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DÉBUTS D'UN MISSIONNAIRE
Tous DROITS RÉSERVÉS
A mes bienfaiteurs et amis,
hommage
de
sincère reconnaissance.
F.B,
R. P. Bonaventure Péloquin, O.F.M.
Missionnaire Apostolique de Chine.
DM$ d un
missionnaire
5ème mille
PRÉFACE: OMER HÉROUX
MONTRÉAL
lj;clîctheca
Nihil ohsiat
Fr. Maria Raymondus
0. f. m.
Cen. deleg,
4 octobris 1921
Imprimi potest
Fr. Adéodatus Wittner
0. f. m.
Ep. vie. Ap.
Chefoo, 13 julii 1921.
Imprimi potest
Marianapoli, 5 octobris 1921
F. X. Deladurantaye, v. g.
Imprimi potest
Fr. Joannes Joseph
0. f. m.
Com. Prov.
MOT AU LECTEUR
Chers hienfaiteurSy
C'est pour vous qu'ont été écrites ces lignes. En les
traçant, je n'ai eu qu'une pensée : tenir la promesse
que je vous faisais en quittant, de vous dire, un jour
ou l'autre, quelques mots sur la Chine et sur le minis-
tère en Chine.
Je n'ai pas la prétention d'être complet : la ma-
tière est inépuisable. Je n'ai pas davantage celle
d'être parfait : ces pages, écrites d'abord sous forme
de lettres, et en des moments bien courts et déjà bien
pris, sentent le décousu. Le seul mérite qu'elles peu-
vent avoir, c'est d'avoir été vécues; elles racontent, en
effet, trois années, les trois premières années de ma
vie de mission
J'aurais voulu vous arriver plus tôt et avec plus
d'illustrations. L'affreuse guerre, qui a empêché
tant de choses, nous aura aussi privés de cette joie.
DIVISION
I. Partie : Voyage sur le continent, sur mer, dans
l'intérieur.
II. Partie : Deux années de ministère.
III. Partie : Un mot sur la situation de l'Eglise
en Chine.
PRÉFACE
Au nom de notre commune Aima Mater — la
vieille maison toute pleine encore du souvenir d'un
grand évêque missionnaire, Mgr Laflèche — V auteur
de ce livre me prie d'inscrire en tête de ses notes de
missions quelques mots de préface. De ce redoutable
honneur, je n'userai que pour marquer deux ou trois
rapides observations.
Et d'abord, on ne tardera guère à le constater, ce
livre offre un intérêt intrinsèque considérable. C'est,
sur un pays dont l'on aura de plus en plus à s'occuper,
le témoignage d'un observateur attentif, aux y eux clairs.
Ajoutons : d'un observateur qui a vu hommes et
choses avec des yeux de Canadien, — c'est-à-dire qui,
tout naturellement, cherche chez nous ses points de
comparaison et note les faits qui peuvent le plus
intéresser les lecteurs de notre pays.
Mais la description des paysages et des mœurs,
pour instructive et attrayante qu'elle soit, ne constitue,
à parler franc, que l'intérêt secondaire de ce livre.
Sa matière essentielle, celle qui retiendra davantage
l'attention du lecteur sérieux et suscitera chez lui le
plus d'utiles réflexions, c'est le récit des premières
expériences apostoliques de l'auteur.
Au long de ces quelque deux cents pages, nous
voyons à l'œuvre, dans le détail de sa vie quotidienne j
un petit Canadien de la province de Québec, travail-
lant en territoire inconnu, sur une population aussi
étrangère que possible à celle de son pays d'origine.
II PRÉFACE
Le père Bonaventure ne nous pardonnerait pas
de lui adresser ici d'éloges personnels ; mais son récit y
dans la simplicité de sa sohre narration, atteste une
fois de plus, saris qu'il l'ait cherché, les remarquables
aptitudes à la vie de missions du prêtre canadien, sa
rapide intelligence des peuples étrangers, son éton-
nante facilité d'adaptation aux milieux les plus
divers.
Et par là, ce livre est tout ensemble un témoignage
et un argument.
Témoignage et argument d'une actualité singulière
à l'heure où nos évêques, répondant à l'appel que
Benoit XV jetait récemment au monde catholique,
fondent chez nous un séminaire des missions étran-
gères, et s'apprêtent à lancer dans les champs de l'erreur
de nouvelles équipes d'apôtres de la Vérité.
L'histoire apostolique du Canada offre, en abon-
dance, des pages magnifiques. Ses missionnaires,
dès que les circonstances l'ont permis, ont recommencé,
au milieu des peuplades sauvages, le dur et glorieux
labeur de leurs devanciers des XVIIème et XVIIIème
siècles. Ils ont rapidement franchi les océans et,
sur les continents lointains, peinent et souffrent
depuis de longues années déjà.
Mais ce n'est là que l'aube de l'ère féconde et glo-
rieuse que rêvent, avec nos évêques, les chefs de nos
grandes congrégations religieuses et les missionnaires
qui furent des précurseurs. Rome, d'ailleurs, laisse
clairement voir qu'elle réserve au Canada français,
dans les labeurs de l'apostolat futur, une noble part.
Elle vient, au Japon, d'attribuer aux Franciscains
PRÉFACE ni
de chez nous un champ d'action propre. Et il est à
prévoir que d'autres congrégations canadiennes rece-
vront bientôt sur d'autres territoires semblable hon-
neur.
De grands jours, pleins de lourdes et sublimes
responsabilités, se lèvent donc pour notre race. Sou-
haitons et prions qu'elle sache, avec une abondante
générosité, répondre à l'appel du Christ et de son
Vicaire.
C'est pour faciliter, pour hâter un grand mouvement
d'opinion et une puissante campagne de recrutement
en faveur des missions que le père Bonaventure a
d'abord écrit son livre. On n'aura qu'à en feuilleter
les dernières pages pour constater qu'au service de
sa propagande, l'auteur entend mettre — dans l'im-
mortel et pur esprit des Apôtres — tous les moyens
d'action, toutes les puissances du monde moderne.
Quelle meilleure récompense lui souhaiter que de
voir germer de ces pages — toutes pénétrées de foi
vécue — de nouvelles et abondantes vocations f
Orner HEROUX.
PREMIERE PARTIE
VOYAGE SUR LE CONTINENT
ÉGLISE DES FRÈRES MINEURS A MONTRÉAL, OU A LIEU
LA CÉRÉMONIE DU DÉPART, [voir p. 9]
I Partie : VOYAGE
Chapitre I
VOYAGE SUR LE CONTINENT
Je suis parti de Montréal le 25 juillet au soir
(1915)... Au moment de monter sur le train, j'ap-
pris que notre bateau, qui devait quitter Vancouver
le 2 août, ne partirait que le 6. Comptant sur ce
retard, j'ai pu m'arrêter une journée à Winnipeg
et 4 jours chez nos Pères, à Edmonton.
Ah ! que de choses il y aurait à dire sur cette belle
partie de notre pays,... que j'ignorais presque jus-
qu'ici, je l'avoue ! Ce qui frappe surtout le voya-
geur, c'est l'immensité des plaines qu'il traverse :
pensez donc, 900 milles de prairie ! On court là-
dedans à pleine vitesse pendant deux longs jours.
Mais on est encore intéressé aux gares des gran-
des villes par l'aspect des rues et des édifices publics,
aspect qui n'est pas du tout celui que l'on remarque
en Québec et en Montréal. La structure est à la fois
plus massive, plus majestueuse, plus imposante
en un mot, et les rues elles-mêmes sont plus larges
et mieux éclairées, les parcs publics plus spacieux.
Cela donne tout simplement l'impression que l'on
a pensé à l'avenir en construisant et il faut bien
reconnaître que l'on a pensé juste.
Voyez donc, par exemple, ce qui est arrivé pour
Winnipeg, Calgary, Edmonton... Winnipeg n'avait
10 DÉBUTS d'uX missionnaire
il n'y a pas bien longtemps encore, que 1.000 habi-
tants tout au plus. En 1901, le recensement por-
tait ce chiffre à 42,340, et en 1906, à 90,153. La
population de cette ville a donc plus que doublé
dans ces dernières années. Et la proportion s'est
maintenue depuis. En 1912, en comptait à Winni-
peg 180,000 habitants. Calgary, qui n'avait en
1911 encore que 43,000 habitants, prétend en
avoir aujourd'hui (1915) plus de 80,000. De même
pour Edmontpn. Et il n'y a là rien qui étonne,
lorsque l'on voit de près les immenses ressources
de l'Ouest.
Ah ! si nos bons petits Canadiens et nos bonnes
petites Canadiennes, qui, en fondant ménage, se
voient comme forcés de quitter la ferme paternelle
pour la ville, avaient la bonne et généreuse pen-
sée de pousser jusqu'ici ce qui n'est après tout que
le sixième du chemin de la Chine, comme ils s'aper-
cevraient vite qu'ils ont fait là une bonne démarche.
Ah î je sais bien qu'il en pourrait, qu'il en devrait
nécessairement, dans les débuts, coûter quelques
sacrifices, car je sais par expérience ce qu'il y a de
pénible, de déchirant à laisser ce coin de terre où
s'est écoulée notre jeunesse. Au lieu, au village où
l'on a vécu son enfance, sa jeunesse, tout est poésie,
tout parle famille, amitié, souvenir. Le moindre
ruisseau a ses charmes, avec qui nous avons ri ou
pleuré, suivant que nous avions du soleil ou de la
pluie dans le coeur. ]\Iais je connais quelque chose
de plus navrant encore pour un père ou une mère.
C'est, après avoir élevé une famiUe, de passer la
VOYAGE SUR LE CONTINENT 11
vieillesse dans l'isolement, de voir leurs enfants dis-
persés loin, bien loin de la maison paternelle, exposés
à perdre leur religion et même leur nom. Ici, dans
rOuest, vous conserveriez autour de vous, comme
une belle couronne, tous ceux que le Bon Dieu vous
aura donnés, vous retrouveriez des compatriotes
dont, en peu de temps vous feriez des amis, vous
retrouveriez aussi l'Eglise avec son pasteur et
Dieu lui-même, toute la Patrie, quoi !
Le passage des Montagnes Rocheuses nous réser-
vait un petit accident qui nous retarda d'une ving-
taine d'heures seulement, mais qui aurait facile-
ment pu nous coûter la vie.
Nous serpentions dans ces montagnes déjà depuis
une dizaine d'heures et par le plus beau temps du
monde, quand tout-à-coup le train s'arrête et
s'obstine à ne plus repartir. ''Mais, qu'est-ce
donc qu'il y a ? "se demande-t-on par tout le convoi.
Le ''conducteur" interrogé répond que là, tout de-
vant, à quelques centaines de mètres à peine, tout
au pied d'une haute montagne et sur le bord d'un
précipice, un affreux éboulement vient de se pro-
duire et qu'une immense quantité de terre, sable
et glaise, entremêlée de pierres et de troncs d'arbres,
recouvre en ce moment la voie, sur une longueur
de 450 pieds, et sur une épaisseur de 20 environ...
Et comme nous lui demandions si cet accident pou-
vait nous retenir longtemps : "S'il fallait enlever
tout cela de suite, répondit-il, nous pourrions être
retenus ici deux ou trois jours." — "Et alors ? ..."
"Eh bien ! nous allons tâcher d'aplanir ce nouveau
12 DÉBUTS d'un missionnaire
terrain pour y poser une nouvelle voie et tenter le
passage. Prenez patience, demain matin probable-
ment tout sera terminé "... Et il n'était que 1 h et
demie de l'après-midi. Xous prîmes donc la réso-
lution d'attendre le plus patiemment possible; qu'y
avait-il à faire autre chose ? Après tout, nous n'é-
tions pas les plus misérables. Cette nuit-là, nous
avons pu dormir, et très bien. Ce fut toujours cela.
A cinq heures du matin, le lendemain, le train
était de nouveau en mouvement. Bien peu dor-
maient, je vous l'assure... Nous allions lentement...
lentement.... Mais tout-à-coup voilà que tout s'ar-
rête, et nous reculons jusqu'au point de départ.
Qu'est-ce donc qui est arrivé ?... Nous l'apprenons
à l'instant : la nouvelle voie n'étant pas suffisam-
ment solide s'est affaisée de 2 pieds sous le poids
de la locomotive. Il n'y avait donc pas à aller
plus loin.
Mais l'on ne désespère pas; les ouvriers se remet-
tent à l'oeuvre,... et cinq hem'es après... nous repar-
tions de nouveau. Cette fois encore, nous allions
lentement, si lentement que nous avancions à peine;
et l'anxiété était à son comble, cela se comprend.
Bientôt nous pouvons nous-mêmes discerner l'en-
droit dangereux. Que dis-je ? nous y sommes.
Oh ! scène ! ... Les passagers sont aux fenêtres,
encombrent les portières et les marchepieds, prêts
à s'élancer si quelque glissement se produit, ou
quelque bruit se fait entendre. Le ^'conducteur"
debout sur le ''tender" donne ses signaux au mécani-
cien. Et le train s'avance lentement, lentement....
VOYAGE SUR LE CONTINENT 13
s'inclinant tantôt à droite tantôt à gauche, mon-
tant parfois, pour redescendre ensuite. Et à mesure
que nous avancions, nous voyions les traverses
de support s'enfoncer, glisser même quelque peu
et l'eau jaillir de-ci, de-là; et la rivière tout au bas
qui roule ses flots mugissants !.... Mais déjà le
tiers du convoi est passé; en voici maintenant la
moitié; il achève... Enfin, nous y voilà ! Deo gra-
tias ! Quelle joie alors ! Quelle joie alors ! Ce ne
sont que cris et qu'applaudissements ! Et certes,
il y avait bien de quoi se réjouir ! J'avoue que si
j'ai eu peur au moins une fois dans ma vie, ce fut
cette fois là.
Durant ce périlleux passage, j'ai mis toute ma
confiance dans le Sacré-Coeur. J'ai fait de la main
au moins une centaine de signes de croix, et j'ai
promis une messe à Saint Antoine, si nous nous
en tirions sains et saufs.
Le reste du trajet s'est effectué très heureuse-
ment. Les Montagnes Rocheuses sont immenses.
Elles offrent un panorama qui défie toute descrip-
tion. Il faut voir par soi-même.
Après avoir franchi le sommet de cette chaîne de
pics, dont la tête se perd dans les nuages, et que
couronnent des neiges éternelles, on croirait que
l'on va retomber dans la plaine, une belle plaine
unie. Il n'en est rien. La même série de pics, un
peu moins élevés, sans doute, à la forme un peu
plus arrondie, se poursuit encore jusqu'à Vancouver.
Pendant les deux dernières heures du voyage ce-
14 DÉBUTS d'un missionnaire
pendant on traverse un très beau paysage, le plus
beau peut-être de tout le Canada...
A Vancouver, je suis peu sorti; je me suis con-
tenté de visiter le Parc Stanley avec son jardin zoo-
logique et sa forêt antique. A part cela, il y a peu
à voir. D'ailleurs, avant de quitter définitivement
la plage chérie, je sentais le besoin de me recueillir
un peu, pour envoyer un dernier baiser aux parents,
un dernier salut aux amis
Ce qu'il en passe alors de choses dans l'esprit
et le coeur ! Et comme l'on comprend bien ces paro-
les du poète Crémazie : ''Voulez-vous savoir com-
bien vous aimez la patrie, quittez-la"... Les cloches
des églises, les toits des maisons, les arbres de la
montagne, la verdure des prairies comme aussi le
cri des tous petits courant dans la rue, tout semble
alors prendre une voix pour solliciter à demeurer.
''O cher enfant du sol, semblent dire toutes ces
choses à la fois, pourquoi donc nous quitter ?
Serais-tu devenu malheureux parmi nous ? T'au-
rions-nous offensé en quelque chose ?"
Mais la grande voix de l'appel monte elle aussi.
"Ah ! sans doute, je pourrais être heureux parmi
vous, et Dieu m'est témoin que je n'ai pas cessé de
vous aim.er. ]Mais la vie est bien courte, et des âmes,
des âmes rechetées au prix du sang d'un Dieu se
perdent là-bas par millions, par centaines de mil-
lions... Adieu donc ! je vous quitte; le salut de ces
âmes et la gloire de Dieu avant tout
CHAPITRE II
TRAVERSEE
Lorsque le steamer laissa le quai, il était 8 hrs du
matin. C'était le dimanche, 8 août, et j'étais à dire
la messe. Pouvais-je entreprendre la traversée
sous de plus heureux auspices ?
Mais Vancouver n'est pas le dernier port que
l'on touche avant de prendre définitivement la
haute mer : il y a encore Victoria, la capitale, située
sur le détroit de Fuca.
La distance entre ces deux villes est d'environ
80 milles. Il était 5 hrs du soir lorsque nous avons
accosté. C'est là que j'ai vu, pour la première fois,
ce que je devais voir si fréquemment en Chine.
Mais quoi donc, me direz-vous ?
Tout simplement des chinoises en culotte, et en
culotte de soie encore. ..Cela vous fait rire. ..C'est
pourtant bien vrai ce que je vous dis...
Il était 8 heures du soir lorsque nous avons quitté
Victoria. Le lendemain au réveil, la terre avait
disparu, et la vague était déjà grosse; nous étions
en mer tout de bon cette fois.
La traversée, qui devait durer 16 jours bien comp-
tés, a débuté par 6 jours de gros vent. Comme la
plupart des voyageurs, et peut-être plus chèrement
qu'un bon nombre, j'ai dû payer mon tribut à la
16 DÉBUTS d'un missionnaire
mer. Oui, j'ai été malade, non pas à en mourir,
sans doute, mais quasi
Ah! vous ne savez peut-être pas ce que c'est que
le mal de mer ; eh bien ! écoutez : Cà vous prend
d'ordinaire le lendemain ou le surlendemain du
départ, par un petit mal de tête sournois, un petit
mal de coeur sans façon. Si vous êtes debout, vous
éprouvez le besoin de vous asseoir, si vous êtes assis,
celui de vous lever pour marcher... Mais bientôt,
c'est la cabine qu'il vous faut ; et vous vous deman-
dez si réellement vous aurez le temps de vous y
rendre... Ah ! mon coeur, mon coeur, mais qu'as-tu
donc ? ah ! ah ! et vous rendez, et vous rendez, et
vous rendez encore... le dernier repas que vous
avez pris, c'est entendu, et le précédent et bien
d'autres encore. Il semble même que l'on rende
des choses que Ton n'a jamais prises. Louis Vueillot,
qui avait un jour ressenti les atteintes de ce terri-
ble mal, en se rendant en Italie, avouait ensuite
dans une de ses lettres qu'il croyait avoir rendu
ses orteils Pour moi, je n'ai sans doute pas rendu
les miens, puisque je les ai encore, mais comme
j'ai été malade !
Il y a cependant certaines précautions qu'on
signale, toujours trop tard, hélas ! si non pour pré-
venir entièrement, du moins pour atténuer un peu
le mal. La première et la plus rationnelle, c'est
bien de purger comme il faut sa bile avant le départ :
après cela, on en a moins à rendre. La seconde, c'est
de tâcher de prendre la mer au lit, je veux dire,
étant soi-même couché, lorsque l'on prend la mer;
Cl
"S
TRAVERSÉE 17
puis lorsqu'il faut absolument se lever, persister
à demeurer le plus longtemps possible au grand
air, sur le pont, non pas àl'avant, niàl'arrière, mais
au centre du bateau. La troisième, c'est de manger
plutôt sec que liquide, plutôt salé que doux, et ne
pas vouloir à tout prix descendre au réfectoire,
lorsque le coeur ne nous le dit pas. Mais le meilleur
remède, celui qui donne le triomphe, c'est de pren-
dre son mal en patience, en se disant que l'on n'est
pas seul à souffrir, et que tout se passera dès qu'on
aura mis pieds à terre, dès même que le vent cessera.
Ca été du moins le cas pour moi...
Après ces six jours de gros vent, le calme est
revenu, et avec le calme, la santé parfaite pour tout
le monde, avec les gais propos. Que de belles heures
alors nous avons passées !....
Rien n'est beau, effet, comme la mer et le ciel
lorsqu'ils sont au repos : la mer, avec ses troupes
de monstres marins qui vont et viennent, ressoudent
plongent et ressoudent, et replongent de nouveau;
le ciel, avec ses deux grands astres sortant tout à
tour des eaux pour s'y replonger, et son immense
voûte criblée d'étoiles. Non, rien n'est beau comme
cela et ne porte plus fortement l'âme vers son Dieu.
Ils doivent être bien rares, je pense, en mer les vrais
athées. Quand ces voyages océaniques n'auraient
pour effet que de faire réfléchir plus qu'à l'ordinaire,
je crois, que ceux qui le peuvent, devraient les
entreprendre quelquefois
Notre bateau ayant pris une très forte charge et
n'étant pas des plus rapides, nous filions lente-
18 DEBUTS d'un missionnaire
ment : à peine, 270 milles en moyenne par jour.
Chaque matin au sortir du réfectoire, nous pouvions
lire affichée la distance parcourue la veille; cela
nous intéressait beaucoup.
Vous vous demandez peut-être comment l'on
peut, sur mer, compter si exactement les milles.
C'est bien ce que je me demandais moi-même depuis
quelques jours, quand un bon matin, faisant l'examen
du bateau, j'aperçus à l'arrière, trainant dans l'eau,
une longue corde. M'approchant, je vis que cette
corde tournait sur elle-même avec une assez grande
vitesse; puis en venant à examiner de plus près,
je découvris qu'à l'endroit où cette corde était re-
tenue au bateau, se trouvait un petit cadran com-
portant divisions et double aiguilles. La corde en
tournant fait évoluer les aiguilles devant les divi-
sions; on n'a plus qu'à compter ces dernières. C'est
assez simple, comme vous voyez.
Le trajet de Vancouver à Yokohama, qui fut le
nôtre, est, dit-on, l'un des plus longs qui se fassent
sur mer sans escale : il compte 4,283 milles. De San-
Francisco, il y a plus, sans doute, mais alors on re-
lâche à Hololulu, ce qui partage la distance.
]\lais, me direz-vous, la ligne droite n'est-elle pas
encore le plus court chemin d'un point à un autre ?
Oui, sans doute, et précisément.
Et alors...
Eh bien, la terre étant un peu aplatie aux pôles,
lorsque Ton se transporte d'un point à un autre de la
boule, si ces deux points sont à la fois situés du même
côté de l'Equateur, on gagne toujours à se rapprocher
TRAVERSÉE 19
en route du pôle le plus voisin , endroit du globe où tou-
tes les longitudes se croisent. Cela est si vrai, que pour
nous, en dirigeant ainsi notre marche vers le nord,
nous avons abrégé le trajet de plus de 300 milles;
c'est déjà quelque chose. Les Anglais appellent
cela ''The great cercle". Il faut bien avouer que
l'expression n'est pas très juste; mais elle satisfait
tout de même les voyageurs, c'est l'essentiel
Au sommet de cette courbe apparente, l'on at-
teint le 63e degré de latitude : on se trouve à la
hauteur de la Baie d'Hudson. La conséquence, c'est
qu'il fait froid, passablement plus froid que sur le
44e. J'avais oubhé, avant mon départ, d'insérer
mon gros paletot dans mes caisses, je l'ai bien re-
trouvé, allez ! Sans cela, je ne sais trop comment
je m'en serais tiré.
A cette latitude, une consolation est cependant
ménagée au voyageur : celle de voir la terre pen-
dant près d'un jour. Une quantité innombrable
de petites îles sont, en effet, égrenées là, comme à
plaisir, du nord-est au sud ouest; leur vue rassure
le navigateur, et semble l'inviter à ne pas pousser
plus loin sa marche vers le nord. La plupart de ces
îles sont surmontées de hautes montagnes et de pics
volcaniques. L'un d'eux a, dit-on, plus de 8,700
pieds. Nous ne l'avons pas mesuré, évidemment,
mais il nous a paru fort élevé. Il y a une quinzaine
d'années, paraît-il, l'un de ces pics fit irruption; des
centaines de pêcheurs, qui se trouvaient dans le
voisinage furent asphyxiés, et l'odeur du soufre se
répendit jusqu'en Alaska.
20 DÉBUTS d'un missionnaire
Mais ToD quitte bientôt ces îles pour revenir vers
le sud, et à mesure que Ton redescend, la chaleur
revient aussi. Cette chaleur devient surtout sen-
sible lorsqu'on pénètre dans le courant japonais, ou,
comme disent les japonais eux-mêmes, le ''KOURO-
SIUO''. Ce que l'on désigne sous ce nom, n'est, ni
plus ni moins, qu'un courant d'eau chaude, qui
remonte des mers du sud vers celles du nord, en
longeant la Chine et le Japon. C'est quelque chose
de semblable au Gulf-Stream qui serpente dans
l'Atlantique. Dès que les Japonais et les Chinois
du bord ressentent la douce chaleur que leur apporte
ce courant, ils sont comme électrisés et tout trans-
formés; cela s'explique assez : c'est Pair du pays,
quoi !.
II
PORTS D'EXTREME-ORIENT
Nous avons commencé à voir la terre du Japon
le 24 au soir; ça n'a d'abord été qu'une pointe, une
belle pointe s'avançant dans la mer. Sur cette poin-
te toute recouverte de verdure et de grands arbres,
se trouvait un magnifique phare et un poste télé-
graphique très élevé. C'est avec ce poste, très pro-
bablement, que nous correspondions depuis cinq
ou six jours. Le lendemain, à l'aube, nous
étions en face de Yokohama. Quelle joie alors pour
tous les^passagers de se voir enfin si près de la terre !
PORTS d'extrême ORIENT 21
Ce qui frappe tout d'abord l'étranger, américain
ou autre, qui visite pour la première fois ces ports
d'Extrême-Orient, c'est bien la vue de cette infi-
nité de petites barques de pêcheurs, surmontées
chacune de sa petite voile carrée. Vraiment l'on se
dirait en face d'une de ces peintures de l'antique mer
de Galilée.
Ces barques de pêcheurs japonais sont très
bien faites; elles sont d'une forme très élancée, et
l'on dit qu'elles se défendent très bien contre la
forte lame. On reconnaît de suite que les Japonais
sont nés marins. Ils possèdent en Orient l'empire
des mers, comme les Anglais le possèdent en Oc-
cident.
L'aspect de Yokohama, vue du large, est assez
celui de Montréal, lorsqu'on remonte le Saint-Lau-
rent : il y a comme cela une haute montagne dans
les limites de la ville; la côte, pour une partie, est
plus élevée que celle de Lé vis. Son port est très
actif; sous ce rapport, il semble même égaler celui
de la grande métropole canadienne. Il y avait là, à
notre arrivée, au moins une vingtaine de gros vais-
seaux de commerce en train de chargement et de
déchargement.
Mais le spectacle que je n'oublirai jamais, c'est
celui qui me fut donné de contempler lorsque nous
abordâmes. Jusque là, nous n'avions pour ainsi
dire vu le Japon qu'à distance : cette fois nous y
étions et le voyions de près
Représentez-vous, par la pensée, une troupe de
deux à trois cents sauvages, àdemi-vêtuset dévorés
22 DÉBUTS d'un missionnaire
par la faim, attendant sur la grève depuis des jours
une cargaison de denrées qu'on leur a promise
d'outre-mer et qui a tardé longtemps à venir; repré-
sentez-vous les au moment où elle arrive enfin.
Et pour vous faire une idée plus exacte de l'animo-
sité qui doit régner parmi ces affamés, dites-vous,
qu'une portion notable de ce chargement a été
avariée en route, qu'il n'en reste plus qu'un quart
de mangeable et que ce sont les plus pressés qui
seront les mieux servis... Eh bien ! vous avez là,
dans l'imagination, un pâle tableau de ce que j'ai
eu sous les j^eux à mon arrivée à Yokohama.
On dit assez justement que le Japonais et le
Chinois de cette classe ne songe jamais qu'à deux
choses : gagner quelques sous et manger. Je crois
que sans blesser la vérité, on peut être plus concis
encore et dire : il ne songe qu'à une seule chose :
gagner quelques sous pour manger.
En descendant du bateau, j'avais décidé de me
retirer à la mission des Pères des Missions Étran-
gères, mais conme je n'avais que l'adresse et ne
connaissais nullement le chemin pour y arriver,
je me hasardai à demander un charretier. J'avais
à peine fini de m'exprimer, qu'une dizaine de ces
traîneurs, au costume plus que sommaire et à l'oeil
perçant se ruaient sur moi, traînant après eux cha-
cun une petite voiture à deux roues (ricksha), véhi-
cule ordinaire au Japon et en Chine.
— Montez, montez, me dit un voisin.
— Mais le prix, repartis-je ?...
C5
à-
PORTS d'extrême ORIENT 23
— Ah ! pour le prix, vous vous arrangerez là-bas :
ce n'est pas l'endroit ici...
J'obéis donc et sautai le p!us promptement et
le plus lestement possible dans l'espèce de calèche,
et nous voilà partis à fond de train, tournant tantôt
à droite, tantôt à gauche, sans trop me rendre
compte dans quelle direction l'on me conduisait...
L'impression qu'on éprouve lorsqu'on se sent
ainsi pour la première fois tiré par son semblable ?...
Cela peut varier, évidemment, avec les individus,
et pour plusieurs, dit-on, c'est une impression de
fou rire. J'avoue que pour moi, il en a été autre-
ment. L'impression que j'ai éprouvée alors a été
une impression de profonde tristesse. ''Voilà donc,
me disais-je, et pouvant à peine retenir mes larmes,
voilà donc où en sont encore réduits ces malheureux
peuples que la douce et bienfaisante lumière de la
foi chrétienne n'a pas encore complètement éclairés.
Ne pouvant rien de plus pour le malheureux qui
me tirait, je priais pour lui, demandant au Bon
Dieu de l'éclairer et de le convertir, lui et les siens,
et d'octroyer à son pays un brin de cette belle et
sainte liberté dont on jouit au Canada.
Je fus très bien accueilli à la mission. Ah ! ce
qu'ils en ont de larges et tendres coeurs tous ces
bons religieux ainsi disséminés par le monde païen
pour l'oeuvre de la propagation de la Foi !
Nous s')mmes partis de Yokohama le lendemain
matin, jeudi, nous dirigeant sur Kobe. Là il me
fallut descendre de bateau, le steamer Monteagle
se dirigea Dt vers le sud : Shanghaï, Hong-kong...
24 DÉBUTS d'ux missionnaire
Je dus attendre jusqu'au lundi pour avoir un
autre bateau, et pas pour Chefoo encore, mais
seulement pour Dalnj^ (Dairen)
Oh ! comme j'aurais aimé à voj^ager encore un peu
vers le sud, pour aller m'agenouiller sur le tombeau
de nos saints martjTS à Nagasaki !... Mais. ..en
vo3^age comme en voyage.
De Kobe à Dalnj^, il 5^ a bien encore 500 milles :
c'est toute la mer du Japon et la mer Jaune que l'on
traverse; cela prend deux jours et demi en\'iron.
Dalny est une ville assez récente. Elle possède
déjà une population de 60 à 70,000 habitants, tant
Japonais que Chinois. Les Japonais, en s'emparant
de ce poste, en ont changé le nom : c'est Dairen
maintenant au lieu de Dalny; cela trompe à dis-
tance.
De Dairen à Chefoo, il n'y a plus que 87 milles,
c'est l'affaire d'une dizaine d'heures.
I I I
CHEFOO
Aî-je besoin de vous dire que mon coeur battait
bien fort lorsque à l'aube du jour, samedi le 4 sep.
je vis se dessiner dans le lointain la silhouette du
phare de Chefoo et monter sous le ciel la fumée de
ses filatures. A 4 hrs et demie, nous étions dans le
port.
Alors se répète la scène de Yokohama et quelque
chose de pire encore peut-être, car au Ueu d'être
CHEFOO 23
ici sur terre, nous étions sur eau, le bateau n'accos-
tant pas. On avait à peine jeté l'ancre, qu'une cin-
quantaine de barques montées de «coulies» nous
environnent de toutes parts, se frappant, se bous-
culant à qui mieux mieux, afin d'atteindre plus tôt
le bout de l'échelle qu'on allait tendre.
J'étais fort en peine et me demandais comment
j'allais m'en tirer cette fois, car il me fallait des-
cendre comme tous les autres, quand tout-à-coup
j'aperçus non loin, dans une de ces barques un cha-
peau blanc et ime toge noire. A cette vue mom coeur
bondit!.. Mais ma joie fut encore doublée lors-
que sous ce chapeau blanc, je reconnus une
figure qui m'était familière, celle du P. Didace,
mon ancien confrère de collège, parti il y a déjà
quatre ans. Dès lors, je n'y tins plus; je saisis mes
bagages, et advienne que pourra. L'instant d'après
j'étais dans les bras de ce cher Père. Qu'il fait bon
de se revoir et de s'embrasser après quatre longues
années de séparation !
Cinq minutes après nous étions au rivage. Ma
joie était extrême. La première action que je fis
en mettant le pied sur la terre chinoise, ce fut de
m'incliner pour la baiser religieusement. Je ne sais
trop ce qu'en ont pensé les bons chinois qui m'en-
touraient; mais ce que je me rappelle fort bien, moi,
c'est la petite prière que j'adressai à Dieu en ce
moment : «Faites» ô mon Dieu, qu'après avoir long-
temps travaillé sur ce sol païen, après l'avoir, si pos-
sible, fécondé de mes sueurs, je l'arrose de mon sang,
26 DÉBUTS d'un missionnaire
en le versant pour l'honneur de la Foi et la gloire
de votre Très Saint Nom.»
A six heures, j'étais à l'autel, remerciant Dieu
le Père par son Divin Fils et par ^larie, sa divine
Mère.
A neuf heures, nous montions ensemble au Sé-
minaire, résidence temporaire de Monseigneur.
Sa Grandeur m'attendait déjà depuis longtemps,
et pour me permettre d'arriver plus tôt, Elle avait
commandé que l'on prît un ricksha..
«Ah ! le Canada ! le Canada ! s'écria ^lonseigneur
en m'apercevant, le Canada ! Comme c'est beau
de promettre, mais comme c'est encore plus beau
de tenir parole ! Venez donc que je vous bénisse et
vous embrasse : nous comptons sur le Canada !
Une pareille réception console, n'est-il pas vrai,
de bien des choses ?
Dans l'après-midi nous visitâmes le Séminaire
et les dépendances.
Le lendemain, dimanche, nous assistions à la
réouverture des classes de catéchisme; j'étais
ensuite invité à donner la bénédiction duT.S. Sa-
crement aux chrétiens et aux catéchumènes. C'est
là que j'entendis pour la première fois ces grands
enfants prier à leur façon, je veux dire, en commun
et à haute voix : ils ne savent guère prier autrement.
Oh ! comme j'ai été vivement impressionné d'en-
tendre ces voix !
Le lendemain, nous redescendions à la ville pour
faire la visite des oeuvres de la Mission.
CHEFOO 3 '
Ces oeuvres, très nombreuses, sont en partie aux
mains des bonnes religieuses Franciscaines Mis-
sionnaires de Marie, établies ici dès 1886. Elles
ont un hôpital et un dispensaire pour les Chinois,
un hôpital et un dispensaire pour les Européens;
en plus, une léproserie, un pensionnat de jeunes
filles et nombre d'ouvroirs; et tout cela fonctionne
à merveille. Aussi faut-il voir de près l'activité,
l'application et le dévouement de ces bonnes reli-
gieuses.
Et elles ne s'en tiennent pas là. Elles sortent et
vont dans les villages éloignés soigner à domicile,
afin d'avoir l'occasion de baptiser les petits en-
fants mourants. La Supérieure me disait que, dans
une seule journée, avec une de ses compagnes,
elle avait baptisé jusqu'à 18 de ces petits êtres.
Ah ! si nos jeunes filles du Canada, eUes si nom-
breuses, si bien élevées, si bien éduquées, si fortes,
si solides, et parfois, il faut le dire, si fort en peine
de leur destinée, y songeaient un peu, un tout petit
peu, que de centaines, que de milliers de petites
âmes entreraient par leur moyen en paradis. C'est
si facile maintenant : ces mênies Franciscaines sont
établies à Québec, où elles ont un noviciat. Elles
viennent d'ouvrir en Chine leur 36e maison. Puis
il y a à Montréal les religieuses de l'Immaculée
Conception, et à Sherbrooke les religieuses mission-
naires de Notre-Dame des Anges, qui semblent n'a-
voir été créées et mises au monde que pour venir en
Chine.
28 DÉBUTS D^UN MISSIONNAIRE
Mais pardonnez-moi, je n'ai pas voulu vous trou-
bler; j'ai tout simplement voulu vous inviter à ré-
fléchir un peu. Réfléchisez donc, et surtout priez.
Le voisinage de toutes ces belles oeuvres, dont
je vous parle, m'a déjà valu d'exercer efficacement
mon ministère. Oui, j 'ai déj à eu la consolation de faire
deux baptêmes, deux baptêmes d'adultes. Quelle
joie j'en ai éprouvée ! J'ai donné à ces deux bien-
heureux— car ils sont déjà partis pour le ciel —
les noms de mon père et de mes frères. Quand je ne
serais venu en Chine que pour ces deux baptêmes,
je pourrais donc compter n'y être pas venu pour
rien. Quoi de comparable, en effet, au salut d'une
âme ?
Hier, on me baptisait à mon tour... C'est la cou-
tume, en effet, pour tout néo-missionnaire de pren-
dre un nom chinois. Devinez celui que l'on m'a
donné... Mais je vous le donnerais en 1,000 et 10,
000, que vous n^ arriveriez pas; j'aime autant vous
le dire tout de suite. On a tout simplement tenté
de traduire mon ancien nom Bonaventure, mais on
n'a réussi qu'imparfaitement. Tout de même il en
reste du sens et beaucoup de sens encore. Voyez
plutôt : «Ouen-tcheng-houa»
On m'a même donné un second nom littéraire —
conformément à la coutume — : Ben-tchang.
Ce qui veut dire : HLa sagesse affermira la
Chine, ^) Un travail persévérant triomphe de tout.
N'est-ce pas qu'il reste encore du sens ? C'est même
tout un programme. Fasse le ciel que je le réalise,
du moins en partie ! C'est bien là mon désir; c'est
CHEFOO 29
aussi le voeu que formait tout haut Monseigneur en
m'imposant ce nouveau nom.
Mon futur champ d'apostolat est déjà désigné :
c'est à 300 milles d'ici, vers l'ouest, «Pos-hing».
J'irai rejoindre le R. P. Prosper, un compatriote,
parti de Montréal, il y a à peine deux ans. J'espère
que nous ferons bon ménage ensemble. Il a sous sa
garde 15 à 16 cents vieux chrétiens, très fortement
répartis en plusieurs chrétientés. Au milieu de tant
de vieux chrétiens, j'aurai toutes les facilités voulues
pour bien apprendre la langue. C'est surtout dans
ce but que Monseigneur m'envoie en ce lieu.
Chapitre III
VOYAGE DANS L'INTERIEUR
I
{1ère étape) : de Chefoo à Ma-kia-tchoang-tze.
Mon départ pour l'intérieur fut fixé au lendemain
même de la fête de N. S. P. saint François : j'allais
donc partir sous d'heureux auspices. Je vous avoue-
rai qu'avant d'entreprendre cette dernière partie
de mon long voyage, je n'étais pas sans quelques
craintes.
La distance que j'allais parcourir était longue :
900 à 950 lys, 110 à 115 Ueues environ, c'est-à-dire,
à peu près deux fois la distance de Québec à Mont-
réal; et j'allais être seul à franchir cette espace,
seul avec un guide dont j'ignorais la langue.
De plus j'allais peut-être m'exposer... Quelques
jours auparavant, en effet, un de nos Pères, ayant
eu à faii'e une partie du même trajet, avait \'u sa mon-
ture arrêtée en route par des birgands, son guide som-
mé de descendre et de rendre la bourse ou la vie. . .IMais
la vue du Père, à longue barbe sortant brusquement
du char pour voir ce qui en était, avait tellement ter-
rifié les volem^s qu'ils avaient tous pris la fuite.
Mais moi, je n'ai pas encore et à beaucoup près
autant de poils au menton...
VOYAGE DANS l'iNTÉRIEUR 31
Enfin, et ce n'était pas la moindre cause de mes
appréhensions, je n'étais pas encore muni du passe-
port requis par l'autorité et qui me permît, comme
aux autres missionnaires, de circuler à l'aise par
tout le Chantong. Ce passeport m'avait bien été
promis, mais comme il devait venir de Pékin, et
qu'en Chine on n'est jamais bien pressé, on n'avait
pas réussi à me le faire tenir à temps. Et les Japo-
nais, maîtres de Tsing-tau, comme vous le savez,
depuis qu'ils en ont délogé les Allemands, rôdaient
encore partout dans les environs. Deux mois à
peine auparavant ila avaient arrêté deux de nos
Pères; heureusement, ils ont réussi à se faire relâ-
cher tout de suite.
Mais en cette difficulté comme en toute autre,
je mis ma confiance en Dieu, en Marie et en mon bon
Ange. La pensée de cette triple assistance submer-
gea toutes mes craintes et me tranquillisa.
Le 5 octobre au matin donc, après avoir célébré
la sainte messe et récité mon Itinerarium je quit-
tais Chefoo pour Poshing.
Quel dommage que je n'aie pas eu alors sous la
main un de ces petits caméras de touriste pour pren-
dre la photographie de ma monture, cela m'aurait
épargné les frais d'une description, description à
laquelle vous tenez, sans doute.
En Chine, on ne voyage pas encore comme en
Europe ou en Amérique : dans les airs ou sous l'eau.
