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Full text of "Dante et Goethe;"

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Vtfc. Ft: E 11. Sii? 



1 



i 



DANTE 



ET GOETHE 



DU MÊME AUTEUR. 



Histoire de la révolution de 1848, 2 vol., 2 e édition. 

Essai sur la liberté, 2 e édition. 

Esquisses morales, pensées, réflexions et maximes, 3' édition. 

Floaencb et Turin. 

Jeanne d'Arc, drame en cinq actes. 

NÉLIDA. 



PABIB. — S. CLAYB, IMPRIMEUR, RUE S AINT-B INOIT, 1 



DANTE 



ET GCETHE 



DIALOGUES 



DANIEL STERN 




PARIS 



LIBRAIRIE ACADÉMIQUE 
DIDIER ET C", LIBRAIRES-ÉDITEURS 

55, QUAI DES AUCESTIH», 55 
II DCCC LXVI 



» -^ 







I / 



DANTE ET GCETHE 



DIALOGUES. 



A COSIMA. 

Ta naissance et ton nom sont italiens ; ton désir 
ou ta destinée t'ont faite Allemande. Je suis née 
sur la terre d'Allemagne; mon étoile est au ciel 
de l'Italie. C'est pourquoi j'ai voulu t'adresse r des 
souvenirs oh se mêlent Dante et Gœthc : double 
culte, où nos âmes se rencontrent; patrie idéale, 
où toujours, quoi qu'il arrive, et quand tout ici-bas 
nous devrait séparer, nous resterons unies d'un 
inaltérable amour. 



PREMIER DIALOGUE. 

DIOTIME, EUE. — in peu plus tard, VIVIANE, 

MARCEL. 

Us marchaient sur la grève sans se parler. Ils s'é- 
taient d'abord . entretenus de leurs amis et d'eux- 
mêmes, de leurs opinions sur les choses du jour. Puis, 
insensiblement, le silence s'était fait. La grandeur de 
ce lieu désert s'imposait à eux. La marée qui montait 

lentement, en battant de ses flots le cap Plouha, impri- 

1 



DANTE ET GGETHE. 



mait à leur esprit son rhythme solennel. — A quoi 
pensez-vous? dit enfin Élie. 



DIOTIME. 



La question est brusque. La réponse va vous sur- 
prendre... Je pense à Dante. 



ELIE. 

A Dante !... ici ! au poète florentin, sur les cotes de 
Bretagne! Voilà qui me surprend, en effet. 

DIOTIME. 

Ce site est véritablement dantesque. Regardez ces 
formidables entassements de rochers, précipités les uns 
sur les autres ! Voyez ces blocs de granit aux flancs 
noirs, tout hérissés d'algues marines, que la vague, en 
se retirant, laisse couverts d'écume, et que d'ici l'on 
prendrait pour des monstres accroupis sur le sable! 
Écoutez les gémissements du flot qui s'engouffre dans 
ces antres béants ! Ne se croirait-on pas aux abords 
d'un monde infernal? Tout à l'heure, à la lueur bla- 
farde de votre triste soleil, il me semblait lire sur ce 
pan de roc taillé à pic l'inscription sinistre : Per me si 
va; et je voyais, là-bas, dans cet enfoncement, l'ombre 
de Dante, qui s'avançait, pâle et muette, vers les 
régions obscures. 

ÉLIE. 

Votre imagination confond mes faibles esprits. Vous 
franchissez d'un bond l'espace et les siècles... 



PREMIER DIALOGUE. 3 

DIOTIME. 

Le génie n'est jamais loin. Il est présent partout, 
comme Dieu. Combien de fois ne l'ai-je pas éprouvé ! 
Qu'un spectacle inaccoutumé de la nature ou quelque 
événement soudain ébranle et trouble ma pensée, aus- 
sitôt, par je ne sais quelle évocation secrète, qui se fait 
en moi comme à mon insu, il me semble voir à mes 
côtés deux figures immortelles, deux génies lumineux, 
dont la seule présence fait rentrer en moi la paix, et en 
qui je vois toute chose se réfléchir, s'ordonner, s'éclai- 
rer, comme en un miroir magique. 

ÉLIE. 

Per spéculum in enigmate. N'est-ce pas ainsi que 
parlait saint Paul ? Il y a longtemps, Diotime, que je 
vous soupçonnais d'être tant soit peu visionnaire !... Et 
ces deux génies sont Dante?,.. 

DIOTIME. 

Dante et Goethe. 

ÉLIE. 

Dante et Goethe !... étrange association de noms ! 

DIOTIME. 

Pourquoi étrange? 

ÉLIE. 

Pourquoi?... Parce que ce sont bien les deux 



4 DANTE ET GOETHE. 

génies, les deux hommes les plus opposés qui furent 
jamais. 

DIOTIME. 

Je ne les vois point opposés ; tout au contraire. 

ÉLIE. 

Point opposés, bon Dieu ! L'Italien du xm e siècle et 
le Germain du xix e I Le poëte catholique, qui chante en 
sa Divine Comédie l'orthodoxie de saint Thomas et les 
catégories d'Arislote, et ce païen panthéiste, qui cache 
sous la robe et le nom du réprouvé docteur Faust les 
témérités de Spinosa et le système suspect de Geof- 
froy Saint-Hilaire ! Point opposés ! 

DIOTIME. 

Ne vous arrêtez pas en si beau chemin ; continuez. 
Quelle comparaison, n'est-ce pas, entre le belliqueux 
enfant de la cité de Mars, entre le noble fils du croisé 
toscan Cacciaguida, et le petit bourgeois d'une ville 
marchande, dont le bisaïeul ferrait les chevaux, dont 
l'aïeul tenait une auberge ! 

ÉLIE. 

Ajoutons, puisque vous le souffrez, quel rapport 
entre le citoyen héroïque que l'ardeur de ses passions 
jette aux guerres civiles, et qui, proscrit, dépouillé, 
meurt bien avant l'âge, tout chargé de calamités, tout 
ému de haine et d'amour pour son ingrate patrie ; entre 



PREMIER DIALOGUE. 5 

ce grand imprécateur à la face sinistre, « qui allait en 
enfer et qui en revenait , » et le rayonnant Apollon, 
qui se faisait appeler monsieur le conseiller de Goethe, 
anobli, décoré, ministre d'un grand-duc allemand, 
froidement recueilli dans sa haute indifférence, obser- 
vant les jeux du prisme quand la Révolution française 
éclate sur le monde, et qui meurt plein de jours, d'hon- 
neurs et de biens, au milieu des jardins qu'il a plantés, 
au milieu des curiosités, des offrandes, que lui appor- 
tent, de tous les points du globe, ses admirateurs à 
genoux ! 

DIOTIME. 

Comme vous, je me suis étonnée, en ses commen- 
cements, de cette passion de mon esprit qui le rame- 
nait en toute occasion dans la compagnie de deux 
poètes aussi dissemblables. Je m'expliquais mal ce choix 
involontaire qui me faisait emporter ensemble, partout 
où j'allais, les deux petits volumes que vous regardiez 
hier sur ma table, et qui sont devenus pour moi, à peu 
de chose près, ce que le bréviaire est pour le prêtre : 
Im Commedia di Dante Allighieri, et Faust, eine Tra- 
gœdie von Wolfgang Gœthe. Je ne voyais pas trop le 
sens de cette double prédilection. Mais comme elle 
était en moi véritable et obstinée, il me fallut bien en 
trouver la raison ; et c'est en cherchant celte raison 
que j'en suis venue à pénétrer peu à peu jusqu'à 
ces profondeurs de la vie idéale où nous sentons 
les harmonies, et non plus les dissonances des 
choses. 



6 DANTE ET G CET HE. 

ÉLIE. 

Comment cela? 

DIOTIME. 

Je veux dire... mais ce serait un long discours. 

ÉLIE. 

Ne sommes-nous pas de loisir? 

DIOTIME. 

Nous avons beaucoup marché sans nous en aperce- 
voir; je me sens un peu lasse. 

ÉLIE. 

Arrêtons- nous ici. Le vent se calme, l'Océan 
s'apaise. La marée ne dépasse jamais ce rocher. Voici 
mon plaid étendu sur le sable. Asseyez-vous, Diotime. 
Prenez quelqu'une de ces figues que j'ai apportées pour 
vous dans ce panier. Je les crois mûres, bien que 
venues sous un ciel inclément. 

DIOTIME. 

Depuis les figues que je cueillais sur les bords du 
lac de Corne, dans les jardins de la villa Melzi, je n'en 
avais pas goûté d'aussi savoureuses. 

ÉLIE. 

Vous le voyez, noire soleil du Nord a ses caresses ; 
nos landes, âpres et rudes, ont leur douceur. Ce malin, 



PREMIER DIALOGUE. 7 

m 

en venant de Portrieux, vos regards s'arrêtaient avec 
plaisir sur la pourpre de nos bruyères et sur les tons 
rosés de nos champs de blés noirs. Ne me disiez-vous 
pas aussi que la lumière qui descendait à ce moment 
sur nos campagnes vous rappelait les brumes transpa- 
rentes qui, à certains jours d'automne, enveloppent 
le Lido ? 

DIOTIME. 

En effet, la nature, en ses diversités les plus frap- 
pantes, a des rappels soudains à la grande unité. Il en 
est ainsi des hommes de génie : c'est le même Dieu, 
c'est le Dieu unique, éternel, qui parle par leur voix 
sur des modes divers. Il ne tiendrait qu'à nous de l'y 
reconnaître. 

ÉLIE. 

Je vois où vous voulez en venir ; et, si vous restez 
dans cea généralités, je me garderai de vous contre- 
dire. Mais précisons davantage et dites-moi, je vous 
prie, quels sont ces rappels, ces analogies, que vous 
avez su découvrir entre deux œuvres où je n'ai jamais 
pu voir qu'opposition et contraste? 

Élie parlait encore, qu'on vit surgir à l'extrémité de 
la grève, en pleine lumière, un point noir. Ce point 
noir se mouvait et venait vers eux rapidement. Presque 
aussitôt, on put distinguer un cavalier et une amazone, 
dont la robe flottante semblait poussée par le vent et le 
défier de vitesse. Un lévrier de grande taille courait 
devant les chevaux. Il bondissait de rocher en rocher. 



"8 DANTE ET GOETHE. 

Tout d'un coup, il s'arrête : il venait d'apercevoir 
son mattre, assis aux pieds de Diotime; et peut-être 
aussi, qui sait? le panier ouvert entre eux deux, qui 
promettait à son appétit quelques reliefs. Quoi qu'il en 
soit, d'un trait, Grifagno franchit l'espace ; il se jette 
sur Élie avec une impétuosité folle, renverse le panier, 
les figues, et, de son long museau désappointé, les cul- 
bute sur le sable. Tout cela avait été l'affaire d'un clin 
d'œil. Dans le même temps, la svelte amazone arrivait 
à fond de train. Elle sautait lestement à bas de son 
cheval, détachait de la selle une gerbe de fleurs sau- 
vages, e( s'avançait vers Diotime avec un air gracieux. 

DIOTIME. 

Quelle surprise! Nous ne vous attendions plus. 

VIVIANE. 

C'est par hasard que nous vous rejoignons. Nous 
reprenions la route de Portrieux, pensant vous y trou- 
ver, quand Marcel s'est avisé de demander au garde- 
côtes s'il ne vous aurait point vus. C'est ce brave doua- 
nier qui nous a dit que vous aviez laissé la voiture à 
Tréveneuc et que vous deviez être encore par ici 
quelque part. 

ÉLIE. 

Le cap Plouha a exercé sur nous sa magie. Diotime 
a eu des visions, j'ai fait des rêves. Les heures ont 
glissé sans bruit, comme ces voiles qui disparaissent 



PREMIER DIALOGUE. 9 

ià-has à l'horizon. Et quand nous nous en sommes 
aperçus, au lieu de hâter le retour, nous avons décidé 
de rester ici jusqu'au soir. 

MARCEL. 

Et Ton vous dérangerait en y restant avec vous? 

Viviane n'attendit pas la réponse. Prenant des 
mains de son frère un épais manteau qu'elle roula en 
coussin, elle s'assit auprès de Diotime. Marcel fit 
signe à des enfants de pêcheurs, qui cherchaient des 
crabes dans les rochers, de venir tenir les chevaux. Le 
lévrier haletant s'étendit tout de son long sur le bout 
du plaid d'Élie. Et, chacun ainsi établi à sa guise, la 
conversation reprit son cours. 

VIVIANE. 

De quoi parliez-vous donc quand nous vous avons 
surpris? Vous m'aviez tout l'air de dire de fort belles 
choses. 

ÉLIE. 

Voilà qui s'appelle deviner. Diotimç était en verve. 
Elle entreprenait de me persuader que la Comédie de 
Dante et le Faust de Goethe sont deux oeuvres tout à fait 
semblables. 

DIOTIME. 

Je n'ai pas dit tout à fait, mais 1res- sembla- 
bles. 



10 DANTE ET GGETHE. 

VIVIANE. 

A la bonne heure. Vive le paradoxe ! Depuis quel- 
ques jours, ne vous déplaise, nous échangions avec une 
satisfaction assez plate des vérités incontestables. J'ai 
grand besoin de stimuler mes esprits... Eh bien ! 
Diotime, parlez. Persuadez-nous. Par Apollon et les 
Muses! je jure de vous décerner le prix d'éloquence. 
Si je n'ai pas pour vous couronner les violettes et les 
bandelettes d'Alcibiade, je saurai du moins tresser ces 
verveines avec assez d'art pour qu'elles n'offusquent 
point votre grand front lumineux. 

DIOTIME. 

Une couronne, des belles mains de la fée Viviane ! 
voilà de quoi tenter mon ambition. « Les ailes m'en 
viennent au dos, » auraient dit vos amis d'Athènes. 

VIVIANE. 

Eh bien! déployez-les. Parlez. 

DIOTIME. 

Laissez-moi me recueillir un peu. 

Viviane mit un doigt sur sa bouche. Chacun se tut. 
Après quelques instants, Diotime continua d'un ton 
grave. 

DIOTIME. 

L'analogie première que je vois entre le poëme de 
Dante et le poëme de Gœthe, c'est que tous deux ils 



PREMIER DIALOGUE. 11 

embrassent, ils élèvent à son expression la plus haute 
l'idée la plus vaste qu'il soit donné à l'homme de con- 
cevoir : la notion de sa propre destinée dans le monde 
terrestre et dans le monde céleste ; le mystère, l'intérêt 
suprême de son existence en deçà de la tombe et au 
delà ; le salut de son âme immortelle. Le sujet de la 
Comédie et le sujet de Faust, ce n'est plus, comme dans 
l'épopée antique, une expédition guerrière et nationale, 
la fondation de la cité ou de l'État ; c'est la représen- 
tation des rapports de l'homme avec Dieu dans le fini 
et dans l'infini ; c'est le grand problème du bien et du 
mal, tel qu'il s'est agité de tout temps dans la con- 
science humaine, avec la réponse qu'y donnent, selon 
la différence des âges, la religion, la philosophie, la 
science, la politique. 

ÉL1E. 

Pardon. Ce que vous dites ne s'appliquerait-il 
pas également bien au Paradis perdu de Mil ton, à la 
Messiade de Klopstock ? 

• DIOTIME. 

Pas entièrement. D'ailleurs, ce n'est là qu'un point 
touché de ma comparaison. Nous allons la serrer de 
plus près. Remarquez d'abord que les deux poèmes, 
tout en étant l'expression d'une préoccupation perma- 
nente et universelle de l'esprit humain, sont aussi l'ex- 
pression particulière des préoccupations d'une époque 
et d'une nation. La Comédie dantesque est un monu- 
ment historique où se perpétuent à jamais les croyances, 



12 DANTE ET GOETHE. 

les doctrines, les passions, et surtout les terreurs du 
moyen âge. Dans Faust, la postérité la plus reculée 
sentira les conflits, les angoisses, les défaillances, mais 
surtout l'espoir intrépide de la génération qui vit le 
jour à la limite du xyiu" et du xix e siècle, dans ce 
moyen âge nouveau entre une société qui finit et une 
société qui commence, entre la dissolution et la renais- 
sance d'un monde. 

Mais celte représentation, cette image d'un siècle, 
elle va prendre, selon le génie qui Ta conçue, un tem- 
pérament de race et de nationalité. Par Dante, elle sera 
latine et toscane; de Goethe, elle recevra le souffle de la 
vie germanique ; car, et notez bien cette similitude, on 
a pu dire avec une égale justesse, de Goethe, qu'il était 
le plus allemand des Allemands; de Dante, qu'il était 
le plus italien des Italiens qui furent jamais. 

Ce n'est pas tout. Malgré ce grand air de race et 
de nationalité qu'ils donnent à leur création, ni Dante 
ni Gœthe n'y disparaissent, comme l'ont fait dans 
leurs poèmes Homère, Virgile, Lucrèce, et plus tard 
Camoëns, Milton, Klopstock. Bien au contraire, Dante 
entre en scène dès les premières lignes de sa Comldie; 
il en est l'acteur principal ; Virgile et Béatrice le con- 
duisent; les réprouvés et les élus s'entretiennent avec 
lui; il reconnaît, dans l'enfer, dans le purgatoire et 
dans le paradis, ses amis et ses proches; on lui prédit 
sa gloire future. 11 est enfin le seul lien entre les per- 
sonnages épisodiques qui passent devant nos yeux ; et 
l'intérêt, la réalité sensible de ce merveilleux voyage 
à travers l'éternité, ce sont les impressions du voya- 



is 



PREMIER DIALOGUE. 13 

geur qui le raconte. Quant à Gœlhe , sans se nommer, 
il se fait assez connaître dans son héros. Tout ce qu'il 
a senti, rêvé, pensé, voulu, écrit déjà dans ses ou- 
vrages antérieurs, il le met dans la bouche du docteur 
Faust. Sous ce masque transparent, il nous livre le 
secret de sa vie, son idéal. Et c'est ici, Élie, que la 
ressemblance devient surprenante. A travers un inter- 
valle de cinq siècles, chez des hommes dont vous avez 
justement signalé l'extrême opposition de race, de 
nature et de condition, cet idéal où tendent les aspi- 
rations de Faust et qui resplendit dans les visions de 
Dante, est exactement le même : c'est l'amour infini, 
absolu , tout-puissant de l'éternel Dieu , attirant à soi, 
du sein des réalités périssables de l'existence finie, 
l'amour de la créature mortelle. Et, chez tous les 
deux, c'est l'être excellemment aimant, c'est la femme, 
vierge et mère, qui sert de médiateur entre l'amour 
divin et l'amour humain; c'est Marie pleine de grâce, 
vers qui montent les prières exaucées de Béatrice et de 
Marguerite; c'est la Mater gloriosa y la reine du ciel, 
qui accorde à Dante la vision des splendeurs, à Faust 
la connaissance de la sagesse de Dieu. La Comédie de 
Dante et la tragédie de Goethe ont un même couron- 
nement. Le dernier vers du poème dantesque célèbre 
l'amour qui meut le soleil et les étoiles. « L'amor che 
muove il sole e l'altre stelle. » Le chœur mystique par 
qui se termine le poème gœthéen chante « l'Eternel- 
Féminin, » « Das Ewig-AVeibliche, » qui nous élève à 
Dieu. Seraient-ce là, Viviane, des analogies qu'il m'ait 
fallu chercher d'un esprit de paradoxe? 



14 DANTE ET GGETHE. 

VIVIANE. 

L'aspect sous lequel vous nous faites entrevoir ces 
deux poèmes me semble nouveau. 

DIOTIME. 

En Allemagne, où, dans les représentations scé- 
niques de Faust, la salle entière dit les vers du poète 
simultanément avec l'acteur qui les déclame et dans un 
sentiment à peu près semblable à celui des dévots qui 
chantent la messe en même temps que l'officiant , où 
Ton connaît la Divine Comédie tout aussi bien, mieux 
peut-être qu'en Italie, je risquerais fort de ne rien dire 
sur ce sujet qui ne parût une banalité. Mais en France, 
il n'en va pas ainsi. Un écrivain satirique a observé 
que nous autres Français, nous voulons tout com- 
prendre de prime abord , et que ce que nous ne sau- 
rions saisir de cette façon cavalière , nous le décla- 
rons, sans plus, indigne d'être compris. De là vient 
que, malgré les travaux considérables de Fauriel, 
d'Ozanam, de Villemain, d'Ampère, malgré les tra- 
ductions de Rivarol, de Brizeux, de Lamennais, de 
Ratisbonne, si l'on parle chez nous de la Divine 
Comédie^ c'est toujours exclusivement de l'Enfer, la 
plus dramatique et la moins obscure des trois Can- 
tiques. Pareillement, lorsqu'on discute avec un Français 
des mérites de Faust, on s'aperçoit bien vite que ses 
arguments ne s'appliquent jamais qu'à la première 
partie, c'est-à-dire à la moitié environ du poëme, à la 
plus dramatique aussi, sans doute, à la plus émou- 



PREMIER DIALOGUE. 15 

vante, j'en conviens, mais qui n'en laisse pas moins le 
sens philosophique de l'œuvre en suspens, et qui semble 
même lui donner un dénoûment en complet désaccord 
avec la pensée de Goethe. 

On ne peut s'empêcher de sourire lorsqu'on se rap- 
pelle quelques-uns des graves jugements portés par la 
critique française et par les honnêtes gens sur Dante 
ou sur Goethe. Depuis Voltaire, qui appelle la Comédie 
un salmigondis, jusqu'à M. Alexandre Dumas, qui 
préfère à Faust Polichinelle, on rencontre une grande 
variété d'opinions grotesques. Mais poursuivons nos 
rapprochements... à moins toutefois que ma disserta- 
tion ne vous semble déjà suffisamment longue. 

VIVIANE. 

Ma couronne est à peine commencée. Voyez comme 
ces pavots rouges se détachenl parmi ces verveines ! 
Vous savez que la nuit on les voit tout lumineux, 
entourés d'une auréole comme l'auréole des saints. 
Cela ne fait pas doute. C'est Linné et votre grand Gœthe 
qui le disent... mais continuez. 

DIOTIME. 

On a comparé Dante (c'est le philosophe Gioberti, 
si je ne me trompe) à l'arbre indien açvattha qui , à lui 
tout seul, par l'infinité de ses rameaux et de ses reje- 
tons, forme une forêt. L'image serait applicable à 
Gœthe, et j'y voudrais ajouter, pour tout dire, que 
la vaste cime de l'arbre s'étend au loin dans l'espace 
éthéré , tandis que ses racines plongent au plus avant 



16 DANTE ET GGETHE. 

de la masse solide. La Divine Comédie et Faust, 
qui s'élèvent aux plus grandes hauteurs de la spécu- 
lation métaphysique, prennent leur ferme appui dans 
le fond même des croyances populaires. Ni Dante ni 
Gœlhe n'ont inventé leur sujet; l'un et l'autre l'ont 
reçu d'un poète plus puissant qu'eux-mêmes, du 
peuple. Ils ont écoulé la voix de cet Adam toujours 
jeune, que le Créateur a doué du pouvoir de nommer 
les choses de leur nom véritable et de figurer, dans ses 
fictions naïves, les grands aspects de l'âme et de la vie 
humaine. 

Le voyage eu enfer, la vision surnaturelle des 
lieux où s'exerce la justice divine, était, vous le savez, 
une donnée familière aux imaginations du moyen âge. 
Depuis le vi c siècle, la tradition s'en était accréditée. 
Sortie des monastères, elle s'était répandue dans tous 
les rangs de la société laïque. La plus fameuse de ces 
légendes, celle du purgatoire de saint Patrice, d'ori- 
gine celtique, avait été écrite en vers et en prose, dans 
la langue latine d'abord, puis dans les langues vul- 
gaires. Celle du frère Albéric, moine du Mont-Cassin, 
qui se rapporte à la première moitié du xn e siècle, et 
celle de Nicolas de Guidonis, moine de Modène, qui 
racontait en 1300, l'année même que Dante voulut 
prendre pour date de sa vision, les merveilles qu'il 
avait vues dans l'autre monde; étaient devenues popu- 
laires en Italie, de telle sorte que la représentation de 
l'enfer sur le pont alla Carraia, pendant les fêtes de 
mai 1304, fut l'un des principaux divertissements des 
Florentins et l'occasion d'une horrible catastrophe. 



PREMIER DIALOGUE. 17 

Quant à la légende qui forme le cadre du poëme de 
Goethe, elle remonte, dans sa donnée générale du pacte 
avec le démon, au commencement du vi c siècle; mais 
elle ne devient essentiellement germanique, elle ne 
prend le nom du docteur Faust que vers la fin du 
xvi% en se rattachant tout à la 'fois à l'invention de 
l'imprimerie, considérée longtemps par le peuple comme 
une œuvre diabolique, et à la Réformation, que la 
catholicité tout entière attribuait aux suggestions de 
Satan. 

Le héros de la légende allemande (je laisse de côté 
celles qui se produisent dans le même temps en Angle- 
terre, en Hollande, en Pologne) est un certain Jean 
Faust, qui mène avec lui le diable sous apparence de 
chien, qui procure par magie à l'empereur d'Allema- 
gne ses victoires en Italie, et qui s'entretient longue- 
ment h Wittenberg avec son compatriote Mêla ne h ton. 
C'est à ce docteur nécromant que se rapportent les 
peintures et les rimes que l'on voit encore aujour- 
d'hui a Leipzig, dans la fameuse cave d'Auerbach. 
C'est ce Jean Faust qui se signe a philosophus philo- 
sophorum, » qui figure dans les Sermons de table 
(Sermones convivales) des théologiens prolestants ; qui 
devient, en empruntant quelques traits au Kobold du 
foyer domestique, le héros du théâtre des marion- 
nettes, se répand en mille variantes par toute l'Aile- 
magne, et dont Phistoire authentique parait enfin 
imprimée à Francfort-sur-le-Mein, pendant la foire 
d'automne de l'année 1587. Une préface de l'éditeur 
l'offre en exemple à toute la chrétienté et lui présente, 

2 



18 DANTK ET GGETHE. 

comme un salutaire avertissement, la fin lamentable 
du téméraire docteur, abominablement trompé par les 
ruses du diable. 

Le sens de ces deux légendes est exactement le 
même. Malgré le mélange qui s'y introduit, comme 
dans presque toutes les créations du moyen âge et de 
la renaissance, d'éléments empruntés à la mythologie 
païenne, il est parfaitement chrétien. La vision de 
l'enfer, du purgatoire et du paradis, a pour objet de 
ramener par la certitude des récompenses et des châti- 
ments éternels, par une salutaire frayeur et par une 
espérance vive, les âmes qu'ont entraînées au péché 
l'orgueil de la science et les concupiscences de la chair. 
La tentation de Faust, permise par Dieu comme la 
tentation de Job, et le voyage en enfer ne sont, dans la 
conscience populaire, autre chose qu'une exhortation à 
bien vivre. 

C'est en prenant ces données, telles que les avait 
conçues le génie du peuple, que Dante et Goethe ont 
créé chacun un poème d'une originalité inimitable, 
dont on peut prédire, à coup sûr, qu'il ne cessera 
jamais d'intéresser les esprits , à moins que, par im- 
possible, les hommes ne cessent un jour de s'intéresser 
à ce qu'il y a ici-bas de plus divin tout ensemble et de 
plus humain : au mystère même de l'art dans ses rap- 
ports avec cet insatiable désir de l'infini, qui repose 
au plus profond de la nature humaine. 

Voulez-vous que nous nous arrêtions un moment 
à considérer ce travail d'appropriation qui s'accomplit 
de la même manière dans la généreuse intelligence de 



PREMIER DIALOGUE. 19 

nos deux poètes, et que nous nous remettions sous les 
yeux ce qu'étaient lés temps où ils vécurent? 

VIVIANE. 

Assurément. Je suis tout oreilles. 

DIOTIME. 

Je m'engage là bien témérairement, et je crains 
que ma mémoire ne me fasse défaut. 

ÉLIE. 

De ceci, ne vous mettez point en peine ; vous rious 
avez maintes fois prouvé qu'elle ne se fatigue pas plus 
que votre imagination. 

DIOTIME. 

Eh bien, soit I Lorsque Dante ou Durante des Àlli- 
ghieri (la coutume florentine voulait qu'on s'appelât 
tantôt d'un sobriquet, tantôt d'un diminutif : Dante 
pour Durante ; Bice pour Béatrice) naissait à Florence, 
au mois de mai de l'année 1265, les peuples italiens, 
comme vous savez, devançaient en culture tous les 
autres peuples. 

Ils vivaient d'une vie pleine de trouble, mais forte 
et passionnée, où leur génie inventif s'essayait, sous les 
formes les plus variées, aux arts de la guerre et de la 
paix, aux institutions civiles et politiques. L'Italie était 
alors le centre et comme la force motrice de la civili- 
sation. Il y avait à. Home un pape et un peuple qui 



20 DANTE ET GOETHE. 

tenaient de leur antique et noble origine le droit de 
faire des empereurs, et qui avaient restauré ce grand 
nom d'empire romain, le plus grand, dit Fauriel, qui 
eût été donné à des choses humaines; dans les Deux- 
Siciles, un royaume féodal, une dynastie florissante 
qui cherchait la gloire et la gaieté des lettres ; à Venise, 
une oligarchie opulente, et profonde déjà dans sa po- 
litique; h Milan, une seigneurie nouvelle, tyrannique, 
mais remplie d'habileté; à Florence enfin, une dé- 
mocratie vive et hardie, exercée aux affaires par un 
gouvernement électif et de courte durée, et chez qui 
s'éveillaient ces nobles curiosités dont la satisfaction 
allait prendre dans l'histoire le nom de Renaissance; 
partout, sous l'action opposée des ambitions papales 
et impériales, des soulèvements, des ligues, des con- 
jurations, des guerres civiles où se trempait dans le 
sang italien le tempérament italien; des chocs violents 
d'où jaillissait la flamme d'un patriotisme exalté; 
des haines sauvages, des vertus héroïques, tous les 
excès, tous les emportements d'une société sans règle 
et sans frein, où se produisaient aussi, par contraste, 
chez un grand nombre d'âmes, le dégoût des choses 
d'ici-bas, l'amour contemplatif, mystique et vision- 
naire des choses éternelles. 

Les dissensions civiles ne faisaient pas de trêves sur 
les bords de l'Àrno. Au dire des chroniqueurs, le sang 
étrusque de Fiesole et le sang romain de Florence 
n'avaient jamais pu ni se mêler ni s'accommoder. 
Fondée sous l'invocation du dieu Mars, qui devait à 
jamais la rendre inexpugnable, l'antique cité païenne 



PREMIER DIALOGUE. 1\ 

n'avait subi qu'en frémissant la loi tardive de saint 
Jean-Baptiste, et l'idole offensée du dieu, chassé de son 
temple, se vengeait en soufflant au cœur des Floren- 
tins le feu des discordes. Sur les rives d'un fleuve tran- 
quille, entre des collines charmantes où l'abeille faisait 
son plus doux miel, sous un ciel d'une incomparable 
sérénité, Florence, retranchée derrière ses murs épais, 
toute hérissée de tours, de châteaux crénelés qui se 
défiaient l'un l'autre et provoquaient l'ennemi du 
dehors, apparaissait au loin dans la campagne, fière et 
dominatrice. 

Après une longue suite de fortunes diverses, favo- 
rable un jour au parti guelfe, un jour au parti gibelin, 
la cité, vers cette époque, restait aux guelfes. Ils y 
avaient établi le gouvernement populaire. La com- 
mune,- organisée en corporations armées, souveraine 
en ses délibérations, mais ombrageuse à l'excès et 
pleine de ressentiments, avait exclu les grands de pres- 
que toutes les magistratures. Elle infligeait, comme un 
châtiment, la noblesse aux familles qui encouraient sa 
disgrâce. On devenait noble ou Magnat, Sopra Grande, 
comme on disait, pour cause d'empoisonnement, de 
vol, d'inceste. Toute personne noble, si elle voulait 
se rendre apte au gouvernement de la chose publique, 
devait renier son ordre en se faisant inscrire dans les 
corporations sur les registres des arts. 

C'est là, sur un registre des arts majeurs (celui des 
médecins et des apothicaires), que se lisait, de 1297 
à 1300, le nom patricien de Dante d'Aldighiero degli 
Aldighieri, poêla fiorenlino. 



2*2 DANTE ET GOETHE. 

MARCEL. 

Dante médecin! peut-être apothicaire! Voici qui 
me gâte furieusement ses lauriers et sa Béatrice ! 

DIOTIME. 

Aux temps dont nous parlons, Molière lui-même 
n'eût pas trouvé là le plus petit mot pour rire. Les 
apothicaires étaient lettrés. C'est chez eux que l'on ache- 
tait les livres, chose alors si rare et si respectée. La 
médecine était considérée, avec la théologie et la juris- 
prudence, comme une science à part, au-dessus de 
toutes les autres. Elle était venue des Arabes avec 
l'algèbre ; elle en parlait la langue abstraite. Un chi- 
rurgien qui remettait un membre, faisait une équation, 
il s'appelait alors, en Italie, comme encore aujourd'hui 
en Espagne et en Portugal, un algebrista. Comme les 
médecins orientaux, les médecins italiens entourés du 
prestige de l'astrologie qu'ils pratiquaient presque tous, 
étaient très-influents dans l'État. Ils devenaient am- 
bassadeurs, évêques. Ils portaient un costume d'une 
grande richesse, on les comblait d'honneurs. On les 
persécutait aussi; l'Inquisition avait l'œil sur eux, 
craignant ce qu'elle appelait les profanations de l'ana- 
tomie, sévèrement interdite par le souverain pontife. 
Le célèbre Pierre d'Abano fut deux fois condamné 
par les inquisiteurs. Après sa mort, pour sauver ses 
restes des flammes, il ne fallut rien de moins que les 
sollicitations du peuple de Ppdoue et l'intervention di- 



PREMIER DIALOGUE. 23 

recte du pape, à qui Pierre d'Abano avait donné des 
soins dans une grave maladie. 

ÉLIE. 

Serait-ce, par hasard, en sa qualité de médecin, 
que Dante fut menacé et forcé d'écrire son Credo ? 

DÏOTIME. 

Non. Ce fut pour avoir mis des papes en enfer et 
des païens en paradis, que, pendant son exil à Ra- 
venne, il fut mandé et interrogé par l'inquisiteur. 
J'ajoute que ce Credo est d'origine suspecte, bien qu'il 
figure dans quelques éditions très-anciennes des œuvres 
de Dante. — Mais retournons à Florence. Vous rappe- 
lez-vous, Élie, le tableau que fait Dino Compagni de 
cette période animée qui s'écoule entre la venue de 
Charles de Valois et la descente en Italie de l'empereur 
Henri VII? L'historien, plein de colère, nous montre 
sous un aspect tout h fait dantesque sa ville natale en 
proie aux factions, à la licence des mœurs. La belle 
cité où il a vu le jour et qu'il aime d'une tendresse 
passionnée, devient sous son pinceau la forêt des vices, 
un enfer... 

ELIE. 

Je croirais qu'il a quelque peu forcé les couleurs. 
Cet enfer ne parait pas avoir été trop horrible. On s'y 
divertissait passablement, si je m'en rapporte à Villani, 
qui a vu les choses d'aussi près que Dino Compagni. 



21 DANTE ET GOETHE. 

Que dites-vous de ces fêles dont il nous fait la descrip- 
tion avec tant de complaisance? Que vous semble de 
ces belles dames, de ces galants cavaliers vêtus de 
blanc et couronnés de fleurs, qui se réunissaient deux 
mois durant sous la présidence d'un Seigneur d amour ■, 
qui dansaient, chantaient, rimaient, riaient sans fin ; 
s'en allaient cavalcadant par la ville, au son des in- 
struments de musique; tenaient soir et matin table 
ouverte où venaient, des deux bouts de l'Italie, des 
baladins, des jongleurs, des gentilshommes, allègres et 
plaisants à voir? 

DIOTIME. 

C'était le temps des contrastes. Malgré la fureur 
des guerres civiles, ou plutôt à cause de ces fureurs, 
qui faisaient la vie si précaire, on avait hâte de jouir. 
Chateaubriand a dit sur la Révolution française un mot 
qui m'a frappée, et qu'on pourrait appliquer à presque 
tous les moments tragiques de l'histoire : « En ce 
temps-là, il y avait beaucoup de vie, parce qu'il y avait 
beaucoup de mort. » 

Disons aussi, à l'honneur du peuple florentin, qu'il 
avait le goût inné des élégances, et que, tout en chas- 
sant des conseils de la république une aristocratie op- 
pressive et insolente, tout en fondant une démocratie 
dont le travail était la loi, il avait su y garder les grâces 
patriciennes, l'amour du beau parler, des belles ma- 
nières, l'instinct des plaisirs délicats. Florence, où le 
commerce amenait la richesse et qui, dès celte époque, 



\ 



PREMIER DIALOGUE. 25 

surpassait Rome en population, était le lieu privilégié 
des compagnies agréables. L'amour, la poésie amou- 
reuse, y semblaient, même aux hommes les plus graves, 
la principale affaire. Selon Dante, qui devait le savoir, 
la poésie italienne avait pour origine le désir de dire 
(Vamour aux femmes qui n'entendaient pas le latin ; • 
Dante ajoute qu'il était malséant d'y parler d'autre 
chose. La beauté, à qui les chroniqueurs florentins 
rapportaient la première occasion des guerres civiles, 
y était, comme dans Athènes, l'objet d'un culte. Les 
femmes intervenaient partout, même dans les délibéra- 
tions guerrières. Leurs bonnes grâces étaient le prix 
suprême ambitionné par la valeur et par le talent. À 
l'âge de neuf ans, sans étonner personne, Dante tom- 
bait éperdument épris d'une enfant de même âge. À 
dix-huit ans, fidèle et malheureux, il célébrait ses 
amours dans un énigmatique sonnet qu'il adressait aux 
poètes de son temps, en les provoquant à des réponses 
rimées. Et les artisans de Florence, plus cultivés dans 
leur petite cité que ne le sont aujourd'hui ceux des 
plus grandes capitales, charmaient leur travail en réci- 
tant ou en chantant ces sonnets, ces canzoni, qui les 
intéressaient à la vie intime de leurs concitoyens fa- 
meux. 

On aurait peine à se figurer chez nous, où le senti- 
ment de la beauté est le partage d'un si petit nombre 
de personnes, l'exquise sensibilité de la population flo- 
rentine pour les arts, et son enthousiasme pour le 
talent. Quand je lis les récits contemporains, il me 
semble le voir, ce peuple aimable, transporté d'admi- 



26 DANTE ET GOETHE. 

ration devant la madone de Cimabue, courir au palais 
du roi Charles et l'entraîner avec lui, « à tumulte de 
joie, » a tumulto di gioja, aux jardins solitaires, à 
l'atelier du peintre ; puis, quelques jours après, porter 
en triomphe cette Vierge d'invention nouvelle, telle 
qu'on n'en avait point encore vue, disent les chroni- 
queurs, et la placer sur l'autel, dans l'église qui porte 
son nom, avec le plus gracieux et le plus florentin des 
attributs : Sainte Marie de la fleur, Santa Maria del 
fiore. C'est pour plaire à cette démocratie magnifique, 
qui voulait la gloire et savait la donner, qu'Arnolfo 
Lapi construisait, non loin des nobles maisons des 
Uberti, renversées par le courroux populaire, un édi- 
fice qu'on nommait le Palais du Peuple. C'est pour 
elle encore qu'il bâtissait Santa-Croce, ce panthéon 
italien qui devait un jour abriter les monuments fu- 
nèbres de Machiavel, de Galilée, de Dante, de Michel- 
Ange, d'ÀlGeri, de Cavour. C'est sur l'ordre des mar- 
chands de laine que le grand architecte avait jeté, pour 
l'église de Sonia Maria del fiore, des fondements soli- 
des à ce point que, deux siècles plus tard, Brunelleschi 
n'hésitait pas à leur faire porter cette coupole fameuse 
dont Michel-Ange, en ses rêves de gloire, désespérait 
de surpasser la hardiesse. C'est pour enlever les suffra- 
ges de ce peuple épris du beau que la sculpture, l'art 
des mosaïstes et des enlumineurs, la musique, dans les 
cloîtres et hors des cloîtres, parmi les disciples d'Épi- 
cure et la gaie milice des frati Gaudenti, célébraient à 
l'envi l'amour divin et l'amour profane, et, dans leur 
élan juvénile, rivalisaient d'inventions charmantes. 



PREMIER DIALOGUE. 27 

Les études aussi, les études graves et fortes se pour- 
suivaient dans les Universités de Bologne, la Mater 
Sludiorum, de Padoue, de Naples, d'Àrezzo, de" Cré- 
mone. C'était partout, de ville à ville, de contrée à 
contrée, une émulation passionnée de savoir et de 
gloire. La science était petite encore et peu expéri- 
mentée; mais elle était bien vivante et promettait 
beaucoup. Elle n'enseignait pas tristement, le front 
penché sur les livres; elle parlait de bouche è bouche, 
de cœur à cœur, dans de belles enceintes sonores, en 
plein air, à une jeunesse ardente, qui, de loin, à tra- 
vers mille dangers, accourait l'épée au poing comme 
pour la bataille. La science voyageait, elle s'offrait à 
tous généreusement. Elle donnait des franchises et des 
immunités; elle décernait avec magnificence des palmes 
et des couronnes. Elle aimait. Plutôt que de quitter 
leurs élèves, des professeurs refusaient la souveraineté. 
Le premier qui fut docteur à Florence, le jurisconsulte 
Francesco da Barberino, fut gradué après avoir écrit 
les Documents d'Amour : / Dociimenti d'Amore. 

Des hommes éloquents, des orateurs, vous imaginez 
s'il en devait naitre là où chaque jour, à toute heure, 
pour le salut de la république ou pour lé triomphe de 
son parti, il fallait s'efforcer de convaincre ou d'entraî- 
ner le peuple ! 

Les écrivains non plus, en vers et en prose, ne 
manquaient pas. Ils ne s'étaient pas laissé devancer par 
les artistes. La poésie chevaleresque, venue de la Pro- 
vence dans les cours de Sicile où elle avait jeté un vif 
éclat, la trovatoria, comme on disait alors, s'était" 



28 DANTE KT GOETHE. 

répandue dans l'Italie entière. Elle y avait rencontré 
une poésie populaire qui se dégageait du latin et s'es- 
sayait en de nombreux dialectes (Dante n'en compte 
pas moins de quatorze principaux). A ce contact, elle 
s'était modifiée, italianisée. On rapporte à saint Fran- 
çois d'Assise l'honneur d'avoir un des premiers chanté 
dans l'italien naissant son hymne au soleil, que les 
« Jongleurs du Christ, » Joculatores Chrisli, s'en al- 
laient disant par toute l'Italie. Après lui, on nomme 
Guido Guinicelli, de Bologne, que Dante,, en l'accostant 
dans le Purgatoire, appelle Padre mio, et qui fut. 
bientôt suivi de Cino da Pistoia et du grand Florentin 
Guido Cavalcanti. Aussitôt que la poésie a touché le sol 
toscan, y trouvant à la fois le plus beau des idiomes 
et ce génie si subtil que le pape Boniface l'appelait le 
cinquième élément de l'univers, elle s'épanouit et l'on 
voit rapidement fleurir un groupe nombreux de poètes 
dont les œuvres, écrites dans le vulgaire illustre (c'est 
l'expression de Dante), assurent à la patrie dans les 
lettres la prééminence qu'elle avait conquise déjà dans 
la politique. C'étaient, entre autres, Guittone d'Arezzo, 
Dino dei Frescobaldi, Dante da Maiano qui correspon- 
dait en vers avec une poétesse sicilienne qu'il appelait 
(( sa noble panthère, » et qui s'était éprise de lui ou de 
sa gloire jusqu'à se faire appeler la Nina di Dante. 

VIVIANE. 

Eh quoi ! cette Nina n'est pas la Nina du grand 
Dante? 



PHEMJER DIALOGUE. 29 



DIOTIME. 



Le grand Dante, Viviane, c'était alors Dante da 
Maiano. Il était très-fameux, tandis que Dante Allighieri 
n'avait encore qu'une très-humble part dans la gloire. 
L'illustre Sicilienne, dont le monument se voit à Pa- 
ïenne, entre celui d'Empédocle et celui d'Archimède, 
ignorait peut-être jusqu'à l'existence du futur auleur 
de la Vita Nuova. 

La renommée fait souvent de ces méprises. J'ai ouï 
conter à M. de Lamartine que, arrivant à Paris, jeune 
et plein de respect, il aspirait, sans trop oser y pré- 
tendre, h l'honneur d'approcher, mais d'un peu loin, 
dans quelque salon, le poète fameux dont s'entrete- 
naient alors la cour et la ville, l'auteur de Ninus 1I } 
M. Brifaut. Lamartine se rappelait, non sans sourire, 
son émotion lorsque l'auteur tragique avait daigné lui 
faire, de son front couronné, une inclination distraite. 
H en allait ainsi à Florence, Viviane. Ni plus ni moins 
que Dante da Maiano, Cino Sinibaldi et les autres 
« maîtres du doux style nouveau, » comme parle Dante, 
se sentaient assurément fort au-dessus de lui dans l'es- 
time publique. Quant à Guido Cavalcanti, on ne lui 
reconnaissait point d'égaux; on l'appelait «le Prince 
de la poésie amoureuse. » 

VIVIANE. 

Est-ce lui de qui Boccace raconte que le peuple de 
Florence, en le voyant passer rêveur, solitaire et dé- 



30 DANTE ET GOETHE. 

daigneux, disait qu'il s'en allait ainsi par les chemins, 
«fantastiquant, » fantasticando , spéculant, el cherchant 
si l'on ne pourrait pas prouver que Dieu n'existe pas? 

DIOTIME. 

C'est lui-même; seulement Boccace, en ceci, fait 
une confusion. Guido était platonicien ; c'est son père, 
Çavalcante dei Cavalcanti, qui professait certaines opi- 
nions peu favorables à l'existence de Dieu, et qu'on 
désignait alors sous le nom un peu vague d'épicurisme. 

EUE. 

Parmi tous ces écrivains fameux, amis ou émules 
de Dante, vous ne nous avez pas nommé Brunetto 
Latini ? 

DIOTIME. 

J'allais y venir. Celui-ci mérite une place à part; 
son importance est extrême. C'était un homme de 
grande race, de grand caractère et de grand esprit. 
Tout ^n s'adonnant aux affaires d'État, tout en menant 
pendant près de vingt années le parti guelfe, envoyé 
tour à tour en ambassade et en exil, secrétaire ou no- 
taire de la République florentine, Brunetto Latini 
trouva le temps, néanmoins, d'approfondir toutes les 
sciences alors connues, de traduire les classiques 
latins dans une prose italienne originale et pure, d'en- 
seigner la jeunesse , de composer dans la langue fran- 
çaise un ouvrage encyclopédique qu'il appela le Trésor, 



PREMIER DIALOGUE. 31 

et auparavant dans son idiome natal, réputé indigne 
encore de matières si hautes, il Tesorettà, recueil de 
sentences morales, qui mettait à la portée de tous le 
fruit de l'expérience de son auteur, et qui est encore à 
celte heure pour le dictionnaire de la Crusca ce que 
celui-ci appelle un texte de langue. Ajoutons, pour 
couronner la gloire de Brunelto, qu'il fut très-véri- 
tablement le mattre de Dante. 

VIVIANE. 

Est-ce que la prose italienne a précédé la poésie ? 

DIOTIME. 

En Italie, comme ailleurs, elle ne vient qu'après. 
Pendant quelque temps elle lutte avec désavantage 
contre le latin qui restait la langue officielle, contre le 
provençal et le français qui semblaient être plus élé- 
gants, et, comme parle Brunelto, plus déli tables. Mais 
à Florence, dans une population de 160,000 âmes, où 
chaque année dix mille enfants recevaient gratuitement 
l'instruction, dans une démocratie fière et libre qui 
savait se gouverner elle-même, l'idiome natal et popu- 
laire devait rapidement l'emporter. Les ordres men- 
diants qui démocratisaient l'Église, parlaient et écri- 
vaient l'italien. Le goût très-vif du peuple toscan pour 
les récits romanesques suscitait des conteurs et des 
chroniqueurs en langue vulgaire. On conserve, du 
temps de Frédéric II, un recueil, il Novellino, ou Fleur 
du parler gentil, dont le style est déjà plein de grâce. 
Dans le Journal de Matteo Spinelli, le latin, le pro- 



:« DANTE ET GOETHE. 

vençal, le sicilien, se confondent encore; mais les 
Histoires florentines des deux Malaspini (tirées en 
grande partie de ces registres nommés Ricordanze où 
les chefs de maisons patriciennes se transmettaient de 
père en fils, selon l'usage du palriciat romain, les évé- 
nements dont se composait la tradition domestique) et 
la chronique piquante de Yillani sont des œuvres ita- 
liennes. Enfin parait Dino Compagni, appelé tour à 
tour le Sali uste ou le Thucydide de la Toscane, plein 
de force et de douceur, d'élégance et de précision, et 
dont l'œuvre tout entière est animée des deux grands 
sentiments qui pénètrent de part en part la Comédie 
dantesque, l'indignation et la pitié. 

C'est du milieu de ce groupe d'hommes éminenls, 
dont les uns le précèdent et les autres lui survivent, 
que se détache et vient à nous en pleine lumière la 
figure sculpturale de Dante Allighieri. 

Tout annonce a ses contemporains un homme ex- 
traordinaire. Un songe symbolique a promis à sa mère 
enceinte un fils glorieux. Il naSt sous la constellation 
des Gémeaux. Le sang du patricial romain qui coule 
dans ses veines donne à son visage un caractère de 
force et de fierté. Il a, de la race toscane, le front vaste, 
le nez aquilin, les yeux grands. Son visage est al- 
longé; sa démarche et son geste sont graves; sa parole 
est rare et réfléchie. Le charme même de l'enfance et 
de la jeunesse revêt en lui quelque chose de solennel, 
qui semble comme la muette expression d'un grand 
destin. C'est ainsi que nous le montre son ami et son 
condisciple Giotlo, dans la fresque du BargeUo. 



PREMIER DIALOGUE. 3.) 



MARCEL. 



Pardon, pardon! II me semble que vous poétisez 
quelque peu les choses. Il était fort laid, votre Dante. 
Je ne sais plus dans quel auteur j'ai lu qu'il avait la 
lèvre inférieure affreusement épaisse et débordant 
l'autre, et qu'on le trouvait de son temps un philoso- 
phe mal gracieux. 

VIVIANE . 

Le portrait de Giotto est là pour te répondre. 

ÉLIE. 

La fresque de Giotto ne prouve rien, Viviane. Le 
portrait comma nous l'entendons, la physionomie, la 
ligne caractéristique, telle que l'a faite, un des pre- 
miers, Masaccio, personne n'y songeait alors, et je crois 
que Marcel pourrait bien avoir raison. 

MARCEL. 

Mais j'en suis sûr; le vrai Dante, c'est celui de qui 
les femmes de Vérone, en regardant son teint jaune, 
sa barbe, ses cheveux noirs et crépus, disaient qu'il 
avait été ainsi tout enfumé par le feu d'enfer. 

VIVIANE. 

Quelle belle érudition !... Ne faites pas attention à 
ce qu'il dit, chère Diotime, et continuez. Vous m'inté- 
ressez au plus haut point. 

3 



34 DANTE ET GOETHE. 



DIOTIME. 



u Tout conspire, tout concourt, tout consent » au 
développement de cette organisation exquise : la nais- 
sance et les biens qui ouvrent tous les accès; l'in- 
fluence maternelle (le père de Dante mourut qu'il avait 
dix ans à peine) qui plane doucement sur la liberté de 
l'enfant pour la protéger, tandis que, trop souvent, le 
pouvoir paternel pèse sur elle et l'opprime; le haut 
enseignement de Brunetto Latini, qui fortifie le carac- 
tère en même temps que la pensée de Etante ; l'école 
de Cimabue, les leçons de Casella, qui l'initient aux 
arts du dessin et à la musique; des émules, des amis, 
tels que Giotto, Guido Cavalcanli, Oderisi d'Agubbio; 
avant tout, par-dessus tout, le rayon soudain de l'a- 
mour, qui le touche à cet âge de candeur première où 
rien ne trouble encore l'effet de la grâce divine, et qui 
le consacre pour l'immortalité. 

MARCEL. 

Avec la permission de Viviane, je vous dirai que 
vous abordez là un point de la vie de Dante qui m'a 
toujours paru incroyable, inexplicable... 

DIOTIME. 

C'est un cercle très-étroit, Marcel, que le cercle de 
l'explicable, et ce n'est pas l'orbite des grandes desti- 
nées. Faites attention, d'ailleurs, que nous voici en 
présence d'un fait. Si vous ne pouvez pas l'expliquer, 
vous pouvez encore moins le supprimer. Concluez donc 



PREMIER DIALOGUE. 35 

modestement, avec l'écolier de Wittenberg : « Qu'il y 
a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n'en 
rêvent nos philosophies ; » ce sera plus raisonnable 
que de prétendre déterminer exactement l'action divine 
dans ces êtres pleins de mystère que nous n'appelons 
pas sans motif des hommes de génie, c'est-à-dire des 
hommes possédés d'un démon supérieur, révélé à nos 
perceptions grossières seulement par l'éclat et la puis- 
sance des œuvres qu'il inspire. 

MARCEL. 

Nous voici en plein mysticisme. 

DIOT1ME. 

Je vous défie bien d'y échapper en parlant de Dante 
ou de Gœthe. Mais votre maftre lui-même, le très- 
sensé Voltaire, n'a-t-il pas confessé, à sa façon gau- 
loise, l'inexplicable, le mystère, au commencement de 
toutes choses, aussi bien de la vie physique que de la 
vie morale? 

MARCEL. 

« Les hommes ne savent point encore comme ils 
font des enfants et des idées. » C'est à cette boutade 
que vous faites allusion? 

DÏOTIME. 

Boutade plus profonde encore qu'humoristique, et 
qui devrait vous rendre moins prompt h rejeter l'inex- 



36 DANTE ET GOETHE. 

plicable; car elle vous montre que les plus grands 
actes de la création divine dans l'humanité restent 
absolument incompréhensibles à l'homme qui paraft 
les vouloir, et qui les accomplit. 

ELIE. 

Y a-t-il quelqu'un de vous qui se rappelle le beau 
passage d'Arago sur la naissance des idées? 

DIOTIME. 

Je ne crois pas le connaître. 

VIVIANE. 

Ni moi. 

ELIE. 

Je ne le connaissais pas hier ; mais j'en ai été si 
frappé, en feuilletant ce matin, par hasard, la notice 
sur Ampère, que je l'ai aussitôt transcrit sur mon cale- 
pin... Écoutez : « Eh ! grand Dieu! que savons-nous 
du travail intérieur qui accompagne la naissance et le 
développement d'une idée? Ainsi qu'un astre à son 
lever, une idée commence à poindre aux dernières 
limites de notre horizon intellectuel. Elle est d'abord 
très-circonscrite ; sa lueur incerlaine, vacillante, sem- 
ble nous arriver à travers un brouillard épais. Ensuite, 
elle grandit, prend assez d'éclat pour qu'il soit possible 
d'en entrevoir toutes les nuances, ses contours se dis- 
tinguent avec précision de ce qui n'est pas elle. A 
celle dernière période, mais alors seulement, la parole 



PREMIER DIALOGUE. 37 

s'en empare avec avantage, la féconde, lui imprime 
la forme hardie, pittoresque, socratique, qui la gravera 
dans la mémoire des générations. » 

DIOTIME. 

Voilà qui est admirable, et cette belle prose, à la 
fois scientifique et imagée, est d'inspiration tout à fait 
gœlhéenne... Mais revenons à notre jeune Dante. Il a 
neuf ans. On est aux premiers jours du mois de mai. 
Il accompagne son père dans la maison voisine de 
Folco Porlinari , magnifique patricien , qui célèbre, 
selon la coutume florentine, par des danses et des 
festins, le retour du printemps. Dans cette maison, 
ouverte à la joie et aux bruyants plaisirs, Dante aper- 
çoit, pour la première fois, la fille de Folco, Béatrice. 
Elle est plus jeune que lui de quelques mois à peine. 
Elle est, comme lui, grave et noble en son air enfan- 
tin. Elle porte un vêtement couleur de pourpre que 
retient une ceinture, « telle qu'elle convenait à son 
extrême jeunesse. » 

« Elle avait, dit la Vit a Nuova, une attitude et une 
démarche si pleines de dignité, de grâce céleste, qu'on 
aurait pu dire d'elle ce qu'Homère dit d'Hélène : 
<( qu'elle paraissait fille, non d'un mortel, mais d'un 
dieu. » A sa vue, l'enfant poëte sent à ces profondeurs 
qu'il appellera plus tard le foyer le plus secret de 
l'âme, l'esprit de vie tressaillir. Son cœur a des palpi- 
tations terribles. Il subit l'empire du Dieu. Il s'y sou- 
met. « Ecce deus fortior me! » 

En ce moment solennel, qui passe inaperçu au mi- 



38 DANTE ET GOETHE. 

Heu du tumulte de la fête domestique, et dont notre 
raison ne saurait pénétrer le mystère, la Divine Co- 
médie natt en germe dans l'esprit de Dante. Béatrice 
est vouée à l'immortalité. Tous deux, sans que jamais 
aucun lien apparent les unisse dans la vie réelle, ils 
sont unis d'un lien idéal et que rien ne saurait rompre 
dans la mémoire des siècles. — Neuf années s'écou- 
lent. Durant cet intervalle, Dante ne voit plus Béatrice 
que de loin. D'enfant, elle est devenue jeune fille. Un 
jour, comme elle passait, vêtue de blanc, entre deux 
nobles dames d'un âge un peu plus avancé que n'était 
le sien, on se rencontre ; Béatrice se tourne vers Dante, 
le salue, lui adresse la parole avec une ineffable cour- 
toisie, et ce salut le remplit d'une joie si vive, elle le 
jette en de tels transports, qu'il court se renfermer 
dans sa chambre pour se recueillir et penser tout a 
l'aise à son bonheur. Bientôt, comme accablé par 
l'émotion, il s'endort. Béatrice lui apparaît en songe, 
portée sur une nuée de feu, et ravie par l'amour jus- 
qu'aux sphères célestes. A cette époque, Dante, c'est 
lui qui nous l'apprend, s'était déjà exercé dans « l'art de 
rijner des paroles. » Il met en vers sa vision ; il l'adresse 
aux plus fameux rimeurs de son temps, aux fidèles 
d'amour, en leur demandant de l'expliquer. La ré- 
ponse qu'il reçoit de Guido Cavalcanti donne naissance 
à cette amitié glorieuse à laquelle toute sa vie il de- 
meure aussi fidèle, aussi dévot qu'à l'amour de Béatrice. 
Une autre réponse de Dante da Maiano le traite de fou, 
et charitablement lui conseille l'ellébore. 

C'est ce que vous auriez fait apparemment, Marcel; 



PREMIER DIALOGUE. 39 

c'est ce que font d'ordinaire les personnes sensées, lors- 
qu'elles sont consultées par les hommes de génie. 

MARCEL. 

Le trait est sanglant. 

VIVIANE. 

Il a touché juste. 

DIOTIME. 

Ces sortes de bons avis, ces opinions du sens com- 
mun sur les premiers essais du génie, formeraient un 
curieux chapitre dans l'histoire des vocations contra- 
riées. U est bon quelquefois de se rappeler, pour se 
tenir en garde contre les jugements téméraires, que le 
contrôleur général Silhouette, par exemple, conseillait 
à Montesquieu de jeter au feu le manuscrit de YEsprit 
des lois y que le petit Michel-Ange fut battu comme 
plâtre, « stranamente battuto, » par son père et par ses 
oncles, pour avoir dessiné; qu'un des plus grands musi- 
ciens de notre temps s'est vu contraint par ses parents 
à disséquer des cadavres ; que Herder trouvait à re- 
dire aux éludes de Goethe, et demandait, impatienté, 
« s'il n'y aurait donc pas moyen de lui faire lire autre 
chose que l'Éthique de Spinosa. » 

Le conseil est œuvre de prudence. La prudence est 
négative de sa nature, d'où il suit que généralement les 
faibles font bien de suivre l'avis des conseillers, mais 
que les forts font mieux de passer outre... 



40 DANTE ET GOETHE. 

Vous n'avez pas oublié, Viviane, ce passage de la 
Vita Nuova où notre poêle rappelle, dans une prose 
digne de Platon, l'effet que produit sur lui le salut 
gracieux de Béatrice? 

VIVIANE. 

Je n'en ai pas souvenir. 

DIOTI3IE. 

Il me revient si souvent à la pensée que je crois 
bien l'avoir retenu : « Lorsque je la voyais paraître 
quelque part, écrit Dante, tout entier à l'espoir de son 
salut ineffable, je ne me connaissais plus d'ennemi; 
tout au contraire, je me sentais embrasé d'une flamme 
de charité telle, que j'avais hâte de pardonner à qui- 
conque m'avait offensé. Et mon unique réponse à qui 
m'aurait alors demandé quoi que ce fût, c'eût été 
Amour ! » 

VIVIA.\E. 

Que cela est singulier d'expression ! 

DIOTIME. 

Et plus singulier encore si l'on songe dans quelles 
circonstances cette flamme de charité s'allumait au 
cœur de Dante; combien était insolite et prodigieux le 
besoin de pardonner dans celte Florence des guelfes et 



PREMIER DIALOGUE. 41 

des gibelins, des noirs el des blancs, barricadée, tendue 
de chaînes, semée d'embûches, où la vengeance criait 
à tous les angles des rues, où l'honneur commandait le 
meurtre. 

Convenez qu'il faudrait avoir l'esprit bien mal fait 
pour ne voir là que les jeux d'une imagination oisive, et 
pour ne pas reconnaître dans ces accents inimitables la 
simplicité des affections profondes. Mais continuons. 
Dante, comme la plupart des Florentins de son temps, 
était possédé tout ensemble d'un grand désir de savoir 
et d'un grand besoin d'agir. Les conjonctures étaient 
très-propices à ce complet développement de la per- 
sonnalité, qui fait l'homme à la fois propre à l'action et 
capable de contemplation. On a beaucoup trop dit que 
la paix fait fleurir les arts; que les temps calmes, que 
les gouvernements réguliers favorisent l'éclosion des 
talents. Cela est faux comme la plupart des senten- 
ces de la sagesse vulgaire. La Grèce, l'Italie, l'Angle- 
terre, la Hollande, toute l'Europe enfin, aux époques 
révolutionnaires : Eschyle, Sophocle, Socrate, l'exilé 
Phidias, le condamné Galilée, le régicide Mil ton, La voi- 
sier sur l'échafaud, Condorcet qui n'échappe à l'écha- 
faud que par le suicide, sans parler de tant d'autres, 
montrent assez que le génie se plait aux orages. Ce 
qu'il faut à ses créations, comme aux créations de 
la nature, c'est la chaleur et le mouvement; ce sont 
ces grands courants de la vie publique, qui, dans 
les démocraties, plus que dans tous les autres États, 
mêlent et combinent l'élément populaire, c'est-à-dire 
l'instinct, le sentiment, l'imagination spontanée, avec 



42 DANTE ET GOETHE. 

l'élément aristocratique par excellence, le goût, la 
réflexion, la délicatesse. 

Jamais, peut-être, plus qu'au temps de rAllighieri, 
ces courants de chaleur, de lumière et d'électricité 
n'avaient pénétré ce que nous appellerions aujourd'hui 
le corps social, ce que l'on appelait alors en Italie la 
patrie, la cité : grands mots dont nous avons perdu le 
sens. Tout le monde se connaissait, se jalousait, s'aimait 
ou se haïssait fortement dans cette vivante Florence où 
le peuple enthousiaste et railleur, prenant part à tous 
les progrès, convié à toutes les études, véritablement 
souverain même dans les choses de l'esprit, déversait en 
acclamations, en ostracismes, en attributs, en sobriquets, 
honorifiques ou ironiques, la gloire ou l'ignominie sur 
les citoyens, nobles et riches, chevaliers, artistes ou ar- 
tisans, qui combattaient pour lui ou contre lui sur la 
place publique. Il y avait assurément dans cette vie flo- 
rentine bien des périls; il s'y commettait bien des injus- 
tices. On y voyait de rapides extinctions de familles. Les 
maisons, à peine édifiées , étaient rasées de fond en 
comble ; aucune propriété n'était assurée contre la con- 
fiscation ou le pillage ; d'iniques persécutions abrégeaient 
l'existence ; mais la chaleur et le mouvement étaient 
partout, réparaient tout, entretenaient la fécondité des 
cœurs et des esprits. Et toute cette guerre intestine, 
cette lutte acharnée des instincts et des passions, pro- 
duisait dans les régions de l'art quelque chose d'ana- 
logue à ce qui se voit dans les grandes scènes de la 
nature : au-dessus du combat, de la destruction, du 
carnage, au-dessus du struggle for life, dirait Darwin, 



PREMIER DIALOGUE. 43 

une majestueuse el calme apparence de douceur, d'har- 
monie et de sérénité. 

ÉLIE. 

Je voudrais croire avec vous 5 ces effets merveil- 
leux de la turbulence démocratique. Athènes et Flo- 
rence en sont des persuasions assez vives. Mais chez 
nous, sous nos yeux, quel flagrant démenti à votre opi- 
nion ! Voyez ce qu'elle inspire aux arts, cette démocra- 
tie que vous vantez ! Regardez les édifices qu'elle se 
construit ! Quelle pauvreté de l'esprit et quelle ostenta- 
tion de la matière dans ces masses monotones, symétri- 
ques et froides, sans caractère et sans vie, dont on fe- 
rait indifféremment, à l'occasion, des églises ou des 
théâtres, des casernes ou des maisons de ville! Que di- 
raient nos reines florentines, si elles étaient condamnées 
à voir ce que, d'année en année, deviennent, sous la 
main de nos embellisseurs, les palais du Luxembourg, 
du Louvre el des Tuileries? Et notre grand Le Nôtre, le 
plus vraiment français entre les artistes français, par 
la clarté, la logique, la mesure, par l'art suprême de 
la composition, qu'aurait-il à répondre, ce Racine des 
jardins, à vos démocrates affairés qui se plaignent que 
les magnificences de son architecture végétale sont une 
gêne à la circulation? Comment obtiendrait-il grâce 
pour ces solennels ombrages qui annonçaient la de- 
meure desdeifii-dieux, des héros, auprès de nos spécu- 
lateurs de la Bourse qui voudraient là une rue pavée, 
afin d'arriver plus vite à la grande bataille des cupi- 
dités? — Et ce présomptueux Palais de l'Industrie qui 



N 



44 DANTE ET GOETHE. 

s'étale sotlemenl, en nous dérobant la vue de la cou- 
pole de Mansard, sur un des rares points de Paris où 
Ton pouvait encore admirer la belle ordonnance d'un 
massif d'arbres séculaires, ces galeries où la lumière 
entre à flots contrariés par des ouvertures banales, et 
qui servent tantôt à l'exposition de l'art étrusque, tantôt 
à l'exposition des bétes à cornes, ces statues qui dé- 
ploient dans le brouillard leurs grands bras stupides, 
qu'en dirons-nous, je vous prie ? 

DIOTIME. 

11 ne faut pas rendre la démocratie responsable des 
circonstances dans lesquelles elle se produit, etquifont 
qu'elle ne saurait avoir à Paris, au xix c siècle, le goût 
et la passion du beau qu'elle avait à Florence au temps 
de Dante... 

Nous l'avons laissé comme accablé sous la puis- 
sance de ce Dieu plus fort, de cet amour de nature 
divine qui s'est emparé de lui dès avant l'éveil des 
sens et de la raison. Mais il ne s'abandonne pas long- 
temps lui-même dans ce ravissement de tout son être; 
bien au contraire. Comme il arrive dans les grandes 
âmes, la passion exalte en lui le sentiment de la per- 
sonnalité, avec le besoin de l'excellence en toutes cho- 
ses et le vertueux désir d'une vie glorieuse. 11 souhaite 
la gloire ardemment ; et non pas seulement celle gloire 
abstraite, telle que nous la concevons dans nos sociétés 
vieillies, et dont le froid éclat ne resplendit que sur les 
tombeaux; il en veut sentir à son front le rayon vivant. 



PREMIER DIALOGUE. 45 

Avec la naïveté de ces jours de florissante jeunesse où 
l'esprit se confondait encore avec l'imagination, où toute 
pensée prenait Ggure, Dante ambitionnait de ceindre, 
dans ce beau temple de Saint-Jean où il avait reçu les 
eaux du baptême, la couronne, de lauriers, « l'honneur 
des empereurs et des poètes, » comme parle Pétrarque. 
Pour l'obtenir, il s'efforce de tout apprendre; il veut se 
môler à tout, être le premier partout. Dans l'intervalle 
qui s'écoule entre sa première rencontre avec Béatrice 
et son exil, on le voit s'attacher à Brunetto Latini qui 
lui enseigne la science et la philosophie ; visiter les uni- 
versités; fréquenter l'atelier des peintres; rechercher 
les sociétés élégantes, celle des femmes surtout, la con- 
versation des poètes et des artistes ; combattre « vigou- 
reusement à cheval, nous dit Léonard Arétin, à la ba- 
taille de Campaldino, dans les rangs des guelfes, ses 
amis et ses proches ; se signaler au siège de Caprona ; 
participer activement aux affaires de la commune; 
s'acquitter avec honneur d'importantes ambassades; 
exercer les fonctions de Prieur de la république : poète, 
soldat, citoyen, ami, amant passionné, homme enfin 
dans le sens le plus élevé et le plus complet du mot, 
dans le sens qu'y attachait le poète antique. , 

Mais s'il nous importe assez peu de connaître avec 
détail, selon un ordre chronologique, d'ailleurs très- 
contesté, les faits dont se compose la carrière extérieure 
de Dante, il convient de nous arrêter à l'événement qui 
imprime à l'ensemble de sa vie un caractère religieux ; 
à ce profond et douloureux ébranlement de son âme 
d'où devait sortir un jour la Comédie^ que ses contem- 



46 DANTE ET GOETHE. 

porains, et après eux la postérité, oui déclaré divine : 
il nous faut rappeler la mort de Béatrice. 

Dante avait alors vingt-cinq ans. 11 rentrait dans 
Florence» après la victoire de Campaldino, où il avait 
eu tour à tour, et selon les hasards de la journée, c'est 
lui-même qui l'écrit avec une simplicité antique, « beau- 
coup de peur et beaucoup d'allégresse. » Il allait dépo- 
ser ses armes heureuses dans le temple de Saint-Jean, 
lorsqu'il apprit inopinément la mort de Béatrice Por- 
tinari. 

EUE. 

Mais, si j'ai bonne mémoire, Béatrice ne portait plus 
alors le nom de Portinari, que vous lui donnez. La 
Béatrice de Dante, tout comme la Laure de Pétrarque, 
était mariée; et, si elle n'avait pas onze enfants comme 
l'angélique marquise de Sades, c'est uniquement parce 
que le temps avait manqué. 

DIOTIME. 

Le mariage de Béatrice avec un gentilhomme de la 
maison de Bardi est un de ces faits sur lesquels les 
commentateurs ont longuement disputé. Il ne parait plus 
douteux aujourd'hui qu'elle fut mariée, vers l'âge de 
vingt-un ans, au chevalier Simon de Bardi. Quoi qu'il en 
soit, Béatrice était frappée dans la fleur de sa jeunesse 
et de sa beauté, le 9 juin 1290. Ce coup terrible jette 
notre poêle à la solitude. 11 fuit toute compagnie, il 
s'absorbe dans sa douleur. Chose grave, dans cette ville 



PREMIER DIALOGUE. 47 

des élégances attiques, Dante néglige tout soin de sa 
personne ; il demeure inculte de corps et d'esprit. Son 
ami Guido lui en fait de tendres reproches. 

« Que de fois, lui dit-il dans un sonnet charmant, 
je viens vers toi dans la journée, et toujours je te trouve 
dans une attitude abattue ; et je déplore ces grâces de 
ton esprit, ces grands talents qui te sont ôtés. » Les 
exhortations d'un tel ami et aussi celte forte vitalité 
qui est propre au véritable génie arrachent Dante à son 
accablement; il ouvre son esprit à la consolation. 
Comme plus tard Elisabeth d'Angleterre, blessée dans 
ses royales espérances par l'abjuration du Béarnais, il 
lit Boèce. 11 étudie le traité de Cicéron sur l'Amitié; il 
cherche à pénétrer le sens difficile des auteurs latins. 
Il assiste dans les cloîtres à des discussions théologiques. 
11 trace sur ses tablettes de belles figures d'anges. Sa 
douleur s'attendrit, son intelligence se ranime. 11 com- 
mence, dit-il, « à entrevoir beaucoup de choses.» Enfin, 
une vision extraordinaire achève de le relever. La 
grafide consolatrice lui apparaît sous les traits de celle 
qu'il a aimée. « La fille très-belle et très-sage de l'em- 
pereur de l'univers, nous dit-il dans le langage hyper- 
bolique du temps, celle à qui Pythagore a donné le 
nom de Philosophie, » vient à lui et l'exhorte. A peu de 
temps de là, sous son inspiration, il met la main à cet 
écrit mystique qu'il a intitulé la Vie nouvelle. Il l'écrit 
tout d'un trait et le termine en annonçant la résolution 
«de ne plus rien dire de celte bienheureuse (Béatrice), 
jusqu'à ce qu'il en puisse parler d'une manière plus 
digne d'elle. » 11 confie à ceux qui le liront l'espérance 



18 DANTE ET GOETHE. 

de dire d'elle, un jour, « ce qui n'a jamais été dit d'au- 
cune femme. » 

Remarquez, Viviane, ce travail latent, ce progrès 
de la consolation dans les grandes âmes. Elle commence 
à naître quand, du sein de l'accablement, de la pros- 
tration de toutes les facultés, se produit un vague besoin 
de laisser couler les larmes, de donner une issue, 
quelle qu'elle soit, au désespoir. A ce besoin corres- 
pond d'ordinaire une circonstance fortuite, une voix du 
dehors qui nous rappelle à nous-mêmes, un ami, un 
Guido Cavalcanti qui nous tend la main. L'âme alors 
se soulève un peu et regarde autour d'elle. Elle cherche 
dans les douleurs semblables à la sienne un écho 
sympathique. Elle généralise sa souffrance, et, d'un 
état personnel, d'une misère en quelque sorte égoïste, 
elle passe à la considération de la parité des misères 
humaines. C'est là un grand progrès dans la consola- 
tion, parce qu'il élève la tristesse sur les hauteurs delà 
philosophie. C'est ce progrès que fit Dante en lisant 
le livre de Boëce. fie la méditation des pensées d'autrui, 
de l'impression reçue, de ce que j'appellerai la conso- 
lation passive, qui vient à nous du dehors, par la voix 
de nos amis, de nos proches dans la vie spirituelle; de 
ce premier degré d'acceptation philosophique de la dou- 
leur, où s'arrêtent la plupart des hommes, les plus doués 
s'élèvent encore à une région supérieure. Ils se sentent 
pleins d'un grand désir de confesser leur douleur. Ils 
veulent que son objet soit connu, aimé, admiré de tous; 
ils le veulent exalté dans la mémoire des hommes. 
C'est l'éveil de la faculté créatrice ; c'est la consolation 



PREMIER DIALOGUE. 49 

suprême du génie. C'est, chez Dante, la Vita Nuova et 
la Commedia; chez Gœthe, Werther et Faust. 

MARCEL. 

Brava, Diotime! j'admire votre éloquence. Mais ne 
me sera-t-il pas permis de hasarder une observation?... 
Ne te fâche pas, Viviane, il me semble que je garde de- 
puis assez longtemps le plus humble silence. Je me 
mords les lèvres de peur qu'il ne leur échappe quelque 
sottise. 

DIOTIME. 

Voyons, quelle est l'observation qui vous étouffe? 

MARCEL. 

Oh, mon Dieu ! c'est au fond toujours la même. 
Votre très-grand esprit prend son vol vers l'idéal, le 
tout petit mien s'accroche à la réalité. Là où vous voyez 
Dante consolé par Boëce et la philosophie, adorant à 
genoux la pure image de la bienheureuse Béatrice, je 
le vois, moi, qui se distrait et se divertit dans la galan- 
terie; épris en un clin d'œil d'une jolie femme qui le 
regarde de sa fenêtre; amoureux, perpétuellement 
amoureux à Florence, à Lucques, à Bologne, à Padoue ; 
et, en fin de compte, acceptant de la main de ses pa- 
rents la plus bourgeoise des consolations, celle d'une 
femme légitimement possédée, en vertu du sacrement 
de mariage, et qui lui donne la bénédiction de six à 

4 



50 DANTE ET GOETHE. 

sept enfants, tant miles que femelles! Je me rappelle 
bien avoir lu à sa décharge que, à une des filles qu'il eut 
de Gemma Donati, il donne le nom de Béatrice; te 
serais-tu contentée, Viviane, de ce singulier mode de 
fidélité? 

DIOTIME. 

Béatrice ne s'en contentait pas "non plus. Dans le 
Purgatoire, elle adresse h Dante de sévères reproches. 
« Pourquoi t'es-tu éloigné de moi après ma mort? lui 
dit-elle fièrement. Mon souvenir seul aurait dû te main- 
tenir dans la route de la vertu et l'élever toujours vers 
le ciel. » Et Dante, les yeux baissés, muet, fait assez 
voir qu'il se sent coupable. Tous les commentateurs, 
les uns après les autres, se sont affligés de rencontrer 
dans un divin génie ces faiblesses humaines. Le premier 
en date, Boccace, après avoir reproché à Dante ses 
amours mondaines qu'il appelle sans euphémisme « sa 
luxure, » le tance vertement au sujet de son mariage 
avec Monna Gemma. Ce n'est pas moi qui me charge- 
rai de le disculper. Voyons seulement, pour rester 
équitable, ce qu'étaient alors l'amour et le mariage, et 
ne tombons pas dans Terreur commune qui nous forait 
juger les hommes d'une époque selon la conscience 
d'une autre. 

MARCEL. 

Je vous supplie de croire que je ne m'érige point 
ici en censeur. Bien que j'aie assez mal profité des le- 



PREMIER DIALOGUE. 51 

çons du catéchisme, je n'ai pas oublié mon Évangile. 
Je ne me sens ni le droit ni l'envie de jeter à Dante 
amoureux la première pierre. Je proleste seulement 
contre l'hypocrisie de cette désolation immense et de 
cette religion sévère du souvenir qui, selon vous, en- 
fanta la Divine Comédie. 

DIOTIME. 

L'amour de Dante pour Béatrice fut un amour pla- 
tonique dans le grand sens que ce mol gardait au moyen 
âge; dans le sens que lui donne, au banquet de Platon, 
YÊlrangère de Mantinée, cette Diotime, de qui, un 
jour, dans vos gaietés ironiques, vous m'avez infligé le 
nom. C'était l'adoration de la beauté éternelle, dans sa 
plus exquise représentation ici-bas, la femme ; c'était 
le désir de la béatitude divine, exalté dans les âmes par 
le désir non satisfait d'une béatitude humaine, dont la 
femme était considérée comme le plus pur miroir; 
c'était une initiation, un charme médiateur et purifi- 
cateur ; c'était en même temps une sorte de possession 
séraphique. Mélange presque incompréhensible pour 
nous d'ascétisme et de sensualité, pieuse équivoque 
gui donna au culte de Marie une incroyable puissance, 
amena à Jésus tant d'épouses passionnées, et dont le 
dangereux attrait ne s'explique que trop lorsque l'on 
considère le délaissement où restèrent toujours dans le 
platonisme christianisé à qui l'on a donné le nom de 
mysticisme, et le Père éternel que l'on se figurait vieux, 
et le Saint-Esprit qui n'avait pas revêtu la forme hu- 
maine ! Ce qu'osaient dire de très-saintes femmes tou- 



52 DANTE ET GOETHE. 

chant leurs noces spirituelles avec Jésus, cette montagne 
de contemplation dont il est si souvent parlé, où on 
languit, où Ton meurt, où l'on vit d'amour, ces délec- 
tations du souper mystique d'une sainte Claire avec un 
saint François, ces délires, ces extases, ces violences 
de l'imagination, ces métaphores hardies renouvelées 
du Cantique des Cantiques, aujourd'hui scandaliseraient 
nos timides esprits; alors, elles édifiaient la commu- 
nauté chrétienne, elles remplissaient le vide, elles ani- 
maient la monotonie des cloîtres. Mais chez les hommes 
de la vie publique, chez un Dante, homme de parti, 
poète célèbre et conséquemment recherché de toutes 
les femmes, un tel amour ne pouvait ni dompter les 
instincts ni préserver les sens des séductions du siècle. 
Lorsque Béatrice dit à son amant que son seul souve- 
nir aurait dû régner sur lui sans partage, elle exprime 
la théorie, l'idée de l'amour platonique, où la beauté 
de l'âme a plus de part que la beauté du corps. Elle 
rappelle un vertueux effort vers la perfection spiri- 
tuelle, un desideratum beaucoup plus qu'un précepte 
qui n'aurait pu être scrupuleusement observé par per- 
sonne dans la vie réelle. 

Quant au mariage, il était d'une mince considéra- 
tion parmi les esprits d'élite, chez les fidèles d amour 
et les fidèles de science. L'esprit chevaleresque des uni- 
versités le dédaignait comme un lien trop charnel. 
Rappelez-vous le refus opiniâtre d'Héloïse qui, tout 
éprise de la gloire d'Abélard, ne saurait souffrir pour 
lui les embarras du ménage et les tracas de la vie 
domestique. L'opinion sur ce point était unanime. 



