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^nivcr0it\) ot vToronto
The Estate of the late
Miss Margaret Montgomery
DE GOUPIL A MARGOT
HISTOIRES DE B£TSS
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DU MÊME AUTEUR:
l'aube, poésies. Edition du Beffroi épuisé.
l'herbe d'avril, poésies. Edition du Bejjroi épuisé*
A paraître :
TIÉCELIN, CLOPINARD, MAUPATTU ET c'® (his'oires de
bêtes).
LE ROMAN DE MiRAUT, cliien de chasse.
LA GRANDE équipjée DE MiTis (roman d'un matou).
LE JOURNAL DES DOUZE LUNES DE LA FORÊT.
TP^i"
LOUIS PERGAUD
De Goupil à Margot
Histoires de Bêtes
DIXIEME EDITION
PARIS %9*'
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
/USTIFICATION DU TIHAGB
yô43
IbSI
Tous droits de traductioa et de reproduction réservés
pour tous les pays
LÀ TRAGIQUE AVENTURE
DE GOUPIL
Aa peintre Jean-Paul L'fitle.
t^\
-1
C'était un soir de printemps, un soir tiède de
mars que rien ne distinguait des autres, un soir
de pleine lune et de grand vent qui maintenait
dans leur prison de gomme, sous la menace
d'une gelée possible, les bourgeons hésitants.
Ce n'était pas pour Goupil un soir comme les
autres.
Déjà l'heure grise qui tend ses crêpes d'ombre
sur la campagne, surhaussant les cimes, appro-
fondissant les vallons, avait fait sortir de leur
demeure les bêtes des bois. Mais lui, insensible
en apparence à la vie mystérieuse qui s'agitait
dans cette ombre familière, terré dans le trou
du rocher des Moraies où, serré de près par le
chien du braconnier Lisée, il s'était venu réfu-
gier le matin, ne se préparait point à s y mêler
comme il le faisait chaque soir.
DE GOaPIL A MARGOT
Ce n'était pourtant pas le pressentiment d'une
tournée infructueuse dans la coupe prochaine
au long des ramées, car Renard n'ignore pas
que, les soirs de pleine lune et de grand vent,
les lièvres craintifs, trompés par la clarté lu-
naire et apeurés du bruit des branches, ne
quittent leur gîte que fort tard dans la nuit; ce
n'était pas non plus le froissement des rameaux
agités par le vent, car le vieux forestier à l'oreille
exercée sait fort bien discerner les bruits hu-
mains des rumeurs sylvestres. La fatigue non
plus ne pouvait expliquer cette longue rêverie,
cette étrange inaction, puisque tout le jour il
avait reposé, d'abord allongé comme un cadavre
dans la grande lassitude consécutive aux pour-
suites enragées dont il était l'objet, puis enroulé
sur lui-même, le fin museau noir appuyé sur
ses pattes de derrière pour le protéger d'un
contact ennuyeux ou gênant.
Maintenant sur les jarrets repliés, les yeux
mi-clos, les oreilles droites, il se tenait figé dans
une attitude héraldique, laissant s'enchaîner
dans son cerveau, selon les besoins d'une logi-
LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL
que instinctive, mystérieuse et toute puissante,
des sensations et des images suffisantes pour
le maintenir, sans qu'aucune barrière tang^ible
le retînt, derrière le roc par la fissure duquel
il avait pénétré.
Cette caverne des Morales n'était pas la de-
meure habituelle de Goupil : c'était comme le
donjon où l'assiégé cherche un dernier refuge,
le suprême asile en cas d'extrême péril.
A l'aube encore ce jour-là, il s'était endormi
dans un fourré de ronces à l'endroit même où il
avait, d'un maître coup de dent, brisé l'échiné
d'un levraut rentrant au gîte et de la chair du-
quel il s'était repu.
Il y sommeillait lorsque le grelot de Mirant,
le chien de Lisée, le tira sans ménagements du
demi-songe où l'avaient plongé la tiédeur d'un
soleil printanier et la tranquillité d'un appétit
satisfait.
Parmi tous les chiens du canton qui tour à
tour, au hasard des matins et à la faveur des
rosées d'automne, lui avaient donné la chasse,
Goupil nese connaissait pas d'ennemi plus achar-
Dl GOUPIL A UAnGOT
né que Miraut. Il savait, l'syant éprouvé par de
chères et dures expériences, qu'avec celui-là
toute ruse était inutile; aussi dès que le timbre
de son aboi ou le tintement du grelot décelaient
son approche, filait-il droit devant lui de toute la
vitesse de ses pattes nerveuses, et, pour dérou-
ter Lisée, contrairement aux instincts de tous
les renards, contrairement à ses habitudes, il
allait au loin faire un immense contour, suivait
des chemins à la façon des lièvres, puis, revenu
vers les Morales, dévalait à toute vitesse le rem-
blai de pierres roulantes aboutissant à son trou,
certain que ses pattes n'avaient pas laissé à son
ennemi le fret suffisant pour arriver jusqu'à
lui.
C'était là sa dernière tactique que nul événe-
ment fâcheux ne lui avait fait modifier encore,
et ce jour-là, comme à l'ordinaire, elle lui avait
réussi; mais Goupil n'avait pourtant pas l'esprit
tranquille, car, à quelques dizaines de sauts du
■entier, il lui avait semblé voir, dissimulé der-
rière le fût d'un foyard, la stature du bracon-
nier Lisée, le maître de Miraut,
LA TRAGIQUB AVSNTURB US GOUriL
Goupil le connaissait bien : mais il n'avait
pas cette fois tressauté au tonnerre du coup de
fusil qui signalait chaque rencontre des deux
ennemis ; il n'avait pas entendu siffler à ses
oreilles le vent rapide et cinglant des plombs,
de ces plombs qui vous font, malgré la toison
d'hiver, des morsures plus cuisantes et plus pro-
fondes que celles des grandes épines noires. Il
doutait, et de cette incertitude était née l'inquié-
tude vague, l'instinct préservateur qui, avant la
douloureuse évidence, le maintenait dans la
caverne au bord du danger pressenti.
Terré au plus profond du roc, il avait perçu
des bruits suspects qui pouvaient bien, à la
ligueur, n'être que le roulement des derniers
cailloux ébranlés sous ses pattes, mais un bâti
étrange, qu'il n'avait jamais remarqué, semblait
démentir cette facile explication.
Goupil flairait un piège. Goupil était prison
nier de Lisée.
DE GOL'l'lL A K.VF\GOT
n
Il semblait figé dans une attitude apathique
et sphinxiale, mais les pattes de devant agi-
tées de frissons à fleur de poil, la pointe des
oreilles frémissant aux rumeurs plus accentuées
qui montaient dans la nuit, les éclairs fugaces
des yeux dilatant une pupille oblongue sous le
rideau mi-baissé des paupières indiquaient que
tout en lui veillait intensément
La profonde méditation du vieux routier dura
toute la nuit. Rien d'ailleurs ne le forçait à sor-
tir. Son estomac, habitué à des jeûnes fréquents
et prolongés, suffisamment lesté du matin par
la pâture dont la chair de lièvre avait fait les
frais, l'incitait au contraire à ne pas quitter le
refuge d'élection qui l'avait si souvent abrité
aux heures périlleuses de sa vie.
Encore que la nuit fût plutôt sa complice, il
était trop méfiant pour oser profiter de l'insi-
dieuse protection de son silence et de sa téuè-
LA TRAGIQL'B AV£NTURX DB QOUriL l3
bre. II attendait l'aube prochaine dans le pres-
sentiment qu'elle apporterait le fait nouveau qui,
confirmant ses soupçons ou raffermissant ses
espérances, le ferait décider de la conduite à
tenir.
Les heures succédèrent aux heures. La lumière
de la lune devint plus éclatante et détacha sur
le ciel qui semblait noir le profil plus noir des
branches au bout desquelles les renflements des
bourgeons, à l'extrémité invisible des rameaux,
formaient sur la forêt comme un brouillard
léger.
De longues files de ramées, alignées parallè-
lement, el coupées par les bûcherons après la
montée de la sève, prolongeaient en d'infinies
perspectives des pousses mourantes.
Les merles, qui, au crépuscule, rivalisaient
d'entrain et lançaient aux quatre vents les har-
monies de leurs solfèges, s'étaient tus depuis
longtemps. Seul, le tambour du vent roulait
sans hâte et sans cesse à travers les branches,
relevé çà et là par quelques miaulements de
cliGuelles ou ululements de hiboux, tandis que
l4 DE GOUrïL A MARGOT
de la terre nubile montait une odeur indéfinie,
subtile et pénétrante, qui semblait contenir en
germe celle de tous les parfums sylvestres.
Gomme l'aube peignait, l'homme parut pré-
cédé de Miraut. Goupil entendit à l'orée du
terrier le reniflement du chien qui l'éventait et
l'énerg-ique juron du braconnier supputant de
la patience et de l'endurance bien connues des
renards la dépréciation de la fourrure argentée
qu'il comptait bien lever sur la chair de sa vic-
time enfin capturée.
Cependant Goupil, passant sa langue rouge
sur son museau chafouin de vieux matois, se féli-
citait à sa façon d'avoir échappé au danger
immédiat et allait chercher les moyens de se
soustraire à son ennemi.
Deux seulement se présentaient : il fallait ou
fuir, ou, bravant la faim, lasser la patience du
geôlier qui croirait peut-être à une fuite vérita-
ble et lèverait le piège. Cette seconde tactique
n'était qu'un pis-aller et ce fut à la première
que Renard d'abord donna la préférence.
Le piège lui défendant l'entrée du trouj Gou-
LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPII. l5
l:\]j de la patte et du museau, sonda méliculeu-
seinent les parois de sa prison. L'inspection
en fut brève : du roc en arrière, du roc en haut,
à droite et à gauche du roc : impossible de rien
tenter ; sous lui, dsns un terreau noirâtre, les
griffes de ses pattes s'imprimaient en demi-cer-
cle ; peut-être le salut était-il là ? Et aussitôt,
avec le courage et la ténacité d'un désespéré, il
se mit à fouir cette terre molle.
Au bout de la journée il avait creusé un trou
d'un bon pied de profondeur et de la grrosseur
de son corps quand les griffes de ses pattes
fatiguées crissèrent sur quelque chose de dur...
la pierre était là. Goupil creusa plus loin.,, de
la pierre encore; il gratta toujours, il gratta
toute la nuit, espérant dans le rocher la faille
libératrice...
Lentement selon une courbe inflexible et
cruelle, le plancher de roc remontait insensi-
blement pour venir afUeurer à l'entrée du ter-
rier; mais Pienard enfiévré ne s'en aperçut pas:
il grattait, il grattait avec frénésie.,.
Il gratta trois jours et trois nuits, mordant
DE GOUPIL A MARGOT
la terre avec rage, bavant une salive noirâtre;
il s'usa les grifFes, il se broya les dents, il se
meurtrit le museau, il bouleversa toute la terre
de la caverne. Impitoyablement le rocher ten-
dait son impénétrable derme, et le misérable
prisonnier, affamé, enfiévré parmi le chaos la-
mentable de la terre remuée, après avoir luité
jusqu'à l'épuisement complet de ses forces'
tomba et dormit douze longues heures du som-
meil de plomb qui suit les grandes défaites.
III
Sous les tiraillements violents de son esto-
mac depuis longtemps délesté, Goupil s'éveilla
parmi le désarroi' morne du terrier ? Une aube
candide riait derrière sa faille de roc ; les bour-
geons s'épanouissaient ; des gammes de ver-
dure propageaient la joie de vivre sous le soleil
et les concerts des rouges-gorges et des merles
emplissaient l'espace d'une symphonie de li-
berté qui devait énerver horriblement les
LA TRAGIOUE AVENTURE DE GOUPIL
»7
oreilles du captif. Le senl'ment de la réalité
rentra dans son cerveau comme un coup de
dent dans le ventre d'un lièvre, et, résigné, il
s'afïermit sur les jarrets dans la position la
plus commode pour rêver, pour jeûner et pour
attendre. Et là, devant lui, hantise affolante,
ironique défi à sa patience, le pièg"e se dressait.
C'était un rudimentaire trébuchet inventé
par Lisée : deux montants comme les bois
d'unéchafaud supportaient un plateau de chêne,
qui semblait les prolong'er. Mais, grâce à un
ingénieux mécanisme, quand un intrus s'enga-
geait dans ce passage fatal, le plateau de chêne
affilé sur les côtés, Iraitrensement glissait comme
un couperet par une rainure ménagée dans les
montants et lui brisait les reins.
Alors, excité par la faim, le cerveau de
Goupil revécut le voluptueux souvenir des lip-
pées franches, évoqualesimages d'orgiesde chair
et desang, pour retomber plus modeste aux nour-
ritures frugales des jours d'hiver, auxtaupes cre-
vées dévorées au bord des chemins, aux baies rou-
gef glanées aux buissons dépouillés, aux pom-
l8 DK GOUPIL A MARGOT
mes sauva^:^es découvertes sons la pourriture
humide des frondaisons déchues.
Que de lièvres pinces aux croisades des
tranchées, aux carrefours des chemins de terre,
de levrauts occis dans les champs de trèfle ou de
luzerne, et les perdrix surprises dans leurs nids,
et les œufs g^oulument gobés, et les poules har-
diment volées derrière les métairies sous la
menace des molosses et des coups de fusil des
fermiers 1
Les heures se traînaient horriblement identi-
ques, auj^mentant de nouveaux tiraillements la
somme de ses souffrances.
Stoïquement immobile, l'estomac appuyé sur
le sol comme s'il voulait le comprimer, Goupil,
pour oublier, se remémorait les dangers anciens
auxquels il avait échappé : les fuites sous les
volées de plomb, les crochets pour dépister les
chiens, les boulettes de poison tentant sa faim.
Mais il revoyait surtout se lever, avec une pré-
cision plus terrible, du fond des jours mauvais,
certaine nuit d'hiver dont tous les détails s'é-
taient gravés en lui; il la revivait entière dé-
LA TRA,GIQUB AVENTUnÉ DK GOUPIL I9
filant sur l'écran lumineux de sa mémoire
fidèle.
« La terre est tonte blanche, les arbres tout
blancs, et dans le ciel clair les étoiles qui scin-
tillent durement versent une clarté douteuse,
froide et comme méchante. Les lièvres n'ont pas
quitté leur gîte, les perdrix se sont rapprochées
des villages, les taupes dorment au recoin le
plus solitaire de leurs galeries souterraines; plus
de prunelles gelées aux épines des combes, plus
de pommes sauvages sous les pommiers des
bois. Plus rien, rien que cette blancheur scin-
tillante et molle en paillettes cristallines que
la gelée rend plus subtile et qui s'insinue jus-
qu'à la peau malgré l'épaisseur de la toison.
Le village au loin dort sous l'égide de son
clocher casqué de tôle. Il s'y dirige et en fait
prudemment le tour, puis, raccourcissant ses
cercles, captivé par l'espoir d'un butin, s'en
approche peu à peu.
Pas de bruits si ce n'est, de quart d'heure
en quart d'heure, la note rrrêle, négligemment
abandonnée au silence par l'horloge du clocher
DE GOUPIL A MARGOT
OU le bruit métallique des chaînes agitées par
les bœufs réveillés dans leur sommeil.
Une forte odeur de chair parvient jusqu'à son
nez : quelque bête crevée sans doute abandon-
née là, et dont la putréfaction commençante cha-
touille délicieusement son odorat d'affamé.
Prudemmentil va, rasantles murs de clôture,
profitant de l'ombre des arbres, jusqu'à quelques
sauts de l'endroit où il la devine g-isant, masse
brune sur la vierge blancheur de la neige.
La maison d'en face dort profondément; la
baie tranquille d'une grande fenêtre semble
attester de sa solitude ou de son sommeil.
Mais Goupil est soupçonneux. Mû par sa logi-
que instinctive, il s'élance bravement à toute
vitesse dans l'espace découvert, et passe sans
s'y arrêter devant la charogne, les yeux fixés
sur la fenêtre suspecte. Un autre que lui n'au-
rait rien remarqué ; mais le regard perçant du
vieux sauvage a vu briller au coin supérieur
d'une vitre un infime reflet rougeâtre, et c'en est
assez, il a compris.
L'homme là derrière peut armer son fusil et se
LA TRAGIQJUB AVENTURE DB GOUPIL
préparer à tirer : les plombs ne seront pas pour
lui. Car Goupil est sûr que derrière cette croisée
silencieuse un homme veille, un de ses enne-
mis, un assassin de sa race ; il a éteint la lampe
pour faire croire au sommeil, mais les soupi-
raux de son poêle, qu'il a négligé de fermer,
viennent de déceler sa pr jsence, et Goupil, qui
a déjà entendu des coups de feu dans la nuit»
sait maintenant pourquoi il veille. Oui sait com-
bien d'autres, moins méfiants, ont payé de leur
vie l'imprudence de s'exposer à si belle portée
au coup de feu de l'assassin I Et Goupil a recons-
titué les drames : l'homme tranquillement assis
dans sa maison mystérieuse, spéculant sur la
misère des bêtes, offrant à leur faim de quoi
s'apaiser, et, le moment venu, protégé par l'om-
bre complice, fusillant ses victimes par le car-
reau entr'ouvert.
C'est là qu'ont péri ses frères des bois, qui,
moins résistants que lui, se sont aventurés
vers le village et qu'il n'a jamais revus.
Et Renard reprend, à petits pas, toujours dis-
simulé, le chemin de son bois, quand, à la crête
DE GOL'PIL A MARGOT
d'un mur, une silhouette féline s'est précisée
dans la hunière. Ses grands yeux sombres ont
choqué dans la nuit les prunelles phosphores-
centes du domestique,et, d'un bond formidable,
il s'élance sur ses traces.
Le chat sait bien que la menace de ses grif-
fes, suffisante pour réfréner l'audace des chiens,
n'arrêtera pas l'élan du vieux sauvage et que la
fuite ne le protégera pas non plus de l'atteinte
de Goupil. Mais un pommier est proche. Il y
atteint, il y grimpe déjà quand un coup de dent
sec l'arrête et le livre à son ennemi qui l'achève.
Et la nuit silencieuse retentit d'un sinistre et
long- miaulement, un miaulement de mort qui
fait longtemps aboyer au seuil de leur niche ou
au fond des étables tous les chiens du village et
des fermes voisines. »
Et d'autres souvenirs encore chantèrent ou
frémirent en lui pendant que les heures enchaî-
naient leurs maillons monotones et que les
jours s'éternisaient.
Puis les idées de Goupil s'i m précisèrent, se
brouillèrent : les souvenirs des repues se mêlé-
LA TRAGIQUB AVENTURE OB GOUML
33
rent pour d'effrayants cauchemars aux images
de terreur : des rondes fantastiques de lièvres
tournaient autour de lui, tirant des coups de
fusil qui labouraient sa peau, lui enlevant de
longues traînées de poil sans parvenir à l'ache-
ver. Une fièvre intense le prenait ; son museau
noir si froid s'échauffait, ses yeux devenaient
rouges, ses flancs battaient, sa longue et fine
langue pendait hors de sa gueule comme un
torchon humide et chiffonné, laissant perler de
temps à autre, au bou!, d'une gouttière centrale,
une goutte de sueur qu'il ramenait d'un mouve-
ment sec dans sa gueule en feu pour la rafraî-
chir.
Le temps fuyait. Il avait flairé son piège et
cherché pour l'éviter à comprendre le danger,
mais son cerveau de sauvage ne comprenait rien
aux mécaniques des hommes, et à cet inconnu
plein d'un mystère angoissant, il avait préféré la
faim dans la sécurité du refuge.
Un matin il eut une joie et crut à sa déli-
vrance. L'homme vint. Il resta là quelques ins-
tants, remua quelque chose et repartit ; mais le
3^ t>B GOUPIL A MAnaOT
juron terrible dont il Bouligna son départ ne
laissa qu'une très vague espérance au cœur de
Renard. Lisée n'avait fait qu'essayer le plcg"e,
et, maintenant, tous les jours, à l'aube, il reve-
nait sentant proche le dcnoûment.
Pendant ce temps, la fièvre tenaillait Goupil
de plus en plus. Tantôt il restait allongé de lon-
gues minutes, haletant désespérément, tantôt il
se relevait et tournait en rond autour de sa pri-
son pour y chercher une issue qu'il espérait
toujours sans jamais trouver.
Une lune échancrée, une lune do dernier quar-
tier g-ravissait l'horizon, une lune rouge. N'é-
tait-ce pas un quartier de viande saignante
qu'une puissance cruelle promenait dans le ciel
sur un plateau de nuages! Fixe, Renard tendait
vers elle un cou amaigri, un museau hâve, des
yeux immenses. Gomme au premier soir de sa
captivité, le cor du vent, d'un souflle puissant,
retentissait dans les corridors de verdure, et
Renard croyait entendre le flux et le reflux des
abois d'une meute immense qui se rapprochait
peu à peu ; ou bien le hourJonncii^.cnl de son
LA TRAGIQUE AVENTURE DK GOUPIL
cerveau lui semblait un bruit de source, et pour
y désaltérer sa soif dévorante, il tournait sans
fin sur lui-même, cherchant de tous côtés l'eau,
l'eau limpide qu'il lapperait longuement.
L'aube du onzième jour épanchait une clarté
laiteuse au haut des futaies voisines. Il fallait
en finir. Brusquement, Goupil fut décidé et, sans
regarder autour de lui, affermissant dans une
énergie sombre ses pauvres pattes amaigries, il
prit un élan désespéré et s'élança dans l'incon-
nu 1...
IV
Sous la lourdeur apparente dont il masquait
la vivacité de sa démarche, Lisée, ce jour-là
comme les jours précédents, gravissait la cluse
étroite où les clous de ses gros souliers avaient
frayé par leurs dures empreintes un vague sen-
tier aboutissant à la prison de Goupil.
En chien bien dressé, le fidèle Mirant le pré-
cédait de quelques sauts. Celui-ci d'ordinaire ne
a
a6 DE GOUPIL A MARGOT
dépassait jamais, à la quête, une certaine dis-
tance qu'une longue habitude et une entente
réciproque avaient consacrée. Mais ce jour-là
Lisée, par des sifUements brefs et réitérés, était
oblii^é de rappeler son vieil associé aux conven-
tions anciennes.
Le nez au vent, le fouet battant. Mirant éven-
tait une proie et Lisée, pensant au sort de Gou-
pil, frottait de joie l'une contre l'autre ses
grosses mains calleuses. Mais il n'accentua pas
son allure et continua son chemin vers le terrier
où le chien qui l'avait devancé, campé sur ses
quatre pattes, le mufle tendu, l'œil fixe, le corps
écrasé, la queue rigide, n'attendait pour bondir
que la présence et le signe de son maître.
Sous le poids du plateau de chêne qui s'était
affaissé, Renard, efflanqué, à demi-pelé, gisait
sur le flanc droit, l'arrière-train pris par le piège
qui l'avait arrêté à la jointure des cuisses, et, le
le couchant un peu sur le flanc, avait protégé
d'un choc mortel la colonne vertébrale du fugi-
tif. Une mucosité blanchâtre sortait des narines
et ses grands yeux rouges et chassieux s'étaient
LA TRAGIQUE AVE:îTURB DE GOUPIL
fermés avec le choc qui lui avait fait perdre
connaissance. Il y avait peut-être un quart
d'heure qu'il était ainsi lorsque parut Lisée.
Un sourire méchant et dédaigneux indiquait
que le triomphe du vainqueur était mitigé par le
peu de cas qu'il faisait de la valeur du vaincu.
La peau no valait plus rien, et quel pauvre
diable, si affamé fût-il, après avoir selon la cou-
tume laissé geler la chair pour lui enlever en
partie son odeur de sauvage, eût osé s'attaquer
à une aussi minable dépouille !...
Tout à coup le braconnier,qui observait atten-
tivement sa victime, vit frémir les flancs de Gou-
pil. Celui-ci, en effet, n'était qu'évanoui.
Une idée aussitôt, une idée féroce de ven-
geance et de farce germa dans le cerveau de
Lisée.
Silencieux toujours, il détacha le collier de
son chien qu'il boucla immédiatement au cou de
Renard et fouilla les poches d'un vieux pantalon
de droguetqui laissait voir par endroits la trame
bleuâtre du coton. Avec des morceaux de ficelle
qu'il en tira, il confectionna fort vite une solide
a8 DE GOL'IML A MAHCOT
liuîselière clans laquelle il enferma le museau
du vieux fouinard, lui lia avec son mouchoir
les pattes de derrière, démonta le piège, qu'il
dissimula dans un fourré voisin, puis, de ses
deux mains saisissant Renard par les quatre
pattes, le jeta sur ses épaules comme un collier
et reprit de son môme pas rapide et lourd le
chemin du village.
Mirant suivait par derrière, l'œil rivé au nez
pointu qui ballottait sur l'épaule de l'homme.
Le rythme de la marche, la chaleur du soleil,
l'air balsamique et pur de ce beau matin de
printemps rendirent peu à peu à Goupil l'usage
de ses sens.
Ce fut d'abord une sensation très douce de
soulagement et de légèreté qui contrastait avec
la douleur aiguë et l'angoisse atroce éprouvées
en sentant le piège qui le happait; puis l'a-
gréable dilatation de ses poumons sous la
poussée de l'air frais et odorant suscita le
souvenir jumeau des temps de libre divagation
dans les bois, enfin, ce fut pour lui une joie
inconsciente de revoir à travers les brumes du
I^ TRAFIQUE AVKNTUP.r: DE GOVPIL JQ
suiiinieilla saine clarté et de jouir du be»u soleil
qui montait à Tborizon.
Mais au fur et à mesure que la conscience lui
revenait les sensations se modifiaient; d'abord
ce fut aux pattes et au cou une impression de
gêne et dans la tête un sentiment de lourdeur;
puis brutalement la sensation d'une odeur
étrangère, l'odeur de l'homme et du chien mor-
dant son cerveau sans souvenir le rappela vio-
lemment à la réalité. Il ouvrit tout grands ses
yeux de fièvre et vit tout : l'homme qui le por-
tait, le chien qui le suivait, ses pattes empri-
sonnées dans les rudes mains du braconnier,
et le village au loin avec ses toits de laves^
ce village mystérieux plein de pièges et d'enne-
mis.
Il eut un roidissement instinctif et désespéré
de tout son être, une délente formidable de tous
ses muscles pour tenter de se faire lâcher de
Lisée et de prendre sa fuite à travers la forêt.
Mais l'homme veillait ; il serra plus fort ses
poings noueux qui froissèrent d'une étreinte
plus étroite les pattes du malheureux et Miraut,
3.
30 DB GOUPIL A MARGOT
par des grog-nementi significatifs, affirma lui
aussi son implacable vigilance.
Une angoisse plus terrible qui lui fit oublier
tout : la faim, la soif, la souffrance, tortura de
nouveau le cerveau de Goupil. Le danger avait
changé de forme, mais il était plus immédiat,
plus certain, plus terrible encore. Il regretta
presque les heures atroces où il mourait de
faim dans son trou et se demandait à quel sup-
plice il allait être voué avant de mourir.
Il se voyait déjà attaché par les quatre mem-
bres, livré à la dent des chiens ou servant do
cible aux coups de Lisée. Il se représentait à
demi écorché, la chair pantelante, les os brisés
et croyait sentir s'enfoncer dans ses muscles les
plombs aigus, venus on ne sait d'où, qui res-
tent comme une épine inarrachable et par les
trous desquels lesang coule, coule toujours, sans
cesse et sans remède.
Mirant déjà montrait des crocs aigus, et, pour
répondre à cette provocation, Goupil, à travers
les mailles de la muselière, découvrait lui aussi,
sous un froissement de mufle, des gencives déco-
LÀ TRAGIOC-'E AVENXUftE DE GOtPIL
lorées d*où jaillissaient des canines poinlues.
Ah ! qu'il eût mordu volontiers le bourreau qui
le portait, mais celui-là était bien sûr de l'impu-
nité et, railleur impitoyable, continuait en sou-
riant silencieusement sa marche vers le village.
Renard en percevait les bruits qu'il connais-
sait à peu près pour avoir jadis dissocié les ru-
meurs étudiées de loin : d'aucuns lui étaient in-
différents; d'autres touchaient plus particulière-
ment à sa vie de chasseur de félins et d'amateur
de basse-cour, d'autres enfin, les plus terribles,
lui rappelaient que l'homme et son féal le chien
étaient des ennemis sur la clémence desquels il
ne devait jamais compter: c'était des meugle-
ments de vache, des grincements de voitures,
des gloussements de volailles, des abois de
chiens et des cris aigus de gamins jouant et se
disputant au seuil des maisons. Le vaincu se
voyait déjà entouré d'un cercle féroce, d'une
triple haie infranchissable d'ennemis et sentait
de plus en plus sa perte impossible à conjurer.
De bonheur pour lui, Lisée habitait une mai-
sonnette un peu à l'écart. Il s'engagea dans une
32 D2 GOUriL A M\r,GOT
ruelle bordée de deux haies d'aubépine ou des
galopins qui cueillaient la violette s'émerveillè-
rent de la bête curieuse et méchante qu'il rap-
portait et lui firent escorte jusqu'à sa demeure.
Avec une corde il fixa Goupil au pied du lit
dans la chambre du poêle et déjeuna d'un bol
de soupe fumante que lui servit sa femme ; puis
il vaqua à sa besogne journalière, laissant sous
la garde de Mirant le vieux fauve muselé qui
s'attendait toujours à voir le chien bondir sur
lui pour le déchirer.
Il n'en fut rien cependant et Miraut se con-
tenta de se coucher en rond sur un sac de toile
auprès du poêle, en lui jetant de temps à autre
des regards de haine, conscient de la responsa-
bilité qui lui incombait.
Des rumeurs enfantines de cris, de disputes,
de rires enveloppaient le prisonnier d'une atmos-
phère d'angoisse; tous les gamins du village pré-
venus par ceux qui avaient vu montaient la garde
autour de la maison dans l'espoir de voir aussi.
Quelquefois un d'eux, plus hardi, se haussant
jusqu'à la croisée, hasardait un rapide coup
LA TRAGIQUE AVL:;tV3.V. PS COLTIL SS
d'œil sur rialéiieur myslérieux, puis, intecroyé
par les autres et n'ayant rien vu, se réfugiait dans
un silence plein de sous-entendus.
Cette rumeur était une menace pour Gou[h!.
Une sensation d'accablement envahissait d.'
plus en plus son cerveau; ahuri par tant d'évé-
nements il ne savait plus et devenait incons-
cient. Il ne s'aperçut pas que le jour baissait,
mais il frémit lorsque le braconnier revint avec
plusieurs autres ennemis de même odeur que
lui et qui faisaient sortir de leurs pipes de lon-
gues bouffées de fumée bleue. Ils riaient.
Goupil ignorait l'odeur du tabac : elle le prit
au nez et à la gorge comme l'étrangleuse avaat-
courrière de la mort. Il ne comprenait pas ie
rire. Si Mirant, observateur et fin, avait pu com-
prendre que ce signe extérieur chez son maître
correspondait pour lui à des caresses et à des
bons morceaux; s'il s'essayait lui-même comme
beaucoup de ses congénères à un retroussis plus
ou moins gracieux des babines pour faire com-
prendre à l'homme sa bonne humeur et sa sou-
mission, il n'en était pas ainsi pour le vieux
34 DE GOUPIL A MARGOT
sauvage qui ne voyait dans cette manifestation
que les chicots de dents, jaunis par le tabac,
trouant des mâchoires féroces, et des ventres
qui bougeaient comme s'ils eussent voulu hap-
per d'eux-mêmes une proie convoitée.
Goupil ne pouvait établir de relations qu'en-
tre ces dents qu'il voyait saillir et ces ventres
qu'il voyait remuer, et c'était pour lui un signe
terrible de danger et de menace.
Lisée parlait en gesticulant et les bouches
devenaient plus grandes et les dents devenaient
plus longues et les ventres se trémoussaient
plus violemment et les physionomies devenaient
plus terribles. Le dénouement était proche.
Tranquillement, comme pour en régler les
derniers apprêts, les hommes s'assirent tandis
que Lisée préparait les instruments qui devaient
3crvir à la torture du condamné et que celui-ci,
se mussant au coin du lit, essayait en vain de
se dissimuler et aurait voulu se fondre et dis-
paraître.
Enfin le braconnier parut avoir terminé. Il
tenait d'une main comme une mâchoire noire
LA TUAfilQUE AVENTl RE DE UOCriL 35
de métal, de l'autre une petite sphère métalli-
que creuse, percée en haut de deux trous ronds
qui semblaient deux yeux de cadavre et en bas
d'une large fente semblable à une bouche dis-
tendue par un rire méchant.