Ici on est plus posé : on sait marcher sur le sol et
pas très vite encore. Il y a des trains, sans doute,
en Chine, il y en a même présentement dans plu-
32
sieurs directions. Mais comme la Chine est immen-
se et que ces voies ferrées sont beaucoup moins
nombreuses qu'en Occident, il s'en suit que des
vicariats entiers restent encore privés de cette com-
modité. Le nôtre n'est pas trop mal partagé sous
ce rapport : nous avons présentement la ligne de
Tsing-tau à Tsi-nan-fou, et nous aurons peut-être
avant longtemps celle de Chefoo et Wei-hsien.
Mais n'allant pas de Tsing-tau à Tsi-nnan-fou, et
n'ayant pas du tout l'intention d'attendre que l'on
m'ait fait une voie ferrée, je devais porter ma vue
sur quelque chose de plus modeste.
A l'époque où je voyageais, jusqu'à cinq espèces
de montures pouvaient être mises à ma disposition ;
je n'allais pas être à pieds, comme vous voyez : le
char, la chenn-tze, le palanquin, la brouette et l'âne.
Le char, qui n'est après tout qu'une vulgaire
charrette, bien solide, il est vrai, mais sans ressort
et dont les ridelles fermées sont surmontées d'une
couverture en toile cirée, forme demi-cercle; le pa-
lanquin, espèce de hamac suspendu à une longue
perche que portent deux hommes; très en usage
dans le sud et les grandes villes, cette monture l'est
beaucoup moins dans le nord : le missionnaire ne
s'en sert à peu près jamais; la chenn-tze, dont la
forme et le degré de luxe peut varier avec les circons-
tances;la brouette, qui sert, elle aussi, à transporter
les personnes, pourvu toutefois que le touriste ac-
cepte de compter avec les lois de l'équiHbre; enfin,
monture beaucoup moins encombrante et plus
VOYAGE DABS L'iNTÉRIEUR 33
commode que toutes les autres, surtout pour le
missionnaire, le dos de l'âne ou du mulet.
Repassant tous ces noms dans mon esprit, je
commençais déjà à m'inquiéter au sujet du choix
que j'allais faire, quand nos bons domestiques,
toujours prévenants, me tirèrent d'embarras en me
présentant une chenn-tze.
La chenn-tze, ou chaise, comme je vous l'ai dit,
peut varier à l'infini dans sa forme et son degré de
luxe. Pour le mandarin en sortie, comme pour la
nouvelle mariée qui passe la porte, c'est le nec plus
ultra de l'élégance et de la somptuosité; elle revêt
alors la forme d'une jolie petite maisonnette, suffi-
samment spacieuse pour y loger un tabouret, mais
pas plus; maisonnette toute tapissée à la chinoise
et aux fenêtres ombragées de rideaux aux couleurs
les plus voyantes. Le charmant petit palais, dont
l'aspect attire tous les regards, repose sur deux
longues perches et est portée par deux ou quatre
hommes, selon le degré de dignité, ou... le poids du
personnage.
La chenn-tze du campagnard comme aussi celle
du missionnaire est plus modeste et cela se com-
prend. C'est bien encore un peu la précédente,
mais réduite à sa plus simple expression. Les lam-
bris d'acajou tendus de vert, de bleu et de rouge
sont ici remplacés par une simple natte reposant
sur des éclats de bambou plies en forme de cercle,
la base du tout est encore deux perches telles que
signalées plus haut, un peu plus grossières cepen-
dant, mais guère moins solides. Pour le fond, il est
34 DÉBUTS D'*UN MISSIONNAIRE
fait tout simplement de cordes que l'on tend ou
détend à volonté, d'après la quantité de vos bagages.
Lorsque ceux-ci ont été placés et recouverts de
votre «gouto», on vous invite à monter. Le mar-
chepied, il est très simple et s'offre à vous de lui-
même : c'est la plupart du temps le genou de votre
charretier, qui d'ailleurs se prête toujours à cette
besogne avec la meilleure grâce du monde.
A peine monté, vous recevez une nouvelle invi-
tation, qui est celle de vous coucher et de vous bien
reposer. Mais allons donc ! est-ce que l'on vient
en Chine pour dormir ? «Les Chinois, eux, semblent
croire que les étrangers en voyage n'ont rien autre
chose à faire. Je me rendis toutefois à l'invitation,
par esprit d'obéissance; mais je ne fus pas lent à
m'apercevoir que Dieu avait placé dans l'estomac
humain certains articles qui, tout en allant bien
ensemble, n'aiment pas cependant d'être trop se-
coués ni trop heurtés les uns contre les autres. Je
revins donc presque aussitôt m'asseoir à l'avant.
Là, avec l'avantage de me sentir mieux, j'avais celui
de pouvoir observer plus à mon aise.
A ce sujet, oh ! comme je pus me délecter. Il
faisait le plus beau temps du monde : un grand so-
leil canadien fin de juin ou mi-octobre inondait de
ses chauds rayons l'immensité du ciel sans nuage;
une douce et gentille petite brise de l'ouest, sym-
bole du souffle mj'stérieux de la grâce que l'apos-
tolat apporte à ces régions, courait sur la plaine et
caraissait aimablement la figure.
VOYAGE DANS l'iNTÉRIEUR 35
La première merveille qui s'offrit à mes regards
fut la grande nature : les montagnes, les champs,
l'aspect des villages et des bourgs.
Les montagnes, car il y en a ici en quantité, n'ont
pas tout-à-fait l'aspect de celles du Canada, leur
coupe est moins douce, leur crête plus altière, en
un mot, elles semblent plus sauvages. Le peu de
verdure qui décore leurs flancs est en partie rongée
par les buées salines que le vent apporte de la mer ;
ce qui leur donne une teinte rougeâtre peu propre à
réjouir la vue. Vraiment, en les apercevant, on
se dirait aux abords d'immenses mines, aux gise-
ments ferrugineux, exploitées autrefois par des gé-
ants et abandonnées depuis, à cause de quelque
grand crime...
Ces pics sont si nombreux en cet endroit qu'ils
encombrent toute la rive, et il y en a même jusque
dans la mer et le port de Chefoo en est formé.
On dirait qu'un jour ils tentèrent le passage de
l'océan, mais qu'une main invisible les retint.
Mais à mesure que l'on s'éloigne de la côte, ces
montagnes s'isolent des unes des autres et prennent
peu à peu un aspect moins sévère; on se dirait alors
quelque part dans les Cantons de l'Est. Puis bien-
tôt elles se groupent de nouveau, se coordonnent
pour ne plus laisser apparaître à certains points de
l'horizon que quelques mamelons arrondis, dont
l'aspect rappelle assez ceux de Montréal, de Beloeil,
de Richemond. Et dans l'espace laissé libre, la vue
s'étend comme à l'infini sur une plaine fertile, ondu-
lant en légers coteaux, en vallées peu profondes.
36 DÉBUTS d'un missionnaire
semblables à ces lames de fond qui persistent
longtemps encore après la tempête. C'est la Chine,
c'est la Chine véritable qui commence.
A ce moment de l'année, les pa3^sans étaient à
faire leur seconde récolte et à préparer celle de l'an
prochain en ensemençant leur blé. Le blé est la
céréale la plus commune, c'est quasi comme dans
rOuest canadien. Par contre, l'avoine et l'orge
sont rares; je n'en ai point vu. J'ai vu bien peu
de sarrazin et point du tout de riz. Cette dernière
plante est plutôt propre au sud de la Chine et au
Japon, bien qu'il y en ait un peu dans le Chan-tong
même, à Tsi-nan-fou, par exemple.
Le blé d'Inde ou maïs n'est pas rare. Une plante,
ici, qui lui ressemble beaucoup quant à la feuille,
et qui le remplace avantageusement comme en-
grais, c'est le «sorgho», espèce de graminée, dont
la grappe, toujours abondante, sert d'ahment et
la tige de combustible.
Pour les légumes, ils abondent et sont à peu près
de mêmes espèces qu'au Canada. La patate cepen-
dant fait défaut en bien des endroits. Elle est rem-
placée par le «tikoa», patate chinoise, dont la forme
est un peu plus allongée que celle de la patate cana-
dienne, mais dont la chair est plus juteuse et le
goût plus sucré.
La terre est excellente en général. Sa fécondité,
en bien des endroits, égale et dépasse même celle
des meilleures régions de la province de Québec :
la Beauce, la vallée du Richelieu, par exemple...
Et il le faut bien, certes ! pour pouvoir supporter
SAINTS MAETYRS DU JAPON. (vOÎr p $4)
VOYAGE DABS l'iNTÉRIEUR 37
deux moissons par année. Mais il faut reconnaître
aussi qu'elle est bien cultivée.
Le soin que le paysan apporte à cultiver sa terre
rappelle réellement celui que nos bonnes grand'mè-
res mettaient à ensemencer et à entretenir leur
petit jardin. Mais son travail est lent, très lent
Ah ! sous ce rapport, on est encore bien loin, ici,
je vous l'assure, de l'Ouest canadien. Il n'y a pas,
ou à peu près pas de chevaux; ils sont remplacés,
dans les travaux du labour, par le boeuf et l'âne,
et vous savez comme ces animaux vont lentement.
La charrue a un soc, sans doute, mais elle n'a qu'un
mancheron, et très court encore. La semeuse ou
semoir — car les Chinois ne sèment pas d'ordinaire
à la main — est assez originale. Elle consiste, dans
sa partie essentielle, en deux tiges creuses, bien
ferrées, qui labourent le sol et que surmonte un
petit réservoir avec orifice, par où le grain peut
s'écouler dans les tiges, et de là, dans la terre. Cet
orifice est lui-même traversé par une broche qui
retient à l'intérieur un grelot. La descente régulière
de la semence est procurée par l'agitation constante
de cette broche, agitation maintenue elle-même par
les secousses données à la machine par les résis-
tances du sol ou le bras du semeur. Mais, me direz-
vous peut-être, pourquoi ici ce grelot et pas autre
chose à sa place ?... C'est bien ce que je me deman-
dais aussi, moi-même, quand un jour, passant à la
tête d'un champ où arrivaient deux attelages, j'en-
tendis tout à coup, plus distinctement que d'habi-
tude, le son du fameux grelot, et vis aussitôt l'un
38 DÉBUTS d'un missionnaire
des semeurs aller chercher son grand sac de grain
poui' alimenter son réservoir. Je compris alors que
là, comme ailleurs, le grelot pouvait bien avoir pour
fonction de donner l'alarme... Je ne pus m'empêcher
de sourire. Comme vous voyez, pas si simples enco-
re ces Chinois
Le malheur cependant, non seulement ici, mais
par toute la Chine, c'est que les pluies, destinées à
entretenir et à développer la fécondité du sol,
ne sont pas régulières. Il se passe parfois des 4, ou 5
mois sans qu'il en tombe une goutte. A l'époque où je
vous parle, par exemple, durant l'espace de deux mois,
il n'a plu que deux fois, et si peu, si peu que c'est
vraiment pas la peine d'en parler. La conséquence
inévitable, c'est que bien souvent une récolte en-
tière et parfois deux sont manquées. On essaie bien
d'y suppléer par l'ii-rigation — l'eau qu'on tire des
puits et déverse sur le sol — mais ce mode d'arro-
sage est toujours imparfait et ne peut d'ailleurs
s'effectuer partout : la sécheresse gagne toujours.
L'industrie laitière, à part les grandes villes, pour
l'usage des étrangers, est à peu près inconnue ici;
je n'ai pas vu un seul troupeau de vaches à lait,
à peine quelques petits troupeaux de chèvres par-ci
par-là, et c'est tout.
Par contre le porc est en honneur. J'en ai vu
d'innombrables troupeaux que l'on menait au
champ près de la moisson, afin de ne rien laisser
perdre de ce qui avait pu échapper à la main des
glaneurs.
VOYAGE DANS l'iNTÉRIEUR 39
Mais l'amour du sol et l'application à le bien cul-
tiver ne sont pas les seuls traits caractéristiques du
peuple chinois, il en est bien d'autres encore.
Un de ceux qui m'ont le plus frappé fut sa socia-
bilité, son esprit de famille. Je me rappellerai tou-
jours la scène admirable dont j'ai été témoin au
cours de la traversée. Nous approchions du Japon,
nous avions déjà pénétré dans le courant japonais.
Un bon matin, vers l'heure du déjeuner, étant sorti
sur le pont pour me promener, j'aperçus tout à coup,
à l'avant, l'équipage qui se chauffait au soleil. Ils
étaient là environ une centaine de Chinois — l'é-
quipage du «Monteagle», à part les officiers, en
était exclusivement composé — ils étaient là,
dis-je, une centaine environ se chauffant au soleil,
humant avec délectation la brise matinale. Les uns
étaient assis, les autres debout et causaient : on en
voyait appuyés nonchalamment sur l'épaule ou le
genou de leurs voisins; d'autres se tenaient par le
cou; et tous causaient et ricanaient. Jamais je n'ai
été témoin d'une scène aussi typique : c'était l'es-
prit de famille et la charité fraternelle mis en acte et
exposés dans ce qu'ils avaient de plus délicieux.
J'aimais déjà beaucoup les Chinois, et vous n'en
pouvez douter, mais à partir de ce moment, ma
sympathie la plus entière leur fut irrévocablement
acquise. Je compris mieux alors la parole et le ges-
te de Saint Grégoire Pape qui, charmé et attendri
à la vue des jeunes Anglais conduits comme otages
à Rome et détenus là comme esclaves, députe aus-
40 DÉBUTS d'un missionnaire
sitôt le moine Saint Augustin pour aller travailler
à la conversion de l'Angleterre
Cette sociabilité, cet esprit de famille se mani-
feste surtout dans la manière de vivre du Chinois :
sa façon de se loger et de passer ses loisirs.
En jetant, tout à l'heure, un regard sur la cam-
pagne pour y observer les travaux des champs,
vous vous êtes très probablement représenté —
comme c'est naturel de le faire d'ailleurs — chaque
famille habitant isolément son petit domaine; et ce
petit domaine lui-même, bien circonscrit, bien déli-
mité des domaines voisins, par une haie de bois ou
de fil de fer, orné d'une petite maisonnette et de
dépendances qu'ombragent quelques grands arbres,
comme c'est le cas en Amérique, en France; ou
bien encore, comme cela se pratique en Québec :
les maisons des propriétaires construites à la tête
de leur domaine et rangées à la file de chaque côté
de la grande route
Rien cependant n'est moins conforme à la réa-
lité que cette conception. Les Chinois campagnards
n'habitent pas isolément sur leur domaine: ils se
réunissent et se groupent en petits villages, petits
bourgs de 50,75,100 familles. Il y a de gros villages
de 200 à 1000 familles, mais il y en a aussi de 15 à
20 seulement. Et là, non contents d'habiter dans
la proximité les uns des autres, ils veulent encore que
leurs demeures se juxtaposent, se touchent, et cela,
beaucoup moins par manque d'espace que par éco-
nomie de matériaux et de combustible, car le bois
est rare, et l'on n'entreprend jamais de se chauffer.
VOYAGE DANS L'iNTÉRIEUR 41
La campagne apparaît donc assez dénudée, com-
me vous voyez : point de maison, point d'habitation
d'aucune sorte, et... point d'arbres non plus.
Point de bois, mais avec quoi construit-on, me
direz-vous ? Avec de la brique. La brique coûte
très peu cher ici, puisqu'on peut en faire partout,
la terre s'y prêtant. Lorsque l'on peut se procurer
assez de combustible, on la fait cuire au feu ; si non,
on l'expose au soleil, et c'est tout. Dans ce dernier
cas, évidemment, la solidité des constructions s'en
ressent, surtout en temps humide. Jamais, dans
l'intérieur, on ne songera à donner aune maison plus
d'un étage. On épaterait et on ferait rire les paysans,
si on leur disait qu'ailleurs on voit des bâtisses de
20 à 25 étages. Les plus gros villages ont un mur
d'enceinte, mur également fait de brique ou de terre,
et assez élevé : mesure de précaution contre les
brigands. Les petits villages se contentent de la
garde des chiens.
Chaque bourg, chaque village, est donc, comme
on le voit, toute une petite cité, tout un petit roy-
aume. Et il y en a, je vous assure, de ces petites
cités, de ces petits royaumes en Chine. Du haut
d'un coteau un peu plus élevé, j'ai pu en compter un
jour plus de trente, et, cela, dans un rayon de deux
lieues à peine. Après cela, on peut se représenter un
peu plus facilement l'incroyable population de ce
royaume du Milieu !
Mais ce que font tous ces gens là ?... Le voici :
Le jour, à l'époque des travaux, le village est
à peu près désert : tout le monde est aux champs.
42 DÉBUTS d'un missionnaire
Les femmes y vont, elles aussi, et apportent là
leurs bébés, auxquels elles donnent sur place, sans
se gêner le moins du monde, tous les soins requis
Le temps des travaux passé, le village se repeuple
évidemment; mais l'activité ne se ralentit pas, elle
ne fait que changer de forme. Alors les meules se
découvrent, les gerbes de blé et les tiges de hari-
cots sont étendues dans l'air tout près et les fléaux
s'agitent. Ceux qui n'aiment pas à se donner tant
de mouvement, ont leur petit rouleau de pierre à
forme polygopyramidale. Ils y attèlent leur âne, et,
se plaçant eux-même au milieu de l'aire bien garnie,
tenant d'une main la corde qui retient l'animal et
de l'autre le fouet, ils font évoluer le baudet. Le
rouleau, eu égard à sa forme particulière, suit assez
fidèlement l'animal qui le tire. Lorsqu'on a passé
à peu près partout, l'on s'arrête; la couche de paille
est alors retournée, puis l'on se remet à tourner
de plus belle
Dans l'angle de l'aii'e est la meule mue par les
femmes : c'est là que se prépare la blanche farine.
Tout près d'elles sont les enfants qui jouent; un peu
plus loin, le chat et le chien qui se chauffent au
soleil; puis de l'autre côté, assis à l'ombre du gros
saule et fumant sa pipe, le grand'père, qui contem-
ple et examine pour voir si tout se passe bien comme
de son temps
J'ai vu de ces scènes bien souvent au cours de ma
route, et j'en ai été charmé. Mais là où le village
était chrétien, il y avait mieux encore.
VOYAGE DANS l'iNTÉRIEUR 43
A la vue du Missionnaire qui passait, le père, la
mère, le grand'père et les petits enfants, tous quit-
taient à l'instant leur poste et leur emploi, se por-
taient sur le bord de la route et s'agenouillaient pour
recevoir la bénédiction. 0 spectacle ravissant !
Dites-moi, se peut-il trouver quelque chose de plus
beau ici bas ?... J'ai vu et admiré bien des fois le
tableau de l'Angelus du soir»; je dois cependant
reconnaître qu'il pâlit à côté de celui qu'on aurait
pu tracer ici.
Les habitants d'un village portent en général le
même nom : ils sont descendants d'un même père
et ne forment par conséquent qu'une seule et même
grande famille. Ce qui fait que la population ne
s'accroit pas trop rapidement et que les liens de
parenté ne se multiplient pas à l'infini, c'est que ha-
bituellement les jeunes gens ne prennent pour épou-
ses que des jeunes filles de villages étrangers et
d'un nom différent du leur.
L'acte principal de la religion pour les païens,
ici, c'est le culte des ancêtres. Il serait trop long de
vous expliquer présentement jusqu'où cela va. Il y
a des volumes écrits sur le sujet. Peut-être entre-
prendrai-je un jour d'en résumer quelques uns pour
vous en faire part. Qu'il me suffise pour le moment
de vous dire que le premier hommage que l'on croit
devoir rendre aux défunts, c'est de leur donner la
sépulture la plus pompeuse possible, et dans l'en-
droit le plus convenable et le plus beau du domaine
familial. Pour ce qui est des dépenses qu'un tel
enterrement exige, on ne recule devant rien : on
44 DÉBUTS
pourrait le regretter au temps des semailles ou des
moissons, la mort divinisant tout esprit et lui don-
nant plein empire sur tous les éléments.
Sur la tombe on élève un tumulus ou amas de
terre dont les proportions varient avec l'âge ou la
qualité du personnage disparu. Les plus riches
ont une pierre tombale commémorative de leurs
oeuvres et de leurs vertus. Les autres sont privés
de ce souvenir. Tous cependant ont leur tumulus
à la base duquel est une petite ouverture en brique
qui permettra à leur esprit de circuler à l'aise. Il est
strictement défendu de jamais toucher à ces mo-
numents, quel que soit d'ailleurs leur degré d'an-
tiquité.
Avec les années, on le comprend, le domaine
familial est envahi par ces tombeaux; quelques uns
même en sont déjà au tiers recouverts, ce qui donne
à la contrée, dans le voisinage des bourgs surtout,
un aspect tout à fait curieux. Et la mort gagnant
toujours, la Chine devient donc peu à peu un vaste
cimetière : pauvre Chine !
A l'époque du changement de dynastie, on avait
parlé de niveler tout cela, comme aussi de couper
la queue (couette). Mais on a dû reculer devant la
difficulté d'entreprendre même l'exécution de la
première mesure; la seconde à peine entreprise a été
suspendue, tant l'esprit traditionnel et religieux
ont ici de force.
Comme vous le voyez, un voyage dans l'intérieur
ne manque pas d'intérêt
VOYAGE DANS L^INTéRIEUB 45
Mais dans ces courses du Missionnaire il n'en va
pas tout à fait comme dans celles des héros de
romans : le besoin de s'arrêter se fait vite sentir...
En effet, lorsqu'on a voyagé pendant six ou sept
heures sur une des montures que je vous ai décrites
plus haut, on commence à songer à descendre pour
se refaire l'estomac et se reposer un peu. Et les bons
Chinois, peut-être moins cependant par pure charité
que par intérêt personnel, ont, eux aussi, pensé à ce
besoin des étrangers. C'est pourquoi dans la plu-
part de leurs villages, sur les rues les plus passantes,
ils ont ouvert de petites auberges ou petits restau-
rants.
Ah ! ces auberges chinoises, que de choses, sans
les calomnier, on pourrait en dire !... Ce ne sont
ni des Windsor, ni des Frontenac, je vous l'assure;
pas même de modestes cafés canadiens. Représentez-
vous une vulgaire bergerie dépeuplée, souvent pas
plus propre et sans pavé. Placez-y une table boi-
teuse et un bout de banc à trois pieds ; puis dans un des
coins, une légère élévation faite de boue séchée et
recouverte d'une natte devant servir de lit
Voilà le type de l'auberge chinoise.
Ce qu'on y mange ?... Mais ce qu'on nous appor-
te. Notre Seigneur n'a-t-il pas dit à ses Apôtres en
les envoyant :((Edete quae apponuntur vobis»;
Mangez ce qu'on vous présentera». Il faut bien re-
connaître cependant que ce conseil du Maître, qui
d'ordinaire, pour les prédicateurs en pays civilisés
et catholiques, comporte une liberté, ne s'entend
pas toujours dans le même sens en pays infidèles
46 DÉBUTS d'un missionnaire
C'est ici que l'on fait connaissance avec la four-
chette chinoise : les fameux bâtonnets ! La faim
apprend à s'en servir.
Le soir, il ne faut pas trop chercher le bec de gaz,
on perdrait son temps. Sur la table est là, toute
modeste, si modeste que vous ne l'avez pas encore
remarquée, une petite lampe à pétrole, sans verre,
dont la mèche peut avoir une demi-ligne de grosseur.
On dit qu'elle peut brûler toute une nuit sans
faire une grande dépense; il est même préférable,
paraît-il, de la garder ainsi allumée: cela préserve
des punaises,... mais pas de la fumée. Ce qui est
sûr, c'est qu'elle n'éblouit pas trop. Ah ! on ne
veille pas tard, je vous assure, et l'on a tout le temps
voulu pour faire oraison.
La nuit... Eh bien ! là comme ailleurs, on essaie
de dormir; et il faut le faire en toute confiance en
Dieu et son bon ange, car la porte, elle barre, sans
doute, puisque c'est une barre qui sert à la tenir
fermée, mais elle n'a pas de serrure : on a mieux que
cela en Canada pour les hangars à bois.
Au cours de la nuit, on est parfois réveillé en sur-
saut par un bruit qui ferait croire à un tremble-
ment de terre. Rassurez-vous, c'est tout simple-
ment l'âne et le boeuf, vos voisins, qui, pour ne
s'être pas bien entendus au préalable sur la hmite
de leur ration comme de leur couche, se sont vus
contraints d'en venir à la régularisation parfaite de
leurs droits. Une nuit où le mur qui nous séparait
n'était qu'une simple natte, je crus à une réelle
irruption. Heureusement, la bonne natte, imitant
VOYAGE DANS l'iNTÉRIEUR 47
le roseau de La Fontaine, plia mais ne rompit
point. Bientôt tout entra dans le calme. Je pensais
alors que si le petit Jésus, la nuit qu'il passa dans sa
crèche, avait eu des voisins aussi turbulents, il
n'avait pas dû dormir beaucoup.
Le matin on est d'ordinaire réveillé de très bonne
heure. C'est tout d'abord le chant du coq qui se
fait entendre, puis ce sont les chiens qui lui répon-
dent, enfin c'est l'âne qui se met de la partie. Bien-
tôt tout cela fait tapage à la fois. Impossible alors
à tout moine de ronfler. Mais la faute en est la
plupart du temps au guide lui-même qui les a
tous devancés. Il donne pour raison qu'il faut partir
de grand matin et que ses bêtes ont besoin de man-
ger. De grand matin, oui l'on part. J'ai vu une
fois — nous étions en marche déjà depuis assez long-
temps— que, me tournant vers le nord, j'ai pu
encore compter facilement les étoiles de la grande
Ourse, et même toutes celles de la petite...
Après deux jours de cette marche, que l'on peut
bien appeler forcée, nous atteignions «Ma-kia-
tchoang-tze, le premier poste de mission où je
devais m'arrêter en route.
2e Etape : Ma-kia-tchoang-tze à Chang-y.
Ma-kia-tchoang-tze a été jusqu'à ces derniers
temps le lieu de la résidence habituelle d'un de nos
pères missionnaires. Il vient de la quitter pour se
rapprocher de la mer. Comme les logements sont
assez convenables et surtout très spacieux, Mon-
48 DÉBUTS d'In missionnaire
seigneur décida récemment d'y transportêf le petit
Séminaire, devenu trop à l'étroit à Tsing-chow-fou.,
et c'est précisément à Tépoque de mon passage que
devait s'effectuer ce changement. Le P. Eusèbe,
directeur, devait même être rendu pour mon arri-
vée et c'est le char qui l'avait amené que je devais
reprendre pour poursuivre ma route.
Malheureusement pour moi, il n'était pas rendu,
et je dus me débrouiller seul avec les domestiques,
tous chinois évidemment.
Il était vendredi soir lorsque je descendis en ce
lieu. Le dimanche, nous eûmes les offices parois-
siaux : je distribuai la sainte communion aux fidè-
les à une heure matinale, et je célébrai la sainte
messe vers 8 heures; mais je ne prêchai pas, et
vous savez bien pourquoi...
A l'issue de la messe et de l'action de grâces,
comme je me disposais à prendre une bouchée,
les chrétiens arrivèrent pour saluer le père et lui
présenter leurs hommages. Je ne vous cacherai pas
mon embarras. Prenant toutefois ma meilleure
figm^e, je priai alors le domestique et aussi mon bon
ange de voulou^ bien parler pour moi, les chargeant
d'interpréter mes pensées et mon attitude. Ces
bonnes gens se prosternèrent à genoux devant moi
et me prièrent de les bénir; je le fis de grand coeur.
La réception ne fut pas très longue, on le conçoit,
lorsque tous furent partis, mon domestique, que
je comprenais un peu mieux et avec qui je pouvais
m'expliquer plus longuement, me fit part de la ré-
VOYAGE DABS l'iNTÉRIEUR 49
flexion d'une bonne vieille à sa sortie :«Ce père,
dit-elle, ne sait pas parler, il ne sait que sourire.»
Le bon Père Eusèbe n'arriva que le mercredi.
Il était accompagné de son assistant, le P. Tchang,
prêtre chinois, et de leurs 8 ou 10 élèves, l'espoir
de l'Eglise de Chan-tong.
Cette nouvelle réception fut un peu plus démons-
trative que la précédente; cela se conçoit et l'échan-
ge des sentiments aussi mieux compris. J'avais en-
trevu ce père à Montréal, étant encore au noviciat;
je pus donc assez facilement le reconnaître en dépit
de sa longue barbe. Mais lui m'avait moins remar-
qué, je lui étais tout à fait étranger.
Après un moment de repos, nous prîmes le souper
et nous causâmes ensuite fort avant dans la soirée.
Ce bon père s'informa de tout, et tout semblait
l'intéresser. Il me parla longuement de sa vie de
missionnaire et me fit part de ses projets comme di-
recteur.
Le lendemain, dès 7 heures, j'étais sur ma nou-
velle monture et je poursuivais ma route.
Cette fois ce n'était plus seulement pendant deux,
mais pendant trois jours qu'il me fallait marcher
sans m'arrêter.Pour la contrée, c'était bien en géné-
ral à peu près le même aspect que j'avais remarqué
jusque là. Les montagnes cependant se faisaient
de plus en plus rares et la vue par suite se portait
plus loin, les terres apparaissaient plus fécondes et
mieux cultivées et la population plus dense. Je tra-
versais alors la plus belle partie du Chan-tong et
peut-être de la Chine entière, on me l'a dit ensuite.
50 DÉBUTS d'un missionnaire
J'étais surtout intéressé par l'attitude et le cos-
tume des nombreux voj'ageurs que je rencontrais.
Le Chinois, de sa nature, est d'humeur voyageuse.
Pour la moindre raison il se met en route et entre-
prend souvent de faire les plus longs trajets.
Chose assez curieuse ici — je l'ai déjà signalée,
mais j'étais loin de la croire aussi générale — c'est
qu'en Chine, la femme aussi porte le costume mas-
culin. En passant à Victoria, capitale de la Colom-
bie Anglaise, j'avais bien vu, comme je l'ai dit, la
culotte féminine, mais la culotte de soie, très large
et tombant librement. Ici, pour ne rien perdre de
ses dimensions, elle n'est pas, à beaucoup près, de
qualité aussi précieuse, et surtout elle est bien nouée
au bas de la cheville du pied, comme les coureurs
des bois d'Amérique ont accoutumé de le faire en
hiver. Pour compléter l'anomalie, les hommes, eux,
en général, portent une longue robe qui descend
jusqu'aux talons.
On se trompe grandement en Canada, lorsqu'on
pense que tous les Chinois sont de même taille et
de même figure que ceux que l'on rencontre là-bas
dans les grandes villes. Les Cliinois d'Amérique
viennent pour la plupart de la région de Canton,
c'est-à-dire du sud de la Chine et exclusivement de
là. Or dans le sud, comme on le sait, il fait très
chaud et la chaleur à la longue affecte beaucoup
le tempéramment et même la constitution physique.
Ici, dans le nord, le climat étant tempéré, la race
chinoise est forte, vigoureuse et les individus,
surtout les hommes, sont de taille qui rappelle les
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VOYAGE DANS l'iNTÉRIEUR 51
premiers sauvages d'Amérique. Leur physionomie
est plus que passable; on voit même certains gar-
çonnets, certaines fillettes d'une réelle beauté.
Mais sur ces grandes routes, on ne rencontre pas
seulement des voyageurs à l'aise, indépendants, on
voit aussi des indigents, des miséreux. Et c'est iné-
vitable, que voulez-vous ? La religion chrétienne,
seule réellement charitable et inspiratrice du vrai
dévouement, n'étant pas là, cette portion misérable
de l'humanité est fatalement délaissée, quand elle
n'est pas persécutée. A qui ne cherche que la jouis-
sance, en effet, que sert le pauvre, le soufreteux ?
Ceux d'entre ces malheureux qui peuvent marcher
et demander l'aumône à leur aise ne sont pas les
plus misérables. Les plus à plaindre sont les infir-
mes : aveugles, paralytiques, boiteux, perclus de
quelque façon. On les voit assis ou étendus près de
la route, d'ordinaire à l'entrée ou à la sortie des
bourgs. Lorsqu'ils nous voient ou nous entendent
approcher, ils se dressent sur leur séant, et alors,
avec force inclinations de tête et de buste, présen-
tent leur requête, qu'ils ont soin de faire précéder
d'un souhait : «Da lao-ye fa-t'sai, fa-t'sai !» Grand
Maître, puisses-tu faire fortune aujourd'hui, mais
de grâce, aide-moi un peu.
Mais qu'est l'indigence physique au prix de l'in-
digence morale ?... La suprême désolation pour
le coeur du voyageur chrétien en ces contrées, c'est
d'observer les épaisses ténèbres d'ignorance et
d'erreur dont sont encore enveloppées ces pauvres
âmes païennes
52 DÉBUTS d'un missionnaire
Oui, j'ai vu des idoles et des adorateurs d'idoles î
Chaque bourg, et mêrae chaque village, en effet, a
sa pagode dressée sur son mur d'enceinte, ou tout
près de la grande route. On peut la voir et l'exa-
miner en passant, et l'on peut même sans indiscré-
tion jeter un coup d'oeil à l'intérieur.
Et dire que j'ai vu là, agenouillés sur la pierre, des
pères, des mères avec leurs enfants, et suppliant des
statues de fer ou de bronze aux traits grotesques,
et décorées de papier de couleur ! Ce qu'ils sollici-
taient avec tant de ferveur, c'était probablement
de la pluie, car on souffrait de la sécheresse depuis
un mois. Après avoir rendu leurs hommages aux
dieux on les voyait se diriger vers les tombeaux des
ancêtres, et là, par de multiples prostrations par-
fois jusqu'au sol, s'efforcer d'apaiser leurs mânes
irritées Que c'est pénible, que c'est pénible à
voir ! Instinctivement, je me serais senti porté à
sauter à bas de ma monture pour renverser cela à
coups de canne. Mais je me contenais : Notre Sei-
gneur lui-même n'est pas allé jusque là; il s'est con-
tenté de pourchasser de son temple les marchands
qui le profanaient
Qu'il fait bon après trois longs jours de marche à
travers ce vaste champ de l'infidéHté, voir dans
le lointain poindre la croix. La croLx ! oh, la croix
pour le missionnaire, ce qu'elle lui dit lorsqu'il l'a-
perçoit ainsi de loin !... De ses deux bras tendus, elle
semble l'inviter, l'appeler; et lui, sous le coup des
sentiments confus que la vue de cet instrument
divin fait éclater dans son âme, il voudrait s'élan-
VOYAGE DANS l'INTÉRÏEUR 53
cer dans l'espace, pour l'embrasser et s'y river pour
toujours. Alors les sentiments brûlants de l'Apôtre
saint- André chantent en son âme : «0 croix, o
bonne croix, croix désirable et tant désirée, croix
aimée de toute mon âme, cherchée à travers tant
de fatigues et appelée par tous les désirs de mon
coeur, puisses-tu un jour me recevoir dans tes bras,
pour m'enlever de ce monde et me rendre à Celui
qui par toi m'a racheté.» Mais patience, mon fils,
semble reprendre cette croix, patience. Ceux qui
avant toi ont souhaité la même faveur, ne l'ont obte-
nue qu'après m'avoir fait connaître et plantée ici;
telle sera aussi ta mission, à toi. En attendant con-
sole-toi à la pensée qu'à mon ombre tu trouveras
toujours l'Eucharistie, un Dieu avec toi, mon
prêtre aussi, l'homme de mes voies dont la parole
éclaire et le geste absout et console, enfin la société
de mes fidèles, mon héritage et le tien, dont les
âmes brillent déjà comme des étoiles au sein de
cette nuit ténébreuse.
Tels étaient les sentiments qui affluaient en moi
lorsque le samedi soir j'atteignis Chang-y, deuxième
poste de mission où je pouvais m'arrêter. La croix
qui domine la chapelle, en effet, m'étais apparue
d'assez loin et sa vue m'avait grandement réjoui.
3e Etape : De Chang-y à Fang-tze.
A peine avais-je franchi la grande porte du vil-
lage que plusieurs chrétiens s'étaient portés à ma
rencontre pour me saluer et me demander de les
54 DÉBUTS d'ux missionnaire
bénir. L'instant d'après j'étais dans les bras du P.
directeur de la mission, le P. Apollinaire. Français
d'origine et venu directement en Chine, ce bon
Père m'était tout à fait étranger. Mais nous fîmes
vite connaissance.
Le lendemain, il m'offrit de chanter la grand'
messe. C'est là que j'entendis pour la première
fois de la musique chinoise. J'aimai bien cela,
mais il faut bien le reconnaître, il y a loin de là
au bruit harmonieux de nos grandes orgues.
Dans l'après midi, à l'issue du salut, nous sor-
tîmes pour faire une courte promenade. Le Père me
conduisit sur une petite hauteur voisine. De là,
notre regard pouvait s'étendre librement sur les en-
virons et embrasser à peu près toute l'étendue de
son district. Sur ce sommet se trouve une petite
pagode que nous examinâmes tout à notre aise.
Mais bientôt, me faisant tourner le dos à ce
spectacle si peu consolant, ce bon Père m'ouvrit
tout à coup tout son grand coeur d'apôtre-mis-
sionnaire : «Vous avez devant vous, me dit-il,
toute l'étendue de mon district. Savez-vous com-
bien j'ai ici de villages à desservii' ?» Et com-
me j'hésitais à répondre... «Mille huit, me
dit-il; j'ai des chrétiens baptisés dans une cinquan-
taine et des catéchumènes dans une vingtaine d'au-
tres». Puis prenant le ton d'une mystérieuse gra-
vité : «Ah ! ajouta-t-il, s'il y avait plus de mission-
naires ici, au Chan-tong !
L'entretien ne se prolongea pas davantage. Nous
redescendîmes la colline en parlant d'autre chose.
VOYAGE DANS l'iNTÉRIEUR 55
Mais le soir toutefois, à l'oraison, je dois vous l'a-
vouer, ma pensée se portait comme malgré moi
dans ce Québec fortuné, vers ces vingt et quelques
petits séminaires d'où sortent chaque année tant
de beaux et grands jeunes gens En franchis-
sant le seuil de ces maisons bénies, il y a 8 ou 10
ans, leur idée pour la plupart était déjà bien arrêtée :
faire des prêtres du Seigneur, pour travailler un
jour au salut des âmes. Quelques uns même n'ont
dû leur éducation et leur instruction qu'à l'expres-
sion réitérée de ce noble dessein. Au cours de leurs
études, ils ont changé... Aujourd'hui, ils convoi-
tent les professions libérales déjà si encombrées,
et où pour exceller il faut tant d'aptitudes, et pour se
sauver, tant d'énergie et de soin. Ah ! pensais-je,
qu'il serait utile à tous ces jeunes gens, et par suite
à l'Eglise de Dieu, si, à l'époque de leur retraite de
décision, ils avaient à parcourir le même trajet, à
faire la même excursion que je viens de terminer.
— «Mais c'est impossible», me dira-t-on. Je l'ad-
mets volontiers. Mais ce qui ne serait pas impossi-
ble, ce serait de faire faire à ces jeunes gens, au
cours de leurs études, la lecture privée et suivie de
la vie de quelques uns de ces grands fondateurs
d'ordres apostoloques : saint François d'Assise,
saint Dominique, saint Ignace, par exemple, ou
encore de quelques grands apôtres et saints mis-
sionnaires, tels que saint Augustin, apôtre d'An-
gleterre, saint Boniface, apôtre de l'Allemange,
saint Antoine de Padoue, apôtre de la France et
de l'Italie, saint François-Xavier, l'apôtre des
56 DÉBUTS d'un missionnaire
Indes Orientales, saint François Solano, l'apôtre
des Indes Occidentales.
Vous voyez que là comme ailleurs, c'est le fond
qui manque le moins; et les fruits aussi, sans nul
doute, dépasseraient l'attente, si l'on voulait se
donner la peine d'y penser ou d'}' faire penser.
Ne l'oubliez pas, chers confrères et chers collègues
dans l'oeuvre si importante et si sublime du salut
des âmes : «empti enim estis pretio magno, san-
guine Christi,)) ne l'oubliez jamais, des âmes ra-
chetées au même prix que les nôtres se perdent ici
par millions et j'oserai dire par centaines de mil-
lions, et cela, uniquement par faute de missionnai-
res, car les conversions sont relativement faciles.
Nous sommes ici 30 prêtres étrangers et 8 prê-
tres indigènes, dans le vicariat du Chan-tong ori-
ental et la population en est de 9 millions. Trente
huit prêtres, remarquez bien ce chiffre, pour une
population de 9 millions ! La Chine entière, nous
disent les atlas, a une population de 400 à 500
millions d'habitants, dont deux million à peine sont
catholiques
Le lendemain, lundi, je me remettais de nouveau
en route, et le soir du même jour j'étais à Fang-tze.
4e Etape : De Fang-tze à Tsing-chow-fu.
Fang-tze est une fondation assez récente : 1905-
1906, si je ne me trompe. Le premier noyau de
chrétiens qui y a donné lieu était formé d'Allemands,
venus pour travailler à l'exploitation des mines.
VOYAGE DABS L^INTÉRIEUR 67
Un père, alsacien d'origine, leur fut accordé pour
la desserte. Puis, Monseigneur, prévoyant le ra-
pide développement que ce poste allait prendre
— Fang-tze est en effet sur la voie ferrée qui va de
Tsing-tao à Tsi-nan-f ou, — se hâta d'inviter les reli-
gieuses Franciscaines Missionnaires de Marie à ve-
nir s'y établir. Elles acceptèrent, et dans l'espace
de très peu de temps, on vit s'élever là, non loin de
la résidence du père, un couvent assez spacieux,
un orphelinat pour les enfants chinois et un pen-
sionnat pour les jeunes européennes.
