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Full text of "Débuts d'un missionnaire"

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University  of  Toronto 


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DÉBUTS  D'UN  MISSIONNAIRE 


Tous    DROITS   RÉSERVÉS 


A  mes  bienfaiteurs  et  amis, 
hommage 
de 
sincère  reconnaissance. 


F.B, 


R.  P.  Bonaventure  Péloquin,  O.F.M. 

Missionnaire  Apostolique  de  Chine. 


DM$  d  un 
missionnaire 


5ème  mille 


PRÉFACE:  OMER  HÉROUX 


MONTRÉAL 


lj;clîctheca 


Nihil  ohsiat 

Fr.  Maria  Raymondus 
0.  f.  m. 

Cen.  deleg, 

4  octobris  1921 

Imprimi  potest 

Fr.  Adéodatus  Wittner 
0.  f.  m. 
Ep.  vie.  Ap. 

Chefoo,  13  julii  1921. 

Imprimi  potest 

Marianapoli,  5  octobris  1921 

F.  X.  Deladurantaye,  v.  g. 

Imprimi  potest 

Fr.  Joannes  Joseph 
0.  f.  m. 

Com.  Prov. 


MOT  AU  LECTEUR 


Chers  hienfaiteurSy 

C'est  pour  vous  qu'ont  été  écrites  ces  lignes.  En  les 
traçant,  je  n'ai  eu  qu'une  pensée  :  tenir  la  promesse 
que  je  vous  faisais  en  quittant,  de  vous  dire,  un  jour 
ou  l'autre,  quelques  mots  sur  la  Chine  et  sur  le  minis- 
tère en  Chine. 

Je  n'ai  pas  la  prétention  d'être  complet  :  la  ma- 
tière est  inépuisable.  Je  n'ai  pas  davantage  celle 
d'être  parfait  :  ces  pages,  écrites  d'abord  sous  forme 
de  lettres,  et  en  des  moments  bien  courts  et  déjà  bien 
pris,  sentent  le  décousu.  Le  seul  mérite  qu'elles  peu- 
vent avoir,  c'est  d'avoir  été  vécues;  elles  racontent,  en 
effet,  trois  années,  les  trois  premières  années  de  ma 
vie  de  mission 

J'aurais  voulu  vous  arriver  plus  tôt  et  avec  plus 
d'illustrations.  L'affreuse  guerre,  qui  a  empêché 
tant  de  choses,  nous  aura  aussi  privés  de  cette  joie. 

DIVISION 

I.  Partie  :  Voyage   sur  le  continent,  sur  mer,  dans 
l'intérieur. 

II.  Partie  :  Deux  années  de  ministère. 

III.  Partie  :  Un  mot  sur  la  situation  de  l'Eglise 
en  Chine. 


PRÉFACE 

Au  nom  de  notre  commune  Aima  Mater  —  la 
vieille  maison  toute  pleine  encore  du  souvenir  d'un 
grand  évêque  missionnaire,  Mgr  Laflèche  —  V auteur 
de  ce  livre  me  prie  d'inscrire  en  tête  de  ses  notes  de 
missions  quelques  mots  de  préface.  De  ce  redoutable 
honneur,  je  n'userai  que  pour  marquer  deux  ou  trois 
rapides  observations. 

Et  d'abord,  on  ne  tardera  guère  à  le  constater,  ce 
livre  offre  un  intérêt  intrinsèque  considérable.  C'est, 
sur  un  pays  dont  l'on  aura  de  plus  en  plus  à  s'occuper, 
le  témoignage  d'un  observateur  attentif,  aux  y  eux  clairs. 
Ajoutons  :  d'un  observateur  qui  a  vu  hommes  et 
choses  avec  des  yeux  de  Canadien,  —  c'est-à-dire  qui, 
tout  naturellement,  cherche  chez  nous  ses  points  de 
comparaison  et  note  les  faits  qui  peuvent  le  plus 
intéresser  les  lecteurs  de  notre  pays. 

Mais  la  description  des  paysages  et  des  mœurs, 
pour  instructive  et  attrayante  qu'elle  soit,  ne  constitue, 
à  parler  franc,  que  l'intérêt  secondaire  de  ce  livre. 
Sa  matière  essentielle,  celle  qui  retiendra  davantage 
l'attention  du  lecteur  sérieux  et  suscitera  chez  lui  le 
plus  d'utiles  réflexions,  c'est  le  récit  des  premières 
expériences  apostoliques  de  l'auteur. 

Au  long  de  ces  quelque  deux  cents  pages,  nous 
voyons  à  l'œuvre,  dans  le  détail  de  sa  vie  quotidienne j 
un  petit  Canadien  de  la  province  de  Québec,  travail- 
lant en  territoire  inconnu,  sur  une  population  aussi 
étrangère  que  possible  à  celle  de  son  pays  d'origine. 


II  PRÉFACE 

Le  père  Bonaventure  ne  nous  pardonnerait  pas 
de  lui  adresser  ici  d'éloges  personnels  ;  mais  son  récit  y 
dans  la  simplicité  de  sa  sohre  narration,  atteste  une 
fois  de  plus,  saris  qu'il  l'ait  cherché,  les  remarquables 
aptitudes  à  la  vie  de  missions  du  prêtre  canadien,  sa 
rapide  intelligence  des  peuples  étrangers,  son  éton- 
nante facilité  d'adaptation  aux  milieux  les  plus 
divers. 

Et  par  là,  ce  livre  est  tout  ensemble  un  témoignage 
et  un  argument. 

Témoignage  et  argument  d'une  actualité  singulière 
à  l'heure  où  nos  évêques,  répondant  à  l'appel  que 
Benoit  XV  jetait  récemment  au  monde  catholique, 
fondent  chez  nous  un  séminaire  des  missions  étran- 
gères, et  s'apprêtent  à  lancer  dans  les  champs  de  l'erreur 
de  nouvelles  équipes  d'apôtres  de  la  Vérité. 

L'histoire  apostolique  du  Canada  offre,  en  abon- 
dance, des  pages  magnifiques.  Ses  missionnaires, 
dès  que  les  circonstances  l'ont  permis,  ont  recommencé, 
au  milieu  des  peuplades  sauvages,  le  dur  et  glorieux 
labeur  de  leurs  devanciers  des  XVIIème  et  XVIIIème 
siècles.  Ils  ont  rapidement  franchi  les  océans  et, 
sur  les  continents  lointains,  peinent  et  souffrent 
depuis  de  longues  années  déjà. 

Mais  ce  n'est  là  que  l'aube  de  l'ère  féconde  et  glo- 
rieuse que  rêvent,  avec  nos  évêques,  les  chefs  de  nos 
grandes  congrégations  religieuses  et  les  missionnaires 
qui  furent  des  précurseurs.  Rome,  d'ailleurs,  laisse 
clairement  voir  qu'elle  réserve  au  Canada  français, 
dans  les  labeurs  de  l'apostolat  futur,  une  noble  part. 
Elle  vient,  au  Japon,  d'attribuer  aux  Franciscains 


PRÉFACE  ni 

de  chez  nous  un  champ  d'action  propre.  Et  il  est  à 
prévoir  que  d'autres  congrégations  canadiennes  rece- 
vront  bientôt  sur  d'autres  territoires  semblable  hon- 
neur. 

De  grands  jours,  pleins  de  lourdes  et  sublimes 
responsabilités,  se  lèvent  donc  pour  notre  race.  Sou- 
haitons et  prions  qu'elle  sache,  avec  une  abondante 
générosité,  répondre  à  l'appel  du  Christ  et  de  son 
Vicaire. 

C'est  pour  faciliter,  pour  hâter  un  grand  mouvement 
d'opinion  et  une  puissante  campagne  de  recrutement 
en  faveur  des  missions  que  le  père  Bonaventure  a 
d'abord  écrit  son  livre.  On  n'aura  qu'à  en  feuilleter 
les  dernières  pages  pour  constater  qu'au  service  de 
sa  propagande,  l'auteur  entend  mettre  —  dans  l'im- 
mortel et  pur  esprit  des  Apôtres  —  tous  les  moyens 
d'action,  toutes  les  puissances  du  monde  moderne. 

Quelle  meilleure  récompense  lui  souhaiter  que  de 
voir  germer  de  ces  pages  —  toutes  pénétrées  de  foi 
vécue  —  de  nouvelles  et  abondantes  vocations  f 

Orner  HEROUX. 


PREMIERE  PARTIE 
VOYAGE  SUR  LE  CONTINENT 


ÉGLISE  DES  FRÈRES  MINEURS  A  MONTRÉAL,  OU  A  LIEU 
LA   CÉRÉMONIE  DU  DÉPART,     [voir  p.  9] 


I  Partie  :  VOYAGE 

Chapitre   I 

VOYAGE  SUR  LE  CONTINENT 

Je  suis  parti  de  Montréal  le  25  juillet  au  soir 
(1915)...  Au  moment  de  monter  sur  le  train,  j'ap- 
pris que  notre  bateau,  qui  devait  quitter  Vancouver 
le  2  août,  ne  partirait  que  le  6.  Comptant  sur  ce 
retard,  j'ai  pu  m'arrêter  une  journée  à  Winnipeg 
et  4  jours  chez  nos  Pères,  à  Edmonton. 

Ah  !  que  de  choses  il  y  aurait  à  dire  sur  cette  belle 
partie  de  notre  pays,...  que  j'ignorais  presque  jus- 
qu'ici, je  l'avoue  !  Ce  qui  frappe  surtout  le  voya- 
geur, c'est  l'immensité  des  plaines  qu'il  traverse  : 
pensez  donc,  900  milles  de  prairie  !  On  court  là- 
dedans  à  pleine  vitesse  pendant  deux  longs  jours. 

Mais  on  est  encore  intéressé  aux  gares  des  gran- 
des villes  par  l'aspect  des  rues  et  des  édifices  publics, 
aspect  qui  n'est  pas  du  tout  celui  que  l'on  remarque 
en  Québec  et  en  Montréal.  La  structure  est  à  la  fois 
plus  massive,  plus  majestueuse,  plus  imposante 
en  un  mot,  et  les  rues  elles-mêmes  sont  plus  larges 
et  mieux  éclairées,  les  parcs  publics  plus  spacieux. 
Cela  donne  tout  simplement  l'impression  que  l'on 
a  pensé  à  l'avenir  en  construisant  et  il  faut  bien 
reconnaître  que  l'on  a  pensé  juste. 

Voyez  donc,  par  exemple,  ce  qui  est  arrivé  pour 
Winnipeg,  Calgary,  Edmonton...  Winnipeg  n'avait 


10  DÉBUTS    d'uX    missionnaire 

il  n'y  a  pas  bien  longtemps  encore,  que  1.000  habi- 
tants tout  au  plus.  En  1901,  le  recensement  por- 
tait ce  chiffre  à  42,340,  et  en  1906,  à  90,153.  La 
population  de  cette  ville  a  donc  plus  que  doublé 
dans  ces  dernières  années.  Et  la  proportion  s'est 
maintenue  depuis.  En  1912,  en  comptait  à  Winni- 
peg  180,000  habitants.  Calgary,  qui  n'avait  en 
1911  encore  que  43,000  habitants,  prétend  en 
avoir  aujourd'hui  (1915)  plus  de  80,000.  De  même 
pour  Edmontpn.  Et  il  n'y  a  là  rien  qui  étonne, 
lorsque  l'on  voit  de  près  les  immenses  ressources 
de  l'Ouest. 

Ah  !  si  nos  bons  petits  Canadiens  et  nos  bonnes 
petites  Canadiennes,  qui,  en  fondant  ménage,  se 
voient  comme  forcés  de  quitter  la  ferme  paternelle 
pour  la  ville,  avaient  la  bonne  et  généreuse  pen- 
sée de  pousser  jusqu'ici  ce  qui  n'est  après  tout  que 
le  sixième  du  chemin  de  la  Chine,  comme  ils  s'aper- 
cevraient vite  qu'ils  ont  fait  là  une  bonne  démarche. 
Ah  î  je  sais  bien  qu'il  en  pourrait,  qu'il  en  devrait 
nécessairement,  dans  les  débuts,  coûter  quelques 
sacrifices,  car  je  sais  par  expérience  ce  qu'il  y  a  de 
pénible,  de  déchirant  à  laisser  ce  coin  de  terre  où 
s'est  écoulée  notre  jeunesse.  Au  lieu,  au  village  où 
l'on  a  vécu  son  enfance,  sa  jeunesse,  tout  est  poésie, 
tout  parle  famille,  amitié,  souvenir.  Le  moindre 
ruisseau  a  ses  charmes,  avec  qui  nous  avons  ri  ou 
pleuré,  suivant  que  nous  avions  du  soleil  ou  de  la 
pluie  dans  le  coeur.  ]\Iais  je  connais  quelque  chose 
de  plus  navrant  encore  pour  un  père  ou  une  mère. 
C'est,  après  avoir  élevé  une  famiUe,  de  passer  la 


VOYAGE    SUR   LE    CONTINENT  11 

vieillesse  dans  l'isolement,  de  voir  leurs  enfants  dis- 
persés loin,  bien  loin  de  la  maison  paternelle,  exposés 
à  perdre  leur  religion  et  même  leur  nom.  Ici,  dans 
rOuest,  vous  conserveriez  autour  de  vous,  comme 
une  belle  couronne,  tous  ceux  que  le  Bon  Dieu  vous 
aura  donnés,  vous  retrouveriez  des  compatriotes 
dont,  en  peu  de  temps  vous  feriez  des  amis,  vous 
retrouveriez  aussi  l'Eglise  avec  son  pasteur  et 
Dieu  lui-même,  toute  la  Patrie,  quoi  ! 

Le  passage  des  Montagnes  Rocheuses  nous  réser- 
vait un  petit  accident  qui  nous  retarda  d'une  ving- 
taine d'heures  seulement,  mais  qui  aurait  facile- 
ment pu  nous  coûter  la  vie. 

Nous  serpentions  dans  ces  montagnes  déjà  depuis 
une  dizaine  d'heures  et  par  le  plus  beau  temps  du 
monde,  quand  tout-à-coup  le  train  s'arrête  et 
s'obstine  à  ne  plus  repartir.  ''Mais,  qu'est-ce 
donc  qu'il  y  a  ?  "se  demande-t-on  par  tout  le  convoi. 
Le  ''conducteur"  interrogé  répond  que  là,  tout  de- 
vant, à  quelques  centaines  de  mètres  à  peine,  tout 
au  pied  d'une  haute  montagne  et  sur  le  bord  d'un 
précipice,  un  affreux  éboulement  vient  de  se  pro- 
duire et  qu'une  immense  quantité  de  terre,  sable 
et  glaise,  entremêlée  de  pierres  et  de  troncs  d'arbres, 
recouvre  en  ce  moment  la  voie,  sur  une  longueur 
de  450  pieds,  et  sur  une  épaisseur  de  20  environ... 
Et  comme  nous  lui  demandions  si  cet  accident  pou- 
vait nous  retenir  longtemps  :  "S'il  fallait  enlever 
tout  cela  de  suite,  répondit-il,  nous  pourrions  être 
retenus  ici  deux  ou  trois  jours."  —  "Et  alors  ?  ..." 
"Eh  bien  !  nous  allons  tâcher  d'aplanir  ce  nouveau 


12  DÉBUTS    d'un   missionnaire 

terrain  pour  y  poser  une  nouvelle  voie  et  tenter  le 
passage.  Prenez  patience,  demain  matin  probable- 
ment tout  sera  terminé  "...  Et  il  n'était  que  1  h  et 
demie  de  l'après-midi.  Xous  prîmes  donc  la  réso- 
lution d'attendre  le  plus  patiemment  possible;  qu'y 
avait-il  à  faire  autre  chose  ?  Après  tout,  nous  n'é- 
tions pas  les  plus  misérables.  Cette  nuit-là,  nous 
avons  pu  dormir,  et  très  bien.  Ce  fut  toujours  cela. 

A  cinq  heures  du  matin,  le  lendemain,  le  train 
était  de  nouveau  en  mouvement.  Bien  peu  dor- 
maient, je  vous  l'assure...  Nous  allions  lentement... 
lentement.... Mais  tout-à-coup  voilà  que  tout  s'ar- 
rête, et  nous  reculons  jusqu'au  point  de  départ. 
Qu'est-ce  donc  qui  est  arrivé  ?...  Nous  l'apprenons 
à  l'instant  :  la  nouvelle  voie  n'étant  pas  suffisam- 
ment solide  s'est  affaisée  de  2  pieds  sous  le  poids 
de  la  locomotive.  Il  n'y  avait  donc  pas  à  aller 
plus  loin. 

Mais  l'on  ne  désespère  pas;  les  ouvriers  se  remet- 
tent à  l'oeuvre,...  et  cinq  hem'es  après...  nous  repar- 
tions de  nouveau.  Cette  fois  encore,  nous  allions 
lentement,  si  lentement  que  nous  avancions  à  peine; 
et  l'anxiété  était  à  son  comble,  cela  se  comprend. 
Bientôt  nous  pouvons  nous-mêmes  discerner  l'en- 
droit dangereux.  Que  dis-je  ?  nous  y  sommes. 
Oh  !  scène  !  ...  Les  passagers  sont  aux  fenêtres, 
encombrent  les  portières  et  les  marchepieds,  prêts 
à  s'élancer  si  quelque  glissement  se  produit,  ou 
quelque  bruit  se  fait  entendre.  Le  ^'conducteur" 
debout  sur  le  ''tender"  donne  ses  signaux  au  mécani- 
cien. Et  le  train  s'avance  lentement,  lentement.... 


VOYAGE   SUR   LE    CONTINENT  13 

s'inclinant  tantôt  à  droite  tantôt  à  gauche,  mon- 
tant parfois,  pour  redescendre  ensuite.  Et  à  mesure 
que  nous  avancions,  nous  voyions  les  traverses 
de  support  s'enfoncer,  glisser  même  quelque  peu 
et  l'eau  jaillir  de-ci,  de-là;  et  la  rivière  tout  au  bas 
qui  roule  ses  flots  mugissants  !....  Mais  déjà  le 
tiers  du  convoi  est  passé;  en  voici  maintenant  la 
moitié;  il  achève...  Enfin,  nous  y  voilà  !  Deo  gra- 
tias  !  Quelle  joie  alors  !  Quelle  joie  alors  !  Ce  ne 
sont  que  cris  et  qu'applaudissements  !  Et  certes, 
il  y  avait  bien  de  quoi  se  réjouir  !  J'avoue  que  si 
j'ai  eu  peur  au  moins  une  fois  dans  ma  vie,  ce  fut 
cette    fois    là. 

Durant  ce  périlleux  passage,  j'ai  mis  toute  ma 
confiance  dans  le  Sacré-Coeur.  J'ai  fait  de  la  main 
au  moins  une  centaine  de  signes  de  croix,  et  j'ai 
promis  une  messe  à  Saint  Antoine,  si  nous  nous 
en  tirions  sains  et  saufs. 

Le  reste  du  trajet  s'est  effectué  très  heureuse- 
ment. Les  Montagnes  Rocheuses  sont  immenses. 
Elles  offrent  un  panorama  qui  défie  toute  descrip- 
tion. Il  faut  voir  par  soi-même. 

Après  avoir  franchi  le  sommet  de  cette  chaîne  de 
pics,  dont  la  tête  se  perd  dans  les  nuages,  et  que 
couronnent  des  neiges  éternelles,  on  croirait  que 
l'on  va  retomber  dans  la  plaine,  une  belle  plaine 
unie.  Il  n'en  est  rien.  La  même  série  de  pics,  un 
peu  moins  élevés,  sans  doute,  à  la  forme  un  peu 
plus  arrondie,  se  poursuit  encore  jusqu'à  Vancouver. 
Pendant  les  deux  dernières  heures  du  voyage  ce- 


14  DÉBUTS    d'un   missionnaire 

pendant  on  traverse  un  très  beau  paysage,  le  plus 
beau  peut-être  de  tout  le  Canada... 

A  Vancouver,  je  suis  peu  sorti;  je  me  suis  con- 
tenté de  visiter  le  Parc  Stanley  avec  son  jardin  zoo- 
logique et  sa  forêt  antique.  A  part  cela,  il  y  a  peu 
à  voir.  D'ailleurs,  avant  de  quitter  définitivement 
la  plage  chérie,  je  sentais  le  besoin  de  me  recueillir 
un  peu,  pour  envoyer  un  dernier  baiser  aux  parents, 
un  dernier  salut  aux  amis 

Ce  qu'il  en  passe  alors  de  choses  dans  l'esprit 
et  le  coeur  !  Et  comme  l'on  comprend  bien  ces  paro- 
les du  poète  Crémazie  :  ''Voulez-vous  savoir  com- 
bien vous  aimez  la  patrie,  quittez-la"...  Les  cloches 
des  églises,  les  toits  des  maisons,  les  arbres  de  la 
montagne,  la  verdure  des  prairies  comme  aussi  le 
cri  des  tous  petits  courant  dans  la  rue,  tout  semble 
alors  prendre  une  voix  pour  solliciter  à  demeurer. 
''O  cher  enfant  du  sol,  semblent  dire  toutes  ces 
choses  à  la  fois,  pourquoi  donc  nous  quitter  ? 
Serais-tu  devenu  malheureux  parmi  nous  ?  T'au- 
rions-nous offensé  en  quelque  chose   ?" 

Mais  la  grande  voix  de  l'appel  monte  elle  aussi. 
"Ah  !  sans  doute,  je  pourrais  être  heureux  parmi 
vous,  et  Dieu  m'est  témoin  que  je  n'ai  pas  cessé  de 
vous  aim.er.  ]Mais  la  vie  est  bien  courte,  et  des  âmes, 
des  âmes  rechetées  au  prix  du  sang  d'un  Dieu  se 
perdent  là-bas  par  millions,  par  centaines  de  mil- 
lions... Adieu  donc  !  je  vous  quitte;  le  salut  de  ces 
âmes  et  la  gloire  de  Dieu  avant  tout 


CHAPITRE  II 


TRAVERSEE 

Lorsque  le  steamer  laissa  le  quai,  il  était  8  hrs  du 
matin.  C'était  le  dimanche,  8  août,  et  j'étais  à  dire 
la   messe.  Pouvais-je   entreprendre   la   traversée 
sous  de  plus  heureux  auspices   ? 

Mais  Vancouver  n'est  pas  le  dernier  port  que 
l'on  touche  avant  de  prendre  définitivement  la 
haute  mer  :  il  y  a  encore  Victoria,  la  capitale,  située 
sur  le  détroit  de  Fuca. 

La  distance  entre  ces  deux  villes  est  d'environ 
80  milles.  Il  était  5  hrs  du  soir  lorsque  nous  avons 
accosté.  C'est  là  que  j'ai  vu,  pour  la  première  fois, 
ce  que  je  devais  voir  si  fréquemment  en  Chine. 

Mais  quoi  donc,  me  direz-vous  ? 

Tout  simplement  des  chinoises  en  culotte,  et  en 
culotte  de  soie  encore. ..Cela  vous  fait  rire. ..C'est 
pourtant  bien  vrai  ce  que  je  vous  dis... 

Il  était  8  heures  du  soir  lorsque  nous  avons  quitté 
Victoria.  Le  lendemain  au  réveil,  la  terre  avait 
disparu,  et  la  vague  était  déjà  grosse;  nous  étions 
en  mer  tout  de  bon  cette  fois. 

La  traversée,  qui  devait  durer  16  jours  bien  comp- 
tés, a  débuté  par  6  jours  de  gros  vent.  Comme  la 
plupart  des  voyageurs,  et  peut-être  plus  chèrement 
qu'un  bon  nombre,  j'ai  dû  payer  mon  tribut  à  la 


16  DÉBUTS   d'un  missionnaire 

mer.  Oui,  j'ai  été  malade,  non  pas  à  en  mourir, 
sans    doute,    mais   quasi 

Ah!  vous  ne  savez  peut-être  pas  ce  que  c'est  que 
le  mal  de  mer  ;  eh  bien  !  écoutez  :  Cà  vous  prend 
d'ordinaire  le  lendemain  ou  le  surlendemain  du 
départ,  par  un  petit  mal  de  tête  sournois,  un  petit 
mal  de  coeur  sans  façon.  Si  vous  êtes  debout,  vous 
éprouvez  le  besoin  de  vous  asseoir,  si  vous  êtes  assis, 
celui  de  vous  lever  pour  marcher...  Mais  bientôt, 
c'est  la  cabine  qu'il  vous  faut  ;  et  vous  vous  deman- 
dez si  réellement  vous  aurez  le  temps  de  vous  y 
rendre...  Ah  !  mon  coeur,  mon  coeur,  mais  qu'as-tu 
donc  ?  ah  !  ah  !  et  vous  rendez,  et  vous  rendez,  et 
vous  rendez  encore...  le  dernier  repas  que  vous 
avez  pris,  c'est  entendu,  et  le  précédent  et  bien 
d'autres  encore.  Il  semble  même  que  l'on  rende 
des  choses  que  Ton  n'a  jamais  prises.  Louis  Vueillot, 
qui  avait  un  jour  ressenti  les  atteintes  de  ce  terri- 
ble mal,  en  se  rendant  en  Italie,  avouait  ensuite 
dans  une  de  ses  lettres  qu'il  croyait  avoir  rendu 

ses  orteils Pour  moi,  je  n'ai  sans  doute  pas  rendu 

les  miens,  puisque  je  les  ai  encore,  mais  comme 
j'ai  été  malade  ! 

Il  y  a  cependant  certaines  précautions  qu'on 
signale,  toujours  trop  tard,  hélas  !  si  non  pour  pré- 
venir entièrement,  du  moins  pour  atténuer  un  peu 
le  mal.  La  première  et  la  plus  rationnelle,  c'est 
bien  de  purger  comme  il  faut  sa  bile  avant  le  départ  : 
après  cela,  on  en  a  moins  à  rendre.  La  seconde,  c'est 
de  tâcher  de  prendre  la  mer  au  lit,  je  veux  dire, 
étant  soi-même  couché,  lorsque  l'on  prend  la  mer; 


Cl 

"S 


TRAVERSÉE  17 

puis  lorsqu'il  faut  absolument  se  lever,  persister 
à  demeurer  le  plus  longtemps  possible  au  grand 
air,  sur  le  pont,  non  pas  àl'avant,  niàl'arrière,  mais 
au  centre  du  bateau.  La  troisième,  c'est  de  manger 
plutôt  sec  que  liquide,  plutôt  salé  que  doux,  et  ne 
pas  vouloir  à  tout  prix  descendre  au  réfectoire, 
lorsque  le  coeur  ne  nous  le  dit  pas.  Mais  le  meilleur 
remède,  celui  qui  donne  le  triomphe,  c'est  de  pren- 
dre son  mal  en  patience,  en  se  disant  que  l'on  n'est 
pas  seul  à  souffrir,  et  que  tout  se  passera  dès  qu'on 
aura  mis  pieds  à  terre,  dès  même  que  le  vent  cessera. 
Ca  été  du  moins  le  cas  pour  moi... 

Après  ces  six  jours  de  gros  vent,  le  calme  est 
revenu,  et  avec  le  calme,  la  santé  parfaite  pour  tout 
le  monde,  avec  les  gais  propos.  Que  de  belles  heures 
alors  nous  avons  passées  !.... 

Rien  n'est  beau,  effet,  comme  la  mer  et  le  ciel 
lorsqu'ils  sont  au  repos  :  la  mer,  avec  ses  troupes 
de  monstres  marins  qui  vont  et  viennent,  ressoudent 
plongent  et  ressoudent,  et  replongent  de  nouveau; 
le  ciel,  avec  ses  deux  grands  astres  sortant  tout  à 
tour  des  eaux  pour  s'y  replonger,  et  son  immense 
voûte  criblée  d'étoiles.  Non,  rien  n'est  beau  comme 
cela  et  ne  porte  plus  fortement  l'âme  vers  son  Dieu. 
Ils  doivent  être  bien  rares,  je  pense,  en  mer  les  vrais 
athées.  Quand  ces  voyages  océaniques  n'auraient 
pour  effet  que  de  faire  réfléchir  plus  qu'à  l'ordinaire, 
je  crois,  que  ceux  qui  le  peuvent,  devraient  les 
entreprendre    quelquefois 

Notre  bateau  ayant  pris  une  très  forte  charge  et 
n'étant  pas  des  plus  rapides,  nous    filions  lente- 


18  DEBUTS    d'un   missionnaire 

ment  :  à  peine,  270  milles  en  moyenne  par  jour. 
Chaque  matin  au  sortir  du  réfectoire,  nous  pouvions 
lire  affichée  la  distance  parcourue  la  veille;  cela 
nous  intéressait  beaucoup. 

Vous  vous  demandez  peut-être  comment  l'on 
peut,  sur  mer,  compter  si  exactement  les  milles. 
C'est  bien  ce  que  je  me  demandais  moi-même  depuis 
quelques  jours,  quand  un  bon  matin,  faisant  l'examen 
du  bateau,  j'aperçus  à  l'arrière,  trainant  dans  l'eau, 
une  longue  corde.  M'approchant,  je  vis  que  cette 
corde  tournait  sur  elle-même  avec  une  assez  grande 
vitesse;  puis  en  venant  à  examiner  de  plus  près, 
je  découvris  qu'à  l'endroit  où  cette  corde  était  re- 
tenue au  bateau,  se  trouvait  un  petit  cadran  com- 
portant divisions  et  double  aiguilles.  La  corde  en 
tournant  fait  évoluer  les  aiguilles  devant  les  divi- 
sions; on  n'a  plus  qu'à  compter  ces  dernières.  C'est 
assez  simple,  comme  vous  voyez. 

Le  trajet  de  Vancouver  à  Yokohama,  qui  fut  le 
nôtre,  est,  dit-on,  l'un  des  plus  longs  qui  se  fassent 
sur  mer  sans  escale  :  il  compte  4,283  milles.  De  San- 
Francisco,  il  y  a  plus,  sans  doute,  mais  alors  on  re- 
lâche à  Hololulu,  ce  qui  partage  la  distance. 

]\lais,  me  direz-vous,  la  ligne  droite  n'est-elle  pas 
encore  le  plus  court  chemin  d'un  point  à  un  autre  ? 

Oui,  sans  doute,  et  précisément. 

Et  alors... 

Eh  bien,  la  terre  étant  un  peu  aplatie  aux  pôles, 
lorsque  Ton  se  transporte  d'un  point  à  un  autre  de  la 
boule,  si  ces  deux  points  sont  à  la  fois  situés  du  même 
côté  de  l'Equateur,  on  gagne  toujours  à  se  rapprocher 


TRAVERSÉE  19 

en  route  du  pôle  le  plus  voisin ,  endroit  du  globe  où  tou- 
tes les  longitudes  se  croisent.  Cela  est  si  vrai,  que  pour 
nous,  en  dirigeant  ainsi  notre  marche  vers  le  nord, 
nous  avons  abrégé  le  trajet  de  plus  de  300  milles; 
c'est  déjà  quelque  chose.  Les  Anglais  appellent 
cela  ''The  great  cercle".  Il  faut  bien  avouer  que 
l'expression  n'est  pas  très  juste;  mais  elle  satisfait 
tout  de  même  les  voyageurs,  c'est  l'essentiel 

Au  sommet  de  cette  courbe  apparente,  l'on  at- 
teint le  63e  degré  de  latitude  :  on  se  trouve  à  la 
hauteur  de  la  Baie  d'Hudson.  La  conséquence,  c'est 
qu'il  fait  froid,  passablement  plus  froid  que  sur  le 
44e.  J'avais  oubhé,  avant  mon  départ,  d'insérer 
mon  gros  paletot  dans  mes  caisses,  je  l'ai  bien  re- 
trouvé, allez  !  Sans  cela,  je  ne  sais  trop  comment 
je  m'en  serais  tiré. 

A  cette  latitude,  une  consolation  est  cependant 
ménagée  au  voyageur  :  celle  de  voir  la  terre  pen- 
dant près  d'un  jour.  Une  quantité  innombrable 
de  petites  îles  sont,  en  effet,  égrenées  là,  comme  à 
plaisir,  du  nord-est  au  sud  ouest;  leur  vue  rassure 
le  navigateur,  et  semble  l'inviter  à  ne  pas  pousser 
plus  loin  sa  marche  vers  le  nord.  La  plupart  de  ces 
îles  sont  surmontées  de  hautes  montagnes  et  de  pics 
volcaniques.  L'un  d'eux  a,  dit-on,  plus  de  8,700 
pieds.  Nous  ne  l'avons  pas  mesuré,  évidemment, 
mais  il  nous  a  paru  fort  élevé.  Il  y  a  une  quinzaine 
d'années,  paraît-il,  l'un  de  ces  pics  fit  irruption;  des 
centaines  de  pêcheurs,  qui  se  trouvaient  dans  le 
voisinage  furent  asphyxiés,  et  l'odeur  du  soufre  se 
répendit  jusqu'en  Alaska. 


20  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Mais  ToD  quitte  bientôt  ces  îles  pour  revenir  vers 
le  sud,  et  à  mesure  que  Ton  redescend,  la  chaleur 
revient  aussi.  Cette  chaleur  devient  surtout  sen- 
sible lorsqu'on  pénètre  dans  le  courant  japonais,  ou, 
comme  disent  les  japonais  eux-mêmes,  le  ''KOURO- 
SIUO''.  Ce  que  l'on  désigne  sous  ce  nom,  n'est,  ni 
plus  ni  moins,  qu'un  courant  d'eau  chaude,  qui 
remonte  des  mers  du  sud  vers  celles  du  nord,  en 
longeant  la  Chine  et  le  Japon.  C'est  quelque  chose 
de  semblable  au  Gulf-Stream  qui  serpente  dans 
l'Atlantique.  Dès  que  les  Japonais  et  les  Chinois 
du  bord  ressentent  la  douce  chaleur  que  leur  apporte 
ce  courant,  ils  sont  comme  électrisés  et  tout  trans- 
formés; cela  s'explique  assez  :  c'est  Pair  du  pays, 
quoi  !. 

II 

PORTS  D'EXTREME-ORIENT 

Nous  avons  commencé  à  voir  la  terre  du  Japon 
le  24  au  soir;  ça  n'a  d'abord  été  qu'une  pointe,  une 
belle  pointe  s'avançant  dans  la  mer.  Sur  cette  poin- 
te toute  recouverte  de  verdure  et  de  grands  arbres, 
se  trouvait  un  magnifique  phare  et  un  poste  télé- 
graphique très  élevé.  C'est  avec  ce  poste,  très  pro- 
bablement, que  nous  correspondions  depuis  cinq 
ou  six  jours.  Le  lendemain,  à  l'aube,  nous 
étions  en  face  de  Yokohama.  Quelle  joie  alors  pour 
tous  les^passagers  de  se  voir  enfin  si  près  de  la  terre  ! 


PORTS     d'extrême    ORIENT  21 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord  l'étranger,  américain 
ou  autre,  qui  visite  pour  la  première  fois  ces  ports 
d'Extrême-Orient,  c'est  bien  la  vue  de  cette  infi- 
nité de  petites  barques  de  pêcheurs,  surmontées 
chacune  de  sa  petite  voile  carrée.  Vraiment  l'on  se 
dirait  en  face  d'une  de  ces  peintures  de  l'antique  mer 
de  Galilée. 

Ces  barques  de  pêcheurs  japonais  sont  très 
bien  faites;  elles  sont  d'une  forme  très  élancée,  et 
l'on  dit  qu'elles  se  défendent  très  bien  contre  la 
forte  lame.  On  reconnaît  de  suite  que  les  Japonais 
sont  nés  marins.  Ils  possèdent  en  Orient  l'empire 
des  mers,  comme  les  Anglais  le  possèdent  en  Oc- 
cident. 

L'aspect  de  Yokohama,  vue  du  large,  est  assez 
celui  de  Montréal,  lorsqu'on  remonte  le  Saint-Lau- 
rent :  il  y  a  comme  cela  une  haute  montagne  dans 
les  limites  de  la  ville;  la  côte,  pour  une  partie,  est 
plus  élevée  que  celle  de  Lé  vis.  Son  port  est  très 
actif;  sous  ce  rapport,  il  semble  même  égaler  celui 
de  la  grande  métropole  canadienne.  Il  y  avait  là,  à 
notre  arrivée,  au  moins  une  vingtaine  de  gros  vais- 
seaux de  commerce  en  train  de  chargement  et  de 
déchargement. 

Mais  le  spectacle  que  je  n'oublirai  jamais,  c'est 
celui  qui  me  fut  donné  de  contempler  lorsque  nous 
abordâmes.  Jusque  là,  nous  n'avions  pour  ainsi 
dire  vu  le  Japon  qu'à  distance  :  cette  fois  nous  y 
étions  et  le  voyions  de  près 

Représentez-vous,  par  la  pensée,  une  troupe  de 
deux  à  trois  cents  sauvages,  àdemi-vêtuset  dévorés 


22  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

par  la  faim,  attendant  sur  la  grève  depuis  des  jours 
une  cargaison  de  denrées  qu'on  leur  a  promise 
d'outre-mer  et  qui  a  tardé  longtemps  à  venir;  repré- 
sentez-vous les  au  moment  où  elle  arrive  enfin. 
Et  pour  vous  faire  une  idée  plus  exacte  de  l'animo- 
sité  qui  doit  régner  parmi  ces  affamés,  dites-vous, 
qu'une  portion  notable  de  ce  chargement  a  été 
avariée  en  route,  qu'il  n'en  reste  plus  qu'un  quart 
de  mangeable  et  que  ce  sont  les  plus  pressés  qui 
seront  les  mieux  servis...  Eh  bien  !  vous  avez  là, 
dans  l'imagination,  un  pâle  tableau  de  ce  que  j'ai 
eu  sous  les  j^eux  à  mon  arrivée  à  Yokohama. 

On  dit  assez  justement  que  le  Japonais  et  le 
Chinois  de  cette  classe  ne  songe  jamais  qu'à  deux 
choses  :  gagner  quelques  sous  et  manger.  Je  crois 
que  sans  blesser  la  vérité,  on  peut  être  plus  concis 
encore  et  dire  :  il  ne  songe  qu'à  une  seule  chose  : 
gagner  quelques  sous  pour  manger. 

En  descendant  du  bateau,  j'avais  décidé  de  me 
retirer  à  la  mission  des  Pères  des  Missions  Étran- 
gères, mais  conme  je  n'avais  que  l'adresse  et  ne 
connaissais  nullement  le  chemin  pour  y  arriver, 
je  me  hasardai  à  demander  un  charretier.  J'avais 
à  peine  fini  de  m'exprimer,  qu'une  dizaine  de  ces 
traîneurs,  au  costume  plus  que  sommaire  et  à  l'oeil 
perçant  se  ruaient  sur  moi,  traînant  après  eux  cha- 
cun une  petite  voiture  à  deux  roues  (ricksha),  véhi- 
cule ordinaire  au  Japon  et  en  Chine. 

—  Montez,  montez,  me  dit  un  voisin. 

—  Mais  le  prix,  repartis-je  ?... 


C5 

à- 


PORTS    d'extrême    ORIENT  23 

—  Ah  !  pour  le  prix,  vous  vous  arrangerez  là-bas  : 
ce  n'est  pas  l'endroit  ici... 

J'obéis  donc  et  sautai  le  p!us  promptement  et 
le  plus  lestement  possible  dans  l'espèce  de  calèche, 
et  nous  voilà  partis  à  fond  de  train,  tournant  tantôt 
à  droite,  tantôt  à  gauche,  sans  trop  me  rendre 
compte  dans  quelle  direction  l'on  me  conduisait... 

L'impression  qu'on  éprouve  lorsqu'on  se  sent 
ainsi  pour  la  première  fois  tiré  par  son  semblable  ?... 
Cela  peut  varier,  évidemment,  avec  les  individus, 
et  pour  plusieurs,  dit-on,  c'est  une  impression  de 
fou  rire.  J'avoue  que  pour  moi,  il  en  a  été  autre- 
ment. L'impression  que  j'ai  éprouvée  alors  a  été 
une  impression  de  profonde  tristesse.  ''Voilà  donc, 
me  disais-je,  et  pouvant  à  peine  retenir  mes  larmes, 
voilà  donc  où  en  sont  encore  réduits  ces  malheureux 
peuples  que  la  douce  et  bienfaisante  lumière  de  la 
foi  chrétienne  n'a  pas  encore  complètement  éclairés. 

Ne  pouvant  rien  de  plus  pour  le  malheureux  qui 
me  tirait,  je  priais  pour  lui,  demandant  au  Bon 
Dieu  de  l'éclairer  et  de  le  convertir,  lui  et  les  siens, 
et  d'octroyer  à  son  pays  un  brin  de  cette  belle  et 
sainte  liberté  dont  on  jouit  au  Canada. 

Je  fus  très  bien  accueilli  à  la  mission.  Ah  !  ce 
qu'ils  en  ont  de  larges  et  tendres  coeurs  tous  ces 
bons  religieux  ainsi  disséminés  par  le  monde  païen 
pour  l'oeuvre  de  la  propagation  de  la  Foi  ! 

Nous  s')mmes  partis  de  Yokohama  le  lendemain 
matin,  jeudi,  nous  dirigeant  sur  Kobe.  Là  il  me 
fallut  descendre  de  bateau,  le  steamer  Monteagle 
se  dirigea  Dt  vers  le  sud  :   Shanghaï,  Hong-kong... 


24  DÉBUTS  d'ux  missionnaire 

Je  dus  attendre  jusqu'au  lundi  pour  avoir  un 
autre  bateau,  et  pas  pour  Chefoo  encore,  mais 
seulement  pour  Dalnj^  (Dairen) 

Oh  !  comme  j'aurais  aimé  à  voj^ager  encore  un  peu 
vers  le  sud,  pour  aller  m'agenouiller  sur  le  tombeau 
de  nos  saints  martjTS  à  Nagasaki  !...  Mais. ..en 
vo3^age   comme  en  voyage. 

De  Kobe  à  Dalnj^,  il  5^  a  bien  encore  500  milles  : 
c'est  toute  la  mer  du  Japon  et  la  mer  Jaune  que  l'on 
traverse;  cela  prend  deux  jours  et  demi  en\'iron. 

Dalny  est  une  ville  assez  récente.  Elle  possède 
déjà  une  population  de  60  à  70,000  habitants,  tant 
Japonais  que  Chinois.  Les  Japonais,  en  s'emparant 
de  ce  poste,  en  ont  changé  le  nom  :  c'est  Dairen 
maintenant  au  lieu  de  Dalny;  cela  trompe  à  dis- 
tance. 

De  Dairen  à  Chefoo,  il  n'y  a  plus  que  87  milles, 
c'est  l'affaire  d'une  dizaine  d'heures. 

I  I  I 

CHEFOO 

Aî-je  besoin  de  vous  dire  que  mon  coeur  battait 
bien  fort  lorsque  à  l'aube  du  jour,  samedi  le  4  sep. 
je  vis  se  dessiner  dans  le  lointain  la  silhouette  du 
phare  de  Chefoo  et  monter  sous  le  ciel  la  fumée  de 
ses  filatures.  A  4  hrs  et  demie,  nous  étions  dans  le 
port. 

Alors  se  répète  la  scène  de  Yokohama  et  quelque 
chose  de  pire  encore  peut-être,  car  au  Ueu  d'être 


CHEFOO  23 

ici  sur  terre,  nous  étions  sur  eau,  le  bateau  n'accos- 
tant pas.  On  avait  à  peine  jeté  l'ancre,  qu'une  cin- 
quantaine de  barques  montées  de  «coulies»  nous 
environnent  de  toutes  parts,  se  frappant,  se  bous- 
culant à  qui  mieux  mieux,  afin  d'atteindre  plus  tôt 
le  bout  de  l'échelle  qu'on  allait  tendre. 

J'étais  fort  en  peine  et  me  demandais  comment 
j'allais  m'en  tirer  cette  fois,  car  il  me  fallait  des- 
cendre comme  tous  les  autres,  quand  tout-à-coup 
j'aperçus  non  loin,  dans  une  de  ces  barques  un  cha- 
peau blanc  et  ime  toge  noire.  A  cette  vue  mom  coeur 
bondit!..  Mais  ma  joie  fut  encore  doublée  lors- 
que sous  ce  chapeau  blanc,  je  reconnus  une 
figure  qui  m'était  familière,  celle  du  P.  Didace, 
mon  ancien  confrère  de  collège,  parti  il  y  a  déjà 
quatre  ans.  Dès  lors,  je  n'y  tins  plus;  je  saisis  mes 
bagages,  et  advienne  que  pourra.  L'instant  d'après 
j'étais  dans  les  bras  de  ce  cher  Père.  Qu'il  fait  bon 
de  se  revoir  et  de  s'embrasser  après  quatre  longues 
années  de  séparation  ! 

Cinq  minutes  après  nous  étions  au  rivage.  Ma 
joie  était  extrême.  La  première  action  que  je  fis 
en  mettant  le  pied  sur  la  terre  chinoise,  ce  fut  de 
m'incliner  pour  la  baiser  religieusement.  Je  ne  sais 
trop  ce  qu'en  ont  pensé  les  bons  chinois  qui  m'en- 
touraient; mais  ce  que  je  me  rappelle  fort  bien,  moi, 
c'est  la  petite  prière  que  j'adressai  à  Dieu  en  ce 
moment  :  «Faites»  ô  mon  Dieu,  qu'après  avoir  long- 
temps travaillé  sur  ce  sol  païen,  après  l'avoir,  si  pos- 
sible, fécondé  de  mes  sueurs,  je  l'arrose  de  mon  sang, 


26  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

en  le  versant  pour  l'honneur  de  la  Foi  et  la  gloire 
de  votre  Très  Saint  Nom.» 

A  six  heures,  j'étais  à  l'autel,  remerciant  Dieu 
le  Père  par  son  Divin  Fils  et  par  ^larie,  sa  divine 
Mère. 

A  neuf  heures,  nous  montions  ensemble  au  Sé- 
minaire, résidence  temporaire  de  Monseigneur. 

Sa  Grandeur  m'attendait  déjà  depuis  longtemps, 
et  pour  me  permettre  d'arriver  plus  tôt,  Elle  avait 
commandé  que  l'on  prît  un  ricksha.. 

«Ah  !  le  Canada  !  le  Canada  !  s'écria  ^lonseigneur 
en  m'apercevant,  le  Canada  !  Comme  c'est  beau 
de  promettre,  mais  comme  c'est  encore  plus  beau 
de  tenir  parole  !  Venez  donc  que  je  vous  bénisse  et 

vous  embrasse  :  nous  comptons  sur  le  Canada  ! 

Une  pareille  réception  console,  n'est-il  pas  vrai, 
de  bien  des  choses  ? 

Dans  l'après-midi  nous  visitâmes  le  Séminaire 
et    les    dépendances. 

Le  lendemain,  dimanche,  nous  assistions  à  la 
réouverture  des  classes  de  catéchisme;  j'étais 
ensuite  invité  à  donner  la  bénédiction  duT.S. Sa- 
crement aux  chrétiens  et  aux  catéchumènes.  C'est 
là  que  j'entendis  pour  la  première  fois  ces  grands 
enfants  prier  à  leur  façon,  je  veux  dire,  en  commun 
et  à  haute  voix  :  ils  ne  savent  guère  prier  autrement. 
Oh  !  comme  j'ai  été  vivement  impressionné  d'en- 
tendre   ces   voix    ! 

Le  lendemain,  nous  redescendions  à  la  ville  pour 
faire  la  visite  des  oeuvres  de  la  Mission. 


CHEFOO  3  ' 

Ces  oeuvres,  très  nombreuses,  sont  en  partie  aux 
mains  des  bonnes  religieuses  Franciscaines  Mis- 
sionnaires de  Marie,  établies  ici  dès  1886.  Elles 
ont  un  hôpital  et  un  dispensaire  pour  les  Chinois, 
un  hôpital  et  un  dispensaire  pour  les  Européens; 
en  plus,  une  léproserie,  un  pensionnat  de  jeunes 
filles  et  nombre  d'ouvroirs;  et  tout  cela  fonctionne 
à  merveille.  Aussi  faut-il  voir  de  près  l'activité, 
l'application  et  le  dévouement  de  ces  bonnes  reli- 
gieuses. 

Et  elles  ne  s'en  tiennent  pas  là.  Elles  sortent  et 
vont  dans  les  villages  éloignés  soigner  à  domicile, 
afin  d'avoir  l'occasion  de  baptiser  les  petits  en- 
fants mourants.  La  Supérieure  me  disait  que,  dans 
une  seule  journée,  avec  une  de  ses  compagnes, 
elle  avait  baptisé  jusqu'à  18  de  ces  petits  êtres. 

Ah  !  si  nos  jeunes  filles  du  Canada,  eUes  si  nom- 
breuses, si  bien  élevées,  si  bien  éduquées,  si  fortes, 
si  solides,  et  parfois,  il  faut  le  dire,  si  fort  en  peine 
de  leur  destinée,  y  songeaient  un  peu,  un  tout  petit 
peu,  que  de  centaines,  que  de  milliers  de  petites 
âmes  entreraient  par  leur  moyen  en  paradis.  C'est 
si  facile  maintenant  :  ces  mênies  Franciscaines  sont 
établies  à  Québec,  où  elles  ont  un  noviciat.  Elles 
viennent  d'ouvrir  en  Chine  leur  36e  maison.  Puis 
il  y  a  à  Montréal  les  religieuses  de  l'Immaculée 
Conception,  et  à  Sherbrooke  les  religieuses  mission- 
naires de  Notre-Dame  des  Anges,  qui  semblent  n'a- 
voir été  créées  et  mises  au  monde  que  pour  venir  en 
Chine. 


28  DÉBUTS   D^UN  MISSIONNAIRE 

Mais  pardonnez-moi,  je  n'ai  pas  voulu  vous  trou- 
bler; j'ai  tout  simplement  voulu  vous  inviter  à  ré- 
fléchir un  peu.  Réfléchisez  donc,  et  surtout  priez. 

Le  voisinage  de  toutes  ces  belles  oeuvres,  dont 
je  vous  parle,  m'a  déjà  valu  d'exercer  efficacement 
mon  ministère.  Oui,  j 'ai  déj  à  eu  la  consolation  de  faire 
deux  baptêmes,  deux  baptêmes  d'adultes.  Quelle 
joie  j'en  ai  éprouvée  !  J'ai  donné  à  ces  deux  bien- 
heureux—  car  ils  sont  déjà  partis  pour  le  ciel  — 
les  noms  de  mon  père  et  de  mes  frères.  Quand  je  ne 
serais  venu  en  Chine  que  pour  ces  deux  baptêmes, 
je  pourrais  donc  compter  n'y  être  pas  venu  pour 
rien.  Quoi  de  comparable,  en  effet,  au  salut  d'une 
âme  ? 

Hier,  on  me  baptisait  à  mon  tour...  C'est  la  cou- 
tume, en  effet,  pour  tout  néo-missionnaire  de  pren- 
dre un  nom  chinois.  Devinez  celui  que  l'on  m'a 
donné...  Mais  je  vous  le  donnerais  en  1,000  et  10, 
000,  que  vous  n^  arriveriez  pas;  j'aime  autant  vous 
le  dire  tout  de  suite.  On  a  tout  simplement  tenté 
de  traduire  mon  ancien  nom  Bonaventure,  mais  on 
n'a  réussi  qu'imparfaitement.  Tout  de  même  il  en 
reste  du  sens  et  beaucoup  de  sens  encore.  Voyez 
plutôt  :  «Ouen-tcheng-houa» 

On  m'a  même  donné  un  second  nom  littéraire  — 
conformément  à  la  coutume  —    :  Ben-tchang. 

Ce  qui  veut  dire  :  HLa  sagesse  affermira  la 
Chine,  ^)  Un  travail  persévérant  triomphe  de  tout. 
N'est-ce  pas  qu'il  reste  encore  du  sens  ?  C'est  même 
tout  un  programme.  Fasse  le  ciel  que  je  le  réalise, 
du  moins  en  partie  !  C'est  bien  là  mon  désir;  c'est 


CHEFOO  29 

aussi  le  voeu  que  formait  tout  haut  Monseigneur  en 
m'imposant  ce  nouveau  nom. 

Mon  futur  champ  d'apostolat  est  déjà  désigné  : 
c'est  à  300  milles  d'ici,  vers  l'ouest,  «Pos-hing». 
J'irai  rejoindre  le  R.  P.  Prosper,  un  compatriote, 
parti  de  Montréal,  il  y  a  à  peine  deux  ans.  J'espère 
que  nous  ferons  bon  ménage  ensemble.  Il  a  sous  sa 
garde  15  à  16  cents  vieux  chrétiens,  très  fortement 
répartis  en  plusieurs  chrétientés.  Au  milieu  de  tant 
de  vieux  chrétiens,  j'aurai  toutes  les  facilités  voulues 
pour  bien  apprendre  la  langue.  C'est  surtout  dans 
ce  but  que  Monseigneur  m'envoie  en  ce  lieu. 


Chapitre  III 

VOYAGE  DANS  L'INTERIEUR 

I 

{1ère  étape)  :  de  Chefoo    à    Ma-kia-tchoang-tze. 

Mon  départ  pour  l'intérieur  fut  fixé  au  lendemain 
même  de  la  fête  de  N. S. P. saint  François  :  j'allais 
donc  partir  sous  d'heureux  auspices.  Je  vous  avoue- 
rai qu'avant  d'entreprendre  cette  dernière  partie 
de  mon  long  voyage,  je  n'étais  pas  sans  quelques 
craintes. 

La  distance  que  j'allais  parcourir  était  longue  : 
900  à  950  lys,  110  à  115  Ueues  environ,  c'est-à-dire, 
à  peu  près  deux  fois  la  distance  de  Québec  à  Mont- 
réal; et  j'allais  être  seul  à  franchir  cette  espace, 
seul  avec  un  guide  dont  j'ignorais  la  langue. 

De  plus  j'allais  peut-être  m'exposer...  Quelques 
jours  auparavant,  en  effet,  un  de  nos  Pères,  ayant 
eu  à  faii'e  une  partie  du  même  trajet,  avait  \'u  sa  mon- 
ture arrêtée  en  route  par  des  birgands,  son  guide  som- 
mé de  descendre  et  de  rendre  la  bourse  ou  la  vie. .  .IMais 
la  vue  du  Père,  à  longue  barbe  sortant  brusquement 
du  char  pour  voir  ce  qui  en  était,  avait  tellement  ter- 
rifié les  volem^s  qu'ils  avaient  tous  pris  la  fuite. 

Mais  moi,  je  n'ai  pas  encore  et  à  beaucoup  près 
autant  de  poils  au  menton... 


VOYAGE    DANS    l'iNTÉRIEUR  31 

Enfin,  et  ce  n'était  pas  la  moindre  cause  de  mes 
appréhensions,  je  n'étais  pas  encore  muni  du  passe- 
port requis  par  l'autorité  et  qui  me  permît,  comme 
aux  autres  missionnaires,  de  circuler  à  l'aise  par 
tout  le  Chantong.  Ce  passeport  m'avait  bien  été 
promis,  mais  comme  il  devait  venir  de  Pékin,  et 
qu'en  Chine  on  n'est  jamais  bien  pressé,  on  n'avait 
pas  réussi  à  me  le  faire  tenir  à  temps.  Et  les  Japo- 
nais, maîtres  de  Tsing-tau,  comme  vous  le  savez, 
depuis  qu'ils  en  ont  délogé  les  Allemands,  rôdaient 
encore  partout  dans  les  environs.  Deux  mois  à 
peine  auparavant  ila  avaient  arrêté  deux  de  nos 
Pères;  heureusement,  ils  ont  réussi  à  se  faire  relâ- 
cher tout  de  suite. 

Mais  en  cette  difficulté  comme  en  toute  autre, 
je  mis  ma  confiance  en  Dieu,  en  Marie  et  en  mon  bon 
Ange.  La  pensée  de  cette  triple  assistance  submer- 
gea toutes  mes  craintes  et  me  tranquillisa. 

Le  5  octobre  au  matin  donc,  après  avoir  célébré 
la  sainte  messe  et  récité  mon  Itinerarium  je  quit- 
tais   Chefoo   pour   Poshing. 

Quel  dommage  que  je  n'aie  pas  eu  alors  sous  la 
main  un  de  ces  petits  caméras  de  touriste  pour  pren- 
dre la  photographie  de  ma  monture,  cela  m'aurait 
épargné  les  frais  d'une  description,  description  à 
laquelle  vous  tenez,  sans  doute. 

