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Full text of "De Goupil à Margot; histoires de betes"

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Zbc  Xibrar\? 

of  tbc 

^nivcr0it\)  ot  vToronto 


The  Estate  of  the  late 
Miss  Margaret  Montgomery 


DE  GOUPIL  A  MARGOT 


HISTOIRES    DE    B£TSS 


f^^ 


DU  MÊME  AUTEUR: 

l'aube,  poésies.  Edition  du  Beffroi épuisé. 

l'herbe  d'avril,  poésies.  Edition  du  Bejjroi     épuisé* 

A  paraître  : 

TIÉCELIN,     CLOPINARD,    MAUPATTU    ET    c'®    (his'oires    de 

bêtes). 
LE  ROMAN  DE  MiRAUT,  cliien  de  chasse. 
LA  GRANDE  équipjée  DE  MiTis  (roman  d'un  matou). 

LE    JOURNAL  DES   DOUZE   LUNES    DE   LA  FORÊT. 


TP^i" 


LOUIS    PERGAUD 


De  Goupil  à  Margot 


Histoires  de    Bêtes 


DIXIEME    EDITION 


PARIS  %9*' 

MERCVRE    DE    FRANCE 

XXVI,  RVE   DE  CONDÉ,  XXVI 


/USTIFICATION    DU    TIHAGB 


yô43 


IbSI 


Tous  droits  de  traductioa  et  de  reproduction  réservés 
pour  tous  les  pays 


LÀ  TRAGIQUE  AVENTURE 
DE  GOUPIL 

Aa peintre  Jean-Paul  L'fitle. 


t^\ 


-1 


C'était  un  soir  de  printemps,  un  soir  tiède  de 
mars  que  rien  ne  distinguait  des  autres,  un  soir 
de  pleine  lune  et  de  grand  vent  qui  maintenait 
dans  leur  prison  de  gomme,  sous  la  menace 
d'une  gelée  possible,  les  bourgeons  hésitants. 

Ce  n'était  pas  pour  Goupil  un  soir  comme  les 
autres. 

Déjà  l'heure  grise  qui  tend  ses  crêpes  d'ombre 
sur  la  campagne,  surhaussant  les  cimes,  appro- 
fondissant les  vallons,  avait  fait  sortir  de  leur 
demeure  les  bêtes  des  bois.  Mais  lui,  insensible 
en  apparence  à  la  vie  mystérieuse  qui  s'agitait 
dans  cette  ombre  familière,  terré  dans  le  trou 
du  rocher  des  Moraies  où,  serré  de  près  par  le 
chien  du  braconnier  Lisée,  il  s'était  venu  réfu- 
gier le  matin,  ne  se  préparait  point  à  s  y  mêler 
comme  il  le  faisait  chaque  soir. 


DE    GOaPIL    A    MARGOT 


Ce  n'était  pourtant  pas  le  pressentiment  d'une 
tournée  infructueuse  dans  la  coupe  prochaine 
au  long  des  ramées,  car  Renard  n'ignore  pas 
que,  les  soirs  de  pleine  lune  et  de  grand  vent, 
les  lièvres  craintifs,  trompés  par  la  clarté  lu- 
naire et  apeurés  du  bruit  des  branches,  ne 
quittent  leur  gîte  que  fort  tard  dans  la  nuit;  ce 
n'était  pas  non  plus  le  froissement  des  rameaux 
agités  par  le  vent,  car  le  vieux  forestier  à  l'oreille 
exercée  sait  fort  bien  discerner  les  bruits  hu- 
mains des  rumeurs  sylvestres.  La  fatigue  non 
plus  ne  pouvait  expliquer  cette  longue  rêverie, 
cette  étrange  inaction,  puisque  tout  le  jour  il 
avait  reposé,  d'abord  allongé  comme  un  cadavre 
dans  la  grande  lassitude  consécutive  aux  pour- 
suites enragées  dont  il  était  l'objet,  puis  enroulé 
sur  lui-même,  le  fin  museau  noir  appuyé  sur 
ses  pattes  de  derrière  pour  le  protéger  d'un 
contact  ennuyeux  ou  gênant. 

Maintenant  sur  les  jarrets  repliés,  les  yeux 
mi-clos,  les  oreilles  droites,  il  se  tenait  figé  dans 
une  attitude  héraldique,  laissant  s'enchaîner 
dans  son  cerveau,  selon  les  besoins  d'une  logi- 


LA  TRAGIQUE  AVENTURE  DE  GOUPIL 


que  instinctive,  mystérieuse  et  toute  puissante, 
des  sensations  et  des  images  suffisantes  pour 
le  maintenir,  sans  qu'aucune  barrière  tang^ible 
le  retînt,  derrière  le  roc  par  la  fissure  duquel 
il  avait  pénétré. 

Cette  caverne  des  Morales  n'était  pas  la  de- 
meure habituelle  de  Goupil  :  c'était  comme  le 
donjon  où  l'assiégé  cherche  un  dernier  refuge, 
le  suprême  asile  en  cas  d'extrême  péril. 

A  l'aube  encore  ce  jour-là,  il  s'était  endormi 
dans  un  fourré  de  ronces  à  l'endroit  même  où  il 
avait,  d'un  maître  coup  de  dent,  brisé  l'échiné 
d'un  levraut  rentrant  au  gîte  et  de  la  chair  du- 
quel il  s'était  repu. 

Il  y  sommeillait  lorsque  le  grelot  de  Mirant, 
le  chien  de  Lisée,  le  tira  sans  ménagements  du 
demi-songe  où  l'avaient  plongé  la  tiédeur  d'un 
soleil  printanier  et  la  tranquillité  d'un  appétit 
satisfait. 

Parmi  tous  les  chiens  du  canton  qui  tour  à 
tour,  au  hasard  des  matins  et  à  la  faveur  des 
rosées  d'automne,  lui  avaient  donné  la  chasse, 
Goupil  nese  connaissait  pas  d'ennemi  plus  achar- 


Dl    GOUPIL    A    UAnGOT 


né  que  Miraut.  Il  savait,  l'syant  éprouvé  par  de 
chères  et  dures  expériences,  qu'avec  celui-là 
toute  ruse  était  inutile;  aussi  dès  que  le  timbre 
de  son  aboi  ou  le  tintement  du  grelot  décelaient 
son  approche,  filait-il  droit  devant  lui  de  toute  la 
vitesse  de  ses  pattes  nerveuses,  et,  pour  dérou- 
ter Lisée,  contrairement  aux  instincts  de  tous 
les  renards,  contrairement  à  ses  habitudes,  il 
allait  au  loin  faire  un  immense  contour,  suivait 
des  chemins  à  la  façon  des  lièvres,  puis,  revenu 
vers  les  Morales,  dévalait  à  toute  vitesse  le  rem- 
blai de  pierres  roulantes  aboutissant  à  son  trou, 
certain  que  ses  pattes  n'avaient  pas  laissé  à  son 
ennemi  le  fret  suffisant  pour  arriver  jusqu'à 
lui. 

C'était  là  sa  dernière  tactique  que  nul  événe- 
ment fâcheux  ne  lui  avait  fait  modifier  encore, 
et  ce  jour-là,  comme  à  l'ordinaire,  elle  lui  avait 
réussi;  mais  Goupil  n'avait  pourtant  pas  l'esprit 
tranquille,  car,  à  quelques  dizaines  de  sauts  du 
■entier,  il  lui  avait  semblé  voir,  dissimulé  der- 
rière le  fût  d'un  foyard,  la  stature  du  bracon- 
nier Lisée,  le  maître  de  Miraut, 


LA   TRAGIQUB   AVSNTURB   US   GOUriL 


Goupil  le  connaissait  bien  :  mais  il  n'avait 
pas  cette  fois  tressauté  au  tonnerre  du  coup  de 
fusil  qui  signalait  chaque  rencontre  des  deux 
ennemis  ;  il  n'avait  pas  entendu  siffler  à  ses 
oreilles  le  vent  rapide  et  cinglant  des  plombs, 
de  ces  plombs  qui  vous  font,  malgré  la  toison 
d'hiver,  des  morsures  plus  cuisantes  et  plus  pro- 
fondes que  celles  des  grandes  épines  noires.  Il 
doutait,  et  de  cette  incertitude  était  née  l'inquié- 
tude vague,  l'instinct  préservateur  qui,  avant  la 
douloureuse  évidence,  le  maintenait  dans  la 
caverne  au  bord  du  danger  pressenti. 

Terré  au  plus  profond  du  roc,  il  avait  perçu 
des  bruits  suspects  qui  pouvaient  bien,  à  la 
ligueur,  n'être  que  le  roulement  des  derniers 
cailloux  ébranlés  sous  ses  pattes,  mais  un  bâti 
étrange,  qu'il  n'avait  jamais  remarqué,  semblait 
démentir  cette  facile  explication. 

Goupil  flairait  un  piège.  Goupil  était  prison 
nier  de  Lisée. 


DE    GOL'l'lL    A    K.VF\GOT 


n 


Il  semblait  figé  dans  une  attitude  apathique 
et  sphinxiale,  mais  les  pattes  de  devant  agi- 
tées de  frissons  à  fleur  de  poil,  la  pointe  des 
oreilles  frémissant  aux  rumeurs  plus  accentuées 
qui  montaient  dans  la  nuit,  les  éclairs  fugaces 
des  yeux  dilatant  une  pupille  oblongue  sous  le 
rideau  mi-baissé  des  paupières  indiquaient  que 
tout  en  lui  veillait  intensément 

La  profonde  méditation  du  vieux  routier  dura 
toute  la  nuit.  Rien  d'ailleurs  ne  le  forçait  à  sor- 
tir. Son  estomac,  habitué  à  des  jeûnes  fréquents 
et  prolongés,  suffisamment  lesté  du  matin  par 
la  pâture  dont  la  chair  de  lièvre  avait  fait  les 
frais,  l'incitait  au  contraire  à  ne  pas  quitter  le 
refuge  d'élection  qui  l'avait  si  souvent  abrité 
aux  heures  périlleuses  de  sa  vie. 

Encore  que  la  nuit  fût  plutôt  sa  complice,  il 
était  trop  méfiant  pour  oser  profiter  de  l'insi- 
dieuse protection  de  son  silence  et  de  sa  téuè- 


LA   TRAGIQL'B    AV£NTURX    DB   QOUriL  l3 

bre.  II  attendait  l'aube  prochaine  dans  le  pres- 
sentiment qu'elle  apporterait  le  fait  nouveau  qui, 
confirmant  ses  soupçons  ou  raffermissant  ses 
espérances,  le  ferait  décider  de  la  conduite  à 
tenir. 

Les  heures  succédèrent  aux  heures.  La  lumière 
de  la  lune  devint  plus  éclatante  et  détacha  sur 
le  ciel  qui  semblait  noir  le  profil  plus  noir  des 
branches  au  bout  desquelles  les  renflements  des 
bourgeons,  à  l'extrémité  invisible  des  rameaux, 
formaient  sur  la  forêt  comme  un  brouillard 
léger. 

De  longues  files  de  ramées,  alignées  parallè- 
lement, el  coupées  par  les  bûcherons  après  la 
montée  de  la  sève,  prolongeaient  en  d'infinies 
perspectives  des  pousses  mourantes. 

Les  merles,  qui,  au  crépuscule,  rivalisaient 
d'entrain  et  lançaient  aux  quatre  vents  les  har- 
monies de  leurs  solfèges,  s'étaient  tus  depuis 
longtemps.  Seul,  le  tambour  du  vent  roulait 
sans  hâte  et  sans  cesse  à  travers  les  branches, 
relevé  çà  et  là  par  quelques  miaulements  de 
cliGuelles  ou  ululements  de  hiboux,  tandis  que 


l4  DE    GOUrïL    A    MARGOT 

de  la  terre  nubile  montait  une  odeur  indéfinie, 
subtile  et  pénétrante,  qui  semblait  contenir  en 
germe  celle  de  tous  les  parfums  sylvestres. 

Gomme  l'aube  peignait,  l'homme  parut  pré- 
cédé de  Miraut.  Goupil  entendit  à  l'orée  du 
terrier  le  reniflement  du  chien  qui  l'éventait  et 
l'énerg-ique  juron  du  braconnier  supputant  de 
la  patience  et  de  l'endurance  bien  connues  des 
renards  la  dépréciation  de  la  fourrure  argentée 
qu'il  comptait  bien  lever  sur  la  chair  de  sa  vic- 
time enfin  capturée. 

Cependant  Goupil,  passant  sa  langue  rouge 
sur  son  museau  chafouin  de  vieux  matois,  se  féli- 
citait à  sa  façon  d'avoir  échappé  au  danger 
immédiat  et  allait  chercher  les  moyens  de  se 
soustraire  à  son  ennemi. 

Deux  seulement  se  présentaient  :  il  fallait  ou 
fuir,  ou,  bravant  la  faim,  lasser  la  patience  du 
geôlier  qui  croirait  peut-être  à  une  fuite  vérita- 
ble et  lèverait  le  piège.  Cette  seconde  tactique 
n'était  qu'un  pis-aller  et  ce  fut  à  la  première 
que  Renard  d'abord  donna  la  préférence. 

Le  piège  lui  défendant  l'entrée  du  trouj  Gou- 


LA    TRAGIQUE    AVENTURE    DE    GOUPII.  l5 

l:\]j  de  la  patte  et  du  museau,  sonda  méliculeu- 
seinent  les  parois  de  sa  prison.  L'inspection 
en  fut  brève  :  du  roc  en  arrière,  du  roc  en  haut, 
à  droite  et  à  gauche  du  roc  :  impossible  de  rien 
tenter  ;  sous  lui,  dsns  un  terreau  noirâtre,  les 
griffes  de  ses  pattes  s'imprimaient  en  demi-cer- 
cle ;  peut-être  le  salut  était-il  là  ?  Et  aussitôt, 
avec  le  courage  et  la  ténacité  d'un  désespéré,  il 
se  mit  à  fouir  cette  terre  molle. 

Au  bout  de  la  journée  il  avait  creusé  un  trou 
d'un  bon  pied  de  profondeur  et  de  la  grrosseur 
de  son  corps  quand  les  griffes  de  ses  pattes 
fatiguées  crissèrent  sur  quelque  chose  de  dur... 
la  pierre  était  là.  Goupil  creusa  plus  loin.,,  de 
la  pierre  encore;  il  gratta  toujours,  il  gratta 
toute  la  nuit,  espérant  dans  le  rocher  la  faille 
libératrice... 

Lentement  selon  une  courbe  inflexible  et 
cruelle,  le  plancher  de  roc  remontait  insensi- 
blement pour  venir  afUeurer  à  l'entrée  du  ter- 
rier; mais  Pienard  enfiévré  ne  s'en  aperçut  pas: 
il  grattait,  il  grattait  avec  frénésie.,. 

Il  gratta  trois  jours  et  trois  nuits,  mordant 


DE    GOUPIL    A    MARGOT 


la  terre  avec  rage,  bavant  une  salive  noirâtre; 
il  s'usa  les  grifFes,  il  se  broya  les  dents,  il  se 
meurtrit  le  museau,  il  bouleversa  toute  la  terre 
de  la  caverne.  Impitoyablement  le  rocher  ten- 
dait son  impénétrable  derme,  et  le  misérable 
prisonnier,  affamé,  enfiévré  parmi  le  chaos  la- 
mentable de  la  terre  remuée,  après  avoir  luité 
jusqu'à  l'épuisement  complet  de  ses  forces' 
tomba  et  dormit  douze  longues  heures  du  som- 
meil de  plomb  qui  suit  les  grandes  défaites. 


III 


Sous  les  tiraillements  violents  de  son  esto- 
mac depuis  longtemps  délesté,  Goupil  s'éveilla 
parmi  le  désarroi'  morne  du  terrier  ?  Une  aube 
candide  riait  derrière  sa  faille  de  roc  ;  les  bour- 
geons s'épanouissaient  ;  des  gammes  de  ver- 
dure propageaient  la  joie  de  vivre  sous  le  soleil 
et  les  concerts  des  rouges-gorges  et  des  merles 
emplissaient  l'espace  d'une  symphonie  de  li- 
berté  qui    devait     énerver    horriblement    les 


LA  TRAGIOUE  AVENTURE  DE  GOUPIL 


»7 


oreilles  du  captif.  Le  senl'ment  de  la  réalité 
rentra  dans  son  cerveau  comme  un  coup  de 
dent  dans  le  ventre  d'un  lièvre,  et,  résigné,  il 
s'afïermit  sur  les  jarrets  dans  la  position  la 
plus  commode  pour  rêver,  pour  jeûner  et  pour 
attendre.  Et  là,  devant  lui,  hantise  affolante, 
ironique  défi  à  sa  patience,  le  pièg"e  se  dressait. 

C'était  un  rudimentaire  trébuchet  inventé 
par  Lisée  :  deux  montants  comme  les  bois 
d'unéchafaud  supportaient  un  plateau  de  chêne, 
qui  semblait  les  prolong'er.  Mais,  grâce  à  un 
ingénieux  mécanisme,  quand  un  intrus  s'enga- 
geait dans  ce  passage  fatal,  le  plateau  de  chêne 
affilé  sur  les  côtés,  Iraitrensement  glissait  comme 
un  couperet  par  une  rainure  ménagée  dans  les 
montants  et  lui  brisait  les  reins. 

Alors,  excité  par  la  faim,  le  cerveau  de 
Goupil  revécut  le  voluptueux  souvenir  des  lip- 
pées franches,  évoqualesimages  d'orgiesde  chair 
et  desang,  pour  retomber  plus  modeste  aux  nour- 
ritures frugales  des  jours  d'hiver,  auxtaupes  cre- 
vées dévorées  au  bord  des  chemins,  aux  baies  rou- 
gef  glanées  aux  buissons  dépouillés,  aux  pom- 


l8  DK    GOUPIL    A    MARGOT 

mes  sauva^:^es  découvertes  sons  la  pourriture 
humide  des  frondaisons  déchues. 

Que  de  lièvres  pinces  aux  croisades  des 
tranchées,  aux  carrefours  des  chemins  de  terre, 
de  levrauts  occis  dans  les  champs  de  trèfle  ou  de 
luzerne,  et  les  perdrix  surprises  dans  leurs  nids, 
et  les  œufs  g^oulument  gobés,  et  les  poules  har- 
diment volées  derrière  les  métairies  sous  la 
menace  des  molosses  et  des  coups  de  fusil  des 
fermiers  1 

Les  heures  se  traînaient  horriblement  identi- 
ques, auj^mentant  de  nouveaux  tiraillements  la 
somme  de  ses  souffrances. 

Stoïquement  immobile,  l'estomac  appuyé  sur 
le  sol  comme  s'il  voulait  le  comprimer,  Goupil, 
pour  oublier,  se  remémorait  les  dangers  anciens 
auxquels  il  avait  échappé  :  les  fuites  sous  les 
volées  de  plomb,  les  crochets  pour  dépister  les 
chiens,  les  boulettes  de  poison  tentant  sa  faim. 
Mais  il  revoyait  surtout  se  lever,  avec  une  pré- 
cision plus  terrible,  du  fond  des  jours  mauvais, 
certaine  nuit  d'hiver  dont  tous  les  détails  s'é- 
taient gravés  en  lui;  il  la  revivait  entière  dé- 


LA   TRA,GIQUB   AVENTUnÉ   DK    GOUPIL  I9 

filant  sur  l'écran  lumineux  de  sa  mémoire 
fidèle. 

«  La  terre  est  tonte  blanche,  les  arbres  tout 
blancs,  et  dans  le  ciel  clair  les  étoiles  qui  scin- 
tillent durement  versent  une  clarté  douteuse, 
froide  et  comme  méchante.  Les  lièvres  n'ont  pas 
quitté  leur  gîte,  les  perdrix  se  sont  rapprochées 
des  villages,  les  taupes  dorment  au  recoin  le 
plus  solitaire  de  leurs  galeries  souterraines;  plus 
de  prunelles  gelées  aux  épines  des  combes,  plus 
de  pommes  sauvages  sous  les  pommiers  des 
bois.  Plus  rien,  rien  que  cette  blancheur  scin- 
tillante et  molle  en  paillettes  cristallines  que 
la  gelée  rend  plus  subtile  et  qui  s'insinue  jus- 
qu'à la  peau  malgré  l'épaisseur  de  la  toison. 

Le  village  au  loin  dort  sous  l'égide  de  son 
clocher  casqué  de  tôle.  Il  s'y  dirige  et  en  fait 
prudemment  le  tour,  puis,  raccourcissant  ses 
cercles,  captivé  par  l'espoir  d'un  butin,  s'en 
approche  peu  à  peu. 

Pas  de  bruits  si  ce  n'est,  de  quart  d'heure 
en  quart  d'heure,  la  note  rrrêle,  négligemment 
abandonnée  au  silence  par  l'horloge  du  clocher 


DE    GOUPIL    A    MARGOT 


OU  le  bruit  métallique  des  chaînes  agitées  par 
les  bœufs  réveillés  dans  leur  sommeil. 

Une  forte  odeur  de  chair  parvient  jusqu'à  son 
nez  :  quelque  bête  crevée  sans  doute  abandon- 
née là,  et  dont  la  putréfaction  commençante  cha- 
touille délicieusement  son  odorat  d'affamé. 

Prudemmentil  va,  rasantles  murs  de  clôture, 
profitant  de  l'ombre  des  arbres,  jusqu'à  quelques 
sauts  de  l'endroit  où  il  la  devine  g-isant,  masse 
brune  sur  la  vierge  blancheur  de  la  neige. 

La  maison  d'en  face  dort  profondément;  la 
baie  tranquille  d'une  grande  fenêtre  semble 
attester  de  sa  solitude  ou  de  son  sommeil. 

Mais  Goupil  est  soupçonneux.  Mû  par  sa  logi- 
que instinctive,  il  s'élance  bravement  à  toute 
vitesse  dans  l'espace  découvert,  et  passe  sans 
s'y  arrêter  devant  la  charogne,  les  yeux  fixés 
sur  la  fenêtre  suspecte.  Un  autre  que  lui  n'au- 
rait rien  remarqué  ;  mais  le  regard  perçant  du 
vieux  sauvage  a  vu  briller  au  coin  supérieur 
d'une  vitre  un  infime  reflet  rougeâtre,  et  c'en  est 
assez,  il  a  compris. 

L'homme  là  derrière  peut  armer  son  fusil  et  se 


LA    TRAGIQJUB    AVENTURE    DB    GOUPIL 


préparer  à  tirer  :  les  plombs  ne  seront  pas  pour 
lui.  Car  Goupil  est  sûr  que  derrière  cette  croisée 
silencieuse  un  homme  veille,  un  de  ses  enne- 
mis, un  assassin  de  sa  race  ;  il  a  éteint  la  lampe 
pour  faire  croire  au  sommeil,  mais  les  soupi- 
raux de  son  poêle,  qu'il  a  négligé  de  fermer, 
viennent  de  déceler  sa  pr  jsence,  et  Goupil,  qui 
a  déjà  entendu  des  coups  de  feu  dans  la  nuit» 
sait  maintenant  pourquoi  il  veille.  Oui  sait  com- 
bien d'autres,  moins  méfiants,  ont  payé  de  leur 
vie  l'imprudence  de  s'exposer  à  si  belle  portée 
au  coup  de  feu  de  l'assassin  I  Et  Goupil  a  recons- 
titué les  drames  :  l'homme  tranquillement  assis 
dans  sa  maison  mystérieuse,  spéculant  sur  la 
misère  des  bêtes,  offrant  à  leur  faim  de  quoi 
s'apaiser,  et,  le  moment  venu,  protégé  par  l'om- 
bre complice,  fusillant  ses  victimes  par  le  car- 
reau entr'ouvert. 

C'est  là  qu'ont  péri  ses  frères  des  bois,  qui, 
moins  résistants  que  lui,  se  sont  aventurés 
vers  le  village  et  qu'il  n'a  jamais  revus. 

Et  Renard  reprend,  à  petits  pas,  toujours  dis- 
simulé, le  chemin  de  son  bois,  quand,  à  la  crête 


DE    GOL'PIL    A    MARGOT 


d'un  mur,  une  silhouette  féline  s'est  précisée 
dans  la  hunière.  Ses  grands  yeux  sombres  ont 
choqué  dans  la  nuit  les  prunelles  phosphores- 
centes du  domestique,et,  d'un  bond  formidable, 
il  s'élance  sur  ses  traces. 

Le  chat  sait  bien  que  la  menace  de  ses  grif- 
fes, suffisante  pour  réfréner  l'audace  des  chiens, 
n'arrêtera  pas  l'élan  du  vieux  sauvage  et  que  la 
fuite  ne  le  protégera  pas  non  plus  de  l'atteinte 
de  Goupil.  Mais  un  pommier  est  proche.  Il  y 
atteint,  il  y  grimpe  déjà  quand  un  coup  de  dent 
sec  l'arrête  et  le  livre  à  son  ennemi  qui  l'achève. 
Et  la  nuit  silencieuse  retentit  d'un  sinistre  et 
long-  miaulement,  un  miaulement  de  mort  qui 
fait  longtemps  aboyer  au  seuil  de  leur  niche  ou 
au  fond  des  étables  tous  les  chiens  du  village  et 
des  fermes  voisines.  » 

Et  d'autres  souvenirs  encore  chantèrent  ou 
frémirent  en  lui  pendant  que  les  heures  enchaî- 
naient leurs  maillons  monotones  et  que  les 
jours  s'éternisaient. 

Puis  les  idées  de  Goupil  s'i  m  précisèrent,  se 
brouillèrent  :  les  souvenirs  des  repues  se  mêlé- 


LA    TRAGIQUB   AVENTURE    OB    GOUML 


33 


rent  pour  d'effrayants  cauchemars  aux  images 
de  terreur  :  des  rondes  fantastiques  de  lièvres 
tournaient  autour  de  lui,  tirant  des  coups  de 
fusil  qui  labouraient  sa  peau,  lui  enlevant  de 
longues  traînées  de  poil  sans  parvenir  à  l'ache- 
ver. Une  fièvre  intense  le  prenait  ;  son  museau 
noir  si  froid  s'échauffait,  ses  yeux  devenaient 
rouges,  ses  flancs  battaient,  sa  longue  et  fine 
langue  pendait  hors  de  sa  gueule  comme  un 
torchon  humide  et  chiffonné,  laissant  perler  de 
temps  à  autre,  au  bou!,  d'une  gouttière  centrale, 
une  goutte  de  sueur  qu'il  ramenait  d'un  mouve- 
ment sec  dans  sa  gueule  en  feu  pour  la  rafraî- 
chir. 

Le  temps  fuyait.  Il  avait  flairé  son  piège  et 
cherché  pour  l'éviter  à  comprendre  le  danger, 
mais  son  cerveau  de  sauvage  ne  comprenait  rien 
aux  mécaniques  des  hommes,  et  à  cet  inconnu 
plein  d'un  mystère  angoissant,  il  avait  préféré  la 
faim  dans  la  sécurité  du  refuge. 

Un  matin  il  eut  une  joie  et  crut  à  sa  déli- 
vrance. L'homme  vint.  Il  resta  là  quelques  ins- 
tants, remua  quelque  chose  et  repartit  ;  mais  le 


3^  t>B    GOUPIL    A    MAnaOT 

juron  terrible  dont  il  Bouligna  son  départ  ne 
laissa  qu'une  très  vague  espérance  au  cœur  de 
Renard.  Lisée  n'avait  fait  qu'essayer  le  plcg"e, 
et,  maintenant,  tous  les  jours,  à  l'aube,  il  reve- 
nait sentant  proche  le  dcnoûment. 

Pendant  ce  temps,  la  fièvre  tenaillait  Goupil 
de  plus  en  plus.  Tantôt  il  restait  allongé  de  lon- 
gues minutes,  haletant  désespérément,  tantôt  il 
se  relevait  et  tournait  en  rond  autour  de  sa  pri- 
son pour  y  chercher  une  issue  qu'il  espérait 
toujours  sans  jamais  trouver. 

Une  lune  échancrée,  une  lune  do  dernier  quar- 
tier g-ravissait  l'horizon,  une  lune  rouge.  N'é- 
tait-ce pas  un  quartier  de  viande  saignante 
qu'une  puissance  cruelle  promenait  dans  le  ciel 
sur  un  plateau  de  nuages!  Fixe,  Renard  tendait 
vers  elle  un  cou  amaigri,  un  museau  hâve,  des 
yeux  immenses.  Gomme  au  premier  soir  de  sa 
captivité,  le  cor  du  vent,  d'un  souflle  puissant, 
retentissait  dans  les  corridors  de  verdure,  et 
Renard  croyait  entendre  le  flux  et  le  reflux  des 
abois  d'une  meute  immense  qui  se  rapprochait 
peu  à  peu  ;  ou  bien  le  hourJonncii^.cnl  de  son 


LA  TRAGIQUE  AVENTURE  DK  GOUPIL 


cerveau  lui  semblait  un  bruit  de  source,  et  pour 
y  désaltérer  sa  soif  dévorante,  il  tournait  sans 
fin  sur  lui-même,  cherchant  de  tous  côtés  l'eau, 
l'eau  limpide  qu'il  lapperait  longuement. 

L'aube  du  onzième  jour  épanchait  une  clarté 
laiteuse  au  haut  des  futaies  voisines.  Il  fallait 
en  finir.  Brusquement,  Goupil  fut  décidé  et,  sans 
regarder  autour  de  lui,  affermissant  dans  une 
énergie  sombre  ses  pauvres  pattes  amaigries,  il 
prit  un  élan  désespéré  et  s'élança  dans  l'incon- 
nu 1... 


IV 


Sous  la  lourdeur  apparente  dont  il  masquait 
la  vivacité  de  sa  démarche,  Lisée,  ce  jour-là 
comme  les  jours  précédents,  gravissait  la  cluse 
étroite  où  les  clous  de  ses  gros  souliers  avaient 
frayé  par  leurs  dures  empreintes  un  vague  sen- 
tier aboutissant  à  la  prison  de  Goupil. 

En  chien  bien  dressé,  le  fidèle  Mirant  le  pré- 
cédait de  quelques  sauts.  Celui-ci  d'ordinaire  ne 

a 


a6  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

dépassait  jamais,  à  la  quête,  une  certaine  dis- 
tance qu'une  longue  habitude  et  une  entente 
réciproque  avaient  consacrée.  Mais  ce  jour-là 
Lisée,  par  des  sifUements  brefs  et  réitérés,  était 
oblii^é  de  rappeler  son  vieil  associé  aux  conven- 
tions anciennes. 

Le  nez  au  vent,  le  fouet  battant.  Mirant  éven- 
tait une  proie  et  Lisée,  pensant  au  sort  de  Gou- 
pil, frottait  de  joie  l'une  contre  l'autre  ses 
grosses  mains  calleuses.  Mais  il  n'accentua  pas 
son  allure  et  continua  son  chemin  vers  le  terrier 
où  le  chien  qui  l'avait  devancé,  campé  sur  ses 
quatre  pattes,  le  mufle  tendu,  l'œil  fixe,  le  corps 
écrasé,  la  queue  rigide,  n'attendait  pour  bondir 
que  la  présence  et  le  signe  de  son  maître. 

Sous  le  poids  du  plateau  de  chêne  qui  s'était 
affaissé,  Renard,  efflanqué,  à  demi-pelé,  gisait 
sur  le  flanc  droit,  l'arrière-train  pris  par  le  piège 
qui  l'avait  arrêté  à  la  jointure  des  cuisses,  et,  le 
le  couchant  un  peu  sur  le  flanc,  avait  protégé 
d'un  choc  mortel  la  colonne  vertébrale  du  fugi- 
tif. Une  mucosité  blanchâtre  sortait  des  narines 
et  ses  grands  yeux  rouges  et  chassieux  s'étaient 


LA    TRAGIQUE    AVE:îTURB    DE    GOUPIL 


fermés  avec  le  choc  qui  lui  avait  fait  perdre 
connaissance.  Il  y  avait  peut-être  un  quart 
d'heure  qu'il  était  ainsi  lorsque  parut  Lisée. 

Un  sourire  méchant  et  dédaigneux  indiquait 
que  le  triomphe  du  vainqueur  était  mitigé  par  le 
peu  de  cas  qu'il  faisait  de  la  valeur  du  vaincu. 
La  peau  no  valait  plus  rien,  et  quel  pauvre 
diable,  si  affamé  fût-il,  après  avoir  selon  la  cou- 
tume laissé  geler  la  chair  pour  lui  enlever  en 
partie  son  odeur  de  sauvage,  eût  osé  s'attaquer 
à  une  aussi  minable  dépouille  !... 

Tout  à  coup  le  braconnier,qui  observait  atten- 
tivement sa  victime,  vit  frémir  les  flancs  de  Gou- 
pil. Celui-ci,  en  effet,  n'était  qu'évanoui. 

Une  idée  aussitôt,  une  idée  féroce  de  ven- 
geance et  de  farce  germa  dans  le  cerveau  de 
Lisée. 

Silencieux  toujours,  il  détacha  le  collier  de 
son  chien  qu'il  boucla  immédiatement  au  cou  de 
Renard  et  fouilla  les  poches  d'un  vieux  pantalon 
de  droguetqui  laissait  voir  par  endroits  la  trame 
bleuâtre  du  coton.  Avec  des  morceaux  de  ficelle 
qu'il  en  tira,  il  confectionna  fort  vite  une  solide 


a8  DE    GOL'IML    A    MAHCOT 

liuîselière  clans  laquelle  il  enferma  le  museau 
du  vieux  fouinard,  lui  lia  avec  son  mouchoir 
les  pattes  de  derrière,  démonta  le  piège,  qu'il 
dissimula  dans  un  fourré  voisin,  puis,  de  ses 
deux  mains  saisissant  Renard  par  les  quatre 
pattes,  le  jeta  sur  ses  épaules  comme  un  collier 
et  reprit  de  son  môme  pas  rapide  et  lourd  le 
chemin  du  village. 

Mirant  suivait  par  derrière,  l'œil  rivé  au  nez 
pointu  qui  ballottait  sur  l'épaule  de  l'homme. 

Le  rythme  de  la  marche,  la  chaleur  du  soleil, 
l'air  balsamique  et  pur  de  ce  beau  matin  de 
printemps  rendirent  peu  à  peu  à  Goupil  l'usage 
de  ses  sens. 

Ce  fut  d'abord  une  sensation  très  douce  de 
soulagement  et  de  légèreté  qui  contrastait  avec 
la  douleur  aiguë  et  l'angoisse  atroce  éprouvées 
en  sentant  le  piège  qui  le  happait;  puis  l'a- 
gréable dilatation  de  ses  poumons  sous  la 
poussée  de  l'air  frais  et  odorant  suscita  le 
souvenir  jumeau  des  temps  de  libre  divagation 
dans  les  bois,  enfin,  ce  fut  pour  lui  une  joie 
inconsciente  de  revoir  à  travers  les  brumes  du 


I^  TRAFIQUE  AVKNTUP.r:  DE  GOVPIL  JQ 


suiiinieilla  saine  clarté  et  de  jouir  du  be»u  soleil 
qui  montait  à  Tborizon. 

Mais  au  fur  et  à  mesure  que  la  conscience  lui 
revenait  les  sensations  se  modifiaient;  d'abord 
ce  fut  aux  pattes  et  au  cou  une  impression  de 
gêne  et  dans  la  tête  un  sentiment  de  lourdeur; 
puis  brutalement  la  sensation  d'une  odeur 
étrangère,  l'odeur  de  l'homme  et  du  chien  mor- 
dant son  cerveau  sans  souvenir  le  rappela  vio- 
lemment à  la  réalité.  Il  ouvrit  tout  grands  ses 
yeux  de  fièvre  et  vit  tout  :  l'homme  qui  le  por- 
tait, le  chien  qui  le  suivait,  ses  pattes  empri- 
sonnées dans  les  rudes  mains  du  braconnier, 
et  le  village  au  loin  avec  ses  toits  de  laves^ 
ce  village  mystérieux  plein  de  pièges  et  d'enne- 
mis. 

Il  eut  un  roidissement  instinctif  et  désespéré 
de  tout  son  être,  une  délente  formidable  de  tous 
ses  muscles  pour  tenter  de  se  faire  lâcher  de 
Lisée  et  de  prendre  sa  fuite  à  travers  la  forêt. 
Mais  l'homme  veillait  ;  il  serra  plus  fort  ses 
poings  noueux  qui  froissèrent  d'une  étreinte 
plus  étroite  les  pattes  du  malheureux  et  Miraut, 

3. 


30  DB    GOUPIL    A    MARGOT 

par  des  grog-nementi  significatifs,  affirma  lui 
aussi  son  implacable  vigilance. 

Une  angoisse  plus  terrible  qui  lui  fit  oublier 
tout  :  la  faim,  la  soif,  la  souffrance,  tortura  de 
nouveau  le  cerveau  de  Goupil.  Le  danger  avait 
changé  de  forme,  mais  il  était  plus  immédiat, 
plus  certain,  plus  terrible  encore.  Il  regretta 
presque  les  heures  atroces  où  il  mourait  de 
faim  dans  son  trou  et  se  demandait  à  quel  sup- 
plice il  allait  être  voué  avant  de  mourir. 

Il  se  voyait  déjà  attaché  par  les  quatre  mem- 
bres, livré  à  la  dent  des  chiens  ou  servant  do 
cible  aux  coups  de  Lisée.  Il  se  représentait  à 
demi  écorché,  la  chair  pantelante,  les  os  brisés 
et  croyait  sentir  s'enfoncer  dans  ses  muscles  les 
plombs  aigus,  venus  on  ne  sait  d'où,  qui  res- 
tent comme  une  épine  inarrachable  et  par  les 
trous  desquels  lesang coule,  coule  toujours,  sans 
cesse  et  sans  remède. 

Mirant  déjà  montrait  des  crocs  aigus,  et,  pour 
répondre  à  cette  provocation,  Goupil,  à  travers 
les  mailles  de  la  muselière,  découvrait  lui  aussi, 
sous  un  froissement  de  mufle,  des  gencives  déco- 


LÀ    TRAGIOC-'E    AVENXUftE    DE    GOtPIL 


lorées  d*où  jaillissaient  des  canines  poinlues. 
Ah  !  qu'il  eût  mordu  volontiers  le  bourreau  qui 
le  portait,  mais  celui-là  était  bien  sûr  de  l'impu- 
nité et,  railleur  impitoyable,  continuait  en  sou- 
riant silencieusement  sa  marche  vers  le  village. 

Renard  en  percevait  les  bruits  qu'il  connais- 
sait à  peu  près  pour  avoir  jadis  dissocié  les  ru- 
meurs étudiées  de  loin  :  d'aucuns  lui  étaient  in- 
différents; d'autres  touchaient  plus  particulière- 
ment à  sa  vie  de  chasseur  de  félins  et  d'amateur 
de  basse-cour,  d'autres  enfin,  les  plus  terribles, 
lui  rappelaient  que  l'homme  et  son  féal  le  chien 
étaient  des  ennemis  sur  la  clémence  desquels  il 
ne  devait  jamais  compter:  c'était  des  meugle- 
ments de  vache,  des  grincements  de  voitures, 
des  gloussements  de  volailles,  des  abois  de 
chiens  et  des  cris  aigus  de  gamins  jouant  et  se 
disputant  au  seuil  des  maisons.  Le  vaincu  se 
voyait  déjà  entouré  d'un  cercle  féroce,  d'une 
triple  haie  infranchissable  d'ennemis  et  sentait 
de  plus  en  plus  sa  perte  impossible  à  conjurer. 

De  bonheur  pour  lui,  Lisée  habitait  une  mai- 
sonnette un  peu  à  l'écart.  Il  s'engagea  dans  une 


32  D2    GOUriL    A    M\r,GOT 

ruelle  bordée  de  deux  haies  d'aubépine  ou  des 
galopins  qui  cueillaient  la  violette  s'émerveillè- 
rent de  la  bête  curieuse  et  méchante  qu'il  rap- 
portait et  lui  firent  escorte  jusqu'à  sa  demeure. 

Avec  une  corde  il  fixa  Goupil  au  pied  du  lit 
dans  la  chambre  du  poêle  et  déjeuna  d'un  bol 
de  soupe  fumante  que  lui  servit  sa  femme  ;  puis 
il  vaqua  à  sa  besogne  journalière,  laissant  sous 
la  garde  de  Mirant  le  vieux  fauve  muselé  qui 
s'attendait  toujours  à  voir  le  chien  bondir  sur 
lui  pour  le  déchirer. 

Il  n'en  fut  rien  cependant  et  Miraut  se  con- 
tenta de  se  coucher  en  rond  sur  un  sac  de  toile 
auprès  du  poêle,  en  lui  jetant  de  temps  à  autre 
des  regards  de  haine,  conscient  de  la  responsa- 
bilité qui  lui  incombait. 

Des  rumeurs  enfantines  de  cris,  de  disputes, 
de  rires  enveloppaient  le  prisonnier  d'une  atmos- 
phère d'angoisse;  tous  les  gamins  du  village  pré- 
venus par  ceux  qui  avaient  vu  montaient  la  garde 
autour  de  la  maison  dans  l'espoir  de  voir  aussi. 

Quelquefois  un  d'eux,  plus  hardi,  se  haussant 
jusqu'à   la  croisée,  hasardait  un   rapide   coup 


LA    TRAGIQUE    AVL:;tV3.V.     PS    COLTIL  SS 

d'œil  sur  rialéiieur  myslérieux,  puis,  intecroyé 
par  les  autres  et  n'ayant  rien  vu, se  réfugiait  dans 
un  silence  plein  de  sous-entendus. 

Cette  rumeur  était  une  menace  pour  Gou[h!. 
Une  sensation  d'accablement  envahissait  d.' 
plus  en  plus  son  cerveau;  ahuri  par  tant  d'évé- 
nements il  ne  savait  plus  et  devenait  incons- 
cient. Il  ne  s'aperçut  pas  que  le  jour  baissait, 
mais  il  frémit  lorsque  le  braconnier  revint  avec 
plusieurs  autres  ennemis  de  même  odeur  que 
lui  et  qui  faisaient  sortir  de  leurs  pipes  de  lon- 
gues bouffées  de  fumée  bleue.  Ils  riaient. 

Goupil  ignorait  l'odeur  du  tabac  :  elle  le  prit 
au  nez  et  à  la  gorge  comme  l'étrangleuse  avaat- 
courrière  de  la  mort.  Il  ne  comprenait  pas  ie 
rire.  Si  Mirant,  observateur  et  fin,  avait  pu  com- 
prendre que  ce  signe  extérieur  chez  son  maître 
correspondait  pour  lui  à  des  caresses  et  à  des 
bons  morceaux;  s'il  s'essayait  lui-même  comme 
beaucoup  de  ses  congénères  à  un  retroussis  plus 
ou  moins  gracieux  des  babines  pour  faire  com- 
prendre à  l'homme  sa  bonne  humeur  et  sa  sou- 
mission, il  n'en  était  pas  ainsi  pour  le  vieux 


34  DE   GOUPIL   A    MARGOT 


sauvage  qui  ne  voyait  dans  cette  manifestation 
que  les  chicots  de  dents,  jaunis  par  le  tabac, 
trouant  des  mâchoires  féroces,  et  des  ventres 
qui  bougeaient  comme  s'ils  eussent  voulu  hap- 
per d'eux-mêmes  une  proie  convoitée. 

Goupil  ne  pouvait  établir  de  relations  qu'en- 
tre ces  dents  qu'il  voyait  saillir  et  ces  ventres 
qu'il  voyait  remuer,  et  c'était  pour  lui  un  signe 
terrible  de  danger  et  de  menace. 

Lisée  parlait  en  gesticulant  et  les  bouches 
devenaient  plus  grandes  et  les  dents  devenaient 
plus  longues  et  les  ventres  se  trémoussaient 
plus  violemment  et  les  physionomies  devenaient 
plus  terribles.  Le  dénouement  était  proche. 

Tranquillement,  comme  pour  en  régler  les 
derniers  apprêts,  les  hommes  s'assirent  tandis 
que  Lisée  préparait  les  instruments  qui  devaient 
3crvir  à  la  torture  du  condamné  et  que  celui-ci, 
se  mussant  au  coin  du  lit,  essayait  en  vain  de 
se  dissimuler  et  aurait  voulu  se  fondre  et  dis- 
paraître. 

Enfin  le  braconnier  parut  avoir  terminé.  Il 
tenait  d'une  main  comme  une  mâchoire  noire 


LA    TUAfilQUE    AVENTl  RE    DE    UOCriL  35 

de  métal,  de  l'autre  une  petite  sphère  métalli- 
que creuse,  percée  en  haut  de  deux  trous  ronds 
qui  semblaient  deux  yeux  de  cadavre  et  en  bas 
d'une  large  fente  semblable  à  une  bouche  dis- 
tendue par  un  rire  méchant. 