Dans les trois ou quatre années qui suivirent, le
tout se compléta par un ouvroir pour les jeunes
filles et les femmes du dehors, une école de vierges
et un dispensaire pour les patients sans secours...
Ce qui fit, pour nos oeuvres de bienfaisance dans
ce coin du vicariat, un digne pendant à ce que nous
avions déjà à Chefoo.
Mais l'arrivée subite des Japonais est venue
donner un fier coup à tout cela, je vous l'assure.
Les re.'igieuses, ne pouvant plus alors garantir à
leurs élèves la même sécurité d'allées et venues,
durent fermer la porte de leur maison et le père
vit, lui aussi, par suite du départ des Allemands,
une portion notable de ses ouailles lui échapper.
Rien n'est intéressant comme d'entendre ce bon
père raconter l'arrivée des Japonais. «En s'empa-
rant de la voie ferrée à Tsing-tao, dit-il, ils avaient
promis aux autorités chinoises de ne pas s'avancer
plus loin qu'ici dans l'intérieur; mais une fois maî-
tres des locomotives, ils poussèrent sans s'arrêter
58 DÉBUTS d'ux missionnaire
jusqu'à Tsi-nan-f ou, mettant la haute main, à mesure
qu'ils avançaient, sur les gares, offices, entrepôts,
s'emparant même des résidences privées des Alle-
mands.))
Mais le moment de me remettre en route était
arrivé. Mon guide sachant que je pouvais désor-
mais prendre le train, m'avait devancé; je me vis
donc contraint de monter. C'est alors que la fa-
meuse question du passeport revenait et se pré-
sentait dans toute sa réalité. Des Japonais cir-
culant auChan-tong mais j'en étais maintenant
enveloppé ! que dis-je, j'allais même leur demander
de me conduire. Mais le bon père me rassura :
«^Maintenant, dit-il, il n'y a plus de danger; d'ail-
leurs, j'irai moi-même vous reconduire à la gare et
prendrai pour vous le billet.» Il vint en effet me
reconduire et acheta mon billet. Le Japonais qui
était là pointilla mon billet sans trop m' observer.
Sur la plate-forme, je frôlai de même certains offi-
ciers en armes, qui me laissèrent également passer.
Je montai donc, croj^ant n'avoir plus qu'à me ca-
cher; mais par malheur, je tombai au beau milieu
d'un wagon réservé aux soldats. — Une centaine
de soldats japonais accompagnent ainsi constam-
ment le train depuis qu'ils se sont rendus maîtres de
la voie. — Que Faûe ? Rebrousser chemin, mais
c'était me faire remarquer davantage. Je redoublai
d'audace : «audaces fortuna juvat.)) J'allai donc
bravement et tout droit m'asseoir sur un des bancs
laissés vides. Je ne pus échapper aux regards cette
fois. On me regarda, m'examina, me regarda de
MONSEIGNEUE ADEODAT WiTTNER ET LE P. BON AVENTURE
ATJ LENDEMAIN DE SON AKRIVÉE A CHEFOO (vOlV p. S6)
VOYAGE DANS l' INTERIEUR 59
nouveau et me réexamina. Mais que voulez-vous :
«Un chien, dit le proverbe, a bien le droit de regar-
der un évêque» Je laissai faire, et... Ton me
laissa faire aussi. C'était tout ce que je demandais.
Au cours de la route, un convoi nous croisa, éga-
lement dirigé par des Japonais. Les deux trains
s'arrêtèrent quelques instants, et il y eut échange
de lettres. De ma fenêtre entr'ouverte, j'avais
grande joie à observer ces petits Japonais. Eux d'or-
dinaire si froids et si réservés à l'égard de tout étran-
ger, sautaient gaiement à bas de leur train, se sou-
riaient, s'entre-saluaient et s'échangeaient les
meilleurs mots du coeur probablement, car ça se
lisait sur leur figure. On les sentait heureux de
posséder.
En arrivant au terme de ma course, je fus vic-
time d'un petit incident qui faillit m'embarrasser
beaucoup. A mon départ de Fang-tze, on m'avait
bien remis un billet, un bon billet, un billet pour
Tsing-chow-f u ; mais ce fameux billet avait pour
moi le grand défaut d'être imprimé en caractères
chinois; et à ce moment, je vous l'avoue, je n'étais
pas encore très fort en cette matière. Je savais
prononcer Tsing-chow-fu, et c'était tout. Je me ser-
vis donc de toute ma science, et, quand ce fut à peu
près le temps, j'interrogeai. «Soyez tranquille, me
dit un voisin, quand ce sera le temps de descendre,
je vous avertirai». Quelque peu rassuré, j'allai
donc m'asseoir bien décidé d'attendre jusqu'à l'aver-
tissement charitable... Le train était déjà arrêté
depuis quelques minutes à une certaine gare et sur
60 DÉBUTS d'un missionnaire
le point de repartir, quand n'y tenant plus, je me
décidai d'interroger un second voisin.
— «Tsing-chow-fu ? me dit-il, mais c'est ici même.
— Vraiment !
— «Mais oui, vite descendez, le train repart.
Ah ! ce ne fut pas long, croyez-moi ; j'eus
tout de même le temps de sortir et de sauter sans
me blesser : le train était déjà en marche. Quant à
la modestie religieuse, eh bien !... D'ailleurs les
Japonais aussi bien que les Chinois ne sont pas du
tout scrupuleux sur ce point.
A peine remis de la secousse, j'aperçois le P.
Henri qui me tendait les bras.
— «Mais que faisiez-vous donc là-dedans, me dit-
il, vouliez- vous donc passer tout droit ?...
oe Etape : De Tsing-chow-fu à Pos-hing.
A Tsing-chow-fu, je trouvai la plupart des Pères
des districts environnants en retraite annuelle.
N'ayant point fait moi-même ces exercices, je dé-
cidai de les suivre avec eux. Pouvais-je, en effet,
trouver sur ma rout€ une meilleure préparation
immédiate à mon futur ministère ? Et certes ! je ne
regrette et ne regretterai jamais les 10 jours de par-
faite réclusion qu'il m'a été donné de passer avec
ces vétérans de l'apostolat. Quels exemples ! quel
contact ! quelles leçons ! en effet... Quelqu'un a
dit que dans le voisinage de certaines âmes, il fait
clair et chaud. C'est bien ce que j'éprouvais au
milieu de mes nouveaux frères.
VOYAGE DANS L'iNTéRIEUH 61
n me semble les voir encore ces hommes admi-
rables, se promenant en silence dans les allées soli-
taires du jardin, les mains jointes, les yeux baissés,
et scrutant leur conscience comme de grands pé-
cheurs, eux cependant, dont la vie n'a été, peut-on
dire, qu'un perpétuel et sublime acte de foi. A peine
âgés de 30 à 40 ans, ces hommes semblaient en avoir
50, 60, tant ils apparaissaient déjà vieillis et cassés
par les travaux sans nombre de leur ministère.
La vue de ces longues barbes, de ces cheveux
grisonnants, de ce costume ni européen, ni complè-
tement chinois évoquait en moi l'idée d'hommes
d'un autre âge, et vraiment parfois je me serais cru
en face d'un groupe de ces moines antiques, de ces
Pères des déserts d'Orient, dont on nous faisait
lires les vies au noviciat... Et somme toute, ne peut-
on pas dire avec vérités que la double vie active et
contemplative que ces missionnaires mènent cons-
tamment les rendent auz yeux de Dieu et aux yeux
des hommes plus admirables que ces anciens ? Ces
derniers ont fui le monde pour Dieu, il est vrai; mais
ceux-là le bravent pour le soumettre à Dieu, et quel
monde !
Mais ce qui en eux m'édifiait tout autant que
leur piété et leur recueillement, c'était la parfaite
ponctualité qu'ils apportaient aux exercices de la
Retraite elle-même. A peine avaient-ils entendu
le premier son de la cloche, en effet, qu'ils suspen-
daient leur marche, s'abstenaient même de faire un
pas de plus. Alors on les voyait se diriger vers la
Chapelle, y entrer à la file comme des novices, s'age-
62
nouiller et préparer immédiatement leur âme à
l'audition de la divine parole. Alors entrait, con-
duit par un Frère, un religieux plus âgé et à l'aspect
plus respectable que les autres, leur Supérieur, et
l'instruction commençait. Ah ! il fallait entendre ce
qui sortait de ce coeur d'apôtre, de ce coeur chaud
et vibrant, même après une trentaine d'années
peut-être de ministère !
Aux repas, la lecture était faite la plupart du
temps en latin, et aux récréations, la conversation
se tenait bien souvent aussi en chinois. Je n'aurais
jamais pensé que l'on aurait pu en venir à parler si
facilement une langue étrangère, surtout le chinois,
qu'on la préférât presque à sa langue maternelle;
c'est pourtant le cas pour certains de nos mission-
naires.
Ah ! quel charme vraiment que ces courtes récré-
ations du midi !... Ces religieux, qui, après tout,
auraient pu, ce me semble, prétendre à certains
égards, s'oubliaient complètement eux-mêmes alors
et se faisaient à l'égard les uns des autres tout petits,
tout aussi petits que des enfants : leurs réparties
joj^euses, leurs bruyants éclats de rire et même
leurs innocentes taquineries en témoignaient.
Le soir venu, j'aimais à prolonger mes médita-
tions soUt aires, et je prenais un plaisir indicible
à parcourir les allées du jardin parcourues par ces
frères au cours du jour. Puis rentré en cellule, j'en
baisais avec amour le parquet et même les quel-
ques livres laissés à mon usage, et jusque sur ma
couche, je ne cessais de me répéter intérieurement :
63
«Ah ! Bonaventure, qu'as-tu donc fait pour mériter
d'être missionnaire en Chine !...
Mais au lendemain même de la retraite, tous
les missionnaires devaient se disperser. O scène
alors !... Dès 7 heures du matin, l'un montait sur
son âne; à 8 heures, un second partait en chaise;
à 9 heures, un troisième quittait en char. On en vit
même partir en brouette. Et c'est vers les quatre
points cardinaux que l'on se dirigeait ainsi.
J'assistais d'un coeur ému et partagé à ce spec-
tacle qui me rappelait la dispersion des apôtres eux-
mêmes. Ces quelques heures de société avaient
suffi pour m'attacher à eux, et voici qu'ils m'échap-
paient... D'un autre côté, je saisissais si bien la su-
bHmité de leur démarche. Ce n'est pas qu'il ne leur
serait pas agréable à eux aussi de vivre ensemble,
pensais-je, mais les âmes alors !... Si les apôtres
eux-mêmes ne s'étaient jamais séparés, qu'en serait-
il advenu de l'Eglise et du monde ? Cette dernière
pensée suffit à me faire reprendre empire sur mon
coeur, mais ce ne fut pas sans quelque effort, je
l'avoue.
C'est donc l'âme encore toute remplie de ces
graves pensées que le lendemain, dans la compagnie
du père Prosper, mon compatriote, je prenais le
chemin de Po-shing. C'est là, comme je l'ai dit,
que Monseigneur m'envoyait, pour quelques mois,
au moins, afin de me permettre d'apprendre plus
rapidement la langue.
En route, rien de bien remarquable, les mêmes
choses ou à peu près que j'avais vues jusque là, à
64 DÉBUTS d'un missionnaire
Texception toutefois de quelques tumulus aux pro-
portions vraiment gigantesques, énormes amas de
terre en forme pyramidale, dont la base peut avoir
100 à 200 pieds et la hauteur 70 à 100, admirables
monuments de la vanité humaine et de la supersti-
tion religieuse. Plus heureux toutefois que les an-
ciens rois d'Egypte, ceux qui ont demandé qu'on
leur élevât ces tombeaux ont pu, dit-on, y être en-
terrés.
Nous arrivâmes à Po-shing vers 9 heures du soir.
Les chrétiens, étant venus à l'église dès 7 heures
pour la prière, nous attendaient. J'avais donc en-
fin touché le terme tant désiré, j'avais ce que j'avais
tant souhaité, j'étais heureux.
CHAPITRE IV
IMPRESSIONS D'ARRIVEE
I
PREMIERES OBSERVATIONS
Si VOUS tenez à savoir l'endroit précis de la boule
ronde où s'est arrêtée malongue course, prenez un at-
las, le plus grand que vous pourrez trouver; puis,
l'ayant ouvert au bon endroit, cherchez-y d'une part
lall9edelongitude-est(Green),de l'autre, la 37e de
latitude-nord, et suivez-les du doigt jusqu'à leur
point de rencontre: c'est là, près du golfe du Tchely,
à quelques milles à peine de la mer. Cela semble
assez près de Pékin : sachez cependant que nous en
sommes encore à environ deux jours de chemin de
fer.
L'aspect générale de la contrée, ici, diffère assez
peu de celui que je vous ai décrit ailleurs : immense
plaine dénudée, rappelant (ïelles de l'Ouest cana-
dien, avec de-ci, de-là, comme autant de corbeilles
de verdure disséminées à la surface d'une mer tran-
quille, d'innombrables petits villages ou bourgs.
Et dans le vaste espace libre, rompant un peu la
monotonie, d'énormes fours à briques. Lorsque
l'atmosphère est calme, le jour, rien n'est plaisant
comme de voir monter doucement dans le ciel la
noire fumée qui se dégage constamment de ces
66 DÉBUTS d'un missionnaire
gorges embrassées. La nuit, c'est plus sinistre, car
à la fumée se mêlent toujours de longs jets de flam-
me, dont la lueur se répand au loin et rougit le
firmament.
Le climat dont nous jouissons ici semble sain,
tout aussi sain que dans Québec. La température
est cependant beaucoup moins froide : en janvier
et en février, nous avons les froids de fin novembre
et commencement de décembre en Canada.
Toutefois, comme en général les habitations ne
sont pas chauffées, cela nécessite certaines pré-
cautions, telles que, par exemple, pour le jour, le
port des habits ouatés et même fourrés, et pour la
nuit, l'usage de couvertures plus épaisses ou plus
nombreuses.
Mais les Chinois, eux, ont trouvé le secret de se
réchauffer par ailleurs.
— Comment cela, me direz-vous !
— Tout simplement en entretenant toute la nuit
un petit braisier sous leur lit.
— Et il n'y a pas de danger pour le feu ?...
— Du tout : le sommier du Ht est fait de maçon-
nerie. Ce n'est rien de moelleux, sans doute, mais
que voulez-vous ? On a rien pour rien, même en
Chine. Cette espèce de lit se dénomme kang, mot
chinois qui veut dire chauffer, rôtir.
— Et l'on ne rôtir pas, de fait, là-dessus ?
— Non, la meilleure preuve, c'est bien que l'on
voit ces bonnes gens se lever le matin, si non plus
frais, du moins plus dispos que la veille.
IMPRESSIONS d'arrivée 67
Cette année, l'hiver n'a pas été aussi rigoureux
que d'habitude, paraît-il. Trois fois seulement il est
tombé de la neige et cette neige n'est pas demeurée.
Les montagnes, cependant, les quelques belles
montagnes que nous apercevons vers le sud-ouest
en sont restées couvertes pendant quelques jours :
l'aspect en était charmant; cela me faisait penser
aux Laurentides !
C'est de ces montagnes que nous apercevons, que
la région tire son nom. «Chan» et «Tong» sont deux
mots chinois, dont le premier signifie montagne, et
le second est, l'un des point cardinaux. D'où pour
les premiers voyageurs ou explorateurs arrivant de
l'occident ou de l'ouest ; la région à l'est des mon-
tagnes ou Chan-tong.
Cette saison de l'hiver est proprement la saison
des missions, des missions au dehors. C'est en
effet le temps de l'année où les gens des campagnes
sont le moins absorbés par les travaux.
Voilà donc pourquoi, trois ou quatre jours à peine
après mon arrivée ici, je voyais le P. Prosper sortir
et se mettre en courses apostoliques. Il a été occupé
à ce rude travail jusqu'après Pâques.
Le district dont il a la desserte est immense : c'est
quelque chose comme l'un des grands diocèses de la
province de Québec. Le nombre de petits villages
ou de bourgs inclus en de telles limites est par suite
très considérable : 500 environ. De ce nombre, une
soixantaine seulement comptent des chrétiens ou
catéchumènes; les autres sont encore tous complète-
68 DÉBUTS d'un missionnaire
ment païens. C'est vous dire qu'il reste encore à ce
bon père de quoi exercer son zèle.
Po-shing n'est pas le seul district dont le P.
Prosper est chargé; il a encore provisoirement la
desserte de deux autres si non aussi vastes, du moins
aussi populeux que le premier. Impossible donc
à l'heure qu'il est d'être plus surchargé. Aussi
faut -il le voir à l'oeuvre.
Ces missions ou retraites annuelles revêtent
toujours pour les chrétiens un caractère d'extra-
ordinaire solennité. C'est pour eux quelque chose
de comparable à la visite de l'évêque en nos pays
catholiques, ou bien à ces grandes missions pério-
diques que les curés font régulièrement prêcher à
leurs ouailles. Ici cependant, en égard au peu d'ins-
truction religieuse reçue en autre temps de l'année,
à l'école ou en famille, le missionnaire se voit con-
traint d'appuj^er davantage sur l'exposé intégral
de la doctrine chrétienne; il tâche même de l'exposer
chaque fois en entier et le plus parfaitement pos-
sible.
De plus il interroge chaque chrétien en particu-
Ker sur les diverses parties de son petit catéchisme.
C'est beaucoup de trouble, on le conçoit, mais ce
trouble est nécessaire et toujours très fructueux.
Inutile de dire aussi que la besogne ne manque
pas d'un certain intérêt, non pas toujours peut-être
à cause du degré éminent de science religieuse dont
ces braves gens font preuve, mais à cause de leurs
fines et originales réparties lorsqu'ils sont pressés;
car en général le Chinois ne manque pas d'esprit
69
tant s'en faut. Surtout il n'est jamais à court lorsqu'il
s'agit de se tirer d'embarras. Voj^ez plutôt par
vous-mêmes.
Un bon vieux, pris à l'improviste et interrogé par
le père sur la chose la plus importante qu'il eût à
faire ici-bas, répondit placidement et sans hésita-
tion: « mais que ce devait être de manger !... »
Avouons aussi, qu'en style d'école, la question
prêtait quelque peu à distinction
Une petite fille à qui le père venait de faire un
semblant de remarque sur la malpropreté de ses
habits, interrogée sur l'endroit du corps humain
où se trouve répartie l'âme, répondit que peut-être
la partie inférieure du corps n'avait pas d'âme, mais
que sûrement la partie supérieure en avait une
Un petit garçon interrogé s'il avait apporté ce jour-
là son âme à l'église, répondit que non; que la veille
(dimanche soir) sa mère l'avait enfermée dans son
coffre, et que probablement elle y était encore...
Pour bien saisir la réponse de l'enfant, il faut
savoir qu'en Chine, les fiancées reçoivent de leur
futur à l'époque de leurs noces un beau coffret,
dans lequel elles mettront ensuite ce qu'elles au-
ront de plus précieux. L'enfant au moment du
coucher, avait sans doute vu sa mère enfermer là
quelque chose de ce genre...
Comme vous le voyez, impossible pour le mis-
sionnaire de trouver une voie à la fois plus directe
et plus sûre de pénétrer dans la mentalité de sa
population, que d'interroger ainsi chaque individu.
Les instructions venant ensuite ne manquent jamais
70 DÉBUTS D'rN MISSIONNAIRE
d'a-propos. Aussi font -elles toujours grand bien;
du moins est-on sûr d'avoir frappé juste.
Lorsque le père ne missionnait pas trop loin, je
suis allé le voir quelques fois sur place. J'y ai même
couché, afin de lui permettre de revenir confesser
ses gens aux approches des grandes fêtes. J'avoue
que j'ai été fort intéressé par tout ce que j'y ai vu.
J'ai plus appris là en ces quelques instants que dans
toutes mes lectures sur la matière.
Les résidences ou presbytères, où d'ordinaire le
missionnaii'e est reçu, ne ressemblent pas, à beau-
coup près, à nos presbytères d'Amérique. Ce sont
pour la plupart du temps de vulgaires cabanes en
terre ou boue séchée.
L'appartement n'a d'ordinaû'e qu'une seule pièce.
La lumière n'entre que par une fenêtre, et encore
est-elle tamisée par une feuille de papier au lieu
de verre. Il n'y a pas de plancher : c'est la terre nue.
Il n'y a pas non plus de cheminée; c'est ce qui fait
que soeur fumée, montant ardente de l'âtre, après
vous avoir caressé les pupilles au point de vous faire
pleurer, se décide enfin à sortir... par la porte
entr'ouverte, mais elle laisse toujours en se retirant,
comme bien on le pense, une teinte plus ou moins
claire sur tous les objets qu'elle a effleurés.
Dans ces habitations, résidences habituelles de
quelques chrétiens du lieu, il faut s'attendre à
trouver de tout. Oui, depuis le fuseau de la vieille
grand'mère, jusqu'aux instruments aratoires, en
passant par les soi disant beaux habits appendus
au mur, tout s'y trouve. Ce qui frappe surtout,
IMPRESSIONS d'arrivée 71
c'est le caractère parfois plus que primitif de tous
ces objets ! Sous ce rapport, à coup sur, les Chi-
nois de l'intérieur sont encore à quatre ou cinq
siècles de distance des Américains ou des Européens.
Il n'y a pas non plus, je pense, à les en plaindre, car,
après tout, ne connaissant pas mieux, ils n'en souf-
frent pas.
Mais ce sur quoi le coeur du missionnairene peut ne
pas s'attrister et bien profondément, c'est la situa-
tion vraiment précaire où se trouvent constamment
ces gens au point de vue religieux
Complètement noyés dans l'élément païen qui les
enveloppe, et aussi les domine, ils ne peuvent man-
quer de subir à toute heure de terribles influences,
et d'être assez souvent même en butte à de réelles
persécutions. Quelle tentation, en effet, pour eux,
les dimanches et les jours de fêtes, par exemple,
lorsqu'ils voient sortir de grand matin leurs voisins
et parfois aussi les membres de leur propre famille
pour le marché ou l'ouvrage, quelle tentation, dis-je,
alors pour eux, de les imiter et de sortir avec eux;
aussi quelle énergie ne leur faut-il pas pour résister
constamment à pareil entraînement. L'un d'eux
nous disait qu'enfin, pour couper court à toute dif-
ficulté sous ce rapport avec son frère, il avait décidé
de demander le partage du domaine familial. «J'y ai
perdu sans doute, ajouta-t-il, mais au moins j'ai la
paix et la liberté de m'acquitter à mon aise de tous
mes devoirs religieux » L'Eglise, cette bonne mère,
a compris depuis longtemps tout le critique de cette
situation faite à cette portion de ses enfants, aussi
72 DÉBUT6 d'un MISSIONNAIKE
se mont re-t -elle clémente à les exempter au moins
partiellement du précepte à certains jours.
Mais s'il n'y avait que ces petits scandales, le
père à l'occasion des missions aurait eu vite raison
de la chose Bien souvent, je l'ai dit, c'est la persé-
cution ouverte.
— La cause ?
— Mais c'est toujours d'une façon plus ou moins
déguisée, la différence des principes religieux.
Actuellement encore nous avons une affaire de ce
genre pendante devant le mandarin du lieu. L'affai-
re dure déjà depuis 8 mois et ne semble pas près
de finir. Voici la chose :
L'an dernier, lors de la grande sécheresse, les
païens d'un certain village où nous avons des chré-
tiens, décidèrent, pour apaiser le «génie anodin», de
faire une démonstration extraordinaire à leur pago-
de. Pour cela, ils se courtisèrent et voulurent forcer
les chrétiens de l'endroit à contribuer à la collecte.
Ceux-ci refusèrent évidemment. Ceux-là de s'em-
porter et de leur chercher noise.
Ils commencèrent par leur refuser l'accès au
puits commun; bientôt ce fut l'usage de la meule
publique qu'ils leur interdirent. Mais voyant que
les chrétiens, sans se rendre, continuaient de vivre
quand même, et apprenant d'autre part qu'ils
avaient porté leur affaire devant leur grand «Chin-
fou», le père, lequel menaçait d'aller au mandarin,
eux, pour tout prévenu- allèrent également trouver
le mandarin.
IMPRESSIONS d'arrivée 73
Ce qu'ils lui dirent ? Des Chinois seuls peuvent
le concevoir. Ils lui dirent tout simplement que
les chrétiens de leur endroit, brouillés quelque peu
avec eux, avaient résolu, pour se venger, de mettre
le feu à leur propre église et d'en accuser ensuite les
païens du village.
— Voyez-vous la chinoiserie ?
Et l'affaire, je l'ai fit, est encore pendante devant
le mandarin. Plaise au ciel qu'elle ne se complique
pas davantage. Espérons toutefois que l'intelli-
gente sympathie du grand homme ne se laissera
pas surprendre.
Qu'elle est bien différente par contre la situation
de nos chrétiens d'ici, je veux dire du village même
ou nous demeurons habituellement. Etant en gran-
de majorité et possédant avec eux le père dont l'au-
torité et le prestige, quoi qu'on en dise, sont tou-
jours grands, même auprès des païens, ils n'ont donc
rien à craindre. En outre, ils ont, on peut le dire,
toutes les facilités désirables pour bien pratiquer
leur religion. En effet, groupés comme ils le sont
tous auprès de l'église, — je dirais volontiers à
l'ombre du clocher, si notre chapelle en avait un —
ils peuvent facilement et sans grande perte de temps
assister à tous nos offices, même de semaine. Et de
fait, ils n'y manquent pas.
Chaque matin, dès 4 heures et demie on les voit
arriver, il en est même qui devancent cette heure.
Dans les premières semaines qui suivirent mon ar-
rivée, le P. Prosper étant déjà absent en mission,
alors que j'avais à ouvrir mpi-même, avant le jour
74 DÉBUTS d'un missionnaire
la grande porte de la cour et l'église, j'éprouvais
comme malgré moi, je l'avoue, un petit frisson de
peur au moment où j'allais tourner la clef. «Qui
sait, me disais-je, ce qui peut m'arriver à pareille
heure et en pareil milieu ?»... J'avais à peine fait
glisser le verrou et entre-bâillé la porte, que j'aper-
cevais, agenouillées là pour recevoir ma bénédiction,
4 ou 5 bonnes vieilles ou mères de familles. Alors
je me reprochais vivement mon moment de lâcheté;
mon frisson de peur se changeait subitement en un
sentiment d'indicible joie et des larmes d'admira-
tion coulaient de mes j^eux.
Pour appeler nos fidèles aux offices, nous sonnons
à trois reprises, tout comme dans les grandes pa-
roisses... oui, nous nous payons ce luxe ! Une énor-
me cloche de fer, a demi rongée par la rouille et au
tour frangé, est là suspendue à un faisceau de qua-
tre perches. Un gourdin noueux est fiché dans l'un
de ses grands yeux — ici les cloches sont trouées
à la partie supérieure, cela prend moins de métal !
Au moment précis, le célébrant, — à la fois sacris-
tain et portier, car ici, nous remplissons toutes les
fonctions des clercs — saisit le marteau fibreux et
en frappe à coups recoublés le métal en suspens.
Des ondes semi-sonores en résonnent et se réper-
cutent aussitôt aux quatre coins du village. En un
instant tous nos chrétiens sont sur pied. Ah ! il y a
bien parfois quelques retardataires qui affirment
n'avoir rien entendu. Mais que voulez-vous. On dit
que cela arrive même dans les meilleures paroisses ?.
IMPRESSIONS d'arrivée 75
Ici. comme partout ailleurs en Chine, nos chré-
tiens prient toujours en commun et à haute voix :
Il leur suffit d'être deux ensemble pour adopter ce
mode. Le ton de cette prière n'a rien de commun
avec celui de nos prières publiques; il est beaucoup
plus élevé et surtout plus saccadé, chaque mot re-
cevant sa charge. Ce ton tient à la fois du chant et
de la psalmodie. Un de nos pères ^ l'a très justement
caractérisé en l'appelant : «semi-chant, semi-cla-
meur». La plupart des priants restent assez fidè-
lement dans le voisinage de la dominante. Il y a
cependant des voix plus hardies qui sortent faci-
lement de la gamme ordinaire et font comme à plai-
sir, par haut et par bas, de fréquentes excursions
sans toutefois nuire à l'ensemble. Somme toute,
cette récitation originale ne manque pas d'une cer-
taine solennité et même d'un certain charme; elle
impressionne surtout vivement l'étranger qui l'en-
tend pour la première fois.
Dans nos chapelles, comme aussi en général dans
toutes les chapelles orientales, il n'y a pas de bancs :
on s'agenouille ou on s'asseoit par terre sur de
petites nattes. Vous seriez portés à plaindre ces
pauvres gens; sachez qu'ils s'accomodent tout aussi
bien là-dessus que nous sur nos sièges; ils le disent
du moins. Toujours aussi dans nos chapelles, les
hommes sont séparés des femmes : ils occupent
l'avant de la nef, les femmes l'arrière. A certains
endroits cependant, les hommes sont d'un côté,
les femmes de l'autre.
( * ) P. Anselm
76 DÉBUTS d'un missionnaire
Chaque soii\ tous nos chrétiens de l'endroit
viennent à l'église pour réciter ensemble leur prière.
Les femmes viennent avant le souper, les hommes
après. Chaque groupe en a toujours pour une bonne
demi-heure. Le samedi, les litanies de la Sainte
Vierge sont chantées.
Les mères qui nourrissent ne se croient pas pour
cela dispensées d'assister comme les autres à tous
les offices. Elles y viennent fidèlement et y appor-
tent avec elles leurs nourrissons auxquels elles don-
nent sur place et sans la moindre gêne tous les soins
que réclame leur âge. Pour ces bébés, les Chinoises
ont une manière spéciale de les porter, manière qui
diffère du tout au tout de la manière cantonaise,
japonaise et tonkinoise. La tonkinoise, paraît-il,
porte son bébé sur sa hanche, la cantonaise et la ja-
ponaise le portent sur leur dos. La chantonaise, elle,
le porte sur son sein : l'enfant, plus que sommaire
ment vêtu, est complètement enfoui sous les habits
de sa mère, sa petite tête seule émerge. J'ignore évi-
demment de toutes ces manières laquelle est réelle-
ment la meilleure. Je ne puis cependant m'empêcher
de reconnaître que la méthode chantonaise semble
bien pratique. Outre que l'enfant est plus près du
coeur de sa mère, qu'elle-même peut à son gré le
contempler, le caresser, le couvrir de baisers, il est
toujours aussi plus vite en position pour recevoir
tous les soins désù'és. Pour ceux qui peuvent mar-
cher, les mères leur laissent volontiers toute liberté
de courir pendant le temps des offices. Ils vont et
viennent ainsi d'un groupe à l'autre, saluer, qui
IMPRESSIONS d'arrivée 77
leur père, qui leurs frères, qui leurs soeurs, causent,
ricanent entre eux et... parfois crient ! C'est ce
qui fait que, bien souvent au cours des prières litur-
giques, on est interrompu par ce gazouillement et ce
joyeux ramage. Mais que voulez-vous ? Ne faut-il
pas se montrer un peu indulgent à leur égard. N'est-
il pas dit dans l'Ecriture que le Seigneur tire sa
louange parfaite de la bouche des enfants, et... que
le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent.
Le dimanche surtout est une journée bien rem-
plie pour nos chrétiens : prière du matin et commu-
nion dès 5 heures; à 8 heures, grand'messe; à 10
heures, récitation du catéchisme sous forme de
prière (demandes et réponses); immédiatement
avant le dîner, chemin de la croix, encore en com-
mun. Dans l'après-midi, salut et bénédiction du
Très Saint Sacrement; puis aux approches du
souper, prière du soir.
Que de fois, les dimanches, en entendant cette ré-
citation solennelle de toutes ces belles grandes vé-
rités de notre sainte religion, j'ai été attendri et
ému jusqu'aux larmes. «Ah ! heureux peuple, pen-
sais-je, heureux peuple, qui sait si bien par coeur
tout ce qu'il faut pour se sauver.» Et comme natu-
rellement ma pensée se portait ailleurs, et vous sa-
vez où... Ah ! oui, si toutes ces nombreuses chré-
tientés d'Europe avaient su d'abord implanter
dans leur sein et conserver ensuite cette bonne cou-
tume de réciter ainsi chaque dimanche le petit ca-
téchisme, entendrait-on parler aujourd'hui de tant
d'oubli de Dieu, de tant d'horreur et de carnage ?...
78 DÉBUTS d'un missionnaire
Il n'est pourtant pas encore trop tard, il n'est
jamais trop tard ici-bas pour se remettre à bien
faire : «Prope es tu, Domine, et omnes viae tuae
Veritas.»
Nos grand 'messes spécialement revêtent un ca-
ractère particulier. N'ayant pas ici, comme en
Amérique ou en Europe, l'appui d'un choeur de
chant, si petit soit-il, le célébrant chante quand
même lui seul tout ce qu'il peut, et s'en tient là...
Et Ton prêche aussi évidemment... quand on le
peut, s'entend... car, il n'y a pas à se le dissimuler
ce n'est pas dès le lendemain même de son arrivée
que le néo-missionnaire peut à son gré entretenir
et intéresser son auditoire. Il lui faut nécessaire-
ment attendre quelques mois pour cela.
II
L'ETUDE DE LA LANGUE
A ce propos, vous aimerez sans doute à savoir où
yen suis présentement de l'étude de cette fameuse
langue chinoise...
Eh bien, je puis vous dire que ça ne va pas trop
mal, beaucoup mieux que je m'y attendais. Après
6 mois d'application, me voici en mesure de saisir
suffisamment le sens des conversations et de m'ex-
primer aussi assez facilement sur les sujets ordi-
nales. Quatre ou cinq fois déjà, j'ai pu parler
au peuple le dimanche, et l'on affirme m'avoù' com-
pris.
IMPRESSIONS d'arrivée 79
Deux à trois mille caractères avec lesquels j'ai
réussi à me familiariser un peu me permettent dès
maintenant de défricher les petits ouvrages de
doctrine. Comme vous le voyez, la voie est ouverte
maintenant et le plus dur est sûrement fait; je
m'en réjouis.
Comme exercice pratique, je cause et le plus sou-
vent que l'occasion m'en est donnée : c'est encore
la meilleure méthode. Mais je ne m'en tiens pas là.
D'un dimanche à l'autre, je prépare avec soin une
courte instruction sur l'un des points les plus faci-
les de la doctrine chrétienne, et, l'heure venue, je le
débite de mon mieux. N'est-ce pas ce que l'on peut
appeler frapper d'une pierre deux coups. Sur se-
maine, je vais chaque jour à l'école des petits gar-
çons leur expliquer une ou deux réponses de caté-
chisme. Tant pour rendre la leçon plus attrayante,
que pour m'aider moi-même dans ce travail, j'ai
toujours soin d'apporter avec moi un grand caté-
chisme en images. L'ayant ouvert au bon endroit,
je l'installe en haut lieu, de façon à ce que tout mon
petit monde puisse bien voir. Alors j'interroge.
Si l'enfant hésite, je complète sa réponse en lui
indiquant du doigt sur l'image le personnage ou la
chose en question. Lorsque je me trompe sur la
propriété du terme — ce qui arrive souvent — on
me reprend, et voilà !
Le nombre de mots que l'on peut apprendre ainsi
en une heure est incroyable. Et lorsqu'on les en-
tend monter de ces petites bouches du peuple, on
peut être sûr de les avoir de bonne source, sûr sur-
80 DÉBUTS d'un missionnaire
tout qu'en les répétant ensuite en public tels qu'on
les a entendus, on sera compris. Et n'est-ce pas
l'essentiel ?
Ces bons enfants ne se doutent pas évidemment
de la légère dose d'égoïsme qui se mêle à mon dé-
vouement à leur égard; et j'ai bien garde de les
troubler dans leur bonne foi. Seulement, en les
voyant si attentifs à m'écouter, je me promets bien
du fond du coeur de leur rendre aussitôt que possi-
ble et avec usure tout ce que présentement ils font
pour moi.
Je me rappelle qu'au moment de mon départ
d'auprès de vous, vous me priiez avec instance de
vous dire, une fois rendu, ce que je pense de cette
langue chinoise, si l'étude et l'intelligence en est
bien difficile, réellement aussi difficile qu'elle sem-
ble.
A cette question comme à bien d'autres on peut,
je pense, répondre par oui et par non.
Oui, si par connaissance de cette langue vous
entendez une connaissance parfaite, telle, par ex-
emple, que celle qu'on donne pour le français ou
l'anglais à nos élèves dans non maisons d'ensei-
gnement secondaire ou supérieur, je veux dire tant
du langage écrit, que du langage parlé. Dans ce
cas, je pense qu'il serait préférable d'arriver ici
avant l'âge de 28 ou 30 ans. Autrement on cour-
rait grand risque de voir son zèle se refroidir avant
d'être en mesure de l'exercer comme savant.
Non, si par connaissance de cette langue vous
entendez une connaissance simplement pratique.
IMPRESSIONS d'arrivée 81
connaissarce du parler, du parler populaire et local,
la seule d'ailleurs absolument essentielle au Mis-
sionnaire, du moins dès les débuts. Car ici encore,
s'il fallait prétendre à la connaissance du langage
parler officiel, ou tout simplement du langage popu-
laire, mais de tous les lieux à la fois, toute une vie,
si longue fût-elle, ne suffirait pas. La raison en est
que le langage officiel ou mandarinal diffère beau-
coup de celui du peuple, et que le parler populaire
lui même varie avec les provinces, voire même avec
les districts. C'est ici comme en certaines parties
d'Europe, en France, par exemple : l'habitant de
Shanghaï ne comprend pas plus celui de Pékin ou
de Canton, que le provençal ne comprend le bre-
ton ou le basque. Le missionnaire qui désire prê-
cher, exercer le ministère et faire un peu de bien aux
âmes chinoises doit donc s'appliquer à apprendre
à parler le plus tôt possible le dialecte du lieu où
il est envoyé, et uniquement celui-là.
La méthode à suivre pour progresser rapidement
dans cette étude est encore celle de nos devanciers,
les grands missionnaires, ceux en particulier dont
les noms commencent par s. (les saints) Ces hommes
admirables, ne brûlant que d'un désir, celui du
salut des âmes, se sont bien gardés, allez ! de s'at-
tarder plus qu'il ne fallait dans les spéculations ou
les discussions philologiques. Ils ont tendu de suite
au plus pressé; et pour y arriver, ils ont pris le plus
court chemin, la voie la plus pratique. Munis d'un
carnet et d'un crayon, ils sont allés au peuple dès
le lendemain même de leur arrivée, notant avec soin
82 DÉBUTS d'ux missionnaire
sur les pages de ce calepin le nom figuré de chaque
objet qu'on leur montrait; eu regard de ce nom, ils
écrivaient le nom fraoçais que cet objet pouvait
porter. Puis en comparant, en compilant ainsi
chaque soii-, chaque semaine, chaque mois leurs
cueillettes, ils arrivèrent bientôt à se former de bons
manuels, non seulement de mots détachés, mais
aussi d'expressions et de phrases les plus usuelles.
Il ne restait donc plus qu'à dresser le dictionnaire,
en ajoutant au bout de chaque mot français et figuré
le caractère chinois correspondant. Et ce sont en-
core précisément ces petits dictionnaires et ces ma-
nuels mille et mille fois retouchés, que l'on met en-
tre nos mains aussitôt après notre arrivée. La tâche
qui reste à accomplii' est toute indiquée, c'est de se
charger chaque matin la mémoire de ces sons chi-
nois figurés en langue maternelle, et d'aller à notre
tour vers le peuple pour les lancer aux premiers
venants.
Croii'e cependant qu'on sera tout de suite et par-
faitement compris, ce serait se faire une grande
illusion.
Mais, me direz-vous, si je dis les mots, si je répète
les phrases telles que je les ai entendues ?
Mais vous oubliez, ou plutôt vous ignorez le rôle
immense que joue l'accent en chinois. Chaque mot
en effet, a le sien; il y en a même, et un grand nom-
bre, qui sont susceptibles d'en recevoir plusieurs et
qui varient de sens en variant d'accent.
Vous avez par exemple le mot «mé». Si, indi-
quant du doigt un certain objet, vous prononcez ce
IMPRESSIONS d'arrivée 83
mot un peu à la légère et comme en interrogeant,
cela voudra dire que vous désirez acheter cet objet.
Si au contraire, en prononçant le même mot, vous
appuyez fortement et baissez quelque peu le ton,
cela laissera à entendre que cet objet vous appar-
tient et que vous désirez le vendre. Ce n'est pas la
même chose : pou-y-iang, comme disent les Chi-
nois.
Pour d'autres mots, l'accent se complique par
une légère aspiration, aspiration pas toujours facile
à saisir, surtout lorsque l'interlocuteur parle vite.
Et encore là, le sens varie avec la présence ou l'ab-
sence de l'aspiration.
Avec le temps et la pratique la difficulté s'amoin-
drit, sans doute; mais l'on reste longtemps encore
exposé à certains «qui-pro quo» qui, pour le moins
font rire. C'est ainsi que l'autre jour, l'un de nos
pères, et pas des plus jeunes, se vit servir un beau
lapin pour de pauvres haricots qu'il avait voulu de-
mander.
Pour le langage écrit, c'est tout différent, il n'y
a plus là aucune ambiguité possible. Chaque idée
a son mot ou plutôt son caractère qui l'exprime, et
ce caractère diffère de tout autre. Mais c'est pré-
cisément là aussi, pour le dire en passant, la grande
difficulté pour nous étrangers et aussi pour la plu-
part des Chinois eux-mêmes de ne jamais posséder
cette langue à fond.