En  Chine,  on  ne  voyage  pas  encore  comme  en 
Europe  ou  en  Amérique  :  dans  les  airs  ou  sous  l'eau. 
Ici  on  est  plus  posé  :  on  sait  marcher  sur  le  sol  et 
pas  très  vite  encore.  Il  y  a  des  trains,  sans  doute, 
en  Chine,  il  y  en  a  même  présentement  dans  plu- 


32 


sieurs  directions.  Mais  comme  la  Chine  est  immen- 
se et  que  ces  voies  ferrées  sont  beaucoup  moins 
nombreuses  qu'en  Occident,  il  s'en  suit  que  des 
vicariats  entiers  restent  encore  privés  de  cette  com- 
modité. Le  nôtre  n'est  pas  trop  mal  partagé  sous 
ce  rapport  :  nous  avons  présentement  la  ligne  de 
Tsing-tau  à  Tsi-nan-fou,  et  nous  aurons  peut-être 
avant  longtemps  celle  de  Chefoo  et  Wei-hsien. 

Mais  n'allant  pas  de  Tsing-tau  à  Tsi-nnan-fou,  et 
n'ayant  pas  du  tout  l'intention  d'attendre  que  l'on 
m'ait  fait  une  voie  ferrée,  je  devais  porter  ma  vue 
sur  quelque  chose  de  plus  modeste. 

A  l'époque  où  je  voyageais,  jusqu'à  cinq  espèces 
de  montures  pouvaient  être  mises  à  ma  disposition  ; 
je  n'allais  pas  être  à  pieds,  comme  vous  voyez  :  le 
char,  la  chenn-tze,  le  palanquin,  la  brouette  et  l'âne. 

Le  char,  qui  n'est  après  tout  qu'une  vulgaire 
charrette,  bien  solide,  il  est  vrai,  mais  sans  ressort 
et  dont  les  ridelles  fermées  sont  surmontées  d'une 
couverture  en  toile  cirée,  forme  demi-cercle;  le  pa- 
lanquin, espèce  de  hamac  suspendu  à  une  longue 
perche  que  portent  deux  hommes;  très  en  usage 
dans  le  sud  et  les  grandes  villes,  cette  monture  l'est 
beaucoup  moins  dans  le  nord  :  le  missionnaire  ne 
s'en  sert  à  peu  près  jamais;  la  chenn-tze,  dont  la 
forme  et  le  degré  de  luxe  peut  varier  avec  les  circons- 
tances;la brouette,  qui  sert,  elle  aussi,  à  transporter 
les  personnes,  pourvu  toutefois  que  le  touriste  ac- 
cepte de  compter  avec  les  lois  de  l'équiHbre;  enfin, 
monture    beaucoup    moins    encombrante  et  plus 


VOYAGE     DABS    L'iNTÉRIEUR  33 

commode  que  toutes  les  autres,  surtout  pour  le 
missionnaire,  le  dos  de  l'âne  ou  du  mulet. 

Repassant  tous  ces  noms  dans  mon  esprit,  je 
commençais  déjà  à  m'inquiéter  au  sujet  du  choix 
que  j'allais  faire,  quand  nos  bons  domestiques, 
toujours  prévenants,  me  tirèrent  d'embarras  en  me 
présentant   une   chenn-tze. 

La  chenn-tze,  ou  chaise,  comme  je  vous  l'ai  dit, 
peut  varier  à  l'infini  dans  sa  forme  et  son  degré  de 
luxe.  Pour  le  mandarin  en  sortie,  comme  pour  la 
nouvelle  mariée  qui  passe  la  porte,  c'est  le  nec  plus 
ultra  de  l'élégance  et  de  la  somptuosité;  elle  revêt 
alors  la  forme  d'une  jolie  petite  maisonnette,  suffi- 
samment spacieuse  pour  y  loger  un  tabouret,  mais 
pas  plus;  maisonnette  toute  tapissée  à  la  chinoise 
et  aux  fenêtres  ombragées  de  rideaux  aux  couleurs 
les  plus  voyantes.  Le  charmant  petit  palais,  dont 
l'aspect  attire  tous  les  regards,  repose  sur  deux 
longues  perches  et  est  portée  par  deux  ou  quatre 
hommes,  selon  le  degré  de  dignité,  ou...  le  poids  du 
personnage. 

La  chenn-tze  du  campagnard  comme  aussi  celle 
du  missionnaire  est  plus  modeste  et  cela  se  com- 
prend. C'est  bien  encore  un  peu  la  précédente, 
mais  réduite  à  sa  plus  simple  expression.  Les  lam- 
bris d'acajou  tendus  de  vert,  de  bleu  et  de  rouge 
sont  ici  remplacés  par  une  simple  natte  reposant 
sur  des  éclats  de  bambou  plies  en  forme  de  cercle, 
la  base  du  tout  est  encore  deux  perches  telles  que 
signalées  plus  haut,  un  peu  plus  grossières  cepen- 
dant, mais  guère  moins  solides.  Pour  le  fond,  il  est 


34  DÉBUTS   D'*UN  MISSIONNAIRE 

fait  tout  simplement  de  cordes  que  l'on  tend  ou 
détend  à  volonté,  d'après  la  quantité  de  vos  bagages. 
Lorsque  ceux-ci  ont  été  placés  et  recouverts  de 
votre  «gouto»,  on  vous  invite  à  monter.  Le  mar- 
chepied, il  est  très  simple  et  s'offre  à  vous  de  lui- 
même  :  c'est  la  plupart  du  temps  le  genou  de  votre 
charretier,  qui  d'ailleurs  se  prête  toujours  à  cette 
besogne  avec  la  meilleure  grâce  du  monde. 

A  peine  monté,  vous  recevez  une  nouvelle  invi- 
tation, qui  est  celle  de  vous  coucher  et  de  vous  bien 
reposer.  Mais  allons  donc  !  est-ce  que  l'on  vient 
en  Chine  pour  dormir  ?  «Les  Chinois,  eux,  semblent 
croire  que  les  étrangers  en  voyage  n'ont  rien  autre 
chose  à  faire.  Je  me  rendis  toutefois  à  l'invitation, 
par  esprit  d'obéissance;  mais  je  ne  fus  pas  lent  à 
m'apercevoir  que  Dieu  avait  placé  dans  l'estomac 
humain  certains  articles  qui,  tout  en  allant  bien 
ensemble,  n'aiment  pas  cependant  d'être  trop  se- 
coués ni  trop  heurtés  les  uns  contre  les  autres.  Je 
revins  donc  presque  aussitôt  m'asseoir  à  l'avant. 
Là,  avec  l'avantage  de  me  sentir  mieux,  j'avais  celui 
de  pouvoir  observer  plus  à  mon  aise. 

A  ce  sujet,  oh  !  comme  je  pus  me  délecter.  Il 
faisait  le  plus  beau  temps  du  monde  :  un  grand  so- 
leil canadien  fin  de  juin  ou  mi-octobre  inondait  de 
ses  chauds  rayons  l'immensité  du  ciel  sans  nuage; 
une  douce  et  gentille  petite  brise  de  l'ouest,  sym- 
bole du  souffle  mj'stérieux  de  la  grâce  que  l'apos- 
tolat apporte  à  ces  régions,  courait  sur  la  plaine  et 
caraissait   aimablement   la  figure. 


VOYAGE    DANS    l'iNTÉRIEUR  35 

La  première  merveille  qui  s'offrit  à  mes  regards 
fut  la  grande  nature  :  les  montagnes,  les  champs, 
l'aspect  des  villages  et  des  bourgs. 

Les  montagnes,  car  il  y  en  a  ici  en  quantité,  n'ont 
pas  tout-à-fait  l'aspect  de  celles  du  Canada,  leur 
coupe  est  moins  douce,  leur  crête  plus  altière,  en 
un  mot,  elles  semblent  plus  sauvages.  Le  peu  de 
verdure  qui  décore  leurs  flancs  est  en  partie  rongée 
par  les  buées  salines  que  le  vent  apporte  de  la  mer  ; 
ce  qui  leur  donne  une  teinte  rougeâtre  peu  propre  à 
réjouir  la  vue.  Vraiment,  en  les  apercevant,  on 
se  dirait  aux  abords  d'immenses  mines,  aux  gise- 
ments ferrugineux,  exploitées  autrefois  par  des  gé- 
ants et  abandonnées  depuis,  à  cause  de  quelque 
grand  crime... 

Ces  pics  sont  si  nombreux  en  cet  endroit  qu'ils 
encombrent  toute  la  rive,  et  il  y  en  a  même  jusque 
dans  la  mer  et  le  port  de  Chefoo  en  est  formé. 
On  dirait  qu'un  jour  ils  tentèrent  le  passage  de 
l'océan,  mais  qu'une  main  invisible  les  retint. 

Mais  à  mesure  que  l'on  s'éloigne  de  la  côte,  ces 
montagnes  s'isolent  des  unes  des  autres  et  prennent 
peu  à  peu  un  aspect  moins  sévère;  on  se  dirait  alors 
quelque  part  dans  les  Cantons  de  l'Est.  Puis  bien- 
tôt elles  se  groupent  de  nouveau,  se  coordonnent 
pour  ne  plus  laisser  apparaître  à  certains  points  de 
l'horizon  que  quelques  mamelons  arrondis,  dont 
l'aspect  rappelle  assez  ceux  de  Montréal,  de  Beloeil, 
de  Richemond.  Et  dans  l'espace  laissé  libre,  la  vue 
s'étend  comme  à  l'infini  sur  une  plaine  fertile,  ondu- 
lant en  légers  coteaux,  en  vallées  peu  profondes. 


36  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

semblables  à  ces  lames  de  fond  qui  persistent 
longtemps  encore  après  la  tempête.  C'est  la  Chine, 
c'est  la  Chine  véritable  qui  commence. 

A  ce  moment  de  l'année,  les  pa3^sans  étaient  à 
faire  leur  seconde  récolte  et  à  préparer  celle  de  l'an 
prochain  en  ensemençant  leur  blé.  Le  blé  est  la 
céréale  la  plus  commune,  c'est  quasi  comme  dans 
rOuest  canadien.  Par  contre,  l'avoine  et  l'orge 
sont  rares;  je  n'en  ai  point  vu.  J'ai  vu  bien  peu 
de  sarrazin  et  point  du  tout  de  riz.  Cette  dernière 
plante  est  plutôt  propre  au  sud  de  la  Chine  et  au 
Japon,  bien  qu'il  y  en  ait  un  peu  dans  le  Chan-tong 
même,  à  Tsi-nan-fou,  par  exemple. 

Le  blé  d'Inde  ou  maïs  n'est  pas  rare.  Une  plante, 
ici,  qui  lui  ressemble  beaucoup  quant  à  la  feuille, 
et  qui  le  remplace  avantageusement  comme  en- 
grais, c'est  le  «sorgho»,  espèce  de  graminée,  dont 
la  grappe,  toujours  abondante,  sert  d'ahment  et 
la  tige  de  combustible. 

Pour  les  légumes,  ils  abondent  et  sont  à  peu  près 
de  mêmes  espèces  qu'au  Canada.  La  patate  cepen- 
dant fait  défaut  en  bien  des  endroits.  Elle  est  rem- 
placée par  le  «tikoa»,  patate  chinoise,  dont  la  forme 
est  un  peu  plus  allongée  que  celle  de  la  patate  cana- 
dienne, mais  dont  la  chair  est  plus  juteuse  et  le 
goût  plus  sucré. 

La  terre  est  excellente  en  général.  Sa  fécondité, 
en  bien  des  endroits,  égale  et  dépasse  même  celle 
des  meilleures  régions  de  la  province  de  Québec  : 
la  Beauce,  la  vallée  du  Richelieu,  par  exemple... 
Et  il  le  faut  bien,  certes  !  pour  pouvoir  supporter 


SAINTS      MAETYRS      DU      JAPON.  (vOÎr  p    $4) 


VOYAGE     DABS    l'iNTÉRIEUR  37 

deux  moissons  par  année.  Mais  il  faut  reconnaître 
aussi  qu'elle  est  bien  cultivée. 

Le  soin  que  le  paysan  apporte  à  cultiver  sa  terre 
rappelle  réellement  celui  que  nos  bonnes  grand'mè- 
res  mettaient  à  ensemencer  et  à  entretenir  leur 
petit  jardin.  Mais  son  travail  est  lent,  très  lent 

Ah  !  sous  ce  rapport,  on  est  encore  bien  loin,  ici, 
je  vous  l'assure,  de  l'Ouest  canadien.  Il  n'y  a  pas, 
ou  à  peu  près  pas  de  chevaux;  ils  sont  remplacés, 
dans  les  travaux  du  labour,  par  le  boeuf  et  l'âne, 
et  vous  savez  comme  ces  animaux  vont  lentement. 
La  charrue  a  un  soc,  sans  doute,  mais  elle  n'a  qu'un 
mancheron,  et  très  court  encore.  La  semeuse  ou 
semoir  —  car  les  Chinois  ne  sèment  pas  d'ordinaire 
à  la  main  —  est  assez  originale.  Elle  consiste,  dans 
sa  partie  essentielle,  en  deux  tiges  creuses,  bien 
ferrées,  qui  labourent  le  sol  et  que  surmonte  un 
petit  réservoir  avec  orifice,  par  où  le  grain  peut 
s'écouler  dans  les  tiges,  et  de  là,  dans  la  terre.  Cet 
orifice  est  lui-même  traversé  par  une  broche  qui 
retient  à  l'intérieur  un  grelot.  La  descente  régulière 
de  la  semence  est  procurée  par  l'agitation  constante 
de  cette  broche,  agitation  maintenue  elle-même  par 
les  secousses  données  à  la  machine  par  les  résis- 
tances du  sol  ou  le  bras  du  semeur.  Mais,  me  direz- 
vous  peut-être,  pourquoi  ici  ce  grelot  et  pas  autre 
chose  à  sa  place  ?...  C'est  bien  ce  que  je  me  deman- 
dais aussi,  moi-même,  quand  un  jour,  passant  à  la 
tête  d'un  champ  où  arrivaient  deux  attelages,  j'en- 
tendis tout  à  coup,  plus  distinctement  que  d'habi- 
tude, le  son  du  fameux  grelot,  et  vis  aussitôt  l'un 


38  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

des  semeurs  aller  chercher  son  grand  sac  de  grain 
poui'  alimenter  son  réservoir.  Je  compris  alors  que 
là,  comme  ailleurs,  le  grelot  pouvait  bien  avoir  pour 
fonction  de  donner  l'alarme...  Je  ne  pus  m'empêcher 
de  sourire.  Comme  vous  voyez,  pas  si  simples  enco- 
re ces  Chinois 

Le  malheur  cependant,  non  seulement  ici,  mais 
par  toute  la  Chine,  c'est  que  les  pluies,  destinées  à 
entretenir  et  à  développer  la  fécondité  du  sol, 
ne  sont  pas  régulières.  Il  se  passe  parfois  des  4,  ou  5 
mois  sans  qu'il  en  tombe  une  goutte.  A  l'époque  où  je 
vous  parle,  par  exemple,  durant  l'espace  de  deux  mois, 
il  n'a  plu  que  deux  fois,  et  si  peu,  si  peu  que  c'est 
vraiment  pas  la  peine  d'en  parler.  La  conséquence 
inévitable,  c'est  que  bien  souvent  une  récolte  en- 
tière et  parfois  deux  sont  manquées.  On  essaie  bien 
d'y  suppléer  par  l'ii-rigation  —  l'eau  qu'on  tire  des 
puits  et  déverse  sur  le  sol  —  mais  ce  mode  d'arro- 
sage est  toujours  imparfait  et  ne  peut  d'ailleurs 
s'effectuer  partout  :  la  sécheresse  gagne  toujours. 

L'industrie  laitière,  à  part  les  grandes  villes,  pour 
l'usage  des  étrangers,  est  à  peu  près  inconnue  ici; 
je  n'ai  pas  vu  un  seul  troupeau  de  vaches  à  lait, 
à  peine  quelques  petits  troupeaux  de  chèvres  par-ci 
par-là,  et  c'est  tout. 

Par  contre  le  porc  est  en  honneur.  J'en  ai  vu 
d'innombrables  troupeaux  que  l'on  menait  au 
champ  près  de  la  moisson,  afin  de  ne  rien  laisser 
perdre  de  ce  qui  avait  pu  échapper  à  la  main  des 
glaneurs. 


VOYAGE    DANS    l'iNTÉRIEUR  39 

Mais  l'amour  du  sol  et  l'application  à  le  bien  cul- 
tiver ne  sont  pas  les  seuls  traits  caractéristiques  du 
peuple  chinois,  il  en  est  bien  d'autres  encore. 

Un  de  ceux  qui  m'ont  le  plus  frappé  fut  sa  socia- 
bilité, son  esprit  de  famille.  Je  me  rappellerai  tou- 
jours la  scène  admirable  dont  j'ai  été  témoin  au 
cours  de  la  traversée.  Nous  approchions  du  Japon, 
nous  avions  déjà  pénétré  dans  le  courant  japonais. 
Un  bon  matin,  vers  l'heure  du  déjeuner,  étant  sorti 
sur  le  pont  pour  me  promener,  j'aperçus  tout  à  coup, 
à  l'avant,  l'équipage  qui  se  chauffait  au  soleil.  Ils 
étaient  là  environ  une  centaine  de  Chinois  —  l'é- 
quipage du  «Monteagle»,  à  part  les  officiers,  en 
était  exclusivement  composé  —  ils  étaient  là, 
dis-je,  une  centaine  environ  se  chauffant  au  soleil, 
humant  avec  délectation  la  brise  matinale.  Les  uns 
étaient  assis,  les  autres  debout  et  causaient  :  on  en 
voyait  appuyés  nonchalamment  sur  l'épaule  ou  le 
genou  de  leurs  voisins;  d'autres  se  tenaient  par  le 
cou;  et  tous  causaient  et  ricanaient.  Jamais  je  n'ai 
été  témoin  d'une  scène  aussi  typique  :  c'était  l'es- 
prit de  famille  et  la  charité  fraternelle  mis  en  acte  et 
exposés  dans  ce  qu'ils  avaient  de  plus  délicieux. 
J'aimais  déjà  beaucoup  les  Chinois,  et  vous  n'en 
pouvez  douter,  mais  à  partir  de  ce  moment,  ma 
sympathie  la  plus  entière  leur  fut  irrévocablement 
acquise.  Je  compris  mieux  alors  la  parole  et  le  ges- 
te de  Saint  Grégoire  Pape  qui,  charmé  et  attendri 
à  la  vue  des  jeunes  Anglais  conduits  comme  otages 
à  Rome  et  détenus  là  comme  esclaves,  députe  aus- 


40  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

sitôt  le  moine  Saint  Augustin  pour  aller  travailler 
à  la  conversion  de  l'Angleterre 

Cette  sociabilité,  cet  esprit  de  famille  se  mani- 
feste surtout  dans  la  manière  de  vivre  du  Chinois  : 
sa  façon  de  se  loger  et  de  passer  ses  loisirs. 

En  jetant,  tout  à  l'heure,  un  regard  sur  la  cam- 
pagne pour  y  observer  les  travaux  des  champs, 
vous  vous  êtes  très  probablement  représenté  — 
comme  c'est  naturel  de  le  faire  d'ailleurs  —  chaque 
famille  habitant  isolément  son  petit  domaine;  et  ce 
petit  domaine  lui-même,  bien  circonscrit,  bien  déli- 
mité des  domaines  voisins,  par  une  haie  de  bois  ou 
de  fil  de  fer,  orné  d'une  petite  maisonnette  et  de 
dépendances  qu'ombragent  quelques  grands  arbres, 
comme  c'est  le  cas  en  Amérique,  en  France;  ou 
bien  encore,  comme  cela  se  pratique  en  Québec  : 
les  maisons  des  propriétaires  construites  à  la  tête 
de  leur  domaine  et  rangées  à  la  file  de  chaque  côté 
de  la  grande  route 

Rien  cependant  n'est  moins  conforme  à  la  réa- 
lité que  cette  conception.  Les  Chinois  campagnards 
n'habitent  pas  isolément  sur  leur  domaine:  ils  se 
réunissent  et  se  groupent  en  petits  villages,  petits 
bourgs  de  50,75,100  familles.  Il  y  a  de  gros  villages 
de  200  à  1000  familles,  mais  il  y  en  a  aussi  de  15  à 
20  seulement.  Et  là,  non  contents  d'habiter  dans 
la  proximité  les  uns  des  autres,  ils  veulent  encore  que 
leurs  demeures  se  juxtaposent,  se  touchent,  et  cela, 
beaucoup  moins  par  manque  d'espace  que  par  éco- 
nomie de  matériaux  et  de  combustible,  car  le  bois 
est  rare,  et  l'on  n'entreprend  jamais  de  se  chauffer. 


VOYAGE    DANS    L'iNTÉRIEUR  41 

La  campagne  apparaît  donc  assez  dénudée,  com- 
me vous  voyez  :  point  de  maison,  point  d'habitation 
d'aucune  sorte,  et...  point  d'arbres  non  plus. 

Point  de  bois,  mais  avec  quoi  construit-on,  me 
direz-vous  ?  Avec  de  la  brique.  La  brique  coûte 
très  peu  cher  ici,  puisqu'on  peut  en  faire  partout, 
la  terre  s'y  prêtant.  Lorsque  l'on  peut  se  procurer 
assez  de  combustible,  on  la  fait  cuire  au  feu  ;  si  non, 
on  l'expose  au  soleil,  et  c'est  tout.  Dans  ce  dernier 
cas,  évidemment,  la  solidité  des  constructions  s'en 
ressent,  surtout  en  temps  humide.  Jamais,  dans 
l'intérieur,  on  ne  songera  à  donner  aune  maison  plus 
d'un  étage.  On  épaterait  et  on  ferait  rire  les  paysans, 
si  on  leur  disait  qu'ailleurs  on  voit  des  bâtisses  de 
20  à  25  étages.  Les  plus  gros  villages  ont  un  mur 
d'enceinte,  mur  également  fait  de  brique  ou  de  terre, 
et  assez  élevé  :  mesure  de  précaution  contre  les 
brigands.  Les  petits  villages  se  contentent  de  la 
garde  des  chiens. 

Chaque  bourg,  chaque  village,  est  donc,  comme 
on  le  voit,  toute  une  petite  cité,  tout  un  petit  roy- 
aume. Et  il  y  en  a,  je  vous  assure,  de  ces  petites 
cités,  de  ces  petits  royaumes  en  Chine.  Du  haut 
d'un  coteau  un  peu  plus  élevé,  j'ai  pu  en  compter  un 
jour  plus  de  trente,  et,  cela,  dans  un  rayon  de  deux 
lieues  à  peine.  Après  cela,  on  peut  se  représenter  un 
peu  plus  facilement  l'incroyable  population  de  ce 
royaume  du  Milieu  ! 

Mais  ce  que  font  tous  ces  gens  là  ?...  Le  voici  : 

Le  jour,  à  l'époque  des  travaux,  le  village  est 
à  peu  près  désert  :  tout  le  monde  est  aux  champs. 


42  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Les  femmes  y  vont,  elles  aussi,  et  apportent  là 
leurs  bébés,  auxquels  elles  donnent  sur  place,  sans 
se  gêner  le  moins  du  monde,  tous  les  soins  requis 

Le  temps  des  travaux  passé,  le  village  se  repeuple 
évidemment;  mais  l'activité  ne  se  ralentit  pas,  elle 
ne  fait  que  changer  de  forme.  Alors  les  meules  se 
découvrent,  les  gerbes  de  blé  et  les  tiges  de  hari- 
cots sont  étendues  dans  l'air  tout  près  et  les  fléaux 
s'agitent.  Ceux  qui  n'aiment  pas  à  se  donner  tant 
de  mouvement,  ont  leur  petit  rouleau  de  pierre  à 
forme  polygopyramidale.  Ils  y  attèlent  leur  âne,  et, 
se  plaçant  eux-même  au  milieu  de  l'aire  bien  garnie, 
tenant  d'une  main  la  corde  qui  retient  l'animal  et 
de  l'autre  le  fouet,  ils  font  évoluer  le  baudet.  Le 
rouleau,  eu  égard  à  sa  forme  particulière,  suit  assez 
fidèlement  l'animal  qui  le  tire.  Lorsqu'on  a  passé 
à  peu  près  partout,  l'on  s'arrête;  la  couche  de  paille 
est  alors  retournée,  puis  l'on  se  remet  à  tourner 
de  plus  belle 

Dans  l'angle  de  l'aii'e  est  la  meule  mue  par  les 
femmes  :  c'est  là  que  se  prépare  la  blanche  farine. 
Tout  près  d'elles  sont  les  enfants  qui  jouent;  un  peu 
plus  loin,  le  chat  et  le  chien  qui  se  chauffent  au 
soleil;  puis  de  l'autre  côté,  assis  à  l'ombre  du  gros 
saule  et  fumant  sa  pipe,  le  grand'père,  qui  contem- 
ple et  examine  pour  voir  si  tout  se  passe  bien  comme 
de  son  temps 

J'ai  vu  de  ces  scènes  bien  souvent  au  cours  de  ma 
route,  et  j'en  ai  été  charmé.  Mais  là  où  le  village 
était  chrétien,  il  y  avait  mieux  encore. 


VOYAGE    DANS    l'iNTÉRIEUR  43 

A  la  vue  du  Missionnaire  qui  passait,  le  père,  la 
mère,  le  grand'père  et  les  petits  enfants,  tous  quit- 
taient à  l'instant  leur  poste  et  leur  emploi,  se  por- 
taient sur  le  bord  de  la  route  et  s'agenouillaient  pour 
recevoir  la  bénédiction.  0  spectacle  ravissant  ! 
Dites-moi,  se  peut-il  trouver  quelque  chose  de  plus 
beau  ici  bas  ?...  J'ai  vu  et  admiré  bien  des  fois  le 
tableau  de  l'Angelus  du  soir»;  je  dois  cependant 
reconnaître  qu'il  pâlit  à  côté  de  celui  qu'on  aurait 
pu  tracer  ici. 

Les  habitants  d'un  village  portent  en  général  le 
même  nom  :  ils  sont  descendants  d'un  même  père 
et  ne  forment  par  conséquent  qu'une  seule  et  même 
grande  famille.  Ce  qui  fait  que  la  population  ne 
s'accroit  pas  trop  rapidement  et  que  les  liens  de 
parenté  ne  se  multiplient  pas  à  l'infini,  c'est  que  ha- 
bituellement les  jeunes  gens  ne  prennent  pour  épou- 
ses que  des  jeunes  filles  de  villages  étrangers  et 
d'un  nom  différent  du  leur. 

L'acte  principal  de  la  religion  pour  les  païens, 
ici,  c'est  le  culte  des  ancêtres.  Il  serait  trop  long  de 
vous  expliquer  présentement  jusqu'où  cela  va.  Il  y 
a  des  volumes  écrits  sur  le  sujet.  Peut-être  entre- 
prendrai-je  un  jour  d'en  résumer  quelques  uns  pour 
vous  en  faire  part.  Qu'il  me  suffise  pour  le  moment 
de  vous  dire  que  le  premier  hommage  que  l'on  croit 
devoir  rendre  aux  défunts,  c'est  de  leur  donner  la 
sépulture  la  plus  pompeuse  possible,  et  dans  l'en- 
droit le  plus  convenable  et  le  plus  beau  du  domaine 
familial.  Pour  ce  qui  est  des  dépenses  qu'un  tel 
enterrement  exige,  on  ne  recule  devant  rien   :  on 


44  DÉBUTS 

pourrait  le  regretter  au  temps  des  semailles  ou  des 
moissons,  la  mort  divinisant  tout  esprit  et  lui  don- 
nant plein  empire  sur  tous  les  éléments. 

Sur  la  tombe  on  élève  un  tumulus  ou  amas  de 
terre  dont  les  proportions  varient  avec  l'âge  ou  la 
qualité  du  personnage  disparu.  Les  plus  riches 
ont  une  pierre  tombale  commémorative  de  leurs 
oeuvres  et  de  leurs  vertus.  Les  autres  sont  privés 
de  ce  souvenir.  Tous  cependant  ont  leur  tumulus 
à  la  base  duquel  est  une  petite  ouverture  en  brique 
qui  permettra  à  leur  esprit  de  circuler  à  l'aise.  Il  est 
strictement  défendu  de  jamais  toucher  à  ces  mo- 
numents, quel  que  soit  d'ailleurs  leur  degré  d'an- 
tiquité. 

Avec  les  années,  on  le  comprend,  le  domaine 
familial  est  envahi  par  ces  tombeaux;  quelques  uns 
même  en  sont  déjà  au  tiers  recouverts,  ce  qui  donne 
à  la  contrée,  dans  le  voisinage  des  bourgs  surtout, 
un  aspect  tout  à  fait  curieux.  Et  la  mort  gagnant 
toujours,  la  Chine  devient  donc  peu  à  peu  un  vaste 
cimetière  :  pauvre  Chine  ! 

A  l'époque  du  changement  de  dynastie,  on  avait 
parlé  de  niveler  tout  cela,  comme  aussi  de  couper 
la  queue  (couette).  Mais  on  a  dû  reculer  devant  la 
difficulté  d'entreprendre  même  l'exécution  de  la 
première  mesure;  la  seconde  à  peine  entreprise  a  été 
suspendue,  tant  l'esprit  traditionnel  et  religieux 
ont  ici  de  force. 

Comme  vous  le  voyez,  un  voyage  dans  l'intérieur 
ne  manque  pas  d'intérêt 


VOYAGE     DANS    L^INTéRIEUB  45 

Mais  dans  ces  courses  du  Missionnaire  il  n'en  va 
pas  tout  à  fait  comme  dans  celles  des  héros  de 
romans  :  le  besoin  de  s'arrêter  se  fait  vite  sentir... 
En  effet,  lorsqu'on  a  voyagé  pendant  six  ou  sept 
heures  sur  une  des  montures  que  je  vous  ai  décrites 
plus  haut,  on  commence  à  songer  à  descendre  pour 
se  refaire  l'estomac  et  se  reposer  un  peu.  Et  les  bons 
Chinois,  peut-être  moins  cependant  par  pure  charité 
que  par  intérêt  personnel,  ont,  eux  aussi,  pensé  à  ce 
besoin  des  étrangers.  C'est  pourquoi  dans  la  plu- 
part de  leurs  villages,  sur  les  rues  les  plus  passantes, 
ils  ont  ouvert  de  petites  auberges  ou  petits  restau- 
rants. 

Ah  !  ces  auberges  chinoises,  que  de  choses,  sans 
les  calomnier,  on  pourrait  en  dire  !...  Ce  ne  sont 
ni  des  Windsor,  ni  des  Frontenac,  je  vous  l'assure; 
pas  même  de  modestes  cafés  canadiens.  Représentez- 
vous  une  vulgaire  bergerie  dépeuplée,  souvent  pas 
plus  propre  et  sans  pavé.  Placez-y  une  table  boi- 
teuse et  un  bout  de  banc  à  trois  pieds  ;  puis  dans  un  des 
coins,  une  légère  élévation  faite  de  boue  séchée  et 

recouverte   d'une   natte    devant   servir   de   lit 

Voilà  le  type  de  l'auberge  chinoise. 

Ce  qu'on  y  mange  ?...  Mais  ce  qu'on  nous  appor- 
te. Notre  Seigneur  n'a-t-il  pas  dit  à  ses  Apôtres  en 
les  envoyant  :((Edete  quae  apponuntur  vobis»; 
Mangez  ce  qu'on  vous  présentera».  Il  faut  bien  re- 
connaître cependant  que  ce  conseil  du  Maître,  qui 
d'ordinaire,  pour  les  prédicateurs  en  pays  civilisés 
et  catholiques,  comporte  une  liberté,  ne  s'entend 
pas  toujours  dans  le  même  sens  en  pays  infidèles 


46  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

C'est  ici  que  l'on  fait  connaissance  avec  la  four- 
chette chinoise  :  les  fameux  bâtonnets  !  La  faim 
apprend  à  s'en  servir. 

Le  soir,  il  ne  faut  pas  trop  chercher  le  bec  de  gaz, 
on  perdrait  son  temps.  Sur  la  table  est  là,  toute 
modeste,  si  modeste  que  vous  ne  l'avez  pas  encore 
remarquée,  une  petite  lampe  à  pétrole,  sans  verre, 
dont  la  mèche  peut  avoir  une  demi-ligne  de  grosseur. 
On  dit  qu'elle  peut  brûler  toute  une  nuit  sans 
faire  une  grande  dépense;  il  est  même  préférable, 
paraît-il,  de  la  garder  ainsi  allumée:  cela  préserve 
des  punaises,...  mais  pas  de  la  fumée.  Ce  qui  est 
sûr,  c'est  qu'elle  n'éblouit  pas  trop.  Ah  !  on  ne 
veille  pas  tard,  je  vous  assure,  et  l'on  a  tout  le  temps 
voulu  pour  faire  oraison. 

La  nuit...  Eh  bien  !  là  comme  ailleurs,  on  essaie 
de  dormir;  et  il  faut  le  faire  en  toute  confiance  en 
Dieu  et  son  bon  ange,  car  la  porte,  elle  barre,  sans 
doute,  puisque  c'est  une  barre  qui  sert  à  la  tenir 
fermée,  mais  elle  n'a  pas  de  serrure  :  on  a  mieux  que 
cela  en  Canada  pour  les  hangars  à  bois. 

Au  cours  de  la  nuit,  on  est  parfois  réveillé  en  sur- 
saut par  un  bruit  qui  ferait  croire  à  un  tremble- 
ment de  terre.  Rassurez-vous,  c'est  tout  simple- 
ment l'âne  et  le  boeuf,  vos  voisins,  qui,  pour  ne 
s'être  pas  bien  entendus  au  préalable  sur  la  hmite 
de  leur  ration  comme  de  leur  couche,  se  sont  vus 
contraints  d'en  venir  à  la  régularisation  parfaite  de 
leurs  droits.  Une  nuit  où  le  mur  qui  nous  séparait 
n'était  qu'une  simple  natte,  je  crus  à  une  réelle 
irruption.  Heureusement,  la  bonne  natte,  imitant 


VOYAGE     DANS    l'iNTÉRIEUR  47 

le  roseau  de  La  Fontaine,  plia  mais  ne  rompit 
point.  Bientôt  tout  entra  dans  le  calme.  Je  pensais 
alors  que  si  le  petit  Jésus,  la  nuit  qu'il  passa  dans  sa 
crèche,  avait  eu  des  voisins  aussi  turbulents,  il 
n'avait  pas  dû  dormir  beaucoup. 

Le  matin  on  est  d'ordinaire  réveillé  de  très  bonne 
heure.  C'est  tout  d'abord  le  chant  du  coq  qui  se 
fait  entendre,  puis  ce  sont  les  chiens  qui  lui  répon- 
dent, enfin  c'est  l'âne  qui  se  met  de  la  partie.  Bien- 
tôt tout  cela  fait  tapage  à  la  fois.  Impossible  alors 
à  tout  moine  de  ronfler.  Mais  la  faute  en  est  la 
plupart  du  temps  au  guide  lui-même  qui  les  a 
tous  devancés.  Il  donne  pour  raison  qu'il  faut  partir 
de  grand  matin  et  que  ses  bêtes  ont  besoin  de  man- 
ger. De  grand  matin,  oui  l'on  part.  J'ai  vu  une 
fois  —  nous  étions  en  marche  déjà  depuis  assez  long- 
temps—  que,  me  tournant  vers  le  nord,  j'ai  pu 
encore  compter  facilement  les  étoiles  de  la  grande 
Ourse,  et  même  toutes  celles  de  la  petite... 

Après  deux  jours  de  cette  marche,  que  l'on  peut 
bien  appeler  forcée,  nous  atteignions  «Ma-kia- 
tchoang-tze,  le  premier  poste  de  mission  où  je 
devais  m'arrêter  en  route. 

2e  Etape  :  Ma-kia-tchoang-tze  à  Chang-y. 

Ma-kia-tchoang-tze  a  été  jusqu'à  ces  derniers 
temps  le  lieu  de  la  résidence  habituelle  d'un  de  nos 
pères  missionnaires.  Il  vient  de  la  quitter  pour  se 
rapprocher  de  la  mer.  Comme  les  logements  sont 
assez  convenables  et  surtout  très  spacieux,  Mon- 


48  DÉBUTS  d'In  missionnaire 

seigneur  décida  récemment  d'y  transportêf  le  petit 
Séminaire,  devenu  trop  à  l'étroit  à  Tsing-chow-fou., 
et  c'est  précisément  à  Tépoque  de  mon  passage  que 
devait  s'effectuer  ce  changement.  Le  P.  Eusèbe, 
directeur,  devait  même  être  rendu  pour  mon  arri- 
vée et  c'est  le  char  qui  l'avait  amené  que  je  devais 
reprendre  pour  poursuivre  ma  route. 

Malheureusement  pour  moi,  il  n'était  pas  rendu, 
et  je  dus  me  débrouiller  seul  avec  les  domestiques, 
tous  chinois  évidemment. 

Il  était  vendredi  soir  lorsque  je  descendis  en  ce 
lieu.  Le  dimanche,  nous  eûmes  les  offices  parois- 
siaux :  je  distribuai  la  sainte  communion  aux  fidè- 
les à  une  heure  matinale,  et  je  célébrai  la  sainte 
messe  vers  8  heures;  mais  je  ne  prêchai  pas,  et 
vous  savez  bien  pourquoi... 

A  l'issue  de  la  messe  et  de  l'action  de  grâces, 
comme  je  me  disposais  à  prendre  une  bouchée, 
les  chrétiens  arrivèrent  pour  saluer  le  père  et  lui 
présenter  leurs  hommages.  Je  ne  vous  cacherai  pas 
mon  embarras.  Prenant  toutefois  ma  meilleure 
figm^e,  je  priai  alors  le  domestique  et  aussi  mon  bon 
ange  de  voulou^  bien  parler  pour  moi,  les  chargeant 
d'interpréter  mes  pensées  et  mon  attitude.  Ces 
bonnes  gens  se  prosternèrent  à  genoux  devant  moi 
et  me  prièrent  de  les  bénir;  je  le  fis  de  grand  coeur. 

La  réception  ne  fut  pas  très  longue,  on  le  conçoit, 
lorsque  tous  furent  partis,  mon  domestique,  que 
je  comprenais  un  peu  mieux  et  avec  qui  je  pouvais 
m'expliquer  plus  longuement,  me  fit  part  de  la  ré- 


VOYAGE     DABS    l'iNTÉRIEUR  49 

flexion  d'une  bonne  vieille  à  sa  sortie  :«Ce  père, 
dit-elle,  ne  sait  pas  parler,  il  ne  sait  que  sourire.» 

Le  bon  Père  Eusèbe  n'arriva  que  le  mercredi. 
Il  était  accompagné  de  son  assistant,  le  P.  Tchang, 
prêtre  chinois,  et  de  leurs  8  ou  10  élèves,  l'espoir 
de  l'Eglise  de  Chan-tong. 

Cette  nouvelle  réception  fut  un  peu  plus  démons- 
trative que  la  précédente;  cela  se  conçoit  et  l'échan- 
ge des  sentiments  aussi  mieux  compris.  J'avais  en- 
trevu ce  père  à  Montréal,  étant  encore  au  noviciat; 
je  pus  donc  assez  facilement  le  reconnaître  en  dépit 
de  sa  longue  barbe.  Mais  lui  m'avait  moins  remar- 
qué, je  lui  étais  tout  à  fait  étranger. 

Après  un  moment  de  repos,  nous  prîmes  le  souper 
et  nous  causâmes  ensuite  fort  avant  dans  la  soirée. 
Ce  bon  père  s'informa  de  tout,  et  tout  semblait 
l'intéresser.  Il  me  parla  longuement  de  sa  vie  de 
missionnaire  et  me  fit  part  de  ses  projets  comme  di- 
recteur. 

Le  lendemain,  dès  7  heures,  j'étais  sur  ma  nou- 
velle monture  et  je  poursuivais  ma  route. 

Cette  fois  ce  n'était  plus  seulement  pendant  deux, 
mais  pendant  trois  jours  qu'il  me  fallait  marcher 
sans  m'arrêter.Pour  la  contrée,  c'était  bien  en  géné- 
ral à  peu  près  le  même  aspect  que  j'avais  remarqué 
jusque  là.  Les  montagnes  cependant  se  faisaient 
de  plus  en  plus  rares  et  la  vue  par  suite  se  portait 
plus  loin,  les  terres  apparaissaient  plus  fécondes  et 
mieux  cultivées  et  la  population  plus  dense.  Je  tra- 
versais alors  la  plus  belle  partie  du  Chan-tong  et 
peut-être  de  la  Chine  entière,  on  me  l'a  dit  ensuite. 


50  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

J'étais  surtout  intéressé  par  l'attitude  et  le  cos- 
tume des  nombreux  voj'ageurs  que  je  rencontrais. 
Le  Chinois,  de  sa  nature,  est  d'humeur  voyageuse. 
Pour  la  moindre  raison  il  se  met  en  route  et  entre- 
prend souvent  de  faire  les  plus  longs  trajets. 

Chose  assez  curieuse  ici  —  je  l'ai  déjà  signalée, 
mais  j'étais  loin  de  la  croire  aussi  générale  —  c'est 
qu'en  Chine,  la  femme  aussi  porte  le  costume  mas- 
culin. En  passant  à  Victoria,  capitale  de  la  Colom- 
bie Anglaise,  j'avais  bien  vu,  comme  je  l'ai  dit,  la 
culotte  féminine,  mais  la  culotte  de  soie,  très  large 
et  tombant  librement.  Ici,  pour  ne  rien  perdre  de 
ses  dimensions,  elle  n'est  pas,  à  beaucoup  près,  de 
qualité  aussi  précieuse,  et  surtout  elle  est  bien  nouée 
au  bas  de  la  cheville  du  pied,  comme  les  coureurs 
des  bois  d'Amérique  ont  accoutumé  de  le  faire  en 
hiver.  Pour  compléter  l'anomalie,  les  hommes,  eux, 
en  général,  portent  une  longue  robe  qui  descend 
jusqu'aux  talons. 

On  se  trompe  grandement  en  Canada,  lorsqu'on 
pense  que  tous  les  Chinois  sont  de  même  taille  et 
de  même  figure  que  ceux  que  l'on  rencontre  là-bas 
dans  les  grandes  villes.  Les  Cliinois  d'Amérique 
viennent  pour  la  plupart  de  la  région  de  Canton, 
c'est-à-dire  du  sud  de  la  Chine  et  exclusivement  de 
là.  Or  dans  le  sud,  comme  on  le  sait,  il  fait  très 
chaud  et  la  chaleur  à  la  longue  affecte  beaucoup 
le  tempéramment  et  même  la  constitution  physique. 
Ici,  dans  le  nord,  le  climat  étant  tempéré,  la  race 
chinoise  est  forte,  vigoureuse  et  les  individus, 
surtout  les  hommes,  sont  de  taille  qui  rappelle  les 


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VOYAGE     DANS    l'iNTÉRIEUR  51 

premiers  sauvages  d'Amérique.  Leur  physionomie 
est  plus  que  passable;  on  voit  même  certains  gar- 
çonnets, certaines  fillettes  d'une  réelle  beauté. 

Mais  sur  ces  grandes  routes,  on  ne  rencontre  pas 
seulement  des  voyageurs  à  l'aise,  indépendants,  on 
voit  aussi  des  indigents,  des  miséreux.  Et  c'est  iné- 
vitable, que  voulez-vous  ?  La  religion  chrétienne, 
seule  réellement  charitable  et  inspiratrice  du  vrai 
dévouement,  n'étant  pas  là,  cette  portion  misérable 
de  l'humanité  est  fatalement  délaissée,  quand  elle 
n'est  pas  persécutée.  A  qui  ne  cherche  que  la  jouis- 
sance, en  effet,  que  sert  le  pauvre,  le  soufreteux  ? 
Ceux  d'entre  ces  malheureux  qui  peuvent  marcher 
et  demander  l'aumône  à  leur  aise  ne  sont  pas  les 
plus  misérables.  Les  plus  à  plaindre  sont  les  infir- 
mes :  aveugles,  paralytiques,  boiteux,  perclus  de 
quelque  façon.  On  les  voit  assis  ou  étendus  près  de 
la  route,  d'ordinaire  à  l'entrée  ou  à  la  sortie  des 
bourgs.  Lorsqu'ils  nous  voient  ou  nous  entendent 
approcher,  ils  se  dressent  sur  leur  séant,  et  alors, 
avec  force  inclinations  de  tête  et  de  buste,  présen- 
tent leur  requête,  qu'ils  ont  soin  de  faire  précéder 
d'un  souhait  :  «Da  lao-ye  fa-t'sai,  fa-t'sai  !»  Grand 
Maître,  puisses-tu  faire  fortune  aujourd'hui,  mais 
de  grâce,  aide-moi  un  peu. 

Mais  qu'est  l'indigence  physique  au  prix  de  l'in- 
digence morale  ?...  La  suprême  désolation  pour 
le  coeur  du  voyageur  chrétien  en  ces  contrées,  c'est 
d'observer  les  épaisses  ténèbres  d'ignorance  et 
d'erreur  dont  sont  encore  enveloppées  ces  pauvres 
âmes  païennes 


52  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Oui,  j'ai  vu  des  idoles  et  des  adorateurs  d'idoles  î 
Chaque  bourg,  et  mêrae  chaque  village,  en  effet,  a 
sa  pagode  dressée  sur  son  mur  d'enceinte,  ou  tout 
près  de  la  grande  route.  On  peut  la  voir  et  l'exa- 
miner en  passant,  et  l'on  peut  même  sans  indiscré- 
tion jeter  un  coup  d'oeil  à  l'intérieur. 

Et  dire  que  j'ai  vu  là,  agenouillés  sur  la  pierre,  des 
pères,  des  mères  avec  leurs  enfants,  et  suppliant  des 
statues  de  fer  ou  de  bronze  aux  traits  grotesques, 
et  décorées  de  papier  de  couleur  !  Ce  qu'ils  sollici- 
taient avec  tant  de  ferveur,  c'était  probablement 
de  la  pluie,  car  on  souffrait  de  la  sécheresse  depuis 
un  mois.  Après  avoir  rendu  leurs  hommages  aux 
dieux  on  les  voyait  se  diriger  vers  les  tombeaux  des 
ancêtres,  et  là,  par  de  multiples  prostrations  par- 
fois jusqu'au  sol,  s'efforcer  d'apaiser  leurs  mânes 

irritées Que  c'est  pénible,  que  c'est  pénible  à 

voir  !  Instinctivement,  je  me  serais  senti  porté  à 
sauter  à  bas  de  ma  monture  pour  renverser  cela  à 
coups  de  canne.  Mais  je  me  contenais  :  Notre  Sei- 
gneur lui-même  n'est  pas  allé  jusque  là;  il  s'est  con- 
tenté de  pourchasser  de  son  temple  les  marchands 
qui  le  profanaient 

Qu'il  fait  bon  après  trois  longs  jours  de  marche  à 
travers  ce  vaste  champ  de  l'infidéHté,  voir  dans 
le  lointain  poindre  la  croix.  La  croLx  !  oh,  la  croix 
pour  le  missionnaire,  ce  qu'elle  lui  dit  lorsqu'il  l'a- 
perçoit ainsi  de  loin  !...  De  ses  deux  bras  tendus,  elle 
semble  l'inviter,  l'appeler;  et  lui,  sous  le  coup  des 
sentiments  confus  que  la  vue  de  cet  instrument 
divin  fait  éclater  dans  son  âme,  il  voudrait  s'élan- 


VOYAGE    DANS    l'INTÉRÏEUR  53 

cer  dans  l'espace,  pour  l'embrasser  et  s'y  river  pour 
toujours.  Alors  les  sentiments  brûlants  de  l'Apôtre 
saint- André  chantent  en  son  âme  :  «0  croix,  o 
bonne  croix,  croix  désirable  et  tant  désirée,  croix 
aimée  de  toute  mon  âme,  cherchée  à  travers  tant 
de  fatigues  et  appelée  par  tous  les  désirs  de  mon 
coeur,  puisses-tu  un  jour  me  recevoir  dans  tes  bras, 
pour  m'enlever  de  ce  monde  et  me  rendre  à  Celui 
qui  par  toi  m'a  racheté.»  Mais  patience,  mon  fils, 
semble  reprendre  cette  croix,  patience.  Ceux  qui 
avant  toi  ont  souhaité  la  même  faveur,  ne  l'ont  obte- 
nue qu'après  m'avoir  fait  connaître  et  plantée  ici; 
telle  sera  aussi  ta  mission,  à  toi.  En  attendant  con- 
sole-toi à  la  pensée  qu'à  mon  ombre  tu  trouveras 
toujours  l'Eucharistie,  un  Dieu  avec  toi,  mon 
prêtre  aussi,  l'homme  de  mes  voies  dont  la  parole 
éclaire  et  le  geste  absout  et  console,  enfin  la  société 
de  mes  fidèles,  mon  héritage  et  le  tien,  dont  les 
âmes  brillent  déjà  comme  des  étoiles  au  sein  de 
cette  nuit  ténébreuse. 

Tels  étaient  les  sentiments  qui  affluaient  en  moi 
lorsque  le  samedi  soir  j'atteignis  Chang-y,  deuxième 
poste  de  mission  où  je  pouvais  m'arrêter.  La  croix 
qui  domine  la  chapelle,  en  effet,  m'étais  apparue 
d'assez  loin  et  sa  vue  m'avait  grandement  réjoui. 

3e  Etape  :  De  Chang-y  à  Fang-tze. 

A  peine  avais-je  franchi  la  grande  porte  du  vil- 
lage que  plusieurs  chrétiens  s'étaient  portés  à  ma 
rencontre  pour  me  saluer  et  me  demander  de  les 


54  DÉBUTS  d'ux  missionnaire 

bénir.  L'instant  d'après  j'étais  dans  les  bras  du  P. 
directeur  de  la  mission,  le  P.  Apollinaire.  Français 
d'origine  et  venu  directement  en  Chine,  ce  bon 
Père  m'était  tout  à  fait  étranger.  Mais  nous  fîmes 
vite  connaissance. 

Le  lendemain,  il  m'offrit  de  chanter  la  grand' 
messe.  C'est  là  que  j'entendis  pour  la  première 
fois  de  la  musique  chinoise.  J'aimai  bien  cela, 
mais  il  faut  bien  le  reconnaître,  il  y  a  loin  de  là 
au  bruit  harmonieux  de  nos  grandes  orgues. 

Dans  l'après  midi,  à  l'issue  du  salut,  nous  sor- 
tîmes pour  faire  une  courte  promenade.  Le  Père  me 
conduisit  sur  une  petite  hauteur  voisine.  De  là, 
notre  regard  pouvait  s'étendre  librement  sur  les  en- 
virons et  embrasser  à  peu  près  toute  l'étendue  de 
son  district.  Sur  ce  sommet  se  trouve  une  petite 
pagode  que  nous  examinâmes  tout  à  notre  aise. 
Mais  bientôt,  me  faisant  tourner  le  dos  à  ce 
spectacle  si  peu  consolant,  ce  bon  Père  m'ouvrit 
tout  à  coup  tout  son  grand  coeur  d'apôtre-mis- 
sionnaire :  «Vous  avez  devant  vous,  me  dit-il, 
toute  l'étendue  de  mon  district.  Savez-vous  com- 
bien j'ai  ici  de  villages  à  desservii'  ?»  Et  com- 
me j'hésitais  à  répondre...  «Mille  huit,  me 
dit-il;  j'ai  des  chrétiens  baptisés  dans  une  cinquan- 
taine et  des  catéchumènes  dans  une  vingtaine  d'au- 
tres». Puis  prenant  le  ton  d'une  mystérieuse  gra- 
vité :  «Ah  !  ajouta-t-il,  s'il  y  avait  plus  de  mission- 
naires ici,  au  Chan-tong  ! 

L'entretien  ne  se  prolongea  pas  davantage.  Nous 
redescendîmes  la  colline  en  parlant  d'autre  chose. 


VOYAGE     DANS    l'iNTÉRIEUR  55 

Mais  le  soir  toutefois,  à  l'oraison,  je  dois  vous  l'a- 
vouer, ma  pensée  se  portait  comme  malgré  moi 
dans  ce  Québec  fortuné,  vers  ces  vingt  et  quelques 
petits  séminaires  d'où  sortent  chaque  année  tant 
de  beaux  et  grands  jeunes  gens En  franchis- 
sant le  seuil  de  ces  maisons  bénies,  il  y  a  8  ou  10 
ans,  leur  idée  pour  la  plupart  était  déjà  bien  arrêtée  : 
faire  des  prêtres  du  Seigneur,  pour  travailler  un 
jour  au  salut  des  âmes.  Quelques  uns  même  n'ont 
dû  leur  éducation  et  leur  instruction  qu'à  l'expres- 
sion réitérée  de  ce  noble  dessein.  Au  cours  de  leurs 
études,  ils  ont  changé...  Aujourd'hui,  ils  convoi- 
tent les  professions  libérales  déjà  si  encombrées, 
et  où  pour  exceller  il  faut  tant  d'aptitudes,  et  pour  se 
sauver,  tant  d'énergie  et  de  soin.  Ah  !  pensais-je, 
qu'il  serait  utile  à  tous  ces  jeunes  gens,  et  par  suite 
à  l'Eglise  de  Dieu,  si,  à  l'époque  de  leur  retraite  de 
décision,  ils  avaient  à  parcourir  le  même  trajet,  à 
faire  la  même  excursion  que  je  viens  de  terminer. 
—  «Mais  c'est  impossible»,  me  dira-t-on.  Je  l'ad- 
mets volontiers.  Mais  ce  qui  ne  serait  pas  impossi- 
ble, ce  serait  de  faire  faire  à  ces  jeunes  gens,  au 
cours  de  leurs  études,  la  lecture  privée  et  suivie  de 
la  vie  de  quelques  uns  de  ces  grands  fondateurs 
d'ordres  apostoloques  :  saint  François  d'Assise, 
saint  Dominique,  saint  Ignace,  par  exemple,  ou 
encore  de  quelques  grands  apôtres  et  saints  mis- 
sionnaires, tels  que  saint  Augustin,  apôtre  d'An- 
gleterre, saint  Boniface,  apôtre  de  l'Allemange, 
saint  Antoine  de  Padoue,  apôtre  de  la  France  et 
de    l'Italie,    saint    François-Xavier,    l'apôtre    des 


56  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Indes  Orientales,  saint  François  Solano,  l'apôtre 
des  Indes  Occidentales. 

Vous  voyez  que  là  comme  ailleurs,  c'est  le  fond 
qui  manque  le  moins;  et  les  fruits  aussi,  sans  nul 
doute,  dépasseraient  l'attente,  si  l'on  voulait  se 
donner  la  peine  d'y  penser  ou  d'}'  faire  penser. 
Ne  l'oubliez  pas,  chers  confrères  et  chers  collègues 
dans  l'oeuvre  si  importante  et  si  sublime  du  salut 
des  âmes  :  «empti  enim  estis  pretio  magno,  san- 
guine Christi,))  ne  l'oubliez  jamais,  des  âmes  ra- 
chetées au  même  prix  que  les  nôtres  se  perdent  ici 
par  millions  et  j'oserai  dire  par  centaines  de  mil- 
lions, et  cela,  uniquement  par  faute  de  missionnai- 
res, car  les  conversions  sont  relativement  faciles. 

Nous  sommes  ici  30  prêtres  étrangers  et  8  prê- 
tres indigènes,  dans  le  vicariat  du  Chan-tong  ori- 
ental et  la  population  en  est  de  9  millions.  Trente 
huit  prêtres,  remarquez  bien  ce  chiffre,  pour  une 
population  de  9  millions  !  La  Chine  entière,  nous 
disent  les  atlas,  a  une  population  de  400  à  500 
millions  d'habitants,  dont  deux  million  à  peine  sont 
catholiques 

Le  lendemain,  lundi,  je  me  remettais  de  nouveau 
en  route,  et  le  soir  du  même  jour  j'étais  à  Fang-tze. 

4e  Etape  :  De  Fang-tze  à  Tsing-chow-fu. 

Fang-tze  est  une  fondation  assez  récente  :  1905- 
1906,  si  je  ne  me  trompe.  Le  premier  noyau  de 
chrétiens  qui  y  a  donné  lieu  était  formé  d'Allemands, 
venus  pour  travailler  à  l'exploitation  des  mines. 