PREMIER DIALOGUE. 53 

L'Apôtre, et avec lui la plupart des théologiens, ran- 
geaient le mariage parmi ces nécessités vulgaires que ne 
subissent point les grandes âmes. De doctes religieuses 
enseignaient dans les couvents ce qu'avatent décidé les 
cours d'amour : à savoir que le véritable amour ne 
saurait exister entre les époux. On répétait, après Théo- 
phraste et Cicéron, qu'il est impossible de donner à la 
fois ses soins à une épouse et à la philosophie. On esti- 
mait glorieux, digne des poètes et des chevaliers, de 
célébrer sa maîtresse, sa dame, comme on disait alors ; 
on ne parlait jamais de la mère de ses enfants. Pas une 
seule fois, dans ses nombreux écrits, Dante ne pro- 
nonce le nom de Monna Gemma. Il n'a jamais parlé 
de ses fils, de sa famille, bien qu'il parle constamment 
de lui-même, de ses amis, de ses proches. Nous ne sau- 
nions plus rien comprendre à ces mœurs; mais, dites- 
moi, les nôtres vaudraient-elles beaucoup mieux? 
Qu'est-ce donc que l'amour aujourd'hui? Un passager 
entraînement des sens, une faiblesse. Qu'est devenu 
chez nous le mariage? Un contrat de vente honteux, qui 
cherche à s'ennoblir par l'éclat, par l'ostentation des 
vaines cérémonies dont il s'entoure. 

Depuis quelques instants Viviane était entrée en 
rêverie. Elle prenait, comme au hasard, quelque tige 
dans la gerbe de fleurs, et l'y remettait aussitôt avec 
distraction... A ce moment, la couronne qu'elle oubliait 
de tresser échappait à ses doigts. Elle tombait, elle se 
flétrissait sur le sable, si, d'un mouvement plus prompt 
que la pensée, Élie ne l'avait retenue. 



5i DANTE ET GOETHE. 

DIOTIME. 

Qu'avez-vous, Viviane? Vous voici toute pâle. 

VIVIANE. 

Ce n'est rien... Marcel, donne-moi mon châle. Le 
temps fraîchit un peu. Si nous marchions? 

DIOTIME. 

Nous ferons sagement. Je crains que le froid ne 
vous ait saisie. Vous voici couleur de perle comme 
Béatrice; couleur d' amour y disait encore TAllighieri, 
ajouta Diotime en baissant la voix. 

» 

Viviane ne répondit pas. On se mit à marcher sur 
le sable que la mer, en se retirant, laissait à sec, et qui 
étincelait comme des paillettes d'or sous les rayons du 
soleil couchant. Quelque lointain orage, pressenti des 
mouettes, les poussait vers la rive. Elles arrivaient par 
bandes, se ralliaient, se pressaient contre le rocher de 
la Mauve. Le sombre et rude granit se couvrait ainsi 
peu à peu d'un duvet blanc de neige. Il prenait l'appa- 
rence d'un oiseau fantastique. On eût dit qu'il allait 
ouvrir ses ailes gigantesques et s'envoler vers de fabu- 
leuses contrées. D'autres mouettes, plus hardies, se 
berçaient à la cime des vagues. Elles se confondaient 
avec l'écume, dont elles semblaient, apparaissant et 
disparaissant dans le mouvement houleux, comme 
une fugitive métamorphose. 

Viviane s'appuyait au bras d'Élie; elle marchait 
pensive. On pria Diotime de reprendre l'entretien. 



PREMIER DIALOGUE. 55 



DIOTIME. 



La Vita Nuova, en se répandant, avait fait à Dante 
une grande renommée. Le parti guelfe en voulut tirer 
honneur. On lui confia des négociations difficiles où il 
obtint des succès. On cite plusieurs occasions où les 
harangues latines, françaises ou italiennes de Dante (il 
parlait éloquemment ces (rois idiomes) persuadèrent, 
à l'avantage florentin, les princes et les peuples. Vers 
la fin de Tannée 1299, on le nomma prieur de la Répu- 
blique. 

Ce fut le commencement de ses calamités. A ce mo- 
ment, Florence était plus que jamais en proie aux 
factions. L'envie qui couvait depuis longtemps entre 
deux familles voisines et rivales, les Donati et les Cer- 
chi, avait éclaté. Corso Donati que le peuple, à cause 
de son antiquité et de sa superbe, appelait le baron. 
comme s'il n'y en eût eu qu'un seul, n'avait pu souffrir 
l'insolence des Cerchi, gens de petite origine, récem- 
ment établis, venus de la campagne, gens inurbains , 
comme disaient les raffinés florentins, sauvages (d'où 
le nom de parte selvaggia donné à leurs adhérents et 
que nous retrouverons dans la Comédie), qui se cré- 
nelaient dans leurs palais agrandis et faisaient ostenta- 
tion de leurs richesses. Aux fêtes de mai, dans une 
querelle survenue entre deux femmes de ces deux mai- 
sons ennemies, le sang avait coulé. Les superstitions 
populaires étaient entrées en alarme sur cette obser- 
vation que la statue de Mars, ôtée de la place qu'elle 
occupait sur le ponte Vecchio, au lieu de regarder vers 



» DANTE ET GOETHE. 

l'orient, comme elle le faisait de temps immémorial, 
avait désormais la face tournée vers l'occident. De 
cette volte-face du vieux dieu païen, les chrétiens de 
Florence pronostiquaient les plus grands malheurs; et, 
dans cette croyance superstitieuse, le peuple souffrait 
comme une fatalité les rivalités qui ensanglantaient la 
place publique. 

Sous le prétexte de rendre la paix à la fille de 
Rome (c'était le nom dont Florence se glorifiait), et 
aussi pour demander réparation d'un grief personnel, 
le pape Boniface envoyait un légat, un pacier h la Ré- 
publique. Vers le même temps, il négociait avec Charles 
de Valois, l'invitait, selon la tradition pontificale, à 
descendre en Italie, lui promettait ce qu'il n'avait ni le 
droit ni le pouvoir de donner, la souveraineté de Flo- 
rence. C'était alors, comme aujourd'hui, la querelle 
du spirituel et du temporel. Les Florentins repoussaient 
énergiquement toute immixtion du pontife romain dans 
leurs affaires. De son côté, le pontife, pour mieux mar- 
quer son droit, excommuniait en masse les Florentins. 
C'est dans de telles circonstances que Dante parait 
pour la première fois sur la scène politique avec le 
grand prestige qui s'attachait au nom de poète, avec 
l'autorité d'un caractère éprouvé déjà dans les guerres 
civiles. 

Rien de plus singulier que cette magistrature des 
prieurs. Comme toutes les autres charges du gouverne- 
ment populaire, elle avait subi de fréquentes altéra- 
tions. A cette heure, les prieurs, au nombre de dix, 
étaient élus par leurs prédécesseurs et pour deux mois 



PREMIER DIALOGUE. 57 

seulement, pendant lesquels ils demeuraient enfermés 
dans le palais du peuple,, sans aucune communication 
avec le dehors, hormis pour les affaires de la Républi- 
que. En dépit de la jalousie populaire, on n'élevait au 
priorat que des grands, c'est-à-dire des riches, nobles 
ou plébéiens d'origine. Les prieurs, ainsi que le capi- 
taine du peuple ou défenseur des corporations, avaient 
des attributions assez mal déterminées, politiques ou 
judiciaires, avec l'initiative de toutes les mesures que 
réclamait le bien public. 

En entrant dans cette magistrature suprême, Dante 
qui appartenait par ses origines au parti populaire, 
mais dont le génie et le tempérament étaient patriciens, 
fit voir aussitôt de quelle hauteur il dominerait l'esprit 
de faction. On lui attribue un décret qui, en vue de la 
paix publique, frappait d'ostracisme, comme on l'avait 
fait aux plus beaux temps de la démocratie athénienne, 
les chefs des Noirs et des Blancs (c'est le nom qu'avaient 
pris les guelfes divisés après leur victoire sur les gibe- 
lins). Et il n'avait pas hésité à écrire, en tête de la liste 
des exilés, d'une main impartiale et politique, à côté 
du nom haï de Corso Donati, le chef des Noirs, le nom 
de son ami le plus cher, de celui qu'il aimait comme 
un autre lui-même, le nom de Guido Cavalcanti. 

Cependant, l'approche de Charles de Yalois que l'on 
savait d'accord avec le pape pour établir la domina- 
tion des Noirs, jetait les Blancs en alarme. Dante fut 
envoyé par eux à Rome pour tâcher d'écarter ce péril. 
C'est dans la délibération du conseil, au sujet de cette 
ambassade, que Boccace lui fait dire ce mot fameux, 



58 DANTE ET GOETHE. 

qui montre assez en quel dédain il tenait ceux de son 
parti, et quelle opinion il était autorisé h concevoir 
de lui-même au milieu des médiocrités dont il était 
forcé de prendre l'avis : « Si je vas, qui reste? et si je 
reste, qui va? » 

Je ne garantis pas l'authenticité du mot, mais il 
n'en est pas moins historique, en ce sens qu'il caracté- 
rise la hauteur de fierté propre à l'esprit du patriciat 
toscan. Celte hauteur s'est transmise de génération en 
génération, et j'entendais récemment attribuer à celui 
que les Florentins appellent, comme jadis Corso Donati, 
le baron, par excellence... 

EUE. 

Le baron Ricasoli? 

DIOTIME. 

Précisément; je lui entendais attribuer un mot 
analogue à celui qu'on met dans la bouche de l'Alli- 
ghieri : « Reslerez-vous longtemps dans les conseils du 
roi? » lui aurait demandé un député piémonlais, en 
1862. — u Aussi longtemps qu'il en sera digne! » 
Vous voyez que le vieux sang florentin, étrusque ou 
romain, ne s'est pas beaucoup christianisé, du moins 
en ce qui concerne la vertu par excellence du christia- 
nisme, l'humilité. Mais passons... Nous avons laissé 
Dante partant pour Rome. Il y est reçu avec honneur, 
choyé, caressé, trompé à la manière traditionnelle de 
la diplomatie cléricale. Pendant ce temps, Charles de 



PREMIER DIALOGUE. 59 

Valois entre à Florence, en compagnie de Corso Donati. 
Il y rétablit le gouvernement des Noirs ; il livre la ville 
à ses soldats. 

Ce ne furent, pendant huit jours entiers, que mas- 
sacres, incendies, viols et pillages; puis, la soldates- 
que lassée, on régularisa les choses. Un décret général 
de bannissement fut prononcé contre les Blancs, et 
bientôt une sentence particulière, rendue sans juge- 
ment, dans un latin barbare, condamne Dante Àlli- 
ghieri, lui onzième, pour cause de baraterie, d'extor- 
sions et de lucre, à être brûlé vif, si jamais il remet les 
pieds sur le territoire florentin. Dante, qui revenait à 
Florence, apprend à Sienne que sa maison est rasée, 
que ses biens sont dévastés, qu'il est ruiné, proscrit. Il 
va rejoindre ses compagnons d'exil; il commence à 
trente-huit ans ce long et douloureux pèlerinage qui ne 
devait finir qu'avec sa vie. 

L'exil était alors pour les Florentins, amoureux, 
idolâtres de la terre natale, ce qu'il avait été dans 
l'antiquité pour les enfants d'Athènes, une sorte de 
mort morale. Mais ce qui devait le rendre plus cruel 
encore pour l'AUighieri, et tout à fait insupportable, 
c'était, il nous l'apprend lui-même, la compagnie mau- 
vaise et inepte, malvaggia e scempia, avec laquelle il 
s'y voyait envoyé. Au lieu de son cher Guido, dont il 
pleurait, non sans remords peut-être, la fin préma- 
urée... 

VIVIANE. 

Pourquoi, non sans remords? 



60 DANTE ET GOETHE. 

DIOT1ME. 

Parce que Guîdo était mort à la suite des fièvres 
de la malaria qu'il avait prises à Sarzana, pendant 
son exil, sous le priorat de Dante, avec les Cerchi, 
les Tosinghi, les Bonaparte. Au lieu de son noble 
ami Guido, il ne voyait à ses côtés que des gens 
sans valeur, des insensés, des impies (c'est ainsi qu'il 
les qualifie), dont il lui fallait entendre et subir les 
sottises infinies. Ce que les grands hommes ont à 
souffrir des partis auxquels ils se rangent, même 
alors qu'ils paraissent les commander, n'est pas 
croyable. Ce serait un triste, mais salutaire ensei- 
gnement, de voir quelle puissance malfaisante peut 
exercer sur les caractères généreux, sur les hommes 
de génie, la médiocrité enrégimentée sous le drapeau 
d'un parti. J'en ai vu de nos jours plus d'un exemple. 
Peut-être avez-vous entendu raconter comment, ac- 
couru du fond de sa Bretagne pour défendre des 
conspirateurs qu'il ne connaissait pas, l'abbé de 
Lamennais fut raillé, bafoué clans la prison où il venait 
offrir, avec une naïveté sublime, à ces hommes gros- 
siers, l'appui de son nom et de sa plume illustre. Vous 
n'avez pas oublié Manin, accusé de trahison pour avoir 
dit que la maison de Savoie pouvait avancer l'œuvre 
de l'unité italienne J'ai ouï dire d'Armand Carrel qu'il 
avait souhaité de mourir, tant lui était à charge le soin 
de conduire les républicains infatués et indisciplina- 
blés. Elle serait longue et tragique l'histoire de ces 
âmes Gères et justes que la révolution jette en pâture 



PREMIER DIALOGUE. 01 

à la vulgarité des partis. Ce serait un martyrologe, la 
liste de ces grands cœurs méconnus, calomniés, étouf- 
fés, navrés, succombant enfin, non sous les coups de 
leurs adversaires, mais dans les dégoûts dont les 
accablent leurs prétendus amis politiques. Dante, qui 
était envoyé en exil sous le prétexte qu'il penchait vers 
le parti gibelin, se voyait en quelque sorte solidaire des 
passions gibelines. Il dut participer à des entreprises 
insensées. Avec les chefs des gibelins, il erra de ville 
en ville. On le voit tour à tour à Vérone qui était la 
capitale du gibelinisme lombard, à Padoue, à Bologne, 
à Pistoïa, dans la Lunigiana chez les Malaspini, à 
Venise, puis enfin à Ravenne chez les Polentani. 

VIVIANE. 

' Est-il venu à Paris comme on le raconte ? 

DIOTIME. 

Une fois tout au moins, peut-êlre deux fois. Cela ne 
fait pas doute; on ne varie que sur l'époque. Dégoûté 
de l'esprit de faction, préoccupé comme il l'était alors 
de ses Cantiques, il lui fallait approfondir la science de 
la théologie. L'Université de Paris, était fameuse entre 
toutes, surtout parmi les Italiens. Pierre Lombard, 
saint Thomas, saint Bonaventure, Rémi de Florence, 
Gilles de Rome, y avaient professé avec éclat. Robert 
de Bardi en fut chancelier. Le pape Jean XXII y fit ses 
études. On disait dans le langage du temps que les sept 
arts y brillaient comme les sept chandeliers de l'Àpo- 



62 DANTE ET GOETHE. 

calypse, et qu'entre tous y brillait la théologie. On 
sait avec certitude que Dante y vint lui aussi, comme 
un peu après Pétrarque et Boccace; qu'il y sou- 
tint contre d'habiles et nombreux adversaires un quod 
libety réputé prodigieux, ce qui valut à l'amant de 
Béatrice, avec le renom de poète, le renom de théo- 
logien à jamais consacré par la fresque de Raphaël 
où il prend place parmi les Docteurs, et fît inscrire 
sur son tombeau ce vers curieux : 

Teologus Dantes nullius dogmatis expers. 

A part deux ou trois faits comme celui-ci, il n'y a 
rien, d'ailleurs, de plus controversé que les traditions 
qui se rapportent à l'exil de Dante. Ce qui est positif, 
c'est que cet exil douloureux fut sinon consolé, du 
moins ennobli et animé par les plus belles études et 
par des travaux glorieux. C'est alors que Dante refait 
et achève en italien l'Enfer commencé en langue latine; 
c'est- alors qu'il écrit il Convito, le Banquet. Malgré 
les préjugés régnants sur l'indignité de l'idiome vul- 
gaire en matière philosophique, malgré la difficulté 
extrême de rendre des idées abstraites dans une langue 
populaire à peine formée, Dante écrit il Convito en 
prose italienne, afin de mettre à la portée des humbles, 
de ceux qui ne se repaissent que d'une nourriture bes- 
tiale, la nourriture spirituelle, le pain des anges, 
comme il l'appelle, qui fait la joie des âmes d'élite. Il 
écrit aussi le traité de l'Eloquence vidgaire, de rulgari 
Eloquentia. Dans le même temps, il avance son œuvre 
suprême : il conduit à bien le Purgatoire et le Paradis. 



PREMIER DIALOGUE. 63 

Le sentiment qui soutenait Dante, qui l'animait 
dans ses travaux, c'était, avec le grand désir d'excel- 
lence en toutes choses et d'immortalité, le désir pas- 
sionné de rentrer dans sa patrie ; de se rendre illlustre 
à ce point que Florence, l'ingrate Florence, ne pût 
souffrir de rester plus longtemps privée d'un citoyen 
dont elle recevrait tant de gloire. 

ÉLIE. 

Il ne me faudrait, entre toutes les ingratitudes dont 
est remplie l'histoire des républiques, que cet exil de 
Dante pour haïr la démocratie. 

DIOTIME. 

Je vous demande une seule chose avant de vous 
abandonner à cette haine, mon cher Élie, c'est de 
relire dans les annales de la royauté les ingratitudes 
célèbres des princes, et, à l'occasion, dans le premier 
livre des Discours de Machiavel, ce que pense à ce 
sujet le plus sagace des politiques... il suffît. Dante 

eut un instant d'illusion. Les guelfes, lassés eux- 

* 

mêmes de leurs rigueurs, voulurent, après seize années, 
rappeler quelques bannis. Dans le nombre était Dante. 
11 fut invité par la commune de Florence à se présenter 
à l'église de Saint-Jean pour y être offert. 

VIVIANE. 

Offert! Qu'est-ce que cela signifie? 



64 DANTE ET GOETHE. 



DIOTIME. 



C'était une ancienne coutume. A la fête de saint 
Jean-Baptiste, avocat, protecteur > maître de la Repu- 
Nique, ce sont les titres que lui donnait encore, deux 
siècles après, le secrétaire de la République florentine, 
Machiavel, on graciait d'ordinaire quelques malfai- 
teurs; on les offrait au saint patron de la ville, devant 
lequel ils devaient paraître pieds nus, un cierge à la 
main, dans l'attitude du repentir , et faire amende 
honorable. 

Cette année -là, on eut la pensée d'étendre la 
grâce à des condamnés politiques, et Dante fut de ceux 
que l'on désigna pour rentrer dans Florence. Avant de 
savoir à quel prix, il s'exalta dans la joie. Mais aussitôt 
que, selon l'usage, un religieux lui eut notifié les con- 
ditions de l'amnistie, il entra en grande colère. A ses 
amis, à ses proches, qui lui conseillaient vivement de 
subir les conditions imposées, il répond par des accents 
indignés : « C'est donc là, s'écrie-t-il, la révocation 
glorieuse par laquelle Dante Allighieri est rappelé dans 
sa patrie après trois lustres d'exil ! C'est là ce qu'a mé- 
rité un citoyen dont l'innocence est manifeste! Loin de 
moi, loin de celui qui s'est élevé au culte de la philo- 
sophie, une telle bassesse ! S'il n'est pas d'autre che- 
min pour rentrer dans Florence, je n'y rentrerai ja- 
mais. Eh quoi! ne pourrai-je donc, où que je sois, 
contempler la splendeur du soleil et des étoiles! Ne 
pourrai-je spéculer sur la très-douce vérité, dolcissima 
verità, n'importe sous quel ciel, plutôt que de repa-. 



PREMIER DIALOGUE. 65 

raitre devant le peuple florentin, dénué de gloire, nu- 
dato di gloria, que dis-je? couvert d'ignominie ! » Et 
il rejette, comme une dernière insulte à son malheur, 
la grâce qu'on lui apporte. 

A peu de temps de là, une grande nouvelle, un 
événement inattendu, rallument dans son cœur, comme 
une flamme subite, l'espoir de rentrer triomphant dans 
sa patrie. Henri de Luxembourg est élu roi des Ro- 
mains; il va passer les Alpes. L'accord des deux puis- 
sances impériale et papale promet aux Italiens une ère 
de paix. La renommée dit merveille de l'empereur 
d'Allemagne. Guelfes et Gibelins, lassés de combals, 
attendent sa venue comme celle d'un Messie. L'Italie, 
toujours trompée, mais toujours facile à tromper, et 
qui attend toujours du dehors un sauveur, se précipite 
au-devant de Henri avec des frémissements de joie. 
Plus que personne, Dante avait droit de se réjouir. Ce 
qu'annonçait la venue de Henri VII, c'était l'accom- 
plissement de son idéal politique. Dans son traité de 
Monarchia, une de ses dernières œuvres, il venait 
d'exposer avec une précision parfaite sa doctrine sur 
le meilleur gouvernement des choses humaines. 

ÉLIE. 

Vous dites qu'il a exposé ses doctrines avec préci- 
sion : d'où vient donc qu'il a passé tantôt pour guelfe, 
tantôt pour gibelin? 

DIOTIME. 

La doctrine de Dante n'était, à bien parler, ni guelfe 

5 



66 DANTE ET GOETHE. 

ni gibeline dans le sens étroit du mot, tel que l'avait 
fait l'esprit de faction ; et c'est pourquoi elle a servi de 
texte à des assertions opposées. Elle était catholique et 
particulièrement latine. Dante, en homme qui avait 
subi les maux auxquels sont exposés, plus que d'autres, 
les communes, les républiques, les gouvernements 
populaires, considérait que l'unité et la stabilité des 
pouvoirs étaient la condition essentielle de l'État. 

Un seul empire là-haut, un monarque de l'univers 
qui réside dans le ciel ; un seul empire d'institution 
divine ici-bas, le saint Empire romain, gouverné par 
l'empereur, qui représente Dieu dans les choses tempo- 
relles, et par le saint pontife, qui représente Dieu dans 
les choses spirituelles , l'un inattaquable dans sa sou- 
veraineté politique, l'autre inviolable dans son Église, 
tous deux entièrement distincts dans leurs attributions, 
tel était, selon l'Alligliieri, et selon l'opinion la plus 
répandue de son temps, Tordre éternel et parfait. Selon 
ces opinions, le règne d'Auguste, sous lequel voulut 
naître Jésus-Christ, était le moment idéal de l'histoire. 
Les usurpations, les querelles des papes et des empe- 
reurs, la confusion des pouvoirs spirituel et temporel, 
avaient tout gâté; mais tout serait un jour rétabli. La 
paix et la concorde seraient ramenées dans le monde 
par la réconciliation des deux pouvoirs, à la grande 
édification de la chrétienté, au plus grand bien des 
nations, à la plus grande gloire de l'Italie. 

Telle était l'utopie de la science politique au moyen 
âge, où l'on croyait fermement, comme le fonl encore 
de nos jours certaines écoles, qu'il appartient aux spé- 



PKEMIER DIALOGUE. 67 

dilations des philosophes de régler exactement le cours 
des choses humaines. Tel était l'avenir rêvé par 
Dante, et qui tout à coup lui apparut comme réalisé 
dans la personne de Henri Vil, qui, de concert avec le 
Pontife, venait revendiquer ses droits, imposer aux 
factions F obéissance, remettre en Italie Tordre et la 
paix, et lui rendre l'unité qu'elle avait perdue. 

ÉLIE. 

Pardon si je vous interromps. Mais dans cet idéal 
dantesque de pouvoir absolu, de stabilité, d'ordre et 
de paix, que devenait la liberté? 

DIOTIME. 

Lorsque Dante parlait de l'unité du pouvoir, il 
n'entendait en aucune façon le pouvoir absolu, croyez- 
le bien. Dante aimait la liberté par-dessus toutes 
choses : rappelez-vous ce vers d'un accent si tendre : 

Libertà Ta cercando ch* è si car a! 

Son système d'une souveraineté unique ne porte 
aucune atteinte aux droits des communes et des ci- 
toyens. « Les nations ne sont pas pour les rois, mais 
les rois pour les nations, » dit-il dans sa Monarchie. 
Le héros véritable de son livre, c'est le peuple romain 
bien plutôt que l'empereur, qui n'est à ses yeux qu'un 
personnage éloigné, un peu abstrait, et qui n'a pas des 
attributions plus étendues que celles d'un président de 



f>S DANTE ET GOETHE. 

république. Quant au pape, Dante le circonscrit avec 
rigueur dans ses atlributions spirituelles. Ni plus ni 
moins que le philosophe Gioberti et Camille de Cavour, 
ce grand homme d'État, Dante voulait l'Église libre 
dans l'État libre; et, tout gibelin qu'on l'a fait faute 
de le bien connaître, il maintient dans son système à 
l'abri de tout empiétement, il croit préserver de toute 
atteinte la cité, le municipe, cet antique et solide fon- 
dement de la civilisation latine. 

Il serait difficile, si nous n'en avions des témoi- 
gnages écrits de sa main, de se figurer l'exaltation 
de Dante, ses transports à la venue de Henri de 
Luxembourg. Pour lui, nul doute : ce chevaleresque, 
ce pacifique Henri, que précède une si haute renom- 
mée, c'est le rédempteur attendu. Dans un juste senti- 
ment de son pouvoir intellectuel et de son ascendant 
sur les esprits, Dante s'adresse aux princes, aux tyrans, 
aux peuples. Il leur parle d'égal à égal, d'un accent 
de tribun et de prophète, avec l'autorité du sacerdoce. 
11 les adjure d'accueillir ce souverain de l'Italie. « Le- 
vez-vous, s'écrie-t-il, levez-vous, rois et ducs, seigneu- 
ries et républiques, sortez de vos ténèbres! Le fiancé 
de l'Italie, la joie du siècle, la gloire des peuples, le 
vrai héritier des Césars, vient au-devant de sa fiancée !» 
Et il répand à longs flots d'éloquence son espoir, son 
enthousiasme, ses ardentes illusions. Il se croit si près 
de leur accomplissement qu'il ne saurait plus tenir en 
place. Il accourt* sur les pas de Henri, se figurant déjà 
voir s'ouvrir les portes de sa chère Florence. Il s'avance 
jusqu'à l'extrême fontière ; il est h Pise. 



PREMIER DIALOGUE. 69 

C'est là, lout près de* son terrestre paradis, presque 
à portée d'ouïr les cloches de son beau temple de 
Saint-Jean, qu'un coup violent du sort l'en repousse à 
jamais et le rejette désespéré dans l'exil. 

C'est à Pise que Dante apprend la mort soudaine de 
l'empereur Henri VII. C'est de Pise que, navré d'une 
blessure mortelle, et quittant lui aussi toute espé- 
rance, il reprend seul et triste le chemin de Ravenne. 
Un protecteur généreux, Guido da Polenta, l'y atten- 
dait. Il y est reçu avec respect, entouré de soins et 
d'honneurs. De plusieurs points de l'Italie, on s'em- 
presse, pour distraire ses peines, de lui offrir le triom- 
phe poétique. Giovanni da Yirgilio l'appelle à Bologne 
pour y recevoir la couronne de lauriers. Dante refuse. 
C'était dans sa ville natale, ft dans le doux bercail où il 
avait dormi agneau, » dans ce temple de Saint-Jean, 
où il avait reçu le baptême de la foi, qu'il souhaitait 
de recevoir le baptême de la gloire; il ne voulait pas 
ceindre son front d'un laurier cueilli sur la terre 
étrangère. D'ailleurs, il en venait peu à peu à retirer 
ses esprits des choses de la terre. Comme de nos jours, 
Lamennais, qui lui était si semblable par les ardeurs 
de son âme superbe et toujours trompée, Dante était 
« las de ce qui passe et qui nous déchire en pas- 
sant. » 

VIVIANE. 

Quel sombre dédain d'expression ! Où donc M. de 
Lamennais a-t-il écrit cela? 



70 DANTE ET GOETHE. 



DIOTIME. 



Dans une lettre à M me de Senft, si je ne me trompe. 
— Dante avait accepté une mission à Venise, où il 
croyait pouvoir servir les intérêts de son hôte ; il ne 
réussit pas. Ce lui fut un avertissement de quitter les 
soucis de ce monde et de tourner désormais toutes ses 
pensées vers le ciel. 

Que de fois j'ai cherché, j'ai cru suivre sa trace sur 
ces grèves de Ravenne, dans cette forêt désolée où 
gémit le vent de l'Adriatique, dans cette pineta qui 
mêle au bruit des flots le bruit de ses cimes sonores ! 
Que de fois j'ai cru entendre le poète se parler à haute 
voix, se réciter dans celte vaste solitude les dernières 
tercines de sa divine cantique, se préparant, s'initiant 
ainsi lui-même, par l'exaltation de son propre génie, à 
cette vie en Dieu dont il était tout proche ! 

Le ii du mois de septembre 1321, après cin- 
quante-six années d'une existence en proie à ta ni de 
trouble, Dante Àllighieri exhala son dernier soupir dans 
cet asile de Ravenne qu'il avait appelé « arnica solitudo» 
et où l'on peut croire, en effet, qu'une noble amitié, 
le recueillement, la claire vue de son immortalité, 
donnèrent quelques heures d'une paix suprême à sa 
grande âme inquiétée. 

Sa destinée, nous l'avons vu, avait été étroitement 
liée aux destinées de sa patrie. Il avait été, avec toute 
sa génération, profondément agité par de vives curio- 
sités, par d'extrêmes terreurs, par de fortes passions, 
de grandes joies et de grands désastres. Il avait reçu 



PREMIER DIALOGUE. 71 

de son siècle tout ce qu'il était possible d'en recevoir. 
Il avait su ce que savaient les plus doctes ; il avait rêvé, 
espéré, agi, pensé, douté, aimé, haï avec les plus vail- 
lants et les plus fiers. 

Plus heureux qu'eux tous, il laissait dans une créa- 
tion de son génie, dans une œuvre qui lui appartient 
en propre, l'image impérissable de ce qu'avaient été 
son temps, son peuple et lui-même. 

Un moment de silence suivit ces mots. Diotime avait 
parlé longtemps. Les heures s'étaient écoulées. Déjà 
le soleil, descendu très-bas à l'horizon, plongeait à 
demi dans les flots. 

Le premier, Marcel en fit la remarque : — La nuit 
vient, dit-il en s'arrêtant brusquement. Nous n'avons 
pas moins de trois lieues à lairepour regagner Portrieux. 

VIVIANE. 

Te voilà bien pressé! Moi, je ne quitte pas la grève 
qu'on n'ait promis d'y revenir demain. Je ne me senti- 
rais pas ailleurs aussi recueillie, aussi bien disposée à 
entendre ce que Diotime doit nous dire encore. 

DIOTIME. 

Vous me voyez couverte de confusion. J'ai disserté 
sans fin, et je m'aperçois qu'à peine j'ai abordé mon 
sujet. 

VIVIANE. 

C'est bien pourquoi il nous faudra revenir. Le si- 



72 DANTE ET GOETHE. 

lencc de cette grève m'attire. Le lointain accompagne- 
ment des vagues fait merveille quand vous prononcez 
ces grands noms, Dante et Goethe. 

DIOTIME. 

En ceci, comme en toutes choses, qu'il soit fait selon 
le bon plaisir de la fée Viviane. 

Pendant qu'on échangeait encore quelques paroles 
et qu'on jetait un dernier regard vers les splendeurs 
du soleil couchant, Marcel était allé chercher les che- 
vaux. De son côté, le cocher, après avoir attendu à 
Tréveneuc bien au delà de l'heure fixée, venait au- 
devant des promeneurs. Un moment, Grifagno hésita ; 
il ne savait s'il suivrait la voiture d'où l'appelait Élie, 
ou bien Viviane qui, du bout de sa cravache, lui mon- 
trait le chemin des cavaliers. Mais lorsqu'il vit son 
ami, le petit cheval breton, partir gaiement au galop 
en secouant au vent sa crinière, la tentation fut trop 
forte; Grifagno désobéit à son mattre et s'élança de 
toute sa vitesse vers la rapide Viviane. 

A huit heures, les amis s'asseyaient à une table où 
les attendait un repas frugal de poissons et de coquil- 
lages. Un monstrueux homard, que la bonne hôtesse 
du Talus, M me Évenous, descendante, à en croire son 
nom, des anciens rois d'Ecosse, avait jeté tout vivant, 
ni plus ni moins que si c'eût été un hérétique» dans la 
chaudière d'eau bouillante, en était ressorti couleur 
d'écarlate, les yeux hors de tête, dans une attitude 



PREMIER DIALOGUE. 73 

crispée. Pendant que Marcel, aussi bon gastronome 
qu'il était mauvais métaphysicien, raccommodait d'un 
condiment de son invention, fort goûté dans tous les 
châteaux des Côtes-du-Nord, Viviane était montée à sa 
chambre où elle avait noué d'un ruban aux trois cou- 
leurs italiennes sa guirlande de verveines. S'avançant, 
sans être vue, derrière Diotime, elle posa doucement 
sur le front de son amie cette agreste couronne. 
C'était le signal. Les verres s'emplirent. 

— Vive à jamais Diotime! s'écrièrent Élie et 
Marcel. 

— Vive la Nina du vrai Dante ! reprit l'aimable 
Viviane. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 



DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL. 

Le lendemain, en se réunissant dans la matinée 
pour Pexcursion projetée au cap Plouha, on s'aperçut 
que le temps n'y était pas favorable. Le vent soufflait 
de l'ouest; les nuages s'amoncelaient, bas et lourds; 
par intervalles, une pluie fine tombait. Les mouettes vo- 
laient au ras des flots et poussaient leur cri aigu. On 
délibéra s'il serait prudent de se mettre en route; et, 
comme la fatigue du jour précédent se faisait encore 
sentir, on s'accorda vite sur les motifs de rester à Por- 
trieux, et l'on s'établit dans le pavillon. 

Ce pavillon, bâti sur une légère élévation de terrain 
isolé, abrité d'un bouquet d'arbres, était très en renom 
dans le pays. On y venait de fort loin, dans les longs 
jours d'été, respirer la brise de mer et s'égayer au con- 
cert des oiseaux qui nichaient en multitude sous l'épaisse 
feuillée. La bonne M me Évenous, qui tirait quelque va- 
nité de ce lieu de plaisance où se donnaient les plus 



DEUXIÈME DIALOGUE. 75 

beaux repas de la saison, l'avait fait décorer avec beau- 
coup de soin ; mais pour nos amis son agrément était 
tout entier dans ses deux fenêtres d'où la vue s'éten- 
dait, d'une part, jusqu'à la jetée, de l'autre, jusqu'à un 
promontoire de roches granitiques que le flot, à la 
marée haute, recouvre et qu'il laisse en se retirant tout 
enveloppées de goémons, ce qui leur donne un. air 
échevelé et pleureur singulièrement pittoresque. 

À ce moment, le bateau qui, chaque semaine, 
vient faire à Portrieux les approvisionnements de l'Ile 
de Jersey, était dans le port, prêt à remettre à la voile. 
De longues Oies de bœufs s'avançaient sur la plage, 
lentement, tristement, avertis de je ne sais quel mau- 
vais destin par les mugissements qui partaient de l'ex- 
trémité de la jetée, où l'on procédait à l'embarquement 
des animaux. Quelques-uns s'arrêtaient comme frappés 
de stupeur, et demeuraient dans un état d'immobilité 
presque incroyable. Des enfants de pêcheurs suivaient 
cette procession morne, les plus grands portant les plus 
petits, tous déguenillés, infirmes, chétifs et hâves, plus 
hébétés d'aspect que le bétail, et consternants à voir 
pour qui veut croire à la providence divine et à la bonté 
humaine. Grifagno, à qui ces enfants et ces bœufs ne 
plaisaient pas, avait essayé de les poursuivre et de 
mettre, par ses aboiements, quelque désordre dans 
cette monotonie ; mais les enfants de la campagne ne 
s'émeuvent de rien, et le premier d'entre les bœufs à 
qui s'attaqua le gai lévrier lui ayant fait sentir d'une 
atteinte de ses cornes qu'il n'entendait pas la plaisan- 
terie, Grifagno s'était résigné. Il regardait à distance et 



78 DANTE KT GGETHK. 

fer l'idiome national, quand une littérature académique, 
sans tempérament de race ou de peuple, s'imposait au 
goût perverti, ces querelles d'érudits ont, à diverses 
reprises, ramené les esprits égarés à la source vive de 
poésie que Dante a fait jaillir du sol toscan. 

MARCEL. 

C'est possible; mais enfin vous l'avez à peu près dit 
tout à l'heure : s'il fallait, pour comprendre Dante, lire 
tout ce fatras de dissertations, une vie d'homme n'y 
suffirait pas. 

VIVIANE. 

Et puis, tous ces commentateurs ne se contredisent- 
ils pas l'un l'autre? Il me semble que, bien loin d'éclair- 
cir les textes, ils doivent embrouiller très-fort la cer- 
velle du pauvre lecteur. 

DIOTIME. 

Il y a du vrai dans ce que vous dites là, Viviane. 
Durant cette longue controverse qui n'a pas encore 
pris (in et qui remplirait à elle seule toute une biblio- 
thèque, on a subtilisé, sophistiqué à l'envi sur un hé- 
mistiche ou sur un mot, sans parvenir à s'entendre, et 
les opinions les plus modernes ne sont pas, peut-être, 
les moins opposées. 

VIVIANE. 

Et vous avez eu le courage de lire tout cela? 



DEUXIÈME DIALOGUE. 77 

voici délivré d'un grand souci. Il faut bien que je vous 
le confesse, la vue de ce gros portefeuille, tout bourré 
de notes, à ce que je suppose, ne me présageait rien de 
bon; car je ne connais pas, pour ma part, de peste plus 
noire que ces cuistres, ces triples pédants qu'on baptise 
du nom de commentateurs, et qui s'abattent sur les 
œuvres du génie comme le., sauterelles sur les mois- 
sons d'Egypte. 

DIOTIME. 

Vous me louez trop vite, Marcel, de ce que je n'ai 
point dit. Il s'en faut que j'aie cette haine vigoureuse 
que vous portez aux commentateurs. A mon sens, ceux 
de la Comédie ont rendu de vrais services. Sans eux, 
je parle des anciens surtout, nous aurions aujourd'hui 
perdu toute trace d'une multitude de particularités de 
la vie florentine, auxquelles Dante fait allusion dans son 
poème et qui rompent très-heureusement, par un ac- 
cent de vérité familière, la solennité de l'ensemble. 
Selon l'opinion de Fauriel, qui compare les commen- 
tateurs de Dante à ceux d'Homère, ils auraient eu un 
mérite plus grand encore : ils auraient contribué, pour 
leur bonne part, au maintien de la nationalité littéraire 
de l'Italie. 

ÉLIE. 

Comment cela ? 

DIOTIME. 

Quand le classicisme grec ou latin menaçait d'étouf- 



80 DANTK ET GOETHK. 

ai mis une grande persévérance, mais c'était plus forl 
que moi; et, chaque fois que je m'y reprenais, le livre 
me tombait des mains. 

DIOTIME. 

Nous le relèverons respectueusement, Viviane, et, si 
vous m'en croyez, nous suivrons l'exemple de ce sage 
prélat qui un jour, à Oxford, sommé par des théologiens 
qui disputaient sur la Bible, d'entrer dans leurs que- 
relles, prit de leurs mains les saintes Écritures et y dé- 
posa un pieux baiser. 

VIVIANE. 

Mais la Comédie n'est pas la Bible. 

DIOTIME. 

Elle a été longtemps appelée le poème sacro-saint, 
il sacratissimo poema, et, assurément, elle est, elle 
restera toujours le Livre par excellence de ce peuple 
florentin qui, lui aussi, se nommait le Peuple de Dieu. 

MARCEL. 

Comment! ces Florentins du diable ont eu le front 
de s'appeler le Peuple de Dieu ? 

DIOTIME. 

Tout comme les Hébreux, mon cher Marcel, qui ne 
les valaient certes pas. Savonarole, en leur donnant 
pour roi Jésus-Christ, ne les appelle pas autrement ; et, 



DEUXIEME DIALOGUE. 81 

cent ans auparavant, le cardeur de laine Michel Lando, 
quand triomphait à Florence le tumulte des Ciompi, se 
faisait proclamer, dans la grande salle du Palais de la 
Seigneurie, Gonfalonier de la République du Peuple 
de Dieu... Mais je reviens à vos objections, Viviane. 
Avec votre justesse habituelle, vous faites de la Comé- 
die une critique qui allège singulièrement ma tâche. 
D'un trait vous avez marqué les défauts, les grands dé- 
fauts de la trilogie dantesque; je n'y veux pas contre- 
dire. Je ne suis pas de ces idolâtres qui transforment en 
beautés les défauts du maitre. Je ne confonds pas l'ob- 
scurité avec la profondeur; je ne pense pas que la mo- 
notonie soit un effet de la perfection. Pas plus que vous 
je ne parviens à ranimer dans mon esprit celte triple 
orthodoxie théologique, métaphysique et scientifique 
que saint Thomas, Àrislote et Ptolémée imposaient au 
moyen âge, et dont le génie de Dante lui-même était si 
bien pénétré, que, à part certaines opinions particu- 
lières et quelques idées empruntées aux Arabes et à 
Platon (au Platon d'Alexandrie s'entend), il ne pouvait 
rien imaginer en dehors d'elle. J'admire Dante non pas 
à cause des doctrines et des symboles qui lui sont sug- 
gérés par son siècle, mais en dépit de tout cela. Je 
l'admire pour la merveilleuse puissance de son génie 
qui, dans, ce monde d'abstractions, dans ces régions 
d'un surnaturel qui n'a plus aucune prise sur notre 
imagination, fait palpiter la douleur, la haine, la ven- 
geance, la joie, l'amour, toutes les passions de la vie 
réelle, et l'éternelle jeunesse d'un cœur héroïque. 
Songez donc, Viviane, à tout ce que la Comédie a 

6 



82 DANTE ET GOETHE. 

inspiré aux arts, de chefs-d'œuvre qui nous charment 
encore! Rappelez-vous ces églises, ces palais de Flo- 
rence, que nous visitions ensemble Tan passé! ces 
fresques du Dôme, de Santa Maria Novella, du Bargello, 
les peintures de Saint-François d'Assise, celles d'Or- 
vieto, de Padoue, du Campo-Santo , les stances du 
Vatican, la chapelle Sixtine, où la personne et l'œuvre 
de l'AHighieri ont reçu de la main des Giotto, des 
Gaddi, des Àngelico, des Orgagna, des Masaccio, ils 
Michel-Ange et des Raphaël, une réalité pittoresque et 
sculpturale qui suffirait à elle seule, à supposer que 
la Comédie eût péri, pour la rendre immortelle ! el de 
nos jours, tout à l'heure, les plus grands artistes, 
Flaxman, Cornélius, Ingres, Scheffer, Delacroix, y 
trouvant le sujet de compositions qui deviennent aus- 
sitôt populaires! et le culte passionné d'un Alfieri, d'un 
Gioberti, d'un Giusti pour le grari Padre Allighierii 
et l'enthousiasme de la Jeune Italie qui fait de la 
Divine Comédie son Évangile ! et la piété d'un Manin 
qui consacre les veilles de l'exil è l'étude et à l'ensei- 
gnement du poème dantesque ! et les supplications ré- 
pétées de Florence pour obtenir de Ravenne, qui les 
veut garder comme un glorieux dépôt, les ossements 
sacrés de l'AHighieri ! et la fête solennelle qui se prépare 
en ce moment même, à Florence, par les soins de toutes 
les municipalités italiennes, pour célébrer l'anniversaire 
duGrand Italien! Tout cela, que serait-ce donc, Viviane, 
si ce n'était le signe manifeste de celle puissance de vie 
que cinq siècles de durée n'ont point affaiblie, qui nous 
attire, nous aussi, quoi que nous en ayons, et que vous 



DEUXIÈME DIALOGUE. H3 

allez bientôt sentir, soyez-en sûre, se communiquer à 
vous, si vous ne craignez pas de tenter une fois encore 
avec moi le voyage dantesque? 

VIVIANE. 

À vos côtés je ne craindrai jamais ni fatigue ni en- 
nui. Me voici prête à vous suivre de l'enfer au ciel. 

DIOTIME. 

Mais vous, Marcel, qu'en dites-vous? N'allez-vous 
pas faire comme ce bon monsieur Gervais dont parle 
votre ami Voltaire, à qui l'on proposait le même voyage, 
mais qui recula de deux pas, trouvant le chemin un peu 
long? 

MARCEL. 

Non vraiment. Par le temps qu'il fait, cette excur- 
sion métaphysique me semble fort à propos. Vous me 
permettrez bien, d'ailleurs, de loin à loin, pour me ra- 
fraîchir l'esprit de tant de sublimités, quelque légère 
critique, et vous ne me laisserez pas dans les flammes 
de l'enfer pour cause d'incrédulité, n'est-ce pas, Dio- 
time?... Et tenez, avant de nous mettre en route, expli- 
quez-moi donc ce titre de Comédie, qui, tout d'abord, 
me choque; car enfin, à part quelques diableries assez 
drôles, je ne vois pas le plus petit mol pour rire dans 
cette fameuse Comédie. 

DIOTIME. 

L'intention de Dante ne fut pas un moment de vous 



84 DANTE ET GOETHE. 

faire rire, mon cher Marcel ; il ne prétendait aucune- 
ment amuser, il voulait non pas divertir, mais avertir, 
et, s'il se pouvait, convertir ceux qui le liraient. A la 
façon des prophètes hébraïques dont il a le génie vision- 
naire et imprécateur, il veut émouvoir d'une terreur 
salutaire les âmes endurcies; il cherche à ranimer la 
foi des croyants en mettant sous leurs yeux les récom- 
penses et les châtiments réservés dans l'autre vie aux 
fidèles et aux pécheurs, en rendant visible et palpable 
la vérité des jugements de Dieu. Dans ce poème extraor- 
dinaire, Dante raconte sa propre conversion, de quelle 
manière son âme, égarée dans les dissipations de la vie 
mondaine, fut ramenée au bien par l'étude et la con- 
templation des choses divines. Il veut, à son exemple, 
retirer ses contemporains du vice et de l'erreur, leur 
offrir, pour nourrir leur âme, tout l'ensemble des véri- 
tés qu'il a acquises, la somme, comme on eût dit alors, 
de son savoir, ce qu'il appelle lui-même, dans son lan- 
gage métaphorique, le pain spirituel. Il veut aussi, avec 
toute l'ardeur de son ambition poétique, faire de son 
œuvre une apothéose de la femme qu'il a aimée, et 
s'éterniser avec elle. Il veut enfin, comme de nos jours 
l'auteur de Faust, à qui je le compare, unir à jamais, 
couronner, dans la gloire céleste, les trois aspirations 
suprêmes de l'homme vers Dieu, la foi, la science et 
l'amour. 

VIVIANE. 

Mais alors, je dis comme Marcel : pourquoi ce titre de 
Comédie qui trompe? 



DEUXIÈME DIALOGUE. 85, 



ELIE. 



Il faut savoir, Viviane, que le mot comédie n'avait 
pas au moyen âge le sens qu'il a pris plus tard. Les 
comédies ou plutôt les spectacles de marionnettes qui 
se donnaient dans les foires, sous les porches des égli- 
ses, et dont le sujet était presque toujours emprunté à 
la Bible ou à la légende, étaient généralement des pan- 
tomimes. Placé sur le devant de la scène, un coryphée 
récitait ou chantait, en prose ou en vers, l'action que 
les personnages de bois exprimaient par leurs gestes. 
On appelait ces explications narratives des cantiques. 

DIOTIME. 

Votre observation est juste, Élie ; et, quant h moi, 
je ne doute pas que la division du poëme de Dante en 
cantiques et son titre de comédie ne vienne de ces re- 
présentations scéniques que les Florentins avaient hé- 
ritées des Romains, leurs ancêtres, et qu'ils aimaient 
passionnément. 

ÉLIE. 

Mais j'y songe..., vous rappelez-vous les vers que 
chantait Trimalcion à ses convives, pendant que pas- 
sait à la ronde, sur la table du festin, le fameux sque- 
lette d'argent décrit par Pétrone? Ce squelette, qui 
faisait des gestes et prenait des attitudes expressives, 
c'était une marionette funèbre, un personnage de comé- 
die ; ces vers étaient un canticum : 

Heu I heu! nos miseros, quam totus homuncio nil est. 



# 86 DANTE HT GOETHE. 

Cola n'avait rien de fort gai ni de précisément comique, 
comme vous voyez, Viviane. 

DIOTIME. 

Il y a, d'ailleurs, une autre raison encore de ce titre 
de Comédie qui a dérouté même la critique allemande, 
que Srhelling et Gervinus déclarent inexplicable, et 
dont Schopenhauer s'égaye comme d'une ironie ; selon 
l'opinion du temps, ce titre convenait aux compositions 
d'un genre mixte et tempéré, écrites dans un style sim- 
ple. C'est pourquoi, au vingtième chant de l'Enfer, 
Dante fait dire à Virgile parlant de l'Enéide Val ta mia 
tragedia, et que, de son propre poème, il dit, au chant 
suivant, la mia commedia. 

ÉLIE. 

En cherchant bien, je crois que nous trouverions 
plus d'un exemple de ce titre de Comédie appliqué à 
des sujets fort graves; à l'instant, il me revient d'avoir 
vu, je ne sais plus où, sur un catalogue de livres por- 
tugais du xv e siècle, la Comedieta diPonza, par le mar- 
quis de Santillane, et la préface que j'ai feuilletée appe- 
lait ce poëme une allégorie tragique. 

MARCEL. 

Voilà qui est plaisant! Mais, si modeste que fût, à 
l'en croire, l'idée que se faisait Dante du genre et du 
style de sa Comédie, il ne lui en attribue pas moins une 
qualification fort peu modeste en l'appelant divine. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 87 

DIOTIME. 

Ce n'est pas Dante, mon cher Marcel, qui a donné 
à sa Comédie l'épithète de divine. Elle ne l'a reçue 
qu'après sa mort, de la foule qui se pressait dans les 
églises pour l'entendre lire. Et encore, ce n'a pas été 
tout de suite. Le décret de la commune de Florence 
qui institue la première chaire pour l'exposition des 
Cantiques (c'était, si je ne me trompe, en 1373), ne les 
appelle encore que le Livre de Dante. 

MARCEL. 

Et on les lisait en guise de prêche! Oh! mais cela 
change la question. En tant que comédie, je ne les 
trouve point divertissantes vos cantiques, mais en tant 

que sermon Si M. le curé de Saint-Jacques voulait 

bien nous lire en chaire quelques chants de l'Enfer de 
Dante, je serais plus assidu à l'office, car enfin, si les 
démons de l'Allighieri ne sont pas toujours amusants, 
il leur arrive du moins, par-ci par-là, de dire de fort 
beaux vers, tandis que son diable à lui parle une bien 
méchante prose. 

DIOTIME. 

Par-ci par-là ! quelle indulgence pour ce barbare 
Allighieri! 

MARCEL. 

Voltaire comptait dans la Comédie une trentaine de 
bonnes tercines. 



88 DANTE ET GOETHE. 

ÉLIE. 

Je crois me rappeler que Bettinelli en accorde cenl 
cinquante environ; M. de Lamartine, qui doit s'y con- 
naître, assure que Dante a écrit soixante très-beaux 
vers. Mais, dites-moi, cette exposition de la Comédie, 
qui se faisait dans les églises, elle s'accorde mal, ce me 
semble, avec ce que vous nous disiez hier, que Dante 
avait été de son vivant suspecté d'hérésie. 

DIOTIME. 

La Comédie a été tour à tour considérée comme un 
sujet d'édification ou de scandale, selon le sentiment 
plus particulièrement chrétien du papiste dans lequel 
on la lisait. Elle a été recommandée ou prohibée à 
Rome, selon qu'y soufflait un esprit plus zélé pour les 
intérêts spirituels de l'Église ou plus jaloux des préro- 
gatives du Saint-Siège. Les prieurs de Florence, en 
conférant au vieux Boccace le soin d'exposer publique- 
ment dans l'église de San-Stefano la Comédie, pensaient 
que, pour le peuple florentin, elle serait une école 
de vertu ; et c'était aussi la persuasion du gouvernement 
national qui restaura en Toscane la liberté, quand, aux 
premières heures d'un pouvoir en proie aux plus pres- 
sants soucis de la politique, il rouvrait avec éclat la 
chaire dantesque supprimée par les princes étrangers 
qui auraient voulu imposer à l'Italie jusqu'à l'oubli de 
son nom et de son histoire. Quant au peuple, qui allait 
entendre dans les églises le récit de la vision dantesque, 
il la tenait, non pour fiction, mais pour réalité. Il rêvé- 



DEUXIÈME DIALOGUE. 8U 

rait Dante comme un autre saint Paul. Les Dominicains, 
non plus, lorsqu'ils expliquaient les cantiques h Santa 
Maria del flore et à San-Lorenzo, ne doutaient certes 
pas de leur orthodoxie. De très-saints personnages les 
recommandaient comme lecture de carême. Ce fut à la 
prière du concile qui condamnait Jean Huss, qu'un 
évêque italien, Giovanni da Serravalle, entreprit une 
version latine de la Comédie. D'autre part, 5 la vérité, 
on en jugeait différemment. Nousavons vu Dante mandé 
devant l'inquisiteur. Après sa mort, on ne saurait lais- 
ser en paix ses os. La cour de Rome en voulait h Dante, 
non-seulement pour avoir jeté en enfer des cardinaux, 
des papes et jusqu'à un pontife canonisé, mais encore, 
chose plus grave, pour avoir soutenu, dans son traité 
de la Monarchie, que le pouvoir de l'empereur égale 
celui des souverains pontifes, et que l'autorité de la tra- 
dition est moindre que celle des saintes Écritures (pro- 
positions condamnées plus tard par le concile de Trente). 
Ajoutons que l'Allighieri, lorsqu'il faisait partie du Con- 
seil des Anciens, s'était toujours opposé aux subsides 
demandés par le pape à sa chère ville de Florence. 

ÉLIE. 

Atto Vannucci m'a fait voir un jour à la bibliothè- 
que Magliabechiana, sur les registres du Conseil des 
Anciens, ce vote laconique signé Dante Àllighieri : 
Ni ente per il papa. 

DIOTIME. 

C'était aussi de très- mauvais œil que l'on voyait à 



90 DA.NTE ET GOETHE. 

Rome la langue populaire mise par Dante en honneur, 
au détriment du latin, qui élait la langue du parti guelfe 
et qui gardait inaccessible aux profanes le trésor dan- 
gereux de la science et de la philosophie. 

ÉLIE. 

On aurait voulu à Rome arrêter l'essor de la langue 
italienne! Et pourquoi? 

DIOTIME. 

L'essor de cette belle langue, que Ton appelait alors 
nouvelle, c'était l'essor de l'esprit nouveau d'indépen- 
dance et de libre examen. On le sentait instinctivement 
à Rome. Nouveauté, liberté, deux termes synonymes, éga- 
lement suspects au clergé romain. Sur ce point, jamais 
il n'a varié. Le souverain pontife condamne l'astronomie 
nouvelle de Copernic, parce qu'elle est contraire à l'as- 
tronomie ancienne de Josué, comme il a blâmé la mu- 
sique nouvelle, le chant en parties, parce qu'elle est 
contraire à la musique ancienne, à l'unisson du chant 
grégorien. Le cardinal-légat Bertrand du Poyet ou del 
Poggotto, envoyé par Jean XXII à Ravenne pour faire ex- 
humer les os de Dante et jeter aux vents ses cendres, 
pensait exactement comme de nos jours le cardinal Pacca, 
chargé par Léon XII d'annoncer à l'abbé de Lamen- 
nais la condamnation du journal l'Avenir, et qui lui 
écrivailà cette occasion une phrasedont je me souviens 
mol pour mol, tant elle exprime clairement la doctrine 
pontificale touchant les libertés de la société civile et 
politique. « Si, dans certaines circonstances, dit le car- 



DEUXIÈME DIALOGUE. 01 

dinal Pacca, la prudence exige de les tolérer comme un 
moindre mal, elles ne peuvent jarrfais être présentées 
par un catholique comme un bien, ou comme un état 
de choses désirable. » Je cite fidèlement, bien que de 
mémoire. 

ÉLIE. 

Mais, permettez... 

VIVIANE. 

Ne permettez pas qu'il discute ; vous savez qu'un 
Breton ne cède jamais. Pour peu que Marcel s'en mêle, 
nous ne commencerons pas aujourd'hui le voyage dan- 
tesque. 

DIOTIME. 

Pour expliquer, sinon pour excuser la mission du 
cardinal del Poggetto, il faut dire que l'orthodoxie de 
Dante a toujours et partout été contestée. Un des plus 
convaincus entre les réformés du xvi e siècle, Duplessis- 
Mornay, salue Dante comme un précurseur; un autre 
l'inscrit au catalogue des illustres Témoins de la vérité; 
le concile de Trente se range à cet avis et condamne la 
Comédie. C'est encore aujourd'hui l'opinion de la cri- 
tique protestante en Allemagne, que le poème dantes- 
que est tout pénétré de ce qu'elle appelle l'élément 
réformateur. Lorsque l'inquisition d'Espagne, au 
xvii e siècle, prend pied en Italie, elle expurge rigoureu- 
sement les Cantiques, puis, au siècle suivant, la Société 
de Jésus les explique à la jeunesse, en fait une édition 



02 DANTE ET GOETHE. 

qu'elle dédie au souverain pontife, et à laquelle elle 
ajoute cette versioh italienne du Magnificat, du Credo 
et des Psaumes qui mettrait hors de doute, si elle était 
authentique, la parfaite orthodoxie du poète. La dispute 
à ce sujet n'a pas encore cessé de nos jours. Ozanam 
et Balbo pensent, avec le cardinal Bellarmin, que Dante 
était bon catholique. Renouvelant les excentricités du 
Père Hardouin, qui attribuait la Comédie à un adepte 
deWiclef, un écrivain contemporain voit dans les Can- 
tiques le mystérieux langage d'un sectaire. Ugo Foscolo 
et Rossetti ont fait de Dante un libre penseur, un révo- 
lutionnaire du xix° siècle. Mazzini, qui Ta étudié avec 
amour, ne consent à voir en lui qu'un chrétien et non 
un catholique. Enfin, tout « l'heure, la congrégation 
de l'Index met sur la liste des ouvrages dont la lecture 
est interdite aux fidèles, avec les Mémoires du Diable, 
par Frédéric Soulié, et les Bourgeois de Molinchart, 
par Champfleury,.une édition nouvelle de la Divine Co- 
médie; et le Calendrier évangélique qui se publie à 
Berlin porte le nom de Dante, avec les noms de Joa- 
chim de Flore, de Calvin, de Luther, de Coligni. Vous 
le voyez, Élie, selon les temps, je me trompe, dans le 
même temps, le pgème de Dante a été revendiqué 
tout ensemble par les partisans et par les adversaires 
de Rome. 

ÉLIE. 

Mais vous, qu'en pensez-vous? 



DEUXIÈME DIALOGUE. 93 

DIOTIME. 

r Je pense que la Comédie est catholique, et par le 
milieu où elle a été conçue, et par sa donnée générale, 
et par l'occasion qui en hâte l'exécution et même par le 
sentiment moral qui l'inspire, mais que, à l'insu peut- 
être de Dante, elle est mêlée, comme la société dans 
laquelle il vivait et comme son propre génie, d'un grand 
nombre d'élémenis étrangers ou contraires à l'ortho- 
doxie, en sorte que l'Église romaine et la critique pro- 
testante ou rationaliste n'ont eu ni tout à fait raison ni 
tout à fait tort quand elles l'ont déclarée non catho- 
lique. 

VIVIANE. 

Expliquez-vous, je vous prie. 

DIOTIME. 

Par exemple, si nous considérons le lieu et le mo- 
ment où la Comédie se produit, hésiterons- nous à don- 
ner au xiv e siècle italien l'épithète de catholique? Kl 
pourtant, quelle licence effrénée de mœurs et d'opi- 
nions dans Florence ! quelle incrédulité railleuse dans 
le peuple, quel dédain de la cour de Rome dans le gou- 
vernement de laRépublique, quelle rébellion incessante 
aux décrets pontificaux! Au sein des universités, en 
plein enseignement, quelles infiltrations des idées ara- 
bes, quel excès d'enthousiasme pour l'antiquité païenne, 
quelles témérités de l'astrologie et de l'alchimie, quel 
matérialisme de la médecine et de l'anatomie qui corn- 



VU DANTE ET GOETHE. 

mence! Parmi les grands et les riches, que d'épicuriens 
et de libertins, que d'esprits forts, et qu'on était voisin 
du temps où Boccace, devançant de trois siècles un 
Lessing et un Voltaire, allait comparer, en les égalant, 
les trois religions juive, chrétienne et musulmane! Et 
cet horoscope hardi que Pierre d'Abano tirait de leurs 
destinées futures , et cet Evangile Etemel qui annon- 
çait une troisième révélation supérieure à celle du 
Christ et qui, du fond de la Calabre, agitait toute l'Italie, 
ne cachaient-ils pas en germes cette question que 
nous croyons née dans notre siècle : Comment les dog- 
mes finissent! Et ce Millenium annoncé qui n'était 
pas venu! Quel ébranlement de la foi, quel trouble dans 
les consciences! Et ces vertus héroïques dont Florence 
était si fière, ces vertus fatalistes, superbes et vindica- 
tives des Farinata, des Cavalcanti qui ne s'humilient 
pas même dans l'enfer, n'étaient-elles pas formées sur 
le modèle stoïcien bien plus que sur l'idéal de la sain- 
teté chrétienne? et les grands hommes ne pratiquaient- 
ils pas l'imitation de Caton, bien plutôt que l'imitation 
de Jésus-Christ? Il s'en faut, Viviane, que ces temps 
de foi que pleurent les dévots et qu'ils voudraient ra- 
mener, aient été exempts d'incrédulités et de doutes. 
Dans un vaste horizon catholique, ces siècles, tout 
comme le nôtre, renfermaient une infinité de choses, 
d'idées et de personnes qui n'étaient point du tout ca- 
tholiques. Ne soyons donc pas surpris de retrouver 
dans le génie de Dante et dans son œuvre les contra- 
dictions de son siècle. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 95 

ÉLIE. 

Vous venez de nous dire que l'occasion delà Divine 
Comédie avait été catholique. Comment l'entendez- 
vous? 

DIOTIME. 

Cette occasion fut le grand Jubilé célébré à Rome 
dans la première année du xiv e siècle. C'est la date que 
Dante assigne n sa vision. On ne sait pas avec certitude 
s'il assista à cette solennité extraordinaire qui vit pen- 
dant quelque temps arriver au siège de la catholicité deux 
cent mille pèlerins par jour, mais cela paraît bien pro- 
bable; en tous tas, Yillani, qui se trouvait à Rome, dut 
lui en faire une vive peinture, et plusieurs comparai- 
sons des cantiques qui s'y rapportent montrent que 
l'imagination du poète avait reçu du moins le contre- 
coup de l'exaltation universelle produite par la pompe 
et la nouveauté d'un tel spectacle. Je ne voudrais pas 
omettre non plus cette autre occasion, quoique secon- 
daire, dont je vous parlais hier, cette représentation de 
l'enfer sur le pont alla Carraia, qui eut pour dénoû- 
menl, le pont s'étant rompu, l'engloutissement d'une 
foule immense accourue, comme elle y était conviée, 
« pour apprendre des nouvelles de l'autre monde. » 
Quant au sentiment moral qui inspire la Comédie, il est 
presque toujours catholiqne; c'est la foi dans la purifi- 
cation du péché par la vertu de la confession et de l'ex- 
piation volontaire, c'est un humble et amoureux espoir 
du salut par l'intercession de la Vierge et des saints... 



WJ DANTE KT GOETHE. 



ELIE. 



Sans doute, j'ai bien entrevu tout cela dans la 6b- 
médie; mais j'y ai vu d'autres sentiments aussi qui ne 
me paraissent pas du tout catholiques, l'orgueil qui 
éclate partout, la passion de la gloire, la colère, la ven- 
geance... une opinion de soi la plus éloignée qui se 
puisse de l'humilité chrétienne. 

DIOTIME. 

Je vous disais à l'instant, mon cher Élie, que Dante 
avait été, avec toute sa génération, en proie à des in- 
fluences di\ erses où le paganisme grec et latin avait au- 
tant de part que la révélation chrétienne. Bien des élé- 
ments opposés entraient comme en fusion dans son tem- 
pérament ardent, bien des passionscontraires étaient en- 
traînées ensemble dans le généreux essor de son génie. 
Nous allons voir tout à l'heure comment il introduit, 
sans scrupule, dans cette donnée légendaire de la vision 
et dans cette trilogie catholique que lui impose la foi du 
moyen âge, une foule de personnages, dieux, démons, 
héros de l'antiquité polythéiste, absolument étrangers à 
la mythologie chrétienne. 

VIVIANE. 

Vous disiez que cette donnée de la vision est impo- 
sée à Dante ? 

DIOTIME. 

Imposée serait trop dire. Klle était familière aux 
imaginations, elle s'offrait d'elle-même au poêle. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 97 

VIVIANE. 

Mais c'était une raison, ce me semble, pour un 
homme de génie, d'écarter, puisqu'elle était si banale, 
une forme si ennuyeuse. 

DIOTIMK. 

Vous êtes trop artiste, Viviane, pour ne pas sentir 
quel avantage c'est pour le poète de trouver un cadre 
tout fait, accepté par l'imagination populaire. De tous 
les poètes modernes, celui qui a le plus réfléchi sur les 
lois de l'art, Gœthe, en jugeait ainsi lorsqu'il choisis- 
sait pour cadre à une invention entièrement originale 
quant aux sentiments et aux idées, une vieille pièce de 
marionnettes qui traînait depuis deux cents ans sur 
tous les théâtres de la foire. Avant lui Lessing avait eu 
la même pensée et voulait également faire un drame du 
docteur Faust. Dante qui sentait s'agiter en lui un es- 
prit tout nouveau, Dante qui avait tout à créer, jusqu'à 
celte langue hardie, personnelle à ce point qu'on en a 
pu dire qu'elle était dantesque avant d'être italienne et 
que certains mots créés par lui n'ont servi qu'à lui seul, 
Dante était trop heureux de prendre en quelque sorle 
des mains du peuple cette donnée de la vision, devenue 
pour nous une convention inanimée comme le songe 
de la tragédie classique, mais qui alors, dans la viva- 
cité des croyances populaires, avait une réalité sensible. 

Faire accepter des formes nouvelles, c'est, pour les 
poètes, une tension de l'esprit où s'use beaucoup de la 
force créatrice qu'ils appliqueraient plus heureusement 
à la composition intime du sujet. Quel privilège pour 

7 



98 DANTE ET GOETHE. 

les artistes grecs et italiens de sculpter ou peindre des 
sujets connus de tous! L'émotion était instantanée; 
l'intérêt pour les personnages, l'adoration pour les di- 
vinités représentées, se confondaient avec l'enthousiasme 
pour le talent qui les figurait aux yeux. Il n'y avait pas 
d'hésitation; il n'était besoin d'aucune recherche de 
l'esprit pour admirer la Minerve de Phidias ou le Juge- 
ment dernier de Michel-Ange. Mais voyez ce qui arrive 
aujourd'hui ! Les lettrés seuls comprennent la plupart 
des sujets traités par les arts. Que sait la foule touchant 
l 1 Orphée de Delacroix, V Œdipe de M. Ingres, ou la Mi- 
gnon de Scheffer? Et lorsqu'il lui faut lire dans le livret 
de nos expositions un long argument qui lui explique 
un sujet d'histoire ou de sainteté qu'elle ignore, com- 
ment éprouverait-elle ces frémissements, ces transports, 
ce « tumulte de joie, » dont je vous rapportais hier un 
effet si charmant, à propos de la Madone de Cimabuë ! 

VIVIANE. 

Je le crois comme vous. L'indifférence du peuple 
pour la plupart des sujets traités par nos artistes doit 
être pour beaucoup dans la froideur publique dont ils 
se plaignent.... Ces visions si populaires, ne nous avez- 
vous pas dit qu'elles étaient originaires des cloîtres? 

DIOTIME. 

Elles étaient naturelles à des hommes qui renon- 
çaient à tous les attachements de la vie présente, pour 
s'absorber dans la contemplation des choses de la vie 
future, et c'est là, en effet, dans les cloîtres, qu'elles 
ont pris commencement. Mais, à son tour, le peuple, 



DEUXIÈME DIALOGUE. 99 

quand il crut que le monde allait finir, s'inquiéta fort 
de ce qui l'attendait par delà. Les traditions autorisées 
par l'Église admettaient des communications surnatu- 
relles entre le ciel et la terre. Quelques textes de saint 
Pierre, commentés par les Pères des premiers siècles, 
l'Apocalypse, l'Évangile de Nicodème, la Vision de saint 
Paul, celle d'Hermas que l'on croyait écrite sous l'in- 
spiration divine, celle que le pape Grégoire VII avait eue 
et qu'il se plaisait à raconter en chaire, ne laissaient à 
cet égard aucun doute. Les descriptions de l'autre vie 
abondaient dans une multitude d'ouvrages qu'on lisait 
avidement. Les chansons populaires étaient remplies de 
peintures de l'enfer; la fiction d'un trou, d'un puits par 
lequel on y descendait, était généralement répandue. 
Pour satisfaire les curiosités de Clément V, un nécro- 
mant y transportait son chapelain. Ces sortes de visions 
ou de voyages dans l'autre monde n'étonnaient guère 
plus d'ailleurs que les voyages entrepris par de hardis 
navigateurs et par des missionnaires dans les contrées 
inconnues de notre globe, d'où l'on rapportait alors 
tant de prodiges. C'était le temps des Mirabilia. 

VIVIANE. 

Les Mirabilia? Qu'est-ce que cela? 

DIOTIME. 

C'était le nom de toute une classe de livres consa- 
crés à la description des choses émerveillables qui se 
voyaient aux pays lointains. Il y avait les Mirabilia de 
l'Orient, les Mirabilia de l'Irlande, les Mirabilia du 
monde. En ces temps d'ignorance, les récits véridiques 



100 DANTE ET GOETHE. 

ne semblaient pas moins prodigieux que les fictions. 
L'océan Atlantique et les mers polaires excitaient pres- 
que autant de curiosité et d'effroi que les régions infer- 
nales. Quand Marco Polo, revenantà Venise après vingt 
ans d'absence, raconta à ses compatriotes les choses 
qu'il avait vues sur l'océan Indien, lorsqu'il publia son 
Livre des choses merveilleuses^ ce ne fut qu'un cri 
d'étonnement. La première carte géographique, où un 
autre Vénitien, Marco Sanuto, avait situé, d'après les 
cartes arabes, le continent africain au milieu des eaux, 
causa une indicible surprise. Beaucoup plus tard, dans 
la légende de Faust, on trouve encore de vives traces 
de la passion populaire pour ces voyages merveilleux à 
travers les mers et les airs, dans l'ancien et le nouveau 
monde. La vie elle-même était alors considérée comme 
un voyage. Selon le tour métaphorique que l'on prenait 
dans la lecture habituelle des- Livres saints, l'homme, 
ici-bas, était un pèlerin, un fils égaré dans la vallée des 
larmes, qui cherchait son chemin pour rentrer dans la 
maison du Père céleste... Et vous auriez voulu, Viviane, 
que Dante ne tînt pas compte d'une préoccupation, d'une 
passion universelle des esprits? qu'il écartât cette 
forme de la vision et du voyage qui rencontrait dans le 
peuple une croyance naïve, que l'Église autorisait, et 
que les esprits les plus cultivés acceptaient sans hési- 
tation? Il eût fallu pour cela qu'il ne fût pas ce qu'il 
était dans toutes les fibres de son être, un grand, un 
véritable artiste. 

VIVIANE. 

J'ai parlé sans réflexion ; ce que vous dites est de 
toute évidence. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 101 

DIOTIME. 

Nous allons voir de quelle manière notre poète 
prend possession de cette donnée banale, comment il la 
transforme, la fait servir à l'expression de ses senti- 
ments, de ses idées propres, et lui imprime le sceau de 
son génie. 

VIVIANE. 

J'écoute de toute mon attention. 

DIOTIME. 

La composition de la trilogie de Dante, c'est-à-dire 
la représentation qu'il s'est faite des trois royaumes où 
s'exerce la justice finale de Dieu, est d'une précision 
parfaite. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, avec leurs 
divisions et leurs subdivisions, sont construits selon la 
rigueur des lois mathématiques et se suivent dans un 
ordre savamment combiné, en formant un parallélisme 
exact, de telle sorte que l'on a pu tracer au compas 
des cartes topographiques de ces lieux imaginaires, et 
planter de jalons la route que le voyageur y a parcourue 
en rêve. J'ai ici la copie de l'une de ces cartes. C'est 
celle que Philaléthès, le roi Jean de Saxe, a jointe à son 
excellent commentaire. Jetons-y un coup d'oeil. Ma 
mémoire y trouvera un peu d'aide, et mes explications 
vous paraîtront moins obscures. 

MARCEL. 

Quelle invention bizarre, et véritablement de l'autre 
monde ! 



102 DANTE ET GOETHE. 

DIOTIME. 

L'Enfer de Dante a pour origine la chute des anges 
rebelles. Leur chef, le beau et resplendissant Lucifer, 
précipité du ciel, tombe la tête la première sur notre 
planète, qui est, selon l'astronomie du moyen âge, le 
centre du monde. Il s'y abfme, en creusant un vide qui 
prend la forme de cône renversé, jusqu'au milieu de 
l'hémisphère de terre ferme, c'est-à-dire, d'après les 
géographes du temps, jusqu'aux antipodes de Jérusa- 
lem. 

ÉLIE. 

Ista est Jérusalem ; in medio gentium posui eam et 
in circuitu ejus terrain. 

DIOTIME. 

C'est cela. Mais comment savez-vous si couramment 
votre Ézéchiel? 

ÉLIE. 

Parce que la passion que vous avez pour l'Alli- 
ghieri, je l'ai, moi, pour les prophètes. 

DIOTIME. 

Cela n'est pas si différent qu'il semblerait. Le génie 
de Dante est tout à fait biblique. A chaque pas, dans sa 
Comédie, nous rencontrerons des réminiscences des 
prophètes, en particulier d'Ézéchiel et de Jérémie. — 
Lucifer, dont la rayonnante beauté devient laideur hor- 



DEUXIÈME DIALOGUE. 103 

rible, et qui va désormais se nommer Satan ou Dite, 
demeure éternellement fixé dans un lac de glace qui fait 
le fond du séjour de la damnation. La terre qui occu- 
pait l'espace où s'est creusé l'abîme, est poussée au de- 
hors, vers l'hémisphère austral, que Ton se figurait 
alors couvert d'eau ; elle y forme, au sein de la mer du 
Sud, une montagne isolée. Cette montagne, qui corres- 
pond exactement, dans son élévation conique, au puits 
conique de l'enfer, est le séjour de l'expiation et de la 
purification, le purgatoire. A son sommet est le paradis 
terrestre, qu'entoure le fleuve Léthé, et au centre du- 
quel s'élève l'arbre de la science du bien et du mal. 
Au-dessus de ce paradis, dans la lumière éthérée, est 
le paradis céleste. Il se compose de neuf sphères ou 
ciels qui ont pour centre la terre, et qui tournent, d'un 
mouvement épicyclique, de plus en plus rapides et lu- 
mineuses, à mesure qu'elles s'éloignent de leur axe. 
Par delà ces neuf sphères, et les enveloppant toutes, 
est l'empyrée, qui est la demeure suprême de Dieu. Là 
il siège, entouré de sa cour séraphique. Là sont assis, 
sur des milliers de trônes qui figurent les pétales d'une 
immense rose mystique, les esprits bienheureux, tout 
rayonnants d'une candeur éblouissante. Tel est l'ordre, 
telle est la forme générale de la trilogie dantesque. 

Suivons maintenant le poète dans le chemin qu'il se 
fraye, de cantique en cantique, à travers les épouvan- 
tements de l'enfer et les mélancolies du purgatoire, 
jusqu'à la béatitude céleste. 

Un jour, au sortir du sommeil, Dante se trouve 
égaré, sans qu'il sache comment, au fond d'une vallée 



104 DANTE ET GOETHE. 

déserte, dans une forêt obscure. En en cherchant l'is- 
sue, il arrive au pied d'uue colline éclairée à son som- 
met des premiers rayons du soleil levant. Comme il 
s'apprête à gravir cette riante colline, trois bêtes féro- 
ces, une panthère, une louve, un lion, lui barrent le 
passage. Effrayé, il recule, il va retomber aux ténèbres 
de la forêt, quand soudain une ombre lui apparaît qui 
le rassure et l'invite à le suivre. Cette ombre est Virgile. 
Le chantre de YÈnèide annonce à Dante qu'il lui est 
expressément envoyé pour le tirer de la forêt périlleuse 
et pour le guider dans les commencements d'un grand 
voyage aux mondes invisibles. Et comme Dante s'étonne, 
il s'explique davantage. Trois dames célestes, lui dit-il, 
ont eu de lui compassion. L'une, il ne la nomme pas ; 
l'autre, il l'appelle Lucie; la troisième est Béatrice. C'est 
cette dernière qui, avertie par les deux autres du péril 
où est Dante, descend des hauteurs suprêmes pour ve- 
nir trouver Virgile dans les limbes de l'enfer où il de- 
meure banni avec Homère et les autres grands poètes 
antiques qui n'ont point connu le vrai Dieu. C'est N Béa- 
trice qui prie Virgile de voler au secours de Dante et 
de le conduire aux royaumes douloureux que, par 
grâce spéciale, il lui sera permis de visiter. A l'entrée 
du royaume de la béatitude où Virgile n'a point d'accès 
Béatrice réapparaîtra; et, à sa suite, Dante montera 
jusqu'au pied du trône de l'Éternel. En entendant le 
nom de Béatrice, Dante, qui s'était effrayé, qui dou- 
tait, « n'étant ni ÉnéeniPaul, » qu'une faveur extraor- 
dinaire lui permit la vue des choses éternelles, s'incline. 
Et le cœur enhardi, il entre avec Virgile dans un che- 



DEUXIEME DIALOGUE. 105 

min sauvage et profond qui va les conduire jusqu'aux 
portes de l'enfer. 

MARCEL. 

Vous expliquez tout cela avec une clarté parfaite ; 
mais dans ce qui vous semble si bien ordonné je ne vois, 
moi, que confusion. Quel baroque amalgame que ce 
puits , cette montagne et cette rose blanche ! Qu'ont 
affaire ensemble, je vous prie, Virgile et Béatrice, le 
Léthé et le paradis terrestre? D'honneur, je ne saurais 
m'étonner beaucoup que Voltaire ait qualifié toutes ces 
belles choses de salmigondis ! 

D10T1ME. 

En effet, mon cher Marcel, tout ce mélange de paga- 
nisme et de christianisme, de personnages de la Bible 
et de héros latins , semble bizarre, si nous le considé- 
rons avec notre savoir et noire goût modernes. Ces in- 
ventions se ressentent de la barbarie du moyen âge et 
de l'incohérence qu'un ensemble de notions supersti- 
tieuses et de connaissances fragmentaires jetaient dans 
les meilleurs esprits. Fausse astronomie imposée par 
Ptolémée, confirmée par saint Thomas, et dont l'auto- 
rité ne devait rencontrer un premier doute qu'à deux 
siècles et à trois cents lieues de là, dans le cerveau d'un 
Copernic, lequel, notez-le bien, a été excommunié 
par l'Église et frappé d'une sentence de réprobation 
qui n'a été levée formellement que de nos jours! — 
Fausse classification des sciences et des arts, dans le 
trivium et le quadrivium des écoles. — Fausse cosmo- 



106 DANTE ET GOETHE. 

gonie, sur la foi d'un Aristote latin altéré parles Arabes, 
christianisé par Albert le Grand et saint Thomas. — 
Fausse histoire envahie par la légende, écrite en vue 
de l'édification bien plus que de la vérité, et qui tourne 
les événements à la démonstration perpétuelle des justes 
jugements de Dieu. — Fausse histoire naturelle tirée 
des Bestiaires. — Fausse mathématique qui cherche 
la quadrature du cercle. — Fausse antiquité où l'on 
entrevoit à peine Homère, où Ton ne sait de Virgile que 
ce qu'en donnent des manuscrits et des traductions 
pleines d'erreurs. — Fausse morale, enfin, à la fois 
astrologique et théologique, qui croit à l'influence des 
planètes sur les passions de l'homme, et qui ne repose 
que sur la crainte servile d'un maître jaloux. Il n'était 
pas possible que de toutes ces notions fausses sortit 
spontanément un art pur. Et nous devrions nous éton- 
ner, Marcel, non pas de ce que le poème de Dante 
renferme beaucoup de ces choses qui blessent le goût 
de Voltaire, mais de ce qu'on y rencontre en si grand 
nombre des traits d'une simplicité homérique, des sen- 
timents, des images d'une vérité si vivante, d'une grâce 
si naturelle, que rien n'a pu, ne pourra jamais en altérer 
la force et l'inimitable beauté. Et voyez, tout d'abord, 
dès le début de la Comédie, dans cette première scène 
par qui s'ouvrent les deux chants les plus obscurs 
peut-être, les plus allégoriques de tout le poëme : 

Nel mezzo del cammin di nostra vita 
Mi ritrovai per una sel va oscura 
Che la diritta via era smarrita... 



DEUXIEME DIALOGUE. 107 



MARCEL. 



Ah ! de grâce 1 pitié pour les ignorants. Un peu de 
bon français, pour l'amour de Dieu ; car, mon italien 
appris, s'il vous en souvient, de notre vetturino sur la 
route de Sienne à Pérouse, ne saurait me servir beau- 
coup à l'intelligence des Cantiques. 

DIOTIME. 

Avec quelque attention, votre latin y pourrait suf- 
fire ; mais je ne veux pas vous imposer un tel effort, et 
je vais risquer de traduire. 

ÉLIE. 

De quelle traduction vous servez-vous? 

DIOTIME. 