— «Chaque idée a son mot qui l'exprime))... Mais,
me direz- vous, alors c'est comme en français : cha-
que idée a aussi son mot qui l'exprime...))
84 DÉBUTS d'un missionnaire
Sans doute, en français, comme aussi en anglais,
chaque idée a son mot qui l'exprime mais il n'en est
pas moins vrai qu'en français ou en anglais, les 26
lettres de l'alphabet une fois bien connues, tout
mot, si étrange soit -il, est toujours un peu familier,
si non quant au sens, du moins quant aux lettres
qui le forment. En chinois, ce n'est pas du tout la
même chose : comme je l'ai dit, il y a autant de
caractères différents qu'il y a de mots ou d'idées
différentes. C'est ce qui fait qu'en chinois, il n'y
a point d'alphabet, ou bien il faut dire que l'alpha-
bet est aussi étendu que le champ des idées elles-
mêmes.
Et comme on ne saurait refuser aux chinois le
droit d'avoir et d'émettre plusieurs idées, il s'en
suit qu'il faut bien leur concéder aussi celui d'user
de plusieurs caractères.
Je vous ai dit plus haut que j'avais réussi à ap-
prendre 2 à 3 mille de ces caractères : les bons dic-
tionnaires en donnent jusqu'à 80,000. C'est vous
dire qu'il me reste encore de quoi exercer la faculté
qui oublie...
Heureusement toutefois qu'on n'est pas tenu de
les savoir tous : la connaissance pratique de 5 à6 mille
suffit d'ordinaire au missionnaire. En savoir da-
vantage ne nuirait pas sans doute, mais il y aurait
grand danger d'oublier au fur et à mesure.
Pour quiconque aurait le temps de s'y livrer, l'é-
tude de la genèse de tous ces caractères, comme aussi
de leur structure, ne manquerait pas d'intérêt.
Chose assez étrange de prime abord : neuf espèces
IMPRESSIONS d'arrivée 85
de traits seulement en théorie et dix-sept en prati-
que servent à dresser tous ces signes. Dès les dé-
buts, l'écriture chinoise semble avoir été exclu-
sivement idéographique et symbolique, c'est-à-dire-
que l'on s'efforçait toujours dépeindre ou du moins,
de laisser deviner l'idée à émettre. Pour signifier
pluie par exemple, on traçait un double trait hori-
zontal : la ligne supérieure était sensée représenter
le firmament, l'inférieur, les nuages, et dessous,
on marquait plusieurs petits points pour représen-
ter les goutelettes de la pluie tombante... Le soleil
était représenté par un cercle; l'aurore par un cer-
cle au-dessus d'une ligne, symbolisant ainsi le
lever de l'astre du jour sur l'horizon. La lune était
figurée par un croissant; le cheval, l'oiseau, la mon-
tagne, le poisson étaient parfaitement reconnais-
sablés.
Ces caractères un peu originaux, mais faciles à
retenir, se sont assez bien conservés. Malheureu-
sement, ils ne sont pas très nombreux : quelques
milliers à peine. Pour les autres, datant d'époques
ultérieures et de décadence probablement, ils sont
tout à fait arbitraires et de pure convention.
La méthode pour les apprendre et les retenir
c'est tout simplement de se les mettre un à un
dans la mémoire et de les surveiller ensuite, car
sans cela, ils tendent constamment à s'évader.
Ce serait bien intéressant, je le répète, de pousser
plus avant dans cette étude du langage écrit, pour
se rendre compte en particulier de la nature et de
l'influence profonde exercée sur la mentalité tant
86 DÉBUTS d'un missionnaire
du peuple que de l'individu lui-même par ce mode
d'expression. Si le temps m'en est donné, je revien-
drai plus tard sur ce point. Ce sera aussi le mo-
ment de traiter au long des moeurs et des usages
chinois, sujet que j'ai fait qu'effleurer jusqu'ici.
DEUXIEME PARTIE
DEUX ANS DE MINISTÈRE
II PARTIE
DEUX ANS DE MINISTERE
Chapitre I Nomination et changement.
1 VISITE A TSING-CHOW-FOU.
Ma nomination fut signée le 20 mai. Voici le
début de la lettre par laquelle Monseigneur m'an-
nonçait la nouvelle :
«C'en est fait, cher P. Bonaventure, il vous faut
donc quitter le doux nid de Po-shing pour aller es-
sayer vos ailes dans les deux districts de Chang-lo
et An-kiu. Vous débuterez là sous la direction du
P. Césaire
Cette lettre, néanmoins, je ne devais la recevoir que
deux mois plus tard. La cause de ce retard, ce
furent les troubles révolutionnaires qui survinrent
alors dans le nord de la Chine, notamment au
Chan-tong, et dont les journaux vous ont parlé.
Au cours du printemps, nous avions bien appris
comme les autres ce qui se préparait; mais nous
étions loin de nous attendre à être surpris si tôt.
La grande nouvelle nous parvint le 10 mai à midi.
Des lettres envoyées à la poste par le domestique
nous étaient retournées, et l'on nous faisait dire
qu'il serait inutile d'en envoyer d'autres jusqu'à avis
contraire. Les hordes «Kéming» ou révolutionnai-
88 DÉBUTS d'un missionnaire
res venaient d'envahir le Chan-tong. Suivant la
voie ferrée, elles se dirigeaient vers Tsin-nan-fou.
Après tout, cette nouvelle ne nous surprenait
pas trop, car nous savions que, dans les circonstan-
ces, on pouvait s'attendre à tout. Mais dire l'im-
pression qu'elle produisit sur nos populations
villageoises est impossible. La mentalité orientale,
et surtout celle des Chinois, est, pour ces choses,
d'une mobilité extrême : un rien l'émeut, la boule-
verse. Aussi pendant quelques jours, que de dires,
que de nouvelles et contre-nouvelles ! Il faut bien
reconnaître aussi que, isolés comme nous l'étions,
il y avait de quoi s'inquiéter un peu.
Invités déjà depuis un mois à descendre à la rési-
dence centrale de Tsing-chow-fou, pour prendre
part à une fête de famille, et voyant qu'après tout
la situation ne s'agravait pas trop, nous résolûmes,
un bon matin, de nous mettre en route. Outre l'oc-
casion de nous acquitter d'une dette de piété filiale,
nous visions aussi évidemment celle d'envoyer nos
lettres et d'avoir quelques renseignements sur
l'état des choses.
Nous partîmes donc sans trop l'annoncer. A me-
sure que nous avancions, il était facile de nous con-
vaincre que les esprits les plus agités n'étaient pas
encore ceux de Po-shing. Nous ne venions pas du
sud, et cependant notre seule vue en effrayait un
nombre incroyable. A l'approche d'un village,
nous touchâmes comme du doigt ce degré de crainte.
Le chemin nous y conduisant, il fallut bien aller de
ce côté et longer pendant quelques instants le grand
NOMINATION ET CHANGEMENT 89
mur. Intérieurement je me demandais lesquels de
nous ou de ces gens avaient plus grand'peur : il
leur eût été si facile en effet, du haut de leur murail-
le, de nous décharger quelques balles dans le cha-
peau, ou tout au moins de nous lancer quelque
pierre
Nous arrivâmes à la gare à temps. Nous avions
craint tout d'abord que le train fût en retard, eu
égard à ces troubles; mais non, il arriva à l'heure
fixée.
Les employés de la voie, tous Japonais, se mon-
trèrent pour nous très prévenants. Notre présence
semblait même les rassurer et leur donner plus
grande face aux yeux des Chinois. Quelques uns
nous adressèrent la parole et nous dirent le peu
d'anglais qu'ils savaient. Nous leur répondîmes de
même; ils triomphaient.
Notre entrée à la ville de Tsing-chow-fou devait
être un peu plus solennelle...
Les grandes portes — portes en bois, mais bien
ferrées, de 25 à 30 pieds de haut sur 10 de largeur
et un demi d'épaisseur — d'ordinaire ouvertes à
deux battants, n'étaient cette fois que faiblement
entre-bâillées. Encore, une lourde perche en obs-
truait-elle l'étroite ouverture. Un piquet d'une
dizaine de soldats en armes, répartis sur deux
lignes, était là montant la garde.
Au moment où nous nous présentâmes, on s'ap-
prêtait à tirer la perche pour fermer, car il était
environ 5 heures du soir.
90 DÉBUTS d'ux missionnaire
En nous apercevant, les soldats mirent fusil à
l'épaule. Allons ! dis-je à mon compagnon, va-t-on
nous immoler ici ?...
— Soj'ons braves., reprit le P. Prosper; bien d'au-
tres ont sans doute passé par ici avant nous au-
jourd'hui... Tentons, nous aussi, le passage.
Xous avions à peine franchi le premier poste des
gardes, que le plus rapproché tendit son bras pour
pour arrêter : «Che-choui», qui vive ! dit-il ?
Xous allions ouvrir la bouche pour répondre,
quand une seconde voix clama d'en haut, au dessus
de la porte, où se trouvaient d'autres soldats :
«Tien-tchou-t'ang ! Le temple du Maître du ciel !»
C'est ainsi qu'en Chine on désigne communément
l'Eglise catholique. «Pien-ze», vos cartes, fit celui
qui nous avait arrêtés. Xous les présentâmes. Un
autre allait mettre la main à nos petits effets pour
en faire l'inspection, quand le chef lui fit signe qu'il
n'était pas nécessaire et nous invita à avancer.
Xous passâmes donc et en fûmes quittes pour nos
cartes. Xous ne les regrettâmes pas, car entre lenrs
mains, elles pouvaient nous être utiles au retour
et daas la suite.
Xous fûmes mieux accueillis à la résidence, et là,
on n'exigea pas nos cartes ?... Un franc éclat de
rire et une chaude poignée demain, aptes àréveiller
tous les plus vieux souvenus, nous firent vite com-
prendre que nous étions là bien chez nous.
La poignée de main n'était pas encore complète-
ment échangée que j'apprenais ma nomination.
Cinq minutes après, j'avais la feuille documentale
NOMINATION ET CHANGEMENT 91
en maiu, bien que non encore la lettre dont j'ai
parlé, mais cela suffisait.
En dépit de l'incertitude des choses du dehors, la
petite fête eut son plein succès
Le soir de ce beau jour toutefois — il n'y a pas
ici-bas de joie purement parfaite — je me sentais
comme malgré moi envahi par une légère préoc-
cupation : j'étais désormais nommé; il me fallait
donc me rendre à mon poste et au plus tôt. Com-
ment ? et quand ?... N'était-ce pas le bon moment
de poser ces questions à tous ces frères aînés ?
Beaucoup mieux que moi, en effet, parce que plus
âgés, ils connaissaient tout le critique de la situation
et savaient aussi les moyens dont je pouvais disposer.
De plus ils étaient réunis... Mais si l'union fait
la force, la réunion ne fait pas toujours l'unité : les
avis furent partagés.
Les uns prétendaient que l'ordre de Sa Grandeur
ne devait pas être aussi formel et que par consé-
quent, eu égard aux circonstances, je pouvais bien
attendre encore quelque peu avant de me mettre en
route. D'ailleurs, ajoutaient-ils, votre nomination
a été signée le 10 mai, avant l'annonce des troubles,
par conséquent...
D'autres soutenaient que, muni de ma carte et de
mon passeport, je pouvais sans crainte partir à l'ins-
tant; mais que toutefois, à cause du grand nombre
de brigands, il serait plus prudent de n'apporter
avec moi que peu d'effets. En cela, ajoutaient-ils
en souriant, vous imiterez de plus près les apôtres...
92 DÉBUTS D'UN MISSIONNAIRE
Enfin, il s'en trouvait d'autres et non des moins
graves qui ne parlaient pas, mais qui n'en pensaient
pas moins.
Le soir, au moment du repos, ma décision était
prise :
L'ordre de Sa Grandeur, bien que donné un peu
à l'avance, était en soi des plus formels et aucun
commentaire authentique ne m'était encore par-
venu. En obéissant j'allais donc pouvoir compter
sur le mérite parfait de la sainte obéissance.
En outre, ces troubles, qui ne venaient que com-
mencer, allaient-ils finir si tôt ? Et s'ils allaient
dm-er et sévir fortement, ma présence au milieu de
mes nouveaux chrétiens ne serait-elle pas par le
fait même plus rigoureusement requise ?
Après la célébration de la sainte messe, le len-
demain, ma détermination était définitivement
irrévocable, je n'éprouvais plus aucun doute à ce
sujet.
]\îais avant de me mettre en route et en frais de
transport, ne serait-il pas bien, pensai-je, d'aller
faire une petite visite à mon nouveau curé ? Ce
n'est pas bien loin : Fang-tze n'est, en effet, éloi-
gné de Tsing-chow-fou que de 150 lys, et il y a la
voie ferrée sur tout le parcours. Un compagnon
bien inspiré, le P. Prosper, s'offrait à m'accompa-
gner. La décision fut donc vite prise; nous partîmes
le midi même
En route, en passant à Vveï-hsien, nous vîmes
une troupe assez considérable de soldats «Kéming»
postés sur une petite hauteur à un mille environ
NOMINATION ET CHANGEMENT 93
de la ville. A leurs pieds étaient quelques légères
fortifications et force munitions.
A Fang-tze, nous saluâmes, avec le P. Césaire,
le P. Irénée, recteur de Weï-hsien même. Trouvant
sa résidence peu en sûreté à cause de l'état de siège,
il avait cru devoir chercher refuge ailleurs.
Ah ! je ne regretterai pas mon petit voyage. Le P.
Césaire, ancien missionnaire en An-kiu, me combla
de renseignements. Je fus surtout intéressé de l'en-
tendre me donner avec une exactitude quasi mathé-
matique les limites du double champ d'apostolat
qui allait m'échoir : Chang-lo, 90 lys du nord au sud
et 100 lys environ de l'ouest à l'est; pour An-kiu,
disposé un peu diversement, 70 lys du nord au sud,
mais 180 et même 200 du nord-ouest au sud-est.
«Vous aurez donc de. quoi vous promener, me dit-il
en souriant, et aussi, exercer votre zèle
A notre retour, nous pûmes à notre aise, des fe-
nêtres du train, contempler les casernes de Weï-
hsien |en flammes. Etait-ce les "Kéming," qui, en
tirant du canon, avaient réussi à y mettre le feu,
nous le pensions; car de Fang-tze, la vieille au soir,
nous avions entendu de nombreux coups dans cette
direction.
II DÉMÉNAGEMENT
Dès le lendemain, je repartais pour Po-shing
faire mes malles. Mais cette fois, j'étais sans com-
pagnon : en effet, le P. Prosper, un peu fatigué de
ses courses de l'hiver, était retenu à Tsing-chow-
94 DÉBUTS d'un missionnaire
fou, pour se reposer quelque temps. J'essayais
donc seul mes premiers pas de missionnaire...
Ah ! quelle semaine que celle-là ! Encore si je
n'avais eu qu'à faire mes petits paquets. La chose,
bien qu'assez pénible en elle-même, se sanctifie
facilement et devient même douce lorsqu'on pense
qu'en obéissant on se rapproche de Dieu. Mais ces
mille liens de l'âme que le prêtre se crée par son
ministère... J'aurais sans doute préféré partir
«incognito», mais... Que de fois pendant ces quel-
ques jours, alors que j'étais à placer mes livres et
mes effets, j'apercevais quelques têtes de bonnes
vieilles se penchant dans la fenêtre pour regarder.
Voyant que je feignais de les ignorer, elles entr'ou-
vaient discrètement la porte pour me dire leurs
bons mots : «Ah ! chenfou zou... Ah ! le père s'en
va... Ouomen hin ran chou, ouomen siang chenfou
tchang tchang tsai tcheK. Cela nous fait beaucoup
de peine... Nous avions pensé que le père resterait
toujours avec nous... Houlai, Dou chenfou tchou
kudi chehou, tsen-mo-iang-ni ? Mouyou Misa ?...
Maintenant, quand le P. Prosper sortira, comment
cela s'arrangera-t-il, nous n'aurons plus la messe ?...
Toutes ces paroles m'allaient droit au coeur,
vous le pensez bien. Elles me paraissaient si sin-
cères.
Le départ fut fixé au lundi. Il dut cependant être
remis au lendemain à cause de la pluie. Mais le
mardi, nous partîmes de grand matin.
Mes effets étaient portés partie sur une charrette,
partie sur une brouette; j'accompagnais avec mo?i
NOMINATION ET CHANGEMENT 95
domestique. Dès les premières heures du voyage,
c'était réellement pénible et je regrettais presque
de m 'être mis en route; mais vers midi tout rede-
vint sec.
Vers le soir nous fûmes surpris par une bourasque
de vent, mais ce fut tout, la pluie qui l'accompagnait
passa plus loin.
Le soir nous eûmes quelque difficulté pour loger...
Cette route, qu'on nous avait indiquée comme la
plus courte, n'était malheureusement pas la plus
cunnue de mes gens; ils manquèrent l'auberge où
nous aurions dû nous arrêter. La conséquence fut
qu'il nous fallut faire encore environ 15 lys après
le coucher du soleil et descendre dans un réduit
bien misérable.
Si nous avions été seuls à l'auberge, cela eut pu
aller; mais déjà trois voyageurs, probablement sur-
pris comme nous par la nuit, étaient descendus en
ce lieu et s'étaient emparés de l'unique k'ang.Pour
moi, je ne fus pas le plus mal partagé, car on m'in-
vita à coucher dans une chambre privée. Toutefois
je dus reposer dans le voisinage du vieux grand père,
plus qu'octogénaire dont la forte toux, les rêves
bruyants et les réveils en sursaut me tinrent éveillé
une bonne partie de la nuit. Mais pour mon domes-
tique et nos charretiers, ils durent coucher sur la
terre nue, en face d'une grande porte restée ouverte
toute la nuit et il pleuvait. Les quelques couver-
tures que je pus leur passer ne réussirent pas à les
préserver complètement du froid, et pour comble,
le matin venu, ils durent se mettre en route près-
96 DÉBUTS d'un missionnaire
qu'à jeun, l'aubergiste alléguant qu'il ne s'atten-
dait pas à recevoir tant de monde.
Encore 50 h's, et nous allions atteindre Tsing-
chow-fou. En temps ordinaire et par de bons che-
mins, cette distance eut pu être franchie en une
demi-journée; mais avec la pluie de l'avant veille
et celle de la nuit précédente, c'était bien différent.
Pourvu, disait l'un des charretiers, qu'il ne nous
arrive rien, que nous ne soyons pas arrêtés quelque
part par quelque bande de ''Kéming" !...
A \Tai dire, je ne redoutais qu'un endroit : celui
que l'on m'avait signalé à Tsing-chow-fou et que
Ton m'avait recommandé d'éviter avec soin : Lint-
che, récemment tombée aux mains des révolu-
tionnaires.
En partant j'avais bien averti mes gens de ne pas
aller de ce côté, mais la nouvelle route que l'on
devait suivre jusqu'au bout, devait nous jouer ce
mauvais tour. Ne voulant pas la quitter pour une
plus longue ou pour une plus incertaine, ils se trou-
vèrent au matin du second jour en face même de
la ville de Lintche ! Un moment, j'eus l'idée de les
gronder; mais voyant leur surprise, leur embarras
et aussi leur appréhension, je compris qu'il était
plutôt de mon devoir de les encourager.
Apparemment il n'}' avait rien à redouter. Tout
le monde était aux champs, occupé à couper les blés,
et la route était couverte de gens qui se rendaient
au marché.
A peine avions-nous franchi la grande porte, que
nous aperçûmes, près de la route, à une centaine de
NOMINATION ET CHANGEMENT 97
mètres environ devant nous, un groupe assez con-
sidérable de soldats en armes.
Le bruit de notre lourde charrette roulant sur
les pierres avait éveillé leur attention. A l'instant,
l'un deux, le chef probablement, faisant signe à deux
de ses compagnons de le suivre, s'avança vers nous...
Nous y sommes, que je me dis. J'étais alors à ré-
citer ma couronne franciscaine. J'avoue que je ne la
laissai pas tomber. Oui, j 'invoquai Marie alors, elle,
plus forte qu'une armée rangée en bataille, et la
priai de prendre ma défense.
Lt chef en question nous fit un salut militaire,
puis, s'adressant à mon domestique qui nous pré-
cédait de quelques pas, il lui demanda quel était
ce monsieur, en me désignant, d'où nous venions
et où nous allions. La réponse de mon domestique
ne fut pas ambiguë. Un nouveau salut militaire,
accompagné cette fois d'un aimable sourire, fut le
signe approbateur; nous avançâmes donc... Lors-
que nous fûmes plus près du groupe, tous les autres
soldats saluèrent aussi gentiment; il n'y avait donc
rien à redouter.
Au même endroit, mais du côté opposé, nous
vîmes, attachés à des arbres et tous sellés, environ
deux cents chevaux et mules : on les tenait ainsi
jour et nuit tout prêts, en cas d'attaque.
D'autres questions nous furent encore posées par
certaines sentinelles postées au coin des rues, mais
pour la forme seulement.
Dans ce quartier, la mission catholique de Lint-
che compte quelques familles de chrétiens. Je m'in-
98 DÉBUTS d'ux MISSIOXXAIEE
formai de l'endroit et j'allai visiter leur oratoire.
Deux ou trois personnes vinrent me saluer et me
demander de les bénir. Elles n'eurent rien de plus
pressé évidemment que de m'exposer leurs crain-
tes. Je les encourageai de mon mieux.
Nous étions à peine en route que la pluie re-
commençait de plus belle. Cette fois ce fut pénible,
très pénible. Mon brouettier surtout en eut tout
son plein, et ses habits furent tous trempés tant
par la sueur que par la pluie. Heureusement que
j'avais sous la main quelques vêtements de
rechange; à l'auberge ils se refirent.
Cette pluie ne dura pas; à 4 heures du soir nous
atteignions Tsing-chow-fou.
A Tsing-chow-fou, je me reposai une journée,
je dus aussi changer mon charretier et mon brou-
ettier contre une nouvelle équipe de brouettitrs.
Le premier, dont la crainte allait toujours grandis-
sante, surtout depuis l'affau^e de Lintche, ne vou-
lait à aucun prix pousser plus loin.
Alors il m'arriva une petite mésaventure assez
fréquente, dit-on. aux étrangers voyageurs en Chine.
Voici l'histoire :
Dès le lendemain de mon arrivée, je m'étais
pourtant bien entendu avec mes susdits brouet-
tiers pour telle heure et tel prLx. La matin, à l'heure
fixée, mes hommes n'arrivaient pas. J'envoyai vers
eux. Ils me firent répondre qu'ils n'allaient plus à
PécheEg: histoire de se faire prier, pour avoir un
peu plus cher... Que faire alors? Je les jouai à mon
tour et louai d'autres brouettiers. Cela me coûta
NOMINATION ET CHANGEMENT 99
un peu plus cher, sans doute, et je dus partir un peu
plus tard, mais je quittai quand même avant le
dîner.
De Tsing-chow-fou à Pécheng, la distance est de
90 lys. Avec les véhicules en question ce devait être
l'affaire de deux petites journées.
Mais moi, ayant aussi à ma disposition la voie
ferrée, je pris les devants et j'allai coucher à Fang-
tze, afin de ne pas manquer ma messe du lendemain ;
le soir même de ce second jour j'arrivais à Pécheng
quelques minutes avant mes gens.
Le père Césaire avait eu la délicatesse de me pré-
céder là, afin de tout disposer. Quelle joie j'éprou-
vai à le saluer. Je ne pouvais non plus assez re-
mercier mon bon ange et Marie de m'avoir si bien
conduit et protégé
Je reconnus toutefois que j'avais fait une légère
imprudence en laissant mon domestique accompa-
gner seul les bagages, car durant le souper le brave
homme nous apprit, non sans un brin d'émotion,
qu'à un certain village, s'ils étaient arrivés une
demi-heure plus tôt, ils seraient tombés entre les
mains 'd'une troupe de brigands. «Ils venaient de
quitter, dit-il, quand nous entrâmes»... Je pensai
alors à ce qui serait peut-être arrivé si la ruse des
brouettiers de Tsing-chow-fou ne nous avait pas été
jouée. Dans les cirsconstancts critiques que l'on
n'a pu prévoir, il ne faut donc jamais se troubler
outre mesure, mais se reposer en la divine Provi-
dence. Ces circonstances avec les ennuis qui les
accompagnent sont la plupart du temps des coups
yjoiversJfas
BteitOTHECA
100 DÉBUTS d'un missionnaire
de sa propre main, par lesquels elle nous préserve
d'accidents plus graves.
III INSTALLATION
Le lendemain c'était le dimanche même de la
Pentecôte. Les chrétiens des environs, avertis dans
la journée du samedi, arrivèrent en assez grand
nombre. Le P. Césaire, qui avait entendu les con-
fessions et qui devait prêcher, me fit les honneurs
de la grand'messe. Pouvais-je mieux commencer
l'exercice de mon saint ministère ?...
Mais pas d'illusions, nous n'étions pas là dans une
cathédrale. Figm-ez-vous une pièce de 5 pieds de
large par 15 de long, au toit de chaume, aux murs
en terre et sans parquet. A l'une des extrémités,
l'autel, fait d'une simple table élevée sur quelques
briques et surmontée d'un seul degré. Comme re-
table, trois grandes images appendues au mur : celle
du centre représentant le Père Eternel assis dans
l'attitude du juge et tenant dans sa main la sphère
terrestre, celle de gauche, l'archange saint Michel
terrassant Lucifer, celle de droite, un ange gardien :
d'une main, il tient un petit enfant qu'il conduit,
de l'autre, lui montre le ciel. C'est un peu ce qu'on
retrouve dans la plupart de nos oratoires de l'in-
térieur. Pour marchepied de l'autel, une natte
trouée recouvrant quelques planches... A l'extré-
mité de la pièce, un vulgaire grabat étendu par
terre, et tout à côté, un immense panier de jonc,
NOMINATION ET CHANGEMENT 101
aux trois quarts rempli de blé, reste de la provi-
sion de l'année.
Mais n'allez pas vous scandaliser, je vous en prie :
en temps de guerre comme en temps de guerre.
Celui qui couche là et qui a son trésor près de lui
est un brave chrétien aveugle d'un village voisin.
Dès le début des troubles il fut pris de crainte et
sollicita avec grande instance la permission de venir
se réfugier au «Tien-chou-t'ang.» En temps ordi-
naire une cloison sépare son coin du reste de la cha-
pelle. Mais aujourd'hui, eu égard à l'assistance
plus nombreuse, on a dû agrandir le plus possible.
Mais consolez-vous, me dit le P. Césaire, au dé-
jeuner, bientôt vous serez mieux logé, et il me mon-
trait la nouvelle chapelle. Près de la résidence, en
effet, mais du côté opposé, est la nouvelle construc-
tion, pièce guère plus large que la précédente, mais
beaucoup plus longue et aux murs plus solides.
«Mais il vous restera à l'achever», ajouta-t-il. Elle
venait en effet d'être recouverte : les portes et les
fenêtres n'étaient pas encore posées.
Le reste de l'après-midi se passa à recevoir des
visites. En effet, les chrétiens, venus parfois de très
loin pour les dimanches ou les grandes fêtes, tien-
nent toujours, avant de se retirer, à saluer le père
et à lui demander sa bénédiction. Les hommes se
présentèrent d'abord; puis ce fut le tour des en-
fants de l'école avec leur professeur; enfin vinrent
les mères avec leurs petits.
102 DÉBUTS d'un missionnaire
Le père Césaire, lui, connaissait déjà la plupart de
ces gens pour les avoir rencontrés sur place en mis-
sionnant; mais moi...
J'étais tout de même fort édifié à la vue de tant
de figures sjinpathiques et si franchement épa-
nouies, et je n'étais pas le moins charmé, je l'avoue,
de leurs bonnes manières.
Dans l'après-midi nous eûmes la bénédiction du
T.S. Sacrement, à l'issue de laquelle je fus invité à
faire trois baptêmes, dont deux d'enfants et un
d'adulte.
Vers le soir, le père me dit : «Allons maintenant
fah'e la visite des oeuvres, mais ne vous y trompez
pas, des oeuvres à créer»...
«Dès que votre nouvelle chapelle sera terminée
et que vous y aurez transporté la sainte réserve,
vous pourrez utiliser cette vieille construction —
l'ancien oratoire — pour la classe des garçons.
Toutefois, il vous faudra auparavant la faire re-
toucher un peu, en faire de nouveau enduire les
murs de boue et la faire recouvrir, car le vent et la
pluie pénètrent de toutes parts.
Cette construction que vous voj^ez là à l'ouest
et qui a un peu meilleure apparence, vient d'être
achetée, ainsi que le petit terrain attenant. Là,
vous pourrez loger les deux vierges que je vous en-
verrai. Mais auparavant il vous faudra entourer
le tout d'un bon mur et y construire quelques dé-
pendances. D'ailleurs, dit -il en terminant, il faut
en prendre votre parti; ici tout tombe en ruine, et
NOMINATION ET CHANGEMENT 103
c'est non seulement ici comme cela, mais encore
partout dans les deux districts.
Le lendemain dans la matinée, le père entreprit
de me mettre un peu au courant des registres.
J'avais grand intérêt, bien que je comprisse assez
peu, à lire avec lui tous ces noms de villages et
d'individus, dont l'étymologie, pour être bien saisie,
demanderait toute une étude. Heureusement que
nous avons la figuration française, car sans cela,
avec les seuls caractères chinois, il serait absolument
impossible à un arrivant de s'y reconnaître.
La chose vous intéressera sans doute davantage,
me dit-il, quand vous aurez visité tous ces villages
et vu tous ces chrétiens sur place. Aussi ai-je pensé
à vous faire faire dès demain, si vous le voulez,
une tournée à travers les deux districts.
IV UN CATÉCHUMÈNE CAPTIF
Dans l'après-midi, nous étions à faire nos prépa-
ratifs de voyage, quand tout à coup il nous arrive
deux courriers.
C'était deux nouveaux chrétiens du nord du
district, des environs même de la ville de Chang-lo.
Ils venaient nous apprendre que dès la veille, des
bandits, appuyés de quelques «Kéming», avaient,
pour se venger de la mort de neuf des leurs, saccagé et
brûlé trois ou quatre villages de l'endroit, et amené
captifs vers la ville quelques individus, dont un
vieillard très en vue, le maître d'école de l'endroit.
Et à deux genoux — c'est toujours dans cette atti-
104 DÉBUTS d'un missionnaire
tude qu'en Chine on sollicite une faveur — ils nous
priaient de vouloir bien nous rendre à l'instant sur
les lieux pour voir s'il n'y aurait pas quelque chose
à faire.
''Eh bien ! me dit le père, en souriant et en lais-
sant exhaler un léger soupir, nos préparatifs faits
pour le sud, nous serviront pour le nord. La chose
vous arrivera souvent au cours de votre vie de
missionnaire..."
Le lendemain dès 8 heures du matin, deux mules
sellées nous attendaient à la porte, et aux deux
courriers de la veille s'étaient joints quatre ou cinq
de leur co-^dllageois. L'instant d'après, nous par-
tions.
J'étais loin de m'attendre de visiter si tôt, et
surtout en pareilles circonstances, cette partie de
mes domaines... Mais, pensais-je, qu'aurais-je bien
fait si j'avais été seul ici ?
Cette partie de Chang-lo est très montagneuse :
nous en eûmes pour plus d'une heure à faire l'as-
cension.
Sur ces hauteurs, les villages se font plus rares
évidemment; ils sont cependant encore plus nom-
breux qu'on ne penserait. Mais quelle pauvreté
partout !
A ce moment, toutes ces habitations, comme la
nature elle-même, empruntaient aux circonstances
quelque chose d'affreusement triste. Non, la nou-
velle qu'on nous avait apprise ne devait pas être
fausse : cela se lisait partout. Ce n'était en effet, à
droite et à gauche, que maisons désertes, que portes
NOMINATION ET CHANGEMENT 105
de cours fermées et même barricadées jusqu'au
haut. C'est à peine si l'on apercevait de-ci de-là
quelques vieilles personnes restées ou plutôt aban-
données. Toutes les autres avaient pris la fuite,
tant la fameuse nouvelle avait partout répandu la
crainte. On les voyait au loin, errant à l'aventure
sur les sommets, fuyant encore à notre approche
ou se cachant dans les ravins, les creux des rochers.
Dès que nous fûmes arrivés au plus haut point
de la montée, nous aperçûmes à 15 ou 20 lys dans la
plaine les villages dont on nous avait parlé. Deux
d'entre eux étaient déjà à peu près complètement ré-
duits en cendres, les autres fumaient encore. Nous
pressâmes alors le pas.
Dans les champs, la moisson toute blanche sem-
blait attendre les ouvriers. Ils étaient venus, mais
ils avaient dû fuir à la hâte probablement, car on
remarquait, ici, un commencement de javelle, là,
une fourche plantée et un habit laissé par terre; plus
loin, une grande brouette à demi-chargée, et un âne
portant encore un reste d'attelage, broutant l'herbe
tout près.
On nous conduisit directement au village du
vieux maître d'école. Ah ! quel spectacle ! Ici,
un reste de maison fumant, ailleurs, des portes et
des fenêtres toutes grandes ouvertes, et des coffres
enfoncés; au dehors, les petits animaux de la basse-
cours épars, cherchant paisiblement leur nourriture,
puis les chiens toujours en garde, reposant, l'un sur
les degrés du perron, l'autre sur la margelle du
puits
106 DÉBUTS d'un missionnaire
Au moment de descendre à la porte de l'école,
nous aperçûmes à l'autre extrémité de la ruelle,
quelques soldats ((Kéming» nous regardant et cau-
sant ensemble. Nous avions à peine mis pied à terre,
que l'un deux se détachant du groupe vint à nous.
Il demanda quels étaient ces messieurs (parlant de
nous), et se retira aussitôt.
Nos gens sortirent alors dans le village pour trou-
ver quelque nourriture, car nous n'avions encore
rien pris depuis le matin. Les susdits soldats les
a^^ant aperçus dans les maisons, les interpellè-
rent; mais sur la réponse que les «Chin-fou», venus
de loin, n'avaient point encore mangé, on leur laissa
toute liberté. Nous pûmes donc nous reposer quel-
que peu et réciter notre office.
Mais là ne devait pas s'arrêter notre course. En
route, on nous avait prié et quasi fait promettre de
pousser plus loin, d'aller même jusqu'à la ville de
Chang-lo pour obtenir la délivrance du prisonnier.
S'il ne se fut agi que d'un nouveau chrétien or-
dinaire, nous aurions peut-être pu nous dispenser
d'entreprendre cette démarche, non certes ! par dé-
dain, mais à cause des difficultés sérieuses dans les-
quelles nous risquions de nous engager. Mais je
l'ai dit, ce catéchumène était un vieillard en vue,
très lettré, et dont l'influence par conséquent pou-
vait être immense pour la propagation et l'affer-
missement de la foi dans cette partie du district
Et de plus, quel catéchumène que celui-là ! La
veille, en route, le père qui le connaissait déjà un
peu de réputation, m'en avait certes dit beaucoup
NOMINATION ET CHANGEMENT 107
de bien. Mais l'intérieur de son école m'en révéla
bien davantage; aussi m'en voudrais-je de ne pas
vous le faire voir.
Sur les longs murs étaient appendues de belles
grandes images très précieuses que le père lui avait
données. Tout le reste de l'appartement était
tapissé de parchemins sur lesquels se lisait en gros
caractères très lisibles les prières du matin et du
soir, les prières avant et après les repas. Dans un
endroit réservé, et cette fois en caractères plus soi-
gnés, était une admonestation en règle et des mieux
pensées aux nouveaux venus qui désiraient se faire
chrétiens. C'était ni plus ni moins qu'une para-
phrase, un commentaire soble mais très solide de la
première demande et réponse du petit catéchisme :
Pourquoi entrez-vous en religion ! — Pour hono-
rer Dieu et sauver mon âme» Ce n'est donc pas
disait-il, pour obtenir plus de richesse, plus de con-
fort ou plus de gloire humaine, etc, etc..
Près du siège professoral, à droite appendus au
mur, deux calendriers circulaires, l'un de la semaine
et l'autre du mois. Les grandes aiguilles en évolu-
ant sur les divisions indiquaient, avec les jours de la
semaine et le quantième du mois,, une sentence
pieuse à méditer et un bouquet spirituel à retenir
La chose pouvait elle être mieux pensée ? Et dire
que cet homme n'était pas encore baptisé, mais
chrétien de coeur et d'âme depuis un an et demi seu-
lement; mais il l'était, commue vous voyez. Ah !
comme la foi est ingénieuse, lorsqu'elle est réelle
et vive.
108 DÉBUTS d'un missionnaire
Vous comprendrez maintenant comment il se
fait que nous étions disposés à tenter l'impossible
pour obtenir la délivrance de ce catéchumène.
Dans l'après-midi nous poussâmes donc sans
hésiter jusqu'à Chang-lo.
L'entrée de la viUe fut des plus faciles. Les soldats
qui montaient la garde à la grande porte n'exigè-
rent même pas nos cartes. Ils se reprirent toutefois en
venant nous rejoindre à l'auberge et nous deman-
dèrent qui nous étions. Il était déjà trop tard pour
demander l'audience au mandarin. Nous récitâmes
donc paisiblement notre office et nous nous dispo-
sâmes à prendre nos quartiers de nuit.
Le lendemain de très bonne heure nous pûmes
dire la sainte messe, grâce à la précaution que nous
avions prise d'apporter avec nous ce qu'il fallait.
Je vous fais grâce ici de la description, car elle pour-
rait peut-être alarmer votre piété... Ah ! hem^euse-
ment que Rome a permis aux missionnaires de
célébrer à peu près partout.
Il était 10 heures lorsque nous demandâmes notre
audience; elle nous fut accordée très volontiers. Un
soldat en armes vint nous chercher à l'auberge.
Nous nous attendions à trouver là quelque vieil-
lard à barbe blanche, aux traits célestes à la cin-
quième puissance... Quelle ne fut pas notre surprise
après un léger moment d'attente, de voir entrer dans
l'appartement un tout jeune homme de 18 à 20 ans,
aux traits de fillette.
Il nous salua très gentiment, nous demanda de
quel pays nous étions originaù-es, puis entrepris de
NOMINATION ET CHANGEMENT 109
défrayer la conversation en anglais. Nous lui ré-
pondîmes de même, puisque cela semblait lui faire
plaisir.
En peu de mots nous lui exposâmes le but de
notre démarche. Il se montra d'une bienveillance
extrême; il écouta avec beaucoup d'intérêt et ap-
prouva. «Je le regrette beaucoup, dit-il, mais je
ne fais que d'arriver ici.» En effet, il était arrivé la
veille de Shanghaï. Jusque là, il avait été employé
dans la marine. Inutile de dire qu'il ignorait com-
plètement notre affaire. — «Dans les jours qui vont
suivre, ajouta- t-il, je vais m'enquérir à fond de la
question; et si je puis quelque chose, je le ferai cer-
tainement». Nous nous retirâmes donc sur cette
promesse.
En rentrant nous stationnâmes de nouveau à
l'école. On nous supplia à deux genoux et avec
larmes de demeurer sur place encore quelques jours,
afin d'en imposer par notre présence. Nous refu-
sâmes évidemment.
V DOUBLE TOURNÉE A TRAVERS LES DISTRICTS
Le lendemain nous partions pour notre tournée
dans le sud.
De ce côté le district de Chang-lo s'étend assez
peu : une vingtaine de lys, tout au plus. C'est celui
de An-kiu qui prend ensuite pour évoluer, lui, de
180 à 200 lys vers l'est. La limite sud. est faite d'une
forte chaîne de montagnes à l'aspect sévère. Jusque
là c'est la plaine, non pas une plaine unie et mono-
110 DÉBUTS d'un missionnaire
tone comme en Po-shing. mais une plaine suffi-
samment accidentée où se noyent comme au ha-
sard du caprice d'innombrables petits villages for-
tement ombragés.
De tous ces villages, un seul ressort un peu sur
les autres : c'est Tang-ou. Ce poste où nous avons
présentement une petite chrétienté, a dû être au-
trefois le siège présidentiel de quelque grand man-
darin; on le remarque aux énormes tours de pierre
qui achèvent de s'effriter : reste d'une grandeur
depuis longtemps éteinte.
Certes ! on se consolerait facilement de voir la
Chine déchue de cette gloire antique, si on la vo-
3^ait présentement reposer dans la paix, la tranquil-
lité chrétienne. Mais il n'en va pas du tout ainsi.
Ce véritable esprit d'équité, que le seul Evangile du
Chi'ist a pu restituer à la terre, étant encore absent,
c'est toujours la crainte qui guette et surprend à
tout moment ces populations. Ainsi, au sommet de
presque toutes les montagnes que l'on approche
d'un peu près, on distingue d'énormes for-
tifications : c'est là qu'au milieu du siècle
dernier un tiers de la population poursuivi
et traqué par les deux autres se réfugiaient. Et
présentement encore, ces pauvres gens affolés par
le bruit des troubles qui viennent d'éclater, retar-
dent plutôt la moisson qui presse, et prennent même
sur leurs nuits pour exhausser, au moins de quel-
ques pieds, les faibles murs qui les protègent.
L'aspect des villages où nous comptons des chré-
tiens diffère peu des autres sous ce rapport. Que
NOMINATION ET CHANGEMENT 111
voulez-vous ? Ces bonnes gens, noyés dans Télé-
ment païen, sont bien tenus de se mettre en garde
comme les autres. Mais comme on y est autrement
bien reçu et comme on s'y sent chez-soi.