VOYAGE    DABS    L^INTÉRIEUR  67 

Un  père,  alsacien  d'origine,  leur  fut  accordé  pour 
la  desserte.  Puis,  Monseigneur,  prévoyant  le  ra- 
pide développement  que  ce  poste  allait  prendre 
—  Fang-tze  est  en  effet  sur  la  voie  ferrée  qui  va  de 
Tsing-tao  à  Tsi-nan-f  ou,  —  se  hâta  d'inviter  les  reli- 
gieuses Franciscaines  Missionnaires  de  Marie  à  ve- 
nir s'y  établir.  Elles  acceptèrent,  et  dans  l'espace 
de  très  peu  de  temps,  on  vit  s'élever  là,  non  loin  de 
la  résidence  du  père,  un  couvent  assez  spacieux, 
un  orphelinat  pour  les  enfants  chinois  et  un  pen- 
sionnat pour  les  jeunes  européennes. 

Dans  les  trois  ou  quatre  années  qui  suivirent,  le 
tout  se  compléta  par  un  ouvroir  pour  les  jeunes 
filles  et  les  femmes  du  dehors,  une  école  de  vierges 
et  un  dispensaire  pour  les  patients  sans  secours... 
Ce  qui  fit,  pour  nos  oeuvres  de  bienfaisance  dans 
ce  coin  du  vicariat,  un  digne  pendant  à  ce  que  nous 
avions  déjà  à  Chefoo. 

Mais  l'arrivée  subite  des  Japonais  est  venue 
donner  un  fier  coup  à  tout  cela,  je  vous  l'assure. 
Les  re.'igieuses,  ne  pouvant  plus  alors  garantir  à 
leurs  élèves  la  même  sécurité  d'allées  et  venues, 
durent  fermer  la  porte  de  leur  maison  et  le  père 
vit,  lui  aussi,  par  suite  du  départ  des  Allemands, 
une  portion  notable  de  ses  ouailles  lui  échapper. 

Rien  n'est  intéressant  comme  d'entendre  ce  bon 
père  raconter  l'arrivée  des  Japonais.  «En  s'empa- 
rant  de  la  voie  ferrée  à  Tsing-tao,  dit-il,  ils  avaient 
promis  aux  autorités  chinoises  de  ne  pas  s'avancer 
plus  loin  qu'ici  dans  l'intérieur;  mais  une  fois  maî- 
tres des  locomotives,  ils  poussèrent  sans  s'arrêter 


58  DÉBUTS  d'ux  missionnaire 

jusqu'à  Tsi-nan-f  ou,  mettant  la  haute  main,  à  mesure 
qu'ils  avançaient,  sur  les  gares,  offices,  entrepôts, 
s'emparant  même  des  résidences  privées  des  Alle- 
mands.)) 

Mais  le  moment  de  me  remettre  en  route  était 
arrivé.  Mon  guide  sachant  que  je  pouvais  désor- 
mais prendre  le  train,  m'avait  devancé;  je  me  vis 
donc  contraint  de  monter.  C'est  alors  que  la  fa- 
meuse question  du  passeport  revenait  et  se  pré- 
sentait dans  toute  sa  réalité.  Des  Japonais  cir- 
culant auChan-tong mais  j'en  étais  maintenant 

enveloppé  !  que  dis-je,  j'allais  même  leur  demander 
de  me  conduire.  Mais  le  bon  père  me  rassura  : 
«^Maintenant,  dit-il,  il  n'y  a  plus  de  danger;  d'ail- 
leurs, j'irai  moi-même  vous  reconduire  à  la  gare  et 
prendrai  pour  vous  le  billet.»  Il  vint  en  effet  me 
reconduire  et  acheta  mon  billet.  Le  Japonais  qui 
était  là  pointilla  mon  billet  sans  trop  m' observer. 
Sur  la  plate-forme,  je  frôlai  de  même  certains  offi- 
ciers en  armes,  qui  me  laissèrent  également  passer. 
Je  montai  donc,  croj^ant  n'avoir  plus  qu'à  me  ca- 
cher; mais  par  malheur,  je  tombai  au  beau  milieu 
d'un  wagon  réservé  aux  soldats.  —  Une  centaine 
de  soldats  japonais  accompagnent  ainsi  constam- 
ment le  train  depuis  qu'ils  se  sont  rendus  maîtres  de 
la  voie.  —  Que  Faûe  ?  Rebrousser  chemin,  mais 
c'était  me  faire  remarquer  davantage.  Je  redoublai 
d'audace  :  «audaces  fortuna  juvat.))  J'allai  donc 
bravement  et  tout  droit  m'asseoir  sur  un  des  bancs 
laissés  vides.  Je  ne  pus  échapper  aux  regards  cette 
fois.  On  me  regarda,  m'examina,  me  regarda  de 


MONSEIGNEUE  ADEODAT  WiTTNER  ET  LE  P.  BON  AVENTURE 
ATJ  LENDEMAIN  DE  SON  AKRIVÉE  A  CHEFOO    (vOlV  p.  S6) 


VOYAGE     DANS    l' INTERIEUR  59 

nouveau  et  me  réexamina.  Mais  que  voulez-vous  : 
«Un  chien,  dit  le  proverbe,  a  bien  le  droit  de  regar- 
der un  évêque» Je  laissai  faire,  et...  Ton  me 

laissa  faire  aussi.  C'était  tout  ce  que  je  demandais. 

Au  cours  de  la  route,  un  convoi  nous  croisa,  éga- 
lement dirigé  par  des  Japonais.  Les  deux  trains 
s'arrêtèrent  quelques  instants,  et  il  y  eut  échange 
de  lettres.  De  ma  fenêtre  entr'ouverte,  j'avais 
grande  joie  à  observer  ces  petits  Japonais.  Eux  d'or- 
dinaire si  froids  et  si  réservés  à  l'égard  de  tout  étran- 
ger, sautaient  gaiement  à  bas  de  leur  train,  se  sou- 
riaient, s'entre-saluaient  et  s'échangeaient  les 
meilleurs  mots  du  coeur  probablement,  car  ça  se 
lisait  sur  leur  figure.  On  les  sentait  heureux  de 
posséder. 

En  arrivant  au  terme  de  ma  course,  je  fus  vic- 
time d'un  petit  incident  qui  faillit  m'embarrasser 
beaucoup.  A  mon  départ  de  Fang-tze,  on  m'avait 
bien  remis  un  billet,  un  bon  billet,  un  billet  pour 
Tsing-chow-f u  ;  mais  ce  fameux  billet  avait  pour 
moi  le  grand  défaut  d'être  imprimé  en  caractères 
chinois;  et  à  ce  moment,  je  vous  l'avoue,  je  n'étais 
pas  encore  très  fort  en  cette  matière.  Je  savais 
prononcer  Tsing-chow-fu,  et  c'était  tout.  Je  me  ser- 
vis donc  de  toute  ma  science,  et,  quand  ce  fut  à  peu 
près  le  temps,  j'interrogeai.  «Soyez  tranquille,  me 
dit  un  voisin,  quand  ce  sera  le  temps  de  descendre, 
je  vous  avertirai».  Quelque  peu  rassuré,  j'allai 
donc  m'asseoir  bien  décidé  d'attendre  jusqu'à  l'aver- 
tissement charitable...  Le  train  était  déjà  arrêté 
depuis  quelques  minutes  à  une  certaine  gare  et  sur 


60  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

le  point  de  repartir,  quand  n'y  tenant  plus,  je  me 
décidai  d'interroger  un  second  voisin. 

—  «Tsing-chow-fu  ?  me  dit-il,  mais  c'est  ici  même. 

—  Vraiment  ! 

—  «Mais  oui,  vite  descendez,  le  train  repart. 

Ah  !  ce  ne  fut  pas  long,  croyez-moi  ;  j'eus 
tout  de  même  le  temps  de  sortir  et  de  sauter  sans 
me  blesser  :  le  train  était  déjà  en  marche.  Quant  à 
la  modestie  religieuse,  eh  bien  !...  D'ailleurs  les 
Japonais  aussi  bien  que  les  Chinois  ne  sont  pas  du 
tout  scrupuleux  sur  ce  point. 

A  peine  remis  de  la  secousse,  j'aperçois  le  P. 
Henri  qui  me  tendait  les  bras. 

—  «Mais  que  faisiez-vous  donc  là-dedans,  me  dit- 
il,  vouliez- vous  donc  passer  tout  droit  ?... 

oe  Etape  :  De  Tsing-chow-fu  à  Pos-hing. 

A  Tsing-chow-fu,  je  trouvai  la  plupart  des  Pères 
des  districts  environnants  en  retraite  annuelle. 
N'ayant  point  fait  moi-même  ces  exercices,  je  dé- 
cidai de  les  suivre  avec  eux.  Pouvais-je,  en  effet, 
trouver  sur  ma  rout€  une  meilleure  préparation 
immédiate  à  mon  futur  ministère  ?  Et  certes  !  je  ne 
regrette  et  ne  regretterai  jamais  les  10  jours  de  par- 
faite réclusion  qu'il  m'a  été  donné  de  passer  avec 
ces  vétérans  de  l'apostolat.  Quels  exemples  !  quel 
contact  !  quelles  leçons  !  en  effet...  Quelqu'un  a 
dit  que  dans  le  voisinage  de  certaines  âmes,  il  fait 
clair  et  chaud.  C'est  bien  ce  que  j'éprouvais  au 
milieu  de  mes  nouveaux  frères. 


VOYAGE    DANS    L'iNTéRIEUH  61 

n  me  semble  les  voir  encore  ces  hommes  admi- 
rables, se  promenant  en  silence  dans  les  allées  soli- 
taires du  jardin,  les  mains  jointes,  les  yeux  baissés, 
et  scrutant  leur  conscience  comme  de  grands  pé- 
cheurs, eux  cependant,  dont  la  vie  n'a  été,  peut-on 
dire,  qu'un  perpétuel  et  sublime  acte  de  foi.  A  peine 
âgés  de  30  à  40  ans,  ces  hommes  semblaient  en  avoir 
50,  60,  tant  ils  apparaissaient  déjà  vieillis  et  cassés 
par  les  travaux  sans  nombre  de  leur  ministère. 

La  vue  de  ces  longues  barbes,  de  ces  cheveux 
grisonnants,  de  ce  costume  ni  européen,  ni  complè- 
tement chinois  évoquait  en  moi  l'idée  d'hommes 
d'un  autre  âge,  et  vraiment  parfois  je  me  serais  cru 
en  face  d'un  groupe  de  ces  moines  antiques,  de  ces 
Pères  des  déserts  d'Orient,  dont  on  nous  faisait 
lires  les  vies  au  noviciat...  Et  somme  toute,  ne  peut- 
on  pas  dire  avec  vérités  que  la  double  vie  active  et 
contemplative  que  ces  missionnaires  mènent  cons- 
tamment les  rendent  auz  yeux  de  Dieu  et  aux  yeux 
des  hommes  plus  admirables  que  ces  anciens  ?  Ces 
derniers  ont  fui  le  monde  pour  Dieu,  il  est  vrai;  mais 
ceux-là  le  bravent  pour  le  soumettre  à  Dieu,  et  quel 
monde  ! 

Mais  ce  qui  en  eux  m'édifiait  tout  autant  que 
leur  piété  et  leur  recueillement,  c'était  la  parfaite 
ponctualité  qu'ils  apportaient  aux  exercices  de  la 
Retraite  elle-même.  A  peine  avaient-ils  entendu 
le  premier  son  de  la  cloche,  en  effet,  qu'ils  suspen- 
daient leur  marche,  s'abstenaient  même  de  faire  un 
pas  de  plus.  Alors  on  les  voyait  se  diriger  vers  la 
Chapelle,  y  entrer  à  la  file  comme  des  novices,  s'age- 


62 


nouiller  et  préparer  immédiatement  leur  âme  à 
l'audition  de  la  divine  parole.  Alors  entrait,  con- 
duit par  un  Frère,  un  religieux  plus  âgé  et  à  l'aspect 
plus  respectable  que  les  autres,  leur  Supérieur,  et 
l'instruction  commençait.  Ah  !  il  fallait  entendre  ce 
qui  sortait  de  ce  coeur  d'apôtre,  de  ce  coeur  chaud 
et  vibrant,  même  après  une  trentaine  d'années 
peut-être  de  ministère  ! 

Aux  repas,  la  lecture  était  faite  la  plupart  du 
temps  en  latin,  et  aux  récréations,  la  conversation 
se  tenait  bien  souvent  aussi  en  chinois. Je  n'aurais 
jamais  pensé  que  l'on  aurait  pu  en  venir  à  parler  si 
facilement  une  langue  étrangère,  surtout  le  chinois, 
qu'on  la  préférât  presque  à  sa  langue  maternelle; 
c'est  pourtant  le  cas  pour  certains  de  nos  mission- 
naires. 

Ah  !  quel  charme  vraiment  que  ces  courtes  récré- 
ations du  midi  !...  Ces  religieux,  qui,  après  tout, 
auraient  pu,  ce  me  semble,  prétendre  à  certains 
égards,  s'oubliaient  complètement  eux-mêmes  alors 
et  se  faisaient  à  l'égard  les  uns  des  autres  tout  petits, 
tout  aussi  petits  que  des  enfants  :  leurs  réparties 
joj^euses,  leurs  bruyants  éclats  de  rire  et  même 
leurs  innocentes  taquineries  en  témoignaient. 

Le  soir  venu,  j'aimais  à  prolonger  mes  médita- 
tions soUt aires,  et  je  prenais  un  plaisir  indicible 
à  parcourir  les  allées  du  jardin  parcourues  par  ces 
frères  au  cours  du  jour.  Puis  rentré  en  cellule,  j'en 
baisais  avec  amour  le  parquet  et  même  les  quel- 
ques livres  laissés  à  mon  usage,  et  jusque  sur  ma 
couche,  je  ne  cessais  de  me  répéter  intérieurement  : 


63 


«Ah  !  Bonaventure,  qu'as-tu  donc  fait  pour  mériter 
d'être  missionnaire  en  Chine  !... 

Mais  au  lendemain  même  de  la  retraite,  tous 
les  missionnaires  devaient  se  disperser.  O  scène 
alors  !...  Dès  7  heures  du  matin,  l'un  montait  sur 
son  âne;  à  8  heures,  un  second  partait  en  chaise; 
à  9  heures,  un  troisième  quittait  en  char.  On  en  vit 
même  partir  en  brouette.  Et  c'est  vers  les  quatre 
points  cardinaux  que  l'on  se  dirigeait  ainsi. 

J'assistais  d'un  coeur  ému  et  partagé  à  ce  spec- 
tacle qui  me  rappelait  la  dispersion  des  apôtres  eux- 
mêmes.  Ces  quelques  heures  de  société  avaient 
suffi  pour  m'attacher  à  eux,  et  voici  qu'ils  m'échap- 
paient... D'un  autre  côté,  je  saisissais  si  bien  la  su- 
bHmité  de  leur  démarche.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  leur 
serait  pas  agréable  à  eux  aussi  de  vivre  ensemble, 
pensais-je,  mais  les  âmes  alors  !...  Si  les  apôtres 
eux-mêmes  ne  s'étaient  jamais  séparés,  qu'en  serait- 
il  advenu  de  l'Eglise  et  du  monde  ?  Cette  dernière 
pensée  suffit  à  me  faire  reprendre  empire  sur  mon 
coeur,  mais  ce  ne  fut  pas  sans  quelque  effort,  je 
l'avoue. 

C'est  donc  l'âme  encore  toute  remplie  de  ces 
graves  pensées  que  le  lendemain,  dans  la  compagnie 
du  père  Prosper,  mon  compatriote,  je  prenais  le 
chemin  de  Po-shing.  C'est  là,  comme  je  l'ai  dit, 
que  Monseigneur  m'envoyait,  pour  quelques  mois, 
au  moins,  afin  de  me  permettre  d'apprendre  plus 
rapidement  la  langue. 

En  route,  rien  de  bien  remarquable,  les  mêmes 
choses  ou  à  peu  près  que  j'avais  vues  jusque  là,  à 


64  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Texception  toutefois  de  quelques  tumulus  aux  pro- 
portions vraiment  gigantesques,  énormes  amas  de 
terre  en  forme  pyramidale,  dont  la  base  peut  avoir 
100  à  200  pieds  et  la  hauteur  70  à  100,  admirables 
monuments  de  la  vanité  humaine  et  de  la  supersti- 
tion religieuse.  Plus  heureux  toutefois  que  les  an- 
ciens rois  d'Egypte,  ceux  qui  ont  demandé  qu'on 
leur  élevât  ces  tombeaux  ont  pu,  dit-on,  y  être  en- 
terrés. 

Nous  arrivâmes  à  Po-shing  vers  9  heures  du  soir. 
Les  chrétiens,  étant  venus  à  l'église  dès  7  heures 
pour  la  prière,  nous  attendaient.  J'avais  donc  en- 
fin touché  le  terme  tant  désiré,  j'avais  ce  que  j'avais 
tant  souhaité,  j'étais  heureux. 


CHAPITRE    IV 

IMPRESSIONS  D'ARRIVEE 

I 

PREMIERES     OBSERVATIONS 

Si  VOUS  tenez  à  savoir  l'endroit  précis  de  la  boule 
ronde  où  s'est  arrêtée  malongue  course,  prenez  un  at- 
las, le  plus  grand  que  vous  pourrez  trouver;  puis, 
l'ayant  ouvert  au  bon  endroit,  cherchez-y  d'une  part 
lall9edelongitude-est(Green),de  l'autre,  la  37e  de 
latitude-nord,  et  suivez-les  du  doigt  jusqu'à  leur 
point  de  rencontre:  c'est  là,  près  du  golfe  du  Tchely, 
à  quelques  milles  à  peine  de  la  mer.  Cela  semble 
assez  près  de  Pékin  :  sachez  cependant  que  nous  en 
sommes  encore  à  environ  deux  jours  de  chemin  de 
fer. 

L'aspect  générale  de  la  contrée,  ici,  diffère  assez 
peu  de  celui  que  je  vous  ai  décrit  ailleurs  :  immense 
plaine  dénudée,  rappelant  (ïelles  de  l'Ouest  cana- 
dien, avec  de-ci,  de-là,  comme  autant  de  corbeilles 
de  verdure  disséminées  à  la  surface  d'une  mer  tran- 
quille, d'innombrables  petits  villages  ou  bourgs. 
Et  dans  le  vaste  espace  libre,  rompant  un  peu  la 
monotonie,  d'énormes  fours  à  briques.  Lorsque 
l'atmosphère  est  calme,  le  jour,  rien  n'est  plaisant 
comme  de  voir  monter  doucement  dans  le  ciel  la 
noire  fumée  qui  se  dégage   constamment  de  ces 


66  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

gorges  embrassées.  La  nuit,  c'est  plus  sinistre,  car 
à  la  fumée  se  mêlent  toujours  de  longs  jets  de  flam- 
me, dont  la  lueur  se  répand  au  loin  et  rougit  le 
firmament. 

Le  climat  dont  nous  jouissons  ici  semble  sain, 
tout  aussi  sain  que  dans  Québec.  La  température 
est  cependant  beaucoup  moins  froide  :  en  janvier 
et  en  février,  nous  avons  les  froids  de  fin  novembre 
et  commencement  de  décembre  en  Canada. 

Toutefois,  comme  en  général  les  habitations  ne 
sont  pas  chauffées,  cela  nécessite  certaines  pré- 
cautions, telles  que,  par  exemple,  pour  le  jour,  le 
port  des  habits  ouatés  et  même  fourrés,  et  pour  la 
nuit,  l'usage  de  couvertures  plus  épaisses  ou  plus 
nombreuses. 

Mais  les  Chinois,  eux,  ont  trouvé  le  secret  de  se 
réchauffer  par  ailleurs. 

—  Comment  cela,  me  direz-vous  ! 

—  Tout  simplement  en  entretenant  toute  la  nuit 
un  petit  braisier  sous  leur  lit. 

—  Et  il  n'y  a  pas  de  danger  pour  le  feu  ?... 

—  Du  tout  :  le  sommier  du  Ht  est  fait  de  maçon- 
nerie. Ce  n'est  rien  de  moelleux,  sans  doute,  mais 
que  voulez-vous  ?  On  a  rien  pour  rien,  même  en 
Chine.  Cette  espèce  de  lit  se  dénomme  kang,  mot 
chinois  qui  veut  dire  chauffer,  rôtir. 

—  Et  l'on  ne  rôtir  pas,  de  fait,  là-dessus  ? 

—  Non,  la  meilleure  preuve,  c'est  bien  que  l'on 
voit  ces  bonnes  gens  se  lever  le  matin,  si  non  plus 
frais,  du  moins  plus  dispos  que  la  veille. 


IMPRESSIONS     d'arrivée  67 

Cette  année,  l'hiver  n'a  pas  été  aussi  rigoureux 
que  d'habitude,  paraît-il.  Trois  fois  seulement  il  est 
tombé  de  la  neige  et  cette  neige  n'est  pas  demeurée. 
Les  montagnes,  cependant,  les  quelques  belles 
montagnes  que  nous  apercevons  vers  le  sud-ouest 
en  sont  restées  couvertes  pendant  quelques  jours  : 
l'aspect  en  était  charmant;  cela  me  faisait  penser 
aux  Laurentides  ! 

C'est  de  ces  montagnes  que  nous  apercevons,  que 
la  région  tire  son  nom.  «Chan»  et  «Tong»  sont  deux 
mots  chinois,  dont  le  premier  signifie  montagne,  et 
le  second  est,  l'un  des  point  cardinaux.  D'où  pour 
les  premiers  voyageurs  ou  explorateurs  arrivant  de 
l'occident  ou  de  l'ouest  ;  la  région  à  l'est  des  mon- 
tagnes ou  Chan-tong. 

Cette  saison  de  l'hiver  est  proprement  la  saison 
des  missions,  des  missions  au  dehors.  C'est  en 
effet  le  temps  de  l'année  où  les  gens  des  campagnes 
sont  le  moins  absorbés  par  les  travaux. 

Voilà  donc  pourquoi,  trois  ou  quatre  jours  à  peine 
après  mon  arrivée  ici,  je  voyais  le  P.  Prosper  sortir 
et  se  mettre  en  courses  apostoliques.  Il  a  été  occupé 
à  ce  rude  travail  jusqu'après  Pâques. 

Le  district  dont  il  a  la  desserte  est  immense  :  c'est 
quelque  chose  comme  l'un  des  grands  diocèses  de  la 
province  de  Québec.  Le  nombre  de  petits  villages 
ou  de  bourgs  inclus  en  de  telles  limites  est  par  suite 
très  considérable  :  500  environ.  De  ce  nombre,  une 
soixantaine  seulement  comptent  des  chrétiens  ou 
catéchumènes;  les  autres  sont  encore  tous  complète- 


68  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

ment  païens.  C'est  vous  dire  qu'il  reste  encore  à  ce 
bon  père  de  quoi  exercer  son  zèle. 

Po-shing  n'est  pas  le  seul  district  dont  le  P. 
Prosper  est  chargé;  il  a  encore  provisoirement  la 
desserte  de  deux  autres  si  non  aussi  vastes,  du  moins 
aussi  populeux  que  le  premier.  Impossible  donc 
à  l'heure  qu'il  est  d'être  plus  surchargé.  Aussi 
faut -il  le  voir  à  l'oeuvre. 

Ces  missions  ou  retraites  annuelles  revêtent 
toujours  pour  les  chrétiens  un  caractère  d'extra- 
ordinaire solennité.  C'est  pour  eux  quelque  chose 
de  comparable  à  la  visite  de  l'évêque  en  nos  pays 
catholiques,  ou  bien  à  ces  grandes  missions  pério- 
diques que  les  curés  font  régulièrement  prêcher  à 
leurs  ouailles.  Ici  cependant,  en  égard  au  peu  d'ins- 
truction religieuse  reçue  en  autre  temps  de  l'année, 
à  l'école  ou  en  famille,  le  missionnaire  se  voit  con- 
traint d'appuj^er  davantage  sur  l'exposé  intégral 
de  la  doctrine  chrétienne;  il  tâche  même  de  l'exposer 
chaque  fois  en  entier  et  le  plus  parfaitement  pos- 
sible. 

De  plus  il  interroge  chaque  chrétien  en  particu- 
Ker  sur  les  diverses  parties  de  son  petit  catéchisme. 
C'est  beaucoup  de  trouble,  on  le  conçoit,  mais  ce 
trouble  est  nécessaire  et  toujours  très  fructueux. 

Inutile  de  dire  aussi  que  la  besogne  ne  manque 
pas  d'un  certain  intérêt,  non  pas  toujours  peut-être 
à  cause  du  degré  éminent  de  science  religieuse  dont 
ces  braves  gens  font  preuve,  mais  à  cause  de  leurs 
fines  et  originales  réparties  lorsqu'ils  sont  pressés; 
car  en  général  le  Chinois  ne  manque  pas   d'esprit 


69 


tant  s'en  faut.  Surtout  il  n'est  jamais  à  court  lorsqu'il 
s'agit  de  se  tirer  d'embarras.  Voj^ez  plutôt  par 
vous-mêmes. 

Un  bon  vieux,  pris  à  l'improviste  et  interrogé  par 
le  père  sur  la  chose  la  plus  importante  qu'il  eût  à 
faire  ici-bas,  répondit  placidement  et  sans  hésita- 
tion: «  mais  que  ce  devait  être  de  manger  !...  » 

Avouons  aussi,  qu'en  style  d'école,  la  question 
prêtait  quelque  peu  à  distinction 

Une  petite  fille  à  qui  le  père  venait  de  faire  un 
semblant  de  remarque  sur  la  malpropreté  de  ses 
habits,  interrogée  sur  l'endroit  du  corps  humain 
où  se  trouve  répartie  l'âme,  répondit  que  peut-être 
la  partie  inférieure  du  corps  n'avait  pas  d'âme,  mais 
que  sûrement  la  partie  supérieure  en  avait  une 

Un  petit  garçon  interrogé  s'il  avait  apporté  ce  jour- 
là  son  âme  à  l'église,  répondit  que  non;  que  la  veille 
(dimanche  soir)  sa  mère  l'avait  enfermée  dans  son 
coffre,  et  que  probablement  elle  y  était  encore... 

Pour  bien  saisir  la  réponse  de  l'enfant,  il  faut 
savoir  qu'en  Chine,  les  fiancées  reçoivent  de  leur 
futur  à  l'époque  de  leurs  noces  un  beau  coffret, 
dans  lequel  elles  mettront  ensuite  ce  qu'elles  au- 
ront de  plus  précieux.  L'enfant  au  moment  du 
coucher,  avait  sans  doute  vu  sa  mère  enfermer  là 
quelque  chose  de  ce  genre... 

Comme  vous  le  voyez,  impossible  pour  le  mis- 
sionnaire de  trouver  une  voie  à  la  fois  plus  directe 
et  plus  sûre  de  pénétrer  dans  la  mentalité  de  sa 
population,  que  d'interroger  ainsi  chaque  individu. 
Les  instructions  venant  ensuite  ne  manquent  jamais 


70  DÉBUTS    D'rN   MISSIONNAIRE 

d'a-propos.  Aussi  font -elles  toujours  grand  bien; 
du  moins  est-on  sûr  d'avoir  frappé  juste. 

Lorsque  le  père  ne  missionnait  pas  trop  loin,  je 
suis  allé  le  voir  quelques  fois  sur  place.  J'y  ai  même 
couché,  afin  de  lui  permettre  de  revenir  confesser 
ses  gens  aux  approches  des  grandes  fêtes.  J'avoue 
que  j'ai  été  fort  intéressé  par  tout  ce  que  j'y  ai  vu. 
J'ai  plus  appris  là  en  ces  quelques  instants  que  dans 
toutes  mes  lectures  sur  la  matière. 

Les  résidences  ou  presbytères,  où  d'ordinaire  le 
missionnaii'e  est  reçu,  ne  ressemblent  pas,  à  beau- 
coup près,  à  nos  presbytères  d'Amérique.  Ce  sont 
pour  la  plupart  du  temps  de  vulgaires  cabanes  en 
terre  ou  boue  séchée. 

L'appartement  n'a  d'ordinaû'e  qu'une  seule  pièce. 
La  lumière  n'entre  que  par  une  fenêtre,  et  encore 
est-elle  tamisée  par  une  feuille  de  papier  au  lieu 
de  verre.  Il  n'y  a  pas  de  plancher  :  c'est  la  terre  nue. 
Il  n'y  a  pas  non  plus  de  cheminée;  c'est  ce  qui  fait 
que  soeur  fumée,  montant  ardente  de  l'âtre,  après 
vous  avoir  caressé  les  pupilles  au  point  de  vous  faire 
pleurer,  se  décide  enfin  à  sortir...  par  la  porte 
entr'ouverte,  mais  elle  laisse  toujours  en  se  retirant, 
comme  bien  on  le  pense,  une  teinte  plus  ou  moins 
claire  sur  tous  les  objets  qu'elle  a  effleurés. 

Dans  ces  habitations,  résidences  habituelles  de 
quelques  chrétiens  du  lieu,  il  faut  s'attendre  à 
trouver  de  tout.  Oui,  depuis  le  fuseau  de  la  vieille 
grand'mère,  jusqu'aux  instruments  aratoires,  en 
passant  par  les  soi  disant  beaux  habits  appendus 
au  mur,  tout  s'y  trouve.  Ce  qui  frappe  surtout, 


IMPRESSIONS    d'arrivée  71 

c'est  le  caractère  parfois  plus  que  primitif  de  tous 
ces  objets  !  Sous  ce  rapport,  à  coup  sur,  les  Chi- 
nois de  l'intérieur  sont  encore  à  quatre  ou  cinq 
siècles  de  distance  des  Américains  ou  des  Européens. 
Il  n'y  a  pas  non  plus,  je  pense,  à  les  en  plaindre,  car, 
après  tout,  ne  connaissant  pas  mieux,  ils  n'en  souf- 
frent pas. 

Mais  ce  sur  quoi  le  coeur  du  missionnairene  peut  ne 
pas  s'attrister  et  bien  profondément,  c'est  la  situa- 
tion vraiment  précaire  où  se  trouvent  constamment 
ces  gens  au  point  de  vue  religieux 

Complètement  noyés  dans  l'élément  païen  qui  les 
enveloppe,  et  aussi  les  domine,  ils  ne  peuvent  man- 
quer de  subir  à  toute  heure  de  terribles  influences, 
et  d'être  assez  souvent  même  en  butte  à  de  réelles 
persécutions.  Quelle  tentation,  en  effet,  pour  eux, 
les  dimanches  et  les  jours  de  fêtes,  par  exemple, 
lorsqu'ils  voient  sortir  de  grand  matin  leurs  voisins 
et  parfois  aussi  les  membres  de  leur  propre  famille 
pour  le  marché  ou  l'ouvrage,  quelle  tentation,  dis-je, 
alors  pour  eux,  de  les  imiter  et  de  sortir  avec  eux; 
aussi  quelle  énergie  ne  leur  faut-il  pas  pour  résister 
constamment  à  pareil  entraînement.  L'un  d'eux 
nous  disait  qu'enfin,  pour  couper  court  à  toute  dif- 
ficulté sous  ce  rapport  avec  son  frère,  il  avait  décidé 
de  demander  le  partage  du  domaine  familial.  «J'y  ai 
perdu  sans  doute,  ajouta-t-il,  mais  au  moins  j'ai  la 
paix  et  la  liberté  de  m'acquitter  à  mon  aise  de  tous 
mes  devoirs  religieux  »  L'Eglise,  cette  bonne  mère, 
a  compris  depuis  longtemps  tout  le  critique  de  cette 
situation  faite  à  cette  portion  de  ses  enfants,  aussi 


72  DÉBUT6    d'un   MISSIONNAIKE 

se  mont re-t -elle  clémente  à  les  exempter  au  moins 
partiellement  du  précepte  à  certains  jours. 

Mais  s'il  n'y  avait  que  ces  petits  scandales,  le 
père  à  l'occasion  des  missions  aurait  eu  vite  raison 
de  la  chose  Bien  souvent,  je  l'ai  dit,  c'est  la  persé- 
cution ouverte. 

—  La  cause  ? 

—  Mais  c'est  toujours  d'une  façon  plus  ou  moins 
déguisée,  la  différence  des  principes  religieux. 

Actuellement  encore  nous  avons  une  affaire  de  ce 
genre  pendante  devant  le  mandarin  du  lieu.  L'affai- 
re dure  déjà  depuis  8  mois  et  ne  semble  pas  près 
de  finir.  Voici  la  chose  : 

L'an  dernier,  lors  de  la  grande  sécheresse,  les 
païens  d'un  certain  village  où  nous  avons  des  chré- 
tiens, décidèrent,  pour  apaiser  le  «génie  anodin»,  de 
faire  une  démonstration  extraordinaire  à  leur  pago- 
de. Pour  cela,  ils  se  courtisèrent  et  voulurent  forcer 
les  chrétiens  de  l'endroit  à  contribuer  à  la  collecte. 
Ceux-ci  refusèrent  évidemment.  Ceux-là  de  s'em- 
porter et  de  leur  chercher  noise. 

Ils  commencèrent  par  leur  refuser  l'accès  au 
puits  commun;  bientôt  ce  fut  l'usage  de  la  meule 
publique  qu'ils  leur  interdirent.  Mais  voyant  que 
les  chrétiens,  sans  se  rendre,  continuaient  de  vivre 
quand  même,  et  apprenant  d'autre  part  qu'ils 
avaient  porté  leur  affaire  devant  leur  grand  «Chin- 
fou»,  le  père,  lequel  menaçait  d'aller  au  mandarin, 
eux,  pour  tout  prévenu-  allèrent  également  trouver 
le  mandarin. 


IMPRESSIONS     d'arrivée  73 

Ce  qu'ils  lui  dirent  ?  Des  Chinois  seuls  peuvent 
le  concevoir.  Ils  lui  dirent  tout  simplement  que 
les  chrétiens  de  leur  endroit,  brouillés  quelque  peu 
avec  eux,  avaient  résolu,  pour  se  venger,  de  mettre 
le  feu  à  leur  propre  église  et  d'en  accuser  ensuite  les 
païens  du  village. 
—  Voyez-vous  la  chinoiserie  ? 

Et  l'affaire,  je  l'ai  fit,  est  encore  pendante  devant 
le  mandarin.  Plaise  au  ciel  qu'elle  ne  se  complique 
pas  davantage.  Espérons  toutefois  que  l'intelli- 
gente sympathie  du  grand  homme  ne  se  laissera 
pas  surprendre. 

Qu'elle  est  bien  différente  par  contre  la  situation 
de  nos  chrétiens  d'ici,  je  veux  dire  du  village  même 
ou  nous  demeurons  habituellement.  Etant  en  gran- 
de majorité  et  possédant  avec  eux  le  père  dont  l'au- 
torité et  le  prestige,  quoi  qu'on  en  dise,  sont  tou- 
jours grands,  même  auprès  des  païens,  ils  n'ont  donc 
rien  à  craindre.  En  outre,  ils  ont,  on  peut  le  dire, 
toutes  les  facilités  désirables  pour  bien  pratiquer 
leur  religion.  En  effet,  groupés  comme  ils  le  sont 
tous  auprès  de  l'église,  —  je  dirais  volontiers  à 
l'ombre  du  clocher,  si  notre  chapelle  en  avait  un  — 
ils  peuvent  facilement  et  sans  grande  perte  de  temps 
assister  à  tous  nos  offices,  même  de  semaine.  Et  de 
fait,  ils  n'y  manquent  pas. 

Chaque  matin,  dès  4  heures  et  demie  on  les  voit 
arriver,  il  en  est  même  qui  devancent  cette  heure. 
Dans  les  premières  semaines  qui  suivirent  mon  ar- 
rivée, le  P.  Prosper  étant  déjà  absent  en  mission, 
alors  que  j'avais  à  ouvrir  mpi-même,  avant  le  jour 


74  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

la  grande  porte  de  la  cour  et  l'église,  j'éprouvais 
comme  malgré  moi,  je  l'avoue,  un  petit  frisson  de 
peur  au  moment  où  j'allais  tourner  la  clef.  «Qui 
sait,  me  disais-je,  ce  qui  peut  m'arriver  à  pareille 
heure  et  en  pareil  milieu  ?»...  J'avais  à  peine  fait 
glisser  le  verrou  et  entre-bâillé  la  porte,  que  j'aper- 
cevais, agenouillées  là  pour  recevoir  ma  bénédiction, 
4  ou  5  bonnes  vieilles  ou  mères  de  familles.  Alors 
je  me  reprochais  vivement  mon  moment  de  lâcheté; 
mon  frisson  de  peur  se  changeait  subitement  en  un 
sentiment  d'indicible  joie  et  des  larmes  d'admira- 
tion coulaient  de  mes  j^eux. 

Pour  appeler  nos  fidèles  aux  offices,  nous  sonnons 
à  trois  reprises,  tout  comme  dans  les  grandes  pa- 
roisses... oui,  nous  nous  payons  ce  luxe  !  Une  énor- 
me cloche  de  fer,  a  demi  rongée  par  la  rouille  et  au 
tour  frangé,  est  là  suspendue  à  un  faisceau  de  qua- 
tre perches.  Un  gourdin  noueux  est  fiché  dans  l'un 
de  ses  grands  yeux  —  ici  les  cloches  sont  trouées 
à  la  partie  supérieure,  cela  prend  moins  de  métal  ! 
Au  moment  précis,  le  célébrant,  —  à  la  fois  sacris- 
tain et  portier,  car  ici,  nous  remplissons  toutes  les 
fonctions  des  clercs  —  saisit  le  marteau  fibreux  et 
en  frappe  à  coups  recoublés  le  métal  en  suspens. 
Des  ondes  semi-sonores  en  résonnent  et  se  réper- 
cutent aussitôt  aux  quatre  coins  du  village.  En  un 
instant  tous  nos  chrétiens  sont  sur  pied.  Ah  !  il  y  a 
bien  parfois  quelques  retardataires  qui  affirment 
n'avoir  rien  entendu.  Mais  que  voulez-vous.  On  dit 
que  cela  arrive  même  dans  les  meilleures  paroisses  ?. 


IMPRESSIONS     d'arrivée  75 

Ici.  comme  partout  ailleurs  en  Chine,  nos  chré- 
tiens prient  toujours  en  commun  et  à  haute  voix  : 
Il  leur  suffit  d'être  deux  ensemble  pour  adopter  ce 
mode.  Le  ton  de  cette  prière  n'a  rien  de  commun 
avec  celui  de  nos  prières  publiques;  il  est  beaucoup 
plus  élevé  et  surtout  plus  saccadé,  chaque  mot  re- 
cevant sa  charge.  Ce  ton  tient  à  la  fois  du  chant  et 
de  la  psalmodie.  Un  de  nos  pères  ^  l'a  très  justement 
caractérisé  en  l'appelant  :  «semi-chant,  semi-cla- 
meur». La  plupart  des  priants  restent  assez  fidè- 
lement dans  le  voisinage  de  la  dominante.  Il  y  a 
cependant  des  voix  plus  hardies  qui  sortent  faci- 
lement de  la  gamme  ordinaire  et  font  comme  à  plai- 
sir, par  haut  et  par  bas,  de  fréquentes  excursions 
sans  toutefois  nuire  à  l'ensemble.  Somme  toute, 
cette  récitation  originale  ne  manque  pas  d'une  cer- 
taine solennité  et  même  d'un  certain  charme;  elle 
impressionne  surtout  vivement  l'étranger  qui  l'en- 
tend pour  la  première  fois. 

Dans  nos  chapelles,  comme  aussi  en  général  dans 
toutes  les  chapelles  orientales,  il  n'y  a  pas  de  bancs  : 
on  s'agenouille  ou  on  s'asseoit  par  terre  sur  de 
petites  nattes.  Vous  seriez  portés  à  plaindre  ces 
pauvres  gens;  sachez  qu'ils  s'accomodent  tout  aussi 
bien  là-dessus  que  nous  sur  nos  sièges;  ils  le  disent 
du  moins.  Toujours  aussi  dans  nos  chapelles,  les 
hommes  sont  séparés  des  femmes  :  ils  occupent 
l'avant  de  la  nef,  les  femmes  l'arrière.  A  certains 
endroits  cependant,  les  hommes  sont  d'un  côté, 
les  femmes  de  l'autre. 


(  *  )    P.  Anselm 


76  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Chaque  soii\  tous  nos  chrétiens  de  l'endroit 
viennent  à  l'église  pour  réciter  ensemble  leur  prière. 
Les  femmes  viennent  avant  le  souper,  les  hommes 
après.  Chaque  groupe  en  a  toujours  pour  une  bonne 
demi-heure.  Le  samedi,  les  litanies  de  la  Sainte 
Vierge  sont  chantées. 

Les  mères  qui  nourrissent  ne  se  croient  pas  pour 
cela  dispensées  d'assister  comme  les  autres  à  tous 
les  offices.  Elles  y  viennent  fidèlement  et  y  appor- 
tent avec  elles  leurs  nourrissons  auxquels  elles  don- 
nent sur  place  et  sans  la  moindre  gêne  tous  les  soins 
que  réclame  leur  âge.  Pour  ces  bébés,  les  Chinoises 
ont  une  manière  spéciale  de  les  porter,  manière  qui 
diffère  du  tout  au  tout  de  la  manière  cantonaise, 
japonaise  et  tonkinoise.  La  tonkinoise,  paraît-il, 
porte  son  bébé  sur  sa  hanche,  la  cantonaise  et  la  ja- 
ponaise le  portent  sur  leur  dos.  La  chantonaise,  elle, 
le  porte  sur  son  sein  :  l'enfant,  plus  que  sommaire 
ment  vêtu,  est  complètement  enfoui  sous  les  habits 
de  sa  mère,  sa  petite  tête  seule  émerge.  J'ignore  évi- 
demment de  toutes  ces  manières  laquelle  est  réelle- 
ment la  meilleure.  Je  ne  puis  cependant  m'empêcher 
de  reconnaître  que  la  méthode  chantonaise  semble 
bien  pratique.  Outre  que  l'enfant  est  plus  près  du 
coeur  de  sa  mère,  qu'elle-même  peut  à  son  gré  le 
contempler,  le  caresser,  le  couvrir  de  baisers,  il  est 
toujours  aussi  plus  vite  en  position  pour  recevoir 
tous  les  soins  désù'és.  Pour  ceux  qui  peuvent  mar- 
cher, les  mères  leur  laissent  volontiers  toute  liberté 
de  courir  pendant  le  temps  des  offices.  Ils  vont  et 
viennent  ainsi  d'un  groupe  à  l'autre,  saluer,  qui 


IMPRESSIONS     d'arrivée  77 

leur  père,  qui  leurs  frères,  qui  leurs  soeurs,  causent, 

ricanent  entre  eux  et...  parfois  crient  ! C'est  ce 

qui  fait  que,  bien  souvent  au  cours  des  prières  litur- 
giques, on  est  interrompu  par  ce  gazouillement  et  ce 
joyeux  ramage.  Mais  que  voulez-vous  ?  Ne  faut-il 
pas  se  montrer  un  peu  indulgent  à  leur  égard.  N'est- 
il  pas  dit  dans  l'Ecriture  que  le  Seigneur  tire  sa 
louange  parfaite  de  la  bouche  des  enfants,  et...  que 
le  royaume  des  cieux  est  à  ceux  qui  leur  ressemblent. 

Le  dimanche  surtout  est  une  journée  bien  rem- 
plie pour  nos  chrétiens  :  prière  du  matin  et  commu- 
nion dès  5  heures;  à  8  heures,  grand'messe;  à  10 
heures,  récitation  du  catéchisme  sous  forme  de 
prière  (demandes  et  réponses);  immédiatement 
avant  le  dîner,  chemin  de  la  croix,  encore  en  com- 
mun. Dans  l'après-midi,  salut  et  bénédiction  du 
Très  Saint  Sacrement;  puis  aux  approches  du 
souper,  prière  du  soir. 

Que  de  fois,  les  dimanches,  en  entendant  cette  ré- 
citation solennelle  de  toutes  ces  belles  grandes  vé- 
rités de  notre  sainte  religion,  j'ai  été  attendri  et 
ému  jusqu'aux  larmes.  «Ah  !  heureux  peuple,  pen- 
sais-je,  heureux  peuple,  qui  sait  si  bien  par  coeur 
tout  ce  qu'il  faut  pour  se  sauver.»  Et  comme  natu- 
rellement ma  pensée  se  portait  ailleurs,  et  vous  sa- 
vez où...  Ah  !  oui,  si  toutes  ces  nombreuses  chré- 
tientés d'Europe  avaient  su  d'abord  implanter 
dans  leur  sein  et  conserver  ensuite  cette  bonne  cou- 
tume de  réciter  ainsi  chaque  dimanche  le  petit  ca- 
téchisme, entendrait-on  parler  aujourd'hui  de  tant 
d'oubli  de  Dieu,  de  tant  d'horreur  et  de  carnage  ?... 


78  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Il  n'est  pourtant  pas  encore  trop  tard,  il  n'est 
jamais  trop  tard  ici-bas  pour  se  remettre  à  bien 
faire  :  «Prope  es  tu,  Domine,  et  omnes  viae  tuae 
Veritas.» 

Nos  grand 'messes  spécialement  revêtent  un  ca- 
ractère particulier.  N'ayant  pas  ici,  comme  en 
Amérique  ou  en  Europe,  l'appui  d'un  choeur  de 
chant,  si  petit  soit-il,  le  célébrant  chante  quand 
même  lui  seul  tout  ce  qu'il  peut,  et  s'en  tient  là... 
Et  Ton  prêche  aussi  évidemment...  quand  on  le 
peut,  s'entend...  car,  il  n'y  a  pas  à  se  le  dissimuler 
ce  n'est  pas  dès  le  lendemain  même  de  son  arrivée 
que  le  néo-missionnaire  peut  à  son  gré  entretenir 
et  intéresser  son  auditoire.  Il  lui  faut  nécessaire- 
ment attendre  quelques  mois  pour  cela. 

II 

L'ETUDE  DE  LA  LANGUE 

A  ce  propos,  vous  aimerez  sans  doute  à  savoir  où 
yen  suis  présentement  de  l'étude  de  cette  fameuse 
langue  chinoise... 

Eh  bien,  je  puis  vous  dire  que  ça  ne  va  pas  trop 
mal,  beaucoup  mieux  que  je  m'y  attendais.  Après 
6  mois  d'application,  me  voici  en  mesure  de  saisir 
suffisamment  le  sens  des  conversations  et  de  m'ex- 
primer  aussi  assez  facilement  sur  les  sujets  ordi- 
nales. Quatre  ou  cinq  fois  déjà,  j'ai  pu  parler 
au  peuple  le  dimanche,  et  l'on  affirme  m'avoù'  com- 
pris. 


IMPRESSIONS     d'arrivée  79 

Deux  à  trois  mille  caractères  avec  lesquels  j'ai 
réussi  à  me  familiariser  un  peu  me  permettent  dès 
maintenant  de  défricher  les  petits  ouvrages  de 
doctrine.  Comme  vous  le  voyez,  la  voie  est  ouverte 
maintenant  et  le  plus  dur  est  sûrement  fait;  je 
m'en  réjouis. 

Comme  exercice  pratique,  je  cause  et  le  plus  sou- 
vent que  l'occasion  m'en  est  donnée  :  c'est  encore 
la  meilleure  méthode.  Mais  je  ne  m'en  tiens  pas  là. 
D'un  dimanche  à  l'autre,  je  prépare  avec  soin  une 
courte  instruction  sur  l'un  des  points  les  plus  faci- 
les de  la  doctrine  chrétienne,  et,  l'heure  venue,  je  le 
débite  de  mon  mieux.  N'est-ce  pas  ce  que  l'on  peut 
appeler  frapper  d'une  pierre  deux  coups.  Sur  se- 
maine, je  vais  chaque  jour  à  l'école  des  petits  gar- 
çons leur  expliquer  une  ou  deux  réponses  de  caté- 
chisme. Tant  pour  rendre  la  leçon  plus  attrayante, 
que  pour  m'aider  moi-même  dans  ce  travail,  j'ai 
toujours  soin  d'apporter  avec  moi  un  grand  caté- 
chisme en  images.  L'ayant  ouvert  au  bon  endroit, 
je  l'installe  en  haut  lieu,  de  façon  à  ce  que  tout  mon 
petit  monde  puisse  bien  voir.  Alors  j'interroge. 
Si  l'enfant  hésite,  je  complète  sa  réponse  en  lui 
indiquant  du  doigt  sur  l'image  le  personnage  ou  la 
chose  en  question.  Lorsque  je  me  trompe  sur  la 
propriété  du  terme  —  ce  qui  arrive  souvent  —  on 
me  reprend,  et  voilà  ! 

Le  nombre  de  mots  que  l'on  peut  apprendre  ainsi 
en  une  heure  est  incroyable.  Et  lorsqu'on  les  en- 
tend monter  de  ces  petites  bouches  du  peuple,  on 
peut  être  sûr  de  les  avoir  de  bonne  source,  sûr  sur- 


80  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

tout  qu'en  les  répétant  ensuite  en  public  tels  qu'on 
les  a  entendus,  on  sera  compris.  Et  n'est-ce  pas 
l'essentiel  ? 

Ces  bons  enfants  ne  se  doutent  pas  évidemment 
de  la  légère  dose  d'égoïsme  qui  se  mêle  à  mon  dé- 
vouement à  leur  égard;  et  j'ai  bien  garde  de  les 
troubler  dans  leur  bonne  foi.  Seulement,  en  les 
voyant  si  attentifs  à  m'écouter,  je  me  promets  bien 
du  fond  du  coeur  de  leur  rendre  aussitôt  que  possi- 
ble et  avec  usure  tout  ce  que  présentement  ils  font 
pour  moi. 

Je  me  rappelle  qu'au  moment  de  mon  départ 
d'auprès  de  vous,  vous  me  priiez  avec  instance  de 
vous  dire,  une  fois  rendu,  ce  que  je  pense  de  cette 
langue  chinoise,  si  l'étude  et  l'intelligence  en  est 
bien  difficile,  réellement  aussi  difficile  qu'elle  sem- 
ble. 

A  cette  question  comme  à  bien  d'autres  on  peut, 
je  pense,  répondre  par  oui  et  par  non. 

Oui,  si  par  connaissance  de  cette  langue  vous 
entendez  une  connaissance  parfaite,  telle,  par  ex- 
emple, que  celle  qu'on  donne  pour  le  français  ou 
l'anglais  à  nos  élèves  dans  non  maisons  d'ensei- 
gnement secondaire  ou  supérieur,  je  veux  dire  tant 
du  langage  écrit,  que  du  langage  parlé.  Dans  ce 
cas,  je  pense  qu'il  serait  préférable  d'arriver  ici 
avant  l'âge  de  28  ou  30  ans.  Autrement  on  cour- 
rait grand  risque  de  voir  son  zèle  se  refroidir  avant 
d'être  en  mesure  de  l'exercer  comme  savant. 

Non,  si  par  connaissance  de  cette  langue  vous 
entendez  une  connaissance  simplement  pratique. 


IMPRESSIONS     d'arrivée  81 

connaissarce  du  parler,  du  parler  populaire  et  local, 
la  seule  d'ailleurs  absolument  essentielle  au  Mis- 
sionnaire, du  moins  dès  les  débuts.  Car  ici  encore, 
s'il  fallait  prétendre  à  la  connaissance  du  langage 
parler  officiel,  ou  tout  simplement  du  langage  popu- 
laire, mais  de  tous  les  lieux  à  la  fois,  toute  une  vie, 
si  longue  fût-elle,  ne  suffirait  pas.  La  raison  en  est 
que  le  langage  officiel  ou  mandarinal  diffère  beau- 
coup de  celui  du  peuple,  et  que  le  parler  populaire 
lui  même  varie  avec  les  provinces,  voire  même  avec 
les  districts.  C'est  ici  comme  en  certaines  parties 
d'Europe,  en  France,  par  exemple  :  l'habitant  de 
Shanghaï  ne  comprend  pas  plus  celui  de  Pékin  ou 
de  Canton,  que  le  provençal  ne  comprend  le  bre- 
ton ou  le  basque.  Le  missionnaire  qui  désire  prê- 
cher, exercer  le  ministère  et  faire  un  peu  de  bien  aux 
âmes  chinoises  doit  donc  s'appliquer  à  apprendre 
à  parler  le  plus  tôt  possible  le  dialecte  du  lieu  où 
il  est  envoyé,  et  uniquement  celui-là. 

La  méthode  à  suivre  pour  progresser  rapidement 
dans  cette  étude  est  encore  celle  de  nos  devanciers, 
les  grands  missionnaires,  ceux  en  particulier  dont 
les  noms  commencent  par  s.  (les  saints)  Ces  hommes 
admirables,  ne  brûlant  que  d'un  désir,  celui  du 
salut  des  âmes,  se  sont  bien  gardés,  allez  !  de  s'at- 
tarder plus  qu'il  ne  fallait  dans  les  spéculations  ou 
les  discussions  philologiques.  Ils  ont  tendu  de  suite 
au  plus  pressé;  et  pour  y  arriver,  ils  ont  pris  le  plus 
court  chemin,  la  voie  la  plus  pratique.  Munis  d'un 
carnet  et  d'un  crayon,  ils  sont  allés  au  peuple  dès 
le  lendemain  même  de  leur  arrivée,  notant  avec  soin 


82  DÉBUTS  d'ux  missionnaire 

sur  les  pages  de  ce  calepin  le  nom  figuré  de  chaque 
objet  qu'on  leur  montrait;  eu  regard  de  ce  nom,  ils 
écrivaient  le  nom  fraoçais  que  cet  objet  pouvait 
porter.  Puis  en  comparant,  en  compilant  ainsi 
chaque  soii-,  chaque  semaine,  chaque  mois  leurs 
cueillettes,  ils  arrivèrent  bientôt  à  se  former  de  bons 
manuels,  non  seulement  de  mots  détachés,  mais 
aussi  d'expressions  et  de  phrases  les  plus  usuelles. 

Il  ne  restait  donc  plus  qu'à  dresser  le  dictionnaire, 
en  ajoutant  au  bout  de  chaque  mot  français  et  figuré 
le  caractère  chinois  correspondant.  Et  ce  sont  en- 
core précisément  ces  petits  dictionnaires  et  ces  ma- 
nuels mille  et  mille  fois  retouchés,  que  l'on  met  en- 
tre nos  mains  aussitôt  après  notre  arrivée.  La  tâche 
qui  reste  à  accomplii'  est  toute  indiquée,  c'est  de  se 
charger  chaque  matin  la  mémoire  de  ces  sons  chi- 
nois figurés  en  langue  maternelle,  et  d'aller  à  notre 
tour  vers  le  peuple  pour  les  lancer  aux  premiers 
venants. 

Croii'e  cependant  qu'on  sera  tout  de  suite  et  par- 
faitement compris,  ce  serait  se  faire  une  grande 
illusion. 

Mais,  me  direz-vous,  si  je  dis  les  mots,  si  je  répète 
les  phrases  telles  que  je  les  ai  entendues  ? 

Mais  vous  oubliez,  ou  plutôt  vous  ignorez  le  rôle 
immense  que  joue  l'accent  en  chinois.  Chaque  mot 
en  effet,  a  le  sien;  il  y  en  a  même,  et  un  grand  nom- 
bre, qui  sont  susceptibles  d'en  recevoir  plusieurs  et 
qui  varient  de  sens  en  variant  d'accent. 

Vous  avez  par  exemple  le  mot  «mé».  Si,  indi- 
quant du  doigt  un  certain  objet,  vous  prononcez  ce 


IMPRESSIONS     d'arrivée  83 

mot  un  peu  à  la  légère  et  comme  en  interrogeant, 
cela  voudra  dire  que  vous  désirez  acheter  cet  objet. 
Si  au  contraire,  en  prononçant  le  même  mot,  vous 
appuyez  fortement  et  baissez  quelque  peu  le  ton, 
cela  laissera  à  entendre  que  cet  objet  vous  appar- 
tient et  que  vous  désirez  le  vendre.  Ce  n'est  pas  la 
même  chose  :  pou-y-iang,  comme  disent  les  Chi- 
nois. 

Pour  d'autres  mots,  l'accent  se  complique  par 
une  légère  aspiration,  aspiration  pas  toujours  facile 
à  saisir,  surtout  lorsque  l'interlocuteur  parle  vite. 
Et  encore  là,  le  sens  varie  avec  la  présence  ou  l'ab- 
sence de  l'aspiration. 