Brusquement  il  fondit  sur  Goupil, dont  il  serra 
le  poitrail  et  le  cou  entre  ses  genoux.  Celui-ci  se 
sentit  perdu  et  après  une  vaine  velléité  de  révolte, 
devant  l'impossibilité  même  d'une  vague  espé- 
rance, s'abandonna  à  son  sort.  Il  sentit  le  froid 
du  fil  de  fer  lui  entourer  le  cou,  il  vit  la  mâchoire 
de  métal,  la  tenaille  d'acier  se  fermer  brusque- 
ment sur  ce  fil  et  sentit  ce  nouveau  collier  qui 
progressivement  resserrait  sur  son  cou  son 
étreinte  implacable...  On  allait  l'étrangler  !... 

Mais  Lisée,  passant  un  doigt  entre  le  cou  et  le 
fer,  suspendit  le  supplice,  rejeta  après  l'avoir 
défait  le  collier  de  cuir  de  Mirant,  puis,  saisissant 
par  la  sphère  de  métal  Goupil  ahuri,  le  traîna 
vers  la  porte  suivi  du  chœur  sauvage  et  impi- 
toyable des  hommes. 

Dans  la  direction  de  la  mare  d'où,  comme  des 
pétillements  cristallins,  jaillissait  le  chant  des 


30  DB    GOLl'lL    A    M.'.HttOT 

crapauds,  le  braconnier  fit  sortir  Goupil,  et, 
avant  que  celui-ci  eût  pu  rien  comprendre  à  ce 
qui  se  passait,  Lisée,  avec  un  formidable  coup 
de  pied  au  aerricre,  le  lançait  au  larg'c  de  la 
nuit. 


Renard  ne  chercha  pas  à  comprendre,  et 
d'instinct,  comme  le  poisson  sorti  de  l'eau  fait 
des  bonds  vers  sa  rivière,  il  fila  à  toute  vitesse 
vers  la  forêt  natale.  Mais  horreur,  le  grelot  de 
Mirant,  le  g-relot  fatal,  le  même  qui  l'avait  éveillé 
dans  les  ronces  sur  les  reliefs  du  lièvre  le  sui- 
vait dans  sa  course. 

Non,  ce  n'était  point  une  hallucination,  c'é- 
tait bien  le  grelot  qui,  distinctement,  détachait 
ses  notes  grêles  et  saccadées  sur  les  rumeurs 
bourdonnantes  du  silence  mariées  aux  crépite- 
ments d'insectes. 

Miraut  ne  donnait  pas  de  la  voix,  de  ces 
coups  de  gueule  prolongés  et  réguliers  qui  re- 


LA  TRAGIQUE  AVENTURE  DE  GOUPIL  87 

tentissaient  quand  il  suivait  sa  piste  et  que  tous 
les  échos  du  bois  lui  renvoyaient.  Cette  pour- 
suite silencieuse  n'en  était  que  plus  terrible, 
plus  affolante  par  le  mystère  dont  elle  s'entou- 
rait. Le  chien  sans  doute  devait  le  serrer  de 
près,  il  s'apprêtait  peut-être  à  le  saisir  et  Renard 
croyait  à  chaque  instant  sentir  un  croc  aigu 
lui  traverser  la  peau  ;  déjà  il  croyait  percevoir 
le  froissement  des  muscles  des  jambes  du  limier 
s'efForçant  à  l'atteindre  et  la  respiration  préci- 
pitée de  ses  poumons  essoufflés. 

C'était  une  lutte  de  vitesse,  une  lutte  déses- 
pérée dans  laquelle  le  mieux  musclé,  le  plus 
persévérant  vaincrait  l'autre. 

En  attendant,  et  parallèllement,  sans  rien 
gag-ner  ni  rien  perdre,  le  grelot  s'attachait  résc- 
lument  à  ses  trousses.  Lutte  héroïque,  mais 
inégale  :  d'un  côté,  le  chien  plein  de  vigueur, 
altéré  de  vengeance;  de  l'autre.  Goupil  affamé 
par  onze  jours  de  jeûne,  affaibli  par  la  fièvre  et 
soutenu  seulement  par  l'instinct  de  conservation 
qui  lui  ferait  user  ses  dernières  forces  avant  de 
s'abandonner  à  son  sorl. 

4 


38 


DE    GûUPIL    A    MAUGOT 


Redoublant  de  vitesse  il  s'enfonça  dans  la 
nuit  ;  il  ne  reg'ardait  rien,  ne  sentait  rien,  ne 
voyait  rien;  il  n'entendait  que  le  bruit  du  grelot 
dont  chaque  tintement  comme  un  coup  de  fouet 
cinglait  son  courage  chancelant,  relevait  ses 
pattes  qui  butaient  et  semblait  frotter  d'une 
huile  réconfortante  ses  muscles  recrus. 

La  lisière  du  bois  était  proche  avec  son  mur 
bas  aux  pierres  moussues,écroulées  par  endroits, 
son  fossé  à  demi  comblé  ;  il  le  franchit  d'un  bond 
à  une  brèche  de  mur,  près  de  l'ouverture  d'une 
tranchée  d'où  les  lièvres  sortaient  habituelle- 
ment pour  aller  pâturer.  Il  passa  là  sans  réflé- 
chir, poussé  par  une  force  instinctive  qui  lui 
disait  peut-être  que  le  chien  abandonnerait  sa 
piste  pour  courir  un  lièvre  déboulé  devant  eux  ; 
mais  Mirant  était  tenace  et  le  grelot  continua  de 
tinter  avec  lui. 

La  tranchée  rectiligne,  non  élaguée  par  les 
gardes,  semblait  bondir  vers  une  «  sommière  » 
comme  une  immense  arche  de  verdure,  d'où  les 
branches  plus  basses  pendaient  comme  des  g-uir- 
landes.   Les  étoiles  à  travers  leur  lacis   s'allu- 


LA   TRAGIQUE    AVENTURE    DE    GOLPIl 


maient  discrètement,  les  merles  reprenaient  sur 
cent  thèmes  différents  leur  chanson  crépuscu- 
laire, et  des  bandes  innombrables  de  hannetons, 
s'élevant  des  champs  et  volant  vers  les  jeunes 
verdures  du  bois,  faisaient  unerumeur  lointaine 
et  intense  de  vague  qui  s'enflait  et  s'apaisait  tour 
à  tour. 

Renard  fuyait,  fuyait  éperdûment,  dépassant 
fans  même  les  regarder  les  bornes  de  pierre 
des  tranchées,  coupant  l'une  pour  repremlre 
l'autre,  lâchant  le  taillis  pour  la  coupe  et  la 
coupe  pour  la  plaine,  toujours  poursuivi  par 
l'implacable  grelot. 

La  lune  se  leva.  Goupil  regagna  les  taillis, 
puis  les  fourrés  épais  au  travers  desquels  son 
habileté  de  vieux  forestier  le  faisait  glisser 
rapide  comme  une  ombre  sur  un  mur  et  où  il 
espérait  bien,  à  la  faveur  des  ronces  et  des  clé- 
matites, faire  perdre  sa  trace  au  limier  farou- 
che qui  lui  donnait  la  chasse. 

Il  tournait  autour  des  chênes,  glissait  sous 
les  enchevêtrements  de  ronces  qui  le  mordaient 
au  passage  sans  arrêter  ni  ralentir  son  délirant 


40  DE    GOUPIL    A    UARGOT 

élan;  il  s'engloutissait  sous  des  tunnels  de  végé- 
tations neuves,  pour  rejaillir,  cinq  ou  six  pas 
plus  loin,  dans  l'éclaboussement  d'une  gerbe  de 
clarté,  et  toujours,  toujours  derrière  lui  le  tin- 
tement du  grelot  sonnait  comme  son  glas  funè- 
bre, un  glas  monotone  et  éternel. 

Sous  ses  pas  des  bètes  se  levaient,  des  vols 
brusques  d'oiseaux  surpris  s'ouvraient,  trouées 
noires  s'évanouissant  dans  le  demi-jour  sinistre 
du  sous-bois; des  hibouxet  des  chouettes, attirés 
par  le  son  du  grelot,  suivaient  de  leur  vol  silen- 
cieux cette  course  étrange  et  nouaient  au-dessus 
de  sa  tête  leurs  vols  mous. 

Renard  s'enfonça  résolument  dans  les  fourrés 
les  plus  épais;  un  instant,  une  clématite  l'arrêta 
au  passage,  d'un  brusque  sursaut  il  la  rompit, 
repartit,  et  le  grelot  cessa  de  se  faire  entendre. 
Une  espérance  gonfla  la  poitrine  de  l'évadé  et 
banda  ses  muscles  d'une  force  nouvelle  ;  Mirant, 
sans  doute,  l'avait  perdu  de  vue,  et  il  fila  comme 
une  flèche  droit  devant  lui.  Il  courut  deux  cents, 
trois  cents  sauts  peut-être  dans  ce  silence  plein 
d'espérance,  puis,  pour    bien    s'assurer   de  sa 


LA    TRAGIQUE    AVENTUIXE    DK    GOUPIL  4l 

solitude,  s'arrêta  net  et  jeta  un  coup  d'œil  en 
arrière. 

Il  n'avait  pas  encore  tourné  la  tête  que  le  son 
grêle  et  saccadé  du  grelot  déchirait  de  nouveau 
son  oreille  et  le  rejetait  avec  toutes  les  affres  du 
doute  dans  une  nouvelle  course  à  travers  les 
bois. 

Il  courut  toute  la  nuit,  sans  une  trêve,  jus- 
qu'à ce  que  ses  pauvres  pattes  enflées  et  raides 
se  dérobant  sous  son  corps  le  jetèrent  sur  le 
sol,  loque  inerte,  à  quelques  pas  d'une  source  où 
il  roula  inconscient,  à  demi  mort, sans  un  regard 
et  sans  une  plainte. 

Et  aussitôt,  comme  si  son  œuvre  était  accom- 
plie, le  grelot  se  tut. 


VI 


Nul  ne  saurait  dire  le  temps  que  Goupil  passa 
dans  cette  prostration  totale  qui  n'était  plus  la 
vie  et  n'était  pas  encore  la  mort.  La  force  vitale 
du  vieux  coureur  des  bois  devait  être  bien  puis- 


4a  DE   GOUPIL    A    MAUGOT 


santé  pour  qu'elle  pût,  après  tant  de  jeûne,  tant 
d'émotions,  tant  de  fatis^ue  et  tant  de  souffran- 
ces, le  réveiller  de  sa  léthargie  et  le  rejeter  à  la 
lumière. 

Rien  ne  surnageait  dans  le  chaos  de  ses  sen- 
sations. Au  milieu  du  bon  silence  protecteur 
qui  l'environnait  et  avant  même  que  son  esto- 
mac le  rappelât  trop  vivement  à  la  douloureuse 
réalité,  ce  fut  au  cou  une  sensation  de  gêne  qui 
l'éveilla:  ce  fil  de  fer  de  Lisée  sur  lequel  étrange- 
ment sa  pensée  se  fixait  et  sa  vie  nouvelle  sem- 
blait se  condenser.  —  D'ailleurs  deux  sensa- 
tions pouvaient-elles  trouver  place  dans  son  cer- 
veau affaibli  !  Elait-il  éveillé?  Dormait-il?  Rê- 
vait-il? Il  ne  savait  pas.  Ses  yeux  étaient  clos,  il 
les  ouvrit.  Il  les  ouvrit  lentement,  sans  bouger 
le  corps,  et  les  promena  sur  le  paysage  paisible 
qui  l'environnait  ;  puis,  avec  des  lenteurs  calcu- 
lées, les  lenteurs  auxquelles  il  savait  se  plier 
quand,  guidé  par  son  subtil  odorat,  il  s'appro- 
chait le  soir  des  compagnies  de  perdreaux,  il 
tourna  la  tête  autour  de  lui.  — Rien  desuspect; 
il  respira.  —  Où  donc  avait  pu  passer  le  chien? 


LA    TRAGIQUE    AVENTURB    DK    GOUPIL  4^ 

—  Evanoui  comme  unmauvais  song-e.  Peut-être, 
après  tout,  n'avait-il  fait  qu'un  long  cauche- 
mar?—  Mais  non,  ce  fer,  ce  fil  de  fer  bien 
gênant  restait  là  pour  affirmer  la  rétrospective 
horreur  de  son  effrayante  captivité! 

Instinctivement,  Goupil  y  porta  la  patte  dans 
l'espoir  peut-être  de  s'en  dégager;  mais  il  ne 
l'avait  pas  plutôt  touché  que  le  grelot  résonnait 
de  nouveau  et  qu'il  s'affaissait  sur  lui-môme, 
sentant  courir  tout  le  long  de  son  échine  un 
long  frisson  d'épouvante.  Il  ne  pouvait  plus  fuir 
il  n'en  avait  plus  la  force.  —  D'un  coup  d'oeil 
rapide  il  embrassa  tout  l'horizon  ?  —  Rien  ! 
Pourtant  le  grelot  était  là  tout  proche!  Et  sou- 
dain Goupil  comprit. 

La  sphère  de  métal  à  la  bouche  moqueuse, 
aux  yeux  de  mort,  que  Lisée  avait  glissée  dans  le 
fil  de  fer  noué  à  son  cou,  c'était  le  grelot  de  Mi- 
rant; c'était  avec  ce  grelot  fatal  qu'il  avait  cou- 
ru toute  la  nuitsecroyantpoursuivi parle  chien; 
c'était  là  la  vengeance  de  Lisée  qui  lui  avait  fait 
dans  huit  heures  de  course  nocturne  épuiser  le 
calice  des  angoisses,  et  maintenant  qu'il  renais- 


44  DE    GOUriL    A    MARGOT 

sait  à  l'espérance  et  à  la  joie,  allait  le  suivre 
impitoyablement,  empoisonner  ses  jours,  et  ac- 
complir envers  et  malgré  tout  son  œuvre  fatale. 

Douloureusement  sur  ses  pattes  maigres  il  se 
dressa,  l'avant-train  d'abord,  le  derrière  ensuite, 
et  s'approcha  de  la  source  dont  le  bruissement 
continu  et  monotone  était  comme  une  sorte  de 
silence,  un  silence  plus  chanteur  sur  la  tona- 
lité duquel  les  différents  cris  des  habitants  des 
bois  s'harmonisaient  paisiblement. 

Il  lappa  longuement  avec  un  claquement  de 
castagnettes  l'eau  limpide  dans  laquelle  il  brouil- 
la son  image,  l'image  d'un  Goupil  amaigri  que, 
d'ailleurs,  il  ne  voyait  pas,  d'un  Goupil  dont  le 
museau  pointu  seul  vivait,  et  sur  la  tète  duquel 
les  courtes  oreilles  aiguës  et  comme  détachées 
semblaient  deux  tourelles  jumelles,  épiant  les 
bruits  de  la  campagne  avec  toujours  la  crainte 
de  voir  surgir  dans  des  perspectives  de  silence 
des  bruits  ennemis. 

Puis  il  songea  à  manger  et  comme  la  forêt  ne 
lui  offrait  pas  de  suffisantes  ressources  il  gagna 
la  plaine  herbue  d'où  les  alouettes,  par  interval- 


LA  TRAGIQUE  AVKNTURK  DE  GOUPIL  4^ 

les,  semblaient  jaillir  comme  des  jets  de  joie, 
pour,  dans  une  sorte  de  titubement  ascendant, 
gag-ner  le  ciel, qu'elles  emplissaient  de  leurs  rou- 
lades, et  retomber  ivres  d'azur. 

Là  il  trouverait  certainement  quelques-unes 
des  herbes  qu'il  avait  toujours  connues  ou  qu'il 
avait  appris  à  connaître  :  les  bâtons  d'oseille 
sauvag-e,  peut-être  quelques  champig-nons,  le 
chiendent  purgatif,  ou  encore  quelques  taupiniè- 
res qu'il  attaquerait  résolument,  et,  qui  sait, 
peut-être  des  cadavres  à  demi  décomposés  de 
bêtes  ou  d'oiseaux  morts  pendant  l'hiver  et  que 
nul  encore  n'aurait  retrouvés. 

Mais  que  ce  g-relot  était  agaçant  I  Sans  doule 
il  s'habituerait  assez  vite  à  la  gêne  de  sentir  au 
cou  l'étranglement  du  fer,  mais  ce  son  qui  s'at- 
tachait à  lui  comme  une  épine,  lui  rappelant  trop 
les  dangers  courus  et  à  craindre,  g-âtait  sourde- 
ment la  belle  joie  qu'il  aurait  éprouvée  à  jouir 
pleinement  de  la  vie.  C'était  la  rançon  de  sa 
liberté  qu'il  était  condamné  à  traîner  jusqu'à  la 
mort.  Et  des  envies  féroces  de  s'en  débarrasser 

le  tenaillaient. 

4. 


46  DK    GOUriL    A    MAHGOT 

Maintes  fois,  couché  sur  le  dos,  les  pattes  de 
derrière  en  l'air,  raidies  par  la  volonté  et  la 
colère,  il  avait,  de  celles  de  devant,  frotté  son 
cou  de  battements  rég^uliers  et  nerveux  pour 
repousser  ou  briser  l'étreinte  métallique  du  fil 
de  fer  de  Lisée.  Il  ne  réussit  qu'à  se  peler  entiè- 
rement le  cou  de  chaque  côté  de  la  tête,  et  à  se 
meurtrir  les  ongles  des  pattes,  mais  le  collier 
qui  le  tenait  ne  desserrait  point  son  étreinte  et 
à  chaque  battement  de  patte  le  tintement  du 
grelot  semblait  un  rire  insolent  ou  un  ironique 
défi.  Et  Renard  cherchait  à  s'y  habituer,  mais 
en  vain,  et  des  colères  terribles  que  rien  ne  pou- 
vait refréner  lui  serraient  la  gorge  et  contrac- 
taient ses  muscles.  Il  fallait  pourtant  vivre. 

Il  vécut. 

Tour  à  tour  les  herbes  de  la  plaine  et  les  fruits 
des  bois,  et  les  hannetons  qu'il  secouait  des 
arbustes  lui  fournirent  la  pâtée  quotidienne  ; 
puis  ce  furent  les  nids  des  petits  oiseaux  qu'il 
savait  découvrir  derrière  les  boucliers  de  ver- 
dure des  haies  et  sous  les  herses  épineuses  des 
groseilliers  sauvages.   Tantôt  il  en   gobait  les 


LA  TRAGIQUE  AVENTUHE  DE  GOUPIL  4? 

ccufs,  tantôt  il  en  dévorait  les  oisillons,  de  petits 
corps  tout  rouîmes  qui  avaient  les  yeux  clos  et 
ouvraient  des  bec  énormes  en  entendant  le  frois- 
sement des  rameaux  s'écartant  au-dessus  de 
leurs  têtes.  Il  pouvait  se  hausser  jusqu'aux  nids 
des  merles  bâtis  sur  les  branches  basses  des 
coudriers,  il  détruisit  dans  les  blés  en  herbe  des 
couvées  de  perdrix  et  de  cailles,,  et  même,  pro- 
tégé par  son  grelot,  put,  sans  donner  l'éveil, 
s'approcher  des  métairies. 

Il  avait  une  haine  particulière  contre  certain 
coq  de  la  grange  Bouloie,  un  vieux  Chanteclair 
au  timbre  suraigu,  aux  lourdes  pattes  emplumées, 
aussi  rusé  que  lui,  pacha  tout  puissant  et  jaloux 
d'un  vaste  sérail  de  gélines  qui  semblait,  chaque 
fois  qu'il  approchait,  deviner  sa  présence,  et, 
dressant  la  tête  et  battant  de  l'aile,  poussait  un 
coquerico  de  rappel,  une  sonnerie  précipitée  qui 
pri'venait  les  poules  du  danger  et  les  ramenait 
en  désordre  vers  la  niche  du  molosse  où  elles  se 
sentaient  en  sOreté. 

Depuis  longtemps  Goupil  avait  résolu  sa  mort. 

Plusieurs  jours  desuile  il  l'épia,  puis,  fixé  sur 


/JS  DE    GOUPIL    A    MAllUOT 

ses  habitudes,  s'en  vint  un  beau  matin  se  tapir 
derrière  une  haie  et  attendit. 

La  crête  au  vent,  l'œil  en  sang,  les  plumes 
en  bataille,  en  tête  du  troupeau  gloussant, Chan- 
teclair  approchait.  Mais  il  n'avait  ni  la  galante- 
rie facile  ni  l'audace  fanfaronne  des  jours  de 
belle  assurance  :  visiblement  il  sentait  un  dan- 
g-er.  Goupil  fit  sonner  son  grelot  et  ce  son  domes- 
tique rassura  l'ennemi;  puis,  avec  une  patience 
de  vieux  chasseur,  il  le  laissa  doucement  appro- 
cher et  quand  il  fut  bien  près  et  dans  l'impossi- 
bilité de  lui  échapper,  Renard  fit  dans  sa  direc- 
tion un  bond  prodigieux,  le  poursuivit  l'atteignit, 
lui  broya  le  poitrail  entre  ses  mâchoires,  et,  fier 
de  sa  victoire,  portant  haut  sa  tête  narquoise, 
^nsoucieux  de  la  déroule  des  poules,  il  l'emporta 
dans  la  forêt  où  il  le  dépluma  et  le  mangea. 

Il  décima  ensuite  facilement  le  stupide  trou- 
peau de  poules  de  son  voisin  le  fermier  ;  mais  il 
y  allait  à  intervalles  si  variables,  à  des  heures 
si  différentes  que  l'autre  ne  pouvait  songer  à  le 
surprendre  et,  ne  l'ayant  point  vu,  n'ayant  eu 
vent  de  l'identité  du  voleur  que  par  le  son  du 


LA  TRAGIQUE  AVENTURA  DE  GOUPIL  49 

grelot,  ignorant  d'ailieurs  l'aventure  de  Goupil, 
accusait  fermement  Miraut  jd'être  l'assassin  de 
ses  poules  et  ne  parlait  rien  moins  que  d'inten- 
ter à  Lisée  un  bon  procès  ou  de  lui  démolir  son 
rien  qui  vaille  de  chien. 

Cependant  Goupil  engraissait  et  s'il  avait  dû 
en  partie  se  résigner  à  laisser  les  lièvres  en  repos, 
les  volailles  de  la  Grange  Bouloie  offrant  une 
suffisante  compensation,  il  reprenait  confiance 
en  la  vie. 

Une  chose  pourtant  lui  pesait  horriblement  : 
c'était  sa  solitude. 

Jamais,  depuis  le  soir  de  sa  captivité, il  n'avait 
revu  un  de  ses  frères  et  il  ne  pouvait  sans  une 
profonde  émotion  évoquer  les  taquineries  muti- 
nes, les  petits  mordilleraents  d'oreilles  qui  pré- 
cédaient les  grandes  expéditions,  ni  les  grandes 
querelles  suscitées  par  les  partages  difficiles,  et 
qui  faisaient  jaillir  comme  des  défis  la  rangée 
aiguë  des  canines  puissantes  sous  le  retroussis 
des  babines  noires. 

Rien,  plus  rien  que  la  forêt;  il  semblait  que 
sa  race  se  fût  évanouie  avec  sa  captivité. 


50  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

Et  pourtant  il  sentait  autour  de  lui  sa  pré- 
sence continuelle.  Il  la  sentait  par  les  traces  que 
les  autres  renards  laissaient  en  traversant  les 
chemins  déterre  toujours  humides  du  sous-bois, 
parle  fret  de  leurs  pattes  sur  les  herbes  des  clai- 
rières et  aux  rameaux  des  branches  basses  des 
fourrés,  et  surtout  par  les  glapissements  parti- 
culiers qui  lui  signalaient  une  chasse  nocturne 
de  deux  associés  :  l'un  faisant  le  chien,  donnant 
de  la  voix,  une  petite  voix  grêle  comme  enrouée, 
tandis  que  l'autre  selon  la  direction  indiquée 
par  l'aboi,  allait  occuper  l'emplacement  proba- 
ble où  passerait  le  lièvre  et  l'étranglerait  sans 
courir. 

Les  passages,  il  les  connaissait  tous  et  se 
trompait  rarement  quant  à  la  direction;  il  avait 
même,  un  jour  que  la  faim  le  talonnait  un  peu, 
osé  attendre  et  étrangler  un  oreillard  que  Mirant 
chassait.  Mais  il  ne  s'y  était  jamais  repris,  car 
le  limier,  aussi  fin  que  lui,  devinant  la  ruse  du 
pillard,  sans  perdre  un  instant  et  pris  d'une  nou- 
velle ardeur  s'était  mis  à  sa  poursuite.  Chargé 
du  poids  de  sa  capture   il  «wrait  été  inf  .illible- 


LA  TRAGIQUE  AVENTURE  DE  GOUPIL  5l 

ment  atteint  s'il  n'avait  été  assez  prudent  pour 
abandonner  à  son  ennemi  cette  proie  dérobée 
qui  lui  aurait  fourni  un  si  copieux  repas.  C'était 
Miraut  qui  sans  doute  avait  retrouvé  le  lièvre 
dans  la  rocaille  escarpée  où  il  l'avait  aban- 
donné et  des  traînées  de  poil  et  des  éclabous- 
sures  de  sang  sur  les  cailloux  disaient  assez 
la  plantureuse  lippée  qu'il  s'était  égoïsLeroent 
offerte. 

Goupil  naturellement  songea  à  profiter  de  la 
chasse  de  ses  congénères,  mais  il  n'y  réussit  que 
rarement,  car  si  le  grelot  éloignait  toujours  le 
chasseur  à  longue  queue  à  l'affût,  il  arrivait  très 
souvent  aussi  qu'il  détournait  du  passage  le  lièvre 
roux  attentif  à  tous  les  bruits  de  la  forêt.  Mais  en 
cette  occurrence  ce  qu'il  cherchait  surtout  c'était 
à  revoir  les  autres  renards  afin  de  leur  faire 
comprendre  qu'il  n'était  pas  l'ennemi  ;  peine 
perdue,  le  solitaire  ne  put  amener  à  lui  ses  frères 
farouches,  ni  parvenir  à  eux  ;  ses  appels  restè- 
rent sans  autre  réponse  que  celle  de  l'écho  qui 
lui  renvoyait,  comme  uneraillerie,  la  fin  plaintive 
de  ses  glapissements. 


DE    GOUI'IL    A    MARGOT 


II  reconnut,  un  certain  soir,  la  voix  de  son 
ancien  corapag-non  de  chasse,  associé  à  un  autre, 
un  rival  sans  doute,  et  il  en  fut  triste,  car  il  se 
sentait  mis  au  baa  de  sa  race  et  comme  mort 
pour  les  autres  renards. 

Que  de  fois,  même  sans  désir  de  pillage,  n'a- 
vail-il  pas  essayé  d'approcher  de  ceux  qui  chas- 
saient, mais  dès  qu'il  approchait,  la  chasse  sem- 
blait s'évanouir,  tout  retombait  au  silence  :  le 
grelot  faisait  le  mystère  et  le  vide  autour  de  lui.     | 


VII 


Vint  la  saison  de  l'amour. 

Sur  les  pas  des  hermelines  en  folie,  Goupil 
reniflait  de  voluptueuses  odeurs  qui  faisaient 
claquer  ses  mâchoires  et  mettaient  en  feu  son 
sang-.  Tout  son  être  alors  vibrait  du  grand  cou- 
rage nécessaire  pour  les  luttes  qui  suivaient  la 
parade  nuptiale  dont  elles  n'étaient  que  la  forme 
suprême,  et  il  évoquait  devant  les  rivaux  blessés,     [ 


LA  TRAGIQUE  AVENTURE  DE  GOUPIL  53 

honteux  et  vaincus,  la  femelle  plus  fluette  docile 
au  désir  du  maître. 

Ah  !  ces  batailles  au  fond  des  bois,  ces  ruées 
féroces  où  les  dents  s'enfonçaient  dans  les  toi- 
sons et  faisaient  saigner  les  chairs,  ces  duels 
hurlants  à  la  suite  desquels  le  vainqueur,  blessé 
lui  aussi  et  sanglant,  jouissait  de  son  triomphe, 
tandis  qu'au  loin,  encore  menaçants,  les  vaincus 
montraient  les  dents  ou  tournaient  inquiets  et 
plaintifs  autour  du  couple  attaché. 

Goupil  était  un  des  forts  ;  il  était  souvent 
resté  maître  dans  ces  tournois  nocturnes  et 
avec  une  rag-e  décuplée  par  l'insaisissabilité  du 
but  il  suivait  les  multiples  pistes  où  les  pattes 
des  rivaux  se  confondaient  dans  le  trajet  suivi 
par  les  bien-aimées  ;  mais  le  but  fuyait,  jamais 
atteint,  car  le  grelot  maudit,  signalant  la  pré- 
sence d'un  intrus,  réconciliait  les  rivaux  de- 
vant le  péril  commun  et  faisait  fuir  toujours  les 
groupes  amoureux. 

Et  toutes  les  nuits  il  courait,  lâchant  une 
piste  pour  en  suivre  une  autre,  dans  l'espoir, 
toujours  déçu,  que  les  glapissements  d'appel  qu'il 


54  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

poussait  sans  cesse  vers  la  femelle  suffiraient 
pour  l'empêcher  de  fuir  devant  le  grelottement 
approchant. 

Il  désespérait.  Il  en  oubliait  de  voler  des  pou- 
les et  de  boire  aux  sources  :  la  fièvre  d'amour 
le  minait  et  des  rages  folles  le  faisaient,  comme 
aux  premiers  jours  de  sa  libération,  se  jeter  à 
terre  le  dos  sur  le  sol  pour  tenter  violemment  de 
rompre  enfin  le  fer  qui  rivait  à  ses  jours  l'indé- 
lébile marque  de  la  férocité  des  hommes. 

Peine  perdue. 

Un  soir  pourtant  il  changea  de  tactique.  Il 
venait  de  croiser  le  sillage  tout  frais  d'une  fe- 
melle en  rut  et,  coûte  que  coûte,  concentrant  sur 
ce  but  toutes  les  violentes  énergies  du  mâle 
exacerbé,  voulut  arriver  jusqu'à  elle.  Il  fallait 
faire  taire  le  grelot  ?  —  Il  le  voulut  1 

Pour  y  parvenir  il  décida  de  réaliser  à  travers 
le  dédale  inextricable  des  branches  une  marche 
lente  et  souple  durant  laquelle  sa  tête  et  son 
cou  devraient  conserver  la  plus  stricte  immobi- 
lité. Il  s'engagea  donc  sur  les  traces  de  dame 
Hermeline,  le  corps  tout  entier  tendu  dans  une 


LA    ■rKAGl(;iUE     AVENTUHE    DE    GOUPIL  55 

crispation  terrible,  les  pattes  arquées,  la  tête  mi- 
baissée  pour  suivre  les  pas  de  la  compagne. 

Avec  d'infinies  précautions  il  avançait,  étouf- 
fant sous  son  désir  et  sa  volonté  les  émotions 
instinctives.  C'était  un  senlier  ou  une  tranchée 
qu'il  se  contraignait  à  franchir  lentement  quand, 
au  fond  de  lui,  un  subconscient  conservateur 
cambrait  déjà  pour  le  franchir  d'un  bond  les 
muscles  de  ses  reins,  ou  le  passag-e  d'une  proie 
facile  que  ses  yeux  malgré  lui  suivaient  dans  sa 
fuite  précipitée. 

Il  passait  par-dessus  les  branches,  se  glis- 
sait sous  les  ramures  basses  des  bouquets  d'ar- 
bustes, tantôt  haussé  sur  la  pointe  des  griffes, 
tantôt  écrasé  sur  ses  souples  jarrets  ;  il  allait 
lentement,  angoissé,  des  vertiges  à  la  tête,  des 
battements  au  cœur  en  sentant,  au  fur  et  à 
mesure  que  le  but  approchait,  l'odeur  volup- 
tueuse lui  troubler  les  sens,  attentif  au  moindre 
mouvement  de  son  cou,  au  plus  léger  frémisse- 
ment du  grelot. 

Il  arrivait. 

Au  centre  d'une  clairière  toute  blonde  de  lune. 


56  DE    GOUPIL    A    UAUGOT 

deux  mâles  déjà  se  disputaient  la  femelle  qui 
les  regardait.  Les  crocs  s'enfonçaient  avec  des 
grognements  assourdis  dans  la  peau  des  adver- 
saires, des  pattes  raidies  se  crispaient  sur  les 
dos  et  sur  les  reins,  des  gouttes  de  sang  cou_ 
laient,  les  yeux  brillaient  férocement. 

Tournant  en  rond  autour  des  rivaux  dans  l'é- 
troite clairière  dessinée  par  la  place  regazonnée 
d'une  meule  de  charbonniers,  la  femelle  sereine 
les  regardait  les  yeux  mi-clos,  la  queue  balan- 
cée comme  une  traîne  féminine. 

Elle  passa  devant  Goupil,  l'éventa  et  s'en  ap- 
procha, et  lui,  enhardi,  excité,  malgré  la  raideur 
obligatoire  de  son  cou,  sans  se  préoccuper  des 
deux  autres  qui  s'entr'égorgeaient,  sans  enten- 
dre et  sans  voir,  préluda  par  les  caresses  préli- 
minaires à  l'acte  d'amour. 

Mais  au  moment  où  il  allait  chevaucher  la 
femelle  en  redressant  l'avant-train  d'un  mouve- 
ment plus  vif,  le  tintement  du  grelot  retentit 
dans  la  nuit  et  tous,  comme  mus  par  d'invisi- 
bles ressorts,  lutteurs  et  femelle,  s'élancèrent 
d'un  élan  si  brusque  et  si  impétueux  qu'avant 


LA    TRAGIQUE    AVENTI.'nE    DE    GOUPIL 


qu'il  eût  le  temps  de  les  voir  disparaître  Gou- 
pil, ahuri,  restait  seul  dans  la  clairière  déserte. 

Alors  le  pauvre  solitaire  se  mit  à  mordre, 
comme  s'il  était  pris  d'une  irrésistible  rag-e,  le 
gazon  de  la  clairière,  et  à  hurler,  à  hurler  dé- 
sespérément en  faisant  sonner  sans  fin  comme 
pour  le  rassasier  ce  grelot  implacable,  pendant 
que  la  lune  en  ricanant  faisait  tourner  autour 
de  lui  l'ombre  des  arbres  et  que  les  oiseaux  de 
nuit,  attirés  par  ce  bruit  insolite,  nouaient  et 
dénouaient  au-dessus  de  sa  tête  leurs  cercles 
énigmatiques  et  sinistrement  silencieux. 

Le  jour  levant  le  surprit  ainsi  et  avec  les 
dangers  qu'il  portait  en  lui  le  rappela  au  senti- 
ment de  la  conservation.  Repris  par  le  goût  de 
la  vie  comme  un  convalescent  après  une  crise 
terrible,  il  sentit  peser  sur  lui  tous  les  problè- 
mes de  l'existence  et  pour  les  solutionner  à  leur 
heure  commença  par  se  dissimuler  dans  un  mas- 
sif au  centre  du  bois,  oîi  il  dormit  de  ce  demi- 
sommeil  qui  caractérise  les  traqués  et  les  in- 
quiets. 

Et  de  longs  jours  ce  fut  ainsi.  La  vie  de  la 


58  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

forêt  si  adéquate  à  ses  instincts  lui  sourit  de 
nouveau;  il  se  refît  presque,  grâce  au  souci  de  la 
pâtée  quotidienne  une  âme  de  coureur  des  bois 
se  contentant,  jouissance  douloureuse,  amère 
volupté,  d'écouter  au  loin  comme  le  chant  de 
fêle  d'un  paradis  perdu,  la  vie  de  ceux  de  sa 
race  que  des  chasses  nocturnes  lui  rappelaient 
souventes  fois. 

Les  lourdes  chaleurs  du  mois  d'août  le  fai- 
saient au  crépuscule  gag-ner  les  prairies  voisines 
des  chemins,  où  il  était  certain  de  rencontrer, 
cherchant  hors  de  la  terre  un  remède  à  la  cha- 
leur qui  les  étouffait,  les  taupes  aux  yeux  clos, 
errant  à  travers  les  andains  fraîchement  coupés 
des  regains  et  vouées  à  la  mort  par  le  seul  fait 
d'avoir  abandonné  le  carrefour  originel  sous  la 
laupinée  desséchée. 

C'était  là  pour  Renard  une  ressource  assurée, 
car  lors  même  qu'il  ne  les  eût  pas  trouvées  vivan- 
tes encore,  errant  misérablement  sous  le  dou- 
ble poids  de  leur  infirmité  et  du  malaise  qui  les 
chassait  de  la  fournaise  surchauffée  de  la  glèbe, 
il  savait  qu'il  les  retrouverait  certainement  mor- 


LA.    TK^AGIQUE    AVENTURE    DK    GOUPIL  5g 

tes  au  long- des  chemins,  car  celles  qui  sortent 
ainsi  de  leurs  galeries  n'y  rentrent  jamais  et 
périssent  presque  toutes  au  hasard  de  leur  pre- 
mière et  dernière  errance. 

Pais  l'automne  traîna  avec  son  abondance  de 
fruits  qui  lui  aurait  fait  une  A'ie  particulièrement 
paisible  si  les  meutes  coipant  en  tous  sens 
son  domaine  de  leurs  musiques  enrag^ées  ne  lui 
avaient  trop  vivement  rappelé  et  Lisée  et  Mi- 
rant, et  sa  captivité  et  son  isolement. 

Rendu  plus  prudent  encore  qu'à  l'ordinaire, 
il  ne  se  terrait  plus  maintenant,  dans  un  terrier 
à  double  issue,  qu'après  avoir,  par  de  savants 
entrelacs,  dévoyé  de  sa  piste  le  flair  des  plus 
redoutables  limiers. 

La  vie  cependant  lui  semblait  facile  et  le  vieil 
écumeur  ne  pensait  point  à  l'hiver  approchant 
que  les  migrations  précoces  de  ramiers  et  de 
g-eais  en  même  temps  que  la  soudaine  poussée 
de  sa  toison  annonçaient  prochain  et  rigoureux. 


6o  DE    GOUPIL    A    MARGOT 


VÏII 


Brusquement,  sans  transition,  comme  il  arrive 
dans  les  montagnes,  après  les  bruines  froides  de 
fin  d'octobre  et  des  premiers  jours  de  novem- 
bre qui  dévêtirent  la  forêt  de  ses  feuilles  rous- 
sies, il  vint.  Quelques  baies  rouges  luisaient 
encore  aux  églantiers  des  haies,  quelques  balles 
violettes  de  prunelles  à  la  peau  ridée  par  le  pre- 
mier g-el  pendaient  encore  aux  épines  la  queue 
aux  trois  quarts  coupée  par  les  implacables 
ciseaux  de  la  gelée;  puis  un  beau  matin  que  le 
vent  semblait  s'être  assoupi,  traîtreusement  la 
neige  tomba,  molle,  douce,  sans  bruit,  sans 
secousse  avec  la  persistance  tranquille  du  bon 
ouvrier  que  rien  ne  rebute,  que  rien  ne  hâte  et 
qui  sait  bien  qu'il  a  le  temps. 

Elle  tomba  deux  jours  et  deux  nuits  sans  dis- 
continuer, nivelant  les  hauteurs,  comblant  les 
vallons,  aplanissant   tout  sous  son    enveloppe 


LA    TRAGIQUE    AVENTURE    DE    GOUPIL 


61 


friable  que  rien  ne  soulevait.  Et  pendant  tout  le 
temps  qu'elle  tomba  toutes  les  bêtes  des  bois  et 
tous  les  oiseaux  sédentaires  ne  bougèrent  point 
durefuge  soigneusement  ciioisi qu'ils  avaienlélu. 

Goupil  (il  fuyait  maintenant  les  cavernes), 
tapi  sous  les  branches  basses  d'un  massif  de 
noisetiers,  s'était,  comme  les  autres,  laissé  ense- 
velir sous  le  suaire  qui  se  tissait,  et,  moulantses 
formes  ramassées,  lui  bâtissait  une  cabane  étroite, 
un  prison  délicate  et  frag-ile,  doat  il  saurait,  le 
moment  venu,  briser  la  cloison  friable.  Dans 
cette  prison  il  avait  chaud,  car  sa  toison  était 
épaisse  et  la  voûte  de  neige  épousant  le  cintre 
de  son  échine  le  protégeait  totalementdes froids 
du  dehors. 

Lorsqu'il  présuma  que  la  tourmente  était  apai- 
sée, il  s'ouvrit  vers  le  midi  une  étroite  sortie,  et, 
ménageant  avec  soin  le  terrier  de  neige  que 
Nature  avait  confectionné  à  sa  taille,  partit  en 
quête  de  la  nourriture  quotidienne. 

Les  mauvais  jours  étaient  revenus.  Goupil  le 
sentait  bien  et  d'autant  plus  que  la  tare  du  gre- 
lot (iu'il  était  condamné  à  faire  tinter  à  chaque 

5 


Ca  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

pas  le  mettait  pour  toutes  les  chasses,  et  surtout 
pour  la  chasse  au  lièvre,  dans  un  réel  état  d'in- 
fériorité. 

Il  savait  bien  qu'un  lièvre  déboulant  devant 
lui  deviendrait  irrémédiablement  sien,  car  lors- 
que la  neige  est  molle,  les  malheureux  oreil- 
lards sont  impuissants  à  lutter  de  vitesse  avec 
les  renards  et  les  chiens.  Mais  ils  n'ig-norent 
rien  de  cette  infériorilé,  aussi  dès  qu'un  bruit 
inaccoutumé  de  grelot  ou  de  pas  se  fait  enten- 
dre, ils  ont  la  sage  précaution  de  gagner  au 
pied  une  avance  remarquable.  Renard  leur  était 
donc  plus  que  suspect. 

Alors  reprirent  les  pérégrinations  sans  fin,  les 
longs  déterrages  sous  les  pommiers  des  bois, 
les  patientes  glanes  aux  buissons  secoués  de 
leur  neige  qui  n'arrivaient  qu'à  sustenter  à  demi 
son  estomac  trop  souvent  vide. 

Il  connut  de  nouveau  les  jours  sans  pitance, 
les  longues  stations  aux  lieux  de  sortie  des  liè- 
vres et  les  guets  prudents  aux  abords  du  village 
ou  des  fermes  dans  l'espoir  vague  de  s'emparer 
d'une  volaille  ou  d'étrangler  un  chat. 


LA  TRAGIQUE  AVENTURE  DE  GOUPIL  63 

Et  cela  dura  ainsi  jusqu'aux  premiers  jours 
de  décembre. 

Mais  à  ce  moment  le  froid  redoubla  :  des  bises 
cinglantes  se  mirent  à  souffler;  la  neige,  divisée 
par  la  gelée  en  infîmes  paillettes  de  cristal,  péné- 
trait tout,  comblant  les  plus  profondes  vallées, 
s'infiltrant  sous  lés  abris  les  plus  épais  et  for- 
mant de  véritables  dunes  blanches,  des  «  menées  » 
qui  se  déplaçaient  rapidement  sous  l'effort  du 
vent. 

Son  terrier  cependant  restait  indemne  ;  il  s'était 
même  consolidé  et  il  y  était  plus  à  l'aise,  car  la 
chaleur  de  son  corps  avait  fait  fondre  alentour 
de  lui  une  légère  couche  de  neige,  qui,  par  la 
gelée,  s'étantsolidifiée,  formait commeune  croûte 
plus  dure,  une  voûte  de  glace  supportant  facile- 
ment le  poids  d'ailleurs  variable  de  la  neige  qui 
passait  sur  lui. 

Tous  les  buissons  avaient  été  soigneusement 
glanés;  les  oiseaux  rôdaient  autour  des  villages, 
les  lièvres  étaient  insaisissables.  Rien,  rien,  plus 
rien,  et  Renard,  pensif,  se  ressouvenant  de  la 
vieille  aventure,  hésitait  à  la  tenter  de  nouveau 


DE    GOUPIL    A    MARGOT 


et  à  vouloir  surprendre,  à  la  faveur  de  son  gre- 
lot, la  confiance  des  animaux  domestiques. 

Mais  il  y  vint  fatalement.  Insensiblement, 
chaque  nuit,  il  se  rapprocha  des  habitations, 
éloignant  même  les  autres  renards  qui,  affamés 
eux  aussi,  y  rôdaient  déjà  et  n'avaient  pas 
comme  lui  attendu  que  la  faim  les  eût  acculés  à 
la  dernière  limite  pour  venir  y  traquer  une  aléa- 
toire pâture. 