A peine notre arrivée a-t-elle été signalée, que
tous se précipitent hors de leurs demeures et se pres-
sent autour de nous; l'un saisit alors la monture à
la bride, tandis que l'autre apporte un gradin pour
nous aider à descendre. Nous n'avons pas encore
mis le pied à terre, qu'un troisième a soustrait nos
petits effets au dos de la mule, pour les placer en
lieu sûr. Pendant ce temps, la résidence s'ouvre, le
thé se prépare. Cinq minutes après, c'est toute la
petite communauté chrétienne qui est là à genoux
et qui vous demande de la bénir. Alors pieu vent
les questions : «Et le père, comment va-t-il ? Et
Monseigneur ? Et les autres pères ? Et tous les
autres chrétiens de là-bas»... etc., etc.
A leurs yeux, l'Eglise apparait comme une vaste
famille. Et ne F est-elle pas de fait ? Ah ! comme
une telle réception dédommage de bien des ennuis !
Sans doute tout n'est pas parfait dans ces nou-
velles chrétientés. Que peuvent bien savoir, en
effet, de vieux païens convertis depuis quelques
années, depuis quelques mois et même parfois
depuis quelques jours seulement ? Mais pour l'éta-
blissement de son royaume dans les âmes. Dieu
exige moins de science que de foi et d'amour. Lors-
qu'il songe à ce qu'il en a du coûter à ses devanciers
de prières, de pénitences, de sacrifices de toutes
sortes, et, aussi d'audace parfois, pour ravir ces
]12 DÉBUTS d'un missionnaire
chrétientés au paganisme, oh ! comme le néo-mis-
sionnaire se sent épris de reconnaissance pour ces
pionniers de la foi; et comme il se croirait ingrat et
coupable de n'apporter pas tous ses soins à para-
chever le travail commencé.
Nous visitâmes ce jour-là six de ces postes. Etant
donné la distance considérable qui les sépare les
uns des autres, il nous eût été difficile d'en voir
davantage. Nous reconnûmes même que nous en
avions entrepris trop pour la journée, car nous
rentrâmes fort tard.
Au souper je ne pus me dispenser de remercier
bien sincèrement le père pour la bonne idée qu'il
avait eue de me conduire ainsi. J'ai appris là en
quelques heures, lui dis-je, plus que je n'eusse pu
le faire à moi seul en plusieurs mois... Puisque la
chose vous paraît si utile, reprit-il, nous la recom-
mencerons.
Ainsi donc, revenus ensemble à Fang-tze, nous
entreprenions quelques jours après une nouvelle
tournée, dans l'est de An-kiu cette fois.
Cette seconde course fut plus longue que la
précédente : nous voyageâmes sans nous arrêter
jusqu'à une heure de l'après-midi; alors nous éta-
blîmes nos quartiers à Tcheng-bou, petite chré-
tienté sise aux portes de la ville de An-kiu. Puis de
là, nous rayonnâmes dans le voisinage.
Ici, l'aspect de la contrée diffère un peu de celle
de l'ouest : la plaine est plus unie et la chaîne des
montagnes au sud a été remplacée par une série de
NOMINATION ET CHANGEMENT 113
mamelons très arrondis et agréablement distants
les uns des autres.
Cette course, il nous eût été impossible de l'en-
treprendre plus tôt. En effet, six jours à peine au-
paravant, les «Kéming» avaient fait une descente
de ce côté, et une sérieuse bataille s'était livrée à
l'entrée même de la ville. Après avoir perdu soi-
xante à soixante-dix hommes au cours de l'engage-
ment, les agresseurs avaient dû se retirer, laissant la
population dans le plus grand émoi.
Pour garder la neutralité — mesure très sage
pour eux — nos chrétiens de Tcheng-bou avaient
eu l'originale idée de hisser un grand drapeau fran-
çais à la porte de leur chapelle. Ce procédé éveilla
l'attention des païens qui voulurent, eux aussi
en profiter. Aussi vinrent-ils en assez grand nombre
chercher refuge auprès du Tien-chou-t'ang. Deux
gros richards de la ville entre autres y apportèrent
leurs trésors qu'ils cachèrent soigneusement. Dès
que ces deux Crésus eurent appris notre arrivée,
ils tinrent à venir nous saluer. Ils nous apportèrent
mène quelques petits présents, nous remercièrent
avec effusion et se retirèrent en protestant qu'ils
désiraient se faire chrétiens. Qu'en sera-t-il ? C'est
le secret de Dieu évidemment. Mais la parole de
Notre-Seigneur est toujours là : «Il est bien diffi-
cile aux riches d'entrer au ciel»...
Avant de nous retirer nous voulûmes saluer le
mandarin. Outre la mesure de convenance qui
s'imposait, la petite chrétienté de l'endroit comme
114 DÉBUTS d'un missionnaire
aussi toutes les autres chrétientés du district ne
pouvaient que gagner à cette démarche.
Le «grand homme)> se montra bienveillant et nous
accueilHt avec tous les raffinements de la politesse
chinoise. Nous le trouvâmes un peu soucieux ce-
pendant, et il y avait de quoi certes ! Nous le féli-
citâmes de sa récente victoire, mais sans trop ap-
puyer toutefois; car il ne fallait pas nous compro-
mettre. Qui pouvait en effet répondre de l'avenir
alors ?
Nous rentrâmes, un peu comme les Mages, par
un autre chemin, en visitant quelques autres chré-
tientés. De plus, nous eûmes la douce sensation de
prendre un bain forcé dans les eaux du «In-hô» :
c'est le souvenir le plus frais que je conserve de
cette tournée
De retour à Fang-tze, j'aurais voulu repartir
aussitôt pour Pécheng afin de célébrer la solennité
de la Fête-Dieu avec mes nouveaux enfants ; le père
s'y opposa : «E faut vous reposer un peu et passer
la fête avec nous, dit-il. Ls père Apollinaire est
invité à venir nous donner le sermon. Si vous êtes
ici, nous pourrons avoir en plus la messe solennel!?
avec diacre et sous-diacre, ce que nos chrétiens n'oi-t
jamais vu de leur vie. Je demeurai donc.
Dans l'après-midi, le père Apollinaire nous arriva
à l'heure attendue. Le soir et le lendemain dans la
matinée, j'entendis les confessions, m-es premières
confessions chinoises. Je n'éprouvai aucune diffi-
culté sérieuse. Je redoutais cependant beaucoup
cette première séance : la langue populaire chinoise
NOMINATION ET CHANGEMENT 115
est faite de tint d'expressions qu'on ne trouve pas
dans les livres; de plus, la conscience humaine a
tant de replis, et... l'affaire de la confession est
toujours si sérieuse ! Mais il faut accorder cela à nos
bons Chinois, que, en général, ils sont sincères au
saint tribunal, sincères d'une sincérité exceptionnelle.
La grand'messe fut chantée à 8 heures; elle fut
des plus solennelles. L'assistance beaucoup plus
considérable qu'à l'ordinaire était grossie de tout
le personnel de l'orphelinat. Le chant — belle messe
de Solesmes — • fut exécuté par les religieuses.
Vraiment l'on se serait cru en pays chrétien.
La procession, qui s'ouvrit immédiatement après
la messe, se fit dans les allées du jardin de la rési-
dence. Assurément il eut été difficile de trouver un
endroit plus convenable et d'imaginer un décor plus
joli..
Le parcours, long de plusieurs centaines de verges,
formait un rectangle parfait. L'un des grands pans
défilait sous une double rangée de grands arbres;
le reste courait sous un dais continu de vignes en
fleurs. Le principal reposoir, dressé dans l'un des
angles, permettait au T. S. Sacrement d'être bien
vu de tous. Et pendant le défilé, le chant des oi-
seaux perchés là-haut vint se mêler à celui des hym-
nes religieuses, cependant que les roses du jardin,
comme les fleurs de la vigne semblaient embaumer
d'un plus doux parfum
En redescendant les degrés où je venais d'exposer
l'ostensoir, je ne pouvais assez rassasier ma vue du
charmant spectacle que j'avais sous les yeux.
116 DÉBUTS d'un missionnaire
A mes côtés étaient deux missionnaires déjà
vieux de dix ans de Chine. A mes pieds, agenouil-
lés un peu au hasard et comme noj'és dans leurs
grandes takouazes bleues et leurs larges surplis
blancs, une quinzaine de charmants petits Chinois,
les uns portant de grands chandeliers, les autres
agitant des encensoirs. Puis derrière eux commen-
çait aussitôt la nuée des petites orphelines, for-
mant à elles seules la moitié du défilé, petites âmes
délaissées de parents sans entrailles, recueillies par
la charité chrétienne et entretenues aux frais de la
Sainte-Enfance et de personnes pieuses. Plus loin
la double rangée des vierges, fleurs échappées à la
fange païenne. Enfin le groupe imposant des reli-
gieuses Franciscaines rassemblées, elles aussi, de
psLjs divers et venues de très loin
Alors je me demandais, si, en dehors de notre foi
chrétienne, on pourrait réellement trouver quelque
part ici-bas un sentiment assez puissant pour grou-
per et tenir solidement réunis tant d'éléments si
divers. O sainte religion chrétienne, comme tu
m 'apparaissais admirable alors !
VI DÉBUTS PROPREMENT DITS
Le lendemain de ce beau jour je repartais pour
Pécheng. Ce retour fut heureux autant qu'il pou-
vait l'être. Je ne vous cacherai pas cependant que
j'éprouvais bien vivement alors le sentiment de la
solitude.
NOMINATION ET CHANGEMENT 117
En quittant le Canada, je m'étais séparé d'êtres
bien chers, sans doute : parents, amis, paroisse
natale, frères du même couvent... Tout le long de
la route toutefois, j'avais encore pu causer avec mes
nationaux, ou tout au moins avec des gens d'une
nation qui m'était bien connue, nos frères les An-
glais. En descendant à Tché-fou, c'était bien la
Chine véritable que je touchais... Mais là encore,
durant ce séjour d'acclimitation physique et morale,
n'avais-je pas été constamment sous l'aile de mon
évêque et dans la compagnie d'admirables frères,
religieux comme moi. Enfin àPo-shing même, dans
l'intérieur où j'avais été envoyé pour apprendre la
langue, n'avais-je pas retrouvé un autre frère au
coeur d'or, que j'avais connu autrefois, avec qui
j'avais fait une année de scholasticat... Mais main-
nant... tout, tout jusqu'au jeune domestique que
le père envoyait me reconduire et avec qui je com-
mençais déjà à me familiariser... tout allait m'être
enlevé. J'allais me trouver bien seul, avec... mes
Chinois ! En enfant raisonnable, il fallait donc que
j'apprisse désormais à me suffire et aussi à me
débrouiller, comme on dit. De plus, quelle tâche
que celle que j'allais entreprendre ! oui, quelle
tâche c'est toujours pour un nouveau missionnaire
que celle de débuter en pays infidèle ! Et puis les
circonstances dans lesquelles nous nous trouvions
ne venaient-elles pas ajouter encore à la difficulté ?
Oh ! comme aussi ! j'éprouvais alors combien la
pensée de Dieu, d'un Dieu qui sait tout, d'un Dieu
infiniment bon, qui est partout, qui voit tout et
118 DÉBUTS D^UN MISSIONNAIRE
qui sait tout, est souverainement douce à l'âme !
Ce Dieu, pensais-je, ce Dieu qui veille sur toutes
ses créatures, jusque sur la toute petite fleur pour
lui donner sa parure; ce Dieu qui prend autant soin
du méchant que du juste; Ce Dieu qui a veillé sur
mon enfance, qui m'a appelé, et à la voix duquel
j'ai conscience de n'avoir pas fermé l'oreille, ce
Dieu, dis-je, pourrait-il ne point veiller sur moi et
m'abandonner par la suite ? C'est impossible.
D'ailleurs ne me donne-t-il pas dans son saint
Evangile l'assurance expresse de cette providence
perpétuelle et toute particulière : «Quand je vous
ai envoyés seuls, sans sac ni bâton de voyage, deman-
dait-il à ses apôtres, avez-vous manqué de quelque
chose ? — De rien, répondirent-ils. — Sachez donc
que, à celui qui, pour moi, aura quitté son père,
sa mère, ses frères et ses soeurs, sa demeure et son
champ, je donnerai le centuple même ici bas, et plus
tard, la bienheureuse éternité»
A mesure que j'avançais sur la route, ces graves
pensées prenaient peu à peu empire en mon âme,
la remplissaient d'une sainte joie et d'une ferme as-
surance.
A Pécheng je trouvai tout dans le calme. Les chré-
tiens, heureux de mon retour, se montrèrent très
avenants. Chaque matin ils se faisaient un devoir
d'assister à la messe; les plus fervents adoptèrent de
suite la pratique de la communion fréquente.
Le soir, la plupart se rendaient pour la prière.
La prière finie, les plus bavards — il s'en trouve par-
tout— demeuraient pour causer. Je m'en réjouissais,
NOMINATION ET CHANGEMENT 119
car c'était pour moi le moyen par excellence de
poursuivre mes études de langue, études dont
j'avais certes encore grand besoin. De la sorte aussi,
par ces causeries sans défiance, j 'étais mis tout dou-
cement au courant des coutumes locales, de même
que je pénétrais peu à peu dans cette mentalité
chinoise, si difficile à saisir et qu'il importe tant
au missionnaire de connaître.
Après peu de jours je me sentais déjà plus à l'aise
et plus sûr de moi. Par suite les petits travaux en-
trepris étaient poussés plus activement. Après quin-
ze jours, le mur d'enceinte de l'école des filles était
terminé ainsi que les dépendances. Deux vierges
catéchistes m'arrivaient alors et ouvraient une
petite école pour la localité. L'école des garçons
croissait, elle aussi, tous les jours. En un mot c'était
la vie, la vie véritable. Oh ! quel plaisir j'éprouvais
à entendre de ma chambre monter ce bruit plein
d'espérance de toutes ces petites voix à l'étude !
Au bout d'un mois, la nouvelle chapelle était
entièrement terminée et j'y transportais la sainte
réserve. Cette chapelle étant plus près que l'autre
de ma résidence, il me semblait aussi que j'étais moi-
même plus près du bon Dieu.
Le soir pendant que tout reposait, je prenais plai-
sir à prolonger de ce côté mes méditations solitaires.
Tout en me promenant, je pouvais apercevoir la
petite lampe du sanctuaire dont la lueur tramblot-
tanto parvenait jusqu'à moi. Dans l'effusion de ma
joie et de ma reconnaissance, je ne pouvais assez
120 DÉBUTS D^UN MISSIONNAIRE
remercier Dieu de m'avoir appelé comme elle à
veiller devant Lui et à briller devant les Gentils.
Les chrétiens du dehors, heureux, eux aussi, de
sentir dans leur voisinage la présence du père, se
montrait fidèles à venir presque tous les dimanches.
A certains jours, la nouvelle chapelle, pourtant assez
vaste, suffisait à peine à les contenir tous. Après
avoir entendu la messe, ils demeuraient encore pour
le chemin de la Croix du midi et la bénédiction du
T. S. Sacrement que je donnais aussitôt. En les
voyant repartir, je ne manquais pas de dire à cha-
cun de m'amener quelques recrues pour le dimanche
suivant; et dans le cours de la semaine, je priais à
cette intention.
L'invitation fut de suite entendue. Dès le second
dimanche on m'amenait à deux recrues, et par
ces deux premières recrues, un gros village s'ouvrait
à l'évangilisation. Le troisième dimanche, ces deux
nouvelles recrues m'en amenaient d'autres, et il en
venait aussi d'ailleurs. Ce mouvement d'apostolat
alla, s'accentuant de semaine en semaine, si bien
qu'après deux mois et demi, je pouvais annoncer à
Monseigneur l'ouverture à la foi de 20 nouveaux
villages et l'enregistrement de 600 nouveaux noms.
La joie que je ressentis alors ne saurait s'exprimer...
Mais ce mouvement était trop beau pour que le
démon ne se mit pas lui aussi de la partie; oui, il
entreprit de le parah'ser. Comment ? C'est ce que
je vais vous raconter au chapitre suivant.
CHAPITRE II
LES «KÉMING»
I Question des impôts, — Révolte des villageois.
On était à la mi-août. Depuis quinze jours en-
viron plusieurs vieux chrétiens de différents vil-
lages étaient venus me poser cette question : «De-
vons-nous oui ou non payer l'impôt que les «Ké-
ming» réclament de nous ?...
Les «Kéming», maîtres de la ville de Chang-lo
depuis environ deux mois, prétendaient faire peser
sur les populations villageoises une partie au moins
des grandes dépenses qu'ils avaient dû faire pour
parvenir.
S'il se fut agi d'un impôt annuel, et par suite or-
dinaire, la réponse n'eût pas été bien difficile; et
probablement aussi que, dans ce cas, l'on ne serait
pas venu m'interroger. Mais l'impôt annuel était
déjà payé. Ma solution devenait donc plus embar-
rassante. Assurément, leur-dis-je, vous devez payer
vos impôts annuels au mandarin, quel que soit d'ail-
leurs ce mandarin et quel que soit le taux qu'il exige,
pourvu qu'il les réclament comme tels. Si toute-
fois, comme vous le prétendez, il s'agit d'un impôt
spécial, exhorbitant, évidemment dans ce cas, votre
conscience de chrétiens est loin d'être aussi étroi-
tement liée. Mais même dans ce cas, ajoutai-je, vous
n'êtes pas tout à fait juges; et eu égard aux circons-
122 DÉBUTS d'un missionnaire
tances présentes, il vous est préférable, je pense, de
paj'er l'impôt demandé; car si vous alliez refuser,
ou simplement hésiter, il est fort à craindre qu'on
vienne vous le réclamer à main armée. Et alors
Ce conseil fut suivi. Les chrétiens, qui étaient
venus me consulter, s'entendirent et envoûtèrent la
somme demandée. Un certain nombre de villageois
païens les imitèrent.
Le 19 août, j'apprenais que trois \'ieux villageois
des plus en vue, gagnés à la cause des «Kéming»,
venaient d'être chargés par eux de coUecter l'im-
pôt en question et que déjà ils avaient commencé
à circuler.
Les sachant dans le voisinage, je manifestai le
désir de les voir et de les entretenir, tant pour savoir
de source ce qu'ils exigeaient que pour les assurer
des bonnes dispositions des chrétiens. Ils vinrent
bien volontiers et se montrèrent même honorés
de mon invitation.
Je leur fis donc part du conseil que j'avais cru
devoir donner aux chrétiens ainsi que des disposi-
tions qui les animaient. Je ne manquai pas non plus
de leur faire observer, que dans la circonstance pré-
sente, il était fort sage d'avoir un peu égard à la con-
dition de chacun; que l'année étant fort dure, il s'en
trouverait probablement plusieurs qui ne pourraient
pas donner grand chose. Ils abondèrent dans mon
sens. Ils discoururent ensuite assez longuement sur
le mode de répartition à adopter et me demandèrent
mon avis. Je me gardai bien d'aller plus loin, vous
comprenez.
LES ((KÉMING)) 123
Dès le lendemain même, j'apprenais que les
villageois du sud avaient décidé de prendre les
armes pour repousser ces émissaires. Ceux-ci en
apprenant la nouvelle avaient fui en toute hâte
vers Chang-lo.
Cette affaire, me dis-je, n'est pas finie
Le 21 août au matin vers dix heures, comme je
redescendais d'un petit village où j'étais allé ad-
ministrer le baptême à deux enfants, j'aperçus
tout à coup, défilant par les rues de Pécheng, une
troupe de 500 soldats villageois... L'armure qu'ils
portaient n'était rien moins qu'allemande, je vous
l'assure : sabres et fusils rouilles, pioches, fourches à
l'extrémité desquelles était attachée une fine bande
de toile rouge flottant au vent. Toutefois c'était
plus qu'il n'en fallait pour ne laisser subsister aucun
doute sur leur détermination, et, disons le aussi,
pour justifier toutes mes craintes sur la suite pos-
sible des événements; car que pourraient bien faire
ces soldats improvisés en face d'une troupe quel-
que peu disciplinée et bien armée ?
Mais ce qui vint mettre le comble à mon appré-
hension, ce fut d'apercevoir au milieu du long défilé
un grand drapeau rouge au centre duquel était écrit
en gros caractères le nom de Pécheng. C'en est fait,
me dis-je, Pécheng devient l'un des centres prin-
cipaux du ralliement ; c'est donc de ce côté-ci que
les ennemis dirigeront leur marche
Dans l'après-midi, cette troupe, grossie encore de
quelques contingents alla se poster sur l'une des
hauteurs voisines, afin de centraliser le mouvement
124 DÉBUTS d'un misssonnaike
et attendre l'ennemi. Dire l'impression que cet évé-
nement produisit sur tous les esprits est impossible.
II Première descente des nKéming))
Mon appréhension n'était pas téméraire, allez !
puisque le lendemain, dès avant 10 heures, on si-
gnalait la descente des «Kéming»
A cette nouvelle, l'armée des villageois se déplaça
et se porta à leur rencontre. L'anxiété était alors
à son comble. Tout le monde sortait des demeures
et se groupait dans les rues pour causer. Les femmes,
plus soucieuses ou plus troublées, allaient et ve-
naient, préparant des paquets qu'elles déposaient sur
la rue. Les chrétiennes, elles, apportaient tout ce
qu'elles avaient de hnge et de meubles à la résidence;
elles y conduisaient aussi leurs enfants.
Pour moi, je ne crus rien faire de mieux que de
mettre ma confiance en Dieu. J'appelai tout mon.
monde à la chapelle pour réciter le chapelet et je
les invitai à y revenir d'heure en heure se renouveler
devant le T. S. Sacrement.
Après le dîner, deux vieux chrétiens de l'endroit
vinrent me trouver et me proposèrent de faire affi-
cher sur le mur le plus en vue de la résidence et de
la chapelle l'inscription en gros caractères «Tien-
chou-t'ang». Ils avaient bien remarqué, eux aussi,
le danger que, en cas d'attaque, il pourrait y avoir
pour les petits trésors que leurs femmes venaient
d'apporter. Probablement aussi qu'ils songeaient
à se préparer un refuge assuré. Quoiqu'il en soit,
LES ((KÉMING)) 125
je trouvai l'idée excellente et je la fis exécuter à
Finstant. Toutefois, tant par dévotion personnelle
que pour enlever à l'avance aux païens toute idée
de falsification, je crus devoir compléter l'inscrip-
tion comme suit : «Tien-chou-t'ang, mission catho-
lique», Dieu nous protège, Marie nous soit en aide.»
En voyant cette inscription, les chrétiens n'eu-
rent rien de plus pressé que de m'en demander pour
leurs propres demeures.
Je leur en écrivis donc; je variai toutefois un peu
la formule : «Fong-Tien-chou-kio, catholique, «au
lieu de mission catholique». Mais avant de les
leur passer je m'informai avec soin s'ils n'avaient
pas approuvé d'une façon ou d'une autre le mou-
vement de révolte.
Dès que ces placards furent affichés aux murs,
ce furent les païens eux-mêmes qui commencèrent
d'affluer à la résidence, apportant, eux aussi, tout
ce qu'ils avaient d'effets précieux. En moins d'une
heure, les deux écoles furent remplies jusqu'au
plafond et les cours attenantes comblées de femmes
et d'enfants. On voulait encore y amener les bêtes
de somme...
A 4 heures arrivèrent les premières nouvelles.
La rencontre avait eu lieu à une dizaine de lys
d'ici et l'engagement avait duré deux heures. Les
villageois, de beaucoup supérieurs en nombre,
l'avaient emporté; ils n'avaient eu que 4 hommes
blessés. Les «Kéming», au nombre de 30 environ,
avaient dû reculer, laissant deux de leurs soldats
seulement sur le champ de bataille.
126
A 5 heures je vo3^ais arriver à la résidence, portés
sui' des civières, les 4 blessés annoncés. On me pria
de faire quelque chose pour eux, tout au moins de
panser leurs plaies; ce que je m'empressai de faire.
Je n'entreprends pas de vous dire tout ce que je
ressentis alors, à la vue de ces pauvres souffrants
qui jetaient sur moi leurs grands yeux pleins d'une
confiance sans limites.
Aux remèdes extérieurs, j'ajoutai encore quel-
ques prises contre la fièvre et un petit stimulant,
puis je les fis replacer sur une nouvelle couche.
A l'heure du coucher du soleil, la plupart de ces
pauvres femmes dont les cours étaient remplies
me demandèrent la permission de coucher sur place.
Comme je leur faisais remarquer que les écoles
étaient déjà remplies de leurs effets et qu'il n'y
avait pas d'autre endroit pour elles... «Nous cou-
cherons dehors, dirent-eUes. Ici du moins nous
serons sûres d'être à l'abri de tout danger.» Com-
ment refuser pareille demande ?...
Je fis donc étendre tout ce que j'avais de vieilles
nattes et je leur laissai toute liberté.
Le soir, j'écrivis au P. Césaire pour lui faire part
du triste événement et pour lui demander son avis
sur l'attitude que j'avais prise.
Avant de me mettre au lit, je tins tout de même
à savoir où en étaient restées les choses après l'en-
gagement. On m'apprit qu'après le départ des
«Kéming» la plupart des villageois, eux aussi,
étaient retournés chez eux. Singulière attitude de
combattants, me dis-je. Mais je me gardai bien
LES «KÉMING» 127
de rien ajouter. Qui sait, en effet, comment mes
paroles auraient pu être interprétées dans la suite.
Voyant cependant mon air peu rassuré, on m'affir-
ma qu'il n'y avait rien à craindre pour le lende-
main, que les ennemis ne pouvaient maintenant
plus revenir que dans deux jours. Je m'endormis sur
cette pensée.
La nuit fut calme au dehors comme au dedans.
Le lendemain matin cependant, je fus éveillé de bien
bonne heure par les pleurs dé tous ces petits en-
fants qui avaient reposé à la belle étoile. Je me re-
prochai alors de n'avoir pas mis à leur disposition
mes deux appartements.
Pendant toute la matinée l'affluence des païens
et des chrétiens n'eut aucun répit. Les chrétiens
vinrent cette fois de la plupart des villages avoi-
sinants me demander ce qu'ils devaient faire. Ils
en profitèrent aussi pour me prier de leur signer de
ces pancartes dont j'ai parlé plus haut et dont ils
venaient de prendre connaissance.
La nuit de ce second jour fut également très cal-
me, mais les deux cours ne désemplirent pas.
Le lendemain je célébrai la messe à mes inten-
tions, et certes ! j'en avais !
III Nouvelle descente des ((Kéming))
Dès 8 heures, les «Kéming» étaient de nouveau
signalés; du haut des montagnes, ils avaient été
aperçus à 30 lys environ et en beaucoup plus grand
nombre que l'avant-veille.
128 DÉBUTS d'ux missionnaire
A 11 heures, ils n'étaient plus qu'à 12 lys. Les
\dllageois fidèlement revenus étaient là embusqués
pour les attendre.
L'anxiété et le trouble des esprits furent donc
de nouveau portés à leur comble. Qu'allait-il adve-
nir cette fois ? Oh ! comme je craignais pour ces
soldats mal armés ! Et ce grand drapeau «Pécheng»,
très probablement reconnu par les ennemis lors de
la première rencontre, ne nous avait-il pas com-
promis tout à fait ?
A 1 heure et demie commençait la fusillade.
C'était sensiblement plus rapproché que l'avant-
veille. Pourquoi ? Nous l'ignorioDS. Dire ce que
j'éprouvai alors en attendant ces centaines, ces
miUiers de coups de fusil, dont chacun peut-être
lançait une âme dans l'éternité !... Aujourd'hui
encore, rien que d'y penser, je sens mon coeur bat-
tre plus fort et ma plume tremble
Je n'étais pas seul, certes, en proie à une telle
agitation. Si vous aviez entendu les lamentations
et vu les pleurs de toutes ces mères et de tous ces
petits enfants !
Je les invitai donc à la chapelle, tant païennes
que chrétiennes : elles accoururent. Si jamais prière
fut fervente ce fut celle-là...
Pendant ce temps je suspendais au fronton de la
grande porte de la cour mon crucifix de missionnaire
et je plaçais tout près une statue de la Très Sainte
Vierge. Puis deux grandes images, l'une de saint
Joseph, l'autre du Sacré Coeur étaient suspendues,
^ivv^
LES «KÉMING» 129
la première au mur d'enceinte, la seconde sur la
porte même de ma résidence
Vers 3 heures arriva la première nouvelle : les
villageois avaient le dessous; ils reculaient... Une
annonce de mort pour tous et chacun n'eut pas jeté
plus de terreur dans tout le village. Tout ce qui
était resté de monde jusque là dans les maisons
partait, apportant, l'un un paquet, l'autre une sim-
ple couverture. Les mères tout en pleurs fuyaient,
elles aussi, vers les champs, apportant dans leurs
bras leurs petits. Dans les rues quantité d'enfants
abandonnés ou égarés erraient ça et là, poussant de
grands cris. Et à la résidence, quelle scène !
A ce moment même, m'arrivait de Fang-tze le
courrier spécial parti la veille au matin. Il avait fait
diligence pour atteindre le village, craignant d'être
surpris en route. Je ne fus pas lent à ouvrir... Le pè-
re approuvait en somme l'attitude et les disposi-
tions prises et il m'encourageait. ((Je ne crois pas,
dîsait-il, que les ((Kéming» osent attaquer la mis-
sion, non plus que les femmes et les enfants qui se
sont réfugiés chez vous. Quand aux hommes et aux
jeunes gens, il est mieux de les éloigner, même les
chrétiens. Si les ennemis s'avancent sur Pécheng,
faites hisser visiblement le drapeau tricolore chez
vous, pour avertir que la mission est française.
Mais pour tous ces nouveaux, j'ai peur que leur
cause vous nuise»...
Je me hâtai donc d'exécuter la mesure signalée.
Je fis hisser à l'instant un grand drapeau au coin
principal de la mission.
130 DÉBUTS d'un missionnaire
J'allais rentrer à la résidence pour déposer les
petits outils que je tenais en mains^ quand j'aperçus,
assises sur le palier, quatre pauvres malheureuses
tout en larmes, aux habits tout déchirés et tout
teints de sang. L'une d'elles avait l'avant-bras
fracturé et la main à demi emportée. Pour une
autre, c'était la jambe... Et le sang coulait à flots
sur les degrés
Ces quatre malheureuses arrivaient précisément
du théâtre de la lutte : elles avaient réussi tant bien
que mal à se tramer jusqu'à la résidence. Elles
avaient pu s'échapper, mais en abandonnant tout,
jusqu'à leurs petits enfants qu'on leur avait arra-
chés des bras pour les égorger sous leurs yeux : «Mon
petit, mon cher petit tué là-bas» ; tels furent les
premiers mots qu'une d'elles me dit, en m'aper-
cevant.
En même temps d'autres détails plus précis
m'arrivaient : c'était bien réel, les villageois avaient
eu le dessous. Après avoir lutté énergiquement
pendant deux longues heures, ils avaient dû reculer
sous la grêle continue des balles et se diviser, lais-
sant à découvert deux villages qu'ils protégeaient
Les ennemis, dans leur rage emportée, n'avaient
pas manqué de s'abattre sur ces deux villages, pour
les piller, les saccager et les incendier. Personne
n'avait trouvé grâce, pas plus les chrétiens que les
autres : nous en comptions aux deux endroits. Pour
les femmes et les petits enfants, vous venez de voir
comment on les avait traités. Quant aux chrétiens
innocents qui avaient des pancartes Foung-Tien-
LES ((KÉMING)) 131
tchou-kio» affichées au fronton de leurs portes,
quelques uns se les virent odieusement arracher et
mettre en pièces. On voulut faire remarquer que
c'était là le signe distinctif des chrétiens. «Votre
religion est fausse», fit Fun des soldats...
La nuit qui suivit fut pour moi pleine d'angoisses.
Je ne dormis pas. Outre les plaintes et les râles de
tous ces blessés, j'étais constamment obsédé par
une double préoccupation :
Quel pouvait bien être le sens réel de la parole du
soldat «kéming» déchirant la pancarte : «Votre reli-
gion est fausse» ? Voulait-il dire par là que, selon
lui, la religion chrétienne en général était fausse, ou
simplement, que ces chrétiens, parce qu'ils les
soupçonnaient coupables de révolte, n'étaient pas de
vrais chrétiens ? Cette pensée m'en remettait na-
turellement une autre à l'esprit : ces fameux émissai-
saires, envoyés par les «Kéming» pour collecter
l'impôt et avec lesquels j'avais eu une longue en-
trevue, de retour à Chang-lo, qu'avaient-ils bien
dit au mandarin ? N'auraient-ils pas par hasard
dénaturé le sens de mes paroles ? La cruauté dont
les soldats venaient d'user, tant à l'égard des chré-
tiens que des païens ne me donnait que trop raison
de douter de ces deux points.
La matinée fut calme. Allions-nous avoir une
journée de répit comme après la première bataille ?
On me l'assurait.
Vers midi, un petit détachement de soldats vil-
lageois en route vers le corps de l'armée passa près
la résidence et alla stationner à la porte de l'ouest.
132 DÉBUTS d'un missionnaire
Je crus devoir envoyer vers eux pour leur faire dire
que c'était mon désir que, en cas d'engagement, la
lutte n'eût pas lieu dans le voisinage de la résidence
Ils reçurent bien cet avis : «Nous connaissons la
mission et nous aimons le missionnaire, dirent-ils,
aussi, ferons-nous tout ce qui sera en notre pouvoir
pour nous éloigner le plus possible.»
Dans l'après-midi, on me proposa d'envoyer les
deux vierges catéchistes vers Fang-tze. Je leur en
parlai... «Si le père reste, répondirent-elles, nous
resterons nous aussi; le danger ne doit pas être plus
grand pour nous que pour lui. Je les encourageai
donc. Et de fait, qu'auraient bien pu faire ces pau-
vres filles sur les chemins à pareil moment ?
Tout le jour, des chrétiens vinrent des alentours et
même de villages assez reculés, me demander ce
qu'il y avait à faire. A tous et à chacun ma réponse
fut la même: ne prendre aucune part à l'action de
quelque façon que ce soit; mettre en sûreté au
loin les femmes et les enfants, et que les hommes res-
tent confidemment au poste, afin de protester de la
soumission.
Un peu avant l'heure du souper, le domestique
venait m'apprendre que les vivres allaient probable-
ment manquer dès le lendemain et qu'il n'y avait
plus moyen d'en acheter.
Le soir, le ciel était très sombre et le vent souf-
flait de l'est. Le grand tricolore, dans les plis duquel
reposait tout mon espoir, flottait doucement à la
brise. Quel sera bien son sort, pensais-je ? Demain
soir à pareille heure, serons-nous nous-mêmes en
LES «KÉMING» 133
vie ? 0 mon Dieu ! je me confie en votre Provi-
dence et j'adhère à l'avance à votre très sainte vo-
lonté. 0 Marie, vous qu'on n'invoque jamais en
vain, protégez nous
Cette nuit là, je reposai un peu mieux, j'en avais
grandement besoin.
Le 26, les «Kéming» attendus toute la journée
ne vinrent pas.
Dans l'après-midi, voyant que le calme persis-
sistait, je décidai de monter à Liung-tsuen-iuen,
théâtre de la lutte, pour me rendre compte par moi-
même. Par précaution je me fis précéder et accom-
pagner de quelques chrétiens. Sur la route, tous
les villages étaient déserts. Les soldats villageois
n'étaient pas rentrés chez eux après la seconde ba-
taille. Ils étaient encore tous là sur les hauteurs
voisines attendant l'ennemi. Notre arrivée sembla
les réjouir. Plusieurs descendirent pour nous saluer
et échanger quelques mots.
A Loung-tsuen-iuen tout était bien à peu près
comme on nous l'avait annoncé : 30 ou 40 maisons
incendiées et 25 ou 30 personnes tuées ou blessées :
de ce nombre 15 chrétiens, dont 2 tués sur place,
6 liés et conduits au village voisin pour être cru-
ellement éventrés sur des pierres ! enfin 7 griève-
ment blessés.
Ah ! je frémis encore au seul souvenir de ces murs
criblés de balles, de ces traces de sang partout !
Un blessé m'affirma alors avoir vu et entendu un
des soldats «Kéming» reprendre son compagnon
qui voulait s'attaquer aux inscriptions «Tien-chou-
134 DÉBUTS d'un missionnaire
t'ang», lui disant que c'était là l'enseigne des chré-
tiens et que par conséquent l'on ne devait pas les
détruire. Ce qui me donna à penser que ces soldats,
dans leur rage, avaient bien pu outrepasser les or-
dres de leur chef. Je fus donc un peu rassuré pour
la suite. Je n'en rentrai pas moins à la résidence le
coeur bien percé.
Le lendemain, dimanche, nous eûmes nos offices
comme à l'ordinaire. L'assistance était sans doute
beaucoup moins nombreuse, mais la ferveur com-
pensait. Dans l'après-midi, après la bénédiction
du T. S. Sacrement, j'eus la pensée d'ajouter au
Laudate un cantique à Marie. Ouvrant au hasard
le recueil que j'avais sous la main, je tombai sur
ces strophes :
Chrétiens qui combattons aujourd'hui sur lu terre,
Souvenons-nous toujours au milieu du danger.
Souveîions-Jious qu'au ciel nous avons une Mère,
Dont le bras tout p^dssant saura ?wus protéger.
REFRAIN
Notre Dame de la Victoire,
De Venjer triom'phe en ce jour.
Encore un chant de gloire,
Encore un chant d'amour. (Ter)
Plaçons en elle seule une ferme espérance;
Que nos coeurs dévoués Vaiment jusqu'au trépas;
Et que de noire sein son nom béni s'élance,
Pour nous rallier tous au plus fort des combats.
t
LES «KÉMING» 135
Donnez à vos enfants la force et le courage :
En courage à l'épreuve et du fer et du feu.
Prêts à sacrifier, si la lutte s'engage,
Nos -hues et nos coeurs en holocauste à Dieu.
Je VOUS avoue que je fus impuissant à terminer
ces derniers mots : les larmes m'inondaient
Lundi 28 — Arrivée d'un courrier spécial venant
de Fang-tze : Les «Kéming» de Chang-lo ont invité
à leur secours leurs amis de Weï-hsien; ils se prépa-
rent à frapper un grand coup. Allons ! Marie va-t-
elle nous abandonner ?
Mardi 29 — Le calme persiste. Les villageois
sont toujours sur les montagnes, attendant l'en-
nemi.
On vient de «Tang-ou», me poser une question
assez capiteuse : «Pouvons-nous, nous chrétiens,
aider de notre argent les villageois qui combat-
tent ?»
Mercredi 30 — Le calme, toujours le calme.
L'attitude de l'ennemi est mystérieuse...
Jeudi 31 — Nouveau courrier de Fang-tze : Les
«Kéming» de Wei-hsien refusent de prêter secours;
c'est ce qui explique l'attitude silencieuse de leurs a-
mJs de Chang-lo. Le mandarin a enfin répondu à la
lettre du P. Césaire : Il me prend, moi et tous mes
chrétiens, sous sa protection. Je respire, je respire
enfin. Je pourrai donc désormais me remettre à mon
train de vie ordinaire et témoigner plus d'assurance
à ceux qui viendront m'^nterroger. Je ne crois pas
toutefois devoir trop ébruiter cette nouvelle.
136 DÉBUTS d'un missionnaire
2-3-4-5-septembre — Des envoyés viennent de
Tsi-nan-fou, la capitale, prendre des informations
sur l'état exact des choses à Chang-lo, afin d'en
faire rapport. Ils viennent me saluer et m'inter-
rogent, moi aussi. Je leur réponds bien franchement
pour ce qui regarde nos chrétiens, mais pour eux
seulement.
On s'occupe donc en haut lieu de régler cette
affaire; tant mieux ! Le dernier surtout de ces en-
voyés s'en ouvre. Il blâma vertement la façon d'agir
des soldats «Kéming». Ils n'auraient pas dû, dit-il,
s'attaquer aux innocents, non plus qu'aux femmes
et aux enfants. En terminant il laisse entendre
qu'avant longtemps ces gens-là seront rappelés...
Le 10 un grand manifeste était envoyé de Tsi-nan-
fou pour être affiché à Pécheng et dans les autres
principaux villages de la section' On y disait entre
autres choses, que l'affaire devait être réglée in-
continent par les autorités majeures; on invitait
les populations à la confiance et à la reprise sans
délai des travaux des champs.
Dès les jours suivants, les villageois désarmaient
et rentraient dans leurs foyers; depuis lors, nous
avons joui de la paix.
Le 22 je partais pour la retraite annuelle qui
devait avoir lieu comme d'habitude à Tsing-chow-
fou.
En route je ne pouvais me lasser de contempler
ces nombreuses populations, maintenant si pai-
sibles et si activement appliquées à leurs travaux :
la moisson pressait. Je ne pouvais non plus m'em-
LES ((KÉMING)) 137
pêcher d'admirer les dispositions de cette Provi-
dence divine à l'égard de ses enfants, même païens :
Si ces troubles étaient survenus seulement un mois
plus tard, pensais-je, précisément au temps de la
moisson, qu'est-ce donc que ces pauvres gens au-
raient eu à manger l'an prochain ?
En rentrant à Tsing-chow-fou, je me rappelais
aussi comme tout naturellement la première entrée
que j'y faisais l'année précédente à pareille date.
Que d'événements survenus depuis pour moi dans
ces douze mois de Chine ! Mais comme Dieu avait
aussi largement comblé mes désirs !
J'arrivais alors sans expérience et sans aucune
connaissance de la langue, mais avide d'acquérir
Tune et l'autre.