De toutes et d'aucune; souvent de la mienne. C'est 
présomptueux, peut-être ; mais que voulez-vous? En 
cette circonstance, je dis avec Goethe : « La passion 
supplée le génie. » D'ailleurs, je ne saurais quelle ver- 
sion préférer, n'ayant de choix que dans l'insuffisance. 
Notre vieux français, dans sa vive allure, le français 
que parle Grangier, se prêtait à la tâche du traducteur 
qui consiste, comme le dit si bien Rivarol, à « marcher 
fidèlement et avec grâce sur les pas d'un autre, » mais 
le français moderne est absolument impropre, il faut 
bien le dire, à cette pénétration du génie d'une autre 
langue, sans laquelle toute traduction d'une grande 
œuvre poétique n'est qu'impertinence et mensonge. 



108 DANTE ET GOETHE. 

Quand un traducteur français vise à l'exactitude, il 
devient aussitôt tendu, inintelligible; lorsqu'il cherche 
l'élégance, il ne garde de l'original ni sève, ni saveur, 
ni essor, ni vibration, il tombe dans la platitude. Il 
serait temps que l'on renonçât à la prétention de faire 
passer dans notre langue sans hardiesse, sans naïveté, 
sans mystère , ces créations primitives des grandes 
poésies nationales qui ne sont que hardiesses, naïvetés, 
mystères. 

MARCEL. 

Mais à ce compte, vous condamneriez la plupart 
d'entre nous à ignorer ces cinq ou six grandes œuvres 
dont tout le monde parle et qu'il semble honteux de 
ne pas connaître. 

DIOT1ME. 

Je me fais mal comprendre, Marcel. Je voudrais, 
au contraire, qu'on les connût beaucoup mieux en les 
lisant dans l'original. A la rigueur, je puis vous accor- 
der que les langues orientales, le sanscrit ou l'hébreu, 
restent l'objet d'un luxe ou d'une vocation particulière 
de l'esprit ; mais je n'admets guère, je l'avoue, que 
l'on ne prenne pas la peine, chez nous, d'apprendre 
l'idiome vivant des quatre nations modernes qui ont 
exprimé leur génie dans une grande littérature. 

MARCEL. 

Cela vous plaît à dire; mais, apparemment, cela 
ne serait pas si aisé. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 109 

DIOTIME. 

Ce devrait être un jeu pour un Français, qui a 
étudié pendant tout le cours de son éducation univer- 
sitaire le grec et le latin, que d'apprendre par surcroit 
les deux langues sœurs de la sienne, comme elle filles 
de Rome. Resterait donc l'étude des langues germani- 
ques, l'allemand et l'anglais. Je reconnais qu'il y a là 
quelque difficulté. Mais, pour peu que l'on réfléchisse 
sur les conditions nouvelles de la vie européenne, on 
verra que, indépendamment des joies intellectuelles qui 
nous attendent dans l'intimité d'un Shakespeare, d'un 
Milton, d'un Goethe, les études philosophiques, scien- 
tifiques et politiques, les affaires industrielles et com- 
merciales elles-mêmes qui jouent un si grand rôle dans 
l'existence moderne, ont déjà beaucoup à souffrir et 
souffriront de plus en plus, chez nous, de notre infé- 
riorité dans la connaissance des langues. 

ÉLIE. 

J'ai eu dans les mains un livre curieux du xiv* siè- 
cle, un traité sur le commerce, dont l'auteur, un cer- 
tain Baldinucci, abonde dans votre sens. Il recom- 
mande aux négociants italiens la connaissance d'une 
langue orientale, qu'il appelle le Coman, et dont il ne 
reste plus d'autre trace. 11 y a cependant un inconvé- 
nient réel à cette culture des idiomes étrangers : c'est 
que, à force de parler et d'écrire en d'autres langues, 
on parlera et on écrira beaucoup moins bien dans la 
sienne. 



MO DANTE ET GOETHE. 



DIOTIME. 



Il y aura certainement, lorsqu'on parlera un grand 
nombre de langues diverses, un effort à faire pour 
rester fidèle au génie de la sienne propre, et pour évi- 
ter la banalité cosmopolite qui déjà envahit le journa- 
lisme européen. A mesure que notre domaine intellec- 
tuel s'étend, il nous devient moins facile de le posséder 
et de le fertiliser. Voyez de nos jours l'histoire! Elle 
embrasse un champ si vaste et si encombré de maté- 
riaux, elle exige dans l'écrivain une telle force de con- 
trôle et d'appropriation, la composition, la propor- 
tion, Tordre et la suite y paraissent si impossibles, que 
les plus excellents artistes, les maîtres en l'art d'écrire, 
un Thucydide, un Salluste, un Machiavel, un Bossuet, 
s'y pourraient sentir troublés. Mais un tel état n'est pas 
pour durer, et l'ordre renaîtra bientôt en toutes choses: 
un ordre supérieur dans une société qui saura mieux 
user de ses richesses et au sein de laquelle se produi- 
ront de nouveaux génies créateurs. Ceux-là, d'une 
science plus vaste, feront jaillir une poésie plus vraie 
et qui des profondeurs mieux pénétrées de la nature et 
de l'humanité s'élèvera plus haut vers Dieu. 

ÉLIE. 

Vous croyez qu'un jour un poète viendra qui pour- 
rait surpasser Homère ou Virgile ? 

DIOTIME. 

Je pense, avec le philosophe allemand, que les des- 



DEUXIEME DIALOGUE. 111 

tinées de l'art dépendent des destinées générales de 
l'esprit humain. Comment donc, ayant une persuasion 
si vive des progrès de la civilisation, doulerais-je que 
d'une société renouvelée doive sortir un jour un art 
nouveau? 

MARCEL. 

« grand poète qui naîtrez ! » vous voilà parlant 
comme Amaury ! 

DIOTIME. 

On pourrait parler plus mal. — Mais où en étions- 
nous donc de mon grand poète et de mon petit com- 
mentaire? 

MARCEL. 

A la première tercine de l'enfer, que je vous priais 
de me traduire. 

DIOTIME. 

Au milieu du chemin de notre vie, 
Je me trouvai dans une forêt obscure, 
Ayant perdu la droite voie. 

Quelle simplicité dans ce début, Viviane, quel 
mouvement rhylhmique! Et comme aussitôt l'artiste 
se déclare dans la manière tout imagée dont il expose 
l'action! Rien d'abstrait, un chemin, une forêt, un 
voyageur. Avec quelle franchise Dante entre tout d'a- 
bord en scène 1 Comme cela est personnel et vivant, 



112 DANTE ET GOETHE. 

familier et solennel tout ensemble ! C'est le grand secret 
d'Homère. 

VIVIANE. 

Assurément, si l'on voulait bien me laisser prendre 
les choses comme elles semblent diles. Mais voici les 
commentateurs qui m'étourdissent, dès ces premiers 
pas, de leurs sens quadruple et de leurs allégories. 

DIOTIME. 

L'allégorie est ici presque aussi simple que le sens 
littéral. La voie droite, le vrai chemin, sont les images 
familières de la vie chrétienne. « Celui qui me suit 
ne marche point dans les ténèbres, » dit le Sauveur. 
Les litanies comparent la Vierge à l'étoile qui guide le 
voyageur dans ce chemin, dont la moitié est l'âge de 
trente-cinq ans qu'avait Dante dans l'année 1300 où 
il suppose avoir commencé son voyage. 

MARCEL. 

Mais voilà qui est fort arbitraire. Pourquoi prendre 
trente-cinq ans, plutôt que trente ou quarante, pour 
le milieu de la vie? 

DIOTIME. 

Au temps del'Allighieri, mon cher Marcel, on avait 
sur toutes choses des idées dogmatiques. Nourri, comme 
il l'était, des saintes Écritures, Dante n'ignorait pas les 
années comptées à l'homme par David et Jérémie : 
Dies annorum nostrorum septuaginta anni. Et déjà, 



DEUXIEME DIALOGUE. m 

dans son Convito, il avait dit que l'âge de trenle-cinq 
ans est le point culminant de la vie pour les hommes 
bien nés, ai perfettamente naturati. 

ELIE. 

Nos paysans de l'Ouest disent encore vivre son 
droit âge, et ils entendent par là ne pas mourir avant 
soixante-dix ans. 

DIOTIME. 

Quant à la forêt sauvage, c'est la forêt des vices et 
de la barbarie, cela ne peut pas faire question. La 
sociélé du moyen âge, 5 peine policée dans les villes 
et dans les cours, charmée et comme surprise de cette 
civilisation urbaine, figurait sous l'image de la forêt, 
du désert, toutes les passions brutales et anarchiques. 
La cité, au contraire, était prise comme emblème des 
vertus et des grâces. Urbanité, courtoisie, étaient les 
attributs par excellence des nobles esprits; les mœurs 
rustiques étaient en grand dédain à Florence; on y 
appelait la noblesse nouvelle, que l'on détestait, le 
parti sauvage. Dans le Purgatoire, la France est qua- 
liOée de trista selva ; dans le livre de VEloquence, c'est 
l'Italie tout entière aux mains des guelfes qui prend ce 
nom de réprobation. 

VIVIANE. 

Et cette colline, éclairée des rayons du soleil levant, 
que Dante veut gravir pour s'arracher aux ténèbres de 



114 DANTE ET GOETHE. 

la forêt, comment la faudra-l-il entendre dans votre 
interprétation? 

DIOTIME. 

N'y reconnaissez-vous pas la montagne sainte dont 
s'approche le prêtre au sacrifice de la messe, la mon- 
tagne de vie et de délectation qui apparaît si souvent 
dans les livres mystiques? Ne vous rappelez-vous pas 
cette belle mosaïque du dôme de Sienne où Socrate et 
Craies sont représentés gravissant avec effort la mon- 
tagne escarpée de la vertu? 

ÉLIE. 

Il faut croire que c'est une image bien naturelle à 
l'esprit humain, car on la trouve partout. Je l'ai vue 
dans Hésiode, et on remploie jusque dans le style le 
moins mystique des temps les plus modernes. Souvenez- 
vous de celte ellipse de Mirabeau qui parle de gravir 
au bien public. Évidemment il y sous-entend la mon- 
tagne de Dante. 

DIOTIME. 

Pour Mirabeau, cette montagne est celle de la vertu 
civique. Pour tout le moyen âge, elle est l'emblème de 
la vertu contemplative, et le soleil qui réclaire n'est 
autre que Dieu lui-même, le soleil des intelligences, 
comme dit l'Ecclésiaste, l'astre de vérité qui éclaire 
tout homme venant en ce monde. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 115 

MARCEL. 

Cet astre-là ressemble furieusement au roi soleil de 
mon cher empereur Julien ; ne trouvez-vous pas ? 

DIOTIME. 

Je ne dis pas non . 

L'alto sol chc tu disiri. 

Le suprême soleil que tu désires, 

dira Virgile parlant à Sordello dans le Purgatoire. 
Selon Plolémée, le soleil, qu'il tient pour une planète, 
est le foyer ardent d'où émanent les clartés prophéti- 
ques et l'inspiration des poètes. 

VIVIANE. 

Et ces animaux furieux, qui m'ont fait autant de 
peur qu'à Dante lui-même, cette panthère, ce lion, 
cette louve, qui le menacent et le font redescendre 
vers la forêt, trouvez-vous que l'explication en soit si 
facile? 

DIOTIME. 

Ces bêtes féroces, qui ont tant tourmenté les com- 
mentateurs, Dante les a prises tout simplement dans 
Jérémie. Il n'a fait que transcrire. Tenez, voici le pas- 
sage : Percussit eos leo de silva ; lupus ad vesperam 
vastavit; pardus vi gitans super civitates eorum. 



116 DANTE ET GOETHE. 

VIVIANE. 

Mais cela ne me dit pas du tout la signification allé- 
gorique de ces animaux. 

DIOTIME. 

N'en déplaise aux commentateurs, je la trouve 
très-simple. Dans la Bible, qu'il ne faut pas ici perdre 
de vue, car elle forme avec les Pères de l'Église et 
Âristote le fond même du savoir à cette époque, la pan- 
thère est légère et dissolue. Le lion est un roi terrible, 
dévorateur des peuples. 

EUE. 

Saint Paul, qui emprunte à lïzéchiel cette méta- 
phore, rend grâces à Dieu de l'avoir délivré du lion 
Néron. 

DIOTIME. 

Un autre auteur que Dante lisait beaucoup, Boëce, 
prend le lion comme emblème de l'orgueil et de l'am- 
bition. Quant à la louve, partout la Bible lui donne 
l'épithète d'avide, de rapace. Ainsi donc, la panthère, 
le lion et la louve figurent trois péchés capitaux : la 
luxure, l'orgueil, l'avarice, qui s'opposent a ce que 
l'homme en général, ou Dante plus particulièrement 
ici, s'avance dans la voie du salut. Mais notre poêle 
nous avertit lui-môme que, selon l'usage, son allégorie 
est susceptible de plusieurs interprétations, et que sa 
Comédie est polisensa. 



DEUXIEME DIALOGUE. 117 



VIVIANE. 



Et c'est bien ce qui me décourage. Comment se 
décider à chercher quatre ou cinq sens différents à un 
seul vers ? 

ÉLIE. 

Vous manquez de l'esprit rabbinique, ma chère 
Viviane. Selon les rabbins, il n'y avait pas moins de 
soixante et dix sens légitimes pour un seul verset de la 
Bible. 

DIOTIME. 

Et les docteurs chrétiens étaient entrés à l'envi 
dans cette voie, ouverte par les Juifs, de l'interpréta- 
tion mystique, anagogique, tropologique, que sais- je 
encore? Et les commentateurs de Dante ne font rien 
que de conforme à l'esprit du temps en voyant dans la 
forêt l'emblème des calamités politiques de l'Italie; 
dans la panthère, cruelle et pleine de grâce, au pelage 
tacheté, à laquelle les rimeurs comparaient souvent 
les belles femmes, la démocratie des Noirs et des Blancs, 
ces Florentins inquiets et injustes qui semblaient nés, 
comme Thucydide le dit du peuple d'Athènes, « pour 
ne jamais connaître le repos et pour le ravir aux 
autres. » 

Le lion, selon cette interprétation historique, c'est 
l'emblème des rois de France, et en particulier celui 
de l'ambitieux Charles do Valois qui entre à Florence, 



118 DANTE ET GOETH'E. 

dans cette première année du siècle, furieux et dévas- 
tateur, et qui en chasse tous les amis de Dante. 

VIVIANE. 

Et la louve ? 

OIOTIME. 

La louve, qui « paraît, dans sa maigreur, toute 
chargée de convoitises, » qui, « s'étant repue, a plus 
faim qu'auparavant, » c'est l'Église romaine, insatiable 
de richesses, de qui le Méphistophélès de Gœthe dira 
un jour que « elle a l'estomac assez vaste pour dévorer 
des provinces et pour se repaître du bien mal acquis 
sans qu'il lui cause jamais d'indigestion. » La louve, 
chez les Latins, synonyme de prostituée, s'applique 
également à cette épouse adultère de Jésus-Christ, ac- 
cusée par notre poète et par tant d'autres de s'unir à 
tous les princes étrangers. Partout dans la Comédie, 
les guelfes, qui servaient les intérêts temporels de 
l'Église, sont appelés loups et louveteaux, lupi, lupi- 
cini. Vous voyez donc bien, Viviane, que le sens 
historique n'est pas ici plus difficile à saisir que le sens 
moral. 

VIVIANE. 

Me voilà presque réconciliée avec ces terribles ani- 
maux. Mais le lévrier, je vous prie, ce Veltro qui doit, 
à ce que dit Virgile, chasser la louve en enfer, et qui 
sera le salut de l'Italie, qui est-il ? 



DEUXIÈME DIALOGUE 110 

DIOTIME. 

Les ennemis de la louve, les chiens, c'étaient au 
temps de Dante les gibelins, les Mastini, les Cane délia 
Scala, etc. A mon avis, ce lévrier, ce grand chien 
libérateur, n'est autre que Can Francesco, seigneur 
de Vérone, le puissant gibelin sous l'invocation de qui 
notre poète a mis sa troisième cantique ; d'autres voient 
dans le lévrier Uguccione délia Faggiola ; d'autres en- 
core l'empeYeur Henri VIL Au commencement de ce 
siècle, Troia a publié tout un gros volume sur le Veltro 
allegorico. De nos jours, de naïfs adorateurs de Dante, 
voulant à toute force faire de lui un prophète au sens 
le plus strict du mot, ont appliqué l'allégorie du lévrier 
sauveur, les uns à l'empereur des Français, Napoléon III, 
pendantlacampagnede 1859 (avant Villafranca, comme 
bien vous pensez), les autres, à Victor-Emmanuel roi 
d'Italie. Cette prédiction du lévrier, j'en conviens, est, 
comme toutes les prédictions, extrêmement vague; mais 
bien qu'elle intéresse vivement les imaginations ita- 
liennes, elle n'est pour nous qu'un accessoire, un détail, 
une curiosité qui se peut négliger dans une exposition 
générale du poème. 

MARCEL. 

En admettant et en expliquant, comme vous le 
faites si bien, toutes ces allégories chrétiennes de la 
voie droite, de la forêt des vices, de la montagne de 
contemplation, du soleil spirituel, de la panthère, du 
lion et de la louve, que ferons-nous, je vous prie, 
dans cet ensemble mystique, de ce grand païen Virgile? 



120 DANTE ET GOETHE. 



DIOTIWE. 



Le Virgile du xm e siècle, ne l'oublions pas, ne res- 
semble guère à notre Virgile du xix e . Une auréole de 
sagesse, presque de sainteté, entoure son front. On lui 
attribue la chasteté parfaite, et Ton tire son nom de sa 
virginité. On fait de lui une sorte de médiateur entre le 
monde païen et le monde chrétien, entre la raison et 
la foi. En ce siècle, Y Enéide compte lout autant de 
lecteurs et d'aussi pieux que l'Ancien Testament. On 
lui Tait l'honneur de l'interprétation allégorique et 
mystique, tout comme 5 la Bible. 

VIVIANE. 

Mais cela ne se comprend pas. 

DIOTIME. 

L'enthousiasme qu'inspirait le beau et lumineux 
génie de l'antiquité à une génération encore tout enté- 
nêbrêe (passez-moi cette expression dantesque), élève 
à l'égal, au-dessus des plus grandes gloires du chris- 
tianisme, Aristote, Platon, Virgile. L'Église, qui avait 
vu d'abord d'un œil jaloux une telle exaltation du 
paganisme, avait fini, ne l'osant trop combattre, par 
s'en accommoder. Elle qui devait, plus tard, en haine 
de l'antiquité, proscrire jusqu'au mot Acadômie, elle 
admettait avec saint Jérôme, saint Augustin, saint 
Ambroise, saint Justin, saint Clément d'Alexandrie, 
qu'un se iffle précurseur de la révélation dans le 
inonde an i^n avait ému les âmes vertueuses. Un car- 



DEUXIÈME DIALOGUE. 121 

dinal osail dire qu'il eût manqué quelque chose à la 
perfection du dogme si Aristote n'avait point écrit. 
L'Église adoptait l'application des vers delà quatrième 
églogue à la venue du Messie et la supposition que le 
poète Stace avait été converti à la foi chrétienne par 
ces vers mystérieux. Elle laissait s'accréditer une lé- 
gende selon laquelle saint Paul aurait visité, à Naples, 
le tombeau de Virgile; elle souffrait qu'à Mantoue, le 
jour de la fêle du saint, on chantât, pendant la messe, 
une hymne où l'apôtre du Christ pleurait de regret de 
n'avoir pas connu le chantre d'Auguste. Ce que je vous 
dis là est de toute exactitude. Un de mes amis qui était à 
Mantoue, il n'y a pas très-longtemps, m'a dit avoir encore 
entendu cet hymne à l'office de saint Paul. Quant au 
populaire, il n'avait pas manqué, non plus, de se faire 
un Virgile à sa mode. Par le même procédé qui lui fait 
changer les divinités de la mythologie païenne en fées 
et en démons, il habille Virgile en magicien ; il en fait 
un nécromant, un miraculier, comme on disait alors. 
L'auteur de V Enéide fait ses éludes à Tolède, ce foyer 
de magie; il bâtit pour l'empereur Auguste un vaste 
édifice qu'il nomme Salvatio Romœ. Il plante des jar- 
dins enchantés où règne un printemps éternel. 11 s'en 
va vers Babylone où il épouse la fille du Sultan; il 
revient avec elle à Naples sur un pont qu'il jette à 
travers les airs. 11 fabrique une mouche d'airain et une 
sangsue d'or qui délivrent la ville de grands fléaux; il 
creuse, à la requête de l'empereur, dans les flancs du 
Pausilippe, une grotte immense. On le voit paraître à la 
cour du roi Artus. Et ces légendes populaires n'étaient 



12*2 DANTE ET GOETHE. 

pas absolument rejetces des esprits sérieux. Villani 
semble croire. que Virgile exerçait la magie; Boccace 
ne doute pas qu'il n'ait été un grand astrologue; un 
peu plus tard, Pétrarque se plaindra que le pape le 
tient pour sorcier, « parce qu'il lit Virgile! » Cepen- 
dant, au récit de ses prodiges et de ses bienfaits se 
mêlent des anecdotes moins favorables, inventées peut- 
être dans les cloîtres, pour discréditer la sagesse anti- 
que. On suppose Virgile, comme on a imaginé Aris- 
tote, oubliant la sagesse aux pieds d'une courtisane, 
et celle-ci, en grande malice et dérision, le suspendant 
tout au haut d'une tour, dans un panier, où, un jour 
de procession publique, toute la ville de Rome le voit 
et le raille. 

ÉLIE. 

Que dirons-nous du bonhomme Virgile 
Que tu pendis, si vray que l'Évangile, 
Dans ta corbeille jadis en ta fenestre 
Dont tant marry fut qu'estoit possible estre. 

C'est le motif d'une des plus jolies gravures de 
Lucas de Levde. 

VIVIANE. 

Est-ce que vous l'avez dans votre collection? 

ÉLIE. 

Non. Je l'ai vue dans YHistoire des Peintres, de 
Charles Blanc. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 123 

DIOTIME. 

Lucas de Leyde parait s'être préoccupé beaucoup 
de nos deux poètes, car il a fait une autre composition 
qui représentait Dante au moment fatal où il apprend 
la mort de Henri VII. 

VIVIANE. 

Cette composition est-elle aussi dans Y Histoire des 
Peintres ? 

DIOTIME. 

Je ne l'ai vue nulle part, et je ne sais si elle existe 
encore. En dépit de ces récits malveillants et sarcas- 
tiques, le peuple, qui aime assez que les grands hom- 
mes soient amoureux et qui ne se laisse pas troubler 
par le ridicule, continuait, avec les érudits, d'adorer 
Virgile. Vous voyez, Viviane, par quelle heureuse con- 
cordance notre poète trouve dans toutes les imagina- 
tions un Virgile en quelque sorte national, transformé 
à la fois par les docteurs de l'Église et par le génie 
populaire, et qui entrait sans difficulté dans une fiction 
catholique. J'ajoute que, dans la Comédie, Virgile 
subit une autre transformation encore, et qu'il y de- 
vient, non pas tant un prophète, un précurseur de 
Jésus-Christ, qu'un précurseur de Dante lui-même. 

VIVIANE. 

En quelle manière ? 



124 DANTE ET GOETHE. 

DIOTIME. 

Je vous disais que la Comédie, si vaste en son des- 
sein, est une œuvre très-personnelle, une sorte d'his- 
toire intime de la conversion de Dante, le voyage, le 
progrès, nous dirions aujourd'hui l'évolution de son 
âme, des ténèbres h la lumière, de la vie mondaine à 
la vie en Dieu. Eh bien, dans ce voyage dont le der- 
nier terme est la céleste Rome où Béatrice promet à 
Dante, que, avec elle, il sera citoyen dans l'éternité, 

E sarai meco senza fine cive 

Di quella Roma onde Cristo è Romano 

Virgile ne joue qu'un rôle secondaire. Malgré la défé- 
rence avec laquelle Dante lui adresse la parole, ne 
l'appelant jamais que son maître et son seigneur, bien 
qu'il le consulte et lui obéisse en toutes choses, Virgile 
n'a d'autre mission néanmoins que de le conduire à 
travers les régions inférieures où Béatrice ne saurait 
descendre. Du moment que l'on touche aux régions de 
la pure lumière, à l'entrée du paradis terrestre, Virgile 
s'en retourne aux limbes d'où il est venu. Une autre 
plus digne, c'est lui-même qui parle, va mener Dante 
là où le plus grand des païens ne saurait être admis, 
au pied du trône de l'Éternel. Et, ce qui semble bien 
étrange, dès que Béatrice se montre, Virgile disparait 
soudain, sans que Dante s'en aperçoive, sans qu'il lui 
dise une parole d'adieu; et Béatrice ne souffre même 
pas qu'il donne un regret, une larme, à ce guide si 
cher. 



DEUXIKMK DIALOGUE. 125 

Dante, perché Virgilio se ne vada 

Non pian gère anco; non piangere ancora, 

Che pianger ti convien per altra spada. 

Et, sur cette parole presque dédaigneuse, sur cette 
défense de le pleurer, nous quittons le chantre de 
Y Enéide. Dante ne fait pas plus de façons pour congé- 
dier le poète magicien qui vient de traverser avec lui 
les flammes de l'enfer, que n'en fera Goethe pour con- 
gédier le démon Méphistophélès , lorsque l'âme de 
Faust, après avoir traversé toutes les misères de la vie 
humaine, entre dans l'immortalité. Cette analogie m'a 
beaucoup fait songer. Mais nous y reviendrons. J'ai 
encore à vous rendre attentifs à la remarque d'un grand 
critique, qui concorde avec ce que je vous disais de la 
subordination de Virgile à Dante. Fauriel observe que, 
sans avoir égard aux champs Élysées ni à l'enfer, tels 
que Virgile les a décrits dans son Enéide, Dante place 
celui-ci dans les limbes, et, par deux fois, le fait des- 
cendre dans l'enfer catholique : une première fois, 
pour y assister ù la venue triomphale de Jésus-Christ, 
une seconde fois sans aucun autre but que celui d'y 
conduire notre poêle. Si vous voulez bien tenir compte 
aussi de l'opinion de Uossetti, qui attribue le choix que 
fait Dante de Virgile à l'importance qu'avait au point 
de vue personnel de l'auteur du de Monarchia le chan- 
tre de l'empire romain, et si vous considérez qde Dante 
fait parler et penser ce grand Latin en Italien du 
xm e siècle, qu'il lui prête ses propres pensées avec la 
connaissance des choses de son temps, vous ne mettrez 



126 DANTE ET GOETHE. 

plus guère en doute ce qui vous a tant surpris d'abord, 
ce que Fauriel appelle la négation audacieuse de Vir- 
gile, c'est-à-dire cette transformation dantesque que 
subit, dans la Comédie, le Virgile déjà transformé à 
trois reprises différentes par les érudits, par l'Église, 
et par le peuple du moyen âge. 

MARCEL. 

Et transformé en ce moment, pour la cinquième 
fois, par le poëte Diotime!... 

VIVIANE. 

Mais, avec tout cela, je ne me vois pas dispensée de 
tenir ce Virgile pour une allégorie. Je n'y aurais, quant 
à lui, qu'une demi-répugnance, et je consentirais en- 
core à le prendre pour la raison naturelle ou pour la 
sagesse profane, comme le veulent les commentateurs ; 
mais, si je leur fais cette concession, ils ne me tiendront 
pas quitte ; me voici condamnée à ne plus voir dans 
cette belle et touchante Béatrice, que la froide, l'insen- 
sible, l'ennuyeuse théologie. 

DIOTIME. 

Ne vous tourmentez pas, Viviane ; et, comme nous 
le disions en commençant, prenez-en tout à votre aise 
avec les allégories. Il n'y a d'indispensables et aussi 
d'évidentes que les premières : celles de la voie droite, 
de la forêt, de la colline et des animaux sauvages. Le 
sens allégorique dans la figure de Virgile est déjà moins 
nécessaire et aussi moins certain ; arrivés à Béatrice, 



DEUXIEME DIALOGUE. 127 

nous pourrons le négliger presque entièrement. Bien 
que la description de son apparition, et ce que disent 
d'elle les bienheureux, ne puisse pas s'entendre au 
sens réel et ne s'applique qu'à la science des choses di- 
vines, la femme que le poète a aimée garde dans son 
poème une vie, une grâce, un charme ineffables, et qui 
permettent heureusement d'oublier qu'elle figure la 
théologie. Le vieux Fauriel, tout épris de Béatrice, 
s'emporte, en cette occasion, contre les commentateurs, 
et les traite de stupides. Sans entrer en colère, comme 
il le fait au sujet de cette Béatrice abstraite, nous l'ou- 
blierons souvent pour nous attacher de préférence à 
cette douce enfant dont la vue causait à Dante des « pal- 
pitations terribles, » à cette Florentine sitôt ravie par 
la mort, à cette Béatrice Portinari, dont la vie ne fut 
en quelque sorte qu'un éclair de beauté, mais tel qu'il 
alluma au plus profond d'un cœur de poète et de héros 
un foyer inextinguible d'amour. Lorsque nous en serons 
à sa venue au paradis terrestre, vous verrez que la 
peinture du char sur lequel elle descend du ciel, ne 
peut s'appliquer qu'à une idée symbolisée. Mais nous 
n'en sommes pas là. Pour le moment, nous arrivons, 
avec Virgile et Dante, aux portes de l'enfer, où nous 
lisons l'inscription tragique : 

Per me si va nella città dolente. 

Par moi l'on va dans la cité dolente. 

Par moi Ton va dans l'étemelle douleur. 

Par moi Ton va chez la race perdue, 

La justice fut le mobile de mon grand Facteur; 



128 DANTE ET COETHK. 

Me firent la divine puissance, 
La suprême sagesse et le premier amour. 
Avant moi il n'y eut point de choses créées. 
Sinon éternelles; et éternellement je dure : 
Laissez toute espérance, vous qui entrez. 

VIVIANE. 

Celte inscriplion est vraiment sinistre. 

MARCEL. 

Mais quelle idée bizarre a eue Dante d'inscrire le 
mot amour sur les portes de l'enfer ! Que la puissance 
divine ail créé des tortures sans fin pour la pauvre créa- 
ture d'un jour, admettons-le ; la sagesse et la justice..., 
passe encore, quoique cela devienne assez peu compré- 
hensible; mais l'amour!... convenez que c'est là une 
licence poétique par trop forte 

DIOTIME. 

Dante fait comme vous, Marcel ; trouvant difficulté 
au sens de ces paroles, il s'adresse à Virgile pour 
qu'on les lui explique. Mais Virgile n'éprouve pas à 
cet égard l'embarras que j'aurais aujourd'hui. Le 
chantre d'Énée répond selon saint Thomas. L'enfer 
créé, comme nous l'avons vu, à la chute des anges, 
est l'œuvre du Dieu en trois personnes, de ce Dieu qui 
est amour autant que sagesse et puissance. Le Saint- 
Esprit, l'amour du père pour le fils, qui gouverne et 
vivifie la création tout entière, l'enfer y compris, ne 
pouvait être écarté ni par la théologie, ni conséquem- 
ment par le poète théologien Allighieri, au seuil de 



DEUXIEME DIALOGUE. 129 

son poème sacré. Quoi qu'il en soit, Virgile el Dante 
franchissent la porte fatale. Ils arrivent sur les bords 
de l'Achéron, où le vieux nocher Caron passe dans 
sa barque les âmes damnées. L'Achéron traversé, 
ils entrent au premier cercle de l'enfer, où sont les 
limbes. C'est de là que Virgile est venu vers Dante. C'est 
là qu'ils rencontrent la belle compagnie des poêles de 
l'antiquité, Horace, Ovide, Lucain, à la tête desquels 
s'avance, l'épée à la main, le chantre de Y Iliade. 

MARCEL. 

Ne nous disiez-vous pas tout à l'heure, et je le 
croyais aussi, qu'au temps de Dante on connaissait à 
peine Homère? 

DIOTIME. 

Dans le midi de l'Italie, l'élude des lettres grecques 
n'avait jamais été abandonnée. Mais, dans le nord, en 
Lombardie, et même en Toscane, on ne s'en occupait 
guère. Avant Pétrarque il n'est jamais question de textes 
grecs, el Dante ne cite rien que sur les versions latines; 
je doute fort qu'Homère ait été pour lui plus qu'un grand 
nom, un nom presque symbolique, le nom d'un clerc 
merveilleux, tel à peu près qu'il figure dans notre Ro- 
man de Troie. 

ÉLIE. 

L'Homère grec, en effet, ne fut révélé à l'Italie qu'a- 
près la mort de Dante. Ce fut un moine de Saint-Basile, 
envoyé par l'empereur Andronic, en 1339, si je ne me 
trompe, qui l'apporta et le fit connattre à Pétrarque. La 

9 



130 DANTE ET GOETHE. 

première édilion de Y Iliade, publiée à Florence par 
le Grec Chalcondyle, est de Tannée 1488, par consé- 
quent près de deux siècles après que rAUighieri avait 
cessé d'exister. 

DIOTIME. 

Dante reçoit d'Homère et de ses illustres compa- 
gnons, dans les limbes, un accueil plein d'honneur. 
On le salue poète. Il est admis, lui sixième, nous dit-il 
avec celte simplicité fière qui est un attribut de son 
génie, à ces nobles entretiens, et Virgile sourit à son 
triomphe. On entre dans un lieu ouvert, lumineux et 
haut, où Dante voit passer des personnages à l'air ma- 
jestueux. Ce sont les ombres des grands guerriers et 
des sages hellènes, troyens et latins, les ombres de ces 
Arabes fameux de qui l'on apprenait les sciences dan- 
gereuses : Hector, Énée, l'ancien Brutus, César « armé 
de ses yeux de proie, » Aristote « le maître de ceux qui 
savent, » Socrate, Platon, Euelide, Ptolémée, Hippo- 
crate, Avicenne, Averroës; avec eux des femmes hé- 
roïques dans la cité, dans la famille, dans l'État, ama- 
zones, reines, filles, épouses, amantes illustres : Pen- 
thésilée, Lucrèce, Cornélie; puis, seul, à l'écart, 
Salatlm, le loyal et généreux sultan de Babylone : 
toute une école de vertus guerrières, civiles et politiques, 
réunies par le grand sens moral de Dante et par la to- 
lérance naturelle à l'Église romaine avant qu'elle eut 
ouï gronder le rigorisme farouche des Savonarole et des 
Calvin. La peinture de ces limbes au quatrième chant 
de la première cantique est, selon moi, un des raor- 



DEUXIÈME DIALOGUE. 131 

ceaux les plus captivants de la Comédie. Cette lumière 
éthérée qui éclaire de vertes prairies tout émaillées de 
fleurs et qu'arrose une rivière limpide; ces nobles om- 
bres au regard lent et grave, de grande autorité dans 
leur aspect, qui ne paraissent ni joyeuses ni tristes, 
dont la parole est rare et la voix mélodieuse ; la 
suavité, la fraîcheur de cette atmosphère de paix 
que Ton respire un moment avant d'entrer au tu- 
multe ténébreux des cris de l'abîme, tout cet ensem- 
ble d'une harmonie sereine et tempérée produit un 
effet de contraste que je n'ai vu surpassé ni peut-être 
même égalé dans aucun art. Écoutez la musique en- 
chanteresse de quelques-unes de ces tercines : 

Genti v' eran con occhi tardi e gravi, 
Di grande autorità ne' Jor sembianti ; 
Parlavan rado con voci soavi . 

Traemmoci cosl dall' un de' canti 
In luogo aperto, luminoso, e alto, 
Si che \eder si potean tutti quanti 

Cola diritto sopra '1 verde smalto, 
Mi fur mostrati gli spiriti magni, 
Che di vederli in me stesso m' esalto. 

VIVIANE. 

C'est un bien grand charme que d'entendre les mo- 
dulations si douces de votre voix virile, et je ne sais 
quelle vibration qui semble venir de votre âme à vos 
lèvres, quand vous dites ces beaux vers dans cette belle 
langue toscane. 



13* DANTE ET GOETHE. 



DIOTIME. 



Sortis des limbes, Dante et Virgile descendent au 
second cercle où ils se trouvent en présence de Minos, 
juge des crimes et distributeur des châtiments. Mais re- 
gardez encore une fois la disposition de ces cercles in- 
fernaux, Viviane; voyez, ils vont toujours se rétrécis- 
sant. Des supplices de plus en plus horribles, selon une 
loi du talion assez rigoureusement observée et selon des 
catégories conformes en général à la doctrine de l'Église, 
mais avec des particularités propres à Dante, et bien 
des ressouvenirs de V Ethique (Vkristoie, y punissent des 
âmes de plus en plus réprouvées. A chaque cercle pré- 
side un démon. Les sept péchés capitaux, la luxure, la 
gourmandise, l'avarice, la colère, l'orgueil, l'envie, la 
paresse, et tous leurs dérivés et tous leurs contraires vont 
nous faire descendre de spirale en spirale jusqu'au neu- 
vième et dernier cercle où Dante n châtié le crime le plus 
exécrable à ses yeux, le plus opposé à sa nature magna- 
nime, la trahison. A mesure que l'on descend, la fumée, 
les brouillards, les vapeurs des lacs fétides eldes fleuves 
de sang obscurcissent davantage l'air plus épais. Le tour- 
billon du premier cercle, où sonl emportées les âmes qui 
ont failli par amour, celles que l'Église appelle luxurieu- 
ses, et parmi lesquelles Danle voit passer rapides, éper- 
dues, Sémiramis, Cléopâtre, Hélène, et cette Francesca f 
sœur de Juliette, qui l'émeut d'une compassion si vive 
qu'à l'entendre gémir il tombe évanoui, ce tourbillon où 
notre poète met ensemble le grand Achille et Paris avec 
Tristan, le preux des chansons de geste, est trop connu 



DEUXIÈME DIALOGUE. 133 

pour nous y arrêter. Lorsqu'il sort de sa défaillance, 
Dante est entouré de nouveaux tourments et de nou- 
veaux tourmentés. 

Nuovi tormenti e nuovi tormentati 
Mi veggio intorno. 

Nous sommes avec lui au troisième cercle où tombe 
sur les pécheurs par gourmandise une pluie froide et 
lourde, mêlée de grêle et de neige. Notre poêle y est 
reconnu par un Florentin que ses compatriotes avaient 
surnommé Ciacco, pourceau , à cause de sa gloutonne 
rie. C'était un parasite de la maison Donati, uotno ghio- 
tissimo quanto alcun fosse giammai, mais agréable, 
pieno di belli e piacevoli motti, dit Boccace, et de qui 
il raconte, dans une de ses plus gaies nouvelles, un 
tour fort plaisant. C'est dans la bouche de ce Ciacco que 
notre poète met une première satire de ses concitoyens 
à laquelle il reviendra. C'est là qu'il est question pour 
la première fois aussi de ce parti sauvage, dont nous 
parlions tout à l'heure, et qui a pour chef Vieri de' Cer- 
chi, venu avec avec les siens des forêts du val deSieve. 
C'est ce Ciacco qui , répondant aux questions de Dante 
sur sa patrie, lui dit que la superbe, l'envie, l'avarice 
(nos trois bêtes féroces du commencement), y régnent, 
et que Florence ne compte que deux hommes justes. 

MARCEL. 

Deux justes 1 moins qu'à Sodome! Oh! quel peuple 
de Dieu 1 



134 DANTE ET GOETHE. 

DIOTIME. 

Et ils n'y sont pas compris, ajoute le satirique 
Ciacco. 

Giusti son due, ma non vi sono intesi. 

Plusieurs croient que, parlant de ces deux justes, Dante 
entend Guido Cavalcanli et s'entend lui-même. Cela 
semble vraisemblable, car, plus loin, Dante va faire 
encore une allusion à sa propre gloire, à propos de Ca- 
valcanli, lorsqu'il dira que celui-ci a ravi l'honneur des 
lettres à un autre Guido (Guido Guinicelli), mais qu'un 
troisième est né qui, peut-être, les éclipsera tous deux. 

MARCEL. 

Décidément, il n'est pas modeste, votre Dante. 

DIOTIME. 

Il n'est pas modeste, Marcel, selon qu'il nous est 
recommandé de l'être dans les rapports extérieurs de 
celte vie tout artificielle que nous nous sommes faite 
aujourd'hui; il l'est selon l'instinct naturel des hommes 
bien nés. Il est surtout équitable, hiérarchique, comme 
le sont généralement les grands esprits. Il s'incline de- 
vant Virgile qu'il reconnaît son maître; il lui parle 
« d'un front rougissant; » il confesse qu'il tient de lui 
« ce beau style qui lui a fait honneur, avec l'art de 
chanter les hommes et les dieux. » Malgré le grand 
privilège qui lui permet de visiter les royaumes incon- 
nus aux mortels, il n'y marche qu'avec révérence, à la 



DEUXIÈME DIALOGUE. 135 

suite de Virgile et des autres ombres. Dante est humble 
envers Béatrice, par qui il se laisse reprendre et tancer 
comme un enfant. Il s'assigne à lui-même, sans pré- 
somption, mais sans fausse pudeur, la place qui lui re- 
vient dans Tordre spirituel, absolument comme Goethe 
lorsque, parlant de je ne sais plus quels écrivains en 
vogue de son temps, il disait : « Je suis au-dessus d'eux 
de tout la distance qui met au-dessus de moi Shakes- 
peare. » 

ÉLIE. 

Si Dante a pris ce beau sentiment de la hiérarchie 
morale à la démocratie florentine, il faut croire qu'elle 
ne ressemblait guère à la démocratie française, qui ne 
sait ce que c'est que rospect et tradition ; qui souffre de 
toute supériorité ; qui ne veut rien recevoir et ne sait 
rien transmettre ; où chacun enfin n'est occupé qu'à 
rabaisser autrui et à se hisser soi-même, de telle sorte 
que le niveau égalitaire repose bien d'aplomb sur la tête 
du plus triste sot et sur le front d'un homme de génie ! 
Car c'est là, vous n'en disconviendrez pas, l'idéal dé- 
mocratique de vos républicains prétendus et parvenus ! 

VIVIANE. 

Que voilà bien le gentilhomme breton ! 

ELIE. 

Le gentilhomme breton, étant de sa nature indé- 
pendant, désintéressé, prêt à donner sa vie pour ce qu'il 
croit juste, pourrait bien, ma chère Viviane, être de 



136 DANTE ET GOETHE. 

trempe plus républicaine que tel de vos républicains 
envieux, qui trouvent plus commode de tirer en bas la 
grandeur que de gravir (je parle comme votre cher 
Mirabeau) à la vertu et au bien public. 

DIOTIME. 

La démocratie florentine ne valait peut-être pas 
beaucoup mieux que la nôtre, Élie. Elle était entachée, 
elle aussi, de ces deux vices funestes, l'ingratitude et 
l'envie. Mais elle avait beaucoup d'esprit avec beaucoup 
d'enthousiasme. — Je reprends. Dans le quatrième 
cercle où r£gne Plutus, le démon de l'avarice que Vir- 
gile apostrophe en rappelant « loup maudit, » les pro- 
digues et les avares, chargés de poids énormes, courent 
l'un sur l'autre et se frappent mutuellement. Là sont 
en très-grand nombre des papes, des cardinaux, des 
clercs, des tonsurés de tous grades, qui, selon la dédai- 
gneuse expression de Dante, se sont laissé tromper par 
« la courte moquerie des biens de la fortune. » 

La corta buffa 
De' ben, che son commessi alla Fortuna. 

Un peu plus bas, le Styx forme un marais stagnant que 
Dante traverse dans la barque de Phlégias, et où l'on 
voit, plongées sous les eaux fangeuses, les âmes des 
hommes colères et violents. Là, notre poète est accosté 
par ce Florentin bizarre, 

Lo fiorentino spirito bizzarro, 

par ce dédaigneux et irascible Filippo, « di molto 



DEUXIÈME DIALOGUE. 137 

spese et di poca virlute, » que ses concitoyens surnom- 
maient argentieri, parce qu'il passait, comme un peu 
plus tard chez nous Jacques Cœur, cet autre argentier, 
pour faire mettre, par grande bravade, à tous les che- 
vaux de son écurie des fers d'argent. Filippo, de ses 
bras fangeux, embrasse Dante et s'écrie : « Bénie soit 
celle qui t'a porlé dans ses flancs! Benedetta colei che 
in te s'incin&e ! » 

MARCEL. 

Toujours la même modestie ! 

DIOTIME. 

Le sixième cercle et les Irois inférieurs où sont 
punis les superbes, c'est-à-dire les mécréants, les 
hérésiarques, les impies, est appelé par le poète la cité 
de Dite. 

VIYIANE. 

Qu'est-ce que ce nom de Dite? 

DIOTIME. 

Il vient probablement du Dis des Latins qui était le 
Jupiter infernal. Dans cette cité qu'entourent les eaux 
du Styx, s'aggravent les tourments et commencent les 
flammes. Les trois furies, voulant en interdire l'entrée 
à Dante et à son guide, les menacent de la tète de la 
Gorgone, mais un envoyé du ciel vient à leur secours. 
La porte de Dite leur est ouverte. Une vaste et lugubre 
plaine s'offre alors aux yeux de Dante. Elle est parse- 



138 DANTE ET GOETHE. 

mée de sépulcres entourés de flammes ardentes. Dans 
ces sépulcres sont couchés les hérésiarques, les parti- 
sans d'Épicure, « qui font mourir l'âme avec le corps, » 
dit Virgile à Dante : 

Che 1' anima col corpo morta fanno. 

Là est l'empereur Frédéric II, ce grand lettré, excom- 
munié par l'Église, de qui un écrivain presque con- 
temporain disait naïvement : Seppe lalino, greco, 
saracinesço; fu largo, savio, lussurioso, soddomita, 
epicureo. C'est là que nous allons entendre ce dialogue 
sublime entre Dante et le grand gibelin Farinata degP 
Uberli, interrompu par Cavalcante Cavalcanti, et, selon 
mon opinion, un des plus beaux morceaux et des plus 
vraiment dantesques de toute la Comédie. Voulez-vous 
que je vous le dise? 

VIVIANE. 

Assurément. 

DIOTIME. 

Pour voir ce phénomène étrange, un homme vi- 
vant dans l'enfer, Farinata s'est dressé dans son sé- 
pulcre : 

Toscan qui, par la cité du feu, 

Vivant, t'en vas, ainsi parlant discrètement, 

Qu'il te plaise t'arrèter dans ce lieu. 

Ton langage te déclare manifestement 

Citoyen de cette noble patrie 

A laquelle, peut-être, je fus trop rigoureux. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 139 

(H l'a il I savoir qu'après une bataille gagnée sur les 
guelfes, Farinata exerça dans Florence des représailles 
cruelles.) Ainsi parle le gibelin à Dante qui s'effraye et 
se serre contre son guide. Mais Virgile le pousse des 
deux mains vers la tombe où Farinata se tient, le front 
et la poitrine haute, « comme s'il avait l'enfer en grand 
dédain. » 

Corn* avesse lo 'nferno in gran dispitto. 

Après qu'il a jeté sur notre poêle un regard hautain : 
« Qui furent tes ancêtres? » lui dit-il. A peine quel- 
ques paroles sont échangées entre les deux Toscans 
que, d'une tombe voisine, une ombre qui semble s'êfre 
levée sur ses genoux, surgit. Elle regarde tout autour 
d'elle, comme pour s'assurer si personne n'est avec 
Dante, et le voyant seul : « Si, dans ce sombre cachot, 
tu viens par la puissance de ton génie, dit-elle en pleu- 
rant, mon fils où est-il? et pourquoi n'cst-il pas avec 
toi ? w Cette ombre inquiète, qui garde dans l'enfer la 
sollicitude et les illusions de l'amour paternel, et qui 
ne connaît pas à son fils de supérieur en génie, c'est 
Cavalcante Cavalcanti, le père de Guido. Je ne viens 
pas ici de moi-même, lui répond PAllighieri, qui le re- 
connaît aussitôt à son langage et à la nature de son 
supplice. J'y suis conduit par celui qui attend là (mon- 
trant Virgile), et que votre Guido eut peut-être à dédain. 
(Dante ici semble faire un reproche h son ami Guido 
d'avoir négligé l'élude des poètes classiques.) « Com- 
ment dis-tu, s'écrie Cavalcanti en se dressant tout droit 
dans sa tombe : il eut?... Aurait-il donc cessé de vivre? 



140 DANTE ET GOETHE. 

Ses yeux ne verraient-ils plus la douce lumière? » — 
Et comme Dante tarde à répondre, 

11 retombe en arrière et ne reparaît plus. 

Supin ricadde, e più non parve fuora. 

EUE. 

Il me semble que Dante a, plus qu'aucun autre 
poète, de ces ellipses hardies de la pensée. Quand 
Francesca, par exemple, dit ce mot si simple : 

Et ce jour-là nous ne lûmes pas davantage, 

on se sent frissonner de la tête aux pieds. La passion 
terrible, le meurtre, la colère divine, le châtiment éter- 
nel, tout est là, dans ce livre qui tombe à terre, et dont 
on ne lit pas davantage. 

DIOTIME. 

Après cette interruption tragique, le dialogue avec 
Farinata reprend. Cet autre magnanime, « quell' altro 
magnanimo, *> c'est ainsi que le désigne Dante (ailleurs 
il appellera Florence, mère des magnanimes)^ sans 
changer de visage, sans se mouvoir, s'informe de sa 
ville natale et du doux monde des vivants. Il voudrait 
savoir pourquoi le peuple florentin se montre si cruel 
envers les siens dans toutes ses lois. Il explique à Dante 
qui, à son tour, l'interroge, comment il se fait que les 
damnés qu'il a rencontrés lui ont prophétisé les temps 
futurs, mais paraissent, comme Cavalcanti, ignorer le 
temps présent. Dante charge Farinata do dire au père 



DEUXIÈME DIALOGUE. 141 

de Guido que celui-ci existe encore. Puis, rappelé par 
Virgile, ils descendent ensemble au septième cercle, 
où sont punis d'autres catégories de pécheurs par vio- 
lence d'âme. 

Je me suis arrêtée à cet épisode, parce que rien 
dans la Comédie ne me paraît plus caractéristique du 
génie de Dante, à la fois si tendre et si fier. Cet orgueil 
paternel du vieux Cavalcanti, sa désolation à la pensée 
que son fils ne jouit plus de la douce lumière du jour, 
aussi chère aux Florentins qu'aux héros d'Homère, 
l'amour que gardent pour leurs proches, leurs amis, 
leur patrie, ces héros désintéressés d'eux-mêmes, insen- 
sibles à leurs propres tourments, et cette admirable 
mise en scène, comme nous dirions aujourd'hui, ces 
tombes ardentes d'où sortent des gémissements, que 
cela est tragique et grand 1 Enfin la facilité avec la- 
quelle notre poète admet que ces magnanimes, ces 
héros de la vie civile, sont en enfer, est un trait qui 
marque le temps et ce singulier état des esprits, sou- 
mis aux décisions de l'Église touchant le dogme, mais 
d'une manière extérieure, en quelque sorte, et qui 
n'atteignait point, au fond, le sentiment moral. L'enfer 
de Dante est tout rempli de ces contradictions; le rigo- 
risme du théologien s'y allie à l'humanité, à la ten- 
dresse, au respect, h l'admiration de l'homme pour ces 
grands réprouvés qu'il est contraint de damner avec 
l'Église. Kt ce n'est pas là un des moindres attraits de 
celte mystérieuse Comédie, où nous voyons en conflit 
la loi acceptée et le sentiment révolté contre la loi. 
Nous allons trouver un exemple frappant de cette oppo- 



142 DANTE ET GOETHE. 

sition dans la catégorie de ceux qui, selon les paroles 
de l'Allighieri, « font violence à la nature, » dans ce 
cercle des sodomites où iUrencontre son maître vénéré, 
Brunetto Latini. 

MARCEL. 

Mais voilà une ingratitude abominable ! 

DIOTIME. 

Pas le moins du monde, mon cher Marcel. En 
mettant Brunetto dans le cercle des « violents contre 
nature, » Dante ne croyait assurément faire aucun tort 
à son honneur. La compagnie qu'il lui donne est celle 
des hommes les plus lettrés, les plus en renom de son 
temps. 

Tutti furcherci, 
E letterati grandi e di gran fama. 

Dans le vingt-sixième chant du Purgatoire, il fait 
, expier ce même vice à Guido Guinicelli qu'il appelle 
il padre mio e degli altri miei miglior. On avait alors 
à ce sujet des euphémismes étranges. Yillani, qui donne 
à Brunetto les louanges les plus grandes, lui attribuant 
l'honneur d'avoir, le premier, enseigné aux Florentins 
l'art de bien parler et les règles de la politique, l'ac- 
cuse seulement d'avoir été mondain, un poco monda- 
netlo. C'est aussi ce que Brunetto dit de lui-même dans 
son Tesoretto. 

ÉLIE. 

Et puis, l'enfer de Dante n'est-il pas assez sembla- 



DEUXIÈME DIALOGUE. 143 

ble à cet enfer de Florence dont nous avons parlé hier, 
tout mêlé de choses atroces e( charmantes, de saccages, 
de meurtres, de festins, d'amours et de musique? 

DIOTIME. 

En effet. Le peuple, en ses chansons, parle très- 
gaiement de l'enfer, où il suppose très-nombreuse et 
très-bonne compagnie. 

Son' andato ail' inferno, e son' tornato, 
Misericordia, la gente che c'era! 

Les amoureux s'y donnaient de tendres baisers : 

Ora caro mio ben, bacciami in bocca 
Bacciami tanto ch' io contenta sia ! 

Le Callimaque de Machiavel, lorsqu'il s'exhorte à 
n'avoir ni peur ni vergogne d'aller en enfer, se dit qu'il 
y rencontrera tant de gens de bien ! 

Sono là tanti uomini da bene! 

El certainement, en mettant dans l'enfer, avec les 
plus grands caractères et les plus grands génies de 
l'antiquité, avec des trouvères illustres et avec les plus 
touchants personnages des romans de chevalerie , 
Cavalcanti, Farinata, Brunetto, Il Tegghiaio, « qu 
furent si dignes, » et qui mirent à faire le bien tout 
leur esprit, che a ben far poser l'ingegni, Dante ne 
croyait porter la moindre atteinte ni h la haute estime 
où les tenait Florence ni à leur part de gloire dans la 
postérité. Cela semble incompréhensible à notre logi- 



144 DANTE ET GOETHE. 

que rationaliste. En ce temps de jeunesse d'âme, c'était 
une manière poétique de tourner le dogme de la dam- 
nation éternelle, inacceptable pour tous les grands 
cœurs. 

MARCEL. 

Mais aujourd'hui personne ne prend plus cette peine. 
Personne ne croit à l'enfer. 

DIOTIME. 

C'est absolument comme si vous disiez que personne 
n'est plus catholique. Sur ce point, il n'y pas de com- 
position possible. La grande raison de Bossue! n'hésite 
pas à punir des châtiments éternels un Socrate, un 
Scipion, un Marc-Aurèle. Le grand cœur de Pascal 
est moins surpris de la sévérité de Dieu envers les 
damnés que de sa miséricorde envers les élus. Il se 
plait à conjecturer que les tourments des hérésiarques 
s'aggravent de siècle en siècle, à mesure que leurs doc- 
trines séduisent des âmes nouvelles. 

MARCEL. 

Vous ne répondez pas tout à Tait à ma proposition. 
J'ai dit que, aujourd'hui, personne ne croyait plus aux 
flammes éternelles. 

DIOTIME. 

Rappelez-vous . donc , c'est d'hier, le concile de 
Périgueux décrétant que l'enfer doit être l'objet d'une 
toi 1res- fer me, tout à fait immuable, et que, si quel- 



DEUXIÈME DIALOGUE. 145 

qu'un en doute, il a encouru ces mimes peines dont il 
nie l'existence! Plus récemment encore, dans une 
instruction synodale, un évêque, très-grand docteur, 
ne dénonce-t-il pas à toute la catholicité la conspira- 
tion qui se produit partout à cette heure contre le 
dogme de la damnation éternelle? L'Église reste en 
cela invariable, Marcel. Le catholicisme théologique 
ayant rejeté de son sein l'interprétation progressive 
de l'Évangile, ne peut pas céder aux exigences de la 
conscience moderne, excitée par l'esprit de la réfor- 
mation et par les découvertes de la science. 

Quoi qu'il en soit, la rencontre de Dante avec Bru- 
netto est extrêmement touchante. Brunetto s'exclame : 
Quai mariaviglial en reconnaissant son cher disciple. 
11 tend vers lui les bras ; il le prie de permettre qu'il 
fasse quelques pas à ses côtés, et Dante baisse la tête 
en signe de révérence. 

Il capo chino 
Tenea, corn' uom che riverente vada. 

Et alors Brunetto l'interroge avec un accent de ten- 
dresse paternelle, sur lui-même, sur Virgile ; puis il 
lui prédit sa gloire future : « Si tu suis ton étoile 
(vous vous rappelez que Dante est né sous le signe des 
Gémeaux, tenu en astrologie pour favorable aux lettrés 
et aux savants), tu ne saurais manquer le port glo- 
rieux. (Toujours, vous le voyez, la ligure de Voyage, 
l'étoile, le port, appliquée à la vie.) Et si ma mort 
n'avait été si hâtive, te voyant le ciel si favorable, à 
l'œuvre je t'aurais encouragé. » Mais, ajoute Brunetto, 

10 



146 DANTE ET GOETHE. 

cet ingrat et méchant peuple qui descendit de Fiesole 
aux temps anciens, et qui tient de la montagne et de 
la pierre, se fera, à cause de ta vertu, ton ennemi. 

Ti si farà, per tuo ben far, nimico. 

Remarquez, Viviane, cette façon pittoresque de parler : 
pour exprimer que les Florentins sont durs et hautains, 
ils tiennent de la montagne et de la pierre, dit Brunetto. 
« Race avare, envieuse, superbe! fais en sorte de te 
nettoyer de leurs mœurs I » 

Da' lor costumi fa che tu ti forbi. 

C'est la même censure amère des mœurs florentines 
qui se retrouve dans le titre primitif que Dante avait 
écrit de sa main sur son manuscrit, et qui a été re- 
tranché de toutes les éditions, hormis de l'édition faite 
par Mazzini sur le manuscrit d'Ugo Foscolo : 

LIBRI T1TULUS EST I 

INCIP1T COMUEDIA 

DANTIS ALLAGHERII 

FLORENTINI NATIONK 

NON MORIBUS. 

Sans s'étonner à l'annonce de sa gloire future, Dante 
exprime à Brunetto la gratitude qu'il lui garde en 
son cœur pour lui avoir enseigné comment l'homme 
s'éternise, corne V uom s'eterna. Avec une touchante 
simplicité, Brunetto recommande à son disciple, son 
Trésor, ilmio Tesoro, dans lequel, il vit encore, dit-il. 
La croyance à l'immortalité dans les œuvres est domi- 
nante dans tout le poème de Dante; elle y prévaut très- 



DEUXIEME DIALOGUE. 147 

manifestement sur le senlimenl de l'éternité des peines 
ou des récompenses célestes; elle y est plus vivement 
exprimée et de manière à nous émouvoir davantage. 

Descendons, avec Virgile, sur les épaules de Géryon, 
monstre ailé qui figure la fraude, au huitième cercle 
nommé Malebolge. Dante y voit châtiés tous ceux qui 
ont trompé leurs semblables : les séducteurs, les adu- 
lateurs, les simoniaques, parmi lesquels il met le pape 
Nicolas III ; les faux monnayeurs, les faux alchimistes 
(car il y avait alors [a vraie et la fausse alchimie) ; les 
calomniateurs, les devins, la face tournée vers les 
talons ; les hypocrites, le front chargé de chapes de 
plomb, écrasantes sous l'éclat menteur de leur revête- 
ment doré. 

MARCEL. 

Des chapes de plomb, au milieu des flammes I Elles 
ne devaient pas durer longtemps. 

DIOTIME. 

Dante n'a pas inventé ce supplice. Plusieurs sou- 
verains, Frédéric II entre autres, punissaient de la sorte 
le crime de lèse-majesté. 

Enfin, de crime en crime, d'épouvante en épouvante, 
de tourment en tourment, nous arrivons au neuvième 
et dernier cercle de l'abîme infernal. Ce cercle est 
divisé en quatre zones : Caïna, Anténora, Toloméa, 
Guidecca, où sont châtiées quatre manières de trahir 
dans l'humanité : la trahison envers la famille, celle 
envers les amis, celle envers la patrie (c'est dans cette 



148 DANTE ET GOETHE. 

catégorie qu'est le terrible épisode du comte Ugolin), 
et enfin la haute trahison divine et humaine, le plus 
grand de fous les attentats selon la conscience de 
Dante, la trahison à l'empereur de la terre et à l'em- 
pereur du ciel, à César et à Dieu. Là, dans une sorte 
d'enfer de l'enfer, du milieu d'un lac de glace où les 
cris mômes ont cessé, où règne l'épouvante suprême 
pour l'imagination italienne : le froid et le silence, 
sortent les épaules gigantesques aux ailes de chauves- 
souris et la tête monstrueuse de celui qui fut le pre- 
mier des traîtres : de Lucifer, le plus beau des anges 
devenu l'empereur du royaume douloureux, 

Lo Imperador del doloroso regno. 

Dans ses trois gueules énormes il broie éternellement 
les trois plus grands traîtres qui furent sur la terre : 
Judas, Brutus et Cassius. 

VIVIANE. 

Brutus et Cassius avec Judas! voilà ce que je ne 
saurais comprendre; car enfin, pour bien des histo- 
riens, n'est-ce pas, c'est César qui est le grand traître 
envers le droit et la liberté, et non Brutus qui veut et 
croit être leur vengeur? 

DIOTIME. 

La lecture la plus attentive de la Comédie ne sau- 
rait, en effet, ma chère Viviane, nous rendre raison 
d'une assimilation qui blesse toutes nos idées du juste 
et de l'injuste. Il faut lire, pour comprendre ce Juge- 



DEUXIÈME DIALOGUE. 449 

ment dernier de l'AUighieri, tout l'ensemble de ses 
œuvres, la Vita nuova, il Convito, le de Monarchia, 
les Lettres surtout. Il faut savoir quo Dante, dans sa 
Comédie, a voulu, comme il Ta dit, chanter le droit 
de la monarchie, c'est-à-dire l'ordre universel, tel 
qu'il le croyait institué de toute éternité dans les con- 
seils de Dieu. Dante, ma chère Viviane, ne fut pas 
seulement un grand poète épique, lyrique ou tragique; 
sa pensée, comme celle des plus grands philosophes de 
l'antiquité et des temps modernes, comme celle d'un 
Pylhagore et d'un Spinosa, concevait toutes choses 
d'une manière synthétique. Toutes, et au-dessus de 
toutes ici-bas, la personne humaine, la famille, la 
société naturelle, civile et religieuse, il les considérait 
à leur place, dans leur relation mutuelle, au sein de 
l'immensité, dans la grande mer de TEtre. 

Per lo gran' mar dell' Essere ; 

toutes, il les voyait, dans leur évolution sidérale, morale 
ou politique, surgissant, se développant, s'élevant, par 
une réciproque influence, des ténèbres à la lumière, 
de l'inertie à la liberté, à l'amour, c'est-à-dire à la 
conformité de plus en plus libre et parfaite des esprits 
et des destinées aux lois de la sagesse éternelle, 

lo che era al divino dalF umano, 

Ed ail' eterno dal tempo venuto, 

E di Fiorenza in popol giuslo e sano, 

dit-il au trente et unième chant du Paradis. 

C'est la grande pensée des temps modernes; c'est 



150 DANTE ET GOETHE. 

la pensée qui pénètre de part en part l'œuvre de Goethe. 
Eh bien, Viviane, celte union parfaite de toutes choses, 
cet ordre éternel au sein de Dieu, Dante les symbolise 
sous l'image d'une double cité, d'un double empire 
céleste et terrestre, entrés dans l'immuable paix où le 
citoyen par excellence, le justicier, le pacier (c'est 
ainsi qu'on parlait au moyen âge), est, dans le paradis 
invisible, dans la Rome céleste, Jésus; dans le paradis 
visible, sur la terre, en Italie, dans la sainte Rome 
d'ici-bas, César. Le génie de Dante, éminemment sacer- 
dotal comme le génie de Gœthe, ramène toutes choses 
à ce qu'il appelle, dans son Convito, la religion uni- 
verselle de la nature humaine. Dans sa conception 
vaste et puissante d'une civilisation philosophique, la 
trahison à Jésus et la trahison à César, c'est tout autre 
chose que l'attenfat contre une personne, si auguste 
qu'elle soit; c'est la main portée sur l'édifice de la 
création divine; c'est une sacrilège atteinte à Tordre 
politique et religieux de l'univers. Dans le Purgatoire 
et dans le Paradis, nous trouverons de cette grande 
conception de notre poète les plus belles évidences. 

Et, Dieu soit loué ! voici que notre voyage parmi la 
race perdue touche à sa fin; voici que nous touchons 
au seuil des régions lumineuses. Parvenus au fond du 
cône infernal qui est le centre de la terre, Virgile et 
Dante changent de pôle. Ils tournent transversalement 
sur eux-mêmes et commencent à remonter vers l'autre 
hémisphère ; ils revoient enfin les étoiles. 

E quindi uscimmo a riveder le stelle. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 151 

C'est ainsi, sur ce mot mélodieux qui nous rend à 
l'espérance, que Dante a voulu terminer sa première 
cantique. 

Je ne sais si, dans ma sèche analyse, à travers les 
timides à peu près que me permettait notre français 
abstrait et morne, vous avez pu entrevoir les splendeurs 
poétiques de ce chant de l'abîme. Je crains bien de ne 
vous avoir pas fait sentir, comme je m'en étais flattée, 
la grâce ineffable, la piélé, l'amour que Dante n'a ni 
pu ni voulu éteindre, tant son âme en était remplie, 
dans cet affreux séjour des vengeances éternelles. J'au- 
rais voulu insister sur Part accompli avec lequel, dès 
les premiers chants, le poète tempère les horreurs d'un 
tel séjour, par l'expression répétée de sa tendresse pour 
Virgile et par l'apparition de Béatrice dans les limbes. 
J'aurais dû vous peindre cette douce Francesca, avec 
l'amant « qui jamais d'elle ne sera séparé, » venant vers 
Dante, à travers les airs, d'une aile ouverte et ferme, 
ainsi que vers leur nid deux colombes pressées par le 
désir. 

Quali colombe dal disio chiamate, 
Con V ali aperte e ferme, al dolce nido. 

Il eût fallu, d'une main plus délicate, m'essayera vous 
rendre tant d'images fraîches et gracieuses, tirées de la 
lumière du jour, de l'attitude des plantes, des mœurs 
des animaux, que Dante avait observées tout ensemble 
en naturaliste et en poète. 11 eût fallu vous faire voir 
ces fleurettes inclinées sous la gelée nocturne, qui se 
redressent et s'entr'ouvrent aux premiers rayons du 



152 DANTE ET GOETHE. 

matin; ces dauphins et leurs jeux, soudain rappelés 
au milieu des vapeurs de l'étang de poix bouillante; 
ces cigognes, ces grues qui s'en vont « chantant leur 
lai ; » ces ruisselets limpides qui descendent des vertes 
collines du Casentin vers l'Àrno. — El celte manière 
charmante de marquer les heures du jour d'après 
l'aspect du ciel et le lieu des constellations, ce tendre 
désir d'être rappelé aux siens et de vivre dans la 
mémoire de ses semblables, cette profonde humanité 
du poète qui le fait pâlir, frissonner, pleurer, s'éva- 
nouir au récit des malheurs d'autrui, tout cet art 
incomparable, quel art il m'eût fallu pour vous le 
rendre sensible! — Comme Dante a bien tenu la 
promesse de l'inscription tracée sur le seuil de son 
enfer, et comme il a pénétré d'amour son royaume des 
vengeances ! 

VIVIANE. 

Je ne me lasserais jamais de vous entendre; mais 
je sens que nous abusons de votre bonté; vous devez 
être fatiguée. Voici près de deux heures que nous vous 
laissons parler presque seule. 

DIOTIME. 

Je ne me sens pas lasse, Viviane, mais plutôt comme 
un peu étonnée. Notre entretien a tourné, sans que je 
m'en doutasse, en leçon. Et j'ai peur maintenant d'avoir 
occupé bien mal cette chaire dantesque, à laquelle votre 
amitié m'élève. Nous autres Françaises, nous ne sommes 
pas habituées, comme l'étaient les dames italiennes. 



DEUXIEME DIALOGUE. 453 

au professorat. Et si, au lieu d'être à Portrieux, nous 
étions à Paris, et si, au lieu de quatre, nous étions 
seulement dix ou douze, je m'intimiderais toute fait; 
il me semblerait faire quelque chose de malséant, pis 
que cela, de ridicule. 

ÉLIE. 

Voilà une chose que la simplicité bretonne ne sau- 
rait comprendre. Pourquoi donc semble-t-il ridicule à 
nos Français que les femmes enseignent ce qu'elles 
savent? Pourquoi leur serait-il malséant de dire, dans 
une salle d'université par exemple, avec un peu plus 
de soin et d'enchaînement, ce qu'on trouve très-naturel 
et très-agréable de leur entendre dire dans les salons, 
où l'on prétend qu'elles régnent et gouvernent les opi- 
nions en toutes choses? 

VIVIANE. 

Où elles régnaient, Élie. 

DIOTIME. 

A la bonne heure ; mais enfin, même au temps où 
elles régnaient, on eût trouvé extravagant que M me de 
Staël, je suppose, ce grand orateur, qui, chaque soir, 
haranguait dans son salon les hommes d'État, les pu- 
blicisles, les diplomates des deux mondes, fût montée à 
la tribune de l'Assemblée pour y exposer, avec sa vive 
éloquence, ses vues et ses idées politiques. Et, pourtant, 
elle eût été là véritablement à sa place, belle, de la 
beauté de Mirabeau, portant comme lui la conviction 



154 DANTE ET GOETHE. 

dans réclair de son regard, dans son geste, dans sa voix 
virile; tandis que (je l'ai ouï dire à ma mère qui Ta 
beaucoup connue, et c'était aussi l'avis de Goethe), dans 
les bals, dans les réunions mondaines, les bras nus, 
son turban aurore sur la tête, à la main sa branche de 
laurier, déclamant à l'angle d'une cheminée d'inter- 
minables tirades sur l'impôt, sur le crédit, elle parais- 
sait quelque peu théâtrale, et déplaisante à voir. 

EUE. 

Ce qu'il y a de bizarre, c'est que ce préjugé contre 
l'intervention directe des femmes dans l'enseignement 
et dans la politique n'existe nulle part ailleurs que chez 
nous, qui nous croyons de bonne foi le peuple le plus 
chevaleresque du monde. Les étrangers n'y compren- 
nent rien. Je me rappelle (c'était en 1848, au moment 
que s'ouvrait à Paris un club de femmes) que le mora- 
liste Emerson, nous voyant rire, et moi tout le premier, 
de ces dames orateurs, me demandait, avec son sérieux 
du Massachusetts, ce qu'il y avait donc là de si 
risible ? 

DIOTIME. 

C'est l'opinion aux États-Unis, en effet, et particu- 
lièrement dans le plus cultivé de tous, dans ce Massa- 
chusetts où la religion a fait une si heureuse alliance 
avec la philosophie, que le talent, le don de Dieu, 
comme ils disent dans leur langage puritain, ne doit 
jamais demeurer inutile. Faculty demands fonction. 
c'est la formule concise du pasteur Henri Ward-Beecher 



DEUXIÈME DIALOGUE. 155 

et du grand orateur Wendell-Philipps, lorsqu'ils ré- 
clament pour les femmes l'égalité des droits et des 
devoirs. 

VIVIANE, 

Vous disiez, Diotime, que les dames italiennes avaient 
l'habitude du professorat? 

DIOTIME. 

Elles se sont illustrées dans l'enseignement univer- 
sitaire. Tout récemment, en Italie, on s'entretenait 
encore de la docte M me Tambroni, qui, en 1817, à 
Bologne, occupait la chaire de lettres grecques. A la 
même université au siècle précédent, Gaétana Agnesi 
avait été désignée par le souverain pontife lui-même 
pour enseigner à la jeunesse les hautes mathématiques. 
Dans le même temps à peu près, Maria Amoretti était 
acclamée docteur en droit civil et en droit canon à 
l'université de Pavie. 

MARCEL. 

Une femme en robe et en bonnet de docteur ! voilà 
qui ne me plait guère. 

DIOTIME. * 

J'ignore quel était au juste le costume de ces dames, 
mais il paraît bien qu'il ne portait aucun préjudice h 
leur beauté. La tradition garde le souvenir des grâces 
pleines de noblesse d'Andréa Novella, qui suppléait son 
père dans la chaire de droit canon. On se rappelle 
aussi Olympia Morata, enflammant d'enthousiasme la 



156 DANTE ET GGETHE. 

studieuse jeunesse de Fer rare. Relisez, Élie, ce que 
raconte 5 ce sujet votre compatriote Renan dans ses 
Essais de Morale. Il a vu, dans l'église de Saint- 
Antoine à Padoue, le buste de la philosophe Hélène 
Piscopia, en robe de bénédictine, et il affirme qu'elle 
devait être d'une grande beauté. Lorsque Dante met 
sur les lèvres de Béatrice renseignement de la théo- 
logie, il ne néglige pas de nous apprendre que ses yeux 
rayonnent comme des étoiles, et que son sourire le 
consume d'amour... 

Mais où m'avez-vous entraînée, bon Dieu! En quelles 
digressions je m'égare encore ! et que, tout en célébrant 
les vertus de mon sexe, je donne prise à ses plus iro- 
niques détracteurs! Vous savez comment nous traite 
Polybe : Sexe bavard et panégyriste... C'est bien cela, 
n'est-il pas vrai, Marcel? On croirait qu'il m'avait 
en vue. 

VIVIANE. 

Rien ne me platt comme cette manière d'apprendre. 
Vous nous menez par le sentier qui côtoie le grand 
chemin et qui, tout en faisant mille circuits, semble 
moins long dans sa diversité que la voie droite. 

OIOTIME. 

Vous avez toujours l'interprétation aimable des dé- 
fauts de vos amis, Viviane pleine de grâce! Mais 
rentrons-y au plus vite, dans cette voie droite que j'ai 
perdue; revenons à Dante, et, avec lui, montons les 
degrés de la montagne sainte où le péché s'expie. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 157 

Nous revoyons le ciel. Sa douce couleur de saphir 
oriental rend la joie aux yeux de Dante. 

Dolce color d' oriental zaffiro, 
Che s'accoglieva nel sereno aspetto 
Dell' aer puro in fi no al primo giro, 

Agli occhi miei ricominciô diletto. 

Les astres reparaissent à sa vue; mais ce sont les 
astres d'un autre hémisphère où brille d'un éclat mer- 
veilleux la Croix du Sud, il Crociero. Dante salue 
avec transport cette constellation inconnue aux hommes 
du Septentrion. 

settentrional vedovo sito 
Poichè privato se' di mirar quelle! 

ÉLIE. 

Comment Dante a-t-il pu parler de la Croix du Sud, 
découverte plus de trois cents ans après sa mort?. 

DIOTIME. 

C'est le souci des commentateurs, mon cher Élie. 
Car, en effet, les quatre étoiles de la Croix du Sud, 
que Dante décrit avec cet étonnement naïf qui donne 
aux peintures homériques un si grand charme, n'ont 
été introduites parles astronomes dans la sphère céleste 
que vers la fin du xvn e siècle. Au temps de l'Allighieri, 
aucun Européen ne les avait encore vues. Mais les 
Arabes les connaissaient et on suppose que par eux les 
Italiens pouvaient en avoir eu quelque idée. D'autres 



158 DANTE ET GOETHE. 

croient que Marco Polo, qui avait passé les tropiques, 
avait parlé du Crociero à ses compatriotes. Beaucoup 
de commentateurs ne voient dans ces quatre étoiles 
qu'une allégorie des quatre vertus cardinales, et ils se 
fondent sur ce vers où le poêle parle des quatre lu- 
mières saintes : 

Li raggi délie quattro luci santé. 

Quoi qu'il en soit, à peine Dante a-t-il poussé son 
exclamation de joyeuse surprise, qu'il se trouve, avec 
Virgile, sur des rivages doucement éclairés, en présence 
d'un vieillard vénérable, Calon d'Utique. 

MARCEL. 

Caton d'Utique, à l'entrée du purgatoire ! 

ÉLTE. 

L'évêque Synésius met bien, dans un de ses 
hymnes grecs, le chien Cerbère aux portes de l'enfer 
catholique. 

DIOTIME. 

Cela n'avait rien alors d'offensant, ni pour le goût, ni 
pour la foi. Dante a dit de Caton dans le Convito que 
jamais créature terrestre n'avait été plus digne de servir 
le vrai Dieu. Nous avons vu qu'il était considéré comme 
type de la vertu profane et que l'Église admettait à cette 
époque le salut des justes de l'antiquité. Elle avait 
adopté de cette croyance une très-poélique expression; 
elle reconnaissait trois baptêmes : le baptême d'eau, 



DEUXIÈME DIALOGUE. 159 

le baptême de sang (le martyre) ; et le baptême de 
désir. 

EUE. 

Cela est beau ; mais pourtant, mettre Caton dans le 
purgatoire, c'est y mettre en quelque sorte l'apologie 
du suicide, ce qui n'est guère catholique. 

DIOTIME. 

Rappelons-nous ce que nous avons eu occasion déjà 
de reconnaître au sujet de cette disposition bienveil- 
lante du catholicisme primitif. Caton, en quittant volon- 
tairement la vie mortelle, croyait à l'immortalité. Pour 
s'affermir dans sa résolution, il se faisait lire Platon, 
le divin. On pouvait hardiment le ranger parmi ces 
hommes que vante saint Paul et qui, « n'ayant pas 
connu la Loi, onf été a eux-mêmes leur loi ; » et puis 
il était mort pour la liberté, cet idéal des grandes âmes. 
Dans le de Monarchia, Dante loue Caton d'avoir voulu 
librement mourir plutôt que de vivre asservi. Et ici je 
voudrais revenir encore avec vous à ce que nous disions 
des opinions catholiques et monarchiques de Dante. 
Avec son droit de la monarchie, 

Jura Monarchiae, superos, Phlegetonta, lacusque 
Lu^trando, cecini, voluerunt fata quousque, 

avec son empire céleste et son empire terrestre, son 
césar et son pontife, Dante n'en garde pas moins pour 
idéal suprême la liberté. En ses commencements, c'était 
aussi l'idéal de l'Église chrétienne qui considérait le 



160 DANTE ET GOETHE. 

péché comme un esclavage de l'âme. C'est librement, 
du plein consentement de l'âme coupable, c'est avec 
amour que le péché s'expie dans le Purgatoire de 
Dante; et c'est pourquoi il fait luire sur le seuil la 
belle planète qui invile à aimer, lo bel pianeta cK ad 
amar conforta, l'étoile de Vénus. C'est avec une 
liberté joyeuse que l'âme purifiée, maîtresse d'elle- 
même, s'élève dans le ciel jusqu'à la claire vue de 
Dieu. LiberOy dritto, sano è tuo arbitrio, dira Virgile 
à Dante en le quittant à l'entrée du paradis terrestre. 
Lorsqu'il explique à Caton, le vieillard juste et véné- 
rable, comme il l'a fait à cet autre vieillard, le démo- 
niaque Caron, aux abords de l'enfer (il y a dans toute 
la Comédie de ces parallélismes), par quel ordre et 
dans quel dessein Dante vient en ces lieux, le chantre 
de YÉnéide dit ces beaux vers souvent cités : 

Libéria va cercando, ch'è si car a, 
Corne sa chi per lei vita rifiuta. 

Il va cherchant la liberté, qui est si chère, 
Comme sait celui qui pour elle a quitté la vie. 

C'est au nom de l'amour encore, en rappelant les chastes 
yeux de Marcie, 

... gli occhi casti 
Di Marzia tua, 

que Virgile, associant ainsi les deux idées saintes de 
l'amour et de la liberté, implore de Caton l'accès de la 
montagne purificatrice. C'est la plus belle doctrine 



DEUXIÈME DIALOGUE. 161 

religieuse et morale qui se puisse concevoir, et jamais 
elle ne sera dépassée. 

La montagne du Purgatoire, située au milieu des 
eaux, est divisée, comme l'enfer, en neuf cercles ou 
plates-formes, où règne un clair-obscur mélancolique, 
et présidés chacun par un ange céleste. Là, plus de 
cris, plus de hurlements, mais les soupirs, les larmes, 
les chants pieux des humbles et amoureuses espé- 
rances : 

Luogo è laggiù non trislo da martiri 
Ma di ténèbre solo, ove i lamenti, 
Non suonan com guai, ma son sospiri. 

Au premier cercle ou anté-purgatoire sont les âmes 
négligentes et tardives au repentir. Puis, ainsi que 
dans l'Enfer, nos poêles passent en revue les sept péchés 
capitaux. De degré en degré, avec une fatigue moindre, 
ils montent jusqu'au sommet où s'offrent à leur vue les 
ombrages délicieux du paradis terrestre : 

Questa monlagna è taie 
Che sempreal cominciar di sotto è grave, 
E quanto uom più va su, e men fa maie: 

Cette montagne est telle 
Que toujours au commencement, en bas, elle est plus pénible; 
Et plus l'homme monte, moins il a de peine à monter, 

dit Virgile, exprimant ainsi, avec une simplicité naïve, 
une des plus hautes doctrines de l'éthique chré- 
tienne. 

11 



162 DANTE ET GOETHE. 

EUE. 

C'était une doctrine connue de la plus haute anti- 
quité. Dans les Travaux et les Jours, il est dit que la 
route de la vertu est escarpée et d'abord hérissée d'ob- 
stacles, mais que, en approchant du sommet, on la 
trouve facile. 

DIOTIME. 