Mais  pas  un  animal  ne  song-eait  à  quitter  la 
chaude  litière  de  l'étable  ni  le  coin  du  feu  où, 
sur  la  dalle  ou  la  planche  chaude,  les  chats  fri- 
leux se  peletonnaient  quand  ils  ne  g-uettaient 
pas  aux  tas  de  bottes  delà  grange  ou  aux  trous 
des  boiseries  des  chambres  les  souris  maigres 
au  museau  inquiet  qui,  affamées  aussi,  avaient 
toutes  réintégré  les  maisons. 

De  temps  à  autre  l'aboi  furieux  d'un  chien  de 
chasse  l'avertissait  qu'il  était  venu  trop  près, 
qu'il  était  éventé  et  que  le  temps  était  venu  pour 
lui  de  détaler  au  plnsvite.  Jamais  il  ne  rapporta 
rien  de  ces  expéditions  nocturnes.  Le  tradition- 
nelle charogne  qui  tentait  jadis  les  ventres  affa- 


LA   TRAGIQUE    AVENTURE    DB    GOUPÎL  C5 

mes  et  à  laquelle  on  pouvait,  à  la  rigueur,  après 
de  longues  stations,  arracher  furtivement  un 
morceau  et  s'enfuir,  n'était  pas  apparue  ;  les 
bêtes  du  village  s'entêtaient  à  ne  pas  périr. 
Goupil  rôdait  quand  même  au  large  des  maisons* 
cependant  il  évitait  avec  soin  celle  de  Lisée,  et, 
malgré  le  désarroi  de  son  cerveau,  malgré  son 
ventre  vide,  il  s'enfuit  plus  vite  la  nuit  où  il  en- 
tendit la  voix  de  Mirautrépondre  au  jappement 
d'un  de  ses  compagnons  de  chasse  qui  lui  signa- 
lait à  sa  façon  la  présence  de  l'habitant  des  bois. 

Mais  Renard  ne  mangeait  toujours  rien,  et 
les  jours  passaient  et  le  froid  ne  passait  pas,  et 
une  faim  plus  féroce  minait  et  dévorait  les  hôtes 
de  la  forêt. 

Et  lui,  maintenant  efflanqué,  spectre  épuisé, 
plus  minable  encore  qu'après  les  jours  d'empri- 
sonnement de  jadis,  n'était  plus  qu'une  pauvre 
loque  de  bête,  travaillée  par  la  fièvre,  ballottant 
entre  la  mort  et  la  folie,  qui,  ayant  pris  l'habi- 
tude de  venir  rôder  autour  du  village,  y  revenait 
invinciblement,  à  heure  fixe,  sans  savoir  pour- 
quoi, n'évitant  plus  les  chiens,  n'évitant  même 

5. 


66  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

pas  la  maison  de  Lisée,  sans  espoir  de  trouver 
à  mang-er,  sans  même  chercher,  tué  par  le  gre- 
lot qui  sonnait  à  son  cou  et  mûr  pour  la  der- 
nière et  suprême  épreuve. 


IX 


Cette  journée  du  ving-t-quatre  décembre  avait 
été  comme  un  long  crépuscule.  Le  soleil  ne  s'é- 
tait pas  montré  ;  à  peine  si  vers  midi  de  long-ues 
lames  livides  au-dessus  de  l'horizon  avaient 
dénoncé  son  passage  derrière  les  nues  couleur 
d'encre,  tendant  leur  dais  sinistre  sur  la  campa- 
gne muette  et  morne. 

Quelques  croassements  lug-ubres  de  corbeaux 
en  détresse,  quelques  jacassements  de  pie  en 
quête  des  dernières  baies  roug-es  des  sorbiers 
avaient  par  intervalles  comme  barbouillé  ce 
silence  et  c'avait  été  tout. 

Le  village  engourdi,  sur  lequel  semblaient  peser 
comme  un  couvercle  de  tristesse  les  fumées  im- 


LA  TRAGIOLE  AVENTURE  DE  GOUPIL  67 

mobiles,  haleines  fiévreuses  des  chaumières, avait 
seulement  donné  d'autres  signes  de  vie  à  l'aube 
et  au  crépuscule,  lorsque  les  portes  des  étables 
vomirent  aux  heures  coutumières  les  bêtes  ivres 
d'énergies  croupissantes,  meuglant  et  ruant 
vers  l'abreuvoir. 

Et  pourtant  dans  ce  village  tout  veillait,  tout 
vivait  :  c'était  veille  de  fête.  Dans  les  vieilles 
cuisines  romanes  où  le  pilier  rustique  et  les 
pleins  cintres  enfumés  soutenaient  deux  pans  de 
l'immense  «  tuyé  »  où  l'on  séchait  les  bandes  de 
lard  et  les  jambons  à  la  fumée  aromatique  des 
branchages  de  genévrier,  il  y  avait  un  remue- 
ménage  inaccoutumé. 

Pour  le  réveillon  du  soir  et  la  fête  du  lende- 
main,les  ménagères  avaient  pétri  et  cuit  une  dou- 
ble fournée  de  pain  et  de  gâteaux  dont  le  parfum 
chaud  embaumait  encore  toute  la  maison. Ou- 
bliant les  jeux  et  les  querelles,  les  enfants,  avec 
des  exclamations  joyeuses,  avaient  suivi  tous  les 
préparatifs  et  dénombré  bruyamment  ces  bon- 
nes choses  attendant  impatiemment  l'instant 
désiré  d'en  jouir  :  les  pruneaux  séchés  au  four 


68 


DE    GOUPIL    A    MAKGOT 


sur  des  claies  après  la  cuisson  du  pain,  des 
meiing-ues  saupoudrées  de  bonbcnr.ets  multico- 
lores et  des  pommes  remontées  de  la  cave  répan- 
dant une  subtile  odeur  d'éther. 

Le  souper  avait  été  copieux,  plein  d'anima- 
tion, et  selon  la  coutume  aux  heures  de  matines, 
les  falots  jaunes  dansant  dans  la  nuit  avaient 
mené  vers  l'église  et  ramené  vers  le  lo^^is,  dans 
la  chambre  du  poêle  bien  chaude,  pour  le  réveil- 
lon désiré,  la  joyeuse  maisonnée  tout  entière. 

On  avait  mang-é,  on  avait  bu,  on  avait  chanté, 
on  avait  ri  et  la  grand'mère,  comme  de  cou- 
tume, avait  commencé  de  sa  voix  chevrotante, 
un  peu  mystérieuse  et  lointaine,  le  conte  tradi- 
tionnel : 

«  C'était  il  y  a  des  temps,  des  temps,  par  un 
minuit  passé,  un  soir  de  matines,  quand  la  terre 
que  nous  labourons  maintenant  était  encore 
toute  aux  seigneurs  et  que  les  grands-pères  de 
nos  grands-pères  leur  obéissaient. 

L'heure  de  l'office  allait  venir,  quand,  dans 
le  château  dont  vous  connaissez  les  ruines,  un 
homme  que  nul  n'avaitiamais  vu  s'en  vint  trou- 


LA   TRAGIQUE    AVENTURE  DE   GOUPIL,  69 

ver  le  comte.  Des  sangliers,  lui  dit-il,  étaient 
remis  au  fond  de  la  combe  aux  loups  et  par  le 
beau  clair  de  lune  qu'il  faisait  on  pouvait  aisé- 
ment leur  donner  la  chasse.  Aussitôt,  chasseur 
enragé,  oublieux  de  ses  devoirs,  le  comte  fît 
seller  des  chevaux  pour  lui  et  ses  valets  et  ame- 
ner les  chiens.  Mais  sa  pieuse  dame,  tant  pleura 
et  le  supplia  qu'il  consentit  enfin,  quand  la  cloche 
sonna  pour  le  divin  office,  à  prendre  à  l'église 
sa  place  sur  le  fauteuil  rouge,  sous  le  balda- 
quin doré  qui  leur  était  réservé. 

Les  chants  avaient  commencé  déjà,  mais  un 
pli  de  regret  barrait  le  front  du  seigneur,  quand 
le  mystérieux  inconnu  entrant  dans  l'église  sans 
se  signer,  vint  de  nouveau  trouver  le  comte  et 
lui  parla  bas  à  l'oreille. 

Le  malheureux  ne  résista  plus  et,  malgré  les 
regards  suppliants  de  sa  dame,  il  partit  suivi  de 
ses  valets.  Bientôt  on  perçut  au  loin  les  abois  de 
la  meute  et  pendant  toute  la  durée  de  la  messe 
on  entendit  comme  un  blasphème  la  chasse  hur- 
lante qui  tournait  dans  la  campagne.  Et  tous 
avaient  des  larmes  dans  les  yeux  et  priaient  avec 


70  DE  GOUPIL  A   MARGOT 

ferveur.  Cela  dura  toute  la  nuit,  puis  soudain  la 
chasse  se  tut.  Mais  le  seigneur  ne  reparut  point 
au  château  ;  il  disparut  avec  sa  meute  infernale 
et  ses  valets  serviles  et  il  expie  durement  en 
enfer  ce  sacrilèg-e  pour  lequel  Dieu  l'a  condamné 
tous  les  cent  ans  à  revenir  la  nuit  de  Noël  chas- 
ser avec  ses  chiens  à  travers  la  nuit.  La  malheu- 
reuse comtesse  mourut  dans  un  couvent  ;  quant 
à  l'inconnu  qui  avait  entraîné  son  époux,  per- 
sonne ne  le  revit  jamais  non  plus  et  chacun 
pensa  bien  que  c'était  le  diable. 

Notre  mère  n'a  pas  entendu  la  chasse,  mais 
sa  grand'mère  l'entendit  :  comme  ce  soir,  par 
un  sombre  minuit,  c'était...  » 

Au  même  instant,  un  hurlement  lugubre,  un 
hurlement  de  mort,  tragiquement  long,  passa 
comme  une  traînée  d'horreur  sur  le  village,  et 
à  ce  signal  magique,  tous  les  chiens  aussitôt, 
tous  ceux  du  village  et  des  fermes,  répondirent 
par  un  hurlement  lugubre  et  prolongé.  Le  bruit 
enflait  comme  une  menace  et  mourait  comme  un 
sanglot.  Fini,  il  recommençait  ou  plutôt  il  ne 
finissait  pas,  il  baissait  en  modulations  angois 


LA  TRAGIQUE  AVENTURE  DS  GOUPIL  Jl 

santés  et  se  prolong'eait  terrible  selon  le  rythme 
de  sa  monotonie  désespérée. 

—  Prions,  mes  enfants,  fît  l'aïeule,  prions  pour 
l'dme  du  comte. 

Chacun  veilla  dans  le  villag-e.  Les  hommes 
avaient  décroché  du  clou  où  il  était  suspendu 
le  vieux  fusil  dont  ils  vérifiaient  soigneusement 
les  amorces  et  sur  leurs  faciès  interloqués  où 
déjà  le  scepticisme  du  siècle  avait  peut-être 
posé  son  sceau,  le  signe  des  vieilles  terreurs 
superstitieuses  remontait  comme  une  écume. 

Les  femmes  et  les  enfants  sans  rien  dire  en- 
touraient le  foyer,cherchant  dans  la  clarté  et  la 
chaleur  une  protection  contre  le  dang-er  inconnu 
dont  ils  se  croyaient  menacés.  Mais  plus  que 
personne  dans  le  vilîag^e,  Lisée,  cette  nuit-là, 
connut  les  affres  de  la  peur. 

C'était  devant  la  porte  du  vieux  braconnier, 
qui  ne  craignait  ni  dieu  ni  diable,  qu'avait  com- 
mencé le  premier  hurlement.  C'était  de  là  devant 
que  le  maître  sinistre  de  ce  grand  drame  mys- 
térieux commandait  à  la  meute  invisible.  Et  il 
avait  poussé  contre  la  porte  un  énorme  dressoir 


^2  DE    GOUPIL   A  MARGOT 

de  chêne  derrière  lequel,  Miraut  la  queue  entre 
les  jambes,  le  poil  hérissé,  hurlait  désespéré- 
ment. Toute  la  nuit,  le  fusil  chargé  de  chevrot- 
tines  à  la  main,  prêt  à  faire  feu,  Lisée  veilla. 
Une  heure  avant  l'aube  la  chasse  lugubre  se  lut. 

Rassuré  par  le  jour  et  par  le  silence,  le  bra- 
connier retira  lentement  et  sans  bruit  le  lourd 
bahut  qui  barricadait  son  entrée  et  prudem- 
ment entr'ouvrit  la  porte. 

Les  yeux  hagards,  les  pattes  raidies  par  la 
mort  et  gelées  par  le  froid,  la  peau  à  demi 
pelée,  dans  l'attitude  d'un  chat  qui  se  ramasse 
pour  bondir.  Goupil  efflanqué,  squeletlique, 
était  là  devant  lui,  mort  avec  le  grelot  fatal  au 
cou. 

Miraut  le  vint  flairer  avec  crainte  et  s'en 
écarta  avec  un  froncement  de  mufle. 

Le  cerveau  bourdonnant,  les  jambes  molles, 
Lisée  rentra  chez  lui,  prit  une  pioche  et  un 
sac  dans  lequel  il  glissa  le  corps  raidi  de  sa 
malheureuse  victime  et,  suivi  de  son  chien,  par- 
tit vers  la  forêt. 

Il  y  creusa  sous  la    neige  un  trou  profond 


I 


LA  TRAGIQUE    AVENTURE    DE    GOUPIL  70 

dans  lequel  il  ensevelit  le  corps  de  Renard,  qu'il 
reboucha  soig^neusement. 

Et  il  s'en  retourna  le  dos  ployé,  les  yeux 
vécues  et  pleins  de  terreurs  vers  sa  maison, 
tandis  que  Mirant,  qui  n'avait  pas  les  sujets  de 
grave  préoccupation  de  son  maître,  levait  avant 
de  le  rejoindre  une  patte  irrévérencieuse  et 
philosophique  contre  le  tertre  g-ris  de  neige  et 
de  terre  sous  lequel  Goupil  dormait  son  dernier 
sommeil. 


LE   VIOL  SOUTERPiMN 


Sous  le  dôme  central  aux  sept  arches  de  terre 
de  la  taupinée,  Nyctalette  s'éveillait  du  long- 
sommeil  hiémal  consécutif  à  une  interminable 
errance   par  la  solitude  froide  de  ses  g-aleries. 

Une  tiédeur  caressait  sa  peau,  la  g-laise  était 
plus  molle  et  la  joie  nerveuse  qui  secouait  de 
sa  demi-léthargie  son  corps  amaig-ri  lui  disait 
que  la  vie  normale,  longtemps  interrompue, 
allait  reprendre  avec  cette  chaleur. 

Depuis  long-temps  elle  explorait  en  vain  les 
longs  corridors  de  son  terrain  de  chasse  pour 
n'y  rencontrer  que  trop  rarement  la  proie  con- 
voitée et  facile: insecte  ou  ver  dévoré  sur  place, 
ou  l'adversaire  puissant  contre  lequel  il  fallait 
combattre  pour  jouir  en  paix  d'une  profitable 
victoire. 

Sa  dernière  grande  lutte  s'abolissait  presque 
dans  son  souvenir  :  une  bête  longue,  longue 
(un  serpent),  fuyait  en  sifflant  dans  ses  galeries 


78  DK  GOUPIL    A  MARGOT 


et  elle  avait  dans  cet  espace  resserré  atteint 
facilement  le  reptile  qui  ne  pouvait  progresser 
bien  vite.  Elle  l'avait  arrêté  par  la  queue  et 
remontant  une  froide  et  interminable  échine, 
avant  que  l'autre  eût  eu  le  temps  de  se  retourner, 
de  ses  pattes  de  devant,  puissamment  armées, 
elle  en  avait  fait  deux  tronçons  inég-aux  malgré 
les  contorsions  violentes  du  corps  se  tordant 
comme  un  fouet. 

Les  dépouilles  opimes,  une  chair  délicate  et 
p^raisseuse  la  nourrirent  longtemps;  puis  de 
longs  sommeils  suivirent;  de  petits  insectes  en 
fiîite  devant  le  fro:  1,  des  grenouilles,  des  rats 
lui  servirent  ensuite  de  pâture,  puis  rien. 

Alors  les  sommeils  devinrent  plus  longs,  les 
chasses  interminables,  et,  dans  les  couloirs 
où  des  éboulis  se  produisaient,  la  petite  taupe, 
devant  l'inutilité  de  l'effort,  ne  songeait  plus 
lorsqu'elle  passait  à  transporter  à  la  galerie  cen- 
trale la  terre  qui  encombrait  ses  chemins. 

Mais  maintenant  que  la  jeune  tiédeur  lustrait 
le  velours  de  sa  peau,  Nyctalette  sentait  courir 
autour  d'elle  ce  frisson  vague  de  l'obscur  tra- 


us    VIOL    SOUTERRAIN  79 

vail  des  transformations  chimiques,  de  l'aspira- 
tion des  racines  et  des  sèves  en  marche. 

La  réparation  de  ses  couloirs  sollicitait  son 
activité  réveillée.  D'en  haut,  comme  des  cor- 
daîjes  verticalement  tendus,  de  longues  racines 
blanches  pendaient,  d'autres  jaillissaient  d'en 
bas,  chaque  jour  il  en  poussait  de  nouvelles,  et, 
comme  un  bon  ouvrier,  comme  un  garde  fores- 
tier qui,  le  printemps  venu,  élague  avec  soin  les 
tranchées  de  sa  forêt,  elle  passait  chaque  jour 
pour  rompre  de  ses  pattes  de  devant,  aux  scies 
redoutables,  ce  lacis  blanchâtre  de  racines  enva- 
hissantes. 

La  tiédeur  de  sa  demeure  augmentait  par 
degrés,  et  de  plus  en  plus  Njctalette  sentait 
courir  autour  d'elle  les  aspirations  de  la  vie,  le 
flux  enivrant  des  sèves  brutes  dont  les  capiteuses 
émanations  montaient  en  elle  comme  un  jeune 
vin,  provoquant  des  saouleries  lourdes  plus 
accablantes  cent  fois  que  celles  qui  font  bramer 
d'amour,  aux  jours  de  printemps,  les  cerfs  ivres 
de  la  tendre  pousse  des  jeunes  bourgeons. 
Les  insectes  réapparaissaient  ;  les  vers,  des- 


8o  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

cendus  au  plus  profond  de  la  couche  végétale, 
remontant  vers  la  verdure  pressentie,  s'ég-a- 
raient  dans  ses  corridors,  et  Nyctalelte,  pour  se 
dédommager  des  longues  privations  de  l'hiver, 
dévorait  tout  ce  qu'elle  rencontrait  au  hasard  de 
ses  promenades. 

C'était  maintenant  de  plantureux  festins,  de 
multiples  collations,  qui  lui  faisaient  récupérer 
les  forces  perdues,  enrichissaient  subitement  son 
organisme,  et  dont  l'influence,  combinée  au 
trouble  grisant  des  sèves  montantes,  concourait 
à  mettre  tout  son  être  dans  l'état  d'exaltation 
fébrile,  précurseur  de  toutes  les  grandes  crises 
de  la  vie  animale. 

Son  temps  se  comptait  par  chasses  et  par 
sommeils,  et  chaque  réveil  la  retrouvait  plus 
agitée  encore  qu'au  réveil  précédent. 

Ce  jour-là,  au  cours  de  sa  chasse,  elle  avait 
soigneusement  tranché,  au  ras  de  la  voûte  cir- 
culaire de  ses  corridors,  les  racines  tenaces  des 
chiendents  ;  elle  rentra  dans  la  galerie  centrale, 
et,  sur  la  terre  battue,  au  centre  des  colonnes 
de  glaise,   comme  sous  un  dais,    elle  se  laissa 


LK    VIOL    SOUTEimAIN  8l 

aller  à  ce  demi-sommeil  des  bêtes  que  traque 
une  crainte  imprécise  ou  qu'un  instinct  fatal,  un 
besoin  insatisfait  travaillent  obscurément. 


Elle  dort.  Ses  flancs  à  la  peau  veloutée  se 
soulèvent  avec  violence.  Quel  cauchemar  de 
bête  étreint  en  ce  moment  sa  petite  cervelle  ? 
L'eau  d'une  inondation  glougloute-t-elle  aux 
corridors  et  va-t-elle  envahir  la  galerie  où  elle 
repose  ?  Au  cours  de  quelle  lutte  jjéante  avec 
un  grand  serpent  qui  siffle  vers  sa  trompe,  son 
énergie  flageolante  la  livre-t-elle  à  son  ennemi  ? 

Non,  c'est  un  bruit,  un  bruit  souterrain,  un 
grattement  sourd,  presque  imperceptible,  qui, 
comme  un  gong  d'un  alliage  étrange,  enfle  dans 
son  cerveau  un  souvenir  terrible  et  fait  sursau- 
ter en  elle  une  horde  assoupie  de  vieilles  ter- 
reurs. Frémissante,  elle  se  dresse. 

Et  comme  dans  la  mine  envahie  par  l'eau  le 
cri  d'alarme  fait  se  ruer  vers  le  salut  en  indes- 
criptible cohue  les  ouvriers  affolés,  en  son  être 

6. 


8a  DE    GOUPIL    A  MARGOT 

inquiet,  plein  de  souvenirs  latents  et  de  vies 
inconscientes,  la  perception  aiguë  du  danger  :  le 
mâle!  la  traversant  comme  un  «  sauve  qui  peut» 
fait  de  toutes  parts  refluer  vers  son  cerveau 
toutes  les  énergies  désordonnées  dans  la  rafale 
du  frisson.  Le  mâle  ! 

Le  mâle  dont  le  baiser  est  une  blessure,  dont 
l'étreinte  est  une  torture,  dont  l'attente  est  une 
angoisse  !  Le  mâle  qui  viole  comme  l'assassin 
tue,  le  mâle  qu'elle  a  déjà  subi  et  qu'il  faut 
fuir,  fuir  comme  la  mort. 

Elle  écoute.  C'est  lui,  pas  de  doute  ;  c'est 
bien  le  bruit  de  ses  pattes  qui  fouillent,  qui 
creusent,  qui  approchent. 

C'est  le  mâle  ou  les  mâles,  car,  plus  loin, 
peut-être,  dans  des  épaisseurs  où  ses  sens  n'at- 
teignent pas,  d'autres  encore  sont  en  marche 
vers  elle  dont  il  faudra  subir  le  contact  dans  la 
douleur  horrible  de  l'étreinte  nuptiale. 

Fuir  !  fuir  1  Mais  où  ?  la  lumière  c'est  la  mort. 
La  petite  taupe  se  souvient  qii'un  soir  d'antan, 
abandonnant  la  fournaise  ardente  de  ses  cor- 
ridors, elle  a  voulu  monter  parmi  la  fraîcheur 


LE   VIOL    SOUTEUnAIN  83 

odorante  des  andains  mouillés  de  rosée  chercher 
un  remède  à  sa  souffrance. 

Au  bord  du  couloir  tortueux,  quand  l'infini 
du  soir  tombant,  avec  son  immense  soleil  roug-e, 
a  surgi  devant  elle,  ses  pauvres  yeux  si  faibles, 
brûlés  parla  lumière,  se  sont  fermés  avec  vio- 
lence, et  elle  est  restée  là,  à  demi  morte,  entiè- 
rement aveuçle,  le  temps  d'une  longue  chasse. 

Quand  l'obscurité  comme  un  baume  eut  hu- 
mecté ses  yeux  de  ténèbre  et  qu'elle  put  rega- 
gner sa  demeure  souterraine,  elle  se  promit  bien 
de  ne  plus  jamais  s'aventurer  par  delà  son 
monde,  dans  ces  régions  éblouissantes  et  terri- 
bles d'où,  comme  des  menaces,  des  cordes 
blanchâtres  descendent  sans  cesse  pour  boule- 
verser la  savante  ordonnance  de  ses  cantons  de 
chasse. 

Mais  l'ennemi  est  là  qui  approche.  Le  bruit 
s'accentue  !  Fuir!  fuiri 

Et,  avec  une  hâte  fébrile,  elle  creuse,  elle 
aussi,  un  couloir  nouveau,  tortueux,  sournois, 
enchevêtré,  avec  des  culs-de-sac  multiples.  Il 
faut  un  labyrinthe  inextricable   où  il  s'égare  I 


84  DE    GOUPIL  X   MARGOT 

Oh!  le  pouvoir  bloquer  dans  une  prison  entre  des 
pierres  I  Et  les  pattes  de  devant  fouissent,  creu- 
sent, battent  ;  celles  de  derrière  rejettent  la 
terre;  la  petite  trompe  mobile  frémit  de  fièvre 
et  de  peur.  Le  boyau  s'allonge.  Mais  luil  Où 
en  est-il  ? 

A  la  galerie  centrale  elle  revient  et  écoute.  Il 
approche.  La  cloison  de  terre  vibre  ;  quelque 
chose  a  crissé  aigument. 

Une  pierre  barre  son  chemin.  S'il  s'était  brisé 
les  griffes!  Un  silence!  Mais  non,  il  reprend 
son  travail,  il  tourne  la  pierre,  il  viendra,  il  va 
arriver. 

Et,  hypnotisée  par  le  bruit,  Nyctalelte  reste 
là,  stupide,  écoutant.  Par  quel  couloir  fuir  !  La 
cloison  de  glaise  vibre  plus  fort  ;  elle  frémit  ; 
des  miettes  de  terre  se  détachent  comme  si  un 
bélier  heurtait  la  paroi,  et  tout  d'un  coup,  dans 
un  éboulis  dernier,  la  trompe  terreuse,  le  poil 
sale,  l'ennemi  surgit  dans  la  place  tandis  que 
Nyctalette,  emportée  par  l'instinct,  s'élance  par 
le  premier  couloir  venu  et  disparaît  dans  la 
ténèbre. 


LE    VIOL    SOUTE!\nAlN  85 


Ahuri  un  instant,  il  reste  là  immobile,  et,  par 
un  sentiment  de  coquetterie  nuptiale,  se  secoue 
pour  se  débarrasser  des  miettes  de  terre  qui  le 
souillent. 

Alors  il  écoute,  et  de  sa  trompe,  sale  encore 
et  frémissante  de  désir,  il  flaire  l'entrée  des 
corridors j  puis,  avec  un  cri  de  victoire,  un  cri 
rauque  et  aigu  comme  d'un  petit  oiseau  qu'on 
étrangle,  il  s'élance  derrière  la  femelle  qui,  par 
le  dédale  sinistre  des  couloirs,  passe  et  vole  d'une 
vitesse  désespérée. 

Mais  il  la  suit,  rivé  aux  pas  de  la  fuj^arde 
dont  l'odeur  sexuelle  excite  son  énergie  et  cin- 
gle son  désir. 

Dix  fois  déjà  ils  ont  passé  dans  la  chambre 
centrale  sous  le  dôme  de  glaise  aux  piliers  ébrè- 
chés  par  les  heurts  de  cette  course  à  l'amour  et 
à  la  torture. 

Nyctalette  ne  se  sent  plus,  ne  voit  plus  ;  elle 


8G  DB    GOUPIL    A   MAP.GOT 

entend  tout  proches  derrière  elle  les  cris  du 
bourreau  qui  l'appelle  et  sent  frémir  sous  elle 
ses  pauvres  petites  pattes  lasses. 

Il  est  là.  Il  approche.  Elle  sent  le  vent  de  son 
corps  lancé  à  sa  poursuite.  Il  est  derrière  elle  ; 
il  va  l'atteindre  1  Oh  !  lui  tenir  tête  et  résister. 
Elle  arrive  à  la  galerie  et  se  retourne  vivement 
pour  opposer  à  l'ennemi  la  herse  de  ses  pattes 
armées.  Un  choc  violent.  Un  pilier  déterre  s'é- 
croule, et  Nyctalette,qui  l'a  heurté  en  se  retour- 
nant, roule  aussi  parmi  l'avalanche  des  moltc- 
leltes. 

En  un  bond  il  est  sur  elle;  il  la  tient;  il  lui 
serre  entre  ses  petites  dents  la  peau  du  cou 
moite  de  sueur,  et  tandis  qu'elle  jette  auxsom" 
bres  échos  des  souterrains  des  appels  désespé- 
rés, un  sexe  barbelé,  comme  une  épée  de  feu, 
lui  perfore  les  flancs  pour  le  viol,  le  viol  éternel 
et  sombre  que  toutes  les  Nyctalettes  subissent 
quand  les  sèves  montantes  ont  enfiévré  dans 
leurs  veines  le  sang  ardent  des  mâles  féroces 
aux  sexes  cruels,  par  qui  se  perpétue  l'œuvre 
auguste  des  maternités  douloureuses. 


L'HORRIBLE  DÉLIVRANCE 


La  ténèbre  était  opaque.  Rien  ne  troublait  le 
bourdonnement  du  dég^el.  Un  soudain  déclic  de 
métal  faucha  comme  un  andain  de  silence,  et 
un  hurlement  qui  ne  tenait  plus  de  la  vie  sem- 
bla jaillir  du  néant  et  déborder  dans  l'espace 
comme  une  cataracte  d'horreur  crevant  les  van- 
nes de  la  nuit...  La  bête  était  prise... 

Née  d'amours  fugitives  à  l'avant-dernier  prin- 
temps, Fuseline,  la  petite  fouine  à  la  robe  gris- 
brun,  au  jabot  de  neige,  était,  ce  jour-là,  comme 
à  l'ordinaire,  venue  de  la  lisière  du  bois  de 
hêtres  et  de  charmes  où,  dans  la  fourche  par  le 
temps  creusée  d'un  vieux  poirier  moussu,  elle 
avait  pris  ses  quartiers  d'hiver. 

Depuis  que  la  neige  avait  fait  fuir  au  loin, 
en  triangulaires  caravanes,  les  migrateurs  ailés, 
elle  avait  vu  ses  ressources  baisser  rapidement, 
et,  pour  apaiser  sa  soif  inextinguible  de  sang, 
elle    avait    dû,  comme  ses  soeurs    en    rapine, 


DE  GOUPIL    A    MAKGOT 


délaisser  les  taillis  déserts  et  chercher  vers  le 
village  la  pâture  de  chaque  jour. 

Elle  y  venait  tous  les  soirs,  plus  prudente  ou 
moins  hardie  que  ses  vieilles  compajjnes  qui 
s'y  étaient  depuis  longtemps  arrangé  des  retrai- 
tes dans  les  interstices  caverneux  des  vieilles 
toitures  d'aisseules. 

Les  temps  étaient  lointains  maintenant  ou, 
avîc  la  complicité  de  la  lune  rousse,  elle  grim- 
pait aux  petits  chênes  pour  y  surprendre,  pen- 
dant leur  sommeil,  les  merles  nouveaux  arrivés 
sur  leur  couvée  d'oisillons  :  il  ne  restait  plus 
au  bois  que  quelques  vieux  sédentaires  dont  la 
méfiance,  jamais  démentie,  défiait  toute  sur- 
prise. 

Par  un  trou  de  carreau  cassé  rusliquement 
rebouché  de  papier,  par  la  chatière  d'une  porte 
ou  l'évidement  d'un  mur  bas  à  l'endroit  où 
posent  les  poutres,  elle  était  parvenue,  certaine 
nuit,  à  couler  dans  la  grange  d'un  fermier  son 
corps  vermiforme,  et  de  là,  tombant  par  les 
abat-foin  dans  le  râtelier  des  vaches,  à  pénétrer 
dans  l'étable  chaude  où  logeaient  les  poules. 


L  HORRIBLE    DELIVRANCE  QI 


Alors  elle  avait  bondi  lég^ère  sur  le  perchoir 
où  elles  s'alignaient  juchées  sur  leurs  pattes 
repliées,  et  les  avait  saignées  jusqu'à  la  der- 
nière. 

Elle  tranchait  d'un  coup  de  dent  près  del'o- 
reilie  la  carotide,  et  pendant  que  coulait  le  sang 
chaud  qu'elle  suçait  voluptueusement,  elle  main- 
tenait sous  ses  griffes  aiguës  comme  celles  d'un 
chat  la  bestiole  stupide  qu'elle  abandonnait, 
tiède,  vidée,  flasque,  dans  les  derniers  sursauts 
de  l'agonie. 

Comme  l'ivrogne,  dédaignant  la  chair  après 
la  beuverie  sanglante,  ivre-folle  de  joie,  le  jabot 
maculé,  la  robe  poisseuse,  le  corps  gonflé,  elle 
était  retournée  à  son  bois,  insoucieuse  des 
empreintes  dénonciatrices  de  ses  pattes. 

Que  s'était-il  passé  dans  le  laps  de  temps, 
court  pourtant,  durant  lequel  elle  avait  cuvé  le 
sang  de  sa  ripaille! 

Maintenant  les  maisons  s'étaienttoutes  refer- 
mées comme  des  citadelles  derrière  les  murs 
desquels  grognaient  les  rudes  molosses  aux 
crocs  puissants  ou  bien  veillaient,  par  les  nuits 


ga  DE  GOUPIL    A    MARGOT 


de  lune,  les  hommes  surgissant  géants  des  em- 
brasures d'ombre  pour  jeter  dans  le  silence,  avec 
un  bref  éclair  rouge,  l'éclatant  tonnerre  d'un 
coup  de  fusil  qui  faisait  battre  en  retraite,  au 
large,  tous  les  rôdeurs  à  quatre  pattes  que  la 
faim  avait  conduits  vers  le  village. 

Les  chasses  nocturnes  se  passaient  en  infruc- 
tueuses et  monotones  errances  le  long  des  murs 
des  jardins,  aux  trous  des  haies  des  vergers, 
aux  versants  des  toitures  de  bois. 

Depuis  combien  de  jours  durait  cette  vie  de 
misère?  Mais,  cette  nuit-là,  à  la  pâle  clarté  d'une 
étoile  coulant  à  travers  deux  nuages  comme 
un  rayon  de  lumière  filtré  du  seuil  d'une  chau- 
mière aérienne,  elle  s'était  rendue  à  l'irrésistible 
invile  d'une  brèche  de  mur  ;  elle  avait  longé  un 
fouillis  desséché  de  perches  à  ramer  les  pois 
qui  rayaient  la  neige  d'une  ligne  grise,  et  tout 
au  bout,  comme  si  ces  branchages  à  demi  pour- 
ris eussent  été  un  providentiel  index,  elle  avait 
trouvé  là,  presque  confondu  à  la  blancheur  de 
la  neige,  un  gros  œuf  frais  fondu  qu'elle  avait 
avidement   gobé...  Le  lendemain  elle  en  trouva 


l'horrible    DÉr.IVRANCB  qS 

un  semblable  et  ainsi  plusieurs  soirs  consécutifs, 
car  chaque  nuit  maintenant  elle  revenait  là  qué- 
rir son  unique  pâture.  Le  reste  de  la  nuit  s'a- 
chevait en  infructueuses  recherches,  et  toujours 
l'aube  tardive  de  ces  matins  d'hiver  la  retrou- 
vait, agile  et  prudente,  tapie  dans  la  fourche 
caverneuse  de  sa  demeure  sylvestre. 


Le  soir  était  revenu,  un  soir  de  dégel  au  ciel 
livide  chargé  de  gros  nuages  :  des  paquets  de 
neige  saturés  d'eau  s'égouttaient  des  grands 
arbres  comme  le  linge  d'une  immense  lessive, 
ou  s'abîmaient  sur  le  sol  avec  le  bruit  gras  de 
poches  qui  crèvent  en  tombant;  des  filets  d'eau 
susurraient  de  partout;  la  terre  semblait  couvée 
par  une  grande  aile  mystérieuse  faite  de  tiédeurs 
et  de  bruissements  et  il  planait  sur  tout  ceci 
l'angoisse  d'une  genèse  ou  d'une  agonie. 

A  la  lucarne  grise  de  la  caverne,  le  petit  jabot 
blanc  avait  surgi  comme  une  motte  de  neige 


g4  I>K    GOUPIL  A    MARGOT 

_— — ^ .  I  < 

silencieusement  tombée  d'un  rameau  supérieur, 
et,  se  mouvant  lentement,  Faseline  était  descen- 
due à  terre. 

Vile,  vite,  car  le  jour  a  été  long-  et  son  esto- 
mac est  vide,  elle  suit  le  chemin  coutumier  qui 
l'amène  chaque  soir  :  le  bout  pointu  de  ses 
pattes  courbes,  aux  attaches  puissantes,  frôle  à 
peine  la  boue  grise  de  neige  et  de  terre  détrem- 
pée ;  sa  longue  queue  toufïue  se  balance  légère  : 
elle  coupe  les  sentiers  silencieux  qui  font  des 
barres  plus  sombres  dans  la  nuit  neigeuse;  elle 
longe  les  murs  d'enclos  aux  pierres  rudes  et  les 
haies  noires  aux  chapiteaux  blanchâtres,  crou- 
lants, géantes  clepsydres  d'où  la  saison  mou- 
rante semble  s'égoutter  ;  le  sang  de  l'espoir  bat 
plus  fort  aux  veines  de  la  bête  et  son  désir  gran- 
dit de  la  pâture  prochaine. 

Voici  la  brèche  du  mur  et  les  rameaux  pour- 
ris contre  lesquels,  comme  par  mégarde,  on  a 
déposé  de  grosses  poutres  qui  font  un  unique 
passage,  un  étroit  canal  pour  arriver  à  l'œuf 
dont  la  blancheur,  ce  soir,  se  détache  sur  la  terre 
dévêtue  de  la  neige   des  jours  précédents.  Elle 


L'HOnn'BLB  y)Ér,ivRAKCE  95 


le  voit,  elle  est  sûre  de  son  repas  et  quelque 
chose  en  elle  bat  plus  vite  et  plus  fort.  Encore 
quelques  sauts  et  elle  brisera  la  coquille  fragile; 
allons  !  Et  elle  s'élance  quand,  brutalement,  les 
bras  impétueux  d'un  piège,  fermant  violemment 
leur  étreinte,  Oiit  happé  dans  leur  choc  terrible 
la  petite  palle  aventureuse,  et  la  tiennent  pri- 
sonnière dans  leur  formidable  étau. 

Dans  la  douleur  sans  nozn  de  la  capture,  son 
cri  a  jailli,  mordant  la  nuit  calme  de  son  épou- 
vanlement,  tandis  qu'à  ses  côtés  d'insidieux  frô- 
lements, des  chocs  brusques,  des  crépitements 
de  bois  dénoncent  la  retraite  précipitée  des  bètes 
sauvages  rôdant  aux  alentours. 

La  douleur  horrible  de  la  patte  brisée,  des 
ciiairs  mordues,  de  la  peau  déchirée  l'a  raidie 
toute  dans  une  convulsion  de  désespoir  pour 
échapper  à  cette  étreint-e.  Mais  que  peut  la  plus 
sauvage  contraction  des  muscles  contre  la  poi- 
gne implacable  des  ressorts  d'acier  I 

En  vain  elle  veut  les  m^erdre  ;  mais  ses  dents 
reculent  devant  le  froid  du  métal  impitoyable 
qui  les  briserait,  et  comme  tout  effort  violent 


g6  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

qui  se  perd,  la  douleur  qui  l'a  suscité  s'évade  en 
gémissements. 

Au  loin  retentit  un  coup  de  feu  ;  alors  elle 
comprend  le  piège;  l'homme  va  venir  l'achever, 
et  elle  ne  pourra  ni  fuir  ni  se  défendre.  Et  dans 
la  douleur  de  l'étreinte  qui  la  mord  et  l'affole- 
ment du  dang-er,  elle  se  secoue  et  se  tord  dans 
des  convulsions  de  désespoir. 

Le  piège  reste  là,  fixé  au  sol,  immobile  ;  la 
petite  tête  se  rejette  en  arrière  dans  le  roidisse- 
ment  de  la  patte  valide  qui  piétine  le  sol  avec 
rage,  tandis  que  celles  de  derrière  s'arcboutent 
comme  des  ressorts. 

Les  reins  bandés  tirent  en  arrière,  de  coté, 
en  avant  :  rien  ne  cède  !  rien  ne  bouge  I  une 
chaîne  énorme  maintient  à  un  anneau  du  mur  la 
mâchoire  du  piège  dont  les  dents  de  fer  font 
dans  sa  chair  d'horribles  morsures  ;  des  gouttes 
de  sang  s'écoulent  qu'elle  lèche  lentement.  Puis, 
comme  si  elle  abandonnait  la  lutte  après  la  fati- 
gue de  l'effort  convulsif,  tantôt  elle  semble  se 
résigner,  s'oublier,  s'endormir  de  douleur  ou 
de  lassitude  et  tantôt,  comme  cinglée  des  mille 


LUORniBLE    DELI%'RANGK  QJ- 

lanières  de  la  souffrance,  elle  se  redresse  palpi- 
tante d'une  vie  formidable,  vibrant,  bondissant, 
hurlant  tout  entière  pour  rompre  ou  desserrer 
l'étreinte  qui  la  maintient. 

Mais  c'est  en  vain,  et  le  temps  fuit,  et  l'homme 
peut  venir.  Bientôt  là-bas,  derrière  l'épaule 
chenue  du  mont  neigeux,  l'aube  va  crever  :  un 
coq  voisin  l'annonce  par  un  coquerico  métalli* 
que  qui  réveille  les  bœufs  dont  sonnent  les  chaî- 
nes dans  le  silence  de  la  nuit. 

Il  faut  fuir,  fuir  à  tout  prix.  Et  dans  une 
secousse  plus  violente  les  os  des  pattes  ont  cra- 
qué sous  la  morsure  de  l'acier.  Un  effort  encore  : 
elle  se  jette  toute  de  côté  et  voici  que  comme 
des  lances  les  pointes  des  os  brisés  percent  sa 
peau,  le  moignon  qui  tient  à  son  poitrail  est  pres- 
que libre.  Toute  son  énergie  se  condense  sur  ce 
but;  ses  yeux  injectés  de  sang  flamboient  comme 
des  rubis,  sa  gueule  écume,  son  poil  est  hérissé 
et  sale;  mais  les  chairs  et  la  peau  la  tiennent 
encore  comme  des  cordes  qui  la  lient  au  piège 
assassin;  le  danger  grandit,  les  coqs  se  répon- 
dent, l'homme  va  paraître. 

7 


q8  db  goupil  a  uAnaoT 


Alors,  au  paroxysme  de  la  douleur  et  de  la 
peur,  frémissante  sous  la  poigne  formidable  de 
rinstinct,  elle  se  rue  sur  sa  patte  cassée  et,  à  coups 
de  dents  précipités,  hache,  tranche,  broie,  scie  îa 
chair  sang^lante  et  pantelante.  C'est  fini  I  Une 
fibre  tient  encore  :  une  crispation  do  reins,  un 
déclic  de  muscles,  et  elle  se  déchire  comme  un 
fil  sanglant. 

L'homme  ne  l'aura  pas. 

Et  Fuseline,  sans  môme  regarder,  dans  un 
suprême  adieu,  son  moignon  effiloché  et  rouge 
qui  resta  là^  planté,  po'jr  attester  son  invincible 
amour  de  l'espace  et  de  la  vie,  ivre  de  souffrance, 
mais  libre  quand  même,  s'enfonça  dans  îa 
brume. 


LÀ  FIN  DE   FUSELINE 


Traînant  son  suaire  jaunâtre  et  comme  vieilli 
sur  la  grisaille  morbide  du  paysage  rustique, 
l'aube  s'était  levée,  telle  un  spectre  vengeur,  ce 
jour  d'hiver  où  Fuseline  fuyant  avait  laissé  sa 
patte  fixée  ainsi  qu'une  borne  d'horreur  entre 
les  mains  d'acier  du  piège  tendu  par  l'homme. 

Le  long-  des  haies  larmoyantes,  grises,  sales 
comme  d'immenses  chrysalides  qui  se  débarras- 
sent petit  à  petit  de  leurs  enveloppes,  elle  avait 
marché,  elle  avait  couru,  sans  voir,  sans  savoir, 
d'une  longue  traite  jusqu'à  l'épuisement. 

Alors,  sentant  fléchir  son  courage  et  ses  pat- 
tes se  dérober,  elle  avait  été  comme  dégrisée  de 
sa  souffrance  par  cette  douche  froide  que  l'idée 
de  mort,  brusquement  surgie,  versait  brutale- 
ment sur  sa  conscience  suspendue,  en  même 
temps  qu'un  raisonnement  irréfragable  et  spon- 
tané lui  criait  avec  la  brutalité  d'un  ordre  :  Si  tu 
ne  te  reposes  pas,  tu  vas  mourir. 

7' 


DE    GOUPIL    A    MARGOT 


Sur  un  tapis  spongieux  de  feuilles  à  demi 
pourries,  dont  il  ne  restait,  comme  un  squelette, 
que  la  dentelle  délicate  des  nervures  jaunies,  à 
travers  l'armaturedu  Iacis(desserré,  semblait-il, 
par  la  chute  des  feuilles)  des  buissons  d'épines, 
elle  s'était  arrêtée,  et  là,  après  avoir  long-uement 
léché  le  sanglant  moignon  qui,  comme  une  man- 
che déchirée,  pendait  piteusement  à  son  épaule, 
elle  s'était  orientée  au  plus  vite  pour  regagner 
sans  encombre  sa  cabane  ào  bois. 