La langue ! Placé comme je l'avais été, pendant
sept longs mois au fin fond du vicariat, ne m'étais-je
pas trouvé dans les meilleures conditions pour l'ap-
prendre ?
Et l'expérience !... ne rentrait-elle pas, même un
peu plus vite que je l'aurais souhaité ? J'avais aussi
alors, comme tout missionnaire, une grande soif de
sacrifice et du martyre. Dieu sans doute ne m'avait
pas encore accordé de ravir cette belle palme; mais
au cours de ces derniers troubles, ne venait-il pas
de me fournir l'occasion de faire tout le chemin re-
quis pour la saisir ?
Au cours de la retraite, j'aimais à aller méditer
dans ce coin reculé du jardin, où dorment déjà de
leur dernier sommeil deux de nos frères : le P. Pierre
Baptiste Cuvilier et le P. Arsène Dulson, morts.
138
l'un après 4, l'autre après 5 années seulement de mi-
nistère. Oh ! comme je comprenais alors qu'il n'est
pas besoin au missionnaire de bien des années de
Chine, pour fournir quand même une longue carrière.
Sur ces tombes fermées d'hier, les fleurs les plus
variées en même temps que les plus belles étalaient
au grand soleil leurs corolles embaumées : c'était la
vie qui germait de la mort. Est-ce qu'il n'en est pas
un peu de même, pensais-je, de tout missionnaire ?
Oui, avec l'Apôtre, il peut dire ! Tous les jours je
meurs, quotidie morior.» Mais de son immolation
quotidienne germent aussi des fleurs, les fleurs les
plus belles, les plus précieuses : les fleurs des vertus
des âmes qu'il évangélise et sauve : «Ergo mors in
nobis operatur, vita autem in vobis (11 Cor, 12).
CHAPITRE III
TEMPS DES MISSIONS
î EQUIPE DU MISSIONNAIRE
Après la retraite, je rentrai directement à Pé-
cheng et me disposai à partir en mission : le moment
en était venu.
Le temps des missions est pour le missionnaire le
principal de sa vie, non seulement à raison du nom-
bre de jours qu'il y consacre : 7 à 8 mois, mais en-
core et surtout à raison de l'importance du minis-
tère qu'il y exerce.
En temps de mission, en effet, le missionnaire
n'est plus à sa résidence centrale, il est lancé au
milieu de ses chrétiens, comme le père au milieu de
ses enfants. Il s'enquiert de leurs besoins, les conso-
le, les reprend s'il le faut, les instruit, les prémunit
contre les dangers et les réconforte par les sacre-
ments.
A chaque instant aussi, dans ces longues courses,
il lui est donné d'évoluer au sein de ce monde qui
l'enveloppe comme l'océan enveloppe le poisson.
Alors tous ses mouvements, toutes ses paroles, ses
moindres gestes, son attitude même est épiée, étu-
diée et peut devenir Tobjet d'une critique comme
aussi l'occasion d'une conversion. C'est dire qu'-
alors le missionnaire ne s'appartient plus, mais que
littéralement il se doit aux Gentils
140 DÉBUTS d'un missionnaire
Mais il ne faudrait pas croire que ce ministère
apostolique s'exerce en Chine comme en pays chré-
tiens : que le missionnaire, toujours sous la dépen-
dance immédiate de son supérieur, reçoit Tordre
exprès de partir à telle date, de prendre tel train, de
se rendre en telle localité, d'y prêcher à telle popu-
lation et d'y traiter de tel sujet; que l'apôtre n'a
alors qu'à se recueillir, revoir et disposer ses notes,
et, quand l'heure est venue, partir pour aller exé-
cuter le mandat, puis rentrer dans sa solitude
Non, rien n'est moins conforme à la réalité. Le
missionnaire, seul à la tête de son district, est d'or-
dinaire bien loin de son évêque et aussi de son supé-
rieur religieux. C'est à lui, et à lui seul que revient
pratiquement de juger du besoin spirituel de ses
ouailles, de décider du moment d'aller les visiter, de
fixer son itinéraire, comme aussi de choisir l'espèce
de véhicule qui le conduira.
Tl reçoit parfois de la part des chrétiens quelques
invitations à se rendre chez eux pour prêcher; mais
outre que ces invitations ne sont bien souvent que
pour la forme, il ne peut ni n'en doit toujours tenir
compte: tout est d'ordinaire fixé à l'avance.
Assez souvent aussi, usant de monture, on s'offre
à venir le chercher ou le reconduire. Assurément
alors il ne refuse pas cette marque de déférence.
Mais comme la plupart de nos chrétiens sont pau-
vres et n'ont point de bête convenable, le mission-
naire, s'il veut ne point perdre de temps et s'éviter
tout ennui, doit avoir lui-même une monture, dont
il usera à discrétion.
TEMPS DES MISSIONS 141
Sera-ce le char, la chenn-tze, la brouette, ou... la
simple mule ? Tout dépend du goût de chaque mis-
sionnaire, ou plutôt des conditions plus ou moins
accidentées du terrain qu'il évangélise. Je connais
un missionnaire qui n'en peut user d'autre que le
dos de son âne.
Qu'apporter en mission ? C'est là encore une
question bien pratique. Assez rares étant les chré-
tientés qui ont un oratoire, et cet oratoire étant la
plupart du temps dégarni — à peine quelques ima-
ges et un autel fait de boue séchée — il est de suite
facile de se représenter tout le mobilier requis au
missionnaire lorsqu'il sort. Oui, à partir de la pier-
re d'autel, jusqu'aux burettes, en passant par les
linges, les ornements sacrés et les chandeliers, tout,
tout doit être apporté.
Toujours aussi il faut le «Tien-p'ong»... Ah ! vous
ne savez pas ce que c'est que le «Tien-p'ong». Eh
bien, voici : c'est un immense voile, forme rectan-
gulaire et deux fois long comme large. Une moitié
de ce voile, retenue à chacun de ses coins par une
petite ficelle, est suspendue en forme de dais au
dessus de l'autel, tandis que l'autre, retenue à la
première par l'un de ses pans, descend librement le
long du mur : on y dessine d'ordinaire quelque sujets
religieux, tel qu'une grande croix avec les armes de
la Passion, ou bien un Sacré Coeur, etc.
Habitués que vous êtes aux grandes églises bien
voûtées et bien décorées de fresques, vous vous de-
mandez peut-être pourquoi cette précaution du
missionnaire... Tout simplement afin de prévenir
142 DÉBUTS d'un missionnaire
les poussières et les autres saletés qui pourraient
tomber du toit dans le calice, et offrir aux regards
des assistants durant le saint sacrifice autre chose
à considérer que le triste aspect d'un mur noirci
par la fumée.
Tous les articles du culte sont soigneusement en-
veloppés dans de grandes pièces de toile qu'on
nomme «Po-fou»; et Fensemble de ces paquets
s'appelle «Zi-bo»
Tous ces paquets et autres qu'on peut avoir sont
ensuite mis au «jou-to».
« Jou-to »... Qu'est-ce bien que cela.
Figurez-vous un immense sac en grosse toile, bien
fermé, bien cousu aux deux extrémités, mais par
contre à demi coupé au centre, sens transversal :
voilà le jou-to. «Jou» matelas; «To» sac, donc sac
pour litterie.
L'énorme «jou-to» mis sur la bête, le missionnaire
est invité à monter.
— «Monter là-dessus !...
Mais oui, il le faut : c'est la coutume; et la cou-
tume, en Chine, fait pour ainsi dire loi, du moins
pour la face. C'est que, voj^ez-vous, en Chine le
missionnaire passe toujours pour un grand per-
sonnage; et en ce pays, les grands personnages ne
vont pas à pieds.
Mais pour l'escorte, elle est bien simple : ce n'est
ni l'escorte cardinalice, ni même épiscopale. J'ai
parlé d'un catéchiste et d'un domestique : c'est tout.
Le domestique !... non pas tant pour préparer
les repas et servii' à table : en mission, les chrétiens
M..
TEMPS DES MISSIONS 143
réclament cette honorable besogne; et il ne faut pas
songer à la leur disputer, car il y aurait pour eux
danger de perte de face. Le rôle du domestique se
réduira donc à dresser l'autel, à servir la messe, à
veiller à la garde de tous les articles du père en
cas d'absence.
Mais pour le catéchiste, c'est tout autre chose :
il passe aux yeux de tous pour un personnage, un
personnage important. En effet, il est l'homme de
confiance du missionnaire, son aide, son substitut
au besoin, presque toujours son porte- voix dans
les discussions religieuses avec les païens. De plus
il sera son interprète quasi-nécessaire dans les rap-
ports officiels avec l'autorité civile. En effet, con-
naissant aussi peu la langue que nous la connais-
sons, même après plusieurs années de Chine, et
demeurant pour ainsi dire toute notre vie si étran-
gers à ces mille usages chinois, nous serions par-
fois fort embarrassés pour nous tirer convenable-
ment d'affaire seuls en de telles circonstances.
Le programme des occupations du missionnaire
en mission ne saurait être fixé à l'avance : il varie
pour ainsi dire à l'infini avec l'âge et l'état des
chrétientés.
II CHEZ LES VIEUX CHRÉTIENS
Chez les vieux chrétiens, la mission prend tou-
jours le caractère d'un grand événement; c'est, je
l'ai dit, comme la visite épiscopale en nos pays
chrétiens.
144 DÉBUTS d'un missionnaire
Ces gens, pratiquant déjà depuis nombre d'an-
nées, sont assurés de la visite du père ; c'est devenu
la règle. Avertis quelques semaines à l'avance ils
ont pu S'Y préparer. Aussi, dans ces endroits, n'est-
il pas rare que Ton prépare une bonne monture et
que l'on vienne vous chercher à domicile.
Dès que vous approchez du village, le maître de
Técole se porte gravement à votre rencontre avec
son groupe d'élèves pom' vous saluer.
Arrivé sur les lieux, c'est toute la petite chrétienté
qui est là pour vous recevoir. Déjà vous avez pu
remarquer partout un air de propreté inaccoutumé :
chacun a revêtu ses beaux habits, on a soigneuse-
ment balayé l'enclos, fait le grand ménage à l'ora-
toire et dans l'appartement qui devra vous recevoir.
Vous n'êtes pas encore descendu de monture,
que déjà la foule s'est agenouillée sur la place pour
recevoir votre bénédiction. Aussitôt les saluts pieu-
vent de tous côtés et l'on voudrait causer. Mais le
premier acte du missionnaire, en arrivant, est tou-
jours d'entrer à la chapelle pour s'agenouiller,
mettre ses travaux sous la protection du Sacré
Coeur, delà Très Sainte Vierge et prier TEsprit
Saint de les féconder.
Et nos chrétiens comprennent fort bien, eux
aussi, le sens de cette démarche et ils nous édi-
fient toujours par la récitation ferme et enlevée de
leur «Fou-kiu-chang-chin-kiang-lien)) : Veni Sancte
Spiritus», prière de la circonstance.
Pendant ce temps on a soustrait vos effets à la
monture et on les a placés dans l'appartement qui
TEMPS DES MISSIONS 145
VOUS est réservé. Mais cet appartement n^est bien
souvent aussi que l'autre extrémité de l'oratoire, où
l'on a disposé une petite table, un siège et... votre
lit ! ... Assez peu nombreuses en effet sont les chré-
tientés qui possèdent une travée de relais pour le
missionnaire.
Alors on vous apporte le thé, le thé traditionnel,
et d'ordinaire aussi de quoi vous refaire un peu.
Sur ce point, les Chinois sont d'une prévoyance et
d'une délicatesse extrêmes.
Alors c'est le temps de causer librement, lon-
guement, afin de vous mettre bien au courant de
tout. Et certes, ce n'est pas la matière aux ques-
tions qui fait défaut, car la plupart du temps, étant
donné la surchage habituelle du ministère, il s'est
écoulé douze bons mois depuis votre dernière visite.
Le soir on sonne un peu plus tôt... Au deuxième,
au troisième signal, toute la chrétienté est présente.
On tient à ne pas manquer ce premier exercice. Le
père venant de si loin doit avoir bien des choses nou-
velles à nous dire.
Mais si agréable qu'il serait de laisser parler un
peu son coeur et sa mémoire, il faut savoir se con-
traindre. En effet, la mission ne doit pas durer bien
longtenps : deux, trois jours tout au plus, et elle
devra consister pour chacun en un sérieux retour
sur le passé, et pour plusieurs, en un complet amen-
dement de la vie; il faut donc savoir placer de suite
les instructions fondamentales, essentielles qui
tendront à amener ce résultat.
146 DÉBUTS d'un missionnaire
Les temps libres — si tant est qu'il y en est en
mission — sont employés à l'examen des enfants,
à l'interrogation des adultes, tant baptisés que sim-
ples catéchumènes, sur toutes les parties du caté-
chisme.
Quelques uns se font bien un peu tirer l'oreille;
mais le père est intransigeant, inexorable ; pas de
récitation, pas de billet de confession. Et cette ri-
gueur est, dit-on, nécessaire dans un pays infidèle,
où l'oubh du catéchisme, et par suite, l'ignorance
de la doctrine amènerait comme fatalement la
tiédeur, et pour plusieurs, l'apostasie.
C'est aussi le moment de suppléer les cérémonies
des baptêmes faits de bénir les mariages contractés
en votre absence et de préparer les enfants à la pre-
mière communion.
Durant le repas et surtout le soir, après l'instruc-
tion donnée et les confessions entendues, c'est le
moment de la visite des hommes.
Les chefs de la chrétienté tout d'abord se présen-
tent pour remettre leurs affaires au point : red-
dition des comptes de fabrique, s'il y en a, réenga-
ment du maître d'école, brin de répartition pour
les réparations faites à l'oratoire et aux dépendances
aux cours de l'année etc, etc.
Mais l'on ne s'en tient pas là d'ordinaire. Presque
toujours, il faut passer sur le terrain de la dissiphne,
" ou l'exercice de la justice de paix, " diffé-
rends à appaiser, ennemis à réconcillier, procès à
écarter ou à préparer, ménages à raccommoder, con-
tributions à exiger, et quelquefois aussi, libertins
TEMPS DES MISSIONS 147
scandaleux, fumeurs d'opium ou joueurs à Targent
à corriger ou à exclure, etc. Heureux encore som-
mes-nous lorsqu'il ne se présente rien de plus grave-
La communion générale qui doit clôturer la
mission ne prend pas l'ampleur de celles qui se
font à rissue des grandes retraites prêchées dans les
cathédrales d'Europe ou d'Amérique. On se con-
tente tout simplement de voir si tout le monde a
passé et s'est acquitté de ses devoirs.
Le matin du départ, c'est tout de même un peu
plus solennel. On tient à recueillir les dernières
paroles du père, comme on a tenu à entendre ses
premières. On tient surtout à avoir quelques sou-
venirs pieux : images, chapelets, crucifix, médailles,
etc., que l'on fait religieusement bénir. Ce qu'il en
faut chaque année de ces objets lorsqu'on a près de
cent villages comptant des baptisés, et... que l'on
donne gratuitement !
Le dernier acte de tous ces exercices est toujours
la prière en commun à la chapelle et la bénédiction
du père.
Pendant que le missionnaire s'agenouille sur le
marchepied de l'autel, les fidèles chantent lente-
ment leur prière accoutumée pour le prêtre qui les
a évangélisés.
Bien souvent, à cet instant de séparation, le
coeur, délicieusement troublé et parfois anxieux sur
l'avenir de ces faibles chrétiens, ressent dans toute
sa douceur la paternité des âmes. Les fatigues du
voyage et les incommodités du séjour sont oubliées.
Pénétré d'un sentiment d'une infinie reconnaissance
148 DÉBUTS d'un missionnaire
envers Dieu et d'une confiance sans bornes dans sa
protection, il «replie encore une fois avec courage
sa tente».
La joie produite au coeur des fidèles par ces
saints exercices est, elle aussi, tempérée par un cer-
tain chagrin : celui de voir repartir si tôt le mission-
naire... «Chin-fou zou ! Ah ! déjà le père s'en
va !... «Kan dou-zan houi-lé ? Quand donc revien-
dra-t-il maintenant ?
Déjà des liens étaient formés. Mais ces liens il
les faut rompre sans merci. Le ministère appelle
ailleurs; d'autres âmes plus souffrantes réclament.
On reconduit aussi d'ordinaire jusqu'à la sortie
du village. C'est là une coutume chinoise à laquelle
nos chrétiens tiennent beaucoup. Ce spectacle a
toujours aussi un bon effet sur les païens, et il n'est
jamais sans agir un peu aussi sur le coeur du mis-
sionnaire.
III CHEZ LES NON ENCORE BAPTISÉS
Mais toutes les chrétientés ne comptent pas des
baptisés : un tiers au moins de nos chrétiens, ré-
cemment convertis, n'en sont encore qu'à leurs
débuts, à l'A B C de la doctrine; ils étudient le ca-
téchisme et aspirent au baptême : ce sont des ca-
téchumènes.
Mais disons-le de suite, ces chrétientés, pour
récentes qu'elles soient, n'ont pas la moindre part
dans l'affection du missionnaire; et l'on comprendra
facilement pourquoi : c'est le blé, le blé déjà levé.
I
r
fORTE d'entrée de la mission catholique a chang-lo. (voir p.9S)
TEMPS DES MISSIONS 149
Il n'est pas encore mûr, sans doute, mais il grandit,
se balance déjà au souffle de la foi et donne de l'es-
poir : c'est la moisson en espérance.
Et quand surtout le missionnaire peut se rappeler
que cette future moisson origine d'une semence
qu'il a lui-même mise en terre, oh ! alors, qu'elle
n'est pas l'exubérance de sa joie et sa légitime fierté !
Et d'ordinaire aussi l'accueil qu'il en reçoit n'est
pas moins cordial que chez les anciens. Le Chinois,
nous l'avons dit, est de sa nature poli et accueillant...
Mais ici, s'ajoute un brin de rivalité et un secret
désir de plaire. Ce que l'on souhaite en effet, c'est
d'égaler et même de surpasser les autres dans l'es-
time du père, afin de gagner sa sympathie et d'être
baptisé plus tôt, car on brûle de ce désir.
Mais chez ces chrétiens encore en formation,
il ne faut pas s'attendre à trouver une organisation
parfaite. L'éducation n'est pas encore achevée ; elle
est à se faire : c'est un certain état de tâtonnement
qui requiert nécessairement beaucoup de patience.
Dès qu'on a mis pied à terre en ces lieux, ce qu'il
y a d'abord à faire, c'est de s'assurer d'un local con-
venable pour recevoir, prêcher et célébrer la sainte
messe. S'il y a déjà une école en fonction, c'est tout
simple: on y descend, s'y installe et on en fait l'ora-
toire pour la circonstance. Mais bien souvent
il n'y a pas d'école de la mission. Alors il faut son-
ger à trouver un autre local convenable. Si les
chrétiens que l'on visite ont quelques ressources,
la chose est facile : ils ont pour la plupart près de
leur aire une maison de relais où ils mettent, avec
150 DÉBUTS d'un missionnaire
leurs grains, tous leurs instruments aratoires.
Ils ont vite fait de débarrasser ce local et de le ren-
dre propre au dessein du père.
Mais bien souvent, ces chrétiens sont pauvres et
n'ont pour recevoir, d'autre maison que le toit
qu'ils habitent : deux ou trois misérables travées.
Que faire alors ? Emprunter la maison d'un
païen ?... C'est trop risqué : il faut à tout prix être
chez soi. Il faudra donc se résoudre à rentrer sous
le toit de la famille et à s'y installer : C'est vous
dire qu'on n'est pas là dans un palais épiscopal
Un grand kang ou lit en maçonnerie occupe plus
de la moitié de l'appartement. Il ne vous reste plus
pour circuler et dresser l'autel qu'un petit couloir
d'environ trois pieds de large et long de la largeur de
la travée. Encore si ce passage était toujours par-
faitement libre. Mais bien souvent, il y a là d'im-
menses coffres à linge, trésors anciens de la bru,
et d'énormes jarres inamovibles, au contenu ignoré...
En pareil local et avec un auditoire exclusive-
ment composé de non baptisés, il n'y a pas évidem-
ment, pour le missionnaire, à songer à déployer tout
son programme : à part la sainte messe, tout devra
nécessairement se réduire à des diminutifs : ins-
tructions plus familières et même simples causeries.
Mais le travail qu'il ne faudra pas omettre, au-
quel même on devra apporter une plus grande ap-
plication, ce sera l'examen de tous et chacun, l'in-
terrogation détaillée sur les parties du catéchisme
étudiées jusque là, interrogation entrecoupée d'ex-
pUcations sobres mais précises, claires et illustrées
TEMPS DES MISSIONS 151
d'exemples. Ce travail est absorbant et fatigant
sans doute, surtout s'il se prolonge un peu, mais il
vaut dix fois les instructions faites en public. C'est
là, dans ces colloques familliers que, pendant rela-
tivement peu de temps, ces nouveaux sont ins-
truits précisément de ce qu'ils ignorent et doivent
savoir. Et quelle meilleure occasion pour le mis-
sionnaire de pénétrer dans ces diverses mentalités,
qu'il lui importe tant de connaître.
Le temps est maintenant venu pour lui de dis-
cerner l'ivraie du bon grain. Non pas qu'il lui faille
de suite arracher l'une pour laisser croître l'autre.
Notre Seigneur n'a-t-il pas recommandé d'attendre
jusqu'à la moisson : le temps de la première mois-
son, ici, sera l'époque du baptême. Mais le mission-
naire, lui, en vertu même de son ministère, a mille
moyens dès maintenant d'encourager discrètement
les bons, pour les pousser rapidement dans la voie du
bien; tandis qu'il peut aussi — il le faut même —
sans que cela paraisse, tenir dans l'ombre les auda-
cieux, les fourbes, les intrus et les faux. L'esprit de
discernement joue donc en mission un plus grand
rôle qu'on ne croit.
Mais il arrive bien souvent, hélas ! — le tempé-
ramment du Chinois est si impénétrable — que le
missionnaire encore novice ne peut tout découvrir
de suite par lui-même. Il lui faut d'abord interro-
ger, s'informer discrètement et attendre l'heure; car
une fausse démarche risquerait parfois de tout com-
promettre. Son catéchiste, s'il est homme prudent,
152 DÉBUTS d'un missionnaire
discret et délicat, peut lui être alors d'un secours
inestimable.
Quoiqu'il en soit, et en dépit même de certaines
bévues inévitables, qui d'ailleurs servent toujours
d'aliment à l'expérience, le passage annuel du mis-
sionnaire en ces nouvelles chrétientés y fait toujours
un bien immense. Il n'a fait que passer sans doute,
mais il a entendu, il a vu, il s'est rendu compte par
lui-même de l'état des choses et des gens. Il a pu,
sur l'heure, faire à chacun ses remarques, donner ses
avis au chef de la chrétienté et l'instruire de ses
responsabilités; puis enfin il a pu causer longuement
avec le maître d'école, son représentant d'office,
le mettre en garde contre certains dangers, l'encou-
rager au besoin et l'assurer pour l'avenir de son sin-
cère appui. Il peut donc maintenant quitter; cela
suffit.
On serait peut-être tenté de regretter que le
missionnaire ne puisse demeurer constamment en ce
même endroit pour y achever par lui-même le bien
commencé. Non, il ne faut pas s'en affliger; car
étant donné le tempérament des orientaux, leur
tendance à se familiariser trop vite, il y aurait
danger pour le prestige si nécessaire à l'autorité.
Maintenant qu'il a tout vu, tout observé et qu'il
peut assez prudemment diriger de loin, il vaut mieux
que le missionnaire parte. Son maître d'école le
remplacera avantageusement et fera mieux que lui.
TEMPS DES MISSIONS 153
IV CHEZ LES TOUT NOUVEAUX
Ce que nous avons dit plus haut de l'accueil fait
au missionnaire, de la difficulté pratique à s'ins-
taller, se rencontre ici encore et d'une façon plus
accentuée • peut-être. Un confrère me racontait
qu'un jour il avait dû, sur le même kang, dormir,
célébrer la messe et prendre son repas... «L'amour,
dit l'Imitation, fait souvent qu'on sait être à l'étroit
sans se sentir gêné
Mais outre la patience et l'esprit de sacrifice, ce
qu'il faut surtout ici au missionnaire, c'est la pru-
dence et la réserve.
En effet les motifs qui ont porté ces gens, pour
la plupart, à se convertir, il n'y a pas à se le dissi-
muler, ont été bien humains, bien terrestres. On a
cédé à la complaisance pour un parent, un ami qui
insistait; on a voulu voir ce que c'était que cette
religion; ou bien on a été alléché par l'appât de
quelque bénéfice, par exemple : l'instruction plus
gratuite, les désacords avec les voisins, les procès
avec ceux du dehors; ou encore un refuge dans les
temps de calamité et de persécution; ou même la
seule crainte d'être accusé au tribunal pour un mé-
fait que l'on a commis à l'adresse de quelque chré-
tien : on ne sait pas toujours en effet dans quels
termes de bienveillance se trouve le Chin-fou avec
le «grand homme»
Il y a sans doute parfois des motifs plus nobles
qui portent à embrasser la religion, mais comme ils
sont rares !
154 DÉBUTS d'un missionnaire
Et il ne faut pas s'en scandaliser : c'est le propre
de la sagesse divine de toujours s'accommoder aux
dispositions présentes d'un chacun. Dans ses «Con-
fessions», saint Augustin ne nous dit-il pas que
Dieu a daigné le conduire de Carthage à Rome par
la cupidité, l'amour du lucre et de la tranquillité ;
de Rome à Milan, par l'appât des honneurs; de la
tribune de ]\Iilan à la chaire de saint Ambroise, par
l'amour de l'éloquence, des beaux arts et de la vérité;
et qu'enfin, il le ramena de Milan au siège épiscopal
d'Hippone par les vues de pure foi... Quelle déli-
catesse bien divine ! Et pourtant il s'agissait du
grand saint Augustin... Quoi d'étonnant donc si
Dieu daigne en agir encore un peu de la sorte avec
les esprits si faibles que sont nos païens ignorants.
Non il n'y a pas à sortir de là ; ce que par une
permission divine la cupidité, l'intérêt naturel a
commencé de bien chez ces gens, il entre dans les
mêmes vues providentielles que ce soit au zèle et
au dévouement du missionnaire à l'achever. Sans
cette pensée constamment présente à son esprit, im-
possible à l'apôtre de pousser bien avant dans le
champ du père de famille : il se rebute, se décourage
et ne fait pas le dixième du bien qu'il était appelé
à faire.
Ce qu'il y a donc à faire pour lui lorsqu'il arrive
au milieu de ces populations de tout nouveaux, ce
n'est pas tant d'emboucher la grave trompette pour
pérorer sur la rectitude des vues et motifs qui doi-
vent porter à embrasser la rtligion, que de se pro-
mettre d'imiter saint Ambroise, dont saint Augus-
TEMPS DES MISSIONS l56
tin rapporte qu'il le gagna bien moins par l'évi-
dence des vérités qu'il enseignait que par l'amour
qu'ii lui témoigna.
Oui ce qu'il faut à ces tout nouveaux, c'est leur
témoigner beaucoup de sympathie et d'intérêt, et
cela afin de gagner au plus tôt leur coeur. Cette for-
teresse une fois prise, le reste viendra comme de
soi
Mais pour gagner le coeur, il n'y a qu'une métho-
de; Notre Seigneur l'enseigne : c'est de montrer le
sien, et témoigner qu'on aime réellement. Une
sapèque de cette monnaie vaut plus pour le salut
d'une âme que dix mille taels de belles paroles et
de pur raisonnement.
Les occasions s'en présentant ensuite, il ne les
faut point manquer pour rectifier peu à peu les
jugements erronés de ces pauvres gens à l'endroit
de nos croyances et de nos moeurs.
Alors sans plus tarder on peut commencer l'ex-
posé substantiel, mais simple, clair et imaginé de
nos vérités à croire et de nos préceptes divins à
pratiquer, en ayant soin toutefois d'ajouter à tout
cela un mot des avantages non seulement célestes,
mais aussi terrestres de la pratique de notre sainte
religion : réforme radicale des moeurs, par suite
plus de pureté, de justice et de charité dans les
rapports; culte véritable rendu au Maître de l'uni-
vers, par suite aussi plus grande plus ferme espé-
rance dans sa bonté et plus large part à ses misé-
ricordes : un père, aimé et bien servi de ses enfants,
les laisserait-il souffrir de quelque chose ? etc
156 DÉBUTS d'un missionnaire
Et il n'y a pas à se préoccuper trop de l'éloquence
du procédé. Il est étrange de voir comme l'exposé
simple et clair des principales vérités de notre sainte
religion est vite perçu par la plupart des païens
sérieux.
Avoir en se présentant mis l'erreur en fuite,
présenté la vérité et l'avoir fait saisir, aimer, n'est-
ce pas bien suffisant avec un auditoire tel que dé-
crit plus haut ? Oui, et le missionnaire, lorsqu'il a
réussi à obtenir ce résultat, peut se dire satisfait.
Il a accompli — avec la prière qu'il lui restera tou-
jours à adresser à Dieu — sa part, l'unique part en
son pouvoir. Pour le reste, c'est à la Toute Puis-
sance divine à l'achever par sa grâce. Saint Paul
le laissait lui-même entendre aux Corinthiens, lors-
qu'il leur disait : «Ego plant avi, ApoUo rigavit,
Deus autem tncrementum dédit». J'ai moi-même
planté, Apollon a arrosé, mais c'est Dieu qui a
donné l'accroissement.
V MOUVEMENT RÉGULIER DES CONVERSIONS
Mais les conversions ne s'opèrent pas toujours en
masse. Cela arrive quelquefois, à la suite de
quelque grand mouvement, comme par exemple :
l'insurrection des Boxeurs, la révolte des «Kéming».
Et comme ces événements semblent voulus de Dieu
pour secouer la torpeur des masses et ouvrir les
yeux des dirigeants, il faut évidemment savoir en
profiter.
TEMPS DES MISSIONS 157
Mais ce ne sont là que des exceptions. D'ordi-
naire le mouvenent des conversions suit une loi
beaucoup plus lente, et par suite plus sûre : cela
se fait par rayonnement et comme par infil-
tration. Ce sont 3 ou 4 familles, parfois même de
simples individus qui se déclarent. Et ces familles,
ces individus n'habitent pas toujours le même vil-
lage ; ils sont souvent dispersés de-ci de-là. C'est un
peu comme les épis qui arrivent à maturité. Notre
Seigneur le disait : «Voyez la moisson qui blanchit.»
Et ce sont ces familles, ces individus qui viennent
vous inviter à aller les visiter... Que faire ? Répon-
dre de suite à l'invitation ? Ce serait imprudent. Il
vaut mieux d'abord envoyer un catéchiste «ur place,
à l'effet de sonder le terrain et s'enquérir discrète-
ment. Si la chose lui paraît suffisamment sérieuse,
il pourra séjourner quelque temps pour expliquer à
ces néophytes les premières notions de nos saintes
vérités. En partant, il laissera quelques petits ouvra-
ges de doctrine, dont il apprendra à se servir. Après
un an, ou même plus tôt, si l'invitation est renou
velée, le missionnaire pourra prudemment faire les
premières démarches.
Mais la chose n'en reste pas moins quand même
toujours très délicate. En effet, le missionnaire
n'est pas un personnage comme un autre : il est
étranger, et personnifie la religion chrétienne, la-
quelle est l'antithèse des doctrines du paganisme.
Cela, on le sait à peu près partout. Il ne peut donc
se déplacer et se présenter quelque part, sans que sa
démarche crée partout une certaine sensation; ceux
158 DÉBUTS d'un missionnaire
qui le reçoivent sont à jamais compromis aux yeux
de leurs co-villageois; c'en est fait, ils sont chré-
tiens. Et il reste toujours à se demander comment
la chose sera prise.
S'il s'agit de quelques familles assez influente,
qui peuvent se soutenir et se défendre par elles-
mêmes, il n'y a aucune difficulté; mais s'il s'agit
de familles d'un rang inférieur, ou même de simples
individus, comment ces gens pourront-ils faire face
à la situation ? Pourront-ils obtenir des leurs au
moins assez de liberté pour recevoir cet étranger,
embrasser sa religion et la pratiquer ensuite ?
Comme vous le voyez, la question est très dé-
licate; et le missionnaire, en se présentant de la sor-
te, risque toujours, sinon de tomber lui-même dans
quelque piège, du moins de soulever quelque cri-
tiqué.
Mais à côté de cette appréhension, quelles espé-
rances de bien !...
Ces païens récemment convertis, qui donc a pu
si subitement toucher et changer leur coeur au
point de les amener présentement, non seulement
sans défiance ni malice, mais même supphants ?
Dieu seul a pu opérer cette merveille ! Et cette in-
vitation montant aujourd'hui de ces bouches hier
encore païennes, n'est-ce pas l'invite du Très-Haut
lui-même à son ministre, de s'élancer par cette porte
entr'ouverte au sein du paganisme pour y étendre
son règne ?...
Jusque là, en effet, impossible, physiquement
même, peut-on dire, de se présenter en ces lieux
TEMPS DES MISSIONS 159
pour prêcher, sans risquer d'être odieuseraent écon-
duit, si non injurié, tandis qu'aujourd'hui Il n'y
a donc plus pour le missionnaire qu'à réveiller sa
foi, à faire son acte de confiance en Dieu, qui tient
tous les coeurs dans sa main, puis partir : c'est
son devoir.
J'avoue pour ma part, que chaque fois que j'ai
tenté la démarche, les résultats ont dépassé mon
attente. Etant donné en effet les convenances et la
politesse chinoises, j'étais d'ordinaire très bien reçu,
non seulement de la part de ceux qui m'avaient
invité, mais encore de leurs proches. Et il suffi-
sait la plupart du temps de quelques bons sourires
de quelques franches marques de sympathie et
d'intérêt pour dissiper les soupçons et gagner tous
les coeurs. Presque toujours aussi la bonne im-
pression créée sur les voisins par la façon dont on
m'avait accueilli produisait des résultats. Plus
d'une fois après mon passage j'ai appris que d'au-
tres familles s'étaient déclarées chrétiennes. L'effet
visé était donc atteint; j'en remerciais Dieu.
VI SITIO
Toutefois, je dois vous l'avouer, mon coeur était
loin d'être entièrement satisfait
J'avais sans doute réussi à éclairer, à affermir
quelques âmes, à en gagner quelques autres, c'est
vrai. Mais cette foule de curieux qui s'étaient pré-
sentés pour me voir à mon arrivée, ces centaines,
ces milliers d'autres formant la population des
160 DÉBUTS d'un missionnaire
villages où j'étais descendu, tous encore si igno-
rants, si insouciants, tous ces gens-là, me disais-je,
ne sont-ils pas, comme les autres que je visite, des
enfants du même Dieu, rachetés au prix du même
sang divin et par conséquent appelés au même
salut ? Et le salut de ces âmes, n'est-ce pas à moi
qu'il a été confié le jour où je fus envoyé au milieu
d'eux ? N'y aurait-il pas un moyen, pensais-je, de
saisir un peu tous ces gens, de les secouer de la tor-
peur où ils croupissent, pour leur parler du vrai
Dieu ? Et ne serait-ce pas le bon moment, lorsque
je suis au milieu d'eux de tenter cette démarche ?...
Mais ce moyen tant désiré ne se présentait pas à
mon esprit. Ah ! c'est qu'il n'est pas si facile qu'on
le croit, allez ! de se créer un auditoire de païens
recueillis qui veuillent bien vous écouter. Je résolus
donc de prier à cette intention.
A quelque temps de là, me trouvant dans la
même situation, il me vint à la pensée d'envoyer
mon catéchiste vers chacune des familles du vil-
lage pour les inviter à venir le soir entendre la doc-
trine.
J'aime à croire que mon homme s'acquitta bien
de sa besogne; toutefois le résultat ne fut pas mer-
veilleux : l'invitation ne fut que partiellement en-
tendue. Les enfants vinrent en grand nombre; mais
les hommes, ils étaient bien peu nombreux : à peine
deux vieillards, qui, voyant leur isolement, se reti-
rèrent presque aussitôt.
Je parlai quand même aux enfants : une soix-
antaine environ et j'en fus suffisamment écouté
TEMPS DES MISSIONS 161
Cela ne m'empêcha pas évidemment de réfléchir
aux causes de l'insuccès. Etant donné en effet le
tempérament défiant du Chinois — ■ le Chinois, per-
du au sein d'un monde païen et par suite sans cesse
en butte à la ruse et à l'exploitation, est naturellement
défiant — j'aurais dû y penser : mon procédé était
par trop ouvert; on n'y crut pas, on s'en défia même.
Mais je ne me décourageai pas. C'est autant
d'acquis pour l'avenir, me dis-je. Et je me remis
à prier.
Dans les jours qui suivirent, je variai un peu ma
méthode. Me représentant le respect et l'espèce de
vénération qu'ont les Chinois pour tout ce qui est
écrit, je pensai à faire écrire l'invitation. Pour cela
je me procurai quantité de charmantes petites
feuilles roses et rouges d'égale grandeur. Mon caté-
chiste y traça de sa plus belle écriture les quelques
mots en question; puis je les envoyai porter par
les deux plus âgés des chrétiens.
L'effet fut plus consolant : de toutes les familles
où le fameux billet avait pénétré, deux ou trois
membres au moins se présentèrent. J'avais donc
atteint mon but cette fois; j'avais un auditoire,
j'étais content.
Restait à intéresser ces gens. Mai^ la tâche sem-
blait assez facile, puisque l'on semblait bien disposé.
Je parlai donc, car on s'y attendait; mais je parlai
peu. Ma connaissance encore imparfaite de la
langue, mon accent étranger et mon ignorance des
usages me recommandaient cette réserve. Je laissai
parler mon catéchiste.
162 DÉBUTS d'un missionnaire
Piqué de fierté autant que de zèle par cette mar-
que de déférence, il abonda. Par prudence toute-
fois, j'avais eu soin de le préparer un peu à l'avance,
en lui fournissant quelques arguments et la marche
à suivre. Moyennant quoi, il parla longuement,
bien, et fut écouté.
Quelle n'était pas ma joie ensuite d'entendre les
réflexions de ces braves gens — «Mais comme c'est
juste et raisonnable tout ce qui a été dit là. Père.
Assurément, ça irait mieux dans nos familles et au
village, si tout le monde pratiquait ta religion; et à
l'époque du Ko-nien, comme au temps des moissons,
il y aurait sûrement moins de vols et de procès, si
tous voulaient bien suivre tes conseils.»
Le succès semblait donc assez complet. Toute-
fois, par les questions qui me furent faites le reste
de la soirée, je remarquai encore beaucoup de
défiance. La vérité assez bien présentée par mon
catéchiste avait réussi à plaire et même à persuader ;
elle n'avait pas réussi à convaincre. Le coeur tout
entier n'y était pas : tout manquait.
La cause ? Elle s'offrait d'elle-même à mon es-
prit : j'avais vu ces gens trop tard dans la soirée;
nous les avions entretenus trop peu de temps.
Ce qui manquait, c'était une préparation plus lente
et plus complète de l'auditoire, et surtout plus d'oc-
casions de causer familièrement.
Par la suite, je complétai encore ma méthode...
A peine avais-je mis pied à terre en un village et
pris un peu contact avec la famille qui m'avait
invité, que je sortais aussitôt sur la rue, bréviaire
TEMPS DES MISSIONS 163
en main et grand catéchisme en images sous le bras.
Déposant quelque part mon paquet, je récitais mon
office tout en me promenant lentement. Pendant
ce temps, mon catéchiste avait l'ordre de se tenir
à quelque distance pour fumer sa pipe et causer
avec les curieux.
Cette double manoeuvre avait pour effet de
frapper l'attention des gens, sans toutefois éveiller
trop k ^r défiance. Pour moi, me reconnaissant pour
un étranger et me voyant si fort occupé, on me lais-
sait bien tranquille... A peine quelques enfants
s'approchaient-ils timidement pour m'observer.
Mais il n'en allait pas de même de mon catéchiste.
Le voyant si libre, si facile d'abord en même temps
que si Chinois, on n'hésitait pas à s'approcher de lui
pour causer et l'interroger. On lui demandait qui
j'étais, d'où je venais, ce que je venais faire au vil-
lage, etc. etc....
Mon bréviaire achevé, je saluais de loin ces gens
et leur adressais quelques bons mots. On n'était pas
peu surpris de voir que je susse la langue... Ces
quelques paroles déridaient immanquablement et
achevaient de rompre la glace.
Alors m'asseyant sur quelque grosse pierre, j'ou-
vrais mon grand catéchisme, que je feuilletais len-
tement, faisant mine d'y lire et d'y regarder les
images.
A cette vue les quelques enfants qui stationnaient
pas loin s'approchaient, timidement d'abord et
tendant le cou pour voir. Dès qu'ils étaient à bonne
distance, je retournais le livre de façon à leur pré-
164
senter le pied des images, et je continuais de feuil-
leter, mais plus lentement.
Au jDremier groupe de deux ou trois, bientôt ve-
nait s'en ajouter cinq ou six, puis huit ou dix, fina-
lement vingt, trente, et quelquefois davantage; et
tout ce petit monde causait, s'interrogeait sur ce que
pouvaient bien représenter ces images... — «Le Père
le sait, disait l'un; demande lui donc»...
Voyant le bon moment venu, je reprenais la série
des images au début, là où Dieu est représenté
créant l'oeuvre de l'univers. Lentement et le plus
clairement possible, j'expliquias ce qu'était cet
Etre majestueux, qui, d'un mot produit la luniière,
d'un geste, sépare les eaux du firmament de celles
de la mer, lançant dans l'espace le soleil, la lune et
les étoiles, faisant comme à souhait surgir de la
terre tous les arbres et toutes les plantes, remplis-
sant l'espace d'oiseaux et peuplant l'océan de
poissons; enfin créant tous les êtres vivants y com-
pris nos premiers ancêtres : Adam et Eve...