Avec  le  temps  et  la  pratique  la  difficulté  s'amoin- 
drit, sans  doute;  mais  l'on  reste  longtemps  encore 
exposé  à  certains  «qui-pro  quo»  qui,  pour  le  moins 
font  rire.  C'est  ainsi  que  l'autre  jour,  l'un  de  nos 
pères,  et  pas  des  plus  jeunes,  se  vit  servir  un  beau 
lapin  pour  de  pauvres  haricots  qu'il  avait  voulu  de- 
mander. 

Pour  le  langage  écrit,  c'est  tout  différent,  il  n'y 
a  plus  là  aucune  ambiguité  possible.  Chaque  idée 
a  son  mot  ou  plutôt  son  caractère  qui  l'exprime,  et 
ce  caractère  diffère  de  tout  autre.  Mais  c'est  pré- 
cisément là  aussi,  pour  le  dire  en  passant,  la  grande 
difficulté  pour  nous  étrangers  et  aussi  pour  la  plu- 
part des  Chinois  eux-mêmes  de  ne  jamais  posséder 
cette  langue  à  fond. 

—  «Chaque  idée  a  son  mot  qui  l'exprime))...  Mais, 
me  direz- vous,  alors  c'est  comme  en  français  :  cha- 
que idée  a  aussi  son  mot  qui  l'exprime...)) 


84  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Sans  doute,  en  français,  comme  aussi  en  anglais, 
chaque  idée  a  son  mot  qui  l'exprime  mais  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  qu'en  français  ou  en  anglais,  les  26 
lettres  de  l'alphabet  une  fois  bien  connues,  tout 
mot,  si  étrange  soit -il,  est  toujours  un  peu  familier, 
si  non  quant  au  sens,  du  moins  quant  aux  lettres 
qui  le  forment.  En  chinois,  ce  n'est  pas  du  tout  la 
même  chose  :  comme  je  l'ai  dit,  il  y  a  autant  de 
caractères  différents  qu'il  y  a  de  mots  ou  d'idées 
différentes.  C'est  ce  qui  fait  qu'en  chinois,  il  n'y 
a  point  d'alphabet,  ou  bien  il  faut  dire  que  l'alpha- 
bet est  aussi  étendu  que  le  champ  des  idées  elles- 
mêmes. 

Et  comme  on  ne  saurait  refuser  aux  chinois  le 
droit  d'avoir  et  d'émettre  plusieurs  idées,  il  s'en 
suit  qu'il  faut  bien  leur  concéder  aussi  celui  d'user 
de  plusieurs  caractères. 

Je  vous  ai  dit  plus  haut  que  j'avais  réussi  à  ap- 
prendre 2  à  3  mille  de  ces  caractères  :  les  bons  dic- 
tionnaires en  donnent  jusqu'à  80,000.  C'est  vous 
dire  qu'il  me  reste  encore  de  quoi  exercer  la  faculté 
qui  oublie... 

Heureusement  toutefois  qu'on  n'est  pas  tenu  de 
les  savoir  tous  :  la  connaissance  pratique  de  5  à6  mille 
suffit  d'ordinaire  au  missionnaire.  En  savoir  da- 
vantage ne  nuirait  pas  sans  doute,  mais  il  y  aurait 
grand  danger  d'oublier  au  fur  et  à  mesure. 

Pour  quiconque  aurait  le  temps  de  s'y  livrer,  l'é- 
tude de  la  genèse  de  tous  ces  caractères,  comme  aussi 
de  leur  structure,  ne  manquerait  pas  d'intérêt. 
Chose  assez  étrange  de  prime  abord  :  neuf  espèces 


IMPRESSIONS     d'arrivée  85 

de  traits  seulement  en  théorie  et  dix-sept  en  prati- 
que servent  à  dresser  tous  ces  signes.  Dès  les  dé- 
buts, l'écriture  chinoise  semble  avoir  été  exclu- 
sivement idéographique  et  symbolique,  c'est-à-dire- 
que  l'on  s'efforçait  toujours  dépeindre  ou  du  moins, 
de  laisser  deviner  l'idée  à  émettre.  Pour  signifier 
pluie  par  exemple,  on  traçait  un  double  trait  hori- 
zontal :  la  ligne  supérieure  était  sensée  représenter 
le  firmament,  l'inférieur,  les  nuages,  et  dessous, 
on  marquait  plusieurs  petits  points  pour  représen- 
ter les  goutelettes  de  la  pluie  tombante...  Le  soleil 
était  représenté  par  un  cercle;  l'aurore  par  un  cer- 
cle au-dessus  d'une  ligne,  symbolisant  ainsi  le 
lever  de  l'astre  du  jour  sur  l'horizon.  La  lune  était 
figurée  par  un  croissant;  le  cheval,  l'oiseau,  la  mon- 
tagne, le  poisson  étaient  parfaitement  reconnais- 
sablés. 

Ces  caractères  un  peu  originaux,  mais  faciles  à 
retenir,  se  sont  assez  bien  conservés.  Malheureu- 
sement, ils  ne  sont  pas  très  nombreux  :  quelques 
milliers  à  peine.  Pour  les  autres,  datant  d'époques 
ultérieures  et  de  décadence  probablement,  ils  sont 
tout  à  fait  arbitraires  et  de  pure  convention. 

La  méthode  pour  les  apprendre  et  les  retenir 
c'est  tout  simplement  de  se  les  mettre  un  à  un 
dans  la  mémoire  et  de  les  surveiller  ensuite,  car 
sans  cela,  ils  tendent  constamment  à  s'évader. 

Ce  serait  bien  intéressant,  je  le  répète,  de  pousser 
plus  avant  dans  cette  étude  du  langage  écrit,  pour 
se  rendre  compte  en  particulier  de  la  nature  et  de 
l'influence  profonde  exercée  sur  la  mentalité  tant 


86  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

du  peuple  que  de  l'individu  lui-même  par  ce  mode 
d'expression.  Si  le  temps  m'en  est  donné,  je  revien- 
drai plus  tard  sur  ce  point.  Ce  sera  aussi  le  mo- 
ment de  traiter  au  long  des  moeurs  et  des  usages 
chinois,  sujet  que  j'ai  fait  qu'effleurer  jusqu'ici. 


DEUXIEME  PARTIE 
DEUX  ANS  DE  MINISTÈRE 


II   PARTIE 
DEUX  ANS  DE  MINISTERE 
Chapitre    I    Nomination   et   changement. 

1   VISITE     A    TSING-CHOW-FOU. 

Ma  nomination  fut  signée  le  20  mai.  Voici  le 
début  de  la  lettre  par  laquelle  Monseigneur  m'an- 
nonçait la  nouvelle  : 

«C'en  est  fait,  cher  P.  Bonaventure,  il  vous  faut 
donc  quitter  le  doux  nid  de  Po-shing  pour  aller  es- 
sayer vos  ailes  dans  les  deux  districts  de  Chang-lo 
et  An-kiu.  Vous  débuterez  là  sous  la  direction  du 
P.  Césaire 

Cette  lettre,  néanmoins,  je  ne  devais  la  recevoir  que 
deux  mois  plus  tard.  La  cause  de  ce  retard,  ce 
furent  les  troubles  révolutionnaires  qui  survinrent 
alors  dans  le  nord  de  la  Chine,  notamment  au 
Chan-tong,  et  dont  les  journaux  vous  ont  parlé. 

Au  cours  du  printemps,  nous  avions  bien  appris 
comme  les  autres  ce  qui  se  préparait;  mais  nous 
étions  loin  de  nous  attendre  à  être  surpris  si  tôt. 

La  grande  nouvelle  nous  parvint  le  10  mai  à  midi. 
Des  lettres  envoyées  à  la  poste  par  le  domestique 
nous  étaient  retournées,  et  l'on  nous  faisait  dire 
qu'il  serait  inutile  d'en  envoyer  d'autres  jusqu'à  avis 
contraire.  Les  hordes  «Kéming»  ou  révolutionnai- 


88  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

res  venaient  d'envahir  le  Chan-tong.  Suivant  la 
voie  ferrée,  elles  se  dirigeaient  vers  Tsin-nan-fou. 

Après  tout,  cette  nouvelle  ne  nous  surprenait 
pas  trop,  car  nous  savions  que,  dans  les  circonstan- 
ces, on  pouvait  s'attendre  à  tout.  Mais  dire  l'im- 
pression qu'elle  produisit  sur  nos  populations 
villageoises  est  impossible.  La  mentalité  orientale, 
et  surtout  celle  des  Chinois,  est,  pour  ces  choses, 
d'une  mobilité  extrême  :  un  rien  l'émeut,  la  boule- 
verse. Aussi  pendant  quelques  jours,  que  de  dires, 
que  de  nouvelles  et  contre-nouvelles  !  Il  faut  bien 
reconnaître  aussi  que,  isolés  comme  nous  l'étions, 
il  y  avait  de  quoi  s'inquiéter  un  peu. 

Invités  déjà  depuis  un  mois  à  descendre  à  la  rési- 
dence centrale  de  Tsing-chow-fou,  pour  prendre 
part  à  une  fête  de  famille,  et  voyant  qu'après  tout 
la  situation  ne  s'agravait  pas  trop,  nous  résolûmes, 
un  bon  matin,  de  nous  mettre  en  route.  Outre  l'oc- 
casion de  nous  acquitter  d'une  dette  de  piété  filiale, 
nous  visions  aussi  évidemment  celle  d'envoyer  nos 
lettres  et  d'avoir  quelques  renseignements  sur 
l'état  des  choses. 

Nous  partîmes  donc  sans  trop  l'annoncer.  A  me- 
sure que  nous  avancions,  il  était  facile  de  nous  con- 
vaincre que  les  esprits  les  plus  agités  n'étaient  pas 
encore  ceux  de  Po-shing.  Nous  ne  venions  pas  du 
sud,  et  cependant  notre  seule  vue  en  effrayait  un 
nombre  incroyable.  A  l'approche  d'un  village, 
nous  touchâmes  comme  du  doigt  ce  degré  de  crainte. 
Le  chemin  nous  y  conduisant,  il  fallut  bien  aller  de 
ce  côté  et  longer  pendant  quelques  instants  le  grand 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  89 

mur.  Intérieurement  je  me  demandais  lesquels  de 
nous  ou  de  ces  gens  avaient  plus  grand'peur  :  il 
leur  eût  été  si  facile  en  effet,  du  haut  de  leur  murail- 
le, de  nous  décharger  quelques  balles  dans  le  cha- 
peau, ou  tout  au  moins  de  nous  lancer  quelque 
pierre 

Nous  arrivâmes  à  la  gare  à  temps.  Nous  avions 
craint  tout  d'abord  que  le  train  fût  en  retard,  eu 
égard  à  ces  troubles;  mais  non,  il  arriva  à  l'heure 
fixée. 

Les  employés  de  la  voie,  tous  Japonais,  se  mon- 
trèrent pour  nous  très  prévenants.  Notre  présence 
semblait  même  les  rassurer  et  leur  donner  plus 
grande  face  aux  yeux  des  Chinois.  Quelques  uns 
nous  adressèrent  la  parole  et  nous  dirent  le  peu 
d'anglais  qu'ils  savaient.  Nous  leur  répondîmes  de 
même;  ils  triomphaient. 

Notre  entrée  à  la  ville  de  Tsing-chow-fou  devait 
être  un  peu  plus  solennelle... 

Les  grandes  portes  —  portes  en  bois,  mais  bien 
ferrées,  de  25  à  30  pieds  de  haut  sur  10  de  largeur 
et  un  demi  d'épaisseur  —  d'ordinaire  ouvertes  à 
deux  battants,  n'étaient  cette  fois  que  faiblement 
entre-bâillées.  Encore,  une  lourde  perche  en  obs- 
truait-elle l'étroite  ouverture.  Un  piquet  d'une 
dizaine  de  soldats  en  armes,  répartis  sur  deux 
lignes,  était  là  montant  la  garde. 

Au  moment  où  nous  nous  présentâmes,  on  s'ap- 
prêtait à  tirer  la  perche  pour  fermer,  car  il  était 
environ  5  heures  du  soir. 


90  DÉBUTS  d'ux  missionnaire 

En  nous  apercevant,  les  soldats  mirent  fusil  à 
l'épaule.  Allons  !  dis-je  à  mon  compagnon,  va-t-on 
nous  immoler  ici  ?... 

—  Soj'ons  braves.,  reprit  le  P.  Prosper;  bien  d'au- 
tres ont  sans  doute  passé  par  ici  avant  nous  au- 
jourd'hui... Tentons,  nous  aussi,  le  passage. 

Xous  avions  à  peine  franchi  le  premier  poste  des 
gardes,  que  le  plus  rapproché  tendit  son  bras  pour 
pour  arrêter  :  «Che-choui»,  qui  vive  !  dit-il  ? 

Xous  allions  ouvrir  la  bouche  pour  répondre, 
quand  une  seconde  voix  clama  d'en  haut,  au  dessus 
de  la  porte,  où  se  trouvaient  d'autres  soldats  : 
«Tien-tchou-t'ang  !  Le  temple  du  Maître  du  ciel  !» 
C'est  ainsi  qu'en  Chine  on  désigne  communément 
l'Eglise  catholique.  «Pien-ze»,  vos  cartes,  fit  celui 
qui  nous  avait  arrêtés.  Xous  les  présentâmes.  Un 
autre  allait  mettre  la  main  à  nos  petits  effets  pour 
en  faire  l'inspection,  quand  le  chef  lui  fit  signe  qu'il 
n'était  pas  nécessaire  et  nous  invita  à  avancer. 
Xous  passâmes  donc  et  en  fûmes  quittes  pour  nos 
cartes.  Xous  ne  les  regrettâmes  pas,  car  entre  lenrs 
mains,  elles  pouvaient  nous  être  utiles  au  retour 
et  daas  la  suite. 

Xous  fûmes  mieux  accueillis  à  la  résidence,  et  là, 
on  n'exigea  pas  nos  cartes  ?...  Un  franc  éclat  de 
rire  et  une  chaude  poignée  demain,  aptes  àréveiller 
tous  les  plus  vieux  souvenus,  nous  firent  vite  com- 
prendre que  nous  étions  là  bien  chez  nous. 

La  poignée  de  main  n'était  pas  encore  complète- 
ment échangée  que  j'apprenais  ma  nomination. 
Cinq  minutes  après,  j'avais  la  feuille  documentale 


NOMINATION    ET     CHANGEMENT  91 

en  maiu,  bien  que  non  encore  la  lettre  dont  j'ai 
parlé,  mais  cela  suffisait. 

En  dépit  de  l'incertitude  des  choses  du  dehors,  la 
petite  fête  eut  son  plein  succès 

Le  soir  de  ce  beau  jour  toutefois  —  il  n'y  a  pas 
ici-bas  de  joie  purement  parfaite  —  je  me  sentais 
comme  malgré  moi  envahi  par  une  légère  préoc- 
cupation :  j'étais  désormais  nommé;  il  me  fallait 
donc  me  rendre  à  mon  poste  et  au  plus  tôt.  Com- 
ment ?  et  quand  ?...  N'était-ce  pas  le  bon  moment 
de  poser  ces  questions  à  tous  ces  frères  aînés  ? 
Beaucoup  mieux  que  moi,  en  effet,  parce  que  plus 
âgés,  ils  connaissaient  tout  le  critique  de  la  situation 
et  savaient  aussi  les  moyens  dont  je  pouvais  disposer. 
De  plus  ils  étaient  réunis...  Mais  si  l'union  fait 
la  force,  la  réunion  ne  fait  pas  toujours  l'unité  :  les 
avis  furent  partagés. 

Les  uns  prétendaient  que  l'ordre  de  Sa  Grandeur 
ne  devait  pas  être  aussi  formel  et  que  par  consé- 
quent, eu  égard  aux  circonstances,  je  pouvais  bien 
attendre  encore  quelque  peu  avant  de  me  mettre  en 
route.  D'ailleurs,  ajoutaient-ils,  votre  nomination 
a  été  signée  le  10  mai,  avant  l'annonce  des  troubles, 
par  conséquent... 

D'autres  soutenaient  que,  muni  de  ma  carte  et  de 
mon  passeport,  je  pouvais  sans  crainte  partir  à  l'ins- 
tant; mais  que  toutefois,  à  cause  du  grand  nombre 
de  brigands,  il  serait  plus  prudent  de  n'apporter 
avec  moi  que  peu  d'effets.  En  cela,  ajoutaient-ils 
en  souriant,  vous  imiterez  de  plus  près  les  apôtres... 


92  DÉBUTS    D'UN   MISSIONNAIRE 

Enfin,  il  s'en  trouvait  d'autres  et  non  des  moins 
graves  qui  ne  parlaient  pas,  mais  qui  n'en  pensaient 
pas  moins. 

Le  soir,  au  moment  du  repos,  ma  décision  était 
prise  : 

L'ordre  de  Sa  Grandeur,  bien  que  donné  un  peu 
à  l'avance,  était  en  soi  des  plus  formels  et  aucun 
commentaire  authentique  ne  m'était  encore  par- 
venu. En  obéissant  j'allais  donc  pouvoir  compter 
sur  le  mérite  parfait  de  la  sainte  obéissance. 

En  outre,  ces  troubles,  qui  ne  venaient  que  com- 
mencer, allaient-ils  finir  si  tôt  ?  Et  s'ils  allaient 
dm-er  et  sévir  fortement,  ma  présence  au  milieu  de 
mes  nouveaux  chrétiens  ne  serait-elle  pas  par  le 
fait  même  plus  rigoureusement  requise  ? 

Après  la  célébration  de  la  sainte  messe,  le  len- 
demain, ma  détermination  était  définitivement 
irrévocable,  je  n'éprouvais  plus  aucun  doute  à  ce 
sujet. 

]\îais  avant  de  me  mettre  en  route  et  en  frais  de 
transport,  ne  serait-il  pas  bien,  pensai-je,  d'aller 
faire  une  petite  visite  à  mon  nouveau  curé  ?  Ce 
n'est  pas  bien  loin  :  Fang-tze  n'est,  en  effet,  éloi- 
gné de  Tsing-chow-fou  que  de  150  lys,  et  il  y  a  la 
voie  ferrée  sur  tout  le  parcours.  Un  compagnon 
bien  inspiré,  le  P.  Prosper,  s'offrait  à  m'accompa- 
gner.  La  décision  fut  donc  vite  prise;  nous  partîmes 
le  midi  même 

En  route,  en  passant  à  Vveï-hsien,  nous  vîmes 
une  troupe  assez  considérable  de  soldats  «Kéming» 
postés  sur  une  petite  hauteur  à  un  mille  environ 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  93 

de  la  ville.  A  leurs  pieds  étaient  quelques  légères 
fortifications  et  force  munitions. 

A  Fang-tze,  nous  saluâmes,  avec  le  P.  Césaire, 
le  P.  Irénée,  recteur  de  Weï-hsien  même.  Trouvant 
sa  résidence  peu  en  sûreté  à  cause  de  l'état  de  siège, 
il  avait  cru  devoir  chercher  refuge  ailleurs. 

Ah  !  je  ne  regretterai  pas  mon  petit  voyage.  Le  P. 
Césaire,  ancien  missionnaire  en  An-kiu,  me  combla 
de  renseignements.  Je  fus  surtout  intéressé  de  l'en- 
tendre me  donner  avec  une  exactitude  quasi  mathé- 
matique les  limites  du  double  champ  d'apostolat 
qui  allait  m'échoir  :  Chang-lo,  90  lys  du  nord  au  sud 
et  100  lys  environ  de  l'ouest  à  l'est;  pour  An-kiu, 
disposé  un  peu  diversement,  70  lys  du  nord  au  sud, 
mais  180  et  même  200  du  nord-ouest  au  sud-est. 
«Vous  aurez  donc  de. quoi  vous  promener,  me  dit-il 
en  souriant,  et  aussi,  exercer  votre  zèle 

A  notre  retour,  nous  pûmes  à  notre  aise,  des  fe- 
nêtres du  train,  contempler  les  casernes  de  Weï- 
hsien  |en  flammes.  Etait-ce  les  "Kéming,"  qui,  en 
tirant  du  canon,  avaient  réussi  à  y  mettre  le  feu, 
nous  le  pensions;  car  de  Fang-tze,  la  vieille  au  soir, 
nous  avions  entendu  de  nombreux  coups  dans  cette 
direction. 

II   DÉMÉNAGEMENT 

Dès  le  lendemain,  je  repartais  pour  Po-shing 
faire  mes  malles.  Mais  cette  fois,  j'étais  sans  com- 
pagnon :  en  effet,  le  P.  Prosper,  un  peu  fatigué  de 
ses  courses  de  l'hiver,  était  retenu  à  Tsing-chow- 


94  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

fou,    pour    se    reposer    quelque    temps.  J'essayais 
donc  seul  mes  premiers  pas  de  missionnaire... 

Ah  !  quelle  semaine  que  celle-là  !  Encore  si  je 
n'avais  eu  qu'à  faire  mes  petits  paquets.  La  chose, 
bien  qu'assez  pénible  en  elle-même,  se  sanctifie 
facilement  et  devient  même  douce  lorsqu'on  pense 
qu'en  obéissant  on  se  rapproche  de  Dieu.  Mais  ces 
mille  liens  de  l'âme  que  le  prêtre  se  crée  par  son 
ministère...  J'aurais  sans  doute  préféré  partir 
«incognito»,  mais...  Que  de  fois  pendant  ces  quel- 
ques jours,  alors  que  j'étais  à  placer  mes  livres  et 
mes  effets,  j'apercevais  quelques  têtes  de  bonnes 
vieilles  se  penchant  dans  la  fenêtre  pour  regarder. 
Voyant  que  je  feignais  de  les  ignorer,  elles  entr'ou- 
vaient  discrètement  la  porte  pour  me  dire  leurs 
bons  mots  :  «Ah  !  chenfou  zou...  Ah  !  le  père  s'en 
va...  Ouomen  hin  ran  chou,  ouomen  siang  chenfou 
tchang  tchang  tsai  tcheK.  Cela  nous  fait  beaucoup 
de  peine...  Nous  avions  pensé  que  le  père  resterait 
toujours  avec  nous...  Houlai,  Dou  chenfou  tchou 
kudi  chehou,  tsen-mo-iang-ni  ?  Mouyou  Misa  ?... 
Maintenant,  quand  le  P.  Prosper  sortira,  comment 
cela  s'arrangera-t-il,  nous  n'aurons  plus  la  messe  ?... 

Toutes  ces  paroles  m'allaient  droit  au  coeur, 
vous  le  pensez  bien.  Elles  me  paraissaient  si  sin- 
cères. 

Le  départ  fut  fixé  au  lundi.  Il  dut  cependant  être 
remis  au  lendemain  à  cause  de  la  pluie.  Mais  le 
mardi,  nous  partîmes  de  grand  matin. 

Mes  effets  étaient  portés  partie  sur  une  charrette, 
partie  sur  une  brouette;  j'accompagnais  avec  mo?i 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  95 

domestique.  Dès  les  premières  heures  du  voyage, 
c'était  réellement  pénible  et  je  regrettais  presque 
de  m 'être  mis  en  route;  mais  vers  midi  tout  rede- 
vint sec. 

Vers  le  soir  nous  fûmes  surpris  par  une  bourasque 
de  vent,  mais  ce  fut  tout,  la  pluie  qui  l'accompagnait 
passa  plus  loin. 

Le  soir  nous  eûmes  quelque  difficulté  pour  loger... 
Cette  route,  qu'on  nous  avait  indiquée  comme  la 
plus  courte,  n'était  malheureusement  pas  la  plus 
cunnue  de  mes  gens;  ils  manquèrent  l'auberge  où 
nous  aurions  dû  nous  arrêter.  La  conséquence  fut 
qu'il  nous  fallut  faire  encore  environ  15  lys  après 
le  coucher  du  soleil  et  descendre  dans  un  réduit 
bien  misérable. 

Si  nous  avions  été  seuls  à  l'auberge,  cela  eut  pu 
aller;  mais  déjà  trois  voyageurs,  probablement  sur- 
pris comme  nous  par  la  nuit,  étaient  descendus  en 
ce  lieu  et  s'étaient  emparés  de  l'unique  k'ang.Pour 
moi,  je  ne  fus  pas  le  plus  mal  partagé,  car  on  m'in- 
vita à  coucher  dans  une  chambre  privée.  Toutefois 
je  dus  reposer  dans  le  voisinage  du  vieux  grand  père, 
plus  qu'octogénaire  dont  la  forte  toux,  les  rêves 
bruyants  et  les  réveils  en  sursaut  me  tinrent  éveillé 
une  bonne  partie  de  la  nuit.  Mais  pour  mon  domes- 
tique et  nos  charretiers,  ils  durent  coucher  sur  la 
terre  nue,  en  face  d'une  grande  porte  restée  ouverte 
toute  la  nuit  et  il  pleuvait.  Les  quelques  couver- 
tures que  je  pus  leur  passer  ne  réussirent  pas  à  les 
préserver  complètement  du  froid,  et  pour  comble, 
le  matin  venu,  ils  durent  se  mettre  en  route  près- 


96  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

qu'à  jeun,  l'aubergiste  alléguant  qu'il  ne  s'atten- 
dait pas  à  recevoir  tant  de  monde. 

Encore  50  h's,  et  nous  allions  atteindre  Tsing- 
chow-fou.  En  temps  ordinaire  et  par  de  bons  che- 
mins, cette  distance  eut  pu  être  franchie  en  une 
demi-journée;  mais  avec  la  pluie  de  l'avant  veille 
et  celle  de  la  nuit  précédente,  c'était  bien  différent. 
Pourvu,  disait  l'un  des  charretiers,  qu'il  ne  nous 
arrive  rien,  que  nous  ne  soyons  pas  arrêtés  quelque 
part  par  quelque  bande  de  ''Kéming"  !... 

A  \Tai  dire,  je  ne  redoutais  qu'un  endroit  :  celui 
que  l'on  m'avait  signalé  à  Tsing-chow-fou  et  que 
Ton  m'avait  recommandé  d'éviter  avec  soin  :  Lint- 
che,  récemment  tombée  aux  mains  des  révolu- 
tionnaires. 

En  partant  j'avais  bien  averti  mes  gens  de  ne  pas 
aller  de  ce  côté,  mais  la  nouvelle  route  que  l'on 
devait  suivre  jusqu'au  bout,  devait  nous  jouer  ce 
mauvais  tour.  Ne  voulant  pas  la  quitter  pour  une 
plus  longue  ou  pour  une  plus  incertaine,  ils  se  trou- 
vèrent au  matin  du  second  jour  en  face  même  de 
la  ville  de  Lintche  !  Un  moment,  j'eus  l'idée  de  les 
gronder;  mais  voyant  leur  surprise,  leur  embarras 
et  aussi  leur  appréhension,  je  compris  qu'il  était 
plutôt  de  mon  devoir  de  les  encourager. 

Apparemment  il  n'}'  avait  rien  à  redouter.  Tout 
le  monde  était  aux  champs,  occupé  à  couper  les  blés, 
et  la  route  était  couverte  de  gens  qui  se  rendaient 
au  marché. 

A  peine  avions-nous  franchi  la  grande  porte,  que 
nous  aperçûmes,  près  de  la  route,  à  une  centaine  de 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  97 

mètres  environ  devant  nous,  un  groupe  assez  con- 
sidérable de  soldats  en  armes. 

Le  bruit  de  notre  lourde  charrette  roulant  sur 
les  pierres  avait  éveillé  leur  attention.  A  l'instant, 
l'un  deux,  le  chef  probablement,  faisant  signe  à  deux 
de  ses  compagnons  de  le  suivre,  s'avança  vers  nous... 
Nous  y  sommes,  que  je  me  dis.  J'étais  alors  à  ré- 
citer ma  couronne  franciscaine.  J'avoue  que  je  ne  la 
laissai  pas  tomber.  Oui,  j 'invoquai  Marie  alors,  elle, 
plus  forte  qu'une  armée  rangée  en  bataille,  et  la 
priai  de  prendre  ma  défense. 

Lt  chef  en  question  nous  fit  un  salut  militaire, 
puis,  s'adressant  à  mon  domestique  qui  nous  pré- 
cédait de  quelques  pas,  il  lui  demanda  quel  était 
ce  monsieur,  en  me  désignant,  d'où  nous  venions 
et  où  nous  allions.  La  réponse  de  mon  domestique 
ne  fut  pas  ambiguë.  Un  nouveau  salut  militaire, 
accompagné  cette  fois  d'un  aimable  sourire,  fut  le 
signe  approbateur;  nous  avançâmes  donc...  Lors- 
que nous  fûmes  plus  près  du  groupe,  tous  les  autres 
soldats  saluèrent  aussi  gentiment;  il  n'y  avait  donc 
rien  à  redouter. 

Au  même  endroit,  mais  du  côté  opposé,  nous 
vîmes,  attachés  à  des  arbres  et  tous  sellés,  environ 
deux  cents  chevaux  et  mules  :  on  les  tenait  ainsi 
jour  et  nuit  tout  prêts,  en  cas  d'attaque. 

D'autres  questions  nous  furent  encore  posées  par 
certaines  sentinelles  postées  au  coin  des  rues,  mais 
pour  la  forme  seulement. 

Dans  ce  quartier,  la  mission  catholique  de  Lint- 
che  compte  quelques  familles  de  chrétiens.  Je  m'in- 


98  DÉBUTS  d'ux  MISSIOXXAIEE 

formai  de  l'endroit  et  j'allai  visiter  leur  oratoire. 
Deux  ou  trois  personnes  vinrent  me  saluer  et  me 
demander  de  les  bénir.  Elles  n'eurent  rien  de  plus 
pressé  évidemment  que  de  m'exposer  leurs  crain- 
tes. Je  les  encourageai  de  mon  mieux. 

Nous  étions  à  peine  en  route  que  la  pluie  re- 
commençait de  plus  belle.  Cette  fois  ce  fut  pénible, 
très  pénible.  Mon  brouettier  surtout  en  eut  tout 
son  plein,  et  ses  habits  furent  tous  trempés  tant 
par  la  sueur  que  par  la  pluie.  Heureusement  que 
j'avais  sous  la  main  quelques  vêtements  de 
rechange;    à  l'auberge  ils  se  refirent. 

Cette  pluie  ne  dura  pas;  à  4  heures  du  soir  nous 
atteignions  Tsing-chow-fou. 

A  Tsing-chow-fou,  je  me  reposai  une  journée, 
je  dus  aussi  changer  mon  charretier  et  mon  brou- 
ettier contre  une  nouvelle  équipe  de  brouettitrs. 
Le  premier,  dont  la  crainte  allait  toujours  grandis- 
sante, surtout  depuis  l'affau^e  de  Lintche,  ne  vou- 
lait à  aucun  prix  pousser  plus  loin. 

Alors  il  m'arriva  une  petite  mésaventure  assez 
fréquente,  dit-on.  aux  étrangers  voyageurs  en  Chine. 
Voici  l'histoire  : 

Dès  le  lendemain  de  mon  arrivée,  je  m'étais 
pourtant  bien  entendu  avec  mes  susdits  brouet- 
tiers  pour  telle  heure  et  tel  prLx.  La  matin,  à  l'heure 
fixée,  mes  hommes  n'arrivaient  pas.  J'envoyai  vers 
eux.  Ils  me  firent  répondre  qu'ils  n'allaient  plus  à 
PécheEg:  histoire  de  se  faire  prier,  pour  avoir  un 
peu  plus  cher...  Que  faire  alors?  Je  les  jouai  à  mon 
tour   et  louai  d'autres  brouettiers.  Cela  me  coûta 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  99 

un  peu  plus  cher,  sans  doute,  et  je  dus  partir  un  peu 
plus  tard,  mais  je  quittai  quand  même  avant  le 
dîner. 

De  Tsing-chow-fou  à  Pécheng,  la  distance  est  de 
90  lys.  Avec  les  véhicules  en  question  ce  devait  être 
l'affaire  de  deux  petites  journées. 

Mais  moi,  ayant  aussi  à  ma  disposition  la  voie 
ferrée,  je  pris  les  devants  et  j'allai  coucher  à  Fang- 
tze,  afin  de  ne  pas  manquer  ma  messe  du  lendemain  ; 
le  soir  même  de  ce  second  jour  j'arrivais  à  Pécheng 
quelques  minutes  avant  mes  gens. 
Le  père  Césaire  avait  eu  la  délicatesse  de  me  pré- 
céder là,  afin  de  tout  disposer.  Quelle  joie  j'éprou- 
vai à  le  saluer.  Je  ne  pouvais  non  plus  assez  re- 
mercier mon  bon  ange  et  Marie  de  m'avoir  si  bien 
conduit  et  protégé 

Je  reconnus  toutefois  que  j'avais  fait  une  légère 
imprudence  en  laissant  mon  domestique  accompa- 
gner seul  les  bagages,  car  durant  le  souper  le  brave 
homme  nous  apprit,  non  sans  un  brin  d'émotion, 
qu'à  un  certain  village,  s'ils  étaient  arrivés  une 
demi-heure  plus  tôt,  ils  seraient  tombés  entre  les 
mains 'd'une  troupe  de  brigands.  «Ils  venaient  de 
quitter,  dit-il,  quand  nous  entrâmes»...  Je  pensai 
alors  à  ce  qui  serait  peut-être  arrivé  si  la  ruse  des 
brouettiers  de  Tsing-chow-fou  ne  nous  avait  pas  été 
jouée.  Dans  les  cirsconstancts  critiques  que  l'on 
n'a  pu  prévoir,  il  ne  faut  donc  jamais  se  troubler 
outre  mesure,  mais  se  reposer  en  la  divine  Provi- 
dence. Ces  circonstances  avec  les  ennuis  qui  les 
accompagnent  sont  la  plupart  du  temps  des  coups 


yjoiversJfas 
BteitOTHECA 


100  DÉBUTS    d'un   missionnaire 

de  sa  propre  main,  par  lesquels  elle  nous  préserve 
d'accidents    plus    graves. 

III      INSTALLATION 

Le  lendemain  c'était  le  dimanche  même  de  la 
Pentecôte.  Les  chrétiens  des  environs,  avertis  dans 
la  journée  du  samedi,  arrivèrent  en  assez  grand 
nombre.  Le  P.  Césaire,  qui  avait  entendu  les  con- 
fessions et  qui  devait  prêcher,  me  fit  les  honneurs 
de  la  grand'messe.  Pouvais-je  mieux  commencer 
l'exercice  de  mon  saint  ministère  ?... 

Mais  pas  d'illusions,  nous  n'étions  pas  là  dans  une 
cathédrale.  Figm-ez-vous  une  pièce  de  5  pieds  de 
large  par  15  de  long,  au  toit  de  chaume,  aux  murs 
en  terre  et  sans  parquet.  A  l'une  des  extrémités, 
l'autel,  fait  d'une  simple  table  élevée  sur  quelques 
briques  et  surmontée  d'un  seul  degré.  Comme  re- 
table, trois  grandes  images  appendues  au  mur  :  celle 
du  centre  représentant  le  Père  Eternel  assis  dans 
l'attitude  du  juge  et  tenant  dans  sa  main  la  sphère 
terrestre,  celle  de  gauche,  l'archange  saint  Michel 
terrassant  Lucifer,  celle  de  droite,  un  ange  gardien  : 
d'une  main,  il  tient  un  petit  enfant  qu'il  conduit, 
de  l'autre,  lui  montre  le  ciel.  C'est  un  peu  ce  qu'on 
retrouve  dans  la  plupart  de  nos  oratoires  de  l'in- 
térieur. Pour  marchepied  de  l'autel,  une  natte 
trouée  recouvrant  quelques  planches...  A  l'extré- 
mité de  la  pièce,  un  vulgaire  grabat  étendu  par 
terre,  et  tout  à  côté,  un  immense  panier  de  jonc, 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  101 

aux  trois  quarts  rempli  de  blé,  reste  de  la  provi- 
sion de  l'année. 

Mais  n'allez  pas  vous  scandaliser,  je  vous  en  prie  : 
en  temps  de  guerre  comme  en  temps  de  guerre. 
Celui  qui  couche  là  et  qui  a  son  trésor  près  de  lui 
est  un  brave  chrétien  aveugle  d'un  village  voisin. 
Dès  le  début  des  troubles  il  fut  pris  de  crainte  et 
sollicita  avec  grande  instance  la  permission  de  venir 
se  réfugier  au  «Tien-chou-t'ang.»  En  temps  ordi- 
naire une  cloison  sépare  son  coin  du  reste  de  la  cha- 
pelle. Mais  aujourd'hui,  eu  égard  à  l'assistance 
plus  nombreuse,  on  a  dû  agrandir  le  plus  possible. 

Mais  consolez-vous,  me  dit  le  P.  Césaire,  au  dé- 
jeuner, bientôt  vous  serez  mieux  logé,  et  il  me  mon- 
trait la  nouvelle  chapelle.  Près  de  la  résidence,  en 
effet,  mais  du  côté  opposé,  est  la  nouvelle  construc- 
tion, pièce  guère  plus  large  que  la  précédente,  mais 
beaucoup  plus  longue  et  aux  murs  plus  solides. 
«Mais  il  vous  restera  à  l'achever»,  ajouta-t-il.  Elle 
venait  en  effet  d'être  recouverte  :  les  portes  et  les 
fenêtres  n'étaient  pas  encore  posées. 

Le  reste  de  l'après-midi  se  passa  à  recevoir  des 
visites.  En  effet,  les  chrétiens,  venus  parfois  de  très 
loin  pour  les  dimanches  ou  les  grandes  fêtes,  tien- 
nent toujours,  avant  de  se  retirer,  à  saluer  le  père 
et  à  lui  demander  sa  bénédiction.  Les  hommes  se 
présentèrent  d'abord;  puis  ce  fut  le  tour  des  en- 
fants de  l'école  avec  leur  professeur;  enfin  vinrent 
les  mères  avec  leurs  petits. 


102  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Le  père  Césaire,  lui,  connaissait  déjà  la  plupart  de 
ces  gens  pour  les  avoir  rencontrés  sur  place  en  mis- 
sionnant;  mais  moi... 

J'étais  tout  de  même  fort  édifié  à  la  vue  de  tant 
de  figures  sjinpathiques  et  si  franchement  épa- 
nouies, et  je  n'étais  pas  le  moins  charmé,  je  l'avoue, 
de  leurs  bonnes  manières. 

Dans  l'après-midi  nous  eûmes  la  bénédiction  du 
T.S. Sacrement,  à  l'issue  de  laquelle  je  fus  invité  à 
faire  trois  baptêmes,  dont  deux  d'enfants  et  un 
d'adulte. 

Vers  le  soir,  le  père  me  dit  :  «Allons  maintenant 
fah'e  la  visite  des  oeuvres,  mais  ne  vous  y  trompez 
pas,  des  oeuvres  à  créer»... 

«Dès  que  votre  nouvelle  chapelle  sera  terminée 
et  que  vous  y  aurez  transporté  la  sainte  réserve, 
vous  pourrez  utiliser  cette  vieille  construction  — 
l'ancien  oratoire  —  pour  la  classe  des  garçons. 
Toutefois,  il  vous  faudra  auparavant  la  faire  re- 
toucher un  peu,  en  faire  de  nouveau  enduire  les 
murs  de  boue  et  la  faire  recouvrir,  car  le  vent  et  la 
pluie    pénètrent    de    toutes    parts. 

Cette  construction  que  vous  voj^ez  là  à  l'ouest 
et  qui  a  un  peu  meilleure  apparence,  vient  d'être 
achetée,  ainsi  que  le  petit  terrain  attenant.  Là, 
vous  pourrez  loger  les  deux  vierges  que  je  vous  en- 
verrai. Mais  auparavant  il  vous  faudra  entourer 
le  tout  d'un  bon  mur  et  y  construire  quelques  dé- 
pendances. D'ailleurs,  dit -il  en  terminant,  il  faut 
en  prendre  votre  parti;  ici  tout  tombe  en  ruine,  et 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  103 

c'est  non  seulement  ici  comme  cela,  mais  encore 
partout  dans  les  deux  districts. 

Le  lendemain  dans  la  matinée,  le  père  entreprit 
de  me  mettre  un  peu  au  courant  des  registres. 
J'avais  grand  intérêt,  bien  que  je  comprisse  assez 
peu,  à  lire  avec  lui  tous  ces  noms  de  villages  et 
d'individus,  dont  l'étymologie,  pour  être  bien  saisie, 
demanderait  toute  une  étude.  Heureusement  que 
nous  avons  la  figuration  française,  car  sans  cela, 
avec  les  seuls  caractères  chinois,  il  serait  absolument 
impossible  à  un  arrivant  de  s'y  reconnaître. 

La  chose  vous  intéressera  sans  doute  davantage, 
me  dit-il,  quand  vous  aurez  visité  tous  ces  villages 
et  vu  tous  ces  chrétiens  sur  place.  Aussi  ai-je  pensé 
à  vous  faire  faire  dès  demain,  si  vous  le  voulez, 
une  tournée  à  travers  les  deux  districts. 

IV   UN     CATÉCHUMÈNE     CAPTIF 

Dans  l'après-midi,  nous  étions  à  faire  nos  prépa- 
ratifs de  voyage,  quand  tout  à  coup  il  nous  arrive 
deux  courriers. 

C'était  deux  nouveaux  chrétiens  du  nord  du 
district,  des  environs  même  de  la  ville  de  Chang-lo. 
Ils  venaient  nous  apprendre  que  dès  la  veille,  des 
bandits,  appuyés  de  quelques  «Kéming»,  avaient, 
pour  se  venger  de  la  mort  de  neuf  des  leurs,  saccagé  et 
brûlé  trois  ou  quatre  villages  de  l'endroit,  et  amené 
captifs  vers  la  ville  quelques  individus,  dont  un 
vieillard  très  en  vue,  le  maître  d'école  de  l'endroit. 
Et  à  deux  genoux  —  c'est  toujours  dans  cette  atti- 


104  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

tude  qu'en  Chine  on  sollicite  une  faveur  —  ils  nous 
priaient  de  vouloir  bien  nous  rendre  à  l'instant  sur 
les  lieux  pour  voir  s'il  n'y  aurait  pas  quelque  chose 
à  faire. 

''Eh  bien  !  me  dit  le  père,  en  souriant  et  en  lais- 
sant exhaler  un  léger  soupir,  nos  préparatifs  faits 
pour  le  sud,  nous  serviront  pour  le  nord.  La  chose 
vous  arrivera  souvent  au  cours  de  votre  vie  de 
missionnaire..." 

Le  lendemain  dès  8  heures  du  matin,  deux  mules 
sellées  nous  attendaient  à  la  porte,  et  aux  deux 
courriers  de  la  veille  s'étaient  joints  quatre  ou  cinq 
de  leur  co-^dllageois.  L'instant  d'après,  nous  par- 
tions. 

J'étais  loin  de  m'attendre  de  visiter  si  tôt,  et 
surtout  en  pareilles  circonstances,  cette  partie  de 
mes  domaines...  Mais,  pensais-je,  qu'aurais-je  bien 
fait  si  j'avais  été  seul  ici  ? 

Cette  partie  de  Chang-lo  est  très  montagneuse  : 
nous  en  eûmes  pour  plus  d'une  heure  à  faire  l'as- 
cension. 

Sur  ces  hauteurs,  les  villages  se  font  plus  rares 
évidemment;  ils  sont  cependant  encore  plus  nom- 
breux qu'on  ne  penserait.  Mais  quelle  pauvreté 
partout  ! 

A  ce  moment,  toutes  ces  habitations,  comme  la 
nature  elle-même,  empruntaient  aux  circonstances 
quelque  chose  d'affreusement  triste.  Non,  la  nou- 
velle qu'on  nous  avait  apprise  ne  devait  pas  être 
fausse  :  cela  se  lisait  partout.  Ce  n'était  en  effet,  à 
droite  et  à  gauche,  que  maisons  désertes,  que  portes 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  105 

de  cours  fermées  et  même  barricadées  jusqu'au 
haut.  C'est  à  peine  si  l'on  apercevait  de-ci  de-là 
quelques  vieilles  personnes  restées  ou  plutôt  aban- 
données. Toutes  les  autres  avaient  pris  la  fuite, 
tant  la  fameuse  nouvelle  avait  partout  répandu  la 
crainte.  On  les  voyait  au  loin,  errant  à  l'aventure 
sur  les  sommets,  fuyant  encore  à  notre  approche 
ou  se  cachant  dans  les  ravins,  les  creux  des  rochers. 

Dès  que  nous  fûmes  arrivés  au  plus  haut  point 
de  la  montée,  nous  aperçûmes  à  15  ou  20  lys  dans  la 
plaine  les  villages  dont  on  nous  avait  parlé.  Deux 
d'entre  eux  étaient  déjà  à  peu  près  complètement  ré- 
duits en  cendres,  les  autres  fumaient  encore.  Nous 
pressâmes  alors  le  pas. 

Dans  les  champs,  la  moisson  toute  blanche  sem- 
blait attendre  les  ouvriers.  Ils  étaient  venus,  mais 
ils  avaient  dû  fuir  à  la  hâte  probablement,  car  on 
remarquait,  ici,  un  commencement  de  javelle,  là, 
une  fourche  plantée  et  un  habit  laissé  par  terre;  plus 
loin,  une  grande  brouette  à  demi-chargée,  et  un  âne 
portant  encore  un  reste  d'attelage,  broutant  l'herbe 
tout  près. 

On    nous    conduisit    directement  au  village  du 

vieux  maître  d'école.  Ah  !  quel  spectacle  ! Ici, 

un  reste  de  maison  fumant,  ailleurs,  des  portes  et 
des  fenêtres  toutes  grandes  ouvertes,  et  des  coffres 
enfoncés;  au  dehors,  les  petits  animaux  de  la  basse- 
cours  épars,  cherchant  paisiblement  leur  nourriture, 
puis  les  chiens  toujours  en  garde,  reposant,  l'un  sur 
les  degrés  du  perron,  l'autre  sur  la  margelle  du 
puits 


106  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Au  moment  de  descendre  à  la  porte  de  l'école, 
nous  aperçûmes  à  l'autre  extrémité  de  la  ruelle, 
quelques  soldats  ((Kéming»  nous  regardant  et  cau- 
sant ensemble.  Nous  avions  à  peine  mis  pied  à  terre, 
que  l'un  deux  se  détachant  du  groupe  vint  à  nous. 
Il  demanda  quels  étaient  ces  messieurs  (parlant  de 
nous),  et  se  retira  aussitôt. 

Nos  gens  sortirent  alors  dans  le  village  pour  trou- 
ver quelque  nourriture,  car  nous  n'avions  encore 
rien  pris  depuis  le  matin.  Les  susdits  soldats  les 
a^^ant  aperçus  dans  les  maisons,  les  interpellè- 
rent; mais  sur  la  réponse  que  les  «Chin-fou»,  venus 
de  loin,  n'avaient  point  encore  mangé,  on  leur  laissa 
toute  liberté.  Nous  pûmes  donc  nous  reposer  quel- 
que peu  et  réciter  notre  office. 

Mais  là  ne  devait  pas  s'arrêter  notre  course.  En 
route,  on  nous  avait  prié  et  quasi  fait  promettre  de 
pousser  plus  loin,  d'aller  même  jusqu'à  la  ville  de 
Chang-lo  pour  obtenir  la  délivrance  du  prisonnier. 

S'il  ne  se  fut  agi  que  d'un  nouveau  chrétien  or- 
dinaire, nous  aurions  peut-être  pu  nous  dispenser 
d'entreprendre  cette  démarche,  non  certes  !  par  dé- 
dain, mais  à  cause  des  difficultés  sérieuses  dans  les- 
quelles nous  risquions  de  nous  engager.  Mais  je 
l'ai  dit,  ce  catéchumène  était  un  vieillard  en  vue, 
très  lettré,  et  dont  l'influence  par  conséquent  pou- 
vait être  immense  pour  la  propagation  et  l'affer- 
missement de  la  foi  dans  cette  partie  du  district 
Et  de  plus,  quel  catéchumène  que  celui-là  !  La 
veille,  en  route,  le  père  qui  le  connaissait  déjà  un 
peu  de  réputation,  m'en  avait  certes  dit  beaucoup 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  107 

de  bien.  Mais  l'intérieur  de  son  école  m'en  révéla 
bien  davantage;  aussi  m'en  voudrais-je  de  ne  pas 
vous  le  faire  voir. 

Sur  les  longs  murs  étaient  appendues  de  belles 
grandes  images  très  précieuses  que  le  père  lui  avait 
données.  Tout  le  reste  de  l'appartement  était 
tapissé  de  parchemins  sur  lesquels  se  lisait  en  gros 
caractères  très  lisibles  les  prières  du  matin  et  du 
soir,  les  prières  avant  et  après  les  repas.  Dans  un 
endroit  réservé,  et  cette  fois  en  caractères  plus  soi- 
gnés, était  une  admonestation  en  règle  et  des  mieux 
pensées  aux  nouveaux  venus  qui  désiraient  se  faire 
chrétiens.  C'était  ni  plus  ni  moins  qu'une  para- 
phrase, un  commentaire  soble  mais  très  solide  de  la 
première  demande  et  réponse  du  petit  catéchisme  : 
Pourquoi  entrez-vous  en  religion  !  —  Pour  hono- 
rer Dieu  et  sauver  mon  âme» Ce  n'est  donc  pas 

disait-il,  pour  obtenir  plus  de  richesse,  plus  de  con- 
fort ou  plus  de  gloire  humaine,  etc,  etc.. 

Près  du  siège  professoral,  à  droite  appendus  au 
mur,  deux  calendriers  circulaires,  l'un  de  la  semaine 
et  l'autre  du  mois.  Les  grandes  aiguilles  en  évolu- 
ant sur  les  divisions  indiquaient,  avec  les  jours  de  la 
semaine  et  le  quantième  du  mois,,  une  sentence 

pieuse  à  méditer  et  un  bouquet  spirituel  à  retenir 

La  chose  pouvait  elle  être  mieux  pensée  ?  Et  dire 
que  cet  homme  n'était  pas  encore  baptisé,  mais 
chrétien  de  coeur  et  d'âme  depuis  un  an  et  demi  seu- 
lement; mais  il  l'était,  commue  vous  voyez.  Ah  ! 
comme  la  foi  est  ingénieuse,  lorsqu'elle  est  réelle 
et  vive. 


108  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Vous  comprendrez  maintenant  comment  il  se 
fait  que  nous  étions  disposés  à  tenter  l'impossible 
pour  obtenir  la  délivrance  de  ce  catéchumène. 

Dans  l'après-midi  nous  poussâmes  donc  sans 
hésiter  jusqu'à  Chang-lo. 

L'entrée  de  la  viUe  fut  des  plus  faciles.  Les  soldats 
qui  montaient  la  garde  à  la  grande  porte  n'exigè- 
rent même  pas  nos  cartes. Ils  se  reprirent  toutefois  en 
venant  nous  rejoindre  à  l'auberge  et  nous  deman- 
dèrent qui  nous  étions.  Il  était  déjà  trop  tard  pour 
demander  l'audience  au  mandarin.  Nous  récitâmes 
donc  paisiblement  notre  office  et  nous  nous  dispo- 
sâmes à  prendre  nos  quartiers  de  nuit. 

Le  lendemain  de  très  bonne  heure  nous  pûmes 
dire  la  sainte  messe,  grâce  à  la  précaution  que  nous 
avions  prise  d'apporter  avec  nous  ce  qu'il  fallait. 
Je  vous  fais  grâce  ici  de  la  description,  car  elle  pour- 
rait peut-être  alarmer  votre  piété...  Ah  !  hem^euse- 
ment  que  Rome  a  permis  aux  missionnaires  de 
célébrer  à  peu  près  partout. 

Il  était  10  heures  lorsque  nous  demandâmes  notre 
audience;  elle  nous  fut  accordée  très  volontiers.  Un 
soldat  en  armes  vint  nous  chercher  à  l'auberge. 

Nous  nous  attendions  à  trouver  là  quelque  vieil- 
lard à  barbe  blanche,  aux  traits  célestes  à  la  cin- 
quième puissance...  Quelle  ne  fut  pas  notre  surprise 
après  un  léger  moment  d'attente,  de  voir  entrer  dans 
l'appartement  un  tout  jeune  homme  de  18  à  20  ans, 
aux  traits  de  fillette. 

Il  nous  salua  très  gentiment,  nous  demanda  de 
quel  pays  nous  étions  originaù-es,  puis  entrepris  de 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  109 

défrayer  la  conversation  en  anglais.  Nous  lui  ré- 
pondîmes de  même,  puisque  cela  semblait  lui  faire 
plaisir. 

En  peu  de  mots  nous  lui  exposâmes  le  but  de 
notre  démarche.  Il  se  montra  d'une  bienveillance 
extrême;  il  écouta  avec  beaucoup  d'intérêt  et  ap- 
prouva. «Je  le  regrette  beaucoup,  dit-il,  mais  je 
ne  fais  que  d'arriver  ici.»  En  effet,  il  était  arrivé  la 
veille  de  Shanghaï.  Jusque  là,  il  avait  été  employé 
dans  la  marine.  Inutile  de  dire  qu'il  ignorait  com- 
plètement notre  affaire.  —  «Dans  les  jours  qui  vont 
suivre,  ajouta- t-il,  je  vais  m'enquérir  à  fond  de  la 
question;  et  si  je  puis  quelque  chose,  je  le  ferai  cer- 
tainement». Nous  nous  retirâmes  donc  sur  cette 
promesse. 

En  rentrant  nous  stationnâmes  de  nouveau  à 
l'école.  On  nous  supplia  à  deux  genoux  et  avec 
larmes  de  demeurer  sur  place  encore  quelques  jours, 
afin  d'en  imposer  par  notre  présence.  Nous  refu- 
sâmes évidemment. 

V    DOUBLE  TOURNÉE  A  TRAVERS  LES  DISTRICTS 

Le  lendemain  nous  partions  pour  notre  tournée 
dans  le  sud. 

De  ce  côté  le  district  de  Chang-lo  s'étend  assez 
peu  :  une  vingtaine  de  lys,  tout  au  plus.  C'est  celui 
de  An-kiu  qui  prend  ensuite  pour  évoluer,  lui,  de 
180  à  200  lys  vers  l'est.  La  limite  sud. est  faite  d'une 
forte  chaîne  de  montagnes  à  l'aspect  sévère.  Jusque 
là  c'est  la  plaine,  non  pas  une  plaine  unie  et  mono- 


110  DÉBUTS    d'un   missionnaire 

tone  comme  en  Po-shing.  mais  une  plaine  suffi- 
samment accidentée  où  se  noyent  comme  au  ha- 
sard du  caprice  d'innombrables  petits  villages  for- 
tement ombragés. 

De  tous  ces  villages,  un  seul  ressort  un  peu  sur 
les  autres  :  c'est  Tang-ou.  Ce  poste  où  nous  avons 
présentement  une  petite  chrétienté,  a  dû  être  au- 
trefois le  siège  présidentiel  de  quelque  grand  man- 
darin; on  le  remarque  aux  énormes  tours  de  pierre 
qui  achèvent  de  s'effriter  :  reste  d'une  grandeur 
depuis    longtemps    éteinte. 

Certes  !  on  se  consolerait  facilement  de  voir  la 
Chine  déchue  de  cette  gloire  antique,  si  on  la  vo- 
3^ait  présentement  reposer  dans  la  paix,  la  tranquil- 
lité chrétienne.  Mais  il  n'en  va  pas  du  tout  ainsi. 
Ce  véritable  esprit  d'équité,  que  le  seul  Evangile  du 
Chi'ist  a  pu  restituer  à  la  terre,  étant  encore  absent, 
c'est  toujours  la  crainte  qui  guette  et  surprend  à 
tout  moment  ces  populations.  Ainsi,  au  sommet  de 
presque  toutes  les  montagnes  que  l'on  approche 
d'un  peu  près,  on  distingue  d'énormes  for- 
tifications :  c'est  là  qu'au  milieu  du  siècle 
dernier  un  tiers  de  la  population  poursuivi 
et  traqué  par  les  deux  autres  se  réfugiaient.  Et 
présentement  encore,  ces  pauvres  gens  affolés  par 
le  bruit  des  troubles  qui  viennent  d'éclater,  retar- 
dent plutôt  la  moisson  qui  presse,  et  prennent  même 
sur  leurs  nuits  pour  exhausser,  au  moins  de  quel- 
ques pieds,  les  faibles  murs  qui  les  protègent. 

L'aspect  des  villages  où  nous  comptons  des  chré- 
tiens diffère  peu  des  autres  sous  ce  rapport.  Que 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  111 

voulez-vous  ?  Ces  bonnes  gens,  noyés  dans  Télé- 
ment  païen,  sont  bien  tenus  de  se  mettre  en  garde 
comme  les  autres.  Mais  comme  on  y  est  autrement 
bien  reçu  et  comme  on  s'y  sent  chez-soi. 