Dans cette seconde cantique, comme dans la pre- 
mière, l'inspiration poétique et l'idée morale sont à la 
fois très-personnelles et très-générales. L'expiation du 
purgatoire comme la réprobation de l'enfer se rappor- 
tent symboliquement à Dante, à l'Italie, à la société. 
La liberté que le poète retrouve sous les traits de Caton, 
en quittant les fatalités de l'abîme; les vertus primitives 
dont la sainte lumière illumine le sentier au sortir 
des ténèbres sataniques; l'humble jonc baigné de la 
rosée du matin qui rafraîchit les tempes du voyageur 
fatigué et qui en enlève toute trace de la fumée infer- 
nale; la barque légère qui glisse sur les ondes, conduite 
par un céleste nocher, et qui retentit du chant de déli- 
vrance In exitu Israël; les différents degrés de la puri- 
fication par le repentir, par le détachement des convoi- 
tises d'ici-bas, par la contemplation et le désir de la 
sagesse divine; ces eaux salutaires où, en perdant la 
mémoire des maux passés, on se retrempe pour une 
vie nouvelle, tout cela n'est que figure, allégorie, images 
tour à tour bibliques, chrétiennes, pythagoriciennes ou 
platoniciennes, du progrès de l'homme vers Dieu. Dans 



DEUXIÈME DIALOGUE. 163 

cette cantique, donl la diction et le mode s'assouplis- 
sent et se rassérènent, se font suaves et pénétrants 
comme le sujet dont le poète s'inspire, Dante a pro- 
digué les fraîches images, les apparitions charmantes de 
femmes et d'artistes. 

C'est là qu'il rencontre son ami Casella, qui lui 
chante une de ses propres canzoni : 

Amor che nella mente mi ragiona, 

Comincib egli allor si dolcemente 

Che la dolcezza ancor dentro mi suona. 

Et les ombres, attirées par ce chant délicieux, s'assem- 
blent autour de Casella, s'y oublient, ainsi que des 
colombes autour de l'oiselier. 

Corne quando, cogliendo biada o loglio, 
Gli colombi adunati alla pastura, 
Queti, senza mostrar l'usato orgoglio. 

Un peu plus loin, Belacqua, le fameux guitariste, Sor- 
dello, le troubadour aimé des femmes, Arnaldo Daniello, 
gran maestro d'amor; puis aussi ce doux complice de 
la vie mondaine, que Dante chérit au point de souhaiter 
mourir pour le rejoindre bientôt, Forese Donati; et 
cette myslérieuse Pia, à peine entrevue à travers le 
voile funèbre des vapeurs de la Maremme, qui prie 
Dante de se souvenir d'elle, et de qui la postérité se 
souvient à jamais; 

Ricorditi di me, che son la Pia. 

Et cette Sapia, qui ne fut pas sage, dil-elle avec une 
grâce charmante, 

Savia non fui, avvegna che Sapia fossi chiamata. 



104 DANTE ET GOETHE. 

Car, exaltée par la victoire des siens, elle défia le sort, 
comme le merle affolé qui, dans les beaux jours d'hiver, 
croit le printemps venu, et s'en va sifflant par les 
bois. 

Gome fe il merlo per poca bonaccia. 

Et cet Oderisi, le miniaturiste, Y enlumineur célèbre, 
V honneur d'Agubbio, qui proclame la gloire de Giotto 
au-dessus de Cimabue ! Comment choisir entre tant de 
tableaux enchanteurs! entre ces entretiens rapides, 
entre ces murmures bienveillants qu'échangent les 
ombres dans une atmosphère azurée, toute pénétrée 
déjà du souffle de la grâce divine, dans cette admirable 
cantique que Balbo appelle si bien un crescendo 
d'amor! 

ÉLIE. 

Mais, si mes souvenirs ne me trompent, il y a aussi 
dans le Purgatoire des passages satiriques, des invec- 
tives terribles contre la démocratie florentine et la cour 
de Rome. 

DIOTIME. 

Le ton général de la seconde cantique est une séré- 
nité plaintive, mais Dante est trop artiste pour ne pas 
en sauver la monotonie par de hardis contrastes. Ainsi, 
par exemple, l'apostrophe de Sordello : 

Ahi serva ïtalia, di dolore ostello. 
Nave senza nocchiero in gran tempesta! 

Hélas serve Italie, asile de douleur, 
Nef sans nocher dans la grande tempête. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 165 

et la description du cours de l'Arno par Guido del Duca; 
ainsi encore, au vingt-troisième chant, la menace aux 
dévergondées Florentines qui, si elles savaient ce qui 
les attend dans l'enferme ouvriraient déjà la bouche pour 
hurler. » 

Ma se le svergognate fosser certe 

Di quel che'l ciel veloce loro ammanna, 

Già per urlare avrian le bocche a perte. 

MARCEL. 

Les Florentines avaient donc de bien mauvaises 
mœurs? 

DIOTIME. 

Dès cette époque elles s'insurgeaient contre la sévé- 
rité des mœurs antiques et se jetaient dans le luxe et 
les plaisirs. Les magistrats faisaient contre elles des lois 
somptuaires, mais en vain. Yillani nous apprend que, 
dans l'artifice et l'extravagance de leurs parures, il 
entrait plus de choses étrangères qu'il n'en restait leur 
appartenant en propre. Pas plus que les femmes déver- 
gondées, les prêtres gourmands ne sont épargnés au 
Purgatoire; le pape Martin IV y expie dans le jeûne et 
l'amaigrissement son goût excessif pour les anguilles 
du lac Bolsena. La maison royale de France aussi y 
est en butte à l'animosité du poète, qui met dans la 
bouche de Hugues Capet toute une généalogie aussi peu 
historique que peu flatteuse de ses ancêtres et de ses 
descendants. Il lui fait dire qu'il est fils d'un boucher: 

Figliuol fui d'un beccaio di Parigi. 



lWi DANTE ET GOETHE. 

MARCEL. 

Voilà qui passe permission ! 

DIOTIME. 

Tout ce passage a fort scandalisé les commentateurs 
français, d'autant que l'erreur de Dante, volontaire ou 
involontaire, se retrouve ailleurs, dans les poésies de 
Villon par exemple, dans un ouvrage d'Agrippa, etc. 
Bayle raconte que le roi François I er , se faisant lire la 
Comédie par « un bel esprit réfugié d'Italie, » quand 
on en vint à ces vers, commanda « qu'on ôtât le livre, 
et fut en délibération de l'interdire en son royaume. » 
Le chanoine Grangier, qui le premier a traduit en vers 
les Cantiques, excuse son auteur en supposant que le 
terme de boucher n'est ici qu'une métaphore pour dire 
un prince a grand justicier de gentilshommes et autres 
malfaiteurs. » Etienne Pasquier rejette également la 
faute de Dante sur le ton métaphorique d'un passage 
« escrit à la traverse, et comme faisant autre chose. » 

Dans son Purgatoire comme dans son Enfer, Dante 
mêle les deux mythologies polythéiste et monothéiste. 
Le paradis terrestre lui rappelle le Parnasse; la com- 
tesse Mathilde cueillant des fleurs sur les rives du Léthé 
est semblable à Vénus et à Proserpine. Dante donne à 
Jésus le nom de Sommo Jove. De longues expositions 
de dogmes selon saint Thomas, saint Augustin, saint 
Victor: le libre arbitre, le péché originel, la responsa- 
bilité, l'âme triple, la théorie physique et métaphysique 
de la génération, le développement continu de l'âme 



DEUXIÈME DIALOGUE. 167 

humaine avant et après ta mort (idée que nous retrou- 
verons dans Faust), l'efficacité de la prière, les suites 
funestes de la confusion des pouvoirs spirituel et tem- 
porel, prennent une large place dans cette seconde 
cantique. On y rencontre de fréquentes allusions aux 
hypothèses scientifiques du temps et aux propres expé- 
riences du poète. Il y parle de la circulation de la sève 
dans les végétaux, de l'action de la lumière sur la matu- 
ration des fruits et sur la coloration des feuilles, de la 
scintillation des étoiles. Quant à l'allégorie, elle y main- 
tient ses droits dans la personne de Lucie, la grâce, 
gratia prœveniens ; dans Mathilde, la piété généreuse; 
dans Lia et Rachel, la vertu active et la vertu con- 
templative; dans la vision finale où Dante symbolise 
obscurément les choses futures. Mais c'est surtout dans 
la description du char de Béatrice, que Dante» troublé 
sans doute par le désir passionné de glorifier celle qu'il 
aime, multiplie sans mesure et presque sans goût, en 
amant plus qu'en artiste, les images apocalyptiques. 
Ce char descend du ciel. Une lueur soudaine resplendit 
dans les airs d'où se dégage une douce mélodie. 

Ed una melodia dolce correva 
Per I' aer luminoso. 

Sept flambeaux, radieux comme les sept étoiles du char 
de David, vingt-quatre vieillards vêtus de blanc, quatre 
animaux ailés, tels que les a peints Ézéchiel, nous dit 
le poêle, ouvrent un céleste cortège. 

Ventiquattro seniori, a due a due, 
Coronati venian di fiordaliso. 
Tutti cantavan : Benedetta tue 



168 DANTE ET GOETHE. 

m 

Nelle figlie d'Adamo ; e benedette 
Sieno in eterno le bellezze tue 1 

Mais il faut que je vous lise ce passage dans la tra- 
duction en vers de Louis Ratisbonne. Il Ta faite avec 
beaucoup de soin, aidé des conseils de Manin, et avec 
un don très-rare de souplesse dans l'art des rimes. Je 
ne crois pas qu'il soit possible de mieux faire : 

Sous ce beau ciel paré comme pour une fête, 
Vingt-quatre beaux vieillards, de lis ceignant leur tète, 
S'avançaient deux à deux en ordre régulier. 

Ils chantaient tous en chœur : « toi, fille choisie 
Entre les filles d'Eve, à jamais sois bénie! 
Sois bénie à jamais dans tes belles vertus 1 » 

Puis, quand le gazon frais et la flore irisée, 
Qui brillaient devant moi sur la rive opposée, 
Ne furent plus foulés par ce troupeau d'élus, 

Comme au ciel un éclair après l'autre flamboie, 
Vinrent quatre animaux après eux dans la voie, 
Tous quatre couronnés de rameaux verdoyants. 

Et chacun d'eux avait six ailes admirables 

Que parsemaient des yeux aux yeux d'Argus semblables. 

Si les mille yeux d'Argus pouvaient être vivants. 

Mais je ne perdrai plus de vers à les décrire, 
lecteur! il me faut répandre ailleurs ma lyre, 
Et force m'est ici de me restreindre un peu. 

Mais Us Ézéchiel qui nous dépeint ces bêtes, 
Comme il les vit du fond du nord et des tempêtes 
Venir avec le vent, la nuée et le feu. 



DEUXIEME DIALOGUE. 169 

MARCEL. 

Voilà, ne vous déplaise, une fort belle traduction 
et qui me dispense de prendre un professeur italien. 

DIOTIME. 

Cette traduction a quelque chose de surprenant par 
sa .fidélité et son allure naturelle. Mais pourtant le tra- 
ducteur fait un sacrifice qui doit lui coûter beaucoup, 
étant poète. Il ne reproduit pas (et cela n'était guère 
possible) la mesure tout italienne du vers de onze syl- 
labes, qui, avec sa rime alternée de trois en trois, son 
enjambement, son accent variable, tantôt à la dixième 
et à la sixième syllabes, tantôt à la quatrième et à la 
huitième, forme l'admirable tercine de la Divine Comé- 
die. Entre les quatre animaux vient un char triomphal 
tratné par un griffon aux ailes immenses. Jamais, dit le 
poêle, Rome ne vit, au triomphe d'Auguste ou bien de 
l'Africain, char plus beau ; celui même du soleil eût 
semblé pauvre auprès. 

Non che Roma di carro cosï bello 
Rallegrasse Africano, ovvero Augusto ; 
Ma quel del sol saria pover con ello. 

À la droite et à la gauche du char, sept dames forment 
une danse sacrée. Après le char s'avancent deux 
vénérables vieillards, dont l'un porte à la main un 
glaive flamboyant, quatre autres encore, d'une humble 
contenance, puis, à distance et seul, un vieillard au 
front lumineux, qui marche les yeux clos.. 

Et quand fut vis-à-vis de moi le char insigne 

Un tonnerre éclata... 

Et cortège et flambeaux, soudain tout s'arrêta. 



170 DANTE ET GOETHE. 

Disons brièvement que ce char symbolique sur 
lequel descend Béatrice est regardé par les commenta- 
teurs comme le char de l'Église et de l'État ensemble, 
l'antique Carroccio, peut-être, des républiques ita- 
liennes où la patrie était présente dans sa double expres- 
sion civile et religieuse. Les sept candélabres figurent 
les sept dons du Saint-Esprit, les sacrements; Tes 
vieillards sont les patriarches ; les sept femmes dansant 
sont les trois vertus théologales et les quatre vertus 
cardinales; les quatre animaux sont les quatre évan- 
gélistes; enfin le griffon, moitié aigle, moitié lion, est 
pris pour Jésus-Christ lui-même, en sa double nature 
divine et humaine. Un chœur d'anges séraphiques fait 
tomber sur le char une pluie de fleurs, sous laquelle 
apparaît debout, triomphante, le front ceint d'un voile 
blanc et d'une couronne des feuilles de l'olivier cher à 
Minerve, vêtue d'une tunique couleur de flamme et 
d'un manteau couleur d'émeraude, Béatrice. À son 
approche, avant même qu'il ose lever les yeux sur 
elle, Dante, comme au premier jour, sent l'esprit de 
vie tressaillir au plus secret foyer de son âme. 11 recon- 
naît de l'antique amour la grande puissance : 

Per occulta virtù, che da lei mosse 
D'antico dmor senti la gran potenza. 

Et Béatrice abaisse vers lui les yeux. « Regarde-moi 
bien : je suis, je suis Béatrice. » 

Guardami ben : ben son, ben son Béatrice. 

Et les paroles qu'elle adresse au poète sont celles d'une 
mère superbe à son fils : 

Cosi la madré al figlio par superba. 



i 



DEUXIÈME DIALOGUE. 171 

Et le cœur de Dante éclate en sanglots; et Béatrice 
approuve que « sa douleur soit égale à ses égarements. » 
Et se tournant vers les anges qui lui forment cortège, 
elle leur dit les erreurs de son ami; comment celui qui 
avait été si bien doué dans son jeune âge, après avoir 
marché dans la droite voie pendant qu'elle était encore 
sur la terre, entra dans les voies fallacieuses, quand 
elle eut « changé de vie; » et comment, tout autre 
moyen de l'en arracher demeurant inutile, elle a voulu 
lui faire voir le royaume des damnés. 

Tanto giù cadde, che tutti argomenti 
Alla salute sua eran già corti, 
Fuorche mostrargli le perdute genti. 

Ici Dante place une vision fort compliquée, dans laquelle 
il annonce, aussi peu intelligiblement qu'il Ta fait en 
enfer pour le lévrier sauveur, la venue d'un grand capi- 
taine qui affranchira du joug étranger l'Église et l'Italie. 
Ensuite Béatrice ordonne à Mathilde (nous avons vu 
comment Virgile a disparu) de plonger Dante dans les 
eaux du Léthé pour qu'il y perde la mémoire de ses 
péchés, puis dans TEunoé, fleuve divin, où il retrouve 
le souvenir du bien qu'il a fait. Ainsi renouvelé, Dante 
sort des eaux « pur et disposé à monter aux étoiles. » 

Puro, c disposto a sa lire aile stelle. 

Diotime se tut. Elle attendait qu'on lui fît quelque 
observation, mais on garda le silence. A mesure que 
l'on avançait dans le voyage dantesque, on se sentait 
plus porté au recueillement. Il n'est pas jusqu'à Marcel 
qui ne parût en humeur sérieuse. Depuis quelques 
instants déjà, il oubliait de rallumer sa pipe turque et 



172 DANTE ET GGETHE. 

regardait, mais avec distraction, le dessin de sa sœur. 
Viviane, tout en écoutant les cantiques, avait retracé 
d'un crayon fidèle la scène qui se passait sur la plage. 
Par les moyens les plus simple? et sans chercher l'effet, 
elle avait su rendre, dans un tout petit espace, la tris- 
tesse infinie du ciel, avec le caractère tragique de celte 
procession d'animaux et d'enfants qu'elle avait vue 
défiler triste et morne pendant deux heures, au bruit 
de l'Océan, sous la pluie de plus en plus obstinée. 
Diotime loua beaucoup le dessin de sa jeune amie; 
mais voyant que personne ne semblait disposé à quitter 
Dante, elle se rassit sur le fauteuil à escabeau qui figu- 
rait la chaire professorale, et reprit ainsi l'analyse de 
la troisième cantique. 

DIOTIME. 

Le paradis, le ciel, le royaume de Dieu, l'ordre 
universel et idéal, selon que le génie de Dante l'a conçu, 
a pour principe l'amour éternel, considéré comme le 
premier moteur et la fin suprême de la gravitation des 
âmes et des astres. L'âme du monde, c'est Dieu, un 
Dieu aimant et aimé, 

Il primo amante, 

de qui tout procède et vers qui tout aspire. Point d'autre 
voie pour aller à lui que l'attraction de l'esprit et du 
cœur, la vertu, la science, la sagesse amoureuse » 
uno amoroso uso di sapienza; point d'autres progrès, 
en nous et hors de nous, que l'accroissement du 
désir. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 173 

MARCEL. 

Il y a dans les poésies de ce pauvre Musset des vers 
qui rendent, à sa manière juvénile, ce système plané- 
taire et psychologique de Dante : 

J'aime! voilà le mot de la nature entière... 



Oh 1 vous le murmurez dans vos sphères sacrées, 
Etoiles du matin, ce mot triste et charmant. 
La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées, 
A voulu traverser les plaines éthérées 
Pour chercher le soleil, son immortel amant. 
Elle s'est élancée au sein des nuits profondes, 
Mais une autre l'aimait elle-même — et les mondes 
Se sont mis en voyage autour du firmament. 

VIVIANE. 

Ils sont charmants, ces vers. Mais continuez, Dio- 
lime. 

DIOTIME. 

Le ciel de Dante s'ordonne selon YAlmageste de 
Ptolémée, adopté par saint Thomas; il est composé de 
sept planètes : la Lune, Mercure, Yénus, le Soleil, Mars, 
Jupiter, Saturne; puis vient le ciel des étoiles fixes, 
au-dessus duquel notre poêle met le neuvième ciel, ou 
le premier mobile, qui donne le mouvement à tous 
les autres et n'a au-dessus de lui que l'empyrée, siège 
de l'Éternel. 

ÉLIE. 

Cet empyrée figure dans la cosmogonie pythago- 
ricienne. 



174 DANTE ET GOETHK. 

DIOTIME. 

En effet; cependant il n'est pas admis par les com- 
mentateurs que Dante se soit préoccupé particulière- 
ment des idées attribuées à Pythagore. Mais les idées 
pythagoriciennes étaient alors comme flottantes dans 
toute ritalie; elles y circulaient à travers Platon, 
Aristote et saint Augustin. 

ÉLIE. 

Dante devait bien aussi, ce me semble, connaître 
de très-près Pythagore par son traducteur et son disciple 
Boëce. 

DIOTIME. 

Cela est très-vraisemblable; et quant à moi, si vous 
me demandiez mon sentiment propre, j'ai toujours 
reconnu dans la Comédie une influence pythagoricienne 
très-sensible, venue, sans aucun doute, à l'Allighieri 
par Boèce qu'il lisait sans cesse. 

VIVIANE. 

Je croyais que Boèce était à demi-chrétien. 

DIOTIME. 

Cela s'est beaucoup dit dans l'Église, mais je ne vois 
pas trop sur quel fondement. Tout l'ensemble des idées 
de Boëce est pythagoricien, nous dirions aujourd'hui 
panthéiste. Boëce croit à l'éternité de la matière, à la 
préexistence des âmes, à leur ressouvenir des existences 



DEUXIÈME DIALOGUE. 175 

antérieures ; il croit à l'identité de nature qui fait de 
l'homme un être semblable et même égal aux dieux. 
Lui aussi, il avait été, de son temps, accusé de magie, 
ce qui prouverait bien qu'on ne le considérait pas 
comme enclin au christianisme. 

— Mais où en étais-je?... 

De planète en planète, de vertu en vertu, de science 
en science, car la théorie morale de Dante est étroite- 
ment liée à son système astronomique où les planètes 
sont à la fois symbole et foyer d'une vertu qui leur est 
propre, l'ascension vers Dieu se fait à la fois plus ra- 
pide, plus libre, plus facile et plus manifeste. 

ÉLIE. 

Cela revient à dire, ce me semble, que plus l'intel- 
ligence s'élève et plus s'accroît en elle le désir des 
choses divines. 

DIOT1ME. 

En effet. 

Bene operando 1' uom, di giorno in giorno, 
S'accorge che la sua virtute avanza. 

Comme Dante a toujours besoin d'exprimer par 
une image ses idées les plus abstraites, de même qu'il 
a dit, en décrivant la montagne du Purgatoire, que 
plus on monte moins on a de peine à monter, il nous 
peint ici les yeux de Béatrice et son sourire brillant 
d'un plus radieux éclat à mesure qu'elle s'élève et se 



i7G DANTE ET GGETHE. 

rapproche du soleil divin. Nous avons vu que Dante, 
au paradis terrestre, a été plongé dans les eaux puri- 
ficatrices ; il se sent renouvelé, transfiguré. Les yeux 
fixés sur Béatrice, qui elle-même lève le regard vers 
les hauteurs élhérées, il monte avec elle, par la vertu 
de l'attraction divine, à travers les airs. 

Béatrice in suso, ed io in lei guardava. 

Admirez encore ici, Viviane, le génie de notre poète : 
en un seul vers, en une image, la plus simple du monde, 
il fait voir en quelque sorte toute la théorie de l'amour 
platonique; il rend sensible la puissance abstraite de 
jcet Éternel féminin que chante le chœur mystique, à 
la fin du poëme de Gœthe, dans les profondeurs du 
ciel, aux pieds de la reine des anges. 

ÉLIE. 

Combien, par ce sentiment de l'attraction vers les 
choses divines qui fait l'âme de la femme supérieure au 
génie de l'homme, Dante et Gœthe me semblent à la 
fois plus poétiques et plus vrais que Miltonl 

DIOTIME. 

En effet, dans le Paradis perdu, Adam seul est 
créé pour Dieu; tout au contraire de Béatrice, Eve 
reste subordonnée et ne saurait voir Dieu que dans 
Adam. 



ELIE. 



He for God only 
She for God in bim. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 477 



DIOTIME. 



Dans les trois planètes inférieures que Dante visite 
en premier lieu, sont les âmes les moins parfaites. Dans 
la lune, Diane, le ciel de la chasteté, notre poêle revoit 
Piccarda (ou peut-être Riccarda, car je soupçonne ici 
une erreur des copistes), la sœur de son ami Forese, à 
qui, au Purgatoire, en un seul vers, il a donné le 
plus enviable renom que puisse souhaiter une femme 
ici-bas : 

Tra bella e buona 
Non so quai fosse più, 

et dont le front resplendit au séjour des bienheureux 
d'un non so chè divino. Là, Béatrice explique à Dante 
le problème de la liberté, le plus grand don, dit-elle, 
que Dieu, dans sa largesse, ait fait au monde : 

Lo maggior don, che Dio per sua larghezza, 

Fesse creando, e alla sua bontate 

Più coiiformalo, e quel en' ei più apprezza, 

Fu délia volonté la libertate, 
Di che le créature inlelligenti, 
Et tutte e sole furo e son dotale. 

Au chant sixiètne, dans la planète de Mercure, 
Dante se trouve en présence de l'empereur Justinien. 
Il entend de sa bouche un récit grandiose, fait à la 
façon de Bossuet, des vicissitudes de l'empire, d'Énée 
à César, de César à Charlemagne, et de Charlemagne 
aux temps du poète. Dans celte planète, où sont les 

12 



178 DANTE ET G CE THE. 

âmes qui par amour de la gloire ont fait des actions 
vertueuses, Dante met un épisode charmant. Il ren- 
contre Roméo de Villeneuve , habile et dévoué servi- 
teur de Raymond Bérenger, comte de Provence, mais 
victime de l'envie et de l'ingratitude des cours et s'exi- 
lant pour les fuir. Il m'a toujours semblé que notre 
poète avait vu en Roméo sa propre image, lorsque 
l'appelant a ce juste, » quel giusto> et, après l'avoir 
loué des grands services rendus à son maitre, il ajoute 
avec émotion : 

Mais alors il partit, pauvre et tout chargé d'âge. 

Si le monde savait ce qu'il eut de courage 

En mendiant son pain, et morceau par morceau, 

Son renom déjà grand serait encor plus beau. 

Indi parti ssi povero e vêtus to. 

E se '1 mondo sapesse il cuor ch' egli ebbe 

Mendicando sua vita a frusto a frusto, 

Assai lo loda, e più lo loderebbe. 

Un des plus beaux chants du Raradis, c'est le 
huitième. Le poète décrit la planète de Venus, où sont 
les âmes qui surent grandement aimer. Il y retrouve 
Charles Martel, le fils aîné du roi de Naples, qui, à Flo- 
rence, s'était lié avec Dante de l'amitié la plus tendre. 
In costuiy dit Boccace, regnb molta bêliez za e assai 
innamoramento . Charles Martel vient vers Dante et 
l'accoste en lui disant, comme l'a fait Sordello au Pur- 
gatoire, le premier vers d'une de ses canzoni: 

Voiche inlendendo il terzo ciel movete; 



DEUXIÈME DIALOGUE. 179 

il lui rappelle qu'ils se sont beaucoup aimés : 
Âssai m'amasti ed avesti ben onde. 

Il demeure, comme naguère à Florence, à discourir 
longuement avec l'ami de son cœur. Dans ce discours, 
une chose me semble plus particulièrement intéres- 
sante, c'est la théorie d'une hiérarchie naturelle des 
intelligences, d'une relation entre les aptitudes et les 
fonctions qui constituerait, si. elle était bien observée 
par les hommes, la véritable harmonie sociale. Dante 
met cette théorie dans la bouche de Charles Martel. En 
l'an 1300, il lui fait exposer en très-beaux vers ce que 
plusieurs de nos théoriciens socialistes, croyant l'in- 
venter, ont dit de nos jours en assez médiocre prose. 
Tel natt Solon, tel Xerxès, dit le poète, ou Melchisé- 
dech, ou Dédale ; mais la société n'a point égard à ces 
vocations naturelles. 

Si le monde observait pour chaque créature 
Le premier fondement que pose la nature 
Et s'il s'y conformait, il aurait de bon grain : 

Biais en religion pour le froc on élève 

Tel que le ciel avait fait naître pour le glaive; 

L'on fait un roi de tel qui naquil pour prêcher. 

. De là vient qu'au hasard on vous voit trébucher. 

Ma voi torcete alla religione 

Tal che fu nato a cingersi la spada; 

E fate re di tal ch'è da sermone. 

Onde la traccia vostra è fuor di strada. 



180 DANTE ET GOETHE. 

MARCEL. 

Mais c'est du fouriérisme tout pur ! 

VIVIANE. 

Je me rappelle, dans Y Histoire de la Révolution 
de Miehelet,~un passage sur Louis XVI entièrement 
conforme à ce sentiment de Dante. 

DIOTIME. 

Goethe a dit, en plusieurs endroits, des choses toutes 
semblables. L'esprit de Dante est au milieu de nous, Vi- 
viane ; car c'était, dans les entraves du dogme, un esprit 
de liberté d'un tel essor, qu'aucun esprit moderne ne Ta 
dépassé en hardiesse. « Chaque jour, dit M. Littré, 
Dante prend la main de quelqu'un de nous, comme 
Virgile prit la sienne, et l'introduit en ces demeures où 
éclatent la justice et la miséricorde divines. » 

Au chant suivant, Dante rencontre Cunizzaja sœur 
du tyran Ezzelino, l'amante de Sordello, de qui on a 
parlé déjà au Purgatoire, qui vécut amoureusement, 
dit le commentateur anonyme, dans les parures, les 
chansons, les jeux ; mais qui fut néanmoins pieuse et 
miséricordieuse. Simul erat pia, benigna, misericors, 
compatiem miseris quos frater crudeliter affligebat. 
Non loin d'elle est Folco ou Folchelto de Marseille, le 
troubadour, bello di corpo, ornato parladore, cortese 
donatore, e in amore acceso, nia coperto e savio, dit 
YOltimo. Et Dante, soudain, tout au milieu de ces sou- 
venirs d'amour, rappelle et flétrit, pour la troisième 



DEUXIÈME DIALOGUE. 184 

fois, l'envie et la superbe de ses concitoyens ; il maudit 
le florin, il maledelto flore, qui fut semence de mal 
pour toute l'Italie, et surtout pour l'Église. 

TITIANE. 

Qui faut-il entendre par ce florin maudit? 

DIOTIME. 

Il n'y a point ici d'allusion, mais une réalité, ma 
chère Viviane. Le florin, il florin giallo, appelé plus 
tard zecchinOy était une monnaie de For le plus pur, à 
l'effigie de saint Jean-Baptiste, et qui fut frappée à Flo- 
rence, pour la première fois, au milieu du xm e siècle. 
Celte monnaie d'un titre supérieur donna un avantage 
considérable aux Florentins dans les échanges ; elle 
contribua à leur puissance commerciale ; mais elle 
devint bientôt l'objet des convoitises de Rome, l'occa- 
sion d'un luxe excessif, et fut à la fois ainsi pour la 
république une cause de richesse et de calamités. 

Parvenus au quatrième ciel , le soleil, nous entrons 
dans la compagnie insigne des âmes qui vécurent en- 
tièrement exemptes de péchés. Selon une cosmologie 
commune à Platon , aux Pères de l'Église et aux mys- 
tiques, le soleil est la demeure des doctes dans la 
science divine, des philosophes, des théologiens, de 
ceux qu'on appelait les flambeaux du monde. 

ÉLIE. 

Qui docti fuerint , fulgeBunt quasi splendor /îr- 
mamenti, dit le prophète Daniel. 



182 DANTE ET GOETHE. 



OIOTIMË. 



Là sont Thomas d'Aquin , Albert le Grand , Pierre 
Lombard, Richard de Saint-Victor, Boèce le grand 
consolateur, Orose, Denis l'Aréopagile, Siger de Bra- 
bant... 

ÉLIE. 

Mais voilà, ce me semble, une compagnie de doc- 
teurs assez mêlée ; et Dante, entre ces flambeaux du 
catholicisme, met des hommes dont la science est bien 
loin d'être pure. Albert le Grand, par exemple, un 
disciple d'Avicenne, un docteur dans toutes les sciences 
licites et illicites, comme on écrit alors! Siger, cet 
obstiné studieux d'Averroës et de Maimonide, qui ne 
trouvait déjà plus que trente- six arguments conlre 
trente en faveur de l'immortalité de l'âme l 

DIOTIME. 

Dante reste au Paradis ce que nous Pavons vu dans 
l'Enfer, mon cher Élie, catholique au plus large sens 
du mot, mais absolument étranger aux exclusions 
d'une étroite orthodoxie. Son Église à lui est véritable- 
ment universelle, car ses fondements reposent non 
sur la tradition particulière de tel ou tel sacerdoce, 
mais sur la tradition naturelle du genre humain. Nous 
pouvons encore aujourd'hui, on pourra toujours dans 
les temps futurs, honorer les martyrs, les bienheureux, 
les saints de l'Allighieri* car ils n'appartiennent pas en 
propre à cette Église romaine qui commence avec 



DEUXIÈME DIALOGUE. 183 

saint Pierre et s'achève au concile de Trente ; ils sont 
à nous, Viviane, ils sont la gloire et la vertu de la 
grande Église humaine qui n'a pas eu de commence- 
ment et n'aura pas de fin. 

L'apologie de saint Dominique et celle de saint 
François d'Assise sont parmi les plus beaux morceaux 
de la Comédie. Il élait impossible que ces deux hommes 
extraordinaires, fondateurs de deux ordres nouveaux 
qui remplissaient le monde de leurs rivalités, n'eussent 
pas une place considérable dans le Ciel de Dante. Les 
Dominicains et les Franciscains se partageaient alors la 
catholicité tout entière. Saint Dominique et saint Fran- 
çois personnifiaient le double mouvement qu'avait pro- 
duit dans les Âmes l'appréhension du danger dont l'É- 
glise était menacée par sa propre corruption et par les 
progrès de l'hérésie. Ce grand esprit et ce grand cœur 
voulaient tous deux la sauver, l'un par la science, l'au- 
tre par l'amour. Prenant pour idéal la splendeur des 
chérubins et l'ardeur des séraphins, l'école domini- 
caine et l'école franciscaine avaient entrepris de ré- 
chauffer à ce double foyer la foi languissante du siècle. 
Saint Dominique visait à l'empire des consciences par 
un dogmatisme absolu et par une logique implacable. 
En vrais limiers du Seigneur, Domini canes, ses disci- 
ples parcourent le monde pour dépister les hérétiques, 
les poursuivre, les faire rentrer par la menace au ber- 
cail, ou les mordre d'une morsure mortelle. Ils font 
alliance avec les grands, avec les puissants de ce 
monde. Ils allument les bûchers ; ils y jettent les livres 
et les hommes. Saint Français, au contraire, l'apôtre 



184 DANTE ET GOETHE. 

de la mansuétude, embrasse d'une tendresse sans bor- 
nes toutes les créatures; les plus pauvres et les plus 
humbles, il les chérit au-dessus des autres. Il évangé- 
liseles oiseaux du ciel, les poissons des rivières ; il se 
lie de fraternelle amitié avec les loups féroces. Ses 
disciples, à lui, seront les rêveurs, les visionnaires, les 
extatiques, les communistes de l'état populaire. Us an- 
nonceront comme très-prochain (pour Tan 1260, si je 
ne me trompe) l'avènement du troisième Testament, le 
règne de l'Esprit, YEvangile éternel. Ils oseront dire 
que Jésus-Christ n'a pas été parfait dans la vie contem- 
plative, et que l'esprit de vie s'est retiré de l'Église. 
Tout pénétrés d'une aspiration innommée vers la liberté 
de conscience, ils diront encore que l'amour pur, par 
qui l'àme entre en communion avec Dieu, la délie de 
tous les liens de la discipline. Agitateurs d'une société 
nouvelle, ils ne dresseront point les bûchers, ils y mon- 
teront joyeux et doux. 

ÉLIE. 

Dante appartenait-il h l'école dominicaine ou à l'é- 
cole franciscaine? 

DIOTIME. 

Dante, en théologie, n'est, à proprement parler, ni 
dominicain ni franciscain, de même qu'en politique il 
n'est ni gibelin ni guelfe. Il faut toujours en revenir à 
dire: Dante est Dante. Dans la Comédie, il se tient 
généralement aux doctrines de saint Thomas. Mais, par 
sa tendresse d'âme, par son imagination, par sa vive 



DEUXIÈME DIALOGUE. 185 

curiosité des choses nouvelles, des vérités importunes, 
invidiosi veri, comme il dit au dixième chant du Para- 
dis à propos de Siger, par sa grande compréhension de 
la nature et de l'histoire, qui ne tient aucun compte des 
censures de l'Église, qui nomme avec honneur ses en- 
nemis, un Àverroës, un Frédéric II, qui célèbre les 
prophètes de sa ruine, un Joachim de Flore, 

Il calavrese abate Giovacchino, 
Di spirito profetico dotato, 

Dante semble tout inspiré du souffle qui plane sur 
Assise. Comme son ami Giotto, il peint avec prédilec- 
tion saint François, et je ne doute pas, à son style, 
qu'il n'ait lu et relu avec amour le livre des Fioretti. 

VIVIANE. 

Ou'est-ce que les Fioretti ? 

DIOTIME. 

/ Fioretti del glorioso poverello di Cristo, messer 
san Francesco, sont un recueil de récits concernant 
saint François et ses disciples. On n'en sait pas l'auteur, 
mais il remonte certainement aux premiers jours de la 
prose italienne, et il tient aujourd'hui un rang à part 
entre les classiques trecentisti. J'aurais bien quelque 
autre sujet de soupçonner notre poète de n'avoir pas 
incliné vers les Dominicains. Au xiv* siècle, les princi- 
paux chefs de l'ordre furent des Français, et force nous 
est bien de reconnaître, hélas! que Dante n'aimait pas 
la France. Dante disamava la Francia y écrit Mazzini, 



186 DANTE ET GOETHE. 

de qui, soit dit en passant, les biographes pourront bien 
en dire autant quelque jour sans trop d'injustice. En 
tout cas, selon l'esprit légendaire, Danle réconcilie au 
ciel les deux rivaux, en mettant l'apologie de saint Fran- 
çois d'Assise dans la bouche de saint Thomas et celle 
de saint Dominique dans la bouche du fervent francis- 
cain saint Bonaventure. 

MARCEL. 

Ce Joachim de Flore que vous venez de nommer, 
serait-ce l'abbé calabrais que cile Montaigne, et « qui 
prédisait, dit-il, tous les papes futurs, leurs noms et 
formes ? » 

DIOTIME. 

C'est lui-même. Au quatorzième chant, Dante arrive 
dans le ciel de Mars, où sont les âmes de ceux qui ont 
glorieusement péri dans les guerres justes. Son bisaïeul 
Cacciaguida s'empresse vers lui : « mon sang! ô&an- 
guis meus! » s'écrie-t-il, du plus loin qu'il l'aperçoit. 
En Irès-beaux vers et dans un style d'une simplicité 
épique, le patricien toscan. fait à son petit- fils l'histoire 
de leur maison. La racine parle à la feuille. 

fronda mia in che io compiacemmi 
Pure aspettando, io fui la tua radice. 

Cacciaguida retrace à Dante les mœurs anciennes. Flo- 
rence sobre et pudique, le beau vivre des citoyens. 

A cosi bello 
Viver di cittadini, e cosi fida 



DEUXIÈME DIALOGUE. 187 

Cittadinanza, a cosi dolce ostello, 
Maria mi diè... 

Il fait un tableau tout hellénique, et d'une grâce sur- 
prenante dans la bouche d'un vieux guerrier, de ces 
mères florentines attentives au berceau, qui consolaient 
l'enfant dans le doux idiome natal, et, filant la que- 
nouille, discouraient en famille des gestes des Troyens, 
de Fiesole et de Rome. 

L'una vegghiava a studio délia culla 

E consolando usava 1' idioma 

Cbe pria li padri e le madri traslulla. 

L'altra, traendo alla rocca la chioma, 
- Pavoleggiava con la sua famiglia 
De' Troiani, e di Fiesole, e di Rom a. 

C'est dans cet entretien, au début du seizième chant, 
que Dante fait une réflexion sur la noblesse du sang qui 
révèle de quelle nature était en lui le sentiment aris- 
tocratique. La noblesse, à ses yeux, c'est un manteau 
bien vite usé et raccourci par le temps, si l'on ne tra- 
vaille chaque jour à le réparer. 

Ben se' tu manto che tosto raccorce. 

Goethe, dans ses Mémoires, à propos d'une très- 
belle lettre d'Ulrich de Hulten qu'il cite, développe 
exactement la même pensée. C'est l'idée moderne, 
l'idée anglaise, de l'aristocratie qui ne voit dans l'or- 
gueil des ancêtres qu'un engagement d'honneur à 
l'excellence en toutes choses. Dans le Convito, Dante 



18* DANTE ET GOETHE. 

Ta exprimée déjà en appelant vilissimo tout homme 
noble par le sang qui ne le devient pas aussi par la 
vertu, et en déclarant que ce n'est pas la race qui 
ennoblit la personne, mais la personne qui ennoblit la 
race. 

ÉLIE. 

N'est-ce pas un peu dans ce sentiment des aïeux 
qu'Alfred de Vigny écrit ces beaux vers dans son 
poème de UEsprit pur que la critique a blâmé comme 
trop peu modeste : 

C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre. 
Si j'écris leur histoire ils descendront de moi. 

DIOTIME. 

« 

Sans doute. — C'est Cacciaguida, vous vous le 
rappelez, Viviane, qui fait h Dante cette prédiction, si 
souvent citée, de sa gloire future et de l'exil où il 
mangera le pain amer et montera l'escalier d'aulrui : 

Tu lascerai ogni cosa diletta 
Più caramente : e questo è quello strale 
Che 1' arco dell' esilio pria saetta. 

Tu proverai s\ corne sa di sale 

Lo pane altrui, e com' è duro calle 

Lo scendere e '1 salir per 1' altrui scale. 

C'est par Cacciaguida que Dante se fait approuver 
d'avoir quitté la compagnie des factieux guelfes ou 
gibelins, et de s'être fait à lui seul son propre parti : 

A te 6a bello 
Averti fatto parte per te stes9o. 



DEUXIEME DIALOGUE. 189 

C'est à ce noble aïeul que notre poète demande conseil 
pour savoir s'il devra taire ou révéler à son retour ici- 
bas la vision qu'il a eue des choses éternelles. Dante 
craint, s'il redit ce qu'il a appris « dans le inonde des 
douleurs sans lin, sur la montagne au riant sommet, 
et dans le ciel, de lumière en lumière, » que ses paroles 
n'aient une saveur trop acre à plusieurs : 

A molli fia savor di forte agrume. 

Mais il craint encore davantage, a s'il est un timide 
amant du vrai, » de perdre sa vie dans la postérité : 

E s'io al vero son timido amico, 
Temo di perder vita tra coloro 
Che questo tempo chiameranno antico. 

Cette question de Dante à Cacciaguida : Les droits de 
la justice ou les devoirs de la bienveillance doivent- 
ils remporter dans les témoignages que chacun de 
nous porte au tribunal de la conscience publique? 
Doit-on confesser la vérité, même cruelle à autrui, ou 
bien serait-il mieux de l'ensevelir dans un miséricor- 
dieux silence? celle question, une des plus délicates 
delà vie morale, est tranchée dans le sens le plus hardi 
par « une intelligence et une volonté droites, et qui 
aiment. » 

Che vide e vuol dirittamente, ed ama. 

Assurément, dit Cacciaguida à Dante, ta parole portera 
le trouble dans plus d'une conscience ; mais quoi qu'il 
en soit, écarte tout mensonge et manifeste toute ta 
vision : 



190 DANTE ET GOETHE. 

Ma nondimen, rimossa ogni menzogna, 
Tutta tua vision, fa manifesta. 

Et il résume son opinion par une de ces sentences pro- 
verbiales, par une de ces images triviales et cyniques 
qui abondent dans les livres saints : 

E lascia pur grattar dov'è la rogna. 

Puis, relevant aussitôt et sa diction et sa pensée : « Ce cri 
de ton cœur, dit Cacciaguida à Dante, fera comme le 
vent qui assaille avec le plus de fureur les cimes les 
plus hautes. Et ce ne sera pas pour toi un honneur mé- 
diocre. » 

Questo tuo grido fera corne vento 
Che le più alte cime più percuote. 
E cio non fia d* onor poco argomento. 

Vous le voyez , mes amis , n'y eût-il dans toute la Co- 
médie que ce seul discours de Cacciaguida qui se rap- 
portât au but du poète, aucun doute ne pourrait sub- 
sister. Dante met dans la bouche de son aïeul ce que 
que lui dicte sa propre conscience : la résolution de 
piquer de l'aiguillon d'une vérité acérée « la génération 
ingrate, insensée et impie » de ses ennemis, qui sont 
aussi à ses yeux et dans le juste sentiment qu'il nourrit 
de son sacerdoce, les ennemis du droit et de la liberté, 
les ennemis de Dieu. 

Le sixième ciel, le ciel de Jupiter, où nous montons 
avec Dante et Béatrice, est le séjour de la justice. Les 
âmes, les étoiles des princes justes et saints composent 
ensemble la figure de l'aigle impériale aux ailes éployées. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 191 

Cette aigle resplendissante, dont les millions de lumières 
ne forment qu'une lumière et les millions de voix 
qu'une voix, qui, en parlant, dit je et moi, quand sa 
pensée est nous et noire, 

Nella voce ed lo e Mio 
Quand* era nel concelto Noi e' No$lro y 

qui n'a qu'un même amour, a paru à quelques inter- 
prètes de Dante l'emblème de ce que nous appellerions 
aujourd'hui la vie collective de l'humanité, de ce qui 
s'appela longtemps en Europe la république chrétienne, 
de ce qui prenait alors, dans les esprits synthétiques, le 
nom de saint empire romain. Dante, on ne saurait trop le 
redire, n'appartenait pas à ces mystiques moroses qui, 
dédaigneux des destinées de l'homme sur la terre , 
ajournaient toute justice, toute paix et toute joie à la 
vie future. Dante était un chrétien politique qui se 
préoccupait des destinées sociales de l'homme ici-bas, 
et qui voulait aussi positivement que nous le voulons 
aujourd'hui établir la cité et l'État sur les fondements 
d'une liberté, d'une justice, d'une science et d'une foi 
tout humaines. A cet égard, le commentateur royal 
Philaléthèsetle commentateur républicain Mazzini sont 
d'accord. Ils ne diffèrent que dans les mots. Ce que 
Mazzini appelle « la contemplation prophétique » d'un 
ordre universel , le roi Jean de Saxe l'appelle « un gi- 
belinisme idéal; » et tous deux déclarent que Dante 
attribue la réalisation de cet idéal ou de cette prophétie 
au peuple romain, providentiellement prédestiné au 
gouvernement du monde. 



192 DANTE ET GOETHE. 



ELIE. 



Il me semble que c'est uu idéal analogue que pour- 
suit aujourd'hui encore, sous une autre forme, toute 
une école politique qui revendique pour la nation 
française l'honneur d'être, depuis la révolution de 89, 
la nation initiatrice du droit et de la morale politique. 

DIOTIME. 

Précisément. Le génie de Dante avait clairement 
pressenti la grande unité , la religion scientifique qui 
devra régner un jour sur le globe; il avait conçu, dans 
son vaste génie, tout cet ensemble d'idées que M. Littré 
appelle l'esprit qui vivifie la société moderne, et dont 
il donne une définition que Dante assurément n'eût pas 
désavouée. 

VIVIANE. 

Laquelle? 

DIOTIME. 

J'en ai pris note précisément à propos de la Comé- 
die; la voici : a L'esprit qui vivifie, dit M. Littré, c'est 
la combinaison du savoir humain avec la morale so- 
ciale, afin que tout ce que l'humanité acquiert de vrai 
s'applique à développer tout ce qu'elle a de bon. » 
Seulement M. Littré considère celte combinaison comme 
« nouvelle dans le monde, » et en cela je ne saurais 
être entièrement de son avis, car le désir de la voir se 
réaliser est le mobile principal qui fait écrire à Dante 



DEUXIÈME DIALOGUE. 193 

le poëme sacré dont il dit que le ciel -et la terre y ont 
mis la main, el cette combinaison se trouve, avant la 
Comédie, dans l'idée génératrice du Tesoretto de Bru- 
netto Latini; elle est au fond de tous les essais d'ency- 
clopédie qui ont été faits en divers tetnps; seulement 
elle a acquis de nos jours, en se vulgarisant, une puis- 
sance d'expansion toute nouvelle. 

Dante voit dans l'aigle lumineuse les âmes de 
Constantin, d'Ézéchias, de Guillaume le Bon, roi de 
Sicile; aux deux côtés du roi David, Trajan et Riphée. 

MARCEL. 

Et il oublie de mettre, dans l'astre de Jupiter, son 
prêtre fervent, Julien? 

DIOTIME. 

La légende n'autorisait pas Dante à sauver l'apos- 
tat, mon cher Marcel. Elle ne lui était pas favorable, 
tandis que pour Trajan, elle supposait que, après cinq 
siècles de séjour en enfer, il en avait été tiré par les 
prières du pape saint GrégoiFe; et notre poëte, avec 
saint Thomas, complète la légende, pour la mieux con- 
former aux doctrines de l'Église, en supposant à son 
tour que le grand empereur, revenu sur la terre, y a 
confessé Jésus-Christ et mérité le ciel. 

Quant au Troyen Riphée, de qui Virgile a dit : 

Justissimus unus 
Qui fuit in Teucris et servantissimus aequi, 

Dante le baptise de ce baptême de désir que l'Église 
accordait aux païens vertueux, parce qu'ils avaient 

ta 



194 DANTE ET GOETHE. 

pressenti obscurément, disait-elle, la rédemption chré- 
tienne. 

Dans le ciel de Jupiter où Dante exalte les rois 
justes, il flagelle les mauvais princes. Il entend la 
royauté comme nous la pourrions entendre aujour- 
d'hui. Sa doctrine à cet égard est sans aucune ambi- 
guïté : les rois sont les ministres et non les maîtres des 
peuples. 

Non enim gens propter regem, sed rex propter gentom. 

Nous voici au septième ciel, dans Saturne, l'astre 
des mélancoliques, des taciturnes, selon Ptolémée, le 
séjour des solitaires contemplatifs. Là Béatrice devient 
si radieuse qu'elle n'oserait plus sourire : 

Ed oila non ridea; ma : S* io ridessi, 
Mi cominciô, lu li faresli quale 
Fu Scmelè quando di cener fessi. 

Saint Damien et saint Benoit parlent à Dante. Le 
premier, en quelques vers d'une causticité shakespea- 
rienne, fait un parallèle satirique entre les anciens pas- 
teurs de l'Église et ceux d'aujourd'hui : les uns, dit-il, 
saint Pierre et saint Paul, s'en allant par le monde, 

Maigres et pieds nus, 
h'ous n'importe quel toit mangeant au jour le jour; 

Magri e scalzi, 
Prendendo il cibo di qualunque ostello; 

les autres, si engraissés, si lourds, qu'il leur faut des 
serviteurs en avant et en arrière, qui les hissent et les 
soutiennent sur leurs palefrois couverts de riches man- 
teaux : 



DEUXIÈME DIALOGUE. 195 

Si che due bestie van sott' una pelle. 

Saint Benoit, à son tour, compare la discipline relâchée 
elles mœurs corrompues des ordres religieux à ce que 
furent à l'origine la règle austère, la pauvreté, l'humi- 
lité, le jeûne et la prière des fondateurs. 

Puis nous montons avec Dante au ciel des étoiles 
fixes par la constellation des Gémeaux, d'où le poète 
jette un regard sur les sept planètes qu'il vient de par- 
courir. En voyant la terre si petite, il sourit : 

E vidi questo globo 
Tal, ch' io sorrisi del suo vil semblante. 

Vous vous rappelez que Dante est né sous cette constel- 
lation , propice aux esprits doctes. Il invoque ces astres 
glorieux ; il leur rend grâces, en très-beaux vers, de 
Tintelligence, quelle qu'elle soit, qu'il a reçue d'eux 
tout entière, 

Oh gloriose stelle, oh lume pregno 
Dî gran virtù, dal quale io riconosco 
Tutto (quai che si sia) il mio ingegno. 

Cependant nous approchons du dénoûment. Dante, 
qui a senti, d'étoile en étoile, se fortifier sa puissance 
de vision, peut maintenant soutenir l'éclat du sourire 
de Béatrice. Il la voit en attente d'un grand spectacle. 
Dans une image d'une grâce infinie, il la peint sem- 
blable 5 l'oiseau qui, posé sur le bord du nid où repose 
sa douce couvée, regarde fixement et prévient d'un 
ardent désir le lever du soleil, guettant les premières 
lueurs de l'aube sous la nocturne feuillée. 



19C DANTE ET GOETHE. 

Corne l'augello, intra l'amate fronde, 
Posato al ni do de* suoi doici nati, 
La notte che le cose ci nasconde, 

Previene' 1 tempo in su l'aperta frasca, 
E con ardente affetto il Sole aspetta, 
Fiso guardando, pur che l'alba nasoa. 

Soudain, les voici tous deux illuminés d'une lumière 
« à qui rien ne résiste. » Jésus-Christ apparaît, suivi 
de la vierge Marie et d'un cortège triomphal d'âmes 
bienheureuses. 

Tout ce chant n'est qu'un hymne à l'éternelle beauté. 
Arrivé presque au terme de sa longue carrière poétique, 
où tant d'autres auraient senti leur essor se ralentir, 
Dante, au contraire, a de plus vigoureux coups d'aile, il 
s'élève plus libre et plus lier vers les suprêmes sommets. 

Examiné comme un bachelier par les saints apô- 
tres, par saint Pierre, saint Jacques et saint Jean, 
sur les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la 
charité, et ayant répondu en bon chrétien, Dante a 
pénétré jusqu'au neuvième ciel, où Béatrice lui fait con- 
naître la hiérarchie des neuf chœurs angéliques; de là 
il s'élève avec elle jusqu'au seuil de l'empyrée. A ce 
moment, Béatrice se transfigure; elle resplendit d'une 
telle béatitude que l'œil et l'âme du poète en sont 
comme foudroyés. Cette beauté ineffable, dit-il, est 
au-dessus de toute vision mortelle; il croit môme que 
les anges n'en sauraient supporter toute la splendeur, 
et que Dieu seul, lui qui l'a créée, en peut jouir entiè- 
rement. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 197 

La bellezza ch' io vidi si trasmoda 
Non pur di là da noi, ma certo io credo 
Chc solo il suo Fattor tutta la goda. 

Quant à lui, qui du premier jour où elle lui apparut 
ici-bas, Ta suivie et chantée, il sent que désormais la 
tâche est au-dessus de ses forces et de son art. 

Dal primo giorno ch' io vidi il suo viso 
In questa vita, insino a questa vista, 
Non è '1 seguire al mio cantar preciso ; 

Ma or convien, che'l mio seguir désista. 
Più dietro a sua bellezza, poetando, 
Corne ail' ultimo suo ciascuno artista. 

Béatrice montre à Dante les abords de la cité céleste, 
Timmense amphithéâtre où siègent sur des trônes les 
bienheureux qui ont là leur demeure fixe et ne font 
qu'apparaître momentanément au poète dans les astres 
dont ils ont subi l'influence. Un trône est resté vide, et 
semble attendre un grand élu. La, dit Béatrice, vien- 
dra l'âme auguste du souverain qui voulut relever 
de son abaissement l'Italie, mais avant qu'elle y fût 
disposée. 

In quel gran seggio, a che tu gli occhi tieni, 
Per la corona che già v' è su posta, 
Prima che lu a queste nozze ceni, 

Sederà 1' aima, che fia giù agosta, 
Dell 1 alto Arrigo, ch' a drizzare Italia 
Verra in prima ch' ella sia disposta. 

Et pendant que Dante s'absorbe dans le souvenir du 



198 DANTE ET GGETHE. 

grand Henri, pendant qu'il regarde, ébloui, la divine 
assemblée, Béatrice va se rasseoir sur son trône, entre 
Rachel et Lia, aux pieds de la reine des anges. Lorsque 
Dante se tourne vers elle et s'apprête à l'interroger, 
il ne la voit plus à ses côtés, elle a disparu ; saint Ber- 
nard a pris sa place. « Où donc est-elle? » s'écrie le 
poète, 

Ed : Ella ov' è? di subito diss' io. 

Et saint Bernard lui ordonne de lever les yeux. Alors 
Dante voit dans sa gloire la femme qui fut ici-bas son 
amour, sa passion, son culte, son salut. Et instantané- 
ment d&son cœur prosterné sort un hymne d'amour et 
de reconnaissance. Dante adresse à Béatrice des paroles 
telles que jamais ni amant ni poëte n'en dira de plus 
belles à aucune femme. Il fait monter vers elle, comme 
un pur encens, la prière ardente de son âme et de sa vie. 
À cette prière, Béatrice répond par un sourire ; puis elle 
relève les yeux vers l'éternel foyer de tout amour. 

Alors saint Bernard explique à Dante Tordre et la 
division de la rose mystique. Il lui fait voir, feuille à 
feuille, dans cette fleur d'allégresse où plonge, enivré 
du suc divin, l'essaim des abeilles célestes, les âmes 
des anges, des pieuses femmes qui consolèrent la croix 
du Sauveur, les âmes innombrables des tout petits 
enfants dont le pied ne fit qu'effleurer la terre et dont 
le berceau fut la tombe; le saint proclame les noms des 
grands patriciens de l'empire éternel, 

I gran patrici 
Di questo imperio giustissimo e pio. 



DEUXIÈME DIALOGUE. 199 

Il invoque la Reine du ciel, afin que, par son inter- 
cession, Dante puisse soutenir l'éclat formidable de la 
face de Dieu et que sa raison ne soit pas submergée 
dans la lumière infinie. En signe d'assentiment, Marie 
abaisse les yeux vers son fidèle; dans un rapide éclair, 
Dante pénèlre l'essence divine. Il voit en Dieu l'uni- 
verselle harmonie des âmes et des mondes. Il sent son 
désir, sa volonté, attirés invinciblement dans l'immense 
orbite de l'amour éternel « qui meut le soleil et les 
étoiles. » 

Ma già volgeva il mio disiro, e '1 velle, 
Sî come ruota, che igualmente è mossa, 

L'Amor che muove il Sole e I' altre stelle. 

Tel est, ma chère Viviane, le dénoûment de cette 
Comédie divine dont l'humanité est à la fois le sujet, 
l'acteur principal et l'éternel auditoire. Telle est la fin 
de cette œuvre unique à laquelle ont travaillé ensemble 
le génie d'un grand poète, le génie d'une grande nation, 
et ce génie, le plus grand de tous, qui veille, d'âge 
en âge, sur la conservation, l'accroissement et la trans- 
mission de ces vérités essentielles, qui passent de nation 
en nation, d'art en art, de science en science, pour 
former, un jour réunies, le commun trésor de la race 
humaine, la religion qu'elle se sera révélée à elle- 
même en s'avançant comme Dante, des ténèbres à la 
lumière, de la servitude h la liberté, du royaume de 
Satan au royaume de Dieu. 

La Divine Comédie, je voudrais vous l'avoir fait 
mieux sentir et comprendre, c'est dans les conditions 



200 DANTE ET GOETHE. 

de personnification et d'images imposées à Fart et sous 
le rayon qui éclairait le xm e siècle, l'histoire symbo- 
lique de l'esprit humain, le. tableau de son évolution 
ascendante, au sein des nécessités divines, de la liberté 
instinctive, confuse, aisément rebelle et produisant le 
mal, à la liberté rationnelle, éclairée, de plus en plus 
soumise à la loi, voulant et aimant avec Dieu le salut 
du monde. 

Pour exprimer d'une manière sensible cette donnée 
abstraite, qui pour d'autres n'eût été qu'un sujet de 
dissertation rimée et de froide rhétorique, Dante possé- 
dait heureusement l'intelligence profonde de tous les 
arts : une faculté plastique extraordinaire tout à la fois 
grecque et latine, avec un sentiment musical que l'on 
pourrait dire moderne et qui lui fait trouver, dans un 
idiome encore âpre et contracté, des effets de mélodie et 
d'harmonie tels que les langues les mieux assouplies et 
les poésies les plus exquises en offrent peu d'exem- 
ples. On a remarqué avec justesse que dans la savante 
construction des trois cantiques où se développe l'action 
de la Comédie, dans cette symétrie presque incroyable 
des trois royaumes où Dante a distribué presque éga- 
lement en trente-trois chants quatorze mille deux cent 
trente vers, il a donné à l'Enfer un caractère plus par- 
ticulièrement architectural et sculptural, au Purgatoire 
un aspect plus pittoresque, et que, au Paradis enfin, il 
semble avoir voulu nous faire entendre les vibrations 
éthérées, la musique des sphères. 

Pourtant je pense avec Schelling qu'il ne faudrait 
ici rien séparer. Dans l'idée comme dans l'art de l'Alli- 



DEUXIÈME DIALOGUE. 201 

ghieri tout se tient; l'excellence propre à chaque partie 
n'apparaît entièrement que dans sa relation avec l'en- 
semble. Depuis le premier jusqu'au dernier vers de 
cette Divine Comédie, point de brisements, point de 
défaillances. Un rhytbme intérieur qui jamais ne fléchit, 
le rhythme passionné d'une âme héroïque, nous en- 
traîne; il nous élève, parce grand crescendo d'amour 
dont parle Balbo, par des variétés insensibles de mode, 
de mesure et de style, du fond des troubles, des déchi- 
rements, des douleurs aiguës et confuses de la vie mor- 
telle, jusqu'à cette existence sereine, harmonieuse, 
ineffable, où rien ne change, ne souffre, ne périt. 

Mais que dirais-je encore, Viviane, de ce poème 
incomparable que vous ne sentiez mieux que moi ! Cet 
idéal de l'amour pur à qui Dante, dans sa poétique 
conception des mondes, rapporte toute science, toute 
sagesse, toute vertu, toule béatitude, cet Eternel fémi- 
nin que lui révèle Béatrice et qu'il chante cinq siècles 
avant Goethe, qu'ai-je besoin d'en disserter davantage, 
quand, chaque jour, à toute heure, il nous apparaît en 
vous, dans vos joies, dans vos tristesses, dans toutes les 
piétés, dans toutes les grâces de votre vie si jeune et 
déjà si haute? 

Pendant que Diotime parlait encore, Viviane, comme 
involontairement, s'était rapprochée d'elle. En silence, 
elle s'était assise sur l'escabeau et reposait sur les 
genoux de son amie sa tête charmante. N'entendant 
plus la voix de la Nina, la jeune fille releva le front, 
son front pèle et pur; puîs, d'un léger mouvement, 



20-2 DANTE ET GOETHE. 

Tayant dégagé des longues boucles blondes qui l'ofl'us- 
quaient : 

Béatrice, dolce guida e cara ! 

dit-elle, en attachant ses beaux yeux sur les yeux de 
Diotime. 



TROISIEME DIALOGUE. 



DIOTIME, VIVIANE, EUE, MARCEL. 

Par une de ces brusques variations des vents qui sont 
si fréquentes au bord de la mer et qui changent instan- 
tanément l'aspect du ciel et des eaux, l'horizon de Por- 
trieux dans la matinée du deux septembre n'était que 
splendeur. Une sorte de vibration sonore et chaude 
animait l'atmosphère. Les oiseaux fêlaient le retour du 
soleil. Tout présageait une de ces belles journées d'au- 
tomne qui, pareilles à certaines joies du tard de la vie, 
nous charment et nous émeuvent d'autant plus que 
nous les sentons plus proches de l'heure où tout -va 
s'assombrir. On partit pour le cap Plouha. Les chemins 
défoncés par la pluie ne permettaient pas d'y risquer 
une voiture et îles chevaux de ville; nos amis montè- 
rent dans la carriole rustique de leur hôte. Depuis 
quinze ans qu'elle allait à toutes les foires, celte brave 
carriole était accoutumée aux ornières, et la jument 
aveugle qui la traînait, connaissait d'instinct et de 



204 DANTE ET GOETHE. 

mémoire tous les mauvais pas, si bien que, sans at- 
tendre d'avis, elle changeait d'allure, ralentissant ou 
pressant à propos, pour éviter les heurts et les em- 
bourbements. La distance fut vite franchie. On traversa 
au grand trot le village de Saint-Quai; on laissa sur 
la gauche le château de Trèveneuc avec sa longue 
avenue d'ormes; vers midi, on mettait pied à terre, 
et Ton descendait par un chemin creux resserré entre 
deux haies d'ajoncs vers les grèves de Plouha. 

Viviane ne put retenir un cri de surprise lorsque, 
au détour du sentier, elle aperçut tout à coup la mer 
immense et tranquille qui se déployait dans toute sa 
solennité. Entre la masse aiguë du cap Plouha, à 
laquelle on touchait presque, el la ligne argentée, à 
peine visible, que traçait le cap Fréhel au plus lointain 
horizon, une vaste étendue d'eau, en pleine lumière, 
unissait, par des effets merveilleux de coloration et de 
perspective, ses profondeurs glauques aux profondeurs 
azurées du ciel. Pas un mouvement, pas un bruit, pas 
une ombre à la surface des flots transparents, sous le 
dôme éthëré qu'embrasaient, à ce milieu du jour, tous 
les feux du soleil. De clartés en clartés, d'étincelles en 
étincelles, l'œil ébloui ne savait plus où se prendre. 
C'était comme un enivrement de lumière, comme un 
rêve extatique de la nature endormie. 

Diotime ayant rejoint Viviane, elles demeurèrent 
longtemps ensemble à contempler ce spectacle. Sans se 
parler, elles avaient enlacé leurs bras, el la main dans 
la main, émues d'une même pensée, elles s'appuyaient 
l'une à l'autre. 



TROISIÈME DIALOGUE. 205 

Qui les eût vues ainsi, ces deux nobles figures de 
femmes, Tune sous ses voiles de deuil, l'autre sous les 
plis droits de son vêtement blanc, debout, immobiles, 
se détachant comme un marbre antique, dans la pure 
atmosphère, à ces derniers confins de la terre et de 
l'Océan, il eûl dit avec le poète : Numen adest. Il était 
là, en effet, le dieu ; il parlait dans le silence sacré de 
l'espace infini et dans le silence plus sacré encore des 
tendresses humaines. 

Ce fut la voix de Grifagno qui rompit le charme. Le 
lévrier avait suivi son maitre, qui, avec l'aide de Marcel 
et de M. Kvenous, était allé disposer tout pour un cam- 
pement sur la plage. Mais s'ennuyant bientôt de ne pas 
voir Viviane, Grifagno revenait sur ses pas; il bondis- 
sait, japait, agitait l'air de sa longue queue fauve; il 
avertissait enfin à sa façon que l'heure du repas lui 
semblait venue. 

Lorsque les deux amies s'avancèrent dans les ro- 
chers, elles y trouvèrent, qui les attendait, une table 
dressée. Dans une enceinte naturelle, d'aspect druidique, 
autour d'un quartier de roche aplati, poli par la vague 
et qu'on aurait pu croire façonné de main d'homme, on 
avait étendu des nattes épaisses sur lesquelles, au dire 
d'Ëlie, on allait, à demi couché, dîner à la romaine. 
Un pâté énorme, des salaisons, des galettes, du miel et 
des figues, quelques bouteilles d'un vin vieux de Bor- 
deaux, tel qu'il ne s'en boit qu'en Bretagne, chargeaient 
la table cyclopéenne. Une voile empruntée 5 Portrieux 
au patron de la barque qui conduisait nos amis en mer, 
et que l'on avait nouée n deux perches solidement fixées 



206 DANTE ET GOETHE. 

dans le sol, projetait son ombre légère sur la salle du 
festin et l'abriterait du vent s'il venait à s'élever. 

Diotime et Viviane louèrent beaucoup les ordonna- 
teurs de la fête; mets et vins furent trouvés exquis. 
Marcel manifestait gaiement un appétit héroïque; Gri- 
fagno sollicitait du regard et happait au vol les mor- 
ceaux rapides qu'on lui lançait à l'envi pour éprouver 
son agilité. 

— Convenez, dit Marcel , que M me Évenous a bien 
fait les choses et que notre banquet en plein air sur- 
passe le banquet de Platon. 

— Pourvu, dit la gracieuse Viviane, que YEtran- 
gère de Paris l'assaisonne et le relève de sa sagesse ; 
pourvu que notre Diotime à nous, de qui l'autre eût été 
jalouse, veuille nous faire entendre sa parole à ravir 
Soc rate. 

Diotime s'inclina en signe de modestie et de con- 
sentement. 

ÉLIE. 

Aujourd'hui, Diotime, c'est à moi, ne vous déplaise, 
que vous allez avoir affaire. Jusqu'ici vous avez eu 
beau jeu à nous parler de Danle, mais je n'ai pas ou- 
blié, comme dit Montaigne, « notre premier propos » 
quand nous étions seul à seul, à cette même place, et 
que je m'étonnais si fort de vous entendre comparer 
Dante et Gœthe. Nous nous sommes beaucoup écartés 
(je ne m'en plains pas) de notre point de départ. La 
dispute, s'il vous en souvient, avait commencé au sujet 
du rapprochement que vous vouliez faire entre la 



TROISIÈME DIALOGUK. 207 

Divine Comédie et le poëme de Faust. Vous nous avez 
admirablement démontré et fait sentir que la Comédie 
est un chef-d'œuvre, je suis porté à croire que Faust 
en est un autre; mais franchement ce n'est là encore 
qu'une analogie trop générale pour que je me déclare 
vaincu, et, malgré votre éloquence, ou plutôt sous le 
charme de votre éloquence, je dis avec Viviane : Vive 
le paradoxe ! 

DIOTIME. 

En vous parlant si au long de Dante, je n'ai pas ou- 
blié notre dispute, mon cher Élie. Je me suis laissé en- 
traîner par mon sujet, c'est là tout; et pourtant je ne 
vous ai pas dit la dixième partie de ce que j'aurais dû 
vous dire. Il est très-malaisé de quitter la Divine Co- 
médie, plus malaisé encore d'en parler dignement. 
Enthousiastes ou critiques, ignorants ou doctes, nous 
n'arrivons qu'à une compréhension très-incomplète de 
ce monument extraordinaire vers qui l'esprit humain, 
à mesure qu'il s'en éloigne, se retourne de siècle en 
siècle, pour le contempler mieux, d'un point de vue 
nouveau, dans une autre perspective, et qui semble 
toujours grandir à l'horizon comme pour dominer tou- 
jours la scène agrandie. Il en sera ainsi du poëme de 
Faust 9 tout l'atteste déjà, bien que pour lui la postérité 
commence à peine; et puisque vous me rappelez, Élie, 
notre premier propos, j'y reviens, et je vous propose 
maintenant de me suivre dans le voyage où je voudrais 
m'aventurer de l'enfer au ciel de Gœthe, comme vous 
m'avez suivie hier de l'enfer au ciel de Dante. 



ANTE ET GOETHE. 



Nous voici tout prêts. 



Disons auparavant quelques mots de la vie de 
Gœthe, sans laquelle sa tragédie ne s'expliquerait guère 
mieux que la Comédie sans la vie de Dante; et malgré 
vos préventions, Élie, peut-être en viendrez-vous à 
convenir que si ces deux génies sont pour moi comme 
un seul guide et un seul maître, et si, en éclairant 
l'une par l'autre leur œuvre et leur vie, je vois s'en 
dégager l'idéal complet de la conscience et du la des- 
tinée humaine, une sorte de poétique du salut, passez- 
moi l'expression, il pourrait bien y avoir là autre 
chose qu'un jeu de mon esprit et le goût puéril du pa- 
radoxe. 

ÉLIE. 

Vous êtes sévère pour vos amis, Uiolime; mais je 
l'ai mérité, et j'implore mon pardon. 

Diolime tendit la main à Élie en s'excnsanl à son 
tour de sa vivacité. Par une question jetée à la tra- 
verse, Viviane coupa court à ce petit incident. 



L'ai-je rêvé, ou ne m'avez-vous pas dit que vous 
avez connu Goethe? 

DIOTIME. 

Je l'ai vu une fois, étant tout entant. 



TROISIEME DIALOGUE. 209 

VIVIANE. 

Et vous vous en souvenez ? 

DIOTIME. 

Comme si c'était hier. 

MARCEL. 

Où donc avez-vous vu le grand homme? 

DIOTIME. 

A Francfort, en 1815. Vous savez que ma mère 
était Allemande. 

MARCEL. 

Il y paraît bien un peu, sans reproche. 

DIOTIME. 

Sa famille était en relation d'amitié et de bon voi- 
sinage avec la famille de Gœthe. La mère de Wolfgang 
venait très-fréquemment chez ma grand'mère. C'est là 
qu'eut lieu la majestueuse entrevue de Frau Rath avec 
M me de Staël, si plaisamment racontée par Bettina. 
C'est dans la maison de campagne tout proche de la 
ville, où ma grand'mère passait ses étés et où vous êles 
allé voir Y Ariane de Dannecker, que j'entendis pour la 
première fois le nom de Gœthe... 

MARCEL. 

Et que le dieu vous apparut! Vous rappelez-vous en 
quelles circonstances? 

14 



210 DANTE ET GOETHE. 



DIOTIME. 



Tous les moindres détails me sont restés présents. 
Celait un après-dîner; je jouais au jardin avec de pe- 
tites compagnes. Tout à coup nous voyons venir à nous, 
par une longue allée droite, un vieillard entouré d'une 
société nombreuse et qui paraissait lui rendre de grands 
honneurs. Notre premier mouvement fut de fuir, mais 
trop tard-; ou nous avait aperçues, on m'appelait. Il 
fallut s'approcher. Le vieillard me sourit; il me prît 
par la main, me dit quelques paroles que je n'entendis 
pas, et s'étant assis sur un banc, il me retint à ses 
côtés, interdite. Peu à peu , pendant qu'il s'entretenait 
avec mes parents, je m'enhardis jusqu'à lever sur lui 
les yeux. 

VIVIANE. 

Quel âge avait-il alors? 

DIOTIME. 

Voyons... Goethe est né en 1749. Ceci se passait 
pendant les Cent-Jours. Mon père, en partant pour la 
Vendée, voulant nous savoir en sûreté, nous avait en- 
voyées attendre dans la famille maternelle la chute de 
Vusurpateur (c'est ainsi que les royalistes appelaient 
alors Bonaparte). Gœthe devait donc avoir alors 
soixante-six ans. Mais je me rappelle très-bien qu'il ne 
me fit pas du tout l'effet que produisaient sur moi les 
autres vieillards. Il se tenait très-droit. Son visage me 
paraissait plus grand, plus ouvert, et comme mieux 



TROISIÈME DIALOGUE. 211 

éclairé que celui des personnes qui l'entouraient. Ses 
yeux énormes, qui me regardaient avec une extrême 
douceur, me donnaient à la fois envie de pleurer et de 
Fem brasser. Lorsque, prenant congé de mes parents, il 
mit sa main sur ma tête, et l'y laissa (Gœthe aimait pas- 
sionément les beaux cheveux blonds, et les miens res- 
semblaient alors aux vôtres, Viviane), je n'osais plus 
respirer. Peu s'en fallut que je ne me misse à genoux, 
comme pour ma prière. — Et tenez, encore aujour- 
d'hui, je ne parle pas avec indifférence de ce moment. 
J'y attache je ne sais quelle superstition. Je me persuade, 
— vous souriez, Marcel, vous devinez ce que je vais dire, 
— eh bien, oui, je me persuade que la main du vieillard 
sur la tête de l'enfant y a laissé de lui quelque chose , je 
ne sais quelle vague et triste bénédiction... Avant-hier 
encore, me promenant ici avec vous sur ces belles 
grèves de Plouha, tout heureuse de votre tendre ami- 
tié, et tout émue de ce doux rayon du soir à mes che- 
veux blanchis, j'en rendais grâces, à part moi, au bon 
génie apparu à mon enfance, dans le jardin maternel ; 
à ce génie bienfaisant que j'ai senti là toujours , près 
de moi, dans mes peines les plus cruelles, que je n'ai 
jamais invoqué en vain dans mes délaissements, et vers 
qui, à cette heure, réconciliée avec le sort et récom- 
pensée par vous, je m'écrie du fond de l'âme : mon 
père Gœthe, vous du moins, vous jamais, vous ne m'a- 
vez abandonnée! 

Diotime se leva et fit quelques pas sur la grève. On 
feignit de n'y pas prendre garde. Elle avait de ces 
brusques retours sur elle-même, au réveil de poignantes 



212 DANTE ET GOETHE. 

tristesses que ses amis n'avaient pas connues et qu'ils 
respectaient en silence. — Lorsqu'elle revint s'asseoir, 
il n'en est pas moins vrai, dit Viviane en renouant de 
sa main légère le fil brisé de l'entretion, que ce n'est 
pas l'analogie, mais le contraste qui frappe tout d'abord 
entre Dante et Goethe. 

ELIE. 

Vous pourriez dire entre le génie italien et le génie 
allemand, qui sont aux antipodes. 

DIOTIME. 

Pas autant que vous croyez, mon cher Élie. La poli- 
tique a opposé les deux nations, mais leur instinct, dès 
qu'il se sent libre, les rapproche. L'Allemagne et l'Ita- 
lie aspirent l'une vers l'autre, sentant peut-être qu'elles 
devront un jour se compléter Tune par l'autre. 

MARCEL. 

11 paraîtrait, en effet, que les idées allemandes se 
propagent rapidement en Italie à mesure que les'Alle- 
mands s'en vont. 

DIOTIME. 

Plus d'un de vos amis a pu vous le dire, et les Italiens 
en conviennent. Ces jours passés, en ouvrant son cours 
à Milan, Ausonio Franchi signalait à ses jeunes com- 
patriotes le danger de se laisser par trop entédesquer, 
« intedescare. » Hegel est là déjà, introduit par le suc- 
cesseur de Vico, en plein soleil de Naples. Les psaumes 



TROISIEME DIALOGUE. 213 

protestants se chantent sur les bords de l'Arno ; on lit 
à haute voix la bible germanique sous le toit féodal des 
barons toscans. La circulation indéfinie de Moleschott, 
descendue avec lui des Alpes, pénètre les universités 
du Piémont. Et voici que, enchanté a son tour par Part 
italien, l'enchanteur Fausto captive en ses rimes sonores 
l'oreille italienne. 

ELIE. 

Est-ce que le Faust de Goethe a été traduit en 
italien? 

DIOTIME. 

Il a été traduit au commencement de ce siècle par 
Giovila Scalvini, et tout récemment encore, avec un 
rare bonheur, par Anselmo Guerrieri. — Nous voici 
bien loin, comme vous voyez, du temps où l'opinion 
italienne considérait la langue allemande comme un 
« aboyement de chiens, » et reculait devant « l'épou- 
vantail de leur parole. » Les Allemands, cela se com- 
prend mieux, subissent jusqu'à la folie, jusqu'à la 
Sehnsuchl dont on meurt, le charme irrésistible de 
l'Italie. Le tombeau de Platen à Syracuse en fait foi; 
Winckelmann, et après lui les plus grands peintres 
contemporains, quittent le pays natal, le foyer, la reli- 
gion des ancêtres, toutes choses aimées, par désir de 
la beauté romaine. Nulle part la dévotion à Dante 
n'a trouvé d'aussi fervents adeptes que dans la patrie 
de Klopstock. Schlegel, Schelling, Schlosser, de Witte, 
le roi Jean de Saxe et tant d'autres célèbrent à l'envi, 
interprètent avec une érudition passionnée la Comédie 



214 DANTE ET GOETHE. 

divine. Pour sa plus grande et sa meilleure partie, la 
littérature dantesque est allemande. 

Quant à Goethe, lui qui jamais n'exagère, il date de 
son séjour à Rome une révolution dans tout son être. 
Lorsqu'il entre dans Rome, il est saisi d'un saint res- 
pect; il y voudrait garder « le silence de Pythagore. » 
C'est à Rome qu'il se recueille véritablement pour la 
première fois, et que, « se sentant petit, » il entre 
humblement à cette grande école de la destinée humaine, 
d'où il sortira changé de part en part, pénétré jusqu'à 
la moelle des os (c'est toujours lui qui parle) de ce sen- 
timent solennel de l'existence, de cette paix, de cette 
inaltérable sérénité, qui le feront semblable aux dieux. 

VIVIANE. 

Comment un voyage en Italie a-t-il pu changer jus- 
qu'à la moelle des os un homme de la trempe de Gœthe, 
fort et froid comme ce granit? 

DIOTIME. 

Vous tombez dans l'erreur française, ma chère Vi- 
viane, en attribuant à la jeunesse de Gœthe la force de 
son âge mûr et le calme de sa vieillesse. 

VIVIANE. 

Je ne me suis jamais figuré Gœthe, il est vrai, autre- 
ment qu'avancé en âge, assez indifférent et tout à fait 
impassible. 

DIOTIME. 

Gœthe a été jeune, et très-jeune, Viviane. Sa jeu- 



TROISIÈME DIALOGUE. 215 

nesse a été la proie des passions. Son imagination, 
comme celle de Dante, s'emportait à toutes les ardeurs. 
Assailli de tentations, pressé de désirs contraires, « la 
tête ceinte d'erreurs » comme le Florentin , sollicité, 
lui aussi, par l'inquiet esprit de nouveauté qui commen- 
çait à souffler sur le monde, prenant et quittant tous 
les chemins, « la voie droite et les voies fallacieuses, » 
fantasque, dissipé, présomptueux, indisciplinable; tour 
à tour épicurien, stoïcien, mystique, tourmenté et tour- 
mentant, dévastateur de sa propre paix et de la paix 
d'autrui, entraîné, comme il l'a dit, « sur le char du 
destin par de fougueux coursiers que fouettent les 
esprits invisibles, » tel fut longtemps celui de qui l'on 
pouvait douter en le voyant « s'il était le diable ou 
Goethe; » tel il s'esl peint lui-même dans le récit qu'il 
nous a laissé de sa jeunesse. 

ELIE. 

Accorderiez-vous aux Mémoires de Gœthe une con- 
fiance entière? Le titre qu'il leur donne, Vérité et Poé- 
sie, ne doit-il pas nous tenir en garde? 

DIOTIME. 

Ce titre si philosophique m'avertit seulement qu'il ne 
s'agit pas ici d'une de ces existences médiocres, sans 
poésie comme sans vérité, où les faits glissent à la sur- 
face et ne s'enchaînent dans la mémoire de celui qui les 
raconte que par leur ordre de date, mais que nous 
sommes en présence d'une de ces grandes destinées où 
l'idéal et la réalité, s'entre-croisant perpétuellement, 



216 DANTE ET GOETHE. 

forment dans les profondeurs de l'être une trame el 
une chaine serrées, et composent ensemble un harmo- 
nieux dessin où rien ne saurait plus être ni distingué 
ni séparé, fût-ce dans le aouvenir d'un Goethe. 

MARCEL. 

Mais savez-vous que vous nous faites là une mys- 
tique apologie du mensonge? 

DIOTIME. 

Mettre tout son art dans sa vie et toute sa vie dans 
son art, comme le fait Goethe, c'est un divin mensonge, 
Marcel, et par qui Ton gagne l'immortalité. 

MARCEL. 

Mais enfin votre Dante ne l'a pas fait, lui, ce men- 
songe divin. 

DIOTIME. 

Ne venons-nous pas de voir que, dans sa Comé- 
die, il a reproduit, en les poétisant jusque dans leurs 
moindres détails, transformé, symbolisé les réalités de 
sa vie? 

ÉLIE. 

En effet, plus qu'aucun poète, Dante a mis, comme 
vous le dites si bien, toute sa vie dans son art; mais 
son art dans sa vie, je ne l'y saurais voir. Ce parfait 
équilibre qui s'établit, après de courts orages, dans 
l'intelligence de Gœlhe, ce raisonnable arrangement 
des choses , cette accommodation à la circonstance, 



TROISIÈME DIALOGUE. 217 

cotte objectivité, pour parler comme les Allemands, qui 
le met, lui et son génie, hors de l'atteinte des passions, 
hors des combats, hors des perplexités de son siècle, 
il n'y en a pas trace dans l'existence révoltée de l'Alli- 
ghieri, dans cette âme dévorée d'angoisses jusqu'à sa 
dernière heure. 