Ce qui intéressait surtout ce petit monde, c'était
de m'entendre parler chinois... «IMais se disaient-
ils, il parle comme nous, nous comprenons ce qu'il
dit»
Mais bientôt l'intérêt gagnant, leur vue se re-
portait uniquement sur les images.
Alors les vieillards qui causaient tout près, dis-
traits par la nouveauté du spectacle, se levaient et
s'approchaient à leur tour. Debout et faisant cercle
autour du groupe d'enfants, ils écoutaient et sui-
vaient, eux aussi, avec beaucoup d'attention ce qui
TEMPS DES MISSIONS 165
se disait. Pour leur profit, je reprenais et résumais
en peu de mots ce qui venait d'être dit; puis je pour-
suivais par Texplication du péché originel, la pro-
messe d'un Rédempteur, les dix préceptes du Déca-
logue donnés par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï,
les ravages du péché mortel dans l'âme, la mort du
juste, la mort du pécheur, le jugement particulier,
le jugement général, le ciel et l'enfer...
Puis pour graver davantage dans les mémoires le
sens de ces préceptes que je venais d'effleurer,
j'invitais mon catéchiste à déployer une grande
pièce de toile blanche, sur laquelle étaient écrits en
grandes lettres chinoises précisément les dix com-
mandements.
La pièce n'était pas encore complètement tendue
que les plus lettrés avaient déjà lu à haute voix tout
ce qu'elle comportait. Toutefois mon catéchiste
reprenais avec eux chacun de ces préceptes, pour
leur en donner le sens précis avec un mot d'explica-
tion.
— • «Pou-tsouo, pou-tsouo ! répliquait-on : c'est
cela ! Il n'y a pas l'ombre d'une erreur dans tout
ce que tu as dit. Ah ! oui, si chacun voulait bien
se donner la peine d'observer toutes ces choses, ça
irait infiniment mieux parmi nous»
Vers l'heure du midi je sortais un grand drapeau
du Pape que je faisais hisser bien haut au centre
du village, avec au bas, une affiche comportant une
invitation à tous de venir le soir entendre la doctri-
ne.
166 DÉBUTS d'un missionnaire
Dans le cours de raprès-midi les vieillards reve-
naient encore causer. Ils s'informaient du sens de
ce drapeau. Les femmes, devenues moins timides,
venaient, elles aussi, par groupes de dix ou quinze,
avec leur tricot, leur couture, s'installer sur la place,
pour observer et causer; près d'elles, les enfants
jouaient.
Et pendant tout ce temps, mon grand drapeau
claquait au vent au-dessus du village. Impossible
de vous dire toute la joie que j'en ressentais : c'était
à mon sens, la réelle prise de possession
Le soir venu, il n'était plus besoin d'envo3Tr por-
ter d'invitation : on venait, on accourait même en
foule, non seulement de tous les points du viUage où
j'étais descendu, mais encore des villages circon-
voisins. Nous étions littéralement débordés. Les
trois travées habituelles ne suffisaient plus. Bien
souvent il fallut parler dehors, dans la cour.
Oh ! quel spectacle alors !... Sur nos têtes, nous
servant comme de dais, le fii'mament, ce firmament
si pur d'orient, tout criblé d'étoiles, et auquel ve-
nait parfois s'accrocher la lune cette lampe d'ar-
gent allumée par le doigt de Dieu même. Puis au
mur de terre auquel était adossé mon siège, quelques
lanternes chinoises dont la lumière tremblottante,
tamisée par le fin papier rose, projetait son pâle
reflet sur cette foule assise et recueillie, symbole de
l'aurore de la vraie foi qui brillait pour la première
fois à leurs yeux
Ah ! sans doute il y avait encore bien loin de ce
spectacle au spectacle grandiose qu'offrait la foule
TEMPS DES MISSIONS 167
immense d'un demi-million réunie au Parc-Mance,
le soir de la clôture du Congrès eucharistique de
Montréal; et cette foule de païens assis à mes pieds
étaient loin de pouvoir redire avec autant d'âme et
d'intelligence les divines louanges, et cependant,
comme l'émotion que j'éprouvais en ces soirées
valait bien celle que je ressentis alors !
En pareilles cirsonstan ces, vous le comprendrez,
je n'avais pas de peine à tirer de mon coeur ce que
je voulais dire à ces gens
Toutefois je le répète, je laissais toujours davan-
tage parler mon catéchiste; c'était prudence. Com-
me conclusion, je lui faisais lire et commenter mon
passeport chinois français, pièce que chaque mission-
naire reçoit de Pékin à son arrivée en Chine, et qui
l'assure de la protection et de l'assistance des auto-
rités civiles avec la liberté de circuler librement par
toute la province, d'y acheter des terrains, d'y cons-
truire et d'y ouvrir à son gré des écoles de doctrine.
Longtemps encore après la séance on demeurait
pour causer et s'informer. Les plus lettrés prenaient
mon passeport et le relisaient ensemble à haute
voix. — • «C'est bien cela, c'est bien cela, se disaient-
ils, voyez le sceau officiel. Assurément cette reli-
gion est bonne, car autrement l'empereur per-
mettrait-il de la propager ici et assisterait-il ceux
qui le font ?
C'était le bon sens même. Le succès cette fois
était donc complet.
Le lendemain, au moment du départ, la popula-
tion presque entière était de nouveau réunie. Tous
168 DÉBUTS dVn MISSIONNAIKB
ces gens étaient maintenant sans la moindre défi-
ance. Les uns me priaient en souriant de demeurer
encore quelques jours, les autres faisaient des voeux
pour mon prochain retour.
Lorsque je quittais, les enfants, en troupes joyeu-
ses, me précédaient ou m'accompagnaient jusqu'à
mi-distance du village voisin — «Ah ! Chin-fou
zou ! Ah ! le père nous quitte donc déjà !... Kan
douo zan houi lé ? Quand maintenant reviendra-t-il
nous voir ?. . Siang fa-ze zo houi lé, che ?... Faites
que ce soit bientôt, n'est-ce pas ?
La différence, la différence d'avec hier à la même
heure, me disais-je ! Oh ! comme l'hymne de la re-
connaissance montait vive alors de mon coeur !...
Mais nous n'avons pas comme cela des pied-à-
terre dans tous les villages, bien loin de là. Com-
ment donc attaquer les villages purement païens ?
C'est une coutume en Chine, pays de la politesse,
d'offrir aux passants de s'arrêter pour prendre le
thé et causer un peu. Le missionnaire ne fait pas
exception. Pourquoi donc, me dis-je, ne profite-
rais-je pas de cette occasion pour m'arrêter et dire
quelques mots de religion à ces gens ?
C'en est fait, dis-je, à mon domestique; la prochai-
ne fois qu'on nous fera l'invitation, arrête : je veux
prendre le thé et causer un peu avec ces gens.
«Mais, me dit-il, on ne s'y attend pas : on ne nous
fait cette invitation que pour la forme...
— Forme ou non, arrête, je désire causer un peu.
Au premier village, l'invitation ne manqua pas —
«Sien-chang, hé-ka, bou-hé-ka ? Hie-j-hie, chouo,»
TEMPS DES MISSIONS 169
Monsieur a sans doute bien soif en ce moment.
Qu'il s'arrête donc un instant pour prendre le thé
et causer un peu
Vous êtes bien bons... C'est vrai, j'ai très grande
soif en ce moment... Et je fais arrêter la monture
pour descendre.
Le brin d'embarras était visible sur les figures...
Mais qu'importe ces gens avaient fait les avances
ils étaient pris au mot. Ils entreprirent donc de
s'exécuter.
Pour ne pas trop m'imposer, je restais sur la place,
me contentant de faire descendre les effets du dos
de la bête.
Assis sur une pierre j'entreprenais de réciter une
partie de mon bréviaire, tandis que mon catéchiste
un peu plus loin, allumait sa pipe et causait avec
les arrivants.
Mon office récité, j'ouvrais mon grand catéchis-
me. La scène décrite plus haut se répétait alors de
point en point : les enfants s'approchaient, les vieil-
lards venaient causer; je montrais au moins mes
images — n'ayant pas le temps de faire plus — et
mon catéchiste expliquait.
En moins d'une demi-heure, il y avait 50 à 60
personnes attroupées là sur la place, écoutant la
doctrine.
On apportait alors le thé. Nous le prenions en
causant. Tous ces gens, joj'-eusement surpris par
cette visite inattendue, et, disons-le, si peu oné-
reuse, ne tarissaient pas de questions.
170 DéBUTS d'un missionnaire
Le moment venu de repartir, je jetais quelques
sapèques dans la tasse restée vide, et je donnais
aussitôt l'ordre de recharger la bête.
Alors la scène la plus intéressante peut-être se
produisait : ces gens captivés jusque là par l'entre-
tien et l'explication de la doctrine, semblaient
sortii' comme d'un rêve — «Mais quoi, disaient-ils,
vous repartez si tôt !... Pourquoi ne demeurez-vous
pas encore quelques instants ? Qu'est-ce donc qui
vous presse ? Tout ce que vous nous avez dit là
nous l'ignorions... Quand donc maintenant revien-
drez-vous nous en reparler ?
Mais tout en souriant et en saluant de mon mieux,
je demeurais enflexible : nous repartions quand
même.
Toutes ces bonnes gens, groupées là, debout,
nous regardaient aller encore quelques lys.....
Helativement à ce que nous avions fait ailleurs,
c'était peu sans doute; mais en comparaison de
l'état où nous avions trouvé ces esprits et ces coeurs
à notre arrivée, c'était immense. La terre, cette
terre encore vierge venait d'être remuée, et la se-
mence venait d'y être déposée. Désormais, il y au-
rait lieu d'espérer... C'est si vrai, que, pour deux
fois au-moins, un mois à peine après notre passage,
des conversions surgissaient en ces lieux.
Ce mode d'évangilisation ne manque pas d'in-
térêt, comme vous voyez, et pour peu qu'on le
pratique, on s'y attache vite.
Malheureusement il n'est pas applicable en tout
temps ni en tout lieu. L'hiver par exemple, lors-
ï!£_. .>^...: .^ *.2_f
TEMPS DES MISSIONS 171
qu'il fait froid et grand vent, il n'est pas aussi fa-
cile de grouper la foule et de tenir conversation sur
la place. En outre, dans les gros villages et les en-
droits de marché où la population est cosmopolite,
il n'y a pas à y songer : on risquerait en effet de
n'être pas suffisamment écouté, ou, ce qui serait
pire, d'exposer la sainte parole. Or l'Esprit Saint
nous dit : «Ubi auditus non est non ef fondas ser-
monem» (Eccli, XXXii-6.) Et Notre Seigneur :
«Ne mittatis margarittas an te porcos))... La pru-
dence est nécessaire partout.
Mais là où tous les autres moyens font défaut,
reste encore la prière; elle est même de toutes, l'ar-
me la plus forte : Dieu tenant tous les coeurs dans
sa main pour les incliner où il veut.
A cet effet je m'étais composé un petit cha-
pelet où je demandais à mille reprises précisément
cette grâce. Comme début je récitais la belle prière
pour la conversion des âmes de Chine que Pie X
approuvait et enrichissait d'indulgences le 27 mai
1909, «Domine Jesu Christe.» Puis sur les gros
grains : très tendre, très compatissant Coeur de
Jésus qui avez daigné vous incarner, souffrir et
mourir pour le salut du genre humain, faites que
l'abondance de vos mérites ne soit pas perdue»...
Enfin sur les petits grains : des âmes, O Jésus, des
âmes 0 Jésus, des âmes 0 Jésus, etc., etc.
Comme dernier dédommagement je récitais donc
et faisais réciter cette prière à mon catéchiste dans
tous les villages païens par où nous passions.
CHAPITRE Vil
I.E MISSIONNAIRE A LUI-MEME
Moments de détente
L'été venu, le missionnaire doit réintégrer son
domicile : les populations qu'il évangélise, la plu-
part très pauvres, ont besoin de tout leur temps
pour ensemencer leur terre et faire la double mois-
son; et le soir venu, fatigué qu'on est des durs la-
beurs du jour, on serait mal disposé pour écouter
quoi que ce soit
Le premier besoin que le missionnaire éprouve
en rentrant chez-lui, c'est de déposer là armes et
bagages, et d'aller se reposer quelques jours à la
résidence centrale.
Là, «ad pedes Domini» et dans la compagnie
d'aimables confrères, il se refait âme et corps.
Les délicieux moments que ceux-là !... Chacun ren-
trant des courses de plusieurs mois, sent le besoin
de détendre un peu son esprit comme son coeur.
Les récits et les incidents de voyage, entremêlés
bien souvent des faits les plus typiques, pleuvent
de toute part: et le ton personnel et parfois com-
mique, avec lequel ces choses sont racontées, donne
l'illusion qu'on assiste à un concert, mais concert
des plus propres à dérider. Et c'est précisément ce
dont le missionnaire a besoin alors
LE MISSIONNAIRE A LUI-MEME l73
Mais outre le charme particulier à ces sortes
d'entretiens, il y a là aussi pour le missionnaire une
magnifique occasion de s'instruire.
Seul en effet au fond de son district, il a rencontré
et dû résoudre bien des cas difficiles. Ces mêmes cas
ou d'autres semblables se sont aussi présentés aux
autres confrères. On les rappelle alors et les com-
mente. L'expérience d'autrui est donc largement et
gratuitement mise à contribution; à chacun d'en
faire son profit
De retour chez-lui, le missionnaire reprend sa
besogne, sa besogne personnelle, cette fois, sus-
pendue depuis des mois.
Le point le plus en souffrance est toujours la
correspondance : qui peut dire combien elle a souf-
fert !...
Laissez-moi vous le dire, chers lecteurs, avec le
missionnaire, il faut en prendre généreusement son
parti et se montrer doublement indulgent sur ce
point. Non pas qu'il faille l'absoudre de toute ré-
ponse : ce pardon général, il le refuserait : le coeur
a ses besoins. Il tient donc à répondre, lui aussi,
mais quand ? Voilà !...
Ne recevant son courrier que par occasion, lors-
qu'il est perdu au milieu de ses chrétiens, alors,
comme vous l'avez vu, qu'il n'a pour ainsi dire
aucun moment à lui, pas même celui de lire d'un
trait la lettre qu'il vient d'ouvrir, comment vou-
lez-vous qu'il s'attable aussitôt , entreprenne de
répondre à l'instant à ces longues missives, comme
à tous ces charmants petits mots qui lui sont en-
174 DÉBUTS d'un missionnaire
voyés de là-bas... Les âmes qu'il dessert souffri-
raient à cette mesure; et bien sûr qu'en l'apprenant
vous vous récririez. Il lui semble donc qu'il est
préférable de remettre à un temps plus libre et
plus convenable ; ce temps plus libre et plus convena-
ble ne vient bien souvent qu'avec l'été. C'est ce
qui fait qu'à l'ouverture de cette saison j'ai tou-
jours, pour ma part, sur mon bureau des monceaux
de lettres qui attendent réponse : qu'on me le par-
donne !...
Puis vient la mise au point, et... bien souvent la
refonte entière des registres : car l'humeur des Chi-
nois est bien voj^ageuse et, chez les nouveaux sur-
tout, les défections sont fréquentes...
Enfin c'est la révision des notes de mission
Lorsqu'on parcourt le dossier de ces notes écri-
tes sur place, un long soupir s'échappe du coeur :et
ce soupir est toujours le même : Ah ! que de choses,
que de choses à faire !...
Evidemment il ne s'agit pas de tout entreprendre
à la foir : l'essentiel, le plus pressé suffit; mais cet
essentiel, ce plus pressé est toujours lui-même très
considérable.
n OEUVRES QUI URGENT
A l'époque dont je parle — ■ 2e été — cinq points
d'une sérieuse importance s'imposaient :
1. L'oeuvre des catéchistes et maîtres d'école.
2. L'instruction des fiancées païennes.
LE MISSIONNAIRE A LUI-MEME l75
3. L'acquisition de terrains, constructions et
réparations d'oratoires.
4. L'enregistrement des vieux contrats.
5. L'achat d'un certain nombre de cloches pour
l'usage du culte.
Les trois derniers points pouvaient sans doute
subir encore quelque retard ; mais les deux premiers
urgeaient.
Le mouvement des «Kéming», survenu l'été pré-
cédent, avait, comme nous l'avons vu, déterminé
beaucoup de conversions. Par suite de cet événe-
ment, près de trente villages s'étaient ouverts à
la foi.
Il fallait donc profiter du mouvement; si non,
on risquait de tout perdre, ou à peu près. L'expé-
rience est là en effet : le premier moment de fer-
veur une fois passé pour ces gens, leur retour est
toujours plus difficile.
Mais le moyen d'aller à la fois vers tout ce mon-
de ?... Personnellement, je ne le pouvais; je ne m'en
sentais ni la force ni le temps : à peine savais-je
balbutier quelques mots chinois, et les vieux chré-
tiens étaient là qui me réclamaient.
Pour les aides sur qui j'eusse pu compter, je
n'avais alors que 4 ou 5 catéchistes et deux vierges
répartis sur l'étendue de deux districts. Il fallait
donc de toute nécessité augmenter le nombre de ces
précieux auxiliaires : c'était l'unique moyen d'ar-
river à quelque chose.
176 DÉBUTS d'un missionnaire
La nécessité de pareils aides en mission a été re-
connue depuis longtemps par tous ceux qui se sont
occupés d'apostolat en pays enfidèles :
«Les catéchistes, dit le R. P. Castels s. j.. ce sont
les missionnaires laïques, auxiliaires de choix, qui
se dispersent sur l'étendue du territoire attribué à
leur zèle, tant pour y préparer, que pour y mainte-
nir l'oeuvre d'évangilisation, et qui par un dévoue-
ment sans hmites, leur expérience des choses du pays,
leur tact pour gagner les sj^mpathies de leurs compa-
triotes, l'imposent partout, et rendent possible aux
missionnaires prêtres ce que l'on pourrait appeler
l'évangihsation à distance : sur leurs traces, arrive
le prêtre qui n'a plus qu'à faire la moisson dans les
champs labourés, ensemencés, gardés par ces in-
trépides collaborateurs...
«Les auxiliaires véritablement actifs des mis-
sionnaires européens, dit à son tour le P. Leboucq,
sont les catéchistes et les vierges. La réserve et
l'action limitée qu'impose aux missionnaires leur
qualité d'étrangers, nous ont déjà fait comprendre
quel rôle leur assigne la force des choses dans l'oeu-
vre de l'évangilisation de la Chine. A eux l'ini-
tiative et la haute direction de l'apostolat; à eux
encore le renouvellement spirituel des chrétiens par
la mission annuelle. Mais pour introduire le chris-
tianisme dans les familles qui l'ignorent, pour dé-
montrer aux païens l'insuffisance de leur religion
et les convaincre de leurs erreurs, pour apprerdi'e
aux convertis les prières et la doctrine catholique,
pour tenir les écoles, pour entretenir parmi les
QEATRE MISSIONNAIRES CANADIENS AU CHANTONG OR.
LE MISSIONNAIRE A LUI-MEME 177
néophytes la connaissance et la pratique de la foi,
il leur faut des coopérateurs indigènes, sans les-
quels leur ministère n'aurait qu'une désolante sté-
rilité.»
Un autre témoignage non moins autorisé que
les précédents et qui a ici plus de valeur, puisqu'il
regarde spécialement notre situation actuelle au
Chantong oriental, c'est celui du T. R. P. Henri
Veille, ancien commissaire de ce vicariat. Dans un
article qu'il écrivait sur la matière il y a à peine 5 ans
— et la situation n'a pas beaucoup changé depuis —
il disait : «C'est là l'institution qui nous manque au
Chantong oriental, et qu'il faudrait à tout prix créer.
Une ère nouvelle de prospérité s'élèvera dans le
vicariat le jour où l'on aura pu enfin ouvrir l'école
de catéchistes et pourvoir en suite à leur entretien
au poste qui leur sera assigné par le missionnaire»...
Et ce n'est pas seulement une école qu'il nous
faudrait, c'est deux: l'une pour les hommes et l'au-
tre pour les femmes ^ (Echo du Chantong sept. 1913,
p. 159.)
Mais ces auxiliaires à appeler et à former, où
les prendre ? Ici plus qu'ailleurs il faut des hommes
de choix, à l'esprit sain, au jugement droit, au coeur
généreux et dévoué; car ils auront besoin de pres-
tige, d'autorité et d'endurance pour s'imposer et
faire accepter la religion qu'ils prêcheront.
( 1 ) — Maintenant cette dernière école existe : Ouverte à
Fang tze, il y a 4 ans, dirigée par le P. Césaire et entretenue
durant deux ans des aumônes recueillies par le P. Morand, elle
vient d'être transportée à Tsing-chow-fou.
178 DÉBUTS d'un missionnaike
Dans mes courses apostoliques chez les vieux
chrétiens, j'avais plus d'une fois remarqué un certain
nombre de bons jeunes gens, de 20 à 30 ans, mariés
pour la plupart, ayant reçu dans leur famille une
excellente éducation chrétienne, et de plus assez
lettrés... X'était-ce pas mon affaire toute trouvée ?
Ce qui leur manquait pour les rendre aptes au but
que je poursuivais, c'était seulement une connais-
sance plus approfondie et plus détaillée de la doc-
trine, une conviction plus raisonnée et plus ferme du
sens sublime de l'apostolat et du dévouement chré-
tien, et... l'assistance pécuniaire évidemment.
Mais puisque j'ai déjà sous la main les premiers
éléments essentiels, medis-je, nepuis-jepas compter
sur Dieu pour l'accessoii'e ? ^loins que nul autre en
effet le missionnaire n'a le droit d'oubher les recom-
mandations du ^Maître : «La vie ne vaut-elle pas
infiniment plus que la nourriture et le vêtement ?...
Ne vous mettez donc point en peine, disant : Que
mangerons-nous ou que boirons-nous, ou de quoi
nous vêtirons-nous ? Votre Père céleste sait que
vous avez besoin de toutes ces choses.»
Mettant ma confiance uniquement en Dieu, je
résolus donc, l'heure venue, d'appeler et de tenter
l'entreprise.
La seconde oeuvre qui s'imposait, je l'ai dit,
c'était l'instruction des fiancées païennes avant le
passage de la porte (mariage)
Déjà l'on m'avait fait remarquer l'importance de
cette question; mais avant de m'en rendre compte
LE MISSIONNAIRE A LUI-MEME 179
par moi-même; j'étais loin de la croire aussi ur-
gente.
C'est fatal en effet, nos chrétiens, très peu nom-
breux encore relativement à l'énorme population
païenne qui les enveloppe, doivent comme néces-
sairement un jour ou l'autre s'allier à des familles
non chrétiennes.
De toutes les jeunes filles que nos chrétiens s'al-
lient de la sorte, bien rares sont celles qui hé-
sitent à promettre de se faire chrétiennes par la
suite; il est donc, en conséquence, facile d'obtenir
la dispense requise. Là n'est pas la difficulté. La
difficulté surgit surtout après le mariage
On a promis de se faire chrétienne, ou tout au
moins de ne jamais mettre obstacle à l'éducation
chrétienne des enfants, très bien ! Mais la cérémo-
nie du mariage faite et le train ordinaire de la vie
repris, il arrive bien rarement que l'on songe à
s'instruire davantage.
Ce soin d'instruire la nouvelle arrivante revien-
drait tout naturellement au mari, qui s'y est d'ail-
leurs engagé formellement; mais lui est bien trop
distrait, et souvent aussi trop peu maître de sa
matière pour entreprendre cette tâche; pour les
autres, ils n'y songent pas davantage.
La conséquence pratique, c'est que ces épouses
païennes restent bien souvent païennes toute leur
vie. Les nombreux enfants qui naissent — car en
Chine les familles se multiplient très vite — n'ont
qu'une demi-foi. Ils sont baptisés sans doute, mais
la mère n'étant pas chrétienne, ne sachant par con-
180
séquent pas un mot de doctrine, pas même tracer
sur elle le signe de la croix, ses enfants grandissent
dans une profonde ignorance religieuse.
Si pour remédier au mal, on ne peut compter sur
une bonne école de village, c'en est fait, nous avons
une famille de demi-païens, et autant de familles de
cette sorte, qu'on aura permis de ces unions.
Mais me direz-vous, n'y aurait-il pas un moyen
de remédier au mal ?... Oui, ce serait d'instruire
ces fiancées païennes dès avant le mariage, et de ne
bénir leur union que lorsqu'elles sauraient assez de
doctrine pour être baptisées. C'est là le moyen et
l'unique moyen.
A l'ouverture de l'été 1917 je me trouvais en face
de 12 à 15 de ces cas... Que faire ? Donner la dispen-
se et laisser l'union se consommer ainsi?... Ma con-
science réclamait. Je décidai donc d'ouvrir une
école spéciale à Pécheng et d'y appeler toutes ces
jeunes filles pour les instruire et les baptiser au
plutôt.
Ce catéchuménat et mon école de catéchistes,
telles étaient les deux oeuvres auxquelles je résolus
de consacrer mes loisirs de l'été. Il allait sans doute
m'en coûter des soucis et même beaucoup d'argent,
mais que voulez-vous. Le devoir était là qui de-
mandait
Au moment fixé je lançai donc la double invi-
tation.
Pour les catéchistes, elle fut vite entendue.
Honorés du choix que je faisais de leur personne
autant qu'alléchés par l'appât d'un emploi rému-
LE MISSIONNAIRE A LUI-MEME 181
nérateur pour l'avenir, et d'ailleurs comprenant
suffisamment le sens du projet que je tentais, ils
répondirent fidèlement à l'appel : aucun des invités
ne manqua : j'en eus du coup dix.
Mais pour les fiancées, il n'en alla pas du tout
de même. Complètement ignorantes de mes mo-
tifs, et craintives à l'excès comme toutes jeunes
filles chinoises, elles hésitèrent fort; quelques unes
refusèrent net.
Je dus donc user de diplomatie. Je fis agir la
belle-mère. N'était-elle pas, après moi, la plus inté-
ressée dans l'affaire ? Puis au besoin je députai une
vierge sur les lieux...
On n'obtint pas tout de suite que la «demoiselle»
vînt séjourner au Tien-tchou-t'ang; on obtint du
moins qu'elle s'y rendit passer un dimanche avec
les chrétiens. Alors, la vue des autres chrétiennes
et surtout le bon accueil qui lui fut fait parles vier-
ges achevèrent de la gagner : elle demeura.
Après une dizaine de jours, je les avais toutes sous
le toit de l'école; j'étais on ne peut plus content.
Restait maintenant à instruire et à nourrir
tout ce monde
Pour l'entretien — je m'y étais aussi engagé,
sans cela je n'aurais point réussi — l'affaire n'alla
pas sans quelque difficulté : j'étais nullement orga-
nisé pour cela... Il fallut donc d'abord doubler le
nombre de mes domestiques; puis acheter des grains,
que je dus faire venir de plus de 60 lys; enfin une
meule, car dans l'intérieur on n'a pas encore l'avan-
tage des moulins publics : chaque famille moud son
182 DÉBUTS d'un missionnaike
grain. En outre ii me fallut louer quelques vieilles
servantes pour cuire la galette de millet-sorgho.
Mais mon parti était pris ; j e ne reculai devant aucune
difficulté.
Pour l'instruction, ce fut plus facile : j'étais da-
vantage dans mon rôle
Les fiancées, retirées à l'école des filles, suivaient
sous la direction des vierges le petit cours de prières
et de doctrine qui leur était fait.
L'instruction des futurs catéchistes devait évi-
demment réclamer plus de soin : ne me trouvais-je
pas en effet en face d'une élite ? et toute élite pour
être bien formée demande des soins particuliers.
Je mis entre leurs mains un abrégé de l'Ancien
et du Nouveau Testament : «Kou-ging-da-louo,
Sin-ging-da-louo»; un cours suffisamment com-
plet de doctrine : «lo-li-kie-louo»; un manuel com-
plet de réfutation des superstitions païennes et
d'apologétique : Sie-tchang-li'k'o»; un petit cours
de liturgie et symbolisme religieux : «Chang-kio-li-
i» ; enfin un petit traité de politesse et convenances
sociales : «Li-mo-t'souo-io»
Chaque matin, le lever était sonné à 5 heures.
A o heures et demie, messe et lecture méditée (un
quart d'heure). A 8 heures, alors que j'étais encore
occupé, avait lieu le premier cours, cours de chi-
nois : sous la direction de mon vieux catéchiste,
on revoyait les classiques chinois, étudiés autre-
fois. A 10 heures, visite au T. S. Sacrement et
moment de repos. A 10 heures et demie, cours d'E-
criture Sainte, jusqu'à 11 heures trois quarts : ce
LE MISSIONNAIRE A LUI-MEME 183
temps était divisé en deux parties : la première,
consacrée à la lecture privée de la matière, la secon-
de, à l'explication, que je présidais. A 11 heures
trois quarts, examen particulier à la chapelle.
Dans l'après-midi, à 2 heures, cours de doctrine
que je présidais également. A 4 heures, visite au
T. S. Sacrement et repos. A 4 heures et demie,
cours d'apologétique. A 6 heures, lecture spiri-
tuelle en plain air, puis court moment de récollec-
tion à la chapelle.
Dans la soirée, après une page ou deux du petit
traité de politesse et la récitation des répons de
la messe que tous devaient apprendre, mes grandes
élèves s'exerçaient au chant religieux et à la réci-
tation à haute voix des prières communes.
Pour les fiancées, je l'ai dit, les vierges s'en occu-
paient. Deux fois la semaine je leur donnais moi-
même une séance d'explication sur la matière étu-
diée. Chaque soir, lorsque le soleil baissait, elles
sortaient les tables dans la cour de l'école, et là,
faisant cercle, elles examinaient quelques images
du grand catéchisme, illustration de la leçon du
jour...
0 les bons moments que ceux-là, et comme ils
me semblaient précieux !
Mais c'est le propre des oeuvres de Dieu d'être
éprouvées. La misère extrême qui sévissait alors
au Chantong — la récolte aj^ant à peu près com-
plètement manquée les deux années précédentes —
fut cause que je dus, pour un temps du moins, sus-
pendre le travail entrepris.
184 DÉBUTS d'ux missionnaire
L'argent qu'il m'aurait fallu — argent à prendre
sur mon soi-disant petit avoir en procure — je
l'avais bien demandé à qui de droit, mais il ne m'ar-
rivait pas. La cause ? Je l'ignorais. Mais l'affreuse
guerre qui sévissait toujours et stérilisait la moitié
de nos aumônes, était bien de nature à me faire pen-
ser qu'on avait utilisé ma petite somme à des be-
soins plus urgents. Quoi qu'il en soit, ne pouvant
renouveler ma provision de grain, je dus prendre
l'extrême décision de renvoyer tout mon monde.
Il m'en coûta sans doute; et la chose ne se fit pas
sans difficulté, surtout pour les fiancées qui déjà
s'étaient attachées à leurs maîtresses, mais il le
fallait
C'est alors, chers bienfaiteurs, que je décidai de
crier vers vous pour vous exposer ma situation.
Heureusement, vous n'êtes pas restés sourds à
ma voix : laissez-moi vous en exprimer ici toute ma
gratitude.
Moyennant ces aumônes, après à peine deux mois
et demi de chômage, je pouvais réouvrir mes classes
et terminer le travail commencé. Trois semaines ne
s'étaient pas écoulées que mes jeunes filles sa-
vaient assez de doctrine et de prières pour rece-
voir le saint baptême : je le leur octroyai de grand
coeur. Pour mes catéchistes, ils avaient réussi,
eux aussi, à voir toute la matière proposée et ils
étaient prêts. Il ne me restait plus qu'à leur trou-
ver des postes et les y installer; ce qui devait être
bien facile.
CHAPITRE V
2e ANNEE.
1 ÉCOLES
A l'automne, j'envoyai mon vieux catéchiste vers
les villages où les conversions avaient été les plus
nombreuses, à l'effet d'y sonder le terrain et d'y
organiser quelques classes, si possible.
Le lendemain de la Toussaint, mes 10 nouveaux
catéchistes enseignants partaient pour leurs postes
assignés, tandis que de mon côté je reprenais mes
courses annuelles.
Après quinze jours, je revins, anxieux de savoir
comment les choses allaient. En dépit du peu de
temps dont je disposais, je tins cependant à visiter
toutes ces classes récemment ouvertes.
Je fus enchanté des résultats. Non que tout y
fut déjà parfait, loin de là; mais je remarquais par-
tout beaucoup de bonne volonté. Pour le moment
cela me suffisait.
Une autre joie vint s'ajouter à la première : dans
les villages nombreux, on désirait aussi des vierges
pour instruire les petites filles et les femmes... Et
moi qui visais depuis un an l'occasion d'en faire
accepter !
Seulement une difficulté surgissait : ces vierges
dont je disposais étaient encore bien jeunes; elles
186 DÉBUTS d'un misssonnaire
ne pouvaient par conséquent être employées au
dehors, sans une permission spéciale.
La permission demandée fut accordée, mais on y
mit une condition : c'est que ces jeunes vierges fus-
sent constamment deux ensemble; ce qui allait li-
miter de moitié mon nombre
Mais une seconde difficulté allait surgir encore :
celle des locaux...
Les statuts qui régissent ces bonnes ^àerges sont
assez sévères, et il le faut certes !... Mais mes néo-
phytes se firent difficilement à l'idée que pour deux
jeunes personnes seulement il fallût deux travées, sé-
parées de toute autre habitation et entourées d'un
bon mur. Eu égard à ces difficultés, je ne pus cette
année là ouvrir que 4 de ces écoles de filles.
Je passai la fête de Noël à Pé '^eng. Pour ces
grandes fêtes en effet, il est préférable d'être chez-
soi, à la résidence centrale du district; car les chré-
tiens viennent alors en foule se confesser, commu-
nier et régler leurs mille petites affaires.
Mes catéchistes récemment installés, ainsi que
les vierges enseignantes y vinrent aussi et m'ame-
nèrent leur élèves. La fête en fut entrêmement ré-
haussée !
Ils étaient là, dans cette belle nuit de Noël, plus
de 150, tant petits garçons que petites filles, rem-
pHssant à eux seuls plus de la moitié de la chapelle.
Déjà, après à peine un mois et demi d'étude, ils
pouvaient réciter leurs dix prières et quelques pa-
ges de leur catéchisme.
2e ANNÉE 187
A rissu(=^ de la messe de minuit, tous se levèrent,
s'approchèient de la crèche et m'enlevèrent le
chant traditionnel de Noël
Oui, je le répète, ma joie fut bien grande alors, et
je me trouvai largement dédommagé de tous mes
soucis. Un seul regret se mêlait à ma joie: celui
de ne point vous sentir, là, tout près de moi, chers
bienfaiteurs, pour contempler et entendre !
Après la fête, je partis aussitôt pour aller passer
le Nouvel An à la résidence régulière de Tsing-
chow-fou.
En route, comme j'en avais le temps, je m'arrêtai
dans quelques écoles récemment ouvertes.
A Pien-hia, où 12 familles venaient de se déclarer
chrétiennes et s'étaient elles-mêmes ouvert une
école, je fus saisi d'une question qui m'embarrassa :
Le chef du village, encore païen, et chargé de
l'école du mandarin, voulait forcer les enfants ré-
cemment convertis à se rendre à son école. Comme
les parents de ces derniers hésitaient, on avait
porté l'affaire au mandarin lui-même. Je promis de
m'occuper de la chose.
En passant à la ville, j'en profitai pour aller au
tribunal... Le «grand homme» me reçut bien. Il
était content de me voir pour causer de cette affaire.
«Il importe, dit-il en débutant, que nos relations
soient toujours très bonnes»...
— Et c'est bien ce que je désire, moi aussi lui dis-je.
Puis il m'exposa la situation :
— «Je suis tenu, dit-il, par l'autorité supérieure
de présenter chaque année un rapport détaillé sur
188 DÉBUTS d'ux missionnaire
la situation scolaii'e dans mon district. Il me faut
chaque année un certain nombre d'écoles, et dans
chaque école, un certain nombre d'élèves, lesquels
doivent suivre les cours pendant un certain nom-
bre d'années : au moins trois ans.
Lorsqu'il se fait des conversions à la religion du
Maître du ciel... ce à quoi je ne m'oppose pas, et
que vous ouvrez vous-même des écoles, il y a pour
moi danger de voir mes écoles désertes, et c'est pré-
cisément ce que je ne veux pas.
Vous ouvi'ez des écoles pour l'instruction reli-
gieuse de vos adeptes, c'est très bien ! J'en ouvre,
moi-aussi, pour l'instruction de mes sujets c'est
aussi très bien. Il faut donc que nos gens sachent,
que, dès qu'ils ont commencé à fréquenter mon
école, qu'ils se fassent chrétiens ou non, ils doivent
continuer jusqu'à l'expiration du terme : trois ans.
Après cela, je vous les remets, et vous en faites ce
que vous voulez»
Sa demande était trop raisonnable pour que je
ne m'y rendisse pas. D'ailleurs, n'ayant encore,
nous missionnaires, d'après les traités que le droit
d'ouvrir des écoles de doctrine, et nullement celui
d'enseigner le chinois et les sciences — à moins tou-
tefois d'avoir des maîtres diplômés et de suivre le
programme scolaire officiel — je consentis volon-
tiers à ce que nos enfants, qui, étant encore païens,
avaient commencé de fréquenter l'école mandarine,
continuassent jusqu'au temps fixé. H s'en trouva
trois.
2e ANNÉE 189
Pour les enfants des nouveaux chrétiens qui
n'étaient jamais allés à son école, il promettait de
ne les y point obliger.
Voyant le «grand homme» si bien disposé, j'en
profitai pour lui demander une faveur: la publica-
tion d'un «Ko-che» ou proclamation protectrice
pour chacune de nos écoles...
Il s'informa du nombre d'exemplaires que je
désirais; et trois jours après, je recevais 30 de ces
feuilles.
Voici à peu près la teneur de cette proclamation :
«Le sous-préfet de Chang-lo nommé Hoang lance
un décret et donne au public l'avis suivant, savoir :
«Le père Bonaventure fait mission dans ce dis-
trict et exhorte le monde aux études comme étant
une bonne chose. De fait la loi civile donne à tous
la liberté religieuse. Or les écoles que l'Eglise ca-
tholique établit et l'enseignement qu'on y donne
sont un moyen pour ouvrir au peuple l'intelligence
et former le coeur...
Mais il est à craindre que les ignorants ne les
dédaignent comme des choses étrangères. Notre
devoir est donc de lancer un décret en ces termes :
Pour les raisons sus-indiquées, nous avertis-
sons avec confiance tous les voisins (des chrétiens
et de ces écoles) de vouloir bien unanimement les
protéger et ne point les délaisser.
Respect à ceci !
Donné à Chang-lo, le 5 de la 12e lune, l'an 6 de
la République chinoise.
190 DÉBUTS d'un missionnaire
Quelques mois après j'obtenais également du
mandarin du district de An-kiu une semblable pro-
clamation, en termes encore plus favorables. La
voici :
«Le sous-préfet de An-kiu qui se nomme Tchang
fait paraître ce décret et donne au public l'avis qui
suit :
«Le père Bonaventure, qui habite à la résidence
catholique de Tcheng-bou, est venu lui expo-
ser que, partout où il prêche la religion, il exhorte
la jeunesse aux études. En agissant de la sorte,
le père craint que les ignorants ou les insensés ne
forment à ce sujet des soupçons injustes. C'est pour-
quoi il me prie de faire paraître un décret qui dé-
clare qu'après mûr examen, nous constatons que
le père Bonaventure qui étabht des écoles dans cette
région, n'a d'autre but que de procurer de bonnes
études aux jeunes gens, et cela sans arrière pensée
ni rien de contraire aux traités. En outre il me prie
de protéger la propagation de la rehgion confor-
mément à ce que promettent les traités. Ceci est
tout à fait juste et selon notre devoir
C'est pourquoi nous faisons paraître ce décret,
avertissant les grands de tout le district, ainsi
que les commerçants, les officiers militaires et le
peuple que lorsque le père Bonaventure se rend dans
leurs régions, il n'est aucunement permis de le
mépriser; au contraire, il faut lui prêter aide et sou-
tien et le traiter convenablement...
Que si il y a encore des malappris qui se mettent
en avant pour décrier et calomnier ce qui est bien,
^^^s^
M. THÉODORE DE LAGRENÉ, MINISTRE PLENIPOTENTAIRE
FRANÇAIS A PEKIN. (1800-18C2) {voir J).
2e ANNÉE 191
nous les traduirons au tribunal pour être punis
sévèrement, sans rémission ni grâce.
Respect à ceci !
Donné à Ankiu, le 17 de la 7e lune, Tan 7 de la
République chinoise.
II KO-NIEN ou NOUVEL AN CHINOIS
Ce moment de Tannée est pour les Chinois ime
époque bien solennelle. Le missionnaire doit né-
cessairement en tenir compte lui aussi, car dès quin-
ze jours à l'avance tout le monde s'y prépare.
Durant ces dernières heures de l'année qui s'a-
chève, c'est pour nos célestes un peu comme aux
approches du jegement dernier : il faut que chacun
règle ses comptes. Dès la veille ou l'avant-veille du
grand jour, les membres absents de la famille
rentrent au foyer, s'ils le peuvent.
Le matin du jour de l'An, on est réveillé au bruit
du fusil et des pétards.