Brusquement il fondit sur Goupil, dont il serra
le poitrail et le cou entre ses genoux. Celui-ci se
sentit perdu et après une vaine velléité de révolte,
devant l'impossibilité même d'une vague espé-
rance, s'abandonna à son sort. Il sentit le froid
du fil de fer lui entourer le cou, il vit la mâchoire
de métal, la tenaille d'acier se fermer brusque-
ment sur ce fil et sentit ce nouveau collier qui
progressivement resserrait sur son cou son
étreinte implacable... On allait l'étrangler !...
Mais Lisée, passant un doigt entre le cou et le
fer, suspendit le supplice, rejeta après l'avoir
défait le collier de cuir de Mirant, puis, saisissant
par la sphère de métal Goupil ahuri, le traîna
vers la porte suivi du chœur sauvage et impi-
toyable des hommes.
Dans la direction de la mare d'où, comme des
pétillements cristallins, jaillissait le chant des
30 DB GOLl'lL A M.'.HttOT
crapauds, le braconnier fit sortir Goupil, et,
avant que celui-ci eût pu rien comprendre à ce
qui se passait, Lisée, avec un formidable coup
de pied au aerricre, le lançait au larg'c de la
nuit.
Renard ne chercha pas à comprendre, et
d'instinct, comme le poisson sorti de l'eau fait
des bonds vers sa rivière, il fila à toute vitesse
vers la forêt natale. Mais horreur, le grelot de
Mirant, le g-relot fatal, le même qui l'avait éveillé
dans les ronces sur les reliefs du lièvre le sui-
vait dans sa course.
Non, ce n'était point une hallucination, c'é-
tait bien le grelot qui, distinctement, détachait
ses notes grêles et saccadées sur les rumeurs
bourdonnantes du silence mariées aux crépite-
ments d'insectes.
Miraut ne donnait pas de la voix, de ces
coups de gueule prolongés et réguliers qui re-
LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL 87
tentissaient quand il suivait sa piste et que tous
les échos du bois lui renvoyaient. Cette pour-
suite silencieuse n'en était que plus terrible,
plus affolante par le mystère dont elle s'entou-
rait. Le chien sans doute devait le serrer de
près, il s'apprêtait peut-être à le saisir et Renard
croyait à chaque instant sentir un croc aigu
lui traverser la peau ; déjà il croyait percevoir
le froissement des muscles des jambes du limier
s'efForçant à l'atteindre et la respiration préci-
pitée de ses poumons essoufflés.
C'était une lutte de vitesse, une lutte déses-
pérée dans laquelle le mieux musclé, le plus
persévérant vaincrait l'autre.
En attendant, et parallèllement, sans rien
gag-ner ni rien perdre, le grelot s'attachait résc-
lument à ses trousses. Lutte héroïque, mais
inégale : d'un côté, le chien plein de vigueur,
altéré de vengeance; de l'autre. Goupil affamé
par onze jours de jeûne, affaibli par la fièvre et
soutenu seulement par l'instinct de conservation
qui lui ferait user ses dernières forces avant de
s'abandonner à son sorl.
4
38
DE GûUPIL A MAUGOT
Redoublant de vitesse il s'enfonça dans la
nuit ; il ne reg'ardait rien, ne sentait rien, ne
voyait rien; il n'entendait que le bruit du grelot
dont chaque tintement comme un coup de fouet
cinglait son courage chancelant, relevait ses
pattes qui butaient et semblait frotter d'une
huile réconfortante ses muscles recrus.
La lisière du bois était proche avec son mur
bas aux pierres moussues,écroulées par endroits,
son fossé à demi comblé ; il le franchit d'un bond
à une brèche de mur, près de l'ouverture d'une
tranchée d'où les lièvres sortaient habituelle-
ment pour aller pâturer. Il passa là sans réflé-
chir, poussé par une force instinctive qui lui
disait peut-être que le chien abandonnerait sa
piste pour courir un lièvre déboulé devant eux ;
mais Mirant était tenace et le grelot continua de
tinter avec lui.
La tranchée rectiligne, non élaguée par les
gardes, semblait bondir vers une « sommière »
comme une immense arche de verdure, d'où les
branches plus basses pendaient comme des g-uir-
landes. Les étoiles à travers leur lacis s'allu-
LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOLPIl
maient discrètement, les merles reprenaient sur
cent thèmes différents leur chanson crépuscu-
laire, et des bandes innombrables de hannetons,
s'élevant des champs et volant vers les jeunes
verdures du bois, faisaient unerumeur lointaine
et intense de vague qui s'enflait et s'apaisait tour
à tour.
Renard fuyait, fuyait éperdûment, dépassant
fans même les regarder les bornes de pierre
des tranchées, coupant l'une pour repremlre
l'autre, lâchant le taillis pour la coupe et la
coupe pour la plaine, toujours poursuivi par
l'implacable grelot.
La lune se leva. Goupil regagna les taillis,
puis les fourrés épais au travers desquels son
habileté de vieux forestier le faisait glisser
rapide comme une ombre sur un mur et où il
espérait bien, à la faveur des ronces et des clé-
matites, faire perdre sa trace au limier farou-
che qui lui donnait la chasse.
Il tournait autour des chênes, glissait sous
les enchevêtrements de ronces qui le mordaient
au passage sans arrêter ni ralentir son délirant
40 DE GOUPIL A UARGOT
élan; il s'engloutissait sous des tunnels de végé-
tations neuves, pour rejaillir, cinq ou six pas
plus loin, dans l'éclaboussement d'une gerbe de
clarté, et toujours, toujours derrière lui le tin-
tement du grelot sonnait comme son glas funè-
bre, un glas monotone et éternel.
Sous ses pas des bètes se levaient, des vols
brusques d'oiseaux surpris s'ouvraient, trouées
noires s'évanouissant dans le demi-jour sinistre
du sous-bois; des hibouxet des chouettes, attirés
par le son du grelot, suivaient de leur vol silen-
cieux cette course étrange et nouaient au-dessus
de sa tête leurs vols mous.
Renard s'enfonça résolument dans les fourrés
les plus épais; un instant, une clématite l'arrêta
au passage, d'un brusque sursaut il la rompit,
repartit, et le grelot cessa de se faire entendre.
Une espérance gonfla la poitrine de l'évadé et
banda ses muscles d'une force nouvelle ; Mirant,
sans doute, l'avait perdu de vue, et il fila comme
une flèche droit devant lui. Il courut deux cents,
trois cents sauts peut-être dans ce silence plein
d'espérance, puis, pour bien s'assurer de sa
LA TRAGIQUE AVENTUIXE DK GOUPIL 4l
solitude, s'arrêta net et jeta un coup d'œil en
arrière.
Il n'avait pas encore tourné la tête que le son
grêle et saccadé du grelot déchirait de nouveau
son oreille et le rejetait avec toutes les affres du
doute dans une nouvelle course à travers les
bois.
Il courut toute la nuit, sans une trêve, jus-
qu'à ce que ses pauvres pattes enflées et raides
se dérobant sous son corps le jetèrent sur le
sol, loque inerte, à quelques pas d'une source où
il roula inconscient, à demi mort, sans un regard
et sans une plainte.
Et aussitôt, comme si son œuvre était accom-
plie, le grelot se tut.
VI
Nul ne saurait dire le temps que Goupil passa
dans cette prostration totale qui n'était plus la
vie et n'était pas encore la mort. La force vitale
du vieux coureur des bois devait être bien puis-
4a DE GOUPIL A MAUGOT
santé pour qu'elle pût, après tant de jeûne, tant
d'émotions, tant de fatis^ue et tant de souffran-
ces, le réveiller de sa léthargie et le rejeter à la
lumière.
Rien ne surnageait dans le chaos de ses sen-
sations. Au milieu du bon silence protecteur
qui l'environnait et avant même que son esto-
mac le rappelât trop vivement à la douloureuse
réalité, ce fut au cou une sensation de gêne qui
l'éveilla: ce fil de fer de Lisée sur lequel étrange-
ment sa pensée se fixait et sa vie nouvelle sem-
blait se condenser. — D'ailleurs deux sensa-
tions pouvaient-elles trouver place dans son cer-
veau affaibli ! Elait-il éveillé? Dormait-il? Rê-
vait-il? Il ne savait pas. Ses yeux étaient clos, il
les ouvrit. Il les ouvrit lentement, sans bouger
le corps, et les promena sur le paysage paisible
qui l'environnait ; puis, avec des lenteurs calcu-
lées, les lenteurs auxquelles il savait se plier
quand, guidé par son subtil odorat, il s'appro-
chait le soir des compagnies de perdreaux, il
tourna la tête autour de lui. — Rien desuspect;
il respira. — Où donc avait pu passer le chien?
LA TRAGIQUE AVENTURB DK GOUPIL 4^
— Evanoui comme unmauvais song-e. Peut-être,
après tout, n'avait-il fait qu'un long cauche-
mar?— Mais non, ce fer, ce fil de fer bien
gênant restait là pour affirmer la rétrospective
horreur de son effrayante captivité!
Instinctivement, Goupil y porta la patte dans
l'espoir peut-être de s'en dégager; mais il ne
l'avait pas plutôt touché que le grelot résonnait
de nouveau et qu'il s'affaissait sur lui-môme,
sentant courir tout le long de son échine un
long frisson d'épouvante. Il ne pouvait plus fuir
il n'en avait plus la force. — D'un coup d'oeil
rapide il embrassa tout l'horizon ? — Rien !
Pourtant le grelot était là tout proche! Et sou-
dain Goupil comprit.
La sphère de métal à la bouche moqueuse,
aux yeux de mort, que Lisée avait glissée dans le
fil de fer noué à son cou, c'était le grelot de Mi-
rant; c'était avec ce grelot fatal qu'il avait cou-
ru toute la nuitsecroyantpoursuivi parle chien;
c'était là la vengeance de Lisée qui lui avait fait
dans huit heures de course nocturne épuiser le
calice des angoisses, et maintenant qu'il renais-
44 DE GOUriL A MARGOT
sait à l'espérance et à la joie, allait le suivre
impitoyablement, empoisonner ses jours, et ac-
complir envers et malgré tout son œuvre fatale.
Douloureusement sur ses pattes maigres il se
dressa, l'avant-train d'abord, le derrière ensuite,
et s'approcha de la source dont le bruissement
continu et monotone était comme une sorte de
silence, un silence plus chanteur sur la tona-
lité duquel les différents cris des habitants des
bois s'harmonisaient paisiblement.
Il lappa longuement avec un claquement de
castagnettes l'eau limpide dans laquelle il brouil-
la son image, l'image d'un Goupil amaigri que,
d'ailleurs, il ne voyait pas, d'un Goupil dont le
museau pointu seul vivait, et sur la tète duquel
les courtes oreilles aiguës et comme détachées
semblaient deux tourelles jumelles, épiant les
bruits de la campagne avec toujours la crainte
de voir surgir dans des perspectives de silence
des bruits ennemis.
Puis il songea à manger et comme la forêt ne
lui offrait pas de suffisantes ressources il gagna
la plaine herbue d'où les alouettes, par interval-
LA TRAGIQUE AVKNTURK DE GOUPIL 4^
les, semblaient jaillir comme des jets de joie,
pour, dans une sorte de titubement ascendant,
gag-ner le ciel, qu'elles emplissaient de leurs rou-
lades, et retomber ivres d'azur.
Là il trouverait certainement quelques-unes
des herbes qu'il avait toujours connues ou qu'il
avait appris à connaître : les bâtons d'oseille
sauvag-e, peut-être quelques champig-nons, le
chiendent purgatif, ou encore quelques taupiniè-
res qu'il attaquerait résolument, et, qui sait,
peut-être des cadavres à demi décomposés de
bêtes ou d'oiseaux morts pendant l'hiver et que
nul encore n'aurait retrouvés.
Mais que ce g-relot était agaçant I Sans doule
il s'habituerait assez vite à la gêne de sentir au
cou l'étranglement du fer, mais ce son qui s'at-
tachait à lui comme une épine, lui rappelant trop
les dangers courus et à craindre, g-âtait sourde-
ment la belle joie qu'il aurait éprouvée à jouir
pleinement de la vie. C'était la rançon de sa
liberté qu'il était condamné à traîner jusqu'à la
mort. Et des envies féroces de s'en débarrasser
le tenaillaient.
4.
46 DK GOUriL A MAHGOT
Maintes fois, couché sur le dos, les pattes de
derrière en l'air, raidies par la volonté et la
colère, il avait, de celles de devant, frotté son
cou de battements rég^uliers et nerveux pour
repousser ou briser l'étreinte métallique du fil
de fer de Lisée. Il ne réussit qu'à se peler entiè-
rement le cou de chaque côté de la tête, et à se
meurtrir les ongles des pattes, mais le collier
qui le tenait ne desserrait point son étreinte et
à chaque battement de patte le tintement du
grelot semblait un rire insolent ou un ironique
défi. Et Renard cherchait à s'y habituer, mais
en vain, et des colères terribles que rien ne pou-
vait refréner lui serraient la gorge et contrac-
taient ses muscles. Il fallait pourtant vivre.
Il vécut.
Tour à tour les herbes de la plaine et les fruits
des bois, et les hannetons qu'il secouait des
arbustes lui fournirent la pâtée quotidienne ;
puis ce furent les nids des petits oiseaux qu'il
savait découvrir derrière les boucliers de ver-
dure des haies et sous les herses épineuses des
groseilliers sauvages. Tantôt il en gobait les
LA TRAGIQUE AVENTUHE DE GOUPIL 4?
ccufs, tantôt il en dévorait les oisillons, de petits
corps tout rouîmes qui avaient les yeux clos et
ouvraient des bec énormes en entendant le frois-
sement des rameaux s'écartant au-dessus de
leurs têtes. Il pouvait se hausser jusqu'aux nids
des merles bâtis sur les branches basses des
coudriers, il détruisit dans les blés en herbe des
couvées de perdrix et de cailles,, et même, pro-
tégé par son grelot, put, sans donner l'éveil,
s'approcher des métairies.
Il avait une haine particulière contre certain
coq de la grange Bouloie, un vieux Chanteclair
au timbre suraigu, aux lourdes pattes emplumées,
aussi rusé que lui, pacha tout puissant et jaloux
d'un vaste sérail de gélines qui semblait, chaque
fois qu'il approchait, deviner sa présence, et,
dressant la tête et battant de l'aile, poussait un
coquerico de rappel, une sonnerie précipitée qui
pri'venait les poules du danger et les ramenait
en désordre vers la niche du molosse où elles se
sentaient en sOreté.
Depuis longtemps Goupil avait résolu sa mort.
Plusieurs jours desuile il l'épia, puis, fixé sur
/JS DE GOUPIL A MAllUOT
ses habitudes, s'en vint un beau matin se tapir
derrière une haie et attendit.
La crête au vent, l'œil en sang, les plumes
en bataille, en tête du troupeau gloussant, Chan-
teclair approchait. Mais il n'avait ni la galante-
rie facile ni l'audace fanfaronne des jours de
belle assurance : visiblement il sentait un dan-
g-er. Goupil fit sonner son grelot et ce son domes-
tique rassura l'ennemi; puis, avec une patience
de vieux chasseur, il le laissa doucement appro-
cher et quand il fut bien près et dans l'impossi-
bilité de lui échapper, Renard fit dans sa direc-
tion un bond prodigieux, le poursuivit l'atteignit,
lui broya le poitrail entre ses mâchoires, et, fier
de sa victoire, portant haut sa tête narquoise,
^nsoucieux de la déroule des poules, il l'emporta
dans la forêt où il le dépluma et le mangea.
Il décima ensuite facilement le stupide trou-
peau de poules de son voisin le fermier ; mais il
y allait à intervalles si variables, à des heures
si différentes que l'autre ne pouvait songer à le
surprendre et, ne l'ayant point vu, n'ayant eu
vent de l'identité du voleur que par le son du
LA TRAGIQUE AVENTURA DE GOUPIL 49
grelot, ignorant d'ailieurs l'aventure de Goupil,
accusait fermement Miraut jd'être l'assassin de
ses poules et ne parlait rien moins que d'inten-
ter à Lisée un bon procès ou de lui démolir son
rien qui vaille de chien.
Cependant Goupil engraissait et s'il avait dû
en partie se résigner à laisser les lièvres en repos,
les volailles de la Grange Bouloie offrant une
suffisante compensation, il reprenait confiance
en la vie.
Une chose pourtant lui pesait horriblement :
c'était sa solitude.
Jamais, depuis le soir de sa captivité, il n'avait
revu un de ses frères et il ne pouvait sans une
profonde émotion évoquer les taquineries muti-
nes, les petits mordilleraents d'oreilles qui pré-
cédaient les grandes expéditions, ni les grandes
querelles suscitées par les partages difficiles, et
qui faisaient jaillir comme des défis la rangée
aiguë des canines puissantes sous le retroussis
des babines noires.
Rien, plus rien que la forêt; il semblait que
sa race se fût évanouie avec sa captivité.
50 DE GOUPIL A MARGOT
Et pourtant il sentait autour de lui sa pré-
sence continuelle. Il la sentait par les traces que
les autres renards laissaient en traversant les
chemins déterre toujours humides du sous-bois,
parle fret de leurs pattes sur les herbes des clai-
rières et aux rameaux des branches basses des
fourrés, et surtout par les glapissements parti-
culiers qui lui signalaient une chasse nocturne
de deux associés : l'un faisant le chien, donnant
de la voix, une petite voix grêle comme enrouée,
tandis que l'autre selon la direction indiquée
par l'aboi, allait occuper l'emplacement proba-
ble où passerait le lièvre et l'étranglerait sans
courir.
Les passages, il les connaissait tous et se
trompait rarement quant à la direction; il avait
même, un jour que la faim le talonnait un peu,
osé attendre et étrangler un oreillard que Mirant
chassait. Mais il ne s'y était jamais repris, car
le limier, aussi fin que lui, devinant la ruse du
pillard, sans perdre un instant et pris d'une nou-
velle ardeur s'était mis à sa poursuite. Chargé
du poids de sa capture il «wrait été inf .illible-
LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL 5l
ment atteint s'il n'avait été assez prudent pour
abandonner à son ennemi cette proie dérobée
qui lui aurait fourni un si copieux repas. C'était
Miraut qui sans doute avait retrouvé le lièvre
dans la rocaille escarpée où il l'avait aban-
donné et des traînées de poil et des éclabous-
sures de sang sur les cailloux disaient assez
la plantureuse lippée qu'il s'était égoïsLeroent
offerte.
Goupil naturellement songea à profiter de la
chasse de ses congénères, mais il n'y réussit que
rarement, car si le grelot éloignait toujours le
chasseur à longue queue à l'affût, il arrivait très
souvent aussi qu'il détournait du passage le lièvre
roux attentif à tous les bruits de la forêt. Mais en
cette occurrence ce qu'il cherchait surtout c'était
à revoir les autres renards afin de leur faire
comprendre qu'il n'était pas l'ennemi ; peine
perdue, le solitaire ne put amener à lui ses frères
farouches, ni parvenir à eux ; ses appels restè-
rent sans autre réponse que celle de l'écho qui
lui renvoyait, comme uneraillerie, la fin plaintive
de ses glapissements.
DE GOUI'IL A MARGOT
II reconnut, un certain soir, la voix de son
ancien corapag-non de chasse, associé à un autre,
un rival sans doute, et il en fut triste, car il se
sentait mis au baa de sa race et comme mort
pour les autres renards.
Que de fois, même sans désir de pillage, n'a-
vail-il pas essayé d'approcher de ceux qui chas-
saient, mais dès qu'il approchait, la chasse sem-
blait s'évanouir, tout retombait au silence : le
grelot faisait le mystère et le vide autour de lui. |
VII
Vint la saison de l'amour.
Sur les pas des hermelines en folie, Goupil
reniflait de voluptueuses odeurs qui faisaient
claquer ses mâchoires et mettaient en feu son
sang-. Tout son être alors vibrait du grand cou-
rage nécessaire pour les luttes qui suivaient la
parade nuptiale dont elles n'étaient que la forme
suprême, et il évoquait devant les rivaux blessés, [
LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL 53
honteux et vaincus, la femelle plus fluette docile
au désir du maître.
Ah ! ces batailles au fond des bois, ces ruées
féroces où les dents s'enfonçaient dans les toi-
sons et faisaient saigner les chairs, ces duels
hurlants à la suite desquels le vainqueur, blessé
lui aussi et sanglant, jouissait de son triomphe,
tandis qu'au loin, encore menaçants, les vaincus
montraient les dents ou tournaient inquiets et
plaintifs autour du couple attaché.
Goupil était un des forts ; il était souvent
resté maître dans ces tournois nocturnes et
avec une rag-e décuplée par l'insaisissabilité du
but il suivait les multiples pistes où les pattes
des rivaux se confondaient dans le trajet suivi
par les bien-aimées ; mais le but fuyait, jamais
atteint, car le grelot maudit, signalant la pré-
sence d'un intrus, réconciliait les rivaux de-
vant le péril commun et faisait fuir toujours les
groupes amoureux.
Et toutes les nuits il courait, lâchant une
piste pour en suivre une autre, dans l'espoir,
toujours déçu, que les glapissements d'appel qu'il
54 DE GOUPIL A MARGOT
poussait sans cesse vers la femelle suffiraient
pour l'empêcher de fuir devant le grelottement
approchant.
Il désespérait. Il en oubliait de voler des pou-
les et de boire aux sources : la fièvre d'amour
le minait et des rages folles le faisaient, comme
aux premiers jours de sa libération, se jeter à
terre le dos sur le sol pour tenter violemment de
rompre enfin le fer qui rivait à ses jours l'indé-
lébile marque de la férocité des hommes.
Peine perdue.
Un soir pourtant il changea de tactique. Il
venait de croiser le sillage tout frais d'une fe-
melle en rut et, coûte que coûte, concentrant sur
ce but toutes les violentes énergies du mâle
exacerbé, voulut arriver jusqu'à elle. Il fallait
faire taire le grelot ? — Il le voulut 1
Pour y parvenir il décida de réaliser à travers
le dédale inextricable des branches une marche
lente et souple durant laquelle sa tête et son
cou devraient conserver la plus stricte immobi-
lité. Il s'engagea donc sur les traces de dame
Hermeline, le corps tout entier tendu dans une
LA ■rKAGl(;iUE AVENTUHE DE GOUPIL 55
crispation terrible, les pattes arquées, la tête mi-
baissée pour suivre les pas de la compagne.
Avec d'infinies précautions il avançait, étouf-
fant sous son désir et sa volonté les émotions
instinctives. C'était un senlier ou une tranchée
qu'il se contraignait à franchir lentement quand,
au fond de lui, un subconscient conservateur
cambrait déjà pour le franchir d'un bond les
muscles de ses reins, ou le passag-e d'une proie
facile que ses yeux malgré lui suivaient dans sa
fuite précipitée.
Il passait par-dessus les branches, se glis-
sait sous les ramures basses des bouquets d'ar-
bustes, tantôt haussé sur la pointe des griffes,
tantôt écrasé sur ses souples jarrets ; il allait
lentement, angoissé, des vertiges à la tête, des
battements au cœur en sentant, au fur et à
mesure que le but approchait, l'odeur volup-
tueuse lui troubler les sens, attentif au moindre
mouvement de son cou, au plus léger frémisse-
ment du grelot.
Il arrivait.
Au centre d'une clairière toute blonde de lune.
56 DE GOUPIL A UAUGOT
deux mâles déjà se disputaient la femelle qui
les regardait. Les crocs s'enfonçaient avec des
grognements assourdis dans la peau des adver-
saires, des pattes raidies se crispaient sur les
dos et sur les reins, des gouttes de sang cou_
laient, les yeux brillaient férocement.
Tournant en rond autour des rivaux dans l'é-
troite clairière dessinée par la place regazonnée
d'une meule de charbonniers, la femelle sereine
les regardait les yeux mi-clos, la queue balan-
cée comme une traîne féminine.
Elle passa devant Goupil, l'éventa et s'en ap-
procha, et lui, enhardi, excité, malgré la raideur
obligatoire de son cou, sans se préoccuper des
deux autres qui s'entr'égorgeaient, sans enten-
dre et sans voir, préluda par les caresses préli-
minaires à l'acte d'amour.
Mais au moment où il allait chevaucher la
femelle en redressant l'avant-train d'un mouve-
ment plus vif, le tintement du grelot retentit
dans la nuit et tous, comme mus par d'invisi-
bles ressorts, lutteurs et femelle, s'élancèrent
d'un élan si brusque et si impétueux qu'avant
LA TRAGIQUE AVENTI.'nE DE GOUPIL
qu'il eût le temps de les voir disparaître Gou-
pil, ahuri, restait seul dans la clairière déserte.
Alors le pauvre solitaire se mit à mordre,
comme s'il était pris d'une irrésistible rag-e, le
gazon de la clairière, et à hurler, à hurler dé-
sespérément en faisant sonner sans fin comme
pour le rassasier ce grelot implacable, pendant
que la lune en ricanant faisait tourner autour
de lui l'ombre des arbres et que les oiseaux de
nuit, attirés par ce bruit insolite, nouaient et
dénouaient au-dessus de sa tête leurs cercles
énigmatiques et sinistrement silencieux.
Le jour levant le surprit ainsi et avec les
dangers qu'il portait en lui le rappela au senti-
ment de la conservation. Repris par le goût de
la vie comme un convalescent après une crise
terrible, il sentit peser sur lui tous les problè-
mes de l'existence et pour les solutionner à leur
heure commença par se dissimuler dans un mas-
sif au centre du bois, oîi il dormit de ce demi-
sommeil qui caractérise les traqués et les in-
quiets.
Et de longs jours ce fut ainsi. La vie de la
58 DE GOUPIL A MARGOT
forêt si adéquate à ses instincts lui sourit de
nouveau; il se refît presque, grâce au souci de la
pâtée quotidienne une âme de coureur des bois
se contentant, jouissance douloureuse, amère
volupté, d'écouter au loin comme le chant de
fêle d'un paradis perdu, la vie de ceux de sa
race que des chasses nocturnes lui rappelaient
souventes fois.
Les lourdes chaleurs du mois d'août le fai-
saient au crépuscule gag-ner les prairies voisines
des chemins, où il était certain de rencontrer,
cherchant hors de la terre un remède à la cha-
leur qui les étouffait, les taupes aux yeux clos,
errant à travers les andains fraîchement coupés
des regains et vouées à la mort par le seul fait
d'avoir abandonné le carrefour originel sous la
laupinée desséchée.
C'était là pour Renard une ressource assurée,
car lors même qu'il ne les eût pas trouvées vivan-
tes encore, errant misérablement sous le dou-
ble poids de leur infirmité et du malaise qui les
chassait de la fournaise surchauffée de la glèbe,
il savait qu'il les retrouverait certainement mor-
LA. TK^AGIQUE AVENTURE DK GOUPIL 5g
tes au long- des chemins, car celles qui sortent
ainsi de leurs galeries n'y rentrent jamais et
périssent presque toutes au hasard de leur pre-
mière et dernière errance.
Pais l'automne traîna avec son abondance de
fruits qui lui aurait fait une A'ie particulièrement
paisible si les meutes coipant en tous sens
son domaine de leurs musiques enrag^ées ne lui
avaient trop vivement rappelé et Lisée et Mi-
rant, et sa captivité et son isolement.
Rendu plus prudent encore qu'à l'ordinaire,
il ne se terrait plus maintenant, dans un terrier
à double issue, qu'après avoir, par de savants
entrelacs, dévoyé de sa piste le flair des plus
redoutables limiers.
La vie cependant lui semblait facile et le vieil
écumeur ne pensait point à l'hiver approchant
que les migrations précoces de ramiers et de
g-eais en même temps que la soudaine poussée
de sa toison annonçaient prochain et rigoureux.
6o DE GOUPIL A MARGOT
VÏII
Brusquement, sans transition, comme il arrive
dans les montagnes, après les bruines froides de
fin d'octobre et des premiers jours de novem-
bre qui dévêtirent la forêt de ses feuilles rous-
sies, il vint. Quelques baies rouges luisaient
encore aux églantiers des haies, quelques balles
violettes de prunelles à la peau ridée par le pre-
mier g-el pendaient encore aux épines la queue
aux trois quarts coupée par les implacables
ciseaux de la gelée; puis un beau matin que le
vent semblait s'être assoupi, traîtreusement la
neige tomba, molle, douce, sans bruit, sans
secousse avec la persistance tranquille du bon
ouvrier que rien ne rebute, que rien ne hâte et
qui sait bien qu'il a le temps.
Elle tomba deux jours et deux nuits sans dis-
continuer, nivelant les hauteurs, comblant les
vallons, aplanissant tout sous son enveloppe
LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL
61
friable que rien ne soulevait. Et pendant tout le
temps qu'elle tomba toutes les bêtes des bois et
tous les oiseaux sédentaires ne bougèrent point
durefuge soigneusement ciioisi qu'ils avaienlélu.
Goupil (il fuyait maintenant les cavernes),
tapi sous les branches basses d'un massif de
noisetiers, s'était, comme les autres, laissé ense-
velir sous le suaire qui se tissait, et, moulantses
formes ramassées, lui bâtissait une cabane étroite,
un prison délicate et frag-ile, doat il saurait, le
moment venu, briser la cloison friable. Dans
cette prison il avait chaud, car sa toison était
épaisse et la voûte de neige épousant le cintre
de son échine le protégeait totalementdes froids
du dehors.
Lorsqu'il présuma que la tourmente était apai-
sée, il s'ouvrit vers le midi une étroite sortie, et,
ménageant avec soin le terrier de neige que
Nature avait confectionné à sa taille, partit en
quête de la nourriture quotidienne.
Les mauvais jours étaient revenus. Goupil le
sentait bien et d'autant plus que la tare du gre-
lot (iu'il était condamné à faire tinter à chaque
5
Ca DE GOUPIL A MARGOT
pas le mettait pour toutes les chasses, et surtout
pour la chasse au lièvre, dans un réel état d'in-
fériorité.
Il savait bien qu'un lièvre déboulant devant
lui deviendrait irrémédiablement sien, car lors-
que la neige est molle, les malheureux oreil-
lards sont impuissants à lutter de vitesse avec
les renards et les chiens. Mais ils n'ig-norent
rien de cette infériorilé, aussi dès qu'un bruit
inaccoutumé de grelot ou de pas se fait enten-
dre, ils ont la sage précaution de gagner au
pied une avance remarquable. Renard leur était
donc plus que suspect.
Alors reprirent les pérégrinations sans fin, les
longs déterrages sous les pommiers des bois,
les patientes glanes aux buissons secoués de
leur neige qui n'arrivaient qu'à sustenter à demi
son estomac trop souvent vide.
Il connut de nouveau les jours sans pitance,
les longues stations aux lieux de sortie des liè-
vres et les guets prudents aux abords du village
ou des fermes dans l'espoir vague de s'emparer
d'une volaille ou d'étrangler un chat.
LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL 63
Et cela dura ainsi jusqu'aux premiers jours
de décembre.
Mais à ce moment le froid redoubla : des bises
cinglantes se mirent à souffler; la neige, divisée
par la gelée en infîmes paillettes de cristal, péné-
trait tout, comblant les plus profondes vallées,
s'infiltrant sous lés abris les plus épais et for-
mant de véritables dunes blanches, des « menées »
qui se déplaçaient rapidement sous l'effort du
vent.
Son terrier cependant restait indemne ; il s'était
même consolidé et il y était plus à l'aise, car la
chaleur de son corps avait fait fondre alentour
de lui une légère couche de neige, qui, par la
gelée, s'étantsolidifiée, formait commeune croûte
plus dure, une voûte de glace supportant facile-
ment le poids d'ailleurs variable de la neige qui
passait sur lui.
Tous les buissons avaient été soigneusement
glanés; les oiseaux rôdaient autour des villages,
les lièvres étaient insaisissables. Rien, rien, plus
rien, et Renard, pensif, se ressouvenant de la
vieille aventure, hésitait à la tenter de nouveau
DE GOUPIL A MARGOT
et à vouloir surprendre, à la faveur de son gre-
lot, la confiance des animaux domestiques.
Mais il y vint fatalement. Insensiblement,
chaque nuit, il se rapprocha des habitations,
éloignant même les autres renards qui, affamés
eux aussi, y rôdaient déjà et n'avaient pas
comme lui attendu que la faim les eût acculés à
la dernière limite pour venir y traquer une aléa-
toire pâture.
Mais pas un animal ne song-eait à quitter la
chaude litière de l'étable ni le coin du feu où,
sur la dalle ou la planche chaude, les chats fri-
leux se peletonnaient quand ils ne g-uettaient
pas aux tas de bottes delà grange ou aux trous
des boiseries des chambres les souris maigres
au museau inquiet qui, affamées aussi, avaient
toutes réintégré les maisons.