DIOTIME. 

Ladernière heure sonna pour l'Allighieri au moment 
où la révolte achevait de gronder dans son âme et dans 
sa vie. Il quitta le monde prématurément, sans avoir 
parcouru comme Goethe toutes les phases de son exis- 
tence. Il mourut, ne l'oublions pas, à cinquante-six 
ans, au seuil de l'âge désabusé, retiré des factions dans 
une « solitude amie, » alors que, venant d'achever sa 
cantique céleste, il entrait enfin dans la paix que sa 
jeunesse inquiète demandait vainement à la porte des 
cloîtres et cherchait éperdue sur le sein des femmes. 
Dante cessait de vivre quand, guéri de toutes ambitions 
et de toutes illusions terrestres, il se faisait peu à peu 
semblable à ces grandes ombres tranquilles dont il 
avait vu passer dans les limbes le majestueux cortège, 
et qui s'y étaient entretenues avec lui des choses éter- 
nelles. Qui pourrait dire ce qu'eussent été pour le 
chantre du Paradis ces années, retranchées par la 
mort, qui mirent au front de Gœthe la sérénité? Rap- 
pelons-nous que c'est précisément dans ce long cours 
de temps qui s'écoule pour le poète germanique entre 
sa cinquante -sixième et sa quatre-vingt-deuxième 
année, qu'il élève sa pensée, pour ne l'en plus laisser 



218 DANTE ET GOETHE. 

descendre, dans les régions les plus hautes de la science 
et de la religion. C'est durant cet intervalle que, rom- 
pant avec ces grands révoltés, Tantale, Ixion, Sisyphe, 
le Juif-Errant, Lucifer, les Titans, les Démons, qui 
furent, comme il Ta dit, les saints de sa jeunesse, il 
s'attache de tout son génie à l'étude des lois immuables 
de la nature, qu'il achève de s'initier aux mystères 
de la beauté grecque, qu'il se tourne, en esprit de 
sacerdoce, vers l'antique et lumineux Orient. C'est 
alors qu'ayant poétiquement transformé, lui aussi, ses 
révoltes et ses désespoirs, tout <*e qui restait en lui de 
son Werther et de son Prométhée, il enseigne dans ses 
œuvres cette noble morale d'équité compatissante 
envers les hommes et d'adoratioii désintéressée de 
Dieu, qui désormais sera la règle de sa vie et la joie de 
son grand cœur pacifié. C'est dans ces vingt-six années 
refusées à Dante que Goethe, étouffant de sa propre 
main les explosions d'un tempérament toujours jeune 
et les flammes menaçantes des tardives amours, déve- 
loppe dans la calme atmosphère de ses romans philo- 
sophiques tout l'ensemble de ses idées sur les rapports 
de l'homme avec la nature, avec son semblable, avec 
son Dieu. C'est alors que, de sa parole et de son exem- 
ple, il atteste le progrès indéfini de l'esprit humain, la 
sanctification de la vie par le travail, l'amélioration 
mutuelle des hommes justes par l'amitié, la grandeur 
des humbles, l'innocence des coupables; et que, péné- 
trant des tendresses de Jésus le panthéisme géométrique 
de Spinosa, il chante, dans son second Faust, à la 
sagesse éternelle, l'hymne de l'éternel amour. 



TROISIÈME DIALOGUE. 219 

ÉLIE. 

Votre explication est très-belle, mais, dans vQtre 
désir d'atténuer les contrastes, ne prêtez-vous pas à 
Dante plus d'inclination à la paix qu'il n'y en eut 
jamais dans son âme, et ne supposez-vous pas chez 
Goethe des tempêtes intérieures qui n'ont grondé, peut- 
être, que dans votre imagination? Goethe aurait-il 
jamais pu écrire YEnfer } lui qui ne voulait pas même 
écrire des chants guerriers, parce qu'il ignorait la 
haine? Et Dante eût-il pu voir éclater la Révolution 
sans s'y jeter? 

OIOT1HE. 

Regardez, Élie, cette mer paisible; rappelez-vous 
ce qu'elle était avant-hier. Que s'est-il donc passé dans 
le mystère des eaux profondes pour qu'elles aient ainsi 
changé d'aspect et d'accent? Ligne, couleur, lumière, 
mouvement, tout est contrasté; et pourtant c'est le 
même océan ; ce sont les mêmes rochers, le même ciel ; 
et nous sentons là je ne sais quelle identité de vie, une 
sorte d'individualité déterminée à qui nous donnons le 
même nom, et qui nous attire d'un même attrait. Il en 
est ainsi pour moi du calme gœthéen et de la tour- 
mente dantesque. J'y reconnais le même élément, 
apaisé ou soulevé, le même génie. 

Il se fit un silence. Puis Diotime, ayant tiré d'un 
étui de voyage qu'elle avait apporté avec elle un petit 
cahier écrit de sa main, elle en parcourut rapidement 
quelques feuillets et commença ainsi : 



220 DANTE ET GOETHE. 

A l'heure où Wolfgang Goethe voyait le jour (c'était 
le 28 août, en plein midi, à Franefort-sur-le-Mein), 
les constellations étaient propices. Goethe, pas plus que 
Dante, ne néglige de nous l'apprendre. Le soleil, nous 
dit-il, était dans le signe de la Vierge; Jupiter et 
Vénus... 

MARCEL. 

Jupiter et Vénus en plein xviii 6 siècle ! Votre Gœthe, 
l'ami des Humboldt, croyait aux astres propices!' 

DIOTIME. 

Il y croyait poétiquement, à peu près comme Dante, 
je suppose; comme il croyait aux songes, aux démons. 
Il en parlait en souriant, mais d'un sourire grave ; il 
n'en aurait pas ri. Bien qu'il eût poussé, comme Dante, 
aussi loin qu'il était possible l'observation des phéno- 
mènes naturels et l'étude de leurs lois, peut-être môme 
à cause de cela, les relations occultes de l'homme avec 
le monde invisible ne le trouvaient point esprit fort. 
Les superstitions populaires lui étaient sacrées. 

VIVIANE. 

Goethe n'appartenait- il pas au peuple par sa nais- 
sance? 

DIOTIME. 

La famille de Gœthe était d'humble origine; son 
bisaïeul ferrait les chevaux dans le comté de Mansfeld, 
son aïeul taillait le drap. Devenu maître en sa profes- 



TROISIÈME DIALOGUE. *21 

sion et citoyen de la ville de Francfort, où il était venu 
s'établir et où il se maria deux fois, en possession 
d'une petite fortune bien acquise, le grand-père de 
notre poêle avait pu quitter les ciseaux et donner à ses 
fils l'éducation libérale. L'un d'eux, Jean-Gaspard, 
celui qui fut le père de Wolfgang, épousa une jeune 
fille riche de la famille syndicale des Weber, qui, pour 
se rehausser selon la mode du xvi e siècle, avait latinisé 
son nom et se faisait appeler Textor. Celait un juris- 
consulte distingué; il reçut de l'empereur Charles VII 
le titre de conseiller impérial, ce qui ne l'empêcha pas 
de mettre dans son blason trois fers à cheval, en mé- 
moire de ses origines. 

MARCEL. 

J'ai vu ces trois fers à cheval sculptés sur la maison 
où l'on dit que votre poète est né. Au-dessus des fers 
à cheval, il y a une étoile. 

DIOTIME. 

C'est l'étoile du matin, pour laquelle l'auteur de Faust 
avait un culte et qu'il voulut ajouter au blason pater- 
nel : emblème de la poésie rayonnant sur l'industrie. 

ÉLIE. 

Vous dites que Jean-Gaspard était conseiller impé- 
rial. Comment y avait-il des conseillers impériaux dans 
une ville libre? car Francfort était bien alors une répu- 
blique, n'est-ce pas? 



m DANTE ET GOETHE. 

DIOÏIME. 

Francfort était politiquement une ville libre, histo- 
riquement une ville impériale. Elle se vantait de tirer 
son nom du passage des armées de Charlemagne, et 
gardait avec orgueil la bulle d'or de Charles IV dans 
son antique Rœmer, où se faisaient l'élection et le 
couronnement des empereurs. Mais elle avait, comme 
le£ cités italiennes, son gouvernement municipal où les 
artisans avaient part. Elle élisait, en des scrutins 
compliqués à la vénitienne, ses magistrats pour une 
durée très-courte. Pas plus que la commune de Flo- 
rence, elle n'entendait qu'on vînt du dehors s'immiscer 
dans ses affaires. 

MARCEL. 

Vous n'allez pas comparer, je suppose, Francfort à 
Florence ? 

DIOTIRTE. 

Il ne faudrait pas m'en défier. Je ne voudrais pas 
pousser la chose à outrance; mais quelques traits géné- 
raux de comparaison, je les trouverais bien dans le 

site, dans la physionomie, dans l'activité propre aux 
deux villes. 

ÉLIE. 

Je n'ai jamais vu Francfort, quoique j'aie fait une 
partie de mes études à Ileidelberg. 



TROISIÈME DIALOGUE. 223 

DIOTIME. 

Francfort est une des villes les plus agréables que 
je connaisse, et des plus originales par ses contrastes. 
Elle est assise sur les bords d'une rivière charmante, 
dans une large vallée, bornée à l'horizon par la chaîne 
du Taunus, que Ton a comparée aux montagnes de la 
Sabine. Aujourd'hui les remparts de Francfort sont 
abattus, mais au temps de Goethe ils se dressaient, 
rudes et noircis, au milieu des prairies, des vergers, 
des jardins, où l'air pur qui descend des cimes boisées 
entretient une fraîcheur délicieuse. Sa vieille cathé- 
drale, les hautes grilles de ses couvents, ses tours, ses 
ruelles tortueuses, ses escaliers obscurs senfonçant 
sous des voûtes profondes, son immonde Ghetto, ses 
toits aigus habités des cigognes, rendaient présent et 
vivant dans Francfort tout le moyen âge. Les fêtes du 
couronnement avec leurs pompes traditionnelles, les 
grandes foires privilégiées depuis le xiv e siècle et qui' 
s'ouvraient au pied du Rœmer par des cortèges symbo- 
liques, le gymnase dont la fondation datait du xvi e siècle, 
l'esprit indépendant et railleur de la population, son 
goût vif pour le théâtre, animaient et relevaient dans 
cette cité marchande la médiocrité de la vie bourgeoise. 
Comme dans tous les pays protestants, le désir du pro- 
grès et la culture y descendaient jusqu'au plus bas des 
couches populaires; les artisans étaient aisés et in- 
struits. La Bible imagée, le chant des psaumes, les 
vieilles légendes du Rhin entretenaient au foyer et 
même au comptoir une certaine flamme poétique. On 



*24 DANTE ET GOETHE. 

croyait dans Francfort h la puissance des livres ; on 
leur faisait l'honneur de les brûler. 

VIVIANE. 

On brûlait les livres dans votre chère ville natale? 

DIOTIME. 

Eh mon Dieu oui; tout comme à Florence. A deux 
pas de la maison de Luther, à la veille de la Révolu- 
tion, le petit Wolfgang vit un jour tout un ballot de 
livres français jetés sur le bûcher, aux flammes de 
Yanathème où trois siècles auparavant Savonarole 
brûlait le divin Platon. L'histoire est ainsi faite : elle 
souffre des attardements et des invraisemblances que 
la plus hardie fiction n'oserait admettre. 

L'imagination du jeune Goethe fut très-troublée par 
cette exécution sauvage d'une chose inanimée; plus 
encore par les vestiges humains qu'il aperçut un jour, 
dans ses récréations enfantines, pendants, depuis deux 
siècles, aux fourches patibulaires. L'humiliation des 
juifs, renfermés chaque soir dans leur quartier boueux 
et puant, n'étonnait pas moins son âme candide. Bien- 
tôt d'autres spectacles, plus terribles et plus grandioses, 
lui ouvrent, comme à Dante, ce que Ton pourrait ap- 
peler les horizons épiques. Le tremblement de terre de 
Lisbonne, plus retentissant que la catastrophe du pont 
alla Carraia 9 la guerre de Sept-Ans et son héros, l'oc- 
cupation de Francfort par les Français, les passages 
rapides etcalamiteux de troupes amies ou ennemies, 
le canon des batailles rangées aux portes de la ville, les 



TROISIÈME DIALOGUE. 225 

incendies, les pillages, et, pour parler avec le poète, 
« le démon de l'épouvante répandant ses frissons par 
toute la terre; » puis enfin, comme gage de temps meil- 
leurs, le couronnement du roi des Romains, qui me 
semble, dans l'existence de Goethe, jouer le même rôle 
que le jubilé du pape Boniface dans l'existence de 
Dante : tous ces événements précipités imprimèrent de 
bonne heure à l'âme de Wolfgang quelque chose de 
cette solennité que le pinceau de Giotto a mise au front 
du jeune Dante. Gœthe est de bonne heure, comme 
rAllighieri, porté par le spectacle des injustices hu- 
maines et des rigueurs divines à la méditation, à la 
rêverie solitaire. Il vit en crainte et en respect des vo- 
lontés d'en haut, attentif au destin , ahnungsvoll, ehr- 
furchtsvoll, nous n'avons pas en français de mots pour 
exprimer ces nuances, ces degrés dans la profondeur 
de la religiosité germanique ; et ce mot même de reli- 
giosité dont je me sers, faute de mieux, il est à la fois 
chez nous hors d'usage et sans valeur. 

MARCEL. 

Dans cette religiosité de Gœthe, auriez-vous, par 
hasard, découvert une Béatrice? 

DIOTIME. 

Pas précisément une Béatrice, du moins en per- 
sonne; mais, dès les plus jeunes années de Wolfgang, 
une influence sensible, dominante, de ce que j'appelle- 
rai l'idéal féminin dans l'amour et dans l'amitié; et, 
tout aux premières heures de l'enfance, une passion 

15 



'22G DANTE ET GOETHE. 

exaltée pour sa sœur au berceau, qui parait plus in- 
croyable encore que l'amour du petit Dante pour la 
fille des Portinaiï. 

VIVIANE. 

Mais cette passion n'a pas, comme l'autre, laissé de 
traces. Elle n'a inspiré ni une Vit a Nuova ni une 
Divine Comédie. 

DIOTIME. 

Si Cornélie Goethe n'a pas reçu de Wolfgang la cou- 
ronne poétique que Dante a mise au front de Béatrice ; 
si l'auteur de Faust n'a pas réalisé ce qu'il appelle « le 
beau et pieux dessein » d'immortaliser son amie; si, 
au lieu de la faire revivre tout entière, comme il l'avait 
projeté et comme il s'y essaya, dans une œuvre de 
longue haleine, il n'a fait qu'évoquer un moment son 
ombre pour en saisir à la hâte les vagues contours, 
Goethe en accuse ses heures trop rapides et le tourbillon 
qui les emporte. Mais dans ces vagues contours 011 
l'émotion tremble encore, quel charme, et que cette 
morte adorée nous apparaît touchante en son linceul ! 

VIVIANE. 

Je n'ai pas souvenir de cette sœur Cornélie. 

DIOTIME. 

Les biographes l'ont trop négligée. Silencieuse, a 
l'écart, elle passe voilée dans le cortège triomphant des 
femmes aimées du poète. Elle demeure, elle semble 



TROISIÈME DIALOGUE. 227 

arrêtée par une invisible main, au seuil du temple, loin 
des chants el des parfums, et comme en crainte de 
l'apothéose. Lui-même, le grand artiste, il renonce à 
rendre toute la dignité pudique, toute la puissance 
douloureuse qui réside en cette personne « indéfinis- 
sable et impénétrable, » absorbée dans l'amour pur 
qu'elle avait voué à son frère, et qui n'entrevit des joies 
d'ici-bas que celle qu'il lui était interdit de souhaiter, 
même en rêve. 

Dès le berceau, je vous le disais tout à l'heure, Cor- 
nélie fut pour son frère l'objet d'une passion jalouse. Tl 
lui prodiguait les présents, les caresses; mais il la 
voulait à lui seul ; il entrait en fureur quand d'autres 
que lui l'approchaient. A mesure qu'ils grandirent en- 
semble, et quand la mort de leurs autres frères et sœurs 
les eut laissés seuls en butle aux sévérités paternelles, 
les deux enfants s'unirent d'une tendresse plus étroite 
et se devinrent l'un à l'autre plus indispensables. Les 
moralistes n'ont point assez observé ces grandes amours 
fraternelles. Dans les temps et dans les circonstances 
les plus diverses, elles gardent toutes néanmoins un 
caractère particulier et en quelque sorte typique. Plus 
craintives et plus fidèles que les autres amours, elles 
sont à la fois plus tristes et plus charmantes, parce que 
le désintéressement est leur loi et que, toujours mena- 
cées par le cours régulier des choses, elles ne sauraient 
jamais être entièrement satisfaites. J'entrevois dans la 
résignée Cornélie quelque chose des Lucile, des Eugé- 
nie, des Henriette : le tourment d'une âme fière et déli- 
cate qui sent qu'elle aime « comme on n'aime plus, a 



228 DANTE ET GOETHE. 

dit Tune d'elles, comme on ne doit peut-être pas ai- 
mer. » Dans le pâle nuage où s'enveloppent la vie et la 
mort de ces sœurs de poètes, que la Muse n'a fait qu'ef- 
fleurer de son aile, je sens gronder sourdement la même 
orageuse électricité. 

VIVIANE. 

Est-ce que Cornélie Goethe ressemblait à son frère? 

DIOTIME. 

Plus jeune que lui d'une année, elle avait assuré- 
ment quelque chose de son génie ; mais la nature ne 
lui donna point en partage la force et l'éclat. Elle ne 
naquit point belle et en pâtit. Son sexe ne lui permet- 
tant pas, comme à Wolfgang, de s'échapper au dehors, 
elle fut beaucoup plus que lui opprimée par le despo- 
tisme d'un père qui semble avoir été, dans la maison 
bourgeoise de Francfort, aussi redouté que le seigneur 
de Chateaubriant au féodal manoir de Combourg. La 
jeune fille couva longtemps au foyer des ressentimenls 
taciturnes et d'exaspérés désirs de liberté. La noblesse 
de son être moral, qui lui donnait sur ses compagnes 
une supériorité marquée, ne suffisait pas, dans les jeux 
où venaient se joindre de jeunes garçons, à la faire 
rechercher. Elle demeurait isolée, et son frère était 
seul à lui rendre des soins. 

MARCEL. 

Comment Gœtfie, l'adorateur idolâtre de la beauté, 
'le païen, pouvait-il se plaire auprès d'un laideron? 



TROISIÈME DIALOGUE. 229 

DIOTIME. 

Ce païen, comme vous l'appelez et comme on l'ap- 
pela longtemps en Allemagne, était, plus que per- 
sonne, sensible à la beauté souffrante de l'âme chré- 
tienne. On voil, même alors qu'il décrit avec une 
exactitude cruelle les disgrâces physiques de Cornélie, 
qu'elle exerçait sur lui un grand charme. « Elle avait, 
nous dit-il, si ce n'est les plus beaux yeux, du moins 
les plus profonds » qu'il eût jamais vus. Son regard gé- 
néreux, c'est ainsi qu'il le caractérise, parce que « il 
donnait tout et ne demandait rien en retour, » édait sem- 
blable au regard des saintes extatiques. C'était « un pur 
rayon de l'âme la plus chaste qui fut jamais. » La taille 
de Cornélie était svelte et bien proportionnée ; elle avait 
dans son port et dans son air quelque chose à la fois 
d'imposant et de languissant. Sa voix prenait tour à 
tour des accents brusques et les intonations les plus 
suaves. Mais, entre le regard lent de ses grands yeux h 
fleur de tête, son front haut, modelé avec délicatesse, 
où se marquaient durement de noirs sourcils, et les 
autres traits du visage, il y avait désaccord. Parfois 
aussi un mouvement précipité du sang laissait à sa joue 
des traces fâcheuses, et cela le plus souvent aux jours 
où Cornélie devait paraître dans quelque fête, si bien 
qu'elle semblait alors, écrit Goethe, le jouet d'un démon 
railleur qui trahissait à tous les yeux les troubles con- 
tenus de son âme ardente. Cette étrange jeune fille 
était quelque peu hallucinée. Elle louchait au surna- 
turel ; elle sentait la mort à dislance ; elle pleurait les 



230 DANTE ET GOETHE. 

maux à venir. En relisant, ces jours passés, les Mé- 
moires de Gœlhe, j'ai été frappée d'une scène bizarre 
à laquelle je n'avais pas d'abord pris garde, et qui jette 
un jour singulier sur les relations du frère et de la 
sœur. C'est une véritable explosion de tempérament qui 
peut faire soupçonner les violences que souffrait en son 
cœur Cornélie. 

La voici cette scène, telle que je l'ai notée. Elle est 
à la fois tragique et comique, comme il arrive quand de 
grandes figures se trouvent resserrées dans un cadre 
étroit. 

C'était par une soirée d'hiver, un samedi, à l'heure 
où, selon sa coutume, le vieux conseiller Gœthe faisait 
venir en sa maison le barbier afin d'être rasé de frais 
et de pouvoir, au lendemain dimanche, s'accommoder 
tout à son loisir pour le service divin. Les deux enfants, 
blottis derrière le poêle immense qui domine de sa 
masse noire tous les intérieurs germaniques, se réci- 
taient l'un à l'autre par récréation un chant de la 
Messiade. Wolfgang avait pris le rôle de Satan ; Cor- 
nélie, au nom d'Àdramalech, lui adressait des repro- 
ches. 

Tous deux, en commençant, ne faisaient que mur- 
murer les vers h voix basse, pour ne pas attirer l'at- 
tention (le père de Gœthe n'aimait pas cette poésie nou- 
velle et sans rimes que Klopstock venait d'introduire, 
et la Messiade n'entrait qu'en contrebande dans sa 
maison); mais tout à coup, au moment qu'Adramalech 
s'emporte aux invectives, Cornélie, oubliant la fiction, 
s'identifiant avec son personnage, saisit le bras de 



TROISIÈME DIALOGUE. 231 

Wolfgang; elle se prend à déclamer, d'une voix de 
plus en plus stridente et comme hors d'elle-même, 
cette pathétique apostrophe : 

Sauve-moi! je t'en supplie. Si tu l'exiges, 
Je t'adorerai, ô monstre, réprouvé, noir malfaiteur 1 
Sauve-moi 1 je souffre l'éternel tourment de la mort vengeresse! 
Autrefois j'ai pu te haïr d'une haine ardente et farouche, 
Aujourd'hui je ne le saurais plus; et cela aussi m'est une ter- 
Oh! que je suis broyée !... [rible angoisse. 

Et le cri de détresse d'Adramalech éclate ; et le bar- 
bier épouvanté laisse choir le plat à barbe, et l'eau 
savonneuse inonde la vénérable poitrine quasi nue du 
conseiller Jean-Gaspard ; et le père redouté entre en 
courroux; et les enfants balbutient de timides excuses... 

MARCEL. 

Quelle scène grotesque ! 

DIOTIME. 

Je ne sais, mais il m'a toujours semblé que, à ce 
moment où l'Adramalech de Rlopstock pousse par la 
bouche de Cornélie le cri d'angoisse, la puissance fas- 
cinatrice de Gœthe, à son insu, agissait sur sa sœur, 
et qu'elle subissait, en s'en défendant, cette irrésistible 
magie du poëte qu'il devait exercer plus tard sur ses 
amis, et dont ils ne savaient, disaient-ils, si elle était 
du ciel ou de l'enfer. 



ÉLIE. 



Qu'est devenue cette étrange personne? 



232 DANTE ET GOETHE. 



DIOTIME. 



Pendant un certain temps, calmée en apparence, 
Cornélie continue de vivre avec son frère, au foyer, 
dans une intimité profonde ; seule aimée de lui .seul ; 
associée à toutes ses études, pressentant son génie, 
l'excitant au travail ; se faisant gaie pour lui plaire aux 
heures des loisirs; enchantée à sa voix par le vieil 
Homère dont il lui disait les vers dans la langue mater- 
nelle. Aux premières absences, elle le sent proche 
encore par les lettres sans fin, par les confidences qui 
raniment, en la blessant, l'amitié fraternelle. Puis, peu 
à peu, elle est négligée dans les égarements que Ton 
ne veut plus dire ; puis oubliée, hélas! quand la passion 
s'empare de la vie. Qui saura jamais ce que souffrit 
alors la fière Cornélie? Goethe lui-même ne fait que 
le deviner plus tard, à son propre désespoir, lorsqu'il 
apprend de la bouche de son ami Schlosser, qu'entre 
celui-ci et sa sœur l'anneau des fiançailles vient d'être 
échangé. Gœlhe n'ignorait pas combien la seule pensée 
d'appartenir à un homme causait naguère de répu- 
gnance et d'effroi à sa Cornélie. 11 n'avait jamais pu se 
la figurer, n'étant plus à ses côtés, ailleurs qu'au fond 
d'un cloître; il se sent jaloux, éperdument jaloux, 
de cette sœur délaissée, comme au temps où il la veil- 
lait en son berceau. Il est près de tout rompre. Pour 
apaiser du moins l'offense de son orgueil, il se dit bien 
basa lui-même que, le frère présent, jamais l'ami n'eût 
été ni amant ni époux. 

Cet ami était un honnête homme. Il avait été choisi 



TROISIÈME DIALOGUE. 233 

sans doute par la triste Cornélie pour l'aider à sortir 
moins brusquement d'elle-même et de son passé. Mais 
ces sagesses de la passion sont toujours trompées. 
Cornélie ne trouva point le repos dans les bras de cet 
honnête homme. Goethe le dit, il en juge à la contrainte 
du foyer conjugal lorsqu'il y vient s'asseoir; il en juge 
surtout à la véhémence avec laquelle sa sœur le dé- 
tourne d'un mariage qu'il projetait, lui aussi, pour fuir 
l'isolement du cœur. 

Quatre ans après le jour où Cornélie quittait le nom 
de Goethe, elle quittait sans regret la vie. La nouvelle 
de sa mort fut pour notre poète une commotion terri- 
ble. « Une des plus fortes racines de son existence 
était tranchée. » C'est lui qui parle ainsi. A la page de 
ses souvenirs où il inscrit la date funèbre, 8 juin 1777 
(il avait alors vingt-huit ans), on lit ces mots : « Jour 
sombre et déchiré; douleur et rêves. » 

MARCEL. 

Vous n'aviez pas tort de nous dire que cette amitié 
de Goethe pour sa sœur au berceau est plus incom- 
préhensible encore que l'amour du petit Dante pour 
Béatrice. Un sentiment aussi mal défini, aussi exalté, 
est assurément une des plus curieuses, une des plus 
maladives variétés de l'amour platonique, et je l'aurais 
cru tout à fait incompatible avec le bon sens et la saine 
raison de Gœthe. 

DIOTIMS. 

Détrompez-vous, Marcel. L'idéal platonique, un 



234 DANTE ET GOETHE. 

peu germanisé, est au fond de tous les attachements de 
Gœthe. Et si c'est là une maladie, il l'apporte en nais- 
sant pour n'en guérir jamais. La plupart des amours de 
sa jeunesse sont malheureuses; il aime souvent sans 
espoir. De ses deux grandes passions, Charlotte et 
M me de Stein, la première ne fut qu'un renoncement 
enthousiaste qui put avoir le fiancé pour témoin; pour 
confident, l'époux ; dont la femme aimée put paraître 
émue ; dont la jeune mère n'hésitait pas h perpétuer le 
souvenir en donnant à son fils le nom de son amant ; 
que le poète enfin put rendre public, dans un récit qui 
agita toute l'Allemagne, sans qu'aucune des trois per- 
sonnes intéressées en reçût, au plus délicat de l'hon- 
neur, la moindre atteinte. Beaucoup plus tard, pendant 
les dix années que M* 6 de Stein occupe le cœur de 
Goethe, leur intimité est de telle nature que les plus 
proches amis, Schiller par exemple, la croient entiè- 
rement platonique, et que lui-même un jour, quand il 
en rappellera le souvenir, ne craindra pas de profaner 
la piété des tombeaux en la comparant au lien sacré 
qui l'unissait à sa sœur Cornélie. — Que cela étonne 
votre bon sens français, Marcel, je le trouve très-sim- 
ple ; mais ne perdons pas de vue que nous sommes en 
Allemagne, où la rêverie, la Schwaermerei, se mêle et 
se confond avec les sentiments les plus réels. Et Gœthe, 
sur ce point eomme sur tant d'autres, était bien vérita- 
blement « le plus allemand des Allemands. » 

ÉLIE. 

Mais ces deux figures d'exception à part, il me 



TROISIÈME DIALOGUE. 235 

semble que la galerie des femmes de Gœthe, pour me 
servir de l'expression consacrée, n'a que des portraits 
vulgaires, à tout le moins bourgeois, et qui ne suppor- 
teraient pas le voisinage de la noble Porfinari. 

DIOTIME. 

Rien de moins bourgeois, selon l'acception française 
du mot, c'est-à-dire rien de moins prosaïque, que les 
amours de Goethe pour les plus petites bourgeoises. Ces 
fillettes, ces pargolette que Béatrice reproche si fière- 
ment à Dante, sont, dans leur atmosphère germanique, 
exemptes de toute vulgarité. La pure imagination du 
poète, le très-jeune âge de ses Gretchen, de ses Fré- 
dérique, de ses Catherine, les revêt de candeur; et 
c'est presque sans altération qu'il les fera passer un 
jour de la réalité dans ses créations les plus idéales. 
Selon Gœthe, la femme est plus vraie que l'homme 
dans l'amour comme dans la haine, et c'est pourquoi 
il la trouve aussi plus poétique. Auprès d'elle, il se 
sent devenir meilleur; il est plus aisément, plus douce- 
ment transporté dans le monde des rêves. Même alors 
qu'il la rencontre dans un milieu vicié, il l'en abstrait 
sans effort; la plus suspecte, Gretchen, il l'aime naïve- 
ment. Jamais Gœthe ne séduit, au sens bourgeois du 
mot, jamais il ne raille, même la femme facile. Igno- 
rante, frivole, trompeuse, elle demeure encore pour lui 
un être sacré. Jamais il n'a parlé des femmes autre- 
ment qu'avec tendresse et respect. Vous ne trouverez 
pas dans toute l'œuvre de Gœthe une seule parole (j'en 
excepte ce que dit Méphistophélès, le blasphémateur de 



236 DANTE ET GOETHE. 

toules choses saintes) que Dante eût désavouée; pas la 
moindre arrière-pensée qui offense le sentiment reli- 
gieux de l'amour dont nous avons vu toutes pénétrées 
les divines cantiques. 

ELIE. 

» 
Vous oubliez, ce me semble, les Elégies romaines, 

les Èpigrammes de Venise, d'autres poésies encore en 

assez grand nombre, et plusieurs pages de prose où 

l'expression de l'amour est extrêmement vive. 

MARCEL. 

Sans compter que votre poète platonique finit par 
épouser sa servante. 

DIOTIME. 

Christiane Vulpius ne fut jamais la servante de 
Goethe, mon cher Marcel, mais sa compagne fidèle et 
dévouée pendant vingt-huit ans. Elle ne fut point pour 
lui la Thérèse de qui l'on rougit. Le fils qu'il eut d'elle, 
il l'aima tendrement et réleva à ses côtés avec le plus 
grand soin. S'il donna tardivement h son union avec 
Christiane la sanction légale, c'est qu'il n'y atlachait 
pas d'importance; c'est que Christiane aussi, dans un 
sentiment à la fois humble et lier, dissuadait son amant 
de ce mariage officiel, comme d'une condescendance à 
l'opinion qui n'ajouterait rien ni à son bonheur ni à sa 
sécurité. Du reste, le mariage, pas plus dans la vie de 
Goethe que dans celle de Dante, n'exerce d'influence 
appréciable; ni l'un ni l'autre n'unit son sort à la 



TROISIÈME DIALOGUE. 237 

femme qui eût été, selon l'esprit môme de l'union 
conjugale, sa moitié véritable. La société ne parait pas 
jusqu'ici disposée à suivre le conseil de Platon, qui 
voulait aux meilleurs les meilleures; elle n'obéit pas à 
la loi de sélection que Darwin croit être la loi de 
nature. Elle ne prend pas souci, tout au contraire, 
d'unir aux grands hommes les grandes femmes. 

MARCEL. 

Mais cette Christiane, si j'en crois Bettina, qui 
l'appelle quelque part « une saucisse enragée, » loin 
d'être une grande femme, n'élait pas même une femme 
médiocre. Elle n'avait aucun esprit, pas la moindre 
culture. 

DIOTIME. 

Christiane a eu le sort de Monna Gemma, de qui les 
biographes de Dante font une Xantippe, elle a été jus- 
qu'ici fort maltraitée des admirateurs de Gœlhe. Mais 
quelques critiques plus équitables commencent à la 
réhabiliter. 11 parait certain qu'elle avait l'intelligence 
vive et le désir d'apprendre. Goethe prenait plaisir à 
l'instruire, h causer avec elle de choses élevées; je n'en 
voudrais pour témoignage que cette belle poésie scien- 
tifique sur la métamorphose des plantes, ce chef-d'œuvre 
du* genre, qu'il lui dédie, et qu'il a composée évidem- 
ment pour répondre aux curiosités intellectuelles de sa 
maîtresse. Cependant, je n'en disconviendrai pas, c'est 
bien moins l'esprit que la beauté de Christiane qui 
captive Wolfgang. Lorsqu'elle lui apparaît dans la fleur 



238 DANTE ET GOETHE. 

de son printemps, elle est, dit-il, « riante et rayonnante 
comme un jeune Bacchus; » et jamais, depuis les temps 
helléniques, l'ascendant, la magie de la beauté, n'avaient 
été sentis et subis comme par notre poète. 

MARCEL. 

Autrement dit, votre platonique Goethe était le plus 
sensuel des hommes. 

DIOTIME. 

Que voilà bien une traduction française 1 mais je ne 
saurais l'accepter. Rien de moins sensuel que les ar- 
deurs de Goethe. Il faut bien que j'y insiste, puisque 
votre incrédulité s'obstine ; les Manon, les Lisette, tous 
les types libertins des amours françaises lui sont abso • 
I liment inconnus; jamais les aveux éhontés d'un Jean- 
Jacques ne souilleront les lèvres de Goethe. Relisez, 
pour mieux sentir le contraste, dans ses lettres écrites 
de Suisse, cette page incomparable de ses confessions 
à lui, où il rappelle son émotion profonde, quand, pour 
la première fois, il lui est donné de voir la forme hu- 
maine dans toute sa vivante beauté. Comme il reste 
saisi d'admiration, quel enthousiasme d'artiste! et 
comme l'antiquité présente à son esprit le préserve de 
toute pensée licencieuse ! Cette belle femme qui laisse 
tomber ses voiles, ce n'est pas à ses yeux la Suzanne, 
la Bethsabé biblique, dont les charnels attraits éveillent 
la convoitise i c'est « Minerve devant Péris. » Ce bel 
adolescent, c'est « Narcisse au bord des eaux ; » c'est 
Adonis poursuivant dans les forêts le sanglier farouche. 



TROISIÈME DIALOGUE. 239 

Et aussitôt le poète rend grâces uu ciel de la faveur qui 
lui est accordée de pouvoir contempler, dans sa plus 
pure image ici-bas, la perfection de la beauté divine* 
On dirait Michel-Ange en extase devant sa Léda, Ingres 
peignant la Source. Nous avons quelque peine à com- 
prendre de tels sentiments. Nos idées, toujours un peu 
gauloises, cette verve moqueuse qui s'épanche au 
Roman de la Rose et qui n'est pas encore épuisée, 
quelques restes aussi des préventions de l'Église en ses 
premiers temps, quand elle faillit décréter un dieu 
chétif et laid, nous mettent en défiance de nos meilleurs 
instincts et nous disposent mal à ce culte désintéressé 
des grâces physiques qui s'alliait chez Gœthe au senti- 
ment le plus exquis des grâces morales. — Mais, bon 
Dieu, que me voici encore divaguant! vous devriez 
m'avertir... J'en étais restée, ce me semble, aux pre- 
miers temps de l'enfance. Revenons-y, et voyons ce 
qu'a. fait pendant ma longue digression notre petit 
Gœthe. 

Il a ouvert ses grands yeux profonds au spectacle 
de la nature. Il s'est pénétré par tous ses sens de l'at- 
mosphère sociale où il est né. Il a nourri confusément, 
mais abondamment, son esprit avide. Sous les yeux 
d'un père plein de gravité, qui veut le préparer, i\ son 
exemple, au savoir et aux devoirs du jurisconsulte, aux 
côtés d'une jeune mère de dix-huit ans, qui toujours 
rit, chante et conte, accoutumée qu'elle est, dit Wic- 
land, à « avaler le diable sans le regarder, » notre 
poète adolescent voyait tour à tour dans l'ombre et dans 
la lumière les contrastes de la vie. Dès sa première 



240 DANTE ET GOETHE. 

enfance, comme le petit Dante, il veul trouver en Dieu 
la raison de toutes choses. Il y rêve sans fin dans ses 
promenades solitaires. A sept ans, tout possédé qu'il 
est du besoin d'adorer, il invente une religion, il s'in- 
stitue pontife. 

VIVIANE. 

Comment! 

DIOTIME. 

Le sentiment religieux de Goethe, si précoce et si 
spontané, a paru à quelques critiques rationalistes tout 
à fait invraisemblable, et ils auraient nié l'anecdote qui 
s'y rapporte et que je vais vous dire, si Goethe ne l'avait 
racontée dans ses Mémoires avec un accent de vérité le 
plus convaincant du monde. Celte passion pour Dieu, 
qui pousse le petit Wolfgang à se faire prêtre d'un 
culte qu'il imagine, n'est ni plus précoce d'ailleurs ni 
plus improbable que sa passion pour sa sœur Cornélie, 
dont nous venons de voir les effets étranges; loin de là. 
La lecture des histoires saintes dans la Bible du foyer 
avait familiarisé l'enfant avec l'idée d'un Créateur de 
qui les hommes s'approchent par l'offrande et l'adora- 
tion. Trois Églises, la juive, la catholique, la réformée, 
l'infinité des sectes qui divisaient, dans Francfort comme 
dans toute l'Allemagne, le protestantisme, et dont on 
discutait librement les pratiques diverses, ouvraient au 
sentiment religieux toutes sortes de voies, et suscitaient 
dans chacun la pensée d'un commerce personnel et 
direct avec Dieu. Wolfgang, après y avoir songé long- 



TROISIÈME DIALOGUE. 241 

temps, en vint un jour à l'idée de représenter en 
abrégé le mystère de la création et d'adorer en son nom 
le Créateur. Il rassemble sur un pupitre à musique de 
forme pyramidale des exemplaires choisis d'une collec- 
tion d'histoire naturelle que possédait son père, en pre- 
nant soin de les ranger dans un ordre agréable aux 
yeux, selon le rang qu'ils occupent dans la hiérarchie 
des êtres. Au sommet de la pyramide, une pastille à 
brûler, sa douce lueur, son parfum, vont figurer les 
prières de l'âme humaine qui montent vers le ciel. Le 
pupitre en laque rouge à fleurs d'or est orienté selon les 
rites. Aux premiers rayons du soleil levant qui vient 
frapper, sous son miroir ardent, la pastille symbolique, 
le jeune prêtre, avec recueillement, offre son sacrifice. 

VIVIANE. 

Quelle idée poétique! 

DIOTIME. 

Le mystère ne manquait pas non plus h cette ini- 
tiation sacerdotale que Wolfgang s'était préparée à lui- 
même. La famille et les amis ne voyaient dans ce riche 
pupitre, décoré de cristaux et de végétaux rares, qu'un 
ornement du salon ; l'enfant seul connaissait et taisait, 
nous dit-il, son caractère sacré. 

MARCEL. 

Voilà qui est bizarre, en effet ; et votre Gœthe ne 
ressemble guère à celui que je me figurais. 

16 



Ui DANTE ET GOETHE. 



DIOTIME. 



Ce qui, pour moi, donne à cette anecdote un in- 
térêt très-grand, c'est qu'elle montre dans Gœtbe enfant 
ce puissant instinct religieux, cette ardeur à chercher 
le lien entre le visible et l'invisible, entre le fini et Tin* 
fini, qui va dominer toute la vie de l'homme. A toutes 
les époques de sa carrière, en effet, au plus fort de la 
dissipation ou d'une activité qui semble uniquement 
occupée aux choses terrestres, nous verrons Goethe 
revenir à la contemplation des choses divines. A deux 
ou trois reprises, il reprendra l'étude des livres saints. 
Dans son extrême besoin de croyance, il fera d'inouïs 
efforts pour concilier le Dieu de Moïse avec le Dieu de 
Platon, puis avec le Dieu de Spinosa. Au sortir d'une 
phase déréglée de sa vie universitaire, après une grave 
maladie, sous l'influence d'une noble demoiselle amie 
de sa mère, Suzanne de Kleltenberg, la « belle âme » 
du roman de Wilhelm Meister, il se laisse égarer à la 
recherche de l'infini dans les sentiers perdus de l'illu- 
minisme. Magie, kabbale, astrologie, alchimie, chiro- 
mancie, Paracelse, Van Helmont, Peuschel, le comte 
de Zinzendorf, plus tard Cagliostro, Goethe interroge 
avec anxiété toutes ces voix confuses, pour tâcher d'y 
surprendre quelque lointain écho des demeures célestes. 
Pressé, comme l'Allighieri, d'un fiévreux désir de paix, 
il est tenté de se faire initier aux sociétés secrètes, 
Francs-Maçons, Illuminés, Rose-croix, qui enveloppaient 
alors de leurs réseaux, comme on l'avait vu en Italie 
au temps de la Divine Comédie, la société allemande 



TROISIÈME DIALOGUE. 143 

tout entière. Il est tout près de s'affilier aux congréga- 
tions quiétistes des saints du protestantisme. Dans un 
âge très-avancé, en rappelant d'un cœur ému le sou- 
venir de son angélique amie, c'est ainsi qu'il nomme 
M Ue de Klettenberg, il se demandera encore s'il n'était 
pas avec ces élus de la grâce dans sa voie véritable, et 
s'il n'eût pas mieux fait d'y rester. 

ÉLIE. 

Vous venez de faire allusion à la vie universitaire 
de Goethe; je croyais avoir lu que son éducation s'était 
faite dans la maison paternelle. 

DIOTIME. 

Le père de Goethe fut, en effet, son premier éduca- 
teur. Il avait pour son fils de l'ambition et se flattait de 
le voir quelque jour se placer, dans les lettres, au rang 
des Gellert et des Hagedorn. Comme il était d'ailleurs 
fort instruit et que Wolfgang était fort studieux, il put 
le conduire assez loin. Mais dans l'Allemagne du 
xvm e siècle, comme dans l'Italie du xm e , les univer- 
sités en plein éclat, en grande émulation et en grande 
liberté, attiraient irrésistiblement la jeunesse. Leipzig, 
la Mater studiorum germanique, Iéna, Gœttingue, 
Wittenberg, Halle, Berlin, Kœnigsberg, comme Bologne, 
Salerne, Padoue, Naples, Crémone, se disputaient la 
palme des sciences et des lettres. En 1765, à l'âge de 
seize ans, Goethe commençait à Leipzig le cours de 
ses éludes académiques, et se faisait inscrire dans la 
nation bavaroise (les étudiants se divisaient alors en 
nations), à la faculté de droit. Le moment était critique. 



2U DANTE ET GOETHE. 

L'autorité professorale, honorée encore en apparence, 
avait perdu crédit sur la jeunesse. Entre les curiosités 
vives qui s'éveillaient dans la génération nouvelle et les 
règles arides de renseignement établi, il n'y avait plus 
aucune concordance. Les méthodes préconisées dans la 
chaire, les formules, les catégories surannées, qui ne 
valaient guère mieux que le Trivium et le Quadririum 
des écoles italiennes, rebutaient les intelligences où fer- 
mentait déjà, comme chez les condisciples de l'Alli- 
ghieri, la sève des temps nouveaux. Goethe déplore 
dans ses Mémoires le « désarroi » où il trouve les es- 
prits, le trouble de sa « pauvre cervelle » incapable 
de concilier le respect des professeurs à longues per- 
ruques, la soumission aux lourdes disciplines d'un 
Gottsch'eât, d'un Gellert, avec l'enthousiasme qu'in- 
spirent les mâles accents d'un Klopstock, les hardiesses 
généreuses d'un Lessing, d'unWinckelmann, qui reten- 
tissent au loin. Mais ce que Gœthe ne sentait pas alors, 
ce dont il est pourtant avec Dante un éclatant témoi- 
gnage, c'est combien, plus que l'ordre accoutumé, sont 
favorables à la spontanéité créatrice du génie ce « dé- 
sarroi, » cet « état chaotique » du monde moral (j'em- 
prunte ces expressions aux Mémoires), à ces confins de 
deux siècles, où les idées qui finissent et les idées qui 
commencent se mêlent et se pénètrent dans une vague 
lumière, dont on ne saurait dire si elle est du crépus- 
cule ou de l'aurore. 

VIVIANE. 

Voudriez-vous nous dire les causes de cet état 



TROISIÈME DIALOGUE. 245 

chaotique au temps de Goethe? J'avoue à cet égard mon 
ignorance. 

DIOTIME. 

Il y en avait plusieurs qu'il me serait difficile de 
vous exposer ici tout au long, mais que je puis réduire 
5 une seule : les Allemands, avec tous les instincts des 
grandes races, ne se sentaient pas une grande nation. 

VIVIANE, 

Qu'entendez-vous parla? . 

DIOTIME. 

Rien que de très-simple. Au temps dont je parle, 
les Allemands n'avaient, à bien dire, ni patrie ni art 
qui leur fussent propres. Divisée, comme l'Italie, en 
une infinité d'États, de provinces, de dialectes et de 
sectes, exposée comme elle à la fréquence des inva- 
sions étrangères, l'Allemagne, où tout à l'heure nous 
allons voir apparaître une glorieuse pléiade de génies 
nalionaux, souffrait dans son orgueil, dans sa con- 
science inlime, et n'avait pas même pour se plaindre de 
langue nationale. 

ÉLIE. 

Et la langue de Luther? 

DIOTIME. 

La langue de Luther, si populaire, si forte et si 
poétique tout ensemble, était tombée en désuétude. On 



246 DANTE ET GOETHE. 

la chantait encore dans les églises, mais on ne la savait 
plus ni écrire ni parler. 

ÉLIE. 

Comment cela? 

DIOTIME. 

Après la guerre de Trente-Ans, où la littérature 
naissante et les ails avaient été ensemble submergés 
dans le désastre public, les souverains rendus aux loi- 
sirs de la paix, les cours où Ton voulait rappeler les 
plaisirs de l'esprit, ne trouvèrent point digne d'eux 
l'idiome que parlait le peuple. On prétendait se mode- 
ler sur les grands airs de Versailles, et, suivant l'exem- 
ple que donnait la diplomatie, on se mit à parler 
français, du moins mal qu'il (ut possible. Bientôt, à 
l'imitation de la noblesse et sous l'influence des savants, 
théologiens, médecins, jurisconsultes, parmi lesquels le 
latin demeurait seul en usage, la bourgeoisie négligea 
la langue maternelle. Elle s'accoutuma peu à peu à un 
parler bâtard, où se mêlaient des constructions, des 
tours, des images empruntés à trois idiomes, et qui 
méritait trop bien les railleries du grand Frédéric, par 
qui fut achevé le discrédit des lettres allemandes. 

ÉLIE. 

Et ce discrédit durait encore au temps de Goethe? 

DIOTIME. 

A la cour de Berlin, on fermait obstinément l'oreille 



TROISIÈME DIALOGUE. 247 

fta beau langage de Wieland, de Klopstock et de Lea- 
sing ; Gellert lui-même n'avait pu trouver grâce ; et 
quand Gœthe publiait son Gœtz von Berlichingen t le 
roi faisait pleuvoir le sarcasme sur ce qu'il appelait 
k une imitation détestable des abominables pièces de 
Shakespeare. » Mais la jeunesse avait pris autrement les 
choses. Elle acclamait Shakespeare, introduit par Wic- 
iand, comme un génie vraiment germanique. Elle exal- 
tait ses beautés plus qu'on ne le faisait alors en Angle- 
terre. La Me&siade de Klopstock avait été pour elle une 
révélation. L'hexamètre, si naturel aux idiomes ger- 
maniques, bien mieux que l'alexandrin emprunté, en- 
traînait dans son rhylhme les imaginations ; les cœurs 
s'ouvraient sans effort à l'émotion chrétienne qui, dans 
ce poëme solennel , se substituait, grave et profonde, à 
la froideur d'un faux classicisme dont ou était lassé. 
L'enthousiasme de Klopstock pour la belle langue natale 
se communiquait. Et ce premier ébranlement du senti- 
ment national préparait, sans qu'on pût encore la 
pressentir, une révolution complète des idées alle- 
mandes. 

ÉL1E. 

Klopstock est contemporain de Kant, n'est-il pas 
vrai? 

DIOTIME. 

A quelques années près. Les derniers chants de la 
Messiade paraissent en 1773; Kant publiait, en 1781, 
la Critique de la raison pure. Dans le seul rapproche- 



24* DANTE ET GGETHE. 

ment de ces deux noms, les premiers d'une longue série 
qui, pendant plus d'un demi-siècle, par Lessing, Win- 
ckelmann, Herder,Heyne, Jacobi, Fichte,Schelling, Jean- 
Paul, Schiller, les Humboldt, les Schlegel, les Grimai, 
Niebuhr, Creuzer, Wolf, Jean de Millier, Bœckh, etc., 
atteindra son point culminant dans Hegel et Gœlhe, nous 
pouvons saisir le caractère et mesurer l'étendue du 
mouvement allemand. Nous sommes aux sources vives 
de ce double courant de religiosité poétique et de cri- 
tique rationaliste qui* rappelle les complexités* de la 
renaissance dantesque où nous avons vu ensemble saint 
Thomas et Cavalcanti, Aristote et Joachim de Flore, et 
qui va donner au grand siècle du peuple allemand une 
part d'influence incalculable dans l'accroissement de 
l'esprit moderne. 

La muse de Klopstock réveillait d'un long sommeil 
la conscience allemande. Presque aussitôt, dans un sur- 
prenant instinct de sa force, elle s'insurge contre toutes 
les oppressions qu'elle a subies depuis deux siècles. Par 
la bouche du « Vieux de Kœnigsberg, » c'est ainsi que 
Goethe appellera Kant, elle se proclame libre et souve- 
raine; elle revendique, au-dessus de tous les droits, le 
droit de la raison pure; et, à peine ce principe libéra- 
teur proclamé, elle en poursuivra, dans tous les ordres 
de la pensée, les conséquences extrêmes. Soudainement, 
sur tous les points à la fois, l'Allemagne va vouloir la 
liberté. Elle la veut dans la religion, dans l'art, dans la 
science, dans la philosophie, dans la morale, et si elle 
ne la peut vouloir encore, elle va du moins la rêver 
dans la politique. 



TROISIÈME DIALOGUE. 249 

Comme par enchantement, l'idée du progrès s'em- 
pare de tous les esprits. D'une voix grave et touchante, 
Lessing enseigne Y Education du genre humain par des 
révélations successives. En dépit des préjugés, il fait 
applaudir au théâtre l'égalité des religions devant Dieu 
et devant le sage. Avec les rêveurs du xm e siècle, il 
en appel le de la lettre des Écritures à l'esprit de Y Évan- 
gile éternel. Dédaigneux des Genèses, des miracles 
puérils et du vain appareil des cultes établis, il se sent, 
il ose se dire pénétré du grand souffle de Spinosa» 
Non loin de lui, du haut de la chaire évangélique, le 
pieux Hcrder ne craint pas d'interroger les mythes et 
l'esprit caché des races. Par delà les variations d'idio- 
mes, de mœurs et d'instincts, il découvre, il salue à 
son berceau l'humanité. Le premier, il prononce avec 
vénération ce nom auguste. 11 proclame l'essence, l'ori- 
gine unique et le salut universel du genre humain, au 
nom d'un Dieu d'amour, au nom d'un Christ idéal, qui, 
sans privilège de race ou de vocation, embrasse dans 
sa tendresse infinie l'homme de tous les temps et de 
tous les peuples. A la même heure, Winckelmann, 
écartant, lui aussi, dans les régions de l'art, les super- 
stitions,' les idoles, y ramène le culte de la nature 
immortelle et le respect de la noble antiquité. Et ces 
esprits sévères, ces philosophes, ces savants, ces criti- 
ques à qui rien n'impose de ce qui asservit le vulgaire, 
sont ensemble des enthousiastes, des inspirés, des 
apôtres bienveillants, qui entraînent i\ leur suite une 
foule d'adeptes. Encyclopédique et religieuse, comme 
la science de Brunetto et de l'Allighieri, la science du 



250 DANTE ET GOETHE. 

xix* siècle allemand se propose pour fin le bonheur et 
la sagesse des hommes. Elle cherche, dans l'enthou- 
siasme de son hellénisme renaissant, ce qu'elle appelle 
V éducation humaine des belles individualités , et la 
religion universelle des peuples. Elle contracte avec la 
poésie une alliance intime. Elle se rapproche des fem- 
mes, qui mettront la douceur et la grâce dans une ré- 
volution dont on a pu dire qu'elle fut un 93 philoso- 
phique plus radical que notre 93 politique. Les Meta, 
les Caroline, les Betty, les Sophie, les Johanna, s'u- 
nissent aux efforts de leurs époux, de leurs frères, de 
leurs amis. Elles encouragent, elles récompensent, 
elles consolent, elles enseignent à leur manière. Auprès 
d'elles, les plus hauts esprits apprennent la simplicité. 
On appelle à soi les petits enfants, les humbles. La 
sympathie préside aux rapports; les nobles amitiés se 
nouent; tout va s'épurer, s'attendrir. Un désintéresse- 
ment que j'appellerai féminin, tant il me semble natu- 
rel à notre sexe, Viviane, élèvera la morale. On dédai- 
gnera, on ira jusqu'à nier la vertu pratiquée en vue 
des récompenses ou des châtiments éternels. On la 
voudra supérieure à toute sanction, et trouvant son 
bonheur dans la seule conformité aux lois de la con- 
science intime. 

MARCEL. 

Nous voici loin de la morale de Dante, qui tire 
toute sa force des tisons de l'enfer et des chansons du 
paradis. 



TROISIÈME DIALOGUE. ftl 

DIOTIME. 

Il y aurait à dire sur ce point, Marcel. Les magna- 
nimes de Florence que nous avons vus en enfer, les 
païens au paradis, le fleuve d'oubli au purgatoire, 
sont des signes assez notables, pour le temps où vivait 
Dante, d'une morale indépendante du dogme. — Mais 
revenons à nos Allemands. En ce beau moyen âge, qui 
s'ouvre avec la seconde moitié du xvut e siècle, le cri 
d'Ulrich de Uutten : « Par la liberté à la vérité, par la 
vérité à la liberté, » semble le mot d'ordre de toute 
une génération sincère et généreuse de cœur et d'es- 
prit. Une confiance enthousiaste dans la nature la 
pousse à la recherche de ses plus secrets mystères. 
Religions, idiomes, esprit des races et des temps, for- 
mations et révolutions des peuples, on veut tout péné- 
trer, tout comparer, tout analyser, mais aussi tout 
ramener à l'unité d'un idéal plus haut dans le sein 
d'un Dieu plus grand et plus parfait. On voudrait sou- 
lager tous les maux, redresser toutes les erreurs, 
reculer toutes les limites, élargir tous les horizons. Le 
désir du progrès anime aux aventures de la pensée. 
Comme au siècle de Dante, d'intrépides voyageurs 
s'élancent vers les contrées inconnues ; ils en rappor- 
tent des Mirabilia véridiques, qui préparent aux Hum- 
boldt la gloire du Cosmos. Les sciences qui se ratta- 
chent le plus directement à l'amélioration de la vie 
humaine, la médecine, la chirurgie, l'art des accou- 
chements, la physiologie, la chimie, la pédagogie, 
sont en honneur. La célébrité des Hufeland, des Ztm- 



2v>2 DANTE ET GOETHE. 

mermann, des Lobstein, des Ehrmann, des Sœmmer- 
ring, des Gall, rappelle les Saliceto, les Taddco, les 
Pierre d'Abano. Je ne sais quel souffle sibyllin porte 
partout avec lui la chaleur et le mouvement. Et, comme 
pour prêter des accents plus beaux à ce renouvellement 
mystérieux des âmes, le plus religieux de tous les arts 
et le plus allemand, la musique, invente des accords 
sublimes et tels qu'on n'en avait point encore entendu. 
Haydn, Gluck, Mozart, Weber, Beethoven qui s'inspirera 
de Faust y comme Michel-Ange s'est inspiré de la Divine 
Comédie, achèveront la perfection d'un cycle incom- 
parable, à qui je voudrais donner pour épitaphe les 
trois mots inscrits d'une main pieuse sur le tombeau 
de Herder : Lumière, Amour, Vie; Licht, Liebe, 
Leben. 

VIVIANE. 

Je vous avoue que je comprends de moins en moins. 
Comment tant de lumière, d'amour et de vie produi- 
sent-ils dans l'âme de Gœthe Y état chaotique? 

DIOTIME. 

Ce que nous voyons aujourd'hui clairement dans la 
révolution accomplie n'était en ses commencements, 
et pour ceux-là mêmes qui contribuaient à la faire, que 
fermentation obscure. Les peuples, comme les indi- 
vidus, ma chère Viviane, ne passent d'un âge à un 
autre qu'en des crises où tout l'organisme se trouble, 
et qui ne s'expliquent point à celui qui les subit. Les 
premiers symptômes de la crise allemande, avant qu'elle 



TROISIÈME DIALOGUE. 253 

fût entrée dans la période aclive donl je viens de vous 
parler, c'avait été une langueur extrême, un dégoût, 
unelassitude, qui demeurèrent longtemps, par contraste, 
dans un grand nombre d'âmes, après que la lumière et 
l'amour eurent fait explosion dans les autres. J'ai anti- 
cipé sur les dates afin de vous donner l'ensemble d'une 
métamorphose dont le génie de Goethe sera, dans son 
âge viril, l'éclosion splendide; mais nous en sommes 
encore avec lui à sa première jeunesse, à la phase in- 
quiète, au « désarroi » de sa nature ardente et de son 
esprit incertain qui se passionne à la fois pour Rous- 
seau et Rabelais, pour Klopstock et Diderot, pour 
Shakespeare et Voltaire. L'Allemagne en est alors, avec 
\Tolfgang, aux vagues mélancolies. 

MARCEL. 

Ces mélancolies, n'était-ce pas une mode, une 
affectation plutôt qu'une réalité? 

DIOTIME. 

Rien de plus réel et rien qui s'explique mieux. En 
passant brusquement de la guerre à la paix, des aven- 
tures de la vie des camps à la monotonie de la vie 
bourgeoise, la jeunesse allemande s'était sentie prise 
d'ennui. La réaction contre la France, lorsqu'elle com- 
mença, ne fit qu'aggraver le mal. En quittant les Fran- 
çais, on quittait l'esprit de gaieté. En s'arrachanl au 
déisme aimable de Voltaire, au matérialisme insouciant 
des d'Holbach, des d'Argens, des La Mettrie, on ne 



25i DANTE ET GOETHE. 

retrouvait plus les consolations du Christ de Luther. Plus 
d'une atteinte avait été portée au Sauveur des hommes; 
son existence historique était mise en doute; on avait 
nié, non plus seulement l'authenticité, mais la possi- 
bilité de ses miracles. C'était là pour beaucoup d'esprits 
un sujet de grand malaise. Perdre une certitude, quelle 
qu'elle soit (fût-ce la certitude de la damnation éter- 
nelle), sans pouvoir lui en substituer aussitôt une 
autre, paraît au plus grand nombre un étal insuppor- 
table ; et cet état était général aussi bien dans les lettres 
que dans la philosophie. Les oracles français désertés, 
la Grèce à peine encore entrevue (d'Homère ou de 
Sophocle on ne savait avant Herder pas beaucoup plus 
que le nom ; Winckelmann lui-même connut très-mal 
Phidias), on s'égarait dans les brouillards d'Ossian, sur 
les landes désertes, aux pâles clairs de lune. L'Angle- 
terre et son spleen assombrissaient les imaginations 
allemandes. Le spectre de Hamlet apparaissait au seuil 
des universités. La folie et le suicide faisaient d'affreux 
ravages. 

VIVIANE. 

Tout cela semble un peu contradictoire. 

DIOTIME. 

Nous avons vu des contradictions analogues au 
temps de Dante, où la fatigue des choses d'ici-bas in- 
clinait les uns à la contemplation mystique du ciel, les 
autres à l'incrédulité, à l'athéisme. Ne nous étonnons 
donc pas trop du trouble de notre jeune Wolfgang. 



TROISIÈME DIALOGUE. 265 

Pendant le temps qui s'écoule pour lui à Leipzig, à 
Strasbourg, à Darmstadt, à Wetzlar, H est en proie, 
comme la plupart de ses contemporains, mais avec une 
puissance de lutte plus intense, aux suggestions oppo- 
sées de la foi et du doute, du sentiment et de la raison, 
qui, du dehors et du dedans, se disputent sa « pauvre 
cervelle, » ou, pour parler plus juste, son grand génie. 
N'oublions pas que ce génie est le plus vaste et le plus 
complexe qui ait paru depuis Dante, le plus incapable 
par conséquent de se satisfaire , hormis dans rentière 
possession de la vérité, de cette vérité divine et humaine 
à laquelle, lui aussi, il élèvera un jour un temple im- 
mortel. 

A ce moment, tout l'attire à la fois, tout le sollicite. 
Pendant que, selon Tordre paternel, il apprend la 
jurisprudence, pendant qu'il se prépare à la pratiqua 
des affaires telles qu'elles se règlent au saint empire 
romain, sa fantaisie s'en va errant et rêvant dans le 
monde idéal. Il passe de longues heures méditatives 
dans les églises, dans les musées. II contemple, il étudie 
les chefs-d'œuvre nouvellement rassemblés dans la 
galerie royale de Dresde, où Winckelmann s'initiait à 
l'esprit de l'antiquité. Il recherche, comme le jeune 
Dante, la compagnie des poètes, des artistes; comme 
lui, il a ses Guido, ses Giotlo, ses Casella, ses Oderisi. 
Il s'essaye à peindre, à graver; il joue de plusieurs 
instruments de musique, du piano, du violoncelle; 
comme un berger de Virgile, il souffle de sa belle lèvre 
adolescente dans ce qu'on appelait alors la a flùle 
douce. » 11 rime ses premiers Lieder et se les entend 



% 250 DANTE ET GOETHE. 

chanter avec délices. La aussi, dans ces sociétés d'ar- 
tistes, comme dans le cénacle des saints où le conduit 
Suzanne de Kleltenberg, il entre si avant, avec une si 
parfaite bonne foi, qu'il se demande s'il ne ferait pas 
bien d'y resler toujours, et qu'il consulte le sort pour 
savoir s'il est écrit là-haut que, toutes choses quittées, 
il doit se consacrer à l'art do la peinture. 

VIVIANE. 

Qu'entendez -vous par consulter le sort? 

DIOTIME. 

Je l'entends au sens le plus naïf. Un jour que Wolf- 
gang s'en allait de Wetzlar à Coblentz vers une femme 
aimable qui préoccupait alors sa pensée, cheminant par 
un beau soir d'été sur les bords de la Lahn, il songe à 
son destin. Il s'inquiète de savoir quelle est sa voca- 
tion véritable. Sera-t-il, comme le voudrait son père, • 
avocat, docteur en droit? Sera-t-il docteur en méde- 
cine? Ne serait-il pas né, comme le dira Gall, ora- 
teur populaire? Serait-il poète? 11 en doute très-fort; 
il a déjà bravement jeté au feu tout un amas de rimes 
raillées par ses amis (car les Dante de Majano ne man- 
quent jamais aux Dante Allighieri). Ne ferait-il pas 
mieux, suivant l'avis de plusieurs, de tâcher de devenir 
un bon peintre paysagiste, de s'appliquer à rendre 
quelques traits de cette belle et grande nature qu'il 
chérit, qu'il adore au-dessus de toutes choses? — Et 
voici qu'une voix intérieure lui commande d'interroger 
le mystère des eaux. De la main gauche, il saisit, non 



TROISIÈME DIALOGUE. 257 

sans émotion, un couteau de poche qu'il porte sur lui; 
il le lance dans l'espace. Si, en retombant, le couteau 
s'abîme aux flots de la Lahn, Goethe sera peintre de 
paysage; si la lame fatidique reste suspendue au bran- 
chage des saules qui bordent la rive, il quiltera la pa- 
lette et les pinceaux. 

MARCEL. 

Et le couteau s'accroche aux branches? 

DIOTIME. 

Comme tous les oracles, celui-ci reste ambigu. Le 
couteau disparaît dans l'épaisseur de la feuillée,et notre 
jeune superstitieux ne peut savoir si les rameaux des 
saules l'ont retenu, ou s'il est emporté au courant du 
fleuve. 

VIVIANE. 

Vous nous disiez que Goethe avait eu ses Giotto, ses 
Casella; qui sont-ils? 

DIOTIME. 

Ils n'ont pas les beaux noms sonores des amis de 
Dante, ma chère Viviane. Us n'ont pas non plus l'éclat 
de célébrité qui rayonne au loin. Goethe ne devait 
rencontrer que plus tard ses égaux, un Schiller, un 
Beethoven. 11 ne connut de Winckelmann que sa tin 
tragique. En ce moment, les hommes distingués qui 
l'initient aux arts du dessin et à la musique et qui les 
lui font comprendre dans leur mutuel rapport, se nom- 
ment ÛEser, Seekalz, Kayser, Mengs, Breitkopf... 

17 



DANTE ET GŒTHK. 



C'est pour le coup que nous voilà bel et bien enté- 
desquès! Oh I que Voltaire avait donc raison de souhaiter 
aux Allemands plus d'esprit et moins de consonnes! 



Et que je te souhaiterais, moi, plus d'à-propos et 
moins de badinage! Vous disiez, Diotime?... 



Je vous parlais du plaisir que prenait Gœthe à ces 
compagnies d'artistes où se mêlent des femmes char- 
mantes, qui relèvent, dit-il, en faisant mine de le gâter, 
le corrigent de ses rudesses francfortoises , de ses pro- 
vincialisroes d'accent et d'ajustement. Néanmoins, pas 
plus que Dante, les plaisirs du bel esprit ne le détour- 
nent des études austères. Poussé par le désir de se 
rendre secourable à ceux qui souffrent (c'est un des 
grands traits dominants dans la vie de Gœthe), il veut 
devenir, comme l'Allighieri, savant en médecine. Il 
surmonte les répugnances de son organisation délicate 
pour suivre les leçons de l'amphithéâtre et la clinique 
d'un savant professeur dont il vante la belle méthode 
hippocralique. Il parvient, dit-il, et ceci est une ex- 
pression caractéristique de son génie, à « transformer 
en notions utiles ses sensations désagréables. » 

ÉLIE. 

Voilà une admirable parole ! 



TROISIÈME DIALOGUE. 259 



DIOTIME. 



C'est la parole que je crois entendre quand je re- 
garde une des plus belles œuvres de cet autre grand 
génie germanique : la Leçon d'anatomie de Rembrandt. 
Vous rappelez-vous, Êlie, cette composition où tout 
l'art du maître hollandais s'applique précisément à la 
noble transformation dont parle le poète allemand? 
Quelle merveille que cette réalité repoussante, un ca- 
davre en dissection, et qui, pourtant, grâce à la magie 
du pinceau, n'excite en nous d'autre mouvement que 
celui d'une vive curiosité scientifique! Comme elle est 
habilement graduée et ménagée, la lumière qui conduit 
notre œil à ces raccourcis horribles, à ces chairs blêmes 
et verdàtres, à ces pieds qui s'appuient, rigides, contre 
Tin-folio grand ouvert où l'esprit vit immortel t Quelle 
imposante sérénité dans le regard du professeur! comme 
il tient le scalpel d'une main maîtresse! Quelles alti- 
tudes, quels airs de tête, quels beaux ajustements se 
contrastent et s'harmonisent dans le groupe qui l'en- 
toure et l'écoute avec une intelligence avide ! Que tout 
cela est animé, attrayant, et comme l'artiste a vaincu 
les terreurs de la mort en la forçant à servir aux dé- 
monstrations de la vie ! 

MARCEL. 

Voilà qui est fort ingénieux ; mais franchement, je 
doute un peu que Rembrandt ait eu ces hautes visées. 

DIOTIME. 

Qu'importe? Il ne s'agit pas dans les arts de ce que 



266 DANTE ET GOETHE. 

l'artiste a pensé; il s' agi! de ce qu'il fait penser et 
sentir. — Mais où en étions-nous? 

VIVIANE. 

Aux études de Goethe. 

DIOTIME. 

En diversion de son application scientifique et du 
travail sédentaire, Wolfgang, aux heures de loisir, se 
livrait avec ardeur à tous les exercices que voulait, 
dans la Grèce antique, l'éducation du gymnase. Il 
aimait passionnément l'équitation, l'escrime, la nata- 
tion, la danse, tout ce qui donne aux muscles la sou- 
plesse, tout ce qui fait couler plus vif et plus chaud 
dans les veines un sang généreux. Le patinage hardi 
des Frisons , introduit en Allemagne par Klopstock, 
jetait Wolfgang en de véritables transports. Je ne 
sais rien, dans toute son œuvre, de plus poétique- 
ment pittoresque que la page où il décrit ces allégresses 
du Nord dans leur cadre de frimas. Il nous fait voir, il 
déploie sous nos yeux ces vastes surfaces planes, étin- 
celantes et retentissantes, où, de leurs pieds ailés, 
pareils aux dieux d'Homère, passent et repassent les 
agiles patineurs. On les suit dans leurs évolutions 
rhythmées, on les entend qui se renvoient l'un h l'autre 
en se croisant, rapides, dans l'atmosphère sonore, les 
strophes du grand lyrique à qui l'on doit ce joyeux 
« accroissement de vie. » Et cet accroissement de vie, 
Goethe ne l'entendait pas seulement au sens physiolo- 
gique; il attribue quelque part à l'excitation du pati- 



TROISIEME DIALOGUE. 261 

nage le réveil de sa fantaisie créatrice, assoupie sur 
les bancs de l'école. 

Notre Wolfgang avait bien aussi, peut-être, quelque 
autre cause de faiblesse à l'endroit du patinage. Rien 
n'y égalait, dit-on, sa bonne grâce. Quand Frau Rath 
en écrite Bettina, elle ne peut se contenir. Elle a battu 
des mains, dit-elle, en voyant son Wolfgang paraître 
et disparaître sous les arches du pont de Francfort, la 
chevelure au vent, l'œil en feu, la joue empourprée 
par la bise aiguë, sa pelisse cramoisie aux glands d'or 
flottant comme un manteau royal sur l'épaule du jeune 
triomphateur à qui sourit la beauté. « Il est beau 
comme un fils des dieux, s'écrie l'orgueilleuse mère, 
et jamais on ne verra rien de semblable ! » 

MARCEL. 

Vous allez me trouver bien obstiné; mais dans cette 
beauté, dans cette joie, dans cette activité incessante du 
corps et de l'esprit, du code aux patins, de l'amphi- 
théâtre à la flûte douce, je ne découvre toujours ni 
place ni prétexte à la mélancolie. 

DIOTIME. 

La faute eu est à moi, Marcel, et à cette sérénité 
finale de la vie de Gœthe contre laquelle je vous met- 
tais en garde tout à l'heure et qui vient de m'éblouir. 
Je me suis arrêtée complaisammeut à ce qui pouvait 
vous faire mieux comprendre le poète olympien, le 
chantre d'Iphîgénie, le peintre iï Hélène, j'ai oublié 
l'auteur de Werther. 



202 DANTE ET GOËTHK. 

MARCEL. 

Et c'est bien le, pour moi, le Goethe inexplicable, 
ce Werther, fils de Saint-Preux, frère d'Obermann, de 
René... 

DIOTIME. 

J'espère vous l'expliquer sans peine. Comme tous 
les êtres bien doués de force et de jeunesse, Gœthe veut 
le bonheur. Il le veut impérieusement, impétueuse- 
ment, pour lui-même et pour autrui. Il a besoin» d'être 
bon, de trouver les autres bons. » Vous savez l'alle- 
mand, Viviane : Ich hatte grosse Lust gui zu seyn und 
die andern gui zu finden, dira— t-il dans ses Mémoires, 
avec une candeur charmante. Mais il ne saurait être 
ni bon ni heurenx à la façon du vulgaire. Il ne saurait 
s'attacher aux apparences; il lui faut en toutes choses 
la vérité, la durée ; et dans le temps, dans le monde 
où il vit, tout semble à Goethe incertitude et mensonge. 
L'enfant qui, à sept ans, s'instituait prêtre, le jeune 
homme qui voudrait faire de son existence un monu- 
ment, une pyramide à la gloire de Dieu, le chrétien 
qui voit dans l'Évangile la plus pure révélation de la 
vérité divine, et qui célébrera un jour, en des pages 
dignes de Dante ou de Poussin, la consécration de 
la vie humaine par les sacrements de l'Église, ne 
trouve dans le Dieu du catéchisme et de la théologie 
qu'un créateur tyrannique et capricieux qui se repent 
de son œuvre et se venge sur ses enfants. Wolfgang, 
le pieux Wolfgang, se voit contraint 5 quitter l'assem- 



TROISIÈME DIALOGUE. 263 

blée des fidèles et la table sainte parce qu'il ne saurait 
réciter d'une lèvre sincère la confession de foi or- 
thodoxe. Et ce qu'il cherche en vain dans l'Église, 
l'esprit de charité, de simplicité, de paix, la béatitude 
ici-bas, Goethe ne le trouve pas davantage dans la 
société laïque. Sous l'hypocrisie des bonnes mœurs, 
il surprend dans l'intimité des familles d'affreux dé- 
sordres, des conflits tragiques, dont sa jeune âme est 
épouvantée. Interroge-t-il la science et l'histoire, 
aussi bien celle qui se lit aux vieux auteurs que 
celle qui se fait sous ses yeux, des iniquités effroyables 
lui montrent partout, non la douce Providence qu'il 
voudrait bénir, mais l'inexorable Destin. Cherehe-t-il 
un refuge dans la nature, s'enfonce-t-il aux solitudes 
alpestres, il s'y sent enveloppé d'une muette terreur. 
Demande-t-il au cœur d'une femme le dernier mot de 
la vie, ce sont des larmes encore qui lui répondent. Et 
quand, lui aussi, il voudrait pleurer, pleurer ses espé- 
rances évanouies, ses erreurs, ses égarements, le rire 
de ses amis sceptiques, le sarcasme des athées, le con- 
sternent et tarissent en lui la source des bienfaisants 
repentirs. Alors le génie de Gœthe s'obscurcit, son âme 
cède 5 la tristesse, il devient comme Dante sombre, 
taciturne, hypocondre, c'était le mot du xvm e siècle 
pour caractériser le dégoût de l'existence. Sa robuste 
constitution s'altère, son cœur entre en angoisse ; il ne 
comprend plus rien à la vie. Il passe et repasse en 
esprit par tous les sentiers du labyrinthe. Il n'y voit 
qu'une issue, la mort. Il s'abandonne à l'attrait funèbre 
du suicide. 



2(H DANTE ET GOETHE. 



VIVIANE. 



N'est-ce pas à la suite d'un désespoir d'amour que 
Goethe a tenté de se tuer? 

DIOTIME. 

On a beaucoup trop dit que le mariage de Charlotte 
Buff avec Kesiner avait jeté Goethe, passionnément épris 
de la jeune fille, au désespoir et à l'impiété du suicide. 
Les souffrances de notre poète provenaient de causes 
multiples et qui agissaient non sur lui seul, maïs sur 
sa génération tout entière. 

La mort volontaire était à cette époque très en hon- 
neur dans la jeunesse allemande. On la considérait, 
ainsi qu'au temps de Dante (vous vous rappelez Caton 
devenu presque un saint), comme un acte de vertu, de 
liberté suprême; et ce serait se tromper étrangement 
que d'attribuer à l'influence de Goethe et de son Wer- 
ther l'épidémie de suicide qui sévissait alors sur toute 
l'Allemagne. 

ELIE. 

Mais lui-même, que pensait-il du suicide? 

DIOTIME. 

Il en parle avec tristesse et réserve. 11 ne saurait 
qu'en dire, écrit-il. Il le compare à un naufrage, à une 
maladie mystérieuse. Il y voudrait la compassion, non 
la condamnation des moralistes. Il proteste contre 
1'imitntiou de son héros, et lui met dans la bouche des 



TR0ISIKV1K DIALOGUE. 265 

vers pleins de sagesse où, s* adressant au lecteur, il lui 
défend de le suivre : 

Sey ein Mann, und folge mir nicht nach. 

Quoi qu'il en soit, pendant quelque temps, Wolfgang 
repaft son esprit de projets de suicide. Chaque soir il 
place sous son chevet un poignard ; dans les ténèbres 
de la nuit, il en essaye à son cœur la pointe acérée. 
Cependant, sa nature sérieuse ne saurait se laisser 
distraire longtemps à ce jeu avec les noirs fantômes. 
Wolfgang s'indigne, il se prend en pitié, lorsqu'il croit 
s'apercevoir qu'il a peur de franchir le seuil du monde 
inconnu. Un matin il va remettre le poignard dans la 
collection d'armes où il l'a pris, et c'en est fait pour 
lui désormais de ces « lugubres simagrées. » Mais, dès 
qu'il est rentré en lui-même, et guéri de son extrava- 
gance, Goethe veut aussitôt (c'est l'invincible penchant 
de son esprit aclif et généreux) essayer d'en guérir les 
autres. 11 lui faut pour cela étudier les causes du mal. 
Pour s'y mieux appliquer, il s'isole, se renferme, 
s'analyse; il se confesse 'enfin; il écrit les Souffrances 
du jeune Werther. 

ÉL1E. 

Vous nous avez dit que le Werther de Goethe était 
à son Faust ce que la Vita Ntiom est à la Divine Co- 
médie? 

DIOTIME. 

Werther, comme la Vita Nuora, est une sorte de 



2tt6 DANTE ET GOETHE. 

confession fragmentaire qui précède et prépare la con- 
fession générale de nos deux poètes. Werther ou Goethe, 
ce qui est tout un, en voyant la femme qu'il aime se 
donner à un autre, Dante, en apprenant la mort de 
Béatrice, sont frappés d'un étonnement douloureux. 
Ils se sentent tout à coup seuls et comme perdus dans 
la vie. Ils tombent dans l'accablement. Mais bientôt, 
pressés qu'ils sont lous deux par le secret aiguillon du 
génie, ils se relèvent. Dans ce que Dante appelle « le 
combat des pensées diverses, la battaglia delli diversi 
pensieri, » qui se livre au plus profond de leur âme, 
ils sont illuminés soudain d'un éclair de la grâce poé- 
tique. Ils entendent en eux la voix inspirée qui veut 
célébrer le « Dieu plus fort. » Comme ces excellents 
dont parle Goethe, ils sont sollicités du désir de l'immor- 
talité. En même temps que la Vita Nuova et Werther, 
Dante et Gœthe conçoivent la première pensée de la 
Divine Comédie et de Faust. Tous deux, retirés dans 
la solitude, d'une âme trop émue, d'une main encore 
mal assurée, ils préludent par de mélancoliques ar- 
pèges, par les accords brisés d'un lyrisme juvénile, à 
l'héroïque symphonie où s'exprimera un jour, dans 
toute son imposante grandeur, pacifiée et transfigurée, 
la douleur qui les a fait poètes. 

Les suites de cette première confession publique 
sont, pour Gœthe comme pour Dante, tout à la fois le 
soulagement du cœur qui s'est épanché et l'exaltation 
du talent qui s'est fait connaître. Comme à Dante, la 
faveur des princes vient à Gœthe avec la renommée. 
L'auteur de Werther trouve à Weimar ses Scaligeri, 



TROISIEME DIALOGUE. 267 

ses Polentani. Le prince héréditaire de Saxe-Weimar, 
Charles-Auguste, s'éprend pour lui d'une affection vive; 
il l'attache a sa personne et bientôt à son gouvernement 
par les charges, par les honneurs dont il le comble, 
plus encore par le pouvoir qu'il lui donne de faire le 
bien. 

EUE. 

J'ai lu dans plusieurs ouvrages allemands d'amères 
censures de ce séjour de Gœthe à Weimar. On reproche 
à l'auteur de Werther d'y avoir perdu tout son temps; 
de s'être abaissé, pour divertir les princes et les princes- 
ses, aux fonctions subalternes d'un poète de cour; pis que 
cela, de s'être jeté avec son grand-duc dans toutes sortes 
d'excentricités, de désordres, de scandales... Voilà qui 
ne ressemble guère à Dante. 

DIOTIME. 

Les courtisans de Cane délia Scala trouvaient aussi 
fort à redire à Dante, mon cher Élie. On lui reprochait 
ses caprices, son humeur hautaine, l'ambition des 
ambassades et du triomphe poétique. Le vulgaire, et 
surtout le vulgaire désœuvré des cours, est tout à fait 
intraitable à l'endroit du génie; il prétend qu'il soit 
parfait, et parfait à sa mode; il le veut docile comme 
un enfant, modeste comme une jeune fille, régulier 
comme une horloge, prévenant et amusant à toute 
heure. Soyons moins exigeants; faisons pour (ioethe ce 
qu'il a si bien fait toujours pour autrui; tâchons de le 



268 DAN'IK ET GOETHE. 

bien comprendre et n'essayons pas de le mesurer à la 
mesure commune. 