A  peine  notre  arrivée  a-t-elle  été  signalée,  que 
tous  se  précipitent  hors  de  leurs  demeures  et  se  pres- 
sent autour  de  nous;  l'un  saisit  alors  la  monture  à 
la  bride,  tandis  que  l'autre  apporte  un  gradin  pour 
nous  aider  à  descendre.  Nous  n'avons  pas  encore 
mis  le  pied  à  terre,  qu'un  troisième  a  soustrait  nos 
petits  effets  au  dos  de  la  mule,  pour  les  placer  en 
lieu  sûr.  Pendant  ce  temps,  la  résidence  s'ouvre,  le 
thé  se  prépare.  Cinq  minutes  après,  c'est  toute  la 
petite  communauté  chrétienne  qui  est  là  à  genoux 
et  qui  vous  demande  de  la  bénir.  Alors  pieu  vent 
les  questions  :  «Et  le  père,  comment  va-t-il  ?  Et 
Monseigneur  ?  Et  les  autres  pères  ?  Et  tous  les 
autres  chrétiens  de  là-bas»...  etc.,  etc. 

A  leurs  yeux,  l'Eglise  apparait  comme  une  vaste 
famille.  Et  ne  F  est-elle  pas  de  fait  ?  Ah  !  comme 
une  telle  réception  dédommage  de  bien  des  ennuis  ! 

Sans  doute  tout  n'est  pas  parfait  dans  ces  nou- 
velles chrétientés.  Que  peuvent  bien  savoir,  en 
effet,  de  vieux  païens  convertis  depuis  quelques 
années,  depuis  quelques  mois  et  même  parfois 
depuis  quelques  jours  seulement  ?  Mais  pour  l'éta- 
blissement de  son  royaume  dans  les  âmes.  Dieu 
exige  moins  de  science  que  de  foi  et  d'amour.  Lors- 
qu'il songe  à  ce  qu'il  en  a  du  coûter  à  ses  devanciers 
de  prières,  de  pénitences,  de  sacrifices  de  toutes 
sortes,  et,  aussi  d'audace  parfois,  pour  ravir  ces 


]12  DÉBUTS    d'un   missionnaire 

chrétientés  au  paganisme,  oh  !  comme  le  néo-mis- 
sionnaire se  sent  épris  de  reconnaissance  pour  ces 
pionniers  de  la  foi;  et  comme  il  se  croirait  ingrat  et 
coupable  de  n'apporter  pas  tous  ses  soins  à  para- 
chever le  travail  commencé. 

Nous  visitâmes  ce  jour-là  six  de  ces  postes.  Etant 
donné  la  distance  considérable  qui  les  sépare  les 
uns  des  autres,  il  nous  eût  été  difficile  d'en  voir 
davantage.  Nous  reconnûmes  même  que  nous  en 
avions  entrepris  trop  pour  la  journée,  car  nous 
rentrâmes  fort  tard. 

Au  souper  je  ne  pus  me  dispenser  de  remercier 
bien  sincèrement  le  père  pour  la  bonne  idée  qu'il 
avait  eue  de  me  conduire  ainsi.  J'ai  appris  là  en 
quelques  heures,  lui  dis-je,  plus  que  je  n'eusse  pu 
le  faire  à  moi  seul  en  plusieurs  mois...  Puisque  la 
chose  vous  paraît  si  utile,  reprit-il,  nous  la  recom- 
mencerons. 

Ainsi  donc,  revenus  ensemble  à  Fang-tze,  nous 
entreprenions  quelques  jours  après  une  nouvelle 
tournée,  dans  l'est  de  An-kiu  cette  fois. 

Cette  seconde  course  fut  plus  longue  que  la 
précédente  :  nous  voyageâmes  sans  nous  arrêter 
jusqu'à  une  heure  de  l'après-midi;  alors  nous  éta- 
blîmes nos  quartiers  à  Tcheng-bou,  petite  chré- 
tienté sise  aux  portes  de  la  ville  de  An-kiu.  Puis  de 
là,  nous  rayonnâmes  dans  le  voisinage. 

Ici,  l'aspect  de  la  contrée  diffère  un  peu  de  celle 
de  l'ouest  :  la  plaine  est  plus  unie  et  la  chaîne  des 
montagnes  au  sud  a  été  remplacée  par  une  série  de 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  113 

mamelons  très  arrondis  et  agréablement  distants 
les  uns  des  autres. 

Cette  course,  il  nous  eût  été  impossible  de  l'en- 
treprendre plus  tôt.  En  effet,  six  jours  à  peine  au- 
paravant, les  «Kéming»  avaient  fait  une  descente 
de  ce  côté,  et  une  sérieuse  bataille  s'était  livrée  à 
l'entrée  même  de  la  ville.  Après  avoir  perdu  soi- 
xante à  soixante-dix  hommes  au  cours  de  l'engage- 
ment, les  agresseurs  avaient  dû  se  retirer,  laissant  la 
population  dans  le  plus  grand  émoi. 

Pour  garder  la  neutralité  —  mesure  très  sage 
pour  eux  —  nos  chrétiens  de  Tcheng-bou  avaient 
eu  l'originale  idée  de  hisser  un  grand  drapeau  fran- 
çais à  la  porte  de  leur  chapelle.  Ce  procédé  éveilla 
l'attention  des  païens  qui  voulurent,  eux  aussi 
en  profiter.  Aussi  vinrent-ils  en  assez  grand  nombre 
chercher  refuge  auprès  du  Tien-chou-t'ang.  Deux 
gros  richards  de  la  ville  entre  autres  y  apportèrent 
leurs  trésors  qu'ils  cachèrent  soigneusement.  Dès 
que  ces  deux  Crésus  eurent  appris  notre  arrivée, 
ils  tinrent  à  venir  nous  saluer.  Ils  nous  apportèrent 
mène  quelques  petits  présents,  nous  remercièrent 
avec  effusion  et  se  retirèrent  en  protestant  qu'ils 
désiraient  se  faire  chrétiens.  Qu'en  sera-t-il  ?  C'est 
le  secret  de  Dieu  évidemment.  Mais  la  parole  de 
Notre-Seigneur  est  toujours  là  :  «Il  est  bien  diffi- 
cile aux  riches  d'entrer  au  ciel»... 

Avant  de  nous  retirer  nous  voulûmes  saluer  le 
mandarin.  Outre  la  mesure  de  convenance  qui 
s'imposait,  la  petite  chrétienté  de  l'endroit  comme 


114  DÉBUTS    d'un  missionnaire 

aussi  toutes  les  autres  chrétientés  du  district  ne 
pouvaient  que  gagner  à  cette  démarche. 

Le  «grand  homme)>  se  montra  bienveillant  et  nous 
accueilHt  avec  tous  les  raffinements  de  la  politesse 
chinoise.  Nous  le  trouvâmes  un  peu  soucieux  ce- 
pendant, et  il  y  avait  de  quoi  certes  !  Nous  le  féli- 
citâmes de  sa  récente  victoire,  mais  sans  trop  ap- 
puyer toutefois;  car  il  ne  fallait  pas  nous  compro- 
mettre. Qui  pouvait  en  effet  répondre  de  l'avenir 
alors  ? 

Nous  rentrâmes,  un  peu  comme  les  Mages,  par 
un  autre  chemin,  en  visitant  quelques  autres  chré- 
tientés. De  plus,  nous  eûmes  la  douce  sensation  de 
prendre  un  bain  forcé  dans  les  eaux  du  «In-hô»  : 
c'est  le  souvenir  le  plus  frais  que  je  conserve  de 
cette    tournée 

De  retour  à  Fang-tze,  j'aurais  voulu  repartir 
aussitôt  pour  Pécheng  afin  de  célébrer  la  solennité 
de  la  Fête-Dieu  avec  mes  nouveaux  enfants  ;  le  père 
s'y  opposa  :  «E  faut  vous  reposer  un  peu  et  passer 
la  fête  avec  nous,  dit-il.  Ls  père  Apollinaire  est 
invité  à  venir  nous  donner  le  sermon.  Si  vous  êtes 
ici,  nous  pourrons  avoir  en  plus  la  messe  solennel!? 
avec  diacre  et  sous-diacre,  ce  que  nos  chrétiens  n'oi-t 
jamais  vu  de  leur  vie.  Je  demeurai  donc. 

Dans  l'après-midi,  le  père  Apollinaire  nous  arriva 
à  l'heure  attendue.  Le  soir  et  le  lendemain  dans  la 
matinée,  j'entendis  les  confessions,  m-es  premières 
confessions  chinoises.  Je  n'éprouvai  aucune  diffi- 
culté sérieuse.  Je  redoutais  cependant  beaucoup 
cette  première  séance  :  la  langue  populaire  chinoise 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  115 

est  faite  de  tint  d'expressions  qu'on  ne  trouve  pas 
dans  les  livres;  de  plus,  la  conscience  humaine  a 
tant  de  replis,  et...  l'affaire  de  la  confession  est 
toujours  si  sérieuse  !  Mais  il  faut  accorder  cela  à  nos 
bons  Chinois,  que,  en  général,  ils  sont  sincères  au 
saint  tribunal,  sincères  d'une  sincérité  exceptionnelle. 

La  grand'messe  fut  chantée  à  8  heures;  elle  fut 
des  plus  solennelles.  L'assistance  beaucoup  plus 
considérable  qu'à  l'ordinaire  était  grossie  de  tout 
le  personnel  de  l'orphelinat.  Le  chant  —  belle  messe 
de  Solesmes  — •  fut  exécuté  par  les  religieuses. 
Vraiment  l'on  se  serait  cru  en  pays  chrétien. 

La  procession,  qui  s'ouvrit  immédiatement  après 
la  messe,  se  fit  dans  les  allées  du  jardin  de  la  rési- 
dence. Assurément  il  eut  été  difficile  de  trouver  un 
endroit  plus  convenable  et  d'imaginer  un  décor  plus 
joli.. 

Le  parcours,  long  de  plusieurs  centaines  de  verges, 
formait  un  rectangle  parfait.  L'un  des  grands  pans 
défilait  sous  une  double  rangée  de  grands  arbres; 
le  reste  courait  sous  un  dais  continu  de  vignes  en 
fleurs.  Le  principal  reposoir,  dressé  dans  l'un  des 
angles,  permettait  au  T.  S.  Sacrement  d'être  bien 
vu  de  tous.  Et  pendant  le  défilé,  le  chant  des  oi- 
seaux perchés  là-haut  vint  se  mêler  à  celui  des  hym- 
nes religieuses,  cependant  que  les  roses  du  jardin, 
comme  les  fleurs  de  la  vigne  semblaient  embaumer 
d'un   plus   doux  parfum 

En  redescendant  les  degrés  où  je  venais  d'exposer 
l'ostensoir,  je  ne  pouvais  assez  rassasier  ma  vue  du 
charmant  spectacle  que  j'avais  sous  les  yeux. 


116  DÉBUTS   d'un  missionnaire 

A  mes  côtés  étaient  deux  missionnaires  déjà 
vieux  de  dix  ans  de  Chine.  A  mes  pieds,  agenouil- 
lés un  peu  au  hasard  et  comme  noj'és  dans  leurs 
grandes  takouazes  bleues  et  leurs  larges  surplis 
blancs,  une  quinzaine  de  charmants  petits  Chinois, 
les  uns  portant  de  grands  chandeliers,  les  autres 
agitant  des  encensoirs.  Puis  derrière  eux  commen- 
çait aussitôt  la  nuée  des  petites  orphelines,  for- 
mant à  elles  seules  la  moitié  du  défilé,  petites  âmes 
délaissées  de  parents  sans  entrailles,  recueillies  par 
la  charité  chrétienne  et  entretenues  aux  frais  de  la 
Sainte-Enfance  et  de  personnes  pieuses.  Plus  loin 
la  double  rangée  des  vierges,  fleurs  échappées  à  la 
fange  païenne.  Enfin  le  groupe  imposant  des  reli- 
gieuses Franciscaines  rassemblées,  elles  aussi,  de 
psLjs  divers  et  venues  de  très  loin 

Alors  je  me  demandais,  si,  en  dehors  de  notre  foi 
chrétienne,  on  pourrait  réellement  trouver  quelque 
part  ici-bas  un  sentiment  assez  puissant  pour  grou- 
per et  tenir  solidement  réunis  tant  d'éléments  si 
divers.  O  sainte  religion  chrétienne,  comme  tu 
m 'apparaissais  admirable  alors  ! 

VI    DÉBUTS   PROPREMENT    DITS 

Le  lendemain  de  ce  beau  jour  je  repartais  pour 
Pécheng.  Ce  retour  fut  heureux  autant  qu'il  pou- 
vait l'être.  Je  ne  vous  cacherai  pas  cependant  que 
j'éprouvais  bien  vivement  alors  le  sentiment  de  la 
solitude. 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  117 

En  quittant  le  Canada,  je  m'étais  séparé  d'êtres 
bien  chers,  sans  doute  :  parents,  amis,  paroisse 
natale,  frères  du  même  couvent...  Tout  le  long  de 
la  route  toutefois,  j'avais  encore  pu  causer  avec  mes 
nationaux,  ou  tout  au  moins  avec  des  gens  d'une 
nation  qui  m'était  bien  connue,  nos  frères  les  An- 
glais. En  descendant  à  Tché-fou,  c'était  bien  la 
Chine  véritable  que  je  touchais...  Mais  là  encore, 
durant  ce  séjour  d'acclimitation  physique  et  morale, 
n'avais-je  pas  été  constamment  sous  l'aile  de  mon 
évêque  et  dans  la  compagnie  d'admirables  frères, 
religieux  comme  moi.  Enfin  àPo-shing  même,  dans 
l'intérieur  où  j'avais  été  envoyé  pour  apprendre  la 
langue,  n'avais-je  pas  retrouvé  un  autre  frère  au 
coeur  d'or,  que  j'avais  connu  autrefois,  avec  qui 
j'avais  fait  une  année  de  scholasticat...  Mais  main- 
nant...  tout,  tout  jusqu'au  jeune  domestique  que 
le  père  envoyait  me  reconduire  et  avec  qui  je  com- 
mençais déjà  à  me  familiariser...  tout  allait  m'être 
enlevé.  J'allais  me  trouver  bien  seul,  avec...  mes 
Chinois  !  En  enfant  raisonnable,  il  fallait  donc  que 
j'apprisse  désormais  à  me  suffire  et  aussi  à  me 
débrouiller,  comme  on  dit.  De  plus,  quelle  tâche 
que  celle  que  j'allais  entreprendre  !  oui,  quelle 
tâche  c'est  toujours  pour  un  nouveau  missionnaire 
que  celle  de  débuter  en  pays  infidèle  !  Et  puis  les 
circonstances  dans  lesquelles  nous  nous  trouvions 
ne  venaient-elles  pas  ajouter  encore  à  la  difficulté  ? 
Oh  !  comme  aussi  !  j'éprouvais  alors  combien  la 
pensée  de  Dieu,  d'un  Dieu  qui  sait  tout,  d'un  Dieu 
infiniment  bon,  qui  est  partout,  qui  voit  tout  et 


118  DÉBUTS   D^UN  MISSIONNAIRE 

qui  sait  tout,  est  souverainement  douce  à  l'âme  ! 
Ce  Dieu,  pensais-je,  ce  Dieu  qui  veille  sur  toutes 
ses  créatures,  jusque  sur  la  toute  petite  fleur  pour 
lui  donner  sa  parure;  ce  Dieu  qui  prend  autant  soin 
du  méchant  que  du  juste;  Ce  Dieu  qui  a  veillé  sur 
mon  enfance,  qui  m'a  appelé,  et  à  la  voix  duquel 
j'ai  conscience  de  n'avoir  pas  fermé  l'oreille,  ce 
Dieu,  dis-je,  pourrait-il  ne  point  veiller  sur  moi  et 
m'abandonner  par  la  suite  ?  C'est  impossible. 
D'ailleurs  ne  me  donne-t-il  pas  dans  son  saint 
Evangile  l'assurance  expresse  de  cette  providence 
perpétuelle  et  toute  particulière  :  «Quand  je  vous 
ai  envoyés  seuls,  sans  sac  ni  bâton  de  voyage,  deman- 
dait-il à  ses  apôtres,  avez-vous  manqué  de  quelque 
chose  ?  —  De  rien,  répondirent-ils.  —  Sachez  donc 
que,  à  celui  qui,  pour  moi,  aura  quitté  son  père, 
sa  mère,  ses  frères  et  ses  soeurs,  sa  demeure  et  son 
champ,  je  donnerai  le  centuple  même  ici  bas,  et  plus 
tard,   la   bienheureuse   éternité» 

A  mesure  que  j'avançais  sur  la  route,  ces  graves 
pensées  prenaient  peu  à  peu  empire  en  mon  âme, 
la  remplissaient  d'une  sainte  joie  et  d'une  ferme  as- 
surance. 

A  Pécheng  je  trouvai  tout  dans  le  calme.  Les  chré- 
tiens, heureux  de  mon  retour,  se  montrèrent  très 
avenants.  Chaque  matin  ils  se  faisaient  un  devoir 
d'assister  à  la  messe;  les  plus  fervents  adoptèrent  de 
suite  la  pratique  de  la  communion  fréquente. 

Le  soir,  la  plupart  se  rendaient  pour  la  prière. 
La  prière  finie,  les  plus  bavards  —  il  s'en  trouve  par- 
tout—  demeuraient  pour  causer.  Je  m'en  réjouissais, 


NOMINATION     ET     CHANGEMENT  119 

car  c'était  pour  moi  le  moyen  par  excellence  de 
poursuivre  mes  études  de  langue,  études  dont 
j'avais  certes  encore  grand  besoin.  De  la  sorte  aussi, 
par  ces  causeries  sans  défiance,  j 'étais  mis  tout  dou- 
cement au  courant  des  coutumes  locales,  de  même 
que  je  pénétrais  peu  à  peu  dans  cette  mentalité 
chinoise,  si  difficile  à  saisir  et  qu'il  importe  tant 
au  missionnaire  de  connaître. 

Après  peu  de  jours  je  me  sentais  déjà  plus  à  l'aise 
et  plus  sûr  de  moi.  Par  suite  les  petits  travaux  en- 
trepris étaient  poussés  plus  activement.  Après  quin- 
ze jours,  le  mur  d'enceinte  de  l'école  des  filles  était 
terminé  ainsi  que  les  dépendances.  Deux  vierges 
catéchistes  m'arrivaient  alors  et  ouvraient  une 
petite  école  pour  la  localité.  L'école  des  garçons 
croissait,  elle  aussi,  tous  les  jours.  En  un  mot  c'était 
la  vie,  la  vie  véritable.  Oh  !  quel  plaisir  j'éprouvais 
à  entendre  de  ma  chambre  monter  ce  bruit  plein 
d'espérance  de  toutes  ces  petites  voix  à  l'étude  ! 

Au  bout  d'un  mois,  la  nouvelle  chapelle  était 
entièrement  terminée  et  j'y  transportais  la  sainte 
réserve.  Cette  chapelle  étant  plus  près  que  l'autre 
de  ma  résidence,  il  me  semblait  aussi  que  j'étais  moi- 
même  plus  près  du  bon  Dieu. 

Le  soir  pendant  que  tout  reposait,  je  prenais  plai- 
sir à  prolonger  de  ce  côté  mes  méditations  solitaires. 
Tout  en  me  promenant,  je  pouvais  apercevoir  la 
petite  lampe  du  sanctuaire  dont  la  lueur  tramblot- 
tanto  parvenait  jusqu'à  moi.  Dans  l'effusion  de  ma 
joie  et  de  ma  reconnaissance,  je  ne  pouvais  assez 


120  DÉBUTS   D^UN  MISSIONNAIRE 

remercier  Dieu  de  m'avoir  appelé  comme  elle  à 
veiller  devant  Lui  et  à  briller  devant  les  Gentils. 

Les  chrétiens  du  dehors,  heureux,  eux  aussi,  de 
sentir  dans  leur  voisinage  la  présence  du  père,  se 
montrait  fidèles  à  venir  presque  tous  les  dimanches. 
A  certains  jours,  la  nouvelle  chapelle,  pourtant  assez 
vaste,  suffisait  à  peine  à  les  contenir  tous.  Après 
avoir  entendu  la  messe,  ils  demeuraient  encore  pour 
le  chemin  de  la  Croix  du  midi  et  la  bénédiction  du 
T.  S.  Sacrement  que  je  donnais  aussitôt.  En  les 
voyant  repartir,  je  ne  manquais  pas  de  dire  à  cha- 
cun de  m'amener  quelques  recrues  pour  le  dimanche 
suivant;  et  dans  le  cours  de  la  semaine,  je  priais  à 
cette  intention. 

L'invitation  fut  de  suite  entendue.  Dès  le  second 
dimanche  on  m'amenait  à  deux  recrues,  et  par 
ces  deux  premières  recrues,  un  gros  village  s'ouvrait 
à  l'évangilisation.  Le  troisième  dimanche,  ces  deux 
nouvelles  recrues  m'en  amenaient  d'autres,  et  il  en 
venait  aussi  d'ailleurs.  Ce  mouvement  d'apostolat 
alla,  s'accentuant  de  semaine  en  semaine,  si  bien 
qu'après  deux  mois  et  demi,  je  pouvais  annoncer  à 
Monseigneur  l'ouverture  à  la  foi  de  20  nouveaux 
villages  et  l'enregistrement  de  600  nouveaux  noms. 
La  joie  que  je  ressentis  alors  ne  saurait  s'exprimer... 

Mais  ce  mouvement  était  trop  beau  pour  que  le 
démon  ne  se  mit  pas  lui  aussi  de  la  partie;  oui,  il 
entreprit  de  le  parah'ser.  Comment  ?  C'est  ce  que 
je  vais  vous  raconter  au  chapitre  suivant. 


CHAPITRE    II 

LES     «KÉMING» 

I  Question  des  impôts,  —  Révolte  des  villageois. 

On  était  à  la  mi-août.  Depuis  quinze  jours  en- 
viron plusieurs  vieux  chrétiens  de  différents  vil- 
lages étaient  venus  me  poser  cette  question  :  «De- 
vons-nous oui  ou  non  payer  l'impôt  que  les  «Ké- 
ming»  réclament  de  nous   ?... 

Les  «Kéming»,  maîtres  de  la  ville  de  Chang-lo 
depuis  environ  deux  mois,  prétendaient  faire  peser 
sur  les  populations  villageoises  une  partie  au  moins 
des  grandes  dépenses  qu'ils  avaient  dû  faire  pour 
parvenir. 

S'il  se  fut  agi  d'un  impôt  annuel,  et  par  suite  or- 
dinaire, la  réponse  n'eût  pas  été  bien  difficile;  et 
probablement  aussi  que,  dans  ce  cas,  l'on  ne  serait 
pas  venu  m'interroger.  Mais  l'impôt  annuel  était 
déjà  payé.  Ma  solution  devenait  donc  plus  embar- 
rassante. Assurément,  leur-dis-je,  vous  devez  payer 
vos  impôts  annuels  au  mandarin,  quel  que  soit  d'ail- 
leurs ce  mandarin  et  quel  que  soit  le  taux  qu'il  exige, 
pourvu  qu'il  les  réclament  comme  tels.  Si  toute- 
fois, comme  vous  le  prétendez,  il  s'agit  d'un  impôt 
spécial,  exhorbitant,  évidemment  dans  ce  cas,  votre 
conscience  de  chrétiens  est  loin  d'être  aussi  étroi- 
tement liée.  Mais  même  dans  ce  cas,  ajoutai-je,  vous 
n'êtes  pas  tout  à  fait  juges;  et  eu  égard  aux  circons- 


122  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

tances  présentes,  il  vous  est  préférable,  je  pense,  de 
paj'er  l'impôt  demandé;  car  si  vous  alliez  refuser, 
ou  simplement  hésiter,  il  est  fort  à  craindre  qu'on 
vienne  vous  le  réclamer  à  main  armée.  Et  alors 

Ce  conseil  fut  suivi.  Les  chrétiens,  qui  étaient 
venus  me  consulter,  s'entendirent  et  envoûtèrent  la 
somme  demandée.  Un  certain  nombre  de  villageois 
païens  les  imitèrent. 

Le  19  août,  j'apprenais  que  trois  \'ieux  villageois 
des  plus  en  vue,  gagnés  à  la  cause  des  «Kéming», 
venaient  d'être  chargés  par  eux  de  coUecter  l'im- 
pôt en  question  et  que  déjà  ils  avaient  commencé 
à  circuler. 

Les  sachant  dans  le  voisinage,  je  manifestai  le 
désir  de  les  voir  et  de  les  entretenir,  tant  pour  savoir 
de  source  ce  qu'ils  exigeaient  que  pour  les  assurer 
des  bonnes  dispositions  des  chrétiens.  Ils  vinrent 
bien  volontiers  et  se  montrèrent  même  honorés 
de  mon  invitation. 

Je  leur  fis  donc  part  du  conseil  que  j'avais  cru 
devoir  donner  aux  chrétiens  ainsi  que  des  disposi- 
tions qui  les  animaient.  Je  ne  manquai  pas  non  plus 
de  leur  faire  observer,  que  dans  la  circonstance  pré- 
sente, il  était  fort  sage  d'avoir  un  peu  égard  à  la  con- 
dition de  chacun;  que  l'année  étant  fort  dure,  il  s'en 
trouverait  probablement  plusieurs  qui  ne  pourraient 
pas  donner  grand  chose.  Ils  abondèrent  dans  mon 
sens.  Ils  discoururent  ensuite  assez  longuement  sur 
le  mode  de  répartition  à  adopter  et  me  demandèrent 
mon  avis.  Je  me  gardai  bien  d'aller  plus  loin,  vous 
comprenez. 


LES      ((KÉMING))  123 

Dès  le  lendemain  même,  j'apprenais  que  les 
villageois  du  sud  avaient  décidé  de  prendre  les 
armes  pour  repousser  ces  émissaires.  Ceux-ci  en 
apprenant  la  nouvelle  avaient  fui  en  toute  hâte 
vers  Chang-lo. 

Cette  affaire,  me  dis-je,  n'est  pas  finie 

Le  21  août  au  matin  vers  dix  heures,  comme  je 
redescendais  d'un  petit  village  où  j'étais  allé  ad- 
ministrer le  baptême  à  deux  enfants,  j'aperçus 
tout  à  coup,  défilant  par  les  rues  de  Pécheng,  une 
troupe  de  500  soldats  villageois...  L'armure  qu'ils 
portaient  n'était  rien  moins  qu'allemande,  je  vous 
l'assure  :  sabres  et  fusils  rouilles,  pioches,  fourches  à 
l'extrémité  desquelles  était  attachée  une  fine  bande 
de  toile  rouge  flottant  au  vent.  Toutefois  c'était 
plus  qu'il  n'en  fallait  pour  ne  laisser  subsister  aucun 
doute  sur  leur  détermination,  et,  disons  le  aussi, 
pour  justifier  toutes  mes  craintes  sur  la  suite  pos- 
sible des  événements;  car  que  pourraient  bien  faire 
ces  soldats  improvisés  en  face  d'une  troupe  quel- 
que peu  disciplinée  et  bien  armée  ? 

Mais  ce  qui  vint  mettre  le  comble  à  mon  appré- 
hension, ce  fut  d'apercevoir  au  milieu  du  long  défilé 
un  grand  drapeau  rouge  au  centre  duquel  était  écrit 
en  gros  caractères  le  nom  de  Pécheng.  C'en  est  fait, 
me  dis-je,  Pécheng  devient  l'un  des  centres  prin- 
cipaux du  ralliement  ;  c'est  donc  de  ce  côté-ci  que 
les  ennemis  dirigeront  leur  marche 

Dans  l'après-midi,  cette  troupe,  grossie  encore  de 
quelques  contingents  alla  se  poster  sur  l'une  des 
hauteurs  voisines,  afin  de  centraliser  le  mouvement 


124  DÉBUTS  d'un  misssonnaike 

et  attendre  l'ennemi.  Dire  l'impression  que  cet  évé- 
nement produisit  sur  tous  les  esprits  est  impossible. 

II  Première    descente    des    nKéming)) 

Mon  appréhension  n'était  pas  téméraire,  allez  ! 
puisque  le  lendemain,  dès  avant  10  heures,  on  si- 
gnalait la  descente  des  «Kéming» 

A  cette  nouvelle,  l'armée  des  villageois  se  déplaça 
et  se  porta  à  leur  rencontre.  L'anxiété  était  alors 
à  son  comble.  Tout  le  monde  sortait  des  demeures 
et  se  groupait  dans  les  rues  pour  causer.  Les  femmes, 
plus  soucieuses  ou  plus  troublées,  allaient  et  ve- 
naient, préparant  des  paquets  qu'elles  déposaient  sur 
la  rue.  Les  chrétiennes,  elles,  apportaient  tout  ce 
qu'elles  avaient  de  hnge  et  de  meubles  à  la  résidence; 
elles  y  conduisaient  aussi  leurs  enfants. 

Pour  moi,  je  ne  crus  rien  faire  de  mieux  que  de 
mettre  ma  confiance  en  Dieu.  J'appelai  tout  mon. 
monde  à  la  chapelle  pour  réciter  le  chapelet  et  je 
les  invitai  à  y  revenir  d'heure  en  heure  se  renouveler 
devant  le  T.  S.  Sacrement. 

Après  le  dîner,  deux  vieux  chrétiens  de  l'endroit 
vinrent  me  trouver  et  me  proposèrent  de  faire  affi- 
cher sur  le  mur  le  plus  en  vue  de  la  résidence  et  de 
la  chapelle  l'inscription  en  gros  caractères  «Tien- 
chou-t'ang».  Ils  avaient  bien  remarqué,  eux  aussi, 
le  danger  que,  en  cas  d'attaque,  il  pourrait  y  avoir 
pour  les  petits  trésors  que  leurs  femmes  venaient 
d'apporter.  Probablement  aussi  qu'ils  songeaient 
à  se  préparer  un  refuge  assuré.  Quoiqu'il  en  soit, 


LES      ((KÉMING))  125 

je  trouvai  l'idée  excellente  et  je  la  fis  exécuter  à 
Finstant.  Toutefois,  tant  par  dévotion  personnelle 
que  pour  enlever  à  l'avance  aux  païens  toute  idée 
de  falsification,  je  crus  devoir  compléter  l'inscrip- 
tion comme  suit  :  «Tien-chou-t'ang,  mission  catho- 
lique», Dieu  nous  protège,  Marie  nous  soit  en  aide.» 

En  voyant  cette  inscription,  les  chrétiens  n'eu- 
rent rien  de  plus  pressé  que  de  m'en  demander  pour 
leurs    propres    demeures. 

Je  leur  en  écrivis  donc;  je  variai  toutefois  un  peu 
la  formule  :  «Fong-Tien-chou-kio,  catholique,  «au 
lieu  de  mission  catholique».  Mais  avant  de  les 
leur  passer  je  m'informai  avec  soin  s'ils  n'avaient 
pas  approuvé  d'une  façon  ou  d'une  autre  le  mou- 
vement de  révolte. 

Dès  que  ces  placards  furent  affichés  aux  murs, 
ce  furent  les  païens  eux-mêmes  qui  commencèrent 
d'affluer  à  la  résidence,  apportant,  eux  aussi,  tout 
ce  qu'ils  avaient  d'effets  précieux.  En  moins  d'une 
heure,  les  deux  écoles  furent  remplies  jusqu'au 
plafond  et  les  cours  attenantes  comblées  de  femmes 
et  d'enfants.  On  voulait  encore  y  amener  les  bêtes 
de  somme... 

A  4  heures  arrivèrent  les  premières  nouvelles. 
La  rencontre  avait  eu  lieu  à  une  dizaine  de  lys 
d'ici  et  l'engagement  avait  duré  deux  heures.  Les 
villageois,  de  beaucoup  supérieurs  en  nombre, 
l'avaient  emporté;  ils  n'avaient  eu  que  4  hommes 
blessés.  Les  «Kéming»,  au  nombre  de  30  environ, 
avaient  dû  reculer,  laissant  deux  de  leurs  soldats 
seulement  sur  le  champ  de  bataille. 


126 


A  5  heures  je  vo3^ais  arriver  à  la  résidence, portés 
sui'  des  civières,  les  4  blessés  annoncés.  On  me  pria 
de  faire  quelque  chose  pour  eux,  tout  au  moins  de 
panser  leurs  plaies;  ce  que  je  m'empressai  de  faire. 

Je  n'entreprends  pas  de  vous  dire  tout  ce  que  je 
ressentis  alors,  à  la  vue  de  ces  pauvres  souffrants 
qui  jetaient  sur  moi  leurs  grands  yeux  pleins  d'une 
confiance   sans  limites. 

Aux  remèdes  extérieurs,  j'ajoutai  encore  quel- 
ques prises  contre  la  fièvre  et  un  petit  stimulant, 
puis  je  les  fis  replacer  sur  une  nouvelle  couche. 

A  l'heure  du  coucher  du  soleil,  la  plupart  de  ces 
pauvres  femmes  dont  les  cours  étaient  remplies 
me  demandèrent  la  permission  de  coucher  sur  place. 
Comme  je  leur  faisais  remarquer  que  les  écoles 
étaient  déjà  remplies  de  leurs  effets  et  qu'il  n'y 
avait  pas  d'autre  endroit  pour  elles...  «Nous  cou- 
cherons dehors,  dirent-eUes.  Ici  du  moins  nous 
serons  sûres  d'être  à  l'abri  de  tout  danger.»  Com- 
ment refuser  pareille  demande  ?... 

Je  fis  donc  étendre  tout  ce  que  j'avais  de  vieilles 
nattes  et  je  leur  laissai  toute  liberté. 

Le  soir,  j'écrivis  au  P.  Césaire  pour  lui  faire  part 
du  triste  événement  et  pour  lui  demander  son  avis 
sur  l'attitude   que  j'avais  prise. 

Avant  de  me  mettre  au  lit,  je  tins  tout  de  même 
à  savoir  où  en  étaient  restées  les  choses  après  l'en- 
gagement. On  m'apprit  qu'après  le  départ  des 
«Kéming»  la  plupart  des  villageois,  eux  aussi, 
étaient  retournés  chez  eux.  Singulière  attitude  de 
combattants,  me  dis-je.  Mais  je  me  gardai  bien 


LES      «KÉMING»  127 

de  rien  ajouter.  Qui  sait,  en  effet,  comment  mes 
paroles  auraient  pu  être  interprétées  dans  la  suite. 
Voyant  cependant  mon  air  peu  rassuré,  on  m'affir- 
ma qu'il  n'y  avait  rien  à  craindre  pour  le  lende- 
main, que  les  ennemis  ne  pouvaient  maintenant 
plus  revenir  que  dans  deux  jours.  Je  m'endormis  sur 
cette  pensée. 

La  nuit  fut  calme  au  dehors  comme  au  dedans. 
Le  lendemain  matin  cependant,  je  fus  éveillé  de  bien 
bonne  heure  par  les  pleurs  dé  tous  ces  petits  en- 
fants qui  avaient  reposé  à  la  belle  étoile.  Je  me  re- 
prochai alors  de  n'avoir  pas  mis  à  leur  disposition 
mes  deux  appartements. 

Pendant  toute  la  matinée  l'affluence  des  païens 
et  des  chrétiens  n'eut  aucun  répit.  Les  chrétiens 
vinrent  cette  fois  de  la  plupart  des  villages  avoi- 
sinants  me  demander  ce  qu'ils  devaient  faire.  Ils 
en  profitèrent  aussi  pour  me  prier  de  leur  signer  de 
ces  pancartes  dont  j'ai  parlé  plus  haut  et  dont  ils 
venaient   de   prendre   connaissance. 

La  nuit  de  ce  second  jour  fut  également  très  cal- 
me, mais  les  deux  cours  ne  désemplirent  pas. 

Le  lendemain  je  célébrai  la  messe  à  mes  inten- 
tions, et  certes  !  j'en  avais  ! 

III  Nouvelle   descente   des   ((Kéming)) 

Dès  8  heures,  les  «Kéming»  étaient  de  nouveau 
signalés;  du  haut  des  montagnes,  ils  avaient  été 
aperçus  à  30  lys  environ  et  en  beaucoup  plus  grand 
nombre  que  l'avant-veille. 


128  DÉBUTS  d'ux  missionnaire 

A  11  heures,  ils  n'étaient  plus  qu'à  12  lys.  Les 
\dllageois  fidèlement  revenus  étaient  là  embusqués 
pour  les  attendre. 

L'anxiété  et  le  trouble  des  esprits  furent  donc 
de  nouveau  portés  à  leur  comble.  Qu'allait-il  adve- 
nir cette  fois  ?  Oh  !  comme  je  craignais  pour  ces 
soldats  mal  armés  !  Et  ce  grand  drapeau  «Pécheng», 
très  probablement  reconnu  par  les  ennemis  lors  de 
la  première  rencontre,  ne  nous  avait-il  pas  com- 
promis tout  à  fait   ? 

A  1  heure  et  demie  commençait  la  fusillade. 
C'était  sensiblement  plus  rapproché  que  l'avant- 
veille.  Pourquoi  ?  Nous  l'ignorioDS.  Dire  ce  que 
j'éprouvai  alors  en  attendant  ces  centaines,  ces 
miUiers  de  coups  de  fusil,  dont  chacun  peut-être 
lançait  une  âme  dans  l'éternité  !...  Aujourd'hui 
encore,  rien  que  d'y  penser,  je  sens  mon  coeur  bat- 
tre plus  fort  et  ma  plume  tremble 

Je  n'étais  pas  seul,  certes,  en  proie  à  une  telle 
agitation.  Si  vous  aviez  entendu  les  lamentations 
et  vu  les  pleurs  de  toutes  ces  mères  et  de  tous  ces 
petits  enfants   ! 

Je  les  invitai  donc  à  la  chapelle,  tant  païennes 
que  chrétiennes  :  elles  accoururent.  Si  jamais  prière 
fut  fervente  ce  fut    celle-là... 

Pendant  ce  temps  je  suspendais  au  fronton  de  la 
grande  porte  de  la  cour  mon  crucifix  de  missionnaire 
et  je  plaçais  tout  près  une  statue  de  la  Très  Sainte 
Vierge.  Puis  deux  grandes  images,  l'une  de  saint 
Joseph,  l'autre  du  Sacré  Coeur  étaient  suspendues, 


^ivv^ 


LES      «KÉMING»  129 

la  première  au  mur  d'enceinte,  la  seconde  sur  la 
porte  même  de  ma  résidence 

Vers  3  heures  arriva  la  première  nouvelle  :  les 
villageois  avaient  le  dessous;  ils  reculaient...  Une 
annonce  de  mort  pour  tous  et  chacun  n'eut  pas  jeté 
plus  de  terreur  dans  tout  le  village.  Tout  ce  qui 
était  resté  de  monde  jusque  là  dans  les  maisons 
partait,  apportant,  l'un  un  paquet,  l'autre  une  sim- 
ple couverture.  Les  mères  tout  en  pleurs  fuyaient, 
elles  aussi,  vers  les  champs,  apportant  dans  leurs 
bras  leurs  petits.  Dans  les  rues  quantité  d'enfants 
abandonnés  ou  égarés  erraient  ça  et  là,  poussant  de 
grands  cris.  Et  à  la  résidence,  quelle  scène  ! 

A  ce  moment  même,  m'arrivait  de  Fang-tze  le 
courrier  spécial  parti  la  veille  au  matin.  Il  avait  fait 
diligence  pour  atteindre  le  village,  craignant  d'être 
surpris  en  route.  Je  ne  fus  pas  lent  à  ouvrir...  Le  pè- 
re approuvait  en  somme  l'attitude  et  les  disposi- 
tions prises  et  il  m'encourageait.  ((Je  ne  crois  pas, 
dîsait-il,  que  les  ((Kéming»  osent  attaquer  la  mis- 
sion, non  plus  que  les  femmes  et  les  enfants  qui  se 
sont  réfugiés  chez  vous.  Quand  aux  hommes  et  aux 
jeunes  gens,  il  est  mieux  de  les  éloigner,  même  les 
chrétiens.  Si  les  ennemis  s'avancent  sur  Pécheng, 
faites  hisser  visiblement  le  drapeau  tricolore  chez 
vous,  pour  avertir  que  la  mission  est  française. 

Mais  pour  tous  ces  nouveaux,  j'ai  peur  que  leur 
cause  vous  nuise»... 

Je  me  hâtai  donc  d'exécuter  la  mesure  signalée. 
Je  fis  hisser  à  l'instant  un  grand  drapeau  au  coin 
principal    de    la    mission. 


130  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

J'allais  rentrer  à  la  résidence  pour  déposer  les 
petits  outils  que  je  tenais  en  mains^  quand  j'aperçus, 
assises  sur  le  palier,  quatre  pauvres  malheureuses 
tout  en  larmes,  aux  habits  tout  déchirés  et  tout 
teints  de  sang.  L'une  d'elles  avait  l'avant-bras 
fracturé  et  la  main  à  demi  emportée.  Pour  une 
autre,  c'était  la  jambe...  Et  le  sang  coulait  à  flots 
sur    les    degrés 

Ces  quatre  malheureuses  arrivaient  précisément 
du  théâtre  de  la  lutte  :  elles  avaient  réussi  tant  bien 
que  mal  à  se  tramer  jusqu'à  la  résidence.  Elles 
avaient  pu  s'échapper,  mais  en  abandonnant  tout, 
jusqu'à  leurs  petits  enfants  qu'on  leur  avait  arra- 
chés des  bras  pour  les  égorger  sous  leurs  yeux  :  «Mon 
petit,  mon  cher  petit  tué  là-bas»  ;  tels  furent  les 
premiers  mots  qu'une  d'elles  me  dit,  en  m'aper- 
cevant. 

En  même  temps  d'autres  détails  plus  précis 
m'arrivaient  :  c'était  bien  réel,  les  villageois  avaient 
eu  le  dessous.  Après  avoir  lutté  énergiquement 
pendant  deux  longues  heures,  ils  avaient  dû  reculer 
sous  la  grêle  continue  des  balles  et  se  diviser,  lais- 
sant à  découvert  deux  villages  qu'ils  protégeaient 
Les  ennemis,  dans  leur  rage  emportée,  n'avaient 
pas  manqué  de  s'abattre  sur  ces  deux  villages,  pour 
les  piller,  les  saccager  et  les  incendier.  Personne 
n'avait  trouvé  grâce,  pas  plus  les  chrétiens  que  les 
autres  :  nous  en  comptions  aux  deux  endroits.  Pour 
les  femmes  et  les  petits  enfants,  vous  venez  de  voir 
comment  on  les  avait  traités.  Quant  aux  chrétiens 
innocents  qui  avaient  des  pancartes     Foung-Tien- 


LES      ((KÉMING))  131 

tchou-kio»  affichées  au  fronton  de  leurs  portes, 
quelques  uns  se  les  virent  odieusement  arracher  et 
mettre  en  pièces.  On  voulut  faire  remarquer  que 
c'était  là  le  signe  distinctif  des  chrétiens.  «Votre 
religion  est  fausse»,  fit  Fun  des  soldats... 

La  nuit  qui  suivit  fut  pour  moi  pleine  d'angoisses. 
Je  ne  dormis  pas.  Outre  les  plaintes  et  les  râles  de 
tous  ces  blessés,  j'étais  constamment  obsédé  par 
une  double  préoccupation  : 

Quel  pouvait  bien  être  le  sens  réel  de  la  parole  du 
soldat  «kéming»  déchirant  la  pancarte  :  «Votre  reli- 
gion est  fausse»  ?  Voulait-il  dire  par  là  que,  selon 
lui,  la  religion  chrétienne  en  général  était  fausse,  ou 
simplement,  que  ces  chrétiens,  parce  qu'ils  les 
soupçonnaient  coupables  de  révolte,  n'étaient  pas  de 
vrais  chrétiens  ?  Cette  pensée  m'en  remettait  na- 
turellement une  autre  à  l'esprit  :  ces  fameux  émissai- 
saires,  envoyés  par  les  «Kéming»  pour  collecter 
l'impôt  et  avec  lesquels  j'avais  eu  une  longue  en- 
trevue, de  retour  à  Chang-lo,  qu'avaient-ils  bien 
dit  au  mandarin  ?  N'auraient-ils  pas  par  hasard 
dénaturé  le  sens  de  mes  paroles  ?  La  cruauté  dont 
les  soldats  venaient  d'user,  tant  à  l'égard  des  chré- 
tiens que  des  païens  ne  me  donnait  que  trop  raison 
de  douter  de  ces  deux  points. 

La  matinée  fut  calme.  Allions-nous  avoir  une 
journée  de  répit  comme  après  la  première  bataille  ? 
On  me  l'assurait. 

Vers  midi,  un  petit  détachement  de  soldats  vil- 
lageois en  route  vers  le  corps  de  l'armée  passa  près 
la  résidence  et  alla  stationner  à  la  porte  de  l'ouest. 


132  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Je  crus  devoir  envoyer  vers  eux  pour  leur  faire  dire 
que  c'était  mon  désir  que,  en  cas  d'engagement,  la 
lutte  n'eût  pas  lieu  dans  le  voisinage  de  la  résidence 
Ils  reçurent  bien  cet  avis  :  «Nous  connaissons  la 
mission  et  nous  aimons  le  missionnaire,  dirent-ils, 
aussi,  ferons-nous  tout  ce  qui  sera  en  notre  pouvoir 
pour  nous  éloigner  le  plus  possible.» 

Dans  l'après-midi,  on  me  proposa  d'envoyer  les 
deux  vierges  catéchistes  vers  Fang-tze.  Je  leur  en 
parlai...  «Si  le  père  reste,  répondirent-elles,  nous 
resterons  nous  aussi;  le  danger  ne  doit  pas  être  plus 
grand  pour  nous  que  pour  lui.  Je  les  encourageai 
donc.  Et  de  fait,  qu'auraient  bien  pu  faire  ces  pau- 
vres filles  sur  les  chemins  à  pareil  moment  ? 

Tout  le  jour,  des  chrétiens  vinrent  des  alentours  et 
même  de  villages  assez  reculés,  me  demander  ce 
qu'il  y  avait  à  faire.  A  tous  et  à  chacun  ma  réponse 
fut  la  même:  ne  prendre  aucune  part  à  l'action  de 
quelque  façon  que  ce  soit;  mettre  en  sûreté  au 
loin  les  femmes  et  les  enfants,  et  que  les  hommes  res- 
tent confidemment  au  poste,  afin  de  protester  de  la 
soumission. 

Un  peu  avant  l'heure  du  souper,  le  domestique 
venait  m'apprendre  que  les  vivres  allaient  probable- 
ment manquer  dès  le  lendemain  et  qu'il  n'y  avait 
plus  moyen  d'en  acheter. 

Le  soir,  le  ciel  était  très  sombre  et  le  vent  souf- 
flait de  l'est.  Le  grand  tricolore,  dans  les  plis  duquel 
reposait  tout  mon  espoir,  flottait  doucement  à  la 
brise.  Quel  sera  bien  son  sort,  pensais-je  ?  Demain 
soir  à  pareille  heure,  serons-nous  nous-mêmes   en 


LES      «KÉMING»  133 

vie  ?  0  mon  Dieu  !  je  me  confie  en  votre  Provi- 
dence et  j'adhère  à  l'avance  à  votre  très  sainte  vo- 
lonté. 0  Marie,  vous  qu'on  n'invoque  jamais  en 
vain,  protégez  nous 

Cette  nuit  là,  je  reposai  un  peu  mieux,  j'en  avais 
grandement  besoin. 

Le  26,  les  «Kéming»  attendus  toute  la  journée 
ne  vinrent  pas. 

Dans  l'après-midi,  voyant  que  le  calme  persis- 
sistait,  je  décidai  de  monter  à  Liung-tsuen-iuen, 
théâtre  de  la  lutte,  pour  me  rendre  compte  par  moi- 
même.  Par  précaution  je  me  fis  précéder  et  accom- 
pagner de  quelques  chrétiens.  Sur  la  route,  tous 
les  villages  étaient  déserts.  Les  soldats  villageois 
n'étaient  pas  rentrés  chez  eux  après  la  seconde  ba- 
taille. Ils  étaient  encore  tous  là  sur  les  hauteurs 
voisines  attendant  l'ennemi.  Notre  arrivée  sembla 
les  réjouir.  Plusieurs  descendirent  pour  nous  saluer 
et  échanger  quelques  mots. 

A  Loung-tsuen-iuen  tout  était  bien  à  peu  près 
comme  on  nous  l'avait  annoncé  :  30  ou  40  maisons 
incendiées  et  25  ou  30  personnes  tuées  ou  blessées  : 
de  ce  nombre  15  chrétiens,  dont  2  tués  sur  place, 
6  liés  et  conduits  au  village  voisin  pour  être  cru- 
ellement éventrés  sur  des  pierres  !  enfin  7  griève- 
ment blessés. 

Ah  !  je  frémis  encore  au  seul  souvenir  de  ces  murs 
criblés  de  balles,  de  ces  traces  de  sang  partout  ! 

Un  blessé  m'affirma  alors  avoir  vu  et  entendu  un 
des  soldats  «Kéming»  reprendre  son  compagnon 
qui  voulait  s'attaquer  aux  inscriptions  «Tien-chou- 


134  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

t'ang»,  lui  disant  que  c'était  là  l'enseigne  des  chré- 
tiens et  que  par  conséquent  l'on  ne  devait  pas  les 
détruire.  Ce  qui  me  donna  à  penser  que  ces  soldats, 
dans  leur  rage,  avaient  bien  pu  outrepasser  les  or- 
dres de  leur  chef.  Je  fus  donc  un  peu  rassuré  pour 
la  suite.  Je  n'en  rentrai  pas  moins  à  la  résidence  le 
coeur    bien    percé. 

Le  lendemain,  dimanche,  nous  eûmes  nos  offices 
comme  à  l'ordinaire.  L'assistance  était  sans  doute 
beaucoup  moins  nombreuse,  mais  la  ferveur  com- 
pensait. Dans  l'après-midi,  après  la  bénédiction 
du  T.  S.  Sacrement,  j'eus  la  pensée  d'ajouter  au 
Laudate  un  cantique  à  Marie.  Ouvrant  au  hasard 
le  recueil  que  j'avais  sous  la  main,  je  tombai  sur 
ces  strophes  : 

Chrétiens  qui  combattons  aujourd'hui  sur  lu  terre, 
Souvenons-nous  toujours  au  milieu  du  danger. 
Souveîions-Jious  qu'au  ciel  nous  avons  une  Mère, 
Dont  le  bras  tout  p^dssant  saura  ?wus  protéger. 

REFRAIN 

Notre  Dame  de  la  Victoire, 
De  Venjer  triom'phe  en  ce  jour. 
Encore  un  chant  de  gloire, 
Encore  un  chant  d'amour.     (Ter) 

Plaçons  en  elle  seule  une  ferme  espérance; 
Que  nos  coeurs  dévoués  Vaiment  jusqu'au  trépas; 
Et  que  de  noire  sein  son  nom  béni  s'élance, 
Pour  nous  rallier  tous  au  plus  fort  des  combats. 


t 


LES      «KÉMING»  135 

Donnez  à  vos  enfants  la  force  et  le  courage  : 
En  courage  à  l'épreuve  et  du  fer  et  du  feu. 
Prêts  à  sacrifier,  si  la  lutte  s'engage, 
Nos  -hues  et  nos  coeurs  en  holocauste  à  Dieu. 

Je  VOUS  avoue  que  je  fus  impuissant  à  terminer 
ces  derniers  mots  :  les  larmes  m'inondaient 

Lundi  28  —  Arrivée  d'un  courrier  spécial  venant 
de  Fang-tze  :  Les  «Kéming»  de  Chang-lo  ont  invité 
à  leur  secours  leurs  amis  de  Weï-hsien;  ils  se  prépa- 
rent à  frapper  un  grand  coup.  Allons  !  Marie  va-t- 
elle  nous  abandonner    ? 

Mardi  29  —  Le  calme  persiste.  Les  villageois 
sont  toujours  sur  les  montagnes,  attendant  l'en- 
nemi. 

On  vient  de  «Tang-ou»,  me  poser  une  question 
assez  capiteuse  :  «Pouvons-nous,  nous  chrétiens, 
aider  de  notre  argent  les  villageois  qui  combat- 
tent ?» 

Mercredi  30  —  Le  calme,  toujours  le  calme. 
L'attitude  de  l'ennemi  est  mystérieuse... 

Jeudi  31  —  Nouveau  courrier  de  Fang-tze  :  Les 
«Kéming»  de  Wei-hsien  refusent  de  prêter  secours; 
c'est  ce  qui  explique  l'attitude  silencieuse  de  leurs  a- 
mJs  de  Chang-lo.  Le  mandarin  a  enfin  répondu  à  la 
lettre  du  P.  Césaire  :  Il  me  prend,  moi  et  tous  mes 
chrétiens,  sous  sa  protection.  Je  respire,  je  respire 
enfin.  Je  pourrai  donc  désormais  me  remettre  à  mon 
train  de  vie  ordinaire  et  témoigner  plus  d'assurance 
à  ceux  qui  viendront  m'^nterroger.  Je  ne  crois  pas 
toutefois  devoir  trop  ébruiter  cette  nouvelle. 


136  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

2-3-4-5-septembre  —  Des  envoyés  viennent  de 
Tsi-nan-fou,  la  capitale,  prendre  des  informations 
sur  l'état  exact  des  choses  à  Chang-lo,  afin  d'en 
faire  rapport.  Ils  viennent  me  saluer  et  m'inter- 
rogent, moi  aussi.  Je  leur  réponds  bien  franchement 
pour  ce  qui  regarde  nos  chrétiens,  mais  pour  eux 
seulement. 

On  s'occupe  donc  en  haut  lieu  de  régler  cette 
affaire;  tant  mieux  !  Le  dernier  surtout  de  ces  en- 
voyés s'en  ouvre.  Il  blâma  vertement  la  façon  d'agir 
des  soldats  «Kéming».  Ils  n'auraient  pas  dû,  dit-il, 
s'attaquer  aux  innocents,  non  plus  qu'aux  femmes 
et  aux  enfants.  En  terminant  il  laisse  entendre 
qu'avant  longtemps  ces  gens-là  seront  rappelés... 

Le  10  un  grand  manifeste  était  envoyé  de  Tsi-nan- 
fou  pour  être  affiché  à  Pécheng  et  dans  les  autres 
principaux  villages  de  la  section'  On  y  disait  entre 
autres  choses,  que  l'affaire  devait  être  réglée  in- 
continent par  les  autorités  majeures;  on  invitait 
les  populations  à  la  confiance  et  à  la  reprise  sans 
délai  des  travaux  des  champs. 

Dès  les  jours  suivants,  les  villageois  désarmaient 
et  rentraient  dans  leurs  foyers;  depuis  lors,  nous 
avons  joui  de  la  paix. 

Le  22  je  partais  pour  la  retraite  annuelle  qui 
devait  avoir  lieu  comme  d'habitude  à  Tsing-chow- 
fou. 

En  route  je  ne  pouvais  me  lasser  de  contempler 
ces  nombreuses  populations,  maintenant  si  pai- 
sibles et  si  activement  appliquées  à  leurs  travaux  : 
la  moisson  pressait.  Je  ne  pouvais  non  plus  m'em- 


LES      ((KÉMING))  137 

pêcher  d'admirer  les  dispositions  de  cette  Provi- 
dence divine  à  l'égard  de  ses  enfants,  même  païens  : 
Si  ces  troubles  étaient  survenus  seulement  un  mois 
plus  tard,  pensais-je,  précisément  au  temps  de  la 
moisson,  qu'est-ce  donc  que  ces  pauvres  gens  au- 
raient eu  à  manger  l'an  prochain  ? 

En  rentrant  à  Tsing-chow-fou,  je  me  rappelais 
aussi  comme  tout  naturellement  la  première  entrée 
que  j'y  faisais  l'année  précédente  à  pareille  date. 
Que  d'événements  survenus  depuis  pour  moi  dans 
ces  douze  mois  de  Chine  !  Mais  comme  Dieu  avait 
aussi  largement  comblé  mes  désirs  ! 

J'arrivais  alors  sans  expérience  et  sans  aucune 
connaissance  de  la  langue,  mais  avide  d'acquérir 
Tune  et  l'autre. 