Elle  en  était  très  proche,  car,  môme  dans  îe 
désarroi  le  plus  grand  qui  puisse  troubler  la  vie 
coutumière  des  animaux  sauvages,  il  persiste 
j/iesque  toujours,  au-dessus  de  la  conscience 
engourdie,  comme  une  direction  providentielle 
('AU  les  conduit,  un  subconscient  conservateur 
qui  veille  sur  leur  vie. 

Maintenant  que  la  tranquillité  de  la  retraite 
provisoire  lui  permettait  de  réfléchir,  elle  établis- 
sait son  itinéraire  pour,  au  moment  propice, 
regagner  la  fourche  hospitalière  de  son  vieux 
poirier  qui  dressait  là-bas,  à  la  lisière  de  la 
forêt,  ses  longs  bras  aux   ai'înches    de  mousse 


1 


LA    FIN    DE    FUSELINK  I03 

parmi  ies  nudités  grêles  des  rameaux  de  LcLres 
et  de  charmes. 

Comme  si  elle  eût  voulu  récupérer  un  poten- 
tiel nt'^cessaire  d'énergie,  laisser  s'accumuler  en 
elle  une  réserve  suffisante  de  force,  elle  s'ac- 
croupit sur  elle-m.ême,  se  pelotonna  en  boule 
pour  rendre  à  ses  muscles  épuisés,  avec  la  cha- 
leur que  leur  portait  son  sang-  généreux  de 
jeune  bête,  la  force  indispensable  pour  assurer 
son  salut. 

Bientôt,  prudente,  rasant  le  sol,  sa  tête,  fine 
comme  celle  d'un  serpent,  se  leva  d'entre  les 
brindilles  craquantes,  et,  l'horizon  exploré  d'un 
coup  d'œil,  sondé  d'un  tour  d'oreille,  elle  se 
coula,  sous  l'égide  des  haies,  vers  la  forêt  où  se 
trouvait  sa  demeure. 

Elle  y  fut  bientôt,  et  telle  était  son  énergie  que, 
malgré  sa  patte  tranchée,  malgré  le  sang  perdu, 
malgré  la  souffrance  engourdissante,  elle  grimpa 
sans  encombre  à  sa  caverne  aérienne  où  elle 
sembla  s'engloutir  comme  dans  le  giron  d'une 
mère  ou  la  gueule  ouverte  d'un  précipice... 

Six  jours  durant  elle  y  resta  prostrée  de  souf- 


I04  DK    GOUPIL    A  KA[\GOT 


france,  nourrie  par  la  fièvre  et  léchant  sa  plaie  ; 
puis  un  beau  soir  elle  reparut  amaigrie,  les 
yeux  brillants  et  douloureux, l'épaule  pendante, 
lamentable,  telle  une  estropiée  qui  présente  son 
moig-non  pour  apitoyer  les  choses  et  demander 
une  aumône  à  la  vie. 

Rien  ne  la  ramena  plus  vers  le  village  où  re- 
tournaient ses  sœurs; rien  ne  la  décida  à  se  rap- 
procher des  habitations,  rien,  pas  même  le  désir 
et  la  soif  du  sang-,  ne  l'atlira  par  la  plaine  où, 
maintenant,  sur  les  prairies  et  les  chaumes  dévê- 
tus de  neige,  parmi  les  pieds  de  chicorée  s'étoi- 
lant  et  verdissant,  les  poules  en  liberté  pico- 
raient de  menus  vermisseaux  et  les  petits  cail- 
loux qui  devaient  former  la  coquille  de  leurs 
œufs. 

La  forêt  lui  restait  et  lui  suffisait;  elle  y  cher- 
cha sa  vie  quotidienne,  et  put,  tant  bien  que 
mal,  atteindre  les  jours  de  printemps,  la  poussée 
des  feuilles  et  le  retour  des  oiseaux  qui  lui  pro- 
mettait la  plus  abondante  des  pâtures. 

Ces  temps  venaient. 

Perchée    dans    son    observatoire    suspendu 


LA    FIN    DE    FUSELINB  I05 


comme  une  sentinelle  aux  aguets  du  renouveau, 
elle  les  entendait  maintenant  revenir,  les  migra- 
teurs, et  passer  sur  sa  forêt  en  grands  froufrous 
d'ailes,  en  longue  rumeur  de  marée  montante, 
en  tempête  de  cris  d'appel,  d'amour  et  d'espé- 
rance. Elle  n'était  pas  inquiète  de  les  voir  dis- 
paraître au  loin,  car  elle  savait  bien  que  ceux- 
là  qui  passaient  les  premiers,  s'enfonçant  vers 
le  Nord,  en  amèneraient  après  eux  une  longue 
suite,  qui,  telle  la  traîne  d'une  immense  robe 
ailée,  s'éparpillerait  sur  la  forêt  et  la  vêtirait 
jusqu'en  automne  de  la  trame  cliangeanle  et 
joyeuse  de  leurs  amours  et  de  leurs  chants. 

Son  petit  cœur  battait  puissamment  de  joie 
en  évoquant,  pour  un  proche  avenir,  les  em- 
buscades de  feuilles  où  surprendre  les  merles, 
les  assauts,  au  haut  des  fûts  des  foyards,  des 
nids  de  grives  et  les  rudes  combats  autour  des 
nichées  de  corbeaux  qui  défendaient  énergi- 
quement,  du  pic  solide  de  leur  bec,  leurs  jeu- 
nes couvées. 

Elles  étaient  encore  rares  les  captures,  et 
les  longues  stations   s'achevaient  souvent  vai- 


I06  DE    COIPIL    A    MARGOT 

nés  ;  mais  un  instinct  tout  puissant  la  prenait 
à  guetter  les  ébats  amoureux  des  oiseaux  de 
son  bois,  leurs  poursuites,  leurs  querelles, 
leurs  combats:  c'était  son  avenir  qui  se  prépa- 
rait, de  fabuleuses  ripailles  de  sang  sur  un  cou- 
vert de  feuilles  parmi  la  douceur  des  matins  ou 
la  tiédeur  des  vesprées  printanières. 

Les  bourgeons  s'épaississaient,  se  gonflaient; 
bientôt  des  feuilles  délicates  et  pâles  s'en  élan- 
ceraient victorieuses  pour  dérouler  à  la  lumière 
leurs  banderoles  de  fraîcheur  et  s'étaler  ensuite 
en  larges  parasols  vernis. 

Ce  serait  le  moment  des  nids  :  presque  tous 
les  buissons  en  recèleraient,  les  grands  arbres 
en  abriteraient  eux  aussi,  et,  selon  le  caprice  de 
l'heure,  elle  pourrait  composer  son  menu  des 
2T(Mes  oisillons  de  la  lisière  ou  des  lourdes  cou- 
vées  de  ramiers  de  la  combe. 

Maintenant,  si  durant  le  jour  elle  ne  pouvait 
songer  à  les  capturer,  du  moins  presque  cha- 
que soir  arriva''-c]le  à  saigner  un  incrîe. 

Dès  que  tombait  le  crépuscule,  perchés  sur 
les  branches  basses  des  arbres  de  la  tranchée, 


LA    FIM    DU    FL'SELINE  IO7 

ils  commençaient  solitaires  et  c'éfiants  un  cb.ant 
interrompu  par  de  courts  silences,  un  chant 
passionné,  bruyant,  têtu,  varié  à  l'infini,  comme 
pour  forcer  la  venue  du  printemps  ou  que  si 
chacun  d'eux  eût  voulu  éclipser  son  voisin  et 
le  contraindre  au  silence. 

C'est  alors  qu'elle  se  glissait  lente  et  souple 
sous  les  taillis  et  arrivait  silencieuse  au  pied  de 
l'arbre  où  s'égosillait  le  siffleur.  Tant  que  chan- 
tait l'oiseau,  saoul  de  sa  propre  voix,  elle  avan- 
çait, s'arrêtant  quand  il  se  taisait,  grimpant  sans 
bruit,  redevenant  immobile,  abaissant,  sur  les 
rubis  fulgurants  de  ses  yeux  ses  lourdes  pau- 
pières hérissées  de  cils,  puis  reprenant  quand 
il  recommençait,  se  collant  à  la  branche,  faisant 
corps  avec  elk,  impossible  à  distinguer  de  l'am- 
biance. 

Quand  elle  se  sentait  assez  proche,  qu'elle 
avait  sondé  la  distance,  dosé  son  élan,  elle  se 
précipitait  d'un  bond  sur  la  bestiole  dont  le 
chant  s'étranglait  entre  ses  griffas  en  piaille- 
ment lugubre  qui  faisait  aussitôt  retomber  la 
forêt  dans  le  leurd  silence  de  la  nuit. 


t>E    UOUl'll-    A    MAIVGOT 


Mais  pour  cette  chasse  exigeant  une  souplesse 
particulière  et  une  agilité  peu  commune,  le 
moignon  cicatrisé  qui  remplaçait  sa  patte  était 
horriblement  gênant.  Sa  marche  en  était  moins 
rapide,  son  équilibre  moins  assuré,  son  élan 
moins  énergique,  et  plusieurs  fois  déjà  elle 
avait  manqué  sa  proie  qui  s'était  enfoncée  à 
tire  d'aile  dans  la  ténèbre  épaississante,  en 
poussant  des  sifUements  aigus  de  peur  disant 
assez  à  Fuseline  qu'elle  ne  l'y  reprendrait  plus. 

Mais  lorsque  les  nids  se  bâtirent,  ce  fut  pour 
elle  de  perpétuelles  orgies  entrecoupées  de  som- 
meils lourds  comme  des  ivresses  de  vin  dont 
elle  se  réveillait  plus  assoiffée  encore,  toujours 
folle  de  sang,  toujours  prête  à  saigner  dans  la 
fourche  d'une  branche  une  mère  surprise  à 
couver  ses  œufs  ou  à  protéger  ses  oisillons. 


Le  soleil  faisait  craquer  les  derniers  et  tardifs 
bourgeons  des  chênes  sous  la  pression  chaude 


LA    FIN   DK    FUSELINK  lOg 

de  ses  rayons.  Les  verdures  senuançaienl  à  l'in- 
fini. 

C'était  une  symphonie  de  couleur  allant  du 
cri  violent  des  verts  ardents  et  comme  vernissés 
(réfléchissant  le  soleil  sur  les  mille  facettes  de 
leurs  miroirs  comme  pour  jouer  avec  la  plaine) 
aux  pâleurs  mièvres  des  rameaux  inférieurs,  dont 
les  feuilles  tendres,  aux  épidermes  délicats  et 
ténus,  n'avaient  pas  encore  reçu  le  baptême 
ardent  de  la  pleine  lumière,  bu  la  lampée  d'or 
des  rayons  chauds,  car  leur  oblique  courant 
n'avait  pu  combler  jusqu'alors  que  les  lisières 
privilég-iées  et  les  faîtes  victorieux. 

Mais  ce  jour-là  une  vie  multiple  et  grouillante, 
végétale  et  animale,  sourdait  de  partout,  des 
crépitements  des  insectes  et  du  chant  des 
oiseaux  à  l'éclatement  des  bourgeons  et  au  gon- 
flement des  rameaux,  craquant  dans  l'air  vibrant 
comme  des  muscles  qui  s'essaient. 

C'était  un  de  ces  premiers  jours  où  la  forêt, 
comme  une  femme  qui  a  longtemps  résisté,  se 
laisse  enfin  aller  toute  aux  caresses  de  l'amant, 
où  elle  vit  de  toutes  ses  fibres,  où  elle  chante 

8 


110  H-    GO'.jPiL    A    MAhOOT 

de  tontes  ses  sèves,  où  les  grands  baisers  du 
soleil  l'ont  in.'.estie  comme  un  amour  victorieux 
et  conquise  et  pénétrée  toute,  et  où  elle  ne  tend 
plus  aux  vivants  sous  ses  ombrages  captieux 
l'asile  traître  de  son  insidieuse  fraîcheur. 

Tout  chantait  en  elle,  mais  sans  rejaillir  au 
dehors,  tout  y  vivait  d'une  vie  chaude  et  conte- 
nue, comme  concentrée... 

C'était  parmi  cette  joie  plcnière  qui  semblait 
l'épanouir  que  Fuseline,  ce  matin,  visitait  ies 
nids  de  merles  des  coudriers  et  des  petits  chênes 
pour  sa  repue  quotidienne. 

A  la  fourche  d'un  arbre  où  trois  branches  de 
moyenne  grosseur  nouaient  leurs  fibres  ligneu- 
ses, enfoncé  à  ras  de  son  nid,  aplati  sur  ies  frê- 
les corps  à  peine  duvetés  et  rougeàtres  de  ses 
petits,  un  merle  frissonnait  éperdument,les  plu- 
mes ébouriffées,  la  tête  molle,  les  yeux  hagards. 

Un  vertige  fantastique  semblait  le  dominer, 
une  peur  indescriptible  tourbillonnait  dans  ses 
yeux. 

Loin,  en  haut,  comme  suspendu  dans  la 
lumière,  un  oiseau  de  proie,  un  grand  rapace 


LA    rîN    DB     FUSKLINB 


l'avait  découvert  et,  les  ailes  agitées  perpétuel- 
lement sans  bouger  de  place,  le  cou  tendu,  la 
tête  penchée,  fascinait  de  ce  mouvement  vain  et 
du  regard  hallucinant  de  ses  yeux  fixes  cerclés 
d'or  la  malheureuse  bestiole,  incapable  mainte- 
nant de  fuir  le  nid  où  le  sentiment  maternel 
l'avait  fait  rester  malgré  le  danger. 

Au  loin,  dans  un  immense  froufroutement 
d'ailes,  un  ample  et  frémissant  pépiement,  les 
autres  oiseaux  se  rassemblaient  pour,  par  leur 
nombre,  leurs  cris,  leur  influence  réciproque, 
échapper  à  la  fascination  fatale  et  à  l'assassinat 
infaillible  auxquels  sont  voués  les  isolés.  Des 
corbeaux  se  répondaient,  et,  encore  hésitants, 
se  désignaient  l'ennemi,  avec  à  la  fois  le  désir  et 
la  crainte  d'affronter  des  coups  qui  ne  les  mena- 
çaient pas. 

L'oiseau  de  proie,  un  grand  busard  d'une 
envergure  fantastique,  ne  semblait  y  prendre 
garde,  absorbé  tout  entier  par  sa  proie. 

Et,  tout  à  coup,  sentant  le  merle  bien  pris 
dans  le  réseau  de  sa  puissance,  il  s'abattit  comme 
une  masse  sur  le  nid. 


DB    GOUPIL    A    MAUGOT 


Mais  au  moment  où  ses  serres  crochues,  ten- 
dues en  avant  dans  un  geste  assassin,  allaient 
saisir  roiseau,  brusquement,  semblant  surgir 
des  profondeurs  même  de  l'arbre,  la  tête  mena- 
çante de  Fuseline  se  leva. 

Un  balancement  d'ailes  rejeta  le  rapace  sur 
une  branche  de  la  fourche  où  l'y  fixa  une  serre, 
tandis  que  l'autre  se  crispait  dans  le  vide,  et  que, 
sur  le  cou  tendu,  la  tête  horizontale  fixait  féroce- 
ment  l'adversaire  qui  lui  disputait  son  butin. 

Sur  la  branche  d'en  face,  le  train  de  derrière 
en  haut,  la  patte  valide  en  bas,  grasse  et  forte 
de  ses  festins  répétés,  les  reins  arqués  en  une 
courbe  féline  et  puissante,  le  cou  levé  pour  le 
défi,  elle  dressait  en  face  du  busard  sa  petite 
tête  fine  où  brasillaient  les  diamants  de  ses 
yeux,  sa  tête  plate  de  bêle  féroce  montrant  dans 
la  gueule  ouverte  pour  mordre  et  pour  saigner 
la  double  rangée  brillante  et  pointue  de  ses 
dents,  immobile,  les  babines  troussées,  le  nez 
froncé,  les  pointes  des  moustaches  tendues  en 
avant,  terrible,  dans  la  suprême  intensité  de  sa 
colère  et  de  sa  haine. 


FL'SELINK 


ii3 


Et  les  deux  adversaires,  face  à  face  se  pous- 
saient jusqu'à  l'âme  les  lances  violentes  de 
leurs  regards  tous  deux  fascinateurs  et  féroces. 
La  lutte  imminait,  poignante,  indécise  encore, 
mais  implacable  et  mortelle  pour  celte  pâture 
jetée  entre  les  deux,  ce  malheureux  corps  d'oi- 
seau aux  plumes  cbourifTëes  d'un  fiévreux  et 
fantastique  frisson ,  cette  petite  boule  grise 
dont  on  ne  voyait  plus  qu'un  bec  noir  immobile, 
des  yeux  vagues  et  fous,  et  dont  le  cou  semblait 
vouloir  rentrer  dans  le  corps  pour  échapper  à 
la  griffe  qui  l'étranglerait  ou  à  la  dent  qui  le 
saignerait  ;  pauvre  loque  vivante  et  souffrante 
dont  sautait  le  cœur  de  violents  battements  qui 
faisaient  pépier  sous  la  freîe  toiture  de  ses  ailes 
les  jeunes  oisillons  aveugles,  inconscients  du 
drame  qui  se  déroulait  au-dessus  de  leur  tête* 

Les  regards  des  deux  ennemis  se  froissaient 
comme  des  épées  ;  on  eût  dit  qu'un  lien  invi- 
sible et  tout  puissant  les  rivait  l'un  à  l'autre  et 
que  ce  lien,  se  contractant  progressivement,  ban- 
dait par  degrés  leurs  muscles  pour  la  lutte,  le 
bond  fatal  où  ils  allaient  se  saisir  de  toutes  leurs 


Il4  OZ    GOUPIL    A    MARGOT 

forces  centuplées  par  la  colère  qui  les  animait. 

Brusquement,  comme  si  ses  muscles  fussent 
emplis  de  toute  leur  énergie  batailleuse  et  résis" 
tante,  d'un  élan  violent  de  ses  reins  et  de  ses 
jarrets,  Fuseline  sembla  se  décocher  de  sa  bran- 
che comme  une  flèche  de  haine  et  fonça  sur  le 
rapace. 

L'élan  fut  irrésistible  ;  l'oiseau  de  proie  reçut 
le  choc  en  plein  portrail  et  chancela;  mais  ses 
ailes  fantastiques  l'eurent  redressé  en  une  se- 
conde et  avant  môme  que  son  bec  crochu  eût 
lacéré  dans  ses  cisailles  cette  chair  frémissante, 
ses  serres  agrippantes  saisissaient  Fuseline  par 
le  râble  et  il  s'enlevait  dans  l'espace,  emportant 
la  bête  avec  lui. 

Le  busard  s'éleva  obliquement,  alourdi  de  sa 
capture,  réservant  sa  vengeance  pour  plus  tard, 
dans  quelques  instants,  quand  la  fouine  étour- 
die de  cette  course,  éperdue  de  vertige,  chavirée 
dans  la  mer  aérienne,  ne  songerait  plus  à  résis- 
ter à  ses  coups  de  bec. 

Il  se  trompait.  Fuseline  avait  bien,  en  s'éle- 
vanl  aux  serres  sanglantes  du  fauve,  éprouvé  le 


LA    FIN    DE   FU8ELINE  Il5 

vertige  de  ceux  qui  ne  se  fient  qu'à  la  terre 
et  à  leurs  pattes;  son  regard  éperdu  n'avait 
pu  sonder  l'abîme  grandissant  qui  la  sépa- 
rait de  son  monde,  mais  une  colère  frénétique 
l'avait  saisie,  et,  plus  puissante  et  plus  souple 
que  jamais,  comme  si  les  muscles  de  ses  reins, 
forçant  sans  point  d'appui  les  serres  qui  la  te- 
naillaient, eussent  progressé  d'eux-mêmes,  elle 
rapprochait  progressivement  du  poitrail  de  l'oi- 
seau sa  gueule  ardente  et  vorace. 

D'un  seul  coup,  dans  un  effort  convulsif  et 
désespéré,  courbant  les  pattes  du  busard,  elle 
avait  atteint  le  corps  et,  tels  des  couteaux  inar- 
rachables,  lui  avait  planté  violemment  dans  les 
flancs  les  lames  froide  de  ses  dents. 

Du  geste  d'un  humain  frappé  à  mort,  le  rapace 
jeta  fébrilement  en  arrière  sa  tête  douloureusej 
tandis  que,  par  la  blessure  ouverte,  suintait  le 
sang  rouîre,  en  rosée  écarlateet  chaude  d'abord, 
puis  en  jets  plus  vifs  et  saccadés,  s'abîmant  en 
gouttes  larges  au  fur  et  à  mesure  que  progres- 
sait la  morsure  et  que  se  trouait  le  cœur. 

Alors  modifiant  son  vol  et  s'élevanttout  droit. 


DE    GOUPIL    A    MARGOT 


sans  plus  rien  voir,  dans  un  essor  fou,  l'oiseau 
monta,  monta,  Fuseline  enfoncée  dans  son  cœur 
comme  une  flèche  de  mort  qu'il  serrait  de  plus 
en  plus  furieusement  dans  les  contractions  fré- 
nétiques de  son  agonie. 

Les  serres  convulsées,  crispées  sur  les  reins 
et  le  poitrail  de  la  fouine,  traversèrent  la  peau, 
les  chairs,  broyant  sous  leur  étreinte  les  poumons, 
le  cœur,  tous  les  viscères  qui  saignèrent,  se  tri- 
turèrent comme  une  pâte  de  chair  vivante  et 
fumante,  tandis  qu'implacable,  immobile,  rivée 
sur  sa  vengeance  elle  aussi,  la  tête  de  Fuseline 
creusait  encore  plus  avant  un  trou  plus  rouge 
dans  le  flanc  de  l'oiseau. 

Ils  montèrent  fous  dans  le  soleil,  en  une 
ascension  éperdue,  jusqu'à  ce  que,  tout  d'un 
coup,  vidé,  ployant  sur  ses  ailes  flasques,  le 
grand  oiseau  chavira  sur  l'abîme,  et,  dans  les 
derniers  sursauts  de  l'agonie,  étreignant  encore 
entre  ses  serres  rigides  le  corps  de  sa  victime, 
les  deux  cadavres  s'abiuièrent  dans  le  vide. 


LA  COxNSPIRATION  DU  MURGER 


A  Charles  Callet. 


8. 


Pour  les  sombres  luzernes  et  les  sainfoins 
odorants,  Roussard,  le  lièvre  roux  du  bois  de 
Valrimont,  se  rendant  à  l'invite  de  la  sécurité 
crépusculaire,  allait  quitter  le  fourré  de  ronces 
de  la  Combe  aux  Mûres,  où  il  s'était  gîté  par  une 
aube  de  juin. 

Il  y  avait  dormi  les  yeux  ouverts,  comme  s'il 
eût  craint  que  ses  oreilles  mobiles  de  vieux  che- 
mineau  forestier  ne  pussent  suffire  à  explorer 
les  bruits  de  la  campagne;  et  le  décor  du  sous- 
bois,  changeant  avec  la  lumière  que  secouaient 
les  frondaisons,  favorisait  dans  ses  somnolen- 
ces les  cauchemars  quotidiens  qui  trouaient  son 
repos  d'épouvantes  tragiques. 

Sans  que  rien  de  tangible  eût  pu  faire  soup- 
çonner chez  lui  un  changement  si  rapide,  R  )us- 
sard,  ayant  pris  conscience  de  sa  situation,  s'as- 
sura de  la  sécurité  extérieure  en  dirigeant  suc- 
cessivement vers  les  quatre  coins  de  l'horizon 


DE    GOUPIL    A    MARGOT 


les  pointes  blanches  de  ses  oreilles  rousses, 
comme  un  guerrier  qui  essaie  son  arme  avant  la 
bataille,  ou  simplement  comme  un  voyageur  qui, 
avant  de  partir,  vérifie  la  stabilité  de  sa  coiffure. 

Puis  ses  pattes  de  derrière,  longues  et  soli- 
des comme  deux  ressorts  d'acier,  élevèrent  son 
gentil  cul  blanc  à  la  hauteur  dé  ses  oreilles  et  le 
projetèrent,  d'une  détente  sèche,  à  quelques  pas 
du  fourré  de  ronces  affectionné  qu'une  vieille 
expérience,  et  non  la  mobihté  frivole  du  caprice, 
lui  avait  fait  choisir  pour  sa  couchette  d'un  jour. 

Roussard,  l'ermite  solitaire,  l'usufruitier  de 
la  Combe  aux  Mûres,  était  le  seul  maître  de  ce 
canton  de  bois  et  reconnu  comme  tel  par  tous 
les  autres  lièvres,  car,  depuis  des  lunes  et  des 
lunes  qu'il  avait,  une  nuit  d'automne,  trouvé  la 
com.be  déserte  et  que,  sous  les  espèces  de  la  boue 
de  glaise  vernissant  ses  guêtres  rousses,  il  y  avait 
fixé  ses  dieux  pénates,  nul  parmi  la  gent  oreil- 
larde,  docile  aux  instincts  séculaires,  n'avait 
songé  à  lui  disputer,  comme  la  fabuleuse  belette, 
ce  droit  de  premier  occupant. 

Peut-être  avait-il  oublié  ce  soir  d'automne,  où. 


LA    CONSPIRATION    DU    MURGER 


loin  de  son  buisson  natal,  harassé  par  une  fuite 
éperdue  devant  une  harde  féroce,  il  était  venu 
échouer  dans  les  parages  de  ce  coin  paisible. 
Après  de  savants  doublés  et  de  multiples  crochels, 
il  s'était  remis  entre  deux  sillons  boueux  avec  les- 
quels il  se  confondait,  le  nei  tourné  du  côté  du 
vent  qui,  comme  un  complice  tu  comme  un  ami, 
lui  rabattait  soigneusement  le  poil  sur  l'échiné 
pour  le  mieux  dissimuler.  Et  toute  la  nuit  et  tout 
le  jour  qui  avaient  suivi  il  n'avait  pas  bougé. 

Au  crépuscule  seulement,  désireux  d'abord  de 
reprendre  le  chemin  de  son  ancien  canton,  il  s'é- 
tait mis  en  marche;  mais  le  dernier  Uèvr-c  delà 
combe,  tué  sans  doute  par  les  chasseurs,  lais- 
sant libre  cet  admirable  séjour,  la  proximité  des 
champs  de  trèfle  et  de  luzerne,  le  calme  sauvage 
de  ce  coin  de  bois  abrité  des  grands  yents, 
l'avaient  retenu  là,  et  les  levrauts  de  Valrimont 
devenus  adultes,  en  quête  eux  aussi  de  solitude, 
lui  en  avaient  laissé  sans  conteste  la  paisible 
suzeraineté. 

Par  des  sauts  saccadés  et  prudents,  dans  la 
lumière  veloutée  et  caressante  de  ce  crépuscule 


DE   GOUriL   ▲    MARGOT 


de  juin,  il  descendait  vers  ses  lieux  de  sortie 
familiers,  après  avoir  comme  sondé  l'espace, 
pour  découvrir,  malgré  lo  calme  inviolé  de  la 
forêt,  la  direction  du  vent  très  faible  qui  baisait 
Iang"uissamment  les  feuilles  ardentes  des  arbres. 
Le  vent  soufflait  du  Sud,  et  il  se  dirig^ea  vers  la 
brèche  du  mur  d'enceinte  la  plus  au  midi,  comme 
s'il  voulait  épier  le  soir  aussi  loin  que  possible 
et  démêler,  sur  les  mille  écheveaux  de  son  oreille 
infaillible,  les  bruits  imperceptibles  que  pouvait 
receler  l'air  nocturne  doucement  balancé. 

En  peu  d'instants  Pioussard  fut  hors  du  bois, 
et  comme  il  se  sentait  protég-é  par  les  murailles 
élastiques  de  l'ombre,  il  évolua  par  son  domaine 
avec  le  calme  et  l'aisance  que  procure  la  sécu- 
rité. Tout  en  tondant  de  temps  à  autre  un  fais- 
ceau d'herbes  aromatiques,  il  se  divertissait 
comme  un  jeune  poulain,  ivre  de  sa  solitude, 
bondissant  de  touffe  en  touffe,  rasant  les  haies, 
et,  de  temps  à  autre,  tournant  vers  le  villag^e 
d'où  venaient  encore  quelques  bruits  fanfarons 
l'oreille  négligente  de  l'être  en  fête  plein  de 
confiance  en  la  vie. 


LA    CONSPIRATION    DU    MUKGER  123 


C'ëtaiî  dans  tel  champ  de  trèfle  rouge  aux 
fleurs  sucrées  qu'il  retrouvait  d'ordinaire  les  au- 
tres lièvres  de  la  forêl,  ses  compag^nons  noctur- 
nes, et  depuis  une  lune  ou  deux  Roussard  s'é- 
tonnait de  ne  plus  rencontrer  au  rendez-vous 
quotidien  les  compères  à  longues  oreilles  avec 
qui  il  se  frottait  hi  nez  en  signe  d'amitié  dans  la 
verdure  humide  et  odorante  des  prés. 

Il  ne  les  voyait  plus  ;  et  Roussard  s'étonnait 
davantage  chaque  soir,  d'autant  plus  qu'à  la 
place  dos  grands  coureurs  il  voyait  maintenant, 
par  troupes  envahissantes  et  d'un  sans-gêne 
exagéré,  des  congénères  plus  petits,  de  couleur 
plus  foncée,  qui  lui  jetaient  de  mauvais  regards 
et  avaient  répondu  par  des  cris  aigus  et  des  fré- 
missements de  museau  aux  avances  sympathi- 
ques qu'il  avait  voulu  leur  faire. 

Roussard  était  vaguement  inquiet  de  ce  voi- 
sinage et  s'il  ne  faisait  pas  encore  de  rappro- 
chements entre  la  disparition  des  autres  grands 
capucins  et  la  présence  de  ces  cousins  bizarres 
qui  se  terraient  au  lieu  de  se  gîter,  il  n'en  sen- 
tait pas  moins  le  désagrément  de  leur  conti- 
nuelle et  agressive  présence. 


124  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

Roussard  était  le  plus  fort  et  le  plus  p^rand 
des  lièvres  de  Valrimont,  mais  il  n'avait  jamais 
abusé  envers  un  rival  de  sa  taille  avantageuse, 
aussi,  avec  la  sérénité  des  bons  et  la  tranquille 
assurance  des  forts,  regardait-il  ces  petits  jean- 
nots  qu'il  aurait  facilement  battus  à  la  lutte  ou  à 
la  course. 

Toute  la  nuit,  il  courut  donc  de  pré  en  pré, 
d'herbe  en  herbe,  suivant  les  sentiers  et  les  che- 
mins d'où,  d'un  bond,  le  nez  et  le  derrière  en 
l'air,  rassuré  et  heureux,  il  rebondissait  parmi  le 
pnrfum  d'une  nouvelle  essence  fourragère  dont 
son  caprice  passager  lui  avait  donné  l'envie. 

On  était  en  vieille  lune;  vers  une  heure  du 
matin  sa  double  corne  d'argent  monta  dans  le 
ciel  limpide  parmi  le  scintillement  versicolore 
des  étoiles  et  Lièvre,  posé  sur  son  derrière,  tou- 
jours étonné  et  un  peu  inquiet  de  la  lumière,  la 
regardait  surgir,  quand  un  spectacle  inaccou- 
tumé le  fige  de  stupeur  sur  la  taupinière  où  il  est 
assis. 

Autour  du  grand  murger  fait  de  toutes  les 
pierres  de  la  vallée,  réunies  en  tas  au  même 
endroit  selon  la  vieille  coutume,  il  aperçoit  une 


LA    CONSPIUATION    D'J    ?/.(JltGi-.!l 


assemblée  étrange  et  innombrable  de  lapins  qui 
semblent  s'agiter  et  délibérer. 

Tantôt  assis  sur  le  cul,  tantôt  entièrement 
debout  sur  leurs  pattes  de  derrière,  changeant 
de  place,  se  haussant  et  s'abaissant,  dressant  les 
oreilles  dans  l'attitude  du  recueillement  et  de 
l'attention,  les  rejetant  en  arrière  avec  des 
expressions  de  colère,  dans  la  clarté  douteuse 
de  cette  lune  levante,  ils  ont  parfois  l'air  de  dan- 
ser une  danse  nocturne,  inconnue  de  l'oreillard, 
qui,  n'ayant  jamais  eu,  ni  ses  pareils,  l'instinct 
de  société,  ne  peut  rien  comprendre  à  la  mimi- 
que désordonnée  de  tous  ces  fous. 

Les  petits  museaux  mobiles  grimacent  étran- 
gement, découvrant  les  tranchantes  incisives  des 
rongeurs;  les  pattes  de  devant  battent  de  petits 
poitrails  colères,  puis  se  haussent  jusqu'au  mu- 
seau; et  souvent  aussi  en  un  coup  plus  brutal, 
comme  pour  un  appel  à  la  violence  ou  une  invi- 
tation au  silence,  une  patte  de  derrière,  mieux 
musclée,  frappe  le  sol  qui  rend  un  son  assourdi 
et  souligne  puissamment  l'énergie  des  altitudes. 

Roussard,  de  loin,  le  cou  tendu  de  côté,  re- 


:26  DE    GOUPIL  A    MARGOT 

g-arde  d'un  ceil^  d'un  seul  œil  latéral,  d'un  gros 
œil  rond  bombé  et  qui  semble  stupide,  cette 
scène  inconnue  comme  si  chaque  geste  qu'il  voit 
devait  décider  de  sa  liberté  ou  de  sa  vie. 

Enfin  l'aube  vient,  l'assemblée  se  disperse,  et 
RoLîssard  lui  aussi  song-e  à  regagner  sa  combe. 
Mais  à  chacune  de  ses  «  rentrées  »  habituelles, 
comme  s'ils  exécutaient  une  rigoureuse  consigne, 
deux  lapins  sont  là  qui  le  regardent  passer  avec 
cet  éternel  froncement  de  nez  qui  ne  lui  dit  rien 
de  bon;  plus  loin,  il  en  trouve  d'autres,  plus  loin 
il  y  en  a  encore,  ils  ont  l'air  d'assiéger  la  combe, 
el  Roussard,  timide  et  inquiet,  s'enfonce  pro- 
fondément dans  le  fourré,  parmi  des  enchevê- 
trements fantastiques  de  ronces.  Sur  une  javelt^e 
d'herbe  sèche,  à  l'abri  des  dards  enlacés,  le  nez 
humant  le  vent,  il  se  met  en  boule  pour  le  repos 
quotidien. 

Argile  palpitante,  indistinct  dans  la  demi- 
obscurité  du  hallier  des  herbes  fouillées  parmi 
lesquelles  il  dort,  les  oreilles  soigneusement 
rabattues  sur  le  dos,  pareil  à  une  grosse  pierre 
terne  patinée  pa"  le  temps  et   les   éléments,  il 


LA    CONePIÎVATUm    DU    MUnGEH  IHJ 

écoute  et  il  voit  de  toutes  les  énerg-ies  suhj;<-on- 
scientes  de  son  être  ;  —  et  les  bouts  noirs  et 
blancs  de  ses  oreilles  frémissent  quand  un  hruit 
étrang-er  aux  rumeurs  coutumières  de  la  'orêt 
heurte  ses  notes  discordantes  au  concert  in-mo- 
tone  qui  berce  son  sommeil,  quand  un  silence 
plus  prolongé  suspend  les  mille  voix  pai-i  'les 
de  l'harmonie  sur  laquelle  se  brode  sa  (j-iirtude 
ou  quand  une  soleillée  plus  ardente,  répïnidant 
sur  cette  ombre  une  douche  chaude  de  lumière, 
avive  les  verts  ardents  des  feuilles  de  ronces  et 
viole  la  nuit  de  sa  retraite  malgré  le  bouclier 
rigoureux  des  pousses  virides. 

Son  sommeil  est  hanté  des  rêves  les  plus  dé- 
primants, des  cauchemars  les  plus  affreux  qui 
lui  dressent  tout  à  coup  les  oreilles  ou  lui  dila- 
tent les  prunelles  dans  l'ahurissement  frisson- 
nant d'un  réveil  brusque. 

Troublé  par  le  spectacle  de  la  nuit  précédente 
et  cette  ronde  démoniaque  des  lapins,  le  moindre 
bruit  suspect  s'enfle  dans  son  cerveau  en  ton- 
nerres destructeurs,  ou  bien  le  miroitement  d'un 
rayon  de  soleil  sur  la  face  luisante  et  comme 


laS  DE    GOUPIL    A    MAS'.GOT 


vernissée  d'une  jeune  feuille,  se  rélïéchissant 
dans  l'ove  au  cadre  d'or  de  sa  prunelle,  allume 
devant  lui  un  incendie  immense,  quelque  chose 
comme  l'infernal  bûcher  où  doivent  brûler  aussi 
longtemps  que  les  chasses  sans  fin  les  âmes 
innocentes  des  pauvres  lièvres... 

Lejeunecrépusculele  tire  enfin  de  cette  torpeur 
pénible.  Il  s'éveille.  II  écoute.  L'heure  est  calme. 
Les  feuilles,  au  faîte  des  futaies,  s'agitent  douce- 
ment dans  la  brise  du  soir  comme  des  mouchoirs 
d'espérance,  adieu  de  l'âme  des  arbres  au  jour 
qui  s'en  va.  Et  Roussard  d'un  seul  bond  franchit 
le  mur  d'enceinte  du  bois,  son  fossé  humide  jon- 
ché de  pierres  moussues  et  de  feuilles  pourries. 

Une  quiétude  parfumée  émane  de  la  fraîcheur 
des  prés  ;  l'heure  est  douce  et  semble  lui  sou- 
rire pour  lui  rendre  en  partie  une  confiance 
ébranlée  par  les  noirs  pressentiments  qui  le 
troublent.  Il  oublie.  Les  choses  sont  là  accueil- 
lantes et  douces,  les  trèfles  au  loin  ont  une  odeur 
de  miel.  Déjà  il  cabriole  parmi  les  jaunes  lupul- 
lines  et  les  sainfoins  purpurins,  heureux  de  sa 
solitude,  quand,  d'un  seul  coup  et  de  tous  côtés 


LA   CONSPIRATION  DU    MUnGBR  ISQ 

à  la  fois,  des  sons  aigus  stridulent  comme  des 
cris  de  guerre  ou  de  ralliement. 

Sont-ce  des  voix  ennemies?  Ce  n'est  pas  le 
glapissement  enroué  des  renards,  l'aboi  fu- 
rieux des  chiens,  la  raucité  féroce  de  la  parole 
humaine.  Ce  sont  des  voix  connues.  Et  le  sou- 
venir de  la  nuit  de  veille  emplit  subitement  son 
esprit  d'une  terreur  panique.  Un  danger  est  là  I 
Il  faut  fuir.  Et  ses  yeux  démesurément  s'agran- 
dissent, ses  oreilles  se  croisent  et  se  recroisent 
sur  sa  tête  comme  des  épées  qui  se  choquent  ; 
mais  de  tous  côtés  les  bruits  s'élèvent,  montent, 
grandissent. 

Et  voici  que,  dans  la  clarté  douteuse  du  jour 
tombant,  il  voit  surgir  des  quatre  vents  et  bon- 
dir vers  lui,  en  un  cercle  qui  se  rétrécit  très  vite, 
la  bande  accrue  encore  de  ceux  qu'il  a  vus  la 
veille  autour  du  vieux  murger. 

Ils  approchent  et  se  resserrent  et  se  bouscu- 
lent; ils  ont  l'air  de  grandir,  ils  sont  énormes,  ils 
sont  géants.  Où  fuir?  Et  Roussardest  là,  le  cou 
tendu,  ahuri.  Le  danger  grandit,  le  danger  appro- 
che, le  danger  va  le  happer...,  mais  quel  danger? 


iSo  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

Un  choc  de  bélier  contre  son  poitrail  ;  des 
museaux  qui  se  froncent,  des  pattes  qui  se  cris- 
pent. Roussard  est  renversé,  piétiné,  mordu, 
déchiré.  Puis  le  cercle  s'écarte.  C'est  fini  ! 

Non,  il  est  prisonnier.  Deux  petits  jeannots 
féroces  lui  percent  les  oreilles  de  leurs  dents 
tranchantes  et  le  clouent  au  sol,  la  tête  renver- 
sée; deux  autres  sont  aux  pattes  de  devant,  et 
deux  plus  vigoureux,  tout  comme  des  praticiens 
expérimentés  etsûrSj  lui  raidissent  en  les  immo- 
bilisant les  pattes  de  derrière  qu^ils  maintien- 
nent écartées  dans  une  attitude  lubrique. 

La  bande  en  désordre  tout  autour  se  hausse 
et  s'abaisse  comme  un  mur  vivant  ;  les  museaux 
frémissent,  et,  sous  des  battements  précipités  de 
paupières,  les  yeux  bombés  rougissent  féroce- 
ment, décelant  la  rude  émotion  de  la  haine. 
Lièvre,  abasourdi,  reste  immobile  et  silencieux. 
Le  mur  vivant  oscille,  puis  devient  immobile  en 
avant  ;  seuls  en  arrière  se  haussent  des  museaux 
féroces  et  des  yeux  sang^lants  qui  ont  l'air  de 
l'arc-bouter. 

Et  voici  le  sacrificateur  qui  s'avance. 


LA    COîfSPIBATIO?r  DU  MfRGXR  t3i 


Sur  le  ventre  blanc  de  Roussard  il  penche  sa 
tête  au  fin  museau.  Ses  dents,  affilées  comme 
des  ciseaux  d'acier,  hésitent  un  instant  dans  le 
poil  roussi  et,  d'un  seul  coup,  il  tranche  les  géni- 
toires  qu'il  recrache  dans  l'herbe  avec  des  chairs 
sanglantes,  aux  battements  de  pieds  précipités 
des  spectateurs.  Des  cris  aig^us  de  Lièvre,  des  cris 
désespérés  que  la  douleur  et  la  peur  enflent  en 
braiement  sinistre,  emplissent  le  silence  de  la 
combe.  La  bande  est  là  immobile,  muette,  dégus- 
tant ces  cris,  pesant  cette  souffrance,  figée  dans 
la  rude  émotion  de  la  haine. 

Plus  avant  et  plus  profondément  dans  la  chair 
Tooérateur  impassible  va  fouiller  le  sexe.  On  en- 
tend le  grincement  sec  des  incisives  qui  se  cho- 
quent et  un  museau  rouge  agite  au  regard  des 
assistants  une  loque  informe  et  sanglante  de 
chair,  que,  d'un  geste  de  sacerdoce,  il  remet  à 
un  aide  pour  qu'elle  passe  de  dents  en  dents. 
Les  museaux  semblent  ricaner  et  la  plainte  de 
Roussard  monte  toujours  solitaire  plus  lugu- 
bre dans   la   nuit  qui  tombe. 

Le  bourreau  va  continuer.  Mais  le  roulement 


iSa  DE    GOUPIL    A    MAKGOT 

d'un  chariot  retentit  avec  un  aboi  proche  de 
cliien  humant  leur  fret  dans  le  vent.  Alors,  au 
choc  de  ce  bélier  sonore,  la  tour  de  haine  qui 
garde  Roussard  s'effondre  et  se  disloque  et  il 
reste  seul,  épave  mutilée  de  ce  beau  soir  pro- 
metteur d'ivresses. 

Mais  le  dernier  rival  mâle  n'était  plus  à  re- 
douter, la  suprême  conspiration  avait  réussi,  la 
haine  des  lapins  était  satisfaite. 

Et  Roussard  mutilé,  ivre-fou  de  souffrance 
et  de  peur  parmi  le  silence  de  ce  soir  fatal, 
s'évada  de  la  Combe  aux  Mûres  et  s'en  fut  à 
toute  vitesse  vers  le  buisson  qui  l'avait  vu  naî- 
tre, dans  le  canton  lointain  d'où  une  meule 
enragée  l'avait  chassé  un  jour  d'automne,  com- 
prenant trop  bien  maintenant  pourquoi  avaient 
quitté  la  combe  ses  grands  frères  au  poil  roux, 
avec  qui  il  se  frottait  le  nez  en  signe  d'amitié, 
les  nuits  sans  lune,  par  les  sombres  luzernes  et 
les  sainfoins  odorants. 