De temps à autre l'aboi furieux d'un chien de
chasse l'avertissait qu'il était venu trop près,
qu'il était éventé et que le temps était venu pour
lui de détaler au plnsvite. Jamais il ne rapporta
rien de ces expéditions nocturnes. Le tradition-
nelle charogne qui tentait jadis les ventres affa-
LA TRAGIQUE AVENTURE DB GOUPÎL C5
mes et à laquelle on pouvait, à la rigueur, après
de longues stations, arracher furtivement un
morceau et s'enfuir, n'était pas apparue ; les
bêtes du village s'entêtaient à ne pas périr.
Goupil rôdait quand même au large des maisons*
cependant il évitait avec soin celle de Lisée, et,
malgré le désarroi de son cerveau, malgré son
ventre vide, il s'enfuit plus vite la nuit où il en-
tendit la voix de Mirautrépondre au jappement
d'un de ses compagnons de chasse qui lui signa-
lait à sa façon la présence de l'habitant des bois.
Mais Renard ne mangeait toujours rien, et
les jours passaient et le froid ne passait pas, et
une faim plus féroce minait et dévorait les hôtes
de la forêt.
Et lui, maintenant efflanqué, spectre épuisé,
plus minable encore qu'après les jours d'empri-
sonnement de jadis, n'était plus qu'une pauvre
loque de bête, travaillée par la fièvre, ballottant
entre la mort et la folie, qui, ayant pris l'habi-
tude de venir rôder autour du village, y revenait
invinciblement, à heure fixe, sans savoir pour-
quoi, n'évitant plus les chiens, n'évitant même
5.
66 DE GOUPIL A MARGOT
pas la maison de Lisée, sans espoir de trouver
à mang-er, sans même chercher, tué par le gre-
lot qui sonnait à son cou et mûr pour la der-
nière et suprême épreuve.
IX
Cette journée du ving-t-quatre décembre avait
été comme un long crépuscule. Le soleil ne s'é-
tait pas montré ; à peine si vers midi de long-ues
lames livides au-dessus de l'horizon avaient
dénoncé son passage derrière les nues couleur
d'encre, tendant leur dais sinistre sur la campa-
gne muette et morne.
Quelques croassements lug-ubres de corbeaux
en détresse, quelques jacassements de pie en
quête des dernières baies roug-es des sorbiers
avaient par intervalles comme barbouillé ce
silence et c'avait été tout.
Le village engourdi, sur lequel semblaient peser
comme un couvercle de tristesse les fumées im-
LA TRAGIOLE AVENTURE DE GOUPIL 67
mobiles, haleines fiévreuses des chaumières, avait
seulement donné d'autres signes de vie à l'aube
et au crépuscule, lorsque les portes des étables
vomirent aux heures coutumières les bêtes ivres
d'énergies croupissantes, meuglant et ruant
vers l'abreuvoir.
Et pourtant dans ce village tout veillait, tout
vivait : c'était veille de fête. Dans les vieilles
cuisines romanes où le pilier rustique et les
pleins cintres enfumés soutenaient deux pans de
l'immense « tuyé » où l'on séchait les bandes de
lard et les jambons à la fumée aromatique des
branchages de genévrier, il y avait un remue-
ménage inaccoutumé.
Pour le réveillon du soir et la fête du lende-
main,les ménagères avaient pétri et cuit une dou-
ble fournée de pain et de gâteaux dont le parfum
chaud embaumait encore toute la maison. Ou-
bliant les jeux et les querelles, les enfants, avec
des exclamations joyeuses, avaient suivi tous les
préparatifs et dénombré bruyamment ces bon-
nes choses attendant impatiemment l'instant
désiré d'en jouir : les pruneaux séchés au four
68
DE GOUPIL A MAKGOT
sur des claies après la cuisson du pain, des
meiing-ues saupoudrées de bonbcnr.ets multico-
lores et des pommes remontées de la cave répan-
dant une subtile odeur d'éther.
Le souper avait été copieux, plein d'anima-
tion, et selon la coutume aux heures de matines,
les falots jaunes dansant dans la nuit avaient
mené vers l'église et ramené vers le lo^^is, dans
la chambre du poêle bien chaude, pour le réveil-
lon désiré, la joyeuse maisonnée tout entière.
On avait mang-é, on avait bu, on avait chanté,
on avait ri et la grand'mère, comme de cou-
tume, avait commencé de sa voix chevrotante,
un peu mystérieuse et lointaine, le conte tradi-
tionnel :
« C'était il y a des temps, des temps, par un
minuit passé, un soir de matines, quand la terre
que nous labourons maintenant était encore
toute aux seigneurs et que les grands-pères de
nos grands-pères leur obéissaient.
L'heure de l'office allait venir, quand, dans
le château dont vous connaissez les ruines, un
homme que nul n'avaitiamais vu s'en vint trou-
LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL, 69
ver le comte. Des sangliers, lui dit-il, étaient
remis au fond de la combe aux loups et par le
beau clair de lune qu'il faisait on pouvait aisé-
ment leur donner la chasse. Aussitôt, chasseur
enragé, oublieux de ses devoirs, le comte fît
seller des chevaux pour lui et ses valets et ame-
ner les chiens. Mais sa pieuse dame, tant pleura
et le supplia qu'il consentit enfin, quand la cloche
sonna pour le divin office, à prendre à l'église
sa place sur le fauteuil rouge, sous le balda-
quin doré qui leur était réservé.
Les chants avaient commencé déjà, mais un
pli de regret barrait le front du seigneur, quand
le mystérieux inconnu entrant dans l'église sans
se signer, vint de nouveau trouver le comte et
lui parla bas à l'oreille.
Le malheureux ne résista plus et, malgré les
regards suppliants de sa dame, il partit suivi de
ses valets. Bientôt on perçut au loin les abois de
la meute et pendant toute la durée de la messe
on entendit comme un blasphème la chasse hur-
lante qui tournait dans la campagne. Et tous
avaient des larmes dans les yeux et priaient avec
70 DE GOUPIL A MARGOT
ferveur. Cela dura toute la nuit, puis soudain la
chasse se tut. Mais le seigneur ne reparut point
au château ; il disparut avec sa meute infernale
et ses valets serviles et il expie durement en
enfer ce sacrilèg-e pour lequel Dieu l'a condamné
tous les cent ans à revenir la nuit de Noël chas-
ser avec ses chiens à travers la nuit. La malheu-
reuse comtesse mourut dans un couvent ; quant
à l'inconnu qui avait entraîné son époux, per-
sonne ne le revit jamais non plus et chacun
pensa bien que c'était le diable.
Notre mère n'a pas entendu la chasse, mais
sa grand'mère l'entendit : comme ce soir, par
un sombre minuit, c'était... »
Au même instant, un hurlement lugubre, un
hurlement de mort, tragiquement long, passa
comme une traînée d'horreur sur le village, et
à ce signal magique, tous les chiens aussitôt,
tous ceux du village et des fermes, répondirent
par un hurlement lugubre et prolongé. Le bruit
enflait comme une menace et mourait comme un
sanglot. Fini, il recommençait ou plutôt il ne
finissait pas, il baissait en modulations angois
LA TRAGIQUE AVENTURE DS GOUPIL Jl
santés et se prolong'eait terrible selon le rythme
de sa monotonie désespérée.
— Prions, mes enfants, fît l'aïeule, prions pour
l'dme du comte.
Chacun veilla dans le villag-e. Les hommes
avaient décroché du clou où il était suspendu
le vieux fusil dont ils vérifiaient soigneusement
les amorces et sur leurs faciès interloqués où
déjà le scepticisme du siècle avait peut-être
posé son sceau, le signe des vieilles terreurs
superstitieuses remontait comme une écume.
Les femmes et les enfants sans rien dire en-
touraient le foyer,cherchant dans la clarté et la
chaleur une protection contre le dang-er inconnu
dont ils se croyaient menacés. Mais plus que
personne dans le vilîag^e, Lisée, cette nuit-là,
connut les affres de la peur.
C'était devant la porte du vieux braconnier,
qui ne craignait ni dieu ni diable, qu'avait com-
mencé le premier hurlement. C'était de là devant
que le maître sinistre de ce grand drame mys-
térieux commandait à la meute invisible. Et il
avait poussé contre la porte un énorme dressoir
^2 DE GOUPIL A MARGOT
de chêne derrière lequel, Miraut la queue entre
les jambes, le poil hérissé, hurlait désespéré-
ment. Toute la nuit, le fusil chargé de chevrot-
tines à la main, prêt à faire feu, Lisée veilla.
Une heure avant l'aube la chasse lugubre se lut.
Rassuré par le jour et par le silence, le bra-
connier retira lentement et sans bruit le lourd
bahut qui barricadait son entrée et prudem-
ment entr'ouvrit la porte.
Les yeux hagards, les pattes raidies par la
mort et gelées par le froid, la peau à demi
pelée, dans l'attitude d'un chat qui se ramasse
pour bondir. Goupil efflanqué, squeletlique,
était là devant lui, mort avec le grelot fatal au
cou.
Miraut le vint flairer avec crainte et s'en
écarta avec un froncement de mufle.
Le cerveau bourdonnant, les jambes molles,
Lisée rentra chez lui, prit une pioche et un
sac dans lequel il glissa le corps raidi de sa
malheureuse victime et, suivi de son chien, par-
tit vers la forêt.
Il y creusa sous la neige un trou profond
I
LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL 70
dans lequel il ensevelit le corps de Renard, qu'il
reboucha soig^neusement.
Et il s'en retourna le dos ployé, les yeux
vécues et pleins de terreurs vers sa maison,
tandis que Mirant, qui n'avait pas les sujets de
grave préoccupation de son maître, levait avant
de le rejoindre une patte irrévérencieuse et
philosophique contre le tertre g-ris de neige et
de terre sous lequel Goupil dormait son dernier
sommeil.
LE VIOL SOUTERPiMN
Sous le dôme central aux sept arches de terre
de la taupinée, Nyctalette s'éveillait du long-
sommeil hiémal consécutif à une interminable
errance par la solitude froide de ses g-aleries.
Une tiédeur caressait sa peau, la g-laise était
plus molle et la joie nerveuse qui secouait de
sa demi-léthargie son corps amaig-ri lui disait
que la vie normale, longtemps interrompue,
allait reprendre avec cette chaleur.
Depuis long-temps elle explorait en vain les
longs corridors de son terrain de chasse pour
n'y rencontrer que trop rarement la proie con-
voitée et facile: insecte ou ver dévoré sur place,
ou l'adversaire puissant contre lequel il fallait
combattre pour jouir en paix d'une profitable
victoire.
Sa dernière grande lutte s'abolissait presque
dans son souvenir : une bête longue, longue
(un serpent), fuyait en sifflant dans ses galeries
78 DK GOUPIL A MARGOT
et elle avait dans cet espace resserré atteint
facilement le reptile qui ne pouvait progresser
bien vite. Elle l'avait arrêté par la queue et
remontant une froide et interminable échine,
avant que l'autre eût eu le temps de se retourner,
de ses pattes de devant, puissamment armées,
elle en avait fait deux tronçons inég-aux malgré
les contorsions violentes du corps se tordant
comme un fouet.
Les dépouilles opimes, une chair délicate et
p^raisseuse la nourrirent longtemps; puis de
longs sommeils suivirent; de petits insectes en
fiîite devant le fro: 1, des grenouilles, des rats
lui servirent ensuite de pâture, puis rien.
Alors les sommeils devinrent plus longs, les
chasses interminables, et, dans les couloirs
où des éboulis se produisaient, la petite taupe,
devant l'inutilité de l'effort, ne songeait plus
lorsqu'elle passait à transporter à la galerie cen-
trale la terre qui encombrait ses chemins.
Mais maintenant que la jeune tiédeur lustrait
le velours de sa peau, Nyctalette sentait courir
autour d'elle ce frisson vague de l'obscur tra-
us VIOL SOUTERRAIN 79
vail des transformations chimiques, de l'aspira-
tion des racines et des sèves en marche.
La réparation de ses couloirs sollicitait son
activité réveillée. D'en haut, comme des cor-
daîjes verticalement tendus, de longues racines
blanches pendaient, d'autres jaillissaient d'en
bas, chaque jour il en poussait de nouvelles, et,
comme un bon ouvrier, comme un garde fores-
tier qui, le printemps venu, élague avec soin les
tranchées de sa forêt, elle passait chaque jour
pour rompre de ses pattes de devant, aux scies
redoutables, ce lacis blanchâtre de racines enva-
hissantes.
La tiédeur de sa demeure augmentait par
degrés, et de plus en plus Njctalette sentait
courir autour d'elle les aspirations de la vie, le
flux enivrant des sèves brutes dont les capiteuses
émanations montaient en elle comme un jeune
vin, provoquant des saouleries lourdes plus
accablantes cent fois que celles qui font bramer
d'amour, aux jours de printemps, les cerfs ivres
de la tendre pousse des jeunes bourgeons.
Les insectes réapparaissaient ; les vers, des-
8o DE GOUPIL A MARGOT
cendus au plus profond de la couche végétale,
remontant vers la verdure pressentie, s'ég-a-
raient dans ses corridors, et Nyctalelte, pour se
dédommager des longues privations de l'hiver,
dévorait tout ce qu'elle rencontrait au hasard de
ses promenades.
C'était maintenant de plantureux festins, de
multiples collations, qui lui faisaient récupérer
les forces perdues, enrichissaient subitement son
organisme, et dont l'influence, combinée au
trouble grisant des sèves montantes, concourait
à mettre tout son être dans l'état d'exaltation
fébrile, précurseur de toutes les grandes crises
de la vie animale.
Son temps se comptait par chasses et par
sommeils, et chaque réveil la retrouvait plus
agitée encore qu'au réveil précédent.
Ce jour-là, au cours de sa chasse, elle avait
soigneusement tranché, au ras de la voûte cir-
culaire de ses corridors, les racines tenaces des
chiendents ; elle rentra dans la galerie centrale,
et, sur la terre battue, au centre des colonnes
de glaise, comme sous un dais, elle se laissa
LK VIOL SOUTEimAIN 8l
aller à ce demi-sommeil des bêtes que traque
une crainte imprécise ou qu'un instinct fatal, un
besoin insatisfait travaillent obscurément.
Elle dort. Ses flancs à la peau veloutée se
soulèvent avec violence. Quel cauchemar de
bête étreint en ce moment sa petite cervelle ?
L'eau d'une inondation glougloute-t-elle aux
corridors et va-t-elle envahir la galerie où elle
repose ? Au cours de quelle lutte jjéante avec
un grand serpent qui siffle vers sa trompe, son
énergie flageolante la livre-t-elle à son ennemi ?
Non, c'est un bruit, un bruit souterrain, un
grattement sourd, presque imperceptible, qui,
comme un gong d'un alliage étrange, enfle dans
son cerveau un souvenir terrible et fait sursau-
ter en elle une horde assoupie de vieilles ter-
reurs. Frémissante, elle se dresse.
Et comme dans la mine envahie par l'eau le
cri d'alarme fait se ruer vers le salut en indes-
criptible cohue les ouvriers affolés, en son être
6.
8a DE GOUPIL A MARGOT
inquiet, plein de souvenirs latents et de vies
inconscientes, la perception aiguë du danger : le
mâle! la traversant comme un « sauve qui peut»
fait de toutes parts refluer vers son cerveau
toutes les énergies désordonnées dans la rafale
du frisson. Le mâle !
Le mâle dont le baiser est une blessure, dont
l'étreinte est une torture, dont l'attente est une
angoisse ! Le mâle qui viole comme l'assassin
tue, le mâle qu'elle a déjà subi et qu'il faut
fuir, fuir comme la mort.
Elle écoute. C'est lui, pas de doute ; c'est
bien le bruit de ses pattes qui fouillent, qui
creusent, qui approchent.
C'est le mâle ou les mâles, car, plus loin,
peut-être, dans des épaisseurs où ses sens n'at-
teignent pas, d'autres encore sont en marche
vers elle dont il faudra subir le contact dans la
douleur horrible de l'étreinte nuptiale.
Fuir ! fuir 1 Mais où ? la lumière c'est la mort.
La petite taupe se souvient qii'un soir d'antan,
abandonnant la fournaise ardente de ses cor-
ridors, elle a voulu monter parmi la fraîcheur
LE VIOL SOUTEUnAIN 83
odorante des andains mouillés de rosée chercher
un remède à sa souffrance.
Au bord du couloir tortueux, quand l'infini
du soir tombant, avec son immense soleil roug-e,
a surgi devant elle, ses pauvres yeux si faibles,
brûlés parla lumière, se sont fermés avec vio-
lence, et elle est restée là, à demi morte, entiè-
rement aveuçle, le temps d'une longue chasse.
Quand l'obscurité comme un baume eut hu-
mecté ses yeux de ténèbre et qu'elle put rega-
gner sa demeure souterraine, elle se promit bien
de ne plus jamais s'aventurer par delà son
monde, dans ces régions éblouissantes et terri-
bles d'où, comme des menaces, des cordes
blanchâtres descendent sans cesse pour boule-
verser la savante ordonnance de ses cantons de
chasse.
Mais l'ennemi est là qui approche. Le bruit
s'accentue ! Fuir! fuiri
Et, avec une hâte fébrile, elle creuse, elle
aussi, un couloir nouveau, tortueux, sournois,
enchevêtré, avec des culs-de-sac multiples. Il
faut un labyrinthe inextricable où il s'égare I
84 DE GOUPIL X MARGOT
Oh! le pouvoir bloquer dans une prison entre des
pierres I Et les pattes de devant fouissent, creu-
sent, battent ; celles de derrière rejettent la
terre; la petite trompe mobile frémit de fièvre
et de peur. Le boyau s'allonge. Mais luil Où
en est-il ?
A la galerie centrale elle revient et écoute. Il
approche. La cloison de terre vibre ; quelque
chose a crissé aigument.
Une pierre barre son chemin. S'il s'était brisé
les griffes! Un silence! Mais non, il reprend
son travail, il tourne la pierre, il viendra, il va
arriver.
Et, hypnotisée par le bruit, Nyctalelte reste
là, stupide, écoutant. Par quel couloir fuir ! La
cloison de glaise vibre plus fort ; elle frémit ;
des miettes de terre se détachent comme si un
bélier heurtait la paroi, et tout d'un coup, dans
un éboulis dernier, la trompe terreuse, le poil
sale, l'ennemi surgit dans la place tandis que
Nyctalette, emportée par l'instinct, s'élance par
le premier couloir venu et disparaît dans la
ténèbre.
LE VIOL SOUTE!\nAlN 85
Ahuri un instant, il reste là immobile, et, par
un sentiment de coquetterie nuptiale, se secoue
pour se débarrasser des miettes de terre qui le
souillent.
Alors il écoute, et de sa trompe, sale encore
et frémissante de désir, il flaire l'entrée des
corridors j puis, avec un cri de victoire, un cri
rauque et aigu comme d'un petit oiseau qu'on
étrangle, il s'élance derrière la femelle qui, par
le dédale sinistre des couloirs, passe et vole d'une
vitesse désespérée.
Mais il la suit, rivé aux pas de la fuj^arde
dont l'odeur sexuelle excite son énergie et cin-
gle son désir.
Dix fois déjà ils ont passé dans la chambre
centrale sous le dôme de glaise aux piliers ébrè-
chés par les heurts de cette course à l'amour et
à la torture.
Nyctalette ne se sent plus, ne voit plus ; elle
8G DB GOUPIL A MAP.GOT
entend tout proches derrière elle les cris du
bourreau qui l'appelle et sent frémir sous elle
ses pauvres petites pattes lasses.
Il est là. Il approche. Elle sent le vent de son
corps lancé à sa poursuite. Il est derrière elle ;
il va l'atteindre 1 Oh ! lui tenir tête et résister.
Elle arrive à la galerie et se retourne vivement
pour opposer à l'ennemi la herse de ses pattes
armées. Un choc violent. Un pilier déterre s'é-
croule, et Nyctalette,qui l'a heurté en se retour-
nant, roule aussi parmi l'avalanche des moltc-
leltes.
En un bond il est sur elle; il la tient; il lui
serre entre ses petites dents la peau du cou
moite de sueur, et tandis qu'elle jette auxsom"
bres échos des souterrains des appels désespé-
rés, un sexe barbelé, comme une épée de feu,
lui perfore les flancs pour le viol, le viol éternel
et sombre que toutes les Nyctalettes subissent
quand les sèves montantes ont enfiévré dans
leurs veines le sang ardent des mâles féroces
aux sexes cruels, par qui se perpétue l'œuvre
auguste des maternités douloureuses.
L'HORRIBLE DÉLIVRANCE
La ténèbre était opaque. Rien ne troublait le
bourdonnement du dég^el. Un soudain déclic de
métal faucha comme un andain de silence, et
un hurlement qui ne tenait plus de la vie sem-
bla jaillir du néant et déborder dans l'espace
comme une cataracte d'horreur crevant les van-
nes de la nuit... La bête était prise...
Née d'amours fugitives à l'avant-dernier prin-
temps, Fuseline, la petite fouine à la robe gris-
brun, au jabot de neige, était, ce jour-là, comme
à l'ordinaire, venue de la lisière du bois de
hêtres et de charmes où, dans la fourche par le
temps creusée d'un vieux poirier moussu, elle
avait pris ses quartiers d'hiver.
Depuis que la neige avait fait fuir au loin,
en triangulaires caravanes, les migrateurs ailés,
elle avait vu ses ressources baisser rapidement,
et, pour apaiser sa soif inextinguible de sang,
elle avait dû, comme ses soeurs en rapine,
DE GOUPIL A MAKGOT
délaisser les taillis déserts et chercher vers le
village la pâture de chaque jour.
Elle y venait tous les soirs, plus prudente ou
moins hardie que ses vieilles compajjnes qui
s'y étaient depuis longtemps arrangé des retrai-
tes dans les interstices caverneux des vieilles
toitures d'aisseules.
Les temps étaient lointains maintenant ou,
avîc la complicité de la lune rousse, elle grim-
pait aux petits chênes pour y surprendre, pen-
dant leur sommeil, les merles nouveaux arrivés
sur leur couvée d'oisillons : il ne restait plus
au bois que quelques vieux sédentaires dont la
méfiance, jamais démentie, défiait toute sur-
prise.
Par un trou de carreau cassé rusliquement
rebouché de papier, par la chatière d'une porte
ou l'évidement d'un mur bas à l'endroit où
posent les poutres, elle était parvenue, certaine
nuit, à couler dans la grange d'un fermier son
corps vermiforme, et de là, tombant par les
abat-foin dans le râtelier des vaches, à pénétrer
dans l'étable chaude où logeaient les poules.
L HORRIBLE DELIVRANCE QI
Alors elle avait bondi lég^ère sur le perchoir
où elles s'alignaient juchées sur leurs pattes
repliées, et les avait saignées jusqu'à la der-
nière.
Elle tranchait d'un coup de dent près del'o-
reilie la carotide, et pendant que coulait le sang
chaud qu'elle suçait voluptueusement, elle main-
tenait sous ses griffes aiguës comme celles d'un
chat la bestiole stupide qu'elle abandonnait,
tiède, vidée, flasque, dans les derniers sursauts
de l'agonie.
Comme l'ivrogne, dédaignant la chair après
la beuverie sanglante, ivre-folle de joie, le jabot
maculé, la robe poisseuse, le corps gonflé, elle
était retournée à son bois, insoucieuse des
empreintes dénonciatrices de ses pattes.
Que s'était-il passé dans le laps de temps,
court pourtant, durant lequel elle avait cuvé le
sang de sa ripaille!
Maintenant les maisons s'étaienttoutes refer-
mées comme des citadelles derrière les murs
desquels grognaient les rudes molosses aux
crocs puissants ou bien veillaient, par les nuits
ga DE GOUPIL A MARGOT
de lune, les hommes surgissant géants des em-
brasures d'ombre pour jeter dans le silence, avec
un bref éclair rouge, l'éclatant tonnerre d'un
coup de fusil qui faisait battre en retraite, au
large, tous les rôdeurs à quatre pattes que la
faim avait conduits vers le village.
Les chasses nocturnes se passaient en infruc-
tueuses et monotones errances le long des murs
des jardins, aux trous des haies des vergers,
aux versants des toitures de bois.
Depuis combien de jours durait cette vie de
misère? Mais, cette nuit-là, à la pâle clarté d'une
étoile coulant à travers deux nuages comme
un rayon de lumière filtré du seuil d'une chau-
mière aérienne, elle s'était rendue à l'irrésistible
invile d'une brèche de mur ; elle avait longé un
fouillis desséché de perches à ramer les pois
qui rayaient la neige d'une ligne grise, et tout
au bout, comme si ces branchages à demi pour-
ris eussent été un providentiel index, elle avait
trouvé là, presque confondu à la blancheur de
la neige, un gros œuf frais fondu qu'elle avait
avidement gobé... Le lendemain elle en trouva
l'horrible DÉr.IVRANCB qS
un semblable et ainsi plusieurs soirs consécutifs,
car chaque nuit maintenant elle revenait là qué-
rir son unique pâture. Le reste de la nuit s'a-
chevait en infructueuses recherches, et toujours
l'aube tardive de ces matins d'hiver la retrou-
vait, agile et prudente, tapie dans la fourche
caverneuse de sa demeure sylvestre.
Le soir était revenu, un soir de dégel au ciel
livide chargé de gros nuages : des paquets de
neige saturés d'eau s'égouttaient des grands
arbres comme le linge d'une immense lessive,
ou s'abîmaient sur le sol avec le bruit gras de
poches qui crèvent en tombant; des filets d'eau
susurraient de partout; la terre semblait couvée
par une grande aile mystérieuse faite de tiédeurs
et de bruissements et il planait sur tout ceci
l'angoisse d'une genèse ou d'une agonie.
A la lucarne grise de la caverne, le petit jabot
blanc avait surgi comme une motte de neige
g4 I>K GOUPIL A MARGOT
_— — ^ . I <
silencieusement tombée d'un rameau supérieur,
et, se mouvant lentement, Faseline était descen-
due à terre.
Vile, vite, car le jour a été long- et son esto-
mac est vide, elle suit le chemin coutumier qui
l'amène chaque soir : le bout pointu de ses
pattes courbes, aux attaches puissantes, frôle à
peine la boue grise de neige et de terre détrem-
pée ; sa longue queue toufïue se balance légère :
elle coupe les sentiers silencieux qui font des
barres plus sombres dans la nuit neigeuse; elle
longe les murs d'enclos aux pierres rudes et les
haies noires aux chapiteaux blanchâtres, crou-
lants, géantes clepsydres d'où la saison mou-
rante semble s'égoutter ; le sang de l'espoir bat
plus fort aux veines de la bête et son désir gran-
dit de la pâture prochaine.
Voici la brèche du mur et les rameaux pour-
ris contre lesquels, comme par mégarde, on a
déposé de grosses poutres qui font un unique
passage, un étroit canal pour arriver à l'œuf
dont la blancheur, ce soir, se détache sur la terre
dévêtue de la neige des jours précédents. Elle
L'HOnn'BLB y)Ér,ivRAKCE 95
le voit, elle est sûre de son repas et quelque
chose en elle bat plus vite et plus fort. Encore
quelques sauts et elle brisera la coquille fragile;
allons ! Et elle s'élance quand, brutalement, les
bras impétueux d'un piège, fermant violemment
leur étreinte, Oiit happé dans leur choc terrible
la petite palle aventureuse, et la tiennent pri-
sonnière dans leur formidable étau.
Dans la douleur sans nozn de la capture, son
cri a jailli, mordant la nuit calme de son épou-
vanlement, tandis qu'à ses côtés d'insidieux frô-
lements, des chocs brusques, des crépitements
de bois dénoncent la retraite précipitée des bètes
sauvages rôdant aux alentours.
La douleur horrible de la patte brisée, des
ciiairs mordues, de la peau déchirée l'a raidie
toute dans une convulsion de désespoir pour
échapper à cette étreint-e. Mais que peut la plus
sauvage contraction des muscles contre la poi-
gne implacable des ressorts d'acier I
En vain elle veut les m^erdre ; mais ses dents
reculent devant le froid du métal impitoyable
qui les briserait, et comme tout effort violent
g6 DE GOUPIL A MARGOT
qui se perd, la douleur qui l'a suscité s'évade en
gémissements.
Au loin retentit un coup de feu ; alors elle
comprend le piège; l'homme va venir l'achever,
et elle ne pourra ni fuir ni se défendre. Et dans
la douleur de l'étreinte qui la mord et l'affole-
ment du dang-er, elle se secoue et se tord dans
des convulsions de désespoir.
Le piège reste là, fixé au sol, immobile ; la
petite tête se rejette en arrière dans le roidisse-
ment de la patte valide qui piétine le sol avec
rage, tandis que celles de derrière s'arcboutent
comme des ressorts.
Les reins bandés tirent en arrière, de coté,
en avant : rien ne cède ! rien ne bouge I une
chaîne énorme maintient à un anneau du mur la
mâchoire du piège dont les dents de fer font
dans sa chair d'horribles morsures ; des gouttes
de sang s'écoulent qu'elle lèche lentement. Puis,
comme si elle abandonnait la lutte après la fati-
gue de l'effort convulsif, tantôt elle semble se
résigner, s'oublier, s'endormir de douleur ou
de lassitude et tantôt, comme cinglée des mille
LUORniBLE DELI%'RANGK QJ-
lanières de la souffrance, elle se redresse palpi-
tante d'une vie formidable, vibrant, bondissant,
hurlant tout entière pour rompre ou desserrer
l'étreinte qui la maintient.
Mais c'est en vain, et le temps fuit, et l'homme
peut venir. Bientôt là-bas, derrière l'épaule
chenue du mont neigeux, l'aube va crever : un
coq voisin l'annonce par un coquerico métalli*
que qui réveille les bœufs dont sonnent les chaî-
nes dans le silence de la nuit.
Il faut fuir, fuir à tout prix. Et dans une
secousse plus violente les os des pattes ont cra-
qué sous la morsure de l'acier. Un effort encore :
elle se jette toute de côté et voici que comme
des lances les pointes des os brisés percent sa
peau, le moignon qui tient à son poitrail est pres-
que libre. Toute son énergie se condense sur ce
but; ses yeux injectés de sang flamboient comme
des rubis, sa gueule écume, son poil est hérissé
et sale; mais les chairs et la peau la tiennent
encore comme des cordes qui la lient au piège
assassin; le danger grandit, les coqs se répon-
dent, l'homme va paraître.
7
q8 db goupil a uAnaoT
Alors, au paroxysme de la douleur et de la
peur, frémissante sous la poigne formidable de
rinstinct, elle se rue sur sa patte cassée et, à coups
de dents précipités, hache, tranche, broie, scie îa
chair sang^lante et pantelante. C'est fini I Une
fibre tient encore : une crispation do reins, un
déclic de muscles, et elle se déchire comme un
fil sanglant.
L'homme ne l'aura pas.
Et Fuseline, sans môme regarder, dans un
suprême adieu, son moignon effiloché et rouge
qui resta là^ planté, po'jr attester son invincible
amour de l'espace et de la vie, ivre de souffrance,
mais libre quand même, s'enfonça dans îa
brume.
LÀ FIN DE FUSELINE
Traînant son suaire jaunâtre et comme vieilli
sur la grisaille morbide du paysage rustique,
l'aube s'était levée, telle un spectre vengeur, ce
jour d'hiver où Fuseline fuyant avait laissé sa
patte fixée ainsi qu'une borne d'horreur entre
les mains d'acier du piège tendu par l'homme.
Le long- des haies larmoyantes, grises, sales
comme d'immenses chrysalides qui se débarras-
sent petit à petit de leurs enveloppes, elle avait
marché, elle avait couru, sans voir, sans savoir,
d'une longue traite jusqu'à l'épuisement.
Alors, sentant fléchir son courage et ses pat-
tes se dérober, elle avait été comme dégrisée de
sa souffrance par cette douche froide que l'idée
de mort, brusquement surgie, versait brutale-
ment sur sa conscience suspendue, en même
temps qu'un raisonnement irréfragable et spon-
tané lui criait avec la brutalité d'un ordre : Si tu
ne te reposes pas, tu vas mourir.
7'
DE GOUPIL A MARGOT
Sur un tapis spongieux de feuilles à demi
pourries, dont il ne restait, comme un squelette,
que la dentelle délicate des nervures jaunies, à
travers l'armaturedu Iacis(desserré, semblait-il,
par la chute des feuilles) des buissons d'épines,
elle s'était arrêtée, et là, après avoir long-uement
léché le sanglant moignon qui, comme une man-
che déchirée, pendait piteusement à son épaule,
elle s'était orientée au plus vite pour regagner
sans encombre sa cabane ào bois.
Elle en était très proche, car, môme dans îe
désarroi le plus grand qui puisse troubler la vie
coutumière des animaux sauvages, il persiste
j/iesque toujours, au-dessus de la conscience
engourdie, comme une direction providentielle
('AU les conduit, un subconscient conservateur
qui veille sur leur vie.