La  langue  !  Placé  comme  je  l'avais  été,  pendant 
sept  longs  mois  au  fin  fond  du  vicariat,  ne  m'étais-je 
pas  trouvé  dans  les  meilleures  conditions  pour  l'ap- 
prendre ? 

Et  l'expérience  !...  ne  rentrait-elle  pas,  même  un 
peu  plus  vite  que  je  l'aurais  souhaité  ?  J'avais  aussi 
alors,  comme  tout  missionnaire,  une  grande  soif  de 
sacrifice  et  du  martyre.  Dieu  sans  doute  ne  m'avait 
pas  encore  accordé  de  ravir  cette  belle  palme;  mais 
au  cours  de  ces  derniers  troubles,  ne  venait-il  pas 
de  me  fournir  l'occasion  de  faire  tout  le  chemin  re- 
quis pour  la  saisir  ? 

Au  cours  de  la  retraite,  j'aimais  à  aller  méditer 
dans  ce  coin  reculé  du  jardin,  où  dorment  déjà  de 
leur  dernier  sommeil  deux  de  nos  frères  :  le  P.  Pierre 
Baptiste   Cuvilier  et  le  P.  Arsène  Dulson,  morts. 


138 


l'un  après  4,  l'autre  après  5  années  seulement  de  mi- 
nistère. Oh  !  comme  je  comprenais  alors  qu'il  n'est 
pas  besoin  au  missionnaire  de  bien  des  années  de 
Chine,  pour  fournir  quand  même  une  longue  carrière. 
Sur  ces  tombes  fermées  d'hier,  les  fleurs  les  plus 
variées  en  même  temps  que  les  plus  belles  étalaient 
au  grand  soleil  leurs  corolles  embaumées  :  c'était  la 
vie  qui  germait  de  la  mort.  Est-ce  qu'il  n'en  est  pas 
un  peu  de  même,  pensais-je,  de  tout  missionnaire  ? 
Oui,  avec  l'Apôtre,  il  peut  dire  !  Tous  les  jours  je 
meurs,  quotidie  morior.»  Mais  de  son  immolation 
quotidienne  germent  aussi  des  fleurs,  les  fleurs  les 
plus  belles,  les  plus  précieuses  :  les  fleurs  des  vertus 
des  âmes  qu'il  évangélise  et  sauve  :  «Ergo  mors  in 
nobis  operatur,  vita  autem  in  vobis  (11  Cor,  12). 


CHAPITRE  III 
TEMPS  DES  MISSIONS 

î      EQUIPE  DU  MISSIONNAIRE 

Après  la  retraite,  je  rentrai  directement  à  Pé- 
cheng  et  me  disposai  à  partir  en  mission  :  le  moment 
en  était  venu. 

Le  temps  des  missions  est  pour  le  missionnaire  le 
principal  de  sa  vie,  non  seulement  à  raison  du  nom- 
bre de  jours  qu'il  y  consacre  :  7  à  8  mois,  mais  en- 
core et  surtout  à  raison  de  l'importance  du  minis- 
tère qu'il  y  exerce. 

En  temps  de  mission,  en  effet,  le  missionnaire 
n'est  plus  à  sa  résidence  centrale,  il  est  lancé  au 
milieu  de  ses  chrétiens,  comme  le  père  au  milieu  de 
ses  enfants.  Il  s'enquiert  de  leurs  besoins,  les  conso- 
le, les  reprend  s'il  le  faut,  les  instruit,  les  prémunit 
contre  les  dangers  et  les  réconforte  par  les  sacre- 
ments. 

A  chaque  instant  aussi,  dans  ces  longues  courses, 
il  lui  est  donné  d'évoluer  au  sein  de  ce  monde  qui 
l'enveloppe  comme  l'océan  enveloppe  le  poisson. 
Alors  tous  ses  mouvements,  toutes  ses  paroles,  ses 
moindres  gestes,  son  attitude  même  est  épiée,  étu- 
diée et  peut  devenir  Tobjet  d'une  critique  comme 
aussi  l'occasion  d'une  conversion.  C'est  dire  qu'- 
alors le  missionnaire  ne  s'appartient  plus,  mais  que 
littéralement  il  se  doit  aux  Gentils 


140  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Mais  il  ne  faudrait  pas  croire  que  ce  ministère 

apostolique  s'exerce  en  Chine  comme  en  pays  chré- 
tiens :  que  le  missionnaire,  toujours  sous  la  dépen- 
dance immédiate  de  son  supérieur,  reçoit  Tordre 
exprès  de  partir  à  telle  date,  de  prendre  tel  train,  de 
se  rendre  en  telle  localité,  d'y  prêcher  à  telle  popu- 
lation et  d'y  traiter  de  tel  sujet;  que  l'apôtre  n'a 
alors  qu'à  se  recueillir,  revoir  et  disposer  ses  notes, 
et,  quand  l'heure  est  venue,  partir  pour  aller  exé- 
cuter le  mandat,  puis  rentrer  dans  sa  solitude 

Non,  rien  n'est  moins  conforme  à  la  réalité.  Le 
missionnaire,  seul  à  la  tête  de  son  district,  est  d'or- 
dinaire bien  loin  de  son  évêque  et  aussi  de  son  supé- 
rieur religieux.  C'est  à  lui,  et  à  lui  seul  que  revient 
pratiquement  de  juger  du  besoin  spirituel  de  ses 
ouailles,  de  décider  du  moment  d'aller  les  visiter,  de 
fixer  son  itinéraire,  comme  aussi  de  choisir  l'espèce 
de  véhicule  qui  le  conduira. 

Tl  reçoit  parfois  de  la  part  des  chrétiens  quelques 
invitations  à  se  rendre  chez  eux  pour  prêcher;  mais 
outre  que  ces  invitations  ne  sont  bien  souvent  que 
pour  la  forme,  il  ne  peut  ni  n'en  doit  toujours  tenir 
compte:  tout  est  d'ordinaire  fixé  à  l'avance. 

Assez  souvent  aussi,  usant  de  monture,  on  s'offre 
à  venir  le  chercher  ou  le  reconduire.  Assurément 
alors  il  ne  refuse  pas  cette  marque  de  déférence. 
Mais  comme  la  plupart  de  nos  chrétiens  sont  pau- 
vres et  n'ont  point  de  bête  convenable,  le  mission- 
naire, s'il  veut  ne  point  perdre  de  temps  et  s'éviter 
tout  ennui,  doit  avoir  lui-même  une  monture,  dont 
il  usera  à  discrétion. 


TEMPS     DES     MISSIONS  141 

Sera-ce  le  char,  la  chenn-tze,  la  brouette,  ou...  la 
simple  mule  ?  Tout  dépend  du  goût  de  chaque  mis- 
sionnaire, ou  plutôt  des  conditions  plus  ou  moins 
accidentées  du  terrain  qu'il  évangélise.  Je  connais 
un  missionnaire  qui  n'en  peut  user  d'autre  que  le 
dos  de  son  âne. 

Qu'apporter  en  mission  ?  C'est  là  encore  une 
question  bien  pratique.  Assez  rares  étant  les  chré- 
tientés qui  ont  un  oratoire,  et  cet  oratoire  étant  la 
plupart  du  temps  dégarni  —  à  peine  quelques  ima- 
ges et  un  autel  fait  de  boue  séchée  —  il  est  de  suite 
facile  de  se  représenter  tout  le  mobilier  requis  au 
missionnaire  lorsqu'il  sort.  Oui,  à  partir  de  la  pier- 
re d'autel,  jusqu'aux  burettes,  en  passant  par  les 
linges,  les  ornements  sacrés  et  les  chandeliers,  tout, 
tout  doit  être  apporté. 

Toujours  aussi  il  faut  le  «Tien-p'ong»...  Ah  !  vous 
ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  le  «Tien-p'ong».  Eh 
bien,  voici  :  c'est  un  immense  voile,  forme  rectan- 
gulaire et  deux  fois  long  comme  large.  Une  moitié 
de  ce  voile,  retenue  à  chacun  de  ses  coins  par  une 
petite  ficelle,  est  suspendue  en  forme  de  dais  au 
dessus  de  l'autel,  tandis  que  l'autre,  retenue  à  la 
première  par  l'un  de  ses  pans,  descend  librement  le 
long  du  mur  :  on  y  dessine  d'ordinaire  quelque  sujets 
religieux,  tel  qu'une  grande  croix  avec  les  armes  de 
la  Passion,  ou  bien  un  Sacré  Coeur,  etc. 

Habitués  que  vous  êtes  aux  grandes  églises  bien 
voûtées  et  bien  décorées  de  fresques,  vous  vous  de- 
mandez peut-être  pourquoi  cette  précaution  du 
missionnaire...  Tout  simplement  afin  de  prévenir 


142  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

les  poussières  et  les  autres  saletés  qui  pourraient 
tomber  du  toit  dans  le  calice,  et  offrir  aux  regards 
des  assistants  durant  le  saint  sacrifice  autre  chose 
à  considérer  que  le  triste  aspect  d'un  mur  noirci 
par  la  fumée. 

Tous  les  articles  du  culte  sont  soigneusement  en- 
veloppés dans  de  grandes  pièces  de  toile  qu'on 
nomme  «Po-fou»;  et  Fensemble  de  ces  paquets 
s'appelle    «Zi-bo» 

Tous  ces  paquets  et  autres  qu'on  peut  avoir  sont 
ensuite  mis  au   «jou-to». 

«  Jou-to  »...  Qu'est-ce  bien  que  cela. 

Figurez-vous  un  immense  sac  en  grosse  toile,  bien 
fermé,  bien  cousu  aux  deux  extrémités,  mais  par 
contre  à  demi  coupé  au  centre,  sens  transversal  : 
voilà  le  jou-to.  «Jou»  matelas;  «To»  sac,  donc  sac 
pour  litterie. 

L'énorme  «jou-to»  mis  sur  la  bête,  le  missionnaire 
est  invité  à  monter. 
—  «Monter  là-dessus  !... 

Mais  oui,  il  le  faut  :  c'est  la  coutume;  et  la  cou- 
tume, en  Chine,  fait  pour  ainsi  dire  loi,  du  moins 
pour  la  face.  C'est  que,  voj^ez-vous,  en  Chine  le 
missionnaire  passe  toujours  pour  un  grand  per- 
sonnage; et  en  ce  pays,  les  grands  personnages  ne 
vont  pas  à  pieds. 

Mais  pour  l'escorte,  elle  est  bien  simple  :  ce  n'est 
ni  l'escorte  cardinalice,  ni  même  épiscopale.  J'ai 
parlé  d'un  catéchiste  et  d'un  domestique  :  c'est  tout. 

Le  domestique  !...  non  pas  tant  pour  préparer 
les  repas  et  servii'  à  table  :  en  mission,  les  chrétiens 


M.. 


TEMPS     DES     MISSIONS  143 

réclament  cette  honorable  besogne;  et  il  ne  faut  pas 
songer  à  la  leur  disputer,  car  il  y  aurait  pour  eux 
danger  de  perte  de  face.  Le  rôle  du  domestique  se 
réduira  donc  à  dresser  l'autel,  à  servir  la  messe,  à 
veiller  à  la  garde  de  tous  les  articles  du  père  en 
cas  d'absence. 

Mais  pour  le  catéchiste,  c'est  tout  autre  chose  : 
il  passe  aux  yeux  de  tous  pour  un  personnage, un 
personnage  important.  En  effet,  il  est  l'homme  de 
confiance  du  missionnaire,  son  aide,  son  substitut 
au  besoin,  presque  toujours  son  porte- voix  dans 
les  discussions  religieuses  avec  les  païens.  De  plus 
il  sera  son  interprète  quasi-nécessaire  dans  les  rap- 
ports officiels  avec  l'autorité  civile.  En  effet,  con- 
naissant aussi  peu  la  langue  que  nous  la  connais- 
sons, même  après  plusieurs  années  de  Chine,  et 
demeurant  pour  ainsi  dire  toute  notre  vie  si  étran- 
gers à  ces  mille  usages  chinois,  nous  serions  par- 
fois fort  embarrassés  pour  nous  tirer  convenable- 
ment d'affaire  seuls  en  de  telles  circonstances. 

Le  programme  des  occupations  du  missionnaire 
en  mission  ne  saurait  être  fixé  à  l'avance  :  il  varie 
pour  ainsi  dire  à  l'infini  avec  l'âge  et  l'état  des 
chrétientés. 

II    CHEZ     LES     VIEUX     CHRÉTIENS 

Chez  les  vieux  chrétiens,  la  mission  prend  tou- 
jours le  caractère  d'un  grand  événement;  c'est,  je 
l'ai  dit,  comme  la  visite  épiscopale  en  nos  pays 
chrétiens. 


144  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Ces  gens,  pratiquant  déjà  depuis  nombre  d'an- 
nées, sont  assurés  de  la  visite  du  père  ;  c'est  devenu 
la  règle.  Avertis  quelques  semaines  à  l'avance  ils 
ont  pu  S'Y  préparer.  Aussi,  dans  ces  endroits,  n'est- 
il  pas  rare  que  Ton  prépare  une  bonne  monture  et 
que  l'on  vienne  vous  chercher  à  domicile. 

Dès  que  vous  approchez  du  village,  le  maître  de 
Técole  se  porte  gravement  à  votre  rencontre  avec 
son  groupe  d'élèves  pom'  vous  saluer. 

Arrivé  sur  les  lieux,  c'est  toute  la  petite  chrétienté 
qui  est  là  pour  vous  recevoir.  Déjà  vous  avez  pu 
remarquer  partout  un  air  de  propreté  inaccoutumé  : 
chacun  a  revêtu  ses  beaux  habits,  on  a  soigneuse- 
ment balayé  l'enclos,  fait  le  grand  ménage  à  l'ora- 
toire et  dans  l'appartement  qui  devra  vous  recevoir. 

Vous  n'êtes  pas  encore  descendu  de  monture, 
que  déjà  la  foule  s'est  agenouillée  sur  la  place  pour 
recevoir  votre  bénédiction.  Aussitôt  les  saluts  pieu- 
vent  de  tous  côtés  et  l'on  voudrait  causer.  Mais  le 
premier  acte  du  missionnaire,  en  arrivant,  est  tou- 
jours d'entrer  à  la  chapelle  pour  s'agenouiller, 
mettre  ses  travaux  sous  la  protection  du  Sacré 
Coeur,  delà  Très  Sainte  Vierge  et  prier  TEsprit 
Saint  de  les  féconder. 

Et  nos  chrétiens  comprennent  fort  bien,  eux 
aussi,  le  sens  de  cette  démarche  et  ils  nous  édi- 
fient toujours  par  la  récitation  ferme  et  enlevée  de 
leur  «Fou-kiu-chang-chin-kiang-lien))  :  Veni  Sancte 
Spiritus»,  prière  de  la  circonstance. 

Pendant  ce  temps  on  a  soustrait  vos  effets  à  la 
monture  et  on  les  a  placés  dans  l'appartement  qui 


TEMPS     DES     MISSIONS  145 

VOUS  est  réservé.  Mais  cet  appartement  n^est  bien 
souvent  aussi  que  l'autre  extrémité  de  l'oratoire,  où 
l'on  a  disposé  une  petite  table,  un  siège  et...  votre 
lit  !  ...  Assez  peu  nombreuses  en  effet  sont  les  chré- 
tientés qui  possèdent  une  travée  de  relais  pour  le 
missionnaire. 

Alors  on  vous  apporte  le  thé,  le  thé  traditionnel, 
et  d'ordinaire  aussi  de  quoi  vous  refaire  un  peu. 
Sur  ce  point,  les  Chinois  sont  d'une  prévoyance  et 
d'une    délicatesse   extrêmes. 

Alors  c'est  le  temps  de  causer  librement,  lon- 
guement, afin  de  vous  mettre  bien  au  courant  de 
tout.  Et  certes,  ce  n'est  pas  la  matière  aux  ques- 
tions qui  fait  défaut,  car  la  plupart  du  temps,  étant 
donné  la  surchage  habituelle  du  ministère,  il  s'est 
écoulé  douze  bons  mois  depuis  votre  dernière  visite. 

Le  soir  on  sonne  un  peu  plus  tôt...  Au  deuxième, 
au  troisième  signal,  toute  la  chrétienté  est  présente. 
On  tient  à  ne  pas  manquer  ce  premier  exercice.  Le 
père  venant  de  si  loin  doit  avoir  bien  des  choses  nou- 
velles à  nous  dire. 

Mais  si  agréable  qu'il  serait  de  laisser  parler  un 
peu  son  coeur  et  sa  mémoire,  il  faut  savoir  se  con- 
traindre. En  effet,  la  mission  ne  doit  pas  durer  bien 
longtenps  :  deux,  trois  jours  tout  au  plus,  et  elle 
devra  consister  pour  chacun  en  un  sérieux  retour 
sur  le  passé,  et  pour  plusieurs,  en  un  complet  amen- 
dement de  la  vie;  il  faut  donc  savoir  placer  de  suite 
les  instructions  fondamentales,  essentielles  qui 
tendront  à  amener  ce  résultat. 


146  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Les  temps  libres  —  si  tant  est  qu'il  y  en  est  en 
mission  —  sont  employés  à  l'examen  des  enfants, 
à  l'interrogation  des  adultes,  tant  baptisés  que  sim- 
ples catéchumènes,  sur  toutes  les  parties  du  caté- 
chisme. 

Quelques  uns  se  font  bien  un  peu  tirer  l'oreille; 
mais  le  père  est  intransigeant,  inexorable  ;  pas  de 
récitation,  pas  de  billet  de  confession.  Et  cette  ri- 
gueur est,  dit-on,  nécessaire  dans  un  pays  infidèle, 
où  l'oubh  du  catéchisme,  et  par  suite,  l'ignorance 
de  la  doctrine  amènerait  comme  fatalement  la 
tiédeur,  et  pour  plusieurs,  l'apostasie. 

C'est  aussi  le  moment  de  suppléer  les  cérémonies 
des  baptêmes  faits  de  bénir  les  mariages  contractés 
en  votre  absence  et  de  préparer  les  enfants  à  la  pre- 
mière communion. 

Durant  le  repas  et  surtout  le  soir,  après  l'instruc- 
tion donnée  et  les  confessions  entendues,  c'est  le 
moment  de  la  visite  des  hommes. 

Les  chefs  de  la  chrétienté  tout  d'abord  se  présen- 
tent pour  remettre  leurs  affaires  au  point  :  red- 
dition des  comptes  de  fabrique,  s'il  y  en  a,  réenga- 
ment  du  maître  d'école,  brin  de  répartition  pour 
les  réparations  faites  à  l'oratoire  et  aux  dépendances 
aux  cours  de  l'année  etc,  etc. 

Mais  l'on  ne  s'en  tient  pas  là  d'ordinaire.  Presque 
toujours,  il  faut  passer  sur  le  terrain  de  la  dissiphne, 
"  ou  l'exercice  de  la  justice  de  paix,  "  diffé- 
rends à  appaiser,  ennemis  à  réconcillier,  procès  à 
écarter  ou  à  préparer,  ménages  à  raccommoder,  con- 
tributions à  exiger,  et  quelquefois  aussi,  libertins 


TEMPS     DES     MISSIONS  147 

scandaleux,  fumeurs  d'opium  ou  joueurs  à  Targent 
à  corriger  ou  à  exclure,  etc.  Heureux  encore  som- 
mes-nous lorsqu'il  ne  se  présente  rien  de  plus  grave- 
La  communion  générale  qui  doit  clôturer  la 
mission  ne  prend  pas  l'ampleur  de  celles  qui  se 
font  à  rissue  des  grandes  retraites  prêchées  dans  les 
cathédrales  d'Europe  ou  d'Amérique.  On  se  con- 
tente tout  simplement  de  voir  si  tout  le  monde  a 
passé  et  s'est  acquitté  de  ses  devoirs. 

Le  matin  du  départ,  c'est  tout  de  même  un  peu 
plus  solennel.  On  tient  à  recueillir  les  dernières 
paroles  du  père,  comme  on  a  tenu  à  entendre  ses 
premières.  On  tient  surtout  à  avoir  quelques  sou- 
venirs pieux  :  images,  chapelets,  crucifix,  médailles, 
etc.,  que  l'on  fait  religieusement  bénir.  Ce  qu'il  en 
faut  chaque  année  de  ces  objets  lorsqu'on  a  près  de 
cent  villages  comptant  des  baptisés,  et...  que  l'on 
donne  gratuitement  ! 

Le  dernier  acte  de  tous  ces  exercices  est  toujours 
la  prière  en  commun  à  la  chapelle  et  la  bénédiction 
du  père. 

Pendant  que  le  missionnaire  s'agenouille  sur  le 
marchepied  de  l'autel,  les  fidèles  chantent  lente- 
ment leur  prière  accoutumée  pour  le  prêtre  qui  les 
a  évangélisés. 

Bien  souvent,  à  cet  instant  de  séparation,  le 
coeur,  délicieusement  troublé  et  parfois  anxieux  sur 
l'avenir  de  ces  faibles  chrétiens,  ressent  dans  toute 
sa  douceur  la  paternité  des  âmes.  Les  fatigues  du 
voyage  et  les  incommodités  du  séjour  sont  oubliées. 
Pénétré  d'un  sentiment  d'une  infinie  reconnaissance 


148  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

envers  Dieu  et  d'une  confiance  sans  bornes  dans  sa 
protection,  il  «replie  encore  une  fois  avec  courage 
sa  tente». 

La  joie  produite  au  coeur  des  fidèles  par  ces 
saints  exercices  est,  elle  aussi,  tempérée  par  un  cer- 
tain chagrin  :  celui  de  voir  repartir  si  tôt  le  mission- 
naire... «Chin-fou  zou  ! Ah  !  déjà  le  père  s'en 

va  !...  «Kan  dou-zan  houi-lé  ?  Quand  donc  revien- 
dra-t-il  maintenant  ? 

Déjà  des  liens  étaient  formés.  Mais  ces  liens  il 
les  faut  rompre  sans  merci.  Le  ministère  appelle 
ailleurs;  d'autres  âmes  plus  souffrantes  réclament. 

On  reconduit  aussi  d'ordinaire  jusqu'à  la  sortie 
du  village.  C'est  là  une  coutume  chinoise  à  laquelle 
nos  chrétiens  tiennent  beaucoup.  Ce  spectacle  a 
toujours  aussi  un  bon  effet  sur  les  païens,  et  il  n'est 
jamais  sans  agir  un  peu  aussi  sur  le  coeur  du  mis- 
sionnaire. 

III       CHEZ     LES     NON     ENCORE     BAPTISÉS 

Mais  toutes  les  chrétientés  ne  comptent  pas  des 
baptisés  :  un  tiers  au  moins  de  nos  chrétiens,  ré- 
cemment convertis,  n'en  sont  encore  qu'à  leurs 
débuts,  à  l'A  B  C  de  la  doctrine;  ils  étudient  le  ca- 
téchisme et  aspirent  au  baptême  :  ce  sont  des  ca- 
téchumènes. 

Mais  disons-le  de  suite,  ces  chrétientés,  pour 
récentes  qu'elles  soient,  n'ont  pas  la  moindre  part 
dans  l'affection  du  missionnaire;  et  l'on  comprendra 
facilement  pourquoi  :  c'est  le  blé,  le  blé  déjà  levé. 


I 

r 


fORTE  d'entrée  de  la  mission  catholique  a  chang-lo.   (voir  p.9S) 


TEMPS     DES     MISSIONS  149 

Il  n'est  pas  encore  mûr,  sans  doute,  mais  il  grandit, 
se  balance  déjà  au  souffle  de  la  foi  et  donne  de  l'es- 
poir :  c'est  la  moisson  en  espérance. 

Et  quand  surtout  le  missionnaire  peut  se  rappeler 
que  cette  future  moisson  origine  d'une  semence 
qu'il  a  lui-même  mise  en  terre,  oh  !  alors,  qu'elle 
n'est  pas  l'exubérance  de  sa  joie  et  sa  légitime  fierté  ! 

Et  d'ordinaire  aussi  l'accueil  qu'il  en  reçoit  n'est 
pas  moins  cordial  que  chez  les  anciens.  Le  Chinois, 
nous  l'avons  dit,  est  de  sa  nature  poli  et  accueillant... 
Mais  ici,  s'ajoute  un  brin  de  rivalité  et  un  secret 
désir  de  plaire.  Ce  que  l'on  souhaite  en  effet,  c'est 
d'égaler  et  même  de  surpasser  les  autres  dans  l'es- 
time du  père,  afin  de  gagner  sa  sympathie  et  d'être 
baptisé  plus  tôt,  car  on  brûle  de  ce  désir. 

Mais  chez  ces  chrétiens  encore  en  formation, 
il  ne  faut  pas  s'attendre  à  trouver  une  organisation 
parfaite.  L'éducation  n'est  pas  encore  achevée  ;  elle 
est  à  se  faire  :  c'est  un  certain  état  de  tâtonnement 
qui  requiert  nécessairement  beaucoup  de  patience. 

Dès  qu'on  a  mis  pied  à  terre  en  ces  lieux,  ce  qu'il 
y  a  d'abord  à  faire,  c'est  de  s'assurer  d'un  local  con- 
venable pour  recevoir,  prêcher  et  célébrer  la  sainte 
messe.  S'il  y  a  déjà  une  école  en  fonction,  c'est  tout 
simple:  on  y  descend,  s'y  installe  et  on  en  fait  l'ora- 
toire pour  la  circonstance.  Mais  bien  souvent 
il  n'y  a  pas  d'école  de  la  mission.  Alors  il  faut  son- 
ger à  trouver  un  autre  local  convenable.  Si  les 
chrétiens  que  l'on  visite  ont  quelques  ressources, 
la  chose  est  facile  :  ils  ont  pour  la  plupart  près  de 
leur  aire  une  maison  de  relais  où  ils  mettent,  avec 


150  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

leurs  grains,  tous  leurs  instruments  aratoires. 
Ils  ont  vite  fait  de  débarrasser  ce  local  et  de  le  ren- 
dre propre  au  dessein  du  père. 

Mais  bien  souvent,  ces  chrétiens  sont  pauvres  et 
n'ont  pour  recevoir,  d'autre  maison  que  le  toit 
qu'ils  habitent  :  deux  ou  trois  misérables  travées. 

Que  faire  alors  ?  Emprunter  la  maison  d'un 
païen  ?...  C'est  trop  risqué  :  il  faut  à  tout  prix  être 
chez  soi.  Il  faudra  donc  se  résoudre  à  rentrer  sous 
le  toit  de  la  famille  et  à  s'y  installer  :  C'est  vous 
dire  qu'on  n'est  pas  là  dans  un  palais  épiscopal 

Un  grand  kang  ou  lit  en  maçonnerie  occupe  plus 
de  la  moitié  de  l'appartement.  Il  ne  vous  reste  plus 
pour  circuler  et  dresser  l'autel  qu'un  petit  couloir 
d'environ  trois  pieds  de  large  et  long  de  la  largeur  de 
la  travée.  Encore  si  ce  passage  était  toujours  par- 
faitement libre.  Mais  bien  souvent,  il  y  a  là  d'im- 
menses coffres  à  linge,  trésors  anciens  de  la  bru, 
et  d'énormes  jarres  inamovibles,  au  contenu  ignoré... 

En  pareil  local  et  avec  un  auditoire  exclusive- 
ment composé  de  non  baptisés,  il  n'y  a  pas  évidem- 
ment, pour  le  missionnaire,  à  songer  à  déployer  tout 
son  programme  :  à  part  la  sainte  messe,  tout  devra 
nécessairement  se  réduire  à  des  diminutifs  :  ins- 
tructions plus  familières  et  même  simples  causeries. 

Mais  le  travail  qu'il  ne  faudra  pas  omettre,  au- 
quel même  on  devra  apporter  une  plus  grande  ap- 
plication, ce  sera  l'examen  de  tous  et  chacun,  l'in- 
terrogation détaillée  sur  les  parties  du  catéchisme 
étudiées  jusque  là,  interrogation  entrecoupée  d'ex- 
pUcations  sobres  mais  précises,  claires  et  illustrées 


TEMPS     DES     MISSIONS  151 

d'exemples.  Ce  travail  est  absorbant  et  fatigant 
sans  doute,  surtout  s'il  se  prolonge  un  peu,  mais  il 
vaut  dix  fois  les  instructions  faites  en  public.  C'est 
là,  dans  ces  colloques  familliers  que,  pendant  rela- 
tivement peu  de  temps,  ces  nouveaux  sont  ins- 
truits précisément  de  ce  qu'ils  ignorent  et  doivent 
savoir.  Et  quelle  meilleure  occasion  pour  le  mis- 
sionnaire de  pénétrer  dans  ces  diverses  mentalités, 
qu'il  lui  importe  tant  de  connaître. 

Le  temps  est  maintenant  venu  pour  lui  de  dis- 
cerner l'ivraie  du  bon  grain.  Non  pas  qu'il  lui  faille 
de  suite  arracher  l'une  pour  laisser  croître  l'autre. 
Notre  Seigneur  n'a-t-il  pas  recommandé  d'attendre 
jusqu'à  la  moisson  :  le  temps  de  la  première  mois- 
son, ici,  sera  l'époque  du  baptême.  Mais  le  mission- 
naire, lui,  en  vertu  même  de  son  ministère,  a  mille 
moyens  dès  maintenant  d'encourager  discrètement 
les  bons,  pour  les  pousser  rapidement  dans  la  voie  du 
bien;  tandis  qu'il  peut  aussi  —  il  le  faut  même  — 
sans  que  cela  paraisse,  tenir  dans  l'ombre  les  auda- 
cieux, les  fourbes,  les  intrus  et  les  faux.  L'esprit  de 
discernement  joue  donc  en  mission  un  plus  grand 
rôle  qu'on  ne  croit. 

Mais  il  arrive  bien  souvent,  hélas  !  —  le  tempé- 
ramment  du  Chinois  est  si  impénétrable  —  que  le 
missionnaire  encore  novice  ne  peut  tout  découvrir 
de  suite  par  lui-même.  Il  lui  faut  d'abord  interro- 
ger, s'informer  discrètement  et  attendre  l'heure;  car 
une  fausse  démarche  risquerait  parfois  de  tout  com- 
promettre. Son  catéchiste,  s'il  est  homme  prudent, 


152  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

discret  et  délicat,  peut  lui  être  alors  d'un  secours 
inestimable. 

Quoiqu'il  en  soit,  et  en  dépit  même  de  certaines 
bévues  inévitables,  qui  d'ailleurs  servent  toujours 
d'aliment  à  l'expérience,  le  passage  annuel  du  mis- 
sionnaire en  ces  nouvelles  chrétientés  y  fait  toujours 
un  bien  immense.  Il  n'a  fait  que  passer  sans  doute, 
mais  il  a  entendu,  il  a  vu,  il  s'est  rendu  compte  par 
lui-même  de  l'état  des  choses  et  des  gens.  Il  a  pu, 
sur  l'heure,  faire  à  chacun  ses  remarques,  donner  ses 
avis  au  chef  de  la  chrétienté  et  l'instruire  de  ses 
responsabilités;  puis  enfin  il  a  pu  causer  longuement 
avec  le  maître  d'école,  son  représentant  d'office, 
le  mettre  en  garde  contre  certains  dangers,  l'encou- 
rager au  besoin  et  l'assurer  pour  l'avenir  de  son  sin- 
cère appui.  Il  peut  donc  maintenant  quitter;  cela 
suffit. 


On  serait  peut-être  tenté  de  regretter  que  le 
missionnaire  ne  puisse  demeurer  constamment  en  ce 
même  endroit  pour  y  achever  par  lui-même  le  bien 
commencé.  Non,  il  ne  faut  pas  s'en  affliger;  car 
étant  donné  le  tempérament  des  orientaux,  leur 
tendance  à  se  familiariser  trop  vite,  il  y  aurait 
danger  pour  le  prestige  si  nécessaire  à  l'autorité. 
Maintenant  qu'il  a  tout  vu,  tout  observé  et  qu'il 
peut  assez  prudemment  diriger  de  loin,  il  vaut  mieux 
que  le  missionnaire  parte.  Son  maître  d'école  le 
remplacera  avantageusement  et  fera  mieux  que  lui. 


TEMPS     DES     MISSIONS  153 

IV    CHEZ      LES   TOUT      NOUVEAUX 

Ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  de  l'accueil  fait 
au  missionnaire,  de  la  difficulté  pratique  à  s'ins- 
taller, se  rencontre  ici  encore  et  d'une  façon  plus 
accentuée  •  peut-être.  Un  confrère  me  racontait 
qu'un  jour  il  avait  dû,  sur  le  même  kang,  dormir, 
célébrer  la  messe  et  prendre  son  repas...  «L'amour, 
dit  l'Imitation,  fait  souvent  qu'on  sait  être  à  l'étroit 
sans  se  sentir  gêné 

Mais  outre  la  patience  et  l'esprit  de  sacrifice,  ce 
qu'il  faut  surtout  ici  au  missionnaire,  c'est  la  pru- 
dence et  la  réserve. 

En  effet  les  motifs  qui  ont  porté  ces  gens,  pour 
la  plupart,  à  se  convertir,  il  n'y  a  pas  à  se  le  dissi- 
muler, ont  été  bien  humains,  bien  terrestres.  On  a 
cédé  à  la  complaisance  pour  un  parent,  un  ami  qui 
insistait;  on  a  voulu  voir  ce  que  c'était  que  cette 
religion;  ou  bien  on  a  été  alléché  par  l'appât  de 
quelque  bénéfice,  par  exemple  :  l'instruction  plus 
gratuite,  les  désacords  avec  les  voisins,  les  procès 
avec  ceux  du  dehors;  ou  encore  un  refuge  dans  les 
temps  de  calamité  et  de  persécution;  ou  même  la 
seule  crainte  d'être  accusé  au  tribunal  pour  un  mé- 
fait que  l'on  a  commis  à  l'adresse  de  quelque  chré- 
tien :  on  ne  sait  pas  toujours  en  effet  dans  quels 
termes  de  bienveillance  se  trouve  le  Chin-fou  avec 
le    «grand    homme» 

Il  y  a  sans  doute  parfois  des  motifs  plus  nobles 
qui  portent  à  embrasser  la  religion,  mais  comme  ils 
sont  rares  ! 


154  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Et  il  ne  faut  pas  s'en  scandaliser  :  c'est  le  propre 
de  la  sagesse  divine  de  toujours  s'accommoder  aux 
dispositions  présentes  d'un  chacun.  Dans  ses  «Con- 
fessions», saint  Augustin  ne  nous  dit-il  pas  que 
Dieu  a  daigné  le  conduire  de  Carthage  à  Rome  par 
la  cupidité,  l'amour  du  lucre  et  de  la  tranquillité  ; 
de  Rome  à  Milan,  par  l'appât  des  honneurs;  de  la 
tribune  de  ]\Iilan  à  la  chaire  de  saint  Ambroise,  par 
l'amour  de  l'éloquence,  des  beaux  arts  et  de  la  vérité; 
et  qu'enfin,  il  le  ramena  de  Milan  au  siège  épiscopal 
d'Hippone  par  les  vues  de  pure  foi...  Quelle  déli- 
catesse bien  divine  !  Et  pourtant  il  s'agissait  du 
grand  saint  Augustin...  Quoi  d'étonnant  donc  si 
Dieu  daigne  en  agir  encore  un  peu  de  la  sorte  avec 
les  esprits  si  faibles  que  sont  nos  païens  ignorants. 

Non  il  n'y  a  pas  à  sortir  de  là  ;  ce  que  par  une 
permission  divine  la  cupidité,  l'intérêt  naturel  a 
commencé  de  bien  chez  ces  gens,  il  entre  dans  les 
mêmes  vues  providentielles  que  ce  soit  au  zèle  et 
au  dévouement  du  missionnaire  à  l'achever.  Sans 
cette  pensée  constamment  présente  à  son  esprit,  im- 
possible à  l'apôtre  de  pousser  bien  avant  dans  le 
champ  du  père  de  famille  :  il  se  rebute,  se  décourage 
et  ne  fait  pas  le  dixième  du  bien  qu'il  était  appelé 
à  faire. 

Ce  qu'il  y  a  donc  à  faire  pour  lui  lorsqu'il  arrive 
au  milieu  de  ces  populations  de  tout  nouveaux,  ce 
n'est  pas  tant  d'emboucher  la  grave  trompette  pour 
pérorer  sur  la  rectitude  des  vues  et  motifs  qui  doi- 
vent porter  à  embrasser  la  rtligion,  que  de  se  pro- 
mettre d'imiter  saint  Ambroise,  dont  saint  Augus- 


TEMPS     DES     MISSIONS  l56 

tin  rapporte  qu'il  le  gagna  bien  moins  par  l'évi- 
dence des  vérités  qu'il  enseignait  que  par  l'amour 
qu'ii  lui  témoigna. 

Oui  ce  qu'il  faut  à  ces  tout  nouveaux,  c'est  leur 
témoigner  beaucoup  de  sympathie  et  d'intérêt,  et 
cela  afin  de  gagner  au  plus  tôt  leur  coeur.  Cette  for- 
teresse une  fois  prise,  le  reste  viendra  comme  de 
soi 

Mais  pour  gagner  le  coeur,  il  n'y  a  qu'une  métho- 
de; Notre  Seigneur  l'enseigne  :  c'est  de  montrer  le 
sien,  et  témoigner  qu'on  aime  réellement.  Une 
sapèque  de  cette  monnaie  vaut  plus  pour  le  salut 
d'une  âme  que  dix  mille  taels  de  belles  paroles  et 
de  pur  raisonnement. 

Les  occasions  s'en  présentant  ensuite,  il  ne  les 
faut  point  manquer  pour  rectifier  peu  à  peu  les 
jugements  erronés  de  ces  pauvres  gens  à  l'endroit 
de  nos  croyances  et  de  nos  moeurs. 

Alors  sans  plus  tarder  on  peut  commencer  l'ex- 
posé substantiel,  mais  simple,  clair  et  imaginé  de 
nos  vérités  à  croire  et  de  nos  préceptes  divins  à 
pratiquer,  en  ayant  soin  toutefois  d'ajouter  à  tout 
cela  un  mot  des  avantages  non  seulement  célestes, 
mais  aussi  terrestres  de  la  pratique  de  notre  sainte 
religion  :  réforme  radicale  des  moeurs,  par  suite 
plus  de  pureté,  de  justice  et  de  charité  dans  les 
rapports;  culte  véritable  rendu  au  Maître  de  l'uni- 
vers, par  suite  aussi  plus  grande  plus  ferme  espé- 
rance dans  sa  bonté  et  plus  large  part  à  ses  misé- 
ricordes :  un  père,  aimé  et  bien  servi  de  ses  enfants, 
les  laisserait-il  souffrir  de  quelque  chose  ?  etc 


156  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Et  il  n'y  a  pas  à  se  préoccuper  trop  de  l'éloquence 
du  procédé.  Il  est  étrange  de  voir  comme  l'exposé 
simple  et  clair  des  principales  vérités  de  notre  sainte 
religion  est  vite  perçu  par  la  plupart  des  païens 
sérieux. 

Avoir  en  se  présentant  mis  l'erreur  en  fuite, 
présenté  la  vérité  et  l'avoir  fait  saisir,  aimer,  n'est- 
ce  pas  bien  suffisant  avec  un  auditoire  tel  que  dé- 
crit plus  haut  ?  Oui,  et  le  missionnaire,  lorsqu'il  a 
réussi  à  obtenir  ce  résultat,  peut  se  dire  satisfait. 
Il  a  accompli  —  avec  la  prière  qu'il  lui  restera  tou- 
jours à  adresser  à  Dieu  —  sa  part,  l'unique  part  en 
son  pouvoir.  Pour  le  reste,  c'est  à  la  Toute  Puis- 
sance divine  à  l'achever  par  sa  grâce.  Saint  Paul 
le  laissait  lui-même  entendre  aux  Corinthiens,  lors- 
qu'il leur  disait  :  «Ego  plant avi,  ApoUo  rigavit, 
Deus  autem  tncrementum  dédit».  J'ai  moi-même 
planté,  Apollon  a  arrosé,  mais  c'est  Dieu  qui  a 
donné  l'accroissement. 

V   MOUVEMENT  RÉGULIER   DES    CONVERSIONS 

Mais  les  conversions  ne  s'opèrent  pas  toujours  en 
masse.  Cela  arrive  quelquefois,  à  la  suite  de 
quelque  grand  mouvement,  comme  par  exemple  : 
l'insurrection  des  Boxeurs,  la  révolte  des  «Kéming». 
Et  comme  ces  événements  semblent  voulus  de  Dieu 
pour  secouer  la  torpeur  des  masses  et  ouvrir  les 
yeux  des  dirigeants,  il  faut  évidemment  savoir  en 
profiter. 


TEMPS     DES    MISSIONS  157 

Mais  ce  ne  sont  là  que  des  exceptions.  D'ordi- 
naire le  mouvenent  des  conversions  suit  une  loi 
beaucoup  plus  lente,  et  par  suite  plus  sûre  :  cela 
se  fait  par  rayonnement  et  comme  par  infil- 
tration. Ce  sont  3  ou  4  familles,  parfois  même  de 
simples  individus  qui  se  déclarent.  Et  ces  familles, 
ces  individus  n'habitent  pas  toujours  le  même  vil- 
lage ;  ils  sont  souvent  dispersés  de-ci  de-là.  C'est  un 
peu  comme  les  épis  qui  arrivent  à  maturité.  Notre 
Seigneur  le  disait  :  «Voyez  la  moisson  qui  blanchit.» 

Et  ce  sont  ces  familles,  ces  individus  qui  viennent 
vous  inviter  à  aller  les  visiter...  Que  faire  ?  Répon- 
dre de  suite  à  l'invitation  ?  Ce  serait  imprudent.  Il 
vaut  mieux  d'abord  envoyer  un  catéchiste  «ur  place, 
à  l'effet  de  sonder  le  terrain  et  s'enquérir  discrète- 
ment. Si  la  chose  lui  paraît  suffisamment  sérieuse, 
il  pourra  séjourner  quelque  temps  pour  expliquer  à 
ces  néophytes  les  premières  notions  de  nos  saintes 
vérités.  En  partant,  il  laissera  quelques  petits  ouvra- 
ges de  doctrine,  dont  il  apprendra  à  se  servir.  Après 
un  an,  ou  même  plus  tôt,  si  l'invitation  est  renou 
velée,  le  missionnaire  pourra  prudemment  faire  les 
premières  démarches. 

Mais  la  chose  n'en  reste  pas  moins  quand  même 
toujours  très  délicate.  En  effet,  le  missionnaire 
n'est  pas  un  personnage  comme  un  autre  :  il  est 
étranger,  et  personnifie  la  religion  chrétienne,  la- 
quelle est  l'antithèse  des  doctrines  du  paganisme. 
Cela,  on  le  sait  à  peu  près  partout.  Il  ne  peut  donc 
se  déplacer  et  se  présenter  quelque  part,  sans  que  sa 
démarche  crée  partout  une  certaine  sensation;  ceux 


158  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

qui  le  reçoivent  sont  à  jamais  compromis  aux  yeux 
de  leurs  co-villageois;  c'en  est  fait,  ils  sont  chré- 
tiens. Et  il  reste  toujours  à  se  demander  comment 
la  chose  sera  prise. 

S'il  s'agit  de  quelques  familles  assez  influente, 
qui  peuvent  se  soutenir  et  se  défendre  par  elles- 
mêmes,  il  n'y  a  aucune  difficulté;  mais  s'il  s'agit 
de  familles  d'un  rang  inférieur,  ou  même  de  simples 
individus,  comment  ces  gens  pourront-ils  faire  face 
à  la  situation  ?  Pourront-ils  obtenir  des  leurs  au 
moins  assez  de  liberté  pour  recevoir  cet  étranger, 
embrasser  sa  religion  et  la  pratiquer  ensuite  ? 

Comme  vous  le  voyez,  la  question  est  très  dé- 
licate; et  le  missionnaire,  en  se  présentant  de  la  sor- 
te, risque  toujours,  sinon  de  tomber  lui-même  dans 
quelque  piège,  du  moins  de  soulever  quelque  cri- 
tiqué. 

Mais  à  côté  de  cette  appréhension,  quelles  espé- 
rances de  bien  !... 

Ces  païens  récemment  convertis,  qui  donc  a  pu 
si  subitement  toucher  et  changer  leur  coeur  au 
point  de  les  amener  présentement,  non  seulement 
sans  défiance  ni  malice,  mais  même  supphants  ? 
Dieu  seul  a  pu  opérer  cette  merveille  !  Et  cette  in- 
vitation montant  aujourd'hui  de  ces  bouches  hier 
encore  païennes,  n'est-ce  pas  l'invite  du  Très-Haut 
lui-même  à  son  ministre,  de  s'élancer  par  cette  porte 
entr'ouverte  au  sein  du  paganisme  pour  y  étendre 
son  règne   ?... 

Jusque  là,  en  effet,  impossible,  physiquement 
même,  peut-on  dire,  de  se  présenter  en  ces  lieux 


TEMPS     DES     MISSIONS  159 

pour  prêcher,  sans  risquer  d'être  odieuseraent  écon- 

duit,  si  non  injurié,  tandis  qu'aujourd'hui Il  n'y 

a  donc  plus  pour  le  missionnaire  qu'à  réveiller  sa 
foi,  à  faire  son  acte  de  confiance  en  Dieu,  qui  tient 
tous  les  coeurs  dans  sa  main,  puis  partir  :  c'est 
son  devoir. 

J'avoue  pour  ma  part,  que  chaque  fois  que  j'ai 
tenté  la  démarche,  les  résultats  ont  dépassé  mon 
attente.  Etant  donné  en  effet  les  convenances  et  la 
politesse  chinoises,  j'étais  d'ordinaire  très  bien  reçu, 
non  seulement  de  la  part  de  ceux  qui  m'avaient 
invité,  mais  encore  de  leurs  proches.  Et  il  suffi- 
sait la  plupart  du  temps  de  quelques  bons  sourires 
de  quelques  franches  marques  de  sympathie  et 
d'intérêt  pour  dissiper  les  soupçons  et  gagner  tous 
les  coeurs.  Presque  toujours  aussi  la  bonne  im- 
pression créée  sur  les  voisins  par  la  façon  dont  on 
m'avait  accueilli  produisait  des  résultats.  Plus 
d'une  fois  après  mon  passage  j'ai  appris  que  d'au- 
tres familles  s'étaient  déclarées  chrétiennes.  L'effet 
visé  était  donc  atteint;  j'en  remerciais  Dieu. 

VI   SITIO 

Toutefois,  je  dois  vous  l'avouer,  mon  coeur  était 
loin  d'être  entièrement  satisfait 

J'avais  sans  doute  réussi  à  éclairer,  à  affermir 
quelques  âmes,  à  en  gagner  quelques  autres,  c'est 
vrai.  Mais  cette  foule  de  curieux  qui  s'étaient  pré- 
sentés pour  me  voir  à  mon  arrivée,  ces  centaines, 
ces  milliers   d'autres  formant  la  population   des 


160  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

villages  où  j'étais  descendu,  tous  encore  si  igno- 
rants, si  insouciants,  tous  ces  gens-là,  me  disais-je, 
ne  sont-ils  pas,  comme  les  autres  que  je  visite,  des 
enfants  du  même  Dieu,  rachetés  au  prix  du  même 
sang  divin  et  par  conséquent  appelés  au  même 
salut  ?  Et  le  salut  de  ces  âmes,  n'est-ce  pas  à  moi 
qu'il  a  été  confié  le  jour  où  je  fus  envoyé  au  milieu 
d'eux  ?  N'y  aurait-il  pas  un  moyen,  pensais-je,  de 
saisir  un  peu  tous  ces  gens,  de  les  secouer  de  la  tor- 
peur où  ils  croupissent,  pour  leur  parler  du  vrai 
Dieu  ?  Et  ne  serait-ce  pas  le  bon  moment,  lorsque 
je  suis  au  milieu  d'eux  de  tenter  cette  démarche  ?... 

Mais  ce  moyen  tant  désiré  ne  se  présentait  pas  à 
mon  esprit.  Ah  !  c'est  qu'il  n'est  pas  si  facile  qu'on 
le  croit,  allez  !  de  se  créer  un  auditoire  de  païens 
recueillis  qui  veuillent  bien  vous  écouter.  Je  résolus 
donc  de  prier  à  cette  intention. 

A  quelque  temps  de  là,  me  trouvant  dans  la 
même  situation,  il  me  vint  à  la  pensée  d'envoyer 
mon  catéchiste  vers  chacune  des  familles  du  vil- 
lage pour  les  inviter  à  venir  le  soir  entendre  la  doc- 
trine. 

J'aime  à  croire  que  mon  homme  s'acquitta  bien 
de  sa  besogne;  toutefois  le  résultat  ne  fut  pas  mer- 
veilleux :  l'invitation  ne  fut  que  partiellement  en- 
tendue. Les  enfants  vinrent  en  grand  nombre;  mais 
les  hommes,  ils  étaient  bien  peu  nombreux  :  à  peine 
deux  vieillards,  qui,  voyant  leur  isolement,  se  reti- 
rèrent presque  aussitôt. 

Je  parlai  quand  même  aux  enfants  :  une  soix- 
antaine environ  et  j'en  fus  suffisamment  écouté 


TEMPS     DES     MISSIONS  161 

Cela  ne  m'empêcha  pas  évidemment  de  réfléchir 
aux  causes  de  l'insuccès.  Etant  donné  en  effet  le 
tempérament  défiant  du  Chinois  — ■  le  Chinois,  per- 
du au  sein  d'un  monde  païen  et  par  suite  sans  cesse 
en  butte  à  la  ruse  et  à  l'exploitation,  est  naturellement 
défiant  —  j'aurais  dû  y  penser  :  mon  procédé  était 
par  trop  ouvert;  on  n'y  crut  pas,  on  s'en  défia  même. 

Mais  je  ne  me  décourageai  pas.  C'est  autant 
d'acquis  pour  l'avenir,  me  dis-je.  Et  je  me  remis 
à  prier. 

Dans  les  jours  qui  suivirent,  je  variai  un  peu  ma 
méthode.  Me  représentant  le  respect  et  l'espèce  de 
vénération  qu'ont  les  Chinois  pour  tout  ce  qui  est 
écrit,  je  pensai  à  faire  écrire  l'invitation.  Pour  cela 
je  me  procurai  quantité  de  charmantes  petites 
feuilles  roses  et  rouges  d'égale  grandeur.  Mon  caté- 
chiste y  traça  de  sa  plus  belle  écriture  les  quelques 
mots  en  question;  puis  je  les  envoyai  porter  par 
les  deux  plus  âgés  des  chrétiens. 

L'effet  fut  plus  consolant  :  de  toutes  les  familles 
où  le  fameux  billet  avait  pénétré,  deux  ou  trois 
membres  au  moins  se  présentèrent.  J'avais  donc 
atteint  mon  but  cette  fois;  j'avais  un  auditoire, 
j'étais  content. 

Restait  à  intéresser  ces  gens.  Mai^  la  tâche  sem- 
blait assez  facile,  puisque  l'on  semblait  bien  disposé. 

Je  parlai  donc,  car  on  s'y  attendait;  mais  je  parlai 
peu.  Ma  connaissance  encore  imparfaite  de  la 
langue,  mon  accent  étranger  et  mon  ignorance  des 
usages  me  recommandaient  cette  réserve.  Je  laissai 
parler  mon  catéchiste. 


162  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Piqué  de  fierté  autant  que  de  zèle  par  cette  mar- 
que de  déférence,  il  abonda.  Par  prudence  toute- 
fois, j'avais  eu  soin  de  le  préparer  un  peu  à  l'avance, 
en  lui  fournissant  quelques  arguments  et  la  marche 
à  suivre.  Moyennant  quoi,  il  parla  longuement, 
bien,  et  fut  écouté. 

Quelle  n'était  pas  ma  joie  ensuite  d'entendre  les 
réflexions  de  ces  braves  gens  —  «Mais  comme  c'est 
juste  et  raisonnable  tout  ce  qui  a  été  dit  là.  Père. 
Assurément,  ça  irait  mieux  dans  nos  familles  et  au 
village,  si  tout  le  monde  pratiquait  ta  religion;  et  à 
l'époque  du  Ko-nien,  comme  au  temps  des  moissons, 
il  y  aurait  sûrement  moins  de  vols  et  de  procès,  si 
tous  voulaient  bien  suivre  tes  conseils.» 

Le  succès  semblait  donc  assez  complet.  Toute- 
fois, par  les  questions  qui  me  furent  faites  le  reste 
de  la  soirée,  je  remarquai  encore  beaucoup  de 
défiance.  La  vérité  assez  bien  présentée  par  mon 
catéchiste  avait  réussi  à  plaire  et  même  à  persuader  ; 
elle  n'avait  pas  réussi  à  convaincre.  Le  coeur  tout 
entier  n'y  était  pas  :  tout  manquait. 

La  cause  ?  Elle  s'offrait  d'elle-même  à  mon  es- 
prit :  j'avais  vu  ces  gens  trop  tard  dans  la  soirée; 
nous  les  avions  entretenus  trop  peu  de  temps. 
Ce  qui  manquait,  c'était  une  préparation  plus  lente 
et  plus  complète  de  l'auditoire,  et  surtout  plus  d'oc- 
casions de  causer  familièrement. 

Par  la  suite,  je  complétai  encore  ma  méthode... 
A  peine  avais-je  mis  pied  à  terre  en  un  village  et 
pris  un  peu  contact  avec  la  famille  qui  m'avait 
invité,  que  je  sortais  aussitôt  sur  la  rue,  bréviaire 


TEMPS     DES     MISSIONS  163 

en  main  et  grand  catéchisme  en  images  sous  le  bras. 
Déposant  quelque  part  mon  paquet,  je  récitais  mon 
office  tout  en  me  promenant  lentement.  Pendant 
ce  temps,  mon  catéchiste  avait  l'ordre  de  se  tenir 
à  quelque  distance  pour  fumer  sa  pipe  et  causer 
avec  les  curieux. 

Cette  double  manoeuvre  avait  pour  effet  de 
frapper  l'attention  des  gens,  sans  toutefois  éveiller 
trop  k  ^r  défiance.  Pour  moi,  me  reconnaissant  pour 
un  étranger  et  me  voyant  si  fort  occupé,  on  me  lais- 
sait bien  tranquille...  A  peine  quelques  enfants 
s'approchaient-ils  timidement  pour  m'observer. 

Mais  il  n'en  allait  pas  de  même  de  mon  catéchiste. 
Le  voyant  si  libre,  si  facile  d'abord  en  même  temps 
que  si  Chinois,  on  n'hésitait  pas  à  s'approcher  de  lui 
pour  causer  et  l'interroger.  On  lui  demandait  qui 
j'étais,  d'où  je  venais,  ce  que  je  venais  faire  au  vil- 
lage, etc.  etc.... 

Mon  bréviaire  achevé,  je  saluais  de  loin  ces  gens 
et  leur  adressais  quelques  bons  mots.  On  n'était  pas 
peu  surpris  de  voir  que  je  susse  la  langue...  Ces 
quelques  paroles  déridaient  immanquablement  et 
achevaient  de  rompre  la  glace. 

Alors  m'asseyant  sur  quelque  grosse  pierre,  j'ou- 
vrais mon  grand  catéchisme,  que  je  feuilletais  len- 
tement, faisant  mine  d'y  lire  et  d'y  regarder  les 
images. 

A  cette  vue  les  quelques  enfants  qui  stationnaient 
pas  loin  s'approchaient,  timidement  d'abord  et 
tendant  le  cou  pour  voir.  Dès  qu'ils  étaient  à  bonne 
distance,  je  retournais  le  livre  de  façon  à  leur  pré- 


164 


senter  le  pied  des  images,  et  je  continuais  de  feuil- 
leter, mais  plus  lentement. 

Au  jDremier  groupe  de  deux  ou  trois,  bientôt  ve- 
nait s'en  ajouter  cinq  ou  six,  puis  huit  ou  dix,  fina- 
lement vingt,  trente,  et  quelquefois  davantage;  et 
tout  ce  petit  monde  causait,  s'interrogeait  sur  ce  que 
pouvaient  bien  représenter  ces  images... — «Le  Père 
le  sait,  disait  l'un;  demande  lui  donc»... 