A l'heure où j'en suis de mon récit, lorsque Goethe 
parait à Weimar, immédiatement après la publication 
de Werther et de Gœtz von Berlichingen, c'est-à-dire 
dans tout l'éclat d'un succès inouï et du plus brillant 
début qu'on eût jamais vu dans les lettres (c'était au 
commencement de l'année 1775), il n'a pas encore 
vingt-six ans. La fièvre intense qui l'a exaspéré jusqu'au 
suicide est calmée; mais le trouble où l'ont mis les 
doutes religieux, les amours brisées, le mysticisme, la 
pratique des sciences « licites et illicites, » dure encore. 
Comme Dante, le jeune Wolfgang a vu de près « bien 
des choses incertaines et bien des choses terrribles, 
moite rose dubitose e moite cose paventose. » La fin de 
son Werther, de ce Faust ébauché et non sauvé, est 
un dénoûment provisoire, emprunté à la réalité ex- 
térieure et accidentelle; il lui faut maintenant en (irer 
un autre pour lui-même de la vérité intime des choses 
et de sa propre nature. Quand notre poète arrive ù 
Weimar, il vient de s'arracher à l'ivresse de la mort, 
mais il ne sait où porter ses pas chancelants. « Phi- 
losophie, jurisprudence et médecine, théologie aussi, 
hélas! » il a tout interrogé. Comme Faust, il a con- 
sulté les astres, évoqué les esprits; il a tenté de con- 
soler, de soulager les maux de ses semblables, mais 
en vain. La solitude, la contemplation, le travail, la 
bienfaisance même, ne lui ont rien appris. « Il sait qu'il 
ne peut rien savoir; » il désespère de lui-même et de 
Dieu. Alors, comme son héros, Gœthe va se jeter au 



TROIS! KME DIALOGUE. 269 

tumulte des sensations: il va boire à la coupe du plaisir 
l'ivresse de la vie. L'amitié d'un jeune souverain, le 
plus libre esprit du monde et le plus charmant, offre à 
Wolfgang de royales occasions de s'étourdir, il les 
saisit. Tous deux inséparables désormais, le prince et 
le poète, ils s'excitent mutuellement, ils rivalisent d'in- 
ventions bruyantes et surprenantes. Cavalcades et mas- 
carades, comédies et féeries, ballets, festins, musique, 
fillettes et dames galantes, nuit et jour on mène à Weimar 
« un train du diable, » qui m'a bien quelque faux air 
de cet enfer épicurien de Florence où Dante, avec son 
ami Forèse, prenait de si joyeux ébats. Cependant la 

noblesse de cour murmure en vovant un homme de 

•i 

peu, un artiste, donner le ton des plaisirs. Les amis 
rigides, un Herder, un Klopstock, s'indignent... 

KLIE. 

Mais ne trouvez-vous pas qu'il y a bien de quoi? Je 
ne comprends guère, je l'avoue, ce que j'ai lu à ce 
sujet; je ne saurais me figurer Goethe ordonnateur des 
fêtes à la cour de Weimar, imprésario, composileur de 
ballets, fabricant d'épithalames. Quel contraste avec la 
grandeur de Dante! 

DIOTIME. 

A la distance où nous sommes de Dante, mon cher 
Élie, tout le détail de sa vie nous échappe. Nous la 
voyons par masses, dans une lumière vague, un peu 
triste, ainsi que l'on voit h Rome, par une belle nuit, 



2 il) DANTE ET GOETHE. 

éclairées des rayons de la lune, les majestueuses ruines 
du Cotisée. Pour Goethe, c'est tout le contraire. Autour 
de lui le détail se multiplie. Cependant, même dans ce 
détail, pour peu que Ton y cherche la ligne essentielle, 
on retrouve la grandeur. 

Dès sa première apparition à Weimar, Goethe y 
produit un effet de fascination tout à fait extraordinaire. 
Un cri de surprise s'échappe de toutes les lèvres, tant 
la beauté, le génie, la bonté, éclatent dans sa personne. 
Sa haute et noble stature, sa démarche, son port, son 
front superbe où se dessine fièrement Tare de ses noirs 
sourcils, son nez aquilin, sa chevelure d'ébène, son 
grand œil italien qui flamboie, imposent à qui rap- 
prochent admiration et respect. « Une pareille alliance de 
la beauté physique et de la beauté intellectuelle ne 
s'était encore vue chez aucun homme, » dit Hufeland. 
Ce qui me frappe dans le portrait que tracent du jeune 
Goethe ses contemporains, c'est la sensation de lumière 
qui domine tout, « Mon âme est pleine de lui comme 
la rosée des rayons du soleil levant, » écrit Wieland. 
Pour d'autres, Goethe est « le noble et brillant acier 
qui, de toutes pierres brutes, fait jaillir l'étincelle; » 
il est l'étoile, la flamme, l'Apollon radieux devant qui 
Ton voudrait se prosterner. Et lui, dans ce premier 
éblouissement de la gloire, dans le tourbillon des plai- 
sirs, croyez-vous qu'il va s'oublier? Loin de là. Dans 
notre Werther ressuscité fermente puissamment déjà le 
second Faust. Pendant qu'il semble se perdre à la va- 
nité des choses, je le vois se reprendre aux grandes 
attaches de l'esprit et du cœur, se recueillir, s'exalter 



TROISIÈME DIALOGUE. 271 

pour une femme fière et délicate qui met au plus haut 
prix son amour. 

MARCEL. 

Quelque dixième Béatrice? 

DIOTIMK. 

Quelle que soit la différence des noms, des per- 
sonnes ou des relations, M me de Stein inspire à Goethe 
une passion aussi noble en son principe et en ses effets 
que l'amour de Dante pour Béatrice. Pour se rendre 
moins indigne d'elle, Goethe, docile comme l'Àllighieri 
aux reproches de son exigeante amie, maîtrise jusqu'à 
la passion qu'elle lui inspire; il ouvre son cœur aux 
ambitions hautes. Du milieu des plaisirs, il incline son 
jeune souverain au désir du bien public; il s'applique 
à la bonne administration des affaires, à l'économie des 
finances, au redressement des abus. Sans système et 
par la simple impulsion de son grand cœur, Gœlhe se 
préoccupe incessamment d'améliorer le sort des classes 
laborieuses. Il lutte avec la fatalité de la misère « comme 
Jacob avec l'ange invisible. » Et tout le bien qu'il 
entreprend et qu'il réalise, toute l'activité qu'il déploie, 
ne suffisent pas encore à remplir son existence. Au sein 
des plus brillantes compagnies, l'ennui l'obsède; au- 
près de la femme qu'il aime, un malaise inexplicable 
le tourmente. Il s'appelle Légion, dit-il, et il se sent 
seul. Il cherche l'ombre épaisse des forêts; il gravit 
les cimes désertes; il descend dans la nuit des mi- 
neurs. Comme Dante, errant et inquiet dans la vallée 



27 4 2 DANTE KT (JOETHE. 

de la Magra, Goethe demande aux silences d'Ilmenau 
la paix. Mais quelque chose d'indéfinissable le travaille; 
de lointains horizons raturent; il a le mal du pays, 
d'un pays qu'il n'a jamais vu. Une voix chante en lui: 
«Dahin, Dahin! » Il faut qu'il parte; il le sent, il le dit; 
il faut qu'il voie, il faut qu'il possède l'Italie, ou bien 
il est perdu. 

MARCEL. 

Et d'où lui vient tout à coup ce mortel caprice? 

DIOTIME. 

Le désir de l'Italie était en quelque sorte inné chez 
Goethe. C'était comme une voix du sang, une transmis- 
sion paternelle. Le conseiller Jean-Gaspard , que nous 
avons vu si sombre et qui meurt vers ce temps d'hypo- 
condrie, nourrissait en sou cœur le souvenir ineffaçable 
et le regret d'un séjour qu'il avait fait en sa jeunesse 
dans la patrie de Virgile et du Tasse. Il avait écrit de 
son voyage une relation qu'il aimait à lire et à relire 
en famille, ne manquant jamais en finissant de pro- 
noncer cet axiome : « Aux yeux de qui a vu l'Italie, 
rien ne saurait plus désormais plaire en ce monde. » 
Aussi exigeait-il que sa femme et ses enfants parlassent 
l'italien, et se faisait-il habituellement chanter au piano 
des mélodies italiennes. Aussi sa maison du Hirsch- 
graben était-elle décorée à tous les étages d'estampes, 
de moulages, de dessins et de terres cuites rapportés de 
Florence et de Home. Dès sa petite enfance, le Cotisée, 
le château Saint -Ange, la coupole de Saint-Pierre, 



TROISIÈME DJALOGUP.. 273 

étaient pour Wolfgang des objets familiers autant que 
le Bœmer el l'église de Saint-Barthélémy. Plus tard, les 
songes de l'adolescent se peuplaient de fantômes ita- 
liens; plus tard encore, chez l'homme fait, chez l'ar- 
tiste, la persuasion que son idéal poétique était en 
Italie ne fut que le développement des premières im- 
pressions et des premiers enseignements de la maison 
paternelle. 

« Lire Tacite dans Rome, » c'est le vœu viril par 
lequel s'exprime chez Gœthe la Sehnsucht de l'Italie. 
Respirer le parfum des myrtes et des orangers, c'était 
à ses moments de langueur le soupir de sa jeunesse. 
Parfois même l'appétit des figues s'éveille à sa lèvre 
de barbare, et son impatience s'en irrite à ce point 
qu'il n'y saurait plus tenir. Il part précipitamment, 
presque secrètement. 

Et son instinct était si vrai qu'aussitôt les Alpes 
franchies, il se sent apaisé. Au premier souffle 
qui vient à sa poitrine des rives virgiliennes du 
BenacOy 

Fluctibus et fremitu assurgens Benace mari no, 

aux premiers échos du Tasse sur la lagune, il verse des 
pleurs de joie. A Naples, à Palerme, il entre en posses- 
sion d'une intensité dé vie dont il ne s'était formé jus- 
que-là aucune idée. Dans Rome, enfin, dans sa Rome, 
comme il ose le dire en amant passionné, son génie 
s'épanouit en pleine lumière. Il se sent libre, heureux. 
Comme l'Allighieri, il a atteint les hauts sommets de la 

1* 



274 DANTE ET GOETHE. 

contemplation. Il renaft à une vie nouvelle; il est 
sauvé. 

Après deux années de l'existence à la fois la plusacti- 
ve et la plus paisible, la plus conforme à sa nature, dans 
le pays de ses prédilections, Gœlhe rentre en Allema- 
gne. Il est maître de lui-même, de ses passions, de son 
art. La grande période généreuse de sa vie va s'ouvrir. 
Son immense renommée, qui vient de s'accroître encore 
par la publication de deux chefs-d'œuvre, Iphigénie et 
Tasso, l'ascendant qu'il exerce sur un prince libéral et 
qui le meta même de protéger, de récompenser magni- 
fiquement le mérite, cette admirable conscience du de- 
voir social qui le pousse à répandre au dehors les trésors 
de savoir qu'il s'est acquis par la puissance d'une volonté 
infatigable, le font agissant et bienfaisant comme il a été 
donné de l'être à peu d'hommes privilégiés. Il prend 
une part active au mouvement des affaires et de l'opi- 
nion. « Également puissant à consoler et à ravir 
gleirh mlichtig zu trôsten nnd zu entzûcken , » dira 
Wieland, il noue des relations dans tous les pays, 
dans toutes les classes; il veut tout voir, tout savoir; il 
entre dans toutes les controverses, il anime toutes les 
questions, il y jette la lumière. Par le rayonnement 
d'une chaleureuse sympathie, il attire, il groupe dans 
une action commune les plus belles intelligences. Il 
s'attache profondément à la plus belle entre toutes, à 
la seule qui aurait pu lui porter ombrage : il aime jus- 
qu'à la Gn, il honore, il encourage, il fait admirer 
Schiller. Avec lui et pour lui, pour ce rival préféré de 



TROISIEME DIALOGLK. 5Î75 

la foule, il dirige un théâtre national. Il institue des 
musées, des bibliothèques, des écoles, des jardins bota- 
niques; il organise des congrès, des expositions d'oeu- 
vres d'art; il bâtit des observatoires. Pressentant avant 
tout le monde l'importance de la chimie moderne qui 
va changer, dit-il, les conditions de la vie industrielle, 
il ouvre de vastes laboratoires où il s'applique aux ex- 
périences des Lavoisier, des Berthollet, des Berzélius. 
Et pendant qu'il s'occupe sans relâche à l'avancement 
et à la propagation de la science, à l'encouragement des 
arts, au bien public, Gœthe continue, comme s'il n'a- 
vait d'autre souci, l'œuvre de sa propre culture. Il re- 
vient incessamment aux grandes sources primitives de 
la poésie hébraïque et hellénique, à l'Orient des aryens. 
Il se plonge à la fois dans Shakespeare, dans Spinosa, 
dans Linné. II allie à l'étude l'observation, les essais 
et les expériences. Il interroge tous les grands esprits. 
Anatomie, osléologie, comparées, optique, météorologie, 
botanique, morphologie, physiologie, chimie, magné- 
tisme, électricité, cranioscopie, physiognomonie, rien ne 
lui échappe: tout, hormis la mathématique, a laquelle 
son génie répugne invinciblement, devient pour lui oc- 
casion de progrès, d'activité à la fois spéculative et 
positive. Il accomplit enfin en lui-même cette union 
intime de la philosophie et de la poésie que nous 
avons admirée chez Dante. Étudiant à la fois, comme 
l'Allighieri, toutes les branches du savoir humain , ob- 
servant tous les phénomènes de la nature qui, pour lui, 
est « le poème sacré, » pratiquant tous les arts, et re- 
venant toujours aux grands problèmes de la destinée 



276 DANTE ET GOETHE. 



humaine, Gœthe s'avance, comme le Florentin, des té- 
nèbres au crépuscule, du crépuscule à la lumière, le 
regard attaché sur les lueurs naissantes, animé et ébloui 
par la clarté suprême, qui « justifie ses efforts et réalise 
tous ses désirs. » — Je cite, Élie, les propres paroles 
de Gœthe, afin de mieux marquer l'analogie des con- 
ceptions et des images dans le génie de nos deux 
poètes. 



ELIE. 

Elles paraissent ici très-évidentes, en effet. 

DIOTIME. 

Tout en achevant ses compositions magistrales, 
Wilhelm Meister, les Affinités électives, Faust, tout en 
écrivant les Mémoires et en surveillant la publication 
de ses Œuvres, Goethe recueille ses observations scien- 
tifiques; il les relie et les systématise. Le premier il 
proclame le grand principe qui va désormais présider 
à tous les progrès. 

ÉLIE. 

L'idée de la métamorphose? 

DIOTIME. 

L'idée de la plante primordiale et typique, dont il a 
pu dire avec candeur que « la nature la lui envierait; » 



TROISIÈME DIALOGUE. 277 

ou, pour parler avec Geoffroy Saint-Hilaire, ridée de 
l'unité de composition organique, dont les savants fran- 
çais lui attribuent tout l'honneur. 

EUE. 

Je vois le nom de Gœthe cité très-fréquemment, en 
effet, dans les ouvrages de science. 

DIOTIME. 

Les savants ne prononcent son nom qu'avec recon- 
naissance et respect, car, outre ces deux grands prin- 
cipes de l'unité et de la métamorphose, on doit encore 
à Gœthe plusieurs observations très-importantes. Doué 
comme Dante d'un vif instinct des transformations de 
la vie, attentif à celte puissance de métamorphose 
dont il admirait dans un des plus beaux chants de 
l'Enfer une peinture merveilleuse, Gœthe observe, 
comme l'auteur des cantiques, des phénomènes qui 
n'ont point été observés avant lui. C'est lui qui dé- 
couvre dans la structure de l'homme l'os intermaxillaire 
que nieront encore, longtemps après, des savants de 
profession, tels que Camper et Blumenbach ; c'est à lui 
que l'on rapporte les plus curieuses observations sur la 
double tendance spirale et verticale qui détermine la 
vie des végétaux. Chez le grand Allemand comme chez 
le grand Italien, le génie de la spéculation intuitive 
s'allie à l'esprit d'observation le plus rigoureux. Gœthe 
porte en lui, il conçoit sans effort l'idée d'ordre et de 
beauté dans l'univers; ses plus humbles, ses plus obs- 



278 DANTE ET GOETHE. 

cures parties, comme ses plus splendides infinités, il 
les voit, il les pressent à leur place et dans leur 
mutuelle attraction. Esprit ou matière, idéal ou réalité, 
force ou forme, accident ou loi, tout lui apparaît dis- 
tinct, mais profondément uni dans le sein de Dieu. El 
son Dieu, comme celui de rAUighieri, est le premier, 
le tout-puissant amour, der AUliebende. La science de 
Gœthe a les palpitations de la vie; sa raison a les 
ravissements de l'enthousiasme; et c'est pourquoi il 
étreint la vérité d'une si forte étreinte. Et c'est pour- 
quoi, rien qu'en le voyant, on reconnaît en lui une 
harmonie si parfaite, qu'un Herder, un Napoléon, 
s'écrieront spontanément, comme frappés d'un même 
éclair : Voilà un homme! 

EUE. 

• 
Assurément une telle parole, une louange à la fois 
si simple et si profonde, dans de telles bouches, si elle 
était méritée, ferait mieux que tout le reste comprendre 
votre rapprochement entre Gœthe et Dante, car on peut 
bien dire que jamais poète ne fut, plus que rAUighieri, 
un homme véritable. Mais c'est ici précisément que je 
sens, pour ma part, la différence essentielle ; car enfin, 
l'homme véritable, ce n'est pas seulement celui qui est 
à la fois, comme Gœthe, un savant, un philosophe, un 
artisle; l'homme véritable, c'est aussi, c'est avant tout, 
dans mes idées bretonnes, le patriote, le soldat, le ci- 
toyen. C'est Dante à la bataille de Campaldino, dans les 
conseils de la république; c'est l'exilé indomptable qui 



TROISIÈME DIALOGUE. '219 

monte fièrement l'escalier d'autrui ; c'est le tribun qui 
harangue princes et peuples et les convie à la liberté. 
Or, dans toute la longue vie de voire Goethe, il n'y 
a pas un jour pour la pairie, il n'y a pas un Vœu pour 
la liberté. Il se détourne de la révolution française qui 
troublerait, s'il y regardait, ses études de naturaliste. 
Pendant la campagne de France, où il suit par bien- 
séance de cour son souverain, il s'absorbe dans 
ses rêveries contemplatives. A Verdun, il observe un 
phénomène d'optique ; au siège de Mayence, il établit 
tranquillement sa théorie des couleurs. Je ne parle pas 
de l'incroyable préoccupation qui lui fait appliquer à la 
querelle de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire les nou- 
velles qu'on lui apporte du combat des trois journées 
dans les rues de Paris. Enfin rien, absolument rien, 
chez cet homme si attentif à la métamorphose des 
plantes et aux révolutions du globe, où se trahisse le 
moindre intérêt pour le grand soulèvement politique 
qui va remuer de fond en comble toutes les couches de 
la vie sociale. 

DIOTIME. 

Yous touchez ici, en effet, mon cher Élie, à une 
différence sensible entre nos deux poètes ; mais c'est 
différence d'origines , beaucoup plus que différence de 
personnes. Dante, ne l'oublions pas, appartient à la plus 
grande race politique des temps anciens et modernes. 
H est issu de ce peuple romain qui se sentait né pour 
dominer le monde. Avec son sang coule dans ses veines 



2 H(> DANTE ET GOETHE. 

l'ambition, l'instinct impérieux des destinées latines, le 
sentiment de l'État, l'idéal de l'unité, de la force et du 
droit. Il est tout pénétré de ce vertueux orgueil de la 
patrie qui va se perpétuer après lui, de grand homme 
en grand homme, dans l'Italie subjuguée, humiliée, 
divisée, pour éclater de nos jours avec une incroyable 
puissance, et triompher demain, plaise à Dieu, à la face 
du ciel, sur les hauteurs antiques et toujours vivantes 
du Capitole. 

Tout au contraire, Wolfgang Goethe natt chez un 
peuple à qui la notion de l'État semble étrangère. Cette 
grande chose publique qui impose au Romain le sacri- 
fice de tout autre devoir, de tout bonheur intime, l'Al- 
lemand ne la trouve nulle part dans son passé. Indé- 
pendant et libre, hardi et fier dans les domaines de la 
pensée pure, il redevient timide et gauche, il demeure 
comme empêché dès qu'il veut s'essayer à la pratique 
du bien commun; il trébuche, il chancelle, dès qu'il 
sort de sa maison pour descendre sur la place pu- 
blique. 

Il y a donc dans la race et dans la tradition de nos 
deux poêles une première inclination opposée, cela 
n'est pas niable; mais il ne faudrait rien exagérer. 
Gœthe, en politique, comme en toutes choses, avait un 
idéal, et un idéal très-haut. 

EUE. 

Si haut apparemment qu'il ne pouvait espérer de le 
voir réaliser, et c'est pourquoi il n'y songeait pas. 



TROISIÈME DIALOGUE. 281 



DIOTIME. 



L'idéal de Goethe, tel que nous allons le voir dans 
son poëme, le dernier mot de la sagesse humaine dans 
la bouche de Faust mourant, a la plus haute félicité où 
l'homme puisse atteindre, » ressemble trait pour Irait, 
mon cher Élie, à l'idéal de Dante. Monarchie ou répu- 
blique, c'est la conception, exprimée dans un vers de 
Faust, du « peuple libre sur le sol libre, » conquérant 
chaque jour, méritant par le travail, par la lutte, par 
la conspiration de toutes les forces, par l'association de 
toutes les volontés, son droit à l'existence et son droit 
au bonheur. 

MARCEL. 

C'est un peu vague. 

DIOTIME. 

• 

Pas plus vague que l'idéal de l'Allighieri, sur lequel 
on a disputé pendant plusieurs siècles. Avec l'auteur 
du de Monarchia, Gœthe considérait l'unité, l'ordre et 
la paix comme les signes par excellence du bon gou- 
vernement. Il croyait, comme lui, que la liberté ne se 
trouve que dans l'obéissance 5 la loi. Avec Dante, il 
croyait aux grands rois paciers et justiciers. De même 
que l'Allighieri attendait de la venue de l'empereur 
Henri VU l'apaisement des troubles civils, ainsi Gœthe, 
dans sa jeunesse, espérait du grand Frédéric qu'il « ré- 
duirait les superbes et soutiendrait la force propre de 



282 DANTE ET GOETHE. 

l'Allemagne. » Mais Goethe croyait également à la puis- 
sance des instincts populaires. Il admirait les ver! us 
humbles et patientes des classes laborieuses, qu'il dé- 
clarait, dans leur injuste abaissement, les plus hautes 
aux yeux de Dieu, il reconnaissait aux malheureux 
» le pouvoir de bénir, auquel l'homme heureux ne sait 
comment atteindre. » 

VIVIANE. 

Quelle expression touchante et quelle grande pen- 
sée! 

DIOTIME. 

Et qui, celle-là, vient assurément du cœur, car ja- 
mais l'esprit à lui tout seul n'eût senti et proclamé 
ainsi le droit divin du malheur. 

ÉLIE. 

• Mais cette pensée très-touchante, je n'en discon- 
viens pas, ne nous dit aucunement la part que Goethe 
réservait au peuple dans son idéal politique. 

DIOTIME. 

(iœthe n'a jamais rédigé de projet de constitution, 
mon cher Élie. Mais il avait coutume de dire que, si 
une très-petite élite dans la société y représente la 
raison, le peuple y représente le sentiment, la passion, 
que Phomme d'État ne doit jamais négliger. Lorsqu'il 
s'essaie à Part de gouverner, il se propose pour but 
principal de donner aux classes inférieures « le sen- 



TROISIÈME D1ALOGCK. 283 

liment d'une noble existence. » Rappelez-vous, Élie, 
cet admirable poëme A'Hermann et Dorothée, où 
Gœthe chante d'une voix homérique les grandeurs de 
la vie populaire. Relisez, quand vous serez de loisir, 
le roman de Wilhelm Mehter. Vous serez surpris d'y 
voir sur le prolétariat, sur la propriété, sur le rôle 
social des femmes, sur les vocations naturelles, sur la 
rétribution du travail et la répartition des richesses, 
sur l'unité future du genre humain, sur la culture en 
commun du globe, sur les destinées grandioses de 
l'Amérique républicaine et de la démocratie chrétienne, 
sur le pouvoir de l'association et de la colonisation, 
des choses dont la hardiesse n'a pas été dépassée par 
nos plus hardis réformateurs. 

Dans ce curieux roman, Gœthe ramène les phases 
successives du progrès moral et social aux trois degrés 
de l'initiation ouvrière : l'apprentissage, le compagnon- 
nage et la maîtrise. Il y cherche, il y exprime avec 
amour la poésie des plus humbles professions, des plus 
petits trafics. Il rapproche l'industrie de l'art, l'utile du 
beau. Knfin, si je ne me trompe, vous trouverez dans 
Wilhelm Meister, dans la dernière partie surtout, un 
Gœthe à qui vous n'avez pas donné, je crois, suffisam- 
ment d'attention, un Gœthe précurseur et prophète, 

comme l'Allighieri, d'une patrie, d'une société, d'une 

# 

civilisation nouvelle, organisateur du bon Etat; voi- 
lant, comme l'auteur des cantiques, sous le symbole, 
une représentation pythagoricienne de l'ordre social 
intimement uni à l'ordre universel dans les conseils 
de Dieu. 



284 DANTE ET GOETHE. 

EUE. 

Mais enfin, j'en reviens toujours là, Gœlhe ne prend 
aucune part au mouvement politique. 

DIOTIME. 

Un moment, on le voit dans ses lettres et dans ses 
mémoires, Gœlhe, chargé par le grand-duc de Weimar 
de conduire les affaires publiques, s'applique, comme 
il s'est appliqué à tous les arts, au grand art de 
l'homme d'État. Il lit avec émotion nos cahiers de 89; 
il aurait voulu en réaliser la pensée. Il parle avec le 
sérieux candide qu'il apporte en toutes choses de* la 
grande tâche qui lui est imposée. Il en remplit, dit-il, 
ses veilles et ses rêves, il y sacrifie ses plus chères 
occupations ; il interrompt ses études, ses travaux, 
parce que son devoir (son devoir de ministre s'entend, 
car il semble oublier à ce moment son œuvre poétique) 
lui devient chaque jour plus cher. C'est en l'accom- 
plissant dignement qu'il voudrait « se rendre l'égal des 
plus grands hommes. » Mais il est vrai de dire aussi 
que les espérances prochaines de Goethe sont bientôt 
dissipées. Les horreurs de la guerre dont il pense, 
sous la canonnade de Yalmy, qu'elles commencent une 
époque nouvelle dans l'histoire, le persuadent que des 
générations entières seront sacrifiées i\ la révolution 
immense qui, selon lui, va changer les destinées, 
non-seulement de l'Europe, mais du monde. Alors, 
comme il hait tous les agents violents (il est anti- 



TROISIÈME DIALOGUE. 285 

vu! caniste en histoire comme en géologie) ; comme il 
sent douloureusement le malheur d'appartenir à une 
nation faible, incapable de cohésion, impuissante en 
politique; comme il n'a pas de foi dans la vertu des 
petites constitutions, des petits parlements, des petites 
promesses et des petits souverains de la Confédération 
germanique; comme il ne croit en définitive qu'au 
pouvoir de l'esprit, au progrès par la science et la 
persuasion, et non par les improvisations hasardées 
ou la contrainte, Goethe se met à l'écart. Il se retire des 
factions. Il se fait à lui seul, comme Dante (qui parait bien, 
lui aussi, à un certain jour, avoir désespéré de ses amis), 
son propre parti. Voyant la confusion où tout allait chez 
ce pauve peuple allemand, le plus grand dans l'ordre 
moral, dit-il, mais le plus misérable dans son organi- 
sation politique, il rentre, pour n'en plus sortir, dans 
la sphère de l'art, où son autorité s'exerce sans entraves! 
Mais c'est pour y tenter, à sa manière, l'unité alle- 
mande. Il forme le plan d'un grand congrès général 
qui sera, dans l'opinion de Herder, le premier institut 
patriotique de l'Allemagne; et s'il n'y réussit pas, il en 
répand du moins dans les esprits l'idée qui y germera 
plus tard. Une voix intime dit au poète qu'il importe 
assez peu à l'Allemagne de compter un soldat, un clu- 
biste, un pamphlétaire ou un harangueur de plus, 
mais que, en lui léguant un Goethe, il aura fait pour la 
patrie future tout ce qui lui est commandé par Dieu et 
par son génie. 

Et qui oserait l'en blâmer? Qui oserait accuser 
d'indifférence patriotique celui dont on a pu dire : 



tffi DANTK KT GGETHK. 

L'Allemagne a* est sentie grande tant que Gœthe a 
vécu? 

ELIE. 

Vous idéalisez, vous me feriez presque aimer le sage 
égoïsme du grand artiste ; mais comment l'égaler à 
l'héroïsme du grand citoyen, et que les effets en sont 
moins vivants dans les cœurs! L'Allemagne, sans doute, 
admire, elle adore son Gœthe; mais qu'il y a loin du 
culte un peu abstrait qu'elle lui rend au frémissement 
d'amour de toute cette jeune Italie qui portait naguère 
aux combats pour la liberté les couleurs de Béatrice, 
et que les chants divins de l'Allighieri consolaient dans 
les durs cachots du Spielberg, exaltaient au martyre 
de Cosenza ! 

DIOTIME. 

J'en tombe d'accord avec vous, Élie, avec cette 
seule réserve, que je n'oppose pa« ici l'égoïsme d'un 
caractère a l'héroïsme d'un autre, mais, comme je vous 
le disais tout à l'heure, le génie et la tradition des deux 
peuples qui se personnifient dans nos deux poêles. Et 
tenez, même dans cette retraite studieuse, dans cette 
<( solitude amie » que vous seriez tenté de reprocher à 
Gœthe, dans ce calme où sa verte vieillesse poursuit 
sans dissipation l'œuvre, patriotique aussi à sa manière, 
qu'il a entreprise de grandir dans les lettres et dans les 
arts le nom allemand, la colère vient un jour le saisir 
et lui inspire des accents tout à fait dantesques. 



TROJSIKMK DIALOGUE. 287 

KLIB. 

En quelle occasion ? 

DIOTIME. 

C'est en 1805. L'invasion française a réduit l'Alle- 
magne à la dernière détresse. Le grand-duc de Weimar, 
le souverain bien-aimé de son peuple, est, sous de men- 
songers prétextes, accusé de trahison, menacé par Bo- 
naparte de déchéance et d'exil. Geelhe pousse un cri 
d'indignation; tant d'injustice le révolte. 11 ressent au 
plus profond les humiliations de la patrie sous le ca- 
price du dominateur étranger. Tout aussitôt son parti 
est pris. Il n'hésite pas; il va suivre son royal ami dans 
l'infortune. Il s'en ira, dit-il, de village en village, de 
chaumière en chaumière, d'école en d'école, « partout 
où l'on connaît le nom du vieux Goethe ; » il rimera, 
il chantera les afflictions du peuple ; et les femmes 
et les enfants s'attacheront à ses pas et répéteront en 
chœur sa grande complainte... 11 n'est pas indifférent, 
alors, le vieux Wolfgang; sa voix tremble; des larmes 
coulent de ses yeux ; ses genoux fléchissent. Lorsqu'il 
parle ainsi d'exil et de pauvreté, je songe à cet autre 
Juste, « quel Giusto, » à ce mendiant au grand cœur 
que l'Allighieri rencontre dans le ciel de Justinien, à 
ce Romeo en qui le poète semble se reconnaître... Vous 
vous rappelez, Viviane, ces belles tercines que je vous 
citais hier : 

Indi partissi povero e vetusto. 



2*8 DATNK KT GOETHE. 



MARCEL. 



Mais cel exil et cette pauvreté ne sont qu'imagi- 
naires; et, bien différemment de Dante, votre Goethe 
linit ses jours dans sa maison, dans la jouissance de 
tous les conforts... 

DIOTIME. 

Que ce mot de confort eût sonné étrangement à 
l'oreille de Goethe, mon cher Marcel, et que l'image du 
prosaïque bien-être que ce mot exprime était loin de 
son esprit! Ce qu'il fallait à Goethe, ce que le grand-duc 
Charles-Auguste sut lui assurer, en lui donnant tout 
auprès de lui, « champ, verger, jardin et maison, » ce 
n'était pas la combinaison savante et opulente de ces 
inventions confortables où s'endorment les vanités de 
nos bourgeois parvenus ; c'était la simplicité noble 
d'une demeure où toutes choses bien ordonnées dans 
un ensemble harmonieux le portaient au recueillement 
et à une douce activité de la pensée. 

Dans cette maison modeste où Goethe va finir ses 
jours glorieux, les chambres sont peu ornées, médio- 
crement meublées (notre poète avait coutume de dire 
que les riches ameublements sont faits pour les gens 
qui n'ont point d'idées et ne se soucient pas d'en avoir; 
quant à lui, il ne pouvait ni penser ni rêver dans un 
trop bon fauteuil); mais on y monte par des degrés 
majestueux où de graves figures antiques commandent 
le silence ; et les beaux souvenirs qu'il a rassemblés là, 
ses collections, ses portefeuilles, ses livres, le pénètrent 



TROISIÈME DIALOGUE. 289 

à toute heure de ce « sentiment d'une noble existence, » 
qu'il avait espéré, un jour, lorsqu'il exerçait le pou- 
voir, de donner même aux plus déshérités, même aux 
plus oubliés de la fortune. 

Dans son jardin, bien abrité du nord, au penchant 
d'une colline, sous ses grands sapins germaniques, non 
loin desquels, de sa main, le vieillard a planté le doux 
figuier de la Brenta, si cher à sa jeunesse, Goethe vient 
en plein midi s'asseoir. Il se recueille; il écoute « la 
respiration de la terre pendant le sommeil de Pan. » 
A son front de Jupiter olympien rayonnent les souve- 
nirs d'un passé sans tache ; dans ses yeux, les certitudes 
sereines de la vie future. Et lorsque, par une matinée 
de printemps, à son tour, Gœthe s'endort dans la pléni- 
tude de ses facultés et dans la calme conscience de son 
œuvre accomplie (le 22 mars 1832; peu de temps au- 
paravant il a mis la dernière main à son poëme de 
Faust), sa lèvre souriante demande « plus de lumière. » 
Sans effort et sans effroi, son âme va passer d'un monde 
à l'autre. Comme l'Allighieri, au sortir des épreuves de 
la montagne d'expiation , il s'est renouvelé aux flots 
vivifiants du Léthé. Il se sent, lui aussi, 

Pur et disposé à monter aux étoiles. 

Diotime se lut. En la voyant fermer son cahier de 
notes, Viviane se récria. Elle n'aurait pas voulu que la 
fin du récit vint si vite. Elle aurait désiré plus de dé- 
tails; elle avait mille questions à faire encore. Diotime 
promit d'y répondre à mesure que l'analyse de Faust 

19 



290 DANTE ET GOETHE. 

les amènerait, ce qui ne pouvait manquer. Mais elle se 
sentait fatiguée d'avoir parlé pendant près de deux 
heures au grand air, et priait qu'on voulût bien la lais- 
ser reprendre haleine. 

On se dispersa sur la plage. 



QUATRIÈME DIALOGUE. 



DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL. 

On s'oublia longtemps sur la plage, chacun à ses 
pensées. Diotime s'était éloignée. Viviane prenait un 
curieux plaisir à regarder, à examiner de près les mil- 
liers d'animalcules et de plantes marines que le reflux 
avait abandonnés sur le sable. Elle questionnait Élie. 
Avec sa vivacité féminine, elle aurait voulu, en moins 
d'une heure, tirer de lui et s'approprier tout ce que de 
longues années d'études lui avaient appris. Mollusques 
et madrépores, infusoires, astéries, coquilles, écailles, 
varechs, débris de toutes sortes, elle voulait aussitôt 
nommer et classer l'infinité des formes équivoques de 
celte vie flottante qui, poussée par je ne sais quel vague 
et universel désir de lumière, vient incessamment vers 
nous, des crépuscules de l'abime, à la pleine clarté des 
cieux. 

Quant à Marcel, après avoir suivi d'un œil de chas- 
seur plusieurs files d'oies sauvages qui traversaient les 



292 DANTE ET GOETHE. 

airs du nord au sud, et, de leurs blanches ailes éployées, 
laissaient tomber sur ce beau jour d'automne comme 
un premier frisson des neiges d'hiver, il était parti pour 
le village, en quête d'un fusil, bon ou mauvais. 

Depuis quelques instants une méduse énorme, ca- 
chée sous une touffe d'algues, absorbait l'attention de 
Viviane. Lorsqu'elle releva la tête, grande fut sa sur- 
prise de ne plus voir Élie à ses côtés. Après qu'elle 
l'eut cherché des yeux tout alentour : 

«— Où étes-vous donc allé et qu'avez-vous? lui 
cria-t-elle en le voyant revenir à pas pressés dans la 
direction que Diotime avait prise; vous êtes pâle à faire 
peur. 

— Ce n'est rien, dit Élie en l'abordant; c'est le 
démon du cap Plouha qui m'a troublé la cervelle... 
Pouvez-vous distinguer là-bas, à l'horizon, tout à l'ex- 
trémité de ce rocher qui surplombe, Diotime et son 
grand voile noir qui flotte au vent? 

VIVIANE. 

Eh bien? 

ÉLIE. 

Eh bienl figurez-vous que, tout à l'heure, en la 
voyant qui s'avançait lentement, comme une somnam- 
bule, sur cette pointe étroite, j'ai pris peur. J'ai couru ; 
la respiration m'a manqué, mes jambes ont fléchi; si 
j'étais femme, je dirais que j'ai failli me trouver mal... 
Que voulez-vous 1 on n'est pas maître de ces choses-là; 
il me semblait que le pied lui glissait, qu'elle chancelait, 
qu'elle disparaissait. 



QUATRIÈME DIALOGUE. 293 

VIVIANE. 

Quelle folie! Rappelez-vous donc qu'avant-hier, 
par une mer très-houleuse, vous m'avez conduite jus- 
que-là. Il y a place pour trois personnes de front; pas 
le moindre danger, même si Ton tombait. 

ÉLIE. 

Encore une fois, que voulez-vous que je vous dise? 
c'est le démon du cap Ploulia qui fait des siennes. Dio- 
time était si triste depuis hier!... Ce matin même, elle 
m'avait très-longuement parlé de notre pauvre George. 
J'étais hanté par les idées les plus noires... Enfin, je 
n'avais pas le sens commun, et je m'en suis convaincu 
quand, au moment de ma plus vive angoisse, j'ai vu 
Diotime s'asseoir aussi tranquillement que possible et 
s'entretenir avec un petit chercheur de crabes que, 
dans mon agitation extrême, je n'avais pas aperçu tout 
d'abord à ses côtés. 

VIVIANE. 

Vous étiez très-lié avec George, n'est-il pas vrai? 

ÉLIE. 

Je m'étais beaucoup attaché à lui dans le peu de 
temps que nous avons passé ensemble; c'était une na- 
ture charmante, la mieux douée que j'aie jamais ren- 
contrée, et aussi la plus à plaindre. 

VIVIANE. 

J'ai vu son portrait, peint par Lehmunn, dans la 



294 DANTE ET GOETHE. 

chambre de Diotime ; il devait lui ressembler beaucoup. 
Quel noble visage, mais quelle mélancolie empreinte sur 
tous ses traits ! Sans rien savoir, je l'aurais dit prédes- 
tiné à quelque chose de funeste. 

ÉLIE. 

Il avait apporté en naissant l'inclination à la mélan- 
colie, à cette grande mélancolie germanique dont Dio- 
time nous parlait tout à l'heure, et dont il est, je crois, 
bien difficile de guérir. La mort mystérieuse de sa mère 
avait jeté sur son enfance une ombre froide; très-jeune 
encore, il s'était, comme elle, essayé plusieurs fois, 
sans y réussir, au suicide. 

VIVIANE. 

Et sa famille l'avait su? 

ÉLIE. 

Sans doute. Mais comme il refusa toujours de s'ex- 
pliquer, ses proches, oubliant la morne hérédité qui 
mettait dans son sang le dégoût de la vie, ne prirent 
point au sérieux ces tentatives vaines. On ne vit là 
qu'un peu d'ennui qu'il fallait distraire. On décida que 
George voyagerait. 

VIVIANE. 

Mais Diotime? 

ÉLIE. 

Diotime, sur qui la mort tragique d'une sœur très- 



QUATRIÈME DIALOGUE. 205 

aimée avait produit une impression ineffaçable, conce- 
vait à ce sujet plus d'inquiétude ; mais, par des motifs 
que j'ignore, elle ne pensa pas devoir s'opposer aux 
volontés qui éloignaient George de la maison pater- 
nelle. Elle me pria seulement de l'accompagner, et je 
partis avec lui pour la Grèce. Au bout de quelque 
temps, rappelé par des affaires, je crus pouvoir le 
quitter. Je ne le laissais pas seul; nous avions noué 
amitié avec Evodos. Vous le connaissez; vous savez 
de quel ascendant naturel, malgré sa jeunesse, il en- 
traîne, il sait gagner à ses belles ambitions tout ce qui 
l'approche. J'espérais que, par ce lien nouveau, 
George insensiblement se rattacherait à la vie, et que 
peut-être même il en viendrait quelque jour à entrer 
de cœur et d'esprit dans les vues, dans les projets, 
dans les passions généreuses du jeune Hellène. Hélas! 
à peine rentré chez moi, je recevais une lettre d'Athè- 
nes; elle était scellée de noir; je l'ouvris en tremblant. 
Evodos m'écrivait qu'au lendemain de mon départ, 
George avait soudain disparu, et qu'après plusieurs 
jours de recherches, on avait appris, par des femmes 
de pécheurs, venues de grand matin au Pirée pour y 
vendre leurs filets, que, pendant leur marche noc- 
turne sur le rivage, elles avaient vu, bercé par la 
vague, un beau corps endormi, d'une blancheur an- 
gélique, et qui semblait comme enveloppé de lueurs 
merveilleuses... 

VIVIANE. 

J'avais bien deviné quelque chose de tout cela, mais 



29tt DANTE ET GOETHE. 

j'ignorais les détails. Croiriez- vous que Diotime n'a 
jamais prononcé devant moi le nom de George ! 

ÉLIS. 

La dernière fois que nous avions parlé de lui ensem- 
ble, c'était à l'occasion d'une lettre d'Evodos qui s'oc- 
cupait de faire placer, à l'endroit même où Ton a 
retrouvé le corps, une pierre funéraire. Les larmes que 
j'avais vues tomber des yeux de Diotime sur ses joues 
d'une pâleur mortelle m'avaient à tout jamais interdit 
d'éveiller ce souvenir. D'elle-même, ce matin, après 
plusieurs années de silence, elle l'avait rappelé, et j'en 
étais resté troublé plus que je ne saurais dire... 

Comme ils en étaient là, Viviane mit un doigt sur 
sa bouche, et s'avançant vivement à la rencontre de 
son amie qui déjà se trouvait à portée de la voix : 
Qu'avez-vous donc vu là-bas de si extraordinaire, lui 
dit-elle, et comment pouvez-vous si longtemps vous 
passer de nous? 

— J'étais avec un autre ami, dit en souriant Diotime. 

* 

VIVIANE. 

Un autre ami? 

DIOTIME. 

Un ami invisible, un ami absent, un ami très-éloi- 
gné... mais pas autant peut-être que nous nous le figu- 
rons. Vous savez que j'ai parfois des pressentiments 
étranges; ce n'est pas pour rien que je suis née à minuit 
et dans la pairie de Goethe. Nous autres Mitternachts- 



QUATRIÈME DIALOGUE. 297 

kinder> comme on nous appelle en Allemagne, nous 
découvrons les trésors. A cet égard j'ai fait mes preuves, 
et j'en ai trouvé un que tout le monde m'envie dans 
votre Bretaigne grif aigrie (n'est-ce pas ainsi, Élie, que 
dit la chanson?). Mais ce n'est pas tout; nous conver- 
sons aussi avec les esprits... Eh bien, là-bas, sur mon 
rocher solitaire, je pensais à Evodos; je peux dire que 
je le voyais auprès de moi... 

Les yeux de Viviane s'illuminèrent d'un éclair ra- 
pide. Au même moment, elle entendit la voix de son 
frère qui rapportait le meilleur fusil du garde de Tréve- 
neuc et qui descendait en chantonnant sur la plage. 

— Trop tard! lui cria-t-elle en montrant du geste 
l'horizon; les oiseaux sont envolés La Providence les 
protège et les enlève à tes coups. 

— Oui vraiment, reprit Marcel avec humeur et en 
contrefaisant l'accent nasillard du curé de Saint-Jac- 
ques, admirons la divine Providence, mes frères; quand 
le gibier vient au chasseur, c'est le fusil qui lui manque; 
et quand le chasseur tient le fusil, le gibier a disparu! 

On rit de cette boutade; puis on revint s'asseoir 
autour de la table de granit. Alors, à la demande géné- 
rale, Diotime reprit ainsi : 

DIOTIMlï. 

Vous m'avez fait un reproche qu'on adresse rare- 
ment aux professeurs, ma chère Viviane, vous m'avez 
trouvée trop courte. Mon récit de la vie de Gœlhe et 
l'idée que j'ai tâché de vous donner de sa personne 
vous semblent insuffisants. Hélas! oui, j'en conviens, il 



298 DANTE ET GOETHE. 

m'arrive avec Goethe ce qui m'est arrivé avec Dante : 
h mesure que j'avance, les horizons reculent, et quand 
je crois toucher au port, ma sonde jetée m'avertit que 
je suis bien loin encore de tous rivages, en haute mer : 

voi che siete in piccioletta barca, 
Non vi mettete in pela go, 

dit l'Allighieri, à ceux qui voudraient, dans leur frêle 
esquif, suivre son vaisseau superbe; plus je vais, plus 
je m'effraie de l'entreprise où je me suis hasardée. 
A ne parler que du temps, savez -vous que, si je voulais 
tout dire sur Goethe, ce ne serait pas quelques heures, 
mais quelques semaines qu'il nous faudrait rester à 
Plouha ? 

VI V IANE. 

Je le voudrais bien... 

DIOT131E. 

Et je devrai m'estimer heureuse si j'achève aujour- 
d'hui d'esquisser les grands traits généraux qui font de 
Gœthe, à mes yeux, le Dante du xix e siècle. Vous ne 
sauriez vous figurer, Viviane, le nombre et l'étendue 
des ouvrages écrits sur 'Gœthe. La littérature dantesque 
est déjà dépassée, je crois, par la littérature goelhéenne. 
La controverse au sujet des idées et des sentiments 
de l'auteur de Faust ne finira pas de longtemps en 
Allemagne; elle ne fait que commencer en Europe. 
Comme aussi Gœthe, en ce qui le touchait person- 



QUATRIÈME DIALOGUE. 299 

nellement, gardait volontiers le silence; comme il ne 
daigna jamais répondre à ses détracteurs; comme il 
ne lui déplaisait pas de voir son Faust devenir l'objet 
d'une infinité d'interprétations et de commentaires qui 
donnaient au vieillard un sentiment vif de sa puissance 
croissante sur les imaginations; comme il souriait com- 
plaisamment à ce Faust polisensa qui déconcertait la 
critique, il en a été de lui comme de l'Allighieri : dans 
les deux camps opposés, guelfes ou gibelins, croyants 
ou sceptiques, conservateurs ou réformateurs, on s'est 
disputé l'honneur de son nom. Les nuages se sont amas- 
sés tout alentour ; l'obscurité s'est accrue, le tonnerre 
a grondé ; et, pareil aux demi-dieux antiques, le poëte 
a disparu, il a été ravi aux cieux dans l'orage. — Je 
crois bien, quoique je vous aie dit peu de chose au 
regard de ce qu'il y aurait eu à dire, vous avoir montré 
dans Goethe l'homme de sa nation, de son temps, mais 
aussi l'homme universel, l'homme de l'humanité, en 
qui s'expriment et luttent, avec une puissance extraor- 
dinaire, les passions, les espérances, les tristesses, les 
joies, tout le réel et tout l'idéal de la destinée humaine. 
Si je ne m'abuse, je vous ai fait entrevoir les analogies 
profondes qui, sous les différences de temps, de lieux, 
de races et de caractères, relient l'un à l'autre l'auteur 
de Faust et l'auteur de la Comédie : un génie essen- 
tiellement religieux, traditionnel autant que novateur, 
qui reçoit avec respect du passé tout ce qu'il est possible 
d'en recevoir, et qui transmet à l'avenir un héritage 
agrandi, fécondé par le travail d'une pensée libre et 
généreuse. Nous avons admiré chez nos deux poètes un 



300 DANTE ET GOETHE. 

talent spontané et réfléchi, lyrique et épique tout en- 
semble; une âme ouverte à la plus haute conception de 
l'amour. Nous touchons maintenant à ce qui va achever 
la ressemblance entre Dante et Goethe, à ce désir qui les 
possède également de mettre tout leur génie, toute leur 
vertu, la Somme, le Trésor, le Miroir de leur con- 
naissance, aurait-on dit au moyen âge, dans une œuvre 
grandiose qu'ils vont portçr en eux, méditer, quitter et 
reprendre, remanier, améliorer sans cesse, jusqu'à la 
fin. Sans se mettre ouvertement en scène dans son 
Faust, Goethe y est présent tout aussi bien que Dante 
dans sa Comédie. Étudier l'œuvre, c'est ici, plus qu'en 
aucune autre création de l'art, étudier l'homme. Et c'est 
pourquoi tantôt, Viviane, je vous disais que vous alliez 
avoir plus d'une occasion, à mesure que nous entrerions 
dans l'analyse de Faust, de revenir sur ce que j'ai pu 
négliger, et de remettre où bon vous semblera vos 
grands points d'interrogations despotiques. 

VIVIANE. 

Comptez que je ne m'en ferai pas faute, malgré 
l'épithète railleuse. 

DIOTIME. 

Nous avons vu déjà que Goethe, en concevant le plan 
de sa tragédie, était mû, comme Dante, non-seulement 
par le désir de la gloire qui leur est commun avec tous 
les grands artistes, mais encore par le désir généreux 
qu'ont seuls les grands cœurs de faire servir l'exemple 
de leurs fautes et de leurs égarements au bien d 'autrui. 



QUATRIÈME DIALOGUE. 301 

En étudiant l'un et l'autre poëme, nous n'apprenons 
pas seulement à connaître un chef-d'œuvre littéraire, 
mais encore le moyen que, dans la société du xiv e et 
du xix e siècle, deux nobles esprits jugeaient le plus 
propre h gagner la béatitude, à faire son salut ; si bien 
que je serais parfois tentée d'examiner Faust et la Co- 
médie de ce point de vue dévot, et de les considérer 
comme un livre d'édification qui se pourrait nommer 
Y Imitation de Dante ou l'Imitation de Gœthe. Mais, 
pour le moment, ne nous engageons pas dans ces con- 
sidérations morales, et tenons-nous-en à notre Faust 
poétique et légendaire. 

ÉLIE. 

Vous nous avez dit, je crois, que la légende de 
Faust remonte au vi e siècle. 

DIOTIME. 

En ce qui touche la donnée générale du pacte avec 
le démon, la légende se produit dès le 111 e siècle. Le 
païen Cyprien d'Antioche, qui veut séduire par magie 
Justine, la vierge galiléenne, et qui, pour cela, fait 
alliance avec le diable, semble, dans la légende grec- 
que, comme une sorte de Faust anticipé. 

ÉLIE. 

Ce Cyprien d'Antioche est le type du Magico Pro- 
digioso de Calderon, si je ne me trompe? 

DIOTIME. 

En effet. Mais de même qu'il y a eu plusieurs visions 



302 DANTE ET GOETHE. 

et plusieurs voyages en enfer, nous allons voir se 
produire un grand nombre de Faust. Celui du vi e siè- 
cle se nomme Théophilus $ c'est un clerc de l'Église 
d'Àdana en Cilicie , qui , par l'entremise d'un juif, 
signe de son sang le pacte avec le démon, mais qui finit 
par lui échapper néanmoins, grâce à l'intercession de 
la Vierge Marie. L'histoire de ce Théophilus figure 
dans un poëme latin de la nonne Hroswitha ; elle a été 
rimée chez nous par le trouvère Rutebeuf, et on la voit 
représentée sur les vitraux de plusieurs de nos cathé- 
drales du xTn e siècle. 

ÉLIE. 

Je crois me rappeler l'avoir vue sur un vitrail de 
Notre-Dame de Paris. 

DIOT1ME. 

Après ce Théophilus, une longue succession de 
personnages illustres, parmi lesquels beaucoup de 
papes, de savants, de docteurs, sont, du x* au xv e siè- 
cle, en mauvais renom de pratiques diaboliques. L'in- 
nombrable famille des écoliers errants, scholastici 
vacantes ou bacchants, comme on les appelait, qui 
rapportent des universités de Tolède, de Salamanque 
et de Cracovie, où on les apprenait des Juifs, des Sar- 
rasins, parfois même du diable en personne, les secrets 
de la sorcellerie; qui fréquentent les saltimbanques, 
les escrimeurs, les jongleurs de toutes sortes; qui 
visitent en Allemagne le Mont de Vénus et qu'excom- 
munie l'Église, perpétuent et répandent au loin la 



QUATRIÈME DIALOGUK. 303 

tradition du pacte infernal. Il y a un Fatist polonais, un 
Faust bohème, un Faust hollandais, etc. ; mais le Faust 
véritable, le Faust historique de qui s'empare la légende 
allemande, appartient en propre à l'Allemagne et au 
xvi c siècle. 

KLIE. 

Vous admettez donc un Faust historique? 

DIOTIME. 

La réalité d'un ou même de plusieurs Faust n'est 
pas contestable. 11 y a d'abord Faust ou Fust, l'associé, 
le trahisseur de Gultenberg, de qui le nom se rattache 
avec certitude à l'invention de l'imprimerie. On trouve 
aussi le nom de Faust inscrit dans Tannée 1509, sur 
les registres de l'université de Heidelberg, au grade de 
bachelier de via moderna (ce qui signifie, paratt-il, 
qu'il était nominaliste). On ne saurait nier non plus, 
car il figure dans les lettres du temps sous le nom de 
Georgius Sabellicus, l'existence d'un aventurier prodi- 
gieux qui prenait le titre de prince des nécromants ou 
de Second Faust, ce qui en suppose un premier. Enfin, 
hors de doute est le compatriote de Mélanchthon, l'ami 
d'Agrippa, le protégé de Franz von Sickingen, le doc- 
teur Johannes Faustus. Celui-ci, en un rien de temps, 
forme comme le noyau de toutes les nébulosités légen- 
daires. Il s'empare de toutes les attributions des autres 
Faust. Il leur imprime, en les absorbant, et malgré 
les transformations qu'il subit dans différents milieux, 
un caractère typique. Et ce caractère se compose sous 



304 DANTE ET GOETHE. 

la double influence de l'esprit théologique de la Ré- 
forme et de l'esprit humaniste de la Renaissance qui 
travaillaient alors loule l'Allemagne. La crainte du 
diable qui possède encore Luther et l'audace de la 
science qui commence à paraître dans Copernic, ont 
une part égale à la formation de ce Faust définitif, qui 
devient le héros des chansons populaires et le person- 
nage favori des pièces de marionnettes. 

Il s'accrédite rapidement en tous lieux, de telle 
sorte que bientôt il n'est plus personne dans le peuple, 
dit un contemporain, qui ne sache raconter un tour de 
sa façon. Et ces tours, empruntés à tous les Faust 
précédents, emmêlent, à la manière dantesque, l'anti- 
quité classique, la chronique du moyen âge et les 
affaires contemporaines. Né en pleine Allemagne, dans 
une petite ville du Palatinat, noire Faust fait ses 
études à Witlenberg, le berceau de la théologie pro- 
testante. Il est, comme il convient, ensemble nécro- 
mant, astrologue et alchimiste. Il récite de mémoire 
tout Platon et tout Aristote. II restituerait, pour peu 
qu'on l'en priât, les comédies perdues de Plante et de 
Térence. Se rendant invisible à volonté, il assiste aux 
combats de Pavie et de la Bicoque. II est porté à 
travers les airs, tantôt par les chevaux, tantôt sur le 
manteau du diable. Il fait ainsi des voyages fabuleux ; 
il va en Thrace, dans les Indes ; il visite à Naples le 
tombeau de Virgile; il monte sur une haute montagne 
d'où il s'élance jusque dans les astres. II explique les 
comètes et les étoiles fil an les ; il découvre les trésors 
cachés dans les chapelles en ruine ; il joue aux élu- 



QUATRIÈME DIALOGUE. 305 

diants, aux hôteliers, au pape, mille lours pendables. 
Partout, sous apparence de chien, son démon Méphis- 
tophélès le suit, docile h ses commandements; il lui 
amène, pour ses plaisirs, les sept plus belles femmes 
des Pays-Bas, de la Hongrie, de l'Angleterre, de la 
Souabe et de la France, etc.; il va lui chercher Hélène. 
Faust Tépouse; il en a un fils. Puis enfin, le temps du 
pacte expiré, et après qu'il a institué pour son héritier 
son disciple Wagner, Faust meurt de mort violente ; il 
est emporté dans la nuit par le diable, au milieu des 
éclats de la foudre et du tonnerre, et la moralité de la 
légende chrétienne, c'est le danger de la science : 
In f dix mpientia. 

ELIE. 

C'est une chose bien curieuse et qui m'a souvent 
fait songer, que ce penchant, celte facilité de l'imagina- 
tion populaire, à créer des types et à former d'une 
multitude de trait* épars dans la réalité une figure 
mythique. 

DIOTIME. 

C'est au fond le besoin d'unifier, de composer; 
c'est l'instinct des artistes ; tout le contraire de l'es- 
prit d'analyse et de critique. Bien que spontané, et en 
apparence capricieux dans ses effets, ce don naturel de 
l'enfance de l'homme et de l'enfance des peuples obéit, 
si l'on y regarde de près, à une loi rigoureuse. Ce 
travail inconscient a son procédé régulier, et l'on peut 
y observer une des plus sensibles applications de la 

20 



306 DANTE ET GOETHE. 

grande loi de métamorphose qui préside non-seule- 
ment, comme Ta constaté Goethe, à la vie de la 
plante, mais encore à la vie de l'esprit humain. Il faut 
lire, pour s'en convaincre, les recherches de la critique 
allemande sur l'origine des mythes, et, chez nous, les 
beaux travaux d'Alfred Maury. 

MARCEL. 

Je parcourais précisément, ces jours passés, le 
volume de La Yillemarqué sur notre enchanteur Merlin 
et sur sa douce amie, ta marraine, Viviane, qui, par 
parenthèse, était passablement curieuse et fantasque; 
et savez- vous quelle réflexion je faisais, moi, sur ces 
temps légendaires? 

DIOTIME. 

Laquelle? 

MARCEL. 

En songeant à ces fictions charmantes qui naissaient 
au bruit du rouet dans nos veillées de village ; en me 
rappelant ces longues complaintes que rimaient nos 
Homères celtiques, et qui se chantaient par tout le 
pays, de grange en grange, de barque en barque, de 
berceau en berceau, avec mille variantes improvisées 
selon le goût particulier des gens de la mer, de la 
plaine ou de la montagne, pour de là se fixer en images 
dans nos livrets et se dramatiser dans les gestes de 
nos acteurs de la foire ; en me remettant à l'esprit tout 



QUATRIÈME DIALOGUE. 307 

cet art naïf d'un temps que Ton appelle barbare, toute 
cette poésie qui coulait intarissable, à pleins bords, au 
milieu de nos landes et de nos forêts sauvages, je ne 
voyais pas bien, je l'avoue, ce que nous avions gagné 
au progrès, et je me posais cette question : Le suffrage 
universel, avec ses urnes de cuisine, avec ses carrés de 
papier qui, par la main du gendarme, du pompier ou 
du garde champêtre, apportent à nos paysans, qui ne 
savent pas les lire, les choix tout imprimés d'un préfet 
qu'ils n'ont jamais vu, ce grand droit de vote dont on 
ne sait que faire, répand-il dans nos campagnes plus 
de contentement que cet Espoir breton que nous avait 
mis au cœur le fils de la terre bretonne? Charme-t-il 
autant notre vie que ces belles pommes d'or qui tom- 
baient une à une sur l'herbe verte, quand notre blond 
Merlin chantait dans le Jardin de la Joie, où les arbres, 
dit la légende, portaient autant de fleurs que de feuilles 
et autant de fruits que de fleurs? 

DIOTIME. 

Il n'y a vraiment que vous au monde, Marcel, pour 
rapprocher des choses aussi dissemblables, l'urne élec- 
torale et les pommes d'or du Jardin de la Joie ! Vous 
me rappelez ce bon bourgeois de Fribourg qui, tout 
ravi des deux chefs-d'œuvre dont venait de s'orner sa 
ville natale, m'adressait un jour, comme je venais de 
visiter la cathédrale et le pont suspendu, cette question 
étourdissante : a Que préférez-vous, madame, du pont 
ou de l'orgue?.... » 

Assurément c'était un doux rêve que celui des fruits 



308 DANTE ET GOETHE. 

d'or de l'enchanteur Merlin et des guirlandes magiques 
que tressait sa Viviane pour l'enchaîner toujours à ses 
côtés sous le buisson d'aubépine ; mais, croyez-moi, 
avant peu, ce sera une puissante réalité, cette urne 
domestique qui blesse aujourd'hui votre goût ; ce sera 
une irrésistible magie, ce carré de papier blanc où le 
paysan, de sa main rude, écrira un jour le nom qui lui 
plaira, et qui, selon ce que lui dictera sa conscience, 
sa passion ou son intérêt, donnera 5 la république, 
pour la gouverner, un Cromwell, un Lincoln, un Médicis 
ou un Bonaparte! 

... Mais revenons à la légende de Faust. Elle a 
eu, comme toutes les légendes, son développement na- 
turel. Elle a passé du récit à la complainte, de la com- 
plainte au livre imagé, aux pantomimes des tréteaux de 
la foire. Soudain, elle fait un pas énorme, elle fran- 
chit les mers; elle touche le sol anglais travaillé déjà 
par ces puissants génies dramatiques qui préparent 
à Shakespeare la première scène du monde; elle s'em- 
pare de l'esprit du plus puissant d'entre eux. Elle y 
prend une signification profonde, un élan qui d'un bond 
la porte sur les hauteurs; elle devient la Tragédie du 
docteur Faust. La voici représentée sur le théâtre du 
comte de Nottingham, telle que l'a composée Christophe 
Marlowe. D'autant plus et d'autant mieux ce libre gé- 
nie devait pénétrer et féconder la légende faustienne 
qu'il paraît avoir été lui-même, bien que né dans l'é- 
choppe d'un cordonnier, une sorte de Faust, accusé en 
son temps, lui aussi, de curiosités défendues, d'épicu- 
risme et d'athéisme. 



QUATRIÈME DIALOGUE. 309 

VIVIANE. 

Je n'ai jamais lu le Faust de Marlowe. Il a donc fait 
de son héros un athée? 

DIOTIME. 

Pas le moins du monde. Les bonnes gens s'y sont 
mépris. Le Faust de Marlowe, comme le Faust allemand, 
est un bon protestant de la confession d'Augsbourg. Il 
commande au démon de chasser des Pays-Bas le duc 
de Parme et de prendre au roi Philippe les lingots de 
la flotte des Tndes. 11 s'en va vers* Rome. Il s'y déguise 
en cardinal et s'y égayé très-fort aux dépens du pape 
et de l'antipape. Mais il est aussi très-bon humaniste, 
à l'aise, comme en sa maison, dans l'antiquité classique. 
Il porte à la plume de son chapeau les couleurs de la 
fille de Jupiter. Pour les beaux yeux de la belle traî- 
tresse il ferait de Wittenberg « une autre Troie. » Son 
vœu le plus cher, c'est d'aller, après sa mort, converser 
sous les bosquets de l'Elysée avec les ombres des sages 
de la Grèce et de Rome. II sait tout ce que l'on peut 
savoir. Il a vu de près les planètes, les étoiles et jus- 
qu'au Primum Mobile. Comme l'auteur des Cantiques, v 
il a souri à la petite figure que fait notre globe dans 
l'univers. Et c'est pour le respect de son prodigieux 
savoir que, malgré son effroyable fin, les écoliers en 
deuil lui feront à Wittenberg d'honorables funérailles. 

VIVIANE. 

Est-ce que Gœlhe s'est inspiré du Faust de Mar- 
lowe? 



310 DANTE ET GCÉfflÊ. 

DIOTIME. 

Il est probable que le Faust de Marlowe, qui défraya 
bientôt avec Punchinello tous les Puppet-Schows de 
l'Angleterre, ne fut pas sans influence sur les marion- 
nettes allemandes; mais Gœthe n'avait pas besoin de 
chercher au loin l'inspiration ou les motifs de son 
Faust, ma chère Viviane. Rappelez-vous que Wolfgang 
vient au monde à Francfort-sur-le-Mein, en pleine 
atmosphère faustienne. C'est à Francfort qu'a paru la 
première histoire complète du docteur Faust, extraite 
en grande partie, comme le dit naïvement le titre du 
livre, de ses propres manuscrits, et rédigée « pour 
l'effroi et l'avertissement des orgueilleux, curieux et 
impies. » Un débit considérable de livres populaires se 
faisait, deux fois Tan, pendant la foire, dans la vieille 
ville impériale ; à tous les étalages du Rœmer, noire 
petit poète, moyennant quelques kreutzer, se pourvoyait 
amplement de bouquins, d'images et de complaintes 
concernant le merveilleux docteur. Les marionnettes 
aussi, la première passion de Gœthe, et qui, apportées, 
selon l'usage allemand, dans la nuit de Noël, par 
l'Enfant Jésus aux enfants de Jean-Gaspard, s'établirent 
à demeure dans la maison du Hirschgraben y étaient, 
depuis la fin du siècle précédent, occupées par l'histoire 
lamentable. Le poète favori de la jeunesse francfor- 
toise, Ilans Sachs, avait rimé la légende; tout le long 
du Mein et du Rhin elle allait et venait, avec le Juif- 
Errant, sans fin ni trêve. Lorsque Gœthe vient à Stras- 
bourg, il y trouve sur tous les tréteaux le docteur 



QUATRIÈME DIALOGUE. 311 

Faust ; à Leipzig, il le voit en peinture, à cheval sur 
un tonneau, dans la cave d'Àuerbach. Comment donc 
aurait-il été chercher en Angleterre le Faust émigré, 
quand, sans sortir de sa maison, il y vivait en famille 
avec le Faust national, patriote et populaire? La vision 
du voyage surnaturel en enfer, le pacte surnaturel avec 
le diable s'offrait, s'imposait en quelque sorte à Goethe 
comme à Dante. Une chose achève d'expliquer le choix 
du poète : c'est combien l'histoire de Faust (à laquelle 
croyaient Luther et tout le peuple allemand, comme le 
pape Grégoire YII et le peuple florentin croyaient à la 
vision du moine Albéric) s'ajustait exactement à sa 
nature intime. On peut bien dire que, dès le sein de sa 
mère, les inquiétudes de Faust sommeillaient en Gœthe, 
et que la perpétuelle préoccupation de ce sujet mysté- 
rieux fut, pendant toute sa vie, le développement suc- 
cessif, la métamorphose, aurait-il dit, de son propre 
génie. Ce génie respire si à l'aise et si fortement dans 
une œuvre qui lui était si naturelle; il absorbe, il 
transforme si bien tout ce qui la précède et tout ce qui 
s'y rapporte; il se l'approprie si entièrement, il la pé- 
nètre si profondément de sa pensée, de sa religion, 
de sa morale propre, il l'emporte si haut avec lui dans 
l'immortalité, que désormais les destinées poétiques de 
Faust sont accomplies. La vertu créatrice de la légende 
est épuisée, ou du moins elle n'agit plus directement 
sur les imaginations. C'est le héros de Gœthe de qui, à 
l'avenir, vont s'inspirer les arts. De même que la Co- 
médie, son Faust fournira, de siècle en siècle, des 
images à la sculpture et à la peinture, des motifs à la 



312 



DANTE ET GOETHE. 



musique, des sujets de réflexion au moraliste ; mais, 
de même que, après Dante, un poète n'aurait pu re- 
prendre heureusement la donnée de la vision, ainsi, 
après Goethe, le cycle de l'existence faustienne semble 
complètement parcouru. 

VIVIANE. 

Vous dites que la tragédie de Faust est l'œuvre de 
toute la vie de Gœthe? 



DIOTIME. 

J'allais vous signaler cette nouvelle analogie entre 
les deux œuvres et les deux poètes. 

La première pensée de la Comédie s'entrevoit, je 
crois vous l'avoir fait remarquer, dans la première 
canzone de Dante. Cette canzone porte la date de 1289; 
notre poète est alors dans sa vingt-cinquième année. 
Quatre ans plus lard, à la fin de la Vita-Nuova, il 
raconte une vision, une révélation qu'il a eue de Béa- 
trice dans sa gloire; il annonce l'intention d'en perpé- 
tuer le souvenir. A Florence, en 1300, il commence 
sa première cantique. Interrompu par les affaires pu- 
bliques et par ses propres désastres, par la douleur 
que lui cause la mort de son ami Guido et parce qu'il 
appellera lui-même le cose presenti, les choses pré- 
sentes, il l'achève dans l'exil, chez les Malaspini. Selon 
une tradition accréditée, à la veille de franchir les 
Alpes, il en confie le manuscrit à Frate Ilario, prieur 
du monastère de Sanla-Croce, dans la Lnnigiana. On 
s'accorde à croire que la plus grande partie de la se- 



QUATRIÈME DIALOGUE. 313 

coude cantique est écrite pendant le séjour de Dante à 
Paris. Enfin, après avoir maintes fois pris, quitté, 
repris, quitté encore, pendant l'espace de trente années, 
ce poème divin, sans jamais cesserd'y penser, il l'achève 
à Ravenne; il en écrit la dernière tercine une année 
environ avant sa mort. 

La même continuité dans la pensée, avec les mêmes 
interruptions dans l'exécution, se voit dans la création 
de Faust. Goethe conçoit le plan de sa tragédie en 
même temps que celui de son Werther et de son Gœtz. 
En 1774 (il a vingt-cinq ans, lui aussi!), il en lit les 
premières scènes à Klopstock et 5 Jacobi ; il l'emporte 
à Weimar. Dans sou voyage en Suisse, même en Italie, 
son manuscrit, déjà tout enfumé, ne le quitte plus. Il 
écrit la scène de la sorcière dans les jardins de la villa 
Borghèse. L'explosion de la révolution française l'in- 
terrompt; la grande tragédie sociale lui fait oublier sa 
tragédie philosophique. Mais Schiller en a lu quelques 
fragments publiés au retour de Rome, et ces fragments 
ont produit sur son esprit l'effet du « torse d'Hercule. » 
Dans les épanchements mutuels de cette grande amitié 
sur laquelle, dira Goethe, veille un bon génie, l'auteur 
de Don Carlos exhorte l'auteur de Faust h reprendre 
son œuvre inachevée. A cette voix qui a sur son cœur 
une puissance de tendresse irrésistible, Gœthe se sent 
ranimé... 

MARCEL. 

Pardon si je vous interromps, mais n'a-t-on pas 
inventé après coup, et pour le besoin de la sentimen- 



314 DANTE ET GGETHE. 

talité allemande, celte prétendue tendresse de deux 
rivaux, et de deux rivaux en art théâtral ? 

DIOTIME. 

Je ne crois pas, mon cher Marcel, qu'il y ail jamais 
eu en ce monde de sentiment plus profond et plus 
véritable que l'amitié de Goethe et de Schiller. Les 
anciens l'auraient divinisée. J'y retrouve des traits 
frappants de la noble amitié de Dante pour Guido 
Cavalcanti. Des nuances délicates, des accents variés à 
Tinfini comme le génie même de nos deux poêles, 
donnaient à cette intimité un charme toujours nou- 
veau. Schiller y mêlait plus d'admiration et de respect, 
Goethe plus de tendresse et de sollicitude. Selon le tour 
de son imagination plus riante, il sentait s'épanouir en 
lui « comme un printemps » cette amitié naissante; 
et quand elle subit la dure loi des choses mortelles, 
lorsqu'elle lui fut ravie, il lui sembla, dit-il, en perdant 
son ami, qu'il se perdait lui-même. 

Ainsi encouragé, Gœthe revient avec amour à Faust. 
Il taille pour lui, dans le marbre de Paros, la figure 
d'Hélène. Mais bientôt une grave maladie et plus tard 
la tristesse où le plonge la mort de son Schiller para- 
lysent ses facultés créatrices. Comme l'Allighieri s'est 
relevé de son abattement dans le commerce de Boëce et 
de Cicéron, ainsi Gœthe cherchera son refuge dans Spi- 
nosa et dans Linné. Mais les épreuves de la mort se suc- 
cèdent, elles se pressent dans sa vie. Il perd sa mère, sa 
femme, son royal protecteur, son fils unique. Ce' dernier 
coup, le plus terrible, le plus inattendu, surprend sa rai- 



QUATRIÈME DIALOGUE. 31â 

son. II veut refouler là douleur, il lui commande le si- 
lence; il croit lui échapper en s'emportant à tous les 
excès du travail. Une apoplexie violente l'avertit, le 
ramène à la modération, et triomphe ainsi, mieux que sa 
volonté, du désespoir. Rentré en possession de lui-même, 
Goethe reprend son Faust si souvent abandonné. Dans 
l'extrême désir de ne pas laisser inachevée cette œuvre 
où il sent bien qu'il revivra tout entier, il se recueille 
profondément ; il élreint son sujet avec une vigueur nou- 
velle. Ses amis s'étonnent; ils admirent, ils ne sauraient 
comprendre une telle verve dans une vieillesse déjà si 
avancée. « C'est un dieu qui travaille en toi ! » s'écrie 
Zelter. Enfin, dans sa quatre-vingt-deuxième année, 
Gœthe met la dernière main au poème qu'il a com- 
mencé à l'âge de vingt-cinq ans. Il en confie le manus- 
crit à des mains fidèles. Comme les derniers chants du 
Paradis, les dernières scènes de Faust demeurent igno- 
rées du vivant de leur auteur. La plus pure flamme de 
ces deux grands génies s'élèvera sur leur tombe. 

Mais que sont devenus mes deux petits volumes, 
Élie? Je ne les vois plus, et je vais en avoir bien besoin, 
si vous voulez que nous revoyions ensemble, ainsi qae 
nous avons fait la Comédie, le poëme de Gœthe. 

ÉLIE. 

Les voici, et nous écoutons. 

DIOTIME. 

L'analyse de Faust ne sera, il faut vous y attendre, 
ni aussi simple ni aussi brève que celle dont vous avez 



316 DANTE ET G CET HE. 

pu vous contenter pour la Comédie. Bien que Goethe 
lui-même déclare son sujet barbare (il entend par là 
créé par la poésie du Nord), et qu'il l'emprunte aui 
récits populaires, on conçoit que la barbarie, au 
xix e siècle, ne saurait plus avoir la simplicité de geste 
et d'accent qu'elle avait au xiv e . Le génie germanique, 
d'ailleurs, qui n'a ni la clarté ni la précision du 'génie 
latin, nous est, beaucoup plus que lui, étranger. L'ima- 
gination du peuple allemand affectionne ce que notre 
goût français repousse, ce que Goethe appellera quelque 
part, à propos même de sa tragédie, « les compositions 
problématiques. » J'ajoute que, dans cette composition 
problématique de Faust, sous cette forme dramatisée 
beaucoup moins simple que la narration épique de la 
Comédie, Gœthe va tenter de faire entrer l'infini du 
panthéisme moderne, auprès duquel l'infini de In théo- 
logie catholique semble bien limité et bien facile à 
étreindre. Dante peut diviser son poème, comme l'était 
alors l'éternité, en trois règnes distincts; il peut bâtir 
avec une rigueur géométrique, sculpter et peindre son 
enfer conique, son purgatoire en corniche et son para- 
dis en amphithéâtre. Mais l'éternité de Gœthe? celle-ci 
n'a bien véritablement ni commencement ni fin. Son 
enfer, son purgatoire et son paradis n'existent que dans 
la conscience humaine; ils appartiennent au royaume 
des idées pures, et ne sauraient, même sous le pinceau 
d'un puissant artiste, prendre figure autrement que 
vague et nébuleuse. Et ce n'est pas seulement l'éternité 
théologique qui a changé totalement du xrv* au 
xix e siècle, c'est la représentation de l'univers; c'est la 



QUATRIÈME DIALOGUE. 317 

connaissance de la nature et de l'huma i>i té; c'est la 
science, c'est la philosophie, c'est le sentiment moral ; 
ce sont toutes les prises de l'esprit et du cœur humain 
sur l'espace et sur la durée, sur la nature et sur Dieu. 
L'humanité qui gravit, elle aussi, la Montagne de con- 
templation^ a, dans sa marche ascendante de Dante à 
Gœthe, atteint des sommets d'où l'on voit de plus haut 
et de plus loin dans le passé et dans l'avenir. Tandis 
que Dante aperçoit à peine quelques lueurs au delà des 
temps virgiliens, Gœthe embrasse du regard tout l'ho- 
rizon homérique et découvre, par delà, l'antiquité 
sacrée de l'Egypte et de l'Inde. Quand les quatre étoiles 
du Sud et les Mirabilia de l'Irlande laissent encore in- 
crédules les contemporains de l'Allighieri, la généra- 
lion de Humboldt contemple sans s'étonner, au sein du 
Cosmos, les astres innombrables qui naissent et meu- 
rent. Quelles distances intellectuelles franchies de 
l'Adam de Moïse au genre humain de Lessing,du déluge 
de Noé aux théories neptuniennes de Werner, du Ro- 
mulus deTite-Live aux origines mythiques de Niebuhr, 
du Virgile napolitain aux Homères de Wolf, de l'alchi- 
mie de Cecco d'Ascoli à la chimie de Lavoisier, de Pto- 
léraéeà Uerschell, des catégories d'Aristote au devenir 
de Hegel, du salut selon saint Thomas à la béatitude 
selon Spiuosa, du Christ de saint Mathieu au Christ 
de Herder, qui sera tout à l'heure le Christ de Strauss! 
Combien, dans la différence même de la matière 
poétique qui lui est offerte, la force créatrice de nos 
deux poètes va trouver des nécessités et des difficultés 
différentes 1 Le génie de l'Allighieri ne doit agir sur un 



318 DANTE ET GOETHE. 

monde sensible et figuré, au sein d'un merveilleux 
parfaitement connu, qu'en vertu d'une foi précise et 
qui reste toujours plastique, jusque dans ses spécula- 
tions les plus hautes; tandis que le génie de Gcethe, 
tout au contraire, ne saura en quelque sorte où prendre 
pied dans l'insaisissable abstraction de la métamorphose 
éternelle. Sollicité de tous côtés à la fois, en plein ratio- 
nalisme, en pleine critique, au regard de la matière 
sans limite et sans repos du panthéisme , s' efforçant de 
voir l'invisible, de toucher l'impalpable, de retenir ce 
qui fuit, de donner une forme à ce qui n'existe pas 
encore, une voix à ce qui ne saurait parler, l'artiste est 
à toute minute en danger de s'égarer, de se perdre au 
doute profond où s'évanouissent incessamment tous les 
fantômes et toutes les chimères qui, jusqu'à lui, ont fait 
le charme ou l'effroi, l'attrait ou l'horreur de l'âme 
humaine. Et cette âme elle-même, qui garde encore 
dans la Divine Comédie les apparences de la forme 
corporelle, elle n'est plus dans l'imagination de Goethe 
que la monade problématique qui, dépouillée de toute 
figure, traverse des régions indescriptibles pour s'élever 
vers une vague béatitude, yers un Dieu sans forme et 
presque sans nom. 

MARCEL. 

Ah ! bon Dieu ! je prévois que je vais regretter l'en- 
fer, peut-être bien même le paradis du Florentin. 

DIOTIME. 

Je vais vous mettre à même de choisir . — Dèslespre- 



QUATRIÈME DIALOGUE. 319 

raiers vers de nos deux poèmes, la différence d'étendue 
et d'intensité philosophique se marque, et l'on peut efn 
entrevoir toutes les conséquences. Dante, vous vous en 
souvenez, entre en scène le plus simplement du monde. 
C'est lui-même qui parle en son propre nom. En quatre 
tercines, il expose tout ce qu'il a besoin de faire con- 
naître pour préparer l'action qui commence. Il raconte 
que, à trente-cinq ans, il s'est égaré hors de la droite 
voie; et qu'un jour, s'étant endormi, il se trouve au 
réveil dans une forêt sauvage où il a fait les rencontres 

qu'il va dire. 

Goethe ne pourrait plus procéder d'une manière 
aussi directe. Il n'a plus pour auditoire une foule 
croyante qui se presse dans les églises pour entendre le 
récit véritable d'un voyage qu'elle tient pour réel. Per- 
sonne, dans l'Allemagne du xix e siècle, ne prendrait 
le poète au sérieux, s'il racontait qu'il a fait un pacte 
avec le diable. Sur ce point, les bonnes femmes de 
Francfort ne sont guère moins différentes des bonnes 
femmes de Vérone que Herder ne l'est de saint François 
d'Assise. Il faudra donc, pour la vraisemblance poéti- 
que, que Wolfgang Goethe revête la robe et le bonnet 
du docteur Faust. 11 faudra qu'il nous montre son héros 
égaré, non plus métaphoriquement dans la forêt obscure, 
mais véritablement dans les ombres métaphysiques de 
son propre esprit; épouvanté non plus par trois bêtes 
féroces, visibles et tangibles, mais par les ignorances 
monstrueuses de la science humaine, par les insonda- 
bles mystères de la nature. Il ne lui suffit pas, comme 
à Dante, de nous dire qu'il est hors de la droite voie ; 



320 DANTE ET GOETHE. 

nos curiosités modernes voudront savoir pourquoi et 
comment il l'a quittée. 

ÉLIE. 

Je ne vois pas bien la raison de cette différence. 

DIOTIME. 

