, supérieur à Virgile et à Horoèfc
il sera rejeté dans l'ombre de Pétrarque, de Tasse, et,
ce n'est pas assez, de Marini, de Métastase. Comme il
a été, de son vivant, exilé par un aveugle esprit <k
faction, trois siècles après sa mort il sera basai de h
compagnie et de la gloire des grands hommes. A»
commencement de ce siècle, selon Àlfieri qui ank
appris de mémoire toute la Comédie, on n'aurait p®
trouvé dans toute l'Italie trente personnes ayant h
Dante.— Goethe, de son vivant et encore à cette heu^
pour les esprits étonnés, est tantôt le plus religieux des
poètes, et, dans les matières d'État, le plus républicain
des utopistes , tantôt le plus endurci des païens, de*
athées; un « mauvais génie » (Lacordaire l'écrivait
hier encore); un courtisan, un esprit rétrograde timide
ê
1
h
CINQUIÈME DIALOGUE. 41»
et servile. Aujourd'hui cependant l'opinion semble
s'établir définitivement selon la justice. Les éditeurs,
les traducteurs, les commentateurs intelligents et
aimants se multiplient en même temps pour Dante et
pour Goethe. Tous deux ensemble ils s'emparent, sans
violence et par la seule force des choses, de nos ima-
ginations. Ils sont présents à l'esprit de quiconque est
capable de sérieuses pensées. Pour tout Italien comme
pour tout Allemand, la Comédie et Faust sont devenus
le Livre par excellence, une sorte de Bible à la fois
familière et mystérieuse, d'où l'on tire pour toutes les
occasions de la vie, pour toutes les dispositions de
l'âme, des sentences, des axiomes et des similitudes.
Bien plus, voici que presque à la même heure une
réparation glorieuse se fait. Un moment distraite,
trompée, ingrate, l'âme de la patrie allemande se
retrouve, se reconnaît enfin, elle salue sa propre gran-
deur, elle sent sa puissante, son indestructible person-
nalité dans l'œuvre et dans le nom de Wolfgang Goethe.
Et toi, noble Allighieri, maître, guide, « plus que
père ! » toi qui bénissais le pain amer de l'exilé, toi qui
montais avec lui, en soutenant ses pas chancelants, le
dur escalier d'autrui, toi qui recevais dans les bras,
pour l'emporter dans ton ciel, le martyr sanglant de la
liberté, maintenant ramené sur les bords de ton beau
fleuve Arno, au doux bercail d'où sont à jamais chassés
les loups rapaces, que de repentirs à tes pieds, que de
lauriers à ton front, et combien inséparables désormais
dans l'âme italienne ta gloire et la gloire de la patrie!...
Les derniers accents de Diotime se perdirent dans
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II
420
DANTE ET GOETHE.
le silence. La nuit étail venue. Un grand recueillement
descendait sur la campagne. Tout à coup Ton entendit
résonner au loin de longues notes vibrantes et douces
qui semblaient s'appeler et se répondre à travers l'es-
pace. C'étaient deux cors de chasse qui se renvoyaient
l'un à l'autre le refrain mélancolique aimé de la Bre-
tagne :
Ma sœur, qu'ils étaient beaux ces jours
De France I
mon pays, sois mes amours
Toujours.
Ce fut le signal du départ. On avait oublié les heu-
res rapides et la distance. La lune était déjà très-haut
à l'horizon. Pendant qu'Élie et Marcel s'occupaient au*
préparatifs du retour, Diotime et Viviane allaient et
venaient sur la plage qui se rétrécissait à vue d'oeil, el
se repliait dans les ombres du granit, au murmure
montant des flots. Des nuées de goélands, de pétrels
et d'autres oiseaux aquatiques volaient vers la terre,
cherchant pour les heures' nocturnes leur abri dans les
grottes de stalactites qui s'ouvrent aux flancs du rocher.
Ramenée par la marée en vue des côtes, la flottille de
pêche se rassemblait et courbait sa noire voilure sur la
surface argentée de l'Océan.
Depuis quelques instants, Diotime suivait avec une
attention inquiète le mouvement d'une barque qui
gouvernait presque en droite ligne vers la langue de
sable où elle se trouvait avec son amie.
— C'est l'heure des contrebandiers, dit \iviane.
!i
In
CINQUIÈME DIALOGUE. 421
répondant ainsi à la question que se faisait tout bas
Diotime.
L'embarcation avançait toujours. Bientôt on put
distinguer qu'elle était montée par trois hommes. Un
quatrième, de grande taille et qui paraissait armé, se
tenait debout près du foc.
— Je ne me trompe pas, c'est la barque de Floury,
s'écria Diotime.
— Que viendrait-elle faire ici, à cette heure? dit
Viviane.
Sans répondre, Diotime se dirigeait vivement vers
la pointe où le pilote allait atterrir. Je ne sais quel pres-
sentiment hâtait son pas. Quelqu'un venait, en effet, 5
sa rencontre.
Avant que la barque eût louché terre, l'inconnu
qu'on y voyait debout, à l'avant, et qui ne ramait point,
s'élançait.
— Évodos ! . . .
A ce nom qu'elle entendit avant d'avoir rien vu,
Viviane, comme frappée d'immobilité, s'arrêta soudain.
Le jeune homme vola vers elle. Il la reçut dans ses
bras, tremblante et muette.
Après les premiers étonnements du revoir :
— Mais enfin, reprit Diotime, comment donc,
quand on vous croit dans les mers cTIonie, abordez
vous au cap Plouha ?