Voyant  le  bon  moment  venu,  je  reprenais  la  série 
des  images  au  début,  là  où  Dieu  est  représenté 
créant  l'oeuvre  de  l'univers.  Lentement  et  le  plus 
clairement  possible,  j'expliquias  ce  qu'était  cet 
Etre  majestueux,  qui,  d'un  mot  produit  la  luniière, 
d'un  geste,  sépare  les  eaux  du  firmament  de  celles 
de  la  mer,  lançant  dans  l'espace  le  soleil,  la  lune  et 
les  étoiles,  faisant  comme  à  souhait  surgir  de  la 
terre  tous  les  arbres  et  toutes  les  plantes,  remplis- 
sant l'espace  d'oiseaux  et  peuplant  l'océan  de 
poissons;  enfin  créant  tous  les  êtres  vivants  y  com- 
pris nos  premiers  ancêtres  :  Adam  et  Eve... 

Ce  qui  intéressait  surtout  ce  petit  monde,  c'était 
de  m'entendre  parler  chinois...  «IMais  se  disaient- 
ils,  il  parle  comme  nous,  nous  comprenons  ce  qu'il 
dit» 

Mais  bientôt  l'intérêt  gagnant,  leur  vue  se  re- 
portait uniquement  sur  les  images. 

Alors  les  vieillards  qui  causaient  tout  près,  dis- 
traits par  la  nouveauté  du  spectacle,  se  levaient  et 
s'approchaient  à  leur  tour.  Debout  et  faisant  cercle 
autour  du  groupe  d'enfants,  ils  écoutaient  et  sui- 
vaient, eux  aussi,  avec  beaucoup  d'attention  ce  qui 


TEMPS     DES     MISSIONS  165 

se  disait.  Pour  leur  profit,  je  reprenais  et  résumais 
en  peu  de  mots  ce  qui  venait  d'être  dit;  puis  je  pour- 
suivais par  Texplication  du  péché  originel,  la  pro- 
messe d'un  Rédempteur,  les  dix  préceptes  du  Déca- 
logue  donnés  par  Dieu  à  Moïse  sur  le  mont  Sinaï, 
les  ravages  du  péché  mortel  dans  l'âme,  la  mort  du 
juste,  la  mort  du  pécheur,  le  jugement  particulier, 
le  jugement  général,  le  ciel  et  l'enfer... 

Puis  pour  graver  davantage  dans  les  mémoires  le 
sens  de  ces  préceptes  que  je  venais  d'effleurer, 
j'invitais  mon  catéchiste  à  déployer  une  grande 
pièce  de  toile  blanche,  sur  laquelle  étaient  écrits  en 
grandes  lettres  chinoises  précisément  les  dix  com- 
mandements. 

La  pièce  n'était  pas  encore  complètement  tendue 
que  les  plus  lettrés  avaient  déjà  lu  à  haute  voix  tout 
ce  qu'elle  comportait.  Toutefois  mon  catéchiste 
reprenais  avec  eux  chacun  de  ces  préceptes,  pour 
leur  en  donner  le  sens  précis  avec  un  mot  d'explica- 
tion. 

— •  «Pou-tsouo,  pou-tsouo  !  répliquait-on  :  c'est 
cela  !  Il  n'y  a  pas  l'ombre  d'une  erreur  dans  tout 
ce  que  tu  as  dit.  Ah  !  oui,  si  chacun  voulait  bien 
se  donner  la  peine  d'observer  toutes  ces  choses,  ça 
irait  infiniment  mieux  parmi  nous» 

Vers  l'heure  du  midi  je  sortais  un  grand  drapeau 
du  Pape  que  je  faisais  hisser  bien  haut  au  centre 
du  village,  avec  au  bas,  une  affiche  comportant  une 
invitation  à  tous  de  venir  le  soir  entendre  la  doctri- 
ne. 


166  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Dans  le  cours  de  raprès-midi  les  vieillards  reve- 
naient encore  causer.  Ils  s'informaient  du  sens  de 
ce  drapeau.  Les  femmes,  devenues  moins  timides, 
venaient,  elles  aussi,  par  groupes  de  dix  ou  quinze, 
avec  leur  tricot,  leur  couture,  s'installer  sur  la  place, 
pour  observer  et  causer;  près  d'elles,  les  enfants 
jouaient. 

Et  pendant  tout  ce  temps,  mon  grand  drapeau 
claquait  au  vent  au-dessus  du  village.  Impossible 
de  vous  dire  toute  la  joie  que  j'en  ressentais  :  c'était 
à  mon  sens,  la  réelle  prise  de  possession 

Le  soir  venu,  il  n'était  plus  besoin  d'envo3Tr  por- 
ter d'invitation  :  on  venait,  on  accourait  même  en 
foule,  non  seulement  de  tous  les  points  du  viUage  où 
j'étais  descendu,  mais  encore  des  villages  circon- 
voisins.  Nous  étions  littéralement  débordés.  Les 
trois  travées  habituelles  ne  suffisaient  plus.  Bien 
souvent  il  fallut  parler  dehors,  dans  la  cour. 

Oh  !  quel  spectacle  alors  !...  Sur  nos  têtes,  nous 
servant  comme  de  dais,  le  fii'mament,  ce  firmament 
si  pur  d'orient,  tout  criblé  d'étoiles,  et  auquel  ve- 
nait parfois  s'accrocher  la  lune  cette  lampe  d'ar- 
gent allumée  par  le  doigt  de  Dieu  même.  Puis  au 
mur  de  terre  auquel  était  adossé  mon  siège,  quelques 
lanternes  chinoises  dont  la  lumière  tremblottante, 
tamisée  par  le  fin  papier  rose,  projetait  son  pâle 
reflet  sur  cette  foule  assise  et  recueillie,  symbole  de 
l'aurore  de  la  vraie  foi  qui  brillait  pour  la  première 
fois  à  leurs  yeux 

Ah  !  sans  doute  il  y  avait  encore  bien  loin  de  ce 
spectacle  au  spectacle  grandiose  qu'offrait  la  foule 


TEMPS     DES     MISSIONS  167 

immense  d'un  demi-million  réunie  au  Parc-Mance, 
le  soir  de  la  clôture  du  Congrès  eucharistique  de 
Montréal;  et  cette  foule  de  païens  assis  à  mes  pieds 
étaient  loin  de  pouvoir  redire  avec  autant  d'âme  et 
d'intelligence  les  divines  louanges,  et  cependant, 
comme  l'émotion  que  j'éprouvais  en  ces  soirées 
valait  bien  celle  que  je  ressentis  alors  ! 

En  pareilles  cirsonstan ces,  vous  le  comprendrez, 
je  n'avais  pas  de  peine  à  tirer  de  mon  coeur  ce  que 
je  voulais  dire  à  ces  gens 

Toutefois  je  le  répète,  je  laissais  toujours  davan- 
tage parler  mon  catéchiste;  c'était  prudence.  Com- 
me conclusion,  je  lui  faisais  lire  et  commenter  mon 
passeport  chinois  français,  pièce  que  chaque  mission- 
naire reçoit  de  Pékin  à  son  arrivée  en  Chine,  et  qui 
l'assure  de  la  protection  et  de  l'assistance  des  auto- 
rités civiles  avec  la  liberté  de  circuler  librement  par 
toute  la  province,  d'y  acheter  des  terrains,  d'y  cons- 
truire et  d'y  ouvrir  à  son  gré  des  écoles  de  doctrine. 

Longtemps  encore  après  la  séance  on  demeurait 
pour  causer  et  s'informer.  Les  plus  lettrés  prenaient 
mon  passeport  et  le  relisaient  ensemble  à  haute 
voix.  — •  «C'est  bien  cela,  c'est  bien  cela,  se  disaient- 
ils,  voyez  le  sceau  officiel.  Assurément  cette  reli- 
gion est  bonne,  car  autrement  l'empereur  per- 
mettrait-il de  la  propager  ici  et  assisterait-il  ceux 
qui  le  font  ? 

C'était  le  bon  sens  même.  Le  succès  cette  fois 
était  donc  complet. 

Le  lendemain,  au  moment  du  départ,  la  popula- 
tion presque  entière  était  de  nouveau  réunie.  Tous 


168  DÉBUTS  dVn  MISSIONNAIKB 

ces  gens  étaient  maintenant  sans  la  moindre  défi- 
ance. Les  uns  me  priaient  en  souriant  de  demeurer 
encore  quelques  jours,  les  autres  faisaient  des  voeux 
pour  mon  prochain   retour. 

Lorsque  je  quittais,  les  enfants,  en  troupes  joyeu- 
ses, me  précédaient  ou  m'accompagnaient  jusqu'à 
mi-distance  du  village  voisin  —  «Ah  !  Chin-fou 
zou  !  Ah  !  le  père  nous  quitte  donc  déjà  !...  Kan 
douo  zan  houi  lé  ?  Quand  maintenant  reviendra-t-il 
nous  voir  ?.  .  Siang  fa-ze  zo  houi  lé,  che  ?...  Faites 
que  ce  soit  bientôt,  n'est-ce  pas  ? 

La  différence,  la  différence  d'avec  hier  à  la  même 
heure,  me  disais-je  !  Oh  !  comme  l'hymne  de  la  re- 
connaissance montait  vive  alors  de  mon  coeur  !... 

Mais  nous  n'avons  pas  comme  cela  des  pied-à- 
terre  dans  tous  les  villages,  bien  loin  de  là.  Com- 
ment donc  attaquer  les  villages  purement  païens  ? 

C'est  une  coutume  en  Chine,  pays  de  la  politesse, 
d'offrir  aux  passants  de  s'arrêter  pour  prendre  le 
thé  et  causer  un  peu.  Le  missionnaire  ne  fait  pas 
exception.  Pourquoi  donc,  me  dis-je,  ne  profite- 
rais-je  pas  de  cette  occasion  pour  m'arrêter  et  dire 
quelques  mots  de  religion  à  ces  gens  ? 

C'en  est  fait,  dis-je,  à  mon  domestique;  la  prochai- 
ne fois  qu'on  nous  fera  l'invitation,  arrête  :  je  veux 
prendre  le  thé  et  causer  un  peu  avec  ces  gens. 

«Mais,  me  dit-il,  on  ne  s'y  attend  pas  :  on  ne  nous 
fait  cette  invitation  que  pour  la  forme... 
—  Forme  ou  non,  arrête,  je  désire  causer  un  peu. 

Au  premier  village,  l'invitation  ne  manqua  pas  — 
«Sien-chang,  hé-ka,  bou-hé-ka  ?  Hie-j-hie,  chouo,» 


TEMPS     DES     MISSIONS  169 

Monsieur  a  sans  doute  bien  soif  en  ce  moment. 
Qu'il  s'arrête  donc  un  instant  pour  prendre  le  thé 
et  causer  un  peu 

Vous  êtes  bien  bons...  C'est  vrai,  j'ai  très  grande 
soif  en  ce  moment...  Et  je  fais  arrêter  la  monture 
pour  descendre. 

Le  brin  d'embarras  était  visible  sur  les  figures... 
Mais  qu'importe  ces  gens  avaient  fait  les  avances 
ils  étaient  pris  au  mot.  Ils  entreprirent  donc  de 
s'exécuter. 

Pour  ne  pas  trop  m'imposer,  je  restais  sur  la  place, 
me  contentant  de  faire  descendre  les  effets  du  dos 
de  la  bête. 

Assis  sur  une  pierre  j'entreprenais  de  réciter  une 
partie  de  mon  bréviaire,  tandis  que  mon  catéchiste 
un  peu  plus  loin,  allumait  sa  pipe  et  causait  avec 
les  arrivants. 

Mon  office  récité,  j'ouvrais  mon  grand  catéchis- 
me. La  scène  décrite  plus  haut  se  répétait  alors  de 
point  en  point  :  les  enfants  s'approchaient,  les  vieil- 
lards venaient  causer;  je  montrais  au  moins  mes 
images  —  n'ayant  pas  le  temps  de  faire  plus  —  et 
mon  catéchiste  expliquait. 

En  moins  d'une  demi-heure,  il  y  avait  50  à  60 
personnes  attroupées  là  sur  la  place,  écoutant  la 
doctrine. 

On  apportait  alors  le  thé.  Nous  le  prenions  en 
causant.  Tous  ces  gens,  joj'-eusement  surpris  par 
cette  visite  inattendue,  et,  disons-le,  si  peu  oné- 
reuse, ne  tarissaient  pas  de  questions. 


170  DéBUTS  d'un  missionnaire 

Le  moment  venu  de  repartir,  je  jetais  quelques 
sapèques  dans  la  tasse  restée  vide,  et  je  donnais 
aussitôt  l'ordre  de  recharger  la  bête. 

Alors  la  scène  la  plus  intéressante  peut-être  se 
produisait  :  ces  gens  captivés  jusque  là  par  l'entre- 
tien et  l'explication  de  la  doctrine,  semblaient 
sortii'  comme  d'un  rêve  —  «Mais  quoi,  disaient-ils, 
vous  repartez  si  tôt  !...  Pourquoi  ne  demeurez-vous 
pas  encore  quelques  instants  ?  Qu'est-ce  donc  qui 
vous  presse  ?  Tout  ce  que  vous  nous  avez  dit  là 
nous  l'ignorions...  Quand  donc  maintenant  revien- 
drez-vous  nous  en  reparler  ? 

Mais  tout  en  souriant  et  en  saluant  de  mon  mieux, 
je  demeurais  enflexible  :  nous  repartions  quand 
même. 

Toutes  ces  bonnes  gens,  groupées  là,  debout, 
nous  regardaient  aller  encore  quelques  lys..... 

Helativement  à  ce  que  nous  avions  fait  ailleurs, 
c'était  peu  sans  doute;  mais  en  comparaison  de 
l'état  où  nous  avions  trouvé  ces  esprits  et  ces  coeurs 
à  notre  arrivée,  c'était  immense.  La  terre,  cette 
terre  encore  vierge  venait  d'être  remuée,  et  la  se- 
mence venait  d'y  être  déposée.  Désormais,  il  y  au- 
rait lieu  d'espérer...  C'est  si  vrai,  que,  pour  deux 
fois  au-moins,  un  mois  à  peine  après  notre  passage, 
des  conversions  surgissaient  en  ces  lieux. 

Ce  mode  d'évangilisation  ne  manque  pas  d'in- 
térêt, comme  vous  voyez,  et  pour  peu  qu'on  le 
pratique,  on  s'y  attache  vite. 

Malheureusement  il  n'est  pas  applicable  en  tout 
temps  ni  en  tout  lieu.  L'hiver  par  exemple,  lors- 


ï!£_.  .>^...:   .^     *.2_f 


TEMPS     DES    MISSIONS  171 

qu'il  fait  froid  et  grand  vent,  il  n'est  pas  aussi  fa- 
cile de  grouper  la  foule  et  de  tenir  conversation  sur 
la  place.  En  outre,  dans  les  gros  villages  et  les  en- 
droits de  marché  où  la  population  est  cosmopolite, 
il  n'y  a  pas  à  y  songer  :  on  risquerait  en  effet  de 
n'être  pas  suffisamment  écouté,  ou,  ce  qui  serait 
pire,  d'exposer  la  sainte  parole.  Or  l'Esprit  Saint 
nous  dit  :  «Ubi  auditus  non  est  non  ef fondas  ser- 
monem»  (Eccli,  XXXii-6.)  Et  Notre  Seigneur  : 
«Ne  mittatis  margarittas  an  te  porcos))...  La  pru- 
dence est  nécessaire  partout. 

Mais  là  où  tous  les  autres  moyens  font  défaut, 
reste  encore  la  prière;  elle  est  même  de  toutes,  l'ar- 
me la  plus  forte  :  Dieu  tenant  tous  les  coeurs  dans 
sa  main  pour  les  incliner  où  il  veut. 

A  cet  effet  je  m'étais  composé  un  petit  cha- 
pelet où  je  demandais  à  mille  reprises  précisément 
cette  grâce.  Comme  début  je  récitais  la  belle  prière 
pour  la  conversion  des  âmes  de  Chine  que  Pie  X 
approuvait  et  enrichissait  d'indulgences  le  27  mai 
1909,  «Domine  Jesu  Christe.»  Puis  sur  les  gros 
grains  :  très  tendre,  très  compatissant  Coeur  de 
Jésus  qui  avez  daigné  vous  incarner,  souffrir  et 
mourir  pour  le  salut  du  genre  humain,  faites  que 
l'abondance  de  vos  mérites  ne  soit  pas  perdue»... 
Enfin  sur  les  petits  grains  :  des  âmes,  O  Jésus,  des 
âmes  0  Jésus,  des  âmes  0  Jésus,  etc.,  etc. 

Comme  dernier  dédommagement  je  récitais  donc 
et  faisais  réciter  cette  prière  à  mon  catéchiste  dans 
tous  les  villages  païens  par  où  nous  passions. 


CHAPITRE      Vil 
I.E  MISSIONNAIRE  A  LUI-MEME 

Moments  de  détente 

L'été  venu,  le  missionnaire  doit  réintégrer  son 
domicile  :  les  populations  qu'il  évangélise,  la  plu- 
part très  pauvres,  ont  besoin  de  tout  leur  temps 
pour  ensemencer  leur  terre  et  faire  la  double  mois- 
son; et  le  soir  venu,  fatigué  qu'on  est  des  durs  la- 
beurs du  jour,  on  serait  mal  disposé  pour  écouter 
quoi  que  ce  soit 

Le  premier  besoin  que  le  missionnaire  éprouve 
en  rentrant  chez-lui,  c'est  de  déposer  là  armes  et 
bagages,  et  d'aller  se  reposer  quelques  jours  à  la 
résidence  centrale. 

Là,  «ad  pedes  Domini»  et  dans  la  compagnie 
d'aimables  confrères,  il  se  refait  âme  et  corps. 
Les  délicieux  moments  que  ceux-là  !...  Chacun  ren- 
trant des  courses  de  plusieurs  mois,  sent  le  besoin 
de  détendre  un  peu  son  esprit  comme  son  coeur. 
Les  récits  et  les  incidents  de  voyage,  entremêlés 
bien  souvent  des  faits  les  plus  typiques,  pleuvent 
de  toute  part:  et  le  ton  personnel  et  parfois  com- 
mique,  avec  lequel  ces  choses  sont  racontées,  donne 
l'illusion  qu'on  assiste  à  un  concert,  mais  concert 
des  plus  propres  à  dérider.  Et  c'est  précisément  ce 
dont  le  missionnaire  a  besoin  alors 


LE     MISSIONNAIRE      A     LUI-MEME  l73 

Mais  outre  le  charme  particulier  à  ces  sortes 
d'entretiens,  il  y  a  là  aussi  pour  le  missionnaire  une 
magnifique    occasion    de    s'instruire. 

Seul  en  effet  au  fond  de  son  district,  il  a  rencontré 
et  dû  résoudre  bien  des  cas  difficiles.  Ces  mêmes  cas 
ou  d'autres  semblables  se  sont  aussi  présentés  aux 
autres  confrères.  On  les  rappelle  alors  et  les  com- 
mente. L'expérience  d'autrui  est  donc  largement  et 
gratuitement  mise  à  contribution;  à  chacun  d'en 
faire  son  profit 

De  retour  chez-lui,  le  missionnaire  reprend  sa 
besogne,  sa  besogne  personnelle,  cette  fois,  sus- 
pendue depuis  des  mois. 

Le  point  le  plus  en  souffrance  est  toujours  la 
correspondance  :  qui  peut  dire  combien  elle  a  souf- 
fert !... 

Laissez-moi  vous  le  dire,  chers  lecteurs,  avec  le 
missionnaire,  il  faut  en  prendre  généreusement  son 
parti  et  se  montrer  doublement  indulgent  sur  ce 
point.  Non  pas  qu'il  faille  l'absoudre  de  toute  ré- 
ponse :  ce  pardon  général,  il  le  refuserait  :  le  coeur 
a  ses  besoins.  Il  tient  donc  à  répondre,  lui  aussi, 
mais  quand  ?  Voilà  !... 

Ne  recevant  son  courrier  que  par  occasion,  lors- 
qu'il est  perdu  au  milieu  de  ses  chrétiens,  alors, 
comme  vous  l'avez  vu,  qu'il  n'a  pour  ainsi  dire 
aucun  moment  à  lui,  pas  même  celui  de  lire  d'un 
trait  la  lettre  qu'il  vient  d'ouvrir,  comment  vou- 
lez-vous qu'il  s'attable  aussitôt  ,  entreprenne  de 
répondre  à  l'instant  à  ces  longues  missives,  comme 
à  tous  ces  charmants  petits  mots  qui  lui  sont  en- 


174  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

voyés  de  là-bas...  Les  âmes  qu'il  dessert  souffri- 
raient à  cette  mesure;  et  bien  sûr  qu'en  l'apprenant 
vous  vous  récririez.  Il  lui  semble  donc  qu'il  est 
préférable  de  remettre  à  un  temps  plus  libre  et 
plus  convenable  ;  ce  temps  plus  libre  et  plus  convena- 
ble ne  vient  bien  souvent  qu'avec  l'été.  C'est  ce 
qui  fait  qu'à  l'ouverture  de  cette  saison  j'ai  tou- 
jours, pour  ma  part,  sur  mon  bureau  des  monceaux 
de  lettres  qui  attendent  réponse  :  qu'on  me  le  par- 
donne !... 

Puis  vient  la  mise  au  point,  et...  bien  souvent  la 
refonte  entière  des  registres  :  car  l'humeur  des  Chi- 
nois est  bien  voj^ageuse  et,  chez  les  nouveaux  sur- 
tout, les  défections  sont  fréquentes... 

Enfin  c'est  la  révision  des  notes    de    mission 

Lorsqu'on  parcourt  le  dossier  de  ces  notes  écri- 
tes sur  place,  un  long  soupir  s'échappe  du  coeur  :et 
ce  soupir  est  toujours  le  même  :  Ah  !  que  de  choses, 
que  de  choses  à  faire  !... 

Evidemment  il  ne  s'agit  pas  de  tout  entreprendre 
à  la  foir  :  l'essentiel,  le  plus  pressé  suffit;  mais  cet 
essentiel,  ce  plus  pressé  est  toujours  lui-même  très 
considérable. 

n      OEUVRES      QUI      URGENT 

A  l'époque  dont  je  parle  — ■  2e  été  —  cinq  points 
d'une  sérieuse  importance  s'imposaient  : 

1.  L'oeuvre  des  catéchistes  et  maîtres  d'école. 

2.  L'instruction  des  fiancées  païennes. 


LE     MISSIONNAIRE     A     LUI-MEME  l75 

3.  L'acquisition  de  terrains,  constructions  et 
réparations  d'oratoires. 

4.  L'enregistrement  des  vieux  contrats. 

5.  L'achat  d'un  certain  nombre  de  cloches  pour 
l'usage  du  culte. 

Les  trois  derniers  points  pouvaient  sans  doute 
subir  encore  quelque  retard  ;  mais  les  deux  premiers 
urgeaient. 

Le  mouvement  des  «Kéming»,  survenu  l'été  pré- 
cédent, avait,  comme  nous  l'avons  vu,  déterminé 
beaucoup  de  conversions.  Par  suite  de  cet  événe- 
ment, près  de  trente  villages  s'étaient  ouverts  à 
la  foi. 

Il  fallait  donc  profiter  du  mouvement;  si  non, 
on  risquait  de  tout  perdre,  ou  à  peu  près.  L'expé- 
rience est  là  en  effet  :  le  premier  moment  de  fer- 
veur une  fois  passé  pour  ces  gens,  leur  retour  est 
toujours  plus  difficile. 

Mais  le  moyen  d'aller  à  la  fois  vers  tout  ce  mon- 
de ?...  Personnellement,  je  ne  le  pouvais;  je  ne  m'en 
sentais  ni  la  force  ni  le  temps  :  à  peine  savais-je 
balbutier  quelques  mots  chinois,  et  les  vieux  chré- 
tiens étaient  là  qui  me  réclamaient. 

Pour  les  aides  sur  qui  j'eusse  pu  compter,  je 
n'avais  alors  que  4  ou  5  catéchistes  et  deux  vierges 
répartis  sur  l'étendue  de  deux  districts.  Il  fallait 
donc  de  toute  nécessité  augmenter  le  nombre  de  ces 
précieux  auxiliaires  :  c'était  l'unique  moyen  d'ar- 
river à  quelque  chose. 


176  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

La  nécessité  de  pareils  aides  en  mission  a  été  re- 
connue depuis  longtemps  par  tous  ceux  qui  se  sont 
occupés  d'apostolat  en  pays  enfidèles  : 

«Les  catéchistes,  dit  le  R.  P.  Castels  s.  j..  ce  sont 
les  missionnaires  laïques,  auxiliaires  de  choix,  qui 
se  dispersent  sur  l'étendue  du  territoire  attribué  à 
leur  zèle,  tant  pour  y  préparer,  que  pour  y  mainte- 
nir l'oeuvre  d'évangilisation,  et  qui  par  un  dévoue- 
ment sans  hmites,  leur  expérience  des  choses  du  pays, 
leur  tact  pour  gagner  les  sj^mpathies  de  leurs  compa- 
triotes, l'imposent  partout,  et  rendent  possible  aux 
missionnaires  prêtres  ce  que  l'on  pourrait  appeler 
l'évangihsation  à  distance  :  sur  leurs  traces,  arrive 
le  prêtre  qui  n'a  plus  qu'à  faire  la  moisson  dans  les 
champs  labourés,  ensemencés,  gardés  par  ces  in- 
trépides collaborateurs... 

«Les  auxiliaires  véritablement  actifs  des  mis- 
sionnaires européens,  dit  à  son  tour  le  P.  Leboucq, 
sont  les  catéchistes  et  les  vierges.  La  réserve  et 
l'action  limitée  qu'impose  aux  missionnaires  leur 
qualité  d'étrangers,  nous  ont  déjà  fait  comprendre 
quel  rôle  leur  assigne  la  force  des  choses  dans  l'oeu- 
vre de  l'évangilisation  de  la  Chine.  A  eux  l'ini- 
tiative et  la  haute  direction  de  l'apostolat;  à  eux 
encore  le  renouvellement  spirituel  des  chrétiens  par 
la  mission  annuelle.  Mais  pour  introduire  le  chris- 
tianisme dans  les  familles  qui  l'ignorent,  pour  dé- 
montrer aux  païens  l'insuffisance  de  leur  religion 
et  les  convaincre  de  leurs  erreurs,  pour  apprerdi'e 
aux  convertis  les  prières  et  la  doctrine  catholique, 
pour  tenir  les  écoles,   pour  entretenir  parmi  les 


QEATRE  MISSIONNAIRES  CANADIENS  AU  CHANTONG  OR. 


LE     MISSIONNAIRE     A     LUI-MEME  177 

néophytes  la  connaissance  et  la  pratique  de  la  foi, 
il  leur  faut  des  coopérateurs  indigènes,  sans  les- 
quels leur  ministère  n'aurait  qu'une  désolante  sté- 
rilité.» 

Un  autre  témoignage  non  moins  autorisé  que 
les  précédents  et  qui  a  ici  plus  de  valeur,  puisqu'il 
regarde  spécialement  notre  situation  actuelle  au 
Chantong  oriental,  c'est  celui  du  T.  R.  P.  Henri 
Veille,  ancien  commissaire  de  ce  vicariat.  Dans  un 
article  qu'il  écrivait  sur  la  matière  il  y  a  à  peine  5  ans 
—  et  la  situation  n'a  pas  beaucoup  changé  depuis  — 
il  disait  :  «C'est  là  l'institution  qui  nous  manque  au 
Chantong  oriental,  et  qu'il  faudrait  à  tout  prix  créer. 
Une  ère  nouvelle  de  prospérité  s'élèvera  dans  le 
vicariat  le  jour  où  l'on  aura  pu  enfin  ouvrir  l'école 
de  catéchistes  et  pourvoir  en  suite  à  leur  entretien 
au  poste  qui  leur  sera  assigné  par  le  missionnaire»... 

Et  ce  n'est  pas  seulement  une  école  qu'il  nous 
faudrait,  c'est  deux:  l'une  pour  les  hommes  et  l'au- 
tre pour  les  femmes  ^  (Echo  du  Chantong  sept.  1913, 
p.  159.) 

Mais  ces  auxiliaires  à  appeler  et  à  former,  où 
les  prendre  ?  Ici  plus  qu'ailleurs  il  faut  des  hommes 
de  choix,  à  l'esprit  sain,  au  jugement  droit,  au  coeur 
généreux  et  dévoué;  car  ils  auront  besoin  de  pres- 
tige, d'autorité  et  d'endurance  pour  s'imposer  et 
faire  accepter  la  religion  qu'ils  prêcheront. 

(  1  )  —  Maintenant  cette  dernière  école  existe  :  Ouverte  à 
Fang  tze,  il  y  a  4  ans,  dirigée  par  le  P.  Césaire  et  entretenue 
durant  deux  ans  des  aumônes  recueillies  par  le  P.  Morand,  elle 
vient  d'être  transportée  à  Tsing-chow-fou. 


178  DÉBUTS  d'un  missionnaike 

Dans  mes  courses  apostoliques  chez  les  vieux 
chrétiens,  j'avais  plus  d'une  fois  remarqué  un  certain 
nombre  de  bons  jeunes  gens,  de  20  à  30  ans,  mariés 
pour  la  plupart,  ayant  reçu  dans  leur  famille  une 
excellente  éducation  chrétienne,  et  de  plus  assez 
lettrés...  X'était-ce  pas  mon  affaire  toute  trouvée  ? 
Ce  qui  leur  manquait  pour  les  rendre  aptes  au  but 
que  je  poursuivais,  c'était  seulement  une  connais- 
sance plus  approfondie  et  plus  détaillée  de  la  doc- 
trine, une  conviction  plus  raisonnée  et  plus  ferme  du 
sens  sublime  de  l'apostolat  et  du  dévouement  chré- 
tien,  et...  l'assistance  pécuniaire  évidemment. 

Mais  puisque  j'ai  déjà  sous  la  main  les  premiers 
éléments  essentiels,  medis-je,  nepuis-jepas  compter 
sur  Dieu  pour  l'accessoii'e  ?  ^loins  que  nul  autre  en 
effet  le  missionnaire  n'a  le  droit  d'oubher  les  recom- 
mandations du  ^Maître  :  «La  vie  ne  vaut-elle  pas 
infiniment  plus  que  la  nourriture  et  le  vêtement  ?... 
Ne  vous  mettez  donc  point  en  peine,  disant  :  Que 
mangerons-nous  ou  que  boirons-nous,  ou  de  quoi 
nous  vêtirons-nous  ?  Votre  Père  céleste  sait  que 
vous  avez  besoin  de  toutes  ces  choses.» 

Mettant  ma  confiance  uniquement  en  Dieu,  je 
résolus  donc,  l'heure  venue,  d'appeler  et  de  tenter 
l'entreprise. 

La  seconde  oeuvre  qui  s'imposait,  je  l'ai  dit, 
c'était  l'instruction  des  fiancées  païennes  avant  le 
passage  de  la  porte  (mariage) 

Déjà  l'on  m'avait  fait  remarquer  l'importance  de 
cette  question;  mais  avant  de  m'en  rendre  compte 


LE     MISSIONNAIRE     A     LUI-MEME  179 

par  moi-même;  j'étais  loin  de  la  croire  aussi  ur- 
gente. 

C'est  fatal  en  effet,  nos  chrétiens,  très  peu  nom- 
breux encore  relativement  à  l'énorme  population 
païenne  qui  les  enveloppe,  doivent  comme  néces- 
sairement un  jour  ou  l'autre  s'allier  à  des  familles 
non  chrétiennes. 

De  toutes  les  jeunes  filles  que  nos  chrétiens  s'al- 
lient de  la  sorte,  bien  rares  sont  celles  qui  hé- 
sitent à  promettre  de  se  faire  chrétiennes  par  la 
suite;  il  est  donc,  en  conséquence,  facile  d'obtenir 
la  dispense  requise.  Là  n'est  pas  la  difficulté.  La 
difficulté  surgit  surtout  après  le  mariage 

On  a  promis  de  se  faire  chrétienne,  ou  tout  au 
moins  de  ne  jamais  mettre  obstacle  à  l'éducation 
chrétienne  des  enfants,  très  bien  !  Mais  la  cérémo- 
nie du  mariage  faite  et  le  train  ordinaire  de  la  vie 
repris,  il  arrive  bien  rarement  que  l'on  songe  à 
s'instruire  davantage. 

Ce  soin  d'instruire  la  nouvelle  arrivante  revien- 
drait tout  naturellement  au  mari,  qui  s'y  est  d'ail- 
leurs engagé  formellement;  mais  lui  est  bien  trop 
distrait,  et  souvent  aussi  trop  peu  maître  de  sa 
matière  pour  entreprendre  cette  tâche;  pour  les 
autres,  ils  n'y  songent  pas  davantage. 

La  conséquence  pratique,  c'est  que  ces  épouses 
païennes  restent  bien  souvent  païennes  toute  leur 
vie.  Les  nombreux  enfants  qui  naissent  —  car  en 
Chine  les  familles  se  multiplient  très  vite  —  n'ont 
qu'une  demi-foi.  Ils  sont  baptisés  sans  doute,  mais 
la  mère  n'étant  pas  chrétienne,  ne  sachant  par  con- 


180 


séquent  pas  un  mot  de  doctrine,  pas  même  tracer 
sur  elle  le  signe  de  la  croix,  ses  enfants  grandissent 
dans  une  profonde  ignorance  religieuse. 

Si  pour  remédier  au  mal,  on  ne  peut  compter  sur 
une  bonne  école  de  village,  c'en  est  fait,  nous  avons 
une  famille  de  demi-païens,  et  autant  de  familles  de 
cette  sorte,  qu'on  aura  permis  de  ces  unions. 

Mais  me  direz-vous,  n'y  aurait-il  pas  un  moyen 
de  remédier  au  mal  ?...  Oui,  ce  serait  d'instruire 
ces  fiancées  païennes  dès  avant  le  mariage,  et  de  ne 
bénir  leur  union  que  lorsqu'elles  sauraient  assez  de 
doctrine  pour  être  baptisées.  C'est  là  le  moyen  et 
l'unique  moyen. 

A  l'ouverture  de  l'été  1917  je  me  trouvais  en  face 
de  12  à  15  de  ces  cas...  Que  faire  ?  Donner  la  dispen- 
se et  laisser  l'union  se  consommer  ainsi?...  Ma  con- 
science réclamait.  Je  décidai  donc  d'ouvrir  une 
école  spéciale  à  Pécheng  et  d'y  appeler  toutes  ces 
jeunes  filles  pour  les  instruire  et  les  baptiser  au 
plutôt. 

Ce  catéchuménat  et  mon  école  de  catéchistes, 
telles  étaient  les  deux  oeuvres  auxquelles  je  résolus 
de  consacrer  mes  loisirs  de  l'été.  Il  allait  sans  doute 
m'en  coûter  des  soucis  et  même  beaucoup  d'argent, 
mais  que  voulez-vous.  Le  devoir  était  là  qui  de- 
mandait  

Au  moment  fixé  je  lançai  donc  la  double  invi- 
tation. 

Pour  les  catéchistes,  elle  fut  vite  entendue. 
Honorés  du  choix  que  je  faisais  de  leur  personne 
autant  qu'alléchés  par  l'appât  d'un  emploi  rému- 


LE     MISSIONNAIRE     A     LUI-MEME  181 

nérateur  pour  l'avenir,  et  d'ailleurs  comprenant 
suffisamment  le  sens  du  projet  que  je  tentais,  ils 
répondirent  fidèlement  à  l'appel  :  aucun  des  invités 
ne  manqua  :  j'en  eus  du  coup  dix. 

Mais  pour  les  fiancées,  il  n'en  alla  pas  du  tout 
de  même.  Complètement  ignorantes  de  mes  mo- 
tifs, et  craintives  à  l'excès  comme  toutes  jeunes 
filles  chinoises,  elles  hésitèrent  fort;  quelques  unes 
refusèrent  net. 

Je  dus  donc  user  de  diplomatie.  Je  fis  agir  la 
belle-mère.  N'était-elle  pas,  après  moi,  la  plus  inté- 
ressée dans  l'affaire  ?  Puis  au  besoin  je  députai  une 
vierge  sur  les  lieux... 

On  n'obtint  pas  tout  de  suite  que  la  «demoiselle» 
vînt  séjourner  au  Tien-tchou-t'ang;  on  obtint  du 
moins  qu'elle  s'y  rendit  passer  un  dimanche  avec 
les  chrétiens.  Alors,  la  vue  des  autres  chrétiennes 
et  surtout  le  bon  accueil  qui  lui  fut  fait  parles  vier- 
ges achevèrent  de  la  gagner   :  elle  demeura. 

Après  une  dizaine  de  jours,  je  les  avais  toutes  sous 
le  toit  de  l'école;  j'étais  on  ne  peut  plus  content. 

Restait  maintenant  à  instruire  et à  nourrir 

tout  ce  monde 

Pour  l'entretien  —  je  m'y  étais  aussi  engagé, 
sans  cela  je  n'aurais  point  réussi  —  l'affaire  n'alla 
pas  sans  quelque  difficulté  :  j'étais  nullement  orga- 
nisé pour  cela...  Il  fallut  donc  d'abord  doubler  le 
nombre  de  mes  domestiques;  puis  acheter  des  grains, 
que  je  dus  faire  venir  de  plus  de  60  lys;  enfin  une 
meule,  car  dans  l'intérieur  on  n'a  pas  encore  l'avan- 
tage des  moulins  publics  :  chaque  famille  moud  son 


182  DÉBUTS  d'un  missionnaike 

grain.  En  outre  ii  me  fallut  louer  quelques  vieilles 
servantes  pour  cuire  la  galette  de  millet-sorgho. 
Mais  mon  parti  était  pris  ;  j  e  ne  reculai  devant  aucune 
difficulté. 

Pour  l'instruction,  ce  fut  plus  facile  :  j'étais  da- 
vantage dans  mon  rôle 

Les  fiancées,  retirées  à  l'école  des  filles,  suivaient 
sous  la  direction  des  vierges  le  petit  cours  de  prières 
et  de  doctrine  qui  leur  était  fait. 

L'instruction  des  futurs  catéchistes  devait  évi- 
demment réclamer  plus  de  soin  :  ne  me  trouvais-je 
pas  en  effet  en  face  d'une  élite  ?  et  toute  élite  pour 
être  bien  formée  demande  des  soins  particuliers. 

Je  mis  entre  leurs  mains  un  abrégé  de  l'Ancien 
et  du  Nouveau  Testament  :  «Kou-ging-da-louo, 
Sin-ging-da-louo»;  un  cours  suffisamment  com- 
plet de  doctrine  :  «lo-li-kie-louo»;  un  manuel  com- 
plet de  réfutation  des  superstitions  païennes  et 
d'apologétique  :  Sie-tchang-li'k'o»;  un  petit  cours 
de  liturgie  et  symbolisme  religieux  :  «Chang-kio-li- 
i»  ;  enfin  un  petit  traité  de  politesse  et  convenances 
sociales  :    «Li-mo-t'souo-io» 

Chaque  matin,  le  lever  était  sonné  à  5  heures. 
A  o  heures  et  demie,  messe  et  lecture  méditée  (un 
quart  d'heure).  A  8  heures,  alors  que  j'étais  encore 
occupé,  avait  lieu  le  premier  cours,  cours  de  chi- 
nois :  sous  la  direction  de  mon  vieux  catéchiste, 
on  revoyait  les  classiques  chinois,  étudiés  autre- 
fois. A  10  heures,  visite  au  T.  S.  Sacrement  et 
moment  de  repos.  A  10  heures  et  demie,  cours  d'E- 
criture Sainte,  jusqu'à  11  heures  trois  quarts  :  ce 


LE     MISSIONNAIRE     A     LUI-MEME  183 

temps  était  divisé  en  deux  parties  :  la  première, 
consacrée  à  la  lecture  privée  de  la  matière,  la  secon- 
de, à  l'explication,  que  je  présidais.  A  11  heures 
trois  quarts,  examen  particulier  à  la  chapelle. 

Dans  l'après-midi,  à  2  heures,  cours  de  doctrine 
que  je  présidais  également.  A  4  heures,  visite  au 
T.  S.  Sacrement  et  repos.  A  4  heures  et  demie, 
cours  d'apologétique.  A  6  heures,  lecture  spiri- 
tuelle en  plain  air,  puis  court  moment  de  récollec- 
tion à  la  chapelle. 

Dans  la  soirée,  après  une  page  ou  deux  du  petit 
traité  de  politesse  et  la  récitation  des  répons  de 
la  messe  que  tous  devaient  apprendre,  mes  grandes 
élèves  s'exerçaient  au  chant  religieux  et  à  la  réci- 
tation à  haute  voix  des  prières  communes. 

Pour  les  fiancées,  je  l'ai  dit,  les  vierges  s'en  occu- 
paient. Deux  fois  la  semaine  je  leur  donnais  moi- 
même  une  séance  d'explication  sur  la  matière  étu- 
diée. Chaque  soir,  lorsque  le  soleil  baissait,  elles 
sortaient  les  tables  dans  la  cour  de  l'école,  et  là, 
faisant  cercle,  elles  examinaient  quelques  images 
du  grand  catéchisme,  illustration  de  la  leçon  du 
jour... 

0  les  bons  moments  que  ceux-là,  et  comme  ils 
me   semblaient   précieux    ! 

Mais  c'est  le  propre  des  oeuvres  de  Dieu  d'être 
éprouvées.  La  misère  extrême  qui  sévissait  alors 
au  Chantong  —  la  récolte  aj^ant  à  peu  près  com- 
plètement manquée  les  deux  années  précédentes  — 
fut  cause  que  je  dus,  pour  un  temps  du  moins,  sus- 
pendre le  travail  entrepris. 


184  DÉBUTS  d'ux  missionnaire 

L'argent  qu'il  m'aurait  fallu  —  argent  à  prendre 
sur  mon  soi-disant  petit  avoir  en  procure  —  je 
l'avais  bien  demandé  à  qui  de  droit,  mais  il  ne  m'ar- 
rivait  pas.  La  cause  ?  Je  l'ignorais.  Mais  l'affreuse 
guerre  qui  sévissait  toujours  et  stérilisait  la  moitié 
de  nos  aumônes,  était  bien  de  nature  à  me  faire  pen- 
ser qu'on  avait  utilisé  ma  petite  somme  à  des  be- 
soins plus  urgents.  Quoi  qu'il  en  soit,  ne  pouvant 
renouveler  ma  provision  de  grain,  je  dus  prendre 
l'extrême  décision  de  renvoyer  tout  mon  monde. 
Il  m'en  coûta  sans  doute;  et  la  chose  ne  se  fit  pas 
sans  difficulté,  surtout  pour  les  fiancées  qui  déjà 
s'étaient  attachées  à  leurs  maîtresses,  mais  il  le 
fallait 

C'est  alors,  chers  bienfaiteurs,  que  je  décidai  de 
crier  vers  vous  pour  vous  exposer  ma  situation. 

Heureusement,  vous  n'êtes  pas  restés  sourds  à 
ma  voix  :  laissez-moi  vous  en  exprimer  ici  toute  ma 
gratitude. 

Moyennant  ces  aumônes,  après  à  peine  deux  mois 
et  demi  de  chômage,  je  pouvais  réouvrir  mes  classes 
et  terminer  le  travail  commencé.  Trois  semaines  ne 
s'étaient  pas  écoulées  que  mes  jeunes  filles  sa- 
vaient assez  de  doctrine  et  de  prières  pour  rece- 
voir le  saint  baptême  :  je  le  leur  octroyai  de  grand 
coeur.  Pour  mes  catéchistes,  ils  avaient  réussi, 
eux  aussi,  à  voir  toute  la  matière  proposée  et  ils 
étaient  prêts.  Il  ne  me  restait  plus  qu'à  leur  trou- 
ver des  postes  et  les  y  installer;  ce  qui  devait  être 
bien  facile. 


CHAPITRE   V 

2e  ANNEE. 

1    ÉCOLES 

A  l'automne,  j'envoyai  mon  vieux  catéchiste  vers 
les  villages  où  les  conversions  avaient  été  les  plus 
nombreuses,  à  l'effet  d'y  sonder  le  terrain  et  d'y 
organiser  quelques  classes,  si  possible. 

Le  lendemain  de  la  Toussaint,  mes  10  nouveaux 
catéchistes  enseignants  partaient  pour  leurs  postes 
assignés,  tandis  que  de  mon  côté  je  reprenais  mes 
courses  annuelles. 

Après  quinze  jours,  je  revins,  anxieux  de  savoir 
comment  les  choses  allaient.  En  dépit  du  peu  de 
temps  dont  je  disposais,  je  tins  cependant  à  visiter 
toutes  ces  classes  récemment  ouvertes. 

Je  fus  enchanté  des  résultats.  Non  que  tout  y 
fut  déjà  parfait,  loin  de  là;  mais  je  remarquais  par- 
tout beaucoup  de  bonne  volonté.  Pour  le  moment 
cela  me  suffisait. 

Une  autre  joie  vint  s'ajouter  à  la  première  :  dans 
les  villages  nombreux,  on  désirait  aussi  des  vierges 
pour  instruire  les  petites  filles  et  les  femmes...  Et 
moi  qui  visais  depuis  un  an  l'occasion  d'en  faire 
accepter  ! 

Seulement  une  difficulté  surgissait  :  ces  vierges 
dont  je  disposais  étaient  encore  bien  jeunes;  elles 


186  DÉBUTS  d'un  misssonnaire 

ne  pouvaient  par  conséquent  être  employées  au 
dehors,  sans  une  permission  spéciale. 

La  permission  demandée  fut  accordée,  mais  on  y 
mit  une  condition  :  c'est  que  ces  jeunes  vierges  fus- 
sent constamment  deux  ensemble;  ce  qui  allait  li- 
miter de  moitié  mon  nombre 

Mais  une  seconde  difficulté  allait  surgir  encore  : 
celle  des  locaux... 

Les  statuts  qui  régissent  ces  bonnes  ^àerges  sont 
assez  sévères,  et  il  le  faut  certes  !...  Mais  mes  néo- 
phytes se  firent  difficilement  à  l'idée  que  pour  deux 
jeunes  personnes  seulement  il  fallût  deux  travées,  sé- 
parées de  toute  autre  habitation  et  entourées  d'un 
bon  mur.  Eu  égard  à  ces  difficultés,  je  ne  pus  cette 
année  là  ouvrir  que  4  de  ces  écoles  de  filles. 

Je  passai  la  fête  de  Noël  à  Pé  '^eng.  Pour  ces 
grandes  fêtes  en  effet,  il  est  préférable  d'être  chez- 
soi,  à  la  résidence  centrale  du  district;  car  les  chré- 
tiens viennent  alors  en  foule  se  confesser,  commu- 
nier et  régler  leurs  mille  petites  affaires. 

Mes  catéchistes  récemment  installés,  ainsi  que 
les  vierges  enseignantes  y  vinrent  aussi  et  m'ame- 
nèrent leur  élèves.  La  fête  en  fut  entrêmement  ré- 
haussée ! 

Ils  étaient  là,  dans  cette  belle  nuit  de  Noël,  plus 
de  150,  tant  petits  garçons  que  petites  filles,  rem- 
pHssant  à  eux  seuls  plus  de  la  moitié  de  la  chapelle. 
Déjà,  après  à  peine  un  mois  et  demi  d'étude,  ils 
pouvaient  réciter  leurs  dix  prières  et  quelques  pa- 
ges de  leur  catéchisme. 


2e   ANNÉE  187 

A  rissu(=^  de  la  messe  de  minuit,  tous  se  levèrent, 
s'approchèient  de  la  crèche  et  m'enlevèrent  le 
chant  traditionnel  de  Noël 

Oui,  je  le  répète,  ma  joie  fut  bien  grande  alors,  et 
je  me  trouvai  largement  dédommagé  de  tous  mes 
soucis.  Un  seul  regret  se  mêlait  à  ma  joie:  celui 
de  ne  point  vous  sentir,  là,  tout  près  de  moi,  chers 
bienfaiteurs,  pour  contempler  et  entendre  ! 

Après  la  fête,  je  partis  aussitôt  pour  aller  passer 
le  Nouvel  An  à  la  résidence  régulière  de  Tsing- 
chow-fou. 

En  route,  comme  j'en  avais  le  temps,  je  m'arrêtai 
dans  quelques  écoles  récemment  ouvertes. 

A  Pien-hia,  où  12  familles  venaient  de  se  déclarer 
chrétiennes  et  s'étaient  elles-mêmes  ouvert  une 
école,  je  fus  saisi  d'une  question  qui  m'embarrassa  : 

Le  chef  du  village,  encore  païen,  et  chargé  de 
l'école  du  mandarin,  voulait  forcer  les  enfants  ré- 
cemment convertis  à  se  rendre  à  son  école.  Comme 
les  parents  de  ces  derniers  hésitaient,  on  avait 
porté  l'affaire  au  mandarin  lui-même.  Je  promis  de 
m'occuper  de  la  chose. 

En  passant  à  la  ville,  j'en  profitai  pour  aller  au 
tribunal...  Le  «grand  homme»  me  reçut  bien.  Il 
était  content  de  me  voir  pour  causer  de  cette  affaire. 

«Il  importe,  dit-il  en  débutant,  que  nos  relations 
soient  toujours  très  bonnes»... 

—  Et  c'est  bien  ce  que  je  désire,  moi  aussi  lui  dis-je. 
Puis  il  m'exposa  la  situation  : 

—  «Je  suis  tenu,  dit-il,  par  l'autorité  supérieure 
de  présenter  chaque  année  un  rapport  détaillé  sur 


188  DÉBUTS  d'ux  missionnaire 

la  situation  scolaii'e  dans  mon  district.  Il  me  faut 
chaque  année  un  certain  nombre  d'écoles,  et  dans 
chaque  école,  un  certain  nombre  d'élèves,  lesquels 
doivent  suivre  les  cours  pendant  un  certain  nom- 
bre d'années  :  au  moins  trois  ans. 

Lorsqu'il  se  fait  des  conversions  à  la  religion  du 
Maître  du  ciel...  ce  à  quoi  je  ne  m'oppose  pas,  et 
que  vous  ouvrez  vous-même  des  écoles,  il  y  a  pour 
moi  danger  de  voir  mes  écoles  désertes,  et  c'est  pré- 
cisément ce  que  je  ne  veux  pas. 

Vous  ouvi'ez  des  écoles  pour  l'instruction  reli- 
gieuse de  vos  adeptes,  c'est  très  bien  !  J'en  ouvre, 
moi-aussi,  pour  l'instruction  de  mes  sujets  c'est 
aussi  très  bien.  Il  faut  donc  que  nos  gens  sachent, 
que,  dès  qu'ils  ont  commencé  à  fréquenter  mon 
école,  qu'ils  se  fassent  chrétiens  ou  non,  ils  doivent 
continuer  jusqu'à  l'expiration  du  terme  :  trois  ans. 
Après  cela,  je  vous  les  remets,  et  vous  en  faites  ce 
que  vous  voulez» 

Sa  demande  était  trop  raisonnable  pour  que  je 
ne  m'y  rendisse  pas.  D'ailleurs,  n'ayant  encore, 
nous  missionnaires,  d'après  les  traités  que  le  droit 
d'ouvrir  des  écoles  de  doctrine,  et  nullement  celui 
d'enseigner  le  chinois  et  les  sciences  —  à  moins  tou- 
tefois d'avoir  des  maîtres  diplômés  et  de  suivre  le 
programme  scolaire  officiel  —  je  consentis  volon- 
tiers à  ce  que  nos  enfants,  qui,  étant  encore  païens, 
avaient  commencé  de  fréquenter  l'école  mandarine, 
continuassent  jusqu'au  temps  fixé.  H  s'en  trouva 
trois. 


2e    ANNÉE  189 

Pour  les  enfants  des  nouveaux  chrétiens  qui 
n'étaient  jamais  allés  à  son  école,  il  promettait  de 
ne  les  y  point  obliger. 

Voyant  le  «grand  homme»  si  bien  disposé,  j'en 
profitai  pour  lui  demander  une  faveur:  la  publica- 
tion d'un  «Ko-che»  ou  proclamation  protectrice 
pour  chacune  de  nos  écoles... 

Il  s'informa  du  nombre  d'exemplaires  que  je 
désirais;  et  trois  jours  après,  je  recevais  30  de  ces 
feuilles. 

Voici  à  peu  près  la  teneur  de  cette  proclamation  : 

«Le  sous-préfet  de  Chang-lo  nommé  Hoang  lance 
un  décret  et  donne  au  public  l'avis  suivant,  savoir  : 

«Le  père  Bonaventure  fait  mission  dans  ce  dis- 
trict et  exhorte  le  monde  aux  études  comme  étant 
une  bonne  chose.  De  fait  la  loi  civile  donne  à  tous 
la  liberté  religieuse.  Or  les  écoles  que  l'Eglise  ca- 
tholique établit  et  l'enseignement  qu'on  y  donne 
sont  un  moyen  pour  ouvrir  au  peuple  l'intelligence 
et    former    le    coeur... 

Mais  il  est  à  craindre  que  les  ignorants  ne  les 
dédaignent  comme  des  choses  étrangères.  Notre 
devoir  est  donc  de  lancer  un  décret  en  ces  termes  : 

Pour  les  raisons  sus-indiquées,  nous  avertis- 
sons avec  confiance  tous  les  voisins  (des  chrétiens 
et  de  ces  écoles)  de  vouloir  bien  unanimement  les 
protéger  et  ne  point  les  délaisser. 

Respect  à  ceci  ! 

Donné  à  Chang-lo,  le  5  de  la  12e  lune,  l'an  6  de 
la    République    chinoise. 


190  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Quelques  mois  après  j'obtenais  également  du 
mandarin  du  district  de  An-kiu  une  semblable  pro- 
clamation, en  termes  encore  plus  favorables.  La 
voici  : 

«Le  sous-préfet  de  An-kiu  qui  se  nomme  Tchang 
fait  paraître  ce  décret  et  donne  au  public  l'avis  qui 
suit    : 

«Le  père  Bonaventure,  qui  habite  à  la  résidence 
catholique  de  Tcheng-bou,  est  venu  lui  expo- 
ser que,  partout  où  il  prêche  la  religion,  il  exhorte 
la  jeunesse  aux  études.  En  agissant  de  la  sorte, 
le  père  craint  que  les  ignorants  ou  les  insensés  ne 
forment  à  ce  sujet  des  soupçons  injustes.  C'est  pour- 
quoi il  me  prie  de  faire  paraître  un  décret  qui  dé- 
clare qu'après  mûr  examen,  nous  constatons  que 
le  père  Bonaventure  qui  étabht  des  écoles  dans  cette 
région,  n'a  d'autre  but  que  de  procurer  de  bonnes 
études  aux  jeunes  gens,  et  cela  sans  arrière  pensée 
ni  rien  de  contraire  aux  traités.  En  outre  il  me  prie 
de  protéger  la  propagation  de  la  rehgion  confor- 
mément à  ce  que  promettent  les  traités.  Ceci  est 

tout  à  fait  juste  et  selon  notre  devoir 

C'est  pourquoi  nous  faisons  paraître  ce  décret, 
avertissant  les  grands  de  tout  le  district,  ainsi 
que  les  commerçants,  les  officiers  militaires  et  le 
peuple  que  lorsque  le  père  Bonaventure  se  rend  dans 
leurs  régions,  il  n'est  aucunement  permis  de  le 
mépriser;  au  contraire,  il  faut  lui  prêter  aide  et  sou- 
tien et  le  traiter  convenablement... 

Que  si  il  y  a  encore  des  malappris  qui  se  mettent 
en  avant  pour  décrier  et  calomnier  ce  qui  est  bien, 


^^^s^ 


M.  THÉODORE  DE  LAGRENÉ,  MINISTRE  PLENIPOTENTAIRE 

FRANÇAIS  A  PEKIN.  (1800-18C2)      {voir  J). 


2e    ANNÉE  191 

nous  les  traduirons  au  tribunal  pour  être  punis 
sévèrement,  sans  rémission  ni  grâce. 

Respect    à    ceci    ! 

Donné  à  Ankiu,  le  17  de  la  7e  lune,  Tan  7  de  la 
République  chinoise. 

II   KO-NIEN    ou    NOUVEL    AN    CHINOIS 

Ce  moment  de  Tannée  est  pour  les  Chinois  ime 
époque  bien  solennelle.  Le  missionnaire  doit  né- 
cessairement en  tenir  compte  lui  aussi,  car  dès  quin- 
ze jours  à  l'avance  tout  le  monde  s'y  prépare. 

Durant  ces  dernières  heures  de  l'année  qui  s'a- 
chève, c'est  pour  nos  célestes  un  peu  comme  aux 
approches  du  jegement  dernier  :  il  faut  que  chacun 
règle  ses  comptes.  Dès  la  veille  ou  l'avant-veille  du 
grand  jour,  les  membres  absents  de  la  famille 
rentrent  au  foyer,  s'ils  le  peuvent. 