Chacun se lève alors, revêt ses plus beaux ha-
bits et sort rendre visite aux parents, aux voisins et
aux amis. Ces visites sont courtes, car pendant ce
temps, à la maison, on prépare les «Koudjas» ^ et il
faut revenir pour les manger avant le lever du
soleil. Il n'y a que ce mets, mais il le faut. S'il
allait manquer, le Ko-nien perdrait complètement
son sens.
(i) — Espèce de rouleaux de pâte cuite à Teau, enveloppant
un peu de viande achée, assaisonnée d'herbages.
192 DÉBUTS d'un missionnaire
Quinze jours durant, le matin au réveil et le soir
à la tombée de la nuit, c'est la même détonation
de pétards et de fusils; les plus riches y ajoutent
les fusées. Chaque village semble alors sous le
coup d'un assaut, et... la Chine entière est en feu !
Vraiment l'on se croirait dans la zone de guerre !
Mais rassurez-vous, ce sont de pures manifesta-
tions de joie
Les païens, eux, profitent de ces jours où la fa-
mille est au complet pour rendre le culte aux ancê-
tres et faire toutes espèces de superstitions. Ils dé-
corent la pagode du village et y vont faire leur visite.
A domicile, ils appendent au mur l'image de leurs
dieux, entre autres celui de la cuisine, auquel ils
rendent religieusement leurs hommages. Ils font
aussi le Kuo-t'ou ou grand salut devant la planche
traditionnelle, sur laquelle sont inscrits les noms
de leurs parents défunts.
A l'extérieur, on accole au linteau des portes et
des fenêtres une série de papiers dentelles aux cou-
leurs les plus voyantes; et sur les cadres et panneaux
des portes, ainsi que sur les murs, ce sont des ins-
criptions exprimant ou sjTnbolisant les plus jo-
yeux souhaits de bonheur, de richesses et de longévi-
té. Sur les mansardes des pauvres on lit souvent :
«Le riz, le sorgho, le miUet, le haricot !»... souhait
des cinq grains, tandis que sur les demeures des
riches ce sont les cinq bonheurs :
«Longue vie, richesse, paix, vertu, bonne vie !»
Pour nos chrétiens, nous tâchons de leur faire
sanctifier ces jours le plus possible. Il ne leur est
2e ANNÉE 193
I >as défendu évidemment de se lever de grand' ma-
tin, de revêtir leurs plus beaux habits. Il ne leur est
pas davantage interdit de préparer les «Koujas»;
mais avant de les manger, ils sont invités à venir
à réglise, saluer le bon Dieu.
Et la plupart comprennent très bien le sens de
cette invitation. Plusieurs tiennent même à se
confesser pour ce jour, afin de commencer la nou-
velle année dans la plus parfaite union avec Dieu.
Et le premier après Dieu auquel ils rendent visite
ce jour-là, c'est toujours leur «Chin-fou» ou père
spirituel.
Cela nous fournit l'occasion de leur faire nos
meilleurs souhaits, souhaits qui leur serviront
comme autant d'antidotes contre les exemples plus
ou moins édifiants qu'ils auront sous les yeux les
jours suivants.
Pour les placards ou «Toei-tze,» nous ne les leur
défendons pas davantage : il ne faut jamais se sin-
gulariser sans motif. Toutefois nous exigeons que
dans tout ce qu'ils écrivent et affichent il n'y ait
rien de contraire à la foi et aux moeurs. Le plus
souvent ce sont des titres à la louange et à la gloire
du Créateur, comme ceux-ci par exemple :
Au très pieux et très juste
Roi des Rois ;
A l'Etre Suprême sans principe et sans fin
Vrai Principe et Maître de toute créature,
Honneur et gloire soit à jamais.
Durant ces quinze jours de complet désoeuvre-
ment nos chrétiens, de près comme de loin, tiennent
194 DÉBUTS d'ux missionnaire
à venir saluer le père, ou au moins à en . oyer vers
lui quelque délégué qui les représente.
Les mères avec leurs bébés y viennent aussi,
lorsqu'il fait beau et que la distance n'est pas trop
grande.
De ces visites, comme j'en ai eu dans l'espace de
ces 10 ou 15 jours î Je m'en réjouissais, car cela me
donnait l'occasion de revoir une bonne partie de
mes gens, de causer un peu avec chacun d'eux et
de faire de la sorte un brin de ministère à distance.
III ORGANISATION DES CATÉCHISTES ENSEIGNANTS
Les quelques heures libres de l'après-midi et du
soir, je les employai à organiser mon nouveau ba-
taillon de catéchistes et de vierges. Le moment
était des plus favorables.
En Chine en effet, le Nouvel An est l'époque de
l'engagement ou du changement des instituteurs
et des institutrices...
Dans rimpossibihté ou j'étais d'appeler tout
mon monde à moi, je traitai par écrit. Je dressai
donc autant de feuilles que je comptais de catéchis-
tes et de vierges. Sur chaque feuille, j'écrivis tous
les noms des instituteurs et des institutrices, avec,
en regard, l'endroit où chacun devait aller. Dans
ce pli, j'insérai une petite image de saint François
d'Assise bénissant ses fils spirituels partant pour
mission : c'était là leur feuille de route.
Je leur adressai aussi à tous une lettre circulaire
qui devait leur parvenir quelques jours après la
2e ANNÉE 195
réouverture des classes. J'y relevais tout d'abord
la dignité et l'excellence des fonctions de catéchis-
te; je leur indiquais ensuite les moyens de se bien
acquitter de ces honorables fonctions; enfin je les
mettais en garde contre les dangers les plus fré-
quents auxquels les catéchistes sont exposés.
Comme conclusion, j'y statuais certains points :
1. Que chacun d'eux, après avoir enseigné aux
enfants le jour, devait le soir grouper les hommes,
pour leur expliquer la doctrine et les aider à appren-
dre les prières.
2. Que chaque dimanche, dans l'après-midi, ils
devaient avec le chef de la chrétienté de l'endroit
sortir et aller dans les villages voisins pour y faire
connaître notre sainte religion : je donnais à cha-
cun pour exercer ainsi son zèle un rayon de 10 lys.
3. Enfin, que chaque mois, ils devaient m'écrire,
me faisant fidèlement rapport de l'assiduité et de
l'apphcation de leurs élèves, tant vieux que jeunes,
et me donnant aussi les nouvelles importantes de
la localité.
De la sorte, bien qu'à une très grande distance de
l'endroit, et dans l'impossibilité physique de m'y
transporter, j'étais quand même renseigné et mis
au courant de ce qui m'importait de savoir : c'était
là pour moi comme le courrier religieux du district
Je n'aurais jamais cru qu'il eut tant d'avantages et
de charmes à une telle correspondance.
Et pour encourager et stimuler davantage leur
zèle dans cette oeuvre de la Propagation de la Foi,
j'annonçai qu'un grand tableau d'honneur allait
196 DÉBUTS d'un missionnaire
être suspendu dans la résidence centrale du dis-
trict, et que ceux qui réussiraient à propager la
foi quelque part, y auraient leur nom inscrit, avec,
en regard, autant d'étoiles qu'ils auraient réussi à
implanter la religion dans de villages.
IV DERNIERES COURSES
Ces quinze jours de désoeuvrement terminés,
je songeai à reprendre mes courses. En dépit de la
joie très réelle que j'en éprouvais, un léger nuage
cependant planait à l'horizon : l'endroit où j'allais
missionner — voisinage du «Sie-chan», «Mont-in-
cliné» — était, disait-on, infesté de brigands.
Dès avant Noël, alors que je me rapprochais de
cette montagne, le père Césaire m'avait écrit pour
me signaler le danger :
«Si vous allez près de «Sie-chan,» me disait-
il, il faudra prendre certaines précautions : une
troupe de brigands armée l'infeste en ce moment.
La nuit, ils leur arrivent assez souvent de se répan-
dre dans les villages avoisinants pour y exercer
leurs dépradations. Il y a dix jours, ils sont allés à
«K'i-tcheng» — endroit où nous avons des chré-
tiens, comme vous savez — et se sont emparés de
l'enfant du nommé X. Le malheureux père, pour
réavoir son fils, a dû verser la somme de 250 dollars;
sans cela, c'était la tête de son enfant qu'on lui ap-
portait
Hier, ils ont fait une semblable descente sur
Tchang-bou et ont piUé plusieurs familles, entre
2e ANNÉE 197
autres la famille de notre nommé Z, enlevant tous
les habits précieux de la future mariée, et amenant
son frère captif...
Toutefois, ajouta-t-il pour me rassurer, je doute
que l'on ose s'attaquer aux étrangers, surtout de
jour...»
Comme le moment était venu pour moi d'aller
de ce côté, je ne crus pas devoir retarder davantage
pour cette seule raison. Mais comme toujours je
mis ma confiance en Jésus, Marie et mon bon Ange,
et partis.
J'avais à peine fait la moitié du chemin que j'apre-
nais que le mandarin de An-kiu et de Weï-hsien
de concert, avaient envoyé leurs soldats sur les
lieux, fait arrêter et fusiller quelques uns de ces bri-
gands et mis les autres en fuite
Quelle n'était pas ma joie ! Je pus donc circuler
tout aussi paisiblement de ce côté que je l'avais fait
pour l'ouest.
Comme vos aumônes arrivaient toujours, chers
bienfaiteurs, je crus devoir profiter du moment où
j'étais sur les lieux pour faire de suite certains
achats de terrains et hypothèques qui pressaient :
le nombre s'éleva à dix !...
Mes chrétiens jubilaient !... Ils durent aider un
peu cependant : ici, de 75, là de 50 ; ailleurs, de 25 ou
même de 20 lignatures seulement, tous selon leur
nombre et leurs moyens. Ils s'exécutèrent encore
assez joyeusement.
Leur joie fut au comble lorsque je leur appris que
j'allais leur procurer aussi des cloches. Ce besoin se
198 DÉBUTS d'un missionnaire
faisait sentir depuis longtemps déjà, et pour un très
grand nombre de villages. Nous dûmes en faire
fondre 33, dont 29 petites et 4 grosses. Les petites,
forme de timbre, coûtèrent 7 lignatures la pièce,
les grosses, 12 à 15. Mais là encore les chrétiens
durent aider. La somme étant petite, je les obligeai
à en verser la moitié. Personne n'hésita, et personne
surtout ne regretta son argent
Bien peu d'articles du culte, en effet, tendent
aussi dii'ectement à la gloh'e de Dieu que les clo-
ches. C'est la voix même de l'Eglise parlant et
chantant par l'airain...
Les nouveaux chrétiens surtout sont heureux de
s'affirmer de la sorte. Et les païens qui les entou-
rent, entendant ce noble son, trois fois le jour, sont
bien forcés de reconnaître qu'il y a quelque chose
de changé au hallage. Et pour le missionnaire lui-
même, quelle n'est pas la joie qu'il éprouve à s'en-
tendre ainsi saluer lorsqu'il arrive au village !
Enfin, grâce toujours à vos aumônes, généreux
bienfaiteurs, je pus faire enregistrer tous les vieux
contrats qui depuis des années dormaient dans la
poussière : il y en avait 28 !
Etant donné les soubresauts auxquels nous som-
mes constamment exposés ici en Chine — témoins,
l'affaire des Boxeurs, celle des «Kéming» — il y
avait certainement imprudence à attendre si long-
temps; car le cas advenant d'une spoHation, que
faire sans titres authentiques ?
Mais la cause de ce retard, vous la supposez bien,
c'était comme toujours le manque d'argent. Croi-
2e ANNÉE 199
rez-vous que l'enregistrement de ces 28 pièces m'a
coûté plus de 300 lignatures !...
Mais avec tous ces achats et transactions s'ajou-
tant au travail du ministère, le temps s'écoulait
bien vite. Pâques me surprit, je venais à peine de
terminer mes missions en An-kiu. Il me restait en-
core tout Chang-lo : 150 villages environ, et déjà
les semailles commençaient. J'en eus beaucoup de
chagrin.
Que faire donc ?... Evidemment faire ce que le
moissonneur que l'orage surprend dans son champ,
alors qu'il n'a encore que la moitié de sa récolte
d'engerbée : saisir à la hâte les gerbes les plus belles,
et se sauver à l'abri, abandonnant le reste à la grâce
de Dieu, en attendant le moment où il lui sera
permis de revenir.
C'est aussi ce que je fis : je courus au plus pressé;
j'allai au plus tôt vers les villages comptant des
chrétiens baptisés et uniquement vers ceux-là,,
afin de permettre à ces gens de faire leurs Pâques.
Ce fut l'affaire de trois semaines; et ainsi s'acheva
cette deuxième année de mission.
TROISIEME PARTIE
SITUATION DE L'ÉGLISE
EN CHINE
nie PARTIE
SITUATION DE l'ÉGLISE EN CHINE
CHAPITRE I
LA TÂCHE QUI RESTE
La population totale de la Chine est, dit-on, de
4 ou 5 cents millions. En dépit de tous les efforts
tentés au cours des âges pour sa conversion, la Chine
ne compte encore que 2,000,000 de chrétiens.
Au Chan-tong, Tune des 18 provinces de la Chine,
la population est de 38,247,000 habitants.
Au point de vue ecclésiastique, cette province se
divise en trois vicariats :
Vicariat du Chan-tong sep. 14,000,000 habitants,
35,856 chrétiens.
Vicariat du Chan-tong mér. 12,000,000 habitants,
85,050 chrétiens.
Vicariat du Chan-tong or. 9,000,000 habitants,
16,000 chrétiens.
Comme vous le voyez, le vicariat du Chan-tong
oriental, avec une population de 9,000,000 habitants
ne compte encore que 16,000 chrétiens : soit un six
centième à peu près de sa population païenne !...
Ce même Chan-tong oriental est subdivisé en
trois préfectures :
Tsing-chow-fou, 10 districts,
Teng-chow-fou, 10 districts,
204 DÉBUTS d'un missionnaire
Lai-chow-fou, 4 districts; ce qui fait en tout
24 districts.
En donnant à chaque district une population
moj^enne de 375,00 habitants, et en vous rappelant
que votre humble serviteur avait, au moment où il
écrivait ces ligues, la desserte de deux districts —
Chang-lo et An-kiu — ■ vous le voyez en face d'une
population de 750,000 habitants. Et sur ce nombre,
combien de chrétiens ? Un peu plus de mille, soit
un quatre centième de la population païenne.
Si vous désirez quelque chose de plus graphique,
considérez le diagramme ci contre. Le carré plus
sombre représente le nombre de chrétiens baptisés;
le plus pâle, celui des catéchumènes; et le vide, l'élé-
ment païen. La proportion pour tout le vicariat est
à peu près la même
Ce qui reste à faire ?... Mais vous le V03^ez com-
me moi, c'est de convertir tout ce monde; ou tout
au moins, à'y travailler. Oui c'est là, à n'en pas
douter, la volonté expresse de Notre Seigneur.
Mais, me direz-vous peut-être, quand arrivera-t-
on à bout de pareille tâche ? Le Maître répondra
lui-même à cette question, comme il répondit
autrefois aux apôtres qui l'avaient interrogé sur
l'époque du rétabhssement du royaume d'Israël :
«Ce n'est pas à vous de connaître les temps ou les
moments que le Père a fixés de sa propre autorité.
Pour vous, ajouta-t-il, vous n'avez qu'un devoir,
c'est d'aller me rendre témoignage, d'abord à
Jérusalem, puis dans toute la Judée et la Samarie,
et enfin jusqu'aux extrémités de la terre Qui-
SAINT VINCENT DEPAUL PRÊCHANT AUX DAMES DE LA CHARITÉ
(voir p. 215)
LA TACHE QUI RESTE 205
conque croira, sera baptisé, sera sauvé... J'ai encore
beaucoup d'autre brebis qui se sont pas de ce trou-
peau. Il faut que j'aille et les amène. Alors il n'y
aura plus qu'un pasteur et un troupeau...»
Et les apôtres ne répliquèrent pas. Ils se par-
tagèrent aussitôt le monde, et partirent : l'un vers
la Perse et l'Arabie, l'autre vers l'Asie Mineure, etc.
saint Pierre alla à Rome, comme on le sait, et
saint Thomas, dit-on, vint en Chine (Aujourd'hui
encore on honore son tombeau à Méliapore)
Saint Paul, leur émule, lui qui les surpassa tous,
si non en zèle, du moins en travaux et en souffran-
ces de toute sorte, n'a-t-il pas couru toute l'Asie
Mineure, toute la Grèce; n'est-il pas, avec saint
Pierre, parvenu jusqu'à Rome, et ne se proposait-il
pas de pousser jusqu'en Espagne ? Oui, ses Epîtres
en font foi. Elles nous disent également ce qu'il
pensait de l'universalité de la rédemption et de l'ap-
pel au salut — ^«Maintenant, disait-il, il n'y a plus
de distinction de Grecs et de Barbares, de Juifs et
de Gentils...
En mourant sur la croix, Jésus a détruit e n sa
personne ce mur de séparation... Le Christ est le
Seigneur de tous, riche envers tous ceux qui l'invo-
quent. Oui, quiconque invoque le nom du Sei-
gneur sera sauvé »
Et toujours animé de son zèle également clair-
voyant et pratique, il s'écriait aussitôt : «Mais com-
ment invoqueront-ils celui en qui ils n'ont pas encore
cru ? Et comment croiront-ils en celui dont ils
n'ont pas entendu parler ? Et comment entendront-
206 DÉBUTS d'un missionnaire
ils parler, s'il n'y a pas de prédicateur ? Et com-
ment y aura-t-il des prédicateurs, s'ils ne sont
envoyés ? selon ce qui est écrit : «Qu'ils sont beaux
les pieds de ceux qui annoncent la paix, de ceux qui
annoncent le salut.»
Et l'Eglise personnifiée par ses saints est restée
fidèle aux exemples de ses fondateurs autant qu'à
l'ordre du Maître
L'histoire ecclésiastique ne rapporte-t-elle pas en
effet les merveilles de prédication d'un saint Martin
en Gaule, d'un saint Augustin en Angleterre, d'un
saint Boniface en Allemagne, d'un saint François
d'Assise en Egj^pte, d'un saint François-Xavier aux
Indes Orientales, d'un saint François Solano aux
Indes Occidentales ?
Mais c'est l'histoire particulière de tous les
grands ordres religieux qu'il faudrait lire pour voir
tout ce qu'elle a entreprise et tenté pour la conver-
sion des indigènes.
Et pour ne parler que de la Chine — c'est ce qui
nous regarde en ce moment — ne voit-on pas, dès
1215, Jean de Plan Carpin, député par Innocent IV
vers laTartarie, et porteur de lettres au grand K'ang
empereur de la Tartarie ?
En 1254, c'est encore un franciscain, le Fr. Ru-
brouck, que le roi saint Louis députe comme am-
bassadeur auprès de même grand K'ang. Puis ce
fut au tour de Fr. Jean de Mont Cor vin, qui devint
le premier évêque de Cambalek ou Pékin.
Et qui donc racontera dans le détail les pérégrina-
tions quasi universelles d'un Bx Odoric de Par-
LA TACHE QUI RESTH 207
donne, les travaux et les souffrances héroïques d'un
Bx Jean de Triora ?
Comme vous le voyez, chers lecteurs, l'Eglise n'a
jamais rien eu de plus à coeur que la conversion des
infidèles. Si jusqu'ici, elle n'a point fait davantage
en extrême Orient, à elle n'en est pas la faute.
Après qu'elle se fut glorieusement implantée au
13e siècle, de nouvelles invasions et de nouvelles
guerres sont survenues qui ont ruiné presqu'entiè-
rement son oeuvre. Et il en fut de même à plu-
sieurs reprises au cours des âges.
Eternelle recommençeuse, elle s'est toujours re-
mise à l'oeuvre, et en dépit de toutes les tracas-
series et persécutions dont elle fut l'objet, elle a
réussi quand même à s'y maintenir et à se déve-
lopper avec le temps.
CHAPITRE II
CE QUI EST POSSIBLE
Mais aujourd'hui les circonstances ont changé,
Depuis la fin du dernier siècle, et en particulier,
depuis le changement de régime, nous jouissons en
Chine, pour prêcher et répandre notre sainte reli-
gion, d'une liberté beaucoup plus grande.
A défaut de lois, les traités conclus sont là, bien
clairs et bien précis. Ces textes sont connus des
intéressés; on en tient com{te; ils suffisent am-
plement.
C'est à la France — comme toujours — ce noble
gonfalonier de la sainte Eglise, que revient l'hon-
neur en même temps que le mérite de nous avoir
obtenu cet élargissement; et c'est M. de Lagrené,
son ministère plénipotentiaire à Pékin, qui en
fut l'instrument : son nom est mille fois béni par
tout ce qu'il y a de chrétiens en Chine.
Voici le texte de l'édit qu'il obtint :
Edit impérial (1846)
Déjà auparavant, «Ki» et d'autres m'avaient ad-
ressé des lettres dans lesquelles ils attestaient la bon-
ne conduite des chrétiens me priant de lever les peines
portées contre eux, et disant qu'il ne fallait pas les
rechercher, ni les empêcher de bâtir des églises, de
s'y réunir pour les cérémonies du culte, d'exposer
des croix et des images, de réciter des prières, d'ex-
pliquer îa doctrine chrétienne, etc
210 DÉBUTS d'un missionnaire
Leurs demandes ont été pleinement accordées.
La religion chrétienne ayant pour but d'exciter les
hommes à la vertu, est fort différente des sectes per-
verses. Déjà j'ai supprimé les enquêtes et les in-
terdictions auxquelles elle était soumise. Ce qu'on
demande cette fois doit être entièrement accordé.
Au sujet des établissements religieux qui ont été
fondés autrefois sous Kang-si dans diverses pro-
vinces, excepté ceux qui ont été changés en pagodes
ou habitations particulières, et dont il ne doit pas
être question, j'accorde que tous ces bâtiments
soient rendus aux chrétiens de la localité où ils
se trouvent.
Quand, dans chaque province, les autorités lo-
cales auront reçu cet édit, si quelque officier se per-
met de rechercher et d'arrêter des hommes qui sont
vraiment chrétiens et qui n'ont fait aucun mal, il
devra être mis en jugement en vertu du présent
décret.
Mais ceux qui sous couleur de rehgion feraient le
mal, attireraient et réuniraient des hommes de pays
éloignés, les engageraient dans une cabale et les
exciteraient à une mauvaise action; de même les
malfaiteurs qui, appartenant à une autre société,
se couvriraient de nom de chrétien et chercheraient
à susciter des affaires; tous les coupables de ce genre
doivent être jugés et punis selon les lois.
D'après les règlements actuels, aucun étranger
n'est autorisé à pénétrer dans l'intérieur des terres
pour propager sa doctrine : ce qui met une diffé-
rence entre les Chinois et les étrangers.
CE QUI EST POSSIBLE 211
Qu'on fasse connaître partout cet édit...
Respect à ceci !
Et cet édit impérial fut confirmé et complété
par le traité de Tien-tsÎD, 27 juin, 1858, passé entre
la France et TAngleterrp, d'une part, et la Chine, de
l'autre. A l'article 13 il est dit :
«Le propre de la religion du Seigneur du ciel est
d'exhorter les hommes à faire le bien. Tous les
adeptes de cette religion doivent être protégés,
quant à leur personne et quant à leurs biens.
Qu'ils puissent librement se réunir pour faire leurs
cérémonies, réciter leurs prières, etc..
Quand un missionnaire, muni d'un passeport con-
formément à l'article 8, sera allé paisiblement dans
l'intérieur du pays, les mandarins locaux devront
absolument le bien traiter et le protéger.
Pour ce qui est des Chinois qui auront voulu croire
et embrasser la religion du Seigneur du ciel, et
marcher dans la voie de ses préceptes, ils ne seront
aucunement recherchés ni empêchés, et seront
exemptés de blâme et de poursuites.
Tout ce qui a été jusqu'ici écrit, proclamé, pu-
blié en Chine par ordre du gouvernement contre la
religion chrétienne est complètement abrogé et
demeure nul et de nul effet dans toutes les provin-
ces de l'Empire.»
Et dans un article complémentaire, on ajoutait :
«De plus, les temples, les terres, bâtisses, etc.,
qui ont été confisqués jadis, alors qu'on poursui-
vait les adeptes de la religion du Seigneur du ciel
212 DÉBUTS d'un missionnaike
doivent être restitués ou compensés. On les remet-
tra à l'ambassadeur de France qui réside à Pékin,
lequel les rendra aux chrétiens des localités con-
cernées.
On tolère aussi que dans toutes les provinces,
les missionnaires louent, achètent des terres, se
bâtissent des édifices à leur gré
Comme vous le voyez, en un pays encore aussi
peu chrétien et aussi peu ouvert à nos idées qu'est
la Chine, il eut été difficile d'obtenir plus et mieux.
Nous avons donc présentement amplement ce
qu'il faut, si nous voulons en profiter.
Et ces édits impériaux et ces articles de traités
concernant nos libertés religieuses ne restent paS
lettres mortes. Les mandarins locaux consentent
à en tenir compte dans la pratique : témoins ces
deux «Ko-che)) ou proclamations protectrices que
j'en obtenais récemment.
Au lendemain de son élection au trône pontifical,
Sa Sainteté Benoit XV envoyait une lettre de faire
part au président de la république de Chine. Il
vous intéressera sans doute de lire la réponse que
lui fit Yuan-shi-kai lui-même:
«J'ai eu ensuite l'honneur de rec3voir la lettre
officielle par laquelle Votre Sainteté daignait m'in-
former que le collège des cardinaux Vous avait
choisi pour succéder sur le trône pontifical romain,
et que déjà Vous avez été intronisé.
J'en ai éprouvé une très grande joie, et je fais
des voeux pour que Votre Sainteté, dans l'adminis-
tration de l'Eglise, puisse, en s'appuyant sur la
MGR AD. WITTXER ET LE PERE BONAVENTCRE
APRÈS 5 ANS DE MISSION
CE QUI EST POSSIBLE 213
vertu d'En-Haiit, convertir le monde entier et lui
procurer la paix et la concorde. C'est là mon plus
grand désir.
En ce qui concerne les affaires religieuses de la
Chine, mon devoir, à moi, président, est de m'appli-
quer à protéger l'Eglise et à la traiter avec bien-
veillance; afin que la religion devienne de plus en
plus florissante; qu'ainsi soient remplies les géné-
reuses aspirations de Votre Sainteté.
L'objet tout spécial de cette lettre officielle est
de Vous offrir mes félicitations et de souhaiter à
Votre Sainteté que la religion se répande au loin,
qu'elle prospère et jouisse de la tranquillité.
Voilà ce qui fait l'objet de mes voeux.
(Signé) Yuan-shi-kai, président.
(Contresigné) Soun-Po-Ki, ministre des Af, et.
III année de la république de Chine,
28 de la Xlle Lune.
CONCLUSION
La conversion de la Chine est donc voulue, vou-
lue de Dieu, et voulue — ou du moins permise —
par son chef temporel; elle est donc possible.
Oui, mais à condition qu'il y ait toujours suffi-
samment d'apôtres à l'oeuvre.
A mon avis, il y a deux sortes d'apôtres appelés à
travailler à la conversion des païens.
Les premiers, ce sont ceux que Dieu s'est lui-
même choisis, qu'il appelle d'une façon spéciale,
qu'il sépare pour quelque temps du monde, afin
214 DÉBUTS d'un missionnaire
de les instiTjire et les former, puis qu'il envoie en-
suite par la voix de son représentant au champ du
labeur, aux pays des infidèles. Ils sont ses porte-
voix, ses hérauts évangéliques.
Le devoir de ces apôtres est évidemment de ré-
pondre à l'appel divin, de tout quitter et partir
aussitôt pour l'endroit où Dieu les veut, pour tra-
vailler fermement sans compter jusqu'à la mort.
Les seconds, ce sont ces bonnes âmes de nos paj^s
chrétiens qui, d'une façon ou d'une autre, entendent
parler des missions, sont mises au courant de leurs
besoins et sentent en elles-mêmes une inspira-
tion de les aider.
Du fait, ces âmes sont aussi d'une certaine façon
choisies de Dieu pour devenir ses coopératrices,
dans la grande oeuvre de l'appUcation des mérites
de la rédemption : elles sont, elles aussi, des apôtres,
des apôtres de secours.
Ce dernier rôle semble peut-être un peu moins
brillant aux yeux des hommes; aux yeux de Dieu,
il n'est guère moins méritoire. C'est Notre Seigneur
lui-même qui l'a dit : «Celui qui vient en aide à
l'apôtre aura part à la récompense de l'apôtre.))
Chers bienfaiteurs, en juillet, 1917, après déjà
deux années de travail et d'observation, me voj^ant
en face d'une tâche immense que j'étais impuis-
sant à soutenir seul, je décidai de crier vers vous, et
j'eus la joie d'être entendu.
Aujourd'hui, toujours en face de la même tâche
qui va sans cesse grandissante, je sens de nouveau
le besoin de venir crier vers vous, pour vous ex-
CE QUI EST POSSIBLE 215
poser de nouveau mes besoins et vous retremper dans
votre vocation d'apôtres, d'apôtres de secours.
Ne l'oubliez donc pas, chers bienfaiteurs, celui
qui s'adresse à vous en ce moment, est un compa-
triote et un compatriote dans le besoin. En ses
veines coule le même sang que le vôtre; et c'est en
votre place qu'il est allé là-bas : son oeuvre est
donc aussi la vôtre.
Toutes vos richesses, seules ici, peuvent fort peu
pour le salut même d'une seule âme. Déposées
là-bas dans la main de votre chargé d'affaires spi-
rituel, elles auront tout leur rendement; elles sau-
veront efficacement.
Chères âmes, dites-moi, ne vous sentirez- vous
pas heureuses d'avoir encore une fois, avant de
quitter le monde, l'occasion de pouvoir vous faire
précéder là-haut de quelques soeurs, sauvées par
le fruit de vos épargnes ?
Comme saint Vincent de Paul s'adressant aux
dames de Paris, je vous dis : «Le sort de ces chères
âmes — vos soeurs — est désormais entre vos
mains : elles vivront éternellement pour Dieu, si
vous ne les abandonnez
Cependant, je dois le dire — et ici je m'adresse aux
éducateurs et à la jeunesse — il est en Chine, un be-
soin plus pressant encore que celui des aumônes pé-
cuniaires, c'est celui de missionnaires prêtres, oui,
de missionnaires prêtres en nombre suffisant pour
déservir convenablement tous nos chrétiens bap-
tisés et travailler sans cesse à l'oeuvre des nouvelles
conversions. Mais ces missionnaires, fi«îs bons mis-
216 DÉBUTS d'un missionnaire
sionnaires, au corps plein de santé et à l'âme pleine de
foi, prêts à se dépenser jusqu'à la mort, où les pren-
dre ?.
Ce vicariat du Chan-tong oriental est confié aux
provinces franciscaines. Mais ces chères Provinces,
qui se suffisaient à peine elles-mêmes avant la
guerre, que peuvent-elles bien faire pour nous main-
tenant ?...
Nos 3'eux se tournent donc naturellement vers
le Canada, cette terre des prédilections divines !
Oui, là, au sein de cette belle province de Québec,
ce parterre des vocations religieuses, aux Trois-
Rivières même, fleurit un collège séraphique. Il a
comme complément un noviciat à Montréal, et
comme couronnement des maisons d'études à Québec
et à Montréal, boulevard Rosemont.
Pour ces centaines de nos nobles jeunes gens qui,
chaque année, finissent leurs études classiques et
ont à se choisir une carrière, se peut-il avenue plus
belle à la vie apostolique ?
Les charmes, les avantages et les garanties de la
vie religieuse, avec les missions, et... les missions en
Chine ! quoi de plus propre à fasciner et satisfaire
les grands coeurs ?...
0 chers jeunes frères, venez donc !...
Fr. Bonaventure Péloquin,
Mis. Apos. O. F. M.
^Mission catholique de Tché-fou Chan-tong, Chine.
APPENDICE
AIDE AUX MISSIONS
PRATIQUE
Si Ton désire faire quelque chose de sérieux et
de durable, il serait requis d'établir dans la pa-
roisse le petit «comité», dit «comité des missions» et
la «caisse d'épargne des missions».
Voici l'organisation du «comité».
But — Soutenir et développer les oeuvres d'évan-
gélisation recommandées pas Sa Sainteté Benoit XV
dans sa Lettre Apos. «Maximum Illud»;
1. Par la prière,
2. Par les ressources.
Comité d'action ou bureau — Ce comité ou
bureau est chargé de mettre à exécution les moyens
pratiques pour atteindre le double but proposé.
Ce bureau est composé de quatre membres : un
président, un vice-président, un secrétaire, un tré-
sorier; en outre, quelques chefs-zélateurs plus spé-
cialement chargés de trouver d'autres zélateurs
et de leur communiquer le zèle, l'ardeur et le dé-
vouement à l'égard de l'oeuvre.
Zélateurs — Leur charge est de recueillir les of-
frandes et de les envoyer au trésorier... Plus le
nombre des zélateurs sera grand, plus l'oeuvre des
218 DÉBUTS d'un missionnaire
mi:;sions sera prospère. Un diplôme de zélateur
pourra être délivré aux personnes acceptées comme
telles.
Membres associés — Seront considérés comme
membres associés toutes les personnes qui donne-
ront annuellement 25 cents ou en une fois 5 dollars.
Membres honoraires — Seront considérées comme
membres honoraires toutes les personnes qui don-
neront annuellement 1 dollar ou en une fois 10
dollars
Bienfaiteurs insignes — Les personnes qui don-
neront annuellement la somme de 15 dollars ou en
une fois la somme de 100 dollars, seront considérées
comme bienfaiteurs insignes.
Les noms des membres honoraires et des bien-
faiteurs insignes pourront être inscrits dans un
Livre d'Or, dit des missions.
Directeur — C'est de droit le curé de la paroisse,
ou tout autre prêtre par lui désigné. Tous les mem-
bres lui devront le plus grand respect et défére-
ront toujours à ses vues.
Réunions — Les grandes réunions (auxquelles
pourront prendre part tous les membres) se tien-
dront deux fois l'an : en janvier et en juillet. Ces
grandes réunions seront précédées à quelques jours
d'intervalle des réunions des membres du bureau
et des zélateurs, séparément.
Elections — Elles seront faites à tous les trois
ans, ou plus souvent, au gré du directeur, ou si la
majorité des zélateurs en manifeste le désir par
écrit. Les mêmes membres pourront être élus.
AIDE AUX MISSIONS 219
Organe — L'organe attitré sera l'Echo de la Mis-
sion de Chan-tong. Un rapport annuel sera fait
par le directeur et un rapport financier sera pré-
senté deux fois l'année par le trésorier : ces deux rap-
ports pourront être publiés dans l'Echo, ainsi que
tout autre écrit ayant trait à l'oeuvre.
Faveurs spirituelles — Les associés ont une part
spéciale à toutes les messes et à tous les mérites des
missionnaires, ainsi qu'aux prières et communions
des chrétiens qu'ils assistent. Chaque mois une
messe spéciale sera dite par le missionnaire à toutes
leurs intentions.
Patrons de V oeuvre — Le Sacré Coeur, La Bse
V. Marie, saint Paul, l'apôtre des Gentils, saint
François-Xavier, l'apôtre des Indes Orientales,
saint François Solano, l'apôtre des Indes Occiden-
tales, Bx Jean de Triora, Bx Odoric, et sainte Thé-
rèse.
Nota — Ce comité est spécialement recommandé
aux tertiaires et aux membres des autres associ-
ations pieuses ou archiconfréries tels que les Li-
gueurs du Sacré Coeur, les Dames de sainte Anne
etc.
2. H sera parfois préférable de confier cette oeu-
vre aux femmes : elles ont en général plus de temps
que les hommes.
2. Les défunts peuvent aussi faire partie du
comité, pourvu que quelqu'un paye leur contri-
bution. Ils ont également part aux faveurs spi-
rituelles.
220 DÉBUTS d'un missionnaire
Voici l'idée de la caisse :
La «caisse» d'épargne pour les «missions)) pour-
ra être établie au sein de tout groupe ou associa-
tion. Le curé pourra l'établir dans sa paroisse,
le père, au sein de sa famille, l'instituteur, dans sa
classe.
Dans la paroisse, le contrôle en reviendra au
curé, évidemment; dans la famille, au père; à l'école,
à l'instituteur.
Chaque individu sera invité à venir y déposer sa
bourse. Cette bourse, il l'offrira à l'un des patrons
des missions, avec ses intentions personnelles.
Le curé pourra y recommander les intérêts géné-
raux de sa paroisse : par exemple, telle grande re-
traite qu'il désire faire prêcher à ses ouailles, l'ex-
tirpation de tel vice qui tyrannise sa population, la
conversion de tel ou tel pécheur endurci, etc..
Le père, les intérêts spéciaux de sa famille : l'éta-
blissement de tel ou tel enfant, le succès dans telle
ou telle entreprise, la préservation d'une moisson,
d'un troupeau...
La mère, sa santé, celle de ses enfants, la pré-
servation d'un fils en voyage ou exposé...
U instituteur , le succès dans son enseignement,
le discernement dans la culture des vocations qui
lui sont confiées...
L'écolier, Vécolière, le succès d'un examen, d'une
position, d'une récitation.
Toutes ces intentions pourront être mises par
écrit, avec un mot à l'adresse du missionnaire.
AIDE AUX MISSIONS 221
Deux fois Tan le contenu de toutes ces caisses pa-
roissiales, familiales et scolaires sera déversé dans
la caisse commune du comité, un rapport fidèle sera
dressé par le secrétaire et le tout sera envoyé au
missionnaire, avec le dossier des lettres et intentions
privées.
Le missionnaire, au reçu de cet envoi, se fera un
devoir de confier à TEcho, l'organe du comité, un
mot détaillé touchant la provenance, comme l'usage
et l'affectation de ces aumônes.
Et donc maintenant, de l'avant î II n'y manque
plus que la pratique.
Fr Bonaventure Péloquin,
Mis. Apos. 0. F. M.
Mission catholique de Tché-fou Chan-tong, Chine.
TABLE DES MATIERES
I PARTIE : VOYAGE
Pages
Chap. I Voyage sur le continent 9
Chap. II Voyage sur mer 15
I Traversée 15
II Ports d'extrême Orient 20
m Tché-fou 24
Chap. III Voyage dans l'intérieur 30
1 ère étape : de Tché-fou à Ma-kia-tchouang-tze 30
2e étape: Ma-kia-tchoang-tze à Chang-y 47
3e étape: de Chang-y à Fang-tze 53
4e étape : de Fang-tze à Tsing-chow-fou 56
5e étape : de Tsing-chow-fou à Po-shing 60
Chap. IV Impressions d'arrivée 65
I Premières observations 65
II Etude de la langue 78
II PARTIE : DEUX ANS DE MINISTERE
Chap. I Nomination et changement 87
I Visite à Tsing-chow-fou 87
II Déménagement 93
III Installation 100
IV Un catéchumène captif 103
V Double tournée à travers les districts 109
VI Débuts proprement dits 116
Chap. II Les «kéming» 121
I Question des impôts, révolte des villageois 121
II Première descente des «Kéming» 124
III Nouvelle descente des «Kéming» 127
Chap. III Temps des missions 139
I Equipe du missionnaire 139
II Chez les vieux chrétiens. 143
III Chez les non encore baptisés 148
TABLE DES MATTÈBES 224
IV Chez les tout nouveaux 153
V Mouvement régulier des conversions 156
VI Sitio ! 159
Chap. IV Le missionnaire a lth-meme 172
I Moments de détente 172
II Oeu\Tes qui urgent 174
Chap. V 2e Année 185
I Ecoles 185
II Ko-nien ou Nouvel An chinois 191
III Organisation des catéchistes enseignants... 194
IV Dernières courses 196
III PAKTIE: SITUATION DE L'EGLISE EN CHINE
Chap. I La tâche qui reste 203
Chap, II Ce qui est possible 209
Appendice — Aide aux missions 217
TABLE DES GRAVURES
Entre-pages. No.
Église des Pères Mineui-s de Montréal 9-10 1
Cérémonie du départ 16-17 2
Gare de North-Bay..__ 23-24 3
Port de Vancouver 30-31 4
Saints martyres du Japon 37-38 5
Vue de Ché-fou 44-45 6
Les 21 Bienheureux Chinois 51-52 7
Mgr Wittner et le père Bonaventure _— 58-59 8
Grand Séminaire de Ché-fou 65-66 9
Imprimerie de Ché-fou..- 72-73 10
Personnel de l'orphelinat de Fang-tze 79-80 11
Ecole des vierges de Chan-tong or 86-87 12
Carte du district de Chang-lo.._ 93-94 13
Ville de Chang-lo.__ 100-101 14
Le père Bonaventure en partance 107-108 15
Chrétiens au sortir de la chapelle de 114-115 16
Quelques maîtres d'école et leurs élèves 121-122 17
Quelques vierges catéchistes et leurs élèves 128-129 18
Oratoire de Tcha-Bou. 135-136 19
Le Sio-LuC'Té et son école.__ 142-143 20
Porte d'entrée de la mission de Chang-lo.... 149-150 21
Groupe de catéchistes de Chang-lo. 156-157 22
Deuxième groupe 163-164 23
Troisième groupe.- 170-171 24
Quatre missionnaires canadiens au Chan-tong 177-178 25
Soixante-dix serviteurs de Dieu. 184-185 26
M. Théodore de la Grené._.._ 191-192 27
Diagramme.-- 198-199 28
Saint Vincent de PauL 205-206 29
Mgr Wittner et le père Bonaventure 212-213 30
La Bibliothèque
Université d^Ottawa
Echéance
The Lîbrary
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