LE  FATAL  ÉTONNEMENT 
DE  GUERRIOT 


Le  lono-  des  coudriers  et  des  aulnes  du  sen- 
lier  qu'il  suivait  pour  la  quinzième  fois  déjà  de 
la  journée,  l'écureuil  Guerriot,  une  faîne  entre 
les  dents,  sautait  de  branche  en  branche,  les 
petites  oreilles  droites  à  peine  pointant,  l'œil 
yif,  la  queue  en  traîne  retroussée  ou  relevée  en 
panache  s'épanouissant  juste  au-dessus  de  sa 
tête  comme  un  parasol  gracieux. 

Sous  son  poids  les  branches  élastiques  fléchis- 
saient et  se  redressaient,  giflant  les  prêles  et  les 
fougères,  et  lui,  l'habile  sauteur,  le  jongleur 
infatigable,  profitant  de  l'élan  qu'elles  lui  don- 
naient en  se  redressant,  détendait  en  même 
temps  tous  les  muscles  de  ses  jarrets  et  de  ses 
reins  pour  se  projeter  plus  haut  et  plus  loin 
encore,  comme  une  exhalaison  des  arbustes  ou 
une  balle  que  les  sylvains  enfants  de  la  forêt  se 
seraient  tour  à  tour  renvoyée,  jouet  joyeux  et 
vivant. 


l36  DE   GOUPIL    A   MAr.GOT 

Il  allait  frétillant,  tous  les  muscles  bandés, 
bondissant  très  haut  pour  redégringoler  presque 
jusqu'à  terre  et  toujours  comme  s'il  avait  été 
le  prolongement  multiplié  de  toutes  les  bran- 
ches frôlées  on  le  revoyait  dans  toutes  les 
trouées  de  soleil,  semblant  nager  dans  des  lames 
de  verdure,  épave  joyeuse  à  la  dérive  d'un  beau 
jour. 

Il  revenait  de  la  lisière  de  sa  forêt  où  il  visitait 
les  noisetiers  et  les  hêtres,  cherchant  pour  sa 
provision  d'hiver  les  noi?;ettes  jaunes  et  les  faînes 
mûres  plus  précoces  là-bas  qu'aux  alentours  de 
sa  demeure. 

Le  moment  était  venu  de  la  récolte.  Finies  les 
journées  entières  de  jeu  dans  les  branches  des 
sapins  et  des  chênes,  les  poursuites  continuelles, 
les  cachettes  aux  fourches  des  arbres,  les  ca- 
brioles fantastiques,  les  équilibres  audacieux.  La 
moisson  annuelle  s'annonçait,  car  bientôt  tom- 
beraient et  pourriraient  les  fruits,  bientôt  l'hiver, 
le  froid,  les  pluies,  la  neige  le  confineraient 
dans  sa  retraite  caverneuse  ou  aérienne.  Car 
son  logis  d'hiver  serait  soit  une  anfracluosité  de 


LE     FATAL    ÉTONNEMENT    DE    GUKUIIIOT  l'ij 


roc  bien  nettoyée,  soigneusement  matelassée  de 
mousse  et  de  feuilles  sèches,  distribuée  en  com- 
partiments égaux,  en  greniers  distincts  où  s'en- 
tasseraient côte  à  côte  et  séparées  ses  provisions 
diverses;  soit  une  volumineuse  boule  à  la  char- 
pente de  bois  maçonnée  de  feuilles  empilées  ou 
de  mousse  longue,  consolidée  de  brindilles  qui  la 
hérissaient  comme  une  petite  forteresse  bien 
abritée  à  la  fourche  solide  d'un  gros  arbre  inac- 
cessible, un  sapin  de  préférence. 

C'était  là  qu'il  retournait  à  chaque  voyage,  une 
noisette  ou  une  faîne  dans  sa  petite  gueule  mi- 
fermée  où  saillaient  les  lames  jumelles  de  ses 
grandes  incisives  ;  une  noisette  grosse,  jaune, 
lisse,  décoiffée  de  sa  «  chaule  »,  ou  une  faîne  bien 
remplie,  volumineuse  et  lourde,  qu'il  avait  choi- 
sie dans  sa  cupule  triangulaire  éclatée  avec  tout 
le  soin  dont  le  rendaient  capable  son  instinct  de 
bête  et  sa  sûre  expérience. 

Il  recommençait  sitôt  arrivé,  toujours  sautil- 
lant, toujours  joyeux  après  avoir  rangé  sa  goû- 
tée dans  son  petit  grenier  où,  l'hiver,  bien  cal- 
feutré, il  la  reprendrait  au  fur  et  à  mesure  de 


9< 


l38  DE    GOUPIL    A    MAUGOT 

ses  besoins  et  rejetterait  au  dehors  les  débris 
inutiles  et  encombrants  soit  par  une  petite  che- 
minée latérale,  soit  par  l'ouverture  principale, 
le  boyau  d'entrée  qu'il  pouvait  ouvrir  du  dedans 
et  renfermer  solidement  avec  des  matériaux 
résistants  rejointoyés  de  mousse. 

Il  avait  fait  ainsi  la  saison  précédente  et 
recommencerait  chaque  année  après  avoir  laissé 
toute  la  saison  chaude  sa  maison  ouverte  et  vide 
comme  pour  l'aérer  de  ce  long  hivernage  clos 
et  la  retrouver  toute  saine  à  l'automne. 

11  avait  passé   la  belle  saison  dans  sa  maison    il 
de  campagne,   une  petite  boule  de  mousse  re- 
construite chaque  printemps,  un  pavillon  vert 
suspendu  à  une  fourche  de  chêne  où  il  abritait 
ses  annuelles  amours. 

Mais  sitôt  les  petits  élevés,  partis,  dispersés, 
il  s'était  laissé  aller  joyeux  à  vivre  seul  en  gaîté 
et  sans  souci  sous  le  soleil,  mangeant  au  jour  le 
jour  les  fruits  de  la  forêt,  de  ceux-là  qui  ne  du- 
rent qu'un  temps,  s'aventurant  parfois  dans  les 
prairies  frontières  pour  s'y  empiffrer  de  cerises 
qui  ne  se  conservent  point  et  quelquefois  aussi. 


LB   FATAL    ÉtONNEMKNT    DE    GUERHIOT  lig 

mais  rarement,  sanguinaire,  saignant,  dans  leurs 
nids  ou  sur  les  branches,  où  il  les  saisissait  à 
l'improviste,  les  petits  oiseaux. 

Le  plus  souvent,  content  du  jour  et  de  la  vie, 
il  sautait  de  branche  en  branche,  tout  son  corps 
roux  au  vent,  g-icîant  éperdûment  comme  une 
large  étincelle  de  feu  au  moindre  choc  quiémou- 
Tait  l'arbre  sur  lequel  il  se  trouvait  ou  comme 
une  gerbe  lumineuse  que  les  pas  du  soleil  au- 
raient fait  rejaillir  des  flaques  miroitantes  des 
frondaisons. 

Il  mangeait  là  où  il  était,  le  plus  souvent  tout 
de  même  au  même  endroit  sous  les  hauts  sapins 
qui  faisaient  un  îlot  sombre  dans  la  mer  sylves- 
tre et  où  il  retrouvait  les  joyeux  compaings. 

Ils  montaient  le  long  des  grands  fûts  droits, 
dégarnis  jusqu'en  haut,  qui  ressemblaient  aux 
mâts  de  cocagne  naturels,  dressés  là  en  perma- 
nence pour  une  fête  intime  et  forestière,  au  haut 
desquels  les  «  pives  »  dans  les  rameaux  supé- 
rieurs, comme  des  prix  s'offrant  à  l'audace  des 
conquérants,  pendaient,  lourdes  de  la  graine  dont 
ils  étaient  friands.  Ils  y  grimpaient  soit  tour  à 


lijO  DE     GOUl'lL    A    MAHGOT 


tour,  soit  en  se  poursuivant  avec  des  cris  aigus, 
pins  à  l'aise  le  long  de  ces  arctes  vertigineuses 
que  sur  le  sol  mou,  où  les  longues  griffes  de 
leurs  pattes  entravaient  leur  marche  hésitante. 

Et  quand  un  rappel  d'oiseau  ou  de  bête  arri- 
vait à  eux,  ils  dressaient  leur  petite  tête  au  vent, 
écoutaient  attentivement  et  filaient  aussitôt  dans 
la  direction  du  bruit  pour  retrouver  le  geai  Jac- 
quot,  Margot  la  pie,  s'amuser  de  leur  caquetage, 
de  leurs  courbettes,  de  leurs  caresses  ou  de  leurs 
querelles.  De  haut  les  contemplant,  ils  s'établis- 
saient le  plus  souvent  dsns  les  fourches  des 
branches,  la  tête  seule  visible,  la  queue  large- 
ment touffue,  s'aplatissant  sur  le  dos  ou  volti- 
geant en  éventail  autour  du  corps  pour  tromper 
l'ennemi  dont  ils  auraient  pu  craindre  quelque 
attaque  inopinée. 

Guerriot  était  ce  jour-là  sorti  de  la  forêt;  il 
avait  couru  sur  le  mur  de  lisière  aux  grosses 
pierres  moussues,  patinées  de  haie,  effrayant  les 
lézards  qui  se  chauffaient  au  soleil  et  rentraient 
précipitamment  dans  leurs  retraites  en  le  voyant 
filer  la  queue   verticale    l'arrière-train  en  l'air, 


LE    FATAL    ÉTONNEMENT    DE    GUERRIO'  l4ï 

la  tête  basse,  comme  fuyant  une  correction. 
Il  avait  visité  des  noisetiers  et  des  hêtres, 
choisi  sa  faîne  et  regagné  par  le  chemin  des 
branches,  plus  familier  et  plus  commode,  l'en- 
trée de  la  forêt. 


Le  sentier  s'ouvrait  comme  un  porche  téné- 
breux dont  la  voussure  ogivale  flamboyait  dans 
le  soleil,  et  dont  le  faîte,  ainsi  qu'un  tablier  de 
pont  jeté  entre  deux  arêtes  sombres,  s'ourlait 
d'un  parapet  tout  vibrant  de  lumière.  Sur  le  sol 
battu  comme  une  aire,  où  le  vent  coulait  en  frais 
courant,  clapotant  aux  feuilles  des  bords,  d'im- 
menses racines,  déchaussées  par  le  passage  des 
humains,  s'élançaient,  le  coupant  en  travers,  et 
ressemblaient  à  des  tronçons  de  serpents  géants 
dont  les  nœuds  auraient  simulé  d'étranges  ver- 
rues, et  de  qui  la  tète  et  la  queue  seraient  restées 
enfouies  dans  un  sinistre  enlacement  de  ronces, 
de  branches  pourries  et  de  feuilles  mortes.  Par- 
fois un  grattement  de  rat,  frémissant  dans  les 


^4*  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

rameaux  cassés  et  agitant  de  petits  sautillements 
ce  fouillis  morbide  et  vénéneux  avec  le  bruit 
d'une  têle  qui  se  lève  ou  d'une  queue  qui  fré- 
tille, donnait  plus  encore  à  ces  masses  noueu- 
ses l'illusion  sinistre  de  la  vie. 

Des  coudriers  et  des  aulnes,  en  cet  endroit 
moins  touffu,  avaient  réussi  à  vivre  et  for- 
maient un  semblant  de  barrière  lâche,  à  claire- 
voie,  s'aliongeant  le  long  du  sentier  comme  une 
chaîne  souple,  frêle,  flottante,  aux  maillons  par 
endroits  cassés  d'une  morsure  de  serpe  et  que 
venait  heurter,  de  place  en  place,  l'élan  vigou- 
reux et  non  contenu  d'une  branche  basse  de 
charme  ou  de  hêtre. 

Le  soleil  qui  caressait  les  faîtes,  cherchant 
comme  un  indiscret  ami  à  s'insinuer  dans  le 
mystère  familial  du  haut  taillis,  décochait  d'es- 
pace en  espace  quelques  rayons  inquisiteurs 
qui  venaient  s'aplatir  ou  ricocher  sur  la  terre 
après  s'être  insidieusement  faufilés  entre  les 
branches  moins  feuillues  d'alentour,  mais  de 
temps  à  autre  aussi,  comme  si  les  grands  vété- 
rans de  la  forêt,  responsables  de  ses  destinées, 


LS    FATAL   £TONNEMKNT    DE    GUEHUIOT  i43 

eussent  été  soucieux  de  n'en  rien  laisser  sur- 
prendre à  un  intrus,  le  vaste  essor  touffu  d'un 
rameau  de  chêne,  sentinelle  avancée  dans  le  ciel, 
s'étendait  en  haut  comme  une  main  pudique 
pour  cacher  cette  espèce  de  nudité  partielle  à 
tout  reg^ard  indiscret. 

Attentif  aux  bruits,  égayé  d'un  rayon  de  so- 
leil, d'un  vol  d'oiseau,  d'un  bourdonnement  de 
mouche,  Guerriot  s'arrêtait  parfois  au  faîte  d'un 
rameau  balancé,  saluant  l'espace,  défiant  le  vide 
et  repartait  de  plus  belle  dans  une  détente  fan- 
tastique de  muscles,  une  explosion  de  nerfs  qui 
le  faisaient  jaillir  plus  haut  que  son  but  sur 
lequel  il  retombait  gracieux,  en  un  ploiement 
élastique  des  branches,  les  pattes  en  avant,  la 
queue  droite,  les  griffes  tendues  comme  des 
crampons  solides  et  sûrs. 

Justement  le  sentier,  silencieux  à  son  départ, 
s'égayait  d'un  rappel  de  merle  au  pied  du  gros 
chêne. 

Qu'est-ce  que  pouvait  bien  vouloir  cet  ordon- 
nateur austère,  au  frac  éternellement  correct, 
des  concerts  printaniers  à  cette  heure  du  jour  ? 


l44  DE    fîOUPIL    A    MARGOT 

D'ordinaire  c'était  à  l'aube  et  au  crépuscule  que 
son  «  tcha-tcha  »  rég-ulier  réclamait  les  autres 
oiseaux  pour  la  consig-ne  du  jour  ou  le  mot  d'or- 
dre de  la  nuit.  Bizarre,  ce  bruit  I  II  faut  voir, 
et  Guerriot  se  précipite,  la  petite  tête  enfoncée 
dans  son  cou  comme  un  g^alopin  faussement 
timide,  se  penchant  vivement  à  droite,  à  gauche, 
en  avant,  de  côté,  pour  découvrir,  derrière  les 
multiples  rideaux  de  serge  des  frondaisons,  le 
siffleur  à  bottes  jaunes  appelant  ses  confrères. 

Assez  bas  perché  sur  un  rameau  flexible,  il 
se  penchait  nerveux,  l'œil  vif  fouillant  le  vide, 
étonné  de  ne  rien  voir  et  de  ne  plus  entendre 
quand  un  grand  chien  roux,  poussant  des  abois 
furieux,  reniflant  bruyamment,  le  nez  en  l'air, 
arriva  sous  son  arbre  et,  i'eff"rayant  par  son  élan 
et  ses  coups  de  gueule,  le  fit  jaillir  de  côté  dans 
un  envol  éperdu,  en  même  temps  qu'une  rude 
voix  humaine  se  faisait  entendre,  et  qu'une 
violente  détonation  étonnait  la  mer  calme  des  j 
feuilles  à  peine  ondulant  sous  la  brise  du  matin. 

Et  aussitôt  il  sentit  glisser  tout  autour  de  lui 
des  sifflements  aigus  comme  un  vol  de  frelons  j 


LB    FATAL  ÂTONNEMKNT   DE   GUSnRIOT  l45 

irrités  que  le  chien  aurait  lâchés  en  l'air  à  ses 
trousses  et  qui  passèrent  en  rafale  subitement 
évanouie. 

Les  oreilles  hérissant  leurs  pinceaux  de  poils, 
la  queue  en  bouclier  sur  le  dos,  les  dents  cla- 
quant de  colère  et  de  peur,  il  filait  comme  un 
trait,  brancheyant  à  toute  allure,  s'enroulant 
autour  des  arbres,  rebondissant  plus  loin,  en 
haut,  en  bas,  de  côté,  dans  une  fuite  éperdue, 
fantastique,  pour  faire  perdre  sa  trace  à  l'ennemi 
aboyant  qui  l'avait  épouvanté  de  ses  cris  et  me- 
nacé de  ses  sifflements;  — car  Guerriot,  n'ayant 
vu  que  le  geste  du  chien,  lui  attribuait  naturel- 
lement, par  un  sentiment  très  droit  de  logique,  et 
le  coup  de  fusil  et  lecinglement  des  plombs. 

Il  regagna  par  un  habile  crochet  sa  boule  de 
mousse  où  il  déposa  la  faîne  qu'il  n'avait  pas 
lâchée  et  fila  se  cacher  au  haut  d'un  arbre  voi- 
sin, sondant  l'espace  au-dessous  de  lui  et  écou- 
tant au  loin  les  aboiements  du  chien  qui  s'en 
allait  et  dont  le  départ  calma  progressivement 
sa  frayeur  coléreuse. 

Comment  ce  lourd  animal  qui  le  menaçait  de 


l46  DE    GOC'PIL    A    MARGOT 

la  terre  avait-il  bien  pu  faire  pour  lancer  à  sa 
poursuite  celte  rafale  de  sifflements  qui  lui 
avaient  fait  dans  sa  fuite  hérisser  les  poils  et 
plier  les  reins  î  Mais  plus  rien  ne  troublait  la 
forêt  etGuerriot  repartit  de  nouveau  à  sa  récolle, 
longeant  le  sentier  accoutumé,  où  ses  bonds 
brusques  et  impétueux  semblaient  casser  des 
vitrages  de  verdure  et  favoriser  l'espionnage  du 
soleil  qui  se  glissait  aussitôt  dans  les  failles 
ménagées  par  son  complice. 

Plusieurs  jours  se  passèrent  ainsi  dans  la 
quiétude  et  le  joyeux  labeur  d'une  bonne  ré- 
colte. 

il  redescendait  son  sentier,  une  noisette  aux 
dents  cette  fois,  pour  la  porter  dans  la  case  de 
son  grenier  appropriée  à  cette  provende,  quand 
il  fut  surpris  par  un  claquement  sec,  accompa- 
gné de  sons  gutturaux  qui  le  firent  subitement 
grimper  tout  droit  au  gros  arbre  sous  lequel  il 
passait. 

Arrivé  aux  premières  branches,  se  sentant 
hors  d'atteinte  d'une  allaque  ordinaire,  il  fit 
brusquement  halte  et  regarda  à  terre.  Il  y  vit 


LE   FATAL  ÉTONNEMENT    DE    GUEHRIOT  ll\1 


un  étranger  à  deux  pattes  qui  le  considérait 
attentivement.  Guerriot  aussitôt  se  jeta  du  côté 
opposé  à  l'homme,  dissimulant  son  corps  der- 
rière le  fut  du  charme,  et  regarda  à  son  tour  lui 
aussi  cet  être  bizarre  au  pelage  multicolore,  prêt 
au  premier  geste  de  menace  à  sauter  au  large 
et  à  le  semer,  ainsi  qu'il  avait  fait  pour  le  brail- 
lard des  jours  précédents. 

Mais  l'homme  ne  criait  pas  comme  le  chien, 
il  ne  faisait  pas  de  gestes  menaçants,  donc  il 
ne  pouvait  être  dangereux  ;  un  peu  drôle  seule- 
ment, et  d'autant  plus  que  bientôt  il  sembla 
diminuer  de  grosseur  et  s'affaisser  sur  lui- 
même. 

Il  devenait  de  moins  en  moins  menaçant  et 
avait  l'air  tout  apoltronni  de  sa  rencontre.  Très 
étonné,  Guerriot  ne  le  quittait  pas  des  yeux. 

Alors  l'autre  lentement  porta  à  son  épaule 
un  long  tube  sur  lequel  sa  tète,  comme  morte, 
sembla  tomber  inanimée  et  l'éleva  progressive- 
ment dans  la  direction  de  Guerriot  qui,  nulle- 
ment inquiet,  le  regardait  faire  sans  bouger. 

Bientôt  le  tube  s'immobilisa  et  l'écureuil,  face 


l48  DE    GOLPIL    A    MA!U;OT 

à  face  avec  ce  trou  noir  qui  le  regardait  fixe- 
ment et  l'œil  rond  de  l'homme  rivé  sur  le  canon, 
qui  le  fixait  aussi,  sentit  comme  un  malaise  péné- 
trant et  profond  et  un  choc  étrang-e  en  lui. 

Il  aurait  voulu  fuir  et  ne  voyait  point  de 
danger.  Il  sentait  pourtant  quelque  chose  d'an- 
goissant qu'il  ne  comprenait  pas,  qui  pourtant 
le  menaçait  et  le  liait  à  cet  assemblage  étrange 
que  ses  yeux  ne  pouvaient  plus  quitter,  fascinés 
qu'ils  étaient  par  ce  trou  fixe  et  sans  paupière. 

Plus  avant  sa  tête  anxieuse  aux  yeux  plus 
fixes  se  penchait,  attirée  par  le  gouffre  de  ce 
regard  vide  et  par  l'éclat  flamboyant  de  Tceil  qui 
semblait  le  surplomber. 

Ah  !  le  grenier  aux  provisions,  les  belles  noi- 
settes jaunes,  les  faînes  bien  pleines,  les  calmes 
journées  de  l'hiver  bien  au  chaud  dans  le  logis 
aérien,  tranquille  et  sûr! 

Guerriot  sent  sa  tête  qui  ne  pense  plus  1  II 
faut  fuir,  fuir!  Brusquement  il  va  secouer  ce 
charme,  tenter  le  geste,  esquisser  l'élan.  Trop 
lard!  Un  immense  éclair  rouge  jaiUit  de  l'œil 
vide,  un  saisissement  plus  grand  et  plus  fou 


LE   FATAL    ÉTONNEMKNT    DB    GUEURIOT  I^Q 


perce  le  petit  crâne  bossue  et  cing-le  sous  le  poi- 
trail blanc  le  cœur  chaud  de  la  pauvre  bête  qui 
sauta  et  dégringola  sur  le  sol,  encore  aux  dents 
la  grosse  noisette  jaune  déchaulée,  qu'elle  ser- 
rait plus  fort  entre  ses  petites  mâchoires  raidies 
par  l'étonnement  suprême  de  la  mort. 


L'ÉVASIOiN  DE  LA  MORT 


La  mare  stagnait,  écrasée  sous  le  soleil  d'un 
midi  de  juin.  Un  voile  transpurent  de  vapeur 
impalpable,  comme  faufilé  aux  grands  roseaux 
de  la  rive,  en  couvrait  de  sa  gaze  ténue  le  miroir 
étincelant.  Les  grandes  feuilles  larges  des  plantes 
aquatiques,  les  agglomérats  d'algues  d'eau  douce, 
les  câbles  entortillés  et  verdâtres  de  vaucliéries 
simulaient  des  trous  d'usure  que  les  saisons  au- 
raient faites  dans  son  tain  flamboyant,  son  tain 
que  rénovaient  et  changeaient  au  fil  des  jours 
et  au  cours  des  nuits  la  touche  vigoureuse  des 
coups  de  soleil  ou  la  caresse  laiteuse  des  rayons 
de  lune. 

Les  saules  qui  la  bordaient  au  couchant  ser- 
raient leur  ombre  sur  leur  fût  comme  des  fem- 
mes qui  ramassent  leurs  jupes  autour  de  leurs 
jambes  pour  se  protéger  des  flaques  de  chaleur 
et  des  éclaboussures  de  soleil. 

Des  bulles  légères  de  gaz,  comme  des  défauts 


DE    GQî  riL    A    MARGOT 


pa?;?r!g^ers,  venaient  de  temps  à  autre  crever  en 
soupir  de  respiration  pénible,  en  suivant,  telles 
des  traciiées  pulmonaires,  les  grosses  tig-es  des 
r:<^nuphars  qui  ourlaient  !e  pourtour  de  leurs 
feuilles  d'une  dentelle  fug'ace  de  rides,  comme 
s'ils  eussent  tenté  traîtreusement  d'aerrandir 
l'usure  du  miroir  éternel  de  ce  coin  de  ciel. 

T'Iais  presque  aussitôt  tout  retombait  dans  la 
lourde  torpeur  que  n'ngitait  pas  un  fil  de  vent, 
eue  n'égayait  pas  un  chant  d'oiseau  et  que  ber- 
çait seule,  dans  les  prairies  fauchées,  la  canti- 
lène  monotone  des  grillons. 

Le  peuple  vert  des  grenouilles  avait  presque 
suspendu  dès  l'aurore  son  concert  :  seules  en- 
core, dans  le  matin,  quelques  solistes  enragées, 
au'goître  blanc,  gonflant  leur  membrane  tym- 
panique  à  fleur  de  peau,  avaient  lancé  leur  chant 
monotone  de  croa,  croax,  corex,  croex. 

Mciis  toutes  maintenant  restaient  immobiles, 
figées  sur  les  feuilles  où  l'engourdissement  les 
avait  surprises,  les  yeux  grands  ouverts  dansleur 
cercle  d'or,  respirant  rinfini  sans  son^^er,  muet- 
tes, ne  daignant  même  pas  jeter  un  coup  d'œil 


l'évasion  de  la  mokt  i55 

aux  imprudentes  sauterelles  qu'un  saut  étourdi 
et  imprévu  avait  déposées  parmi  elles,  ou  aux 
mouches  multicolores  qui,  comme  dissoutes  dans 
la  vapeur,  bombillaient  autour  de  leurs  asiles. 

C'était  pour  elles  l'heure  de  la  i^rande  paix  et 
du  grand  repos;  elles  partag-eaient  la  torpeur 
générale,  elles  participaient  à  la  quiétude  uni- 
verselle qui  les  endormait  avec  toute  la  vie  et  les 
liait  au  reste  de  la  création  dans  la  confiance 
inconsciente  que  nul  danger  n'était  proche, 
qu'aucun  ennemi  n'était  à  craindre. 

Quelques-unes  s'étaient  aventurées  dans  les 
grandes  herbes  de  la  rive,  et,  aplaties  sur  la 
terre  humide  que  nulle  vibration  de  pas  ne 
faisait  trembler,  elles  savouraient  aussi,  sans 
savoir,  la  torpeur  bienfaisante  de  la  vie  sus- 
pendue dans  la  joie. 


i^ 


La  mare  stagnait,  abrutie  de  soleil. 
La  tête  haute,  les  cuisses  ramassées,  î'échine 
cassée  à  angle  obtus,  le   ventre  replet,  Rana, 


l50  DE    GOUPIL    A    MAHGOr 

dans  l'attitude  hiératique  où  l'avait  immobilisée  i 

Midi,  reposait  sur  le  socle  d'une  feuille  flottante 
de  nénuphar  avec  laquelle  se  confondait  sa  robe 
verte  lamée  d'or. 


Rana  avait  déjà  cinq  ou  six  fois  vu  revenir  la 
saison  où  le  sang  peu  à  peu  s'engourdit  comme 
sous  la  brûlure  périodique  de  ce  midi  de  ploiiib, 
et  où  une  force  mystérieuse  la  contraignait, 
avec  toutes  les  commères,  transies  et  mue' tes, 
à  franchir  la  sombre  forêt  aquatique  des  algues 
vertes  qui  garnissaient  le  centre  de  leur  do- 
maine, pour  chercher  dans  la  couche  marneuse 
des  profondeurs  l'asile  d'hiver. 

Cinq  ou  six  fois,  elle  avait  vu  sa  mare  enva- 
hie avec  les  pluies  d'automne  par  les  hordes 
grasses  des  grenouilles  rousses,  aux  tempes 
sombres,  pèlerines  de  l'été,  qui  les  délaissaient 
au  printemps,  après  la  saison  de  l'amour,  pour 
courir  les  champs  et  les  prés,  en  quête  de  sau- 
terelles et  de  vermisseaux. 


l'évasion    de    la    MOUT  ï5'J 

Sur  la  mare,  le  silence,  comme  à  la  veille 
d'une  crise,  bourdonnait  plus  lourd  et  plus 
haletant  ;  des  signes  imperceptibles  semblaient 
transpirer  des  choses,  qui  disaient  que  la  vie, 
lentement^  par  degrés,  allait  de  nouveau  tout 
ressaisir  et  tout  entraîner  dans  son  courant. 

Rana  sur  sa  feuille  eut  un  clignotement.  Don- 
nait-elle par  là,  à  la  vie,  le  signal  de  recommen- 
cer —  ou  bien  ce  signal  venait-il  d'ailleurs,  de 
la  terre  ou  du  ciel  ?  —  Un  vent  tiède  et  léger 
rida  imperceptiblement  l'eau  de  îa  mare,  un 
oiseau  siffla;  le  sol  au  lointain  vibra  de  pas 
lourds  dont  frissonnèrent  les  sœurs  aventurées 
dans  les  roseaux.  La  vie  reprenait  avec  ses  dan- 
gers et  ses  luttes  sans  qu'on  pût  préciser  quel 
ressort  invisible,  se  déclanchant  dans  le  mys- 
tère, l'avait  tirée  de  la  somnolence  où  elle  s'était 
enlizée. 

Une  grosse  sauterelle  verte  aux  longues 
antennes,  telles  des  aigrettes  coquettement  re- 
jetées en  arrière,  aux  cuisses  charnues,  tomba 
les  pattes  repliées  comme  deux  barres  parallè- 
les autour  de  son   corps.    Ses    ailes    fines  aux 


i58 


DE    GOUPIL   A    MARGOT 


nervures  délicates  comme  de  tendres  feuilles 
n'étaient  pas  encore  refermées  que  déjà  Rana, 
détendant  ses  pattes  de  derrière,  la  gueule 
ouverte,  l'engloutissait  en  retombant  dans  l'eau 
qui  sembla  ploj'^er  sous  elle  ainsi  qu'une  cou- 
verture élastique. 

La  chasse  recommençait. 

Des  insectes  de  couleur,  des  mouches  tour- 
noyaient sur  la  mare  avec  un  petit  vrombisse- 
ment qui  se  mariait  aux  vibrations  continues 
des  couches  d'air  surchauffées  se  balançant 
au-dessus  de  l'eau. 

Des  «  pflocs  »  consécutifs  entre  les  roseaux 
indiquaient  que  la  vie  palpitait  sur  la  mare,  des 
vols  d'oiseaux  zébraient  l'azur,  des  cris  de  fau- 
cheurs, des  hennissements  d'étalons  sillonnaient 
la  plaine,  des  pas  lourds  de  bœufs  ébranlaient 
la  terre. 

La  conscience  renaissait  en  Rana  réveillée  lors- 
que, tout  à  coup,  des  chocs  brusques,  précipités 
et  consécutifs  de  compagnes  plongeant  dans  l'eau 
l'immobilisèrent  en  lui  annonçant  un  danger. 

Quel  danger?  L'homme,  le  pas  d'un  bœuf? 


L  EVASION    DE    LA    WORT  l'JQ 

Mais  une  espèce  de  sifflement  dans  les  joncs, 
droit  devant  elle,  la  médusa  subitement. 

Laissant  par  derrière,  parmi  les  lentilles  ver- 
tes tapissant  la  mare  en  cet  endroit,  un  sinistre 
siîlag-e,  comme  si  l'eau  même  eût  éprouvé  une 
répulsion  invincible  à  le  combler,  une  grande 
couleuvre,  entre  les  portiques  des  roseaux, 
dressa  sa  tête  plate,  ses  yeux  fixes  plongés  en 
elle  intensément. 

Alors,  le  malaise  qui  avait  empêché  la  gre- 
nouille de  suivre  instinctivement  le  geste  des 
compagnes  s'enfla  en  un  engourdissement  stu" 
pide  qui  la  paralysait  sur  l'eau,  les  pattes  de 
derrière  allongées  en  rames  immobiles  la  sou- 
tenant malgré  elle  de  leurs  nageoires  écartées. 
La  couleuvre  la  fixait  de  ses  yeux  ronds  et  fixes, 
sûre  de  sa  proie  qu'elle  ne  quittait  pas.  Son  col- 
lier de  couleur  claire  changeait  du  jaune  pâle 
à  l'orangé  sous  l'influence  de  l'émotion  violente 
qui  l'emplissait;  son  dos  et  ses  flancs  verdâtres 
tranchaient  à  peine  sur  la  couleur  de  la  flore 
marécageuse  que  son  ventre  d'un  noir  bleuâ- 
tre frôlait  en  dessous. 


l6o  DE    GOUPIL    A   MARGOT 

La  gueule  était  close  encore.  La  bête  sen?- 
blait  immobile,  mais  insensiblement  sa  qi'^jue 
appuyée  sur  les  herbes  pous^.ait  la  tête,  et  la 
large  gueule  aux  mâchoires  libres,  s'ouvrant  len- 
tement, projetait  en  avant  la  fine  langue  bifide 
frétillante. 

Rana  ne  percevait  plus  rien  de  la  vie.  Elle 
était  séparée  de  son  monde,  retranchée  de  la 
société  des  compag-nes,  extériorisée  de  son  ma- 
rais qu'elle  ne  reconnaissait  plus,  tout  entière 
sous  l'emprise  d'une  volonté  invincible  qui  la 
liait  à  elle  et  cassait  ou  plutôt  rongeait  tous  les 
autres  liens  avec  les  choses  et  avec  la  vie. 

Elle  voyait  la  gueule  qui  s'ouvrait  comme  un 
gouffre  où  elle  devrait  s'engloutir.  Quelque 
chose  pesait  sur  elle  aussi  sûrement  que  la  fa- 
îaillé  de  l'instinct  qui  la  poussait,  aux  pluies 
d'automne,  vers  la  demeure  hibernale.  Mais  rien 
d'angoissant  ne  l'étreignait  quand  elle  creusait 
son  caveau  dans  la  vase  de  la  mare,  tandis 
qu'ici  l'angoisse  de  l'inconnu  et  de  la  peur,  se 
superposant  àl'inévilable,  la  crispait  douloureu- 
sement. 


l'évasion  de  la  mort  i6i 

La  gueule  s'ouvrait  ;  la  distance  diminuait, 
la  volonté  de  l'autre  pesait  plus  dure  et  plus 
implacable,  l'envahissait  toute,  disposait  de 
tous  ses  nerfs,  commandait  à  tous  ses  muscles, 
et  préparait  tout  son  être  pour  le  but  auquel 
elle  tendait. 

Rana  ne  voyait  plus  que  le  trou  de  la  gueule, 
maintenant  larg-e  ouverte,  qu'un  demi-pied  à 
peine  séparait  de  sa  tête,  et  ses  cuisses  se  ras- 
semblaient sous  son  ventre. 

Alors  d'un  seul  coup,  d'un  seul  bond,  aussi 
précis  et  réglé  qu'une  trajectoire  mathématique, 
elle  se  jeta  la  tète  la  première  dans  le  gouffre. 

La  large  gueule  se  fendit  plus  large  encore, 
se  dilatant  progressivement.  Rana  ne  sentait 
plus  rien,  tandis  que  son  cœur  vivace  conti- 
nuait à  battre  et  que  les  pattes  de  derrière  écar- 
tées s'agitaient  encore  faiblement  hors  de  l'a- 
bîme, comme  un  dernier  adieu  à  la  vie. 

Une  bave  gluante  et  tiède  l'enveloppait,  un 
mouvement  lent  et  irrésistible  l'entraînait  impi- 
toyablement vers  des  profondeurs. 

Et  tout  se  tut. 


l6a  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

De  la  mort  ainsi  glissa  sur  elle,  où  plutôt  ce 
n'était  pas  encore  de  la  mort,  mais  une  vie  pas- 
sive, presque  négative,  une  vie  suspendue,  non 
pas  dans  la  quiétude  comme  au  soleil  de  midi, 
mais  cristallisée,  pour  ainsi  dire,  dans  l'angoisse, 
car  quelque  chose  d'imperceptible,  comme  un 
point  de  conscience  peut-être,  vibrait  encore 
en  elle  pour  la  souffrance. 

Puis  il  y  eut  un  grand  choc  qu'elle  ressentit 
vaguement  au  mouvement  de  ses  pattes  encore 
libres,  et  par  degrés,  lentement,  sans  autre 
cause,  l'angoisse  de  la  volonté  annihilée  dimi- 
nua et  s'évanouit  pour  ne  plus  laisser  subsiste* 
que  de  la  souffrance  physique. 

Le  mouvement  de  déglutition  qui  l'entraînait 
dons  le  gouffre  noir  s'était  arrêté  de  lui-même, 
les  parois  du  gouffre,  l'œsophage  de  la  couleu- 
vre étaient  molles  et  sans  ressort,  les  paites  de 
derrière  de  Rana  pendaient,  la  tirant  par  en  bas 
doucement.  Alors  elle  les  secoua  pour  chercher 
un  point  d'appui  :  rien  ne  résistait,  elle  se  sentit 
glisspr  petit  à  petit  sans  se  rendre  bien  compte 
de  ce  qui  se  passait,  et,  tout  d'un  coup,  comme 


l'évasion  de  la  mort  i63 

si  une  force  providentielle  et  inconnue  l'eût  tirés 
hors  du  g-ouffre,  elle  s'échappa  lourdement  de 
la  g-aeule  et  dégringola  dans  le  vide. 


Pendant  que  la  couleuvre,  immobile  sur  la 
mare,  déglutissait  laborieusement  sa  proie,  les 
mâchoires  horriblement  dilatées,  sans  penser  à 
sa  sécurité,  un  grand  oiseau  de  proie,  une  buse 
géante  l'avait  aperçue,  lui  avait  fendu  d'un 
coup  de  bec  la  boîte  crânienne  et  l'avait  emportée 
dans  ses  serres  pour  la  pâture  de  la  soirée. 

C'était  ce  choc  qu'avait  perçu  vaguement  Ra- 
na,se  sentant  dégagée  de  l'influence  hypnotique 
de  la  bêle  enlevée,  pliée  en  deux,  la  tête  pen- 
dante, aux  serres  de  l'oiseau;  et  c'était  sa  pro- 
pre pesanteur  qui  l'avait  tirée  par  en  bas,  en  la 
faisant  glisser  sur  les  coussins  gluants  de  la 
gueule  de  son  ravisseur. 

Et  elle  tombait,  toutes  pattes  écartées,  lour- 
dement, tandis  que  se  perdait  en  un  infini  où 


lG4  DE    GOUPIL    A    MAUGOT 

ses  yeux  ne  pouvaient  atteindre  son  sauveur 
inconnu  qui  s'évanouissait  de  son  monde. 

A  peine  réveillée  de  la  léthargie  qui  l'avait 
envahie,  elle  ne  se  rendait  pas  compte  de  ce  qui 
se  passait,  quand  un  heurt  violent  de  tout  son 
corps  contre  la  terre  sèche  et  craquelée  l'aplatit 
brusquement,  les  pattes  raidies  dans  la  douleur, 
le  ventre  mou,  écrasant  les  poumons  dont  l'air 
s'échappa  avec  un  bruit  de  rot,  tandis  que  l'in- 
testin et  l'estomac  s'étalaient  en  dehors  de  sa 
gueule  sur  la  langue  large  et  charnue  qui  pivota 
sur  sa  charnière  antérieure  et  fut  crachée  en 
avant,  elle  aussi,  dans  la  violence  du  choc. 

Lejourpassa,  les  heures  se  traînèrent.  Rana 
était  toujours  immobile,  on  l'eût  pu  croire 
assommée  si,  peu  à  peu,  au  bout  d'un  temps 
assez  long,  l'intestin,  l'estomac  et  la  langue, sous 
l'influence  de  forces  intérieures  invisibles,  n'é- 
taient rentrés  d'eux-mêmes  par  la  bouche  pour 
reprendre  leur  place  normale. 

Lentement  aussi,  les  poumons  se  remplirent  ; 
Rana  sembla  se  gonfler  comme  une  baudruche 
dans  laquelle  le  crépuscule  aurait  soufflé  de  la 


l'évasion  de  la  mort  i65 

vie,  et  les  paupières,  allongées  par  la  mort,  sur- 
plombèrent de  nouveau  le  cercle  d'or  de  son 
regard  étonné.  Elle  eut  un  papillotement,  ses 
yeux  se  fermèrent  et  les  pattes  se  rassemblèrent 
instinctivement  sous  son  corps. 

De  nouveau  elle  perçut  le  monde  extérieur  : 
ses  yeux  virent,  -ses  membranes  tympaniques 
se  tendirent,  sa  peau  verruqueuse  frémit.  Elle 
laissa  les  sensations  l'imbiber,  puis  les  chercha  : 
elle  regarda  et  écouta. 

En  haut  la  nuit  était  drapée  comme  chaque 
soir  avec  ses  larmes  d'or  pareilles  aux  yeux  des 
compagnes,  inaccessibles  vers-luisants  des  prés 
noirs  d'un  paradis  promis,  mais  il  manquait  à 
ses  habitudes  le  peuple  des  sœurs,  les  palais  de 
roseaux  et  la  bonne  humidité  coutumière  du 
marais. 

Comment  avait-elle  bien  pu  faire  pour  déser- 
ter cet  asile?  Quelle  poursuite  endiablée  de  sau- 
terelles l'avait  entraînée  si  loin?  Que  s'était-il 
passé  ?  Rien  ne  répondait.  11  fallait  à  tout  prix 
retrouver  l'élément  essentiel  de  sa  vie,  la  bonne 
eau  tiède  où  elle  s'ébattait  avec  aisance  et  avec 


l66  DE    GOUPIL    A    MARGOT 


joie.  Autour  d'elle,  c'était  des  herbes  inconnues 
et  molles,  au  parfum  mièvre;  les  grillons  chan- 
taient, les  vieilles  perdrix  chanterelles  faisaient 
ti-irouit,  «  paye  tes  dettes  »,  roucoulaient  les 
cailles. 

Et  tout  à  coup,  par  delà  le  taillis  touffu  des 
herbes  odorantes,  les  tiges  raides  des  graminées 
d'où  pendaient  des  grappes  d'épis,  les  sombres 
ombelles  des  carottes  sauvages  et  des  berces,  les 
colliers  d'argent  des  grandes  pâquerettes,  elle 
entendit  au  lointain  la  rumeur  monotone  du 
chant  de  ses  sœurs. 

Sans  souvenirs,  sans  essayer  de  rattacher  ces 
deux  branches  de  son  existence  cassées  par  l'a- 
venture, elle  bondit  à  travers  les  touffes  dans 
la  direction  des  voix,  s'arrêtant  à  chaque  saut 
pour  se  diriger  sans  encombre  et  sans  perte  de 
temps. 

Elle  sauta,  sauta,  vite,  toujours  plus  vite, 
reprise  dans  l'orbe  de  la  vie  qui  bruissait  et  l'en- 
traînait. 

Bientôt  se  dressa  devant  elle  le  quadrilatère 
de  joncs  qui  bordait  la  mare  au  levant  et  qu'elle 


L'tVASlON   DE    LA    MORT  1 67 

tourna  pour  arriver  sous  les  saules,  à  la  berge 
qui  surplombait  la  surface  de  l'eau,  trouée  de 
petites  têtes  au  goitre  blanc. 

Alors  d'un  saut  magnifique  et  spontané,  elle 
rentra  dans  son  monde  et  dans  sa  vie  et  mêla 
sa  voix  à  celle  des  compagnes  qui  chantaient 
sous  le  clair  d'étoiles. 


LA  CAPTIVITÉ  DE  MARGOT 

A  mon  frère  Lucien. 


ai 


Radotante  comme  une  aïeule  en  enfance  qui 
répète  sans  savoirlemême  cri,  monctone  d'into- 
nation et  vide  de  sens,  saoule  du  matin  au  soir, 
inconsciente  de  la  dignité  sauvage  que,  prison- 
nière, elle  avait  su  garder  d'abord  avec  ses  geô- 
liers, Margot  la  pie,  ravalant  pour  le  plaisir  des 
humains  ses  besoins  et  ses  gestes,  ne  se  faisait 
plus  depuis  longtemps  les  amères  réflexions  qui 
avaient  tant  attristé  les  premiers  jours  de  sa 
captivité. 

Loin,  bien  loin  maintenant  la  mer  mouton- 
nante des  frondaisons,  les  corridors  de  verdure, 
les  chênes  hospitaliers  où  s'ébattait  jadis,  parmi 
les  senteurs  sylvestres,  sa  jeune  liberté.  Pour- 
quoi, après  avoir  échappé  à  la  glu  de  la  mare, 
au  trébuchetde  l'oiseleur,  au  plomb  du  bracon- 
nier, à  l'appeau  du  chasseur,  s'être  fait  prendre 
et  finir  ainsi  I 


DU.    C.iCl".-^    A    At4.." 