Le  matin  du  jour  de  l'An,  on  est  réveillé  au  bruit 
du  fusil  et  des  pétards. 

Chacun  se  lève  alors,  revêt  ses  plus  beaux  ha- 
bits et  sort  rendre  visite  aux  parents,  aux  voisins  et 
aux  amis.  Ces  visites  sont  courtes,  car  pendant  ce 
temps,  à  la  maison,  on  prépare  les  «Koudjas»  ^  et  il 
faut  revenir  pour  les  manger  avant  le  lever  du 
soleil.  Il  n'y  a  que  ce  mets,  mais  il  le  faut.  S'il 
allait  manquer,  le  Ko-nien  perdrait  complètement 
son  sens. 


(i)  —  Espèce  de  rouleaux  de  pâte  cuite  à  Teau,  enveloppant 
un  peu  de  viande  achée,  assaisonnée  d'herbages. 


192  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Quinze  jours  durant,  le  matin  au  réveil  et  le  soir 
à  la  tombée  de  la  nuit,  c'est  la  même  détonation 
de  pétards  et  de  fusils;  les  plus  riches  y  ajoutent 
les  fusées.  Chaque  village  semble  alors  sous  le 
coup  d'un  assaut,  et...  la  Chine  entière  est  en  feu  ! 
Vraiment  l'on  se  croirait  dans  la  zone  de  guerre  ! 
Mais  rassurez-vous,  ce  sont  de  pures  manifesta- 
tions de  joie 

Les  païens,  eux,  profitent  de  ces  jours  où  la  fa- 
mille est  au  complet  pour  rendre  le  culte  aux  ancê- 
tres et  faire  toutes  espèces  de  superstitions.  Ils  dé- 
corent la  pagode  du  village  et  y  vont  faire  leur  visite. 
A  domicile,  ils  appendent  au  mur  l'image  de  leurs 
dieux,  entre  autres  celui  de  la  cuisine,  auquel  ils 
rendent  religieusement  leurs  hommages.  Ils  font 
aussi  le  Kuo-t'ou  ou  grand  salut  devant  la  planche 
traditionnelle,  sur  laquelle  sont  inscrits  les  noms 
de    leurs    parents    défunts. 

A  l'extérieur,  on  accole  au  linteau  des  portes  et 
des  fenêtres  une  série  de  papiers  dentelles  aux  cou- 
leurs les  plus  voyantes;  et  sur  les  cadres  et  panneaux 
des  portes,  ainsi  que  sur  les  murs,  ce  sont  des  ins- 
criptions exprimant  ou  sjTnbolisant  les  plus  jo- 
yeux souhaits  de  bonheur,  de  richesses  et  de  longévi- 
té. Sur  les  mansardes  des  pauvres  on  lit  souvent  : 
«Le  riz,  le  sorgho,  le  miUet,  le  haricot  !»...  souhait 
des  cinq  grains,  tandis  que  sur  les  demeures  des 
riches  ce  sont  les  cinq  bonheurs  : 

«Longue  vie,  richesse,  paix,  vertu,  bonne  vie  !» 

Pour  nos  chrétiens,  nous  tâchons  de  leur  faire 
sanctifier  ces  jours  le  plus  possible.  Il  ne  leur  est 


2e   ANNÉE  193 

I  >as  défendu  évidemment  de  se  lever  de  grand' ma- 
tin, de  revêtir  leurs  plus  beaux  habits.  Il  ne  leur  est 
pas  davantage  interdit  de  préparer  les  «Koujas»; 
mais  avant  de  les  manger,  ils  sont  invités  à  venir 
à  réglise,  saluer  le  bon  Dieu. 

Et  la  plupart  comprennent  très  bien  le  sens  de 
cette  invitation.  Plusieurs  tiennent  même  à  se 
confesser  pour  ce  jour,  afin  de  commencer  la  nou- 
velle année  dans  la  plus  parfaite  union  avec  Dieu. 
Et  le  premier  après  Dieu  auquel  ils  rendent  visite 
ce  jour-là,  c'est  toujours  leur  «Chin-fou»  ou  père 
spirituel. 

Cela  nous  fournit  l'occasion  de  leur  faire  nos 
meilleurs  souhaits,  souhaits  qui  leur  serviront 
comme  autant  d'antidotes  contre  les  exemples  plus 
ou  moins  édifiants  qu'ils  auront  sous  les  yeux  les 
jours  suivants. 

Pour  les  placards  ou  «Toei-tze,»  nous  ne  les  leur 
défendons  pas  davantage  :  il  ne  faut  jamais  se  sin- 
gulariser sans  motif.  Toutefois  nous  exigeons  que 
dans  tout  ce  qu'ils  écrivent  et  affichent  il  n'y  ait 
rien  de  contraire  à  la  foi  et  aux  moeurs.  Le  plus 
souvent  ce  sont  des  titres  à  la  louange  et  à  la  gloire 
du  Créateur,  comme  ceux-ci  par  exemple  : 

Au  très  pieux  et  très  juste 

Roi  des  Rois  ; 

A  l'Etre  Suprême  sans  principe  et  sans  fin 

Vrai  Principe  et  Maître  de  toute  créature, 

Honneur  et  gloire  soit  à  jamais. 

Durant  ces  quinze  jours  de  complet  désoeuvre- 
ment nos  chrétiens,  de  près  comme  de  loin,  tiennent 


194  DÉBUTS  d'ux  missionnaire 

à  venir  saluer  le  père,  ou  au  moins  à  en .  oyer  vers 
lui  quelque  délégué  qui  les  représente. 

Les  mères  avec  leurs  bébés  y  viennent  aussi, 
lorsqu'il  fait  beau  et  que  la  distance  n'est  pas  trop 
grande. 

De  ces  visites,  comme  j'en  ai  eu  dans  l'espace  de 
ces  10  ou  15  jours  î  Je  m'en  réjouissais,  car  cela  me 
donnait  l'occasion  de  revoir  une  bonne  partie  de 
mes  gens,  de  causer  un  peu  avec  chacun  d'eux  et 
de  faire  de  la  sorte  un  brin  de  ministère  à  distance. 

III   ORGANISATION   DES   CATÉCHISTES  ENSEIGNANTS 

Les  quelques  heures  libres  de  l'après-midi  et  du 
soir,  je  les  employai  à  organiser  mon  nouveau  ba- 
taillon de  catéchistes  et  de  vierges.  Le  moment 
était  des  plus  favorables. 

En  Chine  en  effet,  le  Nouvel  An  est  l'époque  de 
l'engagement  ou  du  changement  des  instituteurs 
et  des  institutrices... 

Dans  rimpossibihté  ou  j'étais  d'appeler  tout 
mon  monde  à  moi,  je  traitai  par  écrit.  Je  dressai 
donc  autant  de  feuilles  que  je  comptais  de  catéchis- 
tes et  de  vierges.  Sur  chaque  feuille,  j'écrivis  tous 
les  noms  des  instituteurs  et  des  institutrices,  avec, 
en  regard,  l'endroit  où  chacun  devait  aller.  Dans 
ce  pli,  j'insérai  une  petite  image  de  saint  François 
d'Assise  bénissant  ses  fils  spirituels  partant  pour 
mission  :  c'était  là  leur  feuille  de  route. 

Je  leur  adressai  aussi  à  tous  une  lettre  circulaire 
qui  devait  leur  parvenir  quelques  jours  après  la 


2e   ANNÉE  195 

réouverture  des  classes.  J'y  relevais  tout  d'abord 
la  dignité  et  l'excellence  des  fonctions  de  catéchis- 
te; je  leur  indiquais  ensuite  les  moyens  de  se  bien 
acquitter  de  ces  honorables  fonctions;  enfin  je  les 
mettais  en  garde  contre  les  dangers  les  plus  fré- 
quents auxquels  les  catéchistes  sont  exposés. 

Comme  conclusion,  j'y  statuais  certains  points  : 

1.  Que  chacun  d'eux,  après  avoir  enseigné  aux 
enfants  le  jour,  devait  le  soir  grouper  les  hommes, 
pour  leur  expliquer  la  doctrine  et  les  aider  à  appren- 
dre les  prières. 

2.  Que  chaque  dimanche,  dans  l'après-midi,  ils 
devaient  avec  le  chef  de  la  chrétienté  de  l'endroit 
sortir  et  aller  dans  les  villages  voisins  pour  y  faire 
connaître  notre  sainte  religion  :  je  donnais  à  cha- 
cun pour  exercer  ainsi  son  zèle  un  rayon  de  10  lys. 

3.  Enfin,  que  chaque  mois,  ils  devaient  m'écrire, 
me  faisant  fidèlement  rapport  de  l'assiduité  et  de 
l'apphcation  de  leurs  élèves,  tant  vieux  que  jeunes, 
et  me  donnant  aussi  les  nouvelles  importantes  de 
la  localité. 

De  la  sorte,  bien  qu'à  une  très  grande  distance  de 
l'endroit,  et  dans  l'impossibilité  physique  de  m'y 
transporter,  j'étais  quand  même  renseigné  et  mis 
au  courant  de  ce  qui  m'importait  de  savoir  :  c'était 
là  pour  moi  comme  le  courrier  religieux  du  district 
Je  n'aurais  jamais  cru  qu'il  eut  tant  d'avantages  et 
de  charmes  à  une  telle  correspondance. 

Et  pour  encourager  et  stimuler  davantage  leur 
zèle  dans  cette  oeuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi, 
j'annonçai  qu'un  grand  tableau  d'honneur  allait 


196  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

être  suspendu  dans  la  résidence  centrale  du  dis- 
trict, et  que  ceux  qui  réussiraient  à  propager  la 
foi  quelque  part,  y  auraient  leur  nom  inscrit,  avec, 
en  regard,  autant  d'étoiles  qu'ils  auraient  réussi  à 
implanter  la  religion  dans  de  villages. 

IV      DERNIERES    COURSES 

Ces  quinze  jours  de  désoeuvrement  terminés, 
je  songeai  à  reprendre  mes  courses.  En  dépit  de  la 
joie  très  réelle  que  j'en  éprouvais,  un  léger  nuage 
cependant  planait  à  l'horizon  :  l'endroit  où  j'allais 
missionner  —  voisinage  du  «Sie-chan»,  «Mont-in- 
cliné»  —  était,  disait-on,  infesté  de  brigands. 

Dès  avant  Noël,  alors  que  je  me  rapprochais  de 
cette  montagne,  le  père  Césaire  m'avait  écrit  pour 
me  signaler  le  danger  : 

«Si  vous  allez  près  de  «Sie-chan,»  me  disait- 
il,  il  faudra  prendre  certaines  précautions  :  une 
troupe  de  brigands  armée  l'infeste  en  ce  moment. 
La  nuit,  ils  leur  arrivent  assez  souvent  de  se  répan- 
dre dans  les  villages  avoisinants  pour  y  exercer 
leurs  dépradations.  Il  y  a  dix  jours,  ils  sont  allés  à 
«K'i-tcheng»  —  endroit  où  nous  avons  des  chré- 
tiens, comme  vous  savez  —  et  se  sont  emparés  de 
l'enfant  du  nommé  X.  Le  malheureux  père,  pour 
réavoir  son  fils,  a  dû  verser  la  somme  de  250  dollars; 
sans  cela,  c'était  la  tête  de  son  enfant  qu'on  lui  ap- 
portait  

Hier,  ils  ont  fait  une  semblable  descente  sur 
Tchang-bou  et  ont  piUé  plusieurs  familles,  entre 


2e    ANNÉE  197 

autres  la  famille  de  notre  nommé  Z,  enlevant  tous 
les  habits  précieux  de  la  future  mariée,  et  amenant 
son  frère  captif... 

Toutefois,  ajouta-t-il  pour  me  rassurer,  je  doute 
que  l'on  ose  s'attaquer  aux  étrangers,  surtout  de 
jour...» 

Comme  le  moment  était  venu  pour  moi  d'aller 
de  ce  côté,  je  ne  crus  pas  devoir  retarder  davantage 
pour  cette  seule  raison.  Mais  comme  toujours  je 
mis  ma  confiance  en  Jésus,  Marie  et  mon  bon  Ange, 
et  partis. 

J'avais  à  peine  fait  la  moitié  du  chemin  que  j'apre- 
nais  que  le  mandarin  de  An-kiu  et  de  Weï-hsien 
de  concert,  avaient  envoyé  leurs  soldats  sur  les 
lieux,  fait  arrêter  et  fusiller  quelques  uns  de  ces  bri- 
gands et  mis  les  autres  en  fuite 

Quelle  n'était  pas  ma  joie  !  Je  pus  donc  circuler 
tout  aussi  paisiblement  de  ce  côté  que  je  l'avais  fait 
pour  l'ouest. 

Comme  vos  aumônes  arrivaient  toujours,  chers 
bienfaiteurs,  je  crus  devoir  profiter  du  moment  où 
j'étais  sur  les  lieux  pour  faire  de  suite  certains 
achats  de  terrains  et  hypothèques  qui  pressaient  : 
le  nombre  s'éleva  à  dix  !... 

Mes  chrétiens  jubilaient  !...  Ils  durent  aider  un 
peu  cependant  :  ici,  de  75,  là  de  50  ;  ailleurs,  de  25  ou 
même  de  20  lignatures  seulement,  tous  selon  leur 
nombre  et  leurs  moyens.  Ils  s'exécutèrent  encore 
assez  joyeusement. 

Leur  joie  fut  au  comble  lorsque  je  leur  appris  que 
j'allais  leur  procurer  aussi  des  cloches.  Ce  besoin  se 


198  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

faisait  sentir  depuis  longtemps  déjà,  et  pour  un  très 
grand  nombre  de  villages.  Nous  dûmes  en  faire 
fondre  33,  dont  29  petites  et  4  grosses.  Les  petites, 
forme  de  timbre,  coûtèrent  7  lignatures  la  pièce, 
les  grosses,  12  à  15.  Mais  là  encore  les  chrétiens 
durent  aider.  La  somme  étant  petite,  je  les  obligeai 
à  en  verser  la  moitié.  Personne  n'hésita,  et  personne 
surtout  ne  regretta  son  argent 

Bien  peu  d'articles  du  culte,  en  effet,  tendent 
aussi  dii'ectement  à  la  gloh'e  de  Dieu  que  les  clo- 
ches. C'est  la  voix  même  de  l'Eglise  parlant  et 
chantant  par  l'airain... 

Les  nouveaux  chrétiens  surtout  sont  heureux  de 
s'affirmer  de  la  sorte.  Et  les  païens  qui  les  entou- 
rent, entendant  ce  noble  son,  trois  fois  le  jour,  sont 
bien  forcés  de  reconnaître  qu'il  y  a  quelque  chose 
de  changé  au  hallage.  Et  pour  le  missionnaire  lui- 
même,  quelle  n'est  pas  la  joie  qu'il  éprouve  à  s'en- 
tendre ainsi  saluer  lorsqu'il  arrive  au  village  ! 

Enfin,  grâce  toujours  à  vos  aumônes,  généreux 
bienfaiteurs,  je  pus  faire  enregistrer  tous  les  vieux 
contrats  qui  depuis  des  années  dormaient  dans  la 
poussière  :  il  y  en  avait  28  ! 

Etant  donné  les  soubresauts  auxquels  nous  som- 
mes constamment  exposés  ici  en  Chine  —  témoins, 
l'affaire  des  Boxeurs,  celle  des  «Kéming»  —  il  y 
avait  certainement  imprudence  à  attendre  si  long- 
temps; car  le  cas  advenant  d'une  spoHation,  que 
faire  sans  titres  authentiques  ? 

Mais  la  cause  de  ce  retard,  vous  la  supposez  bien, 
c'était  comme  toujours  le  manque  d'argent.  Croi- 


2e   ANNÉE  199 

rez-vous  que  l'enregistrement  de  ces  28  pièces  m'a 
coûté  plus  de  300  lignatures  !... 

Mais  avec  tous  ces  achats  et  transactions  s'ajou- 
tant  au  travail  du  ministère,  le  temps  s'écoulait 
bien  vite.  Pâques  me  surprit,  je  venais  à  peine  de 
terminer  mes  missions  en  An-kiu.  Il  me  restait  en- 
core tout  Chang-lo  :  150  villages  environ,  et  déjà 
les  semailles  commençaient.  J'en  eus  beaucoup  de 
chagrin. 

Que  faire  donc  ?...  Evidemment  faire  ce  que  le 
moissonneur  que  l'orage  surprend  dans  son  champ, 
alors  qu'il  n'a  encore  que  la  moitié  de  sa  récolte 
d'engerbée  :  saisir  à  la  hâte  les  gerbes  les  plus  belles, 
et  se  sauver  à  l'abri,  abandonnant  le  reste  à  la  grâce 
de  Dieu,  en  attendant  le  moment  où  il  lui  sera 
permis  de  revenir. 

C'est  aussi  ce  que  je  fis  :  je  courus  au  plus  pressé; 
j'allai  au  plus  tôt  vers  les  villages  comptant  des 
chrétiens  baptisés  et  uniquement  vers  ceux-là,, 
afin  de  permettre  à  ces  gens  de  faire  leurs  Pâques. 
Ce  fut  l'affaire  de  trois  semaines;  et  ainsi  s'acheva 
cette  deuxième  année  de  mission. 


TROISIEME  PARTIE 

SITUATION  DE  L'ÉGLISE 

EN  CHINE 


nie    PARTIE 

SITUATION    DE    l'ÉGLISE    EN    CHINE 

CHAPITRE    I 
LA  TÂCHE  QUI  RESTE 

La  population  totale  de  la  Chine  est,  dit-on,  de 
4  ou  5  cents  millions.  En  dépit  de  tous  les  efforts 
tentés  au  cours  des  âges  pour  sa  conversion,  la  Chine 
ne  compte  encore  que  2,000,000  de  chrétiens. 

Au  Chan-tong,  Tune  des  18  provinces  de  la  Chine, 
la  population  est  de  38,247,000  habitants. 

Au  point  de  vue  ecclésiastique,  cette  province  se 
divise  en  trois  vicariats  : 

Vicariat  du  Chan-tong  sep.  14,000,000  habitants, 
35,856    chrétiens. 

Vicariat  du  Chan-tong  mér.  12,000,000  habitants, 
85,050  chrétiens. 

Vicariat  du  Chan-tong  or.  9,000,000  habitants, 
16,000  chrétiens. 

Comme  vous  le  voyez,  le  vicariat  du  Chan-tong 
oriental,  avec  une  population  de  9,000,000  habitants 
ne  compte  encore  que  16,000  chrétiens  :  soit  un  six 
centième  à  peu  près  de  sa  population  païenne  !... 

Ce  même  Chan-tong  oriental  est  subdivisé  en 
trois  préfectures  : 

Tsing-chow-fou,    10    districts, 

Teng-chow-fou,  10  districts, 


204  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Lai-chow-fou,  4  districts;  ce  qui  fait  en  tout 
24  districts. 

En  donnant  à  chaque  district  une  population 
moj^enne  de  375,00  habitants,  et  en  vous  rappelant 
que  votre  humble  serviteur  avait,  au  moment  où  il 
écrivait  ces  ligues,  la  desserte  de  deux  districts  — 
Chang-lo  et  An-kiu  — ■  vous  le  voyez  en  face  d'une 
population  de  750,000  habitants.  Et  sur  ce  nombre, 
combien  de  chrétiens  ?  Un  peu  plus  de  mille,  soit 
un  quatre  centième  de  la  population  païenne. 

Si  vous  désirez  quelque  chose  de  plus  graphique, 
considérez  le  diagramme  ci  contre.  Le  carré  plus 
sombre  représente  le  nombre  de  chrétiens  baptisés; 
le  plus  pâle,  celui  des  catéchumènes;  et  le  vide,  l'élé- 
ment païen.  La  proportion  pour  tout  le  vicariat  est 
à  peu  près  la  même 

Ce  qui  reste  à  faire  ?...  Mais  vous  le  V03^ez  com- 
me moi,  c'est  de  convertir  tout  ce  monde;  ou  tout 
au  moins,  à'y  travailler.  Oui  c'est  là,  à  n'en  pas 
douter,  la  volonté  expresse  de  Notre  Seigneur. 

Mais,  me  direz-vous  peut-être,  quand  arrivera-t- 
on à  bout  de  pareille  tâche  ?  Le  Maître  répondra 
lui-même  à  cette  question,  comme  il  répondit 
autrefois  aux  apôtres  qui  l'avaient  interrogé  sur 
l'époque  du  rétabhssement  du  royaume  d'Israël  : 
«Ce  n'est  pas  à  vous  de  connaître  les  temps  ou  les 
moments  que  le  Père  a  fixés  de  sa  propre  autorité. 
Pour  vous,  ajouta-t-il,  vous  n'avez  qu'un  devoir, 
c'est  d'aller  me  rendre  témoignage,  d'abord  à 
Jérusalem,  puis  dans  toute  la  Judée  et  la  Samarie, 
et  enfin  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre Qui- 


SAINT  VINCENT  DEPAUL  PRÊCHANT  AUX  DAMES  DE  LA  CHARITÉ 

(voir  p.  215) 


LA    TACHE     QUI    RESTE  205 

conque  croira,  sera  baptisé,  sera  sauvé...  J'ai  encore 
beaucoup  d'autre  brebis  qui  se  sont  pas  de  ce  trou- 
peau. Il  faut  que  j'aille  et  les  amène.  Alors  il  n'y 
aura  plus  qu'un  pasteur  et  un  troupeau...» 

Et  les  apôtres  ne  répliquèrent  pas.  Ils  se  par- 
tagèrent aussitôt  le  monde,  et  partirent  :  l'un  vers 
la  Perse  et  l'Arabie,  l'autre  vers  l'Asie  Mineure,  etc. 
saint  Pierre  alla  à  Rome,  comme  on  le  sait,  et 
saint  Thomas,  dit-on,  vint  en  Chine  (Aujourd'hui 
encore  on  honore  son  tombeau  à  Méliapore) 

Saint  Paul,  leur  émule,  lui  qui  les  surpassa  tous, 
si  non  en  zèle,  du  moins  en  travaux  et  en  souffran- 
ces de  toute  sorte,  n'a-t-il  pas  couru  toute  l'Asie 
Mineure,  toute  la  Grèce;  n'est-il  pas,  avec  saint 
Pierre,  parvenu  jusqu'à  Rome,  et  ne  se  proposait-il 
pas  de  pousser  jusqu'en  Espagne  ?  Oui,  ses  Epîtres 
en  font  foi.  Elles  nous  disent  également  ce  qu'il 
pensait  de  l'universalité  de  la  rédemption  et  de  l'ap- 
pel au  salut  — ^«Maintenant,  disait-il,  il  n'y  a  plus 
de  distinction  de  Grecs  et  de  Barbares,  de  Juifs  et 
de    Gentils... 

En  mourant  sur  la  croix,  Jésus  a  détruit  e  n  sa 
personne  ce  mur  de  séparation...  Le  Christ  est  le 
Seigneur  de  tous,  riche  envers  tous  ceux  qui  l'invo- 
quent. Oui,  quiconque  invoque  le  nom  du  Sei- 
gneur sera  sauvé » 

Et  toujours  animé  de  son  zèle  également  clair- 
voyant et  pratique,  il  s'écriait  aussitôt  :  «Mais  com- 
ment invoqueront-ils  celui  en  qui  ils  n'ont  pas  encore 
cru  ?  Et  comment  croiront-ils  en  celui  dont  ils 
n'ont  pas  entendu  parler  ?  Et  comment  entendront- 


206  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

ils  parler,  s'il  n'y  a  pas  de  prédicateur  ?  Et  com- 
ment y  aura-t-il  des  prédicateurs,  s'ils  ne  sont 
envoyés  ?  selon  ce  qui  est  écrit  :  «Qu'ils  sont  beaux 
les  pieds  de  ceux  qui  annoncent  la  paix,  de  ceux  qui 
annoncent  le  salut.» 

Et  l'Eglise  personnifiée  par  ses  saints  est  restée 
fidèle  aux  exemples  de  ses  fondateurs  autant  qu'à 
l'ordre  du  Maître 

L'histoire  ecclésiastique  ne  rapporte-t-elle  pas  en 
effet  les  merveilles  de  prédication  d'un  saint  Martin 
en  Gaule,  d'un  saint  Augustin  en  Angleterre,  d'un 
saint  Boniface  en  Allemagne,  d'un  saint  François 
d'Assise  en  Egj^pte,  d'un  saint  François-Xavier  aux 
Indes  Orientales,  d'un  saint  François  Solano  aux 
Indes    Occidentales    ? 

Mais  c'est  l'histoire  particulière  de  tous  les 
grands  ordres  religieux  qu'il  faudrait  lire  pour  voir 
tout  ce  qu'elle  a  entreprise  et  tenté  pour  la  conver- 
sion des  indigènes. 

Et  pour  ne  parler  que  de  la  Chine  —  c'est  ce  qui 
nous  regarde  en  ce  moment  —  ne  voit-on  pas,  dès 
1215,  Jean  de  Plan  Carpin,  député  par  Innocent  IV 
vers  laTartarie,  et  porteur  de  lettres  au  grand  K'ang 
empereur  de  la  Tartarie  ? 

En  1254,  c'est  encore  un  franciscain,  le  Fr.  Ru- 
brouck,  que  le  roi  saint  Louis  députe  comme  am- 
bassadeur auprès  de  même  grand  K'ang.  Puis  ce 
fut  au  tour  de  Fr.  Jean  de  Mont  Cor  vin,  qui  devint 
le  premier  évêque  de  Cambalek  ou  Pékin. 

Et  qui  donc  racontera  dans  le  détail  les  pérégrina- 
tions quasi  universelles  d'un  Bx  Odoric  de  Par- 


LA    TACHE     QUI    RESTH  207 

donne,  les  travaux  et  les  souffrances  héroïques  d'un 
Bx  Jean  de  Triora    ? 

Comme  vous  le  voyez,  chers  lecteurs,  l'Eglise  n'a 
jamais  rien  eu  de  plus  à  coeur  que  la  conversion  des 
infidèles.  Si  jusqu'ici,  elle  n'a  point  fait  davantage 
en  extrême  Orient,  à  elle  n'en  est  pas  la  faute. 

Après  qu'elle  se  fut  glorieusement  implantée  au 
13e  siècle,  de  nouvelles  invasions  et  de  nouvelles 
guerres  sont  survenues  qui  ont  ruiné  presqu'entiè- 
rement  son  oeuvre.  Et  il  en  fut  de  même  à  plu- 
sieurs reprises  au  cours  des  âges. 

Eternelle  recommençeuse,  elle  s'est  toujours  re- 
mise à  l'oeuvre,  et  en  dépit  de  toutes  les  tracas- 
series et  persécutions  dont  elle  fut  l'objet,  elle  a 
réussi  quand  même  à  s'y  maintenir  et  à  se  déve- 
lopper avec  le  temps. 


CHAPITRE    II 
CE  QUI   EST  POSSIBLE 

Mais  aujourd'hui  les  circonstances  ont  changé, 
Depuis  la  fin  du  dernier  siècle,  et  en  particulier, 
depuis  le  changement  de  régime,  nous  jouissons  en 
Chine,  pour  prêcher  et  répandre  notre  sainte  reli- 
gion, d'une  liberté  beaucoup  plus  grande. 

A  défaut  de  lois,  les  traités  conclus  sont  là,  bien 
clairs  et  bien  précis.  Ces  textes  sont  connus  des 
intéressés;  on  en  tient  com{te;  ils  suffisent  am- 
plement. 

C'est  à  la  France  —  comme  toujours  —  ce  noble 
gonfalonier  de  la  sainte  Eglise,  que  revient  l'hon- 
neur en  même  temps  que  le  mérite  de  nous  avoir 
obtenu  cet  élargissement;  et  c'est  M.  de  Lagrené, 
son  ministère  plénipotentiaire  à  Pékin,  qui  en 
fut  l'instrument  :  son  nom  est  mille  fois  béni  par 
tout  ce  qu'il  y  a  de  chrétiens  en  Chine. 

Voici  le  texte  de  l'édit  qu'il  obtint  : 
Edit  impérial  (1846) 

Déjà  auparavant,  «Ki»  et  d'autres  m'avaient  ad- 
ressé des  lettres  dans  lesquelles  ils  attestaient  la  bon- 
ne conduite  des  chrétiens  me  priant  de  lever  les  peines 
portées  contre  eux,  et  disant  qu'il  ne  fallait  pas  les 
rechercher,  ni  les  empêcher  de  bâtir  des  églises,  de 
s'y  réunir  pour  les  cérémonies  du  culte,  d'exposer 
des  croix  et  des  images,  de  réciter  des  prières,  d'ex- 
pliquer îa  doctrine  chrétienne,  etc 


210  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Leurs  demandes  ont  été  pleinement  accordées. 
La  religion  chrétienne  ayant  pour  but  d'exciter  les 
hommes  à  la  vertu,  est  fort  différente  des  sectes  per- 
verses. Déjà  j'ai  supprimé  les  enquêtes  et  les  in- 
terdictions auxquelles  elle  était  soumise.  Ce  qu'on 
demande  cette  fois  doit  être  entièrement  accordé. 

Au  sujet  des  établissements  religieux  qui  ont  été 
fondés  autrefois  sous  Kang-si  dans  diverses  pro- 
vinces, excepté  ceux  qui  ont  été  changés  en  pagodes 
ou  habitations  particulières,  et  dont  il  ne  doit  pas 
être  question,  j'accorde  que  tous  ces  bâtiments 
soient  rendus  aux  chrétiens  de  la  localité  où  ils 
se  trouvent. 

Quand,  dans  chaque  province,  les  autorités  lo- 
cales auront  reçu  cet  édit,  si  quelque  officier  se  per- 
met de  rechercher  et  d'arrêter  des  hommes  qui  sont 
vraiment  chrétiens  et  qui  n'ont  fait  aucun  mal,  il 
devra  être  mis  en  jugement  en  vertu  du  présent 
décret. 

Mais  ceux  qui  sous  couleur  de  rehgion  feraient  le 
mal,  attireraient  et  réuniraient  des  hommes  de  pays 
éloignés,  les  engageraient  dans  une  cabale  et  les 
exciteraient  à  une  mauvaise  action;  de  même  les 
malfaiteurs  qui,  appartenant  à  une  autre  société, 
se  couvriraient  de  nom  de  chrétien  et  chercheraient 
à  susciter  des  affaires;  tous  les  coupables  de  ce  genre 
doivent  être  jugés  et  punis  selon  les  lois. 

D'après  les  règlements  actuels,  aucun  étranger 
n'est  autorisé  à  pénétrer  dans  l'intérieur  des  terres 
pour  propager  sa  doctrine  :  ce  qui  met  une  diffé- 
rence entre  les  Chinois  et  les  étrangers. 


CE     QUI    EST    POSSIBLE  211 

Qu'on  fasse  connaître  partout  cet  édit... 
Respect  à  ceci  ! 

Et  cet  édit  impérial  fut  confirmé  et  complété 
par  le  traité  de  Tien-tsÎD,  27  juin,  1858,  passé  entre 
la  France  et  TAngleterrp,  d'une  part,  et  la  Chine,  de 
l'autre.  A  l'article  13  il  est  dit  : 

«Le  propre  de  la  religion  du  Seigneur  du  ciel  est 
d'exhorter  les  hommes  à  faire  le  bien.  Tous  les 
adeptes  de  cette  religion  doivent  être  protégés, 
quant  à  leur  personne  et  quant  à  leurs  biens. 
Qu'ils  puissent  librement  se  réunir  pour  faire  leurs 
cérémonies,  réciter  leurs  prières,  etc.. 

Quand  un  missionnaire,  muni  d'un  passeport  con- 
formément à  l'article  8,  sera  allé  paisiblement  dans 
l'intérieur  du  pays,  les  mandarins  locaux  devront 
absolument  le  bien  traiter  et  le  protéger. 

Pour  ce  qui  est  des  Chinois  qui  auront  voulu  croire 
et  embrasser  la  religion  du  Seigneur  du  ciel,  et 
marcher  dans  la  voie  de  ses  préceptes,  ils  ne  seront 
aucunement  recherchés  ni  empêchés,  et  seront 
exemptés  de  blâme  et  de  poursuites. 

Tout  ce  qui  a  été  jusqu'ici  écrit,  proclamé,  pu- 
blié en  Chine  par  ordre  du  gouvernement  contre  la 
religion  chrétienne  est  complètement  abrogé  et 
demeure  nul  et  de  nul  effet  dans  toutes  les  provin- 
ces de  l'Empire.» 

Et  dans  un  article  complémentaire,  on  ajoutait  : 

«De  plus,  les  temples,  les  terres,  bâtisses,  etc., 
qui  ont  été  confisqués  jadis,  alors  qu'on  poursui- 
vait les  adeptes  de  la  religion  du  Seigneur  du  ciel 


212  DÉBUTS  d'un  missionnaike 

doivent  être  restitués  ou  compensés.  On  les  remet- 
tra à  l'ambassadeur  de  France  qui  réside  à  Pékin, 
lequel  les  rendra  aux  chrétiens  des  localités  con- 
cernées. 

On  tolère  aussi  que  dans  toutes  les  provinces, 
les  missionnaires  louent,  achètent  des  terres,  se 
bâtissent  des  édifices  à  leur  gré 

Comme  vous  le  voyez,  en  un  pays  encore  aussi 
peu  chrétien  et  aussi  peu  ouvert  à  nos  idées  qu'est 
la  Chine,  il  eut  été  difficile  d'obtenir  plus  et  mieux. 
Nous  avons  donc  présentement  amplement  ce 
qu'il  faut,  si  nous  voulons  en  profiter. 

Et  ces  édits  impériaux  et  ces  articles  de  traités 
concernant  nos  libertés  religieuses  ne  restent  paS 
lettres  mortes.  Les  mandarins  locaux  consentent 
à  en  tenir  compte  dans  la  pratique  :  témoins  ces 
deux  «Ko-che))  ou  proclamations  protectrices  que 
j'en  obtenais  récemment. 

Au  lendemain  de  son  élection  au  trône  pontifical, 
Sa  Sainteté  Benoit  XV  envoyait  une  lettre  de  faire 
part  au  président  de  la  république  de  Chine.  Il 
vous  intéressera  sans  doute  de  lire  la  réponse  que 
lui   fit    Yuan-shi-kai  lui-même: 

«J'ai  eu  ensuite  l'honneur  de  rec3voir  la  lettre 
officielle  par  laquelle  Votre  Sainteté  daignait  m'in- 
former  que  le  collège  des  cardinaux  Vous  avait 
choisi  pour  succéder  sur  le  trône  pontifical  romain, 
et  que  déjà  Vous  avez  été  intronisé. 

J'en  ai  éprouvé  une  très  grande  joie,  et  je  fais 
des  voeux  pour  que  Votre  Sainteté,  dans  l'adminis- 
tration de  l'Eglise,  puisse,  en  s'appuyant  sur  la 


MGR   AD.  WITTXER  ET  LE  PERE   BONAVENTCRE 
APRÈS  5  ANS  DE  MISSION 


CE     QUI     EST     POSSIBLE  213 

vertu  d'En-Haiit,  convertir  le  monde  entier  et  lui 
procurer  la  paix  et  la  concorde.  C'est  là  mon  plus 
grand  désir. 

En  ce  qui  concerne  les  affaires  religieuses  de  la 
Chine,  mon  devoir,  à  moi,  président,  est  de  m'appli- 
quer  à  protéger  l'Eglise  et  à  la  traiter  avec  bien- 
veillance; afin  que  la  religion  devienne  de  plus  en 
plus  florissante;  qu'ainsi  soient  remplies  les  géné- 
reuses aspirations  de  Votre  Sainteté. 

L'objet  tout  spécial  de  cette  lettre  officielle  est 
de  Vous  offrir  mes  félicitations  et  de  souhaiter  à 
Votre  Sainteté  que  la  religion  se  répande  au  loin, 
qu'elle  prospère  et  jouisse  de  la  tranquillité. 

Voilà  ce  qui  fait  l'objet  de  mes  voeux. 

(Signé)     Yuan-shi-kai,   président. 

(Contresigné)     Soun-Po-Ki,  ministre  des  Af,    et. 
III  année  de  la  république  de  Chine, 
28  de  la  Xlle  Lune. 

CONCLUSION 

La  conversion  de  la  Chine  est  donc  voulue,  vou- 
lue de  Dieu,  et  voulue  —  ou  du  moins  permise  — 
par  son  chef  temporel;  elle  est  donc  possible. 

Oui,  mais  à  condition  qu'il  y  ait  toujours  suffi- 
samment d'apôtres  à  l'oeuvre. 

A  mon  avis,  il  y  a  deux  sortes  d'apôtres  appelés  à 
travailler  à  la  conversion  des  païens. 

Les  premiers,  ce  sont  ceux  que  Dieu  s'est  lui- 
même  choisis,  qu'il  appelle  d'une  façon  spéciale, 
qu'il  sépare  pour  quelque  temps  du  monde,  afin 


214  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

de  les  instiTjire  et  les  former,  puis  qu'il  envoie  en- 
suite par  la  voix  de  son  représentant  au  champ  du 
labeur,  aux  pays  des  infidèles.  Ils  sont  ses  porte- 
voix,  ses  hérauts  évangéliques. 

Le  devoir  de  ces  apôtres  est  évidemment  de  ré- 
pondre à  l'appel  divin,  de  tout  quitter  et  partir 
aussitôt  pour  l'endroit  où  Dieu  les  veut,  pour  tra- 
vailler fermement  sans  compter  jusqu'à  la  mort. 

Les  seconds,  ce  sont  ces  bonnes  âmes  de  nos  paj^s 
chrétiens  qui,  d'une  façon  ou  d'une  autre,  entendent 
parler  des  missions,  sont  mises  au  courant  de  leurs 
besoins  et  sentent  en  elles-mêmes  une  inspira- 
tion de  les  aider. 

Du  fait,  ces  âmes  sont  aussi  d'une  certaine  façon 
choisies  de  Dieu  pour  devenir  ses  coopératrices, 
dans  la  grande  oeuvre  de  l'appUcation  des  mérites 
de  la  rédemption  :  elles  sont,  elles  aussi,  des  apôtres, 
des  apôtres  de  secours. 

Ce  dernier  rôle  semble  peut-être  un  peu  moins 
brillant  aux  yeux  des  hommes;  aux  yeux  de  Dieu, 
il  n'est  guère  moins  méritoire.  C'est  Notre  Seigneur 
lui-même  qui  l'a  dit  :  «Celui  qui  vient  en  aide  à 
l'apôtre  aura  part  à  la  récompense  de  l'apôtre.)) 

Chers  bienfaiteurs,  en  juillet,  1917,  après  déjà 
deux  années  de  travail  et  d'observation,  me  voj^ant 
en  face  d'une  tâche  immense  que  j'étais  impuis- 
sant à  soutenir  seul,  je  décidai  de  crier  vers  vous,  et 
j'eus  la  joie  d'être  entendu. 

Aujourd'hui,  toujours  en  face  de  la  même  tâche 
qui  va  sans  cesse  grandissante,  je  sens  de  nouveau 
le  besoin  de  venir  crier  vers  vous,  pour  vous  ex- 


CE     QUI     EST     POSSIBLE  215 

poser  de  nouveau  mes  besoins  et  vous  retremper  dans 
votre  vocation  d'apôtres,  d'apôtres  de  secours. 

Ne  l'oubliez  donc  pas,  chers  bienfaiteurs,  celui 
qui  s'adresse  à  vous  en  ce  moment,  est  un  compa- 
triote et  un  compatriote  dans  le  besoin.  En  ses 
veines  coule  le  même  sang  que  le  vôtre;  et  c'est  en 
votre  place  qu'il  est  allé  là-bas  :  son  oeuvre  est 
donc  aussi  la  vôtre. 

Toutes  vos  richesses,  seules  ici,  peuvent  fort  peu 
pour  le  salut  même  d'une  seule  âme.  Déposées 
là-bas  dans  la  main  de  votre  chargé  d'affaires  spi- 
rituel, elles  auront  tout  leur  rendement;  elles  sau- 
veront efficacement. 

Chères  âmes,  dites-moi,  ne  vous  sentirez- vous 
pas  heureuses  d'avoir  encore  une  fois,  avant  de 
quitter  le  monde,  l'occasion  de  pouvoir  vous  faire 
précéder  là-haut  de  quelques  soeurs,  sauvées  par 
le  fruit  de  vos  épargnes  ? 

Comme  saint  Vincent  de  Paul  s'adressant  aux 
dames  de  Paris,  je  vous  dis  :  «Le  sort  de  ces  chères 
âmes  —  vos  soeurs  —  est  désormais  entre  vos 
mains  :  elles  vivront  éternellement  pour  Dieu,  si 
vous  ne  les  abandonnez 

Cependant,  je  dois  le  dire — et  ici  je  m'adresse  aux 
éducateurs  et  à  la  jeunesse — il  est  en  Chine,  un  be- 
soin plus  pressant  encore  que  celui  des  aumônes  pé- 
cuniaires, c'est  celui  de  missionnaires  prêtres,  oui, 
de  missionnaires  prêtres  en  nombre  suffisant  pour 
déservir  convenablement  tous  nos  chrétiens  bap- 
tisés et  travailler  sans  cesse  à  l'oeuvre  des  nouvelles 
conversions.  Mais  ces  missionnaires,  fi«îs  bons  mis- 


216  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

sionnaires,  au  corps  plein  de  santé  et  à  l'âme  pleine  de 
foi,  prêts  à  se  dépenser  jusqu'à  la  mort,  où  les  pren- 
dre ?. 

Ce  vicariat  du  Chan-tong  oriental  est  confié  aux 
provinces  franciscaines.  Mais  ces  chères  Provinces, 
qui  se  suffisaient  à  peine  elles-mêmes  avant  la 
guerre,  que  peuvent-elles  bien  faire  pour  nous  main- 
tenant ?... 

Nos  3'eux  se  tournent  donc  naturellement  vers 
le  Canada,  cette  terre  des  prédilections  divines  ! 

Oui,  là,  au  sein  de  cette  belle  province  de  Québec, 
ce  parterre  des  vocations  religieuses,  aux  Trois- 
Rivières  même,  fleurit  un  collège  séraphique.  Il  a 
comme  complément  un  noviciat  à  Montréal,  et 
comme  couronnement  des  maisons  d'études  à  Québec 
et  à  Montréal,  boulevard  Rosemont. 

Pour  ces  centaines  de  nos  nobles  jeunes  gens  qui, 
chaque  année,  finissent  leurs  études  classiques  et 
ont  à  se  choisir  une  carrière,  se  peut-il  avenue  plus 
belle  à  la  vie  apostolique  ? 

Les  charmes,  les  avantages  et  les  garanties  de  la 
vie  religieuse,  avec  les  missions,  et...  les  missions  en 
Chine  !  quoi  de  plus  propre  à  fasciner  et  satisfaire 
les  grands  coeurs   ?... 

0  chers  jeunes  frères,  venez  donc   !... 

Fr.  Bonaventure  Péloquin, 
Mis.  Apos.  O.  F.  M. 
^Mission  catholique  de  Tché-fou  Chan-tong,  Chine. 


APPENDICE 
AIDE   AUX   MISSIONS 


PRATIQUE 


Si  Ton  désire  faire  quelque  chose  de  sérieux  et 
de  durable,  il  serait  requis  d'établir  dans  la  pa- 
roisse le  petit  «comité»,  dit  «comité  des  missions»  et 
la  «caisse  d'épargne  des  missions». 

Voici  l'organisation    du   «comité». 

But  —  Soutenir  et  développer  les  oeuvres  d'évan- 
gélisation  recommandées  pas  Sa  Sainteté  Benoit  XV 
dans  sa  Lettre  Apos.  «Maximum  Illud»; 

1.  Par  la  prière, 

2.  Par  les  ressources. 

Comité  d'action  ou  bureau  —  Ce  comité  ou 
bureau  est  chargé  de  mettre  à  exécution  les  moyens 
pratiques  pour  atteindre  le  double  but  proposé. 

Ce  bureau  est  composé  de  quatre  membres  :  un 
président,  un  vice-président,  un  secrétaire,  un  tré- 
sorier; en  outre,  quelques  chefs-zélateurs  plus  spé- 
cialement chargés  de  trouver  d'autres  zélateurs 
et  de  leur  communiquer  le  zèle,  l'ardeur  et  le  dé- 
vouement à  l'égard  de  l'oeuvre. 

Zélateurs  —  Leur  charge  est  de  recueillir  les  of- 
frandes et  de  les  envoyer  au  trésorier...  Plus  le 
nombre  des  zélateurs  sera  grand,  plus  l'oeuvre  des 


218  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

mi:;sions  sera  prospère.  Un  diplôme  de  zélateur 
pourra  être  délivré  aux  personnes  acceptées  comme 
telles. 

Membres  associés  —  Seront  considérés  comme 
membres  associés  toutes  les  personnes  qui  donne- 
ront annuellement  25  cents  ou  en  une  fois  5  dollars. 

Membres  honoraires  —  Seront  considérées  comme 
membres  honoraires  toutes  les  personnes  qui  don- 
neront annuellement  1  dollar  ou  en  une  fois  10 
dollars 

Bienfaiteurs  insignes  —  Les  personnes  qui  don- 
neront annuellement  la  somme  de  15  dollars  ou  en 
une  fois  la  somme  de  100  dollars,  seront  considérées 
comme   bienfaiteurs   insignes. 

Les  noms  des  membres  honoraires  et  des  bien- 
faiteurs insignes  pourront  être  inscrits  dans  un 
Livre  d'Or,  dit  des  missions. 

Directeur  —  C'est  de  droit  le  curé  de  la  paroisse, 
ou  tout  autre  prêtre  par  lui  désigné.  Tous  les  mem- 
bres lui  devront  le  plus  grand  respect  et  défére- 
ront toujours  à  ses  vues. 

Réunions  —  Les  grandes  réunions  (auxquelles 
pourront  prendre  part  tous  les  membres)  se  tien- 
dront deux  fois  l'an  :  en  janvier  et  en  juillet.  Ces 
grandes  réunions  seront  précédées  à  quelques  jours 
d'intervalle  des  réunions  des  membres  du  bureau 
et  des  zélateurs,  séparément. 

Elections  —  Elles  seront  faites  à  tous  les  trois 
ans,  ou  plus  souvent,  au  gré  du  directeur,  ou  si  la 
majorité  des  zélateurs  en  manifeste  le  désir  par 
écrit.  Les  mêmes  membres  pourront  être  élus. 


AIDE     AUX     MISSIONS  219 

Organe  —  L'organe  attitré  sera  l'Echo  de  la  Mis- 
sion de  Chan-tong.  Un  rapport  annuel  sera  fait 
par  le  directeur  et  un  rapport  financier  sera  pré- 
senté deux  fois  l'année  par  le  trésorier  :  ces  deux  rap- 
ports pourront  être  publiés  dans  l'Echo,  ainsi  que 
tout  autre  écrit  ayant  trait  à  l'oeuvre. 

Faveurs  spirituelles  —  Les  associés  ont  une  part 
spéciale  à  toutes  les  messes  et  à  tous  les  mérites  des 
missionnaires,  ainsi  qu'aux  prières  et  communions 
des  chrétiens  qu'ils  assistent.  Chaque  mois  une 
messe  spéciale  sera  dite  par  le  missionnaire  à  toutes 
leurs  intentions. 

Patrons  de  V oeuvre  —  Le  Sacré  Coeur,  La  Bse 
V.  Marie,  saint  Paul,  l'apôtre  des  Gentils,  saint 
François-Xavier,  l'apôtre  des  Indes  Orientales, 
saint  François  Solano,  l'apôtre  des  Indes  Occiden- 
tales, Bx  Jean  de  Triora,  Bx  Odoric,  et  sainte  Thé- 
rèse. 

Nota  —  Ce  comité  est  spécialement  recommandé 
aux  tertiaires  et  aux  membres  des  autres  associ- 
ations pieuses  ou  archiconfréries  tels  que  les  Li- 
gueurs du  Sacré  Coeur,  les  Dames  de  sainte  Anne 
etc. 

2.  H  sera  parfois  préférable  de  confier  cette  oeu- 
vre aux  femmes  :  elles  ont  en  général  plus  de  temps 
que  les  hommes. 

2.  Les  défunts  peuvent  aussi  faire  partie  du 
comité,  pourvu  que  quelqu'un  paye  leur  contri- 
bution. Ils  ont  également  part  aux  faveurs  spi- 
rituelles. 


220  DÉBUTS  d'un  missionnaire 

Voici  l'idée  de  la  caisse  : 

La  «caisse»  d'épargne  pour  les  «missions))  pour- 
ra être  établie  au  sein  de  tout  groupe  ou  associa- 
tion. Le  curé  pourra  l'établir  dans  sa  paroisse, 
le  père,  au  sein  de  sa  famille,  l'instituteur,  dans  sa 
classe. 

Dans  la  paroisse,  le  contrôle  en  reviendra  au 
curé,  évidemment;  dans  la  famille,  au  père;  à  l'école, 
à  l'instituteur. 

Chaque  individu  sera  invité  à  venir  y  déposer  sa 
bourse.  Cette  bourse,  il  l'offrira  à  l'un  des  patrons 
des  missions,  avec  ses  intentions  personnelles. 

Le  curé  pourra  y  recommander  les  intérêts  géné- 
raux de  sa  paroisse  :  par  exemple,  telle  grande  re- 
traite qu'il  désire  faire  prêcher  à  ses  ouailles,  l'ex- 
tirpation de  tel  vice  qui  tyrannise  sa  population,  la 
conversion  de  tel  ou  tel  pécheur  endurci,  etc.. 

Le  père,  les  intérêts  spéciaux  de  sa  famille  :  l'éta- 
blissement de  tel  ou  tel  enfant,  le  succès  dans  telle 
ou  telle  entreprise,  la  préservation  d'une  moisson, 
d'un  troupeau... 

La  mère,  sa  santé,  celle  de  ses  enfants,  la  pré- 
servation d'un  fils  en  voyage  ou  exposé... 

U instituteur ,  le  succès  dans  son  enseignement, 
le  discernement  dans  la  culture  des  vocations  qui 
lui  sont  confiées... 

L'écolier,  Vécolière,  le  succès  d'un  examen,  d'une 
position,  d'une  récitation. 

Toutes  ces  intentions  pourront  être  mises  par 
écrit,  avec  un  mot  à  l'adresse  du  missionnaire. 


AIDE     AUX     MISSIONS  221 

Deux  fois  Tan  le  contenu  de  toutes  ces  caisses  pa- 
roissiales, familiales  et  scolaires  sera  déversé  dans 
la  caisse  commune  du  comité,  un  rapport  fidèle  sera 
dressé  par  le  secrétaire  et  le  tout  sera  envoyé  au 
missionnaire,  avec  le  dossier  des  lettres  et  intentions 
privées. 

Le  missionnaire,  au  reçu  de  cet  envoi,  se  fera  un 
devoir  de  confier  à  TEcho,  l'organe  du  comité,  un 
mot  détaillé  touchant  la  provenance,  comme  l'usage 
et  l'affectation  de  ces  aumônes. 

Et  donc  maintenant,  de  l'avant  î  II  n'y  manque 
plus  que  la  pratique. 

Fr    Bonaventure    Péloquin, 
Mis.  Apos.  0.  F.  M. 
Mission  catholique  de  Tché-fou  Chan-tong,  Chine. 


TABLE  DES  MATIERES 

I    PARTIE    :   VOYAGE 

Pages 

Chap.      I  Voyage  sur  le  continent 9 

Chap.     II  Voyage  sur  mer 15 

I  Traversée 15 

II  Ports  d'extrême  Orient 20 

m  Tché-fou 24 

Chap.  III  Voyage  dans  l'intérieur 30 

1  ère  étape  :  de  Tché-fou  à  Ma-kia-tchouang-tze  30 

2e  étape:  Ma-kia-tchoang-tze  à  Chang-y 47 

3e  étape:  de  Chang-y  à  Fang-tze 53 

4e  étape  :  de  Fang-tze  à  Tsing-chow-fou 56 

5e  étape  :  de  Tsing-chow-fou  à  Po-shing 60 

Chap.  IV  Impressions  d'arrivée 65 

I  Premières  observations 65 

II  Etude  de  la  langue 78 

II  PARTIE  :  DEUX  ANS  DE  MINISTERE 

Chap.      I  Nomination  et  changement 87 

I  Visite  à  Tsing-chow-fou 87 

II  Déménagement 93 

III  Installation 100 

IV  Un  catéchumène  captif 103 

V  Double  tournée  à  travers  les  districts 109 

VI  Débuts  proprement  dits 116 

Chap.     II  Les  «kéming» 121 

I  Question  des  impôts,  révolte  des  villageois  121 

II  Première  descente  des  «Kéming» 124 

III  Nouvelle  descente  des  «Kéming» 127 

Chap.  III  Temps  des  missions 139 

I  Equipe  du  missionnaire 139 

II  Chez  les  vieux  chrétiens. 143 

III  Chez  les  non  encore  baptisés 148 


TABLE  DES  MATTÈBES  224 

IV  Chez  les  tout  nouveaux 153 

V  Mouvement  régulier  des  conversions 156 

VI  Sitio  ! 159 

Chap.  IV  Le  missionnaire  a  lth-meme 172 

I  Moments  de  détente 172 

II  Oeu\Tes  qui  urgent 174 

Chap.  V      2e  Année 185 

I  Ecoles 185 

II  Ko-nien  ou  Nouvel  An  chinois 191 

III  Organisation  des  catéchistes  enseignants...  194 

IV  Dernières  courses 196 

III  PAKTIE:  SITUATION  DE  L'EGLISE  EN  CHINE 

Chap.      I  La  tâche  qui  reste 203 

Chap,     II  Ce  qui  est  possible 209 

Appendice  —  Aide  aux  missions 217 


TABLE  DES  GRAVURES 


Entre-pages.  No. 

Église  des  Pères  Mineui-s  de  Montréal 9-10  1 

Cérémonie  du  départ 16-17  2 

Gare  de  North-Bay..__ 23-24  3 

Port  de  Vancouver 30-31  4 

Saints  martyres  du  Japon 37-38  5 

Vue  de  Ché-fou 44-45  6 

Les  21  Bienheureux  Chinois 51-52  7 

Mgr  Wittner  et  le  père  Bonaventure _—  58-59  8 

Grand  Séminaire  de  Ché-fou 65-66  9 

Imprimerie  de  Ché-fou..- 72-73  10 

Personnel  de  l'orphelinat  de  Fang-tze 79-80  11 

Ecole  des  vierges  de  Chan-tong  or 86-87  12 

Carte  du  district  de  Chang-lo.._ 93-94  13 

Ville  de  Chang-lo.__ 100-101  14 

Le  père  Bonaventure  en  partance 107-108  15 

Chrétiens  au  sortir  de  la  chapelle  de 114-115  16 

Quelques  maîtres  d'école  et  leurs  élèves  121-122  17 

Quelques  vierges  catéchistes  et  leurs  élèves  128-129  18 

Oratoire  de  Tcha-Bou. 135-136  19 

Le  Sio-LuC'Té  et  son  école.__ 142-143  20 

Porte  d'entrée  de  la  mission  de  Chang-lo....  149-150  21 

Groupe  de  catéchistes  de  Chang-lo. 156-157  22 

Deuxième  groupe 163-164  23 

Troisième  groupe.- 170-171  24 

Quatre  missionnaires  canadiens  au  Chan-tong  177-178  25 

Soixante-dix  serviteurs  de  Dieu. 184-185  26 

M.  Théodore  de  la  Grené._.._ 191-192  27 

Diagramme.-- 198-199  28 

Saint  Vincent  de  PauL 205-206  29 

Mgr  Wittner  et  le  père  Bonaventure 212-213  30 


La  Bibliothèque 
Université  d^Ottawa 
Echéance 


The  Lîbrary 
Unîversîty  of  Ottawa 
Date  Due 


22  HOl  mk 


uo  bel. 


nbutu  '^» 


39003    00  1606^8b 


BV  3427  «PAPZ  1921 

PELOQUIIM-»  BOIMfiVEMTURE. 

DEBUTS  D«UN  FIISSIONIMPZ 


Ct    BV       3427 

cSr%rL'QUIN.     BO    DEBUTS    D'UN 

ACC#     1046563 


U  D'  /  OF  OTTAWA 




Illil  ! 

COLL  ROW  MODULE  SHELF    BOX   POS    C 
333    01       07        02      05     18    5 


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