Maintenant que la tranquillité de la retraite
provisoire lui permettait de réfléchir, elle établis-
sait son itinéraire pour, au moment propice,
regagner la fourche hospitalière de son vieux
poirier qui dressait là-bas, à la lisière de la
forêt, ses longs bras aux ai'înches de mousse
1
LA FIN DE FUSELINK I03
parmi ies nudités grêles des rameaux de LcLres
et de charmes.
Comme si elle eût voulu récupérer un poten-
tiel nt'^cessaire d'énergie, laisser s'accumuler en
elle une réserve suffisante de force, elle s'ac-
croupit sur elle-m.ême, se pelotonna en boule
pour rendre à ses muscles épuisés, avec la cha-
leur que leur portait son sang- généreux de
jeune bête, la force indispensable pour assurer
son salut.
Bientôt, prudente, rasant le sol, sa tête, fine
comme celle d'un serpent, se leva d'entre les
brindilles craquantes, et, l'horizon exploré d'un
coup d'œil, sondé d'un tour d'oreille, elle se
coula, sous l'égide des haies, vers la forêt où se
trouvait sa demeure.
Elle y fut bientôt, et telle était son énergie que,
malgré sa patte tranchée, malgré le sang perdu,
malgré la souffrance engourdissante, elle grimpa
sans encombre à sa caverne aérienne où elle
sembla s'engloutir comme dans le giron d'une
mère ou la gueule ouverte d'un précipice...
Six jours durant elle y resta prostrée de souf-
I04 DK GOUPIL A KA[\GOT
france, nourrie par la fièvre et léchant sa plaie ;
puis un beau soir elle reparut amaigrie, les
yeux brillants et douloureux, l'épaule pendante,
lamentable, telle une estropiée qui présente son
moig-non pour apitoyer les choses et demander
une aumône à la vie.
Rien ne la ramena plus vers le village où re-
tournaient ses sœurs; rien ne la décida à se rap-
procher des habitations, rien, pas même le désir
et la soif du sang-, ne l'atlira par la plaine où,
maintenant, sur les prairies et les chaumes dévê-
tus de neige, parmi les pieds de chicorée s'étoi-
lant et verdissant, les poules en liberté pico-
raient de menus vermisseaux et les petits cail-
loux qui devaient former la coquille de leurs
œufs.
La forêt lui restait et lui suffisait; elle y cher-
cha sa vie quotidienne, et put, tant bien que
mal, atteindre les jours de printemps, la poussée
des feuilles et le retour des oiseaux qui lui pro-
mettait la plus abondante des pâtures.
Ces temps venaient.
Perchée dans son observatoire suspendu
LA FIN DE FUSELINB I05
comme une sentinelle aux aguets du renouveau,
elle les entendait maintenant revenir, les migra-
teurs, et passer sur sa forêt en grands froufrous
d'ailes, en longue rumeur de marée montante,
en tempête de cris d'appel, d'amour et d'espé-
rance. Elle n'était pas inquiète de les voir dis-
paraître au loin, car elle savait bien que ceux-
là qui passaient les premiers, s'enfonçant vers
le Nord, en amèneraient après eux une longue
suite, qui, telle la traîne d'une immense robe
ailée, s'éparpillerait sur la forêt et la vêtirait
jusqu'en automne de la trame cliangeanle et
joyeuse de leurs amours et de leurs chants.
Son petit cœur battait puissamment de joie
en évoquant, pour un proche avenir, les em-
buscades de feuilles où surprendre les merles,
les assauts, au haut des fûts des foyards, des
nids de grives et les rudes combats autour des
nichées de corbeaux qui défendaient énergi-
quement, du pic solide de leur bec, leurs jeu-
nes couvées.
Elles étaient encore rares les captures, et
les longues stations s'achevaient souvent vai-
I06 DE COIPIL A MARGOT
nés ; mais un instinct tout puissant la prenait
à guetter les ébats amoureux des oiseaux de
son bois, leurs poursuites, leurs querelles,
leurs combats: c'était son avenir qui se prépa-
rait, de fabuleuses ripailles de sang sur un cou-
vert de feuilles parmi la douceur des matins ou
la tiédeur des vesprées printanières.
Les bourgeons s'épaississaient, se gonflaient;
bientôt des feuilles délicates et pâles s'en élan-
ceraient victorieuses pour dérouler à la lumière
leurs banderoles de fraîcheur et s'étaler ensuite
en larges parasols vernis.
Ce serait le moment des nids : presque tous
les buissons en recèleraient, les grands arbres
en abriteraient eux aussi, et, selon le caprice de
l'heure, elle pourrait composer son menu des
2T(Mes oisillons de la lisière ou des lourdes cou-
vées de ramiers de la combe.
Maintenant, si durant le jour elle ne pouvait
songer à les capturer, du moins presque cha-
que soir arriva''-c]le à saigner un incrîe.
Dès que tombait le crépuscule, perchés sur
les branches basses des arbres de la tranchée,
LA FIM DU FL'SELINE IO7
ils commençaient solitaires et c'éfiants un cb.ant
interrompu par de courts silences, un chant
passionné, bruyant, têtu, varié à l'infini, comme
pour forcer la venue du printemps ou que si
chacun d'eux eût voulu éclipser son voisin et
le contraindre au silence.
C'est alors qu'elle se glissait lente et souple
sous les taillis et arrivait silencieuse au pied de
l'arbre où s'égosillait le siffleur. Tant que chan-
tait l'oiseau, saoul de sa propre voix, elle avan-
çait, s'arrêtant quand il se taisait, grimpant sans
bruit, redevenant immobile, abaissant, sur les
rubis fulgurants de ses yeux ses lourdes pau-
pières hérissées de cils, puis reprenant quand
il recommençait, se collant à la branche, faisant
corps avec elk, impossible à distinguer de l'am-
biance.
Quand elle se sentait assez proche, qu'elle
avait sondé la distance, dosé son élan, elle se
précipitait d'un bond sur la bestiole dont le
chant s'étranglait entre ses griffas en piaille-
ment lugubre qui faisait aussitôt retomber la
forêt dans le leurd silence de la nuit.
t>E UOUl'll- A MAIVGOT
Mais pour cette chasse exigeant une souplesse
particulière et une agilité peu commune, le
moignon cicatrisé qui remplaçait sa patte était
horriblement gênant. Sa marche en était moins
rapide, son équilibre moins assuré, son élan
moins énergique, et plusieurs fois déjà elle
avait manqué sa proie qui s'était enfoncée à
tire d'aile dans la ténèbre épaississante, en
poussant des sifUements aigus de peur disant
assez à Fuseline qu'elle ne l'y reprendrait plus.
Mais lorsque les nids se bâtirent, ce fut pour
elle de perpétuelles orgies entrecoupées de som-
meils lourds comme des ivresses de vin dont
elle se réveillait plus assoiffée encore, toujours
folle de sang, toujours prête à saigner dans la
fourche d'une branche une mère surprise à
couver ses œufs ou à protéger ses oisillons.
Le soleil faisait craquer les derniers et tardifs
bourgeons des chênes sous la pression chaude
LA FIN DK FUSELINK lOg
de ses rayons. Les verdures senuançaienl à l'in-
fini.
C'était une symphonie de couleur allant du
cri violent des verts ardents et comme vernissés
(réfléchissant le soleil sur les mille facettes de
leurs miroirs comme pour jouer avec la plaine)
aux pâleurs mièvres des rameaux inférieurs, dont
les feuilles tendres, aux épidermes délicats et
ténus, n'avaient pas encore reçu le baptême
ardent de la pleine lumière, bu la lampée d'or
des rayons chauds, car leur oblique courant
n'avait pu combler jusqu'alors que les lisières
privilég-iées et les faîtes victorieux.
Mais ce jour-là une vie multiple et grouillante,
végétale et animale, sourdait de partout, des
crépitements des insectes et du chant des
oiseaux à l'éclatement des bourgeons et au gon-
flement des rameaux, craquant dans l'air vibrant
comme des muscles qui s'essaient.
C'était un de ces premiers jours où la forêt,
comme une femme qui a longtemps résisté, se
laisse enfin aller toute aux caresses de l'amant,
où elle vit de toutes ses fibres, où elle chante
8
110 H- GO'.jPiL A MAhOOT
de tontes ses sèves, où les grands baisers du
soleil l'ont in.'.estie comme un amour victorieux
et conquise et pénétrée toute, et où elle ne tend
plus aux vivants sous ses ombrages captieux
l'asile traître de son insidieuse fraîcheur.
Tout chantait en elle, mais sans rejaillir au
dehors, tout y vivait d'une vie chaude et conte-
nue, comme concentrée...
C'était parmi cette joie plcnière qui semblait
l'épanouir que Fuseline, ce matin, visitait ies
nids de merles des coudriers et des petits chênes
pour sa repue quotidienne.
A la fourche d'un arbre où trois branches de
moyenne grosseur nouaient leurs fibres ligneu-
ses, enfoncé à ras de son nid, aplati sur ies frê-
les corps à peine duvetés et rougeàtres de ses
petits, un merle frissonnait éperdument,les plu-
mes ébouriffées, la tête molle, les yeux hagards.
Un vertige fantastique semblait le dominer,
une peur indescriptible tourbillonnait dans ses
yeux.
Loin, en haut, comme suspendu dans la
lumière, un oiseau de proie, un grand rapace
LA rîN DB FUSKLINB
l'avait découvert et, les ailes agitées perpétuel-
lement sans bouger de place, le cou tendu, la
tête penchée, fascinait de ce mouvement vain et
du regard hallucinant de ses yeux fixes cerclés
d'or la malheureuse bestiole, incapable mainte-
nant de fuir le nid où le sentiment maternel
l'avait fait rester malgré le danger.
Au loin, dans un immense froufroutement
d'ailes, un ample et frémissant pépiement, les
autres oiseaux se rassemblaient pour, par leur
nombre, leurs cris, leur influence réciproque,
échapper à la fascination fatale et à l'assassinat
infaillible auxquels sont voués les isolés. Des
corbeaux se répondaient, et, encore hésitants,
se désignaient l'ennemi, avec à la fois le désir et
la crainte d'affronter des coups qui ne les mena-
çaient pas.
L'oiseau de proie, un grand busard d'une
envergure fantastique, ne semblait y prendre
garde, absorbé tout entier par sa proie.
Et, tout à coup, sentant le merle bien pris
dans le réseau de sa puissance, il s'abattit comme
une masse sur le nid.
DB GOUPIL A MAUGOT
Mais au moment où ses serres crochues, ten-
dues en avant dans un geste assassin, allaient
saisir roiseau, brusquement, semblant surgir
des profondeurs même de l'arbre, la tête mena-
çante de Fuseline se leva.
Un balancement d'ailes rejeta le rapace sur
une branche de la fourche où l'y fixa une serre,
tandis que l'autre se crispait dans le vide, et que,
sur le cou tendu, la tête horizontale fixait féroce-
ment l'adversaire qui lui disputait son butin.
Sur la branche d'en face, le train de derrière
en haut, la patte valide en bas, grasse et forte
de ses festins répétés, les reins arqués en une
courbe féline et puissante, le cou levé pour le
défi, elle dressait en face du busard sa petite
tête fine où brasillaient les diamants de ses
yeux, sa tête plate de bêle féroce montrant dans
la gueule ouverte pour mordre et pour saigner
la double rangée brillante et pointue de ses
dents, immobile, les babines troussées, le nez
froncé, les pointes des moustaches tendues en
avant, terrible, dans la suprême intensité de sa
colère et de sa haine.
FL'SELINK
ii3
Et les deux adversaires, face à face se pous-
saient jusqu'à l'âme les lances violentes de
leurs regards tous deux fascinateurs et féroces.
La lutte imminait, poignante, indécise encore,
mais implacable et mortelle pour celte pâture
jetée entre les deux, ce malheureux corps d'oi-
seau aux plumes cbourifTëes d'un fiévreux et
fantastique frisson , cette petite boule grise
dont on ne voyait plus qu'un bec noir immobile,
des yeux vagues et fous, et dont le cou semblait
vouloir rentrer dans le corps pour échapper à
la griffe qui l'étranglerait ou à la dent qui le
saignerait ; pauvre loque vivante et souffrante
dont sautait le cœur de violents battements qui
faisaient pépier sous la freîe toiture de ses ailes
les jeunes oisillons aveugles, inconscients du
drame qui se déroulait au-dessus de leur tête*
Les regards des deux ennemis se froissaient
comme des épées ; on eût dit qu'un lien invi-
sible et tout puissant les rivait l'un à l'autre et
que ce lien, se contractant progressivement, ban-
dait par degrés leurs muscles pour la lutte, le
bond fatal où ils allaient se saisir de toutes leurs
Il4 OZ GOUPIL A MARGOT
forces centuplées par la colère qui les animait.
Brusquement, comme si ses muscles fussent
emplis de toute leur énergie batailleuse et résis"
tante, d'un élan violent de ses reins et de ses
jarrets, Fuseline sembla se décocher de sa bran-
che comme une flèche de haine et fonça sur le
rapace.
L'élan fut irrésistible ; l'oiseau de proie reçut
le choc en plein portrail et chancela; mais ses
ailes fantastiques l'eurent redressé en une se-
conde et avant môme que son bec crochu eût
lacéré dans ses cisailles cette chair frémissante,
ses serres agrippantes saisissaient Fuseline par
le râble et il s'enlevait dans l'espace, emportant
la bête avec lui.
Le busard s'éleva obliquement, alourdi de sa
capture, réservant sa vengeance pour plus tard,
dans quelques instants, quand la fouine étour-
die de cette course, éperdue de vertige, chavirée
dans la mer aérienne, ne songerait plus à résis-
ter à ses coups de bec.
Il se trompait. Fuseline avait bien, en s'éle-
vanl aux serres sanglantes du fauve, éprouvé le
LA FIN DE FU8ELINE Il5
vertige de ceux qui ne se fient qu'à la terre
et à leurs pattes; son regard éperdu n'avait
pu sonder l'abîme grandissant qui la sépa-
rait de son monde, mais une colère frénétique
l'avait saisie, et, plus puissante et plus souple
que jamais, comme si les muscles de ses reins,
forçant sans point d'appui les serres qui la te-
naillaient, eussent progressé d'eux-mêmes, elle
rapprochait progressivement du poitrail de l'oi-
seau sa gueule ardente et vorace.
D'un seul coup, dans un effort convulsif et
désespéré, courbant les pattes du busard, elle
avait atteint le corps et, tels des couteaux inar-
rachables, lui avait planté violemment dans les
flancs les lames froide de ses dents.
Du geste d'un humain frappé à mort, le rapace
jeta fébrilement en arrière sa tête douloureusej
tandis que, par la blessure ouverte, suintait le
sang rouîre, en rosée écarlateet chaude d'abord,
puis en jets plus vifs et saccadés, s'abîmant en
gouttes larges au fur et à mesure que progres-
sait la morsure et que se trouait le cœur.
Alors modifiant son vol et s'élevanttout droit.
DE GOUPIL A MARGOT
sans plus rien voir, dans un essor fou, l'oiseau
monta, monta, Fuseline enfoncée dans son cœur
comme une flèche de mort qu'il serrait de plus
en plus furieusement dans les contractions fré-
nétiques de son agonie.
Les serres convulsées, crispées sur les reins
et le poitrail de la fouine, traversèrent la peau,
les chairs, broyant sous leur étreinte les poumons,
le cœur, tous les viscères qui saignèrent, se tri-
turèrent comme une pâte de chair vivante et
fumante, tandis qu'implacable, immobile, rivée
sur sa vengeance elle aussi, la tête de Fuseline
creusait encore plus avant un trou plus rouge
dans le flanc de l'oiseau.
Ils montèrent fous dans le soleil, en une
ascension éperdue, jusqu'à ce que, tout d'un
coup, vidé, ployant sur ses ailes flasques, le
grand oiseau chavira sur l'abîme, et, dans les
derniers sursauts de l'agonie, étreignant encore
entre ses serres rigides le corps de sa victime,
les deux cadavres s'abiuièrent dans le vide.
LA COxNSPIRATION DU MURGER
A Charles Callet.
8.
Pour les sombres luzernes et les sainfoins
odorants, Roussard, le lièvre roux du bois de
Valrimont, se rendant à l'invite de la sécurité
crépusculaire, allait quitter le fourré de ronces
de la Combe aux Mûres, où il s'était gîté par une
aube de juin.
Il y avait dormi les yeux ouverts, comme s'il
eût craint que ses oreilles mobiles de vieux che-
mineau forestier ne pussent suffire à explorer
les bruits de la campagne; et le décor du sous-
bois, changeant avec la lumière que secouaient
les frondaisons, favorisait dans ses somnolen-
ces les cauchemars quotidiens qui trouaient son
repos d'épouvantes tragiques.
Sans que rien de tangible eût pu faire soup-
çonner chez lui un changement si rapide, R )us-
sard, ayant pris conscience de sa situation, s'as-
sura de la sécurité extérieure en dirigeant suc-
cessivement vers les quatre coins de l'horizon
DE GOUPIL A MARGOT
les pointes blanches de ses oreilles rousses,
comme un guerrier qui essaie son arme avant la
bataille, ou simplement comme un voyageur qui,
avant de partir, vérifie la stabilité de sa coiffure.
Puis ses pattes de derrière, longues et soli-
des comme deux ressorts d'acier, élevèrent son
gentil cul blanc à la hauteur dé ses oreilles et le
projetèrent, d'une détente sèche, à quelques pas
du fourré de ronces affectionné qu'une vieille
expérience, et non la mobihté frivole du caprice,
lui avait fait choisir pour sa couchette d'un jour.
Roussard, l'ermite solitaire, l'usufruitier de
la Combe aux Mûres, était le seul maître de ce
canton de bois et reconnu comme tel par tous
les autres lièvres, car, depuis des lunes et des
lunes qu'il avait, une nuit d'automne, trouvé la
com.be déserte et que, sous les espèces de la boue
de glaise vernissant ses guêtres rousses, il y avait
fixé ses dieux pénates, nul parmi la gent oreil-
larde, docile aux instincts séculaires, n'avait
songé à lui disputer, comme la fabuleuse belette,
ce droit de premier occupant.
Peut-être avait-il oublié ce soir d'automne, où.
LA CONSPIRATION DU MURGER
loin de son buisson natal, harassé par une fuite
éperdue devant une harde féroce, il était venu
échouer dans les parages de ce coin paisible.
Après de savants doublés et de multiples crochels,
il s'était remis entre deux sillons boueux avec les-
quels il se confondait, le nei tourné du côté du
vent qui, comme un complice tu comme un ami,
lui rabattait soigneusement le poil sur l'échiné
pour le mieux dissimuler. Et toute la nuit et tout
le jour qui avaient suivi il n'avait pas bougé.
Au crépuscule seulement, désireux d'abord de
reprendre le chemin de son ancien canton, il s'é-
tait mis en marche; mais le dernier Uèvr-c delà
combe, tué sans doute par les chasseurs, lais-
sant libre cet admirable séjour, la proximité des
champs de trèfle et de luzerne, le calme sauvage
de ce coin de bois abrité des grands yents,
l'avaient retenu là, et les levrauts de Valrimont
devenus adultes, en quête eux aussi de solitude,
lui en avaient laissé sans conteste la paisible
suzeraineté.
Par des sauts saccadés et prudents, dans la
lumière veloutée et caressante de ce crépuscule
DE GOUriL ▲ MARGOT
de juin, il descendait vers ses lieux de sortie
familiers, après avoir comme sondé l'espace,
pour découvrir, malgré lo calme inviolé de la
forêt, la direction du vent très faible qui baisait
Iang"uissamment les feuilles ardentes des arbres.
Le vent soufflait du Sud, et il se dirig^ea vers la
brèche du mur d'enceinte la plus au midi, comme
s'il voulait épier le soir aussi loin que possible
et démêler, sur les mille écheveaux de son oreille
infaillible, les bruits imperceptibles que pouvait
receler l'air nocturne doucement balancé.
En peu d'instants Pioussard fut hors du bois,
et comme il se sentait protég-é par les murailles
élastiques de l'ombre, il évolua par son domaine
avec le calme et l'aisance que procure la sécu-
rité. Tout en tondant de temps à autre un fais-
ceau d'herbes aromatiques, il se divertissait
comme un jeune poulain, ivre de sa solitude,
bondissant de touffe en touffe, rasant les haies,
et, de temps à autre, tournant vers le villag^e
d'où venaient encore quelques bruits fanfarons
l'oreille négligente de l'être en fête plein de
confiance en la vie.
LA CONSPIRATION DU MUKGER 123
C'ëtaiî dans tel champ de trèfle rouge aux
fleurs sucrées qu'il retrouvait d'ordinaire les au-
tres lièvres de la forêl, ses compag^nons noctur-
nes, et depuis une lune ou deux Roussard s'é-
tonnait de ne plus rencontrer au rendez-vous
quotidien les compères à longues oreilles avec
qui il se frottait hi nez en signe d'amitié dans la
verdure humide et odorante des prés.
Il ne les voyait plus ; et Roussard s'étonnait
davantage chaque soir, d'autant plus qu'à la
place dos grands coureurs il voyait maintenant,
par troupes envahissantes et d'un sans-gêne
exagéré, des congénères plus petits, de couleur
plus foncée, qui lui jetaient de mauvais regards
et avaient répondu par des cris aigus et des fré-
missements de museau aux avances sympathi-
ques qu'il avait voulu leur faire.
Roussard était vaguement inquiet de ce voi-
sinage et s'il ne faisait pas encore de rappro-
chements entre la disparition des autres grands
capucins et la présence de ces cousins bizarres
qui se terraient au lieu de se gîter, il n'en sen-
tait pas moins le désagrément de leur conti-
nuelle et agressive présence.
124 DE GOUPIL A MARGOT
Roussard était le plus fort et le plus p^rand
des lièvres de Valrimont, mais il n'avait jamais
abusé envers un rival de sa taille avantageuse,
aussi, avec la sérénité des bons et la tranquille
assurance des forts, regardait-il ces petits jean-
nots qu'il aurait facilement battus à la lutte ou à
la course.
Toute la nuit, il courut donc de pré en pré,
d'herbe en herbe, suivant les sentiers et les che-
mins d'où, d'un bond, le nez et le derrière en
l'air, rassuré et heureux, il rebondissait parmi le
pnrfum d'une nouvelle essence fourragère dont
son caprice passager lui avait donné l'envie.
On était en vieille lune; vers une heure du
matin sa double corne d'argent monta dans le
ciel limpide parmi le scintillement versicolore
des étoiles et Lièvre, posé sur son derrière, tou-
jours étonné et un peu inquiet de la lumière, la
regardait surgir, quand un spectacle inaccou-
tumé le fige de stupeur sur la taupinière où il est
assis.
Autour du grand murger fait de toutes les
pierres de la vallée, réunies en tas au même
endroit selon la vieille coutume, il aperçoit une
LA CONSPIUATION D'J ?/.(JltGi-.!l
assemblée étrange et innombrable de lapins qui
semblent s'agiter et délibérer.
Tantôt assis sur le cul, tantôt entièrement
debout sur leurs pattes de derrière, changeant
de place, se haussant et s'abaissant, dressant les
oreilles dans l'attitude du recueillement et de
l'attention, les rejetant en arrière avec des
expressions de colère, dans la clarté douteuse
de cette lune levante, ils ont parfois l'air de dan-
ser une danse nocturne, inconnue de l'oreillard,
qui, n'ayant jamais eu, ni ses pareils, l'instinct
de société, ne peut rien comprendre à la mimi-
que désordonnée de tous ces fous.
Les petits museaux mobiles grimacent étran-
gement, découvrant les tranchantes incisives des
rongeurs; les pattes de devant battent de petits
poitrails colères, puis se haussent jusqu'au mu-
seau; et souvent aussi en un coup plus brutal,
comme pour un appel à la violence ou une invi-
tation au silence, une patte de derrière, mieux
musclée, frappe le sol qui rend un son assourdi
et souligne puissamment l'énergie des altitudes.
Roussard, de loin, le cou tendu de côté, re-
:26 DE GOUPIL A MARGOT
g-arde d'un ceil^ d'un seul œil latéral, d'un gros
œil rond bombé et qui semble stupide, cette
scène inconnue comme si chaque geste qu'il voit
devait décider de sa liberté ou de sa vie.
Enfin l'aube vient, l'assemblée se disperse, et
RoLîssard lui aussi song-e à regagner sa combe.
Mais à chacune de ses « rentrées » habituelles,
comme s'ils exécutaient une rigoureuse consigne,
deux lapins sont là qui le regardent passer avec
cet éternel froncement de nez qui ne lui dit rien
de bon; plus loin, il en trouve d'autres, plus loin
il y en a encore, ils ont l'air d'assiéger la combe,
el Roussard, timide et inquiet, s'enfonce pro-
fondément dans le fourré, parmi des enchevê-
trements fantastiques de ronces. Sur une javelt^e
d'herbe sèche, à l'abri des dards enlacés, le nez
humant le vent, il se met en boule pour le repos
quotidien.
Argile palpitante, indistinct dans la demi-
obscurité du hallier des herbes fouillées parmi
lesquelles il dort, les oreilles soigneusement
rabattues sur le dos, pareil à une grosse pierre
terne patinée pa" le temps et les éléments, il
LA CONePIÎVATUm DU MUnGEH IHJ
écoute et il voit de toutes les énerg-ies suhj;<-on-
scientes de son être ; — et les bouts noirs et
blancs de ses oreilles frémissent quand un hruit
étrang-er aux rumeurs coutumières de la 'orêt
heurte ses notes discordantes au concert in-mo-
tone qui berce son sommeil, quand un silence
plus prolongé suspend les mille voix pai-i 'les
de l'harmonie sur laquelle se brode sa (j-iirtude
ou quand une soleillée plus ardente, répïnidant
sur cette ombre une douche chaude de lumière,
avive les verts ardents des feuilles de ronces et
viole la nuit de sa retraite malgré le bouclier
rigoureux des pousses virides.
Son sommeil est hanté des rêves les plus dé-
primants, des cauchemars les plus affreux qui
lui dressent tout à coup les oreilles ou lui dila-
tent les prunelles dans l'ahurissement frisson-
nant d'un réveil brusque.
Troublé par le spectacle de la nuit précédente
et cette ronde démoniaque des lapins, le moindre
bruit suspect s'enfle dans son cerveau en ton-
nerres destructeurs, ou bien le miroitement d'un
rayon de soleil sur la face luisante et comme
laS DE GOUPIL A MAS'.GOT
vernissée d'une jeune feuille, se rélïéchissant
dans l'ove au cadre d'or de sa prunelle, allume
devant lui un incendie immense, quelque chose
comme l'infernal bûcher où doivent brûler aussi
longtemps que les chasses sans fin les âmes
innocentes des pauvres lièvres...
Lejeunecrépusculele tire enfin de cette torpeur
pénible. Il s'éveille. II écoute. L'heure est calme.
Les feuilles, au faîte des futaies, s'agitent douce-
ment dans la brise du soir comme des mouchoirs
d'espérance, adieu de l'âme des arbres au jour
qui s'en va. Et Roussard d'un seul bond franchit
le mur d'enceinte du bois, son fossé humide jon-
ché de pierres moussues et de feuilles pourries.
Une quiétude parfumée émane de la fraîcheur
des prés ; l'heure est douce et semble lui sou-
rire pour lui rendre en partie une confiance
ébranlée par les noirs pressentiments qui le
troublent. Il oublie. Les choses sont là accueil-
lantes et douces, les trèfles au loin ont une odeur
de miel. Déjà il cabriole parmi les jaunes lupul-
lines et les sainfoins purpurins, heureux de sa
solitude, quand, d'un seul coup et de tous côtés
LA CONSPIRATION DU MUnGBR ISQ
à la fois, des sons aigus stridulent comme des
cris de guerre ou de ralliement.
Sont-ce des voix ennemies? Ce n'est pas le
glapissement enroué des renards, l'aboi fu-
rieux des chiens, la raucité féroce de la parole
humaine. Ce sont des voix connues. Et le sou-
venir de la nuit de veille emplit subitement son
esprit d'une terreur panique. Un danger est là I
Il faut fuir. Et ses yeux démesurément s'agran-
dissent, ses oreilles se croisent et se recroisent
sur sa tête comme des épées qui se choquent ;
mais de tous côtés les bruits s'élèvent, montent,
grandissent.
Et voici que, dans la clarté douteuse du jour
tombant, il voit surgir des quatre vents et bon-
dir vers lui, en un cercle qui se rétrécit très vite,
la bande accrue encore de ceux qu'il a vus la
veille autour du vieux murger.
Ils approchent et se resserrent et se bouscu-
lent; ils ont l'air de grandir, ils sont énormes, ils
sont géants. Où fuir? Et Roussardest là, le cou
tendu, ahuri. Le danger grandit, le danger appro-
che, le danger va le happer..., mais quel danger?
iSo DE GOUPIL A MARGOT
Un choc de bélier contre son poitrail ; des
museaux qui se froncent, des pattes qui se cris-
pent. Roussard est renversé, piétiné, mordu,
déchiré. Puis le cercle s'écarte. C'est fini !
Non, il est prisonnier. Deux petits jeannots
féroces lui percent les oreilles de leurs dents
tranchantes et le clouent au sol, la tête renver-
sée; deux autres sont aux pattes de devant, et
deux plus vigoureux, tout comme des praticiens
expérimentés etsûrSj lui raidissent en les immo-
bilisant les pattes de derrière qu^ils maintien-
nent écartées dans une attitude lubrique.
La bande en désordre tout autour se hausse
et s'abaisse comme un mur vivant ; les museaux
frémissent, et, sous des battements précipités de
paupières, les yeux bombés rougissent féroce-
ment, décelant la rude émotion de la haine.
Lièvre, abasourdi, reste immobile et silencieux.
Le mur vivant oscille, puis devient immobile en
avant ; seuls en arrière se haussent des museaux
féroces et des yeux sang^lants qui ont l'air de
l'arc-bouter.
Et voici le sacrificateur qui s'avance.
LA COîfSPIBATIO?r DU MfRGXR t3i
Sur le ventre blanc de Roussard il penche sa
tête au fin museau. Ses dents, affilées comme
des ciseaux d'acier, hésitent un instant dans le
poil roussi et, d'un seul coup, il tranche les géni-
toires qu'il recrache dans l'herbe avec des chairs
sanglantes, aux battements de pieds précipités
des spectateurs. Des cris aig^us de Lièvre, des cris
désespérés que la douleur et la peur enflent en
braiement sinistre, emplissent le silence de la
combe. La bande est là immobile, muette, dégus-
tant ces cris, pesant cette souffrance, figée dans
la rude émotion de la haine.
Plus avant et plus profondément dans la chair
Tooérateur impassible va fouiller le sexe. On en-
tend le grincement sec des incisives qui se cho-
quent et un museau rouge agite au regard des
assistants une loque informe et sanglante de
chair, que, d'un geste de sacerdoce, il remet à
un aide pour qu'elle passe de dents en dents.
Les museaux semblent ricaner et la plainte de
Roussard monte toujours solitaire plus lugu-
bre dans la nuit qui tombe.
Le bourreau va continuer. Mais le roulement
iSa DE GOUPIL A MAKGOT
d'un chariot retentit avec un aboi proche de
cliien humant leur fret dans le vent. Alors, au
choc de ce bélier sonore, la tour de haine qui
garde Roussard s'effondre et se disloque et il
reste seul, épave mutilée de ce beau soir pro-
metteur d'ivresses.
Mais le dernier rival mâle n'était plus à re-
douter, la suprême conspiration avait réussi, la
haine des lapins était satisfaite.
Et Roussard mutilé, ivre-fou de souffrance
et de peur parmi le silence de ce soir fatal,
s'évada de la Combe aux Mûres et s'en fut à
toute vitesse vers le buisson qui l'avait vu naî-
tre, dans le canton lointain d'où une meule
enragée l'avait chassé un jour d'automne, com-
prenant trop bien maintenant pourquoi avaient
quitté la combe ses grands frères au poil roux,
avec qui il se frottait le nez en signe d'amitié,
les nuits sans lune, par les sombres luzernes et
les sainfoins odorants.
LE FATAL ÉTONNEMENT
DE GUERRIOT
Le lono- des coudriers et des aulnes du sen-
lier qu'il suivait pour la quinzième fois déjà de
la journée, l'écureuil Guerriot, une faîne entre
les dents, sautait de branche en branche, les
petites oreilles droites à peine pointant, l'œil
yif, la queue en traîne retroussée ou relevée en
panache s'épanouissant juste au-dessus de sa
tête comme un parasol gracieux.