Un  malin,  à  quelques  coups  d'ailes  du  nid, 
elle  avait  tout  d'un  coup  pris  conscience  de  sa 
vie  en  ne  recevant  plus  du  bec  maternel  la  pâtée 
coutumière  d'insectes  et  de  fruits.  Aucune  fibre 
en  elle  n'avait  frémi  de  cet  abandon,  l'instinct 
filial  qui  survit  quelquefois  chez  certains  ani- 
maux supérieurs  à  la  période  d'élevag'e  n'exis- 
tait pas  chez  elle,  car  la  sollicitude  maternelle 
était  morte  avec  l'éveil  de  sa  conscience.  Elle 
ressentit  même  pas  l'espèce  d'eiinui,  né  de 
l'ignorance,  qui  étreint  les  êtres  livrés  pour  la 
première  fois  à  eux-mêmes,  en  face  de  tous  les 
problèmes  de  l'existence.  Un  subconscient  lui 
disait  quelle  ne  devait  pas  craindre  la  vie.  La 
forêt  s'ouvrait  à  elle  comme  un  domaine,  ruis- 
selante de  couleurs,  de  lumières,  de  rumeurs, 
imprégnée  de  chaleur,  crevant  de  provende.  Elle  ^ 
n'avait  qu'à  y  pénétrer,  qu'à  se  laisser  porter  sur 
le  flux  de  vie  née  avec  elle  et  comme  pour  elle  ; 
et,  légère,  insouciante,  caquetante  et  jacassante 


LA  captivitl:  de  r.îARGOT  173 

autour  de  ses  sœurs  qui,  eHes  aussi,  prenaient 
leur  place  dans  la  forêt,  elle  s'abandonna  joyeuse 
à  la  vie,  contemplant  son  sort  sous  un  angle 
heureux  de  jeunesse,  de  lumière  et  de  fête. 

Ses  sœurs  n'étaient  pour  elle  que  la  société 
familière  aux  mœurs  connues,  aux  habitudes 
communes,  le  point  d'appui  sur  lequel  sa  vie 
personnelle,  son  ég-oïsme  de  bête  pouvaient  se 
reposer;  leurs  gestes,  le  critérium  indispensable 
pour  juger  des  autres  habitants  ailés  qui  han- 
taient comme  elle  les  rameaux  touffus  des  futaies 
forestières.  Elle  conservait  avec  elles  et  avec 
toute  sa  gent  cette  solidarité  de  race,  moins 
accentuée  chez  les  sédentaires  que  chez  les  mi- 
grateurs qui  sentent  bien  plus,  eux,  devant  la 
multiplicité  des  besoins,  la  nécessité  de  s'unir, 
de  s'entraider  et  de  se  défendre  mutuellement. 

Elle  n'aurait  comme  Tiécelin  le  corbeau  porté 
secours  à  un  compère  en  train  de  disputer  à  un 
dangereux  rapace  la  proie  convoitée.  Elle  fai- 
sait partie  des  privilégiés  de  la  forêt  chez  qui 
les  instincts  altruistes  sont  le  moins  développés, 
pour  l'unique  raison  que  les  besoins,  ces  grands 


•7^  15K    GOUPIL    A    MAIVGOT 

maîtres  des  sentiments  et  des  mobiles,  étaient 
pour  elie  moins  impérieux  et  les  dangers  moins 
pressants. 

Ni  les  éperviers,  ni  les  buses  ne  son^çeaient  à 
faire  de  Margot  leur  pâture,  préférant  aux  aléas 
d'une  course  et  d'une  lutte  pour  un  morceau  si 
peu  friand,  la  chasse  aux  passereaux  inférieurs, 
aux  gallinacés  sauvages,  à  la  chair  délicate,  et 
incapables  de  se  soustraire  autrement  que  par 
la  fuite  à  leur  attaque  impérieuse  et  violente. 

Elle  n'avait  pas  à  s'inquiéter  outre  mesure  de 
sa  nourriture,  car,  peu  délicate  sur  le  choix  des 
becquées,  elle  gobait  indilieremment  les  insectes, 
les  fruits,  et  n'hésilait  même  pas,  l'occasion  se 
présentant,  à  démolir  ou  à  dévorer  la  couvée 
tardive  d'un  petit  oiseau  qu'elle  assommait  ou 
éloignait,  à  grands  coups  de  bec,  du  nid  où  le 
retenait  son  instinct  maternel. 

Son  plumage  aux  reflets  changeants,  son  habit 
aux  basques  trop  longues  et  comme  étriquées, 
non  plus  que  sa  chair  amère  et  coriace  ne  pou- 
vaient guère  tenter  les  humains,  et  elle  n'avait 
réellement  à  craindre,  m'us  elle  l'ignorait,  que  la 


LA    CAPTIViTE    DE    JlfAHCOT  17a 

iantaisie  meurtrière  d'un  chasseur  désœuvré,  en 
mal  du  coup  de  fusil  où  essayer  son  adresse. 

Aussi,  peu  jalouse  de  la  provende  qui  abon- 
dait dans  la  forêt,  conviait-elle  par  un  jacasse- 
ment particulier,  une  sorte  de  roucoulement  non 
disgracieux  et  presque  tendre,  les  sœurs  en 
maraude  à  venir  partager  au  gros  chêne  de  la 
clairière  ou  à  l'aiisier  de  la  tranchée  la  robuste 
platée  de  glands  ou  le  délicat  dessert  de  fruits 
rouges  et  sucrés  qu'elle  avait  découverts,  et 
dont  elles  se  gavaient  toutes,  à  qui  mieux  mieux, 
en  caquetant  comme  des  hommes  un  peu  ivres 
devant  les  reliefs  d'une  plantureuse  ripaiile. 

Quelquefois,  souvent  même,  elles  accueillaient 
Jacquot,  le  cousin  geai,  faraud,  parant  son  ha- 
bit roux  de  passepoils  bleus,  qui   s'en  venait  à 

ur  invite  cogner  du  bec  lui  aussi  et  se  dilater  le 

sier  jusqu'à  Tétouffement. 

£1  tous  les  soirs,  après  la  buvette  en  commun 
à  la  flaque  du  coin  ou  à  la  source  du  taillis,  et 
les  envols  capricieux  vers  l'horizon,  immobiles 
aux  quatre  coins  du  bois,  elles  répondaient  à 
l'appel  de  l'ancêtre  Margot,  la  vieille  pie  de  la 


17^  DK    GOUPIL    A    MAHGOT 

forêt  qui  les  conviait  à  se  rassembler  dans  le 
cliône  ou  dans  le  foyàrd  qu'elle  avait  soigneuse- 
ment  choisi  pour  la  nuit,  selon  la  lune,  le  temps, 
les  vents  ou  autres  accidents  secondaires,  et  que 
son  instinct  de  bête,  augmenté  de  sa  pré- 
voyance d'aïeule,  lui  avait  fait  élire  entre  tous. 

Elles  se  reconnaissaient  à  petits  cris  joyeux, 
étouffés,  presque  attendris,  sautant  de  branche 
en  branche,  hésitantes,  capricieuses,  se  querel- 
lant doucement  pour  une  place  qu'elles  ne  dési- 
raient pas,  se  bousculant,  animant  l'arbre  tout 
entier  dont  les  rameaux,  les  feuilles  s'agitaient  de 
leur  mouvement  perpétuel  et  semblait  exhaler  la 
joie  de  receler  toute  cette  vie  fourmillante  et 
heureuse. 

Puis,  petit  à  petit,  au  fur  et  à  mesure  que 
s'enfonçait  le  soleil,  que  diminuait  la  lumière 
et  que  planaient  sur  elles  le  mystère  de  la  nuit 
et  le  danger  d'attaques  nocturnes,  la  rumeur 
s'assourdissait,  se  ponctuait  de  silences  que  ne 
troublaient  bientôt  plus  que  de  légers  cris  tom- 
bant çà  et  là  de  branche  en  branche  comme  un 
bonsoir  tardif  ou  un  appel  au  sommeil. 


LA    CAPTIVJTE    DK    MAKGOT  XJ'] 

Des  jours  heureux  avaient  passé  sous  lesoieii; 
des  jours  de  bavardage  et  de  goinfrerie,  dans 
les  palais  verts,  compliqués  et  changeants  des 
taillis,  dans  les  pavillons  clairs,  soleilleux  de  la 
coupe,  à  côté  des  geais  lourdauds,  des  merles 
dégagés  et  vifs,  des  corbeaux  cyniques  et  mono- 
tones et  des  grives  méprisantes  ou  peureuses. 

Elle  connaissait  les  arbres  hospitaliers,  les 
ravins  abrités,  les  sources  fraîches,  les  oiseaux 
amis,  les  rivaux  et  les  ennemis. 

Elle  avait  été  très  surpiige  de  voir  des  matins 
entiers  les  geais  passer  sur  sa  forêt,  s'abattant 
tous  comme  pour  une  pause  prévue,  une  halte 
immuable,  à  un  même  grand  chêne  aux  bran- 
ches sèches,  comme  au  point  de  répère  d'une 
étape  bien  définie.  Elle  avait  d'abord  suivi  les 
premiers,  puis,  voyant  qu'ils  dépassaient  la  forêt 
et  s'enfonçaient  vers  le  midi  en  longue  chaîne 
grise,  les  avait  abandonnés  pour  revenir  à  son 
point  de  départ,  et  huit  jours  entiers,  amusée 
et  curieuse,  elle  avait  escorté,  durant  leur  pas- 
sage par  son  domaine,  leur  monotone  et  long 
défilé. 


178  DE    GOL'PiL    A    MARGOT 

Où  pouvaient-ils  aller  ainsi  ?  Quel  ennemi 
puissant,  quel  rapace  à  l'appétit  fantastique  les 
chassait  de  la  forêt  natale  en  même  temps  que 
les  cohortes  silencieuses  des  ramiers  et  ces  nua- 
ges gris  de  sansonnets,  tournant  comme  des 
nuées  d'orage  avant  de  s'abattre  sur  les  chau- 
mes herbeux  ou  sur  des  labours  fraîchement 
retournéfl?  Elle  suivait  leur  manège  avec  ëton- 
nement,  attentive  au  moindre  spectacle  nou- 
veau, au  moindre  cri  inconnu. 


La  curiosité  était  le  défaut  de  Bïargot,  le  pé- 
ché mignon  de  toutes  ses  sœurs  agaces,  qu'elle 
voyait,  comme  elle,  accourir  au  premier  signal 
étranger  à  leur  vie. 

Elles  avaient  entouré  de  loin  et  peureusement 
Guerriot  l'écureuil,  franchissant  sans  ailes,  de 
bonds  fantastiques,  les  abîmes  qui  séparaient 
les  arbres,  grimpant  tout  droit  avec  une  agilité 
incornpréhensil)le,  et  assisté  de  haut  aux  fanfa- 
res des  chiens  courant  le  lièvre. 


LA    CAPTIVITE    DE    MARGOT  I79 

Les  bruits  les  plus  éclatants,  les  rumeurs  les 
plus  violentes  n'effrayaient  point  Marg-ot.  Elle 
avait  entendu  le  coup  de  tonnerre  qui  avait 
arrêté  l'oreillard  sans  soupçonner  sa  prove- 
nance ;  elle  avait  suivi,  curieuse,  et  sans  y  rien 
comprendre,  les  gestes  de  l'homme,  rejetant 
à  l'épaule  son  long  ■tube  fumant  et  d'une  main 
tenant  en  l'air  le   lièvre  mort  que,  de  l'autre 

I  appuyée  sur  le  bas-ventre,  il  faisait  pisser  selon 
la  vieille  habitude  des  chasseurs. 

Seule,  l'odeur  de  la  poudre  l'avait  incommo- 
dée et  comme  induite  en  méfiance,  mais  elle 
était  tout  de  même  restée  sur  son  «  foyard  )),à 
peine  dissimulée,  contemplant  la  scène,  tandis 
que  les  merles  s'étaient  enfuis  avec  des  sifi!e- 
ments  aigus  et  que  les  corbeaux  filaient  au  loin 
à  tire-d'aile  en  poussant  des  croassements  de 
rappel  significatifs. 

Margot  n'avait  jamais  éprouvé  le  danger  de 

!  la  présence  de  l'homme  ;  mais  tout  de  même  à 
voir  le  lièvre  inerte  entre  les  mains  de  son  vain- 
queur elle  avait  senti  qu'elle  devait  se  méfier  de 

i  lui,  bien  qu'elle  ne  pût  établir  entre  sa  situa- 


DE    Gr;ri>!L   A    MARGOT 


lion  d'animal  ailé,  qui  lui  semblait  inaccessi- 
ble aux  étrangers  terriens  et  celle  du  lièvre  mis 
à  mort,  de  relation  réelle  et  précise.  Elle  pensait 
un  peu  comme  Guerriot,  qui  devant  l'homme 
g-rimpe  à  l'arbre  le  plus  prochain,  s'y  établit 
dans  une  fourche,  et,  le  corps  dissimulé,  con- 
temple, se  croyant  provisoirement  en  sûreté, 
et  attendant  le  geste  menaçant  devant  lequel  il 
déguerpira,  le  braconnier  qui  l'ajuste  paisible- 
ment et  va  le  faire  dégringoler  de  sa  retraite 
aérienne. 

Mais  il  semblait  vraiment  qu'avec  ces  jours 
d'automne  et  le  pèlerinage  au  loin  des  geais  et 
des  ramiers,  la  providence  qui  lui  avait  rendu  si 
aimables  les  premiers  mois  de  sa  vie  dans  la 
forêt  avait  disparu  elle  aussi. 

Sans  doute,  la  nourriture  restait  abondante  et 
variée,  les  ruisseaux  épanchaient  le  même  cris- 
tal frais,  mais  les  premières  gelées  qui  avaient 
suivi  les  pluies  torrentielles  et  persistantes  des 
derniers  jours  de  septembre,  en  la  refroidissant, 
avaient  comme  endeuillé  la  forêt.  La  gent  ailée 
s'y  faisait  de  moins   en  moins  nombreuse,  et 


LA    CAÎ-TIVITÉ    DE    MAR.GOT  iHl 

rhumidité  qui  s'évaporait  sous  les  soleillées  fa- 
gaces  en  brouillards  frais  et  persistants  la  bar- 
dait comme  une  malade  d'une  ouate  translucide 
de  solitude  et  d'ennui.  La  toiture  de  feuilles  se 
crevassait,  jaunissait,  s'écaillait  petit  à  petit  et 
laissait  insidieusement  filtrer  sur  les  réfugiés 
des  rameaux,  sur  les  hôtes  familiers  des  bran- 
chages des  filets  de  pluie  qui  délustraient  les 
plumages  et  engourdissaient  les  ailes. 

Les  feuilles  tombaient  toutes,  tantôt  lente- 
ment, à  regret,  une  à  une  les  vesprées  calmes, 
sans  que  rien,  sinon  leur  couleur,  laissât  sup- 
poser leur  chute  prochaine,  ou  par  rafales  les 
jours  de  tramontane  avec  des  crépitement  s  secs 
et  grêles  qui  faisaient  sursauter  dans  leurs  gîtes 
de  ronces  et  fuir  vers  la  plaine,  entre  les  rais 
des  sillons  gris  comme  eux,  les  vieux  lièvres 
roux. 

Il  s'accumulait  sur  la  forêt  de  la  solitude,  de 
l'ennui,  de  l'angoisse,  et  tout  ceci  pesait  à  l'âme 
de  Margot,  aux  âmes  de  ses  sœurs,  qui,  avec  le 
soleil  levant,  après  un  rassemblement  instinctif, 
un  bref  lustrage  des  olumes  ébouriffées   par  la 


l'di  DE    GOI.lMi.    A    !iî\K(jOr 


brume  de  la  nuit,  prenaient  leur  voî  vers  le  soieil 
et  s'égrenaient  comme  une  semence  épandue  à 
la  volée  par  les  doigts  du  malin,  au  hasard  des 
haies  qui  bordaient  les  prairies  de  la  combe  ou 
de  la  plaine.  Elles  y  venaient  chercher  des  fruils 
que  la  forêt  leur  eût  facilement  fourni,  mais 
qu'elles  préféraient  quérir  ailleurs. 

Et  comme  si  les  éléments  n'eussent  pas  suffi 
à  brouiller  sa  vie,  à  attrister  ses  jours,  voici  que 
les  choses,  elles  aussi,  semblaient  prendre  à 
tâche  de  devenir  leurs  complices  et  de  se  liguer 
contre  sa  g-ent. 

Un  beau  soir,  à  l'heure  où  le  soleil  du  cré- 
puscule faisait  cuivroyer  la  surface  polie  d'une 
petite  mare  ombrag-ée  d'un  saule,  elle  avait,  le 
bec  empâté  encore  de  baies  sucrées  décrochées 
aux  haies,  rejoint  vivement  ses  compagnes  qui 
s'y  abattaient  toutes  un  instant  avant  de  rega- 
gner l'asile  de  nuit  choisi  par  l'aïeule. 

Or,  voici  que,  tout  d'un  coup,  une  des  soeurs 
voulant  s'enlever  n'avait  pu  prendre  son  essor, 
et  une  autre  de  même  et  une  troisième  aussi. 

Les  pattes  nerveuses  repliées  sur  elles-mêmes. 


LA    CAPTIVITÉ    DE    MA.KGOT  l83 

se  redressant  en  vain  pour  l'élan,  refusaient  de 
quitter  le  sol  et  d'exécuter  le  saut  nécessaire 
pour  prendre  l'envol,  car  ce  n'est  pas  immédia- 
tement de  terre  que  les  ailes  s'éploient  pour  la 
volée.  Elles  étaient  là,  aussi  empêchées  que  les 
hirondelles  aux  pattes  trop  courtes,  naufragées 
sur  des  grèves  de  boue. 

Gomme  si  une  force  invincible  les  eût  clouées, 
elles  restaient  les  pieds  rivés,  immobiles,  battant 
des  ailes  et  criant  de  détresse.  Et  Margot  se 
demandait  curieusement  ce  qu'elles  avaient  1  Avec 
bien  des  peines,  les  prisonnières  réussissaient 
lentement  à  soulever  une  patte  exténuée  par 
l'effort,  au  bout  de  laquelle  tenait,  fixée  à  tous 
les  ongles,  comme  une  corde  flexible  qui  s'éti- 
rait doucement  sans  se  rompre^  puis  demeurait 
ainsi,  s'allongeant  ou  se  raccourcissant  selon 
le  mouvement  de  la  patte,  tandis  que  l'autre 
jambe  restait  immobile  sous  l'étreinte  gluante 
qui  la  maintenait  par  en  bas.  Et  si  elles  voulaient 
à  son  tour  soulever  cette  autre  patte,  il  fallait, 
pour  donner  à  l'effort  la  force  suffisante,  reposer 
la  première  et  se  river  de  nouveau  au  sol. 


DE   GOCPI!.  A    :ja'.\GOT 


Trois  étaient  prises  ainsi,  celles  qui,  arrivées 
les  premières,  avaient  choisi  les  places  les  plus 
commodes  pour  boire  à  même  l'eau  de  la  mare. 
Les  autres,  parmi  lesquelles  Margot,  avaient  été 
contraintes  à  se  percher  sur  de  grosses  pierres 
qui  n'y  étaient  pas  les  jours  précédents,  et  fai- 
saient autour  de  l'eau,  sauf  à  l'endroit  où  se 
débattaient  les  sœurs  captives,  comme  un  collier 
ou  un  rempart. 

Elles  étaient  obligées,  pour  atteindre  la  sur- 
face de  la  mare,  de  s'accroupir  et  de  se  pen- 
cher en  avant,  en  tendant  le  cou,  au  risque  de 
tomber  et  de  se  noyer  parmi  ces  cables  ver- 
dâtres  de  mousse  qui  dissimulaient  un  fond 
vaseux  et  traître. 

Suspendant  cette  laborieuse  déglutition  de 
l'eau  puisée  à  petits  coups,  elle  essayaient  en 
vain  de  comprendre  le  mal  qui  subitement  venait 
d'atteindre  leurs  compagnes.  En  vain  elles  vole- 
taient au-dessus  et  alentour  ;  les  autres  conti- 
nuaient à  piailler  éperdûment  en  levant  alter- 
nativement les  pattes  comme  si  elles  avaient  été 
atteintes  d'une  folie  subite. 


LA    CAPTIVITE    DE    r.SARGOT 


r85 


Le  soleil  à  l'occident  s'enfonçait  derrière  un 
éperon  pourpre  de  nuage.  C'était  l'heure  de  dé- 
serter la  plaine  solitaire  et  de  regagner  les  bois. 
L'aïeule  au  loin  rappelait.  Et  une  à  une,  lente- 
ment, comme  à  regret  Margot  et  les  sœurs  libres 
avaient  pris  leur  essor,  abandonnant  là  les  pri- 
sonnières, qui,  les  voyant  partir,  agitaient  plus 
violemment  les  pattes  et  battaient  l'air  de  leurs 
ailes  inutiles  dans  un  désespoir  de  cris,  assour- 
dissant à  entendre. 

Sans  doute  elles  narrèrent  l'aventure  à  l'aïeule. 
Mais  quand  l'aube  reparut  et  qu'elles  revinrent 
à  la  mare,  elles  ne  trouvèrent  plus  là  que  des 
plumes  brisées  et  quelques  os  rongés  qui  attes- 
taient un  drame  nocturne  mystérieux  et  terri- 
ble. 

Aussi,  pour  Margot  et  pour  toutes  les  pies,  la 
mare  fut  désormais  maudite  et  jamais  plus, 
même  aux  jours  brûlants  d'été,  elles  ne  devaient 
accepter  l'invite  miroitante  de  sa  fraîcheur  pour 
y  tremper  leur  bec  et  y  lustrer  leurs  plumes. 


DE    GOUl'IL    A    MAUGOT 


D'autres  jours  suivirent  avec  leurs  cortèges 
d'ennuis  et  de  revers,  car,  malgré  tout,  dimi- 
nuait maintenant  la  pro vende.  Les  fruits  mûrs 
tombaient  et  pourrissaient  sur  le  sol,  les  insec- 
tes mouraient  ou  s'abritaient  sous  la  casaque 
chaude  des  écorces  des  arbres  ;  les  récoltes 
devenaient  des  glanes  et  les  repues  de  frugales 
collations. 

Mais,  dociles  à  l'instinct,  malgré l'ëgoïsme  con- 
servateur de  l'individu,  dominait  tout  de  môme 
en  elles,  comme  un  besoin  supérieur  et  subcons- 
cient, le  souci  de  conserver  la  vie  de  la  race;  et 
invinciblement,  comme  si  quelque  démon  mal- 
faisant de  caquetage  les  eût  poussées,  quand 
l'une  d'elles  découvrait  la  pâture,  le  cri  de  rallie- 
ment lui  sortait  de  lagorge  et  faisait  rappliquer 
des  quatre  coins  de  l'horizon  les  commères  éper- 
dues, avec  qui  elle  se  disputait  ensuite  violem- 
ment à  coups  de  bec  la  parcimonieuse  portion 
sur  laquelle  toutes  se  précipitaient  avidement. 


LA  CAPTIVITÉ  DB    MARGOT  187 

C'était  une  heure  indécise  d'une  après-midi 
brumeuse.  Aux  écoules  sur  la  branche  dépouil- 
lée d'un  «  foyard  »  où  elle  se  reposait  de  quêtes 
infructueuses,  Margot  scrutait  l'espace  de  son 
œi!  inquisiteur  et  vif,  quand,  d'un  fourré  encore 
touffu,  sous  un  chêne  plus  résistant,  elle  entendit 
le  cri  de  ralliement  de  sa  gent  et  y  répondit 
aussitôt. 

S'élevant  en  l'air  au-dessus  du  lacis  semi- 
squelettique  des  futaies,  elle  aperçut  au  loin  deux 
autres  ag^aces  qui  convergeaient  à  tire  d'aile 
vers  le  rendez-vous  signalé,  et  y  porta  son  vol 
elle  aussi. 

Bientôt  l'odeur  de  la  poudre,  comme  au  jour 
de  la  mort  de  Lièvre,  incommoda  ses  narines, 
car  elle  fît  de  peu  de  cas  du  tonnerre  éclatant  qui 
l'avait  précédé,  ignorant  tout  de  ses  causes  et 
de  ses  résultats,  et  les  bruits  l'incommodant,  en 
somme,  beaucoup  moins  que  les  odeurs. 

Elle  continua  son  chemin,  et,  plus  dense  et 
plus  incommodante,  accompagnée  d'un  nouvel 
ébranlement  tonnant,  l'odeur  de  la  poudre 
monta  dans  l'air.  Rien  ne  l'arrêtait.  Elle  arrivait 


l88  DE   GOUPIL    A    MARGOT 


elle  aussi,  après  les  sœurs  plus  habiles,  quand 
un  nouveau  coup  de  feu  déchira  l'espace,  illumi- 
nant sinistrement  le  sous-bois  et  qu'à  ses  oreiL 
les  des  sifflements  aigus,  accompagnés  d'un  cin- 
glement  atroce  au  poitrail,  lui  firent,  dans  un 
cri  plaintif,  virer  de  l'aile  et  s'enfuir  au  loin. 

Et  presque  aussitôt,  se  superposant  inconsciem- 
ment,  la  vision  de  jadis  et  celle-ci  se  dressèrent 
en  elle;  l'homme  tenant  toujours  ce  long  tube 
fumant,  et  s'élançant  pour  ramasser  à  terre  le 
cadavre  inerte  d'une  compagne  assassinée. 

Son  sang,  qu'elle  n'avait  jamais,  vu  coulait 
en  gouttes  rouges  comme  les  baies  blettes  des 
sorbiers  sur  le  gilet  bigarré  de  ses  plumes  qui 
s'agglutinaient  pour  un  pansement  naturel  et 
spontané.  Un  plomb  lui  avait  traversé  les 
chairs,  et,  sans  mettre  sa  vie  en  péril,  lui  avait 
appris  par  là  que  l'homme  était  un  danger.  Mais 
que  pouvait  bien  faire,  auprès  de  l'assassin,  la 
sœur  traîtresse  qui  les  attirait  dans  le  piège  ? 
Du  même  endroit  le  signal  d'invite  venait 
toujours  ;  c'était  une  vesprce  calme  de  fin  d'au- 
tomne ;  pas  un  fil  d'air  ne  frôlait  la  foret  où  les 


LA    CAPTIVITE    DH    MAUr.OT 


dernières  feuilles,  à  rextrémité  des  rameaux 
menus,  se  seraient,  agitées  comme  des  mains 
difformes  pour  un  adieu  triste  ;  le  son  s'enfon- 
çait dans  les  lointains  et  de  temps  à  autre  le 
même  bruit  sinistre  déchirait  l'espace.  Des  pies, 
des  g-eais,  les  grives  attardées,  les  derniers  mer- 
les tombaient  dans  l'embuscade  ;  seuls  les  vieux 
sédentaires,  pleins  d'expérience  et  de  prudence, 
et  les  savants  corbeaux  à  l'oreille  exercée  ne 
s'y  méprenaient  point,  sachant  fort  bien  discer- 
ner la  voix  de  l'oiseau  de  son  captieux  simula- 
cre, l'appeau  traître  du  chasseur. 


Elle  commençait  ainsi  à  recevoir  les  dures 
leçons  de  la  vie  ayant  à  lutter  simuitanément 
contre  la  triple  coalition   des  éléments,  de  la 

faim  et  de  l'homme. 

Ah,  l'homme  !  elle  le  redoutait  tant  mainte- 
nant, armé  ou  non,  car  moins  sag'ace  que  les 
corbeaux  et  les  vieilles  commères  ailées,  elle  ne 
distinguait  point  encore  le  dangereux  bracon- 


igO  DE    GOUPIL  A    MAIVGOT 


nier  à  l'arme  assassine  du  vulgaire  quidam  à 
l'inoffensif  bâton.  Elle  les  fuyait  tous,  encore 
que  la  curiosité,  sa  passion  dominante,  dût  lui 
faire  souvent  courir  les  risques  de  rencontres 
périlleuses  pour  satisfaire  à  ses  impétueuses 
exigences. 

N'était-ce  pas  un  de  ces  derniers  jours,  enso- 
leillés encore  qui  rendent  plus  amère  par  leur 
beauté  diaphane  d'arricre-saison  la  perspective 
de  l'hiver  levant,  qu'elle  avait  cédé  autant  au 
désir  de  voir  qu'à  celui  d'écraser  sous  la  raille- 
rie et  les  coups  de  bec  un  héréditaire  ennemi  : 
chouette,  ^rand-duc  ou  hibou,  un  hideux  rapace 
nocturne,  égaré,  perdu,  naufragé  dans  la  lu- 
mière. 

Ah!  la  belle  ruée  des  oiseaux  de  jour  contre 
cet  ennemi  commun  jetant  sinistrement  aux 
échos  des  alentours  ses  lugubres  appels  de 
détresse. 

Tous  se  précipitaient  pour  le  voir,  batîant 
de  l'aile,  ouvrant  des  yeux  fous  qui  ne  voyaient 
point  et  incapable  de  répondre  aux  furieux 
assauts  de  bec  des  ennemis.  Il  y  avait  un  bruis- 


LA    CAPTIVITE    DE    MAKGOT  I9I 

sèment  féroce  d'ailes  hétérogènes  et  cinglantes 
depuis  le  crépitement  léger  des  petits  rouges- 
gorges,  aux  tui-tui  colorés,  sortis  de  leurs 
troncs  d'arbres,  jusqu'au  ronflement  sourd,  pro- 
longé en  rumeur  des  grands  corbeaux  voraces, 
qui,  les  griffes  tendues,  semblaient  palpiter  de 
désir  à  la  pensée  d'une  chair  à  déchiqueter  sous 
le  pic  solide  de  leurs  becs. 

Mais  brusquement  le  cercle  des  oiseaux  noirs 
s'élargit.  Il  y  eut  sur  leur  ligne  de  bataille  un 
flotlemenl.  Sur  un  coua  particulier  de  l'un 
d'eux,  la  bande  disciplinée,  docile  au  signal  ou 
à  l'ordre  donné,  s'abattit  sur  des  chênes  à  quel- 
que cent  mètres  du  lieu  d'appel,  et,  comme 
Margot  elle  aussi  arrivait  pour  prendre  part  à 
la  curée  commune,  un  oiseau  tomba  sous  le 
plomb  meurtrier  du  chasseur  pendant  que  l'air 
retentissait  du  tonnerre  bien  connu,  que  décidé- 
ment les  corbeaux  battaient  en  retraite  et  que 
continuaient  à  tourner  autour  du  nocturne  arti- 
ficielles imprudents  oiseaux  qui  tombaient  à 
chaque  coup  sous  les  plombs  de  l'homme. 

Elle  avait  échappé  au  danger. 


102  DE    GOUPIL    A    MAUGOT 


La  neig-e  tomba,  une  poudrée  légère  dans  le 
désœuvrement  plat  d'une  soirée  d'hiver,  cou- 
vranL  !e  sol  d'un  drap  mince,  troué  aux  endroits 
linmides,  et  précisant  dans  l'aube  du  réveil, 
comme  d'un  coup  de  crayon  lumineux,  la  joliesse 
ténue  des  dessins  des  rameaux. 

Margot  ne  trouvant  rien  à  manger  partit  rôder 
autour  du  village,  derrière  les  haies  des  vergers 
et  les  murs  d'enclos,  pour  chercher  parmi  les 
reliefs  abandonnés  par  les  humains  la  pâtée  de 
ce  jour.  Sous  l'abri  des  haies  oii  la  neige  n'avait 
pu  atteindre  des  plaques  de  terre  apparaissaient. 
Elle  s'y  précipita,  lorgnant  de  côté  les  maisons 
fermées,  aux  portes  closes  barricadées  devant  le 
froid  ennemi. 

Un  morceau  de  chair  odorait  bon  parmi  l'é- 
micttement  des  mottes  d'une  taupinière.  La 
bonne  aventure  !  Et,  vlan!  un  coup  de  bec  pour 
le  déjeuner  du  malin.  Mais  comme  une  réplique 
instantanée,  aussitôt  qu'elle  eut  touché  ce  bout 
de  lard,  traîtreusement  enfilé  dans  une  invisible 


LA    CAPTIVlTli    DE    Î.IArtGOT 


lAJÎ 


tige  de  fer,  deux  gifles  formidables,  la  souffle- 
tanl  de  ciiaque  côté  du  cou,  l'étourdirent  subite- 
ment en  la  retenant  prisonnière. 

Combien  de  temps  passa-t-elle  ainsi  ? 

Elle  fut  réveillée  par  un  bruit  sourd  et  un 
ébranlement  du  sol  sur  lequel  elle  gisait.  Là-bas 
se  dressait  une  formidable  silhouette. 

Alors  elle  se  vit  prisonnière,  comprit  le  piège, 
l'amorce  et  s'arc-boutant  violemment  sur  ses 
pattes,  tirant  de  tous  ses  muscles,  allongeant  la 
tôle  el  le  bec  dans  le  prolongement  du  cou,  elle 
réussit  à  se  dégager  des  deux  cercles  de  métal 
qui  la  maintenaient.  Au  nez  ahuri  de  l'homme 
qui  accourait  ellepritson  vol,  dédaignantle  bout 
de  lard  devenu  pourtant  inoffensif,  et  s'enfonça 
avec  des  cris  de  peur  dans  l'horizon  éblouissant 
de  neige  que  faisait  fondre  peu  à  peu  le  tiède 
soleil  de  midi. 

Elle  venait  encore  de  l'échapper  belle  et  se 
promit  bien  d'être  plus  circonspecte  à  l'avenir, 
et  de  ne  se  jeter  dans  une  aventure  que  lorsque 
l'exemple  de  ses  sœurs  l'aurait  dûment  avertie 
qu'elle  n'y  courrait  aucun  danger. 


IQ4 


:l   a   mai; GOT 


Mais  vraiment  ce  malin  d'hiver  où  la  g-elëe 
blanche  scintillait  de  feux  varicolores  au  soleil 
levant,  où  la  plaine  flamboyait  comme  la  surface 
d'un  immense  diamant  aux  innombrables  facet- 
tes, ou  rien  de  près  ni  de  loin  ne  pouvait  faire 
soupçonner  de  piègeel  d'ennemi,  comment  n'au- 
rait-elle pas,  comme  toutes  ses  compagnes  d'ail- 
leurs, accouru  à  l'appel  de  détresse  d'une  sœur 
souffrante. 

C'était  peut-être  comme  au  crépuscule  de 
jadis,  près  de  la  mare  maudite  ;  mais  là,  il  n'y 
avait  point  d'eau  ;  nul  arbre  ne  se  dressait  ; 
seule,  au  loin,  derrière  un  épaulement  de  ter- 
rain, une  fumée  bleuâtre  montait  calme  et  droite 
dans  le  froid  sec  du  matin. 

Comme  au  bord  de  la  mare,  en  effet,  sans 
que  rien  lui  pût  faire  deviner  la  cause  d'une 
telle  souffrance  ou  d'une  telle  délresse,  une 
pie,  le  dos  acculé  contre  une  planche  assez  large, 
comme  pour    se  protéger  de  l'humidilé   de  la 


LA  c.vrrn  iTÉ  de  margot  igS 

terre,  agitait  frénétiquement  en  l'air  ses  deux 
pauvres  pattes  en  piaillant  désespérément. 

Et  de  tous  côtés  à  ia  fois,  de  sa  forêt  et  des 
bois  voisins,  la  gent  de  caquet  vain  accourait  au 
rappel,  moins  pour  porter  secours  à  la  compa- 
gne en  péril  que  pour  contempler  le  curieux 
spectacle  qu'elle  pouvait  offrir  à  leur  curiosité 
désœuvrée. 

Les  ailes  fixées  à  la  planche  par  deux  dou- 
bles pointes  invisibles  qui  lui  causaient  une 
aîroce  souffrance  qu'ag-g-ravait  encore  l'horreur 
de  sa  position  les  pattes  et  le  ventre  en  l'air,  la 
prisonnière,  en  proie  à  un  vertige  fou,  comme 
si  l'espace  tout  entier  eût  chaviré  sur  elle,  le 
côté  droit  de  la  tête  battant  contre  la  paroi  de 
la  planche,  sondait  de  son  seul  œil  ouvert, 
agrandi  par  la  souffrance  et  par  l'effroi,  l'abîme 
iniini  du  ciel  céruléen  que  ses  sœurs  emplis- 
saient  de  leurs  cris  et  de  leurs  tournoiements. 

Peu  à  peu  elles  s'approchèrent  de  la  captive, 
volant  de  plus  en  plus  bas,  et  se  posèrent  enfin 
toutes  autour  d'elle,  sautant  curieusement,  ten- 
dant le  cou,  allongeant  le  bec,  et  raccourcissant 


Hj'ô  DE    GOUPIL    A    MAUGOT 

progressivement  le  diamètre  du  cercle  qui  les 
séparait  de  l'objet  de  leur  curiosité.  Bientôt 
Mar^^ot,  plus  excitée  que  les  autres,  oublieuse 
de  sa  résolution  passée,  et  ne  soupçonnant  rien, 
passa,  repassa  et  sauta  par-dessus  la  criarde 
dont  les  griffes  des  pattes  se  tordaient,  s'ou- 
vraient, se  fermaient  frénétiquement,  comme 
cherchant  un  point  d'appui  où  s'agripper  pour 
reprendre  la  station  droite. 

Les  autres  pies  approchaient  aussi.  Nulle  nV 
comprenait  rien  et  autour  de  la  malheureuse, 
c'était  un  caquet  indéfinissable  et  énervant  de 
commères,  un  entremêlement  de  corps,  un  enla- 
cem.ent  de  gestes,  de  sauts  de  côté  inquisiteurs, 
et  de  coups  d'œil  ahuris. 

Mais  tout  d'un  coup,  passant  à  portée  des 
griffes  de  la  captive  et  se  penchant  sur  elle 
pour  mieux  voir  et  mieux  juger,  Margot  fut 
saisie  violemment  au  cou  par  les  pattes  de  l'au- 
tre, qui  se  cramponna  à  elle  de  toute  la  force  de 
ses  nerfs  surexcités  intensément  par  le  déses- 
poir. Un  autre  cri,  un  cri  étranglé  et  aigu,  le 
sien,  répondit  au  cri  de  la  prisonnière  et  Ie;:riï 


LA    CAPTIVITÉ    DE  MAUGOT  I97 

râles  se  mêlèrent  en  une  cacophonie  étrange 
dont  les  autres  restèrent  immobiles  d'étonne- 
ment  et  silencieuses  d'effroi. 

Margot  à  tout  prix  voulut  se  faire  lâcher,  et 
comme  ses  râles  étaient  impuissants  à  décider 
la  première  à  se  dessaisir  de  ce  grêle  et  mou- 
vant point  d'appui,  il  y  eut  entre  les  deux, 
sous  les  yeux  ahuris  de  la  tribu, un  duel  étrange 
et  sinistre. 

Les  griffes  de  la  prisonnière  serrent  à  l'étouf- 
fer le  cou  de  Margot,  qui  tire  en  arrière  de 
toutes  ses  forces  pour  lui  faire  lâcher  prise  ;  en 
vain.  Ses  pattes  raidies  par  la  colère  et  par  le 
danger  piétinent  la  terre  gelée,  et  elle  glisse  et 
tombe  allongée  sur  le  poitrail  de  la  compagne  ; 
mais  elle  se  redresse  aussitôt,  furieusement 
agressive,  et  cherche  de  son  bec  à  demi  perclus 
à  lui  percer  la  poitrine  ou  à  lui  crever  les  yeux. 
Elle  ramène  ses  pattes  libres  dont  elle  enfonce 
les  griffes  dans  le  ventre  de  l'autre,  en  se  reje- 
tant en  arrière  dans  l'attitude  de  l'effort  le  plus 
violent  ;  elle  la  piétine  avec  rage,  mais  l'autre, 
comme   insensible  à  ses  coups,  roidie  par  une 


igS  IL>E    «îOCPIL    A    MAIlGOT 

idée  fixe,  serre  toujours  sa  griffe  de  plus  en 
plus  fortement. 

Margot  s'étrangle,  son  œil  devient  rouge, 
son  bec  s'ouvre  frénétiquement  pour  aspirer 
l'air  qui  manque  à  ses  poumons,  son  cœur 
saute  convulsivement,  tandis  qu'autour  d'elle 
caquette  et  jacasse  de  nouveau  la  gent  amusée 
maintenant  de  cette  lutte  farouche. 

Les  piaillements  s'élèvent  plus  aigus,  plus 
précipités,  plus  étranglés  des  combattantes, 
arrivées  au  paroxysme  de  la  haine  dans  la  dé- 
fense réciproque  de  leur  existence,  quand,  tout 
à  coup,  avec  le  déchirement  d'air  brusque  des 
ailes  qui  prennent  leur  envol,  un  lourd  silence 
tombe  comme  un  ruissel  de  solitude  sur  les 
deux  combattantes. 

Un  ennemi  commun  vient  sans  doute  d'ap- 
paraître à  l'horizon,  et  instinctivement,  sans  le 
connaître,  pressentant  l'homme,  mais  sans  ces- 
ser de  lutter  avec  rage  contre  son  ennemie, 
Margot  comprend  qu'il  faut  l'éviter  et  se  taire. 
Cependant  l'autre  continue  de  piailler  de  toute 
sa  gorge,  et  bientôt   surgit,  distinct  et  brutal 


LA    CAPTIVITÉ    DE    MARGOT  199 

malgré  l'éloignement,  le  danjjer  appréhendé. 
Au  loin,  grandissant  par  degrés,  énorme,  mons- 
trueux, l'humain  approche,  vingt  fois  plus  haut 
que  Margot,  masse  horrible,  fantastique,  dont 
les  pas  ébranlent  le  sol  qui  s'écrase  en  motte- 
lettes,  et  font  sur  son  passage  destructeur  un 
large  sillon  sombre  entreles  berges  rutilantesdes 
diamants  évanescents  de  rosée,  scintillant  aux 
doigts  fluets  des  herbes  rases  du  gazon  dégarni. 

Il  vient  effrayant,  rauque,  soufilant  comme  un 
volcan  son  haleine  chaude  qui  fume  dans  l'air 
glacé  du  matin,  tel  le  tuyau  de  la  cheminée  de 
la  chaumière  ou  la  meule  sylvestre  du  charbon- 
nier de  la  coupe. 

Il  a  sans  doute  un  air  effrayant,  car  Margot 
se  ressouvenant  des  dangers  anciens,  oublie  la 
douleur  de  son  cou  meurtri  dans  le  choc  formi- 
dable de  frayeur  qui  l'emplit  toute  à  sa  vue. 
Ah  !  le  corps  étiré  de  l'oreillard,  la  chute  inerte 
des  sœurs  sous  le  plomb  cinglant  :  c'est  un 
danger  semblable  qui  la  menace,  et,  sans  com- 
prendre la  mort,  elle  la  sent  venir  dans  ce  pas 
lourd  qui  s'avance  vers  elle. 


DE   GOUl'IL    A    MARGOT 


Ses  plumes  ébourifTées,  son  œil  fou  lui  don- 
nant sans  doute  un  aspect  étrange,  car  l'homme, 
en  la  fixant  de  ses  yeux  froids,  pousse  un  éclat 
de  voix  sonore,  un  rire  terrible  qui  l'ag-ite  touL 
entier  et  centuple  encore  la  frajeurdont  elle  est 
saisie. 

Alors  il  se  baisse  et  dans  une  poig-ne  rugueuse, 
étau  formidable  autrement  puissant  encore  qua 
les  g-riffes  qui  la  retiennent,  elle  se  sent  prendre 
les  pattes,  perd  l'équilibre  et  reste  suspendue 
au-dessus  du  corps  de  l'ennemie,  serrée  violem- 
ment aux  deux  extrémités  par  les  griffes  hai- 
neuses de  l'une  et  la  pince  chaude  et  implacable 
de  l'autre. 

Un  cri  qui  est  déjà  un  râle  s'échappe  de  sa 
gorge.  Elle  croit  que  c'est  l'instant  fatale  et,  dans 
le  désarroi  précurseur  de  la  mort,  laisse  pendre 
comme  deux  rames  mortes  ses  ailes  inutiles. 

Mais,  tout  d'un  coup,  elle  sent  se  desserrer 
la  griffe  geôlière  sous  un  pouce  musculeux  qui 
s'introduit  contre  sa  chair  comme  un  levier  tout 
puissant.  Elle  respire  enfin,  elle  n'est  pas  morte, 
sa  tète  est  dégagée,  son  cou  est  libre.  Elle  n'est 


LA    CAPTIVITE    DZ    MA!\GOT 


plus  maintenant  prisonnière  que  de  l'homme  seul 
qui  la  tient  par  les  pattes  en  la  reg-ardant  de  cet 
œil  fascinant,  rond,  fixe,  lui  montrant  ce  sou- 
rire insolent  du  vainqueur  auquel  elle  ne  com- 
prend rien,  sinon  que  sa  situation  est  terrible  et 
qu'elle  ne  reverra  jamais  sa  forêt. 