La raison, Élie, elle est tirée encore de la différence 
des conceptions. Il serait d'un intérêt médiocre, vous 
en conviendrez, de connaître exactement, avec détail, 
par quelles distractions mondaines, par quel libertinage 
de l'esprit ou des sens, par quels doutes particuliers 
sur tel ou tel point de dogme ou de doctrine, par quelles 
faiblesses accidentelles, par quels entraînement passa- 
gers, Dante s'est éloigné de la voie droite. Le nom, 
l'âge ou l'état de ses pargolctte nous importe très-peu ; 
tout au contraire le désespoir de Faust, qui est le grand 
doute philosophique de la pensée allemande, cette per- 
manente inquiétude de Dieu qui fait à la fois sa fai- 
blesse et sa grandeur, aura droit, dans tous les temps, 
au plus profond intérêt de tous les hommes. Et c'est 
pourquoi, au lieu de quelques le reines, Gœthe, pour 
nous bien faire comprendre le trouble de son héros, et 
ce qui l'a causé, écrira tout un prologue, plusieurs 
scènes très-longues, et fera intervenir une foule de 
personnes dont l'Allighieri n'aurait que faire. Gœthe 
ne pourra non plus qu'à l'aide d'une certaine ironie 
faire arriver devant des spectateurs sans crédulité le 
démon Méphistophélès, tandis que le magicien de 
Naples, le sage de Mantoue, le bon Virgile, est au 



QUATRIÈME DIALOGUE. 321 

xiv e siècle si sérieusement accepté des lettrés, si fami- 
lier à l'imagination populaire qu'il n'est besoin à Dante 
d'aucun artifice pour se mettre en rapport personnel 
avec lui. Virgile aussi, malgré sa réalité historique, 
n'a pas à beaucoup près, dans la Comédie, la réalité de 
Méphistophélès dans la tragédie de Faust. Tous deux 
sont envoyés d'en haut, et ils apparaissent d'une ma- 
nière surnaturelle ; mais le chantre de V Enéide n'est 
qu'une ombre qui va faire voir à Dante des ombres. 
Méphistophélès, nu contraire, est une créature en chair 
et en os. Il ne se bornera pas, lui, à échanger avec 
Faust quelques courtoisies ; il va lui faire signer de son 
sang sur parchemin un pacte authentique. Conformé- 
ment à ce pacte, il servira Faust ici-bas; il vivra avec 
lui de la vie positive, de la vie « du petit et du grand 
monde ; » il satisfera tous les désirs de son maître, sous 
la condition d'être à son tour, à l'expiration du temps, 
mattre et seigneur de Faust dans l'autre vie. 

ÉLIE. 

Mais ce petit et ce grand monde, où Faust va vivre 
avec Méphistophélès, je ne saisis pas leur analogie avec 
l'enfer et le purgatoire de Dante. 

DIOTIME. 

La même différence que nous venons de signaler 
entre Virgile et Méphistophélès, nous la retrouverons 
entre les deux règnes de Dante et les deux règnes de 
Goethe. L'enfer et le purgatoire de Faust ont quelque 
chose à la fois de moins réel et de moins idéal que 

21 



322 DANTE BT GOETHE. ~ 

l'enfer et le purgatoire de la Comédie. Dante, vous 
l'avez vu, y va de sa personne, mais ce n'est qu'en 
songe. Il ne fait que regarder, écouter ce qui s'y passe, 
il n'y prend part à aucune action ; il n'y vient ni pour 
chercher Alceste ou Eurydice, ni pour ravir Proserpine 
ou délivrer Thésée, ni pour consulter Tirésias ; tandis 
que Goethe, sous le nom et le masque du docteur 
Faust, au lieu de regarder en rêve un enfer et un 
purgatoire matériels qui ne feraient plus ni peur ni 
compassion à personne, vivra effectivement de la vie 
véritable, et s'y fera à lui-même, par ses fautes et par 
le sentiment des malheurs qu'elles entraînent, une 
damnation intérieure. D'un effort courageux, il se dé- 
gagera de cet enfer moral, il se purifiera dans un pur- 
gatoire intime, jusqu'à ce que, s'élevant toujours par 
le bon désir, innocenté par l'amour qu'il ressent et par 
l'amour qu'il inspire, délivré enfin des épreuves de 
l'existence terrestre, il entre dans les régions supé- 
rieures de la vie divine. Et cette vie divine, ce paradis 
de Goethe, il ne sera pas, comme le paradis dantesque, 
réalisé, matérialisé (le génie moderne ne pourrait plus 
tenter de décrire les demeures de Dieu) ; Goethe nous 
arrêtera au seuil. Il n'y aura pour son héros d'autre 
béatitude que le pressentiment extatique d'un dieu 
prochain, mais incommunicable aux mortels. 

MARCEL. 

En d'autres termes, Gœthe doutait de tout et Dante 
ne doutait de rien. Celui-ci est un parfait croyant, 
l'autre un parfait sceptique. 



QUATRIÈME DIALOGUE. 323 

DIOTIME. 

Relisez le quatrième chant du Paradis, mon cher 
Marcel, vous y verrez si Dante ignorait le doute! Il le 
faiU naître el pousser comme un surgeon au pied de 
toute vérité. 

Nasce per quello, a guisa dl rampollo, 
Appiè del vero il dubbio : ed è natura 
Ch' al sommo pinge noi di collo in collo. 

C'est exactement, comme nous allons le voir, la pensée 
qui inspire à Gœthe son Méphistophélès. N'avons -nous 
pas déjà constaté, d'ailleurs, clans la vie du poète alle- 
mand, combien le scepticisme était contraire 5 la na- 
ture religieuse de son esprit? Gœthe considérait avec 
Spinosa le scepticisme comme une maladie de l'àmc, 
à laquelle il fallait « non des raisonnements , mais 
des remècles. » Sa foi n'était pas moins fervente que 
celle de Dante. 

ÉLIE. 

J'ai bien vu que Goethe avait un grand besoin 
d'adorer et que sa pensée montait naturellement vers 
Dieu, mais il ne faudrait pas, ce me semble, donner à 
cette religiosité vague le nom de foi; car enfin, sans la 
croyance positive à un flieu personnel, sans la croyance 
à l'immortalité de l'àme, il n'y a pas de foi, il ne sau- 
rait y avoir de religion véritable. 

DIOTIME. 

Gœthe croyait très-positivement en Dieu, mon cher 
Élie, non pas, à la vérité, à ce Dieu jaloux de la 



324 DANTE ET GOETHE. 

Genèse que Ton dirait inspiré de la Némésîs antique et 
qui ne saurait souffrir la puissance et la noblesse de 
l'homme ; il croyait à un Dieu unique, tout-puissant et 
conscient, je ne dirai pas beaucoup plus mais beau- 
coup mieux que Dante, car il ne laissait pas subsister 
à ses côtés, pendant toute l'éternité, cet anti-Dieu, 
ce Satan horrible qui demeure à jamais souverain de 
l'empire infernal. Goethe croyait aussi très-certaine- 
ment à l'immortalité de l'âme. 

ÉLIE. 

A l'immortalité, peut-être; mais à la personnalité? 

diotime. 

Goethe croyait à une âme qui avait, comme Dieu, 
conscience d'elle-même. Il croyait à une intelligence 
pure, à une monade humaine (il empruntait volontiers 
ce mol à la philosophie de Leibnitz), qui, tombée du 
sein de l'éternité dans l'existence terrestre, n'y épuisait 
pas toute sa puissance d'intention, et aspirait à remon- 
ter vers la monade suprême, vers Dieu, l'objet de son 
amour « toujours renaissant et toujours satisfait. » Il 
pensait, comme Épictète, que l'univers se compose 
d'une immense hiérarchie d'âmes ou de monades; 
qu'il y a des âmes de rosiers, de fourmis, d'étoiles. 11 
admettait que les âmes humaines étaient également 
hiérarchiques et douées d'une vertu d'immortalité 
variable. Il supposait (et cette supposition lui a fait 
écrire, dans une des plus belles scènes du second Faust, 
le chœur des suivantes d'Hélène) que les âmes ou 



QUATRIÈME DIALOGUE. 325 

monades inférieures, quand le corps se dissolvait à la 
mort, retournaient chacune où l'entraînait sa pente 
naturelle, à la terre, à l'eau, au feu, à Pair; et que, 
seules, les âmes purifiées de tout élément terrestre, les 
monades parfaites, essentielles, entélêchiques, comme 
il les appelait, celles que la raison pure, l'amour 
désintéressé, avaient gouvernées, entraient dans des 
régions supérieures, dans une vie plus éthérée, où, 
douées d'une faculté de développement indéfinie, elles 
devenaient , selon son heureuse expression : « de 
joyeuses coopératrices de Dieu dans l'univers. » Soit 
ressouvenir, soit imagination, Goethe se croyait certain 
d'avoir passé déjà par des états antérieurs et d'empor- 
ter avec lui dans la tombe des forces qui ne trouve- 
raient à se satisfaire que par delà, Sans une existence 
nouvelle. -11 nourrissait à cet égard une espérance in- 
vincible, s'en remettant volontiers à Dieu, comme 
Herder, du soin de décider ce qui, de son existence 
terrestre, aurait mérité de survivre. Mais avec son 
imperturbable justesse, ne confondant jamais les deux 
ordres de la connaissance, notre poëte avouait que ces 
objets de son espoir étaient des vérités de sentiment 
pour lesquelles, quoi qu'en disent les théologiens, il 
n'est point de démonstration, autrement qu'insuffi- 
sante. Sur ces problèmes éternels, avait-il coutume de 
dire, les philosophes ne nous apprendront jamais rien 
de plus que ce que nous dit l'instinct. 

EL1E. 

Si je vous ai bien comprise, Goethe investissait les 



326 DANTE ET GOETHE. 

ômes d'un droit à l'immortalité conditionnel et en 
quelque sorte facultatif? 

DIOTIME. 

Il le dit explicitement : « Nous sommes tous immor- 
tels, mais nous ne le sommes pas de la même façon ; » 
et ailleurs : « A mesure que nous nous rendons plus 
raisonnables, nous augmentons nos droits à l'immor- 
talité. » C'était, vous le savez, la doctrine de Spinosa, 
qui^est à Goethe ce que saint Thomas est à rAllighieri. 
C'était, avant Spinosa, l'idée de Pythagore, de Platon, 
d'Épictète. 

MARCEL. 

Ce que je vois* de plus clair dans tout ce que vous 
venez de dire, c'est que voire Goethe est complètement 
spinosiste, autrement dit athée. 

DIOTIME. 

Spinosa est un athée, Marcel, absolument comme 
Socrate est un corrupteur de la jeunesse, fipicure un 
débauché, Mahomet un imposteur, Machiavel \in scé- 
lérat, Voltaire un impie, le docteur Strauss un néga- 
teur du Christ. Laissons ces qualifications aux histoires 
édifiantes. Les impies et les athées, ce sont les bonnes 
gens qui répèlent, sans y regarder, de pareilles choses; 
car, en vérité, ce serait grande confusion pour Dieu 
que des intelligences telles que Voltaire, Machiavel ou 
Spinosa n'eussent aucun rapport avec l'éternel foyer de 
toute; lumière. Gœthe était disciple de Spinosa, disciple 



QUATRIÈME DIALOGUE. 337 

fervent, il s'en fait gloire; non pas de ce Spinosa qu'un 
zèle détestable a marqué du signant reprobationis, 
mais du Spinosa véritable, de notre Spinosa h nous, 
de celui que j'appelle un saint, tant sa vie a été pure 
et désintéressée, tant il croyait profondément et pas- 
sionnément en Dieu. 

VIVIANE. 

Mais Goethe, pas plus que Spinosa, ne croyait en 
Jésus-Christ? 

DIOT1ME. 

Goethe, comme les plus éminents entre ses contem- 
porains, comme les premiers initiateurs de ce grand 
mouvement religieux qui commence à Lessing , à 
Herder, et qui se continue sous nos yeux, au sein du 
protestantisme allemand , américain , hollandais et 
français, par Parker et par ses disciples, croyait à un 
Christ de plus en plus dégagé des étroites formules de 
l'orthodoxie, renouvelé et grandi, lui aussi, avec tout 
l'ensemble des conceptions humaines. 

MARCEL. 

Vous voulez dire à un Christ de fantaisie, qui n'a 
aucun rapport avec le Christ de l'Évangile, n'est-ce 
pas? 

DIOTIME. 

Goethe croyait de toute son àrae au Christ de l'Évan- 



328 DANtE ET GOETHE. 

gile, mon cher Marcel ; à ce Christ en qui, selon Spi- 
nosa, u l'éternelle sagesse de Dieu s'est manifestée plus 
qu'en aucun autre... » 

MARCEL. 

Plus qu'en aucun autre homme, apparemment; 
mais aux miracles qui le font Dieu ? Gœthe n'y croyait 
pas plus que Voltaire. 

DIOTIME. 

Assurément, Goethe ne croyait pas à ces miracles 
puérils par qui Dieu, à un certain jour, suspendrait, 
pour Tébahissement des esprits grossiers, les lois que, 
dans son infaillible conseil, il a données de toute éter- 
nité à la nature. Il ne croyait pas à ce merveilleux char- 
nel, insupportable aux intelligences élevées, qui change 
l'eau en vin dans un repas de noces, dessèche le figuier 
parce qu'il ne porte point de fruits, et pousse les dé- 
mons dans le corps des pourceaux ; cependant, il ne 
l'expliquait pas à la façon de l'école voltairienne, par 
la fourbe et la supercherie. Il considérait les miracles 
comme une création spontanée de l'imagination du 
peuple; à ce litre, il les respectait. 

MARCEL. 

Vous voulez dire que Gœtlie avait pour Jésus-Christ 
les sentiments qu'il pouvait avoir pour Moïse, je sup- 
pose, pour Mahomet, pour Bouddha... 



L 



QUATRIÈME DIALOGUE. 329 

DIOTIME. 

Goethe mettait la révélation chrétienne au-dessus de 
toutes les autres. 

MARCEL. 

Par quelle raison, s'il ne croyait pas que le révéla- 
teur était Dieu ? 

DIOTIME. 

Par la raison, c'est lui-même qui le dit, que le 
christianisme a apporté aux hommes un sentiment qui 
n'existait pas auparavant, ou qui, du moins, n'existait 
que d'une manière voilée : la sanctification de la souf- 
france (on a trop oublié les stoïciens et, bien avant 
eux, les héros d'Homère qui disent que les étrangers 
et les pauvres viemient de Dieu). C'est encore là une 
de ces grandes pensées qui viennent du cœur et qui 
abondent, quoi qu'on en ail dit, chez notre poëte. 
Gœlhe était chrétien, sincèrement chrétien, au sens le 
plus vrai et le plus spiritualiste, par cette grande re- 
connaissance historique et philosophique des mérites 
divins du christianisme. Il avait coutume de dire que la 
religion chrétienne était sublime et n'avait nul besoin 
des preuves de la théologie. Mais il était entré trop 
avant dans l'idée d'une éducation perpétuelle du genre 
humain, il admirait trop la grandeur du panthéisme 
oriental et la beauté du polythéisme hellénique, pour 
consentir à voir dans l'orthodoxie chrétienne, qui n'oc- 
cupe qu'un moment dans le temps et dans l'espace, 
le salut exclusif et définitif du monde. 



330 DANTE ET GOETHE. 

MARCEL. 

Voilà un singulier chrétien; qu'en dis-tu, Viviane? 

DIOTIME. 

Je ne sais pas trop de quel droit nous serions ici 
plus exigeants que les saints du quiélîsrae et que cette 
« belle âme » chrétienne, Snzanne de Klettenberg, qui 
ne concevait pas le moindre doute, nous dit Goethe, 
louchant son salut. 

MARCEL. 

C'est-à-dire que cette demoiselle voulait faire de 
Goethe un saint à sa mode, et qu'elle avait probable- 
ment un grand faible pour les beaux yeux du jeune 
néophyte. 

DIOTIME. 

Mais la Faculté de théologie de l'université d'Iéna, 
direz-vous qu'elle était sensible aux beaux yeux de 
Goethe, quand, pour honorer le cinquantième anniver- 
saire de sa naissance, elle lui offrait le diplôme de 
théologien (encore une ressemblance avec rAllighieri), 
lui rendant grâces d'avoir « honoré, encouragé, pro- 
tégé et avancé les vrais intérêts de l'Église chrétienne?» 

VIVIANE. 

Je voudrais me faire une idée plus nette de ce 
que Goethe entendait par l'Église. 

DIOTIME. 

Goethe qui, malgré sa puissante personnalité, ne 



QUATRIÈME DIALOGUE. 331 

croyait h rien de grand que par l'association des cœurs 
et des volontés, aimait les Églises. Il haïssait, au moins 
autant que Dante, l'esprit d'inquisition et de domina- 
tion qu'engendre dans les sacerdoces la prétention à la 
possession de la vérité absolue ; il croyait que vouloir 
l'immobilité d'une religion, c'est vouloir sa mort ; mais 
il voyait dans la communauté des fidèles un moyen 
d'édification et de sanctification incomparable. 

MARCEL. 

Les fidèles à qui et à quoi? 

DIOTIME. 

Les fidèles à un Dieu grand et bon; les fidèles à 
une humanité souffrante et méritante ; les enfants d'un 
même père s'aimant les uns les autres, et* persévérant 
ensemble, non dans la minutieuse observance de pré- 
ceptes et de rites puérils ou ostentatoires, mais dans le 
culte désintéressé de l'idéal, dans la virile pratique de 
la justice et de la charité. Et nulle part Gœthe ne voyait 
une telle assemblée de fidèles plus près de se réaliser 
que parmi les vrais chrétiens. 

ÉLIE. 

Réalisée, ce me semble, et non pas près de se 
réaliser. 

DIOTIME. 

Gœthe, tout en faisant sa part, sa grande part à 



332 DANTE ET G CET HE. 

l'Église chrétienne dans l'éducation du genre humain, 
la trouvait encore trop étroite et trop incomplète. Pour 
devenir véritablement universelle et conquérir un lé- 
gitime empire sur les Ames dans le monde tout entier, 
elle avait, selon lui, quelque chose de très-considéra- 
ble à accomplir. Il lui restait, en laissant tomber de sa 
doctrine tout ce qui offense la raison, a se réconcilier 
pleinement avec la science et avec la philosophie. Il 
fallait que, au lieu d'exclure, comme elle l'a fait 
jusqu'ici, les religions antérieures, les schismes et les 
é hérésies, elle leur ouvrît son sein. Il fallait que, à rôle 
des révélateurs et des saints qui lui sont propres, elle 
fit place, dans un panthéon élargi, aux prophètes, aux 
saints, aux martyrs de l'humanité, dans tous les temps 
et chez tous les peuples. Il fallait enfin que, cessant 
de s'acharner à la possession exclusive et en quelque 
sorte matérielle d'un Christ dogmatique et surhumain, 
elle réalisât le type du Christ idéal, type humain d'une 
perfection toujours croissante, et que, dans une conci- 
liation suprême, conforme au génie de Jésus, mais 
écartée par l'âprelé violente de ses successeurs, elle 
osât proclamer à la face du monde, avec la sanctifica- 
tion de la souffrance, la sanctification de la joie. 

ÉLIE. 

Mais permettez, c'est là une erreur renouvelée des 
Grecs et des Romains. Les philosophes païens n'ont-ils 
pas cru longtemps, même après la tentative avortée de 
Julien, à un Olympe rajeuni, renouvelé par l'admission 
de toutes les divinités de l'Orient? Platon, dans sa belle 



QUATRIÈME DIALOGUE. 333 

interprétation des mythes du paganisme et des fables 
populaires, ne s'efforçail-il pas d'en dégager le sens 
religieux? Les habiles et les sages du polythéisme n'ont- 
ils pas poursuivi très-longtemps la pensée d'une ré- 
forme, d'une épuration, d'une idéalisation des croyances 
païennes dégénérées? Qu'est-il advenu de tout cela? 
Quand les dogmes et les mythes périssent, force est 
bien que les culles périssent avec eux... Oserai-je 
vous demander où vous trouvez exprimées ces opinions 
de Goethe touchant le christianisme de l'avenir ? 

DIOTIME. 

Partout, dans ses romans, dans ses poésies, dans 
ses lettres, dans ses entretiens, dans le cycle entier de 
son œuvre, des premières pages de Werther à la der- 
nière scène de Faust, mais nulle part aussi explicite- 
ment, d'une manière aussi didactique, que dans son 
Wilhelm Meister, particulièrement à la fin des Wan- 
derjahre, dans cette mystérieuse initiation des sanc- 
tuaires, des tabernacles d'une religion nouvelle, où 
Gœthe s'est fait, comme il l'a dit, le prophète de ses 
propres songes. 

ÉLIE. 

Mais, en admettant cette religion progressive, à part 
la tolérance (et la tolérance, c'est au fond l'indiffé- 
rence), je ne vois pas du tout ce que gagnerait la 
morale à perdre la sanction des dogmes. Car je suppose 
que, en rejetant le dogme chrétien, Gœthe rejetait du 
même coup l'idée de récompense et de châtiment dans 



334 DANTE ET GOETHE. 

une autre vie, cette antique et utile croyance sur 
laquelle repose, avec la religion, la morale de tous les 
temps. 

DIOTIME. 

Les croyances qui inspirent YEthique de Spinosa, 
celles qui ont dicté le Manuel d'Épictète, et les pensées 
de Marc-Aurèle, ne me laissent, à parler vrai, aucune 
inquiétude touchant la morale qui en découle, mon 
cher Élie, bien que cette morale, d'une pureté parfaite, 
ne cherche d'autre sanction que celle de la conscience 
intime. Quand les stoïciens déclarent qu'il n'y a de 
vertu véritable que celle qu'on embrasse avec désinté- 
ressement, quand Spinosa écrit que la béatitude n'est 
pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle- 
même, je me sens pénétrée pour la nature humaine 
d'un respect profond qui s'ébranle quelque peu, je 
l'avoue, au spectacle de ces châtiments et de ces béa- 
titudes, de ces enfers et de ces paradis, que les législa- 
teurs des religions dogmatiques ont jugés indispensa- 
bles pour porter les hommes au bien. Je ne vois pas du 
tout, par exemple, ce que perdrait la douce morale de 
Jésus à ne plus s'appuyer sur l'idée juive du Dieu 
jaloux et vengeur, et sur cette abominable loi du talion 
imposée par la barbarie des temps à la miséricorde 
éternelle et infinie. 

VIVIANE. 

Mettriez-vous au-dessus de la morale chrétienne la 
morale païenne? 



QUATRIÈME DIALOGUE. 335 

DIOTIHE. 

La morale des païens, aussi bien celle de Zenon, 
de Marc-Aurèle et d'Épiclète que celle de Pythagore 
et de Socrate. n'était pas plus pure assurément que la 
morale évangélique, mais elle avait cet avantage, qu'elle 
formait l'homme tout entier, pour la vie active, poli- 
tique et même esthétique. La recherche du beau s'y 
confondait avec la recherche du juste. Les récits de 
l'Évangile, au contraire, et après eux les plus beaux 
livres de la sagesse chrétienne, ne font que reprendre 
la morale de l'Ecclésiaste pour qui toute chose terres- 
tre est vanité, toute nature corruption. La beauté leur 
est suspecte et tient de près au péché. Ils n'enseignent 
que le renoncement; ils ne sont propres qu'à former 
des ascètes. Us ont mis dans le monde moderne le ma- 
rasme, le spleen, le dégoût de la vie. Dans le Nouveau 
Testament comme dans l'Ancien, le principe même 
de la société est condamné ; le désir de savoir a nom 
Satan. La civilisation a pour origine le péché de 
l'homme : les premières villes sont bâties, les premiers 
arts sont inventés par les méchants, par les fils de Caïn 
le fratricide. Pour écarter de lui jusqu'à l'idée de 
famille, Jésus, d'ordinaire si doux, n'a que des paroles 
acerbes. L'image de la vie parfaite, il la tire du lis des 
champs et des oiseaux du ciel, ce qui devient de jour 
en jour moins conciliable avec l'opinion et l'état mo- 
dernes, où tout se fonde sur la science, l'industrie, le 
travail et l'association ; qui récompensent des plus 
grands honneurs les grandes poursuites de l'esprit, les 



336 DANTE ET GOETHE. 

découvertes, les entreprises;. où la vie contemplative 
ne s'appellerait plus que la vie oisive. 



Mais il me semble que la vertu stoïcienne, qui 
menait à la résignation conjugale rie Marc-Aurèle et 
au suicide de Caton, reposait bien nussi sur l'idée dit 
renoncement, et qu'elle n'était pas exemple d'exagéra- 
tion. 



La résignation débonnaire de Marc-Aurèle aux dé- 
portemenls de Faustine, c'est encore là une histoire 
édifiante inventée pour ridiculiser la sagesse païenne. 
Quant au suicide de Caton, c'était l'acte d'une volonté 
libre qui savait préférer, à une certaine heure, dans 
certaines circonstances fatales, la mort à la vie- tandis 
que l'idéal infime de ta perfection chrétienne ferait de 
toute la vie un long suicide. La morale stoïcienne avait 
pour fondement, il est vrai, la parfaite soumission à la 
nécessité des choses. Pour procurer à l'homme la liberté 
intérieure, elle mettait le frein aux sens, a l'emporte- 
ment des passions, mais elle ne commandait rien qui 
ne fût selon la nature. Avec un sentiment profond de la 
mesure, de celte mesure souveraine qui fait la perfec- 
tion de l'art grec, elle visait à faire des sages non, des 
saints, des hommes, non des anges, des actions excel- 
lentes, non des miracles. Elle ignorait ces excès , ces 
tensions de l'imagination chrétienne qui louchent à 



QUATRIÈME DIALOGUE. 337 

l'insanité ou à l'insincérilé, tant elles semblent contraires 
à la raison. Elle ne conseillait pas l'abstinence et l'hu- 
milité, mais la frugalité et la modestie. Elle ne souhai- 
tait pas la maladie, comme Pascal, parce qu'elle est 
« l'état naturel du chrétien, » elle se contentait de dire 
avec Épictète : « Si tu supportes la fièvre comme il 
convient, tu as tout ce qu'il y a de meilleur dans la 
fièvre. » Elle ne contristait pas la nature enfin, elle 
n'amoindrissait pas la vie ; elle ne fuyait pas le monde, 
comme le voudraient nos moralistes chrétiens; elle 
enseignait à y vivre courageusement, modérément, 
justement^ en y pratiquant, non pas cette vertu servile 
et superstitieuse qui ploie sous la tyrannie céleste ou 
terrestre, mais celte vertu noble et libératrice qui 
s'appuie sur le droit et résiste énergiquement à toute 
usurpation, à toute tyrannie d'où qu'elle vienne, de 
César ou de Jupiter. De cette grande vertu sociale 
et politique des âmes républicaines , on ne trouve 
aucune trace dans l'Évangile. Elle n'y pouvait pas 
même être soupçonnée, tant elle était étrangère à la 
nation juive, à la personne contemplative de Jésus et 
aux circonstances du petit troupeau galiléen qui le 
suivait. Mais, après le long intervalle du moyen âge 
où le mysticisme chrétien l'avait obscurcie, elle a 
reparu lumineuse; elle a parlé avec force et gravité 
par la bouche du juif Spinosa ; elle a retrempé le chris- 
tianisme de Uerder; elle a revêtu enfin, dans l'œuvre 
de Goethe, sa forme idéale... 

Mais si nous continuons à disserter de la sorte sur 
Dieu, sur l'immortalité, sur l'Évangile, sur le stoï- 

22 



338 DANTE ET GOETHE. 

cisme, sur toul au monde, vous me ferez perdre entiè- 
rement de vue mon sujet, et je m'en irai à l'aventure, 
au plus loin de Faust... 

VIVIANE. 

Vous avez raison ; pour ma part, je lâcherai de ne 
plus interrompre. 

DIOTIME. 

Vous avez vu que la tragédie de Goethe repose, 
comme la Comédie de Dante, sur la donnée première 
des communications surnaturelles entre le monde ter- 
restre et le monde céleste. Dès le prologue de Faust, 
le poète germanique frappe l'accord qui nous ouvre les 
régions merveilleuses de la mythologie chrétienne. Nous 
sommes en pleine légende. La scène se passe dans le 
ciel. Les personnages sont Dieu le Père, les trois ar- 
changes, un suppôt de Satan, le démon Méphistophélès. 
Celui-ci, qui parait en assez bons termes avec le Sei- 
gneur, vient de temps en temps causer avec lui et 
l'entretenir de ce qui se passe sur la terre. Cette fois le 
bon Dieu lui demande des nouvelles du docteur Faust, 
qu'il appelle son serviteur et qu'il qualifie d'homme 
juste. Méphistophélès, impatienté de ces louanges 
données à une espèce de fou, à un métaphysicien tout 
absorbé à la recherche de l'infini et qui ne sait rien de 
la vie réelle, veut gager avec le Seigneur qu'il ne lui 
sera pas difficile de tenter cet esprit malade et de l'en- 
traîner hors de la droite voie. Le Seigneur, en sou- 
riant, accepte la gageure, bien certain qu'il est de ne 



QUATRIÈME DIALOGUE. 339 

pas la perdre, l'homme dans ses obscurs instincts ayant 
toujours, dit-il, conscience du droit chemin. 

MARCEL. 

A la bonne heure ! Voici un bon Dieu qui parle 
fort bien. Il est de l'avis de la demoiselle de Gournay, 
celte aimable fille de notre grand Montaigne, laquelle 
écrit quelque part : « L'homme nait à la suffisance et 
à la bonté tout ainsi que le cerf nait à la course. » 

DIOTIME. 

Après quelques paroles courtoises, échangées entre 
le bon Dieu et le démon, Méphistophélès quitte le ciel, 
et l'action terrestre commence. 

MARCEL. 

C'est la vieille histoire de Job. Mais qu'est-ce au 
juste que ce démon qui n'est pas Satan en personne, et 
d'où vient ce nom de Méphistophélès? 

DIOTIME. 

Le nom de Méphistophélès, donné par Goethe à son 
démon, n'est qu'une variante du Méphistophel,Méphos- 
tophiles ou Méphistophilus qui figurent dans la légende, 
du Méphistophlès des marionnettes et du Méphos- 
lophilis de Marlowe. Les commentateurs ne s'accor- 
dent pas entièrement sur sa signification. On le sup- 
pose provenant d'une mauvaise étymologie grecque, et 
voulant dire ou bien celui qui n'aime pas la lumière ou 
bien celui qui aime Mêphitis, la divinité qui préside 
aux miasmes. Quant au caractère moral de Méphisto- 



MU DANTE ET GOETHE. 

phélès, il est tout simplement, dans les livres popu- 
laires, le tentateur des Écritures, qui promet à nos 
premiers parents de les rendre semblables à Dieu, cl 
qui offre à Jésus la domination sur tous les royaumes 
de la terre. Gœtlie, en transformant la légende du 
xvi e siècle selon le génie du xix*, fait de son démon 
une incarnation du doute et de l'ironie inhérents 
à l'esprit humain. Son Méphislophélès est le Satan 
moderne, le Satan de bonne compagnie, comme l'a 
si bien dit Lamartine, le galant cavalier qui porte 
l'épée au côté, la plume au chapeau, le manteau court 
sur l'épaule, qui se fait appeler M. le baron et sait par 
cœur son Voltaire. C'est à peine si, au sabbat, les sor- 
cières le reconnaîtront, tant il sent peu son enfer, si 
lestement il a dépouillé les attributs du vieux diable. 
Un des interprètes les plus profonds de Faust, le bio- 
graphe de Hegel, Karl Rosenkranz, incline à croire 
que Goethe, en créant ce diable contemporain, a voulu 
en quelque sorte dédoubler son héros, et que Méphis- 
tophélès, à la façon des sorcières dans Macbeth, per- 
sonnifie la lutte intime des passions ambitieuses daas 
l'âme de Faust. Ce qui est certain, ce qui est claire- 
ment énoncé dans le prologue, c'est que, aux yeux du 
poète, le mal personnifié dans Méphislophélès n'est pas 
le mal absolu, infernal, de la théologie chrétienne, mais 
le mal relatif, inséparable de la condition humaine et 
qui, dans l'ordre universel, est subordonné au bien. 

ÉLIE. 

C'est là encore, si je ne me trompe, une idée toute 



QUATRIÈME DIALOGUE. 341 

spinosiste. Spinosa ne dit-il pas quelque part que rien 
n'arrive dans l'univers qu'on puisse attribuer à un vice 
de la nature? 

DIOTIME. 

En effet. — Méphistophélès, c'est lui-même qui le dit, 
voudrait le mal, mais quoi qu'il fasse, finalement, il 
se trouve avoir coopéré au bien. Il est railleur des 
ambitions spéculatives de l'homme et de sa prétention 
à la vie angélique ; il est sensuel et libertin, convoi- 
teux des plaisirs charnels; mais il n'est ni athée ni 
même méchant à outrance. Il a compassion des pau- 
vres humains; il se fait quelque scrupule de les tour- 
menter; il se platt dans la société du bon Dieu, qui, à 
son tour, le souffre et lui permet d'en agir à sa guise, 
afin d'exciter par la tentation et la contradiction la 
paresse naturelle de l'homme. Aussi Méphistophélès, 
tout en se flattant d'entraîner Faust à la perdition, 
va-t-il lui servir d'aiguillon et le pousser, de curiosité 
en curiosité , d'erreur en erreur, vers une vie plus 
haute. Nous en sommes avertis dès le prologue. Le sou- 
rire du Seigneur nous rassuré, non-seulement quant 
au salut de Faust, mais encore quant au châtiment du 
démon, le Père Éternel voulant la confusion de Méphis- 
tophélès, non sa réprobation, et n'ayant d'autre but, 
en acceptant la gageure, que d'amener la créature 
démoniaque à reconnaître la bonté native de la créature 
humaine. Il paraît même que, à l'origine, Goethe avait 
formé le plan plus hardi de réhabiliter entièrement, de 
sauver Méphistophélès. 11 avait pour lui un faible ; il 



342 DANTE ET GOETHE. 

ne lui déplaisait pas du tout qu'on le reconnût lui- 
même dans son cher démon. Il avouait à son ami Merck, 
qui ne s'en offensait pas, lui avoir emprunté, pour 
en douer Méphistophélès, les traits les plus piquants de 
son esprit railleur et cotte verve satirique qui tant de 
fois avait contenu et ramené à la raison les élans dé- 
sordonnés, les enthousiasmes excessifs de notre jeune 
Werther. Méphistophélès, dans la conception de Goethe, 
n'est donc pas un obstacle au salut, mais un agent du 
salut, agent dont le concours est nécessaire, quoique 
subalterne. C'est en ce sens qu'il n'est pas très-diffé- 
rent du Virgile de la Comédie. 

VIVIANE. 

Comment cela? 

niOTIME. 

Le Virgile de la légende, vous vous le rappelez, 
s'il n'est pas précisément un démon, est du moins un 
sorcier, un magicien. Il n'a pas connu le vrai Dieu; 
Dante le met au premier cercle de l'enfer, 

Nel primo cerchio del carcere cieco. 

Il fait de lui le représentant de la raison naturelle, 
de la sagesse antique, comme Méphistophélès est le 
représentant du doute, de la critique, qui sont les élé- 
ments essentiels de la sagesse moderne. Virgile, pas 
plus que Méphistophélès, ne saurait entrer au paradis. 



QUATRIEME DIALOGUE. 343 

Il quille Dante au seuil, non pas, il est vrai, moqué, 
bafoué comme le sera Méphistophélès par les anges qui 
lui enlèveront Famé de Faust, mais négligé, oublié, 
nous l'avons vu, se reconnaissant lui-même un guide 
indigne, inutile du moment que l'âme du poète s'est 
ouverte à la sagesse divine qui lui apparaît sous les 
traits de Béatrice. 

ÉLIE. 

Je trouve votre interprétation ingénieuse , mais j'ai 
besoin d'y réfléchir avant de l'adopter, car, je l'avoue, 
elle me surprend un peu. 

DIOTIME. 

Pas plus que pour tout le reste, Élie, je ne vous 
demande ici d'entrer dans mon sentiment sans le con- 
trôler. Mon désir, c'est que, en nous quittant, vous 
emportiez de nos entretiens l'envie de relire les deux 
poèmes, et que, de la comparaison que je vous aurai 
suggérée, il naisse dans votre esprit quelques clartés 
nouvelles. Mais où en étais-je restée? 

VIVIANE. 

Vous ne nous avez parlé encore que du prologue 
de Faust. 

DIOTIME. 

La scène s'ouvre, comme dans la Comédie, atù 
premiers jours du printemps. C'est le moment où, selon 
la légende, le monde a pris naissance; c'est, pour l'Église 



3M DANTE ET GOETHE. 

chrétienne, le temps sacré de l'incarnation et de la résur- 
rection du Sauveur. C'est, en astrologie, l'heure où bril- 
lent les constellations propices. En Allemagne comme 
en Italie, la douce saison, « la dolce stagione, » se 
célébrait en des fêtes charmantes. 



Il n'y a pas longtemps que je lisais dans une lettre 
de Pétrarque le récit d'une fête du printemps a laquelle 
il assistait à Cologne. On ne peut rien imaginer de plus 
poétique. Ce devait être un reste de quelque solennité 
païenne. De longues processions de femmes, vêtues de 
blanc et ceintes de guirlande?, descendaient en chanLint 
des cantiques sur les bords du fleuve. Elles lui portaient 
en offrande des touffes d'herbes symboliques qui, jetées 
au courant des flots rapides, entraînaient avec elles 
tous les malheurs de l'année. 



11 existe encore a celte heure une coutume toute 
semblable an royaume de Siam. Un marin de mes 
amis, qui a fait partie de l'expédition en Cochinchine, 
m'a décrit ce que les bouddhistes appellent le Jour du 
pardon. Pour apaiser l'ange du fleuve, que l'on suppose 
irrité de la souillure de ses eaux, les lalapoins et géné- 
ralement tous les bons bouddhistes viennent sur le 
rivage réciter a haute voix de longues oraisons fluviales. 
Jusque très-avant dans la nuit, au son des instruments 
de musique, à la lueur des torches et des lanternes on 
lance incessamment au flot des dons de toute sorte ex- 



QUATRIÈME DIALOGUE. 345 

voto, amulettes, images peinles ou sculptées, monnaies 
d'or et d'argent, barques et radeaux chargés de fleurs 
et de fruits. Il paraîtrait que c'est le spectacle le plus 
curieux, le plus bariolé, le plus pittoresque du monde. 

DIOTIME. 

Pour nos deux poètes, le printemps était la saison 
sacrée. Ce fut dans les fêtes de mai qu'apparut pour la 
première fois à Dante Béatrice Portinari, en compagnie 
de sa jeune amie Yanna, qui fut plus tard l'amante de 
Guido Cavalcanti et qui avait pour surnom de beauté, 
persopranome di bellezza, Primavera. Quant à Goethe, 
il appelait le printemps la saison lyrique, et se plaisait 
à y voir éclore ses créations les plus chères. Mais, 
non contents de commencer leur poëme à l'aube de 
l'année, Dante et Gœlhe veulent encore qu'il s'ouvre 
à l'aube du jour. 

Temp' era del principio del mattino, 

dira l'Àllighieri, en gravissant, au sortir du sommeil, 
la colline éclairée des premiers feux du matin. Ce sont 
les matines de Pâques, chantées aux lueurs crépuscu- 
laires du jour de la résurrection, qui vont arracher 
Faust aux appréhensions de la nuit, aux ténèbres de 
son propre cœur. 

Il est là, le vieux docteur, seul et pensif sous les 
sombres voûtes du laboratoire; il est là, tel que Ta vu 
Rembrandt, assis sur son fauteuil vermoulu, dans une 
atmosphère épaisse, entouré de livres poudreux, de 



346 DANTE ET GOETHE. 

parchemins enfumés, de crânes, de squelettes, d'appa- 
reils et d'instruments de toute sorte, gisant pêle-mêle el 
dans un désordre affreux. Il a passé depuis longtemps, 
lui, « la moitié du chemin de notre vie ; » il a perdu 
'a droite voie, mais ce n'est pas dans la poursuite des 
plaisirs et des cupidités mondaines, dans les sentiers 
fleuris des vanités, c'est dans l'âpre recherche de celle 
science terrible du bien et du mal que notre premier 
père a payée de l'exil et de la mort. Au moment où le 
démon obtient la permission de le tenter, Faust n'est pas, 
comme Dante, endormi dans l'oubli de Dieu : il veille 
en proie aux tourments d'une âme ardente qui voudrait 
posséder Dieu à tout prix. Richesses, honneurs, plai- 
sirs, amours, amitiés, toutes les joies périssables, Faust 
a tout négligé, tout dédaigné pour se vouer sans réserve 
à l'étude des lois éternelles, à la pénétration des causes. 
S'il a vieilli prématurément, s'il a pâli dans la solitude, 
c'est par amour pour la science, et par désir du bien 
de ses semblables; parce qu'il aurait voulu découvrir 
une vérité « capable de convertir les hommes et de les 
rendre meilleurs. » Philosophie, médecine, jurispru- 
dence, théologie, magie même, toutes les sciences 
humaines, divines ou infernales, Faust a tout étudié, 
tout approfondi. Il sait tout ce qu'on peut savoir; il sait 
de plus « qu'on ne peut rien savoir. » Il est las de 
l'aridité des spéculations métaphysiques, las des for- 
mules de l'école. Il compare sa vie au vent d'automne 
qui souffle sur les feuilles sèches. Il sourit amèrement 
à la puérilité des satisfactions humaines, à l'éclat de la 
vaine gloire, au bruit de son nom, à la reconnaissance 



QUATRIÈME DIALOGUE. 3i7 

des hommes simples qui se croient guéris par son 
art, tandis qu'ils ne le sont que par la nature. Le 
mensonge des choses d'ici-bas répugne à sa cons- 
cience austère. Les élans de sa grande âme se heur- 
tent et se blessent incessamment aux limites de son 
existence terrestre. Sa patrie est ailleurs. Son esprit, 
fait à l'image de Dieu, voudrait entrer en commerce 
avec ses pareils, les esprits divins qui président à l'har- 
monie des mondes, etplonger aveceuxau sein toujours 
vivant de la nature infinie. A l'aide des formules de la 
magie qui lui sont familières, Faust évoque les esprits 
invisibles; il les interroge. Leur apparition fugitive, 
leurs réponses énigmatiques le consternent, car il voit 
que, s'il a eu la puissance de les appeler, il ne saurait 
ni les retenir ni les comprendre. C'est alors que le 
désespoir s'empare de lui, et que, n'attendant plus rien 
de la vie, il s'adresse à la mort. D'une main hardie 
il saisit la coupe des aïeux; il y verse le breuvage 
libérateur. 

L'invocation de Faust, ce chant sacerdotal d'un 
sacrifice dont il est à la fois le prêtre et la victime, 
atteint aux plus sublimes hauteurs où puissent s'élever 
Tâme et la poésie. Pour Faust, la mort n'a rien de lugu- 
bre. Il n'y voit ni une fin, ni un néant, ni même un 
sommeil dans la tombe. Les images sous lesquelles elle 
s'offre à lui sont toutes de mouvement. C'est la vague 
qui l'emportera comme Dante « dans la grande mer de 
l'Etre; » c'est le char de feu qui le ravira jusqu'aux 
sphères célestes : 



34* DANTE ET GOETHE. 

Zu neuen Ufern lockt ein neuer Tag, 

Ein Feucrwagen schwebt, auf leichten Schwingen, 

An mich heran 1 

Le suicide de Faust a plus de grandeur encore qui' 
le suicide de Caton; car, en rejetant la vie, Faust m; 
proteste pas seulement, comme le vertueux Latin, contre 
l'esclavage politique dans la prison romaine : il proteste, 
vaincu dans le combat avec Dieu, contre l'esclavage 
de l'humanité dans sa prison terrestre. 

Et pourtant, combien il faut peu de chose pour que 
Faust renaisse à l'espérance et pour que la coupe 
fatale échappe à sa main ! 

Un souvenir, le son lointain d'une cloche, un chant 
d'église, lui rappellent la fête de Pâques, où jadis son 
enfance heureuse célébrait, avec le retour du prin- 
temps, la résurrection du Sauveur des hommes. 11 s'at- 
tendrit en songeant aux consolations apportées à la 
terre par le miséricordieux crucifié. Toute l'austérité 
de sa pensée s'amollit. Un souffle de tendresse dissipe 
les noires vapeurs amassées dans son cerveau par ta 
science solitaire. Tout ù l'heure, il va se faire simple 
avec les simples, enfant avec les enfants. Suivi de son 
disciple Wagner, il va se mêler à la foule des prome- 
neurs, dont les gais propos, les rires, les chansons 
célèbrent à leur manière la Tête chrétienne. Mais le 
spectacle de la vie extérieure ne saurait longtemps cap- 
tiver l'âme de Faust. Lassé bientôt de ces joies bruyan- 
tes, il s'assied à l'écart; il contemple les magnificences 
du soleil couchant; son inquiétude renaît, sa soit 
de la lumière éternelle. Il voudrait suivre les rayons de 



QUATRIÈME DIALOGUE. 349 

l'astre qui va quitter notre hémisphère. Il envie à l'aigle 
son aile, à l'alouette son chant, à la grue qui traverse les 
airs la puissance de l'instinct qui la guide. Il appelle à 
son aide les génies qui planent invisibles entre la terre et 
le ciel, il les adjure de remporter avec eux dans l'espace. 
C'est alors qu'apparaît Méphistophélès. Sous la figure 
d'un chien, il s'attache aux pas de Faust; il le suit à 
son retour dans la ville; il entre avec lui dans le labo- 
ratoire. La nuit est venue. — Cette longue exposition 
terminée, qui dans la Comédie n'occupe que la moitié 
d'un chant, l'action proprement dite, la tentation va 
commencer. 

Je suppose, ma chère Viviane, que vous n'avez pas 
eu de peine jusqu'ici à reconnaître, sous les traits de 
Faust, Wolfgang Goethe, à celte première période de sa 
jeunesse où nous l'avons vu, profondément troublé par 
l'incertitude et la discordance des choses de la vie, se 
jeter tout éperdu à l'enthousiasme de la mort. 

VIVIANE. 

La fiction est transparente, et Dante n'est pas plus 
Dante, ce me semble, que Faust n'est Goethe. 

DIOTIME. 

Un coup d'oeil sur la relation qui se noue entre 
Faust et Méphistophélès nous rendra plus sensible 
encore cette identité. Bien loin que le suicide de Faust 
et sa tentation nous soient donnés par Goethe comme un 
signe de déchéance, il les entoure d'une solennité reli- 
gieuse. C'est au moment où l'âme de Faust vient de 



350 



DANTE ET GOETHE. 



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s'exalter dans la contemplation d'un grand spectacle de 
la nature, c'est lorsque, absorbé dans une profonde 
méditation, ému, attendri, il cherche d'un cœur droit 
« mit redlichem Gefûhl, » pour le mettre à la portée 
de tous, le sens véritable des Évangiles, c'est à l'heure 
du recueillement et d'un pieux travail que Méphisto- 
phélès, quittant son apparence de chien, se présente au 
grave docteur. De même, lorsque Faust consent à se 
laisser arracher par le démon à ses rêveries solitaires, 
pour se jeter avec lui au train du monde, lorsqu'il va 
signer le pacte et qu'il en dicte fièrement les conditions, 
il se montre de tout point supérieur à celui qu'il 
appelle avec dédain « un pauvre diable, » et la pensée 
intime du poêle devient manifeste. Faust n'admet pas 
un instant que l'esprit de l'homme puisse être com- 
pris de Méphistophélès et de ses pareils. « Si tu peux 
m'abuser par les flatteries, lui dit-il, de telle sorte que 
je me plaise h moi-même, si tu peux me séduire par 
la jouissance, si jamais je goûte le repos dans le plaisir, 
que ce soit là mon heure dernière et que mon âme 
soit ta proie! » 

Mais que veut-il donc, qu'altend-t-il du démon, ce 
dédaigneux Faust? Lui-même il va nous le dire; il y 
va insister de peur qu'on ne s'y méprenne. « Tu m'en- 
tends bien, dit-il à Méphistophélès, il ri est pas question 
de plaisir. Mon esprit, guéri du désir de savoir, veut 
vivre désormais de la vie active, et telle qu'elle est faite 
à l'iiumanilé tout entière. Je veux étreindre tout ce que 
la destinée humaine enferme de bien et de mal ; toutes 
ses douleurs, toutes ses joies, je les veux ressentir; 



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QUATIUÈME DIALOGUE. 351 

je veux éperduinent me plonger dans l'immense tour- 
billon de son activité sans relâche; puis, comme elle 
et avec elle, à la fin, être brisé ! » 

Vous le voyez, à peine l'âme de Faust a-t-elle perdu 
l'espoir de pénétrer par la science et par la philosophie 
jusqu'à l'essence de Dieu, que, intrépide, elle se jette à 
l'espoir de pénétrer par le sentiment, par l'action, jus- 
qu'à l'essence de l'humanité. Serait-ce là une défail- 
lance, une dépravation de sa noble nature? Aucune- 
ment. C'est une ambition moindre à laquelle il se 
résigne, après qu'il a reconnu vaine son ambition pre- 
mière. De vulgaires appétits, de lassitude, nulle trace 
dans les conditions altières de son pacte démoniaque. 
Nous y sentons toujours le môme Faust dont l'âme est 
« habitée de Dieu. » Nous y sentons notre insatiable 
Goethe dans la fougue généreuse, et que l'on disait 
endiablée, de son ardente jeunesse. 

MARCEL. 

Pardon si je vous interromps. Vous venez de nous 
dire que Méphistophélès quittait son apparence de 
chien; pourquoi ce chien? aurait-il, comme les bêtes 
de la Comédie, un sens allégorique? 

DIOTIME. 

Dès l'antiquité, le chien est un animal démoniaque. 
La déesse protectrice des sorciers, Hécate, Luciféra, se 
plaît à ses aboiements. Elle-même, elle prend souvent 
la forme d'une chienne. De la sorcellerie païenne, le 
chien magique passe dans la sorcellerie chrétienne; 



3S2 DANTE ET GCETHK. ' 

de la légende d'Apollonius de Tyane, le chien noir 
passe dans celle d' Agrippa, le nécromancien allemand. 
Celle-ci nomme le chien du plus ancien Faust, qui n'est 
autre que le diable en personne, Prœstigiar. Gœtbe, 
que nous avons vu très-superstitieux, n'était pas 
exempt d'une certaine antipathie fort peu rationnelle 
pour la race canine. 

Mais continuons. La supériorité morale de Faust 
sur Méphistophélès se marque de plus eu plus à mesure 
qu'on avance dans le drame. Quand Méphistophélès, 
qui a promis & Faust de lui faire Taire un cours complet 
du petit et du grand monde, le mène à la taverne 
d'Auerbach, rendez-vous de gais compagnons et d'étu- 
diants en goguette, quand il le conduit à la cuisine de 
la sorcière pour y boire le philtre qui lui rend la jeu- 
nesse, Faust n'exprime que répugnance et dégoût. 
Dans la taverne, il assiste, impassible, aux expansions 
bruyantes de l'insipide orgie, et n'exprime qu'un désir, 
celui de quitter de tels lieux. Chez la sorcière, son 
dégoût est au comble. Mais là, tout à coup, dans un 
miroir magique, il aperçoit une figure de femme qui 
attire et captive son regard. Celte femme qui ne res- 
semble à aucune autre, cette apparition céleste, celte 
beauté pure dont la seule image, au milieu des laideurs 
d'une basse sorcellerie, le fait tressaillir d'amour, c'est 
Marguerite. 



Je vous admire, Diotime. Vous avez le talent de 
l'Rglise catholique en son premier génie; vous trans- 






QUATRIÈME DIALOGUE. 353 

formez les démons en saints ou en quasi-saints. Vous 
venez de nous habiller très-joliment Méphistophélès en 
Virgile ; je suis curieux de voir comment vous allez vous 
y prendre pour vêtir la petite Gretchen des rayons de 
Béatrice. 

DIOTIME. 

Si vous voulez, nous dirons auparavant deux mots de 
l'idée générale que nos deux poètes se faisaient de la 
femme, de son caractère, de sa vocation, de sa puissance 
morale; vous comprendrez plus aisément l'analogie que 
je crois voir entre Marguerite et Béatrice. 

MARCEL» 

Je suis on ne peut plus curieux, sérieusement cu- 
rieux, quoi que vous en puissiez croire, de connaître, à 
cet égard, vos idées. 

DIOTIME. 

Pour Goethe comme pour Dante, mon cher Marcel, 
la femme dans ce qu'on pourrait appeler sa double 
nature, doublement myslérieuse et sacrée, la femme 
vierge et mère est un être supérieur à l'homme. 

MARCEL. 

Mais pourquoi? Elle est visiblement inférieure en 
force physique; elle est inférieure en génie, car elle n'a 
jamais rien inventé; et quant à son être moral, il me 
semble que les récits bibliques ne laissent aucun doute 
sur son infériorité. 

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354 



DANTE ET GOETHE. 



DIOTIME. 



À mes yeux, il n'y a ni supériorité ni infériorité 
d'un sexe sur l'autre. Les deux sexes ont des dons qui 
leur sont communs, et chaque sexe a une supériorité 
qui lui est propre. Mais si je devais traiter à fond ce 
sujet, il me faudrait vous dicter tout un livre ; cela ne 
vous amuserait guère, et ce n'est pas ici le lieu. Nous 
n'avons besoin de savoir en ce moment qu'une seule 
chose : l'opinion de nos deux poètes. C'est poétique- 
ment que Dante et Gœlhe mettent la femme au-dessus 
de l'homme. Dante, tout pénétré de l'idéal catholique, 
tel qu'il s'est dégagé peu à peu des rudesses bibliques 
et des sévérités qui restent encore dans l'Évangile, a 
mis dans la prière de saint Bernard, au dernier chant 
du Paradis, toute la sublimité de son sentiment, toul 
son idéal de l'amour féminin. Béatrice, dans ses canti- 
ques, semblablement h Marie, est toute beauté, toute 
grâce, toute miséricorde, toute compassion. Même au 
sein de la béatitude, elle se trouble à la vue des périls 
de Dante; elle est remplie d'angoisses pour son ami; 
pour « son ami qui n'est point l'ami de la fortune, » 

L'amico mio e non délia ventura, 

dit-elle avec une subtilité charmante et toute féminine. 
Elle a une hâte, une impatience toute féminine aussi, de 
le voir délivré des ténèbres et des bêtes féroces. Elle 
presse Virgile de voler à son secours; au. secours de 
son Adèle, de « celui qui l'aima tant et qui sortit pour 



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QUATRIÈME DIALOGUE. 355 

elle de la foule du vulgaire. » Ses beaux yeux, « plus 
brillants que les étoiles, » se voilent de pleurs. Elle 
veut être consolée, 

L'aiuta si oh' io ne sia consolata. 

EUE. 

* 

Est-ce que cette compassion, ces larmes, ce besoin 
de consolation dans le ciel, sont bien orthodoxes ? 

DIOTIME. 

J'en doute; comme aussi du plaisir qui s'accroît 
dans les âmes bienheureuses quand elles peuvent satis- 
faire aux questions de Dante, 

Per allegrezza nuova che s'accrebbe, 
Quand' io parlai, air allegrezze sue. 

C'est le sentiment que nous verrons exprimé aussi dans 
le ciel de Faust quand le Père Séraphique et les jeunes 
anges s'exaltent dans la joie de voir arriver l'âme par- 
donnée du pécheur. En plusieurs rencontres déjà nous 
avons vu que nos poètes, tout en traitant un sujet tiré 
de la légende chrétienne, en usaient librement avec 
l'orthodoxie, et qu'ils avaient, l'un et l'autre, de ces 
belles inconséquences sans lesquelles la plupart des 
dogmes seraient inacceptables. La compassion de Béa- 
trice descendue en enfer pour secourir Dante, la joie 
qu'éprouvé son royal ami, Charles Martel, à le revoir 
au ciel de Vénus, c'est la protestation éternelle du cœur 
humain qui repousse l'indifférence dogmatique des 



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356 



DANTE ET GOETHE. 



béatitudes du paradis, aussi bien que la justice impla- 
cable des châtiments de l'enfer. — Mais je reprenà 
Dante ne conçoit son propre salut, comme le salut 
de l'humanité, que par la médiation de cet amour 
miséricordieux, désintéressé, de cette grâce par excel- 
lence et véritablement divine qui réside au sein de la 
femme. C'est le rayon des yeux de Béatrice qui l'allire 
à sa suite dans la droite voie, tant qu'elle demeure 
ici-bas; c'est après qu'il l'a perdue qu'il se perd lui- 
même. C'est elle qui l'avertit, par des songes et des 
révélations, des dangers qui le menacent ; c'est dans 
l'espoir de ia retrouver, sur l'assurance que lui eo 
donne Virgile , qu'il prend courage et s'avance au 
travers des flammes d'enfer. C'est par « l'occulte vertu 
qui d'elle émane, » qu'il peut gravir la montagne puri- 
ficatrice. Parvenu au seuil de la béatitude Dante re- 
connaît humblement « la grâce et la vertu, la puis- 
sance et la bonté, la magnificence de la femme aimée, 
qui Ta conduit de la servitude à la liberté, des choses 
mortelles aux choses divines, de la perdition au salut» 

Dal tuo podere e dalla tua bontate 
Riconosco la grazia e la virtute. 
Tu m'hai di servo tratto a libertate 
Per tutte quelle vie, per tutt' i modi 
Ghe dicib fare aveau la po testa te. 

C'est le même idéal de la grâce féminine qui inspire à 
Goethe, au quatrième acte de Faust, les vers admira- 
bles où il décrit l'apparition céleste de Marguerite ce 
mystérieux regard, cette forme pure qui s'élève dans 



// /à 



QUATRIÈME DIALOGUE. 357 

l'éther et qui attire à elle « le meilleur de son âme. » 

Wie Seelenschônheit steigert sien die holde Form, 
Los't sich nicht auf, erhebt sich in den Aether hjn, 
Und zieht das Beste meines Innern mit sich fort. 

Et cette conception platonicienne de la beauté, de 
l'amour, Gœthe la met à la fin de son poëme dans la 
bouche de la Reine du ciel : 

Komm ! hebe dich zu hohern Spharen l 
Wenn er dich ahnet, folgt er* nach. 

« Viens, élève-toi vers des sphères supérieures ; s'il te 
pressent, il* te suivra, » dit la Mater Gloriosa à Mar- 
guerite déjà transfigurée. 

MARCEL. 

Béatrice est semblable par un de ses aspects à Mar- 
guerite, elle symbolise comme elle l'amour pur, je le 
veux bien; mais Béatrice est aussi, dans les cantiques, la 
sagesse. Elle n'a jamais failli, que je sache ; elle expose 
à Dante les vraies doctrines ; elle parle pour le moins 
aussi bien que saint Thomas. Elle ressemble à la Dame 
Philosophie, à la superbe stoïcienne qui consolait 
Boëce, beaucoup plus qu'à cette ignorante Gretchen qui 
n'a jamais rien appris qu'un peu de catéchisme, qui se 
laisse abuser comme une pauvre villageoise qu'elle est, 
qui tue ou fait tuer, sans trop s'en douter, sa mère, 
son frère, son enfant, et qui perd à la fin de la tragédie 
le peu de bon sens, le peu d'esprit qu'elle avait au 
commencement. 



DANTE ET GOETHE. 



A la fin de la première partie, Marcel; mais dans 
la seconde, où ,nous la verrons reparaître transfigurée, 
elle sera aussi puissante dans son humilité que Faîtière 
Béatrice. Je ne veux pas nier cependant que voire 
remarque ne soit juste en une certaine manière. Mar- 
guerite, même dans la gloire céleste, reste toujours la 
candide et simple jeune fille qui a péché, qui a souffert. 
Vna Pœnitenltum est son nom. Elle n'est ni une stoi- 
cienne ni une héroïne, la pauvre enfant, mais une 
douce chrétienne. Elle n'a jamais rien su, rien voulu 
ici-bas qu'aimer, aimer de ce profond amour du cour 
où tes sens n'ont qu'une part inconsciente ; et c'est 
pourquoi elle est demeurée pure, innocente jusque 
dans le crime, et c'est pourquoi, lorsque l'àme de 
Faust est tout éblouie encore des splendeurs célestes. 
elle est appelée a l'initier aux clartés du jour nouveau. 

Vergonne mir j fin zu beletiren, 
Noch blendel ibn der neue Tag. 



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Je vous avoue que je trouve cet idéal tout chrétien 
asseï étrange et fort peu d'accord avec ce qu'il y avait 
de si païen dans le génie de Goethe. 



Rassurez-vous, Marcel. L'idéal païen ne perdra pas 
ses droits dans le poème germanique. Pour l'y intro- 
duire, (iœthe va dédoubler son type de femme. De 



i» 



QUATRIÈME DIALOGUE. 359 

même qu'il a représenté la nature virile sous deux 
faces dans la figure de Faust et de Méphistophélès, 
ainsi il montrera son Éternel-Féminin, sous son double 
aspect antique et moderne, daus Ta personne d'Hélène 
et de Marguerite. La légende l'autorisait comme Dante 
à celte introduction de l'élément païen dans son action 
chrétienne. , 

Mais n'anticipons pas trop sur la marche du drame. 
Nous n'en sommes encore pour le moment qu'à l'ap- 
parition de l'image de Marguerite dans le miroir de la 
sorcière. L'amour qui s'allume à sa vue dans l'âme de 
Faust et qui va former le nœud de la tragédie, a été 
célébré chez nous par tous les arts; il a pbtenu grâce 
en France pour la philosophie du poème. Rappelons 
brièvement son caractère et son développement. Lors- 
que Faust est conduit par Méphistophélès dans le mo- 
deste réduit de la jeune fille absente, à la vue de cet 
asile où s'écoulent ignorés des jours d'innocence, dans 
ce « sanctuaire, » c'est l'expression que Goethe ne 
trouve pas trop haute, Faust est saisi de respect. La 
présence de Méphistophélès, dans un tel lieu, l'impor- 
tune; il le congédie; resté seul, il ouvre sou âme à 
l'ineffable suavité de cette atmosphère de paix. Il con- 
temple le fauteuil vénérable de l'aïeule; d'une main 
tremblante, il soulève les rideaux du lit virginal; il 
frémit à la pensée qu'il pourrait vouloir séduire tant 
de candeur. A Méphistophélès survenu brusquement 
pour l'avertir que Marguerite est là qui va rentrer : 
« Parlons, partons, dit-il en s'éloignant avec précipi- 
tation, jamais, non jamais je ne reviendrai! » 



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DANTE ET GOETHE. 



Dans la promenade au jardin, ménagée" par Méphb- 
tophélès qui poursuit son plan de séduction, les pa- 
roles de Faust h Marguerite sont empreintes encore 
d'un respect profond. II admire du meilleur de soc 
cœur, comme le plus beau don de la nature, la simpli- 
cité de la jeune fille; l'amour qu'elle lui inspire, il le 
sent « inexprimable, divin, éternel. » La (in d'un tel 
amour, s'écrie-t-il exalté, ce serait le désespoir! Sou; 
point de fin ! point de fin ! 

Qu'en dites-vous, Élie? Est-ce bien là le sceptique, 
le libertin, le poète indifférent que la critique française 
a découvert en Goethe, et qu'il n'est pas permis de 
comparer à Dante? 



ELIE. 

J'ai bien peur que vous n'arrangiez un peu tout 
cela à votre belle façon imaginative. 

DIOTIME. 

Aucunement, je vous jure. Et ce que j'essaye de 
vous rendre dans ma prose sans génie, il n'est besoin 
de vous le dire, n'approche ni de près ni de loin de* 
élans passionnés de la poésie de Goethe. 

Le monologue de Faust sur les cimes alpestres où 
il a fui le tentateur, est d'une poésie plus profonde 
encore que le monologue si célèbre du commencement 
Arraché par un effort de sa volonté à l'entraînemen 
des sens, l'âme de Faust a repris l'empire d'elle-même 



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QUATRIÈME DIALOGUE. 361 

laisse pas longtemps à ses contemplations. Il accourt 
vers lui ; il raille sa vie d'anachorète. Par des images 
licencieuses, il essaye de réveiller en lui les appétits 
charnels. Puis, voyant que les suggestions des sens ne 
troublent plus la sérénité de Faust, il s'adresse à son 
cœur; il lui peint les tristesses de Marguerite, l'amour 
qui la consume, le regret qui la ronge dans le cruel 
abandon de celui qu'elle ne saurait plus oublier. Faust 
s'émeut. Ce cœur si fort ne saurait supporter la pensée 
des douleurs qu'il a causées. Il se défend encore contre 
Méphistophélès, mais sa défense faiblit. Il commande 
au tentateur de s'éloigner, mais sa voix tremble. Avec 
la pitié, la passion est rentrée dans son cœur. Toutes 
les péripéties, toutes les émotions de cette passion ter- 
rible qui entraînent l'innocence de Marguerite à la 
faute, au crime, à la plus épouvantable catastrophe, 
vous sont trop présentes pour que nous nous y arrê- 
tions, malgré leur beauté. Je voudrais seulement vous 
rendre attentifs à l'idée morale qui en ressort. 

MARCEL. 

Mais il me semble que c'est une morale très-simple 
et que notre curé n'a que trop fréquemment occasion 
de faire aux innocentes de sa paroisse. 

DIOTIME. 

J'en doute. Relisez toute la suite de ces amours de 
Faust et de Marguerite : vous verrez avec quel art infini 
Gœlhe nous fait sentir (c'était la pensée fondamentale 
de sa morale à lui) combien dans l'âme humaine sont 



362 DANTE ET GOETHE. 

• 

voisines et promptes à se confondre les sources du bien 
et du mal. C'est par le plus désintéressé des sentiments, 
par la compassion, que Faust est arraché à la sérénité 
de la vie contemplative. Tout à l'heure, entre les deux 
amants réunis, dans un entretien où Dieu lui-même 
est présent, entre la candeur de Marguerite qui veut 
savoir ai son amant croit en Dieu et l'idéalisme de 
Faust qui lui fait la plus belle réponse qui soit jamais 
venue à des lèvres humaines, se glisse, à peine enten- 
due d'abord, mais bientôt impérieuse, la voix de la 
sensualité. L'invincible désir de l'entière possession 
que le Créateur a mis au cœur de l'homme et de la 
femme, lorsqu'il a voulu {aire naître d'eux la perpé- 
tuité de la famille humaine, est aussi pour eux la plus 
funeste occasion de chute. Une telle contradiction 
étonne notre esprit, mais c'est l'ordre, c'est la logique 
d'en haut. « Il n'y a rien contre Dieu, si ce n'est Dieu 
lui-même. Nihil contra Deum nisi Deus ipse. » C'est 
la parole que Goethe aimait à se redire en ses heures 
de doute; c'est l'idée de suprême conciliation qu'il 
nous rappelle jusque dans les chocs les plus violents de 
la tragédie. 

MARCEL. 

Ainsi Faust et Marguerite ne seraient ni tout à fait 
coupables ni tout à fait innocents? 

DIOTIME. 

tout ce que Faust fait de mal, Goethe l'impute à 
l'influence extérieure, au souffle du démon. Oh ne l'a 



QUATRIEME DIALOGUE. 363 

pas assez remarqué, c'est le philtre de la sorcière qui 
allume dans les veines de Faust le feu des désirs 
impurs; ce n'est pas Faust, c'est Méphistophélès qui 
place dans l'armoire de Marguerite la cassette de bijoux 
pour tenter sa vanité enfantine; c'est le démon qui 
prépare le breuvage mortel que, sur la foi de son 
amant, Marguerite, abusée comme' il l'est lui-même, 
fait boire à sa vieille mère, croyant l'endormir. C'est 
Méphistophélès qui, sur sa guitare satanique, joue à 
l'heure du rendez-vous la sérénade, et provoque ainsi 
la colère de Yalentin et le duel fatal. Sur le Brocken, 
au sabbat des sorcières, où Faust se laisse entraîner, 
Gœlhe ne néglige pas de nous faire connaître qu'à 
dessein Méphistophélès l'a laissé dans l'ignorance des 
suites du duel pour la pauvre Marguerite, accusée par 
la voix publique de la mort de sa mère, de son frère et 
de son enfant. Et lorsque Faust apprend tout à coup l'é- 
vénement funeste, lorsqu'il voit dans les ténèbres de la 
nuit sabbatique glisser, pâle et sanglant, le fantôme 
de celle qu'il a perdue, quelle explosion terrible de 
désespoir! Quel soulèvement de tout son être contre 
lui-même! Quelle malédiction au misérable déwon qui 
lui a tout caché et qui l'étourdit dans l'immonde orgie! 

ELIE. 

Voudriez-vous m'expliquer cet intermède du sabbat 
qui vient interrompre l'action au moment le plus pathé- 
tique, quand Marguerite, poursuivie jusqu'au pied 
des autels par les voix de sa conscience, par l'angoisse 



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364 



DANTE ET GOETHE. 



de la maternité qui s'éveille dans son sein et par les 
accents funèbres du Dies irœ, tombe évanouie? 

DIOTIME. 

Le sabbat des sorcières, mon cher Élie, à cette place 
et dans ce moment, c'est la parodie sanglante de Faction 
de Faust, c'est l'ironie plantée en plein cœur de l'action 
pour nous rappeler la misère de la condition humaine. 
C'est le vulgaire, mais profond axiome a du sublime 
au ridicule il n'y a qu'un pas, » mis en scène avec la 
hardiesse du génie et cette forte conscience du philoso- 
phe qui ne craint pas d'offenser parle rire la grandeur 
de la morale. C'était le sentiment de l'Église catholique 
lorsqu'elle permettait la caricature dans les détails dé- 
coratifs de ses cathédrales, quand elle y souffrait ces 
fêtes burlesques où l'on célébrait l'âne et le fou. C'était 
le sentiment des inventeurs de la parodie, de ces Grecs 
si pleins de goût et de mesure, qui, dans leurs repré- 
sentations théâtrales, exigeaient; après la trilogie du 
destin tragique, la comédie, la satire des héros et des 
dieux. 

La nuit du premier mai ou de la Walpurgis % qui 
figure fréquemment aux procès de sorcellerie, et qui 
protège de ses ombres le sabbat des sorcières, cet 
espèce de mardi gras de l'enfer, parodié dans le poème 
de Gœihe la fêle du printemps, la Pâque angélique, et 
ce religieux enthousiasme qu'inspire au cœur de l'homme 
le renouvellement, la floraison de la vie au sein de la 
nature. Suivant une superstition populaire de l'Alle- 
magne, qui remonte, selon toute apparence, à la con- 



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wl-Ji 



QUATRIÈME DIALOGUE. 365 

• 

version dès Saxons par le glaive de Charlemagne et à 
la persécution des divinités païennes, forcées de fuir aux 
déserts, le rendez-vous général des démons a lieu sur 
les hauteurs du Brocken dans les montagnes du Harz. 
Empçrté par les tourbillons du vent qui siffle et hurle 
sur les cimes désolées, en proie au vertige des brutales 
convoitises, tout le peuple de Béelzébuth se presse et 
se pousse vers les hauteurs infernales. La vieille Baubo, 
montée sur sa truie, ouvre la marche. 

MARCEL. 

Qui est cette Baubo ? 

DIOTIME. 

C'est la Baubo mythologique, la nourrice de Démé- 
ter qui, par un geste obscène, surprit un jour à la grave 
déesse un rire malséant. A la suite de Baubo viennent 
grands et petits animaux, esprits mauvais, hiboux, 
crapauds, limaces, feux des marécages, manches à 
balai, fourches et boucs immondes, toute l'engeance 
satanique. 

• 

Cela se presse et se pousse, glisse et clapote, 
Siffle et grouille, tire et jacasse, 
Cela reluit, écume et pue et flambe. 
Un vrai train de sorcellerie! 

Das drângt.und stosst, das rutscht und klappert, 
Das zischt und qùirlt, das zieht und plappert ! 
Das leuchtet, spriiht und stinkt und brennt! 
Ein wahres HexenelementI 



366 



!>ÀftTE Et GOETHE. 



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dit Méphistophélès avec un incroyable accent de réalité 
imita tire. Et ces paroles sont tout l'abrégé du vertige 
sabbatique où le poète a voulu nous montrer la contre- 
partie et comme Ken vers, passez-moi l'expression, de 
l'exaltation sera phi que. 

Le fantôme de Marguerite, soudain entrevu, ramène 
Faust au sentiment de l'horrible réalité. Il éclate en 
fureurs. Il commande à Méphistophélès de le conduire 
vers l'infortunée jeune fille, de l'arracher au cachot, 
au supplice qui l'attend. Il s'élance sur les coursiers 
infernaux, il fend les airs; le voici dans la prison, il 
brise les chaînes de la pauvre Marguerite. Hélas ! elle a 
perdu la raison. Elle chante comme Ophélie la chanson 
obscène; elle ne reconnaît plus son amant. Il se jette à 
ses pieds, il l'implore; le temps presse, l'aube du jour 
paraît, les noirs coursiers hennissent. Tout à coup 
Marguerite retrouve comme une lueur de souvenir. 
Elle reconnaît la voix de Faust. — Est-ce toi? s'écrie- 
t-elle. Et elle se jette dans ses bras, et toute sa misère 
a disparu, et elle se croit sauvée. Dans l'ivresse de son 
bonheur, elle s'oublie. Elle repose avec amour sur le 
sein de son amant, de celui qu'elle a aimé plus que 
la vie, plus que l'honneur, mais non plus que Dieu. 
Soudain, comme il veut l'entraîner hors du cachot, 
elle aperçoit Méphistophélès qui parait sur le seuil. 
Elle frémit, elle se détourne, elle s'arrache aux bras 
de Faust. Elle se jette en arrière; elle s'abandonne à la 
justice de Dieu. 



Gericbt Gottes, dirhab' ich mich utorgebeh! 



QUATRIÈME DIALOGUE. 367 

Elle appelle à son secours le chœur des anges. Sa voix 
est entendue au ciel. 

— Elle est jugée, dit froidement Méphistophélès. 

— Elle est sauvée, disent les voix d'en haut. 

— A moi! crie le démon, et il disparaît avec 
Faust. 

— Henri! Henri! Sur ce cri de Marguerite, tout 
vibrant à la fois de désespoir et de je ne sais quelle 
indicible espérance, tombe le rideau du premier Faust. 

Le démon, le principe du mal, semble vainqueur, 
mais ce n'est qu'en apparence et dans les faits. Il est 
vaincu dans la vérité idéale des sentiments, doublement 
vaincu dans l'âme altière et puissante de Faust, dans 
l'âme tendre et simple de Marguerite. Le sens moral 
du drame reste encore voilé, suspendu ; tout à l'heure 
l'action va le reprendre et le mettre en pleine lumière. 
Nous allons voir dans le second Faust la morale, la 
philosophie, la religion de Gœthe se d,évjelopper, s'éle- 
ver et resplendir d'un éclat épique. 

VIVIANE. 

t 

Ne voudriez-vous pas vous reposer un moment ? 
Vous semblez fatiguée? 

ÉLIB. 

Prenez mon iras, Diotime, et faisons quelques pas 
sur la plage. 



CINQUIÈME DIALOGUE. 



DIOTIME, VIVIANE, ÊLIE, MARCEL. 
Plus tard ÉVODOS. 



Lorsqu'on revint s'asseoir, Diotime reprit ainsi : 

Les tableaux qui vont se dérouler dans la seconde 
partie de Faust répéteront, sous un voile symbolique 
d'un plus riche tissu et dans des proportions agran- 
dies, les scènes de la première partie. Le parallélisme 
qui s'établit entre les deux moitiés de la tragédie, n'est 
guère moins apparent que le parallélisme des trois 
cantiques. Il produit dans l'un et l'autre poème un 
grand effet de solennité, de cette solennité primitive 
dont nos deux poètes avaient en eux l'instinct, et qui, 
chez Gœthe, s'était singulièrement accrue dans la mé- 
ditation et l'étude de la tragédie grecque. 

Dès les premiers vers du second Faust, on sent que le 
style s'élève. Les voiles se gonflent; les horizons s'ou- 
vrent. Comme Dante, au sortir de l'enfer, Gœthe semble 
ici se placer sous l'invocation de la muse épique : 



CINQUIÈME DIALOGUE. 260 

... alza le vêle 
Ornai la navicella del mio ingegno. 

L'affreux cachot où Faust a « laissé toute espé r 
rance » est derrière nous. Nous voici au seuil des 
régions purificatrices où notre héros, lui aussi, va se 
rendre digne de monter au ciel, e di satire al ciel 
diventa degno. Sous la voûte immense du firmament, 
dans une vaste campagne, aux approches de l'heure 
où le soleil ramène à notre hémisphère la lumière, le 
mouvement, la vie, Faust, couché sur des gazons en 
fleur , est doucement bercé par la voix des sylphes, 
aux sons de la harpe éolienne. 

MARCEL. 

Mais comment, du cachot de Marguerite et de la 
compagnie du diable, Faust se trouve-t-il tout à coup 
transporté sur des gazons fleuris, dans la compagnie 
des sylphes? 

DIOTIME. 

Goethe ne prend pas grand souci des transitions 
dans un poëme dont Faction repose tout entière sur un 
fond merveilleux. Pour transporter son héros d'un lieu 
à un autre, il lui suffit, comme à l'auteur des Cantiques, 
de le supposer endormi, endormi de ce sommeil sacré 
des temples où les dieux parlaient en songe aux mor- 
tels et les guérissaient de tous les maux. Dante procède 
ainsi quand, au neuvième chant du Purgatoire, il se 

•24 



370 



DANTE ET GOETHE. 



suppose vaincu par le sommeil, « à l'heure où l'hiron- 
delle salue l'aube du jour, » et se Tait raconter par 
Virgile qu'une dame céleste est venue qui Ta emporté, 
tout endormi, au lieu où il s'éveille. 

Venne una donna, e disse : P son Lucia: 
La scia te mi pigliar costui che dorme, 
SI P aggevolerô per la sua via. 



Poi ella e'I sonno ad una se n 'andaro. 



Pendant le cours des heures nocturnes, le chœur 
des bons génies, sensible du malheur de l'amant de 
Marguerite, a calmé les agitations de son âme; il a 
détourné de lui « la flèche acérée du remords; » il a 
rafraîchi son front brûlant dans la rosée du Léthé. 

EUE. 

Ce Léthé m'étonne dans les deux poèmes. Quelle 
peut être sa signification morale? Nos auteurs enten- 
draient-ils dire qu'il faut n'avoir ni remords ni sou- 
venir du mal qu'on a fait? La morale serait aisée, mais 
fort peu chrétienne. 



DIOTIME. 



J'ignore quel est l'enseignement théologique sur ce 
point délicat ; peut-être, dans l'aspersion de notre eau 
bénite, faudrait-il voir quelque secrète réminiscence 
de cette vertu du Léthé ; mais très-probablement ici 
Dante et Goethe suivent leur sentiment propre sans se 



CINQUIÈME DIALOGUE. 371 

préoccuper de la doctrine de l'Église. Aux yeux de 
Gœthe, la première condition du salut, c'est la résolu- 
tion énergique de « tendre incessamment à la vie la 
plus haute, » 

Ein kraeftiges Beschliessen 
Zum hœchsten Daseyn immerfort zu streben, 

en apprenant toujours et en communiquant incessam- 
ment à ses semblables, dans une généreuse et bienfai- 
sante activité, tout ce qu'on a en soi de meilleur. Selon 
cette conception, qui était celle des stoïciens à peu de 
chose près, le remords ne serait qu'une entrave à l'essor 
de J'âme, une dépression, une diminution de force, et 
l'oubli devrait être considéré comme une grâce, une 
paix divine, qui allège à l'homme de bonne volonté le 
poids du jour. 

VIVIANE. 

Est-ce qu' Emerson ne dit pas quelque chose d'ana- 
logue dans ses Essais? Je me rappelle vaguement un 
passage où il conseille à l'homme de bien de ne pas 
traîner après lui le cadavre de la mémoire, this corpse 
ofmeinory. 

DIOTIME. 

C'est le sentiment de quiconque est animé du génie 
de la vie active et mû par la conscience du mal à ré- 
parer plutôt que du mal à pleurer. Gœlhe, d'ailleurs, 
constamment occupé, comme il l'élail, du problème de 
la responsabilité humaine, n'avait jamais pu arriver à 



312 DANTE ET GOBTHK. 

une certitude autre qu'a celle de l'inextricable compli- 
cation de nécessité et de liberté dont se composent la 
vie et les malheurs de l'homme. Il en concluait que la 
vraie morale, la vraie justice ici-bas, c'était une iné- 
puisable compassion. Qu'il soit saint, qu'il soit mé- 
chant, nous plaignons l'infortuné; 

Ob er heilig, ob er bose, 
Jammert sie der Unglucksmann, 

chante le chœur des sylphes avec une mélancolie pleine 
de tendresse. Il y a là un sentiment de doute miséri- 
cordieux qui n'existe pas au même degré, tant s'en faut, 
dans les Cantiques où Béatrice, tout en accourant au 
secours de celui qu'elle aime, ne lui épargne ni les 
humiliations ni les dures réprimandes. 

On sent dans cette appréciation différente de la 
culpabilité (péché et remords pour Danle, erreur et 
réparation pour Goethe) l'intervalle de cinq siècles 
durant lesquels les sciences naturelles et historiques, 
affranchies de tous les dogmes, et s'éclairant l'une 
l'autre, ont éclairé aussi la morale d'un jour nouveau. 
Au temps de l'Allighieri, on croit à la vengeance de 
Dieu, parce que l'on honore la vengeance humaine. Au 
temps de Goethe, la torture est abolie, la peine de mort 
combattue dans son principe; l'enfer n'est plus pour 
Faust qu'une « légende bizarre. » Aussi, dans les plus 
terribles catastrophes de la tragédie, n'exprime-t-il pas 
une seule fois le sentiment delà peur, tandis que Dante, 
épouvanté, tremble et s'évanouit à tout instant dans 
sa marche à travers les supplices de l'enfer. Aussi 



CINQUIÈME DIALOGUE. 373 

Faust est-il sauvé sans condition, sans s'humilier, sans 
se confesser autrement qu'à lui-même et à sa propre 
conscience, sans aucun acte de foi explicite. Il est sauvé 
par le seul effet d'une loi générale et divine qui élève à 
Dieu tout ce qui a puissamment aspiré vers lui et tenté, 
fût-ce en se trompant de voie, de faire le bien ici- 
bas. 