Sous son poids les branches élastiques fléchis-
saient et se redressaient, giflant les prêles et les
fougères, et lui, l'habile sauteur, le jongleur
infatigable, profitant de l'élan qu'elles lui don-
naient en se redressant, détendait en même
temps tous les muscles de ses jarrets et de ses
reins pour se projeter plus haut et plus loin
encore, comme une exhalaison des arbustes ou
une balle que les sylvains enfants de la forêt se
seraient tour à tour renvoyée, jouet joyeux et
vivant.
l36 DE GOUPIL A MAr.GOT
Il allait frétillant, tous les muscles bandés,
bondissant très haut pour redégringoler presque
jusqu'à terre et toujours comme s'il avait été
le prolongement multiplié de toutes les bran-
ches frôlées on le revoyait dans toutes les
trouées de soleil, semblant nager dans des lames
de verdure, épave joyeuse à la dérive d'un beau
jour.
Il revenait de la lisière de sa forêt où il visitait
les noisetiers et les hêtres, cherchant pour sa
provision d'hiver les noi?;ettes jaunes et les faînes
mûres plus précoces là-bas qu'aux alentours de
sa demeure.
Le moment était venu de la récolte. Finies les
journées entières de jeu dans les branches des
sapins et des chênes, les poursuites continuelles,
les cachettes aux fourches des arbres, les ca-
brioles fantastiques, les équilibres audacieux. La
moisson annuelle s'annonçait, car bientôt tom-
beraient et pourriraient les fruits, bientôt l'hiver,
le froid, les pluies, la neige le confineraient
dans sa retraite caverneuse ou aérienne. Car
son logis d'hiver serait soit une anfracluosité de
LE FATAL ÉTONNEMENT DE GUKUIIIOT l'ij
roc bien nettoyée, soigneusement matelassée de
mousse et de feuilles sèches, distribuée en com-
partiments égaux, en greniers distincts où s'en-
tasseraient côte à côte et séparées ses provisions
diverses; soit une volumineuse boule à la char-
pente de bois maçonnée de feuilles empilées ou
de mousse longue, consolidée de brindilles qui la
hérissaient comme une petite forteresse bien
abritée à la fourche solide d'un gros arbre inac-
cessible, un sapin de préférence.
C'était là qu'il retournait à chaque voyage, une
noisette ou une faîne dans sa petite gueule mi-
fermée où saillaient les lames jumelles de ses
grandes incisives ; une noisette grosse, jaune,
lisse, décoiffée de sa « chaule », ou une faîne bien
remplie, volumineuse et lourde, qu'il avait choi-
sie dans sa cupule triangulaire éclatée avec tout
le soin dont le rendaient capable son instinct de
bête et sa sûre expérience.
Il recommençait sitôt arrivé, toujours sautil-
lant, toujours joyeux après avoir rangé sa goû-
tée dans son petit grenier où, l'hiver, bien cal-
feutré, il la reprendrait au fur et à mesure de
9<
l38 DE GOUPIL A MAUGOT
ses besoins et rejetterait au dehors les débris
inutiles et encombrants soit par une petite che-
minée latérale, soit par l'ouverture principale,
le boyau d'entrée qu'il pouvait ouvrir du dedans
et renfermer solidement avec des matériaux
résistants rejointoyés de mousse.
Il avait fait ainsi la saison précédente et
recommencerait chaque année après avoir laissé
toute la saison chaude sa maison ouverte et vide
comme pour l'aérer de ce long hivernage clos
et la retrouver toute saine à l'automne.
11 avait passé la belle saison dans sa maison il
de campagne, une petite boule de mousse re-
construite chaque printemps, un pavillon vert
suspendu à une fourche de chêne où il abritait
ses annuelles amours.
Mais sitôt les petits élevés, partis, dispersés,
il s'était laissé aller joyeux à vivre seul en gaîté
et sans souci sous le soleil, mangeant au jour le
jour les fruits de la forêt, de ceux-là qui ne du-
rent qu'un temps, s'aventurant parfois dans les
prairies frontières pour s'y empiffrer de cerises
qui ne se conservent point et quelquefois aussi.
LB FATAL ÉtONNEMKNT DE GUERHIOT lig
mais rarement, sanguinaire, saignant, dans leurs
nids ou sur les branches, où il les saisissait à
l'improviste, les petits oiseaux.
Le plus souvent, content du jour et de la vie,
il sautait de branche en branche, tout son corps
roux au vent, g-icîant éperdûment comme une
large étincelle de feu au moindre choc quiémou-
Tait l'arbre sur lequel il se trouvait ou comme
une gerbe lumineuse que les pas du soleil au-
raient fait rejaillir des flaques miroitantes des
frondaisons.
Il mangeait là où il était, le plus souvent tout
de même au même endroit sous les hauts sapins
qui faisaient un îlot sombre dans la mer sylves-
tre et où il retrouvait les joyeux compaings.
Ils montaient le long des grands fûts droits,
dégarnis jusqu'en haut, qui ressemblaient aux
mâts de cocagne naturels, dressés là en perma-
nence pour une fête intime et forestière, au haut
desquels les « pives » dans les rameaux supé-
rieurs, comme des prix s'offrant à l'audace des
conquérants, pendaient, lourdes de la graine dont
ils étaient friands. Ils y grimpaient soit tour à
lijO DE GOUl'lL A MAHGOT
tour, soit en se poursuivant avec des cris aigus,
pins à l'aise le long de ces arctes vertigineuses
que sur le sol mou, où les longues griffes de
leurs pattes entravaient leur marche hésitante.
Et quand un rappel d'oiseau ou de bête arri-
vait à eux, ils dressaient leur petite tête au vent,
écoutaient attentivement et filaient aussitôt dans
la direction du bruit pour retrouver le geai Jac-
quot, Margot la pie, s'amuser de leur caquetage,
de leurs courbettes, de leurs caresses ou de leurs
querelles. De haut les contemplant, ils s'établis-
saient le plus souvent dsns les fourches des
branches, la tête seule visible, la queue large-
ment touffue, s'aplatissant sur le dos ou volti-
geant en éventail autour du corps pour tromper
l'ennemi dont ils auraient pu craindre quelque
attaque inopinée.
Guerriot était ce jour-là sorti de la forêt; il
avait couru sur le mur de lisière aux grosses
pierres moussues, patinées de haie, effrayant les
lézards qui se chauffaient au soleil et rentraient
précipitamment dans leurs retraites en le voyant
filer la queue verticale l'arrière-train en l'air,
LE FATAL ÉTONNEMENT DE GUERRIO' l4ï
la tête basse, comme fuyant une correction.
Il avait visité des noisetiers et des hêtres,
choisi sa faîne et regagné par le chemin des
branches, plus familier et plus commode, l'en-
trée de la forêt.
Le sentier s'ouvrait comme un porche téné-
breux dont la voussure ogivale flamboyait dans
le soleil, et dont le faîte, ainsi qu'un tablier de
pont jeté entre deux arêtes sombres, s'ourlait
d'un parapet tout vibrant de lumière. Sur le sol
battu comme une aire, où le vent coulait en frais
courant, clapotant aux feuilles des bords, d'im-
menses racines, déchaussées par le passage des
humains, s'élançaient, le coupant en travers, et
ressemblaient à des tronçons de serpents géants
dont les nœuds auraient simulé d'étranges ver-
rues, et de qui la tète et la queue seraient restées
enfouies dans un sinistre enlacement de ronces,
de branches pourries et de feuilles mortes. Par-
fois un grattement de rat, frémissant dans les
^4* DE GOUPIL A MARGOT
rameaux cassés et agitant de petits sautillements
ce fouillis morbide et vénéneux avec le bruit
d'une têle qui se lève ou d'une queue qui fré-
tille, donnait plus encore à ces masses noueu-
ses l'illusion sinistre de la vie.
Des coudriers et des aulnes, en cet endroit
moins touffu, avaient réussi à vivre et for-
maient un semblant de barrière lâche, à claire-
voie, s'aliongeant le long du sentier comme une
chaîne souple, frêle, flottante, aux maillons par
endroits cassés d'une morsure de serpe et que
venait heurter, de place en place, l'élan vigou-
reux et non contenu d'une branche basse de
charme ou de hêtre.
Le soleil qui caressait les faîtes, cherchant
comme un indiscret ami à s'insinuer dans le
mystère familial du haut taillis, décochait d'es-
pace en espace quelques rayons inquisiteurs
qui venaient s'aplatir ou ricocher sur la terre
après s'être insidieusement faufilés entre les
branches moins feuillues d'alentour, mais de
temps à autre aussi, comme si les grands vété-
rans de la forêt, responsables de ses destinées,
LS FATAL £TONNEMKNT DE GUEHUIOT i43
eussent été soucieux de n'en rien laisser sur-
prendre à un intrus, le vaste essor touffu d'un
rameau de chêne, sentinelle avancée dans le ciel,
s'étendait en haut comme une main pudique
pour cacher cette espèce de nudité partielle à
tout reg^ard indiscret.
Attentif aux bruits, égayé d'un rayon de so-
leil, d'un vol d'oiseau, d'un bourdonnement de
mouche, Guerriot s'arrêtait parfois au faîte d'un
rameau balancé, saluant l'espace, défiant le vide
et repartait de plus belle dans une détente fan-
tastique de muscles, une explosion de nerfs qui
le faisaient jaillir plus haut que son but sur
lequel il retombait gracieux, en un ploiement
élastique des branches, les pattes en avant, la
queue droite, les griffes tendues comme des
crampons solides et sûrs.
Justement le sentier, silencieux à son départ,
s'égayait d'un rappel de merle au pied du gros
chêne.
Qu'est-ce que pouvait bien vouloir cet ordon-
nateur austère, au frac éternellement correct,
des concerts printaniers à cette heure du jour ?
l44 DE fîOUPIL A MARGOT
D'ordinaire c'était à l'aube et au crépuscule que
son « tcha-tcha » rég-ulier réclamait les autres
oiseaux pour la consig-ne du jour ou le mot d'or-
dre de la nuit. Bizarre, ce bruit I II faut voir,
et Guerriot se précipite, la petite tête enfoncée
dans son cou comme un g^alopin faussement
timide, se penchant vivement à droite, à gauche,
en avant, de côté, pour découvrir, derrière les
multiples rideaux de serge des frondaisons, le
siffleur à bottes jaunes appelant ses confrères.
Assez bas perché sur un rameau flexible, il
se penchait nerveux, l'œil vif fouillant le vide,
étonné de ne rien voir et de ne plus entendre
quand un grand chien roux, poussant des abois
furieux, reniflant bruyamment, le nez en l'air,
arriva sous son arbre et, i'eff"rayant par son élan
et ses coups de gueule, le fit jaillir de côté dans
un envol éperdu, en même temps qu'une rude
voix humaine se faisait entendre, et qu'une
violente détonation étonnait la mer calme des j
feuilles à peine ondulant sous la brise du matin.
Et aussitôt il sentit glisser tout autour de lui
des sifflements aigus comme un vol de frelons j
LB FATAL ÂTONNEMKNT DE GUSnRIOT l45
irrités que le chien aurait lâchés en l'air à ses
trousses et qui passèrent en rafale subitement
évanouie.
Les oreilles hérissant leurs pinceaux de poils,
la queue en bouclier sur le dos, les dents cla-
quant de colère et de peur, il filait comme un
trait, brancheyant à toute allure, s'enroulant
autour des arbres, rebondissant plus loin, en
haut, en bas, de côté, dans une fuite éperdue,
fantastique, pour faire perdre sa trace à l'ennemi
aboyant qui l'avait épouvanté de ses cris et me-
nacé de ses sifflements; — car Guerriot, n'ayant
vu que le geste du chien, lui attribuait naturel-
lement, par un sentiment très droit de logique, et
le coup de fusil et lecinglement des plombs.
Il regagna par un habile crochet sa boule de
mousse où il déposa la faîne qu'il n'avait pas
lâchée et fila se cacher au haut d'un arbre voi-
sin, sondant l'espace au-dessous de lui et écou-
tant au loin les aboiements du chien qui s'en
allait et dont le départ calma progressivement
sa frayeur coléreuse.
Comment ce lourd animal qui le menaçait de
l46 DE GOC'PIL A MARGOT
la terre avait-il bien pu faire pour lancer à sa
poursuite celte rafale de sifflements qui lui
avaient fait dans sa fuite hérisser les poils et
plier les reins î Mais plus rien ne troublait la
forêt etGuerriot repartit de nouveau à sa récolle,
longeant le sentier accoutumé, où ses bonds
brusques et impétueux semblaient casser des
vitrages de verdure et favoriser l'espionnage du
soleil qui se glissait aussitôt dans les failles
ménagées par son complice.
Plusieurs jours se passèrent ainsi dans la
quiétude et le joyeux labeur d'une bonne ré-
colte.
il redescendait son sentier, une noisette aux
dents cette fois, pour la porter dans la case de
son grenier appropriée à cette provende, quand
il fut surpris par un claquement sec, accompa-
gné de sons gutturaux qui le firent subitement
grimper tout droit au gros arbre sous lequel il
passait.
Arrivé aux premières branches, se sentant
hors d'atteinte d'une allaque ordinaire, il fit
brusquement halte et regarda à terre. Il y vit
LE FATAL ÉTONNEMENT DE GUEHRIOT ll\1
un étranger à deux pattes qui le considérait
attentivement. Guerriot aussitôt se jeta du côté
opposé à l'homme, dissimulant son corps der-
rière le fut du charme, et regarda à son tour lui
aussi cet être bizarre au pelage multicolore, prêt
au premier geste de menace à sauter au large
et à le semer, ainsi qu'il avait fait pour le brail-
lard des jours précédents.
Mais l'homme ne criait pas comme le chien,
il ne faisait pas de gestes menaçants, donc il
ne pouvait être dangereux ; un peu drôle seule-
ment, et d'autant plus que bientôt il sembla
diminuer de grosseur et s'affaisser sur lui-
même.
Il devenait de moins en moins menaçant et
avait l'air tout apoltronni de sa rencontre. Très
étonné, Guerriot ne le quittait pas des yeux.
Alors l'autre lentement porta à son épaule
un long tube sur lequel sa tète, comme morte,
sembla tomber inanimée et l'éleva progressive-
ment dans la direction de Guerriot qui, nulle-
ment inquiet, le regardait faire sans bouger.
Bientôt le tube s'immobilisa et l'écureuil, face
l48 DE GOLPIL A MA!U;OT
à face avec ce trou noir qui le regardait fixe-
ment et l'œil rond de l'homme rivé sur le canon,
qui le fixait aussi, sentit comme un malaise péné-
trant et profond et un choc étrang-e en lui.
Il aurait voulu fuir et ne voyait point de
danger. Il sentait pourtant quelque chose d'an-
goissant qu'il ne comprenait pas, qui pourtant
le menaçait et le liait à cet assemblage étrange
que ses yeux ne pouvaient plus quitter, fascinés
qu'ils étaient par ce trou fixe et sans paupière.
Plus avant sa tête anxieuse aux yeux plus
fixes se penchait, attirée par le gouffre de ce
regard vide et par l'éclat flamboyant de Tceil qui
semblait le surplomber.
Ah ! le grenier aux provisions, les belles noi-
settes jaunes, les faînes bien pleines, les calmes
journées de l'hiver bien au chaud dans le logis
aérien, tranquille et sûr!
Guerriot sent sa tête qui ne pense plus 1 II
faut fuir, fuir! Brusquement il va secouer ce
charme, tenter le geste, esquisser l'élan. Trop
lard! Un immense éclair rouge jaiUit de l'œil
vide, un saisissement plus grand et plus fou
LE FATAL ÉTONNEMKNT DB GUEURIOT I^Q
perce le petit crâne bossue et cing-le sous le poi-
trail blanc le cœur chaud de la pauvre bête qui
sauta et dégringola sur le sol, encore aux dents
la grosse noisette jaune déchaulée, qu'elle ser-
rait plus fort entre ses petites mâchoires raidies
par l'étonnement suprême de la mort.
L'ÉVASIOiN DE LA MORT
La mare stagnait, écrasée sous le soleil d'un
midi de juin. Un voile transpurent de vapeur
impalpable, comme faufilé aux grands roseaux
de la rive, en couvrait de sa gaze ténue le miroir
étincelant. Les grandes feuilles larges des plantes
aquatiques, les agglomérats d'algues d'eau douce,
les câbles entortillés et verdâtres de vaucliéries
simulaient des trous d'usure que les saisons au-
raient faites dans son tain flamboyant, son tain
que rénovaient et changeaient au fil des jours
et au cours des nuits la touche vigoureuse des
coups de soleil ou la caresse laiteuse des rayons
de lune.
Les saules qui la bordaient au couchant ser-
raient leur ombre sur leur fût comme des fem-
mes qui ramassent leurs jupes autour de leurs
jambes pour se protéger des flaques de chaleur
et des éclaboussures de soleil.
Des bulles légères de gaz, comme des défauts
DE GQî riL A MARGOT
pa?;?r!g^ers, venaient de temps à autre crever en
soupir de respiration pénible, en suivant, telles
des traciiées pulmonaires, les grosses tig-es des
r:<^nuphars qui ourlaient !e pourtour de leurs
feuilles d'une dentelle fug'ace de rides, comme
s'ils eussent tenté traîtreusement d'aerrandir
l'usure du miroir éternel de ce coin de ciel.
T'Iais presque aussitôt tout retombait dans la
lourde torpeur que n'ngitait pas un fil de vent,
eue n'égayait pas un chant d'oiseau et que ber-
çait seule, dans les prairies fauchées, la canti-
lène monotone des grillons.
Le peuple vert des grenouilles avait presque
suspendu dès l'aurore son concert : seules en-
core, dans le matin, quelques solistes enragées,
au'goître blanc, gonflant leur membrane tym-
panique à fleur de peau, avaient lancé leur chant
monotone de croa, croax, corex, croex.
Mciis toutes maintenant restaient immobiles,
figées sur les feuilles où l'engourdissement les
avait surprises, les yeux grands ouverts dansleur
cercle d'or, respirant rinfini sans son^^er, muet-
tes, ne daignant même pas jeter un coup d'œil
l'évasion de la mokt i55
aux imprudentes sauterelles qu'un saut étourdi
et imprévu avait déposées parmi elles, ou aux
mouches multicolores qui, comme dissoutes dans
la vapeur, bombillaient autour de leurs asiles.
C'était pour elles l'heure de la i^rande paix et
du grand repos; elles partag-eaient la torpeur
générale, elles participaient à la quiétude uni-
verselle qui les endormait avec toute la vie et les
liait au reste de la création dans la confiance
inconsciente que nul danger n'était proche,
qu'aucun ennemi n'était à craindre.
Quelques-unes s'étaient aventurées dans les
grandes herbes de la rive, et, aplaties sur la
terre humide que nulle vibration de pas ne
faisait trembler, elles savouraient aussi, sans
savoir, la torpeur bienfaisante de la vie sus-
pendue dans la joie.
i^
La mare stagnait, abrutie de soleil.
La tête haute, les cuisses ramassées, î'échine
cassée à angle obtus, le ventre replet, Rana,
l50 DE GOUPIL A MAHGOr
dans l'attitude hiératique où l'avait immobilisée i
Midi, reposait sur le socle d'une feuille flottante
de nénuphar avec laquelle se confondait sa robe
verte lamée d'or.
Rana avait déjà cinq ou six fois vu revenir la
saison où le sang peu à peu s'engourdit comme
sous la brûlure périodique de ce midi de ploiiib,
et où une force mystérieuse la contraignait,
avec toutes les commères, transies et mue' tes,
à franchir la sombre forêt aquatique des algues
vertes qui garnissaient le centre de leur do-
maine, pour chercher dans la couche marneuse
des profondeurs l'asile d'hiver.
Cinq ou six fois, elle avait vu sa mare enva-
hie avec les pluies d'automne par les hordes
grasses des grenouilles rousses, aux tempes
sombres, pèlerines de l'été, qui les délaissaient
au printemps, après la saison de l'amour, pour
courir les champs et les prés, en quête de sau-
terelles et de vermisseaux.
l'évasion de la MOUT ï5'J
Sur la mare, le silence, comme à la veille
d'une crise, bourdonnait plus lourd et plus
haletant ; des signes imperceptibles semblaient
transpirer des choses, qui disaient que la vie,
lentement^ par degrés, allait de nouveau tout
ressaisir et tout entraîner dans son courant.
Rana sur sa feuille eut un clignotement. Don-
nait-elle par là, à la vie, le signal de recommen-
cer — ou bien ce signal venait-il d'ailleurs, de
la terre ou du ciel ? — Un vent tiède et léger
rida imperceptiblement l'eau de îa mare, un
oiseau siffla; le sol au lointain vibra de pas
lourds dont frissonnèrent les sœurs aventurées
dans les roseaux. La vie reprenait avec ses dan-
gers et ses luttes sans qu'on pût préciser quel
ressort invisible, se déclanchant dans le mys-
tère, l'avait tirée de la somnolence où elle s'était
enlizée.
Une grosse sauterelle verte aux longues
antennes, telles des aigrettes coquettement re-
jetées en arrière, aux cuisses charnues, tomba
les pattes repliées comme deux barres parallè-
les autour de son corps. Ses ailes fines aux
i58
DE GOUPIL A MARGOT
nervures délicates comme de tendres feuilles
n'étaient pas encore refermées que déjà Rana,
détendant ses pattes de derrière, la gueule
ouverte, l'engloutissait en retombant dans l'eau
qui sembla ploj'^er sous elle ainsi qu'une cou-
verture élastique.
La chasse recommençait.
Des insectes de couleur, des mouches tour-
noyaient sur la mare avec un petit vrombisse-
ment qui se mariait aux vibrations continues
des couches d'air surchauffées se balançant
au-dessus de l'eau.
Des « pflocs » consécutifs entre les roseaux
indiquaient que la vie palpitait sur la mare, des
vols d'oiseaux zébraient l'azur, des cris de fau-
cheurs, des hennissements d'étalons sillonnaient
la plaine, des pas lourds de bœufs ébranlaient
la terre.
La conscience renaissait en Rana réveillée lors-
que, tout à coup, des chocs brusques, précipités
et consécutifs de compagnes plongeant dans l'eau
l'immobilisèrent en lui annonçant un danger.
Quel danger? L'homme, le pas d'un bœuf?
L EVASION DE LA WORT l'JQ
Mais une espèce de sifflement dans les joncs,
droit devant elle, la médusa subitement.
Laissant par derrière, parmi les lentilles ver-
tes tapissant la mare en cet endroit, un sinistre
siîlag-e, comme si l'eau même eût éprouvé une
répulsion invincible à le combler, une grande
couleuvre, entre les portiques des roseaux,
dressa sa tête plate, ses yeux fixes plongés en
elle intensément.
Alors, le malaise qui avait empêché la gre-
nouille de suivre instinctivement le geste des
compagnes s'enfla en un engourdissement stu"
pide qui la paralysait sur l'eau, les pattes de
derrière allongées en rames immobiles la sou-
tenant malgré elle de leurs nageoires écartées.
La couleuvre la fixait de ses yeux ronds et fixes,
sûre de sa proie qu'elle ne quittait pas. Son col-
lier de couleur claire changeait du jaune pâle
à l'orangé sous l'influence de l'émotion violente
qui l'emplissait; son dos et ses flancs verdâtres
tranchaient à peine sur la couleur de la flore
marécageuse que son ventre d'un noir bleuâ-
tre frôlait en dessous.
l6o DE GOUPIL A MARGOT
La gueule était close encore. La bête sen?-
blait immobile, mais insensiblement sa qi'^jue
appuyée sur les herbes pous^.ait la tête, et la
large gueule aux mâchoires libres, s'ouvrant len-
tement, projetait en avant la fine langue bifide
frétillante.
Rana ne percevait plus rien de la vie. Elle
était séparée de son monde, retranchée de la
société des compag-nes, extériorisée de son ma-
rais qu'elle ne reconnaissait plus, tout entière
sous l'emprise d'une volonté invincible qui la
liait à elle et cassait ou plutôt rongeait tous les
autres liens avec les choses et avec la vie.
Elle voyait la gueule qui s'ouvrait comme un
gouffre où elle devrait s'engloutir. Quelque
chose pesait sur elle aussi sûrement que la fa-
îaillé de l'instinct qui la poussait, aux pluies
d'automne, vers la demeure hibernale. Mais rien
d'angoissant ne l'étreignait quand elle creusait
son caveau dans la vase de la mare, tandis
qu'ici l'angoisse de l'inconnu et de la peur, se
superposant àl'inévilable, la crispait douloureu-
sement.
l'évasion de la mort i6i
La gueule s'ouvrait ; la distance diminuait,
la volonté de l'autre pesait plus dure et plus
implacable, l'envahissait toute, disposait de
tous ses nerfs, commandait à tous ses muscles,
et préparait tout son être pour le but auquel
elle tendait.
Rana ne voyait plus que le trou de la gueule,
maintenant larg-e ouverte, qu'un demi-pied à
peine séparait de sa tête, et ses cuisses se ras-
semblaient sous son ventre.
Alors d'un seul coup, d'un seul bond, aussi
précis et réglé qu'une trajectoire mathématique,
elle se jeta la tète la première dans le gouffre.
La large gueule se fendit plus large encore,
se dilatant progressivement. Rana ne sentait
plus rien, tandis que son cœur vivace conti-
nuait à battre et que les pattes de derrière écar-
tées s'agitaient encore faiblement hors de l'a-
bîme, comme un dernier adieu à la vie.
Une bave gluante et tiède l'enveloppait, un
mouvement lent et irrésistible l'entraînait impi-
toyablement vers des profondeurs.
Et tout se tut.
l6a DE GOUPIL A MARGOT
De la mort ainsi glissa sur elle, où plutôt ce
n'était pas encore de la mort, mais une vie pas-
sive, presque négative, une vie suspendue, non
pas dans la quiétude comme au soleil de midi,
mais cristallisée, pour ainsi dire, dans l'angoisse,
car quelque chose d'imperceptible, comme un
point de conscience peut-être, vibrait encore
en elle pour la souffrance.
Puis il y eut un grand choc qu'elle ressentit
vaguement au mouvement de ses pattes encore
libres, et par degrés, lentement, sans autre
cause, l'angoisse de la volonté annihilée dimi-
nua et s'évanouit pour ne plus laisser subsiste*
que de la souffrance physique.
Le mouvement de déglutition qui l'entraînait
dons le gouffre noir s'était arrêté de lui-même,
les parois du gouffre, l'œsophage de la couleu-
vre étaient molles et sans ressort, les paites de
derrière de Rana pendaient, la tirant par en bas
doucement. Alors elle les secoua pour chercher
un point d'appui : rien ne résistait, elle se sentit
glisspr petit à petit sans se rendre bien compte
de ce qui se passait, et, tout d'un coup, comme
l'évasion de la mort i63
si une force providentielle et inconnue l'eût tirés
hors du g-ouffre, elle s'échappa lourdement de
la g-aeule et dégringola dans le vide.
Pendant que la couleuvre, immobile sur la
mare, déglutissait laborieusement sa proie, les
mâchoires horriblement dilatées, sans penser à
sa sécurité, un grand oiseau de proie, une buse
géante l'avait aperçue, lui avait fendu d'un
coup de bec la boîte crânienne et l'avait emportée
dans ses serres pour la pâture de la soirée.
C'était ce choc qu'avait perçu vaguement Ra-
na,se sentant dégagée de l'influence hypnotique
de la bêle enlevée, pliée en deux, la tête pen-
dante, aux serres de l'oiseau; et c'était sa pro-
pre pesanteur qui l'avait tirée par en bas, en la
faisant glisser sur les coussins gluants de la
gueule de son ravisseur.
Et elle tombait, toutes pattes écartées, lour-
dement, tandis que se perdait en un infini où
lG4 DE GOUPIL A MAUGOT
ses yeux ne pouvaient atteindre son sauveur
inconnu qui s'évanouissait de son monde.
A peine réveillée de la léthargie qui l'avait
envahie, elle ne se rendait pas compte de ce qui
se passait, quand un heurt violent de tout son
corps contre la terre sèche et craquelée l'aplatit
brusquement, les pattes raidies dans la douleur,
le ventre mou, écrasant les poumons dont l'air
s'échappa avec un bruit de rot, tandis que l'in-
testin et l'estomac s'étalaient en dehors de sa
gueule sur la langue large et charnue qui pivota
sur sa charnière antérieure et fut crachée en
avant, elle aussi, dans la violence du choc.
Lejourpassa, les heures se traînèrent. Rana
était toujours immobile, on l'eût pu croire
assommée si, peu à peu, au bout d'un temps
assez long, l'intestin, l'estomac et la langue, sous
l'influence de forces intérieures invisibles, n'é-
taient rentrés d'eux-mêmes par la bouche pour
reprendre leur place normale.
Lentement aussi, les poumons se remplirent ;
Rana sembla se gonfler comme une baudruche
dans laquelle le crépuscule aurait soufflé de la
l'évasion de la mort i65
vie, et les paupières, allongées par la mort, sur-
plombèrent de nouveau le cercle d'or de son
regard étonné. Elle eut un papillotement, ses
yeux se fermèrent et les pattes se rassemblèrent
instinctivement sous son corps.
De nouveau elle perçut le monde extérieur :
ses yeux virent, -ses membranes tympaniques
se tendirent, sa peau verruqueuse frémit. Elle
laissa les sensations l'imbiber, puis les chercha :
elle regarda et écouta.
En haut la nuit était drapée comme chaque
soir avec ses larmes d'or pareilles aux yeux des
compagnes, inaccessibles vers-luisants des prés
noirs d'un paradis promis, mais il manquait à
ses habitudes le peuple des sœurs, les palais de
roseaux et la bonne humidité coutumière du
marais.
Comment avait-elle bien pu faire pour déser-
ter cet asile? Quelle poursuite endiablée de sau-
terelles l'avait entraînée si loin? Que s'était-il
passé ? Rien ne répondait. 11 fallait à tout prix
retrouver l'élément essentiel de sa vie, la bonne
eau tiède où elle s'ébattait avec aisance et avec
l66 DE GOUPIL A MARGOT
joie. Autour d'elle, c'était des herbes inconnues
et molles, au parfum mièvre; les grillons chan-
taient, les vieilles perdrix chanterelles faisaient
ti-irouit, « paye tes dettes », roucoulaient les
cailles.
Et tout à coup, par delà le taillis touffu des
herbes odorantes, les tiges raides des graminées
d'où pendaient des grappes d'épis, les sombres
ombelles des carottes sauvages et des berces, les
colliers d'argent des grandes pâquerettes, elle
entendit au lointain la rumeur monotone du
chant de ses sœurs.
Sans souvenirs, sans essayer de rattacher ces
deux branches de son existence cassées par l'a-
venture, elle bondit à travers les touffes dans
la direction des voix, s'arrêtant à chaque saut
pour se diriger sans encombre et sans perte de
temps.
Elle sauta, sauta, vite, toujours plus vite,
reprise dans l'orbe de la vie qui bruissait et l'en-
traînait.
Bientôt se dressa devant elle le quadrilatère
de joncs qui bordait la mare au levant et qu'elle
L'tVASlON DE LA MORT 1 67
tourna pour arriver sous les saules, à la berge
qui surplombait la surface de l'eau, trouée de
petites têtes au goitre blanc.
Alors d'un saut magnifique et spontané, elle
rentra dans son monde et dans sa vie et mêla
sa voix à celle des compagnes qui chantaient
sous le clair d'étoiles.
LA CAPTIVITÉ DE MARGOT
A mon frère Lucien.
ai
Radotante comme une aïeule en enfance qui
répète sans savoirlemême cri, monctone d'into-
nation et vide de sens, saoule du matin au soir,
inconsciente de la dignité sauvage que, prison-
nière, elle avait su garder d'abord avec ses geô-
liers, Margot la pie, ravalant pour le plaisir des
humains ses besoins et ses gestes, ne se faisait
plus depuis longtemps les amères réflexions qui
avaient tant attristé les premiers jours de sa
captivité.
Loin, bien loin maintenant la mer mouton-
nante des frondaisons, les corridors de verdure,
les chênes hospitaliers où s'ébattait jadis, parmi
les senteurs sylvestres, sa jeune liberté. Pour-
quoi, après avoir échappé à la glu de la mare,
au trébuchetde l'oiseleur, au plomb du bracon-
nier, à l'appeau du chasseur, s'être fait prendre
et finir ainsi I
DU. C.iCl".-^ A At4.."