Alors,  dans  le  sentiment  violent  de  la  conser- 
vation, elle  essaie  de  lutter  contre  son  geôlier,  et 
de  son  bec  conique  aussitôt  s'escrime  de  toutes 
ses  forces  sur  les  poings  qui  la  maintiennent. 

Mais  les  poings  du  bi-aconnier  sont  durs 
comme  les  fûts  des  vieux  chênes  sous  l'écorce 
desquels  courent  les  insectes  en  été,  et  il  répond 
à  ses  attaques  furibondes  et  impuissantes  par 
des  éclats  de  rire  sonores  qui  lui  font  redoubler 
encore  les  coups  de  bec  dans  l'énergie  exacerbée 
de  l'instinct  conservateur. 

Alors  comme  s'il  en  était  fatigué  ou  qu'il 
eût  prévu  ce  manège,  l'homme  ouvre  la  porte 
grillée  d'une  grande  cage  qu'il  a  apportée  avec 
lui  et  qu'il  avait  posée  à  terre,  y  jette  brusque- 
ment Margot  et  referme  aussitôt  la  prison. 

Se  précipiter  contre  les  barreaux,  s'escrimer 


vs.  GOUPIL  A  5J.\nr;nT 


du  bec  et  des  pattes,  des  ongles  et  des  ailes, 
pour  rompre  cette  muraille  métallique  qui  la 
garde,  passer  les  pattes  au  dehors,  se  battre  la 
tête  aux  barreaux,  Margot  essaie  de  tout,  mais 
tous  ses  efforts  sont  vains;  rien  ne  bouge,  rien 
ne  fléchit,  rien  ne  plie. 

Et,  ironique,  au-dessus  de  sa  tête,  la  main 
cynique  et  terrible,  invulnérable  et  hors  de  sa 
portée,  balance  par  un  crochet  la  prison  mobile 
qui  la  transporte  vers  l'inconnu  et  vers  la  mort. 


Les  bruits  les  plus  divers  elles  plus  inatten-j 
dus  purent  bien  frapper  son  ouïe  inattentive,  elle] 
n'y  prit  garde.  Elle  était  dominée  par  une  seule 
idée,  s'enfuir:  elle  était  occupée  d'un  seul  but," 
rompre  ou  desserrer  le    fer   des   barreaux,  et  | 
quand  elle  se  vit  entourée  d'une  haie  fantastique, 
d'humains  elle  ne  sut  jamais  comment   et  avec 
quelle  rapidité  subite  avait  pu  grandir   et  sef 
multiplier  cette  horde  formidable  d'ennemis.     | 

Elle  était  incapable  de  les  distinguer;  ils  se 


2-3 


ressemblaient  tous  malgré  leurs  tailles  difi'éren- 
tes,  leurs  physionomies  diverses  et  leurs  cos- 
tumes variés.  Ils  avaient  tous  pour  elle  la  même 
odeur,  ils  frayaient  avec  son  bourreau  et  se 
résumaient  en  une  seule  idée  s'intensifîant  : 
l'ennemi,  le  danger,  la  mort. 

Le  cercle  des  ennemis  se  mouvait  avec  elle; 
il  en  sortait  des  tempêtes  de  cris,  de  rires,  de 
paroles,  effrayantes  pour  Marg'ot,  qui,  ne  com- 
prenant rien  au  caquetage  de  ces  gens,  et  chez 
qui,  tout  puissant,  subsistait  seul  Tinslinct  de 
conservation,  estimait  en  une  généralisation 
brusque  que  ces  cris,  se  rapportant  à  elle,  ne 
pouvaient  signifier  que  le  désir  et  la  volonté 
de  la  mettre  à  mort  pour  jouir  de  sa  chair  : 
ainsi  avait-elle  vu  faire  jadis  aux  voraces  cor- 
beaux, s'abattant  dans  un  tumulte  fantastique 
de  cris  sur  une  charogne  à  demi  décomposée  de 
bête,  et  sur  un  lièvre  blessé,  cerné,  achevé  à 
coups  de  bec  et  dévoré  sur  place.  Il  en  était  sans 
doute  ainsi  pour  elle,  et  tout  cri,  parole  ou  rire, 
échappé  d'une  gorge  humaine,  faisait  plus  fort 
battre,  sous  son  habit  noir  et  blanc  aux  longues 


204  DE   GOUPIL    A    MARGOT 

basques,  son  cœur  chaud  d'oiseau  jeune  au 
sang  vif. 

Tout  d'un  coup,  parmi  un  chaos  confus,  un 
tumulte  violent  d'odeurs  étrangères,  lourdes  et 
chaudes,  il  se  fît  nuit  autour  d'elle,  et  ses  yeux 
noirs,  aux  pupilles  excessivement  dilatées  par 
Fhorreur,  furent  comme  blessés  d'un  choc  de 
ténèbre. 

Pendant  quelques  instants  elle  demeura  ahu- 
rie sous  le  double  effet  combiné  de  ce  déluge 
malodorant  et  de  cette  obscurité  sinistre;  puis 
peu  à  peu  elle  s'accoutuma.  Ce  n'était  pas  la  té- 
nèbre de  la  nuit,  c'était  le  demi-jour,  sale  et  gris 
de  la  cuisine  villageoise,  de  la  pièce  quelconque 
d'une  maison  rustique  devenue  auberge  par 
l'ambition  rabougrie  d'un  paysan,  rentré  de  la 
ville  avec  quelques  sous  et  que  la  nécessité  d'une 
distribution  mal  comprise  oblige  à  transformer 
en  salle  de  débit. 

Au  centre,  se  dressait  un  robuste  pilier  de 
pierre  avec  de  rustiques  crochets  en  fer  forgé, 
scellés  à  même  dans  la  masse,  aussi  vieux  que 
la  bâtisse,  auxquels  pendaient  des  essuie-mains 


LA    CAPTIVITE    DE    MAKGOT 


douteux;  dans  deux  coins,  des  tables  basses  où 
traînaient  des  verres  à  moitié  vides,  embués  de 
vapeur,  et  d'un  autre  côté  l'obèse  poêle  de  fonte, 
au  court  tuyau,  au  nombril  rouge,  où  un  grand 
feu  de  bois,  clairant  vif,  répandait  par  toute  la 
pièce  une  chaleur  rance.  Enfin,  dans  le  fond, 
du  même  côté  que  la  porte,  montait  le  tujé, 
immense  cheminée  villageoise,  de  quatre  mètres 
carrés  de  surface  à  la  base,  s'effdant  en  haut 
en  tronc  de  pyramide,  s'ouvrant  et  se  fer- 
mant par  deux  planches  articulées,  formant  sur 
le  faîte  une  toiture  mobile  qui  se  manœuvrait 
du  dedans  au  moyen  d'une  longue  corde  de 
chanvre,  durcie  et  noirâtre,  pendant  près  de  la 
gueule  d'un  four  de  campagne  où  l'on  cuisait  le 
pain.  Le  pilier  arc-boutait  deux  pleins-cintres 
perpendiculaires  l'un  à  l'autre  qui  soutenaient 
Î3S  deux  parois  intérieures  du  tuyé,  les  murs  de 
la  maison  en  formaient  les  deux  autres. 

Tendues  transversalement,  de  fortes  perches, 
sèches,  noires  et  dures,  supportaient  des  jam- 
bons racornis,  des  alignements  de  saucisses, 
tandis  qu'aux  parois  se  faisant  face  deux  gros 

i3 


DE    (ioUii;,    A    MARGOT 


crochets  de  fer,  encastrés  dans  la  maçonnerie, 
soutenaient  deux  immenses  bandes  de  lard, 
demi-manteaux  d'un  corps  de  porc,  saigné  ré- 
cemment, et  sous  lesquels  flambait  doucement 
un  feu  parfumé  de  branches  de  genévriers. 

Et  au  centre  de  tout  ceci,  rouge  et  grasse, 
parmi  ses  cuivres  rutilants,  sa  vaisselle  clique- 
tante sur  un  évier  s'épanchant  dans  la  cour, 
l'hôtesse,  et,  comme  des  satellites,  l'hôte  et  deux 
enfants,  un  petit  garçon  et  une  fillette  qui  allaient 
devenir,  à  la  suite  d'une  brève  transaction,  les 
maîtres  de  Margot. 

Brusquement  la  cage  fut  jetée  sur  une  table,  à 
côté  de  verres  sales  où  se  voyait  encore  l'em- 
preinte crasseuse  des  doigts  des  ivrognes,  et 
cinq  ou  six  personnages  l'entourèrent  aussituL 

li  y  eut  de  grands  gestes  de  bras  et  de  mains 
qui  frappaient  l'une  dans  l'autre,  et  que,  plus 
effrayée  que  jamais,  comme  si  elle  eût  assisté 
aux  préparatifs  de  son  supplice,  Margot  suivait 
de  ses  prunelles  affolées,  dilatées  par  l'horreur. 
Il  y  eut  de  petits  doigts  qui  passèrent  au  travers 
des  barreaux  de  la  prison,  et  qui  peut-être  se 


LA    CAPTIVITK    DE    M.IRGOT 


•201 


voulaient  apprivoiseurs  et  caressants,  mais  qui 
semblaient  à  Margot  gros  de  menaces  et  la  firent 
se  jeter  tout  contre  la  paroi  opposée  de  la  cage, 
se  demandant  si  elle  ne  menacerait  ou  ne  frap- 
perait pas  à  coups  de  bec  ces  griffes  ennemies, 
plus  frêles  que  les  siennes,  et  dépouryues  de 
pointes  offensives. 

Mais  la  peur  fut  la  plus  forte  :  il  y  avait  autour 
d'elle  un  tel  tintamarre  de  verres  qui  se  cho- 
quent, de  têtes  qui  se  renversent,  de  cous  qui  se 
gonflent,  de  bras  qui  s'agitent,  de  liquides  qui 
s'engloutissent! 

Ah  !  cent  fois,  mille  fois  plus  redoutables  que 
les  épervi^rs  et  les  busards  ces  ennemis  géants, 
aux  ruses  multiples  qui  auraient  épuisé  d'une 
seule  lampée  la  flaque  d'eau  limpide  conservé© 
par  le  pas  d'un  bœuf  dans  le  terrain  humide  et 
marneux  du  sous-bois,  et  dont  une  seule  bouchée 
l'eût  fait  disparaître  tout  entière  dans  l'immense 
réservoir  du  ventre. 

Et  puis  toutes  ces  choses  qu'elle  ne  connaissait 
pas,  qui  lui  semblaient  hostiles  :  les  couteaux 
affilés,  éblouissants,  dont  elle  voyait  la  lame  si 


Dr.    GOUPII.    A    MAUGOT 


mince,  comj)Iic8  de  l'homme,  fendre  en  deux 
sans  effort  ies  grosses  miches  de  pain,  les  cui- 
vres résonnant  au  moindre  heurt,  et  sur  la  paroi 
d'un  mur,  accroché  à  un  clou,  le  tuyau  métalli- 
que bien  connu,  le  fusil  qu'elle  avait  vu  jadis 
entre  les  mains  de  l'assassin  de  Lièvre  et  des 
sœurs  imprudentes. 

Mais,  plus  que  tout  cela  encore,  ce  qui  l'ef- 
frayait, c'était  les  masses  épouvantables  de  ces 
gens  qui  vaquaient  par  la  pièce  ;  ils  semblaient 
monter  du  mystère  et  s'élancer  dans  l'espace  ; 
c'était  ce  plafond  énorme,  fermé  de  toutes  paris, 
qui  pesait  sur  elle  de  toute  sa  masse  et  dont  elle 
appréhendait  obscurément  la  chute;  enfin  une 
sensation  d'écrasement  qui  l'affolait  et  lui  faisait 
soit  rentrer  la  tête  dans  le  cou  à  chaque  balance- 
ment des  choses  décrochées  de  la  muraille,  soit 
se  musser  dans  le  coin  le  plus  reculé  de  sa  cage 
au  moindre  mouvement  de  va  et  vient  des  hom- 
mes qui  l'entouraient. 

Malgré  tout,  dans  ce  désarroi  moral  sans  nom 
où  l'avait  jetée  l'aventure,  elle  éprouvait  une 
sorte  de  satisfaction  relative  à  sentir  entre  elle 


L\    CAPTIVITE   UL    M  ,:-.GOT  209 

et  ses  bourreaux  la  fragile  palissade  des  lig'es  de 
fer.  D'hostile,  la  cage  devenait  alliée  et  protec- 
trice, car  Margot  ne  pouvait  attribuer  la  trêve 
dont  elle  jouissait  qu'à  l'impuissance  où  se  trou- 
vaient ses  ennemis  d'exécuter  leurs  desseins. 

Elle  (levait  vite  revenir  de  celte  opinion,  mais, 
en  attendant,  incapable  de  se  rendre  compte  de 
la  résistance  que  les  barreaux  pouvaient  offrir  à 
une  attaque  inopinée,  elle  se  sentait  dans  leur 
sein  protégée  d'un  écrasement  qu'elle  eût  cru 
inévitable  sans  leur  rempart  ajouré. 

Toute  la  journée  se  passa  aiasi  en  mortelles 
inquiétudes,  en  transes  continuelles,  au  milieu 
d'un  défilé  incessant  d'ennemis  qui  répétaient 
tous  le  même  geste,  porter  à  la  bouche  le  verre 
rempli,  comme  pour  indiquer  à  Margot,  dans  un 
langage  d'un  symbole  accessible,  la  destinée  qui 
la  guettait. 

Pourtant,  nul  ne  lui  fit  de  mal.  Les  plus  mé- 
chants se  contentèrent  de  tourner  la  cage,  ce  qui 
causait  à  la  pie  des  frayeurs  indicibles,  car  elle 
ne  pouvait  deviner  la  cause  précise  de  ce  trera- 
bleuîent  de  sa  maison.  C'était  sans   doute  une 

i3. 


DC  cOijriL  A 


atlaîjiie  à  son  asile,  mais  quelle  attaque  ? —  El 
elle  croyait  que  c'était  les  murs  qui  touinoyaieiU, 
les  iiommes  qui  couraient,  les  tables  qui  se  dies- 
saient,  les  casseroles,  les  meubles  qui  se  met- 
taient en  branle  pour  l'engloutir  et  la  broyer 
dans  leur  tourbillon  criard  el  désordonné. 

Enfin  l'obscurité  se  fît.  Brisée  par  la  fatig-ue, 
par  l'émotion  et  par  la  faim,  la  prisonnière,  ha- 
biluée  à  reposer  plus  tôt, ferma  malgré  tout  ses 
paupières.  Un  vent  frais  d'air  sur  ses  yeux  les 
lui  ni  rouvrir  subitement;  une  main  sombre  pla- 
nait sur  elle  qui  la  frôla  et  disparut  avec  un  bruit 
sec  de  ressort  qui  clique.  La  porte  de  la  cage 
avait  été  de  nouveau  ouverte  par  l'ennemi;  elle 
n'était  pas  en  sûreté  dans  sa  palissade  de  bar- 
reaux. Et,  la  tête  ballottante, elle  agitait  avec  ses 
deru ières  ressources  d'énergie  flageolante  cette 
idée  horrible,  quand  un  jour  factice,  d'abord  rou- 
geâtie  et  fumeux,  sembla  trouer  la  pénombre, 
puis  éclata  en  rayonnements  vifs  avec  de  grands 
îlots  de  lumière  crue  et  des  pans  d'ombre  vio- 
lents qui  faisaient  des  gouffres  mystérieux  où 
s'agitaient  confusément  des  vies  larvaires. 


LA    CAPTIVITE    DE    MAI'.GOT 


Les  paupières  de  Margot,  inhabituées,  se  fer- 
mèrent violemment  sous  cette  clarté  de  lampes 
comme  des  rideaux  insuffisants,  une  cretonne 
de  chair  mince  à  travers  laquelle  passait  de  la 
terreur  filtrée  par  l'ang-oisse  de  sa  première 
vision,  et  dans  un  cauchemar  aussi  lon^  que 
dura  la  veillée  elle  eut  la  sensation  confuse  et 
atroce  de  forces  tourbillonnantes,  s'ag-itant  au- 
tour d'elle,  contre  lesquelles  elle  était  absolu- 
ment impuissante  à  se  défendre. 

Puis  ce  fut  tout  de  même  la  nuit  et  le  silence 
et  le  sommeil.  Ce  sommeil  fut  un  repos.  Ce  ne 
fut  pas  sans  doute  la  douce  béatitude  des  nuits 
d'été,  à  l'abri  des  vertes  toitures  élastiques,  dans 
le  voisinage  pressenti  des  compagnes.  Mais  Mar- 
got ne  faisait  pas  non  plus  partie  des  animaux 
supérieurs  chez  qui  l'inslinct  conservateur,  plus 
fort  que  le  besoin  de  repos,  fait  veiller  longtemps 
la  bête,  face  à  face  avec  le  danger,  attendant  la 
défaillance  dont  elle  profitera  pour  reconquérir 
la  liberté  perdue;  elle  dormit  donc  et  se  reposa. 

Eveillée  avec  l'aube,  alors  que  tout  reposait 
encore  dans  la  maison;  elle  vit  les  choses  sortir 


DE    GOUPIL    A    MARGOT 


Je:ilement  de  l'ombre;  elle  put  les  contempler 
iiicrles,  mortes  au  mur  ou  sur  le  sol,  et  faire 
entre  celles-là  qui  ne  se  mouvaient  pas  et  les 
humains  qui  s'agitaient  une  première  classifica- 
tion ;  les  premières  n'étaient  pas  des  ennemies, 
elles  avaient  une  vie  semblable  à  celles  de  sa 
forêl,  les  vivants  seuls  étaient  à  redouter. 

Après  ce  premier  et  long'  examen  où  la  curie-  ; 
site  presque  toujour"s  l'emporta  sar  la  frayeur, 
et  aussi  naturellement  que  si  elle  eût  été  dans 
sa  forêt,  sans  songer  d'où  pouvait  lui  venir  celte 
provende  inattendue,  elle  attaqua  indifféremment 
les  graines  connues  qui  traînaient  dans  sa  cage, 
et  d'autres  choses  inconnues,  des  friandises  odo- 
rantes et  tentantes  :  gâteaux,  biscuits,  sucre, 
qu'une  main  providentielle  avait  emprisonnées 
entre  les  barreaux. 

Sur  une  petite  tasse,  pleine  d'eau  tiédie  où 
surnageaient  des  poussières  complexes,  elle 
aplatit  son  cou  presque  horizontalement,  ouvrit 
le  bec  au  niveau  du  liquide,  l'y  plongea  tout 
entier  en  l'entr'ouvrant  selon  un  angle  très  aigu, 
puis  releva  vivement  la  tôte  pour  déglutir  l'eau 


LA  CAPTIVITÉ  DE    MAKGOT  2l3 

ainsi  puisée,  dans  un  renversement  du  cou  et  un 
redressement  du  bec  qui  semblaient  une  contem- 
plation du  plafond  ou  une  extase  mystique,  et 
elle  recommença  plusieurs  fois  de  suite  ;  ainsi 
buvait-elle  jadis  aux  flaques  fraîches  perdues 
aux  combes  marneuses  des  sous-bois  de  liberté. 

Alors  dans  la  semi-tranquiîliié  des  besoins 
primordiaux  presque  satisfaits  s'associa  dans  son 
esprit  cette  première  idée  que  les  êtres  bruyants 
et  terribles  qui  Tentouraient  n'en  voulaient  peut- 
être  pas  à  sa  vie,  puisque  seuls  ils  avaient  pu, 
forçant  la  retraite  et  sans  lui  faire  de  mal,  lui 
donner  la  nourriture  dont  elle  avait  besoin. 
Toutefois,  craignant  un  piège  ou  une  reprise, 
peut-être  même  une  fuite  de  cette  provende  pri- 
sonnière au  fer  de  ses  barreaux,  elle  se  hâta  de 
dévorer  tout  ce  qu'il  en  restait  en  entendant 
dans  retable  voisine  le  clairon  criard  des  coqs 
cl  des  aboiements  de  chien. 

Elle  connaissait  les  seconds,  qui  ne  l'inquié- 
taient que  médiocrement,  n'ayant  jamais  eu  à 
souffrir  ni  à  se  méfier  de  ces  braillards  à  quatre 
pattes  dont  le  nez,  même  dans  leurs  courses  les 


21 4  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

plus  folles  et  leurs  enthousiasmes  les  plus  fréné- 
tiques, ne  quittait  jamais  le  sol  et  dédaignait 
Tespace  aérien  où  se  passait  sa  vie;  mais  elle 
appréhendait  beaucoup  le  tintamarre  des  pre- 
miers qu'elle  ignorait  complètement.  Et  de  nou- 
veau la  saisit  l'angoisse  de  l'inconnu,  quand, 
bientôt,  des  voix  humaines  avec  des  heurts  et  des 
chocs  sourds  retentirent  derrière  les  murs  qui 
limitaient  la  pièce. 

Bientôt,  dans  un  tumulte  sabotant  de  pas 
pressés,  l'homme  parut.  Pour  Margot  c'était 
encore  l'ennemi,  le  semblable  de  celui  qui  l'avait 
capturée,  car,  même  dans  la  suite,  quand  elle 
connut  particulièrement  tous  ses  hôtes,  elle  ne 
put  jamais  établir  quel  était  celui  qui  l'avait 
transplantée  du  champ  de  givre,  où  elle  râlait 
aux  giilTcs  de  la  compagne,  à  cette  maison  triste 
et  enfumée. 

Elle  le  regarda  de  côté,  curieuse  et  défiante, 
le  bec  tendu,  prête  à  la  défense,  et  l'autre,  en 
voyant  qu'elle  avait  dévoré  ses  provisions,  poussa 
une  exclamation  de  gaîté  sur  le  sens  de  laqnelle 
se  méprit  la  prisonnière,  car  les  plumes  de  son 


LA    CAPTIVITÉ    DE  MAUGOT  2l5 

COU  se   hérissèrent  et  son  œil  noir,  en  s'agran- 
dissant,  brilla  plus  intensément. 

Alors  l'ennemi  resema  du  grain  dans  la  cage 
et  mit  de  nouvelles  sucreries  entre  les  barreaux, 
tandis  que  Margot,  ahurie  et  enflant  son  aile, 
reculait  vers  le  côté  opposé,  le  bec  fixé  vers  lui* 

Puis  il  se  mit  à  sa  besogne,  et,  tout  en  vaquant, 
le  balai  à  la  main,  aux  soins  de  propreté  de  la 
cuisine,  du  coin  de  l'œil  il  surveillait  la  pie,  pour 
voir  si  elle  ne  toucherait  pas  aux  friandises  qu'il 
lui  avait  renouvelées.  Margot  n'y  songeait  guère; 
elle  voyait  des  nuages  de  poussière  s'élever  et 
s'enfuir  devant  le  balai  de  l'homme  qui  la  guet- 
tait; elle  sentait  peser  sur  elle  la  question  de  ses 
regards  louches;  elle  se  croyait  le  but  de  ses 
efforts  et  de  son  travail  et  faisait  des  rechei-che? 
louables  pour  déduire  logiquement,  des  faits  et 
gestes  qu'elle  lui  voyait  accomplir,  l'idée  qui  pût 
se  rattacher  à  son  sort. 

Deux  idées  directrices  se  combattaient  dans 
sa  cervelle  :  lès  mouvements  et  les  bruits  de 
l'homme  lui  étaient-ils  favorables  ou  hostiles  ? 
ou,  pour  être  plus  précis^,  car  les  deux  idées  qui 


2i6  riK  onuPH^  A  M\nr.OT 

la  hantaient  étaient  bien  définies  et  nettes, 
rhomrae  vouîait-il  la  remettre  en  liberté  ou  la 
iaer;  car  Margot  ne  songeait  pas  qu'il  pût  y  avoir 
entre  les  deux  de  solution  moyenne,  n'ayant 
jamais  vu  de  captif  et  n'en  ayant  jamais  fait. 

Son  séjour  en  cage  lui  paraissait  donc  une 
situation  passagère,  mitoyenne,  une  sorte  de 
station  avant  d'être  rendue  à  la  liberté  première 
ou  mise  à  mort. 

Et  aussitôt  l'espoir  lui  vint  que  l'homme  la 
remettrait  en  liberté  puisque,  déjà  longtemps,  il 
l'avait  laissée  tranquille  et  lui  avait  même  donné 
la  provende,  dont  manquaient  là-bas,  par  la 
forêt  dénudée,  les  sœurs  libres  et  maigres. 

A  ce  moment  la  porte  de  la  chambre  tourna 
de  nouveau,  et  la  femme  fît  son  entrée,  La  ques- 
tion se  compliquait,  les  regards  de  Margot  se 
portèrent  alors  alternativement  de  l'homme  à  la 
femme,  cherchant  à  distinguer  ces  deux  êlrcij 
de  même  structure,  qui  lui  paraissaient  identi- 
ques, et  rechercher  si  elle  devait  plus  se  défier 
du  premier  que  du  second. 

Son  odorat  et  son  ouïe,  son  odorat  surtout, 


LA  CAPTIVITE  DE    MARGOT  217 

lui  firent  augurer  favorablement  de  la  bénig-nilé 
du  deuxième,  car  la  femme  ne  sentait  pas  le 
tabac  et,  encore  que  sa  voix  fût  désagréable  et 
criarde,  elle  se  rapprochait  un  peu,  par  le  tim- 
bre, de  celle  des  êtres  de  sa  gent,  moins  rude 
et  moins  rauque  que.  celle  du  mâle.  Mais,  quand 
les  enfants  parurent,  ce  fut  à  leur  taille  plus 
rapprochée  de  celle  du  niveau  de  la  table  qu'elle 
les  jugea  différents  des  premiers.  Elle  n'était  pas 
obligée  de  lever  le  bec  pour  suivre  leurs  yeux  et 
elle  n'avait  pas  à  craindre  qu'ils  tombassent  sur 
elle  pour  l'écraser. 

Ce  fut  ainsi  qu'elle  commença  à  connaître  les 
êtres  et  les  choses  domestiques.  Les  enfants 
vinrent  pépier  autour  de  sa  cage,  l'appelant  de 
vocables  adoucis  et  caresseurs  qu'elle  écoutait  le 
cou  tourné  de  côté  avec  une  allure  féiiiiiiiiie 
un  peu  coquette,  lui  passant  à  travers  les  bar- 
reaux de  petits  morceaux  de  biscuit  et  de  gùteau, 
auxquels,  de  temps  à  autre,  elle  donnait  un 
coup  de  bec  rude  et  précipité,  qui  faisait  cas- 
cader  le  rire  dans  leur  gorge,  à  son  grand  éba- 
hissemeut. 


.;8  TE    GOUPlI.   A    UARGOt 

Mais  commeils  ne  cherchèrent  pas  à  lui  faire 
de  maî,  pas  plus  d'ailleurs  que  les  autres  hu" 
snains  qui,  dans  la  journée,  vinrent  s'asseoir  à 
table,  choquer  le  verre,  crier  et  rire  et  se  se- 
couer, elle  eut  vite  confiance  en  les  gens  de  la 
maison,  et,  vers  la  fin  de  la  journée,  acceptait 
presque  toutes  les  friandises  qu'on  lui  tendait  à 
Sfavers  les  barreaux.  Gavée  depuis  le  matin,  elle 
les  touchait  à  peine  pour  y  goûter,  et  les  lais- 
iaait  retomber  au  pied  de  l'écuelle  où  tiédissait 
son  eau,  les  mettant  peut-être  en  réserve  par 
on  ne  sait  quel  instinct  qui  ne  s'était  jamais 
manifesté  dans  ses  heures  de  liberté  et  qui  nais- 
sait sans  doute  de  l'inquiétude  sourde,  de  l'irré-  ] 
duclible  méfiance  envers  l'homme,  écloscs  avec 
la  captivité. 

Plusieurs  jours  consécutifs  ce  fut  ainsi,  une  ^^ 
accoutumance  lente  et  calme  aux  êtres  et  auxj 
choses,  dans  l'attente  d'une   délivrance  qu'elle 
espérait  toujours  prochaine  et  dont  elle  manifes 
tait   le   désir    en  cognant  à  coups  de  bec  au 
barreaux  de  sa  prison. 

£lle  connaissait  maintenant  tous  les  habitaii 


LA.  CAPTIVITE    DE    MARGOT  2iy 

du  logis;  elle  avait  appris  à  distinguer  les  enfants 
à  leur  odeur  particulière,  à  leur  costume  aussi, 
et  se  livrait  à  chacun  d'eux  selon  le  degré  de 
confiance  qu'il  lui  avait  inspiré,  moins  par  ses 
intentions  personnelles  à  son  ég^ard  que  par 
ses  attributs  particuliers  :  odeur,  voix,  vêtement, 
gestes,  taille.  Elle  se  fiait  plus  à  son  instinct 
qu'aux  apparences.  Elle  préférait  la  petite  fille, 
plus  douce,  et  sa  mère,  aupetitgarçon  turbulent 
et  vif,  et  surtout  à  son  père,  à  l'org-ane  toni- 
truant, puant  le  tabac  par  tous  les  trous  de  son 
tricot  et  soufflant  une  fumée  qui  l'empestait, 
plus  désagréable  encore  que  celle  dont  ses  nari- 
nes avaient  été  offusquées  le  jour  où  son  sang 
perla  rouge  aux  mailles  touffues  de  son  giiet 
bigarré. 

Elle  attendait  inlassablement  sa  délivrance  à 
laquelle  elle  croyait  de  toute  la  force  de  son 
amour  de  îa  vie,  décuplée  de  la  confiance  lente- 
ment acquise  en  ceux  qui  l'entouraient. 


DE    GOCPIL    A    UAUGOT 


Elle  vécut  bientôt  dans  une  sorte  de  fièvre 
qui  lui  faisait  interpréter  dans  un  seul  sens  et 
déformer,  selon  le  besoin  créé  par  son  désir,  les 
actes  les  plus  ordinaires  qu'elle  voyait  accom- 
plir, ceux  même  auxquels  elle  s'était  déjà  habi- 
tuée et  dont  elle  avait  saisiia  sij^nification.  L'ins- 
tinct de  liberté,  bouillant  en  elle,  dominant  tout, 
renversait  les  associations  d'idées  qui  auraient 
dû  être  stables.  D'un  autre  côté,  les  geôliers, 
interprétant  en  résignation  à  son  sort  cette 
vivacité  inaccoutumée,  cette  légèreté  sautillante, 
ce  babillage  frénétique,  songeaient  à  réaliser 
enfin  leur  désir,  et  à  donner  à  la  vie  de  Margot 
et  à  sa  situation  dans  la  famille  sa  position  défi- 
r.itive. 

Il  y  avait  donc  un  malentendu,  une  incompré- 
hension réciproque,  créant  un  état  extrêmement 
dangereux  pour  la  captive,  qui  précipitait  sans 
le  vouloir  un  dénouement  fatal. 

C'était  une  après-midi  morose  de  fin  d'hiver, 


LA    CAPTIVITÉ    DE  MARGOT 


un  temps  de  dégel  qui  confinait  tout  le  monde 
à  la  maison,  dans  la  paix  somnolente  des  cham- 
bres chaudes,  tandis  qu'au  dehors  le  paysag^e  se 
dénudait,  sale,  gris,  cinglé  de  pluie,  fouaillé  de 
vent,  et  semblant  tituber  de  spleen  comme  un 
ivrogne  qui  reprend  sa  marche  après  avoir  dor- 
mi dans  les  fossés  du  chemin. 

Il  y  avait  de  l'ennui  qui  cernait  la  maison,  qui 
assiégeait  les  êtres,  qui  filtrait  au  travers  des 
murs  :  l'angoisse  des  changements  de  saison 
résonnant  en  coups  sourds  aux  cœurs  des  hu- 
mains, et  que  Margot  égayait  de  ses  sauts  sacca- 
dés et  de  son  babil  fiévreux,  ce  qui  décida  ses 
maîtres  à  agir. 

Bientôt,  une  main  qu'elle  jugea  libératrice 
ouvrit  la  porte  de  la  cage,  et  déjà  Margot  so 
précipitait  sur  l'ouverture,  quand  cette  main, 
comme  celle  du  braconnier  de  jadis,  étendit  toute 
grande  sur  elle  la  menace  de  sa  quintuple  pince 
de  chair  musculeuse  et  perfide. 

Margot  battit  en  retraite  au  fond  de  la  cage, 
mais  la  main  l'y  suivit,  volontaire  et  terrible, 
et  bientôt  elle  plana  sur  son   corps  comme  un 


DK    GOUPIL.   A    MAnOOr 


oiseau  de  proie  qui  va  fondre  sur  sa  pâture.  Le 
temps  de  lever  le  bec  et  de  lavoir  et  elle  s'abat- 
tit en  ciTet;  brutale  et  pui:-;sante,  l'entourant 
comme  une  sangle  épaisse,  lui  serrant  le  poi- 
trail et  le  dos,  et  l'attirant  au  dehors  mal:5ré  sa 
résistance  dans  une  cascade  de  l'eau  du  bol 
renversé  et  un  basculement  de  la  cage  qui  s'é- 
croulait sur  le  sol. 

Mais  alors  Margot,  de  grands  coups  d'ailes 
impétueux  et  brusques,  de  coups  de  bec  et  de 
coups  de  grifTes,  simultanés  et  violents,  se  fit 
lâcher  par  l'homme,  et,  prenant  son  vol  d'un 
rapide  coup  d'aile,  se  précipita  vers  la  lumière 
et  vers  la  liberté. 

Un  choc  violent,  une  meurtrissure  au  bec, 
une  blessure  au  poitrail,  et  elle  s'abattit  sur  un 
évier  humide,  parmi  un  tintamarre  fantastique 
de  vaisselle  renversée  ou  cassée  pendant  que  la 
main,  plus  rude  et  plus  brutale,  s'abattait  de 
nouveau  sur  elle  et  la  serrait  frénétiquement. 

Margot  ne  savait  pas  ce  que  c'était  que  la 
fenêtre  et  les  vitres  transparentes  qui  dressaient 
un  obstacle  infranchissable   et  traître  entre  le 


LA    CAPÎIVIT2  DE    MARGOT  223 

jour  libre  et  la  prison.  Elle  s'était  précipitée 
contre  le  verre  qui  avait  résisté  au  choc,  et,  dans 
rélonnement  d'un  pareil  résultat,  laissant  ployer 
ses  ailes,  elle  s'était  abattue  lourdement. 

Maintenant,  l'homme  furieux  la  tenait,  la 
serrant  violemment  comme  pour  l'étouffer,  et 
Marg-Qt,  comprenant  qu'on  lui  refusait  la  liberté, 
crut  que  sa  dernière  heure  était  venue. 

Elle  se  débattait  de  toutes  ses  forces,  essayant 
de  griffer  de  ses  pattes  les  mains  solides  qui  l'em- 
prisonnaient, mais  elle  se  rendait  bien  compte 
que  ses  efforts,  comme  jadis  dans  la  plaine  fatale, 
seraient  vains,  et  elle  frémit  de  toutes  ses  plumes 
quand  elle  vit  luire,  aux  mains  de  la  femme, 
des  ciseaux  brillants  qui  s'ouvraient  comme  un 
bec  éclatant  et  perfide  et  se  refermaient  avec  un 
sifflement  sinistre. 

Ce  bec  allait  la  dévorer. 

Elle  fut  retournée,  comprimée,  immobilisée 
dans  des  mains  anonymes  et  presque  aussitôt 
elle  sentit  au  croupion  une  douleur  atroce, 
comme  si,  prises  dans  un  engrenage  implacable, 
les  grandes  plumes  rectrices  de  sa  queue,  le  gou- 


224  ^^    GOUPIL    A    MARGOT 


vernail  sûr  de  son  vol,  eussent  tourné  dans  leurs 
alvéoles  avant  de  s'arracher. 

Puis  ce  fut  aux  rémiçres:  successivement  elle 
sentit  s'eng-ourdir,  sous  d'effroyables  pince- 
ments, son  aile  droite  et  son  aile  g-auche,  puis 
elle  entendit  des  crissements  secs,  accompagnés 
d'un  petit  bruit  crépitant  de  choses  lég^ères  qui 
tombent. 

En  même  temps,  à  demi  étouffée  par  la  poigne 
de  l'homme,  elle  râlait  lugubrement  comme  une 
poule  saignée,  dans  les  derniers  sursauts  de 
l'ag'onie.  Elle  attendait  le  coup  final,  sans  se 
douter  de  ce  qu'il  serait,  sans  savoir,  dans  l'an- 
goisse indicible  d'une  douleur  plus  aig-uë  encore 
que  celle   qu'elle  veuiùl  d'éprouver. 

Et  voilà  que,  brusquement,  sans  savoir  pour- 
quoi, bien  que  fut  toujours  vive  la  douleur  des 
plumes  secouées  dans  sa  chair,  l'étreinte  se  des- 
serra, et  elle  se  trouva  posée,  ahurie,  sur  un 
coin  de  table,  entourée  du  rire  ironique  et 
g-ouailleur,  qu'elle  ne  comprenait  pas  du  reste, 
des  gens  de  la  maison  et  des  hôtes  passagers 
du  cabaret. 


LA    CAPTIVITE    DE    MARGOT 


Alors,  sans  se  rendre  compte  de  ce  qui  s'é- 
lail  passé,  elle  bondit  en  éployant  ses  ailes  pour 
filer  de  nouveau  et  quand  même,  à  tire- d'aile, 
vers  la  fenêtre  ;  mais  ses  ailes  impuissantes,  au 
contraire  de  l'accident  de  la  mare,  ne  la  soulevè- 
reriLpas;  elle  retomba  lourdement  sur  la  table, 
aux  éclats  de  rire  plus  violents  de  ceux  qui 
l'entouraient. 

En  vain,  et  pendant  long-temps,  battit-elle  ses 
deux  moignons  rognés,  son  corps  ne  se  soule- 
vait plus.  Seules,  ses  pattes,  restées  solides, 
exécutaient  le  saut  préliminaire,  qui,  si  gracieux 
d'habitude,  était  ridicule  et  grotesque,  et  la 
pauvre  mutilée  agitait  en  vain  sa  tête,  ses  pattes, 
son  corps,  son  cou,  comme  si  elle  essayait  une 
danse  douloureusement  risible,  sans  autre  résul- 
tat que  de  provoquer  un  déchaînement  régulier 
et  criard  de  rires  exaspérants. 

Alors  elle  se  rendit  compte  que  quelque  chose 
était  changé,  qu'un  abîme  venait  d'être  creusé 
entre  elle  et  la  liberté,  qu'elle  ne  pourrait  plus 
ni  voler,  ni  s'enfuir,  qu'elle  était  irrémédiable- 
ment captive,  et  comme  si  un  violent  désespoir 


aaG  DE  Goui'îL  a  MAnoor 

se  fût  emparé  d'elle,  elle  s'enfuit  vers  sa  cage 
fermée  où  elle  ne  put  rentrer,  tourna  autour,  se 
bloUlt  derrière  contre  les  barreaux,  enfouit  sa 
tête  sous  son  aile  rognée,  et  refusa  obstinément, 
de  manger,  de  boire  et  de  boug^er  pendant  tout 
le  reste  du  jour. 

Les  gens  autour  d'elle  défilaient  comme  des 
visiteurs  auprès  d'un  malade,  s'enquérant,  par- 
lant gravement.  Indifférente,  abîmée  dans  sa 
douleur,  elle  les  laissait  passer  et  dire  sans 
autre  geste  qu'un  hérissement  frissonnant  et 
comme  frileux  des  plumes  marquant  avec  la  vie 
qu'un  immense  désespoir  de  bête  agitait  là  ce 
pauvre  corps  désemparé  et  mutilé. 


Mais  chez  Marg'ot,  jeune  encore,  les  sensations 
étaient  fugaces,  les  sentiments  à  fleur  de  cer- 
velle, et  après  le  sommeil  de  la  nuit,  car  elle 
dormit  mnlgré  tout,  elle  avait  non  pas  oublié 
complètement   son   sort   et  sa  captivité,   mais 


LA.    CAPTIVITE    DE    MARGOT  22^ 

dilué  en  partie  son  désespoir  dans  le  besoin  de 
l'appétit  à  satisfaire  et  le  souci  de  la  sécurité. 
Elle  mangea  donc  aux  g-âteaux  et  aux  friandises 
qu'on  lui  présenta  ;  elle  but  dans  la  tasse  l'eau 
fraîche  qu'on  lui  versa  et,  de  table  en  table,  de 
chambre  en  charobre,  promena,  en  sautillant, 
une  douleur  qu'abolissait  progressivement  la 
curiosité  incongrue  dont  elle  était  affligée. 

Elle  examina  tout  avec  un  soin  qu'on  eût  dit 
méticuleux  :  mais  qui  pourrait  être  sûr  de  savoir 
sous  l'angle  de  quels  besoins  elle  jugeait  des 
choses?  11  y  avait  certainement  celles  qu'on 
pouvait  manger,puis  les  objets  brillants  qui  l'at- 
tiraient, par  un  sentiment  instinctif  de  malsaine 
et  irrésistible  curiosité,  enfin  la  plus  grande  par- 
tie qui  ne  l'intéressaient  que  par  leur  nouveauté 
et  vaguement,  selon  l'instant,  la  place  qu'ils 
occupaient  et  l'utilité  toute  spéciale  qu'elle  en 
tirait  momentanément. 

Elle  affectionna  bientôt  particulièrement  la 
table  d'où  lui  tombaient  les  bons  morceaux,  la 
table  où  brillaient  les  couverts  de  métal,  l'acier 
des  couteaux,  les  couleurs  vives  et  chaudes  des 


Ul'.d  DE    f;(^UPn.    A    MAnGOT 


vins  et  des  liqueurs,  les  reflets  de  lumière  aux 
ventres  des  soupières. 

Pep.dant  les  repas,  elle  tournait  autour  des 
convives,  le  cou  tendu  de  côté,  la  tête  penchée 
obliquement  pour  suivre  les  mouvements  qu'ils 
faisaient,  et  écouter  si  l'un  d'eux  ne  la  convierait 
pas  à  recevoir  le  relief  attendu.  Elle  avait  as- 
semblé assez  vile  à  l'idée  déplaisir  sensuel^c'est- 
à-dire  de  mangeaille,  les  deux  syllabes  de  son 
nom,  Marg-ot,  et  quand  elles  retentissaient,  on 
la  voyait,  la  tcte  tournée,  fixer  avec  une  rig-ou- 
reuse  exactitude,  selon  une  perpendiculaire  à 
son  trou  auditif,  la  direction  de  celui  qui  l'appe- 
lait et  y  sauter  et  y  courir,  les  moignons  éten- 
dus pour  faciliter  sa  course  et  accélérer  son 
allure. 

Elle  était  là  autour,  avec  le  chien  Mirant, 
qu'elle  ne  craig^nait  pas  beaucoup,  le  chat  Mitis, 
aux  allures  doucereuses,  aux  oreilles  extrême- 
ment mobiles,  aux  narines  palpitantes,  à  la 
queue  perpétuellement  en  mouvement,  dont  elle 
redoutait  la  g'riffe  acérée,  encore  qu'il  y  edt 
entre  les  deux  un  pacte  de  tolérance  tacite,  con- 


LA    CAPTIVITE   DE    MARGOT 


du  à  la  suite  d'une  violente  querelle,  où  ils 
avaient  appris  mutuellement  à  respecter  l'un, 
les  griffes  de  l'autre,  le  second  le  bec  solide  de 
la  première. 

Alors  les  jours  commencèrent  à  défiler  mono- 
tones et  g-ris  parmi  l'abondance  d'une  nourri- 
ture savoureuse  et  variée,  tandis  que  la  grande 
douleur  désespérée  du  début  s'en  allait  peu  à 
peu,  sous  la  double  influence  déprimante  de  la 
chaleur  lourde,  étourdissante  de  l'intérieur  enfu- 
mé et  des  digestions  laborieuses  d'un  perpétuel 
festin. 

Le  dehors,  la  rue,  le  soleil  lui  étaient  encore 
interdits,  mais  elle  les  avait  presque  oubliés,  et 
seul,  un  instinct  sommeillant  lui  faisait  encore, 
à  chaque  réveil,  battre  des  moignons  comme 
pour  l'essai  d'un  vol  interdit  et  l'espoir  d'une 
liberté  perdue. 

Elle  connaissait  les  coins  paisibles  de  la  cui- 
sine, le  retrait  derrière  le  poêle  auprès  du  cen- 
drier de  pierre,  sous  la  gueule  du  four  où  l'on 
cuisait  le  pain;  elle  savait  les  endroits  d'où  elle 
pouvait    narguer  Mitis  et  ae^acer  Mirant  sans 


aSo  DE    GOUPIL  A    MARGOT 

craindre  la  griffe  du  premier  et  la  dent  du 
second. 