— C'est bien simple. Vous savez que je ne m'ap-
partiens pas. Ceux qui me commandent m'envoient à
Paris; m'y voici d'un trait. La personne à qui l'on m'a-
dresse n'y est point encore; on ne l'attend que dans
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422
DANTE ET GOETHE.
vingt-quatre heures. Ces vingt-quatre heures sont
miennes. J'arrive à Portrieux ; vous en èles partie le
matin. La barque du pilote va prendre la mer; je
demande à Floury de se louer à moi pour la soirée; il
y consent. Nous mettons le cap sur Plouha. En voyant
cette belle mer tranquille refléter, comme un miroir
d'acier, le doux visage de Phœbé qui lui sourit, je
m'enchante. Je me persuade que vous vous laisserez
charmer comme moi par la magie des cîeux et deseaui
et que nous reviendrons ensemble, guidés par mon
étoile... Le voyez-vous là-haut, mon beau Siriut.
justement sur la pointe du cap Fréhel !... II faut que
vous donniez raison à ma joie, Diotime, vous qui êtes
aussi l'astre propice ; il faut que, par cette nuit lumi-
neuse comme les nuits de ma patrie, tous trois nous
naviguions en plein espoir et en plein contentement sur
votre océan breton !
A cette proposition inattendue, Viviane consentait
d'un joyeux silence ; mais Diotime avait des objections.
Le vent était contraire....
évodos.
Le voici qui tombe. Kt d'ailleurs, en venant, Floury
qui se connaît à vos nuages y a vu qu'entre huit el
neuf heures la brise soufflerait nord-ouest. En moins
d'une heure et demie, il en donne sa parole, nous
serons rentrés au port.
DIOTIME.
Mais la pointe de Saint-Quai?... les courants?
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CINQUIÈME DIALOGUE. 423
ÉVODOS.
Fiez-vous à moi. Nous autres Hellènes, ne sommes-
nous pas toujours les compagnons d'Ulysse? Fiez-vous
surtout à Floury. Lui et ses hommes, ils rameront, s'il
le faut, vigoureusement.
Comme on en était là, Élie et Marcel venaient aver-
tir que tout était prêt. Ce fut à leur tour de s'étonner.
Les premières effusions passées, la compagnie convint
de se partager : Élie et Marcel retourneraient par terre
à Porlrieux ; le bateau du pilote y ramènerait Viviane
et Diotime, à la garde d'Êvodos.
L'entretien, comme on peut croire, ne languit pas,
au doux rhythme de la barque, pendant la traversée.
Toute une année d'absence où tant de choses avaient
agité, inquiélé, passionné les esprits ! Que de souve-
nirs, que d'espérances, que de projets à échanger entre
deux jeunes cœurs épris d'un même amour et confiants
tous deux dans une grande et maternelle amitié!
Quoi qu'en eût dit Floury, le vent du nord-ouest ne
se levait pas. On nageait avec lenteur. Peu à peu le
bruissement monotone des flots et le magnétisme des
clartés lunaires assoupirent Diotime. Elle fit de beaux
rêves. Elle vit passer dans les nuées les ombres heu*
reuses de ceux qu'elle avait perdus; elle entendit au
loin des chants de liberté. Elle vit s'élever, dans les
vapeurs du crépuscule, un beau temple en marbre; et
quand, aux premiers rayons du jour, les portes s'ou-
vrirent d'elles-mêmes, elle aperçut au fond la statue
d'ivoire et d'or de la divine Béatrice.
I
424
DANTE ET GOETHE.
Cependant, peu à peu, le souille du malin se faisait
sentir; il agitaiten se jouant, H soulevait à demisurb
paupières de Diotime le voile des songes. Alors se des-
sinèrent à ses yeux, sur le fond transparent des clart*
de l'aube, deux figures d'une jeunesse et d'une béante
parfaites, assises à ses côtés, vis-à-vis Tune de Faute
dans un maintien plein de grâce et de noblesse. Diolitœ
distingua deux mains qui se cherchaient, deux anneam
échangés. Elle entendit deux voix mélodieuses que b
brise emportait en se jouant sur les flots et qui sem-
blaient accompagnées de la cithare antique. Diotime
prêta l'oreille. Les deux voix dialoguaient ainsi :
— Les hasards de ma vie ne t'effrayent point?
— Moi-même je ceindrai ton bras du glaive, en
priant les dieux pour ta patrie.
— Ma patrie est pour toi la terre étrangère.
— Quelle femme, quelle barbare se sentirait étran-
gère dans la cité de la vierge Atbéné, sur la terre où
l'on adore la douce Panagia?
— Ma destinée est obscure. Je ne connaîtrai de
longtemps ni repos ni foyer.
— Que serait le foyer sans l'honneur! que serait le
repos sans la liberté !
— Tu n'entends pas les mots de la langue que par-
lent les miens.
— La langue flexible et sonore que parlent les fils
d'Homère, j'ai voulu l'apprendre; écoute :
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CINQUIÈME DIALOGUE. 425
A ce moment la barque entrait dans le port; elle
amarrait au pied de la jetée. Le bruit que fit la chaîne
en retombant sur la pierre tira de son rêve Diotime.
A demi sommeillant, appuyée au bras d'Évodos,
elle montait encore l'escalier de granit, quand Viviane,
déjà loin, suivie du lévrier, comme la Diane chasseresse
au pied virginal, s'avançait vers le seuil où les atten-
dait Élie, seul et pensif dans sa tristesse bretonne.
FIN.
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TABLE
Premier dialogue 4
Deuxième dialogue . . . ." 74
Troisième dialogue 203
Quatrième dialogue 291
Cinquième dialogue 368
TARIS. — J. CLAYK, IMPKIMKUK, KUE S A I N T- B SN OIT , 7.
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