Un malin, à quelques coups d'ailes du nid,
elle avait tout d'un coup pris conscience de sa
vie en ne recevant plus du bec maternel la pâtée
coutumière d'insectes et de fruits. Aucune fibre
en elle n'avait frémi de cet abandon, l'instinct
filial qui survit quelquefois chez certains ani-
maux supérieurs à la période d'élevag'e n'exis-
tait pas chez elle, car la sollicitude maternelle
était morte avec l'éveil de sa conscience. Elle
ressentit même pas l'espèce d'eiinui, né de
l'ignorance, qui étreint les êtres livrés pour la
première fois à eux-mêmes, en face de tous les
problèmes de l'existence. Un subconscient lui
disait quelle ne devait pas craindre la vie. La
forêt s'ouvrait à elle comme un domaine, ruis-
selante de couleurs, de lumières, de rumeurs,
imprégnée de chaleur, crevant de provende. Elle ^
n'avait qu'à y pénétrer, qu'à se laisser porter sur
le flux de vie née avec elle et comme pour elle ;
et, légère, insouciante, caquetante et jacassante
LA captivitl: de r.îARGOT 173
autour de ses sœurs qui, eHes aussi, prenaient
leur place dans la forêt, elle s'abandonna joyeuse
à la vie, contemplant son sort sous un angle
heureux de jeunesse, de lumière et de fête.
Ses sœurs n'étaient pour elle que la société
familière aux mœurs connues, aux habitudes
communes, le point d'appui sur lequel sa vie
personnelle, son ég-oïsme de bête pouvaient se
reposer; leurs gestes, le critérium indispensable
pour juger des autres habitants ailés qui han-
taient comme elle les rameaux touffus des futaies
forestières. Elle conservait avec elles et avec
toute sa gent cette solidarité de race, moins
accentuée chez les sédentaires que chez les mi-
grateurs qui sentent bien plus, eux, devant la
multiplicité des besoins, la nécessité de s'unir,
de s'entraider et de se défendre mutuellement.
Elle n'aurait comme Tiécelin le corbeau porté
secours à un compère en train de disputer à un
dangereux rapace la proie convoitée. Elle fai-
sait partie des privilégiés de la forêt chez qui
les instincts altruistes sont le moins développés,
pour l'unique raison que les besoins, ces grands
•7^ 15K GOUPIL A MAIVGOT
maîtres des sentiments et des mobiles, étaient
pour elie moins impérieux et les dangers moins
pressants.
Ni les éperviers, ni les buses ne son^çeaient à
faire de Margot leur pâture, préférant aux aléas
d'une course et d'une lutte pour un morceau si
peu friand, la chasse aux passereaux inférieurs,
aux gallinacés sauvages, à la chair délicate, et
incapables de se soustraire autrement que par
la fuite à leur attaque impérieuse et violente.
Elle n'avait pas à s'inquiéter outre mesure de
sa nourriture, car, peu délicate sur le choix des
becquées, elle gobait indilieremment les insectes,
les fruits, et n'hésilait même pas, l'occasion se
présentant, à démolir ou à dévorer la couvée
tardive d'un petit oiseau qu'elle assommait ou
éloignait, à grands coups de bec, du nid où le
retenait son instinct maternel.
Son plumage aux reflets changeants, son habit
aux basques trop longues et comme étriquées,
non plus que sa chair amère et coriace ne pou-
vaient guère tenter les humains, et elle n'avait
réellement à craindre, m'us elle l'ignorait, que la
LA CAPTIViTE DE JlfAHCOT 17a
iantaisie meurtrière d'un chasseur désœuvré, en
mal du coup de fusil où essayer son adresse.
Aussi, peu jalouse de la provende qui abon-
dait dans la forêt, conviait-elle par un jacasse-
ment particulier, une sorte de roucoulement non
disgracieux et presque tendre, les sœurs en
maraude à venir partager au gros chêne de la
clairière ou à l'aiisier de la tranchée la robuste
platée de glands ou le délicat dessert de fruits
rouges et sucrés qu'elle avait découverts, et
dont elles se gavaient toutes, à qui mieux mieux,
en caquetant comme des hommes un peu ivres
devant les reliefs d'une plantureuse ripaiile.
Quelquefois, souvent même, elles accueillaient
Jacquot, le cousin geai, faraud, parant son ha-
bit roux de passepoils bleus, qui s'en venait à
ur invite cogner du bec lui aussi et se dilater le
sier jusqu'à Tétouffement.
£1 tous les soirs, après la buvette en commun
à la flaque du coin ou à la source du taillis, et
les envols capricieux vers l'horizon, immobiles
aux quatre coins du bois, elles répondaient à
l'appel de l'ancêtre Margot, la vieille pie de la
17^ DK GOUPIL A MAHGOT
forêt qui les conviait à se rassembler dans le
cliône ou dans le foyàrd qu'elle avait soigneuse-
ment choisi pour la nuit, selon la lune, le temps,
les vents ou autres accidents secondaires, et que
son instinct de bête, augmenté de sa pré-
voyance d'aïeule, lui avait fait élire entre tous.
Elles se reconnaissaient à petits cris joyeux,
étouffés, presque attendris, sautant de branche
en branche, hésitantes, capricieuses, se querel-
lant doucement pour une place qu'elles ne dési-
raient pas, se bousculant, animant l'arbre tout
entier dont les rameaux, les feuilles s'agitaient de
leur mouvement perpétuel et semblait exhaler la
joie de receler toute cette vie fourmillante et
heureuse.
Puis, petit à petit, au fur et à mesure que
s'enfonçait le soleil, que diminuait la lumière
et que planaient sur elles le mystère de la nuit
et le danger d'attaques nocturnes, la rumeur
s'assourdissait, se ponctuait de silences que ne
troublaient bientôt plus que de légers cris tom-
bant çà et là de branche en branche comme un
bonsoir tardif ou un appel au sommeil.
LA CAPTIVJTE DK MAKGOT XJ']
Des jours heureux avaient passé sous lesoieii;
des jours de bavardage et de goinfrerie, dans
les palais verts, compliqués et changeants des
taillis, dans les pavillons clairs, soleilleux de la
coupe, à côté des geais lourdauds, des merles
dégagés et vifs, des corbeaux cyniques et mono-
tones et des grives méprisantes ou peureuses.
Elle connaissait les arbres hospitaliers, les
ravins abrités, les sources fraîches, les oiseaux
amis, les rivaux et les ennemis.
Elle avait été très surpiige de voir des matins
entiers les geais passer sur sa forêt, s'abattant
tous comme pour une pause prévue, une halte
immuable, à un même grand chêne aux bran-
ches sèches, comme au point de répère d'une
étape bien définie. Elle avait d'abord suivi les
premiers, puis, voyant qu'ils dépassaient la forêt
et s'enfonçaient vers le midi en longue chaîne
grise, les avait abandonnés pour revenir à son
point de départ, et huit jours entiers, amusée
et curieuse, elle avait escorté, durant leur pas-
sage par son domaine, leur monotone et long
défilé.
178 DE GOL'PiL A MARGOT
Où pouvaient-ils aller ainsi ? Quel ennemi
puissant, quel rapace à l'appétit fantastique les
chassait de la forêt natale en même temps que
les cohortes silencieuses des ramiers et ces nua-
ges gris de sansonnets, tournant comme des
nuées d'orage avant de s'abattre sur les chau-
mes herbeux ou sur des labours fraîchement
retournéfl? Elle suivait leur manège avec ëton-
nement, attentive au moindre spectacle nou-
veau, au moindre cri inconnu.
La curiosité était le défaut de Bïargot, le pé-
ché mignon de toutes ses sœurs agaces, qu'elle
voyait, comme elle, accourir au premier signal
étranger à leur vie.
Elles avaient entouré de loin et peureusement
Guerriot l'écureuil, franchissant sans ailes, de
bonds fantastiques, les abîmes qui séparaient
les arbres, grimpant tout droit avec une agilité
incornpréhensil)le, et assisté de haut aux fanfa-
res des chiens courant le lièvre.
LA CAPTIVITE DE MARGOT I79
Les bruits les plus éclatants, les rumeurs les
plus violentes n'effrayaient point Marg-ot. Elle
avait entendu le coup de tonnerre qui avait
arrêté l'oreillard sans soupçonner sa prove-
nance ; elle avait suivi, curieuse, et sans y rien
comprendre, les gestes de l'homme, rejetant
à l'épaule son long ■tube fumant et d'une main
tenant en l'air le lièvre mort que, de l'autre
I appuyée sur le bas-ventre, il faisait pisser selon
la vieille habitude des chasseurs.
Seule, l'odeur de la poudre l'avait incommo-
dée et comme induite en méfiance, mais elle
était tout de même restée sur son « foyard )),à
peine dissimulée, contemplant la scène, tandis
que les merles s'étaient enfuis avec des sifi!e-
ments aigus et que les corbeaux filaient au loin
à tire-d'aile en poussant des croassements de
rappel significatifs.
Margot n'avait jamais éprouvé le danger de
! la présence de l'homme ; mais tout de même à
voir le lièvre inerte entre les mains de son vain-
queur elle avait senti qu'elle devait se méfier de
i lui, bien qu'elle ne pût établir entre sa situa-
DE Gr;ri>!L A MARGOT
lion d'animal ailé, qui lui semblait inaccessi-
ble aux étrangers terriens et celle du lièvre mis
à mort, de relation réelle et précise. Elle pensait
un peu comme Guerriot, qui devant l'homme
g-rimpe à l'arbre le plus prochain, s'y établit
dans une fourche, et, le corps dissimulé, con-
temple, se croyant provisoirement en sûreté,
et attendant le geste menaçant devant lequel il
déguerpira, le braconnier qui l'ajuste paisible-
ment et va le faire dégringoler de sa retraite
aérienne.
Mais il semblait vraiment qu'avec ces jours
d'automne et le pèlerinage au loin des geais et
des ramiers, la providence qui lui avait rendu si
aimables les premiers mois de sa vie dans la
forêt avait disparu elle aussi.
Sans doute, la nourriture restait abondante et
variée, les ruisseaux épanchaient le même cris-
tal frais, mais les premières gelées qui avaient
suivi les pluies torrentielles et persistantes des
derniers jours de septembre, en la refroidissant,
avaient comme endeuillé la forêt. La gent ailée
s'y faisait de moins en moins nombreuse, et
LA CAÎ-TIVITÉ DE MAR.GOT iHl
rhumidité qui s'évaporait sous les soleillées fa-
gaces en brouillards frais et persistants la bar-
dait comme une malade d'une ouate translucide
de solitude et d'ennui. La toiture de feuilles se
crevassait, jaunissait, s'écaillait petit à petit et
laissait insidieusement filtrer sur les réfugiés
des rameaux, sur les hôtes familiers des bran-
chages des filets de pluie qui délustraient les
plumages et engourdissaient les ailes.
Les feuilles tombaient toutes, tantôt lente-
ment, à regret, une à une les vesprées calmes,
sans que rien, sinon leur couleur, laissât sup-
poser leur chute prochaine, ou par rafales les
jours de tramontane avec des crépitement s secs
et grêles qui faisaient sursauter dans leurs gîtes
de ronces et fuir vers la plaine, entre les rais
des sillons gris comme eux, les vieux lièvres
roux.
Il s'accumulait sur la forêt de la solitude, de
l'ennui, de l'angoisse, et tout ceci pesait à l'âme
de Margot, aux âmes de ses sœurs, qui, avec le
soleil levant, après un rassemblement instinctif,
un bref lustrage des olumes ébouriffées par la
l'di DE GOI.lMi. A !iî\K(jOr
brume de la nuit, prenaient leur voî vers le soieil
et s'égrenaient comme une semence épandue à
la volée par les doigts du malin, au hasard des
haies qui bordaient les prairies de la combe ou
de la plaine. Elles y venaient chercher des fruils
que la forêt leur eût facilement fourni, mais
qu'elles préféraient quérir ailleurs.
Et comme si les éléments n'eussent pas suffi
à brouiller sa vie, à attrister ses jours, voici que
les choses, elles aussi, semblaient prendre à
tâche de devenir leurs complices et de se liguer
contre sa g-ent.
Un beau soir, à l'heure où le soleil du cré-
puscule faisait cuivroyer la surface polie d'une
petite mare ombrag-ée d'un saule, elle avait, le
bec empâté encore de baies sucrées décrochées
aux haies, rejoint vivement ses compagnes qui
s'y abattaient toutes un instant avant de rega-
gner l'asile de nuit choisi par l'aïeule.
Or, voici que, tout d'un coup, une des soeurs
voulant s'enlever n'avait pu prendre son essor,
et une autre de même et une troisième aussi.
Les pattes nerveuses repliées sur elles-mêmes.
LA CAPTIVITÉ DE MA.KGOT l83
se redressant en vain pour l'élan, refusaient de
quitter le sol et d'exécuter le saut nécessaire
pour prendre l'envol, car ce n'est pas immédia-
tement de terre que les ailes s'éploient pour la
volée. Elles étaient là, aussi empêchées que les
hirondelles aux pattes trop courtes, naufragées
sur des grèves de boue.
Gomme si une force invincible les eût clouées,
elles restaient les pieds rivés, immobiles, battant
des ailes et criant de détresse. Et Margot se
demandait curieusement ce qu'elles avaient 1 Avec
bien des peines, les prisonnières réussissaient
lentement à soulever une patte exténuée par
l'effort, au bout de laquelle tenait, fixée à tous
les ongles, comme une corde flexible qui s'éti-
rait doucement sans se rompre^ puis demeurait
ainsi, s'allongeant ou se raccourcissant selon
le mouvement de la patte, tandis que l'autre
jambe restait immobile sous l'étreinte gluante
qui la maintenait par en bas. Et si elles voulaient
à son tour soulever cette autre patte, il fallait,
pour donner à l'effort la force suffisante, reposer
la première et se river de nouveau au sol.
DE GOCPI!. A :ja'.\GOT
Trois étaient prises ainsi, celles qui, arrivées
les premières, avaient choisi les places les plus
commodes pour boire à même l'eau de la mare.
Les autres, parmi lesquelles Margot, avaient été
contraintes à se percher sur de grosses pierres
qui n'y étaient pas les jours précédents, et fai-
saient autour de l'eau, sauf à l'endroit où se
débattaient les sœurs captives, comme un collier
ou un rempart.
Elles étaient obligées, pour atteindre la sur-
face de la mare, de s'accroupir et de se pen-
cher en avant, en tendant le cou, au risque de
tomber et de se noyer parmi ces cables ver-
dâtres de mousse qui dissimulaient un fond
vaseux et traître.
Suspendant cette laborieuse déglutition de
l'eau puisée à petits coups, elle essayaient en
vain de comprendre le mal qui subitement venait
d'atteindre leurs compagnes. En vain elles vole-
taient au-dessus et alentour ; les autres conti-
nuaient à piailler éperdûment en levant alter-
nativement les pattes comme si elles avaient été
atteintes d'une folie subite.
LA CAPTIVITE DE r.SARGOT
r85
Le soleil à l'occident s'enfonçait derrière un
éperon pourpre de nuage. C'était l'heure de dé-
serter la plaine solitaire et de regagner les bois.
L'aïeule au loin rappelait. Et une à une, lente-
ment, comme à regret Margot et les sœurs libres
avaient pris leur essor, abandonnant là les pri-
sonnières, qui, les voyant partir, agitaient plus
violemment les pattes et battaient l'air de leurs
ailes inutiles dans un désespoir de cris, assour-
dissant à entendre.
Sans doute elles narrèrent l'aventure à l'aïeule.
Mais quand l'aube reparut et qu'elles revinrent
à la mare, elles ne trouvèrent plus là que des
plumes brisées et quelques os rongés qui attes-
taient un drame nocturne mystérieux et terri-
ble.
Aussi, pour Margot et pour toutes les pies, la
mare fut désormais maudite et jamais plus,
même aux jours brûlants d'été, elles ne devaient
accepter l'invite miroitante de sa fraîcheur pour
y tremper leur bec et y lustrer leurs plumes.
DE GOUl'IL A MAUGOT
D'autres jours suivirent avec leurs cortèges
d'ennuis et de revers, car, malgré tout, dimi-
nuait maintenant la pro vende. Les fruits mûrs
tombaient et pourrissaient sur le sol, les insec-
tes mouraient ou s'abritaient sous la casaque
chaude des écorces des arbres ; les récoltes
devenaient des glanes et les repues de frugales
collations.
Mais, dociles à l'instinct, malgré l'ëgoïsme con-
servateur de l'individu, dominait tout de môme
en elles, comme un besoin supérieur et subcons-
cient, le souci de conserver la vie de la race; et
invinciblement, comme si quelque démon mal-
faisant de caquetage les eût poussées, quand
l'une d'elles découvrait la pâture, le cri de rallie-
ment lui sortait de lagorge et faisait rappliquer
des quatre coins de l'horizon les commères éper-
dues, avec qui elle se disputait ensuite violem-
ment à coups de bec la parcimonieuse portion
sur laquelle toutes se précipitaient avidement.
LA CAPTIVITÉ DB MARGOT 187
C'était une heure indécise d'une après-midi
brumeuse. Aux écoules sur la branche dépouil-
lée d'un « foyard » où elle se reposait de quêtes
infructueuses, Margot scrutait l'espace de son
œi! inquisiteur et vif, quand, d'un fourré encore
touffu, sous un chêne plus résistant, elle entendit
le cri de ralliement de sa gent et y répondit
aussitôt.
S'élevant en l'air au-dessus du lacis semi-
squelettique des futaies, elle aperçut au loin deux
autres ag^aces qui convergeaient à tire d'aile
vers le rendez-vous signalé, et y porta son vol
elle aussi.
Bientôt l'odeur de la poudre, comme au jour
de la mort de Lièvre, incommoda ses narines,
car elle fît de peu de cas du tonnerre éclatant qui
l'avait précédé, ignorant tout de ses causes et
de ses résultats, et les bruits l'incommodant, en
somme, beaucoup moins que les odeurs.
Elle continua son chemin, et, plus dense et
plus incommodante, accompagnée d'un nouvel
ébranlement tonnant, l'odeur de la poudre
monta dans l'air. Rien ne l'arrêtait. Elle arrivait
l88 DE GOUPIL A MARGOT
elle aussi, après les sœurs plus habiles, quand
un nouveau coup de feu déchira l'espace, illumi-
nant sinistrement le sous-bois et qu'à ses oreiL
les des sifflements aigus, accompagnés d'un cin-
glement atroce au poitrail, lui firent, dans un
cri plaintif, virer de l'aile et s'enfuir au loin.
Et presque aussitôt, se superposant inconsciem-
ment, la vision de jadis et celle-ci se dressèrent
en elle; l'homme tenant toujours ce long tube
fumant, et s'élançant pour ramasser à terre le
cadavre inerte d'une compagne assassinée.
Son sang, qu'elle n'avait jamais, vu coulait
en gouttes rouges comme les baies blettes des
sorbiers sur le gilet bigarré de ses plumes qui
s'agglutinaient pour un pansement naturel et
spontané. Un plomb lui avait traversé les
chairs, et, sans mettre sa vie en péril, lui avait
appris par là que l'homme était un danger. Mais
que pouvait bien faire, auprès de l'assassin, la
sœur traîtresse qui les attirait dans le piège ?
Du même endroit le signal d'invite venait
toujours ; c'était une vesprce calme de fin d'au-
tomne ; pas un fil d'air ne frôlait la foret où les
LA CAPTIVITE DH MAUr.OT
dernières feuilles, à rextrémité des rameaux
menus, se seraient, agitées comme des mains
difformes pour un adieu triste ; le son s'enfon-
çait dans les lointains et de temps à autre le
même bruit sinistre déchirait l'espace. Des pies,
des g-eais, les grives attardées, les derniers mer-
les tombaient dans l'embuscade ; seuls les vieux
sédentaires, pleins d'expérience et de prudence,
et les savants corbeaux à l'oreille exercée ne
s'y méprenaient point, sachant fort bien discer-
ner la voix de l'oiseau de son captieux simula-
cre, l'appeau traître du chasseur.
Elle commençait ainsi à recevoir les dures
leçons de la vie ayant à lutter simuitanément
contre la triple coalition des éléments, de la
faim et de l'homme.
Ah, l'homme ! elle le redoutait tant mainte-
nant, armé ou non, car moins sag'ace que les
corbeaux et les vieilles commères ailées, elle ne
distinguait point encore le dangereux bracon-
igO DE GOUPIL A MAIVGOT
nier à l'arme assassine du vulgaire quidam à
l'inoffensif bâton. Elle les fuyait tous, encore
que la curiosité, sa passion dominante, dût lui
faire souvent courir les risques de rencontres
périlleuses pour satisfaire à ses impétueuses
exigences.
N'était-ce pas un de ces derniers jours, enso-
leillés encore qui rendent plus amère par leur
beauté diaphane d'arricre-saison la perspective
de l'hiver levant, qu'elle avait cédé autant au
désir de voir qu'à celui d'écraser sous la raille-
rie et les coups de bec un héréditaire ennemi :
chouette, ^rand-duc ou hibou, un hideux rapace
nocturne, égaré, perdu, naufragé dans la lu-
mière.
Ah! la belle ruée des oiseaux de jour contre
cet ennemi commun jetant sinistrement aux
échos des alentours ses lugubres appels de
détresse.
Tous se précipitaient pour le voir, batîant
de l'aile, ouvrant des yeux fous qui ne voyaient
point et incapable de répondre aux furieux
assauts de bec des ennemis. Il y avait un bruis-
LA CAPTIVITE DE MAKGOT I9I
sèment féroce d'ailes hétérogènes et cinglantes
depuis le crépitement léger des petits rouges-
gorges, aux tui-tui colorés, sortis de leurs
troncs d'arbres, jusqu'au ronflement sourd, pro-
longé en rumeur des grands corbeaux voraces,
qui, les griffes tendues, semblaient palpiter de
désir à la pensée d'une chair à déchiqueter sous
le pic solide de leurs becs.
Mais brusquement le cercle des oiseaux noirs
s'élargit. Il y eut sur leur ligne de bataille un
flotlemenl. Sur un coua particulier de l'un
d'eux, la bande disciplinée, docile au signal ou
à l'ordre donné, s'abattit sur des chênes à quel-
que cent mètres du lieu d'appel, et, comme
Margot elle aussi arrivait pour prendre part à
la curée commune, un oiseau tomba sous le
plomb meurtrier du chasseur pendant que l'air
retentissait du tonnerre bien connu, que décidé-
ment les corbeaux battaient en retraite et que
continuaient à tourner autour du nocturne arti-
ficielles imprudents oiseaux qui tombaient à
chaque coup sous les plombs de l'homme.
Elle avait échappé au danger.
102 DE GOUPIL A MAUGOT
La neig-e tomba, une poudrée légère dans le
désœuvrement plat d'une soirée d'hiver, cou-
vranL !e sol d'un drap mince, troué aux endroits
linmides, et précisant dans l'aube du réveil,
comme d'un coup de crayon lumineux, la joliesse
ténue des dessins des rameaux.
Margot ne trouvant rien à manger partit rôder
autour du village, derrière les haies des vergers
et les murs d'enclos, pour chercher parmi les
reliefs abandonnés par les humains la pâtée de
ce jour. Sous l'abri des haies oii la neige n'avait
pu atteindre des plaques de terre apparaissaient.
Elle s'y précipita, lorgnant de côté les maisons
fermées, aux portes closes barricadées devant le
froid ennemi.
Un morceau de chair odorait bon parmi l'é-
micttement des mottes d'une taupinière. La
bonne aventure ! Et, vlan! un coup de bec pour
le déjeuner du malin. Mais comme une réplique
instantanée, aussitôt qu'elle eut touché ce bout
de lard, traîtreusement enfilé dans une invisible
LA CAPTIVlTli DE Î.IArtGOT
lAJÎ
tige de fer, deux gifles formidables, la souffle-
tanl de ciiaque côté du cou, l'étourdirent subite-
ment en la retenant prisonnière.
Combien de temps passa-t-elle ainsi ?
Elle fut réveillée par un bruit sourd et un
ébranlement du sol sur lequel elle gisait. Là-bas
se dressait une formidable silhouette.
Alors elle se vit prisonnière, comprit le piège,
l'amorce et s'arc-boutant violemment sur ses
pattes, tirant de tous ses muscles, allongeant la
tôle el le bec dans le prolongement du cou, elle
réussit à se dégager des deux cercles de métal
qui la maintenaient. Au nez ahuri de l'homme
qui accourait ellepritson vol, dédaignantle bout
de lard devenu pourtant inoffensif, et s'enfonça
avec des cris de peur dans l'horizon éblouissant
de neige que faisait fondre peu à peu le tiède
soleil de midi.
Elle venait encore de l'échapper belle et se
promit bien d'être plus circonspecte à l'avenir,
et de ne se jeter dans une aventure que lorsque
l'exemple de ses sœurs l'aurait dûment avertie
qu'elle n'y courrait aucun danger.
IQ4
:l a mai; GOT
Mais vraiment ce malin d'hiver où la g-elëe
blanche scintillait de feux varicolores au soleil
levant, où la plaine flamboyait comme la surface
d'un immense diamant aux innombrables facet-
tes, ou rien de près ni de loin ne pouvait faire
soupçonner de piègeel d'ennemi, comment n'au-
rait-elle pas, comme toutes ses compagnes d'ail-
leurs, accouru à l'appel de détresse d'une sœur
souffrante.
C'était peut-être comme au crépuscule de
jadis, près de la mare maudite ; mais là, il n'y
avait point d'eau ; nul arbre ne se dressait ;
seule, au loin, derrière un épaulement de ter-
rain, une fumée bleuâtre montait calme et droite
dans le froid sec du matin.
Comme au bord de la mare, en effet, sans
que rien lui pût faire deviner la cause d'une
telle souffrance ou d'une telle délresse, une
pie, le dos acculé contre une planche assez large,
comme pour se protéger de l'humidilé de la
LA c.vrrn iTÉ de margot igS
terre, agitait frénétiquement en l'air ses deux
pauvres pattes en piaillant désespérément.
Et de tous côtés à ia fois, de sa forêt et des
bois voisins, la gent de caquet vain accourait au
rappel, moins pour porter secours à la compa-
gne en péril que pour contempler le curieux
spectacle qu'elle pouvait offrir à leur curiosité
désœuvrée.
Les ailes fixées à la planche par deux dou-
bles pointes invisibles qui lui causaient une
aîroce souffrance qu'ag-g-ravait encore l'horreur
de sa position les pattes et le ventre en l'air, la
prisonnière, en proie à un vertige fou, comme
si l'espace tout entier eût chaviré sur elle, le
côté droit de la tête battant contre la paroi de
la planche, sondait de son seul œil ouvert,
agrandi par la souffrance et par l'effroi, l'abîme
iniini du ciel céruléen que ses sœurs emplis-
saient de leurs cris et de leurs tournoiements.
Peu à peu elles s'approchèrent de la captive,
volant de plus en plus bas, et se posèrent enfin
toutes autour d'elle, sautant curieusement, ten-
dant le cou, allongeant le bec, et raccourcissant
Hj'ô DE GOUPIL A MAUGOT
progressivement le diamètre du cercle qui les
séparait de l'objet de leur curiosité. Bientôt
Mar^^ot, plus excitée que les autres, oublieuse
de sa résolution passée, et ne soupçonnant rien,
passa, repassa et sauta par-dessus la criarde
dont les griffes des pattes se tordaient, s'ou-
vraient, se fermaient frénétiquement, comme
cherchant un point d'appui où s'agripper pour
reprendre la station droite.
Les autres pies approchaient aussi. Nulle nV
comprenait rien et autour de la malheureuse,
c'était un caquet indéfinissable et énervant de
commères, un entremêlement de corps, un enla-
cem.ent de gestes, de sauts de côté inquisiteurs,
et de coups d'œil ahuris.
Mais tout d'un coup, passant à portée des
griffes de la captive et se penchant sur elle
pour mieux voir et mieux juger, Margot fut
saisie violemment au cou par les pattes de l'au-
tre, qui se cramponna à elle de toute la force de
ses nerfs surexcités intensément par le déses-
poir. Un autre cri, un cri étranglé et aigu, le
sien, répondit au cri de la prisonnière et Ie;:riï
LA CAPTIVITÉ DE MAUGOT I97
râles se mêlèrent en une cacophonie étrange
dont les autres restèrent immobiles d'étonne-
ment et silencieuses d'effroi.
Margot à tout prix voulut se faire lâcher, et
comme ses râles étaient impuissants à décider
la première à se dessaisir de ce grêle et mou-
vant point d'appui, il y eut entre les deux,
sous les yeux ahuris de la tribu, un duel étrange
et sinistre.
Les griffes de la prisonnière serrent à l'étouf-
fer le cou de Margot, qui tire en arrière de
toutes ses forces pour lui faire lâcher prise ; en
vain. Ses pattes raidies par la colère et par le
danger piétinent la terre gelée, et elle glisse et
tombe allongée sur le poitrail de la compagne ;
mais elle se redresse aussitôt, furieusement
agressive, et cherche de son bec à demi perclus
à lui percer la poitrine ou à lui crever les yeux.
Elle ramène ses pattes libres dont elle enfonce
les griffes dans le ventre de l'autre, en se reje-
tant en arrière dans l'attitude de l'effort le plus
violent ; elle la piétine avec rage, mais l'autre,
comme insensible à ses coups, roidie par une
igS IL>E «îOCPIL A MAIlGOT
idée fixe, serre toujours sa griffe de plus en
plus fortement.
Margot s'étrangle, son œil devient rouge,
son bec s'ouvre frénétiquement pour aspirer
l'air qui manque à ses poumons, son cœur
saute convulsivement, tandis qu'autour d'elle
caquette et jacasse de nouveau la gent amusée
maintenant de cette lutte farouche.
Les piaillements s'élèvent plus aigus, plus
précipités, plus étranglés des combattantes,
arrivées au paroxysme de la haine dans la dé-
fense réciproque de leur existence, quand, tout
à coup, avec le déchirement d'air brusque des
ailes qui prennent leur envol, un lourd silence
tombe comme un ruissel de solitude sur les
deux combattantes.
Un ennemi commun vient sans doute d'ap-
paraître à l'horizon, et instinctivement, sans le
connaître, pressentant l'homme, mais sans ces-
ser de lutter avec rage contre son ennemie,
Margot comprend qu'il faut l'éviter et se taire.
Cependant l'autre continue de piailler de toute
sa gorge, et bientôt surgit, distinct et brutal
LA CAPTIVITÉ DE MARGOT 199
malgré l'éloignement, le danjjer appréhendé.
Au loin, grandissant par degrés, énorme, mons-
trueux, l'humain approche, vingt fois plus haut
que Margot, masse horrible, fantastique, dont
les pas ébranlent le sol qui s'écrase en motte-
lettes, et font sur son passage destructeur un
large sillon sombre entreles berges rutilantesdes
diamants évanescents de rosée, scintillant aux
doigts fluets des herbes rases du gazon dégarni.
Il vient effrayant, rauque, soufilant comme un
volcan son haleine chaude qui fume dans l'air
glacé du matin, tel le tuyau de la cheminée de
la chaumière ou la meule sylvestre du charbon-
nier de la coupe.
Il a sans doute un air effrayant, car Margot
se ressouvenant des dangers anciens, oublie la
douleur de son cou meurtri dans le choc formi-
dable de frayeur qui l'emplit toute à sa vue.
Ah ! le corps étiré de l'oreillard, la chute inerte
des sœurs sous le plomb cinglant : c'est un
danger semblable qui la menace, et, sans com-
prendre la mort, elle la sent venir dans ce pas
lourd qui s'avance vers elle.
DE GOUl'IL A MARGOT
Ses plumes ébourifTées, son œil fou lui don-
nant sans doute un aspect étrange, car l'homme,
en la fixant de ses yeux froids, pousse un éclat
de voix sonore, un rire terrible qui l'ag-ite touL
entier et centuple encore la frajeurdont elle est
saisie.
Alors il se baisse et dans une poig-ne rugueuse,
étau formidable autrement puissant encore qua
les g-riffes qui la retiennent, elle se sent prendre
les pattes, perd l'équilibre et reste suspendue
au-dessus du corps de l'ennemie, serrée violem-
ment aux deux extrémités par les griffes hai-
neuses de l'une et la pince chaude et implacable
de l'autre.
Un cri qui est déjà un râle s'échappe de sa
gorge. Elle croit que c'est l'instant fatale et, dans
le désarroi précurseur de la mort, laisse pendre
comme deux rames mortes ses ailes inutiles.
Mais, tout d'un coup, elle sent se desserrer
la griffe geôlière sous un pouce musculeux qui
s'introduit contre sa chair comme un levier tout
puissant. Elle respire enfin, elle n'est pas morte,
sa tète est dégagée, son cou est libre. Elle n'est
LA CAPTIVITE DZ MA!\GOT
plus maintenant prisonnière que de l'homme seul
qui la tient par les pattes en la reg-ardant de cet
œil fascinant, rond, fixe, lui montrant ce sou-
rire insolent du vainqueur auquel elle ne com-
prend rien, sinon que sa situation est terrible et
qu'elle ne reverra jamais sa forêt.
Alors, dans le sentiment violent de la conser-
vation, elle essaie de lutter contre son geôlier, et
de son bec conique aussitôt s'escrime de toutes
ses forces sur les poings qui la maintiennent.