Le chœur des sylphes qui, d'une main légère, en 
quelques vagues arpèges à peine entendus au sein du 
crépuscule, nous rappelle ces graves problèmes, est 
soudain interrompu par une explosion de lumière. 
C'est le char du soleil qui s'avance avec une majesté 
homérique. 

Horchet! horcht! dem Sturm der Horen ! 



Phœbus' Raeder rollen prasselnd ; 
Welch Getœse bringt das Lichtî 

L'imagination de Dante, vous vous le rappelez, con- 
çoit ainsi la lumière retentissante de l'astre du jour, 
et dit hardiment au début de l'Enfer qu'il est repoussé 
par la panthère vers la vallée « où le soleil se tait, là 
dov'l sol lace. » 

Faust s'éveille. Son monologue, écrit dans la 
forme dantesque des tercines (Goethe ne l'emploie que 
cette seule fois dans toute son œuvre), ne reste pas au- 
dessous des plus beaux élans lyriques de la Comédie. 
Faust salue le roi des cieux ; il écoule, il bénit, dans 
un transport de joie, les pulsations de la vie qui renait 
dans son sein et dans le sein de la terre. Il se sent re- 



374 DANTE ET GGETHE. 

nouvelé comme les feuilles et les fleurs que baigne 
la rosée du matin. 

Corne piante novelle 
Rinnovellate di novella fronda, 

a dit l'Allighieri. Faust chante avec amour l'hymne à 
la lumière. Son regard est attiré vers les hautes cimes 
où resplendissent leâ premiers feux du jour. Hinauf- 
geschaut! C'est le Guardai in alto de Dante ; c'est l'i- 
mage perpétuellement rajeunie de la poésie primitive 
qui figure la sainteté, la béatitude, par l'altitude des 
montagnes et le rayonnement du soleil. 

Cependant Faust, qui parle ici plus manifestement 
encore que dans la première partie du poème, au nom 
de l'homme et de l'humanité, ne saurait, non plus que 
Dante, soutenir les splendeurs de l'astre divin. Une 
douleur vive à sa paupière l'avertit que l'œil mortel 
n'est pas fait pour les clartés éternelles. Il détourne sa 
vue et la ramène vers la terre, où l'iris qui se balance 
dans l'écume des eaux jaillissantes l'attire et le captive. 
Faust y voit l'emblème de la vie humaine. L'homme 
ne peut ici-bas ni posséder ni même contempler face à 
face la vérité pure à laquelle son âme aspire. Il ne peut 
que l'entrevoir dans ses reflets; il ne saurait voir Dieu 
que dans le miroir indistinct de la nature. C'est la pen- 
sée maîtresse qui domine toute l'œuvre de Gœlhe; c'est 
là même pensée, la même image que nous retrouvons 
dans les Cantiques, quand, au dernier chant du Paradis, 
saint Bernard ordonnant à Dante de lever les yeux vers 
la gloire céleste, le poète sent son œil ébloui, blessé 



CINQUIÈME DIALOGUE. 375 

par les rayons perçants, incapable d'en supporter 
Téclat. 

Io credo, per 1' acume ch' io soffersi 
Del vivo raggio, ch' io sarei smarrito 
Se gli occhi miei da lui fossero aversi. 

Celte première scène de la seconde partie du poëme 
de Goethe, ce chant des esprits aériens, ce monologue à 
la fois si solennel et si doux, célèbrent dans le plus 
beau langage la réconciliation de l'âme de Faustavec la 
vie. Elle consent désormais, cette âme ambitieuse, à 
tempérer ses désirs, à limiter ses poursuites, à resserrer 
dans le cadre étroit assigné à l'homme par la nature son 
activité passionnée. Faust se résigne, il renonce, mais 
sans abandon de soi-même. Son renoncement est viril, 
héroïque. Il ne va plus vouloir, il est vrai, que le pos- 
sible, mais il voudra, sans illusion ni dédain, tout le 
possible. À partir de cette heure, qui commence pour 
Faust la vie nouvelle^ Méphistophélèsest plus d'à demi 
vaincu ; sans qu'il s'en aperçoive encore, le démon est 
subalternisé, rejeté à l'arrière-plan. Le doute et l'ironie 
s'effacent insensiblement aux clartés grandissantes de 
l'amour. C'est l'ascendant de la femme, médiateur et 
sauveur, que l'on pressent dès l'entrée de ce purgatoire 
où déjà Faust est, comme les ombres à qui parle Dante, 
assuré de voir la lumière suprême. 

gente sicura, 
Incominciai, di veder Y alto lume. 

Du moment que Faust est maître de lui, il est 
maîlre aussi dn démon. Il va lui commander plus im- 



376 DANTE ET GOETHE. 

périeusement des choses plus difficiles. Il va se faire 
conduire à la cour de l'empereur germanique, prendre 
part aux affaires de l'Élat. De la vie individuelle, il 
va entrer dans la vie sociale ; il va s'élever à la dignité, 
à la puissance du sacerdoce. 

ELIE. 

Qu'entendez-vous par là ? 

DIOTIME. 

L'idée qui possède visiblement l'esprit et l'œuvre de 
nos deux poètes, Élie, c'est que la vie humaine doit 
être un culte, une offrande, un sacrifice perpétuel à 
Dieu, où l'homme est à la fois prêtre et victime. 

ELIE. 

C'était le sentiment de Proclus, de Porphyre, quand 
ils disaient que l'homme est le pontife de l'univers. 
C'était aussi le sentiment de l'apôtre saint Paul. 

DIOTIME. 

Ce sera éternellement, dans la triste vanité des 
choses périssables, le sentiment, exprimé ou non, des 
âmes capables d'adoration et d'amour. Nous avons vu 
que c'était l'instinct du petit Wolfgang quand, tout au 
haut de son autel enfantin, il allumait l'encens. 

Au sortir du purgatoire, Virgile couronne, en 
vers majestueux, de la mitre sacerdotale le front de 
l'Ail ighieri. Durant tout le cours de la tragédie de 
Gœthe, cette idée de sacerdoce, plus ou moins voilée, 



CINQUIÈME DIALOGUE. 377 

apparaît. Dès le premier monologue de la première par- 
tie, Faust veut être confesseur de la vérité ; il souhaite 
l'apostolat; il voudrait enseigner, améliorer, convertir 
les hommes. A ses yeux, la demeure de la femme aimée 
est un temple, un sanctuaire, je cite les propres expres- 
sions de Faust. Au second acte, investi de la clef ma- 
gique, qui est également symbole du pouvoir sacerdotal, 
et qui rappelle les clefs d'or et d'argent avec lesquelles 
l'ange divin ouvre à Dante la porte du purgatoire, il 
va chercher dans les profondeurs ténébreuses, chez les 
Mères, le trépied sacré des oracles. Il en revient vêtu 
des ornements pontificaux. Il a puissance d'évocation 
sur le royaume des ombres. 

Im Priesterkleid, bekraenzt, ein Wundermann, 
Der nun vollbringt was er getrost begann. 
Ein Dreifuss steigt mit ihm aus hohler Gruft. 

Faust ne comprend la vie, il n'en conçoit la beauté 
que depuis sa vocation. 



Wie war die Welt mir nichtig, unerschlossen ! 
Was ist sie nun seit meiner Priesterschafl? 
Erst wiinschenswerth, gegrundet, dauerhaft ! 



EUE. 

Vous venez de dire que Faust descend chez les 
Mères; voilà pour moi l'obscurité des obscurités, 
l'abstraction des abstractions, auprès desquelles les 
allégories de Dante ne sont que jeux d'enfants. 



378 DANTE ET GOETHE. 



DIOTIME. 



C'est en effet la conception la plus obscure de tout 
le poème; et, bien qu'elle soit essentiellement germa- 
nique, on n'est pas encore parvenu à s'entendre, même 
en Allemagne, sur ces Mères mystérieuses; comment 
donc nos cerveaux français s'accommoderaienl-ils de 
ces ténébreux fantômes? Essayons cependant de péné- 
trer dans la pensée du poêle. Voyons d'abord pourquoi 
et comment Faust va trouver les Mércs. 

Après des scènes très-gaies à la cour de l'empe- 
reur, après que Méphistophélès a tiré de la ruine, par 
la richesse trompeuse des assignats, le monarque et 
ses courtisans, après une brillante mascarade, on sou- 
haite, pour couronner les divertissements, quelque 
chose de tout à fait extraordinaire. L'empereur, selon 
qu'il est dit dans la légende, demande à voir la plus 
belle femme du monde, l'Hélène antique. Faust pro- 
met de la faire apparaître. Il exige de Méphistophélès 
les moyens de réaliser sa promesse. Le démon se 
récrie. Le diable de la Bible n'a nul pouvoir sur l'en- 
fer du paganisme; d'ailleurs l'entreprise est téméraire, 
inouïe, pleine de périls. Faust insiste; il ignore la peur. 
Il a donné sa parole; il faut qu'il la tienne. 

— Tu oserais descendre chez les Mères? dit Mé- 
phisto. 

Faust, en frissonnant d'horreur à ce mot inconnu, 
mais sans hésiter : 

— Par quel chemin ? 

— Aucun chemin. 



CINQUIÈME DIALOGUE. 379 

Les Mères habitent le vide, le silence impéné- 
trable. Autour d'elles, point de lieu, point de temps; 
elles trônent par delà, inaccessibles à la prière, à la 
pensée même. Environnées de ce qui n'est plus, de ce 
qui n'est pas encore, elles président à la métamorphose 
infinie des types, des idées divines. 

EUE. 

Les Mères seraient alors quelque chose comme les 
Idées de Platon? Goethe ne s'explique-t-il nulle part à 
ce sujet? 

DIOTIME. 

Gœlhe dit à Eckermann que la première pensée de 
ses Mères lui a été suggérée par la lecture d'un pas- 
sage de Plutarque, qui parle d'une ville très-ancienne 
de la Sicile (Engyum, si j'ai bonne mémoire) et d'un 
temple bâti par les Cretois, où l'on adorait, sous le nom 
de Mères, les divinités conservatrices qui protègent la 
fécondité. Un autre ouvrage de Plutarque, dont notre 
poète ne fait pas mention, mais qu'il n'ignorait certes 
pas, la Chute des Oracles, décrit le centre, le foyer de 
l'univers, le Champ de la Vérité éternelle, où résident 
les causes, les types, les formes primordiales de tout ce 
qui a existé et de tout ce qui existera. Dans Plutarque, 
les mondes (il en compte cent quatre-vingt-trois) s'or- 
donnent selon la figure du triangle, et c'est l'espace 
situé entre les trois angles qu'occupe ce champ mys- 
térieux de la vérité. Rien ne ressemble davantage au 
séjour que Goethe assigne à ses Mères, el aux fonctions 



380 DANTE ET GOETHE. 

qu'il leur attribue. D'après le peu qu'on entrevoit dans 
les mythologies Scandinave, celtique ou germanique 
du rôle de ces divinités, filles de la nuit obscure, elles 
auraient partout figuré la fécondation, la reproduction, 
la multiplication de l'être; mais Goethe ne s'étend point 
sur ce sujet, et se contente de dire que, hormis le nom, 
il a tout inventé dans ses Mères. 

• 

MARCEL. 

Je me souviens d'avoir lu dans un commentateur, 
Henri Blaze, je crois, que les Mères figurent les prin- 
cipes des métaux, ces matrices de Paracelse, Matrices 
rerum omnium, où se combinent les éléments, où 
s'élabore la semence de vie. Il me semble que cette 
explication ne manque pas de vraisemblance, puisque 
nous sommes, avec la légende de Faust, en pleine 
alchimie. 

DIOTIME. 

Plusieurs commentateurs pensent comme vous, 
Marcel, et ils se fondent sur la poursuite des secrets 
de l'alchimie où, pendant assez longtemps, s'obstina 
notre poète. La clef magique que le démon donne h 
Faust pour lui ouvrir l'accès des profondeurs téné- 
breuses, appartient à cet ordre d'idées et semblerait 
vous donner raison. Pour ma part, je considère les 
Mères de Goethe, qui assignent à l'identité de la sub- 
stance infinie son existence, sa forme, sa beauté, finies 
et phénoménales, comme beaucoup plus semblables à la 



CINQUIÈME DIALOGUE. 381 

Nature naturante et naturée de Spinosa qu'aux Ma- 
trices de Paracelse, comme beaucoup plus apparentées 
avec le Devenir de Hegel qu'avec les types de Platon. 
Et s'il me fallait absolument expliquer une obscurité 
par une autre obscurité, un nom par un nom, je les 
appellerais les Parques du panthéisme. 

MARCEL. 

Mon ami, le hégélien Moritz a pris la peine de 
m'expliquer, huit jours durant qu'il pleuvait à Ostende, 
comme quoi le trépied des Mares, ce sont les trois 
catégories du mattre : thèse, antithèse, synthèse! Vous 
imaginez si j'avais appétit de cette métaphysique à 
triple dose ! 

OIOTIME. 

Je lisais ce matin même, dans la traduction de 
M. Litlré, un passage d'Hippocrale : Rien ne naît, rien 
ne meurt y qui ferait, selon moi, comprendre les Mères 
beaucoup mieux que tous les commentaires modernes. 
Vous le rappelez- vous, Élie? 

ÉL1E. 

Pas précisément. 

DlOTlfilE. 

Hippocrate y déclare que rien dans l'univers ne 
s'anéantit, que rien ne nait non plus, qui ne fût au- 
paravant; mais que, se mêlant et se séparant, les choses 
cliangent, et que c'est là proprement, aux yeux du vul- 
gaire, naître et mourir. — Que vous en semble? Mêler 



: ! 



];, 



182 DANTE ET GOETHE. 

et séparer, faire naître et mourir, n'est-ce pas «icfe- 
ment l'office des Mares?... Du reste, sans aller cher- 
cher si loin une explication que nous avons tout pro- 
che, les Mares, qui unissent l'idéal à la réalrit. 
l'infini au fini dans une fécondité généreuse, n'auraieal- 
elles pas, dans la pensée de Gœthe, exactement k 
même sens que f Eternel féminin par qui Faust, à la lin 
du poème, s'élève de la vie terrestre au ciel ? 



Je n'y ai , quant à moi, aucune objection. — M 
que nous voilà loin de la cour de l'empereur! Ces di- 
vertissements, ces belles mascarades qui l'égayent, ne 
nous en direz-vous pas un petit mot? 

OIOTIME. 

Elles en valent bien la peine. Gœthe a prodigué, 
dans la description qu'il en donne, l'imagination, la 
grâce, la verve humoristique. 11 y réalise, sans doute. 
l'idéal qu'il s'était fait des fêtes publiques, au tenu* 
ou on le chargeait du soin de divertir la cour de ffei- 
mar. Il compose sa merveilleuse mascarade de ses 
plus riants souvenirs, d'allusions piquantes et char- 
mantes aui circonstances et aux personnages con- 
temporains. Le système de Low, le romantisme, le 
carnaval romain, les bouquclières de Florence; le 
chœur des bûcherons qui chante, en vrai démomie, 
l'utilité de son rude labeur, sans lequel, pour les 
riches, point d'élégances, et qui lance vertement Pul- 
i-imllo le désœuvré, l'oisif opulent, dédaigneux du 



CINQUIEME DIÀLOGUK. 383 

peuple; le parasite, le gourmand, l'envieux, l'ivrogne, 
le poète vaniteux et servile, la femme bavarde, raillés 
à la façon de l'Àllighieri ; le char de Phœbus, le triom- 
phe de Pan, préparent avec beaucoup d'art, tout en 
distrayant les yeux, les conclusions philosophiques du 
poème. — Mais il faudrait lire ou plutôt il faudrait voir 
ce spectacle fantastique dont mon pâle résumé ne sau- 
rait vous donner la moindre idée. Faust réparait. Il 
a accompli le voyage mystérieux ; il rapporte le tré- 
pied symbolique. L'encens fume ; du sein des vapeurs 
embaumées, aux sons d'une suave harmonie, se dé- 
gage peu à peu la figure d'Hélène. La voici, calme et 
grave dans sa candeur épique, la fille de Jupiter, la 
sœur des Dioscures. La voici , telle qu'elle apparut au 
berger phrygien, quand, vêtue de la pourpre dorée au 
soleil , entourée de ses jeunes compagnes, elle cueillait, 
de sa mainM'une blancheur de cygne, pour les autels 
de Vénus, tes roses nouvelles. Telle on l'admirait à la 
fois, illusion, enchantement magique, sur les bords du 
Scamandre où retentit le choc des armes, pour elle en- 
sanglantées, et sur les bords paisibles du Nil où la pro- 
tège, dans Memphis, l'hospitalité des rois. Telle elle po- 
sait son pied délicat sur la galère sidonienne qui la ra- 
mène, triomphante, à son peuple et à son époux, « par 
la volonté des dieux. » Telle encore la peignait Poly- 
gnole dans les parvis sacrés du temple de Delphes. 

On voit que, en créant son Hélène, le génie de 
Gœthe s'anime d'une émulation généreuse. Homère, 
Hérodote, Euripide, Phidias, Polygnote, sont présents 
à la pensée du poète germanique. Pour mieux douer 



38* DANTE ET GOETHE. 

cette fille chérie de la Muse, il s'inspire de ce que les 
innombrables légendes antiques et modernes ont in- 
venté de plus gracieux. 

VIVIANE. 

Mais Hélène, ce me semble, n'est pas trop bien trai- 
tée des poètes. Elle est infidèle, perfide, elle est un objei 
de haine, de mépris... 

DIOTIME. 

Assurément. Mais l'admiration pour sa beauté rem- 
porte à la fin sur le ressentiment de ses fautes ; on par- 
donne, on oublie le mal qu'elle a causé. L'imagination 
populaire, aussi bien dans l'antiquité que dans le moyen 
âge, ne saurait consentir au châtiment d'une personne 
aussi belle. Tantôt, pour la mieux innocenter, on la fait 
naître de Némésis et jouet de l'implacable Bestin; tan- 
tôt on la suppose calomniée, on inflige à son calomnia- 
teur la cécité, on le contraint à chanter la Palinodie. 
On soumet à ses charmes, encore enfantins, le plus 
noble entre les héros, Thésée, semblable à Hercule. 
Plus lard, sans se troubler d'aucune contradiction, 
la légende la donne en mariage au plus vaillant 
des Grecs ; Hélène met au monde, dans l'île de Leuké, 
le bel Euphorion, l'enfant ailé d'Achille. Puis on 
réconcilie l'épouse infidèle avec l'époux outragé. Ad- 
mise, après la mort, au rang des déesses, Hélène, dans 
l'Olympe, parait aussi bonne que belle. Elle obtient de 
partager avec Ménélas les honneurs divins ; elle fait 
donner à ses frères, les Dioscures, une place glorieuse 



CINQUIÈME DIALOGUE. 385 



\ 



parmi les astres. Dans des temps postérieurs, on lui 
passe au doigt l'anneau magique. De ses dernières 
larmes enfin nait la fleur Hélénion, qui, attachée sur 
le sein des femmes, y répand, avec ses parfums, la 
beauté. 

Au moment où Goethe fait apparaître Hélène sur le 
seuil du temple antique, Faust entre en extase. Trou- 
blé, éperdu, hors de lui à l'aspect d'une beauté si par- 
faite, il oublie que ce n'est là qu'un fantôme qu'il a 
lui-même évoqué; il s'élance, il va l'étreindre; une 
explosion terrible le repousse. Il tombe inanimé. Le 
fantôme s'évanouit dans les ténèbres. Un tumulte épou- 
vantable clôt cette scène d'incantation et le premier 
acte de la tragédie. 

MARCEL. 

Quel symbolisme à outrance ! Vous aviez raison de 
dire, Élie, que les allégories de Dante ne sont rien au- 
près. 

DIOTIME. 

Le symbolisme d'Hélène ne me parait pas plus 
obscur que celui de Béatrice, de Lucie, de Mathilde, en 
qui Dante a voulu figurer toutes les nuances de la grâce 
divine. Il faut bien en prendre votre parti, Marcel, ni 
Dante ni Goethe, les plus vrais des poêles, n'ont songé 
un seul instant à toucher au moyen des procédés de 
l'art réaliste. 

25 



386 DANTE ET GGETHE. 



MARCEL. 



Mais enfin, un critique a dit, et je suis de son opi- 
nion, qu'il préférait à tout le symbolisme d'Hélène un 
baiser de Marguerite. 

DIOTIME. 

Vous parlez ici, sans doute, avec tous les lecteurs 
français, de la Marguerite du premier Faust, oubliant 
qu'elle réparait dans le second, qu'elle n'y est pas 
moins symbolique qu'Hélène, et qu'elle finit par se 
confondre avec la fille de Léda dans le même nuage 
poétique. 

MARCEL. 

Des nuages! toujours des nuages! 

DIOTIME. 

Celui-ci est assez transparent, ce me semble. Faust 
est une fois encore seul et rêveur dans les hautes soli- 
tudes. Il contemple le ciel. Il voit passer dans les nuées 
le fantôme d'Hélène; le nuage se dissipe, et lorsqu'il se 
reforme un peu plus haut, c'est l'image de Marguerite 
qui apparait. « Une image enchanteresse m'abuse- 
l-elle? » s'écrie Faust. La félicité de mes plus jeunes 
années renait dans mon cœur, 

D'antico a m or senti la gran potenza, 

a dit l'Àllighieri. C'est l'aube de l'amour, le regard à 
peine compris, la beauté pure qui attire à elle le meil- 
leur de Tâme de Faust. 



CINQUIÈME DIALOGUE. 387 

MARCEL. 

Mais cet enlèvement, tenté et manqué, d'Hélène 
par Faust, comment doit-on l'entendre? 

OIOTIME. 

Les commentateurs allemands prétendent que Goethe' 
a ï oulu nous dire que la passion aveugle, véhémente, 
ne saurait atteindre dans l'art à la beauté idéale; qu'on 
ne s'impose pas à elle par violence ; qu'elle se donne 
librement & l'adoration désintéressée. Ils ajoutent que 
c'était là pour Goethe un fait d'expérience, le souvenir 
de ses passionnés mais vains efforts pour devenir un 
grand peintre. Quoi qu'il en soit, la transition du pre- 
mier au second acte se fait encore, à la manière dan- 
tesque, par le sommeil. Le poète nous ramène dans le 
laboratoire de Faust (la chimie, cette science toute mo- 
derne, a, dans le poème de Gœthe, l'importance que 
Dante donne à la métaphysique dans sa Comédie). 
Méphistophélès, pendant son évanouissement, l'y a 
transporté; il l'a jeté tout endormi sur le lit gothi- 
que. Dans quelques scènes de haute comédie et rem- 
plies d'allusions, Goethe nous montre le disciple Wagner, 
devenu à son tour docteur es sciences, occupé à fabri- 
quer dans ses appareils, selon la recette de Paracelse 
et selon la théorie toute récente que professait un disci- 
ple de Schelling, un homuncule. La création de l'homme 
sera le dernier mot de la science, comme elle est le 
dernier effort de la nature. Un souffle de Méphistophé- 
lès fait éclore dans la fiole la petite créature phospho- 






!- 



3SH DANTE ET GOETHE. 

rescente qui demeure, comme toute création artificielle, 
isolée, dans son enveloppe de cristal, de la grande sk 
universelle. Bientôt, a sa lueur vacillante, Faust a 
Méphislophélès, portés par le manteau magique, se re- 
mettent en route à travers les airs ; ils s'en vont en 
Thessalie; le sabbat de la mythologie antique va s'y 
célébrer. Méphislophélès est curieux de nouer connais- 
sance avec les sorcières païennes. L'homuncule (celle 
ironie de la science impuissante à suppléer la nalure; 
a des pressentiments qui l'entraînent vers ces régions 
mystérieuses où il espère prendre vie. Faust s'est éveillé 
tout en proie au désir de retrouver Hélène ; il brille de 
mettre le pied sur le sol sucré de la Grèce où elle a vu 
le jour. 

Le sabbat classique auquel Faust se joindra, dans 
l'espoir d'y apprendre où réside la femme qui possède 
sa pensée, est assurément de toutes les fantaisies de 
Goethe la plus étrange. 11 y a représenté aux yeux, il y 
a caractérisé avec une fierté de dessin et une puissance 
d'images, dont la Divine Comédie offre seule l'exemple, 
toutes les figures de la mythologie antique, telles que 
venait à peine de les reconstituer la symbolique alle- 
mande dans les récents travaux des Creiizer, des Hevne. 
des Jacobi. Il y a mêlé poétiquement la personnifica- 
tion des idées scientifiques les plus modernes. 

Dans les champs de Pharsalc, sur les rives du Pé- 
néios, au bord des golfes de la mer Egée, sous l'invo- 
cation d'Érychto, la plus fameuse entre ces sorcières 
thessaliennes, si puissantes qu'elles faisaient à leur gré 
descendre la lune du firmament, le poète déroule un 



1)1 



CINQUIÈME DIALOGUE. 389 

prestigieux cortège où se succèdent, depuis les mon- 
struosités téoébreuses de l'Egypte, de l'Inde, de la Perse, 
jusqu'aux délicats symboles des écoles d'Alexandrie et 
d'Athènes, toutes les créations du génie mythique des 
peuples anciens; où passent, et se définissent en pas- 
sant, les systèmes et les idées qui préoccupaient alors 
Goethe et son siècle. 

Sphinx, Griffons, Lamies, Kabyres, MarseselPsyllcs, 
Telchines, Pygmées, Daktyles, Imses et Arimaspes, 
Phorkyades, Triions, Dorides et Néréides, Séismos, la 
personnification du soulèvement des montagnes, Protée, 
le dieu de la divination, de la science subtile, Anaxa- 
gore et Thaïes exposent tour h tour en beaux vers la 
lutte primitive des éléments et la métamorphose ascen- 
dante de toutes choses dans l'univers par la lumière et 
l'amour. Us défilent sous nos yeux comme dans un 
rêve dantesque. Nous assistons & la grande fête de la 
mer. L'apparition de Galathée-Aphrodile sur sa conque 
triomphale qui n'est pas sans analogie avec le char de 
Béatrice, l'homuncule qui brise sa fiole de cristal et se 
répand sur les vagues en lueurs phosphorescentes, cé- 
lèbrent symboliquement l'union éternelle de l'amour 
et de la beauté. Le chœur chante le règne d'Ëros par 
qui tout a commencé : 

So herrsche denn Eros, der ailes begonnen ! 

Cependant Méphistophélès, bien qu'étonné, se plait 5 ce 
romantisme de l'antiquité légendaire. H se sent là pres- 
que autant chez lui que sur les cimes du Brocken. Mais 
Faust ne se laisse pas plus distraire à ce sabbat païen 



300 DANTE ET GOETHE. 

qu'il ne l'a fait au sabbat chrétien. De même que Danle, 
au milieu des visions de l'enfer et du purgatoire, n'a 
qu'une seule pensée : rejoindre Béatrice, Faust ne songe 
ici qu'à retrouver Hélène. Wo ist sie? Où est-elle (il ne 
la nomme même pas, tant il la suppose présente à tous 
les esprits)? s'écrie-t-il en mettant le pied sur le sol de 
la Grèce. Où est-elle? c'est le cri de Dante à saint Ber- 
nard : Ella ov\ è? quand Béatrice disparaît soudain 
•dans la gloire céleste. 

C'est là un de ces mots comme en ont seuls trouvé 
les plus grands poètes, et dont la simplicité familière 
fait éclater sans bruit toute l'intensité, toute la flamme 
du désir humain. 

Dans un paysage délicieux où, d'un pinceau digne 
ensemble de Léonard et du Corrége, Goethe abrite les 
amours de ce beau nid de Léda , del bel nido di I*eda< 
que Dante n'a pas craint de rappeler au Paradis, Faust 
écoule avec ravissement le zéphyr qui courbe les ro- 
seaux sur le bain des nymphes amoureuses, et, glissant 
sur les eaux limpides, le frissonnement des ailes du 
cygne divin. Songe-t-il? est-il éveillé? Faust ne le sau- 
rait dire ; et ce tableau voluptueux nous laisse, comme 
à lui, une sensation indécise, qui tient du souvenir et 
du rêve. Mais tout à coup le sol retentit sous le pas d'un 
coursier rapide. C'est le centaure Chiron qui fend la 
plaine ; c'est l'éducateur des héros, habile dans l'art de 
guérir. A la demande de Faust, et le sentant atteint 
d'un mal sacré, il le prend sur sa croupe et le porte à 
la rive opposée. Ensemble ils vont consulter Manto, la 
fille d'Asclépios, Vaspera Virgo de Virgile, la fonda- 



CINQUIÈME DIALOGUE. 391 

trice de l'étrusque Mantoue, que Dante a rencontrée en 
enfer dans le cercle des devins. C'est elle qui conduira 
Faust au royaume de Perséphone, où jadis elle condui- 
sit Orphée, et où il retrouvera Hélène. L'en ramènera- 
t-il? L'acte suivant va nous l'apprendre. 

Dans ce troisième acte, le plus beau de tous peut- 
être, Goethe s'est inspiré, comme pour son Iphigénie, 
du profond sentiment de la tragédie grecque. Son début 
rappelle celui des Eumênides. Nous sommes au seuil du 
palais de Ménélas. Le chœur des vierges troyennes, 
conduites par Panthalis, escorte l'épouse du roi. On 
craint pour ses jours. Un sacrifice s'apprête. On ignore 
la victime. Sous le masque de Phorkyas qu'il a em- 
prunté au sabbat classique, et qui personnifie la lai- 
deur, Méphistophélès remplit d'épouvante l'âme d'Hé- 
lène; il lui persuade de fuir la vengeance d'un époux 
courroucé. Il l'enlève et la transporte dans les murailles 
d'un château gothique, où elle est reçue avec de grands 
honneurs par un noble chevalier germanique, venu 
avec les siens à la conquête du Péloponèse, et qui fait 
d'elle aussitôt la souveraine dispensatrice des grâces, 
l'inspiratrice des actions généreuses. Ce chevalier, vous 
le devinez, n'est autre que Faust. 

MARCEL. 

Quelle invention bizarre I et que signifie cette Hélène 
ravie dans un château gothique ? 

DIOTIME. 

Elle a fort exercé les commentateurs. Selon la cri- 



302 DANTE ET GOETHE. 

tique allemande, Hélène, la beauté pure de Fart anti- 
tique, échappe à la décadence de la Grèce qui va re- 
tomber dans la barbarie, pour venir résider au milieu 
des nations modernes. De l'union de la beauté païenne 
avec le sentiment chrétien naîtra dans le monde renou- 
velé un nouveau génie, le bel Euphorion, l'aspiration 
inquiète de la pensée moderne vers un idéal plus haut 
qu'elle n'atteindra pas. 

ÉL1E. 

N'a-t-on pas dit que cet Euphorion, fils de Faust el 
d'Hélène, c'était lord Byron? 

DIOTIME. 

Euphorion, dans la pensée de Goethe, est le fruit 
de la réconciliation du monde antique et du monde 
moderne, du classicisme et du romantisme. Rien n'éfait 
plus insupportable à Goethe que cette lutte des classi- 
ques et des romantiques qui passionnait ses contempo- 
rains ; il les appelait les guelfes et les gibelins du 
xix e siècle. Chacun de nous, avait-il coutume de dire, 
au lieu de tant disputer, devrait s'efforcer d'être ensem- 
ble, comme l'a été dans son art le peintre d'Urbino, 
païen et chrétien. Et c'est pourquoi, à Venise, lorsqu'il 
écrivait son Iphigénie, il allait méditer devant la 
sainte Agathe de Raphaël, afin, dit-il, que sa vierge 
païenne ne prononçât pas une parole qui ne pût être 
entendue de la vierge chrétienne. 

EUE. 

11 y a bien quelque chose de ce sentiment dans 



i 



CINQUIÈME DIALOGUE. 393 

notre Chateaubriand lorsqu'il compare le passé et le 
présent à deux statues incomplètes, dont Tune a été 
retirée toute mutilée du débris des âges, et dont l'autre 
n'a pas encore reçu sa perfection de l'avenir. 

OIOTIME. 

Assurément. — En donnant à son Euphorion quel- 
ques traits de lord Byron, Goethe voulait aussi laisser h 
la postérité le témoignage de son admiration vive pour 
celui qu'il proclamait « un poêle grandiose, tout à fait 
inimitable en ses prodigieuses audaces. » 

Un détail plein de grâce des noces de Faust et 
d'Hélène qui remplissent ce troisième acte, c'est le dia- 
logue du couple amoureux, où chacun, en alternant, 
achève le vers commencé par l'autre et lui donne la 
rime. Gœthe s'est rappelé là une légende persane qu'il 
avait racontée dans son West-ô&tlicher-Divan, et selon 
laquelle deux amants, Behramgur et Dilaram, dans un 
transport de joie, inventent la rime pour «dire d'amour,» 
aurait dit le Florentin. Si j'en croyais mon goût, nous 
nous arrêterions longtemps à cette idylle épique des 
noces de Faust et d'Hélène dans une délicieuse Arcadie 
où notre poète a répandu les fleurs les plus suaves de 
son génie. Mais l'heure avance, il faut me hâter. 

Au quatrième acte, Hélène et Euphorion ont dis- 
paru. Ils sont rentrés ensemble dans le royaume des 
ombres, dans le Hadès auquel ils appartiennent. Le 
bonheur et la beauté ne sauraient rester longtemps unis 
sur la terre. Une fois encore, Faust reste seul, inas- 
souvi après la possession de la beauté comme il Tétait 



I 

i 



39V DANTE ET GOETHE. 

après la possession de la science. Pas plus que l'enfant 
de Marguerite, l'enfant d'Hélène ne doit vivre à se* 
côtés. Pour les révélateurs, pour les prophètes, pour un 
Faust comme pour un Dante, il n'est point de famille, 
point de postérité particulière ; leur famille, c'est le 
genre humain ; leur postérité, c'est l'esprit des siècles. 
Le caractère sacerdotal de Faust, son humanité 
profonde, ont besoin, pour se manifester entièrement, 
d'une épreuve, d'une initiation nouvelle. De la vie de 
contemplation et de spéculation, de la vie amoureuse 
et poétique, il faut que Faust s'élève à la vie d'action. 
à la vie bienfaisante et héroïque. 

Im anfang war die Thaï. 
Au commencement était l'action. 

C'est ainsi qu'il comprenait, qu'il traduisait, au dê- 
but de la tragédie, le sens véritable de l'Évangile de 
saint Jean. Son désir, lorsqu'il voulait hâter par le 
suicide la fin de sa carrière terrestre, c'était d'entrer 
plus vite dans une existence supérieure, où il pourrait 
témoigner, par de nobles actes, que la dignité de 
l'homme ne le cède pas à la grandeur des dieux. 

Hier ist es Zeit durch Thaten zu beweisen 

Dass Mannesvviirde nicht der Gœtterhœhe weicht. 

Faust, n'ignore donc pas que la vocation de l'homme, 
que son devoir, c'est d'agir. Il sait, comme le noble 
empereur à qui parlait Minerve, « qu'il n'y a pas dans 
le ciel un être aussi grand que l'homme qui agit et qui 



CINQUIÈME DIALOGUE. 395 

lutte sur la terre. » Mais il sait aussi, il en a fait l'expé- 
rience, que l'homme seul ne peut que rêver le bien ; 
pour le réaliser, pour effectuer de grandes choses, il 
est nécessaire que l'homme s'unisse à l'homme; il faut 
que, ensemble associés, ils concertent, ils combinent 
toutes les forces de leur intelligence et de leur volonté 
pour lutter contre le destin. 

Gesellig nur laesst sich Gefahr erproben 
Wenn einer wirkt, die andern loben. 

C'est la parole de Chiron à Faust en lui vantant 
l'expédition des Argonautes. C'est le sentiment de l'ex- 
cellence de l'association qui pénètre de part en part le 
roman de Wilhelm-Meister, et qui dominait toute la 
conception morale que Goethe s'était formée du devoir 
de l'homme ici-bas. 

Quand, après la disparition d'Hélène, Faust se re- 
trouve seul, au désert, méditant sur lui-même et sur 
son passé; quand Méphistophélès vient encore une fois 
le tenter en lui offrant toutes les richesses, toutes les 
voluptés d'un Sardanapale, avec la gloire que donnent 
les poêles, Faust lui répond : La gloire n'est rien; l'ac- 
tion est tout. 

Die That ist ailes, nirhts der Ruhm. 

Il sent en lui les deux grandes forces de l'Ame, selon 
Spinosa : l'intrépidité et la générosité. Il brûle de 
l'ambition d'une noble entreprise. Il demande au 
démon la possession de vastes territoires, non pour en 



3% DANTE ET GGETHK. 

jouir, « la jouissance, dit- il, rend médiocre, ■ mai- 
pour y exercer au profit des hommes un pouvoir en* 
leur. 

Le territoire que Fausl décrit à Méphistophélès « 
en proie à la fureur des (lois. Ce sont îles rivages infer- 
tiles, des sables mouvants toujours menacés, d'insalu- 
bres marécages. Comme les demi-dieux de la fabfe. 
comme les saints héroïques du christianisme primitif. 
Faust voudrait exercer ces puissantes vertus civilisa- 
trices qui domplent la force aveugle des éléments. P 
voudrait repousser, contenir les vagues, dissiper Ik 
vapeurs empeslées de l'almosphère, coloniser, établir 
» sur un sol libre un peuple libre, » pour y vivre avec 
lui, non dans la sécurilé (même à la fin de sa carrière 
Faust ne voit jamais te bonheur sous l'imigc du repos , 
mais dans une activité héroïque. Faust a abjuré la 
magie; il ne poursuit plus qu'un but humain par de- 
moyens humains. 



Dieu me pardonne! voilà ce fantastique Faust qui 
tourne au positif, à l'utile; le voilà qui se fait Hollan- 
dais ! 



Je croirais plutôt que notre poêle avait en pensée 
Venise. On voit dans son voyage d'Italie quelle vive 
impression avait faite sur son esprit cette cité enchantée, 
sortie du sein des eaux, si longtemps reine des mers 



CINQUIÈME DIALOGUE. 307 

par la hardiesse de ses navigateurs, par retendue de 
son commerce et par la profonde habileté de sa politi- 
que. Ce qu'il aimait, ce qu'il admirait surtout dans la 
républicaine Venise, c'est qu'elle était un monument 
glorieux de la volonté puissante, « non d'un monarque, 
mais de tout un peuple. » Il l'honorait, celte république 
déchue, parce que, disait-il, elle n'avait succombé que 
sous l'effort des siècles. 11 la trouvait majestueuse 
encore sous son voile de vapeurs, dans le deuil de ses 
grandeurs évanouies. Il s'attendrissait, il pleurait au 
chant du gondolier... 

ÉLIE. 

Je me souviens d'avoir rendu Manin tout heureux 
un jour que je lui lisais ce passage de Goethe. 

VIVIANE. 

Vous avez connu Manin? 



ELIE. 



Sans doute. 



VIVIANE. 



Et où donc ? 



EUE. « 

Je l'ai vu très-souvent chez Diolime. 

VIVIANE. 

Je ne l'y ai jamais rencontré. 



39* DANTE ET GOETHE. 

EUE. 

Vous étiez. alors en Allemagne. 

VIVIANE. 

Vous aviez connu Manin en Italie, Diotime? 

DIOTIME. 

J'avais été en rapport avec plusieurs de ses amis 
pendant mon séjour à Venise; mais c'est à Paris seule- 
ment, quand il y vint exilé, que je nouai avec lui des 
relations personnelles. 

VIVIANE. 

Que j'aurais voulu le voir ! 

DIOTIME. 

Je ne pourrais même plus vous faire voir, à cette 
heure, la place qu'il occupait h mon foyer, la place où 
tant de fois, dans de longues veilles, nous l'écoutions 
parler de Dante et de sa pauvre Italie... Cette maison 
qui m'était si chère et qui concentrait des bonheurs 
dispersés aujourd'hui à tous les vents de la fortune et 
de la mort, j'en chercherais en vain la trace. Elle 
n'existe plus que dans mon souvenir. Elle a été rasée 
par le zèle des embellisseursde Paris; ils ont fait passer 
sur le coin de terre où elle s'isolait dans l'ombre et la 
fraîcheur d'un bouquet d'arbres, la ligne droite et im- 
placable d'un bruyant et poussiéreux boulevard. 



CINQUIÈME DIALOGUE. 391* 

ÉLIE. 

Combien vous devez la regretter, votre charmante 
maison rose, avec sa vigne vierge et son bel acacia 
pleureur i avec ses médaillons, ses grandes tapisseries 
flamandes, avec son jardin d'hiver qu'égayait la fleur 
d'or des mimosas du Nil ! 

MARCEL. 

La maison rose, dites-vous? quel nom singulier! 

ÉLIE. 

On l'appelait ainsi, celte maison qui ne ressemblait 
à aucune autre, à cause du ton de brique pâle d'une 
partie de sa façade ; à cause aussi, je crois, des florai- 
sons de rosiers qui, à chaque saison, lui faisaient une 
riante ceinture. 

DIOTIME. 

Je me rappellerai toujours la première visite que 
m'y fit Manin. Il s'était fait annoncer. Je l'attendais 
avec une sorte d'inquiétude, me demandant si j'oserais 
ou non lui dire jusqu'à quel point sa patrie m'était 
chère et combien je ressentais pour lui de respect et 
d'admiration. Avertie qu'il était là, je descendis au 
salon où on l'avait introduit. Comme la portière en 
tapisserie ne fit, en s'entr'ouvrant, aucun bruit, Manin 
ne me vit pas entrer ; je restai quelque temps sans 
rien dire; il était là, debout, absorbé, visiblement ému, 
lui aussi, les yeux fixés sur un buste en marbre, ou- 
vrage du statuaire florentin Bartolini. 



400 DANTE ET GOETHE. 

Après que nous eûmes échangé un long serrent 
de main : 

— « Quelle beauté ! s'écria-l-il, en interrompant 
l'entretien avant presque qu'il eût commencé; et quelle 
autre qu'une main italienne aurait fait vivre ainsi « 
marbre italien! >• Et moi, étonnée, muette, je reganfap 
tour à tour, croyant rêver, le front calme et pensif* 
la figure de marbre et l'œil sombre du proscrit doî 
jaillissait l'étincelle!... Quand il eut quitté ma maison, 
il me sembla qu'elle était à jamais consacrée. J'aurais 
voulu, comme le noble castillan visité par son ni 
entourer d'une chaîne d'or mon humble demeure. 

Mais revenons à Faust. — La bataille que livre 
l'empereur d'Allemagne à son compétiteur, la victoire 
qu'il remporte à l'aide des artifices de Méphistophéfc, 
procure à Faust la souveraineté qu'il a souhaitée. Dans 
les scènes où le monarque victorieux partage les terre 
conquises, l'archevêque, qui veut accaparer la meilleure 
part du butin, domaines, dîmes, corvées, fait de la 
donation aux églises une condition hypocrite de la 
rémission des péchés; Il reproche à l'empereur d'avoir 
fait alliance avec le diable, et jette l'effroi dans son 
âme. Ici Goethe a égalé Dante dans la peinture satirique 
des cupidités de l'Église, et de ces loups rapaces qui 
revêtent l'habit du pasteur, 

In veste di pastor lupi rapaci. 

Il s'égaye, d'une ironie toute florentine, à peindre 
l'avarice insidieuse et insatiable de la sacristie rusée. 



CINQUIEME DIALOGUE. 401 

t Mais voici que nous approchons du dénoùment. 

Faust est à l'œuvre. Le cinquième acte nous le montre 
sur la terrasse de son palais, tout occupé à l'exécution 

i de ses desseins. Il contemple d'un œil charmé les mer- 
veilles qu'il a créées déjà : les digues, les canaux, le 
port immense où, des extrémités du monde, entrent les 
navires superbes, chargés de riches cargaisons; les sil- 
lons, les pâturages où paissent de nombreux troupeaux, 
tout ce mouvement de l'agriculture, du commerce et 
de l'industrie, dont il est l'initiateur, et qui donne à 
tout un peuple l'abondance et la joie. Cependant l'ex- 
cès de son ardeur à la poursuite du bien lui devient, 
ici encore, occasion de chute. Quelques paroles impa- 
tientes donnent prise à Méphistophélès qui s'est fait 
pirate (la piraterie est pour notre poëte la parodie du 
commerce). Une cabane habitée par deux vieillards, 
une petite chapelle bâtie sur la dune, gênent l'œil du 
maître (le bruit des cloches importune Faust comme il 
importunait Gœthe lui-môme) ; le démon y souffle l'in- 
cendie. 

MARCEL. 

Mais voilà qui est fort vilain ! 

DIOTIME. 

Faust pense comme vous, Marcel. En voyant s'éle- 
ver les flammes, eu entendant l'écroulement où péris- 
sent les pauvres vieillards , il maudit l'action brutale. 
Bien qu'elle ait été commise à son insu, car il voulait 
« l'échange et non la spoliation, » il en subit la peine. 

26 






402 



DANTE ET GOETHE. 



i i 



Le Souci entre dans sa demeure. Son œil se Tenue à la 
clarté du jour. — Chose admirable, et qui montre dans 
toute sa grandeur la beauté morale du héros de Goethe, 
Faust frappé de cécité n'a pas une plainte; il n'accuse 
ni la Providence ni le Destin. Souduin enveloppé Je 
ténèbres, « la nuit du dehors semble vouloir pénétrer en 
moi, dit-il avec calme; mais c'est en vain , une pleine 
lumière éclaire mon âme; » et il ne se détourne pas uo 
moment de son œuvre. 



EUE. 



• i 



Ce moment où Faust, en perdant la vue des sens, 
sent se fortifier en lui le regard de l'âme, m'a singuliè- 
rement ému quand j'ai lu pour la première fois la tra- 
gédie de Goethe. Ne trouvez-vous pas qu'il rappelle le 
passage des Confessions où saint Augustin, méditant 
sur les plaisirs de la vue, s'écrie tout d'un coup, dans 
un élan lyrique admirable : « lumière que voyait 
Tobie, lorsqu'étant aveugle des yeux du corps, il ensei- 
gnait à son fils le véritable chemin de la vie ! lumière 
que voyait Jacob... » 



DIOTIME. 



i 



• i 



Vous avez raison. Le sentiment qui inspire nos deux 
auteurs, nos deux poêles, car saint Augustin est un 
grand poète, est le môme. Faust aveugle exhorte les 
travailleurs; il promet des récompenses; il est plus 
heureux qu'il ne l'a jamais été, dans le pressentiment 
de ce qui s'accomplira un jour après lui ; il tressaille à 



■il 



CINQUIÈME DIALOGUE. 403 

l'image de ce paradis terrestre qu'il aura tiré du chaos. 
C'est le beau sentiment moderne du progrès, c'est l'ex- 
pression d'un amour désintéressé des générations à 
venir, qui fait dès ici-bas, au juste, une béatitude que 
l'homme de l'antiquité n'a pas connue et que l'Église 
chrétienne n'a fait qu'entrevoir. Faust n'a jamais joui 
d'aucune réalité présente. Il est incapable d'une satis- 
faction limitée à sa personne. Il conçoit pour l'huma- 
nité un avenir idéal ; il s'efforce d'en hâter la venue ; il 
la sent proche; c'est là toute sa félicité et c'est aussi la 
On de son épreuve. Au moment où il se déclare satisfait, 
au moment où il a conscience que pour avoir seulement 
conçu, souhaité, cherché le bien, fût-ce même en de 
fausses voies, préparé un état meilleur pour des hommes 
qui naîtront plus libres et plus heureux qu'il ne l'a été 
lui-même, le droit à l'immortalité lui est acquis, le but 
de sa destinée en ce monde est atteint. Faust a par- 
couru toutes les phases de l'activité humaine. Il a 
touché les deux pôles de l'existence terrestre. 

u Tout est consommé. » Ailes ist vollbracht. Faust 
tombe dans un évanouissement profond dont il ne se 
relèvera plus. Il expire. La lutte entre le bien et le mal 
cesse avec les battements de sou cœur. 

La partie qui se jouait entre Dieu et le diable est 
terminée. Qui demeure victorieux? À qui va-t-elle 
appartenir, cette âme superbe qui a voulu connaître et 
aimer tout ce qu'il est possible à l'homme de connaître 
et d'aimer ici-bas? C'est le sujet d'un combat entre les 
démons et les anges. 

Ce combat sur les bords de la fosse, autour du corps 



i 



'\ 



iO\ DAME ET GOETHE. 

étendu de Faust, est assurément l'invention laplus^r- 
prenanle de tout le poëme et aussi la plus personnelle; 
Goethe. Notre poète se surpasse lui-même dans le m- 
nologue inouf où Méphislophéfès, en vertu de son lilrt 
juridique, guette, à la sortie du corps, cette grande m 
de Faust dont il se croit désormais le possesseur légi- 
time. Par la bouche du démon, Gœthe décrit, avecuis 
clarté d'expression que la prose la plus parfaite aUeifl 
rarement, avec une précision scientifique eitraordi- 
uuire, et comme il a Tait du beau phénomène de la mé- 
tamorphose des planles, le phénomène répulsif à n» 
organes de la dissolution du corps humain. S'inspirani 
des plus récentes découverte» de ta pfcyswlouîe, de In 
chimie organique (des recherches de Sœmmerringsurk 
siège de l'âme, je suppose, et des observations de Hen- 
sing qui attribuait au phosphore une part principale 
dans la production de la pensée) , Gasthe raille I* 
représentations grossières que l'ignorance du moyen k( 
"se faisait de la manière dont l'âme quittait le corn-. 
C'était chose très-simple, dit Méphistophélès- elle n'a- 
vait qu'une issue pour s'échapper; elle sortait par 1» 
bouche avec le dernier soupir. Papillon, oiseau, figure 
ailée, je la guettais comme le chat guette la souris et je 
l'emportais dans mes griffes. Aujourd'hui c'est bien 
différent; l'âme hésite à quitter sa morne demeure- on 
ne sait plus ni quand, ni comment, ni par où elle s'en 
va. On ne sait plus même si elle s'en va. 

A ces considérations de l'ordre physique, Méphis- 
lophélès ajoute des réflexions morales d'un sens pro- 
fond. Autrefois, dit-il, l'âme pouvait difficilement 



M 



C1NQUIÈMK DIALOGUE. 405 

échapper aux flammes; mais à celle heure que de 
moyens pour elle de tromper le diable 1 Et, dans ses 
perplexités, Méphistophélès appelle à son aide toule 
l'engeance des diables inférieurs qui obéissent à son 
commandement. On voit apparaître, dans le fond de la 
scène, la gueule d'enfer. 

MARCEL. 

La gueule d'enfer! 

DIOTIME. 

La vraie gueule d'enfer de la légende. Gœlhe la 
décrit d'un pinceau dantesque. II nous fait voir tout 
au fond la cité infernale. 

Dem Gewœlb des Schlundcs 
Entquillt der Feuerstrom in Wuth ; 
Und in dem Siedequalm des Hintergrundes 
Seh* ich die Flammenstadt in ew'ger Gluth. 

Des profondeurs du gouffre 
Se précipite, en fureur, le fleuve de feu ; 
Et plus loin, par delà le bouillonnement, 
J'aperçois, dans son éternelle ardeur, la cité des flammes. 

On a dit qu'en faisant celte peinture Goethe avait 
certainement pensé à la cité de Dite dans l'Enfer de 
Dante. 

MARCEL. 

Est-ce que votre poète germanique faisait cas du 
poète toscan ? 



! 



DANTE ET GOETHE. 



I) le nomme avec les plus grands, avec Homèn, 
Eschyle, Shakespeare. H admirait la tète puissante de 
Dante et l'œuvre puissante qu'elle avait conçue; mat, 
bien que, a chaque pas, dans son Faust, on trouve des 
pensées, des images et jusqu'à des mots qui semblent 
accuser la préoccupation des Cantiques, je ne vois nulle 
part un jugement complet de Goethe sur Dante, eljedois 
même avouer qu'il qualifie en un endroit, avec une 
délicatesse de goût par trop raffinée, le grandiose de la 
Comédie, de grandiose barbare, monstrueux et répulsif. 
Mais je reviens a nos démons. Dans le même temps 
qu'ils accourent à la voix de Méphistopbélès, un chœur 
d'anges est descendu des nuées, la bataille commence. 
Ce combat des bons et des mauvais esprits, ce sujet si 
souvent représenté par les artistes du moyen âge, est 
traité aussi par l'Alliglûeri avec une naïveté adorable. 
L'ange de Dieu et celui de l'enfer se disputent l'âme du 
comte de Montefclf.ro, sauvé pour une « toute petite 
larme i> de repentir qu'il a versée en mourant. 

I.'angel di Dio mi prese; e quel d' in fer no 
Gridava : tu dal ciel, perché mi privi? 
Tu te ne portî di costui l'etemo 
Per una lagrimetta ch' I mi toglie. 

Dans le combat selon Goethe, les anges dispersent 
les démons en répandant sur eux des roses célestes; la 
grâce écarte avec douceur la malfaigance. Ils remontent 
vers le ciel, emportant l'âme de Faust. Les démons 



1) 



CINQUIÈME DIALOGUE. 407 

rentrent dans la gueule d'enfer. Méphistophélès aban- 
donné ne prend pas la chose au tragique. Il se raille 
lui-même; il se traite de maflre sot. Quoi! des jouven- 
ceaux, des innocents, des simples, lui ont joué un si 
bon tour, à lui le vieux renard rusé et madré ! Mais 
aussi qu'avait-il affaire de s'embarquer dans une telle 
aventure ! il n'a que ce qu'il mérite, après tout ! Le 
poète n'en dit pas plus pour congédier Méphistophélès. 
La punition est légère, comme vous voyez. L'enfer et le 
diable disparaissent de la tragédie de Gœthe, comme 
ils ont disparu de l'imagination et de la conscience 
modernes. 

MARCEL. 

A la bonne heure, et voici qui me réconcilierait 
presque avec ce terrible second Faust! Il me platt que 
votre Méphistophélès se dégermanise ainsi, et qu'il 
s'en retourne de belle humeur en enfer, comme le 
ferait un diable de Voltaire. 

DIOTIME. 

O buono Apollo! bon Apollon ! s'écrie l'Allighieri 
au début de sa troisième Cantique; et il demande au 
dieu des poêles de l'assister en ce dernier labeur, alV 
ultimo lavoro, afin que, en ses chants, il se rende 
digne du laurier divin. Gœthe, lorsqu'il eut mis la 
dernière rnain à l'épilogue de sa tragédie, à ce paradis 
où il chante, lui aussi, sur un mode sacré, le triomphe 
de l'amour divin, rendait grâces au ciel. Il avait touché 
le but, il considérait sa carrière comme remplie, a Peu 



Il" 



W8 DANTE ET GOETHE. 

importe, disait-il, que désormais mes heures soient 
longues ou brèves; peu importe que je les occupe d'om 
ou d'autre façon ; ma tâche est achevée. » Nos deoi 
poètes avaient tous deux conscience , et bien juste- 
ment, d'une œuvre suprême accomplie « par la vo- 
lonté des dieux. » 



Pardon si j'interromps toujours el fort mal à propos; 
mais d'où vient que Dante qualifie ses personnages h 
plus graves de l'épilhèle vulgaire de bon ? Le bon Apol- 
lon, le bon Virgile, le bon Auguste? 

DIOTIHE. 

11 emploie le mot bon nu sens italien où il es) 
t'équivalent de puissant, de vaillant. 

Le paradis de Gcelhe, très-différent par son étendue 
et par son aspect de celui de Dante, est cependant tout 
à fait semblable, non-seulement parce qu'il appartient 
également à la symbolique catholique, mais surtout par 
sa conception idéale et par le caractère musical, sym- 
iphonique, comme on l'a dit, de la représentation As 
joies célestes. Dans les régions mystiques où nous trans- 
porte l'épilogue de Faust, nous entendons les chants 
de l'extase. La sainteté, la pureté, la beauté, la joie 
■ineffable, y rendent de plus parfaites harmonies à me- 
sure qu'on s'élève dans la lumière. C'est un véritable 
•crescendo d'amour, comme Balbo l'a dit de la seconde 
'Cantique. Au-dessus des saints anachorètes, au-dessus 
•des intelligences séraphiques, qui rappellent la hiérar- 



CINQUIÈME DIALOGUE. 409 

chie des saints contemplatifs du ciel de Saturne dans 
la Comédie, l'idéal de tout amour, la Vierge mère, plane 
sur les nuages éthérés. A ses pieds les douces péche- 
resses de l'Évangile et de la légende, Magna Peccatrix, 
Mulier Samaritana, Maria Egyptiaca, l'implorent 
pour celle qui fut coupable seulement d'avoir trop 
aimé. La Mater Gloriosa sourit h Marguerite qui 
s'avance. Pas plus que Béatrice, et c'est encore là un 
trait de génie commun à nos deux poètes, Marguerite 
ne saurait jouir de la béatitude si elle ne la partageait 
avec celui qu'elle a aimé. Dans un autre langage que 
la noble Florentine, mais dans un sentiment tout sem- 
blable, elle demande que le soin de guider l'âme de 
son amant lui soit confié. Sa prière est exaucée. Elle 
s'élève, en attirant à sa suite l'âme de Faust, vers les 
régions suprêmes, où l'on aime, où l'on connaît davan- 
tage la sagesse éternelle. 

Al cerchio che più a ma, e che più sape. 

Ils entrent ensemble au ciel de la pure lumière, dans 
l'allégresse amoureuse de la vérité. 

Al ciel ch'è pura luce; 
Luce intelle ttual piena d'amore, 
Amor di vero ben pien* di letizia. 

L'amour de la créature pour son Dieu et l'amour 
de Dieu, il primo amante, pour sa créature se rencon- 
trent. Le salut de l'homme est accompli. Et de même 
que l'Allighieri déclare ce qu'il a vu au-dessus de 
toute parole humaine, 



410 DANTE KT GGETHE. 

Il mio veder fu raaggio 
Che il parlar nostro.... 

. . . . e vidi cose che ridire 

Ne sa, ne puô quai di lassù discende, 

ainsi le chœur mystique par qui se termine le poëme 
de Faust, exalte Y inexprimable, Y indescriptible béa- 
titude du royaume céleste, et le mystère insondable 
qui relie à la vérité permanente de la vie divine les 
apparences fugitives de notre vie mortelle. 

Tout ce qui passe 
N'est que symbole; 
L'impénétrable 
Ici s'accomplit ; 
L'indescriptible 
Ici se manifeste ; 
L'Éternel féminin 
Nous attire en haut.. 

Ailes vergaengliche 
Ist nur ein Gleichniss ; 
Das Unzugaengliche 
Hier wird's Ereigniss ; 
Das Unbeschreibliche, 
Hier ist es gethan ; 
Das Evvig-Weibliche 
Zieht uns hinanl 

Diotime cessa de parler. Mais aprè3 quelques in- 
stants, voyant que tout le monde se taisait, et ne voulant 
pas laisser ses jeunes amis sous l'impression trop grave 
de ses dernières réflexions, elle se tourna gaiement 
vers Élie. — Eh bien, lui dit-elle, voici que le bon Dieu 



CINQUIÈME DIALOGUE. 411 

* 

a gagné son pari contre le diable ! Que vous en sem- 
ble? N'ai-je pas aussi gagné le mien? Confesserez-vous 
pas à la fin que j'avais raison, et que Ton peut bien 
aimer ensemble Dante et Goethe, sans avoir pour cela 
l'esprit mal fait, bizarre et fantasque? 

ÉLIE. 

Je rentre, comme Méphistophélès, dans ma pous- 
sière. Mais pourtant, vous ne me ferez pas dire que je 
regrette de vous avoir porté un défi , car ce défi nous a 
valu à tous des heures que nous n'oublierons plus. 

• 

VIVIANE. 

Et bien des motifs de vous admirer davantage. 

DIOTIME. 

Si j'avais le droit de parler comme Faust, je vous 
dirais, Viviane, l'admiration n'est rien, l'amour est 
tout. 

VIVIANE. 

Admiration, respect, amour et quelque chose encore 
par delà à quoi je ne trouve pas de nom, qu'est-ce que 
nous ne vous donnons pas, Diotime, et du plus profond 
de nos cœurs 1 

ÉLIE. 

Combien vous seriez bonne si, avant de quitter nos 
deux poètes, vous rappeliez en quelques mois, afin de 



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412 



DANTE ET GOETHE. 



nous les graver mieux dans la mémoire, les principaux 
traits par qui vous nous les avez montrés semblables! 



DIOTIME. 



Je vais essayer. — Nous avons reconnu d'abord, ce 
me semble, que la Divine Comédie et Faust sont deux 
œuvres profondément religieuses. Dans chacun de ces 
poèmes, qui ont été pour Dante comme pour Goethe 
l'œuvre de toute la vie, l'un et l'autre ils ont voulu 
enseigner aux hommes la vérité divine dont chaque 
science humaine est un rayon, la doctrine du salut. 
Sous le voile du symbole et dans une action légendaire, 
ils ont intéressé l'esprit humain au mystère de sa propre 
destinée, temporelle et éternelle. lisse sont faits apôtres 
et confesseurs d'une foi religieuse, morale et politique, 
où nous avons admiré l'expression la plus haute du 
problème de la vie en Dieu. Tous deux, par l'union 
intime de la science et de la poésie, de la raison et de 
la foi, ils ont essayé de rétablir l'harmonie primitive de 
l'âme humaine dans ses rapports avec l'âme du monde; 
ils ont cherché, dans les régions de l'infini, la concilia- 
tion des discordances et des contradictions de l'existence 
finie. Tous deux enfin ils ont tenté d'édifier une répu- 
blique, une cité idéale, où régneraient ensemble la 
liberté et la loi, la nature et l'esprit; où la contempla- 
tion et l'action, la science et l'amour, se prêtant une 
force mutuelle, donneraient dès ici-bas à l'homme le 
pressentiment joyeux et l'image de la cité céleste. 
Dante et Gœthe ont suivi une marche inverse en ceci, 
que le premier, partant de la vie active, s'élève 



)i 



CINQUIÈME DIALOGUE. 413 

peu 5 peu à la vie contemplative, tandis que le second, 
au contraire, s'arrachant à la contemplation, entre de 
plus en plus dans la vie d'action. Mais pour tous deux 
le terme suprême est cette cité céleste où la vie recom- 
mencera plus puissante , où l'homme, actif et contem- 
platif, renaîtra plus parfait, plus semblable à Dieu. 

Nous sommes tombés d'accord aussi, n'est-il pas 
vrai? que Dante et Goethe sont restés, dans l'exécution 
d'un plan grandiose qui n'allait à rien de moins qu'à 
l'exposition d'une philosophie générale de l'univers et 
de la destinée humaine, singulièrement personnels, 
originaux, subjectifs, comme on dirait aujourd'hui ; 
tirant, à la façon d'Homère et des prophètes bibliques, 
de la réalité la plus familière et de leur expérience 
propre, les motifs, les figures, les réflexions, toute la 
matière et tout le tissu de leur ouvrage ; et cela de telle 
façon qu'ils ont fait tous deux une œuvre incomparable, 
d'un genre impossible à classer, et qui demeure uni- 
que. 

ÉLIE. 

Lequel de ces deux poètes vous semble avoir le plus 
approché d'Homère? 

DIOTIME. 

Ils possèdent tous deux, à un degré égal, la puis- 
sance homérique par excellence, la faculté de penser 
par image, de voir, en quelque sorte, ce qu'ilspensenl : 
Dante, qui n'a connu Homère que de nom, est de sa 
filiation très-directe ; il est son petit-fils par Virgile. 



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414 



DANTE ET GOETHE. 



EUE. 



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ElGœthe? 



DIOTIME. 



Peut-être y a-t-il pour Gœlhe alliance plutôt qw 
filiation. Je me persuade que la légende germanique, si 
elle gardait sa force créatrice, pourrait bien, un jour à 
venir, dans quelque fie du Rhin (flfonnenwerth m 
Grafenwerthy je suppose), célébrer les noces épiques 
de celui que l'Allemagne appelait l'Olympien, avec la 
tille de Léda, la blonde et divine Hélène !... 

Mais reprenons notre parallèle. En regardant dans 
le miroir magique où Gœlhe et Dante ont reflété leur 
propre image, nous avons été étonnés de voir jusqu'à 
quel point cette image se trouvait être la reproduction 
héroïque et satirique tout à la fois du caractère et 
de la physionomie de leur race, de leur peuple et de 
leur siècle. Ce n'est pas tout. Jusque dans les détails, 
nous avons fait des rencontres surprenantes. Nous 
avons entendu de ces grands cris d'entrailles, de ces 
soupirs, de ces accents brisés et profonds, de ces mots 
d'une candeur sublime que l'art ne saurait feindre, où 
se révèlent, sans qu'il soit possible de s'y tromper, des 
âmes de même trempe et de même timbre. 

Dans le langage qu'ils ont parlé avec tant d'amour, 
et en maîtres tous deux ; dans cette italien de Florence, 
si personnel ensemble et si national, où Dante fondait 
tous les dialectes de l'Italie dont il rêvait et sentait in- 
stinctivement déjà l'unité future; dans ce haut allemand, 



Il M 



CINQUIÈME DIALOGUE. 415 

de vraie souche populaire, auquel Goethe a su impri- 
mer à la fois le sceau de son génie propre et la perfection 
classique, nous avons senti une puissance, une liberté de 
création égale, avec l'autorité suprême qui fixe à jamais 
la règle et la beauté. 

Chose étrange , et qui les rapproche encore ! Danle 
et Goethe, dans cette admirable formation d'une langue 
et d'une œuvre nationales, ont suivi exactement même 
fortune. Il leur a fallu à tous deux s'arracher à l'habi- 
tude des idiomes étrangers. Avec tous ses contempo- 
rains, Danle, vous vous le rappelez, écrit d'abord en 
latin ; il subit très-longtemps le charme de la poésie 
provençale et l'autorité établie de la langue française. 
Goethe, contrarié aussi dans l'essor de sa verve, empêché 
dans les provincialismes bourgeois d'un allemand cor- 
rompu, façonné avec sa génération au joug des littéra- 
tures étrangères, subissant l'ascendant de nos grands 
écrivains du xvi* et du xviu e siècles, commence dé rimer 
en français et en anglais; il ne revient pas sans quel- 
que effort à la pente naturelle, à la saveur germanique 
de sa pensée et de sa parole. 

Ainsi donc, pour tout résumer: caractère religieux, 
pensée philosophique, sentiment de l'idéal, largeur du 
plan, merveilleux du sujet tiré également de la légende 
chrétienne, savoir encyclopédique, spontanéité, beaulé 
du langage, inspiration personnelle et populaire tout 
ensemble, la Divine Comédie et Faust offrent à no^ 
admirations les mêmes grandeurs. Dans une niétamor- 
phose poétique d'une incroyable puissance, Dante élève 
les conceptions variées du polythéisme latin à l'unité 



411) DANTE ET GOETHE. 

d'un catholicisme grandiose. A son tour, plushardieo- 
core et doué d'une vertu poétique qui s'est nourrie lit 
savoir accru de cinq siècles , Gœthe accorde, en b 
transformant, dans la vaste harmonie du panlhéw 
moderne, les dieux de la Rome antique avec le Di* 
supérieur de la Home chrétienne. 

Sans m'arréter aux ressemblances dans les détail;. 
dans les images, dans les expressions même de n* 
deux poêles (à cette rencontre singulière, par exemple 
des noms de Béatrice et de Faust, qui tous deux signi- 
fient heureux), sans iusislcr sur des inspirations Irè- 
semblables qu'ils puisent, l'un dans le senti nient prita 
goricien, l'autre dans le sentiment spinosisle de la vie. 
j'ajoute que les vicissitudes subies et les influences eier- 
cées par le génie de Dante et de Gœthe présentent de> 
analogies non moins remarquables. Aucun poêle, y 
crois, n'a passé, comme ils l'ont fait, par des alterna- 
tives aussi contrastées d'éclat et d'oubli, de méconnais- 
sance et d'adoration. 



Je croyais que Gœthe n'avait jamais été ni contesté 
ni méconnu. Encore tout dernièrement, je lisais, dan- 
un Entretien de Lamartine, que la vie de Goethe avait 
été un règne. 

DIOTIXE. 

Un règne fort traversé de rébellions, Marcel, et au- 
quel certaines humiliations même ne furent point épar- 
gnées. A son retour d'Italie, Gœthe nous dit que l'Aile- 



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CINQUIÈME DIALOGUE. 417 

magne l'avait oublié, « ne voulait plus entendre parler 
de lui ; » il se plaint que la critique traite ses œuvres 
« avec la dernière barbarie. » On tente, à force d'ironie 
et de dédain, de déconcerter à la fois son génie et sa 
bonté. On s'attaque, avec un acharnement presque 
sans exemple, à ses livres et à sa personne. Objet de 
haine à la fois pour les partis les plus contraires, pour 
les violents de toutes les opinions, piétistes ou jacobins, 
romantiques ou pédants ; insupportable au faux goût et 
à la fausse morale, Goethe est calomnié dans son carac- 
tère, dans son talent, et jusque dans les plus nobles 
affections de son grand cœur. En le représentant comme 
un indifférent, un égoïste, un rimeur bourgeois, maté- 
rialiste et réaliste, on parvient à éloigner de lui la jeu- 
nesse et à obscurcir son nom. On annonce que, avant 
dix années, il sera rentré dans le néant. On exalte au- 
dessus de lui non-seulement Schiller, mais la tourbe 
des auteurs infimes; on le déclare frappé d'impuis- 
sance. Les éditeurs refusent d'imprimer ses manuscrits; 
ses envieux le harcèlent de telle sorte et ses amis le 
défendent si faiblement, qu'il se sent comme exilé, seul, 
absolument seul dans son pays, et qu'il est tout près de 
renoncer à l'art et à la poésie ! 

VIVIANE. 

Mais cela ne paraît pas croyable. 

DIOTIME. 

Ce qui est presque incroyable aussi, c'est In diver- 

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DANTE ET G CE THE. 



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site, l'opposition des jugements qui ont été portée 
Fausi comme sur la Comédie. 

Ces deux œuvres grandioses et profondes ayaflU 
besoin dès leur apparition de commentateurs et dW 
prèles» elles sont devenues aussitôt le sujet de quertfe 
passionnées. L'une comme l'autre elles attirent ^ 
repoussent, captivent et irritent les imaginations. Danfe 
nous l'avons vu, est déjà pour ses contemporains, d 
de plus en plus dans la suite des générations, fouri 
tour orthodoxe et hérétique, guelfe et gibelin, voué à 
l'anathème et à l'apothéose. En butte aux fureors oa 
aux dédains des inquisitions ou des académies, tnfc 
d'impie par les uns, de barbare par les autres, Darë 
traverse de longues éclipses de gloire. Lui qui pas- 
sionnera des esprits tels que Buonarroti, Galilée, là 
qu'on a proclamé égal, supérieur à Virgile et à Horoèfc 
il sera rejeté dans l'ombre de Pétrarque, de Tasse, et, 
ce n'est pas assez, de Marini, de Métastase. Comme il 
a été, de son vivant, exilé par un aveugle esprit <k 
faction, trois siècles après sa mort il sera basai de h 
compagnie et de la gloire des grands hommes. A» 
commencement de ce siècle, selon Àlfieri qui ank 
appris de mémoire toute la Comédie, on n'aurait p® 
trouvé dans toute l'Italie trente personnes ayant h 
Dante.— Goethe, de son vivant et encore à cette heu^ 
pour les esprits étonnés, est tantôt le plus religieux des 
poètes, et, dans les matières d'État, le plus républicain 
des utopistes , tantôt le plus endurci des païens, de* 
athées; un « mauvais génie » (Lacordaire l'écrivait 
hier encore); un courtisan, un esprit rétrograde timide 



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CINQUIÈME DIALOGUE. 41» 

et servile. Aujourd'hui cependant l'opinion semble 
s'établir définitivement selon la justice. Les éditeurs, 
les traducteurs, les commentateurs intelligents et 
aimants se multiplient en même temps pour Dante et 
pour Goethe. Tous deux ensemble ils s'emparent, sans 
violence et par la seule force des choses, de nos ima- 
ginations. Ils sont présents à l'esprit de quiconque est 
capable de sérieuses pensées. Pour tout Italien comme 
pour tout Allemand, la Comédie et Faust sont devenus 
le Livre par excellence, une sorte de Bible à la fois 
familière et mystérieuse, d'où l'on tire pour toutes les 
occasions de la vie, pour toutes les dispositions de 
l'âme, des sentences, des axiomes et des similitudes. 
Bien plus, voici que presque à la même heure une 
réparation glorieuse se fait. Un moment distraite, 
trompée, ingrate, l'âme de la patrie allemande se 
retrouve, se reconnaît enfin, elle salue sa propre gran- 
deur, elle sent sa puissante, son indestructible person- 
nalité dans l'œuvre et dans le nom de Wolfgang Goethe. 

Et toi, noble Allighieri, maître, guide, « plus que 
père ! » toi qui bénissais le pain amer de l'exilé, toi qui 
montais avec lui, en soutenant ses pas chancelants, le 
dur escalier d'autrui, toi qui recevais dans les bras, 
pour l'emporter dans ton ciel, le martyr sanglant de la 
liberté, maintenant ramené sur les bords de ton beau 
fleuve Arno, au doux bercail d'où sont à jamais chassés 
les loups rapaces, que de repentirs à tes pieds, que de 
lauriers à ton front, et combien inséparables désormais 
dans l'âme italienne ta gloire et la gloire de la patrie!... 

Les derniers accents de Diotime se perdirent dans 



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DANTE ET GOETHE. 



le silence. La nuit étail venue. Un grand recueillement 
descendait sur la campagne. Tout à coup Ton entendit 
résonner au loin de longues notes vibrantes et douces 
qui semblaient s'appeler et se répondre à travers l'es- 
pace. C'étaient deux cors de chasse qui se renvoyaient 
l'un à l'autre le refrain mélancolique aimé de la Bre- 
tagne : 

Ma sœur, qu'ils étaient beaux ces jours 
De France I 
mon pays, sois mes amours 
Toujours. 

Ce fut le signal du départ. On avait oublié les heu- 
res rapides et la distance. La lune était déjà très-haut 
à l'horizon. Pendant qu'Élie et Marcel s'occupaient au* 
préparatifs du retour, Diotime et Viviane allaient et 
venaient sur la plage qui se rétrécissait à vue d'oeil, el 
se repliait dans les ombres du granit, au murmure 
montant des flots. Des nuées de goélands, de pétrels 
et d'autres oiseaux aquatiques volaient vers la terre, 
cherchant pour les heures' nocturnes leur abri dans les 
grottes de stalactites qui s'ouvrent aux flancs du rocher. 
Ramenée par la marée en vue des côtes, la flottille de 
pêche se rassemblait et courbait sa noire voilure sur la 
surface argentée de l'Océan. 

Depuis quelques instants, Diotime suivait avec une 
attention inquiète le mouvement d'une barque qui 
gouvernait presque en droite ligne vers la langue de 
sable où elle se trouvait avec son amie. 

— C'est l'heure des contrebandiers, dit \iviane. 



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CINQUIÈME DIALOGUE. 421 

répondant ainsi à la question que se faisait tout bas 
Diotime. 

L'embarcation avançait toujours. Bientôt on put 
distinguer qu'elle était montée par trois hommes. Un 
quatrième, de grande taille et qui paraissait armé, se 
tenait debout près du foc. 

— Je ne me trompe pas, c'est la barque de Floury, 
s'écria Diotime. 

— Que viendrait-elle faire ici, à cette heure? dit 
Viviane. 

Sans répondre, Diotime se dirigeait vivement vers 
la pointe où le pilote allait atterrir. Je ne sais quel pres- 
sentiment hâtait son pas. Quelqu'un venait, en effet, 5 
sa rencontre. 

Avant que la barque eût louché terre, l'inconnu 
qu'on y voyait debout, à l'avant, et qui ne ramait point, 
s'élançait. 

— Évodos ! . . . 

A ce nom qu'elle entendit avant d'avoir rien vu, 
Viviane, comme frappée d'immobilité, s'arrêta soudain. 
Le jeune homme vola vers elle. Il la reçut dans ses 
bras, tremblante et muette. 

Après les premiers étonnements du revoir : 

— Mais enfin, reprit Diotime, comment donc, 
quand on vous croit dans les mers cTIonie, abordez 
vous au cap Plouha ? 

— C'est bien simple. Vous savez que je ne m'ap- 
partiens pas. Ceux qui me commandent m'envoient à 
Paris; m'y voici d'un trait. La personne à qui l'on m'a- 
dresse n'y est point encore; on ne l'attend que dans 




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DANTE ET GOETHE. 



vingt-quatre heures. Ces vingt-quatre heures sont 
miennes. J'arrive à Portrieux ; vous en èles partie le 
matin. La barque du pilote va prendre la mer; je 
demande à Floury de se louer à moi pour la soirée; il 
y consent. Nous mettons le cap sur Plouha. En voyant 
cette belle mer tranquille refléter, comme un miroir 
d'acier, le doux visage de Phœbé qui lui sourit, je 
m'enchante. Je me persuade que vous vous laisserez 
charmer comme moi par la magie des cîeux et deseaui 
et que nous reviendrons ensemble, guidés par mon 
étoile... Le voyez-vous là-haut, mon beau Siriut. 
justement sur la pointe du cap Fréhel !... II faut que 
vous donniez raison à ma joie, Diotime, vous qui êtes 
aussi l'astre propice ; il faut que, par cette nuit lumi- 
neuse comme les nuits de ma patrie, tous trois nous 
naviguions en plein espoir et en plein contentement sur 
votre océan breton ! 

A cette proposition inattendue, Viviane consentait 
d'un joyeux silence ; mais Diotime avait des objections. 
Le vent était contraire.... 

évodos. 

Le voici qui tombe. Kt d'ailleurs, en venant, Floury 
qui se connaît à vos nuages y a vu qu'entre huit el 
neuf heures la brise soufflerait nord-ouest. En moins 
d'une heure et demie, il en donne sa parole, nous 
serons rentrés au port. 

DIOTIME. 

Mais la pointe de Saint-Quai?... les courants? 



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CINQUIÈME DIALOGUE. 423 

ÉVODOS. 

Fiez-vous à moi. Nous autres Hellènes, ne sommes- 
nous pas toujours les compagnons d'Ulysse? Fiez-vous 
surtout à Floury. Lui et ses hommes, ils rameront, s'il 
le faut, vigoureusement. 

Comme on en était là, Élie et Marcel venaient aver- 
tir que tout était prêt. Ce fut à leur tour de s'étonner. 
Les premières effusions passées, la compagnie convint 
de se partager : Élie et Marcel retourneraient par terre 
à Porlrieux ; le bateau du pilote y ramènerait Viviane 
et Diotime, à la garde d'Êvodos. 

L'entretien, comme on peut croire, ne languit pas, 
au doux rhythme de la barque, pendant la traversée. 
Toute une année d'absence où tant de choses avaient 
agité, inquiélé, passionné les esprits ! Que de souve- 
nirs, que d'espérances, que de projets à échanger entre 
deux jeunes cœurs épris d'un même amour et confiants 
tous deux dans une grande et maternelle amitié! 

Quoi qu'en eût dit Floury, le vent du nord-ouest ne 
se levait pas. On nageait avec lenteur. Peu à peu le 
bruissement monotone des flots et le magnétisme des 
clartés lunaires assoupirent Diotime. Elle fit de beaux 
rêves. Elle vit passer dans les nuées les ombres heu* 
reuses de ceux qu'elle avait perdus; elle entendit au 
loin des chants de liberté. Elle vit s'élever, dans les 
vapeurs du crépuscule, un beau temple en marbre; et 
quand, aux premiers rayons du jour, les portes s'ou- 
vrirent d'elles-mêmes, elle aperçut au fond la statue 
d'ivoire et d'or de la divine Béatrice. 




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424 



DANTE ET GOETHE. 



Cependant, peu à peu, le souille du malin se faisait 
sentir; il agitaiten se jouant, H soulevait à demisurb 
paupières de Diotime le voile des songes. Alors se des- 
sinèrent à ses yeux, sur le fond transparent des clart* 
de l'aube, deux figures d'une jeunesse et d'une béante 
parfaites, assises à ses côtés, vis-à-vis Tune de Faute 
dans un maintien plein de grâce et de noblesse. Diolitœ 
distingua deux mains qui se cherchaient, deux anneam 
échangés. Elle entendit deux voix mélodieuses que b 
brise emportait en se jouant sur les flots et qui sem- 
blaient accompagnées de la cithare antique. Diotime 
prêta l'oreille. Les deux voix dialoguaient ainsi : 

— Les hasards de ma vie ne t'effrayent point? 

— Moi-même je ceindrai ton bras du glaive, en 
priant les dieux pour ta patrie. 

— Ma patrie est pour toi la terre étrangère. 

— Quelle femme, quelle barbare se sentirait étran- 
gère dans la cité de la vierge Atbéné, sur la terre où 
l'on adore la douce Panagia? 

— Ma destinée est obscure. Je ne connaîtrai de 
longtemps ni repos ni foyer. 

— Que serait le foyer sans l'honneur! que serait le 
repos sans la liberté ! 

— Tu n'entends pas les mots de la langue que par- 
lent les miens. 

— La langue flexible et sonore que parlent les fils 
d'Homère, j'ai voulu l'apprendre; écoute : 



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Kaî tô xaXo'v orou -p^ioy.0. 6X0 cptXtà x' À-yacmr.. 



CINQUIÈME DIALOGUE. 425 

A ce moment la barque entrait dans le port; elle 
amarrait au pied de la jetée. Le bruit que fit la chaîne 
en retombant sur la pierre tira de son rêve Diotime. 

A demi sommeillant, appuyée au bras d'Évodos, 
elle montait encore l'escalier de granit, quand Viviane, 
déjà loin, suivie du lévrier, comme la Diane chasseresse 
au pied virginal, s'avançait vers le seuil où les atten- 
dait Élie, seul et pensif dans sa tristesse bretonne. 



FIN. 



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TABLE 



Premier dialogue 4 

Deuxième dialogue . . . ." 74 

Troisième dialogue 203 

Quatrième dialogue 291 

Cinquième dialogue 368 



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