D'ailleurs  ses  ag-acerîes  avec  Miraut  ne  dé- 
passaient jamais  la  limite  des  plaisanteries  per- 
mises entre  bons  camarades .  Celui-ci,  lors  de 
leur  première  rencontre,  l'avait  flairée  long-ue- 
ment,  la  bousculant  même  un  peu  du  museau 
avec  des  frémissements  de  mufle,  qui,  pour  quel- 
qu'un d'averti,  décelaient  des  nuances  d'impres- 
sions très  délicates.  Sur  quoi  il  s'était  fait  un 
jugement  et  un  sentiment:  quelque  chose  comme 
une  indifférente  ou  plutôt  une  passive  pitié  pour 
cet  être  sauvage,  prisonnier,  déchu,  pas  même 
bon  à  manger  et  parfaitement  incapable  de  lui 
nuire. 

Miraut,  en  tant  que  chien  courant,  n'affec- 
tionnait que  la  chasse  du  gibier  à  poil,  ou,  faute 
de  mieux,  comme  pis-aller,  une  pointe  en  coups 
de  gueule  sur  un  piétement  frais  de  perdrix  et 
de  cailles.  Quant  aux  grives,  merles,  pies  ou 
autres  oiseaux  des  bois,  fil  ce  n'était  pas  digne 
de  son  nez. 

Aussi  maintenant,  qunnd  un  excès  d'ennui  ou 


LA  cspjr.iTE  i>::   ?.fvnnoT 


un  débordement  de  bonne  humeur  se  manifes- 
taient chez  Marg-ot,  elle  allait  furtivement  par 
derrière  saisir  dans  son  bec  le  bout  de  la  queue 
du  chien  qu'elle  pinçait  léi^èrement,  puis  s'en- 
fuyait en  sautant  et  revenait,  tandis  que  Miraut, 
pas  très  ennuyé  au  fond,  ni  fâché,  lui  tournait 
obliquement  un  gros  œil  rond,  poussait  un 
grognement,  ou  d'un  geste  brusque  la  menaçait 
de  sa  dent,  sans  jamais  lui  faire  le  moindre 
mal,  aiusi  qu'il  agissait  d'ailleurs  avec  les  enfants 
auxquels  il  élail  habitué. 

Margot  ne  se  permettait  pas  de  ces  plaisante- 
ries avec  Milis,  et  si  par*  hasard  un  conflit  sur- 
gissait pour  l'attribution  d'un  morceau,  elle  bat- 
tait prudemment  en  retraite  après  avoir  dûment 
envoyé,  pour  la  satisfaction  de  son  amour-  pro- 
pre, quelques  bons  coups  de  bec  à  son  ennemi. 

Elle  appréhendait  beaucoup  les  buveurs  dont 
les  grosses  mains  l'effrayaient,  et,  en  général, 
n'aimait  pas  qu'on  1  empoignât,  car,  chaque 
semaine  d'abord,  chaque  quinzaine  plus  tard, 
l'homme  recommençait  avec  les  ciseaux,  dans  la 
crainte  d'une   évasion    problémalique,  la   pre- 


DR    GOL'INL    A    MARGOT 


mière  opération  qui  avait  définitivement  fermé  à 
Margot  le  chemin  des  airs.  Aussi,  quand  elle  îe 
voyait  saisir  le  bec  de  métal  brillant  qui  sifflait, 
commençait-elle  à  se  cacher  partout  où  elle  se 
croyait  introuvable  ou  inaccessible  :  sous  les 
meubles,  dans  les  coins  obscurs  et  étroits,  jus- 
que dans  le  sommier  à  ressort  du  lit  oii,  pour 
Talleindre,  il  avait  fallu  bousculer  la  literie  et 
créer  par  toute  la  pièce  un  désordre  fantasti- 
que, un    remue-ménag-e  impossible. 

C'avait  été  ensuite  une  poursuite  éperdue  dans 
la  maison,  car,  se  voyant  découverte  et  sur  le 
point  d'être  saisie,  Marg-ot  avait  cherché  son  salut 
dans  la  fuite  et  ce  ne  fut  qu'après  un  quart 
d'heure  d'une  course  désordonnée  qu'à  bout  de 
forces,  le  cœur  sautant,  elle  s'était  laissé  saisir 
parla  fillette  dont  elle  escomptait  moins  de  bru- 
talité et  plus  de  pitié.  Mais  la  petite  l'avait  dû 
remettre  à  l'homme,  et  ce  jour-là,  comme  les 
autres,  Margot  subit  son  sort  :  l'opération  dou- 
loureuse et  offensante  des  ailes  raccourcies. 


LA    CAPTIVITÉ    DE   MARGOT  a33 


Cependant  le  printemps  venait.  Par  les  fenê- 
tres, le  soleil,  forçant  les  voiles  de  buées,  entrait 
dans  les  pièces  de  la  maison,  faisant  danser 
autour  de  ses  rayons  des  sarabandes  de  poussiè- 
res, illuminant  les  vieux  cadres  dans  lesquels 
s'empourpraient  des  chromographies  violentes, 
jouant  avec  les  surfaces  polies,  se  reposant  com- 
plaisamment  aux  ventres  des  bouteilles,  aux 
panses  des  soupières  qui  luisaient  comme  des 
joues  rebondies  d'ivrogne  enluminées  par  le  vin. 

Ce  jour-là,  Margot  fut  plus  vive,  plus  sautil- 
lante, plus  fiévreuse;  souvent  elle  sauta  jusqu'à 
la  fenêtre,  tâtant  du  bec  sans  y  rien  comprendre 
les  vitres  rigides  et  respirant  par  tous  les  pores 
cette  chaleur  naturelle  dont  elle  était  sevrée 
depuis  si  longtemps. 

Elle  n'avait  jamais  osé  sortir  par  la  porte,  car 
chaque  fois  qu'une  poussée  violente  Tébranlait 
dans  un  bruit  sourd,  s'encadrait  en  même  temps, 
dans  son  chambranle  la  face,  pour  elle  rébarba- 


234  I5E  GOUPIL    A    MARGOT 

tive,  d'un  client  dont  elle  se  défiait  toujours  et 
do'M  elle  craignait  la  masse  pesante,  s'ébranlant, 
en  faisant  trembler  sur  leurs  étagères  les  lasses, 
les  verres  et  les  bouteilles  dans  un  tintement 
éLoufîé  et  comme  peureux. 

Peut-être  que  les  choses  avaient  peur  aussi, 
puisqu'elles  murmuraient  et  frissonnaient  lors- 
que l'humain  s'approchait  en  martelant  le  sol  de 
ses  gros  souliers  garnis  de  clous. 

C'était  par  la  fenêtre  qu'elle  voulait  sortir;  un 
midi  de  mai  ensoleillé  elle  lui  fut  enfin  ouverte. 

Quand  elle  fut  sur  le  rebord  extérieur,  chan- 
geant brusquement  d'atmosphère,  passant  de  la 
lourdeur  maladive  et  empuantie  de  la  cuisine  à 
la  pureté  et  à  la  fraîcheur  printanières,  elle 
éprouva  une  sensation  analogue  à  celle  qu'elle 
avait  ressentie  jadis  en  s'engoufFrant  dans  la 
maison. 

Déshabituée  de  la  lumière,  de  l'air  vif,  do  l'es- 
pace infini  où  elle  voguait  jadis,  elle  eut,  en  y 
rentrant,  un  éblouissement,  une  peur  instiiictive 
de  revoir  un  monde  oublié,  lointain,  presque 
étransfer. 


Ul    CAPTIVITE    DE    MAHCOT 


Mais  cette  sensation  ne  dura  pas  !  Tout  au  fond 
de  son  coeur  restait  trop  vivace l'amour  des  espa- 
ces et  l'instinct  sauvage,  c'est-à-dire  l'instinct 
de  viviC  sa  norme  au  milieu  des  semblables  et 
non  parmi  des  étrangers. 

Une  réminiscence-venue  des  tréfonds  de  l'être, 
comme  une  grande  vague  d'équinoxe  sauvage, 
balaya  tout  le  passé,  et  ses  ailes  frémissantes 
s'ouvrirent  largement  pour  l'essor  et  la  fuite  vers 
la  forêt. 

Lourde  elle  retomba  sur  le  sol,  étourdie  du 
choc  qu'elle  n'avait  pu  prévoir,  se  souvenant  de 
sa  situation  que  Tenthousiasme  grisant  lui  avait 
fait  oublier,  et  sentant  sourdre  en  elle  un  déses- 
poir immense  contre  lequel  elle  voulait  lutter.  La 
forêt  était  au  loin,  dans  la  direction  du  soleil; 
elle  le  sentait  intensément;  elle  y  irait  tout  de 
même,  courant  sur  ses  pattes, battant  des  moi- 
gnons et  serait  libre.  Et  elle  partit  ! 

Mais  elle  n'avait  pas  fait  dix  sauts  que  le  brou- 
haha de  la  rue  et  le  mouvement  fantastique  des 
masses  l'épouvantaient.  Des  animaux  qu'elle 
n'avait  jamais  vus  de  près  ni  d'en  bas,  des  che- 


236  IJE   GOUPIL    A  MARGOT 


vaux  et  des  bœufs,  traînant  derrière  eux  des  fra- 
cas assourdissants  de  ferraille,  se  mouvaient, 
criaient,  menaçaient;  des  hommes  aux  gestes 
cinglants,  aux  cris  aigus,  les  accompagnaient  ; 
des  gamins  lançant  des  cailloux  convergeaient 
vers  elle  en  hurlant  :  partout  il  y  avait  danger, 
menace  d'écrasement  et  de  mort.  Le  cercle  sans 
cesse  renouvelé  qui  lui  barrait  la  route  était 
infranchissable,  la  mort  l'y  guettait,  les  gamins 
lui  jetaient  des  pierres  qu'elle  évitait  à  grand' 
peiae,  et  se  rapprochaient;  il  fallait  au  plus  vite 
battre  en  retraite  vers  la  sécurité.  Ce  fat  une 
douleur  atroce  pour  elle;  elle  rentra,  et,  morne, 
désespérée,  courut  se  cacher  sous  la  gueule  du 
four,  près  du  cendrier  où  elle  resta  tout  le  jour, 
immobile  et  aussi  désolée  que  l'après-midi  où  le 
maître  lui  avait  rogné  les  ailes. 

Avec  le  sommeil  pourtant  s'assoupit  la  dou- 
leur, et  le  lendemain,  attirée  par  une  invincible 
force,  elle  revint  se  percher  dans  l'embrasure  de 
la  croisée,  défiante  et  résignée,  observant  avec 
soin  le  champ  de  liberté  restreint  dans  lequel 
elle  pourrait,  à  l'avenir,  évoluer  sans  péril. 


LA    CAPTIVITÉ   DK    MARGOT  287 

L'entrée  de  la  maison  ne  donnait  pas  direc- 
tement sur  la  rue;  une  petite  ruelle,  comme  un 
larg'e  sentier,  resserrée  par  deux  bâtiments,  et 
entre  les  cailloux  de  laquelle  se  dressaient  des 
touffes  d'herbe  fine  et  robuste,  y  conduisait.  Mais 
devant  la  porte,  entre  la  maison  et  un  vaste  han- 
gar ouvert  à  tous  les  vents  sauf  du  côté  qui  fai- 
sait face  à  l'entrée,  s'étendait  une  cour  assez 
grande,  à  peine  sablée,  givrée  d'herbe  rase  par 
endroits  et  barrée  au  nord  par  un  gigantesque 
fumier,  suintant  un  sang  brunâtre,  dégouttant 
dans  des  rigoles  noires  qui  l'entouraient  comme 
les  fossés  d'un  ancien  château  féodal. 

Sous  la  fenêtre  où  elle  était,  un  gros  tronc  à 
peine  équarri,  équilibré  sur  trois  pieds  rustiques, 
serrait  entre  ses  fibres  comme  une  minuscule 
croix  byzantine  l'enclume  à  chapeler  les  faux; 
elle  y  sauta  pour  gagner  sans  encombre  le  sol, 
et  ne  voyant  pas  dans  cette  première  aventure 
de  danger  immédiat. 

Alors,  elle  évolua  avec  soin  par  toute  la  cour 
et  le  hangar,  sondant  les  trous,  retournant  les 
petites  planches,  remuant  les  cailloux,  puis  sau- 


DE    GOUPIL    A    MARGOT 


tant  par  bonds  successifs  pour  arriver  à  se  per- 
cher sur  une  échelle  de  voiture,  atin  de  pouvoir 
contempler  d'assez  haut  et  de  points  de  vue 
divers  et  variés,  le  paysage  où  elle  aurait  à  vivre 
ses  jours,  et  se  familiariser  le  plus  vite  possible 
avec  les  choses  qu'il  fallait  se  concilier. 

Mitis,  assis  sur  le  seuil  de  bois,  usé  au  milieu 
par  le  baiser  claquant  des  sabots,  par  la  mor- 
sure des  gros  clous  de  brodequins,  les  oreilles 
horizontales,  épiant  sans  en  avoir  l'air  les  bruits 
de  l'intérieur,  la  regardait  faire  avec  indiffé- 
rence. 

Le  clairon  du  coq  l'effraya  tout  d'abord  au 
point  de  la  faire  se  cacher  derrière  les  tas  de  bois 
du  hangar;  mais  voyant,  au  bout  d'un  certain 
temps,  qu'elle  n'était  pas  poursuivie,  elle  sortit, 
et,  ayant  reconnu  la  cause  de  ce  vain  tintamarre, 
elle  demeura  quelques  instants  tout  étonnée 
qu'un  oiseau  si  petit  pût  pousser  des  cris  si 
compliqués  et  si  perçants. 

Elle  l'examina  longtemps,  croyant  à  une  fu- 
misterie ou  à  une  traîtrise  comme  l'appeau  du 
chasseur  ou   le  grand-duc  articulé.  Elle  tourna 


LA    C.'a'TlVITB    DS    MARGOT  Zof) 

autour  de  Chantecîair,  qui,  grave,  la  crête  en  ci- 
mier, les  barbillons  écarlates  au  vent,  la  regar- 
ciail  d'un  œil  indifférent,  comme  n'appartenant 
point  à  son  sérail. 

Quand  elle  se  fut  bien  rendu  compte  qu'il  était 
réel  et  vivant,  elle  demeura  un  peu  ahurie,  et 
pendant  longtemps  elle  ne  s'en  approcha  qa'^a- 
vec  appréhension  coinrae  d'un  être  bizarre  et 
énigmalique. 

Ce  ne  fut  que  plus  tard,  quand  elle  eut  bien 
observé  ses  gestes  et  compris  sa  vie,  qu'elle  l'en- 
globa dans  la  même  dédaigneuse  colère  dont  elle 
enveloppait  les  êtres  de  sa  gent. 

Elle  vécut  dès  lors  moitié  dans  la  cour,  moitié 
dans  la  maison,  se  promenant,  farfouillant,  ob- 
servant ce  qui  se  passait  au  dehors,  clignant  de 
l'œil  vers  la  rue,  cherchant  gravement  sous  les 
petits  morceaux  de  bois,  se  perchant  aussi  haut 
que  possible  et  guettant  les  moineaux  qui  l'aga- 
çaient par  un  sentiment  complexe  et  un  peu 
trouble  de  jalousie  indéfinie  à  les  voir  voleter 
librement,  et  de  mépris  à  les  sentir,  de  bon  gré, 
s'approcher  de  l'homme.  Elle  cherchait   à   les 


*40  DE    GOUPIL    A    MAI\GOT 

assommer  en  leur  flanquant  de  grands  coups  de 
bec,  mais  les  autres  ne  s'y  frottaient  point  et  s'ils 
ne  craignaient  guère  les  poules,  ils  l'évitaient 
avec  soin. 

Elle  n'osait  trop  se  risquer  avec  Chanteclair,  ni 
avec  les  çi'élinesqui  lui  paraissaient  de  taille  à  sou" 
tenir  ses  querelles;  d'ailleurs,  elle  les  voyait  pri- 
sonnières de  l'homme,  et  n'avait  pas  encore  à  ce 
moment  contre  cette  race,  comme  contre  les  moi- 
neaux, des  mobiles  de  haine  nettement  précisés. 

Mais  au  fur  et  à  mesure  que  le  soleil  devenait 
plus  chaud,  l'air  plus  odorant,  que  les  arbres 
verdissaient,  quelque  chose  comme  une  vague 
saoulerie  montait  en  elle,  la  troublait,  et  se 
manifesta  bientôt  par  d'inexplicables  colères  con- 
tre les  poules  qu'elle  voyait  se  rouler  dans  la 
poussière,  égratigner  le  fumier  et  s'enfuir  devant 
le  coq.  Qu'est-ce  donc  qui  pouvait  susciter  en 
elle  cette  haine  froide  et  grandissante?  Les  pou- 
les n'étaient  pas  libres  et  ne  lui  disputaient  pas 
comme  Mitis  les  reliefs  friands  tombés  de  la  ta- 
ble desmaîtres. Non!...  Elle  les  laissait  cependant 
tranquilles,  se  contentant  de  les  regarder  de  tra- 


LÀ    CAPTIVITÉ    DE    MARGOT  i^i 

vers  quand,  un  matin,  subitement,  cette  haine 
prit  corps  et  accusa  nettement  ses  mobiles  obs- 
curs et  inconscients . 

Comme  chez  tous  les  oiseaux  des  bois,  comme 
en  presque  toutes  les  bêtes  le  renouveau  chantait 
dans  les  veines  de  Marg-ot  et  fouettait  son  jeune 
sang.  Si  elle  eût  joui  de  la  liberté,  elle  eût  goûté 
comme  ses  sœurs  agaces  sur  les  branches  des 
futaies  ou  sous  les  arceaux  de  feuilles  les  joies 
d'un  écrasement  total  sous  d'amoureuses  che- 
vauchées ;  elle  eût  suscité  des  convoitises  de 
mâles,  des  combats  à  coups  de  bec  et  subi  le 
vainqueur,  heureuse,  dans  l'équilibre  instable  de 
l'accointement  sur  une  branche  fleurie. 

Elle  n'avait  jamais  éprouvé  en  elle  cette  sen- 
sation voluptueuse  qui  fait  rechercher  la  présence 
du  mâle,  pépier  d'amour  pour  l'appeler,  et,  sans 
souvenirs  précis,  sans  exemples  enseignants,  ne 
ressentait,  loin  de  son  milieu  natal,  que  le  trou- 
ble propitiatoire  à  la  chevauchée  nuptiale  qu'eus- 
sent précisé  l'expérience  des  compagnes  et  la 
rivalité  des  galants  faisant  des  grâces  alentour 

des  belles. 

i5 


Z^S  DS  GOUPIL    A    MAUGOT 

C'est  pourquoi,  observant  Ghantecîair  tour- 
nant autour  de  Picorée,et  pressentant  un  plaisir 
inconnu  dont  elle  était  injustement  sevrée,  sen- 
talL-elle  en  son  être  une  âpre  jalousie  incons- 
ciente qui  n'attendait  qu'un  événement  pc  :r 
éclater. 

Dévalant  du  fumier  dans  un  cbourifTement  de 
plumes  comme  si  Picorée  eût  dû  refuser  l'hom- 
mage qu'il  ne  voulait  devoir  qu'à  sa  seule  vio- 
lence, il  s'élança  la  tête  horizontale,  le  cou  tendu, 
les  ailes  épîoyées  pour  diminuer  sa  pesanteur, . 
dans  la  direction  de  sa  compagne  qui  se  mita 
fuir  à  toutes  jambes. 

La  course  fut  brève.  Se  sentant  atteinte,  et 
rassurée  déjà  sans  doute  sur  le  sort  qui  l'atten- 
dait, la  géline  s'affaissa  sur  ses  jarrets,  parta- 
geant en  deux,  au  centre  du  croupion,  les  plu- 
mes de  sa  queue  qui  s'éploya  en  éventail  hori- 
zontalement. 

Chanteclair  lui  sauta  lourdement  sur  le  dos, 
crispant  les  pattes,  hérissant  lo  col,  lui  pinça 
fortement  dans  son  bec,  comme  pour  un  baiser 
mordant;,  les  plumes  du  cou  et  baissa  l'arrière- 


LA.    CAPTIVITÉ    DS    KARGOT  î/jS 

train.  Un  instant  après  il  se  redressait  faraud, 
i'œil  papillotant,  le  cimier  haut,  cambrait  le  col, 
et  repartait  dédaig-neusement,  tandis  que  Pico- 
rée,  étourdie  encore  de  l'aventure,  se  secouait 
comme  une  dame  qui  vient  de  salir  sa  jupe 
dans  une  équipée  qu'il  est  préférable  de  tenir 
cachée,  et  du  bec  redonnait  à  ses  plumes  frois- 
sées le  lustre  qu'elle  jugeait  indispensable. 

Elle  en  était  là  de  ses  travaux  de  toilette 
quand  Margot,  qui  avait  curieusement  observé 
tout  leur  manège,  folle  de  colère  et  de  jalousie 
instinctives,  s'élança  sur  elle  à  toutes  jambes. 
A  grands  coups  de  bec  elle  commença  de  larder 
Picorée  abasourdie,  laquelle,  n'y  comprenant 
rien,  stupide  et  poltronne,  s'enfuit  devant  l'en- 
nemie qui  s'acharnait  dans  sa  poursuite  et  ses 
coups  de  bec  et  ne  s'arrêta  qu'épuisée  elle- 
même  par  cette  rossée  fantastique. 

Toutes  les  Picorées  de  la  basse-cour  éprouvè- 
rent en  moins  d'une  semaine  la  solidité  du  bec 
de  Margot  et  la  résistance  des  muscles  de  son 
cou.  Elle  avait  l'air  de  se  promener  ou  déjouer 
indifférente,  et,  au  moment  où  elles  s'y  atten- 


244  DE    GOUPIL   A    MARGOT 

daient  le  moins,  leur  bondissait  furieusement 
dessus,  s'éreintant  à  les  poursuivre  et  à  les 
frapper  dans  la  joie  d'apaiser  un  impérieux  et 
primordial  besoin. 

Elle  mettait  même  à  les  rattraper  un  acharne- 
ment particulier,  cherchant  à  les  acculer  dans 
quelque  coin  oiî  la  bestiole  ahurie,  désemparée, 
se  laissait  cogner  en  hérissant  ses  plumes,  ga- 
rant sa  tête  et  poussant  de  pptits  gloussements 
étranglés  de  douleur  et  de  crainte,  sans  songer, 
dans  sa  stupidité  de  bête,  désarmée  de  senti- 
ments courageux  par  un  long  esclavage  domes- 
tique, à  résister  à  une  attaque  aussi  audacieuse- 
ment  décisive. 

Tout  serait  bien  allé  et  les  victoires  parti- 
culières sur  les  Picorées  auraient  pu  durer 
longtemps,  si,  certain  midi,  au  moment  où,  ras- 
semblées en  tas,  elles  becquetaient  le  grain  que 
la  main  de  la  patronne  venait  de  leur  épandre, 
Margot  n'avait  voulu  continuer  ses  exploits  et 
s'attaquer  à  l'une  d'entre  elles.  Mal  lui  en  prit. 
Sentant  sa  force,  toute  la  gent  géline  rassem- 
blée, épousant  la  cause  de  la  sœur,  tomba  à  cols 


LA    CAPTIVITÉ   DK    MARGOT  '^45 

raccourcis  sur  Margot,  et  se  mit  en  devoir  de 
lui  rendre  en  bloc,  et  généreusement,  les  coups 
de  bec  qu'elle  leur  avait  précédemment  distri- 
bués. Ce  fut  un  beau  tumulte;  les  têtes  se 
redressèrent,  abandonnant  le  grain,  les  plumes 
se  hérissèrent,  les  ailes  s'enflèrent,  et  des  piau- 
lements précipités  et  brefs  de  colère  s'exîia- 
lant  de  tous  ces  becs  tendus  en  avant  firent  un 
vacarme  de  caquets  indescriptible.  Fortes  de 
leur  nombre,  de  leur  solidarité  reconnue,  le  cou 
baissé  elles  s'élancèrent,  cognant  de  toutes  leurs 
forces  sur  Margot  qui,  devant  cette  horde  me- 
naçante, battit  précipitamment  en  retraits.  Mais 
la  troupe  colère  la  suivit,  et,  cognant  d'un  côté, 
tapant  de  l'autre,  lui  arrachait  des  plumes  et 
lui  trouait  la  peau. 

La  porte  de  la  maison  était  ouverte.  Elle  s'y 
engouffra,  entraînant  à  sa  suite  toute  la  bande 
furieuse,  ivre  de  colère,  assoilTée  de  vengeance, 
qui  l'eût  infailliblement  mise  en  pièces  si  les 
hommes  ne  s'étaient  brusquement  levés  devant 
cette  invasion  subite  et  n'avaient  mi»  en  déroute 
le  troupeau  gloussant. 

|5. 


Z'\'^>  DK    GOUPIL    A    MAKGOT 


Dès  lors,  Margot  ne  se  frotta  plus  à  Picorée. 


Les  jours  de  pluie  elle  faisait  les  délices  des 
hôtes  du  cabaret,  qu'elle  égayait  par  ses  mou- 
vements vifs,  ses  recherches  grotesques  et  ses 
petits  cris  perçants. 

Elle  prenait  tout  ce  qu'on  lui  jetait,  comesti- 
ble ou  non,  et,  selon  le  caprice  de  l'heure,  le 
mangeait  ou  le  cachait  dans  quelque  coin,  sous 
un  bout  de  planche  ou  un  caillou  léger.  Il  n'y 
avait  plus  maintenant  dans  la  cour  de  morceau 
de  bois  qui  ne  recelât  quelque  morceau  de  pain, 
de  sucre  ou  de  pomme  de  terre,  même  des  sous, 
ce  qui  procurait  de  temps  à  autre  aux  bambins 
de  la  maison  de  bien  agréables  surprises.  On 
se  demandait  pourquoi  ces  cachettes  dont  pro- 
fitaient les  poules,  car  rarement  elle  les  reve- 
nait visiter,  n'ayant  jamais  faim,  et  les  petites 
pièces  de  monnaie,  peu  brillantes,  ne  la  char- 
maient pas  outre  mesure. 

Mais  les  couverts  d'argent,  les  ciseaux   d'à- 


LA  CAi^Tivirii   ni:  >!.\i',r,oT  2.'(7 

cier,  la  montre  de  l'homme  la  séduisaient  ;  par 
une  prescience  étonnante,  elle  sentait  que  ses 
hôtes  l'auraient  corrigée  s'ils  s'étaient  aperçus 
qu'elle  les  dérobait  ;  aussi  épiait-elle  l'instant 
où  elle  serait  seule  pour,  par  un  seiUinient  de 
possession  exclusive,  une  avarice  particulière, 
voler  et  cacher  les  choses  brillantes  qu'elle 
désirait.  Elle  vola  ainsi  plusieurs  couverts  d'ar- 
gent qu'elle  transporta  dans  un  grand  trou,  au 
fond  du  hangar,  derrière  une  haie  défensive  de 
fagots  où  eîie  apporta  dès  lors  tous  les  oi)jets 
un  peu  brillants  qu'elle  put  dérober.  Ce  fut  ainsi 
qu'elle  suscita  un  jour,  sans  le  savoir,  une  rixe 
qui  faillit  devenir  tragique. 

Elle  rôdait  sous  les  tables,  une  après-midi 
brumeuse,  désœuvrée,  cherchant  parmi  les  cho- 
ses quelque,  motif  de  jeu  ou  de  chicane,  se 
garant  des  pieds  des  buveurs  qui  tuaient  là  le 
temps  en  vidant  des  verres  et  contant  des  his- 
toires. 

Ils  étaient  là  quatre  ou  cinq  autour  de  la 
table  ronde,  les  coudes  sur  un  tapis  de  toile 
cirée,  éclaboussé  devin,  gueulant  et  riant,  très 


24S  DE    GOUriL  A    r.tAliGOT 

excités,  presque  ivres,  choquant  les  verres  el 
les  bouteilles,  et  ayant  déjà  viugt  fois  failli  se 
prendre  aux  cheveux  pour  un  mot  vif  jugé 
blessant  ou  une  histoire  salée  dans  laquelle  les 
susceptibilités  exacerbées  voulaient  voir  des 
allusions   offensantes. 

Ennuyé  par  ces  clients,  l'hôte  les  pria  impé- 
rieusement de  régler  leur  compte  et  de  se  reti- 
rer, les  prévenant  fermement  qu'il  ne  leur  don- 
nerait plus  rien  à  boire. 

Après  avoir  un  peu  parlementé  et  vidé  leurs 
verres,  l'un  d'eux,  plus  ivre  que  les  autres, 
brandit  de  sa  poche  une  grande  bourse  de  cuir 
multicolore  dont  il  délaça  lentement  les  cor- 
dons, et  en  sortit  une  pièce  de  vingt  francs  qu'il 
voulait  remettre  au  tenancier  de  la  gargotle. 
Margot  sautillait  toujours  à  terre  presque  sous 
les  pieds  de  l'homme.  Malheureusement,  dans 
les  gros  doigts  engourdis  encore  par  des  liba- 
tions multipliées,  le  louis  chavira,  glissa  et  tom- 
Ua.  L'ivrogne  recula  sa  chaise  afin  de  prendre 
l'espace  suffisant  pour  se  baisser  et  le  ramasser. 
Il   ne   vit  rien.  Les  autres  avaient  écarté  leurs 


LA   CAPTIVITÉ    DE    MAHGOT  ^49 

pieds  avec  bruit  et  Margot,  comme  effrayée  par 
ce  tintamarre,  filait  ie  bec  haut  vers  la  porte. 
Nul  n'y  prit  garde.  L'ivrogne  chercha,  jura  ;  les 
autres  se  penchèrent  aussi  ;  l'hôte  et  l'hôtesse 
s'approchèrent  et  leurs  regards  aigus  fouillèrent 
les  raies  du  pavé.  Oh  ne  voyait  rien.  On  frotta  des 
allumettes,  on  alluma  une  chandelle.  Rien  n'ap- 
parut. L'ivrogne  sacra  plus  fort,  cria,  se  fâchai 
Il  avait  bien  sorti  une  pièce  de  vingt  francs 
(quelqu'un  l'avait  dû  prendre),  ce  n'était  pas  un 
tour  à  jouer  à  un  client  ou  à  un  ami  !  Les  autres 
ivrognes  protestèrent  de  leur  bonne  foi,  il  les 
mit  hors  de  cause  et  s'en  prit  au  patron,  qui 
les  mettait  dehors.  D'abord,  pourquoi  les  met- 
tait-il à  la  porte?  Alors  il  y  eut  des  injures, 
des  menaces,  des  cris  ;  des  gifles  claquèrent, 
des  coups  de  poings  sonnèrent,  des  coiffures 
voltigèrent,  le  sang  gicla  d'un  nez  ;  la  table  bas- 
cula, culbutant  les  litres,  les  verres  dans  un 
tintamarre  effrayant,  tandis  qu'une  mêlée  san- 
glante agitait  cette  grappe  d'hommes,  se  déchi- 
rant, se  frappant,  hurlant,  dans  la  certitude 
de  l'honnêteté   de  leur  cause,  et  que  l'hôtesse 


'IL  A  KAv.r.i^r 


levait  ies  bras  au  ciel,  envoyant  ciierclier  des 
voisins  pour  séparer  ces  gens  qui  se  cognaient 
toujours  au  hasard,  ne  sachant  d'aiiieurs  plus 
au  jusle  pourquoi. 

Gomme  on  ne  revit  jamais  la  pièce,  l'auber- 
giste resta  convaincu  que  i'ivrog'ne  n'avait  rien 
sorti  de  sa  bourse,  qu'il  n'avait  ouverte  que 
pour  avoir  un  motif  de  lui  chercher  noise,  et 
chacun  se  ranj^ea  à  son  avis. 

Margot  seule  possédait  la  vérité,  et  si  elle 
gagnait  la  cour  si  précipitamment,  c'était  qu'elle 
emportait  dans  son  bec  la  pièce  qu'elle  avait 
saisie  sur  le  soulier  de  l'ivrogne  au  moment  où 
elle  était  tombée  sans  faire  de  bruit. 


Ce  fut  vers  ces  temps  qu'un  des  clients  de 
l'auberge  eut  celte  inspiration  fatale  pour  Mar- 
got :  si  on  l'habituait  à  boire  du  vin  ! 

La  chose  fut  difficile,  l'odeur  de  la  purée 
septembrale  non  plus  que  sa  couleur  lui  inspi- 


»,A    C.VrTîVITi 


rant  une  insurmontable  défiance.  II  fallut  user 
de  ruse  et  faire  flèche  de  ses  sentiments  bien 
connus  de  gourmandise  pour  l'amener  an  but. 
Comme  par  mégarde,  un  jour  que  Marigot  était 
sur  la  table  où  un  buveur  partageait  avec  elle 
un  biscuit  dont  elle  était  friande,  il  laissa  tom- 
ber dans  son  verre,  où  il  avait  mis  au  préalable 
du  vin  blanc  très  sucré,  le  morceau  qu'il  tendait 
à  la  pie.  Alors  il  lui  approcha  le  verre  et  mal- 
gré son  appréhension,  IMargot  vint  le  retirer  par 
petites  miettes,  car  il  s'était  défait,  goûtant  ainsi 
en  même  temps  au  liquide  sucré  qui  lui  sembla 
exquis.  C'est  pourquoi,  peu  après,  l'homme  lai 
tendant  de  nouveau  le  verre  sans  l'appât  du 
biscuit,  elle  y  vint  boire  goulûment  et  y  retourna 
toute  seule  plusieurs  fois  de  suite. 

Insensiblement  on  colora  le  liquide  et  on  dimi- 
nua la  dose  de  sucre,  si  bien  qu'au  bout  de  quel- 
que temps  Margot  ne  buvait  plus  que  du  vin  et 
dédaignait  profondément  le  bol  d'eau  fraîche  à 
la  surface  duquel  la  poussière  surnageait  comme 
une  écume  grise. 

Les  premiers  effets  du  vin  sur  Margot  furent 


252  DE    GOUPrt>    A    MARGOT 

curieux  :  elle  caqueta  tout  le  jour,  sautant  d'une 
table  à  l'autre,  agaçant  les  clients,  leur  flan- 
quant des  coups  de  bec,  puis  passa  en  titubant 
devant  Mitis  qui  la  regardait  les  moustaches 
droites,  les  oreilles  en  casse-cou  comme  une 
coiffure  de  gavroche,  avec  l'air  de  se  moquer 
d'elle,  et  alla  aussitôt  tirer  la  queue  de  Miraut 
avec  une  indiscrétion  répétée  qui  lui  attira  un 
coup  de  gueule  plus  énergique,  disant  clairement 
que  la  plaisanterie  avait  suffisamment  duré. 

Ahurie  de  celte  réplique,  elle  écarta  les  jambes 
en  soulevant  un  peu  les  ailes,  du  geste  d'une 
commère  qui,  les  poings  sur  les  hanches,  se  pré- 
pare à  invectiver  une  voisine,  et  lui  tint,  un 
quart  d'heure  durant,  un  discours  prolixe  et 
obscur  où  les  mêmes  consonnances  revenaient  à 
intervalles  réguliers,  à  la  façon  des  malédictions 
antiques,  mais  dont  Miraut  eut  le  bon  esprit  de 
ne  se  point  déranger. 

Puis,  comme  étourdie  de  son  verbiage,  elle 
s'alla  fourrer  sous  le  retrait  du  cendrier  et  dor- 
mit. 

Chaque  jour   elle  buvait   davantage   et  son 


LA   CAPTIVITÉ   DS   UARGÔT  253 

humeur  querelleuse  s'en  accentuait  ;  aussi  s'at- 
lira-t-elle  de  verts  grognements  de  Mirant,  de 
léîjeis  coups  de  pied  au  derrière  des  ivrognes 
et  quelques  sérieux  coups  de  griffe  de  Milis. 

Maintenant  elle  ne  voulait  plus  boire  que  du 
vin,  et  quand,  pour  une  bonne  plaisanterie,  un 
client  lui  tendait  un  verre  contenant  de  l'eau, 
dès  qu'elle  y  avait  trempé  le  bec,  prise  de 
colère,  selon  l'inspiration  du  moment,  elle  flan- 
quait un  bon  coup  de  bec  au  mauvais  plaisant 
ou  bien  de  la  tête  et  du  cou  lui  renversait  brus- 
quement son  verre. 

Elle  subit  dès  lors  sans  défiance,  dans  le  désar- 
mement passif  de  la  brute  qu'aucun  noble  sul>- 
conscient  de  bête  ne  domine  et  ne  dirige,  les  plai- 
santeries les  plus  ineptes  et  les  pins  méchantes. 

Comme  elle  saisissait  indifléremment  pour  le 
cacher  tout  ce  qu'on  lui  tendait,  elle  prit  un 
jour,  par  le  bout  cnilammé  qu'un  ivrogne  lui 
présentait,  une  cigarette  qu'il  venait  d'allumer. 
Il  y  eut  un  fusement  de  corne  qui  brûle,  une 
odeur  de  roussi,  un  petit  râle  atroce  de  souf- 
france, et  pendant  que  les  buveurs  se  tordaient 

16 


D;î    GOUPlf.    A    MAnGOT 


de  rire,  la  pauvre  bête,  le  bec  ouvert  par  une 
douleur  sans  nom,  s'enfuyait  sans  rien  voir,  de 
tous  les  côtés,  heurtant  les  murs,  se  cog^nant 
aux  meubles,  poussant  des  cris  plaintifs  et  des 
râles  de  désespoir.  Deux  jours  durant  elle  vécut 
ainsi  sans  lioire  ni  rnang-er,  le  bec  ouvert,  re- 
prenant peu  à  peu,  par  la  souffrance,  conscience 
de  sa  vie  animale,  de  sa  déchéance,  et  restant 
tout  le  temps  sombre  et  désolée  dans  son  obscur 
recoin. 

Enfin  elle  remangea,  elle  rebut,  de  l'eau  d'a- 
bord, puis  du  vin  de  nouveau  qu'elle  avalait  par 
petites  becquées;  elle  redevint  hargneuse,  jouant 
de  moins  en  moins,  s'alcoolisant  de  plus  en 
plus,  et  passant  son  temps  à  boire  dans  le  verre 
des  ivrognes,  à  sommeiller  dans  son  coin  ou  à 
radoter  dans  la  demi-veille  de  l'ivresse  le  même 
cri,  pouai!  pouai!  monotone  et  vide. 


Rien  de  particulier  n'avait  signalfi  cette  jour- 
née.  Margot   avait    bu    conjme   d'habitude,    et 


LA    CVPilViri.    D-;    MVRCi'T 


comme  d'habitude  s'était  couchée  avec  le  crc- 
puscuie  un  peu  après  la  rentrée  des  poules. 

Tjpie  dans  son  retrait^  les  phimes  ébouriffées, 
la  tète  enfoncée  dans  le  cou,  le  bec  pendant, 
les  paupières  nues,  closes,  elhî  frissonnait,  en 
proie  à  un  de  ces  cauchemars  impossibles  où 
s'associent  les  sensations  les  plus  burlesques  et 
les  plus  douloureuses. 

La  lumière  d'une  des  lampes  à  pétrole,  dégar- 
ni.? d«î  son  abat-jour,  donnait  en  plein  dans  son 
recoin,  et  il  lui  semblait  qu'une  horde  de  chats 
et  de  poules,  alliés  contre  elle,  l'entourait,  la 
menaçant  de  cigarettes  allumées  et  brûlantes. 
Elle  se  secouait  pour  échapper  à  leur  poursuite, 
levant  les  pattes  alternativement  et  fermant 
désespérément  son  bec  de  toutes  ses  forces  pour 
ne  pas  être  brûlée. 

Les  deux  syllabes  de  son  nom,  violemment 
prononcées,  la  tirèrent  ahurie  de  ce  sommeil 
pénible.  Elle  ouvrit  ses  yeux,  qu'elle  referma 
aussitôt  avec  douleur  dans  le  choc  brusque  de 
lumière  aveughuile  dont  ils  furent  emplis.  Mais 
l'appel  fut  répété  :  Margot  I 


256  DE    GOUPIL    A    MARGOT 

Elle  ne  bougea  pas,  encore  sous  l'appréhen- 
sion de  son  rêve  mauvais,  méfiante,  ang-oissée, 
sentant  l'impossibilité  de  fuir  dans  ce  monde 
étrange^  presque  inconnu  pour  elle,  et  tant  re- 
douté de  lumière  et  de  nuit. 

Mais  deux  mains  la  soulevèrent  et,  brutales, 
la  jetèrent  sur  la  table,  face  à  la  lampe,  entre 
les  verres  à  pi^ed  rougeoyant  de  liqueur,  qui 
semblaient  posés  aux  quatre  coins  de  la  table 
comme  des  bornes  qu'elle  ne  devait  pas  fran- 
chir. Eblouie  et  folle  de  peur,  elle  se  retourna 
pour  fuir  la  clarté  qui  lui  faisait  mal,  tandis  que 
les  hommes  riaient  bruyamment  de  son  embar- 
ras et  de  sa  souffrance. 

—  Viens  boire  un  coup,  Margot!  et  un  verre 
lui  fut  tendu. 

Mais  Margot  fermait  obstinément  le  bec  et 
les  paupières,  sentant  obscurément  dans  la  rau- 
cité  des  voix  un  danger  à  redouter. 

—  Elle  ne  veut  mrmo  plus  de  vin,  cette 
gueuse-là,  fît  un  ivrogne.  Si  on  lui  faisait  pren- 
dre un  marc! 

Et  aussitôt  il  présenta  à  Margot,  dans  un  petit 


à 


LA    CAPTIVITE    DE    MARGOT  207 

verre,  l'eau-de-vie  qu'il  lui  destinait.  Mais  le 
bec  restait  cloS;  la  bête  ne  comprenant  pas, 
aj)eurée,  ne  voulant  rien. 

Alors  de  force  un  homme  lui  desserra  le  bec, 
tandis  qu'un  autre  lui  versait  successivement  et 
coup  sur  coup  trois  cuillerées  d'alcool  dans  le 
gosier. 

L'effet  fut  fantastique. 

Immédiatement  Marg-ot  se  redressa,  sembla 
grandir,  ouvrit  ses  yeux  fous,  écarta  les  ailes 
violemment,  les  battit  avec  force  et,  fixant  îa 
lampe  intensément,  dardant  sur  elle  la  fixité 
étincelante  de  ses  prunelles  frangées  de  sang, 
épouvantant  les  buveurs  qui  se  reculèrent,  elle 
se  précipita  d'un  élan  irrésistible  sur  la  lumière, 
sur  cette  lampe  que,  dans  son  cerveau  affolé, 
elle  rendait  responsable  de  l'atroce  brûlure  qui 
lui  dévorait  l'intérieur. 

La  la-npe,  violemment  heurtée,  chavira,  roula 
en  morceaux  sur  le  sol,  enflammant  le  pétrole, 
brûlant  le  tapis,  les  chaises,  la  table,  allumant 
un  commencement  d'incendie  qui  étouffa  et 
flamba   vive    Margot,   allégeant    peut-être   par 


a58 


DE    GOUPIL    A    IIA.nGOT 


celle  souffrance  exlcrieure  l'iiorrikle  douleur 
qui  lui  rongeait  le  cerveau  et  les  cnlraîlles. 

Et  lorsque  les  buveurs  eurent  éteint  le  feu 
allumé  par  la  pie  ivre-folle,  devant  le  cadavre  à 
demi  carbonisé  et  raidi  de  la  bête  morte  ou  plu- 
tôt délivrée,  l'un  d'eux,  résumant  l'opinion 
générale,  énonça  gravement  avec  la  suprême 
inconscience  des  humains  : 

—  Cette  charogne-là  I  hein  1  si  c'est  méchant 
tout  de  niôrnel 


FIN 


TABLE 


LA  TRAGIQUE  AVENTURE  D/;    GOUPIL 5 

LE  ViûL    SOUTERRAIN. 70 

l'horrible  délivrance 87 

la  fin  de  fuseline 99 

i  a  conspiration  du  murgcr i  i7 

LE    FATAL   ÉTONNEMENT  DF.   (5  iK:;  î.luT l33 

l'j'VASION  de    la    MORT l5l 

LA   CAPTIVITÉ  DE  MARGOT I  69 


ACHEVE  D'IMPRIMER 
Le    trenle   août    mil   neuf    cent    dix 

PAR 

BLAIS  ET  ROY 

A  riimiîns 

pour  le 
MERGVRE 

DE 

FRANCE 


BINDING  LIST   SEP  15  1941 


r> 


Q  f*ergaud,   Louis 

2631  De  Goupil  à  Margot 

S35D/^ 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
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