Mais les poings du bi-aconnier sont durs
comme les fûts des vieux chênes sous l'écorce
desquels courent les insectes en été, et il répond
à ses attaques furibondes et impuissantes par
des éclats de rire sonores qui lui font redoubler
encore les coups de bec dans l'énergie exacerbée
de l'instinct conservateur.
Alors comme s'il en était fatigué ou qu'il
eût prévu ce manège, l'homme ouvre la porte
grillée d'une grande cage qu'il a apportée avec
lui et qu'il avait posée à terre, y jette brusque-
ment Margot et referme aussitôt la prison.
Se précipiter contre les barreaux, s'escrimer
vs. GOUPIL A 5J.\nr;nT
du bec et des pattes, des ongles et des ailes,
pour rompre cette muraille métallique qui la
garde, passer les pattes au dehors, se battre la
tête aux barreaux, Margot essaie de tout, mais
tous ses efforts sont vains; rien ne bouge, rien
ne fléchit, rien ne plie.
Et, ironique, au-dessus de sa tête, la main
cynique et terrible, invulnérable et hors de sa
portée, balance par un crochet la prison mobile
qui la transporte vers l'inconnu et vers la mort.
Les bruits les plus divers elles plus inatten-j
dus purent bien frapper son ouïe inattentive, elle]
n'y prit garde. Elle était dominée par une seule
idée, s'enfuir: elle était occupée d'un seul but,"
rompre ou desserrer le fer des barreaux, et |
quand elle se vit entourée d'une haie fantastique,
d'humains elle ne sut jamais comment et avec
quelle rapidité subite avait pu grandir et sef
multiplier cette horde formidable d'ennemis. |
Elle était incapable de les distinguer; ils se
2-3
ressemblaient tous malgré leurs tailles difi'éren-
tes, leurs physionomies diverses et leurs cos-
tumes variés. Ils avaient tous pour elle la même
odeur, ils frayaient avec son bourreau et se
résumaient en une seule idée s'intensifîant :
l'ennemi, le danger, la mort.
Le cercle des ennemis se mouvait avec elle;
il en sortait des tempêtes de cris, de rires, de
paroles, effrayantes pour Marg'ot, qui, ne com-
prenant rien au caquetage de ces gens, et chez
qui, tout puissant, subsistait seul Tinslinct de
conservation, estimait en une généralisation
brusque que ces cris, se rapportant à elle, ne
pouvaient signifier que le désir et la volonté
de la mettre à mort pour jouir de sa chair :
ainsi avait-elle vu faire jadis aux voraces cor-
beaux, s'abattant dans un tumulte fantastique
de cris sur une charogne à demi décomposée de
bête, et sur un lièvre blessé, cerné, achevé à
coups de bec et dévoré sur place. Il en était sans
doute ainsi pour elle, et tout cri, parole ou rire,
échappé d'une gorge humaine, faisait plus fort
battre, sous son habit noir et blanc aux longues
204 DE GOUPIL A MARGOT
basques, son cœur chaud d'oiseau jeune au
sang vif.
Tout d'un coup, parmi un chaos confus, un
tumulte violent d'odeurs étrangères, lourdes et
chaudes, il se fît nuit autour d'elle, et ses yeux
noirs, aux pupilles excessivement dilatées par
Fhorreur, furent comme blessés d'un choc de
ténèbre.
Pendant quelques instants elle demeura ahu-
rie sous le double effet combiné de ce déluge
malodorant et de cette obscurité sinistre; puis
peu à peu elle s'accoutuma. Ce n'était pas la té-
nèbre de la nuit, c'était le demi-jour, sale et gris
de la cuisine villageoise, de la pièce quelconque
d'une maison rustique devenue auberge par
l'ambition rabougrie d'un paysan, rentré de la
ville avec quelques sous et que la nécessité d'une
distribution mal comprise oblige à transformer
en salle de débit.
Au centre, se dressait un robuste pilier de
pierre avec de rustiques crochets en fer forgé,
scellés à même dans la masse, aussi vieux que
la bâtisse, auxquels pendaient des essuie-mains
LA CAPTIVITE DE MAKGOT
douteux; dans deux coins, des tables basses où
traînaient des verres à moitié vides, embués de
vapeur, et d'un autre côté l'obèse poêle de fonte,
au court tuyau, au nombril rouge, où un grand
feu de bois, clairant vif, répandait par toute la
pièce une chaleur rance. Enfin, dans le fond,
du même côté que la porte, montait le tujé,
immense cheminée villageoise, de quatre mètres
carrés de surface à la base, s'effdant en haut
en tronc de pyramide, s'ouvrant et se fer-
mant par deux planches articulées, formant sur
le faîte une toiture mobile qui se manœuvrait
du dedans au moyen d'une longue corde de
chanvre, durcie et noirâtre, pendant près de la
gueule d'un four de campagne où l'on cuisait le
pain. Le pilier arc-boutait deux pleins-cintres
perpendiculaires l'un à l'autre qui soutenaient
Î3S deux parois intérieures du tuyé, les murs de
la maison en formaient les deux autres.
Tendues transversalement, de fortes perches,
sèches, noires et dures, supportaient des jam-
bons racornis, des alignements de saucisses,
tandis qu'aux parois se faisant face deux gros
i3
DE (ioUii;, A MARGOT
crochets de fer, encastrés dans la maçonnerie,
soutenaient deux immenses bandes de lard,
demi-manteaux d'un corps de porc, saigné ré-
cemment, et sous lesquels flambait doucement
un feu parfumé de branches de genévriers.
Et au centre de tout ceci, rouge et grasse,
parmi ses cuivres rutilants, sa vaisselle clique-
tante sur un évier s'épanchant dans la cour,
l'hôtesse, et, comme des satellites, l'hôte et deux
enfants, un petit garçon et une fillette qui allaient
devenir, à la suite d'une brève transaction, les
maîtres de Margot.
Brusquement la cage fut jetée sur une table, à
côté de verres sales où se voyait encore l'em-
preinte crasseuse des doigts des ivrognes, et
cinq ou six personnages l'entourèrent aussituL
li y eut de grands gestes de bras et de mains
qui frappaient l'une dans l'autre, et que, plus
effrayée que jamais, comme si elle eût assisté
aux préparatifs de son supplice, Margot suivait
de ses prunelles affolées, dilatées par l'horreur.
Il y eut de petits doigts qui passèrent au travers
des barreaux de la prison, et qui peut-être se
LA CAPTIVITK DE M.IRGOT
•201
voulaient apprivoiseurs et caressants, mais qui
semblaient à Margot gros de menaces et la firent
se jeter tout contre la paroi opposée de la cage,
se demandant si elle ne menacerait ou ne frap-
perait pas à coups de bec ces griffes ennemies,
plus frêles que les siennes, et dépouryues de
pointes offensives.
Mais la peur fut la plus forte : il y avait autour
d'elle un tel tintamarre de verres qui se cho-
quent, de têtes qui se renversent, de cous qui se
gonflent, de bras qui s'agitent, de liquides qui
s'engloutissent!
Ah ! cent fois, mille fois plus redoutables que
les épervi^rs et les busards ces ennemis géants,
aux ruses multiples qui auraient épuisé d'une
seule lampée la flaque d'eau limpide conservé©
par le pas d'un bœuf dans le terrain humide et
marneux du sous-bois, et dont une seule bouchée
l'eût fait disparaître tout entière dans l'immense
réservoir du ventre.
Et puis toutes ces choses qu'elle ne connaissait
pas, qui lui semblaient hostiles : les couteaux
affilés, éblouissants, dont elle voyait la lame si
Dr. GOUPII. A MAUGOT
mince, comj)Iic8 de l'homme, fendre en deux
sans effort ies grosses miches de pain, les cui-
vres résonnant au moindre heurt, et sur la paroi
d'un mur, accroché à un clou, le tuyau métalli-
que bien connu, le fusil qu'elle avait vu jadis
entre les mains de l'assassin de Lièvre et des
sœurs imprudentes.
Mais, plus que tout cela encore, ce qui l'ef-
frayait, c'était les masses épouvantables de ces
gens qui vaquaient par la pièce ; ils semblaient
monter du mystère et s'élancer dans l'espace ;
c'était ce plafond énorme, fermé de toutes paris,
qui pesait sur elle de toute sa masse et dont elle
appréhendait obscurément la chute; enfin une
sensation d'écrasement qui l'affolait et lui faisait
soit rentrer la tête dans le cou à chaque balance-
ment des choses décrochées de la muraille, soit
se musser dans le coin le plus reculé de sa cage
au moindre mouvement de va et vient des hom-
mes qui l'entouraient.
Malgré tout, dans ce désarroi moral sans nom
où l'avait jetée l'aventure, elle éprouvait une
sorte de satisfaction relative à sentir entre elle
L\ CAPTIVITE UL M ,:-.GOT 209
et ses bourreaux la fragile palissade des lig'es de
fer. D'hostile, la cage devenait alliée et protec-
trice, car Margot ne pouvait attribuer la trêve
dont elle jouissait qu'à l'impuissance où se trou-
vaient ses ennemis d'exécuter leurs desseins.
Elle (levait vite revenir de celte opinion, mais,
en attendant, incapable de se rendre compte de
la résistance que les barreaux pouvaient offrir à
une attaque inopinée, elle se sentait dans leur
sein protégée d'un écrasement qu'elle eût cru
inévitable sans leur rempart ajouré.
Toute la journée se passa aiasi en mortelles
inquiétudes, en transes continuelles, au milieu
d'un défilé incessant d'ennemis qui répétaient
tous le même geste, porter à la bouche le verre
rempli, comme pour indiquer à Margot, dans un
langage d'un symbole accessible, la destinée qui
la guettait.
Pourtant, nul ne lui fit de mal. Les plus mé-
chants se contentèrent de tourner la cage, ce qui
causait à la pie des frayeurs indicibles, car elle
ne pouvait deviner la cause précise de ce trera-
bleuîent de sa maison. C'était sans doute une
i3.
DC cOijriL A
atlaîjiie à son asile, mais quelle attaque ? — El
elle croyait que c'était les murs qui touinoyaieiU,
les iiommes qui couraient, les tables qui se dies-
saient, les casseroles, les meubles qui se met-
taient en branle pour l'engloutir et la broyer
dans leur tourbillon criard el désordonné.
Enfin l'obscurité se fît. Brisée par la fatig-ue,
par l'émotion et par la faim, la prisonnière, ha-
biluée à reposer plus tôt, ferma malgré tout ses
paupières. Un vent frais d'air sur ses yeux les
lui ni rouvrir subitement; une main sombre pla-
nait sur elle qui la frôla et disparut avec un bruit
sec de ressort qui clique. La porte de la cage
avait été de nouveau ouverte par l'ennemi; elle
n'était pas en sûreté dans sa palissade de bar-
reaux. Et, la tête ballottante, elle agitait avec ses
deru ières ressources d'énergie flageolante cette
idée horrible, quand un jour factice, d'abord rou-
geâtie et fumeux, sembla trouer la pénombre,
puis éclata en rayonnements vifs avec de grands
îlots de lumière crue et des pans d'ombre vio-
lents qui faisaient des gouffres mystérieux où
s'agitaient confusément des vies larvaires.
LA CAPTIVITE DE MAI'.GOT
Les paupières de Margot, inhabituées, se fer-
mèrent violemment sous cette clarté de lampes
comme des rideaux insuffisants, une cretonne
de chair mince à travers laquelle passait de la
terreur filtrée par l'ang-oisse de sa première
vision, et dans un cauchemar aussi lon^ que
dura la veillée elle eut la sensation confuse et
atroce de forces tourbillonnantes, s'ag-itant au-
tour d'elle, contre lesquelles elle était absolu-
ment impuissante à se défendre.
Puis ce fut tout de même la nuit et le silence
et le sommeil. Ce sommeil fut un repos. Ce ne
fut pas sans doute la douce béatitude des nuits
d'été, à l'abri des vertes toitures élastiques, dans
le voisinage pressenti des compagnes. Mais Mar-
got ne faisait pas non plus partie des animaux
supérieurs chez qui l'inslinct conservateur, plus
fort que le besoin de repos, fait veiller longtemps
la bête, face à face avec le danger, attendant la
défaillance dont elle profitera pour reconquérir
la liberté perdue; elle dormit donc et se reposa.
Eveillée avec l'aube, alors que tout reposait
encore dans la maison; elle vit les choses sortir
DE GOUPIL A MARGOT
Je:ilement de l'ombre; elle put les contempler
iiicrles, mortes au mur ou sur le sol, et faire
entre celles-là qui ne se mouvaient pas et les
humains qui s'agitaient une première classifica-
tion ; les premières n'étaient pas des ennemies,
elles avaient une vie semblable à celles de sa
forêl, les vivants seuls étaient à redouter.
Après ce premier et long' examen où la curie- ;
site presque toujour"s l'emporta sar la frayeur,
et aussi naturellement que si elle eût été dans
sa forêt, sans songer d'où pouvait lui venir celte
provende inattendue, elle attaqua indifféremment
les graines connues qui traînaient dans sa cage,
et d'autres choses inconnues, des friandises odo-
rantes et tentantes : gâteaux, biscuits, sucre,
qu'une main providentielle avait emprisonnées
entre les barreaux.
Sur une petite tasse, pleine d'eau tiédie où
surnageaient des poussières complexes, elle
aplatit son cou presque horizontalement, ouvrit
le bec au niveau du liquide, l'y plongea tout
entier en l'entr'ouvrant selon un angle très aigu,
puis releva vivement la tôte pour déglutir l'eau
LA CAPTIVITÉ DE MAKGOT 2l3
ainsi puisée, dans un renversement du cou et un
redressement du bec qui semblaient une contem-
plation du plafond ou une extase mystique, et
elle recommença plusieurs fois de suite ; ainsi
buvait-elle jadis aux flaques fraîches perdues
aux combes marneuses des sous-bois de liberté.
Alors dans la semi-tranquiîliié des besoins
primordiaux presque satisfaits s'associa dans son
esprit cette première idée que les êtres bruyants
et terribles qui Tentouraient n'en voulaient peut-
être pas à sa vie, puisque seuls ils avaient pu,
forçant la retraite et sans lui faire de mal, lui
donner la nourriture dont elle avait besoin.
Toutefois, craignant un piège ou une reprise,
peut-être même une fuite de cette provende pri-
sonnière au fer de ses barreaux, elle se hâta de
dévorer tout ce qu'il en restait en entendant
dans retable voisine le clairon criard des coqs
cl des aboiements de chien.
Elle connaissait les seconds, qui ne l'inquié-
taient que médiocrement, n'ayant jamais eu à
souffrir ni à se méfier de ces braillards à quatre
pattes dont le nez, même dans leurs courses les
21 4 DE GOUPIL A MARGOT
plus folles et leurs enthousiasmes les plus fréné-
tiques, ne quittait jamais le sol et dédaignait
Tespace aérien où se passait sa vie; mais elle
appréhendait beaucoup le tintamarre des pre-
miers qu'elle ignorait complètement. Et de nou-
veau la saisit l'angoisse de l'inconnu, quand,
bientôt, des voix humaines avec des heurts et des
chocs sourds retentirent derrière les murs qui
limitaient la pièce.
Bientôt, dans un tumulte sabotant de pas
pressés, l'homme parut. Pour Margot c'était
encore l'ennemi, le semblable de celui qui l'avait
capturée, car, même dans la suite, quand elle
connut particulièrement tous ses hôtes, elle ne
put jamais établir quel était celui qui l'avait
transplantée du champ de givre, où elle râlait
aux giilTcs de la compagne, à cette maison triste
et enfumée.
Elle le regarda de côté, curieuse et défiante,
le bec tendu, prête à la défense, et l'autre, en
voyant qu'elle avait dévoré ses provisions, poussa
une exclamation de gaîté sur le sens de laqnelle
se méprit la prisonnière, car les plumes de son
LA CAPTIVITÉ DE MAUGOT 2l5
COU se hérissèrent et son œil noir, en s'agran-
dissant, brilla plus intensément.
Alors l'ennemi resema du grain dans la cage
et mit de nouvelles sucreries entre les barreaux,
tandis que Margot, ahurie et enflant son aile,
reculait vers le côté opposé, le bec fixé vers lui*
Puis il se mit à sa besogne, et, tout en vaquant,
le balai à la main, aux soins de propreté de la
cuisine, du coin de l'œil il surveillait la pie, pour
voir si elle ne toucherait pas aux friandises qu'il
lui avait renouvelées. Margot n'y songeait guère;
elle voyait des nuages de poussière s'élever et
s'enfuir devant le balai de l'homme qui la guet-
tait; elle sentait peser sur elle la question de ses
regards louches; elle se croyait le but de ses
efforts et de son travail et faisait des rechei-che?
louables pour déduire logiquement, des faits et
gestes qu'elle lui voyait accomplir, l'idée qui pût
se rattacher à son sort.
Deux idées directrices se combattaient dans
sa cervelle : lès mouvements et les bruits de
l'homme lui étaient-ils favorables ou hostiles ?
ou, pour être plus précis^, car les deux idées qui
2i6 riK onuPH^ A M\nr.OT
la hantaient étaient bien définies et nettes,
rhomrae vouîait-il la remettre en liberté ou la
iaer; car Margot ne songeait pas qu'il pût y avoir
entre les deux de solution moyenne, n'ayant
jamais vu de captif et n'en ayant jamais fait.
Son séjour en cage lui paraissait donc une
situation passagère, mitoyenne, une sorte de
station avant d'être rendue à la liberté première
ou mise à mort.
Et aussitôt l'espoir lui vint que l'homme la
remettrait en liberté puisque, déjà longtemps, il
l'avait laissée tranquille et lui avait même donné
la provende, dont manquaient là-bas, par la
forêt dénudée, les sœurs libres et maigres.
A ce moment la porte de la chambre tourna
de nouveau, et la femme fît son entrée, La ques-
tion se compliquait, les regards de Margot se
portèrent alors alternativement de l'homme à la
femme, cherchant à distinguer ces deux êlrcij
de même structure, qui lui paraissaient identi-
ques, et rechercher si elle devait plus se défier
du premier que du second.
Son odorat et son ouïe, son odorat surtout,
LA CAPTIVITE DE MARGOT 217
lui firent augurer favorablement de la bénig-nilé
du deuxième, car la femme ne sentait pas le
tabac et, encore que sa voix fût désagréable et
criarde, elle se rapprochait un peu, par le tim-
bre, de celle des êtres de sa gent, moins rude
et moins rauque que. celle du mâle. Mais, quand
les enfants parurent, ce fut à leur taille plus
rapprochée de celle du niveau de la table qu'elle
les jugea différents des premiers. Elle n'était pas
obligée de lever le bec pour suivre leurs yeux et
elle n'avait pas à craindre qu'ils tombassent sur
elle pour l'écraser.
Ce fut ainsi qu'elle commença à connaître les
êtres et les choses domestiques. Les enfants
vinrent pépier autour de sa cage, l'appelant de
vocables adoucis et caresseurs qu'elle écoutait le
cou tourné de côté avec une allure féiiiiiiiiie
un peu coquette, lui passant à travers les bar-
reaux de petits morceaux de biscuit et de gùteau,
auxquels, de temps à autre, elle donnait un
coup de bec rude et précipité, qui faisait cas-
cader le rire dans leur gorge, à son grand éba-
hissemeut.
.;8 TE GOUPlI. A UARGOt
Mais commeils ne cherchèrent pas à lui faire
de maî, pas plus d'ailleurs que les autres hu"
snains qui, dans la journée, vinrent s'asseoir à
table, choquer le verre, crier et rire et se se-
couer, elle eut vite confiance en les gens de la
maison, et, vers la fin de la journée, acceptait
presque toutes les friandises qu'on lui tendait à
Sfavers les barreaux. Gavée depuis le matin, elle
les touchait à peine pour y goûter, et les lais-
iaait retomber au pied de l'écuelle où tiédissait
son eau, les mettant peut-être en réserve par
on ne sait quel instinct qui ne s'était jamais
manifesté dans ses heures de liberté et qui nais-
sait sans doute de l'inquiétude sourde, de l'irré- ]
duclible méfiance envers l'homme, écloscs avec
la captivité.
Plusieurs jours consécutifs ce fut ainsi, une ^^
accoutumance lente et calme aux êtres et auxj
choses, dans l'attente d'une délivrance qu'elle
espérait toujours prochaine et dont elle manifes
tait le désir en cognant à coups de bec au
barreaux de sa prison.
£lle connaissait maintenant tous les habitaii
LA. CAPTIVITE DE MARGOT 2iy
du logis; elle avait appris à distinguer les enfants
à leur odeur particulière, à leur costume aussi,
et se livrait à chacun d'eux selon le degré de
confiance qu'il lui avait inspiré, moins par ses
intentions personnelles à son ég^ard que par
ses attributs particuliers : odeur, voix, vêtement,
gestes, taille. Elle se fiait plus à son instinct
qu'aux apparences. Elle préférait la petite fille,
plus douce, et sa mère, aupetitgarçon turbulent
et vif, et surtout à son père, à l'org-ane toni-
truant, puant le tabac par tous les trous de son
tricot et soufflant une fumée qui l'empestait,
plus désagréable encore que celle dont ses nari-
nes avaient été offusquées le jour où son sang
perla rouge aux mailles touffues de son giiet
bigarré.
Elle attendait inlassablement sa délivrance à
laquelle elle croyait de toute la force de son
amour de îa vie, décuplée de la confiance lente-
ment acquise en ceux qui l'entouraient.
DE GOCPIL A UAUGOT
Elle vécut bientôt dans une sorte de fièvre
qui lui faisait interpréter dans un seul sens et
déformer, selon le besoin créé par son désir, les
actes les plus ordinaires qu'elle voyait accom-
plir, ceux même auxquels elle s'était déjà habi-
tuée et dont elle avait saisiia sij^nification. L'ins-
tinct de liberté, bouillant en elle, dominant tout,
renversait les associations d'idées qui auraient
dû être stables. D'un autre côté, les geôliers,
interprétant en résignation à son sort cette
vivacité inaccoutumée, cette légèreté sautillante,
ce babillage frénétique, songeaient à réaliser
enfin leur désir, et à donner à la vie de Margot
et à sa situation dans la famille sa position défi-
r.itive.
Il y avait donc un malentendu, une incompré-
hension réciproque, créant un état extrêmement
dangereux pour la captive, qui précipitait sans
le vouloir un dénouement fatal.
C'était une après-midi morose de fin d'hiver,
LA CAPTIVITÉ DE MARGOT
un temps de dégel qui confinait tout le monde
à la maison, dans la paix somnolente des cham-
bres chaudes, tandis qu'au dehors le paysag^e se
dénudait, sale, gris, cinglé de pluie, fouaillé de
vent, et semblant tituber de spleen comme un
ivrogne qui reprend sa marche après avoir dor-
mi dans les fossés du chemin.
Il y avait de l'ennui qui cernait la maison, qui
assiégeait les êtres, qui filtrait au travers des
murs : l'angoisse des changements de saison
résonnant en coups sourds aux cœurs des hu-
mains, et que Margot égayait de ses sauts sacca-
dés et de son babil fiévreux, ce qui décida ses
maîtres à agir.
Bientôt, une main qu'elle jugea libératrice
ouvrit la porte de la cage, et déjà Margot so
précipitait sur l'ouverture, quand cette main,
comme celle du braconnier de jadis, étendit toute
grande sur elle la menace de sa quintuple pince
de chair musculeuse et perfide.
Margot battit en retraite au fond de la cage,
mais la main l'y suivit, volontaire et terrible,
et bientôt elle plana sur son corps comme un
DK GOUPIL. A MAnOOr
oiseau de proie qui va fondre sur sa pâture. Le
temps de lever le bec et de lavoir et elle s'abat-
tit en ciTet; brutale et pui:-;sante, l'entourant
comme une sangle épaisse, lui serrant le poi-
trail et le dos, et l'attirant au dehors mal:5ré sa
résistance dans une cascade de l'eau du bol
renversé et un basculement de la cage qui s'é-
croulait sur le sol.
Mais alors Margot, de grands coups d'ailes
impétueux et brusques, de coups de bec et de
coups de grifTes, simultanés et violents, se fit
lâcher par l'homme, et, prenant son vol d'un
rapide coup d'aile, se précipita vers la lumière
et vers la liberté.
Un choc violent, une meurtrissure au bec,
une blessure au poitrail, et elle s'abattit sur un
évier humide, parmi un tintamarre fantastique
de vaisselle renversée ou cassée pendant que la
main, plus rude et plus brutale, s'abattait de
nouveau sur elle et la serrait frénétiquement.
Margot ne savait pas ce que c'était que la
fenêtre et les vitres transparentes qui dressaient
un obstacle infranchissable et traître entre le
LA CAPÎIVIT2 DE MARGOT 223
jour libre et la prison. Elle s'était précipitée
contre le verre qui avait résisté au choc, et, dans
rélonnement d'un pareil résultat, laissant ployer
ses ailes, elle s'était abattue lourdement.
Maintenant, l'homme furieux la tenait, la
serrant violemment comme pour l'étouffer, et
Marg-Qt, comprenant qu'on lui refusait la liberté,
crut que sa dernière heure était venue.
Elle se débattait de toutes ses forces, essayant
de griffer de ses pattes les mains solides qui l'em-
prisonnaient, mais elle se rendait bien compte
que ses efforts, comme jadis dans la plaine fatale,
seraient vains, et elle frémit de toutes ses plumes
quand elle vit luire, aux mains de la femme,
des ciseaux brillants qui s'ouvraient comme un
bec éclatant et perfide et se refermaient avec un
sifflement sinistre.
Ce bec allait la dévorer.
Elle fut retournée, comprimée, immobilisée
dans des mains anonymes et presque aussitôt
elle sentit au croupion une douleur atroce,
comme si, prises dans un engrenage implacable,
les grandes plumes rectrices de sa queue, le gou-
224 ^^ GOUPIL A MARGOT
vernail sûr de son vol, eussent tourné dans leurs
alvéoles avant de s'arracher.
Puis ce fut aux rémiçres: successivement elle
sentit s'eng-ourdir, sous d'effroyables pince-
ments, son aile droite et son aile g-auche, puis
elle entendit des crissements secs, accompagnés
d'un petit bruit crépitant de choses lég^ères qui
tombent.
En même temps, à demi étouffée par la poigne
de l'homme, elle râlait lugubrement comme une
poule saignée, dans les derniers sursauts de
l'ag'onie. Elle attendait le coup final, sans se
douter de ce qu'il serait, sans savoir, dans l'an-
goisse indicible d'une douleur plus aig-uë encore
que celle qu'elle veuiùl d'éprouver.
Et voilà que, brusquement, sans savoir pour-
quoi, bien que fut toujours vive la douleur des
plumes secouées dans sa chair, l'étreinte se des-
serra, et elle se trouva posée, ahurie, sur un
coin de table, entourée du rire ironique et
g-ouailleur, qu'elle ne comprenait pas du reste,
des gens de la maison et des hôtes passagers
du cabaret.
LA CAPTIVITE DE MARGOT
Alors, sans se rendre compte de ce qui s'é-
lail passé, elle bondit en éployant ses ailes pour
filer de nouveau et quand même, à tire- d'aile,
vers la fenêtre ; mais ses ailes impuissantes, au
contraire de l'accident de la mare, ne la soulevè-
reriLpas; elle retomba lourdement sur la table,
aux éclats de rire plus violents de ceux qui
l'entouraient.
En vain, et pendant long-temps, battit-elle ses
deux moignons rognés, son corps ne se soule-
vait plus. Seules, ses pattes, restées solides,
exécutaient le saut préliminaire, qui, si gracieux
d'habitude, était ridicule et grotesque, et la
pauvre mutilée agitait en vain sa tête, ses pattes,
son corps, son cou, comme si elle essayait une
danse douloureusement risible, sans autre résul-
tat que de provoquer un déchaînement régulier
et criard de rires exaspérants.
Alors elle se rendit compte que quelque chose
était changé, qu'un abîme venait d'être creusé
entre elle et la liberté, qu'elle ne pourrait plus
ni voler, ni s'enfuir, qu'elle était irrémédiable-
ment captive, et comme si un violent désespoir
aaG DE Goui'îL a MAnoor
se fût emparé d'elle, elle s'enfuit vers sa cage
fermée où elle ne put rentrer, tourna autour, se
bloUlt derrière contre les barreaux, enfouit sa
tête sous son aile rognée, et refusa obstinément,
de manger, de boire et de boug^er pendant tout
le reste du jour.
Les gens autour d'elle défilaient comme des
visiteurs auprès d'un malade, s'enquérant, par-
lant gravement. Indifférente, abîmée dans sa
douleur, elle les laissait passer et dire sans
autre geste qu'un hérissement frissonnant et
comme frileux des plumes marquant avec la vie
qu'un immense désespoir de bête agitait là ce
pauvre corps désemparé et mutilé.
Mais chez Marg'ot, jeune encore, les sensations
étaient fugaces, les sentiments à fleur de cer-
velle, et après le sommeil de la nuit, car elle
dormit mnlgré tout, elle avait non pas oublié
complètement son sort et sa captivité, mais
LA. CAPTIVITE DE MARGOT 22^
dilué en partie son désespoir dans le besoin de
l'appétit à satisfaire et le souci de la sécurité.
Elle mangea donc aux g-âteaux et aux friandises
qu'on lui présenta ; elle but dans la tasse l'eau
fraîche qu'on lui versa et, de table en table, de
chambre en charobre, promena, en sautillant,
une douleur qu'abolissait progressivement la
curiosité incongrue dont elle était affligée.
Elle examina tout avec un soin qu'on eût dit
méticuleux : mais qui pourrait être sûr de savoir
sous l'angle de quels besoins elle jugeait des
choses? 11 y avait certainement celles qu'on
pouvait manger,puis les objets brillants qui l'at-
tiraient, par un sentiment instinctif de malsaine
et irrésistible curiosité, enfin la plus grande par-
tie qui ne l'intéressaient que par leur nouveauté
et vaguement, selon l'instant, la place qu'ils
occupaient et l'utilité toute spéciale qu'elle en
tirait momentanément.
Elle affectionna bientôt particulièrement la
table d'où lui tombaient les bons morceaux, la
table où brillaient les couverts de métal, l'acier
des couteaux, les couleurs vives et chaudes des
Ul'.d DE f;(^UPn. A MAnGOT
vins et des liqueurs, les reflets de lumière aux
ventres des soupières.
Pep.dant les repas, elle tournait autour des
convives, le cou tendu de côté, la tête penchée
obliquement pour suivre les mouvements qu'ils
faisaient, et écouter si l'un d'eux ne la convierait
pas à recevoir le relief attendu. Elle avait as-
semblé assez vile à l'idée déplaisir sensuel^c'est-
à-dire de mangeaille, les deux syllabes de son
nom, Marg-ot, et quand elles retentissaient, on
la voyait, la tcte tournée, fixer avec une rig-ou-
reuse exactitude, selon une perpendiculaire à
son trou auditif, la direction de celui qui l'appe-
lait et y sauter et y courir, les moignons éten-
dus pour faciliter sa course et accélérer son
allure.
Elle était là autour, avec le chien Mirant,
qu'elle ne craig^nait pas beaucoup, le chat Mitis,
aux allures doucereuses, aux oreilles extrême-
ment mobiles, aux narines palpitantes, à la
queue perpétuellement en mouvement, dont elle
redoutait la g'riffe acérée, encore qu'il y edt
entre les deux un pacte de tolérance tacite, con-
LA CAPTIVITE DE MARGOT
du à la suite d'une violente querelle, où ils
avaient appris mutuellement à respecter l'un,
les griffes de l'autre, le second le bec solide de
la première.
Alors les jours commencèrent à défiler mono-
tones et g-ris parmi l'abondance d'une nourri-
ture savoureuse et variée, tandis que la grande
douleur désespérée du début s'en allait peu à
peu, sous la double influence déprimante de la
chaleur lourde, étourdissante de l'intérieur enfu-
mé et des digestions laborieuses d'un perpétuel
festin.
Le dehors, la rue, le soleil lui étaient encore
interdits, mais elle les avait presque oubliés, et
seul, un instinct sommeillant lui faisait encore,
à chaque réveil, battre des moignons comme
pour l'essai d'un vol interdit et l'espoir d'une
liberté perdue.
Elle connaissait les coins paisibles de la cui-
sine, le retrait derrière le poêle auprès du cen-
drier de pierre, sous la gueule du four où l'on
cuisait le pain; elle savait les endroits d'où elle
pouvait narguer Mitis et ae^acer Mirant sans
aSo DE GOUPIL A MARGOT
craindre la griffe du premier et la dent du
second.
D'ailleurs ses ag-acerîes avec Miraut ne dé-
passaient jamais la limite des plaisanteries per-
mises entre bons camarades . Celui-ci, lors de
leur première rencontre, l'avait flairée long-ue-
ment, la bousculant même un peu du museau
avec des frémissements de mufle, qui, pour quel-
qu'un d'averti, décelaient des nuances d'impres-
sions très délicates. Sur quoi il s'était fait un
jugement et un sentiment: quelque chose comme
une indifférente ou plutôt une passive pitié pour
cet être sauvage, prisonnier, déchu, pas même
bon à manger et parfaitement incapable de lui
nuire.
Miraut, en tant que chien courant, n'affec-
tionnait que la chasse du gibier à poil, ou, faute
de mieux, comme pis-aller, une pointe en coups
de gueule sur un piétement frais de perdrix et
de cailles. Quant aux grives, merles, pies ou
autres oiseaux des bois, fil ce n'était pas digne
de son nez.
Aussi maintenant, qunnd un excès d'ennui ou
LA cspjr.iTE i>:: ?.fvnnoT
un débordement de bonne humeur se manifes-
taient chez Marg-ot, elle allait furtivement par
derrière saisir dans son bec le bout de la queue
du chien qu'elle pinçait léi^èrement, puis s'en-
fuyait en sautant et revenait, tandis que Miraut,
pas très ennuyé au fond, ni fâché, lui tournait
obliquement un gros œil rond, poussait un
grognement, ou d'un geste brusque la menaçait
de sa dent, sans jamais lui faire le moindre
mal, aiusi qu'il agissait d'ailleurs avec les enfants
auxquels il élail habitué.
Margot ne se permettait pas de ces plaisante-
ries avec Milis, et si par* hasard un conflit sur-
gissait pour l'attribution d'un morceau, elle bat-
tait prudemment en retraite après avoir dûment
envoyé, pour la satisfaction de son amour- pro-
pre, quelques bons coups de bec à son ennemi.
Elle appréhendait beaucoup les buveurs dont
les grosses mains l'effrayaient, et, en général,
n'aimait pas qu'on 1 empoignât, car, chaque
semaine d'abord, chaque quinzaine plus tard,
l'homme recommençait avec les ciseaux, dans la
crainte d'une évasion problémalique, la pre-
DR GOL'INL A MARGOT
mière opération qui avait définitivement fermé à
Margot le chemin des airs. Aussi, quand elle îe
voyait saisir le bec de métal brillant qui sifflait,
commençait-elle à se cacher partout où elle se
croyait introuvable ou inaccessible : sous les
meubles, dans les coins obscurs et étroits, jus-
que dans le sommier à ressort du lit oii, pour
Talleindre, il avait fallu bousculer la literie et
créer par toute la pièce un désordre fantasti-
que, un remue-ménag-e impossible.
C'avait été ensuite une poursuite éperdue dans
la maison, car, se voyant découverte et sur le
point d'être saisie, Marg-ot avait cherché son salut
dans la fuite et ce ne fut qu'après un quart
d'heure d'une course désordonnée qu'à bout de
forces, le cœur sautant, elle s'était laissé saisir
parla fillette dont elle escomptait moins de bru-
talité et plus de pitié. Mais la petite l'avait dû
remettre à l'homme, et ce jour-là, comme les
autres, Margot subit son sort : l'opération dou-
loureuse et offensante des ailes raccourcies.
LA CAPTIVITÉ DE MARGOT a33
Cependant le printemps venait. Par les fenê-
tres, le soleil, forçant les voiles de buées, entrait
dans les pièces de la maison, faisant danser
autour de ses rayons des sarabandes de poussiè-
res, illuminant les vieux cadres dans lesquels
s'empourpraient des chromographies violentes,
jouant avec les surfaces polies, se reposant com-
plaisamment aux ventres des bouteilles, aux
panses des soupières qui luisaient comme des
joues rebondies d'ivrogne enluminées par le vin.
Ce jour-là, Margot fut plus vive, plus sautil-
lante, plus fiévreuse; souvent elle sauta jusqu'à
la fenêtre, tâtant du bec sans y rien comprendre
les vitres rigides et respirant par tous les pores
cette chaleur naturelle dont elle était sevrée
depuis si longtemps.
Elle n'avait jamais osé sortir par la porte, car
chaque fois qu'une poussée violente Tébranlait
dans un bruit sourd, s'encadrait en même temps,
dans son chambranle la face, pour elle rébarba-
234 I5E GOUPIL A MARGOT
tive, d'un client dont elle se défiait toujours et
do'M elle craignait la masse pesante, s'ébranlant,
en faisant trembler sur leurs étagères les lasses,
les verres et les bouteilles dans un tintement
éLoufîé et comme peureux.
Peut-être que les choses avaient peur aussi,
puisqu'elles murmuraient et frissonnaient lors-
que l'humain s'approchait en martelant le sol de
ses gros souliers garnis de clous.
C'était par la fenêtre qu'elle voulait sortir; un
midi de mai ensoleillé elle lui fut enfin ouverte.
Quand elle fut sur le rebord extérieur, chan-
geant brusquement d'atmosphère, passant de la
lourdeur maladive et empuantie de la cuisine à
la pureté et à la fraîcheur printanières, elle
éprouva une sensation analogue à celle qu'elle
avait ressentie jadis en s'engoufFrant dans la
maison.
Déshabituée de la lumière, de l'air vif, do l'es-
pace infini où elle voguait jadis, elle eut, en y
rentrant, un éblouissement, une peur instiiictive
de revoir un monde oublié, lointain, presque
étransfer.
Ul CAPTIVITE DE MAHCOT
Mais cette sensation ne dura pas ! Tout au fond
de son coeur restait trop vivace l'amour des espa-
ces et l'instinct sauvage, c'est-à-dire l'instinct
de viviC sa norme au milieu des semblables et
non parmi des étrangers.
Une réminiscence-venue des tréfonds de l'être,
comme une grande vague d'équinoxe sauvage,
balaya tout le passé, et ses ailes frémissantes
s'ouvrirent largement pour l'essor et la fuite vers
la forêt.
Lourde elle retomba sur le sol, étourdie du
choc qu'elle n'avait pu prévoir, se souvenant de
sa situation que Tenthousiasme grisant lui avait
fait oublier, et sentant sourdre en elle un déses-
poir immense contre lequel elle voulait lutter. La
forêt était au loin, dans la direction du soleil;
elle le sentait intensément; elle y irait tout de
même, courant sur ses pattes, battant des moi-
gnons et serait libre. Et elle partit !
Mais elle n'avait pas fait dix sauts que le brou-
haha de la rue et le mouvement fantastique des
masses l'épouvantaient. Des animaux qu'elle
n'avait jamais vus de près ni d'en bas, des che-
236 IJE GOUPIL A MARGOT
vaux et des bœufs, traînant derrière eux des fra-
cas assourdissants de ferraille, se mouvaient,
criaient, menaçaient; des hommes aux gestes
cinglants, aux cris aigus, les accompagnaient ;
des gamins lançant des cailloux convergeaient
vers elle en hurlant : partout il y avait danger,
menace d'écrasement et de mort. Le cercle sans
cesse renouvelé qui lui barrait la route était
infranchissable, la mort l'y guettait, les gamins
lui jetaient des pierres qu'elle évitait à grand'
peiae, et se rapprochaient; il fallait au plus vite
battre en retraite vers la sécurité. Ce fat une
douleur atroce pour elle; elle rentra, et, morne,
désespérée, courut se cacher sous la gueule du
four, près du cendrier où elle resta tout le jour,
immobile et aussi désolée que l'après-midi où le
maître lui avait rogné les ailes.
Avec le sommeil pourtant s'assoupit la dou-
leur, et le lendemain, attirée par une invincible
force, elle revint se percher dans l'embrasure de
la croisée, défiante et résignée, observant avec
soin le champ de liberté restreint dans lequel
elle pourrait, à l'avenir, évoluer sans péril.
LA CAPTIVITÉ DK MARGOT 287
L'entrée de la maison ne donnait pas direc-
tement sur la rue; une petite ruelle, comme un
larg'e sentier, resserrée par deux bâtiments, et
entre les cailloux de laquelle se dressaient des
touffes d'herbe fine et robuste, y conduisait. Mais
devant la porte, entre la maison et un vaste han-
gar ouvert à tous les vents sauf du côté qui fai-
sait face à l'entrée, s'étendait une cour assez
grande, à peine sablée, givrée d'herbe rase par
endroits et barrée au nord par un gigantesque
fumier, suintant un sang brunâtre, dégouttant
dans des rigoles noires qui l'entouraient comme
les fossés d'un ancien château féodal.
Sous la fenêtre où elle était, un gros tronc à
peine équarri, équilibré sur trois pieds rustiques,
serrait entre ses fibres comme une minuscule
croix byzantine l'enclume à chapeler les faux;
elle y sauta pour gagner sans encombre le sol,
et ne voyant pas dans cette première aventure
de danger immédiat.
Alors, elle évolua avec soin par toute la cour
et le hangar, sondant les trous, retournant les
petites planches, remuant les cailloux, puis sau-
DE GOUPIL A MARGOT
tant par bonds successifs pour arriver à se per-
cher sur une échelle de voiture, atin de pouvoir
contempler d'assez haut et de points de vue
divers et variés, le paysage où elle aurait à vivre
ses jours, et se familiariser le plus vite possible
avec les choses qu'il fallait se concilier.
Mitis, assis sur le seuil de bois, usé au milieu
par le baiser claquant des sabots, par la mor-
sure des gros clous de brodequins, les oreilles
horizontales, épiant sans en avoir l'air les bruits
de l'intérieur, la regardait faire avec indiffé-
rence.
Le clairon du coq l'effraya tout d'abord au
point de la faire se cacher derrière les tas de bois
du hangar; mais voyant, au bout d'un certain
temps, qu'elle n'était pas poursuivie, elle sortit,
et, ayant reconnu la cause de ce vain tintamarre,
elle demeura quelques instants tout étonnée
qu'un oiseau si petit pût pousser des cris si
compliqués et si perçants.
Elle l'examina longtemps, croyant à une fu-
misterie ou à une traîtrise comme l'appeau du
chasseur ou le grand-duc articulé. Elle tourna
LA C.'a'TlVITB DS MARGOT Zof)
autour de Chantecîair, qui, grave, la crête en ci-
mier, les barbillons écarlates au vent, la regar-
ciail d'un œil indifférent, comme n'appartenant
point à son sérail.
Quand elle se fut bien rendu compte qu'il était
réel et vivant, elle demeura un peu ahurie, et
pendant longtemps elle ne s'en approcha qa'^a-
vec appréhension coinrae d'un être bizarre et
énigmalique.
Ce ne fut que plus tard, quand elle eut bien
observé ses gestes et compris sa vie, qu'elle l'en-
globa dans la même dédaigneuse colère dont elle
enveloppait les êtres de sa gent.
Elle vécut dès lors moitié dans la cour, moitié
dans la maison, se promenant, farfouillant, ob-
servant ce qui se passait au dehors, clignant de
l'œil vers la rue, cherchant gravement sous les
petits morceaux de bois, se perchant aussi haut
que possible et guettant les moineaux qui l'aga-
çaient par un sentiment complexe et un peu
trouble de jalousie indéfinie à les voir voleter
librement, et de mépris à les sentir, de bon gré,
s'approcher de l'homme. Elle cherchait à les
*40 DE GOUPIL A MAI\GOT
assommer en leur flanquant de grands coups de
bec, mais les autres ne s'y frottaient point et s'ils
ne craignaient guère les poules, ils l'évitaient
avec soin.
Elle n'osait trop se risquer avec Chanteclair, ni
avec les çi'élinesqui lui paraissaient de taille à sou"
tenir ses querelles; d'ailleurs, elle les voyait pri-
sonnières de l'homme, et n'avait pas encore à ce
moment contre cette race, comme contre les moi-
neaux, des mobiles de haine nettement précisés.
Mais au fur et à mesure que le soleil devenait
plus chaud, l'air plus odorant, que les arbres
verdissaient, quelque chose comme une vague
saoulerie montait en elle, la troublait, et se
manifesta bientôt par d'inexplicables colères con-
tre les poules qu'elle voyait se rouler dans la
poussière, égratigner le fumier et s'enfuir devant
le coq. Qu'est-ce donc qui pouvait susciter en
elle cette haine froide et grandissante? Les pou-
les n'étaient pas libres et ne lui disputaient pas
comme Mitis les reliefs friands tombés de la ta-
ble desmaîtres. Non!... Elle les laissait cependant
tranquilles, se contentant de les regarder de tra-
LÀ CAPTIVITÉ DE MARGOT i^i
vers quand, un matin, subitement, cette haine
prit corps et accusa nettement ses mobiles obs-
curs et inconscients .
Comme chez tous les oiseaux des bois, comme
en presque toutes les bêtes le renouveau chantait
dans les veines de Marg-ot et fouettait son jeune
sang. Si elle eût joui de la liberté, elle eût goûté
comme ses sœurs agaces sur les branches des
futaies ou sous les arceaux de feuilles les joies
d'un écrasement total sous d'amoureuses che-
vauchées ; elle eût suscité des convoitises de
mâles, des combats à coups de bec et subi le
vainqueur, heureuse, dans l'équilibre instable de
l'accointement sur une branche fleurie.
Elle n'avait jamais éprouvé en elle cette sen-
sation voluptueuse qui fait rechercher la présence
du mâle, pépier d'amour pour l'appeler, et, sans
souvenirs précis, sans exemples enseignants, ne
ressentait, loin de son milieu natal, que le trou-
ble propitiatoire à la chevauchée nuptiale qu'eus-
sent précisé l'expérience des compagnes et la
rivalité des galants faisant des grâces alentour
des belles.
i5
Z^S DS GOUPIL A MAUGOT
C'est pourquoi, observant Ghantecîair tour-
nant autour de Picorée,et pressentant un plaisir
inconnu dont elle était injustement sevrée, sen-
talL-elle en son être une âpre jalousie incons-
ciente qui n'attendait qu'un événement pc :r
éclater.
Dévalant du fumier dans un cbourifTement de
plumes comme si Picorée eût dû refuser l'hom-
mage qu'il ne voulait devoir qu'à sa seule vio-
lence, il s'élança la tête horizontale, le cou tendu,
les ailes épîoyées pour diminuer sa pesanteur, .
dans la direction de sa compagne qui se mita
fuir à toutes jambes.
La course fut brève. Se sentant atteinte, et
rassurée déjà sans doute sur le sort qui l'atten-
dait, la géline s'affaissa sur ses jarrets, parta-
geant en deux, au centre du croupion, les plu-
mes de sa queue qui s'éploya en éventail hori-
zontalement.
Chanteclair lui sauta lourdement sur le dos,
crispant les pattes, hérissant lo col, lui pinça
fortement dans son bec, comme pour un baiser
mordant;, les plumes du cou et baissa l'arrière-
LA. CAPTIVITÉ DS KARGOT î/jS
train. Un instant après il se redressait faraud,
i'œil papillotant, le cimier haut, cambrait le col,
et repartait dédaig-neusement, tandis que Pico-
rée, étourdie encore de l'aventure, se secouait
comme une dame qui vient de salir sa jupe
dans une équipée qu'il est préférable de tenir
cachée, et du bec redonnait à ses plumes frois-
sées le lustre qu'elle jugeait indispensable.
Elle en était là de ses travaux de toilette
quand Margot, qui avait curieusement observé
tout leur manège, folle de colère et de jalousie
instinctives, s'élança sur elle à toutes jambes.
A grands coups de bec elle commença de larder
Picorée abasourdie, laquelle, n'y comprenant
rien, stupide et poltronne, s'enfuit devant l'en-
nemie qui s'acharnait dans sa poursuite et ses
coups de bec et ne s'arrêta qu'épuisée elle-
même par cette rossée fantastique.
Toutes les Picorées de la basse-cour éprouvè-
rent en moins d'une semaine la solidité du bec
de Margot et la résistance des muscles de son
cou. Elle avait l'air de se promener ou déjouer
indifférente, et, au moment où elles s'y atten-
244 DE GOUPIL A MARGOT
daient le moins, leur bondissait furieusement
dessus, s'éreintant à les poursuivre et à les
frapper dans la joie d'apaiser un impérieux et
primordial besoin.
Elle mettait même à les rattraper un acharne-
ment particulier, cherchant à les acculer dans
quelque coin oiî la bestiole ahurie, désemparée,
se laissait cogner en hérissant ses plumes, ga-
rant sa tête et poussant de pptits gloussements
étranglés de douleur et de crainte, sans songer,
dans sa stupidité de bête, désarmée de senti-
ments courageux par un long esclavage domes-
tique, à résister à une attaque aussi audacieuse-
ment décisive.
Tout serait bien allé et les victoires parti-
culières sur les Picorées auraient pu durer
longtemps, si, certain midi, au moment où, ras-
semblées en tas, elles becquetaient le grain que
la main de la patronne venait de leur épandre,
Margot n'avait voulu continuer ses exploits et
s'attaquer à l'une d'entre elles. Mal lui en prit.
Sentant sa force, toute la gent géline rassem-
blée, épousant la cause de la sœur, tomba à cols
LA CAPTIVITÉ DK MARGOT '^45
raccourcis sur Margot, et se mit en devoir de
lui rendre en bloc, et généreusement, les coups
de bec qu'elle leur avait précédemment distri-
bués. Ce fut un beau tumulte; les têtes se
redressèrent, abandonnant le grain, les plumes
se hérissèrent, les ailes s'enflèrent, et des piau-
lements précipités et brefs de colère s'exîia-
lant de tous ces becs tendus en avant firent un
vacarme de caquets indescriptible. Fortes de
leur nombre, de leur solidarité reconnue, le cou
baissé elles s'élancèrent, cognant de toutes leurs
forces sur Margot qui, devant cette horde me-
naçante, battit précipitamment en retraits. Mais
la troupe colère la suivit, et, cognant d'un côté,
tapant de l'autre, lui arrachait des plumes et
lui trouait la peau.
La porte de la maison était ouverte. Elle s'y
engouffra, entraînant à sa suite toute la bande
furieuse, ivre de colère, assoilTée de vengeance,
qui l'eût infailliblement mise en pièces si les
hommes ne s'étaient brusquement levés devant
cette invasion subite et n'avaient mi» en déroute
le troupeau gloussant.
|5.
Z'\'^> DK GOUPIL A MAKGOT
Dès lors, Margot ne se frotta plus à Picorée.
Les jours de pluie elle faisait les délices des
hôtes du cabaret, qu'elle égayait par ses mou-
vements vifs, ses recherches grotesques et ses
petits cris perçants.
Elle prenait tout ce qu'on lui jetait, comesti-
ble ou non, et, selon le caprice de l'heure, le
mangeait ou le cachait dans quelque coin, sous
un bout de planche ou un caillou léger. Il n'y
avait plus maintenant dans la cour de morceau
de bois qui ne recelât quelque morceau de pain,
de sucre ou de pomme de terre, même des sous,
ce qui procurait de temps à autre aux bambins
de la maison de bien agréables surprises. On
se demandait pourquoi ces cachettes dont pro-
fitaient les poules, car rarement elle les reve-
nait visiter, n'ayant jamais faim, et les petites
pièces de monnaie, peu brillantes, ne la char-
maient pas outre mesure.
Mais les couverts d'argent, les ciseaux d'à-
LA CAi^Tivirii ni: >!.\i',r,oT 2.'(7
cier, la montre de l'homme la séduisaient ; par
une prescience étonnante, elle sentait que ses
hôtes l'auraient corrigée s'ils s'étaient aperçus
qu'elle les dérobait ; aussi épiait-elle l'instant
où elle serait seule pour, par un seiUinient de
possession exclusive, une avarice particulière,
voler et cacher les choses brillantes qu'elle
désirait. Elle vola ainsi plusieurs couverts d'ar-
gent qu'elle transporta dans un grand trou, au
fond du hangar, derrière une haie défensive de
fagots où eîie apporta dès lors tous les oi)jets
un peu brillants qu'elle put dérober. Ce fut ainsi
qu'elle suscita un jour, sans le savoir, une rixe
qui faillit devenir tragique.
Elle rôdait sous les tables, une après-midi
brumeuse, désœuvrée, cherchant parmi les cho-
ses quelque, motif de jeu ou de chicane, se
garant des pieds des buveurs qui tuaient là le
temps en vidant des verres et contant des his-
toires.
Ils étaient là quatre ou cinq autour de la
table ronde, les coudes sur un tapis de toile
cirée, éclaboussé devin, gueulant et riant, très
24S DE GOUriL A r.tAliGOT
excités, presque ivres, choquant les verres el
les bouteilles, et ayant déjà viugt fois failli se
prendre aux cheveux pour un mot vif jugé
blessant ou une histoire salée dans laquelle les
susceptibilités exacerbées voulaient voir des
allusions offensantes.
Ennuyé par ces clients, l'hôte les pria impé-
rieusement de régler leur compte et de se reti-
rer, les prévenant fermement qu'il ne leur don-
nerait plus rien à boire.
Après avoir un peu parlementé et vidé leurs
verres, l'un d'eux, plus ivre que les autres,
brandit de sa poche une grande bourse de cuir
multicolore dont il délaça lentement les cor-
dons, et en sortit une pièce de vingt francs qu'il
voulait remettre au tenancier de la gargotle.
Margot sautillait toujours à terre presque sous
les pieds de l'homme. Malheureusement, dans
les gros doigts engourdis encore par des liba-
tions multipliées, le louis chavira, glissa et tom-
Ua. L'ivrogne recula sa chaise afin de prendre
l'espace suffisant pour se baisser et le ramasser.
Il ne vit rien. Les autres avaient écarté leurs
LA CAPTIVITÉ DE MAHGOT ^49
pieds avec bruit et Margot, comme effrayée par
ce tintamarre, filait ie bec haut vers la porte.
Nul n'y prit garde. L'ivrogne chercha, jura ; les
autres se penchèrent aussi ; l'hôte et l'hôtesse
s'approchèrent et leurs regards aigus fouillèrent
les raies du pavé. Oh ne voyait rien. On frotta des
allumettes, on alluma une chandelle. Rien n'ap-
parut. L'ivrogne sacra plus fort, cria, se fâchai
Il avait bien sorti une pièce de vingt francs
(quelqu'un l'avait dû prendre), ce n'était pas un
tour à jouer à un client ou à un ami ! Les autres
ivrognes protestèrent de leur bonne foi, il les
mit hors de cause et s'en prit au patron, qui
les mettait dehors. D'abord, pourquoi les met-
tait-il à la porte? Alors il y eut des injures,
des menaces, des cris ; des gifles claquèrent,
des coups de poings sonnèrent, des coiffures
voltigèrent, le sang gicla d'un nez ; la table bas-
cula, culbutant les litres, les verres dans un
tintamarre effrayant, tandis qu'une mêlée san-
glante agitait cette grappe d'hommes, se déchi-
rant, se frappant, hurlant, dans la certitude
de l'honnêteté de leur cause, et que l'hôtesse
'IL A KAv.r.i^r
levait ies bras au ciel, envoyant ciierclier des
voisins pour séparer ces gens qui se cognaient
toujours au hasard, ne sachant d'aiiieurs plus
au jusle pourquoi.
Gomme on ne revit jamais la pièce, l'auber-
giste resta convaincu que i'ivrog'ne n'avait rien
sorti de sa bourse, qu'il n'avait ouverte que
pour avoir un motif de lui chercher noise, et
chacun se ranj^ea à son avis.
Margot seule possédait la vérité, et si elle
gagnait la cour si précipitamment, c'était qu'elle
emportait dans son bec la pièce qu'elle avait
saisie sur le soulier de l'ivrogne au moment où
elle était tombée sans faire de bruit.
Ce fut vers ces temps qu'un des clients de
l'auberge eut celte inspiration fatale pour Mar-
got : si on l'habituait à boire du vin !
La chose fut difficile, l'odeur de la purée
septembrale non plus que sa couleur lui inspi-
»,A C.VrTîVITi
rant une insurmontable défiance. II fallut user
de ruse et faire flèche de ses sentiments bien
connus de gourmandise pour l'amener an but.
Comme par mégarde, un jour que Marigot était
sur la table où un buveur partageait avec elle
un biscuit dont elle était friande, il laissa tom-
ber dans son verre, où il avait mis au préalable
du vin blanc très sucré, le morceau qu'il tendait
à la pie. Alors il lui approcha le verre et mal-
gré son appréhension, IMargot vint le retirer par
petites miettes, car il s'était défait, goûtant ainsi
en même temps au liquide sucré qui lui sembla
exquis. C'est pourquoi, peu après, l'homme lai
tendant de nouveau le verre sans l'appât du
biscuit, elle y vint boire goulûment et y retourna
toute seule plusieurs fois de suite.
Insensiblement on colora le liquide et on dimi-
nua la dose de sucre, si bien qu'au bout de quel-
que temps Margot ne buvait plus que du vin et
dédaignait profondément le bol d'eau fraîche à
la surface duquel la poussière surnageait comme
une écume grise.
Les premiers effets du vin sur Margot furent
252 DE GOUPrt> A MARGOT
curieux : elle caqueta tout le jour, sautant d'une
table à l'autre, agaçant les clients, leur flan-
quant des coups de bec, puis passa en titubant
devant Mitis qui la regardait les moustaches
droites, les oreilles en casse-cou comme une
coiffure de gavroche, avec l'air de se moquer
d'elle, et alla aussitôt tirer la queue de Miraut
avec une indiscrétion répétée qui lui attira un
coup de gueule plus énergique, disant clairement
que la plaisanterie avait suffisamment duré.
Ahurie de celte réplique, elle écarta les jambes
en soulevant un peu les ailes, du geste d'une
commère qui, les poings sur les hanches, se pré-
pare à invectiver une voisine, et lui tint, un
quart d'heure durant, un discours prolixe et
obscur où les mêmes consonnances revenaient à
intervalles réguliers, à la façon des malédictions
antiques, mais dont Miraut eut le bon esprit de
ne se point déranger.
Puis, comme étourdie de son verbiage, elle
s'alla fourrer sous le retrait du cendrier et dor-
mit.
Chaque jour elle buvait davantage et son
LA CAPTIVITÉ DS UARGÔT 253
humeur querelleuse s'en accentuait ; aussi s'at-
lira-t-elle de verts grognements de Mirant, de
léîjeis coups de pied au derrière des ivrognes
et quelques sérieux coups de griffe de Milis.
Maintenant elle ne voulait plus boire que du
vin, et quand, pour une bonne plaisanterie, un
client lui tendait un verre contenant de l'eau,
dès qu'elle y avait trempé le bec, prise de
colère, selon l'inspiration du moment, elle flan-
quait un bon coup de bec au mauvais plaisant
ou bien de la tête et du cou lui renversait brus-
quement son verre.
Elle subit dès lors sans défiance, dans le désar-
mement passif de la brute qu'aucun noble sul>-
conscient de bête ne domine et ne dirige, les plai-
santeries les plus ineptes et les pins méchantes.
Comme elle saisissait indifléremment pour le
cacher tout ce qu'on lui tendait, elle prit un
jour, par le bout cnilammé qu'un ivrogne lui
présentait, une cigarette qu'il venait d'allumer.
Il y eut un fusement de corne qui brûle, une
odeur de roussi, un petit râle atroce de souf-
france, et pendant que les buveurs se tordaient
16
D;î GOUPlf. A MAnGOT
de rire, la pauvre bête, le bec ouvert par une
douleur sans nom, s'enfuyait sans rien voir, de
tous les côtés, heurtant les murs, se cog^nant
aux meubles, poussant des cris plaintifs et des
râles de désespoir. Deux jours durant elle vécut
ainsi sans lioire ni rnang-er, le bec ouvert, re-
prenant peu à peu, par la souffrance, conscience
de sa vie animale, de sa déchéance, et restant
tout le temps sombre et désolée dans son obscur
recoin.
Enfin elle remangea, elle rebut, de l'eau d'a-
bord, puis du vin de nouveau qu'elle avalait par
petites becquées; elle redevint hargneuse, jouant
de moins en moins, s'alcoolisant de plus en
plus, et passant son temps à boire dans le verre
des ivrognes, à sommeiller dans son coin ou à
radoter dans la demi-veille de l'ivresse le même
cri, pouai! pouai! monotone et vide.
Rien de particulier n'avait signalfi cette jour-
née. Margot avait bu conjme d'habitude, et
LA CVPilViri. D-; MVRCi'T
comme d'habitude s'était couchée avec le crc-
puscuie un peu après la rentrée des poules.
Tjpie dans son retrait^ les phimes ébouriffées,
la tète enfoncée dans le cou, le bec pendant,
les paupières nues, closes, elhî frissonnait, en
proie à un de ces cauchemars impossibles où
s'associent les sensations les plus burlesques et
les plus douloureuses.
La lumière d'une des lampes à pétrole, dégar-
ni.? d«î son abat-jour, donnait en plein dans son
recoin, et il lui semblait qu'une horde de chats
et de poules, alliés contre elle, l'entourait, la
menaçant de cigarettes allumées et brûlantes.
Elle se secouait pour échapper à leur poursuite,
levant les pattes alternativement et fermant
désespérément son bec de toutes ses forces pour
ne pas être brûlée.
Les deux syllabes de son nom, violemment
prononcées, la tirèrent ahurie de ce sommeil
pénible. Elle ouvrit ses yeux, qu'elle referma
aussitôt avec douleur dans le choc brusque de
lumière aveughuile dont ils furent emplis. Mais
l'appel fut répété : Margot I
256 DE GOUPIL A MARGOT
Elle ne bougea pas, encore sous l'appréhen-
sion de son rêve mauvais, méfiante, ang-oissée,
sentant l'impossibilité de fuir dans ce monde
étrange^ presque inconnu pour elle, et tant re-
douté de lumière et de nuit.
Mais deux mains la soulevèrent et, brutales,
la jetèrent sur la table, face à la lampe, entre
les verres à pi^ed rougeoyant de liqueur, qui
semblaient posés aux quatre coins de la table
comme des bornes qu'elle ne devait pas fran-
chir. Eblouie et folle de peur, elle se retourna
pour fuir la clarté qui lui faisait mal, tandis que
les hommes riaient bruyamment de son embar-
ras et de sa souffrance.
— Viens boire un coup, Margot! et un verre
lui fut tendu.
Mais Margot fermait obstinément le bec et
les paupières, sentant obscurément dans la rau-
cité des voix un danger à redouter.
— Elle ne veut mrmo plus de vin, cette
gueuse-là, fît un ivrogne. Si on lui faisait pren-
dre un marc!
Et aussitôt il présenta à Margot, dans un petit
à
LA CAPTIVITE DE MARGOT 207
verre, l'eau-de-vie qu'il lui destinait. Mais le
bec restait cloS; la bête ne comprenant pas,
aj)eurée, ne voulant rien.
Alors de force un homme lui desserra le bec,
tandis qu'un autre lui versait successivement et
coup sur coup trois cuillerées d'alcool dans le
gosier.
L'effet fut fantastique.
Immédiatement Marg-ot se redressa, sembla
grandir, ouvrit ses yeux fous, écarta les ailes
violemment, les battit avec force et, fixant îa
lampe intensément, dardant sur elle la fixité
étincelante de ses prunelles frangées de sang,
épouvantant les buveurs qui se reculèrent, elle
se précipita d'un élan irrésistible sur la lumière,
sur cette lampe que, dans son cerveau affolé,
elle rendait responsable de l'atroce brûlure qui
lui dévorait l'intérieur.
La la-npe, violemment heurtée, chavira, roula
en morceaux sur le sol, enflammant le pétrole,
brûlant le tapis, les chaises, la table, allumant
un commencement d'incendie qui étouffa et
flamba vive Margot, allégeant peut-être par
a58
DE GOUPIL A IIA.nGOT
celle souffrance exlcrieure l'iiorrikle douleur
qui lui rongeait le cerveau et les cnlraîlles.
Et lorsque les buveurs eurent éteint le feu
allumé par la pie ivre-folle, devant le cadavre à
demi carbonisé et raidi de la bête morte ou plu-
tôt délivrée, l'un d'eux, résumant l'opinion
générale, énonça gravement avec la suprême
inconscience des humains :
— Cette charogne-là I hein 1 si c'est méchant
tout de niôrnel
FIN
TABLE
LA TRAGIQUE AVENTURE D/; GOUPIL 5
LE ViûL SOUTERRAIN. 70
l'horrible délivrance 87
la fin de fuseline 99
i a conspiration du murgcr i i7
LE FATAL ÉTONNEMENT DF. (5 iK:; î.luT l33
l'j'VASION de la MORT l5l
LA CAPTIVITÉ DE MARGOT I 69
ACHEVE D'IMPRIMER
Le trenle août mil neuf cent dix
PAR
BLAIS ET ROY
A riimiîns
pour le
MERGVRE
DE
FRANCE
BINDING LIST SEP 15 1941
r>
Q f*ergaud, Louis
2631 De Goupil à Margot
S35D/^
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